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Full text of "A Travers L Asie"

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CORNELL 
UNIVERSITY 
LIBRARY 




THE 

CHARLES WILLIAM WASON 
COLLECTION ON CHINA 
AND THE CHINESE 



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A TRAVERS L'ASIE 



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Constant De Deken 

MISSIONNAIRE BELGE EN CHINE ET AU CONGO 
DE LA CONGRÉGATION DU CŒUR IMMACULÉ DE MARIE 
CHEVALIER DE L'ORDRE DE LÉOPOLD 



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A TRAVERS 



L'ASIE 

PAR 

CONSTANT DE DEKEN 

ADJOINT A L'EXPÉDITION BONVALOT ET HENRI D'ORLÉANS 

DE PARIS AU TONKIN 



Ouvrage enrichi de gravures d'après les photo- 
graphies du prince Henri d'ORLEANS 



ANVERS 

CLÉMENT THIBAUT, IMPRIMEUR-ÉDITEUR 

18, PLACE DE MEIR, 18. 
1902. 



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IMPRIMATUR 
' MECHLINLE, 4 Decembris 1901 

J. THIJS, CAN., LIB. CENS. 



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/â S 



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A TRAVERS L'ASIE 



CHAPITRE PREMIER 



De Bruxelles à Ili. — Préparatifs de départ.— Le personnel 
de l'expédition.— Première étape.— Notre campement 

Le 4 juin 1889, je quittais Bruxelles, en 
•compagnie de mon nouveau confrère, M. Em. 
Raemdonck, pour regagner notre Mission d'Ili 
ou Kouldja. Notre voyage s'effectua par la 
Russie d'Europe et la Sibérie occidentale. 
Parvenu au terme de la course, j'envoyai à ma 
famille le récit des incidents qui avaient mar- 
qué notre longue pérégrination. Ce récit fut 
trouvé assez intéressant pour que la Revue 
des Missions en Chine et au Congo le publiât 
in extenso. 

Il y a quelques jours, je me trouvais de nou- 
veau à Bruxelles et là, dans l'immense salle 




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A TRAVERS L'ASIE 



de la Société de géographie, je donnais à ur> 
auditoire d'élite une conférence accueillie par 
de chaleureux applaudissements. J'ai de bon- 
nes raisons de croire que ces applaudissements 
ne s'adressaient point à la belle diction de 
l'orateur, mais à l'objet de son récit. Rien 
moins que l'aperçu général d'un des plus 
grands voyages qui puissent s'accomplir, par 
terre, sur la surface du globe : la traversée 
du continent asiatique, du nord-ouest au sud- 
est, à travers des contrées riches en souvenirs 
historiques et plus inconnues, cependant, que 
ne l'est aujourd'hui le centre de l'Afrique. 
J'eus la bonne fortune de voyager en illustre 
compagnie : un Prince de la Maison d'Orléans 
et M. Bonvalot, le célèbre explorateur fran- 
çais. 

J'offre aujourd'hui le récit détaillé de cette 
expédition. Mais, comment un pauvre mission- 
naire belge, à peine rentré dans sa mission, 
a-t-il été amené à traverser toute l'Asie et à 
revenir en Europe par la mer des Indes ? C'est 
ce qu'il importe d'expliquer tout d'abord au 
lecteur. 

Les illustres voyageurs que je viens de 
nommer étaient arrivés, par la Russie et la 
Sibérie, à Ili, lieu de notre résidence, avec 
l'intention de traverser l'Asie centrale ou 




A TRAVERS L'ASIE 



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Turkestan, le Koukounour, le Thibet, la 
Chine méridionale et les possessions françaises 
du Tonkin. Pour mener à bonne fin une telle 
entreprise, la compagnie d'un Européen con- 
naissant non seulement la langue, mais encore 
les mœurs et coutumes chinoises, était, sinon 
indispensable, du moins extrêmement utile. 
Ces messieurs me demandèrent de leur servir 
d'auxiliaire à ce point de vue. J'avais pour 
décliner cette offre, les raisons les plus graves. 
Je rentrais à peine d'un long et pénible voyage 
entrepris pour les affaires de notre mission ; 
et voici qu'il fallait reprendre le bâton du 
voyageur pour affronter un trajet qui, avec le 
retour par les Indes et l'Europe, pouvait durer 
plus de deux ans ; enfin, il n'était pas permis 
à un simple missionnaire de quitter son poste 
sans l'autorisation de ses supérieurs et de la 
Sacrée Congrégation de la Propagande. D'autre 
part, le voyage projeté traversait des régions 
qui n'avaient jamais été explorées jusqu'alors, 
des contrées où notre Congrégation pouvait 
être appelée à exercer son apostolat, puis- 
qu'elles confinent à nos missions déjà exis- 
tantes d'Ili et du Kansou. J'étais préoccupé 
surtout de ce fameux Thibet, dont on raconta 
tant de merveilles, cette citadelle du Boud- 
dhisme, à peine entrevue, en 1846, par deux 




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A TRAVERS L'ASIE 



missionnaires Lazaristes, MM. Hue et Gabet. 

On comprend que ces considérations contra- 
dictoires me faisaient hésiter. Le Prince avait 
réponse à toutes mes objections, et, pour clore 
le débat, il fit demander, par télégraphe, à 
Bruxelles, les permissions nécessaires. L'ap- 
probation de mes supérieurs leva tous mes 
scrupules, et, le 12 septembre 1889, nous 
nous mîmes en marche pour un voyage qui, 
par les seules routes de terre, devait durer 
plus de quatorze mois. 

La partie scientifique de notre exploration 
était du ressort spécial des voyageurs que 
j'accompagnais. Leurs découvertes, à cet 
égard, sont de la plus haute importance. Le 
Prince en a parlé déjà dans une étude remar- 
quable parue dans une grande Revue fran- 
çaise, et tout le monde connaît le grand ouvrage 
de M. Bonvalot. Les visées d'un missionnaire 
sont nécessairement bien différentes. On me 
pardonnera donc de ne pas trop insister sur 
les questions géographiques, et de me conten- 
ter de raconter, au jour le jour, tout ce qui 
est de nature à intéresser les amis de nos 
missions. 

Le 12 septembre 1889, nous nous dispo- 
sâmes au départ, et nous mîmes la dernière 
main à l'organisation de notre caravane. Le 




A TRAVERS L'ASIE 



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premier jour d'un voyage de ce genre est tout 
aux tâtonnements. On ne connait pas encore 
par expérience la force respective des animaux 
-qui auront à transporter les bagages. On les 
met donc à l'essai, en leur imposant un far- 
deau solidement ficelé. La charge parait-elle 
trop lourde? Il faut ouvrir les paquets, les 
•diminuer, les diviser et les recharger. Puis, 
affairés comme ils le sont, les hommes loués 
pour le voyage sont toujours exposés à oublier 
•quelque objet indispensable, si Y Européen ne 
se donne pas la peine de tout vérifier par lui- 
même. Or, tout cela exige des allées et des 
venues, prend un temps considérable, et, la 
•caravane une fois en marche, on doit s'estimer 
heureux si, dans cette première journée, elle 
fournit un trajet de 20 à 3o lis chinois, soit 
•environ deux à trois lieues. Ce fut ce qui nous 
-arriva. 

Vingt chameaux portaient les bagages, deux 
tentes, la batterie de cuisine, des pelles, des 
pioches, des haches, des munitions et des 
vivres pour un mois. Nous avions, en plus, 
•quinze hommes, quinze chevaux et deux 
•chiens. 

Nous fûmes escortés jusqu'à quelque distance 
•de la ville par le consul russe de résidence à 
Ili, M. Ousperiski, son secrétaire, M. Borne- 



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A TRAVERS L'ASIE 



mann, le directeur des postes et télégraphes,, 
et les chefs de deux hordes musulmanes, les- 
Sartes et les Nokaïs. Mes deux confrères, 
missionnaires à Ili, MM. Steeneman et Raem- 
donck, nous suivirent jusqu'au premier cam- 
pement. • , 

Cette première étape, à travers la fertile- 
vallée d'Ili, ne fut que de trois lieues. A peine 
étions-nous descendus de cheval, que la mon- 
ture du Prince, un magnifique étalon donné 
par le consul russe, brisa sa longe et partit ei> 
un galop effréné. La perte de ce bel animal 
eût été irréparable, tant à cause de ses qualités- 
extraordinaires, qu'à raison de la charge qu'il 
portait attachée à la selle : un appareil photo- 
graphique, et deux sacs en cuir renfermant 
boussole, thermomètre et instruments pour le 
relèvement de la route. Heureusement, le mal 
fut moindre que la peur. Nos hommes, s'é:taient 
aussitôt élancés à cheval, et, deux heures 
après, ramenaient le fuyard avec sa charge 
complètement intacte. 

Dans l'intervalle, mes deux confrères nous- 
avaient quittés, promettant d'envoyer, par 
courrier spécial et pendant la nuit, deux 
articles que j'avais oubliés dans la précipitation 
du départ : du café non grillé, et la lourde 
pelisse fourrée, si indispensable pour lutter 



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a Travers l'asie 



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contre lès froids horribles qui nous attendaient 
au Thibet. 

Le cheval du Prince venait de nous être 
ramené, lorsque le cuisinier en titre de la 
caravane nous annonça que le souper était 
servi. Le repas comportait, en tout et pour 
tout, un fialao, mets très usité chez les Sartes : 
de la viande hachée menu que Ton fait miton- 
ner à petit feu dans du riz à la graisse de 
mouton, avec l'addition de raisin sec. Cette 
nourriture est très réconfortante ; mais, pour 
la diriger, il faut posséder l'estomac d'un 
Turc, ou faire chaque jour et à cheval une 
promenade de dix lieues. 

Si le repas est simple, sa préparation ne 
Test paâ moins. On creuse un trou dans la 
terre ; on dispose quelques pierres autour de 
l'ouverture, on ajuste la marmite sur les pier- 
res, et l'on chauffe avec le combustible que Ton 
a sous la main : broussailles, herbes sèches, 
ou argols. 

Après le repas, on s'assied autour du foyer 
improvisé, et, la pipe ou le cigare en bouche, 
on parle des incidents de la journée, et on- 
détermine l'étape à fournir le lendemain. Profi- 
tons de ce moment pour présenter à nos lecteurs- 
le personnel de notre caravane. 

Je ne me permettrai pas d'émettre une opi- 




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A TRAVERS L'ASIE 



nion personnelle au sujet des Européens que 
j'avais l'honneur d'accompagner. Le nom seul 
du Prince d'Orléans, son intrépidité toute 
française, sa joyeuse vivacité; ses connais- 
sances scientifiques, les conférences qu'il a 
•données à son retour en Europe, la brochure 
si intéressante qu'il vient de publier, nous 
dispensent d'en dire davantage. Quant à 
M. Bonvalot, chef de l'expédition, sa renom- 
mée comme explorateur n'ést plus à faire. A 
des connaissances toutes spéciales, à l'expé- 
rience acquise en de précédentes expéditions, 
à un humour gaulois que rien ne déconcerte, 
il joint la froide et indomptable énergie de ces 
hommes qui mènent à bonne fin la tâche 
•entreprise par eux, ou qui y succombent par 
une mort héroïque. 

, Passons maintenant aux indigènes pris à 
notre service. De ces quinze hommes, trois 
seulement nous accompagneront jusqu'au terme 
<lu voyage, au Tonkin : le cuisinier, l'interprète 
■et le chef de caravane. 

Le cuisinier, dans une semblable expédition, 
•est un homme de la plus haute importance 
Nous aurons à traverser des déserts où, durant 
des mois, nous ne verrons pas une créature 
humaine et où le hasard de la chasse devra 
seul nous procurer des aliments. Or, les fàti- 




A TRAVERS L'ASIE 



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gues que nous aurons à supporter pendant 
près d'un an et demi sont telles, que l'Euro- 
péen le plus robuste ne les endurera qu'à la 
condition d'avoir l'estomac toujours satisfait. 
Le détail est réaliste, mais vrai. Quant aux 
indigènes, leur force physique de résistance 
et leur énergie morale sont en corrélation v 
directe avec la quantité et la qualité du lest 
qu'ils portent dans le ventre. Passe pour un 
jour de faim ! Mais, si la privation dure quel- 
ques jours, ces hommes d'apparence si vigou- 
reuse deviennent de véritables loques, des 
enfants pleurnichards qui prendront la fuite, 
si le bâton du chef de caravane ne les pousse 
en avant. Or donc, nous avions pour cuisinier 
mon propre domestique, un Chinois chrétiea 
de Kouldja. Il a nom Tong-Kia. Tout chrétien 
qu'il soit, il a conservé quelques-uns des 
défauts de sa race : il est lent dans ses allures, 
et d'un entêtement dont rien ne peut avoir 
raison. En revanche, il connait à fond son 
métier : la fpi chrétienne lui a donné une 
probité inconnue à la plupart de ses compa- 
triotes ; enfin, et ceci est réellement extra- 
ordinaire, ce Chinois est doué d'une véritable 
intrépidité. 

Arrivons à l'interprète. Abdullah est un 
Turc de la race des Tarantchis, et parle le: 




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turc, le russe, le chinois et le mongol. Il n'en 
-est pas à son premier voyage ayant servi 
plusieurs fois de guide au célèbre explorateur 
Prjévalski... Celui-ci pourtant a fini par chas- 
ser ignominieusement ce petit homme tout 
gonflé de son importance, paresseux, fourbe 
•et hypocrite. Rien qu'à voir sa mine chafouine 
et ses yeux qui n'osent regarder en face, on 
jurerait que cet homme est incapable d'avoir 
un ami, et, en eût-il un, qu'il le vendrait 
aisément pour beaucoup moins que trente 
derniers. En ce moment, cependant, Abdullah 
nous est indispensable ; nous aurons soin 
toutefois de le surveiller. 

Enfin, — à tout seigneur tout honneur — 
saluons le brave Achmed, chef de la caravane, 
le fidèle compagnon de M. Bonvalot en de 
précédentes excursions. Achmed appartient à 
Ja race turque des Usbegs ; mais son type 
physique est celui d'un superbe Caucasien. De 
taille élevée et robuste, il a le teint basané, 
des yeux d'un noir intense et d'une vivacité 
•que ne démentent pas un caractère^ inflam- 
mable comme la poudre et une bravoure pour 
laquelle le danger est une fête. Impossible de 
s'imaginer un cavalier plus infatigable, un 
•chasseur plus enragé, un homme déployant à 
la fois plus d'audace et de sûreté à grimper 



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-aux flancs des rochers les plus abrupts. Que 
-dire . du dévouement et de la fidélité inébran- 
lable de ce brave entre les braves ? Sans aucun 
doute, si l'expédition a réussi, si, nous et 
tous nos hommes nous ne sommes point morts 
sur les sommets glacés du Thibet, c'est à 
Achmed que nous le devons. Que de fois son 
indomptable énergie n'at-elle point électrisé 
nos hommes réduits au désespoir et décidés à 
mourir sur place d'inanition et de froid, plutôt 
que d'aller affronter encore de nouvelles souf- 
frances ? Toutefois, les stimulants employés 
étaient bien d'un Turcoman ; des regards de 
flamme, des cris stridents comme ceux de 
l'aigle, des coups de poing, de bâton et de 
fouet, à mettre en branle une armée entière. 
Un tel homme à la tête de mille gaillards de 
.sa trempe pourrait braver toutes les peuplades 
de l'Asie Centrale. 

Maitenant que je les' juge à distance, les 
procédés d'entraînement employés par Achmed 
me paraissent bien un peu violents. Quant aux 
résultats obtenus, il peut bien m'être permis 
d'en être enchanté, puisque je leur dois la vie. 

Le chef revint avec nous jusqu'à Paris, et 
séjourna tout un mois encore en la compagnie 
du Prince d'Orléans. On eût voulu le retenir, 
-et l'aventureux coureur du désert avouait que 




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A TRAVERS L'ASIE 



Paris avait du bon ; mais à toutes les aises de 
la vie européenne, il préférait la steppe, les 
montagnes, la vie errante de son pays natal : 
il y est retourné. 

J'ai peu de chose à dire du reste de nos- 
engagés, Khirgis et Chinois, chargés du soin 
de nos animaux: parmi eux se trouvait ui> 
Russe, natif de Tioumen en Sibérie, très 
expert dans la préparation des pièces d'histoire 
naturelle. 

Et maintenant que nous connaissons les 
personnages grands # et petits de notre cara- 
vane, disposons-nous à prendre un repos 
nécessaire. Le temps est si beau, que nous ne 
songeons pas même à dresser la tente, et que 
chacun se met en devoir de monter lui-même 
son lit. Ce n'est pas bien compliqué. Sur le soi, 
on étend une pièce de toile cirée, et, sur la. 
toile, une peau de mouton. Une sorte de cons- 
sin revêtu de cuir sert d'oreiller ; on s'enve- 
loppe d'une lourde couverture ouatée, et l'on 
s'endort en contemplant les étoiles. Tâchons 
de bien employer cette première nuit, car,, 
demain, dès cinq heures du matin, nous de- 
vrons être en selle, pour une étape qui nous 
conduira à Mazar, à cent lis de distance. 

Nous dormîmes d'un sommeil bienfaisant,, 
que nous avaient mérité la fatigue d'une pre- 





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A TRAVERS L'ASIE 



mière journée, et aussi la prière. Au moment 
de notre départ de Kouldja, non seulement 
toutes les personnes appartenant à la cara- 
vane, mais encore les autorités amies qui 
avaient voulu nous escorter à quelque distance, 
étaient entrées avec respect dans , la chapelle de 
notre résidence. Et là, tandis que les mission- 
naires catholiques récitaient les solennelles invo- 
cations inscrites au Bréviaire pour la circon- 
stance, tandis qu'un prince de la Maison de 
France s'agenouillait à nos côtés, les Russes, 
l'Allemand, les Khirghis, les Turcs, les Chinois 
appelaient en leur langue et selon leur croyance 
la bénédiction divine sur nous et notre entre- 
prise. Un incrédule de l'Occident qui se serait 
trouvé présent à cette scène eût pu sourire ; je 
lui aurais conseillé cependant de se tenir à 
distancé d'Achmed, dont la réponse eût été cer- 
tainement.*, retentissante. 




CHAPITRE II 



Notre campement à Mazar. — Notre Vatel. — Tombeau 
d'un sultan. — La vallée du Kash. — Visite â un chef 
mongol. — Un chasseur défiguré. — Passage de la rivière 
Kash. — Un chef Kirghise. 

i3 septembre. De grand matin, nous sommes 
•en marche, après avoir constaté qu'un brouil- 
lard intense avait fortement^mouillé nos couver- 
tures. 

Dans l'après-midi, nous arrivons à Mazar, 
petit village d'agriculteurs Tarantchis, et nous 
-campons près d'un ruisseau limpide où abonr- 
dent les truites. En attendant que Tong«kia, 
notre Vatél en titre, ait préparé notre repas, 
nous nous livrons, au moyen de mouches artifi- 
nielles, au plaisir de la pêche. 

Un mouton d'une valeur de quatre roubles 
(rouble ~ trois francs), a été abattu, et nous 




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A TRAVERS L'ASIE 



constatons que, tant pour notre nourriture que 
pour celle de nos hommes, il faudra immoler 
chaque jour semblable victime. C'est que Ton a 
les dents longues lorsque, tantôt à pied, tantôt 
à cheval, on a fait d'un trait une étape de 100 
lis (environ il lieues)! 

Tong-kia ne tarde pas trop à déposer devant 
nous, par terre, un large plat où fume un appé- 
tissant palao. Il ne s'agit plus que de s'accroupir, 
jambes croisées à la façon orientale, et de 
manœuvrer la cuiller de bois et le couteau 
de poche qui constituent tous nos engins culi- 
naires. Nos hommes, rangés autour d'un autre 
plat, y vont avec moins de façons encore, 
les mains puisant à même dans le vase com- 
mun. Vient ensuite une rasade de thé en 
euilles pour nous, de thé en brique pour les 
indigènes. Nous n'avons emporté ni vins, ni 
liqueurs, ni conserves, et nos provisions solides 
se bornent à du riz, de la farine et du sucre. 
Quant à la viande, nous rachèterons au cours 
journalier du voyage, ou nous nous en procu- 
rerons au moyen de la chasse. C'est le système 
suivi en ces parages par tout voyageur expéri- 
menté. 

Au lieu de nous targuer d'expérience, ,.avouons 
plutôt une grosse faute, commise aujourd'hui. 
Au début d'un voyage,, c'est . trop d'une étape 




A TRAVERS DE L'ASIE 



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<le 100 ..]]$- pour des chameaux, pesamment char- 
ges. Les pauvres, bètes sont, exténuées. Aussi 
•décidons-nous de • leur accorder un jour de 
repos que nons emploierons à visiter les envi- 
rons. 

14 septembre. Mazar, dont le nom, en turc, 
-signifie tombeau, est ainsi appelé, parce qu'il 
s'y trouve un temple abritant la tombe d'un 
sultan mort ici, jadis, en odeur de sainteté 
musulmane. L'édifice n'a rien de remarquable, 
bien qu'il soit visité^ deux fois chaque année, 
par de grandes troupes de pèlerins Kirghis, 
•Cosaques, Mongols et Kalmouks. 

Du temple, nous continuons notre prome- 
nade vers une montagne dite « la montagne 
sainte à cause de sources thermales que Ton 
y trouve et qui sont excellentes peur la guéri- 
son des rhumatismes. En réalité, la source 
chaude est unique, et sort d'un rocher, tout à 
•côté d'une autre source entièrement froide. 

15 septembre. Dès 6 heures du matin, nous 
gravissons les hauteurs qui nous séparent de 
la vallée où coule le Kash, laissant à gauche 
la vallée de Tjirgalang. presque déserte aujour- 
d'hui, mais très peuplée avant l'émigration dç 
ses habitants au, Turkestan russe. 

Un mot d'explication est ici nécessaire. Il y 
.a quelque vingt ans, des bandes de révoltés et 



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de brigands ravageaient cette contrée et pous- 
saient parfois leurs excursions jusque dans les- 
possessions russes. La Russie somma la Chiné 
de mettre ces pillards à la raison. Le gouver- 
nement chinois se trouvant impuissant à rem- 
plir ce mandat, les troupes russes entrèrent à 
Ili, et ne mirent guère de temps à pacifier 
toute la région. Cette besogne de police une 
fois terminée, les Russes se retirèrent, après 
que les deux gouvernements eurent proclamé,, 
de commun accord, que . les populatioas*.paisi- 
bles étâifent libres de rester en territoire chi- 
nois, ou de passer en Russie. La moitié en viror* 
des cultivateurs Tarantchis estimèrent que 
Tépée du Czàr les protégerait mieux que la 
lance en bambou des soldats chinois, et quit- 
tèrent le sol natal. 

Nous chevauchons 40 lis, et descendons dansF 
la vallée du Kash, en un endroit où campent 
des Kirghis musulmans. Ces gens sont noma- 
des, comme les Mongols ; mais supérieurs à 
ceux-ci en bravoure, ils se sont considérable- 
ment enrichis en enlevant à leurs voisins- 
bœufs, moutons et chevaux. « La raison du 
plus fort est toujours la meilleure »>, a dit le 
le fabuliste. L'aphorisme n'est guère moral,, 
mais il constitue Tunique loi de la steppe. 

Une seconde étape de 70 lis le long de la 



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rivière nous mène en un endroit très boisé où 
nous trouvons les trois éléments d'un bon cam- 
pement : de l'herbe, du chauffage et de l'eau. 
La forêt voisine abonde en sangliers dont les 
grognements parviennent jusqu'à nous. Mais 
nous sommes trop fatigués pour aller saluer 
de plus près « la bète noire ». 

16 septembre. Nous passion$ par Nihilke. 
Ancien village des Tarantchis, aujourd'hui 
occupé par des Mongols que rançonnent sans 
pitîé deux usuriers chinois. 

Plus loin, nous entrons dans le territoire 
des Kalmouks de TArban-Somon. Ce dernier 
terme signifie « les dix escadrons », et chaque 
escadron compte mille tentes. Le tout a pour 
centre une Lamaserie (Kourijen) peuplée par 
un grand nombre de lamas (religieux boud- 
dhiques) et gouvernée par deux chefs très 
vénérés, pour avoir fait le pélérinage de 
Hlassa, au Thibet. 

J'avais été, dans mes voyages précédents, en 
relation avec l'un de ces chefs : nous allons 
lui rendre visite, ainsi qu'à l'amban, chef 
civil des dix tribus. Celui-ci nous donne deux 
hommes, pour nous aider à traverser le Kash 
en un endroit guéable ; il nous apprend qu'il 
existe, non loin de là, une mine de. charbon à 
fleur de terre, et nous fournit quelques détails 



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A TRAVERS' L'ASIE 



sur la façon de v4vre de ses sujets, mi-nomades 
et mi-agricoles. Au printemps; ces Kalmouks 
grattent la terre au moyen d'instruments abso- 
lument primitifs ; puis, laissant à la clémente 
nature le soin de leurs récoltes, ils s'en vont 
dans les montagnes, avec tentes, familles et 
troupeaux. A l'automne, on descend à la vallée 
pour couper la récolte, et Ton y reste tout 
l'hiver. 

A la rentrée au camp, nous recevons la 
visite d'un chasseur mongol défiguré de la 
manière la plus affreuse. Cet homme nous 
raconte que lui et son frère ont pour métier 
de faire la chasse aux cerfs, non point pour 
manger la chair de ces animaux, mais pour 
s'emparer- de leur cornes. On sait que chaque 
année, au sortir de l'hiver, le cerf perd son 
bois, qui ne tarde pas à être remplacé par un 
autre. Pendant les premiers mois de cette 
nouvelle croissance, la corne est molle, spon- 
gieuse, gonflée de suc et de sang. En cet état, 
les médecins chinois en font si grand cas qu'ils 
payent environ 400 francs la dépouille d'un 
seul animal. Or donc, notre Mongol, se trou- 
vant en chasse, se vit tout à coup en présence 
d'un ours auquel il envoya bravement son 
coup de fusil. L'ours, blessé seulement, arriva 
en grognant sur son agresseur. L'homme était 





MONUMENT FUNÉRAIRE MONGOL 



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A TRAVERS L'ASIE 



armé d'un fusil à mèche qu'il n'eut point le 
temps de recharger. La bête, d'un seul coup 
de patte, arracha à son ennemi un œil, une 
oreille et presque la moitié de la figure. Aux 
cris du malheureux, son frère accourut, et 
tous deux achevèrent le monstre à coups de 
couteau. De rudes hommes, ces deux frères I 
Fasse Dieu que je n'aie jamais à affronter 
pareille recontre ! 

17 septembre. Les guides nous ont conduits 
jusqu'au gué : la caravane traverse le Kash. 
Les chameaux rechignent bien un peu à la vue 
de l'eau ; mais des arguments frappants les 
décident à descendre dans le courant et à le 
traverser lentement, en se suivant tête à queue. 
La rivière n'est pas bien profonde, puisque 
nos chevaux ne plongent que jusqu'au haut 
du poitrail ; mais le courant est si violent, le 
lit est si hérissé de quartiers de roches, que nos 
pauvres montures frissonnent, tâtent d'un pied 
avant d'en porter un autre en avant, et renâ- 
clent d'étrange façon. Pour les hommes eux-mê- 
mes, la traversée n'est rien moins qu'agréable. 
L'eau entraînée dans un cours torrentiel a des 
remous si tumultueux que, si on la regarde de 
près, on est aussitôt pris d'un vèrtige tel qu'au 
moindre choc on risque de vider les arçons. 
Or, en ce cas, la mort est presque inévitable* 




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même pour le plus fort nageur: Le seul moyen 
de parer au danger, c'est de laisser à la mon- 
ture le soin de s'en, tirer, et de fermer les yeux 
ou fixer du regard ui^ arbre ou tout autre objet 
immobile de la rive opposée. Heureusement, 
nous n'avions pas dans notre troupe de per- 
sonne nerveuse ! En mon âme et conscience, 
je crois qu'il eût été nécessaire de la lier sur 
la selle, tant est irrésistible cette sensation de 
tournoiement. 

Enfin, nous t y voilà ! Ni .morts, ni .blessés 1 ; 
le Kash est franchi : en avant vers une vallée 
où coule une autre rivière, le Koungous. Des 
Kirghis y habitent sous la tente et nous offrent 
d'excellent koumis (eau-de-vie tirée du lait), 
de frais laitage et un bon petit agneau. Nous 
arrivons à la soirée sur la rive du Koungous,. 
et y sommes rejoints par un courrier qui nous 
apporte de Kouldja les dernières nouvelles 
européennes. 

18 septembre. Qu'on me permette ici un petit 
détail géographique. Le Kash, le Koungous 
et le Tekes sont trois torrents qui, par leur 
jonction au N,-E. de Mazar, forment la rivière 
d'Ili. Ce Koungous près duquel nous campons 
n'est rien moins que gracieux. Il roule ses eaux 
jaunes dans un lit sablonneux que ne bordent 
ni arbres, ni buissons, mais de tristes roseaux 
et des herbes sauvages. 




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A TRAVERS L'ASIE 



Nous ne faisons aujourd'hui que 60 lis tant 
parce que nos chevaux n'ont plus d'orge que 
pour prendre le temps, d'écrire en Europé, par 
retour du courrier. ' 

19 septembre. Le courrier est parti, ainsi 
que les deux Kalmouks d'Arban -Somon. Ces 
hommes nous avaient été donnés pour le 
passage du Kash. Mais trouvant la vie bonne 
en notre compagnie ils nous ont suivis jusqu'ici. 
C'est trop, car ils ne se contentent pas de 
manger ; ils dévorent. Or, il se passera bien 
des jours encore avant que nous puissions 
•renouveler nos provisions. 

Vers neuf heures du 'matin, nous franchis- 
sons le Koungous, et-, nous dirigeant vers le 
sud. nous arrivons en pleine « Terre des herbes », 
là où ne croît pas même la moindre broussaille. 
A midi, nous nous arrêtons pour prendre le 
thé, laisser souffler nos animaux et aussi 
dormir un peu, car la chaleur est accablante. 
Inutile de dresser la tente pour une si courte 
halte; mais où trouver de l'ombre, pour' faire 
la méridienne? L\in s'est fourré la tête dans 
une touffe de hautes herbes rigides, qu'il a 
coiffée de son veston, tandis que les autres 
ont fiché en terre les bâtons de la tente, et 
jeté par-dessus leur couverturë de lit. 
• Nous fonflons à poings fermés, quand, vers 




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deux. heures, on nous réveille en sursaut: un 
personnage de marque vient nous 'visiter en 
grand apparats Nous , nous frottons les yeux, 
.et nous voilà en , présence d'un quidam vêtu 
d'un bel habit en drap galonné de rubans d'or, 
portant sur la tête ; le chapeau officiel chinois 
surmonté du globule bleu-clair de grand man- 
darin de seconde classe, et, au cou, suspendue 
k un large ruban rouge, une grande médaille 
en argent à l'effigie d'Alexandre III, le Czar de 
toutes les Kussies. Ajoutons que cet homme 
était suivi d'une nombreuse escorte ; et l'on 
comprendra, l'ahurissement que nous éprou- 
vions à rencontrer en plein désrt un individu 
décoré à la fois par l'Empereur de Russie et 
celui de la Çhine, 

On nous donna bientôt la clef du mystère. 
Cet homme était; le, chef de 2000 familles Kiiv 
ghises très riches en troupeaux et habitant de 
superbes tentes en toile , blarçche.. Naguère 
encore, ce chef et sa tribu habitaient le terri- 
toire russe, près de Semipolatinsk, Le gouveiv 
neur général de la Sibérie, prenant en; consi- 
dération la richesse de cette horde et la réelle 
capacité de .son chef, avait tâché de s'attacher 
ce dernier par diverses faveurs, en particulier, 
par la décoration déjà mentionnée. Le Kirghis 
avait tout accepté ; mais, apprenant qu'en 




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A TRAVERS i/ASIE 



territoire chinois, non loin de Koungous, s'éten- 
daient d'immenses pâturagés inoccupés ; il 
s'était adressé en cachette à la Cour de Péking 
promettant obéissance si le terrain convoité 
lui était concédé. Les chinois firent plus que 
consentir au marché proposé : ils promirent 
au chef le titre de grand mandarin de seconde 
classe, Si bien qu'un jour, ou plutôt une nuit, 
le décoré d'Alexandre III franchit la frontière 
■et vint, avec hommes et troupeaux, s'établir 
dans ces prairies où il est comme un roi, 
puisque sa vassalité à l'égard de la Chine ne se 
traduit que par le tribut annuel de quelques 
chevaux. 

Or donc, ce vieux renard, ayant eu vent de 
notre approche, nous avait pris pour des 
voyageurs russes de distinction, et tenait à 
nous bien recevoir, dans l'espérance d'un 
cadeau quelconque, peut être d'une troisième 
décoration. En conséquence, il nous mena à 
son carrçp, fit dresser une tente de feutre pour 
nos g v enç, et pour nous, une belle tente en 
toile, richement garnie de tapis et de coussins. 
Puis, on nous servit à profusion d'excellent 
lait, de la viande de mouton, et ce koumis. à 
la fois rafraîchissant et tonique, si apprécié 
•des Européens qui ont voyagé dans ces para- 
ges. On dit qu'ailleurs il est moins bon. 




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Comme le chef mangeait avec nous, nous ne 
voulûmes pas l'offenser en exhibant nos cuil- 
lers de bois, et mîmes la main au plat, comme 
le maître de céans. 

Tong-Kia, notre cuisinier, ayant ainsi 
relâche, ce jour-là, en profita pour laver notre 
linge. Ces Chinois sont de véritables femmes 
•de ménage qui peuvent cuisiner, laver, recou- 
dre et faire la chambre. Si jamais, amis lec- 
teurs, vous avez à voyager en Asie, munissez- 
vous d'un Chinois ; l'objet n'est pas toujours 
très propre, mais il vous rendra d'indispen- 
sables services. 




CHAPITRE III 



Rencontre d'un ours. — Une situation critique. — Voisi- 
nage des loups. — Un fin gibier. — Les monts Narat. 
— Mort d'un chameau. — Rencontre d'un grand lama. 

20 Septembre. Nous partons dans la direction 
S.-S.-E Voici quel est notre train journalier. 
Levés avant le soleil, nous aidons nos hommes 
à -seller et à charger les animaux. Nous mar- 
chons ensuite jusqu'au soir, tantôt à pied, tan- 
tôt à cheval, faisant ainsi des étapes de 80 à 
100 lis. Un léger repas le matin, une tasse de 
thé vers midi, un solide souper le soir ; tel est 
notre régime alimentaire. 

On comprend qu'avec ce système je ne 
puisse lire régulièrement mon Bréviaire. Usant 
donc du privilège qui nous est accordé pour 
semblables circonstances, je remplace le réci- 



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A TRAVERS L'ASIE 



tation de l'office par celle de trois chapelets, 
devoir dont je puis m'acquitter tout en restant 
à cheval. 

Nous continuons à traverser le territoire du 
chef Kirghis bi-décoré, et nous arrivons . bien- 
tôt dans une vallée où croit du chanvre sau- 
vage. Un massif de montagnes qui dresse à 
côté de nous ses pics aigus est couvert, de haut 
en bas, de rosiers, de framboisiers, de hou- 
blon, et se trouve rayé dans sa partie moyen- 
ne par le sombre ruban d'une forêt de sapins. 
Nous pensons qu'un endroit de ce genre nous 
fournira assez de gibier pour remonter un peu 
notre garde-manger. En conséquence, la 
caravane fait halte, et nous partons pour la 
montagne, _au nombre de quatre : le Prince, 
moi, un Russe et un Kirghis. Le prince et le 
Russe étaient armés de carabines ; je m'étais 
muni d'un fusil se chargeant par la bouche et 
portant du plomb de chasse. Notre plan était 
de monter à cheval jusqu'à la forêt de sapins, 
d'y laisser nos animaux sous la garde du 
Kirghis, et de grimper pédestrement jusqu'au 
sommet de la montagne. 

Nous avons à peine dépassé la forêt, que, 
sur les hauteurs retentit le grondement d'un 
ours. Le Prince et le Russe s'élancent aussitôt 
vers cette direction. Chacun d'eux est muni 




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•d'une paire de jambes si longues qu'ils laissent 
bientôt en arrière votre serviteur, à qui la 
Providence n'a point donné semblable avan- 
tage. M'escrimant de mon mieux, je finis 
cependant par arriver au faite. du sommet le 
plus élevé, et trouve par terre une magnifique 
corne de cerf mural. Je ramasse l'objet et me 
mets en devoir de descendre, pour retrouver 
mes compagnons. Malheureusement, me trom- 
pant de direction, je m'engage dans un fourré 
plus élevé que moi, où des tiges de houblon 
sauvage sont enchevêtrées dans des herbes 
sèches. Mon fusil sur une épaule, la corne de 
•cerf sur l'autre, je me fraye à grand'peine un 
étroit passage. 

Tout à coup, dans les sillon laissé derrière 
moi, j'entends une rude grognement. Je me 
retourne : un ours est là, me regardant de ses 
yeux brillants, et soulevant ses lèvres frémis- 
santes pour me faire admirer de superbes 
canines. La bète me suit, à six ou sept mètres 
de distance. Une pensée, rapide comme 1 éclair, 
me rappelle le pauvre Mongol rencontré il y 
a quelques jours et si affreusement maltraité 
en semblable circonstance ; et j'avoue que je 
ressentais à la racine des cheveux une sensa- 
tion que je n'ai jamais éprouvée. 

Cependant, au mouvement que j'ai fait en 




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A TRAVERS l/ASIE 



me retournant. Tours s'arrête et fait mine de 
s'asseoir sur l'arrière-train, comme pour 
mieux considérer l'animal inconnu qui lui 
barre le passage. Je regarde, moi aussi, hyp- 
notisé en quelque sorte, cette bète qui, d'un 
seul coup de patte, peut me mettre en bouillie, 
et à laquelle je n'ai nulle chance d'échapper 
par la suite. 

Que faire donc ? Lui lancer mon petit plomb ? 
Le monstre, simplement blessé, se ruera sur 
moi, et personne ne sera là pour me porter 
secours. Heureusement on n'est pas sans avoir 
lu son Fenimore Cooper, on sait l'effroi que 
cause le feu à toutes les bêtes fçroces, et un 
fumeur ne va point sans allumettes. J'en fais 
flamber quelques-unes et je les jette dans les 
herbes aussi sèches que l'amadou. En deux 
secondes, une barrière de flammes crépitantes 
me sépare de l'ennemi : Tours détale en hur- 
lant, et je fuis de mon côté. J'aurais volé, si 
j'avais eu des ailes, car le feu s'étendait avec 
une rapidité si prodigieuse que je l'avais aux 
talons. 

Tout à coup se présente devant moi une 
pente abrupte, presque verticale. Impossible 
de la descendre, même en m'aidant des pieds 
et des mains ; et cependant il y va de la vie, 
si je m'arrête un instant. Jetant donc la corne 




A TRAVERS L'ASIE 



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de cerf, et étreignant mon fusil, je inc couche 
en travers de la pente et nie laisse rouler 
«comme un ballot. Je heurte des pointes de 
rocher, mes habits se déchirent, je roule à en 

gagner le vertige, et tombe enfin comme une 
masse dans un ravin. Le feu, hélas! m'a suivi. 
Je me relève, mais c'est en vain que j'essaie 
<ie courir, tant mes membres sont brisés. 
Rampant alors sur les genoux et sur les 
mains, dans les endroits épargnés par le feu, 

■e gagne enfin le bois de sapins, mais à une 
place fort éloignée de celle où se trouvent nos 
chevaux. 

Je me crois sauvé, et, comme le soleil s'est 
déjà couché, je me décide à ne pas quitter cet 
abri de toute la nuit. Soudain le feu atteint la 
forêt, l'embrasant sur .une largeur de plus de 
vingt mètres, et produisant ainsi une immense 
lueur qu'on aperçoit de notre camp, assis à 
plus de deux lieues dans la vallée. Ce qui avait 
failli causer ma perte fut mon salut. Nos 
gens, jugeant bien que quelque chose d'insolite 
se passait là- haut, sautent à cheval, munis 
<le lanternes, escaladent la montagne et tirent 
des coups de fusil. Réfugié dans une partie 
non incendiée de là forêt, je reponds à plu- 
sieurs reprises à la fusillade jusqu'à ce qu'on 
me retrouve enfin. 




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A TR WERS L'ASIE 



Il était environ minuit, et je n'arrivai aie 
camp que deux heures après, brisé, moulu,, 
affamé, tirant la langue, 
« jurant, mais un peu tard, qu'on ne m'y prendrait plus » 
Le Prince, le Russe et le Kirghis étaient 
rentrés sans encombre, longtemps avant moi,, 
croyant fermement que je les avais précédés. 

21 septembre. Par suite de mon équipée 
d'hier, nous ne partons qu'assez tard, décidés 
cependant à sortir aujourd'hui de la vallée du 
Koungous. La contrée prend un aspect fée- 
rique ; on dirait d'un immense jardin naturel 
où croissent spontanément poiriers, pommiers, 
pruniers, abricotiers aux branches desquels 
le houblon suspend ses guirlandes garnies de 
cônes au parfum pénétrant. 

22 septembre. Cette nuit, à quelques pas de 
notre tente, trois des moutons que nous emme- 
nons pour notre subsistance ont été dévorés 
par les loups. Les sangliers abondent égale- 
ment, comme en témoignent de longs sillons 
creusés dans le sol. L'envie ne nous manque 
pas de donner un peu d'émotion à ces man- 
geurs de truffes : mais nous devons y renon-^ 
cer, à cause de l'épaisseur des taillis. D'ail- 
leurs, le temps a changé ce matin, et nous 
partons par une pluie fine pour faire l'ascen- 
sion des monts Narat. 




A TRAVERS L'ASIE 



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La montée des premiers contreforts est 
extrêmement pénible. La pente est raide, et 
le sol glaiseux battu par la pluie est devenu 
si glissant, qu'hommes et bètes font, à chaque 
pas, de très peu réjouissantes culbutes. C'est 
au point que les chameaux ne pourraient plus 
avancer, si nous ne semions sur la route des 
herbes coupées, afin de donner un point 
d'appui à la molle semelle de ces animaux. 
Nous-mêmes, qui avons été assez imprudent 
pour ne point endosser nos imperméables, 
nous sommes mouillés jusqu'aux os, et arrivés 
à 2000 mètres d'altitudes, un vent violeat suc- 
cédant à la pluie, nous grelottons. Les grogne- 
ments de deux ours me valent, peu après, de 
joyeux quolibets. Il y a ici, du reste, une 
incroyable quantité de gibier, cerf, antilopes, 
sangliers, et une foule d'oiseaux, dont plu- 
sieurs encore inconnus. 

23 septembre. Pendant la nuit, tourmente de 
pluie et de grêle : le thermomètre descend 
presque à zéro. Nous continuons à monter et 
après une courte étape de 10 lis, nous arrivons 
à une dépression où coule un petit ruisseau. 
C'est là que nous faisons halte. 

Le Prince, en s'écartant un peu de la cara- 
vane, avait abattu une magnifique antilope, 
dont il tenait à conserver la peau pour sa 




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A TRAVERS L'ASIE 



collection. On s'arrêta donc, tant pour pré- 
parer la dépouille de l'antilope et celle de 
plusieurs oiseaux, que pour nous accorder un 
légitime repos. La chair de Pantilope fut 
préparée, moitié rôtie à la broche, moitié à la 
manière afghane. Voici la recette de ce dernier 
mets. On commence par creuser dans la terre 
un trou dont le fond est couvert d'un lit de 
cailloux. Dans ce trou, on entretient un feu 
de bois de sapin, jusqu'à ce que les cailloux 
soient chauffés à blanc. A ce moment on laisse 
dans l'excavation une certaine quantité de 
braises incandescentes, et la pièce de viande, 
traversée par une broche en fer, est placée sur 
l'ouverture et recouverte d'une peau de mou- 
ton. On pose ensuite, sur la peau de mouton, 
une légère couche de terre ; et, sur le tout, 
on étale ce qui est resté de braise. La cuisson 
dure toute la nuit, et le fumet qui s'échappe 
de l'ouverture de ce fourneau d'un nouveau 
genre est de nature à chatouiller délicieusement 
l'odorat le plus insensible. Experto crede. 

Ne souriez pas, et n'allez pas me croire plus 
Epicurien que de raison ! Nous ferons dans la 
suite assez de méchants repas, et il nous 
arrivera assez souvent de nous en passer, pour 
que, l'occasion se présentant, nous nous per- 
mettions un gigot à l'afghane. 





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24 Septembre. Les loups nous ont valu, cette 
nuit, une nouvelle alerte. Tout à coup, nous 
sommes réveillés en sursaut par le hennisse- 
ment des chevaux et le bêlement des moutons. 
Nous saurons sur nos armes, croyant à une 
attaque de pillardâ Kirghis. On tire au hasard 
quelques coups, et le hurlement connu nous 
apprend à quels ennemis nous avons affaire- 
Avant d'aborder l'ascension du plus haut 

sommet des monts Narat, il est indispensable 
de ferrer à neuf nos chevaux, car on ne nous 
annonce que rochers, pierres et cailloux. 
Pendant qu'on se livre à ce travail, le Prince 
et moi, nous allons en chasse, chacun de notre 
coté Le butin du Prince fut une seconde anti- 
lope ; le mien fut plus modeste : quelques 
oiseaux, un bain plus que frais dans une mare 
où je glissai, et une grosse charge de branches 
de groseiller toutes garnies de fruits. 

25 Septembre. Plus de quatre heures durant, 
nous foulons la pierre sous nos pieds, et rece- 
vons sur le dos une neige glaciale. De la neige, 
là où il y a des groseilles mûres ! singulier 
climat . que celui de ces montagnes ! Un 
énorme amas de pierres, un obo, comme disent 
les Mongols, marque le point culminant de la 
chaine. à 4300 mètres d'altitude. Enfin, nous 
y voilà ! Le coup d'oeil est magnifique ; mais 




A TRAVERS L'ASIE 



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le froid ne Test pas moins : aussi nous hâtons- 
nous de descendre par le flanc Est de la chaîne. 

Une marche de 5o lis nous conduit à une 
sorte de valllée où nous ne trouvons ni chauf- 
fage, ni herbe ; en outre, le froid devient de 
plus en plus intense, alors qu'il y a quelques 
jours nous avions encore 38 degrés de chaleur 
à l'ombre. Pour clore la série des infortunes de 
la journée, un chameau meurt, n'ayant paru 
malade que pendant peu d'instants. Peut-être 
la pauvre bête a-t-elle bu outre mesure aprèè 
cette première descente, ou bien a-t-elle brouté 
une herbe vénéneuse. Quoi qu'il en soit, un 
Mongol se met en devoir de Técorcher, très 
joyeux de l'aubaine, car, dans cette peau 
immense, il pourra découper pas mal de paires 
d'excellentes bottes. 

26 septembre. Le thermomètre marque 16 
sous zéro et le baromètre, 3ooo mètres d'alti- 
tude. Vers midi, nous nous arrêtons pour 
prendre le thé, quand paraissent, juchés sur 
des chameaux, cinq Mongols ayant à leur tête 
un grand Lama qui prétend venir de Péking 
et se rendre à Ili. Le personnage portait le 
grand chapeau jaune et les habits en soie 
rouge des gens de sa condition. 

Du haut de sa monture richement capara- 
çonnée, le « chapeau jaune » nous considérait 




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A TRAVERS L'ASIE 



de l'œil dominateur non d'un roi ou d'un 
empereur, mais d'un dieu qui a droit aux 
adorations de tout l'univers. Et, de fait, les 
pauvres Mongols ont pour ces ministres de 
Bouddha un respect si profond qu'ils les com- 
blent de présents, les hébergent dans leurs 
tentes, ne les abordent qu'à genoux, et se 
croient largement payés si le « saint » les a 
aspergés d'une sorte d'eau bénite. 

Le dignitaire de Bouddha s'aperçut bientôt 
que ces Européens à longue barbe et armés de 
fusils restaient insolemment assis à son appro- 
che, et ne paraissaient nullement disposés à 
se prosterner le front dans la poussière. Juste- 
ment indigné, il ordonne à ses hommes de se 
détourner et de passer outre. Je hèle le groupe, 
afin d'obtenir un instant d'arrêt, et de per- 
mettre au Prince de prendre une photogra- 
phie. L'appareil est à peine braqué que deux 
hommes de l'escorte prennent la fuite, ventre 
à terre, se croyant sans doute en présence 
d'un Krupp ou d'une mitrailleuse. Je m'ap- 
proche alors du Lama, le rassure sur nos 
intentions pacifiques, et lui offre la pipe et le 
thé. Refuser une telle invitation, le bonhomme 
ne l'oserait pas : accepter ce serait déroger à 
sa dignité. La curiosité finit par l'emporter, 
et, peu d'instants après, le Prince a tiré son 




A TRAVERS L'ASIE 



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cliché. Au cours de l'opération, le Lama, 
ignorant que je savais le mongol, criait à tue- 
tête à ses hommes : «prenez donc garde, vous 
autres ! on va vous ensorceler, avec cette 
machine noire . r> Et la mine ahurie des pauvres , 
diables disait assez combien ils déploraient 
cette funeste rencontre. Dieu sait à quelles 
pratiques ils vont avoir recours pour délier ce 
mauvais sort ! 




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CHAPITRE IV. 



Le sommeil des marmotles — Deux pipes cassées. — 
L'ébullition à 65 degrés. — Passe du Kaptchigai. — Chute 
de cheval. — Chameaux chaussés. — Un aigle gigan- 
tesque. — Une sève miraculeuse. — Embourbé dans un 
marais. — Arrivée à Kourla. — Utilité d'un harmonica. 

27 septembre. Étrange, le climat de ces con- 
trées ! Le matin, 14 degrés de froid ; à midi 
28 degrés de chaleur. Le baromètre marque 
2800 mètres d'altitude. 

Cent lis de marche nous conduisent dans 
une vallée dont le sol est littéralement miné 
par des myriades de marmottes. A la saison 
où nous sommes, nous ne pouvons apercevoir 
aucun de ces animaux, parce que tous sont 
déjà claquemurés dans leur trou, afin d'y 
commencer un sommeil qui durera jusqu'en 
avril. C'est un peu long. Mais « qui dort, dîne » 




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-dit le proverbe. Et d'ailleurs on assure que 
-ces bêtes ont la précaution intelligente de bien 
s'engraisser en automne et de transporter dans 
leur refuge certaines provisions. Des provi- 
sions ! dira-t-on ; mais, en ce cas. les marmot- 
tes mangent dans leur trou ; et si elles man- 
gent, elles ne dorment pas tout le temps. — 
Cette réflexion est extrêmement judicieuse ; 
mais il faudrait être plus naturaliste que je ne 
le suis pour étudier à fond et tirer au clair 
cette grande question du sommeil hivernal des 
marmottes. 

28 septembre. On tire un de ces énormes 
corbeaux si communs en Mongolie. Ces voraces 
pillards viennent ' rôder autour des camps, 
épiant l'occasion d'enlever un morceau de 
viande. Leur effronterie est sans égale, et la 
puissance de leurs ailes extraordinaire. Les 
Mongols, en vertu de la stupide doctrine de la 
métempsycose, ne tuent jamais ces forbans de 
la steppe. 

Journée des petits malheurs. Et d'abord un 
accident nous fracasse deux pipes. — Deux 
pipes ! la belle affaire, dira une lectrice — 
Eh ! Madame, si vous saviez le réconfort que 
peut donner une pipe, lorsque la bise vous 
cingle le visage, que les mains sont inertes de 
froid, que le ventre est vide, et qu'on doit 




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A TRAVERS L'ASIE 



journellement chevaucher pendant dix heures l 
— Puis la neige se met à tomber en abon- 
dance, et nous allons nous embourber dans un 
terrain marécageux, où force nous est de dres- 
ser la tente. 

29 sebtcmbre. Nous nous souviendrons de 
cette journée et des deux suivantes ! Et d'abord,, 
constatons un phénomène météorologique. A 
cause de l'altitude où nous nous trouvons au- 
dessus du niveau de la mer, l'eau de notre 
pot-au-feu entre en ébullition à 65 degrés. 
J'avoue qu'il en résulte une économie de com- 
bustible ; en revanche, il faut bien jouer des 
dents pour arriver à mastiquer la viande mal 
cuite. 

Nous entrons bientôt dans la passe du Kapt- 
chigai, par laquelle nous arriverons dans le 
bassin du lac Karachar. Très jolie, cette passe 
étroite, de vingt lieues de longueur, tapissée 
de quartiers de roche, et où serpente une 
petite rivière qu'il faut traverser à chaque 
instant. Au moment où nous y pénétrons, la 
neige nous est poussée dans le dos par un vent 
si violent que nos chevaux chancellent. C'est 
bien autre chose encore lorsque nous sommes 
entrés dans ce boyau pierreux ouvert entre 
des montagnes et des rochers à pic. Le vent 
resserré entre les deux parois, comme dans le- 




LAMAS DES MONGOLS TORGOTS PRENANT LK THE EX VOAYGE 

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A TRAVERS L'ASIE 



tuyau d'un soufflet de forge, mugit comme le 
tonnerre, tourbillonne en tous sens, et nous 
envoie la neige, tantôt devant, tantôt derrière. 
Les yeux sont aveuglés, les mains engourdies. 
Ai-je encore des jambes dans mes bottes ? J'en 
doute: je ne les sens plus. Mais ces Français ! 
Abrité pour un instant derrière un rocher, j'en- 
tends un traînard chanter à pleins poumons : 
" Où peut-on être mieux qu'au sein de sa fa- 
mille ? « A celui qui pouvait chanter en un 
moment pareil, M. Bonvalot disait le soir : 
« J'ai rêvé que je vous voyais mourir, après 
que vous aviez régné en Empereur. •? Et la 
réponse fut: «Merci bien ! j'aime mieux vivre. r> 
3o septembre. Nous sommes toujours dans 
la passe caillouteuse. Le gibier abonde : mais 
qui donc y songe ? Nous avons assez à faire 
pour guider les chevaux, que la fatigue et la 
faim font butter à chaque instant. Le mien 
tomde tout à coup, et, comme la route est en 
pente, je passe par-dessus ma monture, tète en 
avant, et roule sur un lit de pierres aiguës. 
Mes compagnons poussent un cri d'effroi, me 
croyant pour le moins les quatre membres 
brisés* Je parviens cependant à me relever 
seul, je me tàte, et constate que quelques 
endroits nont un peu endoloris, mais qu'en 
somme rien n'est cassé. Il n'y a donc qu'à en 




A TRAVERS L'ASIE 



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rire ; et d'ailleurs ces événements sont au pro- 
gramme d'un pareil voyage. 

Nous trouvons, pour la halte du soir, un 
endroit où la passe s'élargit un peu, et où les 
perdreaux fourmillent à ce point qu'en peu 
d'instants nous en avons tout un sac. D'où 
résulte un palao dont on ne laisse que la 
marmite. 

I er octobre. Nous ne partons qu'à dix heures, 
parce qu'il a fallu mettre des souliers à tous 
nos chameaux. Eh oui ! de gros souliers en 
cuir. Le chameau n'a point, comme le cheval 
et l'âne, un sabot corné. Son large pied, garni 
en-dessous d'une peau calleuse, s'accommode 
bien de l'herbe de la steppe et du sable du 
désert, mais les chemins rocailleux' le blessent 
jusqu'au sang. 

Cette misérable passe ne finit pas. En cer- 
tains endroits, elle est si encaissée entre les 
rochers, que la rivière la remplit tout entière. 
Force nous est donc de gravir d'étroits sentiers 
taillés dans les flancs de ces masses verticales 
et où il n'y a passage que pour un seul cava- 
lier. Ces sentiers s'élèvent parfois à plus de 
cent mètres au-dessus de la rivière. Que votre 
monture vienne à faire un faux pas, et vous 
roulerez, comme une pierre détachée, jusqu'au 
fond de l'abîme. Il faut avoir les nerfs solides 




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A TRAVERS L'ASIE 



pour ne pas frissonner en de telles circonstan- 
ces d'ailleurs excellentes pour apprendre à 
formuler aisément un acte de contrition. 

Tout à coup la passe s'élargit et nous pré- 
sente une sorte d'oasis où croissent des ormes 
et des broussailles. L'un de nos Russes y tue 
avec deux balles de son Berdank un aigle 
mesurant plus de trois métrés d'envergure. 
Les indigènes redoutent extrêmement ce pirate 
ailé, dont la force est telle qu'il peut emporter 
un mouton dans ses serres, et que les loups 
eux-mêmes se cachent dès qu'il apparaît dans 
les airs. 

Des Mongols-Torgots viennent souvent visiter 
en cet endroit une source thermale, dans 
laquelle leurs lamas assurent que réside un 
dieu capable de guérir toutes les maladies. Il 
est de ces gens auxquels ce bain chaud doit 
faire du bien, ne fût-ce que pour les décrasser 
une fois en leur vie. Quant aux autres, si le 
mal persiste, c'est évidemment que les dieux 
les trouvent indignes de guérison. En ce cas 
il n'y a qu'un moyen d'apaiser la divinité 
courroucée : la prière des lamas. Malheureuse- 
ment il paraît que ces prières coûtent fort cher. 

On nous affirme que demain nous sortirons 
définitivement de la passe : Deo grattas ! car 
ce corridor étouffé entre des rochers, cette 




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rivière, ces cailloux, le danger de se noyer ou 
de se rompre le cou, tout cela manque absolu- 
ment de charme. 

2 octobre. Ce n'est point sans peines que nous 
sortons de la gorge rocheuse. Nous avons à 
franchir les nombreux méandres de la rivière 
dqpt les eaux, même à gué, sont assez profon- 
des pour que nous devions vider les étriers et 
nous asseoir sur la selle à la façon des tailleurs. 

Bientôt cependant l'horizon s'élargit devant 
nous. Voici de belles prairies, des bois, des 
champs cultivés. Au loin, nous apercevons des 
tentes Torgotes groupées autour d'un arbre 
colossal. A cinq heures du soir, nous campons 
sous cet arbre, un vieil orme, que les indigènes 
vénèrent comme servant de demeure à un bon 
génie, semblable à celui de la source thermale. 
Le génie se manifeste par la sève qui découle 
fort abondante de plusieurs crevasses du tronc, 
sous forme d'un liquide jaunâtre et gluant. 
Cette sanie végétale est un remède à tous les 
maux du monde. Aussi chacun des indigènes 
que nous voyons rentrer au camp, va-t-il tout 
d'abord tremper le doigt dans la sève nauséa- 
bonde, pour s'en frotter vigoureusement la 
figure, les yeux et la langue; moyennant quoi, 
le voilà, pour un jour, à l'abri de tout malheur. 

Ces Torgots, comme les autres Mongols. 




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A TRAVERS L'ASIE 



paraissent bons enfants et d'humeur joyeuse. 
Mais leur intelligence parait fort bornée, et 
les mœurs sont bestiales. Il suffit de voir 
leurs femmes, pour se convaincre que l'impu- 
dence de ces immondes créatures l'emporte 
encore sur leur saleté extérieure ; ce qui n'est 
pas peu dire. La seule industrie de ces gens 
consiste dans la fabrication d'un feutre à la 
fois souple et solide. 

La journée suivante nous valut deux petits 
incidents : Tong-Kia, notre cuisinier chinois, 
fut le héros du premier ; je fus la victime du 
second. Au passage d'un bras du Youldous, 
maître Tong-Kia, voulant, par bravade, mar- 
cher en dehors du gué que nous suivions à la 
file, faillit se noyer. Quant à moi, me prome- 
nant le soir en dehors du camp, j'oubliai que 
j'avais la spécialité de m'égarer, et allai me 
jeter dans un marécage où j'enfonçai jusqu'aux 
aisselles. Je dus demander du secours, en 
tirant, coup sur coup, toutes les .* cartouches 
de mon revolver. 

4 octobre. Le marécage où j*ai failli périr 
hier est absolument impraticable et nous oblige 
à faire un très grand détour, pour gagner des 
collines sablonneuses ornées du nom poétique 
de Palais du diable. De là, nous apercevons 
le sommet neigeux des montagnes au pied 




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desquelles est assise la ville de. Kourla. Or, 
Kourla est notre salut, car c'est là seulement 
que nous pourrons nous ravitailler pour la 
traversée du Thibet. 

Mais ce n'est pas tout que d'arriver à Kourla ; 
il faut aviser au moyen d'en sortir, c'est-à-dire 
qu'il faut obtenir des autorités chinoises les 
attestations et permissions nécessaires pour la 
suite du voyage. En conséquence, il est décidé 
que, le lendemain, Abdullah et moi nous pren- 
drons les devants pour aller annoncer à qui de 
droit l'arrivée du Prince. 

5 octobre. A six heures <lu matin et par deux- 
degrés sous zéro, je pars avec l'interprète. Au 
train dont nous allons, la course ne sera que 
de quelques heures, car Abdullah prétend que 
la distance ne dépasse pas 40 à 5o lis ; et je 
dois l'en croire, puisqu'il a fait plusieurs fois 
cette route en compagnie de Prjévalski. 

— Eh bien ! maître Abdullah, votre ancien 
patron a bien fait de vous chasser ? Ils sont 
rares les imbéciles de votre trempe — Ainsi 
disais-je, lorsque nos chevaux, ruisselants de 
sueur après un trajet de 120 lis, ne faisaient 
qu'arriver à la gorge de montagnes au delà de 
laquelle se trouve la ville. 

Nul moyen d'arriver de ce côté à Kouna, ^ 
ce n'est par cette gorge. Quelques canons euro- 




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péens arrêteraient là toutes les armées du 
monde. Aussi s'est-il trouvé un homme célèbre 
qui avait fait de cette ville une citadelle impre- 
nable. Il y a une vingtaine d'années, lorsque 
les Musulmans de cette région s'étaient révoltés 
contre la Chine, un de leurs chefs. Jacoub-bey, 
commandait à un million et demi de guerriers 
disséminés depuis Karacher jusqu'à Aksou et 
Kachgar. De Kourla il avait fait sa place forte 
et y bravait impunément toutes les armées de 
l'empire. Les Chinois n'en eurent raison que 
par un procédé à leur manière. Gagné à prix 
d'argent, le secrétaire de Jacoub persuada à 
son maître, que, désespérant de le vaincre, les 
généraux de Péking lui offraient la paix et la 
conservation d'une sorte de royauté sur ses 
coreligionnaires. En conséquence, on prit jour 
pour célébrer par un grand festin la ratifica- 
tion du traité. Moins prudent que brave, le 
pauvre Jacoub s'y rendit et y mourut empoi- 
sonné. 

Quelle oasis que cette bourgade de Kourla ! 
Depuis les horreurs du Kaptchigai, nous 
n'avons guère vu que des marais ou des 
plages sablonneuses. Or, voici une petite 
ville protégée de tous côtés par des hauteurs, 
et offrant aux regards des allées plantées 
d'arbres superbes, des jardins où mûrissent 



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les fruits les plus délicieux — la pèche, 
la poire, le raisin — des champs où le melon 
sucré rampe à côté des hautes tiges du co- 
tonnier. 

Kourla, bien que soumise à la Chine, n'a 
que des autorités musulmanes. Le représen- 
tant de la cour chinoise. l'Atchim, est un turc 
portant costume et insignes de mandarin. Un 
chef subalterne, l'Aksakal, a pour mission de 
traiter avec les voyageurs et commerçants 
venant de la Russie. Je fus montrer à ce der- 
nier les passes que le gouverneur chinois de 
Kouldja nous avait remises, assurant qu'elles 
suffiraient pour toute la traversée de l'empire. 
Après quoi, je sortis à nouveau de la ville pour 
aller rejoindre notre caravane. 

La rencontre fut émouvante pour Abdullah. 
L'épithète que je lui avais adressée tantôt n'était 
que de la Saint-Jean auprès des malédictions 
que l'on fît pleuvoir sur sa tète. Quarante lis, 
tout au plus — avait- il dit: il y en avait plus 
de cent vingt, et hommes et animaux tombaient 
de fatigue et d'inanition. 

Heureusement, nous allons avoir ici quel- 
ques jours de repos. On a mis à notre disposi- 
tion une grande auberge avec cour fermée ; 
nous allons pouvoir croquer en paix des poires 
et des pommes, dormir grasse matinée, et 




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écrire les lettres que viendra prendre un cour- 
rier que nous attendons de Kouldja. 

Dimanche, 6 octobre. Le gouverneur chinois 
de la province réside à Oroumtsi, et son prin- 
cipal subordonné est le grand mandarin de 
Kar^char, à une journée d'ici. On nous annonce 
que PAtchim s'y est rendu, afin de prendre, à 
notre égard, des instructions qui nous seront 
aussitôt communiquées. 

Pendant que nous faisons une petite prome- 
nade, le courrier de Kouldja est arrivé. Cet 
homme a fait en onze jours un trajet qui nous 
en a demandé vingt-cinq. Il est vrai qu'il a 
changé chaque jour de monture et qu'un cheval 
est tombé mort sous lui. Le Prince paie large- 
ment à cet homme le plaisir que nous causent 
les lettres, livres et journaux qu'il nous 
apporte ; et, jusqu'à la nuit, nous oublions 
l'Asie, le Kaptchigai, les Chinois, les ours et 
les Turcs, pour ne parler que de la lointaine 
patrie. 

Entre-temps, cependant, notre cour avait 
été le théâtre d'une petite comédie. Une foule 
énorme de curieux avait fait irruption dans 
la cour de l'auberge et nous assiégeait littéra- 
lement dans la maison. S'il se lût agi de 
Chinois, j'aurais pu indiquer divers remèdes à 
la situation : quelques seaux d'eau, ou le claque- 




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A TRAVERS L'ASIE 



ment d'un fouet. Mais ces Musulmans sont 
trop belliqueux pour qu'on puisse se risquer à 
les traiter de la sorte. Un Russe de la caravane 
qui possédait un harmonica, eut alors une idée 
de génie. Il s'en alla, muni de son instrument, 
se planter dans la rue, et se mit à jouer avec 
furia tous les morceaux de son répertoire. La 
cour se vida, comme par enchantement. Le 
rusé musicien manœuvra alors de façon à se 
rapprocher de notre porte cochère, rentra d'un 
bond, ferma les deux battants et les assujetit 
solidement. Le tour avait été si prestement 
joué, que les Musulmans restés dans la rue 
applaudirent eux-mêmes avec enthousiasme. 




CHAPITRE V 



Le mandarin de Karachar. — Défense de poursuivre notre 
voyage. — Une expérience. — Passage du Kandj-Daria — 
Aspect des indigènes. — Nouvelles mésaventures. — La 
faune du pays. — Désert et oasis. «- Un sanglier. — Pas- 
sage du Tarim. 

7 octobre. Sachant qu'après avoir, dépassé 
Kourla nous ne trouverons plus, sur la route 
du Thibet, qu'un village proche du Lob-Noor, 
nous nous procurons ici de la farine, du riz. 
des chapeaux fourrés, des bottes en feutre, des 
pelisses, des couvertures pour les animaux, 
du sucre, du thé, et même des allumettes. De 
plus, nous louons vingt chameaux supplémen- 
taires, à raison de 200 onces d'argent par mois 
(1200 francs). 

Le soir, nous avons enfin des nouvelles du 
grand mandarin de Karachar. Les nouvelles 
sont mauvaises : le « grand homme » nous 
défend tout simplement de poursuivre notre 




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A TRAVERS L'ASIE 



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voyage. Il prétend que son collègue de Kouldja 
a outrepassé ses pouvoirs en nous permettant 
de voyager en Chine sans un passeport venu 
de Péking. A quoi nous répondons que nous 
avons agi de bonne foi ; que si, lorsque nous 
étions encore à Kouldja, on nous eût averti de 
cette exigence, nous aurions pu demander par 
télégraphe, à Péking, la pièce nécessaire ; mais 
que, nous étant avancés si loin, sur la parole 
formelle du gouverneur de Kouldja, il nous 
était impossible de retourner en arrière. 

9 octobre. L'Atchim vient nous dire que la 
défense de nous laisser aller plus loin émane 
non seulement du grand mandarin de Kara- 
char, mais encore de ce gouverneur de Kouldja 
que nous ne cessions d'invoquer. Cette fois, 
nous trouvons que la plaisanterie dépasse la 
mesure. — Comment ! ce gouverneur qui, non 
content de nous faire des cadeaux au moment 
du départ, a voulu encore nous escorter à 
quelque distance et n'a cessé de nous propiguer 
la promesse de nous faciliter notre voyage, ce 
même homme aurait donné l'ordre de nous 
arrêter ! C'est impossible, s'écriaient mes com- 
pagnons ! — Non pas, Messieurs, leur répon- 
dis-je, pour moi qui connais un peu ce monde- 
là, ce n'est pas impossible, c'est tout simple- 
ment chinois. 




A TRAVERS L'ASIE 



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L'Atchim fut avisé que nous n'avions nulle- 
ment l'intention de nous laisser duper de la 
sorte, et que nous allions nous diriger vers le 
Lob-Noor, tandis que notre courrier, qui 
retournerait à Kouldja, ferait parvenir à qui 
de droit les télégrammes nécessaires. 

Ces dispositions prises, nous organisons, 
séance tenante, le départ pour le lendemain, 
et nous déclarons hautement que si, a\i lieu du 
papier rouge des lettres mandarinales, on veut 
employer la force pour nous retenir, nous ver- 
rons ce que nous avons à faire. 

10 octobre. Cette nuit, M. Bonvalot a voulu 
savoir quelle serait l'attitude de nos hommes, 
dans le cas où Ton voudrait tenter contre nous 
quelque mesure de violence. Il se lève donc 
vers minuit, et se met à crier au secours. Im- 
médiatement, tous nos vaillants sont debout, 
l'arme au poing. — Bien, mes braves, leur 
dit Bonvalot, allez dormir en paix ; nous par- 
tirons demain, et quiconque voudra vous atta- 
quer devra d'abord considérer quels hommes 
vous êtes ! 

Et c'est en fière contenance que nous sor- 
tons de la ville, dans la matinée, et que nous 
nous enfonçons dans le désert. 

Les tentes sont à peine dressées pour le cam- 
pement du soir que, dans la direction de 




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A TRAVERS L'ASIE 



Kourla, un flot de poussière qui s'avance nous 
annonce l'approche d'une troupe nombreuse. 

— A moi, d'Auvergne, voilà l'ennemi ! — 
eût crié le chevalier d'Assas. L'ennemi, c'était 
PAtchim, nous arrivant ventre à terre et bien 
escorté, mais n'ayant nullement l'intention de 
se battre. Le brave homme, d'une mine contrite 
et humiliée, nous raconte que le grand manda- 
rin de Karachar cesse de s'opposer à notre 
voyage, jugeant bien que des personnages tels 
que nous sont les amis de l'Empereur et ne 
peuvent avoir que de bonnes intentions. Il 
aurait pu ajouter que la photographie prise 
par le Prince de la pièce officielle qui nous 
arrêtait dans notre marche, et la menace d'en- 
voyer la pièce en haut lieu avaient fait revenir 
le « grand homme de Karachar à de meil- 
leurs sentiments. 

« E finita la comedia ! » Ces petits tyranneaux 
chinois ont voulu se donner le plaisir de vexer 
un peu des Européens. Pour les rendre plus 
civils, il a suffi de les regarder dans le blanc 
des yeux ; nous profiterons de l'expérience. 

12 octobre. Nous atteignons les bords du 
Kandj Daria, rivière large de quinze mètres et 
extrêmement profonde. Sur les rives croissent 
des arbres très singuliers auxquels les indi- 
gènes donnent le nom de torak, et qui semblent 




LA Kl VI ERE TAÏ-IM. 



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A TRAVERS L'ASIE 



porter à la fois des feuilles de peuplier et des 
feuilles de saule. Le tronc, très dur dans sa 
partie extérieure, est poreux à l'intérieur 
presque comme une éponge. 

Avec ces arbres nous fabriquons un radeau 
de cinq mètres de côté, bien recouvert de me- 
nues branches, de roseaux, et même d'un peu 
de terre, afin de donner confiance à nos cha- 
meaux. Le transbordement s'effectue par un 
système ressemblant exactement à celui em- 
ployé par les marmots européens pour faire 
naviguer un sabot sur un fossé. Le va-et-vient 
est obtenu par des cordes attachées au radeau 
et que tirent des gens postés sur chaque rive. 
Ce passage laborieux n'est terminé que dans la 
soirée du i3, et, le 14, nous nous engageons 
dans une bien triste contrée. Tantôt du sable 
imprégné de salpêtre, où croît une herbe mai- 
gre, tantôt des mares et des roseaux ; partout 
des nuées de moustiques. Les rares habitants 
de ces tristes régions n'ont ni tentes, ni mai- 
sons, mais seulement de misérables abris 
temporaires en terre et en roseaux. Ils vivent 
de chasse, de pèche et du produit de quelques 
maigres troupeaux. Passage d'une petite ri- 
vière, au moyen d'un pont composé de sept 
troncs d'arbres juxtaposés. 

Du i5 au 17 octobre, nous pataugeons de 




A TRAVERS L'ASIE 



6 7 



plus belle, cherchant un chemin entre d'inter- 
minables marais dont nous ne pourrions nous 
tirer sans le secours des indigènes. Le type de 
ces gens est le Turc croisé avec le Mongol. 
Leurs cimetières sont chose extrêmement cu- 
rieuse. Les tombes sont recouvertes d'un amas 
de troncs d'arbres, et sur le t pourtour de ce 
bûcher sont fichées de hautes perches portant 
à leur sommet de petites banderoles et aussi 
des crânes de chevaux, des cornes de bœuf, des 
crinières ou des queues d'animaux divers. 

La pauvreté de ces peuplades est extrême. 
Le chef d'un hameau que nous visitâmes le 18 
n'avait pour demeure qu'une hutte en roseaux. 
Une sorte de grossière toile à sac sert à confec- 
tionner les vêtements, et la base de la nourri- 
ture est le poisson. Bien rares sont les Crésus 
qui possèdent quelques têtes de bétail et peu- 
vent se donner, au moyen d'échanges, le luxe 
d'un peu de froment ou de millet. 

Et cependant, ces pauvres gens paraissent 
jouir d'une force et d'une santé extraordinai- 
res. La sobriété de leur régime y est-elle pour 
quelque chose? Je le crois; mais il y a un 
autre élément à considérer. On ne trouve ici 
ni médecins, ni remèdes d'aucune sorte. 
Qu'une personne vienne à contracter une ma- 
ladie que l'on estime contagieuse, la petite 




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A TRAVERS L'ASIE 



vérole, par exemple, s'il s'agit d'un homme 
dénué de toutes ressources, on le transporte 
dans une cabane isolée, où, d'ordinaire, le 
pauvre diable meurt, faute de soins et d'ali- 
rnents. Si le malade possède quelques animaux 
on l'envoie à Kourla, où l'on mène avec lui 
quelques moutons destinés à indemniser le 
médecin de la ville. Ce richard vient-il à 
guérir ? On ne lui permet de rentrer au village 
natal que lorsqu'un de ses concitoyens sera 
venu constater que la guérison est complète et 
qu'il n'y a plus péril de contagion. Il y a plus : 
si un malade vient à mourir dans le hameau, 
tous ses vêtements sont jetés dans un marécage 
écarté, et le plus pauvre des pauvres ne con- 
sentira jamais à revêtir ces hardes contaminées. 
Ces gens seraient-ils, par hasard, au courant 
de la doctrine médteale des micrpbes, et les 
Koch et les Pasteur auraient-ils là bas des 
émules pratiques ? 

19 octobre Nous achetons aux indigènes un 
gros chien de garde, et nous louons deux hom- 
mes pour nous guider à travers ces marécages 
interrompus, ça et là, par des mamelons de 
sable salpêtré. Cette dernière précaution n'em- 
pêche pas que je ne sois victime d'une de mes 
frasques habituelles. Resté en arrière, je perds 
de vue la caravane, et m'égare dans un dédale 




A TRAVERS L'ASIE 



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de collines de sable. Mon cheval s'y enfonce 
jusqu'au poitrail, et refuse net de continuer. Me 
fiant à son instinct, je lui fais tourner bride et 
le laisse continuer à sa guise. 

La bonne bête repond à mon attente, et je 
perçois bientôt dans le lointain le bruit argen- 
tin des sonnettes de nos chameaux que mon 
-cheval salue d'un hennissement de triomphe. 
Moi, plus humble, non sans raison, je me 
garde de conter à mes compagnons mon nouvel 
-exploit. 

20 octobre. Le thermomètre est tombé, cette 
nuit, à 10 degrés sous zéro, et les loups sont 
venus roder autour de notre campement. Le 
chien acheté hier a donné l'éveil, et quelques 
coups de feu ont fait fuir les carnassiers. Il y 
a des hommes doués d'une organisation mer- 
veilleuse. On a tiré tout à côté de la tente de 
toile qui nous abrite : le Prince n'a rien en- 
tendu et n'a point cessé de dormir à poings 
fermés. 

Nous avons à gravir des côtes sablonneuses. 
Dans cette rude ascension, le pauvre cheval 
qui me porte depuis quarante jours semble fai- 
blir sous mon poids. Je mets pied à terre, 
pour le soulager. Mais avec de lourdes bottes 
de feutre et de pesantes fourrures, allez donc 
grimper sur * ces amoncellements de sable qui 




7o 



A TRAVERS L'ASIE 



vous glissent sous le pied ? Après cent pas, je 
suis essoufflé à rendre l'âme. La queue de mon 
cheval se trouve à ma portée : je la saisis à 
deux mains, et, en avant, mon bon coursier l 
Succès complet : la bête aime mieux tirer que 
porter. On rit d'abord de ma manœuvre, mais 
on se hâte bientôt de l'imiter, et notre petite 
armée parvient à surmonter, en ce singulier 
équipage, les crêtes sablonneuses. Campement, 
le soir, en un endroit où foisonnent loups, 
renards, lynx, canards et faisans. 

Le sable est ici tellement salé qu'il serait 
facile, par un simple lavage, d'en extraire du 
sel. Les habitants n'ont point à se donner cette 
peine : à une journée de là, on n'a qu'à le 
ramasser, tout cristallisé, sur les bords d'un? 



21 octobre. Nous traversons des bois touffue 
où croissent le peuplier, le jujubier, des buis- 
sons armés de terribles épines et un chanvre 
sauvage dont on fait une toile grossière, des 
sacs et des sandales. Plus loin, nous rencon- 
trons des joncs dont les tiges sont ténues com- 
me un fil de soie. 

Une sorte d'arbuste extrêmement utile dans 
ces endroits sablonneux où toute autre plante 
ne saurait croître, c'est le saxaoul (Haloxilor* 
amnodendron). Les chameaux sont très avides 



lac. 




A TRAVERS L'ASIE 



71 



des rameaux verts de cet arbuste, qui constitue 
d'ailleurs un excellent combustible. 

Ces régions limitrophes du Lob-Noor, sau- 
vages et presque inhabitées, servent de refuge 
à une foule d'animaux : l'antilope jaune, la 
gerboise, le chameau sauvage, l'hémione (âne 
ou cheval sauvage ; en turc : Koulan ; en Kirghis : 
Kértag ; en mongol : Takhi). 

L'hémione habite encore ailleurs que dans 
les environs du Lob-Noor et du Tarim, mais 
toujours dans les déserts les plus éloignés de 
l'homme. On ne voit jamais cet animal isolé, 
mais constamment en troupeaux commandés 
par un vieux mâle. L'hémione joint à une 
défiance sans égale une finesse extraordinaire 
des sens. Sa course est d'ailleurs tellement 
rapide qu'on ne peut l'abattre ou s'en emparer 
que par ruse. 

Quant au chameau sauvage, c'est ici sa vé- 
table patrie. Il ne diffère extérieurement du 
chameau domestique que par des bosses moins 
développées et par l'absence de callosités aux 
genoux. Comment cet animal peut-il vivre à 
l'état de liberté, se propager, se défendre contre 
les bètes féroces ? On a peine à le comprendre 
quand on sait à quel point le chameau domes- 
tique est dépourvu d'instinct. C'est ainsi que 
souvent, à la naissance d'un petit, celui-ci 




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A TRAVERS L'ASIE 



serait abandonné par sa mère, si l'homme ne 
venait à son secours. Les Mongols ont, en ce cas, 
une singulière pratique. Approchant la petite 
bète des mamelles de la mère, ils jouent en 
même temps d'un instrument de musique. Cela 
suffit pour que petiot puisse tèter, et, désor- 
mais, il y sera admis à volonté. Un de nos con- 
frères a été non seulement témoin, mais acteur 
dans une cérémonie de ce genre. A la prière 
de nos Mongols chrétiens de Poro-Balgason, il 
dut exécuter un morceau afin de décider une 
maman chameau à prendre en pitié son nourris- 
son, et remporta un magnifique succès. 

22 octobre. Journée à deux phases bien dis- 
tinctes. Tout d'abord, 80 lis à travers un 
désert, le plus désert qui puisse être : pas un 
être vivant, pas de broussailles, pas d'herbe, 
pas une goutte d'eau ; rien que du sable, un 
sable gras et ténu que le vent nous colle au 
visage, nous teignant tous d'un superbe jaune 
de Sienne. Seconde phase : nous atteignons 
une oasis où nous trouvons bois de chauffage, 
bon pâturage, et un brave chef musulman qui 
nous sert à profusion thé, melons, carottes et 
de magnifiques oignons qui nous font penser 
à ceux d'Egypte. Je comprends pour la première 
fois les regrets des Israélites à propos de cet 
excellent condiment : ils se trouvaient alors 





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A TRAVERS L'ASIE 



au désert du Sinaï et avaient comme nous r 
beaucoup de sable dans les dents. 

Le lendemain, nous rencontrons tout à coup 
un gros sanglier. M. Bonvalot lui loge dans le 
ventre une balle de revolver. Au lieu de char- 
ger, comme ses congénères d'Europe, la bête 
se sauve dans des buissons épineux. Nous lui 
courons sus. Mais la plupart de nos hommes, 
en leur qualité de Mahométans, ont horreur 
de ce gibier et manœuvrent de façon à le faire 
échapper. Nous avions bien faim, cependant,, 
de quelque chose qui ressemblât à un jambon, 
et je sais que quelqu'un maudissait ferme 
Mahomet. 

A 3 heures, en un endroit nommé Arkan, 
nous passons le Tarim au moyen de barques et 
de radeaux. Que ces chameaux sont donc stu- 
pides ! On les tuerait, qu'ils pousseraient des 
cris moins lugubres, qu'au moment de rem- 
barquement. Il en est six que les coups 
les plus violents ne peuvent décider à des- 
cendre sur les radeaux. De guerre lasse, 
nos hommes les poussent à l'eau, leur atta- 
chent la tête à l'embarcation, et en avant 
la machine ! Et encore, à la tombée de la 
nuit, n'avons-nous pu faire passer que nos 
propres chameaux : ceux de l'homme loué 
à Kourla restent sur l'autre rive, et, pour 




A TRAVERS L'ASIE 



75- 



la première fois, la caravane se trouve scindée. 

25 octobre. Le matin, gelée à il degrés sous 
zéro ; à midi, 22 degrés de chaleur, à l'ombre.- 
Des hommes du pays, tous musulmans, aident 
au transbordement des animaux N'étaient 
nos trois domestiques russes qui font à eux 
seuls la besogne de vingt hommes, plus d'une 
bète eût été noyée. Tous ces disciples de Maho- 
met s'entendent beaucoup mieux à lancer à 
tout venant l'épithète de chien — et d'autres 
encore ! — qu'à travailler. Ceux de cet endroit 
paraissent cependant assez instruits. Beaucoup 
peuvent réciter de mémoire de longs passages 
du Coran, des pièces de vers et des chants épi- 
ques. Ce qui ajoute encore à leur mérite, c'est 
qu'ils nous vendent, à très bon compte, d'ex- 
cellènts moutons. 

Nous traversons ensuite une plaine où croît 
ce peuplier singulier que j'ai signalé déjà 
comme portant sur le même tronc deux sortes 
de feuilles. Cet arbre semble se plaire dans les 
endroits imprégnés de salpêtre. D'où un double 
résultat. L'écorce est tellement imflammable, 
qu'une seule allumette suffirait à embraser 
toute une foret ; et la sève, Je couleur blan- 
châtre, a un gout véritablement salé. Les indi- 
gènes la recueillent et en fabriquent, en y 
joignant de la graisse de mouton, une sorte de 




76 A TRAVERS L'ASIE 

savon, grossier, il est vrai, mais dont ils fe- 
raient bien de se servir pour laver autre chose 
<jue leurs vêtements. 



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CHAPITRE VI. 



Un chef musulman et sa quatrième femme. — Un lac énigma- 
tique. — Effet de mirage. — Arrivée à Tcharkalik. — Le 
chameau sauvage. — Exploration du Lob-Noor. — Cause 
de la disparition du lac. — La dot d'une jeune mariée. 

26 octobre. A notre campement de ce soir 
arrive tout à coup un chef musulman qui 
revient de Tcharkalik, où nous nous rendons. 
Il y a fait l'acquisition d'une quatrième épouse. 
La nouvelle mariée est à cheval. En bon mu- 
sulman qu'il est, le chef voudrait nous faire 
admirer l'amazone et la monture. Nous récu- 
sant pour l'appréciation de la future prison- 
nière du harem, nous déclarons que le cour- 
sier est superbe, et louons bien plus encore le 
pain frais dont le brave homme nous fait 
présent. 

Le lendemain, soixante lis de marche sur 
un sable dont la croûte supérieure, saturée de 
sel, craque sous le pied comme du givre gelé,. 




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A TRAVERS L'ASIE 



nous mettent en présence d'un grand lac sur 
les eaux duquel s'ébattent des millions — je dis 
des millions — d'oiseaux aquatiques : cygnes, 
canards, oies, cormorans, etc. 

Ce lac serait-il le fameux Lob-Noor que nous 
tenons tant à explorer ? Les habitants d'un 
pauvre hameau viennent nous détromper, 
disent que ce lac s'appelle Karo-Boran. qu'il 
•est formé par les eaux réunies du Tanm et du 
Tcherchem-Daria, et enfin qu'il communique 
avec le Lob-Noor par une sorte de détroit. 

Bientôt nous franchissons sur un pont rusti- 
que le courant formé par les deux fleuves con- 
fondus en un seul. Les eaux ont un tel goût 
de vase et de roseaux pourris, que tous nos 
animaux et beaucoup de nos hommes sont mala- 
des pour en avoir bu. Achmed lui-même, le chef 
de caravane, l'homme de fer et d'acier, en a 
contracté une forte fièvre. 

28 octobre. Rude journée de 120 lis, d'abord 
par un terrain fangeux et puant, ensuite par 
une plaine d'une argile que le sel rend éclatante 
comme un miroir et dure comme la pierre. On 
comprend que toute végétation soit impossible 
sur un sol de ce genre. En revanche, les effets de 
lumière sont extraordinaires. Un corbeau qui 
s'est abattu à quelques centaines de mètres paraît 
grand comme un chameau, et lorsque dans 




A TRAVERS L'ASIE 



79 



Tapies-midi, nous apercevons au loin des buis- 
sons de saxaouls, le mirage nous les fait voir 
comme de grands peupliers. 

Laissant les chameaux en arrière, nous galo- 
pons vers ces broussailles, et, après les avoir 
franchies, nous arrivons au village assez impor- 
tant de Tcharkalik. Un vieil indigène nous offre 
sa demeure et nous présente à manger. Mais 
éreintés, comme nous le sommes, notre premier 
besoin est de dormir ; et chacun de s'étendre sur 
la couche en planches nues qui nous est offerte. 
Hélas! nos couvertures sont restées sur les cha- 
meaux : nous grelottons de froid. Plus malheu- 
reusement encore, l'hôtel qui nous est abandonné 
par son propriétaire est infesté de puces et de 
punaises. On se tourne, on se retourne; on geint, 
on gémit, on a la fièvre et la colique, on ne 
dort pas une minute, et. on se lève le matin 
avec une humeur massacrante. Pas tous, ce- 
cependant. Le prince, qui pourrait dormir au 
bruit du canon, a la chance de n'être jamais 
mordu par quelque vermine que ce soit. Quant 
à M. Bonvalot et quant à moi, nous jurons bien 
qu'on ne nous y prendra plus à préférer une 
cassine de ce genre à notre bonne petite tente. 

3o octobre. Nous allons camper ici pour plu- 
sieurs jours. Nos animaux ont besoin de repos, 
et nous avons à nous munir d'une foule de 




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A TRAVERS L'ASIE 



choses indispensables. L'anglais Carey, dont le 
but était comme le nôtre d'atteindre le Thibet, 
a dù rebrousser chemin, parce qu'il n'avait pas 
calculé ce qu'il lui fallait d'hommes, d'ani- 
maux, de vivres, de cordes à bagages, de ten- 
tes, de feutye et le reste. 

Des hommes du village viennent de rentrer 
d'une chasse au chameau sauvage, et rappor- 
tent deux peaux, fort malheureusement cou- 
pées en morceaux. L'existence de ces animaux 
est donc indubitable. Mais ce chameau sauvage 
descend-t-il d'individus échappés à la domesti- 
cité, ou bien a-t-il toujours vécu ici en pleine 
liberté ? C'est une question non encore résolue. 

Au cours d'une promenade en dehors du 
camp, je constate que le sol et le climat sont 
assez bons à Tcharkalik, puisqu'on y récolte 
froment, maïs, coton, pèches, melons et rai- 
sins. Un homme occupé à moudre du maïs 
m'invite à entrer chez lui pour fumer une 
pipe à eau qu'il me présente. Oncques ne vis 
pipe si monumentale : un archéologue pourrait 
la prendre pour une lampe des catacombes. 
Le réservoir à eau est l'enveloppe d'une grosse 
citrouille, bien nettoyée de la pulpe ; Je tuyau 
vient s'emmancher dans un large godet en 
racine posé sur la citrouille ; enfin, un minus- 
cule fourneau en cuivre couronne le tout. IL 





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A TRAVERS L'ASIE 



faut y aller des deux mains, pour manœuvrer 
semblable machine. Ne voulant point contris- 
ter le brave homme qui tient à me faire admi- 
rer son chef-d'oeuvre, je tire quelques larges 
bouffées, et laisse mon hôte ravi de tant de 
complaisance. Ah ! s'il ne fallait que cela pour 
faire un chrétien. ! 

I er novembre En ces jours, aux chants d'allé- 
gresse destinés à célébrer la gloire de ses 
héros, l'Eglise catholique fait succéder les gé- 
missements de la prière pour ses enlants qui 
l'implorent du fond de l'abîme expiatoire. Le 
pauvre missionnaire, errant par les solitudes 
de Timmense Asie, songe, lui aussi, à des 
vivants et à des morts chéris ; et il s'en va par 
la steppe, le bréviaire et le chapelet en mains ; 
et il prie, il se souvient, il espère, il retrempe 
son courage aux grandes pensées de la foi. 
Bientôt il abordera cette terre du Thibet où 
Satan règne en maître absolu, où jamais mis- 
sionnaire du vrai Dieu n'a pu s'établir, que 
quelques-uns ont à peine entrevue. Saints de 
TEglise triomphante, aidez-le à voir par quel 
point on pourra faire brèche dans cette cita- 
delle du Bouddhisme ; et vous, âmes de l'Église 
souffrante, j'offre à Dieu, pour votre soulage- 
ment, les peines et les fatigues qu'il nous reste 
à endurer ! 




A TRAVERS L'ASIE 



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2 novembre. On prend aujourd'hui une 
résolution importante. Les géographes ne sa- 
vent guère à quoi s'en tenir à propos du Lob- 
Noor. Tel voyageur en fait une mer où vient 
s'engouffrer le Tari m ; tel autre le mentionne 
comme un lac, j'allais dire un étang de peu 
d'importance. Nous voulons éclaircir la ques- 
tion, et, tandis que la caravane campera ici et 
que Bonvalot s'occupera des achats nécessai- 
res, le Prince, moi, l'interprète et deux servi- 
teurs russes, nous partirons demain en explo- 
ration. 

La soirée se termine par un épisode comi- 
que. Nous avions acheté pour nos animaux 
une assez grande quantité de trèfles. Tout à 
coup les ânes et les bœufs des indigènes 
arrivent en foule, et se mettent sans façon à 
cette table toute servie. Si nous tardons à les 
chasser, notre provision aura disparu en quel- 
ques minutes. Chacun donc de se précipiter, 
qui armé d'une gaule, qui d'un fouet. Mais les 
coups ne sont guère redoutés de bètes qui en 
reçoivent journellement notable ration ; et à 
peine avons-nous le dos tourné, qu'elles revien- 
nent plus affamées que jamais. Enfin, quel- 
qu'un — je tairai son nom — avise un moyen 
héroïque. Il prend à notre feu de camp une 
branche bien allumée et dont l'extrémité n'est 




8 4 



A TRAVERS L'ASIE 



que braise rouge. Armé de cette lance d'un 
nouveau genre, il tourne l'ennemi par ses 
revers, et pointe,., à l'endroit sensible. A cette 
attaque imprévue, les bœufs partent à fond de 
train, que ue en l'air et beuglant affreusement. 
Les ânes s'emballent, en exécutant, coup sur 
coup, une vingtaine de ruades presque perpen- 
diculaires. L'ennemi a bientôt disparu à l'hori- 
zon ; mais, pendant longtemps, les beuglements 
et les braiments qai se croisent sur tous les 
tons semblent demander : frères ! qu'est-ce 
donc que cette sensation si étrange et si... 
cuisante ? 

3 Novembre. Mettant à éxécution notre plan 
d'hier, nous partons à cheval, vers 9 heures, 
dans la direction d'Abdallah, village situé à 
l'ouest du Lob-Noor. Des ânes portent nos 
effets. Nous campons, le soir, en plein air r 
dans une plaine où ne croît pas une touffe 
d'herbe. Les ânes et les chevaux sont attachés, 
pour la nuit, d'une singulière façon. Un trou 
profond et plus étroit à l'orifice qu'à la base est 
creusé dans le sol, on y introduit la longe de 
l'animal, 0:1 comble avec la terre extraite, et 
on tasse avec le talon de la botte. La nature du 
terrain est telle que la bète est ainsi attachée 
comme à un mur. 

Le lendemain, nous arrivons à la partie 




A TRAVERS l/ASIE 



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orientale du lac Kara-Boran dont nous avons 
vu, il y a quelques jours, la côte occidentale. 
Ce lac, nous l'avons dit déjà, est formé par les 
eaux réunies du Tchertchen-Daria et du Tari m. 
Ce dernier, entré à l'ouest du lac, en sort à 
Test, et se prolongeant en une sorte de détroit, 
va, d'après les cartes, se jeter dans le Lob- Noor. 

Nous longeons ce détroit pendant près de 
120 lis, et logeons, le soir, chez un indigène 
qui paraît encore très robuste à l'âge de 102 
ans, ce qui est beaucoup ; mais il n'a à offrir 
que du lait et du thé, ce qui est fort peu. La 
hutte de cet homme et celles de quelques 
voisins sont faites en roseaux. Ces gens sont 
d'intrépides chasseurs, et nous promettons 80 
francs à qui nous rapportera une peau de 
chameau sauvage. 

Une chevauchée d'une heure nous conduit 
le 5 au village d'Abdallah, chez un petit chef 
qui a jadis hébergé le colonel russe Prjévalski 
et l'anglais Carey. On nous montre l'emplace- 
ment où a campé le colonel, qui affirme dans 
son livre que son camp touchait aux eaux du 
Lob-Noor. Or, aujourd'hui, à perte de vue, la 
plage est sèche, sauf çà et là une mare où 
croissent des roseaux de cinq à six mètres de 
hauteur. 

Tandis que nous nous entretenons avec les 




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A TRAVERS L'ASIE 



indigènes, arrivent quatres Tourgoutes menant 
avec eux un troupeau de chevaux et de cha- 
meaux. Ces gens s'en vont à la rencontre, ou 
plutôt au secours de leur roi qui, parti Tan der- 
nier en pèlerinage au Thibet, a vu mourir en 
route, tués par le froid et la misère, les trois 
cents chameaux composant sa caravane, ainsi 
que douze hommes. — Et nous allons précisé- 
ment entreprendre le même voyage ! Mais 
bast ! ces gens exagèrent peut-être. Et puis, 
qui vivra verra ! En attendant, allons chercher 
le lac ! 

6 novembre. Le froid est de io° sous zéro. 
Après le déjeuner, nous prions notre hôte de 
vouloir bien nous faire conduire jusqu'au Lob- 
Noor. Cet homme nous regarde, ébahi. — 
Le Lob-Noor ! il n'y en a plus. — Comment ! 
plus de Lob-Noor ! Et cette carte que voici, 
dessinée par Prjévalski ! Et cette autre, de. 
Carey ! — Oui, oui je sais ; dans ce temps-là, 
le Lob-Noor existait encore ; aujourd'hui, il n'en 
reste plus rien. 

Et le brave homme de maintenir son dire et 
de nous faire l'historique de cette singulière 
disparation. Quand il y a treize ans, Prjévalski 
vint pour la première fois à Abdallah, le villa- 
ge se trouvait effectivement sur les bords du 
lac. A son voyage de i885, le colonel dut aller 
chercher le lac à deux lieues plus à Test. Et 




A TRAVERS L'ASIE 



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aujourd'hui, en 1889, noue pourrions dresser 
la tente au centre même de ce qui fut une 
petite mer. 

Comment expliquer un tel phénomène ? Voici 
une hypothèse que nous trouvons plausible. 
Nous avons dit plus haut (5 octobre) qu'il y a 
une vingtaine données les populations musul- 
manes établies sur les confins du Tarim s'étaient 
révoltées contre la Chine. Pendant plusieurs 
années, ces gens abandonnèrent complètement 
la culture de leurs terres et ne vécurent plus 
que de brigandages. Or, en ces contrées, les 
terres cultivées sont principalement fertilisées 
par les eaux d'irrigation captées aux rivières 
et dirigées ensuite par de multiples canaux. Au 
temps de la guerre et plusieurs années apiès, il 
arriva donc que le Tarim et ses affluents 
n'étant plus saignés pour la culture des 
champs, roulèrent un volume d'eau assez con- 
sidérable non seulement pour entretenir le 
Kara-Boran qui existe encore, mais encore 
pour former un peu plus loin le Lob-Noor. A 
mesure que la culture reprit dans les régions 
dévastées par la guerre, les eaux du Tarim 
baissèrent graduellement, et le lac ne recevant 
plus assez d'eau pour compenser Pévaporisatioil 
causée par le soleil et la filtration dans les 
sables, diminua peu à peu, se réduisit à un 



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A TRAVERS L'ASIE 



étang, et finalement à zéro. 

Si rationnelle que nous parût cette théorie, 
nous tenions à nous assurer de ce que deve- 
naient, en fin de compte, les eaux du Tarim 
sorties du Kara-Boran. 

Nous louons deux barques et des rameurs, 
et filons à raison de 16 lis à l'heure. Le fleuve 
large de 3o mètres, profond de 8 à 10, serpente 
à travers des sables ou des forêts de roseaux. 
Après quatre heures de navigation, la sonde 
n'accuse plus que 4 mètres. Plus loin, le fleuve 
se divise en trois branches, et celles-ci se ra- 
mifient elles-mêmes en une foule de ruisseaux 
qui finissent par disparaître. Nous enfilons le 
cours principal qui se rétrécit bientôt à ce 
point qu'à un village nommé Kara-Kortchoun 
le Tarim n'est plus qu'un simple fossé. Plus 
loin encore, à Eutai, à l'extrémité du territoire 
jadis occupé par le Lob-Noor, le fossé se réduit 
à un mince filet d'eau. 

Les habitants de ces villages, logés dans des 
huttes en roseaux, n'ont pour nourriture que 
le poisson et les oiseaux de marais, à quoi ils 
joignent, en guise de légumes, des racines de 
chanvre sauvage. Ce qui ne les empêche pas 
d'être si robustes que les vieillards de 90 ans 
encore droits et alertes, ne sont pas rares parmi 
eux. Nous en vîmes un, âgé de 106 ans, ayant 




A TRAVERS L'ASIE 



8 9 



•encore bon pied, bon œil et excellent appétit. 
Notons encore, pour nos lectrices, que la dot 
d'une jeune mariée se compose ici de : 

i° Dix bottes de chanvre sauvage. 

2 0 Deux idem de poisson séché. 

3° Une barquette. 

4 0 Dix tasses de poisson frais accommodé. 
5° Une marmite et un briquet. 
6° Trente à quarante canards sauvages pris 
au piège. 

Le 7 novembre, nous remontons le Tarim et 
rentrons à Abdallah, où nous prenons un jour 
de repos. Dans la soirée du 8, reviennent des 
chasseurs partis depuis 35 jours, en quête de 
chameaux sauvages. Les femmes pleurent et 
se lamentent ; l'expédition a coûté la vie à un 
cheval et à cinq ânes, et on ne rapporte comme 
butin que les peaux découpées, hélas ! de deux 
chameaux. Inutile de dire que la tête et les 
pieds, parties si importantes au point de vue 
scientifique, ont été abandonnés dans le dé- 
sert. 

Trois jours après, nous rentrions au camp. 




CHAPITRE VII 



Préparatifs de départ pour leThibet. — Le chemin direct — 
L'Altin-Tagh. — Au sommet du premier gradin. —Dispari- 
tion du Prince. — La passe de sable. — La passe de pier- 
res. — Le mal des montagnes. — Transport de pirogues à 
5, 200 mètres d'altitude. — Un mouton extraordinaire. 

Du 12 au 16 novembre, on s'occupe des der* 
niers préparatifs pour l'ascension du Thibet. 
Afin de soulager nos chameaux porteurs, nous 
louons i5 ânes supplémentaires. Pour nous 
précautionner contre le froid, nous nous mu- 
nissons d'épaisses fourrures, de gants, de bas 
et de camisoles en feutre. Pour parer à la faim, 
nous faisons cuire et recuire, afin de la bien 
dessécher, une provision de 2000 livres de 
pain. Une grande quantité de graisse de mou- 
ton est fondue et coulée dans des estomacs de 
bœuf. Le sel est mis au four, afin de le dégager 
du salpêtre ; il en sort blanc comme la neige, 




A TRAVERS DE L'ASIE 



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Nous avons en outre du riz, de la farine, du 
thé, et trente moutons vivants. Pour nos ani- 
maux, nous prenons de Forge et du maïs. De 
plus, comme nos domestiques russes nous quit- 
tent pour retourner chez eux, nous louons huit 
hommes du pays, vrais aventuriers, tels qu'il 
les faut dans une expédition de? ce genre. Parmi 
eux se trouve un vieux chercheur d'or, du nom 
de Timour ; Isaï, jeune homme qui s'est enfui 
de chez lui, après avoir protesté contre le se- 
cond mariage de son père en cassant les deux 
bras à sa belle-mère ; et enfin trois chasseurs 
de profession. 

M. Bonvalot annonce qu'au lieu d'aborder le 
Thibet par Test et par la plaine du Tsaidam 
route ordinaire — plus facile mais plus longue 
— nous partirons par le chemin le plus direct, 
droit vers le sud, en escaladant l'Altin-Tagh, * 
un rameau de la chaîne des monts Kouen-Lu- 
enn. A cette nouvelle les indigènes jettent de 
hauts cris. A les entendre, suivre cette voie, 
c'est marcher à une mort certaine. Prjévalski 
et Carey ont eu toute la peine du monde, 
disent-ils, à franchir le seul Altin-Tagh. l'un 
avec des chevaux, l'autre avec des ânes : ce 
serait folie que de vouloir aller plus loin encore ' 
avec des chameaux ! Nous apprîmes plus tard 
le vrai motif pour lequel les gens de Tcharka- 




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lik voulaient nous faire prendre une autre route ; 
l'existence clans les parages de l'Altin-Tagh, en 
un endroit nommé BokaliU, d'une mine d'or 
exploitée par eux et sur laquelle ils craignaient 
de nous donner des renseignements trop pré- 
cis. Bref, la résistance des indigènes en vient 
au point que l'Aksakal, chef du village, se 
refuse à nous livrer les ânes et les hommes 
qu'il s'est engagé à nous fournir par un contrat 
en due forme. Mal lui en prend. D'un seul 
revers de la main, notre bouillant Achmed met 
tout en sang la figure de l'infortuné bourg- 
mestre. L'argument est inattendu, mais décisif 
et la paix se rétablit si bien, que la dernière 
soirée se passe en danses et en chants. 

17 novembre. Nous partons, vers midi, nous 
dirigeant vers PAltin-Tagh, qui, semblable à un 
mur géant, nous barre la route du mystérieux 
Thibet. Dès le lendemain, nous quittons la 
plaine et nous nous élevons en cette seule 
journée de plus de 5oo mètres, respirant à 
pleins poumons l'air froid — 10 degrés sous 
zéro — mais vif et bienfaisant de la montagne. 

La chaîne se compose de trois immenses gra- 
dins superposés, à chacun desquels on arrive 
par une gorge ou passe resserrée entre des 
hauteurs. Le 22, nous atteignons la première 
passe, dite Y Avérasse. L'entrée en est grandi- 




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ose. Qu'on se figure un tunnel naturel, très 
étroit, creusé entre des parois à pic de 200 
mètres de hauteur. Ces murs verticaux sont 
composés de couches alternatives d'argile 
jaune et de petits cailloux. Sous l'action des 
eaux et du vent, ces cailloux se sont détachés 
en beaucoup d'endroits, de façon à former sous 
les couches d'argile d'innombrables cavernes 
de l'aspect le plus fantastique. Des blocs énor- 
mes d'argile sont ainsi suspendus au-dessus de 
nos tètes dans un équilibre si instable, que 
nous ne marchons qu'en tremblant et ne parlant 
qu'à voix basse. Nos hommes savent par expé- 
. rience que la vibration de l'air causée par un 
grand cri, et à plus forte raison par la détona- 
tion d'une arme à feu, ferait choir sur nous ces 
masses branlantes, comme "un pistolet tiré à 
blanc dans une cheminée en fait tomber toute 
la suie. 

Plus loin, le fond du ravin est couvert d'une 
glace si glissante que nous devons y jeter du 
sable, pour donner pied à nos chameaux. Puis, 
voici des quartiers de roche, étagés comme 
un escalier. Il est des marches si élevées, que nos 
chameaux ne pouvant les enjamber, nous de- 
vons employer le marteau, pour leur faciliter le 
passage. 

Vers deux heures, nous parvenons au haut 



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de la passe, et nous campons sur le sommet 
du premier gradin de TAltin-Tagh, en un 
endroit tapissé de broussailles et peuplé par 
beaucoup d'oiseaux appartenant à la faune 
spéciale du Thibet. Tout à coup, huit chèvres 
bleues — sorte de superbe antilope — s'élancent 
des buissons. Le Prince» ayant une carabine à 
portée de la main, tire vivement dans le tas, 
croit avoir touché, et s'élance à la poursuite de 
son gibier. A cinq heures, le soleil se couche ; 
une heure après, l'obscurité est complète, et 
le Prince n'est pas revenu. On comprend nos 
alarmes Nous crions jusqu'à extinction de voix, 
nous tirons des centaines de coups de fusil 
et envoyons sur les hauteurs cinq hommes 
munis de perches et de cordes. Nous supposons 
qu'entraîné par l'ardeur de la chasse, le Prince 
aura roulé dans un précipice, qu'il est blessé, 
qu'il est mort peut-être. Quelles angoisses ! 
Quelle terrible nouvelle à annoncer à Paris ! 

Ayant fait tout ce qui nous était humaine- 
ment possible, je tourne mes pensées d'un autre 
côté, je prie ardemment la Très Sainte Vierge 
de nous venir en aide. Peu d'instants après, les 
hommes envoyés en exploration entendent dans 
le lointain des coups de feu, puis des cris de 
détresse. Ils y courent, et trouvent le Prince 
sain et sauf, mais empêtré de si singulière 
façon qu'il faut le retirer comme du fond d'un 




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puits. A son retour, il nous raconte que, reve- 
nant de sa poursuite inutile, il se dirigeait vers 
les feux de notre camp, lorsque se présente 
une petite gorge qu'il croyait propre à abréger 
son chemin. Il y descend, mais, trompé par 
l'obscurité, il perd pied, glisse sur une pente 
extrêmement rapide, et ne s'arrête enfin que 
dans une sorte de poche étroite et pierreuse où 
il lui était aussi impossible de descendre que 
de monter. 

23 Novembre. Il s'agit d'escalader le second 
gradin de l'Altin-Tagh. La passe qui doit nous 
y mener, le Koundavan, mérite bien son nom : 
passe de sable. L'étroit ravin montant, dont 
nous ne saurions déboucher si nous nous y 
engageons, est bordé par des collines abruptes 
d'un sable ténu sur lequel toute trace de sentier 
a disparu. Nous avons donc à créer un chemin 
étroit, au moyen de pelles et de bêches. Les 
chevaux et les ânes y passent sans encombre ; 
mais il a fallu préalablement décharger les 
chameaux. Nos gens de Tcharkalik, vrais 
chasseurs de chamois, aussi alertes que robus- 
tes, portent toutes les charges jusqu'au faîte 
de la passe, à 3ooo mètres d'altitude. 

24 et 25 Novembre. Reste à parvenir au som- 
met de la chaîne, par une passe plus terrible 
encore que les deux précédentes : le Tashdavan, 




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ou passe des pierres. Stimulés par la promesse 
d'une riche récompense, nos hommes grimpent 
jusqu'à onze heures. Tout à coup se dresse de- 
vant nous un énorme mamelon rocheux, où 
commence la passe proprement dite. Sur une 
hauteur d'environ 5oo mètres, à travers un* 
dédale de pierres branlantes, le sentier monte 
en lacets, par une pente si raide que je me de- 
mande comment les animaux pourront jamais- 
grimper là haut. Renouvelant la manœuvre 
déjà connue, je m'accroche à la queue de mon 
cheval et pousse celui-ci en avant. Le Prince 
et Bonvalot suivent de près. Tous les quatre ou 
cinq mètres, nous devons nous arrêter, tant le 
cœur nous bat dans la poitrine. Enfin, après 
plusieurs heures de fatigues si grandes que je 
ne croyais pas l'organisme humain capable de 
les supporter, nous arrivons au faîte, à 520O* 
mètres d'altitude. 

Là, pendant un jour et demi que nos hommes- 
emploient à transporter sur leurs épaules les- 
charges de nos chameaux, nous ressentons pour 
la première fois les atteintes de ce mal singulier, 
si bien appelé « le mal des montagnes L'air à 
ces altitudes, est si peu dense, que le sang 
s'échappe spontanément par le nez ; on éprouve 
de violents maux de tête, des nausées, des vo- 
missements ; l'appétit disparait, ainsi que le 





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A TRAVERS, L'ASIE 



sommeil : est-on trop couvert la nuit, on ris- 
que d'étouffer ; et si Ton rejette les couvertures, 
on court risque de geler, car le froid est de 29 
degrés sous zéro. 

Que de fois, en semblables circonstances, je 
me suis dit qu'à mon retour en Europe, je se- 
rais environné d'amis m'enviant le bonheur 
d'avoir fait un voyage si mouvementé ! Eh 
bien ! J'aurais bien voulu leur faire admirer 
la poésie de notre campement, au sommet de 
TAltin-Tagh, dans la soirée du 26 novembre ! 
Nos animaux assiègent le camp, braient, pleu- 
rent, pour obtenir un peu d'eau. Hélas ! les 
quelques morceaux de glace que nous avons 
emportés suffisent à peine à nous fournir une 
tasse de boisson. Plusieurs de nos hommes sont 
malades de fatigue, et tous sont démoralisés 
par cet étouffement qui les serre à la poitrine. 
Coûte que coûte, dussions-nous pousser nos 
gens le bâton dans les reins, il faut marcher en 
avant, et descendre un peu plus bas, pour trou- 
ver un air plus respirable. 

Le lendemain, 27, cinq heures de marche 
nous mènent à 800 'mètres plus bas, en un en- 
droit où nous trouvons un triple trésor : de la 
glace en abondance, des broussailles et de 
l'herbe sèche. 

Cette descente produit sur nous un effet bien 




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singulier. Au faîte de la montagnes, il semble 
que Ton porte sur la tête un panier lourdement 
chargé, dont le poids s'allège à mesure que l'on 
descend, pour disparaître complètement lors- 
qu'on n'est plus qu'à 4000 mètres au-dessus de 
la mer. 

Puisque je parle d'altitude, mentionnons le 
tour de force que nous venons d'exécuter. A 
notre départ de Tcharkalik, prévoyant que nous 
aurions à franchir divers cours d'eau, nous 
avons emporté à dos de chameau deux légères 
pirogues. Faire passer cette flotte au-dessus de 
l'Altin-Tagh, à 5200 mètres, voilà ce qui ne 
s'était pas vu depuis la création du monde, ou, 
du moins, depuis le déluge. 

Après un jour entier de repos, nous ne fai- 
sons, le 3o, qu'un court trajet, parce que, avant 
la halte de nuit, nous devons recueillir de la 
glace et des broussailles pour les deux étapes 
suivantes, où les gens de Tcharkalik affirment 
que nous n'en trouverons pas. 

Malgré l'altitude de 4500 mètres où nous nous 
trouvons encore, malgré le froid de 20 à 3o 
degrés dont nous sommes gratifiés, qui croira 
que nos serviteurs, bien qu'ils aient une tente 
à leur disposition, ont dormi jusqu'ici en plein 
air, serrés les uns contre les autres, couverts de 
grosses pièces de feutre, et abrités par nos 




IOO 



A TRAVERS L'ASIE 



bagages amoncelés en rempart ! Le 2 décembre 
seulement, ayant souffert du vent et de la pous- 
sière, ils se décident à dresser leur tente, et 
continuent ensuite à s'en servir. 

On fait grand cas en Europe de la vitesse et 
du fond des chevaux anglais. Parmi ces ani- 
maux tant prônés, en est-il beaucoup qui 
seraient capables de fouruir un trajet de 4500 
kilomètres, par des froids horribles, en escala- 
dant à travers les sables et les rocs des cimes 
de plus de 5ooo mètres, ne broutant çà et là 
qu'un peu d'herbe sèche, en tirant la langue de 
soif, ou ne buvant qu'un peu d'eau saumâtre 
et salpêtrée ! Il est permis d'en douter. Et 
poutant, ce que ne feraient pas ces nobles 
coursiers, un animal bien plus humble l'a ac- 
compli. Parmi les moutons que nous avions 
emmenés il s'en trouva un assez intelligent 
pour comprendre que le seuil de notre tente, 
dont la porte était toujours à l'opposite du vent, 
serait un excellent endroit pour y passer la nuit. 
On le laissa faire, parce que, couché là, il bou- 
chait hermétiquement le bas de la porte. Je me 
pris d'amitié pour cette brave bète, et, quelques 
douceurs aidant — un morceau de pain ou de 
sucre — je l'habituai à entrer le soir dans la 
tente et à se coucher, comme un fidèle toutou, 
au bas de ma couchette, ce qui me procurait 




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TOI 



un excellent édredon. Je ne dirai pas que cet 
édredon vivant n'avait pas quelquefois certains 
inconvénients qu'il est inutile de spécifier : mais 
il faisait si froid, sur ces hauteurs du Thibet ! 
Ce mouton incomparable nous accompagna 
pendant sept mois et mourut d'inanition à 
Batang, après un trajet, je le répète, de 45oo 
kilomètres. 




CHAPITRE VIII 



Découverte d'une caravane. — Froid horrible — Détails culi- 
naires.— Grandes altitudes. — Une singulière chasse aux 
yacks sauvages. — Le lac qui ne gè'e pas.— Funèbre dé- 
couveite.— Un complot. — Une vrai chasse aux yacks. — 
Encore une mésaventure. — Remède contre l'insomnie .— 
L'antilope Orongo. — Départà jeun. — Diner d'un gigot cru. 
— Effet du tabac aux grandes altitudes.— D.stribution de 
friandises. 

Le 4 décembre. — par un froid de 31 degrés 
sous zéro — nous découvrons une caravane 
s'avançant dans le lointain, à notre gauche, en 
sens inverse de notre direction. Deux hommes 
envoyés aux informations nous rapportent bien- 
tôt que cette troupe n'est autre que celle de ce 
roi des Tourgotes dont on nous avait parlé au 
Lob-Noor. Le royal pèlerin revenait du Thibet 
par voie directe du sud au nord, celle précisé- 
ment que nous voulions suivre, en dépit de nos 
guides de Tcharkalik, qui prétendaient nous 




A TRAVERS L'ASIE 



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entraîner vers Test. Cette rencontre nous parut 
providentielle ; là où des Tourgoutes ont passé 
nous passerons aussi. En conséquence le chef 
des gens de Tcharkalik est avisé que, dans peu 
de jours, il pourra s'en retourner avec ses hom- 
mes et ses ânes. Nous le prions seulement de 
nous dire sincèrement si, oui ou non, il a con- 
naissance de cette route descendant directement 
vers la capitale du Thibet. — Nous n'avons ja- 
mais été plus loin que jusqu'ici dans cette direc- 
tion, nous répond cet homme ; puis, nous 
tournions vers Test pour nous rendre aux mines 
d'or de Bokaliz. — Ce n'est point de lor qu'il 
nous faut, répliquons nous, mais le Thibet, et 
les traces laissées par les Tourgoutes vont nous 
servir d'excellents jalons pour y arriver. 

Nous piquons en conséquence droit vers le 
sud, et, le lendemain, nous rencontrons, fraîche- 
ment tracée, la route suivie par la caravane 
royale. 

Cette chance heureuse est d'ailleurs compen- 
sée par un froid horrible et les misères de notre 
régime. Au campement, je vois le Prince sortir 
les mains de ses longues manches en fourrure, 
ayant l'air de vouloir se livrer à une opération 
importante. Et le voilà qui s'en va couper une 
mince baguette, y enfile un morceau de viande 
gelée qu'il présente aussitôt à un feu de bois vert 




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et qu'il attaque avec appétit. La cendre et la 
fumée qui s'attachent à la pièce lui tiennent 
lieu probablement de sel et de moutarde ; car, 
après avoir bu une tasse d'eau froide, il déclare 
qu'il a délicieusement soupé. 

Nos provisions de viande et de riz, renfer- 
mées dans des sacs en feutre, sont agrémentées 
de beaucoup de poils. La marmite où nous fai- 
sons le pot au feu, nettoyée journellement avec 
un chiffon de feutre, a ses bords ornés de la 
même façon. Au commencement du voyage, 
trop Européens encore, nous perdions beaucoup 
de temps à enlever ces poils agglutinés à notre 
pitance. Mais nous voici maintenant naturali- 
sés : tout y passe. La graisse que nous rejetions 
naguère comme indigeste est conservée avec 
soin, et un morceau de pain sec accompagné 
d'une demi-livre de graisse de mouton nous 
semble un régal. 

Pour rentrer dans mon rôle de missionnaire, 
je dois dire que depuis Ili jusqu'ici il y a peu 
d'avenir pour la prédication de l'Evangile. Les 
populations sont bien clairsemées : voici dix- 
neuf jours que, sauf la caravane Tourgoute aper- 
çue au loin, nous n'avons pas rencontré un seul 
homme. De plus, les quelques misérables bour- 
gades que nous avons traversées sont unique- 
ment habitées par des Mahométans, gens bien 
plus difficile à convertir que les païens. 




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9 décembre. Le baromètre marque environ 
5ooo mètres d'altitude, soit 200 de plus que le 
géant des Alpes, le Mont-Blanc. D'ici aux en- 
virons de Hlassa, où nous ne parvînmes que 
deux mois après, nous ne nous sommes jamais 
trouvés en dessous de 4000 mètres ; par contre 
nous avons campé à des hauteurs dépassant 
6000 mètres. Durant ce long trajet, la normale 
du froid a été de 3o degrés sous zéro, et le ther- 
momètre est descendu parfois jusqu'à 40 degrés. 

On le voit, un voyage au Thibet n'est pas 
précisément un voyage d'agrément, les misses 
anglaises, rongées par le spleen, n'y viendront 
point promener leurs guêtres et leurs binocles. 
Parfois cependant un incident joyeux vient 
rompre la monotonie de nos misères. Ecoutez 
plutôt. 

Nous avions établi le camp d'assez bonne 
heure, et le Prince, suivi d'Achmed, était parti 
pour la chasse. Tandis que je crayonnais mes 
notes, un domestique revenant d'avoir puisé de 
l'eau, me crie que, non loin de la source, il a vu 
un yack sauvage. Si cet homme dit vrai, voici 
la première fois que nous rencontrons ce gi- 
gantesque animal. Ma fameuse rencontre avec 
l'ours m'a valu naguère tant de quolibets, que 
l'occasion présente me semble merveilleuse 
pour réparer les avaries de mon honneur. 




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A TRAVERS L'ASIE 



Armé donc de mon Martini, je saute à cheval, 
tant pour aller plus vite, que pour me ména- 
ger, le cas échéant, une retraite salutaire. A 
un kilomètre du camp, j'aperçois en effet, non 
pas un yack, mais quatre de ces énormes ru- 
minants. Pour comble de chance, le lit desséché 
d'une rivière me permet d'arriver à bonne 
portée de mon gibier, non cependant sans le 
mettre en émoi, car au moment où je pousse 
la tête au-dessus du ravin, les quatre bêtes 
tournent la tête de mon côté, grognent sour- 
dement et font mine de charger. Ces disposi- 
tions hostiles refroidissent d'abord un peu mon 
enthousiasme ; mais Tamour-propre reprenant 
le dessus, je mets en joue. Au même instant, 
tout myope que je suis, il me semble voir au 
cou de ces animaux quelque chose d'anormal. 
Je jurerais bien que c'est une corde. Nettoyons 
nos lunettes, afin de mieux distinguer. Eh oui, 
parbleu, c'est bien une corde ! — Tout à coup, 
deux coups de feu éclatent derrière moi, et 
un yack roule blessé à mort, tandis que les 
autres restent en place, comme hébétés. En 
me retournant, j'aperçois le Prince et Achmed 
tenant en mains leur carabines fumantes. 

— Tirez donc, maître ! nie crie Achmed ; 
attendez-vous que vous leur touchiez la gueule 
du bout de votre carabine ? 




A TRAVERS L'ASIE 



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— Et sur quelles bêtes faut-il que je tire ? 

— Mais sur ces yacks sauvages ! clame le 
Prince. 

— Eh ! bien oui, des yacks sauvages. Avez 
vous jamais vu des animaux sauvages portant 
un licol ? 

— Un licol ? pas possible ! Allons voir ça ! 

Nous approchons, et, à côté du pauvre indi- 
vidu massacré, nous trouvons trois yacks 
domestiques tout ahuris de la scène qu'on vient 
de leur faire. Mes deux Nemrods décontenancés 
ont la mine déconfite d'un chasseur qui, croyant 
poursuivre un lièvre, aurait tué le matou d'une 
fermière. Pour expliquer la présence de ces 
pauvres bètes en plein désert, nous conjectu- 
râmes qu'exténuées par la fatigue, elles avaient 
été abandonnées par quelque caravane. Inutile 
de dire si je rendis avec usure les lazzis dont 
on m'avait criblé peu de jours auparavant. 

10 décembre. Le mal de montagne n'a permis 
à personne de dormir. Il paraît qu'on peut 
dissiper cette atroce migraine en se faisant 
ouvrir une veine du front ; quand le sang a 
bien coulé, le malaise se passe. Le saignement 
naturel du nez produit le même résultat. 

Après avoir atteint, à 575o mètres, le sommet 
de la chaine Colombo, deux heures de descente 
nous mènent en présence du Lac qui ne gèlepas> 




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A TRAVERS L'ASIE 



ainsi nommé parce que le sel qui en sature les 
eaux s'oppose à leur congélation. C'est là aussi 
que nous touchons à l'inconnu, l'Anglais Carey 
et le Russe Prjevalkski n'ayant pu aller plus 
loin sur la route du Thibet. Il est vrai que nous 
avons pour nous guider les traces de cette 
caravane Tourgoute dont nous avons parlé. 
Mais ces traces précieuses ne les perdrons-nous 
pas? La neige des montagnes, le sable du 
désert ne viendront-ils pas nous les cacher ? 
Dieu le sait et l'avenir nous le dira. 

12 décembre. Hier, on s'est reposé, et on 
a réglé le compte des gens de Tcharkalik qui 
vont rebrousser chemin, emportant nos pièces 
préparées pour nos collections et les dernières 
lettres qu'il nous sera possible de faire parvenir 
en Europe avant un an. 

Journée mémorable : il s'en est fallu de peu 
que nous ne dussions retourner en arrière. A 
proximité de notre camp, nos gens avaient fait 
une affreuse découverte. Dans une sorte de 
marécage, cinq chameaux morts étaient engagés 
dans la glace, jusqu'à mi-corps. Leurs cadavres 
rigides et debout étaient encore chargés de 
bagages. A côté d'eux se dressait un cheval 
portant un cavalier dont un pied et une main 
émergeaient de la glace, signe évident que le 
malheureux s'était débattu dans les affres de 
l'agonie. 




A TRAVERS L'ASIE 



109 



Comment une telle catastrophe avait-elle pu 
se produire ? Nous augurâmes que cet homme 
et ces animaux, avant-garde peut être de la 
caravane Tourgoute, s'étaient avancés sur la 
glace encore peu solide, avaient sombré tout à 
coup, et que, exténués de misère et de fatigue,, 
ils avaient été saisis par le froid et n'avaient 
pu se dépêtrer. 

Le P. Hue rapporte avoir vu tout un troupeau 
de yacks morts de cette façon, et l'aimable 
Prjevalski donne là dessus au vaillant mission- 
naire un démenti formel, assurant que la chose 
est impossible. On voit le cas qu'il faut faire des 
assertions de ce polonais russifié. 

Quoi qu'il en soit, a la suite de ce funèbre 
incident, il y eut presque une révolte dans notre 
camp. S'enfoncer à notre suite dans le désert 
inconnu, avaient dit à nos engagés les hommes 
de Tcharkalik, c'était aller au devant de la mort 
certaine dont on avait l'exemple sous les yeux. 
Tous, de concert, avaient comploté de s'enfuir de 
grand matin, en emmenant nos meilleurs che- 
vaux et en emportant la moitié de notre argent 
Mais ils avaient compté sans Achmed. Dans la 
soirée, celui-ci avait remarqué les conciliabules 
et les chuchotements. Il veilla donc, et vers 
minuit, se leva brusquement, armé de pied en 
cap, et de sa voix de lion irrité, menaça de 




IIO 



A TRAVERS L'ASIE 



briser la tête au premier qui ferait un mouve- 
ment. On se le tint pour dit ; on savait Achmed 
de taille à poursuivre et à atteindre jusqu'au 
fond du désert quiconque aurait eu l'audace 
d'enfreindre ses ordres. 

Les gens de Tcharkalik partirent donc seuls. 
Il nous restait quatorze hommes, douze che- 
vaux, deux ânes, quarante chameaux, trois 
chiens et le troupeau de moutons. Nous ne 
savons où nous pourrons trouver de* la glace, 
nous en emportons en conséquence une provi- 
sion suffisante pour trois jours. 

Le lendemain, nous devons nous arrêter de 
bonne heure pour lâcher nos chameaux qui, la 
veille, n'ont trouvé absolument rien à brouter. 
Déjà ces animaux affamés s'en prenaient aux 
selles de leurs compagnons, en déchiraient la 
toile d'un coup de dents, et dévoraient la paille 
de Fintérieur. A cette altitude de 5400 mètres, 
le thé met deux heures à bouillir, et la glace 
dont nous nous servons pour le préparer est 
tellement chargée de sel et de sable, qu'un épais 
sédiment rien moins que sucré reste au fond 
de chaque tasse. 

Près du canpement, apparait tout à coup 
une troupe d'yacks — sauvages, cette fois. 
Le Prinçe, Achmed et moi, nous sautons à 
cheval, arrivons à trois cents, mètres de la bande 




A TRAVERS L'ASIE 



III 



et tirons dans le tas. Un yack roule par terre, la 
jambe brisée ; les autres fuient, rapides comme 
l'éclair. Le blessé se relève, nous arrivons sur 
lui et le gratifiions de deux balles encore, ce qui 
ne l'empêche pas de détaler et de nous mener 
deux heures durant, en une course effrénée. Y 
a-t-il au monde des bêtes ayant la vie aussi dure ? 
Celle-ci ne succomba qu'après avoir reçu huit 
balles Martini. 

Dans l'intervalle, le soleil s'était couché et 
nous ne pûmes retrouver la direction du camp. 
M. Bonvalot, inqiuet de ne pas nous voir 
rentrer, envoya des gens à notre recherche. 
Ceux-ci s'égarèrent à leur tour, et ce ne fut que 
grâce aux feux du camp et aux coups de feu 
tirés de part et d'autre, que tout le monde se 
trouva enfin réuni à dix heures du soir. M. 
Bonvalot ne riait nullement de l'aventure. En 
sa qualité de chef de l'expédition, il fit défense 
à tous de s'éloigner désormais de la caravane, 
sans une permission formelle. Et il avait rai- 
son. Car passer une nuit à la belle étoile, par 
un froid de 3o degrés, sans nourriture, sans 
boisson chaude, sans couvert ure, c'était la mort 
presque inévitable. Et d'ailleurs ce n'était plus 
le moment d'épuiser inutilement nos forces, et 
encore moins celles de nos animaux. De la 
santé de ceux-ci dépendait notre existence, et 




112 



A TKAVHRS L'ASIE 



nous ne tardâmes pas à nous repentir des 
suites de notre équipée. Des trois chevaux em- 
ployés à la poursuite du yack, deux succombè- 
rent bientôt. Le mien, de constitution plus- 
robuste, résista plus longtemps ; mais cette 
course folle, à une telle altitude, avait attaqué 
irrémédiablement les poumons. Je conterai 
plus tard la triste fin de mon brave coursier. 

Nous avons -fait, ces jours derniers, une singu- 
lière remarque. En Europe, qu'on fasse le soir 
un copieux repas et qu'on aille immédiatement 
se coucher, on est presque sùr d'avoir une ma- 
gnifique insomnie. Ici, par ce froid horrible, 
c'est bien le contraire. Si Ton veut dormir d'un 
trait jusqu'au matin, il faut manger à ventre 
plein et se glisser aussitôt sous les couvertures,, 
alors que la digestion ranime la chaleur. Avec 
peu ou point de nourriture, le corps et les 
pieds surtout restent froids ; et Ton a beau se 
tourner et se retourner sous les peaux d'ours ou 
de renard, le sommeil ne viendra qu'à condi- 
tion de faire au préalable une course au dehors. 
Or. par cette température, une promenade au 
clair de lune est dépourvue de tout charme. 

Dans la journée du i5, nous tuâmes plusieurs 
spécimens d'une antilope magnifique, TOrango r 
ou antilope Hogsonii. Cette bète, d'une élé- 
gance sans pareille, a le pelage gris clair, le 
muffle noir, la tète ornée, chez le mâle, de deux 



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A TRAVERS L'ASIE 



113 



longues cornes cannelées, légèrement inclinées 
en arrière, et courbées en forme de lyre. A 
rencontre de la plupart de ses congénères, cette 
antilope est douée d'un courage indomptable, 
et si elle ne tombe pas sous le coup, ne manque 
pas de se ruer de son agresseur. L'une d'elles, 
que Ton croyait morte, se releva à l'approche 
d'Achmed et enfonça ses cornes dans le ventre 
du cheval monté par lui. Au reste, c'est cruauté 
inutile que de tuer ce bel animal, si on ne l'abat 
que pour sa chair, absolument immangeable. 
Bien plus, fait unique peut-être en histoire 
naturelle, nous trouvâmes sous la peau de nos 
victimes, entre cuir et chair, de longs vers 
vivants de l'aspect le plus repoussant. Aussi 
promîmes-nous à toutes les Orongos à venir de 
leur laisser la vie sauve. 

Triste départ que celui du 16 décembre. Hier, 
faute de glace et de combustible, nous n'avons 
ni bu, ni mangé, jusqu'au soir. Une croûte de 
pain sec grignotée avant de nous coucher nous 
a tenu lieu de déjeuner, de dîner et de souper. 
Aujourd'hui, un vent d'ouest nous souffle 27 
degrés de froid dans les poumons. On part à 
jeun, en silence, le visage pâle et les yeux 
mornes, car chacun est persuadé que si nous 
tardons plus d'un jour à trouver du combustible 
et de l'eau, la moitié de nos animaux y périra, 
et leur perte entraînera la nôtre. 



8 




114 



A TRAVERS L'ASIE 



Heureusement nous arrivons bientôt à un 
endroit où des creux de rochers recèlent de la 
glace ; des touffes d'herbes sèches et des buis- 
sons garnissent les endroits les mieux abrités, 
et de nombreux argols prouvent que les yacks 
y viennent souvent rendre visite. Nos animaux 
affamés dévorent les broussailles, en arrachent 
les racines et s'attaquent même aux crottins 
desséchés. Tong-kia, notre cuisinier, se hâte 
de faire flamber un énorme feu d'arg'ols. Oh ! 
si Ton savait comme c'est bon, une tasse de thé 
et du pain trempé, après un jeûne presque 
absolu de 24 heures ! Les médecins européens 
devraient envoyer ici leurs malades blasés qui 
rechignent à un bon rôti de bœuf. Ceux-ci nous 
auraient vus, le Prince, Bonvalot et moi, si bien 
mis en appétit par quelques rasades de thé, 
que nous limes disparaître en un clin d'oeil, à 
l'aide d'un peu de sel. un gigot cru que chacun 
trouva délicieux. 

Ce terrible vent d'ouest continue à souffler 
toute la journée du lendemain et exerce une 
influence funeste sur notre moral. On est loura 
grognon, de mauvaise humeur, et non sans 
cause. Le nez coule en fontaine, les pieds sont 
si glacés que même en trottinant de longues 
heures, on ne parvient pas à les réchauffer. 
Enfin, privation petite en apparence et cepen- 
dant cruelle : il nous est impossible de fumer 




A TRAVERS L'ASIE 



115 



la pipe ou le cigare. Non pas que nous n'ayons 
plus de tabac ; mais, à cette altitude, une seule 
cigarette nous soûle ou nous fait monter à l'esto- 
mac un gros flot de bile. 

Mais aux grands maux les grands remèdes ! 
Achmed, qui n'est pas à son coup d'essai quant 
à de semblables expéditions, sait que si nous 
restons ainsi moroses et affaissés, c'en est fait 
de nous. Aussi, le camp à peine établi, il ouvre 
une caisse mystérieuse réservée pour les mau- 
vais jours, et en retire du sucre coupé en petits 
cubes dont chacun reçut aussitôt dix morceaux. 
Aux Européens, plus délicats, il donna en plus 
un peu de chocolat. A cette distribution Ach- 
med ajouta quelques paroles vibrantes de 
confiance et d'espoir. Aussitôt tous les fronts 
se déridèrent ; et jamais les bonbons de Saint 
Nicolas ne firent exécuter à de petits enfants 
des gambades comparables aux nôtres. Aux 
terribles questions que tout à l'heure nous nous 
posions mentalement, — que sera ce, demain ? 
Quand arriverons-nous à Illassa? Combien 
d'entre nous laisseront leur cadavre sur ces 
hauteurs glacées ? — nous répondons mainte- 
nant : à chaque jour sa misère, la Providence 
veille sur nous, puisque c'est pour la civilisation 
et la Foi que nous souffrons. En avant donc ! 
et s'il faut mourir, ne tombons pas en lâches et 
en poltrons ! 




CHAPITRE IX 



Le pauvre Niaz. — Le Col du Vent. — Le Camp de Miséri- 
corde. — Encore des cadavres. — Nos chevaux en fuite. — 
Terrible situation. — Retour du Timour. — Un jeûne de 40 
heures. — Horribles angoisses.— Les chevaux retrouvés. 
— Retour d'Achmed. — Trente heures de marche. — Un 
volçan. — Coquilles fossiles. — Mort de Niaz. — La Noël 
à 6000 mètres d'altitude. 

Le 17 décembre, le vent qui ne cesse de souf- 
fler en tempête met à mal nos animaux et nos 
gens. Mon cheval tombe par trois fois, ne pou- 
vant plus respirer. Niaz, un domestique du 
chef chamelier, est sérieusement malade ; le 
souffle lui manque, il peut à peine manger, la 
marche lui est impossible. Si nous n'arrivons 
pas bientôt à une descente de quelques centai- 
nes de mètres, le pauvre garçon va rendre l'àme. 

Hélas ! nous ne faisons au contraire que mon- 




A TRAVERS L'ASIE 



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ter encore. Le lendemain matin, au « Col du 
Vent », où nous avions campé, tout le monde 
se plaint de courbature. Faudra-il donc que 
les rhumatismes viennent s'ajouter à nos 
misères ? A seller et à charger les animaux, par 
ce froid et cette bourrasque, presque tous, nos 
gens ont les mains dans un état lamentable. 
La moindre contusion y provoque des enflures 
et des ulcères ; les ongles desséchés se fendent 
comme du papier et mettent à nu la chair vive 
et saignante. 

Montant toujours, nous arrivons, vers midi, 
aux neiges éternelles. Nos animaux lèchent en 
passant cette neige ; il y a quatre jours que les 
pauvres bêtes n'ont pas bu, et la soif a si bien 
éteint la faim qu'elles refusaient hier soir leur 
ration d'orge. 

Parvenus enfin à une altitude de 5ooo mè- 
tres, nous descendons brusquement et allons 
asseoir le « Camp de la Miséricorde» dans une 
dépression où nous sommes à l'abri du vent et 
où nous trouvons, en certaine abondance, de 
la glace, de l'herbe sèche, des broussailles et 
des argols ; de quoi faire bombance, nous et 
nos animaux. 

Notre joie fut de courte durée. Le 19, on 
trouva non loin du camp les cadavres de cinq 
chameaux des Tourgoutes, des selles, des sacs, 




n8 



A TRAVERS L f ASIE 



des couvertures, des bagages. Nous laissons 
tout en place. Des caisses bondées de piastres 
ne nous tenteraient pas davantage. Une tasse 
de thé nous est maintenant plus précieuse que 
tout l'argent du monde, et nous préférerions un 
gigot à un lingot. 

Le pauvre Niaz va de mal en pis. Sa mort 
est désormais inévitable, alors même que nous 
pourrions nous arrêter pour le soigner. Je me 
suis efforcé de le convertir ; je lui ai parlé de 
son âme, du Ciel, de Dieu. L'infortuné me 
répond qu'il a vécu en bon Musulman, qu'il ne 
craint pas la mort, qu'il est certain d'aller au 
paradis d'Allah. Pauvre garçon, que Dieu prenne 
en pitié ta bonne foi ! 

Et nos misères ne font que grandir et se 
multiplier ! Et d'abord, tous nos hommes 
souffrent tellement du « mal des montagnes *, 
qu'ils ont peine à faire un pas, et se laissent 
parfois tomber pantelants sur le sol, afin de 
respirer plus librement. Pour comble de mal- 
heur, nos chevaux ont fui pendant la nuit. 
Quatre hommes partis à leur recherche rentrent 
à midi, sans avoir rien trouvé. Le courageux 
Timour et l'indomptable Achmed partent à leur 
tour. Dans la soirée, Achmed revient seul, 
Timour ne parait pas, et la neige tombe à gros 
flocons. 




A TRAVERS L'ASIE 



119 



Ah ! nous nous sommes trop hâtés d'appeler 
cet endroit fatal le « Camp de la Miséricorde ». 
Un homme perdu, un autre mourant, tous nos 
chevaux égarés, les précieux argols enfouis 
sous la neige, un froid de 32 degrés sous zéro ! 
Qu'allons-nous devenir ? 

Dès le matin du jour suivant, on avise à 
cette terrible situation. Coûte que coûte, il faut 
aller à la recherche du Timouret des chevaux. 
Si cet effort suprême est inutile, nous conti- 
nuerons notre voyage à pied, après avoir aban- 
donné les bagages les moins indispensables, ne 
conservant, pour les charger sur nos chameaux, 
que les vivres, les tentes, et la batterie de 
cuisine. 

Les hommes partis en exploration rentrent 
vers midi. Deux heures après, Timour appa- 
raît ; mais dans quel état, grand Dieu ! Des 
larmes congelées couvrent son visage ; il est 
bleu de froid, mourant de faim et de soif. La 
veille, il avait pu suivre assez longtemps la 
piste des chevaux, et avait même trouvé une 
large pièce de feutre tombée de Tune des selles. 
Puis, à la nuit, tombant de lassitude, il s'était 
couché, enroulé dans ce feutre. Afin de ne pas 
mourir de froid, il avait résisté au sommeil, ne 
restant en place que pendant une demi-heure;, 
courant ensuite de toutes ses forces pour main- 



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120 



A TRAVERS L'ASIE 



tenir la circulation du sang, et se couchant à 
nouveau. Il avait jeûné 40 heures. 

Arrivé dans cet état au camp, le fidèle Ti- 
mour tombe en pleurant aux pieds de M. Bon- 
valot, et demande pardon de n'avoir pas réussi. 
Pauvre héros inconnu ! ses larmes arrachent 
les nôtres et nous rappellent ces marins intré- 
pides qui, tombés d'un màt au cours d'une 
manœuvre, ne se plaignent de leurs membres 
brisés qu'en disant : pardon, lieutenant, e ne 
l'ai pas fait exprès. 

Et nos chevaux : allons-nous y renoncer ? 
Un effort encore ; et, si nous échouons, subis- 
sons notre destinée ! Parpha et Achmed se 
dévouent. Parpha, mauvais marcheur, a en- 
fourché un chameau. Achmed, le coureur infa- 
tigable, ne s'est muni que d'une croûte de pain 
et d'un bâton. A neuf heures du soir, Parpha 
rentre seul, et annonce qu'Achmed ne pourra 
certainement pas rentrer dans la nuit, car il 
Ta vu se diriger vers une Kiontagne lointaine, 
comme s'il voulait la contourner. 

Pour cette fois, le coup est trop fort ! Si 
Achmed vient à périr, lui, l'homme au corps 
de fer et à l'àme d'acier, notre sort est fixé ; le 

lateau désert du Thibet sera notre tombeau, 
et de futures caravanes pourront compter nos 
cadavres ! L'impassible Bonvalot lui-même ne 




A TRAVERS L'ASIE 



I2E 



peut dormir do toute la nuit, tant l'angoisse 
lui étreint le cœur. 

Le 21, dès les premières lueurs de l'aube, 
nos regards avides interrogent tous les points 
de l'horizon, et ne découvrent qu'un immense 
linceul de neiges éclatantes. Que faire ? Allons- 
nous risquer de nouvelles existences ? Tout à 
coup une masse noire apparait dans le lointain 
et s'approche rapidement. Un grêle hennisse- 
ment parvient jusqu'à nous : Dieu soit loué ! 
ce sont nos chevaux. Et Ton bat des mains, on 
danse, on pleure de joie. Trop tôt, hélas ! les 
animaux rentrent seuls. Pauvre Achmed ! 

Eh bien ! il ne sera pas dit que nous l'aurons 
lâchement abandonné. Je pars avec Abdullah, 
d'un côte, tandis que Bonvalot et Parpha se 
dirigent de l'autre. Timour lui-même, malgré 
sa terrible aventure, se met de la partie Mais 
il a été expressément convenu qa'on ne s'éloi- 
gnera pas à plus de deux lieues du camp, et 
qu'à deux heures tout le monde doit être 
rentré. 

Vers midi, tandis que je poussais en avant, 
j'ai l'indicible bonheur de voir Achmed reve- 
nant en droite ligne vers le camp. En véritable 
enfant de la steppe, il avait pris au départ ses 
points de repère au ciel et dans les montagnes, 
et un marin armé de la boussole ne se fût pas 




122 



A TRAVERS L'ASIE 



dirigé avec plus d'assurance sur la vaste 
étendue des mers. 

Armé près de moi, Achmed me raconte 
qu'il a marché trente heures sans désemparer, 
de crainte de mourir de froid ( — 33). Il avait 
dû arracher la doublure de ses vêtements, afin 
de changer, à plusieurs reprises, les langes 
dont les gens de sa race enveloppent leurs pieds, 
en guise de bas. « Apxès un certain temps de 
marche, me disait-il, mes pieds tout trempés 
de sueur eussent gelé infailliblement, si je 
n'avais pu renouveler les loques qui les en- 
touraient. Je séchais celles qui étaient mouillées 
en les plaçant sous mon aisselle. » 

Le triomphe qu'on fit au camp à notre enfant 
prodigue, on le devine assez. A défaut de veau 
gras, on immola le moins maigre des moutons ; 
si nous en avions eu le moyen, nous aurions 
tiré un feu d'artifice ; chacun, en sa langue et 
d'après sa religion, remerciait la Providence. 
Et pourtant, l'avenir qui s'ouvrait devant nous 
était bien sombre encore. Ces trois jours n'a- 
vaient guère soulagé le pauvre Niaz ; comme 
il ne prenait plus aucune nourriture, sa der- 
nière heure approchait rapidement. Au moyen 
de chaudes fourrures, nous lui avons disposé 
sur le dos d'un chameau un lit aussi douillet 
que possible. 




A TRAVERS L'ASIE 



123 



Partis de bonne heure, le 22 décembre, nous 
arrivons dans une plaine couverte de laves. 
Phénomène étrange, puisque les volcans ne se 
rencontrent d'ordinaire. que dans le voisinage 
de la mer. Et cependant, c'est bien un volcan, 
ce pic qui se dresse à notre droite et dont le 
cratère béant est encore visible : nous lui don- 
nons le nom du géographe Reclus. Y a-t il eu 
jadis une mer en ces parages, une sorte de 
Méditerranée asiatique que des soulèvements 
auraient désséchée ? De nombreux coquillages 
fossiles que nous découvrons confirmeraient 
cette hypothèse. 

Dans la journée du 23, le Prince nous donna 
de vives inquiétudes. Parti en avant et sans 
armes, pour explorer la route, il fut poursuivi 
par un yack furieux et ne dut la vie qu'à son 
agilité. Or, à l'altitude où nous étions, tout 
mouvement rapide et violant était dangereux. 
Rentré au camp, le Prince fut longtemps si 
oppressé, si à bout de respiration, que nous 
crûmes d'abord à une bronchite ou à une pleu- 
résie. Ce terrible malheur nous fut épargné. 
En revanche, deux chevaux avaient succombé, 
et, dix minutes après l'arrivée au camp, le 
malheureux Niaz expirait dans nos bras. 

Quelle scène digne de la sombre imagination 
du Dante eut alors pour théâtre la * Passe du 




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A TRAVERS L'ASIE 



Requiem « ! D'après le rite musulman auquel 
appartenait le défunt, il eût fallu laver le corps 
et l'envelopper ensuite de plusieurs linges bien 
propres. Il n'était pas en notre pouvoir de le 
faire ; encore moins pouvions nous songer à 
creuser une fosse et à fabriquer un cercueil. 

Où chercher une tombe dans une terre si 
profondément gelée ? 

Le cadavre, revêtu d'une peau de mouton, 
fut couché sur le sol nu et dur comme le roc. 
Ensuite nous recouvrons ce pauvre corps rigide 
d'un tas de grosses pierres, afin de le mettre à 
l'abri des aigles voraces qui déjà tournoient 
au-dessus de nos tètes. La triste besogne ! 
Chacun apporte sa pierre, en dépit de la tem- 
pête qui souffle avec rage ; les compagnons du 
mort hurlent de douleur ; Achmed, qu'on croi- 
rait n'avoir qu'un cœur de pierre, pleure 
comme un enfant ; Abdullah nasille de longues 
prières "musulmanes — nous, chrétiens, nous 
implorons pour notre compagnon la pitié du 
Christ. Et puis, à cette scène de cris et de 
lamentations, en succède une autre plus na- 
vrante encore : chacun est rentré dans la tente, 
et pendant toute la soirée un morne silence 
plane sur le camp. La mort a étendu sur nous 
sa main irrésistible : se contentera-t-elle d'une 
victime ? Où finira ce sinistre désert ? Quand 




A TRAVERS L'ASIE 



125 



trouverons-nous des habitations ? Quand arri- 
verons-nous à Hlassa ? Voilà ce que chacun se 
demande en tremblant. 

Dans la misère où nous étions, Pégoïsme de 
l'homme atteint ordinairement une telle inten- 
sité, qu'il ne songe plus qu'à lui-même : devenu 
insensible à tout ce qui l'entoure, il ne trouve 
même plus une larme à verser sur le malheur 
d'autrui, parce que sa propre souffrance lui 
suffit. 

Mais il n'en fut pas ainsi de nous : en dépit 
des maux déjà éprouvés, en dépit de ceux que 
nous redoutions encore, nous pleurions tous. 

Les deux journées suivantes ne furent pas 
de nature à calmer nos appréhensions. L'alti- 
tude atteinte était telle que l'eau servant à la 
confection du thé n'entrait en ébullition 
qu'après trois heures, et que la cuisson de la 
viande était impossible. Le mal des montagnes 
qui ne faisait qu'augmenter avait mis nos gens 
en si mauvaise humetir qu'ils faillirent lyncher 
le chamelier en chef. Ils l'accusaient d'avoir 
fait travailler outre mesure le pauvre Niaz, 
alors que ce dernier était déjà malade. L'allé- 
gation ne manquait pas de fondement. Il était 
si bon, si doux, si dévoué, si courageux, ce 
brave enfant. ! Jusqu'au dernier moment, il 
s'était exténué au travail pour satisfaire son 




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A TRAVERS L'ASIE 



maître. Ainsi en va-t-il cTordinairire en ce monde. 
Les égoïstes exploitent ceux qui sont vraiment 
bons et simples de cœur pour satisfaire leur 
ambition ou leur avidité. Nous eûmes donc 
beaucoup de peine à calmer la légitime colère 
de nos hommes : mais, plusieurs jours durant, 
nous ne pûmes les empêcher de pleurer : nous 
pleurions nous-mêmes, au souvenir de notre 
pauvre ami et de ses épouvantables funérailles ; 
et telle était l'intensité du froid, que les larmes 
se séchaient instantanément et se figeaient sur 
la barbe en longs glaçons. 

Ah ! ce n'est pas par un chemin de roses 
qu'on entre au Thibet par le Nord. Montagnes, 
vents, glaces, froid, tempêtes, déserts, la na- 
ture semble avoir voulu accumuler tous les 
obstacles pour arrêter l'être humain assez té- 
méraire pour vouloir pénétrer jusqu'à la cita- 
delle du Bouddhisme. Mais quoi ! si mes com- 
pagnons osent affronter de tels dangers, dans 
l'intérêt de la science, quelle gloire un mission 
naire aura-t-il à voir les lieux où Satan a établi 
son aire la plus inexpugnable ? 

25 décembre. Gloria in excelsis Deo, et in- 
terra pax hominibus bonœ voluntatis ! Oui, 
gloire à Dieu, et sachons prouver que nous 
sommes des hommes dë bonne volonté en ce 
jour de Noël célébré à près de 6000 mètres 




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dans les airs. Le froid est si intense (—33) et 
nos chevaux sont si épuisés, que nous devons 
aller à pied, malgré la charge énorme de notre 
accoutrement. Nous portons, Tune sur l'autre, 
deux paires de boites en feutre, pantalon et 
double pelisse en peau avec le poil, cache nez 
et capuchon en laine et fourrure servant à 
protéger le cou, la tête, le front et la figure elle- 
même. Un seul petit trou est ménagé dans 
l'appareil, permettant devoir d'un œil. Ajoutez 
la carabine à l'épaule, la cartouchière et le 
revolver à la ceinture, et personne, je pense, 
ne sera tenté de nous prendre pour un déta- 
chement de cavalerie légère. 

Au campement, la conversation entre les 
trois Européens roule uniquement sur la fête 
du jour ; on cause de l'Europe lointaine de la 
cara patria, des souvenirs de famille. L'atten- 
drissement, le découragement peut-être, va 
nous gagner, lorsque le Prince annonce que 
pour un si grand jour, il veut nous préparer un 
festin de sa façon. Et le voilà qui retrousse ses 
manches, broie dju cacao, y mélange de la 
farine, et nous compose une si merveilleuse 
bouillie, que le chagrin s'envole. Vive Noël ! 




CHAPITRE X 



Camp d< s Pas-Peidus. — Le volcan de Ruysbroeck. — 
Nouvelle infortune. — Un ouragan. — Le jour de Tan. — 
Mésaventure d'Abdullah. — Capture d'une hémione. — 
Froid terrible. — Un lac d eau saumâtre. — Un civet. — 
Une selle thibc~taine — Le lac Montcalm. — Un potage 
de bouse d'yack. — Cristaux de roche. 

Le 26 décembre, nous traversons plusieurs 
lacs glacés. A perte de vue le sol est recouvert 
d'une épaisse couche de neige, et nous devons 
nous garantir les yeux de lunettes à verre bleu 
ou garnies d'un grillage en crin. Qui pis est, 
ce tapis de neige nous fait perdre les traces 
précieuses de la caravane Tourgoute ; c'est 
pourquoi, nous donnons à- notre camp du soir 
le nom de « Camp des Pas-Perdus ». 

C'est avec une peine infinie que nous parve- 
nons à faire flamber à demi notre feu d'argols 





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A TRAVERS L'ASIE 



détrempés par la neige. Nous nous y employ- 
ons tous les trois ; Pun active la combustion 
en agitant le pan de son habit ; un second en 
fait autant avec son couvre-chef, tandis que le 
troisième souffle à pleins poumons. 

Le lendemain, nous découvrons un nouveau 
volcan, auquel nous donnons le nom de Ruys- 
broeck (Rubruquis), ce fameux moine francis- 
cain qui, au temps de saint Louis, alla en 
Chine par terre, et probablement pénétra jus- 
qu'à Hlassa ainsi que nous le montrerons plus 
tard. 

C'est avec une joie délirante que nous trou- 
vons un peu plus loin un camp des Tourgoutes. 
Ici encore, leur caravane a abandonné une 
foule d'ustensiles et les cadavres de plusieurs 
animaux. 

Nous faisons halte, le 28, tant le vent fait 
rage. Personne n'ose même se hasarder à 
mettre le nez hors de la tente, sauf Bonyalot 
et Achmed, qui vont explorer la route à suivre. 
Achmed rentre assez tôt ; mais Bonvalot, la 
prudence personnifiée, s'est si bien égaré que 
ce n'est qu'à 9 heures du soir qu'il nous arrive, 
très penaud de son aventure. Une lanterne que 
nous avions hissée au haut d'une perche lui 
avait enfin servi de phare. 

Le jour suivant, le vent a si peu diminué de 



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A TRAVERS L'ASIE 



I3l 



violence qu'il nous est impossible de marcher 
à pied. Sous la pression de l'ouragan, nos 
pauvres bêtes, exténuées de privations, sont 
parfois presque renversées. Quant à nous, nous 
ne parvenons à respirer qu'en marchant de 
•côté, à la façon des crabes, en nous couchant 
à plat sur le cou de nos montures, ou encore 
en mettant la bouche dans l'ouverture de nos 
larges manches. Le sol sablonneux est mêlé de 
petites pierres que le vent nous projette à la 
tête, avec un bruit tout semblable à celui de la 
grêle contre les vitres d'une fenêtre. 

Pour comble d'infortune, le lendemain, nous 
perdons, pour ne plus les retrouver, les traces 
-de la caravane Tourgoute. 

Enfin, le 3i décembre, 

« accourt avec, furie, le plus terrible des enfants, 
« que le Nord eut porté jusque-Jà dans ses flancs ! » 

t Qu'on s'imagine la plus épouvantable tempête 
vqu'il soit possible d'entendre rugir. Je n'essaye- 
rai pas d'en décrire la violence, je me borne 
aux effets du phénomène. Un chameau, deux 
chevaux, un âne et un chien tombent, pour ne 
plus se relever. Dans la nuit, notre tente est 
arrachée avec ses piquets et s'envole comme 
4in vulgaire parapluie. Qui aurait le courage 
•de courir à sa recherche? Nous restons donc 




132 



A TRAVERS L'ASIE 



sous nos couvertures bientôt ensevelis sous- 
une couche de sable et de gravier. Vers le 
matin, le vent tombe, ayant vomi sans doute 
toute sa bile, et une neige abondante lui suc- 
cède. 

Quel réveil que celui du I er janvier 1890 ï 
Une sensation de froid m'arrache au sommeil, 
je soulève un coin de ma couverture, et me 
sens inondé de sable et de neige. Je saute 
debout, et que vois-je? grand Dieu ! Les tentes 
n'existent plus ; hommes, animaux, bagages r 
tout est enseveli sous un épais linceul. Amoiv 
cri d'alarme, chacun se dépêtre. Après une 
hâtive poignée de mains, on court au plus- 
pressé, on débarasse les bagages enfouis, on 
retrouve les tentes, et du même coup on re- 
prend espoir et courage. Nos maux sont trop- 
excessifs pour durer encore longtemps. L'alti- 
tude est encore de 5ooo mètres, mais le froid 
n'est plus que de 3o degrés ; nous avons perdu 
la route des Tourgoutes, mais il nous reste 
une boussole. A pareil jour, les parents et les- 
amis que nous avons laissés en Europe songent 
à nous et prient pour nous : le Bon Dieu pren- 
dra nos souffrances en pitié. En avant donc,, 
vers le Sud ! 

Notre confiance n'est pas déçue ; nous trou- 
vons, le soir, un superbe campement où abon- 




A TRAVERS L'ASIE 



133 



dent l'eau, l'herbe sèche et le chauffage. Tout 
serait pour le mieux, sans deux accidents : un 
cheval est mort, et l'interprète Abdullah, resté 
-en arrière, je ne sais pourquoi, ne parait pas 
encore à la nuit close, malgré les coups de feu 
et la lanterne. 

Force nous est donc de rester immobiles le 
lendemain. Parpha et Achmed, partis à la 
recherche, trouvent bientôt un cheval dépouillé 
de la selle et de la bride. Vers midi, régaré 
apparaît au sommet d'une colline lointaine. On 
va le prendre avec un cheval, et on le somme 
-de s'expliquer. Il raconte que, resté en arrière 
à cause du mauvais état de son cheval, il avait 
marché à pied jusque vers le soir. Puis sa 
monture était tombée, paraissant sur le point 
•d'expirer. Maître Abdullah avait donc enlèvé 
la selle, la bride et le large feutre qui sert de 
capote à tous nos animaux. Se mettant alors 
>en quête d'argols, il avait allumé un grand 
feu, s'était couché tout près, enroulé dans sa 
pièce de feutre, et avait dormi, disait-il, comme 
un ours dans sa tanière Au cours de la nuit, 
le cheval, se trouvant mieux, s'était relevé, et 
avait pris d'instinct la route du campement. 
En sorte que, le matin venu, le petit homme 
avait tout abandonné sur place, et avait grimpé 
sur une colline pour s'orienter. C'est là que 




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A TRAVERS L'ASIE 



nous l'avions aperçu. Tout est bien qui finit 
bien. Cependant, notre peu sympathique inter- 
prète fera bien de ne pas recommencer. Risquer 
notre vie pour Achmed ou pçur tout autre, 
soit ; mais pour Abdullah, on y songerait à 
deux fois. 

Pendant ces allées et venues, le Prince avait 
tué, non loin du camp, une superbe hémione. 
Le filet de la bête et une cuisse nous procu- 
rèrent à tous un excellent souper. Nous enle- 
vâmes aussi toute la graisse intérieure de 
Tanimal pour un usage singulier, mais si 
pratique, que nous y revinmes souvent dans 
la suite. Le feu d'argol est souvent bien misé- 
rable, tandis qu'additionné de graisse, il flambe 
comme du pétrole. 

Les trois jours suivants, le thermomètre 
varia de 32 à 35 degrés sous zéro. Nous ne 
finies que traverser d'immenses champs de 
laves rejetées jadis par une ligne de volcans 
dont les cratères remplis de glace forment 
autant de petits étangs. 

Dans la nuit du 6 janvier, personne ne put 
dormir. Sous peine de passer à l'état de glaçon,, 
chacun dut battre la semelte jusqu'au matin* 
A l'aurore, nous constatâmes que le thermo- 
mètre, descendu à 40 degrés centigrades sous 
zéro, était gelé à lond de cale. L'air était si sec 




A TRAVERS L'ASIE 



135 



et d'une telle lucidité, que nous distinguâmes 
des étoiles jusqu'au milieu de la journée. 

Au cours de l'avant-midi, comme je marchais 
en éclaireur, j'aperçus un lac si bleu et si 
limpide, que je criai à mes compagnons mou- 
rant de soif : « Venez donc vite ! de Peau, de 
l'eau ! Et tous d'accourir. Hélas ! cette eau si 
claire n'était que pure saumure, salée au point 
que nos chameaux, si friands pourtant de sel 
et de salpêtre, y eurent à peine touché qu'ils 
relevèrent le museau en retroussant les lèvres 
et crachèrent, comme s'ils avaient avalé de 
l'aloès. Le mouton dont j'ai déjà parlé, l'intré- 
pide marcheur qui nous accompagna jusqu'au 
delà du Thibet, y plongea le nez, lui aussi, 
l'en retira aussitôt, toussa coup sur coup, et 
me regarda en disant d'un ton lamentable : 
bai, bai ! 

Le lendemain, après avoir traversé sur la 
glace un lac de deux lieues de largeur, îious 
grimpons sur les hauteurs qui nous mènent à 
5870 mètres au-dessus de la mer. N'était l'hor- 
rible morsure du froid, nous jouissons à cette 
attitude d'un coup d'œil incomparable. En art 
rière, nous voyons distinctement tous les détails 
de la route parcourue depuis huit jours. Devan- 
nous se déploient de nombreux lacs, dont l'un 
est immense. 




136 



A TRAVERS L'ASIE 



Dans un endroit assez garni d'herbe sèche, 
nous tirons quatre lièvres d'une espèce incon- 
nue, car ils ont les pattes d'un rouge vermillon. 
Mais sont-ce bien des lièvres? Pour l'aspect 
général, oui ; mais ceux-ci se creusent de véri- 
tables terriers, ce qui est plutôt dans les mœurs 
des lapins. Quoi qu'il en soit, lièvres ou lapins, 
nos victimes, accommodées à la graisse de 
mouton, font un civet délicieux. 

Vers midi, les éclaireurs lèvent les bras 
comme en triomphe, et poussent des cris d'appel 
répétés. Nous accourons ; il s'agit d'une selle 
abandonnée sur le sol. — Selle thibétaine, 
disent nos gens ; donc les habitations ne sont 
pas loin ! — Le chef chamelier, qui vient en- 
core de perdre deux de ses animaux, saisit 
cette selle, la presse sur son cœur, et me dit : 
« Maître, nous sommes sauvés : avant huit 
jours, nous trouverons des tentes. » — « Et 
moi. dit Bonvalot, je calcule que nous en avons 
encore pour un demi-mois. » — « Diable d'oc- 
cident, prophète de malheur, repart le Maho- 
métan entre ses dents, avant la lin de ton demi- 
mois, nous serons tous morts, et toi le premier. » 

Le 8 janvier, par 40 degrés de froid, nous 
contournons un lac immense, auquel nous 
donnons le nom de l'héroïque Montcalm. Les 
eaux en sont si salées, que les rives sont gar- 





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A TRAVERS L'ASIE 



nies d'une couche de sel pur de plus d'un pied 
d'épaisseur. Un cormoran, que nous trouvons 
en cet endroit, nous donne cependant la preuve 
que le Montcalm nourrit des poissons, et cela 
à plus de 5ooo mètres d'altitude. 

A la longue, nous nous sommes accoutumés- 
à l'air raréfié de ces hauteurs. Personne ne se 
plaint plus de l'horrible mal des montagnes, ce 
cerceau de fer qui vous presse les tempes 
comme un carcan à écrou. Seul, Tong-kia, notre 
cuisinier, reste somnolent ; ce qui n'est 'pas 
sans entraîner de graves inconvénients. Ainsi 
au matin du 9 janvier, la soupe se trouva n'être 
qu'une décoction de bouse d'yack. Voici ce qui 
s'était passé. Tr ivaillant dans l'obscurité, et 
voulant savoir où en était l'ébullition, notre 
artiste avait pris au foyer un argol à demi in- 
candescent, s'en était servi pour considérer 
l'intérieur de la marmite, et, dans son état in- 
conscient de somnambule, avait laissé choir 
son précieux lumignon. 

D'autre part, la glace dont il se servait pour 
nous préparer le thé, se trouvait tellement salée 
et salpètriée, que notre boisson équivalait au 
meilleur Sedlitz. Je recommande la recette aux 
médecins qui auraient à mettre en révolution 
les intestins de leurs clients ; l'effet carminatif 
est surtout incomparable. 




A TRAVERS L\\SIE 



Vers le soir de cette même journée, j'eus un 
gros chagrin. Mon bon cheval, depuis six ans 
mon compagnon de voyage, de joie et de misè- 
res, me paraissant à bout de souffle, je le laissai 
à l'endroit où il était tombé, et détournai la 
tète — j'ose l'avouer — pour ne pas pleurer. 
Le noble animal a-t-il compris le sentiment qui' 
m'oppresse, et veut-il adresser un dernier adieu 
à son maître ? Le voilà qui se relève, par un 
effort suprême, marche en titubant, penchant 
la tête et baissant lea oreilles. Clopin-clopant, 
il arrive ainsi jusqu'au camp. Je m'approche de 
lui, je le caresse, je l'appelle par son nom. Vos- 
ken relève la tête, pousse un cri plaintif, me 
regarde avec des yeux qui roulent de grosses 
larmes, et tombe mort à mes pieds. Rira qui 
voudra de ma douleur ; je ne m'en défends pas;: 
et aujourd'hui encore, ce souvenir m'émeut 
plus que je ne saurais le dire. 

Peu après ce triste événement, le chef cha- 
melier vient nous prier à genoux de faire halte- 
le lendemain. Tous ses chameaux boitent, 
parce que le sol pierreux et saturé de sel a 
ouvert dans leurs pieds de larges crevasses. 
Guérir ces plaies saignantes, il n'y faut pas 
songer ; on se contentera de les boucher avec 
de la cire, dont on avait fait provision dans ce 
but, au départ de Kourla. 




14° 



A TRAVERS L'ASIE 



Le il janvier, deux chevaux et un chameau 
périssent pour avoir bu avec trop d'avidité à 
une source d'eau douce. Au passage d'une 
chaîne volcanique précédant les monts Dupleix, 
nous trouvons le sol tellement jonché de cris- 
taux de roche scintillant aux rayons du soleil, 
que nos yeux en sont éblouis et presque blessés. 
On dirait un parterre semé d'étoiles, un tapis 
tout constellé de pierres précieuses. Il y a là 
assez de cristaux de toutes tailles et de toutes 
couleurs pour garnir de lustres à pandeloqnes 
toutes les églises du monde. Malheureusement, 
ce nouveau trésor du Jardin des Hespérides 
-«st ici mieux gardé que ne feraient les monstres 
les plus horribles enfantés par l'imagination 
-des anciens ; et certes, ce ne sera pas moi qui 
-reviendrai pour le prendre. 




CHAPITRE XI 



Une précieuse bête de somme.— Le camp des ossements. — 
Le volcan de Bussy. — A 6.400 mètres d'altitude. — Le 
camp des singes. —Un geyser gelé. —Restes d'un campe^ 
ment. — Un troupeau de yacks sauvages. — Espérances- 
et appréhensions. 

A mesure que nous enfonçons dans le désert 
glacé, nous comprenons de plus en plus combien 
le chameau est un animal précieux en sem- 
blables expéditions. La charge que les nôtres- 
transportent, se compose de nos aliments, de 
nos fourrures, de nos tentes, de nos ustensiles * r 
en réalité ils portent notre vie, car si nos bêtes 
viennent toutes à succomber, notre mort suivra 
de près. Aussi leur donne-t-on, chaque soir, 
une portion de farine délayée en pâte. Nos- 
chevaux — il n'en reste plus que six — reçoi- 




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A TRAVERS L'ASIE 



vent également chaque jour un peu d'orge. 
Malgré cela, ils sont si exténués qu'on ne peut 
les monter plus qu'une demi-heure. 

Et voici que devant nous se dresse l'énorme 
masse dentelée des monts Dupleix, entasse- 
ment confus de croupes neigeuses et de pics 
glacés. Cette barrière épouvantable est-elle le 
dernier obstacle derrière lequel nous trouverons 
des hommes, des vivres frais, des montures, le 
salut ? Chacun se le demande anxieusement, 
mais personne n'en parle, de peur d'augmenter 
les communes appréhensions. 

Pendant l'ascension que nous commençons 
le lendemain, 12 janvier, le froid est de — 35 
degrés. Le pouls bat 140 pulsations par minute, 
lorsque nous sommes en marche ; 120, lorsque 
nous sommes en repos. Nous rencontrons quan- 
tité d'hémiones qui, n'ayant jamais entendu 
un coup de feu, se laissent tirer comme à la 
cible. Ces superbes animaux viennent, rangés 
en lignes, nous considérer avec tant de con- 
fiance que, pris de pitié, nous n'en abattons que 
tout juste assez pour avoir de la viande à 
mettre dans la marmite, et de la graisse pour 
activer le feu. Au reste, les bêtes sauvages : 
hémiones, yacks, orongos, chamois, argalis, 
sont ici en tel nombre, qu'en certains endroits 
leurs ossements jonchent litéralement le sol. 




A TRAVERS L'ASIE 



1 4 3 



Ce qui vaut à notre camp le nom de « camp 
des ossements ». 

A 56oo mètres d'altitude, nous foulons sous 
nos pieds les neiges éternelles. Voici, à notre 
gauche, le cratère béant d'un superbe volcan. 
Nous l'appelons Bussy, en mémoire du glorieux 
compagnon de Dupleix. Le spectacle est plus 
grandiose encore à notre droite. Là, seul et 
isolé, se dresse, rigide, un roc carré de grès 
rouge, qu'on jugerait être un château fort du 
moyen âge, flanqué à ses coins de quatre bas- 
tions. Que Dieu est grand, et que ses œuvres 
sont admirables ! 

Seulement, il faut monter bien haut pour 
admirer ces merveilles. Nous voici s 6200 
mètres. Nous trouvons que c'est assez, et 
même trop, pour notre gloire ; les uns saignent 
du nez; les autres ont dans les oreilles un tel 
bourdonnement, qu'ils pourraient se croire sur 
un pont en bois traversé par un escadron de 
cavalerie. Et dire qu'à ces hauteurs glacées, se 
rencontrent encore des êtres vivants ! Nous y 
trouvons en effet une sorte de rat gris, à queue 
très longue. 

Le temps est si clair, dans la journée du 14 
janvier, que nous voyons briller en même 
temps au ciel le soleil et la lune. Voici, à l'Est, 
planté côte à côte, trois pics sourcilleux aux- 




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A TRAVERS L'ASIE 



quels un sommet noir et dénudé, une base toute- 
blanche de neige, une attitude raide de perches* 
à houblon, donnent l'apparence de trois fac- 
tionnaires en veste noire et pantalon blanc. 
Notons que ces pics dressent bien haut au- 
dessus de nous leurs pointes aiguës, et que- 
nous sommes, nous, à 6000 mètres d'altitude. 
A ce compte, ils n'ont rien à envier aux plus, 
fiers sommets de l'Himalaya. 

Le lendemain, nous atteignons 6400 mètres,, 
soit 1600 de plus que le Mont-Blanc des Alpes. 
Puis, immédiatement, nous descendons par 
une pente rapide jusque dans le lit, large de 
5o mètres, d'une rivière à sec, mais qui, à la. 
fonte des neiges, doit rouler d'immenses quan- 
tités d'eau. 

« Rien ne sert de descendre », cependant, si; 
Ton ne s'en trouve mieux. Au sommet du Du- 
pleix, nous n'avions qu'un froid de 22 degrés, 
sous zéro. Et voici qu'à 5oo mètres plus bas, le 
thermomètre marque — 34. Aussi perdons- 
nous, coup sur coup, trois chameaux et le- 
dernier de nos ânes. 

Le 17 janvier, après avoir abandonné tout 
ce qui dans nos bagages n'était pas de stricte- 
nécessité, nous croyons reconnaître les restes- 
d'un feu. Un feu ! les hommes ne sont donc pas- 
loin, et nos maux touchent à leur fin. 




A TRAVERS L'ASIE 



I 4 5 



Cet espoir est-il fondé ? Nous le croyons, en 
arrivant, le lendemain soir, à une région à la 
fois plus basse et plus ouverte. A regarder dans 
tous les sens, il semble que les plus hautes 
montagnes soient désormais franchies et que le 
climat doive devenir plus clément. Une faune 
nouvelle confirme nos espérances ; voici des 
perdrix, des alouettes, un léopard, et ces sin- 
guliers lièvres à pattes rouges. Bien plus, trois 
ou quatre d'entre nous ont vu, et parfaitement 
vu, un singe à queue très courte et de couleur 
gris-brun. L'animal s'étant réfugié dans un 
trou de rocher, Achmed contourne le rocher et 
aperçoit deux autres bêtes semblables, mais 
tellement lestes et agiles qu'il ne peut ni s'en 
emparer, ni les tirer. Croirait-on que des 
singes peuvent vivre dans les neiges, à une 
hauteur de 5400 mètres, et par un froid de 29 
degrés ? Pourquoi pas ! Les montagnes situées 
au nord de Péking sont aussi habitées par un 
sin^e, peut-être le même ; et le tigre de Mon- 
golie, bien autrement vigoureux que son con- 
frère du Bengale, ne craint nullement un froid 
aussi intense que celui qui règne ici. 

De surprise en surprise ! Dans la matinée du 
19, nous étant rendus à l'endroit où le premier 
singe avait disparu dans son terrier, nous 
trouvâmes à l'entrée les crottins spéciaux de 



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A TRAVERS L'ASIE 



la bète, des plumes d'oiseaux et une foule de 
petits os fracassés sous la dent. Ce singe serait-il 
donc Carnivore ? Pourquoi non, alors que toute 
autre nourriture fait défaut. En pareil cas, 
les chevaux thibétains avalent avec plaisir et 
profit une tranche de 'viande, fraîche ou sé- 
chée. En Islande à certaine saison, les bestiaux 
mangent journellement une ration de poisson. 

La flore du Camp des Singes était aussi d'un 
genre nouveau. A une herbe très haute et très 
fine, à de multiples fleurs desséchées, se mêlait 
une plante, à nous inconnue dont les larges 
feuilles étaient presque noires. 

Dans la même journée, nous rencontrons 
des sources d'une eau tellement chaude, que le 
thermomètre que nous y plongeons accuse de 
16 à 18 degrés au-dessus de zéro. Puis, un peu 
plus loin, voici qu'apparaît dans la plaine un 
véritable monument de glace, une sorte d'hé- 
misphère mesurant 4 mètres de hauteur, sur 
i5 de circonférence. Le phénomène n'est autre 
chose qu'un geyser gelé. L'eau, d'une forte 
odeur sulfureuse, sort du sommet par un petit 
jet, se congèle sur le pourtour de la masse, et, 
accumulant couche sur couche, arrive à former 
ce bloc énorme de cristal glacé. 

Le 20 janvier, nous constatons que les 9 
chameaux qui nous restent sur 40 et nos 6 



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A TRAVERS . L f ASIE 



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-chevaux touchent à leur fin.' Si, avant dix 
jours, nous n'arrivons pas à de bons pâturages, 
le dernier de nos animaux aura succombé. 
Hélas ! qu'adviendra-t-il de nous? Foin de la 
science, lorsqu'il s'agit de la vie. Nous arrêter 
serait plus- dangereux encore. Et Ton part eh 
•ce piteux état, pour monter et descendre, re- 
monter encore, et descendre à nouveau. 

Le lendemain, notre chamelier., mahométan 
chinois, est au désespoir. C'est le jour de 
Nouvel an, dans le. Céleste Empire ; et ce jour 
si cher à tout Chinois, notre homme avait bien 
compté le célébrer en, pays habité, et avait 
même promis de faire les frais d'un festin 
général. 

Ce qui contribue encore à jeter nos hommes 
dans le découragement, c'est que bien loin 
devant nous, à cinq ou six journées de marche, 
se dresse une formidable chaîne de montagnes 
toutes couvertes de neiges Jamais, pense-t-on y 
nos pauvres bêtes réduites à l'état de sque- 
lettes, n'auront la force de franchir un tel 
obstacle. Et il faut marcher cependant, car, 
encore une fois, rester en place, ce serait la 
mort pour nous tous ' 

Dans la soirée, une chasse heureuse d'Ach- 
med ranime un peu les courages . abattus. Le' 
chamois qu'il a tué, est mangé cru, assaisonné 




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A TRAVERS L'ASIE 



seulement de sel et de poivre. Oh ! le froid et 
la faim ; on deviendrait sauvage ! 

Dans la nuit du 23, près du lac David, le 
cheval d'Abdullah, étant à l'agonie, faillit nous 
écraser tous trois, en s'abattant sur notre tente. 
Le lendemain, heureuse découverte : un ancien 
camp de bergers thibétains, des restes de feu r 
des cordes, des crottins de mouton. Étudiés 
avec une anxieuse attention par des hommes 
compétents, ces crottins furent trouvés être 
assez récents. En avant donc ! grimpons, gra- 
vissons, escaladons : le salut n'est pas loin. 

Aussi, le lendemain, nos gens, stimulés 
par l'espérance et par un splendide soleil r 
marchent-ils allègrement, en faisant retentir 
les échos de chants joyeux. Vers midi, une 
clameur s'élève : « voyez donc là-bas : un 
troupeau de yacks domestiques, des taureaux, 
des vaches, des veaux ; nous ne voyons pas les 
bergers ; mais, bien sur, il y en a ! « 

Oh ! si c'était vrai. Il faut que nous en ayons 
le cœur net. Le camp est assis tout aussitôt, 
et les trois Européens, bien armés, partent en 
reconnaissance. Le Prince et moi nous piquons 
droit vers le troupeau ; Bonvalot tourne par 
une tangente. Arrivé à certaine distance, 
« Prince, dis-je à mon compagnon, j'ai vu jadis 
au Kansou assez de yacks domestiques, pour 




A TRAVERS L'ASIE 



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-être certain que ceux-ci sont sauvages. Appro- 
chons-nous donc et tirons dans le tas \ — Et 
bientôt se présente à nos regards un spectacle 
tel que l'imagination d'un Fenimore Cooper 
n'en saurait rêver de plus merveilleux. 

Aussitôt que les monstrueux animaux nous 
aperçoivent — il y en avait au moins 200 — 
une cinquantaine de mâles, la tête levée, les 
yeux flamboyants, la queue en l'air et raide 
•comme une barre d'acier, bondissent de notre 
côté, en beuglant et soufflant de colère. Comme 
à un signal donné ils se forment en un carré 
de cinq lignes parallèles, chaque ligne se com- 
posant de neuf à dix combattants. Ainsi dis- 
posée, la phalange hérissée de cornes formi- 
dables, s'avance de quelques pas, puis s arrêté 
immobile, nous attendant de pied ferme 

Cette scène prodigieuse, ce magnifique en- 
semble, digne d'un manège ou d'un cirque, 
nous clouent sur place de stupéfaction. Nous 
admirons, sans même songer aux armes que 
nos mains étreignent. Soudain, un coup de feu 
retentit : c'est Bonvalot qui a tiré. A ce signal, 
nous pressens la gâchette de nos carabines, un 
yack blessé bondit de côté, et se sépare pour 
un instant de l'escadron. Au même moment, le 
troupeau tout entier s'ébranle, avec un bruit 
sourd. Les cinquante taureaux qui s'étaient 




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A TK AVERS L'ASIE 



avancés contre nous se replient et se divisent 
en trois bandes. L'une reste en arriére des 
vaches et des veaux, une autre prend la tête r 
la troisième protège le flanc tourné vers nous. 
Un mugissement à faire trembler les montagnes- 
retentit, les durs sabots résonnent sur le sol 
qui tremble, et toute la troupe part â fond de- 
train, enveloppée d'un nuage de poussière. 

Nous savions que les chevaux sauvages des 
Pampas américaines savent employer pareille 
tactique contre leurs ennemis. Mais, que des 
animaux d'apparence aussi stupide que le yack 
pussent manœuvrer avec la régularité d'un- 
régiment de cuirassiers, c'est ce que nous- 
aurions traité de fable, avant d'en avoir été les 
témoins oculaires. 

Dans la journée du 25 janvier, autre spec- 
tacle non moins enchanteur, mais d'une nature 
plus idéale. D'un lac que nous apercevons an 
pied des hauteurs où nous sommes, les rayons 
du soleil font monter perpendiculairement une 
colonne de brouillards. Le vent de Touest prend 
cette colonne à son sommet, la recourbe au- 
dessus de nos tètes, et la fait se résoudre en 
une neige excessivement fine, qui tombe sut 
nos épaules, alors qu'à dix pas en avant de la 
caravane le soleil brille de tout son éclat Cinq 
ou six lacs consécutifs nous offrent, tour à tour, 




A TRAVERS L'ASIE 



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le même phénomène de la formation de la 
neige. Le spectacle est fort instructif; mais 
nous le trouverions beaucoup plus intéressant 
si les nuages voulaient bien aller crever un 
peu plus loin. 

Pourtant, à quelque chose malheur est bon,, 
dit le proverbe. La répétition de ces courtes 
averses et l'humidité constate de l'air nous 
persuadent que nous sommes arrivés à cette 
région des lacs, proche de Hlassa, et signalée 
naguère par les Pandits, explorateurs indiens 
envoyés au Thibet par le gouvernement des 
Indes anglaises. 

A ces motifs d'espérance viennent se mêler 
pourtant de graves appréhensions. Et d'abord, 
les troupeaux d'yacks, d'hémiones, de chamois* 
que nous rencontrons à chaques pas, et dont 
plusieurs nous regardent stupidement, sans se 
déranger, nous semblent la preuve que jamais 
on ne leur a fait la chasse, et que les habita- 
tions sont encore loin. Puis, les crêtes succèdent 
aux crêtes ; après une montagne, c'est une 
autre montagne. Guidés par la boussole, nous 
avons marché droit au sud. Mais ne nous 
sommes-nous pas trop avancés dans cette direc- 
tion ? N'avons-nous pas laissé la capitale du 
Thibet à notre droite, ou à notre gauche ? Ter- 
rible incertitude ! Et personne pour nous ren- 
seigner ! 




CHAPITRE XII 



Sources d'une rivière. — Une route. — Les premiers Thibé- 
tains. — Leur attitude malveillante.— Barques servant de 
combustible. 

Le 27 janvier, par 3o degrés de froid, nous 
atteignons un endroit où de nombreuses sour- 
ces d'eau douce donnent naissance à une 
rivière. Une rivière ! il y a donc une déclivité 
dans le sens de son cours. En suivant ce cours, 
nous ne pouvons que descendre, et peut-être 
arriverons-nous à un endroit habité. Bien nous 
prend de raisonner de la sorte ; car, peu après, 
nous trouvons à un campement abandonné des 
pots cassés, des cordes, etc. Et nos gens d'exul- 
ter ! Ils tiennent pour certain qu'aujourd'hui 
ou demain la rivière nous conduira à un vil- 
lage. Hélas ! ici, comme ailleurs, la roche 





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A TRAVERS L'ASIE 



Tarpéienne est près du Capitole, et après deux: 
heures de marche, nous constatons que la 
rivière aboutit à un lac sans issue. L'eau en es 
si douce que nos animaux s'en donnent à 
satiété. Imprudence fatale ! Bientôt après, un 
chameau et deux chevaux expirent dans 
d'atroces souffrances. Les quatre chevaux qui 
survivent à tant de misères peuvent à peine se 
traîner. Nous ferrons à neuf leurs pieds usés ; 
car, si les pauvres bètes ne peuvent plus être 
montées, elles portent encore les selles, dont 
nous aurons besoi lorsque nous aurons acheté 
au Thibet de nouvelles montures. 

Les 28, 2g et 3o janvier, nous descendons 
jusqu'à une altitude de 4650 mètres. La respi- 
ration devient aussitôt plus libre, le feu brûle 
mieux, nus mets sont cuits à point, le tabac 
abandonné depuis si longtemps est fumé avec 
délices, et nos derniers animaux ont en abon- 
dance de l'eau et de l'herbe. Le paysage aussi 
prend un aspect moins sinistre. Aux hautes 
montagnes dentelées, aux ravins encaissés 
comme de noirs tunnels, ont succédé des 
mamelons arrondis, des plaines doucement 
ondulées Enfin, pour comble de chance, voici 
que se présente une route, une véritable route, 
bien large et bien battue par le r.écent passage 
de nombreux troupeaux. Ah ! que n'avons-nous 




A TRAVERS L'ASIE 



i55- 



des chevaux frais ! à quel galop nous les lance 
rions pour atteindre la tribu inconnue à la- 
quelle appartiennent ces troupeaux ! En atten- 
dant, nous débarrassons une fois encore nos 
animaux d'objets que nous jugeons désormais 
inutiles ; et, sachant que jadis Prjevalski a dù 
défendre sa vie contre les sauvages du Thibet, 
nous préparons nos armes, distribuons les 
munitions, et assignons à chacun son poste de 
combat. 

3i janvier 1890. Hourra ! un homme ! Nous- 
prenions le thé du matin, lorsque retentit ce 
cri mille fois répété. Un homme ! fini, le 
désert; finies, la faim et la soif; fini, la 
crainte de tomber mourant sur le sol glacé,, 
comme le pauvre Niaz, et de n'avoir pour 
suaire et pour tombe qu'un tas de grosses 
pierres ! 

Je restai un instant sous la tente, afin de ne 
pas effaroucher, par mon visage exotique, ce 
bienheureux mortel qui nous semblait un ange 
tombé de la lune. A l'instant même où je mets 
le nez dehors pour m'aboucher avec lui, deux 
autres, dont l'un est armé d'une lance et d'ua 
fusil à mèche, arrivent à cheval, et nous crient 
sur un ton significatif: * Pe-ling, Pe-ling,. 
(anglais, anglais) ? Comme ma science du thi- 
bétain se réduit à peu près au mot : * merri*. 




156 



A TRAVERS L'ASIE 



non ! je réponds : « merri, merri ; Français !» 
Mais voici que survient un troupeau de mou- 
tons conduit par un jeune cavalier ; puis en- 
core, un troupeau de yacks et de chevaux que 
gouverne une jeune Thibétaine. Tout ce monde 
semble considérer le premier arrivé comme 
chef de la bande. 

Ces gens, bien 'certainement n'ont jamais vu 
d'Européens ; car ils nous regardent de l'air 
ahuri d'un Groenlandais en face d'un chameau, 
ou d'un Congolais mis en présence d'un ours 
blanc. Nous aussi, nous considérons avec 
-étonnement ces premiers échantillons humains 
de la race thibétaine. J'ai jadis traversé toute 
l'Asie de lest à l'ouest, et je fais présentement 
le même trajet en sens inverse. C'est dire que 
j'ai vu des représentants de presque toutes les 
races asiatiques. Eh ! bien, j'affirme n'avoir 
rencontré nulle part des êtres d'une malpro- 1 
prêté plus dégoûtante, d'un aspect plus rebu- 
tant, d'un physique plus grossier que ces 
pâtres du nord de Hlassa. L'Afrique et la Poly- 
nésie n'ont certes rien de plus sauvage à 
exhiber. Certains savants européens, n'ayant 
jamais quitté le moëelleux fauteuil de leur 
cabinet, font au Bouddhisme une haute répu- 
tation de religion civilisatrice. Que ces géo- 
graphes en chambre viennent donc y voir ! Le 




A TRAVERS L'ASIE 



l57' 



seul aspect des représentants les plus abjects 
du genre humain les convaincra que le Thibet 
fait très bien de fermer ses portes au reste du 
monde. 

Le Prince trouve que le type de ces bergers 
se rapproche assez de celui des sauvages amé- 
ricains. Je le rattacherais plus volontiers au 
type mongol, exagéré en laideur. Les pom- 
mettes sont extrêmement saillantes ; les yeux, 
noirs et très vifs, font songer à ceux du porc,, 
par leur extrême petitesse ; les lèvres sont 
grosses et charnues ; le visage imberbe n'a 
point de teinte définissable, parce que l'eau ne- 
l'a certainement jamais touché ; les cheveux, 
d'un noir intense et brillants de graisse, re- 
tombent sur les épaules en touffes cordelées 
que le peigne n'a jamais démêlées, sauf au- 
dessus du front où ils sont coupés en frou-frou, 
afin de ne pas gêner la vue ; à peu près comme 
on coiffe en Europe les chiens caniches. Une 
paire d'énormes oreilles achève le portrait. 

En revanche, ces gens paraissent doués 
d'une vigueur de muscles et d'une agilité sans- 
pareilles. Leur démarche élastique et bondis- 
sante ne saurait être mieux comparée qu'à 
celle de la chèvre. 

Le costume des hommes ne comporte que 
deux pièces : une robe graisseuse en peau de- 




ï58 



A TRAVERS L'ASIE 



mouton, relevée à la taille par une ceinture, 
et des bottes en cuir, à grosses semelles. De 
çouvre-chef, il n'est question que pour les filles, 
qui portent un bonnet en fourrure ; la crinière 
huileuse et embroussaillée des hommes est 
assez touffue pour leur permettre de braver 
tous les frimas. 

- Quant aux mœurs de cette race abrutie, nous 
aurons tout dit, en la signalant comme prati- 
quant généralement la polyandrie. 

L'étonnement réciproque une fois passé, 
nous tâchons d'entrer en relations amicales 
avec ces rudes montagnards, les premiers 
hommes que nous ayons vus depuis soixante- 
douze jours. La conversation étant presque 
impossible, nous recourons aux gestes ; nous 
montrons nos animaux épuisés et le peu qui 
nous reste de provisions. Moyennant deux 
onces d'argent et un cheval à bout de forces, le 
chef nous fournit du lait, du fromage et dix 
moutons. Ces derniers sont tellement agiles et 
sauvages, qu'il faut les prendre au lasso, exer- 
cice où excellent ces bergers, qui savent choisir 
leur victime au milieu du troupeau, sans se 
tromper jamais. 

Après quoi, nous nous disposons au départ, 
-en disant : Hlassa, Hlassa ? Le berger nous in- 
dique le sud, et montre, écartés, les dix doigts 




A TRAVERS L'ASIE 



i5q 



-de ses mains. Ciel ! Veut il dire dix jours en- 
core ? En avant, à la grâce 'Dieu ! Le pis de 
nos misères est certainement passé. C'est le 3i 
décembre que nous avons perdu les traces des 
Tourgoutes ; et c'est le 3i janvier que nous 
"avons rencontré les premiers êtres humains. 
Nous avons donc marché tout un mois, sans 
autre guide que la boussole. 

Dans la matinée du I er février, les individus 
de la veille reviennent à notre campement, 
nous offrant en vente du lait, du fromage et du 
beurre. Le lait seul est accepté ; le reste est 
d'une malpropreté à faire reculer le chien 
européen le plus affamé. Nous donnons en 
retour un petit miroir et quelques aiguilles, 
acceptés avec enthousiasme. Nous désirerions 
beaucoup acheter quelques chevaux, mais le 
prix demandé est si exorbitant que nous devons 
y renoncer. 

Pendant les débats du marché, j'attire à part 
celui des indigènes qui me paraît être le plus 
bonasse, et, moyennant le don d'un paquet de 
raisins secs, je tâche, en baragouinant de mon 
mieux, de lui demander s'il connaît le lac 
Nam-tso (Tengri-Noor), que « les meilleures 
cartes placent au N.-O. de Hlassaet de la 
chaîne Nindjin-Tangla. L'idiot me comprend, 
et se met aussitôt à tracer un cercle sur le 




i6o 



A TRAVERS L'ASIE 



sable, en disant : Nam tso. Derrière son lac ei> 
miniature, il trace une longue ligne, en nom- 
mant : Nindjin-Tangla. Puis, plus loin vers le 
sud, il place un argol : Hlassa, dit-il ; et. au 
moyen de ses doigts, il me fait comprendre 
qu'il me reste douze jours de marche pour y 
arriver. 

Tandis que je suis ainsi occupé à corrompre 
traîtreusement ce pauvre enfant des montagnes, 
son chef arrive et le met en fuite par quelques 
mots énergiques. D'autres indices, non moins 
significatifs, commencent à nous faire croire 
que ces gens veulent mettre tout en œuvre 
pour entraver notie marche. En conséquence, 
nous nous avançons en toute hâte, afin de nous 
rapprocher le plus pos>ible du but de notre 
voyage. 

Soudain se présente un indigène qui sait 
parler un peu le mongol, mais paraît plus défiant 
encore que ses compatriotes. — Dans dix jours,, 
lui dis-je pour l'éprouver, nous arriverons à 
Hlassa et rendrons visite à votre illustre Dalai- 
Lama (chef suprême du bouddhisme). — Et 
l'homme, de me répondre : « Non, non ; vous- 
devez vous arrêter : des Anglais comme vous 
ne peuvent entrer à Hlassa. — Anglais ! re- 
partisse, pas du tout ; les Anglais sont roux ; 
voyez comme nous sommes noirs ! — Et, sur 




A TRAVERS L'ASIE 



161 



cet argument décisii, nous continuons notre 
marche vers le sud. 

Le lendemain, les signes de malveillance 
deviennent plus évidents encore. Trois pâtres, 
armés de sabres dont le fourreau en bois est 
garni d'argent et de pierreries, refusent abso- 
lument de nous vendre des chevaux, à quelque 
prix que ce soit, et affirment que Hlassa est 
encore à quinze jours de marche. Plus loin, 
nous voici cernés par une bande de trente 
cavaliers tous munis de sabres et de fusils à 
mèche. Leur chef nous dit d'un ton menaçant 
que jamais nous n'entrerons dans la capitale. 
Comme un de ses hommes paraissait disposé à 
nous vendre son cheval, ce chef tire son sabre, 
et peu s'en faut qu'il n'abatte incontinent la 
tête de son subordonné. Bref, l'attitude de ces 
gens' devient si insolente, que nous ne doutons 
nullement avoir affaire à ces lamas brigands, 
dits Œgrais, qui au nombre de cinq cents, 
sjattaquèrent jadis à Prjevalski. Comme ceux- 
ci s'obstinent à nous suivre, à caracoler autour 
de nous, en poussant les cris sauvages de l'aigle 
qui va fondre sur sa proie, nous leur signifions, 
par gestes intelligibles, qu'ils aient à se tenir 
à distance respectueuse ; sinon nous les tien- 
drons pour des brigands, et les traiterons en 
conséquence. 




IÔ2 



A TRAVERS L'ASIE 



Le bouillant Achmed voudrait même en venir 
immédiatement à une manœuvre plus guer- 
rière : nous écarter de la route, chercher l'un 
ou l'autre village appartenant à ces bandits, 
faire une razzia de leurs chevaux, et filer bon 
train vers Hlassa. Nous renvoyons sa proposi- 
tion à plus tard. Si décidés que nous soyons à 
tout tenter pour mener à bon terme notre ex- 
pédition, nous ne voulons recourir à la violence 
que lorsque nos vies seront directement mena- 
cées. Jusque là, si grossiers que soient ces 
hommes que nous avons tant désirés, nous 
prendrons patience. 

Le 3 février, nous rencontrons, seul et isolé, 
un jeune homme de vingt ans, franc, ouvert 
et serviable. Le brave garçon nous aborde 
amicalement et chemine avec nous, pendant 
près de cinq heures. J'en fais aussitôt mon 
professeur de thibétain, et, m'armant du dic- 
tionnaire de Desgodins, j'en cite les mots les 
plus usuels. L'enfant corrige ma prononciation 
4éfectueuse, et y va avec un tel entrain que, 
le soir, je puis compter de I jusqu'à ioo, et je 
possède une liste de deux cents mots. De plus 
les indications de mon professeur par rapport 
à la route concordent exactement avec celles 
que l'idiot me donnait il y a trois jours. Tant 
de zèle mérite assurément une belle récom- 




A TRAVERS I/ASIE 



163 



pense. Un petit miroir, un peu d'argent, des 
raisins secs, du papier et quelques allumettes 
jettent ce complaisant jeune homme dans une 
extase qui le fait pleurer et danser. Jamais il 
n'eût cru que de semblables merveilles exis- 
tassent au monde. 

Le même soir, nous brûlons les deux petites 
barques emportées jadis de Lob-Noor, ne 
croyant pas qu'elles puissent désormais nous 
servir. Excellent chauffage d'ailleurs, pour 
faire la soupe et combattre un froid de près de 
3o degrés. 




CHAPITRE XIII 



Conduite des Thibétains. — La tente thibétaine.— Vol de 
moutons. — Un mandarin militaire.— Le lac Tan-tso. — 
Bergers thibétains. 

Nous avons aujourd'hui, 4 février, la preuve 
d'un fait dont nous nous doutions depuis plu- 
sieurs jours, à savoir que les autorités de Hlassa 
étaient déjà averties de notre approche, et 
qu'on ferait tout au monde pour enrayer notre 
marche. En effet, un peu après midi, nous 
arrive un petit chef accompagné de quelques 
soldats. Ces gens soutiennent mordicus que 
nous sommes des Pe-lings (Anglais) ; et le chef, 
qui sait un peu parler le mongol, déclare qu'il 
a Tordre de nous faire rétrograder ; on nous 
fournira des animaux et des vivres, pour nous 
mettre à même de retourner au pays d'où nous 
sommes venus, à moins que nous ne montrions 




A TRAVERS L'ASIE 



165 



«des passeports en règle. A quoi nous répon- 
dons que nous ne sommes pas Anglais, que 
pour rien au monde nous ne consentirons à 
rebrousser chemin, et que nous attendrons 
pour exhiber nos lettres, que nous soyons en 
présence d'un représentant moins mal vêtu des 
autorités thibétaines. 

Et nous partons. Mais nous remarquons 
bientôt que notre marche est épiée. Une 
vingtaine de cavaliers armés et commandés 
par le petit chef nous suivent à distance et 
viennent camper non loin de nos tentes. 

Le lendemain, après le déjeuner, je me 
rends chez le chef en question, où les gens qui 
m'accompagnent me font passer pour un haut 
personnage chinois des provinces de l'ouest. 
A cette nouvelle, tous ces sauvages thibétains 
tombent à genoux, tirent la langue et se 
grattent énergiquement derrière l'oreille. Il 
paraît que c'est la grande salutation du pays. 
Le petit chef, tout interloqué, m'offre trois 
vessies remplies de beurre, et l'inévitable katak, 
écharpe ou mouchoir de soie blanche dont tout 
présent doit être accompagné au Thibet. 
Croyant m'avoir ainsi alléché, le pauvre hom- 
me insinue que, non loin de la route, se trouve 
.un excellent campement où nous pourrions 
attendre en paix les ordres de Hlassa. — C'est 




i6ô 



A TRAVERS L'ASIE 



cela, mon brave ! et les ordres arriveront 
quand nous et nos hommes nous serons morts- 
de faim, puisque toi et tes pareils vous refusez 
de rien nous vendre. Tu viens de me donner 
trois vessies de beurre ; grand merci ! Mais 
apprends que l'homme ne vit pas de beurre seu- 
lement ; nous partons ! 

Cinq heures de marche nous amènent à un 
sommet d'où nous apercevons un lac salé et 
une tente thibétaine. Nous faisons rencontre 
près de cette tente d'un vieux lama, avec une 
femme et une petite fille. Interrogés, ces gens 
nous répondent qu'ils gagnent leur vie à ramas- 
ser sur les bords du lac du sel tout cristallisé, 
qu'ils emballent ensuite dans de petits sacs et 
transportent à dos d'animaux jusqu'à la 
capitale. 

La tente thibétaine diffère de la tente mongole 
par les matériaux et par la forme. Au lieu 
d'employer le feutre gris des Mongols, à la fois 
chaud et imperméable, les Thibétains se ser- 
vent d'un tissu noir et très grossier, en poil de 
yack. Chez les Mongols, la tente est ronde ; ici 
elle est polygonale et fixée au sol au moyen de 
longues cordes qui, partant de tous les angles 
supérieurs de l'habitation, aboutissent à des 
piquets en bois, ou à des cornes de cerfs ou 
d'antilope, fichés dans le sol à coups de mar- 




A TRAVERS L'ASIE 



167 



teau. Ainsi agencée, la tente noire thibétaine 
ressemble assez, de loin, à une énorme arai- 
gnée immobile sur ses multiples tentacules. 
Pour protéger cette misérable demeure contre 
les vents de l'hiver, les Thibétains ont grand 
soin d'élever, du côté de Test, un mur semi- 
circulaire d'un mètre environ de hauteur, et 
dont les matériaux constitutifs sont des cailloux 
et de la bouse des yacks. 

Dans la matinée du 6 février nous prenons 
la photographie de cette première tente noire 
près de laquelle nous avons campé, de ses habi- 
tants et de leurs ustensiles ; on y voit le vieux 
lama, un de ses collègues, la femme et la fille. 
N'était sa terrible malpropreté, le costume 
de la femme est curieux. Les nombreuses 
tresses de la chevelure sont ornées de grains 
de corail et de turquoises, tandis qu'une sorte 
de scapulaire retombant sur le dos est constellé 
de pierreries de diverses couleurs. 

L'un des lamas, assez au courant de la 
langue mongole, nous dit qu'eà Hlassa on a une 
peur atroce des Européens. Ceux-ci sont soup- 
çonnés de ne vouloir entrer au Thibet que pour 
tuer le chef suprême du Bouddhisme et incen- 
dier toutes les Lamaseries. A ce compte, en 
prétendant nous faire mourir de faim, ces gens 
se croient en état de légitime défense. Ce sen- 




IbS 



A TRAVERS L'ASIE 



timent, très honorable pour eux, est très vexant 
pour nous. 

Nous avons à peine émis ce jugement, que 
le petit chef qui nous suit pendant deux jours 
nous envoie dix moutons. Nous payons géné- 
reusement, nous imaginant que le brave homme 
-est venu à récipiscence, ou bien a reçu l'ordre 
•de nous mieux traiter. 

Deux de nos hommes sont bien malades. Le 
lecteur sait que nous avions deux troupes de 
chameaux, l'une nous appartenant, l'autre louée 
à Kourla et dirigée par un musulman. L'homme 
qui soignait nos propres animaux était un 
Kirghis, du nom de Nimatche. Au passage des 
monts Dupleix, par 38 à 40 degrés sous zéro, 
le pauvre homme qu'une blessure au pied em- 
pêchait de marcher, avait eu les jambes com- 
plètement gelées. Maintenant que nous sommes 
à une altitude moins élevée et que la tempéra- 
ture est plus douce, la chair de ces membres 
tombe par lambeaux, et les doigts de pied se 
détachent. Qui croira que, dans un état aussi 
lamentable, un homme puisse avoir assez 
d'énergie, non seulement pour ne s 3 plaindre 
jamais, mais pour enlever lui-même, au moyen 
d'un mauvais couteau, les chairs mortifiées, 
ainsi que je l'ai vu de mes propres yeux ? 

L'autre malade est dans une position presque 



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A TRAVERS L'ASIE 



169 



aussi affreuse. Nous-mêmes, depuis que nous 
avons pris un peu de lait, nous avons une telle 
répugnance pour le riz, le thé et le pain sec de 
notre ordinaire, que nos estomacs révoltés les 
rejettent presque aussitôt après l'ingestion. Du 
lait, du lait en abondance ; voilà qui serait 
pour nous la vie et le salut. Et personne ne 
veut nous en vendre ; on fuit à notre approche, 
probablement pour tomber sur nous lorsque les 
privations nous auront exténués ! 

7 février. Nos misères ne font que croître et 
«embellir. Les dix moutons achetés hier nous 
sont volés pendant la nuit. Allons-nous donc 
nous laisser berner de la sorte, nous laisser 
arracher de la bouche une nourriture, si 
•chèrement payée ? Ce serait trop de condescen- 
dance, en vérité ! Aussi allons-nous exiger 
restitution à un groupe de tentes assises non 
loin de notre camp. Nous n'y trouvons que des 
femmes et des enfants ; les hommes, preuve 
-évidente du larcin, ont fui dans les montagnes. 
Tout à coup, dans un repli de terrain, j'aper- 
çois au loin un groupe de cavaliers vers les- 
quels je me dirige aussitôt en compagnie 
d'Achmed. A mon salut on dédaigne de répondre. 
Je demande où sont nos dix moutons : même 
.silence accompagné d'un rire méprisant. — 
Allez-y, Achmed ! m'ecriai-je. Le bouillant 



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A TRAVERS L'ASIE 



Turcoman qui depuis huit jours se rongeait 
les poings de ne pouvoir se battre, s'élance 
comme la foudre ; son terrible gourdin tour- 
billonne, retentit sur les épaules et sur les 
crânes ; et les Thibétains éperdus de fuir à fond 
de train, sauf le chef de la bande qu'Achmed a 
cramponné de sa main de fer. Nous nous em- 
parons de la monture de ce cavalier, promet- 
tant de restituer l'animal dès qu'on nous aura 
rendu nos dix moutons. 

Continuant notre voyage, nous arrivons près 
d'une tente où un vieil indigène ne nous a pas 
si tôt aperçus qu'il fait mine d'être sourd. Je le 
salue pourtant avec politesse, et lui demande 
s'il y a bien loin encore jusqu'au Nam-tso. 
Même simulacre. Je saute de mon cheval, lève 
la cravache : et voilà mon vieux qui se met à 
sourire, entend très bien et répond gentiment : 
— Nam-tso : deux jours ; Hlasso : quatre 
jours ! — Bien ! mon ancien ; la recette qui 
t'a guéri est excellente : nous y reviendrons. 

Au campement du soir, arrivent ces gens 
qui nous suivent à la piste depuis plusieurs 
jours, et l'homme dont nous avons pris la 
monture. Celui-ci prétend n'avoir point retrou- 
vé nos moutons. — Fort bien ! Tu vas nous 
guider jusqu'au Nam-tso où ta bète te sera 
rendue, avec un bon salaire. 




A TRAVERS L ASIE 



171 



Le lendemain, tandis qu'on s'occupe de plier 
la tente pour le départ, dix cavaliers lancés en 
plein galop nous abordent. Nous reconnaissons 
parmi eux le petit chef obstiné à suivre nos 
trousses, et un mandarin militaire. Oncques 
on n'a vu singe habillé aussi réjouissant que 
celui-ci. Sur la tète, un ruban rouge au-dessous 
duquel s'échappent des mèches graisseuses 
enguirlandées de rubans jaunes et verts. Sur 
les yeux, deux morceaux de verre de sept à 
huit centimètres de largeur, enchâssés dans 
une bordure en cuir noir, et retenus sur un 
nez aussi plat que celui d un bouledogue par 
deux ficelles attachées aux oreilles, des oreilles 
aussi larges qu'une écuelle. Avec cela, des mains 
noueuses et gigantesques, véritables pattes en 
cuir brut ; un vêtement en peau de mouton 
bordé de soie rouge ; un baudrier garni de 
plaques en argent ciselé ; un sabre dont le 
fourreau est orné de pierreries : le tout com- 
posant un pauvre diable qui fait un gros ventre 
et de grands yeux pour se donner de l'aplomb, 
mais dont les regards inquiets disent assez 
qu'il fuirait au trot accéléré, si nous bougions 
seulement le petit doigt. 

Après nous avoir offert quelques menus ca- 
deaux, le petit chef nous prie de rester sur 
place pour aujourd'hui. Le mandarin militaire 




172 



A TRAVlilKS L'ASIE 



ne .souffle mot, regarde effaré, et à chaque 
phrase de son collègue, porte au front ses 
.grandes mains noires. 

Nous répondons à l'orateur que sa harangue 
nous est connue depuis trois jours, et qu'il 
•doit savoir à quoi s'en tenir sur nos disposi- 
tions. « Nous avons deux malades presque à la 
mort, et nos vivres touchent à leur fin. Si vos 
intentions sont amicales, comme vous le dites, 
vendez-nous donc du lait, des moutons, des 
chevaux. Sinon, arriére ! faites-nous place, 
nous trouverons au Nam-tso ce qui nous man- 
que. — Arrêtez! p.~r pitié, clame le petit chef; 
car, si vous avancez, on me coupera la tête et 
i. vous aussi. — Qu'on te coupe la tète, vieux 
chiffon : que nous importe ? riposte Achmed ; 
mais qui voudra prendre la nôtre, trouvera 
à qui parler. En avant, mes maîtres ! 

Nous voilà partis. Durant toute la journée, 
nous voyons galoper sur nos flancs de nom- 
breux cavaliers. Ces gens attendent-ils qu'ils 
soient en nombre, pour tomber sur nous et 
nous massacrer? Peut-être. En tout cas, mieux 
vaut mourir les armes à la main que de suc- 
comber aux morsures de la faim. 

Après midi, nous atteignons un lac que nous 
prenons d'abord pour le Nam-tso tant désiré. 
Deux femmes, très' polies, mais de la laideur 



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A TRAVERS L'ASIE 



17* 



thibétaine la plus complète, nous détrompert 
disant que ce petit lac est le Pam-tso, et que 
l'autre bien plus grand, n'est plus qu'à une 
journée de marche. 

Ces femmes, de même que la plupart de 
celles que nous vîmes par la suite, avaient le 
visage tout barbouillé d'un fard spécial, une 
sorte de cirage noir fabriqué avec du sang de 
bœuf. On répondit à nos questions que ces 
créatures en agissaient ainsi pour se préserver 
de gerçures inévitables, sans cela, sous un> 
climat si horrible. Plus tard, on donna un 
autre motif : dérober aux regards des hommes 
les attraits trop irrésistibles de ces crasseuses 
guenons. Tout est relatif, en ce monde ! 

En prévision dune attaque possible, notre 
campement du soir est organisé militairement. 
On a ouvert les caisses de munitions, on a 
préparé les armes, et chacun fait sentinelle, à 
tour de rôle. 

9 février. Les yacks domestiques que nous 
avons vus jusqu'ici étaient tous de couleur noire. 
Nous en rencontrons aujourd'hui qui sont bi- 
garrés de noir et de blanc ; d'autres, bêtes 
vraiment superbes, ont le corps d'un noir pro- 
fond, et une magnifique queue blanche dont les 
crins sont presque aussi longs et aussi touffus 
ceux que d'une queue de cheval. Au reste, ces- 




174 



A TRAVEKS L'ASIE 



yacks domestiques sont loin de posséder la taiHe 
gigantesque et la vivacité d'allures du yack 
sauvage ; chose d'autant plus étrange que l'ani- 
mal dit « domestique n ne l'est qu'à demi. 
Seuls, les pâtres auxquels il est habitué peu- 
vent l'approcher en toute sécurité. 

Nous avons eu tort de décerner hier à nos 
deux Thibétaines un certificat de politesse : 
elles nous ont trompés. Après 35 lis de mar- 
che, nous n'apercevons pas encore le Nam-tso. 
En revanche, nous ne sommes plus qu'à 4200 
mètres d'altitude, et le froid n'est plus que de 
18 degrés sous zéro : un hiver horrible, en 
Europe : pour nous, un véritable printemps. 

Le lendemain, après avoir franchi un col 
.assez élevé, nous allons camper non loin d'un 
groupe de tentes thibétaines. Au seul homme 
qui en sort pour venir à nous, nous demandons 
•combien de journées nous séparent encore de 
Hlassa ? — Quinze ! — répond-ii en souriant. 
Il n'a pas fini qu'un soufflet lui écrase la figure 
et le jette les quatre fers en l'air. — Tu mens ! 
gredin, clame Achmed ; dehors, et plus vite 
que ça ! 

Me promenant peu de temps après derrière 
une colline, j'y rencontre deux jeunes bergers. 
Utilisant tout ce que je sais de thibétain, je con- 
verse avec eux et leur fais admirer ma montre, 




A TRAVERS L'ASIE 



I 7 5 



mon briquet, mon revolver. Ravis de ce spec- 
tacle, les petits sauvages répondent avec can- 
deur à mes questions, et j'apprends ainsi, à 
n'en pouvoir douter, qu'au train dont nous 
marchons, nous n'arriverons au Nam-tso 
•qu'après trois ou quatre jours. C'est qu'en effet 
nos hommes et nos animaux sont si exténués 
•que nous ne faisons plus journellement que 
des traits de trois à quatre lieues. Il nous reste 
un peu de riz et assez de pain sec pour vingt 
jours. Nos deux derniers chevaux n'ont plus 
d'orge et, faute de pâturage, chancellent sous le 
poids de nos deux malades. Forcément, nous 
allons à pied, et nous espérons parvenir ainsi 
à Hlassa, pourvu que nos derniers chameaux 
tiennent bon jusque-là. S'ils venaient, eux 
aussi, à succomber, dans l'impuissance où nous 
serions de transporter bagages, munitions et 
tentes, la mort ne serait plus pour nous qu'une 
question de quelques jours. 




CHAPITRE XIV 



Un coup de vigueur. — Le lac de Noma. — Mort du chame- 
lier. — Révolte du musulman de Kourla. Le lac Nam-tso. 
— Erreurs géographiques — Les envoyés de Hlassa.— 
La passe du Dam. — Arrivée de l'Amban. 

Dans la matinée du 12 février, nous deman- 
dons poliment à une vieille femme qui gardait 
des moutons, de nous vendre deux ou trois de 
ses bêtes. La vieille répond par un refus formel. 
Au même instant, un coup de feu retentit et 
deux moutons tombent foudroyés. — Eh ! mes 
maîtres, nous crie Achmed, allons nous donc 
nous laisser mourir de faim à côté de tant de 
gigots? Ce serait un gros péché ! — La vieille 
s'enfuit en clopinant, et nous emportons les 
deux victimes, comptant bien qu'on ne tardera 
pas à venir en réclamer le prix. 

Ce petit coup de vigueur nous a tous rani- 
més. Nous comprenons que si nous continuons* 





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178 



A TRAVERS L'ASIE 



à implorer la pitié de ces rustres thibétains, 
c'^n est fait de nous, tandis que tout en obser- 
vant autant que possible les lois de la justice, 
une attitude énergique peut seule nous sauver. 
Nous trouvons bientôt l'occasion d'appliquer 
ce principe. Au petit lac Noma que nous vou- 
lons atteindre pour camper sur ses bords, six 
cavaliers indigènes nous ont précédés et pa- 
raissent surveiller toutes nos démarches. Des- 
cendus de leurs montures, ils ont déposé leurs 
fusils par terre. D'après Tordre de M. Bonvalot 
nous faisons mine de passer outre ; puis, tour- 
nant brusquement, nous tombons sur la bande, 
dans l'intention de nous emparer des chevaux, 
que nous payerons largement. Mais ces gens 
sont si lestes que nous ne parvenons qu'à saisir 
le chef de la bande, deux chevaux et tous les 
fusils ; en un clin doeil tout le reste a disparu. 
Le prisonnier frissonne d'épouvante, tire à 
huit centimètres hors de la bouche une grosse 
langue rouge, et ne cesse de lever les deux 
pouces en l'air ou de se gratter à deux mains 
derrière les oreilles. Nous lui expliquons que 
notre intention n'est nullement de voler, mais 
d'acheter, argent comptant, deux chevaux 
capables dé porter nos deux malades, et les 
vivres qu'on nous refuse impitoyablement 
depuis douze jours. « Voici vingt onces d'ar- 




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179 



gent, deux fois la valeur de votre monture. 
Allez ! nous, vous rendrons le reste demain 
matin. » 

Le drôle s'en va, tout réjoui de l'aubaine, ét 
revient à l'aube, accompagné de l'homme dont 
Achmed avait tué deux moutons. Celui ci est 
grassement rémunéré de sa perte, et, après 
une étape de 26 lis, nous campons en un en- 
droit que nous appelons Nimatch, en souve- 
nir de la mort en ce lieu de notre infortuné 
•chamelier. 

En effet, dans la matinée du i3 février, nous 
apprenons que le malheureux a rendu l'àme, 
presque subitement. A force d'énergie, il avait 
■comprimé jusqu'à la fin les plaintes qu'auraient 
dû lui arracher des souffrances intolérables, 
alors que la chair <îe ses jambes tombait par 
lambeaux. Hier encore, nous lui demandions 
comment il se trouvait. <» Bien, répondait le 
pauvre garçon, mais je sens que la fin ap- 
proche. » En conséquence, il avait appelé 
Achmed, et avait dicté une sorte de testament, 
«c Payez à tel une paire de bottes ; restituez 
à un autre un peu d'argent emprunté, et dites 
au général (ainsi appelait-il M. Bonvalol) d'en- 
voyer mon salaire à ma famille qui réside à 
Jarkand. » Toute la nuit, on l'avait entendu 
étouffer ses gémissements, de peur de troubler 




î8o 



A TRAVERS L'ASIE 



le sommeil de ses compagnons. Un moment, il 
était sorti de la tente, en rampant sur les 
mains et les genoux — ses pieds n'existaient 
plus — , puis il était rentré, et avait poussé 
peu . après un grand cri. Aussitôt ses amis 
s'empressent à ses côtés. « Nimatch, allez- 
vous plus mal ? — « Frères, répond le mori- 
bond, n'éveillez pas les maîtres : ils sont si fati- 
gués ! Merci à vous tous qui avez été si bons 
pour moi ! » Et sur ce mot, il pousse un soupir 
et rend doucement Pâme. Quelle rare énergie l 
Quel brave ! 

Achmed vient en pleurant nous annoncer le 
fatal dénouement. Voici la seconde tombe que 
nous allons laisser derrière nous, et nous 
avons à renouveler l'horrible scène qui 
eut naguère pour théâtre la passe du Requiem. 
Le corps revêtu de ses plus beaux vêtements 
est déposé dans un creux naturel que nous 
comblons ensuite au moyen de grosses pierres. 
Nous avons trop souffert et l'avenir est trop 
sombre, que pour nos yeux puissent encore 
verser des larmes. Des cris, des sanglots : tel 
est le seul adieu qu'il nous soit possible d'adres- 
ser à notre compagnon, j'allais dire notre 
frère, tant l'honnêteté de ce brave garçon, son 
courage, son dévouement avaient gagné tous 
les cœurs. Ah ! puisse cette victime être la 
dernière ! Parpha est bien malade, cependant ; 




A TRAVERS L'ASIE 



181 



mais, dans quelques jours, nous pourrons sans 
doute nous reposer sur les bords du Nam-tso et 
y trouver de quoi soulager les maux de ce bon 
serviteur. 

A peine sommes-nous en marche qu'un 
cheval tombe mort d'inanition. On enlève la 
selle qu'on veut charger sur les chameaux du 
musulman de Kourla. Celui-ci refuse tout net. 
M. Bonvalot ordonne de charger quand même. 
Sur quoi, le musulman furieux jette l'objet par 
terre, profère des malédictions et, aidé de son 
fils, se met à jeter des pierres à nos hommes. 
Achmed, resté derrière avec nous, accourt au 
tapage, et tombe à coups de bâton sur les deux 
jiiahométans qui ripostent de leur mieux. Nous 
arrivons nous-mêmes en toute hâte sur le 
•champ de bataille, juste à temps pour empê- 
cher Achmed, qui avait tiré son sabre, de faire 
voler en l'air les têtes de ses deux adversaires. • 
Il fallut nous mettre à quatre pour contenir 
notre Turcoman qui rugissait de colère. L'un 
des hommes de Kourla, le père, gisait à terre, 
comme mort. .On lui donna les soins néces- 
saires, mais sans trop de compassion, parce que 
cet égoïste eût laissé mourir tous ses com- 
pagnons plutôt que d'exposer une seule de 
ses bêtes. 

Partis de bonne heure, le 14 février, après 



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A TRAVERS L'ASIE 



avoir rétabli la paix entre nos belligérants,, 
nous arrivons bientôt au lac si longtemps- 
désiré, le fameux Nam-tso, ou Lac céleste, 
que les Mongols appellent Tengri-Noor. Désor- 
mais, nous avons sur nos cartes un point de 
repère et nous sortons de l'inconnu. De plus, le 
gibier abonde tellement que nous pouvons tout 
aussitôt fêter copieusement notre arrivée. 
Enfin, le Prince qui a conservé précieusement 
un peu de café et trois cigares, nous met à 
même de célébrer une fête, comme nous n'en 
avons pas eue depuis de longs mois. 

Ouvrons ici une parenthèse. Des écrivains 
qui n'ont voyagé que dans leur cabinet, au 
coin d'un bon feu, en buvant un vieux Porto et 
en humant un fin londrès, ont prétendu que 
du Lob-Noor au Tengri-Noor, tout le Thibet 
septentrional est couvert de neiges éternelles. 
C'est une erreur. D'après nos propres observa- 
tions, la neige n'y est perpétuelle que sur les 
sommets dépassant 5700 mètres. Partout 
ailleurs on ne la trouve, même en l'hiver, que 
là où des lacs et des marais imprègnent l'air 
d'assez d'humidité pour créer des brouillards 
et des nuages qui se résolvent en neige. Encore,, 
la neige est à peine tombée qu'elle est aussitôt 
balayée par les vents de l'ouest et amoncelée 
dans les gorges de Test, où elle ne fond qu'en 




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183 



été. alimentant probablement les premières 
sources de l'immense Fleuve bleu. 

Cette première erreur des géographes de 
fantaisie en a amené une seconde. On a dit que 
si le passage à travers le nord du Thibet était im- 
possible, ce devait être surtout en hiver. Or, 
le contraire est vrai, et l'hiver est précisément 
la seule époque où il soit possible d'effectuer 
cette traversée. Voici les arguments sur les- 
quels nous appuyons cette thèse. 

i° L'eau potable est bien rare sur le plateau 
du Thibet. En hiver, on peut obvier à cet in- 
convénient en emportant de la glace prise aux 
sources non salées. 

2° Les lacs et les marais sont nombreux. En 
été, il faudrait faire d'immenses détours pour 
les contourner ; en hiver, on les franchit aisé- 
ment sur la glace. 

3° Les tempêtes doivent être bien plus ter- 
ribles en été qu'en hiver ; avant le lever du 
soleil, l'air était calme et serein, et nous sup- 
portions alors sans inconvénient un froid de 
plus de 3o degrés sous zéro. Mais, dès que 
l'astre du jour avait atteint une certaine hau- 
teur, la dilatation de l'air causée par les rayons 
solaires provoquait aussitôt, sur ces cimes 
élevées, des courants atmosphériques, des bour- 
rasques rageuses, qui nous perçaient jusqu'à la 




i8 4 



A TRAVERS i/ASIE 



moellè des os. Qu'est-ce donc en été, lorsqu'un 
soleil de feu plonge dans d'étroits ravins à 
côté desquels se dressent des crêtes neigeuses 
-de plus de 6000 mètres d'altitude ? 

Ainsi que nous l'avons déjà noté incidem- 
ment, la faune spéciale du Thibet septentrio- 
nal est très riche. Hémiones, yacks, antilopes, 
chevreuils, loups, renards, lynx, rongeurs 
divers y abondent. Les oiseaux chanteurs sont 
très rares ; il en est tout autrement des rapaces 
représentés principalement par l'aigle et le 
vautour, dont le spécimen le plus commun et 
• le plus insolent est le gigantesque gypaète. Les 
coracinés n'y ont guère pour type que l'affreux 
corbeau de la steppe, d'un taille colossale et 
dont le cri, à la fois rauque et métallique, est 
d'un effet sinistre que je n'ai observé nulle 
part. 

Revenons maintenant à notre récit. Dans la 
même journée du 14 février, notre petit festin 
-à peine expédié, nous partons en exploration 
sur les bords du lac. M. Bonvalot tire un aigle 
qui, debout, mesure 1 mètre 3o de hauteur, et 
dont l'envergure dépasse 3 mètres. Le Prince 
abat une hémione : j'ai fait une hécatombe de 
perdrix de sable, et Achmed rapporte trois 
lièvres. Nous voilà donc assurés contre la 
faim. 





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186 



A TRAVERS L'ASIE 



Le Nam-tso, ou Tengri-Noor, a environ 
seize lieues de long sur quatre de large. La 
pointe ouest est semée d'ilots. Sur un cap qui, 
descendu du Niiidjin-Tangla % s'avance dans la 
partie méridionale, est bâtie une lamaserie, 
tandis que sur la rive septentrionale d'épaisses 
vapeurs nous font croire à Texistense de sour- 
ces thermales. Une pente rocheuse qui se dresse 
non loin de nous est couverte d'obos (i) et de 
petits autels en pierre sur lesquels on brûle 
des bâtonnets odoriférants. A de longues cordes 
partant du sommet des obos sont attachés des 
carrés de papier ou de toile portant des for- 
mules de prières, ou encore des touffes de laine 
ou de crin. Les indigènes sont convaincus que 
chaque fois que lr vent remue tout cet appareil, 
ils sont censés avoir récité toutes les prières 
qui y sont inscrites. On voit encore en nombre 
infini, des corps d'animaux sur la surface 
desquels est gravée la fameuse invocation : 
Om mani padmè om ; puis encore, ces ingé- 
nieux moulins à prières, sortes de tambours 
en papier couvert d'inscriptions, qui tournent 
longtemps et rabidement sur leur axe, à la 

(i) Monuments religieux qui en Mongolie, se composent 
de quartiers de roche amoncelés, mais qui, au Thibet, sont 
d'ordinaire formés d'un seul bloc de pierre sur lequel le- 
ciseau a gravé divers sujets empruntés au culte bouddhique^ 




A TRAVERS L'ASIE 



I8 7 



moindre impulsion que leur imprime le vent ou 
la main des dévots. Tout indique, en un mot, 
que nous sommes bien près de Hlassa, le centre 
mystérieux du Bouddhisme lamaïque. 

Notre intention était de nous reposer plu- 
sieurs jours sur les rives giboyeuses du Namtso ,~ 
mais, dès le i5 février, Parpha, notre malade, 
va tellement bien que nous nous disposons à 
partir. Nous avons à peine fait trois lieues 
vers la passe qui doit infailliblement nous con- 
duire à la capitale, que tout à coup se présen- 
tent dix hommes se disant envoyés par les 
autorités de Hlassa. Parmi eux nous distin- 
guons un mandarin à globule blanc, trois 
autres à globule bleu et un interprète de race 
mongole. Sommés par ces gens de nous arrêter,, 
nous répondons que nous n'en ferons rien, et 
que, si Ton tient à causer avec nous, nous y 
serons disposés lorsque nous serons parvenus 
à un bon campement. 

Ahuris par cette contenance dédaigneuse,, 
les Thibétains nous suivent à quelque distance 
et viennent s'établir non loin de notre tente. 
Celle-ci à peine dressée, je vais m'aboucher 
avec nos adversaires et, sans leur laisser le 
temps d'exposer leurs griefs, je formule les 
miens et leur adresse ce petit plaidoyer chinois : 
« Quelles gens êtes-vous donc, vous qui pré- 




188 



A TRAVERS L'ASIE 



tendez arrêter de paisibles voyageurs? Etes- 
vous des sauvages ou un peuple civilisé? Voici 
quinze jours que vos sujets nous refusent des 
vivres, à quelque prix que ce soit : est-ce ainsi 
qu'une grande nation exerce l'hospitalité ? Par 
votre faute, nos hommes et nos animaux 
meurent les uns après les autres : ne seriez- 
vous, par hasard, qu'un peuple d'assassins ? Vous 
ignorez si nous venons à vous en amis ou en 
ennemis, si nous sommes des gens de peu ou de 
grands personnages de l'Occident : et vous nous 
traitez comme des brigands ! Apprenez donc 
que nous sommes des gens lettrés qui savons 
<:e qui se passe dans le monde entier. Et c'est 
pourquoi nous n'ignorons pas que les Russes 
et les Anglais sont vos ennemis : nous ne 
sommes ni Russes ni Anglais. Dans notre 
lointaine patrie, on nous a conté sur le Thibet 
des choses si merveilleuses, que nous avons 
voulu venir les contempler de nos yeux, avant 
de nous rendre à Péking. Que dira votre illus- 
tre Empereur, lorsqu'il apprendra l'infamie de 
votre conduite, et comment vous l'avez désho- 
noré devant tous les peuples de l'univers ? » 

A ce discours débité tout d'une haleine, le 
* bouton blanc » répond que les pâtres du 
Nord sont des sauvages sans éducation, mais 
que lui, mandarin, est tout disposé à satisfaire 
à toutes nos demandes, si nous déclarons 



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189- 



d'abord qui nous sommes, d'où nous venons, 
et si nous consentons à rester sur place jusqu'à 
ce qu'on en ait référé à Hlassa. 

— Eh ! mon vieux, ce n'est pas la première 
fois qu'on veut nous berner avec de semblables 
promesses. Non, non ! avant tout, des che- 
vaux, des moutons, de la farine, un bon cam- 
pement, avec de l'eau et de l'herbe ! Et si vous 
voulez apprendre comment se défendent des 
gens qui tiennent à leur vie essayez donc ! 

Parti le 16 février, de grand matin, nous 
nous engageons dans la passe du Dam, lorsque 
subitement se présentent une foule d'hommes 
armés précédant un officier-lama vêtu de jaune, 
et portant sur son bonnet le globule rouge. 
Celui ci est d'abord de l'amabilité la plus par- 
faite, et comprend assez bien le chinois, quoi- 
qu'il ne puisse le parler. Mais ses compliments 
mielleux et ses promesses doucereuses aboutis- 
sent également à la péroraison qu'on nous 
prêche depuis quinze jours : « Arrêtez-vous ! » 
On devine notre réponse. Alors le lama passe 
aux menaces. En quelque mots brefs et éner- 
giques, M. Bonvalot fait préparer les armes, et 
nous poussons de l'avant. Le Thibétain a beau 
nous dire que derrière lui arrive une force de 
mille hommes commandés par un amban. — 
Qu'importe ! nous irons jusqu'à ce que nous 
trouvions un endroit propice pour asseoir nos- 




igo 



A TRAVERS L'ASIE 



tentes ; ici, vous nous laisseriez mourir de 
faim ! 

Malgré cette belliqueuse déclaration, nous 
sommes forcés de faire halte, un peu après 
midi, tant nos bêtes sont exténuées, et bien 
que l'emplacement soit très mauvais. 

A peine sommes-nous installés qu'arrive le 
fameux Amban. Le personnage, vêtu en grande 
cérémonie, descend de cheval et, à notre 
grande stupéfaction, nous salue des noms 
russes de Piedtsof et Robereff, nous parle de 
Prjevalski, d'Alexandre III et de Saint-Péters- 
bourg. Après quoi il nous annonce très poli- 
ment que, demain, il nous fera connaître les 
mesures prises par les autorités pour faciliter 
notre retour. 

Tout cela nous est dit en chinois par un 
interprète mongol. Bientôt après, on nous 
apporte, en quantité, du riz, du lait et de la 
viande de mouton. Ce serait bien, n'était que 
décidément nous voilà aux mains de ces gens, 
que nous sommes à 5.3oo mètres d'altitude, et 
qu'un cheval et un chameau viennent encore 
d'expirer. Nous n'avons plus que cinq chameaux, 
absolument décharnés ; l'homme de Kourla, 
qui en avait amené vingt-quatre, n'en possède 
plus que douze. Il nous reste un seul cheval ; 
•et, chose curieuse, c'est le plus mauvais et le 
plus paresseux de toute la bande. 




CHAPITRE XV 



Prisonniers à douze lieues de Hlassa. — Pourparlers avec 
l'Amban. — Sa duplicité. — Une escapade. — La Chine 
et le Thibet. — Arrivée de deux dignitaires. 

: Triste réveil, au matin du 17 février ! Douze 
cents hommes nous entourent : nous sommes 
bel et bien prisonniers. Est-ce assez vexant, 
alors que nous ne sommes plus qu'à douze 
lieues de Hlassa ? Encore, si nous n'avions à 
patienter que durant quelques jours ! — Hé- 
las ! disons-le tout de suite : pendant quarante 
cinq jours nous serons retenus, ici, et en deux 
autres endroits, sans pouvoir pénétrer dans 
Hlassa! 

Vers neuf heures, l'Amban, un tout jeune 
homme, vient nous rendre visite et entame 
une conférence qui duresplus de cinq heures. 
.Non seulement on nous interdit l'accès de la 




IÇ2 



A TRAVERS L'ASIE 



capitale maison voudrait nous taire rétrograder 
jusqu'au Nam-tso. Nous insistons pour obtenir 
de pouvoir franchir le col du Dam, dans la 
conviction qu'au sud de la montagne nous 
trouverons aisément un campement moins 
élevé et moins froid. Après un repos de dix à 
douze jours, nous nous dirigerons vers Bathang 
et la frontière chinoise. "Quant à vouloir nous 
retenir ici, c'est nous condamner à une mort 
presque certaine : que vous le vouliez ou non, 
nous partons demain ! 

— Oh ! je vous en supplie, riposte l'Amban, 
ne le faites pas. Au delà du col, vous vous 
trouverez sur le territoire de la ville sainte ; 
et jamais les lamas ne souffriront que. ce sol 
sacré soit foulé par un pied étranger ; marcher 
au combat, dans ces conditions, c'est aller à 
une défaite inévitable : pas un de vous n'en 
reviendra ! 

— Eh bien, soit ! Mieux vaut mourir en- 
braves et d'un coup de sabre que d'inanition et 
de froid ! 

— Que dites-vous là ! Nous sommes prêts à 
vous fournir et des tentes bien chaudes, et des 
vivres de toute sorte. 

— Trêve de pourparlers ! J'ai habité assez 
longtemps la Chine, pour savoir ce que valent 
des promesses. Au lieu d'assembler une armée- 





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194 



A TRAVERS L'ASIK 



pour arrêter trois Européens qui ne veulent 
que continuer en paix leur voyage, que ne 
vous préparez-vous plutôt à recevoir l'expédition 
russe qui arrive derrière nous, forte de cent 
soldats et armée de mitrailleuses ? 

A ces paroles que j'articule nettement, les 
bouchent s'ouvrent plus grandes que les yeux, 
et les oreilles se dressent. — Comment ? Mais 
n'êtes- vous pas ces Russes que nous attendons ? 
Celui-là n'est- il point Piedtsof, et celui-ci 
Robereff? Vous ne seriez donc pas Pavant-garde 
de nos ennemis ? 

—.Nous, Russes? En aucune façon ! Et si 
vous doutez, voyez donc nos cartes de visite 
en caractères chinois et sur papier rouge 
officiel : voyez donc si nos noms ressemblent 
à ceux de ces Russes dont vous redoutez la 
venue ! 

A ces mots, la large face de PAmban s'illu- 
mine d'un rire qui lui ouvre la bouche jus- 
qu'aux oreilles et fait voir des dents à faire 
envie à un hippopotame, Et le brave homme 
de nous confier le rôle terrible dont on Pa 
chargé. Il a ordre de rassembler autant d'hom- 
mes que possible et d'arrêter la marche des 
Russes, même au péril de sa vie. Comme 
preuve de son assertion, il retire de dessous sa 
robe un édit venant en ligne directe de Péking. 



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ig5 



Les choses tournaient au burlesque. A Ili, le 
-consul russe nous avait affirmé que, par l'en- 
tremise personnelle du Tsar, le général 
Piedtsof avait reçu une pièce signée de la cour 
de Péking, l'autorisant à passer aux Indes à 
travers le Thibet, et que des ordres enjoi- 
gnaient aux autorités thibétaines d'avoir à 
donner aide et protection au porteur de cette 
pièce. Or voilà que Ton nous montrait un 
autre document, portant ostensiblement le 
sceau impérial, et ordonnant aux Thibétains 
d'arrêter le même général, coûte que coûte ! 
Aussi le Prince se hâte-t-il de photographier 
cette pièce de haute diplomatie chinoise, afin 
de la faire admirer plus tard à qui de droit. 

Quant à l'Amban, il est enchanté de l'aven- 
ture. A nos balles perforant son vaste abdomen, 
il préfère avec raison son globule de mandarin. 
Aussi nous envoie-t-il incontinent force pro- 
visions. Ce qui n'empêche pas que le 18 février 
nous demandons à cor et à cris de pouvoir 
passer la montagne pour nous réfugier en un 
lieu plus supportable. Le brave homme insiste 
de son côté pour nous faire attendre le retour 
du courrier envoyé à la capitale. Pour nous 
aider à prendre patience, ses serviteurs vien- 
nent dresser une grande et belle tente au- 
dessus de la nôtre ; ce qui nous procure 




ig6 



A TRAVERS L'ASIE 



aussitôt un soulagement notable, en nous 
mettant à l'abri du froid horrible et de la bise 
qui siffle rageusement dans cette gorge étroite. 

Le lendemain, n'ayant rien de mieux à faire, 
nous dormons jusque près de midi ; puis nous 
procédons à notre toilette. Ce n'est pas une 
mince affaire ! Il y a plusieurs mois que nous 
n'avons pu nous laver à fond, et je sais bien 
qui n'a point changé de linge depuis soixante 
jours. La barbe est roussie et comme brûlée. 
Les cheveux encaissés pendant le quart d'une 
année sous une calotte de feutre, une écharpe 
de laine et un bonnet en fourrure, se sont 
feutrés et agglutinés. Si nous avons beaucoup 
ri des sauvages thibétains, un coup d'œil jelé 
dans un miroir retiré du fond d'une caisse nous 
prouve que, d'eux à nous, la différence n'est 
pas bien grande. Encore sont-ils gras et dodus r 
tandis que nous sommes tous d'une maigreur 
ascétique. 

J'ai parlé antérieurement du type physique 
et du costume des Thibétains : ajoutons quel- 
ques détails que nos loisirs forcés nous permet- 
tent de mieux observer. Certains fashionables 
commencent à adopter, pour leurs cheveux, la 
longue tresse chinoise, qu'ils ornent de bijoux 
en argent ou de pierres plus ou moins pré- 
cieuses. Point d'homme qui ne porte à la 




A TRAVERS L'ASIE 



IQ7 



ceinture l'écuelle en bois pour le thé, et une 
bourse brodée contenant une fiole de tabac à 
priser. Les bonnets en fourrure, d'une variété 
infinie de formes, sont parfois remplacés par 
des toques jaunes ou rouges, les deux couleurs 
sacrées du bouddhisme. La plupart des indi- 
gènes portent des lunettes, parfois en verre, 
plus souvent en crin tissé à larges mailles, 
ayant la forme bombée d'une grosse écaille de 
noix, dont l'office est de préserver les yeux de 
]a violente réverbération du soleil sur la neige. 
La bagues en argent sont très communes, 
mais d'un travail fort grossier. Le sabre se 
porte, non pas sur le côté, mais en travers du 
ventre, passé sous la ceinture. La lame en est 
détestable, mais le fourreau est parfois très 
orné d'incrustations en argent. Le complément 
indispensable de la toilette est une loque sus- 
pendue à la ceinture, et qui sert aussi bien à 
soulager le nez de son propriétaire qu'à net- 
toyer l'écuelle où il boit le thé. Enfin, dernier 
détail, les gens de distinction ne fument pas, 
tandis que le menu peuple fait une énorme 
•consommation d'un tabac très mauvais. 

20 février. C'est le jour du nouvel an thibé- 
tain. Aussi les tentes sont-elles ornées à la 
façon des obos du Nam-tso, et une multitude 
de cordes font voltiger au gré du vent des 




ig8 



A TRAVERS L'ASIE 



formules pieuses. Tout le camp est à la joie 
et chacun s'est revé.u de ses plus beaux atours. 

Nous allons rendre visite à l'Amban qui, pour 
la circonstance, se pavane sous de splendides 
fourrures doublées de soie. Son oreille droite 
supporte un énorme pendant orné de turquoi- 
ses ; l'oreille gauche n'a qu'un petit anneau 
où scintille une pierre bleue. Le « grand hom- 
me » nous sert un thé beurré et d'excellentes 
galettes. Sa tente, de forme circulaire, ressem- 
ble à s'y méprendre à une chapelle. Sur un 
autel dressé en l'honneur de Bouddha, nous 
voyons une tête de mouton artistement sculptée 
dans du beurre, et sept vases en Cuivre remplis 
de beurre fondu où est plongée une mèche ; 
une de ces lampes brûle jour et nuit. A côté 
de l'autel est placé un lavabo, exactement sem- 
blable à celui employé dans le culte catholique. 
Enfin, le lama préposé à cet autel porte une 
ceinture à laquelle sont suspendues des minia- 
tures de petites chapelles renfermant, nous 
dit-on, des reliques bouddhiques. Et, chose 
curieuse, ces objets ont la forme ogivale des 
reliquaires et petits cadres de ce genre confec- 
tionnés par nos religieuses européennes. 

A notre retour, voulant remercier l'Amban 
de sa bonne réception, nous lui envoyons un 
Katak, le portrait du Prince et une montre en 




A TRAVERS L'ASIE 



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argent. Le brave Thibétain refuse de rien 
accepter, dans la crainte, nous fait-il dire, 
qu'on ne l'accuse à Hlassa de s'être laissé cor- 
rompre par nos présents. 

Pendant notre absence, Achmed a tué un 
énorme gypaète qui avait voulu se régaler de 
la chair d'un cheval mort. D'ordinaire, cet 
oiseau exhale une affreuse odeur de charogne ; 
celui-ci répandait un parfum de musc vrai- 
ment extraordinaire. Nous conjecturâmes 
qu'il avait fait récemment sa proie de ce daim 
musqué spécial au Thibet et aux régions voisines. 

Le lendemain, Abdullah nous confie qu'on 
lui a fait entendre qu'en pointant directement 
à l'ouest nous pourrions atteindre, en trois ou 
quatre jours, la ville de Noptcheou, où le mis- 
sionnaire Hue a passé jadis, où les vivres sont 
à bas prix, et que, de là nous parviendrions 
facilement à la frontière chinoise. Nous répon- 
dons par la même voie que nous tenons absolu- 
ment à la célèbre route qui passe par Bathang 
et Ta-tsien-lou. Cette tentative avortée nous 
démontre que l'Amban, si poli qu'il soit, n'est 
pas exempt de duplicité. Ce qui corrobore nos 
soupçons, c'est que le courrier qu'il dit avoir 
envoyé à la capitale n'est pas encore de rétour, 
après quatre jours, alors que la distance n'est 
que de douze lieues. 




2GO 



A TRAVERS L'ASIE 



Aussi, le 22 lévrier, tentons-nous, le Prince 
et moi, une petite escapade Levés avant l'aube, 
nous nous glissons hors de la tente et enfour- 
chons deux chevaux, dans l'intention d'aller 
aussi loin que possible sur la route de la capi- 
tale, A peine sommes-nous en selle que dix 
hommes se dressent devant nous, et n'osant 
employer la violence, font des gestes suppliants 
et se passent la main sur le cou, afin de mon- 
trer le sort qui les attend s'ils nous laissent 
continuer. Nous réservant de les disculper, 
nous fondons à travers eux, et galopons dans 
l'espoir d'apercevoir du moins la cité mystéri- 
euse. Nous avions parcouru environ trois lieues, 
lorsque cinq cavaliers courant ventre à terre 
nous rejoignent. Parmi eux se trouvent l'in- 
terprète et un lama mandarin. La mine épou- 
vantée de ces pauvres diables, les yeux qui leur 
sortent de la tête, la sueur qui ruisselle de leur 
front nous font partir d'un immense éclat de 
rire. — Comment, nigauds ! Craignez-vous 
donc que deux Européens sans armes aillent 
prendre votre Hlassa, pour le rapporter dans 
leur poche ? Ou bien, votre ville sacrée est-elle 
si sale et si sordide que vous ne voulez pas 
qu'un étranger l'aperçoive, même de loin ? — 
Sur quoi, nous tournons bride et rentrons au 
camp. 




A TRAVERS L'ASIE 



20I 



Le lendemain, je vais lier connaissance avec 
les domestiques et les soldats de PAmban, de la 
bouche desquels je recueille nombre de ren- 
seignements. A l'occasion, du nouvel an, tout 
ce monde joue avec frénésie, et pour des som- 
mes considérables. Les enjeux se composent de 
roupies anglaises, et aussi de pièces thibétai- 
nes en argent, de la valeur d'environ soixante- 
dix centimes. Ces pièces se composent de huit 
fleurettes jointes ensemble par une rayure qui 
permet de les séparer facilement. Chaque fleu- 
rette constitue la plus petite monnaie division- 
naire ; les pièces en cuivre sont inconnues. 

Au reste, le trafic journalier se fait surtout 
par échanges. Les marchandises venues de 
Chine, principalement le thé et la soie, sont 
payées en nature au moyen des produits du 
Thibet, beurre, fromage, cuir, musc et laine. 
Ce commerce international est centralisé dans 
les mains des lamas, qui possèdent d'ailleurs 
presque tous les troupeaux de yacks porteurs. 
Il en résulte que toute l'épargne du pays va 
s'engouffrer dans des lamaseries d'une somp- 
tuosité inouïe, tandis que le menu peuple crou- 
pit dans une épouvantable misère. 

En apparence, le gouvernement du Thibet 
est purement théocratique. Le Talaï-lama, 
chef suprême du bouddhisme lamaïque, est à 




202 



A TRAVERS L'ASIE 



la fois roi, pontife et dieu. Toutefois, comme sa 
dignité le place à une telle hauteur qu'il déro- 
gerait en s'occupant lui-même du gouverne- 
ment temporel, il a sous ses ordres un Noma- 
kan, ou vice-roi, qui commande à son tour à 
six ministres et à une infinité de dignitaires 
inférieurs, choisis presque tous parmi les lamas. 
Comme correctif à ce pouvoir exorbitant, le 
Thibet étant tributaire de la Chine, à côté du 
Talaï-lama et de ses agents, siègent un ou 
deux généraux chinois, chargés de surveiller 
les faits et gestes des premiers, et de leur trans- 
mettre, à l'occasion, les ordres du chef de 
l'Empire. 

La politique de la Chine à l'égard du Thibet 
s'inspire du principe posé jadis par le célèbre 
empereur Kang-hi, qui vivait au temps de 
Louis XIV : laisser aux indigènes le soin des 
affaires inférieures, et se réserver les questions 
internationales et la guerre. Au reste, étant 
donnée la finesse chinoise, on comprend assez 
que ce programme flatteur n'est qu'un trompe - 
l'œil, et qu'en réalité la cour de Péking a la 
haute main, même dans les affaires purement 
religieuses. Ainsi, lorsque d'après la doctrine 
Jamaïque le Talaï-lama vient à mourir, ou 
plutôt à dépouiller son enveloppe de vieillard 
caduc pour renaître identique à lui-même 




A TRAVERS L'ASIE 



2o3 



dans un jeune enfant, les koutouktous, c'est- 
à-dire les prélats les plus élevés en dignité, se 
réunissent bien en une sorte de conclave où, 
après avoir jeûné et prié pendant huit jours, 
ils sont censés désigner et élire le futur pape 
du lamaïsme ; mais toujours cependant, de 
l'urne d'or, offerte à cet effet en 1792 par le 
gouvernement chinois, sort le nom imposé 
d'avance par la cour de Péking. Il y a plus. 
Non seulement l'heureux élu ne peut entrer en 
fonctions que moyennant un diplôme signé par 
l'Empereur ; mais ce pape de commande, qui 
reçoit de Péking un plantureux traitement, ne 
peut, de même que ses ministres, apposer sur 
les actes de son administration que le sceau 
délivré par les délégués de l'Empire. 

On le voit, ils sont très forts en politique, ces 
Chinois que l'on regarde en Europe comme 
des magots ridicules ; et les diplomates occiden- 
taux feront bien d'y regarder à deux fois s'il& 
ne veulent plus être dupés, comme ils l'ont 
toujours été. 

Revenons à notre train quotidien. Ce cour- 
rier de Hlassa qu'on nous promet chaque jour 
n'arrive jamais. Lassés d'attendre, nous finis- 
sons par préparer ostensiblement nos armes et 
nos munitions. Puis nous allons trouver l'Ain- 
ban, auquel nous adressons ce petit discours 1 




204 



A TRAVERS L'ASIE 



*6 Vous savez parfaitement que nous ne sommes 
ni Russes, ni Anglnis, et que Tordre reçu de 
Péking ne nous concerne pas. Puisque vous 
tenez tant à cacher votre Hlassa, nous vous le 
laissons et prétendons partir par la route que 
nous avons déjà indiquée. Deux de nos hommes 
sont morts, le Prince et plusieurs hommes 
souffrent du mal des montagnes, nos derniers 
animaux sont sur le point de succomber. Voilà 
dix jours que vous nous tenez en prison . nous 
voulons en sortir, fut-ce par la force. L'expédi- 
tion russe ne peut tarder à venir : la poudre 
parlera, et vous rendrez compte à Péking du 
sang versé ! » 

Le pauvre Amban terrifié nous avoue alors 
avoir commis une chinoiserie. Il savait bien 
que pendant les premiers jours de Tan, on ne 
s'occupait à Hlassa que de cérémonies reli- 
gieuses : « Mais deux jours de patience encore, 
et vos désirs seront satistaits. Vous irez par 
telle route qu'il vous plaira, et nous vous four- 
nirons en abondance vivres et moyens de 
transport : je le jure par Bouddha! » 

Nous fîmes bien de nous rendre à cette assu- 
rance. Ainsi que nous rapprîmes plus tard, le 
petit Amban nous était dévoué, à ce point que 
sans son intervention, nous eussions dû re- 
tourner sur nos pas, ou du moins obliquer vers 




A TRAVERS L'ASIE 



2o5 



le Boutan et le Sikkim, pour gagner de là les 
Indes anglaises. 

Enfin, le 2 mars, retentissent les sonnettes 
d'une foule de chevaux. Voici des yacks 
chargés de tentes, batteries de cuisine et pro- 
visions diverses. Voici une véritable armée de- 
domestiques et de soldats, avant-garde, nous 
dit-on, de deux grands Ambans, l'un civil et 
l'autre militaire. 

Vers trois heures de l'après-midi, derrière 
une escorte de quinze cavaliers, apparaissent 
les deux dignitaires somptueusement vêtus et 
montés sur des chevaux richement harnachés. 
A peine installés sous leurs tentes luxueuses, 
ces hommes qui vont statuer sur notre sort nous 
font savoir qu'ils désirent nous parler dès le 
même soir. 




CHAPITRE XVI 



Le lama et le grand Amban. — Nouveaux pourparlers. — 
Le départ. — Les monts Hue et Gabet. — Van Putte et 
Ruysbroeck. — De nouveaux prisonniers. — Vacarme 
inusité. — L'alliance franco-thibétaine. — Un faux diable. 

Que le lecteur veuille bien se rappeler notre 
situation. Depuis le 17 février, 1200 hommes 
commandés par le petit Amban nous retien- 
nent prisonniers au col du Dam, à 53oo mètres 
d'altitude. Le 2 mars, deux hauts dignitaires 
arrivent de Hlassa et nous invitent à aller 
aussitôt conférer avec eux. 

L'un est un lama haut gradé, l'autre un 
grand Amban ou chef civil. Le lama, drapé 
•dans un magnifique costume en soie rouge, 
est le plus beau spécimen de type thibétain 
que nous ayons vu jusqu'ici. Il paraît assez 
âgé ; mais sa taille est encore bien droite, ses 




A TRAVERS L'ASIE 



207 



yeux noirs ont une étrange vivacité, son nez 
n'est point écrasé, son teint est d'un bronze 
clair. Une .seule chose le dépare, une longue 
barbiche dont les poils tressés en natte forment 
une sorte de queue de rat qui sautille drôle- 
ment chaque fois que le bonhomme remue le 
menton pour parler. 

A gauche de ce lama se tient le grand Am- 
ban, vieillard paré du costume officiel de manda- 
rin chinois, et dont la tête est à la fois si grosse 
-et si ronde que, séance tenante, mes spirituels 
compagnons lui appliquent le nom de « tète de 
baudruche » . 

Après l'échange des civilités préliminaires, 
ces deux personnages nous annoncent qu'ils 
viennent, le lama au nom du Dalaï-lama, 
l'Amban au nom du Wang-ié ou Nomakan, 
nous communiquer oralement les ordres de 
leurs chefs. D'après les lois du pays, nous 
disent-ils* aucun étranger ne peut traverser le 
Thibet, encore moins pénétrer à Hlassa. En 
conséquence, nous avons à rebrousser chemin ; 
des vivres et des animaux nous seront fournis 
. à cet eflet. On devine notre réponse. — « Ja- 
mais ! clame énergiquement Bonvalot. Voilà 
quinze jours qu'on nous serine cet air ! Le 
Prince et plusieurs de nos hommes sont ma- 
lades ; s'il nous est permis de nous diriger vers 




2o8 



A TRAVERS L'ASIE 



Test, Batang et la vallée du Fleuve Bleu, trois* 
mois nous suffiront pour atteindre la mer ; il 
nous faudra le double et plus pour retourner 
à Ili. Si vous n'avez rien d'autre à nous com- 
muniquer, trêve de paroles, nous rentrons dans 
nos tentes pour aviser, ■? 

Le lendemain le petit Amban vient chez 
nous, paraissant tout marri de l'incident de 
la veille. Comme nous tachons de lui faire 
comprendre que les Thibétains ont tout inté- 
rêt à bien traiter le Prince, afin de se concilier 
l'amitié de la France, il nous répond qu'ils ne 
connaissent, eux, d'autres nations que les 
Russes, les Anglais et les Chinois. Force nous 
est donc de lui servir une petite leçon d'his- 
toire et de géographie, et de lui apprendre que 
les Français, de concert avec les Anglais, ont 
pris Péking en 1860, ont enlevé depuis lors à la 
Chine la riche province du Tong-king, et que, 
par conséquent, il ne sont pas gens dont oa 
puisse se moquer. 

A la suite de cette communication, les deux 
vieux délégués nous font savoir qu'ils nous 
considèrent désormais comme leurs amis,, 
mais que, n'osant prendre sur eux de nous per- 
mettre de nous diriger vers Batang, ils ont fait 
prendre de nouveaux ordres à Hlassa, d'où la 
réponse arrivera dans six jours. 





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2IO 



A TRAVERS L'ASIE 



Cette avance ne serait-elle qu'un leurre dont 
le but serait de nous immobiliser sur ces hau- 
teurs glacées et d'avoir bon marché de nous 
lorsque le froid nous aura complètement 
exténués ? Pour m'en assurer, dans la journée 
du 4 je vais, en compagnie de Bonvalot, trou- 
ver nos adversaires, les priant de nous per- 
mettre du moins, en attendant les nouvelles 
de la capitale, d'aller camper dans un endroiit 
moins défavorable. A quoi les deux vieux ré- 
pondent par un signe de dénégation. Je vois 
dès lors que nous ne l'emporterons qu'à la 
condition de servir tout chaud à ces entêtés un 
plat d'éloquence chinoise, et je m'écrie :. 
« Comment ! vous vous dites grands chefs, et 
vous n'osez prendre sur vous la responsabilité 
d'une chose de si peu d'importance : vous nous 
feriez croire qu'en réalité vous n'êtes que deux 
esclaves affublés de beaux habits ! Vous nous 
appelez vos amis si c'est ainsi que vous traitez 
ceux à qui vous donnez ce nom, je plains bien 
vos ennemis ! Vous vous refusez obstinément 
à nous laisser partir d'un endroit où nous ris- 
quons de périr tous par l'intensité du froid, 
nous qui ne sommes pas faits à votre climat : 
que nous reste t-il donc, si ce n'est de rebrous- 
ser de quelques étapes en arrière, et de rejoindre 
-l'expédition russe qui nous est signalée, 




A TRAVERS L'ASIE 



2TI 



pour venir avec elle vous livrer bataille ? » 

Où les Russes se trouvaient-ils en ce mo- 
ment, nous n'en savions rien. Ma catilinaire 
n'en eut pas moins un effet magique. Les deux 
délégués convinrent aussitôt que le lende- 
main, 5 mars, on préparerait les chevaux et 
les yacks, et que le 6, on se mettrait en route 
pour arriver en cinq ou six jours en un lieu 
plus chaud, où on attendrait les ordres ulté- 
rieurs. 

En eftet, le 5 mars, le petit Amban vient 
nous demander ce que nous désirons en fait 
d'animaux et de provisions. Nous demandons 
quinze chevaux et trente yacks, à joindre aux 
douze chameaux que possède encore notre 
homme de Kourla. On nous fournit en outre 
de la farine, des fèves et du riz. Bien plus, on 
tient tant maintenant à faire alliance avec la 
France, que Ton projette de conduire en secret 
le prince à Hlassa, dfin d'en conférer avec le 
Wang-iè 

6 mars. Impossible de partir aujourd'hui. 
Il est tombé une couche épaisse de neige: com- 
ment trouver sous cette couche le combustible 
{argols) nécessaire à une troupe de 1200 hom- 
mes? Vers midi, le petit Amban vient encore 
nous parler çle la visite secrète à Hlassa. Voici 
le plan qu'il a imaginé. Le Prince, Abdullah 




212 



A TRAVERS L'ASIE 



l'interprète, et l'un ou l'autre d'entre nous 
feraient semblant d'aller se divertir dans une 
lointaine partie de chasse. Dans un endroit 
convenu, on trouverait des chevaux préparés, 
on galoperait toute la nuit, on se reposerait le 
lendemain sous une tente isolée où Ton pren- 
drait des déguisements thibétains, et,-le soir, 
on pénétrerait à H lassa d'où Ton sortirait avant 
l'aube, après avoir conclu alliance offensive et 
défensive. Mais la démarche devait être tenue 
aussi secrète que possible, afin de ne pas se 
mettre à dos les autorités chinoises. 

7 mars. Joyeux anniversaire ! J'ai aujour- 
d'hui 38 ans, et nous quittons en magnifique 
équipage l'horrible passe du Dam. Naguère 
nous pensions qu'on en voulait faire notre 
tombeau ; aujourd'hui 1200 hommes s'empres- 
sent à nous aider au départ, comme autant de 
bons serviteurs. De plus, les provisions abon- 
dent, et, laissant aux Thibétains le soin de 
charger yacks et chameaux, nous avons en- 
fourché d'excellents petits chevaux, alertes et 
nerveux. 

Nous . ne partons cependant que vers midi, 
parce que les yacks, dits domestiques, chargés 
de transporter nos bagages et ceux des chefs 
thibétains, sont dune telle sauvagerie qu'il 
faut du temps, de la patience et 'de l'adresse 




A TRAVERS L'ASIE 



213 



pour réussir à leur endosser leur fardeau. 
Chacun d'eux a le nez traversé par un anneau 
d'où pend une cordelette. On a fixé au sol, au 
moyen de piquets, un câble long et solide 
auquel les animaux sont attachés par leur 
cordelette. D'autre part, les charges ont été 
disposées à l'avance en deux paquets qui pèse- 
ront également sur les flancs du yack et seront 
fixées par une courroie passant sous le ventre. 
Après quoi, trois hommes se réunissent pour 
assujettir un seul animal. L'un des hommes 
couvre avec les mains les yeux de la bcte ; les 
deux autres saisissent la double charge fixée 
dans le haut par un joug grossier, tâchent de 
la placer d'aplomb et d'un seul coup sur la 
croupe, et se hâtent de lier la ventrière. Si 
cette dernière opération n'est pas terminée en 
un clin d'œil, le yack se livre à des sauts si 
désordonnés que la charge culbute infaillible- 
ment. 

Enfin, voici toutes nos bétes chargées et 
ficelées, on dérape le grand câble, et on donne 
le signal du départ. Mais voilà qu'à peine libres 
les yacks partent à fond de train, beuglant, 
bondissant, et accompagnant chaque ruade de 
retentissantes pétarades. Quelques-uns par- 
viennent à faire sauter en l'air les caisses et 
les sacs dont ils sont chargés ; mais la plupart. 




214 



A TRAVERS L'ASIE 



après avoir exécuté une fantasia circulaire 
reviennent frémissants vers nous, se heurtant 
comme des locomotives qui se tamponnent, 
écrasant sur leurs robustes flancs les pots et 
les marmites, et se forment enfin en un com- 
pact escadron. Les cavaliers thibétains, armés 
de longs fouets, profitent aussitôt de la circon- 
stance, tourbillonnent en criant comme des 
aigles autour du bataillon cornu et le poussent 
vers une passe située à l'est du Nam-lso. 

Après 45 lis de marche nous nous arrêtons 
sur les bords d'une petite rivière, à une altitude 
inférieure de 200 mètres à celle du Dam. En 
face de nous se dressent deux pics neigeux 
auxquels nous donnons les noms de Hue et Gabet, 
en souvenir des vaillants missionnaires qui 
seuls, dans les temps modernes, ont réussi à 
pénétrer dans Hlassa. Nous disons dans les 
temps modernes, parce que notre petit Amban 
qui naguère encore ignorait l'existence même 
de la France, connait parfaitement l'histoire' 
de son pays, et nous en donne aujourd'hui une 
preuve vraiment extraordinaire. Il nous dit que 
jadis, alors que son pays n'appartenait pas à la 
Chine, les portes en étaient libéralement 
ouvertes aux étrangers. C'est ainsi qu'il y a 
cinq siècles deux savants des pays de l'Occident 
vinrent au Thibet. « Nous connaissons même 




A TRAVERS L'ASIE 



215 



leurs noms, ajoute l'Amban ; l'un s'appelait 
Van Putte et l'autre Luisbloeck. » 

Qui ne reconnaîtrait dans ce dernier nom — 
les Thibétains ne sachant guère prononcer la 
consonne r — l'immortel Ruysbroeck (Rubru- 
quis), ce franciscain belge qui, au temps de 
saint Louis, fut envoyé en ambassade à la 
Cour des rois mongols, alors maîtres de toute 
l'Asie ? Quant au Hollandais Van Putte, ou 
Van de Putte on assure que la relation de son 
voyage existe encore à la bibliothèque d'Amster- 
dam. 

Reprenons notre récit. Le petit Amban nous 
a précédés au campement et, lorsque nous 
arrivons, nous trouvons sa tente dressée et un 
excellent repas préparé à notre intention. Les 
Thibétains de l'escorte en usent de même en- 
vers nos serviteurs. Ces procédés nous ravissent, 
mais nous étonnent beaucoup. N'y aurait-il 
pas anguille sous roche ? 

Nous le croyons d'autant plus que, dès le 
lendemain, on parle de stopper. Pour nous y 
faire consentir, le petit Amban continue à nous 
bercer de l'espoir de pouvoir nous rendre in- 
cognito à Hlassa. Nous obtenons cependant de 
faire encore une étape : mais le lendemain, 
9 mars, nos soupçons se changent en certitude, 
lorsque nous voyons le grand Amban et le 




2l6 



A TRAVERS L'ASIE 



grand Lama, la queue de rat et la tête de 
baudruche, disposer le camp, faire dresser les 
tentes et monter la batterie de cuisine, comme 
si le séjour devait se prolonger indéfiniment. 
Nous voilà de nouveau prisonniers comme à la 
passe du Dam. 

En conséquence, dans la soirée, mes com- 
pagnons me députent pour aller adresser aux 
trois chefs une interpellation bien poivrée. 
J'obtiens réponse sur trois points. Primo, il est 
presque certain que nous pourrons entrer à 
Hlassa, à la dérobée. Secundo, il est certain 
qu'avant le 25 du mois chinois (i5 mars) nous 
recevrons réponse favorable pour notre voyage 
vers Batang. Tertio enfin, pour charmer les 
loisirs de l'attente, nous avons toute liberté 
d'aller chasser aux environs ; on nous fournira 
pour cela des hommes et des chevaux. 

Le il mars, le Prince prend force photogra- 
phies : des ustensiles de cuisines, des armes, 
des objets religieux, des lamas, et une femme 
qui était venue au camp pour y vendre des 
argols et du lait. Cette créature, prise d'abord 
de face, avait le visage tout barbouillé du fa- 
meux fard thibétain au sang de bœuf et noir 
comme de l'encre. Comme les tresses qui lui 
tombaient dans le dos étaient curieuses de forme 
et chargées d'une foule d'ornements, on voulut 
la photographier par derrière. 





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218 



A TRAV1£KS L'ASIE 



La femme, paraît-il, ne tenait pas à être por~ 
traiturée de ce côté-là ; car, à peine eutf-elle vu 
l'objectif braqué sur son arrière-train qu'elle 
prit la fuite à toutes jambes. 

Hier, jusque près de minuit, les lamas ayant 
marmotté des prières et fait un horrible vacar- 
me au moyen de tambours et de castagnettes, 
notre Abdullah alla s'informer de la cause de 
ce vacarme. On lui répondit qu'il s'agissait, 
l'hiver allant finir, d'obtenir du beau temps et 
de gras pâturages d'où dépendait la prospérité 
de la nation Et notre petit singe d'interprète, 
aussi rusé qu'il est laid, de rire au nez de ces 
bons lamas et de leur dire : « Stupides gens 
que vous êtes ! prier : c'est bien ; mais quand 
on veut être exaucé, il s'agit de choisir le mo- 
ment propice. Et c'est ce que vous ignorez. 
Venez me trouver demain, et je me charge \ 
moi, de vous indiquer le jour favorable ! » 

Aujourd'hui, Abdullah ayant consulté notre 
baromètre et y ayant lu beau fixe, a conseillé 
aux lamas de se mettre en branle. Et les pau- 
vres gens de chanter, jusqu'au soir, de heurter 
l'un contre l'autre les plats en cuivre, les pi- 
quets en fer des tentes, les marmites, les clo- 
chettes des chameaux : un tintamajre si drôle 
que, nous - mêmes nous nous mettons de la 
partie et accompagnons de nos chants les plus 
joyeux les danses burlesques de nos braves 




A TRAVERS L'ASIE 



Thibétains. 

Et voilà que le lendemain et les jours sui- 
vants il fait un temps superbe, tel que nous 
n'en avions pas eu depuis de longs mois ! Ab- 
dullah triomphait. — Et bien ! seigneurs lamas, 
s'écria-t-il, que dites - vous de nos prières? 
Voyez-m©i ce beau ciel ! Voilà de bonne herbe 
assurée pour vos troupeaux. La reconnais- 
sance vous impose maintenant un strict devoir: 
vous allez donner à nos serviteurs quelques 
moutons bien gras et une large ration de 
genièvre ! — Et le drôle les obtint. Seulement, 
je défendis qu'il abusât ainsi une seconde fois 
de la bonacité des pauvres Thibétains. 

Enfin, le i5 mars, au jour où Ton avait 
assuré qu'arriverait la réponse de Hlassa, nous 
sommes invités à dîner chez la Queue de rat. 
S 3rait-ce le repas d'adieu ? 

Au cours du festin, aussi splendide que co- 
pieux, nos amphitrions — le petit Amban et la 
Tète de baudruche étaient présents — ne 
disent pas un mot de notre affaire. Enfin nous 
posons nous-mêmes la question et on nous 
répond par un grand discours. — « Nous 
sommes vos amis, et c'est pourquoi notre roi 
vous permet de traverser le Thibet pour gagner 
Batang. Mais, comme nous sommes soumis à 
la Chine, vous devez, p^ur ce faire, être munis 
de passeports chinois, afin que notre responsa- 




220 



A TRAVERS L'ASIE 



bilité soit dégagée. Nous avons demandé ces 
pièces, mais elles ne sont pas encore arrivées. 
Prenez patience, cela ne peut tarder. En atten- 
dant, nous avons Tordre de vous retenir. 

— Oh, oh,! répondons-nous, voilà bien une 
autre histoire ! Il y a quelques jours, vous nous 
affirmiez qu'aujourd'hui même nous recevrions 
permission de continuer vers Batang et vous 
ne parliez pas alors de passeport chinois. Vous 
ne tenez pas votre parole : nous tiendrons la 
nôtre ; nous partons demain, et si les Chinois 
veulent nous tracasser, c'est notre affaire et 
non la vôtre. Vous vous dites nos amis : Vou- 
lez- vous, oui ou non, nous vendre à l'instant 
trente chevaux ? 

Les pauvres gens ahuris nous regardent et 
ne soufflent mot. Donc, adieu la fameuse visite 
à Hlassa, adieu l'alliance franco- thibétaine ! 

Au moment où nous sortons bien tristes de 
de la tente du vieux lama, Bonvalot se retourne 
par hasard et voit notre interprête Abdullah 
paraissant rire de notre déconvenue, de conni- 
vence avec les Thibétains, et esquissant à notre 
adresse le pied de nez cher aux gamins de 
Paris. Ce poltron madré — nous le sûmes plus 
tard — voyant les choses tourner mal à notre 
•égard, avait manœuvré pour entrer dans les 
bonnes grâces de nos adversaires, et aurait eu 
certainement la vie sauve au cas où les Thibé- 




A TRAVERS L'ASIE 



221 



tains nous auraient massacrés. D'une telle- 
lâcheté à une trahison, la distance n'était pas 
grande. Qui sait si Abdullah n'est pour rien 
dans les tracasseries qu'on nous suscite depuis 
un mois ? 

Pauvre faux diable ! Bonvalot s'élance vers 
lui, avec une furia toute française, et, devant 
tous les Thibétains effarés, lui administre une 
raclée comme mortel n'en reçut jamais sans 
avoir bras et jambes cassés. 

Cette scène, non inscrite au programme, 
nous fut très utile. A peine avions-nous re- 
gagné nos tentes que Bonvalot m'envoie faire 
une dernière sommation pour l'achat immédiat 
de chevaux. Je m'aperçois bien vite que les 
Thibétains sont effrayés de la contenance de 
notre chef. J'en profite pour renchérir encore 
et dire que ces Français sont les gens les plus 
aimables du monde, mais que, lorsqu'ils se 
croient joués, ils ne reculent jamais devant 
leur propre mort et savent la faire payer chère- 
ment. — «En quelques jours, ajoutai-je, il 
nous est facile de rejoindre l'expédition russe : 
vous apprendrez alors ce que peuvent des 
' Européens poussés à bout ! « 

Aussitôt on me promet yacks et chevaux 
pour le lendemain. Preuve manifeste que 
l'histoire des passeports n'était qu'un truc dont 
la raison d'être nous sera connue pientôt. 




CHAPITRE XVII 



Diplomatie thibétaine. — La passe Shan-shan. — Effets 
d'une énergique démonstration. — Faux départ. — La 
polyandrie chez les Thibétains. — Les présents du Datai- 
lama. - Une émouvante séparation. 

i5 mars. De bon matin je cours chez l'Am- 
ban, afin de le terrifier à nouveau et de rame- 
ner à tenir la parole donnée la veille. 

— Je viens ici en secret, lui dis-je. Aux belles 
promesses d'hier, le Prince et Bonvalot ne 
croient pas. Leur irrévocable décision est 
d'aller se joindre aux Russes. « Préparons nos 
armes, ont-ils dit, et prouvons que nous ne 
sommes ni Thibétains, ni Chinois, mais Fran- 
çais, y» Sachez-le bien, Amban, les Français 
n'ont qu'un cœur avec les Russes. Si, lorsque 
nous les aurons rencontrés, le général Piedtsof 
et ses hommes apprennent comment vous avez 



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A TRAVERS L'ASIE 



223 



traité " leurs amis français, les représailles 
seront terribles. Toutes vos finesses ne vous 
serviront de rien contre des gens convaincus 
que vos promesses ne sont que mensonges. 
Nous seuls pouvons vous tirer de ce mauvais 
pas, car une simple lettre du Prince adressée 
au général russe vous assurerait la bienveillance 
de ce dernier. Mais cette lettre, vous ne méritez 
pas que le Prince l'écrive. Réfléchissez, il en 
est temps ! 

Après avoir débité ce speech ronflant, j'allais 
me retirer, admirant comment les circonstances 
peuvent rendre un homme éloquent, lorsque 
TAmban me retint. Enfin,] habemus confi ten- 
tent retint, le coupable avoue et me confie 
qu'en réalité : 

i<> On avait toujours cru à Hlassa que l'expé- 
dition russe, partie deux mois avant nous de la 
frontière sibérienne, serait arrivée pendant 
notre séjour au Col du Dam ou ici ; 

2° On ne nous avait retenus et on n'avait 
parlé d'une alliance franco-thibétaine que pour 
user ne notre influence prés des Russes, afin 
que rien ne fût tenté par ces derniers contre 
Hlassa ; 

3° Enfin, maintenant qu'on ne sait ce qu'est 
devenue l'expédition russe, si l'on désire nous 
garder encore quelques jours, c'est pour don- 




224 



A TRAVERS L'ASIE 



ner au Dalaï-lama et au Wang-iè le temps de 
nous envoyer des présents, en témoignage de 
commune amitié. 

Je reviens à la tente, en me grattant l'oreille^ 
Décidément, ils étaient à la fois diplomates, 
poltrons et bonnes gens, ces Thibétains que 
nous avions pris pour des êtres stupides, in- 
traitables et méchants. 

16 mars. On décide que le départ aura lieu 
demain, à l'effet de chercher un bon campe- 
ment, où nous attendrons les fameux présents. 
En compagnie de Bonvalot, je me rends chez 
les chefs, et, à ces gens qui feignent d'ignorer 
les routes de leur propre pays, nous montrons 
sur une carte le chemin à suivre pour arriver 
à Tandji, où nous savons qu'il fait plus chaud 
et que le bois de chauffage est abondant. 

Bientôt après, je suis inviter à me rendre 
seul à la tente du vieil Amban, où arrivent 
ensuite le vieux lama et le petit Amban. Là se 
passe une comédie qu'en envierait un théâtre 
européen. On a éloigné soigneusement tous les 
curieux, et la tente est gardée à distance par 
des serviteurs fidèles. 

Le vieil Amban débute sur un ton pathétique. 
— «Vous êtes de braves gens, des hommes au 
cœur droit, nous l'avouons, car, depuis votre- 
arrivée parmi nous, vous n'avez suivi qu'une 





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226 



A TRAVERS L'ASIE 



seule ligne, vous n'avez eu qu'une parole, tou 
jours la même : partir pour Batang et la Chine. 
Aussi voulons-nous jurer avec vous une amitié 
éternelle. Les Anglais, nos ennemis, s'obstinent 
à vouloir forcer nos frontières du sud. Ne pour- 
riez-vous nous procurer de bonnes armes euro- 
péennes, que nous solderons à tel prix qu'il 
vous plaira, de fixer ? « 

Que répondre à une proposition de ce genre ? 
Refuser ? C'était nous condamner à une mort 
presque certaine, puisque c'était agir non en 
amis, mais en ennemis; et mériter d'être traités 
en conséquence. Accepter ? Que diront les 
Anglais ? Il est vrai que ceux-ci, nous en eûmes 
la preuve plus tard, ont naguère vendu des 
armes perfectionnées aux Pavillons noirs, les 
ennemis de la France en Cochinchine. Et puis, 
n ou s trouvant dans l'impossibilité matérielle 
de tenir notre promesse, nous eussions menti. 
Je réponds donc que je vais en référer à mes 
compagnons et que tout ce que peuvent faire 
des amis, nous le ferons. 

A cette déclaration, peu compromettante 
cependant, les deux vieux dignitaires se lèvent , 
riant comme des enfants, et je vois le moment 
où, bras dessus bras dessous, ils vont exécuter 
un pas de danse. Ils se croient désormais en 
état d'arrêter tous les Anglais qui oseront se 




A TRAVERS L'ASIE 



227 



présenter à la passe de Sikkim. 

En témoignage de notre bonne volonté, nous 
-envoyons bientôt après un revolver, un berdan 
russe et des munitions appropriées. En retour, 
on nous promet qu'on partira dans deux jours 
pour un endroit plus chaud. 

18 mars. On part vers 11 heures et on campe, 
après 23 lis de marche, à Tatgerouwa, où le 
froid est plus supportable. Hier nous avions 
-encore 25 degrés sous zéro. Notre caravane est 
d'un aspect grandiose. Nous avons deux cent 
cinquante yacks et deux cents chevaux. Les 
chefs et lamas, somptueusement vêtus de soie 
rouge ou jaune, sont escortés par plus d'un 
millier de serviteurs portant des enseignes, des 
fusils et des lances. 

Le 19, nous faisons l'ascension de la passe 
Shan-shan. Quelles montures admirables, ces 
petits chevaux thibétains ! Ils font aisément 
leurs trois lieues à l'heure, par cette rampe si 
escarpée, et semblent s'exciter eux-mêmes en 
agitant leur collier garni de grelots. Dans les 
endroits où abondent les quartiers de roc, ils 
bondissent de l'un à l'autre avec l'adresse et la 
sûreté d'une chèvre. Mais il faut alors leur 
laisser toute liberté de bride, si l'on ne veut 
pas s'exposer à des chutes dangereuses. 

Le 20, le temps est si mauvais que notre 




228 



A TK AVERS L'ASIE 



chamelier de Kourla voit expirer trois de ses 
animaux. Nous parvenons à 55oo mètres d'al- 
titude, descendons le lendemain à 4800, et 
campons enfin en un endroit si mauvais que 
Bonvalot, très mécontent, interpelle le petit 
Amban : «* Est-ce là le bon campement que 
vous nous aviez promis, pour y attendre en 
paix les présents de Hlassa ? Vous feriez mieux 
de garder ces présents et de nous laisser con- 
tinuer seuls notre voyage ! * 

Nous joignons nos protestations à celles de 
Bonvalot, dans l'espoir un peu machiavélique 
que les deux vieux dignitaires, fatigués de 
voyager à nos trousses en une saison si rigou- 
reuse, nous laisseront libres de nous tirer 
nous-mêmes d'affaire. 

Mais ces gens tiennent ferme et reviennent 
de nouveau sur la question des passeports 
chinois. On voit que ces pauvres Thibétains 
ont une peur atroce des Célestiaux. Le 22 mars, 
après une séance assez orageuse, il est con- 
venu : 

i° Que nous allons descendre de trois journées 
vers le sud ; que, parvenus à un bon campement, 
nous y attendrons pendant sept jours encore les 
présents et les ordres du Palaï-lama ; 

2° Qu'après l'arrivée des présents, nous ne 
suivrons pas, pour sortir du Thibet, la grande 




A TRAVERS L'ASIE 



229 



route de Hlassa-Batang, à cause des postes 
militaires chinois qui la gardent, mais bien 
une route détournée et connue des seuls Thi- 
bétains. 

Va pour cet arrangement ! Et cependant, le 
23, on reste en place. Le 24, Bonvalot impa- 
tienté envoie un homme porter aux chefs 
thibétains sommation d'exécuter leur promesse. 
Nous prend- on, fait-il dire, pour des chameaux 
qu'on peut conduire par une ficelle passée dans 
le nez ! Si, dans une demi-heure, les yacks ne 
sont pas chargés, nous tirons sur vos bêtes ! 

La demi-heure se passe, et le camp reste 
immobile. Nous envoyons un second ultima- 
tum d'un quart d'heure de répit encore, puis 
un autre de cinq minutes. Et rien ne bouge î" 

C'était trop pour le sang bouillant de mes 
amis français. Sur l'ordre de Bonvalot, les 
trois Européens et Achmed sortent de la tente 
armés de carabines et munis d'une poignée de 
cartouches. A plusieurs centaines de mètres, 
les yacks et les chevaux paissent tranquille- 
ment. 

— En joue, feu ! — Nous tirons chacun 
quatre coups : quatre yacks et trois chevaux 
roulent foudroyés. — Halte, cessez le feu ! 

Et maintenant, que va t-il sortir de cette 
démonstration ? Tous les Thibétains, chefs, 




23o 



A TRAVERS L'ASIE 



lamas et serviteurs sont aux portes de leurs 
tentes et, terrifiés, se demandent ' tous bas 
comment, à une telle distance, on a pu abattre 
en dix secondes tant et de si gros animaux. 
Notre interprète, pâle de terreur, a fui chez 
l'Amban. Jamais il n'eût pensé que, pour iorcer 
les indigènes à nous laisser partir et sauver 
ainsi notre vie menacée, nous en serions venus 
à une telle extrémité. Le lâche tremble pour 
sa vilaine peau et ne veut pas être enveloppé 
avec nous dans une catastrophe qu'il croit 
imminente. 

Heureusement, reflet produit fut tout autre. 
L'Amban épouvanté déclare que ce jour mémô- 
rable sera décompté de dix que nous avions- 
promis d'attendre encore, et qu'on va partir 
dès le lendemain. Ail right ! faisons-nous 
répondre, en offrant le prix des animaux fu- 
sillés. Qui sait? Si, dans les premiers moments 
de notre captivité de quarante jours, nous 
avions montré la même énergie, peut-être 
serions-nous déjà bien loin sur la route de 
Batang. 

Le 23 mars, la caravane s'ébranle, mais 
s'arrête après 20 lis de marche. Aussi lorsque 
le petit Amban nous invite, comme d'ordinaire, 
à dîner sous sa tente, nous refusons catégorique- 
ment. Le bon jeune homme interloqué nous 




A TRAVERS L'ASIE 



23 I 



fait dire que personnellement il n'est pour rien 
dans nos misères, et qu'il jure par Bouddha 
que les Thibétains n'ont nulle intention de 
nous tromper. — Amen ! faisons- nous répondre 
par notre Abdullah. 

Le lendemain, encore un faux départ, une 
étape de 3o lis seulement. Par . contre, nous 
apprenons, à n'en pas douter, qu'un homme 
de confiance a été envoyé à Hlassa pour an- 
noncer que, fatigués et malades comme nous 
le sommes presque tous, nous refusons d'at- 
tendre plus longtemps. Décidément, la logique 
à coups de fusil a du bon, dans certaines cir- 
constance. 

Hélas ! Voici que la neige se met de la 
partie, et nous oblige à stopper jusqu'au 2 
avril, en un endroit nommé Nigpu, à 4400 
mètres d'altitude. Le, froid est si pénétrant que 
les Thibétains eux-mêmes en souffrent; et que 
plusieurs en sont malades. On emploie le temps 
de ce repos forcé à mettre en ordre les peaux 
d'animaux conservées pour les collections, à 
réparer selles, brides, tentes et ustensiles* 
enfin à nettoyer et fourbir les armes. 

Nous allons aussi visiter une agglomération 
de tentes thibétaines, établies à peu de distance 
de notre campement. Nous y constatons que 
le nombre des femmes est de beaucoup infé- 




232 



A TRAVERS L'ASIE 



rieur à celui des hommes. Le petit Amban, à 
qui nous manifestons notre étonnement a cet 
égard, renchérit encore en affirmant que d'or- 
dinaire, dans ces parages, une seule femme est 
possédée par quatre ou cinq maris. Quelle 
horreur ! disons- nous. — Et le brave homme, 
pour excuser ses compatriotes, nous explique 
que, non loin d'ici, se trouve un camp chinois 
dont les officiers s'achètent à haut prix des 
femmes thibétaines, les Chinoises ayant défense 
formelle de pénétrer au Thibet. D'où il arrive 
que l'article femme, étant rare sur le marché, 
atteint un prix si élevé que les pauvres Thibé- 
tains doivent se cotiser à plusieurs pour acheter 
une épouse commune. Il est vrai que si l'un 
des quatre ou cinq associés parvient à gagner 
assez d'argent pour rembourser à ses compa- 
gnons leurs parts d'action, il a le droit de les 
éliminer et d'entrer seul en possession de l'ob- 
jet, a Ce qui est fort bien, ajoute naïvement 
notre Amban, car, de cette façon, le Thibétain 
qui veut avoir une femme pour lui seul travaille 
de toutes ses forces ei ne lait point de dépenses 
inutile. » Et voilà la belle morale de ce Boudd- 
hisme si vanté en Europe ! 

2 avril Hourra ! Les présents qui nous sont 
destinés viennent d'arriver de Hlassa avec, ce 
qui vaut mieux, des lettres nous permettant 




A TRAVERS L'ASIE 



233 



de gagner Batang, non par la route ordinaire, 
mais par un chemin détourné, inconnu des 
Européens et des Chinois eux-mêmes. 

Aussi, les trois chefs, la figure largement 
épanouie, viennent-ils nous inviter à un diner 
d'adieu, au cours duquel nous apprenons une 
ioule de choses nous donnant la clef de la con- 
duite des Thibétains à noire égard. 

On sait que le Thibet est tributaire de la 
Chine. En ces dernières années, des démêlés 
ayant surgi entre les Anglais, maîtres des 
Indes, et le Thibet, au sujet des frontières méri- 
dionales de ce pays, un ambassadeur chinois 
avait été récemment envoyé par son gouver- 
nement à la passe du Sikkim qui, des Indes, 
mène au Thibet. Or cet ambassadeur était 
revenu à Hlassa, fort déconfit de 'son entrevue 
avec les Anglais, précisément au moment où 
nous étions tenus dans cette captivité dont nous 
ne cessions de nous plaindre. Les Thibétains 
tenant toujours à pouvoir opposer à leurs 
divers ennemis la fameuse alliance franco- 
thibétaine dons nous avons déjà parlé, on avait 
soigneusement caché notre présence à l'ambas- 
sadeur qui, lui, nous eût probablemert fait 
arrêter pour tout de bon. Et c'est en vertu du 
■même principe qu'on allait maintenant nous 
expédier vers Batang par un chemin connu des 




234 



A TRAVERS L'ASIE 



seuls Thibétains, qui le suivent souvent pour 
faire la contrebande du thé. De cette façon, 
nous arriverions à Batang, sans que les auto- 
rités chinoises de cette ville pussent se douter 
de l'aide fournie par les Thibétains. On devait 
nous donner pour guide un lama parlant le 
chinois et porteur d'un édit enjoignant a tous 
les Thibétains, civils et religieux, d'avoir à 
aider et défendre les bons amis du Dalaï-lama. 

Nous apprîmes encore que si nous n'avions 
pas pu pénétrer à Hlassa, comme la chose avait 
été sincèrement décidée, c'était non seulement 
à cause des Chinois, mais encore et surtout par 
crainte des Anglais. Ceux-ci avaient eu vent 
de l'expédition russe du général Piedtsof, se 
rendant au Thibet par le nord, et avaient fait 
déclarer aux .autorités de Hlassa que si un seul 
étranger était admis dans cette ville, eux aussi 
voulaient obtenir la même faveur, fût-ce par 
la force. 

Somme toute, .si les Thibétains avaient par- 
fois tergiversé à notre égard, c'était par cas de 
force majeure. Soumis aux Chinois qu'ils 
détestent, ils ont encore à craindre les Russes 
au nord, et les Anglais au midi. Si finalement 
ils ont triomphé de leur indécision, c'est que 
notre feu de peloton sur leurs animaux les 
avait effrayés, d'autant plus qu'ils tenaient 
mordicus à rester nos amis. 




A TRAVERS L'ASIE 



235 



On ouvrit ensuite les coffres contenant les 
présents du Dalaï-lama, présents dont la valeur 
atteignait au moins sept à huit mille francs. 
Nous y trouvâmes de tout ; vêtements de grand 
luxe, coutellerie indigène, colliers en pierre- 
ries, bagues, vases, sabres, pelleteries, etc. 

En retour, nous offrîmes au Dalaï-lama une 
montre en or ; au roi, une montre en argent 
et une carabine. La Queue de rat, la Tête de 
baudruche, le petit Amban, les quatorze petits 
chefs furent largement récompensés de leurs 
bons offices. Je fus chargé par le Prince d'aller 
remettre ces cadeaux à qui de droit. Jamais ces 
bons Thibétains n'avaient vu semblables mer- 
veilles. Ils me serraient les mains, se grat- 
taient derrière l'oreille et tiraient tous ensemble,, 
en clignant les yeux, leurs langues rouges et 
pointues. 

Restait, le 3 avril, à régler le compte de nos 
divers serviteurs. Tong-Kia, le cuisinier, Ab- 
dullah, interprète, et lé brave Achmed se 
décidèrent à nous accompagner jusqu'à la mer. 
Le chamelier de Kourla fut payé libéralement 
ainsi que les hommes de Tcharkalik. Le départ 
de ces braves gens fut navrant. Ils sanglo- 
taient, se jetaient à nos genoux, et s'offraient 
à nous accompagner jusqu'au terme du voyage, 
même sans salaire. Nous dûmes nous raidir 




236 



A TRAVERS L'ASIE 



contre l'émotion qui nous étreignait. Pendant 
six longs mois, ces hommes avaient souffert 
avec nous, sans se plaindre jamais, et deux de 
leurs frères, Niaz et Nimatche avaient suc- 
combé, victimes de leurs dévouements. Mais les 
survivants avaient femme et enfants : comment 
et à quel prix aurions-nous pu les rapatrier 
dans la suite? 




CHAPITRE XVIII 



Fin de notre captivité. — L'Ouritchou. — Un lama contem- 
platif. — Tsatang . — Combat contre un ours. — Le Popt- 
chou. — Une situation périlleuse. — Un feu de joie. — Un 
village thibétain. — Une lamaserie. — Campement d'Aio. 

4 .avril. Jour à jamais mémorable ! Nos 
quarante-sept jours de captivité sont terminés : 
nous partons pour la Chine, le Tong-King et 
l'Europe. Comme le devoir nous le commande r 
nous allons faire nos adieux aux chefs grands 
et petits. Le petit lama et le grand Amban 
nous donnent, pour la conduite à tenir en 
route, des conseils paternels. — Vous ren- 
contrerez des gens sauvages, voleurs et sans 
éducation : soyez patients, car ils n'ont jamais 
vu d'étrangers. Nous allons prier et faire 
prier, afin qu'aucun malheur ne vous arrive. 
De votre côté, n'oubliez pas vos amis du Thibet ! 




238 



A TRAVERS L'ASJE 



Je dois à la vérité de déclarer que ces amis 
nous avaient longtemps fort ennuyés. Mais, 
aujourd'hui, leurs bons sentiments paraissent 
si sincères, que nous en sommes profondément 
touchés. La Queue de rat pleure à chaudes 
larmes, et tous les serviteurs, lamas et soldats, 
viennent nous saluer en se prosternant jusqu'à 
terre. 

Rien n'a été épargné d'ailleurs pour assurer 
le succès de notre expédition. Nous avons 
quinze chevaux, vingt moutons, de la farine, 
du riz et du beurre. En route maintenant, 
droit vers Test : nous en avons pour huit mois 
encore ! 

Le 5 avril, nous arrivons à un large cours 
d'eau, YOnritchou. Carte en main, nous con- 
statons que notre ligne de voyage devra cou- 
per beaucoup d'autres rivières et de nombreu- 
ses chaînes de montagnes se dirigeant inva- 
riablement, les unes comme les autres, du 
nord au midi. La perspective n'est pas gaie ; 
mais, sans nous mettre au niveau de César 
devant le Rubicon, nous disons comme lui : 
aléa jacta est, ce qui veut dire, pour ceux qui 
ne savent pas le latin : en avant, advienne 
•que pourra ! 

Le lama qui nous sert de guide est Chinois 
de naissance. A -l'âge de cinq ans, il était venu 




A TRAVERS L'ASIE 



23g 



aù Thibet avec son père, et celui-ci étant mort 
peu après, l'enfant avait été recueilli dans une 
lamaserie. Nos conducteurs de koutassc 
.(yacks), au nombre de huit, sont de braves 
Thibétains alertes à la besogne et toujours 
gais. 

Le froid n'est plus pendant la nuit que de 
12 degrés sous zéro et durant Je jour, la cha- 
leur monte jusqu'à 20 degrés. Aussi, le 6 avril, 
au passage d'un affluent de l'Ouiitchou, la 
glace se brise sous mon cheval et je prends un 
bain que Kneipp eût peut-être recommandé, 
mais que je trouve fort désagréable. 

Un peu plus loin, au flanc à pic d'une gorge 
rocheuse, nous voyons, accrochée comme une 
cage d'oiseau, une maisonnette blanchie à la 
chaux, à laquelle donne accès une passerelle 
jetée du faîte d'un rocher. C'est, nous explique- 
t-ôn, la demeure d'un lama contemplatif qui 
habite là, seul, entre le ciel et la terre. Le 
saint personnage ne sort que très rarement 
et vit des aumônes qui lui sont portées en 
échange de ses prières. Pauvre diable : s'il 
faisait cela pour le Bon Dieu ! En tout cas, 
s'il est vraiment homme de prière, les distrac- 
tions ne doivent guère le gêner, là haut ! 

Nous campons à Tsatang, près d'une agglo- 
mération de tentes dont les habitants s'em- 



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A TRAVERS L'ASIK 



pressent de venir aider nos gens. L'alti- 
tude n'étant plus que de 4000 mètres, la tem- 
pérature est devenue plus clémente. Aussi,, 
sauf le lama guide et deux petits chefs qui 
dorment comme nous sous une tente, nos 
autres gens reposent-ils à la belle étoile, n'ayant 
d'autre abri que leurs iourrures. Le camp est 
d'ailleurs disposé pour la nuit d'une façon» 
spéciale, par crainte des loups, très nombreux 
en ces parages. Le centre est occupé par les 
deux tentes et le petit troupeau de moutons- 
autour duquel s'étendent les conducteurs de- 
yacks. Une corde, fixée au sol par des piquets, 
entoure le groupe central ; à cette corde sont 
attachés des chevaux ; les yacks, maintenus- 
de même, forment la dernière enceinte. 

Les conducteurs de ces derniers animaux 
sont d'une voracité inimaginable. Il faut voir 
comme ils expédient ce que nous leur aban- 
donnons d'un mouton fraîchement sacrifié : 
pieds et intestins sont dévorés crus, après un^ 
lavage très sommaire. Quant à la tète, sans 
même se donner la peine d'en enlever la peau, 
ils l'exposent au feu d'argol, afin d'en brûler 
la laine, et l'attaquent ensuite à belles dents. 

Le 7 avril, nous sommes témoins d'un formr 
dable combat entre Achmed et un ours. Nous 
suivions un étroit sentier resserré entre l'Ou- 





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242 A TRAVL 

Vuptes. Soudain, 
ritchou et des montagnes a. ^ qui g , élève 

à 200 mètres de nous, sur la rati. 

■ ^urs gigau- 
a notre droite, apparaissent deux ^ t . 

tesques fixant sur nous leurs petits ye^ j Qn _ 
et montrant des crocs d'une respectable ^ 
gueur/ Saisir une carabine et monter à l'assau 
c'est pour le Prince l'affaire d'un mouvement/ 
Mais avant qu'il parvienne à bonne portée, il 
se trouve essoufflé à rendre l'âme. Achmed, 
pour qui semblable ascension n'est qu'un jeu, 
arrive aux côtés du Prince, prend la carabine 
qui lui est tendue et court aux ours. Malheu- 
reurement, le chien de l'arme n'est qu'au cran 
d'anèt. Achmed, qui n'y comprend rien, a beau 
presser la détente: le coup ne part* pas. L'in- 
trépide Torcoman fait donc feu de son revolver. 
Un ours est atteint, l'autre fuit. Le monstre 
blessé fond en beuglant sur son adversaire. 
Loin de reculer, Achmed tire son sabre et en 
joue à deux bras sur la tête et Je mufffe de la 
bète. Fatalité! la lame se brise. En deux bonds, 
l'indomptable chasseur est près du Prince, se 
fait expliquer le fonctionnement de la carabine 
et retourne au combat. Mais l'ours, trouvant 
jsans doute la rencontre dépourvu de char- 
mes, a détalé en trottinant, pour rejoindre son 
compagnon et disparaître. 

Quittant bientôt les bords .de l'Oritchoiu 



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A TRAVERS L'ASIE 



243 



nous suivons ceux de son confluent le Pop- 
tchou, et campons, à Natiédim, où vivent de 
nombreux pâtres très riches en moutons. Ils 
possèdent également la fameuse chèvre noire 
du Thibet, dont la soyeuse toison est si prisée 
•en Europe. 

Le 8 avril, nous remontons à 525o mètres, 
puis, nous enfilons des ravins si enchevêtrés 
que nous comprenons parfaitement comment 
cette route est inconnue des Chinois ; sans 
un bon guide, jamais on ne sortirait d'un tel 
labyrinthe. 

Le lendemain, plusieurs de nos chevaux 
commencent à boiter. C'est que la route 
pierreuse use leurs sabots qui ne sont pas 
ferrés. Nous avons une provision de fers à 
cheval, il est vrai ; mais ces bêtes ont la sole 
si dure qu'il est presque impossible d'y faire 
entrer un clou. 

Vers midi, un aigle énorme, effrayé par le 
bruit de notre passage, s'envole de l'aire qu'il 
avait établie au sommet d'un roc presque ver- 
tical. Confiant aussitôt mon cheval à un gar- 
dien je gagne le faîte, non sans difficulté, et 
recueille deux gros œufs que je place dans un 
mouchoir fixé entre mes dents. Mais comment 
descendre? Les saillies qui m'ont servi d'esca- 
lier sont si étroites que je ne puis me retourner 



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2 4 4 



A TRAVERS L'ASIE 



sans risques de dégringoler de trente mètres- 
au moins de hauteur. Mes grosses bottes* ne 
mordent pas le roc. Je me décide finalement à 
les enlever, et, pieds nus, je ne descends d'une 
jambe qu'après avoir trouvé pour l'autre un 
solide point d'appui. Je parviens ainsi à toucher 
le sol, sans m'ètre rompu ni bras, ni jambes. 
Mais hélas ! mon dévouement à la science ne 
m'a valu que deux œufs d'aigle déjà couvés r 
une bonne suée et quelques minutes d'une 
anxiété fort légitime. On ne m'y reprendra 
plus ! 

Cette journée et les suivantes, nous tra- 
versons une foule de petits cours d'eau, affluents 
des grands fleuves de la Birmanie et de l'Indo- 
Chine, et dont les bassins sont séparés par des 
hauteurs allant du nord au sud, nous obligeant 
ainsi, je l'ai dit déjà, à les couper à angle droit 
dans notre marche vers l'est. Depuis le col du 
Dam, nous avons de la sorte franchi quinze 
chaînes de montagnes, et, d'après nos guides, 
quatre-vingts autres nous attendent encore,, 
avant Ta-tsien-lou. Ces montées et ces descen- 
tes nous éreintent ; mais nos Thibétains, qui 
vont cependant à pied toute la journée, esca- 
ladent tout cela et dégringolent en chantajit et 
en sifflant, comme des écoliers en vacances. 

Le i3 avril, pour la première fois depuis six: 




A TRAVERS L'ASIE 



•245 



mois, nous trouvons, dans des creux abrités 
par des rochers, un peu d'herbe et des brous- 
sailles déjà bourgeonnantes. Nous qui ne 
•connaissions plus de longue date que le misé- 
rable chauffage à Fargol, nous nous amusons 
•comme des enfants à faire, au moyen de ces 
broussailles, un immense feu de joie. 

Le lendemain, nous partons de très bonne 
heure, dans Fespoir de parvenir le même jour 
au village de Sok où, d'après les ordres de 
Hlassa, on doit nous fournir d'autres animaux 
•et de nouveaux conducteurs. Bientôt se pré- 
sente une montagne si haute que l'ascension 
nous prend près de quatre heures. En re- 
vanche, la descente s'effectue en moins de 
vingt minutes. Mais quelle descente ? Voici la 
seconde fois que je traverse toute FAsie de part 
en part. En aucun endroit je n'ai vu rien de si 
•effrayant que cette route plongeant presque 
à angle droit. Ce n'est plus une marche : on 
roule, on glisse, on tâtonne des pieds et des 
mains, on s'accroche à toutes les saillies, les 
yeux fascinés par cet abîme béant qui semble 
vous attirer. Les chevaux et les yacks, habi- 
tués à de semblables passages, s'en tirent en 
glissant des quatre pieds ensemble, ou encore 
^n s'accroupissant sur Farrière-train en gui- 
dant leur descente rapide au moyen des pieds 




246 



A TRAVERS L'ASIE 



de devant dont ils frappent le sol alterna- 
tivement. Deux malheureux yacks ne réussis- 
•sent pas à cette mnnœuvre et vont se briser 
au fond de la vallée ! 

Cet exploit accompli, nous arrivons au 
village de Sok, un vrai village composé de 
maisons, une merveille pour des gens qui depuis 
plus de six mois n'ont vu que le désert et des 
tentes. Nous nous croyons déjà en pays civi- 
lisé, d'autant plus que le village en question^ 
est adossé à un roc énorme au sommet duquel 
se dresse, comme un nid d'aigle, une superbe 
lamaserie faisant briller aux rayons du soleil 
sa coupole dorée, et découpant nettement sur 
l'azur du ciel ses murailles blanches percées 
de fenêtres coloriées. 

On dit que les choses les plus belles, vues au. 
microscope, sont affreuses. Hélas ! nul besoin 
de cet instrument pour constater que le vil- 
lage de Sok qui de loin nous avait enthousias- 
més, est d'une saleté incomparable et d'une- 
construction grotesque. Chaque maison, bâtie 
en bois et en terre battue, se compose d'un, 
étage et d'un rez de-chaussée. L'étage sert 
d'habitation aux maîtres ; le rez-de-chaussée 
est réservé aux domestiques et aux animaux. 
Des chiens faméliques et des porcs galeux en- 
combrent les abords de ces taudis et vivent — 




A TRAVERS L'ASIE 



247 



comment dire cela honnêtement? — et vivent 
des immondices tombant librement de l'étage. 

L'auberge mise à notre disposition est du 
même genre. Et cependant, si infecte qu'elle 
soit, Tisolement dans lequel nous avons vécu 
pendant si longtemps fait que tout nous inté- 
resse et nous étonne : les murs en torchis, le 
feu de bois de sapin, les chiens, les chats, et 
même ce hardi moineau qui, dans tout l'hé- 
misphère boréal, est l'inséparable compagnon 
de l'homme fixé à demeure et vient, avec l'im- 
pertinence que l'on sait, picorer à nos pieds 
les miettes de pain. 

Les habitants de Sok ne sont pas que pas- 
teurs, mais aussi- un . peu agriculteurs. Partout 
. où se présente sur le flanc des montagnes un 
coin de terre pas trop incliné, on y cultive une 
orge barbue dont le grain, grillé et moulu, est 
mêlé au thé, pour en faire une sorte de soupe. 

Le chef de la lamaserie a envoyé deux 
hommes* chargés de nous souhaiter la bien- 
venue et de nous offrir un présent de riz, mou- 
tons, genièvre, laitage et bonbons chinois à 
l'huile de lin. De plus, en exécution des ordres 
de Hlassa, on nous promet six chevaux de 
rechange et soixante yacks. Un lama du cou- 
vent nous escortera pendant cinq jours. 

Nous consacrons la journée du 6 avril au 
repos et à la visite de la lamaserie. Elle est 




248 



A TRAVERS L'ASIE 



peuplée de 5oio lamas, mais ne g:igne pas à 
être vue de près, car, sous le rapport de l'in- 
fection et de la saleté, les cellules des moines 
l'emportent encore sur les masures du village. 
Une sorte de chemin de ronde entoure le mo- 
nastère. C'est là que les gens dévots accomplis- 
sent des pélérinages circulaires, font des pros- 
trations à chaque pas, allument des bâtonnets 
d'encens, dressent des perches garnies d'inscrip- 
tions et de formules pieuses, et font tourner les 
fameux moulins à prière si bien décrits par 
M. Hue. 

Vers le soir nous réglons le compte des 
braves gens qui nous ont servis depuis dix 
jours et qui sauf le lama-guide, vont retourner 
chez eux. On leur paie 40 onces de salaires et 
100 roupies anglaises de pourboire. Alors se 
passe un incident drolatique. Le plus âgé de la 
bande monte à la lamaserie, afin d'y échanger 
les 40 onces de salaire en argent brut contre 
des roupies anglaises, ou de la monnaie d'ar- 
gent thibétaine. Peu après, il revient éploré, 
disant que l'économe du monastère a pesé les 
quatre lingots et n'a trouvé pour le tout qu'un 
poids de 12 onces. Nous engageons notre hom- 
me à retourner près du lama voleur ; mais le 
pauvre Thibétain n'ose s'y résoudre, persuadé 
qu'au lieu d'argent on lui donnera des coups 
de bâton, Force m'est donc d'aller trouver 





SAUVAGE TJI113É TAIN QUI CONDUIT NOS YACKS 



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25o 



A TRAVERS L'ASIE 



moi-même l'économe infidèle et de lut faire- 
rendre gorge. Nous échangeons nous-mêmes 
les 40 onces restituées contre des roupies, et 
voilà nos conducteurs de yacks au comble de 
la joie : jamais ils n'ont été si riches ! Leurs 
deux chefs reçoivent en plus, et chacun, une 
loupe, une paire de ciseaux, un canif, une pièce 
d'or, un mouchoir, deux roubles russes et dix 
onces d'argent. J'avoue que si nous agissons - 
de la sorte, ce n'est point par pure générosité, 
mais pour que, la renommée de nos largesses 
gagnant de proche en proche, on s'empresse 
de nous venir en aide. 

Le 16 avril, le chargement des yacks nous 
prend beaucoup de temps, parce que la rivière 
Sok que nous avons à franchir étant en grande 
partie dégelée, les caisses et ballots doivent être 
fixés solidement, non sur les flancs des animaux, . 
mais tout au haut de leur échine. C'est pour le 
même motif qu'au passage de la dite rivière 
j'ai bien soin d'exécuter la manoeuvre bien 
connue en Orient, à savoir ; s'asseoir à. la tail- 
leur sur le sommet de la selle. Le Piince et 
Bonvalot n'ayant pas eu la même prudence, ont 
pris jusqu'au dessus des genoux un bain glacé 
dont ils ne paraissent nullement enchantés. 

Au delà de cette rivière, nous pénétrons 
dans une superbe vallée. Au baiser du soleil 
printanier, une herbe nouvelle a surgi entre 




A TRAVERS L'ASIE 



25 1 



les mamelons ; la mousse verdit aux flancs des 
roches ; des miliers de petits oiseaux gazouil- 
lent dans les massifs de genévriers. Enfin, 
vers midi, la chaleur devient telle que, pour la 
première fois depuis sept moir., nous suons à 
grosses gouttes, au point qu'il nous faut endos- 
ser nos frais habits d'été. Aussi sommes-nous 
d'une gaieté folle et chantons-nous à gorge 
déployée, en trottinant sur nos incomparables 
chevaux thibétains. Celui que je monte, urt 
étalon blanc nomme neige, gravit les hauteurs 
avec l'agilité d'une chèvre, et les descend au 
grand trot, avec une telle douceur d'allures- 
que je pourrais me croire porté sur un fauteuil 
moelleux. 

Au campement d'Aio — 3.700 mètres d'alti- 
tude — nous trouvons des tentes dressées à 
l'avance, du bois fendu, du fo'n pour nos bêtes- 
et du lait d'un parfum si exquis que nous en? 
faisons une véritable débauche. Nous sommes- 
tous bien maigres et bien faibles ; mais à ce 
régime pastoral nos estomacs détraqués se 
retapent, nos forces reviennent, et nous qui' 
pendant si longtemps avons dù renoncer à la 
consolation du voyageur et du marin, le tabac, 
nous fumons maintenant avec délices d'innom- 
brables pipes. Nous voilà dans un autre monde, 
avec un sang nouveau coulant dans nos veines,- 
Cela durera-t-il? 




CHAPITRE XIX 



Yillii&c de Soulu. — \'illa^e de Retchimdo. — Une tempête 
de nei^e. — Les monts Kaila. — Nouvel exploit d'Achmed. 

Dépravation des Chinois. — Musique et danse thibé- 
taines. — Un pont thibétain. — Encore une lamaserie. — 
Chef-d'œuvre de diplomatie. — Le jeu d'osselets- 

17 avril. Belle vallée où serpentent de nom- 
breux ruisseaux ; épais buissons servant de 
refuge au magnifique faisan blanc du Thibet ; 
nombreuses tentes où nous sommes toujours 
accueillis avec la même cordialité. Vraiment, 
ces Thibétains, dont les premiers échantillons 
nous avaient paru si repoussants et si sauvages, 
sont un peuple aimable. Quels chrétiens ne 
feraient pas ces hommes si francs, si généreux, 
si hibourieux, si soumis à leurs chefs religieux ! 
Ah, fasse Dieu qu'un jour nous puissions reve- 
nir à eux, non comme explorateurs seulement, 




A TRAVERS L'ASIE 



253 



mais comme porteurs de la bonne nouvelle, et 
pour attaquer le Bouddhisme dans ses derniers 
retranchements ! La lutte sera terrible, sans 
doute ; mais n'est-ce pas au prix de leur sang 
que les apôtres des Gaules ont converti nos 
farouches ancêtres ? 

Cependant, à mesure que nous avançons 
dans la vallée, les bosquets se font plus hauts 
et plus touffus ; les rosiers sauvages suspendent 
aux flancs du ravin leurs guirlandes épineuses. 
D'autre part, les tentes deviennent plus rares ; 
les habitants, dont des vêtements de bon goût 
annoncent l'aisance, habitent des maisons en- 
tourées de champs cultivés. Çà et là se voient 
même des jardins et, au village de Soîitu, on 
nous fait goûter le premier légume que nous 
ayons vu depuis de longs mois, une sorte de 
navet, appelé Nioungman. Tout est relatif en 
ce monde : nous faillîmes nous en donner une 
indigestion ! 

Les maisons sont du même type qu'à Sok, 
c'est-à-dire que, sur un rez-de-chaussée servant 
d'écurie, s'élève un étage entouré d'une galerie 
à jour à laquelle donne accès une échelle 
placée à l'extérieur. Le soir venu, on enlève 
l'échelle, afin de se mettre à l'abri des voleurs. 
Ces maisons ont le toit percé d'une ouverture 
centrale, pour le passage de la fumée. Plu- 




25 4 



A TRAVERS L'ASIE 



sieurs s'élèvent au centre def vastes cours clô- 
turées solidement par des branches de sapins. 
De nombreuses meules de foin sont ainsi pré- 
servées de la dent des bestiaux errant dans 
la plaine. 

Au gros village de Retchimdo, nous devons 
changer de conducteurs, de yacks et de che- 
vaux, parce qne ce bourg n'est plus sous la 
juridiction des lamas de Sok, mais obéit à un 
chef indépendant qui ne permettrait pas pas à 
des gens autres que les siens de gagner de l'argent 
à nous guider sur son territoire. Cet homme 
fut à notre égard de bonne composition. Mais 
plusieurs de ses pareils nous mirent par la 
suite dans de cruels embarras. C'est que les 
tribus du Thibet oriental se divisent en trois 
classes. Les unes ne reconnaissent d'autorité 
spirituelle et temporelle que celle de Hlassa ; 
les lettres de recommandation dont nous étions 
munis nous y faisaient toujours trouver un 
excellent accueil. D'autres tribus sétant révol- 
tées jadis contre les exactions des lamas, se 
sont mises sous l'autorité directe de la Chine. 
D'autre enfin sont complètement indépen- 
dantes et n'obéissent ni aux Chinois, ni aux 
Thibétains. Ainsi qu'on le verra plus tard, chez 
ces deux dernières classes, nous eûmes souvent 
à faire preuve d'adresse et d'énergie pour nous 




A TRAVERS L'ASIE 



255 



procurer les vivres et les animaux néces- 
saires. 

Nous nous sommes trop hâtés de nous croire 
délivrés du froid et des frimas. Le 20 avril, à 
l'ascension de la chaîne Kaila % nous sommes 
assaillis par une tempête de neige. Lorsque 
nous parvenons au sommet, le soleil perce les 
images et donne à Ja neige fraîchement tombée 
des reflets si éblouissants qu'on n'en peut sou- 
tenir l'éclat sans pleurer. Aussi, à nos lunettes 
en verre bleu, ajoutons-nous les lunettes thi- 
bétainCS en crin grillagé ; faute de quoi, disent 
nos guides, nous serions en danger de perdre 
la vue. 

La descente des monts Kaila nous conduit 
à une de ces tribus ne reconnaissant d'autre 
autorité que celle de la Chine. Aussi le chef du 
pillage de Batasambo nous rcfuse-t-il tout 
( d\abord vivres et animaux. Les mandarins 
',cfyiiy>is, nous dit-il, ne lui ont donné aucun 
,ordi;e à notre égard ; et quant aux autorités de 
Hlassa, il s'en moque parfaitement. A quoi 
notre lama guide répond vivement que les 
de Batasambo ont beau 's'être placés sous la 
protection des Chinois, il n'en sont pas moins 
Thibétains, et que, s'ils refusent d'obéir aux 
injonctions du Dalaï-lama, une punition ter- 
crible les attend. Cette menace et la peispective 



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256 



A TRAVERS L'ASIE 



d'un bon salaire produisent leur effet : on nous- 
promet des animaux pour demain. Toutefois, 
comme nous apprenons que ces gens sont de 
fiertés voleurs, nous faisons garder le camp- 
pendant toute la nuit par des sentinelles 
armées, et signifions défense aux indigènes 
d'approcher de nos tentes. 

21 avril. Retournons-nous à l'hiver? Le 
thermomètre est retombé à 14 degrés sous^ 
zéro. Pour comble de misère, au moment du 
départ, on nous présente quatoize yacks 
seulement, tandis qu'il en faut une cinquan- 
taine pour transporter nos bagages. Rensei- 
gnements pris, il parait que le village obéit à 
deux chefs. Celui avec lequel nous avons traité 
hier n'a point d'animaux en nombre suffisant ;. 
l'autre jure que, sans un ordre formel des 
autorités chinoises, il ne nous fournira rien, à 
quelque prix que ce soit. 

Comment faire entendre raison à ce malotru? 
Heureusement, notre Achmed a, dans ces 
circonstances, des arguments spéciaux. Tandis 
que nous nous morfondons, il nous quitte 
sans dire mot, s'arme d'un solide gourdin, et 
va trouver le chef récalcitrant. — Routasse, 
des yacks ! dit-il. — Merri, non ! répond 
l'autre. — Il n'a pas fini qu' Achmed le terrasse 
et lui administre une telle volée de coups de 





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258 



A TRAVERS L'ASIE 



bâton que le pauvre Thibétain demande grâce. 
Ses serviteurs, ses fils, ses femmes, tout fuit 
épouvanté. Une demi-heure après, Achmed 
calme et impassible, nous amène chevaux et 
yacks en nombre plus que suffisant et, pour 
comble, le malheureux chef qui, malgré ses 
membres endoloris, est obligé, sous le regard 
fulgurant de notre Turc, de s'employer comme 
le dernier des mortels à charger les animaux. 
Il y a plus : on nous assure que nous pourrons 
garder ces animaux pendant trois jours, et les 
hommes qui nous sont amenés comme guides 
et serviteurs sont d'une obligeance parfaite. 
Que ne peut l'éloquence, appuyée par de 
solides arguments ? 

Je n'ira pas jusqu'à dire que j'approuve la 
forme de ces arguments. Mais que nous ayons 
été enchantés de leur résultat, alors que notre 
vie était en jeu, qui voudra nous en blâmer ? 
D'autres eussent fait pis peut-être, en sembla- 
ble circonstance. D'ailleurs, Achmed avait agi 
à notre insu, et nous payâmes largement. 

Ces naturels de Batasatnbo ne le cèdent 
guère en sauvagerie et en saleté aux pâtres 
infects que nous avons rencontrés au nord de 
Hlassa. Leur vêtement ne comporte que deux 
pièces : des bottes et une touloupe en peau de 
mouton qu'ils relèvent pendant la marche, 




A TRAVERS L'ASIE 



25g 



laissant à nu leurs jambes... et parfois un peu 
plus. 

Le 23 avril, passage à gué d'un cours d'eau 
se dirigeant vers l'est. C'est donc probablement 
un affluent du Iang-tze-kiang, ou Fleuve Bleu 
de la Chine. 

A Sarasomdo, où nous campons peu après, 
•est établie une tribu qui ne dépend ri de 
la Chine, ni du Thibet, et qui est plus sauvage 
encore que les gens de Batasombo. Mais ceux 
des habitants de ce dernier village qui nous 
ont accompagnés jusqu-ici, ont raconté comment 
leur chef avait été remis à l'ordre par notre 
Achmed, et cette confidence adoucit si bien 
Thumeur du chef de l'endroit, qu'il nous offre 
aussitôt hommes animaux et nous fournit en 
abondance une bière très forte, fabriquée avec 
de l'orge noire. 

Nous ne tardons pas à apprendre qu'ici, 
comme à Nigou, la polyandrie et une affreuse 
dépravation de mœurs ont pour cause la pré- 
sence d'une garnison chinoise établie dans la 
grande ville de Tsiamdo, située à quelques 
journées de marche, et la présence dans le 
village même d'agents de commerce chinois 
échangeant du thé contre des cornes de cerf, 
du musc, des pelleteries et des plantes médici- 
nales. Ces Chinois sont ainsi faits : au physique 
et au moral, ils infectent tout ce qu'ils approchent. 




2ÔO 



A TRAVERS L'ASIE 



Deux de ces agents ne tardent pas à venir 
nous rendre visite. Malgré la répulsion qu'ils 
nous inspirent, Bonvalot m'engage à leur faire 
bon accueil, dans l'espoir d'en obtenir, pour la 
route à suivre, des indications plus exactes 
que celles de nos ignorants Thibétains. L'un de 
ces polissons me confie qu'établi ici depuis six 
ans, il y a épousé une Thibétaine, dont il a un 
garçon et deux filles, mais qu'ayant dessein 
de retourner bientôt en Chine, il n'emmènera 
que le garçon, et abandonnera à leur malheu- 
reux sort la femme et les fillettes — Que 
ferais-je de cela en Chine ? me dit-il effronté- 
ment ; on ne m'en donnerait pas cent sapè- 
ques ! 

Vers le soir, les habitants, munis d'instru- 
ments à corde très curieux, viennent nous 
donner une séance de musique et de danse. 
La musique, je dois l'avouer, est bien supé- 
rieure à celle des Chinois et des Mongols. La 
danse est celle de Hlassa, si bien décrite par 
M. Hue ; et c'est chose étonnante de voir ces 
lourds sauvages évoluer avec la précision et la 
souplesse de nos dandys. 

Le 24 avril i vers 10 heures du matin, nous 
atteignons un village exclusivement agricole. 
Le chef nous dit que n'ayant pas été prévenu 
de notre arrivée et la plupart des animaux 




A TRAVERS L'ASIE 



2ÔI 



étant aux champs, il lui sera difficile de nous 
venir en aide pour le transport de nos bagages. 
Pourtant, alléché par un gros salaire, il veut 
bien nous tirer d'affaire, partage les charges 
en autant de familles qu'il y en a dans le vil- 
lage, et fait chercher incontinent les animaux 
disponibles. Mais il s'en faut de moitié que le 
nombre des bêtes soit suffisant. — Qu'à cela 
ne tienne, nous dit le chef, vous allez voir ! 
— Et voici qu'arrivent, dûment réquisition- 
nées, toutes les femmes et filles du village, et, 
chose horrible mais que j'ai vue, chacuue 
d'elles, même des fillettes de quinze ans, est 
chargée d'un poids de 5o à fio kilos qu'il faudra 
porter jusqu'au soir. 

Ces pauvres créatures sont habituées sans 
doute à ce métier de bêtes de somme ; car, 
sous un fardeau à faire ployer un portefaix 
européen, elles rient et jacassent, tout heu- 
reuses, dirait on, du faire une promenade, et 
sans même s'inquiéter du salaire à recevoir. 
Bientôt une rivière assez large se présente. 
Nos porteuses n'en sont point en peine. Elles 
se retroussent, se prennent par la main, afin 
de résister plus facilement à la violence du 
courant, et passent en gazouillant et s'agaçant 
comme des pensionnaires en vacances. 

Un cours d'eau plus considérable nous per- 




2Ô2 



A TRAVERS L'ASIE 



met, un peu plus loin, d'admirer un de ces 
fameux ponts thibétains composés d'une seule 
corde. Nous sommes stupéfaits du bon fonc- 
tionnement de cette machine inventée par un 
peuple en apparence si stupide. D'une rive à 
l'autre, au moyen dun solide poteau fiché 
d'un côté et d'un treuil en bois installé de 
l'autre, une corde en fibres de bambou et grosse 
comme un câble d'ancre est tendue, de manière 
à présenter encore une certaine courbure vers 
le milieu du fleuve. Sur cette corde roule une 
poulie bien graissée, dont la chape soutient un 
gros anneau en fer. Le voyageur qui veut tra- 
verser la rivière s'attache solidement à cet 
anneau au moyen d'une sangle qui lui ceint 
les reins, se couche sur le dos, s'abandonne à 
son propre poids, et roule jusqu'au bout de la 
courbe descendante, avec une vitesse verti- 
gineuse. Puis, la vitesse acquise et une corde- 
lette attachée à l'essieu de la chape et que tirent 
des personnes placées sur la rive opposée, 
aident le passager à franchir la courbe ascen- 
dante et à atteindre la terre ferme. Les bagages 
sont expédiés de la même façon. 

On conçoit qu'il faut avoir les nerfs solides, 
pour se risquer à pareille traversée. Je l'en- 
trepis une seule fois et jurai bien de n'y plus 
revenir. Cette chute de la rive de départ vers 




A TRAVERS L'ASIE 



263 



le centre du fleuve ; cette sensation de se voir 
suspendu par le vente, comme un oiseau 
empaillé et accroché, ailes ouvertes, au plafond 
d'un musée ; cette eau qui passe à . quelques 
pieds au-dessous du patient, rapide et bruyan- 
te : tout cela vous cause une impression rien 
moins qu'agréable. A défaut de barque ou d'un 
pont solide, j'aime mieux lancer mon cheval à 
la nage, ou nager moi-même. 

Le 25 avril, nous passons près d'une lama- 
seiie dont les constructions rappellent par leur 
agencement nos anciens béguinages. C'est, 
•dans l'enceinte d'un haut mur de clôture, un 
entassement de maisonnettes peintes en cou- 
leurs vives et séparées par d'étroites ruelles. 
D'après ce qu'on nous rapporte, les pieux céno- 
bites, moyennant des prêts usuraires à 5o pour 
cent, sont parvenus à concentrer entre leurs 
mains toutes les richesses de la contrée et 
vivent dans une joyeuse abondance. Aussi les 
vocations religieuses sont -elles extrêmement 
nombreuses. 

Les habitants du voisinage, vassaux de la 
lamaserie, sont de bons Thibétains tout dévoués 
au Dalaï-lama ; ils nous fournissent amplement 
de vivres et d'animaux porteurs. En revanche, 
dans un gros village dominé par une lamaserie 
bâtie sur un mamelon, la réception n'est rien 




A TRAVERS L'ASIE 



264 



moins que cordiale. Ces gens sont sujets chinois 
et prétendent n'avoir rien à démêler avec les 
amis des autorités de Hlassa. Heureusement, 
parmi eux habitent plusieurs Chinois dont l'un, 
originaire du Iun-nan, parle parfaitement la 
langue mandarinale du nord de l'empire. 

Cet homme me donne aussitôt des renseig- 
nements que nous mettons à profit. Le chef 
de la tribu à laquelle appartient ce village 
étant mort, il y a quelque temps, son fils ; âgé 
de vingt-deux ans, se vit disputer la succession 
par un rival qui, moyennant finance, s'était 
assuré l'appui de la lamaserie. On s'était battu, 
et le chef * légitime avait eu le dessous. De 
rage, il avait appelé à son secours les Chinois 
de Tsiamdo. Ceux-ci étaient venus, mais une 
fois établis ne s'étaient plus occupés de la que- 
relle des deux prétendants, et avaient accaparé 
tout le commerce local. Toujours pratiques, 
ces Chinois ! 

Celui de Iun-nan nous rendit pourtant un 
gros service. De son propre mouvement il alla 
trouver le chef évincé et lui dit qu'un bon 
moyen de se venger serait de nous venir en 
aide. — « Ces Européens se rendent à Batang 
et en Chine ; ils y publieront avec quelle géné- 
rosité vous avez soutenu un Prince de l'occi- 
dent, ami de l'Empereur, et je ne doute pas 





HABITATION TIIIBÉTAINE 



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266 



A TRAVERS L'ASIE 



qu'en récompense on ne vous accorde une 
dignité bien supérieure à celle de votre père, » 

A ce chef d'œuvre de diplomatie nous ajou- 
tons l'offre d'un salaire si généreux que l'alli- 
ance est aussitôt conclue et que des animaux 
nous sont promis. Le tout est scellé par des 
libations d'une bière capiteuse, et bientôt le 
Chinois, le chef, tous ses hommes et plusieurs 
des nôtres sont gris comme des Polonais. 

Aussi, le lendemain, à huit heures du 
matin, rien n'est encore disposé, pour le départ. 
Je vais relancer le jeune chef chez lui, et le 
trouve dans une sorte de château-fort du 
moyen âge, labyrinthe de remparts, de cours 
et d'escaliers. Malheureusement le chef n'est 
pas assez riche pour nous donner des animaux 
en nombre suffisant, et de pauvres femmes 
doivent y suppléer. « Ce soir, me dit ce brave 
jeune homme, vous arriverez sur les terres de 
mon ennemi ; attendez-vous à y être traités 
fort mal , mais je vous donnerai pour guide un 
de mes serviteurs qui est de race mongole et 
dont le courage et la prudence pourront vous 
être fort utiles. » 

Au passage d'une rivière, une des porteuses 
de ballots est sur le point d'être emportée par 
le courant ; un chien, moins heureux, se noie ; 
un autre est tué peu après par Achmed, parce 




A TRAVERS L'ASJE 



267 



qu'il ne cessait d'étrangler nos agneaux et nos 
chèvres. Un seul dogue nous reste et fait bon 
ménage avec ce fidèle mouton de Kourla dont 
j'ai parlé jadis, et qui, bien que n'ayant plus 
que les os et la peau, suit encore courageuse- 
ment la caravane, franchit monts, vallées et 
rivières, comme un intrépide Cosaque. 

Au campement du soir, je vo\s des enfants 
thibétains exécuter au moyen de petits cailloux 
blancs, le jeu d'osselets si cher aux petites filles 
européennes. Nil nom sub sole! disait jadis le 
grand Salomon. 




CHAPITRE XX 



Une victoire d'Achmed. — Vol d'un revolver. — Un chef 
ivre. — La lamaserie de Rotchi. — Guerriers chinois. — 
Paysage enchanteur. — Ail sauvage. — Les dzos. 

29 avril. Après une rude étape de 5o lis, par 
un sentier longeant d'horribles précipices, nous 
atteignons le village où habite l'ennemi du 
jeune chef qui nous a fourni des animaux, des 
porteuses et un guide. Celui-ci inspecte les 
figures patibulaires qui nous entourent dès 
notre arrivée, et me dit en mongol : « Atten- 
tion et prudence, cela chauffera ! » 

Nous demandons poliment à acheter une 
chèvre ou un mouton. 

— Nous n'en avons pas ! 

— Comment ! Et ce troupeau que nous aper- 
cevons sur la montagne ? Ne craignez rien : 
nous paierons largement. Où est votre chef? 



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— Le chef n'y est pas ! 

Et on nous laisse, mourants de fatigue et de 
faim. Vers le soir, descend vers le village le 
troupeau que nous avions vu paissant sur les 
hauteurs. Accompagné d'Achmed, je me dirige 
vers ce troupeau, afin de renouveler nos ten- 
tatives d'achat et de nous procurer de quoi 
souper. Incontinent, les hommes du village 
nous suivent en bande serrée. Tout à coup, 
j'entends crier: «Do, do, ! » et une grêle de 
pierres nous assaille. Je suis fortement atteint 
dans les reins. Achmed est blessé à la tête. 
C'en est tçop pour notre Turcoman. Il se re- 
tourne, tire en l'air, un coup de revolver, se 
rue sur l'ennemi et, des pieds, des poings, de 
la crosse de son arme, il frappe, culbute et 
disperse tout ce qui se présente. Puis, retour- 
nant au troupeau, il abat sous ses balles deux 
malheureux moutons, et en charge un sur ses 
épaules. 

La victoire est complète. Hommes, femmes, 
enfants, tous ont fui épouvantés de l'effet ter* 
rible des armes européennes. « — Garde à nous ! 
cependant, nous dit notre guide : je connais 
ces gens-là : ils vont profiter des ténèbres de la 
nuit pour tomber en masse sur nous et nous 
écraser. r> 

Une heureuse circonstance vient presque 



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aussitôt nous tirer d'embarras. Le chef, qu'on 
disait absent, se présente en proférant d'horri- 
bles menaces. Mais le malheureux n'a pas dit 
deux mots qu'Achmed, dont la figure ruisselle 
encore de sang, bondit sur lui, le renverse, et 
en un clin d'oeil, le garrotte comme un saucis- 
sion. 

— Bon otage ! mes maîtres ; soyez tranquilles I . 
dit Achmed en se relevant. 

Et de fait, les naturels, complètement dé- 
contenancés par la capture de leur chef, vien- 
nent d'eux-mêmes nous offrir, non pas seule- 
ment des moutons et des chèvres, mais encore 
des yacks et des chevaux. — Fort bien ! leur 
est-il répondu ; tout à l'heure, vous refusiez 
notre argent et nos présents, alors que nous 
vous suppliions de nous vendre de quoi apaiser 
notre faim : nous déciderons demain de ce que 
nous consentons à vous acheter. Jusque-là, 
votre chef demeure notre captif, et malheur à 
lui si vous tentez la moindre hostilité contre 
nous 1 

Un lecteur grincheux trouvera peut-être 
qu'en Toccurence nous aurions pu nous servir 
de procédés plus apostoliques. A quoi je répon- 
drai que toute mon intervention dans l'affaire 
fut de recevoir une grosse pierre dans l'échiné 
et de manger ma part d'un des moutons tués 




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par Achmed. Si je ne me déclare pas martyr 
pour le premier fait, je ne me crois pas voleur 
pour le second, car nous payâmes largement. 
Et, sans juger théologiquement la conduite 
d'Achmed, j'ose affirmer que celui qui me blâ- 
mera d'en avoir profité na jamais senti la 
faim lui tordre les entrailles, et ne s'est jamais 
vu entouré d'une horde barbare que la crainte 
seule peut retenir devant le meurtre 

29 avril. Tout marche à merveille. Non seu- 
lement on nous a fourni les hommes et ani- 
maux nécessaires au transport, mais notre 
otage, déluré de ses liens, nous a volontaire- 
ment accompagnés chez un autre chef, où nous 
sommes témoins d'un bien triste spectacle. 
Une quarantaine de femmes sont employées 
par ce tyranneau à transporter du fumier sur 
la montagne Courbées sous un fardeau à 
écraser un cheval, ces malheureuses gravissent 
en geignant la colline ; et pour comble, un 
homme, un hideux boiteux, les accompagne et 
active à coups de bâton celles qui faiblissent. 
Pour ce travail dégradant, ces femmes re- 
çoivent comme salaire quotidien un demi litre 
d'orge. 

Incident comique dans la journée du lende- 
main. Le Prince avait perdu son revolver. 
Tong-kia, notre cuisinier, soupçonna aussitôt 




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que l'arme avait été ramassée par deux lamas 
rencontrés peu auparavant. 11 part donc, ventre 
à terre, atteint les deux hommes et réclame 
l'objet. Les lamas de se récrier aussitôt et 
d'affirmer qu'ils n'ont rien vu. Mais ils avaient 
affaire à un Chinois ayant plus d'un tour dans 
son sac. — « Comme il vous plaira, seigneurs 
lamas, dit-il, mais prenez garde, si vous men- 
tez, car cette machine européenne peut à tout 
instant faire explosion dans votre poche et 
vous tuer. - A ces mots, l'un des lamas ouvre 
précipitamment sa houppelande, et laisse tom- 
ber le revolver. Par le choc, un coup part, et 
la balle va s'aplatir contre un roc. » — Voyez- 
vous, voyez-vous ! dit le Chinois aux deux 
Thibétains blêmes de terreur ; il n'était que 
temps : une minute encore, et cette balle vous 
entrait dans le ventre. Fuyez, de peur qu'il ne 
vous arrive pis encore ! » Les lamas ne se le 
firent pas dire deux fois, piquèrent des deux 
et disparurent à l'horizon. 

Nous atteignons peu après un village assez 
proche de la grande ville de Tsiamdo, où 
siègent concurremment de hautes autorités 
chinoises et thibétaines. Les villageois, très 
dévoués au Dalaï-Lama, nous conseillent de 
faire un détour et de ne point passer par 
Tsiamdo, Ils craignent d'être molestés par 





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les Chinois, si ceux-ci apprennent que nous 
avons reçu l'aide des Thibétains de l'endroit. 

Nous suivons cet avis, et rencontrons, le 2 
mai, un brave chef thibétain qui s'engage à 
mettre à notre disposition bêtes et gens. Mais 
le lendemain, il ne se présente chez nous que 
vers midi, soûl comme une grive et gai comme 
un pinson. Les serviteurs, qui l'accompagnent 
ont apporté d'immenses pots de bière, un mou- 
ton gras, une oie et du genièvre. — « Or ça ! 
mes illustres hôtes, dit ce gros Gambrinus. 
je veux que vous vous reposiez aujourd'hui, 
et que vous puissiez témoigner plus tard 
n'avoir bu nulle part au Thibet un nectar 
comparable au mien ! Demain, no\is ferons 
double étape, pour rattraper le temps perdu. 

4 mzi. Le joyeux pochard a tenu parole. De 
bon matin il a mis tout son monde en branle, 
et nous voici bientôt cheminant, par un temps 
superbe, entre une rivière limpide et de nom- 
breux bosquets où foisonnent les faisans, les 
perdrix et une foule d'oiseaux rares. Bonvalot 
a même abattu un daim musqué. En ramassant 
l'animal, on constate qu'avant d'expirer il a 
déchiré de ses dents la poche qu'il a sous le 
ventre et où se trouve renfermé le précieux 
musc. Nos gens affirment que cette bête en 
3git toujours ainsi lorsqu'elle n'est pas tuée 




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sur le coup, afin de se venger de son agresseur 
dont elle veut frustrer la convoitise. Quoi 
qu'il en soit de cette assertion, le même fait 
se reproduisit plusieurs fois par la suite. 

Le lendemain, à peine avons-nous commencé 
la rude ascension d'une montagne escarpée, 
qu'un lama vient à notre rencontre, disant 
qu'avec tant de bagages le passage des hauteurs 
est impossible, et qu'il ne comprend pas com- 
ment nous ne gagnons pas plutôt la ville de 
Tsiamdo, d'où une belle route mène à Batang. 
Ce lama, nous l'apprîmes bientôt, nous avait 
été envoyé par les chefs d'une lamaserie fort 
riche, lesquels, avertis de notre approche, 
craignaient d'être pillés par nous ou de devoir 
se mettre en frais pour nous recevoir. Aussi, 
notre lama-guide, bien au courant de la situa- 
tion, de répondre incontinent : « Comment, 
tête de chien que tu es ! tu voudrais nous en- 
voyer à Tsiambo, où les Chinois avertis par 
toi nous barreront le passage ! pas de ça ! nous 
allons chez toi et les tiens. Cours avertir tes 
chèfs, et qu'on veille à bien nous traiter, si l'on 
ne veut pas encourir les foudres du Dalaï- 
Lama ! » L'homme tourne bride, nous conti- 
nuons à grimper, et descendons enfin dans 
une large vallée au milieu de laquelle se dresse 
la lamaserie de Rotchi. Les montagnes qui 




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entourent ce site enchanteur le protègent si 
bien contre le froid, qu'aujourd'hui même le 
thermomètre y marque 3o degrés, à l'ombre. 
Les hautes croupes des montagnes sont cou- 
vertes de forêts de pins et de sapins dont la 
première germination parfume l'air d'un arôme 
de térébenthine. Les pentes basses sont tapis- 
sées de noirs massifs de rhododendrons que 
constellent de gros boutons tout prêts à s'épa- 
nouir. Sur ces masses sombres se détachent 
comme autant de bouquets, des cerisiers en 
fleurs, des lilas, des girofliers. Au milieu de 
cette végétation luxuriante gloussent, sifflent 
et jacassent une foule d'oiseaux chamarrés des 
plus vives couleurs. Tout au lond de la vallée 
coule, limpide et babillarde, une rivière dont 
les habitants se servent pour expédier au loin 
du bois de flottage. Bref je conçois les alarmes 
des lamas, alors qu'ils nous croyaient décidés 
à venir les chasser de cet Eden. 

Pour ne pas les effaroucher plus que de 
raison, nous ne campons que pour le reste de 
la journée, décrassons à la rivière nos personnes 
et notre linge, et terminons la soirée par un 
gigantesque feu de sapin. 

6 mai. Les yacks complaisamment fournis 
par les lamas sont grands et forts, mais d'une 
sauvagerie telle qu'on ne peut les empêcher de 




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s'écarter souvent de la route. Or, comme cette 
route se déroule entre la rivière et la forêt, 
plusieurs de nos caisses, heurtées violemment 
contre les arbres, sont mises en miettes avec 
tout leur contenu. 

Les habitants n'ont guère d'autre industrie 
que la culture de quelques champs et l'exploi- 
tation des forêts. Pour ce dernier point, le 
procédé est vraiment singulier. Lorsqu'on veut 
tirer parti d'une futaie, on l'attaque, non pas 
avec la hache, mais avec le feu, qu'on a soin 
de diriger toutefois de façon à ne brûler que 
les branches. Ainsi mutilés, les arbres meurent 
sur pied et sont abattus l'année suivante. De 
cette manière on épargne les frais d'élagage, 
et les arbres étant bien plus légers que lors^ 
qu'ils sont remplis de sève, sont traînés par 
les yacks jusqu'à la rivière, où on les assemble 
en radeaux. Ce système peut paraître bar- 
bare, au premier abord. Mais songez que les 
habitants sont si peu nombreux, les forêts si 
vastes et si profondes ! Et puis, fécondées par 
les cendres, les parties incendiées se recouvrent 
bientôt d'une végétation plus vigoureuse et 
plus vivace. 

Le lendemain — en garde ! voilà l'ennemi î — 
Nous sommes tout à coup devant un poste 
militaire chinois, détaché de la garnison de 




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Tsiamdo. Sera-ce la paix ou la guerre? Heu- 
reusement les guerriers du Céleste Empire ne 
sont pas nombreux : cinq soldats et un caporal. 
Aussi, au lieu de nous enchaîner, ces braves 
viennent-ils en grande pompe et avec toutes 
les simagrées de la politesse chinoise nous 
souhaiter la bienvenue ; et, loin de nous pré- 
senter des pointes menaçantes de baïonnettes, 
ils nous offrent en vente un amour de singe 
minuscule, capturé dans les montagnes, à 4000 
mètres d'altitude. Cette jolie petit bête, d'une 
espèce inconnue en Europe, après nous avoir 
amusés par ses gentillesses pendant tout le 
reste du voyage, se trouve actuellement au 
Jardin des plantes, à Paris. Un fait à noter 
pour son étrangeté, c'est que les hommes por- 
tant barbe pouvaient impunément caresser cet 
animal, tandis qu'il faisait aux mentons lisses 
les plus horribles grimaces. 

Si affables que soient à notre égard les sol- 
dats chinois, ils nous donnent cependant cette 
mauvaise nouvelle que notre présence dans ces 
parages est connue des autorités chinoises de 
Tsiamdo. Notre dévoué lama-guide nous en- 
gage à hâter notre marche, afin d'échapper aux 
embûches qu'on pourrait nous tendre. Les 
lettres que lui ont données les autorités de 
Hlassa enjoignent d'ailleurs à tous les Thibé- 




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tains amis du Dalaï-lama, de nous aider à 
gagner au plus tôt Batang. Le motif allégué 
dans ces lettres est que nous sommes des gens 
terribles, abattant bêtes et gens, à une lieue de 
distance, avec des fusils qui tirent des centaines 
de coups à la minute. 

Aussi nous donne-t-on le moyen de faire 
journellement doubles étapes. Le 8 mai, nous 
arrivons à un village uniquement composé de 
forgerons. L'installation de ces artisans est 
absolument primitive : une boule de fer servant 
d'enclume, quelques marteaux, des pinces, un 
feu de braise activé par un soufflet en peau de 
chèvre. Aussi ne confectionnent-ils guère que 
les haches destinées aux bûcherons. 

Le paysage devient de plus en plus enchan- 
teur : véritable jardin naturel où s'épanouis- 
sent, en un désordre pittoresque, rhododen- 
drons, cerisiers, pruniers, abricotiers, pêchers, 
bouleaux, peupliers, groseilliers, et une foule 
d'autres arbustes qui nous sont inconnus. Des 
fleurs de toutes nuances diaprent le gazon, ou 
dressent à travers les buissons leur hampe 
rigide. Un faisan au vert plumage et presque 
aussi petit qu'une tourterelle, jette à chaque 
instant son appel criard. Au bruit de notre 
marche des marmottes qui se chauffent au 
soleil à l'entrée de leur terrier font entendre 




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un sifflement aigu et disparaissent dans leur 
réduit. 

Au village de Lamna, un courrier, envoyé à 
l'insu des Chinois par les autorités thibétaines 
de Tsiamdo, nous apporte diverses provisions 
avec le conseil de nous éloigner au plus vite 
par la route connue des seuls Thibétains. 

Le 12 mai, l'ascension d'une seule montagne 
nous prend six heures. La route en lacets par 
laquelle on parvient au sommet est littérale- 
ment bordée presque partout de monuments 
religieux : obos, inscriptions, oriflammes, sen- 
tences, quartiers de roc portant gravée en 
creux la fameuse invocation bouddhique : ôm 
mâni padmè hum. Pauvres Thibétains ! quels 
chrétiens ne feraient pas des hommes en qui 
le sentiment religieux est développé à ce 
point ! 

A la descente, excellente trouvaille pour des 
malheureux privés depuis si longtemps de 
légumes frais : la pente est littéralement cou- 
verte d'ail sauvage. Rira qui voudra ! c'est 
délicieux à croquer avec la viande de mouton. 
Aussi chacun de descendre de cheval et de 
travailler en terre au moyen du couteau. Des 
chercheurs de truffes y mettraient moins d'ar- 
deur ! 

Le i3 mai, au lieu de yacks, on nous lournit 





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des dzos, métis produits par le croisement du 
yack ave la vache domestique. Le dzo à la 
tète plus allongée que le yack, les cornes moins 
lortes mais plus pointues, les jambes plus 
hautes, la queue moins garnie de crins. Sa 
force et son endurance sont très considérables. 

Les hommes du pays semblent perdre un peu 
de la physionomie carrée des Thibétains et se 
rapprocher du type chinois. Cela ne les em- 
pêche pas de supporter gaillardement toutes 
les intempéries. Ceux d entre eux qui guident 
nos dzos dorment autour de nos tentes, sur la 
terre humide, n'ayant pour couverture qu'une 
peau de mouton et qu'une pierre comme oreil- 
ler. Et le matin ils sont frais, dispos et joyeux. 
A une seule nuit passée de la sorte, un Euro- 
péen serait gratifié de rhumatismes pour le 
reste de ses jours. Experto crede ! 




CHAPITRE XXI 



Meutre d'un singe. — Une embuscade. — Superstitions thi' 
bétaines. — Achmed en colère. — Une étrange confidence. 

— La route de Hlassa. — Reçus en triomphe. — Devant 
un tombeau. — Tchiang-Ka. — Traversée du Fleuve Bleu-- 

— La première ville chinoise. — Visite du mandarin. 

Le 17 mai, non loin de notre campement du 
soir, j'abats un singe d'une taille si grande, que 
j ai assez de peine à le rapporter. Nos conduc- 
teurs écorchent aussitôt la bête, et se régalent 
de sa chair, très blanche. 

Cet animal, de couleur grise, vit en troupes- 
nombreuses dans ces parages : ma victime 
faisait partie d'une bande d'au moins cent indi- 
vidus. Le lendemain, à notre grande stupé- 
faction, nous en vîmes une dizaine descendre 
de la montagne, s'approcher d'un vieux Thibé- 
tain qui se chauffait au soleil, et se laisser 




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carresser par lui. J'ai regret d'avoir tué une 
bête d'une nature si sociable. Mais qu'y faire? 
Ce ne sera point probablement le dernier 
repentir de ma vie. 

Le vieux Thibétain nous assura que sur les 
hauteurs il y avait aussi des singes tout blancs 
et des ours bruns à collier blanchâtre. Effec- 
tivement, le lendemain, Achmed tua un ours 
de cette espèce, dont la peau étendue par terre 
était presque aussi grande que celle d'une 
vache. 

20 mai. Journée accidentée ! Les conducteurs 
loués par nous ont l'air peu réjouissant de 
brigands calabrais. Vers midi, tandis que nos 
gens sont restés en arrière pour déjeuner, je 
casse une croûte de pain et poursuis seul avec 
les conducteurs et les bètes chargées. Un groupe 
de tentes se présente peu après, et les malan- 
drins, me disant que ce sont les leurs, se 
mettent à décharger les animaux. Leur attitude 
me semble louche. En un temps de galop, je 
vais avertir Bonvalot et notre lama-guide. 
Bonvalot, qui flaire comme moi une embus- 
cade, ordonne de recharger et de partir. L'ordre 
est à peine exécuté, que nous voyons six hom- 
mes armés sortir des tentes et se diriger vers 
nous, tandis qu'un peu plus loin une douzaine 
d'autres se tiennent immobiles, tous munis de 




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fusils à mèche. Incontinent, Bonvalot ordonne 
de charger toutes les armes et fait signifier 
défense d'approcher de la caravane à quiconque 
n'en fait point partie. Les brigands se le 
tiennent pour dit. et s'éloignent. Quant à nos 
conducteurs, évidemment de connivence, nous 
les surveillons, carabine au poing. 

Région sauvage et si giboyeuse qu'en trois 
jours nous voyons vingt et un ours, trois cerfs 
et quantité d'antilopes. On campe en un endroit 
nommé Pérou. Nous y apprenons que les Chi- 
nois de Batang savent déjà que des Euro- 
péens, aidés et soutenus par le Dalaï-Lama, 
ont traversé le Thibet, se dirigeant vers l'Orient. 
Eux, Chinois, se chargent de nous barrer la 
route, lorsque nous serons arrivés sur leur 
territoire. Nous verrons bien ! 

Le 23 mai, nous remarquons sur une rivière 
une sorte de canard pêcheur dont les mœurs 
offrent cette singulière particularité que tous 
les groupes se composent d'une femelle et de 
deux mâles. Serait-ce à cet oiseau que les 
Thibétains auraient emprunté la pratique de 
la polyandrie ? Au reste, ainsi que nous le con- 
statons à Tchou, à Azor et dans les environs, 
les habitants de cette région ont d'étranges 
superstitions. Ils s'abstiennent, par principe 
religieux, de la chair de tout gallinacé, d'œufs 




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A TRAVERS L'ASIE 



-et de poisson ; lorsque nous faisons égorger un 
mouton, les poltrons s'enfuient, les braves 
restent, mais en détournant la tête. Ils tuent 
le mouton, à la façon juive, en l'étouffant. Vilaines 
gens d'ailleurs, d'une saleté ultra-thibétaine, 
-et se grisant journellement au moyen d'une 
bière très capiteuse. 

Dans la journée du 27, leur grossièreté pro- 
voqua un incident un peu tragique. Nous cam- 
pions à Dotou, où se trouvaient trois soldats 
chinois ayant ordre, disaient-ils, de nous servir 
de guides jusqu'à Batang. On verra tout à 
Pheure la raison de cette conduite étonnante 
des Chinois à notre égard. Ces drôles avaient- 
ils instigué les indigènes à nous chercher noise ? 
Toujours est-il que plusieurs Thibétatns, profi- 
tant de ce que la peau de yack sauvage empor- 
tée par nous avait été étendue au soleil pour 
sécher, vinrent arracher quelques crins de la 
queue, crins presque aussi long que ceux du 
cheval. Estimant qu'un tel procédé allait dété- 
riorer sans remède cette belle pièce de collec- 
tion, Bonvalot donne Tordre à Achined 
d'éloigner ces rustres. Survient alors le chef 
du village, qui arrache toute une poignée de 
crins. Il n'a pas fini qu'un soufflet d'Achmed le 
rappelle à Tordre. Le Thibétain se fâche, in- 
jurie, reçoit un nouvel atout et tire son sabre. 




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Or la vue d'une arme qui le menace a pour 
effet infaillible de transformer Achmed en lion 
fuiieux. D'un coup de crosse de revolver, il 
abat le Thibétain, lui arrache son sabre et le 
brise. Au même instant les sujets du chef 
viennent à la rescousse et font pleuvoir sur 
Achmed et sur nous une grêle de pierres; mais 
quelques coups tirés en l'air les font fuir, 
comme une volée de perdreaux et les rendent, 
comme par enchantement, polis et serviables. 

Puisque, désormais, nous avons des Chinois 
pour guides et que nous allons arriver en terri- 
toire chinois, — bien que peuplé encore par des 
Thibétains — nous renvoyons, bien payé de sa 
peine, le brave lama que nous avaient donné 
les autorités de H lassa. 

Le 3o mai, nous longeons des champs clôtu- ' 
rés par dos haies d'un arbuste épineux dont les 
feuilles ressemblent assez à celles du houx. Le 
3i, je m'égare durant plusieurs heures et dois 
abattre d'un coup de revolver un énorme chien 
qui s'est attaché à la queue traînante de mon 
cheval. 

Le lendemain, un des trois soldats vient me 
faire une étrange confidence. Je sais dit-il, 
que vous êtes un chen fou ( prêtre catholique) ; 
moi, je suis chrétien. Dans mon jeune âge, j'ai 
été au service d'un missionnaire français, aux 



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environs de Batang, et j'ai appris les prières. 
Un jour, mon maître vint visiter une quinzaine 
de chrétiens qui habitaient à Tchiang-ka, où 
nous arriverons demain. II y mourut, proba- 
blement empoisonné, et fut enterré à côté de 
deux catéchistes. Je vous montrerai son tom- 
beau. On ignore que je suis chrétien, n'en 
dites rien; je risquerais de perdre ma place. 

J'interroge alors cet homme sur la destruc- 
tion, qui eut lieu il y a trois ans, de la chré- 
tienté thibétaine de Batang, et il me semble 
que mon Chinois est fort embarrassé de la 
question. Aurait-il joué un vilain rôle en cette 
affaire ? Quoi qu'il en soit, il me raconte que 
la catastrophe est due aux lamas de Batang, 
instingués par ceux de Hlassa. L'église et la 
résidence ont été brûlées, les chrétiens disper- 
sés et les missionnaires obligés de fuir à Ta- 
t'sien-lou, où nous les verrons et où nous 
apprendrons la vérité. 

Le I er juin, nous arrivons sur la route de 
Hlassa à Batang, viâ Tsiamdo. Les seuls 
Européens qui l'aient parcourue avant nous 
sont trois missionnaires; MM. Hue et Gabet 
ainsi que l'apôtre du Thibet, Ms r Desgodins. 
Nous allons désormais marcher sur leurs traces 
et sortir ainsi de l'inconnu, après avoir fourni 
25oo kilomètres d'un trajet encore inexploré. 



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2ÇO 



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A Tchiang-ka, où nous arrivons dans la 
même journée, quelle n'est pas notre stupéfac- 
tion de voir toute la garnison chinoise, com- 
posée de i3o hommes, nous recevoir en 
triomphe! Ces braves, tous coiffés du chapeau 
de cérémonie en forme de saladier renversé, se 
rangent en deiix lignes sur notre passage, et 
se jettent à genoux en criant : tc'hing ngan, 
tc'hing ngan % soyez les bienvenus ! Qu'est-ce 
que tout cela peut bien signifier? Naguère 
encore, les autorités de Hlassa s'ingéniaient à 
nous faire éviter la garnison chinoise de 
Tsiamdo, persuadées que de grands dangers 
nous y attendaient. Et voici que les Chinois 
nous reçoivent à genoux ! Et, qui plus est, des 
soldats commandés par deux mandarins mili- 
taires ! 

On nous donne bientôt la clef de ce mystère. 
Les communications entre Hlassa et Péking 
sont fréquentes et rapides. On avait donc 
appris à Péking que des Français de haute 
distinction étaient arrivés du Thibet, se diri- 
geant vers le Tong-king par la Chine. A la 
même époque partait de Péking et t passait à 
Batang, pour se rendre à Hlassa, un nouveau 
gouverneur chinois du Thibet. Il avait donné 
des ordres pour que nous fussions traités avec 
honneur, afin de ne pas déplaire à la France* 



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A TRAVERS L'ASIE 



291 



Eh mais ! voilà qui va très bien. Depuis deux 
mois les Thibétains nous font escorte ; voici 
les Chinois qui se disposent à nous rendre le 
même service : ail right ! pourvu que cela dure 
et ne cache pas une ... chinoiserie ! 

2 juin. De grand matin, d'après les indica- 
tions du soldat soi-disant chrétien, je vais seul 
visiter le tombeau du missionnaire français, et 
ne trouve qu'un bloc de granit sur lequel était 
gravé le nom chinois, Lo, de cet apôtre du 
Thibet. Deux autres dalles indiquaient les 
tombes des catéchistes. Pas une croix, pas un 
emblème religieux. Une émotion poignante me 
saisit à ce spectacle et, comme si ce mort 
illustre eût pu m'entendre, je lui disais : Frère 
inconnu, depuis tant d'années que tu reposes 
sous cette froide pierre, jamais peut-être ùn 
chrétien n'est venu s'agenouiller à tes côtés et 
prier pour toi. je le ferai, moi ! Et pourtant, 
non ! Qu'as-tu besoin de prières, toi qui es 
mort victime de ton zèle, soldat de Dieu et de 
la Foi ? Ah ! c'est plutôt à moi de t'invôquer, 
de tç supplier de demander à Dieu pour ton 
frère en apostolat un peu de ton dévouement 
en ce monde, une part de ta gloire en l'autre ! 
Et je m'agenouillai, je baisai le granit funéraire 
et, au moyen de mon couteau, j'y gravai une 
croix, la date de mon passage et mon nom. 




2Ç2 



A TRAVERS L'ASIE 



Après mon retour à Tchiang4a, nous nous 
occupons des provisions à prendre pour les 
jours suivants, et nous nous procurons à très 
bon compte des œufs, des poulets et du poisson. 
Ce dernier article est pour les soldats chinois 
l'objet d'une industrie aussi plaisante que 
lucrative. Le poisson pullule dans la rivière. 
Mais il n'est pas sitôt pris, que les Thibétains 
du lieu, en vertu de leurs idées sur la métemp- 
sycose, le rachètent incontinent et le lâchent 
à la rivière, où les Chinois le reprennent, pour 
continuer le -même manège. De vrais libres- 
penseurs sans vergogne, ces Chinois ! 

Le lendemain, nous quittons Tchiang-ka par 
une pluie battante. Nos trois soldats d,e Dôtou; 
continuent à nous guider. Halte dans un poste 
militaire où nous trouvons d'autres soldats 
envoyés tout spécialement à notre rencontre 
par le mandarin de Batang, où nous arrive- 
rons, dit-on, dans trois jours. Décidément 
les Célestiaux deviennent bien aimables à notre 
égard ! 

Le 4 juin, pluie continue et si abondante, 
que, pour la première fois depuis près d'un an, 
nos eftets sont mouillés jusque dans l'intérieur 
de la tente. Nos guides chinois, chaussés qu'ils 
sont de bottes en étoffe, ont trouvé un excellent 
moyen de se tirer d'affaire : ils pataugent pieds 




A TRAVERS L'ASIE 



2Ç3 



nus dans la boue, en portant en mains leurs 
précieuses chaussures. Sur la rivière que nous 
longeons, sont établis des moulins à eau d'une 
construction toute primitive. Sur une meule 
fixe et placée horizontalement tourne, au 
moyen d'un pivot, une autre meule actionnée 
par une informe roue à palettes. 

Le 6 juin, nous avons à effectuer une énorme 
descente de près de cinq heures, après laquelle 
nous ne serons plus qu'à 1100 mètres d'altitude, 
traverserons le Iaiig-tze-kiang (Fleuve Bleu) 
et quitterons définitivement le haut plateau du 
Thibet, dont la traversée nous a pris huit mois. 

Cette différence d'altitude nous amène un 
changement de température, caractérisé tout 
aussitôt par des moissons en pleine maturité, 
alors qu'au faîte d'où nous sommes descendus 
les céréales sortaient à peine de terre. De plus, 
voici des grenadiers, des vignes sauvages, 
l'amandier, le cerisier, l'abricotier, le noyer, 
le noisetier, le fraisier, le framboisier, portant 
pour la plupart des fruits déjà mûrs. 

Un officier du mandarin de Batang est venu 
à notre rencontre, pour nous aider à traverser 
le fleuve et nous protéger contre les brigands 
qui infestent la contrée. Le premier point 
s'exécute aisément au moyen d'un bac assez 
grand pour transporter quinze hommes et 




294 



A TRAVERS L'ASIE 



autant de chevaux. Bientôt après, un gros 
chagrin nous arrive. Notre mouton familier, 
le compagnon de nos misères depuis Kourla 
expire après avoir saigné du nez. La pauvre 
bête n'avait plus littéralement que la peau et 
les os. 

7 juin. On part de bonne heure, par une 
route étroite resserrée entre le fleuve et les 
montagnes. Ça et là ces montagnes sont per- 
cées de ravins où les brigands se cachent pour 
tomber sur les voyageurs sans défense. C'est 
dans l'un de ces endroits que Tan dernier 
encore, un missionnaire français a été tué. En 
conséquence, Ngan lao-yé, notre officier, a eu 
soin de poster devant chacune de ces crevasses 
une douzaine de soldats qui tirent à blanc 
force coups de fusil et s'égosillent à crier pour 
faire peur aux bandits. Cette chinoiserie exas- 
père Bonvalot. — Laissez donc ! dit-il ; au lieu 
de faire mettre sur leurs gardes des lâches qui 
ont assassiné un de nos compatriotes sans dé- 
fense, laissez-les donc paraître ! Fussent-ils 
cinq cents, nous leur ferons payer cher le sang 
innocent ! 

Enfin, du haut d'une légère éminence, ap- 
paraît devant nous la première ville que nous 
ayons vue depuis Kourla, d'où nous sommes 
partis Tan dernier, le 10 Octobre. Quel Eden 




A TRAVERS L'ASIE 



2Ç5 



pour nos yeux habitués depuis si longtemps à 
ne contempler que des pics, des rocs, des 
ravins, des déserts arides ! D'un côté, une im- 
mense lamaserie toute blanche, de l'autre, une 
belle ville thibétaine dont les habitations peintes 
de couleurs vives tranchent sur la verdure de 
jardins et de bosquets enchanteurs. 

A notre entrée dans la ville, toute la garnison 
chinoise nous présente les armes. Une foule 
immense nous accompagne, parce que le bruit 
s'était répandu que nous venions faire une 
enquête sur la destruction de la chrétienté de 
Batang. Par des rues étroites et* boueuses, on 
nous conduit jusqu'au Koung-Kwam, Palais 
des hôtes, magnifique édifice tout récemment 
construit. 

Le lendemain, le Leang-Tai, mandarin su- 
prême des Chinois à Batang, vient nous rendre 
visite. Il était déjà en fonction à l'époque du 
désastre de la mission. Chef d'une nombreuse 
garnison, et sachant fort bien que des traités 
formels garantissaient la vie et les biens des 
missionnaires et de leurs néophytes, il n'a rien 
fait pour empêcher les lamas et la populace de 
piller et d'incendier. Donc, c'est un poltron ou 
un Judas. Voyons laquelle de ces deux mines 
il va nous montrer. 

Avant même de l'apercevoir, nous l'enten- 



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A TRAVERS L'ASIE 



dons pousser des cris dont ôn ne supposerait 
pas capable un vieillard de quatre-vingts ans. 
Pour môi qui connais un peu les Chinois, ce 
m'est un signe indubitable que le bonhomme à 
peur. Bien, mon vieux : on va te servir en 
conséquence ! 

A peine est-il en notre présence qu'il crie à 
tue-tête : « Vos passeports ! » 

— Des passeports écrits : nous n'en avons 
pas ! 

— Comment ! Mais il n'est pas possible que 
sans cela vous ayez pénétré jusqu'ici ! 

— Mais si ! mon vieux, car à défaut de pas- 
seport écrit, nous avons un passeport vivant 
que voici, un Prince de la maison de France. 

— Sans papier officiel, je ne puis vous per- 
mettre d'aller plus loin ! 

— A merveille ! l'ancien ; nous avons grand 
besoin de repos ; nous allons donc nous instal- 
ler chez vous. Vous qui connaissez les rites, 
vous savez assez comment doit être traité un 
Prince de sang royal ; et nous, qui composons 
sa suite, nous serons heureux de jouir ici d'un 
confort dont nous sommes privés depuis trop 
longtemps ! 

A cet argument qui le frappe en pleine bourse 
c'est-à-dire en plein cœur, le vieux grippe-sou 
a pâli. Je l'achève en ajoutant : — Sachez d'ail- 




A TRAVERS L'ASIE 



297 



leurs que ces quelques jours de repos nous 
seront très utiles pour mener à bien l'enquête 
que nous voulons faire sur les causes qui ont 
amené l'exil des missionnaires, l'incendie de 
leurs propriétés, la dispersion et le massacre 
de leurs chrétiens ! 

Cette fois, la pauvre homme baisse complète- 
ment pavillon et répond en bégayant : — Oh ! 
moi, je suis vieux ; j'ai été impuissant à con- 
tenir les lamas et la foule ! 

— Aimable Leang-Tai, voilà dix ans que 
j'habite la Chine : je connais cette chanson-là. 
De deux choses l'une. Ou bien .c'est vous qui 
êtes maître ici, ou bien ce sont les lamas qui le 
sont. Si vous êtes le maître, vous n'êtes plus 
digne de rester en place, puisque vous avez 
permis à la populace d'en agir à sa guise. Si 
les vrais maîtres de Batang sont les lamas, 
qu'a-t-on besoin ici d'un mandarin, et qu'y 
faites-vous, si ce n'est tourmenter le peuple, et 
recevoir indûment un traitement de l'Em- 
pereur ? 

Battu ainsi sur toute la ligne, le vieux 
Chinois ne parle plus de passeports et s'esquive 
par une tangente : le nouveau gouverneur de 
Hlassa avait donné des ordres pour la continu- 
ation de notre voyage, et lui ne veut pas se 
mettre en désaccord avec son supérieur. 




298 



A TRAVERS L'ASIE 



J'aurais pu lui répondre : — En ce cas, que 
viens-tu nous parler de passeports ? — Mais je 
me rappelai qu'on ne frappe pas un ennemi 
tombé par terre. Et Leang-Tai, très humble 
et très gentil, promettait de faciliter aussitôt 
que possible notre départ. 

— Ainsi soit-il ! mon vieux, et au plaisir de 
ne plus vous revoir ! 




CHAPITRE XXII 



Cause de la destruction de la chrétienté de B itantf.— Départ 
triomphal. — Encore la neige. — L'homéopathie thibé- 
taine. — Une forêt. — Une mauvaise nuit. — Litan&. — 
Cos'ume des femmes.— Sables aurifères. — Le palais des 
hôtes. — In vino veritas. 

Dans cette même journée du 10 juin, un 
soldat vient en cachette nous offrir en vente 
deux statuettes de Bouddha en cuivre repoussé, 
d'un travail très délicat. Cet homme nous dit 
que ce sont précisément des objets de ce genre 
qui ont été cause de la destruction de la chré- 
tienté. Le bruit avait couru que les mission- 
naires ayant acheté bon nombre de ces petites 
idoles, les avaient jetées au feu. Les lamas, 
profitant de ce qu'ils appelaient un sacrilège, 
auraient accusé les prêtres européens d'avoir 
causé par ce crime une sécheresse qui désolait 
alors le pays. 




3oo 



A TRAVERS" L'ASIE 



Que ce fait, fût-il réel — ce qui n'est pas 
prouvé — ait fourni aux lamas une occasion 
de se défaire des missionnaires, c'est possible : 
mais la cause du désastre est ailleurs. C'était 
à l'époque des démêlés entre Thibétains et 
Anglais à la passe de Sikkim. Les premiers y 
ayant remporté quelques succèsl firent dire 
aux lamas de Batang : — Voilà que nous 
venons d'exterminer tous les Anglais ; n'aurcz- 
vous pas honte d'être impuissants à chasser 
trois Européens et leurs sectateurs ? — A la 
suite de ces excitations la populace de la ville, 
aidée par les deux mille lamas du lieu, brûla 
la résidence, tua et dispersa les chrétiens. Les 
missionnaires ne durent la vie qu'à des pro- 
diges de sang-froid, et se vinrent forcés de 
s'exiler eux mêmes à Ta-tsien-lou, où nous les 
verrons. 

L'effet de notre arrivée inopinée est immense. 
On dit publiquement que le roi de France a 
envoyé ici son propre fils, à l'effet de constater 
les injustices commises et d'en exiger répara- 
tion, à l'aide d'une armée dont nous ne som- 
mes que les éclaireurs. Nous n'avons garde, 
on le conçoit, de dissiper cette salutaire terreur 
et nous regrettons seulement de n'avoir point 
mission de traiter, car, en ce moment, nous 
obtiendrions telles réparations que nous 




é 



A TRAVERS L'ASIE 



3oi 



exigerions. Les lamas sont tellement épou- 
vantés que, dès que Tuil de nous se montre en 
ville, ceux qui se trouvent dans la rue pren- 
nent la fuite à toutes jambes. 

Pour maintenir ces excellentes dispositions, 
je vais, le il juin, visiter remplacement 
naguère occupé par l'église et la résidence àes J 
missionnaires. En plusieurs endroits lés" 
décombres ont été déblayés et on a semé en 
place de l'orge et d'autres grains. Comme jé 
remarque que bon nombre de gens m'épient 
de loin, je m'arme d'un agenda et d'un crayon, 
et me voilà faisant mine de prendre et de noter 
les mesures de longueur et de profondeur, de 
compter le nombre des appartements incen- 
diés, etc. Puis, retourné au logis, je décide le 
Prince et Bonvalot à venir faire la même 
démonstration, au cours de laquelle photo- 
graphie est prise des ruines de la chrétienté. 

Ces allées et venues ont causé une telle 
stupeur à la lamaserie que, lorsque nous nous 
y rendons le soir pour la visiter, on n'ose pas 
nous en ouvrir la porte. Bien plus, le vieux 
mandarin appelle mon domestique chinois, pour 
le sonder sur nos intentions, et lui affirme que 
nous avons tort de ne sortir que bien armés, 
parce que ni les lamas, ni le peuple n'entre- 
prendront rien contre nous. Il ajoute que, 



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3o2 



A TRAVERS L'ASIE 



bêtes et gens, tout est prêt pour notre départ 
vers Lytang.' Vieux Judas ! Voilà la meilleure 
action que tu aies accomplie de ta vie : mais 
comme la peur y est pour beaucaup, nous 
n'avons guère à t'en remercier ! 

n juin. Départ triomphal : la garnison et les 
autorités nous font escorte jusque hors de la 
ville. La rivière que nous côtoyons ne tarde 
pas à s'enfoncer dans les gorges de hautes 
montagnes, aux cimes neigeuses. Laissant le 
torrent gronder dans son lit abrupt, nons mon- 
tons par des sentiers de chèvre et atteignons 
des forêts peuplées par d'innombrables perro- 
quets verts à bec rouge. Ça et là, s'ouvrent des 
régions cultivées où paissent de magnifiques 
troupeaux. Malheureusement ces riantes clai- 
rières sont en butte aux attaques des loups, des 
panthères et des lynx. Aussi chaque village 
est-il gardé la nuit par des veilleurs armés. 
Les cerfs sont aussi très nombreux ; mais on 
ne les tue pas, parce que, disent les lamas, ces 
nobles animaux sont les montures dont Boud- 
dha se sert pour aller avertir le Dalaï-lama de 
quelque calamité imminente. Les ours .sont 
recherchés pour leur fourrure, et les daims 
musqués, très nombreux, pour leur poche 
odorante. 

12 juin. Voici neuf mois que nous avons 




A TRAVERS L'ASIE 



3o3 



quitté Kouldja. Les hauteurs que nous gravis- 
sons nous ont menés à 4770 mètres d'altitude. 
Nous avons constaté qu'à 3ooo mètres les sau- 
les, cerisiers et abricotiers cèdent la place aux 
arbres résineux. Le rhododendron se trouve 
jusqu'à 4000 mètres, ainsi que de petites 
broussailles ; puis cesse toute végétation. Et 
enfin, voici la neige éternelle, avec laquelle 
nous nous amusons à nous laver les mains, 
alors qu'il y a deux jours nous étions rôtis par 
le soleil de Batang. 

i3 juin. Quels rudes gaillards que nos con- 
ducteurs de yacks et de mulets ! Au campe- 
ment d'hier soir, l'un d'eux préposé à la garde, 
des animaux, est tombé de fatigue et s'est 
endormi sur la neige. Ce matin, il était comme 
mort, raide comme une barre de fer. On lui a 
frictionné tout le corps avec de la neige : la 
chaleur est revenue, l'homme a déjeuné comme 
deux et s'est mis à trotter comme les autres. 
Voilà, si je ne me trompe, de l'homéopathie en 
règle, ou encore du kneippisme. Le curé de 
Woerishofen n'est pourtant pas Thibétain, que 
je sache. 

. Nous traversons aujourd'hui cette même 
forêt de sapins cù M. Hue dit avoir vu, il y a 
quarante-quatre ans, des arbres dont les 
dimensions l'avaient stupéfié. La vieille sylve 




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A TRAVERS L'ASIE 



est toujours debout, sauf quelques colosses 
tombés de vétusté. Il est de ces sapins dont les 
cônes énormes sont d'une magnifique couleur 
rouge sang: on dirait de gigantesques lustres 
garnis de bijoux de corail. Par endroits, le 
vert intense des résineux est égayé par des 
rhododendrons en pleine floraison, dont plu- 
sieurs atteignent la taille d'un grand cerisier. 
Parfois, aussi, les arbres sont assez clairsemés 
pour que le sous-bois soit garni d'une herbe 
drue fournissant une riche pâture aux trou-, 
peaux possédés par les indigènes. 

Près des hameaux habités par ces gens, nous 
voyons de hauts échafaudages qu'au premier 
abord nous prenons pour les carcasses en 
ruines de maisons chinoises. On nous explique 
que ces machines servent à sécher et emmaga- 
siner le foin destiné à la nourriture des ani- 
maux, à l'époque des neiges. 

Le 24, le Prince et moi, voyageant de con- 
cert en avant de la caravane, nous perdons la 
vraie route et chevauchons jusqu'à dix heures 
du soir. Nous n'avons emporté ni vivres ni cou- 
vertures. Enfin nous découvrons un taudis 
abandonné où nous nous étendons sur le sol, 
rios selles servant d'oreiller. Le bouge abritait 
par millions les trois insectes immondes dont, 
tout. l'Orient est si riche. Quelle nuit, bon 





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3o6 



A TRAVERS L'ASIE 



Dieu ! Pas moyen de fermer l'œil. Le Prince, 
d'ordinaire indemne de ces misères, me prouve 
par d'énergiques interjections que l'affreuse 
vermine ne respecte pas son sang royal. A 
l'aube, force nous est d'aller à l'écart nous 
livrer à une chasse dont le résultat eût satis- 
fait le mendiant chinois le plus crasseux. 

Peu après, nos amis nous rejoignent et, sous 
une pluie battante, nous fournissons une 
étape de huit lieues par une route semée de 
blocs de granit. La même distance, dit-on, 
nous sépare encore de Litang. 

Le 16 juin, on débouche dans une plaine 
dont nous évaluons la largeur à une journée 
de marche. Une rivière y court sinueuse à 
travers des pâturages où campent sous la 
tente les gardiens de nombreux troupeaux. 
Nous franchissons la rivière sur un pont en 
bois, et peu après, dans un enfoncement au 
pied des montagnes, apercevons la ville de 
Litang dominée par une lamaserie que peu- 
plent 2000 lamas. 

L'aspect de la ville et de ses environs est 
lugubre. Pas un arbre, pas un jardin, pas un 
pied de terre labourée. Divisée en deux quar- 
tiers, l'un chinois et l'autre thibétain, Litang 
n'ofire à l'œil qu'un entassement de maisons 
en terre battue, de couleur noirâtre. 




A TRAVERS L'ASIE 



307 



Le Prince et moi nous partons en éclaireurs 
et atteignons d'abord le quartier chinois, où 
nous sommes reçus très froidement. Les auto- 
rités nous font même demander quand nous 
pensons partir. 

Ne trouvant point dans la ville d'auberge 
assez vaste pour nous recevoir, nous choisis- 
sons en dehors des habitations un endroit 
gazonné où la caravane vient bientôt établir 
son camp. Puis, je vais avertir le mandarin 
chinois que nous désirons partir dès demain. 
Les lamas ayant appris que nous payons avec 
largesse s'offrent à fournir les hommes et les 
animaux nécessaires. 

Ces lamas sont d'ailleurs les véritables 
maîtres de la ville. Tous les pâturages et trou- 
peaux leur appartiennent, comme tout le 
commerce est entre leurs mains. Aussi sont-ils 
d'une insolence brutale ; les Chinois eux-mêmes 
sont traités par eux comme de véritables serfs. 

Le costume des femmes de Litang est assex 
extraordinaire. Voici la description qu'en 
donne Ucsgodins. « Plusieurs sont littérale- 

ment couvertes, de la tète aux pieds, de 
» plaques d'argent ciselé entremêlées à leurs 
* longs colliers de pierres précieuses, perles 
» et verroteries. Mais la parure disticte des 
« femmes de Litang consiste en deux plaques 




3o8 



A TRVERS L'ASIE 



« rondes d'argent ciselé ou bosselé, placées de 
n chaque côté du front, et se réunissant par le 
bord supérieur au-dessus de la tête. Quelques- 
» unes de ces plaques sont de la grandeur 
„ d'une assiette à dessert. La natte de cheveux, 
* divisée en une multitude de petites tresses 
» qui s'étalent sur les épaules, ne se réunit (en 
» pointe) qu'à la hauteur des jarrets ; et, pour 
»• que toutes ces petites tresses ondulent bien 
v. (avec ensemble) sur le clos, elles sont soute- 
» nues (en dessous) par une plaque de drap 
» (triangulaire), qui, de l'occiput, descend en se 
» rétrécissant toujours jusqu'au point de réu- 
r> nion des tresses. Cette queue de drap est 
» couverte de plaques d'argent. Il est bien 
» entendu que les femmes pauvres ne font pas 
» tant de frais, mais elles portent toujours quel- 
» ques ornements. Une autre mode des femmes 
« de Litang consiste en une mèche de cheveux 
« qui, du haut du front, passe entre les deux 
» yeux et vient aboutir au bout du nez ; mode 
» fort disgracieuse qui donne à toutes ces fem- 
» mes un regard louche. Toutes, riches et 
» pauvres, sont effrontées et de mœurs détes- 
» tables. » 

Le 17 Juin, tandis qu'une foule de badauds 
nous regardent bouche béante, les lamas 
arrivent, nous amenant yacks et chevaux, 




A TRAVERS L'ASIE 



3o9 



veulent recevoir à l'avance la moitié du prix 
convenu, et frappent à tour de bras sur les 
Chinois et les TLibétains qui encombrent le 
camp. Et ces Chinois, ailleurs si fiers et si 
arrogants, courbent l'échiné et détalent pres- 
tement. 

Nous arrivons bientôt dans une vallée où de 
pauvres diables, les pieds clans la boue, lavent 
le sable d'une petite rivière, pour en extraire 
des paillettes d'or. Le bénéfice serait considé- 
rable, car le métal précieux abonde, si les 
outils employés n'étaient si primitifs et si ce 
rude travail n'était exécuté au profit et sous 
la surveillance des lamas. Les laveurs ne 
reçoivent qu'un salaire variant, suivant le 
résultat obtenu, de trente à soixante centimes 
par jour. 

Un peu plus loin, nous trouvons une grande 
quantité de plantes de rhubarbe en pleine 
frondaison. Comme le sucre ne nous manque 
pas, nous composons au moyen de ces deux 
éléments une compote délectable. 

Le lendemain, nous rencontrons la pre- 
mière femme chinoise que nous ayons vue de- 
puis plus de six mois. C'est l'épouse d'un capi- 
taine de Litang dont le service est expiré et 
qui a envoyé en avant sa femme et ses deux 
enfants. Madame la capitaine est enveloppée 




3io 



A TRAVERS L'ASIE 



d'un manteau en drap rouge, de fabrication 
anglaise (au Thibet !) et, à notre approche, 
elle se couvre le visage d'un voile de crin. 

Arrivés le soir au Palais des hôtes de 
Sigolo, nous nous en voyons refuser l'entrée 
par la femme du soldat de garde, lequel est 
blessé dangereusement. Ayant été réclamer 
une dette chez un laveur d'or, celui-ci a répondu 
par un coup de sabre et presque tranché les 
poignets du pauvre Chinois. Moyennant le 
don de quelques médicaments, nous parvenons 
cependant à nous introduire dans la place. 

Le 19, une descente assez rapide nous mène 
à de charmants bosquets de cerisiers dont les 
fruits déjà mûrs nous offrent un régal. Mais 
au campement du soir, nous pensons tous 
mourir empoisonnés. On nous a servi du ge- 
nièvre dans des pots de mauvais étain et du lait 
puisé avec une grande cuiller en cuivre. 
Personne qui n'ait des vertiges, des coliques 
et le reste. Il est vrai que nos forces épuisées 
donnent prise à la maladie. Chaque jour, nous 
faisons à cheval des étapes de dix à quinze 
lieues ; nos repas ne se composent que de 
mauvais pain, de thé et d'un lait auquel les 
herbes nouvelles donnent des qualités un peu 
trop... rafraîchissantes. Il est grand temps que 
nous arrivions chez les missionnaires de 




A TRAVERS L'ASIE 



311 



Ta-tsien-lou, pour réparer nos estomacs délabrés. 

Les soldats chinois dont nous rencontrons 
les postes chaque jour n'ont de militaire que le 
chapeau à houppe rouge. Tout leur armement 
se compose d'un immense parapluie qui ne les 
quitte jamais et les protège à la fois contre 
les eaux du ciel et les ardeurs du soleil. J'ai 
rencontré parmi eux un ex-général de Kouldja. 
Son temps de service écoulé, alors qu'il retour- 
nait en Chine avec ses troupes, il s'était livré à 
des actes de pillage qui lui avaient valu la 
dégradation au rang de simple soldat et l'exil 
aux frontières du Thibet. Cet homme qui, 
naguère encore, nous avait tant tracassés à 
Kouldja, mes compagnons et moi, fut très 
heureux d'accepter de ma part l'aumône de 
quelques sapèques. Les haillons sordides dont 
il était vêtu témoignaient de la plus profonde 
misère. 

Le 20 juin, passage en barque d'une rivière 
extrêmement impétueuse et aussi large que 
l'Escaut à Anvers. La rive à laquelle nous 
abordons appartient au territoire de Tsa-tsien- 
lou. Le paysage y devient splendide ; à une 
foule d'arbres inconnus, se mêlent le platane, 
le sureau, le frêne, le buis et un sapin à ai- 
guilles extrêmement longues. 

A Pakelou, nous rencontrons pour la première 




312 



A TRAVERS L'ASIE 



lois une de ces tours à signaux si communes 
dans le nord de la Chine. Sur une haute base 
octogone est assise une chambre carrée d'où, 
au moyen du feu, on communiquait jadis avec 
d'autres monuments semblables, distants de 
quelques lieues, par des signes télégraphiques 
conventionnels. 

Au campement du soir, nous jouissons d'une 
petite scène caractéristique. Je ne sais à quel 
propos, Achmed et Abdullah ont reçu de Bon- 
valot une verte semonce. Pour faire passer la 
chose, ils se sont grisés comme cinquante 
Polonais ; et chose curieuse, Abdullah, le pol- 
tron, ne fait que rire, tandis que le terrible 
Achmed pleure à chaudes larmes. Si le pro- 
verbe « in vino veritas » est juste, il me pa- 
raîtrait démontré que seuls les hommes forts 
ont le cœur tendre et que le lâché ne chante 
et ne rit jamais plus fort que lorsqu'il a plus 
grand peur. 




CHAPITRE XXIII 



La quatre-vingtième chaîne de montagnes. — Une lettre en 
français. — Le Père Bourroux. — Monseigneur Biet. — 
L'Anglais Pratt. — Un guet-aj?ens. — Sauvé ! 

22 Juin. Voici depuis le col du Dam, la 
quatre-vingtième chaîne de montagnes que nous 
franchissons. Après une halte de quelques 
heures au village de Tongolo, nous recevons 
d'un inconnu une lettre en... français ! Nous 
courons à la signature : elle est d'un mission- 
naire, chassé il y a trois ans de Batang et 
attendant ici, caché avec un confrère dans le 
grenier d'une maison païenne, le moment de 
rentrer dans sa chère mission. 

Le brave homme avait appris par son domes- 
tique que des Européens venaient d'arriver à 
Tongolo. A tout hasard, il envoyait un mot à 
ces inconnus, enfants comme lui du ciel de 
l'occident. 




3i4 



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Au reçu de ce billet, Bonvalot était encore 
en arrière avec le gros de la caravane. Le 
Prince et moi nous sautons à cheval et courons 
au logis que nous indique le messager. Le 
vénérable prêtre qui se présente, apprenant 
qu'il parle au prince Henri d'Orléans et à un 
missionnaire catholique, est saisi d'une telle 
émotion que la voix lui manque d'abord pour 
nous répondre. Puis, questions et réponses de 
se croiser avec une furie toute française. 
Batang et Paris, les chrétientés dévastées, 
les élections en France : en quelques minutes, 
tout y a passé avec cette verve primesautière, 
ces élans, ces mots étincelants de finesse et 
d'énergie qui sont le propre du caractère gau- 
lois. 

Et le bon Père est allé déterrer dans une 
malle une bouteille de vin de messe. Le tire- 
bouchon vient de finir son office, lorsque Bon- 
valot arrive trempé jusqu'aux os par une pluie 
battante On trinque, on porte des toasT, on 
rit, on pleure, on fume à outrance, et je vois 
le moment où un missionnaire français, un 
Anversois, un Prince d'Orléans et un républi- 
cain vont exécuter un quadrille sans musique. 

Le Père est seul au logis, son confrère étant 
parti depuis deux jours pour Ta-tsien-lou. Un 
courrier est expédié aussitôt pour avertir 




A TRAVERS L'ASIE 



3 15 



l'Évèque de noire prochaine arrivée et envoyer 
un télégramme en Europe par le bureau de 
la-tcheou. Le logis du missionnaire est bien 
misérable. Quelques planches tiennent lieu de 
lit ; d'autres sont disposées pour la célébration 
de la Messe, que servent deux domestiques 
chrétiens ; une table est encombrée de livres 
et de manuscrits thibétains. 

Nous sommes tout à. la joie lorsque, vers le 
soir, Bonvalot, pour la première fois au cours 
du voyage, est pris d'une fièvre violente et 
tombe en un délire affreux. Heureusement le 
P. Bourrouxest expert en ces sortes de choses; 
en deux heures, les médicaments qu'il admi- 
nistre coupent la fièvre, et il ne reste au malade 
qu'une grande lassitude suivie bientôt d'une 
faim dévorante. 

Le lendemain, laissant la caravane prendre 
les devants, nous déjeunons chez le Père, d'un 
faisan que lui-même nous a préparé. Le Prince 
prend diverses photographies, nous montons 
à cheval pour rejoindre nos gens et nous trot- 
tons jusque vers minuit, dans l'espéranc e 
d'atteindre ensuite Ta-tsien-lou en une seule 
étape. 

24 juin. On part de grand matin ; la traite 
est de neuf lieues. Le couriier du P. Bourroux 
a fait son devoir, car le mandarin de Ta-tsien- 



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3i6 



A TRAVERS L'ASIE 



lou a envoyé à notre rencontre une escorte 
d'un caporal et de quatre soldats. A trois lieues 
de la ville, le P. Giraudeau vient nous pré- 
senter, au nom de Ms r Biet, des souhaits de 
bienvenue, une bouteille de vrai vin de Bor- 
deaux, du pain frais, des œufs, du lait et... la 
nouvelle de la disgrâce de Bismarck. Nous 
sommes si faibles que deux verres de ce bon 
vin européen nous donnent la migraine ; mais 
nous sommes joyeux tout de même. 

Bientôt après paraissent des députations 
envoyées par les autorités civiles et militaires. 
Puis, voici venir le P. Dejean, directeur du 
collège thibétain, et enfin la plupart des chré- 
tiens en habits de cérémonie. Au pont en pierre 
de taille qui donne accès à la ville, nous 
sommes salués par le sourd grondement du 
canon et le crépitement des pétards. Nous 
enfilons une rue ; au faite d'un perrron, Mon- 
seigneur Biet nous attend, vêtu d'un riche 
habit chinois, et portant ostensiblement sur la 
poitrine la croix épiscopale. La réception est 
touchante, à nous arracher des larmes : sont- 
ils donc charmants, ces Français ! Il est vrai 
que quand ils s'avisent d'être méchants, ils ne 
le sont pas à demi. 

Monseigneur a pris soin de nous faire pré- 
parer, non loin de la résidence, un excellent 




A TRAVERS L'ASIE 



317 



quartier dans une hôtellerie thibétaine très 
propre et très confortable. A notre grande 
stupéfaction, nous trouvons installé à côté de 
nous un Anglais du nom de Pratt, qui se trouve 
ici depuis deux ans, aux frais d'un lord richis- 
sime, à l'effet de collectionner les papillons du 
Thibet. 

De là résidence épiscopale on nous enverra 
chaque jour du lait, des légumes et du pain. 
Aujourd'hui on y a joint une collection de jour- 
naux que nous dévorons jusque bien avant dans 
la nuit. Priyés de toute nouvelle d'Europe 
depuis près de dix mois, nous avons l'air ahuri 
de gens tombés de la lune. Le bonheur m'est 
rendu de pouvoir, pendant quelques jours, 
aller prier dans une église, d'assister aux 
offices des chrétiens chinois et thibétains, de 
reprendre la récitation du Bréviaire et la célé- 
bration de la sainte Messe. 

Le lendemain, foin de soucis ! Grasse matinée, 
déjeuner à la résidence, où l'Anglais est invité. 
L'Evêque nous conte ses misères, les vingt 
années de tracasseries qui ont amené la des- 
truction des chrétientés au Thibet, et implore 
notre appui. 

En conséquence, dans la matinée du 26, je 
vais rendre visite au grand mandarin de la 
ville, et, comme on ignore ma qualité de mis- 



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A TRAVERS L'ASIE 



sionnaire et que cet incognito ne, peut que nous 
être utile, c'est en habits civils que je me rends 
au tribunal. Après les politesses d'usage, je 
demande carrément justice pour les mission- 
naires. — Leurs malheurs, dis-je, sont connus 
en France, il est temps de savoir si les auto- 
rités de Tsa-tsien-lou veulent observer les 
traités conclus naguère entre la France et la 
Chine ! 

Pour qui connaît les mandarins chinois, la 
réponse est toute faite. — Mais certainement ! 
dit le bonhomme : ce n'est pas ma faute si ces 
malentendus ne sont pas dissipés depuis long- 
temps. Et voici une heureuse coïnci ience ! le 
mandarin qui doit aller remplacer le vieux de 
Batang est de passage à Ta-tsien-lou : que 
Monseigneur daigne venir avec vous et vos 
amis, et je ne doute pas que tout ne se règle à 
votre entière satisfaction ! 

On verra plus tard ce que valaient ces miel- 
leuses déclarations. A mon retour, Bonvalot 
répond que la moindre réparation à exiger, 
c'est que le nouveau mandarin de Batang y 
conduise lui-même les missionnaires et les 
réinstalle solennellement. Quant aux terrains 
confisqués, on avisera à agir vis-à-vis de ceux 
qui s'en sont emparés. 

27 juin. Les chinois tiendraient-ils parole 




A TRAVERS L'ASIE 



3ig 



une fois en leur vie ? De grand matin, le grand 
mandarin et son nouveau collègue de Batang 
nous envoient leurs cartes et demandent 
audience pour l'après-midi. 

Dès le début de l'entrevue, Bonvalot coupe 
court aux compliments enfarinés des deux 
Chinois. — Je me refuse,, leur dit-il à de longs 
pourparlers : cela nous a pris quarante-cinq 
jours chez les Thibétains. Vous, mandarin de 
Ta-tsien-lou, voulez-vous, oui ou non, donner 
aux missionnaires les passeports nécessaires 
pour rentrer dans leurs missions dévastées ? Et 
vous, mandarin de Batang, êtes-vous décidé à 
conduire à Batang les dits missionnaires, à 
les aider à rentrer dans leurs possessions ? Si 
oui, tout est terminé ; si non, nous irons vous 
accuser à Péking d'avoir été requis d'observer 
les traités les plus formels, et de vous y êtie 
refusés ! 

Mis ainsi au pied du mur, le magistrat de 
Ta-tsien-lou répond qu'il tiendra prêts les 
passeports pour le jour où son confrère ira 
prendre possession de son poste de Batang, 
Ce dernier rechigne d'abord, disant qu'à la 
vérité, il est nommé, mais qu'il n'est pas encore 
en fonction, qu'il n'a pas reçu le sceau officiel, 
et qu'il ne connait pas les dispositions des 
lamas et Thibétains de Batang. Finale- 




320 



A TRAVERS L'ASIE 



ment il ajoute que si on veut lui donner un 
revolver, il se fait fort de mettre à Tordre ses 
futurs administrés. 

— Bien ! mon valeureux Célestial : tu auras 
ton revolver. Mais fixons d'abord le jour de 
ton départ, dans les conditions précitées ! 

On s'accorde à désigner le 1 6 du mois chi- 
nois (4 juillet), et on se quitte le sourire aux 
lèvres. Hélas ! le Chinois n'est jamais plus à 
craindre que lorsqu'il sourit. Nous ne tardons 
pas à apprendre que la crainte seule a arraché 
ces belles promesses et que, au sortir même de 
l'entrevue, les deux compères ont fait deman- 
der à leur supérieur commun, le mandarin de 
Ia-tcheou, des instructions sur la conduite 
à tenir à notre égard. Or, celui ci est connu 
comme l'ennemi juré des Européens et des 
chrétiens. 

Du '28 Juin au I er Juillet. Les environs de 
Ta-tsien-lou sont ravissants. Flore et faune y 
sont d'une richesse à rappeler les Indes. Nous 
y rencontrons pour la première fois, chez 
l'Anglais Pratt, un lophophore (lophophorus 
refulgens) vivant, destiné à être expédié à 
Londres. Ce superbe oiseau, de la taille d'une 
dinde, peut rivaliser avec le paon pour la 
richesse du plumage. Aussi l'appelle-t-on en 
ces parages Y Oiseau d'or. Il y est du reste si 





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A TRAVERS L'ASIE 



rare, qu'on ne peut obtenir sa dépouille à 
moins de dix roupies. 

M. Pratt est d'ailleurs possesseur d'une col- 
lection vivante de divers faisans qu'il pense 
vendre à bon prix en Angleterre. Il emportera 
aussi des œufs du fameux faisan blanc. Je 
suppose que ce n'est pas pour en faire une 
omelette. Qui sait, pourtant ? Les riches An- 
glais sont si diôles, et les Américains aussi : 
un Vanderbilt quelconque pourrait \erser 
bien des dollars pour ce plat exotique. Quant à 
faire couver ces œufs en Angleterre, après un 
trajet de 5ooo lieues... hum ! 

Pour échapper à la cohue d'une fête reli- 
gieuse des païens thibétains, fête où de petits 
garçons costumés en guerriers sont conduits à 
cheval par toute la ville, nous allons rendre 
visite au Père Dejean, directeur du collège. 
Ses élèves, tous Thibétains, exécutent en notre 
honneur une cantate dont la mélodie est bien 
plus européenne que chinoise. Ces enfants chré- 
tiens font d'ailleurs honneur à leur race par 
leur caractère enjoué et complaisant, une force, 
physique et une agilité extraordinaires. Ayant 
appris que nous faisions collection de plantes 
et d'aniinaux, ils passèrent plusieurs jours à 
escalader les montagnes, d'où ils nous rappor- 
tèrent nombre de Heurs et d'insectes inconnus. 




A TRAVERS L'ASIE 



323 



Les missionnaires ont ici des chrétiens des 
<ieux races, Chinois et Thibétains. Aussi, le 
dimanche, la - messe de Monseigneur fut-elle 
chantée par les Chinois, tandis que les Thibé- 
tains accompagnaient celle du Père Dejean. 
Le même jour, il fut décidé qu'au lieu de 
gagner la mer par le Iang-tze-kiang ( Fleuve 
Bleu), très dangereux à cette époque des 
hautes eaux, nous suivrions notre plan primi- 
tif et descendrions directement vers le Tong- 
King. Un avantage, nullement à dédaigner, 
•c'est que nous trouverons sur celte route de 
nombreuses stations de missionnaires. Seule- 
ment, nous ne pouvons nous engager dans cette 
direction sans la permission des mandarins. 
Nous nous occuperons du soin de l'obtenir dès 
<jue la grande affaire de Ratang sera terminée. 

Or ces deux négociations ne semblent pas 
devoir être faciles. On sait le vilain tour que 
l'autorité* chinoise nous a joué au commence- 
ment de notre voyage. Nous étions partis de 
Kouldja, munis d'un mot du gouverneur de 
ladite ville nous assurant le passage à travers 
sa province, jusqu'à celle de Karachar, dont 
dépend Kourla. On nous disait d'ailleurs que 
semblables permissions seraient faciles à obte- 
nir plus loin. Or, à Kourla, nous avions trouvé, 
non pas la licence de marcher en avant, mais 




324 



A TRAVERS L'ASIE 



un ordre de rétrograder. Nous avons dit aussf 
comment nous avons pris et possédons encore 
la copie de cet ordie mémorable. Grâce à notre 
attitude énergique, nous partîmes de Kourla. 
malgré tout ; mais il eût été trop audacieux 
d'user à Ta-tsien-lou du même procédé, car 
je faillis y perdre la vie, tout en y mettant bien 
plus de modération. Narrons le fait. 

J'ai dit plus haut que le 16 du mois chinois 
(4 juillet) avait été fixé comme date du départ 
du mandarin de Batang, qui s'était engagé à 
réinstaller lui-même dans cette ville les mis- 
sionnaires expulsés, moyennant le don d'un 
revolver. En Chine, comme ailleurs, pensions - 
nous, les petits cadeaux entretiennent l'amitié. 

Hélas ! une fois de plus nous allions ap- 
prendre qu'il n'est qu'un seul moyen de traiter 
efficacement avec les Chinois : la force. Le 2 
juillet, le bruit nous parvint que, ce jour même, 
le mandarin de la ville donnait un dîner d'adieu 
à son collègue de Batang, qui allait détaler la 
nuit suivante, sans tambour ni trompette. 

Je me rends incontinent au la men (tribu- 
nal) et demande audience. On me fait attendre 
pendant cinq heures. Tandis que je me morfonds- 
d'impatience, les mandarins et leur séquelle 
festoient dans une salle voisine. Je les entends 
maudire les Européens et les Français, et 




A TRAVERS L'ASIE 



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souhaiter à haute voix, afin d'être entendus de 
moi, que le dernier des diables d'Occident soit 
massacré, eux qui ne viennent ici que pour 
piller le trésor de la ville. 

Ce dernier trait me met la puce à l'oreille ; 
car, si stupide que soit l'accusation, je sais 
que c'est par de tels procédés que les mandarins 
chinois exécutent leurs petits massacres Pen- 
dant que je fais bonne mine à mauvais jeu, le 
mandarin, pour donner plus de corps à son 
imputation, fait demander 200 soldats au *roi 
thibétain, sous prétexte que le tribunal est 
sans défense contre les entreprises des Fran- 
çais. Ce roi, vassal de la Chine, mais grand 
ami des missionnaires, répond qu'il connait 
assez les Français pour les croire incapables 
de n'importe quel vol. 

Rebuté de ce côté, le mandarin fait deman- 
der 200 hommes au général chinois, dont la 
caserne est située hors de la ville. Celui-ci 
fait dire que ses soldats sont presque tous au 
théâtre; lui même ne peut venir, parce qu'il a.... 
mal au ventre. A quoi peut tenir la destinée 
humaine ? Sans cette opportune colique, je ne 
serais probablement plus de ce monde. 

En désespoir de cause, le mandarin fait alors 
battre le grand tambour du tribunal ; ses 
agents parcourent la ville en faisant résonner 




32() 



A TKAVEKS L'ASIE 



le lugubre tam-t;in et réquisitionnent un 
homme par famille, à l' effet de défendre le 
trésor menacé par les Européens. 

Confiné dans ma salle d'attente, j'ignore 
naturellement tous ces faits qui se passent au 
dehors. Mais les missionnairés ont appris ce 
qui se trame, et Abdullah m'est envoyé pour 
m'avertir que les choses vont ma! et pour me 
conseiller de m'esquiver. 

J'avoue que j'eus d'abord un peu froid aux 
yeux. Pour donner le change à l'ennemi, je 
crie à haute voix que le Prince me rappelle et 
que je reviendrai un autre jour. Arrivé dans 
la cour du prétoire, je la vois bondée de 
Chinois, de Thibétains, de lamas, tous armés 
de bâtons, roulant des yeux féroces et pous- 
sant des cris menaçants. Je m'avance pour- 
tant, feignant d'ignorer que c'est à moi que 
l'on eu veut. On ne frappe pas encore, sans 
doute parce que ces gens sont étonnés de me 
voir seul et sans armes, et de ne pas aperce- 
voir ces trois Européens qu'on disait occnpés 
à piller le trésor et qu'on voudrait assommer 
d'un seul coup. 

Les rangs s'ouvrent donc, et la foule me suit r 
compacte et hurlante, Un pont se présente. Je 
sens que c'est l'endroit critique : une simple 
bousculade peut me jeter par-dessus la balus- 




A TRAVERS L'ASIE 



32/ 



trade, et j'irai me noyer dans la rivière... par 
accident, diront les mandarins. Eh bien, soit ! 
Chinois contre Chinois ! Je me retourne en 
esquissant un sourire et, dans la langue de 
Confucius, je crie à haute voix : « Frères 
aines, je vous remercie infinement de l'honneur 
que vous me laites en m'escortant ainsi jusqu'à 
mon domicile. Mais, voici le soir venu et il 
pleut. Vous avez satisfait suffisamment aux 
lois de la politesse : rentrez donc chez vous, 
je vous prie ! Je dirai au Prince les égards que 
vous avez eus pour son envoyé, et je vous 
présente de ma part ses remerciements. » 

La foule s'est arrêtée et s'est tue. Mais les 
Chinois seuls m'ont compris. Un employé du 
tribunal — que Dieu le bénisse ! — traduit 
mon discours en thibétain. On se regarde, on 
rit ; et je profite de cette hilarité pour détaler 
au plus vite, énfiîer le pont et courir d'une 
haleine jusqu'à l'hôtellerie où, soufflant un 
peu et même beaucoup, je tombe dans les bras 
de mes compagnons qui n'espéraient plus me 
revoir vivant. 




CHAPITRE XXIV. 



Duplicité chinoise. — Curiosités locales. — Nouveau vol. — 
Une lettre de Iun nan. — De plus en plus fort. — Départ 
de M. Pratt. — La justice chinois?. 

3 juillet. Et maintenant que me voici sain 
et sauf, tâchons de savoir pourquoi le manda- 
rin de Ta-tsien-lou a voulu attenter à ma vie, 
étudions l'effet produit par cette tentative 
avortée et prévoyons-en les résultats. 

Dès notre arrivée, le mandarin avait de- 
mandé des instructions à son supérieur, le 
grand mandarin de Ia-tcheou, vice-roi du 
Se-tclCouan. Celui-ci, ennemi juré des Euro- 
péens, a sans doute encouragé son subordonné 
à se fendre d'un coup d'audace. Et notre bon 
mandarin de Ta-tsien-lou, fort ennuyé de nos 
réclamations an sujet des chrétientés détruites 
de Bathang et d'ailleurs, a cru que le meilleur 




A TRAVERS L'ASIE 



329 



moyen de supprimer l'accusation, ce serait de 
supprimer les accusateurs. 

Il ne fallait pour cela qu'un peu d'adresse. 
Inviter les trois Européens au tribunal et les 
faire assassiner entre poire et fromage : c'eût 
été expéditif. Mais un meurtre si patent eût 
fini par être connu à Péking, et l'ambassadeur 
de France eût peut-être poussé l'audace jusqu'à 
exiger en réparation la tête du mandarin. 

Il s'agissait donc de concilier deux choses : 
se débarrasser des Européens et ne courrir 
aucun risque. Le rusé mandarin organisa en 
conséquence la bagarre populaire où j'ai failli 
périr. En cas de réussite, on avait la ressource 
de dire que les Européens ayant provoqué la 
populace, celle-ci s'était vengée avant qu'on 
n'arrivât pour empêcher la catastrophe. 

Aujourd'hui que ce plan a échoué et que je 
ne m'en porte pas moins bien, un Européen 
naïf s'imaginera que le pauvre mandarin est 
fort embarrassé. En effet, d'une part le vice- 
roi va le traiter de maladroit et, d'autre part, 
les Européens en cause vont crier bien haut à 
Péking. Comment parer à ce double péril ! Oh ! 
c'est bien simple pour un Chinois. Un courrier 
envoyé à Ia-tchou annoncera que ces « diables 
d'Occident », alors qu'on a tcut fait pour leur 
être agréables, ont fomenté des troubles dans la 




33o 



A TRAVERS L'ASIE 



ville, et demander s'il faut les punir ou les 
chasser au plus tôt. 

Quant à l'effet produit sur les esprits,, il 
résulte de nos informations que les chefs thi- 
bétains et les marchands chinois se gaussent à 
l'envi de la défaite du mandarin. Il y a qnel- 
ques années, dit on, un incendie dévorait la 
moitié de la ville : on n'a ni battu le tambour, 
ni sonné le tocsin. Hier, un Européen se pré- 
sente seul au tribunal : et tout le peuple est 
appelé à la rescousse ! Et encore le mandarin 
n'a-t-il pas réussi à tuer l'Européen ! 

Pour faire de ce lâche imbécile un parfait 
Judas, il manquait un trait : lui-même se char- 
gea de nous le fournir. Deux jours après la 
scène de sauvagerie que j'ai décrite, quatre 
satellites vinrent nous présenter les excuses du 
« grand homme » Tout s'était passé à son 
insu ! Le gardien de la porte étant ivre avait 
battu le tambour ; le peuple avait cru le ma- 
gistrat en danger, mais, s'étant bientôt aperçu 
du contraire, m'avait escorté d'après les règles 
de la plus stricte politesse. 

En présence d'une telle effronterie, j'avoue 
que l'indignation me suffoquait, moi qui, cinq 
heures durant, alors que j'attendais audience, 
avais ouï les menaces, les malédictions et les 
provocations sanguinaires proférées par le 




A TRAVERS L'ASIE 



mandarin en personne. Je répliquai donc : 
« Ce n'est pas le portier qui était ivre ce soir- 
là, mais bien votre maître ! Aujourd'hui, le 
voilà pris d'un autre mal. Est-il fou l'homme 
qui m'a entendu parler chinois et qui s'imagine 
maintenant que je n'ai pas compris les insultes ? 
Dites lui que nous savons désormais à quoi 
nous en tenir à son égard ; ajoutez que le guet- 
apens où j'ai failli périr sera divulgué à qui de 
droit, et que, à la moindre apparence de dan- 
ger ultérieur, nous ferons usage de nos armes.» 

Les satellites emportèrent ce poulet que le 
mandarin ne goûta guère, car, peu de jours 
après, il fit protester à nouveau de son inno- 
cence pour le passé, de ses bonnes intentions 
pour l'avenir. A quoi nous finies -répondre : 
« Vous avez un excellent moyen de vous dis- 
culper : rendez immédiatement justice aux 
missionnaires de Batang ; jusque-là, nous 
vous tenons pour un menteur et un traître !» 

Ces divers événements avaient effrayé M. 
Pratt, l'Anglais collectionneur. En conséquen- 
ce il se résolut à quitter au plus tôt Ta-tsien-lou 
et à aller attendre à Ja-tcheou que la baisse du 
Iang-tze Kiang lui permît de s'embarquer vers 
la mer. Cet excellent homme, non content de 
vouloir bien prendre avec lui nos bagages les 
plus lourds, ne cessait, quoique protestant, de 



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A TRAVERS L'ASIE 



rendre hommage au dévouement et à la science 
des missionnaires catholiques. « Deux choses, 
■disait-il, empestent la Chine, importées toutes 
<ieux par mes compatriotes : l'opium et les 
ministres soi-disant évangéliques. » 

La complaisance de M. Pratt nous obligeait 
à mettre en ordre et à emballer soigneusement 
nos collections. Pour les compléter, nous ache- 
tâmes une foule d'objets en usage dans le culte 
bouddhique, des ornements et des pelleteries. 
Et les marchands que nous visitions de mau- 
dire le mandarin assez ignare pour molester 
-des étrangers qui, en quelques jours, leur fai- 
saient plus d'achats que les Chinois en tDute 
•une année. 

On pourra se demander pourquoi nous ne 
suivîmes pas M. Pratt par la route du Fleuve 
Bleu : c'est que nous n'avions pas, comme lui, 
Je temps d'attendre à Ia-cheou la baisse des 
-eaux: après dix mois d'un voyage épuisant, 
nous mourions d'envie d'atteindre la mer par 
la voie la plus courte, celle du sud. Par le 
Fleuve Rouge nos transports ne pouvaient 
s'effectuer qu'à dos d'homme ; force nous fut 
de n'emporter que peu de bagages, et l'aide que 
nous donnait M. Pratt en se chargeant du reste 
-était absolument providentielle. 

Le père Giraudeau, qui connaît à fond le 




A TRAVERS L'ASIE 



335 



tbibétain, nous fut d'un grand secours pour 
l'acquisition et la dénomination des objets des- 
tinés aux collections. Il nous procura un 
remède que les Thibétains affirment être infail- 
lible contre la rage, et dont les missionnaires 
ont fait eux-mêmes l'expérience. La composi- 
tion de ce remède pourrait paraître absurde à> 
un médecin européen : qu'importe, si ce remède 
guérit ! C'est ainsi encore que, contre la morve 
des chevaux, on emploie la chair desséchée d'une 
sorte de putois. On brûle cette drogue sous le 
nez de l'animal malade, et une ou deux fumi- 
gations suffisent toujours à atteindre le but. 

Les missionnaires français nous donnèrent 
aussi des cartes dressées par eux pour la route 
à suivre à travers le Iun-nan, le Se tch'ouan et 
le pays des Lolos. Les chrétiens thibétains et 
chinois nous firent cadeau de vivres et nous 
apprirent que peut être nous rencontrerions 
des voyageurs européens que Ton disait se diri- 
ger vers le Thibet. en sens inverse du nôtre. 
Renseignements pris, un seul Européen, suivi 
de huit hommes et de douze chameaux, était 
arrivé à Kang-tze, à quinze jours de marche 
de Ta-tsien-lou. Nous conjecturâmes qu'il 
s'agissait de M. Martin, un Français chargé 
par le Tsar d'explorer le Thibet méridional - 
mais nous ne pûmes le rencontrer dans la suite. 



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334 



A TK AVERS LASlli) 



Notons, au courant de la plume, certaines 
curiosités locales. Dans son grand ouvrage 
géographique, M. Reclus affirme que l'hémione, 
dont nous avons rencontré au Thibet des bandes 
si nombreuses, n'est pas aussi sauvage qu'on 
l'avait cru jusqu'ici, et qu'en certains endroits 
on est parvenu à la domestiquer. Monseigneur 
Biet confirme en partie cette assertion et nous 
dit avoir vu des hemiones faisant partie de 
caravanes thibétaines, où elles portaient des 
fardeaux en compagnie des chevaux et des 
mulets. Leur prix très élevé donnait la mesure 
des services rendus par ces superbes animaux 
Mais ces individus isolés avaient été pris au 
piège dans leur jeunesse ; il resterait donc à 
constater si l'hémione se reproduit en captivité. 

Au nord de Ta-tsien-lou existe une race 
<Taborigènes qui en sont encore à n'avoir pour 
se défendre que Tare et des flèches empoi- 
sonnées. 

Le 14 juillet, désirant obtenir vivant ou mort 
un de ces superbes lophophores qu'on nous 
disait habiter dans les montagnes proches de 
la ville, je m'y rendis de bon matin et grimpai 
jusque près des neiges éternelles. Je vis plu- 
sieurs des oiseaux convoités, mais ne rapportai 
qu'une forte courbature. 

i5 juillet. Encore un gros événement ! Vers 




A TRAVERS L'ASIE 



335 



cinq heures, en quittant l'hôtellerie pour aller 
dire la sainte messe, je remarque, jeté sur le 
sol, un tiroir vide, évidemment enlevé à un 
meuble quelconque, et je passe, sans trop m'in- 
quiéter de la chose. Peu après le Prince se 
lève, veut aller se laver dans une pièce voisine, 
trouve par terre sa brosse et son peigne, et 
constate que l'aiguière en cuivre a di.-paru, 
ainsi qu'une belle somme d'argent, des cuillers, 
un fusil à répétition, des habits, du café, des 
bouteilles, une carafe, des verres, des tasses, 
etc. Bref, une razzia complète. 

Immédiatement, on donne avis du fait au 
tribunal et, presque aussitôt, des délégués 
chinois et thibétains viennent constater que les 
malfaiteurs ont perpétré leur délit en escala- 
dant un mur de clôture et en fracturant une 
fenêtre. Après qucû, comme fiche de consola- 
tion, le mandarin nous fait dire que nous ne 
devons pas pour si peu différer notre départ 
annoncé, qu'avec ^ patience et longueur de 
temps » il arrivera à réçupérer les objets et les 
remettra aux missionnaires. 

Le 17, monseigneur Biet nous lit une lettre 
venue de lun-nan et relatant une belle nou- 
velle. L'empereur de Chine, plein de sollicitude 
pour ses provinces du sud, avait conçu le 
projet de les relier à la capitale par une voie 




336 



A TRAVERS L'ASIE 



ferrée. Pour exécuter ce plan humanitaire il 
avait convié tous les. vice-rois de l'Empire à 
présenter conseils et projets. Celui de Canton 
avait enlevé la palme en émettant l'idée patrio- 
tique que toutes les machines et les matériaux: 
devaient être exclusivement chinois. L'Empe- 
reur, assez perplexe, avait demandé l'avis de 
Li-houng-tchang. le fameux vice-roi du Tche- 
li. — Très bien ! avait répondu celui-ci ; mais 
en ce cas, que mon collègue de Canton vienne 
lui-même exécuter une œuvre dont je me 
déclare incapable, sans l'aide des Européens- 
— Qu'à cela ne tienne ! riposta l'homme de 
Canton ; je vais faire examiner dans quelles 
mines on pouira trouver le meilleur fer. — 
Remarquez que la Chine n'a pas une seule 
usine digne de ce nom, et que le mandarin- 
ingénieur de Canton n'a pas même l'idée de ce- 
qu'est un rail, à plus forte raison une locomo- 
tive. A ce compte, il pourra aussi faire planter 
des arbres qu'on coupera dans cinquante ans, 
pour en faire des traverses ! 

10 juillet. De plus fort en plus fort, comme 
chez Nicolet ! Devinez quels sont ceux qu'on 
accuse du vol dont nous sommes victimes ? Nos- 
propres serviteurs, le patron de l'auberge qui 
était absent lors de l'événement, ou encore sa. 
femme, ou plutôt nous-mêmes qui avons in— 




A TRAVERS L'ASIE 



33/ 



venté cette histoire pour discréditer le manda- 
rin, en le montrant impuissant à faire la police 
même dans la ville qui lui sert de résidence ! 

Des observateurs superficiels ont affirmé que 
les Chinois manquent d'imagination et de 
poésie. Voilà, je pense, de quoi prouver victo- 
rieusement le contraire. 

L'Anglais Pratt, ahuri de tout cela, a fixé 
son départ pour demain. Nous lui confions dix- 
neuf caisses dont les plus lourdes pèsent en- 
viron 100 livres chinoises, soit 60 kilog. 5oo. 
Et ces caisses doivent être transportées, à bras 
d'hommes, jusqu'à Ia-tcheou, parce que, en 
beaucoup d'endroits, les chemins . resserrés 
dans des gorges pierreuses sont si étroits 
qu'une bête chargée sur les deux flancs n'y 
saurait passer. Les hommes qui font métier de 
portefaix sont en général originaires du Se- 
tch'ouan et ne reculent pas devant des charges 
invraisemblables. Dernièrement Monseigneur 
Biet devait recevoir de Ia-tcheou un coffre- 
fort européen. Le poids atteignait i5i kilos. 
Un Se-tch'ouanais entreprit seul ce transport, 
fit la route en douze jours, toucha le triple 
salaire qu'il attendait, et alla mourir de fatigue 
à l'auberge. 

20 juillet. M. Pratt nous a quittés aujourd'hui. 
Nous voudrions partir également, n'était que 



22 




338 



A TRAVERS L'ASIE 



nous tenons à rentrer auparavant en possession 
de nos objets volés. D'après la législation chi- 
noise, un mandarin qui ne parvient pas à 
découvrir les voleurs doit indemniser lui-même 
les volés. Mais notre bon mandarin met très 
mauvaise volonté à s'acquitter de ce double 
devoir. 

Quant à nous, entièrement dégoûtés des 
Chinois, nous n'en voulons plus aucun à notre 
service, sauf mon brave cuisinier chrétien. En 
conséquence, nous allons trouver le roi thibé- 
tain, qui nous promet très volontiers l'aide de 
ses gens. Lui-même a de bonnes raisons pour 
avoir les Chinois en horreur. Vassaux de la 
Chine, ses sujets sont thibétains et forment la 
grande majorité de la population. 

Si les lamas voulaient se ranger de son côté, 
il aurait bientôt fait d'écraser la poignée des 
Chinois oppresseurs. Malheureusement, les 
Chinois gagnent les lamas à prix d'argent, et 
ceux-ci, extrêmement nombreux, ont une sorte 
de roi religieux avec lequel, lui, roi civil, doit 
partager l'autorité. C'est en appuyant tour à 
tour l'un de ces deux chefs thibétains contre 
l'autre que les Chinois se maintiennent et 
s'enrichissent aux dépens du peuple. Les man- 
darins donnent l'exemple en vendant à haut 
prix leurs arrêts en justice. Seulement, pour 




A TRAVERS L'ASIE 



33g 



sauver les apparences, les cadeaux offerts par 
les plaideurs sont des vases à rieurs remplis de 
paillettes d'or. Qui offre le plus gros est 
déclaré innocent, fût il le plus affreux des 
assassins. 

Et c'est pourquoi nous, qui n'avons pas de 
vases à fleurs, nous voyons tourner à notre 
entière confusion le procès poursuivi en reven- 
dication de nos objets volés, et ce en vertu 
d'une sentence très juridique. En effet, le 23 
juillet, le mandarin cite à son tribunal un des 
soldats qui nous ont accompagnés depuis 
Batang, deux de nos serviteurs, la femme de 
notre aubergiste, trois femmes du voisinage et 
les deux satellites gardiens de notre cour. 

Les trois femmes, seules interrogées, dépo- 
sent avoir entendu nos domestiques déclarer 
qu'on ne nous avait absolument rien volé, mais 
que nous avions imaginé ce larcin pour tracas- 
ser le mandarin. En conséquence, la femme 
de l'aubergiste et les deux satellites qui 
avaient affirmé avoir vu des traces d'escalade, 
et d'effraction reçoivent, séance tenante, cha- 
cun quarante coups de rotin sur le bas de 
l'échiné et le conseil paternel de mieux se 
conduire dorénavant. 

L'audience est à peine terminée que les trois 
femmes dont le témoignage avait amené ce 




340 



A TRAVERS L'ASIE 



résultat viennent chez nous tout en larmes r 
déclarant qu'elles n'ont ainsi parlé qu'à l'insti- 
gation du mandarin, qui leur avait promis de 
l'argent si elles répondaient à ses vues, et des- 
coups, au cas contraire. 

Ce n'est pas tout. Les femmes sont à peine- 
sorties qu'entrent chez nous deux mandarine 
subalternes qui, bouche en cœur et front serein,, 
nous annoncent gravement que leur illustre 
maître a fait l'enquête nécessaire, interrogé 
une foule de tmoéins et n'a pu parvenir 
cependant à établir l'existence d'un vol quel- 
conque à notre préjudice, à moins que les 
coupables ne soient nos propres serviteurs. 

A ce beau discours, nous répliquons en exi- 
geant, suivant la loi, le procès-vej'bal de l'au- 
dience. Le grand mandarin fait répondre le 
lendemain que la pièce demandée est inutile, 
parce qu'il ne considère pas le procès comme 
terminé et qu'il va se livrer à de nouvelles 
recherches. Histoire probablement de nous 
berner à nouveau, en profitant des mauvaises 
nouvelles qui viennent d'arriver du Se- 
•tch'ouan. 

En effet, le courrier des missionnaires, reve- 
nant de cette pro\ince, nous annonce que par- 
tout on y placarde des affiches insultantes pour 
la religion et les Européens. Notre mandarin 




A TRAVERS L'ASIE 



341 



•est sans doute au courant des faits, et cela lui 
donne du cœur au ventre 

En conséquence, nous écrivons au vice-roi 
du Se-tch'ouan, lui relatant les tracasseries 
dont nous avons été victimes, et ajoutant que, 
loin de persister dans nos réclamations, nous 
sollicitons un avancement pour le magistrat de 
Ta-tbien-lou, parce que nous sommes convain- 
cus que sa conduite à notre égard sera approu- 
vée par ses supérieurs. 

Un lecteur grincheux pourra trouver mau- 
vais qu'un missionnaire se moque ainsi des 
plus hautes autorités d'un grand Empire. 

Mais les Chinois, y compris la Cour de 
Péking, en agissent-ils autrement à l'égard des 
Européens ? En veut-on des preuves aussi 
récentes qu'indéniables ? 

N'est-ce pas dernièrement que M. Lemaire, 
ambassadeur de France à Péking, ayant 
demandé et obtenu une audience au Tsong-li- 
ya-men (ministère des affaires étrangères) et 
s'y étant rendu en grand apparat à l'heure 
convenue, s'en est vu refuser la porte ? 

Lors du récent mariage de l'empereur, est-il 
vrai que tous les ambassadeurs européens — 
sauf celui de Russie — ont demandé à présenter 
personnellement leurs félicitations au monar- 
que, et ont vu dédaigner leur requête et leurs 
hommages ? 




3 4 2 



A TRAVERS L'ASIE 



Est-il vrai que, (rois jours après, les mêmes 
ambassadeurs et leur suite, ayant été invités à 
diner au palais, ont été accueillis dans la salle 
où sont reçus d'ordinaire les petits chefs tribu- 
taires ? 

Est-il vrai que ces représentants des fières 
nations européennes, qui avaient arboré pour 
la circonstance la grande tenue de cérémonie 
et constellé leur poitrine de décorations furent 
reçus par un employé de bas étage, vêtu en 
négligé du matin ? 

Est-il vrai enfin que ces soufflets ont été em- 
pochés avec une résignation exemplaire? Est-il 
vrai que le dernier mendiant de Péking en rit 
encore ? 

Hé oui ! tout cela est vrai, et franchement, 
je donne raison aux Chinois. On leur a dit que 
Français et Allemands, par exemple, étaient des 
nations si terribles qu'un seul mot entre elles 
pouvait provoquer une guerre et coucher en 
huit jours un million d'hommes sur le champ 
de bataille. Les grands mandarins de Péking, 
à qui un pistolet braqué sur leur vaste abdomen 
donnerait instantanément la colique du mise- 
rere, ont voulu avoir la mesure de cette humeur 
belliqueuse. Ils ont tàté d'un coup de pied les 
revers d'un ambassadeur. Celui-ci a souri et 
sourit encore. Que voulez- vous? Il s'agit de 




A TRAVERS L'ASIE 



343 



conserver pour son gouvernement certains 
privilèges de fournitures et de commerce. 

Concluez : les Chinois ont ils tort de s'en 
donner à cœur-joie ? Et quand on en trouve 
l'occasion, est-ce péché mortel ou même véniel 
que de leur rendre un peu de semblable 
monnaie ? 




CHAPITRE XXV 



Départ de Ta-tsien-lou. — Le pont de six villes. — Un 
tour d'Abdullah. — Au Se-t'chouan. — Les Loios. — 
Une bataille dans une auberge. — La pèche au cor- 
moran. — Le Père Jourdain. 

27 Juillet. Nous nous disposons à quitter 
demain Ta-tsien-lou, après un arrêt de trente- 
trois jours. Monseigneur Biet nous a prêté un 
peu d'argent et nous invite à un dîner d'adieu 
où il ne cesse de répéter avec amertume : 
« Demain la France nous quitte ! » Le Prince 
et Bonvalot s'engagent à employer tous leurs 
efforts pour faire rendre justice à ces vaillants 
missionnaires. 

Le roi thibétain se comporte à notre égard 
en véritable gentleman. Non content de nous 
fournir gratuitement des chevaux de selle dont 
nous userons jusqu'aux limites de sa juridic- 




A TRAVERS L'ASIE 



3 4 5 



lion, il vient en personne nous souhaiter un 
heurejtx voyage. 

Séparation cruelle, îe lendemain ! Je ne les 
reverrai pas en ce monde, ces intrépides apô- 
tres du Thibet, ces héroïques champions de 
TÉglise et de la France. Mais je garderai 
jusqu'à la mort le souvenir de leur exquise 
bonté, de leur fraternelle hospitalité. Puisse 
Dieu leur accorder bientôt de retourner au 
combat, de relever leurs chrétientés dévastées, 
de planter définitivement au Thibet, en face 
du drapeau de Satan, la bannière triomphante 
du Christ ! 

Outre nos chevaux de selle, nous avons vingt- 
sept porteurs, notre petit singe Akké et plu- 
sieurs grands chiens thibétains. La route — 
impériale, s'il vous plaît ! — est en tel état que 
nous devons souvent trotter à pied, par une 
chaleur accablante. Nous côtoyons d'abord une 
rivière dont les eaux font un tel fracas qu'il est 
impossible de se faire entendre, même en criant 
à lue-tète. 

Tous les transports — je Pai noté déjà — 
.sont faits par des géants du Se-tch'ouan qui ne 
se nourrissent pourtant que d'un grossier pain 
de maïs. Jai dit aussi les charges incroyables 
qu'ils osent soulever. En voici encore un 
exemple. Nous croissons à chaque instant des 




3 4 6 



A TRAVERS L'ASIE 



caravanes de porteurs de thé. Plusieurs d'entre 
eux empilent sur leurs épaules jusqu'à dix-sept 
ballots de cette marchandise. Or, chaque ballot 
pèse vingt livres chinoises ; dix-sept ballots 
font donc 340 livres, soit 2o5 kilogrammes. 
Aussi ces pauvres gens vont-ils lentement, bien 
lentement. A la montée et à la descente des 
hauteurs, ils s'aident d'un bâton sur lequel ils 
appuient encore une partie de leur charge, 
dans les moments où ils s'arrêtent pour pousser 
de longs soupirs sifflants et saccadés, ce qu'ils 
font presque à chaque minute. 

Nos porteurs reçoivent un salaire quotidien 
de 400 sapèques, environ deux francs — som- 
me considérable ca ces parages — et sont bien 
moins chargés que les malheureux dont je 
viens de parler. Et cependant plusieurs ne 
peuvent fournir cette première étape de six 
lieues et tombent en route de lassitude. 

Nous avons abandonné à Ta-tsien-lon, à 
cause de son poids, la grande tente qui abritait 
nos serviteurs sur le plateau du Thibet. Nous 
avons emporté la petite, la nôtre ; mais nous 
ne tardons pas à nous apercevoir qu'il nous 
sera presque impossible de nous en servir, 
parce que, à la saison des pluies quotidiennes 
dans laquelle nous sommes entrés et qui 
durera tout un mois, il nous sera très difficile 



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A TRAVERS L'ASIE 



3 47 



de trouver un endroit assez sec pour y planter 
notre volante demeure. Aussi sommes - nous 
obligés de chercher un abri dans d'infectes 
auberges chinoises empestées par les fumeurs 
d'opium et où toute la vermine du monde 
semble s'être donné rendez-vous. Aujoutez 
qu'habitués à l'air froid et vif du haut Thibet, 
nous sommes accablés par la clialeur moite et 
humide des provinces du S^f chouan et du 
Iun-nam. 

Heureusement, de temps en temps nous 
trouvons sur notre parcours des résidences de 
missionnaires, et ces braves cœurs s'ingénient 
à soulager nos misères. Ainsi en fut-il, le 29 
juillet, non loin de la grande ville de Liou-kin- 
k'iao (Pont des six villes, ) où deux mission- 
naires nous hébergèrent avec une cordialité 
toute française et nous fournirent de ces san- 
dales en paille tressée, si utiles pour gravir les 
montagnes, alors que les misérables chevaux 
du pays peuvent à peine se traîner eux-mêmes. 

Le 3o, nous franchissons le fameux pont 
suspendu des « six villes ainsi nommé à 
cause du nombre des cités qui ont contribué à 
son établissement. Quand on l'a franchi, on est 
sorti définitivement du Tbibet et on met le 
pied dans la province chinoise du Se t'chouan. 

Ce pont a trois-cent-cinquante pas de Ion- 




348 



A TRAVERS L'ASIE 



gueur, sept seulement de largeur et n'a ni 
piles de fondation, ni voûtes, ni tablier rigide. 
Douze chaînes tendues parallèlement d'une 
rive à l'autre et couvertes de planches consti- 
tuent le plancher. De chaque côté, trois chaî- 
nes que des barres de fer maintiennent hori- 
zontalement à distance égale Tune de l'autre, 
forment la balustrade. On conçoit qu'un pont 
à la fois si long et si étroit oscille sous les pieds 
d'une façon effrayante. C'est pourquoi on ne 
permet de le franchir qu'à deux ou trois hom- 
mes à la fois, et encore ces hommes doivent-ils 
se tenir par la main, pour éviter le vertige. 

Au delà de ce pont et pendant nombre de 
journées encore, nous ne faisons que monter, 
descendre et suivre les sinuosités d'étroites 
vallées. Un massif de montagnes offre un spec- 
tacle enchanteur pour un Belge qui sort pour 
la première fois de son pays peu accidenté. 
Mais, en dix mois, l'admiration a le temps de 
s'user, et j'aspire à découvrir un plus large 
horizon et à plonger mes regards au fond de 
plus vastes étendues. 

Dans la nuit du I er août, notre Abdullah joue 
aux Chinois un tour dont je ne croyais pas 
capable notre « Petit homme », ainsi que 
l'appelle Bonvalot. A l'auberge où nous étions 
descendus éreintés de fatigue et trempés par la 




A TRAVERS L'ASIE 



3 4 9 



pluie, il n'y avait que deux chambres : une 
petite qui fut adjugée aux trois Européens, 
une grande qui servait de dortoir commun et 
se trouvait encombrée déjà par une foule de 
Chinois, tous fumeurs d'opium. Tong-kia, notre 
cuisinier, étant Chinois lui-même, avait cher- 
ché un coin libre parmi ses compatriotes et 
n'avait pas tardé à s'endormir poings fermés * 
Achmed s'était installé sur les bagages. D'un 
coup d'œil Abdullah a vu tout cela. Il enjambe 
quelques dormeurs étendus par terre, gagne 
une place libre, dénoue sa ceinture, se débar- 
rasse de sa veste, dépose à côté de lui son 
revolver et crie d'une voix à reveiller tout le 
monde : <i Camarades, je dois vous avertir que 
moi, qui suis Russe, je ne dors pas à la façon 
des Chinois, parce que je suis d'un tout autre 
caractère. J'ai la maladie des rêves terribles,, 
et, quand le cauchemar me prend, c'est plus^ 
fort que moi, mais presque à chaque fois je 
saisis mon revolver et fais feu sur tout ce qui 
m'entoure. Je vous dis cela, chers anis, afia 
que si un malheur arrivait cette nuit, on ne 
puisse pas m'accuser d'être en faute ! » 

L'effet de cette allocution fut magique. Les 
fumeurs d'opium ramassèrent leurs puants 
engins, les dormeurs roulèrent leurs nippes, et 
maître Abdullah eut la chambre pour lui seuL 




35o 



A TRAVEKS L'ASIE 



En revanche, le 2 août, je fus joué, moi, par 
les Chinois. Je chevauchais seul en avant de la 
caravane, lorsque, vers midi, j'eus à traverser 
un village où Ton célébrait la grande fête de 
la sixième lune, une sorte de kermesse avec 
cortèges, comédie, masques, pétards, cris sau- 
vages et le reste. L'unique rue que j'avais à 
enfiler était bondée de monde. Tandis que je 
ppussais doucement ma monture, veillant bien 
à ne pas renverser un enfant et surtout une de 
ces femmes qui, sur leurs pieds minuscules, 
vont titubant comme un canard en prome- 
nade, d'adroits filous détachèrent de derrière 
ma selle un imperméable rouge que m'avaient 
offert les autorités de Hlassa. 

Cette partie montagneuse du Se-t'chouan est 
riche en arbres à fruits : pistachiers, orangers, 
dattiers, poiriers et pommiers qui s'accrochent 
dans les anfractuosités desrochers.il y a aussi 
un arbre bien précieux, le Tong chou, dont le 
fruit, gros comme une pomme sert à fabriquer 
un vernis magnifique et d'une solidité incom- 
parable. 

Mais, dans ces vallées encaissées, la terre 
propre à la culture des céréales est très rare. 
Aussi en utilise t-on les plus minimes parcelles. 
Le fond du ravin est d'ordinaire réservé aux 
semailles du riz ; le froment s'étend sur le flanc 




A TRAVERS i/ASIE 



35i 



<les montagnes ; au sommet croissent le maïs, 
le sarrasin et la fève. De cetle insuffisance de 
céréales, il résulte que les habitants sont d'une 
pauvreté que je n'ai rencontrée nulle part en 
Chine. Petits, fluets, mal bâtis, la plupart sont 
encore affligés de goitres hideux. 

A Ts'ing-ki-hsien, nous rencontrâmes un 
chrétien tenant, aux frais des missionnaires, 
une pharmacie chinoise. Les remèdes étant 
donnés presque gratuitement, la vogue de 
l'établissement permet à ce chrétien de périétrer 
dans les familles et de baptiser bon nombre 
d'enfants en danger de mort. 

Le 4 août, à Fou-lin , halte chez un mission- 
naire, le P. Taris, où nous mettons en usage 
pour la pre : ière fois les moustiquaires ache tés 
à Ta-tsienlou. En ce pays de rizières (le riz se 
cultive dans l'eau) les moustiques sont innom- 
brables, grands et féroces. Le bon Père nous 
aide à louer seize chevaux qui nous transpor- 
teront, cinq ou six jours durant, jusqu'à Mien- 
lin, où se trouvent deux autres missionnaires. 

Le 6 août, nous entrons dans un district 
habité par les Lolos, race aborigène ayant der> 
mœurs et une langue spéciales, menant géné- 
ralement la vie pastorale, et d'un type physique 
bien supérieur à celui des Chinois. Les femmes, 
par leur air déluré, la pipe qu'elles ont con- 




352 



A TRAVERS L'ASIE 



stamment en bouche, leurs bottes recouvrant 
le bas de larges pantalons, un chapeau rond à 
bords aplatis, rappellent les cantinières de nos 
régiments. Quelques-unes ont cependant une 
longue robe à traîne garnie de volants, exac- 
tement comme à Paris. Une retonde sans man^ 
ches tombe jusqu'à mi-jambes. Les hommes 
relèvent leurs longs cheveux et les attachent 
en une seule touffe, sur le haut du front. 

Belliqueux et sauvages, ces gens ont les 
Chinois en horreur et profitent souvent des 
motifs les plus futiles pour tomber sur un 
village, le piller et en massacrer les habitants.. 
Le coup fait, ils se dérobent dans les inacces- 
sibles retraites de leurs montagnes. 

Bien plus, ils se font parfois la guerre entre 
eux, de tribu à tribu. C'est ainsi que le 8 août,, 
nous rencontrâmes quelques Lolos armés d'arcs 
et de flèches si artistement façonnés que nous 
demandâmes à acheter ces objets. Ces hommes 
refusèrent et l'un d'eux, parlant assez bien le 
chinois, de nous dire : — Impossible ! car au- 
jourd'hui même, nous avons à nous servir de 
ces armes. 

— Vraiment ! Et contre qui ? 

— Oh, voilà ! Un Lolo d'une autre tribu 
nous a volé un cheval et blessé un homme ^ 
nous voulons, comme revanche, lui enlever 




354 



A TRAVERS L'ASIE 



deux chevaux : peu nous importe combien 
d'hommes périront de part et d'autre ; c'est si 
bon de se battre ! 

Un peu plus loin, la vallée s'élargit et est 
cultivée en rizières par des Chinois. Tous les 
gros travaux s'y exécutent au moyen de buffles, 
bètes gigantesques, mais d'une laideur repous- 
sante. Aux heures de la plus grande chaleur, 
on leur permet d'aller se plonger dans la 
rivière ou les étangs, d*où n'émerge alors que 
leur museau. Au sortir de là, ils se vautrent 
dans la boue, se recouvrant ainsi d'une couche 
vaseuse qui les met à l'abri du dard des mous- 
tiques. 

Le 9, traversée de la grande ville chinoise de 
Jueh-shi, cù les sauvages Lolos viennent se 
procurer du sel, des étoffes et des poteries* 
Nous poussons jusqu'à l'auberge d'un gros 
village où se produit une bagarre. 

Quiconque a voyagé en Orient sait que si les 
Chinois sont couards et poltrons quand ils se 
voient isolés, ils font preuve d'une insolence 
sans pareille dès qu'ils se trouvent en nombre. 
Vous vous asseyez pour prendre des notes ou 
tracer un croquis : à l'instant, cent badauds 
vous entourent, s'accroupissent à deux pieds 
de distance, vous soufflent au nez la fumée de 
leur longue pipe, lancent de bruyants lazzis, 




A TRAVERS L'ASIE 



355 



ou viennent par derrière appuyer leurs pattes 
jaunes sur vos épaules, et veulent tout voir et 
tout palper. 

Or, donc, à peine étions-nous arrivés à Tau- 
berge, que plus de cent Chinois envahissent la 
cour et poussent l'outrecuidance jusqu'à péné- 
trer dans nos appartements. Nous leur permet- 
tons de satisfaire longuement leur curiosité, 
^et les prions ensuite poliment de s'en aller. La 
plupart s'exécutent, plusieurs restent et Tun de 
ceux-ci se plante devant Bonvalot et l'insulte. 
Bonvalot a pâli. — Dehors ! dis-je à ce rustaud. 
— Et lui de répondre par un geste menaçant. 
Il n'a pas fini de l'esquisser que Bonvalot le 
saisit à bras-le corps et le jette hors de la 
chambre. Le Chinois se relève, enroule sa 
tresse autour de la tête — signal de combat, 
chez ces gens-là — et appelle à l'aide ses com- 
pagnons presque tous sortis déjà de la cour. 
Une dizaine de ceux-ci entrent ; nos domesti- 
ques, Achmed en tête, accourent de leur côté, 
et la bataille s'engage. 

Armé de mon fusil, je vais à la porte de la 
rue, pour empêcher de nouveaux ennemis de 
tomber sur nos gens. L'aubergiste, croyant que 
je vais incontinent tirer dans le tas, vient me 
saisir par le bras, se fait fort de rétablir la paix 
<et me dit de songer aux terribles conséquences 




356 



A TRAVERS L'ASIE 



qu'aurait pour lui un meurtre commis chez lui. 
Le Prince, qui n'a p:\s reconnu l'aubergiste,, 
voit cette scène de loin, pense que l'homme 
veut m'attaquer et vient lui donner sur le front 
un tel coup que le sang jaillit en abondance- 
C'est le signal de la déroute des Chinois : tout 
fuit, sauf le misérable qui a d'abord insulté 
Bonvalot et qu'Achmed, après l'avoir roué de 
coups, tient sous son genou et va égorger,, 
lorsque nous l'arrachons de ses mains. 

Aussitôt on ferme la porte de la cour, on 
soigne au moyen d'arnica et de sparadrap la 
plaie, peu grave heureusement, reçue par 
l'aubergiste. A ce traitement on bjoute le don 
d'une pièce d'or, et le brave homme déclare 
qu'à ce prix il consent à recommencer tous les 
jours. 

Le bruit de cetle affaire s'est répandu dans 
tout le bourg, et les marchands craignant que 
nous n'intentions un procès — ce qui amène- 
rait les mandarins et leurs satellites à venir se 
goberger chez eux — viennent nous offrir leurs 
condoléances et déclarent que l'insulteur mis 
à mal par Achmed n'a eu que ce qu'il méritait. 

Tout est bien qui finit bien Cependant, le 
lendemain matin, 10 août, nous partons de 
bonne heure, sur les vives instances de Tong- 
kia, notre cuisinier. Lui aussi a pris une part 




A TRAVERS L'ASIE 



357 



active au combat. Or, il est Chinois et par 
«conséquent justiciable des mandarins, qui ne 
sont pas tendres en pareil cas. 

Le 11 août, nous sommes témoins pour la 
première fois de la pêche aux cormorans, si 
bien décrite par M. Hue. Chaque pêcheur a six 
ou huit de ces oiseaux perchés en nombre égal 
sur les bords opposés d'une nacelle creusée 
dans un tronc d'arbre. Quand l'homme a poussé 
son esquif à l'endroit qu'il juge convenable, il 
donne à haute voix ses ordres aux cormorans. 
Ceux-ci plongent et ne tardent pas à revenir se 
présenter à leur maître qui n'a qu'à leur 
presser le cou de bas en haut, pour les obliger 
à lâcher le poisson capturé : un anneau placé 
au bas de l'œsophage empêche d'ailleurs l'oiseau 
d'avaler sa proie. L'obéissance de ces cormo- 
rans est vraiment merveilleuse : ils ne plongent 
que tour à tour et au commandement, à l'instar 
du meilleur chien de chasse, et là seulement où 
le maître l'ordonne, à droite ou à gauche, en 
avant ou en arrière de la barquette. On peut 
juger du résultat de cette pêche singulière par 
ce fait qu'en quelques minutes nous avons vu 
une compagnie de six cormorans recueillir une 
corbeille de poissons. 

Le 12 août, je prends les devants pour aller, 
aux environs de Mien-lin, avertir Je célèbre 




358 



A TRAVERS L'ASIE 



P. Jourdain de l'arrivée de notre caravane. Iî 
est célèbre en effet : vingt-huit ans de séjour en 
ces parages, une science approfondie de la lan- 
gue et des lois chinoises, un caractère à la fois 
conciliant et énergique» ont valu à ce vaillant 
inissionnaiie, principalement chez les sauvages 
Lolos, un prestige et une autorité que n'ont pas 
les mandarins eux-mêmes. Plus d'un mandarin 
a eu à se louer, en certaines circonstances diffi- 
ciles, des bons offices du P. Jourdain ; d'autres 
ont dù mettre une sourdine à leur haine contre 
le nom chrétien. 

De notre séjour chez lui, j'ai rapporté le sou- 
venir d'une belle fièvre dont je fus guéri par un 
sudorifique indigène, d'un effet prodigieux. 
Mes compagnons ont dit dans leurs relations 
l'exquise amabilité, le chaud patiiotisme, l'im- 
pétuosité encore toute française de ce vétéran 
de la Foi. 

Ce qu'il craignait le plus pour le reste de 
notre voyage jusqu'au Fleuve Rouge, çe n'était 
pas tant la chaleur — parfois horrible cepen- 
dant, dans ces ravins rocheux — mais bien les 
orages et les pluies torrentielles qui souvent y 
en cette saison, enlèvent en quelques heures 
tous les ponts jetés sur les cours d'eau et 
obligent parfois les voyageurs à stopper durant 
des semaines. 




A TRAVERS L'ASIE 



359 



Et les auberges ! Véritables taudis en terre» 
dont les pluies quotidiennes défonçaient le toit 
et que hantaient de telles légions de vermine 
qu'à peine pouvions-nous dormir une nuit sur 
cinq. Et les rares chevaux que nous trouvions 
à louer ! Des haridelles efflanquées qui s'effon- 
draient sous leur cavalier, après une heure de 
marche. Et les habitants de cette partie ouest 
du Se-t'chouan ! Hommes, femmes, enfants, 
presque tous sont ornés de goitres énormes,, 
vessies flasques et aux veines bleuâtres, qui leur 
ballottent sur la poitrine. 

Et le caractère moral ne vaut pas mieux. 
Près de Mien-lin existe une très riche mine 
d'or et d'argent. L'an dernier, nous racontait 
le P. Jourdain, un éboulement y avait enseveli 
au delà de mille ouvriers. En pareil cas, en 
Europe, on verrait les parents des victimes 
courir affolés en poussant des cris de désespoir, 
On veirait les âmes charitables se cotiser pour 
soulager une infortune aussi effroyable. 

Rien de semblable en Chine. La foule se ras- 
sembla bruyante sur le marché de Mien-lin, 
mais uniquement pour discuter deux graves 
questions commerciales. A mille morts, il 
faudra mille cercueils. Le prix de cet objet est 
ordinairement de quatre ligatures. Etant donnée 
la circonstance, les chançards de fabricants 




36o 



A TRAVERS L'ASIE 



vont demander six lignatures, plus peut-être, et 
réaliser un superbe bénéfice. De plus, mille 
hommes laissent bien des veuves. Les gens qui 
jusqu'ici n'avaient pu s'acheter une femme, 
parce qu'il leur manquait le prix courant de la 
chose, quinze ligatures, vont pouvoir entrer 
en ménage avec la moitié peut être de la 
somme. 

En cette race de ciétins et de sans-cœur a 
encore le toupet de mépriser le reste du genre 
humain, et d'appeler son Empire ... le royaume 
des fleurs ! 




CHAPITRE XXVI 



î^es examens en Chine. — La valeur chinoise. — Effets 
d'un orage. — La monnaie d'Achmed. — Une scène de 
pugilat. — Une avalanche. — Hui-li-tcheou . — Les fu 
meurs d'opium. — Passage du Fleuve Bleu. — Un marbre 
-singulier. — Une misérable auberge. 

Le 17 août, aux abords de Ning-yuan-fou, 
nous voyons une foule de jeunes gens se diri- 
ger vers cette ville, pour y subir les examens 
ouvrant l'accès aux dignités civiles et militaires. 
Ces apprentis mandarins, réunis ainsi en grand 
nombre, sont d'ordinaire d'une extrême inso- 
lence, ainsi qu'on le verra plus loin. 

D'après ce que l'on nous apprend au sujet de 
ces examens, quiconque peut tirer juste quel- 
ques flèches et soulever à bras tendu de grosses 
pierres munies d'un anneau, est proclamé 
-caporal, et porte dès lors dans sa giberne son 
«bâton de maréchal. 




362 A TRAVERS L'ASIE 

L'examen des futurs mandarins civils offre 
plus de difficulté. Les candidats doivent pré- 
senter une dissertation sur • un point obscur 
des livres de Confucius et composer eux-mêmes 
une amplification oratoire. La plupart fran- 
chissent assez bien ces deux obstacles. Mais le 
pont-aux-ànes pour le grand nombre, c'est la 
question suivante posée par de vieux exa mina- 
teurs à barbe blanche : « Combien nous don- 
nerez-vous de lingots d'argent pour l'obtention 
de votre diplôme ? « Sur trois mille postulants, 
une cinquantaine seulement sont à même de 
fournir... une réponse favorable. 

Ce même jour> au soir, Bonvalot est pris 
d'une fièvre si intense qu'il en devient faible 
comme un enfant et que nous devons, les jours 
suivants, le faire ti.msporter en litière. 

Le 18, sur un chemin étroit séparant des 
rizières, le prince, qui chevauche seul en 
avant de la caravane, lait la rencontre d'une 
troupe de jeunes cavaliers escortant leur maî- 
tre d'escrime et se rendant aux examens mili- 
taires* Un des futurs guerriers, sans doute 
pour faire parade de bravoure, frappe de sa 
cravache le cheval monté par le Prince, et crie- 
en même temps : — Range-toi donc de côté, 
diable d'occident ! — Pauvre petit célestial ! 
Le Prince saute à terre, arrache l'insulteur de 



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A TRAVERS L'ASIE 



363 



sa selle et, sans respect pour les jolis souliers 
de satin, les pantalons en soie jaune, la veste 
festonnée de broderies, jette le tout dans les 
eaux vaseuses de la rivière. Vous croyez que 
les quinze compagnons du drôle ainsi corrigé 
vont tomber sur l'Européen isolé. En aucune 
façon. Ils sont là, pâles, effarés, se serrant les 
uns contre les autres comme des oisons qui 
ont entendu un coup de fusil. Et, lorsque nous 
arrivons à notre tour sur les lieux, nous voyons r 
d'un côté, le malheureux guerrier se dépêtrer 
de la boue qui l'englue jusqu'au menton et, de 
l'autre, le vieux maître d'escrime sortir de sa 
litière et nous présenter de très humbles excuses. 
Oh ! la valeur chinoise ! 

20 août. A notre grand ennui, la pluie ne 
discontinue pas. Le sol d'une vallée que nous 
suivons est d'une telle richesse que l'on y fait 
trois récoltes par an. Les arbres fruitiers, 
orangers, grenadiers, caquiers sont extrême- 
ment abondants, ainsi que beaucoup de plantes 
inconnues que le Prince rapporte à la flore des 
Indes. 

Dans la nuit, survient un orage tel qu'en 
dix ans de séjour en Orient je n'en ai point vu 
de si diluvien, sauf à Pointe-de Galles de Gey- 
lan, en 1881. Le résultat ne se fait pas attendre. 
On nous annonce, le matin, que nous allons- 




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A TRAVERS L'ASIE 



être obligés de stopper, parce que le pont 
menant au dehors de la ville où nous nous 
sommes arrêtés a été emporté, et que la rivière 
est si grosse et si impétueuse, que les centaines 
de voyageurs se trouvant dans notre cas ne 
peuvent songer à la passer à gué. 

Pour parer à ce contretemps, je me rends 
chez le mandarin et lui demande, dans l'inté- 
rêt de ses administrés, de donner des ordres 
pour qu'on établisse un pont provisoire. Le bon- 
homme me répond qu'il n'a pas d'argent pour 
cela et que, d'ailleurs, si les voyageurs veulent 
se cotiser, il sera facile de trouver des ouvriers 
consentant à jeter d'une rive à l'autre quelques 
troncs d'arbres qu'on couvrirait de planches. 
C'était me dire honnêtement : « Si vous voulez 
un pont, payez-le, je ne m'y oppose pas ! » 

Comme Bonvalot est encore très souffrant, 
cet arrêt ne nous déplaît pas trop ; j'en profite 
pour voir la ville. Je n'y trouve rien d'intéres- 
sant, si ce n'est la fabrication en grand des 
bâtonnets odoriférants si usités dans toute la 
Chine et le Thibet, pour parfumer les apparte- 
ments et remplacer l'encens dans les temples. 
La matière première se compose de différentes 
plantes, préalablement bien desséchées. Ces 
plantes sont ensuite déposées dans des mortiers 
où des pilons en bois, mus par une roue hy- 




A TRAVERS L'ASIE 



365 



draulique, les réduisent en une poudre jau- 
nâtre très fine. De l'huile ajoute e à cette poudre 
on fait une pâte que l'on étire en une sorte de 
gros vermicelle, coupé ensuite en baguettes 
d'un pied de longueur. 

Mais on en a vite assez de contempler une 
telle merveille d'industrie. Le 21 , moyennant 
promesse que nous faisons d'une quote-part 
dans le salaire à payer, une quinzaine de 
Chinois se mettent à Pœuvre et, en deux heures, 
au moyen eje poutres pêchées dans l'eau, de 
madriers et de planches, construisent un pont 
qu'on peut franchir sans trop de danger. Les 
voyageurs chinois soldent leur passage au 
moyen de quelques sapèques ; mais le chef des 
ouvriers vient effrontément nous réclamer 
vingt onces d'argent, cent vingt francs. Je 
proteste du geste et de la voix. Bonvalot qui ne 
comprend rien à mon indignation, demande 
de quoi il s'agit. Je le lui explique. 

— En ce cas. répond-il avec un sourire y 
envoyez cet homme s'arranger avec Achmed ; 
celui-ci s'en tirera mieux que vous. 

Achmed, mis au courant de la chose, 11e dit 
pas un mot, tombe sur le Chinois et le roule 
comme un dogue ferait d'un roquet. Et les 
compagnons du rossé, qui savent à merveille 
que le prix demandé est vingt fois trop consi- 




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A TRAVERS L'ASIE 



dérable, de rire de l'infortune de leur com- 
pagnon. L'un d'eux cependant s'enhardit à 
-demander dix onces. Il est payé à l'instant de 
la même manière. L'hilarité devient alors 
univei selle. Nos gens, les Européens, les 
•badauds, les constructeurs du pont : tous se 
tordent. Les deux battus font eux-mêmes 
chorus en disant : « Eh ! elle est singulière la 
monnaie du grand royaume de France. « Sur 
quoi Bonvalot désarmé concède cinq onces que 
les ingénieurs improvisés reçoivent en se jetant 
à genoux et en poussant des hourras d'enthou- 
siasme. En deux heures ils ont gagné le salaire 
de dix jours, et, pour un Chinois, quelques 
taloches ne tirent pas à conséquence. 

Le lendemain, 22, scène de pugilat plus 
sérieuse entre une troupe de jeunes archers qui 
avaient insulté et menacé le Prince, d'une 
part, et d'autre part, Achmed, Abdullah et 
Tong-Kia. Ce dernier, Chinois lui-même cepen- 
dant, se battait contre ses compa-riotes avec 
une furia incroyable, et accompagnait chaque 
coup d'une de ces épithètes qui mettent la 
rage au cœur d'un habitant du Céleste-Empire. 
Au bout de deux minutes, les Chinois fuyaient 
éperdus, abandonnant armes et bagages sur le 
-champ de bataille. 

Un peu plus loin nous suivions, entre une 



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A TRAVERS L'ASIE 



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montagne et un ravin profond, un sentier si 
-étroit que deux cavaliers n'eussent pu y mar- 
cher de front. J'allais en tête monté sur un 
mulet et suivi immédiatement par Achmed. 
Tout à coup un bruit formidable se fait enten- 
dre. Un avalanche de terre et de pierres, 
détachée du faîte de la montagne, passe de- 
vant moi comme une trombe et va s'engouf- 
frer dans le précipice qu'elle comble en partie: 
Ma bète effrayée fait un écart et nie jette par 
terre. Les animaux qui suivent se cabrent à 
leur tour, et je vois l'instant où hommes et 
bêtes vont aller s'abîmer dans le gouffre. Il n'en 
-est rien cependant : mais je ne puis m'empêcher 
de dire à Achmed : Mon brave, voilà un aver- 5 
tissement que le ciel nous donne, parce que tu 
.aimes trop à rosser les "Chinois !•*—. Maître, 
répondit le drôle, que dites-vous là ? Le ciel 
peut-il aimer des chiens si lâches et si har- 
gneux ? Non. non, si ceci nous arrive, c'est 
parce que je n'en ai pas encore tué un seul ; 
gare au premier qui se permettra d'aboyer 
contre nous ! 

Kong-mao-ing, gros village où nous arrivons 
ensuite, est célèbre par le commerce du sel qui 
y est très bon, mais très cher, soixante-dix 
sapèques, soit trente-cinq centimes la livre. 
En revanche, les denrées alimentaires y sont 



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A TRAVERS L'ASIli 



d'un bas prix fabuleux. La livre de viande- 
coûte trente sapèques ; la livre de graisse, dix 
sapèques ; le litre de genièvre, douze sapèques. 
Et moyennant dix sapèques on peut se gorger 
de riz à discrétion. 

Journées maussades que celles des 23 et 24 
août! On ne fait que monter et descendre des 
hauteurs, sous une pluie qui a raviné tous les 
chemins. A chaque instant nous sommes forcés 
de nous arrêter, ' ici pour réparer un pont, là 
pour niveler une pente» ailleurs pour combler 
une crevasse. Enfin, au passage à gué d'une- 
rivière, Bonvalot est presque noyé dans sa 
litière, parce qu'un des porteurs a fait la 
culbute. , 

Le 24, nous atteignons la grande ville de 
Huili-tcheau, remarquable, ainsi que ses 
environs, par des goitreux plus dégoûtants, si 
possible, que tous ceux rencontrés jusqu'ici ;. 
une pauvreté telle que les enfants déjà grands,, 
des deux sexes, sont nus comme vers; et enfin 
des mines de charbon, de fer et de cuivre. Le 
charbon ne coûte que cent vingt sapèques les • 
cent livres ; le fer et le cuivre sont utilisés pour 
la fabrication des marmites, des cloches et de 
ces belles pipes à eau si usitées dans toute la. 
Chine. 

Le 26, nous avons la preuve de l'aimable 





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A TRAVERS L'ASIE 



solidarité qui unit en Orient les représentants 
des diverses nations européennes. Un Chinois 
dont nous faisons rencontre nous montre une 
magnifique carabine Martini qu'il s'est procurée, 
ainsi que deux cents cartouches, moyennant 
vingt onces d'argent, cent vingt francs. Il nous 
explique qu'au temps de la guerre franco-chi- 
noise où s'illustra l'héroïque Courbet, les 
Anglais faisaient passer ces armes en grand 
nombre, par leurs possessions de Birmanie, et 
les vendaient à vil prix aux ennemis irrécon- 
ciliables de la France, les Pavillons noirs. 

27 et 28 août. Je parlais tout à l'heure de la 
misère qui règne en cette région dont le sol est 
pourtant couvert de si riches moissons et ren- 
ferme dans ses entrailles des mines si précieu- 
ses. C'est que c'est ici la patrie par excellence 
des fumeurs d'opium. Or, cette drogue infer- 
nale coûte très cher et, sur dix hommes, il y 
en a neuf tellement esclaves de cette passion 
qu'ils épuisent toutes leurs ressources pour la 
satisfaire. Six femmes sur dix en font autant. 

29 août. Notre Abdulîah a failli tuer aujour- 
d'hui Bonvalot ou votre serviteur. Nous mar- 
chions en avant, lorsque des gamins conduisant 
à l'abreuvoir une troupe de buffles trouvèrent 
plaisant de lancer des pierres au moyen de 
leurs frondes. Abdullah, qui était en arrière, 




A TRAVERS L'ASIE 371 

tira un coup de revolver, pour effrayer ces 
moutards trop belliqueux. Sa balle, tirée pour- 
tant hors de notre direction et de celle des 
enfants, fit ricochet sur une pierre, vint siffler 
à quelques pouces de nos tètes, et alla s'aplatir 
contre les rocs que nous avions à notre droite. 

Dans la même journée, à Tckiang-yi, nous 
franchissons en barque le Fleuve Bleu, et 
passons ainsi de la province du Se-t'chouan 
dans celle du Iun-nan. Le climat de celle-ci est 
très chaud. Aussi y trouve t-on l'arbre à caout- 
chouc des pays tropicaux et des haies formi- 
dables de cactus s'élevant de cinq à six mètres 
de hauteur. Ainsi encore, la seconde moisson 
<ie riz est déjà; coupée, et Ton procède aux 
semailles de la troisième. 

Vilaine besogne que cette culture ! On sait 
que le riz ne croît que dans l'eau ; c'est pour- 
quoi les champ? à ce destinés sont entourés de 
digues, de manière à en faire des étangs rec- 
tangulaires dans lesquels l'eau du fleuve est 
amenée par des rigoles. Un buffle conduit par 
un homme à peu près nu laboure dans l'eau et 
la boue, l'un et l'autre y étant immergés jus- 
qu'au ventre. On sème, on fait écouler l'eau, on 
la fait rentrer quand le riz est levé, pour l'en- 
lever et la ramener à plusieurs reprises. Ces 
marais artificiels exhalent une odeur affreuse, 



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A TRAVERS L'ASIE 



et je ne m'étonne pas que les pays à riz soient 
des pays a fièvres. 

Le lendemain nous constations que, dans une 
vallée où coule un affluent du Fleuve Bleu, 
tout est d'un rouge vif : l'eau de la rivière, le 
sol et même le grain du riz. A plus savant que 
moi d'expliquer ce phénomène. w 

Rude étape le I er septembre. Nous mettons 
plus de six heures à franchir la chaîne de mon- 
tagnes de Ma-tao chan, haute de 3ooo mètres. 
On extrait de ces montagnes un marbre très- 
singulier et probablement unique au monde. 
Les veines dont il est orné sont de couleurs 
diverses et combinées de telle manière qu'on y 
voit lorsqu'il est poli, des fleurs que Ton dirait 
peintes au pinceau, et qu'en réunissant plu- 
sieurs plaques, les Chinois, dont pn connaît la 
patience, composent de véritables tableaux où 
l'on jurerait qu'un artiste a représenté un pay- 
sage traversé par une rivière et semé de villes, 
de lacs et de bois. Tout cela n'est cependant que 
l'œuvre de la nature. Nous avons vu à lurim 
nari-Jou plusieurs de ces tableaux si ravissants 
que, sur les lieux mêmes, ils atteignent le prix 
de deux cents francs. 

Une autre curiosité qu'offre cette con- 
trée, mais la nuit seulement, ce sont des 
mouches phosphorescentes si nombreuses et 
si brillantes qu'elles donnent, à certains 



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A TRAVERS L'ASIE 



373 



moments, l'illusion d'un petit feu d'artifice. 

En revanche les routes sont détestables, et 
les victuailles aussi. Le matin, nous ne pouvons 
nous procurer que de la soupe au riz, et le soir 
une poule au carry. A ce maigre régime, nos 
■estomacs se débilitent, et comme les rizières 
puent la fièvre, nous ne parvenons à y échap- 
per qu'en prenant chaque jour une forte dose 
de quinine. 

A Wu-ting'tcheoii, où nous arrivons le 3 sep- 
tembre, nous trouvons échelonnés ça et là des 
postes de soldats chinois, dont la mission est de 
surveiller les actes des sauvages Lolos campés 
dans les montagnes. Ici, plus encore qu'au 
Se-t'chouan, ces pasteurs guerriers, nourris de 
laitage et de viande, de taille haute et bien 
prise, de caractère presque féroce, sont de for- 
midables adversaires pour les Chinois généra- 
lement petits au Iun-nan, minés par les fièvres, 
anémiés par la misère et sujets à la nécrose et 
à l'ophtalmie. 

4 septembre. On nous annonce que demain 
nous atteindrons la capitale de la province, 
Iun-n an-fou, où résident des missionnaires 
catholiques. Vers midi, la femme de l'aubergiste 
chez lequel nous nous sommes arrêtés pour 
prendre le thé nous apprend qu'à la capitale il 
y a non seulement des prêtres catholiques 
(Tien-Tchou-kiao), mais aussi des prédicants 




374 



A TRAVEKS L'ASIE 



européens accompagnés de leurs femmes, qu'elle 
appelle lesou-hoei ce que je sais être des pro- 
testants. Et sait-on ce que cette Chinoise trou- 
vait de plus extraordinaire chez ces dames ; 
européennes ? Leurs pieds immenses — ceux 
des Chinoises ont à peine dix centimètres — et 
le bruit que font sur le pavé les talons ferrés 
de leurs souliers, bien différents des minuscules 
babouches en soie à l'usage du beau sexe en , 
Chine ! 

Nous logeons dans une misérable auberge 
où Ton ne peut nous ofifiir que deux petites 
chambres dans une desquelles quatre porteurs 
de palanquin sont déjà occupés à fumer leur » 
infect opium. Comme cette drogue nous écœure . 
à nous rendre malades, je prie ces gens, et cela 
à trois reprises, d'aller s'empoisonner ailleurs, 
et finis par souffler la lampe à alcool nécessaire 
à leurs opérations. Les drôles s'éloignent de 
quelques pas et recommencent de plus belle. 
Ce que voyant, le Prince va chercher un seau 
d'eau et sans crier gare, le déverse sur les 
fumeurs et leur attirail. Sauve qui peut géné- 
ral ! car les Chinois ont une peur atroce de 
l'eau froide. Nous restons maîtres de la place ; 
nos adversaires ont fui avec un tel entrain que 
l'un d'entre eux est allé s'étaler de tout sort 
long dans la vase d'une rizière, à la grande 
hilarité de ses propres compatriotes. 




CHAPITRE XXVII 



Arrivée à Iun-nan-fou. — La résidence des missionnaires. — 
Le directeur des télégraphes. — Chinoiseries. — Un coup 
de feu. — Mong-tze. — Au consulat de Fiance. — Le Fleuve 
Rouge. 

5 septembre. Arrivée à lun nan-foîi. Dès six 
heures du matin, j'ai pris les devants eu compa- 
gnie de mon bon Tong-kia, afin d'avertir les 
missionnaires de résidence à la capitale de 
l'arrivée du Prince, et dans le but de leur 
demander l'hospitalité. Dès neuf heures, j'at- 
teignais une vallée au centre de laquelle se 
dresse la ville entourée de magnifiques remparts 
crénelés. Un peu au delà, brille sous les rayons 
du soleil un beau lac de vingt lieues de dia- 
mètre, que sillonnent en tous sens une multi- 
tude de jonques à voiles et de barques de 
pêcheurs. 




3 7 6 



A TRAVERS L'ASIE 



A onze heures, j'entrais à la résidence des 
missionnaires, vaste construction en style 
chinois, et saluais le Vicaire apostolique du 
Iun-nan, le vénérable M^ r Fénouil qui, malgré 
ses soixante-dix ans et quarante-six années 
d'apostolat, est encore alerte et vigoureux. 

Bientôt après, arrivent le Prince et Bonvalot. 
Puis-je parler, sans me répéter, de l'accueil que 
nous font les missionnaires français ? Dirai-je 
la jouissance que nous éprouvons à nous voir 
installés dans des chambres bien propres, 
exemptes de puces, punaises et autres bêtes 
piquantes, puantes et mordantes ? Et ces bons 
lits, aux draps bien blancs, aux couvertures 
neuves et bien sèches : oserons-nous bien nous 
y glisser ? 

Nons envoyons nos cartes au vice-roi qui nous 
envoie la sienne en nous mandant que sa pro- 
tection nous est inutile, puisque nous avons 
celle de Févêque. On nous explique que cette 
grossièreté n'a rien d'étonnant, parce qu'elle 
émane de l'ennemi acharné de la France, de 
celui qui, lors de la guerre du Ton-kin, a 
soudoyé ouvertement contre les Français bon 
nombre de ses sujets. 

En revanche, à peine sommes-nous installés 
à la résidence, que nous y recevons la visite du 
directeur général des lignes télégraphiques de 




A TRAVERS L'ASIE 



377 



la province, M. Jensen, Danois de naissance. 
Bien que protestant, il est l'ami intime des mis- 
sionnaires catholiques et n'entretient aucun 
rapport avec les ministres anglicans. 

Le lendemain, ce gentleman accepte très 
volontiers de dîner avec nous à la table de 
Tévèque, et se charge d'expédier nos lettres et 
télégrammes pour Hong-kong, Shang-haï et 
l'Europe. Le tarif des télégrammes est très 
•élevé : à nous trois, nous avons à solder 246 
francs. Les bureaux de Hongkong et Shang-haï 
«ont avisés d'avoir à nous envoyer à Hanoi, 
-capitale du Tông-kin, nos correspondances 
arrivées d'Europe, et les employés de Mang hao 
sont priés de nous louer une barque, pour le 
voyage sur le Fleuve Rouge.) 

Nous allons ensuite acheter en ville de 
nouvelles couvertures de lit, parce que celles 
dont nous nous servons depuis près d'un an sont 
«usées jusqu'à la corde et d'une saleté à faire 
reculer un Mongol ou un chiffonnier de Paris. 
Au cours de nos emplettes, nous apprenons 
que la ville est en proie à une épidémie d'in- 
fluenza d'une violence telle que plus de trois 
cents personnes y succombent chaque jour. 
Bonne raison pour hâter notre départ ! 

Le 8 septembre, grand dîner à l'européenne 
chez le bon M. Jensen. Nous admirons chez lui 




3 7 8 



A TKAVEKS L'ASIE 



plusieurs de ces tableaux en marbre dont j'ai 
parlé précédemment, et surtout un bureau 
télégraphique parfaitement organisé. Un Can- 
tonnais en est le chef et commande à dix 
employés, tous chinois, mais parlant parfaite- 
ment l'anglcâs. Ces Célestiaux — chose prodi- 
gieuse pour qui connaît leurs congénères — 
entretiennent le bureau et les appareils avec 
une propreté toute européenne. Il est vrai que 
leurs appointements sont fort élevés et qu'à la 
moindre négligence M. Jensen congédie mili- 
tairement. Ce dernier, après fortune faite en 
quelques années, va retourner en Europe et 
nous accompagnera même jusqu'à Mong-tze 
où résident un consul et des agents de douane 
européens. 

Le même jour, un curieux incident, tout à 
fait chinois, marque notre retour à la résidence. 
Un brave chrétien vient y implorer l'assistance 
de Tévêque. En venant à la ville, il s'était 
trouvé en présence d'un marchand de sel qui, 
chargé d'un gros sac de cette marchandise, 
était tombé dans un fossé de telle façon qu'il 
n'en pouvait sortir sans le secours d'autrui, et 
que le sel était mouillé. Le chrétien aide l'homme 
à se relever et à repêcher le sel avarié. Mais, 
voici qu'à peine délivré, le marchand saisit le 
chrétien, crie à l'assassin, entraîne son sauveur 



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A TRAVERS L'ASIE 



379 



chez les satellites, accusant ce dernier de l'avoir 
culbuté dans l'eau pour s'emparer de sa mar- 
chandise, et exigeant un poids égal de bon sel. 
Le chrétien a beau protester : on lui donne, 
séance tenante,- quarante coups de bambou, et, 
si Monseigneur ne le tire pas de ce mauvais 
pas, il sera condamné à indemniser le païen et 
à solder les frais du procès. Qu'on s'étonne 
après cela qu'il n'y ait pas de Juifs en Chine ! 
Les fils d'Abraham seraient-ils de taille à lutter 
contre des roués de cette force ? 

Autre chinoiserie, mais venant de plus haut. 
Depuis notre arrivée à la capitale, la garnison: 
se livre à des exercices militaires vraiment 
enragés. De quatre heures du matin à huit 
heures du soir, le canon ne cesse de gronder, 
et les feux d'infanterie crépitent à nous rendre 
sourds. Informations prises, il parait que le 
vice-roi s'est imaginé que notre venue au Iun- 
nan avait pour but d'inspecter les forces du 
pays. En Chinois qui connaît son affaire, il a 
fait brûler des millions de cartouches à blanc, 
ne doutant pas qu'à notre arrivée au Tong-kin 
nous ne disions aux Français de ne point venir 
se mesurer contre des gens qui ont tant de 
poudre. — Sois tranquille ! mon bonhomme, . 
nous le dirons. 

11 septembre. Nous partons vers midi en corn- 



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38o 



A TRAVERS L'ASIE 



pagnie de M. Jensen, et longeons les bords du 
lac, sur un espace de quatre lieues. Belle 
contrée, où un système d'irrigation obtenu par 
des pompes en bambou fait coître de splendides 
moissons de riz et de sorgho. En revanche, à 
la halte du soir, on ne nous offre pour logis 
qu'une étable sordide. Nous campons donc à la 
belle étoile. 

Le lendemain, nous continuons à suivre les 
bords du lac, où Ton rencontre beaucoup de 
ruines datant de la révolte des T'chattg-mao-tse 
{Longs Cheveux). Nous constatons que le type 
des habitants tend à se rapprocher de celui des 
Annamites et des Tong kinois. 

12 septembre. C'est à cette date, il y a un an 
que nous quittons Kouldja. Une année entière 
passée à cheval, sauf de courtes interruptions : 
-en voilà assez de ce genre de locomotion. Et 
puis, toujours des montagnes succédant aux 
montagnes, cela finit par devenir assez mono- 
tone. Et voici que M. Jensen nous affirme qu'il 
nous en reste à franchir une dernière, d'une 
altitude de 2000 mètres. Est-elle donc bossuée, 
cette immense Asie ! 

Quittant les bords du lac, nous cheminons le 
long de la ligne télégraphique. L'installation 
des potaux est singulière. On ne dispose guère 
ici que du bois de peuplier. Aussi, bon nombre 



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A TRAVERS L'ASIE 



38i 



de poteaux, plantés qu'ils sont dans les rizières, 
sont complètement pourris après quatre ans de 
service. On les remplace tant bien que mal, en 
accrochant le fil à de vieux troncs rabougris, 
ou encore à des arbres fruitiers. Il arrive même 
que, ces ressources manquant, la ligne est 
interrompue pendant plusieurs mois. « C'est 
ainsi, nous dit M. Jensen, que, non loin d'ici, 
le personnel d'un bureau n 1 a d'autre occupation 
depuis trois mois que de palper des gages 
plantureux, parce que plusieurs poteaux ont 
fait la culbute. » 

Au haut de la montagne, voici qu'éclate un 
coup de feu, et un colporteur chinois tombe, 
les quatre fers en l'air. Nous courons à lui : le 
malheureux a la poitrine tout en sang et semble 
prêt à rendre l'âme, tandis que sa main droite 
étreint encore un pistolet fumant. En bons 
samaritains, nous lavons la blessure avec de 
l'arnica et faisons avaler au patient quelques 
gouttes de cordial. Le Chinois ouvre un œil,, 
puis deux, recouvre la voix et nous dit enfin : 
» Merci ! bonnes gens, continuez votre route : 
je n'en mourrai point. J'avais acheté un pistolet 
et l'avais bourré sur la poudre avec de la terre 
et du papier, pour qu'il fît grand bruit, mais- 
sans ajouter de balle. Et jouant avec mon 
arme, le coup est parti et je me suis cru 



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382 



A TRAVERS L'ASIE 



mort : mais j'ai la peau dure et je vis encore » 
Au village de Hai-men-tyao, où nous logeons, 
on sert d'excellent poisson péché dans un lac 
voisin, presque aussi grand que celui de Iun- 
nan-fou. Les habitants, tous pêcheurs et pirates 
à l'occasion, ont assisté pour la plupart, nous 
dit M. Jensen, à la guerre du Tong-kin. où ils 
ont laissé bon nombre de leurs compatriotes, et 
beaucoup de ceux qui en sont revenus ont été 
estropiés par les balles françaises. La moue 
qu'ils nous font semble indiquer qu'ils en gardent 
rancune. C'est logique de leur part : mais qu'y 
pouvons-nous ? 

Le lendemain, nous suivons une belle route 
ombragée par des arbres touffus et bordée d'im- 
menses vergers où croissent pommiers, poiriers, 
caquiers et bien d'autres arbres fruitiers. La 
Ou-li-tzt est une sorte de poire qui ne se cueille 
qu'en hiver et doit mûrir sur l'arbre ; elle est 
alors entièrement noire et très juteuse. La 
Sa-li-kouo est une sorte de pomme aigrelette 
d'un goût excellent, dont les pépins sont des 
noyaux très durs, analogues à ceux de la nèfle. 
Le pays paraît d'ailleurs plus riche que dans le 
nord de la province ; les maisons sont plus 
confortables ; hommes et femmes portent des 
vêtements plus luxueux. Ces dernières vont 
jusqu'à étaler de nombreux ornements en argent. 



9 




A TRAVERS L'ASIE 



383 



En revanche la chaleur est excessive. Aussi, 
dans la journée du 14, Bonvalot et deux de nos 
hommes sont-ils pris de fièvre et de vomisse- 
ments bilieux. Notre petit singe Akké, habitué 
aux frimas de ses montagnes, est bien malade, 
lui aussi, et les magnifiques chiens que nous 
avions amenés du Thibet meurent l'un après 
l'autre. 

Les coups de soleil sont presque autant à 
craindre que les attaques de la fièvre. Pour s'en 
préserver, les indigènes portent ces énormes 
chapeaux en fibres de bambou, de près d'un 
mètre de largeur, et qui paraissent si grotesques 
lorsqu'on les voit représentés dans les peintures 
chinoises. Au risque de passer pour des Chinois 
de paravant, nous achetons de ces chapeaux et 
nous nous en coiffons bravement. 

Nous logeons dans un village à sol maréca- 
geux, uniquement habité par des Hoei-Hoei, ou 
Mahométans. Ces gens nous apprennent 
qu'après la grande révolte de leurs compatriotes, 
ils ont été relégués en cet endroit malsain par 
leurs ennemis qui espéraient, sans doute, les 
faire périr par la fièvre. Toujours bien avisés, 
ces Chinois ! 

Rien à noter au cours des deux journées sui- 
vantes, si ce n'est des ronces gigantesques qui 
bordent le chemin et sont identiques probable- 




384 



A TRAVERS L'ASIE 



ment à celles que Ton rencontre au sud de 
l'Afrique, et auxquelles les Boers ont donné le 
nom significatif de Wacht een beetje, « attendez 
un peu ». C'est que ces ronces ont des épines 
récourbées, si longues et si acérées que, pour 
peu qu'on s'en approche, on est infailliblement 
accroché. Une clôture faite de ces arbustes, 
serait absolument impénétrable, même à des 
buffles. 

Le 17 septembre, nous atteignons MongUze r 
où nous sommes reçus très amicalement par le 
consul français, M. Le Duc. Mais nous sommes 
insultés au beau milieu de la rue par des voyous 
et des soldats chinois. Les sauvages thibétains 
nous ont ennuyés parfois, mais jamais injuriés. 
L'être ici, où la France a son représentant,, 
c'est trop fort ! Aussi, le plus insolent des 
insulteurs est il saisi par nos gens et rossé 
d'importance. De plus, nous faisons transmettre 
nos cartes au grand mandarin de la ville, avec 
prière de prendre des mesures pour que nous 
soyons respectés. Le madré Chinois répond à 
notre requête en faisant demander pourquoi 
nous avons battu un de ses sujets, et voudrait 
tenir en son pouvoir mon cuisinier Tong-kia^ 
lequel a frappé comme nos autres serviteurs et 
qui, étant Chinois, serait justicable du tribu- 
nal de l'endroit. Nous n'avons garde de céder 




A TRAVERS L'ASIE 



385 



à cette exigence : mon brave chrétien risque* 
rait tout simplement d'être décapité. 

Au consulat, outre M. Le Duc, nous trouvons 
six Européens, tous employés au service des 
douanes chinoises. Ces messieurs nous invitent 
à dîner avec eux le lendemain. Nous acceptons 
avec reconnaissance, décidons de nous reposer 
pendant deux jours et profitons de cette halte 
pour louer de nouveaux chevaux destinés à 
nous porter jusqu'à Mong-hao, sur le Fleuve 
Rouge. 

Nos nouveaux amis ne cessent de nous parler 
du danger d'être attaqués par les pirates qui 
rôdent sans cesse aux abords de ce fleuve. Ces 
jours derniers, un jeune officier français escor- 
tant un convoi de barques chinoises aurait été 
tué par ces bandits. 

20 septembre. Il ne nous reste que deux éta- 
pes à fournir par terre. Nous partons vers 
midi, emmenant treize chevaux de bât et sept 
chevaux de selle. Mauvaise journée ! Je tombe 
de ma monture et me blesse fortement aux 
genoux. Et puis, une pluie continuelle, des 
chemins boueux et, pour clore la fête, nous ne 
trouvons le soir qu'une étable infecte et 
humide. Nous y passons la plus affreuse nuit 
que nous ayons eue de tout le voyage. 

Aussi est-ce de grand cœur que, dès l'aurore, 



25 




386 



A TRAVERS L'ASIE 



nous sellons nos chevaux pour la dernière fois. 
Nos gens, qui se traînent à peine, tant ils sont 
affaiblis par la fièvre et la dyssenterie. ne 
mettent pas moins d'ardeur à charger les 
bagages. Ils savent que six lieues à peine nous 
séparent du Fleuve Rouge tant désiré. 

Dussions-nous crever les chevaux, nous ne 
mettons guère que deux heures pour effectuer 
le trajet. M os serviteurs impatients ont pris 
les devants et, tout à coup, nous entendons les 
cris cent fois répétés : Fleuve Rouge ! Fleuve 
Rouge ! Une jonque bien propre et assez 
grande nous attend. On saute à bas des mon- 
tures, on leur arrache la bride et la selle, et, à 
la stupéfaction des bateliers qui nous croient 
fous, on jette et tout à la rivière, comme si l'eau 
du fleuve — elle est vraiment rougeâtre — 
devait emporter avec nos harnais délabrés le 
souvenir de plus de douze mois de misères. 

Un seul homme ne partage point le délire 
oyeux qui nous agite tous : notre pauvre 
Achmed. Debout au bord du fleuve, il en con- 
sidère hébété le cours impétueux ; et lui, 
l'homme de fer et d'acier, tremble pour la 
première fois de sa vie. « Que voulez-vous ? 
nous dit-il ; les déserts, les montagnes, les 
rochers, les précipices : je connais tout cela ; 
mais l'eau, mais cette frêle barque qui se dan- 




A TRAVERS L'ASIE 



387 



dine, et puis, plus loin, la grande mer, rien 
que le ciel et l'eau profonde : j'en mourrai ! » 
Nous tâchons de rassurer le bon serviteur dont 
la vaillance a si souvent relevé notre faiblesse, 
mais Achmed hoche tristement la tête. 

Nous passons le reste de la journée à ranger 
nos bagages à fond de cale, et nous disposons 
nos literies par dessus. Le repas du soir est 
pris de bonne heure, et nous nous endormons 
bercés par cette idée : voici la dernière nuit que 
nous passerons en Chine ; demain, ce sera le 
Tong-kin, et le Tong-kin, c'est déjà un peu la 
France, l'Europe, la patrie ! 




CHAPITRE XXVIII 



Navigation sur le Fleuve Rouge.— Rencontre de six Belges^ 
— Arrivée à Hanoi. — Une triste nouvelle. — Arrivée à 
Hong-Kong. — Retour en Europe. 

22 septembre. Nous nous éveillons alors que 
la barque file déjà rapide entre des rives éta- 
lant l'exubérante végétation des contrées tropi- 
cales. 

Nos bateliers parlent une langue qui nous 
est incompréhensible. Quelques-uns entendent 
cependant un peu le Chinois, de même que leur 
chef. Celui-ci, magnifiquement vêtu, est d'or- 
dinaire nonchalamment assis au pied du mât 
et fume d'innombrables pipes. Mais, vienne à 
se présenter un des nombreux rapides où des 
rochers émergeant du fleuve nous menacent de 
leurs pointes aiguës, il saisit lui-même le 
gouvernail, et, son œil d'aigle fixé sur l'unique 




A TRAVERS L ASIE 



389 



passage torrentueux qui nous est ouvert, sa 
voix vibrante et métallique jetant des ordres 
brefs et énergiques, il dirige la jonque avec 
une justesse prodigieuse, à travers le dédale 
des roches que blanchit l'écume, puis se ras- 
sied, grave et silencieux. 

Un homme ! ce chef; et comme lui et ses 
matelots ont tous été pirates et le sont peut-être 
encore, nous avons donné l'ordre formel de 
n'aborder nulle part sans notre permission, 
parce que ces gens pourraient nous faire accos- 
ter le soir en un endroit occupe par leurs 
amis, les bandits du fleuve, et nous faire 
massacrer, pour profiter de nos dépouilles. 

Vers le déclin du jour, un cri retentit tout à 
coup : — Maître ! voyez donc : un soldat fran- 
çais est là-haut, sur la rive. — Nous n'en 
croyons rien tout d'abord, puisque d'après les 
rapports reçus précédemment, le premier poste 
militaire français devait se trouver à Lao-kai, 
où nous n'arriverons que demain. Nous tirons 
pourtant en l'air deux coups de revolver. A 
l'instant même, quatre ou cinq de ces casques 
blancs que les Européens portent sous les tro- 
piques se montrent à travers le feuillage touffu. 
Nous répondons à cette apparition en hissant 
le drapeau tricolore et nous tâchons d'aborder. 
Mais Je courant violent nous emporte assez 




A TK AVERS L'ASJE 



loin et, lorsque nous parvenons à mettre pied 
à terre, c'est par un étroit sentier s'ouvrant à 
travers une forêt de bambous et de bananiers 
que nous atteignons le poste commandé par le 
capitaine Cadars. 

Celui-ci nous apprend qu'il y a trois mois 
encore, le poste était établi non loin de là. dans 
un endroit bas et humide où la fièvre décimait 
les hommes. On a donc brûlé la forêt broussail- 
leuse qui recouvrait une colline, et Ton a établi 
sur le sommet un fort dominant au loin le 
fleuve et tenant en respect les pirates qui, 
jusque-là, pillaient impunément les jonques de 
commerce. 

Le capitaine Cadars commande cent hom- 
mes : quatre-vingt tirailleurs annamites et 
vingt soldats français. Dure vie que celle de ces 
pauvres gens ! Comparés à eux, les soldats 
écossais ou irlandais que l'Angleterre entretient 
aux Indes sont de véritables princes. Etre 
jour et nuit sur le qui-vive ; habiter un pays 
malsain, des forêts humides où grouillent les 
serpents et où rugit le tigre ; bâtir sous un 
soleil torride des remparts et des casernes ; avec 
tout cela, manquer souvent de vivres qui ne 
peuvent arriver que par le fleuve : la situation 
peut être glorieuse, mais elle n'est certes pas 
enviable. 




A TRAVERS L'ASIE 



3 9 I 



24 septembre. Nous sommes partis hier soir 
de bonne heure, après avoir pris les disposi- 
tions de défense commandées par la prudence. 
Nos hommes se relayaient d'heure en heure, 
fusil en main, pour faire la garde et inspecter 
les rives qu'on nous a dit recéler en maints 
endroits des nids de pirates. Nous mêmes, nous 
avions placé à portée de nos mains des armes 
et des munitions. 

A midi nous atteignons Lao-kai, premier 
poste occupé par un résident civil français, 
appuyé par une garnison de volontaires anna- 
mites et de soldats européens appartenant à la 
légion étrangère. Le résident, M. Larose, nous 
a reçu avec la plus parfaite cordialité et nous 
a communique un télégramme du Gouverneur 
général du Tong-kin, M. Piquet, enjoignant à 
tous employés civils ou militaires de traiter 
avec honneur les explorateurs du Thibet. — 
Voilà qui est très gentil. Qu'on se chamaille en 
France sur la forme du gouvernement, je m'en 
bats l'œil. Mais que les autorités républicaines 
fassent ici bon accueil au Prince d'Orléans et 
et à ses amis : j'en suis ravi et en profiterai de 
mon mieux ! 

Je fais ici une rencontre stupéfiante. Dans 
la soirée je reçois la visite de six Belges enga- 
gés dans la légion étrangère. L'un d'eux ne 




3g2 



A TRAVERS L'ASIE 



m'a pas dit deux mots de flamand qua son 
accent j'ai reconnu un habitant de la Dyle, un 
Louvaniste. Les autres sont nés qui à Bru- 
xelles, qui à Liège, qui à Charleroi. Tous ont 
un grade et d'assez bons appointements. Aussi 
fus je invité pour le lendemain à un déjeûner 
bien ordonné, où Ton devine assez que les 
souvenirs de l'ancienne patrie firent tous les 
frais de la conversation. 

Le commandant de la garnison me disait, 
au sujet de ces compatriotes : « quand j'ai la 
chance d'avoir un engagement avec les pirates, 
% les Belges font merveille et remportent sur 
tous en froide bravoure. Mais, quand ils n'ont 
rien à faire et doivent subir le train-train mo- 
notone de la caserne, il est assez difficile d'en 
tenir ménage : ils vendraient jusqu'à leurs 
nippes pour avoir de quoi boire ! » Je laisse à 
l'officier français la responsabilité de ce blâme 
et de cet éloge. Pour ce qui est de boire, j'ai vu 
des tourlourous fiançais qui ne s'en tiraient pas 
mal : il fait si chaud, au Tong-kin ! 

Nous avons loué une autre barque qui, en 
cinq jours, doit nous conduire jusqu'à Hanoï s 
la capitale. Nous eussions préféré, pour aller 
plus vite, un bateau à vapeur ; mais il n'en 
vient à Loa-kai qu'à l'époque des hautes eaux. 
M. Larose insiste pour nous faire accepter une 




A TRAVERS L'ASIE 



3g3 



«escorte militaire. Bonvalot refuse. — Nous 
nous sommes défendus nous-mêmes pendant 
plus d'un an. dit il ; ne serait-ce pas une honte 
de nous abriter maintenant derrière de pau- 
vres soldats, et cela en pleines possessions 
françaises ? 

25 septembre. On descend rapidement. A 
midi, les soldats d'un poste nous avertissent de 
redoubler de vigilance, parce que, hier encore, 
les pirates ont pillé une jonque. Ces bandits 
ont des retraites partout et sont parfaitement 
renseignés par leur affidés sur le moment où 
une embarcation quitte le bas Tong-kin pour 
remonter le fleuve, sur son chargement et ses 
moyens de défense. Le pillage terminé, ils 
•disparaissent dans les fourrés impénétrables 
•qui bordent les rives. 

On sait qu'en Cochinchine et au Tong-kin, 
l'élément militaire français est subordonné à 
l'élément civil. Je n'ai point qualité pour dis- 
cuter cette organisation : je me contente d'en 
constater certains résultats. C'est ainsi qu'au 
poste dont je viens de parler, officiers et soldats 
connaissaient parfaitement en quel endroit peu 
éloigné se trouvait un repaire* de pirates et 
s'offraient à aller exterminer ces derniers. 
L'autorité civile s'y opposait. Parfois encore 
celle ci refuse les bateaux nécessaires pour 




3 9 -| 



A TRAVERS L'ASIE 



ravitailler de vivres et de munitions les postes 
échelonnés vers le haut du fleuve. Et les pau- 
vres soldats restent des semaines entières sans 
moyens de défense, privés de la nourriture 
substantielle qu'il leur faudrait pour les sou- 
tenir en ces climats débilitants. D'autre part, 
il est vrai, les employés civils ne tarissent pas 
sur les griefs qu'ils ont à reprocher aux mili- 
taires. De là, des dissensions et un manque 
d'unité dans l'action, dont profitent à merveille 
les Chinois et les pirates. Encore une fois, je 
ne juge pas, je cite des faits. 

26 septembre. Passage d'un rapide dangereux. 
Nous tirons ensuite sur d'énormes tortues 
dormant à fleur d'e m. Vers midi, nous sortons 
définitivement de la région montagneuse pour 
déboucher dans une plaine sans limites où de 
nombreux villages se cachent sous l'ombrage de 
riants bosquets de bananiers. Hélas ! pourquoi 
faut-il que les habitants de ces splendides régions 
vivent sous le coup d'alarmes continuelles ? Les 
pirates y sont aussi nombreux, aussi hardis qu'au 
temps de la guerre franco-chinoise, et s'en 
prennent à leurs compatriotes comme aux Fran- 
çais. Bien armés, connaissant à merveille tous 
les sentiers de la jungle, ils poussent l'audace 
jusqu'à s'attaquer en plein jour à des postes 
militaires. Il y a cinq jours, ils ont mis le feu 




A TRAVERS L'ASIE 



3q5 



à tout un grand village, à deux cents pas d'un 
fort occupé par 'les soldats français et anna- 
mites. 

27 septembre. On va plus lentement. Le 
fleuve, devenu plus large, a un courant moins 
violent ; le vent nous est contraire, et enfin les 
bancs de sable qui se déplacent journellement 
nous obligent à une extrême circonspection. 

Au poste de Houang-hao où nous arrivons le 
soir, nous sommes victimes d'une petite méprise. 
La sentinelle ne nous permet pas d'abord 
d'entrer dans la place. Requis par nous, un 
sergent va trouver le commandant et lui 
demande en notre nom quatre pains frais. 

— Qui sont ces gens ? demande le comman- 
dant. 

— Pas grand'chose, riposte le sergent ; à 
voir leurs pantalons de toile bleue et leurs 
visages hâlés, je pense que ce sont des chauf- 
feurs de chaloupe. 

On nous apporte pourtant les pains demandés. 

En retour, le sergent reçoit, avec une gratifica- 
tion, les cartes du Prince et de Bonvalot, qu'il 
est prié de transmettre au commandant. On 
devine le reste. De joyeuses libations de Cham- 
pagne réparent le quiproquo. 

Le lendemain, nous rencontrons le beau 
bateau à vapeur, Iitn-naii, construit à Hai- 




3g6 



A TRAVERS L'ASIE 



phong, au Tong-kin même, dans les usines 
d'Abâtardie et C ie . Ce steamer est mu par une 
énorme roue à aubes placée à la poupe. Peu 
après, le commandant d'une chaloupe à vapeur 
a l'obligeance de nous prendre à son bord et de 
remorquer notre jonque à sa suite. C'est ainsi 
que vers cinq heures du soir, nous arrivons à 
Hanoï, où nous nous installons aussitôt à 
l'hôtel Alexandre. 

Après une toilette sommaire, nous allons 
nous . procurer dans divers magasins de quoi 
reprendre une tournure européenne, et nous 
achevons la soirée entre nous, fêtant joyeuse- 
ment la fin de nos explorations et de nos 
misères. Nous avons d'ailleurs trouvé ici de 
nombreuses lettres et une foule de journaux 
envoyés à notre adresse par nos amis d'Europe. 
Le Prince en a pour le moins le volume d'un 
mètre cube. 

Hanoï est une grande ville de i5o.ooo habi- 
tants. Depuis qu'ils en sont les maîtres, les 
Français n'ont rien épargné pour P embellir. 
Parlerai-je des fêtes organisées en notre honneur 
par les autorités civiles et militaires, des récep- 
tions, des grands dîners, de la remise solen- 
nelle par le roi d'Annam de la décoration de 
première classe d'Annam et Tong-kin ? Ces „ 
choses ont des charmes... et des ennuis assez 
connus ! 




A TRAVERS L'ASIE 



397 



Le 5 octobre, après huit jours de fêtes fati- 
gantes, le gouverneur mit à notre disposition 
une chaloupe commandée par un officier, afin 
de nous mettre à même de visiter sommaire- 
ment tout le delta du Fleuve Rouge. Nous 
laissons donc Abdullah et Tong-Kia à Hanoï, 
et commençons par aller saluer à Ké-so, Mon- 
seigneur Puginier qui nous fait admirer sa 
cathédrale, ses jardins et ses pépinières incom- 
parables. Nous nous rendons ensuite à Nam- 
dinhy la ville industrielle par excellence. Aux 
Sept Pagodes, nous parcourons le champ de 
bataille où les Chinois alliés aux Annamites 
perdirent en un seul jour 25, 000 hommes. Plus 
loin, de Fhang-Thuong à Lang-song, si célè- 
bre par le terrible désastre des Français, on a 
établi un chemin de fer Decauville. 

A Haï-phong, visite des usines métallurgi- 
ques de M. Abâtardie qui, de simple ouvrier, 
est arrivé, à force d'intelligence et d'énergie, à 
une situation très considérable. Sauf un An- 
glais, tous ses ouvriers, employés et dessina- 
teurs, sont des Chinois de Canton s'acquittant 
à merveille de leur besogne. Nous poussons 
ensuite jusqu'à la fameuse baie d'Along où se 
livra naguère une bataille navale contre les 
pirates. Le grand cimetière où sont inhumés 
les cadavres des soldats français prouve assez 
quelle fut la fureur de ce combat. 




3gS 



A TRAVERS L'ASIE 



Le 12 Octobre, à notre rentrée à Hanoï, nous 
recevons une bien triste nouvelle. Sur ce même 
Fleuve Rouge que nous descendions il y a 
quelques semaines, un officier français et plu- 
sieurs soldats ont été massacrés par les pirates, 
On va jusqu'à craindre pour la ville même 
l'attaque de ces forbans, et les militaires ne se 
gênent pas pour dire hautement qu'aussi long- 
temps qu'on ne leur laissera pas les coudées 
franches, la paix définitive est impossible 

Le i5, nous emballons ce que nous voulons 
emporter en Europe. Tout le reste est aban- 
donné en cadeau à mon Tong-kia, en sus d'un 
beau salaire. Le soir, nous donnons un dîner 
d'adieu, coïncidant précisément avec l'anniver- 
saire (vingt-trois ans) de la naissance du 
Prince ; et ce nous est une occasion de rappe- 
ler la fameuse bouillie au cacao qu'il nous 
préparait lui-même, il y a bientôt un an, dans 
les gorges affreuses du Haut-Thibet 

Une chaloupe nous conduit ensuite à Haï- 
phong où, le 19, un steamer nous prend en 
destination de Hong-kong. Le mal de mer, au- 
quel j'échappe seul par grâce spéciale, éprouve 
rudement mes compagnons, surtout au déroit 
de Haï-Nan, mon pauvre Tong-kia est sur le 
point d'y rendre l'àme. 

A notre arrivée à Hong-kong, le 21 octobre , 




A TRAVERS L'ASIE 



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les Anglais nous font une réception presque 
française. Je remets mon Tong-kia à l'excellent 
M. Meugniot, Procureur de Messieurs les 
Lazaristes à Shang-haï, pour le moment de 
passage à Hong-kong. Il se chargera de repa- 
trier mon fidèle serviteur par les provinces du 
nord de l'Empire. 

Enfin, le 23, nous sommes sur le pont d'un 
magnifique paquebot des Messageries Mariti- 
mes françaises, Vlraouaddy, en destination de 
Marseille. A Port-Saïd, au débouché du canal 
de Suez, nous débarquons l'interprète Abdul- 
lah qui regagnera ses pénates par la Mer Noire, 
Samarkand, Tashkent et Yarkend. Achmed nous 
accompagne jusqu'à Paris et retourne ensuite 
vers sa steppe natale, jurant bien qu'on ne le 
prendra plus à traverser l'Asie. 

Je suis un peu de son avis : mais, qui sait ? 
Les hirondelles sont voyageuses par instinct et 
certains hommes ont avec elles ce trait de res- 
semblance. J'irai là où Dieu m'enverra et où le 
devoir m'appellera ! 




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