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Roman feuilleton : La dévoration_14

(Crédit photo : Xavier Lord-Giroux)

(Crédit photo : Xavier Lord-Giroux)

Résumé : Pierre est toujours à la recherche de Carl qu’il n’a plus revu depuis ce soir où ils se sont embrassés. Son premier hiver à Yellowknife est morne et nostalgique. Les rencontres qu’il y fait, Thomas parti à l’aventure en kayak, Carl disparu dans la nature, sont fugaces et déchirantes.

Lundi napalm


Me lever a été particulièrement pénible ce matin. Je suis teeeeeeeeeellement fatigué. Je dors comme un bébé et, pourtant, je me réveille encore plus affaibli que la veille. J’arrive tout de même à me traîner hors du lit, à m’habiller et à marcher le kilomètre qui me sépare du bureau. Il fait encore noir lorsque j’y entre et le soleil s’est déjà couché lorsque j’en sors. J’ai donc décidé de sacrifier mon heure de diner pour retrouver mon lit. J’ai rêvé à mes draps et mes oreillers tout l’avant-midi, faisant le strict minimum pour servir les clients venus renouveler leur permis de conduire.

Je m’imagine sur une corde raide, avançant pas à pas, minute par minute, jusqu’à midi où je sors enfin et marche avec entrain vers ma chambre à coucher espérant maximiser les minutes passées au lit avant de devoir retourner au travail à 13 h. Mon ombre s’étire sur le trottoir et me devance, visiblement plus pressée que moi de rentrer. La tête basse, alourdie de fatigue, je ne fais que garder mes yeux rivés sur l’ombre de ma tête qui ouvre la marche. Les passants se tassent un à un jusqu’à ce que, au beau milieu de mon ombre, se dresse une paire de bottes de cuir, des pantalons bien ajustés et un caban bleu marin — que je reconnais aussitôt.


« Allo, Carl ! »
« Allo, Pierre. »


Enfin, une pulsion de bonheur frétille en moi. Carl Sauvé est là, bien vivant. Il sourit. Il a l’air content de me revoir. Et je le suis aussi. Il m’offre de diner. J’accepte en le suivant vers un restaurant vietnamien. Il me dit qu’il a pris quelques jours de congé pour aller dans un sweat lodge à Behchoko`. Je l’écoute à moitié, submergé par une joie pure accentuée par les rayons obliques de ce soleil de midi qui nous darde de plein fouet ; je suis heureux de me retrouver à nouveau en sa compagnie.


L’arc du soleil au sud-est de plus en plus bas en ce temps de l’année. En remontant la rue principale du centre-ville, il apparait directement entre les édifices à étages et m’aveugle. Il est chaud et me brule les yeux. Je n’y vois rien. Même pas un feu de circulation… mais je me sens rassuré. Comme si le soleil, ou le sud du pays tout entier prenait un moment pour prendre de mes nouvelles. Pour s’assurer que tout va bien. N’est-il pas étrange que le soleil, au moment où il nous délaisse progressivement, adopte une posture bienveillante dans le ciel ? Comme un parent qui amène de la lumière dans la chambre sombre d’un enfant qui a peur des monstres de la nuit. C’est tout ce que ça nous prend pour profiter de la journée. Il nous regarde quelques heures, puis nous laisse à nous-mêmes. Cet abandon est graduel et inspire une certaine émancipation.


Nous entrons dans le restaurant et nous nous assoyons dans le coin le plus éloigné. Le petit regain de vie qui m’a animé a maintenant disparu. Mon humeur nuageuse est revenue sans crier gare. Tout autour de moi est une source d’agacement : le froufrou des manteaux de nylon des autres clients autour de nous, le va-et-vient des serveuses passant de la salle à manger à la cuisine à côté de notre petite table ou la patte de ma chaise légèrement plus courte qui me fait basculer d’avant en arrière lorsque je bouge un peu. J’ai envie de partir, mais nous venons à peine de commander. Je regarde Carl droit dans les yeux, me concentrant tant que possible sur ses paroles, mais je n’en saisis pas de sens. Je sens qu’il commence à y avoir un malaise alors je fais un effort pour hocher la tête à un rythme régulier et à pousser des « mm-mm » dans le fin fond de la gorge lorsqu’il ponctue ses fins de phrases. J’arrive ainsi à suivre le flot de ce qu’il raconte sans rien n’en retenir. Je me laisse porter par sa voix, comme si je naviguais sur un bateau. Sa voix est comme les vagues. Et moi, je suis comme un marin sourd. Je ne comprends pas ce qu’il se passe, mais j’utilise mes autres sens pour garder le cap. En fait, je suis aussi aveugle. Euh… qu’est-ce que je dis là ?


« Pierre ? »
Je rejaillis en surface. Carl semble m’avoir directement posé une question.
« Oui, quoi ? »
« Ça va ? »
« Oh, j’suis un peu étourdi ces jours-ci. Excuse-moi. »
« C’est le manque de lumière. Ça affecte certaines personnes plus que d’autres. »
« Mm-mm »
« Comment était ton matin ? »
« Correct, là. La routine. »


Suivre ce minuscule échange me demande un effort presque surhumain. C’est à ce moment que nos plats arrivent. Nous recevons chacun un grand bol de phô dans lequel baignent des nouilles, des lanières de bœuf et des légumes trop cuits. Tout est mou et chaud. Ma seule envie : rapetisser et plonger dedans. Mais je brasse et rebrasse mon phô, créant un petit tourbillon et je redeviens le marin aveugle et/ou sourd, bravant les intempéries. Seul le silence à notre table est bien réel et je me rends compte que c’est à moi de parler.


« Et toi, ton matin ? »
Il m’explique qu’il a dû traduire son premier rapport de coroner. « Mm-mm ». Un corps a été retrouvé dans le sud du Grand lac des Esclaves. « Mm-mm ». « C’est un Français de France », alors sa famille a demandé une traduction du rapport d’autopsie. Quelques blocs se mettent en place dans mon esprit.


Je demande : « C’est quoi son nom ? »


«  Thomas… », répond Carl. Et il continue en donnant son nom de famille, en précisant que c’est un vidéo-blogueur écologiste de Lille et que son corps a été retrouvé près de Fort Résolution, juste avant que la glace ne prenne. Il est mort noyé suite à un coup à la tête. Son kayak et ses affaires n’ont pas été retrouvés. « Probablement coulés. »


Un nuage de napalm m’englouti d’un coup…


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