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pèle mèle

La raison des plus forts

Publié le 22/10/2020 à 18:45 par sebastienvidal Tags : sur roman france cheval moi vie monde place homme chez article travail société histoire création 2010 femmes nuit you livre
La raison des plus forts

La raison des plus forts

 

Ouvrage collectif coordonné par Eric Beynel

Editions de l’Atelier

 

« Dans ce tribunal, l’émotion a été violente ou sourde, ou les deux à la fois, et présente lors de chaque audition…Nous savons le courage qu’il vous a fallu pour passer par cette mise à nu. L’expression du chagrin lors des récits de ces agonies professionnelles…Les silences lourds, la douleur…Les larmes de colère ou de délivrance qui ont été déposées dans cette enceinte…Le tribunal a tout écouté, vous a tous écoutés. C’est un lourd fardeau qu’il emporte dans son délibéré. Il devra le poser à côté de lui. Le tribunal espère que le partage de toute cette douleur sera bénéfique pour ceux qui ont pu l’exprimer et la rendra moins insupportable… »

Cécile Louis-Loyant, présidente du tribunal.

 

Cette fois, il ne s’agit pas pour moi de venir vous parler d’un roman. Ou alors ce serait d’un roman dont la réalité a dépassé la fiction. De 2006 à 2010 mais avec des conséquences tragiques jusqu’en 2011, s’est déroulé au sein de l’entreprise France Telecom future Orange, une opération de liquidation de personnel sans précédent. Avec une violence inouïe. Avec des méthodes illicites et dans un silence assourdissant duquel jaillissaient uniquement les râles de souffrances des salariés et les plaintes désespérées de désespérés. France Telecom métamorphosée en Orange par la volonté du Marché, avec la complicité très active de l’Etat français. Orange, Orange mécanique, Orange sanguine, très sanguine, sanguinolente même.

 

Evènement sans précédent, devant l’ampleur du désastre, devant les suicidés qui s’amoncelaient au bas des bâtiments et des ponts, les syndicats de l’entreprise ont déposé une plainte au pénal. Après plus de huit années d’instruction, autre fait sans précédent, les trois plus hauts dirigeants sont renvoyés devant un tribunal correctionnel avec cinq autres subalternes.

 

Cet ouvrage collectif a pour but et vocation de raconter le déroulement de ce procès hors-normes, qui s’est déroulé durant plus de deux mois à l’orée de l’été 2019. Après un bref rappel des faits, des circonstances du dépôt de plainte, le livre se décompose en une multitude chapitres, tous relatant une journée d’audience, chronologiquement. À chacune de ces journées, une personne différente aux manettes, des femmes et hommes écrivains, juristes, artistes du cinéma, des économistes, des enseignants, des universitaires, des médecins ou inspecteurs du travail, des sociologues, des dessinatrices, des avocates, des politologues, des saltimbanques, historiens, comédiens, actrices, réalisatrices, tout un aréopage impliqué dans le tissu social, qui s’intéresse au monde du travail et aux travailleurs, à leurs tourments et leurs difficultés, à leurs effets sur leur santé et sur leur environnement, aux familles et aux proches, aux méthodes des entreprises et des managers, et j’y reviendrais plus tard, à cette novlangue affreuse et désincarnée qui sert de cheval de Troie au capitalisme pour infester le monde.

 

Ces narrations iconoclastes et hétéroclites apportent une sensation de découverte perpétuelle du récit, un vent de fraicheur qu’un seul et unique auteur n’aurait pu insuffler. Les angles d’approche sont différents, l’écriture renouvelée, le langage tantôt affûté tantôt lyrique, selon les intervenants. Tous se sont engagés bénévolement, ont donné de leur temps pour nous aider à voir l’horreur au quotidien, pour tous ensemble soulever le voile morbide sous lequel se déroulait un drame terrible, sans retour, où les salariés étaient méthodiquement repérés, pourchassés, harcelés pour les inciter à quitter l’entreprise qui avait décréter qu’il lui fallait se « délester » de 22 000 personnes, quelle que soit la manière, que ce soit comme l’a dit son président Didier Lombard, « par la porte ou par la fenêtre ». En effet, certains son parti par la fenêtre, se jetant dans le vide en pleine réunion de travail, à bout de force, au bout d’un affreux rouleau compresseur managérial, sans espoir et dépourvu de toute option de sauvegarde. D’autres ont choisi d’affronter un train en se couchant sur les rails, d’autres encore se sont pendus avec des câbles France Telecom, comme pour signifier que l’entreprise les étouffait. Certains se sont planté une lame dans le corps, comme s’ils étaient dévorés par les crocs d’un fauve du CAC40. Quelques-uns en ont réchappé, leur suicide s’est transformé en tentative, ceux-là, ces femmes, ces hommes, conserveront des séquelles physiques et/ou psychologiques pour de très longues années, peut-être pour toujours. Et puis il y a Rémy Louvradoux, un homme brisé par la machine infernal. Une histoire incroyablement dure, celle d’une personne incroyablement émouvante. Un homme qui a fait le choix terrifiant de mettre le feu à son corps, de se brûler. Vous imaginez quelle peut être le niveau de souffrance endurée pour décider que s’incendier sera moins douloureux que continuer à vivre ?

 

Il y a de la verve dans ces chapitres où se succèdent des personnes qualifiées, maîtrisant leur sujet. Il y a de la verve mais aussi beaucoup de souffrance et de douleur, car les intervenants sont parvenus à les rendre visibles, et c’est une autre victoire. En miroir, apparaissent alors les méthodes et les décisions qui ont généré les drames. Les changements brutaux de métier pour les uns, les mutations contraintes pour d’autres, les changements d’équipes, l’isolement pour ceux qui résistent, comme en prison. Le bombardement quotidien de mails pour inciter à quitter l’entreprise via des liens vers des offres d’emplois dans la fonction publique ou des sites de création d’entreprise (Tu es technicien réseau ? Monte ta pizzeria !) Il y a aussi le harcèlement silencieux par la mise en place de « l’inconfort », le salarié arrive un matin et sa chaise a disparu, il n’a d’autre solution que de travailler debout. Ou bien il n’a plus d’ordinateur, il en est réduit à observer le plafond durant huit heures. Ou alors la climatisation ou le chauffage tombent en panne mystérieusement. Les modifications d’horaires imprévues, les appels le soir au domicile, pendant les vacances, la pression permanente pour accepter la mobilité exigée par la direction. La pression et les menaces de sanctions sur les managers s’ils n’harcèlent pas eux-mêmes leurs éléments. Les suppressions de primes, le déclassement et la rétrogradation à des taches inintéressantes et abrutissantes. Ces pratiques mafieuses ont été appliquées essentiellement sur les fonctionnaires de l’entreprise, car France Telecom service public était devenue Orange boîte privée, privée d’empathie, de morale, de valeurs et de principes. Donc le fonctionnaire devient salarié, il n’exerce plus un service public, il n’a plus un usager dont il doit s’occuper, il a un client auquel il doit faire cracher un maximum de fric dans un minimum de temps. Ce genre de métamorphose laisse des traces indélébiles.

 

Tout à l’heure je parlais du langage. C’est la pierre angulaire du dispositif. En élaborant un vocabulaire tronqué, en le diffusant et en le martelant à ses salariés, la direction de l’entreprise à truqué les règles du jeu. Un plan de licenciement devient un plan de sauvegarde de l’emploi, exactement le contraire de ce que c’est. Au lieu de parler de départs, de licenciements, de démissions, on dit « fluidité sortante ». À la place de changement de poste on dit « sortie de sa zone de confort », pour ceux qui partent on dit « mobilité externe ». Et puis ces horribles anglicismes, qui annihilent tout sens aux actes et aux choses, le e-learning, le ranking, le time to move, le cash-flow, j’en passe et des pires.

Le but de ce langage, c’est de minimiser l’acte lui-même ainsi que ses effets. De rendre beau ce qui est moche, de rendre attrayant ce qui fait peur, de rendre désirable ce qu’on ne souhaite pas. C’est aussi de déresponsabiliser les managers, de les déculpabiliser. Puisqu’ils font de la fluidité sortante, ils n’ont pas à avoir honte, ils ne virent pas des êtres humains, ils les rendent juste fluides pour les faire sortir. C’est moins grave, pas de quoi se réveiller la nuit.

 

La grande offensive du capitalolibéralisme, c’est l’euphémisme à outrance, l’euphémisme forcené, une association qui pourrait être un oxymore, un oxymort. Et cette langue morte se répand dans notre société, elle se met dans notre bouche parce qu’on nous la martèle à longueur de journée. De l’entreprise au monde politique, partout tout le temps. On utilise des mots à la place des bons mots, « réforme » à la place de « régression », « loi sanitaire » dans laquelle on fourre des textes liberticides, des « plans de retour à l’emploi » pour désigner des situations qui finiront chez Pole emploi.

Il y a des « pépinières », des « marguerites » dans les centres d’appels, ça fait plus joli, on nous sert de « l’open space », sans doute parce qu’on n’a pas trouvé la traduction idoine à « abîme vertigineux ». Les téléconseillers suivent des « scripts » qui ne sont que des carcans sans aucune possibilité d’initiative. Aujourd’hui on nous parle de « clusters », ça fait chic, classe, comme si « foyers infectieux » n’était pas plus précis. Il vaut mieux rester dans le vague, moins on regarde moins c’est moche. Comme disait Albert Camus, à mal nommer les choses on ajoute du malheur au malheur du monde.

Ce livre rend justice aux victimes et il met au grand jour les coupables. Vous seriez bien inspirés de le lire, parce ces cohortes de suicidés, ces victimes par dizaines, ça aurait pu être vous, ce sera peut-être vous bientôt, parce que ça continue, ça se répand, à la SNCF, chez EDF, à la Poste, dans la fonction publique hospitalière, dans les petites et moyennes entreprises. Si vous savez décoder le mal, le reconnaître, vous serez plus aptes à le combattre, à ne pas devenir leur victime.

 

Et puis lire ce livre c’est faire exister encore un peu les victimes justement, les maintenir dans le faisceau de lumière de la vie, lire leur parcours, ce chemin de croix, c’est les prendre dans nos bras et les tenir au chaud un instant, leur apporter cette présence humaine que leur entreprise leur a interdite pendant des années. Lire l’histoire d’une de ces personnes c’est rallumer une bougie, vacillante, certes, mais qui brûle à nouveau, une vie qui défie, une vie qui palpite, qui donne espoir. Lire ces pages c’est rendre visibles ces invisibles, c’est rendre audibles ces voix étouffées. Lire ces mots vrais, avec du sens, c’est redonner visage humain à des corps maltraités, des âmes saccagées. C’est aussi dire haut et fort « vous ne m’aurez pas, ça ne passera pas par moi, ça ne passera pas sur moi ! ».

 

Le seul bémol dans cet ouvrage de qualité, un ouvrage nécessaire, c’est le choix de l’écriture inclusive. Dans un commentaire, un article, une chronique, ça passe. Sur plus de 300 pages, c’est indigeste. La motivation est noble mais c’est lourd, ça parasite le propos, heureusement que le contenu est passionnant, alors on fait avec.

 

Lisez ce livre, les droits d’auteurs sont reversés à des associations d’aide aux victimes du travail. Vous apporterez donc trois fois votre contribution : vous serez prévenus, vous ferez exister les victimes, vous contribuerez à lutter contre la maltraitance au travail, sous toutes ses formes.

 
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