Entretien avec Ruth SchweikertInvitée à Francfort, la jeune romancière zurichoise se refuse à représenter la suisse. Elle songe du reste à s'installer à Paris pour mieux "se fondre dans la fourmillère"
"L'absence de racines, c'est une constante dans ma vie"
Ruth Schweikert
Ruth Schweikert a trente-trois ans et vit à Zurich avec son compagnon et ses quatre fils, dont les plus jeunes, des jumeaux, ont huit mois. Elle a été l'un des cinq écrivains suisses à s'exprimer lors de la cérémonie d'ouverture de la Foire de Francfort (LT du 7 octobre). Après un premier livre de nouvelles, Erdnüsse- Totschlagen, qui disaient la violence, la douleur, la tendresse furtive de relations humaines difficiles, elle publie cet automne un roman: Augen zu. Et sa première pièce de théâtre sera créée le 22 octobre au Théâtre Am Neumarkt, à Zurich.
Le Temps: - Comment, pour vous, s'est opéré le passage d'un livre à l'autre?
Ruth Schweikert: - Ecrire, c'était un rêve d'enfance, et j'étais bien la seule à y croire - parfois difficilement - au moment où j'écrivais mes premières nouvelles. Une fois le livre paru, subitement c'est devenu une évidence: de divers côtés, on m'a demandé des textes, toutes sortes de sollicitations qui donnent confiance, le sentiment qu'écrire est bien un métier.
- Quel a été le premier personnage ou la première image qui s'est imposée?
- En fait, tout est parti d'un épisode qui a disparu du roman: il y a trois ans, de passage à Côme, j'ai vu dans une vitrine une chemise d'homme qui m'a plu, j'ai voulu l'acheter, mais le magasin était fermé. Impossible de rester jusqu'à l'ouverture. Alors j'ai imaginé tout un scénario: des semaines plus tard, je revenais à Côme pour acheter cette chemise, qui entre temps, avait trouvé preneur. Comme le vendeur savait qui l'avait achetée, je me rendais chez ce client, lui expliquais que je venais pour cette chemise, etc., et de fil en aiguille, j'avais inventé toute une histoire, que ces gens avaient quelque chose à voir avec moi, qu'une demi-sur faisait son apparition, et tous ces fils se nouaient. L'anecdote s'est effacée, en fin de compte, mais quelque chose subsiste, le rôle du hasard, la demi-sur, une constellation de personnages.
"Puis j'ai vu un film de Sophie Calle, No Sex last night. J'aime beaucoup son travail, cette manière de faire des expériences artistiques à partir de sa propre vie. J'ai écrit un texte sur ce film, on en retrouve des bribes dans le dernier chapitre du roman. Troisième élément: on m'a demandé, il y a presque quatre ans, d'écrire des textes pour une exposition à New York, au Swiss Institute; à cette occasion, j'ai rencontré plusieurs femmes peintres, et ma fascination pour la peinture s'en est trouvée renforcée, renouvelée; en fait, c'est cela que j'aurais aimé pouvoir faire. Et c'est ainsi que l'héroïne est devenue peintre.
- Comment avez-vous trouvé la forme du roman?
- J'ai juste posé un cadre: la journée où Aleks fête ses trente ans; un enfant est conçu ce jour-là, qui mourra avant sa naissance. C'était esquisser un espace, ouvert sur le passé et l'avenir. Une fois ce double cadre fixé, tout a été possible, digressions et détours. Jai avancé en suivant les personnages, sans avoir de vision d'ensemble, si ce n'est qu'à la fin, bien sûr, je me suis assurée de la justesse de la chronologie.
- Par rapport à votre premier livre, le regard est moins violent, les personnages, plus nuancés. Et puis, ce ne sont plus des figures aussi explicitement marginales. Votre perception des relations entre les générations a-t-elle évolué?
- Oui, j'ai voulu que tous les personnages aient des côtés positifs et négatifs. Les plus jeunes portent le poids de ce qu'ont vécu les plus âgés. Tous sont blessés, tous sont des victimes, mais ils ne le sont pas exclusivement... Je dirais plutôt que ces personnages ne sont pas des gens en quête de pouvoir, et qu'ils manquent dautonomie. Mais en fait, l'autonomie est-elle possible? Quel est le pouvoir d'un puissant? "Die Menschen tun, was geschieht", les hommes agissent selon ce qui advient, a dit Musil. Thomas Hürlimann cite parfois cette formule, et je pourrais aussi la faire mienne: on agit, oui, mais à l'intérieur d'un cadre qui nous échappe. D'ailleurs, c'est ainsi que j'écris, la perspective n'est pas celle d'une narratrice omnisciente. Le regard glisse d'un personnage à l'autre, Aleks, bien sûr, n'est pas passive, elle a des idées, mais quand elle peint, c'est pour essayer de "se comprendre elle-même, de comprendre sa propre histoire et les histoires de ce monde".
- Le regard que porte le roman sur l'ésotérisme, la magie, le surnaturel, n'est pas dépourvu d'ambiguïté. Que cherchez-vous à exprimer par là?
- Vous pensez peut-être à la scène du coup de foudre, qui a été prédit à Aleks, tel jour à telle heure et à tel endroit, et qui effectivement éclate. Mais en fait, au lieudit, six hommes se trouvent rassemblés, et au fond, il y a bel et bien un choix, de la part des deux intéressés. Par le biais du surnaturel, j'ai pu aborder la question du hasard qui guide nos vies: c'est bien là un des grands thèmes de ce livre: qu'est-ce qui définit un destin, un homme, comment se construit le monde? On ne maîtrise pas tout, on ne voit pas tout. Il est vrai qu'il y a souvent de l'ironie, parce que je n'ai pas voulu donner de réponse à cette question.
- Que représente pour vous Paris, qui, dans le roman, figure une sorte de point de fuite?
-J'y vais souvent. Nous prévoyons même de nous y installer, dans quelques mois. je suis de ceux que fascine la grande ville, l'autre langue, cette impression d'être sans importance, anonyme, de disparaître, de se fondre dans la fourmilière. Sans illusions, du reste, je sais parfaitement que ce n'est pas toujours facile, mais on peut y trouver une sorte de liberté. Je redoute d'être trop gâtée, ici. D'ignorer ce qu'est le destin de la plus grande partie de l'humanité. Et d'ailleurs, l'absence de racines, c'est une constante de ma vie. Il n'y a pas d'endroit dont je puisse dire que j'y suis chez moi. Je n'ai pas de raison d'être ici, alors pourquoi ne pas être ailleurs? Tout a été une succession de hasards. J'en suis consciente, tout aurait pu aller tout autrement. Ce sera Paris, mais tout aussi bien, ç'aurait pu être Londres.
- Quels auteurs vous ont le plus marquée?
- L'exemple de Frisch a été capital. M'a surtout impressionnée sa manière de rester visible dans ses textes, en tant que personne. Et puis, j'ai toujours cherché du côté des femmes écrivains. Ingeborg Bachmann, Nathalie Ginzbourg. Par curiosité pour une tradition d'écriture féminine encore fragile. Vous savez, on nous pose perpétuellement ces questions: "Ecrivez-vous pour les femmes?" etc.
- Votre première pièce de théâtre sera créée le 22 octobre. Pouvez-vous en dire quelques mots?
- La pièce s'appelle Welcome Home, elle ne repose pas sur une dramaturgie classique, mais reprend certains éléments du livre: il s'agit d'une histoire de famille, racontée par fragments, en vingt scènes. Les personnages principaux sont un père et sa fille, lui est Hongrois réfugié en Suisse en 1956, elle part pour Boston. Ils se rencontrent dans un espace où le temps se brouille, se dissout. La, vidéo intervient, dans le texte même..