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CORNELL
UNIVERSITY
LIBRARY
THE
CHARLES WILLIAM WASON
COLLECTION ON CHINA
AND THE CHINESE
ioogle
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A TRAVERS L'ASIE
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Constant De Deken
MISSIONNAIRE BELGE EN CHINE ET AU CONGO
DE LA CONGRÉGATION DU CŒUR IMMACULÉ DE MARIE
CHEVALIER DE L'ORDRE DE LÉOPOLD
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A TRAVERS
L'ASIE
PAR
CONSTANT DE DEKEN
ADJOINT A L'EXPÉDITION BONVALOT ET HENRI D'ORLÉANS
DE PARIS AU TONKIN
Ouvrage enrichi de gravures d'après les photo-
graphies du prince Henri d'ORLEANS
ANVERS
CLÉMENT THIBAUT, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
18, PLACE DE MEIR, 18.
1902.
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IMPRIMATUR
' MECHLINLE, 4 Decembris 1901
J. THIJS, CAN., LIB. CENS.
/y 2.
/â S
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1
A TRAVERS L'ASIE
CHAPITRE PREMIER
De Bruxelles à Ili. — Préparatifs de départ.— Le personnel
de l'expédition.— Première étape.— Notre campement
Le 4 juin 1889, je quittais Bruxelles, en
•compagnie de mon nouveau confrère, M. Em.
Raemdonck, pour regagner notre Mission d'Ili
ou Kouldja. Notre voyage s'effectua par la
Russie d'Europe et la Sibérie occidentale.
Parvenu au terme de la course, j'envoyai à ma
famille le récit des incidents qui avaient mar-
qué notre longue pérégrination. Ce récit fut
trouvé assez intéressant pour que la Revue
des Missions en Chine et au Congo le publiât
in extenso.
Il y a quelques jours, je me trouvais de nou-
veau à Bruxelles et là, dans l'immense salle
6
A TRAVERS L'ASIE
de la Société de géographie, je donnais à ur>
auditoire d'élite une conférence accueillie par
de chaleureux applaudissements. J'ai de bon-
nes raisons de croire que ces applaudissements
ne s'adressaient point à la belle diction de
l'orateur, mais à l'objet de son récit. Rien
moins que l'aperçu général d'un des plus
grands voyages qui puissent s'accomplir, par
terre, sur la surface du globe : la traversée
du continent asiatique, du nord-ouest au sud-
est, à travers des contrées riches en souvenirs
historiques et plus inconnues, cependant, que
ne l'est aujourd'hui le centre de l'Afrique.
J'eus la bonne fortune de voyager en illustre
compagnie : un Prince de la Maison d'Orléans
et M. Bonvalot, le célèbre explorateur fran-
çais.
J'offre aujourd'hui le récit détaillé de cette
expédition. Mais, comment un pauvre mission-
naire belge, à peine rentré dans sa mission,
a-t-il été amené à traverser toute l'Asie et à
revenir en Europe par la mer des Indes ? C'est
ce qu'il importe d'expliquer tout d'abord au
lecteur.
Les illustres voyageurs que je viens de
nommer étaient arrivés, par la Russie et la
Sibérie, à Ili, lieu de notre résidence, avec
l'intention de traverser l'Asie centrale ou
A TRAVERS L'ASIE
7
Turkestan, le Koukounour, le Thibet, la
Chine méridionale et les possessions françaises
du Tonkin. Pour mener à bonne fin une telle
entreprise, la compagnie d'un Européen con-
naissant non seulement la langue, mais encore
les mœurs et coutumes chinoises, était, sinon
indispensable, du moins extrêmement utile.
Ces messieurs me demandèrent de leur servir
d'auxiliaire à ce point de vue. J'avais pour
décliner cette offre, les raisons les plus graves.
Je rentrais à peine d'un long et pénible voyage
entrepris pour les affaires de notre mission ;
et voici qu'il fallait reprendre le bâton du
voyageur pour affronter un trajet qui, avec le
retour par les Indes et l'Europe, pouvait durer
plus de deux ans ; enfin, il n'était pas permis
à un simple missionnaire de quitter son poste
sans l'autorisation de ses supérieurs et de la
Sacrée Congrégation de la Propagande. D'autre
part, le voyage projeté traversait des régions
qui n'avaient jamais été explorées jusqu'alors,
des contrées où notre Congrégation pouvait
être appelée à exercer son apostolat, puis-
qu'elles confinent à nos missions déjà exis-
tantes d'Ili et du Kansou. J'étais préoccupé
surtout de ce fameux Thibet, dont on raconta
tant de merveilles, cette citadelle du Boud-
dhisme, à peine entrevue, en 1846, par deux
8
A TRAVERS L'ASIE
missionnaires Lazaristes, MM. Hue et Gabet.
On comprend que ces considérations contra-
dictoires me faisaient hésiter. Le Prince avait
réponse à toutes mes objections, et, pour clore
le débat, il fit demander, par télégraphe, à
Bruxelles, les permissions nécessaires. L'ap-
probation de mes supérieurs leva tous mes
scrupules, et, le 12 septembre 1889, nous
nous mîmes en marche pour un voyage qui,
par les seules routes de terre, devait durer
plus de quatorze mois.
La partie scientifique de notre exploration
était du ressort spécial des voyageurs que
j'accompagnais. Leurs découvertes, à cet
égard, sont de la plus haute importance. Le
Prince en a parlé déjà dans une étude remar-
quable parue dans une grande Revue fran-
çaise, et tout le monde connaît le grand ouvrage
de M. Bonvalot. Les visées d'un missionnaire
sont nécessairement bien différentes. On me
pardonnera donc de ne pas trop insister sur
les questions géographiques, et de me conten-
ter de raconter, au jour le jour, tout ce qui
est de nature à intéresser les amis de nos
missions.
Le 12 septembre 1889, nous nous dispo-
sâmes au départ, et nous mîmes la dernière
main à l'organisation de notre caravane. Le
A TRAVERS L'ASIE
9
premier jour d'un voyage de ce genre est tout
aux tâtonnements. On ne connait pas encore
par expérience la force respective des animaux
-qui auront à transporter les bagages. On les
met donc à l'essai, en leur imposant un far-
deau solidement ficelé. La charge parait-elle
trop lourde? Il faut ouvrir les paquets, les
•diminuer, les diviser et les recharger. Puis,
affairés comme ils le sont, les hommes loués
pour le voyage sont toujours exposés à oublier
•quelque objet indispensable, si Y Européen ne
se donne pas la peine de tout vérifier par lui-
même. Or, tout cela exige des allées et des
venues, prend un temps considérable, et, la
•caravane une fois en marche, on doit s'estimer
heureux si, dans cette première journée, elle
fournit un trajet de 20 à 3o lis chinois, soit
•environ deux à trois lieues. Ce fut ce qui nous
-arriva.
Vingt chameaux portaient les bagages, deux
tentes, la batterie de cuisine, des pelles, des
pioches, des haches, des munitions et des
vivres pour un mois. Nous avions, en plus,
•quinze hommes, quinze chevaux et deux
•chiens.
Nous fûmes escortés jusqu'à quelque distance
•de la ville par le consul russe de résidence à
Ili, M. Ousperiski, son secrétaire, M. Borne-
f
IO
A TRAVERS L'ASIE
mann, le directeur des postes et télégraphes,,
et les chefs de deux hordes musulmanes, les-
Sartes et les Nokaïs. Mes deux confrères,
missionnaires à Ili, MM. Steeneman et Raem-
donck, nous suivirent jusqu'au premier cam-
pement. • ,
Cette première étape, à travers la fertile-
vallée d'Ili, ne fut que de trois lieues. A peine
étions-nous descendus de cheval, que la mon-
ture du Prince, un magnifique étalon donné
par le consul russe, brisa sa longe et partit ei>
un galop effréné. La perte de ce bel animal
eût été irréparable, tant à cause de ses qualités-
extraordinaires, qu'à raison de la charge qu'il
portait attachée à la selle : un appareil photo-
graphique, et deux sacs en cuir renfermant
boussole, thermomètre et instruments pour le
relèvement de la route. Heureusement, le mal
fut moindre que la peur. Nos hommes, s'é:taient
aussitôt élancés à cheval, et, deux heures
après, ramenaient le fuyard avec sa charge
complètement intacte.
Dans l'intervalle, mes deux confrères nous-
avaient quittés, promettant d'envoyer, par
courrier spécial et pendant la nuit, deux
articles que j'avais oubliés dans la précipitation
du départ : du café non grillé, et la lourde
pelisse fourrée, si indispensable pour lutter
i
a Travers l'asie
11
contre lès froids horribles qui nous attendaient
au Thibet.
Le cheval du Prince venait de nous être
ramené, lorsque le cuisinier en titre de la
caravane nous annonça que le souper était
servi. Le repas comportait, en tout et pour
tout, un fialao, mets très usité chez les Sartes :
de la viande hachée menu que Ton fait miton-
ner à petit feu dans du riz à la graisse de
mouton, avec l'addition de raisin sec. Cette
nourriture est très réconfortante ; mais, pour
la diriger, il faut posséder l'estomac d'un
Turc, ou faire chaque jour et à cheval une
promenade de dix lieues.
Si le repas est simple, sa préparation ne
Test paâ moins. On creuse un trou dans la
terre ; on dispose quelques pierres autour de
l'ouverture, on ajuste la marmite sur les pier-
res, et l'on chauffe avec le combustible que Ton
a sous la main : broussailles, herbes sèches,
ou argols.
Après le repas, on s'assied autour du foyer
improvisé, et, la pipe ou le cigare en bouche,
on parle des incidents de la journée, et on-
détermine l'étape à fournir le lendemain. Profi-
tons de ce moment pour présenter à nos lecteurs-
le personnel de notre caravane.
Je ne me permettrai pas d'émettre une opi-
12
A TRAVERS L'ASIE
nion personnelle au sujet des Européens que
j'avais l'honneur d'accompagner. Le nom seul
du Prince d'Orléans, son intrépidité toute
française, sa joyeuse vivacité; ses connais-
sances scientifiques, les conférences qu'il a
•données à son retour en Europe, la brochure
si intéressante qu'il vient de publier, nous
dispensent d'en dire davantage. Quant à
M. Bonvalot, chef de l'expédition, sa renom-
mée comme explorateur n'ést plus à faire. A
des connaissances toutes spéciales, à l'expé-
rience acquise en de précédentes expéditions,
à un humour gaulois que rien ne déconcerte,
il joint la froide et indomptable énergie de ces
hommes qui mènent à bonne fin la tâche
•entreprise par eux, ou qui y succombent par
une mort héroïque.
, Passons maintenant aux indigènes pris à
notre service. De ces quinze hommes, trois
seulement nous accompagneront jusqu'au terme
<lu voyage, au Tonkin : le cuisinier, l'interprète
■et le chef de caravane.
Le cuisinier, dans une semblable expédition,
•est un homme de la plus haute importance
Nous aurons à traverser des déserts où, durant
des mois, nous ne verrons pas une créature
humaine et où le hasard de la chasse devra
seul nous procurer des aliments. Or, les fàti-
A TRAVERS L'ASIE
13
gues que nous aurons à supporter pendant
près d'un an et demi sont telles, que l'Euro-
péen le plus robuste ne les endurera qu'à la
condition d'avoir l'estomac toujours satisfait.
Le détail est réaliste, mais vrai. Quant aux
indigènes, leur force physique de résistance
et leur énergie morale sont en corrélation v
directe avec la quantité et la qualité du lest
qu'ils portent dans le ventre. Passe pour un
jour de faim ! Mais, si la privation dure quel-
ques jours, ces hommes d'apparence si vigou-
reuse deviennent de véritables loques, des
enfants pleurnichards qui prendront la fuite,
si le bâton du chef de caravane ne les pousse
en avant. Or donc, nous avions pour cuisinier
mon propre domestique, un Chinois chrétiea
de Kouldja. Il a nom Tong-Kia. Tout chrétien
qu'il soit, il a conservé quelques-uns des
défauts de sa race : il est lent dans ses allures,
et d'un entêtement dont rien ne peut avoir
raison. En revanche, il connait à fond son
métier : la fpi chrétienne lui a donné une
probité inconnue à la plupart de ses compa-
triotes ; enfin, et ceci est réellement extra-
ordinaire, ce Chinois est doué d'une véritable
intrépidité.
Arrivons à l'interprète. Abdullah est un
Turc de la race des Tarantchis, et parle le:
A TRAVERS L'ASIE
turc, le russe, le chinois et le mongol. Il n'en
-est pas à son premier voyage ayant servi
plusieurs fois de guide au célèbre explorateur
Prjévalski... Celui-ci pourtant a fini par chas-
ser ignominieusement ce petit homme tout
gonflé de son importance, paresseux, fourbe
•et hypocrite. Rien qu'à voir sa mine chafouine
et ses yeux qui n'osent regarder en face, on
jurerait que cet homme est incapable d'avoir
un ami, et, en eût-il un, qu'il le vendrait
aisément pour beaucoup moins que trente
derniers. En ce moment, cependant, Abdullah
nous est indispensable ; nous aurons soin
toutefois de le surveiller.
Enfin, — à tout seigneur tout honneur —
saluons le brave Achmed, chef de la caravane,
le fidèle compagnon de M. Bonvalot en de
précédentes excursions. Achmed appartient à
Ja race turque des Usbegs ; mais son type
physique est celui d'un superbe Caucasien. De
taille élevée et robuste, il a le teint basané,
des yeux d'un noir intense et d'une vivacité
•que ne démentent pas un caractère^ inflam-
mable comme la poudre et une bravoure pour
laquelle le danger est une fête. Impossible de
s'imaginer un cavalier plus infatigable, un
•chasseur plus enragé, un homme déployant à
la fois plus d'audace et de sûreté à grimper
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A TRAVERS L'ASIE
15
-aux flancs des rochers les plus abrupts. Que
-dire . du dévouement et de la fidélité inébran-
lable de ce brave entre les braves ? Sans aucun
doute, si l'expédition a réussi, si, nous et
tous nos hommes nous ne sommes point morts
sur les sommets glacés du Thibet, c'est à
Achmed que nous le devons. Que de fois son
indomptable énergie n'at-elle point électrisé
nos hommes réduits au désespoir et décidés à
mourir sur place d'inanition et de froid, plutôt
que d'aller affronter encore de nouvelles souf-
frances ? Toutefois, les stimulants employés
étaient bien d'un Turcoman ; des regards de
flamme, des cris stridents comme ceux de
l'aigle, des coups de poing, de bâton et de
fouet, à mettre en branle une armée entière.
Un tel homme à la tête de mille gaillards de
.sa trempe pourrait braver toutes les peuplades
de l'Asie Centrale.
Maitenant que je les' juge à distance, les
procédés d'entraînement employés par Achmed
me paraissent bien un peu violents. Quant aux
résultats obtenus, il peut bien m'être permis
d'en être enchanté, puisque je leur dois la vie.
Le chef revint avec nous jusqu'à Paris, et
séjourna tout un mois encore en la compagnie
du Prince d'Orléans. On eût voulu le retenir,
-et l'aventureux coureur du désert avouait que
16
A TRAVERS L'ASIE
Paris avait du bon ; mais à toutes les aises de
la vie européenne, il préférait la steppe, les
montagnes, la vie errante de son pays natal :
il y est retourné.
J'ai peu de chose à dire du reste de nos-
engagés, Khirgis et Chinois, chargés du soin
de nos animaux: parmi eux se trouvait ui>
Russe, natif de Tioumen en Sibérie, très
expert dans la préparation des pièces d'histoire
naturelle.
Et maintenant que nous connaissons les
personnages grands # et petits de notre cara-
vane, disposons-nous à prendre un repos
nécessaire. Le temps est si beau, que nous ne
songeons pas même à dresser la tente, et que
chacun se met en devoir de monter lui-même
son lit. Ce n'est pas bien compliqué. Sur le soi,
on étend une pièce de toile cirée, et, sur la.
toile, une peau de mouton. Une sorte de cons-
sin revêtu de cuir sert d'oreiller ; on s'enve-
loppe d'une lourde couverture ouatée, et l'on
s'endort en contemplant les étoiles. Tâchons
de bien employer cette première nuit, car,,
demain, dès cinq heures du matin, nous de-
vrons être en selle, pour une étape qui nous
conduira à Mazar, à cent lis de distance.
Nous dormîmes d'un sommeil bienfaisant,,
que nous avaient mérité la fatigue d'une pre-
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A TRAVERS L'ASIE
mière journée, et aussi la prière. Au moment
de notre départ de Kouldja, non seulement
toutes les personnes appartenant à la cara-
vane, mais encore les autorités amies qui
avaient voulu nous escorter à quelque distance,
étaient entrées avec respect dans , la chapelle de
notre résidence. Et là, tandis que les mission-
naires catholiques récitaient les solennelles invo-
cations inscrites au Bréviaire pour la circon-
stance, tandis qu'un prince de la Maison de
France s'agenouillait à nos côtés, les Russes,
l'Allemand, les Khirghis, les Turcs, les Chinois
appelaient en leur langue et selon leur croyance
la bénédiction divine sur nous et notre entre-
prise. Un incrédule de l'Occident qui se serait
trouvé présent à cette scène eût pu sourire ; je
lui aurais conseillé cependant de se tenir à
distancé d'Achmed, dont la réponse eût été cer-
tainement.*, retentissante.
CHAPITRE II
Notre campement à Mazar. — Notre Vatel. — Tombeau
d'un sultan. — La vallée du Kash. — Visite â un chef
mongol. — Un chasseur défiguré. — Passage de la rivière
Kash. — Un chef Kirghise.
i3 septembre. De grand matin, nous sommes
•en marche, après avoir constaté qu'un brouil-
lard intense avait fortement^mouillé nos couver-
tures.
Dans l'après-midi, nous arrivons à Mazar,
petit village d'agriculteurs Tarantchis, et nous
-campons près d'un ruisseau limpide où abonr-
dent les truites. En attendant que Tong«kia,
notre Vatél en titre, ait préparé notre repas,
nous nous livrons, au moyen de mouches artifi-
nielles, au plaisir de la pêche.
Un mouton d'une valeur de quatre roubles
(rouble ~ trois francs), a été abattu, et nous
20
A TRAVERS L'ASIE
constatons que, tant pour notre nourriture que
pour celle de nos hommes, il faudra immoler
chaque jour semblable victime. C'est que Ton a
les dents longues lorsque, tantôt à pied, tantôt
à cheval, on a fait d'un trait une étape de 100
lis (environ il lieues)!
Tong-kia ne tarde pas trop à déposer devant
nous, par terre, un large plat où fume un appé-
tissant palao. Il ne s'agit plus que de s'accroupir,
jambes croisées à la façon orientale, et de
manœuvrer la cuiller de bois et le couteau
de poche qui constituent tous nos engins culi-
naires. Nos hommes, rangés autour d'un autre
plat, y vont avec moins de façons encore,
les mains puisant à même dans le vase com-
mun. Vient ensuite une rasade de thé en
euilles pour nous, de thé en brique pour les
indigènes. Nous n'avons emporté ni vins, ni
liqueurs, ni conserves, et nos provisions solides
se bornent à du riz, de la farine et du sucre.
Quant à la viande, nous rachèterons au cours
journalier du voyage, ou nous nous en procu-
rerons au moyen de la chasse. C'est le système
suivi en ces parages par tout voyageur expéri-
menté.
Au lieu de nous targuer d'expérience, ,.avouons
plutôt une grosse faute, commise aujourd'hui.
Au début d'un voyage,, c'est . trop d'une étape
A TRAVERS DE L'ASIE
21
<le 100 ..]]$- pour des chameaux, pesamment char-
ges. Les pauvres, bètes sont, exténuées. Aussi
•décidons-nous de • leur accorder un jour de
repos que nons emploierons à visiter les envi-
rons.
14 septembre. Mazar, dont le nom, en turc,
-signifie tombeau, est ainsi appelé, parce qu'il
s'y trouve un temple abritant la tombe d'un
sultan mort ici, jadis, en odeur de sainteté
musulmane. L'édifice n'a rien de remarquable,
bien qu'il soit visité^ deux fois chaque année,
par de grandes troupes de pèlerins Kirghis,
•Cosaques, Mongols et Kalmouks.
Du temple, nous continuons notre prome-
nade vers une montagne dite « la montagne
sainte à cause de sources thermales que Ton
y trouve et qui sont excellentes peur la guéri-
son des rhumatismes. En réalité, la source
chaude est unique, et sort d'un rocher, tout à
•côté d'une autre source entièrement froide.
15 septembre. Dès 6 heures du matin, nous
gravissons les hauteurs qui nous séparent de
la vallée où coule le Kash, laissant à gauche
la vallée de Tjirgalang. presque déserte aujour-
d'hui, mais très peuplée avant l'émigration dç
ses habitants au, Turkestan russe.
Un mot d'explication est ici nécessaire. Il y
.a quelque vingt ans, des bandes de révoltés et
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22
A TRAVERS L'ASIE
de brigands ravageaient cette contrée et pous-
saient parfois leurs excursions jusque dans les-
possessions russes. La Russie somma la Chiné
de mettre ces pillards à la raison. Le gouver-
nement chinois se trouvant impuissant à rem-
plir ce mandat, les troupes russes entrèrent à
Ili, et ne mirent guère de temps à pacifier
toute la région. Cette besogne de police une
fois terminée, les Russes se retirèrent, après
que les deux gouvernements eurent proclamé,,
de commun accord, que . les populatioas*.paisi-
bles étâifent libres de rester en territoire chi-
nois, ou de passer en Russie. La moitié en viror*
des cultivateurs Tarantchis estimèrent que
Tépée du Czàr les protégerait mieux que la
lance en bambou des soldats chinois, et quit-
tèrent le sol natal.
Nous chevauchons 40 lis, et descendons dansF
la vallée du Kash, en un endroit où campent
des Kirghis musulmans. Ces gens sont noma-
des, comme les Mongols ; mais supérieurs à
ceux-ci en bravoure, ils se sont considérable-
ment enrichis en enlevant à leurs voisins-
bœufs, moutons et chevaux. « La raison du
plus fort est toujours la meilleure »>, a dit le
le fabuliste. L'aphorisme n'est guère moral,,
mais il constitue Tunique loi de la steppe.
Une seconde étape de 70 lis le long de la
A TRAVERS L'ASIE
23
rivière nous mène en un endroit très boisé où
nous trouvons les trois éléments d'un bon cam-
pement : de l'herbe, du chauffage et de l'eau.
La forêt voisine abonde en sangliers dont les
grognements parviennent jusqu'à nous. Mais
nous sommes trop fatigués pour aller saluer
de plus près « la bète noire ».
16 septembre. Nous passion$ par Nihilke.
Ancien village des Tarantchis, aujourd'hui
occupé par des Mongols que rançonnent sans
pitîé deux usuriers chinois.
Plus loin, nous entrons dans le territoire
des Kalmouks de TArban-Somon. Ce dernier
terme signifie « les dix escadrons », et chaque
escadron compte mille tentes. Le tout a pour
centre une Lamaserie (Kourijen) peuplée par
un grand nombre de lamas (religieux boud-
dhiques) et gouvernée par deux chefs très
vénérés, pour avoir fait le pélérinage de
Hlassa, au Thibet.
J'avais été, dans mes voyages précédents, en
relation avec l'un de ces chefs : nous allons
lui rendre visite, ainsi qu'à l'amban, chef
civil des dix tribus. Celui-ci nous donne deux
hommes, pour nous aider à traverser le Kash
en un endroit guéable ; il nous apprend qu'il
existe, non loin de là, une mine de. charbon à
fleur de terre, et nous fournit quelques détails
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A TRAVERS' L'ASIE
sur la façon de v4vre de ses sujets, mi-nomades
et mi-agricoles. Au printemps; ces Kalmouks
grattent la terre au moyen d'instruments abso-
lument primitifs ; puis, laissant à la clémente
nature le soin de leurs récoltes, ils s'en vont
dans les montagnes, avec tentes, familles et
troupeaux. A l'automne, on descend à la vallée
pour couper la récolte, et Ton y reste tout
l'hiver.
A la rentrée au camp, nous recevons la
visite d'un chasseur mongol défiguré de la
manière la plus affreuse. Cet homme nous
raconte que lui et son frère ont pour métier
de faire la chasse aux cerfs, non point pour
manger la chair de ces animaux, mais pour
s'emparer- de leur cornes. On sait que chaque
année, au sortir de l'hiver, le cerf perd son
bois, qui ne tarde pas à être remplacé par un
autre. Pendant les premiers mois de cette
nouvelle croissance, la corne est molle, spon-
gieuse, gonflée de suc et de sang. En cet état,
les médecins chinois en font si grand cas qu'ils
payent environ 400 francs la dépouille d'un
seul animal. Or donc, notre Mongol, se trou-
vant en chasse, se vit tout à coup en présence
d'un ours auquel il envoya bravement son
coup de fusil. L'ours, blessé seulement, arriva
en grognant sur son agresseur. L'homme était
MONUMENT FUNÉRAIRE MONGOL
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26
A TRAVERS L'ASIE
armé d'un fusil à mèche qu'il n'eut point le
temps de recharger. La bête, d'un seul coup
de patte, arracha à son ennemi un œil, une
oreille et presque la moitié de la figure. Aux
cris du malheureux, son frère accourut, et
tous deux achevèrent le monstre à coups de
couteau. De rudes hommes, ces deux frères I
Fasse Dieu que je n'aie jamais à affronter
pareille recontre !
17 septembre. Les guides nous ont conduits
jusqu'au gué : la caravane traverse le Kash.
Les chameaux rechignent bien un peu à la vue
de l'eau ; mais des arguments frappants les
décident à descendre dans le courant et à le
traverser lentement, en se suivant tête à queue.
La rivière n'est pas bien profonde, puisque
nos chevaux ne plongent que jusqu'au haut
du poitrail ; mais le courant est si violent, le
lit est si hérissé de quartiers de roches, que nos
pauvres montures frissonnent, tâtent d'un pied
avant d'en porter un autre en avant, et renâ-
clent d'étrange façon. Pour les hommes eux-mê-
mes, la traversée n'est rien moins qu'agréable.
L'eau entraînée dans un cours torrentiel a des
remous si tumultueux que, si on la regarde de
près, on est aussitôt pris d'un vèrtige tel qu'au
moindre choc on risque de vider les arçons.
Or, en ce cas, la mort est presque inévitable*
A TRAVERS L'ASIE
27
même pour le plus fort nageur: Le seul moyen
de parer au danger, c'est de laisser à la mon-
ture le soin de s'en, tirer, et de fermer les yeux
ou fixer du regard ui^ arbre ou tout autre objet
immobile de la rive opposée. Heureusement,
nous n'avions pas dans notre troupe de per-
sonne nerveuse ! En mon âme et conscience,
je crois qu'il eût été nécessaire de la lier sur
la selle, tant est irrésistible cette sensation de
tournoiement.
Enfin, nous t y voilà ! Ni .morts, ni .blessés 1 ;
le Kash est franchi : en avant vers une vallée
où coule une autre rivière, le Koungous. Des
Kirghis y habitent sous la tente et nous offrent
d'excellent koumis (eau-de-vie tirée du lait),
de frais laitage et un bon petit agneau. Nous
arrivons à la soirée sur la rive du Koungous,.
et y sommes rejoints par un courrier qui nous
apporte de Kouldja les dernières nouvelles
européennes.
18 septembre. Qu'on me permette ici un petit
détail géographique. Le Kash, le Koungous
et le Tekes sont trois torrents qui, par leur
jonction au N,-E. de Mazar, forment la rivière
d'Ili. Ce Koungous près duquel nous campons
n'est rien moins que gracieux. Il roule ses eaux
jaunes dans un lit sablonneux que ne bordent
ni arbres, ni buissons, mais de tristes roseaux
et des herbes sauvages.
28
A TRAVERS L'ASIE
Nous ne faisons aujourd'hui que 60 lis tant
parce que nos chevaux n'ont plus d'orge que
pour prendre le temps, d'écrire en Europé, par
retour du courrier. '
19 septembre. Le courrier est parti, ainsi
que les deux Kalmouks d'Arban -Somon. Ces
hommes nous avaient été donnés pour le
passage du Kash. Mais trouvant la vie bonne
en notre compagnie ils nous ont suivis jusqu'ici.
C'est trop, car ils ne se contentent pas de
manger ; ils dévorent. Or, il se passera bien
des jours encore avant que nous puissions
•renouveler nos provisions.
Vers neuf heures du 'matin, nous franchis-
sons le Koungous, et-, nous dirigeant vers le
sud. nous arrivons en pleine « Terre des herbes »,
là où ne croît pas même la moindre broussaille.
A midi, nous nous arrêtons pour prendre le
thé, laisser souffler nos animaux et aussi
dormir un peu, car la chaleur est accablante.
Inutile de dresser la tente pour une si courte
halte; mais où trouver de l'ombre, pour' faire
la méridienne? L\in s'est fourré la tête dans
une touffe de hautes herbes rigides, qu'il a
coiffée de son veston, tandis que les autres
ont fiché en terre les bâtons de la tente, et
jeté par-dessus leur couverturë de lit.
• Nous fonflons à poings fermés, quand, vers
A TRAVERS L'ASIE
29
deux. heures, on nous réveille en sursaut: un
personnage de marque vient nous 'visiter en
grand apparats Nous , nous frottons les yeux,
.et nous voilà en , présence d'un quidam vêtu
d'un bel habit en drap galonné de rubans d'or,
portant sur la tête ; le chapeau officiel chinois
surmonté du globule bleu-clair de grand man-
darin de seconde classe, et, au cou, suspendue
k un large ruban rouge, une grande médaille
en argent à l'effigie d'Alexandre III, le Czar de
toutes les Kussies. Ajoutons que cet homme
était suivi d'une nombreuse escorte ; et l'on
comprendra, l'ahurissement que nous éprou-
vions à rencontrer en plein désrt un individu
décoré à la fois par l'Empereur de Russie et
celui de la Çhine,
On nous donna bientôt la clef du mystère.
Cet homme était; le, chef de 2000 familles Kiiv
ghises très riches en troupeaux et habitant de
superbes tentes en toile , blarçche.. Naguère
encore, ce chef et sa tribu habitaient le terri-
toire russe, près de Semipolatinsk, Le gouveiv
neur général de la Sibérie, prenant en; consi-
dération la richesse de cette horde et la réelle
capacité de .son chef, avait tâché de s'attacher
ce dernier par diverses faveurs, en particulier,
par la décoration déjà mentionnée. Le Kirghis
avait tout accepté ; mais, apprenant qu'en
3o
A TRAVERS i/ASIE
territoire chinois, non loin de Koungous, s'éten-
daient d'immenses pâturagés inoccupés ; il
s'était adressé en cachette à la Cour de Péking
promettant obéissance si le terrain convoité
lui était concédé. Les chinois firent plus que
consentir au marché proposé : ils promirent
au chef le titre de grand mandarin de seconde
classe, Si bien qu'un jour, ou plutôt une nuit,
le décoré d'Alexandre III franchit la frontière
■et vint, avec hommes et troupeaux, s'établir
dans ces prairies où il est comme un roi,
puisque sa vassalité à l'égard de la Chine ne se
traduit que par le tribut annuel de quelques
chevaux.
Or donc, ce vieux renard, ayant eu vent de
notre approche, nous avait pris pour des
voyageurs russes de distinction, et tenait à
nous bien recevoir, dans l'espérance d'un
cadeau quelconque, peut être d'une troisième
décoration. En conséquence, il nous mena à
son carrçp, fit dresser une tente de feutre pour
nos g v enç, et pour nous, une belle tente en
toile, richement garnie de tapis et de coussins.
Puis, on nous servit à profusion d'excellent
lait, de la viande de mouton, et ce koumis. à
la fois rafraîchissant et tonique, si apprécié
•des Européens qui ont voyagé dans ces para-
ges. On dit qu'ailleurs il est moins bon.
A TRAVERS L'ASIE
31
Comme le chef mangeait avec nous, nous ne
voulûmes pas l'offenser en exhibant nos cuil-
lers de bois, et mîmes la main au plat, comme
le maître de céans.
Tong-Kia, notre cuisinier, ayant ainsi
relâche, ce jour-là, en profita pour laver notre
linge. Ces Chinois sont de véritables femmes
•de ménage qui peuvent cuisiner, laver, recou-
dre et faire la chambre. Si jamais, amis lec-
teurs, vous avez à voyager en Asie, munissez-
vous d'un Chinois ; l'objet n'est pas toujours
très propre, mais il vous rendra d'indispen-
sables services.
CHAPITRE III
Rencontre d'un ours. — Une situation critique. — Voisi-
nage des loups. — Un fin gibier. — Les monts Narat.
— Mort d'un chameau. — Rencontre d'un grand lama.
20 Septembre. Nous partons dans la direction
S.-S.-E Voici quel est notre train journalier.
Levés avant le soleil, nous aidons nos hommes
à -seller et à charger les animaux. Nous mar-
chons ensuite jusqu'au soir, tantôt à pied, tan-
tôt à cheval, faisant ainsi des étapes de 80 à
100 lis. Un léger repas le matin, une tasse de
thé vers midi, un solide souper le soir ; tel est
notre régime alimentaire.
On comprend qu'avec ce système je ne
puisse lire régulièrement mon Bréviaire. Usant
donc du privilège qui nous est accordé pour
semblables circonstances, je remplace le réci-
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34
A TRAVERS L'ASIE
tation de l'office par celle de trois chapelets,
devoir dont je puis m'acquitter tout en restant
à cheval.
Nous continuons à traverser le territoire du
chef Kirghis bi-décoré, et nous arrivons . bien-
tôt dans une vallée où croit du chanvre sau-
vage. Un massif de montagnes qui dresse à
côté de nous ses pics aigus est couvert, de haut
en bas, de rosiers, de framboisiers, de hou-
blon, et se trouve rayé dans sa partie moyen-
ne par le sombre ruban d'une forêt de sapins.
Nous pensons qu'un endroit de ce genre nous
fournira assez de gibier pour remonter un peu
notre garde-manger. En conséquence, la
caravane fait halte, et nous partons pour la
montagne, _au nombre de quatre : le Prince,
moi, un Russe et un Kirghis. Le prince et le
Russe étaient armés de carabines ; je m'étais
muni d'un fusil se chargeant par la bouche et
portant du plomb de chasse. Notre plan était
de monter à cheval jusqu'à la forêt de sapins,
d'y laisser nos animaux sous la garde du
Kirghis, et de grimper pédestrement jusqu'au
sommet de la montagne.
Nous avons à peine dépassé la forêt, que,
sur les hauteurs retentit le grondement d'un
ours. Le Prince et le Russe s'élancent aussitôt
vers cette direction. Chacun d'eux est muni
A TRAVERS L'ASIE
35
•d'une paire de jambes si longues qu'ils laissent
bientôt en arrière votre serviteur, à qui la
Providence n'a point donné semblable avan-
tage. M'escrimant de mon mieux, je finis
cependant par arriver au faite. du sommet le
plus élevé, et trouve par terre une magnifique
corne de cerf mural. Je ramasse l'objet et me
mets en devoir de descendre, pour retrouver
mes compagnons. Malheureusement, me trom-
pant de direction, je m'engage dans un fourré
plus élevé que moi, où des tiges de houblon
sauvage sont enchevêtrées dans des herbes
sèches. Mon fusil sur une épaule, la corne de
•cerf sur l'autre, je me fraye à grand'peine un
étroit passage.
Tout à coup, dans les sillon laissé derrière
moi, j'entends une rude grognement. Je me
retourne : un ours est là, me regardant de ses
yeux brillants, et soulevant ses lèvres frémis-
santes pour me faire admirer de superbes
canines. La bète me suit, à six ou sept mètres
de distance. Une pensée, rapide comme 1 éclair,
me rappelle le pauvre Mongol rencontré il y
a quelques jours et si affreusement maltraité
en semblable circonstance ; et j'avoue que je
ressentais à la racine des cheveux une sensa-
tion que je n'ai jamais éprouvée.
Cependant, au mouvement que j'ai fait en
36
A TRAVERS l/ASIE
me retournant. Tours s'arrête et fait mine de
s'asseoir sur l'arrière-train, comme pour
mieux considérer l'animal inconnu qui lui
barre le passage. Je regarde, moi aussi, hyp-
notisé en quelque sorte, cette bète qui, d'un
seul coup de patte, peut me mettre en bouillie,
et à laquelle je n'ai nulle chance d'échapper
par la suite.
Que faire donc ? Lui lancer mon petit plomb ?
Le monstre, simplement blessé, se ruera sur
moi, et personne ne sera là pour me porter
secours. Heureusement on n'est pas sans avoir
lu son Fenimore Cooper, on sait l'effroi que
cause le feu à toutes les bêtes fçroces, et un
fumeur ne va point sans allumettes. J'en fais
flamber quelques-unes et je les jette dans les
herbes aussi sèches que l'amadou. En deux
secondes, une barrière de flammes crépitantes
me sépare de l'ennemi : Tours détale en hur-
lant, et je fuis de mon côté. J'aurais volé, si
j'avais eu des ailes, car le feu s'étendait avec
une rapidité si prodigieuse que je l'avais aux
talons.
Tout à coup se présente devant moi une
pente abrupte, presque verticale. Impossible
de la descendre, même en m'aidant des pieds
et des mains ; et cependant il y va de la vie,
si je m'arrête un instant. Jetant donc la corne
A TRAVERS L'ASIE
37
de cerf, et étreignant mon fusil, je inc couche
en travers de la pente et nie laisse rouler
«comme un ballot. Je heurte des pointes de
rocher, mes habits se déchirent, je roule à en
gagner le vertige, et tombe enfin comme une
masse dans un ravin. Le feu, hélas! m'a suivi.
Je me relève, mais c'est en vain que j'essaie
<ie courir, tant mes membres sont brisés.
Rampant alors sur les genoux et sur les
mains, dans les endroits épargnés par le feu,
■e gagne enfin le bois de sapins, mais à une
place fort éloignée de celle où se trouvent nos
chevaux.
Je me crois sauvé, et, comme le soleil s'est
déjà couché, je me décide à ne pas quitter cet
abri de toute la nuit. Soudain le feu atteint la
forêt, l'embrasant sur .une largeur de plus de
vingt mètres, et produisant ainsi une immense
lueur qu'on aperçoit de notre camp, assis à
plus de deux lieues dans la vallée. Ce qui avait
failli causer ma perte fut mon salut. Nos
gens, jugeant bien que quelque chose d'insolite
se passait là- haut, sautent à cheval, munis
<le lanternes, escaladent la montagne et tirent
des coups de fusil. Réfugié dans une partie
non incendiée de là forêt, je reponds à plu-
sieurs reprises à la fusillade jusqu'à ce qu'on
me retrouve enfin.
38
A TR WERS L'ASIE
Il était environ minuit, et je n'arrivai aie
camp que deux heures après, brisé, moulu,,
affamé, tirant la langue,
« jurant, mais un peu tard, qu'on ne m'y prendrait plus »
Le Prince, le Russe et le Kirghis étaient
rentrés sans encombre, longtemps avant moi,,
croyant fermement que je les avais précédés.
21 septembre. Par suite de mon équipée
d'hier, nous ne partons qu'assez tard, décidés
cependant à sortir aujourd'hui de la vallée du
Koungous. La contrée prend un aspect fée-
rique ; on dirait d'un immense jardin naturel
où croissent spontanément poiriers, pommiers,
pruniers, abricotiers aux branches desquels
le houblon suspend ses guirlandes garnies de
cônes au parfum pénétrant.
22 septembre. Cette nuit, à quelques pas de
notre tente, trois des moutons que nous emme-
nons pour notre subsistance ont été dévorés
par les loups. Les sangliers abondent égale-
ment, comme en témoignent de longs sillons
creusés dans le sol. L'envie ne nous manque
pas de donner un peu d'émotion à ces man-
geurs de truffes : mais nous devons y renon-^
cer, à cause de l'épaisseur des taillis. D'ail-
leurs, le temps a changé ce matin, et nous
partons par une pluie fine pour faire l'ascen-
sion des monts Narat.
A TRAVERS L'ASIE
3 9
La montée des premiers contreforts est
extrêmement pénible. La pente est raide, et
le sol glaiseux battu par la pluie est devenu
si glissant, qu'hommes et bètes font, à chaque
pas, de très peu réjouissantes culbutes. C'est
au point que les chameaux ne pourraient plus
avancer, si nous ne semions sur la route des
herbes coupées, afin de donner un point
d'appui à la molle semelle de ces animaux.
Nous-mêmes, qui avons été assez imprudent
pour ne point endosser nos imperméables,
nous sommes mouillés jusqu'aux os, et arrivés
à 2000 mètres d'altitudes, un vent violeat suc-
cédant à la pluie, nous grelottons. Les grogne-
ments de deux ours me valent, peu après, de
joyeux quolibets. Il y a ici, du reste, une
incroyable quantité de gibier, cerf, antilopes,
sangliers, et une foule d'oiseaux, dont plu-
sieurs encore inconnus.
23 septembre. Pendant la nuit, tourmente de
pluie et de grêle : le thermomètre descend
presque à zéro. Nous continuons à monter et
après une courte étape de 10 lis, nous arrivons
à une dépression où coule un petit ruisseau.
C'est là que nous faisons halte.
Le Prince, en s'écartant un peu de la cara-
vane, avait abattu une magnifique antilope,
dont il tenait à conserver la peau pour sa
4 o
A TRAVERS L'ASIE
collection. On s'arrêta donc, tant pour pré-
parer la dépouille de l'antilope et celle de
plusieurs oiseaux, que pour nous accorder un
légitime repos. La chair de Pantilope fut
préparée, moitié rôtie à la broche, moitié à la
manière afghane. Voici la recette de ce dernier
mets. On commence par creuser dans la terre
un trou dont le fond est couvert d'un lit de
cailloux. Dans ce trou, on entretient un feu
de bois de sapin, jusqu'à ce que les cailloux
soient chauffés à blanc. A ce moment on laisse
dans l'excavation une certaine quantité de
braises incandescentes, et la pièce de viande,
traversée par une broche en fer, est placée sur
l'ouverture et recouverte d'une peau de mou-
ton. On pose ensuite, sur la peau de mouton,
une légère couche de terre ; et, sur le tout,
on étale ce qui est resté de braise. La cuisson
dure toute la nuit, et le fumet qui s'échappe
de l'ouverture de ce fourneau d'un nouveau
genre est de nature à chatouiller délicieusement
l'odorat le plus insensible. Experto crede.
Ne souriez pas, et n'allez pas me croire plus
Epicurien que de raison ! Nous ferons dans la
suite assez de méchants repas, et il nous
arrivera assez souvent de nous en passer, pour
que, l'occasion se présentant, nous nous per-
mettions un gigot à l'afghane.
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A TRAVERS L'ASIE
24 Septembre. Les loups nous ont valu, cette
nuit, une nouvelle alerte. Tout à coup, nous
sommes réveillés en sursaut par le hennisse-
ment des chevaux et le bêlement des moutons.
Nous saurons sur nos armes, croyant à une
attaque de pillardâ Kirghis. On tire au hasard
quelques coups, et le hurlement connu nous
apprend à quels ennemis nous avons affaire-
Avant d'aborder l'ascension du plus haut
sommet des monts Narat, il est indispensable
de ferrer à neuf nos chevaux, car on ne nous
annonce que rochers, pierres et cailloux.
Pendant qu'on se livre à ce travail, le Prince
et moi, nous allons en chasse, chacun de notre
coté Le butin du Prince fut une seconde anti-
lope ; le mien fut plus modeste : quelques
oiseaux, un bain plus que frais dans une mare
où je glissai, et une grosse charge de branches
de groseiller toutes garnies de fruits.
25 Septembre. Plus de quatre heures durant,
nous foulons la pierre sous nos pieds, et rece-
vons sur le dos une neige glaciale. De la neige,
là où il y a des groseilles mûres ! singulier
climat . que celui de ces montagnes ! Un
énorme amas de pierres, un obo, comme disent
les Mongols, marque le point culminant de la
chaine. à 4300 mètres d'altitude. Enfin, nous
y voilà ! Le coup d'oeil est magnifique ; mais
A TRAVERS L'ASIE
43
le froid ne Test pas moins : aussi nous hâtons-
nous de descendre par le flanc Est de la chaîne.
Une marche de 5o lis nous conduit à une
sorte de valllée où nous ne trouvons ni chauf-
fage, ni herbe ; en outre, le froid devient de
plus en plus intense, alors qu'il y a quelques
jours nous avions encore 38 degrés de chaleur
à l'ombre. Pour clore la série des infortunes de
la journée, un chameau meurt, n'ayant paru
malade que pendant peu d'instants. Peut-être
la pauvre bête a-t-elle bu outre mesure aprèè
cette première descente, ou bien a-t-elle brouté
une herbe vénéneuse. Quoi qu'il en soit, un
Mongol se met en devoir de Técorcher, très
joyeux de l'aubaine, car, dans cette peau
immense, il pourra découper pas mal de paires
d'excellentes bottes.
26 septembre. Le thermomètre marque 16
sous zéro et le baromètre, 3ooo mètres d'alti-
tude. Vers midi, nous nous arrêtons pour
prendre le thé, quand paraissent, juchés sur
des chameaux, cinq Mongols ayant à leur tête
un grand Lama qui prétend venir de Péking
et se rendre à Ili. Le personnage portait le
grand chapeau jaune et les habits en soie
rouge des gens de sa condition.
Du haut de sa monture richement capara-
çonnée, le « chapeau jaune » nous considérait
44
A TRAVERS L'ASIE
de l'œil dominateur non d'un roi ou d'un
empereur, mais d'un dieu qui a droit aux
adorations de tout l'univers. Et, de fait, les
pauvres Mongols ont pour ces ministres de
Bouddha un respect si profond qu'ils les com-
blent de présents, les hébergent dans leurs
tentes, ne les abordent qu'à genoux, et se
croient largement payés si le « saint » les a
aspergés d'une sorte d'eau bénite.
Le dignitaire de Bouddha s'aperçut bientôt
que ces Européens à longue barbe et armés de
fusils restaient insolemment assis à son appro-
che, et ne paraissaient nullement disposés à
se prosterner le front dans la poussière. Juste-
ment indigné, il ordonne à ses hommes de se
détourner et de passer outre. Je hèle le groupe,
afin d'obtenir un instant d'arrêt, et de per-
mettre au Prince de prendre une photogra-
phie. L'appareil est à peine braqué que deux
hommes de l'escorte prennent la fuite, ventre
à terre, se croyant sans doute en présence
d'un Krupp ou d'une mitrailleuse. Je m'ap-
proche alors du Lama, le rassure sur nos
intentions pacifiques, et lui offre la pipe et le
thé. Refuser une telle invitation, le bonhomme
ne l'oserait pas : accepter ce serait déroger à
sa dignité. La curiosité finit par l'emporter,
et, peu d'instants après, le Prince a tiré son
A TRAVERS L'ASIE
45
cliché. Au cours de l'opération, le Lama,
ignorant que je savais le mongol, criait à tue-
tête à ses hommes : «prenez donc garde, vous
autres ! on va vous ensorceler, avec cette
machine noire . r> Et la mine ahurie des pauvres ,
diables disait assez combien ils déploraient
cette funeste rencontre. Dieu sait à quelles
pratiques ils vont avoir recours pour délier ce
mauvais sort !
\
CHAPITRE IV.
Le sommeil des marmotles — Deux pipes cassées. —
L'ébullition à 65 degrés. — Passe du Kaptchigai. — Chute
de cheval. — Chameaux chaussés. — Un aigle gigan-
tesque. — Une sève miraculeuse. — Embourbé dans un
marais. — Arrivée à Kourla. — Utilité d'un harmonica.
27 septembre. Étrange, le climat de ces con-
trées ! Le matin, 14 degrés de froid ; à midi
28 degrés de chaleur. Le baromètre marque
2800 mètres d'altitude.
Cent lis de marche nous conduisent dans
une vallée dont le sol est littéralement miné
par des myriades de marmottes. A la saison
où nous sommes, nous ne pouvons apercevoir
aucun de ces animaux, parce que tous sont
déjà claquemurés dans leur trou, afin d'y
commencer un sommeil qui durera jusqu'en
avril. C'est un peu long. Mais « qui dort, dîne »
A TRAVERS L'ASIE
47
-dit le proverbe. Et d'ailleurs on assure que
-ces bêtes ont la précaution intelligente de bien
s'engraisser en automne et de transporter dans
leur refuge certaines provisions. Des provi-
sions ! dira-t-on ; mais, en ce cas. les marmot-
tes mangent dans leur trou ; et si elles man-
gent, elles ne dorment pas tout le temps. —
Cette réflexion est extrêmement judicieuse ;
mais il faudrait être plus naturaliste que je ne
le suis pour étudier à fond et tirer au clair
cette grande question du sommeil hivernal des
marmottes.
28 septembre. On tire un de ces énormes
corbeaux si communs en Mongolie. Ces voraces
pillards viennent ' rôder autour des camps,
épiant l'occasion d'enlever un morceau de
viande. Leur effronterie est sans égale, et la
puissance de leurs ailes extraordinaire. Les
Mongols, en vertu de la stupide doctrine de la
métempsycose, ne tuent jamais ces forbans de
la steppe.
Journée des petits malheurs. Et d'abord un
accident nous fracasse deux pipes. — Deux
pipes ! la belle affaire, dira une lectrice —
Eh ! Madame, si vous saviez le réconfort que
peut donner une pipe, lorsque la bise vous
cingle le visage, que les mains sont inertes de
froid, que le ventre est vide, et qu'on doit
4 8
A TRAVERS L'ASIE
journellement chevaucher pendant dix heures l
— Puis la neige se met à tomber en abon-
dance, et nous allons nous embourber dans un
terrain marécageux, où force nous est de dres-
ser la tente.
29 sebtcmbre. Nous nous souviendrons de
cette journée et des deux suivantes ! Et d'abord,,
constatons un phénomène météorologique. A
cause de l'altitude où nous nous trouvons au-
dessus du niveau de la mer, l'eau de notre
pot-au-feu entre en ébullition à 65 degrés.
J'avoue qu'il en résulte une économie de com-
bustible ; en revanche, il faut bien jouer des
dents pour arriver à mastiquer la viande mal
cuite.
Nous entrons bientôt dans la passe du Kapt-
chigai, par laquelle nous arriverons dans le
bassin du lac Karachar. Très jolie, cette passe
étroite, de vingt lieues de longueur, tapissée
de quartiers de roche, et où serpente une
petite rivière qu'il faut traverser à chaque
instant. Au moment où nous y pénétrons, la
neige nous est poussée dans le dos par un vent
si violent que nos chevaux chancellent. C'est
bien autre chose encore lorsque nous sommes
entrés dans ce boyau pierreux ouvert entre
des montagnes et des rochers à pic. Le vent
resserré entre les deux parois, comme dans le-
LAMAS DES MONGOLS TORGOTS PRENANT LK THE EX VOAYGE
4
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Google
5o
A TRAVERS L'ASIE
tuyau d'un soufflet de forge, mugit comme le
tonnerre, tourbillonne en tous sens, et nous
envoie la neige, tantôt devant, tantôt derrière.
Les yeux sont aveuglés, les mains engourdies.
Ai-je encore des jambes dans mes bottes ? J'en
doute: je ne les sens plus. Mais ces Français !
Abrité pour un instant derrière un rocher, j'en-
tends un traînard chanter à pleins poumons :
" Où peut-on être mieux qu'au sein de sa fa-
mille ? « A celui qui pouvait chanter en un
moment pareil, M. Bonvalot disait le soir :
« J'ai rêvé que je vous voyais mourir, après
que vous aviez régné en Empereur. •? Et la
réponse fut: «Merci bien ! j'aime mieux vivre. r>
3o septembre. Nous sommes toujours dans
la passe caillouteuse. Le gibier abonde : mais
qui donc y songe ? Nous avons assez à faire
pour guider les chevaux, que la fatigue et la
faim font butter à chaque instant. Le mien
tomde tout à coup, et, comme la route est en
pente, je passe par-dessus ma monture, tète en
avant, et roule sur un lit de pierres aiguës.
Mes compagnons poussent un cri d'effroi, me
croyant pour le moins les quatre membres
brisés* Je parviens cependant à me relever
seul, je me tàte, et constate que quelques
endroits nont un peu endoloris, mais qu'en
somme rien n'est cassé. Il n'y a donc qu'à en
A TRAVERS L'ASIE
5l
rire ; et d'ailleurs ces événements sont au pro-
gramme d'un pareil voyage.
Nous trouvons, pour la halte du soir, un
endroit où la passe s'élargit un peu, et où les
perdreaux fourmillent à ce point qu'en peu
d'instants nous en avons tout un sac. D'où
résulte un palao dont on ne laisse que la
marmite.
I er octobre. Nous ne partons qu'à dix heures,
parce qu'il a fallu mettre des souliers à tous
nos chameaux. Eh oui ! de gros souliers en
cuir. Le chameau n'a point, comme le cheval
et l'âne, un sabot corné. Son large pied, garni
en-dessous d'une peau calleuse, s'accommode
bien de l'herbe de la steppe et du sable du
désert, mais les chemins rocailleux' le blessent
jusqu'au sang.
Cette misérable passe ne finit pas. En cer-
tains endroits, elle est si encaissée entre les
rochers, que la rivière la remplit tout entière.
Force nous est donc de gravir d'étroits sentiers
taillés dans les flancs de ces masses verticales
et où il n'y a passage que pour un seul cava-
lier. Ces sentiers s'élèvent parfois à plus de
cent mètres au-dessus de la rivière. Que votre
monture vienne à faire un faux pas, et vous
roulerez, comme une pierre détachée, jusqu'au
fond de l'abîme. Il faut avoir les nerfs solides
52
A TRAVERS L'ASIE
pour ne pas frissonner en de telles circonstan-
ces d'ailleurs excellentes pour apprendre à
formuler aisément un acte de contrition.
Tout à coup la passe s'élargit et nous pré-
sente une sorte d'oasis où croissent des ormes
et des broussailles. L'un de nos Russes y tue
avec deux balles de son Berdank un aigle
mesurant plus de trois métrés d'envergure.
Les indigènes redoutent extrêmement ce pirate
ailé, dont la force est telle qu'il peut emporter
un mouton dans ses serres, et que les loups
eux-mêmes se cachent dès qu'il apparaît dans
les airs.
Des Mongols-Torgots viennent souvent visiter
en cet endroit une source thermale, dans
laquelle leurs lamas assurent que réside un
dieu capable de guérir toutes les maladies. Il
est de ces gens auxquels ce bain chaud doit
faire du bien, ne fût-ce que pour les décrasser
une fois en leur vie. Quant aux autres, si le
mal persiste, c'est évidemment que les dieux
les trouvent indignes de guérison. En ce cas
il n'y a qu'un moyen d'apaiser la divinité
courroucée : la prière des lamas. Malheureuse-
ment il paraît que ces prières coûtent fort cher.
On nous affirme que demain nous sortirons
définitivement de la passe : Deo grattas ! car
ce corridor étouffé entre des rochers, cette
A TRAVERS L'ASIE
53
rivière, ces cailloux, le danger de se noyer ou
de se rompre le cou, tout cela manque absolu-
ment de charme.
2 octobre. Ce n'est point sans peines que nous
sortons de la gorge rocheuse. Nous avons à
franchir les nombreux méandres de la rivière
dqpt les eaux, même à gué, sont assez profon-
des pour que nous devions vider les étriers et
nous asseoir sur la selle à la façon des tailleurs.
Bientôt cependant l'horizon s'élargit devant
nous. Voici de belles prairies, des bois, des
champs cultivés. Au loin, nous apercevons des
tentes Torgotes groupées autour d'un arbre
colossal. A cinq heures du soir, nous campons
sous cet arbre, un vieil orme, que les indigènes
vénèrent comme servant de demeure à un bon
génie, semblable à celui de la source thermale.
Le génie se manifeste par la sève qui découle
fort abondante de plusieurs crevasses du tronc,
sous forme d'un liquide jaunâtre et gluant.
Cette sanie végétale est un remède à tous les
maux du monde. Aussi chacun des indigènes
que nous voyons rentrer au camp, va-t-il tout
d'abord tremper le doigt dans la sève nauséa-
bonde, pour s'en frotter vigoureusement la
figure, les yeux et la langue; moyennant quoi,
le voilà, pour un jour, à l'abri de tout malheur.
Ces Torgots, comme les autres Mongols.
54
A TRAVERS L'ASIE
paraissent bons enfants et d'humeur joyeuse.
Mais leur intelligence parait fort bornée, et
les mœurs sont bestiales. Il suffit de voir
leurs femmes, pour se convaincre que l'impu-
dence de ces immondes créatures l'emporte
encore sur leur saleté extérieure ; ce qui n'est
pas peu dire. La seule industrie de ces gens
consiste dans la fabrication d'un feutre à la
fois souple et solide.
La journée suivante nous valut deux petits
incidents : Tong-Kia, notre cuisinier chinois,
fut le héros du premier ; je fus la victime du
second. Au passage d'un bras du Youldous,
maître Tong-Kia, voulant, par bravade, mar-
cher en dehors du gué que nous suivions à la
file, faillit se noyer. Quant à moi, me prome-
nant le soir en dehors du camp, j'oubliai que
j'avais la spécialité de m'égarer, et allai me
jeter dans un marécage où j'enfonçai jusqu'aux
aisselles. Je dus demander du secours, en
tirant, coup sur coup, toutes les .* cartouches
de mon revolver.
4 octobre. Le marécage où j*ai failli périr
hier est absolument impraticable et nous oblige
à faire un très grand détour, pour gagner des
collines sablonneuses ornées du nom poétique
de Palais du diable. De là, nous apercevons
le sommet neigeux des montagnes au pied
A TRAVERS L'ASIE
55
desquelles est assise la ville de. Kourla. Or,
Kourla est notre salut, car c'est là seulement
que nous pourrons nous ravitailler pour la
traversée du Thibet.
Mais ce n'est pas tout que d'arriver à Kourla ;
il faut aviser au moyen d'en sortir, c'est-à-dire
qu'il faut obtenir des autorités chinoises les
attestations et permissions nécessaires pour la
suite du voyage. En conséquence, il est décidé
que, le lendemain, Abdullah et moi nous pren-
drons les devants pour aller annoncer à qui de
droit l'arrivée du Prince.
5 octobre. A six heures <lu matin et par deux-
degrés sous zéro, je pars avec l'interprète. Au
train dont nous allons, la course ne sera que
de quelques heures, car Abdullah prétend que
la distance ne dépasse pas 40 à 5o lis ; et je
dois l'en croire, puisqu'il a fait plusieurs fois
cette route en compagnie de Prjévalski.
— Eh bien ! maître Abdullah, votre ancien
patron a bien fait de vous chasser ? Ils sont
rares les imbéciles de votre trempe — Ainsi
disais-je, lorsque nos chevaux, ruisselants de
sueur après un trajet de 120 lis, ne faisaient
qu'arriver à la gorge de montagnes au delà de
laquelle se trouve la ville.
Nul moyen d'arriver de ce côté à Kouna, ^
ce n'est par cette gorge. Quelques canons euro-
56
A TRAVERS L'ASIE
péens arrêteraient là toutes les armées du
monde. Aussi s'est-il trouvé un homme célèbre
qui avait fait de cette ville une citadelle impre-
nable. Il y a une vingtaine d'années, lorsque
les Musulmans de cette région s'étaient révoltés
contre la Chine, un de leurs chefs. Jacoub-bey,
commandait à un million et demi de guerriers
disséminés depuis Karacher jusqu'à Aksou et
Kachgar. De Kourla il avait fait sa place forte
et y bravait impunément toutes les armées de
l'empire. Les Chinois n'en eurent raison que
par un procédé à leur manière. Gagné à prix
d'argent, le secrétaire de Jacoub persuada à
son maître, que, désespérant de le vaincre, les
généraux de Péking lui offraient la paix et la
conservation d'une sorte de royauté sur ses
coreligionnaires. En conséquence, on prit jour
pour célébrer par un grand festin la ratifica-
tion du traité. Moins prudent que brave, le
pauvre Jacoub s'y rendit et y mourut empoi-
sonné.
Quelle oasis que cette bourgade de Kourla !
Depuis les horreurs du Kaptchigai, nous
n'avons guère vu que des marais ou des
plages sablonneuses. Or, voici une petite
ville protégée de tous côtés par des hauteurs,
et offrant aux regards des allées plantées
d'arbres superbes, des jardins où mûrissent
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A TRAVERS L'ASIE
les fruits les plus délicieux — la pèche,
la poire, le raisin — des champs où le melon
sucré rampe à côté des hautes tiges du co-
tonnier.
Kourla, bien que soumise à la Chine, n'a
que des autorités musulmanes. Le représen-
tant de la cour chinoise. l'Atchim, est un turc
portant costume et insignes de mandarin. Un
chef subalterne, l'Aksakal, a pour mission de
traiter avec les voyageurs et commerçants
venant de la Russie. Je fus montrer à ce der-
nier les passes que le gouverneur chinois de
Kouldja nous avait remises, assurant qu'elles
suffiraient pour toute la traversée de l'empire.
Après quoi, je sortis à nouveau de la ville pour
aller rejoindre notre caravane.
La rencontre fut émouvante pour Abdullah.
L'épithète que je lui avais adressée tantôt n'était
que de la Saint-Jean auprès des malédictions
que l'on fît pleuvoir sur sa tète. Quarante lis,
tout au plus — avait- il dit: il y en avait plus
de cent vingt, et hommes et animaux tombaient
de fatigue et d'inanition.
Heureusement, nous allons avoir ici quel-
ques jours de repos. On a mis à notre disposi-
tion une grande auberge avec cour fermée ;
nous allons pouvoir croquer en paix des poires
et des pommes, dormir grasse matinée, et
A TRAVERS L'ASIE
59
écrire les lettres que viendra prendre un cour-
rier que nous attendons de Kouldja.
Dimanche, 6 octobre. Le gouverneur chinois
de la province réside à Oroumtsi, et son prin-
cipal subordonné est le grand mandarin de
Kar^char, à une journée d'ici. On nous annonce
que PAtchim s'y est rendu, afin de prendre, à
notre égard, des instructions qui nous seront
aussitôt communiquées.
Pendant que nous faisons une petite prome-
nade, le courrier de Kouldja est arrivé. Cet
homme a fait en onze jours un trajet qui nous
en a demandé vingt-cinq. Il est vrai qu'il a
changé chaque jour de monture et qu'un cheval
est tombé mort sous lui. Le Prince paie large-
ment à cet homme le plaisir que nous causent
les lettres, livres et journaux qu'il nous
apporte ; et, jusqu'à la nuit, nous oublions
l'Asie, le Kaptchigai, les Chinois, les ours et
les Turcs, pour ne parler que de la lointaine
patrie.
Entre-temps, cependant, notre cour avait
été le théâtre d'une petite comédie. Une foule
énorme de curieux avait fait irruption dans
la cour de l'auberge et nous assiégeait littéra-
lement dans la maison. S'il se lût agi de
Chinois, j'aurais pu indiquer divers remèdes à
la situation : quelques seaux d'eau, ou le claque-
6o
A TRAVERS L'ASIE
ment d'un fouet. Mais ces Musulmans sont
trop belliqueux pour qu'on puisse se risquer à
les traiter de la sorte. Un Russe de la caravane
qui possédait un harmonica, eut alors une idée
de génie. Il s'en alla, muni de son instrument,
se planter dans la rue, et se mit à jouer avec
furia tous les morceaux de son répertoire. La
cour se vida, comme par enchantement. Le
rusé musicien manœuvra alors de façon à se
rapprocher de notre porte cochère, rentra d'un
bond, ferma les deux battants et les assujetit
solidement. Le tour avait été si prestement
joué, que les Musulmans restés dans la rue
applaudirent eux-mêmes avec enthousiasme.
CHAPITRE V
Le mandarin de Karachar. — Défense de poursuivre notre
voyage. — Une expérience. — Passage du Kandj-Daria —
Aspect des indigènes. — Nouvelles mésaventures. — La
faune du pays. — Désert et oasis. «- Un sanglier. — Pas-
sage du Tarim.
7 octobre. Sachant qu'après avoir, dépassé
Kourla nous ne trouverons plus, sur la route
du Thibet, qu'un village proche du Lob-Noor,
nous nous procurons ici de la farine, du riz.
des chapeaux fourrés, des bottes en feutre, des
pelisses, des couvertures pour les animaux,
du sucre, du thé, et même des allumettes. De
plus, nous louons vingt chameaux supplémen-
taires, à raison de 200 onces d'argent par mois
(1200 francs).
Le soir, nous avons enfin des nouvelles du
grand mandarin de Karachar. Les nouvelles
sont mauvaises : le « grand homme » nous
défend tout simplement de poursuivre notre
62
A TRAVERS L'ASIE
\
voyage. Il prétend que son collègue de Kouldja
a outrepassé ses pouvoirs en nous permettant
de voyager en Chine sans un passeport venu
de Péking. A quoi nous répondons que nous
avons agi de bonne foi ; que si, lorsque nous
étions encore à Kouldja, on nous eût averti de
cette exigence, nous aurions pu demander par
télégraphe, à Péking, la pièce nécessaire ; mais
que, nous étant avancés si loin, sur la parole
formelle du gouverneur de Kouldja, il nous
était impossible de retourner en arrière.
9 octobre. L'Atchim vient nous dire que la
défense de nous laisser aller plus loin émane
non seulement du grand mandarin de Kara-
char, mais encore de ce gouverneur de Kouldja
que nous ne cessions d'invoquer. Cette fois,
nous trouvons que la plaisanterie dépasse la
mesure. — Comment ! ce gouverneur qui, non
content de nous faire des cadeaux au moment
du départ, a voulu encore nous escorter à
quelque distance et n'a cessé de nous propiguer
la promesse de nous faciliter notre voyage, ce
même homme aurait donné l'ordre de nous
arrêter ! C'est impossible, s'écriaient mes com-
pagnons ! — Non pas, Messieurs, leur répon-
dis-je, pour moi qui connais un peu ce monde-
là, ce n'est pas impossible, c'est tout simple-
ment chinois.
A TRAVERS L'ASIE
63
L'Atchim fut avisé que nous n'avions nulle-
ment l'intention de nous laisser duper de la
sorte, et que nous allions nous diriger vers le
Lob-Noor, tandis que notre courrier, qui
retournerait à Kouldja, ferait parvenir à qui
de droit les télégrammes nécessaires.
Ces dispositions prises, nous organisons,
séance tenante, le départ pour le lendemain,
et nous déclarons hautement que si, a\i lieu du
papier rouge des lettres mandarinales, on veut
employer la force pour nous retenir, nous ver-
rons ce que nous avons à faire.
10 octobre. Cette nuit, M. Bonvalot a voulu
savoir quelle serait l'attitude de nos hommes,
dans le cas où Ton voudrait tenter contre nous
quelque mesure de violence. Il se lève donc
vers minuit, et se met à crier au secours. Im-
médiatement, tous nos vaillants sont debout,
l'arme au poing. — Bien, mes braves, leur
dit Bonvalot, allez dormir en paix ; nous par-
tirons demain, et quiconque voudra vous atta-
quer devra d'abord considérer quels hommes
vous êtes !
Et c'est en fière contenance que nous sor-
tons de la ville, dans la matinée, et que nous
nous enfonçons dans le désert.
Les tentes sont à peine dressées pour le cam-
pement du soir que, dans la direction de
r> 4
A TRAVERS L'ASIE
Kourla, un flot de poussière qui s'avance nous
annonce l'approche d'une troupe nombreuse.
— A moi, d'Auvergne, voilà l'ennemi ! —
eût crié le chevalier d'Assas. L'ennemi, c'était
PAtchim, nous arrivant ventre à terre et bien
escorté, mais n'ayant nullement l'intention de
se battre. Le brave homme, d'une mine contrite
et humiliée, nous raconte que le grand manda-
rin de Karachar cesse de s'opposer à notre
voyage, jugeant bien que des personnages tels
que nous sont les amis de l'Empereur et ne
peuvent avoir que de bonnes intentions. Il
aurait pu ajouter que la photographie prise
par le Prince de la pièce officielle qui nous
arrêtait dans notre marche, et la menace d'en-
voyer la pièce en haut lieu avaient fait revenir
le « grand homme de Karachar à de meil-
leurs sentiments.
« E finita la comedia ! » Ces petits tyranneaux
chinois ont voulu se donner le plaisir de vexer
un peu des Européens. Pour les rendre plus
civils, il a suffi de les regarder dans le blanc
des yeux ; nous profiterons de l'expérience.
12 octobre. Nous atteignons les bords du
Kandj Daria, rivière large de quinze mètres et
extrêmement profonde. Sur les rives croissent
des arbres très singuliers auxquels les indi-
gènes donnent le nom de torak, et qui semblent
LA Kl VI ERE TAÏ-IM.
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66
A TRAVERS L'ASIE
porter à la fois des feuilles de peuplier et des
feuilles de saule. Le tronc, très dur dans sa
partie extérieure, est poreux à l'intérieur
presque comme une éponge.
Avec ces arbres nous fabriquons un radeau
de cinq mètres de côté, bien recouvert de me-
nues branches, de roseaux, et même d'un peu
de terre, afin de donner confiance à nos cha-
meaux. Le transbordement s'effectue par un
système ressemblant exactement à celui em-
ployé par les marmots européens pour faire
naviguer un sabot sur un fossé. Le va-et-vient
est obtenu par des cordes attachées au radeau
et que tirent des gens postés sur chaque rive.
Ce passage laborieux n'est terminé que dans la
soirée du i3, et, le 14, nous nous engageons
dans une bien triste contrée. Tantôt du sable
imprégné de salpêtre, où croît une herbe mai-
gre, tantôt des mares et des roseaux ; partout
des nuées de moustiques. Les rares habitants
de ces tristes régions n'ont ni tentes, ni mai-
sons, mais seulement de misérables abris
temporaires en terre et en roseaux. Ils vivent
de chasse, de pèche et du produit de quelques
maigres troupeaux. Passage d'une petite ri-
vière, au moyen d'un pont composé de sept
troncs d'arbres juxtaposés.
Du i5 au 17 octobre, nous pataugeons de
A TRAVERS L'ASIE
6 7
plus belle, cherchant un chemin entre d'inter-
minables marais dont nous ne pourrions nous
tirer sans le secours des indigènes. Le type de
ces gens est le Turc croisé avec le Mongol.
Leurs cimetières sont chose extrêmement cu-
rieuse. Les tombes sont recouvertes d'un amas
de troncs d'arbres, et sur le t pourtour de ce
bûcher sont fichées de hautes perches portant
à leur sommet de petites banderoles et aussi
des crânes de chevaux, des cornes de bœuf, des
crinières ou des queues d'animaux divers.
La pauvreté de ces peuplades est extrême.
Le chef d'un hameau que nous visitâmes le 18
n'avait pour demeure qu'une hutte en roseaux.
Une sorte de grossière toile à sac sert à confec-
tionner les vêtements, et la base de la nourri-
ture est le poisson. Bien rares sont les Crésus
qui possèdent quelques têtes de bétail et peu-
vent se donner, au moyen d'échanges, le luxe
d'un peu de froment ou de millet.
Et cependant, ces pauvres gens paraissent
jouir d'une force et d'une santé extraordinai-
res. La sobriété de leur régime y est-elle pour
quelque chose? Je le crois; mais il y a un
autre élément à considérer. On ne trouve ici
ni médecins, ni remèdes d'aucune sorte.
Qu'une personne vienne à contracter une ma-
ladie que l'on estime contagieuse, la petite
68
A TRAVERS L'ASIE
vérole, par exemple, s'il s'agit d'un homme
dénué de toutes ressources, on le transporte
dans une cabane isolée, où, d'ordinaire, le
pauvre diable meurt, faute de soins et d'ali-
rnents. Si le malade possède quelques animaux
on l'envoie à Kourla, où l'on mène avec lui
quelques moutons destinés à indemniser le
médecin de la ville. Ce richard vient-il à
guérir ? On ne lui permet de rentrer au village
natal que lorsqu'un de ses concitoyens sera
venu constater que la guérison est complète et
qu'il n'y a plus péril de contagion. Il y a plus :
si un malade vient à mourir dans le hameau,
tous ses vêtements sont jetés dans un marécage
écarté, et le plus pauvre des pauvres ne con-
sentira jamais à revêtir ces hardes contaminées.
Ces gens seraient-ils, par hasard, au courant
de la doctrine médteale des micrpbes, et les
Koch et les Pasteur auraient-ils là bas des
émules pratiques ?
19 octobre Nous achetons aux indigènes un
gros chien de garde, et nous louons deux hom-
mes pour nous guider à travers ces marécages
interrompus, ça et là, par des mamelons de
sable salpêtré. Cette dernière précaution n'em-
pêche pas que je ne sois victime d'une de mes
frasques habituelles. Resté en arrière, je perds
de vue la caravane, et m'égare dans un dédale
A TRAVERS L'ASIE
69
de collines de sable. Mon cheval s'y enfonce
jusqu'au poitrail, et refuse net de continuer. Me
fiant à son instinct, je lui fais tourner bride et
le laisse continuer à sa guise.
La bonne bête repond à mon attente, et je
perçois bientôt dans le lointain le bruit argen-
tin des sonnettes de nos chameaux que mon
-cheval salue d'un hennissement de triomphe.
Moi, plus humble, non sans raison, je me
garde de conter à mes compagnons mon nouvel
-exploit.
20 octobre. Le thermomètre est tombé, cette
nuit, à 10 degrés sous zéro, et les loups sont
venus roder autour de notre campement. Le
chien acheté hier a donné l'éveil, et quelques
coups de feu ont fait fuir les carnassiers. Il y
a des hommes doués d'une organisation mer-
veilleuse. On a tiré tout à côté de la tente de
toile qui nous abrite : le Prince n'a rien en-
tendu et n'a point cessé de dormir à poings
fermés.
Nous avons à gravir des côtes sablonneuses.
Dans cette rude ascension, le pauvre cheval
qui me porte depuis quarante jours semble fai-
blir sous mon poids. Je mets pied à terre,
pour le soulager. Mais avec de lourdes bottes
de feutre et de pesantes fourrures, allez donc
grimper sur * ces amoncellements de sable qui
7o
A TRAVERS L'ASIE
vous glissent sous le pied ? Après cent pas, je
suis essoufflé à rendre l'âme. La queue de mon
cheval se trouve à ma portée : je la saisis à
deux mains, et, en avant, mon bon coursier l
Succès complet : la bête aime mieux tirer que
porter. On rit d'abord de ma manœuvre, mais
on se hâte bientôt de l'imiter, et notre petite
armée parvient à surmonter, en ce singulier
équipage, les crêtes sablonneuses. Campement,
le soir, en un endroit où foisonnent loups,
renards, lynx, canards et faisans.
Le sable est ici tellement salé qu'il serait
facile, par un simple lavage, d'en extraire du
sel. Les habitants n'ont point à se donner cette
peine : à une journée de là, on n'a qu'à le
ramasser, tout cristallisé, sur les bords d'un?
21 octobre. Nous traversons des bois touffue
où croissent le peuplier, le jujubier, des buis-
sons armés de terribles épines et un chanvre
sauvage dont on fait une toile grossière, des
sacs et des sandales. Plus loin, nous rencon-
trons des joncs dont les tiges sont ténues com-
me un fil de soie.
Une sorte d'arbuste extrêmement utile dans
ces endroits sablonneux où toute autre plante
ne saurait croître, c'est le saxaoul (Haloxilor*
amnodendron). Les chameaux sont très avides
lac.
A TRAVERS L'ASIE
71
des rameaux verts de cet arbuste, qui constitue
d'ailleurs un excellent combustible.
Ces régions limitrophes du Lob-Noor, sau-
vages et presque inhabitées, servent de refuge
à une foule d'animaux : l'antilope jaune, la
gerboise, le chameau sauvage, l'hémione (âne
ou cheval sauvage ; en turc : Koulan ; en Kirghis :
Kértag ; en mongol : Takhi).
L'hémione habite encore ailleurs que dans
les environs du Lob-Noor et du Tarim, mais
toujours dans les déserts les plus éloignés de
l'homme. On ne voit jamais cet animal isolé,
mais constamment en troupeaux commandés
par un vieux mâle. L'hémione joint à une
défiance sans égale une finesse extraordinaire
des sens. Sa course est d'ailleurs tellement
rapide qu'on ne peut l'abattre ou s'en emparer
que par ruse.
Quant au chameau sauvage, c'est ici sa vé-
table patrie. Il ne diffère extérieurement du
chameau domestique que par des bosses moins
développées et par l'absence de callosités aux
genoux. Comment cet animal peut-il vivre à
l'état de liberté, se propager, se défendre contre
les bètes féroces ? On a peine à le comprendre
quand on sait à quel point le chameau domes-
tique est dépourvu d'instinct. C'est ainsi que
souvent, à la naissance d'un petit, celui-ci
72
A TRAVERS L'ASIE
serait abandonné par sa mère, si l'homme ne
venait à son secours. Les Mongols ont, en ce cas,
une singulière pratique. Approchant la petite
bète des mamelles de la mère, ils jouent en
même temps d'un instrument de musique. Cela
suffit pour que petiot puisse tèter, et, désor-
mais, il y sera admis à volonté. Un de nos con-
frères a été non seulement témoin, mais acteur
dans une cérémonie de ce genre. A la prière
de nos Mongols chrétiens de Poro-Balgason, il
dut exécuter un morceau afin de décider une
maman chameau à prendre en pitié son nourris-
son, et remporta un magnifique succès.
22 octobre. Journée à deux phases bien dis-
tinctes. Tout d'abord, 80 lis à travers un
désert, le plus désert qui puisse être : pas un
être vivant, pas de broussailles, pas d'herbe,
pas une goutte d'eau ; rien que du sable, un
sable gras et ténu que le vent nous colle au
visage, nous teignant tous d'un superbe jaune
de Sienne. Seconde phase : nous atteignons
une oasis où nous trouvons bois de chauffage,
bon pâturage, et un brave chef musulman qui
nous sert à profusion thé, melons, carottes et
de magnifiques oignons qui nous font penser
à ceux d'Egypte. Je comprends pour la première
fois les regrets des Israélites à propos de cet
excellent condiment : ils se trouvaient alors
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74
A TRAVERS L'ASIE
au désert du Sinaï et avaient comme nous r
beaucoup de sable dans les dents.
Le lendemain, nous rencontrons tout à coup
un gros sanglier. M. Bonvalot lui loge dans le
ventre une balle de revolver. Au lieu de char-
ger, comme ses congénères d'Europe, la bête
se sauve dans des buissons épineux. Nous lui
courons sus. Mais la plupart de nos hommes,
en leur qualité de Mahométans, ont horreur
de ce gibier et manœuvrent de façon à le faire
échapper. Nous avions bien faim, cependant,,
de quelque chose qui ressemblât à un jambon,
et je sais que quelqu'un maudissait ferme
Mahomet.
A 3 heures, en un endroit nommé Arkan,
nous passons le Tarim au moyen de barques et
de radeaux. Que ces chameaux sont donc stu-
pides ! On les tuerait, qu'ils pousseraient des
cris moins lugubres, qu'au moment de rem-
barquement. Il en est six que les coups
les plus violents ne peuvent décider à des-
cendre sur les radeaux. De guerre lasse,
nos hommes les poussent à l'eau, leur atta-
chent la tête à l'embarcation, et en avant
la machine ! Et encore, à la tombée de la
nuit, n'avons-nous pu faire passer que nos
propres chameaux : ceux de l'homme loué
à Kourla restent sur l'autre rive, et, pour
A TRAVERS L'ASIE
75-
la première fois, la caravane se trouve scindée.
25 octobre. Le matin, gelée à il degrés sous
zéro ; à midi, 22 degrés de chaleur, à l'ombre.-
Des hommes du pays, tous musulmans, aident
au transbordement des animaux N'étaient
nos trois domestiques russes qui font à eux
seuls la besogne de vingt hommes, plus d'une
bète eût été noyée. Tous ces disciples de Maho-
met s'entendent beaucoup mieux à lancer à
tout venant l'épithète de chien — et d'autres
encore ! — qu'à travailler. Ceux de cet endroit
paraissent cependant assez instruits. Beaucoup
peuvent réciter de mémoire de longs passages
du Coran, des pièces de vers et des chants épi-
ques. Ce qui ajoute encore à leur mérite, c'est
qu'ils nous vendent, à très bon compte, d'ex-
cellènts moutons.
Nous traversons ensuite une plaine où croît
ce peuplier singulier que j'ai signalé déjà
comme portant sur le même tronc deux sortes
de feuilles. Cet arbre semble se plaire dans les
endroits imprégnés de salpêtre. D'où un double
résultat. L'écorce est tellement imflammable,
qu'une seule allumette suffirait à embraser
toute une foret ; et la sève, Je couleur blan-
châtre, a un gout véritablement salé. Les indi-
gènes la recueillent et en fabriquent, en y
joignant de la graisse de mouton, une sorte de
76 A TRAVERS L'ASIE
savon, grossier, il est vrai, mais dont ils fe-
raient bien de se servir pour laver autre chose
<jue leurs vêtements.
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CHAPITRE VI.
Un chef musulman et sa quatrième femme. — Un lac énigma-
tique. — Effet de mirage. — Arrivée à Tcharkalik. — Le
chameau sauvage. — Exploration du Lob-Noor. — Cause
de la disparition du lac. — La dot d'une jeune mariée.
26 octobre. A notre campement de ce soir
arrive tout à coup un chef musulman qui
revient de Tcharkalik, où nous nous rendons.
Il y a fait l'acquisition d'une quatrième épouse.
La nouvelle mariée est à cheval. En bon mu-
sulman qu'il est, le chef voudrait nous faire
admirer l'amazone et la monture. Nous récu-
sant pour l'appréciation de la future prison-
nière du harem, nous déclarons que le cour-
sier est superbe, et louons bien plus encore le
pain frais dont le brave homme nous fait
présent.
Le lendemain, soixante lis de marche sur
un sable dont la croûte supérieure, saturée de
sel, craque sous le pied comme du givre gelé,.
78
A TRAVERS L'ASIE
nous mettent en présence d'un grand lac sur
les eaux duquel s'ébattent des millions — je dis
des millions — d'oiseaux aquatiques : cygnes,
canards, oies, cormorans, etc.
Ce lac serait-il le fameux Lob-Noor que nous
tenons tant à explorer ? Les habitants d'un
pauvre hameau viennent nous détromper,
disent que ce lac s'appelle Karo-Boran. qu'il
•est formé par les eaux réunies du Tanm et du
Tcherchem-Daria, et enfin qu'il communique
avec le Lob-Noor par une sorte de détroit.
Bientôt nous franchissons sur un pont rusti-
que le courant formé par les deux fleuves con-
fondus en un seul. Les eaux ont un tel goût
de vase et de roseaux pourris, que tous nos
animaux et beaucoup de nos hommes sont mala-
des pour en avoir bu. Achmed lui-même, le chef
de caravane, l'homme de fer et d'acier, en a
contracté une forte fièvre.
28 octobre. Rude journée de 120 lis, d'abord
par un terrain fangeux et puant, ensuite par
une plaine d'une argile que le sel rend éclatante
comme un miroir et dure comme la pierre. On
comprend que toute végétation soit impossible
sur un sol de ce genre. En revanche, les effets de
lumière sont extraordinaires. Un corbeau qui
s'est abattu à quelques centaines de mètres paraît
grand comme un chameau, et lorsque dans
A TRAVERS L'ASIE
79
Tapies-midi, nous apercevons au loin des buis-
sons de saxaouls, le mirage nous les fait voir
comme de grands peupliers.
Laissant les chameaux en arrière, nous galo-
pons vers ces broussailles, et, après les avoir
franchies, nous arrivons au village assez impor-
tant de Tcharkalik. Un vieil indigène nous offre
sa demeure et nous présente à manger. Mais
éreintés, comme nous le sommes, notre premier
besoin est de dormir ; et chacun de s'étendre sur
la couche en planches nues qui nous est offerte.
Hélas! nos couvertures sont restées sur les cha-
meaux : nous grelottons de froid. Plus malheu-
reusement encore, l'hôtel qui nous est abandonné
par son propriétaire est infesté de puces et de
punaises. On se tourne, on se retourne; on geint,
on gémit, on a la fièvre et la colique, on ne
dort pas une minute, et. on se lève le matin
avec une humeur massacrante. Pas tous, ce-
cependant. Le prince, qui pourrait dormir au
bruit du canon, a la chance de n'être jamais
mordu par quelque vermine que ce soit. Quant
à M. Bonvalot et quant à moi, nous jurons bien
qu'on ne nous y prendra plus à préférer une
cassine de ce genre à notre bonne petite tente.
3o octobre. Nous allons camper ici pour plu-
sieurs jours. Nos animaux ont besoin de repos,
et nous avons à nous munir d'une foule de
8o
A TRAVERS L'ASIE
choses indispensables. L'anglais Carey, dont le
but était comme le nôtre d'atteindre le Thibet,
a dù rebrousser chemin, parce qu'il n'avait pas
calculé ce qu'il lui fallait d'hommes, d'ani-
maux, de vivres, de cordes à bagages, de ten-
tes, de feutye et le reste.
Des hommes du village viennent de rentrer
d'une chasse au chameau sauvage, et rappor-
tent deux peaux, fort malheureusement cou-
pées en morceaux. L'existence de ces animaux
est donc indubitable. Mais ce chameau sauvage
descend-t-il d'individus échappés à la domesti-
cité, ou bien a-t-il toujours vécu ici en pleine
liberté ? C'est une question non encore résolue.
Au cours d'une promenade en dehors du
camp, je constate que le sol et le climat sont
assez bons à Tcharkalik, puisqu'on y récolte
froment, maïs, coton, pèches, melons et rai-
sins. Un homme occupé à moudre du maïs
m'invite à entrer chez lui pour fumer une
pipe à eau qu'il me présente. Oncques ne vis
pipe si monumentale : un archéologue pourrait
la prendre pour une lampe des catacombes.
Le réservoir à eau est l'enveloppe d'une grosse
citrouille, bien nettoyée de la pulpe ; Je tuyau
vient s'emmancher dans un large godet en
racine posé sur la citrouille ; enfin, un minus-
cule fourneau en cuivre couronne le tout. IL
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82
A TRAVERS L'ASIE
faut y aller des deux mains, pour manœuvrer
semblable machine. Ne voulant point contris-
ter le brave homme qui tient à me faire admi-
rer son chef-d'oeuvre, je tire quelques larges
bouffées, et laisse mon hôte ravi de tant de
complaisance. Ah ! s'il ne fallait que cela pour
faire un chrétien. !
I er novembre En ces jours, aux chants d'allé-
gresse destinés à célébrer la gloire de ses
héros, l'Eglise catholique fait succéder les gé-
missements de la prière pour ses enlants qui
l'implorent du fond de l'abîme expiatoire. Le
pauvre missionnaire, errant par les solitudes
de Timmense Asie, songe, lui aussi, à des
vivants et à des morts chéris ; et il s'en va par
la steppe, le bréviaire et le chapelet en mains ;
et il prie, il se souvient, il espère, il retrempe
son courage aux grandes pensées de la foi.
Bientôt il abordera cette terre du Thibet où
Satan règne en maître absolu, où jamais mis-
sionnaire du vrai Dieu n'a pu s'établir, que
quelques-uns ont à peine entrevue. Saints de
TEglise triomphante, aidez-le à voir par quel
point on pourra faire brèche dans cette cita-
delle du Bouddhisme ; et vous, âmes de l'Église
souffrante, j'offre à Dieu, pour votre soulage-
ment, les peines et les fatigues qu'il nous reste
à endurer !
A TRAVERS L'ASIE
83
2 novembre. On prend aujourd'hui une
résolution importante. Les géographes ne sa-
vent guère à quoi s'en tenir à propos du Lob-
Noor. Tel voyageur en fait une mer où vient
s'engouffrer le Tari m ; tel autre le mentionne
comme un lac, j'allais dire un étang de peu
d'importance. Nous voulons éclaircir la ques-
tion, et, tandis que la caravane campera ici et
que Bonvalot s'occupera des achats nécessai-
res, le Prince, moi, l'interprète et deux servi-
teurs russes, nous partirons demain en explo-
ration.
La soirée se termine par un épisode comi-
que. Nous avions acheté pour nos animaux
une assez grande quantité de trèfles. Tout à
coup les ânes et les bœufs des indigènes
arrivent en foule, et se mettent sans façon à
cette table toute servie. Si nous tardons à les
chasser, notre provision aura disparu en quel-
ques minutes. Chacun donc de se précipiter,
qui armé d'une gaule, qui d'un fouet. Mais les
coups ne sont guère redoutés de bètes qui en
reçoivent journellement notable ration ; et à
peine avons-nous le dos tourné, qu'elles revien-
nent plus affamées que jamais. Enfin, quel-
qu'un — je tairai son nom — avise un moyen
héroïque. Il prend à notre feu de camp une
branche bien allumée et dont l'extrémité n'est
8 4
A TRAVERS L'ASIE
que braise rouge. Armé de cette lance d'un
nouveau genre, il tourne l'ennemi par ses
revers, et pointe,., à l'endroit sensible. A cette
attaque imprévue, les bœufs partent à fond de
train, que ue en l'air et beuglant affreusement.
Les ânes s'emballent, en exécutant, coup sur
coup, une vingtaine de ruades presque perpen-
diculaires. L'ennemi a bientôt disparu à l'hori-
zon ; mais, pendant longtemps, les beuglements
et les braiments qai se croisent sur tous les
tons semblent demander : frères ! qu'est-ce
donc que cette sensation si étrange et si...
cuisante ?
3 Novembre. Mettant à éxécution notre plan
d'hier, nous partons à cheval, vers 9 heures,
dans la direction d'Abdallah, village situé à
l'ouest du Lob-Noor. Des ânes portent nos
effets. Nous campons, le soir, en plein air r
dans une plaine où ne croît pas une touffe
d'herbe. Les ânes et les chevaux sont attachés,
pour la nuit, d'une singulière façon. Un trou
profond et plus étroit à l'orifice qu'à la base est
creusé dans le sol, on y introduit la longe de
l'animal, 0:1 comble avec la terre extraite, et
on tasse avec le talon de la botte. La nature du
terrain est telle que la bète est ainsi attachée
comme à un mur.
Le lendemain, nous arrivons à la partie
A TRAVERS l/ASIE
85
orientale du lac Kara-Boran dont nous avons
vu, il y a quelques jours, la côte occidentale.
Ce lac, nous l'avons dit déjà, est formé par les
eaux réunies du Tchertchen-Daria et du Tari m.
Ce dernier, entré à l'ouest du lac, en sort à
Test, et se prolongeant en une sorte de détroit,
va, d'après les cartes, se jeter dans le Lob- Noor.
Nous longeons ce détroit pendant près de
120 lis, et logeons, le soir, chez un indigène
qui paraît encore très robuste à l'âge de 102
ans, ce qui est beaucoup ; mais il n'a à offrir
que du lait et du thé, ce qui est fort peu. La
hutte de cet homme et celles de quelques
voisins sont faites en roseaux. Ces gens sont
d'intrépides chasseurs, et nous promettons 80
francs à qui nous rapportera une peau de
chameau sauvage.
Une chevauchée d'une heure nous conduit
le 5 au village d'Abdallah, chez un petit chef
qui a jadis hébergé le colonel russe Prjévalski
et l'anglais Carey. On nous montre l'emplace-
ment où a campé le colonel, qui affirme dans
son livre que son camp touchait aux eaux du
Lob-Noor. Or, aujourd'hui, à perte de vue, la
plage est sèche, sauf çà et là une mare où
croissent des roseaux de cinq à six mètres de
hauteur.
Tandis que nous nous entretenons avec les
86
A TRAVERS L'ASIE
indigènes, arrivent quatres Tourgoutes menant
avec eux un troupeau de chevaux et de cha-
meaux. Ces gens s'en vont à la rencontre, ou
plutôt au secours de leur roi qui, parti Tan der-
nier en pèlerinage au Thibet, a vu mourir en
route, tués par le froid et la misère, les trois
cents chameaux composant sa caravane, ainsi
que douze hommes. — Et nous allons précisé-
ment entreprendre le même voyage ! Mais
bast ! ces gens exagèrent peut-être. Et puis,
qui vivra verra ! En attendant, allons chercher
le lac !
6 novembre. Le froid est de io° sous zéro.
Après le déjeuner, nous prions notre hôte de
vouloir bien nous faire conduire jusqu'au Lob-
Noor. Cet homme nous regarde, ébahi. —
Le Lob-Noor ! il n'y en a plus. — Comment !
plus de Lob-Noor ! Et cette carte que voici,
dessinée par Prjévalski ! Et cette autre, de.
Carey ! — Oui, oui je sais ; dans ce temps-là,
le Lob-Noor existait encore ; aujourd'hui, il n'en
reste plus rien.
Et le brave homme de maintenir son dire et
de nous faire l'historique de cette singulière
disparation. Quand il y a treize ans, Prjévalski
vint pour la première fois à Abdallah, le villa-
ge se trouvait effectivement sur les bords du
lac. A son voyage de i885, le colonel dut aller
chercher le lac à deux lieues plus à Test. Et
A TRAVERS L'ASIE
87
aujourd'hui, en 1889, noue pourrions dresser
la tente au centre même de ce qui fut une
petite mer.
Comment expliquer un tel phénomène ? Voici
une hypothèse que nous trouvons plausible.
Nous avons dit plus haut (5 octobre) qu'il y a
une vingtaine données les populations musul-
manes établies sur les confins du Tarim s'étaient
révoltées contre la Chine. Pendant plusieurs
années, ces gens abandonnèrent complètement
la culture de leurs terres et ne vécurent plus
que de brigandages. Or, en ces contrées, les
terres cultivées sont principalement fertilisées
par les eaux d'irrigation captées aux rivières
et dirigées ensuite par de multiples canaux. Au
temps de la guerre et plusieurs années apiès, il
arriva donc que le Tarim et ses affluents
n'étant plus saignés pour la culture des
champs, roulèrent un volume d'eau assez con-
sidérable non seulement pour entretenir le
Kara-Boran qui existe encore, mais encore
pour former un peu plus loin le Lob-Noor. A
mesure que la culture reprit dans les régions
dévastées par la guerre, les eaux du Tarim
baissèrent graduellement, et le lac ne recevant
plus assez d'eau pour compenser Pévaporisatioil
causée par le soleil et la filtration dans les
sables, diminua peu à peu, se réduisit à un
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88
A TRAVERS L'ASIE
étang, et finalement à zéro.
Si rationnelle que nous parût cette théorie,
nous tenions à nous assurer de ce que deve-
naient, en fin de compte, les eaux du Tarim
sorties du Kara-Boran.
Nous louons deux barques et des rameurs,
et filons à raison de 16 lis à l'heure. Le fleuve
large de 3o mètres, profond de 8 à 10, serpente
à travers des sables ou des forêts de roseaux.
Après quatre heures de navigation, la sonde
n'accuse plus que 4 mètres. Plus loin, le fleuve
se divise en trois branches, et celles-ci se ra-
mifient elles-mêmes en une foule de ruisseaux
qui finissent par disparaître. Nous enfilons le
cours principal qui se rétrécit bientôt à ce
point qu'à un village nommé Kara-Kortchoun
le Tarim n'est plus qu'un simple fossé. Plus
loin encore, à Eutai, à l'extrémité du territoire
jadis occupé par le Lob-Noor, le fossé se réduit
à un mince filet d'eau.
Les habitants de ces villages, logés dans des
huttes en roseaux, n'ont pour nourriture que
le poisson et les oiseaux de marais, à quoi ils
joignent, en guise de légumes, des racines de
chanvre sauvage. Ce qui ne les empêche pas
d'être si robustes que les vieillards de 90 ans
encore droits et alertes, ne sont pas rares parmi
eux. Nous en vîmes un, âgé de 106 ans, ayant
A TRAVERS L'ASIE
8 9
•encore bon pied, bon œil et excellent appétit.
Notons encore, pour nos lectrices, que la dot
d'une jeune mariée se compose ici de :
i° Dix bottes de chanvre sauvage.
2 0 Deux idem de poisson séché.
3° Une barquette.
4 0 Dix tasses de poisson frais accommodé.
5° Une marmite et un briquet.
6° Trente à quarante canards sauvages pris
au piège.
Le 7 novembre, nous remontons le Tarim et
rentrons à Abdallah, où nous prenons un jour
de repos. Dans la soirée du 8, reviennent des
chasseurs partis depuis 35 jours, en quête de
chameaux sauvages. Les femmes pleurent et
se lamentent ; l'expédition a coûté la vie à un
cheval et à cinq ânes, et on ne rapporte comme
butin que les peaux découpées, hélas ! de deux
chameaux. Inutile de dire que la tête et les
pieds, parties si importantes au point de vue
scientifique, ont été abandonnés dans le dé-
sert.
Trois jours après, nous rentrions au camp.
CHAPITRE VII
Préparatifs de départ pour leThibet. — Le chemin direct —
L'Altin-Tagh. — Au sommet du premier gradin. —Dispari-
tion du Prince. — La passe de sable. — La passe de pier-
res. — Le mal des montagnes. — Transport de pirogues à
5, 200 mètres d'altitude. — Un mouton extraordinaire.
Du 12 au 16 novembre, on s'occupe des der*
niers préparatifs pour l'ascension du Thibet.
Afin de soulager nos chameaux porteurs, nous
louons i5 ânes supplémentaires. Pour nous
précautionner contre le froid, nous nous mu-
nissons d'épaisses fourrures, de gants, de bas
et de camisoles en feutre. Pour parer à la faim,
nous faisons cuire et recuire, afin de la bien
dessécher, une provision de 2000 livres de
pain. Une grande quantité de graisse de mou-
ton est fondue et coulée dans des estomacs de
bœuf. Le sel est mis au four, afin de le dégager
du salpêtre ; il en sort blanc comme la neige,
A TRAVERS DE L'ASIE
91
Nous avons en outre du riz, de la farine, du
thé, et trente moutons vivants. Pour nos ani-
maux, nous prenons de Forge et du maïs. De
plus, comme nos domestiques russes nous quit-
tent pour retourner chez eux, nous louons huit
hommes du pays, vrais aventuriers, tels qu'il
les faut dans une expédition de? ce genre. Parmi
eux se trouve un vieux chercheur d'or, du nom
de Timour ; Isaï, jeune homme qui s'est enfui
de chez lui, après avoir protesté contre le se-
cond mariage de son père en cassant les deux
bras à sa belle-mère ; et enfin trois chasseurs
de profession.
M. Bonvalot annonce qu'au lieu d'aborder le
Thibet par Test et par la plaine du Tsaidam
route ordinaire — plus facile mais plus longue
— nous partirons par le chemin le plus direct,
droit vers le sud, en escaladant l'Altin-Tagh, *
un rameau de la chaîne des monts Kouen-Lu-
enn. A cette nouvelle les indigènes jettent de
hauts cris. A les entendre, suivre cette voie,
c'est marcher à une mort certaine. Prjévalski
et Carey ont eu toute la peine du monde,
disent-ils, à franchir le seul Altin-Tagh. l'un
avec des chevaux, l'autre avec des ânes : ce
serait folie que de vouloir aller plus loin encore '
avec des chameaux ! Nous apprîmes plus tard
le vrai motif pour lequel les gens de Tcharka-
92
A TRAVERS L'ASIE
lik voulaient nous faire prendre une autre route ;
l'existence clans les parages de l'Altin-Tagh, en
un endroit nommé BokaliU, d'une mine d'or
exploitée par eux et sur laquelle ils craignaient
de nous donner des renseignements trop pré-
cis. Bref, la résistance des indigènes en vient
au point que l'Aksakal, chef du village, se
refuse à nous livrer les ânes et les hommes
qu'il s'est engagé à nous fournir par un contrat
en due forme. Mal lui en prend. D'un seul
revers de la main, notre bouillant Achmed met
tout en sang la figure de l'infortuné bourg-
mestre. L'argument est inattendu, mais décisif
et la paix se rétablit si bien, que la dernière
soirée se passe en danses et en chants.
17 novembre. Nous partons, vers midi, nous
dirigeant vers PAltin-Tagh, qui, semblable à un
mur géant, nous barre la route du mystérieux
Thibet. Dès le lendemain, nous quittons la
plaine et nous nous élevons en cette seule
journée de plus de 5oo mètres, respirant à
pleins poumons l'air froid — 10 degrés sous
zéro — mais vif et bienfaisant de la montagne.
La chaîne se compose de trois immenses gra-
dins superposés, à chacun desquels on arrive
par une gorge ou passe resserrée entre des
hauteurs. Le 22, nous atteignons la première
passe, dite Y Avérasse. L'entrée en est grandi-
A TRAVERS L'ASIE
9 3
ose. Qu'on se figure un tunnel naturel, très
étroit, creusé entre des parois à pic de 200
mètres de hauteur. Ces murs verticaux sont
composés de couches alternatives d'argile
jaune et de petits cailloux. Sous l'action des
eaux et du vent, ces cailloux se sont détachés
en beaucoup d'endroits, de façon à former sous
les couches d'argile d'innombrables cavernes
de l'aspect le plus fantastique. Des blocs énor-
mes d'argile sont ainsi suspendus au-dessus de
nos tètes dans un équilibre si instable, que
nous ne marchons qu'en tremblant et ne parlant
qu'à voix basse. Nos hommes savent par expé-
. rience que la vibration de l'air causée par un
grand cri, et à plus forte raison par la détona-
tion d'une arme à feu, ferait choir sur nous ces
masses branlantes, comme "un pistolet tiré à
blanc dans une cheminée en fait tomber toute
la suie.
Plus loin, le fond du ravin est couvert d'une
glace si glissante que nous devons y jeter du
sable, pour donner pied à nos chameaux. Puis,
voici des quartiers de roche, étagés comme
un escalier. Il est des marches si élevées, que nos
chameaux ne pouvant les enjamber, nous de-
vons employer le marteau, pour leur faciliter le
passage.
Vers deux heures, nous parvenons au haut
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94
A TRAVERS L'ASIE
de la passe, et nous campons sur le sommet
du premier gradin de TAltin-Tagh, en un
endroit tapissé de broussailles et peuplé par
beaucoup d'oiseaux appartenant à la faune
spéciale du Thibet. Tout à coup, huit chèvres
bleues — sorte de superbe antilope — s'élancent
des buissons. Le Prince» ayant une carabine à
portée de la main, tire vivement dans le tas,
croit avoir touché, et s'élance à la poursuite de
son gibier. A cinq heures, le soleil se couche ;
une heure après, l'obscurité est complète, et
le Prince n'est pas revenu. On comprend nos
alarmes Nous crions jusqu'à extinction de voix,
nous tirons des centaines de coups de fusil
et envoyons sur les hauteurs cinq hommes
munis de perches et de cordes. Nous supposons
qu'entraîné par l'ardeur de la chasse, le Prince
aura roulé dans un précipice, qu'il est blessé,
qu'il est mort peut-être. Quelles angoisses !
Quelle terrible nouvelle à annoncer à Paris !
Ayant fait tout ce qui nous était humaine-
ment possible, je tourne mes pensées d'un autre
côté, je prie ardemment la Très Sainte Vierge
de nous venir en aide. Peu d'instants après, les
hommes envoyés en exploration entendent dans
le lointain des coups de feu, puis des cris de
détresse. Ils y courent, et trouvent le Prince
sain et sauf, mais empêtré de si singulière
façon qu'il faut le retirer comme du fond d'un
A TRAVERS L'ASIE
95
puits. A son retour, il nous raconte que, reve-
nant de sa poursuite inutile, il se dirigeait vers
les feux de notre camp, lorsque se présente
une petite gorge qu'il croyait propre à abréger
son chemin. Il y descend, mais, trompé par
l'obscurité, il perd pied, glisse sur une pente
extrêmement rapide, et ne s'arrête enfin que
dans une sorte de poche étroite et pierreuse où
il lui était aussi impossible de descendre que
de monter.
23 Novembre. Il s'agit d'escalader le second
gradin de l'Altin-Tagh. La passe qui doit nous
y mener, le Koundavan, mérite bien son nom :
passe de sable. L'étroit ravin montant, dont
nous ne saurions déboucher si nous nous y
engageons, est bordé par des collines abruptes
d'un sable ténu sur lequel toute trace de sentier
a disparu. Nous avons donc à créer un chemin
étroit, au moyen de pelles et de bêches. Les
chevaux et les ânes y passent sans encombre ;
mais il a fallu préalablement décharger les
chameaux. Nos gens de Tcharkalik, vrais
chasseurs de chamois, aussi alertes que robus-
tes, portent toutes les charges jusqu'au faîte
de la passe, à 3ooo mètres d'altitude.
24 et 25 Novembre. Reste à parvenir au som-
met de la chaîne, par une passe plus terrible
encore que les deux précédentes : le Tashdavan,
9 6
A TRAVERS L'ASIE
ou passe des pierres. Stimulés par la promesse
d'une riche récompense, nos hommes grimpent
jusqu'à onze heures. Tout à coup se dresse de-
vant nous un énorme mamelon rocheux, où
commence la passe proprement dite. Sur une
hauteur d'environ 5oo mètres, à travers un*
dédale de pierres branlantes, le sentier monte
en lacets, par une pente si raide que je me de-
mande comment les animaux pourront jamais-
grimper là haut. Renouvelant la manœuvre
déjà connue, je m'accroche à la queue de mon
cheval et pousse celui-ci en avant. Le Prince
et Bonvalot suivent de près. Tous les quatre ou
cinq mètres, nous devons nous arrêter, tant le
cœur nous bat dans la poitrine. Enfin, après
plusieurs heures de fatigues si grandes que je
ne croyais pas l'organisme humain capable de
les supporter, nous arrivons au faîte, à 520O*
mètres d'altitude.
Là, pendant un jour et demi que nos hommes-
emploient à transporter sur leurs épaules les-
charges de nos chameaux, nous ressentons pour
la première fois les atteintes de ce mal singulier,
si bien appelé « le mal des montagnes L'air à
ces altitudes, est si peu dense, que le sang
s'échappe spontanément par le nez ; on éprouve
de violents maux de tête, des nausées, des vo-
missements ; l'appétit disparait, ainsi que le
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9 8
A TRAVERS, L'ASIE
sommeil : est-on trop couvert la nuit, on ris-
que d'étouffer ; et si Ton rejette les couvertures,
on court risque de geler, car le froid est de 29
degrés sous zéro.
Que de fois, en semblables circonstances, je
me suis dit qu'à mon retour en Europe, je se-
rais environné d'amis m'enviant le bonheur
d'avoir fait un voyage si mouvementé ! Eh
bien ! J'aurais bien voulu leur faire admirer
la poésie de notre campement, au sommet de
TAltin-Tagh, dans la soirée du 26 novembre !
Nos animaux assiègent le camp, braient, pleu-
rent, pour obtenir un peu d'eau. Hélas ! les
quelques morceaux de glace que nous avons
emportés suffisent à peine à nous fournir une
tasse de boisson. Plusieurs de nos hommes sont
malades de fatigue, et tous sont démoralisés
par cet étouffement qui les serre à la poitrine.
Coûte que coûte, dussions-nous pousser nos
gens le bâton dans les reins, il faut marcher en
avant, et descendre un peu plus bas, pour trou-
ver un air plus respirable.
Le lendemain, 27, cinq heures de marche
nous mènent à 800 'mètres plus bas, en un en-
droit où nous trouvons un triple trésor : de la
glace en abondance, des broussailles et de
l'herbe sèche.
Cette descente produit sur nous un effet bien
A TRAVERS L'ASIE
99
singulier. Au faîte de la montagnes, il semble
que Ton porte sur la tête un panier lourdement
chargé, dont le poids s'allège à mesure que l'on
descend, pour disparaître complètement lors-
qu'on n'est plus qu'à 4000 mètres au-dessus de
la mer.
Puisque je parle d'altitude, mentionnons le
tour de force que nous venons d'exécuter. A
notre départ de Tcharkalik, prévoyant que nous
aurions à franchir divers cours d'eau, nous
avons emporté à dos de chameau deux légères
pirogues. Faire passer cette flotte au-dessus de
l'Altin-Tagh, à 5200 mètres, voilà ce qui ne
s'était pas vu depuis la création du monde, ou,
du moins, depuis le déluge.
Après un jour entier de repos, nous ne fai-
sons, le 3o, qu'un court trajet, parce que, avant
la halte de nuit, nous devons recueillir de la
glace et des broussailles pour les deux étapes
suivantes, où les gens de Tcharkalik affirment
que nous n'en trouverons pas.
Malgré l'altitude de 4500 mètres où nous nous
trouvons encore, malgré le froid de 20 à 3o
degrés dont nous sommes gratifiés, qui croira
que nos serviteurs, bien qu'ils aient une tente
à leur disposition, ont dormi jusqu'ici en plein
air, serrés les uns contre les autres, couverts de
grosses pièces de feutre, et abrités par nos
IOO
A TRAVERS L'ASIE
bagages amoncelés en rempart ! Le 2 décembre
seulement, ayant souffert du vent et de la pous-
sière, ils se décident à dresser leur tente, et
continuent ensuite à s'en servir.
On fait grand cas en Europe de la vitesse et
du fond des chevaux anglais. Parmi ces ani-
maux tant prônés, en est-il beaucoup qui
seraient capables de fouruir un trajet de 4500
kilomètres, par des froids horribles, en escala-
dant à travers les sables et les rocs des cimes
de plus de 5ooo mètres, ne broutant çà et là
qu'un peu d'herbe sèche, en tirant la langue de
soif, ou ne buvant qu'un peu d'eau saumâtre
et salpêtrée ! Il est permis d'en douter. Et
poutant, ce que ne feraient pas ces nobles
coursiers, un animal bien plus humble l'a ac-
compli. Parmi les moutons que nous avions
emmenés il s'en trouva un assez intelligent
pour comprendre que le seuil de notre tente,
dont la porte était toujours à l'opposite du vent,
serait un excellent endroit pour y passer la nuit.
On le laissa faire, parce que, couché là, il bou-
chait hermétiquement le bas de la porte. Je me
pris d'amitié pour cette brave bète, et, quelques
douceurs aidant — un morceau de pain ou de
sucre — je l'habituai à entrer le soir dans la
tente et à se coucher, comme un fidèle toutou,
au bas de ma couchette, ce qui me procurait
A TRAVERS L'ASIE
TOI
un excellent édredon. Je ne dirai pas que cet
édredon vivant n'avait pas quelquefois certains
inconvénients qu'il est inutile de spécifier : mais
il faisait si froid, sur ces hauteurs du Thibet !
Ce mouton incomparable nous accompagna
pendant sept mois et mourut d'inanition à
Batang, après un trajet, je le répète, de 45oo
kilomètres.
CHAPITRE VIII
Découverte d'une caravane. — Froid horrible — Détails culi-
naires.— Grandes altitudes. — Une singulière chasse aux
yacks sauvages. — Le lac qui ne gè'e pas.— Funèbre dé-
couveite.— Un complot. — Une vrai chasse aux yacks. —
Encore une mésaventure. — Remède contre l'insomnie .—
L'antilope Orongo. — Départà jeun. — Diner d'un gigot cru.
— Effet du tabac aux grandes altitudes.— D.stribution de
friandises.
Le 4 décembre. — par un froid de 31 degrés
sous zéro — nous découvrons une caravane
s'avançant dans le lointain, à notre gauche, en
sens inverse de notre direction. Deux hommes
envoyés aux informations nous rapportent bien-
tôt que cette troupe n'est autre que celle de ce
roi des Tourgotes dont on nous avait parlé au
Lob-Noor. Le royal pèlerin revenait du Thibet
par voie directe du sud au nord, celle précisé-
ment que nous voulions suivre, en dépit de nos
guides de Tcharkalik, qui prétendaient nous
A TRAVERS L'ASIE
io3
entraîner vers Test. Cette rencontre nous parut
providentielle ; là où des Tourgoutes ont passé
nous passerons aussi. En conséquence le chef
des gens de Tcharkalik est avisé que, dans peu
de jours, il pourra s'en retourner avec ses hom-
mes et ses ânes. Nous le prions seulement de
nous dire sincèrement si, oui ou non, il a con-
naissance de cette route descendant directement
vers la capitale du Thibet. — Nous n'avons ja-
mais été plus loin que jusqu'ici dans cette direc-
tion, nous répond cet homme ; puis, nous
tournions vers Test pour nous rendre aux mines
d'or de Bokaliz. — Ce n'est point de lor qu'il
nous faut, répliquons nous, mais le Thibet, et
les traces laissées par les Tourgoutes vont nous
servir d'excellents jalons pour y arriver.
Nous piquons en conséquence droit vers le
sud, et, le lendemain, nous rencontrons, fraîche-
ment tracée, la route suivie par la caravane
royale.
Cette chance heureuse est d'ailleurs compen-
sée par un froid horrible et les misères de notre
régime. Au campement, je vois le Prince sortir
les mains de ses longues manches en fourrure,
ayant l'air de vouloir se livrer à une opération
importante. Et le voilà qui s'en va couper une
mince baguette, y enfile un morceau de viande
gelée qu'il présente aussitôt à un feu de bois vert
I04
A TRAVERS L'ASIE
et qu'il attaque avec appétit. La cendre et la
fumée qui s'attachent à la pièce lui tiennent
lieu probablement de sel et de moutarde ; car,
après avoir bu une tasse d'eau froide, il déclare
qu'il a délicieusement soupé.
Nos provisions de viande et de riz, renfer-
mées dans des sacs en feutre, sont agrémentées
de beaucoup de poils. La marmite où nous fai-
sons le pot au feu, nettoyée journellement avec
un chiffon de feutre, a ses bords ornés de la
même façon. Au commencement du voyage,
trop Européens encore, nous perdions beaucoup
de temps à enlever ces poils agglutinés à notre
pitance. Mais nous voici maintenant naturali-
sés : tout y passe. La graisse que nous rejetions
naguère comme indigeste est conservée avec
soin, et un morceau de pain sec accompagné
d'une demi-livre de graisse de mouton nous
semble un régal.
Pour rentrer dans mon rôle de missionnaire,
je dois dire que depuis Ili jusqu'ici il y a peu
d'avenir pour la prédication de l'Evangile. Les
populations sont bien clairsemées : voici dix-
neuf jours que, sauf la caravane Tourgoute aper-
çue au loin, nous n'avons pas rencontré un seul
homme. De plus, les quelques misérables bour-
gades que nous avons traversées sont unique-
ment habitées par des Mahométans, gens bien
plus difficile à convertir que les païens.
A TRAVERS L'ASIE
io5
9 décembre. Le baromètre marque environ
5ooo mètres d'altitude, soit 200 de plus que le
géant des Alpes, le Mont-Blanc. D'ici aux en-
virons de Hlassa, où nous ne parvînmes que
deux mois après, nous ne nous sommes jamais
trouvés en dessous de 4000 mètres ; par contre
nous avons campé à des hauteurs dépassant
6000 mètres. Durant ce long trajet, la normale
du froid a été de 3o degrés sous zéro, et le ther-
momètre est descendu parfois jusqu'à 40 degrés.
On le voit, un voyage au Thibet n'est pas
précisément un voyage d'agrément, les misses
anglaises, rongées par le spleen, n'y viendront
point promener leurs guêtres et leurs binocles.
Parfois cependant un incident joyeux vient
rompre la monotonie de nos misères. Ecoutez
plutôt.
Nous avions établi le camp d'assez bonne
heure, et le Prince, suivi d'Achmed, était parti
pour la chasse. Tandis que je crayonnais mes
notes, un domestique revenant d'avoir puisé de
l'eau, me crie que, non loin de la source, il a vu
un yack sauvage. Si cet homme dit vrai, voici
la première fois que nous rencontrons ce gi-
gantesque animal. Ma fameuse rencontre avec
l'ours m'a valu naguère tant de quolibets, que
l'occasion présente me semble merveilleuse
pour réparer les avaries de mon honneur.
io6
A TRAVERS L'ASIE
Armé donc de mon Martini, je saute à cheval,
tant pour aller plus vite, que pour me ména-
ger, le cas échéant, une retraite salutaire. A
un kilomètre du camp, j'aperçois en effet, non
pas un yack, mais quatre de ces énormes ru-
minants. Pour comble de chance, le lit desséché
d'une rivière me permet d'arriver à bonne
portée de mon gibier, non cependant sans le
mettre en émoi, car au moment où je pousse
la tête au-dessus du ravin, les quatre bêtes
tournent la tête de mon côté, grognent sour-
dement et font mine de charger. Ces disposi-
tions hostiles refroidissent d'abord un peu mon
enthousiasme ; mais Tamour-propre reprenant
le dessus, je mets en joue. Au même instant,
tout myope que je suis, il me semble voir au
cou de ces animaux quelque chose d'anormal.
Je jurerais bien que c'est une corde. Nettoyons
nos lunettes, afin de mieux distinguer. Eh oui,
parbleu, c'est bien une corde ! — Tout à coup,
deux coups de feu éclatent derrière moi, et
un yack roule blessé à mort, tandis que les
autres restent en place, comme hébétés. En
me retournant, j'aperçois le Prince et Achmed
tenant en mains leur carabines fumantes.
— Tirez donc, maître ! nie crie Achmed ;
attendez-vous que vous leur touchiez la gueule
du bout de votre carabine ?
A TRAVERS L'ASIE
I07
— Et sur quelles bêtes faut-il que je tire ?
— Mais sur ces yacks sauvages ! clame le
Prince.
— Eh ! bien oui, des yacks sauvages. Avez
vous jamais vu des animaux sauvages portant
un licol ?
— Un licol ? pas possible ! Allons voir ça !
Nous approchons, et, à côté du pauvre indi-
vidu massacré, nous trouvons trois yacks
domestiques tout ahuris de la scène qu'on vient
de leur faire. Mes deux Nemrods décontenancés
ont la mine déconfite d'un chasseur qui, croyant
poursuivre un lièvre, aurait tué le matou d'une
fermière. Pour expliquer la présence de ces
pauvres bètes en plein désert, nous conjectu-
râmes qu'exténuées par la fatigue, elles avaient
été abandonnées par quelque caravane. Inutile
de dire si je rendis avec usure les lazzis dont
on m'avait criblé peu de jours auparavant.
10 décembre. Le mal de montagne n'a permis
à personne de dormir. Il paraît qu'on peut
dissiper cette atroce migraine en se faisant
ouvrir une veine du front ; quand le sang a
bien coulé, le malaise se passe. Le saignement
naturel du nez produit le même résultat.
Après avoir atteint, à 575o mètres, le sommet
de la chaine Colombo, deux heures de descente
nous mènent en présence du Lac qui ne gèlepas>
io8
A TRAVERS L'ASIE
ainsi nommé parce que le sel qui en sature les
eaux s'oppose à leur congélation. C'est là aussi
que nous touchons à l'inconnu, l'Anglais Carey
et le Russe Prjevalkski n'ayant pu aller plus
loin sur la route du Thibet. Il est vrai que nous
avons pour nous guider les traces de cette
caravane Tourgoute dont nous avons parlé.
Mais ces traces précieuses ne les perdrons-nous
pas? La neige des montagnes, le sable du
désert ne viendront-ils pas nous les cacher ?
Dieu le sait et l'avenir nous le dira.
12 décembre. Hier, on s'est reposé, et on
a réglé le compte des gens de Tcharkalik qui
vont rebrousser chemin, emportant nos pièces
préparées pour nos collections et les dernières
lettres qu'il nous sera possible de faire parvenir
en Europe avant un an.
Journée mémorable : il s'en est fallu de peu
que nous ne dussions retourner en arrière. A
proximité de notre camp, nos gens avaient fait
une affreuse découverte. Dans une sorte de
marécage, cinq chameaux morts étaient engagés
dans la glace, jusqu'à mi-corps. Leurs cadavres
rigides et debout étaient encore chargés de
bagages. A côté d'eux se dressait un cheval
portant un cavalier dont un pied et une main
émergeaient de la glace, signe évident que le
malheureux s'était débattu dans les affres de
l'agonie.
A TRAVERS L'ASIE
109
Comment une telle catastrophe avait-elle pu
se produire ? Nous augurâmes que cet homme
et ces animaux, avant-garde peut être de la
caravane Tourgoute, s'étaient avancés sur la
glace encore peu solide, avaient sombré tout à
coup, et que, exténués de misère et de fatigue,,
ils avaient été saisis par le froid et n'avaient
pu se dépêtrer.
Le P. Hue rapporte avoir vu tout un troupeau
de yacks morts de cette façon, et l'aimable
Prjevalski donne là dessus au vaillant mission-
naire un démenti formel, assurant que la chose
est impossible. On voit le cas qu'il faut faire des
assertions de ce polonais russifié.
Quoi qu'il en soit, a la suite de ce funèbre
incident, il y eut presque une révolte dans notre
camp. S'enfoncer à notre suite dans le désert
inconnu, avaient dit à nos engagés les hommes
de Tcharkalik, c'était aller au devant de la mort
certaine dont on avait l'exemple sous les yeux.
Tous, de concert, avaient comploté de s'enfuir de
grand matin, en emmenant nos meilleurs che-
vaux et en emportant la moitié de notre argent
Mais ils avaient compté sans Achmed. Dans la
soirée, celui-ci avait remarqué les conciliabules
et les chuchotements. Il veilla donc, et vers
minuit, se leva brusquement, armé de pied en
cap, et de sa voix de lion irrité, menaça de
IIO
A TRAVERS L'ASIE
briser la tête au premier qui ferait un mouve-
ment. On se le tint pour dit ; on savait Achmed
de taille à poursuivre et à atteindre jusqu'au
fond du désert quiconque aurait eu l'audace
d'enfreindre ses ordres.
Les gens de Tcharkalik partirent donc seuls.
Il nous restait quatorze hommes, douze che-
vaux, deux ânes, quarante chameaux, trois
chiens et le troupeau de moutons. Nous ne
savons où nous pourrons trouver de* la glace,
nous en emportons en conséquence une provi-
sion suffisante pour trois jours.
Le lendemain, nous devons nous arrêter de
bonne heure pour lâcher nos chameaux qui, la
veille, n'ont trouvé absolument rien à brouter.
Déjà ces animaux affamés s'en prenaient aux
selles de leurs compagnons, en déchiraient la
toile d'un coup de dents, et dévoraient la paille
de Fintérieur. A cette altitude de 5400 mètres,
le thé met deux heures à bouillir, et la glace
dont nous nous servons pour le préparer est
tellement chargée de sel et de sable, qu'un épais
sédiment rien moins que sucré reste au fond
de chaque tasse.
Près du canpement, apparait tout à coup
une troupe d'yacks — sauvages, cette fois.
Le Prinçe, Achmed et moi, nous sautons à
cheval, arrivons à trois cents, mètres de la bande
A TRAVERS L'ASIE
III
et tirons dans le tas. Un yack roule par terre, la
jambe brisée ; les autres fuient, rapides comme
l'éclair. Le blessé se relève, nous arrivons sur
lui et le gratifiions de deux balles encore, ce qui
ne l'empêche pas de détaler et de nous mener
deux heures durant, en une course effrénée. Y
a-t-il au monde des bêtes ayant la vie aussi dure ?
Celle-ci ne succomba qu'après avoir reçu huit
balles Martini.
Dans l'intervalle, le soleil s'était couché et
nous ne pûmes retrouver la direction du camp.
M. Bonvalot, inqiuet de ne pas nous voir
rentrer, envoya des gens à notre recherche.
Ceux-ci s'égarèrent à leur tour, et ce ne fut que
grâce aux feux du camp et aux coups de feu
tirés de part et d'autre, que tout le monde se
trouva enfin réuni à dix heures du soir. M.
Bonvalot ne riait nullement de l'aventure. En
sa qualité de chef de l'expédition, il fit défense
à tous de s'éloigner désormais de la caravane,
sans une permission formelle. Et il avait rai-
son. Car passer une nuit à la belle étoile, par
un froid de 3o degrés, sans nourriture, sans
boisson chaude, sans couvert ure, c'était la mort
presque inévitable. Et d'ailleurs ce n'était plus
le moment d'épuiser inutilement nos forces, et
encore moins celles de nos animaux. De la
santé de ceux-ci dépendait notre existence, et
112
A TKAVHRS L'ASIE
nous ne tardâmes pas à nous repentir des
suites de notre équipée. Des trois chevaux em-
ployés à la poursuite du yack, deux succombè-
rent bientôt. Le mien, de constitution plus-
robuste, résista plus longtemps ; mais cette
course folle, à une telle altitude, avait attaqué
irrémédiablement les poumons. Je conterai
plus tard la triste fin de mon brave coursier.
Nous avons -fait, ces jours derniers, une singu-
lière remarque. En Europe, qu'on fasse le soir
un copieux repas et qu'on aille immédiatement
se coucher, on est presque sùr d'avoir une ma-
gnifique insomnie. Ici, par ce froid horrible,
c'est bien le contraire. Si Ton veut dormir d'un
trait jusqu'au matin, il faut manger à ventre
plein et se glisser aussitôt sous les couvertures,,
alors que la digestion ranime la chaleur. Avec
peu ou point de nourriture, le corps et les
pieds surtout restent froids ; et Ton a beau se
tourner et se retourner sous les peaux d'ours ou
de renard, le sommeil ne viendra qu'à condi-
tion de faire au préalable une course au dehors.
Or. par cette température, une promenade au
clair de lune est dépourvue de tout charme.
Dans la journée du i5, nous tuâmes plusieurs
spécimens d'une antilope magnifique, TOrango r
ou antilope Hogsonii. Cette bète, d'une élé-
gance sans pareille, a le pelage gris clair, le
muffle noir, la tète ornée, chez le mâle, de deux
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A TRAVERS L'ASIE
113
longues cornes cannelées, légèrement inclinées
en arrière, et courbées en forme de lyre. A
rencontre de la plupart de ses congénères, cette
antilope est douée d'un courage indomptable,
et si elle ne tombe pas sous le coup, ne manque
pas de se ruer de son agresseur. L'une d'elles,
que Ton croyait morte, se releva à l'approche
d'Achmed et enfonça ses cornes dans le ventre
du cheval monté par lui. Au reste, c'est cruauté
inutile que de tuer ce bel animal, si on ne l'abat
que pour sa chair, absolument immangeable.
Bien plus, fait unique peut-être en histoire
naturelle, nous trouvâmes sous la peau de nos
victimes, entre cuir et chair, de longs vers
vivants de l'aspect le plus repoussant. Aussi
promîmes-nous à toutes les Orongos à venir de
leur laisser la vie sauve.
Triste départ que celui du 16 décembre. Hier,
faute de glace et de combustible, nous n'avons
ni bu, ni mangé, jusqu'au soir. Une croûte de
pain sec grignotée avant de nous coucher nous
a tenu lieu de déjeuner, de dîner et de souper.
Aujourd'hui, un vent d'ouest nous souffle 27
degrés de froid dans les poumons. On part à
jeun, en silence, le visage pâle et les yeux
mornes, car chacun est persuadé que si nous
tardons plus d'un jour à trouver du combustible
et de l'eau, la moitié de nos animaux y périra,
et leur perte entraînera la nôtre.
8
114
A TRAVERS L'ASIE
Heureusement nous arrivons bientôt à un
endroit où des creux de rochers recèlent de la
glace ; des touffes d'herbes sèches et des buis-
sons garnissent les endroits les mieux abrités,
et de nombreux argols prouvent que les yacks
y viennent souvent rendre visite. Nos animaux
affamés dévorent les broussailles, en arrachent
les racines et s'attaquent même aux crottins
desséchés. Tong-kia, notre cuisinier, se hâte
de faire flamber un énorme feu d'arg'ols. Oh !
si Ton savait comme c'est bon, une tasse de thé
et du pain trempé, après un jeûne presque
absolu de 24 heures ! Les médecins européens
devraient envoyer ici leurs malades blasés qui
rechignent à un bon rôti de bœuf. Ceux-ci nous
auraient vus, le Prince, Bonvalot et moi, si bien
mis en appétit par quelques rasades de thé,
que nous limes disparaître en un clin d'oeil, à
l'aide d'un peu de sel. un gigot cru que chacun
trouva délicieux.
Ce terrible vent d'ouest continue à souffler
toute la journée du lendemain et exerce une
influence funeste sur notre moral. On est loura
grognon, de mauvaise humeur, et non sans
cause. Le nez coule en fontaine, les pieds sont
si glacés que même en trottinant de longues
heures, on ne parvient pas à les réchauffer.
Enfin, privation petite en apparence et cepen-
dant cruelle : il nous est impossible de fumer
A TRAVERS L'ASIE
115
la pipe ou le cigare. Non pas que nous n'ayons
plus de tabac ; mais, à cette altitude, une seule
cigarette nous soûle ou nous fait monter à l'esto-
mac un gros flot de bile.
Mais aux grands maux les grands remèdes !
Achmed, qui n'est pas à son coup d'essai quant
à de semblables expéditions, sait que si nous
restons ainsi moroses et affaissés, c'en est fait
de nous. Aussi, le camp à peine établi, il ouvre
une caisse mystérieuse réservée pour les mau-
vais jours, et en retire du sucre coupé en petits
cubes dont chacun reçut aussitôt dix morceaux.
Aux Européens, plus délicats, il donna en plus
un peu de chocolat. A cette distribution Ach-
med ajouta quelques paroles vibrantes de
confiance et d'espoir. Aussitôt tous les fronts
se déridèrent ; et jamais les bonbons de Saint
Nicolas ne firent exécuter à de petits enfants
des gambades comparables aux nôtres. Aux
terribles questions que tout à l'heure nous nous
posions mentalement, — que sera ce, demain ?
Quand arriverons-nous à Illassa? Combien
d'entre nous laisseront leur cadavre sur ces
hauteurs glacées ? — nous répondons mainte-
nant : à chaque jour sa misère, la Providence
veille sur nous, puisque c'est pour la civilisation
et la Foi que nous souffrons. En avant donc !
et s'il faut mourir, ne tombons pas en lâches et
en poltrons !
CHAPITRE IX
Le pauvre Niaz. — Le Col du Vent. — Le Camp de Miséri-
corde. — Encore des cadavres. — Nos chevaux en fuite. —
Terrible situation. — Retour du Timour. — Un jeûne de 40
heures. — Horribles angoisses.— Les chevaux retrouvés.
— Retour d'Achmed. — Trente heures de marche. — Un
volçan. — Coquilles fossiles. — Mort de Niaz. — La Noël
à 6000 mètres d'altitude.
Le 17 décembre, le vent qui ne cesse de souf-
fler en tempête met à mal nos animaux et nos
gens. Mon cheval tombe par trois fois, ne pou-
vant plus respirer. Niaz, un domestique du
chef chamelier, est sérieusement malade ; le
souffle lui manque, il peut à peine manger, la
marche lui est impossible. Si nous n'arrivons
pas bientôt à une descente de quelques centai-
nes de mètres, le pauvre garçon va rendre l'àme.
Hélas ! nous ne faisons au contraire que mon-
A TRAVERS L'ASIE
117
ter encore. Le lendemain matin, au « Col du
Vent », où nous avions campé, tout le monde
se plaint de courbature. Faudra-il donc que
les rhumatismes viennent s'ajouter à nos
misères ? A seller et à charger les animaux, par
ce froid et cette bourrasque, presque tous, nos
gens ont les mains dans un état lamentable.
La moindre contusion y provoque des enflures
et des ulcères ; les ongles desséchés se fendent
comme du papier et mettent à nu la chair vive
et saignante.
Montant toujours, nous arrivons, vers midi,
aux neiges éternelles. Nos animaux lèchent en
passant cette neige ; il y a quatre jours que les
pauvres bêtes n'ont pas bu, et la soif a si bien
éteint la faim qu'elles refusaient hier soir leur
ration d'orge.
Parvenus enfin à une altitude de 5ooo mè-
tres, nous descendons brusquement et allons
asseoir le « Camp de la Miséricorde» dans une
dépression où nous sommes à l'abri du vent et
où nous trouvons, en certaine abondance, de
la glace, de l'herbe sèche, des broussailles et
des argols ; de quoi faire bombance, nous et
nos animaux.
Notre joie fut de courte durée. Le 19, on
trouva non loin du camp les cadavres de cinq
chameaux des Tourgoutes, des selles, des sacs,
n8
A TRAVERS L f ASIE
des couvertures, des bagages. Nous laissons
tout en place. Des caisses bondées de piastres
ne nous tenteraient pas davantage. Une tasse
de thé nous est maintenant plus précieuse que
tout l'argent du monde, et nous préférerions un
gigot à un lingot.
Le pauvre Niaz va de mal en pis. Sa mort
est désormais inévitable, alors même que nous
pourrions nous arrêter pour le soigner. Je me
suis efforcé de le convertir ; je lui ai parlé de
son âme, du Ciel, de Dieu. L'infortuné me
répond qu'il a vécu en bon Musulman, qu'il ne
craint pas la mort, qu'il est certain d'aller au
paradis d'Allah. Pauvre garçon, que Dieu prenne
en pitié ta bonne foi !
Et nos misères ne font que grandir et se
multiplier ! Et d'abord, tous nos hommes
souffrent tellement du « mal des montagnes *,
qu'ils ont peine à faire un pas, et se laissent
parfois tomber pantelants sur le sol, afin de
respirer plus librement. Pour comble de mal-
heur, nos chevaux ont fui pendant la nuit.
Quatre hommes partis à leur recherche rentrent
à midi, sans avoir rien trouvé. Le courageux
Timour et l'indomptable Achmed partent à leur
tour. Dans la soirée, Achmed revient seul,
Timour ne parait pas, et la neige tombe à gros
flocons.
A TRAVERS L'ASIE
119
Ah ! nous nous sommes trop hâtés d'appeler
cet endroit fatal le « Camp de la Miséricorde ».
Un homme perdu, un autre mourant, tous nos
chevaux égarés, les précieux argols enfouis
sous la neige, un froid de 32 degrés sous zéro !
Qu'allons-nous devenir ?
Dès le matin du jour suivant, on avise à
cette terrible situation. Coûte que coûte, il faut
aller à la recherche du Timouret des chevaux.
Si cet effort suprême est inutile, nous conti-
nuerons notre voyage à pied, après avoir aban-
donné les bagages les moins indispensables, ne
conservant, pour les charger sur nos chameaux,
que les vivres, les tentes, et la batterie de
cuisine.
Les hommes partis en exploration rentrent
vers midi. Deux heures après, Timour appa-
raît ; mais dans quel état, grand Dieu ! Des
larmes congelées couvrent son visage ; il est
bleu de froid, mourant de faim et de soif. La
veille, il avait pu suivre assez longtemps la
piste des chevaux, et avait même trouvé une
large pièce de feutre tombée de Tune des selles.
Puis, à la nuit, tombant de lassitude, il s'était
couché, enroulé dans ce feutre. Afin de ne pas
mourir de froid, il avait résisté au sommeil, ne
restant en place que pendant une demi-heure;,
courant ensuite de toutes ses forces pour main-
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120
A TRAVERS L'ASIE
tenir la circulation du sang, et se couchant à
nouveau. Il avait jeûné 40 heures.
Arrivé dans cet état au camp, le fidèle Ti-
mour tombe en pleurant aux pieds de M. Bon-
valot, et demande pardon de n'avoir pas réussi.
Pauvre héros inconnu ! ses larmes arrachent
les nôtres et nous rappellent ces marins intré-
pides qui, tombés d'un màt au cours d'une
manœuvre, ne se plaignent de leurs membres
brisés qu'en disant : pardon, lieutenant, e ne
l'ai pas fait exprès.
Et nos chevaux : allons-nous y renoncer ?
Un effort encore ; et, si nous échouons, subis-
sons notre destinée ! Parpha et Achmed se
dévouent. Parpha, mauvais marcheur, a en-
fourché un chameau. Achmed, le coureur infa-
tigable, ne s'est muni que d'une croûte de pain
et d'un bâton. A neuf heures du soir, Parpha
rentre seul, et annonce qu'Achmed ne pourra
certainement pas rentrer dans la nuit, car il
Ta vu se diriger vers une Kiontagne lointaine,
comme s'il voulait la contourner.
Pour cette fois, le coup est trop fort ! Si
Achmed vient à périr, lui, l'homme au corps
de fer et à l'àme d'acier, notre sort est fixé ; le
lateau désert du Thibet sera notre tombeau,
et de futures caravanes pourront compter nos
cadavres ! L'impassible Bonvalot lui-même ne
A TRAVERS L'ASIE
I2E
peut dormir do toute la nuit, tant l'angoisse
lui étreint le cœur.
Le 21, dès les premières lueurs de l'aube,
nos regards avides interrogent tous les points
de l'horizon, et ne découvrent qu'un immense
linceul de neiges éclatantes. Que faire ? Allons-
nous risquer de nouvelles existences ? Tout à
coup une masse noire apparait dans le lointain
et s'approche rapidement. Un grêle hennisse-
ment parvient jusqu'à nous : Dieu soit loué !
ce sont nos chevaux. Et Ton bat des mains, on
danse, on pleure de joie. Trop tôt, hélas ! les
animaux rentrent seuls. Pauvre Achmed !
Eh bien ! il ne sera pas dit que nous l'aurons
lâchement abandonné. Je pars avec Abdullah,
d'un côte, tandis que Bonvalot et Parpha se
dirigent de l'autre. Timour lui-même, malgré
sa terrible aventure, se met de la partie Mais
il a été expressément convenu qa'on ne s'éloi-
gnera pas à plus de deux lieues du camp, et
qu'à deux heures tout le monde doit être
rentré.
Vers midi, tandis que je poussais en avant,
j'ai l'indicible bonheur de voir Achmed reve-
nant en droite ligne vers le camp. En véritable
enfant de la steppe, il avait pris au départ ses
points de repère au ciel et dans les montagnes,
et un marin armé de la boussole ne se fût pas
122
A TRAVERS L'ASIE
dirigé avec plus d'assurance sur la vaste
étendue des mers.
Armé près de moi, Achmed me raconte
qu'il a marché trente heures sans désemparer,
de crainte de mourir de froid ( — 33). Il avait
dû arracher la doublure de ses vêtements, afin
de changer, à plusieurs reprises, les langes
dont les gens de sa race enveloppent leurs pieds,
en guise de bas. « Apxès un certain temps de
marche, me disait-il, mes pieds tout trempés
de sueur eussent gelé infailliblement, si je
n'avais pu renouveler les loques qui les en-
touraient. Je séchais celles qui étaient mouillées
en les plaçant sous mon aisselle. »
Le triomphe qu'on fit au camp à notre enfant
prodigue, on le devine assez. A défaut de veau
gras, on immola le moins maigre des moutons ;
si nous en avions eu le moyen, nous aurions
tiré un feu d'artifice ; chacun, en sa langue et
d'après sa religion, remerciait la Providence.
Et pourtant, l'avenir qui s'ouvrait devant nous
était bien sombre encore. Ces trois jours n'a-
vaient guère soulagé le pauvre Niaz ; comme
il ne prenait plus aucune nourriture, sa der-
nière heure approchait rapidement. Au moyen
de chaudes fourrures, nous lui avons disposé
sur le dos d'un chameau un lit aussi douillet
que possible.
A TRAVERS L'ASIE
123
Partis de bonne heure, le 22 décembre, nous
arrivons dans une plaine couverte de laves.
Phénomène étrange, puisque les volcans ne se
rencontrent d'ordinaire. que dans le voisinage
de la mer. Et cependant, c'est bien un volcan,
ce pic qui se dresse à notre droite et dont le
cratère béant est encore visible : nous lui don-
nons le nom du géographe Reclus. Y a-t il eu
jadis une mer en ces parages, une sorte de
Méditerranée asiatique que des soulèvements
auraient désséchée ? De nombreux coquillages
fossiles que nous découvrons confirmeraient
cette hypothèse.
Dans la journée du 23, le Prince nous donna
de vives inquiétudes. Parti en avant et sans
armes, pour explorer la route, il fut poursuivi
par un yack furieux et ne dut la vie qu'à son
agilité. Or, à l'altitude où nous étions, tout
mouvement rapide et violant était dangereux.
Rentré au camp, le Prince fut longtemps si
oppressé, si à bout de respiration, que nous
crûmes d'abord à une bronchite ou à une pleu-
résie. Ce terrible malheur nous fut épargné.
En revanche, deux chevaux avaient succombé,
et, dix minutes après l'arrivée au camp, le
malheureux Niaz expirait dans nos bras.
Quelle scène digne de la sombre imagination
du Dante eut alors pour théâtre la * Passe du
124
A TRAVERS L'ASIE
Requiem « ! D'après le rite musulman auquel
appartenait le défunt, il eût fallu laver le corps
et l'envelopper ensuite de plusieurs linges bien
propres. Il n'était pas en notre pouvoir de le
faire ; encore moins pouvions nous songer à
creuser une fosse et à fabriquer un cercueil.
Où chercher une tombe dans une terre si
profondément gelée ?
Le cadavre, revêtu d'une peau de mouton,
fut couché sur le sol nu et dur comme le roc.
Ensuite nous recouvrons ce pauvre corps rigide
d'un tas de grosses pierres, afin de le mettre à
l'abri des aigles voraces qui déjà tournoient
au-dessus de nos tètes. La triste besogne !
Chacun apporte sa pierre, en dépit de la tem-
pête qui souffle avec rage ; les compagnons du
mort hurlent de douleur ; Achmed, qu'on croi-
rait n'avoir qu'un cœur de pierre, pleure
comme un enfant ; Abdullah nasille de longues
prières "musulmanes — nous, chrétiens, nous
implorons pour notre compagnon la pitié du
Christ. Et puis, à cette scène de cris et de
lamentations, en succède une autre plus na-
vrante encore : chacun est rentré dans la tente,
et pendant toute la soirée un morne silence
plane sur le camp. La mort a étendu sur nous
sa main irrésistible : se contentera-t-elle d'une
victime ? Où finira ce sinistre désert ? Quand
A TRAVERS L'ASIE
125
trouverons-nous des habitations ? Quand arri-
verons-nous à Hlassa ? Voilà ce que chacun se
demande en tremblant.
Dans la misère où nous étions, Pégoïsme de
l'homme atteint ordinairement une telle inten-
sité, qu'il ne songe plus qu'à lui-même : devenu
insensible à tout ce qui l'entoure, il ne trouve
même plus une larme à verser sur le malheur
d'autrui, parce que sa propre souffrance lui
suffit.
Mais il n'en fut pas ainsi de nous : en dépit
des maux déjà éprouvés, en dépit de ceux que
nous redoutions encore, nous pleurions tous.
Les deux journées suivantes ne furent pas
de nature à calmer nos appréhensions. L'alti-
tude atteinte était telle que l'eau servant à la
confection du thé n'entrait en ébullition
qu'après trois heures, et que la cuisson de la
viande était impossible. Le mal des montagnes
qui ne faisait qu'augmenter avait mis nos gens
en si mauvaise humetir qu'ils faillirent lyncher
le chamelier en chef. Ils l'accusaient d'avoir
fait travailler outre mesure le pauvre Niaz,
alors que ce dernier était déjà malade. L'allé-
gation ne manquait pas de fondement. Il était
si bon, si doux, si dévoué, si courageux, ce
brave enfant. ! Jusqu'au dernier moment, il
s'était exténué au travail pour satisfaire son
126
A TRAVERS L'ASIE
maître. Ainsi en va-t-il cTordinairire en ce monde.
Les égoïstes exploitent ceux qui sont vraiment
bons et simples de cœur pour satisfaire leur
ambition ou leur avidité. Nous eûmes donc
beaucoup de peine à calmer la légitime colère
de nos hommes : mais, plusieurs jours durant,
nous ne pûmes les empêcher de pleurer : nous
pleurions nous-mêmes, au souvenir de notre
pauvre ami et de ses épouvantables funérailles ;
et telle était l'intensité du froid, que les larmes
se séchaient instantanément et se figeaient sur
la barbe en longs glaçons.
Ah ! ce n'est pas par un chemin de roses
qu'on entre au Thibet par le Nord. Montagnes,
vents, glaces, froid, tempêtes, déserts, la na-
ture semble avoir voulu accumuler tous les
obstacles pour arrêter l'être humain assez té-
méraire pour vouloir pénétrer jusqu'à la cita-
delle du Bouddhisme. Mais quoi ! si mes com-
pagnons osent affronter de tels dangers, dans
l'intérêt de la science, quelle gloire un mission
naire aura-t-il à voir les lieux où Satan a établi
son aire la plus inexpugnable ?
25 décembre. Gloria in excelsis Deo, et in-
terra pax hominibus bonœ voluntatis ! Oui,
gloire à Dieu, et sachons prouver que nous
sommes des hommes dë bonne volonté en ce
jour de Noël célébré à près de 6000 mètres
A TRAVERS L'ASIE
127
dans les airs. Le froid est si intense (—33) et
nos chevaux sont si épuisés, que nous devons
aller à pied, malgré la charge énorme de notre
accoutrement. Nous portons, Tune sur l'autre,
deux paires de boites en feutre, pantalon et
double pelisse en peau avec le poil, cache nez
et capuchon en laine et fourrure servant à
protéger le cou, la tête, le front et la figure elle-
même. Un seul petit trou est ménagé dans
l'appareil, permettant devoir d'un œil. Ajoutez
la carabine à l'épaule, la cartouchière et le
revolver à la ceinture, et personne, je pense,
ne sera tenté de nous prendre pour un déta-
chement de cavalerie légère.
Au campement, la conversation entre les
trois Européens roule uniquement sur la fête
du jour ; on cause de l'Europe lointaine de la
cara patria, des souvenirs de famille. L'atten-
drissement, le découragement peut-être, va
nous gagner, lorsque le Prince annonce que
pour un si grand jour, il veut nous préparer un
festin de sa façon. Et le voilà qui retrousse ses
manches, broie dju cacao, y mélange de la
farine, et nous compose une si merveilleuse
bouillie, que le chagrin s'envole. Vive Noël !
CHAPITRE X
Camp d< s Pas-Peidus. — Le volcan de Ruysbroeck. —
Nouvelle infortune. — Un ouragan. — Le jour de Tan. —
Mésaventure d'Abdullah. — Capture d'une hémione. —
Froid terrible. — Un lac d eau saumâtre. — Un civet. —
Une selle thibc~taine — Le lac Montcalm. — Un potage
de bouse d'yack. — Cristaux de roche.
Le 26 décembre, nous traversons plusieurs
lacs glacés. A perte de vue le sol est recouvert
d'une épaisse couche de neige, et nous devons
nous garantir les yeux de lunettes à verre bleu
ou garnies d'un grillage en crin. Qui pis est,
ce tapis de neige nous fait perdre les traces
précieuses de la caravane Tourgoute ; c'est
pourquoi, nous donnons à- notre camp du soir
le nom de « Camp des Pas-Perdus ».
C'est avec une peine infinie que nous parve-
nons à faire flamber à demi notre feu d'argols
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i3o
A TRAVERS L'ASIE
détrempés par la neige. Nous nous y employ-
ons tous les trois ; Pun active la combustion
en agitant le pan de son habit ; un second en
fait autant avec son couvre-chef, tandis que le
troisième souffle à pleins poumons.
Le lendemain, nous découvrons un nouveau
volcan, auquel nous donnons le nom de Ruys-
broeck (Rubruquis), ce fameux moine francis-
cain qui, au temps de saint Louis, alla en
Chine par terre, et probablement pénétra jus-
qu'à Hlassa ainsi que nous le montrerons plus
tard.
C'est avec une joie délirante que nous trou-
vons un peu plus loin un camp des Tourgoutes.
Ici encore, leur caravane a abandonné une
foule d'ustensiles et les cadavres de plusieurs
animaux.
Nous faisons halte, le 28, tant le vent fait
rage. Personne n'ose même se hasarder à
mettre le nez hors de la tente, sauf Bonyalot
et Achmed, qui vont explorer la route à suivre.
Achmed rentre assez tôt ; mais Bonvalot, la
prudence personnifiée, s'est si bien égaré que
ce n'est qu'à 9 heures du soir qu'il nous arrive,
très penaud de son aventure. Une lanterne que
nous avions hissée au haut d'une perche lui
avait enfin servi de phare.
Le jour suivant, le vent a si peu diminué de
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A TRAVERS L'ASIE
I3l
violence qu'il nous est impossible de marcher
à pied. Sous la pression de l'ouragan, nos
pauvres bêtes, exténuées de privations, sont
parfois presque renversées. Quant à nous, nous
ne parvenons à respirer qu'en marchant de
•côté, à la façon des crabes, en nous couchant
à plat sur le cou de nos montures, ou encore
en mettant la bouche dans l'ouverture de nos
larges manches. Le sol sablonneux est mêlé de
petites pierres que le vent nous projette à la
tête, avec un bruit tout semblable à celui de la
grêle contre les vitres d'une fenêtre.
Pour comble d'infortune, le lendemain, nous
perdons, pour ne plus les retrouver, les traces
-de la caravane Tourgoute.
Enfin, le 3i décembre,
« accourt avec, furie, le plus terrible des enfants,
« que le Nord eut porté jusque-Jà dans ses flancs ! »
t Qu'on s'imagine la plus épouvantable tempête
vqu'il soit possible d'entendre rugir. Je n'essaye-
rai pas d'en décrire la violence, je me borne
aux effets du phénomène. Un chameau, deux
chevaux, un âne et un chien tombent, pour ne
plus se relever. Dans la nuit, notre tente est
arrachée avec ses piquets et s'envole comme
4in vulgaire parapluie. Qui aurait le courage
•de courir à sa recherche? Nous restons donc
132
A TRAVERS L'ASIE
sous nos couvertures bientôt ensevelis sous-
une couche de sable et de gravier. Vers le
matin, le vent tombe, ayant vomi sans doute
toute sa bile, et une neige abondante lui suc-
cède.
Quel réveil que celui du I er janvier 1890 ï
Une sensation de froid m'arrache au sommeil,
je soulève un coin de ma couverture, et me
sens inondé de sable et de neige. Je saute
debout, et que vois-je? grand Dieu ! Les tentes
n'existent plus ; hommes, animaux, bagages r
tout est enseveli sous un épais linceul. Amoiv
cri d'alarme, chacun se dépêtre. Après une
hâtive poignée de mains, on court au plus-
pressé, on débarasse les bagages enfouis, on
retrouve les tentes, et du même coup on re-
prend espoir et courage. Nos maux sont trop-
excessifs pour durer encore longtemps. L'alti-
tude est encore de 5ooo mètres, mais le froid
n'est plus que de 3o degrés ; nous avons perdu
la route des Tourgoutes, mais il nous reste
une boussole. A pareil jour, les parents et les-
amis que nous avons laissés en Europe songent
à nous et prient pour nous : le Bon Dieu pren-
dra nos souffrances en pitié. En avant donc,,
vers le Sud !
Notre confiance n'est pas déçue ; nous trou-
vons, le soir, un superbe campement où abon-
A TRAVERS L'ASIE
133
dent l'eau, l'herbe sèche et le chauffage. Tout
serait pour le mieux, sans deux accidents : un
cheval est mort, et l'interprète Abdullah, resté
-en arrière, je ne sais pourquoi, ne parait pas
encore à la nuit close, malgré les coups de feu
et la lanterne.
Force nous est donc de rester immobiles le
lendemain. Parpha et Achmed, partis à la
recherche, trouvent bientôt un cheval dépouillé
de la selle et de la bride. Vers midi, régaré
apparaît au sommet d'une colline lointaine. On
va le prendre avec un cheval, et on le somme
-de s'expliquer. Il raconte que, resté en arrière
à cause du mauvais état de son cheval, il avait
marché à pied jusque vers le soir. Puis sa
monture était tombée, paraissant sur le point
•d'expirer. Maître Abdullah avait donc enlèvé
la selle, la bride et le large feutre qui sert de
capote à tous nos animaux. Se mettant alors
>en quête d'argols, il avait allumé un grand
feu, s'était couché tout près, enroulé dans sa
pièce de feutre, et avait dormi, disait-il, comme
un ours dans sa tanière Au cours de la nuit,
le cheval, se trouvant mieux, s'était relevé, et
avait pris d'instinct la route du campement.
En sorte que, le matin venu, le petit homme
avait tout abandonné sur place, et avait grimpé
sur une colline pour s'orienter. C'est là que
i34
A TRAVERS L'ASIE
nous l'avions aperçu. Tout est bien qui finit
bien. Cependant, notre peu sympathique inter-
prète fera bien de ne pas recommencer. Risquer
notre vie pour Achmed ou pçur tout autre,
soit ; mais pour Abdullah, on y songerait à
deux fois.
Pendant ces allées et venues, le Prince avait
tué, non loin du camp, une superbe hémione.
Le filet de la bête et une cuisse nous procu-
rèrent à tous un excellent souper. Nous enle-
vâmes aussi toute la graisse intérieure de
Tanimal pour un usage singulier, mais si
pratique, que nous y revinmes souvent dans
la suite. Le feu d'argol est souvent bien misé-
rable, tandis qu'additionné de graisse, il flambe
comme du pétrole.
Les trois jours suivants, le thermomètre
varia de 32 à 35 degrés sous zéro. Nous ne
finies que traverser d'immenses champs de
laves rejetées jadis par une ligne de volcans
dont les cratères remplis de glace forment
autant de petits étangs.
Dans la nuit du 6 janvier, personne ne put
dormir. Sous peine de passer à l'état de glaçon,,
chacun dut battre la semelte jusqu'au matin*
A l'aurore, nous constatâmes que le thermo-
mètre, descendu à 40 degrés centigrades sous
zéro, était gelé à lond de cale. L'air était si sec
A TRAVERS L'ASIE
135
et d'une telle lucidité, que nous distinguâmes
des étoiles jusqu'au milieu de la journée.
Au cours de l'avant-midi, comme je marchais
en éclaireur, j'aperçus un lac si bleu et si
limpide, que je criai à mes compagnons mou-
rant de soif : « Venez donc vite ! de Peau, de
l'eau ! Et tous d'accourir. Hélas ! cette eau si
claire n'était que pure saumure, salée au point
que nos chameaux, si friands pourtant de sel
et de salpêtre, y eurent à peine touché qu'ils
relevèrent le museau en retroussant les lèvres
et crachèrent, comme s'ils avaient avalé de
l'aloès. Le mouton dont j'ai déjà parlé, l'intré-
pide marcheur qui nous accompagna jusqu'au
delà du Thibet, y plongea le nez, lui aussi,
l'en retira aussitôt, toussa coup sur coup, et
me regarda en disant d'un ton lamentable :
bai, bai !
Le lendemain, après avoir traversé sur la
glace un lac de deux lieues de largeur, îious
grimpons sur les hauteurs qui nous mènent à
5870 mètres au-dessus de la mer. N'était l'hor-
rible morsure du froid, nous jouissons à cette
attitude d'un coup d'œil incomparable. En art
rière, nous voyons distinctement tous les détails
de la route parcourue depuis huit jours. Devan-
nous se déploient de nombreux lacs, dont l'un
est immense.
136
A TRAVERS L'ASIE
Dans un endroit assez garni d'herbe sèche,
nous tirons quatre lièvres d'une espèce incon-
nue, car ils ont les pattes d'un rouge vermillon.
Mais sont-ce bien des lièvres? Pour l'aspect
général, oui ; mais ceux-ci se creusent de véri-
tables terriers, ce qui est plutôt dans les mœurs
des lapins. Quoi qu'il en soit, lièvres ou lapins,
nos victimes, accommodées à la graisse de
mouton, font un civet délicieux.
Vers midi, les éclaireurs lèvent les bras
comme en triomphe, et poussent des cris d'appel
répétés. Nous accourons ; il s'agit d'une selle
abandonnée sur le sol. — Selle thibétaine,
disent nos gens ; donc les habitations ne sont
pas loin ! — Le chef chamelier, qui vient en-
core de perdre deux de ses animaux, saisit
cette selle, la presse sur son cœur, et me dit :
« Maître, nous sommes sauvés : avant huit
jours, nous trouverons des tentes. » — « Et
moi. dit Bonvalot, je calcule que nous en avons
encore pour un demi-mois. » — « Diable d'oc-
cident, prophète de malheur, repart le Maho-
métan entre ses dents, avant la lin de ton demi-
mois, nous serons tous morts, et toi le premier. »
Le 8 janvier, par 40 degrés de froid, nous
contournons un lac immense, auquel nous
donnons le nom de l'héroïque Montcalm. Les
eaux en sont si salées, que les rives sont gar-
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i38
A TRAVERS L'ASIE
nies d'une couche de sel pur de plus d'un pied
d'épaisseur. Un cormoran, que nous trouvons
en cet endroit, nous donne cependant la preuve
que le Montcalm nourrit des poissons, et cela
à plus de 5ooo mètres d'altitude.
A la longue, nous nous sommes accoutumés-
à l'air raréfié de ces hauteurs. Personne ne se
plaint plus de l'horrible mal des montagnes, ce
cerceau de fer qui vous presse les tempes
comme un carcan à écrou. Seul, Tong-kia, notre
cuisinier, reste somnolent ; ce qui n'est 'pas
sans entraîner de graves inconvénients. Ainsi
au matin du 9 janvier, la soupe se trouva n'être
qu'une décoction de bouse d'yack. Voici ce qui
s'était passé. Tr ivaillant dans l'obscurité, et
voulant savoir où en était l'ébullition, notre
artiste avait pris au foyer un argol à demi in-
candescent, s'en était servi pour considérer
l'intérieur de la marmite, et, dans son état in-
conscient de somnambule, avait laissé choir
son précieux lumignon.
D'autre part, la glace dont il se servait pour
nous préparer le thé, se trouvait tellement salée
et salpètriée, que notre boisson équivalait au
meilleur Sedlitz. Je recommande la recette aux
médecins qui auraient à mettre en révolution
les intestins de leurs clients ; l'effet carminatif
est surtout incomparable.
A TRAVERS L\\SIE
Vers le soir de cette même journée, j'eus un
gros chagrin. Mon bon cheval, depuis six ans
mon compagnon de voyage, de joie et de misè-
res, me paraissant à bout de souffle, je le laissai
à l'endroit où il était tombé, et détournai la
tète — j'ose l'avouer — pour ne pas pleurer.
Le noble animal a-t-il compris le sentiment qui'
m'oppresse, et veut-il adresser un dernier adieu
à son maître ? Le voilà qui se relève, par un
effort suprême, marche en titubant, penchant
la tête et baissant lea oreilles. Clopin-clopant,
il arrive ainsi jusqu'au camp. Je m'approche de
lui, je le caresse, je l'appelle par son nom. Vos-
ken relève la tête, pousse un cri plaintif, me
regarde avec des yeux qui roulent de grosses
larmes, et tombe mort à mes pieds. Rira qui
voudra de ma douleur ; je ne m'en défends pas;:
et aujourd'hui encore, ce souvenir m'émeut
plus que je ne saurais le dire.
Peu après ce triste événement, le chef cha-
melier vient nous prier à genoux de faire halte-
le lendemain. Tous ses chameaux boitent,
parce que le sol pierreux et saturé de sel a
ouvert dans leurs pieds de larges crevasses.
Guérir ces plaies saignantes, il n'y faut pas
songer ; on se contentera de les boucher avec
de la cire, dont on avait fait provision dans ce
but, au départ de Kourla.
14°
A TRAVERS L'ASIE
Le il janvier, deux chevaux et un chameau
périssent pour avoir bu avec trop d'avidité à
une source d'eau douce. Au passage d'une
chaîne volcanique précédant les monts Dupleix,
nous trouvons le sol tellement jonché de cris-
taux de roche scintillant aux rayons du soleil,
que nos yeux en sont éblouis et presque blessés.
On dirait un parterre semé d'étoiles, un tapis
tout constellé de pierres précieuses. Il y a là
assez de cristaux de toutes tailles et de toutes
couleurs pour garnir de lustres à pandeloqnes
toutes les églises du monde. Malheureusement,
ce nouveau trésor du Jardin des Hespérides
-«st ici mieux gardé que ne feraient les monstres
les plus horribles enfantés par l'imagination
-des anciens ; et certes, ce ne sera pas moi qui
-reviendrai pour le prendre.
CHAPITRE XI
Une précieuse bête de somme.— Le camp des ossements. —
Le volcan de Bussy. — A 6.400 mètres d'altitude. — Le
camp des singes. —Un geyser gelé. —Restes d'un campe^
ment. — Un troupeau de yacks sauvages. — Espérances-
et appréhensions.
A mesure que nous enfonçons dans le désert
glacé, nous comprenons de plus en plus combien
le chameau est un animal précieux en sem-
blables expéditions. La charge que les nôtres-
transportent, se compose de nos aliments, de
nos fourrures, de nos tentes, de nos ustensiles * r
en réalité ils portent notre vie, car si nos bêtes
viennent toutes à succomber, notre mort suivra
de près. Aussi leur donne-t-on, chaque soir,
une portion de farine délayée en pâte. Nos-
chevaux — il n'en reste plus que six — reçoi-
142
A TRAVERS L'ASIE
vent également chaque jour un peu d'orge.
Malgré cela, ils sont si exténués qu'on ne peut
les monter plus qu'une demi-heure.
Et voici que devant nous se dresse l'énorme
masse dentelée des monts Dupleix, entasse-
ment confus de croupes neigeuses et de pics
glacés. Cette barrière épouvantable est-elle le
dernier obstacle derrière lequel nous trouverons
des hommes, des vivres frais, des montures, le
salut ? Chacun se le demande anxieusement,
mais personne n'en parle, de peur d'augmenter
les communes appréhensions.
Pendant l'ascension que nous commençons
le lendemain, 12 janvier, le froid est de — 35
degrés. Le pouls bat 140 pulsations par minute,
lorsque nous sommes en marche ; 120, lorsque
nous sommes en repos. Nous rencontrons quan-
tité d'hémiones qui, n'ayant jamais entendu
un coup de feu, se laissent tirer comme à la
cible. Ces superbes animaux viennent, rangés
en lignes, nous considérer avec tant de con-
fiance que, pris de pitié, nous n'en abattons que
tout juste assez pour avoir de la viande à
mettre dans la marmite, et de la graisse pour
activer le feu. Au reste, les bêtes sauvages :
hémiones, yacks, orongos, chamois, argalis,
sont ici en tel nombre, qu'en certains endroits
leurs ossements jonchent litéralement le sol.
A TRAVERS L'ASIE
1 4 3
Ce qui vaut à notre camp le nom de « camp
des ossements ».
A 56oo mètres d'altitude, nous foulons sous
nos pieds les neiges éternelles. Voici, à notre
gauche, le cratère béant d'un superbe volcan.
Nous l'appelons Bussy, en mémoire du glorieux
compagnon de Dupleix. Le spectacle est plus
grandiose encore à notre droite. Là, seul et
isolé, se dresse, rigide, un roc carré de grès
rouge, qu'on jugerait être un château fort du
moyen âge, flanqué à ses coins de quatre bas-
tions. Que Dieu est grand, et que ses œuvres
sont admirables !
Seulement, il faut monter bien haut pour
admirer ces merveilles. Nous voici s 6200
mètres. Nous trouvons que c'est assez, et
même trop, pour notre gloire ; les uns saignent
du nez; les autres ont dans les oreilles un tel
bourdonnement, qu'ils pourraient se croire sur
un pont en bois traversé par un escadron de
cavalerie. Et dire qu'à ces hauteurs glacées, se
rencontrent encore des êtres vivants ! Nous y
trouvons en effet une sorte de rat gris, à queue
très longue.
Le temps est si clair, dans la journée du 14
janvier, que nous voyons briller en même
temps au ciel le soleil et la lune. Voici, à l'Est,
planté côte à côte, trois pics sourcilleux aux-
i 4 4
A TRAVERS L'ASIE
quels un sommet noir et dénudé, une base toute-
blanche de neige, une attitude raide de perches*
à houblon, donnent l'apparence de trois fac-
tionnaires en veste noire et pantalon blanc.
Notons que ces pics dressent bien haut au-
dessus de nous leurs pointes aiguës, et que-
nous sommes, nous, à 6000 mètres d'altitude.
A ce compte, ils n'ont rien à envier aux plus,
fiers sommets de l'Himalaya.
Le lendemain, nous atteignons 6400 mètres,,
soit 1600 de plus que le Mont-Blanc des Alpes.
Puis, immédiatement, nous descendons par
une pente rapide jusque dans le lit, large de
5o mètres, d'une rivière à sec, mais qui, à la.
fonte des neiges, doit rouler d'immenses quan-
tités d'eau.
« Rien ne sert de descendre », cependant, si;
Ton ne s'en trouve mieux. Au sommet du Du-
pleix, nous n'avions qu'un froid de 22 degrés,
sous zéro. Et voici qu'à 5oo mètres plus bas, le
thermomètre marque — 34. Aussi perdons-
nous, coup sur coup, trois chameaux et le-
dernier de nos ânes.
Le 17 janvier, après avoir abandonné tout
ce qui dans nos bagages n'était pas de stricte-
nécessité, nous croyons reconnaître les restes-
d'un feu. Un feu ! les hommes ne sont donc pas-
loin, et nos maux touchent à leur fin.
A TRAVERS L'ASIE
I 4 5
Cet espoir est-il fondé ? Nous le croyons, en
arrivant, le lendemain soir, à une région à la
fois plus basse et plus ouverte. A regarder dans
tous les sens, il semble que les plus hautes
montagnes soient désormais franchies et que le
climat doive devenir plus clément. Une faune
nouvelle confirme nos espérances ; voici des
perdrix, des alouettes, un léopard, et ces sin-
guliers lièvres à pattes rouges. Bien plus, trois
ou quatre d'entre nous ont vu, et parfaitement
vu, un singe à queue très courte et de couleur
gris-brun. L'animal s'étant réfugié dans un
trou de rocher, Achmed contourne le rocher et
aperçoit deux autres bêtes semblables, mais
tellement lestes et agiles qu'il ne peut ni s'en
emparer, ni les tirer. Croirait-on que des
singes peuvent vivre dans les neiges, à une
hauteur de 5400 mètres, et par un froid de 29
degrés ? Pourquoi pas ! Les montagnes situées
au nord de Péking sont aussi habitées par un
sin^e, peut-être le même ; et le tigre de Mon-
golie, bien autrement vigoureux que son con-
frère du Bengale, ne craint nullement un froid
aussi intense que celui qui règne ici.
De surprise en surprise ! Dans la matinée du
19, nous étant rendus à l'endroit où le premier
singe avait disparu dans son terrier, nous
trouvâmes à l'entrée les crottins spéciaux de
10
146
A TRAVERS L'ASIE
la bète, des plumes d'oiseaux et une foule de
petits os fracassés sous la dent. Ce singe serait-il
donc Carnivore ? Pourquoi non, alors que toute
autre nourriture fait défaut. En pareil cas,
les chevaux thibétains avalent avec plaisir et
profit une tranche de 'viande, fraîche ou sé-
chée. En Islande à certaine saison, les bestiaux
mangent journellement une ration de poisson.
La flore du Camp des Singes était aussi d'un
genre nouveau. A une herbe très haute et très
fine, à de multiples fleurs desséchées, se mêlait
une plante, à nous inconnue dont les larges
feuilles étaient presque noires.
Dans la même journée, nous rencontrons
des sources d'une eau tellement chaude, que le
thermomètre que nous y plongeons accuse de
16 à 18 degrés au-dessus de zéro. Puis, un peu
plus loin, voici qu'apparaît dans la plaine un
véritable monument de glace, une sorte d'hé-
misphère mesurant 4 mètres de hauteur, sur
i5 de circonférence. Le phénomène n'est autre
chose qu'un geyser gelé. L'eau, d'une forte
odeur sulfureuse, sort du sommet par un petit
jet, se congèle sur le pourtour de la masse, et,
accumulant couche sur couche, arrive à former
ce bloc énorme de cristal glacé.
Le 20 janvier, nous constatons que les 9
chameaux qui nous restent sur 40 et nos 6
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A TRAVERS . L f ASIE
i'47
-chevaux touchent à leur fin.' Si, avant dix
jours, nous n'arrivons pas à de bons pâturages,
le dernier de nos animaux aura succombé.
Hélas ! qu'adviendra-t-il de nous? Foin de la
science, lorsqu'il s'agit de la vie. Nous arrêter
serait plus- dangereux encore. Et Ton part eh
•ce piteux état, pour monter et descendre, re-
monter encore, et descendre à nouveau.
Le lendemain, notre chamelier., mahométan
chinois, est au désespoir. C'est le jour de
Nouvel an, dans le. Céleste Empire ; et ce jour
si cher à tout Chinois, notre homme avait bien
compté le célébrer en, pays habité, et avait
même promis de faire les frais d'un festin
général.
Ce qui contribue encore à jeter nos hommes
dans le découragement, c'est que bien loin
devant nous, à cinq ou six journées de marche,
se dresse une formidable chaîne de montagnes
toutes couvertes de neiges Jamais, pense-t-on y
nos pauvres bêtes réduites à l'état de sque-
lettes, n'auront la force de franchir un tel
obstacle. Et il faut marcher cependant, car,
encore une fois, rester en place, ce serait la
mort pour nous tous '
Dans la soirée, une chasse heureuse d'Ach-
med ranime un peu les courages . abattus. Le'
chamois qu'il a tué, est mangé cru, assaisonné
148
A TRAVERS L'ASIE
seulement de sel et de poivre. Oh ! le froid et
la faim ; on deviendrait sauvage !
Dans la nuit du 23, près du lac David, le
cheval d'Abdullah, étant à l'agonie, faillit nous
écraser tous trois, en s'abattant sur notre tente.
Le lendemain, heureuse découverte : un ancien
camp de bergers thibétains, des restes de feu r
des cordes, des crottins de mouton. Étudiés
avec une anxieuse attention par des hommes
compétents, ces crottins furent trouvés être
assez récents. En avant donc ! grimpons, gra-
vissons, escaladons : le salut n'est pas loin.
Aussi, le lendemain, nos gens, stimulés
par l'espérance et par un splendide soleil r
marchent-ils allègrement, en faisant retentir
les échos de chants joyeux. Vers midi, une
clameur s'élève : « voyez donc là-bas : un
troupeau de yacks domestiques, des taureaux,
des vaches, des veaux ; nous ne voyons pas les
bergers ; mais, bien sur, il y en a ! «
Oh ! si c'était vrai. Il faut que nous en ayons
le cœur net. Le camp est assis tout aussitôt,
et les trois Européens, bien armés, partent en
reconnaissance. Le Prince et moi nous piquons
droit vers le troupeau ; Bonvalot tourne par
une tangente. Arrivé à certaine distance,
« Prince, dis-je à mon compagnon, j'ai vu jadis
au Kansou assez de yacks domestiques, pour
A TRAVERS L'ASIE
149
-être certain que ceux-ci sont sauvages. Appro-
chons-nous donc et tirons dans le tas \ — Et
bientôt se présente à nos regards un spectacle
tel que l'imagination d'un Fenimore Cooper
n'en saurait rêver de plus merveilleux.
Aussitôt que les monstrueux animaux nous
aperçoivent — il y en avait au moins 200 —
une cinquantaine de mâles, la tête levée, les
yeux flamboyants, la queue en l'air et raide
•comme une barre d'acier, bondissent de notre
côté, en beuglant et soufflant de colère. Comme
à un signal donné ils se forment en un carré
de cinq lignes parallèles, chaque ligne se com-
posant de neuf à dix combattants. Ainsi dis-
posée, la phalange hérissée de cornes formi-
dables, s'avance de quelques pas, puis s arrêté
immobile, nous attendant de pied ferme
Cette scène prodigieuse, ce magnifique en-
semble, digne d'un manège ou d'un cirque,
nous clouent sur place de stupéfaction. Nous
admirons, sans même songer aux armes que
nos mains étreignent. Soudain, un coup de feu
retentit : c'est Bonvalot qui a tiré. A ce signal,
nous pressens la gâchette de nos carabines, un
yack blessé bondit de côté, et se sépare pour
un instant de l'escadron. Au même moment, le
troupeau tout entier s'ébranle, avec un bruit
sourd. Les cinquante taureaux qui s'étaient
i5o
A TK AVERS L'ASIE
avancés contre nous se replient et se divisent
en trois bandes. L'une reste en arriére des
vaches et des veaux, une autre prend la tête r
la troisième protège le flanc tourné vers nous.
Un mugissement à faire trembler les montagnes-
retentit, les durs sabots résonnent sur le sol
qui tremble, et toute la troupe part â fond de-
train, enveloppée d'un nuage de poussière.
Nous savions que les chevaux sauvages des
Pampas américaines savent employer pareille
tactique contre leurs ennemis. Mais, que des
animaux d'apparence aussi stupide que le yack
pussent manœuvrer avec la régularité d'un-
régiment de cuirassiers, c'est ce que nous-
aurions traité de fable, avant d'en avoir été les
témoins oculaires.
Dans la journée du 25 janvier, autre spec-
tacle non moins enchanteur, mais d'une nature
plus idéale. D'un lac que nous apercevons an
pied des hauteurs où nous sommes, les rayons
du soleil font monter perpendiculairement une
colonne de brouillards. Le vent de Touest prend
cette colonne à son sommet, la recourbe au-
dessus de nos tètes, et la fait se résoudre en
une neige excessivement fine, qui tombe sut
nos épaules, alors qu'à dix pas en avant de la
caravane le soleil brille de tout son éclat Cinq
ou six lacs consécutifs nous offrent, tour à tour,
A TRAVERS L'ASIE
I5l
le même phénomène de la formation de la
neige. Le spectacle est fort instructif; mais
nous le trouverions beaucoup plus intéressant
si les nuages voulaient bien aller crever un
peu plus loin.
Pourtant, à quelque chose malheur est bon,,
dit le proverbe. La répétition de ces courtes
averses et l'humidité constate de l'air nous
persuadent que nous sommes arrivés à cette
région des lacs, proche de Hlassa, et signalée
naguère par les Pandits, explorateurs indiens
envoyés au Thibet par le gouvernement des
Indes anglaises.
A ces motifs d'espérance viennent se mêler
pourtant de graves appréhensions. Et d'abord,
les troupeaux d'yacks, d'hémiones, de chamois*
que nous rencontrons à chaques pas, et dont
plusieurs nous regardent stupidement, sans se
déranger, nous semblent la preuve que jamais
on ne leur a fait la chasse, et que les habita-
tions sont encore loin. Puis, les crêtes succèdent
aux crêtes ; après une montagne, c'est une
autre montagne. Guidés par la boussole, nous
avons marché droit au sud. Mais ne nous
sommes-nous pas trop avancés dans cette direc-
tion ? N'avons-nous pas laissé la capitale du
Thibet à notre droite, ou à notre gauche ? Ter-
rible incertitude ! Et personne pour nous ren-
seigner !
CHAPITRE XII
Sources d'une rivière. — Une route. — Les premiers Thibé-
tains. — Leur attitude malveillante.— Barques servant de
combustible.
Le 27 janvier, par 3o degrés de froid, nous
atteignons un endroit où de nombreuses sour-
ces d'eau douce donnent naissance à une
rivière. Une rivière ! il y a donc une déclivité
dans le sens de son cours. En suivant ce cours,
nous ne pouvons que descendre, et peut-être
arriverons-nous à un endroit habité. Bien nous
prend de raisonner de la sorte ; car, peu après,
nous trouvons à un campement abandonné des
pots cassés, des cordes, etc. Et nos gens d'exul-
ter ! Ils tiennent pour certain qu'aujourd'hui
ou demain la rivière nous conduira à un vil-
lage. Hélas ! ici, comme ailleurs, la roche
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i5 4
A TRAVERS L'ASIE
Tarpéienne est près du Capitole, et après deux:
heures de marche, nous constatons que la
rivière aboutit à un lac sans issue. L'eau en es
si douce que nos animaux s'en donnent à
satiété. Imprudence fatale ! Bientôt après, un
chameau et deux chevaux expirent dans
d'atroces souffrances. Les quatre chevaux qui
survivent à tant de misères peuvent à peine se
traîner. Nous ferrons à neuf leurs pieds usés ;
car, si les pauvres bètes ne peuvent plus être
montées, elles portent encore les selles, dont
nous aurons besoi lorsque nous aurons acheté
au Thibet de nouvelles montures.
Les 28, 2g et 3o janvier, nous descendons
jusqu'à une altitude de 4650 mètres. La respi-
ration devient aussitôt plus libre, le feu brûle
mieux, nus mets sont cuits à point, le tabac
abandonné depuis si longtemps est fumé avec
délices, et nos derniers animaux ont en abon-
dance de l'eau et de l'herbe. Le paysage aussi
prend un aspect moins sinistre. Aux hautes
montagnes dentelées, aux ravins encaissés
comme de noirs tunnels, ont succédé des
mamelons arrondis, des plaines doucement
ondulées Enfin, pour comble de chance, voici
que se présente une route, une véritable route,
bien large et bien battue par le r.écent passage
de nombreux troupeaux. Ah ! que n'avons-nous
A TRAVERS L'ASIE
i55-
des chevaux frais ! à quel galop nous les lance
rions pour atteindre la tribu inconnue à la-
quelle appartiennent ces troupeaux ! En atten-
dant, nous débarrassons une fois encore nos
animaux d'objets que nous jugeons désormais
inutiles ; et, sachant que jadis Prjevalski a dù
défendre sa vie contre les sauvages du Thibet,
nous préparons nos armes, distribuons les
munitions, et assignons à chacun son poste de
combat.
3i janvier 1890. Hourra ! un homme ! Nous-
prenions le thé du matin, lorsque retentit ce
cri mille fois répété. Un homme ! fini, le
désert; finies, la faim et la soif; fini, la
crainte de tomber mourant sur le sol glacé,,
comme le pauvre Niaz, et de n'avoir pour
suaire et pour tombe qu'un tas de grosses
pierres !
Je restai un instant sous la tente, afin de ne
pas effaroucher, par mon visage exotique, ce
bienheureux mortel qui nous semblait un ange
tombé de la lune. A l'instant même où je mets
le nez dehors pour m'aboucher avec lui, deux
autres, dont l'un est armé d'une lance et d'ua
fusil à mèche, arrivent à cheval, et nous crient
sur un ton significatif: * Pe-ling, Pe-ling,.
(anglais, anglais) ? Comme ma science du thi-
bétain se réduit à peu près au mot : * merri*.
156
A TRAVERS L'ASIE
non ! je réponds : « merri, merri ; Français !»
Mais voici que survient un troupeau de mou-
tons conduit par un jeune cavalier ; puis en-
core, un troupeau de yacks et de chevaux que
gouverne une jeune Thibétaine. Tout ce monde
semble considérer le premier arrivé comme
chef de la bande.
Ces gens, bien 'certainement n'ont jamais vu
d'Européens ; car ils nous regardent de l'air
ahuri d'un Groenlandais en face d'un chameau,
ou d'un Congolais mis en présence d'un ours
blanc. Nous aussi, nous considérons avec
-étonnement ces premiers échantillons humains
de la race thibétaine. J'ai jadis traversé toute
l'Asie de lest à l'ouest, et je fais présentement
le même trajet en sens inverse. C'est dire que
j'ai vu des représentants de presque toutes les
races asiatiques. Eh ! bien, j'affirme n'avoir
rencontré nulle part des êtres d'une malpro- 1
prêté plus dégoûtante, d'un aspect plus rebu-
tant, d'un physique plus grossier que ces
pâtres du nord de Hlassa. L'Afrique et la Poly-
nésie n'ont certes rien de plus sauvage à
exhiber. Certains savants européens, n'ayant
jamais quitté le moëelleux fauteuil de leur
cabinet, font au Bouddhisme une haute répu-
tation de religion civilisatrice. Que ces géo-
graphes en chambre viennent donc y voir ! Le
A TRAVERS L'ASIE
l57'
seul aspect des représentants les plus abjects
du genre humain les convaincra que le Thibet
fait très bien de fermer ses portes au reste du
monde.
Le Prince trouve que le type de ces bergers
se rapproche assez de celui des sauvages amé-
ricains. Je le rattacherais plus volontiers au
type mongol, exagéré en laideur. Les pom-
mettes sont extrêmement saillantes ; les yeux,
noirs et très vifs, font songer à ceux du porc,,
par leur extrême petitesse ; les lèvres sont
grosses et charnues ; le visage imberbe n'a
point de teinte définissable, parce que l'eau ne-
l'a certainement jamais touché ; les cheveux,
d'un noir intense et brillants de graisse, re-
tombent sur les épaules en touffes cordelées
que le peigne n'a jamais démêlées, sauf au-
dessus du front où ils sont coupés en frou-frou,
afin de ne pas gêner la vue ; à peu près comme
on coiffe en Europe les chiens caniches. Une
paire d'énormes oreilles achève le portrait.
En revanche, ces gens paraissent doués
d'une vigueur de muscles et d'une agilité sans-
pareilles. Leur démarche élastique et bondis-
sante ne saurait être mieux comparée qu'à
celle de la chèvre.
Le costume des hommes ne comporte que
deux pièces : une robe graisseuse en peau de-
ï58
A TRAVERS L'ASIE
mouton, relevée à la taille par une ceinture,
et des bottes en cuir, à grosses semelles. De
çouvre-chef, il n'est question que pour les filles,
qui portent un bonnet en fourrure ; la crinière
huileuse et embroussaillée des hommes est
assez touffue pour leur permettre de braver
tous les frimas.
- Quant aux mœurs de cette race abrutie, nous
aurons tout dit, en la signalant comme prati-
quant généralement la polyandrie.
L'étonnement réciproque une fois passé,
nous tâchons d'entrer en relations amicales
avec ces rudes montagnards, les premiers
hommes que nous ayons vus depuis soixante-
douze jours. La conversation étant presque
impossible, nous recourons aux gestes ; nous
montrons nos animaux épuisés et le peu qui
nous reste de provisions. Moyennant deux
onces d'argent et un cheval à bout de forces, le
chef nous fournit du lait, du fromage et dix
moutons. Ces derniers sont tellement agiles et
sauvages, qu'il faut les prendre au lasso, exer-
cice où excellent ces bergers, qui savent choisir
leur victime au milieu du troupeau, sans se
tromper jamais.
Après quoi, nous nous disposons au départ,
-en disant : Hlassa, Hlassa ? Le berger nous in-
dique le sud, et montre, écartés, les dix doigts
A TRAVERS L'ASIE
i5q
-de ses mains. Ciel ! Veut il dire dix jours en-
core ? En avant, à la grâce 'Dieu ! Le pis de
nos misères est certainement passé. C'est le 3i
décembre que nous avons perdu les traces des
Tourgoutes ; et c'est le 3i janvier que nous
"avons rencontré les premiers êtres humains.
Nous avons donc marché tout un mois, sans
autre guide que la boussole.
Dans la matinée du I er février, les individus
de la veille reviennent à notre campement,
nous offrant en vente du lait, du fromage et du
beurre. Le lait seul est accepté ; le reste est
d'une malpropreté à faire reculer le chien
européen le plus affamé. Nous donnons en
retour un petit miroir et quelques aiguilles,
acceptés avec enthousiasme. Nous désirerions
beaucoup acheter quelques chevaux, mais le
prix demandé est si exorbitant que nous devons
y renoncer.
Pendant les débats du marché, j'attire à part
celui des indigènes qui me paraît être le plus
bonasse, et, moyennant le don d'un paquet de
raisins secs, je tâche, en baragouinant de mon
mieux, de lui demander s'il connaît le lac
Nam-tso (Tengri-Noor), que « les meilleures
cartes placent au N.-O. de Hlassaet de la
chaîne Nindjin-Tangla. L'idiot me comprend,
et se met aussitôt à tracer un cercle sur le
i6o
A TRAVERS L'ASIE
sable, en disant : Nam tso. Derrière son lac ei>
miniature, il trace une longue ligne, en nom-
mant : Nindjin-Tangla. Puis, plus loin vers le
sud, il place un argol : Hlassa, dit-il ; et. au
moyen de ses doigts, il me fait comprendre
qu'il me reste douze jours de marche pour y
arriver.
Tandis que je suis ainsi occupé à corrompre
traîtreusement ce pauvre enfant des montagnes,
son chef arrive et le met en fuite par quelques
mots énergiques. D'autres indices, non moins
significatifs, commencent à nous faire croire
que ces gens veulent mettre tout en œuvre
pour entraver notie marche. En conséquence,
nous nous avançons en toute hâte, afin de nous
rapprocher le plus pos>ible du but de notre
voyage.
Soudain se présente un indigène qui sait
parler un peu le mongol, mais paraît plus défiant
encore que ses compatriotes. — Dans dix jours,,
lui dis-je pour l'éprouver, nous arriverons à
Hlassa et rendrons visite à votre illustre Dalai-
Lama (chef suprême du bouddhisme). — Et
l'homme, de me répondre : « Non, non ; vous-
devez vous arrêter : des Anglais comme vous
ne peuvent entrer à Hlassa. — Anglais ! re-
partisse, pas du tout ; les Anglais sont roux ;
voyez comme nous sommes noirs ! — Et, sur
A TRAVERS L'ASIE
161
cet argument décisii, nous continuons notre
marche vers le sud.
Le lendemain, les signes de malveillance
deviennent plus évidents encore. Trois pâtres,
armés de sabres dont le fourreau en bois est
garni d'argent et de pierreries, refusent abso-
lument de nous vendre des chevaux, à quelque
prix que ce soit, et affirment que Hlassa est
encore à quinze jours de marche. Plus loin,
nous voici cernés par une bande de trente
cavaliers tous munis de sabres et de fusils à
mèche. Leur chef nous dit d'un ton menaçant
que jamais nous n'entrerons dans la capitale.
Comme un de ses hommes paraissait disposé à
nous vendre son cheval, ce chef tire son sabre,
et peu s'en faut qu'il n'abatte incontinent la
tête de son subordonné. Bref, l'attitude de ces
gens' devient si insolente, que nous ne doutons
nullement avoir affaire à ces lamas brigands,
dits Œgrais, qui au nombre de cinq cents,
sjattaquèrent jadis à Prjevalski. Comme ceux-
ci s'obstinent à nous suivre, à caracoler autour
de nous, en poussant les cris sauvages de l'aigle
qui va fondre sur sa proie, nous leur signifions,
par gestes intelligibles, qu'ils aient à se tenir
à distance respectueuse ; sinon nous les tien-
drons pour des brigands, et les traiterons en
conséquence.
IÔ2
A TRAVERS L'ASIE
Le bouillant Achmed voudrait même en venir
immédiatement à une manœuvre plus guer-
rière : nous écarter de la route, chercher l'un
ou l'autre village appartenant à ces bandits,
faire une razzia de leurs chevaux, et filer bon
train vers Hlassa. Nous renvoyons sa proposi-
tion à plus tard. Si décidés que nous soyons à
tout tenter pour mener à bon terme notre ex-
pédition, nous ne voulons recourir à la violence
que lorsque nos vies seront directement mena-
cées. Jusque là, si grossiers que soient ces
hommes que nous avons tant désirés, nous
prendrons patience.
Le 3 février, nous rencontrons, seul et isolé,
un jeune homme de vingt ans, franc, ouvert
et serviable. Le brave garçon nous aborde
amicalement et chemine avec nous, pendant
près de cinq heures. J'en fais aussitôt mon
professeur de thibétain, et, m'armant du dic-
tionnaire de Desgodins, j'en cite les mots les
plus usuels. L'enfant corrige ma prononciation
4éfectueuse, et y va avec un tel entrain que,
le soir, je puis compter de I jusqu'à ioo, et je
possède une liste de deux cents mots. De plus
les indications de mon professeur par rapport
à la route concordent exactement avec celles
que l'idiot me donnait il y a trois jours. Tant
de zèle mérite assurément une belle récom-
A TRAVERS I/ASIE
163
pense. Un petit miroir, un peu d'argent, des
raisins secs, du papier et quelques allumettes
jettent ce complaisant jeune homme dans une
extase qui le fait pleurer et danser. Jamais il
n'eût cru que de semblables merveilles exis-
tassent au monde.
Le même soir, nous brûlons les deux petites
barques emportées jadis de Lob-Noor, ne
croyant pas qu'elles puissent désormais nous
servir. Excellent chauffage d'ailleurs, pour
faire la soupe et combattre un froid de près de
3o degrés.
CHAPITRE XIII
Conduite des Thibétains. — La tente thibétaine.— Vol de
moutons. — Un mandarin militaire.— Le lac Tan-tso. —
Bergers thibétains.
Nous avons aujourd'hui, 4 février, la preuve
d'un fait dont nous nous doutions depuis plu-
sieurs jours, à savoir que les autorités de Hlassa
étaient déjà averties de notre approche, et
qu'on ferait tout au monde pour enrayer notre
marche. En effet, un peu après midi, nous
arrive un petit chef accompagné de quelques
soldats. Ces gens soutiennent mordicus que
nous sommes des Pe-lings (Anglais) ; et le chef,
qui sait un peu parler le mongol, déclare qu'il
a Tordre de nous faire rétrograder ; on nous
fournira des animaux et des vivres, pour nous
mettre à même de retourner au pays d'où nous
sommes venus, à moins que nous ne montrions
A TRAVERS L'ASIE
165
«des passeports en règle. A quoi nous répon-
dons que nous ne sommes pas Anglais, que
pour rien au monde nous ne consentirons à
rebrousser chemin, et que nous attendrons
pour exhiber nos lettres, que nous soyons en
présence d'un représentant moins mal vêtu des
autorités thibétaines.
Et nous partons. Mais nous remarquons
bientôt que notre marche est épiée. Une
vingtaine de cavaliers armés et commandés
par le petit chef nous suivent à distance et
viennent camper non loin de nos tentes.
Le lendemain, après le déjeuner, je me
rends chez le chef en question, où les gens qui
m'accompagnent me font passer pour un haut
personnage chinois des provinces de l'ouest.
A cette nouvelle, tous ces sauvages thibétains
tombent à genoux, tirent la langue et se
grattent énergiquement derrière l'oreille. Il
paraît que c'est la grande salutation du pays.
Le petit chef, tout interloqué, m'offre trois
vessies remplies de beurre, et l'inévitable katak,
écharpe ou mouchoir de soie blanche dont tout
présent doit être accompagné au Thibet.
Croyant m'avoir ainsi alléché, le pauvre hom-
me insinue que, non loin de la route, se trouve
.un excellent campement où nous pourrions
attendre en paix les ordres de Hlassa. — C'est
i6ô
A TRAVERS L'ASIE
cela, mon brave ! et les ordres arriveront
quand nous et nos hommes nous serons morts-
de faim, puisque toi et tes pareils vous refusez
de rien nous vendre. Tu viens de me donner
trois vessies de beurre ; grand merci ! Mais
apprends que l'homme ne vit pas de beurre seu-
lement ; nous partons !
Cinq heures de marche nous amènent à un
sommet d'où nous apercevons un lac salé et
une tente thibétaine. Nous faisons rencontre
près de cette tente d'un vieux lama, avec une
femme et une petite fille. Interrogés, ces gens
nous répondent qu'ils gagnent leur vie à ramas-
ser sur les bords du lac du sel tout cristallisé,
qu'ils emballent ensuite dans de petits sacs et
transportent à dos d'animaux jusqu'à la
capitale.
La tente thibétaine diffère de la tente mongole
par les matériaux et par la forme. Au lieu
d'employer le feutre gris des Mongols, à la fois
chaud et imperméable, les Thibétains se ser-
vent d'un tissu noir et très grossier, en poil de
yack. Chez les Mongols, la tente est ronde ; ici
elle est polygonale et fixée au sol au moyen de
longues cordes qui, partant de tous les angles
supérieurs de l'habitation, aboutissent à des
piquets en bois, ou à des cornes de cerfs ou
d'antilope, fichés dans le sol à coups de mar-
A TRAVERS L'ASIE
167
teau. Ainsi agencée, la tente noire thibétaine
ressemble assez, de loin, à une énorme arai-
gnée immobile sur ses multiples tentacules.
Pour protéger cette misérable demeure contre
les vents de l'hiver, les Thibétains ont grand
soin d'élever, du côté de Test, un mur semi-
circulaire d'un mètre environ de hauteur, et
dont les matériaux constitutifs sont des cailloux
et de la bouse des yacks.
Dans la matinée du 6 février nous prenons
la photographie de cette première tente noire
près de laquelle nous avons campé, de ses habi-
tants et de leurs ustensiles ; on y voit le vieux
lama, un de ses collègues, la femme et la fille.
N'était sa terrible malpropreté, le costume
de la femme est curieux. Les nombreuses
tresses de la chevelure sont ornées de grains
de corail et de turquoises, tandis qu'une sorte
de scapulaire retombant sur le dos est constellé
de pierreries de diverses couleurs.
L'un des lamas, assez au courant de la
langue mongole, nous dit qu'eà Hlassa on a une
peur atroce des Européens. Ceux-ci sont soup-
çonnés de ne vouloir entrer au Thibet que pour
tuer le chef suprême du Bouddhisme et incen-
dier toutes les Lamaseries. A ce compte, en
prétendant nous faire mourir de faim, ces gens
se croient en état de légitime défense. Ce sen-
IbS
A TRAVERS L'ASIE
timent, très honorable pour eux, est très vexant
pour nous.
Nous avons à peine émis ce jugement, que
le petit chef qui nous suit pendant deux jours
nous envoie dix moutons. Nous payons géné-
reusement, nous imaginant que le brave homme
-est venu à récipiscence, ou bien a reçu l'ordre
•de nous mieux traiter.
Deux de nos hommes sont bien malades. Le
lecteur sait que nous avions deux troupes de
chameaux, l'une nous appartenant, l'autre louée
à Kourla et dirigée par un musulman. L'homme
qui soignait nos propres animaux était un
Kirghis, du nom de Nimatche. Au passage des
monts Dupleix, par 38 à 40 degrés sous zéro,
le pauvre homme qu'une blessure au pied em-
pêchait de marcher, avait eu les jambes com-
plètement gelées. Maintenant que nous sommes
à une altitude moins élevée et que la tempéra-
ture est plus douce, la chair de ces membres
tombe par lambeaux, et les doigts de pied se
détachent. Qui croira que, dans un état aussi
lamentable, un homme puisse avoir assez
d'énergie, non seulement pour ne s 3 plaindre
jamais, mais pour enlever lui-même, au moyen
d'un mauvais couteau, les chairs mortifiées,
ainsi que je l'ai vu de mes propres yeux ?
L'autre malade est dans une position presque
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A TRAVERS L'ASIE
169
aussi affreuse. Nous-mêmes, depuis que nous
avons pris un peu de lait, nous avons une telle
répugnance pour le riz, le thé et le pain sec de
notre ordinaire, que nos estomacs révoltés les
rejettent presque aussitôt après l'ingestion. Du
lait, du lait en abondance ; voilà qui serait
pour nous la vie et le salut. Et personne ne
veut nous en vendre ; on fuit à notre approche,
probablement pour tomber sur nous lorsque les
privations nous auront exténués !
7 février. Nos misères ne font que croître et
«embellir. Les dix moutons achetés hier nous
sont volés pendant la nuit. Allons-nous donc
nous laisser berner de la sorte, nous laisser
arracher de la bouche une nourriture, si
•chèrement payée ? Ce serait trop de condescen-
dance, en vérité ! Aussi allons-nous exiger
restitution à un groupe de tentes assises non
loin de notre camp. Nous n'y trouvons que des
femmes et des enfants ; les hommes, preuve
-évidente du larcin, ont fui dans les montagnes.
Tout à coup, dans un repli de terrain, j'aper-
çois au loin un groupe de cavaliers vers les-
quels je me dirige aussitôt en compagnie
d'Achmed. A mon salut on dédaigne de répondre.
Je demande où sont nos dix moutons : même
.silence accompagné d'un rire méprisant. —
Allez-y, Achmed ! m'ecriai-je. Le bouillant
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A TRAVERS L'ASIE
Turcoman qui depuis huit jours se rongeait
les poings de ne pouvoir se battre, s'élance
comme la foudre ; son terrible gourdin tour-
billonne, retentit sur les épaules et sur les
crânes ; et les Thibétains éperdus de fuir à fond
de train, sauf le chef de la bande qu'Achmed a
cramponné de sa main de fer. Nous nous em-
parons de la monture de ce cavalier, promet-
tant de restituer l'animal dès qu'on nous aura
rendu nos dix moutons.
Continuant notre voyage, nous arrivons près
d'une tente où un vieil indigène ne nous a pas
si tôt aperçus qu'il fait mine d'être sourd. Je le
salue pourtant avec politesse, et lui demande
s'il y a bien loin encore jusqu'au Nam-tso.
Même simulacre. Je saute de mon cheval, lève
la cravache : et voilà mon vieux qui se met à
sourire, entend très bien et répond gentiment :
— Nam-tso : deux jours ; Hlasso : quatre
jours ! — Bien ! mon ancien ; la recette qui
t'a guéri est excellente : nous y reviendrons.
Au campement du soir, arrivent ces gens
qui nous suivent à la piste depuis plusieurs
jours, et l'homme dont nous avons pris la
monture. Celui-ci prétend n'avoir point retrou-
vé nos moutons. — Fort bien ! Tu vas nous
guider jusqu'au Nam-tso où ta bète te sera
rendue, avec un bon salaire.
A TRAVERS L ASIE
171
Le lendemain, tandis qu'on s'occupe de plier
la tente pour le départ, dix cavaliers lancés en
plein galop nous abordent. Nous reconnaissons
parmi eux le petit chef obstiné à suivre nos
trousses, et un mandarin militaire. Oncques
on n'a vu singe habillé aussi réjouissant que
celui-ci. Sur la tète, un ruban rouge au-dessous
duquel s'échappent des mèches graisseuses
enguirlandées de rubans jaunes et verts. Sur
les yeux, deux morceaux de verre de sept à
huit centimètres de largeur, enchâssés dans
une bordure en cuir noir, et retenus sur un
nez aussi plat que celui d un bouledogue par
deux ficelles attachées aux oreilles, des oreilles
aussi larges qu'une écuelle. Avec cela, des mains
noueuses et gigantesques, véritables pattes en
cuir brut ; un vêtement en peau de mouton
bordé de soie rouge ; un baudrier garni de
plaques en argent ciselé ; un sabre dont le
fourreau est orné de pierreries : le tout com-
posant un pauvre diable qui fait un gros ventre
et de grands yeux pour se donner de l'aplomb,
mais dont les regards inquiets disent assez
qu'il fuirait au trot accéléré, si nous bougions
seulement le petit doigt.
Après nous avoir offert quelques menus ca-
deaux, le petit chef nous prie de rester sur
place pour aujourd'hui. Le mandarin militaire
172
A TRAVlilKS L'ASIE
ne .souffle mot, regarde effaré, et à chaque
phrase de son collègue, porte au front ses
.grandes mains noires.
Nous répondons à l'orateur que sa harangue
nous est connue depuis trois jours, et qu'il
•doit savoir à quoi s'en tenir sur nos disposi-
tions. « Nous avons deux malades presque à la
mort, et nos vivres touchent à leur fin. Si vos
intentions sont amicales, comme vous le dites,
vendez-nous donc du lait, des moutons, des
chevaux. Sinon, arriére ! faites-nous place,
nous trouverons au Nam-tso ce qui nous man-
que. — Arrêtez! p.~r pitié, clame le petit chef;
car, si vous avancez, on me coupera la tête et
i. vous aussi. — Qu'on te coupe la tète, vieux
chiffon : que nous importe ? riposte Achmed ;
mais qui voudra prendre la nôtre, trouvera
à qui parler. En avant, mes maîtres !
Nous voilà partis. Durant toute la journée,
nous voyons galoper sur nos flancs de nom-
breux cavaliers. Ces gens attendent-ils qu'ils
soient en nombre, pour tomber sur nous et
nous massacrer? Peut-être. En tout cas, mieux
vaut mourir les armes à la main que de suc-
comber aux morsures de la faim.
Après midi, nous atteignons un lac que nous
prenons d'abord pour le Nam-tso tant désiré.
Deux femmes, très' polies, mais de la laideur
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A TRAVERS L'ASIE
17*
thibétaine la plus complète, nous détrompert
disant que ce petit lac est le Pam-tso, et que
l'autre bien plus grand, n'est plus qu'à une
journée de marche.
Ces femmes, de même que la plupart de
celles que nous vîmes par la suite, avaient le
visage tout barbouillé d'un fard spécial, une
sorte de cirage noir fabriqué avec du sang de
bœuf. On répondit à nos questions que ces
créatures en agissaient ainsi pour se préserver
de gerçures inévitables, sans cela, sous un>
climat si horrible. Plus tard, on donna un
autre motif : dérober aux regards des hommes
les attraits trop irrésistibles de ces crasseuses
guenons. Tout est relatif, en ce monde !
En prévision dune attaque possible, notre
campement du soir est organisé militairement.
On a ouvert les caisses de munitions, on a
préparé les armes, et chacun fait sentinelle, à
tour de rôle.
9 février. Les yacks domestiques que nous
avons vus jusqu'ici étaient tous de couleur noire.
Nous en rencontrons aujourd'hui qui sont bi-
garrés de noir et de blanc ; d'autres, bêtes
vraiment superbes, ont le corps d'un noir pro-
fond, et une magnifique queue blanche dont les
crins sont presque aussi longs et aussi touffus
ceux que d'une queue de cheval. Au reste, ces-
174
A TRAVEKS L'ASIE
yacks domestiques sont loin de posséder la taiHe
gigantesque et la vivacité d'allures du yack
sauvage ; chose d'autant plus étrange que l'ani-
mal dit « domestique n ne l'est qu'à demi.
Seuls, les pâtres auxquels il est habitué peu-
vent l'approcher en toute sécurité.
Nous avons eu tort de décerner hier à nos
deux Thibétaines un certificat de politesse :
elles nous ont trompés. Après 35 lis de mar-
che, nous n'apercevons pas encore le Nam-tso.
En revanche, nous ne sommes plus qu'à 4200
mètres d'altitude, et le froid n'est plus que de
18 degrés sous zéro : un hiver horrible, en
Europe : pour nous, un véritable printemps.
Le lendemain, après avoir franchi un col
.assez élevé, nous allons camper non loin d'un
groupe de tentes thibétaines. Au seul homme
qui en sort pour venir à nous, nous demandons
•combien de journées nous séparent encore de
Hlassa ? — Quinze ! — répond-ii en souriant.
Il n'a pas fini qu'un soufflet lui écrase la figure
et le jette les quatre fers en l'air. — Tu mens !
gredin, clame Achmed ; dehors, et plus vite
que ça !
Me promenant peu de temps après derrière
une colline, j'y rencontre deux jeunes bergers.
Utilisant tout ce que je sais de thibétain, je con-
verse avec eux et leur fais admirer ma montre,
A TRAVERS L'ASIE
I 7 5
mon briquet, mon revolver. Ravis de ce spec-
tacle, les petits sauvages répondent avec can-
deur à mes questions, et j'apprends ainsi, à
n'en pouvoir douter, qu'au train dont nous
marchons, nous n'arriverons au Nam-tso
•qu'après trois ou quatre jours. C'est qu'en effet
nos hommes et nos animaux sont si exténués
•que nous ne faisons plus journellement que
des traits de trois à quatre lieues. Il nous reste
un peu de riz et assez de pain sec pour vingt
jours. Nos deux derniers chevaux n'ont plus
d'orge et, faute de pâturage, chancellent sous le
poids de nos deux malades. Forcément, nous
allons à pied, et nous espérons parvenir ainsi
à Hlassa, pourvu que nos derniers chameaux
tiennent bon jusque-là. S'ils venaient, eux
aussi, à succomber, dans l'impuissance où nous
serions de transporter bagages, munitions et
tentes, la mort ne serait plus pour nous qu'une
question de quelques jours.
CHAPITRE XIV
Un coup de vigueur. — Le lac de Noma. — Mort du chame-
lier. — Révolte du musulman de Kourla. Le lac Nam-tso.
— Erreurs géographiques — Les envoyés de Hlassa.—
La passe du Dam. — Arrivée de l'Amban.
Dans la matinée du 12 février, nous deman-
dons poliment à une vieille femme qui gardait
des moutons, de nous vendre deux ou trois de
ses bêtes. La vieille répond par un refus formel.
Au même instant, un coup de feu retentit et
deux moutons tombent foudroyés. — Eh ! mes
maîtres, nous crie Achmed, allons nous donc
nous laisser mourir de faim à côté de tant de
gigots? Ce serait un gros péché ! — La vieille
s'enfuit en clopinant, et nous emportons les
deux victimes, comptant bien qu'on ne tardera
pas à venir en réclamer le prix.
Ce petit coup de vigueur nous a tous rani-
més. Nous comprenons que si nous continuons*
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178
A TRAVERS L'ASIE
à implorer la pitié de ces rustres thibétains,
c'^n est fait de nous, tandis que tout en obser-
vant autant que possible les lois de la justice,
une attitude énergique peut seule nous sauver.
Nous trouvons bientôt l'occasion d'appliquer
ce principe. Au petit lac Noma que nous vou-
lons atteindre pour camper sur ses bords, six
cavaliers indigènes nous ont précédés et pa-
raissent surveiller toutes nos démarches. Des-
cendus de leurs montures, ils ont déposé leurs
fusils par terre. D'après Tordre de M. Bonvalot
nous faisons mine de passer outre ; puis, tour-
nant brusquement, nous tombons sur la bande,
dans l'intention de nous emparer des chevaux,
que nous payerons largement. Mais ces gens
sont si lestes que nous ne parvenons qu'à saisir
le chef de la bande, deux chevaux et tous les
fusils ; en un clin doeil tout le reste a disparu.
Le prisonnier frissonne d'épouvante, tire à
huit centimètres hors de la bouche une grosse
langue rouge, et ne cesse de lever les deux
pouces en l'air ou de se gratter à deux mains
derrière les oreilles. Nous lui expliquons que
notre intention n'est nullement de voler, mais
d'acheter, argent comptant, deux chevaux
capables dé porter nos deux malades, et les
vivres qu'on nous refuse impitoyablement
depuis douze jours. « Voici vingt onces d'ar-
A TRAVERS L'ASIE
179
gent, deux fois la valeur de votre monture.
Allez ! nous, vous rendrons le reste demain
matin. »
Le drôle s'en va, tout réjoui de l'aubaine, ét
revient à l'aube, accompagné de l'homme dont
Achmed avait tué deux moutons. Celui ci est
grassement rémunéré de sa perte, et, après
une étape de 26 lis, nous campons en un en-
droit que nous appelons Nimatch, en souve-
nir de la mort en ce lieu de notre infortuné
•chamelier.
En effet, dans la matinée du i3 février, nous
apprenons que le malheureux a rendu l'àme,
presque subitement. A force d'énergie, il avait
■comprimé jusqu'à la fin les plaintes qu'auraient
dû lui arracher des souffrances intolérables,
alors que la chair <îe ses jambes tombait par
lambeaux. Hier encore, nous lui demandions
comment il se trouvait. <» Bien, répondait le
pauvre garçon, mais je sens que la fin ap-
proche. » En conséquence, il avait appelé
Achmed, et avait dicté une sorte de testament,
«c Payez à tel une paire de bottes ; restituez
à un autre un peu d'argent emprunté, et dites
au général (ainsi appelait-il M. Bonvalol) d'en-
voyer mon salaire à ma famille qui réside à
Jarkand. » Toute la nuit, on l'avait entendu
étouffer ses gémissements, de peur de troubler
î8o
A TRAVERS L'ASIE
le sommeil de ses compagnons. Un moment, il
était sorti de la tente, en rampant sur les
mains et les genoux — ses pieds n'existaient
plus — , puis il était rentré, et avait poussé
peu . après un grand cri. Aussitôt ses amis
s'empressent à ses côtés. « Nimatch, allez-
vous plus mal ? — « Frères, répond le mori-
bond, n'éveillez pas les maîtres : ils sont si fati-
gués ! Merci à vous tous qui avez été si bons
pour moi ! » Et sur ce mot, il pousse un soupir
et rend doucement Pâme. Quelle rare énergie l
Quel brave !
Achmed vient en pleurant nous annoncer le
fatal dénouement. Voici la seconde tombe que
nous allons laisser derrière nous, et nous
avons à renouveler l'horrible scène qui
eut naguère pour théâtre la passe du Requiem.
Le corps revêtu de ses plus beaux vêtements
est déposé dans un creux naturel que nous
comblons ensuite au moyen de grosses pierres.
Nous avons trop souffert et l'avenir est trop
sombre, que pour nos yeux puissent encore
verser des larmes. Des cris, des sanglots : tel
est le seul adieu qu'il nous soit possible d'adres-
ser à notre compagnon, j'allais dire notre
frère, tant l'honnêteté de ce brave garçon, son
courage, son dévouement avaient gagné tous
les cœurs. Ah ! puisse cette victime être la
dernière ! Parpha est bien malade, cependant ;
A TRAVERS L'ASIE
181
mais, dans quelques jours, nous pourrons sans
doute nous reposer sur les bords du Nam-tso et
y trouver de quoi soulager les maux de ce bon
serviteur.
A peine sommes-nous en marche qu'un
cheval tombe mort d'inanition. On enlève la
selle qu'on veut charger sur les chameaux du
musulman de Kourla. Celui-ci refuse tout net.
M. Bonvalot ordonne de charger quand même.
Sur quoi, le musulman furieux jette l'objet par
terre, profère des malédictions et, aidé de son
fils, se met à jeter des pierres à nos hommes.
Achmed, resté derrière avec nous, accourt au
tapage, et tombe à coups de bâton sur les deux
jiiahométans qui ripostent de leur mieux. Nous
arrivons nous-mêmes en toute hâte sur le
•champ de bataille, juste à temps pour empê-
cher Achmed, qui avait tiré son sabre, de faire
voler en l'air les têtes de ses deux adversaires. •
Il fallut nous mettre à quatre pour contenir
notre Turcoman qui rugissait de colère. L'un
des hommes de Kourla, le père, gisait à terre,
comme mort. .On lui donna les soins néces-
saires, mais sans trop de compassion, parce que
cet égoïste eût laissé mourir tous ses com-
pagnons plutôt que d'exposer une seule de
ses bêtes.
Partis de bonne heure, le 14 février, après
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182
A TRAVERS L'ASIE
avoir rétabli la paix entre nos belligérants,,
nous arrivons bientôt au lac si longtemps-
désiré, le fameux Nam-tso, ou Lac céleste,
que les Mongols appellent Tengri-Noor. Désor-
mais, nous avons sur nos cartes un point de
repère et nous sortons de l'inconnu. De plus, le
gibier abonde tellement que nous pouvons tout
aussitôt fêter copieusement notre arrivée.
Enfin, le Prince qui a conservé précieusement
un peu de café et trois cigares, nous met à
même de célébrer une fête, comme nous n'en
avons pas eue depuis de longs mois.
Ouvrons ici une parenthèse. Des écrivains
qui n'ont voyagé que dans leur cabinet, au
coin d'un bon feu, en buvant un vieux Porto et
en humant un fin londrès, ont prétendu que
du Lob-Noor au Tengri-Noor, tout le Thibet
septentrional est couvert de neiges éternelles.
C'est une erreur. D'après nos propres observa-
tions, la neige n'y est perpétuelle que sur les
sommets dépassant 5700 mètres. Partout
ailleurs on ne la trouve, même en l'hiver, que
là où des lacs et des marais imprègnent l'air
d'assez d'humidité pour créer des brouillards
et des nuages qui se résolvent en neige. Encore,,
la neige est à peine tombée qu'elle est aussitôt
balayée par les vents de l'ouest et amoncelée
dans les gorges de Test, où elle ne fond qu'en
A TRAVERS L'ASIE
183
été. alimentant probablement les premières
sources de l'immense Fleuve bleu.
Cette première erreur des géographes de
fantaisie en a amené une seconde. On a dit que
si le passage à travers le nord du Thibet était im-
possible, ce devait être surtout en hiver. Or,
le contraire est vrai, et l'hiver est précisément
la seule époque où il soit possible d'effectuer
cette traversée. Voici les arguments sur les-
quels nous appuyons cette thèse.
i° L'eau potable est bien rare sur le plateau
du Thibet. En hiver, on peut obvier à cet in-
convénient en emportant de la glace prise aux
sources non salées.
2° Les lacs et les marais sont nombreux. En
été, il faudrait faire d'immenses détours pour
les contourner ; en hiver, on les franchit aisé-
ment sur la glace.
3° Les tempêtes doivent être bien plus ter-
ribles en été qu'en hiver ; avant le lever du
soleil, l'air était calme et serein, et nous sup-
portions alors sans inconvénient un froid de
plus de 3o degrés sous zéro. Mais, dès que
l'astre du jour avait atteint une certaine hau-
teur, la dilatation de l'air causée par les rayons
solaires provoquait aussitôt, sur ces cimes
élevées, des courants atmosphériques, des bour-
rasques rageuses, qui nous perçaient jusqu'à la
i8 4
A TRAVERS i/ASIE
moellè des os. Qu'est-ce donc en été, lorsqu'un
soleil de feu plonge dans d'étroits ravins à
côté desquels se dressent des crêtes neigeuses
-de plus de 6000 mètres d'altitude ?
Ainsi que nous l'avons déjà noté incidem-
ment, la faune spéciale du Thibet septentrio-
nal est très riche. Hémiones, yacks, antilopes,
chevreuils, loups, renards, lynx, rongeurs
divers y abondent. Les oiseaux chanteurs sont
très rares ; il en est tout autrement des rapaces
représentés principalement par l'aigle et le
vautour, dont le spécimen le plus commun et
• le plus insolent est le gigantesque gypaète. Les
coracinés n'y ont guère pour type que l'affreux
corbeau de la steppe, d'un taille colossale et
dont le cri, à la fois rauque et métallique, est
d'un effet sinistre que je n'ai observé nulle
part.
Revenons maintenant à notre récit. Dans la
même journée du 14 février, notre petit festin
-à peine expédié, nous partons en exploration
sur les bords du lac. M. Bonvalot tire un aigle
qui, debout, mesure 1 mètre 3o de hauteur, et
dont l'envergure dépasse 3 mètres. Le Prince
abat une hémione : j'ai fait une hécatombe de
perdrix de sable, et Achmed rapporte trois
lièvres. Nous voilà donc assurés contre la
faim.
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186
A TRAVERS L'ASIE
Le Nam-tso, ou Tengri-Noor, a environ
seize lieues de long sur quatre de large. La
pointe ouest est semée d'ilots. Sur un cap qui,
descendu du Niiidjin-Tangla % s'avance dans la
partie méridionale, est bâtie une lamaserie,
tandis que sur la rive septentrionale d'épaisses
vapeurs nous font croire à Texistense de sour-
ces thermales. Une pente rocheuse qui se dresse
non loin de nous est couverte d'obos (i) et de
petits autels en pierre sur lesquels on brûle
des bâtonnets odoriférants. A de longues cordes
partant du sommet des obos sont attachés des
carrés de papier ou de toile portant des for-
mules de prières, ou encore des touffes de laine
ou de crin. Les indigènes sont convaincus que
chaque fois que lr vent remue tout cet appareil,
ils sont censés avoir récité toutes les prières
qui y sont inscrites. On voit encore en nombre
infini, des corps d'animaux sur la surface
desquels est gravée la fameuse invocation :
Om mani padmè om ; puis encore, ces ingé-
nieux moulins à prières, sortes de tambours
en papier couvert d'inscriptions, qui tournent
longtemps et rabidement sur leur axe, à la
(i) Monuments religieux qui en Mongolie, se composent
de quartiers de roche amoncelés, mais qui, au Thibet, sont
d'ordinaire formés d'un seul bloc de pierre sur lequel le-
ciseau a gravé divers sujets empruntés au culte bouddhique^
A TRAVERS L'ASIE
I8 7
moindre impulsion que leur imprime le vent ou
la main des dévots. Tout indique, en un mot,
que nous sommes bien près de Hlassa, le centre
mystérieux du Bouddhisme lamaïque.
Notre intention était de nous reposer plu-
sieurs jours sur les rives giboyeuses du Namtso ,~
mais, dès le i5 février, Parpha, notre malade,
va tellement bien que nous nous disposons à
partir. Nous avons à peine fait trois lieues
vers la passe qui doit infailliblement nous con-
duire à la capitale, que tout à coup se présen-
tent dix hommes se disant envoyés par les
autorités de Hlassa. Parmi eux nous distin-
guons un mandarin à globule blanc, trois
autres à globule bleu et un interprète de race
mongole. Sommés par ces gens de nous arrêter,,
nous répondons que nous n'en ferons rien, et
que, si Ton tient à causer avec nous, nous y
serons disposés lorsque nous serons parvenus
à un bon campement.
Ahuris par cette contenance dédaigneuse,,
les Thibétains nous suivent à quelque distance
et viennent s'établir non loin de notre tente.
Celle-ci à peine dressée, je vais m'aboucher
avec nos adversaires et, sans leur laisser le
temps d'exposer leurs griefs, je formule les
miens et leur adresse ce petit plaidoyer chinois :
« Quelles gens êtes-vous donc, vous qui pré-
188
A TRAVERS L'ASIE
tendez arrêter de paisibles voyageurs? Etes-
vous des sauvages ou un peuple civilisé? Voici
quinze jours que vos sujets nous refusent des
vivres, à quelque prix que ce soit : est-ce ainsi
qu'une grande nation exerce l'hospitalité ? Par
votre faute, nos hommes et nos animaux
meurent les uns après les autres : ne seriez-
vous, par hasard, qu'un peuple d'assassins ? Vous
ignorez si nous venons à vous en amis ou en
ennemis, si nous sommes des gens de peu ou de
grands personnages de l'Occident : et vous nous
traitez comme des brigands ! Apprenez donc
que nous sommes des gens lettrés qui savons
<:e qui se passe dans le monde entier. Et c'est
pourquoi nous n'ignorons pas que les Russes
et les Anglais sont vos ennemis : nous ne
sommes ni Russes ni Anglais. Dans notre
lointaine patrie, on nous a conté sur le Thibet
des choses si merveilleuses, que nous avons
voulu venir les contempler de nos yeux, avant
de nous rendre à Péking. Que dira votre illus-
tre Empereur, lorsqu'il apprendra l'infamie de
votre conduite, et comment vous l'avez désho-
noré devant tous les peuples de l'univers ? »
A ce discours débité tout d'une haleine, le
* bouton blanc » répond que les pâtres du
Nord sont des sauvages sans éducation, mais
que lui, mandarin, est tout disposé à satisfaire
à toutes nos demandes, si nous déclarons
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A TRAVERS L'ASIE
189-
d'abord qui nous sommes, d'où nous venons,
et si nous consentons à rester sur place jusqu'à
ce qu'on en ait référé à Hlassa.
— Eh ! mon vieux, ce n'est pas la première
fois qu'on veut nous berner avec de semblables
promesses. Non, non ! avant tout, des che-
vaux, des moutons, de la farine, un bon cam-
pement, avec de l'eau et de l'herbe ! Et si vous
voulez apprendre comment se défendent des
gens qui tiennent à leur vie essayez donc !
Parti le 16 février, de grand matin, nous
nous engageons dans la passe du Dam, lorsque
subitement se présentent une foule d'hommes
armés précédant un officier-lama vêtu de jaune,
et portant sur son bonnet le globule rouge.
Celui ci est d'abord de l'amabilité la plus par-
faite, et comprend assez bien le chinois, quoi-
qu'il ne puisse le parler. Mais ses compliments
mielleux et ses promesses doucereuses aboutis-
sent également à la péroraison qu'on nous
prêche depuis quinze jours : « Arrêtez-vous ! »
On devine notre réponse. Alors le lama passe
aux menaces. En quelque mots brefs et éner-
giques, M. Bonvalot fait préparer les armes, et
nous poussons de l'avant. Le Thibétain a beau
nous dire que derrière lui arrive une force de
mille hommes commandés par un amban. —
Qu'importe ! nous irons jusqu'à ce que nous
trouvions un endroit propice pour asseoir nos-
igo
A TRAVERS L'ASIE
tentes ; ici, vous nous laisseriez mourir de
faim !
Malgré cette belliqueuse déclaration, nous
sommes forcés de faire halte, un peu après
midi, tant nos bêtes sont exténuées, et bien
que l'emplacement soit très mauvais.
A peine sommes-nous installés qu'arrive le
fameux Amban. Le personnage, vêtu en grande
cérémonie, descend de cheval et, à notre
grande stupéfaction, nous salue des noms
russes de Piedtsof et Robereff, nous parle de
Prjevalski, d'Alexandre III et de Saint-Péters-
bourg. Après quoi il nous annonce très poli-
ment que, demain, il nous fera connaître les
mesures prises par les autorités pour faciliter
notre retour.
Tout cela nous est dit en chinois par un
interprète mongol. Bientôt après, on nous
apporte, en quantité, du riz, du lait et de la
viande de mouton. Ce serait bien, n'était que
décidément nous voilà aux mains de ces gens,
que nous sommes à 5.3oo mètres d'altitude, et
qu'un cheval et un chameau viennent encore
d'expirer. Nous n'avons plus que cinq chameaux,
absolument décharnés ; l'homme de Kourla,
qui en avait amené vingt-quatre, n'en possède
plus que douze. Il nous reste un seul cheval ;
•et, chose curieuse, c'est le plus mauvais et le
plus paresseux de toute la bande.
CHAPITRE XV
Prisonniers à douze lieues de Hlassa. — Pourparlers avec
l'Amban. — Sa duplicité. — Une escapade. — La Chine
et le Thibet. — Arrivée de deux dignitaires.
: Triste réveil, au matin du 17 février ! Douze
cents hommes nous entourent : nous sommes
bel et bien prisonniers. Est-ce assez vexant,
alors que nous ne sommes plus qu'à douze
lieues de Hlassa ? Encore, si nous n'avions à
patienter que durant quelques jours ! — Hé-
las ! disons-le tout de suite : pendant quarante
cinq jours nous serons retenus, ici, et en deux
autres endroits, sans pouvoir pénétrer dans
Hlassa!
Vers neuf heures, l'Amban, un tout jeune
homme, vient nous rendre visite et entame
une conférence qui duresplus de cinq heures.
.Non seulement on nous interdit l'accès de la
IÇ2
A TRAVERS L'ASIE
capitale maison voudrait nous taire rétrograder
jusqu'au Nam-tso. Nous insistons pour obtenir
de pouvoir franchir le col du Dam, dans la
conviction qu'au sud de la montagne nous
trouverons aisément un campement moins
élevé et moins froid. Après un repos de dix à
douze jours, nous nous dirigerons vers Bathang
et la frontière chinoise. "Quant à vouloir nous
retenir ici, c'est nous condamner à une mort
presque certaine : que vous le vouliez ou non,
nous partons demain !
— Oh ! je vous en supplie, riposte l'Amban,
ne le faites pas. Au delà du col, vous vous
trouverez sur le territoire de la ville sainte ;
et jamais les lamas ne souffriront que. ce sol
sacré soit foulé par un pied étranger ; marcher
au combat, dans ces conditions, c'est aller à
une défaite inévitable : pas un de vous n'en
reviendra !
— Eh bien, soit ! Mieux vaut mourir en-
braves et d'un coup de sabre que d'inanition et
de froid !
— Que dites-vous là ! Nous sommes prêts à
vous fournir et des tentes bien chaudes, et des
vivres de toute sorte.
— Trêve de pourparlers ! J'ai habité assez
longtemps la Chine, pour savoir ce que valent
des promesses. Au lieu d'assembler une armée-
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194
A TRAVERS L'ASIK
pour arrêter trois Européens qui ne veulent
que continuer en paix leur voyage, que ne
vous préparez-vous plutôt à recevoir l'expédition
russe qui arrive derrière nous, forte de cent
soldats et armée de mitrailleuses ?
A ces paroles que j'articule nettement, les
bouchent s'ouvrent plus grandes que les yeux,
et les oreilles se dressent. — Comment ? Mais
n'êtes- vous pas ces Russes que nous attendons ?
Celui-là n'est- il point Piedtsof, et celui-ci
Robereff? Vous ne seriez donc pas Pavant-garde
de nos ennemis ?
—.Nous, Russes? En aucune façon ! Et si
vous doutez, voyez donc nos cartes de visite
en caractères chinois et sur papier rouge
officiel : voyez donc si nos noms ressemblent
à ceux de ces Russes dont vous redoutez la
venue !
A ces mots, la large face de PAmban s'illu-
mine d'un rire qui lui ouvre la bouche jus-
qu'aux oreilles et fait voir des dents à faire
envie à un hippopotame, Et le brave homme
de nous confier le rôle terrible dont on Pa
chargé. Il a ordre de rassembler autant d'hom-
mes que possible et d'arrêter la marche des
Russes, même au péril de sa vie. Comme
preuve de son assertion, il retire de dessous sa
robe un édit venant en ligne directe de Péking.
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A TRAVERS L'ASIE
ig5
Les choses tournaient au burlesque. A Ili, le
-consul russe nous avait affirmé que, par l'en-
tremise personnelle du Tsar, le général
Piedtsof avait reçu une pièce signée de la cour
de Péking, l'autorisant à passer aux Indes à
travers le Thibet, et que des ordres enjoi-
gnaient aux autorités thibétaines d'avoir à
donner aide et protection au porteur de cette
pièce. Or voilà que Ton nous montrait un
autre document, portant ostensiblement le
sceau impérial, et ordonnant aux Thibétains
d'arrêter le même général, coûte que coûte !
Aussi le Prince se hâte-t-il de photographier
cette pièce de haute diplomatie chinoise, afin
de la faire admirer plus tard à qui de droit.
Quant à l'Amban, il est enchanté de l'aven-
ture. A nos balles perforant son vaste abdomen,
il préfère avec raison son globule de mandarin.
Aussi nous envoie-t-il incontinent force pro-
visions. Ce qui n'empêche pas que le 18 février
nous demandons à cor et à cris de pouvoir
passer la montagne pour nous réfugier en un
lieu plus supportable. Le brave homme insiste
de son côté pour nous faire attendre le retour
du courrier envoyé à la capitale. Pour nous
aider à prendre patience, ses serviteurs vien-
nent dresser une grande et belle tente au-
dessus de la nôtre ; ce qui nous procure
ig6
A TRAVERS L'ASIE
aussitôt un soulagement notable, en nous
mettant à l'abri du froid horrible et de la bise
qui siffle rageusement dans cette gorge étroite.
Le lendemain, n'ayant rien de mieux à faire,
nous dormons jusque près de midi ; puis nous
procédons à notre toilette. Ce n'est pas une
mince affaire ! Il y a plusieurs mois que nous
n'avons pu nous laver à fond, et je sais bien
qui n'a point changé de linge depuis soixante
jours. La barbe est roussie et comme brûlée.
Les cheveux encaissés pendant le quart d'une
année sous une calotte de feutre, une écharpe
de laine et un bonnet en fourrure, se sont
feutrés et agglutinés. Si nous avons beaucoup
ri des sauvages thibétains, un coup d'œil jelé
dans un miroir retiré du fond d'une caisse nous
prouve que, d'eux à nous, la différence n'est
pas bien grande. Encore sont-ils gras et dodus r
tandis que nous sommes tous d'une maigreur
ascétique.
J'ai parlé antérieurement du type physique
et du costume des Thibétains : ajoutons quel-
ques détails que nos loisirs forcés nous permet-
tent de mieux observer. Certains fashionables
commencent à adopter, pour leurs cheveux, la
longue tresse chinoise, qu'ils ornent de bijoux
en argent ou de pierres plus ou moins pré-
cieuses. Point d'homme qui ne porte à la
A TRAVERS L'ASIE
IQ7
ceinture l'écuelle en bois pour le thé, et une
bourse brodée contenant une fiole de tabac à
priser. Les bonnets en fourrure, d'une variété
infinie de formes, sont parfois remplacés par
des toques jaunes ou rouges, les deux couleurs
sacrées du bouddhisme. La plupart des indi-
gènes portent des lunettes, parfois en verre,
plus souvent en crin tissé à larges mailles,
ayant la forme bombée d'une grosse écaille de
noix, dont l'office est de préserver les yeux de
]a violente réverbération du soleil sur la neige.
La bagues en argent sont très communes,
mais d'un travail fort grossier. Le sabre se
porte, non pas sur le côté, mais en travers du
ventre, passé sous la ceinture. La lame en est
détestable, mais le fourreau est parfois très
orné d'incrustations en argent. Le complément
indispensable de la toilette est une loque sus-
pendue à la ceinture, et qui sert aussi bien à
soulager le nez de son propriétaire qu'à net-
toyer l'écuelle où il boit le thé. Enfin, dernier
détail, les gens de distinction ne fument pas,
tandis que le menu peuple fait une énorme
•consommation d'un tabac très mauvais.
20 février. C'est le jour du nouvel an thibé-
tain. Aussi les tentes sont-elles ornées à la
façon des obos du Nam-tso, et une multitude
de cordes font voltiger au gré du vent des
ig8
A TRAVERS L'ASIE
formules pieuses. Tout le camp est à la joie
et chacun s'est revé.u de ses plus beaux atours.
Nous allons rendre visite à l'Amban qui, pour
la circonstance, se pavane sous de splendides
fourrures doublées de soie. Son oreille droite
supporte un énorme pendant orné de turquoi-
ses ; l'oreille gauche n'a qu'un petit anneau
où scintille une pierre bleue. Le « grand hom-
me » nous sert un thé beurré et d'excellentes
galettes. Sa tente, de forme circulaire, ressem-
ble à s'y méprendre à une chapelle. Sur un
autel dressé en l'honneur de Bouddha, nous
voyons une tête de mouton artistement sculptée
dans du beurre, et sept vases en Cuivre remplis
de beurre fondu où est plongée une mèche ;
une de ces lampes brûle jour et nuit. A côté
de l'autel est placé un lavabo, exactement sem-
blable à celui employé dans le culte catholique.
Enfin, le lama préposé à cet autel porte une
ceinture à laquelle sont suspendues des minia-
tures de petites chapelles renfermant, nous
dit-on, des reliques bouddhiques. Et, chose
curieuse, ces objets ont la forme ogivale des
reliquaires et petits cadres de ce genre confec-
tionnés par nos religieuses européennes.
A notre retour, voulant remercier l'Amban
de sa bonne réception, nous lui envoyons un
Katak, le portrait du Prince et une montre en
A TRAVERS L'ASIE
IQ9
argent. Le brave Thibétain refuse de rien
accepter, dans la crainte, nous fait-il dire,
qu'on ne l'accuse à Hlassa de s'être laissé cor-
rompre par nos présents.
Pendant notre absence, Achmed a tué un
énorme gypaète qui avait voulu se régaler de
la chair d'un cheval mort. D'ordinaire, cet
oiseau exhale une affreuse odeur de charogne ;
celui-ci répandait un parfum de musc vrai-
ment extraordinaire. Nous conjecturâmes
qu'il avait fait récemment sa proie de ce daim
musqué spécial au Thibet et aux régions voisines.
Le lendemain, Abdullah nous confie qu'on
lui a fait entendre qu'en pointant directement
à l'ouest nous pourrions atteindre, en trois ou
quatre jours, la ville de Noptcheou, où le mis-
sionnaire Hue a passé jadis, où les vivres sont
à bas prix, et que, de là nous parviendrions
facilement à la frontière chinoise. Nous répon-
dons par la même voie que nous tenons absolu-
ment à la célèbre route qui passe par Bathang
et Ta-tsien-lou. Cette tentative avortée nous
démontre que l'Amban, si poli qu'il soit, n'est
pas exempt de duplicité. Ce qui corrobore nos
soupçons, c'est que le courrier qu'il dit avoir
envoyé à la capitale n'est pas encore de rétour,
après quatre jours, alors que la distance n'est
que de douze lieues.
2GO
A TRAVERS L'ASIE
Aussi, le 22 lévrier, tentons-nous, le Prince
et moi, une petite escapade Levés avant l'aube,
nous nous glissons hors de la tente et enfour-
chons deux chevaux, dans l'intention d'aller
aussi loin que possible sur la route de la capi-
tale, A peine sommes-nous en selle que dix
hommes se dressent devant nous, et n'osant
employer la violence, font des gestes suppliants
et se passent la main sur le cou, afin de mon-
trer le sort qui les attend s'ils nous laissent
continuer. Nous réservant de les disculper,
nous fondons à travers eux, et galopons dans
l'espoir d'apercevoir du moins la cité mystéri-
euse. Nous avions parcouru environ trois lieues,
lorsque cinq cavaliers courant ventre à terre
nous rejoignent. Parmi eux se trouvent l'in-
terprète et un lama mandarin. La mine épou-
vantée de ces pauvres diables, les yeux qui leur
sortent de la tête, la sueur qui ruisselle de leur
front nous font partir d'un immense éclat de
rire. — Comment, nigauds ! Craignez-vous
donc que deux Européens sans armes aillent
prendre votre Hlassa, pour le rapporter dans
leur poche ? Ou bien, votre ville sacrée est-elle
si sale et si sordide que vous ne voulez pas
qu'un étranger l'aperçoive, même de loin ? —
Sur quoi, nous tournons bride et rentrons au
camp.
A TRAVERS L'ASIE
20I
Le lendemain, je vais lier connaissance avec
les domestiques et les soldats de PAmban, de la
bouche desquels je recueille nombre de ren-
seignements. A l'occasion, du nouvel an, tout
ce monde joue avec frénésie, et pour des som-
mes considérables. Les enjeux se composent de
roupies anglaises, et aussi de pièces thibétai-
nes en argent, de la valeur d'environ soixante-
dix centimes. Ces pièces se composent de huit
fleurettes jointes ensemble par une rayure qui
permet de les séparer facilement. Chaque fleu-
rette constitue la plus petite monnaie division-
naire ; les pièces en cuivre sont inconnues.
Au reste, le trafic journalier se fait surtout
par échanges. Les marchandises venues de
Chine, principalement le thé et la soie, sont
payées en nature au moyen des produits du
Thibet, beurre, fromage, cuir, musc et laine.
Ce commerce international est centralisé dans
les mains des lamas, qui possèdent d'ailleurs
presque tous les troupeaux de yacks porteurs.
Il en résulte que toute l'épargne du pays va
s'engouffrer dans des lamaseries d'une somp-
tuosité inouïe, tandis que le menu peuple crou-
pit dans une épouvantable misère.
En apparence, le gouvernement du Thibet
est purement théocratique. Le Talaï-lama,
chef suprême du bouddhisme lamaïque, est à
202
A TRAVERS L'ASIE
la fois roi, pontife et dieu. Toutefois, comme sa
dignité le place à une telle hauteur qu'il déro-
gerait en s'occupant lui-même du gouverne-
ment temporel, il a sous ses ordres un Noma-
kan, ou vice-roi, qui commande à son tour à
six ministres et à une infinité de dignitaires
inférieurs, choisis presque tous parmi les lamas.
Comme correctif à ce pouvoir exorbitant, le
Thibet étant tributaire de la Chine, à côté du
Talaï-lama et de ses agents, siègent un ou
deux généraux chinois, chargés de surveiller
les faits et gestes des premiers, et de leur trans-
mettre, à l'occasion, les ordres du chef de
l'Empire.
La politique de la Chine à l'égard du Thibet
s'inspire du principe posé jadis par le célèbre
empereur Kang-hi, qui vivait au temps de
Louis XIV : laisser aux indigènes le soin des
affaires inférieures, et se réserver les questions
internationales et la guerre. Au reste, étant
donnée la finesse chinoise, on comprend assez
que ce programme flatteur n'est qu'un trompe -
l'œil, et qu'en réalité la cour de Péking a la
haute main, même dans les affaires purement
religieuses. Ainsi, lorsque d'après la doctrine
Jamaïque le Talaï-lama vient à mourir, ou
plutôt à dépouiller son enveloppe de vieillard
caduc pour renaître identique à lui-même
A TRAVERS L'ASIE
2o3
dans un jeune enfant, les koutouktous, c'est-
à-dire les prélats les plus élevés en dignité, se
réunissent bien en une sorte de conclave où,
après avoir jeûné et prié pendant huit jours,
ils sont censés désigner et élire le futur pape
du lamaïsme ; mais toujours cependant, de
l'urne d'or, offerte à cet effet en 1792 par le
gouvernement chinois, sort le nom imposé
d'avance par la cour de Péking. Il y a plus.
Non seulement l'heureux élu ne peut entrer en
fonctions que moyennant un diplôme signé par
l'Empereur ; mais ce pape de commande, qui
reçoit de Péking un plantureux traitement, ne
peut, de même que ses ministres, apposer sur
les actes de son administration que le sceau
délivré par les délégués de l'Empire.
On le voit, ils sont très forts en politique, ces
Chinois que l'on regarde en Europe comme
des magots ridicules ; et les diplomates occiden-
taux feront bien d'y regarder à deux fois s'il&
ne veulent plus être dupés, comme ils l'ont
toujours été.
Revenons à notre train quotidien. Ce cour-
rier de Hlassa qu'on nous promet chaque jour
n'arrive jamais. Lassés d'attendre, nous finis-
sons par préparer ostensiblement nos armes et
nos munitions. Puis nous allons trouver l'Ain-
ban, auquel nous adressons ce petit discours 1
204
A TRAVERS L'ASIE
*6 Vous savez parfaitement que nous ne sommes
ni Russes, ni Anglnis, et que Tordre reçu de
Péking ne nous concerne pas. Puisque vous
tenez tant à cacher votre Hlassa, nous vous le
laissons et prétendons partir par la route que
nous avons déjà indiquée. Deux de nos hommes
sont morts, le Prince et plusieurs hommes
souffrent du mal des montagnes, nos derniers
animaux sont sur le point de succomber. Voilà
dix jours que vous nous tenez en prison . nous
voulons en sortir, fut-ce par la force. L'expédi-
tion russe ne peut tarder à venir : la poudre
parlera, et vous rendrez compte à Péking du
sang versé ! »
Le pauvre Amban terrifié nous avoue alors
avoir commis une chinoiserie. Il savait bien
que pendant les premiers jours de Tan, on ne
s'occupait à Hlassa que de cérémonies reli-
gieuses : « Mais deux jours de patience encore,
et vos désirs seront satistaits. Vous irez par
telle route qu'il vous plaira, et nous vous four-
nirons en abondance vivres et moyens de
transport : je le jure par Bouddha! »
Nous fîmes bien de nous rendre à cette assu-
rance. Ainsi que nous rapprîmes plus tard, le
petit Amban nous était dévoué, à ce point que
sans son intervention, nous eussions dû re-
tourner sur nos pas, ou du moins obliquer vers
A TRAVERS L'ASIE
2o5
le Boutan et le Sikkim, pour gagner de là les
Indes anglaises.
Enfin, le 2 mars, retentissent les sonnettes
d'une foule de chevaux. Voici des yacks
chargés de tentes, batteries de cuisine et pro-
visions diverses. Voici une véritable armée de-
domestiques et de soldats, avant-garde, nous
dit-on, de deux grands Ambans, l'un civil et
l'autre militaire.
Vers trois heures de l'après-midi, derrière
une escorte de quinze cavaliers, apparaissent
les deux dignitaires somptueusement vêtus et
montés sur des chevaux richement harnachés.
A peine installés sous leurs tentes luxueuses,
ces hommes qui vont statuer sur notre sort nous
font savoir qu'ils désirent nous parler dès le
même soir.
CHAPITRE XVI
Le lama et le grand Amban. — Nouveaux pourparlers. —
Le départ. — Les monts Hue et Gabet. — Van Putte et
Ruysbroeck. — De nouveaux prisonniers. — Vacarme
inusité. — L'alliance franco-thibétaine. — Un faux diable.
Que le lecteur veuille bien se rappeler notre
situation. Depuis le 17 février, 1200 hommes
commandés par le petit Amban nous retien-
nent prisonniers au col du Dam, à 53oo mètres
d'altitude. Le 2 mars, deux hauts dignitaires
arrivent de Hlassa et nous invitent à aller
aussitôt conférer avec eux.
L'un est un lama haut gradé, l'autre un
grand Amban ou chef civil. Le lama, drapé
•dans un magnifique costume en soie rouge,
est le plus beau spécimen de type thibétain
que nous ayons vu jusqu'ici. Il paraît assez
âgé ; mais sa taille est encore bien droite, ses
A TRAVERS L'ASIE
207
yeux noirs ont une étrange vivacité, son nez
n'est point écrasé, son teint est d'un bronze
clair. Une .seule chose le dépare, une longue
barbiche dont les poils tressés en natte forment
une sorte de queue de rat qui sautille drôle-
ment chaque fois que le bonhomme remue le
menton pour parler.
A gauche de ce lama se tient le grand Am-
ban, vieillard paré du costume officiel de manda-
rin chinois, et dont la tête est à la fois si grosse
-et si ronde que, séance tenante, mes spirituels
compagnons lui appliquent le nom de « tète de
baudruche » .
Après l'échange des civilités préliminaires,
ces deux personnages nous annoncent qu'ils
viennent, le lama au nom du Dalaï-lama,
l'Amban au nom du Wang-ié ou Nomakan,
nous communiquer oralement les ordres de
leurs chefs. D'après les lois du pays, nous
disent-ils* aucun étranger ne peut traverser le
Thibet, encore moins pénétrer à Hlassa. En
conséquence, nous avons à rebrousser chemin ;
des vivres et des animaux nous seront fournis
. à cet eflet. On devine notre réponse. — « Ja-
mais ! clame énergiquement Bonvalot. Voilà
quinze jours qu'on nous serine cet air ! Le
Prince et plusieurs de nos hommes sont ma-
lades ; s'il nous est permis de nous diriger vers
2o8
A TRAVERS L'ASIE
Test, Batang et la vallée du Fleuve Bleu, trois*
mois nous suffiront pour atteindre la mer ; il
nous faudra le double et plus pour retourner
à Ili. Si vous n'avez rien d'autre à nous com-
muniquer, trêve de paroles, nous rentrons dans
nos tentes pour aviser, ■?
Le lendemain le petit Amban vient chez
nous, paraissant tout marri de l'incident de
la veille. Comme nous tachons de lui faire
comprendre que les Thibétains ont tout inté-
rêt à bien traiter le Prince, afin de se concilier
l'amitié de la France, il nous répond qu'ils ne
connaissent, eux, d'autres nations que les
Russes, les Anglais et les Chinois. Force nous
est donc de lui servir une petite leçon d'his-
toire et de géographie, et de lui apprendre que
les Français, de concert avec les Anglais, ont
pris Péking en 1860, ont enlevé depuis lors à la
Chine la riche province du Tong-king, et que,
par conséquent, il ne sont pas gens dont oa
puisse se moquer.
A la suite de cette communication, les deux
vieux délégués nous font savoir qu'ils nous
considèrent désormais comme leurs amis,,
mais que, n'osant prendre sur eux de nous per-
mettre de nous diriger vers Batang, ils ont fait
prendre de nouveaux ordres à Hlassa, d'où la
réponse arrivera dans six jours.
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2IO
A TRAVERS L'ASIE
Cette avance ne serait-elle qu'un leurre dont
le but serait de nous immobiliser sur ces hau-
teurs glacées et d'avoir bon marché de nous
lorsque le froid nous aura complètement
exténués ? Pour m'en assurer, dans la journée
du 4 je vais, en compagnie de Bonvalot, trou-
ver nos adversaires, les priant de nous per-
mettre du moins, en attendant les nouvelles
de la capitale, d'aller camper dans un endroiit
moins défavorable. A quoi les deux vieux ré-
pondent par un signe de dénégation. Je vois
dès lors que nous ne l'emporterons qu'à la
condition de servir tout chaud à ces entêtés un
plat d'éloquence chinoise, et je m'écrie :.
« Comment ! vous vous dites grands chefs, et
vous n'osez prendre sur vous la responsabilité
d'une chose de si peu d'importance : vous nous
feriez croire qu'en réalité vous n'êtes que deux
esclaves affublés de beaux habits ! Vous nous
appelez vos amis si c'est ainsi que vous traitez
ceux à qui vous donnez ce nom, je plains bien
vos ennemis ! Vous vous refusez obstinément
à nous laisser partir d'un endroit où nous ris-
quons de périr tous par l'intensité du froid,
nous qui ne sommes pas faits à votre climat :
que nous reste t-il donc, si ce n'est de rebrous-
ser de quelques étapes en arrière, et de rejoindre
-l'expédition russe qui nous est signalée,
A TRAVERS L'ASIE
2TI
pour venir avec elle vous livrer bataille ? »
Où les Russes se trouvaient-ils en ce mo-
ment, nous n'en savions rien. Ma catilinaire
n'en eut pas moins un effet magique. Les deux
délégués convinrent aussitôt que le lende-
main, 5 mars, on préparerait les chevaux et
les yacks, et que le 6, on se mettrait en route
pour arriver en cinq ou six jours en un lieu
plus chaud, où on attendrait les ordres ulté-
rieurs.
En eftet, le 5 mars, le petit Amban vient
nous demander ce que nous désirons en fait
d'animaux et de provisions. Nous demandons
quinze chevaux et trente yacks, à joindre aux
douze chameaux que possède encore notre
homme de Kourla. On nous fournit en outre
de la farine, des fèves et du riz. Bien plus, on
tient tant maintenant à faire alliance avec la
France, que Ton projette de conduire en secret
le prince à Hlassa, dfin d'en conférer avec le
Wang-iè
6 mars. Impossible de partir aujourd'hui.
Il est tombé une couche épaisse de neige: com-
ment trouver sous cette couche le combustible
{argols) nécessaire à une troupe de 1200 hom-
mes? Vers midi, le petit Amban vient encore
nous parler çle la visite secrète à Hlassa. Voici
le plan qu'il a imaginé. Le Prince, Abdullah
212
A TRAVERS L'ASIE
l'interprète, et l'un ou l'autre d'entre nous
feraient semblant d'aller se divertir dans une
lointaine partie de chasse. Dans un endroit
convenu, on trouverait des chevaux préparés,
on galoperait toute la nuit, on se reposerait le
lendemain sous une tente isolée où Ton pren-
drait des déguisements thibétains, et,-le soir,
on pénétrerait à H lassa d'où Ton sortirait avant
l'aube, après avoir conclu alliance offensive et
défensive. Mais la démarche devait être tenue
aussi secrète que possible, afin de ne pas se
mettre à dos les autorités chinoises.
7 mars. Joyeux anniversaire ! J'ai aujour-
d'hui 38 ans, et nous quittons en magnifique
équipage l'horrible passe du Dam. Naguère
nous pensions qu'on en voulait faire notre
tombeau ; aujourd'hui 1200 hommes s'empres-
sent à nous aider au départ, comme autant de
bons serviteurs. De plus, les provisions abon-
dent, et, laissant aux Thibétains le soin de
charger yacks et chameaux, nous avons en-
fourché d'excellents petits chevaux, alertes et
nerveux.
Nous . ne partons cependant que vers midi,
parce que les yacks, dits domestiques, chargés
de transporter nos bagages et ceux des chefs
thibétains, sont dune telle sauvagerie qu'il
faut du temps, de la patience et 'de l'adresse
A TRAVERS L'ASIE
213
pour réussir à leur endosser leur fardeau.
Chacun d'eux a le nez traversé par un anneau
d'où pend une cordelette. On a fixé au sol, au
moyen de piquets, un câble long et solide
auquel les animaux sont attachés par leur
cordelette. D'autre part, les charges ont été
disposées à l'avance en deux paquets qui pèse-
ront également sur les flancs du yack et seront
fixées par une courroie passant sous le ventre.
Après quoi, trois hommes se réunissent pour
assujettir un seul animal. L'un des hommes
couvre avec les mains les yeux de la bcte ; les
deux autres saisissent la double charge fixée
dans le haut par un joug grossier, tâchent de
la placer d'aplomb et d'un seul coup sur la
croupe, et se hâtent de lier la ventrière. Si
cette dernière opération n'est pas terminée en
un clin d'œil, le yack se livre à des sauts si
désordonnés que la charge culbute infaillible-
ment.
Enfin, voici toutes nos bétes chargées et
ficelées, on dérape le grand câble, et on donne
le signal du départ. Mais voilà qu'à peine libres
les yacks partent à fond de train, beuglant,
bondissant, et accompagnant chaque ruade de
retentissantes pétarades. Quelques-uns par-
viennent à faire sauter en l'air les caisses et
les sacs dont ils sont chargés ; mais la plupart.
214
A TRAVERS L'ASIE
après avoir exécuté une fantasia circulaire
reviennent frémissants vers nous, se heurtant
comme des locomotives qui se tamponnent,
écrasant sur leurs robustes flancs les pots et
les marmites, et se forment enfin en un com-
pact escadron. Les cavaliers thibétains, armés
de longs fouets, profitent aussitôt de la circon-
stance, tourbillonnent en criant comme des
aigles autour du bataillon cornu et le poussent
vers une passe située à l'est du Nam-lso.
Après 45 lis de marche nous nous arrêtons
sur les bords d'une petite rivière, à une altitude
inférieure de 200 mètres à celle du Dam. En
face de nous se dressent deux pics neigeux
auxquels nous donnons les noms de Hue et Gabet,
en souvenir des vaillants missionnaires qui
seuls, dans les temps modernes, ont réussi à
pénétrer dans Hlassa. Nous disons dans les
temps modernes, parce que notre petit Amban
qui naguère encore ignorait l'existence même
de la France, connait parfaitement l'histoire'
de son pays, et nous en donne aujourd'hui une
preuve vraiment extraordinaire. Il nous dit que
jadis, alors que son pays n'appartenait pas à la
Chine, les portes en étaient libéralement
ouvertes aux étrangers. C'est ainsi qu'il y a
cinq siècles deux savants des pays de l'Occident
vinrent au Thibet. « Nous connaissons même
A TRAVERS L'ASIE
215
leurs noms, ajoute l'Amban ; l'un s'appelait
Van Putte et l'autre Luisbloeck. »
Qui ne reconnaîtrait dans ce dernier nom —
les Thibétains ne sachant guère prononcer la
consonne r — l'immortel Ruysbroeck (Rubru-
quis), ce franciscain belge qui, au temps de
saint Louis, fut envoyé en ambassade à la
Cour des rois mongols, alors maîtres de toute
l'Asie ? Quant au Hollandais Van Putte, ou
Van de Putte on assure que la relation de son
voyage existe encore à la bibliothèque d'Amster-
dam.
Reprenons notre récit. Le petit Amban nous
a précédés au campement et, lorsque nous
arrivons, nous trouvons sa tente dressée et un
excellent repas préparé à notre intention. Les
Thibétains de l'escorte en usent de même en-
vers nos serviteurs. Ces procédés nous ravissent,
mais nous étonnent beaucoup. N'y aurait-il
pas anguille sous roche ?
Nous le croyons d'autant plus que, dès le
lendemain, on parle de stopper. Pour nous y
faire consentir, le petit Amban continue à nous
bercer de l'espoir de pouvoir nous rendre in-
cognito à Hlassa. Nous obtenons cependant de
faire encore une étape : mais le lendemain,
9 mars, nos soupçons se changent en certitude,
lorsque nous voyons le grand Amban et le
2l6
A TRAVERS L'ASIE
grand Lama, la queue de rat et la tête de
baudruche, disposer le camp, faire dresser les
tentes et monter la batterie de cuisine, comme
si le séjour devait se prolonger indéfiniment.
Nous voilà de nouveau prisonniers comme à la
passe du Dam.
En conséquence, dans la soirée, mes com-
pagnons me députent pour aller adresser aux
trois chefs une interpellation bien poivrée.
J'obtiens réponse sur trois points. Primo, il est
presque certain que nous pourrons entrer à
Hlassa, à la dérobée. Secundo, il est certain
qu'avant le 25 du mois chinois (i5 mars) nous
recevrons réponse favorable pour notre voyage
vers Batang. Tertio enfin, pour charmer les
loisirs de l'attente, nous avons toute liberté
d'aller chasser aux environs ; on nous fournira
pour cela des hommes et des chevaux.
Le il mars, le Prince prend force photogra-
phies : des ustensiles de cuisines, des armes,
des objets religieux, des lamas, et une femme
qui était venue au camp pour y vendre des
argols et du lait. Cette créature, prise d'abord
de face, avait le visage tout barbouillé du fa-
meux fard thibétain au sang de bœuf et noir
comme de l'encre. Comme les tresses qui lui
tombaient dans le dos étaient curieuses de forme
et chargées d'une foule d'ornements, on voulut
la photographier par derrière.
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218
A TRAV1£KS L'ASIE
La femme, paraît-il, ne tenait pas à être por~
traiturée de ce côté-là ; car, à peine eutf-elle vu
l'objectif braqué sur son arrière-train qu'elle
prit la fuite à toutes jambes.
Hier, jusque près de minuit, les lamas ayant
marmotté des prières et fait un horrible vacar-
me au moyen de tambours et de castagnettes,
notre Abdullah alla s'informer de la cause de
ce vacarme. On lui répondit qu'il s'agissait,
l'hiver allant finir, d'obtenir du beau temps et
de gras pâturages d'où dépendait la prospérité
de la nation Et notre petit singe d'interprète,
aussi rusé qu'il est laid, de rire au nez de ces
bons lamas et de leur dire : « Stupides gens
que vous êtes ! prier : c'est bien ; mais quand
on veut être exaucé, il s'agit de choisir le mo-
ment propice. Et c'est ce que vous ignorez.
Venez me trouver demain, et je me charge \
moi, de vous indiquer le jour favorable ! »
Aujourd'hui, Abdullah ayant consulté notre
baromètre et y ayant lu beau fixe, a conseillé
aux lamas de se mettre en branle. Et les pau-
vres gens de chanter, jusqu'au soir, de heurter
l'un contre l'autre les plats en cuivre, les pi-
quets en fer des tentes, les marmites, les clo-
chettes des chameaux : un tintamajre si drôle
que, nous - mêmes nous nous mettons de la
partie et accompagnons de nos chants les plus
joyeux les danses burlesques de nos braves
A TRAVERS L'ASIE
Thibétains.
Et voilà que le lendemain et les jours sui-
vants il fait un temps superbe, tel que nous
n'en avions pas eu depuis de longs mois ! Ab-
dullah triomphait. — Et bien ! seigneurs lamas,
s'écria-t-il, que dites - vous de nos prières?
Voyez-m©i ce beau ciel ! Voilà de bonne herbe
assurée pour vos troupeaux. La reconnais-
sance vous impose maintenant un strict devoir:
vous allez donner à nos serviteurs quelques
moutons bien gras et une large ration de
genièvre ! — Et le drôle les obtint. Seulement,
je défendis qu'il abusât ainsi une seconde fois
de la bonacité des pauvres Thibétains.
Enfin, le i5 mars, au jour où Ton avait
assuré qu'arriverait la réponse de Hlassa, nous
sommes invités à dîner chez la Queue de rat.
S 3rait-ce le repas d'adieu ?
Au cours du festin, aussi splendide que co-
pieux, nos amphitrions — le petit Amban et la
Tète de baudruche étaient présents — ne
disent pas un mot de notre affaire. Enfin nous
posons nous-mêmes la question et on nous
répond par un grand discours. — « Nous
sommes vos amis, et c'est pourquoi notre roi
vous permet de traverser le Thibet pour gagner
Batang. Mais, comme nous sommes soumis à
la Chine, vous devez, p^ur ce faire, être munis
de passeports chinois, afin que notre responsa-
220
A TRAVERS L'ASIE
bilité soit dégagée. Nous avons demandé ces
pièces, mais elles ne sont pas encore arrivées.
Prenez patience, cela ne peut tarder. En atten-
dant, nous avons Tordre de vous retenir.
— Oh, oh,! répondons-nous, voilà bien une
autre histoire ! Il y a quelques jours, vous nous
affirmiez qu'aujourd'hui même nous recevrions
permission de continuer vers Batang et vous
ne parliez pas alors de passeport chinois. Vous
ne tenez pas votre parole : nous tiendrons la
nôtre ; nous partons demain, et si les Chinois
veulent nous tracasser, c'est notre affaire et
non la vôtre. Vous vous dites nos amis : Vou-
lez- vous, oui ou non, nous vendre à l'instant
trente chevaux ?
Les pauvres gens ahuris nous regardent et
ne soufflent mot. Donc, adieu la fameuse visite
à Hlassa, adieu l'alliance franco- thibétaine !
Au moment où nous sortons bien tristes de
de la tente du vieux lama, Bonvalot se retourne
par hasard et voit notre interprête Abdullah
paraissant rire de notre déconvenue, de conni-
vence avec les Thibétains, et esquissant à notre
adresse le pied de nez cher aux gamins de
Paris. Ce poltron madré — nous le sûmes plus
tard — voyant les choses tourner mal à notre
•égard, avait manœuvré pour entrer dans les
bonnes grâces de nos adversaires, et aurait eu
certainement la vie sauve au cas où les Thibé-
A TRAVERS L'ASIE
221
tains nous auraient massacrés. D'une telle-
lâcheté à une trahison, la distance n'était pas
grande. Qui sait si Abdullah n'est pour rien
dans les tracasseries qu'on nous suscite depuis
un mois ?
Pauvre faux diable ! Bonvalot s'élance vers
lui, avec une furia toute française, et, devant
tous les Thibétains effarés, lui administre une
raclée comme mortel n'en reçut jamais sans
avoir bras et jambes cassés.
Cette scène, non inscrite au programme,
nous fut très utile. A peine avions-nous re-
gagné nos tentes que Bonvalot m'envoie faire
une dernière sommation pour l'achat immédiat
de chevaux. Je m'aperçois bien vite que les
Thibétains sont effrayés de la contenance de
notre chef. J'en profite pour renchérir encore
et dire que ces Français sont les gens les plus
aimables du monde, mais que, lorsqu'ils se
croient joués, ils ne reculent jamais devant
leur propre mort et savent la faire payer chère-
ment. — «En quelques jours, ajoutai-je, il
nous est facile de rejoindre l'expédition russe :
vous apprendrez alors ce que peuvent des
' Européens poussés à bout ! «
Aussitôt on me promet yacks et chevaux
pour le lendemain. Preuve manifeste que
l'histoire des passeports n'était qu'un truc dont
la raison d'être nous sera connue pientôt.
CHAPITRE XVII
Diplomatie thibétaine. — La passe Shan-shan. — Effets
d'une énergique démonstration. — Faux départ. — La
polyandrie chez les Thibétains. — Les présents du Datai-
lama. - Une émouvante séparation.
i5 mars. De bon matin je cours chez l'Am-
ban, afin de le terrifier à nouveau et de rame-
ner à tenir la parole donnée la veille.
— Je viens ici en secret, lui dis-je. Aux belles
promesses d'hier, le Prince et Bonvalot ne
croient pas. Leur irrévocable décision est
d'aller se joindre aux Russes. « Préparons nos
armes, ont-ils dit, et prouvons que nous ne
sommes ni Thibétains, ni Chinois, mais Fran-
çais, y» Sachez-le bien, Amban, les Français
n'ont qu'un cœur avec les Russes. Si, lorsque
nous les aurons rencontrés, le général Piedtsof
et ses hommes apprennent comment vous avez
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A TRAVERS L'ASIE
223
traité " leurs amis français, les représailles
seront terribles. Toutes vos finesses ne vous
serviront de rien contre des gens convaincus
que vos promesses ne sont que mensonges.
Nous seuls pouvons vous tirer de ce mauvais
pas, car une simple lettre du Prince adressée
au général russe vous assurerait la bienveillance
de ce dernier. Mais cette lettre, vous ne méritez
pas que le Prince l'écrive. Réfléchissez, il en
est temps !
Après avoir débité ce speech ronflant, j'allais
me retirer, admirant comment les circonstances
peuvent rendre un homme éloquent, lorsque
TAmban me retint. Enfin,] habemus confi ten-
tent retint, le coupable avoue et me confie
qu'en réalité :
i<> On avait toujours cru à Hlassa que l'expé-
dition russe, partie deux mois avant nous de la
frontière sibérienne, serait arrivée pendant
notre séjour au Col du Dam ou ici ;
2° On ne nous avait retenus et on n'avait
parlé d'une alliance franco-thibétaine que pour
user ne notre influence prés des Russes, afin
que rien ne fût tenté par ces derniers contre
Hlassa ;
3° Enfin, maintenant qu'on ne sait ce qu'est
devenue l'expédition russe, si l'on désire nous
garder encore quelques jours, c'est pour don-
224
A TRAVERS L'ASIE
ner au Dalaï-lama et au Wang-iè le temps de
nous envoyer des présents, en témoignage de
commune amitié.
Je reviens à la tente, en me grattant l'oreille^
Décidément, ils étaient à la fois diplomates,
poltrons et bonnes gens, ces Thibétains que
nous avions pris pour des êtres stupides, in-
traitables et méchants.
16 mars. On décide que le départ aura lieu
demain, à l'effet de chercher un bon campe-
ment, où nous attendrons les fameux présents.
En compagnie de Bonvalot, je me rends chez
les chefs, et, à ces gens qui feignent d'ignorer
les routes de leur propre pays, nous montrons
sur une carte le chemin à suivre pour arriver
à Tandji, où nous savons qu'il fait plus chaud
et que le bois de chauffage est abondant.
Bientôt après, je suis inviter à me rendre
seul à la tente du vieil Amban, où arrivent
ensuite le vieux lama et le petit Amban. Là se
passe une comédie qu'en envierait un théâtre
européen. On a éloigné soigneusement tous les
curieux, et la tente est gardée à distance par
des serviteurs fidèles.
Le vieil Amban débute sur un ton pathétique.
— «Vous êtes de braves gens, des hommes au
cœur droit, nous l'avouons, car, depuis votre-
arrivée parmi nous, vous n'avez suivi qu'une
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226
A TRAVERS L'ASIE
seule ligne, vous n'avez eu qu'une parole, tou
jours la même : partir pour Batang et la Chine.
Aussi voulons-nous jurer avec vous une amitié
éternelle. Les Anglais, nos ennemis, s'obstinent
à vouloir forcer nos frontières du sud. Ne pour-
riez-vous nous procurer de bonnes armes euro-
péennes, que nous solderons à tel prix qu'il
vous plaira, de fixer ? «
Que répondre à une proposition de ce genre ?
Refuser ? C'était nous condamner à une mort
presque certaine, puisque c'était agir non en
amis, mais en ennemis; et mériter d'être traités
en conséquence. Accepter ? Que diront les
Anglais ? Il est vrai que ceux-ci, nous en eûmes
la preuve plus tard, ont naguère vendu des
armes perfectionnées aux Pavillons noirs, les
ennemis de la France en Cochinchine. Et puis,
n ou s trouvant dans l'impossibilité matérielle
de tenir notre promesse, nous eussions menti.
Je réponds donc que je vais en référer à mes
compagnons et que tout ce que peuvent faire
des amis, nous le ferons.
A cette déclaration, peu compromettante
cependant, les deux vieux dignitaires se lèvent ,
riant comme des enfants, et je vois le moment
où, bras dessus bras dessous, ils vont exécuter
un pas de danse. Ils se croient désormais en
état d'arrêter tous les Anglais qui oseront se
A TRAVERS L'ASIE
227
présenter à la passe de Sikkim.
En témoignage de notre bonne volonté, nous
-envoyons bientôt après un revolver, un berdan
russe et des munitions appropriées. En retour,
on nous promet qu'on partira dans deux jours
pour un endroit plus chaud.
18 mars. On part vers 11 heures et on campe,
après 23 lis de marche, à Tatgerouwa, où le
froid est plus supportable. Hier nous avions
-encore 25 degrés sous zéro. Notre caravane est
d'un aspect grandiose. Nous avons deux cent
cinquante yacks et deux cents chevaux. Les
chefs et lamas, somptueusement vêtus de soie
rouge ou jaune, sont escortés par plus d'un
millier de serviteurs portant des enseignes, des
fusils et des lances.
Le 19, nous faisons l'ascension de la passe
Shan-shan. Quelles montures admirables, ces
petits chevaux thibétains ! Ils font aisément
leurs trois lieues à l'heure, par cette rampe si
escarpée, et semblent s'exciter eux-mêmes en
agitant leur collier garni de grelots. Dans les
endroits où abondent les quartiers de roc, ils
bondissent de l'un à l'autre avec l'adresse et la
sûreté d'une chèvre. Mais il faut alors leur
laisser toute liberté de bride, si l'on ne veut
pas s'exposer à des chutes dangereuses.
Le 20, le temps est si mauvais que notre
228
A TK AVERS L'ASIE
chamelier de Kourla voit expirer trois de ses
animaux. Nous parvenons à 55oo mètres d'al-
titude, descendons le lendemain à 4800, et
campons enfin en un endroit si mauvais que
Bonvalot, très mécontent, interpelle le petit
Amban : «* Est-ce là le bon campement que
vous nous aviez promis, pour y attendre en
paix les présents de Hlassa ? Vous feriez mieux
de garder ces présents et de nous laisser con-
tinuer seuls notre voyage ! *
Nous joignons nos protestations à celles de
Bonvalot, dans l'espoir un peu machiavélique
que les deux vieux dignitaires, fatigués de
voyager à nos trousses en une saison si rigou-
reuse, nous laisseront libres de nous tirer
nous-mêmes d'affaire.
Mais ces gens tiennent ferme et reviennent
de nouveau sur la question des passeports
chinois. On voit que ces pauvres Thibétains
ont une peur atroce des Célestiaux. Le 22 mars,
après une séance assez orageuse, il est con-
venu :
i° Que nous allons descendre de trois journées
vers le sud ; que, parvenus à un bon campement,
nous y attendrons pendant sept jours encore les
présents et les ordres du Palaï-lama ;
2° Qu'après l'arrivée des présents, nous ne
suivrons pas, pour sortir du Thibet, la grande
A TRAVERS L'ASIE
229
route de Hlassa-Batang, à cause des postes
militaires chinois qui la gardent, mais bien
une route détournée et connue des seuls Thi-
bétains.
Va pour cet arrangement ! Et cependant, le
23, on reste en place. Le 24, Bonvalot impa-
tienté envoie un homme porter aux chefs
thibétains sommation d'exécuter leur promesse.
Nous prend- on, fait-il dire, pour des chameaux
qu'on peut conduire par une ficelle passée dans
le nez ! Si, dans une demi-heure, les yacks ne
sont pas chargés, nous tirons sur vos bêtes !
La demi-heure se passe, et le camp reste
immobile. Nous envoyons un second ultima-
tum d'un quart d'heure de répit encore, puis
un autre de cinq minutes. Et rien ne bouge î"
C'était trop pour le sang bouillant de mes
amis français. Sur l'ordre de Bonvalot, les
trois Européens et Achmed sortent de la tente
armés de carabines et munis d'une poignée de
cartouches. A plusieurs centaines de mètres,
les yacks et les chevaux paissent tranquille-
ment.
— En joue, feu ! — Nous tirons chacun
quatre coups : quatre yacks et trois chevaux
roulent foudroyés. — Halte, cessez le feu !
Et maintenant, que va t-il sortir de cette
démonstration ? Tous les Thibétains, chefs,
23o
A TRAVERS L'ASIE
lamas et serviteurs sont aux portes de leurs
tentes et, terrifiés, se demandent ' tous bas
comment, à une telle distance, on a pu abattre
en dix secondes tant et de si gros animaux.
Notre interprète, pâle de terreur, a fui chez
l'Amban. Jamais il n'eût pensé que, pour iorcer
les indigènes à nous laisser partir et sauver
ainsi notre vie menacée, nous en serions venus
à une telle extrémité. Le lâche tremble pour
sa vilaine peau et ne veut pas être enveloppé
avec nous dans une catastrophe qu'il croit
imminente.
Heureusement, reflet produit fut tout autre.
L'Amban épouvanté déclare que ce jour mémô-
rable sera décompté de dix que nous avions-
promis d'attendre encore, et qu'on va partir
dès le lendemain. Ail right ! faisons-nous
répondre, en offrant le prix des animaux fu-
sillés. Qui sait? Si, dans les premiers moments
de notre captivité de quarante jours, nous
avions montré la même énergie, peut-être
serions-nous déjà bien loin sur la route de
Batang.
Le 23 mars, la caravane s'ébranle, mais
s'arrête après 20 lis de marche. Aussi lorsque
le petit Amban nous invite, comme d'ordinaire,
à dîner sous sa tente, nous refusons catégorique-
ment. Le bon jeune homme interloqué nous
A TRAVERS L'ASIE
23 I
fait dire que personnellement il n'est pour rien
dans nos misères, et qu'il jure par Bouddha
que les Thibétains n'ont nulle intention de
nous tromper. — Amen ! faisons- nous répondre
par notre Abdullah.
Le lendemain, encore un faux départ, une
étape de 3o lis seulement. Par . contre, nous
apprenons, à n'en pas douter, qu'un homme
de confiance a été envoyé à Hlassa pour an-
noncer que, fatigués et malades comme nous
le sommes presque tous, nous refusons d'at-
tendre plus longtemps. Décidément, la logique
à coups de fusil a du bon, dans certaines cir-
constance.
Hélas ! Voici que la neige se met de la
partie, et nous oblige à stopper jusqu'au 2
avril, en un endroit nommé Nigpu, à 4400
mètres d'altitude. Le, froid est si pénétrant que
les Thibétains eux-mêmes en souffrent; et que
plusieurs en sont malades. On emploie le temps
de ce repos forcé à mettre en ordre les peaux
d'animaux conservées pour les collections, à
réparer selles, brides, tentes et ustensiles*
enfin à nettoyer et fourbir les armes.
Nous allons aussi visiter une agglomération
de tentes thibétaines, établies à peu de distance
de notre campement. Nous y constatons que
le nombre des femmes est de beaucoup infé-
232
A TRAVERS L'ASIE
rieur à celui des hommes. Le petit Amban, à
qui nous manifestons notre étonnement a cet
égard, renchérit encore en affirmant que d'or-
dinaire, dans ces parages, une seule femme est
possédée par quatre ou cinq maris. Quelle
horreur ! disons- nous. — Et le brave homme,
pour excuser ses compatriotes, nous explique
que, non loin d'ici, se trouve un camp chinois
dont les officiers s'achètent à haut prix des
femmes thibétaines, les Chinoises ayant défense
formelle de pénétrer au Thibet. D'où il arrive
que l'article femme, étant rare sur le marché,
atteint un prix si élevé que les pauvres Thibé-
tains doivent se cotiser à plusieurs pour acheter
une épouse commune. Il est vrai que si l'un
des quatre ou cinq associés parvient à gagner
assez d'argent pour rembourser à ses compa-
gnons leurs parts d'action, il a le droit de les
éliminer et d'entrer seul en possession de l'ob-
jet, a Ce qui est fort bien, ajoute naïvement
notre Amban, car, de cette façon, le Thibétain
qui veut avoir une femme pour lui seul travaille
de toutes ses forces ei ne lait point de dépenses
inutile. » Et voilà la belle morale de ce Boudd-
hisme si vanté en Europe !
2 avril Hourra ! Les présents qui nous sont
destinés viennent d'arriver de Hlassa avec, ce
qui vaut mieux, des lettres nous permettant
A TRAVERS L'ASIE
233
de gagner Batang, non par la route ordinaire,
mais par un chemin détourné, inconnu des
Européens et des Chinois eux-mêmes.
Aussi, les trois chefs, la figure largement
épanouie, viennent-ils nous inviter à un diner
d'adieu, au cours duquel nous apprenons une
ioule de choses nous donnant la clef de la con-
duite des Thibétains à noire égard.
On sait que le Thibet est tributaire de la
Chine. En ces dernières années, des démêlés
ayant surgi entre les Anglais, maîtres des
Indes, et le Thibet, au sujet des frontières méri-
dionales de ce pays, un ambassadeur chinois
avait été récemment envoyé par son gouver-
nement à la passe du Sikkim qui, des Indes,
mène au Thibet. Or cet ambassadeur était
revenu à Hlassa, fort déconfit de 'son entrevue
avec les Anglais, précisément au moment où
nous étions tenus dans cette captivité dont nous
ne cessions de nous plaindre. Les Thibétains
tenant toujours à pouvoir opposer à leurs
divers ennemis la fameuse alliance franco-
thibétaine dons nous avons déjà parlé, on avait
soigneusement caché notre présence à l'ambas-
sadeur qui, lui, nous eût probablemert fait
arrêter pour tout de bon. Et c'est en vertu du
■même principe qu'on allait maintenant nous
expédier vers Batang par un chemin connu des
234
A TRAVERS L'ASIE
seuls Thibétains, qui le suivent souvent pour
faire la contrebande du thé. De cette façon,
nous arriverions à Batang, sans que les auto-
rités chinoises de cette ville pussent se douter
de l'aide fournie par les Thibétains. On devait
nous donner pour guide un lama parlant le
chinois et porteur d'un édit enjoignant a tous
les Thibétains, civils et religieux, d'avoir à
aider et défendre les bons amis du Dalaï-lama.
Nous apprîmes encore que si nous n'avions
pas pu pénétrer à Hlassa, comme la chose avait
été sincèrement décidée, c'était non seulement
à cause des Chinois, mais encore et surtout par
crainte des Anglais. Ceux-ci avaient eu vent
de l'expédition russe du général Piedtsof, se
rendant au Thibet par le nord, et avaient fait
déclarer aux .autorités de Hlassa que si un seul
étranger était admis dans cette ville, eux aussi
voulaient obtenir la même faveur, fût-ce par
la force.
Somme toute, .si les Thibétains avaient par-
fois tergiversé à notre égard, c'était par cas de
force majeure. Soumis aux Chinois qu'ils
détestent, ils ont encore à craindre les Russes
au nord, et les Anglais au midi. Si finalement
ils ont triomphé de leur indécision, c'est que
notre feu de peloton sur leurs animaux les
avait effrayés, d'autant plus qu'ils tenaient
mordicus à rester nos amis.
A TRAVERS L'ASIE
235
On ouvrit ensuite les coffres contenant les
présents du Dalaï-lama, présents dont la valeur
atteignait au moins sept à huit mille francs.
Nous y trouvâmes de tout ; vêtements de grand
luxe, coutellerie indigène, colliers en pierre-
ries, bagues, vases, sabres, pelleteries, etc.
En retour, nous offrîmes au Dalaï-lama une
montre en or ; au roi, une montre en argent
et une carabine. La Queue de rat, la Tête de
baudruche, le petit Amban, les quatorze petits
chefs furent largement récompensés de leurs
bons offices. Je fus chargé par le Prince d'aller
remettre ces cadeaux à qui de droit. Jamais ces
bons Thibétains n'avaient vu semblables mer-
veilles. Ils me serraient les mains, se grat-
taient derrière l'oreille et tiraient tous ensemble,,
en clignant les yeux, leurs langues rouges et
pointues.
Restait, le 3 avril, à régler le compte de nos
divers serviteurs. Tong-Kia, le cuisinier, Ab-
dullah, interprète, et lé brave Achmed se
décidèrent à nous accompagner jusqu'à la mer.
Le chamelier de Kourla fut payé libéralement
ainsi que les hommes de Tcharkalik. Le départ
de ces braves gens fut navrant. Ils sanglo-
taient, se jetaient à nos genoux, et s'offraient
à nous accompagner jusqu'au terme du voyage,
même sans salaire. Nous dûmes nous raidir
236
A TRAVERS L'ASIE
contre l'émotion qui nous étreignait. Pendant
six longs mois, ces hommes avaient souffert
avec nous, sans se plaindre jamais, et deux de
leurs frères, Niaz et Nimatche avaient suc-
combé, victimes de leurs dévouements. Mais les
survivants avaient femme et enfants : comment
et à quel prix aurions-nous pu les rapatrier
dans la suite?
CHAPITRE XVIII
Fin de notre captivité. — L'Ouritchou. — Un lama contem-
platif. — Tsatang . — Combat contre un ours. — Le Popt-
chou. — Une situation périlleuse. — Un feu de joie. — Un
village thibétain. — Une lamaserie. — Campement d'Aio.
4 .avril. Jour à jamais mémorable ! Nos
quarante-sept jours de captivité sont terminés :
nous partons pour la Chine, le Tong-King et
l'Europe. Comme le devoir nous le commande r
nous allons faire nos adieux aux chefs grands
et petits. Le petit lama et le grand Amban
nous donnent, pour la conduite à tenir en
route, des conseils paternels. — Vous ren-
contrerez des gens sauvages, voleurs et sans
éducation : soyez patients, car ils n'ont jamais
vu d'étrangers. Nous allons prier et faire
prier, afin qu'aucun malheur ne vous arrive.
De votre côté, n'oubliez pas vos amis du Thibet !
238
A TRAVERS L'ASJE
Je dois à la vérité de déclarer que ces amis
nous avaient longtemps fort ennuyés. Mais,
aujourd'hui, leurs bons sentiments paraissent
si sincères, que nous en sommes profondément
touchés. La Queue de rat pleure à chaudes
larmes, et tous les serviteurs, lamas et soldats,
viennent nous saluer en se prosternant jusqu'à
terre.
Rien n'a été épargné d'ailleurs pour assurer
le succès de notre expédition. Nous avons
quinze chevaux, vingt moutons, de la farine,
du riz et du beurre. En route maintenant,
droit vers Test : nous en avons pour huit mois
encore !
Le 5 avril, nous arrivons à un large cours
d'eau, YOnritchou. Carte en main, nous con-
statons que notre ligne de voyage devra cou-
per beaucoup d'autres rivières et de nombreu-
ses chaînes de montagnes se dirigeant inva-
riablement, les unes comme les autres, du
nord au midi. La perspective n'est pas gaie ;
mais, sans nous mettre au niveau de César
devant le Rubicon, nous disons comme lui :
aléa jacta est, ce qui veut dire, pour ceux qui
ne savent pas le latin : en avant, advienne
•que pourra !
Le lama qui nous sert de guide est Chinois
de naissance. A -l'âge de cinq ans, il était venu
A TRAVERS L'ASIE
23g
aù Thibet avec son père, et celui-ci étant mort
peu après, l'enfant avait été recueilli dans une
lamaserie. Nos conducteurs de koutassc
.(yacks), au nombre de huit, sont de braves
Thibétains alertes à la besogne et toujours
gais.
Le froid n'est plus pendant la nuit que de
12 degrés sous zéro et durant Je jour, la cha-
leur monte jusqu'à 20 degrés. Aussi, le 6 avril,
au passage d'un affluent de l'Ouiitchou, la
glace se brise sous mon cheval et je prends un
bain que Kneipp eût peut-être recommandé,
mais que je trouve fort désagréable.
Un peu plus loin, au flanc à pic d'une gorge
rocheuse, nous voyons, accrochée comme une
cage d'oiseau, une maisonnette blanchie à la
chaux, à laquelle donne accès une passerelle
jetée du faîte d'un rocher. C'est, nous explique-
t-ôn, la demeure d'un lama contemplatif qui
habite là, seul, entre le ciel et la terre. Le
saint personnage ne sort que très rarement
et vit des aumônes qui lui sont portées en
échange de ses prières. Pauvre diable : s'il
faisait cela pour le Bon Dieu ! En tout cas,
s'il est vraiment homme de prière, les distrac-
tions ne doivent guère le gêner, là haut !
Nous campons à Tsatang, près d'une agglo-
mération de tentes dont les habitants s'em-
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2 4 0
A TRAVERS L'ASIK
pressent de venir aider nos gens. L'alti-
tude n'étant plus que de 4000 mètres, la tem-
pérature est devenue plus clémente. Aussi,,
sauf le lama guide et deux petits chefs qui
dorment comme nous sous une tente, nos
autres gens reposent-ils à la belle étoile, n'ayant
d'autre abri que leurs iourrures. Le camp est
d'ailleurs disposé pour la nuit d'une façon»
spéciale, par crainte des loups, très nombreux
en ces parages. Le centre est occupé par les
deux tentes et le petit troupeau de moutons-
autour duquel s'étendent les conducteurs de-
yacks. Une corde, fixée au sol par des piquets,
entoure le groupe central ; à cette corde sont
attachés des chevaux ; les yacks, maintenus-
de même, forment la dernière enceinte.
Les conducteurs de ces derniers animaux
sont d'une voracité inimaginable. Il faut voir
comme ils expédient ce que nous leur aban-
donnons d'un mouton fraîchement sacrifié :
pieds et intestins sont dévorés crus, après un^
lavage très sommaire. Quant à la tète, sans
même se donner la peine d'en enlever la peau,
ils l'exposent au feu d'argol, afin d'en brûler
la laine, et l'attaquent ensuite à belles dents.
Le 7 avril, nous sommes témoins d'un formr
dable combat entre Achmed et un ours. Nous
suivions un étroit sentier resserré entre l'Ou-
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242 A TRAVL
Vuptes. Soudain,
ritchou et des montagnes a. ^ qui g , élève
à 200 mètres de nous, sur la rati.
■ ^urs gigau-
a notre droite, apparaissent deux ^ t .
tesques fixant sur nous leurs petits ye^ j Qn _
et montrant des crocs d'une respectable ^
gueur/ Saisir une carabine et monter à l'assau
c'est pour le Prince l'affaire d'un mouvement/
Mais avant qu'il parvienne à bonne portée, il
se trouve essoufflé à rendre l'âme. Achmed,
pour qui semblable ascension n'est qu'un jeu,
arrive aux côtés du Prince, prend la carabine
qui lui est tendue et court aux ours. Malheu-
reurement, le chien de l'arme n'est qu'au cran
d'anèt. Achmed, qui n'y comprend rien, a beau
presser la détente: le coup ne part* pas. L'in-
trépide Torcoman fait donc feu de son revolver.
Un ours est atteint, l'autre fuit. Le monstre
blessé fond en beuglant sur son adversaire.
Loin de reculer, Achmed tire son sabre et en
joue à deux bras sur la tête et Je mufffe de la
bète. Fatalité! la lame se brise. En deux bonds,
l'indomptable chasseur est près du Prince, se
fait expliquer le fonctionnement de la carabine
et retourne au combat. Mais l'ours, trouvant
jsans doute la rencontre dépourvu de char-
mes, a détalé en trottinant, pour rejoindre son
compagnon et disparaître.
Quittant bientôt les bords .de l'Oritchoiu
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A TRAVERS L'ASIE
243
nous suivons ceux de son confluent le Pop-
tchou, et campons, à Natiédim, où vivent de
nombreux pâtres très riches en moutons. Ils
possèdent également la fameuse chèvre noire
du Thibet, dont la soyeuse toison est si prisée
•en Europe.
Le 8 avril, nous remontons à 525o mètres,
puis, nous enfilons des ravins si enchevêtrés
que nous comprenons parfaitement comment
cette route est inconnue des Chinois ; sans
un bon guide, jamais on ne sortirait d'un tel
labyrinthe.
Le lendemain, plusieurs de nos chevaux
commencent à boiter. C'est que la route
pierreuse use leurs sabots qui ne sont pas
ferrés. Nous avons une provision de fers à
cheval, il est vrai ; mais ces bêtes ont la sole
si dure qu'il est presque impossible d'y faire
entrer un clou.
Vers midi, un aigle énorme, effrayé par le
bruit de notre passage, s'envole de l'aire qu'il
avait établie au sommet d'un roc presque ver-
tical. Confiant aussitôt mon cheval à un gar-
dien je gagne le faîte, non sans difficulté, et
recueille deux gros œufs que je place dans un
mouchoir fixé entre mes dents. Mais comment
descendre? Les saillies qui m'ont servi d'esca-
lier sont si étroites que je ne puis me retourner
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2 4 4
A TRAVERS L'ASIE
sans risques de dégringoler de trente mètres-
au moins de hauteur. Mes grosses bottes* ne
mordent pas le roc. Je me décide finalement à
les enlever, et, pieds nus, je ne descends d'une
jambe qu'après avoir trouvé pour l'autre un
solide point d'appui. Je parviens ainsi à toucher
le sol, sans m'ètre rompu ni bras, ni jambes.
Mais hélas ! mon dévouement à la science ne
m'a valu que deux œufs d'aigle déjà couvés r
une bonne suée et quelques minutes d'une
anxiété fort légitime. On ne m'y reprendra
plus !
Cette journée et les suivantes, nous tra-
versons une foule de petits cours d'eau, affluents
des grands fleuves de la Birmanie et de l'Indo-
Chine, et dont les bassins sont séparés par des
hauteurs allant du nord au sud, nous obligeant
ainsi, je l'ai dit déjà, à les couper à angle droit
dans notre marche vers l'est. Depuis le col du
Dam, nous avons de la sorte franchi quinze
chaînes de montagnes, et, d'après nos guides,
quatre-vingts autres nous attendent encore,,
avant Ta-tsien-lou. Ces montées et ces descen-
tes nous éreintent ; mais nos Thibétains, qui
vont cependant à pied toute la journée, esca-
ladent tout cela et dégringolent en chantajit et
en sifflant, comme des écoliers en vacances.
Le i3 avril, pour la première fois depuis six:
A TRAVERS L'ASIE
•245
mois, nous trouvons, dans des creux abrités
par des rochers, un peu d'herbe et des brous-
sailles déjà bourgeonnantes. Nous qui ne
•connaissions plus de longue date que le misé-
rable chauffage à Fargol, nous nous amusons
•comme des enfants à faire, au moyen de ces
broussailles, un immense feu de joie.
Le lendemain, nous partons de très bonne
heure, dans Fespoir de parvenir le même jour
au village de Sok où, d'après les ordres de
Hlassa, on doit nous fournir d'autres animaux
•et de nouveaux conducteurs. Bientôt se pré-
sente une montagne si haute que l'ascension
nous prend près de quatre heures. En re-
vanche, la descente s'effectue en moins de
vingt minutes. Mais quelle descente ? Voici la
seconde fois que je traverse toute FAsie de part
en part. En aucun endroit je n'ai vu rien de si
•effrayant que cette route plongeant presque
à angle droit. Ce n'est plus une marche : on
roule, on glisse, on tâtonne des pieds et des
mains, on s'accroche à toutes les saillies, les
yeux fascinés par cet abîme béant qui semble
vous attirer. Les chevaux et les yacks, habi-
tués à de semblables passages, s'en tirent en
glissant des quatre pieds ensemble, ou encore
^n s'accroupissant sur Farrière-train en gui-
dant leur descente rapide au moyen des pieds
246
A TRAVERS L'ASIE
de devant dont ils frappent le sol alterna-
tivement. Deux malheureux yacks ne réussis-
•sent pas à cette mnnœuvre et vont se briser
au fond de la vallée !
Cet exploit accompli, nous arrivons au
village de Sok, un vrai village composé de
maisons, une merveille pour des gens qui depuis
plus de six mois n'ont vu que le désert et des
tentes. Nous nous croyons déjà en pays civi-
lisé, d'autant plus que le village en question^
est adossé à un roc énorme au sommet duquel
se dresse, comme un nid d'aigle, une superbe
lamaserie faisant briller aux rayons du soleil
sa coupole dorée, et découpant nettement sur
l'azur du ciel ses murailles blanches percées
de fenêtres coloriées.
On dit que les choses les plus belles, vues au.
microscope, sont affreuses. Hélas ! nul besoin
de cet instrument pour constater que le vil-
lage de Sok qui de loin nous avait enthousias-
més, est d'une saleté incomparable et d'une-
construction grotesque. Chaque maison, bâtie
en bois et en terre battue, se compose d'un,
étage et d'un rez de-chaussée. L'étage sert
d'habitation aux maîtres ; le rez-de-chaussée
est réservé aux domestiques et aux animaux.
Des chiens faméliques et des porcs galeux en-
combrent les abords de ces taudis et vivent —
A TRAVERS L'ASIE
247
comment dire cela honnêtement? — et vivent
des immondices tombant librement de l'étage.
L'auberge mise à notre disposition est du
même genre. Et cependant, si infecte qu'elle
soit, Tisolement dans lequel nous avons vécu
pendant si longtemps fait que tout nous inté-
resse et nous étonne : les murs en torchis, le
feu de bois de sapin, les chiens, les chats, et
même ce hardi moineau qui, dans tout l'hé-
misphère boréal, est l'inséparable compagnon
de l'homme fixé à demeure et vient, avec l'im-
pertinence que l'on sait, picorer à nos pieds
les miettes de pain.
Les habitants de Sok ne sont pas que pas-
teurs, mais aussi- un . peu agriculteurs. Partout
. où se présente sur le flanc des montagnes un
coin de terre pas trop incliné, on y cultive une
orge barbue dont le grain, grillé et moulu, est
mêlé au thé, pour en faire une sorte de soupe.
Le chef de la lamaserie a envoyé deux
hommes* chargés de nous souhaiter la bien-
venue et de nous offrir un présent de riz, mou-
tons, genièvre, laitage et bonbons chinois à
l'huile de lin. De plus, en exécution des ordres
de Hlassa, on nous promet six chevaux de
rechange et soixante yacks. Un lama du cou-
vent nous escortera pendant cinq jours.
Nous consacrons la journée du 6 avril au
repos et à la visite de la lamaserie. Elle est
248
A TRAVERS L'ASIE
peuplée de 5oio lamas, mais ne g:igne pas à
être vue de près, car, sous le rapport de l'in-
fection et de la saleté, les cellules des moines
l'emportent encore sur les masures du village.
Une sorte de chemin de ronde entoure le mo-
nastère. C'est là que les gens dévots accomplis-
sent des pélérinages circulaires, font des pros-
trations à chaque pas, allument des bâtonnets
d'encens, dressent des perches garnies d'inscrip-
tions et de formules pieuses, et font tourner les
fameux moulins à prière si bien décrits par
M. Hue.
Vers le soir nous réglons le compte des
braves gens qui nous ont servis depuis dix
jours et qui sauf le lama-guide, vont retourner
chez eux. On leur paie 40 onces de salaires et
100 roupies anglaises de pourboire. Alors se
passe un incident drolatique. Le plus âgé de la
bande monte à la lamaserie, afin d'y échanger
les 40 onces de salaire en argent brut contre
des roupies anglaises, ou de la monnaie d'ar-
gent thibétaine. Peu après, il revient éploré,
disant que l'économe du monastère a pesé les
quatre lingots et n'a trouvé pour le tout qu'un
poids de 12 onces. Nous engageons notre hom-
me à retourner près du lama voleur ; mais le
pauvre Thibétain n'ose s'y résoudre, persuadé
qu'au lieu d'argent on lui donnera des coups
de bâton, Force m'est donc d'aller trouver
SAUVAGE TJI113É TAIN QUI CONDUIT NOS YACKS
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25o
A TRAVERS L'ASIE
moi-même l'économe infidèle et de lut faire-
rendre gorge. Nous échangeons nous-mêmes
les 40 onces restituées contre des roupies, et
voilà nos conducteurs de yacks au comble de
la joie : jamais ils n'ont été si riches ! Leurs
deux chefs reçoivent en plus, et chacun, une
loupe, une paire de ciseaux, un canif, une pièce
d'or, un mouchoir, deux roubles russes et dix
onces d'argent. J'avoue que si nous agissons -
de la sorte, ce n'est point par pure générosité,
mais pour que, la renommée de nos largesses
gagnant de proche en proche, on s'empresse
de nous venir en aide.
Le 16 avril, le chargement des yacks nous
prend beaucoup de temps, parce que la rivière
Sok que nous avons à franchir étant en grande
partie dégelée, les caisses et ballots doivent être
fixés solidement, non sur les flancs des animaux, .
mais tout au haut de leur échine. C'est pour le
même motif qu'au passage de la dite rivière
j'ai bien soin d'exécuter la manoeuvre bien
connue en Orient, à savoir ; s'asseoir à. la tail-
leur sur le sommet de la selle. Le Piince et
Bonvalot n'ayant pas eu la même prudence, ont
pris jusqu'au dessus des genoux un bain glacé
dont ils ne paraissent nullement enchantés.
Au delà de cette rivière, nous pénétrons
dans une superbe vallée. Au baiser du soleil
printanier, une herbe nouvelle a surgi entre
A TRAVERS L'ASIE
25 1
les mamelons ; la mousse verdit aux flancs des
roches ; des miliers de petits oiseaux gazouil-
lent dans les massifs de genévriers. Enfin,
vers midi, la chaleur devient telle que, pour la
première fois depuis sept moir., nous suons à
grosses gouttes, au point qu'il nous faut endos-
ser nos frais habits d'été. Aussi sommes-nous
d'une gaieté folle et chantons-nous à gorge
déployée, en trottinant sur nos incomparables
chevaux thibétains. Celui que je monte, urt
étalon blanc nomme neige, gravit les hauteurs
avec l'agilité d'une chèvre, et les descend au
grand trot, avec une telle douceur d'allures-
que je pourrais me croire porté sur un fauteuil
moelleux.
Au campement d'Aio — 3.700 mètres d'alti-
tude — nous trouvons des tentes dressées à
l'avance, du bois fendu, du fo'n pour nos bêtes-
et du lait d'un parfum si exquis que nous en?
faisons une véritable débauche. Nous sommes-
tous bien maigres et bien faibles ; mais à ce
régime pastoral nos estomacs détraqués se
retapent, nos forces reviennent, et nous qui'
pendant si longtemps avons dù renoncer à la
consolation du voyageur et du marin, le tabac,
nous fumons maintenant avec délices d'innom-
brables pipes. Nous voilà dans un autre monde,
avec un sang nouveau coulant dans nos veines,-
Cela durera-t-il?
CHAPITRE XIX
Yillii&c de Soulu. — \'illa^e de Retchimdo. — Une tempête
de nei^e. — Les monts Kaila. — Nouvel exploit d'Achmed.
Dépravation des Chinois. — Musique et danse thibé-
taines. — Un pont thibétain. — Encore une lamaserie. —
Chef-d'œuvre de diplomatie. — Le jeu d'osselets-
17 avril. Belle vallée où serpentent de nom-
breux ruisseaux ; épais buissons servant de
refuge au magnifique faisan blanc du Thibet ;
nombreuses tentes où nous sommes toujours
accueillis avec la même cordialité. Vraiment,
ces Thibétains, dont les premiers échantillons
nous avaient paru si repoussants et si sauvages,
sont un peuple aimable. Quels chrétiens ne
feraient pas ces hommes si francs, si généreux,
si hibourieux, si soumis à leurs chefs religieux !
Ah, fasse Dieu qu'un jour nous puissions reve-
nir à eux, non comme explorateurs seulement,
A TRAVERS L'ASIE
253
mais comme porteurs de la bonne nouvelle, et
pour attaquer le Bouddhisme dans ses derniers
retranchements ! La lutte sera terrible, sans
doute ; mais n'est-ce pas au prix de leur sang
que les apôtres des Gaules ont converti nos
farouches ancêtres ?
Cependant, à mesure que nous avançons
dans la vallée, les bosquets se font plus hauts
et plus touffus ; les rosiers sauvages suspendent
aux flancs du ravin leurs guirlandes épineuses.
D'autre part, les tentes deviennent plus rares ;
les habitants, dont des vêtements de bon goût
annoncent l'aisance, habitent des maisons en-
tourées de champs cultivés. Çà et là se voient
même des jardins et, au village de Soîitu, on
nous fait goûter le premier légume que nous
ayons vu depuis de longs mois, une sorte de
navet, appelé Nioungman. Tout est relatif en
ce monde : nous faillîmes nous en donner une
indigestion !
Les maisons sont du même type qu'à Sok,
c'est-à-dire que, sur un rez-de-chaussée servant
d'écurie, s'élève un étage entouré d'une galerie
à jour à laquelle donne accès une échelle
placée à l'extérieur. Le soir venu, on enlève
l'échelle, afin de se mettre à l'abri des voleurs.
Ces maisons ont le toit percé d'une ouverture
centrale, pour le passage de la fumée. Plu-
25 4
A TRAVERS L'ASIE
sieurs s'élèvent au centre def vastes cours clô-
turées solidement par des branches de sapins.
De nombreuses meules de foin sont ainsi pré-
servées de la dent des bestiaux errant dans
la plaine.
Au gros village de Retchimdo, nous devons
changer de conducteurs, de yacks et de che-
vaux, parce qne ce bourg n'est plus sous la
juridiction des lamas de Sok, mais obéit à un
chef indépendant qui ne permettrait pas pas à
des gens autres que les siens de gagner de l'argent
à nous guider sur son territoire. Cet homme
fut à notre égard de bonne composition. Mais
plusieurs de ses pareils nous mirent par la
suite dans de cruels embarras. C'est que les
tribus du Thibet oriental se divisent en trois
classes. Les unes ne reconnaissent d'autorité
spirituelle et temporelle que celle de Hlassa ;
les lettres de recommandation dont nous étions
munis nous y faisaient toujours trouver un
excellent accueil. D'autres tribus sétant révol-
tées jadis contre les exactions des lamas, se
sont mises sous l'autorité directe de la Chine.
D'autre enfin sont complètement indépen-
dantes et n'obéissent ni aux Chinois, ni aux
Thibétains. Ainsi qu'on le verra plus tard, chez
ces deux dernières classes, nous eûmes souvent
à faire preuve d'adresse et d'énergie pour nous
A TRAVERS L'ASIE
255
procurer les vivres et les animaux néces-
saires.
Nous nous sommes trop hâtés de nous croire
délivrés du froid et des frimas. Le 20 avril, à
l'ascension de la chaîne Kaila % nous sommes
assaillis par une tempête de neige. Lorsque
nous parvenons au sommet, le soleil perce les
images et donne à Ja neige fraîchement tombée
des reflets si éblouissants qu'on n'en peut sou-
tenir l'éclat sans pleurer. Aussi, à nos lunettes
en verre bleu, ajoutons-nous les lunettes thi-
bétainCS en crin grillagé ; faute de quoi, disent
nos guides, nous serions en danger de perdre
la vue.
La descente des monts Kaila nous conduit
à une de ces tribus ne reconnaissant d'autre
autorité que celle de la Chine. Aussi le chef du
pillage de Batasambo nous rcfuse-t-il tout
( d\abord vivres et animaux. Les mandarins
',cfyiiy>is, nous dit-il, ne lui ont donné aucun
,ordi;e à notre égard ; et quant aux autorités de
Hlassa, il s'en moque parfaitement. A quoi
notre lama guide répond vivement que les
de Batasambo ont beau 's'être placés sous la
protection des Chinois, il n'en sont pas moins
Thibétains, et que, s'ils refusent d'obéir aux
injonctions du Dalaï-lama, une punition ter-
crible les attend. Cette menace et la peispective
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A TRAVERS L'ASIE
d'un bon salaire produisent leur effet : on nous-
promet des animaux pour demain. Toutefois,
comme nous apprenons que ces gens sont de
fiertés voleurs, nous faisons garder le camp-
pendant toute la nuit par des sentinelles
armées, et signifions défense aux indigènes
d'approcher de nos tentes.
21 avril. Retournons-nous à l'hiver? Le
thermomètre est retombé à 14 degrés sous^
zéro. Pour comble de misère, au moment du
départ, on nous présente quatoize yacks
seulement, tandis qu'il en faut une cinquan-
taine pour transporter nos bagages. Rensei-
gnements pris, il parait que le village obéit à
deux chefs. Celui avec lequel nous avons traité
hier n'a point d'animaux en nombre suffisant ;.
l'autre jure que, sans un ordre formel des
autorités chinoises, il ne nous fournira rien, à
quelque prix que ce soit.
Comment faire entendre raison à ce malotru?
Heureusement, notre Achmed a, dans ces
circonstances, des arguments spéciaux. Tandis
que nous nous morfondons, il nous quitte
sans dire mot, s'arme d'un solide gourdin, et
va trouver le chef récalcitrant. — Routasse,
des yacks ! dit-il. — Merri, non ! répond
l'autre. — Il n'a pas fini qu' Achmed le terrasse
et lui administre une telle volée de coups de
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258
A TRAVERS L'ASIE
bâton que le pauvre Thibétain demande grâce.
Ses serviteurs, ses fils, ses femmes, tout fuit
épouvanté. Une demi-heure après, Achmed
calme et impassible, nous amène chevaux et
yacks en nombre plus que suffisant et, pour
comble, le malheureux chef qui, malgré ses
membres endoloris, est obligé, sous le regard
fulgurant de notre Turc, de s'employer comme
le dernier des mortels à charger les animaux.
Il y a plus : on nous assure que nous pourrons
garder ces animaux pendant trois jours, et les
hommes qui nous sont amenés comme guides
et serviteurs sont d'une obligeance parfaite.
Que ne peut l'éloquence, appuyée par de
solides arguments ?
Je n'ira pas jusqu'à dire que j'approuve la
forme de ces arguments. Mais que nous ayons
été enchantés de leur résultat, alors que notre
vie était en jeu, qui voudra nous en blâmer ?
D'autres eussent fait pis peut-être, en sembla-
ble circonstance. D'ailleurs, Achmed avait agi
à notre insu, et nous payâmes largement.
Ces naturels de Batasatnbo ne le cèdent
guère en sauvagerie et en saleté aux pâtres
infects que nous avons rencontrés au nord de
Hlassa. Leur vêtement ne comporte que deux
pièces : des bottes et une touloupe en peau de
mouton qu'ils relèvent pendant la marche,
A TRAVERS L'ASIE
25g
laissant à nu leurs jambes... et parfois un peu
plus.
Le 23 avril, passage à gué d'un cours d'eau
se dirigeant vers l'est. C'est donc probablement
un affluent du Iang-tze-kiang, ou Fleuve Bleu
de la Chine.
A Sarasomdo, où nous campons peu après,
•est établie une tribu qui ne dépend ri de
la Chine, ni du Thibet, et qui est plus sauvage
encore que les gens de Batasombo. Mais ceux
des habitants de ce dernier village qui nous
ont accompagnés jusqu-ici, ont raconté comment
leur chef avait été remis à l'ordre par notre
Achmed, et cette confidence adoucit si bien
Thumeur du chef de l'endroit, qu'il nous offre
aussitôt hommes animaux et nous fournit en
abondance une bière très forte, fabriquée avec
de l'orge noire.
Nous ne tardons pas à apprendre qu'ici,
comme à Nigou, la polyandrie et une affreuse
dépravation de mœurs ont pour cause la pré-
sence d'une garnison chinoise établie dans la
grande ville de Tsiamdo, située à quelques
journées de marche, et la présence dans le
village même d'agents de commerce chinois
échangeant du thé contre des cornes de cerf,
du musc, des pelleteries et des plantes médici-
nales. Ces Chinois sont ainsi faits : au physique
et au moral, ils infectent tout ce qu'ils approchent.
2ÔO
A TRAVERS L'ASIE
Deux de ces agents ne tardent pas à venir
nous rendre visite. Malgré la répulsion qu'ils
nous inspirent, Bonvalot m'engage à leur faire
bon accueil, dans l'espoir d'en obtenir, pour la
route à suivre, des indications plus exactes
que celles de nos ignorants Thibétains. L'un de
ces polissons me confie qu'établi ici depuis six
ans, il y a épousé une Thibétaine, dont il a un
garçon et deux filles, mais qu'ayant dessein
de retourner bientôt en Chine, il n'emmènera
que le garçon, et abandonnera à leur malheu-
reux sort la femme et les fillettes — Que
ferais-je de cela en Chine ? me dit-il effronté-
ment ; on ne m'en donnerait pas cent sapè-
ques !
Vers le soir, les habitants, munis d'instru-
ments à corde très curieux, viennent nous
donner une séance de musique et de danse.
La musique, je dois l'avouer, est bien supé-
rieure à celle des Chinois et des Mongols. La
danse est celle de Hlassa, si bien décrite par
M. Hue ; et c'est chose étonnante de voir ces
lourds sauvages évoluer avec la précision et la
souplesse de nos dandys.
Le 24 avril i vers 10 heures du matin, nous
atteignons un village exclusivement agricole.
Le chef nous dit que n'ayant pas été prévenu
de notre arrivée et la plupart des animaux
A TRAVERS L'ASIE
2ÔI
étant aux champs, il lui sera difficile de nous
venir en aide pour le transport de nos bagages.
Pourtant, alléché par un gros salaire, il veut
bien nous tirer d'affaire, partage les charges
en autant de familles qu'il y en a dans le vil-
lage, et fait chercher incontinent les animaux
disponibles. Mais il s'en faut de moitié que le
nombre des bêtes soit suffisant. — Qu'à cela
ne tienne, nous dit le chef, vous allez voir !
— Et voici qu'arrivent, dûment réquisition-
nées, toutes les femmes et filles du village, et,
chose horrible mais que j'ai vue, chacuue
d'elles, même des fillettes de quinze ans, est
chargée d'un poids de 5o à fio kilos qu'il faudra
porter jusqu'au soir.
Ces pauvres créatures sont habituées sans
doute à ce métier de bêtes de somme ; car,
sous un fardeau à faire ployer un portefaix
européen, elles rient et jacassent, tout heu-
reuses, dirait on, du faire une promenade, et
sans même s'inquiéter du salaire à recevoir.
Bientôt une rivière assez large se présente.
Nos porteuses n'en sont point en peine. Elles
se retroussent, se prennent par la main, afin
de résister plus facilement à la violence du
courant, et passent en gazouillant et s'agaçant
comme des pensionnaires en vacances.
Un cours d'eau plus considérable nous per-
2Ô2
A TRAVERS L'ASIE
met, un peu plus loin, d'admirer un de ces
fameux ponts thibétains composés d'une seule
corde. Nous sommes stupéfaits du bon fonc-
tionnement de cette machine inventée par un
peuple en apparence si stupide. D'une rive à
l'autre, au moyen dun solide poteau fiché
d'un côté et d'un treuil en bois installé de
l'autre, une corde en fibres de bambou et grosse
comme un câble d'ancre est tendue, de manière
à présenter encore une certaine courbure vers
le milieu du fleuve. Sur cette corde roule une
poulie bien graissée, dont la chape soutient un
gros anneau en fer. Le voyageur qui veut tra-
verser la rivière s'attache solidement à cet
anneau au moyen d'une sangle qui lui ceint
les reins, se couche sur le dos, s'abandonne à
son propre poids, et roule jusqu'au bout de la
courbe descendante, avec une vitesse verti-
gineuse. Puis, la vitesse acquise et une corde-
lette attachée à l'essieu de la chape et que tirent
des personnes placées sur la rive opposée,
aident le passager à franchir la courbe ascen-
dante et à atteindre la terre ferme. Les bagages
sont expédiés de la même façon.
On conçoit qu'il faut avoir les nerfs solides,
pour se risquer à pareille traversée. Je l'en-
trepis une seule fois et jurai bien de n'y plus
revenir. Cette chute de la rive de départ vers
A TRAVERS L'ASIE
263
le centre du fleuve ; cette sensation de se voir
suspendu par le vente, comme un oiseau
empaillé et accroché, ailes ouvertes, au plafond
d'un musée ; cette eau qui passe à . quelques
pieds au-dessous du patient, rapide et bruyan-
te : tout cela vous cause une impression rien
moins qu'agréable. A défaut de barque ou d'un
pont solide, j'aime mieux lancer mon cheval à
la nage, ou nager moi-même.
Le 25 avril, nous passons près d'une lama-
seiie dont les constructions rappellent par leur
agencement nos anciens béguinages. C'est,
•dans l'enceinte d'un haut mur de clôture, un
entassement de maisonnettes peintes en cou-
leurs vives et séparées par d'étroites ruelles.
D'après ce qu'on nous rapporte, les pieux céno-
bites, moyennant des prêts usuraires à 5o pour
cent, sont parvenus à concentrer entre leurs
mains toutes les richesses de la contrée et
vivent dans une joyeuse abondance. Aussi les
vocations religieuses sont -elles extrêmement
nombreuses.
Les habitants du voisinage, vassaux de la
lamaserie, sont de bons Thibétains tout dévoués
au Dalaï-lama ; ils nous fournissent amplement
de vivres et d'animaux porteurs. En revanche,
dans un gros village dominé par une lamaserie
bâtie sur un mamelon, la réception n'est rien
A TRAVERS L'ASIE
264
moins que cordiale. Ces gens sont sujets chinois
et prétendent n'avoir rien à démêler avec les
amis des autorités de Hlassa. Heureusement,
parmi eux habitent plusieurs Chinois dont l'un,
originaire du Iun-nan, parle parfaitement la
langue mandarinale du nord de l'empire.
Cet homme me donne aussitôt des renseig-
nements que nous mettons à profit. Le chef
de la tribu à laquelle appartient ce village
étant mort, il y a quelque temps, son fils ; âgé
de vingt-deux ans, se vit disputer la succession
par un rival qui, moyennant finance, s'était
assuré l'appui de la lamaserie. On s'était battu,
et le chef * légitime avait eu le dessous. De
rage, il avait appelé à son secours les Chinois
de Tsiamdo. Ceux-ci étaient venus, mais une
fois établis ne s'étaient plus occupés de la que-
relle des deux prétendants, et avaient accaparé
tout le commerce local. Toujours pratiques,
ces Chinois !
Celui de Iun-nan nous rendit pourtant un
gros service. De son propre mouvement il alla
trouver le chef évincé et lui dit qu'un bon
moyen de se venger serait de nous venir en
aide. — « Ces Européens se rendent à Batang
et en Chine ; ils y publieront avec quelle géné-
rosité vous avez soutenu un Prince de l'occi-
dent, ami de l'Empereur, et je ne doute pas
HABITATION TIIIBÉTAINE
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266
A TRAVERS L'ASIE
qu'en récompense on ne vous accorde une
dignité bien supérieure à celle de votre père, »
A ce chef d'œuvre de diplomatie nous ajou-
tons l'offre d'un salaire si généreux que l'alli-
ance est aussitôt conclue et que des animaux
nous sont promis. Le tout est scellé par des
libations d'une bière capiteuse, et bientôt le
Chinois, le chef, tous ses hommes et plusieurs
des nôtres sont gris comme des Polonais.
Aussi, le lendemain, à huit heures du
matin, rien n'est encore disposé, pour le départ.
Je vais relancer le jeune chef chez lui, et le
trouve dans une sorte de château-fort du
moyen âge, labyrinthe de remparts, de cours
et d'escaliers. Malheureusement le chef n'est
pas assez riche pour nous donner des animaux
en nombre suffisant, et de pauvres femmes
doivent y suppléer. « Ce soir, me dit ce brave
jeune homme, vous arriverez sur les terres de
mon ennemi ; attendez-vous à y être traités
fort mal , mais je vous donnerai pour guide un
de mes serviteurs qui est de race mongole et
dont le courage et la prudence pourront vous
être fort utiles. »
Au passage d'une rivière, une des porteuses
de ballots est sur le point d'être emportée par
le courant ; un chien, moins heureux, se noie ;
un autre est tué peu après par Achmed, parce
A TRAVERS L'ASJE
267
qu'il ne cessait d'étrangler nos agneaux et nos
chèvres. Un seul dogue nous reste et fait bon
ménage avec ce fidèle mouton de Kourla dont
j'ai parlé jadis, et qui, bien que n'ayant plus
que les os et la peau, suit encore courageuse-
ment la caravane, franchit monts, vallées et
rivières, comme un intrépide Cosaque.
Au campement du soir, je vo\s des enfants
thibétains exécuter au moyen de petits cailloux
blancs, le jeu d'osselets si cher aux petites filles
européennes. Nil nom sub sole! disait jadis le
grand Salomon.
CHAPITRE XX
Une victoire d'Achmed. — Vol d'un revolver. — Un chef
ivre. — La lamaserie de Rotchi. — Guerriers chinois. —
Paysage enchanteur. — Ail sauvage. — Les dzos.
29 avril. Après une rude étape de 5o lis, par
un sentier longeant d'horribles précipices, nous
atteignons le village où habite l'ennemi du
jeune chef qui nous a fourni des animaux, des
porteuses et un guide. Celui-ci inspecte les
figures patibulaires qui nous entourent dès
notre arrivée, et me dit en mongol : « Atten-
tion et prudence, cela chauffera ! »
Nous demandons poliment à acheter une
chèvre ou un mouton.
— Nous n'en avons pas !
— Comment ! Et ce troupeau que nous aper-
cevons sur la montagne ? Ne craignez rien :
nous paierons largement. Où est votre chef?
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A TRAVERS L'ASIE
269
— Le chef n'y est pas !
Et on nous laisse, mourants de fatigue et de
faim. Vers le soir, descend vers le village le
troupeau que nous avions vu paissant sur les
hauteurs. Accompagné d'Achmed, je me dirige
vers ce troupeau, afin de renouveler nos ten-
tatives d'achat et de nous procurer de quoi
souper. Incontinent, les hommes du village
nous suivent en bande serrée. Tout à coup,
j'entends crier: «Do, do, ! » et une grêle de
pierres nous assaille. Je suis fortement atteint
dans les reins. Achmed est blessé à la tête.
C'en est tçop pour notre Turcoman. Il se re-
tourne, tire en l'air, un coup de revolver, se
rue sur l'ennemi et, des pieds, des poings, de
la crosse de son arme, il frappe, culbute et
disperse tout ce qui se présente. Puis, retour-
nant au troupeau, il abat sous ses balles deux
malheureux moutons, et en charge un sur ses
épaules.
La victoire est complète. Hommes, femmes,
enfants, tous ont fui épouvantés de l'effet ter*
rible des armes européennes. « — Garde à nous !
cependant, nous dit notre guide : je connais
ces gens-là : ils vont profiter des ténèbres de la
nuit pour tomber en masse sur nous et nous
écraser. r>
Une heureuse circonstance vient presque
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270
A TRAVERS L'ASIE
aussitôt nous tirer d'embarras. Le chef, qu'on
disait absent, se présente en proférant d'horri-
bles menaces. Mais le malheureux n'a pas dit
deux mots qu'Achmed, dont la figure ruisselle
encore de sang, bondit sur lui, le renverse, et
en un clin d'oeil, le garrotte comme un saucis-
sion.
— Bon otage ! mes maîtres ; soyez tranquilles I .
dit Achmed en se relevant.
Et de fait, les naturels, complètement dé-
contenancés par la capture de leur chef, vien-
nent d'eux-mêmes nous offrir, non pas seule-
ment des moutons et des chèvres, mais encore
des yacks et des chevaux. — Fort bien ! leur
est-il répondu ; tout à l'heure, vous refusiez
notre argent et nos présents, alors que nous
vous suppliions de nous vendre de quoi apaiser
notre faim : nous déciderons demain de ce que
nous consentons à vous acheter. Jusque-là,
votre chef demeure notre captif, et malheur à
lui si vous tentez la moindre hostilité contre
nous 1
Un lecteur grincheux trouvera peut-être
qu'en Toccurence nous aurions pu nous servir
de procédés plus apostoliques. A quoi je répon-
drai que toute mon intervention dans l'affaire
fut de recevoir une grosse pierre dans l'échiné
et de manger ma part d'un des moutons tués
A TRAVERS L'ASIE
271
par Achmed. Si je ne me déclare pas martyr
pour le premier fait, je ne me crois pas voleur
pour le second, car nous payâmes largement.
Et, sans juger théologiquement la conduite
d'Achmed, j'ose affirmer que celui qui me blâ-
mera d'en avoir profité na jamais senti la
faim lui tordre les entrailles, et ne s'est jamais
vu entouré d'une horde barbare que la crainte
seule peut retenir devant le meurtre
29 avril. Tout marche à merveille. Non seu-
lement on nous a fourni les hommes et ani-
maux nécessaires au transport, mais notre
otage, déluré de ses liens, nous a volontaire-
ment accompagnés chez un autre chef, où nous
sommes témoins d'un bien triste spectacle.
Une quarantaine de femmes sont employées
par ce tyranneau à transporter du fumier sur
la montagne Courbées sous un fardeau à
écraser un cheval, ces malheureuses gravissent
en geignant la colline ; et pour comble, un
homme, un hideux boiteux, les accompagne et
active à coups de bâton celles qui faiblissent.
Pour ce travail dégradant, ces femmes re-
çoivent comme salaire quotidien un demi litre
d'orge.
Incident comique dans la journée du lende-
main. Le Prince avait perdu son revolver.
Tong-kia, notre cuisinier, soupçonna aussitôt
272
A TRAVERS L'ASIE
que l'arme avait été ramassée par deux lamas
rencontrés peu auparavant. 11 part donc, ventre
à terre, atteint les deux hommes et réclame
l'objet. Les lamas de se récrier aussitôt et
d'affirmer qu'ils n'ont rien vu. Mais ils avaient
affaire à un Chinois ayant plus d'un tour dans
son sac. — « Comme il vous plaira, seigneurs
lamas, dit-il, mais prenez garde, si vous men-
tez, car cette machine européenne peut à tout
instant faire explosion dans votre poche et
vous tuer. - A ces mots, l'un des lamas ouvre
précipitamment sa houppelande, et laisse tom-
ber le revolver. Par le choc, un coup part, et
la balle va s'aplatir contre un roc. » — Voyez-
vous, voyez-vous ! dit le Chinois aux deux
Thibétains blêmes de terreur ; il n'était que
temps : une minute encore, et cette balle vous
entrait dans le ventre. Fuyez, de peur qu'il ne
vous arrive pis encore ! » Les lamas ne se le
firent pas dire deux fois, piquèrent des deux
et disparurent à l'horizon.
Nous atteignons peu après un village assez
proche de la grande ville de Tsiamdo, où
siègent concurremment de hautes autorités
chinoises et thibétaines. Les villageois, très
dévoués au Dalaï-Lama, nous conseillent de
faire un détour et de ne point passer par
Tsiamdo, Ils craignent d'être molestés par
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274
A TRAVERS L'ASIE
les Chinois, si ceux-ci apprennent que nous
avons reçu l'aide des Thibétains de l'endroit.
Nous suivons cet avis, et rencontrons, le 2
mai, un brave chef thibétain qui s'engage à
mettre à notre disposition bêtes et gens. Mais
le lendemain, il ne se présente chez nous que
vers midi, soûl comme une grive et gai comme
un pinson. Les serviteurs, qui l'accompagnent
ont apporté d'immenses pots de bière, un mou-
ton gras, une oie et du genièvre. — « Or ça !
mes illustres hôtes, dit ce gros Gambrinus.
je veux que vous vous reposiez aujourd'hui,
et que vous puissiez témoigner plus tard
n'avoir bu nulle part au Thibet un nectar
comparable au mien ! Demain, no\is ferons
double étape, pour rattraper le temps perdu.
4 mzi. Le joyeux pochard a tenu parole. De
bon matin il a mis tout son monde en branle,
et nous voici bientôt cheminant, par un temps
superbe, entre une rivière limpide et de nom-
breux bosquets où foisonnent les faisans, les
perdrix et une foule d'oiseaux rares. Bonvalot
a même abattu un daim musqué. En ramassant
l'animal, on constate qu'avant d'expirer il a
déchiré de ses dents la poche qu'il a sous le
ventre et où se trouve renfermé le précieux
musc. Nos gens affirment que cette bête en
3git toujours ainsi lorsqu'elle n'est pas tuée
A TRAVERS L'ASIE
275
sur le coup, afin de se venger de son agresseur
dont elle veut frustrer la convoitise. Quoi
qu'il en soit de cette assertion, le même fait
se reproduisit plusieurs fois par la suite.
Le lendemain, à peine avons-nous commencé
la rude ascension d'une montagne escarpée,
qu'un lama vient à notre rencontre, disant
qu'avec tant de bagages le passage des hauteurs
est impossible, et qu'il ne comprend pas com-
ment nous ne gagnons pas plutôt la ville de
Tsiamdo, d'où une belle route mène à Batang.
Ce lama, nous l'apprîmes bientôt, nous avait
été envoyé par les chefs d'une lamaserie fort
riche, lesquels, avertis de notre approche,
craignaient d'être pillés par nous ou de devoir
se mettre en frais pour nous recevoir. Aussi,
notre lama-guide, bien au courant de la situa-
tion, de répondre incontinent : « Comment,
tête de chien que tu es ! tu voudrais nous en-
voyer à Tsiambo, où les Chinois avertis par
toi nous barreront le passage ! pas de ça ! nous
allons chez toi et les tiens. Cours avertir tes
chèfs, et qu'on veille à bien nous traiter, si l'on
ne veut pas encourir les foudres du Dalaï-
Lama ! » L'homme tourne bride, nous conti-
nuons à grimper, et descendons enfin dans
une large vallée au milieu de laquelle se dresse
la lamaserie de Rotchi. Les montagnes qui
2.76
A TRAVERS L'ASIE
entourent ce site enchanteur le protègent si
bien contre le froid, qu'aujourd'hui même le
thermomètre y marque 3o degrés, à l'ombre.
Les hautes croupes des montagnes sont cou-
vertes de forêts de pins et de sapins dont la
première germination parfume l'air d'un arôme
de térébenthine. Les pentes basses sont tapis-
sées de noirs massifs de rhododendrons que
constellent de gros boutons tout prêts à s'épa-
nouir. Sur ces masses sombres se détachent
comme autant de bouquets, des cerisiers en
fleurs, des lilas, des girofliers. Au milieu de
cette végétation luxuriante gloussent, sifflent
et jacassent une foule d'oiseaux chamarrés des
plus vives couleurs. Tout au lond de la vallée
coule, limpide et babillarde, une rivière dont
les habitants se servent pour expédier au loin
du bois de flottage. Bref je conçois les alarmes
des lamas, alors qu'ils nous croyaient décidés
à venir les chasser de cet Eden.
Pour ne pas les effaroucher plus que de
raison, nous ne campons que pour le reste de
la journée, décrassons à la rivière nos personnes
et notre linge, et terminons la soirée par un
gigantesque feu de sapin.
6 mai. Les yacks complaisamment fournis
par les lamas sont grands et forts, mais d'une
sauvagerie telle qu'on ne peut les empêcher de
A TRAVERS L'ASIE
277
s'écarter souvent de la route. Or, comme cette
route se déroule entre la rivière et la forêt,
plusieurs de nos caisses, heurtées violemment
contre les arbres, sont mises en miettes avec
tout leur contenu.
Les habitants n'ont guère d'autre industrie
que la culture de quelques champs et l'exploi-
tation des forêts. Pour ce dernier point, le
procédé est vraiment singulier. Lorsqu'on veut
tirer parti d'une futaie, on l'attaque, non pas
avec la hache, mais avec le feu, qu'on a soin
de diriger toutefois de façon à ne brûler que
les branches. Ainsi mutilés, les arbres meurent
sur pied et sont abattus l'année suivante. De
cette manière on épargne les frais d'élagage,
et les arbres étant bien plus légers que lors^
qu'ils sont remplis de sève, sont traînés par
les yacks jusqu'à la rivière, où on les assemble
en radeaux. Ce système peut paraître bar-
bare, au premier abord. Mais songez que les
habitants sont si peu nombreux, les forêts si
vastes et si profondes ! Et puis, fécondées par
les cendres, les parties incendiées se recouvrent
bientôt d'une végétation plus vigoureuse et
plus vivace.
Le lendemain — en garde ! voilà l'ennemi î —
Nous sommes tout à coup devant un poste
militaire chinois, détaché de la garnison de
278
A TRAVERS L'ASIE
Tsiamdo. Sera-ce la paix ou la guerre? Heu-
reusement les guerriers du Céleste Empire ne
sont pas nombreux : cinq soldats et un caporal.
Aussi, au lieu de nous enchaîner, ces braves
viennent-ils en grande pompe et avec toutes
les simagrées de la politesse chinoise nous
souhaiter la bienvenue ; et, loin de nous pré-
senter des pointes menaçantes de baïonnettes,
ils nous offrent en vente un amour de singe
minuscule, capturé dans les montagnes, à 4000
mètres d'altitude. Cette jolie petit bête, d'une
espèce inconnue en Europe, après nous avoir
amusés par ses gentillesses pendant tout le
reste du voyage, se trouve actuellement au
Jardin des plantes, à Paris. Un fait à noter
pour son étrangeté, c'est que les hommes por-
tant barbe pouvaient impunément caresser cet
animal, tandis qu'il faisait aux mentons lisses
les plus horribles grimaces.
Si affables que soient à notre égard les sol-
dats chinois, ils nous donnent cependant cette
mauvaise nouvelle que notre présence dans ces
parages est connue des autorités chinoises de
Tsiamdo. Notre dévoué lama-guide nous en-
gage à hâter notre marche, afin d'échapper aux
embûches qu'on pourrait nous tendre. Les
lettres que lui ont données les autorités de
Hlassa enjoignent d'ailleurs à tous les Thibé-
A TRAVERS L'ASIE
279
tains amis du Dalaï-lama, de nous aider à
gagner au plus tôt Batang. Le motif allégué
dans ces lettres est que nous sommes des gens
terribles, abattant bêtes et gens, à une lieue de
distance, avec des fusils qui tirent des centaines
de coups à la minute.
Aussi nous donne-t-on le moyen de faire
journellement doubles étapes. Le 8 mai, nous
arrivons à un village uniquement composé de
forgerons. L'installation de ces artisans est
absolument primitive : une boule de fer servant
d'enclume, quelques marteaux, des pinces, un
feu de braise activé par un soufflet en peau de
chèvre. Aussi ne confectionnent-ils guère que
les haches destinées aux bûcherons.
Le paysage devient de plus en plus enchan-
teur : véritable jardin naturel où s'épanouis-
sent, en un désordre pittoresque, rhododen-
drons, cerisiers, pruniers, abricotiers, pêchers,
bouleaux, peupliers, groseilliers, et une foule
d'autres arbustes qui nous sont inconnus. Des
fleurs de toutes nuances diaprent le gazon, ou
dressent à travers les buissons leur hampe
rigide. Un faisan au vert plumage et presque
aussi petit qu'une tourterelle, jette à chaque
instant son appel criard. Au bruit de notre
marche des marmottes qui se chauffent au
soleil à l'entrée de leur terrier font entendre
28o
A TRAVERS J/ASIE
un sifflement aigu et disparaissent dans leur
réduit.
Au village de Lamna, un courrier, envoyé à
l'insu des Chinois par les autorités thibétaines
de Tsiamdo, nous apporte diverses provisions
avec le conseil de nous éloigner au plus vite
par la route connue des seuls Thibétains.
Le 12 mai, l'ascension d'une seule montagne
nous prend six heures. La route en lacets par
laquelle on parvient au sommet est littérale-
ment bordée presque partout de monuments
religieux : obos, inscriptions, oriflammes, sen-
tences, quartiers de roc portant gravée en
creux la fameuse invocation bouddhique : ôm
mâni padmè hum. Pauvres Thibétains ! quels
chrétiens ne feraient pas des hommes en qui
le sentiment religieux est développé à ce
point !
A la descente, excellente trouvaille pour des
malheureux privés depuis si longtemps de
légumes frais : la pente est littéralement cou-
verte d'ail sauvage. Rira qui voudra ! c'est
délicieux à croquer avec la viande de mouton.
Aussi chacun de descendre de cheval et de
travailler en terre au moyen du couteau. Des
chercheurs de truffes y mettraient moins d'ar-
deur !
Le i3 mai, au lieu de yacks, on nous lournit
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282
A TRAVERS L'ASIE
des dzos, métis produits par le croisement du
yack ave la vache domestique. Le dzo à la
tète plus allongée que le yack, les cornes moins
lortes mais plus pointues, les jambes plus
hautes, la queue moins garnie de crins. Sa
force et son endurance sont très considérables.
Les hommes du pays semblent perdre un peu
de la physionomie carrée des Thibétains et se
rapprocher du type chinois. Cela ne les em-
pêche pas de supporter gaillardement toutes
les intempéries. Ceux d entre eux qui guident
nos dzos dorment autour de nos tentes, sur la
terre humide, n'ayant pour couverture qu'une
peau de mouton et qu'une pierre comme oreil-
ler. Et le matin ils sont frais, dispos et joyeux.
A une seule nuit passée de la sorte, un Euro-
péen serait gratifié de rhumatismes pour le
reste de ses jours. Experto crede !
CHAPITRE XXI
Meutre d'un singe. — Une embuscade. — Superstitions thi'
bétaines. — Achmed en colère. — Une étrange confidence.
— La route de Hlassa. — Reçus en triomphe. — Devant
un tombeau. — Tchiang-Ka. — Traversée du Fleuve Bleu--
— La première ville chinoise. — Visite du mandarin.
Le 17 mai, non loin de notre campement du
soir, j'abats un singe d'une taille si grande, que
j ai assez de peine à le rapporter. Nos conduc-
teurs écorchent aussitôt la bête, et se régalent
de sa chair, très blanche.
Cet animal, de couleur grise, vit en troupes-
nombreuses dans ces parages : ma victime
faisait partie d'une bande d'au moins cent indi-
vidus. Le lendemain, à notre grande stupé-
faction, nous en vîmes une dizaine descendre
de la montagne, s'approcher d'un vieux Thibé-
tain qui se chauffait au soleil, et se laisser
284
A TRAVERS L'ASIE
carresser par lui. J'ai regret d'avoir tué une
bête d'une nature si sociable. Mais qu'y faire?
Ce ne sera point probablement le dernier
repentir de ma vie.
Le vieux Thibétain nous assura que sur les
hauteurs il y avait aussi des singes tout blancs
et des ours bruns à collier blanchâtre. Effec-
tivement, le lendemain, Achmed tua un ours
de cette espèce, dont la peau étendue par terre
était presque aussi grande que celle d'une
vache.
20 mai. Journée accidentée ! Les conducteurs
loués par nous ont l'air peu réjouissant de
brigands calabrais. Vers midi, tandis que nos
gens sont restés en arrière pour déjeuner, je
casse une croûte de pain et poursuis seul avec
les conducteurs et les bètes chargées. Un groupe
de tentes se présente peu après, et les malan-
drins, me disant que ce sont les leurs, se
mettent à décharger les animaux. Leur attitude
me semble louche. En un temps de galop, je
vais avertir Bonvalot et notre lama-guide.
Bonvalot, qui flaire comme moi une embus-
cade, ordonne de recharger et de partir. L'ordre
est à peine exécuté, que nous voyons six hom-
mes armés sortir des tentes et se diriger vers
nous, tandis qu'un peu plus loin une douzaine
d'autres se tiennent immobiles, tous munis de
A TRAVERS L'ASIE
285
fusils à mèche. Incontinent, Bonvalot ordonne
de charger toutes les armes et fait signifier
défense d'approcher de la caravane à quiconque
n'en fait point partie. Les brigands se le
tiennent pour dit. et s'éloignent. Quant à nos
conducteurs, évidemment de connivence, nous
les surveillons, carabine au poing.
Région sauvage et si giboyeuse qu'en trois
jours nous voyons vingt et un ours, trois cerfs
et quantité d'antilopes. On campe en un endroit
nommé Pérou. Nous y apprenons que les Chi-
nois de Batang savent déjà que des Euro-
péens, aidés et soutenus par le Dalaï-Lama,
ont traversé le Thibet, se dirigeant vers l'Orient.
Eux, Chinois, se chargent de nous barrer la
route, lorsque nous serons arrivés sur leur
territoire. Nous verrons bien !
Le 23 mai, nous remarquons sur une rivière
une sorte de canard pêcheur dont les mœurs
offrent cette singulière particularité que tous
les groupes se composent d'une femelle et de
deux mâles. Serait-ce à cet oiseau que les
Thibétains auraient emprunté la pratique de
la polyandrie ? Au reste, ainsi que nous le con-
statons à Tchou, à Azor et dans les environs,
les habitants de cette région ont d'étranges
superstitions. Ils s'abstiennent, par principe
religieux, de la chair de tout gallinacé, d'œufs
286
A TRAVERS L'ASIE
-et de poisson ; lorsque nous faisons égorger un
mouton, les poltrons s'enfuient, les braves
restent, mais en détournant la tête. Ils tuent
le mouton, à la façon juive, en l'étouffant. Vilaines
gens d'ailleurs, d'une saleté ultra-thibétaine,
-et se grisant journellement au moyen d'une
bière très capiteuse.
Dans la journée du 27, leur grossièreté pro-
voqua un incident un peu tragique. Nous cam-
pions à Dotou, où se trouvaient trois soldats
chinois ayant ordre, disaient-ils, de nous servir
de guides jusqu'à Batang. On verra tout à
Pheure la raison de cette conduite étonnante
des Chinois à notre égard. Ces drôles avaient-
ils instigué les indigènes à nous chercher noise ?
Toujours est-il que plusieurs Thibétatns, profi-
tant de ce que la peau de yack sauvage empor-
tée par nous avait été étendue au soleil pour
sécher, vinrent arracher quelques crins de la
queue, crins presque aussi long que ceux du
cheval. Estimant qu'un tel procédé allait dété-
riorer sans remède cette belle pièce de collec-
tion, Bonvalot donne Tordre à Achined
d'éloigner ces rustres. Survient alors le chef
du village, qui arrache toute une poignée de
crins. Il n'a pas fini qu'un soufflet d'Achmed le
rappelle à Tordre. Le Thibétain se fâche, in-
jurie, reçoit un nouvel atout et tire son sabre.
A TRAVERS L'ASIE
287
Or la vue d'une arme qui le menace a pour
effet infaillible de transformer Achmed en lion
fuiieux. D'un coup de crosse de revolver, il
abat le Thibétain, lui arrache son sabre et le
brise. Au même instant les sujets du chef
viennent à la rescousse et font pleuvoir sur
Achmed et sur nous une grêle de pierres; mais
quelques coups tirés en l'air les font fuir,
comme une volée de perdreaux et les rendent,
comme par enchantement, polis et serviables.
Puisque, désormais, nous avons des Chinois
pour guides et que nous allons arriver en terri-
toire chinois, — bien que peuplé encore par des
Thibétains — nous renvoyons, bien payé de sa
peine, le brave lama que nous avaient donné
les autorités de H lassa.
Le 3o mai, nous longeons des champs clôtu- '
rés par dos haies d'un arbuste épineux dont les
feuilles ressemblent assez à celles du houx. Le
3i, je m'égare durant plusieurs heures et dois
abattre d'un coup de revolver un énorme chien
qui s'est attaché à la queue traînante de mon
cheval.
Le lendemain, un des trois soldats vient me
faire une étrange confidence. Je sais dit-il,
que vous êtes un chen fou ( prêtre catholique) ;
moi, je suis chrétien. Dans mon jeune âge, j'ai
été au service d'un missionnaire français, aux
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288
A TRAVERS L'ASIE
environs de Batang, et j'ai appris les prières.
Un jour, mon maître vint visiter une quinzaine
de chrétiens qui habitaient à Tchiang-ka, où
nous arriverons demain. II y mourut, proba-
blement empoisonné, et fut enterré à côté de
deux catéchistes. Je vous montrerai son tom-
beau. On ignore que je suis chrétien, n'en
dites rien; je risquerais de perdre ma place.
J'interroge alors cet homme sur la destruc-
tion, qui eut lieu il y a trois ans, de la chré-
tienté thibétaine de Batang, et il me semble
que mon Chinois est fort embarrassé de la
question. Aurait-il joué un vilain rôle en cette
affaire ? Quoi qu'il en soit, il me raconte que
la catastrophe est due aux lamas de Batang,
instingués par ceux de Hlassa. L'église et la
résidence ont été brûlées, les chrétiens disper-
sés et les missionnaires obligés de fuir à Ta-
t'sien-lou, où nous les verrons et où nous
apprendrons la vérité.
Le I er juin, nous arrivons sur la route de
Hlassa à Batang, viâ Tsiamdo. Les seuls
Européens qui l'aient parcourue avant nous
sont trois missionnaires; MM. Hue et Gabet
ainsi que l'apôtre du Thibet, Ms r Desgodins.
Nous allons désormais marcher sur leurs traces
et sortir ainsi de l'inconnu, après avoir fourni
25oo kilomètres d'un trajet encore inexploré.
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2ÇO
A TRAVERS L'ASIE
A Tchiang-ka, où nous arrivons dans la
même journée, quelle n'est pas notre stupéfac-
tion de voir toute la garnison chinoise, com-
posée de i3o hommes, nous recevoir en
triomphe! Ces braves, tous coiffés du chapeau
de cérémonie en forme de saladier renversé, se
rangent en deiix lignes sur notre passage, et
se jettent à genoux en criant : tc'hing ngan,
tc'hing ngan % soyez les bienvenus ! Qu'est-ce
que tout cela peut bien signifier? Naguère
encore, les autorités de Hlassa s'ingéniaient à
nous faire éviter la garnison chinoise de
Tsiamdo, persuadées que de grands dangers
nous y attendaient. Et voici que les Chinois
nous reçoivent à genoux ! Et, qui plus est, des
soldats commandés par deux mandarins mili-
taires !
On nous donne bientôt la clef de ce mystère.
Les communications entre Hlassa et Péking
sont fréquentes et rapides. On avait donc
appris à Péking que des Français de haute
distinction étaient arrivés du Thibet, se diri-
geant vers le Tong-king par la Chine. A la
même époque partait de Péking et t passait à
Batang, pour se rendre à Hlassa, un nouveau
gouverneur chinois du Thibet. Il avait donné
des ordres pour que nous fussions traités avec
honneur, afin de ne pas déplaire à la France*
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A TRAVERS L'ASIE
291
Eh mais ! voilà qui va très bien. Depuis deux
mois les Thibétains nous font escorte ; voici
les Chinois qui se disposent à nous rendre le
même service : ail right ! pourvu que cela dure
et ne cache pas une ... chinoiserie !
2 juin. De grand matin, d'après les indica-
tions du soldat soi-disant chrétien, je vais seul
visiter le tombeau du missionnaire français, et
ne trouve qu'un bloc de granit sur lequel était
gravé le nom chinois, Lo, de cet apôtre du
Thibet. Deux autres dalles indiquaient les
tombes des catéchistes. Pas une croix, pas un
emblème religieux. Une émotion poignante me
saisit à ce spectacle et, comme si ce mort
illustre eût pu m'entendre, je lui disais : Frère
inconnu, depuis tant d'années que tu reposes
sous cette froide pierre, jamais peut-être ùn
chrétien n'est venu s'agenouiller à tes côtés et
prier pour toi. je le ferai, moi ! Et pourtant,
non ! Qu'as-tu besoin de prières, toi qui es
mort victime de ton zèle, soldat de Dieu et de
la Foi ? Ah ! c'est plutôt à moi de t'invôquer,
de tç supplier de demander à Dieu pour ton
frère en apostolat un peu de ton dévouement
en ce monde, une part de ta gloire en l'autre !
Et je m'agenouillai, je baisai le granit funéraire
et, au moyen de mon couteau, j'y gravai une
croix, la date de mon passage et mon nom.
2Ç2
A TRAVERS L'ASIE
Après mon retour à Tchiang4a, nous nous
occupons des provisions à prendre pour les
jours suivants, et nous nous procurons à très
bon compte des œufs, des poulets et du poisson.
Ce dernier article est pour les soldats chinois
l'objet d'une industrie aussi plaisante que
lucrative. Le poisson pullule dans la rivière.
Mais il n'est pas sitôt pris, que les Thibétains
du lieu, en vertu de leurs idées sur la métemp-
sycose, le rachètent incontinent et le lâchent
à la rivière, où les Chinois le reprennent, pour
continuer le -même manège. De vrais libres-
penseurs sans vergogne, ces Chinois !
Le lendemain, nous quittons Tchiang-ka par
une pluie battante. Nos trois soldats d,e Dôtou;
continuent à nous guider. Halte dans un poste
militaire où nous trouvons d'autres soldats
envoyés tout spécialement à notre rencontre
par le mandarin de Batang, où nous arrive-
rons, dit-on, dans trois jours. Décidément
les Célestiaux deviennent bien aimables à notre
égard !
Le 4 juin, pluie continue et si abondante,
que, pour la première fois depuis près d'un an,
nos eftets sont mouillés jusque dans l'intérieur
de la tente. Nos guides chinois, chaussés qu'ils
sont de bottes en étoffe, ont trouvé un excellent
moyen de se tirer d'affaire : ils pataugent pieds
A TRAVERS L'ASIE
2Ç3
nus dans la boue, en portant en mains leurs
précieuses chaussures. Sur la rivière que nous
longeons, sont établis des moulins à eau d'une
construction toute primitive. Sur une meule
fixe et placée horizontalement tourne, au
moyen d'un pivot, une autre meule actionnée
par une informe roue à palettes.
Le 6 juin, nous avons à effectuer une énorme
descente de près de cinq heures, après laquelle
nous ne serons plus qu'à 1100 mètres d'altitude,
traverserons le Iaiig-tze-kiang (Fleuve Bleu)
et quitterons définitivement le haut plateau du
Thibet, dont la traversée nous a pris huit mois.
Cette différence d'altitude nous amène un
changement de température, caractérisé tout
aussitôt par des moissons en pleine maturité,
alors qu'au faîte d'où nous sommes descendus
les céréales sortaient à peine de terre. De plus,
voici des grenadiers, des vignes sauvages,
l'amandier, le cerisier, l'abricotier, le noyer,
le noisetier, le fraisier, le framboisier, portant
pour la plupart des fruits déjà mûrs.
Un officier du mandarin de Batang est venu
à notre rencontre, pour nous aider à traverser
le fleuve et nous protéger contre les brigands
qui infestent la contrée. Le premier point
s'exécute aisément au moyen d'un bac assez
grand pour transporter quinze hommes et
294
A TRAVERS L'ASIE
autant de chevaux. Bientôt après, un gros
chagrin nous arrive. Notre mouton familier,
le compagnon de nos misères depuis Kourla
expire après avoir saigné du nez. La pauvre
bête n'avait plus littéralement que la peau et
les os.
7 juin. On part de bonne heure, par une
route étroite resserrée entre le fleuve et les
montagnes. Ça et là ces montagnes sont per-
cées de ravins où les brigands se cachent pour
tomber sur les voyageurs sans défense. C'est
dans l'un de ces endroits que Tan dernier
encore, un missionnaire français a été tué. En
conséquence, Ngan lao-yé, notre officier, a eu
soin de poster devant chacune de ces crevasses
une douzaine de soldats qui tirent à blanc
force coups de fusil et s'égosillent à crier pour
faire peur aux bandits. Cette chinoiserie exas-
père Bonvalot. — Laissez donc ! dit-il ; au lieu
de faire mettre sur leurs gardes des lâches qui
ont assassiné un de nos compatriotes sans dé-
fense, laissez-les donc paraître ! Fussent-ils
cinq cents, nous leur ferons payer cher le sang
innocent !
Enfin, du haut d'une légère éminence, ap-
paraît devant nous la première ville que nous
ayons vue depuis Kourla, d'où nous sommes
partis Tan dernier, le 10 Octobre. Quel Eden
A TRAVERS L'ASIE
2Ç5
pour nos yeux habitués depuis si longtemps à
ne contempler que des pics, des rocs, des
ravins, des déserts arides ! D'un côté, une im-
mense lamaserie toute blanche, de l'autre, une
belle ville thibétaine dont les habitations peintes
de couleurs vives tranchent sur la verdure de
jardins et de bosquets enchanteurs.
A notre entrée dans la ville, toute la garnison
chinoise nous présente les armes. Une foule
immense nous accompagne, parce que le bruit
s'était répandu que nous venions faire une
enquête sur la destruction de la chrétienté de
Batang. Par des rues étroites et* boueuses, on
nous conduit jusqu'au Koung-Kwam, Palais
des hôtes, magnifique édifice tout récemment
construit.
Le lendemain, le Leang-Tai, mandarin su-
prême des Chinois à Batang, vient nous rendre
visite. Il était déjà en fonction à l'époque du
désastre de la mission. Chef d'une nombreuse
garnison, et sachant fort bien que des traités
formels garantissaient la vie et les biens des
missionnaires et de leurs néophytes, il n'a rien
fait pour empêcher les lamas et la populace de
piller et d'incendier. Donc, c'est un poltron ou
un Judas. Voyons laquelle de ces deux mines
il va nous montrer.
Avant même de l'apercevoir, nous l'enten-
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296
A TRAVERS L'ASIE
dons pousser des cris dont ôn ne supposerait
pas capable un vieillard de quatre-vingts ans.
Pour môi qui connais un peu les Chinois, ce
m'est un signe indubitable que le bonhomme à
peur. Bien, mon vieux : on va te servir en
conséquence !
A peine est-il en notre présence qu'il crie à
tue-tête : « Vos passeports ! »
— Des passeports écrits : nous n'en avons
pas !
— Comment ! Mais il n'est pas possible que
sans cela vous ayez pénétré jusqu'ici !
— Mais si ! mon vieux, car à défaut de pas-
seport écrit, nous avons un passeport vivant
que voici, un Prince de la maison de France.
— Sans papier officiel, je ne puis vous per-
mettre d'aller plus loin !
— A merveille ! l'ancien ; nous avons grand
besoin de repos ; nous allons donc nous instal-
ler chez vous. Vous qui connaissez les rites,
vous savez assez comment doit être traité un
Prince de sang royal ; et nous, qui composons
sa suite, nous serons heureux de jouir ici d'un
confort dont nous sommes privés depuis trop
longtemps !
A cet argument qui le frappe en pleine bourse
c'est-à-dire en plein cœur, le vieux grippe-sou
a pâli. Je l'achève en ajoutant : — Sachez d'ail-
A TRAVERS L'ASIE
297
leurs que ces quelques jours de repos nous
seront très utiles pour mener à bien l'enquête
que nous voulons faire sur les causes qui ont
amené l'exil des missionnaires, l'incendie de
leurs propriétés, la dispersion et le massacre
de leurs chrétiens !
Cette fois, la pauvre homme baisse complète-
ment pavillon et répond en bégayant : — Oh !
moi, je suis vieux ; j'ai été impuissant à con-
tenir les lamas et la foule !
— Aimable Leang-Tai, voilà dix ans que
j'habite la Chine : je connais cette chanson-là.
De deux choses l'une. Ou bien .c'est vous qui
êtes maître ici, ou bien ce sont les lamas qui le
sont. Si vous êtes le maître, vous n'êtes plus
digne de rester en place, puisque vous avez
permis à la populace d'en agir à sa guise. Si
les vrais maîtres de Batang sont les lamas,
qu'a-t-on besoin ici d'un mandarin, et qu'y
faites-vous, si ce n'est tourmenter le peuple, et
recevoir indûment un traitement de l'Em-
pereur ?
Battu ainsi sur toute la ligne, le vieux
Chinois ne parle plus de passeports et s'esquive
par une tangente : le nouveau gouverneur de
Hlassa avait donné des ordres pour la continu-
ation de notre voyage, et lui ne veut pas se
mettre en désaccord avec son supérieur.
298
A TRAVERS L'ASIE
J'aurais pu lui répondre : — En ce cas, que
viens-tu nous parler de passeports ? — Mais je
me rappelai qu'on ne frappe pas un ennemi
tombé par terre. Et Leang-Tai, très humble
et très gentil, promettait de faciliter aussitôt
que possible notre départ.
— Ainsi soit-il ! mon vieux, et au plaisir de
ne plus vous revoir !
CHAPITRE XXII
Cause de la destruction de la chrétienté de B itantf.— Départ
triomphal. — Encore la neige. — L'homéopathie thibé-
taine. — Une forêt. — Une mauvaise nuit. — Litan&. —
Cos'ume des femmes.— Sables aurifères. — Le palais des
hôtes. — In vino veritas.
Dans cette même journée du 10 juin, un
soldat vient en cachette nous offrir en vente
deux statuettes de Bouddha en cuivre repoussé,
d'un travail très délicat. Cet homme nous dit
que ce sont précisément des objets de ce genre
qui ont été cause de la destruction de la chré-
tienté. Le bruit avait couru que les mission-
naires ayant acheté bon nombre de ces petites
idoles, les avaient jetées au feu. Les lamas,
profitant de ce qu'ils appelaient un sacrilège,
auraient accusé les prêtres européens d'avoir
causé par ce crime une sécheresse qui désolait
alors le pays.
3oo
A TRAVERS" L'ASIE
Que ce fait, fût-il réel — ce qui n'est pas
prouvé — ait fourni aux lamas une occasion
de se défaire des missionnaires, c'est possible :
mais la cause du désastre est ailleurs. C'était
à l'époque des démêlés entre Thibétains et
Anglais à la passe de Sikkim. Les premiers y
ayant remporté quelques succèsl firent dire
aux lamas de Batang : — Voilà que nous
venons d'exterminer tous les Anglais ; n'aurcz-
vous pas honte d'être impuissants à chasser
trois Européens et leurs sectateurs ? — A la
suite de ces excitations la populace de la ville,
aidée par les deux mille lamas du lieu, brûla
la résidence, tua et dispersa les chrétiens. Les
missionnaires ne durent la vie qu'à des pro-
diges de sang-froid, et se vinrent forcés de
s'exiler eux mêmes à Ta-tsien-lou, où nous les
verrons.
L'effet de notre arrivée inopinée est immense.
On dit publiquement que le roi de France a
envoyé ici son propre fils, à l'effet de constater
les injustices commises et d'en exiger répara-
tion, à l'aide d'une armée dont nous ne som-
mes que les éclaireurs. Nous n'avons garde,
on le conçoit, de dissiper cette salutaire terreur
et nous regrettons seulement de n'avoir point
mission de traiter, car, en ce moment, nous
obtiendrions telles réparations que nous
é
A TRAVERS L'ASIE
3oi
exigerions. Les lamas sont tellement épou-
vantés que, dès que Tuil de nous se montre en
ville, ceux qui se trouvent dans la rue pren-
nent la fuite à toutes jambes.
Pour maintenir ces excellentes dispositions,
je vais, le il juin, visiter remplacement
naguère occupé par l'église et la résidence àes J
missionnaires. En plusieurs endroits lés"
décombres ont été déblayés et on a semé en
place de l'orge et d'autres grains. Comme jé
remarque que bon nombre de gens m'épient
de loin, je m'arme d'un agenda et d'un crayon,
et me voilà faisant mine de prendre et de noter
les mesures de longueur et de profondeur, de
compter le nombre des appartements incen-
diés, etc. Puis, retourné au logis, je décide le
Prince et Bonvalot à venir faire la même
démonstration, au cours de laquelle photo-
graphie est prise des ruines de la chrétienté.
Ces allées et venues ont causé une telle
stupeur à la lamaserie que, lorsque nous nous
y rendons le soir pour la visiter, on n'ose pas
nous en ouvrir la porte. Bien plus, le vieux
mandarin appelle mon domestique chinois, pour
le sonder sur nos intentions, et lui affirme que
nous avons tort de ne sortir que bien armés,
parce que ni les lamas, ni le peuple n'entre-
prendront rien contre nous. Il ajoute que,
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3o2
A TRAVERS L'ASIE
bêtes et gens, tout est prêt pour notre départ
vers Lytang.' Vieux Judas ! Voilà la meilleure
action que tu aies accomplie de ta vie : mais
comme la peur y est pour beaucaup, nous
n'avons guère à t'en remercier !
n juin. Départ triomphal : la garnison et les
autorités nous font escorte jusque hors de la
ville. La rivière que nous côtoyons ne tarde
pas à s'enfoncer dans les gorges de hautes
montagnes, aux cimes neigeuses. Laissant le
torrent gronder dans son lit abrupt, nons mon-
tons par des sentiers de chèvre et atteignons
des forêts peuplées par d'innombrables perro-
quets verts à bec rouge. Ça et là, s'ouvrent des
régions cultivées où paissent de magnifiques
troupeaux. Malheureusement ces riantes clai-
rières sont en butte aux attaques des loups, des
panthères et des lynx. Aussi chaque village
est-il gardé la nuit par des veilleurs armés.
Les cerfs sont aussi très nombreux ; mais on
ne les tue pas, parce que, disent les lamas, ces
nobles animaux sont les montures dont Boud-
dha se sert pour aller avertir le Dalaï-lama de
quelque calamité imminente. Les ours .sont
recherchés pour leur fourrure, et les daims
musqués, très nombreux, pour leur poche
odorante.
12 juin. Voici neuf mois que nous avons
A TRAVERS L'ASIE
3o3
quitté Kouldja. Les hauteurs que nous gravis-
sons nous ont menés à 4770 mètres d'altitude.
Nous avons constaté qu'à 3ooo mètres les sau-
les, cerisiers et abricotiers cèdent la place aux
arbres résineux. Le rhododendron se trouve
jusqu'à 4000 mètres, ainsi que de petites
broussailles ; puis cesse toute végétation. Et
enfin, voici la neige éternelle, avec laquelle
nous nous amusons à nous laver les mains,
alors qu'il y a deux jours nous étions rôtis par
le soleil de Batang.
i3 juin. Quels rudes gaillards que nos con-
ducteurs de yacks et de mulets ! Au campe-
ment d'hier soir, l'un d'eux préposé à la garde,
des animaux, est tombé de fatigue et s'est
endormi sur la neige. Ce matin, il était comme
mort, raide comme une barre de fer. On lui a
frictionné tout le corps avec de la neige : la
chaleur est revenue, l'homme a déjeuné comme
deux et s'est mis à trotter comme les autres.
Voilà, si je ne me trompe, de l'homéopathie en
règle, ou encore du kneippisme. Le curé de
Woerishofen n'est pourtant pas Thibétain, que
je sache.
. Nous traversons aujourd'hui cette même
forêt de sapins cù M. Hue dit avoir vu, il y a
quarante-quatre ans, des arbres dont les
dimensions l'avaient stupéfié. La vieille sylve
3o4
A TRAVERS L'ASIE
est toujours debout, sauf quelques colosses
tombés de vétusté. Il est de ces sapins dont les
cônes énormes sont d'une magnifique couleur
rouge sang: on dirait de gigantesques lustres
garnis de bijoux de corail. Par endroits, le
vert intense des résineux est égayé par des
rhododendrons en pleine floraison, dont plu-
sieurs atteignent la taille d'un grand cerisier.
Parfois, aussi, les arbres sont assez clairsemés
pour que le sous-bois soit garni d'une herbe
drue fournissant une riche pâture aux trou-,
peaux possédés par les indigènes.
Près des hameaux habités par ces gens, nous
voyons de hauts échafaudages qu'au premier
abord nous prenons pour les carcasses en
ruines de maisons chinoises. On nous explique
que ces machines servent à sécher et emmaga-
siner le foin destiné à la nourriture des ani-
maux, à l'époque des neiges.
Le 24, le Prince et moi, voyageant de con-
cert en avant de la caravane, nous perdons la
vraie route et chevauchons jusqu'à dix heures
du soir. Nous n'avons emporté ni vivres ni cou-
vertures. Enfin nous découvrons un taudis
abandonné où nous nous étendons sur le sol,
rios selles servant d'oreiller. Le bouge abritait
par millions les trois insectes immondes dont,
tout. l'Orient est si riche. Quelle nuit, bon
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3o6
A TRAVERS L'ASIE
Dieu ! Pas moyen de fermer l'œil. Le Prince,
d'ordinaire indemne de ces misères, me prouve
par d'énergiques interjections que l'affreuse
vermine ne respecte pas son sang royal. A
l'aube, force nous est d'aller à l'écart nous
livrer à une chasse dont le résultat eût satis-
fait le mendiant chinois le plus crasseux.
Peu après, nos amis nous rejoignent et, sous
une pluie battante, nous fournissons une
étape de huit lieues par une route semée de
blocs de granit. La même distance, dit-on,
nous sépare encore de Litang.
Le 16 juin, on débouche dans une plaine
dont nous évaluons la largeur à une journée
de marche. Une rivière y court sinueuse à
travers des pâturages où campent sous la
tente les gardiens de nombreux troupeaux.
Nous franchissons la rivière sur un pont en
bois, et peu après, dans un enfoncement au
pied des montagnes, apercevons la ville de
Litang dominée par une lamaserie que peu-
plent 2000 lamas.
L'aspect de la ville et de ses environs est
lugubre. Pas un arbre, pas un jardin, pas un
pied de terre labourée. Divisée en deux quar-
tiers, l'un chinois et l'autre thibétain, Litang
n'ofire à l'œil qu'un entassement de maisons
en terre battue, de couleur noirâtre.
A TRAVERS L'ASIE
307
Le Prince et moi nous partons en éclaireurs
et atteignons d'abord le quartier chinois, où
nous sommes reçus très froidement. Les auto-
rités nous font même demander quand nous
pensons partir.
Ne trouvant point dans la ville d'auberge
assez vaste pour nous recevoir, nous choisis-
sons en dehors des habitations un endroit
gazonné où la caravane vient bientôt établir
son camp. Puis, je vais avertir le mandarin
chinois que nous désirons partir dès demain.
Les lamas ayant appris que nous payons avec
largesse s'offrent à fournir les hommes et les
animaux nécessaires.
Ces lamas sont d'ailleurs les véritables
maîtres de la ville. Tous les pâturages et trou-
peaux leur appartiennent, comme tout le
commerce est entre leurs mains. Aussi sont-ils
d'une insolence brutale ; les Chinois eux-mêmes
sont traités par eux comme de véritables serfs.
Le costume des femmes de Litang est assex
extraordinaire. Voici la description qu'en
donne Ucsgodins. « Plusieurs sont littérale-
ment couvertes, de la tète aux pieds, de
» plaques d'argent ciselé entremêlées à leurs
* longs colliers de pierres précieuses, perles
» et verroteries. Mais la parure disticte des
« femmes de Litang consiste en deux plaques
3o8
A TRVERS L'ASIE
« rondes d'argent ciselé ou bosselé, placées de
n chaque côté du front, et se réunissant par le
bord supérieur au-dessus de la tête. Quelques-
» unes de ces plaques sont de la grandeur
„ d'une assiette à dessert. La natte de cheveux,
* divisée en une multitude de petites tresses
» qui s'étalent sur les épaules, ne se réunit (en
» pointe) qu'à la hauteur des jarrets ; et, pour
»• que toutes ces petites tresses ondulent bien
v. (avec ensemble) sur le clos, elles sont soute-
» nues (en dessous) par une plaque de drap
» (triangulaire), qui, de l'occiput, descend en se
» rétrécissant toujours jusqu'au point de réu-
r> nion des tresses. Cette queue de drap est
» couverte de plaques d'argent. Il est bien
» entendu que les femmes pauvres ne font pas
» tant de frais, mais elles portent toujours quel-
» ques ornements. Une autre mode des femmes
« de Litang consiste en une mèche de cheveux
« qui, du haut du front, passe entre les deux
» yeux et vient aboutir au bout du nez ; mode
» fort disgracieuse qui donne à toutes ces fem-
» mes un regard louche. Toutes, riches et
» pauvres, sont effrontées et de mœurs détes-
» tables. »
Le 17 Juin, tandis qu'une foule de badauds
nous regardent bouche béante, les lamas
arrivent, nous amenant yacks et chevaux,
A TRAVERS L'ASIE
3o9
veulent recevoir à l'avance la moitié du prix
convenu, et frappent à tour de bras sur les
Chinois et les TLibétains qui encombrent le
camp. Et ces Chinois, ailleurs si fiers et si
arrogants, courbent l'échiné et détalent pres-
tement.
Nous arrivons bientôt dans une vallée où de
pauvres diables, les pieds clans la boue, lavent
le sable d'une petite rivière, pour en extraire
des paillettes d'or. Le bénéfice serait considé-
rable, car le métal précieux abonde, si les
outils employés n'étaient si primitifs et si ce
rude travail n'était exécuté au profit et sous
la surveillance des lamas. Les laveurs ne
reçoivent qu'un salaire variant, suivant le
résultat obtenu, de trente à soixante centimes
par jour.
Un peu plus loin, nous trouvons une grande
quantité de plantes de rhubarbe en pleine
frondaison. Comme le sucre ne nous manque
pas, nous composons au moyen de ces deux
éléments une compote délectable.
Le lendemain, nous rencontrons la pre-
mière femme chinoise que nous ayons vue de-
puis plus de six mois. C'est l'épouse d'un capi-
taine de Litang dont le service est expiré et
qui a envoyé en avant sa femme et ses deux
enfants. Madame la capitaine est enveloppée
3io
A TRAVERS L'ASIE
d'un manteau en drap rouge, de fabrication
anglaise (au Thibet !) et, à notre approche,
elle se couvre le visage d'un voile de crin.
Arrivés le soir au Palais des hôtes de
Sigolo, nous nous en voyons refuser l'entrée
par la femme du soldat de garde, lequel est
blessé dangereusement. Ayant été réclamer
une dette chez un laveur d'or, celui-ci a répondu
par un coup de sabre et presque tranché les
poignets du pauvre Chinois. Moyennant le
don de quelques médicaments, nous parvenons
cependant à nous introduire dans la place.
Le 19, une descente assez rapide nous mène
à de charmants bosquets de cerisiers dont les
fruits déjà mûrs nous offrent un régal. Mais
au campement du soir, nous pensons tous
mourir empoisonnés. On nous a servi du ge-
nièvre dans des pots de mauvais étain et du lait
puisé avec une grande cuiller en cuivre.
Personne qui n'ait des vertiges, des coliques
et le reste. Il est vrai que nos forces épuisées
donnent prise à la maladie. Chaque jour, nous
faisons à cheval des étapes de dix à quinze
lieues ; nos repas ne se composent que de
mauvais pain, de thé et d'un lait auquel les
herbes nouvelles donnent des qualités un peu
trop... rafraîchissantes. Il est grand temps que
nous arrivions chez les missionnaires de
A TRAVERS L'ASIE
311
Ta-tsien-lou, pour réparer nos estomacs délabrés.
Les soldats chinois dont nous rencontrons
les postes chaque jour n'ont de militaire que le
chapeau à houppe rouge. Tout leur armement
se compose d'un immense parapluie qui ne les
quitte jamais et les protège à la fois contre
les eaux du ciel et les ardeurs du soleil. J'ai
rencontré parmi eux un ex-général de Kouldja.
Son temps de service écoulé, alors qu'il retour-
nait en Chine avec ses troupes, il s'était livré à
des actes de pillage qui lui avaient valu la
dégradation au rang de simple soldat et l'exil
aux frontières du Thibet. Cet homme qui,
naguère encore, nous avait tant tracassés à
Kouldja, mes compagnons et moi, fut très
heureux d'accepter de ma part l'aumône de
quelques sapèques. Les haillons sordides dont
il était vêtu témoignaient de la plus profonde
misère.
Le 20 juin, passage en barque d'une rivière
extrêmement impétueuse et aussi large que
l'Escaut à Anvers. La rive à laquelle nous
abordons appartient au territoire de Tsa-tsien-
lou. Le paysage y devient splendide ; à une
foule d'arbres inconnus, se mêlent le platane,
le sureau, le frêne, le buis et un sapin à ai-
guilles extrêmement longues.
A Pakelou, nous rencontrons pour la première
312
A TRAVERS L'ASIE
lois une de ces tours à signaux si communes
dans le nord de la Chine. Sur une haute base
octogone est assise une chambre carrée d'où,
au moyen du feu, on communiquait jadis avec
d'autres monuments semblables, distants de
quelques lieues, par des signes télégraphiques
conventionnels.
Au campement du soir, nous jouissons d'une
petite scène caractéristique. Je ne sais à quel
propos, Achmed et Abdullah ont reçu de Bon-
valot une verte semonce. Pour faire passer la
chose, ils se sont grisés comme cinquante
Polonais ; et chose curieuse, Abdullah, le pol-
tron, ne fait que rire, tandis que le terrible
Achmed pleure à chaudes larmes. Si le pro-
verbe « in vino veritas » est juste, il me pa-
raîtrait démontré que seuls les hommes forts
ont le cœur tendre et que le lâché ne chante
et ne rit jamais plus fort que lorsqu'il a plus
grand peur.
CHAPITRE XXIII
La quatre-vingtième chaîne de montagnes. — Une lettre en
français. — Le Père Bourroux. — Monseigneur Biet. —
L'Anglais Pratt. — Un guet-aj?ens. — Sauvé !
22 Juin. Voici depuis le col du Dam, la
quatre-vingtième chaîne de montagnes que nous
franchissons. Après une halte de quelques
heures au village de Tongolo, nous recevons
d'un inconnu une lettre en... français ! Nous
courons à la signature : elle est d'un mission-
naire, chassé il y a trois ans de Batang et
attendant ici, caché avec un confrère dans le
grenier d'une maison païenne, le moment de
rentrer dans sa chère mission.
Le brave homme avait appris par son domes-
tique que des Européens venaient d'arriver à
Tongolo. A tout hasard, il envoyait un mot à
ces inconnus, enfants comme lui du ciel de
l'occident.
3i4
A TRAVERS L'ASIE
Au reçu de ce billet, Bonvalot était encore
en arrière avec le gros de la caravane. Le
Prince et moi nous sautons à cheval et courons
au logis que nous indique le messager. Le
vénérable prêtre qui se présente, apprenant
qu'il parle au prince Henri d'Orléans et à un
missionnaire catholique, est saisi d'une telle
émotion que la voix lui manque d'abord pour
nous répondre. Puis, questions et réponses de
se croiser avec une furie toute française.
Batang et Paris, les chrétientés dévastées,
les élections en France : en quelques minutes,
tout y a passé avec cette verve primesautière,
ces élans, ces mots étincelants de finesse et
d'énergie qui sont le propre du caractère gau-
lois.
Et le bon Père est allé déterrer dans une
malle une bouteille de vin de messe. Le tire-
bouchon vient de finir son office, lorsque Bon-
valot arrive trempé jusqu'aux os par une pluie
battante On trinque, on porte des toasT, on
rit, on pleure, on fume à outrance, et je vois
le moment où un missionnaire français, un
Anversois, un Prince d'Orléans et un républi-
cain vont exécuter un quadrille sans musique.
Le Père est seul au logis, son confrère étant
parti depuis deux jours pour Ta-tsien-lou. Un
courrier est expédié aussitôt pour avertir
A TRAVERS L'ASIE
3 15
l'Évèque de noire prochaine arrivée et envoyer
un télégramme en Europe par le bureau de
la-tcheou. Le logis du missionnaire est bien
misérable. Quelques planches tiennent lieu de
lit ; d'autres sont disposées pour la célébration
de la Messe, que servent deux domestiques
chrétiens ; une table est encombrée de livres
et de manuscrits thibétains.
Nous sommes tout à. la joie lorsque, vers le
soir, Bonvalot, pour la première fois au cours
du voyage, est pris d'une fièvre violente et
tombe en un délire affreux. Heureusement le
P. Bourrouxest expert en ces sortes de choses;
en deux heures, les médicaments qu'il admi-
nistre coupent la fièvre, et il ne reste au malade
qu'une grande lassitude suivie bientôt d'une
faim dévorante.
Le lendemain, laissant la caravane prendre
les devants, nous déjeunons chez le Père, d'un
faisan que lui-même nous a préparé. Le Prince
prend diverses photographies, nous montons
à cheval pour rejoindre nos gens et nous trot-
tons jusque vers minuit, dans l'espéranc e
d'atteindre ensuite Ta-tsien-lou en une seule
étape.
24 juin. On part de grand matin ; la traite
est de neuf lieues. Le couriier du P. Bourroux
a fait son devoir, car le mandarin de Ta-tsien-
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3i6
A TRAVERS L'ASIE
lou a envoyé à notre rencontre une escorte
d'un caporal et de quatre soldats. A trois lieues
de la ville, le P. Giraudeau vient nous pré-
senter, au nom de Ms r Biet, des souhaits de
bienvenue, une bouteille de vrai vin de Bor-
deaux, du pain frais, des œufs, du lait et... la
nouvelle de la disgrâce de Bismarck. Nous
sommes si faibles que deux verres de ce bon
vin européen nous donnent la migraine ; mais
nous sommes joyeux tout de même.
Bientôt après paraissent des députations
envoyées par les autorités civiles et militaires.
Puis, voici venir le P. Dejean, directeur du
collège thibétain, et enfin la plupart des chré-
tiens en habits de cérémonie. Au pont en pierre
de taille qui donne accès à la ville, nous
sommes salués par le sourd grondement du
canon et le crépitement des pétards. Nous
enfilons une rue ; au faite d'un perrron, Mon-
seigneur Biet nous attend, vêtu d'un riche
habit chinois, et portant ostensiblement sur la
poitrine la croix épiscopale. La réception est
touchante, à nous arracher des larmes : sont-
ils donc charmants, ces Français ! Il est vrai
que quand ils s'avisent d'être méchants, ils ne
le sont pas à demi.
Monseigneur a pris soin de nous faire pré-
parer, non loin de la résidence, un excellent
A TRAVERS L'ASIE
317
quartier dans une hôtellerie thibétaine très
propre et très confortable. A notre grande
stupéfaction, nous trouvons installé à côté de
nous un Anglais du nom de Pratt, qui se trouve
ici depuis deux ans, aux frais d'un lord richis-
sime, à l'effet de collectionner les papillons du
Thibet.
De là résidence épiscopale on nous enverra
chaque jour du lait, des légumes et du pain.
Aujourd'hui on y a joint une collection de jour-
naux que nous dévorons jusque bien avant dans
la nuit. Priyés de toute nouvelle d'Europe
depuis près de dix mois, nous avons l'air ahuri
de gens tombés de la lune. Le bonheur m'est
rendu de pouvoir, pendant quelques jours,
aller prier dans une église, d'assister aux
offices des chrétiens chinois et thibétains, de
reprendre la récitation du Bréviaire et la célé-
bration de la sainte Messe.
Le lendemain, foin de soucis ! Grasse matinée,
déjeuner à la résidence, où l'Anglais est invité.
L'Evêque nous conte ses misères, les vingt
années de tracasseries qui ont amené la des-
truction des chrétientés au Thibet, et implore
notre appui.
En conséquence, dans la matinée du 26, je
vais rendre visite au grand mandarin de la
ville, et, comme on ignore ma qualité de mis-
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3i8
A TRAVERS L'ASIE
sionnaire et que cet incognito ne, peut que nous
être utile, c'est en habits civils que je me rends
au tribunal. Après les politesses d'usage, je
demande carrément justice pour les mission-
naires. — Leurs malheurs, dis-je, sont connus
en France, il est temps de savoir si les auto-
rités de Tsa-tsien-lou veulent observer les
traités conclus naguère entre la France et la
Chine !
Pour qui connaît les mandarins chinois, la
réponse est toute faite. — Mais certainement !
dit le bonhomme : ce n'est pas ma faute si ces
malentendus ne sont pas dissipés depuis long-
temps. Et voici une heureuse coïnci ience ! le
mandarin qui doit aller remplacer le vieux de
Batang est de passage à Ta-tsien-lou : que
Monseigneur daigne venir avec vous et vos
amis, et je ne doute pas que tout ne se règle à
votre entière satisfaction !
On verra plus tard ce que valaient ces miel-
leuses déclarations. A mon retour, Bonvalot
répond que la moindre réparation à exiger,
c'est que le nouveau mandarin de Batang y
conduise lui-même les missionnaires et les
réinstalle solennellement. Quant aux terrains
confisqués, on avisera à agir vis-à-vis de ceux
qui s'en sont emparés.
27 juin. Les chinois tiendraient-ils parole
A TRAVERS L'ASIE
3ig
une fois en leur vie ? De grand matin, le grand
mandarin et son nouveau collègue de Batang
nous envoient leurs cartes et demandent
audience pour l'après-midi.
Dès le début de l'entrevue, Bonvalot coupe
court aux compliments enfarinés des deux
Chinois. — Je me refuse,, leur dit-il à de longs
pourparlers : cela nous a pris quarante-cinq
jours chez les Thibétains. Vous, mandarin de
Ta-tsien-lou, voulez-vous, oui ou non, donner
aux missionnaires les passeports nécessaires
pour rentrer dans leurs missions dévastées ? Et
vous, mandarin de Batang, êtes-vous décidé à
conduire à Batang les dits missionnaires, à
les aider à rentrer dans leurs possessions ? Si
oui, tout est terminé ; si non, nous irons vous
accuser à Péking d'avoir été requis d'observer
les traités les plus formels, et de vous y êtie
refusés !
Mis ainsi au pied du mur, le magistrat de
Ta-tsien-lou répond qu'il tiendra prêts les
passeports pour le jour où son confrère ira
prendre possession de son poste de Batang,
Ce dernier rechigne d'abord, disant qu'à la
vérité, il est nommé, mais qu'il n'est pas encore
en fonction, qu'il n'a pas reçu le sceau officiel,
et qu'il ne connait pas les dispositions des
lamas et Thibétains de Batang. Finale-
320
A TRAVERS L'ASIE
ment il ajoute que si on veut lui donner un
revolver, il se fait fort de mettre à Tordre ses
futurs administrés.
— Bien ! mon valeureux Célestial : tu auras
ton revolver. Mais fixons d'abord le jour de
ton départ, dans les conditions précitées !
On s'accorde à désigner le 1 6 du mois chi-
nois (4 juillet), et on se quitte le sourire aux
lèvres. Hélas ! le Chinois n'est jamais plus à
craindre que lorsqu'il sourit. Nous ne tardons
pas à apprendre que la crainte seule a arraché
ces belles promesses et que, au sortir même de
l'entrevue, les deux compères ont fait deman-
der à leur supérieur commun, le mandarin de
Ia-tcheou, des instructions sur la conduite
à tenir à notre égard. Or, celui ci est connu
comme l'ennemi juré des Européens et des
chrétiens.
Du '28 Juin au I er Juillet. Les environs de
Ta-tsien-lou sont ravissants. Flore et faune y
sont d'une richesse à rappeler les Indes. Nous
y rencontrons pour la première fois, chez
l'Anglais Pratt, un lophophore (lophophorus
refulgens) vivant, destiné à être expédié à
Londres. Ce superbe oiseau, de la taille d'une
dinde, peut rivaliser avec le paon pour la
richesse du plumage. Aussi l'appelle-t-on en
ces parages Y Oiseau d'or. Il y est du reste si
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322
A TRAVERS L'ASIE
rare, qu'on ne peut obtenir sa dépouille à
moins de dix roupies.
M. Pratt est d'ailleurs possesseur d'une col-
lection vivante de divers faisans qu'il pense
vendre à bon prix en Angleterre. Il emportera
aussi des œufs du fameux faisan blanc. Je
suppose que ce n'est pas pour en faire une
omelette. Qui sait, pourtant ? Les riches An-
glais sont si diôles, et les Américains aussi :
un Vanderbilt quelconque pourrait \erser
bien des dollars pour ce plat exotique. Quant à
faire couver ces œufs en Angleterre, après un
trajet de 5ooo lieues... hum !
Pour échapper à la cohue d'une fête reli-
gieuse des païens thibétains, fête où de petits
garçons costumés en guerriers sont conduits à
cheval par toute la ville, nous allons rendre
visite au Père Dejean, directeur du collège.
Ses élèves, tous Thibétains, exécutent en notre
honneur une cantate dont la mélodie est bien
plus européenne que chinoise. Ces enfants chré-
tiens font d'ailleurs honneur à leur race par
leur caractère enjoué et complaisant, une force,
physique et une agilité extraordinaires. Ayant
appris que nous faisions collection de plantes
et d'aniinaux, ils passèrent plusieurs jours à
escalader les montagnes, d'où ils nous rappor-
tèrent nombre de Heurs et d'insectes inconnus.
A TRAVERS L'ASIE
323
Les missionnaires ont ici des chrétiens des
<ieux races, Chinois et Thibétains. Aussi, le
dimanche, la - messe de Monseigneur fut-elle
chantée par les Chinois, tandis que les Thibé-
tains accompagnaient celle du Père Dejean.
Le même jour, il fut décidé qu'au lieu de
gagner la mer par le Iang-tze-kiang ( Fleuve
Bleu), très dangereux à cette époque des
hautes eaux, nous suivrions notre plan primi-
tif et descendrions directement vers le Tong-
King. Un avantage, nullement à dédaigner,
•c'est que nous trouverons sur celte route de
nombreuses stations de missionnaires. Seule-
ment, nous ne pouvons nous engager dans cette
direction sans la permission des mandarins.
Nous nous occuperons du soin de l'obtenir dès
<jue la grande affaire de Ratang sera terminée.
Or ces deux négociations ne semblent pas
devoir être faciles. On sait le vilain tour que
l'autorité* chinoise nous a joué au commence-
ment de notre voyage. Nous étions partis de
Kouldja, munis d'un mot du gouverneur de
ladite ville nous assurant le passage à travers
sa province, jusqu'à celle de Karachar, dont
dépend Kourla. On nous disait d'ailleurs que
semblables permissions seraient faciles à obte-
nir plus loin. Or, à Kourla, nous avions trouvé,
non pas la licence de marcher en avant, mais
324
A TRAVERS L'ASIE
un ordre de rétrograder. Nous avons dit aussf
comment nous avons pris et possédons encore
la copie de cet ordie mémorable. Grâce à notre
attitude énergique, nous partîmes de Kourla.
malgré tout ; mais il eût été trop audacieux
d'user à Ta-tsien-lou du même procédé, car
je faillis y perdre la vie, tout en y mettant bien
plus de modération. Narrons le fait.
J'ai dit plus haut que le 16 du mois chinois
(4 juillet) avait été fixé comme date du départ
du mandarin de Batang, qui s'était engagé à
réinstaller lui-même dans cette ville les mis-
sionnaires expulsés, moyennant le don d'un
revolver. En Chine, comme ailleurs, pensions -
nous, les petits cadeaux entretiennent l'amitié.
Hélas ! une fois de plus nous allions ap-
prendre qu'il n'est qu'un seul moyen de traiter
efficacement avec les Chinois : la force. Le 2
juillet, le bruit nous parvint que, ce jour même,
le mandarin de la ville donnait un dîner d'adieu
à son collègue de Batang, qui allait détaler la
nuit suivante, sans tambour ni trompette.
Je me rends incontinent au la men (tribu-
nal) et demande audience. On me fait attendre
pendant cinq heures. Tandis que je me morfonds-
d'impatience, les mandarins et leur séquelle
festoient dans une salle voisine. Je les entends
maudire les Européens et les Français, et
A TRAVERS L'ASIE
325
souhaiter à haute voix, afin d'être entendus de
moi, que le dernier des diables d'Occident soit
massacré, eux qui ne viennent ici que pour
piller le trésor de la ville.
Ce dernier trait me met la puce à l'oreille ;
car, si stupide que soit l'accusation, je sais
que c'est par de tels procédés que les mandarins
chinois exécutent leurs petits massacres Pen-
dant que je fais bonne mine à mauvais jeu, le
mandarin, pour donner plus de corps à son
imputation, fait demander 200 soldats au *roi
thibétain, sous prétexte que le tribunal est
sans défense contre les entreprises des Fran-
çais. Ce roi, vassal de la Chine, mais grand
ami des missionnaires, répond qu'il connait
assez les Français pour les croire incapables
de n'importe quel vol.
Rebuté de ce côté, le mandarin fait deman-
der 200 hommes au général chinois, dont la
caserne est située hors de la ville. Celui-ci
fait dire que ses soldats sont presque tous au
théâtre; lui même ne peut venir, parce qu'il a....
mal au ventre. A quoi peut tenir la destinée
humaine ? Sans cette opportune colique, je ne
serais probablement plus de ce monde.
En désespoir de cause, le mandarin fait alors
battre le grand tambour du tribunal ; ses
agents parcourent la ville en faisant résonner
32()
A TKAVEKS L'ASIE
le lugubre tam-t;in et réquisitionnent un
homme par famille, à l' effet de défendre le
trésor menacé par les Européens.
Confiné dans ma salle d'attente, j'ignore
naturellement tous ces faits qui se passent au
dehors. Mais les missionnairés ont appris ce
qui se trame, et Abdullah m'est envoyé pour
m'avertir que les choses vont ma! et pour me
conseiller de m'esquiver.
J'avoue que j'eus d'abord un peu froid aux
yeux. Pour donner le change à l'ennemi, je
crie à haute voix que le Prince me rappelle et
que je reviendrai un autre jour. Arrivé dans
la cour du prétoire, je la vois bondée de
Chinois, de Thibétains, de lamas, tous armés
de bâtons, roulant des yeux féroces et pous-
sant des cris menaçants. Je m'avance pour-
tant, feignant d'ignorer que c'est à moi que
l'on eu veut. On ne frappe pas encore, sans
doute parce que ces gens sont étonnés de me
voir seul et sans armes, et de ne pas aperce-
voir ces trois Européens qu'on disait occnpés
à piller le trésor et qu'on voudrait assommer
d'un seul coup.
Les rangs s'ouvrent donc, et la foule me suit r
compacte et hurlante, Un pont se présente. Je
sens que c'est l'endroit critique : une simple
bousculade peut me jeter par-dessus la balus-
A TRAVERS L'ASIE
32/
trade, et j'irai me noyer dans la rivière... par
accident, diront les mandarins. Eh bien, soit !
Chinois contre Chinois ! Je me retourne en
esquissant un sourire et, dans la langue de
Confucius, je crie à haute voix : « Frères
aines, je vous remercie infinement de l'honneur
que vous me laites en m'escortant ainsi jusqu'à
mon domicile. Mais, voici le soir venu et il
pleut. Vous avez satisfait suffisamment aux
lois de la politesse : rentrez donc chez vous,
je vous prie ! Je dirai au Prince les égards que
vous avez eus pour son envoyé, et je vous
présente de ma part ses remerciements. »
La foule s'est arrêtée et s'est tue. Mais les
Chinois seuls m'ont compris. Un employé du
tribunal — que Dieu le bénisse ! — traduit
mon discours en thibétain. On se regarde, on
rit ; et je profite de cette hilarité pour détaler
au plus vite, énfiîer le pont et courir d'une
haleine jusqu'à l'hôtellerie où, soufflant un
peu et même beaucoup, je tombe dans les bras
de mes compagnons qui n'espéraient plus me
revoir vivant.
CHAPITRE XXIV.
Duplicité chinoise. — Curiosités locales. — Nouveau vol. —
Une lettre de Iun nan. — De plus en plus fort. — Départ
de M. Pratt. — La justice chinois?.
3 juillet. Et maintenant que me voici sain
et sauf, tâchons de savoir pourquoi le manda-
rin de Ta-tsien-lou a voulu attenter à ma vie,
étudions l'effet produit par cette tentative
avortée et prévoyons-en les résultats.
Dès notre arrivée, le mandarin avait de-
mandé des instructions à son supérieur, le
grand mandarin de Ia-tcheou, vice-roi du
Se-tclCouan. Celui-ci, ennemi juré des Euro-
péens, a sans doute encouragé son subordonné
à se fendre d'un coup d'audace. Et notre bon
mandarin de Ta-tsien-lou, fort ennuyé de nos
réclamations an sujet des chrétientés détruites
de Bathang et d'ailleurs, a cru que le meilleur
A TRAVERS L'ASIE
329
moyen de supprimer l'accusation, ce serait de
supprimer les accusateurs.
Il ne fallait pour cela qu'un peu d'adresse.
Inviter les trois Européens au tribunal et les
faire assassiner entre poire et fromage : c'eût
été expéditif. Mais un meurtre si patent eût
fini par être connu à Péking, et l'ambassadeur
de France eût peut-être poussé l'audace jusqu'à
exiger en réparation la tête du mandarin.
Il s'agissait donc de concilier deux choses :
se débarrasser des Européens et ne courrir
aucun risque. Le rusé mandarin organisa en
conséquence la bagarre populaire où j'ai failli
périr. En cas de réussite, on avait la ressource
de dire que les Européens ayant provoqué la
populace, celle-ci s'était vengée avant qu'on
n'arrivât pour empêcher la catastrophe.
Aujourd'hui que ce plan a échoué et que je
ne m'en porte pas moins bien, un Européen
naïf s'imaginera que le pauvre mandarin est
fort embarrassé. En effet, d'une part le vice-
roi va le traiter de maladroit et, d'autre part,
les Européens en cause vont crier bien haut à
Péking. Comment parer à ce double péril ! Oh !
c'est bien simple pour un Chinois. Un courrier
envoyé à Ia-tchou annoncera que ces « diables
d'Occident », alors qu'on a tcut fait pour leur
être agréables, ont fomenté des troubles dans la
33o
A TRAVERS L'ASIE
ville, et demander s'il faut les punir ou les
chasser au plus tôt.
Quant à l'effet produit sur les esprits,, il
résulte de nos informations que les chefs thi-
bétains et les marchands chinois se gaussent à
l'envi de la défaite du mandarin. Il y a qnel-
ques années, dit on, un incendie dévorait la
moitié de la ville : on n'a ni battu le tambour,
ni sonné le tocsin. Hier, un Européen se pré-
sente seul au tribunal : et tout le peuple est
appelé à la rescousse ! Et encore le mandarin
n'a-t-il pas réussi à tuer l'Européen !
Pour faire de ce lâche imbécile un parfait
Judas, il manquait un trait : lui-même se char-
gea de nous le fournir. Deux jours après la
scène de sauvagerie que j'ai décrite, quatre
satellites vinrent nous présenter les excuses du
« grand homme » Tout s'était passé à son
insu ! Le gardien de la porte étant ivre avait
battu le tambour ; le peuple avait cru le ma-
gistrat en danger, mais, s'étant bientôt aperçu
du contraire, m'avait escorté d'après les règles
de la plus stricte politesse.
En présence d'une telle effronterie, j'avoue
que l'indignation me suffoquait, moi qui, cinq
heures durant, alors que j'attendais audience,
avais ouï les menaces, les malédictions et les
provocations sanguinaires proférées par le
A TRAVERS L'ASIE
mandarin en personne. Je répliquai donc :
« Ce n'est pas le portier qui était ivre ce soir-
là, mais bien votre maître ! Aujourd'hui, le
voilà pris d'un autre mal. Est-il fou l'homme
qui m'a entendu parler chinois et qui s'imagine
maintenant que je n'ai pas compris les insultes ?
Dites lui que nous savons désormais à quoi
nous en tenir à son égard ; ajoutez que le guet-
apens où j'ai failli périr sera divulgué à qui de
droit, et que, à la moindre apparence de dan-
ger ultérieur, nous ferons usage de nos armes.»
Les satellites emportèrent ce poulet que le
mandarin ne goûta guère, car, peu de jours
après, il fit protester à nouveau de son inno-
cence pour le passé, de ses bonnes intentions
pour l'avenir. A quoi nous finies -répondre :
« Vous avez un excellent moyen de vous dis-
culper : rendez immédiatement justice aux
missionnaires de Batang ; jusque-là, nous
vous tenons pour un menteur et un traître !»
Ces divers événements avaient effrayé M.
Pratt, l'Anglais collectionneur. En conséquen-
ce il se résolut à quitter au plus tôt Ta-tsien-lou
et à aller attendre à Ja-tcheou que la baisse du
Iang-tze Kiang lui permît de s'embarquer vers
la mer. Cet excellent homme, non content de
vouloir bien prendre avec lui nos bagages les
plus lourds, ne cessait, quoique protestant, de
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332
A TRAVERS L'ASIE
rendre hommage au dévouement et à la science
des missionnaires catholiques. « Deux choses,
■disait-il, empestent la Chine, importées toutes
<ieux par mes compatriotes : l'opium et les
ministres soi-disant évangéliques. »
La complaisance de M. Pratt nous obligeait
à mettre en ordre et à emballer soigneusement
nos collections. Pour les compléter, nous ache-
tâmes une foule d'objets en usage dans le culte
bouddhique, des ornements et des pelleteries.
Et les marchands que nous visitions de mau-
dire le mandarin assez ignare pour molester
-des étrangers qui, en quelques jours, leur fai-
saient plus d'achats que les Chinois en tDute
•une année.
On pourra se demander pourquoi nous ne
suivîmes pas M. Pratt par la route du Fleuve
Bleu : c'est que nous n'avions pas, comme lui,
Je temps d'attendre à Ia-cheou la baisse des
-eaux: après dix mois d'un voyage épuisant,
nous mourions d'envie d'atteindre la mer par
la voie la plus courte, celle du sud. Par le
Fleuve Rouge nos transports ne pouvaient
s'effectuer qu'à dos d'homme ; force nous fut
de n'emporter que peu de bagages, et l'aide que
nous donnait M. Pratt en se chargeant du reste
-était absolument providentielle.
Le père Giraudeau, qui connaît à fond le
A TRAVERS L'ASIE
335
tbibétain, nous fut d'un grand secours pour
l'acquisition et la dénomination des objets des-
tinés aux collections. Il nous procura un
remède que les Thibétains affirment être infail-
lible contre la rage, et dont les missionnaires
ont fait eux-mêmes l'expérience. La composi-
tion de ce remède pourrait paraître absurde à>
un médecin européen : qu'importe, si ce remède
guérit ! C'est ainsi encore que, contre la morve
des chevaux, on emploie la chair desséchée d'une
sorte de putois. On brûle cette drogue sous le
nez de l'animal malade, et une ou deux fumi-
gations suffisent toujours à atteindre le but.
Les missionnaires français nous donnèrent
aussi des cartes dressées par eux pour la route
à suivre à travers le Iun-nan, le Se tch'ouan et
le pays des Lolos. Les chrétiens thibétains et
chinois nous firent cadeau de vivres et nous
apprirent que peut être nous rencontrerions
des voyageurs européens que Ton disait se diri-
ger vers le Thibet. en sens inverse du nôtre.
Renseignements pris, un seul Européen, suivi
de huit hommes et de douze chameaux, était
arrivé à Kang-tze, à quinze jours de marche
de Ta-tsien-lou. Nous conjecturâmes qu'il
s'agissait de M. Martin, un Français chargé
par le Tsar d'explorer le Thibet méridional -
mais nous ne pûmes le rencontrer dans la suite.
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334
A TK AVERS LASlli)
Notons, au courant de la plume, certaines
curiosités locales. Dans son grand ouvrage
géographique, M. Reclus affirme que l'hémione,
dont nous avons rencontré au Thibet des bandes
si nombreuses, n'est pas aussi sauvage qu'on
l'avait cru jusqu'ici, et qu'en certains endroits
on est parvenu à la domestiquer. Monseigneur
Biet confirme en partie cette assertion et nous
dit avoir vu des hemiones faisant partie de
caravanes thibétaines, où elles portaient des
fardeaux en compagnie des chevaux et des
mulets. Leur prix très élevé donnait la mesure
des services rendus par ces superbes animaux
Mais ces individus isolés avaient été pris au
piège dans leur jeunesse ; il resterait donc à
constater si l'hémione se reproduit en captivité.
Au nord de Ta-tsien-lou existe une race
<Taborigènes qui en sont encore à n'avoir pour
se défendre que Tare et des flèches empoi-
sonnées.
Le 14 juillet, désirant obtenir vivant ou mort
un de ces superbes lophophores qu'on nous
disait habiter dans les montagnes proches de
la ville, je m'y rendis de bon matin et grimpai
jusque près des neiges éternelles. Je vis plu-
sieurs des oiseaux convoités, mais ne rapportai
qu'une forte courbature.
i5 juillet. Encore un gros événement ! Vers
A TRAVERS L'ASIE
335
cinq heures, en quittant l'hôtellerie pour aller
dire la sainte messe, je remarque, jeté sur le
sol, un tiroir vide, évidemment enlevé à un
meuble quelconque, et je passe, sans trop m'in-
quiéter de la chose. Peu après le Prince se
lève, veut aller se laver dans une pièce voisine,
trouve par terre sa brosse et son peigne, et
constate que l'aiguière en cuivre a di.-paru,
ainsi qu'une belle somme d'argent, des cuillers,
un fusil à répétition, des habits, du café, des
bouteilles, une carafe, des verres, des tasses,
etc. Bref, une razzia complète.
Immédiatement, on donne avis du fait au
tribunal et, presque aussitôt, des délégués
chinois et thibétains viennent constater que les
malfaiteurs ont perpétré leur délit en escala-
dant un mur de clôture et en fracturant une
fenêtre. Après qucû, comme fiche de consola-
tion, le mandarin nous fait dire que nous ne
devons pas pour si peu différer notre départ
annoncé, qu'avec ^ patience et longueur de
temps » il arrivera à réçupérer les objets et les
remettra aux missionnaires.
Le 17, monseigneur Biet nous lit une lettre
venue de lun-nan et relatant une belle nou-
velle. L'empereur de Chine, plein de sollicitude
pour ses provinces du sud, avait conçu le
projet de les relier à la capitale par une voie
336
A TRAVERS L'ASIE
ferrée. Pour exécuter ce plan humanitaire il
avait convié tous les. vice-rois de l'Empire à
présenter conseils et projets. Celui de Canton
avait enlevé la palme en émettant l'idée patrio-
tique que toutes les machines et les matériaux:
devaient être exclusivement chinois. L'Empe-
reur, assez perplexe, avait demandé l'avis de
Li-houng-tchang. le fameux vice-roi du Tche-
li. — Très bien ! avait répondu celui-ci ; mais
en ce cas, que mon collègue de Canton vienne
lui-même exécuter une œuvre dont je me
déclare incapable, sans l'aide des Européens-
— Qu'à cela ne tienne ! riposta l'homme de
Canton ; je vais faire examiner dans quelles
mines on pouira trouver le meilleur fer. —
Remarquez que la Chine n'a pas une seule
usine digne de ce nom, et que le mandarin-
ingénieur de Canton n'a pas même l'idée de ce-
qu'est un rail, à plus forte raison une locomo-
tive. A ce compte, il pourra aussi faire planter
des arbres qu'on coupera dans cinquante ans,
pour en faire des traverses !
10 juillet. De plus fort en plus fort, comme
chez Nicolet ! Devinez quels sont ceux qu'on
accuse du vol dont nous sommes victimes ? Nos-
propres serviteurs, le patron de l'auberge qui
était absent lors de l'événement, ou encore sa.
femme, ou plutôt nous-mêmes qui avons in—
A TRAVERS L'ASIE
33/
venté cette histoire pour discréditer le manda-
rin, en le montrant impuissant à faire la police
même dans la ville qui lui sert de résidence !
Des observateurs superficiels ont affirmé que
les Chinois manquent d'imagination et de
poésie. Voilà, je pense, de quoi prouver victo-
rieusement le contraire.
L'Anglais Pratt, ahuri de tout cela, a fixé
son départ pour demain. Nous lui confions dix-
neuf caisses dont les plus lourdes pèsent en-
viron 100 livres chinoises, soit 60 kilog. 5oo.
Et ces caisses doivent être transportées, à bras
d'hommes, jusqu'à Ia-tcheou, parce que, en
beaucoup d'endroits, les chemins . resserrés
dans des gorges pierreuses sont si étroits
qu'une bête chargée sur les deux flancs n'y
saurait passer. Les hommes qui font métier de
portefaix sont en général originaires du Se-
tch'ouan et ne reculent pas devant des charges
invraisemblables. Dernièrement Monseigneur
Biet devait recevoir de Ia-tcheou un coffre-
fort européen. Le poids atteignait i5i kilos.
Un Se-tch'ouanais entreprit seul ce transport,
fit la route en douze jours, toucha le triple
salaire qu'il attendait, et alla mourir de fatigue
à l'auberge.
20 juillet. M. Pratt nous a quittés aujourd'hui.
Nous voudrions partir également, n'était que
22
338
A TRAVERS L'ASIE
nous tenons à rentrer auparavant en possession
de nos objets volés. D'après la législation chi-
noise, un mandarin qui ne parvient pas à
découvrir les voleurs doit indemniser lui-même
les volés. Mais notre bon mandarin met très
mauvaise volonté à s'acquitter de ce double
devoir.
Quant à nous, entièrement dégoûtés des
Chinois, nous n'en voulons plus aucun à notre
service, sauf mon brave cuisinier chrétien. En
conséquence, nous allons trouver le roi thibé-
tain, qui nous promet très volontiers l'aide de
ses gens. Lui-même a de bonnes raisons pour
avoir les Chinois en horreur. Vassaux de la
Chine, ses sujets sont thibétains et forment la
grande majorité de la population.
Si les lamas voulaient se ranger de son côté,
il aurait bientôt fait d'écraser la poignée des
Chinois oppresseurs. Malheureusement, les
Chinois gagnent les lamas à prix d'argent, et
ceux-ci, extrêmement nombreux, ont une sorte
de roi religieux avec lequel, lui, roi civil, doit
partager l'autorité. C'est en appuyant tour à
tour l'un de ces deux chefs thibétains contre
l'autre que les Chinois se maintiennent et
s'enrichissent aux dépens du peuple. Les man-
darins donnent l'exemple en vendant à haut
prix leurs arrêts en justice. Seulement, pour
A TRAVERS L'ASIE
33g
sauver les apparences, les cadeaux offerts par
les plaideurs sont des vases à rieurs remplis de
paillettes d'or. Qui offre le plus gros est
déclaré innocent, fût il le plus affreux des
assassins.
Et c'est pourquoi nous, qui n'avons pas de
vases à fleurs, nous voyons tourner à notre
entière confusion le procès poursuivi en reven-
dication de nos objets volés, et ce en vertu
d'une sentence très juridique. En effet, le 23
juillet, le mandarin cite à son tribunal un des
soldats qui nous ont accompagnés depuis
Batang, deux de nos serviteurs, la femme de
notre aubergiste, trois femmes du voisinage et
les deux satellites gardiens de notre cour.
Les trois femmes, seules interrogées, dépo-
sent avoir entendu nos domestiques déclarer
qu'on ne nous avait absolument rien volé, mais
que nous avions imaginé ce larcin pour tracas-
ser le mandarin. En conséquence, la femme
de l'aubergiste et les deux satellites qui
avaient affirmé avoir vu des traces d'escalade,
et d'effraction reçoivent, séance tenante, cha-
cun quarante coups de rotin sur le bas de
l'échiné et le conseil paternel de mieux se
conduire dorénavant.
L'audience est à peine terminée que les trois
femmes dont le témoignage avait amené ce
340
A TRAVERS L'ASIE
résultat viennent chez nous tout en larmes r
déclarant qu'elles n'ont ainsi parlé qu'à l'insti-
gation du mandarin, qui leur avait promis de
l'argent si elles répondaient à ses vues, et des-
coups, au cas contraire.
Ce n'est pas tout. Les femmes sont à peine-
sorties qu'entrent chez nous deux mandarine
subalternes qui, bouche en cœur et front serein,,
nous annoncent gravement que leur illustre
maître a fait l'enquête nécessaire, interrogé
une foule de tmoéins et n'a pu parvenir
cependant à établir l'existence d'un vol quel-
conque à notre préjudice, à moins que les
coupables ne soient nos propres serviteurs.
A ce beau discours, nous répliquons en exi-
geant, suivant la loi, le procès-vej'bal de l'au-
dience. Le grand mandarin fait répondre le
lendemain que la pièce demandée est inutile,
parce qu'il ne considère pas le procès comme
terminé et qu'il va se livrer à de nouvelles
recherches. Histoire probablement de nous
berner à nouveau, en profitant des mauvaises
nouvelles qui viennent d'arriver du Se-
•tch'ouan.
En effet, le courrier des missionnaires, reve-
nant de cette pro\ince, nous annonce que par-
tout on y placarde des affiches insultantes pour
la religion et les Européens. Notre mandarin
A TRAVERS L'ASIE
341
•est sans doute au courant des faits, et cela lui
donne du cœur au ventre
En conséquence, nous écrivons au vice-roi
du Se-tch'ouan, lui relatant les tracasseries
dont nous avons été victimes, et ajoutant que,
loin de persister dans nos réclamations, nous
sollicitons un avancement pour le magistrat de
Ta-tbien-lou, parce que nous sommes convain-
cus que sa conduite à notre égard sera approu-
vée par ses supérieurs.
Un lecteur grincheux pourra trouver mau-
vais qu'un missionnaire se moque ainsi des
plus hautes autorités d'un grand Empire.
Mais les Chinois, y compris la Cour de
Péking, en agissent-ils autrement à l'égard des
Européens ? En veut-on des preuves aussi
récentes qu'indéniables ?
N'est-ce pas dernièrement que M. Lemaire,
ambassadeur de France à Péking, ayant
demandé et obtenu une audience au Tsong-li-
ya-men (ministère des affaires étrangères) et
s'y étant rendu en grand apparat à l'heure
convenue, s'en est vu refuser la porte ?
Lors du récent mariage de l'empereur, est-il
vrai que tous les ambassadeurs européens —
sauf celui de Russie — ont demandé à présenter
personnellement leurs félicitations au monar-
que, et ont vu dédaigner leur requête et leurs
hommages ?
3 4 2
A TRAVERS L'ASIE
Est-il vrai que, (rois jours après, les mêmes
ambassadeurs et leur suite, ayant été invités à
diner au palais, ont été accueillis dans la salle
où sont reçus d'ordinaire les petits chefs tribu-
taires ?
Est-il vrai que ces représentants des fières
nations européennes, qui avaient arboré pour
la circonstance la grande tenue de cérémonie
et constellé leur poitrine de décorations furent
reçus par un employé de bas étage, vêtu en
négligé du matin ?
Est-il vrai enfin que ces soufflets ont été em-
pochés avec une résignation exemplaire? Est-il
vrai que le dernier mendiant de Péking en rit
encore ?
Hé oui ! tout cela est vrai, et franchement,
je donne raison aux Chinois. On leur a dit que
Français et Allemands, par exemple, étaient des
nations si terribles qu'un seul mot entre elles
pouvait provoquer une guerre et coucher en
huit jours un million d'hommes sur le champ
de bataille. Les grands mandarins de Péking,
à qui un pistolet braqué sur leur vaste abdomen
donnerait instantanément la colique du mise-
rere, ont voulu avoir la mesure de cette humeur
belliqueuse. Ils ont tàté d'un coup de pied les
revers d'un ambassadeur. Celui-ci a souri et
sourit encore. Que voulez- vous? Il s'agit de
A TRAVERS L'ASIE
343
conserver pour son gouvernement certains
privilèges de fournitures et de commerce.
Concluez : les Chinois ont ils tort de s'en
donner à cœur-joie ? Et quand on en trouve
l'occasion, est-ce péché mortel ou même véniel
que de leur rendre un peu de semblable
monnaie ?
CHAPITRE XXV
Départ de Ta-tsien-lou. — Le pont de six villes. — Un
tour d'Abdullah. — Au Se-t'chouan. — Les Loios. —
Une bataille dans une auberge. — La pèche au cor-
moran. — Le Père Jourdain.
27 Juillet. Nous nous disposons à quitter
demain Ta-tsien-lou, après un arrêt de trente-
trois jours. Monseigneur Biet nous a prêté un
peu d'argent et nous invite à un dîner d'adieu
où il ne cesse de répéter avec amertume :
« Demain la France nous quitte ! » Le Prince
et Bonvalot s'engagent à employer tous leurs
efforts pour faire rendre justice à ces vaillants
missionnaires.
Le roi thibétain se comporte à notre égard
en véritable gentleman. Non content de nous
fournir gratuitement des chevaux de selle dont
nous userons jusqu'aux limites de sa juridic-
A TRAVERS L'ASIE
3 4 5
lion, il vient en personne nous souhaiter un
heurejtx voyage.
Séparation cruelle, îe lendemain ! Je ne les
reverrai pas en ce monde, ces intrépides apô-
tres du Thibet, ces héroïques champions de
TÉglise et de la France. Mais je garderai
jusqu'à la mort le souvenir de leur exquise
bonté, de leur fraternelle hospitalité. Puisse
Dieu leur accorder bientôt de retourner au
combat, de relever leurs chrétientés dévastées,
de planter définitivement au Thibet, en face
du drapeau de Satan, la bannière triomphante
du Christ !
Outre nos chevaux de selle, nous avons vingt-
sept porteurs, notre petit singe Akké et plu-
sieurs grands chiens thibétains. La route —
impériale, s'il vous plaît ! — est en tel état que
nous devons souvent trotter à pied, par une
chaleur accablante. Nous côtoyons d'abord une
rivière dont les eaux font un tel fracas qu'il est
impossible de se faire entendre, même en criant
à lue-tète.
Tous les transports — je Pai noté déjà —
.sont faits par des géants du Se-tch'ouan qui ne
se nourrissent pourtant que d'un grossier pain
de maïs. Jai dit aussi les charges incroyables
qu'ils osent soulever. En voici encore un
exemple. Nous croissons à chaque instant des
3 4 6
A TRAVERS L'ASIE
caravanes de porteurs de thé. Plusieurs d'entre
eux empilent sur leurs épaules jusqu'à dix-sept
ballots de cette marchandise. Or, chaque ballot
pèse vingt livres chinoises ; dix-sept ballots
font donc 340 livres, soit 2o5 kilogrammes.
Aussi ces pauvres gens vont-ils lentement, bien
lentement. A la montée et à la descente des
hauteurs, ils s'aident d'un bâton sur lequel ils
appuient encore une partie de leur charge,
dans les moments où ils s'arrêtent pour pousser
de longs soupirs sifflants et saccadés, ce qu'ils
font presque à chaque minute.
Nos porteurs reçoivent un salaire quotidien
de 400 sapèques, environ deux francs — som-
me considérable ca ces parages — et sont bien
moins chargés que les malheureux dont je
viens de parler. Et cependant plusieurs ne
peuvent fournir cette première étape de six
lieues et tombent en route de lassitude.
Nous avons abandonné à Ta-tsien-lon, à
cause de son poids, la grande tente qui abritait
nos serviteurs sur le plateau du Thibet. Nous
avons emporté la petite, la nôtre ; mais nous
ne tardons pas à nous apercevoir qu'il nous
sera presque impossible de nous en servir,
parce que, à la saison des pluies quotidiennes
dans laquelle nous sommes entrés et qui
durera tout un mois, il nous sera très difficile
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A TRAVERS L'ASIE
3 47
de trouver un endroit assez sec pour y planter
notre volante demeure. Aussi sommes - nous
obligés de chercher un abri dans d'infectes
auberges chinoises empestées par les fumeurs
d'opium et où toute la vermine du monde
semble s'être donné rendez-vous. Aujoutez
qu'habitués à l'air froid et vif du haut Thibet,
nous sommes accablés par la clialeur moite et
humide des provinces du S^f chouan et du
Iun-nam.
Heureusement, de temps en temps nous
trouvons sur notre parcours des résidences de
missionnaires, et ces braves cœurs s'ingénient
à soulager nos misères. Ainsi en fut-il, le 29
juillet, non loin de la grande ville de Liou-kin-
k'iao (Pont des six villes, ) où deux mission-
naires nous hébergèrent avec une cordialité
toute française et nous fournirent de ces san-
dales en paille tressée, si utiles pour gravir les
montagnes, alors que les misérables chevaux
du pays peuvent à peine se traîner eux-mêmes.
Le 3o, nous franchissons le fameux pont
suspendu des « six villes ainsi nommé à
cause du nombre des cités qui ont contribué à
son établissement. Quand on l'a franchi, on est
sorti définitivement du Tbibet et on met le
pied dans la province chinoise du Se t'chouan.
Ce pont a trois-cent-cinquante pas de Ion-
348
A TRAVERS L'ASIE
gueur, sept seulement de largeur et n'a ni
piles de fondation, ni voûtes, ni tablier rigide.
Douze chaînes tendues parallèlement d'une
rive à l'autre et couvertes de planches consti-
tuent le plancher. De chaque côté, trois chaî-
nes que des barres de fer maintiennent hori-
zontalement à distance égale Tune de l'autre,
forment la balustrade. On conçoit qu'un pont
à la fois si long et si étroit oscille sous les pieds
d'une façon effrayante. C'est pourquoi on ne
permet de le franchir qu'à deux ou trois hom-
mes à la fois, et encore ces hommes doivent-ils
se tenir par la main, pour éviter le vertige.
Au delà de ce pont et pendant nombre de
journées encore, nous ne faisons que monter,
descendre et suivre les sinuosités d'étroites
vallées. Un massif de montagnes offre un spec-
tacle enchanteur pour un Belge qui sort pour
la première fois de son pays peu accidenté.
Mais, en dix mois, l'admiration a le temps de
s'user, et j'aspire à découvrir un plus large
horizon et à plonger mes regards au fond de
plus vastes étendues.
Dans la nuit du I er août, notre Abdullah joue
aux Chinois un tour dont je ne croyais pas
capable notre « Petit homme », ainsi que
l'appelle Bonvalot. A l'auberge où nous étions
descendus éreintés de fatigue et trempés par la
A TRAVERS L'ASIE
3 4 9
pluie, il n'y avait que deux chambres : une
petite qui fut adjugée aux trois Européens,
une grande qui servait de dortoir commun et
se trouvait encombrée déjà par une foule de
Chinois, tous fumeurs d'opium. Tong-kia, notre
cuisinier, étant Chinois lui-même, avait cher-
ché un coin libre parmi ses compatriotes et
n'avait pas tardé à s'endormir poings fermés *
Achmed s'était installé sur les bagages. D'un
coup d'œil Abdullah a vu tout cela. Il enjambe
quelques dormeurs étendus par terre, gagne
une place libre, dénoue sa ceinture, se débar-
rasse de sa veste, dépose à côté de lui son
revolver et crie d'une voix à reveiller tout le
monde : <i Camarades, je dois vous avertir que
moi, qui suis Russe, je ne dors pas à la façon
des Chinois, parce que je suis d'un tout autre
caractère. J'ai la maladie des rêves terribles,,
et, quand le cauchemar me prend, c'est plus^
fort que moi, mais presque à chaque fois je
saisis mon revolver et fais feu sur tout ce qui
m'entoure. Je vous dis cela, chers anis, afia
que si un malheur arrivait cette nuit, on ne
puisse pas m'accuser d'être en faute ! »
L'effet de cette allocution fut magique. Les
fumeurs d'opium ramassèrent leurs puants
engins, les dormeurs roulèrent leurs nippes, et
maître Abdullah eut la chambre pour lui seuL
35o
A TRAVEKS L'ASIE
En revanche, le 2 août, je fus joué, moi, par
les Chinois. Je chevauchais seul en avant de la
caravane, lorsque, vers midi, j'eus à traverser
un village où Ton célébrait la grande fête de
la sixième lune, une sorte de kermesse avec
cortèges, comédie, masques, pétards, cris sau-
vages et le reste. L'unique rue que j'avais à
enfiler était bondée de monde. Tandis que je
ppussais doucement ma monture, veillant bien
à ne pas renverser un enfant et surtout une de
ces femmes qui, sur leurs pieds minuscules,
vont titubant comme un canard en prome-
nade, d'adroits filous détachèrent de derrière
ma selle un imperméable rouge que m'avaient
offert les autorités de Hlassa.
Cette partie montagneuse du Se-t'chouan est
riche en arbres à fruits : pistachiers, orangers,
dattiers, poiriers et pommiers qui s'accrochent
dans les anfractuosités desrochers.il y a aussi
un arbre bien précieux, le Tong chou, dont le
fruit, gros comme une pomme sert à fabriquer
un vernis magnifique et d'une solidité incom-
parable.
Mais, dans ces vallées encaissées, la terre
propre à la culture des céréales est très rare.
Aussi en utilise t-on les plus minimes parcelles.
Le fond du ravin est d'ordinaire réservé aux
semailles du riz ; le froment s'étend sur le flanc
A TRAVERS i/ASIE
35i
<les montagnes ; au sommet croissent le maïs,
le sarrasin et la fève. De cetle insuffisance de
céréales, il résulte que les habitants sont d'une
pauvreté que je n'ai rencontrée nulle part en
Chine. Petits, fluets, mal bâtis, la plupart sont
encore affligés de goitres hideux.
A Ts'ing-ki-hsien, nous rencontrâmes un
chrétien tenant, aux frais des missionnaires,
une pharmacie chinoise. Les remèdes étant
donnés presque gratuitement, la vogue de
l'établissement permet à ce chrétien de périétrer
dans les familles et de baptiser bon nombre
d'enfants en danger de mort.
Le 4 août, à Fou-lin , halte chez un mission-
naire, le P. Taris, où nous mettons en usage
pour la pre : ière fois les moustiquaires ache tés
à Ta-tsienlou. En ce pays de rizières (le riz se
cultive dans l'eau) les moustiques sont innom-
brables, grands et féroces. Le bon Père nous
aide à louer seize chevaux qui nous transpor-
teront, cinq ou six jours durant, jusqu'à Mien-
lin, où se trouvent deux autres missionnaires.
Le 6 août, nous entrons dans un district
habité par les Lolos, race aborigène ayant der>
mœurs et une langue spéciales, menant géné-
ralement la vie pastorale, et d'un type physique
bien supérieur à celui des Chinois. Les femmes,
par leur air déluré, la pipe qu'elles ont con-
352
A TRAVERS L'ASIE
stamment en bouche, leurs bottes recouvrant
le bas de larges pantalons, un chapeau rond à
bords aplatis, rappellent les cantinières de nos
régiments. Quelques-unes ont cependant une
longue robe à traîne garnie de volants, exac-
tement comme à Paris. Une retonde sans man^
ches tombe jusqu'à mi-jambes. Les hommes
relèvent leurs longs cheveux et les attachent
en une seule touffe, sur le haut du front.
Belliqueux et sauvages, ces gens ont les
Chinois en horreur et profitent souvent des
motifs les plus futiles pour tomber sur un
village, le piller et en massacrer les habitants..
Le coup fait, ils se dérobent dans les inacces-
sibles retraites de leurs montagnes.
Bien plus, ils se font parfois la guerre entre
eux, de tribu à tribu. C'est ainsi que le 8 août,,
nous rencontrâmes quelques Lolos armés d'arcs
et de flèches si artistement façonnés que nous
demandâmes à acheter ces objets. Ces hommes
refusèrent et l'un d'eux, parlant assez bien le
chinois, de nous dire : — Impossible ! car au-
jourd'hui même, nous avons à nous servir de
ces armes.
— Vraiment ! Et contre qui ?
— Oh, voilà ! Un Lolo d'une autre tribu
nous a volé un cheval et blessé un homme ^
nous voulons, comme revanche, lui enlever
354
A TRAVERS L'ASIE
deux chevaux : peu nous importe combien
d'hommes périront de part et d'autre ; c'est si
bon de se battre !
Un peu plus loin, la vallée s'élargit et est
cultivée en rizières par des Chinois. Tous les
gros travaux s'y exécutent au moyen de buffles,
bètes gigantesques, mais d'une laideur repous-
sante. Aux heures de la plus grande chaleur,
on leur permet d'aller se plonger dans la
rivière ou les étangs, d*où n'émerge alors que
leur museau. Au sortir de là, ils se vautrent
dans la boue, se recouvrant ainsi d'une couche
vaseuse qui les met à l'abri du dard des mous-
tiques.
Le 9, traversée de la grande ville chinoise de
Jueh-shi, cù les sauvages Lolos viennent se
procurer du sel, des étoffes et des poteries*
Nous poussons jusqu'à l'auberge d'un gros
village où se produit une bagarre.
Quiconque a voyagé en Orient sait que si les
Chinois sont couards et poltrons quand ils se
voient isolés, ils font preuve d'une insolence
sans pareille dès qu'ils se trouvent en nombre.
Vous vous asseyez pour prendre des notes ou
tracer un croquis : à l'instant, cent badauds
vous entourent, s'accroupissent à deux pieds
de distance, vous soufflent au nez la fumée de
leur longue pipe, lancent de bruyants lazzis,
A TRAVERS L'ASIE
355
ou viennent par derrière appuyer leurs pattes
jaunes sur vos épaules, et veulent tout voir et
tout palper.
Or, donc, à peine étions-nous arrivés à Tau-
berge, que plus de cent Chinois envahissent la
cour et poussent l'outrecuidance jusqu'à péné-
trer dans nos appartements. Nous leur permet-
tons de satisfaire longuement leur curiosité,
^et les prions ensuite poliment de s'en aller. La
plupart s'exécutent, plusieurs restent et Tun de
ceux-ci se plante devant Bonvalot et l'insulte.
Bonvalot a pâli. — Dehors ! dis-je à ce rustaud.
— Et lui de répondre par un geste menaçant.
Il n'a pas fini de l'esquisser que Bonvalot le
saisit à bras-le corps et le jette hors de la
chambre. Le Chinois se relève, enroule sa
tresse autour de la tête — signal de combat,
chez ces gens-là — et appelle à l'aide ses com-
pagnons presque tous sortis déjà de la cour.
Une dizaine de ceux-ci entrent ; nos domesti-
ques, Achmed en tête, accourent de leur côté,
et la bataille s'engage.
Armé de mon fusil, je vais à la porte de la
rue, pour empêcher de nouveaux ennemis de
tomber sur nos gens. L'aubergiste, croyant que
je vais incontinent tirer dans le tas, vient me
saisir par le bras, se fait fort de rétablir la paix
<et me dit de songer aux terribles conséquences
356
A TRAVERS L'ASIE
qu'aurait pour lui un meurtre commis chez lui.
Le Prince, qui n'a p:\s reconnu l'aubergiste,,
voit cette scène de loin, pense que l'homme
veut m'attaquer et vient lui donner sur le front
un tel coup que le sang jaillit en abondance-
C'est le signal de la déroute des Chinois : tout
fuit, sauf le misérable qui a d'abord insulté
Bonvalot et qu'Achmed, après l'avoir roué de
coups, tient sous son genou et va égorger,,
lorsque nous l'arrachons de ses mains.
Aussitôt on ferme la porte de la cour, on
soigne au moyen d'arnica et de sparadrap la
plaie, peu grave heureusement, reçue par
l'aubergiste. A ce traitement on bjoute le don
d'une pièce d'or, et le brave homme déclare
qu'à ce prix il consent à recommencer tous les
jours.
Le bruit de cetle affaire s'est répandu dans
tout le bourg, et les marchands craignant que
nous n'intentions un procès — ce qui amène-
rait les mandarins et leurs satellites à venir se
goberger chez eux — viennent nous offrir leurs
condoléances et déclarent que l'insulteur mis
à mal par Achmed n'a eu que ce qu'il méritait.
Tout est bien qui finit bien Cependant, le
lendemain matin, 10 août, nous partons de
bonne heure, sur les vives instances de Tong-
kia, notre cuisinier. Lui aussi a pris une part
A TRAVERS L'ASIE
357
active au combat. Or, il est Chinois et par
«conséquent justiciable des mandarins, qui ne
sont pas tendres en pareil cas.
Le 11 août, nous sommes témoins pour la
première fois de la pêche aux cormorans, si
bien décrite par M. Hue. Chaque pêcheur a six
ou huit de ces oiseaux perchés en nombre égal
sur les bords opposés d'une nacelle creusée
dans un tronc d'arbre. Quand l'homme a poussé
son esquif à l'endroit qu'il juge convenable, il
donne à haute voix ses ordres aux cormorans.
Ceux-ci plongent et ne tardent pas à revenir se
présenter à leur maître qui n'a qu'à leur
presser le cou de bas en haut, pour les obliger
à lâcher le poisson capturé : un anneau placé
au bas de l'œsophage empêche d'ailleurs l'oiseau
d'avaler sa proie. L'obéissance de ces cormo-
rans est vraiment merveilleuse : ils ne plongent
que tour à tour et au commandement, à l'instar
du meilleur chien de chasse, et là seulement où
le maître l'ordonne, à droite ou à gauche, en
avant ou en arrière de la barquette. On peut
juger du résultat de cette pêche singulière par
ce fait qu'en quelques minutes nous avons vu
une compagnie de six cormorans recueillir une
corbeille de poissons.
Le 12 août, je prends les devants pour aller,
aux environs de Mien-lin, avertir Je célèbre
358
A TRAVERS L'ASIE
P. Jourdain de l'arrivée de notre caravane. Iî
est célèbre en effet : vingt-huit ans de séjour en
ces parages, une science approfondie de la lan-
gue et des lois chinoises, un caractère à la fois
conciliant et énergique» ont valu à ce vaillant
inissionnaiie, principalement chez les sauvages
Lolos, un prestige et une autorité que n'ont pas
les mandarins eux-mêmes. Plus d'un mandarin
a eu à se louer, en certaines circonstances diffi-
ciles, des bons offices du P. Jourdain ; d'autres
ont dù mettre une sourdine à leur haine contre
le nom chrétien.
De notre séjour chez lui, j'ai rapporté le sou-
venir d'une belle fièvre dont je fus guéri par un
sudorifique indigène, d'un effet prodigieux.
Mes compagnons ont dit dans leurs relations
l'exquise amabilité, le chaud patiiotisme, l'im-
pétuosité encore toute française de ce vétéran
de la Foi.
Ce qu'il craignait le plus pour le reste de
notre voyage jusqu'au Fleuve Rouge, çe n'était
pas tant la chaleur — parfois horrible cepen-
dant, dans ces ravins rocheux — mais bien les
orages et les pluies torrentielles qui souvent y
en cette saison, enlèvent en quelques heures
tous les ponts jetés sur les cours d'eau et
obligent parfois les voyageurs à stopper durant
des semaines.
A TRAVERS L'ASIE
359
Et les auberges ! Véritables taudis en terre»
dont les pluies quotidiennes défonçaient le toit
et que hantaient de telles légions de vermine
qu'à peine pouvions-nous dormir une nuit sur
cinq. Et les rares chevaux que nous trouvions
à louer ! Des haridelles efflanquées qui s'effon-
draient sous leur cavalier, après une heure de
marche. Et les habitants de cette partie ouest
du Se-t'chouan ! Hommes, femmes, enfants,
presque tous sont ornés de goitres énormes,,
vessies flasques et aux veines bleuâtres, qui leur
ballottent sur la poitrine.
Et le caractère moral ne vaut pas mieux.
Près de Mien-lin existe une très riche mine
d'or et d'argent. L'an dernier, nous racontait
le P. Jourdain, un éboulement y avait enseveli
au delà de mille ouvriers. En pareil cas, en
Europe, on verrait les parents des victimes
courir affolés en poussant des cris de désespoir,
On veirait les âmes charitables se cotiser pour
soulager une infortune aussi effroyable.
Rien de semblable en Chine. La foule se ras-
sembla bruyante sur le marché de Mien-lin,
mais uniquement pour discuter deux graves
questions commerciales. A mille morts, il
faudra mille cercueils. Le prix de cet objet est
ordinairement de quatre ligatures. Etant donnée
la circonstance, les chançards de fabricants
36o
A TRAVERS L'ASIE
vont demander six lignatures, plus peut-être, et
réaliser un superbe bénéfice. De plus, mille
hommes laissent bien des veuves. Les gens qui
jusqu'ici n'avaient pu s'acheter une femme,
parce qu'il leur manquait le prix courant de la
chose, quinze ligatures, vont pouvoir entrer
en ménage avec la moitié peut être de la
somme.
En cette race de ciétins et de sans-cœur a
encore le toupet de mépriser le reste du genre
humain, et d'appeler son Empire ... le royaume
des fleurs !
CHAPITRE XXVI
î^es examens en Chine. — La valeur chinoise. — Effets
d'un orage. — La monnaie d'Achmed. — Une scène de
pugilat. — Une avalanche. — Hui-li-tcheou . — Les fu
meurs d'opium. — Passage du Fleuve Bleu. — Un marbre
-singulier. — Une misérable auberge.
Le 17 août, aux abords de Ning-yuan-fou,
nous voyons une foule de jeunes gens se diri-
ger vers cette ville, pour y subir les examens
ouvrant l'accès aux dignités civiles et militaires.
Ces apprentis mandarins, réunis ainsi en grand
nombre, sont d'ordinaire d'une extrême inso-
lence, ainsi qu'on le verra plus loin.
D'après ce que l'on nous apprend au sujet de
ces examens, quiconque peut tirer juste quel-
ques flèches et soulever à bras tendu de grosses
pierres munies d'un anneau, est proclamé
-caporal, et porte dès lors dans sa giberne son
«bâton de maréchal.
362 A TRAVERS L'ASIE
L'examen des futurs mandarins civils offre
plus de difficulté. Les candidats doivent pré-
senter une dissertation sur • un point obscur
des livres de Confucius et composer eux-mêmes
une amplification oratoire. La plupart fran-
chissent assez bien ces deux obstacles. Mais le
pont-aux-ànes pour le grand nombre, c'est la
question suivante posée par de vieux exa mina-
teurs à barbe blanche : « Combien nous don-
nerez-vous de lingots d'argent pour l'obtention
de votre diplôme ? « Sur trois mille postulants,
une cinquantaine seulement sont à même de
fournir... une réponse favorable.
Ce même jour> au soir, Bonvalot est pris
d'une fièvre si intense qu'il en devient faible
comme un enfant et que nous devons, les jours
suivants, le faire ti.msporter en litière.
Le 18, sur un chemin étroit séparant des
rizières, le prince, qui chevauche seul en
avant de la caravane, lait la rencontre d'une
troupe de jeunes cavaliers escortant leur maî-
tre d'escrime et se rendant aux examens mili-
taires* Un des futurs guerriers, sans doute
pour faire parade de bravoure, frappe de sa
cravache le cheval monté par le Prince, et crie-
en même temps : — Range-toi donc de côté,
diable d'occident ! — Pauvre petit célestial !
Le Prince saute à terre, arrache l'insulteur de
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A TRAVERS L'ASIE
363
sa selle et, sans respect pour les jolis souliers
de satin, les pantalons en soie jaune, la veste
festonnée de broderies, jette le tout dans les
eaux vaseuses de la rivière. Vous croyez que
les quinze compagnons du drôle ainsi corrigé
vont tomber sur l'Européen isolé. En aucune
façon. Ils sont là, pâles, effarés, se serrant les
uns contre les autres comme des oisons qui
ont entendu un coup de fusil. Et, lorsque nous
arrivons à notre tour sur les lieux, nous voyons r
d'un côté, le malheureux guerrier se dépêtrer
de la boue qui l'englue jusqu'au menton et, de
l'autre, le vieux maître d'escrime sortir de sa
litière et nous présenter de très humbles excuses.
Oh ! la valeur chinoise !
20 août. A notre grand ennui, la pluie ne
discontinue pas. Le sol d'une vallée que nous
suivons est d'une telle richesse que l'on y fait
trois récoltes par an. Les arbres fruitiers,
orangers, grenadiers, caquiers sont extrême-
ment abondants, ainsi que beaucoup de plantes
inconnues que le Prince rapporte à la flore des
Indes.
Dans la nuit, survient un orage tel qu'en
dix ans de séjour en Orient je n'en ai point vu
de si diluvien, sauf à Pointe-de Galles de Gey-
lan, en 1881. Le résultat ne se fait pas attendre.
On nous annonce, le matin, que nous allons-
364
A TRAVERS L'ASIE
être obligés de stopper, parce que le pont
menant au dehors de la ville où nous nous
sommes arrêtés a été emporté, et que la rivière
est si grosse et si impétueuse, que les centaines
de voyageurs se trouvant dans notre cas ne
peuvent songer à la passer à gué.
Pour parer à ce contretemps, je me rends
chez le mandarin et lui demande, dans l'inté-
rêt de ses administrés, de donner des ordres
pour qu'on établisse un pont provisoire. Le bon-
homme me répond qu'il n'a pas d'argent pour
cela et que, d'ailleurs, si les voyageurs veulent
se cotiser, il sera facile de trouver des ouvriers
consentant à jeter d'une rive à l'autre quelques
troncs d'arbres qu'on couvrirait de planches.
C'était me dire honnêtement : « Si vous voulez
un pont, payez-le, je ne m'y oppose pas ! »
Comme Bonvalot est encore très souffrant,
cet arrêt ne nous déplaît pas trop ; j'en profite
pour voir la ville. Je n'y trouve rien d'intéres-
sant, si ce n'est la fabrication en grand des
bâtonnets odoriférants si usités dans toute la
Chine et le Thibet, pour parfumer les apparte-
ments et remplacer l'encens dans les temples.
La matière première se compose de différentes
plantes, préalablement bien desséchées. Ces
plantes sont ensuite déposées dans des mortiers
où des pilons en bois, mus par une roue hy-
A TRAVERS L'ASIE
365
draulique, les réduisent en une poudre jau-
nâtre très fine. De l'huile ajoute e à cette poudre
on fait une pâte que l'on étire en une sorte de
gros vermicelle, coupé ensuite en baguettes
d'un pied de longueur.
Mais on en a vite assez de contempler une
telle merveille d'industrie. Le 21 , moyennant
promesse que nous faisons d'une quote-part
dans le salaire à payer, une quinzaine de
Chinois se mettent à Pœuvre et, en deux heures,
au moyen eje poutres pêchées dans l'eau, de
madriers et de planches, construisent un pont
qu'on peut franchir sans trop de danger. Les
voyageurs chinois soldent leur passage au
moyen de quelques sapèques ; mais le chef des
ouvriers vient effrontément nous réclamer
vingt onces d'argent, cent vingt francs. Je
proteste du geste et de la voix. Bonvalot qui ne
comprend rien à mon indignation, demande
de quoi il s'agit. Je le lui explique.
— En ce cas. répond-il avec un sourire y
envoyez cet homme s'arranger avec Achmed ;
celui-ci s'en tirera mieux que vous.
Achmed, mis au courant de la chose, 11e dit
pas un mot, tombe sur le Chinois et le roule
comme un dogue ferait d'un roquet. Et les
compagnons du rossé, qui savent à merveille
que le prix demandé est vingt fois trop consi-
366
A TRAVERS L'ASIE
dérable, de rire de l'infortune de leur com-
pagnon. L'un d'eux cependant s'enhardit à
-demander dix onces. Il est payé à l'instant de
la même manière. L'hilarité devient alors
univei selle. Nos gens, les Européens, les
•badauds, les constructeurs du pont : tous se
tordent. Les deux battus font eux-mêmes
chorus en disant : « Eh ! elle est singulière la
monnaie du grand royaume de France. « Sur
quoi Bonvalot désarmé concède cinq onces que
les ingénieurs improvisés reçoivent en se jetant
à genoux et en poussant des hourras d'enthou-
siasme. En deux heures ils ont gagné le salaire
de dix jours, et, pour un Chinois, quelques
taloches ne tirent pas à conséquence.
Le lendemain, 22, scène de pugilat plus
sérieuse entre une troupe de jeunes archers qui
avaient insulté et menacé le Prince, d'une
part, et d'autre part, Achmed, Abdullah et
Tong-Kia. Ce dernier, Chinois lui-même cepen-
dant, se battait contre ses compa-riotes avec
une furia incroyable, et accompagnait chaque
coup d'une de ces épithètes qui mettent la
rage au cœur d'un habitant du Céleste-Empire.
Au bout de deux minutes, les Chinois fuyaient
éperdus, abandonnant armes et bagages sur le
-champ de bataille.
Un peu plus loin nous suivions, entre une
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A TRAVERS L'ASIE
367
montagne et un ravin profond, un sentier si
-étroit que deux cavaliers n'eussent pu y mar-
cher de front. J'allais en tête monté sur un
mulet et suivi immédiatement par Achmed.
Tout à coup un bruit formidable se fait enten-
dre. Un avalanche de terre et de pierres,
détachée du faîte de la montagne, passe de-
vant moi comme une trombe et va s'engouf-
frer dans le précipice qu'elle comble en partie:
Ma bète effrayée fait un écart et nie jette par
terre. Les animaux qui suivent se cabrent à
leur tour, et je vois l'instant où hommes et
bêtes vont aller s'abîmer dans le gouffre. Il n'en
-est rien cependant : mais je ne puis m'empêcher
de dire à Achmed : Mon brave, voilà un aver- 5
tissement que le ciel nous donne, parce que tu
.aimes trop à rosser les "Chinois !•*—. Maître,
répondit le drôle, que dites-vous là ? Le ciel
peut-il aimer des chiens si lâches et si har-
gneux ? Non. non, si ceci nous arrive, c'est
parce que je n'en ai pas encore tué un seul ;
gare au premier qui se permettra d'aboyer
contre nous !
Kong-mao-ing, gros village où nous arrivons
ensuite, est célèbre par le commerce du sel qui
y est très bon, mais très cher, soixante-dix
sapèques, soit trente-cinq centimes la livre.
En revanche, les denrées alimentaires y sont
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368
A TRAVERS L'ASIli
d'un bas prix fabuleux. La livre de viande-
coûte trente sapèques ; la livre de graisse, dix
sapèques ; le litre de genièvre, douze sapèques.
Et moyennant dix sapèques on peut se gorger
de riz à discrétion.
Journées maussades que celles des 23 et 24
août! On ne fait que monter et descendre des
hauteurs, sous une pluie qui a raviné tous les
chemins. A chaque instant nous sommes forcés
de nous arrêter, ' ici pour réparer un pont, là
pour niveler une pente» ailleurs pour combler
une crevasse. Enfin, au passage à gué d'une-
rivière, Bonvalot est presque noyé dans sa
litière, parce qu'un des porteurs a fait la
culbute. ,
Le 24, nous atteignons la grande ville de
Huili-tcheau, remarquable, ainsi que ses
environs, par des goitreux plus dégoûtants, si
possible, que tous ceux rencontrés jusqu'ici ;.
une pauvreté telle que les enfants déjà grands,,
des deux sexes, sont nus comme vers; et enfin
des mines de charbon, de fer et de cuivre. Le
charbon ne coûte que cent vingt sapèques les •
cent livres ; le fer et le cuivre sont utilisés pour
la fabrication des marmites, des cloches et de
ces belles pipes à eau si usitées dans toute la.
Chine.
Le 26, nous avons la preuve de l'aimable
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37o
A TRAVERS L'ASIE
solidarité qui unit en Orient les représentants
des diverses nations européennes. Un Chinois
dont nous faisons rencontre nous montre une
magnifique carabine Martini qu'il s'est procurée,
ainsi que deux cents cartouches, moyennant
vingt onces d'argent, cent vingt francs. Il nous
explique qu'au temps de la guerre franco-chi-
noise où s'illustra l'héroïque Courbet, les
Anglais faisaient passer ces armes en grand
nombre, par leurs possessions de Birmanie, et
les vendaient à vil prix aux ennemis irrécon-
ciliables de la France, les Pavillons noirs.
27 et 28 août. Je parlais tout à l'heure de la
misère qui règne en cette région dont le sol est
pourtant couvert de si riches moissons et ren-
ferme dans ses entrailles des mines si précieu-
ses. C'est que c'est ici la patrie par excellence
des fumeurs d'opium. Or, cette drogue infer-
nale coûte très cher et, sur dix hommes, il y
en a neuf tellement esclaves de cette passion
qu'ils épuisent toutes leurs ressources pour la
satisfaire. Six femmes sur dix en font autant.
29 août. Notre Abdulîah a failli tuer aujour-
d'hui Bonvalot ou votre serviteur. Nous mar-
chions en avant, lorsque des gamins conduisant
à l'abreuvoir une troupe de buffles trouvèrent
plaisant de lancer des pierres au moyen de
leurs frondes. Abdullah, qui était en arrière,
A TRAVERS L'ASIE 371
tira un coup de revolver, pour effrayer ces
moutards trop belliqueux. Sa balle, tirée pour-
tant hors de notre direction et de celle des
enfants, fit ricochet sur une pierre, vint siffler
à quelques pouces de nos tètes, et alla s'aplatir
contre les rocs que nous avions à notre droite.
Dans la même journée, à Tckiang-yi, nous
franchissons en barque le Fleuve Bleu, et
passons ainsi de la province du Se-t'chouan
dans celle du Iun-nan. Le climat de celle-ci est
très chaud. Aussi y trouve t-on l'arbre à caout-
chouc des pays tropicaux et des haies formi-
dables de cactus s'élevant de cinq à six mètres
de hauteur. Ainsi encore, la seconde moisson
<ie riz est déjà; coupée, et Ton procède aux
semailles de la troisième.
Vilaine besogne que cette culture ! On sait
que le riz ne croît que dans l'eau ; c'est pour-
quoi les champ? à ce destinés sont entourés de
digues, de manière à en faire des étangs rec-
tangulaires dans lesquels l'eau du fleuve est
amenée par des rigoles. Un buffle conduit par
un homme à peu près nu laboure dans l'eau et
la boue, l'un et l'autre y étant immergés jus-
qu'au ventre. On sème, on fait écouler l'eau, on
la fait rentrer quand le riz est levé, pour l'en-
lever et la ramener à plusieurs reprises. Ces
marais artificiels exhalent une odeur affreuse,
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372
A TRAVERS L'ASIE
et je ne m'étonne pas que les pays à riz soient
des pays a fièvres.
Le lendemain nous constations que, dans une
vallée où coule un affluent du Fleuve Bleu,
tout est d'un rouge vif : l'eau de la rivière, le
sol et même le grain du riz. A plus savant que
moi d'expliquer ce phénomène. w
Rude étape le I er septembre. Nous mettons
plus de six heures à franchir la chaîne de mon-
tagnes de Ma-tao chan, haute de 3ooo mètres.
On extrait de ces montagnes un marbre très-
singulier et probablement unique au monde.
Les veines dont il est orné sont de couleurs
diverses et combinées de telle manière qu'on y
voit lorsqu'il est poli, des fleurs que Ton dirait
peintes au pinceau, et qu'en réunissant plu-
sieurs plaques, les Chinois, dont pn connaît la
patience, composent de véritables tableaux où
l'on jurerait qu'un artiste a représenté un pay-
sage traversé par une rivière et semé de villes,
de lacs et de bois. Tout cela n'est cependant que
l'œuvre de la nature. Nous avons vu à lurim
nari-Jou plusieurs de ces tableaux si ravissants
que, sur les lieux mêmes, ils atteignent le prix
de deux cents francs.
Une autre curiosité qu'offre cette con-
trée, mais la nuit seulement, ce sont des
mouches phosphorescentes si nombreuses et
si brillantes qu'elles donnent, à certains
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A TRAVERS L'ASIE
373
moments, l'illusion d'un petit feu d'artifice.
En revanche les routes sont détestables, et
les victuailles aussi. Le matin, nous ne pouvons
nous procurer que de la soupe au riz, et le soir
une poule au carry. A ce maigre régime, nos
■estomacs se débilitent, et comme les rizières
puent la fièvre, nous ne parvenons à y échap-
per qu'en prenant chaque jour une forte dose
de quinine.
A Wu-ting'tcheoii, où nous arrivons le 3 sep-
tembre, nous trouvons échelonnés ça et là des
postes de soldats chinois, dont la mission est de
surveiller les actes des sauvages Lolos campés
dans les montagnes. Ici, plus encore qu'au
Se-t'chouan, ces pasteurs guerriers, nourris de
laitage et de viande, de taille haute et bien
prise, de caractère presque féroce, sont de for-
midables adversaires pour les Chinois généra-
lement petits au Iun-nan, minés par les fièvres,
anémiés par la misère et sujets à la nécrose et
à l'ophtalmie.
4 septembre. On nous annonce que demain
nous atteindrons la capitale de la province,
Iun-n an-fou, où résident des missionnaires
catholiques. Vers midi, la femme de l'aubergiste
chez lequel nous nous sommes arrêtés pour
prendre le thé nous apprend qu'à la capitale il
y a non seulement des prêtres catholiques
(Tien-Tchou-kiao), mais aussi des prédicants
374
A TRAVEKS L'ASIE
européens accompagnés de leurs femmes, qu'elle
appelle lesou-hoei ce que je sais être des pro-
testants. Et sait-on ce que cette Chinoise trou-
vait de plus extraordinaire chez ces dames ;
européennes ? Leurs pieds immenses — ceux
des Chinoises ont à peine dix centimètres — et
le bruit que font sur le pavé les talons ferrés
de leurs souliers, bien différents des minuscules
babouches en soie à l'usage du beau sexe en ,
Chine !
Nous logeons dans une misérable auberge
où Ton ne peut nous ofifiir que deux petites
chambres dans une desquelles quatre porteurs
de palanquin sont déjà occupés à fumer leur »
infect opium. Comme cette drogue nous écœure .
à nous rendre malades, je prie ces gens, et cela
à trois reprises, d'aller s'empoisonner ailleurs,
et finis par souffler la lampe à alcool nécessaire
à leurs opérations. Les drôles s'éloignent de
quelques pas et recommencent de plus belle.
Ce que voyant, le Prince va chercher un seau
d'eau et sans crier gare, le déverse sur les
fumeurs et leur attirail. Sauve qui peut géné-
ral ! car les Chinois ont une peur atroce de
l'eau froide. Nous restons maîtres de la place ;
nos adversaires ont fui avec un tel entrain que
l'un d'entre eux est allé s'étaler de tout sort
long dans la vase d'une rizière, à la grande
hilarité de ses propres compatriotes.
CHAPITRE XXVII
Arrivée à Iun-nan-fou. — La résidence des missionnaires. —
Le directeur des télégraphes. — Chinoiseries. — Un coup
de feu. — Mong-tze. — Au consulat de Fiance. — Le Fleuve
Rouge.
5 septembre. Arrivée à lun nan-foîi. Dès six
heures du matin, j'ai pris les devants eu compa-
gnie de mon bon Tong-kia, afin d'avertir les
missionnaires de résidence à la capitale de
l'arrivée du Prince, et dans le but de leur
demander l'hospitalité. Dès neuf heures, j'at-
teignais une vallée au centre de laquelle se
dresse la ville entourée de magnifiques remparts
crénelés. Un peu au delà, brille sous les rayons
du soleil un beau lac de vingt lieues de dia-
mètre, que sillonnent en tous sens une multi-
tude de jonques à voiles et de barques de
pêcheurs.
3 7 6
A TRAVERS L'ASIE
A onze heures, j'entrais à la résidence des
missionnaires, vaste construction en style
chinois, et saluais le Vicaire apostolique du
Iun-nan, le vénérable M^ r Fénouil qui, malgré
ses soixante-dix ans et quarante-six années
d'apostolat, est encore alerte et vigoureux.
Bientôt après, arrivent le Prince et Bonvalot.
Puis-je parler, sans me répéter, de l'accueil que
nous font les missionnaires français ? Dirai-je
la jouissance que nous éprouvons à nous voir
installés dans des chambres bien propres,
exemptes de puces, punaises et autres bêtes
piquantes, puantes et mordantes ? Et ces bons
lits, aux draps bien blancs, aux couvertures
neuves et bien sèches : oserons-nous bien nous
y glisser ?
Nons envoyons nos cartes au vice-roi qui nous
envoie la sienne en nous mandant que sa pro-
tection nous est inutile, puisque nous avons
celle de Févêque. On nous explique que cette
grossièreté n'a rien d'étonnant, parce qu'elle
émane de l'ennemi acharné de la France, de
celui qui, lors de la guerre du Ton-kin, a
soudoyé ouvertement contre les Français bon
nombre de ses sujets.
En revanche, à peine sommes-nous installés
à la résidence, que nous y recevons la visite du
directeur général des lignes télégraphiques de
A TRAVERS L'ASIE
377
la province, M. Jensen, Danois de naissance.
Bien que protestant, il est l'ami intime des mis-
sionnaires catholiques et n'entretient aucun
rapport avec les ministres anglicans.
Le lendemain, ce gentleman accepte très
volontiers de dîner avec nous à la table de
Tévèque, et se charge d'expédier nos lettres et
télégrammes pour Hong-kong, Shang-haï et
l'Europe. Le tarif des télégrammes est très
•élevé : à nous trois, nous avons à solder 246
francs. Les bureaux de Hongkong et Shang-haï
«ont avisés d'avoir à nous envoyer à Hanoi,
-capitale du Tông-kin, nos correspondances
arrivées d'Europe, et les employés de Mang hao
sont priés de nous louer une barque, pour le
voyage sur le Fleuve Rouge.)
Nous allons ensuite acheter en ville de
nouvelles couvertures de lit, parce que celles
dont nous nous servons depuis près d'un an sont
«usées jusqu'à la corde et d'une saleté à faire
reculer un Mongol ou un chiffonnier de Paris.
Au cours de nos emplettes, nous apprenons
que la ville est en proie à une épidémie d'in-
fluenza d'une violence telle que plus de trois
cents personnes y succombent chaque jour.
Bonne raison pour hâter notre départ !
Le 8 septembre, grand dîner à l'européenne
chez le bon M. Jensen. Nous admirons chez lui
3 7 8
A TKAVEKS L'ASIE
plusieurs de ces tableaux en marbre dont j'ai
parlé précédemment, et surtout un bureau
télégraphique parfaitement organisé. Un Can-
tonnais en est le chef et commande à dix
employés, tous chinois, mais parlant parfaite-
ment l'anglcâs. Ces Célestiaux — chose prodi-
gieuse pour qui connaît leurs congénères —
entretiennent le bureau et les appareils avec
une propreté toute européenne. Il est vrai que
leurs appointements sont fort élevés et qu'à la
moindre négligence M. Jensen congédie mili-
tairement. Ce dernier, après fortune faite en
quelques années, va retourner en Europe et
nous accompagnera même jusqu'à Mong-tze
où résident un consul et des agents de douane
européens.
Le même jour, un curieux incident, tout à
fait chinois, marque notre retour à la résidence.
Un brave chrétien vient y implorer l'assistance
de Tévêque. En venant à la ville, il s'était
trouvé en présence d'un marchand de sel qui,
chargé d'un gros sac de cette marchandise,
était tombé dans un fossé de telle façon qu'il
n'en pouvait sortir sans le secours d'autrui, et
que le sel était mouillé. Le chrétien aide l'homme
à se relever et à repêcher le sel avarié. Mais,
voici qu'à peine délivré, le marchand saisit le
chrétien, crie à l'assassin, entraîne son sauveur
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A TRAVERS L'ASIE
379
chez les satellites, accusant ce dernier de l'avoir
culbuté dans l'eau pour s'emparer de sa mar-
chandise, et exigeant un poids égal de bon sel.
Le chrétien a beau protester : on lui donne,
séance tenante,- quarante coups de bambou, et,
si Monseigneur ne le tire pas de ce mauvais
pas, il sera condamné à indemniser le païen et
à solder les frais du procès. Qu'on s'étonne
après cela qu'il n'y ait pas de Juifs en Chine !
Les fils d'Abraham seraient-ils de taille à lutter
contre des roués de cette force ?
Autre chinoiserie, mais venant de plus haut.
Depuis notre arrivée à la capitale, la garnison:
se livre à des exercices militaires vraiment
enragés. De quatre heures du matin à huit
heures du soir, le canon ne cesse de gronder,
et les feux d'infanterie crépitent à nous rendre
sourds. Informations prises, il parait que le
vice-roi s'est imaginé que notre venue au Iun-
nan avait pour but d'inspecter les forces du
pays. En Chinois qui connaît son affaire, il a
fait brûler des millions de cartouches à blanc,
ne doutant pas qu'à notre arrivée au Tong-kin
nous ne disions aux Français de ne point venir
se mesurer contre des gens qui ont tant de
poudre. — Sois tranquille ! mon bonhomme, .
nous le dirons.
11 septembre. Nous partons vers midi en corn-
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38o
A TRAVERS L'ASIE
pagnie de M. Jensen, et longeons les bords du
lac, sur un espace de quatre lieues. Belle
contrée, où un système d'irrigation obtenu par
des pompes en bambou fait coître de splendides
moissons de riz et de sorgho. En revanche, à
la halte du soir, on ne nous offre pour logis
qu'une étable sordide. Nous campons donc à la
belle étoile.
Le lendemain, nous continuons à suivre les
bords du lac, où Ton rencontre beaucoup de
ruines datant de la révolte des T'chattg-mao-tse
{Longs Cheveux). Nous constatons que le type
des habitants tend à se rapprocher de celui des
Annamites et des Tong kinois.
12 septembre. C'est à cette date, il y a un an
que nous quittons Kouldja. Une année entière
passée à cheval, sauf de courtes interruptions :
-en voilà assez de ce genre de locomotion. Et
puis, toujours des montagnes succédant aux
montagnes, cela finit par devenir assez mono-
tone. Et voici que M. Jensen nous affirme qu'il
nous en reste à franchir une dernière, d'une
altitude de 2000 mètres. Est-elle donc bossuée,
cette immense Asie !
Quittant les bords du lac, nous cheminons le
long de la ligne télégraphique. L'installation
des potaux est singulière. On ne dispose guère
ici que du bois de peuplier. Aussi, bon nombre
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A TRAVERS L'ASIE
38i
de poteaux, plantés qu'ils sont dans les rizières,
sont complètement pourris après quatre ans de
service. On les remplace tant bien que mal, en
accrochant le fil à de vieux troncs rabougris,
ou encore à des arbres fruitiers. Il arrive même
que, ces ressources manquant, la ligne est
interrompue pendant plusieurs mois. « C'est
ainsi, nous dit M. Jensen, que, non loin d'ici,
le personnel d'un bureau n 1 a d'autre occupation
depuis trois mois que de palper des gages
plantureux, parce que plusieurs poteaux ont
fait la culbute. »
Au haut de la montagne, voici qu'éclate un
coup de feu, et un colporteur chinois tombe,
les quatre fers en l'air. Nous courons à lui : le
malheureux a la poitrine tout en sang et semble
prêt à rendre l'âme, tandis que sa main droite
étreint encore un pistolet fumant. En bons
samaritains, nous lavons la blessure avec de
l'arnica et faisons avaler au patient quelques
gouttes de cordial. Le Chinois ouvre un œil,,
puis deux, recouvre la voix et nous dit enfin :
» Merci ! bonnes gens, continuez votre route :
je n'en mourrai point. J'avais acheté un pistolet
et l'avais bourré sur la poudre avec de la terre
et du papier, pour qu'il fît grand bruit, mais-
sans ajouter de balle. Et jouant avec mon
arme, le coup est parti et je me suis cru
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382
A TRAVERS L'ASIE
mort : mais j'ai la peau dure et je vis encore »
Au village de Hai-men-tyao, où nous logeons,
on sert d'excellent poisson péché dans un lac
voisin, presque aussi grand que celui de Iun-
nan-fou. Les habitants, tous pêcheurs et pirates
à l'occasion, ont assisté pour la plupart, nous
dit M. Jensen, à la guerre du Tong-kin. où ils
ont laissé bon nombre de leurs compatriotes, et
beaucoup de ceux qui en sont revenus ont été
estropiés par les balles françaises. La moue
qu'ils nous font semble indiquer qu'ils en gardent
rancune. C'est logique de leur part : mais qu'y
pouvons-nous ?
Le lendemain, nous suivons une belle route
ombragée par des arbres touffus et bordée d'im-
menses vergers où croissent pommiers, poiriers,
caquiers et bien d'autres arbres fruitiers. La
Ou-li-tzt est une sorte de poire qui ne se cueille
qu'en hiver et doit mûrir sur l'arbre ; elle est
alors entièrement noire et très juteuse. La
Sa-li-kouo est une sorte de pomme aigrelette
d'un goût excellent, dont les pépins sont des
noyaux très durs, analogues à ceux de la nèfle.
Le pays paraît d'ailleurs plus riche que dans le
nord de la province ; les maisons sont plus
confortables ; hommes et femmes portent des
vêtements plus luxueux. Ces dernières vont
jusqu'à étaler de nombreux ornements en argent.
9
A TRAVERS L'ASIE
383
En revanche la chaleur est excessive. Aussi,
dans la journée du 14, Bonvalot et deux de nos
hommes sont-ils pris de fièvre et de vomisse-
ments bilieux. Notre petit singe Akké, habitué
aux frimas de ses montagnes, est bien malade,
lui aussi, et les magnifiques chiens que nous
avions amenés du Thibet meurent l'un après
l'autre.
Les coups de soleil sont presque autant à
craindre que les attaques de la fièvre. Pour s'en
préserver, les indigènes portent ces énormes
chapeaux en fibres de bambou, de près d'un
mètre de largeur, et qui paraissent si grotesques
lorsqu'on les voit représentés dans les peintures
chinoises. Au risque de passer pour des Chinois
de paravant, nous achetons de ces chapeaux et
nous nous en coiffons bravement.
Nous logeons dans un village à sol maréca-
geux, uniquement habité par des Hoei-Hoei, ou
Mahométans. Ces gens nous apprennent
qu'après la grande révolte de leurs compatriotes,
ils ont été relégués en cet endroit malsain par
leurs ennemis qui espéraient, sans doute, les
faire périr par la fièvre. Toujours bien avisés,
ces Chinois !
Rien à noter au cours des deux journées sui-
vantes, si ce n'est des ronces gigantesques qui
bordent le chemin et sont identiques probable-
384
A TRAVERS L'ASIE
ment à celles que Ton rencontre au sud de
l'Afrique, et auxquelles les Boers ont donné le
nom significatif de Wacht een beetje, « attendez
un peu ». C'est que ces ronces ont des épines
récourbées, si longues et si acérées que, pour
peu qu'on s'en approche, on est infailliblement
accroché. Une clôture faite de ces arbustes,
serait absolument impénétrable, même à des
buffles.
Le 17 septembre, nous atteignons MongUze r
où nous sommes reçus très amicalement par le
consul français, M. Le Duc. Mais nous sommes
insultés au beau milieu de la rue par des voyous
et des soldats chinois. Les sauvages thibétains
nous ont ennuyés parfois, mais jamais injuriés.
L'être ici, où la France a son représentant,,
c'est trop fort ! Aussi, le plus insolent des
insulteurs est il saisi par nos gens et rossé
d'importance. De plus, nous faisons transmettre
nos cartes au grand mandarin de la ville, avec
prière de prendre des mesures pour que nous
soyons respectés. Le madré Chinois répond à
notre requête en faisant demander pourquoi
nous avons battu un de ses sujets, et voudrait
tenir en son pouvoir mon cuisinier Tong-kia^
lequel a frappé comme nos autres serviteurs et
qui, étant Chinois, serait justicable du tribu-
nal de l'endroit. Nous n'avons garde de céder
A TRAVERS L'ASIE
385
à cette exigence : mon brave chrétien risque*
rait tout simplement d'être décapité.
Au consulat, outre M. Le Duc, nous trouvons
six Européens, tous employés au service des
douanes chinoises. Ces messieurs nous invitent
à dîner avec eux le lendemain. Nous acceptons
avec reconnaissance, décidons de nous reposer
pendant deux jours et profitons de cette halte
pour louer de nouveaux chevaux destinés à
nous porter jusqu'à Mong-hao, sur le Fleuve
Rouge.
Nos nouveaux amis ne cessent de nous parler
du danger d'être attaqués par les pirates qui
rôdent sans cesse aux abords de ce fleuve. Ces
jours derniers, un jeune officier français escor-
tant un convoi de barques chinoises aurait été
tué par ces bandits.
20 septembre. Il ne nous reste que deux éta-
pes à fournir par terre. Nous partons vers
midi, emmenant treize chevaux de bât et sept
chevaux de selle. Mauvaise journée ! Je tombe
de ma monture et me blesse fortement aux
genoux. Et puis, une pluie continuelle, des
chemins boueux et, pour clore la fête, nous ne
trouvons le soir qu'une étable infecte et
humide. Nous y passons la plus affreuse nuit
que nous ayons eue de tout le voyage.
Aussi est-ce de grand cœur que, dès l'aurore,
25
386
A TRAVERS L'ASIE
nous sellons nos chevaux pour la dernière fois.
Nos gens, qui se traînent à peine, tant ils sont
affaiblis par la fièvre et la dyssenterie. ne
mettent pas moins d'ardeur à charger les
bagages. Ils savent que six lieues à peine nous
séparent du Fleuve Rouge tant désiré.
Dussions-nous crever les chevaux, nous ne
mettons guère que deux heures pour effectuer
le trajet. M os serviteurs impatients ont pris
les devants et, tout à coup, nous entendons les
cris cent fois répétés : Fleuve Rouge ! Fleuve
Rouge ! Une jonque bien propre et assez
grande nous attend. On saute à bas des mon-
tures, on leur arrache la bride et la selle, et, à
la stupéfaction des bateliers qui nous croient
fous, on jette et tout à la rivière, comme si l'eau
du fleuve — elle est vraiment rougeâtre —
devait emporter avec nos harnais délabrés le
souvenir de plus de douze mois de misères.
Un seul homme ne partage point le délire
oyeux qui nous agite tous : notre pauvre
Achmed. Debout au bord du fleuve, il en con-
sidère hébété le cours impétueux ; et lui,
l'homme de fer et d'acier, tremble pour la
première fois de sa vie. « Que voulez-vous ?
nous dit-il ; les déserts, les montagnes, les
rochers, les précipices : je connais tout cela ;
mais l'eau, mais cette frêle barque qui se dan-
A TRAVERS L'ASIE
387
dine, et puis, plus loin, la grande mer, rien
que le ciel et l'eau profonde : j'en mourrai ! »
Nous tâchons de rassurer le bon serviteur dont
la vaillance a si souvent relevé notre faiblesse,
mais Achmed hoche tristement la tête.
Nous passons le reste de la journée à ranger
nos bagages à fond de cale, et nous disposons
nos literies par dessus. Le repas du soir est
pris de bonne heure, et nous nous endormons
bercés par cette idée : voici la dernière nuit que
nous passerons en Chine ; demain, ce sera le
Tong-kin, et le Tong-kin, c'est déjà un peu la
France, l'Europe, la patrie !
CHAPITRE XXVIII
Navigation sur le Fleuve Rouge.— Rencontre de six Belges^
— Arrivée à Hanoi. — Une triste nouvelle. — Arrivée à
Hong-Kong. — Retour en Europe.
22 septembre. Nous nous éveillons alors que
la barque file déjà rapide entre des rives éta-
lant l'exubérante végétation des contrées tropi-
cales.
Nos bateliers parlent une langue qui nous
est incompréhensible. Quelques-uns entendent
cependant un peu le Chinois, de même que leur
chef. Celui-ci, magnifiquement vêtu, est d'or-
dinaire nonchalamment assis au pied du mât
et fume d'innombrables pipes. Mais, vienne à
se présenter un des nombreux rapides où des
rochers émergeant du fleuve nous menacent de
leurs pointes aiguës, il saisit lui-même le
gouvernail, et, son œil d'aigle fixé sur l'unique
A TRAVERS L ASIE
389
passage torrentueux qui nous est ouvert, sa
voix vibrante et métallique jetant des ordres
brefs et énergiques, il dirige la jonque avec
une justesse prodigieuse, à travers le dédale
des roches que blanchit l'écume, puis se ras-
sied, grave et silencieux.
Un homme ! ce chef; et comme lui et ses
matelots ont tous été pirates et le sont peut-être
encore, nous avons donné l'ordre formel de
n'aborder nulle part sans notre permission,
parce que ces gens pourraient nous faire accos-
ter le soir en un endroit occupe par leurs
amis, les bandits du fleuve, et nous faire
massacrer, pour profiter de nos dépouilles.
Vers le déclin du jour, un cri retentit tout à
coup : — Maître ! voyez donc : un soldat fran-
çais est là-haut, sur la rive. — Nous n'en
croyons rien tout d'abord, puisque d'après les
rapports reçus précédemment, le premier poste
militaire français devait se trouver à Lao-kai,
où nous n'arriverons que demain. Nous tirons
pourtant en l'air deux coups de revolver. A
l'instant même, quatre ou cinq de ces casques
blancs que les Européens portent sous les tro-
piques se montrent à travers le feuillage touffu.
Nous répondons à cette apparition en hissant
le drapeau tricolore et nous tâchons d'aborder.
Mais Je courant violent nous emporte assez
A TK AVERS L'ASJE
loin et, lorsque nous parvenons à mettre pied
à terre, c'est par un étroit sentier s'ouvrant à
travers une forêt de bambous et de bananiers
que nous atteignons le poste commandé par le
capitaine Cadars.
Celui-ci nous apprend qu'il y a trois mois
encore, le poste était établi non loin de là. dans
un endroit bas et humide où la fièvre décimait
les hommes. On a donc brûlé la forêt broussail-
leuse qui recouvrait une colline, et Ton a établi
sur le sommet un fort dominant au loin le
fleuve et tenant en respect les pirates qui,
jusque-là, pillaient impunément les jonques de
commerce.
Le capitaine Cadars commande cent hom-
mes : quatre-vingt tirailleurs annamites et
vingt soldats français. Dure vie que celle de ces
pauvres gens ! Comparés à eux, les soldats
écossais ou irlandais que l'Angleterre entretient
aux Indes sont de véritables princes. Etre
jour et nuit sur le qui-vive ; habiter un pays
malsain, des forêts humides où grouillent les
serpents et où rugit le tigre ; bâtir sous un
soleil torride des remparts et des casernes ; avec
tout cela, manquer souvent de vivres qui ne
peuvent arriver que par le fleuve : la situation
peut être glorieuse, mais elle n'est certes pas
enviable.
A TRAVERS L'ASIE
3 9 I
24 septembre. Nous sommes partis hier soir
de bonne heure, après avoir pris les disposi-
tions de défense commandées par la prudence.
Nos hommes se relayaient d'heure en heure,
fusil en main, pour faire la garde et inspecter
les rives qu'on nous a dit recéler en maints
endroits des nids de pirates. Nous mêmes, nous
avions placé à portée de nos mains des armes
et des munitions.
A midi nous atteignons Lao-kai, premier
poste occupé par un résident civil français,
appuyé par une garnison de volontaires anna-
mites et de soldats européens appartenant à la
légion étrangère. Le résident, M. Larose, nous
a reçu avec la plus parfaite cordialité et nous
a communique un télégramme du Gouverneur
général du Tong-kin, M. Piquet, enjoignant à
tous employés civils ou militaires de traiter
avec honneur les explorateurs du Thibet. —
Voilà qui est très gentil. Qu'on se chamaille en
France sur la forme du gouvernement, je m'en
bats l'œil. Mais que les autorités républicaines
fassent ici bon accueil au Prince d'Orléans et
et à ses amis : j'en suis ravi et en profiterai de
mon mieux !
Je fais ici une rencontre stupéfiante. Dans
la soirée je reçois la visite de six Belges enga-
gés dans la légion étrangère. L'un d'eux ne
3g2
A TRAVERS L'ASIE
m'a pas dit deux mots de flamand qua son
accent j'ai reconnu un habitant de la Dyle, un
Louvaniste. Les autres sont nés qui à Bru-
xelles, qui à Liège, qui à Charleroi. Tous ont
un grade et d'assez bons appointements. Aussi
fus je invité pour le lendemain à un déjeûner
bien ordonné, où Ton devine assez que les
souvenirs de l'ancienne patrie firent tous les
frais de la conversation.
Le commandant de la garnison me disait,
au sujet de ces compatriotes : « quand j'ai la
chance d'avoir un engagement avec les pirates,
% les Belges font merveille et remportent sur
tous en froide bravoure. Mais, quand ils n'ont
rien à faire et doivent subir le train-train mo-
notone de la caserne, il est assez difficile d'en
tenir ménage : ils vendraient jusqu'à leurs
nippes pour avoir de quoi boire ! » Je laisse à
l'officier français la responsabilité de ce blâme
et de cet éloge. Pour ce qui est de boire, j'ai vu
des tourlourous fiançais qui ne s'en tiraient pas
mal : il fait si chaud, au Tong-kin !
Nous avons loué une autre barque qui, en
cinq jours, doit nous conduire jusqu'à Hanoï s
la capitale. Nous eussions préféré, pour aller
plus vite, un bateau à vapeur ; mais il n'en
vient à Loa-kai qu'à l'époque des hautes eaux.
M. Larose insiste pour nous faire accepter une
A TRAVERS L'ASIE
3g3
«escorte militaire. Bonvalot refuse. — Nous
nous sommes défendus nous-mêmes pendant
plus d'un an. dit il ; ne serait-ce pas une honte
de nous abriter maintenant derrière de pau-
vres soldats, et cela en pleines possessions
françaises ?
25 septembre. On descend rapidement. A
midi, les soldats d'un poste nous avertissent de
redoubler de vigilance, parce que, hier encore,
les pirates ont pillé une jonque. Ces bandits
ont des retraites partout et sont parfaitement
renseignés par leur affidés sur le moment où
une embarcation quitte le bas Tong-kin pour
remonter le fleuve, sur son chargement et ses
moyens de défense. Le pillage terminé, ils
•disparaissent dans les fourrés impénétrables
•qui bordent les rives.
On sait qu'en Cochinchine et au Tong-kin,
l'élément militaire français est subordonné à
l'élément civil. Je n'ai point qualité pour dis-
cuter cette organisation : je me contente d'en
constater certains résultats. C'est ainsi qu'au
poste dont je viens de parler, officiers et soldats
connaissaient parfaitement en quel endroit peu
éloigné se trouvait un repaire* de pirates et
s'offraient à aller exterminer ces derniers.
L'autorité civile s'y opposait. Parfois encore
celle ci refuse les bateaux nécessaires pour
3 9 -|
A TRAVERS L'ASIE
ravitailler de vivres et de munitions les postes
échelonnés vers le haut du fleuve. Et les pau-
vres soldats restent des semaines entières sans
moyens de défense, privés de la nourriture
substantielle qu'il leur faudrait pour les sou-
tenir en ces climats débilitants. D'autre part,
il est vrai, les employés civils ne tarissent pas
sur les griefs qu'ils ont à reprocher aux mili-
taires. De là, des dissensions et un manque
d'unité dans l'action, dont profitent à merveille
les Chinois et les pirates. Encore une fois, je
ne juge pas, je cite des faits.
26 septembre. Passage d'un rapide dangereux.
Nous tirons ensuite sur d'énormes tortues
dormant à fleur d'e m. Vers midi, nous sortons
définitivement de la région montagneuse pour
déboucher dans une plaine sans limites où de
nombreux villages se cachent sous l'ombrage de
riants bosquets de bananiers. Hélas ! pourquoi
faut-il que les habitants de ces splendides régions
vivent sous le coup d'alarmes continuelles ? Les
pirates y sont aussi nombreux, aussi hardis qu'au
temps de la guerre franco-chinoise, et s'en
prennent à leurs compatriotes comme aux Fran-
çais. Bien armés, connaissant à merveille tous
les sentiers de la jungle, ils poussent l'audace
jusqu'à s'attaquer en plein jour à des postes
militaires. Il y a cinq jours, ils ont mis le feu
A TRAVERS L'ASIE
3q5
à tout un grand village, à deux cents pas d'un
fort occupé par 'les soldats français et anna-
mites.
27 septembre. On va plus lentement. Le
fleuve, devenu plus large, a un courant moins
violent ; le vent nous est contraire, et enfin les
bancs de sable qui se déplacent journellement
nous obligent à une extrême circonspection.
Au poste de Houang-hao où nous arrivons le
soir, nous sommes victimes d'une petite méprise.
La sentinelle ne nous permet pas d'abord
d'entrer dans la place. Requis par nous, un
sergent va trouver le commandant et lui
demande en notre nom quatre pains frais.
— Qui sont ces gens ? demande le comman-
dant.
— Pas grand'chose, riposte le sergent ; à
voir leurs pantalons de toile bleue et leurs
visages hâlés, je pense que ce sont des chauf-
feurs de chaloupe.
On nous apporte pourtant les pains demandés.
En retour, le sergent reçoit, avec une gratifica-
tion, les cartes du Prince et de Bonvalot, qu'il
est prié de transmettre au commandant. On
devine le reste. De joyeuses libations de Cham-
pagne réparent le quiproquo.
Le lendemain, nous rencontrons le beau
bateau à vapeur, Iitn-naii, construit à Hai-
3g6
A TRAVERS L'ASIE
phong, au Tong-kin même, dans les usines
d'Abâtardie et C ie . Ce steamer est mu par une
énorme roue à aubes placée à la poupe. Peu
après, le commandant d'une chaloupe à vapeur
a l'obligeance de nous prendre à son bord et de
remorquer notre jonque à sa suite. C'est ainsi
que vers cinq heures du soir, nous arrivons à
Hanoï, où nous nous installons aussitôt à
l'hôtel Alexandre.
Après une toilette sommaire, nous allons
nous . procurer dans divers magasins de quoi
reprendre une tournure européenne, et nous
achevons la soirée entre nous, fêtant joyeuse-
ment la fin de nos explorations et de nos
misères. Nous avons d'ailleurs trouvé ici de
nombreuses lettres et une foule de journaux
envoyés à notre adresse par nos amis d'Europe.
Le Prince en a pour le moins le volume d'un
mètre cube.
Hanoï est une grande ville de i5o.ooo habi-
tants. Depuis qu'ils en sont les maîtres, les
Français n'ont rien épargné pour P embellir.
Parlerai-je des fêtes organisées en notre honneur
par les autorités civiles et militaires, des récep-
tions, des grands dîners, de la remise solen-
nelle par le roi d'Annam de la décoration de
première classe d'Annam et Tong-kin ? Ces „
choses ont des charmes... et des ennuis assez
connus !
A TRAVERS L'ASIE
397
Le 5 octobre, après huit jours de fêtes fati-
gantes, le gouverneur mit à notre disposition
une chaloupe commandée par un officier, afin
de nous mettre à même de visiter sommaire-
ment tout le delta du Fleuve Rouge. Nous
laissons donc Abdullah et Tong-Kia à Hanoï,
et commençons par aller saluer à Ké-so, Mon-
seigneur Puginier qui nous fait admirer sa
cathédrale, ses jardins et ses pépinières incom-
parables. Nous nous rendons ensuite à Nam-
dinhy la ville industrielle par excellence. Aux
Sept Pagodes, nous parcourons le champ de
bataille où les Chinois alliés aux Annamites
perdirent en un seul jour 25, 000 hommes. Plus
loin, de Fhang-Thuong à Lang-song, si célè-
bre par le terrible désastre des Français, on a
établi un chemin de fer Decauville.
A Haï-phong, visite des usines métallurgi-
ques de M. Abâtardie qui, de simple ouvrier,
est arrivé, à force d'intelligence et d'énergie, à
une situation très considérable. Sauf un An-
glais, tous ses ouvriers, employés et dessina-
teurs, sont des Chinois de Canton s'acquittant
à merveille de leur besogne. Nous poussons
ensuite jusqu'à la fameuse baie d'Along où se
livra naguère une bataille navale contre les
pirates. Le grand cimetière où sont inhumés
les cadavres des soldats français prouve assez
quelle fut la fureur de ce combat.
3gS
A TRAVERS L'ASIE
Le 12 Octobre, à notre rentrée à Hanoï, nous
recevons une bien triste nouvelle. Sur ce même
Fleuve Rouge que nous descendions il y a
quelques semaines, un officier français et plu-
sieurs soldats ont été massacrés par les pirates,
On va jusqu'à craindre pour la ville même
l'attaque de ces forbans, et les militaires ne se
gênent pas pour dire hautement qu'aussi long-
temps qu'on ne leur laissera pas les coudées
franches, la paix définitive est impossible
Le i5, nous emballons ce que nous voulons
emporter en Europe. Tout le reste est aban-
donné en cadeau à mon Tong-kia, en sus d'un
beau salaire. Le soir, nous donnons un dîner
d'adieu, coïncidant précisément avec l'anniver-
saire (vingt-trois ans) de la naissance du
Prince ; et ce nous est une occasion de rappe-
ler la fameuse bouillie au cacao qu'il nous
préparait lui-même, il y a bientôt un an, dans
les gorges affreuses du Haut-Thibet
Une chaloupe nous conduit ensuite à Haï-
phong où, le 19, un steamer nous prend en
destination de Hong-kong. Le mal de mer, au-
quel j'échappe seul par grâce spéciale, éprouve
rudement mes compagnons, surtout au déroit
de Haï-Nan, mon pauvre Tong-kia est sur le
point d'y rendre l'àme.
A notre arrivée à Hong-kong, le 21 octobre ,
A TRAVERS L'ASIE
3 99
les Anglais nous font une réception presque
française. Je remets mon Tong-kia à l'excellent
M. Meugniot, Procureur de Messieurs les
Lazaristes à Shang-haï, pour le moment de
passage à Hong-kong. Il se chargera de repa-
trier mon fidèle serviteur par les provinces du
nord de l'Empire.
Enfin, le 23, nous sommes sur le pont d'un
magnifique paquebot des Messageries Mariti-
mes françaises, Vlraouaddy, en destination de
Marseille. A Port-Saïd, au débouché du canal
de Suez, nous débarquons l'interprète Abdul-
lah qui regagnera ses pénates par la Mer Noire,
Samarkand, Tashkent et Yarkend. Achmed nous
accompagne jusqu'à Paris et retourne ensuite
vers sa steppe natale, jurant bien qu'on ne le
prendra plus à traverser l'Asie.
Je suis un peu de son avis : mais, qui sait ?
Les hirondelles sont voyageuses par instinct et
certains hommes ont avec elles ce trait de res-
semblance. J'irai là où Dieu m'enverra et où le
devoir m'appellera !
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