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LECTURES
Philippe LEVRIER, Une histoire de la télévision. Rêve des ingénieurs et jouet des politiques, L'Harmattan, Paris, 2018.

Il existe diverses manières d'écrire l'histoire de la télévision. En France, la bibliographie sur ce sujet est dominée par des études de chercheurs en sciences humaines (historiens des institutions politiques, sociologues, sémioticiens). Une approche focalisée sur la dimension technologique du média est restée minoritaire, qu'il s'agisse des enquêtes sur les origines ou de l'impact des politiques de R&D, de définition et de mise en place de nouvelles infrastructures de diffusion. L'ouvrage que propose Philippe Lévrier vise à combler cette lacune. Philippe Lévrier ne vient pas du monde universitaire des sciences humaines : il est polytechnicien, ingénieur de l'Ecole nationale supérieure des télécommunications. Il n'est pas non plus un chercheur professionnel, mais un professionnel de terrain, qui a exercé des responsabilités dans diverses entreprises et institutions françaises de l'audiovisuel. Il a passé une grande partie de sa carrière au sein de TDF, dont il sera Directeur général de 1989 à 1995 et a été membre du Conseil supérieur de l'audiovisuel de 2001 à 2007.
L'intérêt du livre de Lévrier résulte de sa formation d'ingénieur et de sa position de témoin privilégié des politiques relatives aux infrastructures de diffusion télévisuelle, qui lui permettent d'aborder, avec plus de compétence et de manière vécue, l'histoire de la télévision, et en particulier de la télévision française. Sa manière de présenter l'histoire met l'accent sur la dialectique entre l'approche des ingénieurs, la définition de nouvelles technologies plus performantes, et l'utilisation de celles-ci par les politiques : "L'ingénieur fabrique des jouets, que l'homme politique s'empresse d'offrir à ses concitoyens".
L'ambition de l'ouvrage est vaste, puisqu'elle déploie le récit depuis la fin du 19ème siècle jusqu'au chant du cygne de la diffusion analogique au début des années 90. Un second volume est en préparation sur la définition et le lancement de la télévision numérique. Les 23 chapitres, touffus, sont riches d'explication techniques, de récits, voire d'anecdotes sur les travaux des pionniers, l'émergence de la télévision mécanique dans les années 20, le lancement de la télévision électronique par voie hertzienne à partir des années 30, le rapide développement de celle-ci après la Seconde guerre mondiale. Ce sont cependant les chapitres sur les trois dernières décennies du 20ème siècle qui retiendront le plus l'intérêt : le récit, bénéficiant de l'expérience professionnelle de l'auteur, est vif et le bilan souvent cruel sur les politiques menées (échec du plan câble, impasses de la politique des satellites de diffusion directe TDF et de la promotion de la norme D2 Mac, irruption du Grand-Duché de Luxembourg comme pays leader de la diffusion satellitaire, déclin de l'industrie électronique française). La richesse de l'information, la capacité de synthèse historique et la liberté de ton de l'auteur rendent l'ouvrage particulièrement stimulant en lui permettant d'échapper à une certaine sécheresse académique. Le récit évite aussi le dogmatisme et constitue dès lors un recueil passionnant pour la réflexion sur les facteurs qui, a tel ou tel moment, déterminent les succès ou les échecs des efforts, conjoints ou divergents, des techniciens et des politiques. 
Il est possible que certains acteurs ou témoins des développements que raconte Lévrier contesteront tel ou tel aspects du récit. Pour ma part, je regretterai que l'analyse de la politique satellitaire française dans les années 70 et au début des années 80 néglige le rôle d'Eutelsat (dont la France était actionnaire fondateur). Les premières transmissions satellitaires pan-européennes, au début des années 80, avant le lancement de la SES luxembourgeoise, ont en effet eu recours à des satellites Eutelsat, utilisant des capacités excédentaires prévues pour la transmission téléphonique. Et c'est le lancement de ces chaînes qui a permis aux lobbys publicitaires de pousser à la définition d'un cadre juridique européen de la circulation des chaînes transfrontières. L'impact de ces premières chaînes, relayées sur les réseaux câblés, a été quasi inexistant en France, mais il a ouvert, dans de nombreux pays, la brèche de la déréglementation et de la fin du monopole de service public.
Si l'ouvrage se lit avec plaisir, on regrettera cependant l'absence d'intertitres dans les chapitres, qui prennent dès lors l'imprévisibilité d'un récit balzacien. Comme souvent aussi pour les ouvrages publiés par L'Harmattan manque un travail de relecture et d'harmonisation par un professionnel de la typographie, ce qui est dommage pour un ouvrage de cette ampleur.
La contribution de Philippe Lévrier, en remettant à jour des moments peu connus ou oubliés de l'histoire des politiques technologiques et industrielles de la télévision constitue un jalon important pour comprendre la situation actuelle et en particulier les difficultés rencontrées par les entreprises françaises à se confronter à une situation où la concurrence n'est plus seulement nationale mais se joue entre grands acteurs internationaux de la production et distribution en ligne.
André Lange
Septembre 2018.
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