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Full text of "Balaoo"

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BALAOO 


Copyright by Jules Tallandier 1912. 


Tous droits de reproduction, 
d'adaptation et de traduction 
réservés pour tous les pays. 


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GASTON LEROUX 


BALAO 


ILLUSTRATIONS D'APRÈS LES AQUARELLES 
DE Cu. DONZEL 


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Éprrions er PusLicarions Juzes TALLANDIER, Éorreur 
75, Rue Dareau, 75 (14°) 


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Tous droits réservés. 


ERNEST LAJEUNESSE 


Hommage affectueux de son vieil ami. 


Gasron LEROUX 


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BALAOO 


LIVRE PREMIER 
L'ÉPOUVANTE AU VILLAGE 


CHAPITRE PREMIER 


LE CRIME DE L’AUBERGE DU «€ SOLEIL NOIR » 


Il était dix heures du soir et depuis longtemps déjà 
il n’y avait plus « âme qui vive » dans les rues de Saint- 
Martin-des-Bois. Pas une lumière aux fenêtres, car les 
volets étaient hermétiquement clos. On eût dit le village 
abandonné. Enfermés chez eux bien avant le crépus- 
cule, les habitants n'eussent consenti, pour rien au 
monde, à débarricader leurs demeures avant le jour. 

Tout semblait dormir quand un grand bruit de 
galoches et de souliers ferrés retentit sur les pavés 
sonores de la rue Neuve. C'était comme une foule qui 
accourait ; et bientôt l’on perçut des voix, des cris, 
des appels, des explications entre gens qui venaient 
d’on ne sait où. Pas un volet, pas une porte ne s’ouvrit 
au passage bruyant de cette troupe inattendue. 

Chacun était encore sous le coup des deux assassinats 
de Lombard, le barbier du cours National, et de Camus, 
le tailleur de la rue Verte, suivant toute une série 

I 


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2 BALAOO 


d'événements tantôt tragiques, tantôt sinistrement co- 
miques et souvent inexplicables. 

On n’osait plus s’attarder sur les routes où de riches 
paysans, au retour des grands marchés de Châteldon 
et de Thiers, avaient été attaqués par des bandits mas- 
qués et avaient dû, pour sauver leur vie, se défaire de 
tout leur argent. Quelques cambriolages, d’une audace 
extraordinaire, perpétrés sous le nez des propriétaires | 
sans que ceux-ci osassent protester,avaient été le point 
de départ d'enquêtes judiciaires qui, menées d’abord 
mollement, n'avaient abouti à rien de sérieux. Cepen- 
dant quand, après les attaques nocturnes, les incen- 
dies, les vols qualifiés et autres larcins, survinrent ces 
deux extraordinaires assassinats de Camus et de Lom- 
bard, la justice se vit dans la nécessité de pousser les 
choses à fond. Elle menaça les plus timides pour les 
faire parler. Ils se seraient plutôt laissé arracher la 
langue. Certes! la justice ne pouvait plus ignorer vers 
qui allaient les soupçons de tout le pays, mais elle dut 
renoncer à recueillir un témoignage lui permettant 
d’inculper qui que ce fût. Et le mystère des derniers 
crimes s’en trouva épaissi d’une bien singulière façon. 

Et c'était le comble qu’à côté d’affreux coups de 
force, il y eut des farces.. des farces extravagantes qui 
épouvantaient comme un attentat. D’honnêtes com- 
merçants, en pleine rue Neuve, le soir, avaient été 
giflés à tour de bras,sans pouvoir dire d’où leur tom- 
baït le horion. On avait retrouvé dans sa cour, où elle 
avait attiré les voisins par ses cris désespérés, la mère 
commère Toussaint, l’entrepreneuse en broderie, jupes 
par-dessus tête et le corps bien endolori d’une fessée 
terrible, administrée par un mystérieux inconnu. I y 


BALAOO 3 


_ avait de petits événements qui tenaient de la sorcellerie. 


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Malgré portes et serrures, certains objets, les uns 1é- 
gers et futiles et sans aucune valeur apparente, les 
autres d’un poids considérable, disparaissaient comme 
par enchantement. Un matin, en ouvrant les yeux, le 
bon docteur Honorat n'avait plus trouvé, dans sa 
chambre, sa commode ni sa table de nuit. Il est vrai 
qu’il dormait la fenêtre ouverte. I1 ne porta pas plainte 


. et garda pour lui son ahurissement, se contentant de 


faire part de l’étrange phénomène à son ami, M. Jules, 
qui lui conseilla de fermer sa fenêtre pour dormir. 
Enfin, on n’osait plus traverser la forêt où il se pas- 


. sait des choses « que l’on ne savait pas »... Ceux qui en 


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étaient revenus de ces choses-là ne se vantaient de rien, 
mais ne se risquaient plus jamais de ce côté... c’est ce 
qu’on appelait « le mystère des Bois-Nors ! » 

Tant d'épreuves ne suffisaient-elles point ? Quelle 


. nouvelle épouvante faisait donc courir, ce soir, dans le 
. couloir ordinairement désert de la rue Neuve, les pau- 
_ vres gens du pays de Cerdogne ? 


Une chose en apparence bien banale, un accident 


de chemin de fer ou, pour mieux dire, un attentat à la 


vie des voyageurs sur la petite voie d’intérêt local qui 
rejoint la ligne de Belle-Etable à celle de Moulins, aux 
confins du Bourbonnais, était la cause de tout ce bruit. 

Une main criminelle avait arraché les raïls à la 
sortie du tunnel qui débouche sur la Cerdogne et, si le 
convoi, qui devait traverser l'eau sur un pont en ré- 
paration, n’était arrivé à cet endroit avec une vitesse 
très ralentie, la catastrophe eût été inévitable. Heu- 
reusement, on en était quitte pour la peur. Le fourgon 
seul avait été démoli. Quant aux voyageurs — une 


4 BALAOO 


vingtaine — ils avaient été surtout secoués par l'émo- 
tion. Aussi s’étaient-ils enfuis à travers champs jusqu’à 
Saint-Martin-des-Bois, jetant l'alarme dans le village 
déjà calfeutré pour la nuit. 

A l'exception de deux ou trois d’entre eux,qui habi- 
taient le village même, tous se rendirent chez les Rou- 
bion qui tiennent l’auberge à l'enseigne du « Soleil 
Noir », au coin de la place de la Mairie et de la rue 
Neuve. 

A l’auberge, la confusion fut complète. Pendant que 
les uns réclamaient des chambres, ou tout au moins un 
lit, une paillasse, les autres s’excitaient mutuellement 
sur le danger qu'ils avaient couru. 

L'opulente M"° Roubion essayait de contenter 
tout le monde, mais y parvenait difficilement. Un matelas 
faillit être mis en pièces. Quand, tant bien que mal, 
chacun fut casé, il se présenta un dernier voyageur, Le 
front caché sous un bandeau. C'était le seul blessé. 

— Tiens! monsieur Patrice! Vous êtes blessé ? 
demanda M°* Roubion avec sollicitude, en tendant 
sa main grasse au nouvel arrivant, un jeune homme 
dans les vingt-quatre à vingt-cinq ans, de figure douce 
et sympathique, aux jolis yeux bleus, à la petite mous- 
tache blonde soigneusement relevée en croc. 

— Oh! une écorchure! rien de grave... demain, il 
n’y paraîtra plus! Avez-vous une chambre pour moi ? 

— Une chambre, monsieur Patrice. Il me reste le 
billard, oui !.... 

— Je prends le billard! répondit le jeune homme en 
souriant. 

Sur quoi M" Roubion! alla s'occuper de M. Gus- 
tave Blondel, commis-voyageur en nouveautés d’une 


BALAOO 5 


des premières maisons de Clermont-Ferrand qui, dans 
l'office, était en train de faire son lit sur la table, tout 
en menaçant la patronne de la peine de mort si elle ne 
lui procurait, sur-le-champ, un traversin. 

— Voyez-vous, belle dame, je suis très bien ici, 
mieux que dans la salle de billard où tous ces bavards 
m'empêcheraient de sacrifier à Morphée! Qu'est-ce 
qu'ils ont à gueuler comme ça! De quoi se plai- 
gnent-ils ?.… Puisqu'ils savent qui a fait le coup, qu'ils 
le disent !.… 

En entendant ces mots, M°”° Roubion s’empressa 
de disparaître. 

Dans la salle du cabaret, M. Sagnier, le pharmacien, 
venait d’arriver. Prévenu par le maire, il s’était héroïque- 
ment arraché aux bras tremblants de la belle M°° 
Sagnier et il apportait ses bons offices. Ne trouvant per- 
sonne à soigner, il en conçut immédiatement une fort 
méchante humeur et mêla ses propos agressifs aux plus 
hostiles, affirmant qu’en face de pareils attentats il 
n’était plus possible à un honnête homme de vivre,non 
seulement à Saint-Martin-des-Bois, mais dans tout le 
pays de Cerdogne. 

Sur ces entrefaites, M. Jules — le maire — fit son 
entrée, suivi du bon docteur Honorat. Ils revenaient 
de la gare où ils avaient recueilli, de la bouche même 
des employés, des témoignages ne laissant aucun doute 
sur l'attentat. Ilsétaient tous deux aussi pâles que s'ils 
avaient couru danger de mort. 

— Encore un malheur, monsieur le Maire! fit Roubion. 

— Oui, répondit M. Jules, d’une voix qu’il ne par- 
venait point à affermir. Heureusement que nous n'avons 
point à regretter d'accidents de personnes !.… 


6 BALAOO 


Un silence de glace accueillit ces paroles. Et, tout à 
coup, il y eut une voix qui Cria : 

— Et les assassins ? Quand est-ce qu'on les arrête ?.… 

Alors, ce fut une explosion. Il y eut des applaudis- 
sements et des encouragements à l'adresse de celui qui 
avait ainsi parlé, maïs celui-là — un paysan — ayant 
dit, se tut. Il était rouge jusqu'aux oreilles et son regard 
fuyait celui de M. le Maire. 

— La justice est venue ! Si vous les connaissez, pour- 
quoi ne les lui avez-vous pas nommés, père Borel ? 
demanda le maire. 

Le père Borel n’était point plus bête qu’un autre. Il 
n’alla pas chercher sa réplique bien loin : 

— Sommes pas de la police, fit-il. ni policier, ni 
maire. Chacun son métier | | 

On ne les sortait pas de 1à : ça n’était pas leur mé- 
tier! Au commissaire, au juge d'instruction, ils répon- 
daïent toujours la même chose: «C’est votre affaire, c’est 
pas la mienne ! » — «Le gouvernement vous paie pour 
savoir, gagnez votre argent !» et autres nargues du même 
acabit. | 

On était encore sous le coup de la réplique du père 
Borel, quand Gustave Blondel, écartant tout le monde, 
se présenta. Le commis-voyageur s’assit sur le billard, 
et, croisant les bras, regardant bien en face M. le Maire, 
lui dit : 

— Qu'est-ce qui vous occupe tant que ça, monsieur 
le Maire ? Faut s’attendre à tout dans un pays où ily a 
des gens dont le nom commence comme « vauriens ». 

Un murmure de sympathique assentiment et quel- 
ques méchants rires s’élevèrent aussitôt; mais l'effet 
de Gustave Blondel fut coupé net par un incident 


BALAOO 7 


imprévu. Les rires cessèrent brusquement, et chacun, 
maintenant, se poussant du coude, regardait s’avancer 
un nouvel arrivant devant qui on faisait place avec un 
ensemble surprenant. 

L'individu était vêtu d’un complet F. velours jaune 
passé à grosses côtes. De hautes guêtres lui montaient 
aux genoux. Le col de sa chemise était lâche, laissant 
à nu un cou de taureau. Un feutre, qui n’avait plus 
de couleur, rejeté en arrière, découvrait une chevelure 
rousse, épaisse et inculte. La figure était extraordinai- 
rement énergique et calme. Les yeux verts regardaient 
l'assistance avec tranquillité et ennui. Les membres 
étaient trapus, les épaules étaient carrées, le dos un 
peu voûté, les mains dans les poches. Une impression 
saisissante de force brutale au repos mais en éveil se 
dégageait de ce redoutable personnage. 

J1 s’avança de son pas égal, au milieu d’un silence de 
mort, jusque sous le nez du commis-voyageur qui le re- 
gardait venir, et il avait certainement entendu ce que 
celui-ci venait de lancer au Maire, car il lui jeta de sa 
voix rude et sourde, où l’on sentait de la colère domptée : 

— Vautrins, Vauriens ! c’est ça que tu veux dire, 
mon gros ? Ne te gêne pas avec moi, tu sais, je ne suis 
pas susceptible ! 

Et il continua son chemin du côté de la cheminée 
où se trouvait M. le Maire. 

— Bonsoir, monsieur le Maire ! 

— Bonsoir, Hubert... 

Et M. Jules dut serrer la main tendue... 

L'homme s'installa carrément au coin de l’âtre dans 
lequel on venait d’allumer une flambée et commanda 
« un verre de blanc » que Roubion s’empressa de lu 


8 BALAOO 


servir. I1 vida le verre, s’essuya les lèvres d’un coup de 
sa manche, et, tourné vers Blondel : 

— En voilà encore un, monsieur le Maire,qui n’a pas 
digéré le dernier ballottage !. Seulement, mon gros, 
faudrait voir... ça va bien en réunion électorale de se 
traiter de crapule.… maintenant faudrait se fiche un 
peu la paix... s’pas, M’sieur le Maire ? 

M. Jules, très embarrassé, fit entendre un grognement 
inintelligible. 

Le commis-voyageur n'avait pas bougé. Il conti- 
nuait à regarder l’homme roux aux yeux verts avec 
obstination et déplaisance. Hubert se leva et tendant 
la main à Blondel : 

— Allons ! sans rancune ! Chacun travaille pour son 
patron, quoi! Toi, pour le roi, moi, pour le président 
de la République ! Si jamais t’as besoin d’un bureau 
de tabac !.… 

Blondel descendit sans se presser du billard, haussa 
les épaules, tourna le dos et gagna l'office. 

— Monsieur le Maire, fit Hubert, d’une voix sourde, 
je vous prends à témoin : voilà comment on traite 
ici les bons républicains ! Mais il me revaudra ça 
aux prochaines élections ! rien de perdu. Je marque 
tout sur mes petits papiers, bien que je sache pas 
écrire !… Vous entendez, vous autres, qu’aviez l'air de 
rigoler, tout à l’heure. 

Le cynisme avec lequel il mettait, d’un mot, le Maire 
de son côté, comme si celui-ci, après les promiscuités 
du vote, devenait nécessairement son complice et son 
ami, faisait couler des gouttes de sueur au front dénudé 
de M. Jules. 

L'homme jeta quatre sous sur la table et retourna à 


BALAOO 9 


la porte de son pas tranquille. Quand il fut sur le seuil, 
il se retourna : 

— Je vas retrouver les frères ! dit-il... À propos, je 
reviens du tunnel! J'ai vu le dégât ! C’est un sacré 
gredin qui a fait le coup; je le dirai à Elie et à Siméon 
tout à l’heure. Faudra bien tout de même qu’on trouve 
le bougre qui nous fait des coups pareils. La vie n’est 
plus tenable pour les honnêtes gens | 

Et il disparut sous le trou noir de la voûte. 

Aussitôt la salle se vida comme si le départ de l’homme 
eût rendu à tout ce monde 1a liberté des mouvements — 
ce dont chacun profitait pour fuir un endroit où pareille 
visite pouvait se renouveler. 

Roubion et sa femme, aidés des domestiques, fer- 
mèrent les portes avec grand soin, celle de la voûte et 
celle du cabaret donnant directement sur la rue. 

I1 ne resta plus, dans la salle, que le jeune Patrice à 
qui les patrons avaient souhaité bonne nuit. Cependant, 
bien qu'il fût seul, en face de son billard, il entendait 
du bruit à côté de lui. I1 se rendit compte que quel- 
qu’un se déshabillait dans l'office dont la porte était 
fermée, mais qui communiquait encore avec le cabaret 
par la petite fenêtre restée ouverte du « passe-plats ». 
Et il reconnut tout de suite la voix du commis-voya- 
geur qui, penché à cette ouverture, lui disait « Bonsoir, 
monsieur Patrice! Si vous avez besoin de quelque chose, 
vous m’appellerez par 1à !.. Hein ! on se croirait à con- 
fesse !.... » 

Tous ces détails ne devaient plus jamais quitter la 
pensée de Patrice, mais alors il n’en soupçonnait pas 
l'importance. 

I1 répondit poliment à Blondel et se hissa sur le 

1. 


10 BALAOO 


matelas qu'on lui avait jeté sur le billard; quand ils 
furent couchés tous deux, la conversation s’engagea : 

— Comment n’'êtes-vous pas allé coucher chez votre 
oncle ? demandait Blondel. 

— J'ai frappé à sa porte et j'ai appelé. Tout le 
monde dormait déjà, bien sûr ! je n’ai pas voulu les 
réveiller. 

— Mademoiselle Madeleine va bien ? 

— Mais je l’espère, merci. 

— C'est pour quand les noces ? 

— Vous le demanderez à mon oncle. 

Blondel comprit qu’il avait été indiscret. 11 changea 
de sujet et ils arrivèrent tout de suite à parler de l’at- 
tentat et des derniers crimes que le commis-voyageur 
mettait carrément sur le dos des frères Vautrin. 

— Oh! fit Patrice, à Clermont-Ferrand, comme ici, 
on est bien d’avis qu’on ne peut pas tout expliquer 
avec les Trois Frères. 

— Avec les Trois Frères ef la sœur on explique tout, 
fit le commis-voyageur. 

— Ce qui est tout à fait incroyable, insista Patrice, 
c’est qu’on n'ait trouvé aucune trace des assassins, pas 
plus chez Camus que chez Lombard. 

— Possible, mais il y a une chose certaine, répliqua 
l’autre : c'est que, si Camus et Lombard n'avaient pas 
ouvert leur porte la nuit où on les a assassinés, quand 
ils ont entendu dans la rue des gémissements et la voix 
de cette petite sauvage de Zoé... ils vivraient encore. 
C’est la sœur qui les a attirés. 

A ce moment, les deux hommes se turent d’un subit 
accord. Et ils se dressèrent sur leur séant, l'oreille aux 
écoutes. Des gémissements venaient de la rue. 


BALAOO II 


— Entendez-vous ? demanda la voix toute changée 
de Blondel. 

Patrice n'eut même pas la force de répondre. Il en- 
tendit le commis-voyageur qui se levait, sautait sur 
le carreau de l'office et pénétrait avec de grandes 
précautions dans la salle de billard : 

— On dirait qu’on assassine quelqu'un derrière la 
porte |... 

Patrice, dont le métier était celui de premier clerc 
denotaire de son père, rue de l’Ecu à Clermont-Ferrand, 
avait toujours montré un naturel assez timide. C’est 
en frissonnant qu'il se laissa glisser de son billard. 
La gorge serrée, le front en sueur, il admira le courage 
de Blondel qui se rapprochait de la porte du cabaret 
donnant sur la rue et derrière laquelle s’étaient fait 
entendre les gémissements. 

Le commis-voyageur avait passé son pantalon, mais 
avait gardé son mouchoir sur la tête en guise de bonnet 
de coton. 

Le gros garçon, nu-pieds, la chemise de nuit lâche 
au-dessus de la ceinture, et les deux bouts de son mou- 
choir en cornes au-dessus du front, était parfaitement 
grotesque. Cependant Patrice ne songea pas à en rire. 

Les gémissements brusquement s'étaient tus. Blondel 
‘et Patrice se regardèrent en silence, à la lueur lugubre 
d’une lampe dont on avait baissé la mèche au-dessus 
du billard. Tout le drame mystérieux dont Camus et 
Lombard avaient été victimes leur passait devant les 
yeux. C'est ainsi que, pour ces deux malheureux, l'affaire 
avait commencé : par des gémissements. 

Et soudain ils tournèrent la tête. La porte de l’es- 
calier conduisant à l'étage supérieur venait d’être 


12 BALAOO 


poussée, et Roubion,.un revolver au poing, apparais- 
sait. 

— Avez-vous entendu ? fit-il, dans un soufile. 

— Oui. 

Roubion était un grand gaïllard taillé, comme sa 
femme, en colosse. Il tremblait comme une feuille. 
Tous trois restèrent un instant debout, derrière la porte 
de la rue, penchés sur le silence de la nuit villageoïise 
que rien ne venait plus troubler. 

— Nous nous sommes peut-être trompés | émit Rou- 
bion dans un soupir et après beaucoup d’hésitation. 

Blondel, qui avait reconquis tout son sang-froid, 
secoua la tête, négativement. 

— On verra bien! fit-il. 

— Quoi ?.… Vous n’allez pas ouvrir, peut-être | pro- 
testa l’aubergiste. 

Blondel ne répondit pas et s’en fut tisonner l’âtre 
qui rendit quelque éclat. La nuit n’était pas chaude, 
bien qu’on fût au commencement de la belle saison. Tous 
trois furent bientôt devant la cheminée où Roubion 
leur fit chauffer du vin dans une casserole. 

— Tout de même, fit entendre le commis-voyageur, 
si on arrivait à les prendre sur le coup, les bandits, 
c’est une affaire qui en vaudrait la peine !.… 

— Taisez-vous, Blondel ! ordonna Roubion. Ne vous 
occupez pas de ça... ça vous porterait malheur | 

— Certainement, acquiesça Patrice, ça n’est pas notre 
affaire !.… 

— Rappelez-vous Camus et Lombard! S'ils n’a- 
vaient pas ouvert leur porte... 

Blondel, qui était en tournée au moment des deux 
crimes, demanda des détails. 


BALAOO 13 


Roubion s’en fut encore écouter à la porte et revint, 
n'ayant rien entendu, tranquillisé à peu près. 

— Voici exactement comment c’est arrivé, expliqua 
l’aubergiste. Lombard et sa vieille tante, après avoir 
tout barricadé chez eux comme on le fait tous les soirs 
maintenant à Saint-Martin, s'étaient couchés. La 
chambre de Lombard et celle de sa tante étaient au rez- 
de-chaussée. Le barbier dormait profondément quand 
il fut réveillé par la vieille qui se trouvait debout au 
pied de son lit et qui lui conseillait à voix basse d’écouter 
ce qui se passait. Lombard écouta. En effet, quelqu'un 
dans la rue se plaignaïit. C’étaient comme des râles 
entremêlés de petits cris plaintifs. Lombard se leva et 
alluma sa bougie, et prit, dans le tiroir de sa table de 
nuit, son revolver. Vous savez combien on est précau- 
tionneux à Saint-Martin, et on n’a pas tort maïlheureu- 
sement. La tante souffla à Lombard : « Surtout, pour 
l’amour de Dieu !.… N'ouvre pas! » Lombard, sans 
ouvrir encore la porte, se décida à parler: « Qui est là ? 
demanda-t-il et qui se plaint ? » Une voix lui répondit: 
« C’est mos Zoë. Pitié à la mañison d'homme ! » 

— Qu'est-ce que ça veut dire : piiié à la maison 
d'homme ? interrompit Blondel. 

— Ah! c'est des expressions à la Zoé. Cette petite 
vit comme une bête, soit dans la tanière de ses frères, 
soit dans la forêt, et,comme ses frères parlent entre eux 
argot, il en résulte pour elle un langage qui n’est pas 
celui de tout le monde. 

— Alors, vous voyez bien que c'était elle, fit Blondel. 
11 n'y a pas d'erreur !.… 

— Attendez ! Il n’était pas plus de dix heures et 
demie. Malgré l’opposition de sa tante, Lombard ouvrit 


14 BALAOO 


la porte. Il regarda dans la rue. La nuit était claire. I 
ne vit rien et en fut bien étonné. Quant aux gémissements, 
ils s'étaient tus. Craignant un piège, il resta prudem- 
ment sur le seuil, appela Zoé, ne reçut pas de réponse, 
referma bien précautionneusement sa porte et se re- | 
coucha en disant : « C’est encore une farce, il n’y a plus 
moyen de dormir tranquille à Saint-Martin-des-Bois! » 
La tante aussi se recoueha, mais, après cette algarade, 
ne dormit pas. Elle resta éveillée toute la nuit. 

— Oh! fit Patrice, elle a bien dû s'endormir... sans 
cela elle aurait entendu |... 

— Elle jure qu’elle n’a pas fermé l'œil. Et la porte 
de communication avec la chambre de son neveu était 
restée ouverte. Au matin, elle se leva, comme à son 
habitude et alla pousser les volets de Lombard. En se 
retournant, elle fut bien étonnée de ne point le voir dans 
son alcôve. La couverture était repliée, le lit ouvert 
comme si Lombard venait de se lever. Stupéfaite, elle 
ouvrit la porte qui donnait sur le magasin de coiffure et 
poussa un cri terrible : le corps du malheureux bar- 
bier se balançait au milieu de sa boutique, pendu à la 
lyre de cuivre qui servait à l'éclairage. On crut d’abord 
à un suicide, mais le docteur Honorat et le médecin 
légiste ont dû conclure à une strangulation qui avait 
précédé la pendaison. 

— Oh ! à une strangulation effroyable |! 

— Et si soudaine que le malheureux n'avait pas eu 
même le temps de dire « ouf !»,sans quoi la vieille l’eût 
entendu. Ce qui parut tout d’abord le grand mystère, 
c'est la façon dont le corps avait pu être transporté 
dans le magasin et pendu... I} a été établi qu'aucune 
trace de pas ne pouvait être relevée dans le magasin qui, 


BALAOO 15 


la veille au soir, avait été sablé à neuf. Enfin, ce qui prou- 
vait bien, dès l'abord, que Lombard ne s'était pas pendu 
lui-même, c'est qu'à côté de lui ne se trouvaient ni P'ehatse, 
ni escabeau renversés. 

— Oui, oui! déclara Blondel en hochant la tête, les 
misérables ont plus d’un tour dans leur sac !.… He pour 
Camus ? 

— Même histoire. Lui aussi entendit au milieu de la 
nuit des gémissements et reconnut la voix de Zoé. 
Camus était l’ami de Lombard; tous deux étaient Les 
seuls botteux de la commune, ce qui les avait rappro- 
chés. Il crut l’occasion bonne de découvrir l’assassin du 
barbier et de venger celui-ci. I1 s’arma et ouvrit sa porte, 
et, comme l’autre, il ne vit rien, il n’entendit plus rien. 

Mais, la porte refermée, il ne se coucha pas. Prudent, 
il alluma toutes les lampes de son magasin, et, le re- 
volver à sa portée, se mit à la caisse où il entama des 
travaux de comptabilité. Sur quoi, il avait ordonné à son 
petit commis, l'enfant que vous connaissez, de s’aller 
coucher. Or, au matin, en rentrant dans le magasin, le 
commis poussait un cri déchirant. Son maître était 
pendu à la tige de fer qui soutient au plafond le mètre 
avec lequel il mesurait le drap aux clients! Le revolver 
était toujours sur la caisse. On n'avait pas touché à la 
caisse. La gorge de Camus portait les mêmes terribles 
marques de strangulation qu’on avait relevées sur Lom- 
bard. Et, dans la demeure du tailleur comme chez le 
barbier, il fut impossible de découvrir aucune trace de 
pas, aucune empreinte permettant une explication 
plausible de la marche du crime. On a dit et l’on dit 
encore : les Vautrin !…. les Vautrin!... Eh bien! ce 
sont eux qui ont amené la petite Zoé au juge d’instruc- 


16 BALAOO 


tion. Celle-ci n’a pas eu de peine à prouver qu'elle se 
trouvait loin du crime au moment où il se commettait, et 
qu’on avait certainement imité sa voix. 

— Et où était-elle donc ? demanda Blondel. 

— Elle aidait la bonne de M. le Maire à laver sa vais- 
selle. Il y avait un grand dîner chez M. Jules. 

— Voilà un bel alibi ! ricana le commis-voyageur. 

— Monsieur Blondel, vous êtes aveuglé par la poli- 
tique ! 

Et Roubion leur versa encore du vin chaud. 

— Et les Vautrin ? Est-ce qu’on les a interrogés ? 

— Le juge a voulu les interroger. Ils lui ont fait ré- 
pondre que Îa petite Zoé avait parlé pour toute la fa- 
mille et que,quant à eux, ça n’était pas à leur âge qu'ils 
commenceraient à avoir affaire à la justice de leur pays. 
Puis ils ont fait parvenir à M. de Meyrentin, le juge 
d'instruction, un extrait de leur casier judiciaire qui,en 
effet, est vierge, et ils l’avaient accompagné de cette 
mention : 4 Faut nous f... la paix, S.V.P. ?... » 

— Quel toupet! s’exclama Blondel. 

— Ecoutez ! interrompit Patrice. 

Les gémissements avaient recommencé. Ils furent 
debout tous trois. 

Patrice flageolait sur ses jambes molles, et il faillit se 
laisser tomber, en percevant distinctement, extraor- 
dinairement distinctement, la phrase fatale : « C’est moi 
Zoë; pitié à la maison d'homme ! » 

Roubion, la main crispée sur son revolver, était d’une 
pâleur de cierge. Blondel dit, à voix basse : 

— C'est bien la voix de Zoé. Il n’y a pas d’erreur, je 
la reconnais. 

Et il se glissa derrière lo porte. 


BALAOO 17 


Les gémissements s'étaient encore rapprochés. C'était 
comme si, maintenant, on les avait dans l’oreille, comme 
si quelqu'un, qui eût été tout près, tout près, vous les 
eût soufflés tout bas.…; on entendait le bruit d’une 
haleine oppressée et l’étrange phrase désespérée : « Pstié! 
Pitié à la maison d'homme ! » 

Blondel se retourna d’un bond et courut aux queues 
de billard. Il en prit une par le petit bout. 

— Ah! non! N’ouvrez pas ! N’ouvrez pas !... bégaya 
l’aubergiste. C’est le coup de Lombard et de Camus! 
C’est comme ça qu’on les a assassinés |... N’ouvrez pas Î 
ou nous sommes perdus !.… 

I1 râlait ses mots et il avait un tel tremblement dans 
sa peur qu’il dégoûta Blondel. 

— Ah ! Il n’y a donc que des lâches dans ce pays-là ! 
De deux choses l’une... ou bien c’est qu’on l’assassine, 
la petite ou bien c’est les autres qui se fichent de 
nous! Enfin, ajouta-t-il en s’essuyant fébrilement du 
revers de sa manche de chemise la sueur qui coulait de 
son front, c’est peut-être bien l’Hubert qui vient prendre 
sa revanche... Mais nous sommes trois, hein! Et vous, 
avec votre revolver, père Roubion. 

— N'ouvrez pas ! N’ouvrez pas |! répétait Roubion. 

Maintenant on eût dit que Zoé sanglotait derrière la 
porte. 

— 1 faut tout de même savoir ce que c’est ! protesta 
Blondel, toujours armé de sa queue de billard. 

Alors il questionna d’une voix forte : 

— Qui est 1à? qui est-ce qui pleure ?.. C’est toi, Zoé ?.. 

Les sanglots se changèrent en véritables râles. 

Brusquement, il fit sauter le verrou et tourna la clef 
de la porte : 


18 BALAOO 


— Où qu'ils sont, les bandits? gronda-t-il.…. et il 
avança la tête. 

Enfin il se planta sur le seuil avec sa queue de bil- 
lard. 

Ce coin de la rue Neuve était bien éclairé par la iu- 
mière du réverbère, au coin de la place de la Mairie. Ce- 
pendant, Blondel ne distinguaït rien et les gémissements, 
de nouveau, avaient cessé. D’un signe, il appela Patrice et 
Roubion. Ils le rejoignirent, surmontant l’insupportable 
angoisse dont ils avaient honte maintenant. 

Au fond, ils ne se pardonnaient point d’être si lâches. 
Blondel l'avait dit : ils étaient trois. sans compter que 
toute l'auberge était pleine de voyageurs qui accour- 
raient au premier appel; il fallait, du moins, l'espérer. 

— Est-ce que vous voyez quelque chose ? leur demanda 
le commis-voyageur. Moi, je ne vois rien. 

— Non ! rien !.… on ne voit rien |... Il n’y a rien! 

— Tenez ! attendez une seconde que j'aille jusqu’au 
coin de 1a ruelle. 14... 

— Monsieur Blondel, vous avez tort !.… Vous avez 
tort !.… 

Mais l’autre était déjà dans la rue. I ne faisait pas de 
bruit, marchant nu-pieds sur le pavé, et il se glissa 
ainsi jusqu’au coin de la ruelle de gauche dans laquelle, 
sans s’y risquer, il regarda et écouta.. et puis il revint 
et s'en fut vers la droïte, jusqu’au coin de la place de 
la Mairie. 

La lueur du bec de gaz agitait l'ombre formidable de 
Blondel,toujours armé de la queue de billard, sur le mur 
d’en face... Un silence incompréhensible après les 
plaintes de tout à l’heure pesait sur le village, et cela 
paraissait à Patrice plus effrayant que les gémissements 


BALAOO 19 


eux-mêmes. Ces gémissements, on avait dû les entendre 
des maïsons voisines : en face chez les Bouteiller et 
aussi chez M"° Godefroy, la receveuse des postes, mais 
rien n'avait remué de ce côté. La peur, qui régnait en 
maîtresse à Saint-Martin-des-Bois, n’ouvrait plus aux 
bruits de la nuit. 

On referma la porte du cabaret. Dans le même moment, 
M'"° Roubion, « plus morte que vive », rejoignit son 
mari et les deux voyageurs. Elle aussi avait entendu 
des bruits, mais jamais elle n’eût pensé que Roubion 
aurait l’imprudence de laisser ouvrir la porte. Et elle 
l’entraîna, le poussant dans l’escalier, à coups de poing, 
emportant la clef dela porte de la rue pour être sûre 
qu'on ne rouvrirait point. 

Quand il ne les entendit plus, Blondel se tourna du 
côté de Patrice qui ne savait quelle contenance tenir. 

— Mon petit, lui dit-il, vous êtes trop impressionnable, 
vous ne pourrez plus dormir ici. Moi, ces histoires-là, 
voyez-vous, ça me fait rire. On découvre comme ça 
des tas de coïncidences une fois que les choses sont pas- 
sées et les Vautrin sont capables de tout ! Je les ai vus 
à l’œuvre aux élections dernières ! Il ne s’agit que de 
les connaître. S'ils veulent se frotter à moi, qu'ils y 
viennent ! C’est moi qui vais dormir derrière la porte, 
à votre place, sur le billard. Je les attends. 

Patrice répondit, un peu honteux : 

— Nous ferions peut-être mieux de ne pas dormir du 
tout ! 

Mais l’autre avait déjà empoigné les couvertures de 
Patrice et les transportait dans l'office. Et il revint 
avec ses affaires à lui qu’il jeta sur le billard. 

Patrice le laissait faire, pas mécontent du tout de 


20 BALAOO 


s'éloigner de la rue et de cette porte contre laquelle il 
lui semblait entendre encore, par instants, des frôle- 
ments. 

Ils burent encore un bol de vin fumant, se serrèrent la 
main en se souhaitant bonne nuit. Patrice voulait 
s’excuser, ne trouvait pas les mots, avait peur de passer 
pour un lâche. L'autre le poussa : 

— Âllez donc ! allez donc, mon petit gas ! 

Puis Blondel grimpa sur le billard en bougonnant : 

—V'là comme on vous élève les garçons, maintenant ; 
on en fait des demoiselles | 

La tête sur l’oreiller, il alluma une cigarette dont il 
envoya la fumée au plafond. Par la petite porte en- 
tr’ouverte du passe-plats, Patrice le voyait parfaitement. 
Le clerc de notaire, sur son matelas disposé sur la table 
de l'office, était couché de telle sorte que sa tête se trou- 
vait au niveau de la tête de Blondel, sur le billard. 
Et, tout à coup, ce que vit Patrice, par le petit carré du 
passe-plats le remplit d’une telle horreur que ses cheveux 
se dressèrent sur sa tête. 

I1 continuait simplement de voir la figure de Blondel, 
mais quelle figure ! La hideuse épouvante ne s'était 
jamais imprimée au masque d’un homme en traits plus 
atrocement bouleversés. Les yeux désorbités, la bouche 
ouverte mais incapable de laisser échapper aucun son, 
toute la physionomie affreusement crispée, Blondel 
fixait le plafond, sans faire un mouvement. 

Patrice ne pouvait voir ce que voyait Blondel, et, si 
épouvanté qu’il fût lui-même, sa terreur n’était que le 
reflet de la terreur de l’autre. 

Patrice tenta un mouvement pour se lever... Oui, il 
eut encore cette force et aussi cette bravoure, car il 


BALAOO 21 


lui en fallait pour remuer... et il devait se passer du côté 
du plafond de l’autre pièce quelque chose d’abominable 
et sa propre sécurité lui commandait de ne point bouger. 

Le geste qu’il fit fut-il perçu ?.… Voulait-on l’annihi- 
ler d’épouvante à son tour ?.. Mais, du côté du plafond 
de l’autre pièce, il entendit une voix qui râlait, formi- 
dable, son nom... oui... oui... son nom... Patrice! Et 
cela certainement était un ordre affreux !.. une menace 
qui le clouait à sa place ! 

Cette fois, il ne bougea plus et,les yeux pleins d’hor- 
reur, il continua de regarder le petit carré du passe- 
plats où s’encadrait le visage épouvanté et comme 
hypnotisé de Blondel... 

Et tout à coup, le jeune homme vit descendre dans ce 
petit carré, du haut du plafond qu'il ne pouvait aper- 
cevoir. vit descendre deux mains crispées au-dessous 
de deux manchettes qui faisaient deux taches blanches 
très nettes dans la pénombre... deux bras terribles qui 
S’abattirent sur Blondel, qui l’agrippèrent à la gorge et 
qui remontèrent vers le plafond avec cette gorge pri- 
sonnière. 

Et Blondel n'avait même pas fait ouf |! Sa tête déjà se 
renversait, sa tête dont Patrice ne devait plus jamais 
oublier les yeux désorbités comme prêts à jaillir, 
énormes, de la gaine des paupières. 

Soulevés par les mains assassines, la tête, puis tout le 
haut du corps disparurent de l’encadrement du passe- 
plats ; puis ce furent les jambes qui quittèrent le billard 
et montèrent, pendantes et parallèles, vers le plafond !.…. 

Horreur !… Horreur !.… Ah! crier! crier! Pa- 
trice ne le peut pas !.... il ne le peut pas !.…. parce qu'il 
a trop peur! Ouil.. Ii est lâche! il est lâche! ah! 


22 BALAOO 


remuer... fuir. courir. Les jambes de Patrice sont en 
plomb, en plomb !.… Ah ! il parvient à en allonger une 
hors du lit. une seule, sans bruit. mais qu'est-ce 
qu'’ilpeut faire avec une seule jambe hors du lit ?.… Et 
il sent bien qu’il n'aura jamais la force de sortir 
l’autre. S'il pouvait sortir l’autre. et se sauver... se 
sauver sur ses jambes de plomb! Mais encore, dans 
un souffle rauque, là-bas, du côté du plafond, il y a un 
ricanement monstrueux dans lequel il entend très 
distinctement prononcer son nom : Patrice !.… 

Du coup, l’autre jambe est venue, et le voilà main- 
tenant, les pieds par terre, sur les carreaux, mais les 
reins collés à son matelas. Oui, son nom prononcé 
là-haut, du côté du plafond, l’a collé irrémédiablement 
contre le lit improvisé... Pourquoi a-t-on prononcé 
son nom P.… 

L'homme du plafond sait évidemment, évidemment. 
absolument. qu’il est 1à, lui, Patrice, puisqu'il l’appelle 
par son nom et, bien charitablement, l’avertit de ne 
pas bouger. 

…. Alors, il ne bouge pas. Il obéit. 

…. Et du coup, le souffle s’est tu. l’haleine énorme 
venue du plafond... on ne l’entend plus !.. on ne l’en- 
tend plus! 

…. Et on ne voit plus rien au-dessus du billard, par 
la petite fenêtre du passe-plats… 

Sil Sil.. il revoit quelque chose, quelque chose qui 
revient, qui redescend un peu... les deux pieds de Blondel 
qui se balancent !.. se balancent.…. et puis cessent peu à 
peu leur mouvement de pendule. et restent enfin 
immobiles la pointe en bas... 

Il n’y a plus, maintenant, dans la salle du cabaret du 


BALAOO 23 


« Soleil Noir » qu’un profond silence, ces deux pieds 
immobiles au-dessus du billard, et, dans l’office, Patrice 
Saint-Aubin évanoui. 

… Et peut-être encore l'assassin. 

Car, s’ilest entré quand on a ouvert la porte de la rue, 
il faut bien maintenant qu'il sorte 


CHAPITRE II 


LA PLUS ÉTRANGE PISTE DU MONDE 


On est matinal au village. Ce matin-là, les habitants 
de Saint-Martin-des-Bois mirent le nez à leurs fenêtres 
plus tôt encore que de coutume. Ils avaient hâte de sa- 
voir au juste la cause de tout le tumulte de la nuit. Ils 
eurent tôt fait d'apprendre l’attentat du pont de la 
Cerdogne, et déjà on s’interpellait de porte en porte 
quand on vit courir comme un fou, du côté du cours 
National, le grand Roubion. Cest en vain qu’on voulut 
l'arrêter et l'interroger. Alors on le suivit jusqu’à la 
porte de M. le Maire où il sonna à tour de bras. M. Jules 
se montra à sa fenêtre, encore tout ensommeillé. Il 
aperçut Roubion éperdu et descendit lui ouvrir. Trois 
minutes plus tard, ils ressortaient tous les deux et 
M. Jules avait l’air aussi terriblement affairé que le 
grand Roubion. Ils marchèrent à grands pas, sans ré- 
pondre à personne, du côté du « Soleil Noir ». Une di- 
zaine de villageois les y accompagnèrent, faisant des 
recrues en route. Mais tout le monde fut consigné à la 
porte de l'auberge, où le Maire et Roubion entrèrent 
par la grande voûte. 

Presque en même temps survenait le bon docteur 
qu’un domestique du « Soleil Noir » était allé chercher. 
Le docteur Honorat pénétra dansl’auberge ; maisle domes- 


BALAOO 25 


tique resta avec les curieux et les renseigna. C’est ainsi 
que l’on apprit à Saint-Martin-des-Bois que Blondel, 
le commis-voyageur, venait d’être trouvé pendu comme 
Lombard et Camus. Tout le village — ainsi continuait-on 
à désigner Saint-Martin-des-Bois, mais en réalité c'était 
uu gros bourg qui avait pris un développement tout 
naturel depuis le passage de la ligne de Belle-Etable — 
tout le village fut bientôt devant l’auberge, emplissant 
la rue Neuve. 

Pour éviter cette foule qui était maintenue devant 
la porte du cabaret par l’appariteur — le père Tambour, 
comme on l’appelait — les voyageurs qui avaient hâte 
de quitter l’auberge et le pays partirent par le derrière, 
du côté de l’école communale, et c’est par là aussi que 
sortirent le Maire et Roubion, trois quarts d’heure plus 
tard, se rendant, par un chemin détourné, à la gare où 
ils allaient attendre M. Herment de Meyrentin, le juge 
d'instruction de Belle-Etable. 

Celui-ci devait arriver au train de six joe et demie, 
prévenu dans la nuit du nouvel attentat sur la ligne de 
Saint-Martin à Moulins. Les trains, jusqu’à la réfec- 
tion de la ligne, n’iraient pas plus loin que Saint-Martin. 

En attendant l’arrivée du juge, le Maire et Roubion 
se promenèrent sur le quai, la tête basse, les mains der- 
rière le dos,”se communiquant leurs pensées d’une voix 
sourde, comme s'ils redoutaient d’être écoutés et 
épiés. 

Sur ces entrefaites, arriva le docteur Honorat qui se 
joignit à eux, leur apprenant qu’il venait de faire ac- 
compagner Patrice, dont l’état ne donnait plus aucune 
crainte, chez son oncle le vieux Coriolis Saint-Aubin. 
Patrice était resté comme hébété, se contentant de 

2 


20 BALAAO 


secouer la tête à toutes les questions qu’on lui avait 
posées. 

Quant au corps de Blondel, on l'avait couché sur 
le billard, en y touchant le moins possible. Le docteur 
n’avait voulu faire aucune constatation avant l’arrivée 
du juge. Il avait commandé le repos pour Patrice. 
C'était au juge également à l’interroger et à personne 
d'autre. 

— Vous avez bien fait ! obtempéra M. Jules. Du 
reste, d’après ce que j’ai pu comprendre à ses monosyl- 
labes et à ses gestes, il n’a pas vu l’assassin. 

Le bon docteur Honorat dit : 

— Qu'il ait reconnu ou nonles assassins et même s’il 
ne les a pas vus, j'espère qu'après ce qui s’est passé hier 
soir entre Blondel et Hubert, on ne les ménagera pas !.… 
: — Le juge fera ce qu’il voudra, répliqua M. Jules, 
assez énervé. 

— Le juge est dans la main du député. Vous verrez 
qu'ils « y couperont » encore | gémit Honorat. 

Le Maire les arrêta tous les deux, Honorat et Roubion, 
et leur prenant à chacun un bouton de leur paletot : 

— Jfaut que vous sachiez une chose, c’est que l’on a 
découvert des traces qui ne peuvent pas avoir été faites 
par les Trois Frères !.. 

— JLesquelles donc ? 

— Celles du cou ! d’abord !.… 

— Ah! bah! gronda Honorat. Vous me la baiïllez bonne! 
Je les ai vues, moi, les empreintes du cou!.… 

— Vous n'avez rien vu !…. 

— Vous dites! 

— Ah! le juge doit vous en parler aujourd’hui, et 
Roubion taira sa langue. J’en ai assez à la fin de me 


BALAOO 27 


voir jeter dans les jambes : les Vautrin ! les Vautrin !.… 
Non! docteur, vous n'avez rien vu !…. 

— Mais j'ai été le premier à examiner le cou de Lom- 
bard et celui de Camus. 

Le maire l’interrompit : 

— Soit dit sans vous offenser, si vous aviez pris le 
temps de les examiner, comme l’a fait le médecin expert, 
qui a été commis ensuite, vous vous seriez aperçu que 
les terribles marques de strangulation éfaient faites à 
l'envers ! 

— Comment ? À l'envers ! 

— C'est tellement incroyable, continua M. Jules, que 
ça n’est pas étonnant que vous ne l’ayiez pas remarqué. 
Vous avez vu l’empreinte des doigts, et cela vous a 
suffi +« crime, strangulation ». Comment remarquer que 
l’empeinte du pouce se trouvait en bas et celle des 
autres doigts au-dessus ? Pour cela, il eût fallu ima- 
giner que le crime avait été commis par l'assassin la 
tête en bas! 

Le docteur et Roubion regardèrent le Maire, comme 
si celui-ci était devenu subitement fou. 

Honorat finit par hausser les épaules : 

— Si je n’ai point fait ces remarques, c’est qu’appa- 
remment je les jugeais inutiles. La strangulation par 
les doigts était certaine. Mais jamais je n’aurais imaginé, 
en effet, que le crime avait été commis par l’assassin 
la tête en bas ; il était plus facile et plus simple de voir 
l'assassin s'approcher, par derrière, de sa victime et 
lui renverser la tête en arrière | 

— Position rejetée par les résultats de l'enquête ! 
émit rudement M. Jules. 

— Âlors quoi ?.… demanda timidement Roubion. 


28 BALAOO 


— Alors, fichez-moi la paix avec les Trois Frères! Kst-ce 
que vous les avez jamais vus marcher a tête en bas? 

Roubion et le docteur se regardèrent encore. 

— Ahl!ça mais! Qu'est-ce que votre juge d'instruction 
cherche donc ? Et que croit-il donc ? questionna le bon 
docteur Honorat, les bras croisés. 

— Vous allez le lui demander ! répondit le maire. 

En effet, le train entrait en gare. 

La première personne qui en descendit fut M. Herment 
de Meyrentin. Il sauta sur ses courtes jambes et sembla 
rouler tout de suite vers les autorités qui l’attendaient. 
Il était rond comme une toupie. Il avait une bonne figure 
sympathique que réjouissait un petit nez en trompette, 
et aussi le sentiment de sa haute responsabilité dans 
toute cette affaire criminelle de Saint-Martin-des-Bois. 
Derrière lui, suivait péniblement son greffier, un long 
dégingandé vieux homme, tout habillé d’une immense 
redingote dans laquelle 3} bottait. 

Le Maire, Roubion, le docteur étaient déjà sur le juge 
qui tourna deux ou trois fois sur lui-même avant de 
s'arrêter. Il ne leur laissa pas le temps de placer un mot. 
II s’accrocha au Maire : 

— Dites donc, monsieur Jules ! Vous ne m'aviez pas 
dit ça ! À ce qu'il paraît qu’il y a une dizaine d’années, 
on a trouvé tous les chiens pendus dans votre pays ?.… 

— Oui, monsieur le Juge, mais permettez-moi.. 

— Est-ce vrai ? oui ou non ?.. 

— Nous avons une grave nouvelle. 

— Il n’y en a pas de plus grave que celle-là !... est-ce 
vrai, OUi ou non ?... 

— C'est vrai! 

— Et on n’a jamais su comment ?.… 


BALAOO 29 


— Non, monsieur le Juge... 

— Car, enfin, ces chiens ne s'étaient pas pendus tout 
seuls ! | 
— Non, monsieur le Juge... Monsieur le Juge, on a 
encore assassiné quelqu'un !.…. 

— Hein ?.… 

— Oui, Blondel, le commis-voyageur de Clermont- 
Ferrand, a été trouvé pendu, cette nuit, chez Roubion... 

Le juge les regarda : 

— Tonnerre !... fit-il.…. et il se mit à tourner : 

— Venez !… 

Ils le suivirent. Tous montèrent dans l’omnibus du 
Soleil Noir qui venait d'arriver et où ils se trouvèrent 
seuls. Là, avant toutes choses, M. Herment de Meyrentin 
tendit un papier à M. Jules et lui dit : 

— Lisez tout haut ! 

M. Jules lut. C'était un dernier mot du médecin légiste 
qui disait : 

« Les blessures à la gorge de Lombard et de Camus 
se présentent telles que si elles avaient faites par quel- 
qu’un qui eût marché la tête en bas! » 

Et la note se terminait ainsi : L 

« Imaginez que l'assassin soit venu au-devant de sa 
victime, non point en marchant sur le plancher, mais en 
marchant sur le plafond, et vous aurez cette blessure-là !» 

— Hein ? qu'est-ce que je vous disais l’autre jour ? 
Je ne l’ai point inventé! fit M. H. de Meyrentin en 
reprenant sa note d’un petit geste orgueilleux. 

M. Jules soupira. Le docteur et Roubion baissèrent 
les yeux, ahuris, consternés. Le greffier se gratta le bout 
du nez qu’il avait long et antipathique. 

Cinq minutes plus tard, tous quatre pénétraient dans 

2e 


30 BALAOO 


le cabaret dont les fenêtres étaient restées closes et der- 
tière les auvents desquelles on entendait la rumeur d’une 
foule impatiente. 

On avait allumé les deux lampes du billard. La pre- 
mière chose que M. de Meyrentin vit, en entrant, fut, 
sur le billard, le corps inanimé de Gustave Blondel, le 
commis en nouveautés de Clermont-Ferrand, l’un des 
agents politiques de M. le comte de Montancel, qu'il 
eonnaissait bien. Il se pencha sur le cadavre. 

M. de Meyrentin constata de suite à la gorge du mal- 
heureux garçon les terribles empreintes, .les marques de 
strangulation à l'envers dont Lombard et Camus étaient 
morts. 

Aussitôt il se redressa, assura son lorgnon sur son 
petit nez en trompette et regarda en l'air. 

Que regardait-il ? Tous les yeux avaient suivi la direc- 
tion des siens. Mais on ne distinguait rien au-dessus 
des lampes à abat-jour. 

— Ouvrez les fenêtres ! ordonna M. Herment de Mey- 

Roubion et les domestiques se précipitèrent. Les volets 
furent poussés. Le jour entra à flots et cent têtes se pres- 
sèrent aux fenêtres et à la porte pour voir. D'abord ce 
furent des cris et des plaintes sur le sort du pauvre Blondel 
dont on apercevaïit le corps sur lequelon avait jeté un drap. 

Et puis on s’aperçut que le juge regardait en l’air. On 
fit comme lui. 

Et chacun vit ce que voyait M. de Meyrentin qui, les 
bras étendus; la bouche ouverte, n'avait pas cessé de 
fixer le plafond. 

Ce ne fut qu’un cri : 

_— Des pas au plafond ! 


CHAPITRE III 


LA GIFLE DANS LA RUE ET LE BAISER PENDANT L'ORAGE 


* 


Oui, des pas, dans leur dessin parfait, apparaissaient 
sur la blancheur plâtrée du plafond. 

Ces pieds allaient, venaient, retournaient à leur point 
de départ et revenaient jusqu’à la tige de métal soute- 
nant les lampes du billard où le malheureux commis- 
voyageur avait été trouvé pendu! 

Aux bruits, aux cris de tout à l'heure, avait succédé 
presque instantanément un silence de stupeur. Et puis, 
quelques réflexions montèrent de la foule penchée aux 
fenêtres, pendant que M. de Meyrentin, toujours immo- 
bile, ne cessait de considérer cette piste qui était bien la 
plus étrange piste du monde. | 

— C'est-y que les assassins marcheraient comme des 
mouches ! disait l’un. 

— Pisqu'on ne trouvait jamais leurs traces par terre, 
fallait bien qu'y marchent quéqu’part ! faisait entendre 
la mère Commère Toussaint, toujours arrivée la première 
aux « événements ». 

Sur un signe du juge, le père Tambour ferma les fe- 
nêtres. 

Alors, on écarta un peu le corps de Blondel, et M. de 
Meyrentin monta sur le billard. Longuement il examina 
les empreintes du plafond. 


32 BALAOO 


C'était un pied long au talon fort, au gros orteil 
développé. Ces détails étaient visibles, bien que les pieds 
ne se fussent point posés là tout nus, mais habillés de 
chaussettes. L'homme qui s'était promené au plafond 
avait pris la précaution, pour ne point faire de bruit, de 
retirer ses chaussures : et il les avait certainement enle- 
vées avant d'entrer dans la maison, car les chaussettes 
s'étaient imprimées au plafond, toutes humides encor du 
terreau noir sur lequel, dehors, il avait dû marcher. 

Par places, on distinguait le treillis de la grosse laine 
et les raccommodages. M. de Meyrentin les indiquait 
du doigt à M. Jules. Les « reprises », au lieu d’être cor- 
rectement faites présentaient un grossier « surjet » très 
spécial: espèce de pièce rapportée au talon, ronde et 
large comme une pièce de cent sous,et « surjetée » à la 
diable tout autour. 

— Farce ou non, fit M. de Meyrentin, avec une trace 
pareille, celui qui l’a laissée la paiera de sa tête! 

Et il sauta sur le plancher où il fit plusieurs tours sur 
lui-même, tant il était content. 

— Messieurs ! annonça-t-il le plus sérieusement du 
monde. Nous allons chercher l’Homme qui marche la tête 
en bas! 

— Comment qui fait pour boire ? interrogea à mi- 
voix Michel, le conducteur de la diligence des Boïs-Noërs, 
qui venait d'arriver et dont on entrevoyait la casquette 
prudemment penchée à la porte de l'office. 

Heureusement le juge ne l’entendit pas. Il avait de- 
mandé à Roubion s’il ne savait point, quelque part autour 
de l’auberge, du terreau noir. Roubion le conduisit sur 
les derrières du bâtiment, du côté de l’école communale, 
et, là, ils purent relever distinctement, au milieu de la 


BALAOO 33 


ruelle, les mêmes traces de pas qu'ils avaient vues au 
plafond. Ces traces s’arrêtaient subitement, entre deux 
bauts murs sans porte ni fenêtre. Il était impossible de 
comprendre comment ces traces ne se reirouvatent nulle 
pari ! 

— La farce continue ! ricana M. de Meyrentin d’un 
petit air entendu... Maintenant, allons chez M. Saint- 
Aubin. 

Les autres avaient déjà raconté en détail à M. de 
Meyrentin comment on avait trouvé Patrice évanoui dans 
l'office, alors que, la veille au soir, il était entendu qu'il 
devait coucher sur le billard. Cette sorte de transposition 
des corps semblait intéresser fort le juge d’instruction. 

L'oncle de Patrice, M. Coriolis Boussac-Saint-Aubin 
habitait la plus importante et la plus ancienne propriété 
du pays et aussi la plus retirée, à l'extrémité du bourg, 
presque sur la lisière des bois. 

Roubion et le maire avaient pris congé quand M. de 
Meyrentin souleva le marteau de Coriolis. La vieille 
Gertrude vint lui ouvrir. Elle apprit à ces Messieurs que 
M. Patrice « reposait ». La bonne femme paraissait 
toute bouleversée. Le docteur la rassura. Coriolis survint, 
d’une humeur massacrante, secouant ses longs cheveux 
blancs, à peine poli envers le juge, se plaignant qu'on ne 
le laissât point tranquille avec toutes ces histoires, re- 
grettant amèrement que son neveu fût venu le déranger 
à Saint-Martin sans sa permission. 

— Je désirerais voir votre neveu, tout de suite ! fit 
M. de Meyrentin, agacé. 

— Ji dort. 

— On le réveillera. 

L'oncle lui tourna le dos. Mais une jeune fille de figure 


34 BALAOO 


douce et accueillante, et qui avait encore les yeux rouges 
d’avoir pleuré, s’interposa : 

— Suivez-moi, monsieur le Juge. 

Quand ils pénétrèrent dans la chambre, Patrice, en 
proie à un sommeil fiévreux, agitait les bras comme pour 
écarter une épouvantable vision et prononçait des 
paroles sans suite. Ils arrivèrent juste pour l'entendre 
s’écrier 

« Pitié à la maison d'homme! Pitié à la maison 
d'homme! Pourquoi m 'as-tu appelé : Patrice! » 

M. de Meyrentin ne put se retenir de tressaillir. 

Le docteur dit : 

— Certes! il vaut mieux qu’on l'éveille. Des 
songes pareils ne peuvent que lui donner la fièvre. 

M. deMeyrentin fit signe au docteur de se taire et écou- 
ta encore le sommeil du témoin. Mais Patrice ne fit plus 
entendre que des sons inintelligibles. Le juge se retourna 
vers Coriolis : 

— Vous n’attendiez pas votre neveu? lui demanda-t-il. 

— ]l prétend qu'il m'avait envoyé dans la journée un 
télégramme, je ne l’ai pas reçu... C’est ce qui explique 
que personne ne fui a ouvert quand il est venu frapper 
cette nuit à ma porte. 

— Greffier ! ordonna M. de Meyrentin, allez demander 
tout de suite à M"° Godefroy, la receveuse des postes, si 
elle n’a pas reçu un télégramme pour M. Boussac-Saint- 
Aubin. 

Le greffier se sauva, en boitant dans sa FRERS re- 
dingote. 

Et Patrice s’éveilla | 

M. de Meyrentin attendait ce réveil avec impa- 
tience | 


BALAOO 35 


Peut-être enfin allait-on savoir. Savoir ce que c'était 
que cette chose qui se promenait dans le plafond avec des 
mains qui étranglaient ! 

La première chose que le jeune homme aperçut en 
rouvrant les yeux fut le doux visage de Madeleine. | 

A l'instar de son fiancé, elle était blonde avec des 
yeux bleus. Ils s’aimaient depuis longtemps, depuis que, 
tout petits, ils s'étaient retrouvés aux vacances chez le 
père Saint-Aubin, rue de l’Ecu, dans la capitale du Puy- 
de-Dôme, car la fille de Coriolis avaït été élevée en France, 
pendant que son père travaillait de son négoce au bout 
du monde, à Batavia, où il tenait rang de consul pour 
son pays. Patrice avait vu revenir avec regret d'Extrême- 
Orient l’oncle Coriolis qui s’enferma avec sa fille dans 
sa propriété de Saint-Martin-des-Bois où il vivait comme 
un ours. L’oncle ne tenait point aux visites du neveu, 
et il le lui avait fait comprendre. Il admettait les futures 
noces en principe et en avait dit deux mots au vieux 
Saint-Aubin de Clermont; mais, en attendant, il exigeait 
qu'on lui « fichât la paix ». 

Patrice regardaitencore, avec uneadmiration attendrie, 
Madeleine quand le docteur Honorat prit la parole pour 
présenter le juge d'instruction au jeune homme. Puis il 
lui recommanda le calme et lui ordonna de reprendre, 
avant tout, possession de ses esprits. Bref, le moment 
était venu pour Patrice de se conduire avec courage et de 
n'avoir point peur de dire à la justice tout ce qu’il lui 
avait été donné de voir et d’entendre. Il y allait de Ia 
sécurité de tout le pays. 

M. le juge d'instruction sembla approuver ces der- 
niers mots d’un hochement de tête, 

Or, dans le même moment, le long greffier noir boi- 


36 BALAOO 


tillant rentra de sa course. Il était dans un extraordinaire 
état de rage. 

Ses poings dressés menaçaient on ne savait qui et il 
parlait si vite qu’on ne comprenait rien à ce qu’il disait. 
On crut entendre qu’il avait reçu une gifle | 

— Une gifle |! interrogea Meyrentin stupéfait. 

— Ouil une gifle ! 

Et le greffier avait une si drôle de figure en disant 
cela que M'"° Madeleine ne put se retenir de sourire et la 
vieille Gertrude d’éclater. 

— I] n’y a pas de quoi rire ! déclara mal gracieux le 
greffier ! Une vraie gifle à moi | à moi. Mais ça ne se pas- 
sera pas comme ça! 

— Voyons! voyons, monsieur Bombarda (le greffier 
s'appelait M. Bombarda), dites-nous d’abord comme 
cela s’est passé ? 

M. Bombarda se frotta la joue, regarda Gertrude avec 
fureur et dit : 

— Je revenais de la poste et j'allais quitter la rue 
Neuve pour prendre la route. Je marchais le plus vite 
que je pouvais et je frôlaien passant, oh! très légèrement, 
un individu qui remontait devant moi et qui semblait 
vouloir retenir le trottoir pour lui tout seul. Je le tou- 
chai à peine, je murmurai une excuse, et je continuai 
mon chemin... quand, pan ! je reçus une gifle |... Mais 
une giflel.. monsieur le Juge d’instruction.. une 
gifle qui m'a collé contre le mur... J'en ai vu trente- 
six chandelles et je m’apprêtais à me jeter sur mon 
agresseur, quand je m'aperçus qu’il ‘avait disparu 
comme si la terre s'était ouverte sous ses pieds !.. Par où 
était-il passé ?.… Je le cherchais !… Je criais !... je le 
menaçais. Bien sûr, ‘il ne s’est pas ‘montré, car je lui 


BALAOO 37 


aurais fait un mauvais parti... Mais quelle gifle à moi! … 
Tenez, j'en ai encore la joue toute rouge... mais je le re- 
trouverai mon homme, et, encore une fois, ça ne se passera 
pas comme ça ! 

— Oui! oui! oui! fit M. de Meyrentin, pensif... une 
gifle! Eh bien ! nous en reparlerons |... Pour le moment, 
monsieur Bombarda, asseyez-vous et prenez vos notes !.… 
Mais d’abord qu'est-ce que vous a répondu la receveuse 
des postes ? 

— Elle a répondu qu’elle a reçu hier un télégramme 
pour M. Coriolis et qu’elle l’a donné au domestique de 
M. Coriolis qui était entré dans le moment pour y tim- 
brer le courrier de son maître. 

— Comment Noël ne m’a-t-il pas donné ce télégramme ? 

écria aussitôt Coriolis, c’est inexplicable. Va donc : 
ii demander, Gertrude | 

La vieille sortit et revint presque aussitôt en se frappant 
le front d’une maïn et en agitant de l’autre le papier 
bleu d’un télégramme. 

— Ah! ma mémoire |... ma pauvre tête ! faisait-elle, 
je ne suis plus bonne à rien ! Vous devriez me jeter à la 
porte, mon cher monsieur |. Noël m'avait donné ce 
télégramme pour vous le remettre, je l’ai mis dans 
ma poche et je viens de m'en souvenir seulement main 
tenant. Ah! on a tort de vieillir !.…. 

— C’est bon ! fit Coriolis en lui arrachant le télégramme, 
va-t'en. 

Gertrude se sauva. Coriolis lut. Le juge d’instruction 
demanda que la dépêche lui fût communiquée. 

— Mais le télégramme de mon neveu vous inquiète, 
donc bien ? interrogea Coriolis. 

— Enormément, monsieur, et je vais vous dire pour- 

3 


38 BALAOO 


quoi. Le point de savoir si votre neveu était ou non at- 
tendu à Saint-Martin est d'autant plus important que la 
question se pose de savoir qui on a voulu assassiner celte 
nuit : du commis-voyageur ou de M. Patrice! 

Madeleine ne put retenir un cri d’horreur et devint 
instantanément aussi pâle que Patrice. Celui-ci reçut l’hy- 
pothèse du juge d'instruction comme un coup de massue ; 
le sang lui bourdonna aux oreilles, et il crut qu’il allait 
retourner au coma d’où il venait de sortir. Quant à Coriolis, 
il repoussa l’idée que quelqu’un pût assez s'intéresser à 
son niais de neveu pour l’assassiner. Il haussa les épaules 
et prononça cette phrase mordante : 

— Ji n’est point mêlé à nos luttes intestines et ne quitte 
point les jupes de sa mère. 

Le docteur regretta à mi-voix que M. de Meyrentin eût 
pris si peu de précaution vis-à-vis d’un malade, et il tra- 
duisit toute sa pensée en deux mots : 

— Ménagez-le | 

Ce n’était point l'intention d’un juge qui avait dû 
ménager tout le monde jusque-là et qui trouvait l’occa- 
sion bonne de produire une forte impression sur un bon 
petit jeune homme d’où il espérait tirer enfin quelque 
chose. 

Il mit poliment tout le monde à la porte, excepté son 
greffier et resta en face de Patrice qui bégayait : 

— Me tuer! mais je ne connais personne ici, et je 


— On s’imagine ne pas avoir d’ennemis, repartit 
sentencieusement M. de Meyrentin, et c’est dans le mo- 
ment que l’on se croit le plus en sécurité que l’on est 
frappé dans l'ombre. Dites-moi bien tout ce que vous 
savez, tout ce que vous avez vu, entendu... et soupçonné. 


BALAOO 39 


Âyez donc confiance en moi, monsieur Saint-Aubin. 
Parlez ! 

Patrice fit aussi exactement que possible et fort minu- 
tieusement le récit des événements de la nuit, tels que 
nous les connaissons. Il avait besoin de s’éclairer lui- 
même. Au fur et à mesure, du reste, qu’il parlait, l'hypo- 
thèse du juge d’instruction lui apparaissait plus plausible 
et il en frissonnait. 

Quand il eut fini, il considéra avec une grande anxiété 
M. de Meyrentin. Celui-ci caressait ses favoris poivre et 
sel d’une main énervée et ses petits yeux brillèrent de 
colère sous le binocle d’or : 

— C'est tout ? fit-il d’un ton sec. 

— Je vous ai dit tout ce que j’ai vu et entendu, sou- 
pira Patrice. | 

— Et vous n’en avez pas vu davantage ? Et vous 
n’avez pas eu, je ne dis pas le courage, mais la curiosité 
de vous traîner jusqu’à la porte du passe-plats pour 
savoir ce qui se passait dans le plafond ! 

— Monsieur, j'étais anéanti, et du moment que je 
n'avais plus de courage, j'avais encore moins de curiosité. 

Mais M. de Meyrentin avait toutes les peines du monde 
à retenir l'expression de son désappointement : 

— Et vous avez laissé ainsi mourir ce pauvre homme ! 

— Mais, monsieur le Juge !.. 

— À votre place ! continua le juge, féroce. oui, à votre 
place ! car l’autre croyait vous avoir pendu, monsieur, 
tout simplement !.. Attendez !… Ne vous évanouissez 
pas. Tout espoir n’est pas perdu. Répondez à mes 
questions. Il avait été entendu publiquement que vous 
deviez coucher sur le billard ? 

— Oui, monsieur. 


40 BALAOO 


— Vous étiez entré dans l’auberge avec un bandeau 
sut le front et, pour se coucher, Blondel s'était mis, lui 
aussi, un mouchoir autour du front P 

— Oui, monsieur. 

— Etes-vous bien sûr d’avoir entendu votre nom 
prononcé dans le plafond ? 

— Hélas ! oui, monsieur, très distinctement.… 

— Attendez ! Attendez ! Dans l’état où vous étiez, 
vous ne pouviez pas bien vous rendre compte. Vous 
parlez d’un souffle énorme, d’une respiration monstrueuse 
au milieu de laquelle vous auriez entendu prononcer 
votre nom : Patrice! Etes-vous bien sûr que c’est 
la respiration qui a parlé... car il y avait dans le plafond 
la respiration et le pendu. ; c’est peut-être le pendu, 
c'est peut-être Gustave Blondel qui, vous sachant à 
côté de lui, râlait un dernier appel : « Patrice ! » 

— Monsieur, c’est invraisemblable. I1 eût appelé : 
« Au secours ! » et non « Patrice ». Je connaissais peu 
M. Blondel. Il ne m’aurait pas appelé par mon petit 
nom | | 

— C'est assez juste, acquiesça M. de Meyrentin, de 
plus en plus énervé, car l’interrogatoire du témoin sem- 
blaïit aller à l'encontre d’une certaine idée qu'il avait 
depuis quelques jours sur les crimes de Saint-Martin- 
des-Bois. 

— C'est tout à fait juste ! reprit-il après un silence. 
Donc c’est la respiration (je donne ce nom à la chose du 
plafond que vous n’avez pas vue, mais entendue) c’est- 
à-dire l'assassin qui parle !.… Et l'assassin a un souffle 
énorme, ce qui vient évidemment de la difficulté qu’il a 
à respirer la tête en bas .Et l’assassin dit : « Patrice ! » 
Et sur quel ton, dit-il « Patrice » P | 


BALAOO AT 


— Ah ! monsieur, je crois bien que c’est sur le ton de 
la haine ! 

— Voyez-vous ! Et qui donc, dans la vie, vous appelle 
ainsi de votre petit nom « Patrice » ? 

— Il n’y a que mon père, ma mère, mon oncle Coriolis 
et ma cousine Madeleine. 

— Ab! 

Un silence important pendant lequel M. le juge ré- 
fléchit en se mordant les lèvres : 

— Et, derrière la porte, vous avez bien entendu : 

« Pitié !.… Pathé à la maison d'homme ! 

— Oui, nous avons parfaitement entendu cette phrase. 

— Et qu'est-ce qu’elle signifie, cette phrase, à votre 
avis ? 

— Mais, monsieur, je n’en sais rien !.…. 

— Ni moi non plus, monsieur !.. fit le juge. Et l’as- 
sassin avait des manchettes ? Quelle sorte de man- 
chettes ? 

— Oh ! je ne saurais rien affirmer. J’ai vu du linge blanc 
qui dépassait des manches. 

— Je voudrais savoir quelle idée vous avez eue er 
voyant descendre vers la gorge de Blondel ce que 
vous voyiez de l'assassin. 

— Ah! à ce moment, je n'avais pas beaucoup d'idées ; 
mais tout de même je me suis rendu compte que c’étaient 
deux bras qui arrivaient pour étrangler Blondel. 

— Vous les avez vus jusqu'où, ces bras ?.. 

— Jusqu'au coude, au moins. 

— Pourriez-vous les reconnaître ? 

— Ma foi, je ne saurais. les manches étaient de couleur 
sombre... Vous savez, il faisait assez peu clair de l’autre 
côté du passe-plats… 


42 BALAOO 


— Ce qui explique gu’s/ a pendu l'autre pour vous-même. 
le fait me paraît de plus en plus certain. Réfléchissez-y 
bien. Ne pensez plus qu’à ça !.. Aidez-moi de toute votre 
force, de toute votre intelligence... | 

— Mais, monsieur, je n’y comprends rien, je n’y 
comprends rien !.… 

— Ni moi non plus, monsieur !.…. 

— Mais enfin, monsieur le Juge, comment l'assassin 
est-il entré, comment est-il sorti ? 

— J'allais vous le demander, fit M. de Meyrentin en se 
levant. Ah! aussitôt que vous pourrez vous lever et 
j'espère que ce sera tout de suite, allez donc faire un 
tour dans le cabaret et demandez au père Tambour, qui 
en défend l'entrée, de vous montrer de ma part les 
traces de pas laissées par l'assassin. 

— Enfin, il a laissé des traces de pas ?.. Sur le parquet 
de la salle de billard, sans doute ? 

— Non, monsieur !.… Sur le plafond ! 

Sur quoi M. de Meyrentin prit congé du malheureux 
Patrice qui se mit à pleurer comme un enfant. 

Heureusement pour le jeune homme, le vieux Coriolis 
et Madeleine parvinrent prestement à le convaincre que 
M. de Meyrentin était le dernier des imbéciles. L'oncle 
surtout était furieux contre le juge d'instruction. Jamais 
les Saint-Aubin, pas plus ceux de Clermont que ceux de 
Saint-Martin-des-Bois, n'avaient été mêlés à la politique 
dont Blondel venait certainement d’être la dernière 
victime. Rue de l’Ecu, on faisait de l’honnête notariat 
sans plus ; et, d’un autre côté, depuis des années qu’il 
était revenu de Batavia, Coriolis prétendait ne plus 
trouver d'intérêt qu’à l'étude passionnante de la plante 
à pain, fécule extraordinaire qu'il avait rapportée d'Ex- 


BALAOO 43 


trême-Orient et dont, patriotiquement, il voulait doter 
la France. Ce n’était pas en vivant de cette sorte qu’il 
pouvait se créer des ennemis mortels. Si bien que Coriolis 
et les siens avaient pu traverser à peu près tranquillement 
toute cette affreuse période où le pays de Cerdogne ne 
vivait plus que dans l’épouvante. Il était persuadé 
qu’on ne lui ferait jamais de mal. 

On, pour Coriolis comme pour tous les autres, c’étaient, 
bien entendu, les Trois Frères. ; mais il les comblait de 
ses faveurs. il ne leur avait jamais présenté la quittance 
du loyer de la masure qu’ils habitaient au bord du bois... 
et, comme le « manoir » où ü vivait, lui avec Madeleine 
était assez isolé, il n’avait pas hésité à le faire garder par 
les trois vauriens. Ça, c'était un trait de génie. Le vieux 
Coriolisen riait encore dans sa barbe. Se faire garder par 
les voleurs ! 

— C'est plus sûr que par les gendarmes, disait-il à 
. ceux qui s’étonnaient qu’il eût donné le droit aux Vau- 
trin de se promener sur ses propriétés avec le fusil sur 
l'épaule. 

Le vieux ne chassait pas. C’est comme s’il avait 
donné tout son gibier aux Trois Frères qui le lui auraient 
bien pris sans sa permission. Et il les PRE PATES 
le marché ! 

Mais il avait la paix et on DNA dormir chez lui sur 
les deux oreilles !.… 

Et voilà que cet imbécile de ; juge d'instruction, quine 
connaissait rien aux mœurs de ce pays, prétendait qu’on 
avait voulu lui tuer son neveu |... | 

Il le fit lever, son neveu... et vivement, pour lui de 
ger le cours des idées. 

Il l’envoya au jardin où Madeleine l’attendait. Co- 


44 BALAOO 


riolis, qui avait hâte d’aller rejoindre sa plante à pain, 
les laissa seuls. Madeleine, tout de suite, dit à Patrice: 

— J'ai bien réfléchi à ce que t’a dit (ils se tutoyaient 
depuis leur plus jeune âge, comme frère et sœur) cet 
idiot !....De deux choses l’une, ou l'assassin te connais- 
sait, ou il ne te connaissait pas. Il te connaissait puis- 
qu’il t’appelait par ton nom en te commandant de ne 
pas bouger de l’endroit ou tu étais. Et, te connaissant, 
comment eût-il pu se tromper aussi grossièrement, au 
moment de t’étrangler et de te pendre ? voyait-on clair 
dans cette salle de billard ? 

— Bien sûr qu’on y voyait assez clair... et la preuve, 
c’est que j'ai très bien vu la figure de Blondel. 

— Alors, lui aussi devait la voir ; tranquillise-toi donc, 
Patrice. Et donne-moi des nouvelles de ma tante. Ne 
pense plus à cette affreuse histoire. Tout ça, c’est des 
vengeances politiques qui ne nous regardent pas. 

— Encore les Vautrin, hein ?.…. 

Ils passaient près de la grille qui donne sur les champs. 

— Prends garde ! ne parle pas si fort. Il y a toujours 
un des albinos qui rôde de ce côté. Quelle plaie pour Île 
pays | 

IÎs restèrent un intant en face de la grille, regardant 
un petit toit qui émergeait de terre, là-bas, au bord de 
la route. C'était la demeure des Vautrin. 

Hubert ! Siméon ! Elie ! les trois jumeaux que la mère 
Vautrin avait mis au monde comme une portée de loups, 
les trois petits gas qui avaient été d’abord l’amusement 
du pays et qui en étaient maintenant la terreur. Chacun, 
longtemps, s'était dit leur ami, tant on les craignait. Et 
encore aujourd'hui, quand on les croisait sur les routes, 
c'était à qui leur serrerait la main, bien sûr. Seulement 


BALAOO 45 


on préférait ne point les rencontrer, le soir ; et on évitait, 
en arrivant à Saint-Martin-des-Bois, de prendre par la 
lisière de la forêt, du côté de la chaumière accroupie au 
bord de la route où la vieille Vautrin, paralysée, finis- 
sait de mourir en racontant les histoires terribles du père 
qui avait été au bagne. 

Ce dernier détail n'avait point empêché les Vautrin 
de faire figure politique dans le pays. Et ce n’était un 
secret pour personne que, pendant trois législatures, dans 
la circonscription de Belle-Etable, en distribuant, dans 
tous les villages des environs, des prospectus et des pro- 
fessions de foi, et en créant des incidents tumultueux 
dans les réunions publiques, ou, encore, en rendant 
le séjour du pays impossible aux concurrents qui se 
croyaient menacés dans leur existence, les Trois Frères 
eussent fortement contribué à l'élection d’un député, 
honneur de l’arrondissement et espoir de la Chambre. 

Bien que leur demeure, au bord du chemin du bois, fût 
misérable, on les disait riches et mettant de côté, au 
fond des mystérieuses carrières de Moabit, le fruit de 
leurs larcins, ce qui expliquait qu’il était impossible d’en 
retrouver trace chez les recéleurs des environs. Eux, 
ils laissaient dire. On pouvait penser que cela les amusait 
d’être l’épouvante du pays et, au cabaret, ils allaient 
quelquefois jusqu’à encourager les racontars. 

— Eh bien ! qu'est-ce qu’on dit de nous ? J’avons-t'y 
fait encore un mauvais coup, aujourd’hui ? 

Tous trois se ressemblaient avec les mêmes démarches 
et les mêmes tics. Hubert, cependant, état le plus 
fort. Elie et Siméon étaient d’un roux beaucoup plus 
blond. On appelait ces deux derniers « les albinos ».…. 

Patrice entraîna Madeleine hors de cette vision : 

3: 


46 BALAOO 


— Comment pouvez-vous rester dans un pays pareil ? 

— Je vais te confier un secret. Papa en a assez, lui 
aussi, du pays ; nous allons le quitter bientôt, partir 
pour Paris. 

— Pas possible ! Et les noces ? 

— Elles auront lieu là-bas, répondit-elle assez vague- 
ment. Oh ! nous ne partons pas demain ! Papa a encore 
quelques expériences à tenter avec la plante à pain. 
11 dit qu’elle n’est pas encore tout à fait prête, ajouta 
Madeleine en rougissant un peu et en détournant la tête. 

— Quelle sacrée histoire que cette plante à pain! moi, 
je pense que ton père est un peu toqué comme tous ceux 
qui ont une idée fixe. Il croit tout remplacer avec sa 
plante à pain. Il aura bien des désillusions comme tous 
les inventeurs. Le principal, c’est que ce n’est point un 
méchant homme. 

Jis marchaient gentiment penchés l’un vers l’autre, se 
faisant leurs confidences et se sentant bien chez eux dans 
ce véritable paradou, dans ce jardin abandonné où tout 
poussait à la diable; car, dans son vaste manoir, Coriolis 
n'avait point voulu d’autre domestique, avec la vieille Ger- 
trude, que son boy, un grand garçon bien tranquille et 
doux comme un mouton, qui ne disait pas aux gens 
vingt paroles par jour et qui s'était laissé ramener d’Ex- 
trême-Orient avec la plante à pain. On l’appelait Noël. 

Or, Noël n’avait pas le temps de s’occuper du jardin. 
J1 passait ses journées avec son maître, à l'extrémité de 
la propriété, dans un coin où s'élevait un corps de logis 
un peu fruste précédé d’une serre, où l’on soignait la 
plante mystérieuse que Patrice n’avait pu contempler 
que bien rarement sans rien comprendre, du reste, aux 
travaux de son oncle. 


BALAOO 47 


Ce corps de logis était entouré d’un verger sauvage 
fermé lui-même d’une porte qu'aucun étranger n’avait 
le droit de franchir. Toute cette partie du manoir était 
consacrée aux expériences dont Coriolis tenait, au jour 
le jour, un «état » qu’il rédigeait le soir dans son cabinet 
de travail et qu’il enfermait ensuite bien précieusement 
dans son coffre-fort. Ie cabinet de travail de Coriolis 
était tout en haut du manoir, dans la tour du mirador. 
Le vieux s’enfermait là pour écrire des nuits entières, 
après avoir consacré les heures du jour aux travaux du 
verger. | 

Tout cela avait paru d’abord bien mystérieux à Pa- 
trice, surtout dans les premiers temps où l'oncle lui 
marquait tant de mauvaise humeur dès que le jeune 
homme venait au manoir. Dans ces temps-là, Coriolis 
avait absolument défendu à Patrice de pénétrer dans 
le verger... mais, depuis trois ans que la rigueur de la 
consigne s'était bien atténuée et que Patrice pouvait 
se promener partout, dans le manoir et même dans le 
bâtiment du verger avec Madeleine (quand l’oncle avait 
cessé de travailler), le clerc de notaire, s'était fait une 
raison qui lui permettait de tout expliquer : «Le père 
de Madeleine, avec sa plante à pain, est un vieux 
fou !.… » 

Les deux jeunes gens ne s’étaient pas encore embrassés. 
Jis y songèrent tout à coup, se firent part de cette ano- 
malie amoureuse, et Patrice, très convenablement, 
comme un bon premier clerc de notaire de la rue de l’Ecu, 
qui connaît ses droits et ses devoirs de fiancé, déposa 
un chaste baiser sur les cheveux de Madeleine. 

Aussitôt le tonnerre éclata. 

Madeleine tressaillit visiblement, devint un peu pâle 


48 BALAOO 


et regarda avec inquiétude son fiancé. Patrice levait les 
yeux au ciel qui était pur de tout nuage. 

— Ça, c'est trop fort, fit Patrice. c’est la seconde fois 
qu’une pareille chose m'arrive... 

— Quoi donc ? demanda Madeleine qui était, sans 
raison apparente, redevenue toute rouge. 

— Qu'il fait du tonnerre quand je t'embrasse !.… 


CHAPITRE IV 


L’'ALBINOS 


— Je ne comprends pas ce que tu veux dire, Patrice. 
C'est un orage de chaleur, ajouta-t-elle, car on ne voit 
pas de nuages. On ferait peut-être bien de rentrer... 

— Tu te rappelles que, la dernière fois que je suis 
venu, je prenais, avant de vous quitter, congé de vous 
sous la voûte. Ton père me dit: « Allons,embrasse-la! » 
Je vais pour t’embrasser. Pan! un coup de tonnerre, 
comme si la foudre était tombée sur la maison !.. Et je 
n'ai pas pu t’'embrasser… Ton père m'a littéralement 
jeté dehors en me criant : « Va vite ! Va vite !…. l’orage. 
Cours à la gare!» et il m’a fermé la porte sur le nez... 
Dehors, il n’y avait pas d'orage du tout !.… 

— Oh! fit Madeleine, en jouant négligemment avec 
une fleur qu’elle venait de cueillir, chez nous on n’y fait 
pas attention. I1 tonne souvent, à propos de rien, du côté 
des Bois-Noirs. C'est la forêt qui veut ça. Papa dit que 
c'est l'électricité forestière. 

— L'électricité forestière, je n’ai jamais entendu parler 
de cette électricité-là. 

— Papa a voulu me l'expliquer, mais je n’y ai rien 
compris. À ce qu’il paraît qu’à Java, les forêts tonnent 
comme ça tout le temps. Ecoute, l'orage s'éloigne. 
Entends-tu, Patrice 


50 BALAOO 


Et ils tournèrent la tête du côté de la grille, à travers 
les barreaux de laquelle on apercevait la lisière des 
Bois-Noirs. Aussitôt, ils virent, contre les barreaux, une 
figure extraordinairement blonde, couverte de taches 
de rousseur, dans laquelle s’ouvraient deux yeux d’or 
d’albinos. Cette figure, immobile, les observait sans re- 
muer, avec une obstination indécente. Le jeune homme, 
outré,avait fait déjà un mouvement vers la grille, quand 
la voix de l’albinos le cloua sur place : «monsieur Patrice! » 

Ces mots, qui lus ordonnaient de ne pas bouger, la façon 
dont fut prononcé son nom « Patrice »,sonnèrent si for- 
midablement aux oreilles du jeune homme qu’il s'arrêta, 
le cœur battant, le sang aux tempes. Madeleine lui avait 
pris la main et ne bougait pas plus que lui, observant 
l’albinos. 

Celui-ci, tranquillement, allongea, entre les barreaux de 
Ha grille, le canon de son fusil et tira dans leur direction. 
Les jeunes gens poussèrent un cri horrible... 

Un merle tomba à leurs pieds. 

— Eh bien! qu’est-ceque vous avez ? demanda avec 
une grande sérénité le chasseur. Vous n'êtes pas bles- 
sés ?... nu 

— Non ! Mais on n’a pas idée de tirer comme ça sous 
le nez des gens! fit Madeleine en colère... 

— Eh! je n'ai jamais manqué mon coup... de quoi 
avez-vous peur ?.…. 

Patrice, encore tout frissonnant, s'était baissé pour 
ramasser l'oiseau. 

— La pauvre bête ! murmura-t-il. 

— Je l’offre aux amoureux pour leur déjeuner... : adieu, 
mademoiselle Madeleine; adieu, monsieur Patrice. 

Et comme Patrice voulait lui jeter l’oiseau à travers 


BALAOO 51 


la gritle, la jeune fille l’arrêta prudemment dansson geste 
brutal : 

— Adieu, monsieur Élie, et merci ! fit-elle d’une voix 
sourde. 

L'albinos avait déjà disparu derrière le mur. Patrice 
allait parler. Mais Madeleine lui mit sa petite main sur 
la bouche. Cette main tremblait affreusement. Elle 
l’ôta seulement quand on n’entendit plus le bruit des 
pas de l’autre sur les cailloux de la sente... 

— Oh! fit-elle, qu’il m'a fait peur avec son fusil! 

— Et avec sa phrase !.. souffla Patrice... 

— C'est que je vois encore le fusil passer au travers 
des barreaux, dit Madeleine... tu sais, mon chéri, s’il 
avait tiré sur nous, c’est moi qu’il frappait la première. 
je m'étais mise devant toi. 

C'était vrai. Patrice ne s'était pas rendu compte de 
ce mouvement héroïque, tout d’abord. Il prit Madeleine 
dans ses bras. Quelqu'un toussa derrière eux. C'était 
Noël que Coriolis envoyait au-devant des jeunes 
gens : | 

— Le maître appelle, dit-il, de sa voix toujours un peu 
entrouée…. 

Et il s’en retourna, les mains dans les poches et l’é- 
chine triste. Ils le suivirent du côté du verger. 

— Quelle existence est la tienne ! reprit Patrice, entre 
ton père monomane, la vieille Gertrude stupide, et ce 
garçon que je n’ai jamais vu rire (il montrait la silhouette 
penchée de Noël). Ils nesont pas gais, les naturels d'Haï- 
Nan, et ce n’est pas la culture dela plante à pain qui 
semble devoir les réjouir... | 

— Tu ne connais pas Noël, fit Madeleine. Quand il 
veut, il n’y a pas de plus gai compagnon que lui. Demande 


52 BALAOO 


à Gertrude. Il y a des jours où il nous fait rire comme 
des folles. 

— Tant mieux ! mais moi je l’ai toujours vu triste à 
pleurer. 

— Quand il y a du monde, il est comme ça. Il est 
timide... 

Ils étaient arrivés à la porte du verger. Noël,qui pa- 
raissait de plus en plus affligé, la leur tenait ouverte, bien 
humblement. Ils passèrent. 

— Jl n’a pas embelli ! dit Patrice à Madeleine. 

— Oh! fit vivement Madeleine, tu le trouves laid ? 
As-tu regardé ses yeux ? J’en ai rarement vu d'aussi 
intelligents. 

— C'est vrai! acquiesça Patrice, peu contrariant. 

Coriolis était devant eux, sur la porte de la serre. Il 
n'avait pas l'air enchanté... 

— Je vous ai fait appeler par Noël, dit le vieux Coriolis 
en fronçant le sourcil (geste qui luiétait habituel et qui 
n’effrayait plus que Noël) parce que j'ai cru entendre 
qu'il faisait de l'orage. mais je me suis peut-être trompé. 
A mon âge, on commence à ne plus être sûr de son 
oreille. 

Patrice l’écoutait, stupéfait du ton sur lequel il parlait 
de l’orage... ; son étonnement ne connut plus de bornes 
quand il entendit Coriolis leur demander avec brutalité : 

— Enfin !.. vous! vous ne voudriez pas me trom- 
per! A-t-4l lonné, oui ou non? 

— Moi, je n'ai rien entendu, répondit Madeleine avec 
la plus grande effronterie. Et elle avait fait un geste discret 
vers Patrice, pour que celui-ci ne la démentiît point. 
Malheureusement, le jeune homme disait déjà, sans 
dissimuler son ahurissement : 


BALAOO 53 


— S'il a tonné ?.. Mais je pense bien qu’il a tonné !.…. 
J'ai cru que le tonnerre était tombé sur la maison ! 

Madeleine était devenue rouge jusqu’à la racine des 
cheveux ; Coriolis la menaçait de son index sévère : 

— Tu as tort, Madeleine !.….. Tu sais que je n’aime pas 
ça! Où irions-nous si je l’écoutais… 

— Mais, papa, moi, je t’assure que je n'ai pas fait 
attention au tonnerre... ce doit être à cause du coup de 
fusil d’un des albinos qui m’a bien effrayée... 

— Encore Elie, sans doute... bougonna Coriolis. 

—Oui, papa, Elie. Il a eu le toupet de tirer un merle 
dans le jardin, pendant que nous y étions !.… 

— Le voilà! dit Patrice en montrant l'oiseau qu'il 
avait apporté. 

— Le bandit! murmura l'oncle... Il faudra que je 
lui dise « d’aller garder notre gibier » un peu plus loin, 
s’il lui plaît. On voit trop sa figure à celui-là depuis 
quelque temps... 

Madeleine, dont l'embarras n'avait pas cessé, dit : 

— Tu as bien raison, papa, mais je le lui ai fait déjà 
dire par Zoé. 

— Qu'est-ce que tu lui as fait dire ?.… 

— Qu'il aille chasser un peu plus loin. que ses coups 
de fusil me faisaient peur. Il a fait répondre par sa 
sœur qu’il veillait sur nous de plus près, parce que depuis 
les assassinats, le pays n’était pas sûr... 

— Et, qu'est-ce que tu as répondu, toi ? 

— Rien ! je lui ai fait porter un litre de rhum. Il y 
avait longtemps qu’on lui avait donné quelque chose. 

— Tu as bien fait, Madeleine |. Encore un peu de 
patience avec tous ces vauriens.. Tu n'as pas dit à 
Patrice ?.. 


54 BALAOO 


— Non, papa, je ne lui ai rien dit, répondit, avec un 
aplomb enchanteur, la jeune fille... 

Patrice pensa : « Comme elle ment !» Et il nelatrouva 
que plus charmante. 

— Eh bien ! apprends-lui que nous allons prochaine- 
ment nous installer à Paris. Oui, mon cher Patrice, 
à Paris... 

— Vous avez donc fini de travailler la plante à pain, 
mon oncle ? 

— Oui, mon neveu, elle est majeure !.… Allez faire un 
petit tour avant le déjeuner... J'ai un mot à dire à Noël... 

Les jeunes gens quittèrent le verger. Patrice fut 
étonné, en repassant auprès de Noël, de voir le pauvre 
garçon trembler comme une feuille. Cinq minutes plus 
tard, comme Patrice et Madeleine entraient dans la 
cuisine de Gertrude pour s'intéresser au déjeuner, ils 
entendirent de lointains et terribles cris de désespoir. 

— Qu'est-ce que c'est ? interrogea Patrice, en fris- 
sonnant. 

— Rien, fit Madeleine, la bouche un peu pincée. 
C'est Noël qui aura fait encore quelque bêtise et papa 
le corrige. 

Patrice, étonné, tourna la tête du côté de la vieille 
Gertrude et vit qu'elle pleurait : 

: — Mon Dieu ! il va le tuer ! fit-elle en se mouchant.… 
ça n’est pas raisonnable de battre un grand garçon comme 
ça... 

— C’est extraordinaire !.… dit Patrice, outré, et jamais 
je n'aurais cru que mon oncle. 

—Tononcle sait ce qu’il a à faire avec un vauriencomme 
ce Noël, répliqua Madeleine. Il n’y a pas d’autres façons 
de se faire obéir des boys d’Extrême-Orient, et puis papa 


BALAOO | 55 


est très énervé chaque fois qu’il entend le tonnerre ! 
ajouta-t-elle rapidement. Elle semblait bouder Patrice 
et était presque aussi émue que Gertrude. 

— C'est donc cela, fit Patrice, que tu me faisais signe 
et que tu mentais à ton père avec le tonnerre. 

— Oui, c'est cela, Patrice. 

Le jeune homme allait s’excuser, mais il fut interrompu 
par l’arrivée d’une gamine de treize à quatorze ans, 
noire comme une taupe, avec des yeux magnifiques. Elle 
était vêtue d’une méchante petite jupe rapiécée qui lais- 
sait voir des mollets de coq. Elle dit, haletante : 

— C'est Noël qui crie encore comme ça ? Monsieur le 
bat encore ! 

— Oui, Zoé... fit Gertrude... c'est une pitié !.… 

— Oh ! j'ai bien pensé qu’il y aurait encore du grabuge 
de ce côté-là, quand j'ai entendu le tonnerre, fit-elle. 

— Viens donc m'aider à récurer mes cuivres, dit Ger- 
trude. | 

Ainsi, dans les ménages de Saint-Martin, on occupait, 
de temps à autre, cette petite gamine de Zoé pour bien 
se faire voir des Trois Frères. 


CHAPITRE V 


DANS L'OMBRE DU CELLIER 


Le déjeuner fut assez maussade. Coriolis et Madeleine 
semblaient se bouder l’un l’autre, et le repas se passa en 
silence. 

L’après-midi fut prise pour Patrice par l'enquête. Il 
subit un nouvel interrogatoire de M. de Meyrentin dans 
la salle même du cabaret, et il resta longtemps à contem- 
pler, stupide, les traces des pas au plafond, le curieux 
dessin de ces chaussettes et leur singulier « surjet ». 

M. le juge paraissait de plus en plus intrigué, surtout de- 
puis un petit incident ridicule en soi, mais qui ne lais- 
sait pas de l’occuper étrangement. Après le déjeuner, alors 
que M. le juge faisait sa sieste (oh! une toute petite 
sieste d’une demi-heure) dans une chambre chez les Rou- 
bion, on lui avait volé, sur lui, sa montre ! Ii disait bien 
qu'elle était en « doublé » et que le voleur avait été volé; 
mais, au fond, il ne pensait plus qu’à cela, car, sur le plan- 
cher de la chambre où il avait dormi, M. de Meyrentin 
avait relevé la trace des pieds du plafond !.… Quel était 
donc ce personnage invisible qui tournait autour d’eux, 
criminel et farceur, en se moquant de tout le monde ? 

De son côté, Patrice revint au manoir de plus en plus 
effrayé de ce qu'il voyait et entendait. et le repas du 
soir s’en ressentit encore. 


BALAOO 57 


Gertrude servait tout le monde en silence... Tout à coup 
elle se décida à adresser la parole à son maître : 

— Monsieur, Zoé est là ! 

Coriolis daigna descendre de son rêve pour considérer 
sa vieille servante. 

— Ah ! eh bien ! est-ce que tu lui as parlé ? 

— Oui. Elle dit qu’elle suivrait Monsieur au bout du 
monde. Seulement, elle n’a pas encore osé en parler à ses 
frères. 

— Oh! ses frères! je m'en charge... On leur graissera 
la patte... et ils ne seront pas autrement fâchés de voir 
déménager la petite ; le tout, c’est que ça lui plaise. ; tu 
lui as dit que c'était pour aller à la ville? 

— Oui, oui, elle ira où Monsieur voudra. 

Je l’ai gardée à dîner. Savez-vous ce qu’elle me de- 
mande ? Que vous pardonniez à Noël. 

— Va ouvrir à Noël! fit Coriolis en tendant une clef 
à Gertrude. Il est au cachot. Je crois que j’ai frappé un 
peu fort. Mais c’est de sa faute aussi. Il devrait être plus 
raisonnable, à son âge. 

— Oh ! il a bien de la peine quand Monsieur est cha- 
grin. Zoé sera bien contente. Il la fait toujours rire. 

Et elle s’en alla avec la clef. Quelques minutes plus 
tard,on entendait les éclats de rire de Zoé dans la cuisine. 

Coriolis regarda Patrice : « Les entends-tu ? C'est 
Noël qui les amuse, fit-il. Ah ! il n’a pas de rancune. Il 
ne ferait pas de mal à une mouche !.. mais ila besoin 
d’être battu de temps en temps. 

— Vous ne craignez pas qu’il aille se plaindre au garde- 
champêtre ? demanda Patrice. 

À ce moment, on entendit, venant de la cuisine, les 
cris perçants de Zoé. 


58 BALAOO 


— Eh bien ! quoi ? Qu'est-ce qu'il se passe ? s’écria 
l’oncle, et tout le monde courut à la cuisine. Zoé était 
en larmes. 

— Qu'est-ce qu’il y a? Où est Noël ? demanda Co- 
riolis. 

— Oh! ce n’est rien, fit Zoé dansses pleurs. C’est 
Noël qui m'a tiré les cheveux et qui m'a dit que j'étais 
laide ! 

— Pourquoi t’a-t-il tiré les cheveux ? tu l’auras encore 
taquiné »?. 

— Non | je lui ai dit qu’il était beau et il a cru que je 
me moquais de fui. 

— Il a bien fait. Vous êtes toujours à vous moquer 
de lui. Vous finirez par lui rendre la vie insupportable, à ce 
garçon, déclara péremptoirement l'oncle qui avait oublié, 
pour sa part, la raclée de coups de bâton dont il venait 
de lui caresser les côtes. 

On se leva de table. La nuit était venue,. L'’oncle trouva 
que Patrice devait être bien fatigué et lui ordonna de 
s’aller coucher. Obéissant, le jeune homme lui souhaita 
le bonsoir et tendit sa main à Madeleine. 

— Embrasse-la ! permit Coriolis. 

Patrice approcha ses lèvres du front de sa fiancée. Et 
il ne pouvait s'empêcher alors de penser: « Bien sûr, il va 
tonner! » mais Madeleine fut embrassée par Patrice et il 

ne tonna point. Le jeune homme avait essayé, en même 
temps, de saisir la main de Madeleine, dans l’ombre, pour 
la lui serrer gentiment comme font les amoureux, mais, 
cette main, il ne {a trouva pas. Il en fut encore tout marri. 
Décidément, Madeleine était bien indifférente. Tout triste, 
il remonta dans sa chambre. 
— Si tu as besoin de quelque chose, frappe au plafond: 


BALAOO 59 


Gertrude couche au-dessus de toi. Bonne nuit ! lui cria 
l'oncle, et enferme-toi bien. 

— N'ayez pas peur, mon oncle. 

Quand il fut chez lui, la première chose à laquelle il 
prit garde fut, en effet, de s'enfermer. Puis il regarda 
sous son lit, dans les armoires, dans les placards, partout. 

Enfin, il eut la précaution, sa lampe éteinte, d'ouvrir 
tout doucement la fenêtre pour examiner les alentours et 
écouter un peu l'ombre de la forêt. Sa chambre était 
au premier étage, tout à fait à l'aile gauche du manoir. 
Il voyait sur sa droite, dans un retour du bâtiment, le 
mirador déjà éclairé pour le travail de Coriolis et puis, 
en bas, les lumières de la cuisine, et il entendait le bruit 
que faisait Gertrude, en lavant sa vaisselle, aidée par 
Zoé. 

Devant Patrice, c'était la cour d'honneur avec les 
communs, les écuries, des bâtisses qui ne servaient plus 
à rien qu’à la lessive, une fois l’an,et à garder des provi- 
sions de pommes. Un peu sur sa gauche, presque au-des- 
sous de lui, une autre petite bâtisse basse était le cellier, 
avec sa voûte obscure. La nuit était sombre, et c’est 
tout juste s’il pouvait distinguer bien loin, là-bas, sur la 
droite du jardin qu'entouraient les hauts murs, l'ombre 
de la demeure de la plante à pain. Mais celle-ci soudain 
s’éclaira. Une fenêtre brilla. Évidemment, c'était Noël 
qui se couchait. Et puis, presque aussitôt, la lumière 
s’éteignit. 

Une brise légère, qui avait passé sur la plaine, apporta 
à Patrice l’odeur troublante de la terre. Si Patrice avait 
été poète, il eût goûté fortement la paix de la nature 
et respiré avec délice l’âme de la nuit. Mais, outre qu'il 
n'était pas poète, c'était, pour le moment, un garçon 


60 BALAOO 


qui avait quelques raisons d’être fortement préoccupé : 
d’abord la terrible aventure de la nuit précédente, et puis 
les brutales hypothèses du] juge d’instruction qui lui 
revenaient à chaque instant à l'esprit, en dépit des argu- 
ments de Coriolis et de Madeleine... Enfin, quelque 
chose qu’ili n’eût pu définir exactement et qui lui venait 
du mécontentement de sa journée. 

C'était la vérité qu'il n'était content de personne ici, 
ni de l’oncle, ni de Gertrude, ni surtout de Madeleine. 
Selon son idée, après les affreux dangers qu'il avait 
courus, il eût dû être l’objet constant et unique des 
préoccupations de sa fiancée. 

Or, Madeleine était comme les autres qui semblaient, 
tout le temps, penser à autre chose. 

Ce n’était point la première fois qu’il avait, au bout de 
quelques heures passées au manoir, cette sensation sin- 
gulière, que ses habitants pensaient continuellement à 
une chose dont il ne soupçonnaïit même pas la nature ; mais 
jamais’ cette sentation n'avait été aussi aiguë, ni aussi 
douloureuse. 

Ainsi songeait-il à sa fenêtre, quand tout à coup, il re- 
tint son souffle. Il venait d’apercevoir au long du mur, 
glissant rapidement dans l'ombre des communs, une 
forme si légère que sa course ne faisait aucun bruit. Il avait 
un battement de cœur tel qu'il crut encore qu'il allait 
défaiïllir. Il se maintint cependant, rejeté dans le coin de 
la fenêtre, invisible. La forme avait disparu sous la voûte 
du cellier, et il perçut très nettement la voix de Zoé qui 
appelait doucement : Mademoiselle ! 

La voix de Madeleine répondit aussitôt. 

Alors il y eut, dans l’ombre du cellier, un singulier 
dialogue que Patrice, de l'endroit où il se trouvait, put 


BALAOO 6I 


entendre parfaitement et qui n’était point précisément 
pour le rassurer. Zoé et Madeleine se croyaient à l’abri 
de toute indiscrétion : mais la voûte ouverte du cellier 
renvoyait à Patrice les deux voix comme le cornet d’un 
phonographe : 

— Je t’ai fait signe de venir pour que tu me dises la 
vérité, exigeait Madeleine... C’est Elie qui a fait le coup, 
n'est-ce pas ? 

— Je vous jure, Mademoiselle, que je n’en sais rien. 
Si je le savais, je vous le dirais ! Je vous dis tout; mais, 
ces choses-là, je ne les sais jamais. Ils se méfient de moi ! 
Iis me content bien leurs farces, à moi et à la mère... 
Mais, des histoires pareilles, personne n’en sait jamais 
rien, ni moi, ni la mère, ni les autres... Seulement, la. 
mère, en apprenant la chose, m'a dit : « On raconte 
que le Blondel a été tué comme Camus et Lombard; 
vois-tu, Zoé, j'ai peur que tes frères ne fassent des 
bêtises. » | 

— Tu vois bien, Zoé. après ?.. 

— Après... après. écoutez, mademoiselle, vous ne le 
direz à personne ?. c’est pour vous toute seule. 

— Oui, oui, va. 

— Eh bien! hier soir... hier soir avant l'assassinat, 
Hubert est rentré furieux à la maison. Il jurait, il menaçait 
de mettre le feu au village pour faire taire tout le 
monde. Il arrivait du « Soleil Noir » où il avait eu des 
mots avec le Blondel. Tous les deux s'étaient jeté des 
mauvaises raisons à la tête... ça n’est pas la première 
fois... aux élections ils avaient déjà failli se battre... 

— Hubert ne demande qu’à se battre avec tout le 
monde. ça ne signifie rien. 

— Vous croyez ? Tant mieux, mademoiselle, Moi, il 

4 


62 BALAOO 


me fait peur... En l’entendant crier comme ça... j'ai été 
me coucher... 

— C'est vrai que tu as été te coucher ? 

— Je le jure. Je l’ai encore dit au juge d'instruction, 
cet après-midi. 

— C'est pourtant ta voix qui a fait ouvrir... I1 faut 
qu'il te connaisse bien, celui qui imite ta voix... 

— Est-ce que je sais, moi ? 

— Tu dois bien avoir une idée. Tes frères doivent faci- 
lement imiter ta voix... 

— Je n’en sais rien... je n’en sais rien. 

— Tu t'es couchée... Et Hubert aussi s’est couché ? 

— Ne le répétez jamais... Non ! il a passé la nuit de- 
hors. avec son fusil... il a été braconner dans la forêt... 
ne le dites pas, il me tuerait..,il est allé braconner avec 
Siméon.… 

— Écoute, Zoé, je ne te parle ni de Hubert, ni de 
Siméon; maïs, si tu veux venir à Paris avec nous et avec 
Noël, il faut que tu me dises ce qu’a fait Élie, hier soir, 
pendant qu’on assassinait le commis-voyageur au «Soleil 
Noir...» as-tu compris, cette fois ? As-tu bien compris ? 

— Oh! oui, mademoiselle. Mais, je vous le jure... je 
n’en sais rien !.… 

— C'est bien !.… c’est bien !. adieu, Zoé | 


Em — 


— Non! non! écoutez! Je n’en sais rien, parce 


qu’Élie n’est pas rentré de la nuit !.. 
— Ah! tu vois! c'est déjà quelque chose, cela !.… 


Il n’est pas rentré de la nuit !.. Et tu ne sais pas ce qu'il 
# 


a fait pendant cette nuit-là ?.. 
— Non! je le jure, non! 
— Eh bien ! il faut que tu le saches. 
— Vous croyez donc que c’est lui qui a tué Blon- 


BALAOO 63 


del ?.. qu'est-ce que ça peut vous faire, mademoiselle, 
puisque c’est de la politique ? 

— Je vais te dire une chose, Zoé. Je ne crois pas 
que ce soit de la politique. 

— Dites-moi ce que vous croyez alors, et je compren- 
drai peut-être après. 

— Je crois qu'Elie s'est trompé en assassinant Blondel 
et qu'il voulait assassiner M. Patrice !.… 

— Oh! Oh! Oh! je vous comprends, mademoi- 
selle, je vous comprends! Oh! maintenant, je vous 
comprends. Oh ! c’est terrible !.… Oh! 

— M'as-tu compris tout à fait ? 

— Qu'est-ce que tu vas faire ?.. 

— Voilà! Je vous promets de savoir ce qu’Élie a 
fait la nuit du crime et je vous dirai tout !.…. 

— Prends garde ?.. Il faut que tu saches cela demain. 
Tu l’as vu, aujourd’hui, Élie. Qu'est-ce qu'il t’a dit ?... 

— Il m'a dit de lui rapporter encore des rubans. 

— J'en étais sûre. Le ruban de mes cheveux a disparu. 
Je m'en suis bien aperçu, Zoé !.. Petite voleuse... rends- 
moi mon ruban !… 

— Quand je ne lui rapporte rien, il me bat à me 
crever... 

— Rends-moi mon ruban !… 

— Le voilà! mais Noël et moi, on est rien malheu- 
reux !… on est battu tout le temps... 

— Tu ne dois pas les aimer, tes frères ?... 

— Ça dépend des jours... 

Patrice, plus pâle qu’un mort, écoutait encore, mais 
il n’entendit plus rien... Bientôt il vit les deux ombres 
qui se glissaient hors du cellier avec mille précautions. 


C4 BALAOO 


Madeleine rentrait chez elle et Zoé retournait à la cuisine 
où Gertrude remuait encore des casseroles. 

Il ferma sa fenêtre et s’effondra sur une chaise. Il ne 
pouvait plus douter de l’affreuse chose : on avait voulu... 
on voulait l’assassiner !.… Et la raison de cet abominable 
crime était simple : il avait un rival! 

Pour un jeune homme qui avait toujours rêvé d’une 
vie calme et bourgeoise, le coup était rude. Il se trouvait 
écrasé sous le poids de cette situation aussi romanesque 
que dangereuse ; et, bien qu'il aimât Madeleine par- 
dessus tout, il résolut de quitter le pays dès le lendemain, 
à la première heure, et par la diligence, prenant ainsi 
un chemin qui n’était pas le sien, mais où personne n'’irait 
le chercher. Fort de cette décision, il se releva. I1 voulait 
parler tout de suite à Zoé. Il descendit. 


CHAPITRE VI 


LE SURJET 


Patrice, qui entendait la voix de Zoé dans la cuisine, 
poussa la porte. 

Gertrude finissait de ranger ses casseroles, pendant 
que Zoé, assise près de la grande table ronde, s'était mise 
à repriser des bas et des chaussettes. Elle en avait un 
paquet près d'elle dans la bannette. 

Patrice, qui était entré sous le prétexte de chercher 
des allumettes, regardait dans la bannette sans voir, 
se demandant comment il pourrait faire comprendre à 
Zoë qu'il désirait lui parler. 

Tout à coup, #7 vit ! Il vit la chaussette ! Il vit le surjet ! 
Il eut une exclamation sourde. 

Elle était 1à, [a chaussette de «l’homme qui marchait 
la tête en bas ». Il la voyait, la pièce d’étoffe grande 
comme une pièce de cent sous, reliée à la chaussette par 
le surjet !.…. 

Et il avança rapidement la main, croyant la saisir 
déjà. 

Mais il se trouva en face de Zoé, toute pâle, qui, d’un 
geste brusque, avait repoussé la précieuse bannette 
derrière elle. 

Patrice fut stupéfait de l'attitude de Zoé; mais il 
regrettait surtout sa propre imprudence. Évidemment, 

4. 


66 BALAOO 


il avait eu tort de donner l'éveil à la sœur des Vautrin ; 
mais pouvait-il se douter que celle-ci connaissait la 
valeur de l’objet qui avait brusquement attiré son regard ? 
Non ! il n'était point admissible qu’elle en eût même le 
soupçon ; sans quoi eût-elle été assez stupide pour 
repriser ces chaussettes accusatrices, quasi en public ? 

Alors pourquois’était-elle levée avec cet empressement ? 
pourquoi ce geste qui éloignait de Patrice la petite 
bannette à ouvrage ? pourquoi Zoé était-elle si pâle ? 
Enfin, une autre question, formidable celle-là, se posait, 
s’imposait : Pourquoi les chaussettes de l'Homme qui marche 
la tête en bas se trouvaient-elles chez Coriolis ?.. 

Toutes ces questions qui restaient sans réponse ne 
donnaient que plus de prix encore à la possession du 
fameux « surjet » et, bousculant Zoé, Patrice allongea 
encore la main du côté de la bannette. Mais la jeune 
fille, este comme un singe, se trouvait déjà de 
l’autre côté de la table, la petite corbeille dans les 
mains. 

— Zoé, qu’avez-vous ? Pourquoi ne voulez-vous 
pas me laisser regarder votre ouvrage ? interrogea 
Patrice, la voix haletante, essayant en vain de dompter 
l'émotion qui le possédait. 

— Mon ouvrage, c'est mon ouvrage, fit l’autre, les 
lèvres pincées et méchantes. ; je n’aime pas qu’on touche 
à mon ouvrage. Après, je ne m'y reconnais plus et Made- 
moiselle me gronde.. 

— Qu'est-ce qu’il y a donc? demanda Gertrude 
qui abandonna sa batterie de cuisine pour assister à une 
querelle qu’elle ne comprenait pas. 

— 11 y a, fit Patrice (d'un ton si menaçant que la 
cuisinière, qui avait d’abord cru à un jeu,en resta toute 


BALAOO 67 


tremblante sur ses vieilles jambes). il y a que je veux voir 
ce qu'il y a là dedans !.… 

Et il montrait de son doigt fébrile la bannette aux mains 
de Zoé... 

Gertrude, qui était derrière Zoé, n’eut qu’à allonger le 
bras pour saisir la bannette. La jeune fille, qui ne s’atten- 
daït point à ce coup, poussa un cri et lâcha la bannette; 
mais, auparavant, sa main, agile, avait ramassé la chaus- 
sette convoitée par Patrice; et, comme à son autre 
poing, Zoé avait encore la chaussette de 1’ «Homme qui 
marche la tête en bas », Patrice n’eut plus le désir de la 
bannette elle-même. I1 poursuivit Zoé qui courait autour 
de la table: Ah ! il ne riait pas !.. l’autre, non plus !... 
Ils se regardaient comme des ennemis qui se souhaitent la 
mort et qui voudraient se la donner. 

— Donne-moi ça, ragea-t-il.…. | 

— Non! lui rejeta la petite, c’est à moi! c’est de 
l'ouvrage à moil... ça m’appartient. Prenez le reste 
qui est dans {a bannette, si vous le voulez !.. Je dirai 
à Mile Madeleine que vous l’avez pris, voilà tout !.… 

— Pourquoi ne veux-tu pas me donner ça ?.. cette 
paire de chaussettes que tu as dans la main... celle-là, je 
ne t'en demande pas d’autres. 

— Parce que je vous dis que celle-là... c'est du travail 
à moi! Je ne veux pas que vous alliez le montrer à 
M'e Madeleine, bien sûr! Elle me paie pour raccom- 
moder les affaires d'ici; elle me chasserait si elle savait 
que je passe chez elle mon temps à repriser les chaussettes 
et les bas de mes frères. 

— Ah! voyez-vous, la petite gueuse ! glapit Gertrude, 
suffoquée de cet aveu. 

— C'est de la chaussette à tes frères, ça. ? interrogea 


68 BALAOO 


Patrice qui essayait de se rapprocher sournoisement de 
Zoe... 

Mais l'autre, se reculant : 

— Bien sûr que c’est de la chaussette à mes frères. 

— Eh bien ! donne et je ne dirai rien à Madeleine. 

Mais il n’eut pas de réponse. Zoé se trouvait en face de 
la porte de la cuisine ouverte sur la cour. Elle s’élança dans 
la cour. 

I1 bondit derrière elle... Dans le noir, elle connaissait 
mieux le chemin que lui... On entendait, du côté du 
paradou, le bruit rapide et sourd des semelles de bois de 
Zoë sur le terre sèche. La petite était encore dans le 
domaine !... I fallait l'empêcher d’en sortir... Sûrement, 
elle pensait à gagner la petite porte près du verger qui done 
naït sur les bois. 

Patrice passa à travers tout, sans s'occuper du chemin, 
foulant les plantes d’un pied aïlé, et il arriva à la petite 
porte juste pour voir Zoé qui la lui rabattait sur le nez, mais 
il la repoussa.. Cette enfant ne pouvait être bien loin... 
I1 l’aperçut, en effet, à une vingtaine de mètres. mais, pour 
la rattraper, ce fut une autre affaire... 

Elle s’était débarrassée de ses galoches et courait pieds 
nus. Zoé, pieds nus, c'était un petit oiseau; l’autre 
s’essoufflait bien inutilement. mais il voulait l’atteindre… 
c'était sa seule pensée. son seul but. Il ne réfléchissait 
pas qu'elle allait bientôt retrouver son gîte. se réfugier 
dans son trou, et que ce trou était celui des Vautrin devant 
lequel on passait généralement (quand c'était absolu- 
ment nécessaire) sans faire de bruit et sans tourner la tête. 

Zoë se rapprochaïit, en effet, de la masure redoutée, 
accroupie là-bas au bord de 1a route, avec son œil allumé 
dans la nuit, à la fenêtre. 


BALAOO 69 


Patrice ne s’aperçut qu'il était chez les Vautrin que 
lorsque Zoé eut poussé la porte de la tanière et s’y fut 
jetée, le laissant, tout haletant, contre letalus qu'elle avait 
franchi d’un bond de chèvre. 

Alors il se rendit compte de toute son imprudence. 
Ii n'avait pas une arme. Et il venait de traquer commeune 
bête, jusque chez elle, la sœur des Trois Frères... La 
petite allait naturellement les mettre au courant, en 
quelques mots, de l'incident du surjet. C'était leur appren- 
dre que Patrice ne doutait plus du rôle qu’ils avaient joué 
dans les crimes de Saint-Martin-des-Bois, et qu’il en pour- 
suivait la preuve par tous les moyens; qu’en tout cas, il 
leur avait déclaré la guerre. 

I1 pensa qu'ils n’allaient pas être longtemps à appa- 
raître, à le rechercher et, s’ils le trouvaient! Réflexions 
rapides qui l’affectèrent, d'autant plus que des éclats de 
voix se faisaient entendre dans la masure. Patrice tour- 
nait sur lui-même, ne sachant à quoi se résoudre, ni où se 
cacher. Il se trouvait alors contre la maison ; et la porte de 
celle-cis’ouvrit, faisant un carré de lumière sur la route. I1 
n'avait pas letemps de gagner le rideau de peupliers qui 
encerclait, à quelques mètres de 1à, le clos des Vautrin. 
Seule, la maison était là pour le cacher. Qu'un des frères en 
fîitle tour d’un côté et l’autre de l’autre, il était pris. Heu- 
reusement, il y avait le toit. C'était un toit de chaumequi, 
sur le derrière, du côté opposé à la route par conséquent, 
descendait presque jusqu’au sol. Il s’y hissa, s’y aplatit, y 
rampa jusqu’à la cheminée, Ilentendit la voix d’Élieet celle 
de l’un des frères qui lui répondait. Comme il l’avait craint, 
les deux Vautrin faisaient le tour de la maison. Il les vit, 
l’un s’avancer sur la route, l’autre faire quelques pas dans 
le clos. La nuit était très sombre, heureusement. Zoé cria : 


70 BALAOO 


« Il sera reparti, laissez-le !.. C’est pas la peine, allez, 
je saurai bien lui raconter quelque chose demain. 

Et tout à coup, sous lui, une grosse voix éraillée, la voix 
de la mère, cria : : 

— Rentrez donc ! Vous le retrouverez toujours bien ! 

Les deux autres, après un dernier coup d’œil autour 
d'eux, rentrèrent, et la porte fut refermée et le carré de lu- 
mière, sur la route, disparut. | 

Patrice se disposait déjà à se laisser glisser de son toit, 
quand il distingua encore très nettement la voix éraillée 
qui disait : | 

— Mais, enfin, Zoé, quéqu’il a eu à courir comme ça ? 

Et Zoé répondait : 

— Bien sûr qu'il aura vu quèque chose, sans ça, 1l 
ne m'aurait pas demandé la chaussette ! 

— Montre-moi ça! ordonna la grosse voix. 

Étonné d'entendre aussi nettement ce qui se disait à 
l’intérieur de la masure alors que la porte en était fermée, 
Patrice examina le toit autour de lui. Une lueur filtrait 
presque sous son coude, entre le chaume. C'était certai- 
nement par là qu'il entendait. Il y avait là une ouverture, 
une usure du chaume, une pourriture du toit. Tout 
doucement, il écarta la vieille paille et, non seulement il 
put entendre, maïs il put voir. 


CHAPITRE VII 


€ POITOU D'ORIENT, C’EST DU ROUGET ! » 


La bicoque n'avait pas de plafond; c'était quasi 
une grande cabane séparée en deux chambres par une 
cloison. Derrière la cloison, c'était sûrement la chambre 
des Trois. 

Ce que Patrice voyait, c'était la salle commune avec 
l’âtre, la cheminée, une espèce de refend dans lequel 
était étendue la vieille Barbe, impotente, Mme Vautrin 
mère. Une païllasse sur un châssis de fer, dans un coin, 
devait être le lit de Zoé. Unetablegrossière, des escabeaux, 
un buffet à portes pleines, énorme, contre la muraïlle ; 
une rangée de bols de faïence peinte sur la cheminée. Des 
fusils et des carnassières pendus aux murs. Pas de plan- 
cher, pas de carreaux... un sol de terre battue. Sur la 
table, une grosse miche de pain, de lourdes assiettes creuses, 
des couverts d’étain. Des verres et une bouteille. Dans 
l’âtre, une marmite qui chantait. | 

Patrice reconnut les deux albinos qui étaient revenus 
s’asseoir près de la table, le couteau à la main, un morceau 
de viande sur du pain. 

Ils avaient commencé à souper, mais les assiettes, 
les couverts attendaient... Évidemment on n'avait pas 
encore touché à la soupe. Et cependant il était tard, mais 
Hubert n'était pas rentré. On devait attendre Hubert. 


72 BALAOO 


Il y avait une bougie sur la table. La lueur de cette 
bougie n'allait pas jusqu’à l’alcôve, mais la flamme de 
l’âtre éclairait par instants le visage redoutable de 1a 
vieille Barbe qui surgissait de l’ombre avec un relief 
effrayant. L'éclat diabolique de ce regard de sorcière 
était insoutenable, et, du reste, on n’ignorait pas dans le 
pays que ce regard faisait baisser latête à Hubert lui-même. 
Ah ! la gueule de la Barbe | Une face de masque antique 
avec des creux et des bosses qui remuaient sans cesse : 
de la chair morte en mouvement autour de la seule dent 
qui restât debout sur l’antre de sa bouche. On n'avait ja- 
mais vu la Barbe coiffée autrement que des mèches en 
désordre de ses cheveux tout blancs, secs comme du chan- 
vre, qu’elle ramenaïit, sans s’arrêter jamais, d’un geste 
inconscient, derrière l’oreille où ils ne restaient point, car 
elle ne cessait de branler la tête et s’agitait sur sa couche, 
qu'elle ne quittait jamais, plus vive que Zoé. Seulement les 
jambes ne la portaient plus. Elle avait toujours un bâton 
près d'elle, qu’elle lançait sur sa progéniture à toute volée, 
quand ça lui disait, Et les garçons lui rapportaient le 
bâton docilement. Zoé ne l’aimait guère, car elle lui admi- 
nistrait des coups plus souvent qu’à son tour ; mais Hubert 
et les albinos la respectaient parce qu’elle leur racontait 
des histoires de bagne (où le père avait été) dont ils ne se 
lassaient point. 

Quand Patrice mit l’œil à sa lunette improvisée, il 
aperçut tout de suite la vieille penchée sur la chaussette 
que lui tendait Zoé. Il reconnut le surjet. Les deux têtes 
de Barbe et de Zoé se rapprochèrent encore... puis il y 
eut un silence pendant lequel les albinos, qui observaient 
attentivement la scène de l’alcôve, avaient cessé leurs 
bruits de mâchoires…. ; puis Zoé demanda s’il fallait appro- 


BALAOO 73 


cher la bougie, à quoi la vieille répondit que ça n’était pas 
la peine. Alors Zoé s’écarta de Barbe. La vieille ricanaït 
d’une façon si sinistre que Patrice, sur son chaume, en 
eut un frisson jusque dans les moelles. Et les albinos aussi 
se prirent à ricaner. Zoé, seule, ne riait pas. Elle remet- 
tait la chaussette dans sa poche, tandis que Barbe 
glapissait : « Pottou d'Orient, c'est du rouget! » 

Patrice était en train de se demander quelle signi- 
fication il fallait attacher à cette phrase étrange accom- 
pagnant la disparition de la chaussette au surjet dans la 
poche de Zoé, quand la porte s’ouvrit et Hubert fit son 
entrée. 

Il avait le chapeau rabattu sur les yeux, un gros 
gourdin à la main et paraissait très las. Il était en blouse : 
une blouse sarreau qui lui desoendait jusqu'aux genoux. 

Après avoir repoussé bruyamment d’un coup de 
pied, par derrière, la porte, il resta planté là devant 
eux tous, sans bouger, le chapeau sur les yeux. 

— Bonsoir, la mère, fit-il; allons, vous autres, des fois 
qu’on viendrait me vider ? 

Les deux albinos étaient déjà près de lui et glissaientt 
leurs mains énormes sous le sarreau. Elles en sortaient 
avec des paquets de tabac qu'ils avaient trouvés sous la 
ceinture. Hubert s’expliqua : 

— C'est le résultat d’un p'tit verre sur le zinc, chez la 
mère Soupe. Le débit venait de recevoir sa provision. 
J'ai aidé Ia vieille à faire son compte. 

I1 parlait sans remuer, les coudes collés au corps. 

— Plus haut, ordonna-t-il à ses frères qui farfouillaient 
toujours sous la blouse en quête de butin. 

Élie et Siméon conduisirent leurs recherches jusque 
sous les bras et sortirent de là deux bouteilles de fine 

5 


74 BALAOO 


blanche dont ils enlevèrent 1/10 le bouchon pour en 
apprécier l'odeur, le nez sur le goulot. Ils rebouchèrent et 
firent claquer, en connaisseurs, leur langue gourmande. 
La mère aussi voulut sentir à son tour. 

— Où que t'as eu ça ? demanda la vieille Barbe dont 
les yeux étincelérent. 

— Ça ne doit pas être de la mauvaise, répondit 
Hubert. J'ai rencontré le « Rat de Cave »(r) et il s’y 
connaît. 

— ‘Tu y as montré ta prise ? fit-elle étonnée. 

— C'est lui qui m’a montré la sienne, répliqua Hubert. 
Je l'ai rencontré au coin de la rue Verte. Il longeait 
le mur sans demander son chemin à personne. Tu sais 
comment il marche le soir quand il rentre chez lui : ilne 
balance pas plus les pattes d’en haut que si elles étaient 
en bois et, plus d’une fois, je m'étais dit : «Ça n'est 
pas naturel: pourquoi qui colle les bras comme ça ? » J'ai 
été carrément à lui, je lui ai dit bonjour, bien poliment, 
et jeluiai secoué la main avec affection. ; maïs il trouvait 
que je la lui secouais trop, et ilm’a dit : « Pas si fort 1... » 
Je lui ai aussitôt mis la main à l’aisselle ! Pétard ! il 
avait 1à sa bouteille. etpuis de l’autre côté aussi! Alors, 
je lui ai dit : « C’est du propre, monsieur l’Inspecteur ! 
C'est comme ça que vous surveillez les deniers de notre 
République ! Je parie que vous vous êtes laissé séduire 
par un réac | Il n’y a qu’un ci-devant pour oser acheter 
la conscience d’un honnête homme comme vous, avec deux 
bouteilles de blanche ! T'en parlerai à notre député. » I1 
m'a lâché les deux bouteilles et m'en a promis deux 


(x) Rat de cave, inspecteur chargé de surveiller la fabrication de 
l'alcool dans les pays de bouilleurs de crû. C’est lui qui descend dans 
les caves des particuliers pour y surVeiller la production des alambics. 


BALAOO 75 


pareilles, tous les mois, si on gardait sa langue. Et main- 
tenant, à la soupe, mes enfants. 

Il avait jeté son chapeau loin de lui. Patrice put voir 
de près la terrible tête rousse aux yeux verts dont on rê- 
vait la nuit au fond des chaumières. Hubert se glissa 
un escabeau entre les jambes et se pencha sur sa pitance 
que Zoé lui servait, fumante. Tout en soufflant dessus, il 
répéta : 

— Oui, tout ça, c’est de la moulerie ! Maïs j’en ai une 
bath à vous raconter ! Chacun son os ! V en a qui passent 
la journaille à potiner ; moi, c’est pas mon blot ! J'écoute, 
et des deux anses encore! Qui vivra verra! Comment ça va, 
la pouliotte, fit-il gentiment en détachant une taloche 
formidable à Zoé qui se mit à chialer. 

— ‘T'es pas contente ? J'te demande pourtant des 
nouvelles de ta santé ! 

— Pourquoi que tu la bouchonnes ? demanda la Barbe. 

— Alle te le dira. Je l'ai encore vue faire du plat à 
Balaoo, c't'après-midi, du côté de Pierrefeu. 

— C'est une innocente, fit la mère, et Balaoo ne ferait 
pas de mal à une mouche ! 

— Possible ! Mais j'ai une sœur et je veux qu'’alle se 
tienne et qu'a nous fasse honneur ! Après on aurait des 
difficultés à la marier ! 

— Pour ça, Hubert a raison, mais je te dis que c’est 
une innocente. Montre ta chaussette à Hubert, glapit 
la vieille du fond de son alcôve. 

La petite sortit sa chaussette et Patrice vit qu’Hubert 
se penchaïit sur l’objet et en examinait même la laine, à 
l'envers, et Hubert rendit la chaussette à Zoé qui la remit 
dans sa poche, et Hubert dit : 

& Pottou d'Orient, c'est du rouget ! » 


76 BALAOO 


Et les autres, encore, éclatèrent de rire. 

— Heureusement qu’on ne compte point sur elle pour 
sa dot, fit Hubert, après avoir vidé sonécuelle qu’il levait à 
la hauteur de sa mâchoire animale. Mais, t’en occupe pas, 
va, ma pouliotte, garde tes sentiments et ta vertu et on 
pourra tout de même te conduire chez le notaire avant 
d'aller chez le curé. Messieurs ! fit-il solennellement en 
posant les coudes sur la table, je vous ai annoncé qu’il y 
avait un beau coup àfaire. Qui qu’en est ? qui qui d’mande 
la parole ? 

— Tu sais bien que les albinos sont pas bavards, dit 
la mère et qu'ils te suivent partout comme des chiens. Va 
donc, mon coq. 

Hubert se tourna du côté de Zoé : 

— Va compter jusqu’à cent dans la forêt ! Tu me feras 
bien plaisir ! dit-il à la gamine. 

Celle-ci, effrayée de l’air d'Hubert, ne se le fit pas répéter 
deux fois. Elle ouvrit la porte de la cabane, la referma 
et fut dehors. Patrice pensait déjà à la suivre et remerciait 
le Ciel de l’occasion qui allait lui permettre d’entrer 
enfin en possession de la précieuse chaussette, quand il 
s’aperçut, en allongeant la tête, que la petite ne s’éloignait 
pas de la cabane, mais qu’au contraire elle était restée tout 
contre la porte, l'oreille collée près du loquet. Ilgarda son 
poste, et, intrigué par les dernières paroles d'Hubert, se 
reprit à observer et à écouter. Hubert s'était allongé 
comme un animal qui s’étire, avait dressé ses poings au 
plafond. . puis était retombé les coudes sur la table, le 
menton dans les mains énormes. 

— Deux cent mille ! dit-il... 

Les albinos eurent un haut-le-corps et la vieille Barbe 
sauta d'effarement sur son grabat. 


BALAOO 77 


— Oui, continua Hubert sans s’attarder à l'effet pro- 
duit. oui, mais y aura p't'être du « raisiné » (1)! 

— Dommage ! bougonna la Barbe. j'trouve qu'’ça 
saigne beaucoup dans le pays depuis quelque temps !.…. 
Vous verrez que ça finira mal! Vot’ défunt père me le 
disait encore à son lit de mort : Méfie-toi du « raisiné »! 

— Je sais c'que tu veux dire, la mère... mais tu t’expri- 
mes mal... Camus, Lombard et Blondel n'ont pas été 
saignés, mais étranglés et pendus bien proprement 
par quelqu'un qui savait y faire... déclara Hubert. Tout 
de même, j'ai trouvé que c'était de la besogne bien inu- 
tile. C’est point parce qu'on a eu quelques discussions 
politiques qu’il faut se réjouir de la mort des gens. Sans ça, 
bien sûr, on butterait (2) tout le monde ! 

— Enfin, Hubert, dit Barbe, en secouant son horrible 
caboche, on ne te demande point tes comptes, mais pense 
bien que je ne pourrais plus vivre sans vous... Vous seriez 
les maîtres du pays si vous vouliez... y a manière de s’y 
prendre c’est point en engueulant Blondel en plein 
café la veille de sa mort, qu’on rend latranquillité âsa vieille 
mère. 

Hubert regarda la vieille et puis, en dessous, les 
deux albinos qui le regardaient, lui, également en des- 
sous, 

— Moi, fit-il, je n’y ai point touché... mais y en a 
p't’être bien des gens qui s'mêlent de venger les querelles 
de famille. dans tous lescas, çaaétébienfait. Legerbier (3) 
n'ya vu que du feu let puis «les pieds dans le plafond », 
ça, c'était rigolo !... 


(x) Sang. 
(2) Assassinerait. 
(3) Le juge. 


78 BALAOO 


— Rigole point trop, Hubert, défunt ton père me 
disait que, s’il avait voulu toujours être sérieux, il n'aurait 
point eu besoin de passer vingt ans à la relingue (1) avant 
de venir s'établir honnête homme ici! 

— En v'là assez, la mère! T'es plus bête que les pieds 
du brigadier de gendarmerie. Tu me ferais monter à l’ab- 
baye (2) si on t'entendait !.. J'aime pas les paroles inu- 
tiles.… Écoute les albinos, s’ils jabotent !... 

De fait, Siméon et Élie, depuis qu’on avait parlé du 
triple assassinat de Saint-Martin, ne disaient plus un 
mot. 

Les singuliers étranglements de Lombard, de Camus et 
finalement de Blondel avaient fait l'objet de plus d’une 
conversation et de plus d’un silence, chez les Vautrin.. et 
il n'était point étonnant que l’allusion à ces étonnants 
crimes (encore tout chauds) détournât un instant l’atten- 
tion éveillée par les mystérieuses paroles d’Hubert, rela- 
tives aux «€ deux cent mille +! 

Ce fut la vieille Barbe qui y revint la première; mais 
Hubert, maintenant, paraissait hésiter. 

— C'est bien gros à risquer. 

— Conte toujours. 

— Écoutez... J'étais chez la mère Soupe à compter avec 
elle son arrivée de tabac. 

— C'était elle qui t’avait appelé, ricana Barbe. 

— Penses-tu ! mais elle est trop polie pour refuser le 
service des Vautrin, bien sûr !… 

— Si tu te taisais, la mère, fit Siméon, on apprendrait 
p't’être bien quelque chose. 

— Nous étions au comptoir, dans le coin du débit, 


(1) Le bagne. 
(2) Échafaud. 


BALAOO 79 


quand la Gaule est entré et a demandé un « canon »: 
et puis un autre petit maïgriot est entré avec lui, que je ne 
connais pas. Il a pris de la blanche, celui-là. J’ai compris 
bientôt à leur jactance que le petit était un employé des 
travaux qu’on est en train de faire de l’autre côté du Mon- 
tancel où qu’ils percent un tunnel ! Vous y êtes ? y a pasde 
chemin de fer par là! Eh bien! vous savez bien qu’on 
est en train d'en faire un! Si vous ne le savez pas, 
je vous l’apprends, même qu'y a cinq cents ouvriers. 
C'est quéque chose, ça, cinq cents ouvriers qui faut 
payer... avec de la monnaie comptant! Toi, Élie, qui sais 
calculer, dis-moi donc combien que ça peut faire à six ou 
sept francs par jour... 

— S'ils étaient payés dix francs, au bout du mois ça 
ferait dans les 150.000 francs. dit Élie. 

— Eh bien! mon vieux, c’est deux cent mille qu’il 
faut aux entrepreneurs à la fin du mois... 

— Ils sont donc plus de cinq cents... 

— À ce qu’il paraît qu'il y a des travaux conséquents 
par là-bas... le petit qui était entré avec la Gaule se 
plaignait qu'ils étaient loin de tout, que c'était pas rigolo. 
pas de moyens de communication. 

— Mais, interrompit Siméon, y a dix ans qu'ils devaient 
faire des travaux par là !.…. 

— Eh bien ! y a deux mois qui sont commencés... et 
tous les mois, comprenez bien, lesalbis. entends-tu toi, la 
mère !.… il faut payer les ouvriers! Pour les payer, il faut 
de l’argent, et où que ça se trouve, l’argent ?.. ça se trouve 
dans les banques. 

— C'est-y que tu voudrais dévaliser la banque de Cler- 
mont ?interrogea Barbe dont 1a figure se tendait, farouche 
de convoitise, vers les trois hommes... 


80 BALAOO 


— Qu'est-ce que ça signifie ce que tu dis là, lamère ?.. 
y a des moments que tu perds la boule, fit Hubert. 
laisse donc la banque tranquille, faut que l’argent en 
sorte, bien sûr. 

— C'est-y qu't'aurais appris le chemin que la paye y 
prendrait ? 

— Te v'là bien curieuse. 

— Et comment que tu l’as appris ? 

— Eh bien! j'ai suivi la Gaule et son copain sans 
qu'ils s’en doutent. Ils sont allés chez Mathieu prendre 
un verre. Le petit en avait dans le citron. Il ne faisait que 
jaspiner sur les travaux et puis sur tout. Je les ai écoutés, 
oui, d’un coin qu'ils ne me voyaient pas... Je sais main- 
tenant par où qu’elle vient la paye, termina Hubert en 
baissant la voix d’une façon sinistre. 

La mère et les deux autres firent simplement : Ah !.…. 

La Barbe n’y pouvait plus tenir ; elle fit signe à Hubert 
dese rapprocher de son grabat, et les autres, aussi, s’avan- 
cèrent. 

Et ils furent tous trois bouche à bouche, oreille à 
oreille, à se dire des choses qui ne durèrent pas longtemps 
et que, malheureusement, Patrice n’entendit pas. 

Quand le conciliabule fut terminé, Siméon se redressa 
en demandant : 

. — Et qu'est-ce qu'il disait de ça, lui, la Gaule ? 

— Oh! la Gaule n'avait pas l'air enchanté! Je crois 
qu’il se serait bien passé de la commission, répondit 
Hubert. Le petit couchait chez Mathieu. La Gaule lui a 
dit : «Et maintenant, mon gros, va te coucher. T'es saoul. 
Demain matin, tu seras bien content de n'avoir parlé 
| qu’à un honnête homme !.… » | 

— Il se gobe, la Gaule ! toussa Élie. 


BALAOO. 


è CTE + . + "cs * er . A 2 
LE DOCTEUR HANOUX, LES YEUX HAGARDS, S ETAIT LAISSE TOMBER SUR UNE CHAISI (P 


BALAOO 81 


Ils étaient revenus tous trois à la table. Il y avait un 
grand silence. La tête de la vieille était rentrée dans 
l’ombre au fond de son trou. On ne Ja voyait plus. Tout ce 
monde-là réfléchissait. 

— Eh bien! qui qui parle? finit par dire Hubert... je 
vous écoute. 

Et ses yeux verts firent le tour de la société, de l’alcôve 
à la table. 

— Süûr qu'y aura du «raisiné», dit du fond de son antre 
la voix de la Barbe. 

— Eh bien! il y aura du raisiné, conclut brutalement 
Hubert en allumant sa pipe. 

A ce moment, la voix de Zoé se fit entendre à la porte, 
demandant la permission d’entrer. 

— Entre ! lui cria la mère. 

— Où que t'étais ? demanda Hubert. 

— Derrière la porte, fit la petite, à vous écouter. V 
vaut mieux que ce soye moi que les gendarmes... 

Et, comme ils levaient déjà leurs mainspourla talocher, 
elle leur jeta hâtivement : 

— P'léêtre bien qu'il n'y aurait pas de raisiné avec 

Balaoo ! Rappelez-vous la malle à Barroïs! 

— La p'tite a raison, fit Hubert. 

— Faudrait lui causer tout de suite, à Balaoo. 

— C'est pas difficile, déclara Zoé. il est chez lui !.…. 

— Allons-y !.… | 

— Allons-y !.… 

— Vous n'allez pas me laisser toute seule ! piaula la 
Barbe. 

— Les affaires sont les affaires, gémit Hubert. On ne 
te mangera pas !.. En route, Zoé | 

— Oh! moi, fit Zoé. Le concierge a ordre de ne plus 


5° 


82 BALAOO 


me laisser entrer! Je suis plutôt mal avec Général 
Captain ! 

— Viens toujours !.… 

Ils décrochèrent leurs fusils et furent tout de suite Sur 
la route qu’ils traversèrent avec la petite. Zoé les précédait 
à travers champs. Patrice vit leurs ombres qui entraient 
dans la forêt. 

JI1 descendit de son toit et courutau Sole! Noir, deman- 
dant à parler au juge d'instruction qui devait y passer 
la nuit; mais M. de Meyrentin était déjà couché, ayant 
donné l’ordre qu’on le réveillât dès l’aurore. Alors Pa- 
trice rentra chez Coriolis parle verger. Cette nuit-là, les 
bruits du dehors le laissèrent tranquille. Sa fatigue était 
si grande qu'il s'assoupit par moments, mais il eut des 
cauchemars épouvantables dans lesquels lui apparais- 
saient, tantôt l’énigmatique figure de son rival, et tantôt 
l’ombre farouche et indécise du complice des Trois Frères, 
le nommé Balaoo ou Bilbao ; il ne se rappelait plus bien. 


CHAPITRE VIII 


LA DILIGENCE 


Patrice fut debout à quatre heures du matin. Il fit sa 
toilette à tâtons pour ne donner l'éveil à personne. 

Voir le juge et puis se sauver, c'était là le plus pressé. 
Le reste n’était que politesse. Et il continuait de penser 
que de la rapidité de sa disparition dépendait son salut. 
Il avait encore dans l'oreille la menace des albinos, après 
son imprudente poursuite de Zoé : « On le retrouvera bien 
demain!» Or, demain, c'était aujourd’hui! Et il noua sa 
cravate à l'envers. Puis il écrivit, à l'adresse de Coriolis 
et de Madeleine, deux mots qu'il laissa bien en évidence 
sur sa table. | 

Quand il arriva à l'auberge, un garçon d’écurie ouvrait 
la porte cochère, | 

Dans le même moment, Michel, le conducteur de la 
diligence du Chevalet, arriva et se rendit tout de suite à 
son petit kiosque, situé dans la cour, où, sur un bureau, 
il feuilleta le registre des voyageurs. Patrice retint 
une place à l’intérieur. Il aurait toujours le temps de 
se montrer plus tard, loin du pays, sur l’impériale. 

Ceci fait, il fut plus tranquille et s’enquit du juge. 

« Une petite souillon » de bonne, qui se frottait encore 
les yeux, lui apprit que M. de Meyrentin était déjà dans 
la salle du cabaret, condamnée à tous depuis le drame. 


84 BALAOO 


Patrice s’y rendit, croyant trouver le juge d'instruction 
en face d’un premier déjeuner; maisil le découvrit juché 
sur une armoire, près de la porte qui ouvrait sur la rue. 
Il était à quatre pattes, là-haut. 

Patrice ne prit point le temps de s'étonner de cette po- 
sition exceptionnelle pour un juge : 

— Monsieur ! lui cria-t-il, vous aviez raison !.. Il ya 
un complice !… 

— Je vous crois, jeune homme, qu’il y a un complice. 
. et comment ! Un complice à l'envers ! ricana M. de Mey- 
rentin du haut de son meuble... je suis en train de rele- 
ver ses traces à l'envers !..… car tout dans cette affaire 
marche la tête en bas. L'assassin — celui que nous appel- 
lerons le complice — si vous voulez bien, enfin celui que 
je crois l'instrument des Trois Frères, s’est glissé au-dessus 
de vos têtes aussitôt la porte ouverte, jusque sur cette 
armoire où il s’est blottix. et vous n’y avez vu que du 
feu, naturellement... ; pourquoi? parce que vous regardiez 
en bas quand tout se passait en haut ! I1 y a des traces de 
l'assassin partout... jeune homme, mais au-dessus des 
meubles. Maintenant, écoutez-moi bien !.. (M. de Mey- 
rentin, pour faire plus commodément ses confidences à 
Patrice, prie le jeune homme de monter debout sur une 
chaise, cependant qu'il s’asseoit lui-même, les jambes bal- 
lantes, au haut de son meuble). je vais vous poser une 
question formidable... vous entendez: formidable |. 
êtes-vous sûr ?.… êtes-vous bien sûr, là !.… réfléchissez !.… 
Et ne vous pressez pas. éles-vous bien sûr de l'avoir 
entendu »?.… | 

— Comment ! si je l’ai entendu |... 

— Réfléchissez !.… réfléchissez !… rappelez-vous !.… 
C'est peut-être une « tromperie de vos oreilles »... Et 


BALAOO 85 


dites-moi, dites-moi bien. êtes-vous sûr de l'avoir entendu 
parler ? 

— Mais oui !.. maïs oui !... mais oui !.…. 

— Ah ! c'est dommage |... c’est dommage !.… c’est dom- 
mage !.… | 

— Mais que croyez-vous donc ?.…. 

— Plus rien, puisqu'il parle !.…. 

— Vous vous exprimez par énigmes, monsieur le 
Juge, fit Patrice. Et je ne vous comprends pas! Mais 
moi, je vais vous dire une chose bien claire : j’ai pour- 
suivi, cette nuit, la sœur des Vautrin qui raccommodait 
une chaussette dont le surjet représentait d’une façon 
frappante le dessin que vous êtes en train d'examiner 
au plafond ! 

— Ah! ah! très intéressant! très intéressant! fit 
enfin M. de Meyrentin en assujettissant son binocle et en 
penchant son regard sur le jeune homme à ses pieds. Et 
pourquoi fuyait-elle ?.… 

— Parce que je voulais lui prendre sa chaussette. 

— Elle en connaissait donc «la valeur »? 

— J'en doute, puisqu'elle la reprisait publiquement. 
Toujours est-il qu’elle s’est enfuie jusque chez elle et 
qu’elle a montré la chaussette à sa mère qui lui a lancé 
une phrase étrange, mais que j'ai retenue parce qu'elle 
a été répétée par les Frères... : « Potiou d'Orient, c’est 
du rouget !» 

— 4 Poitou d'Orient, c’est du rouget ! » s’exclama le 
juge, en sautant comme une balle élastique sur le carreau 
et en se dressant sous le nez de Patrice. « Poitou 
d'Orient, c’est du rouget !» vous avez entendu cela, vous | 
et chez les Vautrin ? Vous êtes donc allé chez les Vau- 
trin, vous ?. et ils vous ont laissé sortir vivant ?... 


86 BALAOO 


— Monsieur, j'étais sur le toit !.… 

Et il lui conta tout, par le détail, lui rapportant ce qui 
était venu jusqu'à lui du « coup des deux cent mille » 
entrepris contre la paye des ouvriers du Montancel. 
M. de Meyrentin ne pouvait se retenir de manifester sa 
joie, sa satisfaction. « Ah ! enfin !... on allait les tenir, 
les Vautrin!! Pas un n’échapperait!... » Les Trois Frères 
et le complice ! un nommé Büïlbao, avait dit Patrice. S’il 
ne s'était retenu à cause du sentiment qu'il ne perdait 
jamais tout à fait de sa dignité judiciaire, il eût embrassé 
Patrice. Il se contenta de lui serrer la main avec effusion… 
et de lui brûler la politesse. Il disparut. 

Le jeune homme, un peu étonné de ce brusque départ, 
se fit alors servir un bol de lait chaud ; puis ce fut l’heure 


de la diligence. 
Mais Patrice constata que celle-ci n'était guère prête à 
partir. | 


On l'avait sortie dans la cour, mais les chevaux n’y 
étaient point, et elle n'avait plus que trois pattes ou, pour 
mieux dire, trois roues : la quatrième était remplacée par 
un cric. 

Et le jeune homme apprit des voyageurs irrités que 
le conducteur, Michel, venait de s’apercevoir, au dernier 
moment, que cette quatrième roue manquait tout à fait 
de solidité. Il l’avait fait transporter chez le charron qui 
avait déclaré qu’elle ne serait pas prête avant une heure. 
Patrice en fut bien désolé. 

Pour tromper le temps, il essaya de revoir M. de Mey- 
rentin, mais il apprit de Roubion que le juge s'en était 
allé réveiller Mme Godefroy, la receveuse des postes et 
télégraphes. 

L'heure s’écoula au bout de laquelle les cinq voyageurs, 


BALAOO 87 


qui battaient la semelle autour de la grande caisse immo- 
bilisée de la diligence, apprirent que le charron exigeait 
une autre heure pour rajouter une pièce de bois à la 
jante. Alors, ils se décidèrent à renoncer, pour ce jour-là, 
à leur voyage, à cause de cette roue aléatoire. 

De son côté, Patrice, en dépit de la répugnance qu’il 
avait à changer son plan d’action, voyant que 1a dili- 
gence lui faisait défaut, et plus décidé que jamais à quitter 
le pays, se résolut à courir à la gare où ïl était encore 
temps qu'il prît le train. Arrivé à la gare, la première 
personne qu'il aperçut fut Zoé qui semblait guetter sa 
venue. 

Après ce qui s'était passé la veille au soir, il ne doutait 
point qu'elle ne fût 1à pour lui et que, ne l’ayant pas vu 
au manoir, elle n’eût averti ses frères qui l’avaient en- 
voyée en surveillance. 

Pendant ce temps-là, ils étaient peut-être en train de 
démolir la voie quelque part, à son intention. Car enfin, 
on n’était pas encore fixé sur le mystère du premier at- 
tentat ; et le moins que le juge d'instruction en laissât 
pressentir était qu'il avait retrouvé, autour du tunnel de 
la Cerdogne, quelques empreintes rappelant, à s’y mé- 
prendre, celles du plafond du Soleil Noir. 

Patrice, après avoir évité le regard pourtant perspicace 
de Zoé, revint à l'auberge, «démonté » à un point que 
l’on ne saurait dire. 

Enfin, la roue arriva, et, en même temps que la roue, 
une nouvelle série de voyageurs (frais débarqués du train) 
qui profitaient du retard de la diligence pour prendre, 
le jour même, cette « PHERONTAUSS > inespérée avec le 
pays du Chevalet. 

Ces nouveaux voyageurs étaient quatorze |! 


88 BALAOO 


On n'avait jamais vu dans la cour du Soleil Noir un 
pareil encombrement. Patrice n'eut point l’idée de s’é- 
tonner de cet afflux de voyageurs, ni de leur attitude sin- 
gulière. Pour des gens du commun qui avaient fait le 
trajet de compagnie, n’était-il point incompréhensible 
qu'ils ne se causassent point? Il y avait là des paysans 
qui portaient la blouse d’une façon bien embarrassée: par 
exemple, ils ne savaient point où trouver leurs poches, 
comme s'ils en avaient oublié la place. Enfin, ces rustres 
étaient de mine triste, tantôt pâle, tantôt jaune, maïs ni 
rugueuse, ni rutilante comme sont les vraies mines des 
paysans morvandiaux. | 

Ils n’adressaient aucune question à Roubion qui, lui, 
les interrogeaient, et à qui ils ne répondaient que va- 
guement, en lui tournant le dos. 

Roubion en était si intrigué qu'il s’en alla réveiller 
Mne Roubion, laquelle se mit à la fenêtre en camisole de 
nuit et bigoudis au front pour voir partir ces extraordi- 
naires clients. 

Patrice, quis’était caché dans l'ombre de 1a salle, n’en 
sortit que pour monter dans la diligence. Quand il se 
disposa à prendre place, il fut effrayé de la foule qui rem- 
plissait la caisse, surtout qu’à ce moment se présentèrent 
encore deux voyageurs avec une petite valise qu'ils por- 
taient tous deux et qui paraissait fort lourde. Ils intro- 
duisirent l’objet en même temps que leurs personnes dans 
la voitureet, événement plus inexplicable que le reste, les 
occupants ne protestèrent point contre l’arrivée de ce 
lourd bagage dans un espace déjà si bien rempli. 

Patrice hésitäit surle marchepied. Mme Roubion lui cria : 


— Montez donc sur l’impériale, monsieur Patrice !.. | 


Il fait beau !.… 


BALAOO 89 


Le jeune homme leva le nez, tout rouge... Comme elle 
avait crié son nom !... On avait dû l’entendre de tout le 
village... jusque chez les Vautrin, là-bas au bord de la 
route... 

11 lui fit une réponse rapide de politesse, et, pour n’at- 
tirer l'attention de personne, grimpa en trois bonds sur 
l’impériale qui était vide, alors que l’on s’écrasait à l’in- 
térieur et dans le coupé. Et il se jeta dans l’encoignure 
de la bâche, à l’abri des malles que Michel, aidé du 
garçon d'écurie, debout sur une échelle appuyée à la dili- 
gence, achevait d’arrimer. 

Les chevaux étaient attelés et secouaient leurs grelots, 
impatients. «A quelle heure qu’on va arriver!» bougonnait 
Michel... et il ajoutait, entre ses dents : « Si on arrive ! » 
Mais Patrice ne l’entendit pas. 

Patrice n’était occupé qu’à se dissimuler, à se demander 
si on n'allait pas l’apercevoir quand la voiture entrerait 
en forêt, pas bien loin de la masure des Trois Frères. 

Enfin on partit. Coups de trompe, coups de fouet. 
Cahots dans la rue Neuve et trotte la guimbarde !.…. 

Avant d'entrer en forêt, le jeune homme risqua un 
coup d'œil du côté des Vautrin ; la bicoque était fermée 
etilnevit rien de suspect ; mais son regard, qui monta plus 
haut, jusqu’au manoir, aperçut, sur le seuil de la petite 
porte qui ouvrait du paradou sur les bois, la silhouette 
fine de Madeleine qui agitait un mouchoir. 

Patrice en reçut un coup au cœur, non point que celui- 
ci se gonflât, à l'instant, d’un amour immodéré, mais 
bien d’une crainte subite que lui inspirait une pareille 
imprudence. « Ah bien ! se dit-il, ça, ça n’est pas fort de 
sa part !... Je l’aurais crue plus intelligente ! » 

Mais, en forêt, il se rassura. Chaque mètre qui l’éloi- 


go BALAOO 


gnaït de Saint-Martin lui rendait peu à peu la quiétude. 

Ça ne devait pas durer. 

On n'avait pas fait deux kilomètres sous bois que 
Michel lançait un juron en retenant ses chevaux dont 
l’un avait fait un brusque écart. La faute en était à une 
gamine qui venait de sauter sur la route avec la légèreté 
d’une biche | 

— Ab |! la Zoé !.… grinça la bouche édentée de Michel... 

Zoë !.. Elle était donc partout... partout où il était, 
lui, Patrice... Elle le poursuivait. Il en eut une suée en 
se rejetant sous sa bâche; mais, bien sûr, elle l’avait vu, 
car elle lui cria : 

— Eh ! bonjour, monsieur Patrice !.. Vous voilà donc 
parti ! Où que vous allez par là ?.. 

Et comme l’autre, là-haut, ne tui répondait pas, elle 
lui lança un « Bon Voyage!» dans un éclat de rire qui fit 
frissonner le jeune homme. 

La Zoë avait disparu depuis longtemps, poursuivie par 
la mèche du fouet de Michel, que Patrice avait encore 
devant les yeux sa petite forme bondissante et mena- 
çante dans la poussière blonde de la route. 

— Croyez-vous, demanda Patrice au conducteur que 
nous puissions être arrivés à Saint-Barthélemy avant la 
nuit ? 

— Pas avant dix heures du soir ! répondit l'autre en 
faisant claquer son fouet, avec mauvaise humeur. 


L 


CHAPITRE IX 


LE MYSTÈRE DES BOIS NOIRS 


Michel ne devait pas être causeur; il ne se retournait 
même pas surle jeune homme quand celui-ci luiadressait 
la parole. Il paraissait fort occupé de ses chevaux et aussi 
de la route qu'il scrutait de ses petits yeux aux paupières 
rouges, avec un soin de tous les instants. Patrice s’étonna 
encored'être seul sur l’impériale, alors qu’il y avait tant de 
monde en bas, et il fit part de cette réflexion à Michel 
qui lui répondit assez sèchement: « C’est leur affaire ! ».. 

Dans les côtes, la diligence se vidait ou à peu près... 
Seuls, les deux voyageurs à la valise ne bougeaient pas 
de leur coin, tout au fond près du coupé. Ils avaient leur 
bagage sous- la banquette. Michel restait sur son siège 
et Patrice, non plus, ne descendit pas. Il n’avait nulle 
envie de flâner le long des talus pour cueillir un bouquet 
sauvage. Monotone et sans incident, le voyage se pour- 
suivit ainsi jusqu'au relais de Mongeron où l’on arriva à 
_ deux heures et où l’on mangea un déjeuner froid. 

Patrice avait songé, un instant, à coucher à Mongeron 
d’où il serait reparti le lendemain matin avec une voiture 
de louage, ce qui lui eût évité la traversée de la forêt, 
la nuit ; mais il préféra finalement le risque de voyager, 
même la nuit, en nombreuse compagnie, à celui de rester, 
au cœur des bois, dans cette auberge isolée. 


02 BALAOO 


Aucun incident pendant le déjeuner. Au départ, les 
voyageurs reprirent leur place du matin. Maintenant ils 
étaient plus bavards et, dans les côtes, se parlaient déjà 
comme de vieux amis ; ils avaient même l’air de se faire 
des confidences, autour de la diligence qu’ils ne quittaient 
point, du reste, de vue. 

Patrice, plus que jamais, regrettait cette imagination 
néfaste qu’il avait eue de prendre ce chemin pour fuir 
Saint-Martin. Cette route, depuis qu’il avait vu Zoé, lui 
apparaissait commela plus dangereuse de toutes, surtout 
depuis qu’elle se faisait plus sombre. Ils avaient abordé 
depuis longtemps la haute et profonde futaie, et c'était 
maintenant que ces forêts méritaient vraiment leur nom 
lugubre des Bois Notrs. La lumière du jour n'arrivait 
plus que difficilement à percer les feuillages épais. Et, 
sous les grands arbres, quel silence ! Seule la mèche cla- 
quante de Michel éveillait de temps à autre les échos de 
ce désert. 

Cependant, Michel n’était plus aussi taciturne que le 
matin. L'aubergiste de Mongeron l'avait fêté et lui avait 
rempli sa gourde de fine blanche. Par instants, Patrice 
l’entendait se parler à lui-même avec des airs de tête en- 
tendus. Ilsemblait avoir pris son parti de quelque chose 
qu'il était seul à connaître et répétait : « Va toujours !.. 
Va toujours !. » 

Il pouvait être six heures du soir quand on arriva à la 
côte du Loup, ainsi nommée de ce qu’elle est surplombée 
par un roc qui a, à peu près, avec quelque imagination, 

la forme d’un loup. 

La diligence, une fois de plus, s'était vidée, et Michel, 
somnolent sur son siège, laissait traînasser les guides sur 
la croupe des chevaux, quand il fut secoué de son appe- 


LÉ * ne, ER, ne NS Re 


Nr, 


BALAOO 03 


- santissement par une voix qui lui criait de la route: 

— Ne dors pas, La Gaule !.… 

Du coup, Patrice eut les yeux ouverts, lui aussi! La 
Gaule! qui donc avait crié La Gaule? et àquienavait-on? 
Il se pencha au-dessus de la route et aperçut, près des 
chevaux, un individu qui était resté jusqu'alors dans 
la voiture, à toutes les côtes, et qui était l’un de ceux qui, 
le matin, l’avaient bousculé sur le marchepiedau moment 
de faire entrer la petite valise lourde dans la diligence. 
C'était un petit gassec, qui avait une casquette sur la 
tête et dont l’aspect correspondait assez bien au signa- 
lement qu'avait donné de lui Hubert Vautrin à ses frères, 
quand il leur parlait de la conversation du « petit et de 
La Gaule 1...» 

Le petit gas sec avait le nez en l'air et regardait, à 
demi-farceur, le conducteur de la diligence qui lui allon- 
gea, en douceur, son fouet dans les jambes. 

Les yeux de Patrice allaient de la route au siège de la 
diligence. 

— Quoi ? fit-il à Michel, avec une émotion qu'il ne 
cherchait même pas à dissimuler : c’est vous, La Gaule ?.. 

Michel ne répondait pas. 

— Pardon, monsieur ?.. C’est vous, monsieur La Gaule? 

Enfin l’autre se retourna : 

— Quéqu’ çapeutvousfaire? Je m'appelle Michel Pot- 
_ tevin, maisils m'appellent La Gaule, dans le pays. C’est 
un nom que la mère Vautrin m’a donné comme ça pour 
_ tigoler autrefois. On a dansé ensemble, quand elle avait 
des jambes, à plus d’une fête, à Saint-Martin. Maintenant 
_ elle n’peut plus. Paraît que dans son argot : La Gaule, 
_ Ça veut dire : le conducieur. C'est peut-être à cause de 
_ mon fouet que ça veut dire ça... c’est vrai, j'ai toujours 


94 BALAOO 


l'air d’avoir une gaule à la main, comme qui dirait pour 
pêcher à la ligne. Ça vous suffit-il ? Etes-vouscontent ?.… 

Patrice ne put, sur-le-champ, lui répondre. Le petit 
gas sec à la casquette était grimpé lestement près de 
Michel et lui parlait à l'oreille. L'autre haussa les épaules. 
Le petit redescendait aussitôt, pendant que La Gaule 
lui disait : « Si ça fait ton affaire, moi je me serais bien 
passé de la commission |... » 

Une étrange lueur éclairait soudain la situation dans 
le cerveau en déconfiture de Patrice. 

Eh bien ! il en avait de la veine !... Il prenait la dili- 
gence pour fuirles aventures, et voilà qu’il était embarqué 
dans l’une des affaires les plus dangereuses qui se pus- 
sent imaginer depuis l’attaque du courrier de Lyon : le 
pillage d’une diligence. Comment n’avait-il rien vu, rien 
deviné depuis le matin ? Fallait-il qu'il eût le cerveau 
plein des événements passés pour qu’il ne se fût pas 
aperçu de ce qui se complotait autour de lui! Ah! ilen 
était sûr, maintenant ! C'était pour tout à l'heure, pour 
tout de suite, peut-être, «le coup des deux cent mille » !.… 
Oui, oui, tout était simple !.… trop simple !.. la petite 
valise lourde, c'était la caisse de la paye... et 1l n'y avait 
qu’à regarder plus attentivement tous ces voyageurs pour 
deviner sans effort à quel genre d'administration ils ap- 
partenaient !… Il comprenait tout !... les deux heures 
et demie de retard de la diligence... l’obstination de M. de 
Mevyrentin à rester chez la receveuse des Postes et Télé- 
graphes, M"° Godefroy, qu'il était allé réveiller juste 
après ses confidences !.. M. de Meyrentin avait pris tout 
le temps qu'il lui fallait (après avoir trouvé le truc de la 
roue), pour organiser la défense des « deux cent mille » !.… 
C'est lui qui avait fait venir, par train spécial, tous ces 


| 
| 
| 


t 


BALAOO 05 


faux paysans avec lesquels il espérait s'emparer de la 


. bande Vautrin, de toute la bande... des Trois et du mys- 
_ térieux complice. 


Le seul espoir de Patrice était maintenant que ce plan 


| füt justement trop simple. Il pensait que, déjà, les Trois 
devaient être prévenus... et que ce n’était point pour 
_ rien que Zoé surveillait la gare et la forêt. Ils n’oseraient 


pas s’y frotter! Et, du coup, Patrice traversait les 


_ Bois Noirs gardé par tout un régiment d'agents de po- 


lice. 
C’est avec de tels raisonnements que le pauvre garçon 


_essayait dese redonner du courage, car ilétait bien bas. 
Cette dernière découverte lui avait cassé les jambes. 


Il faisait de plus en plus noir. Ça n’était pas encore 


la nuit; mais l'obscurité humide, qui tombait de l’arceau 
_ de verdure sombre sous lequel la diligence venait de s’en- 
_ gager, était plus impressionnante que la nuit elle-même, 
car cette obscurité ne paraissait point naturelle, mais 


truquée pour de sinistres desseins, par les mauvais génies 
de La forêt. 
— Fais pas la bête et rentre dans la boîte, conseilla 


| Michel au petit homme sec qui trottait en débitant des 
_ plaisanteries sous le nez des chevaux. Je n’aime pas la 


côte du Loup |! | 
À ces mots, les voyageurs, sur la route, opérèrent un 


| mouvement de ressemblement autour de la diligence, 


Éd FRE Rs D 


peu à peu, sans ordre apparent ; il était aisé à Patrice de 
se rendre compte que les abords de la voiture étaient bien 
gardés. Ces messieurs étaient prêts à tout, les mains dans 


_les poches ou sous les blouses qui devaient cacher les 
. armes. 


} 


— Monsieur la Gaule, dit Patrice en se rapprochant 


96 BALAOO 


du conducteur... c’est moi qui ai parlé ce matin à M. de 
Mevyrentin !.… le juge d'instruction. 

L'autre se retourna cette fois : 

— Ah! c’est vous qui avez surpris le coup préparé 
par les Trois Frères... eh bien ! vous avez fait une belle 
affaire, là! mon garçon ! déclara la Gaule en allumant 
sa pipe... je ne vous en fais pas mes compliments. 

— Pourquoi ? demanda Patrice, ahuri. 

— Mais parce qu'il faut aimer les horions pour se 
mêler de choses pareilles. et vous v’là là! Eh ben! 
vous en avez du courage !.. Moi, j'm'en fiche après tout... 
j'suis bien avec eux... et ils ne me feront pas de mal... et 
je ne ferai rien pour qu'ils m'en fassent, vous pouvez le 
croire. mais vous, mon p'tit, puisque vous avez jaboté.. 
feriez mieux d’être chez vous, à c’t’ heure !.… 

— Alors, je n’aurais dû rien dire ? demanda le jeune 
homme qui ne savait plus à quel saint se vouer et qui 
s’essuyait, d’un geste machinal, son front en sueur. 

— Aurait mieux valu ! répondit l’autre. 

— Pas pour vous, en tout cas; si je n’avais rien dit, 
vous auriez été attaqué bien plus sûrement et il n’y aurait 
eu personne pour vous défendre ? 

— C'est pas moi, répliqua Michel, logique, c’est pas 
moi qu'aurait été attaqué... c'est la caisse de ces mes- 
sieurs entrepreneurs et, je m'en fiche, moi, de la caisse 
de ces messieurs entrepreneurs | 

— Mais, enfin, monsieur, soupira Patrice, vous ne 
croyez point que les Trois Frères oseront attaquer ce 
convoi !.… 

— C'est pas moi qui l’ai dit, repartit, têtu, le conduc- 
teur. mais, s’ilsl’ont dansla tête, je ne voispoint pourquoi 
qu'ils ne le feraient pas! 


BALAOO 97 


— Pensez-vous qu'ils ne s’apercevront pas à temps 
que toute cette troupe de faux paysans ne voyage que 
pour garder la caisse ? 

— Ah ! si c’est eux qui veulent faire le coup, bien sûr 
qu’ils savent déjà à quoi s’en tenir... Ils ont dû déjà nous 
reluquer à plus d’un coin de route !.…. 

— Jls peuvent donc nous suivre aussi facilement que 
ça ? 

— Ah ! pour être mobiles, ils sont mobiles !... Il n’y a 
point de bêtes plus mobiles dans la forêt, pour sûr... Ils 
nous auront vus devant, derrière et sur les côtés. et ils ont 
des chemins de traverse qui les mènent partout, autour 
de nous, sans que nous nous en doutions seulement une 
minute !. Oui, mon petit monsieur... c’est comme si, 
tenez, c’est comme s'ils avaient fait la forêt au lieu que 
ce soye le bon Dieu... 

— On a raconté beaucoup de choses sur ce qu’ils font 
dans 1a forêt. 

— Et puis sur ce qu'ils ne font pas, bien sûr... On n’est 
pas né d'hier et c’est pas d'hier qu’on parle du Mystère 
des Bois Noirs, j'vous l’accorde à vous qu'êtes bien jeune ! 

— Qu'est-ce que le Mystère des Bois Noirs ? 

— Vous le demanderez à ceux qui voyagent quelque- 
fois du pays du Chevalet au pays de Cerdogne ; ils 
vous répondront p’t’être. mais y en aura pas un pour 
se plaindre, bien sûr... 

— Est-ce vrai ce qu’on a raconté des voyageurs arré- 
tés par une bande de masques noirs ? 

— Ah ! c’est bien vieux !... bien vieux !... c’est un truc 
usé, le truc des masques noirs. Maintenant, dans les vo- 
yages en diligences, on est à peu près tranquille. «pourvu 
qu'on se conduise bien avec la pierre du Loup ».…. 

6 


08 BALAOO 


— Comment, qu’on se conduise bien avec la pierre du 
Loup ? 

— Avez-vous une pièce cent sous ? 

— Pourquoi faire ? 

— Donnez |! fit l’autre en prenant la pièce que Patrice 
avait sorti de sa poche. 

Et il la jeta au petit gas sec qui se trouvait au milieu 
d’un groupe, la casquette tendue à la main. Le voyageur 
ramassa les cent sous sans demander d'explications et 
gravit le talus, à quelques pasdelà. Ce talus était surmonté 
justement de cette énorme pierre du Loup que l’on aperce- 
vait si bien quand on arrivait au bas de la côte. Le qué- 
teur s’accrocha à la pierre et versa dans un creux de 
cette pierre tout le contenu de la casquette qui rendit un 
son argentin, et puis il y jeta la pièce cinq francs et il 
redescendit. 

Patrice avait assisté à l'opération sans y rien compren- 
dre. Son regard allait de la pierre du Loup aux voyageurs 
et au conducteur. Michel, le voyant si intrigué, ricana 
de satisfaction : | 

— Ce que vous venez de voir là, mon jeune monsieur, 
c'est le denter du loup (clac ! clic! clac! avec le fouet) 
parfaitement « le denier du loup »... Clic! clic! clac! 
pour le denier du loup !... comprenez pas ? Non ? eh bien ! 
quand le voyageur a donné le denier du loup, il peut être 
à peu près tranquille entre la Cerdogne et le Chevalet, 
mos jeune monsieur !.. Maintenant que vous avez donné 
cent sous, je pourrais vous dire ( si c'était un jour ordi- 
naire) : «dormez sur vos deux oreilles » ! Mais aujourd’hui, 
c'est une autre paire de manches... on a l’histoire de la 
caisse, en bas, mon jeune monsieur ! 

Patrice demanda : 


BALAOO 99 


— Alors c'est ça le Mystère des Bois Novrs ? 

— C'est ça et puis bien d’autres choses. 

— Alors, tout à l’heure, ils vont venir chercher le 
« denier du loup »... Les autres, en bas, l’ont payé pour 
ne pas éveiller l'attention des Vautrin, bien sûr,ajouta Pa- 
trice, perspicace. 

— D'abord, pas de noms propres, c’est déplaisant ! Ils 
viennent chercher le denier du loup quand ça leur chante. 
Le denier reste, dans son creux de pierre, des fois pendant 
quinze jours. sans que personne ose y toucher... ;aupas- 
sage, les voyageurs vont le voir et le revoir, quelquefois 
par curiosité, avant d’y ajouter leur obole.. Ah ! ona vu 
des choses bien drôles, allez, à ce sujet-là !.. des choses. 
inexplicables et qui prouvent bien que la Forêt fait tout 
ce qu'’its veulent, les mâtins !.…. 

— Quoi donc ? demanda Patrice qui entrevoyait avec 
plus de confiance le terme du voyage, car, à bien les re- 
garder, tous es voyageurs qui étaient là n'avaient point 
l'air d’avoir froid aux yeux... Depuis quelques temps, il 
les regardait tourner autour des buissons, en bordure de 
la route, avec une audace nonchalante qui le rassuraït, 
lui là-haut, sur son impériale. 

C’est alors que le père La Gaule se souleva sur son siège 
et cligna des yeux, fixant au loin derrière lui quelque chose 
qu’on ne savait pas. et puis 1l se rassit, disant : 

— Allons, j'croyons bien que tout ira pour le mieux, 
aujourd’hui! j'aime autant ça ! voyez-vous... Eh bien ! 
qu'est-ce que vous avez à me reluquer comme ça? 
Vous voudriez p’t'être bien que j'vous dise l’histoire de 
la #alle à Barrois ? 

— Je vous la demande et je ne regretterai plus mes 
cent sous |! avoua Patrice qui, sans être avare (loin de là) 


100 BALAOO 


était économe. « La malle à Barrois ! Mais Zoé, dans la ma- 
sure a justement parlé de cette malle-làs pensait-il. 

— Au pays du Chevalet, on la connaît bien, allez! 
l’histoire, et en Cerdogne aussi, commença l’autre en 
hochant la tête... mais avec les étrangers on se méfie 
toujours. et la malle à Barrois, c’est une histoire qu’on 
ne raconte qu'entre soi comme toutes les histoires du 
«Mystère des Bois Noirs », qui pourraient parfois donner 
des idées à la police! compris, heïn ?... Et la police, on 
n’en a pas besoin ! Qui donc qui Îa ferait mieux dans la 
forêt que «ceux du Denier du Loup » ?.. Mais il faut 
qu'on les paye, comme de juste. Eh bien |! c’est à cause 
de quelqu'un qui, non seulement n’a pas voulu payer, 
mais a osé voler le Denier du Loup, que l'affaire de la 
malle à Barrois est arrivée ! Oui, mon jeune monsieur... 

— Mais c’est une véritable histoire qui est vraiment 
arrivée ? 

— Elle s’est passée 1à, à mes côtés, où vous êtes, jeune 
homme... à l'endroit, juste ! Eh bien, voilà !.. vous avez 
entendu parler de Blondel, celui-là qui a été assassiné 
l’autre jour chez Roubion ? 

Si Patrice avait entendu parler de Blondel! I1senomma, 
et l’autre sut de quelle sorte il avait été mêlé à la tragique 
aventure du malheureux commis-voyageur. 

— Eh bien ! Blondel qu'a été assassiné (je ne sais par 
qui, c’est pas mon affaire !) avait un ami dans la «repré- 
sentation », un ami qui faisait le malin et qui se moquait 
de lui, parce que Blondel lui avait raconté que, chaque 
fois que ceux du Chevalet passaient par la pierre du Loup, 
ils donnaient leur denier au Loup pour que ça leur porte 
bonheur. Blondel, lui, donnait dix sous commeles autres, 
quand il prenait la diligence du Chevalet, et ilne s’en ca- 


| 


BALAOO IOI 


chaït pas ( faut vous dire qu’à ce moment, il n’avait pas 
encore eu d’affaires politiques avec les Trois Frères. 
Entre nous, la politique, c’est fait pour brouiller les meil- 
leurs amis, spas?) Alors, l’ami à Blondel, un nommé 
Barrois.. Désiré Barrois.. se mit à parier qu'il passerait 
devant la pierre du Loup et qu'il ne donnerait jamais dix 
sous et qu’il ne lui arriverait jamais rien. 

« Or, ce Barrois venait de prendre la représentation 
d’une maison de Cluse pour toute la contrée. c'était 
bien imprudent, parce qu’il allait avoir souvent besoin 
de la diligence... et voilà ce qui est arrivé, aussi vrai 
que vous êtes là, mon cher monsieur !.… (Ah bien ! quoi. 
Nestor !.. tu vas pas te tenir tranquille un peu ! qui qui 
m'a fichu une bique pareille ? Regardez-le !.. regardez-le 
piquer des oreilles !.… Tu sais bien que je n'aime pas ces 
manières-là, hein ? Clic ! Clac!)... La première fois donc 
que Barrois passe devant la pierre du Loup... (c'était 
en revenant de Saint-Barthélemy... on descendait la côte 
et la diligence venait de s'arrêter pour permettre aux 
voyageurs d’aller déposer leur denier)... Barrois, qui 
voit ça, gueule comme un âne... que c’est une honte !... 
qu'il est pressé... que les diligences ne doivent pas 
s’arrêter en descendant les côtes... et patatil et pata- 
ta !.… mais c’est comme s’il chantait... les autres avaient 
fait la quête dans un chapeau et versé la collecte là-haut 
dans le creux du Loup... 

« Barrois grimpe alors à la pierre et voit le trésor. Il y 
avait bien là vingt-cinq à trente francs, ce qui prouvait 
que le Loup n'était point passé depuis aumoiïnstroisjours. 
Barrois ramasse tout et glisse toute la monnaie dans sa 
poche. «Ça vous guérira, qui dit. chaque fois que je pas- 
serai, ça sera comme Ça... quand vous saurez que c’est 

6. 


102 BALAOO 


moi qui ramasse tout, vous ne mettrez plus rien! Re- 
merciez-moi! » Les autres bougonnèrent bien, mais, 
comme ils avaient fait leur devoir, eux, ils s’en lavaient 
les mains, s’pas !.. 

«le demain Barrois, qui était descendu au Soleil 
Noir, recevait un p'tit mot qu'était signé le Loup des Bois 
Noirs, où qu'on lui disait « que s’il ne remettait pas dans 
le creux du Loup autant de pièces d’or qu’il avait pris de 
pièces en tout, il lui en cuirait »!.…. 

« Barrois s’est entêté, et n’a rien remis du tout ; mais, 
à quelque temps de 1à, v’là ce qui luiest arrivé, parole 
d'honneur ! En passant à Mongeron où qu'il avait affaire, 
il a ouvert sa malle d'échantillons pour montrer sa mar- 
chandises à l’aubergiste.. une grosse malle qu'avait fait 
le voyage là-dessus, m'sieur, là où qu’vous êtes. Eh bien! 
la malle qu'il avait embarquée pleine, devant nous tous, 
à Saint-Barthélemy, était vide !.. Oui, m'sieur ! vide, mais 
là ce qu'il y a de plus vide... on n'avait pas oublié une 
chaîne de montre !... (il était représentant en bijouterie 
et horlogerie). Dans la malle, il y en avait p’t’être pour 
trente mille francs !.. Vous jugez du coup !.…. 

« Barrois en était comme idiot !... car c'était un mys- 
tère, ça, un vrai mystère des Bois Noirs !.. et un tour des 
Loups qu'était pas ordinaire ! Blondel, en apprenant ça 
au « Soleil Noir », se met à rigoler et dit à Barrois. 

« — Qu'est-ce que je t'avais dit ? Maintenant tu n’as 
plus qu’à déposer tes pièces d’or, comme a ditleLoup, sur 
la pierre, et à remettre ta malle vide sur la diligence. 
p't'être bien qu'elle se remplira.… à tout péché miséri- 
corde !.. » 

. 6 Aussitôt dit, aussitôt fait. Barrois reprend la dili- 
gence le lendemain pour revenir à Saint-Barthélemy et 


BALAOO | 103 


remet sa malle, 1à où vous êtes, et puis s’assied à côté de 
moi... et puis, en passant près de la pierre du Loup, il a 
vite dégringolé pour aller porter ses pièces d’or... trois 
cent soixante francs en pièces de dix francs. Le Loup 
n'avait point dit dans son petit mot si Îles pièces d’or 
devaient être de vingt francs... ; après quoi il remonte 
sur la voiture, toujours à côté de moi, et, arrivé à 
Saint-Barthélemy, on descend la malle !.. Ah ! y en a eu 
une émotion. elle était lourde à ne pas pouvoir la remuer, 
c'était même trop lourd pour de la bijouterie. On l’ou- 
vre !.. Savez-vous ce qu’il y avait dedans ?.. des cail- 
loux!.. des cailloux qu’on casse sur les routes !.. Ons’est 
montré depuis le tas de cailloux où le Loüp avait puisé 
pour emplir la malle... C'est-1il pas un mystère, ça ?.… 
Comment que le Loup avait fait son compte ? On n'a 
jamais su et on a appelé ça l'affaire de la malle à Bar- 
rois. et je vous prie de croire que chacun, depuis, a 
toujours payé son denier au Loup et n’a plus touché aux 
pièces du creux de la pierre du Loup !.… Les pièces d’or 
de Barrois sont même restées dans le ereux plus de trois 
mois... oui, m'sieur... comme un exemple pour tout le 
monde. et puis, le Loup les a prises comme les autres. 
et puis Barrois, qui s'était couché de maladie, en est 
mort |. V'là l’histoire de la malle à Barrois, comme 
je l’ai de mes yeux vue, foi de la Gaule ! M’est avis que le 
Loup a maintenant des montres de quoi savoir l'heure !.. 

Patrice pensa : 

— Ça ne l’a pas empêché de voler encore celle d’un 
juge d'instruction. 

Le conducteur auraïît voulu jouir en paix de l'effet de 
Son histoire; mais il dut s’occuper beaucoup de ses che- 
vaux, qui, depuis quelque temps, se montraient inquiets 


104 BALAOO 


et indociles... et cependant on allait au pas et il ne les 
taquinait pas... et ils connaissaient bien la côte... Nestor 
était particulièrement insupportable, et Michel ne le lui 
envoya pas dire, mais il lui allongea un bon coup de fouet 
dans les oreilles. 

— Monsieur, demanda Patrice, toujours songeur, dans 
les côtes, vous descendez, ordinairement ? 

— Dame, oui! 

— Vous, et les voyageurs de l’impériale ? 

— Presque toujours. 

— Et ces deux fois-là, «les fois de la malle », est-ce que 
vous êtes tous descendus de l’impériale, dans les côtes ? 

— Ma foi, je peux vous l’assurer, car, en remontant, 
la seconde fois, on plaisantait Barrois en voyant que sa 
malle était toujours à sa place... Mais, si on descendait, 
on ne quittait guère d’un pas la voiture... et les femmes 
restaient à l’intérieur. Eh bien! personne n’a rien vu. 

— Oui ! Eh bien ! fit Patrice, après avoir bien réfléchi 
à la « malle à Barrois », cette malle a été prise sur l’im- 
périale en cours de route, et remise à sa place sans que 
vous vous en soyiez aperçus, pendant que vous montiez 
les côtes. Comment une pareille chose a-t-elle pu sefaire ?.… 
I1 n’y a qu’une hypothèse, c’est qu’en passant dans cer- 
tains endroits de la forêt où les arbres font comme une 
voûte au-dessus de la diligence, quelqu’un s’est penché 
du haut de cette voûte et a pris la malle pour la rapporter 
un peu plus loin. voilà tout le miracle... Mais il a fallu 
quelqu'un de bien adroïit, de bien fort, de bien leste, et 
qui ait bien l’habitude de la forêt... 

— Eh ! eh ! monsieur, le Loup dont je vous parle a jus- 
tement toutes ces qualités-là…. 

— Monsieur La Gaule, avez-vous entendu parler quel- 


BALAOO 105 


quefois dans la forêt d’un nommé Bilbao ?... risqua Pa- 
trice qui, depuis quelques instants, ne pensait plus qu’au 
nom bizarre prononcé par Zoé dans la masure des Vautrin, 
et dont il avait peine à se rappeler exactement la con- 
sonance. 

— Bilbao !.… attendez un peu! Jamais! non, ja- 
mais |. Bilbao! Attendez! mais, quelquefois on 
entend parfois crier dans 1a forêt. quand tombe le soir, 
du côté de la clairière de Pierrefeu !.. Oui, j'ai entendu 
crier des fois comme ça, le soir... Baoo !... Baoo !... p’t’être 
bien Bilbaoo !… 

— Et vous ne l’avez jamais vu ? interrogea Patrice. 

— Je ne sais point seulement si c’est de la chair ou 
du poisson ! répliqua La Gaule. 

— Eh bien ! c’est lui p’t'être bien qui a fait le coup 
de la malle à Barroiïs, fit Patrice... et c’est encore sur lui 
que les Trois Frères comptent pour enlever la caisse des 
entrepreneurs !. Heureusement pour eux qu’ils l’ont 
mise à l’intérieur. et qu’elle est gardée par quinze agents. 
Le nommé Bilbao en sera pour ses frais de déran- 
gement. 

Michel regardait Patrice comme si celui-ci lui avait 
parlé hébreu. 

— Mais qu'est-ce que ce serait donc que ce Bilbao ? 
demanda-t-il. 

— Ce serait le complice des Trois Frères | 

Le conducteur ricana : 

— Ils sont encore bien assez malins pour avoir inventé 
ce complice-là ! 

Patrice fut frappé de cette parole et du ton de convic- 
tion avec lequel elle fut dite ; ce n’était point la première 
fois qu'il l’entendait. De toute évidence, les paysans (de 


106 BALAOO 


Saint-Martin au Chevalet) pensaient que les Trois Frères 
n'avaient besoin de la complicité de personne. 

Tout à coup le conducteur se rejeta en arrière, rete- 
nant ses chevaux à pleines mains. Ceux-ci paraissaient 
prêts à s’affoler et hennissaient : 

— Oh! Oh! fit Michel à voix basse. attention ! 
« ils ne sont pas loin! » 

— Comment savez-vous ça ? interrogea Patrice qui 
se prit à trembler. 

— Regardez mes chevaux, fit La Gaule. je ne peux 
plus les tenir. c’est toujours comme ça quand les autres 
passent aux environs. mes chevaux sentent comme ils sen- 
tiraient une bête fauve !.… 

Patrice, extrêmement inquiet de ce que lui disait La 
Gaule, se pencha au-dessus de la diligence pour voir ce 
qui se passait sur la route. Les groupes d'agents, étonnés 
des mouvements désordonnés de l’attelage, s'étaient 
rapprochés vivement de la voiture. Ils paraissaient im- 
pressionnés, eux aussi, comme s'ils devinaient que le 
moment décisif était proche et que l’attaque allait venir 
de la forêt... et peut-être avaient-ils vu ou entendu quel- 
que chose... 

Ils parlaient entre eux, rapidement, à voix basse. Des 
ordres brefs étaient échangés. 

D’autres ombres dans le crépuscule surgirent en avant 
d’un buisson et firent entendre un léger sifflement aux- 
quels ceux de la diligence répondirent. Patrice pensa que 
c'était du renfort venu du pays du Chevalet et qui avait 
dû surveiller les routes toute la journée. 

Cette nouvelle petite troupe arriva, sans se presser, 
comme des paysans qui rentrent chez eux, bien qu’il n’y 
eût point une cabane à deux lieues à la ronde. 


BALAOO 107 


J/’/hypothèse de Patrice devait être juste car, arrivés à 
hauteur de la diligence, tout ce monde, dans l'ombre, se 
mêla. Et les chevaux, encore unefois, s'ébrouèrent, et La 
Gaule eut tant de peine à les maintenir qu’une voix, sur 
la route, lui demanda ce que ses bêtes pouvaient bien 
avoir pour se montrer aussi singulièrement indociles. 

Michel ne répondit pas. 

A un moment, Nestor se cabra en hennissant et Îles 
deux autres chevaux hennirent après lui et donnèrent 
tous les signes de la plus intense frayeur. Ils firent un 
écart et la diligence se mit presque en travers de la route. 
Patrice, les mains au garde-fou de fer, examinait toutes 
choses, autant que la nuit commençante le lui permettait. 

Une terrible anxiété le gagnaïit en constatant le désarroi 
d'en bas. | | 

Un groupe d’agents, sur l’ordre de l’un d’eux, se dis- 
posait à remonter dans la voiture, et le petit hommesec 
à la casquette allongeait déjà la main pour saisir la bride 
de Nestor, de plus en plusintraitable et hennissant, quand, 
_ brutalement, avec une furie sauvage, incroyable, tout 
_ l'équipage se précipita, bondit, vola sur la route au milieu 
| des cris et des appels désespérés. 

Les chevaux, ventre à terre, emportaient, comme si 
elle avait pesé une plume, la grande boîte cahotante de 

la diligence, loin, bien loin des agents qui couraient et s’es- 
| soufflaient en vain derrière elle et con o bientôt 
de vue. 

Cove sa dernière heure venue, Patrice, qui avait 
toutes les peines du monde à se maintenir sur son impé- 
tiale, les mains crispées à la barre de fer, se retourna vers 
Michel. 

Il aperçut le dos du conducteur, si droit et si correct et 


108 BALAOO 


si tranquille sur le siège qu’il ne comprit pas... qu’il ne 
comprit pas. Michel tenait les guides, haut la main, non 
point avec l'effort burlesque d’un automédon qui veut 
dompter ses bêtes et qui n’y arrive point, mais avec le 
noble orgueil d’un concurrent victorieux dans une course 
de chars antiques... que signifiait ?.. que signifiait ?.… est- 
ce que Michel avait perdu la tête ? Et Patrice appela : 
« Michel !.. Michel !.. » 

Le conducteur se retourna. Ce n’était pas Michel ! 

Et, au fait, on n’eût pu dire qui c'était, car ilavaitun 
masque noir sur la figure. 

Ce fut 1à le suprême épouvantement. Incapable même 
de hurler sa terreur, Patrice, cahoté par le char démo- 
niaque, glissa à genoux : 

— Bouge pas, Patrice ! fit le Masque Noir, avec La voix 
_ de l'assassin de Blondel. 

Patrice ne pouvait plus avoir d’autres mouvements 
que ceux que lui imposaient les bonds effrayants de la 
diligence. Un cahot plus fort que les autres l’envoya rouler 
aux pieds de ce cocher de l'enfer qui, maintenant, se te- 
nait debout, tout droit, au-dessus de l'équipage déchaîné... 
Ce conducteur devait avoir une poigne terrible pour pou- 


voir maintenir, dans la route, à une allure pareille, des 


bêtes folles d'épouvante.…. 

Quelle poigne !.… La poigne qui avait étranglé Blondel 
sans qu'il eût seulement dit : ouf !.. Et Patrice put voir 
qu'il lui suffisait, à ce conducteur du diable, d’une seule 
poigne, d’une seule pour les trois chevaux... ; quant à 
l’autre. l’autre poigne, elle descendit.. descendit lente- 
ment... (Ah! c'était bien le même bras long, au bout duquel 
glissait la manchette éclatante de blancheur, la manchette 
allongeant si singulièrement le bras, dans le petit trou du 


BALAOO 109 


passe-plats de la salle de billards).. lentement, mais sûü- 
rement, elle descendit jusqu’à la gorge de Patrice comme 
elle était aîlée à la gorge de Blondel (dans le petit trou 
du passe-plats). 

Et Patrice sentit un étau de fer à sa gorge... 

Et il râla.… et les yeux lui sortirent presque de la tête, 
de sa tête qui était tirée au niveau de la tête masquée noir. 

A ffreuse ! affreuse agonie pendant laquelle (oh ! bien 
rapidement) il put s’'épouvanter encore de l'éclat fulgu- 
rant de haïne que lui jetaient les deux trous d’yeux du 
Masque Noir... 

Et il entendit (il put encore entendre cela, tout juste) 
ilentendit, sous le masque noir, une voix qui lui deman- 
dait.… (ah! c'était bien la même voix qui avait assassiné 
Blondel) : 

— Reviendras-tu à la maison d'homme ? 

Or, comme (6 joie bouillonnante de la respiration natu- 
relle) comme l’étau, autour de la gorge, s'était un peu 
desserré, Patrice put jeter tout juste un mot, un seul : 

— Jamais! !... 

Mais ce mot, qu’il jeta au Masque Noir, était empreint 
d’un tel accent de sincérité qu'il suffit à lui sauver la vie. 
Le terrible conducteur cessa d’étrangler Patrice (il était 
encore temps et les yeux voilèrent leur éclat terrible). 
Même il sembla à Patrice (autant que l’on peut se rendre 
compte d’une pareille chose dans un pareil moment), que le 
terrible conducteur, sous son masque, ricanaïit. 

En tout cas, ce que vit parfaitement Patrice, c’est que 
le cocher démon lâcha les guides pour le saluer, lui, Pa- 
trice, bien poliment, en ôtant sa casquette (et en la re- 
mettant tout de suite). 

Puis, comme la diligence longeait (en allant moins vite, 


7 


110 BALAOO 


maintenant, car les chevaux étaient à bout de souffle) 
longeait une haute futaie, l’homme au masque saisit une { 
branche, s’y trouva accroché comme par enchantement, | 
se balança, exécuta un surprenant rétablissement sur les 

reins et disparut dans le sombre feuillage. 


CHAPITRE X 


MONSIEUR NOËL, S. V. P. ? 


Presque aussitôt la voiture s'arrêta. Patrice étaitsauvé. 
Maisla petite valise lourde des deux cent mille francs avait 
disparu. J1 ne restait plus dans la diligence que Patrice, à 
moitié évanoui sur l’impériale et, à l’intérieur, le chargé 
d’affaires des entrepreneurs qui eut tout juste la force 
de raconter aux agents de M. de Meyrentin, lorsque ceux- 
ci eurent enfin rejoint la diligence fantôme, comment il 
avait été volé le plus simplement du monde par un mon- 
sieur au masque noir qui, bondissant sur lui, lui avait 
mis tranquillement un revolver sur le front. Il n'avait 
pointeu «celui» de lui résister. Et l’homme, du reste, avait 
déjà jeté la valise sur la route et d’un bond l'avait re- 
jointe. | 

Le commis avait à peine terminé son court et désolant 
récit que l’on vit accourir le père « La Gaule ». Le con- 
ducteur, lui aussi, était sain et sauf. Il rapporta, avec 
une émotion qui était loin d’être calmée, comment il 
s'était senti soudain enlevé de son siège par une force 
irrésistible. Et, avant même qu'il eût pu dire deux mots, 
il s'était trouvé dans les arbres, entre les bras d’un mon- 
sieur au masque noir qui le descendit tout de go, avec 
beaucoup de précautions, sur la route et qui, le saluant, 
lui avait souhaité bon voyage !.. Sur quoi le pèreLaGaule 


112 BALAOO 


s'était empressé de prendre un chemin de traverse pour 
rejoindre la diligence au haut de la côte. 

Quant aux agents, ils étaient consternés. Ils décla- 
raient qu'ils n'oseraient plus reprendre leur service ni 
même rentrer à la Préfecture. Ils étaient voués pour 
toujours à la risée publique. 

On ne s’étonnera point, qu’en apprenant l’insuccès de 
son expédition, M. de Meyrentin en conçut un tel cha- 
grin qu'il dût prendre le lit avecla jaunisse. Et c’est pen- 
dant qu'il gardait la chambre que, ironie du sort ! les 
Trois Frères furent arrêtés ! ! Et cela le plus stupidement 
du monde. 

La tyrannie la plus monstrueuse et aussi la plus mys- 
térieuse qu’eût jamais eue à souffrir un petit pays sembla 
(nous disons sembla) avoir pris fin, parce que deux gen- 
darmes passèrent par hasard, sur une route, dans le mo- 
ment que ces messieurs Vautrin venaient de renvoyer au 
grand Tout l’âme malpropre de l'huissier Bazin. Quoi 
qu'on en eût dit, les Trois Frères n'étaient point méchants, 
et, si on ne leur résistait pas, on n'avait rien à craindre 
d'eux. Mais il ne fallait pas leur résister ! Cet imbécile 
d’huissier vivrait encore s’il leur avait tendu gentiment 
sa sacoche. Un coup de gourdin est vite donné. Ils n’en 
avaient point mesuré les conséquences. L'huissier Bazin 
en mourut. 

C'était un grand malheur pour lui que les Trois Frères, 
quand il les rencontra, n’eussent point porté ce jour-là 
leurs fusils. Il leur eût tout accordé sans récriminer et 
délivrerait encore des contraintes. C'était un malheur 
aussi pour les Vautrin qui durent céder à la menace des 
revolvers des gendarmes sans même essayer de lutter. 

Le procès des Trois Frères fut instruit à Riom et marcha 


BALAOO 113 


dare-dare. Maintenant qu'ils n'étaient plus à craindre, 
tout le monde se souleva contre eux et ils furent chargés 
de tous les crimes du département depuis dix ans (de 
tous les crimes qui n'avaient pas encore de proprié- 
taires). Les assassinats de Lombard, de Camus et de 
Blondel leur échurent, naturellement. Et ce fut bien de 
leur faute, car ils se défendirent de cela avec mollesse, 
nullement persuadés que l’un d'eux n’était pas le cou- 
pable, et ne voulant, pour rien au monde, se charger 
mutuellement. 

Du reste, ils eurent une attitude héroïque et cynique, 
se vantant des forfaits qu’ils étaient sûrs d’avoir commis, 
etétalantle mépris qu’ils avaient de l'humanité en général, 
et du Gouvernement en particulier. Ils ne pardonnaient 
point au Gouvernement de ne pas avoir trouvé un tru- 
chement pour les sauver de la Cour d'assises, et ils fai- 
saient entendre que, s’ils redevenaient jamais libres, cette 
fois, ils ne seraient point si bêtes et qu'ils voteraient pour 
« Monsieur le Comte ». Aussi on les surveillait de près. 

Aux assises, la question du complice fut posée. Le Pro- 
cureur n’en voulait pas, le Président non plus, trouvant 
que tout s’expliquait très bien sans complice, et tous 
deux étaient d'accord avec les accusés eux-mêmes qui 
affirmaient n’avoir jamais eu de complice. 

Mais M. de Meyrentin, lui, en voulait. Et il fit allusion 
à un certain Bilbao. 

Patrice aussi, entendu naturellement comme témoin, 
prononça timidement le nom de Bïlbao, sans insister, du 
reste, quand le Procureur lui affirma qu'il avait mal en- 
tendu ou qu'il avait rêvé. 

On fit venir Zoé qui répondit, comme ses frères, que 
c'était la première fois qu’elle entendait ce nom-là.…. 


114 BALAOO 


Sans M. le Maire qui continua d'affirmer que, les soirs de 
crime, elle travaillait chez lui, elle eût été impliquée dans 
les poursuites. On la laissa en liberté, par pitié pour la 
vieille Barbe. 

Et les Trois Frères, sans plus d'incidents, furent con- 
damnés à mort !.… 

Mais ils n'étaient pas encore exécutés !.… 

M. de Meyrentin, lui, resta persuadé de l’existence de 
Bilbao et si nous sommes curieux de connaître toute sa 
pensée, nous allons rejoindre l'honorable magistrat à Saint- 
Martin-des-Bois même, dans cette petite hutte de can- 
tonnier pratiquée dans le talus de la route qui longe les 
derrières de la propriété Coriolis. 

Ii est là depuis la nuit dernière, caché, guettant tout 
simplement la rentrée au logis de Monsieur Noël !{1.. 

Si, au procès, M. de Meyrentin n’a pas pris sur lui de 
contredire trop ouvertement M. le Procureur sur la 
question du complice, c’est qu'’alors cette question était 
loin, pour lui, d’être résolue. 

Aujourd’hui elle l’est !. du moins le pense-t-il. 

Elle l’est grâce à sa patience |! Que de nuits passées 
dans la petite hutte de cantonnier, l'œil tantôt sur la 
masure des Vautrin, et tantôt sur la demeure de Coriolis, 
pendant qu'il se répétait: « Poitou d'Orient, c'est du 
rouget ! » cequisignifie dans le plus pur argot : « Ce n’est 
pas de l'or ! c'est du cuivre ! » phrase qui correspondait 
si étrangement aux préoccupations de M. de Meyrentin 
quand Patrice était venu la lui redire. Ne venait-on pas, 
en effet, de voler à M. le juge d'instruction une montre 
non dénuée de tout alliage ? 

Comme on comprenait maintenant la fuite de Zoë 
avec la chaussette dans laquelle elle avait caché la montre! 


LE. 


7 + 


BALAOO I15 


Mais cette montre ne pouvait avoir été donnée à cette 
petite que par l’Homme du plafond, par l'Homme qui 
marche la tête en bas, par le mystérieux complice. 

Zoë était donc l’amie du complice, si bien son amie 
qu'elle lui raccommodait ses chaussettes. C'est donc 
Zoé qu'il fallait surveiller ! I1 la surveilla. Et cela, le cœur 
battant de ce qu'il allait découvrir... 

M. de Meyrentin avait été porté à croire, pendant un 
certain temps, que l'extraordinaire complice n’était ni plus 
ni moins que quelque animal dressé par les Trois Frères, 
caché par eux dans la forêt et les servant aveuglément, 
dans leurs bizarres ou tragiques expéditions. Cela, du 
reste,semblait répondre assez à ce que l’on osait, de temps 
à autre, dévoiler des mystères des Bots Noirs. 

Dans tout le pays, la légende des bêtes dévastatrices 
et malicieuses, loups-garous, monstres dévorateurs d’en- 
fants et de bestiaux, ne s'était jamais éteinte. Au moment 
de l'épidémie de pendaison des chens, tous les paysans 
avaient été d'accord pour prétendre que c'était un coup 
de la Bête de Pierrefeu, qui ne voulait pas être précédée 
de l’aboiement des chiens quand elle venait se promener 
du côté du village pour faire un mauvais coup. M. de 
Meyrentin avait, tout de suite, lui, imaginé, en appre- 
nant le fait, que c'était au contraire un coup des Trois 
Frères qui, ainsi, avaient débarrassé leur bête du flair et de 
l’abotement des chiens ! 

Mais cette bête : quelle était-elle ».. Elle ne pouvait 
être faite comme la fameuse bête du Gévaudan. M. de 
Meyrentin avait à peine osé se répondre à Jui-même et 
après combien d’hésitation : Un singe | 

Car il fallait au moins quatre mains à l'individu qui, 
suspendu au toit, trouvait le moyen, en s’accrochant au 


116 BALAOO 


haut d’une porte entr’ouverte ou d’un meuble, de péné- 
trer chez Lombard, ou chez Camus, ou chez Roubion! 
sans que personne s’en aperçüt. Ii lui fallait quatre mains 
pour se retenir aux suspensions ou aux barres de fer ou 
aux becs de gaz en forme de 1yre, tout en étranglant, la 
tête en bas, ses malheureuses victimes tellement épou- 
vantées qu’elles n’en pouvaient pousser un cri! 

Enfin, c’est du haut de ces meubles où l'avait surpris 
Patrice que M. de Meyrentin avait pu tout comprendre 
de la course de l'assassin, dans le plafond : bondissant 
sûrement sur les mains de devant dont les traces étaient 
restées dans la poussière du haut des meubles, #7 avait 
lancéau plafond, pour y prendre abpui en un nouvel élan, 
ses mains de derrière chaussées de chaussettes qui, elles aussi, 
laissaient là-haut, au plafond, leurs empreintes, les em- 
preintes des pas de l’homme qui marche la tête en bas... 

L'homme qui marche la tête en bas serait donc un 
singe | 

Mais Patrice lui avait dit : « IZ parle! » 

Et tout s'était effondré.. 

Effondré d'autant plus vite que M. de Meyrentin ne 
pouvait se dissimuler la difficulté de faire admettre son 
singe, à moins de le présenter dans une cage au « Par- 
quet » de Belle-Étable. 

J1 trouva toutes ces déductions admirables en principe 
mais si exceptionnelles qu’il n’osa les dévoiler clairement 
à personne. Et lui-même, à cause de ce que Patrice avait 
affirmé (27 parle), s'en détacha pour chercher, plus près de 
lui, dans l’humanité, l’acrobate exceptionnel qui, dans sa 
pensée, remplacerait le singe. 

En l’attendant, il trouvait des ruses d’apache pour 
surveiller Zoé. 


« 


TES dou 


BALAOO 117 


Mais la petite n'allait guère que chez Coriolis, puis 
rentrait chez elle. On ia voyait de temps à autre avec 
M. Noël, le domestique de Coriolis, un grand garçon, 
bien tranquille, qui faisait les commissions de son 
maître sans s’attarder à bavarder avec les commères du 
village et en saluant tout le monde, bien honnêtement, 
dans la rue. Ce M. Noël était le seul individu qui 
franchît quelquefois le seuil des Vautrin, sans doute par 
charité pour la vieille Barbe dont on venait de condamner 
les fils à mort | 

Or, un jour, sur la lisière de 1a forêt d’où il paraissait 
venir, M. Noël s'était rencontré avec Zoé qui sortait de 
chez Coriolis, et très distinctement, M. de Meyrentin, qui 
était dans sa petite cabane, avait entendu Zoé dire à 
M. Noël: « Madeleine t'attend, mon petit Balaoo ! » 

Balaoo ! Bilbaoo !.… 

Grand éclair !.… Illumination de première classe dans 
la cervelle embrasée de monsieur le Juge d'instruction! 
I1 considère que Noël a été ramené d’Extrême-Orient. 
Qu’y a-t-il de plus leste, de plus acrobate au monde qu’un 
Chinois ou un Japonais ? 

Un jour, le juge fut assez heureux pour relever des em- 
preintes de souliers de M. Noël correspondant exactement 
à l'empreinte de semelles découvertes par lui sur le toit 
de Roubion près de la cheminée, dans la suie.. là où sans 
doute l'assassin, après son crime, allait se rechausser.. et 
correspondant aussi, autant que possible, à l'empreinte 
des pas au plafond. 

Il n’y avait plus à douter... 

— Ah ! le Noël ! avec ses airs sournois et mélancoliques 
trompait bien son monde ! 

Coriolis devait être aussi ignorant des crimes de 

7 


118 BALAOO 


M. Noël que Patrice lui-même. Et Patrice devait ignorer, 
de son côté, la haine qu’il avait inspirée à M. Noël. 

Eh bien ! M. de Meyrentin allait délivrer ces gens-là !.…. 
J1 allait faire un coup qui allait bien ennuyer M. le Pro- 
cureur de la République, mais quile couvrirait de gloire, 
lui. il allait arrêter le complice des Trois-Frères… 

Il resta deux jours à Belle-Étable, pour tout préparer, 
sans, du reste, rien dire à personne et revint à Saint-Martin 
suivi de deux gendarmes qui devaient attendre un ordre 
au coin de la Forêt et de la route de Riom ! 

Et il s’en fut s’enfermer une dernière fois, dans sa ca- 
bane, attendant d’être sûr que M. Noël fut chez Coriolis 
pour accomplir son devoir de magistrat. C’est 1à que nous 
le retrouvons. 

Or, M. Noël ne donnait pas signe de vie. Et le soir 
tombait. 

Peut-être M. Noël n’était-il point du tout sorti du ma- 
noir. | 

M. de Meyrentin sortit, lui, de sa hutte et, délibérément, 
alla agiter la sonnette de la petite porte qui donnait sur 
les bois. 

Coriolis lui-même vint lui ouvrir. 

— Monsieur Noël, s’il vous plaît ? demanda le juge 
en soulevant son chapeau. 

— Entrez donc, monsieur de Meyrentin, répondit 
Coriolis, cramoisi. 

Et il referma la porte. 


bn 


PCA 
#T À 


LIVRE DEUXIÈME 


BALAOO S'AMUSE 


CHAPITRE PREMIER 


LA PATIENCE DE BALAOO A DES BORNES 


Quand Balaoo apparut sur la lisière de la forêt, le 
soleil d'automne, qui se couchait derrière le petit bourg 
de Saint-Martin-des-Bois, lui envoya son dernier rayon. 
Et Balaoo, ébloui, rentra immédiatement sous bois, 
attendant la nuit pleine, car, pour rien au monde, il 
n’eût voulu se trouver en face d’un de la race humaine, 
avec son paletot en loques et son pantalon déchiré. 

Sans compter qu’il avait perdu son chapeau. Cette 
tenue négligée et le coup qu'il venait de faire à Riom 
l’avaient, du reste, incité jusque-là à fuir la grand’route 
et à se méfier des passants. Tranquillement, il s’assit 
au cœur d’un fourré et s’appuya au tronc d’un hêtre aux 
fins de passer ses bottes qu'il ôtait généralement pour 
traverser la forêt et quand il était sûr de ne point ren- 
contrer un de la race humaine. 

C’est qu'on lui avait appris à ne jamais attirer l’atten- 
tion, soit par sa mise, soit par ses gestes de sauvage. 


120 BALAOO 


Depuis qu'on lui avait expliqué ce que c'était qu’un 
anthropopithèque (x), il exagérait la douceur et la timi- 
dité de ses manières, car, pour rien au monde, il n’eût 
voulu être confondu avec un de la race singe qui est si 
mal élevée. C'était déjà bien assez de passer, à cause de 
ses yeux bridés et de son nez légèrement épaté et de 
sa face aux larges méplats, pour un natureld’'Haï-Nanque 
le Dr Coriolis, qui avait été consul à Batavia, avait 
ramené de ses voyages et attaché à son service, en qua- 
lité de jardinier. 

Balaoo mettait donc ses bottes. Comme il éprouvait 
quelque difficulté à y faire entrer ses mains postérieures 
(car Balaoo a beau dire, tout anthropopithèque qu'il est, 
il tient encore plus du singe que de l’homme, puisqu'il 
a quatre mains, ce qui est la caractéristique évidente du 
quadrumane), il poussait de légers soupirs, c’est-à-dire 
qu'il faisait entendre des grondements que les habitants 
de Saint-Martin-des-Bois avaient, plus d’une fois, pris 
pour des bruits précurseurs de l'orage. 

Au surplus, c'était encore une de ses plus chères distrac- 
tions que d’imiter, loin des hommes, et pour leur faire 
peur, avec sa voix retentissante et roulante, le ton- 
nerre. Il se rappelait très bien avoir vu son père et sa 
mère procurer à toute la maisonnée, à ses petits frères, 
à ses petites sœurs, à sa vieille tante, et à lui-même, 


(1) Du grec anthropos, homme, et pithekos, singe : animaux quitiennent 
le milieu entre le singe et l’homme, et qui auraient été comme une tran- 
sition de celui-là à celui-ci. Quelques savants, dont Gabriel de Mortillet 
principalement, ont relevé, dans les terrains tertiaires, la trace et les 
débris fossiles de ces animaux intelligents, et aussi la preuve de leur 
intelligence. D’autres, sur la foi des récits de voyageurs, affirment que 
cette espèce de singe existe encore et qu’on peut en retrouver quelques 
spécimens au fond des forêts de Java. Le D* Coriolis n’a pas été le seul 
à aller les chercher jusque-là. 


6, 


BALAOO 121 


Balaoo, une joie indicible en se frappant des coups sur la 
poitrine, là-bas, au fond de la forêt de Bandang, pas bien 
loin des villages de roseaux, suspendus au-dessus des 
marécages. Ils se frappaient sur la poitrine comme des 
chanteurs hommes qui vont chanter, et ils en sortaient 
le tonnerre. Ah! ça ne traînait pas! Cachés derrière 
les palétuviers, ils voyaient aussitôt ceux de la race 
humaine les plus braves, même les dayacks qui sont 
armés de flèches, fuir, comme des rats d’eau, à la recherche 
d’un abri, d’un kampong bien fortifié, derrière lequel 
on les entendait implorer Patti-Palankaing, le roi des 
animaux lui-même. On riait bien dans ce temps-là ! 

Balaoo était sur ses bottes. Il pensait que, maintenant, 
dès qu’il imitait la voix du tonnerre, il était grondé en 
rentrant à la maison. Et il y avait de quoi, certainement, 
car enfin il risquait qu'on s’aperçût un beau jour que le 
tonnerre, c'était lui. Et le maître lui avait dit carrément 
qu’il ne répondrait plus de rien, de rien !.. Ceux de la 
race humaine Îe traiteraient comme un gorille ou un vul- 
gaire gibbon. Il irait dans une cage : ce serait bien fait. 
11 devait réfléchir à cela. Il réfléchissait surtout, dans le 
moment, au coup qu’il venait de faire à Riom. 

Et comme, à la dernière lueur du jour, il vit passer, 
sur la route, deux gendarmes, les poils ras du sommet 
de sa tête se hérissèrent et commencèrent de se mou- 
voir rapidement, signe indiscutable d'’effroi.. et de 
colère. 

J1 trouvait que les gendarmes ne s’en allaient pas assez 
vite. Il était en retard. Depuis deux jours qu'il était 
parti, que devaient dire son maître et Mlle Madeleine? 
Il entendait déjà leurs reproches : ils avaient dû le cher- 
cher, l’appeler dans la forêt. Tout de même, avant de 


122 BALAOO 


rentrer, il devait aller prévenir Zoé du coup qu'il avait 
fait à Riom. 

La route était libre. I1 la traversa d’un bond et, à tra- 
vers champs, courut vers la masure des Trois Frères 
Vautrin. 

Quand il poussa la porte, une ombre, accroupie au coin 
de l’âtre, demanda : 

— Qui est là ? 

Il répondit : 

— C'est moi, Noël. 

La voix de Balaoo était à la fois sourde et gutturale, 
raclant les syllabes au fond du gosier. On avait usé des 
flacons de sirop à lui humaniser cette voix-là. Elle était 
un peu déchirante, énervante, maïs point déplaisante à 
entendre. Et même, avec cette voix-là, comme il avait 
le génie de l’imitation, il arrivait à imiter bien des voix ; 
mais sa voix naturelle, à lui, faisait plaindre une laryngite 
incurable. Quand il tentait de l’adoucir, en parlant 
aux demoiselles, elle produisait un sifflement bizarre 
qui faisait rire, ce dont il souffrait beaucoup. Il racontait 
couramment que c'était l’abus du bétel qui lui avait 
procuré cette singulière atonie, au temps de sa jeunesse. 
Mais, bien entendu, depuis qu’il était au service du bon 
maître Coriolis, il ne chiquait plus! 

— C'est moi, Noël! 

L'ombre, au coin de l’âtre, s'était levée et une autre 
ombre, au fond d’une alcôve, dans la muraille, s'était 
dressée sur son séant. La mère Vautrin, l’impotente, 
et la petite Zoé l’interrogeaient. 

Zoë craquait une allumette. Balaoo la bouscula, mit 
sa botte sur le bois enflammé. Il signala les gendarmes 
sur la route et fit comprendre qu'il ne voulait pas être 


RS, 


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PS ——_…+ ‘ JR = “um 


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| 


BALAOO 123 


vu dans la cabane. La vieille mère gémissait dans la nuit 
et râlait, car elle était très malade ; mais une phrase de 
Balaoo lui rendit la respiration. 

— Une carriole les amènera cette nuit, à onze heures... 
tenez-vous prêtes. 

Zoé était à genoux, embrassait les bottes de l’anthro- 
popithèque : 

— Tu les as sauvés, Noël ?.. Tu les as vus ?.. Ils vont 
_ venir tous les trois ? 

Et elle les nomma tous les trois pour être sûre qu'il 
n’en manqueraïit pas un. 

— $Siméon ? Elie ? Hubert ? 

Balaoo grogna : Siméon, Elie, Hubert. 

— Tu as fait ça, Noël ? Tu as fait ça ? 

| Et, comme elle se traînait à ses pieds, il la repoussa 
du talon. Cette petite fille l’agaçait : quand ses frères 
étaient en liberté, elle se plaignait toujours d’être battue, 
et, maintenant qu’elle apprenaït qu'ils s'étaient sauvés de 
leur prison, elle léchaïit, de joie, du cuir de botte ! 

— Vite! dit-il, il faut que je rentre. Qu'est-ce qu'ils 
vont dire là-bas ? 

La petite pleura : Mile Madeleine t’a cherché toute la 
journée. Elle est allée partout dans la forêt en chantant : 
Balaoo !.… Balaoo !.. Balaoo !.…. 

— Pitié de moi |! fit Balaoo en se tenant un grand coup 
de poing sur la poitrine qui résonna comme un gong, et 
il ne salua même point la vieille, tant il avait hâte d'être 
dehors. | | 

Dehors, il renifla. Ça ne sentait plus le gendarme. Il 
prit par les vignes, chemin qu’il connaissait pour l'avoir 
suivi cent fois, quand il sautait le mur de son maître pour 
venir chercher les Vautrin et courir, avec eux, l'aventure 


124 BALAOO 


ou faire une noce « carabinée » dans la forêt. Et, tout de 
suite, il arriva sur les derrières de la propriété Coriolis, 
à la petite porte qui donnait sur les bois. Avec précau- 
tion, il respira le sentier qui conduisait à la gare, mais 
ça ne sentait pas le voyageur. Alors, en tremblant, il 
tira le cordon de la sonnette. Celle-ci tintinnabula avec 
une telle force que Balaoo fut près de défaillir. 

Au delà du mur, despasfirent craquerles feuilles mortes. 

Balaoo se mit à genoux sur le seuil de pierre. 

La porte s'ouvrit et Balaoo se sentit tout de suite pris 
par l'oreille. 

— Vaurien ! lui dit une jeune voix féminine, irritée ; 
tu vas me payer ça! Deux jours et deux nuits dehors. 
Et dans quel état! Ah! c’est du propre! j’en pleure- 
rais !.… J'en ai pleuré, Balaoo !.… J'en ai pleuré! Ah! 
ne pleure pas, toi, ne pleure pas ! tu vas ameuter tout le 
village ! espèce de petit voyou ! En loques ! en loques !.… 
un pantalon tout neuf. Ton paletot de la Belle Jardi- 
nière |. Tu es allé encore dans tes arbres, dis !.. Tu es 
allé rêver à la lune |... Papa en est malade. 

Traîné par l'oreille, docile, repentant, larmoyant et le 
cœur sonore du remords qui le faisait battre, Balaoo se 
laissa conduire jusque chez lui. Mais, arrivé tout au bout 
du fameux potager où il était censé travailler fort mysté- 
rieusement, avec M. Coriolis, aux différentes transforma- 
tions de la plante à pain, et les portes de son apparte- 
ment poussées, il se trouva en face de Coriolis lui-même. 
Aussitôt il fit un mouvement comme pour regagner, d’un 
bond, la forêt propice. 

La figure de Coriolis était plus froide, plus morte qu'un 
marbre. 

Balaoo connaissait cette tête-là. I1 ne redoutait rien 


BALAOO 125 


tant que de la voir. Il eût préféré les coups de matraque, 
et même les coups de fouet avec lesquels on avait dompté 
sa première jeunesse, que le muet reproche de ces yeux 
immobiles, de ce masque méprisant et hautain d’un de 
la race humaine qui a eu tort, évidemment, de croire que 
l’on pourrait faire quelque chose de bien avec un simple 
anthropopithèque. 

Et les lèvres de Coriolis (si elles remuaient, car il leur 
arrivait de rester fermées des jours, comme si la parole 
humaine allait se déshonorer avec un anthropopithèque) 
et les lèvres allaient peut-être lui demander devant 
Mie Madeleine — quelle honte ! — comment se portaient 
ses amis : le gros sanglier de la crau-mort et la laie, sa 
compagne, et les marcassins, leurs petits ; ou s’il avait 
de bonnes nouvelles de la famille des loups qui dorment 
sur la pierre plate du Roc de Madon. Quelle misère ! 
Lui qui fréquentait les frères Vautrin avant leur entrée 
en prison ! Et qui était traité par eux en camarade de la 
même race ! Et cela encore, il ne pouvait pas le dire, 
évidemment, car le maître lui avait déclaré, un jour 
qu'il l’avait rencontré sur la route, au milieu des trois 
compères, qu'il eût préféré l'avoir vu dans la société des 
hyènes et des chacals. Alors ! on ne savait plus ! Ils étaient 
pourtant bien, eux, de la race humaine. 

Coriolis remua les lèvres : 

— Tourne-toi | 

Balaoo n'obéit point. 

— Tourne-toi |! répéta Coriolis. 

Mais Balaoo fit comme s’il n'avait pas entendu. Il 
savait que son paletot n’était plus qu’une loque et que 
le fond de son pantalon pendait. Jamais il ne montrerait 
une affaire pareïlle devant Mlle Madeleine. 


126 BALAOO 


Coriolis fit un pas vers Balaoo. Celui-ci se prit à trem- 
bler de tous ses membres. Madeleine s’interposa avec 
sa douce voix, avec son doux visage suppliant. Elle avait 
compris la honte de Balaoo. Elle voulait lui éviter le dés- 
honneur. Il avait des larmes dans les yeux. Ah! celle-là ! 
il l’aimait ! 11 l’aimait ! il l’aimait ! comme il l’aimait !.… 

Mais le docteur ordonna : 

— Je veux qu'il se retourne ! 

Alors, la douce voix dit : 

— Retourne-toi, mon petit Balaoo. 

Ah ! mon petit Balaoo | Elle pouvait faire de lui tout ce 
qu'elle voulait quand elle oubliait son nom de la race 
homme pour lui donner celui qu'il tenait de son père et 
de sa mère de la forêt de Bandang.… Balaoo !.…. 

Balaoo enfonça les ongles de ses Dies dans le cuir de 
ses bottes et se retourna : 

Aussitôt, il y eut, dans la pièce, un rire qu'il ne con- 
naissait pas !.… 

Ji fit un demi-tour terrible ! Un homme était là qu'il 
reconnut tout de suite pour l’avoir rencontré quelquefois 
dans la rue du village !.… 

C'était l’ami du petit homme noir qi boitait et que, 
lui, Balaoo, ne pouvait voir en peinture, l'ami de ce 
M. Bombarda, qu'il giflait chaque fois que l’occasion 
s'en présentait. C'était aussi l'ami des gendarmes qui 
avaient emprisonné les Trois Frères. Est-ce qu'il venait 
pour l’emprisonner, lui aussi ? Qu'est-ce qu'il faisait là ? 
C'était la première fois qu’on lui faisait l’honneur de lui 
amener un étranger chez lui ! C'était la première fois qu’il 
recevait un hôte sous son toit ! qu’on daignait lui pré- 
senter dans ses appartements un de la Race | Par Patti 
Palangkaing ! par son Roi, par son Dieu! L'Homme 


BALAOO | 127 


| avait ri devant le fond de culotte de l’anthropopithèque. 


Mais le demi-tour de Balaoo avait été si rapide et si 
effrayant que le rire de l'Homme en avait été cassé et 
que l’Homme, épouvanté, s'était jeté derrière la table. 

— N'ayez donc pas peur, monsieur, fit Coriolis, il 
n’est pas méchant. Il ne ferait pas de mal à une mouche | 

( — À une mouche, grognaït Balaoo dans son for inté- 
rieur. à une mouche !. Va donc demander à Camus, 
le tailleur du Cours National, qui se moquait tout le temps 
de moi... va donc lui demander si je ne ferais pas mal à une 
mouche !) 

Coriolis commanda : 

— Viens ici, Noël! 

Et comme Balaoo s’avançait, frémissant, Coriolis, 
à la noble barbe blanche, qui avait retrouvé son langage 
d'ami, donna à l’anthropopithèque une petite tape de 
sa dextre caressante sur la joue rageuse. Balaoo rentra 
ses canines et s’essuya le front avec son mouchoir. Il était 


temps. Encore un peu de plus, l'étranger l’aurait pris 


pour une brute. 

L'étranger dit : 

— C'est extraordinaire ! J'ai vu des singes Pous les 
music-halls ! mais jamais. jamais ! 

Balaoo mit ses deux poings sur sa bouche pour empêé- 
cher le tonnerre qui gonflait sa poitrine de sortir. 

Coriolis dit : 

— Ne prononcez jamais devant lui ce mot-là | 

— Lequel ? 

— Singe ! 

— Ah! 11 comprend à ce point ? 

— Eh! regardez-moi la mine qu’il fait et dites-moi 
s’il ne comprend pas ? 


128 BALAOO 


— En effet, il me fait peur, déclara l'étranger avec un 
mouvement de recul. 

— Encore une fois, ne craignez rien. Vous l'avez 
contrarié avec ce mot-là, mais il ne ferait pas de mal à 
une mouche ! 

(— Ilm’embête avec sa mouche, pensa Balaoo.Qu'ilaille 
_ donc demander à Lombard, le perruquier de la rue Verte, 
l’ami de Camus... qu'il aïlle donc lui demander si je ne 
fais pas de mal à une mouche !) 

— Oh ! il comprend tout ! reprit Coriolis. 

— Et vous dites qu’il parle ? 

— Mieux que nos paysans ! Parle, Balaoo, dis-moi 
quelque chose. 

Balaoo, en se voyant ainsi traité comme un curieux 
animal de foire devant un de la Race, tourna sa pauvre 
face ravagée par le désespoir et la honte du côté de celle 
qui avait toujours été, dans les pires épreuves, sa suprême 
consolation et, quelquefois dans la nuit animale où son 
cerveau retombait, son étoile de salut. 

Madeleine, qui voit sa peine, lui sourit en prononçant 
cette phrase : 

— Civilité, n° ro. 

L’anthropopithèque se retourna aussitôt vers l'étranger: 

— Je n'ai pas encore eu l'honneur de vous être pré- 
senté, monsieur, fait-il, d’une voix rugissante, dont la 
maison tremble. 

— Oh ! s’exclama l'étranger. Oh ! Ah! ah! 

Et il ouvre les yeux de quelqu'un qui va galoper de 
peur. 

Mais Coriolis n’est pas content : 

— Poliment ! reprend-il, poliment !. Avec ta voix 
la plus douce. 


LUE Coms, Mon à mm. tt À ee à | 


BALAOO 129 


— Va! Balaoo ! avec ta voix la plus douce. insiste 
Madeleine, à la voix douce. 

Et Balaoo répète la phrase : « Je n'ai pas encore eu 
L’honneur de vous être présenté, monsieur », (avec cette 
voix qui faisait toujours rire les demoiselles, mais qui ne 
fit pas rire Madeleine,) 

— Mais c’est inouï, clame l’autre de la Race, inouï. 
inoui.. ce n’est pas possible. ce n’est pas un anthro- 
popithèque ! 

— Ce n'en est plus un, obtempère Coriolis : c’est un 
homme | 

À ces mots, Balaoo, triomphant, relève un front 
d’orgueil. Coriolis procède aux présentations comme 
dans le manuel de civilité : 

— J'ai l'honneur de vous présenter M. Noël, mon plus 
précieux collaborateur dans mes études dela plante àpain. 

Puis à Balaoo : 

— Monsieur Herment de Meyrentin, juge d'instruction, 
| qui désirait fort vous connaître, mon cher ami ; asseyez- 
vous, messieurs. 

Ces Messieurs s’asseoient. 

— Tu sais ce que c’est qu'un juge ? mon cher Noël, 
questionne, important, Coriolis. 

— Un juge, répond, non moins important, Balaoo, 

c'est celui qui met en prison les voleurs. 

— Et qu'est-ce qu’un voleur ? ? ose interroger à son 
tour M. de Meyrentin. 

— C'est un, répond Balaoo imperturbable..… c’est un 
qui prend sans prévenir avec de l'argent ! (et il ferme les 
_ yeux pour ne pas voir plus longtemps le regard singu- 
lier de l'étranger. Ce juge est bien ennuyeux : est-ce 
qu'il ne va pas bientôt s’en aller) ? 


130 BALAOO 


— Je vais servir le thé, annonce la voix musicale 
de Madeleine. - 

Le thé! Balaoo, ébloui, rouvre les yeux... Madeleine 
lui passe une tasse et 1l remue le sucre dans l’eau odori- 
férante, du bout de sa cuiller de vermeil. Seulement, 
au moment de boire, comme il croit les regards détournés 
un instant de lui, il plonge rapidement une main dans le 
liquide et se suce les doigts à la mode RÉMOpOpIR que. 
Ça, c’est plus fort que lui! 

Coriolis et M. de Meyrentin, qui parlent entre eux 
avec animation, n'ont pas vu l’abominable geste, mais 
Madeleine s'est aperçu de tout et gronde, à la muette, 
Balaoo, de son index qui menace. Balaoo, les yeux en 
coulisse, lui rigole, sournois. Puis, Coriolis le regardant 
à nouveau, il boit comme un homme et dépose sa tasse 
avec gentillesse sur le plateau. 

Puis Balaoo croise les jambes, les balance avec une 
élégance négligente, se renverse avec des mines sur le 
dossier de son fauteuil et sourit d’une façon stupide. 
Tout à coup, M. Herment de Meyrentin se baisse et 
lui prend la main droite qu'il regarde avec atten- 
tion. | 

— Mais ce ne sont point des mains de... 

— ‘Faisez-vous, coupe court Coriolis. Je vous ai dit 
de ne pas prononcer ce mot-là.. et je vous ai déjà entre- 
tenu du travail auquel je me suis livré depuis dix ans.. 
Avec l'épilation, et les pâtes et la patience, on arrive à 
tout. Regardez-moi son visage ; ne dirait-on point un 
Chinois ou un Japonais un peu tanné ? Qui croirait voir 
un quadrumane ? Vous pouvez vous servir de ce terme, 

1} ne le comprend pas. 

— Quadrumane ? Quadrumane... fait assez nerveu- 


= SR RE 


BALAOO 131 


sement Herment de Meyrentin, je ne lui ai encore vu 
que deux mains !.…. 

— Balaoo ! déchausse-toi ! 

Balaoo croit avoir mal entendu ! Mais non! Coriolis 
répète l’ordre abominable : Se déchausser !. lui à qui 
on a toujours défendu de montrer ses mains de souliers ! 
et qui a été élevé dans l'horreur de ses extrémités posté- 
rieures |. et qui n’en a jamais dévoilé le mystère que 
devant les frères Vautrin, au plus profond de la forêt, 
aux jours de chasses défendues !.. quand il leur appre- 
nait, dans les arbres, à se construire de petites huttes 
invisibles. 

Eh bien! non! il ne se déchaussera pas! c’est trop 
de honte, à la fin ! Et il se lève, les mains dans les poches 
et sifflant un petit air comme s’il pensait déjà à autre 
chose. Etonnement |! les autres ne lui disent rien! Ils 
l’observent dans sa marche, car Balaoo marche de long 
en large, le front pensif comme on fait quelquefois chez 
soi quand on a des préoccupations. Il a oublié qu’il n’a 
plus de fond de pantalon. Un coin de conversation sur- 
pris entre ses deux hôtes le lui rappelle. 

— Vous voyez, il n'a pas d’appendice comme on en 
voit aux quadrumanes inférieurs : pas de queue et pas de 
callosités !.… En outre, les os du bassin que nous appelons 
ischion et qui forment la charpente solide de la surface 
sur laquelle le corps repose chez l'individu assis, ces os 
sont moins développés que chez les quadrumanes à cal- 
losités et sont plutôt constitués comme chez l'homme. 
Enfin, il marche ordinairement avec lenteur et circon- 
spection et je lui ai fait perdre l'habitude de se dandiner.…. 

Justement, Balaao, agacé, se met à se dandiner. 

— Dandine ! Dandine donc! fait Coriolis furieux... 


132 BALAOO 


je t’enverrai te dandiner dans les rues du village, et les 
petites de l’école se moqueront de toi, Balaoo ! (Balaoo 
pense : «Va donc demander à Camus et à Lombard que 
l’on a trouvés pendus pourquoi je les ai envoyés se 
dandiner au bout d’une corde ! » ) (x). 

Mais Balaoo n’est pas au bout de ses peines. 

Son maître l’a fait asseoir et lui a enlevé lui-même ses 
souliers et même seschaussettes (Pourquoi donc, en aperce- 
vant les chaussettes, le monsieur qui met les voleursen 
prison a-t-1l eu ce mouvement du eorps et ce coup de 
tête ? Balaoo pense : « La vue de mes mains de soulters 
le dégoûte, c’est sûr. » Et il s'enfonce deux doigts dans 
le nez pour comprimer sa fureur). 

Coriolis lui prend ses mains de souliers dans ses mains 
à lui, homme. Balaoo détourne la tête pour ne pas assister 
à un spectacle qui lui répugne. Mais il faut qu’il entende : 

Corioris. — Vous voyez bien que le gros orteil du 
pied, plus long que chez l’homme, est au contraire bien 
plus flexible, et peut s'opposer au reste du pied. (Balaoo 
pense : « Pourvu qu’il ne me chatouille pas l») 

M. HERMENT DE MEYRENTIN. — Je vois! je vois! 
c'est incroyable !... Un quadrumane ! un quadrumane ! 
qui parle !… Euh! euh! c’est incroyable ! 

Cortorts. — Toutes les bêtes parlent, mais le qua- 
drumane, qui est une bête supérieure, possède plus de 
sons distincts que les autres animaux pour exprimer son 
désir, son plaisir, sa faim, sa soif, son effroi, etc. C’est 
donc un langage. Chez mon anthropopithèque, qui 


(x) Ceci est terrible pour Balaoo qui ne savait pas que Camus et Lom- 
bardétaient boiteux et qui a cru qu'ils se moquaient de lui et imitaient 
en marchant son dandinement dans la rue, pour quoi il les avait pen- 
dus !.… 


BALAOO 133 


est le premier des quadrumanes, celui qui se rapproche 
le plus de l’homme, je suis allé jusqu’à découvrir quarante 
sons bien distincts ! 

M. HERMENT DE MEYRENTIN. — Mais enfin ce n’est 
pas avec quarante sons qu’un anthropopithèque pourra 
prononeer toutes les syllabes humaines |... 

CortoLIs. — Je n'ai pourtant pu en faire un homme 
qu’à cette condition-là ! (x). 


M. DE MEYRENTIN. — Comment avez-vous fait ? 
Coriozis. — Je lui ai donné les autres sons, tout sim- 
plement : 


Ouvre ta bouche, Balaoo ! (Balaoo, qui est prêt à 
mourir de honte, n’a point letemps de protester. Coriolis, 
qui lui tenait tout à l’heure ses mains de souliers, lui 
tient maintenant, sans antisepsie intermédiaire, la mâ- 
choire, et en fait jouerles deux parties sur leurs apophyses 


(x) Rien, dit M. Hæckel, n’a dû ennoblir et transformer les facultés 
du cerveau de l’homme, autant que l'acquisition du langage. La diffé- 
renciation plus complète du cerveau, son perfectionnement et celui de 
ses plus nobles fonctions, c’est-à-dire des facultés intellectuelles, mar- 
chèrent de pair, et en s’influençant réciproquement, avec leur mani- 
festation parlée. C’est donc à bon droit que les représentants les plus 
distingués de la philologie comparée considèrent le langage humain comme 
le pas le plus décisif qu’ait fait l’homme pour se séparer deses « ancêtres » . 
C’est un point que Chleicher a mis en relief dans son travail sur l’impor- 
tance du langage dansl’histoire de l’homme. Là se trouve le trait d'union 
de la zoologie et de la philologie comparée : la doctrine de l’évolution 
met chacune de ces sciences en état de suivre pas à pas l’origine du lan- 
gage. il n’y avait point encore chez « l’homme-singe » de vrai langage 
articulé exprimant des idées. 

Ainsi que Chleicher l’enseigne, il faut admettre qu’un certain nombre 
seulement de ces êtres, encore dépourvus de la faculté du langage arti- 
culé, mais bien près de l’acquérir, la gagnèrent en réalité sous l'influence 
de « conditions heureuses », et dès lors eurent réellement le droit à la 
dénomination d’ « hommes », mais que, par contre, un certain nombre 
d’entre eux, moins favorisés par les circonstances, échouèrent dans leur 
développement et tombèrent dans la « métamorphose régressive ». 
Nous aurions à reconnaître leurs restes dans les anthropomorphes, 
gorilles, chimpanzés, orangs, gibbons. 

8 


134 BALAOO 


coronoïdes, comme il eût fait d’un piège à loups qu'il 
s'agirait de tendre. Balaoo, qui bave, ‘ garde de ses 
bons gros yeux ronds, qui pleurent, Mile Madeleine qui 
assiste, attristée, à l'opération. Ainsi,le patient, qui va 
se faire arracher une dent, fixe, avec une morne et dou- 
loureuse angoisse, la personne dévouée qui a bien voulu 
l'accompagner chez le praticien.) 
M. HERMENT DE MEYRENTIN. — Il a des dents ad- 
mirables ! 
CortozIs. — Regardez-moi ce pharynx. (Balaoo peuse : 
« I1 ne s'aperçoit pas qu’il me crache dans a bouche» ). 
M. HERMENT DE MEYRENTIN. — Vous avez perfec- 
tionné ce pharynx, modifié cette arrière-gorge, travaillé 
ces cordes vocales, et cela vous aurait suffi, d’après vous, 
pour faire d’un s... d’un quadrumane... un homme !.… 
CorroLts (qui laisse un instant reposer la mâchoire). — 
Pourquoi pas ? Il n’est pas difficile de prouver qu'entre 
FPhomme et les animaux immédiatement inférieurs à 
lui, les différences anatomiques ne sont pas plus prononcées 
qu'entre d’autres membres d’un seul et même ordre (x) ! 
M. HERMENT DE MEYRENTIN. — Tout de même, mon 
cher, il y a un abîme entre le si... la bête et l’homme... 
Coriorts. — + J'estime autant que quiconque la di- 
gnité de la nature humaine, j’admets aussi volontiers que 
quiconque la largeur de l’abîme béant entre l’homme 
et le reste de la création par rapport aux problèmes 
intellectuels et moraux » ; mais, même à ce dernier 
point de vue intellectuel et moral, je prétends qu'avec la 
modification de la structure, l'abîme peut être comblé ! 
M. HERMENT DE MEYRENTIN. — Votre parole me 


(x) Du Singe à l'Homme, par Th. Huxley. 


BALAOO 135 


séduit à la fois et m'épouvante... (A part lui, le juge 
pense : « C’est toi qui vas être épouvanté tout à l’heure, 
quand je te ferai connaître où t'ont conduit tes théories 
d’école primaire, laïque et obligatoire », car M. de Mey- 
rentin, cousin du grand Meyrentin, de l’Institut, est 
resté idéaliste et antidarwinien, comme la gloire de Ia 
famille). | 
CortoLis. — Allons donc ! qu'est-ce qui fait l’homme 
ce qu'il est ? N'est-ce pas la faculté de parler ? Le lan- 
gage lui permet de tenir note de ses expériences ; c’est 
lui qui augmente le bagage scientifique des générations 
successives. C’est grâce à lui que l’homme resserre tou- 
jours davantage les rapports qui le rattachent à l’homme. 
L'homme se distingue ainsi de tout le reste du monde 
animal. Cette différence de fonctions est immense et 
les conséquences en sont extraordinaires. Et iout cela 
_ peut dépendre, cependant, de la plus petite modificañon 
dans l'état de l'arrière-gorge. Car, qu'est-ce donc que ce 
don de la parole ? Je vous parle en ce moment ; mais, si 
vous modifiez le moins du mondela proportion des forces 
nerveuses actuellement en action dans les deux nerfs qui 
régissent les muscles de ma glotte, à l'instant même je 
deviendrai muet. La voix n’est produite qu’autant que 
les cordes vocales sont parallèles ; celles-ci ne sont pa- 
rallèles que tant que certains muscles se contractent de 
façon identique ; et ceci dépend à son tour de l'égalité 
d'action des deux nerfs dont je viens de vous parler. Le 
moindre changement dans la structure de ces nerfs et 
même dans la partie où ils prennent naissance, la moindre 
modification même dansles vaisseaux sanguins intéressés, 
ou encore dans les muscles où arrive le sang, pourrait 
nous rendre muet. Une race d'hommes muets, privés de 


136 BALAOO 


toute communication avec ceux qui peuvent parler, 
serait une race de bêtes ! (x). 

M. HERMENT DE MEYRENTIN. — Évidemment ! 
Évidemment ! 

CoRIOLIS. — Je ne vous l’ai pas fait dire. — Ne te 
gratte pas, Balaoo ! (Honte de Balaoo qui croyait qu’on 
ne l’avait pas vu). Eh bien ! moi, j'ai fait le contraire de 
celui qui travaillerait à rendre muet ; j'ai travaillé à 
donner plus d'extension à un organe déjà susceptible 
de rendre certains sons de la parole. Ces nerfs, ces mus- 
cles, ces vaisseaux sanguins, je les ai eus, pour la gloire 
de ma démonstration, au bout de mes pinces. (Balaoo, 
qui avait été endormi lors des opérations, écoute avec 
un intérêt passager). Et je suis arrivé à rendre toujours 
possible le parallélisme nécessaire des cordes vocales 
de mon Balaoo ! Ouvre ta bouche, Balaoo. (Balaoo ouvre 
une bouche effroyable qu’on lui renverse sous la lampe 
et se demande quand donc cet effroyable supplice 
aura une fin). Voyez, cher monsieur, voyez... ici. on 
aperçoit encore les cicatrices. 


M. HERMENT DE MEYRENTIN. — Étourdissant ! 
Étourdissant !. Et il peut maintenant parler comme 
un homme !. Mais est-ce qu’il a conservé également 
la possibilité d'émettre les sons animaux d'autrefois. 

CorIOLIS. — Oui, mais il lui faut un effort plus 
grand qu'autrefois. Parle, Balaoo, comme autrefois | 

BALAOO. — (Pour se venger et pour faire une bonne 


farce, Balaoo parle comme autrefois, mais quand il était 
en colère, c’est-à-dire quand on entendait sa voix à une 
lieue à la ronde) : 


(x) Toute cette théorie est exposée dans le livre si intéressant de 
Huxley, Du Singe à l'Homme. 


ess ons RS DR En mme. nl, mme me > 


BALAOO 137 


Goek! Goek! Goek! ha! ha! ha! hâââl!l.. h4ââ! 

hâââ ! Goek! Goek!.…. 

M. HERMENT DE MEYRENTIN. — Goek ! qu'’est- ce 
que ça veut dire ? 

BarAOO {qui est de plus en plus gêné par le singulier 
persistant regard de ce Monsieur qui met les voleurs en 
prison). — Ça veut dire : Va-t’en !.. 

— Tiens ! fait observer M. de Meyruti c'est presque 
comme en anglais : go out! 

Balaoo n'insiste pas, car il ne connaît pas l'anglais. 
Et M. Herment reste. 

Balaoo soupire; il n’a jamais tant souffert. Une main, 
tendrement, prend la siennne. Ah ! Madeleine |... Mad !.… 
Mad !.. Le cœur dans la poitrine de Balaoo fait : Boum ! 
Boum |! Boum !.…. 

Ah! voici M. Herment de Meyrentin qui se lève. Il 
va donc s’en aller, cette fois! 11 se décide !… Enfin! 
Oui, oui. J1 fait toutes ses félicitations à Coriolis... comme 
un mufle.. comme un mufle !… Il a l’air carrément de 
se moquer de Balaoo et de projeter quelque chose qu'on 
ne sait pas. Il faut toujours se méfier de ces gens qui 
mettent les voleurs en prison... Et, c’est sûr, M. Herment 
de Meyrentin a bien tort, en tout cas, d’avoir l'air de 
se fiche de Balaoo, car ça pourrait encore mal tourner, 
cette affaire-là. 

Le juge dit, avec une froideur calculée : 

— Ah! cher monsieur, toutes mes félicitations !…. 
vous avez fait un petit d'homme. Avec la science et votre 
scalpel, vous égalez Dieu ! 

Coriolis trouve qu’il exagère et il le lui dit. M. Herment 
concède qu'il a exagéré et, avec un coup d’œil insolent 
qui montre Balaoo : 

8. 


138 BALAOO 


— Oui, acquiesce-t-il. C’est vrai! Dieu les faisait plus 
beaux ! : | 

I lance ça devant Madeleine. Balaoo en est d’abord 
suffoqué. L’étonnement le paralyse, l’abrutit. Coriolis, 
qui voit la peine que le visiteur a fait à son élève, à 
l'enfant de sa création, veut prononcer des paroles con- 
solatrices : | 

— Dieu en a fait de plus beaux, maïs il n’en a pas fait 
de plus doux, de meilleur, de plus aimant, de plus dévoué. 
Celui-ci a bien récompensé son vieux maître de tout le 
mal qu’il lui a d’abord donné, car, il faut bien avouer 
que ça a été dur de lui faire oublier pendant les premières 
années les jeux de 1a forêt de Bandang ; mais maintenant 
c'est tout à fait, j'ose le prétendre et suis enfin prêt à le 
prouver, un de la race humaine. 

A ce discours qui aurait dû le toucher, M. Herment 
de Meyrentin sourit comme un sot, et, montrant du doigt 
le paletot et le pantalon en pièces (Balaoo pleurerait, 
mais il retient ses larmes devant un étranger), il 
dit : 

— Hum ! Hum |! I] se permet encore quelques petites 
frasques !.… 

Mais le bon Coriolis répond à l'imbécile solennel : 

— J'ai connu desenfants des hommes, qui n'avaient pas 
plus de dix-sept ans, dont les parents eussent été 
heureux qu'ils passassent leur temps à arracher leurs 
fonds de culottes en montant aux arbres pour y chiper 
des pommes. Ce n’est pas à moi de vous conseiller de 
consulter les annales des assises, mon cher Maître ; vous 
n'ignorez certainement pas à quoi passent leur temps 
les petits d'hommes de dix-sept ans, un couteau à 1a 
main | (Baloao pense: « le Maître a raison, je n’ai jamais 


BALAOO 139 


donné de coups de couteau à personne, moi !... C'est bon 
pour les petits d'hommes qui n’ont pas de force dans la 
main »). | 

M. HERMENT DE MEYRENTIN, sur un lon qui fait 
loucher Balaoo. — Dans ce pays, pour les crimes, 
monsieur Coriolis, on nesesert pas du couteau. On étran- 
gle. Les doigtssuffisent (Balaoo clapote des paupières et 
pense : « Pourquoi a-t-il dit ça» ?) 

Cortoris, w#ontrant la main de Balaoo. — Voïlà une 
main qui ne ferait pas de mal à une mouche ! (Balaoo 
pense avec timidité et les yeux baïissés, carilsait admi- 
rablement le faire à l'hypocrisie : « Tu tiens à ta mouche, 
mais moi qui ne ferais pas de mal à une mouche, j'étran- 
glerais bien ce noble étranger »). 

M. Herment de Meyrentin, qui se souvient que son 
cousin illustre de l’Institut a toujours combattu le dar- 
winisme avec des argments un peu vieillots sur l’im- 
possibilité de la er tion indéfinie dans le mélange 
des espèces, ne veut pas partir sans lancer la flèche du 
Parthe : cela fera réfléchir cet imprudent Coriolis qui 
a déchaîné, sans s’en douter, tous les mauvais instincts 
de la forêt de Bandang dans la société civilisée des 
hommes et qui en sera puni avant l’heure de la soupe 
par l'arrestation de son anthropopithèque que M. de 
Meyrentin pense bien revenir chercher avec tous ses 
gendarmes. 

M. HERMENT DE MEYRENTIN, de sa plus belle voix de 
gorge. — Mes compliments, cher monsieur, vous n'avez plus 
maintenant qu’à le marier (et il a un gros rire infâme). 
Bientôt, il aura la majorité légale. J'espère que vous 
pensez déjà à la jeune fille qu'il conduira à l'autel! 
Mile Madeleine sera demoiselle d’honn… 


140 BALAOO 


M. Herment de Meyrentin ne peut achever ni son 
sourire ni sa phrase, car il a, autour de la gorge, deux 
tenailles qui se resserrent avec une force inquiétante 
pour quelqu'un de la race humaine qui aurait encore 
l'espérance de vivre longtemps sur {aterreet d’yprononcer 
des paroles stupides et indécentes. Il râle ! Il se débat ! 
11 étouffe ! Balaoo serre, serre, serre ! 

Coriolis et Madeleine poussent des clameurs d’épou- 
vante et s’accrochent, se pendent à Balaoo pour lui faire 
lâcher prise. Coriolis s’est armé d’un chenêt et frappe 
des coups qui résonnent sur Balaoo comme sur un tam- 
bour ; mais Balaoo ne sent rien ! Madeleine pleure, san- 
glote, supplie, délire ; mais Balaoo n'entend rien. Il 
serre, il serre, il serre. 

Et il ne s'arrête de serrer que lorsque M. Herment 
de Meyrentin s'arrête de se débattre. Ça lui apprendra 
à ce Monsieur à trouver que Balaoo qui ne ferait pas 
de mal à une mouche n'est pas beau, et il ne se moquera 
plus de lui devant les jeunes filles à marier. Le voilà bien 
avancé maintenant : il est mort | 

Mort ! M. le juge d’instruction Herment de Meyrentin, 
cousin germain de l'illustre professeur, membre de 
l’Institut, secrétaire de la section des Sciences morales 
et politiques, Herbert de Meyrentin ! Voilà une famille 
en deuil ! Une illustre famille ! Voilà tout ce qui reste 
de tant de puissance humaine, d’un juge d'instruction |! 
Une loque, un pantin cassé sur le bras d’un anthropo- 
pithèque ! Balaoo jette ce débris à terre. Il voit avec 
stupéfaction le bon Coriolis coller son oreille sur la poi- 
trine de ça! Il y a des gens qui ne sont pas dégoûtés ! 
Mais où est sa petite sœur Madeleine ? Balaoo la cherche 
du regard et la trouve, tout à fait appuyée à plat contre 


BALAOO I4I 


la muraille, la bouche grande ouverte et les yeux bril- 
lants d'’effroi. 

— Décidément, pense l’anthropopithèque, j'ai dû 
faire une bêtise. Ils n'ont pas l'air content ! 

Coriolis se relève aussi pâle que le mort. 

— Misérable! râle-t-ill Qu'est-ce que tu as fait ? 
Tu as assassiné ton hôte | 

[ « Bah ! pense Balaoo, pourquoi se mettent-ils 
dans un état pareil ? C’est le cadavre qui les gêne, 
je le vois bien ! et ils doivent craindre le commissaire 
de police qui vient toujours quand on fait du mal à 
ceux de la race humaine. Par exemple, on peut 
assassiner mon ami Huon, le grand vieux sanglier soli- 
taire qu'ils ont tué proprement d’un coup de couteau au 
cœur devant tout le monde (et personne n’a protesté), et 
mon ami Dhole, le grand vieux loup vert qu'ils ont 
criblé de coups de fusil, parce qu’il avait mangé un 
petit enfant de six mois qui ne disait pas encore : papa, 
maman... ; mais on n’a pas le droit d’étrangler naturelle- 
ment, avec ses mains, un de la race humaine. C’est la 
Loi! C’est bon! C’est bon! je vais enlever le cadavre 
et personne ne saura rien. Je vais encore le pendre : 
c'est. un bon truc!» ] 

Ce pensant, Balaoo a pris par les pattes de derrière 
le grand corps mou de M. Herment de Meyrentin, et il 
le traîne jusqu’à la porte. Coriolis veut l'arrêter, mais 
Balaoo crie si fort : Goek ! Goek ! que Coriolis voit bien 
qu'il n'y a rien à faire de l’anthropopithèque dans un 
tel moment. Balaoo est tout frémissant, tout exalté, 
tout glorieux de l’ouvrage terrible. Il ne ferait pas de 
mal à une mouche ; tout de même le docteur Coriolis 
comprend qu’il ne ferait pas bon de le séparer de sa proie. 


142 BALAOO 


L'anthropopithèque la traîne derrière lui avec un or- 
gueil aussi conscient que, dans le triomphe, le général 
romain, traînant les dépouilles opimes. Ah! quel front 
relevé il a, ce Balaoo... et bien fait pour la couronne de 
lauriers. Dans tout singe, il y a un général romain !.. 
Et pan ! un bon coup de sa main de soulier dans la porte 
et celle-ci s'ouvre en deux pour laisser passer le cortège. 

Madeleine ne peut plus remuer et Coriolis tremble 
comme une poule mouillée, tandis que Balaoo, solennel, 


pénètre avec son fardeau, sous les branches de la forêt 
prochaine. 


CHAPITRE II 


LA ROBE DE L'IMPÉRATRICE 


J1 devait y avoir veillée ce soir-là chez Me Roubion, 

au Soleil Noir ; car on avait repris les veillées dans le 
Village depuis qu’on avait arrêté les Trois Frères et que 
les rues, la nuit, étaient redevenues à peu près sûres. 
À neuf heures, M*° Müre, une petite vieille à bonnet 
qui habitait la troisième maison surie chemin condui- 
sant à la gare, glissa dans son cabas son nécessaire à 
broder, puis des têtes de pavots qu'elle écraserait et dont 
elle mangerait les graines au cours de la soirée, enfin des 
noix à éplucher dont elle savait M'le Franchet gourmande 
(Mie Franchet à laquelle elle ne parlait pas depuis 
cinq ans et qui regarderait les autres se régaler des noix 
de Me Môûre). Le cabas rempli, MM° Müûre poussa avec 
précaution sa porte. L'heure sonnait à l’église. D'autres 
portes, du côté du Cours National, s’entr'ouvrirent. 
D'autres petites vieilles montrèrent leur bonnet sous 
la lune, hésitant à franchir le seuil, ayant perdu l’habi- 
tude de sortir après la soupe. Certes ! on était à peu 
près tranquille en ce moment que ces affreux frères Vau- 
trin se trouvaient si bien à l'ombre des prisons de l’État 
et prêts à payer leur dette à La société, mais on ne pou- 
vait tout de même abandonner toute prudence du jour 
.au lendemain. 


144 BALAOO 


— Ou hou ! Ou hou ! Des ombres sur la route, brin- 
queballant des lanternes : c’est M. Roubion et ses domes- 
tiques qui passent, appelant Îles brodeuses pour la veillée 
de la robe de l’Impératrice de Russie. 

Les petites portes s’entr’ouvrent davantage ; les petits 
bonnets blancs se risquent, le cabas à un bras, la coffiette 
(la chaufferette) pendue à l’autre. Ah ! elles n’auraient 
garde, par ce temps sec, d'oublier leurs coffiettes qui 
leur brûlent si bien la peau des jambes depuis tant d’an- 
nées et d’années que certaines, bien sûr, ne doivent plus 
avoir, sous leurs jupes, que deux tisons noircis. 

— Ou hou! Ou hou !.… elles galochent, elles accou- 
rent, après avoir fermé à clef les portes. Ah! c’est la der- 
nière veillée de la robe de l’Impératrice de Russie ! Elles 
n'y manqueraient pas pour tout l’Empire des Tsars. 
Deux heures d'ouvrage et ce sera fini ; on dit que Î’en- 
trepreneur doit venir le lendemain à Saint-Martin pour 
prendre livraison. Du moins, la mère commère qui a 
traité avec l'entrepreneur (la mère Toussaint) l’a affirmé, 
peut-être pour stimuler leur zèle. 

Le cortège va trottinant, galochant dans la rue Neuve. 
Des. volets battent contre les murs sur son passage. 
Plus d’une voudrait être invitée à aller voir la robe de 
l’Impératrice et ne dort pas qui devrait être couchée. 

Le grand Roubion presse le pas. Personne ne voudrait 
traîner la jambe. On galoche, on galoche. Il fait froid, 
elles ont rabaissé la cape de la capuche sur le bonnet, et 
frissonnant des épaules, moins de froid que de peur quand 
même, à cause du souvenir des Trois Frères qui accourt 
dans toutes les ombres de la nuit. 

Au coin de la ruelle du cimetière, il y a une lumière 
sous une porte. On passe vite. Là habite la mère Pâques 


| 
| 


BALAOO 145 


qui dit la bonne aventure pour trois sous. Son seul 


. voisinage les épouvante, parce qu’elle leur a raconté qu'un 
soir qu'elles travaillaient toutes autour de l’âtre, les 


brodeuses étaient allées au sabbat sans s’en apercevoir. 


_ Mais elle, qui était là, la mère Pâques, s’en était bien 
_ aperçue ! Elle leur avait parlé et elles, les brodeuses, ne lui 
avaient pas répondu. Alors, elle les avait touchées du 
_ doigt lesunes après les autres, sur leurs escabeaux, et tous 


leurs vêtements s'étaient affalés, étaient tombés, vidés 
des corps qu'ils habillaient ordinairement : parce que 
les corps n'étaient plus là. Ce n’est qu’à une heure du 
matin sonnant que les vêtements s'étaient redressés 
sur les escabeaux, preuve que les corps étaient revenus. 
Et, dame, comme elles s'étaient quasi endormies sur l’ou- 
vrage entre minuit et une heure, les commères étaient 
effrayées naturellement de ce qu’elles avaient bien pu 
faire chez le diable pendant ce temps-là ! et on n'avait 
plus jamais invité à la veillée la mère Pâques, à cause 
de cette histoire qu'après toutelle n'avait peut-être pas 
inventée. 

Il y a grande chambrée au complet chez M”° Roubion 
pour la dernière veillée de la robe de l’Impératrice. 
C'est dans la vaste salle à manger d’été, réservée dans 


_la belle saison à MM. les voyageurs de commerce, con- 


SN 


_damnée l'hiver, que les brodeuses travaillent. La robe 
merveilleuse est étalée tout au large sur les rallonges 


de la table d’hôte, et chaque ouvrière prend sa place. Il 

y en a deux qui font les œillets, une autre les pois, une 

autre achève une rosace, une autre travaille aux festons 

et deux « mêmes mains » font une application de vieilles 

dentelles. M°*° Toussaint, la mère commère, veille 

à tout et houspille toutes. M°*° Roubion, tête énorme 
9 


146 BALAOO 


déposée sur une poitrine formidable, ne s'occupe que de 
ses invitées. Le cabaret fermé, on a vu arriver M. le Maire 
et M"° Jules, son épouse ; M. Sagnier notaire, et Madame 
qui a de si belles perles fausses ; M. Valentin, le phar- 
macien, et Madame qui est la seule femme du pays qui 
se farde — et comment ! — et qui est aussi la seule 
femme du pays pouvant se vanter d’avoir eu une aven- 
ture, l’automne dernier, aux grandes manœuvres, avec 
un officier de cavalerie. Tout ce beau monde est venu 
admirer « le chef-d'œuvre de f'industrie française », 
prêt à partir pour la Cour de Russie. 

Mais ces dames quittèrent peu à peu Îa salle d'été pour 
aller rejoindre, au cabaret, leurs maris qui, en dégustant 
une vieille bouteille, parlaient, autour del’âtre, de l’affaire 
Vautrin. Ah! on avait parlé de cette affaire-là depuis 
l'arrestation ! Mais il semblait qu’elle fût toujours nou- 
velle, Maintenant qu'#s allaient être guillotinés, et qu’on 
n'avait plus à les craindre, on était comme fier d’avoir 
eu si peur | 

Personne cependant ne voulait convenir de ses transes, 
au contraire. C'était à qui avait dénoncé les Vautrin à 
la « vindicte publique +! Par la porte entr'ouverte, 
les brodeuses qui ne pensaient, elles aussi, qu'aux Trois 
Frères, écoutaient le pharmacien et le notaire se vanter 
de leur propre courage en Cour d’Assises où ils avaient 
accablé de leurs témoignages les bandits. Il est vrai 
qu’alors la condamnationétait certaine, et cette certitude 
n'avait certainement pas été étrangère à l'attitude hé- 
roïque de MM. Valentin et Sagnier et de l'excellent 
docteur Honorat qui s'était particulièrement distingué. 

— C'est le docteur qui les a fait condamner à mort, 
proclame le Maire avec autorité et, je le répète, il l’a fait 


BALAOO 147 


avec courage, cat, aussi longtemps que je vivrai, je verrai 
Siméon se lever au banc des accusés et dire, en mon- 
trant le poing au docteur Honorat : « Toi !tiens-toi bien ! 
car, si jamais j'en réchappe !.. ma première visite t’ap- 
partient !!! » C'était à vous donner le frisson. 

Les deux autres se récrièrent : 

— Et nous ? Est-ce que nous n’avons pas été menacés ? 
Élie et Hubert nous ont dit : « Vous êtes des menteurs et, 
la prochaine fois que nous vous rencontrerons, nous vous 
casserons la gueule !.... » Textuellement !.… 

— Moi, j'en ai été malade pendant quinze jours, déclara 
M”* Valentin. 

— Moi aussi, fit M°”° Sagnier. 

— C'est pas tout ça ! mterrompit la grosse M”° Rou- 
bion en faisant le tour de la société avec ses bols de 
vin chaud à la cannelle, il n’y a pas besoin de perdre 
son temps à discuter, puisque leur affaire est faite. 
Quand est-ce qu’on leur coupe la tête ? On aurait düû la 
leur couper ici ; mais, puisque c’est entendu que la chose 
aura lieu à Riom, est-ce que M. le Maire a pensé à rete- 
nir une fenêtre ? | 

— Ecoutez, répondit brutalement M. Jules, j'aime 
mieux parler d’autre chose. 

Et, pendant cinq minutes, on ne parla plus de rien 
du tout. Chacun était à sa pensée et tous avaient la 
même : « On ne serait vraiment tranquille que lorsque 
les Trois Frères auraient trépassé. On n'avait qu’une 
crainte, celle que le Président de la République fît grâce 
à l’un d’eux, car enfin, il n’est point rare que l’on s'échappe 
du bagne !.… Est-ce qu’on sait jamais ?... » 

M°*° Roubion fit un effort nouveau pour chasser 
l’image des Vautrin : 


148 BALAOO 


— Vous savez, dit-elle, que M'° Madeleine Coriolis 
va bientôt se marier ? 

— Ah bah! demanda M" Valentin... et avec qui ? 

— Mais avec M. Patrice Saint-Aubin, son cousin de 
Clermont. 

— Je bruit en avait couru, dit M"° Sagnier, mais il 
n'y a pas de temps de perdu. Il est encore bien jeune. 

— Bien jeune ! Il a vingt-quatre ans, reprit M”° Rou- 
bion, et il vient d’être reçu docteur en droit. Enfin, le 
père est pressé de lui passer son étude. Il veut le voir 
installé, marié et derrière ses dossiers de la rue de l’Écu 
avant sa fin qu'il croit prochaine. 

— Il a raison, déclara le pharmacien. On ne prend 
jamais trop de précautions. On ne sait ni qui vit ni qui 
meurt. 

— On dit le fils Saint-Aubin riche pour deux, émit 
M*° Valentin. Est-ce que la petite Madeleine a une dot ? 

Toute l'assemblée fut d'avis qu’elle n’en avait pas. 
Le docteur Coriolis, un vieil original, qui avait été consul 
à Batavia, aurait pu faire fortune en Malaisie ; mais l’opi- 
nion générale lui reprochaït d’être revenu de là-bas avec 
une funeste passion pour «la plante à pain » qui devait 
lui manger ses derniers écus. A-t-on idée d’une folie 
pareille ? Vouloir remplacer, avec une seule plante, le 
pain, le lait, le beurre, la crème,les asperges, et même les 
choux de Bruxelles qu'il prétendait pouvoir fabriquer 
avec des déchets ! Et, depuis des années, il vivait avec 
cette lubie, au fond de son immense jardin entouré de 
hauts murs derrière lesquels il travaillait dans un isole- 
ment quasi complet, ne recevant point, ne voulant être 
aidé que par son jardinier, un gamin qu'il avait ramené 
de là-bas et qui lui paraissait, du reste, fort dévoué : un 


BALAOO 149 


gentil garçon, du reste, ce Noël, un peu timide, qui ne 
parlait à personne, mais qui saluait tout le monde avec 
tant de civilité.. Quand il traversait la rue où son maître 
l’envoyait parfois en commission, il avait presque tou- 
jours le chapeau à la main, comme s’il vivait dans la 
crainte de « faire des avanies à quiconque ». 

— Il n’est pas beau ! émit M. Roubion. 

— Il n’est pas laid non plus, fit M"° Valentin ; seu- 
_ lement il a la figure un peu plate. 

Dans 1a salle d'été, les brodeuses, autour de la robe de 
l’Impératrice, avaient cessé d'écouter la conversation 
de ces messieurs et dames, du moment qu'ils avaient 
fini de parler des Trois Frères. Eux seuls avaient le don 
d’intéresser M" Toussaint, Mile Franchet, M" Boche 
et M°° Mûre et, sur ce sujet, elles étaient intarissables, 
trouvant toujours des choses nouvelles à dire ou même 
rabâchant les anciennes, sans se fatiguer. 

La certitude où elles étaient d'en être à jamais dé- 
barrassées, leur permettaient de libres propos, à elles 
aussi. 

Elles reprenaient goût à la vie. 

C'est dans ce moment où les différents hôtes de l’au- 
berge du Soleil Noir exprimaient leur satisfaction d’une 
quiétude dont ils s'étaient déshabitués qu’on entendit 
sur les pavés pointus de la rue Neuve un galop effréné. 

Ce galop était accompagné d’un bruit de char léger et 
tapageur qui appartenait en propre au tilbury du docteur 
Honorat. Tous le reconnurent, à preuve que tous crièrent : 
« C’est le docteur Honorat !…. » 

Mais qu'était-il arrivé? Pourquoi ce tumulte? cette 
précipitation? Est-ce que son cheval avait pris le mors 
aux dents? Est-ce que le docteur avait perdu les guides? 


150 BALAOO 


Mie Franchet cria: « On l’a peut-être assassiné |! >» 

Mais tout le monde fut dans l'instant rassuré, tout au 
moins sur l'existence du docteur Honorat, car on en- 

tendit sa voix rauque qui crait: « Ouvrez! Ouvrez 
vite !.. » 

Aussitôt, M. Jules (le Maire),M. Roubion, MM. Sagnier 
et Valentin tirèrent de leur poche leurs revolvers qui ne 
les quittaient plus depuis longtemps ; et toutes ces dames, 
voyant sortir ces armes dangereuses, se mirent à trem- 
bler, ne pouvant plus prononcer une parole. 

Seulement, M°° Roubion dit gravement : « N’ouvrez 
pas ! » 

— Qu'est-ce qu'il y a? demanda Roubion qui se hs 
derrière la porte. | 

— Mais ouvrez donc ! Ouvrez donc ! C’est moi, le doc- 
teur Honorat ! Ouvrez, Roubion ! 

— Vous êtes seul? demanda encore le prudent Roubion. 

— Oui! Oui ! je suis seul, ouvrez ! 

— Tu ne peux pas laisser le docteur à la porte, déclara 
M"° Roubion, ouvre ! 

Aussitôt chacun recula, pendant que les brodeuses, 
abandonnant leur ouvrage, se montraient pleines d’an- 
goisse sur le seuil de la porte qui faisaient communiquer 
h salle d’été avec le cabaret. 

Roubion ouvrit la porte. 

Le docteur Honorat, qui avait attaché son cheval, dont 
on entendait le souffle haletant, à l’anneau de la muraille 
se rua dans la pièce comme une trombe. Roubion avait 
refermé la porte au verrou, et tout le monde fut autour 
du docteur qui s'était laissé tomber sur une chaise. Il 
était d’une pâleur mortelle. I1 pouvait à peine parler. 
Ses yeux étaient hagards. Il parvint à gémir : 


BALAOO, 


(page 


LES HOMMES! 


. LES ASSASSINS !.. 


AN! LES BANDITS!. 


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BALAOO I5I 


— Les Vautrin !... Les Vautrin !.…. 

— Quoi? Quoi? les Vautrin?.… 

— Les Vautrin sont ici !.… 

Tous poussèrent des cris. La peur souffla son vent de 
démence, soulevant les bras en gestes insensés, secouant 
l'assemblée qui tourna, tourbillonna : on eût dit que sou- 
daim tous avaient perdu l'équilibre: Hein? Quoi? 
Où?... Les Vautrin?.…. Qu'est-ce qu'il a dit? Il est fou |... 
Où les avez-vous vus? 

— Chez eux! râla le docteur! Chez eux! Dans 
leur maison |... 

— JIla rêvé! Pour sûr ?... Ila rêvé !…. 

Le pharmacien et le notaire étaient maintenant aussi 
pâles que ie docteur. Ils ne le croyaient pas. Ils ne pen- 
saient pas qu'une chose pareille fût possible ; mais tout 
de même, dès qu’il eut seulement exprimé une telle abo- 
mination irréalisable, ils en restèrent comme abrutis, 
les bras et les jambes cassés, le gosier sec, le cœur en 
folie. 

La terreur sans nom peinte sur leur visage sembla ra- 
gaïllardir quelque peu M. le Maire qui, lui, faisant rapi- 
dement son examen de conscience, estimait qu’il avaït su, 
dans toute cette affaire, conserver une attitude suffisam- 
ment prudente pour n’avoir rien à redouter de Îa ven- 
geance des Trois Frères. Il montra ce sang-froid qui ne 
doit jamais abandonner le premier magistrat du pays 
devant ses administrés. Il fit taire les gémissements 
stupides des brodeuses et les questions mal coordonnées 
de ces dames. 

— Voyons, docteur, dit-il, ne perdez pas ainsi la tête* 
Etes-vous bien sûr de les avoir vus? 

— Comme je vous vois | 


152 BALAOO 


— Dans leur maison du bord de la route? 

— Dans leur maison. Ils n'avaient même pas tiré les 
rideaux des fenêtres. Je passais sur la route, revenant de 
ma tournée, au petit trot de ma jument. J’aperçois une 
carriole devant la porte des Vautrin, et de la lumière aux 
fenêtres, et il me semble entendre des voix. J'ai comme 
le pressentiment que je vais assister à quelque chose 
d’inoui. Je ne m'étais pas trompé. Je passais juste en face 
de la porte quand la porte s’est ouverte, et j'ai vu, 
comme je vous vois, Élie, Siméon, Hubert, qui transpor- 
taient tranquillement dans la carriole une caisse. Aussitôt, 
je donne un grand coup de fouet à ma jument qui détale. 
Mais ils m’avaient vu et reconnu ! Ils m'ont crié : « À bien- 
tôt, docteur». J’ai cru que j'allais devenir fou! Ah ! je 
les croyais derrière moi, nous avons filé un train d’enfer ! 
J'étais perdu si je n’arrivais pas à Saint-Martin avant 
eux ! Car ils vont venir !... Ils vont venir |... 

— Taïisez-vous donc, docteur, interrompit M. le 
Maire, de sa voix la plus grave. Si ce sont eux, c’est qu’ils 
se sont sauvés de la prison, et ils n’oseront jamais venir 
jusqu'ici | 

— Je vous dis qu'ils vont venir. Ils me l’ont promis à la 
Cour d’Assises ! Je suis un homme mort !.…. 

Disant cela, M. Honorat, un brave homme de docteur, 
qui, avant cette funeste rencontre, avait pris, peut-être, 
au cours de sa tournée une vieille bouteille de plus qu’il 
ne fallait (car, à l'ordinaire, c’étaitun bon vivant), le doc- 
teur Honorat, disons-nous, aperçut les deux figures de 
cire de M. Sagnier et de M. Valentin, et il eut la satisfac- 
tion de se rappeler qu'eux aussi avaient été menacés 
en Cour d’Assises ; et cette satisfaction, il l’'exprima : 

— Et vous aussi, monsieur Sagnier |... et vous aussi, 


BALAOO 153 


monsieur Valentin, vous êtes des hommes morts ! 

M. Sagnier secoua la tête et dit d’une voix expi- 
rante : 

— Ça n'est pas vrai ce que vous dites 1à, ça n’est pas 
possible !.… 

M. Valentin était de cet avis. Il susurra : 

— Comment voulez-vous qu’ils se soient sauvés de 

a prison de Riom? Ça n'est pas possible ! 

Décidément, c'était le mot de la situation, et tout le 
monde répéta : 

— Non! Non! ça n'est pas possible | 

M. le Maire souriait en regardant des gens qui avaient 
si peur | 

— Allons, fit-il, mesdames, remettons-nous. Ce brave 
docteur a eu la berlue! Madame Roubion, donnez-lui 
donc un verre de vin chaud à la cannelle, ça lui fera du 
bien ! 

— Je ne veux rien, dit le docteur, et il promena sur 
l'assemblée des yeux de plus en plus hagards. 

M. le Maire haussa les épaules, et voyant, autour de lui, 
pareilles à des poules qui cherchent refuge sous l’aile de 
leur cog: M“ Toussaint, M°”° Mure, M”° Boche et 
Mie Franchet, il les renvoya à leur ouvrage. Elles s’en 
retournèrent dans la salle d'été avec des gloussements 
d'inquiétude ; mais, aussitôt qu’elles y furent, elles firent 
entendre de tels cris que ce fut au tour de ceuxqui étaient 
restés dans la salle du cabaret d’aller les rejoindre. 
M"° Toussaint, la mère Commère étaient en train de 
se livrer à une attaque de nerfs en règle: /a robe de 
l’'Impérainice avait disparu !.…. 


CHAPITRE III 


LE SIÈGE DE L'AUBERGE 


Qu'était devenue « la merveille de l’industrie fran- 
çaise »? | 

De toute évidence, «il y avait du Vautrin là-dessous ». 
Cela ressemblait à tant d’autres disparitions ménagères 
qu'on n'avait jamais pu expliquer et qui avaient été 
mises sur le compte des Trois Frères ! On ne douta plus 
dès lors qu’Élie, Siméon, Hubert ne fussent de retour et 
qu’ils eussent accompli le miracle d’avoir échappé au 
couperet du bourreau, dans le but unique d’accourir à 
Saint-Martin-des-Bois voler la robe de l’Impératrice. 

Si M. Jules (le Maire), qui avait toujours eu un faible 
pour ces chenapans, à cause des hautes relations qu'ils 
entretenaient avec les élus de la nation, hésitait encore 
à se rendre à l'évidence, son hésitation ne devait pas être 
de longue durée. 

En effet, on frappa de nouveau à la porte de l’auberge 
du Soleil Noir, et la personne qui frappait ainsi parais- 
sait aussi pressée d'entrer que le docteur Honorat l'avait 
été lui-même. Un silence affreux régna aussitôt à l’inté- 
rieur de l’auberge, car tous se demandaient déjà s’ils 
n’allaient point entendre la voix des Trois Frères. Mais 
chacun reconnut la tremblante voix de M* Godefroy, 
la receveuse des postes de Saint-Martin. 


BALAOO 155 


— Une officielle ! Une officielle pour M. le Maire! 
Ouvrez, monsieur Roubion, c’est très pressé. 

Sur l’ordre du Maire, la porte fut entr'ouverte et 
Mune Godefroy apparut. Elle avait cette même pâleur mor- 
telle, ces mêmes yeux hagards qui étaient entrés en même 
temps que le docteur Honorat. Un papier jaune trem- 
blait entre ses doigts. M. le Maire s’empara de la dépêche : 
11 lut tout haut le texte de l’officielle : « Préfet Puy-de- 
Dôme à Maire Saint-Martin-des-Bois. Trots frères Vau- 
trin échaphés aujourd'hui de la prison de Riom; faites 
nécessaire. » 

Le Maire, qui ne disposait en fait de force armée que de 
l'appariteur et de son tambour, laissa tomber un regard 
atone sur tous ceux qui l’entouraient. Ces pauvres gens 
paraissaient n'avoir plus la force de respirer. M. et 
M”° Sagnier, M. et M"e Valentin se tenaient étroite- 
ment enlacés, formant deux couples comme on en voit 
sur les images qui représentent les premiers ménages 
chrétiens promis aux bêtes. M. Honorat, sur sa chaise, ne 
donnait plus signe de vie. La vieille petite troupe des 
brodeuses se serrait autour de la puissante M”° Roubion 
qui s’efforçait en vain, les deux maïns posées à plat sur 
sa vaste poitrine, de commander aux mouvements de son 
cœur. Enfin, la terreur était telle que M*° Toussaint elle- 
même, que soutenait M”*° Boche, laquelle était soutenue 
par M” Mure, laquelle ne lâchait pas la main de Mlle Fran- 
chet, en avait cessé de gémir sur la disparition de la robe 
de l’Impératrice. | 

Le Maire répétait : « Faites nécessaire. Faites néces- 
saire. il est bon, lui, le préfet... Quel nécessaire veut-il 
que je fasse? C’est à lui de faire le nécessaire. Il devrait 
déjà nous avoir envoyé des gendarmes !…. Il devait 


156 BALAOO 


bien se douter qu’ils allaient revenir par ici! » 

Mais voici de nouveaux coups à la porte du cabaret : 
Pan ! Pan! Pan! 

Tout le monde sursaute encore. Et une voix dans la 
TUE : 

— Vite ! Vite ! Ouvrez !…. c’est moi, Clarice ! au nom 
du ciel, ouvrez ! 

— Le commis de Camus! On devrait éteindre ces 
lumières. Ils vont tous venir ici ! s'écria Roubion. 

Mais l’autre tambourinait de plus belle : « Ouvrez ! 
ouvrez ! » 

On lui ouvrit, mais on jura qu’on n’ouvrirait plus à per- 
sonne | Celui-là était encore plus effaré que les autres, 
et il y avait de quoi !.. Il n'avait pas vu les Trois Frères, 
lui; mais il s'était heurté au cadavre de M. de Mayrentin 
pendu à un arbre sur la route de Riom. Ah ! on en poussa 
des cris ! La vengeance des Vautrin commençait !.. À quoi 
allait-on assister, Seigneur !… Après les cris, ce fut une 
consternation générale, un désespoir muet. et puis cela 
se transforma encore, comme il fallait s’y attendre... 

Comme M. le Maire réfléchissait aux tristesses de la si- 
tuation sans pouvoir se résoudre à rien, il vit soudain se 
dresser en face de lui un spectre furieux et gesticulatoire: 
c'était le docteur Honorat qui lui criait, les poings sous le 
nez : « Tout ça, c’est de votre faute !.. » 

Ah ! il n’en fallait pas davantage pour donner du cou- 
rage aux autres. Le notaire et le pharmacien étaient déjà 
sur lui: « Sûr que c'était de sa faute ! Sans lui, rien de 
tout cela ne serait arrivé! Sans lui, il y avait beau 
temps que ces bandits eussent débarrassé le pays de leur 
présence | » 

Et ils faisaient un si beau bruit qu'ils n’entendirent 


BALAOO . 157 


pas que l’on frappait, cette fois, à la porte cochère, avec 
le lourd marteau. 

Ce fut M” Boche qui alla tendre l'oreille dans le 
corridor. Elle revint, les bras en l’air, et les jambes fla- 
geolantes : « Écoutez !... Écoutez !.…. » 

Tous se turent, et, les appels du marteau s'étant tus 
également, chacun perçut une lointaine voix rude qui ap- 
pelait M. le Maire. 

Cette fois, il n’y avait plus à s’y tromper. C'était Hu- 
bert, l’aîné des trois Vautrin, qui était 1à ! On reconnais- 
sait sa voix, et, comme c’étaitle plus terribledes trois, il y 
eut un recul généraldans lecoin Île plus obscur du cabaret. 
Les femmes semirent à pousser desmiaulements de chattes 
qu’on écorche. M. le Maire, cependant que Madame le 
retenait par les pans de sa jaquette, se détacha du trou- 
peau tremblant. I1 dit à Roubion : 

— Venez, Roubion, il faut savoir ce qu’ils veulent. 
Vous n'avez jamais eu d'histoire, vous, avec les Vau- 
trin? 

— Jamais! Jamais! proclama Roubion, en grande 
hâte et avec une évidente satisfaction. Non, non, nous 
n’avons jamais rien eu ensemble ! 

— Vous n’allez pas leur ouvrir? sanglota M"° Valentin. 

— Non, dit le Maire, mais on peut toujours causer. 

— On ouvrira le judas, et on verra bien ce que c'est, 
déclara Roubion. 

— Ne leur dites pas que je suis là ! gémit le docteur 
Honorat, qui avait à peine la force de parler. 

— Ni moi non plus !... Ni moi non;plus! firent Valentin 
et Sagnier. 

Le Maire et Roubion, suivis de leurs femmes, se ris- 
quèrent sous la voûte de la cour. 


158 BALAOO 


Encore, M“ Jules et M°° Roubion restèrent-elles à 
l'entrée de la voüte. 

L'absence du Maire et de Roubion dura au moins cinq 
minutes. Quand ils rentrèrent, les autres virent tout de 
suite, à leurs figures consternées, qu’il ne se passait rien 
de bon. Le docteur Honorat, le pharmacien et le notaire 
ne quittaient point des yeux M. le Maire, attendant qu’il 
parlât. Et le condamné à mort, qui, au petit jour, dans 
sa cellule, regarde le magistrat chargé de lui annoncer le 
rejet de son pourvoi, n’a point plus d’épouvante au cœur. 

— Mais enfin, dites-nous ce qu’il y a ? grelotta M"° Sa- 
gnier. 

— Eh bien! voilà, répondit le Maire en s’épongeant le 
front avec son mouchoir. J'ai vu Hubert par le judas. 
11 demande qu’on lui livre Île docteur Honorat. 

Le docteur, sur sa chaise, reçut comme une secousse. 

M. Jules ajouta : 

— J'ai fait mon devoir, j'ai refusé. 

Là-dessus, il y eut un silence de mort. Ces dames, à 
part elles, pensaient que le Maire en prenait bien à son 
aise, Après tout, le docteur Honorat était célibataire. 

M”° Godefroy surmonta, Îa première, la CyRaQue de ses 
nerfs : 

— Qu'est-ce qu’il a répondu? 

— Il a dit, fit le Maire, qu'il allait consulter ses frères, 
et il est parti ! 

— Lui avez-vous dit, au moins, qu'ils couraient les 
plus grands dangers en restant ici? que les gendarmes 
allaient venir, et qu’ils feraient mieux de s’enfuir dans un 
autre pays? interrogea M. Sagnier. 

— Je lui ai dit tout ça ! déclara froidement le Maire, 
mais il m’a répondu que ça ne me regardait pas! 


BALAOO 159 


_M”° Roubion dit : 
— Il est parti, ils ne reviendront peut-être plus! 
, Tout le monde ferait peut-être bien de s’en aller. 
. Tous jetèrent des cris : ils étaient bien d’accord pour 
. ne pas quitter l’auberge avant le jour et surtout avant 
. l'arrivée des gendarmes qu'on ne manquerait pas d’en- 
. voyer à Saint-Martin-des-Bois. 
— Écoutez donc comme ils sont partis ! fit M” Boche. 
En effet, les coups de marteaux recommençaient. Le 
. Maire se dressa à nouveau comme un héros qui marche à 
la mort, sans défaillance, et se dirigea vers la voûte. 
M. Roubion voulut le suivre encore ; mais, cette fois, 
M”° Roubion lui ordonna tout sec de rester auprès 
d’elle : ; 

— T'occupe donc pas des affaires des autres ! 

M. Roubion se le tint pour dit. 

11 sembla à tous que l’absence du Maire se no 
plus que la première fois. 

Quand il revint, il était aussi pâle que les autres. 

— Hubert m'a dit qu'il avait consulté ses frères, lais- 
sa-t-il tomber d’une voix blanche qui tremblait un peu. 
Tous trois sont d'accord pour massacrer tout ce qu’il y 

‘a ici, si on ne leur livre pas le docteur Honorat. J'ai 

répondu que nous étions armés et que nous nous 

 défendrions et que nous ne livrerions pas le docteur 
Honorat. | 

Là-dessus, la troupe des brodeuses fit entendre des 

glapissements :« Elles n'avaient jamais eu affaire avec 
“es Trois Frères et, si les Frères savaient qu’elles étaient 
là, ils les laisseraient sortir sans leur faire de mal, bien 
sûr !… Elles ne voulaient pas rester dans l'auberge | On 
ne savait pas ce qui allait arriver |... Puisque les Trois 


a 
6 


160 | BALAOO 


Frères n’en voulaient qu’au docteur Honorat, elles ne 
couraient aucun risque en rentrant chez elles. Elles vou- 
laient partir. 

— On n'ouvrira point les portes sans mon ordre, dit 
le Maire, et puis vous ne sortiriez pas. Les portes sont 
gardées par Hubert, Élie, Siméon et la petite Zoé. Hu- 
bert m'a répété qu'ils massacreraient tout ce qui ten- 
terait de sortir !.. Enfin, ils savent très bien que vous 
êtes là ! 

— Et nous? Et nous? savent-ils que nous sommes 1à? 
interrogèrent le pharmacien et le notaire. 

— Oui, ils le savent ! 

— Et. et. et. ils ne vous ont rien dit. pour 
nous ? 

— Non! 

— Ils n’en veulent qu’au docteur Honorat! c’est 
clair ! jeta M°° Sagnier en dirigeant sur le malheureux 
un effroyable regard. 

— Oui! oui! répétèrent sourdement le notaire et 
le pharmacien, ïils n’en veulent qu’au docteur Hono- 
rat !… 

À ce moment, on entendit un gros remue-ménage dans 
la rue. Puis il y eut des cris, des jurons. Et ce fut comme 
si on traînait un camion devant la grande porte du Soleil 
Noir. On entendit distinctement des volets claquer contre 
les murs d’en face, et aussitôt, la grosse voix de Siméon 
qui éclatait dans la nuit sonore : « Ah ! cachez vos gueules, 
là-haut, ou je les ferme avec du plomb |! » 

Cette menace n’était pas plutôt prononcée qu'elle était 
suivie du tonnerre d’un coup de feu qui réveilla tout le 
village. 

Les brodeuses tombèrent à genoux. M*° Mure et 


BALAOO 161 


Mie Franchet, qui étaient « pratiquantes », commen- 
cèrent un Ave Maria. Les bruits qui venaient du dehors 
attestaient que toute la rue Neuve était en pleine rumeur; 
mais les fenêtres, entr'ouvertes par les curieux épou- 
vantés, avaient dû se refermer aussitôt, car les menaces 
des Trois Frères avaient cessé. On n’entendait plus main- 
tenant que le va-et-vient de leurs gros souliers sur les 
pavés ou sur le trottoir. Que faisaient-ils? Voilà ce que 
tout le monde se demandait dans l’auberge avec la sueur 
de l’angoisse et le frémissement du désespoir. 

Le docteur Honorat, qui ne ressemblait plus à rien d’hu- 
main, était affalé sur une chaise, dans un coin, comme une 
chose inerte. Tous lui lançaient des regards malfaisants 
et se retenaient tout juste pour ne point « l’agoniser » 
d’injures. 

Les sanglots des unes et les patenôtres des autres 
finirent par agacer le Maire dont tout le système auditif 
tâchait à comprendre ce qui se passait dans la rue. Il les 
fit taire en jurant le nom du Seigneur, et, ayant ainsi 
rétabli le silence, il grimpa sur une chaise préalablement 
disposée sur une table pour atteindre aux vasistas. De là 
son regard pouvait plonger dans la rue. Ce qu’il vit à la 
lueur falote du réverbère chargé d’éclairer ce coin de 
Saint-Martin-des-Bois sembla l’emplir d’un nouvel effroi, 
car il ne put retenir une exclamation qui augmenta la 
fièvre des assiégés. Ceux-ci voulurent des explications, 
mais il ne leur répondit même pas et sauta sur la table et 
de là sur le parquet avec une adresse et une souplesse de 
vingt ans. 

— Ah! non! cria-t-il, pas ça !.. pas ça ! 

— Mais quoi? Quoi? 

— Pas ça! Pas ça ! Laissez-moi donc, vous autres, et 


162 BALAOO 


silence ! (ici un abominable juron).. Ah ! pas ça !.. T'aisez- 
vous | T'aisez-vous ! je vais les interroger ! 

Et, repoussant les malheureux qui l’entouraient, il se 
pencha contre la porte du cabaret qui donnait sur la rue 
Neuve et y colla son oreille après avoir frappé contre le 
volet trois énormes coups de poing. 

— Eh là ! vous autres, hurla-t-il, qu'est-ce que vous 
faites ? 

Le bruit cessa dehors comme il avait cessé dedans. 

Le Maire reprit sa position en appelant par leurs noms 
les Trois Frères ; alors on entendit quelqu'un qui, dans 
la rue, se rapprochait du volet. 

— Quiest là? demanda le Maire. 

— C'est moi, Hubert ! 

— C'est le Maire qui vous parle. 

— Qu'est-ce qu’il y a pour votre service, monsieur 
Jules? 

— Qu'est-ce que vous faites là devant la porte, dans la 
rue et au coin de la place ? 

— Nous déchargeons de la paille, monsieur le Maire, 
de la belle paille bien sèche qui risquait de s’abîmer dans 
le grenier aux Delarbre. 

— Et pourquoi faire? 

— Pour vous faire flamber, monsieur le Maire, puisque 
vous ne voulez pas nous livrer l’Honorat ! 

A l'annonce de cette nouvelle et imminente catastrophe, 
les clameurs reprirent dans la salle du cabaret. Un geste 
terrible du Maire réclama le silence. 

— Vous n'allez pas faire ça, Hubert !.… Vous n'allez 
pas faire ça! Ah ! il ne me répond pas |... Mais taisez- 
vous donc, vous autres !.… Hubert !.… Hubert !.. 

— Quoi, M'sieu le Maire? 


BALAOO 163 


— Vous n'allez pas faire ça? 

— Non, je vais me gêner. Zoé, passe-moi les allu- 
mettes !.…. 

Nouveaux cris, nouveaux hurlements dans le ca- 
baret. 

— Hubert !.. Hubert! Vous ne pouvez pas faire ça !.. 
Il y a ici des femmes !.. des femmes !.… des jeunes filles !.… 
(ceci pour Mile Franchet qui a oO ans bien 
sonnés !) 

Mais la voix épouvantable d'Hubert remplit toute la 
rue. On a prétendu, depuis, qu’on l'avait entendu alors 
d’un bout à l’autre du village. 

— Vous y passerez tous, et le notaire, et le pharmacien. 
et la femme du notaire, et la femme du pharmacien !.… 
si vous ne nous livrez pas le docteur Honorat !.. Donnez- 
nous l’Honorat, et tout sera dit, fout sera oublié ! 

Cette fois, le bandit parlait trop près pour n'être pas 
compris. Il sembla à Sagnier et à Valentin que sa voix se 
vrillait dans leurs oreilles pour y glisser les paroles ten- 
tatrices. Et, comme il y eut, dans le moment, une grande 
flamme qui illumina le vasistas, la peur et la lâcheté 
commencèrent leur œuvre et ils se ruèrent tous deux sur 
le docteur, loque affalée dans son coin. Ils n’eurent point 
de peine à entraîner avec eux les femmes qui déliraient 
déjà à l’idée d’être brûlées vives. Elles le déchiraient en 
le traitant de lâche, parce qu’il n’avait pasle cœur de les 
sauver tous en sacrifiant sa peau. 

Derrière cette ruée, la devanture commençait à flamber. 
On entendit le bois crépiter, et toute la maison, par les 
vasistas, fut illuminée. 

Dehors, il y eut encore des cris, des coups de feu ; et, 
soudain, lugubre, le tocsin sonna sur le village, sur les 


164 BALAOO 


campagnes, annonçant le drame, appelant du secours. Les 
voix féroces et cyniques des Trois Frères et la petite voix 
aiguë de la petite Zoé dominait tous les bruits. Avec un 
madrier dont ils se servaient comme de bélier, les Vau- 


trin, maintenant, tentaient de défoncer la porte du caba- 
ret, pendant que des tourbillons de fumée enveloppaient 
déjà le Soleil Noir. 

Les femmes durent lâcher le docteur en sang qui, 
devant la mort, s'était défendu avec acharnement. Suri- 
vies des hommes, elles se précipitèrent dans la cour. On 
ne pouvait sortir de cette cour que par la grande porte 
cochère, sous la voûte. Et le chemin par 1à était bien fer- 
mé. Roubion ne cessait de crier : «Maïs les pompiers ne 
vont donc pas venir !.. » oubliant qu'il était lui-même 


capitaine des pompiers et que la pompe était à l'abri sous 


son hangar. 

La bande entourait à nouveau le Maire et le sommait 
d’avoir, sur-le-champ, à la sauver de là. Et ils se seraient 
peut-être tous jetés sur lui comme ils l'avaient fait sur le 
docteur, si l’embrasement du ciel, dont toute la cour 
était comme enflammée, n'était tombé soudain, comme 
si on avait soufflé dessus ! 

Les bruits du dehors avaient cessé. Le tocsin s'était tu. 
On n’entendait plus les terribles coups de bélier contre 
la porte du cabaret. Ce calme subit, la nuit noire et tran- 
quille surprirent tout le monde. On resta quelque temps 
sans parler, sans crier, car on ne savait que penser. Enfin, 


on entendit la voix du Maire qui disait : « Ils ont brülé 


quelques bottes de paille pour nous faire peur et ils sont 
partis !... » 

Mme Roubion pensa tout haut : 

— Les gendarmes sont peut-être arrivés !… 


BALAOO 165 


M. Roubion, que poursuivait l’idée de se débarrasser 
de toute cette clique, cause de a tragédie, eut une idée : 

— Il y a peut-être un moyen de nous sauver tous à la 
mairie. Là on serait à l’abri, montez avec moi dans le gre- 
nier à foin! 

Ils le suivirent, grimpant un escalier de bois, dont la 
rampe était faite d’une corde graisseuse. « Surtout, pas 
d’allumettes ! » Ils étaient dans l'obscurité, se tâtant, se 
cherchant les uns les autres, trébuchant à chaque pas. 
Enfin, précautionneusement, la lucarne par laquelle on 
hissaïit le fourrage, fut ouverte par Roubion, et un coin 
de la nuit, moins noir que le grenier, se découpa dans 
l’ombre opaque. Ils avaient oublié Honorat. Personne ne 
savait ce qu'était devenu le docteur et nul ne s’en occu- 
païit. 

Roubion se pencha à la lucarne. I] regarda dans la 
ruelle qui séparaït l’auberge des derrières de la mairie, 

— Les Vautrin ne s’imagineront jamais qu’on peut se 
sauver par ce chemin-là !. ÆEt nous serons loin qu’ils 
seront encore à nous guetter aux portes ! fit-il à voix basse. 

— Ça n’est pas une mauvaise idée, dit le Maire. 

— Eh bien ! montrons l'exemple, dit Roubion ; il y a 
là une poulie et une corde, c’est tout ce qu’il nous faut | 

Le Maire déclara que, comme un capitaine sur son na- 
vire, c'était lui qui devait partir le dernier. Mais on lui dé- 
montra que ce n'était pas « la même chose ». C'était 
même tout le contraire. C’est le premier qui allait risquer 
quelque chose. Si celui-là se sauvait, tout le monde était 
sauvé. J1 se décida à l'aventure après avoir embrassé 
M"° Jules ;: et c’est par ce chemin qu'ils sortirent tous 
de l'auberge, hommes et femmes. On devait en parler 
longtemps ! 


166 | BALAOO 


Quand la petite troupe fut au complet, le Maire dit : 

— Et maintenant à la mairie, tous !.… 

— Sans bruit ! conseilla M”* Jules. 

Mais personne ne songeait à en faire. 

Comme la bande allait pénétrer sur la place, se glissant 
contre les murs et profitant de l'ombre, elle s’arrêta d’un 
seul mouvement. Il n’y eut pas un cri, pas un geste, rien 
qui pût la trahir. Ce qu’elle apercevait, dans le cercle de 
lumière qui tombait du réverbère dressé au coin de la rue 
Neuve, l'avait immobilisée, foudroyée : Élie et Siméon 
passaient, en traînant le docteur Honorat, un bâillon sur 
la bouche et les mains ligottées ; suivaient Hubert et la 
petite Zoé. Hubert avait un fusil sur l’épaule. La petite 
Zoé en avait deux. 


CHAPITRE IV 


BALAOO N'OSE PAS RENTRER A LA MAISON. 


Balaoo, ayant roulé la robe de l’Impératrice fort pro- 
prement sous son bras, s’assit sur la lisière de la forêt. 
La nuit était profonde ; les dernières lumières s’éteignaient 
aux fenêtres de Saint-Martin-des-Bois. Il réfléchissait. Il 
regrettait sincèrement l’accident qui lui était arrivé avec le 
noble étranger qui lui avait rendu visite. Non point qu'il 
souffrît d'avoir tué avec aussi peu de formes et sans avis 
préalable un de la race humaine qui l’avait insulté ; mais 
il craignaïit d’avoir fait un bien gros chagrin à sa chère 
petite Madeleine. Quel drôle de visage elle lui avait mon- 
tré quand il traînait avec tant d’orgueil, par les deux 
pattes de derrière, le noble étranger en visite ! Et son 
bon maître Coriolis, quels yeux terribles !.. Quelles gri- 
maces désespérées ! quelle affaire !.… 

Non, décidément, tout bien réfléchi, il préférait ne pas 
encore rentrer ce soir à la maison. | 

Balaoo se gratta les poils ras mouvants du dessus du 
crâne. Perplexité.…. 

Et puis, il considéra, avec inquiétude, son butin. 

C'était dans la pensée d'acheter son pardon et de se 
préparer une bonne rentrée auprès de Madeleine qu'il 
avait chipé tout à l’heure la robe de l’Impératrice. La 
chose était arrivée le plus naturellement du monde. Après 


168 BALAOO 


avoir pendu le mort comme il convenait par sa cravate 
sur la route de Riom, Balaoo, le dos lourd, la tête pesante, 
le pas traînard et les mains d’en haut dans les poches, 
était revenu dans le village et avait rencontré la petite 
troupe apeurée des brodeuses à galoches et à chaufferettes 
se rendant, pour la veillée, au Soleil Noir. Il sourit sans 
trop savoir ce qu'il faisait, peut-être parce qu’il avait re- 
connu M" Mure et M"° Boche, et qu'avec elles il y 
avait toujours quelque bonne farce à faire. Il entendit 
qu’elles parlaient entre elles d’une robe merveilleuse, 
d’une robe comme on en porte seulement chez les empe- 
reurs des hommes : la robe de l’Impératrice. Balaoo était 
curieux. Il voulut voir ce «chef-d'œuvre »s de l’industrie 
humaine ! I] retira ses chaussures et se les attacha au 
cou par les lacets. Dès lors, tout à son aise, il n’eut besoin 
que d’une gymnastique sommaire par-dessus deux murs 
et un toit pour arriver au vasistas de cette salle d’été où 
Mn° Toussaint déployait la merveille, Aussitôt qu'il 
l'eut vue, Balaoo eut son idée faite. Cette robe irait « à 
ravir » à Madeleine. Et, à la première occasion qui lui 
était fournie par l'absence des brodeuses, il poussait le 
vasistas, se retenait par les mains de derrière à la fenêtre, 
se balançait, attrapait au vol avec les mains de devant 
l'objet de ses convoitises, rebondissait par le vasistas 
et disparaissait sur les toits avec la robe de l’Impéra- 
trice. 

D'une traite, il avait couru ensuite à la petite porte du 
fond du jardin de Coriolis, sa porte à lui ; mais sa main, 
qui était déjà sur la sonnette, s’en était allée gratter 
les poils mouvants du dessus de son crâne. Il se rap- 
pelait la loi: les leçons de la loi, que lui avait apprises 
Madeleine. On doit toujours prévenir avec de l'argent quand 


BALAOO 169 


on prend quelque chose ! Or, Balaoo venait de prendre 
sans prévenir avec de l'argent. (Pour Balaoo, voler et 
prendre, c’est la même chose, et la question d’argent avant 

RC prise de possession n’est qu’une question de politesse 
inventée par ceux de la race humaine qui ne veulent rien 
faire comme ceux des autres races). Donc, Madeleine ne 
serait pas contente ! 

Mélancoliquement, il s'était éloigné de la petite porte 
du fond du jardin et avait gagné la campagne. 

Ah ! Balaoo a fait de beaux coups aujourd’hui ! C’est 
une journée qui compte ! Il doit être content de lui !... 
Eh bien ! non, puisque Madeleine a de la peine, Balaoo est 
triste. | . 

Cependant, comme il ne peut rester toute la nuit sur 
la lisière des bois à gémir comme un enfant et qu'il est 
malsain de dormir à la belle étoile, il se lève pour rentrer 
dans le chez-lui de la forêt : dans son petit pied-en-l’air 
du gros hêtre de la clairière de Pierrefeu. 

Tout cet enchevêtrement de charmes, de frênes, de gros 
chênes et de gros hêtres et toute cette collection bien 
droite de milliers de sapins, tout cela qui constitue les 
Bois Noirs, n’est qu'un pis-aller pour Balaoo, « comme 
qui dirait un parc » ; et, quand quelques-uns de ses amis 
des sous-bois, comme le renard Às, par exemple, fait le 
malin avec sa charmille épaisse et protectrice, Balaoo a 
beau jeu de lui raconter des histoires de lianes géantes, en 
grondant de rire. 

Ainsi, la dernière fois que l’autre est venu lui faire bon- 
jour au gros hêtre, Balaoo ne s’est pas gêné : « As, tu n'es 
qu’un enfant qui vient de naître. Si tu avais vu comme 
moi, dans ma forêt de Bandang, les arbres à trois pieds 
(les mangliers) qui portent notre hutte sur l’eau épaisse 

10 


170 BALAOO 


des marécages et si tu avais vu le mur de lianes géantes 
tressé d’un arbre à l’autre qui empêche depuis cent mille 
ans ceux de la race humaine de pénétrer dans notre vil- 
lage, tu n’oserais plus nous parler de ton trou de maison, 
défendu par la charmille de Saint-Martin-des-Bois ! » 

Cet As, avait pensé Balaoo, qui passe pour malin, ici, 
chez nous ferait sourire un éléphant. « Et puis, d’abord, 
c’est bien simple, avait-il ajouté, ma forêt de Bandang, 
quand on veut pénétrer dedans, il faut y faire an trou 
comme un tunnel! Ça n’a rien à faire avec les forêts de 
paricil»s 

As n'avait pas insisté, sachant qu’il n'aurait pas le 
dessus avec Balaoo et connaissant le proverbe : « À beau 
mentir qui vient de loin ». As comprenaït tout ce que lui 
disait Balaoo, parce que l’anthropopithèque avait soin, 
quand il s'exprimait devant les bêtes, d'oublier la tangue 
des hommes que Coriolis et Madeleine lui avaient apprise. 
Ainsi il se mettait gentiment et sans se faire prier à égalité 
de bête à bête, et la communication était rétablie tout de 
suite entre instincts animaux {ce qui ne l’empêchait pas de 
garder son quant-à-soi humain et même de penser avec 
sa pensée humaine, tout en s'exprimant devant les autres, 
comme tout le monde de la race bête). Et il agissait 
même ainsi avec le général Captain qui, lui, prononçaït 
des mots d'hommes sans les comprendre, et ne compre- 
nait que les mots de bête. 

Le général Captain était le perroquet qu'il. avait volé à 
Mlle Franchet et qu'il avait emmené en esclavage dans sa 
hutte de la forêt, où il lui servait de concierge. Balaoo avait 
le plus grand mépris pour le général Captain, trouvant 
qu'il n’y a rien de plus bête pour une bête quedes’acharner 
à parler avec des mots d'homme qu'elle ne comprend pas. 


BALAOO 171 


Ainsi pensait Balaoo à travers la forêt profonde, en 
marchant sans route et sans boussole et sans allumettes, 
en pleine nuit sans lune, vers sa hutte du Grand Hêtre 
qui était pour lui comme qui dirait sa garçonnière. Ainsi 
pensait Balaoo, le cœur troublé de ses méfaits, et por- 
tant sous le bras, dans un paquet proprement roulé, la 
robe de l’Impératrice. 

Une voix, au-dessus de lui, tout là-haut, le sortit de sa 
réflexion : 

— As-tu bien déjeuné, Jacquot? 

— J,'idiot! fit tout haut Balaoo, en haussant les 
épaules. 

Aussitôt la voix reprit dans les arbres noirs : 

— Bonjour, madame, comment vous portez-vous? 

— Quand tu auras fini de faire l’imbécile, général Cap- 
tain |! commanda l’anthropopithèque d’une voix rude et 
animale et en employant des sons animaux qui produi- 
sirent leur effet immédiat. | | 

Général Captain cessa de jouer à l’homme et, du haut 
d’une branche si élevée que nul être, d'en bas, ne pouvait 
l’apercevoir, même si on avait été en plein jour clair, 
même si on avait eu les yeux de Balaoo, il souhaita hum- 
blement, comme un humble concierge-perroquet qu'il 
était et dans la langue animale-perroquet que Balaoo 
comprenait très bien, car presque toutes les langues 
animales se comprennent, la bienvenue à son maître. 

Balaoo émit quelques grognements et lui demanda 
comment il se faisait qu’il ne dormait pas encore à cette 
heure. Général Captain lui répondit qu'il avait été ré- 
veillé par une grande lueur qui brillait du côté du village. 

— D'en bas, tu ne peux la voir, fit comprendre 
l’oiseau-concierge à l’anthropopithèque ; mais moi, je la 


172 BALAOO 


vois très bien. Le ciel est tout rouge, tout rouge, éclatant 
comme lorsque le soleil se Iève dans mon pays ! » 

Balaoo ricana, car il connaissait les prétentions du gé- 
néral Captain. Cet animal, qui était, du reste, menteur 
comme un arracheur de dents, affirmait avoir vu autant 
de pays que Balaoo ; mais il était incapable de dire les- 
quels. Au fond, il n’avait un peu de bagout que parce qu'il 
se souvenait d’avoir entendu un loro (perroquet du Brésil) 
conter, chez l’oiseleur de Marseille où il avait échoué tout 
jeune, ses prouesses équatoriales. Balaoo le faisait tou- 
jours taire en lui disant : « Tais-toi, j'en ai connu, moi, 
des perroquets, dans la forêt de Bandang. Ils n'étaient 
point d’un vert-de-gris comme toi, mais ils avaient de 
l’incarnat aux ailes, et de l’azur à la tête, et de l’or au cou! 
Tu ne sais même pas, général Captain, comment les mères- 
perroquets de la forêt de Bandang obtiennent de leurs 
petits de l'or au cou ! Eh bien ! mon vieux, c’est en les 
nourrissant avec des jaunes d’œufs. Il n’y a rien de meil- 
leur pour l'or au cou. C’est avec ça que dans la forêt de 
Bandang on fait la couleur serin, général Captain ! » 
Le général alors se taisait, parce que tout le monde savait 
bien que Mile Franchet ne le nourrissait point avec des 
jaunes d'œufs. 

Balaoo montait donc dans l’arbre, inquiet de ce que lui 
avait dit le perroquet, rapport à l’incendie. 

Le Grand Hêtre de la clairière de Pierrefeu était au 
moins quatre fois centenaire. Il était, à lui seul, un monde, 
une nature, un univers. C'était le plus bel arbre de 1a 
forêt, et il avait bien près de cinquante mètres de haut et 
plus de deux mètres de diamètre. Balaoo en avait le plus 
grand orgueil, bien qu'il ne manquât jamais de raconter 
à ses amis de la futaie qui lui en faisaient compliment, 


BALAOO 173 


que cet arbre n’était rien à côté de ceux de la forêt de 
Bandang, et que son père et sa mère, avant d’aller sus- 
pendre leur maison sur les mangliers des marécages, 
avaient d’abord habité, au temps de sa première jeunesse, 
un eucalyptus qui avait plus de quinze cents pieds de 
haut (qu'il disait) et trente pieds de diamètre. Enfin, il 
voulait bien se contenter de cet arbre-là dont il aimait le 
tronc lisse et propre, la ramure soyeuse, les feuilles polies 
et luisantes après la pluie et dont il dévorait les fruits en 
ayant bien soin d’en rejeter l'écorce (la nature — dont la 
voix ne cessait jamais de lui parler à l'oreille, — lui ayant 
soufflé qu'elle contenait le pire poison, celui qui rend 
épileptique et vous fait ressembler à un homme saoul). 

Balaoo, au moment de son emménagement dans l'arbre, 
en avait chassé tous les animaux, excepté les petits oi- 
seaux dont il respecta avec grand soin tous les nids. 

Ce n’était point qu'il fût, à l’excès, sentimental, mais 
il aimait la fine omelette : ce dont s’aperçurent, à la longue, 
les petits oiseaux, qui le quittèrent, quoi qu’il prît garde 
de ne les point chasser. 

Balaoo, ayant traversé dix étages de ramures, arriva à 
son petit « pied-en-l’air » de garcon anthropopithèque. 
Le concierge était sur la porte, le bec ouvert, tourné vers 
le lointain incendie. Balaoo mit sa main en visière sur son 
front et regarda. Cela brûlait au beau milieu de Saint- 
Martin, du côté de la place de la mairie. Il fut rassuré tout 
de suite. Du moment que la demeure de Madeleine 
n’était point en danger, le reste lui était bien égal. II pensa 
instinctivement aux Trois Frères qui aimaient, comme lus, 
à faire des farces à ceux de la race humaine, et il se dit 
qu’une si grande lueur était peut-être de leur invention, 
et il ne regretta point le coup qu'il avait fait à 

10. 


174 BALAOO 


Riom, quand il leur avait ouvert leur cage d'hommes. 

Comme la lueur tombaït et que le tocsin se taisait, 
Balaoo rentra chez lui. Il fit craquer une allumette. 

11 alluma une bougie, qui ne lui avait pas coûté cher, 
non plus que le bougeoir. On pouvait dire que Balaoo 
s'était meublé à peu de frais. Les épiceries-merceries et 
différents commerces du village lui avaient fourni, à la 
longue, le nécessaire ; et il avait des provisions dans son 
cellier, car sa hutte, qu’il avait fort proprement, et solide- 
ment et confortablement construite à la mode anthropo- 
pithèque avec des roseaux, des feuilles, des fougères, des 
branchages, de la charmille, se divisait en deux chambres 
à la mode des hommes. Dans la plus reculée, il entassait 
les objets de son industrie et les fruits de son larcin ; dans 
la première, qui était toujours bien propre et fort agréa- 
blement tenue et à peu près décorative, il n’y avait que 
le strict nécessaire, c'est-à-dire: une natte, une com- 
mode qui contenait quelque linge et effets de rechange, 
surtout des faux-cols et des manchettes bien empeséS 
pour lesquels Balaoo avait une vraie passion (la com- 
mode avait appartenu dans le temps au docteur Ho- 
norat), une table de nuit (de même provenance), sur 
laquelle il avait disposé un portrait-carte de Madeleine, 
et c'était tout. 

Pas de lit. C’était bien assez d’en avoir un avec des 
draps, dans son appartement de la maison du village. Ici, 
quand ôn voulait dormir, on couchait sur la natte ; et, 
quand on voulait causer, aussi Balaoo avait horreur 
des fauteuils, à quelque style qu'ils appartinssent. Ceci 
ne signifiait point qu'il fût l’ennemi de l’art décoratif : 
ainsi il avait disposé sur ses murs, des tableaux-réclames 
des meilleurs chocolats et des plus succulents biscuits, 


BALAOO 175 


Longtemps, on avait cherché, à l’auberge du Seleïl Noir, 
un admirable carton où une jeune et jalie femme, court 
vêtue, dégustait, le petit doigt en l’air, un byrrh doré. Ce 
carton, qui ommait autrefois le mur de la salle à manger 
d'été des Roubion, faisait maintenant partie de la galerie 
de tableaux du seigneur Balaoo, dans sa maison de cam- 
pagne du Grand Hêtre de Pierrefeu. 

Le général Captain était attaché à ce palais, en qualité 
de concierge, par une patte. Son rôle ne consistait point 
seulement à nettoyer d’un bec habile tout l'établissement, 
pendant les absences de son maître, mais encore à intro- 
duire les visiteurs et à les faire attendre, en leur offrant 
des faînes. Car Balaoo recevait, quand il était de bonne 
humeur, ses amis de la haute et basse futaie. Pour ceux 
qui avaient le derrière lourd, il avait imaginé un système 
de petites coches à même le tronc, formant escalier. 
L'idée lui en était venue en regardant le perchoir de gé- 
néral Captain, chez Mlle Franchet. Balsoo, qui n’avait 
jamais vu d’ascenseur, était très fier de cet ouvrage qui 
permettait à son ami Dhol lui-même, qui n'avait jamais 
quitté la terre, de se promener dans son arbre comme 
chez lui et de se donner (ce qui était d’ailleurs parfaite- 
ment ridicule pour un loup), des airs de jaguar. 

Balaoo avait donc fait de la lumière. I1 déroula aussitôt, 
devant le général Captain, « médusé », les splendeurs de 
la robe de l’Impératrice. Puis, l’ayant secouée, comme on 
lui avait appris à secouer les étoffes, aux fins d'enlever les 
plis, il l’accrocha à un clou. Ceci fait, il s’étendit, rêveur, 
sur sa natte, l'esprit tout brouïilié des événements du jour. 

I1 aurait bien voulu la paix ; mais général Captain ne 
cessait de lui poser des questions auxquelles, du reste, il 
ne répondait pas. 


176 BALAOO 


La robe de l’Impératrice intriguait le concierge. Il 
voulait savoir si c'était pour s’en revêtir que Balaoo avait 
apporté cette parure, et si on verrait bientôt son maître 
se promener dans cette belle robe blanche. Il la retournait 
‘avec son bec et trouva le moyen de lui arracher un bout 
de dentelle, ce qui lui valut une gifle. 

— Tu as tort de te fâcher, exprima le général Captain, 
en se mettant hors de portée, je suis sûr qu'elle t’irait 
joliment bien. 

— Général Captain, fait Balaoo sur un ton négligent, 
tu ne sais pas ce que c’est que le jacarei ? 

— Jacarei? Non, Balaoo. 

— C'est un crocodile de la forêt de Bandang. Quand 
la panthère de Java commence à le manger par la queue, 
il ne bronche pas d'une semelle ; quand la panthère de 
Java en a mangé la moitié et que sa faim, pour ce jour-là 
est apaisée, la panthère s’en va, mais le jacaret reste. Oui, 
ma parole, il reste, attendant que la panthère revienne 
manger, le lendemain, son autre moîïtié. Est-il bête, 
hein? 

— Pourquoi me racontes-tu ça? demande le concierge, 
abruti. 

— Pour que tu saches bien que, dans la forêt de Ban- 
dang, il y a tout plus beau qu'ici ! Ainsi le jacares est en- 
core plus bête que toi ! mais ne t’y fie pas, général Cap- 
tain. Certes ! ce n’est pas moi qui te mangerai jamais 
par la queue ; mais mon ami Às pourrait bien, si je le lui 
permettais, être moins dégoûté. (A ce moment, on gratta 
à la porte. Balaoo ordonna à son domestique d'ouvrir, 
car il avait reconnu un grattement ami ; et As, jus- 
tement, le renard, entra, une poule dans la gueule et 
saluant de sa queue en trompette). 


A 


BALAOOQ 177 


Balaoo lui ordonna aussitôt d'aller déposer sa proie 
dehors, surle païllasson. Balaoo avait reconnu une poule 
de M° Boche, et lui fit reproche de ses instincts carnas- 
siers. As déposa la poule précieusement dans un coin à 
sa portée ; il avait le museau tout sanglant et tout em- 
plumé, et il l’allongea sur ses pattes en philosophe qui 
prétend vivre à sa guise et qui peut écouter sans se fâcher 
les observations des autres, ayant le ventre plein et ses 
provisions faites pour le lendemain. Il laissa parler le ver- 
tueux Balaoo, qui vantait les douceurs pacifiques du ré- 
gime végétarien ; et, au moment où l’autre s’y attendait 
le moins, il lui décocha un argument qui assomma qua- 
siment l’anthropopithèque : « Tu te vantes d’être un 
homme, dit As, et tu ne manges même pas de poules! » 

Balaoo ne dit plus rien pendant des instants qui lui pa- 
rurent interminables. Est-ce qu’il ne lui viendrait pas une 
bonne réponse à la cervelle? Ce n'était vraiment pas la 
peine d’avoir fait des études, d’avoir appris à lire les mots 
d'hommes sur les cubes de bois et à les écrire d’abord avec 
un pinceau, et puis avec une plume trempée dans l’encre 
noire, pour s’en laisser « boucher un coin», de Îa sorte, 
par un simple As. Enfin, il se redressa sur son séant, l’œil 
brillant, toussa et déclara : « Je ne ferais pas de mal à 
une mouche pour manger ! Moi aussi, je tue ; mais je tue 
parce qu’on m’embête, mats jamais pour manger, je trouve 
ça dégoûtant, et je ne te l’envoie pas dire. 

— Alors, dit As, tu n’aimes pas ceux qui tuent pour 
manger. Pourquoi, alors, aimes-tu les Trois Frères qui 
tuent pour manger? 

Balaoo répliqua : 

— Je les ai vus tuer l’huissier, et ils n’ont pas mangé 
l'huissier. 


178 BALAOO 


— Oui, mais ils nous tuent, nous autres, dans la forêt, 


et c’est pour nous manger. 

— Tute vantes, dit Balaoo, en haussant les épaules, les 
Trois Frères ne mangent jamais de renard. Les hommes 
ne mangent pas le renard. Tu n’es même pas bon à man- 
ger, pour ceux qui mangent de tout, ce qui ne veut pas 
dire que les Trois Frères ne te tueront pas, car ils n’aiment 
pas les bavards. Ce sont les bons et les mauvais côtés 
de la vie de la forêt. Et, maintenant, mon vieux As, 
tu vas me laisser dormir. 

— On peut dormir, dit As, qui comprit qu’on le mettait 
à la porte, lorsque, comme toi, on a lecœur tranquille et 
qu’on est l’ami des hommes. Dis donc, Balaoo, il y a un 
pendu au premier arbre à gauche sur la route de Riom, 
tu devrais aller le décrocher. 

Balaoo sauta sur la patte d’As et faillit la lui briser. 

— Qui est-ce qui t’a dit ça? 

— On ne me l’a pas dit, je lai vu ! annonça As, en ti- 
rant sa patte qu’il lécha. 

— Qu'est-ce que tu as vu? gronda Balaoo. 

As jeta un coup d'œil de côté et vit que la porte était 
restée entr'ouverte : | 

— J'ai vu que tu lus remettais sa cravate, jeta-t-if en 
bondissant hors du peut « pied-en-l’air» du Grand Hêtre 
de Pierrefeu. 

Balaoo courut jusque sur le seuil, maïs l’autre était 
déjà. au diable. On entendait son petit rire déplaisant dans 
les lointains ténébreux et feuillus. | 

Balaoo, qui étouffait de rage, ne trouva, pour expri- 
mer son courroux animal, qu’un mot de la langue homme : 


— Saloperie | 


CHAPITRE V 


LE SIÈGE DE LA FORÊT 


Le lendemain de cette nuit d’épouvante, les troupes 
venues de Clermont-Ferrand commencèrent le fameux 
siège des Bois Noirs. Il ne fallut pas moins, tout d’abord, 
d’un régiment et d’un escadron de cavalerie à la tête 
duquel se trouvait M. le vicomte de Terrenoïre, pour 
encercler l'espace dans lequel on estimait que les Trois 
Frères pouvaient avoir cherché refuge. Toute la police 
du chef-lieu, naturellement, et M. le Préfet Mathieu Dela- 
fosse étaient là. 

Le Gouvernement était très embêté de cette nouvelle 
histoire, à cause du bruit qui commençait à courir que les 
Trois Frères, agents politiques, n'avaient gardé le silence 
sur leurs relations électorales, pendant toute la durée du 
procès, que parce qu’on leur avait promis une évasion bien 
conditionnée. | 

Et, de fait, elle avait été soignée! Elle n’était explicable 
qu'avec une aide venue du dehors et travaillant, à son 
gré, sans être dérangée par les gardiens qui prétendatent 
n’y avoir vu que du feu ! L'enquête n’arrivait point à 
conclure et se déclarait impuissante à l'expliquer par Îles 
moyens ordinaires humains. Les Trois Frères, réunis dans 
une même cellule et gardés par cinq agents armés qui ne 
les quittaient pas, s'étaient envolés comme s'ils avaient 


180 BALAOO 


eu des aiïles. Quand la chose était survenue, les gardiens 
jouaient aux cartes comme toujours, assis tous à la même 
table, tandis que Siméon, Élie, Hubert, debout, autour 
d’eux, leur donnaient des conseils. C'était une partie de 
rams. Quand les gardiens avaient relevé la tête, la partie 
finie, ils avaient cherché en vain les prisonniers. On avait 
trouvé à une fenêtre deux barreaux tordus par un effort 
qu'aucun bras d'homme au monde n'était capable de 


donner. C’est par là qu’ils s'étaient envolés. Et, en vérité, 


il n’y avait point d'autre mot pour définir la situation. 
Car ils avaient dû glisser comme des oiseaux sur les toits. 
Bref, l'affaire tenait du rêve, et le Gouvernement, qui 
serait certainement interpellé, ne pourrait apporter à la 
tribune de la Chambre ce conte à dormir debout ! Aussi 
l'Administration préfectorale comprenait-elle parfaite- 
ment que, puisqu'on ne pouvait trouver l’explication de 
l'évasion, il fallait, pour écarter toute idée de complicité 
retrouver les évadés, morts ou vivants ! 

— Rondement !.. Rondement ! avait dit M. Mathieu 
Delafosse au vicomte de Terrenoire qu'il avait trouvé en 
train de faire le beau sur son alezan devant les fenêtres 
de M*° Valentin, avec tout le village autour de lui. 
Commandant ! vous allez courir avec vos hommes sur la 
route de Tournadon-la-Rivière jusqu’à la Grange-aux- 
Belles, et là joindre le détachement qui arrive du côté du 
Chevalet. Il n’est plus que ce chemin-là de libre. Il faut 
le leur barrer. Alors vous vous entendrez là-bas avec le 
colonel du Briage et vous nous rabattrez le gibier entre 
Moabit et Pierrefeu. Et dites-lui bien, au colonel, qu’il 
jette tout son régiment dans la forêt, que ses hommes 


battent chaque buisson et fouillent tout ! Et, s'ils se dé- 


fendent, qu’on tire sur eux comme sur des lapins ! Quand 


BALAOO 187 


vous approcherez de Moabit, envoyez-moi une estafette et 
nous entrerons à notre tour dans la forêt ! Compris? Adieu 
et bonne chance ; moi, je retourne tout de suite chez la 
vieille Vautrin qui finira peut-être par nous donner un 
renseignement. Quand on songe qu’ils ont eu le toupet de 
revenir chez eux et d’aller y chercher leurs affaires ! 
. Quelles affaires? De la politique, encore !'bien sûr! On n's- 
vait rien trouvé lors des perquisitions!.… Et la Zoé, qu’est- 
elle devenue? La vieille dit qu’elle est partie à courir 
la forêt avec eux !.. Ça n’est guère probable, elle leur se- 
rait plutôt un embarras !.… 

— La petite Zoé connaît la forêt aussi bien qu'eux, 
dit M. le Maire qui venait d'arriver, et elle grimpe aux 
arbres comme un singe. Ils ne sont pas encore pris, allez ! 
Vous auriez mieux fait de les garder dans votre prison, 
monsieur le Préfet. 

Le Préfet fit celui qui n’avait pas entenduetse dirigea, 
suivi de tout le village, vers la masure des Vautrin où gé- 
missait la vieille Barbe. | 

Elle était plus fière que jamais d’avoir mis au monde 
une pareille progéniture, dont toute la République s’oc- 
cupait et qui chambardait tout un département ! Et elle 
faisait passer un frisson dans le dos de tous ceux qui 
étaient entrés dans sa masure, rien qu'avec la façon dont 
elle disait : « Ah ! bien ! ils ont emmené le docteur Hono- 
rat ! J'voudrais pas être, à c’t’heure, dans sa peau, à 
celui-là ! » Et elle reprenait, devant les autorités atter- 
rées : 

— Ah! les gas! quand je pense que je les ai eus tous 
les trois d’une seule portée ! V a-t-il beaucoup de mères 
comme moi au monde ! On devrait-y pas me décorer? 
Sans compter que, le jour du baptême, j’ai bien cru qu'on 

II 


182 BALAOO | 


allaitmef.. la Légion d'honneur! Le Maire y m’a embrassé, | 
oui, m'sieur Jules! V’là comme ils faisaient les Maires : 
avec la Barbe, dans ce temps-là ! On les a baptisés tous 
les trois en même temps. On avait mis trois oreillers dans 
une charpagne, ma parole ! et les trois petits gars dessus | 
qui chiallaient comme des veaux. Et on a porté la char- 
pagne pleine des trois mioches à M'sieur le Curé et on 
leur a mis le sel sur la langue ! Il y avait trois parrains qui 
y ont donné chacun leurs noms ! Et le souër, tout le vil- 
lage était saoul, et le maire, et le curé aussi !.. V’1à comme 
on faisait, m'sieur Jules, dans ce temps-là !.. Tâchez 
pas d’y faire du mal à mes petits ! C’est pas d'main que la 
vieille Barbe pourrait en recommencer trois pareils ! 

Et puis elle se tut et ne voulut plus répondre à aucune 
question. 

Tout à coup, il y eut un grand remue-ménage sur la 
route autour de la maison des Vautrin. Chacun se bous- 
culait pour mieux voir quelque chose de blanc qui 
s’avançait au milieu du chemin, venant de la forêt. 

C'était comme une apparition de la Vierge... Oui, une 
forme toute blanche et vaporeuse, et glissante, et ondu- 
lante, qui se dirigeait vers la foule stupéfaite. Et, soudain, 
une voix Cria : 

— Mais c’est la robe de l’Impératrice ! | 
Alors toutes les bouches reprirent : { 

| 
l 


SR Se RP TOR 


nn. en RENE 


— C'est la robe de l’Impératrice ! C’est la robe de l’Im- 
pératrice qui revient ! 

Mais elle n’était pas toute seule, la robe de l’Impéra- 
trice, et bientôt on put voir qu’elle revenait sur le dos de | 
la petite Zoé. Oui, parole! c'était Zoé, dans la robe de | 
l’Impératrice, qui, sur le chemin, lui donnait des airs de 4 


4 


Reine du Ciel. 


BALAOO 183 


Elle portait cette robe, qui n’était pas encore cousue, 
comme une chape, dont le morceau d’arrière faisait sur 
les talons une traîne immense, et elle avait passé ses bras 
frêles, nus et dorés, dans les trous des manches qui res- 
taient à mettre. Sa tignasse, bleue aile de corbeau, glissait 
sur ses épaules et coulait en flots d’encre sur toute cette 
blancheur encore immaculée. La figure de Zoé était sé- 
rieuse, comme en cérémonie. Et ses yeux insultaient tous 
ceux qui étaient là. 

Elle adressa tout de suite la parole à M. le Maire. 

— Monsieur le Maire, dit-elle, avec assurance, de sa 
petite voix aigrelette et vinaigrée, je viens de la part de 
mes frères qui ont quelque chose à dire à M. le Président 
de la République. Ils veulent qu’on les gracie ! 

L'ambassadrice dit sa petite affaire tout d’une traite, 
et de façon à ce que tout le monde pût l’entendre. Et puis 
elle souffla, toussa un peu en se mettant les doigts devant 
sa bouche, comme un écolière qui essaie de se rappeler 
les termes exacts de sa leçon. 

Une audace aussi tranquille laissait tout le monde dé- 
semparé. Elle continua : 

— $i M. le Président de la République fait ça, onn’en- 
tendra plus jamais parler de mes frères, qui ne feront plus 
de mal à personne, et qui s’en iront du pays. 

Une voix alors, méchante et menaçante, s’éleva. 
C'était M. Mathieu Delafosse qui recouvrait ses esprits : 

— Et si on ne les gracie pas, tes frères, qu'est-ce qu'ils 
feront ? | 

Zoé toussa, rougit un peu, donna un coup de talon à la 
traîne de sa belle robe et dit : 

— Si M. le Président de la République ne les gracie 
pas, ils tueront le docteur Honorat ! 


184 BALAOO 


— Et surtout, ne me touchez pas ! ajouta-t-elle préci- 
pitamment. Mes frères ont dit que, si on me touchait, ils 
tueraient le docteur Honorat d’abord et qu'ils mettraient 
le feu à Saint-Martin ensuite (Grosses rumeurs que fait 
taire, d’un geste, M. le Préfet). 

— On ne te touchera pas, mon enfant, promit avec une 
douceur soudaine Mathieu Delafosse, mais tu vas nous 
dire où est le docteur Honorat. 

— Ilest avec mes frères. 

— Et tes frères, où sont-ils ? 

— Avec le docteur Honorat, répliqua la petite, en se 
mouchant sur un coin de la robe de l’Impératrice. 

Le Maire s’avança à son tour. 

— Zoë, dit-il, je te promets qu’on ne te fera pas de 
mal, et tu vas rentrer tranquillement dans la forêt où 
t’attendent tes frères, et tu leur diras qu’ils n’ont rien à 
gagner à se conduire comme ils le font. | 

Zoë toussa, les doigts à la bouche, et puis demanda : 

— C'est-y ça, vot’ réponse? 

— Nous leur répondons qu’il faut qu'ils se rendent et 
que le Président de la République verra après ce qui ui 
reste à faire ! S'ils sont raisonnables et ne font pas de 
mal au docteur Honorat, ils pourraient peut-être bien ne 
pas s’en repentir.… Dis-leur cela | 

— Moi, je veux bien, fit Zoé, en hochant la tête, mais 
tout ça, ça n’est pas des réponses. 

— Rapporte-leur ça tout de même et tu verras que ça 
les fera réfléchir s’ils sont intelligents, dit le Maire. Va 
donc ! Comment se porte-t-il, le docteur Honorat? 

— Eh bien ! il va bien !.… 

— Qu'est-ce qu'il dit ?.… 

— Jlne dit rien! 


BALAOO 185 


— Surtout qu'ils ne le fassent pas souffrir !.… 

— Ah !ïilest attaché pour qu'il ne se sauve pas ! En 
dehors de ça, on ne s’occupe pas de lui ! 

— On lui donne à manger, au moins ? 

— Ah! ce matin, on lui a poussé son morceau ; mais 
probable qu’il n’a pas faim, il n’apas touché à sonécuelle… 
Alors, c'est tout ce que vous avez à me dire ?.. Ehbien | 
au revoir, messieurs, la compagnie, à tantôt |... 

Et elle s’en retourna, dans sa robe d’Impératrice, sans 
que nul osât faire allusion à la manière dont elle avait pu 
se procurer cette somptueuse toilette. Personne n'’eüût 
voulu se mettre mal avec les Vautrin.. Il y eut même 
quelques voix pour vanter la belle mine de Zoé dans 
ses falbalas. Quelqu'un dit : « Ça lui va rudement bien |...» 

Elle disparut comme elle était venue, toute droite, 
hautaine comme une dame, ne daïgnant point se re- 
tourner, balayant toute la poussière de la route... 

. … Del’autrecôté de lahautefutaie de Pierrefeu, le colonel 
de Briage avait échelonné ses hommes, mais hésitait à 
pénétrer dans les bois. En fait, il mettait de la mauvaise 
volonté à accomplir cette besogne de police. Il avait ré- 
pondu au vicomte de Terrenoire qui, à la tête de son esca- 
dron, allait d’un bout à l’autre du pays, reliant les di- 
verses unités de cette étrange armée de siège, qu’il vou- 
lait s’entretenir tout d’abord avec le Préfet, car il enten- 
dait repousser dans l'affaire la plus petite responsabilité. 

L'épisode de l’ambassade de Zoé devait retarder en- 
core les opérations. Le préfet télégraphia au ministère de 
l'Intérieur, et on attendit la réponse du Ministre qui 
n’était pas encore arrivée à trois heures. 

À trois heures, en revanche, Zoé réapparut sur la lisière 
de la forêt, toujours en impératrice. 


186 BALAOO 


Tout le village, en une seconde, fut autour d'elle. Elle 
dit qu’elle apportait la réponse des Trois Frères et qu’elle 
voulait parler au maire. On lui apprit que le Maire, le 
Préfet, le chef de la Sûreté de Clermont, le colonel du 
Briage lui-même et deux commandants, finissaient de 
dîner au Soleil Noir. 

Elle entra au Soleil Noir. 

Une minute après, on l’introduisait auprès des autorités 
civiles et militaires. 

Ce fut le Préfet, naturellement, qui interrogea : 

— Approchez, mon enfant, lui dit-il comme s’il avait 
eu affaire à une jeune fille timide. 

Mais Zoé approcha sans timidité. Elle tenait dans 
une maïn un paquet enveloppé dans un numéro de jour- 
nal, qu’elle tendit au préfet. 

— Voici leur réponse, dit-elle. 

— Qu'est-ce que c’est que ça? 

— Regardez, vous le saurez, fit-elle, avec son aplomb 
ordinaire. 

Après avoir promené les yeux sur tous les assistants 
pour leur faire comprendre son étonnement, M. Mathieu 
Delafosse prit le paquet des mains de Zoé et commença 
de le développer. 

La curiosité de tous fut excitée à l’extrême quand, le 
premier papier enlevé, il s’en trouva un second tout ma- 
culé de taches sanglantes. 

Rapidement, le Préfet ouvrit. Aussitôt, il déposa le 
paquet sur la table en laissant échapper une exclamation 
d'horreur. Ils étaient tous penchés sur lui ; ils crièrent 
tous d'horreur comme lui. | 

Dans le paquet, il y avait un doigt. 

Quand l'émotion se fut un peu calmée, M. Mathieu 


BALAOO 187 


Delafosse posa des questions à Zoé. Il était pâle et mor- 
dait sa moustache. 

— Qu'est-ce que tu nous apportes-là, malheureuse? 

— C'est un petit doigt du docteur Honorat, répondit 
la placide Zoé. 

— ‘Tes frères ont coupé un doigt au docteur ? 

— Dame ! ce n’est point le vôtre, monsieur le Préfet, 
ou le mien | 

— Oh! c’est bien le petit doigt du docteur Honorat ! 

— Je le reconnais, dit le Maire, et il montra la bague 
en or qu'on ‘avait laissée à la phalange comme pour en 
attester l'authenticité. 

— Mais c’est abominable ! exprima le Préfet, de plus en 
plus pâle. 

— Pourquoi qu'ils ne couperaient pas un doigt à 
ceux qui veulent leur couper la tête? expliqua Zoé, 
logique. 

— Et pourrais-tu me dire, petite misérable, pourquoi 
ils ont comtnis cette cruauté effroyable ? 

— Ils disent comme ça que c’est pour bien vous prou- 
ver qu'ils sont prêts à tout avec le docteur Honorat si 
le Président de la République ne leur donne pasleur grâce. 
Tis m'ont dit de vous dire qu’ils donnaient au Président 
de la République jusqu’à demain midi tapant. Si demain 
à midi tapant le Président neles a pas graciés, ils couperont 
l’autre petit doigt du docteur pour vous faire réfléchir 
encore. Je vous répète ce qu'ils m'ont dit. Enfin, après- 
demain, ils le tueront tout à fait, et vous en enverront les 
morceaux, et ws reprendront leur liberté, et vous serez 
responsable de tout ce qui pourra arriver... J’ai pas autre 
chose à vous dire. Est-ce que je peux m’en retourner ? 

À ce moment, on apporta au Préfet une officielle. C'était 


188 BALAOO 


la réponse tant attendue. M. Mathieu Delaïosse l’ouvrit 
fébrilement et la lut d’un coup d’œil. Aussitôt, 11 laissa 
échapper l'expression de son mécontentement et de son 
indignation | 

— Ça, par exemple, c’est le comble ! 

Et il passa la dépêche au colonel et au maire qui lurent : 
Impossible à Gouvernement entrer en pourparlers avec des 
gens qui se sont mis hors la loi. Il faut que force reste à 
la lot, MAIS, A CAUSE DOCTEUR HONORAT, AGISSEZ AVEC 
PRUDENCE | 

— Nous voilà bien avancés ! conclut le Maire. 

— En somme, monsieur le Préfet, expliqua le colonel, 
le Gouvernement vous laisse toute la responsabilité des 
opérations. Moi, je ferai ce que vous me direz, mais, pas 
d’équivoque, je veux des ordres précis, et, du reste, je m’en 
lave les mains. 

— Mais, qu'est-ce que je vais faire? Qu'est-ce que je 
vais faire? Vous voyez bien qu'ils vont le tuer ! s’excla- 
mait M. Mathieu Delafosse. 

— Ça, c’est sûr ! déclara Zoé, que tout le monde avait 
oublié. 

Le Maire dit: « On pourrait télégraphier au ministre 
l’histoire du petit doigt, ça lui ferait peut-être prendre une 
décision ! » 

Le préfet acquiesca : « Tout de suite ! » et il demanda 
une plume et de l’encre. 

— Écoute, petite, je te garde à ma disposition jusqu’à 
ce que j'aie reçu une réponse du Ministère. Tu vas entrer 
dans cette salle à côté, il faut en finir ! 

— Eh bien! finissez-en le plus tôt possible, con- 
seilla Zoé, car ils commencent à s’impatienter dans la 
forêt. 


BALAOO 189 


Zoë passa dans une pièce à côté et le Préfet écrivit sa 
dépêche. La dépêche partie, on recommença à discuter, 
jusqu’à ce que survînt la deuxième réponse du Gouverne- 
ment. Elle était aussi catégorique que la première : 
« Abominable sauvagerie. Répétons que force doit rester à 
La lot. Terminez affaire aujourd'hui même et envoyez rap- 
port télégraphique. Interpellation demain. AGISSEZ AVEC 
PRUDENCE A CAUSE DOCTEUR HONORAT |! » 

Comme on le pense, ces nouvelles instructions n’appor- 
tèrent aucun apaisement aux perplexités de M. Mathieu 
Delafosse. Il cacha sa déconvenue sous un air de hautaine 
décision : 

— Tu diras à tes frères, ordonna-t-il à Zoé, que le Gou- 
vernement ne veut les connaître que pour enregistrer 
leur soumission. Encore une fois, qu’ils se constituent pri- 
sonniers, et M. le Président de la République verra ce qu’il 
aura à faire. Il veut bien leur laisser encore jusqu’à de- 
main matin dix heures pour réfléchir. Et ce n’est point 
la mort du docteur Honorat qui empêchera tes frères 
d’être guillotinés, AU CONTRAIRE ! Va ! 

Elle partit en faisant la lippe. 

Aussitôt qu'elle fut dehors, il y eut conseil de guerre 
dans Îa salle des Roubion. 

Le Préfet exposa son projet. Puisqu’il avait ordre 
d'agir vite et prudemment, il unirait avec adresse la ruse 
à la force. Déjà il avait commencé à réaliser ce plan ma- 
chiavélique, en faisant dire aux Vautrin qu’on les laisse- 
rait tranquilles jusqu’au lendemain dix heures. Ostensi- 
blement on allait ordonner aux troupes qui gardaiïent la 
lisière du bois, de former les faisceaux. Elles campe- 
raient sur place, prépareraient la soupe, paraîtraient 
s'installer 1à pour passer la nuit, en tout repos. Et puis, à 

II. 


190 BALAOO 


deux heures du matin, tout le monde se mettrait en 
branle dans le plus grand silence. 

On allait tenter de prendre par surprise les carrières 
de Moabit | 

Tel était le plan qui fut adopté à l’unanimité. Et c’est 
ainsi qu’à minuit on vit trois ombres quitterla bâtisse muni- 
cipale, enveloppées de manteauxet esquivant la clarté du 
réverbère. C'étaient MM. le Préfet Mathieu Delafosse, 
le colonel de Briage et le chef de la Sûreté de Clermont. 
Quant au Maire, il avait déclaré qu’il ne quitterait point 
le poste d'honneur de la mairie où il restait, préf à foutes 
les éventualités !.… 


CHAPITRE VI 


HUBERT, SIMÉON, ÉLIE 


Pendant qu’à Saint-Martin, les autorités civiles et mili- 
taires commençaient à piocher le plan d'attaque de 
M. Mathieu Delafosse, les rayons obliques du soleil d’au- 
tomne allumaient la cime des arbres autour de la clai- 
rière de Moabit. Sous les hautes fougères et au cœur de 
l'inextricable enchevêtrement d’arbrisseaux qui faisaient 
de ce coin de forêt un asile inviolable, les Trois Frères, 
étendus auprès de leurs fusils chargés, dormaient. Des 
débris de victuailles, des flacons renversés dans l’herbe 
ou sortant des besaces attestaient qu'à Moabit on ne 
manquait de rien. Ils étaient vautrés là comme des bêtes 
repues. Le plus fort était Hubert, tout en carré, taillé à 
coups de hache et qu’on eût dit fait du bois de la forêt. 
Un buisson fauve lui descendait de la bouche au ventre, 
et cette barbe magnifiquement inculte cachaït à demi son 
torse velu. Il ronflait, et cependant il eût été imprudent 
de se dire que, sous la paupière légèrement relevée, la 
prunelle ne veillait point. Il devait en être, pour ces gars, 
des yeux comme des oreilles, et, éduqués par les bêtes 
mêmes qu'ils chassaient, leurs sens ne devaient jamais 
reposer au plein. On savait que tous trois voyaient, pen- 
dant la nuit, mieux qu’en plein jour et qu’ils traînaient 
dans leur sillon des instincts de chats-tigres. C’étaient 


192 BALAOO 


des gens qui ne s'étaient jamais plu parmi les hommes 
qui ont des lois contre la chasse ; et, à la vérité, ils ne 
s’amusaient dans la bonne société, qu’au moment des 
élections qui est un temps de paradis sur la terre. 

Ils dormaient, mais le docteur Honorat ne dormait 
pas. 
Au pied du chêne où il était solidement attaché par la 
patte, il songeait encore, bien qu’il souffrit beaucoup de 
son petit doigt de la main gauche, à l'adresse avec laquelle 
avait été faite l’amputation. Cette admiration, tout 
intime, n’était point venue, comme l’on pense bien, immé- 
diatement. Elle avait été précédée de la plus profonde 
horreur ; et il est entendu qu’il faut renoncer à décrire 
l’'épouvante délirante avec laquelle cet excellent homme 
avait vu venir à lui l'opérateur, armé de son couteau. 

Élie avait coupé ; Hubert, qui connaissait la vertu des 
herbes, avait soigné comme il convient et empouponné 
la phalange sanglante ; Siméon avait expliqué : 

— Tu penses bien que, si nous voulions te faire du mal, 
nous ne te couperions pas un doigt. Suis bien mon raison- 
nement ; tu représentes pour nous la chose la plus pré- 
cieuse au monde : la vie ! Nous te rendrons à tes amis le 
jour où M. le Président de la République annoncera dans 
son journal officiel que notre peine de mort est commuée 
en ce qu'il voudra. Le bagne ! nous n’y sommes pas en- 
core ! Mais on ne saurait prendre trop de précautions 
contre la guillotine. Eh bien! mon vieux! voilà : c’est 
pour encourager le Président de la République à nous 
laisser nos trois têtes sur nos épaules que nous te pre- 
nons un doigt. Quand il recevra ça par la poste, il com- 
prendra que c’est sérieux et qu'il ne faut pas plaisanter 
avec les Trois Frères ! 


BALAOO 193 


— Et s’il ne cède pas? avait demandé le prisonnier. 

— Ah! ah! eh bien, mais, s’il ne cède pas. le 
second jour, nous lui enverrons encore un petit mor- 
ceau… - 

— Oui-dà!.. un petit morceau, avait balbutié le 
pauvre homme... un petit morceau, et, s’il ne cède pas 
encore, que lui enverrez-vous le troisième jour? 

— Ah ! le troisième jour, dame ! je crois bien que tu 
pourras faire ta prière !.. Mais il y a des chances pour 
que nous n’en soyons réduits, ni d’un côté ni de l’autre, à 
d’aussi fâcheuses extrémités. 

Et, ma foi, c’est ce qu'avait fini par se dire le docteur... 
S’il pouvait sortir d’une telle aventure avec un petit 
doigt de moins, l'affaire fui paraissait magnifique. 

Tout au fond, tout au fond de lui, il se disait encore 
que le gouvernement, né malin, pourrait toujours pro- 
mettre à ces brigands la vie sauve. Après, on verrait 
bien. et il s’assit, patient, au pied de son arbre où il 
était attaché par la patte d’un nœud si mystérieux qu'il 
eût en vain cherché à en démêler le secret. 

Et puis, il savait bien qu’au moindre mouvement sus- 
pect les Trois Frères seraient sur lui. 

Élie, le premier, se redresse. Un coup d'œil au pri- 
sonnier, qui n’a pas bougé, assis dans l'herbe, appuyé 
au pied de son arbre. Puis il s’étire en bâiïllant. Mâchoire 
énorme. Dents magnifiques. 

Le bâillement réveille les autres. Redressement des 
torses, mâchoires ouvertes, gueules de tigres. 

— Oh! oh! grogne Hubert ; il se fait tard, la petite 
n’est pas revenue. | 

Et il n’en dit pas davantage, décrochant d’un geste 
brutal son couteau de chasse. : 


194 BALAOO 


Là-bas, un soupir au pied de l’arbre, un tremblement, de 
la peur accroupie. | 

— Oui, mon vieux, grinche Hubert au docteur, qu’elle 
ne soit pas revenue dans une heure. ton compte est 
bon, va !… 

Paroles inintelligibles au pied de l'arbre, balbutie- 
ment, gâtisme, membres glacés. 

— Qu'est-ce que tu dis? On ne t’entend pas, docteur, 
parle donc distinctement ! 

— Ah! ricane Siméon, sinistre, il parlait mieux en 
Cour d’Assises ! 

— C'est moins que rien! Les autres n’en voudront 
même pas pour nous racheter ! fait Hubert. 

— Sûr qu'il faudrait mieux tenir le Président de 
la République ! imagine tout haut Siméon, le plus in- 
ventif des trois. 

‘— Oh! ils n’oseront point nous toucher, maintenant 
que nous sommes dehors avec les papiers de l’État !.. 
réplique Élie. 

— Bah ! un député, c’est pas l’État l'explique, avecune 
lippe méprisante, Élie.. C’est point encore parce que 
celui-là nous doit sa situation que la République pro- 
noncera notre divorce d'avec la Veuve | 

Hubert dit : « La Vache! il n'aurait jamais passé 
sans nous au baïlottage | » 

Et tous trois, repris par le souvenir des élections, se 
mirent à parler bulletins et listes, et comités, comme 
des greffiers de mairie. 

Le docteur, au pied de l'arbre, son fil à la patte, n’en 
«revient pas »! Au fond de cette forêt, ces trois bêtes 
sauvages qui escomptent les chances d’un candidat à la 
prochaine législature et font, à l’avance, le tranquille 


| 
| 
| 


BALAOO 195 


décompte des voix avant d’aiguiser leurs couteaux pour 
Le couper, lui, en morceaux et l'envoyer par la poste au 
Président de la République! Quel spectacle ! Quelle 
perspective ! Est-ce qu'il n’y a pas de quoi, sans étonner 
personne, devenir gâteux sur l'heure |... 

Bondissement inquiétant de Hubert sur ses piliers 
trapus. 

— C'est pas tout ça. La petite n’est pas encore re- 
venue | 

— Je jour tombe, fait remarquer à son tour Élie, 
mais y a pas de pé (péril)! S'il y avait du pé, Balaoo serait 
déjà là !.. 

— Ah! v'là un homme! V’là un homme ! reprend 
l’enthousiaste Hubert. 

— Tu devrais lui donner notre sœur en mariage, 
ricane Siméon, en se dressant sur ses pieds énormes et en 
se dandinant comme une sarrigue. 

— Pourquoi pas? fait Élie. 

— Quand il voudra. À quandles «bans » ? fait Hubert. 

— Je crois bien que la petite ne demanderait pas 
mieux, reprit Siméon en soufflant dans le canon de son 
fusil. | 

— Il n’est ni bossu ni bancal, et 57 n’a point des pieds 
de feignant, le citoyen ! déclare Élie, les yeux en coulisse 
vers ses frères. 

— Il n’a pas besoin de montrer ses pieds à M. le Maire ! 
déclare Hubert, péremptoire, qui vide une gourde. C’est 
point avec les pieds qu'on jure de rendre une femme heu- 
reuse ! 

— Eh bien ! si tu veux, on lui en parlera la prochaine 
fois qu'on aura l'honneur de le recevoir à notre table ! 
émet Siméon. 


196 BALAOO 


— Justement ! le voilà, dit Hubert, le nez vers les 
cimes. 

Et, tous les trois, de leurs grosses voix joyeuses : 
Bonjour, Balaoo !.. Bonjour, Balaoo !... Bonjour, Ba- 
1800 !.… | 

— À qui disent-ils bonjour? se demande, flappi d’une 
émotion nouvelle, le docteur Honorat. 

Personne n’est apparu dans la petite clairière. Les 
autres regardent au ciel. Honorat ne distingue rien. Il 
pense que les autres se moquent de lui. Est-ce qu'ils 
attendent une visite en aéroplane ? 

— Eh bien! Qu'est-ce qu’il attend? fait Hubert. 

— Il a vu qu'il y avait du monde, explique Élie. Tu 
vois bien qu’il met ses chaussettes. 

Le docteur tire ses lunettes de leur étui et les pose, de 
plus en plus inquiet, sur son nez en sueur. Et voilà qu’en 
effet, tout là-haut, entre deux branches, il aperçoit un 
particulier qui, commodément assis, est en train de passer 
une paire de chaussettes. 

— Eh bien ! Balaoo, crient les Trois Frères. C’est-il 
pour aujourd’hui ! C’est-il pour demain !... 

— Voilà, voilà, répond Balaoo de sa voix douce comme 
un gong. 

Et le docteur Honorat, quin’en peut croire ses yeux ni 
ses lunettes, voit descendre du haut, tout du haut des 
cimes de la forêt, comme on descend du haut d’un étage 
de maison, un monsieur, ma foi, très correct, à part qu’il 
marche sur ses chaussettes et qu’il a gardé ses chaussures 
sur l'épaule. I1 descend de là-haut les mains dans les 
poches, le chapeau sur l'oreille, de branche en branche, et, 
tout le long du tronc, comme on a l'habitude, sans se 
presser, de descendre tout le long d’un escalier. Le doc- 


BALAOO 197 


teur Honorat n’a jamais vu une chose pareille qu’au cirque 
à Clermont, avec des Japonais qui descendaient et mon- 
taient tout le long d’une perche. Qu'est-ce que c’est que 
cet acrobate? Eh ! maïs ! le docteur ne se trompe pas !.…. 
C’est bien lui !.. ma foi! Dame ! I1 le reconnaît bien ! 
J1 n’y a pas à s’y tromper. C’est monsieur Noël! Bon 
jour, monsieur Noël !.… 

Le prisonnier, au sein de cette forêt profonde, livré à 
trois bandits qui pouvaient lui ôter la vie d’une minute 
à l’autre, vit arriver Balaoo comme un sauveur. 

La bonne face épatée et tranquille du nouveau venu, 
ses yeux ronds de bon enfant donnaient confiance au 
docteur. Évidemment, celui-ci n’attendait point M. Noël, 
surtout par un pareil chemin, et il en gardait, au fond de 
lui-même, un parfait étonnement, bien qu'il essayât 
de s'expliquer vaguement cette anomalie par la facilité 
avec laquelle la race jaune grimpe sur les bâtons lisses 
(instructions sommaires du cirque). Maïs enfin, ses sens 
ne le trompaient point ; M. Noël était là et, dans sa situa- 
tion, il était décidé à accepter l’aide la moins espérée et 
même la plus saugrenue. 

M. Noël, le jardinier du docteur Coriolis, qu’il avait vu 
passer quelquefois dans le village, solitaire et sournois, 
semblait au mieux avec les Trois Frères. 

Le docteur, de plus en plus intrigué, s’efforçait d’en- 
tendre ce qui se disait dans un conciliabule où son sort 
se décidait peut-être, mais les voix ne venaient point 
jusqu’à lui... Or, Balaoo apportait des nouvelles : 

— J'arrive, disait-il, de la dernière branche du grand 
hêtre de Pierrefeu. Personne n’a encore pénétré dans la 
forêt. Tour66 !.… Tour66 !..… (mot de satisfaction singe 
équivalent à all right ! tout va bien). Cependant, il y a 


198 BALAOO 


beaucoup de pantalons rouges dans la plaine. Ils n’ont 
pas l'air de se préparer à la bataille. Tous mangent la 
soupe ou fument, étendus sur l’herbe, comme des vaches. 
J'ai vu Zoé ce matin qui m'a dit qu’elle courait à Saint- 
Martin. Elle y est retournée cette après-midi. Vous 
n'avez pas peur que ceux de votre Race lui fassent du 
mal ? Moi, je lui ai crié que c’était imprudent... mais elle 
ne m'a pas écouté. Est-ce qu'elle est revenue? Non? 
Maintenant, voilà ce que j'ai entendu dire dans la forêt. 
J'ai entendu dire par As qu’on va vous attaquer de par- 
tout à la fois. As donne l’alarme à toutes les bêtes comme 
un froussard qu’il est. Tous les habitants de la forêt sont 
_ rentrés chez eux et se calfeutrent, se barricadent en trem- 
blant. Moi je veille, et je vois bien que tout ça c’est des 
histoires de bêtes peureuses, car les pantalons rouges 
sont étendus sur l'herbe comme des vaches ! ! TourG6 ! 
Tour06 !.… 

Les frères questionnèrent Balaoo à tour de rôle sur la 
disposition des troupes et l’air qu’elles avaient et sur ce 
que faisaient les chefs et si on se remuait beaucoup du 
côté de Saint-Martin. Il répondit le mieux qu'il put, 
disant qu’il retournerait à son poste avant la tombée de 
la nuit et qu’on pouvait dormir tranquille ! qu'il était 
un peu là comme veilleur de nuit ! 

Puis il se tourna du côté du docteur et demanda ce 
qu'ils voulaient en faire ! S'ils allaient le manger? 

Les autres se mirent à rire. Balaoo répliqua sérieuse- 
ment qu'il n'avait posé une question pareille que parce 
qu’il savait qu'ils mangeaient tout le gibier qu’ils faisaient 
prisonnier, et parce qu’il avait entendu ÂÀs raconter que 
les Trois Frères avaient tué l’huissier pour le manger | 

Hubert lui répondit qu'il conservait le docteur comme 


BALAOO | 109 


otage. À quoi Balaoo demanda ce que c'était qu’un 
otage. 

Mais l’autre n’eut pas le temps de le lui expliquer : la 
charmille, à côté du groupe, s’entr'ouvrit, et la figure 
éveillée de Zoé apparut, le nez joyeux. Elle regarda autour 
d'elle, vit que tout était en ordre et tomba dans le cercle 
comme une sauterelle. Elle était quasi nue avec trois 
loques sur la peau. 

Balaoc la regarda avec un air de mauvaise humeur : 

— Qu'est-ce que tu as fait, lui dit-il, de la robe de 
l’Impératrice ? 

Zoé rougit et tenta de ne point répondre. 

Mais Balaoo grogna encore, obstiné : 

— Qu'est-ce que tu as fait de la robe de l’Impératrice ? 

— Je l'ai serrée, finit-elle par expliquer. Je ne veux 
pas l’abîmer, ce n’est pas une robe de forêt. 

— Woop ! Woop ! (je t'en prie ! je l'en prie ! dans la 
langue singe-anthropopithèque. Aïnsi Balaco, devant 
les Trois Frères et leur sœur, se plaisait assez souvent 
à leur montrer qu'il parlait les langues étrangères) 
Woop ! Woop ! je te dis, moi, que je ne veux pas te voir 
toute nue comme une bête. Tu me dégoûtes, Zoé ; mets ta 
robe, ou je m’en vais, foi de Balaoo ! 

Zoë disparut sous la charmille, et, cinq minutes plus 
tard, réapparaissait avec, sur le dos, la magnifique robe 
blanche. Les frères, qui n'étaient pas au eourant,, pous- 
sèrent des cris de joie et ne ménagèrent point les témoi- 
gnages de leur admiration. Hubert, de voir sa sœur en 
impératrice au milieu de la clairière de Moabit, n’en pou- 
vait plus de rire. Et Siméonet Élie, les deux albinos, se 
claquaient les cuisses. Zoé allait et venait, indifférente 
comme une reine. 


200 BALAOO 


— Ah! mince alors! Où qu’ec’est qu’t’as déniché ça? 
interrogea Hubert. 

— C’est moi qui la lui ai offerte, dit Balaoo. Quand je 
l'ai vue passer ce matin dans ses loques, j’ai eu pitié 
d’elle. Je ne veux pas qu’elle aïlle toute nue sur les routes. 
C'est indécent. J'avais justement une robe à la maison, 
je lui ai jeté ça sur les épaules du haut du grand hêtre de 
Pierrefeu, ça lui va comme un gant! Tour66! Tour66 !.… 

— C’est une robe, dit avec intention Siméon (une in- 
tention si grossièrement. soulignée qu’elle fût comprise de 
tout le monde)... C’est une robe qu’elle a bien raison 
de soigner. Elle ne pourrait pas en avoir de plus belle le 
jour de ses noces ! 

Aussitôt Zoé cessa de parader dans ses atours et devint 
rouge comme un bouquet de cerises. Balaoo gronda : 

— J'aime pas qu'on parle mariage devant moi ! 

Alors, il y eut un froid. Hubert crut devoir dire, la voix 
douce : 

— Jl n’y a rien qui puisse te mettre de mauvaise hu- 
meur, Balaoo, dans ce qu’on vient de dire. I] faudra bien 
que Zoé se marie un jour. 

— C'est son affaire ! jeta Balaoo dont le front se gonfla 
et dont les joues soufflèrent. 

— Et toi aussi, Balaoo ! Il le faudra bien un jour !... 

— Moi, bondit l’anthropopithèque ! Moi ! Me marier ! 
avec une femme d'homme! Ah! jamais! jamais! 
jamais !... Phoh! Phoh! Gock! Goek! ich! ich! phoh! 
phoh ! phoh ! phoh !.… Une femme d'homme !.… 

Ii se frappa sur le cœur qui rendit un son de grosse caisse 
et s’éloigna de ses amis hommes. 

— T'as donc laissé ton amoureuse dans ton pays, 
Balaoo? 


os 0 té 


BALAOO ZOI 


— Oui, peut-être, dans la forêt de Bandang, répon- 
dit, dans un souffle humide et la voix grosse de sanglots, 
Balaoo menteur. Et il s’éloigna encore d'eux et se jeta 
tout à coup la face contre terre, la tête dans les mains, et 
resta ainsi immobile, longtemps. Les autres le laissèrent 
faire. | 

— Il rêve, dirent-ils, à la forêt de Bandang, occupons- : 
nous de nos affaires. 

Et ils songèrent seulement alors à demander à Zoé le 
résultat des pourparlers, tant ils étaient sûrs à l’avance 
que l'ennemi, dont ils avaient appris à connaître l’enté- 
tement, lors des périodes électorales, n’accepterait point 
leurs conditions, au premier petit doigt | 


CHAPITRE VII 


EN ATTENDANT LE SECOND PETIT DOIGT 


La nuit est venue sur la forêt. Il est entendu qu’on 
coupera le second petit doigt du docteur aux premiers 
feux de l'aurore et que Zoé le portera à M. le Préfet, à 
dix heures, heure convenue pour les résolutions du len- 
demain. Quand le Gouvernement verra avec quel empres- 
sement les Trois Frères découpent les docteurs en mor- 
ceaux, certainement il s’empressera d'accorder à ces mes- 
sieurs ce qu’ils demandent. 

Ce n’est pas encore cette nuit-ci que le docteur dormira. 
I1 a été averti de son sort et son angoisse est extrême. Il 
n’a voulu manger de rien. Du reste, il a la fièvre, ce qui 
est bien compréhensible, et il n’est qu’un petit tas de 
peur au pied de l'arbre, dans la nuit muette. 

Cette clairière de Moabit n’était plus maintenant qu'un 
trou noir, terrible comme un antre, profonde comme un 
puits. 

On ne savait jamais si les lianes sur lesquelles on mettait 
le pied n’allaient point s’enfoncer et vous engloutir 
pour toujours. Un simple tapis de mousse, dont on ne se 
méfie pas, pouvait être tout simplement le rideau jeté sur 
l'entrée à pic d’une carrière abandonnée depuis le com- 
mencement de l’histoire de France et où les Trois Frères 
rangeaient peut-être leurs économies et leurs provi- 


BALAOO 203 


sions, au milieu de squelettes d'animaux sans nombre. 

Le fait est qu'Élie, Siméon, Hubert avaient disparu 
tout d’un coup, sans que le docteurfüût capable de pouvoir 
dire comment ; et cela, bien avant la nuit noire. Zoé seule 
était restée là à veiller le prisonnier. Quant à Balaoo, il 
venait de se redresser dans l’ombre, prêt à regagner son 
échauguette du grand hêtre de Pierrefeu. Zoé, la voix 
mouillée, lui dit : 

— ‘Tu t’en vas, Balaoo? 

— Oui, répondit-il, tout adouci et un peu triste, je 
m'en vais. C’est plus prudent. S’il y a quelque chose de 
nouveau, 7e ferai le tonnerre, et alors il faudra faire les 
morts dans le trou. Si les hommes approchent du côté 
de Moabit, je frapperai sur ma poitrine trois coups, 
comme ça. 

Et il se décocha trois terribles coups de poings sur sa 
poitrine qui résonna comme une cloche de bronze. 

— Ça, ça voudra dire: attention à Moabit ! Compris? 

— Compris, dit Zoé, mais ils n’auront pas le toupet de 
faire quelque chose avant demain dix heures. Ils me l’ont 
promis. 

— On ne sait jamais avec ceux de ta Race! grogna 
Balaoo | 

— Oui, oui, au fond, je sais bien que tu nous méprises, 
murmura Zoé. 

— Non, pas tes frères, parce qu'ils sont de la Race 
sans en être et qu'ils voient clair la nuit. Ceux-là, ils 
m'ont plu tout de suite. Et aussi, parce qu’ils ont un 
nez qui sent tout dans la forêt et qu'ils ne confondraient 
pas, bien sûr, la piste d’un lapin avec celle d’un éléphant, 
comme les autres de la Race qui ne savent rien que lire 
dans les livres. S'ils n'avaient pas de livres, je me demande 


204 BALAOO 


ce qu'ils feraient. ce que mon maître Coriolis ferait ! 
Tandis que tes frères, ils n’ont besoin de rien. Ils sont 
comme les bêtes qui savent tout et à qui on n’en fait pas 
accroire, dans la forêt. Tes frères, je les aime bien. Ils 
auraient étéheureux comme tout, s’ils étaient nés dans la 
forêt de Bandang. 

— Tu parles toujours de ta forêt de Bandang, Balaoo? 
Tu la regrettes donc bien? 

— Des fois ! 

— Et moi, osa interroger la voix tremblante de Zoé : 
m'aimes-tu ? 

— Toi, tu ne comptes pas, tu es une femme d’homme ! 

— Écoute, Balaoo, je connais une femme d'homme qui 
n’a qu’à se promener dans la forêt en disant : Balaoo ! 
Balaoo ! et Balaoo accourt d’aussi loin qu'il est et aussi 
vite qu'il peut. 

— Celle-là, souffla Balaoo, nerveux, celle-là, vois-tu, 
tu ferais mieux de ne pas en parler et ne prononce jamais 
son nom devant moi, tu le salirais rien qu’à le faire passer 
par ta sale petite bouche de sale petite sorcière d'hommes! 
Parle aux hommes, toi ; les hommes te comprendront et 
te prendront dans leur basse-cour si ça peut te faire plai- 
sir. mais ne parle pas à Balaoo | 

Zoë pleurait dans l’ombre. 

— Pourquoi pleures-tu, Zoé? 

— Jl n’y a pas de quoi rire, bien sûr, de ce que tu m'as 
dit ; j'avais cru que tu étais redevenu mon ami, à cause 
que tu m'as donné la robe. Pourquoi quetues ici, puisque 
tu ne te plais que chez elle ? 

— Espèce de sale petite sorcière d'hommes, tu oublies 
que je suis venu dans la forêt pour défendre tes frères 
contre ceux de ta Race. 


| 


BALAOO 205 


— Et aussi pour le pendu ? 

— C'est As qui t'a dit ça? 

— C'est bon pour toi de comprendre le langage des 
bêtes, Balaoo. Moi, je ne les comprends que lorsqu'elles ne 
parlent pas. Et il y en a bien qui me connaissent dans la 
forêt et qui se promènent sur mes genoux et nous nous 
comprenons sans parler. J'ai des amis dans la forêt. 
Tiens ! je n’ai qu'à me montrer du côté de la grande sapi- 
nière avec des noisettes dans les deux mains, et j’ai des 
écureuils jusque sur les épaules. Mais, ton ami As, je le 
méprise trop pour le fréquenter. Un soir que nous nous 
sommes rencontrés dans la cour de M"° Boche tous les 
deux, il a voulu me saluer, sous prétexte, bien sûr, qu’il 
nous avait vus ensemble ; je te lui ai envoyé une grosse 
pierre qui a bien failli fui casser la patte. 

— Qu'est-ce que tu crois avec le pendu? interrogea 
Balaoo, ennuyé. 

— Je crois que tu l’as pendu comme tu as pendu 
Camus et Lombard, après leur avoir fait leur affaire. Ose 
dire que ce n’est pas toi ; j'étais là quand on les a dé- 
pendus. J’ai bien reconnu la place de ton long pouce. 
Un pouce comme ça, on appelle ça chez nous un pouce 
d’assassin. Moi, ça m'est égal, je t'aime comme ça. 
Aussi je n'ai rien dit à personne, quand on a accusé mes 
frères, et même quand ils ont été condamnés. Leurs trois 
têtes, tu vois, c’est rien à côté d’un sourire de toi, Balaoo… 
mais tu ne me souris plus jamais et tu te moques de moi 
toujours. Ta robe de l’Impératrice, je ne l’ai mise que pour 
que tu me trouves belle. Mais tu t’es moqué de moi, 
comme tout le monde... 

& Et pourtant, tu ne sauras jamais ce que j’ai fait pour 
toi ! au moment de la mort de Blondel... 

12 


206 BALAOO 


— Tu vas te taire, saloperie ! râla Balaoo. 

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! sanglota Zoé !... comme 
il me parle !.… 

— Pourquoi me parles-tu de ça? Je ne m'en parle ja- 
mais à moi-même, c’est pas pour que tu m'en parles, bien 
sûr! Lombard, Camus s'étaient moqués de moi. J'ai joué 
avec leur gorge et ils sont morts. Je ne regrette rien. Mais 
Blondel ne m'avait rien fait... Ce-soir-là je me suis trompé! 

— Et Patrice, alors, t’avait-il fait quelque chose ?.… 

Balaoo commença, au fond de sa caverne d’anthropopi- 
thèque, l’orage. Toute sa poitrine gronda d’un lointain 
tonnerre... 

— Ne me parle jamais ‘de celui-là !.… glissa-t-il hors de 
sa terrible mâchoire. 

— Ni de celui-là ni d’elle !... Je sais! Je sais !.… 

Zoé renifla, se moucha (toujours dans la robe de l’Im- 
pératrice) et dit, dans son désespoir humide : 

— Tu nous racontes que tu ne te plais qu'avec nous 
dans la forêt, tu mens! Tu ne penses qu’àelle.. et, si tu es 
là, c'est que tu n'oses pas rentrer à ta maison du village, 
à cause qu'elle te reprocherait ton pendu, car elle croit 
que c’est ton premier crime, Balaoo !... Si elle savait !.… 
si elle savait !... Te te l’ai vu traîner, celui-là, parles pattes, 
de la porte du jardin à la forêt. Ah ! t’as fait là une belle 
besogne et ils seront contents de toi, à ta maison du vil- 
lage. Non, ne me raconte pas d’histoires. Ne me dis pas 
que tu aimes mesfrères, et ce n’est pas la peine de me trai- 
ter de saloperie comme Siméon. Tu ne rentres pas parce 
que tu n’oses pas, voilà tout !.… | 

_— C'est vrail fit Balaoo, c'est vrai ; mais pour les 
pendus, je ne regrette que Blondel, ce qui prouve bien 
que je ne suis pas un méchant garçon !.… 


BALAOO 207 


— Qui est-ce qui te dit que tu es un méchant garçon? 

Ils ne se dirent plus rien, maïs le docteur Honorat avait 
tout entendu ! 

Son fil à la patte, les cheveux dressés d'horreur sur la 
tête, il avait assisté à cette singulière conversation en se 
demandant s’il rêvait. Mais, hélas! depuis qu’on lui avait 
coupé ses chères petites phalanges, il avait perdu le 
droit de douter de la réalité de sa formidable aventure. 
Celle-ci se compliquait d’une révélation inouïe de crimes 
et de complicité de crimes incroyables pour quelqu'un 
qui avait vu passer de loin en loin, dans la rue du village, 
la figure falote et inoffensive de M. Noël, le domestique- 
_ jardinier de ce vieil original de Coriolis. 

Sans compter qu’il n'avait pu comprendre la plus 
grande partie de la conversation (justement la partie qui 
l'intriguait plus que tout le reste) : qu'est-ce qu'ils vou- 
laient dire avec les reproches qu’ils s’adressaient chacun 
à propos de leur race et de leurs fréquentations de bêtes 
de la forêt? Maintenant, M. Noël lui faisait peur comme 
un monstre et lui apparaissait, avec l’ombre de ses forces 
rudes et surhumaines découpés par la lune qui était venue 
se pendre, tel un globe de lampe, au beau milieu de la 
clairière du Moabit, comme une bête de l’Apocalypse. 

Et il eut la force de reculer sa peur accroupie, de cin- 
quante centimètres au moins, ce qui était louable, vu 
que sa peur n'avait jamais pesé si lourd. 

Mais rien ne recule dans la forêt, sans que Balaoo ne 
l’entende, même quand il n’écoute pas. 

— On a bougé ! constata-t-1l. 

— C'est le docteur ! enseigna Zoé. 

— Qu'est-ce qu’ils veulent en faire? demanda Balaoo, 
pour dire quelque chose. 


208 BALAOO 


— Jls veulent le tuer parce qu'il a mal parlé aux juges... 
C’est pas encore ça qui avancera leurs affaires. On n'est 
jamais tranquille avec eux. Moi, je commence à en avoir 
assez | c’est assez de crimes comme ça ! 

— Oui! oui! souffle Balaoo, exténué de ses derniers 
travaux de pendaison ; assez de crimes comme ça !.…. 
Où vas-tu, Zoé ?… 

— Je rentre dans la carrière. Voilà deux nuits que je 
n’ai pas dormi... Bonsoir, Balaoo !.… 

Et Zoé, malgré la pleine lune qui l’éclairait, dis- 
parut soudain aux yeux du docteur, comme si la terre 
l'avait engloutie. 

Au milieu de cet épouvantable cauchemar, le docteur 
Honorat entendait sonner et résonner à son oreille cette 
phrase : « Assez de crimes comme ça ! » Zoé l'avait dite 
et était partie, mais M. Noël l'avait répétée et était resté. 
Qu'est-ce que ça pouvait bien être que ce particulier-là 
qui se promenait si aisément sur les cimes de la forêt, 
les mains dans les poches. Il fallait que les Trois Frères 
eussent bien confiance en Îui pour ne lui cacher aucun de 
leurs secrets | 

Sur ces entrefaites, il entendit M. Noël qui disait tout 
haut : | 

— Zoé? Zoé? Eh bien! et le docteur? Tu le laisses 
tout seul? 

La voix de Zoé monta tout près de lui, d’un petit buis- 
son qui n’eût pu cacher un couple de lézards. Zoé devait 
être sous la terre. 

— Laisse donc ! on lui a fait un nœud de braconnier.… 
Bonsoir, Balaoo !.… 

Et, à partir de ce moment, un silence énorme recom- 
meuça sous la lune. 


BALAOO 209 


Dix minutes, l’anthropopithèque fut plus immobile 
qu'une statue. Il regardait le docteur qui faisait semblant 
de dormir. Persuadé que le prisonnier dormait, il remua 
enfin avec des gestes prudents qui ne déplaçaient pas d'air; 
calé sur son séant, il enleva ses chaussettes, son chapeau, 
son pardessus, son veston, son faux-col et sa cravate, sa 
chemise, son pantalon. Alors, comme au temps de la 
forêt de Bandang, il fut tout nu sous la lune. Le docteur 
regardait les pieds de M. Noël. Un singe ! M. Noël était 
- un Singe ! Et ce singe parlant ! 

Pour ne point crier, il faillit avaler sa langue. Ah ! il 
n’y avait pas à douter, à cause des mains de pieds !.. les 
mains de pieds avec lesquelles il se suspendaït à la branche 
la plus proche et faisait balançoire, avec délices, la tête 
en bas, comme aux temps de 1a forêt de Bandang. Et puis, 
il lâchait tout et se trouvait suspendu avec ses mains de 
bras ; et balancez par ci, et balancez par là... et il se rat- 
+trapait au vol avec les mains de pieds et ainsi, à travers 
la clairière, il volait d'arbre en arbre, roi des trapèzes de 
la forêt, sous la lune silencieuse. 


12. 


CHAPITRE VIII 


L'ATTAQUE 


. Tout à coup, un bond le jeta, assis devant le docteur 
qui faisait semblant de dormir et qui était si bien adossé 
à son arbre qu'il paraissait ne plus vouloir faire qu’un 
avec le tronc. Balaoo, un coude à la cuisse gauche et la 
joue dans la main droite d’en haut, dans la position d’un 
de la Race qui pense, contemplait le prisonnier. A quoi 
pense Balaoo? Pourquoi ces soupirs? Ce tremblement ? 
Ce remuement des lèvres ?.. Quelle est la phrase d'homme 
qui glisse de cette bouche animale? « Assez de crimes 
comme cela ! » Balaoo, malin, imagine que, s’il sauvait 
un de la Race, Madeleine lui pardonnerait peut-être 
d’avoir traîné par les pattes de derrière le noble étranger 
en visite jusqu'à l’arbre où il l’a pendu? Et, ma foi, voilà 
Balaoo qui défait le nœud de braconniet et qui, oubliant 
tout à fait sa tenue d’anthropopithèque, tape sur l'épaule 
du docteur Honorat. 

— Hop ! lui dit-il poliment. 

Se lever ! Le quadrumane lui ordonne de se lever | Le 
quadrumane le délivre! Dans son cerveau stupide et 
apte aux déductions hâtives et sentimentales, le docteur, 
à cause de ce geste généreux, met déjà les bêtes bien au- 
dessus des hommes. $Se lever, il ne demande que ça. 
Hélas ! il ne peut selever, parce que ce singe, avec sa façon 


BALAOO 21I 


de s'exprimer humaine, lui a donné un coupsur la cervelle 
plus puissant qu'avec un épieu. Balaoo le soulève, Balaoo 
lui fait boire un coup de la liqueur de feu, reste du festin, 
au fond d’une gourde., Le bon Honorat soupire, s'appuie 
au bras du bon quadrumane.. fait quelques pas, se sent 
plus rassuré et songe tout à coup qu’il va, peut-être, s’il 
veut reprendre des forces, ne plus mourir !.…. 

Ces dernières forces, il les rassemble... Et, accroché au 
quadrumane qui le précède, si droit, si droit pendant que 
lui, homme, est quasi à quatre pattes sous la futaie, il 
entre sous les branches. Quelquefois le quadrumane le 
prend dans ses bras et l'emporte dans les arbres. Le docteur 
se laisse faire comme un bébé dans les bras de sa nourrice. 
Ab ! le bon quadrumane ! Enfin, voici un sentier... Ba- 
1200 l'y dépose... Oui, oui, le docteur se rappelle des his- 
toires d'homme des bois qui sont racontés dans les livres 
des voyageurs... Après tout, du moment que cet original 
de Coriolis avait chez lui un homme des bois, son aven- 
ture n’est peut-être pas aussi extraordinaire qu’elle en a 
l'air. Ilest vrai que celui-là parle !.… Eh bien! pourquoi ne 
lui aurait-on pas appris à parler? I1y en a de ces savants 
qui disent que ce n’est pas impossible !.. Enfin, le princi- 
pal, c’est que lui, le bon docteur Honorat, sorte le plus 
tôt possible de sa fâcheuse position. 

Balaoo, sur lesentier, lui a indiqué la direction à suivre, 
et l’anthropopithèque s’en retourne, solennel, sans seu- 
lement attendre qu'on lui dise merci !... Délivré ! le doc- 
teur se met à courir comme un fou ! comme un fou! 
comme un fou qu'il est certainement en train de devenir. 

Depuis combien de temps court-ilr… I1 ne doit plus 
être bien loin de la grande route, maintenant ! Il est sauvé! 
Soudain il s'arrête net. On lui a frappé sur l’épaule. J1 


212 BALAOO 


reconnaît le coup de main du quadrumane. Il se retourne, 
très ennuyé ; Balaoo est, en effet, derrière lui : 

— ‘Tu ne m'avais pas dit, fait Balaoo qui est certai- 
nement aussi essoufflé que le docteur, que tu es d’un autre 
âge ! | 

(Silence consterné du docteur.) 

BALAOO. — Du moment que tu es d’un autre âge, il 
faut revenir |! 

(Silence désespéré du docteur.) 

BALAOO. — Tant que tu seras d’un autre âge, on ne 
peut pas faire de mal à mes amis. Reviens donc vite. 

(Silence comateux du docteur.) 

Qui ne dit mot consent. Balaoo remporte sous son bras 
le docteur Honorat qui, un quart d’heure plus tard, se 
retrouvait au pied de son arbre, le nœud de braconnier 
à la patte et toute la tribu des Vautrin autour de lui, 
essayant de lui faire comprendre que Balaoo ne l'aurait 
jamais lâché s’H avait pu se douter, un instant de la | 
valeur réelle d’un otage... | 

Mais le docteur Honorat ne devait plus jamais rien 
comprendre. Il s'était endormi du sommeil paisible de 
l'enfance. Le docteur Honorat était fou !.…. 

Phoh !… Phoh!.. Hack! Hack!…. Voilà l’ami 
Dhole aux yeux jaunes, la queue entre les jambes, claquant 
ses dents de loup... Hubert s’est jeté sur son fusil mais 
Balaoo en a rabattu le canon. 

— Qu'est-ce qu’il y a, Dhole? Tu ne pourrais pas faire 
taire tes dents? 

— Est-ce qu’on peut venir par ici? demanda Dhole à 
Balaoo en trois mots loups. La Race arrive |! Est-ce qu'il 
y a de la place pour mère Dhole et les petits ! On ne sait 
plus où se mettre dans la forêt ! 


BALAOO 213 


Balaoo, qui connaît par cœur toutes les langues de la 
forêt, a compris tout cela qui tient dans trois mots loups. 
Il y a, sur les branches, un peu plus loin que la queue de 
Dhole, à ras de mousse, une grande paire d’yeux jaunes, 
larges comme des lunettes de mère-grand et, tout à côté, 
six petites étoiles perçantes, et, autour de cela, un grand 
bruit de dents qui claquent. C’est la famille Dhole qui a 
peur, derrière son chef. 

— Nous sommes allés au Grand Hêtre de Pierrefeu, ex- 
plique Dhole. Mais l'abri n’est pas sûr. Ceux de la Race 
qui accourent de tous les points de la forêt ne doivent pas 
en être bien loin. J'ai parlé à général Captain qui m'a dit 
que tu étais avec les Trois Frères à la clairière de Moabit ; 
alors j'ai pensé que tu voudrais bien parler pour nous aux 
Trois Frères. Jamais, les autres de la Race ne viendront 
jusque-là. On est bien tranquille ici, Balaoo, s’il te 
plaît ! 

Tout cela toujours en trois, ou quatre, ou cinq mots 
loups au maximum, et dans lesquels ceux de la Race qui 
ne savent que lire des livres, n’auraient entendu que des 
« Hack ! hack! » où ils n’auraient rien compris du tout, 
naturellement. 

Balaoo parlait aux Trois Frères, et il y eut une discus- 
sion sérieuse sur la conduite à tenir. Dhole était le pre- 
mier éclaireur annonçant l'attaque de l’ennemi. On lui 
en tint compte en lui permettant de caser sa famille dans 
un petit coin de Moabit, avec défense cependant de 
mordre les mollets nus de Zoé. Dhole n'avait pas fini 
de s'installer que l’ami As montrait le bout inquiet de 
son museau. Balaoo apprit de lui que les bêtes tremblaient 
de peur au fond de leurs trous et que certaines n’osaient 
même plus y rester, du moins celles qui, comme As, 


214 BALAOO 


‘avaient vu les hommes enfumer les trous. Jamais on 
n'avait aperçu tant d'hommes à la chasse, surtout la nuit. 
Personne ne savait ce que ça voulait dire ; mais c'était 
bien inquiétant, ils avaient beau se cacher, ils avaient 
compter sans la lune, et on les voyait se glisser comme 
des serpents dans les herbes. Et puis, on les sentait de 
loin, car le vent arrivait en plein de Saint-Martin-des- 
Bois. 

Tout ça, c’étaient d’utiles renseignements à donner aux 
Trois-Frères : Balaoo les leur transmit. As eut le droit, 
lui aussi, de s'asseoir en rond dans un coin de Moabit : 
mais ii choisit le coin opposé à celui de la famille Dhole 
avec laquelle il était en mauvaise intelligence. Às n'avait 
pas de famille. Depuis qu’il était au monde, il faisait le 
garçon. 

Au milieu de Moabit, Élie, Siméon, Hubert, Zoé, 
Balaoo palabraient. Ils étaient tous d'accord pour trou- 
ver que ceux de la Race qui se servaient de la parole pour 
mentir et transgresser des serments étaient plus mépri- 
sables que la vache de la prairie qui ne savait que se 
laisser traire par des mains mercenaires. 

À ce moment, une famille de chevreuils à trois pointes, 
le père, la chevrette et leur petit broquart vinrent du 
côté opposé à Saint-Martin. Ils s’arrêtèrent au bord de la 
clairière sur leurs pattes frémissantes, ne sachant plus où 
aller, montrant déjà l’écusson blanc sous la queue, tour- 
nant casaque à cause des hommes. Maïs, de quel côté fuir ? 
Des hommes, il y en avait partout ! Balaoo les siffla et 
ils grelottèrent de terreur pendant qu'il allait à eux avec 
de douces paroles. Il aurait voulu les interroger, eux aussi, 
mais il n’en eut pas le temps. Il y eut un grand bruit 
lointain qui s’approchait. Toute la forêt paraissait froissée 


ES mm 


BALAOO 215 


par mille ailes et mille pattes, et les branches par terre 
craquèrent comme du bois sec qui brûle. Et, d’un coup, 
Moabit s’emplit de la troupe innombrable des bêtes épou- 
vantées. Elles se précipitaient comme aveuglées dans la 
forêt et tournaient, tournaient comme des animaux qu'on 
fouette dans un cirque. Les lapins arrivaient par ba- 
taillons. On marchait dessus. Et toutes les branches des 
arbres étaient pleines d'oiseaux. Un vieux cerf leva vers 
la lune sa ramure désespérée. Une famille de sangliers 
avec ses marcassins avait tellement peur, qu'oubliant 
toute précaution, elle se laissa choir dans un trou sans 
fond de la vieille carrière. C’est en vain que Balaoo essayait 
de calmer tout ce monde, en affirmant que ceux de la Race 
n’oseraient jamais s’aventurer au-dessus des carrières de 
Moabit. Ce n’était dans tout le cirque que pleurs et gémis- 
sements, à cause aussi de la présence des Trois Frères 
dont on se serait bien passé. Il est vrai que les Trois 
Frères ne tuaient jamais les bêtes devant Balaoo, et toute 
la forêt savait cela. 

Hubert fit taire Balaoo qui recommençait à vouloir 
donner de ia confiance aux foules, et lui dit à l’oreille : 

— On voit bien que tu n’as jamais fait ton service mi- 
litaire. Ils iront jusqu'où on leur dit d’ailer. C’est ça la 
consigne. Et tu verras qu'ils viendront jusqu'ici. 

— Tant pis pour eux! fit simplement l’anthropopi- 
thèque. 

Sur quoi il demanda à ce qu'on lui fît place sur un 
arbre, et il grimpa jusqu’à la cime. 11 en redescendit 
presque aussitôt. 

— Jes voilà, dit-il, attention ! 

_ Et, comme il avait remis son pantalon, il l’ôta, pour 
être plus à son aise. . 


CHAPITRE IX 


BALAOO SE DÉFEND 


Voilà deux nuits que Coriolis n’a point quitté sa tour. 

Il avait fait construire là-haut une sorte de belvédère 
où il aimait à aller se recueillir, ne se trouvant pas, sur 
sa terre, malgré les murs qui la défendaient, assez loin 
des hommes qu’il méprisait. 

Là, Coriolis vient de passer deux nuits et un jour atroces. 

On ne saura jamais ce qu’il a souffert, bien qu’il ne fût 
point porté à s’exagérer l’importance de la disparition 
d’un Herment de Meyrentin de la surface du globe. 

Quand on est le cousin germain d’un Monsieur qui a 
écrit sur le Darwinisme et sur les théories transformistes 
toutes les bêtises dont ce bibliothécaire prétentieux, 
pendant vingt ans, a rempli les Revues savantes, on ne 
doit pas s’attendre à être pleuré par un vieil original qui, 
lui, a étudié la nature de près, sous toutes les latitudes et 
qui l’a embrassée d’un coup d’œil, la jugeant une et 
indivisible et s’apprêtant, avec, son anthropopithèque 
à le prouver. | 

Au fond, qu'’était-il venu faire chez lui, ce Meyrentin 
de juge? I1 lui avait peut-être été envoyé par le cousin de 
l’Institut qui aurait eu vent de l’anthropopithèque !.… 

Évidemment, cet anthropopithèque allait gêner bien 
du monde ; mais tant pis! tant pis pour les imbéciles 


| 


BALAOO 217 


qui ne croient pas au transformisme... A-t-on jamais en- 
tendu une stupidité pareille? Croire que les espèces ne se 
sont jamais transformées sur la terre? Mais ia terre, elle, 
ést-ce qu’elle se transforme, oui ou non? Depuis l’époque 
du feu jusqu’à celle des croûtes de l’Institut ! Alors, sur 
la terre qui se transforme, sur le monde qui mue, on aurait 
tranquillement déposé des espèces qui, elles, ne changent 
pas ! ne s’améliorent pas, ne pourrissent pas, avec les 
mondes !.. Ah ! les colères de Coriolis dans son mirador !.… 
Heureusement qu’il était là, lui! Parfaitement. et cette 
prodigieuse chaîne de la vie, orgueilleusement rompue 
par l’homme qui ne veut rien savoir de ses frères, les ani- 
maux... 11 allait la souder pour toujours à la patte de ce 
révoité !… Avec son anthropopithèque il allait dire à 
l’homme: animal toi-même !.… puisqu'il avait fait de l’an- 
thropopithèque, un homme ! 

Mais, hélas ! quelle catastrophe 1... 

C'est au moment où il se proposait, après tant d’années 
de travail et de patience, de faire connaître son chef- 
d'œuvre et de le faire entrer, de plein droit, dans la grande 
famille humaine, que Le produit humain de son génie et 
de ses veilles se conduisait comme une vieille bête sau- 
vage de la forêt de Bandang ! 

Car (il ne pouvait plus se le dissimuler), le geste de 
meurtre de son petit Balaoo avait été aussi inconscient 
que le craquement de la mâchoire des fauves sur la proie, 
dans la jungle ! 

Quelle catastrophe ! Quelle catastrophe !.… 

Ah ! oui, Coriolis souffrait bien, car il aimait Balaoo 
comme un père aime son enfant. 

Dureste,tous ceuxquiconnaissaient Balaoone pouvaient 
que l’aimer, tant ilétait gentil, simple, charmant et naéurel. 

13 


218 | BALAOO 


Il est certain que, si Balaoo en avait laissé le temps à 
M. Herment de Meyrentin, celui-ci eût été séduit comme 
les autres ; mais il ne lui en avait pas laissé le temps. 

On comprendra — ceci dit — pourquoi, tout au haut 
de sa tour, Coriolis pleuraiït, et pourquoi Madeleine qui, 
dans la salle à manger, sous la lampe, tâchait à coudre 
sans y arriver, pleurait dans la petite bannette d’osier où 
elle rangeait son fil; et pourquoi la vieille Gertrude, 
dans sa cuisine, arrosait de ses larmes le cuir à nettoyer 
les couteaux. 

Gertrude ignorait le malheur survenu à un noble étran- 
ger en visite chez son cher Noël; mais, comme on n’avait 
pas vu Balaoo depuis cinq jours, elle n’était point loin de 
croire qu’il avait fait un sale coup. 

Depuis trois jours surtout, on n'’osait plus parler au 
maître qui s'était enfermé dans sa tour, et Madeleine es- 
suyait ses yeux humides dans tous les coins. Enfin, chose 
extraordinaire, depuis trois jours on avait défendu à Ger- 
trude de sortir dans le village sous quelque prétexte que 
ce fût. Bien mieux, toutes les portes de la maison avaient 
été fermées, quasi barricadées. C’est sur ces entrefaites 
qu'une nuit on avait entendu des coups de fusils dans le 
village et qu’une grande lueur avait monté derrière la 
place de la Mairie. Tant de mystère faisait trembler. Pour 
Balaoo, Gertrude avait redouté le pire. Son angoisse 
n’avait pas connu de bornes lorsqu'une après-midi, étant 
montée dans la chambre de Mademoiselle, elle avait 
aperçu les routes noires de monde et, dans les champs, se 
dirigeant vers la forêt, des soldats. On lui avait répondu 
que c’étaient «les manœuvres ». 

Mais tout ceci était loin d’être clair. 

Un fait certain était que Balaoo ne revenait point. 


| 
| 
| 


BALAOO 219 


” Gertrude avait eu plus d’une fois l’occasion de contem- 
pler les mains de pieds de Balaoo et elle était au courant 
du grand mystère. Aussi elle aimait Balaoo, non point 
comme un être humain, mais comme une chère petite bête 
à soi, c’est-à-dire avec un amour de vieille femme in- 
commensurable. 

Par la porte entr'ouverte, les deux femmes eussent pu 
se communiquer leur mutuel chagrin et, cependant, elles. 
hésitaient à le faire, surtout qu’elles ne pouvaient que 
l’'approfondir. 

Enfin, Gertrude n’y tint plus : 

— Où peut-il être, maintenant? Quand je pense, 
gémit-elle, que, samedi dernier, il était encore 1à, assis 
sur cette chaise, à m’éplucher mes poireaux, en me racon- 
tant ses histoires de la forêt de Bandang, il y a de quoi 
en mourir de chagrin. Pour sûr, il lui est arrivé un 
malheur ! 

Elle ne comprenait pas que Madeleine ne sortît point. 
pour l'appeler comme elle faisait quand il tardait trop. 

— Il fera ce qu’il voudra ! soupirait Madeleine. S'il 
est si longtemps dehors, c’est qu’il ne nous aime plus. 
Papa a raison : il est assez grand maintenant pour un 
homme. Il doit savoir ce qu’il lui reste à faire. Si la société 
de la forêt lui plaît davantage que la nôtre, tant pis pour 
lui; ça ne sera jamais qu’un Balaoo de la forêt, et il faut 
renoncer, à son âge, à en faire quelqu'un de convenable 
homme. 

— Mademoiselle se console bien facilement, repartait. 
Gertrude, et je ne trouve pas ça naturel. On me cache 
quelque chose ici. On n’a plus confiance en moi. Si je gêne, 
il faut le dire. 

— Tu parles comme une toquée de vieille bonne- 


220 BALAOO 


femme. On ne te cache rien. Balaoo ne nous aime plus et 
je ne vois pas pourquoijene m'en consolerais pas: çan'’est 
qu'un singe, après tout. 

— Vous me crevez le cœur avec des mots pareils ! 
(Gertrude avait un cœur sensible, et elle avait failli jadis 
mourir de chagrin à la mort d’un petit bossu de chat 
qu'elle avait, par mégarde, enfermé dans un tiroir). 
Vous n'avez pas toujours dit ça ! Vous disiez : ce garçon 
a une intelligence extraordinaire... Il comprend tout ce 
qu'on lui dit et il devine le reste. Il en remontrerait au 
maire et au curé. Avez-vous dit ça, oui ou non? 

— Le mauvais instinct reprend toujours le dessus 
chez les enfants qui ont eu de mauvais parents, répliquait 
Madeleine en montrant son petit nez rouge, tout inondé 
de ses larmes et de son sincère désespoir. 

— Ji ne les a pas connus assez longtemps pour prendre 
de mauvaises manières, repartait Gertrude qui défendait 
Balaoo pied à pied. 

— Oh ! il avait cinq ou six ans quand il les a quittés, 
c'est beaucoup pour un petit de grand singe, ma vieille 
Gertrude, tu ne sais pas cela. 

— Je sais qu’il ne savait pas encore parler, bien sûr, 
il a tout appris chez vous, et toutes les manières qu’il a, 
c’est les vôtres, toutes crachées ! Il marche comme Mon- 
sieur, le dos un peu voûté et les pieds en dehors. Et, quand 
il rit, il vous imite si bien, mademoiselle, que, si on ne le 
voyait pas, on croirait que c’est vous |! 

— Merci, Gertrude. | 

— Je ne vous dis pas ça pour vous froisser : il y a un 
temps où je vous aurais fait plaisir. Mais vous n'aimez 
plus Balaoo ; je ne sais pas ce qui s’est passé | 

À ce moment la vieille Gertrude s'arrêta de repasser 


me te RSS, SR. 


BALAOO 221 


ses couteaux et courut dans la salle à manger, car Made- 
leine avait une vraie crise. Elle sanglotait, les coudes à la 
table, sa jolie petite tête blonde dans les mains, et l’on 
voyait ses épaules sauter sous le spasme. 

— Mademoiselle !... Mademoiselle !.. Mais qu'est-ce 
qu'il y a? Seigneur Jésus !.. C'’est-y moi qui vous ai fait de 
la peine? Mais dites-moi quelque chose? Vous me 
faites peur !.… 

— Laisse-moi, Gertrude, laisse-moi ! 

— Plus souvent que je vous laisserai dans un état pareil, 
je vais appeler Monsieur | 

— Non! Non! Érute ne l’appelle pas !... 14... c’est 
fini... c’est fini !.…. 

— Pour sûr, il y a un malheur d’arrivé ! 

— Tais-toi avec tes malheurs. Quel malheur veux-tu 
qui soit arrivé». Il n’y a pas de malheur du tout! 
Entends-tu, vieille bête ! 

— Je vous demande bien pardon, mademoiselle, fit 
Gertrude blessée dans son orgueil, et elle retourna à sa 
cuisine. 

Elles restèrent 1à sans plus se dire un mot. La nuit 
s'avançait. 

Gertrude alluma sa lanterne et se prépara à regagner 
sa soupente ; elle adressa un bonsoir attendri à Made- 
leine qui leva la tête et lui demanda de ne point la quitter 
de toute la nuit. 

— Tu m'as fait peur avec tes malheurs, Gertrude !.… 
Viens coucher dans ma chambre. On jettera un matelas 
par terre. 

— Mais qu'est-ce qui se passe? Seigneur Jésus !.… Je 
ne vous ai jamais vu Comme ça, mademoiselle !.. Vous 
n'allez pas dire bonsoir à votre père? 


222 BALAOO 


— Non, il ne veut pas qu'on le dérange... Il tra- 
vaïille. 

— Il ne travaille pas plus que nous ; il attend que 
Balaoo revienne, mademoiselle. C’est pas à la vieille Ger- 
trude qu’on en ferait accroire. 

Elles couchèrent toutes deux dans la même chambre: 
mais Gertrude, sur le plancher, pas plus que Madeleine 
dans son lit, ne purent dormir. Et ïl était bien dans les 
deux heures du matin quand, d’un même mouvement, 
elles se dressèrent toutes deux sur leur séant, l’oreille 
aux écoutes. 

— Vous avez entendu, mademoiselle ? : 

— Oui, oui, Gertrude... on dirait que c’est lui, n'est-ce 
pas? 

— Ça vient du côté de Ia forêt. 

— On dirait que la forêt soupire.. 

— C'est mauvais signe, dit Madeleine, la voix 
tout angoissée.. ces soupirs-là m'ont toujours fait 
peur. 

Elles se turent.… et puis, comme les soupirs de ia forêt 
reprenaient, elles se levèrent, passèrent hâtivement un 
vêtement et entr'ouvrirent la fenêtre. 

Et tout de suite elles murmurèrent : «C’est luil.… c’est 
lui !» Au loin, sous la lune, elles apercevaient la lisière 
des bois, et c’est de cet horizon ‘proche, mystérieux et 
troublant qu’un étrange souffle grondant accourait vers 
elles. 

Le grondement augmentait et devenait roulement 
comme le bruit commençant de la foudre qui s’essaie 
avant l'orage. Comme un immense nuage noir lourd de 
tempête, la forêt était posée sur la terre, sur les champs 
qui déjà tressaillaient sous la voix encore lointaine du 


BALAOO, 


ENTRE LES YEUX ! (page 316). 


A TIRÉ 


IL 


BALAOO 223 


tonnerre. Et, soudain, le tonnerre éclata (1) et si furieu- 
sement que Madeleine, défaillante, gémit : | 

— Mon Dieu ! qu'est-ce qu’on lui fait? Balaoo n’a ja- 
mais tonné s1 fort ! > 

Et comme, dans le même moment, des coups de feu se 
firent entendre sous bois avec des clameurs, les deux 
femmes se jetèrent dans les bras l’une de l’autre, épou- 
vantées, balbutiant : « Balaoo ! Balaoo ! » Une nou- 
velle décharge lointaine les galvanisa, les jeta hors la 
chambre comme des folles, traversant toute la maison et 
courant à la tour dont elles escaladèrent l'escalier bran- 
lant en appelant le docteur. On tuait Balaoo ! Les hommes 
tuaient Balaoo ! 

Elles firent irruption dans le belvédère, au milieu du- 
quel le vieil original s’agitait comme fauve dans une 
cage, se précipitant d’une vitte à l’autre, les poings cris- 
pés, la bouche ardente. Coriolis, étouffant, avait arraché 
sa cravate, son faux-col, sa chemise, et, de temps à 
autre, quand les coups de feu retentissaient à nouveau 
au cœur des bois sombres, ses ongles allaient ensan- 
glanter sa poitrine nue. Il râlait, les yeux hors des 
orbites. 

— Jls vont me le tuer! Iis vont me le tuer! Ah! les 
bandits !.…. les assassins !.…. les ommes !.… 

Sa rage souveraine ne trouvait point d'expression plus 
forte, et, du reste, n’en cherchait pas. Elle s’y tint : «les 
hommes, les hommes ». 

Était-ce possible, cela, qu'ils allaient détruire son 

(x) De l'avis de tous les voyageurs qui ont entendu l’orang-outang 
dans la forêt vierge, on ne peut comparer sa voix de tonnerre qu’à 
l’éclat de la foudre et au grondement du tonnerre. Un orang-outang 


furieux fait entendre à plusieurs kilomètres à la ronde un bruit d'orage, 
auquel plus d’un chasseur inexpérimenté s’est trompé tout d’abord. 


224 BALAOO 


œuvre ! Lui tuer son enfant! On avait découvert 
Balaoo | | | 

Jamais quadrumane supérieur, attaqué par la bande de 
chasseurs de la brousse, n’avait fait résonner les profon- 
deurs équatoriales d’une colère plus gigantesque, au milieu 
des coups de feu | 

Coriolis s’arrachait les cheveux à poignée. Il ne prit 
point garde à l'entrée des femmes. Penché au-dessus de 
la tour, il criait maintenant dans la nuit : « Hardi !.… 
Hardi!… Hardi !.….  Balaoo !… Défends-toi l… Les 
lâches !.… Les lâches qui se mettent mille contre un! mille 
contre un ! avec des fusils !.. Hardi !.. Tue! Tue !... » 

Madeleine, voyant son égarement, essaya de le faire 
taire, mais ce fut en vain. Il la repoussait avec la dernière 
brutalité. IImontrait le poing au ciel, à la terre. Il maudis- 
sait l’univers. 

Un pareil ouvrage ! On lui assassinait un pareil ouvrage! 
L'ouvrage d’un Dieu ! Car il avait été aussi fort que Dieu, 
ce vieil original avec son anthropopithèque ! Il avait 
créé l’homme | et plus vite que lui! Là où l’autre avait 
mis peut-être cinq cent mille ans, il avait mis dix ans, lui, 
le vieil original, dix ans avec deux coups de bistouri sous 
la langue... Et tout cela pour aboutir à quoi? À ce qu’on 
osât lui anéantir son chef-d'œuvre au coin d’un bois !.… 
Misère !.… Et il pleura.… 

I1 pleura, car on n’entendait plus rien. Taffaire 
devait être terminée... Il ne devait plus rien rester de 
Balaoo. 

Madeleine avait pris la tête de son père sur ses ge- 
noux et le caressait et le consolait comme un vieil en 
fant. 

Ii ne lui répondait pas. 


BALAOO 225 


Il ne l’entendaït certainement pas. De temps en temps, 
il reprenait : « C’est fini! c'est fini! On ne reverra 
plus Balaoo, on ne le reverra plus !.… » 

Gertrude aussi pleurait. À travers les divagations du 
maître, elle avait compris que son Balaoo avait fait 

quelque chose d’horrible. 

Le jour les surprit tous trois dans le belvédère : ils 
étaient encore là à l’heure où la nature semble s’arracher 
des brouïllards de l’aube, où les teintes grises opaques en- 
veloppent les basses futaies, tandis que tout là-bas, dans 
l'horizon plus clair, on voit pointiller la cime chaude des 
grands arbres. 

Et ils assistèrent, le cœur terrifié, au réveil de la na- 
ture. C’est le moment où la terre fume, où la brise tombe, 

oùles fauveshument l’haleine de la terre qui les fait forts. 
Ah!comme Balaoo l’avait aimée, cette heure-là!.. Et que 
de fois Coriolis l'avait surpris, le nez dans les herbes 
fraîches, reniflant l’odeur âcre du matin | Que de fois ïl 
avait dû le ramener presque de force, à l’étude où l’atten- 
dait sa dictée! Pauvre Balaoo, qui avait tant aimé l’école 
buissonnière !... Comment se faire à l’idée qu’il ne devait 
plus être qu’un cadavre en pièces que ces brutes d'hommes 
qui se mettent mille contre un allaient ramener sur deux 
branches d’arbres, ne soupçonnait point quel miraculeux 
gibier ils avaient tué là ! 

Mais la pensée de Coriolis se transforma tout à coup à 
une réflexion de Madeleine. 

— S'ils l'ont tué, disait-elle, on le saura bien. On re- 
connaîtra M. Noël! 

Certainement ! Certainement ! il se trouverait bien des 
gens pour le reconnaître, et on allait bientôt venir lui 
demander à lui, Coriolis, des explications. 


13. 


226 BALAOO 


Eh bien ! il en donnerait !.. qu’à cela ne tienne ! Il en 
donnerait ! Il en appellerait au témoignage de ceux qui 
avaient parlé à M. Noël, à Mme Boche, à Mme Mure, aux 
petits commerçants de la rue Neuve, et même à ces sacri- 
pants de frères Vautrin, dans leur prison, car le docteur 
Coriolis ignorait tout de leur évasion. Et l’on saurait ce 
qu’on avait tué !... ce qu'on avait à jamais fait taire ! Za 
parole humaine dans la gorge d'un singe ! 

Comme il en était à cette période nouvelle de son déses- 
poir, il vit des groupes qui sortaient de la forêt et qui mar- 
chaïient lentement devant quelque chose qu’il ne pou- 
vait encore distinguer, mais qui ressemblait à un far- 
deau jeté sur des branchesd’arbres, et il ne douta plus que 
ce fût la dépouille mortelle de Balaoo que l’on rapportait 
au village. Bientôt, ilreconnut, en tête, le Maire et le Pré- 
fet qu'il avait vus de loin, la veille, et dont la bizarre atti- 
tude lui avait déjà causé tant d'inquiétude. Tous deux 
semblaient parler avec une grande agitation et faisaient 
les gestes d’une désolation immense. Des soldats, des pay- 
sans, suivaient avec les mêmes gesticulations. Et tout ce 
monde accompagnait l'espèce de litière funèbre sur la- 
quelle on avait rejeté un grand manteau militaire. Au 
fur et à mesure que le cortège avançait, on voyait mieux 
les détails. Quand la litière passa au pied de la tour, 
Madeleine et Gertrude éclatèrent en sanglots, cependant 
que Coriolis, pâle comme un mort se penchait à tomber, 
pour mieux voir. Mais il ne vit rien d'autre que le manteau 
sous lequel se dessinait une forme humaine qui devait être 
la forme de Balaoo !.… 

Ce cortège passé, il en arriva tout de suite un autre, et 
c'était encore des tas de gens et des militaires autour 
d’une civière recouverte d’un manteau avec, dessous, une 


BALAOO 227 


autre forme humaine. Et puis, il y en eut une autre. 
et une autre encore. ça faisait quatre cortèges fu- 
nèbres.. 

— Oh! Oh ! murmura Coriolis, qui n’avait plus la force 
de se soutenir et qui put croire que sa raison allait le 
quitter pour toujours... Oh! Oh! Baaloo s’est défen- 
du !.… 

Mais ce n’était pas fini... Peu à peu, la forêt rendait tous 
les soldats qu’elle avait pris la veille... mais dans quel 
état ! Après les morts, les blessés : il y en avait au moins 
une vingtaine qui arrivaient à la queue leu leu, soutenus 
par des camarades, les bras en écharpe, des linges sur 
le front... Sacré Balaoo, va !... Enfin, un dernier cortège 
survint. 

Il était formé d’un groupe dans lequel se débattait 
étrangement une figure qui ne paraissait point inconnue 
à Coriolis. Tout à coup, celui-ci la reconnut : le docteur 
Honorat ! Mais quel docteur Honorat ! Coriolis ne com- 
, prenait rien à l'attitude de ce cher docteur ni à ses cris. 

La figure d’Honorat était en sang et 17 chantait la Mar- 
serllaise ! 

Celui-là, c'était un que Balaoo avait rendu fou ! 

Coriolis, se rappelant enfin qu'il était un de la race 
humaine, secoua la tête et demanda : 

— Combien de morts?…. 

Comme les autres ne lui répondaient toujours pas, il eut 
un mouvement terrible d’impatience : 

— Je vous demande combien de morts? Combien de 
morts? 

— Mais, papa, nous ne savons pas! fit enfin la voix 
tremblante de Madeleine. 

— Eh bien ! toi, Gertrude, va aux nouvelles | 


228 BALAOO 


Elle y alla. 

I y avait quatre morts et vingt-sept blessés. 

La première victime était le vicomte de Terrenoire, 
mort au champ d’honneur, à la tête de ses troupes, le 
crâne fracassé comme une coquille de noix. C'était lui qui 
se trouvait sous le premier manteau, et il avait été déposé 
en grande pompe sur le pupitre de la salle des mariages. 
Les trois autres morts, de simples soldats, avaient été 
alignés par terre, à même le plancher de la salle des déli- 
bérations du Conseil municipal. 

Autour de ces quatrehéros, ilyavait beaucoup d’éclopés, 
de bras et de jambes cassés, de nez démolis ; maïs le plus 
abîmé était certainement le colonel de Briage, à qui 
il était arrivé une aventure inouïe sur laquelle il ne pou- 
vait malheureusement s'expliquer, car il était revenu /a 
mâchoire en capilotade, les dents brisées et la langue coupée. 
En sus, les deux poignets rompus. Quant aux Trois Frères, 
bien entendu, on n’en avait pas ramené un seul, mort ou 
vivant. Bien mieux, on ne les avait pas vus et ts n'avaient 
pas tiré un coup de fusil. On les avait fusillés au hasard, 
mais nul ne pouvait dire sion avait réussi seulement à les 
atteindre. On n'avait retrouvé que le docteur Honorat 
au centre de la clairière de Moabit, attaché au pied d’un 
arbre. Pendant tout le combat, il avait chanté le Chant 
des Girondins : « Mourir pour la patrie! » et, après, 
quand on avait voulu le faire parler, il avait entonné la 
Marseillaise qu’il chantait encore. Le Maire était cons- 
terné ; quant au Préfet, il ne s’occupait que d’un télé- 
gramme que l’on venait de lui apporter et dans lequel le 
Gouvernement lui annonçait sa révocation. 

Après être allée à la mairie, Gertrude s'était dirigée 
vets le Soleil Noir. Il y avait une telle foule dans la rue, 


BALAOO 229 


qu'elle vit bien qu'elle ne pourrait jamais atteindre la 
porte des Roubion chez lesquels généralement se centra- 
lisaient toutes les nouvelles du pays. 

Cependant, elle parvint, par les cuisines, dans la grande 
Salle d’été transformée en infirmerie, dans le moment 
même que Bois-sans-Soif, sergent à la Deux du Trois, ra- 
contait les terribles et rapides et incompréhensibles événe- 
ments auxquels personnellement il avait assisté. Il avait 
la veine, lui, de s’en tirer avec une oreille fendue. 

Et maintenant que c'était passé, pour sûr, il ne re- 
grettait rien. 

Bois-sans-Soif s’exprimait autant avec les gestes 
qu'avec la parole, et souvent on comprenait mieux les uns 
que les autres. 

On voyait très bien, comme si on y avait été, la petite 
troupe qu'il commandait, se glisser dans les hautes 
fougères, sans bruit, dans les ténèbres et le silence de la 
forêt..., et cela rien qu’à la façon dont il se courbaïit, assou- 
plissait le corps, allongeait les bras, remuait les doigts 
. tâtonnants et prudents. 

Et puis, toute la mystérieuse bataille s’évoquait avec 
son torse redressé, ses poings fendant l'air, frappant on ne 
sait quelle forme fuyante et inconnue. Et puis, c’étaient les 
fusillades, pan ! pan ! pan ! pan! la joue penchée sur 
son bras comme s’il visait... Ah! on y était! On y était! 
Mais on n’en savait pas plus long pour ça, car enfin, qu’est- 
ce qu'on savait? Rien !... Mais rien de rien !... On savait 
qu'il y avait des morts, voilà tout, et des blessés l... 
Mais comment tout ça était-il arrivé? Ah ! voilà le hic! 
Voilà le hic !.… 

Le colonel seul peut-être aurait pu le dire. Mais il ne 
pouvait plus parler ! et pour l'écrire, il faudrait attendre 


230 BALAOO 


longtemps, car il avait les deux poignets brisés !.. Quant 
à lui, Bois-sans-Soif, il ne pouvait affirmer qu’une chose, 
c’est que toute l'affaire était venue d'en haut !… Oui ! la 
catastrophe était tombée comme qui dirait du ciel !.…. 

Dans le moment qu’on croyait surprendre les Trois 
Frères et qu’on n'était plus loin de Moabit, il avait vu, 
devant lui, sous la lune, debout, au milieu d’un petit 
sentier, l'ombre du colonel de Briage qui tout à coup se 
soulevait de terre absolument comme on voit, dans les 
tableaux d’église, Notre-Seigneur Jésus-Christ s’enlever 
comme en ballon, le jour desonascension. Le colonel mon- 
tait au ciel. Pas un mot !... Pas un cri !.. Il ne disait rien 
le « colo» ; mais il montait au ciel, les bras étendus, comme 
pour bénir la terre. 

Bois-sans-Soif n’était pas le seul à avoir vu une chose 
pareille ; tous ses camarades, à côté de lui, l’avaient vue... 
et tous en avaient été si frappés qu'ils avaient cru 
d’abord qu'ils rêvaient.… qu'ils étaient victimes d’une 
illusion, d’une hallucination... Et puis il avait bien fallu 
se rendre compte que le colonel avait disparu... deux off- 
ciers, derrière lui, avaient également assisté à l’inouï sorti- 
lège.. et ils s'étaient tous mis, officiers et soldats, la tête 
en l'air, à appeler le colonel à mi-voix: « Colonel !.… 
colonel !.. » comme s'ils espéraient qu'il allait leur tom- 
ber du ciel. Son ombre avait disparu derrière les hautes 
branches des arbres, montant toujours... 

Le premier mouvement d’affolement passé, on s'était 
précipité... on avait grimpé dans les branches, on avait 
rapidement battu ce coin de forêt. Mais rien, personne |... 
Plus de colonel ! Une pareille nouvelle s’était répandue 
rapidement sur toute la ligne qui resserrait son étreinte 
autour de Moabit. 


£ 


BALAOO 231 


Bois-sans-Soif, envoyé en mission par son lieutenant 


; auprès du commandant de Terrenoire, arriva juste pour 


ù 
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d 


f, 
d 


| 


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voir disparaître celui-ci comme il avait vu s'envoler le 
colonel. Mais, cette fois, ce fut épouvantable. 

Le commandant et quelques officiers se tenaient à che- 
val sous les branches d’un gros chêne. À ce moment, on 
craignait en effet la pluie, car, bien que le ciel fût clair et 
la lune nette comme une pièce de cent sous, les pre- 
miers grondements d’un orage tout proche se faisaient 
entendre. 

Tout à coup, on put croire que le chêne lui-même venait 
d’être frappé, car il y eut un coup de tonnerre effrayant 


_ dans l'arbre, et les chevaux sautèrent, se cabrèrent, hen- 


LÉ 


| # 


nirent de terreur. Il était impossible de les maintenir. 
Bois-sans-Soif vivrait cent ans qu’il n’oublierait jamais 
l'instant où le commandant de Terrenoire, sur son cheval 
cabré, fut enlevé de selle par quelque chose qui tombait 
de l'arbre et qui cependant y restait suspendu. C'était. 
comme une balançoire à laquelle était pris mhintenant, par 
Les pieds, le vicomte dont la tête balayait la terre. I] était 
impossible de se rendre bien compte d’un aussi singulier 
spectacle, d’abord parce qu'il faisait nuit et que la lune 
arrivait difficilement sous les branches ; ensuite parce que 
tout le monde avait perdu son sang-froid. 

Les chevaux, renversant tout obstacle, s'étaient enfuis 
emportant leurs cavaliers ou les laissant sous les branches. 

Les hommes à pied s'étaient portés au secours de l’offi- 
cier qui se mt à tournoyer et à s'abaïtre comme une massue 
dans le groupe imprudent qui avait voulu le sauver. Ah | 
ça n'avait pas duré une minute | Il y en avait deux, un 
lieutenant et un sous-lieutenant, qui avaient été tués 
sur le coup, à coups de vicomte dont la tête n’était plus 


232 BALAOO 


que de la bouillie. Et lui-même, le vicomte, devenu arme 
inutile, avait été vite rejeté par la balançorre, au milieu 
des morts et des éclopés. 

Au bruit de cette bataille, aux cris, aux gémissements' 
des mourants et des blessés, des officiers étaient accourus| 

Æ<t, Sans savoir sur qui on tirait, avaient commandé d’ou- ( 
vrir le feu, quitte à ce qu'on se fusillât les uns les autres, 
à bout portant. On s'était rué ensuite sur Moabit en pous- ; 
sant des cris de sauvages. Tous les hommes encore va-| 
lides, furieux, enragés, se déchirant aux ronces, aux buis-: 
sons impénétrables, bondissant dans les taillis, affolés | 
à l'idée qu’on se battait contre une force mystérieuse, | 
contre une arme nouvelle de la forêt inventée par les Trois 
Frères, s'étaient élancés avec des cris de barbares comme . 
lorsqu'on monte à l'assaut. Ah! cet assaut de Moabit ! | 
Bois-sans-Soif l'avait encore dans l'oreille avec les clameurs 
des pousse-cailloux et le tonnerre des arbres, car les arbres, , 
autour d’eux, grondaient, haletaient, rugissaient comme | 
s'ils avaient été l'orage lui-même. On eût dit que les | 
arbres se défendaient. Et de temps à autre, il arrivait du 
haut des arbres des coups terribles, décochés par les 
Trois Frères qu’on ne voyait jamais et sur lesquels on 
tirait toujours! des coups à vous assommer... ; à côté de 
vous un camarade tombait sans qu'on püt se rendre . 
compte de rien !... Ilne disait même pas ouf ! Des coups 
de matraque effrayants qui pleuvaient des arbres et qui 
vous fichaient le nez en terre, assommé. 

Lui, Bois-sans-Soif, avait été éraflé par un coup pareil, - 
simplement éraflé, heureusement, et il en avait eu l'oreille 
fendue et il avait été assis par terre comme un enfant, | 
et il en avait vu trente-six chandelles ! 

Mais il y en avait d’autres qui ne remueraient pas une 


3 
Fr + 


St et RQ 2 


BALAOO 233 


patte d'ici longtemps et d’autres aussi qui ne remueraient 
plus jamais, jamais... Ah ! on s’en souviendrait des Trois 
Frères et du siège des Bois Noirs !... Mais jamais, bien sûr, 
non plus, on ne pourrait s'expliquer comment la Forêt 
s’était défendue comme ça !.…. 

Sans compter les bêtes qui s'étaient battues aussi 
comme des enragées. des animaux par centaines qui 
semblaient s’être réfugiés dans Moabit comme dans un 
fort et qui faisaient des sorties, se ruaient sur les soldats, 
_ détalaient de tous côtés, des sangliers, des loups qui se sau- 
vaient de toutes parts, semant le désordre dans les rangs, 
des bandes qui se précipitaient devant elles en aveugles, 
renversant et piétinant tout ce qu’elles rencontraient. 

On avait retrouvé, au petit jour, le colonel dans l’état 
qui a été dit, à l’endroit même d’où il s'était envolé.….. 

Alors on avait ramassé les blessés et les morts et on 
était revenu. 

Bois-sans-Soif s'était tu. 

Tout près de là, la cloche des trépassés continuait à 
pleurer sur cette expédition néfaste et, à tous points de 
vue, déplorable. 

Gertrude s’en alla. 

Mais elle ne rentra pas tout de suite : elle alla rendre 
visite à M Mureet à Mr Boche et à Ia cuisinière de 
Mr Valentin qu'elle trouva toute en larmes à cause 
de ce pauvre monsieur de Terrenoire « qui aimait tant 
Madame ». 

Et ainsi elle put apprendre encore tous les événements 
de la veille et de l’avant-veille. 

Lestée, elle reprit le chemin de la tour de Coriolis, fe 
cœur en joie. 

— Eh bien? lui demanda Coriolis de si loin qu’il l’aper- 


234 BALAOO 


çut, cependant que Madeleine, de son côté, s’apprétait à 
entendre les pires nouvelles, 

— Eh bien lil n’a rien | 

— Comment, il n’a rien? 

— Mais non! Tout ça ne le regarde pas ! X1s ont chassé 
dans la forêt les Trois Frères, qui s'étaient échappés de 
prison et qui avaient pendu le juge d’instruction comme 
ils avaient pendu déjà Camus et Lombard, et ce pauvre 
M. Blondel | 

Elle expliqua avec une naïveté parfaite : 

— Les Trois Frères se sont défendus et en ont assom- 
mé une trentaine. Il y a quatre morts |! 

— Ah bah ! s’exclama Coriolis qui revenait à la vie et 
dont le cœur recommençait à battre sous les coups d’une 
puissante allégresse.. et Balaog? 

— Quoi, Balaoo?.. Qui est-ce qui vous parle de Ba- 
1200 ? Quand on vous dit qu'il n’y était pas | 

— Mon Dieu ! s’écria, reconnaissante envers la Provi- 
dence, Madeleine... Mon Dieu |! serait-ce possible |... 

— C'est comme je vous le dis... sur ma part de para- 
dis! répliqua, avec un toupet admirable, la vieille 
femme qui savait parfaitement à quoi s’en tenir sur 
la mystérieuse défense de la forêt et sur la bataïlle des 
arbres. 

Coriolis et Madeleine s’embrassèrent. Après quoi, Ma- 
deleine, hésitante, dit : 

— Tout de même, il a bien tonné cette nuit, dans la 
forêt. | 

— C'est les soldats qui lui auront fait peur, répliqua 
Gertrude. | 

— Et puis, il a peut-être du chagrin, émit avec inten- 
tion Coriolis. Il est resté trop longtemps dehors, et il n’ose 


meer 
RS 


BALAOO 235 


lus rentrer. Tu devrais aller le chercher, Madeleine. 

Madeleine ne se le fit pas dire deux fois. Un quart 
l'heure après, elle se promenait à petits pas dans les sen- 
iers de la forêt, appelant de sa voix la plus douce : Ba- 
a00 |... Balaoo !.. Balaoo !.. 

Et elle ne fut pas longtemps à voir venir à elle, les ha- 
its en désordre, la tête basse, la mine repentante, pleur- 
ichant et geignant, le timide Balaoo qui se jeta à ses 
enoux en murmurant comme aux jours de la forêt de 
>andang, quand, après un mauvais coup, il rentrait à 
1 hutte maternelle où une bonne correction l’atten- 
lait : 

— Woonoup!…. brout!… Woonoup broutl…. broutl.…. 
wout !.… 

— Veux-tu parler chrétign ? sauvage |! fit-elle les larmes 
Ux yeux. | 

— Grâce ! soupira-t-il, avec sa bonne voix de gong 
êlé. | 

Elle le ramena à la maison par l'oreille. Tout de même 
était lui qui avait pendu M. Herment de Meyrentin. 

I fit huit jours de cachot qu’il n'avait pas volés (x). 


(1) Dans le langage grand singe, woonop brout veut dire : grâce! 
’est ce que nous apprend M. Philippe Garner qui, pendant sept années, 
‘enferma dans une cage au centre des forêts équatoriales pour étudier 
: langage des quadrumanes supérieurs. Après des aventures sans nombre 
t des plus dangereuses, le professeur Garner revint aux États-Unis 
vec un magnifique butin scientifique sur les mœurs, les façons d’être, 
t langue des singes. D’après lui, les organes vocaux des chimpanzés 
mnt capables d'émettre vingt-quatre sons différents, pour exprimer 
utant d'émotions diverses et parfaitement définies. 

« À l’aide de ses rouleaux phonographiques, patiemment enregistrés 
urant son long séjour dans les jungies de l’Afrique centrale, nous 
late la « Lecture pour Tous », le professeur Garner peut démontrer 
ue les vingt-quatre mots de la langue chimpanzée servent à exprimer 
utant de besoins ou de sensations. Doués d’instincts éminemment 
xiaux, les anthropopithèques se réunissent par familles qui forment 


236 BALAOO { 


de petites tribus de quarante à cent individus. Ils pratiquent la bel: 
formule humaine : Un pour tous, tous pour un. Et, bien qu’ils soier: 
individuellement accessibles à des mouvements de colère, ils sont for 
cièrement dévoués aux intérêts de la communauté. Chez eux, point à 
nos «+ grèves générales », décrétécs au profit de l’unité, aux dépens de » ( 
collectivité ! 

«Ces sentiments sociaux ont enrichi singulièrement leur vocabulaire | 
Qu'un membre de la tribu découvre au sommet d’un arbre une récoite | 
de baies mûres, et il annonce sa trouvaille en articulant un mot précis 

«Sic’est d’une flaque d’eau qu'il s’agit, l’éclaireur sait préciser la natur 
de la découverte, en se servant d’un mot que comprennent tous 
adultes de la tribu. Et je vous laisse à penser s'ils dégringolent leste 
ment des hautes branches pour tremper leurs lèvres dans le bienfaisani 
liquide ! 

«< Mais qu’un lion ou un léopard se faufile de buisson en buisson, avec 
la criminelle intention de se payer la peau d’un des joyeux buveurs, 
et le premier qui évente l’approche du fauve articule un mot d’alarme 
qui fait le vide autour de la flaque. 

« Après une étude approfondie de ses rouleaux phonographiques, 
M. Garner croit même pouvoir affirmer que le vocabulaire du chin- 
panzé comprend deux cris d'alarme distincts, employés, l’un dans le 
cas de péril imminent, l’autre pour oncer un danger encore lointain 
et avertir la tribu qu’elle doit se tenir sur ses gardes. Un troisième 
terme, qui relève plus de la curiosité que de la peur, dénonce l’approcte 
d’une autre bande de chimpanzés, dont le crieur ne saurait encore dire 
g’ils viennent en amis ou en ennemis. 

« Un jeune adulte qui se sent apte à créer une famille sait fort bien 
engager ledialogueavec la jeune guenon à la patte de laquelle il prétend. 
C’est bien de sept à huit mots que notre soupirant dispose pour habiller 
sa flamme et formuler sa demande en mariage. 

«M. Garner a noté quatre mots qui reviennent fréquemment sur les 
lèvres des deux futurs : Gwouff tsch’ tak tourôô, phrase de douceur ; 
amicale et de parfait accord. 

«Il prend soin d’avertir que les signes de nos alphabets ne fournissent 
pas auxlangues simiesques d’exacts équivalents. Cet aveu nous rassure, 
en nous laissant croire que ce gwoff tsch’ tak, si déconcertant sur no . 
lèvres humaines, vibre d’une exquise harmonie dans le gosier d'u 
anthropoide. 

« Car c’est 1à incontestablement un refrain d'amour... à la chimpanz, | 
comme M. Garner a pu s’en assurer mainte et mainte fois, depuis son ! 
retour à Philadelphie, en vivant en contact constant avec quelques [ 
singes qu’il a rapportés du Congo. Son élève favorite, baptisée Susie, : 
lui roucoule, chaque matin, en l’apercevant au saut du lit, un amical 
gwouff tsch’ tak tour66. : 

« Elle n’y manque que dans des cas précis, quand, par exemple, elle ( 
reçut la veille une correction qui lui parut imméritée, en son for intérieur 
de guenon congolaise. Alors elle se contente de grogner un gnangnan où , 
s’exhale son humeur rancunière. 


Dm 


_ À mn — 9 


CT 


BALAOO 237 


E.. 


l° 


« Ces quelques détails, que la publication des travaux du professeur 
. . compléteront avant peu, suffisent à montrer dans quelle mesure il a 
résolu la question que se posent depuis longtemps les zoologistes : les 


" singes parlent-ils ? 


« Une constatation qui mettra tout le monde d’accord, c’est que ce 


- minimum de vingt-quatre mots est suffisant pour assurer au grand 
. primate africain une supériorité écrasante sur toutes les autres espèces 
animales, mammifères ou oiseaux, dont les mieux doués ne peuvent 


À 


. demander à leurs organes vocaux qu’une dizaine de sons distincts pour 
. exprimer leurs sensations diverses. 

« Le professeur Garnerne se contenta point de ces recherches linguis- 
; tiques. Il s’était aussi imposé la tâche d'étudier la mentalité des grands 
singes africains, de rechercher si l’instinct spontané est le principal 


, moteur de leurs actions ou si, au contraire, l'éducation joue un rôle 
. important dans l’évolution de leurs facultés et de leurs habitudes. 
: Sur ce dernier point, il répond encore par l’affirmative. C’est par 
l'exemple que le jeune singe s’instruit, qu’il apprend à lire le grand 
_ livre de la jungle. Et l’exemple prend souvent la forme de la correction 
” corporelle! Un marmot de chimpanzé, qui ne répond pas correctement 
à sa mére, reçoit une dégelée de taloches destinées à le faire réfléchir. 


« M. Garner complète actuellement ses observations en expérimentant 
sur la demi-douzaine de chimpanzés qu’il a rapportés du Congo. Susie, 
son élève de prédilection, l'enthousiasme par son intelligence, qu’il 
déclare être supérieure à celle d’une fillette de quatre ans, quoique 
l’aimable primate ne soit âgée que de quatorze mois. Il lui a donné pour 
compagne de jeux une mignonne écolière du voisinage, qui s’est mise 
en tête de lui enseigner les principes de la lecture à l’aide de cubes de 
bois formant alphabet. » 

Nombreux sont les récits des voyageurs où l’on rencontre des exemples 
de l’extraordinaire intelligence de certains singes et de leurs aptitudes 
à vivre en commun comme les hommes et à la manière des hommes; 
et il en est qui nous relatent des faits difficilement niables à cause 
de la qualité des témoins, faits se rapportant à l’aptitude de certains 
quadrumanes à vivre et à converser avec certaines peuplades indiennes 
des bords du haut Amazone qui ont appris à comprendre leur langage 
rudimentaire. MM. I, et G. Verbrugghe, dans leur voyage au centre 
des forêts de l’ Amazone, ont relevé précieusement le récit de voyageurs 
et Le serment d'un missionnaire à propos de la coutume suivante en vigueur 
aux sources du Jurna : Les Indiens Uginas s’y croisent avec un grand 
singe noir appelé « coata » et leurs métis naissent parfaitement constitués. 
Ceci corrobore le récit de M. de Castelnau qui raconte que, rencontrant 
une Indienne de cette tribu, il voulut lui acheter un magnifique macaque 
qui se prélassait sur la porte de sa cabane; elle refusa malgré le prtx 
élevé qu’on lut offrit. L’'Indien, qui accompagnait M. de Castelnau, se prit 
à rire et dit : « Elle ne le vendra pas, c'est son mari ! » (I, et G. Ver- 
brugghe, Forêts vierges). 


LIVRE TROISIÈME 
BALAOO HOMME DU MONDE 


CHAPITRE I 


LA TABLE DE FAMILLE. 


Patrice ne trouva personne qui l’attendît sur le quai 
de la gare, quand il arriva à Paris par le train de sept 
heures quinze du soir. Il en fut tout étonné, bien que, de- 
puis trois ans que son futur beau-père avait quitté Saint- 
Martin-des-Bois, Coriolis se fût conduit avec lui de telle 
sorte qu’il eût dû ne plus s’étonner de rien ! 

D'abord on l’avait tenu éloigné de Madeleine. Si celle- 
ci était venue deux ou trois fois à Clermont avec son 
père, le jeune homme, en revanche, n’avait jamais été 
invité à venir à Paris, 

Au bout de deux années, comme Coriolis retardait 
toujours, sous des prétextes inadmissibles, l'échéance du 
mariage, les Saint-Aubin s'étaient montrés curieux de 
ce qui pouvait bien se passer chez leur parent. Ils avaient eu 
reconnu à une agence de police privée qui avait bientôt 
donné des renseignements si absurdes qu’on regrettait 
de les avoir payés d’avance. 


240 BALAOO 


Cependant, à la longue, certains de ces renseignements 
se confirmaient. C’est ainsi qu’il était exact que Coriolis 
ne sortait plus sans le jeune Noël et qu'il semblait sur le 
tard s’être pris pour ce garçon timide et taciturne d’une 
affection insensée. I] lus faisait faire son dront ! 

Son droit ! Parole !.. Noël était étudiant libre à la Fa- 
culté, et Coriolis l’accompagnait à tous les cours ! 

Qu'est-ce que cela signifiait et que pouvait bien cacher 
cette suprême fantaisie de l’ex-consul de Batavia ? C'est 
dans le moment que les Saint-Aubin, de Clermont, se 
posaient cette question avec anxiété et consternation, 
que le mariage de Patrice et de Madeleine fut décidé, 
tout d’un coup. 

Coriolis hâta les choses avec frénésie. Les noces auraient 
lieu à Paris; mais le vieil original n’avait point permis à 
Patrice de faire sa cour à Madeleine. Il trouvait cette 
vieille mode ridicule, 

Le jeune homme ne devait venir à Paris que quarante- 
huit heures avant la cérémonie, qui aurait lieu dans une 
intimité d'autant plus stricte que les Saint-Aubin, re- 
tenus à Clermont par la goutte du père, n’y pourraient 
assister. 

Seulement, le soir même des noces, les nouveaux 
époux devaient prendre le train d'Auvergne et aller em- 
brasser les vieux avant de partir pour l’Italie où ils pas- 
seraient leur lune de miel. 

Et Patrice arriva donc à Paris au train de sept heures 
quinze, comme le lui avait recommandé Coriolis. 

Ft il ne trouva personne à la gare. 

Il en eut le cœur « serré ». 

Sa malle sur une voiture, il donna l’adresse de 1a rue de 
Jussieu. C’est là que le vieil original s'était installé dans 


BALAOO 241 


un antique hôtel, sur les confins du quartier des Ecoles ; 
c’est là qu’il avait fait transporter sa fille, sa vieille do- 
mestique, son boy et tous ses travaux sur la plante-à- 
pain. 

Quand il fut rue de Jussieu et que la voiture l’eut dé- 
posé devant l'hôtel de son oncle, la paix du quartier lui 
plut. Il aurait pu se croire en province. 

L'éclairage rare, le pavé sonore au pied d’un passant 
lointain et la solitude où il se trouvait le reportèrent par 
la pensée dans certaines rues de Clermont où il avait ac- 
coutumé de faire un petit tour, le soir, avant de s’aller 
coucher. 

Il avait sonné. Ce fut Gertrude qui vint lui ouvrir. Elle 
ne matqua aucun étonnement, ni plaisir de le voir. Elle 
dit simplement avec indifférence : 

— Ah! c’est vous! Mademoiselle va être bien contente ! 

— On ne m'’attendait donc pas ce soir ? interrogea le 
jeune homme stupéfait. 

— Mais si ! mais si ! répliqua la vieille servante. Votre 
couvert est mis. 

Ils se trouvaient dans un grand vestibule froid, dallé de 
pierres, sur lequel descendait un vaste escalier à rampe de 
fer forgé. Gertrude lui montra les marches, pendant qu’une 
voix se faisait entendre en haut : 

— C'est toi, Patrice ? 

— Bien oui! c'est moil répondit le jeune homme 
d'assez méchante humeur, bien qu’il eût reconnu la 
voix de sa fiancée. 

Mais Madeleine descendit rapidement et se jeta dans 
ses bras. Patrice embrassa sa cousine qu’il trouva peu 
naturelle dans ses démonstrations. Elle paraissait plutôt 
inquiète qu'heureuse de le voir. 


14 


242 BALAOO 


I1 ne la jugeait pointembellie, à cause que Parisluia vait 
fait perdre ses belles couleurs. Cependant, elle avait acquis 
d’autres grâces féminines, que Saint-Martin-des-Bois ne 
lui aurait jamais données. Mais, quand on est de la rue 
de l’Écu, c’est pour longtemps. 

Madeleine, de son côté, trouva Patrice maussade. 

— Qu'est-ce que tu as ? lui dit-elle en faisant la moue. 
Tu n’as pas l’air content. Est-ce parce qu’on n’est pas 
allé te chercher à la gare? 

— Mais je ne me plains pas! fit Patrice, les lèvres 
pincées. Où est-il, mon oncle, que je l’embrasse ? 

— Tu le verras à table, Gertrude va te conduire à ta 
chambre. Dépêche-toi, on dîne à huit heures tapant, tu 
as cinq minutes. 

La chambre de Patrice était au second étage, elle était 
immense et nue. Un petit lit entre de hautes murailles et 
de hautes fenêtres qui fermaient mal. Aux murs, de mer- 
veilleuses boiseries écaillées, effritées, qu’il ne regarda 
même pas. Aucune intimité, aucune douceur. Aucune 
prévenance. Pas un bouquet dans un pot. Pas un por- 
trait. ILeût aimé que Madeleine, par une allusion quel- 
conque, eût prouvé qu'elle s'était intéressé à celui qui 
allait venir habiter là. Mais rien ! Il soupira. Il se trouvait 
seul ! seul !.… 

Avec quelle hâte, elle l’avait embrassé, poussé, bous- 
culé ! Et ils allaient se marier dans deux jours |! 

J1 était assis, désolé, au pied de son lit. La voix de Ger- 
trude le fit sursauter, derrière la porte. \ 

— Eh bien |! Monsieur Patrice, vous êtes prêt ? Made- 
moiselle voudrait vous parler. 

Iln’eut aucunecoquetterie, ne se regarda même pas dans 
la glace. I1 selava les mains ettrouva Gertrude impatiente. 


BALAOO 243 


— Venez-vous ! Voyons !… bougonna-t-elle. et elle 
le fit descendre, le poussa dans le salon. C'était le vieux 
salon empire qu’il avait connu à Saint-Martin-des-Bois. 
Là encore, aucune fleur dans les vases. Et les meubles 
avaient encore leurs housses. Madeleine l’attendait, de- 
bout. Elle lui prit la main, et lui dit rapidement, à mi- 
VOIX : 

— Mon petit Patrice, quand nous serons mariés, nous 
ferons ce que nous voudrons, n'est-ce pas ? Mais ici, nous 
sommes chez papa, et il ne faut pas le contrarier. Il est 
devenu de plus en plus maniaque. Il ne faut pas trop lui 
en vouloir, car il a une grosse peine de me voir partir. 
L'idée de mon mariage lui a toujours été insupportable. 
Finalement, il s’y est résolu, comme il se serait décidé à 
se faire faire l’opération de l’appendicite. Il souffre, il 
voudrait que ce soit, une bonne fois, fini. Mais, en atten- 
dant que ce soit fini, 47 ne veut pas en entendre parler. 
Donc à table et partout, dans cette maison, qu'il ne soit 
pas question de mariage ! c’est entendu !.… Tu feras vis- 
à-vis de tout le monde, comme si tu étais venu passer 
deux ou trois jours à Paris pour des affaires urgentes que 
tu n'as pas besoin de faire connaître... C’est compris ? 

Elle n’attendit même pas sa réponse. Comme il restait 
là, abasourdi, elle ouvrit la porte de la salle à manger et 
y pénétra. Alors, il suivit comme dans un rêve. 

Assise au coin d’une fenêtre, une jeune personne, de 
tournure élégante, lisait. Au bruit qu’ils firent en entrant, 
elle leva la tête. Patrice ne put retenir une exclamation : 
Zoë!... I1 savait bien que Zoé avait suivi Coriolis à Paris; 
mais il croyait la trouver à la cuisine. 

Eh quoi ! c'était bien vrai qu’il eût en face de lui la 
petite coureuse de la forêt! Cette belle jeune fille qui se 


244 BALAOO 


levait en Île saluant, de manière si aisée, si tranquille, de 
tenue si parisienne dans sa simplicité et, dans sa mise, 
d’un goût modeste et sûr, c'était la sœur des Vautrin 
qu’il avait connue courant comme une biche sauvage dans 
les sentiers de la forêt, sa tignasse au vent, des mèches 
folles sur les yeux! Par quel miracle, aujourd’hui, la 
voyait-il si transformée ? 

II ne savait s’il devait lui tendre la maïn. C’est elle qui 
lui offrit la sienne, très simplement, en lui demandant des 
nouvelles de sa santé. 

Mais il n’eut pas le temps de s’extasier davantage ; 
l’oncle Coriolis faisait son entrée, suivi d’un jeune gentle- 
man de haute et forte apparence qui bombaiïit la poitrine 
et des épaules solides dans une jaquette impeccable, Le 
fiancé de Madeleine connaissait cette figure simiesque aux 
yeux bridés dort le type extrême-oriental étonne tou- 
jours quand il est corrigé par les modes d'Europe : par 
exemple, par l’aplatissement parfait du cheveu lisse di- 
visé par la raie droite ; et par le port du monocle. Oui, 
M. Noël portait monocle! Patrice, qui ne l’avait jamais 
examiné de si près, le jugea à son avantage. La correction 
de sa tenue et toute son attitude glacée lui donnait pres- 
que grand air. La laideur particulière du visage attirait 
plutôt la curiosité qu’elle ne la repoussait : Patrice re- 
gretta seulement pour cet exotique la trop forte bâ- 
tisse de la mâchoire animale (x). 


(1) Malgré cette dernière particularité, il était encore très naturel 
que Patrice, qui avait entendu parler M. Noël, n’eût même point le 
soupçon qu'il se trouvait en face d’un de la race singe. M.I.. Jacolliot, 
dans son livre: Au pays des singes, p. 229, nous parle d’un singe qu’il 
avait vu traiter comme une véritable personne humaine. Voici ce qu’il 
en dit : « Au lieu de se développer en museau, le bas de son visage 
s’aplatissait à donner l'illusion de la face humaine. Son front large 


te. Ne. APS, mena, NW 


BALAOO 245 


Patrice avait été étonné par Zoé. Mais la vue de Noël 
le plongea dans une stupéfaction profonde. « Il a bien 
changé depuis le verger de la plante-à-pain », pensa-t-il 
en s’inclinant assez froidement devant le salut bref de 
l’ex-commis-jardinier. 

Et tout ce monde se mit à table! 

Coriolis n’avait point été démonstratif avec son neveu. 
I1 lui avait, en une phrase rapide, demandé des nouvelles 
de ses parents, et, sans attendre la réponse, lui avait in- 
diqué sa place entre Madeleine et Zoé ! Noël se trouvait 
entre Zoé et Coriolis. 

— Quand tu auras fini de faire des yeux en capote de 
cabriolet, tu me diras ce qui t’étonne ici, mon garçon ? 

C'était Coriolis qui rompait le silence gênant qui avait 
suivi l’absorption du potage. 

Patrice, ainsi interpellé, fut honteux devant Madeleine, 
11 eut cependant l’audace de répliquer en baissant le 
nez dans son assiette. 

— Ce qui m'étonne ici, c’est le monocle de M. Noël! 

Madeleine l’avertit aussitôt, d’un petit coup de pied 
sous la table, qu’il venait de dire une bêtise. Mais il était 
trop tard, l’oncle l’entreprenaïit déjà. 

— Ton père porte bien des lunettes; je ne vois point 
pourquoi M. Noël, dont la vue est faible de l’œil gauche, 
se priverait d’un verre concave. L'astigmatisme n’est 
point le privilège de la race blanche, ni l’usage des len- 
tilles pour le corriger ! 

Ceci fut dit d’un ton sec et méprisant qui foudroya Pa- 


et bombé dénotait une grande perspicacité. Ses oreilles étaient grandes, 
» mais parfaitement bordées ; enfin ses mains, presque de forme humaine, 
ne possédaient pas de griffes, mais des ongles véritables que son mattre 
entretenait avec le plus grand soin!» 


14. 


246 BALAOO 


trice. Le jeune homme voulut dissimuler son anéantisse- 
ment sous un sourire aimable. 

— Pourquoi souris-tu ? Tu te trouves sans doute spi- 
rituel ? Console-toi, tu n’es point le seul de ton espèce. 
Ils sont tous fabriqués du même bois, les jeunes gens d’au- 
jourd’hui qui n’ont point quitté les jupes de leur mère. 
Si tu avais fait, comme moi, trois fois le tour du monde, 
tu ne resterais point ébahi devant un indigène de Malaisie 
qui porte mieux que toi le complet-jaquette et le gilet- 
châle (tu ne l’as pas encore vu en smoking) et qui t'en 
remontrerait, tout premier clerc de notaire que tu es, 
sur le Baudry-Lacantinerie (x). 

Et comme Patrice, assommé, se taisait : 

— Interroge |... mais interroge-le donc. 

— Ne « mécanisez » donc point comme ça ce pauvre 
jeune homme, émit la voix pleurarde de Gertrude dans un 
bruit d’assiettes et d’argenterie. 

Elle se fit mettre à la porte avec tous les honneurs qui 
lui étaient dus. 

Madeleine eut la mauvaise inspiration de protester ; 
Coriolis lui ferma la bouche, à elle aussi : 

— Je ne veux pas, vous entendez bien !.. Je ne veux 
pas qu’on se moque de Noël !.. 

— Mais mon oncle ! personne ne se moque de lui! 
finit par s’écrier Patrice, dans un sursaut d’exaspération. 

— Allons donc, il n’était pas plutôt entré ici que tu le 
regardais comme un phénomène ! Je ne veux pas !... tu 
entends !… Je ne veux pas qu’on le regarde comme un hhé- 
nomène !... Tout le monde ne peut être né rue de l’Ecu, 
à Clermont-Ferrand !.… 


(x) Traité de droit civil que l’on met dans les mains des étudiants en 
droit. 


BALAOO 247 


— Papa ! Patrice n’a rien dit qui puisse te contrarier. 
Tu te montes la tête, maintenant, à propos de rien | 

— Eh! vous me rendrez malade tous ici, autant que 
vous êtes, Noël comme les autres | 

Noël semblait ne pas entendre et se bourrait conscien- 
cieusement d’une potée de choux de Bruxelles. 

— Bon! voilà maintenant que c’est Noël ! émit Made- 
leine, en se forçant à rire. 

— Et Zoé aussi ! continua Coriolis terriblement bou- 
gon. 

— Qu'est-ce que j'ai fait ? demanda la voix innocente 
et harmonieuse de la gentille Zoé. 

— Tu as encore fait quatre grosses fautesdansta dictée, 
et tu as de mauvaise notes pour ta géographie. 

— La géographie, dit Zoé, ça nepeut pasm'’entrer dans 
la tête ! 

— Et l'orthographe ? Est-ce que ça peut t'entrer dans 
la tête, l'orthographe ? 

— Mais oui, monsieur, maïs il faut le temps. 

_— Le temps de quoi ? Te voilà l’âge de te marier. Tu 
dois savoir l'orthographe et la géographie. Si je te disais, 
Patrice, que j'ai eu plus de mal avec cette petite qu'avec 
Noël, ça te donnerait peut-être une moins fière idée de 
la race blanche ! hein, mon garçon ?.…. 

Patrice hocha la tête. I1 voulait que son oncle le crüt de 
son avis, mais il ne comprenait rien à une pareille histoire. 
On faisait de Zoé une savante, maintenant !… 

— J1 faut que tu comprennes, ma petite, continuait 
Coriolis, tourné vers Zoé, que je ne te fais rien apprendre 
de trop, si tu veux être heureuse en ménage. 

Patrice pensait : « Madeleine s’est mal exprimée en me 
défendant de parler mariage ; en somme, on a le droit 


248 BALAOO 


de parler de tous les mariages ici, excepté du mien !… 

— Je ne me marierai jamais! répondit tristement 
Zoé, en baïissant les yeux. Qui est-ce qui voudrait de 
moi ? 

— Ça me regarde, gronda Coriolis d’une grosse voix 
bourrue. 

Et, en disant cela, comme il jetait un coup d’œil à 
Noël, celui-ci leva le nez en l’air. Son indifférence pour 
tout ce qui se disait à cette table était majestueuse. Pa- 
trice l’admirait. 

L,'oncle grogna : 

— C'est très mal élevé de faire celui qui rêve à table et 
de n’être jamais à la conversation. À bon entendeur, salut ! 

Mais il est probable que M. Noël n’entendit pas, car il 
ne salua pas. En revanche, il se gratta. Sans doute, sa 
manchelegênait, car,de sa main gauche, il se grattait ner- 
veusement sous le bras droit, ce qui est défendu dans les 
salons d'hommes. L'oncle lui envoya, à toute volée, sur 
la main, un coup fameux d’un petit bâton d’ébène que 
Patrice avait déjà vu sur la table et dont il ignorait 
l’usage. Pan !.. M. Noël eut un cri de bête que l’on corrige 
et laissa sa manche tranquille. 

— C'est honteux! fit Coriolis; est-ce que tu te crois 
ici à Haï-nan ? c’est honteux pour un étudiant en droit de 
la Faculté de Paris. 

— Il est inscrit ? demanda Patrice, goguenard. 

— Il suit les cours avec moi. 

— Et où en êtes-vous, mon oncle ?... 

— Aux « différentes manières dont on acquiert la 
propriété », répondit Coriolis. Noël, dis-nous un peu 
quelles sont les différentes manières dont on acquiert la 
propriété ? 


BALAOO 249 


M. Noël toussa (en mettant sa longue main aristocrati- 
que d’Haï-nan devant sa bouche) et répondit, de sa voix 
toujours un peu enrouée, et sur le ton récitatif d’un jeune 
garçon qui sait bien son catéchisme : 


BALAOO, (qui pense : Est-ce que Gertrude va bientôt apporter 
les noix?). 


Les différentes manières dont on acquiert la propriété 
sont : les successions, les donations et les testaments ; les 
contrats, contrats de vente et contrats de (1 s’arrête brus- 
quemeni). 

CoRIOLIS, sourcils froncés. 

Eh bien ?.. et contrats de... 


BALAOO, (regardant voler une mouche.) 


Vous savez bien, monsieur, que c’est un mot qui me 
déplaît devant les étrangers (coup d'œil de haine sauvage 
du côté de Patrice). 


CORIOLIS. 
Vraiment |! (17 allonge la main du côté du petit bälon 
d’'ébène.) 
BALAOO, (rapidement, à voix basse, et devenant tout pâle, ce 
qui est sa façon, à lus, de rougir.) 


…Æt contrats de mariage... de mariage (il relève la tête, 
satisfait de s'être vaincu ; 1l essaie maintenant de regarder 
Patrice avec un grand air d’indifférence comme un de la 
Race qu sait dissimuler ses sentiments intimes.) 


CoRIOLIS, heureux du résultat. 


Eh bien ! Patrice, qu'est-ce que tu en penses ? 


250 BALAOO 


PATRICÉ. 


C'est merveilleux ! 

— Et tu sais, tu peux l’interroger sur tout, reprenait 
Coriolis, je lui ai fait donner une éducation complète de 
bon fils de famille. I! connaît ses classiques ! 

— Est-ce qu'il sait le latin ? 

— Tu as tort de te moquer de ton vieil oncle, Patrice. 
Non, Noël ne sait pas encore le latin! Mais sois persuadé 
que, le jour où il s’y mettra, il te « collera » au bout de 
trois mois. Interroge-le donc sur les dates et sur l’histoire 
romaine. 

Patrice vit qu’il n’y échapperait pas. Il devait « inter- 
roger »: 

— Cela ne vous ennuie pas, monsieur, que je vous in- 
terroge P 

M. Noël, qui venait de se tailler un cube imposant de 
fromage de gruyère, l’engloutit tranquillement et ne ré- 
pondit pas. 


CORIOLIS. 

Tu n’as pas entendu ? Mon neveu Patrice te demande 
s’il peut t'interroger. Montre-lui que tu n’es pas un sot. 
BALAOO, (la bouche enfin libre: on ne doit pas parler la 

bouche pleine.) 

Ayons des qualités pour en faire usage et non pour en 
faire parade ! (Négligemment, il baisse tomber son mo- 
nocle de l’arcade sourcilière, au bout de son cordon, sans 
se servir de la main.) 

PATRICE, (comme un nas.) 

Ça, c’est répondu | 


BALAOO 251 


MADELEINE. 


Oh ! il est rarement à court; mais, ce soir, tu l’inti- 
mides. (Mouvement brusque de Balaoo qui remet, d’un geste 
. furieux, son monocle sur son œil.) 


CortoLis à Balaoo. 
Tu es fâché ? 


ZOÉ, d’une voix émue. 
Moi, je sais bien pourquoi il est fâché. 
CORIOLIS. 
Pourquoi ? 
ZoË. 
Parce que Gertrude n’apporte pas les noix ? 
PATRICE. 
M. Noël aime les noix ? 


MADELEINE. 
Oh ! c’est son idéal ! 


PATRICE, (pour dire quelque chose). 
C’est vrai, monsieur, que les noix sont votre idéal ? 


BALAOO. 

Malheur à qui ne se conduit pas d’après un idéal ; il 
peut toujours être content de lui, mais il est toujours 
loin de tout ce qui est beau et bon ! (17 regarde du côté de 
… da porte ; mais Gertrude n'apporte toujours pas les noix.) 


PATRICE, d’un air important. 
M. Noël est un grand philosophe ! (12 sourit d'un air 
idiot.) 


252 BALAOO 


CorioLis, (à Patrice). 
Tu n'as pas besoin de sourire d’un air idiot en disant 
cela | 
PATRICE, (vexé.) 


Bien, mon oncle | 


BALAOO, (enchanté et sans qu’on lui demande rien.) 

Peu de gens sont assez sages pour préférer le blâme 
qui leur est utile à la louange qui les trahit ! (17 regarde 
toujours du côté de la porte.) 


MADELEINE, (pour faire diversion.) 
Qu'est-ce que fait donc Gertrude ? (Elle se lève et va à 
la cuisine. Elle en revient aussitôt.) J'ai trouvé Gertrude 
en pleurs. Elle avait préparé une belle tarte pour ce soir, 
et elle ne peut plus mettre la maïn dessus. 


BALAOO, (qui tremble.) 
C'est général Captain qui l’a mangée sûrement | 
CoRIOLIS, (sévère.) 

Tu mens ! Général Captain a bon dos et bon bec ! Mais 
c’est un honnête serviteur. Ne l’as-tu ramené des Bois- 
Noirs que pour le charger de tes fautes ? Réponds comme 
un homme ! et ne détourne pas la tête ! Pourquoi as-tu 
mangé cette tarte ? Tu savais bien que tu faisais mal | 
Réponds ! 


BALAOO, (qui dévore sa honte devant Patrice en aitendant 
vainement SES n01%.) 
C'est vrai! La notion si claire que nous avons de nos 
fautes est une marque certaine de la liberté que nous 
avons eue à les commettre | 


BALAOO 253 


— C’est bon ! fait Coriolis! Tu sais tes maximes; mais 
elles ne t'ont pas empêché de voler une tarte ! Tu n’auras 
pas de noix | | 

Justement, Gertrude les apportait. Elle les déposa sur 
la table. Les yeux de M. Noël brillaient comme des escar- 
boucles. Mais la main de Coriolis, sans avoir l’air de rien, 
jouait déjà avec le petit bâton d’ébène. 

— Papa ! supplia Madeleine !.… 

Noël la remercia d’un coup d’œil humide. Le monocle 
était retombé. 

— Papa ! continuait Madeleine... tu es si content de 
lui pour la conférence Bottier ! 

— M. Noël fait des conférences ? interrogea Patrice. 

— Jeune provincial ! répliqua Coriolis. Si vous n’aviez 
pas fait votre droit dans des facultés lointaines, vous 
sauriez que la conférence Bottier est une assemblée de 

jeunes étudiants qui se destinent au barreau et qui se 
réunissent le soir au Palais de Justice pour se donner 
l'illusion des plaidoiries et pour s’accoutumer à la parole. 

— M. Noël veut être avocat ? 

— Nous verrons cela plus tard !.. Pour le moment, je 
lui fais travailler le maniement du discours. Il ne s’en tire 
pas mal! Ohf celui qui lui a coupé le filet n'a pas perdu 
son temps ni, comme on dit, volé son argent ! 

— Il a pris la parole à la conférence Bottier ? 

— Pas encore !.. f’hésite à attirer l’attention sur mon 
élève avant d’être tout à fait sûr du succès. Mais je l’ac- 
compagne là-bas : il voit comment on établit l’affirma- 
tive et comment on y répond par la négative. Le jour où 
al prononcera son premier discours sera un beau jour ! 


Coriolis émit cette dernière phrase avec une telle cha- 
15 


254 BALAOO 
leur, un tel élan que Patrice en fut frappé. Il plaignit 
sincèrement son oncle qui, décidément, à ses yeux, 
tombait au gâtisme. 
CORIOLIS. 
En attendant, pour le former, je lui fais apprendre, en 
français, du Cicéron. 
ZOÉ, timidement. 


Oh ! monsieur, vous devriez lui demander qu’il nous 
dise son histoire sur le Baladin | 


GERTRUDE, (qui fourre des noix dans les poches de Balaoo, 
sans que Coriolis s’en aperçoive.) 


Oh ! oui, monsieur, son histoire sur le Baladin | 


CORIOLIS, souriant. 


Eh bien ! je ne demande pas mieux !.… Va, Noël, dis- 
nous ton histoire sur le Baladin ! 
(Balaoo, boudeur, ne bouge pas plus qu'un terme.) 


CoORIOLIS. 


Mais, va donc, grand sot!…. Tu pourras, après, manger 
des noix ! | 


En entendant cela, Balaoo se lève, passe derrière sa 
chaise, y appuie la main gauche, tandis que la droite 
reste libre pour les gestes. 


BALAOO, (de sa plus belle voix de poitrine.) 


Jusques à quand donc, Catilina, abuserez-vous de 
notre patience ? Serons-nous longtemps encore l’objet 
de votre fureur ? Quel terme mettez-vous aux emporte- 


BALAOO 255 


ments de votre audace effrénée ? Quoi ! la garde qu'on 
fait toutes les nuits sur le mont Palatin.… 


PATRICE, sursautant. 


Ah ! le mont Palatin |... je ne savais pas ce qu’elles 
voulaient dire avec leur baladin ! 


— Misérable, vas-tu te taire | 

Cette vocifération venait de Coriolis. I1 avait les yeux 
hors de Ia tête et presque le poing levé sur Patrice, cou- 
pable d’avoir interrompu M. Noël dans ses exercices. 
Patrice, instinctivement, recula, se disant en aparté que 
son oncle était mûr pour le cabanon et se promettant de 
ne point le lui marchander dès qu’il aurait convolé en 
justes noces. 

Coriolis, voyant son effarement, s’exclama, honteux : 

— JLaisse-donc continuer, fit-il.. Tu l’interromps. 
Après, il ne se rappellera plus | 

— Jl faut que je recommence tout, déclara Noël. 

— Eh bien ! recommence. 


BALAOO, (derrière sa chaise, faisant des gestes comme à la 
tribune.) 


Jusques à quand donc, Catilina, abuserez-vous de notre 
patience ? Serons-nous longtemps encore le jouet de 
votre fureur ? Quel terme mettez-vous aux emportements 
de votre audace effrénée ? Quoi! la garde qu'on fait 
toutes les nuits sur le mont Palatin, les soldats distribués 
dans tous les quartiers de la ville, l’effroi du peuple, le 
concours de tous les bons citoyens, ce lieu fortifié où s’as- 
semble le sénat, la présence, les regards de ces sénateurs, 
rien ne fait donc impression sur vous ? Ne sentez-vous 


256 BALAOO 


pas que vos complots sont découverts ! Ne voyez-vous 
pas que, éclairée de toutes parts, votre conjuration est 
comme arrêtée et enchaînée ? Croyez-vous qu’un seul de 
‘nous ignore ce que vous avez fait la nuit dernière. (Mos, 
la nuit dernière, j'ai été chez Maxim, pense Balaoo.) 
O temps! 6 mœurs! Le sénat est instruit de ces démarches, 
un consul les voit et Catilina vit encore | 

— Bravo! Bravo! Bravo! clama Patrice qui 
voulait reconquérir les bonnes grâces de Coriolis au moins 
jusqu’à la cérémonie. 

Madeleine applaudissait gentiment, Zoé était pâle 
d'émotion, Gertrude pleurait. (Maintenant Gertrude pleu- 
rait à propos de rien.) 

— Oui, bravo! râla Coriolis qui étouffait d’orgueil- 
leuse joie. Et tu as vu comme il a dit ça l... avec quels 
gestes !.… Est-ce senti ? Hein ? Tu vois ça du haut des 
rostres ? hein ?... en plein Forum !.. Je lui ferai faire le 
voyage ! Ah ! mais oui ! oui !... le voyage de Rome !.. le 
Forum! les rostres! Mon Noël là-dessus à la place de Cicé- 
ron |... Ah ! mais je verrai ça ! bafouillait Coriolis qui dé- 
irait. 

— Est-ce qu’il comprend bien fou ce qu'il dit ? eut le 
tort de demander Patrice. 

I1 reçut un coup de poing formidable dans les reins. 
L'oncle l'aurait tué. 

— De quoi? De quoi ?.. 11 comprend mieux que toi! 

— Enfin! il y a des mots tout de même... ça n’est 
pas à Haï-nan qu’il a entendu parler du mont Palatin.… 


CoRIOLIS, (rugissant, à Patrice.) 


Pourrais-tu nous dire, toi, ce qu’il y avait sur le Pa- 
atin ? 


BALAOO 257 


PATRICE, bégayant. 
Il y avait. il y avait... je ne sais pas, moi !.. des for- 
tifications | 
CorioLrs, explosant. 
11 y avait un temple, idiot | 
MADELEINE, (s’inéerposant, car Patrice a les larmes 
aux yeux.) 


Papa !... Papa !.…. 


CORIOLIS. 

Mais laisse-moi donc !.. Monsieur veut faire le malin 
avec Noël. des fortifications |... Je dis: un temple |... 
et tu sais le nom de ce temple |... 

PATRICE, d’une voix décmrante. 


Non, mon oncle ! 


CoRIOLIS. 
Dis-le-lui, Noël! 
BALAOO, (sans hésitation, guignant. les noix sur la table 
et tripotant celles que Gertrude a mises dans ses poches.) 
Le temple de Jupiter Stator !.… c’est autour du mont 
Palatin que Romulus traça les premières limites de la fu- 
ture capitale du monde | 
CORIOLIS, rayonnant. 
Eh bien ! es-tu collé ? 


PATRICE, les yeux baissés. 
Oui, mon oncle, je suis collé | 


258 BALAOO 


CortoriIs, (lançant une tape amicale à Balaoo.) 


Allons ! tu peux manger tes noix ! 


(M. Noël ne se le fait pas répéter deux fois. II se jette sur 
l'assiette et, avec une rapidité et une adresse extraortdi- 
naires, il casse les grosses noix avec ses dents, les épluche, 
les avale. Patrice n’en « revient pas !»). 

CortoriIs, (avec bonhomie.) 


Ça, c’est plus fort que lui ! Je lui ai fait perdre beau- 
coup de mauvaises habitudes rapportées d’'Haï-nan.… 
mais jamais, non, jamais, je n’ai pu arriver à ce qu'il se 
servit d’un casse-noisettes. 

PATRICE. 


Chacun a ses petites manies. 


CORIOLIS. 
Je le tuerais plutôt. On dirait qu’il a autant de plaisir à 
casser ses noix avec ses dents qu’à les manger ensuite. 
PATRICE, péremptoire. 
Je parie que M. Noël préfère encore les noix aux dis- 
cours de Cicéron. 
CoRIOLIS. 
Réponds, Noël | 
BALAOO, (la dernière noix disparue.) 


1 y a autour de nous une infinité de joies vraies, simples 
et faciles. Il ne s’agit que de s’en emparer. 


(11 remet son monocle et, après avoir regardé Patrice 


BALAOO 259 


avec un mépris parfait, il détourne la tête, car la vue de ce 
garçon lui est décidément insupportable.) 

Patrice s'incline. On passe au salon. Coriolis ordonne à 
Noël d'offrir son bras à Zoé, ce qui est fait sans grand em- 
pressement. Noël regarde, par contre, Madeleine qui vient 
de prendre le bras de Patrice. Alors, tout en n’ayant l'air 
de rien, il lui marche sur sa robe qu’il déchire dans la 


» grande largeur. Il s'excuse. 


Coriolis n’a pas la force de le gronder, car lui, qui le 
connaît bien, lit dans les yeux de l’anthropopithèque une 
tristesse sans bornes. 


BALAOO, (après avoir conduit Zoé près de la table à thé.) 


Monsieur, je suis un peu fatigué ce soir; je vous deman- 
derais la permission de me retirer. 


Coriolis acquiesce à son désir ; Balaoo salue rapide- 
ment à la ronde et monte à sa chambre sans serrer la 
main de Madeleine. 


CHAPITRE, II 


LA TRISTESSE DE BALAOO 


Dans sa chambre, Balaoo trouva Gertrude qui lui pré- 
parait son smoking et ses bottines vernies. 

— Va-t-en ! lui dit Balaoo, avec rudesse. Je ne sors 
pas | 

— Personne n’en saura rien, répondit Gertrude en sou- 
pirant, et ça te fera du bien de prendre un peu l'air. 
Tiens ! voilà vingt francs pour t’amuser. Je descends ser- 
vir le café et je reviens. Habille-toi. 

Elle descendit et revint cinq minutes plus tard. Balaoo 
était allongé sur la descente de lit. Il ne s’était pas ha- 
billé et il pleurait. Gertrude fut affolée, 

— Qu'est-ce que tu as ?... qu'est-ce que tu as P 

— Tu le sais bien ce que j’ai! répondit Balaoo, les 
deux poings sur la bouche, pour comprimer son désespoir. 
Pourquoi est-1} revenu ? 

— On ne peut pas lus défendre de venir à Paris. C'est 
le neveu de Monsieur. Il est venu pour ses affaires. 

— Alors, dis-moi pourquoi, vieille taupe, on a voulu 
me faire partir avec Zoé pour la maison d’hommes, à Saint- 
Martin-des-Bois ? Il s’en est fallu de l'épaisseur d’une 
noix que je parte. On savait bien ce qu’on faisait et que 
j'aurais du plaisir à voir le grand hêtre de Pierrefeu.… et 
la pierre plate de Mahon... et le verger de ma jeunesse... 


BALAOO 261 


Mais je me suis méfié.. et c’est lu: qui est venu !.. jure- 
moi que vous ne l’attendiez pas !.. Tu n’oses pas me le 
jurer, hein ?.. Saloperie | 

A ce moment on entendit que l’on frappait à la porte. 
Toc! toc! toc! Gertrude, qui inondaïit son mouchoir de 
ses larmes, alla ouvrir, et général Captain fit son entrée: 

— As-tu bien déjeûné, Jacquot ? demanda-t-il. 

— Voilà encore ce sale raseur, grogna Balaoo. Qu'est- 
ce que tu veux, général Captain ? 

Général Captain fit entendre toute une série de sons 
gutturaux et rapides comme des paroles de vieille femme 
en colère. 

— Qu'est-ce qu’il dit ? demanda Gertrude. 

— Il dit, répondit Balaoo, qu’il ne comprend pas 
pourquoi nous ne sommes pas déjà partis. Je lui avais 
promis de l’emmener à Pierrefeu. 

Général Captain : « Pierrefeu ! Pierrefeu ! Pierrefeu | 
Pierrefeu !.… » 

— Il me casse les oreilles, fit Balaoo en se retournant 
sur sa descente de lit. Va l’attacher à son perchoir, dans 
la cuisine. 

Général Captain, trémoussant ses ailes: «4 Partons! 
Partons ! Partons ! » 

— Ah! en voilà assez, déclara l’anthropopithèque en 
lui lançant une ruade à l’assommer. 

Gertrude, toujours pleurant, mit général Captain à la 
porte. On l’entendit, un instant, sur le palier, déverser 
un flot d’injures. Et puis, il descendit prudemment, en 
comptant les marches jusqu’à la cuisine. Là, il grimpa 
sur son perchoir qui était placé près de la porte et fit sem- 
blant de dormir. La vérité était qu'il observait tout ce qui 
se passait, car il était plus curieux qu’un concierge d’hom- 

15. 


262 BALAOO 


mes. Il n’attendit point longtemps pour voir descendre 
dans le vestibule, avec mille précautions, Gertrude et 
Balaoo. 

Celui-ci était « beau comme un astre ». On apercevait, 
sous son léger pardessus entr'ouvert, le plastron éclatant 
de sa chemise, et les revers de soie de son smoking. Les 
bottines vernies étaient deux étoiles noires sur les dalles 
blanches. 

« Il va encore faire la noce, et la vieille va encore se 
crever à l’attendre ! » pensa général Captain. 

Balaoo, avant de partir, se laissa embrasser par Ger- 
trude qui lui glissa encore dans la main quelque monnaie. 

« Ah ! fit Balaoo, en soupirant, si je n’avais pas promis 
à Gabriel d’aller le chercher, je serais resté, bien sûr. » 

Gertrude le poussa doucement sur le trottoir, et referma 
plus doucement encore la lourde porte. Puis elle revint 
dans sa cuisine et s'installa pour y passer, en somnolant, 
courbée sur la table, une grande partie de la nuit. Elle se 
réjouissait d’avoir réussi à faire sortir Balaoo. « Ça lui 
change les idées », se disait-elle, et elle se félicitait d’avoir 
préparé, dans ce but, à l’avance, sur le lit, la chemise au 
plastron éclatant et aux belles manchettes raides comme 
de l’acier et le faux-col haut, haut... toutes choses aux- 
quelles ne résiste point un anthropopithèque (x). 

Général Captain dit en français : « Bonne, nuit, ma- 
dame! » 

Gertrude répondit poliment : « Bonne nuit, général 
Captain ! » 

Tant de politesse ne pouvait durer. Général Captain 
éprouva le besoin de traiter, lui aussi, la vieille Gertrude 


(x) Les nègres aussi ont une passion délirante pour le linge blanc bien 
empesé. 


BALAOO 263 


de « saloperie ! »; mais il apprit à ses dépens que ce qui 
était permis à Balaoo ne l'était pas toujours à un général 
Captain. Il reçut une râclée de coups de pincettes qu’il 
accompagna de tels cris que Madeleine descendit. 

— Qu'est-ce que tu as ? demanda-t-elle, anxieuse, à 
Gertrude, tu as encore pleuré ? 

— Oui. 

— Balaoo ?.. se doute-t-il de quelque chose ?... 

— Bien sûr qu’il se doute. Ah ! ça va être terrible |... 
— Terrible ! répéta Madeleine, pensive. 

Pendant ce temps, le triste Balaoo, les mains enfoncées 
dans les poches de son pardessus, sa badine sous le bras, 
le front penché vers la terre, les épaulescourbées, glissait 
comme une ombre dans les rues désertes, voyageant dans 
son rêve intérieur. 

Ii descendit, par des voies dérobées, vers la Seine et 
remonta le cours de l’eau. A sa droite, il avait les lugubres 
bâtisses de la Halle aux Vins. 

Que venait faire son smoking dans ce désert sinistre ? 

Eh ! eh! le smoking de Balaoo allait au Jardin des 
Plantes. 

Coriolis s’était cru très fort en arrachant Balaoo à la 
mauvaise influence de la forêt et en transférant la de- 
meure de l’anthropopithèque en pleine capitale ; mais il 
s'était montré grossièrement imprévoyant en lui faisant 
élire domicile à quelques pas de la fosse aux ours, de la 
cage aux singes et de celles des tigres du Bengale et du 
tion de Numidie, On ne pense pas à tout. 

Et c'était toujours de ce côté, vers les frères animaux, 
que le conduisait, presque inconsciemment, sa rêverie, 
quand le cœur de Balaoo était triste, à cause des hommes, 


264 BALAOO 


Au coin du pont d’Austerlitz, Balaoo s’accouda au pa- 
rapet et considéra l’eau frissonnante et les reflets zigza- 
gants des becs de gaz. 

Comme il venait de soupirer avec force, il se sentit 
touché à l’épaule. Il se retourna. 

— Circulez | 

C'était un sergent de ville, inquiet, et flairant un déses- 
poit. 

— Tchsschwopp ! fit Balaoo. 

— Hein ? qu'est-ce que vous dites ? 

Balaoo haussa les épaules et s’éloigna dans la nuit. 

— Un étranger, pensa le sergent de ville. Un prince 
russe, peut-être... 

Tchsschwopp, en singe oriental, veut dire à peu près : 
« Il n’y a pas moyen d’être tranquille ». Comme il avait 
obliqué un peu sur la droite, il se trouva à côté du bureau 
d’omnibus. Il pressa le pas, longeant la grille, cherchant 
la solitude. 

I1 la trouva. Alors, il appuya son front contre la grille, 
la grille qui entourait le Jardin des Plantes, l'immense 
cage où les hommes avaient enfermé ses frères, les ani- 
maux. Il resta longtemps ainsi; le froid des barreaux lui 
faisait du bien. 

Tout las et grelottant de sa douleur, le front appuyé 
aux barreaux, le regard du pauvre Balaoo descendaïit, 
suivi de deux larmes lourdes et rondes comme des billes 
d'enfant. descendait tout le long de sa personne, jus- 
qu'aux étoiles noires de ses souliers vernis. C'était là 
qu'était le mystère, le mystère de son malheur sans bornes 
qui faisait de lui pire qu’un paria parmi les hommes, 
quelque chose comme une bête apprivoisée, c’est-à-dire, 
la dernière horreur du monde, Car le lion de Numidie est. 


BALAOO 265 


encore quelqu'un dans sa cage où les hommes craintifs 
l’ont enseveli vivant ; mais lui, Balaoo, qu'est-ce qu’il 
est, dans ses souliers vernis ? Un jouet d'hommes, ni plus 
ni moins... 

Tout là-bas, en face de lui, par delà les bouquets noirs 
des arbres, c’étaient les repaires grillés des fauves dont il 
sentait venir à lui l’odeur alcaline, le parfum lourd. Ii se 
les représentait calmes et fatals et tranquilles, reposant 
leur tête sur leurs pattes et dormant en paix dans jeurs 
maisons de nuit. Les crocodiles, allongés dans leurs caisses 
pareilles à des cercueils, ne faisaient pas plus de bruit 
que s'ils avaient été déjàempaillés. Non loin de là, c’étaient, 
sous des couvertures, dont ils enveloppaient leur rêve 
digestif, les serpents, de nobles familles de serpents, les 
aspics de Cléopâtre, petites bêtes stupides que leur gloire 
n’empêchait pas de dormir. Oui, tout ce monde-là dormait. 
Les singes mêmes, qui ne s'arrêtent pas de remuer pen- 
dant le jour, ronflaient, le soir venu, comme des brutes, 
— comme des brutes, se répétait Balaooense représentant 
tout le peuple animal appesanti, pendant que, lui, pleuraït 
contre la grille son angoissant chagrin d’anthropopitèque. 

Même, dans leur captivité, ceux-là, derrière leurs 
barreaux, lui parurent enviables. 

Ji souffrait trop | 

Quel bonheur de ne pas savoir |... d’ignorer la diffé- 
rence !.. Oh! elle n’était pas grande, la différence! elle 
était enclose dans ses deux souliers vernis. et les pas- 
sants ne pouvaient pas se douter, bien sûr, en croisant ce 
superbe jeune homme en smoking, de ce qu’il traînait avec 
lui, dans ses souliers vernis !.. Mais lui, lui, lui, il ne pen- 
Sait qu’à cela, à la différence !... et cela lui gâtait toujours 
ses soirées. Partout, au café, à la conférence Bottier, et 


266 BALAOO 


même quand il allait au théâtre, il ne parvenait pas à 
chasser l’horrible pensée de la différence ! 

Les soupirs de Balaoo n’ont plus rien d’humain, ce 
soir! Qu'il prenne garde; il a déjà éveillé l’attention d’un 
sergent de ville et voilà que, derrière les grilles, un gar- 
dien qui fait sa ronde est resté, sans le voir, le pas sus- 
pendu. Le gardien a écouté d’où venaient ces souffles ex- 
traordinaires. Est-ce l’hippopotame qui se plaint ? l’élé- 
phant qui appelle ? la panthère qui s'ennuie ? Non |... 
gardien continue ta rondè... c’est Balaoo qui pleure. 
Et Balaoo, ça ne te regarde pas !.. 

Le gardien s’éloigna, et Balaoo, à mi-voix, exhala cette 
plainte qui était plutôt une complainte, qu’il emportait 
toujours avec lui, dans le fond de son triste cœur : 


Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing ! 
Pourquoi le Dieu des Chrétiens 

N'’a-t-il pas mes doigts lié, 

Mes doigts de mains de souliers ?.… 

Patti Palang-Kaing | Patti Palang-Kaing | 
Demande au Dieu des Chrétiens 

Pourquoi on a changé ma langue, 

Ma langue de ma forêt de Bandang, 

Et pourquoi j’ai appris à pleurer 

Si on n’a pu mes doigts lier, 

Mes doigts de mains de souliers |... 

Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing | 
Redemande au dieu des Chrétiens, 

Redemande ma langue, 

Ma langue de ma forêt de Bandang | 


BALAOO 267 


Et rends-moi mes palétuviers 
Et mes doigts de mains sans souliers !.… 


Pauvre Balaoo |! Heureusement qu’il lui reste Gabriel 
pour le consoler, Gabriel qui l’attend | 

Mais il ne faut rien tenter avant l’heure de la fin de 
ronde. Elle sonne. Balaoo essuie avec son mouchoir ses 
yeux humides, et il crache dans ses mains (chose qu’il ne 
faisait jamais avant d’avoir vu les gymnastes des music- 
halls), et, grâce à un rétablissement des reins bien méticu- 
leux pour ne pas froisser le plastron de sa chemise, le 
voilà à l’intérieur du Jardin des Plantes. 

Balaoo n’a peur, sur toute la terre, que des chiens. 

11 ne redoute plus la ronde d'homme dont l’heure est 
passée, mais il craint le réveil, là-bas, des chiens qui le 
sentent venir jusque dans leur sommeil. Heureusement 
qu'ils sont à d'attache dans la petite cour près de la mé- 
nagerie. Tout de même, il faut combattre l’odeur. Mais 
Balaoo a un bon truc qui lui a toujours réussi quand il va 
en visite, chez ses amis, la nuit. Il va d’abord saluer les 
fouines, dans les rotondes de sortie, et, en sortant de 1à, il 
pue la fouine à plein nez. Alors il peut se promener par- 
tout et s'approcher autant qu’il veut des bâtiments 
gardés par les chiens. L’odeur de fouine ne fait pas aboyer. 
C'est une odeur naturelle au Jardin des Plantes. Tandis 
que l'odeur d’homme et l'odeur d’anthropopithèque 
(c'est la même chose, pense Balaoo) font aboyer les 
chiens. 

Balaoo sait où sont pendues les clefs des maisons de 
ses amis, dans la demeure d'homme, tout près d’un petit 
vasistas que l’on n’a qu'à pousser. Et puis on n’a qu’à 
avancer la main. Il n’y a aucun danger. 


246 | BALAOO 


trice. Le jeune homme voulut dissimuler son anéantisse- 
ment sous un sourire aimable. 

— Pourquoi souris-tu ? Tu te trouves sans doute spi- 
rituel ? Console-toi, tu n’es point le seul de ton espèce. 
Ils sont tous fabriqués du même bois, les jeunes gens d’au- 
jourd’hui qui n’ont point quitté les jupes de leur mère. 
Si tu avais fait, comme moi, trois fois le tour du monde, 
tu ne resterais point ébahi devant un indigène de Malaisie 
qui porte mieux que toi le complet-jaquette et le gilet- 
châle (tu ne l’as pas encore vu en smoking) et qui t'en 
remontrerait, tout premier clerc de notaire que tu es, 
sur le Baudry-Lacantinerie (1). 

Et comme Patrice, assommé, se taisait : 

— Interroge |... mais interroge-le donc. 

— Ne « mécanisez » donc point comme ça ce pauvre 
jeune homme, émit la voix pleurarde de Gertrude dans un 
bruit d’assiettes et d’argenterie, 

Elle se fit mettre à la porte avec tous les honneurs qui 
lui étaient dus. 

Madeleine eut la mauvaise inspiration de protester ; 
Coriolis lui ferma la bouche, à elle aussi : 

— Je ne veux pas, vous entendez bien |... Je ne veux 
pas qu'on se moque de Noël !.. 

— Mais mon oncle ! personne ne se moque de lui! 
finit par s’écrier Patrice, dans un sursaut d’exaspération. 

— Allons donc, il n’était pas plutôt entré ici que tu le 
regardais comme un phénomène ! Je ne veux pas !... tu 
entends !.. Je ne veux pas qu’on le regarde comme un phé- 
nomène !... Tout le monde ne peut être né rue de l’Ecu, 
à Clermont-Ferrand !.. 


(x) Traité de droit civil que l’on met dans les mains des étudiants en 
droit. 


BALAOO 247 


— Papa ! Patrice n’a rien dit qui puisse te contrarier. 
Tu te montes la tête, maintenant, à propos de rien | 

— Eh! vous me rendrez malade tous ici, autant que 
vous êtes, Noël comme les autres | 

Noël semblait ne pas entendre et se bourrait conscien- 
cieusement d’une potée de choux de Bruxelles. 

— Bon! voilà maintenant que c’est Noël ! émit Made- 
leine, en se forçant à rire. 

— Et Zoé aussi ! continua Coriolis terriblement bou- 
gon. 

— Qu'est-ce que j’ai fait ? demanda la voix innocente 
et harmonieuse de la gentille Zoé. 

— Tu as encore fait quatre grosses fautesdanstadictée, 
et tu as de mauvaise notes pour ta géographie. 

— La géographie, dit Zoé, ça ne peut pasm'entrer dans 
la tête | 

— Et l’orthographe ? Est-ce que ça peut t’entrer dans 
la tête, l'orthographe ? 

— Mais oui, monsieur, mais il faut le temps. 

— Le temps de quoi ? Te voilà l’âge de te marier. Tu 
dois savoir l'orthographe et la géographie. Si je te disais, 
Patrice, que j'ai eu plus de mal avec cette petite qu'avec 
Noël, ça te donnerait peut-être une moins fière idée de 
la race blanche ! hein, mon garçon ?.. 

Patrice hocha la tête. I1 voulait que son oncle le crût de 
son avis, mais il ne comprenait rien à une pareille histoire. 
On faisait de Zoé une savante, maintenant !.…. 

— Il faut que tu comprennes, ma petite, continuait 
Coriolis, tourné vers Zoé, que je ne te fais rien apprendre 
de trop, si tu veux être heureuse en ménage. 

Patrice pensait : « Madeleine s’est mal exprimée en me 
défendant de parler mariage ; en somme, on a le droit 


248 BALAOO 


de parler de tous les mariages ici, excepté du mien !.… 

— Je ne me marierai jamais ! répondit tristement 
Zoé, en baïssant les yeux. Qui est-ce qui voudrait de 
moi ? 

— Ça me regarde, gronda Coriolis d’une grosse voix 
bourrue. 

Et, en disant cela, comme il jetait un coup d'œil à 
Noël, celui-ci leva le nez en l’air. Son indifférence pour 
tout ce qui se disait à cette table était majestueuse. Pa- 
trice l’admirait. 

L'oncle grogna : 

— C'est très mal élevé de faire celui qui rêve à table et 
de n’être jamais à la conversation. À bon entendeur, salut ! 

Mais il est probable que M. Noël n’entendit pas, car il 
ne salua pas. En revanche, il se gratta. Sans doute, sa 
manchelegêénait, car, de sa main gauche, il se grattait ner- 
veusement sous le bras droit, ce qui est défendu dans les 
salons d’hommes. L'oncle lui envoya, à toute volée, sur 
la main, un coup fameux d’un petit bâton d’ébène que 
Patrice avait déjà vu sur la table et dont il ignorait 
l’usage. Pan !.. M. Noël eut un cri de bête que l’on corrige 
et laissa sa manche tranquille. 

— C'est honteux! fit Coriolis; est-ce que tu te crois 
ici à Haï-nan ? c’est honteux pour un étudiant en droit de 
la Faculté de Paris. 

— Il est inscrit ? demanda Patrice, goguenard. 

— Ji suit les cours avec moi. 

— Et où en êtes-vous, mon oncle ?.. 

— Aux « différentes manières dont on acquiert la 
propriété », répondit Coriolis. Noël, dis-nous un peu 
quelles sont les différentes manières dont on acquiert la 
propriété ? 


BALAOO 249 


M. Noël toussa (en mettant sa longue main aristocrati- 
que d’Haï-nan devant sa bouche) et répondit, de sa voix 
toujours un peu enrouée, et sur le ton récitatif d’un jeune 
garçon qui sait bien son catéchisme : 


BALAOO, (qui pense : Est-ce que Gertrude va bientôt apporter 
les noix?). 


Les différentes manières dont on acquiert la propriété 
sont : les successions, les donations et les testaments ; les 
contrats, contrats de vente et contrats de (17 s'arrête brus- 
quemenñi). 

CoRIOLIS, sourcils froncés. 

Eh bien ?.. et contrats de... 


BALAOO, (regardant voler une mouche.) 


Vous savez bien, monsieur, que c’est un mot qui me 
déplaît devant les étrangers (coup d'œil de haine sauvage 
du côté de Patrice). 


CORIOLIS. 
Vraiment ! (17 allonge la main du côté du petit bâton 
d'ébène.) 
BALAOO, (rapidement, à voix basse, et devenant tout pâle, ce 
qui est sa façon, à lui, de rougir.) 


…ÆEt contrats de mariage... de mariage (il relève la tête, 
satisfait de s'être vaincu ; il essaie maintenant de regarder 
Patrice avec un grand air d’indifférence comme un de la 
Race qu sait dissimuler ses sentiments intimes.) 


CoRIOLIS, heureux du résultat. 


Eh bien ! Patrice, qu'est-ce que tu en penses ? 


250 BALAOO 


PATRICE. 


C'est merveilleux ! 

— Et tu sais, tu peux l’interroger sur tout, reprenait 
Coriolis, je lui ai fait donner une éducation complète de 
bon fils de famille. Il connaît ses classiques ! 

— Est-ce qu'il sait le latin ? 

— Tu as tort de te moquer de ton vieil oncle, Patrice. 
Non, Noël ne sait pas encore le latin! Mais sois persuadé 
que, le jour où il s’y mettra, il te « collera » au bout de 
trois mois. Interroge-le donc sur les dates et sur l’histoire 
romaine, 

Patrice vit qu’il n’y échapperait pas. Il devait « inter- 
roger »: 

— Cela ne vous ennuie pas, monsieur, que je vous in- 
terroge ? 

M. Noël, qui venait de se tailler un cube imposant de 
fromage de gruyère, l’engloutit tranquillement et ne ré- 
pondit pas. 


CORIOLIS. 

Tu n'as pas entendu ? Mon neveu Patrice te demande 
s’il peut t’interroger. Montre-lui que tu n'es pas un sot. 
BALAOO, (la bouche enfin libre : on ne doit pas parler la 

bouche pleine.) 


Ayons des qualités pour en faire usage et non pour en 
faire parade ! (Négligemment, 11 baisse tomber son mo- 
nocle de l'arcade sourcilière, au bout de son cordon, sans 
se servir de la main.) 


PATRICE, (comme un niais.) 
Ça, c’est répondu | 


BALAOO 251 


MADELEINE. 


Oh ! il est rarement à court; mais, ce soir, tu l’inti- 
mides. (Mouvement brusque de Balaoo qui remet, d’un geste 
. furieux, son monocle sur son œil.) 


Cortozis à Balaoo. 


Tu es fâché ? 
ZOÉ, d'une voix émue. 
Moi, je sais bien pourquoi il est fâché. 
CORIOLIS. 
Pourquoi ? 
ZoË. 
Parce que Gertrude n'apporte pas les noix ? 
| PATRICE. 
M. Noël aime les noix ? 


MADELEINE. 
Oh ! c’est son idéal ! 


PATRICE, (pour dire quelque chose). 
C’est vrai, monsieur, que les noix sont votre idéal ? 


BALAOO. 

Maïheur à qui ne se conduit pas d’après un idéal ; il 
peut toujours être content de lui, maïs il est toujours 
loin de tout ce qui est beau et bon ! (17 regarde du côté de 

, La porte ; mais Gertrude n'apporte toujours pas les noix.) 


PATRICE, d’un air important. 


M. Noël est un grand philosophe ! (7! sourit d'un air 
sdiot.) 


252 BALAOO 


CortoLis, (à Patrice). 
Tu n'as pas besoin de sourire d’un air idiot en disant 
cela ! 
PATRICE, (vexé.) 


Bien, mon oncle ! 


BALAOO, (enchanté et sans qu'on lui demande rien.) 

Peu de gens sont assez sages pour préférer le blâme 
qui leur est utile à la louange qui les trahit ! (J/ regarde 
toujours du côté de la porte.) 


MADELEINE, (pour faire diversion.) 
Qu'est-ce que fait donc Gertrude ? (Elle se lève et va à 
la cuisine. Elle en revient aussitôt.) J'ai trouvé Gertrude 
en pleurs. Elle avait préparé une belle tarte pour ce soir, 
et elle ne peut plus mettre la main dessus. 


BALAOO, (qui tremble.) 
C’est général Captain qui l’a mangée sûrement | 
CoRIOLIS, (sévère.) 

Tu mens ! Général Captain a bon dos et bon bec ! Mais 
c’est un honnête serviteur. Ne l’as-tu ramené des Bois- 
Noirs que pour le charger de tes fautes ? Réponds comme 
un homme ! et ne détourne pas la tête ! Pourquoi as-tu 


mangé cette tarte ? Tu savais bien que tu faisais mal ! 
Réponds | 


BALAOO, (qu: dévore sa honte devant Pairice en altendant 
vainement Ses n01x.) 
C'est vrai! La notion si claire que nous avons de nos 
fautes est une marque certaine de la liberté que nous 
avons eue à les commettre | 


BALAOO 253 


— C'est bon ! fait Coriolis! Tu sais tes maximes ; mais 
elles ne t’ont pas empêché de voler une tarte ! Tu n’auras 
pas de noix! 

Justement, Gertrude les apportait. Elle les déposa sur 
la table. Les yeux de M. Noël brillaient comme des escar- 
boucles. Mais la main de Coriolis, sans avoir l’air de rien, 
jouait déjà avec le petit bâton d’ébène. 

— Papa ! supplia Madeleine !.… 

Noël la remercia d’un coup d’œil humide. Le monocle 
était retombé. 

— Papa ! continuait Madeleine. tu es si content de 
lui pour la conférence Bottier ! 

— M. Noël fait des conférences ? interrogea Patrice. 

— Jeune provincial ! répliqua Coriolis. Si vous n’aviez 
pas fait votre droit dans des facultés lointaines, vous 
sauriez que la conférence Bottier est une assemblée de 
jeunes étudiants qui se destinent au barreau et qui se 
réunissent le soir au Palais de Justice pour se donner 
l'illusion des plaidoiries et pour s’accoutumer à la parole. 

— M. Noël veut être avocat ? 

— Nous verrons cela plus tard !.. Pour le moment, je 
lui fais travailler le maniement du discours. Il ne s’en tire 
pas mal! Oh! celui qui lui a coupé le filet n’a pas perdu 
son temps m, comme on dit, volé son argent ! 

— Jl a pris la parole à la conférence Bottier ? 

— Pas encore |... F’hésite à attirer l’attention sur mon 
élève avant d’être tout à fait sûr du succès. Mais je l’ac- 
compagne là-bas : il voit comment on établit l’affirma- 
tive et comment on y répond par la négative. Le jour où 
al prononcera son premier discours sera un beau jour ! 


Coriolis émit cette dernière phrase avec une telle cha- 
15 


254 BALAOO 
leur, un tel élan que Patrice en fut frappé. Il plaignit 
sincèrement son oncle qui, décidément, à ses yeux, 
tombait au gâtisme. 
CoRIOLIS. 
En attendant, pour le former, je lui fais apprendre, en 
français, du Cicéron. 
ZoË, timidement. 


Oh ! monsieur, vous devriez lui demander qu’il nous 
dise son histoire sur le Baladin ! 


GERTRUDE, (qui fourre des noix dans les poches de Balaoo, 
sans que Coriolis s’en aperçoive.) 


Oh ! oui, monsieur, son histoire sur le Baladin ! 


__ CORIOLIS, souriani. 
Eh bien ! je ne demande pas mieux !.. Va, Noël, dis- 
nous ton histoire sur le Baladin ! 
(Balaoo, boudeur, ne bouge pas plus qu'un terme.) 


CoRIOLIS. 


Mais, va donc, grand sot!... Tu pourras, après, manger 
des noix | 


En entendant cela, Balaoo se lève, passe derrière sa 
chaise, y appuie la main gauche, tandis que la droite 
reste libre pour les gestes. 


BALAOO, (de sa plus belle voix de poitrine.) 


Jusques à quand donc, Catilina, abuserez-vous de 
notre patience ? Serons-nous longtemps encore l’objet 
de votre fureur ? Quel terme mettez-vous aux emporte- 


BALAOO 255 


ments de votre audace effrénée ? Quoi ! la garde qu’on 
fait toutes les nuits sur le mont Palatin.… 


PATRICE, sursautant. 


Ah ! le mont Palatin |. je ne savais pas ce qu’elles 
voulaient dire avec leur baladin ! 


— Misérable, vas-tu te taire ! 

Cette vocifération venait de Coriolis. Il avait les yeux 
hors de la tête et presque le poing levé sur Patrice, cou- 
pable d’avoir interrompu M. Noël dans ses exercices. 
Patrice, instinctivement, recula, se disant en aparté que 
son oncle était mür pour le cabanon et se promettant de 
ne point le lui marchander dès qu'il aurait convolé en 
justes noces. 

Coriolis, voyant son effarement, s’exclama, honteux : 

— Laisse-donc continuer, fit-il. Tu l’interromps. 
Après, il ne se rappellera plus |! 

— Il faut que je recommence tout, déclara Noël. 

— Eh bien | recommence. 


BALAOO, (derrière sa chaise, faisant des gestes comme à la 
tribune.) 


Jusques à quand donc, Catilina, abuserez-vous de notre 
patience ? Serons-nous longtemps encore le jouet de 
votre fureur ? Quel terme mettez-vous aux emportements 
de votre audace effrénée ? Quoi! la garde qu'on fait 
toutes les nuits sur le mont Palatin, les soldats distribués 
dans tous les quartiers de la ville, l’effroi du peuple, le 
concours de tous les bons citoyens, ce lieu fortifié où s’as- 
semble le sénat, la présence, les regards de ces sénateurs, 
rien ne fait donc impression sur vous ? Ne sentez-vous 


256 BALAOO 


pas que vos complots sont découverts ! Ne voyez-vous 
pas que, éclairée de toutes parts, votre conjuration est 
comme arrêtée et enchaînée ? Croyez-vous qu’un seul de 
‘ nous ignore ce que vous avez fait la nuit dernière. (Mos, 
la nuit dernière, j'ai été chez Maxim, pense Balaoo.) 
O temps! 6 mœurs ! Le sénat est instruit de ces démarches, 
un consul les voit et Catilina vit encore ! 

— Bravo! Bravo! Bravo! clama Patrice qui 
voulait reconquérir les bonnes grâces de Coriolis au moins 
jusqu’à la cérémonie. 

Madeleine applaudissait gentiment, Zoé était pâle 
d'émotion, Gertrude pleurait. (Maintenant Gertrude pleu- 
rait à propos de rien.) 

— Oui, bravo! râla Coriolis qui étouffait d’orgueil- 
leuse joie. Et tu as vu comme il a dit ça !.. avec quels 
gestes !.. Est-ce senti ? Hein ? Tu vois ça du haut des 
rostres ? hein ?... en plein Forum !.… Je lui ferai faire le 
voyage |! Ah ! mais oui ! oui !... le voyage de Rome !.. le 
Forum! les rostres! Mon Noël là-dessus à la place de Cicé- 
ron |... Ah ! mais je verrai ça ! bafouillait Coriolis qui dé- 
lirait. 

— Est-ce qu'il comprend bien fouf ce qu’il dit ? eut le 
tort de demander Patrice. 

Il reçut un coup de poing formidable dans les reins. 
L'oncle l’aurait tué. 

— De quoi? De quoi ?... Il comprend mieux que toi! 

— Enfin! il y a des mots tout de même... ça n’est 
pas à Haï-nan qu’il a entendu parler du mont Palatin.… 


CortoLts, (rugissant, à Patrice.) 


Pourrais-tu nous dire, toi, ce qu’il y avait sur le Pa- 
atin ? 


BALAOO 257 


PATRICE, bégayant. 
I1 y avait... il y avait... je ne sais pas, moi !... des for- 
tifications | 
CortOLIS, explosant. 
11 y avait un temple, idiot ! 
MADELEINE, (s’iméerposant, car Patrice a les larmes 
aux yeux.) 


Papa |... Papa !... 


CORIOLIS. 

Mais laisse-moi donc !.. Monsieur veut faire le malin 
avec Noël. des fortifications !… Je dis: un temple !.…. 
et tu sais le nom de ce temple !.. 

PATRICE, d’une voix déchrante. 


Non, mon oncle | 


CORIOLIS. 
Dis-le-lui, Noël ! 
BALAOO, (sans hésitation, guignant. les noix sur la table 
et tripotant celles que Gertrude a mises dans ses poches.) 
Le temple de Jupiter Stator !... c’est autour du mont 
Palatin que Romulus traça les premières limites de la fu- 
ture capitale du monde ! 
CORIOLIS, rayonnant. 
Eh bien |! es-tu collé ? 


PATRICE, les yeux baissés. 


Oui, mon oncle, je suis collé ! 


258 BALAOO 


Corior1s, (lançant une tape amicale à Balaoo.) 


Allons ! tu peux manger tes noix ! 


(M. Noël ne se le fait pas répéter deux fois. Il se jette sur 
l'assiette et, avec une rapidité et une adresse extraordi- 
naires, il casse les grosses noix avec ses dents, les épluche, 
les avale. Patrice n’en « revient pas l»). 

CoRIOLIS, (avec bonhomie.) 


Ça, c’est plus fort que lui ! Je lui ai fait perdre beau- 
coup de mauvaises habitudes rapportées d’Haï-nan.…. 
mais jamais, non, jamais, je n’ai pu arriver à ce qu'il se 
servit d’un casse-noisettes. 

PATRICE. 


Chacun a ses petites manies. 


CORIOLIS. 
Je le tuerais plutôt. On dirait qu’il a autant de plaisir à 
casser ses noix avec ses dents qu’à les manger ensuite. 
PATRICE, péremplotre. 
Je parie que M. Noël préfère encore les noix aux dis- 
cours de Cicéron. 
CORIOLIS. 
Réponds, Noël ! 
BALAOO, (la dernière noix disparue.) 


Ii y a autour de nous une infinité de joies vraies, simples 
et faciles. Il ne s’agit que de s’en emparer. 


(11 remet son monocle et, après avoir regardé Patrice 


BALAOO 259 


avec un mépris parfait, il détourne la tête, car la vue de ce 
garçon lui est décidément insupportable.) 

Patrice s’incline. On passe au salon. Coriolis ordonne à 
Noël d’offrir son bras à Zoé, ce qui est fait sans grand em- 
pressement. Noël regarde, par contre, Madeleine qui vient 
de prendre le bras de Patrice. Alors, tout en n’ayant l’air 
de rien, il lui marche sur sa robe qu’il déchire dans la 
, grande largeur. Il s'excuse. 

Coriolis n’a pas la force de le gronder, car lui, qui le 
connaît bien, lit dans les yeux de l’anthropopithèque une 
tristesse sans bornes. 


BALAOO, (après avoir conduit Zoé près de la table à thé.) 
Monsieur, je suis un peu fatigué ce soir; je vous deman- 


derais la permission de me retirer. 


Coriolis acquiesce à son désir ; Balaoo salue rapide- 
ment à la ronde et monte à sa chambre sans serrer la 
main de Madeleine. 


CHAPITRE, II 


LA TRISTESSE DE BALAOO 


Dans sa chambre, Balaoo trouva Gertrude qui lui pré- 
parait son smoking et ses bottines vernies. 

— Va-t-en ! lui dit Balaoo, avec rudesse. Je ne sors 
pas ! 

— Personne n’en saura rien, répondit Gertrude en sou- 
pirant, et ça te fera du bien de prendre un peu l’air. 
Tiens ! voilà vingt francs pour t’amuser. Je descends ser- 
vir le café et je reviens. Habille-toi. 

Elle descendit et revint cinq minutes plus tard. Balaoo 
était allongé sur la descente de lit. Il ne s'était pas ha- 
billé et il pleurait. Gertrude fut affolée. 

— Qu'est-ce que tu as ?.. qu'est-ce que tu as ? 

— Tu le sais bien ce que j'ai! répondit Balaoo, les 
deux poings sur la bouche, pour comprimer son désespoir. 
Pourquoi est-1/ revenu ? 

— On ne peut pas lus défendre de venir à Paris. C’est 
le neveu de Monsieur. Il est venu pour ses affaires. 

— Alors, dis-moi pourquoi, vieille taupe, on a voulu 
me faire partir avec Zoé pour la maison d’hommes, à Saint- 
Martin-des-Bois ? Il s’en est fallu de l'épaisseur d’une 
noix que je parte. On savait bien ce qu’on faisait et que 
j'aurais du plaisir à voir le grand hêtre de Pierrefeu.…. et 
la pierre plate de Mahon.… et le verger de ma jeunesse... 


BALAOO 261 


Mais je me suis méfé... et c'est lui qui est venu !.… jure- 
moi que vous ne l’attendiez pas !... Tu n’oses pas me le 
jurer, hein ?... Saloperie | 

A ce moment on entendit que l’on frappait à la porte. 
Toc! toc! toc! Gertrude, qui inondait son mouchoir de 
ses larmes, alla ouvrir, et général Captain fit son entrée: 

— As-tu bien déjeûné, Jacquot ? demanda-til. 

— Voilà encore ce sale raseur, grogna Balaoo. Qu'’est- 
ce que tu veux, général Captain ? 

Général Captain fit entendre toute une série de sons 
gutturaux et rapides comme des paroles de vieille femme 
en colère. 

— Qu'est-ce qu’il dit ? demanda Gertrude. 

— Il dit, répondit Balaoo, qu'il ne comprend pas 
pourquoi nous ne sommes pas déjà partis. Je lui avais 
promis de l'emmener à Pierrefeu. 

Général Captain : « Pierrefeu ! Pierrefeu ! Pierrefeu ! 
Pierrefeu !.. » 

_ — 1 me casse les oreilles, fit Balaoo en se retournant 
sur sa descente de lit. Va l’attacher à son perchoir, dans 
la cuisine. 

Général Captain, trémoussant ses ailes: « Partons| 
Partons | Partons | » 

— Ah! en voilà assez, déclara l’anthropopithèque en 
lui lançant une ruade à l’assommer. 

Gertrude, toujours pleurant, mit général Captain à la 
porte. On l’entendit, un instant, sur le palier, déverser 
un flot d’injures. Et puis, il descendit prudemment, en 
comptant les marches jusqu’à la cuisine. Là, il grimpa 
sur son perchoir qui était placé près de la porte et fit sem- 
blant de dormir. La vérité était qu’il observait tout ce qui 
se passait, car il était plus curieux qu’un concierge d’hom- 

15. 


262 BALAOO 


mes. Il n’attendit point longtemps pour voir descendre 
dans le vestibule, avec mille précautions, Gertrude et 
Balaoo. 

Celui-ci était « beau comme un astre ». On apercevait, 
sous son léger pardessus entr'ouvert, le plastron éclatant 
de sa chemise, et les revers de soie de son smoking. Les 
bottines vernies étaient deux étoiles noires sur les dalles 
blanches. 

« I1 va encore faire la noce, et la vieille va encore se 
crever à l’attendre ! » pensa général Captain. 

Balaoo, avant de partir, se laissa embrasser par Ger- 
trude qui lui glissa encore dans la main quelque monnaie. 

« Ah ! fit Balaoo, en soupirant, si je n’avais pas promis 
à Gabriel d’aller le chercher, je serais resté, bien sûr. » 

Gertrude le poussa doucement sur le trottoir, et referma 
plus doucement encore la lourde porte. Puis elle revint 
dans sa cuisine et s’installa pour y passer, en somnolant, 
courbée sur la table, une grande partie de la nuit. Elle se 
réjouissait d’avoir réussi à faire sortir Balaoo. « Ça lui 
change les idées », se disait-elle, et elle se félicitait d’avoir 
préparé, dans ce but, à l’avance, sur le lit, la chemise au 
plastron éclatant et aux belles manchettes raides comme 
de l’acier et le faux-col haut, haut... toutes choses aux- 
quelles ne résiste point un anthropopithèque (x). 

Général Captain dit en français : « Bonne, nuit, ma- 
dame | » 

Gertrude répondit poliment : « Bonne nuit, général 
Captain ! » 

Tant de politesse ne pouvait durer. Général Captain 
éprouva le besoin de traiter, lui aussi, la vieille Gertrude 


(1) Les nègres aussi ont une passion délirante pout le linge blanc bien 
empesé. 


BALAOO 263 


de « saloperie ! »; mais il apprit à ses dépens que ce qui 
était permis à Balaoo ne l'était pas toujours à un général 
Captain. Il reçut une râclée de coups de pincettes qu’il 
accompagna de tels cris que Madeleine descendit. 

— Qu'est-ce que tu as ? demanda-t-lle, anxieuse, à 
Gertrude, tu as encore pleuré ? 

— Oui. 

— Balaoo ?.. se doute-t-il de quelque chose ?.. 

— Bien sûr qu’il se doute... Ah ! ça va être terrible !.… 

— Terrible | répéta Madeleine, pensive. 

Pendant ce temps, le triste Balaoo, les mains enfoncées 
dans les poches de son pardessus, sa badine sous le bras, 
le front penché vers la terre, les épaulescourbées, glissait 
comme une ombre dans les rues désertes, voyageant dans 
son rêve intérieur. 

Ii descendit, par des voies dérobées, vers la Seine et 
remonta le cours de l’eau. A sa droite, il avait les lugubres 
bâtisses de la Halle aux Vins. 

Que venait faire son smoking dans ce désert sinistre P 

Eh ! eh! le smoking de Balaoo allait au Jardin des 
Plantes. 

Coriolis s’était cru très fort en arrachant Balaoo à la 
mauvaise influence de la forêt et en transférant la de- 
meure de l’anthropopithèque en pleine capitale ; maïs il 
s'était montré grossièrement imprévoyant en lui faisant 
élire domicile à quelques pas de la fosse aux ours, de la 
cage aux singes et de celles des tigres du Bengale et du 
tion de Numidie. On ne pense pas à tout. 

Et c'était toujours de ce côté, vers les frères animaux, 
que le conduisait, presque inconsciemment, sa rêverie, 
quand le cœur de Balaoo était triste, à cause des hommes, 


264 BALAOO 


Au coin du pont d’Austerlitz, Balaoo s’accouda au pa- 
rapet et considéra l’eau frissonnante et les reflets zigza- 
gants des becs de gaz. 

Comme il venait de soupirer avec force, il se sentit 
touché à l’épaule. Il se retourna. 

— Circulez | 

C'était un sergent de ville, inquiet, et flairant un déses- 
poir. 

— Tchsschwopp ! fit Balaoo. 

— Hein ? qu'est-ce que vous dites ? 

Balaoo haussa Îles épaules et s’éloigna dans la nuit. 

— Un étranger, pensa le sergent de ville. Un prince 
russe, peut-être. 

Tchsschwopp, en singe oriental, veut dire à peu près : 
«Iln’y a pas moyen d’être tranquille ». Comme il avait 
obliqué un peu sur la droite, il se trouva à côté du bureau 
d’omnibus. Il pressa le pas, longeant la grille, cherchant 
la solitude. 

I1 la trouva. Alors, il appuya son front contre la grille, 
la grille qui entourait le Jardin des Plantes, l'immense 
cage où les hommes avaient enfermé ses frères, les ani- 
maux. Il resta longtemps ainsi; le froid des barreaux lui 
faisait du bien. 

Tout las et grelottant de sa douleur, le front appuyé 
aux barreaux, le regard du pauvre Balaoo descendait, 
suivi de deux larmes lourdes et rondes comme des billes 
d'enfant. descendait tout le long de sa personne, jus- 
qu'aux étoiles noires de ses souliers vernis. C'était là 
qu'était le mystère, le mystère de son malheur sans bornes 
qui faisait de lui pire qu’un paria parmi les hommes, 
quelque chose comme une bête apprivoisée, c’est-à-dire. 
la dernière horreur du monde. Car le lion de Numidie est. 


BALAOO 265 


encore quelqu'un dans sa cage où les hommes craintifs 
l’ont enseveli vivant ; mais lui, Balaoo, qu'est-ce qu'il 
est, dans ses souliers vernis ? Un jouet d'hommes, ni plus 
ni moins. 

Tout là-bas, en face de lui, par delà les bouquets noirs 
des arbres, c’étaient les repaires grillés des fauves dont il 
sentait venir à lui l’odeur alcaline, le parfum lourd. Il se 
les représentait calmes et fatals et tranquilles, reposant 
leur tête sur leurs pattes et dormant en paix dans leurs 
maisons de nuit. Les crocodiles, allongés dans leurs caisses 
pareilles à des cercueils, ne faisaient pas plus de bruit 
que s’ils avaient été déjàempaillés. Non loin de là, c’étaient, 
sous des couvertures, dont ils enveloppaient leur rêve 
digestif, les serpents, de nobles familles de serpents, les 
aspics de Cléopâtre, petites bêtes stupides que leur gloire 
n’empêchait pas de dormir. Oui, tout ce monde-là dormait. 
Les singes mêmes, qui ne s'arrêtent pas de remuer pen- 
dant le jour, ronflaient, le soir venu, comme des brutes, 
— comme des brutes, se répétait Balaoo ense représentant 
toutle peuple animal appesanti, pendant que, lui, pleurait 
contre la grille son angoissant chagrin d’anthropopitèque. 

Même, dans leur captivité, ceux-là, derrière leurs 
barreaux, lui parurent enviables. 

II souffrait trop ! 

Quel bonheur dé ne pas savoir !... d’ignorer la diffé- 
rence !... Oh ! elle n’était pas grande, la différence! elle 
était enclose dans ses deux souliers vernis... et les pas- 
sants ne pouvaient pas se douter, bien sûr, en croisant ce 
superbe jeune homme en smoking, de ce qu’il traînait avec 
lui, dans ses souliers vernis !.. Mais lui, lui, lui, il ne pen- 
sait qu'à cela, à la différence /.. et cela lui gâtait toujours 
ses soirées. Partout, au café, à la conférence Bottier, et 


266 BALAOO 


même quand il allait au théâtre, il ne parvenait pas à 
chasser l’horrible pensée de la différence ! 

Les soupirs de Balaoo n’ont plus rien d’humain, ce 
soir! Qu'il prenne garde; il a déjà éveillé l’attention d’un 
sergent de ville et voilà que, derrière les grilles, un gar- 
dien qui fait sa ronde est resté, sans le voir, le pas sus- 
pendu. Le gardien a écouté d’où venaient ces souffles ex- 
traordinaires. Est-ce l’hippopotame qui se plaint ? l’élé- 
phant qui appelle ? la panthère qui s'ennuie ? Non !.…. 
gardien... continue ta ronde... c’est Balaoo qui pleure... 
Et Balaoo, ça ne te regarde pas 1... 

Le gardien s’éloigna, et Balaoo, à mi-voix, exhala cette 
plainte qui était plutôt une complainte, qu’il emportait 
toujours avec lui, dans le fond de son triste cœur : 


Patti Palang-Kaing |! Patti Palang-Kaing ! 
Pourquoi le Dieu des Chrétiens 

N'a-t-il pas mes doigts lié, 

Mes doigts de maïns de souliers ?.… 

Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing | 
Demande au Dieu des Chrétiens 

Pourquoi on a changé ma langue, 

Ma langue de ma forêt de Bandang, 

Et pourquoi j'ai appris à pleurer 

Si où n’a pu mes doigts lier, 

Mes doigts de mains de souliers |... 

Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing | 
Redemande au dieu des Chrétiens, 

Redemande ma langue, 

Ma langue de ma forêt de Bandang | 


BALAOO 267 


Et rends-moi mes palétuviers 
Et mes doigts de mains sans souliers !.… 


Pauvre Balaoo ! Heureusement qu’il lui reste Gabriel 
pour le consoler, Gabriel qui l’attend ! 

Mais il ne faut rien tenter avant l’heure de la fin de 
ronde. Elle sonne. Balaoo essuie avec son mouchoir ses 
yeux humides, et il crache dans ses mains (chose qu'il ne 
faisait jamais avant d’avoir vu les gymnastes des music- 
halls), et, grâce à un rétablissement des reins bien méticu- 
leux pour ne pas froisser le plastron de sa chemise, le 
voilà à l’intérieur du Jardin des Plantes. 

Balaoo n’a peur, sur toute la terre, que des chiens. 

I1 ne redoute plus la ronde d’homme dont l’heure est 
passée, mais il craint le réveil, là-bas, des chiens qui le 
sentent venir jusque dans leur sommeil. Heureusement 
qu’ils sont à d’attache dans la petite cour près de la mé- 
nagerie. Tout de même, il faut combattre l’odeur. Mais 
Balaoo a un bon truc qui lui a toujours réussi quand il va 
en visite, chez ses amis, la nuit. I1 va d’abord saluer les 
fouines, dans les rotondes de sortie, et, en sortant de 1à, il 
pue la fouine à plein nez. Alors il peut se promener par- 
tout et s'approcher autant qu'il veut des bâtiments 
gardés par les chiens. L,//odeur de fouine ne fait pas aboyer. 
C'est une odeur naturelle au Jardin des Plantes. Tandis 
que odeur d'homme et l’odeur d’anthropopithèque 
(c'est la même chose, pense Balaoo) font aboyer les 
chiens. 

Balaoo sait où sont pendues les clefs des maisons de 
ses amis, dans la demeure d'homme, tout près d’un petit 
vasistas que l’on n’a qu’à pousser. Et puis on n’a qu’à 
avancer la main. Il n’y a aucun danger. 


268 BALAOO 


On ne l’entend pas marcher. Il a appris à marcher en si- 
lence, même avec ses souliers vernis. Et puis, le long de 
sa route, aucune bête à plume qui dort sur sa patte, ne 
serait assez maladroite, étant réveillée en sursaut, pour 
crier à l’assassin. Elle sait tout de suite que c’est l’ami 
Balaoo qui passe. 

Aucun animal ne donnera l'éveil ; il peut être tran- 
quille, il peut être tranquille pourvu que les chiens sentent 
la fouine. 

Les chèvres d’Abyssinie, dans leurs huttes, ont un 
petit bonsoir de bêlement complice qu'il est le seul à 
comprendre et auquel il répondsanss’arrêter par un simple 
soufflement des narines. Les grands échassiers, les grands 
hérons lui jouent, en sourdine, avec leur long bec, un 
petit air de claquoir. 

Mais il n’entrera pas chez l’horrible tribu singe de basse 
classe, autrement dit : singe à queue prenante. Ça, c’est le 
rebut et la honte de l’animalité universelle. 

Chaque race a ses hontes..… Il y a chez ceux de Ia 
race d’hommes de honteux troglodytes qui vivent en- 
fermés dans des trous de pierre, toujours assis sur leur 
derrière, avec des cheveux juqu’aux talons ; comme il ya 
d’étonnants Esquimaux à cuisses de peau de phoque, 
comme il y a des nègres, des nègres qui osent mettre 
des faux-cols blancs. Si Balaoo était quelque chose parmi 
cœux de la Race, si jamais, un jour, ilse réveillait avec des 
pieds de souliers convenables, il ferait des conférences 
dans le monde entier pour que les nègres n’aient le droit 
que de mettre des faux-cols noirs. 

Mais les singes de basse classe à queue prenante, c’est la 
honte des hontes de tout ! 

Un anthropopithèque peut fréquenter toute la création, 


BALAOO 269 


du haut en bas, sans déchoir, mais il ne peut pas fréquen- 
ter ça !.… 

Si, lui, anthropopithèque de la forêt de Bandang, fai- 
sait une chose pareïlle, aucun anthropoïde oriental ne le 
lui pardonnerait, et Gabriel lui cracherait au visage, en 
apprenant une chose pareille... carrément ! 

Balaoo, après être allé dire bonsoir aux fouines et avoir 
exploré les alentours et promené son odeur de fouine, est 
revenu à la maison des féroces. 

Rien qu’à la façon dont il tourne la clef dans Îa serrure, 
ils savent que c’est lui ! Et il y a du remue-ménage dans 
les cages, avant même qu'il ait fait le premier pas dans le 
corridor. S'ils se sont promis, ce soir, un bon palabre avec 
Balaoo qui leur raconte toujours des histoires extraordi- 
paires d'hommes, ils se sont trompés. La visite est courte. 
C’est à peine si on a le temps dese dire «bonjour, bonsoir ». 
Et Balaoo ressort, avec un camarade à peu près de sa 
taille, qu’il tient par la main. 

C’est Gabriel, le grand chimpanzé oriental. 

Entre eux d’abord nulle parole. 

Gabriel voit bien, à l’air et au silencede Balaoo, que son 
ami est triste et a de la peine. 

Gabriel, doucement, serre la main de Balaoo pour lui 
faire comprendre que, sans savoir, il compatit à son cha- 
grin. Au tournant des otaries, Gabriel veut poser une ques- 
tion, mais Balaoo lui ferme la bouche d’un bref et impa- 
tient : Woop { (je t'en prie, tais-toi l) Et Gabriel, voyant 
son ami d’une humeur si désolée, lui serre encore la main 
fort. fort... 

« Tour66 / c’est bon la main d’un ami ! » pensa Balaoo. 

Balaoo n’avait pas d’ami parmi les hommes, pas de 
camarades. I] redoutaitleur familiarité comme le plus grand 


0 
270 BALAOO 


danger qui le menaçât. Il cachait sa honte sous son in- 
transigeante fierté. 

Enfin, depuis deux mois surtout, il lui semblait bien 
qu’on lui mesurait le temps qu’il pouvait passer auprès 
de Madeleine. 

Quand il n’était pas avec Coriolis, qui était son maître, 
avec Gertrude qui était sa domestique, avec Zoé, qui était 
sa petite esclave, il était tout seul. tout seul avec la pensée 
de Madeleine et de sa honte à lui. 


Les nuits sont terribles à passer. Une fois qu'il avait 
trouvé quelque consolation dans la société des grands 
fauves de la ménagerie et que, Gabriel, débarqué depuis 
peu derrière les grilles de la civilisation, avait prêté une 
attention des plus flatteuses à tout ce qu'avait raconté 
Balaoo, la pensée était venue à celui-ci de se faire un ca- 
marade du chimpanzé. Avec lui, il s’entendait bien, il 
avait beaucoup moins de mal qu'avec les autres à tra- 
duire ce qu’il appelait sa pensée d'homme en langage de 
bête. Ils avaient des tournures de phrases communes, 
des idiotismes communs qui les ravissaient et sentaient 
leur forêt de Bandang d’une lieu. Java, mère mystérieuse 
et farouche, avait couléle même sang dans leurs veines. 

Balaoo tenait toujours Gabriel par la main. Gabriel 
était le plus docile des amis, sortant quand on venait le 
chercher et ne faisant point de difficultés pour rentrer 
quand on le ramenaïit. Car Gabriel se rendait bien compte 
qu'il ne pouvait rien, chez les hommes, sans Balaoo. 
Et Balaoo ne voulait pas avoir d’ennui à cause de Gabriel, 
C'était bien entendu. Tour66 ! Ils glissèrent ainsi jusqu’à 
la demeure abandonnée aux papillons morts. Souvent 
tous deux avaient passé là des heures à bavarder, sûrs de 


BALAOO 27I 


n'être dérangés par personne. C’est là que Balaoo, bien 
avant de risquer les premiers pas de Gabriel dans la nuit 
d'hommes, avait fait ses dernières recommandations et 
donné ses suprêmes leçons de maintien devant une glace 
à trumeaux qui datait de Mme de Pompadour. 

Et c’est au fond d’un vieux placard où Cuvier avait 
peut-être jadis mis ses hardes que Balaoo avait suspendu 
le complet veston fort correct dont il avait fait cadeau à 
Gabriel et dont celui-ci se vêtait toujours orgueilleuse- 
ment, avant leurs escapades. 

Ils pénétraient là dedans par des moyens à eux, des 
moyens de fenêtres et de gouttières. 

Et ils en sortaient sans se salir. 

Balaoo n’était plus le voyou du grand hêtre de Pierre- 
feu qui revenait à la maison d'hommes avec un fond de 
pantalon déchiré. Son pantalon, en dépit de tous ses 
exercices, n'avait jamais d’autre pli que celui qu’il fallait. 
Et Balaoo tenait à ce que Gabriel eût autant de soin que 
lui-même de «ses affaires ». 

Tous deux portaient aussi le petit chapeau mou de 
feutre noir qui était alors à la mode. Enfin, Balaoo avait 
fait don à Gabriel d’une magnifique paire de lunettes. 
L'un avec son monocle, l’autreavec ses lunettes, pouvaient 
aller dans le monde sans craintes d’avanies. 

Mais il fallait se méfier dés chiens. 

Balaoo et Gabriel, derrière la grille d’entrée qui donne 
en face de la Pitié, vêtus convenablement comme des 
jeunes d'hommes, attendent sans se presser que ça ne 
sente plus le gardien de la paix. 

Soudain : « Allons-y», fait Balaoo. Deux temps, trois 
_ mouvements, la grille est franchie. Mais ils ne s’attardent 
pas. En trois bonds ils sont dans la rue Lacépède. Là, ils 


272 BALAOO 


respirent. Et, posément, correctement, ils débouchent 
dans la lumière des trottoirs de la rue Monge. 

Rien de particulier jusqu’à la rue des Ecoles. Ils mar- 
chent gentiment, toujours, en se tenant par la main. 

— Ecoute, maintenant, je vais te lâcher la main, 
Gabriel, parce que nous arrivons dans un quartier chic 
et qu'on ne se tient plus par la maïn à notre âge. Mais fais 
bien attention. Ne me quitte pas. Fais tout ce que je 
fais ; et, surtout, ne fais pas le malin. 

Lors des premières sorties, c’étaient là des recomman- 
dations superflues. Gabriel, tout tremblant et tout 
anxieux, se contentait d’imiter tous les gestes de Balaoo 
(ce qui, du reste, un soir, les avait fait remarquer et passer, 
aux yeux de certains, pour des rastas facétieux) ; mais 
maintenant, Gabriel commençait à prendre de l’aisance 
et Balaoo redoutait ses initiatives. 

— Ne fais pas le malin, répéta-t-il.. et gare aux chiens ! 

Car, encore une fois, Balaoo n’a peur que des chiens 
sur toute la terre. Peur n’est pas assez dire, il en a horreur. 
Quand il en voit un, il pâlit et se sauve. Il monte dans un 
tramway, se jette dans une voiture qui passe à vide et crie 
n'importe quoi au cocher : « Bandang ! » par exemple. Il 
perd son sang-froid. Aussitôt qu’un chien le voit, c’est 
pour regarder 1llico les pieds de Balaoo. On dirait qu’il 
saît, qu’il devine ce qu’il y a dans les souliers de Balaoo, 
et, alors que ce chien respecte les souliers de tous les 
autres passants, il n’a de cesse (si Balaoo n’est pas assez 
malin pour se retirer à temps) qu’il n’ait entrepris, de ses 
dents impatientes, le cuir des souliers de Balaoo. 

— La crainte des chiens, explique Balaoo à Gabriel 
(dans un langage singe rapide et très complet, car ïül 
s'accompagne d’une pantomime du visage et des mains, 


BALAOO 273 


significative aussi bien pour les singes que pour les hommes 
qui terminent, eux aussi, leurs mots avec les mains et 
les grimaces du visage) la crainte des chiens est le com- 
mencement de la sagesse. Patti Palang-Kaing met les 
hommes et les chiens dans le même sac. Patti Palang- 
Kaing dit, dans son livre de la forêt : « Ne te fie pas à leur 
air de bête, à leur langue pendante, à leur queue en trom- 
pette et à leur façon de se promener pour leur propre 
plaisir en respirant la bonne odeur de la terre. Ils travail- 
lent pour les hommes en dessous, comme des traîtres, et 
te planteront carrément leurs crocs dans la gorge pour 
un simple « merci » d'homme. 

— Patti Palang-Kaing parle des gros chiens de chasse, 
mais pas des petits chiens que l’on rencontre dans les 
cafés, fit observer Gabriel, en se grattant le bout du nez, 
ce qui lui valut un coup de la badine de Balaoo. 

— Oh ! les petits chiens dans les cafés sur les genoux 
des dames sont bien embêtants aussi. Tant qu’on est 
dans 1a salle, ils ne cessent pas d’aboyer. Moi, je regarde 
toujours avant de m'’asseoir s’il n’y a pas, quelque part, 
uu petit chien. 

Justement, ils passaient devant la Brasserie Amédée, 
et un petit chien, qui était sur les genoux d’une dame à la 
terrasse, se mit à japer furieusement. 

— Sauvons-nous | ordonna Balaoo. 

Et il reprit la main de Gabriel pour l’entraîner sur 
l’autre trottoir ; mais le petit chien avait été plus rapide 
que leur fuite, et, bondissant des genoux de la dame, 
il avait déjà les dents aux mollets de Gabriel qui, sans 
patience, lui détacha un bon coup de talon sur la gueule 
et le tua net. 

La chose fut si rapide que Balaoo n'eut pas le temps 


274 BALAOO 


d'intervenir : « Ah! bien, c’est pas fini! pensa Balaoo, 
en constatant le dommage, nous voilà propres ! » 

En effet, ils furent entourés en un instant, pendant que 
ja dame ameutait contre eux tout le quartier en poussant 
des cris déchirants. 

Tous les consommateurs s'étaient levés comme un seul 
homme et les traitaient de sauvages, de bêtes féroces. Les 
demoiselles d'étudiants leur cassaient sur le dos leurs om- 
brelles et leurs parapluies. Un monsieur tendait sa carte à 
Gabriel. 

Balaoo n'avait pas lâché la main de Gabriel qui trem- 
blait et claquaït des dents. Gabriel était surtout effrayé 
par les yeux du monsieur qui lui tendait sa carte. 

— Ah ! les sales rastas! (1) criait-on. 

— Réponds pas ! conseillait Balaoo qui semblait avoir 
l’expérience de ces sortes d’émeute, pour avoir sans doute, 
bien malgré lui, au cours de ses escapades nocturnes, 
déchaîné plus d’une fois les colères populaires. Réponds 
pas ! et recule ! (Balaoo, pas à pas, reculait, entraînant 
Gabriel). Recule sans rien dire et surtout ne les touche 
pas | 

Mais la foule suivait leur mouvement. Et le monsieur 
à la carte ne les lâchait pas d’une semelle, mettant avec 
obstination son carré de bristol sous le nez de Gabriel. 
Gabriel ne put s'empêcher de souffler sur la carte qui le 
chatouillait (de souffler avec son nez), et cela fit du joli. 
Le monsieur hurla que ce misérable assassin, ce lâche qui 
ne voulait pas se battre, lui avait craché dans Ia figure. 

Un monôme d'étudiants, qui descendait de la rue Cham- 
pollion, vint ajouter au vacarme et à la confusion. Balaoo 


(x) Rastas, rastaquouères, exotiques peu recommandables dans le 
langage d'homme du quartier Latin. 


BALAOO 275 


(toujours à reculons, car il savait où il allait et toujours 
en entraînant Gabriel) eut l’idée géniale de prendre la 
carte du forcené et de lui déclarer qu’il pouvait s'attendre 
à recevoir leurs témoins, le lendemain matin. Cédant 
toujours à la poussée, ils furent bientôt contre le mur du 
Musée de Cluny (Balaoo n’attendait que cela). 

— Hop! fit-il (Hop ! pour sauter. C’est la même chose 
en singe et en homme : voyage de M. Philippe Garner 
aux forêts équatoriales). Hop ! Gabriel comprit. Un peu 
de lierre était là, grimpant jusqu’à une gargouille. Balaoo 
et le chimpanzé étaient déjà dans le jardin du Musée que 
les autres se demandaient encore par où ils étaient passés. 
Quand ils comprirent, ils augmentèrent leurs clameurs. 
Une fenêtre du Musée s’entr'ouvrit, et un poète (M. Ha- 
raucourt) se pencha au-dessus de la rue pour déclarer qu’il 
lui était impossible de travailler. 

On lui expliqua qu’il y avait deux bandits dans son jar- 
din. Alors il réveilla tous les gardiens, mais on ne trouva 
personne derrière les vieilles pierres de Julien l’Apostat. 

La foule, en commentant diversement les événements, 
retourna prendre des bocks à la Brasserie Amédée. 

Pendant ce temps, à la terrasse d’un café qui faisait le 
coin de l’avenue Victoria et de la place du Châtelet, assis 
bien tranquillement dans un coin d’ombre où on pouvait 
boire à son aise (avec sesdoigts), Balaoo disait à Gabriel : 

— Tu vois ce qui peut arriver avec les chiens. Moi 
j'avais un système à Saint-Martin-des-Bois. Pour ne pas 
avoir d’ennuis, je les avais tous pendus. On a cru à une 
maladie des chiens, et personne n’a plus eu de chiens dans 
le pays et j'ai été bien tranquille. Mais, à Paris, ilyen a 
trop | 

— La dernière fois, tu m'avais promis de me conduire 


276 BALAOO 


chez Maxim, dit Gabriel. Est-ce qu’il y a des chiens ? 

— Non ; mais tu ne pourras pas boire avec tes doigts. 

Balaoo, au commencement, s’était bien promis d’en- 
treprendre l'éducation parfaite de Gabriel, mais ça 
n’avait été là qu’une velléité de son imagination complai- 
sante. Et quand ils étaient sûrs d’être tout seuls, dans 
l’ombre d’une terrasse, le chapeau sur les yeux, ils buvaient 
tout de suite leurs bocks avec leurs doigts, tous les deux. 
(on trempe ses doigts dans le verre et on suce). Ça soula- 
geait Balaoo de bien des contraintes. 

Sur cette terrasse du Châtelet, tout alla bien jusqu’à 
l’arrivée du marchand de cacaouettes. 

Balaoo eut la douleur de voir Gabriel bondir sur cet 
honnête homme et lui ravir, en un tour de main, sa mar- 
chandise. 

Fou d’épouvante, le marchand de cacaouettes, qui 
avait cru sa dernière heure venue, se contenta de se ra- 
masser du ruisseau où il avait roulé et de se sauver à 
toutes jambes à la recherche d’un sergent de ville. 

Il en trouva un qu’il amena à pas lents, jusqu’à la ter- 
rasse du café où le drame venait de se dérouler. 

Les paisibles clients, effarés, lui apprirent que son voleur 
était parti avec un monsieur qui avait déclaré qu’ « il 
répondait de tout », mais qui n’avait pas payé les con- 
sommations. 

Quant aux garçons qui avaient réclamé leur dû, ils 
déclaraient avoir eu la sensation bien nette que ce client 
indélicat allait les mordre. 

Pendant que « Monsieur l'agent », tout en prenant des 
notes sur son Calepin, conseillait à ces gens de parler 
« chacun son tour » et que le plaignant se lamentait sur 
une marchandise qu’il ne devait plus jamais revoir, 


) 


BALAOO | 277 


Balaoo et Gabriel (comme ne cessent de le conseiller les 
sergents de ville) « circulaient » depuis longtemps. 

Assis sur l’impériale du tramway Montrouge-Gare de 
l'Est, le panier entre eux deux, ils appréciaient la dou- 
ceur du temps, la fraîcheur des feuilles toutes neuves aux 
arbres du boulevard, le charme de cette soirée de prin- 
temps et l’excellence des cacaouettes. 

Balaoo attendait, pour « faire des représentations » à 
Gabriel que le panier fût vide, ce qui advint à la hauteur 
de la prison Saint-Lazare. 

Comme Gabriel proposait alors de descendre du tram- 
way pour se mettre le long des terrasses de cafés, à la re- 


. cherche d’autres marchands de cacaouettes, Balaoo crut 
. le moment venu de lui exposer les dangers de sa conduite. 


Balaoo avait pris sa voix sévère pour lui dire que, s’il 
continuait à voler des cacaouettes, il irait en prison. Et ïl 
lui expliqua, en lui montrant les murs d’en face, ce que 
c'était qu’une prison d'hommes. 

Gabriel ne put s'empêcher de frissonner devant l’hor- 
rible bâtisse. I1 songeaïit à sa grande cage si gaie du Jardin 


_ des Plantes parmi les arbres et les fleurs, où il recevait 


la visite quotidienne des nourrices de petits d'hommes 
et des guerriers aux jambes écarlates. 

T1 promit à Balaoo tout ce que celui-ci voulut, pourvu 
qu’il le conduisît chez Maxim. Balaoo lui en avait parlé 
comme le meilleur café de Paris pour les bananes et les 
ananas ; seulement, il fallait savoir s’y tenir tranquille 
parce que c'était très bien fréquenté. 

— Je veux bien te conduire chez Maxim, répondit 
Balaoo, mais tu comprends que, si tu te jettes sur les 
bananes et sur les ananas comme tu t'es jeté sur les 


( cacaouettes, ça finira par faire du vilain. Il faut attendre 


16 


278 BALAOO 


qu'on vous serve et ne pas croire que tous les plats qu 
passent sont pour vous | 

Gabriel attesta Patti Palang-Kaing qu'il garderait, 
les mains dans ses poches. 

Une demi-heure plus tard, ils entraient chez Maxim, 
descendant d’une auto-taxi qui, n'ayant pas été payée, 
les attendit, comme il convient, devant la porte. 

Balaoo et Gabriel, timides, ne s'étaient point senti le 
courage de déranger toutes les belles personnes qui eu- 
combraient l’allée du milieu. Balaoo, qui s'était déjà risqué 
dans l'établissement deux ou trois fois (parce qu'il en 
avait entendu parler à la conférence Bottier entre l’a/fr- 
malive et la négative), Balaoo avait du reste son petit coin 
préféré, en entrant, à gauche, derrière la porte. C’est là 
qu'on était le moins remarqué et le plus tranquille pout 
manget les bananes et les ananas. 


HENRY, (le gérant, qui voit entrer Balaoo et son ami.) 

Ah ! voilà le professeur hindou. (À un garçon). ue 
portez un ananas au professeur hindou (dans les bonnes 
maisons, il suffit qu'un chent vienne deux fois, pour qui 
l’on soit tout de suite au courant de ses goûts et de ses hab 
tudes). Ah ! n'oubliez pas non plus les bananes ! (Baptiste 
s’éloigne pour exécuter les ordres et revient presque aus- 
sitôt.) 

BAPTISTE. 


Le professeur hindou voudrait vous parler. Je ne com- 
prends pas ce qu’il me demande. 


HENRY. 
Il parle pourtant français ? 


BALAOO 279 


BAPTISTE. 
__ Oui, mais il me demande du riz cru. Je ne peux pour- 
tant pas lui donner du riz cru. 
HENRY. 

Du riz cru ? (Il va à la table où sont assis Balaoo et 

Gabriel. Il salue.) Vous avez commandé, Messieurs ? 
BALAOO, (découpant un ananas pour Gabriel.) 

Voïlà. J'ai amené un ami. Mon ami serait très heureux 
de manger un peu de riz. Pourriez-vous nous faire donner 
du riz P 
HENRY, ({oujours très correct et ne s'étonnantjamais de rien.) 

Mais parfaitement, monsieur. Le voulez-vous au lait ? 
Le voulez-vous en potage ? en croquettes ou en gâteaux? 
Voulez-vous du riz au gras ? 

BALAOO, (donnant la mothé de l'ananas à Gabriel.) 

Nous le voulons cru. 


HENRY. 
Tout cru ? 
BALAOO. 


Oui, tout cru, dans un saladier. Ça n’est pas difficile. 
Vous remplissez un grand saladier de riz cru, vous nous 
 l'apportez, et nous, nous versons du champagne dedans. 
| HENRY. 
Ah ! je comprends, c’est un plat hindou ! ce doit être 
délicieux (17 court commander le plai). 


BALAOO, à Gabriel. 
Tâche de manger proprement, on nous regarde, ça 


280 BALAOO 
n'est pas difficile de manger un ananas proprement. 


GABRIEL, la bouche pleine. 
Ici, il n’y a pas de chiens, mais il y a beaucoup de dames. 


BALAOO. 


Prends garde aux dames, il y en a qui sont aussi em- 
bêtantes que les chiens. Si elles te parlent, ne leur donne 
pas de coups de talon ; laisse-moi répondre. 


GABRIEL, (qui a fini son ananas, mange les cure-denis sans 
que Balaoo s’en aperçoive.) 
Woop ! Tu peux y compter... 


UNE DAME, qui passe. 
Tiens ! voilà le professeur hindou. Il a amené son singe, 
ce soit. 
BALAOO, pâle de rage. 
Je connais, dans la forêt de Bandang, des guenons qui 
sont plus belles que vous, madame | 
LA DAME, qui S’arrêle. 
Qu'est-ce que vous dites ? 
BALAOO, (affectant de ne point regarder la dame, les yeux au 
| plafond.) 
Sachons sourire, sourire à la vie, sourire à nos devoirs, 
sourire même à nos peines. 
LA DAME. 


Je ne vous demande pas tout ça ! Espèce de mal éle- 
vé !.… (Elle passe, très digne.) 


BALAOO 281. 


BALAOO, la suivant des yeux. 


Goek ! (va-t’en). Elle sent la bosse de bison ! 

Mais la vue de ces femmes effrontées et qui sentent si 
fort le ramènent par une fatale antithèse à la pensée d’une 
jeune femme d'hommes qui sent comme le printemps 
quand les violettes poussent entre les racines moussues 
du grand hêtre de Pierrefeu. C’est en vain qu'il a essayé 
de se distraire avec les cacaouettes, le chien mort et tous 
les incidents créés par l’inexpérience et la charmante 
naïveté de Gabriel, au long du chemin ; la triste pensée’ 
anxieuse de la jeune femme d’homme lui cuit le cœur 
sournoisement, comme lui brûle l’estomac quand il vide 
à lui tout seul un pot de cornichons. 


GABRIEL, (qui a fini de manger les bananes, l'ananas et les 
cure-denis.) 

Il n’y a plus rien à manger ? 

BALAOO. 

Je suis décidé à faire la noce. Je t'offre un saladier de 
riz au champagne ! Je l’attends (Au sommelier qui vient 
aux ordres). Champagne ! de la tisane de Champagne | 
(montrant Gabriel) à cause du petit l.. 

GABRIEL, (qui mange les allumettes.) 

C’est bon le champagne ? 


BALAOO, lugubre. 
Ça pique dans le nez et ça fait marcher de travers. 


GABRIEL, (qui a fint les allumettes et qui maintenant mange 
la boîte.) 
Comme tu me dis tout cela tristement, Balaoo |! 
16, 


282 BALAOO 


BALAOO, sinistre. 
L'homme de Saint-Martin est revenu. 


GABRIEL, le plaignani. 
Phch ! Phch! 
BALAOO, s’esswyant discrètement un œil du coin de sarser- 
vteile. 
Wonoup ! Wonoup ! (Hélas ! hélas !) 

GABRIEL, s’emparant avec la rapidité de l'éclair des petits 
bâtons que l’on vient d'apporter, pour épurer, de son gaz, 
Le champagne. 

J'avais bien vu que tu étais triste, va ! Phch ! Phch 1 

(ZI lus serre la main sous la table.) 

BALAOO, prêt aux larmes. 


Douce est la chaleur de ta main. Touroo... touroo |... 
(dans le sens de merci.) Je suis bien malheureux, Gabriel. 
(Gabriel mange les petits bâtons.) Qu'est-ce que tu manges ? 


GABRIEL, pélissant. 

Rier !.…. 

BALAOO, lui ouvrant la bouche. 

Montre voir ! (IZ referme la bouche de Gabriel.) Ah | ce 
sont les petits bâtons du champagne. Tu as bien raison. 
Ils ne valent rien avec le champagne, ils lui enlèvent tout 
son piqué dans le nez. Il vaut mieux les manger tout 
seuls. 

GABRIEL. 

Regarde ce que cette dame a sur son chapeau. Est-ce 

que c’est bon à manger ? 


BALAOO 283 


BALAOO, les yeux brillants. 


Oh ! la magnifique paille de riz! Mais retiens-toil Moi 
aussi je mangeais les chapeaux quand j'étais petit, tous 
les chapeaux d’été de Madeleine, car les chapeaux 
d’hiver, ça ne vaut rien, et puis j’ai grandi et je laissais 
ses chapeaux tranquilles. J’attendais qu’elle me donnât 
à manger dans sa main. Wonoup |! où est-il le temps où 
je mangeais dans la main de Madeleine ?.. le temps où 
je la voyais arriver dans le verger de ma jeunesse ?.. elle 
y était comme un bouton de rose. Elle ressemblait aussi 
à la perdrix qui court vers son petit; maïs la perdrix a 
un Corsage moins beau et une démarche moins légère. 
Sa voix était douce comme le chant des bengalis. 


GABRIEL. 

Je ne comprends pas tout ce que tu dis, mais mon cœur 
est dans ta poitrine !.. 

BALAOO, lui serrant la main sous la table. 

Tour66 ! (dans le sens de : merci.) Qu'est-ce que tu as 
dans la main ?.. (Il regarde.) Où as-tu pris ce cigare-là ? 

GABRIEL, 

Dans la boîte, pendant que le monsieur ne regardait 
pas. (Le garçon a repris la boîte de cigares et s'éloigne en 
les comptant discrètement.) 

BALAOO. 

Qu'est-ce que tu vas en faire ? 


GABRIEL. 
Le manger... 


284 BALAOO 


BALAOO. 

Au dessert ! Tu m'en donneras la moitié. Tiens ! voilà 
notre saladier de riz et notre champagne ! (On sert ces 
Messieurs ; Henry a tenu lui-même à apporter le saladier.) 

HENRY. 

J'ai suivi les ordres de ces Messieurs. Il est cru. J'ai fait 
fondre au fond du saladier trois morceaux de sucre. Est- 
ce assez ? 

BALAOO, hésitant et puis se risquant tout de même. 


Dites-moi, Henry ? Vous n’avez pas de la canne à 
sucre ? (Geste négatif d'Henry qui s'amuse.) Remuez 
Henry !.… Remuez, comme pour la salade (Henry remue 
le riz dans le saladier.) Pendant ce temps-là, je vais verser. 

HENRY. 


Est-ce assez remué ? 


BALAOO. 
Oui, c’est dommage que vous n’ayez pas de Îa canne 
à sucre? 
HENRY, souriant. 


Monsieur plaisante. 


BALAOO, furieux. 
Gock! (Henri s'éloigne.) 


(Balaoo étend la main du côté de la bouteille de cham- 
pagne que le sommelier débouche. Mais, distrait par les 
grimaces de Gabriel, le sommelier laisse partir le bouchon 
qui va frapper le plafond en faisant un bruit de poudre à 


BALAOO 285. 


canon. Aussitôt Gabriel, épouvanté, a franchi en un seul 
bond l’espace qui sépare la table où il est assis du bar qui 
est en face). 


GABRIEL, se cachant derrière le bar, d’une voix déchirante. 


Brout ! Brout ! Wonoup hout ! (Grâce ! Grâce ! Hélas ! 
grâce !) 


LES CLIENTS, en chœur. 
Qu'est-ce qu'il y a ?... Qu'est-ce qu'il y a ?... 
UNE DAME. 
Mais c'est le singe des Folies-Bergère | 


Tous. 


Ii lui ressemble. 

Sur quoi, la dame s'étant trop approchée de Gabriel, 
celui-ci, affolé, lui enlève prestement son beau chapeau 
de magnifique paille de riz qu’il se met sl/ico, n’écoutant 
plus que son instinct, à dévorer. En voyant disparaître 
entre les dents de l’anthropoïde le chef-d'œuvre de la 
rue de la Paix, la dame, l’ami de la dame et le garçon 
poussent des clameurs déchirantes. Mais Balaoo a jeté le 
cri de guerre, le cri d’appel de la forêt de Bandang, et 
d’un nouveau bond Gabriel l’a rejoint. Tous deux sont 
déjà dehors quand le plus illustre client de chez Maxim 
arrive tout juste pour calmer le personnel en émoi : 

— Vous voyez bien, dit M. B...., que c’est le maharajah 
de Kapurthagra, qui se promène avec son singe |... 

Pendant ce temps, l’auto, qui les amena, Îles remporte 
au plus vite ; le chauffeur, qui a très peu vu la figure de 
ses voyageurs dans l'obscurité, croit ses clients un peu 
« bus ». 


286 BALAOO 


Quand ils furent arrivés à la grille du Muséum, Balaoo 
prouva au chauffeur que le maharajah de Kapurthagra 
avait fait, cette nuit-là, une telle noce qu’il ne lui restait 
plus au fond de ses poches qu’une infime monnaie. Le 
chauffeur n’en voulut point entendre davantage. Il 
se déclara le serviteur du maharajah et annonça qu'il 
viendrait se mettre à ses ordres vers onze heures 
du matin; puis il disparut après avoir salué mon- 
seigneur. 

Si Balaoo avait été vraiment gai, ce soir-là, il n’eût 
point manqué de crier au chauffeur : 

— Vous demanderez M. Gabriel, la troisième cage à 
gauche ! 

Mais Balaoo n'était pas vraiment gai... 

Ayant franchi les grilles avec Gabriel, il marchaït la 
tête basse et plus triste que jamais, en dépit d’une aussi 
belle soirée. 

Lis arrivèrent devant l'étang des otaries, à l'heure où 
l'aurore commence de dissiper les ténèbres de la nuit. 
Gabriel, qui craignait d’être grondé, ne disait rien. Mais 
Balaoo ne songeait guère à faire de la peine à Gabriel. 
I le fit asseoir sur la terre, près de lui ; il lui prit la maïn, 
et frissonna et soupira. Et il dit des mots d'homme que 
Gabriel ne comprenait pas. Mais il les disait si tristement 
que Gabriel en avait les larmes aux yeux. 


BALAOO. 


Ecoute, Gabriel. Au printemps, je lui ai fait cadeau 
des premières branches fleuries. Alors elle m’a regardé 
et m'a dit: « Mon pauvre Balaoo ! » Et ce fut tout | oui... 


pauvre Balaoo ! (Balaoo pleure.) Balaoo est le plus à 
plaindre des créatures de Patti Palang-Kaing... 


BALAOO 287 


GABRIEL. 
Woop ! (dans le sens de : Je t’en prie, calme-toi.) 
BALAOO, serrani la main de Gabriel. 


Il n’y a que toi qui me comprennes, sur la terre, Ga- 
briel. Je vais te dire une chose que je n’ai encore jamais 
dite à personne, pas même à elle. Mais nous pleurons en- 
semble, toi et moi. Ainsi les plantes faibles s’entrelacent 
pour résister à la tempête. 


GABRIEL. 
Wonoup ! Wonoup ! (Hélas ! Hélas !) 


BALAOO. 


C'est une chanson que j'ai faite. Ecoute. Approche 
ton oreille. C’est une chanson en langue d'homme. Mais 
rien qu’à la douceur des mots, tu comprendras mon cha- 
grin | 

GABRIEL. 

Wonoup ! Wonoup ! 


BALAOO, à l'oreille de Gabriel. 
Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing | 
Ecoute mon chagrin, 
Je me suis promené dans le jardin d'homme, 
Comme un de la race qui pleure. 
Mais personne n’a vu mes larmes, 
Pas même celle pour qui je meurs. 
Mais elle a entendu mon cœur 
(Qui soupirait dans son malheur), 
Et elle a dit à l’auére qui levait le nez en l’air : 
« Ce n’est rien, c’est le tonnerre ! » 


288 BALAOO 
Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kainc ! 
Ecoute mon chagrin. 

Si j'avais mes doigts liés, 

Mes doigts de mains de souliers, 
Je dirais à Patti Palang-Kaing : 
Garde tes palétuviers, 

Tes bananiers, tes mangliers, 
Puisque j'ai mes doigts liés, 
‘Mes doigts de mains de souliers. 
Patti Palang-Kaing ! 

Balaoo ne regrette rien !.…. 


Et je dirais à Madeleine, 

Avec ma plus douce haleine : 

« Madeleine, je veux, 

Veux embrasser tes cheveux ! » 

Si j'avais mes doigts liés 

Mes doigts de mains de souliers !.… 
Hélas ! l’autre a dit : « Je veux, 
Veux embrasser tes cheveux. » 

Et moi, je ne dis rien! 

Et je lui lèche la main !… 


GABRIEL, esswyant les larmes de Balaoo. 


Pauvre Balaoo ! Pauvre Balaoo ! 


CHAPITRE III 


A LA NOCE 


Le jour des noces, Patrice, depuis huit heures du matin, 
était en habit de soirée et cravate blanche. Comme il 
n'avait plus rien à faire dans sa chambre, il en sortit ; 
mais, sur le palier, il trouva Gertrude qui le pria poliment 
de rentrer chez lui, en lui annonçant la visite de « Mon- 
sieur ». 

Coriolis ne tarda pas à arriver, et la première chose qu’il 
fit fut de raiïller avec âpreté la tenue de Patrice. Il l’ap- 
pela « marié de village » et le pria de passer une redingote 
ou une jaquette, s’il ne tenait pas absolument à ce que les 
gamins de Paris ne criassent « à la chienlit » sur son pas- 
sage. Il ajouta que c'était bien assez de cette mode stu- 
pide qui imposait aux jeunes filles du vingtième siècle 
de se déguiser encore pour aller à l’autel en vierges anti- 
ques marchant au sacrifice : bref, il trouva prétexte à 
écouler son humeur qui, depuis quarante-huit heures, 
était exécrable. 

Le jeune homme enleva son habit, maïs, en bon clerc 
de notaire de la rue de l’Écu, garde sa cravate blanche. 

Il était résolu à ne plus s'étonner de rien ; une fois pour 
toutes il avait mis sur le compte du chagrin désordonné 
de Coriolis qui allait perdre son enfant (car Patrice es. 
pérait bien, autant que possible, ne pas la lui rendre) les 


17 


290 BALAOO 


rebuffades odieuses dont il était l’objet de la part de son 
futur beau-père et aussi tout le curieux mystère, toute 
l’incrayable discrétion qui, jusqu'alors, avaient entouré 
les préparatifs de la cérémonie. 

Depuis deux jours qu’il était chez son oncle, Patrice 
à la veille de ses noces n'avait pas encore vu un ruban, 
aperçu un paquet, un carton à chapeau, une robe, une 
fleur. 

Le bouquet, qu’il avait rapporté d’une de ses sorties, 
avait été saisi, dès son arrivée dans le vestibule, par les 
mains forcenées de Gertrude qui l’avait jeté, sans donner 
d'explications, dans la boîte à ordures. 

Ii excusa la vieille domestique comme 1l excusait le 
père. « Je leur enlève une perle, se disait-ii; quoi d’éton- 
nant, après tout, à ce qu’ils ne me le pardonnent pas P » 

Au fond, comme il se sentait le plus fort, d’heure en 
heure, son humiliation goûtait une joie secrète et mau- 
vaise à se faire plus petite, plus insignifiante à la pensée 
de Îa revanche prochaine. 

Toutes les formalités avaient été remplies. Patrice avait 
déjà vu le notaire, le maire et le curé. Cependant, il avait, 
la veille, très peu vu Madeleine, et pas du tout Mie Zoé 
ni le redoutable étudiant en droit. Mais l’absence, au repas, 
de Zoé et de Noël, ne lui pesait point. Il avait cru com- 
prendre, à quelques phrases prononcées dans les coins 
entre Gertrude et Madeleine, que M. Noël avait pris la 
liberté de passer toute une nuit dehors et qu'il n’était 
rentré chez lui que vers les dix heures du matin, dans 
un état tel qu'il avait fallu le porter dans sa chambre 
où on le soignait depuis comme le fils prodigue de la 
maison. 

Cette petite escapade ne semblait point avoir contrarié 


BALAOO | 201 


outre mesure Madeleine; mais Coriolis n’était pas « à 
prendre avec des pincettes ». 

La cérémonie à la mairie était fixée pour dix heures et 
11 en était neuf trois quarts. C’est ce que Patrice fit bien 
timidement observer à son oncle, lequel avait encore son 
veston d'intérieur ; enfin, le jeune homme fut étonné, 
en mettant le nez à la fenêtre, de ne voir, devant la porte, 
aucun de ces extraordinaires landaux de louage qui ont 
accoutumé de promener le bonheur légitime datant du 
jour dans la capitale. 

— Une voiture ? Pourquoi faire? demanda Coriolis. 

Patrice pâlit : « Eh bien! mais, est-ce que le moment 
n’était pas venu d'aller se marier ? 

— La mairie n’est pas si loin ! répliqua l’oncle. Nous 
irons à pied ! 

Le jeune homme sursauta. C'était ainsi que le vieil 
original espérait ne pas se faire remarquer |. en pro- 
menant à son bras, sur les trottoirs, sa fille en toilette de 
mariée, fleurs d'oranger en tête ! 

Suffoqué, Patrice ouvrit la bouche, sinon pour émettre 
un son,du moins pour respirer. Coriolis, d’une tape ami- 
cale, l’envoya respirer sur le palier. 

— Allons ! arrive, lui dit-il, on n’attend plus que toil 

Cependant il l’arrêta encore devant les marches, et 
Patrice le vit qui se penchaïit au-dessus de a rampe pour 
demander d’une voix sonore : « On peut descendre ? » 

La voix de Gertrude répondit au même diapason : 
« Oui, on peut !.. » 

Alors ils descendirent un étage et entrèrent dans le 
salon. Madeleine s’y trouvait avec Gertrude. Patrice 
recula : Madeleine était en noir !.… 

Il n’en pouvait croire ses yeux. Elle était là, devant lui, 


202 BALAOO 


la jeune épouse, enveloppée d’une mante sombre et enca- 
puchonnée d’une capeline qui devaient lui servir pour 
accompagner Gertrude au marché, les jours de pluie. 

Après avoir reculé, Patrice avança. Cette fois, s’iltrem- 
blait, c'était de rage. Il était prêt à mettre en pièces les 
vêtements, l'oncle, la nièce et Gertrude. Mais, comme 
apparaîtrait tout à coup, dans le ciel d’orage le plus noir, 
un rayon de soleil, le sourire de Madeleine brilla sous la 
capeline, en même temps que le manteau s’entr'ouvrait 
pour laisser voir la plus jolie petite mariée que Patrice 
eût pu jamais imaginer, même en rêve, cependant qu’une 
aimable odeur de fleurs d'oranger naturelles — cadeau 
de Gertrude qui en avait couronné le front de sa jeune 
maîtresse — se répandait dans la pièce. 

Patrice tomba aux genoux de Madeleine et embrassa 
ses adorables petits pieds qui, chaussés de satin blanc, se 
dissimulaient dans d’humbles sandales en caoutchouc. 
Le malheureux jeune homme sanglotait. 

— Pourquoi, dit-il au milieu de ses larmes, pourquoi 
me faites-vous ainsi souffrir ? Me le direz-vous enfin ? 

Ce fut Coriolis qui le releva et le serra sur son cœur : 

— Madeleine te le dira, mon enfant, fit le vieillard 
dont l’émotion était à son comble... Oui, Madeleine te 
dira tout et tu nous pardonneras. Allons ! embrasse ta 
femme, Patrice, et courons chez le maire. C’est vrai que 
nous sommes en retard. Finissons-en ! 

— Oh! oui! que tout cela finisse | prononça à voix 
basse Madeleine en mouillant à son tour de ses pleurs les 
bonnes joues de Patrice... que tout cela finisse | 

Patrice, dit, sincère, en se mouchant : 

— Moi! je ne demande pas mieux | 

Et il crut devoir ajouter, lyrique : 


BALAOO 293 


— Ça aurait été plus vite fini avec une voiture... 

Mais Madeleine l’entraînait déjà dans l'escalier. Elle 
lui avait pris le bras et, d’un geste rapide, s’était à nou- 
veau renfermée dans les plis maussades de son manteau. 

L'oncle venait de passer à la hâte une redingote usagée 
que lui avait tendue Gertrude. Il n’y avait que la vieille 
servante qui parût en toilette. Elle était entrée avec assez 
de difficulté dans une robe de soie puce qu'elle s’était fait 
faire, en grand secret, pour la circonstance, etque Coriolis 
malgré une colère foudroyante, n’avait pu lui faire 6ter. 

Tous quatre descendirent l'escalier quand une porte 
au-dessus d'eux s’ouvrit, et Patrice entendit des pas pré- 
cipités. Il se retourna. Mile Zoé était derrière eux, plus 
pâle qu’une statue de cire. C’est à peine si elle eut la 

force, dans l’émotion qui soulevait son aimable corsage, 
_ de dire ces mots auxquels Patrice chercha vainement 
un sens dramatique : « Il est à la fenêtre. » 

Mais Coriolis ne les eut pas plutôt entendus qu’il s’écria: 

— Nom d’un chien de nom d’un chien! Passons par 
l'escalier de service ! 

Car l’hôtel avait un escalier de service aboutissant à une 
petite porte qui ouvrait sur une ruelle adjacente ; seu- 
lement les portes de cet escalier et l'escalier lui-même, 
n'avaient point servi depuis des années sans nombre et 
la descente par cette étroite et sinistre galerie, raide 
comme un puits, fut une entreprise presque tragique. 

I1 fallut se battre, non seulement contre des gonds ver- 
moulus, mais encore contre une saletéséculaire. Ce fut un 
bonheur que l’antique serrure qui fermait la porte de la 
ruelle ne tînt presque plus, sans quoi la noce ne serait 
jamais sortie de cet affreux boyau. 

Quand ils furent enfin dehors, ils se regardèrent. Les 


294 BALAOO 


- deux hommes étaient horriblement sales, mais les deux 
femmes avaient miraculeusement traversé cette poussière 
sans en rien garder sur elles. L'oncle secouait déjà son 
neveu, non point pour le brosser, mais pour qu'il hâtât le 
pas. Il avait pris la tête de l’expédition et ne se retournait 
que pour jeter à mi-voix: « Vite ! vite! » Il marchait 
le dos courbé et rasait la muraille comme quelqu'un qui 
veut se dissimuler. :Le plus extraordinaire était que 
Madeleine et Gertrude imitaient cette étrange attitude. 
Les deux femmes avaient ramassé leurs jupes et trot- 
tinaient en effaçant les épaules. 

Patrice essayait en vain d'obtenir une explication: il 
semblait qu’on n’eût point le temps de lui répondre, et, 
s’il s’arrêtait, tantôt l'oncle, tantôt Madeleine, tantôt 
Gertrude, le tiraient par la main comme un enfant pares- 
seux qu'il y a du danger à laisser derrière soi. 

— Quelle drôle de noce ! pensait le jeune homme. A 
nous voir, on dirait une fuite de suspects, qui tentent 
d'échapper, pendant la Terreur, aux agents du Comité 
de salut public. 

Enfin, par des chemins étrangement étoumes OR at- 
riva à la mairie. Certainement si Patrice n'avait pris la 
précaution, la veille,de songer aux pauvres de M.leMaire, 
celui-ci ne l’aurait point si longtemps attendu. La céré- 
monie fut bâclée, comme on dit, en cinq secs. Coriolis 
avait dit à Patrice : « Ne t’occupe point des témoins, 
j'ai notre affaire ! » 

En effet, le savetier, le concierge, le commissionnaire du 
coin et leurs amis ne manquèrent point au rendez-vous. 
Dès l’arrivée de ces messieurs, Madeleine laissa tomber 
le sombre vêtement qui cachait sa grâce, sa fraîcheur 
et sa jeunesse ; et Patrice eût pu penser qu'elle ne s’é- 


BALAOO 295 


tait habillée que pour ces manants, si Patrice avait été 
en état de penser quoi que ce fût en une minute aussi 
impressionnante. 

Pour aller de la mairie à l’église, on prit une voiture 
fermée. MM. les décrotteurs suivirent dans un fiacre 
découvert: Coriolis commençait à faire bien les choses. 

Il y eut une basse messe vite expédiée, et, les signatures 
données à la sacristie, les témoins payés, les nouveaux 
époux se trouvant en règle avec Dieu et avec les hommes, 
on songea à déjeuner. 

Coriolis conduisit son monde dans un petit restaurant 
renommé des bords de l’eau qu'il avait fréquenté au temps 
de sa jeunesse, etoù la vieille servante avait préalable- 
ment porté une valise renfermant un vêtement ordinaire 
de ville pour Madeleine. Les malles étaient, paraît-il, 
déjà à la gare. 

Une inestimable sensation de paix, de tranquilité, 
de calme, venait de ce coin du quai peu fréquenté, et de 
cet antique restaurant aux clients rares. Après toutes les 
tribulations de cette mémorable matinée, Patrice se crut 
en droit de respirer. Il soupira. Il soupira de bonheur sur 
la main de Madeleine qu’il porta à ses lèvres, et il commen- 
çait à lui exprimer la joie qu’il ressentait d’un moment 
si doux quand le garçon apporta « les coquillages ». 

En même temps qu'il apportait les coquillages, il an- 
nonça à ces messieurs qu’il y avait quelqu'un en bas qui 
les demandait et qui paraissait fort pressé de les voir. 

Coriolis se leva tout pâle : 

— C'est Zoé! s'’écria Madeleine dans une grande 
agitation. 

— Faites monter ! Faites monter tout de suite, or- 
donna Coriolis. 


296 BALAOO 


Et quand le garçon fut parti, le père et la fille se regar- 
dèrent avec une inquiétude qui troubla singulièrement 
Patrice : 

— Qu'est-ce qui a bien pu se passer en notre absence ? 
pensait Gertrude tout haut. ; pour qu’elle soit venue, il 
faut qu'elle ait des raisons ! 

Et Zoé fit son entrée. Elle était nu-tête, les deveie 
dénoués qu'elle essayait en vain de rattraper, de ressaisir 
d’un geste de torsade fébrile. Son visage exprimait l’an- 
goisse la plus intense, ses yeux cernés disaient une grande 
douleur, et les coins de sa bouche tremblaient. 

— Qu'’y a-t-il ? Mon Dieu ? demandèrent, d’un même 
eri, Coriolis, Madeleine et Gertrude. 

— Il y a qu’il vous cherche !.…. 

— Hein !.… 

— Il y a qu'il s’est échappé !... Il sait tout !... Il s’est 
enfui comme un forcené !... Prenez garde !.… Il est ca- 
pable de tout ! 

Et Zoé se laissa aller, épuisée, haletante, sur les genoux 
de Gertrude. 

— Mais qui, qui ? hurlait Patrice, ne comprenant rien 

a lépouvante de tous ceux qui l’entouraient. 

— Qui? Noël! veux-tu le savoir ! Noël! clamait 
Coriolis qui se tenait la tête à deux mains comme s’il 
eraignait qu'elle lui échappât. 

— Mais il va peut-être arriver ici, conseillait Ger- 
trude. Fuyons | 

— Mais où, papa ?.. où fuir ? gémissait Madeleine. 
1 vaut mieux ne pas descendre dans la rue s’il est sur 
notre piste. 

— Ila perdu la piste! souffla Zoé qui étouffait, mais qui 
n’osait demander à Gertrude de la délacer devant Patrice. 


BALAOO 297 


— Ah! ah! il a perdu la piste !.… mais il ne t'a pas 
suivie, surtout, tu en es sûre ?... 

— C’est moi qui le suivais... je m'étais jetée dans un 
fiacre.. ah ! c’est affreux... affreux !.… Il est comme fou !.… 

— Mais fou de quoi ? interrogeait Patrice, au comble 
de l’exaspération. 

— Fou de Madeleine !.. Veux-tu le savoir, à !... Oui, 
il est amoureux fou de ta femme !... Il lui fait des vers, 
1, es-tu content ?.. 

— Et c’est parce qu’un monsieur fait des vers à Ma- 
deleine que vous êtes dans un état pareil ?.… Mais qu'il 
vienne donc, ce garçon-là, je lui parlerai : en voilà une 
histoire !.… 

Et Patrice montra ses poings; Coriolis haussa les 
épaules. 

— Mais qu'est-ce que ça peut bien nous faire, Noël ? 
répéta, avec rage, le malheureux jeune homme, éperdu à 
cause de cette bombe inexplicable qui éclatait au milieu 
de son bonheur tout neuf ! 

Hélas ! personne ne s’occupait de Patrice. 

Fébrilement, ne sachant à quoi se résoudre, après avoir 
précautionneusement fermé portes et fenêtres, les autres 
interrogeaient Zoé qui racontait, par petites phrases 
hachées et coupées de sanglots, une histoire si fantas- 
tique, que Patrice pût se demander s’il ne rêvait point 
qu’il était tombé dans un asile d’aliénés où les mots que 
l’on entend n’ont plus de sens même pour ceux qui les 
prononcent. 

« C'est à croire, soupirait Zoé, qu'il faisait l’ivre-mort 
exprès pour qu'on ne s’occupât pas de lui ; il a été si vite 
debout, tout à coup, ce matin, et si vite habillé! toilette 
tapageuse ! pan! pan! coups de pied dans l’armoire, 


17. 


298 BALAOO 


dans les tiroirs de la commode ; coups de pied partout, 
pan ! pan! pan! dans la porte, quand je lui parle der- 
rière la porte pour lui demander ce qu'il a et qu’il me 
répond que les femmes d'hommes le dégoûtent et que Patti 
Palang-Kaing lui a défendu de se marier avec les femmes 
d'hommes, « mais que la loi de la forêt de Bandang ne 
défend pas à M. Noël d'assister d'une aussi belle cérémonie, 
quand il n'y va pas de son honneur! » Des misères, des 
misères !.. tout ce qu’il m'a dit !.. Et que je n’avais pas 
besoin de m'’habiller en Parisienne, que je ne serais 
jamais aussi belle qu’une guenon des huttes des maré- 
cages ! Enfin !.. le plus terrible était (je le regardais aller 
et venir par le trou de la serrure) qu’il courait à chaque 
instant à la fenêtre, tout ens’habillant, comme s’il guettait 
quelque chose dans la rue. 

Comme il venait de er par la fenêtre, une paire de 
chaussures, cette fois, je lui ai demandé ce qu’il avait : il 
m'a répondu d’une voix terrible (que j'aurai toujours 
dans les oreilles, même si je vivais mille ans, bien sûr). 
il m'a répondu d’une voix terrible : « Est-ce que ça ne 
sent pas la fleur d'oranger ? » 

— Pardon ! interrompit encore Patrice, pardon, mon 
oncle, si je ne comprends pas très bien ! 

Mais Patrice en resta là, épouvanté par l’accès de fu- 
reur de Coriolis, lequel secouait avec une honteuse vio- 
lence les breloques de la vieille Gertrude. 

L'oncle ne pardonnait point à la servante d’avoir 
éveillé le flair de M. Noël avec une fleur qui n’aurait rien 
senti du tout si Gertrude ne s'était imaginé de l’offrir 
naturelle. 

— Et après ? demanda-t-il rageusement à Zoé, quand 
il se fut un peu calmé, sous les objurgations de Madeleine, 


BALAOO 299 


— Alors, continua la pauvre Zoé, il ouvrit la porte. 
Je ne l’avais jamais vu aussi pâle : « La fleur d'oranger, 
me dit-il, c'est une odeur qui se porte le jour des noces.» 
Et il descendit,en m'’écartant brutalement de son chemin. 
I alla, en reniflant, tout droit au salon dans lequel Made- 
leine avait attendu Patrice. Quand il sortit de ce salon, 
son visage était effrayant à voir. Il eut la force de me 
poser quelques questions avec sa mâchoire tremblante : 
«Où est Madeleine ? » Je lui répondis qu’elle était sortie. 
Ii demanda aussi des nouvelles de M. Patrice et de vous, 
monsieur. Je ne savais que lui répondre et j'inventai 
une histoire, disant que vous alliez tous rentrer bientôt 
à la maison, quand il reprit sa terrible voix de gong de 
la forêt de Bandang: « L'odeur de fleur d'oranger, ça se porte 
Chez M. le Maire ! » Il descendit, là-dessus, l'escalier en 
trois bonds et fut dans la rue. Je courus derrière lui... 

Tout d’abord, il fut assez désemparé. Il cherchait 
l’odeur sans la retrouver. Ellen’était point sur le trottoir. 
il aspirait j’air de tous côtés... enfin, il fit le tour de ka 
maison... entra dans la ruelle et retrouva l'odeur près 
de la petite porte... Il ne s’occupait pas plus de moi que 
si je n’avais pas été là... et n’entendait même pas ce que 
je lui disais... Il fut bientôt hors de la ruelle... j'avais 
toutes les peines du monde à le suivre. I allait d’une rapit- 
dité folle, toujours le nez en l'air, bousculant les passants, 
les chevaux, les voitures et même arrêtant les omnibus.…. 
Je le vis entrer de loin à la maïrie et puis ressortir presque 
aussitôt... Comme je savais que vous deviez prendre une 
voiture en sortant de la mairie pour vous rendre au res- 
taurant, je me disais: « À cause de la voiture, il va peut- 
être perdre la piste. » 

— Pardon! interrompit encore Patrice, pardon; 


300 BALAOO 


mais si pénétrante que soit l’odeur de la fleur d'oranger, 
je ne comprends plus... 

— Assez ! tu ne comprendras jamais rien! clame 
Foncle... : continue, Zoé... Il sort de la mairie... 

— Oui, il sort de la mairie et, toujours le nez en l’air, 
toujours bousculant les passants, il se rend à l’église. 
de là... sans une hésitation aucune, il prend le chemin 
le plus direct qui semble conduire ici... Cette fois, je le 
rattrape, je veux lui parler ; il me jette au pied d’un mur 
somme un paquet de linge sale et se met à courir... cou- 
rir… Moi, je m'’élance dans une voiture, pour venir vous 
prévenir s’il en était temps encore... quand, au coin du 
boulevard Saint-Germain, au lieu de prendre la rue qui 
mène ici, il continue son chemin... je veux voir où il va. 
H continue le boulevard... continue. le nez en l'air. 
et brusquement s’arrête, et je le vois entrer, sans aucune 
Éésitation, dans un établissement « très bien », le restau- 
tant de Mouilly, je crois ; qu'est-ce qu’il allait faire là ?.. 
Soudain, je compris. il y avait devant le trottoir toute 
une file de landaux et un coupé de mariage !... à partir 
de la mairie et de l’église, Noël avait suivi une autre fleur 
d'oranger !.… Il tombait dans une autre noce ! Je ne sais 
pas ce qu’il a pu leur faire |... J’ai entendu des cris ! des 
cris !.… J'ai vu des gens qui accouraient aux fenêtres et 
qui appelaient au secours, comme s’il y avait eu le feu !.… 
Après, je ne sais plus... je me suis sauvée pour venir ici 
enfin. ; pour lemoment.. vous pouvez être tranquilles. 
Mais le pauvre garçon est fou! je ne l’ai jamais vu comme 
ça... tremblant de la tête aux pieds, l’œil hagard…. Ah | 
cæ qu'ils ont dû « prendre » dans la noce à côté !.. » 

Ainsi parla la gentille désespérée Zoé qui laissa ensuite 
couler librement ses larmes. | 


BALAOO 301 


— Pourvu qu'il ne lui arrive rien [... avec cette histoire 
de noce. espéra tout haut Coriolis. 

Patrice se pencha sur Madeleine qui, mélancolique et 
silencieuse, semblait suivre une pensée au loin : 

— À quoi penses-tu ? - 

— Je pense comme papa : pourvu Du ne lui arrive 
rien, avec cette histoire de noce !.… 

Ainsi, il n’y avait dans cette salle, de pensée et de solli- 
citude que pour ce fou sauvage qui se jetait au travers 
de son bonheur comme une bête dangereuse. 

— Ça, c’est trop fort, protesta-t-il. 

Zoé l’arrêta : 

— Je ne pense pas qu’il y ait rien à craindre pour lui. 
Vous savez bien qu’on ne peut pas l’attraper… 1] va, il 
vient, 1l disparaît comme 1l veut !.… Non, ce qu’il faut plu- 
tôt redouter : c’est que, s’apercevant de son erreur, il 
ne retourne à la mairie et à l’église et ne retrouve la véri- 
table piste, S'il a gardé quelque sang-froid, 1] peut iout 
avec son nez | 

— Comment | il peut tout avec son nez ?.. explosa Pa- 
trice, qui luttait contre l’abrutissement dans lequel avaient 
commencé à le plonger les étranges discours de Zoé. 

Zoë le regarda stupéfaite : Eh ! quoi, il ne savait en- 
core rien, celui-là | 

Patrice lut, dans ses yeux, à la fois de la peine et de la 
malice. 

— Ah ! fit-elle, sans répondre à ses étonnements. Pour 
un jour de mariage, nous ne sommes à la noce, ni les uns 
ni les autres !.. Le mieux que vous auriez à faire serait 
de prendre le train le plus tôt possible et de ne pas 
attendre jusqu’à ce soir: c’est un bon conseil que je vous 
donne !.…. 


302 BALAOO 


— Mais pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ? moi, je 
veux manger, protesta Patrice, et manger tranquille- 
ment !... N'est-ce pas, Madeleine, que nous voulons man- 
ger tranquillement ? Ce n’est pas parce qu’un énergu- 
mène... Il n’acheva pas... 

— Le voilà ! s’écria Zoé qui s'était penchée à la fenêtre. 

Ab ! le beau sauve-qui-peut !… Coriolis entraînait, ou 
plutôt emportait déjà dans ses bras Madeleine défail- 
lante. Gertrude bousculait Patrice, le poussant devant 
lui à coups de poings. Au coin d’un petit escalier que 
l’oncle semblait connaître depuis longtemps, Coriolis se 
retourna et jeta à Zoé la fatale fleur d'oranger, arrachée 
au front de Madeleine malgré les aboiements de Patrice : 
« Reste ici, toi, arrête-le ! criait-il à Zoé ! enferme-le !.. » 
Et, d’un geste furieux, Coriolis, repoussant Zoé, enfonça 
le reste de la petite troupe dans le petit gouffre du petit 
escalier. 

Pendant ce temps, M. Noël montait le grand escalier 
du restaurant, les narines palpitantes.… 

Patrice et Madeleine, accompagnés de Coriolis et de 
Gertrude, arrivèrent à la gare d’Austerlitz pour voir 
partir le train d'Auvergne. Le train suivant était ommi- 
bus et desservait toutes les petites stations de banlieue. 
Patrice déclara que sa femme et lui le prendraiïent. Il 
avait hâte de quitter Paris, de se trouver seul avec Ma- 
deleine pour l’interroger, pour se soulager de toutes les 
pensées horribles qu'il avait sur le cœur... 

Mais voilà que, sur le quai de la gare, Madeleine qui, 
depuis qu’on était parti si précipitamment du restaurant, 
n'avait pas prononcé un mot, subitement se trouva mal 
et glissa par terre, les yeux fermés. 


BALAOO | 303 


Ce fut un brouhaha sans nom. Madeleine était toujours 
dans sa robe de mariée. Cette mariée qui s'évanouissait 
dans une gare attira à elle tous les voyageurs et fit le vide 
dans les trains qui attendaient la minute du départ. 
Les hommes d'équipe lâchèrent leur travail; les facteurs, 
leurs colis ; les garçons accoururent du buffet. Au-dessus 
de la foule, on entendait les glapissements de Gertrude 
et les cris de Coriolis. 

Le bruit se répandaït déjà avec persistance qu’il s’agis- 
sait d’une jeune fille que l’on avait mariée contre son gré 
et qui venait de s’empoisonner, là, devant tout le monde, 
sur le quai de la gare, plutôt que de suivre son mari. 

Heureusement Madeleine souleva ses paupières et re- 
garda Patrice avec une douce tendresse où il y avait 
comme une supplication de pardon pour l’extraordinaire 
journée de noce qu’on lui faisait passer... La bouche 
aussi de Madeleine s’entr'ouvrit pour laisser passer dans 
un souffle ces trois mots qui firent frissonner le pauvre 
Patrice : « À la maison ! » 

— Oui, grogna Coriolis qui était aussi rouge que sa 
fille était pâle et qui paraissait sous la menace d’un coup 
de sang... oui... retournons à la maison... je ne peux pas 
te laisser partir dans cet état de faiblesse !.… 

Mais Patrice déclare qu’il s'oppose à ce que Madeleine 
retourne « à la maison ». Aussitôt la foule se dresse contre 
lui et menace de lui faire un mauvais parti. On le traite 
de brute et on plaint tout haut la jeune et charmante 
petite femme qui est « tombée sur un sauvage pareil » ! 
Une dame fait respirer dessels à Madeleine quisuffoque ; 
un monsieur qui se dit médecin se prépare à lui dégrafer 
son cotsage. Patrice est décidé à mourir en héros! Il 
saisit sa femme dans ses bras et s’élance à travers la 


304 BALAOO 


cohue, vers la première porte. Il a le bonheur de l’attein- 
dre. Un auto-taxi est là, il y dépose Madeleine au milieu 
d’un chœur de malédictions. Le chauffeur demande une 
adresse. Patrice lui crie: « Route d'Auvergne ! >»: mais, 
Coriolis, accouru, ordonne : « Rue de Jussieu »… et 
montre à Patrice Madeleine qui a refermé les yeux. 
Gertrude,avant de monter sur le siège à côté du chauffeur, 
a encore une parole de prudence : « Rue de Jussieu !.…. 
mais st l'autre est là, Monsieur 1 » A quoi Coriolis 
répond: « S'il est là, tu sais bien qu’il n’y a que Made- 
leine pour lui faire entendre raison !» Et les lèvres de 
Madeleine s’entr'ouvent encore : « Out, mot, il m'écou- 
lera !... » 

L'auto démarre. La foule a disparu. Quelqu'un dit : 
« Ils auraient bien mieux fait d’aller dans une pharmacie. 
Des mariages comme ça, ça devrait être défendu !.…. » 

Et, comme Patrice a le malheur de montrer son nez à 
la portière, on le salue : « Eh! va donc, Barbe-Bleue |! » 


CHAPITRE IV 


INCONVÉNIENTS DE CERTAINE AUDACIEUSE ENTREPRISE 


Mais ce n'était pas à la foule qu’allait la rancune de 
Patrice. Le sentiment qu’il nourrissait, à cette heure, à 
l'endroit de Coriolis, était dénué de la moindre tendresse. 
Dans l'auto, le jeune homme se jurait bien que le singu- 
lier vieillard lui paieraïit cher les tristes heures qu’il venait 
de passer. 

Maintenant Coriolis avait une figure de réflexion sé 
vère. Cette sévérité devait être dirigée contre lui-même, 
car il prononça une étrange phrase : « Je touche peut-être 
au châtiment ! que la volonté de Dieu soit faite si je l’ai 
offensée. » 

Madeleine, qui rouvrait les yeux, ne put entendre ces 
paroles sans frissonner, et ses bras fragiles serrèrent 
contre elle celui qui les avait prononcées. 

Comme la voiture entrait dans la rue de Jussieu, Made- 
leine dit : « Rassure-toi, papa ; ce n’est plus une bête sau- 
vage. Je lui parlerai et il comprendra. Notre tort a été 
de le fuir comme une bête sauvage ; et c’est certainement 
cela qu’il ne nous pardonne pas. Mais, si je lui parle 
comme on dott parler à un homme, il agira en homme. » 

Gertrude dit simplement : 

— Oui, à se iuera comme un homme ! 

Ils arrivèrent à l'hôtel. Événement incroyable : Made- 


306 BALAOO 


leine paraissait avoir retrouvé toutes ses forces. Ce fut 
elle la première descendue, et sans l’aide de personne. 
Patrice, stupéfait, la regardait : tout de même, elle était 
aussi blanche que sa robe. 

Patrice exigea que l'auto attendiît. Sur le trottoir, ils 
examinèrent le visage de la maison. Il était clos. Coriolis 
avait des clefs. On entra. Le jeune homme avait pris le 
bras de Madeleine presque de force. I] sentait trembler 
ce bras sur le sien. Elle avait peur !.. Elle avait peur !.… 
Alors pourquoi était-elle revenue ? Pourquoi avait-elle 
voulu revenir ? Elle dit tout haut après avoir écouté le 
silence de la maison : « ZI n’est pas là!» C'était doncpour us 
qu'elle était revenue. Patrice souffrit atrocement, et ce 
pendant il ne doutait point que Madeleine ne l’aimât. 
Tous avaient l'oreille tendue vers le silence dela maison. 
La jeune femme, avec un soupir, dit encore : « Ils ne sont 
pas rentrés. Zoé lui aura fait peut-être entendre raison ! 
Mon Dieu, si elle avait pu le décider à faire un tour au 
Jardin d'Acclimatation ! » (Coriolis avait défendu, une 
fois pour toutes, à Balaoo, le Jardin des Plantes qu’il 
trouvait trop près.) 

Gertrude dit : « C’est bizarre, je ne vois pas général 
Captain ! » 

Justement, comme elle disait cela, général Captain 
apparut sur la dernière marche de premier étage. 

L'oiseau-concierge avait un drôle d’air. 

D'abord, il ne leur demandait pas « s’ils avaient bien 
déjeûné ». Il ne leur demandait rien du tout : il ne par- 
lait pas, ce qui était tout à fait anormal pour général 
Captain. Et il balançait sa petite tête verte d’une façon 
régulière et désolée: « Général Captain a quelque chose !» 
remarqua tout de suite Gertrude qui le connaissait bien. 


BALAOO 307 


Silencieux, au fur et à mesure qu'ils avançaient, il re- 


culait, par petits bonds, toujours en les regardant et tou- 


jours en balançant la tête. « Il y a quelque chose ! Il y a 
quelque chose !» reprit Gertrude. Patrice sentit trembler 
davantage, sur son bras, la main de Madeleine. Elle était 
de l'avis de Gertrude : « Suivons-le, dit-elle, vous voyez 
bien qu'il nous appelle. » 

Tout cela était enfantin et sinistre. Cet oiseau vert, à 
la démarche mystérieuse et au balancement de tête in- 
cessant... leur apparaissait au milieu de ce vaste escalier, 
où hésitaient leurs pas inquiets, comme la mauvaise fée 
de f’hôtel froid et sonore. 

J1 les conduisit à travers des corridors, jusqu’au haut de 
la galerie de service qu'ils avaient prise le matin même 
pour échapper à la curiosité de M. Noël; et là, ils décou- 
vrirent, tout en haut des marches, étendue, Îles bras en 
croix et le visage couvert de sang, Zoé! Ils crièrent 
d’effroi. Coriolis, qui s'était précipité sur ce corps inerte, 
releva sa figure effarée. « Elle a reçu un coup terrible à la 
tête, fit-il, mais elle n’est pas morte ! » 

On la transporta dans sa chambre. On l’étendit sur son 
lit; Coriolis lui fit respirer de l’éther. Elle ouvrit les yeux. 
A la vue de cette jeune femme en robe de mariée qui la 


. soignaïit, elle fut secouée comme d’une décharge électrique : 


— C'est toi, Madeleine !.… Toi, ici! Ah! va-t'en !… 
va-t’en !. va-t’en !. Ma petite Madeleine, va-t'en. 

On essaya de la faire taire, de la calmer, maïs rien n’y 
fit. Elle était animée d’une force incroyable pour repous- 
ser Madeleine : « Va-t’en ! Il va venir !.. Il va venir |... 


et il te tuera !... » 


| 


Ils virent qu’elle délirait, maïs les paroles de son délire 
les affolait. 


308 BALAOO 


— Oui, il te tuera !.. quand il a vu que tu étais partie | 
avec Patrice, que tu t’étais enfuie du restaurant, rien n'a: | 
pu le retenir. Il m’a frappée, parce que je voulais le retenir! 
Je lui ai crié, en râlant, que vous étiez à la gare de Lyon. 
Alors, il n’a fait qu’un bond jusqu’à la fenêtre... mais il 
va revenir !.… il va revenir |... et comme je lui ai menti... 
il me tuera ! tant mieux... je ne suis revenue ici que pour 
cela. mais la force, la force m’a manqué au haut des 
marches... Ah! qu'il me tue avec son poing terrible, 
puisqu'il ne m’aimera jamais !.… 

Madeleine essuya doucement le sang qui couvrait le 
jeune et douloureux visage de sa petite amie, et elle l’em- 
brassa sur le front, en pleurant. 

— Fuyons ! dit Patrice. fuyons ce monstre que vous 
avez recueilli chez vous ! et qui n’a plus rien d’humain. 

— Oui, partez, ordonna la voix lugubre de Coriolis... 
partez !… Tu vois, Madeleine, ce qu'il a fait de Zoé... 
partez | | 

— Eh! mon père, vous savez bien qu’il ne peut en- 
tendre la voix de Zoé, mais qu'il a toujours obéi à 1a 
mienne !.… 

— Emmenez votre femme, Patrice ! ordonna Coriolis. 

— Vousn'avez donc plus foi dans voire œuvre, mon père? 
demanda Madeleine, de sa voix harmonieuse et calme. 

Coriolis fit quelques pas dans la pièce en proie à une 
mystérieuse agitation ; mais il s’arrêta en face de Made- 
leine et la regardant bien dans les yeux : « Ef st nous 
n'avions pas tué la bête?» Madeleine ne baïissa pas les yeux: 

« Je vous jure qu’elle est morte ! Pourquoi n’avez-vous 
pas voulu me croire ? Tout ceci aujourd’hui ne serait pas 
arrivé. Il a droit à des paroles d'homme l » 

Mais la voix de Zoé s’éleva, éperdue : « Partez | Par- 


BALAOO 309 


rtez !... Il va revenir... et il tuera !.. Il tuera tout avec sa 
-main terrible !.… 
: — Non, fit Madeleine, en s’asseyant au chevet de 
Zoé, il ne tuera pas, parce que je resterai et que je lui par- 
-lerai. 
» Mais Zoé, malgré les bras qui voulaient la retenir, 
._avait glissé du lit. et, à genoux, suppliait Madeleine et 
- Patrice de fuir au plus vite. 
- $. — Il vous tuera tous les deux !.. Vous ne savez pas !... 
vous : ne savez pas !.. Ce n'est pas de sa faute si Patrice 
n’est pas déjà mort !.… Il le tuera comme il a tué Blondel, 
comme il a tué Camus l... comme il a tué Lombard. et... 
et un autre. un autre que vous savez bien !.… C'est lui !.…. 
. C'est lus qui les a tués tous !.… Je l'ai menti, Madeleine, 
, ce n’est pas Elie qui criait dans la nuit: Pitié! Pitié! à la 
. maison d'homme !.. c'était. C'ÉTAIT BALAOO !… 
Délirante, elle se traînait sur les genoux et Madeleine 
reculait devant cette voix épouvantable, cette voix que 
, voulait faire taire maintenant Coriolis à toute force !.… 
_ à toute force !.… Ah ! les poings de Coriolis sur la bouche 
de Zoé : « Tais-toi!.… Tais-toil... »,ce râle de Coriolis. la 
figure de cent ans de Coriolis. et la tête de folle de Ma- 
_ deleine.. les yeux fous. la bouche ouverte, muette 
. d'horreur... Mais on n'arrête plus la voix de Zoé... « Il vous 
, tuera !... comme il les a tués tous !.… tous !.. » Et les mains 
de Zoé agrippent Madeleine, la tirent dehors, la poussent 
dans la galerie, lui jettent un manteau: « Vous tuera ! 
partez ! partez ! partez! il n'est que temps! vous 
_tuera ! > Zoé réclame du renfort, et maintenant les mains 
de Zoé, de Patrice, de Coriolis, de Gertrude, toutes les 
| mains poussent Madeleine hors de la vieille maison. 
| Iis fuient, les deux jeunes mariés, ils fuient dans la 


l 


310 BALAOO 


nuit commençante, dans l'orage qui éclate sur la ville. 
Au fond de l'auto, Patrice croit tenir dans ses bras une 
motte, cependant que, dans le ronflement du moteur, la 
trépidante machine semble répéter éternellement : « Ba- 
1a00 !.. Balaoo !.… Balaoo !... » 

« Balaoo ! » Ces trois syllabes remontent du fond de 
son tragique souvenir. 

Patrice donne un coup de poing dans la vitre : l’auto 
stoppe devant une boutique. Cinq minutes après, le jeune 
homme remonte, 

— D'où reviens-tu? lui demande Madeleine, ressuscitée 
par l’arrêt brusque de la voiture. 

— Je suis allé acheter un revolver. 

— Pourquoi faire ? 

— Pour tuer votre Balaoo. 

— C'était bien inutile. On ne tue pas un anthropopi- 
thèque avec ce que tu viens d’acheter 1à ! 

— Un quoi ?.…. 


— Un anthropopithèque…. 

Enfin seuls dans le train qui les emporte, Patrice a 
écouté Madeleine. La jeune femme est arrivée, d’une 
voix blanche, au bout de son récit. Patrice n'ignore plus 
rien ! Courbé sur ses mains qui étreignent sa pauvre tête 
et cachant son honteux visage, il laisse, entre ses doigts, 
passer des mots qui vont frapper Madeleine au cœur 
comme des petits coups de marteau dur : toc ! toc ! toc! 
«Voilà ce que c’est, dit la voix métallique’et sèche et si 
lointaine de Patrice. voilà ce que c’est que d’avoir un 
oncle qui a des idées de génie. » 

Madeleine se renverse en arrière sur la banquette, man- 


BALAOO 3II 


quant d’air, pâmée. Ii ne la voit même pas, mais il ter- 
mine sa pensée : « Nous nous retrouverons tous en Cour 
_ d’Assises.. Ton père est un assass.. ». 

__ Quelque chose lui roule entre les jambes, comme un ba- 
gage tombé du «filet ». C'est le corps blanc de Madeleine 
que ballottent les cahots du train d'Auvergne. 

— Le dîner est servi ! lance dans le couloir du wagon 
la voix du maître d'hôtel. Une glace baissée, de l’air, des 
sels, un corsage entr'ouvert, des baisers et des pleurs, et 
Madeleine revient à elle. 

— O Madeleine chérie ! pourquoi ne m'avoir point 
parlé de ces terribles choses plus tôt ? 

— Mon amour |! mon amour! je te jure que, si j'avais 
pu songer une seconde que cet horrible Balaoo fût ca- 
pable de commettre les crimes dont a parlé Zoé, je t’aurais 
tout dit avant d'accepter d’être ta femme ! Et si j'avais 
cru qu'il les eût commis, j'aurais refusé ta main ! Mais je 
ne Crois pas, non, je ne crois pas ce que dit Zoé. Zoé a 
voulu se venger de Balaoo. Je n'aurais pas pensé cela 
d'elle ! 

— Mais elle a dit qu’il a encore tué quelqu'un que 
vous savez bien ? 

— Oh ! cela, c'est quand il était tout jeune et ça a 
été un accident. Il a serré trop fort au cou un monsieur 
qui en est mort. Balaoo ne connaît pas la force de sa main. 
Xi a une main d’assassin sans le savoir. Mon amour, il ne 
faut pas croire ce que dit Zoé... Balaoo n’a commis qu’un 
_ homicide par imprudence..., ça peut arriver à tout le 
monde... Maintenant, depuis qu’il est à Paris, il sait qu'il. 
ne doit plus toucher aux cous d'hommes avec sa main 
terrible... Il sait ce qu’il en coûte... Papa l’a mené voir 
une exécution capitale, et il en est revenu tout à fait im- 


312 BALAOO 


pressionné, je t’assure... mon Patrice... à quoi penses-tu 
encore ?.. te voilà tout rêveur !.… 

— Eh bien ! nous voilà propres ! fait Patrice avec vul- 
garité… 

— Patrice !... 

— Madeleine !.…. 

— Je second service, messieurs !.… 

Les deux jeunes gens ont faim. 

Ils n’ont pas déjeûné, il est huit heures du soir ! Et 
les émotions, ça creuse !.… 

Is se dirigent vers le wagon-restaurant. Ils s’asseoient 
à «une petite table de deux ». 

Le second service a rempli les deux compartiments 
qui sont séparés par une glace, par une simple glace. 
Là-bas, c’est le compartiment des fumeurs. Mais on y 
dîne à toutes les tables !.. « Oh! Madeleine... si tu 
voyais. c’est trop drôle... non, ne te retourne pas. mais 
tout à l’heure, tu remarqueras.. là-bas, tout au fond, il 
y a une dame avec un chapeau !.. Oh! un chapeau !.… il 
inspirerait général Captain. tu verras, c’est une dame qui 
est à droite, à côté... à côté... de... de... Oh !.. Madeleine !.… 

— Qu'est-ce qu’il y a, Patrice ?.… Mais, dis-moi! 
qu'est-ce qu'il y a ?.. Mais c’est toi, maintenant, qui vas 
te trouver mal !... 

— Madeleine, dit la voix sourde de Patrice. Îa per- 
sonne qui dîne à côté de la dame au chapeau... je crois 
bien que c’est Balaoo !.…. 

— Ah! 

— Ne te retourne pas !..… Ne te retourne pas !.. Il est 
penché... je ne puis bien voir... son chapeau de feutre lui 
cache les yeux... Ah ! il les lève sur nous !.…. Il nous re- 
garde !.… c’est lui ! 


BALAOO 313 


Madeleine ne put s'empêcher de se retourner. Patrice. 
ne s'était pas trompé. Elle reconnut Balaoo. Celui-ci 
avait baissé brusquement Îa tête dès qu'il s’était aperçu 
que Madeleine le regardait. « N’aie pas peur, dit-elle, à 
son mari, il est déjà dompté. Son coup de brutalité est 
passé, il baisse déjà la tête, il n'ose plus me regarder. » 

Patrice, qui était devenu extrêmement pâle, dit : 

— Si je tremble, c’est du désir d’en finir d’un coup 
avec cet horrible personnage. 

— Tais-toi, mon ami, et passe-moi la carte. 

— S'il vient, je sais ce qu’il me reste à faire. 

— S'il vient, tu le laisseras venir, déclara Madeleine 
d’un ton sec et qui déplut singulièrement au jeune 
homme. 

— Un bon coup de revolver das l'oreille le ferait se 
tenir tranquille fout comme un autre ! 

-— Patrice, si tu m'aimes, tu vas m’obéir.. D'abord, 
laisse ton revolver dans ta poche. 

— Ensuite ? 

— Ensuite, quand le service sera terminé, tu t'en iras 
avec les autres voyageurs et tu me laisseras seule ici avec 
Balaoo…. | 

— Cela ! Jamais! 

— Ah! s’exclame Madeleine, inquiète. Il se lève, il 
va s’en aller, il va nous échapper... Tu vois bien qu'il a 
peur. Suivons-le. Il faut lui parler, coûte que coûte... Il 
faut savoir ce qu’il veut !.…. 

— Oui, répète Patrice, savoir... savoir ce qu’il veut. 
nous ne pouvons pas continuer ce voyage avec celte chose 
autour de nous. 

Ils s'étaient levés. Patrice voulut passer devant Made- 
leine, mais celle-ci le repoussa derrière elle assez brutale- 

18 


314 BALAOO 


ment, et ils traversèrent rapidement les deux comparti- 
ments du wagon-restaurant avec l'allure cahotée de gens 
ivres et en querelle. Ils étaient l’objet d’une curiosité 
générale et leur attitude prêta à rire. Balaoo, qui n’avait 
pas encore quitté la passerelle reliant le wagon-restaurant 
à la voiture adjacente, se retourna furieux, croyant 
certainement qu’on se moquait de lui. 

Patrice fut comme aveuglé par la double flamme de ce 
regard de bataille. et il frissonna jusqu'aux moelles. Il 
venait de reconnaître le regard du monstre au masque 
noir de la côte du Loup. 

Madeleine avait pressé le pas derrière Balaoo qui venait 
de gagner le couloir, précipitamment. Derrière Made- 
leine, Patrice arma son revolver... et ils se poursuivirent 
ainsi tous les trois. Madeleine, d’une voix sourde, appe- 
lait : Balaoo!.. Balaoo!.. L'autre, certainement, enten- 
dait, mais ne tournait plus la tête... tout à sa fuite le long 
du corridor. I1 glissait comme une ombre entre les voya- 
geurs stupéfaits qui suivaient de leurs yeux effarés une 
poursuite qui avait l'air d’un jeu. 

— Balaoo ! ordennait la voix de Madeleine ; mais c’est 
en vain que cette voix se faisait autoritaire à l’instar de 
celle d’un maître de cage qui se prépare à fouailler ses 
bêtes. l’autre n'obéissait plus 1... Alors, comme il gagnait 
du terrain, la voix de Madeleine se fit douce, cette fois 
et suppliante... et elle lança le Balaoo! qui l'avait toujours 
ramené, gémissant, à ses pieds, aux pires heures de ré- 
volte de son cerveau sauvage. Mais Balaoo ne parut 
même pas l'avoir entendue et se jeta dans le corridor de 
la troisième voiture. Quand ils arrivèrent, ils ne le virent 
plus. et c'est en vain qu'ils fouillèrent tout le train. 
dans une inquiétude galopante. Balaoo avait disparu !.… 


BAEAOO 315 


et cela leur parut plus effrayant que de l’avoir en face 
d’eux, dînant sournoisement à une table de wagon-res- 
taurant, faisant hypocritement tous les gestes d’un de 
la Race qui commande son repas, cependant qu’en-des- 
sous se préparent, pour le bendissement assassin, les bons 
jarrets d'Un de 1a forêt de Bandang !... Patrice et Made- 
leine se retirèrent anéantis dans leur compartiment hâti- 
vement fermé, verrouillé, mais si peu défendu contre 
l’entreprise d’un Balaoo. La jeune femme ne se faisait 
plus aucune illusion : puisque sa voix avait été impuis- 
sante jusque dans la prière, ils étaient à la merci du 
monstre. Qu’allait-il advenir d'eux, avec cette pensée 
abominable de l’anthropopithèque auteur d'eux ? Ils 
pensaient que chacun de leurs gestes était épié, d’un en- 
droit qu'ils ne pouvaient découvrir, mais où avait bien su 
se réfugier la malice d’un anthropoide. 

Veux hagards de Patrice et de Madeleine, en haut, en 
bas, autour. Où est-il ? C'est épouvantable de ne pas 
savoir où il est, car is sentent ses yeux... 

Le train va à une vitesse qui leur ferait peur s’ils pou. 
vaient avoir peur, en ce moment, d'autre chose que des 
yeux qui Îes regardent. Ils se rapprochent peu à peu, in- 
consciemment, instinctivement, l'un de l'autre. Ils 
s’entourent de leurs bras timides et ils frissonnent éper- 
dument sous le regard qui les tue... Le train brûle toutes 
les stations avec des sifflements qui déchirent les voiles 
noirs de la nuit comme de la soie. Quelquefois le train fait 
un bruit de tonnerre... C’est qu'il passe sous un tunnel... 
justement voilà le bruit du tonnerre, dans le moment 
qu'ils ont le plus peur !… Et alors ! et alors !.. ils aper- 
çoivent les yeux qui les regardent... derrière la glace |... 
la glace de la portière toute noire, sous le tunnel et for- 


316 BALAOO 


mant cadre noir à la tête formidable de Balaoo qui les re- 
garde !… 

Patrice a fait le geste qui les délivrera. Son bras s’est 
détendu comme un ressort, son bras armé du revolver, 
et c’est en vain que Madeleine lui a jeté le cri de sa pitié 
suprême ! 

— Ne tire pas! 

Patrice a tiré entre les deux yeux... 

Le train fait un tel bruit de tonnerre sous ce tunnel 
qu'ils ont été les seuls à entendre le coup de feu qui doit 
tuer Balaoo. 

C'est avec tous les signes du désespoir que Madeleine 
regarde. Elle a voulu se jeter sur la glace, ouvrir la por- 
tière, au risque de se faire écraser sous le tunnel. Patrice 
doit user de toutes ses forces pour la retenir, et mainte- 
nant, ils assistent, haletants, au drame qui se passe der- 
rière la glace... 

La balle a fait un petit rond bien net dans Îa glace de 

. la portière et un autre petit rond moins net à cause du 
(a à la naissance du nez de Balaoo..., derrière la por- 
tière à laquelle, désespérément, il s'accroche, Balaoo re- 

arde Madeleine de ses yeux qui se ferment... et jamais 
deleine n’a vu, même dans les yeux des meilleures 
bêtes, un regard plus humain, au moment de mourir... 

. même dans les yeux des chiens de chasse quand ils meu- 

; rent entre les bras de leurs maîtres qui les ont frappés par 

maladresse... Et Balaoo lâche la portière et disparaît 
dans Îe trou noir retentissant. 
Madeleine étouffe. Mais Patrice commence à respirer. 
Or, c’est dans le moment que l’on se croit enfin à l’abri 
du sort que celui-ci se retourne contre vous avec la cruauté 


BALAOO 317 


la plus funeste. Ainsi en arriva-t-il pour Patrice Saint- 
Aubin. Sa chère petite Madeleine étant quasi-expirante 
pour la troisième fois, dans cette misérable journée de 
noces, il résolut d’abréger ce premier voyage. Ils aban- 
donnèrent le train à Moulins et se firent conduire à l’an- 
cien hôtel de la gare. 

Là, Patrice retint un appartement dont il n’eut point 
le temps d'apprécier tout le confort, car, comme il était 
descendu pour donner des ordres à l’aubergiste, il entendit 
un cri effrayant poussé par Madeleine : « Au secours !.. » 
Tout ce qu’on peut mettre de terreur dans un cri se 
trouvait dans celui-là. L'aubergiste et Patrice sentirent 
leurs cheveux se dresser sur leurs têtes. Ils bondirent 
jusqu’à la chambre de la malheureuse. La jeune femme 
n’y était plus ; mais la fenêtre était grande ouverte sur la 
nuit. 

Madeleine avait dû tenter une défense suprême. La 
marque de ses doigts ensanglantés fut retrouvée sur les 
draps arrachés du lit. Enfin une traînée de sang condui- 
sait du lit à la fenêtre. 


18, 


CHAPITRE V 


DRAMÉS PUBLICS ET TRAGÉDIES PRIVÉES, — LA GRANDE 
PRESSE S'AFFOLE. 


Voici dans quelles circonstances mémorables le mal- 
heur privé de la famille Saint-Aubin prit les proportions 
d’une catastrophe publique. 

I faut d’abord citer deux petites notes qui parurent, 
l'une dans la Patrie en danger,et l’autre dans l’'Observateur 
impartial. Elles avaient passé quasi inaperçues. Ce n’est 
que plus tard que l’on s’imagiua de les rattacher aux 
. événements extraordinaires qui vinrent bouleverser 
l'existence de la Cité. La Patrie en danger racontait dans 
ses « Faits-Paris »: « L’audace des étrangers ne connaît 
plus de limites. Ils traitent Paris en ville conquise. C’est 
un fait que chacun de nous peut observer. Au théâtre, il 
leur faut les meilleures places et la terrasse des cafés leur 
appartient. Hier soir, deux étudiants roumains qui 
venaient de s'arrêter devant la Brasserie Amédée, rue des 
Ecoles, ont tué froidement à coups de revolver (1) un 
petit chien qui les gênait pour s’asseoir. Poursuivis par 
la foule indignée, ils n’ont eu que le temps de grimper à 


(x) Malgré tout le soin que la presse met en général à ne dire que la 
vérité, il lui arrive d’être trompée comme tout le monde et sans qu’il 
y ait de la faute de personne. C’est une loi inéluctable de l’amplification 
des nouvelles. 


BALAOO 319 


une gouttière du musée de Cluny pour échapper au châ- 
timent qui les attendait. C’est en vain que le sympathique 
conservateur de notre Musée national, M. Haraucourt, a 
interrompu son travail pour rechercher les délinquants. 
Tis avaient pu prendre la fuite par le truchement d’une 
gargouille du haut de laquelle un honnête homme se 
serait, vingt fois, rompu le cou. » 

Le même jour, on lisait dans l’Observateur impartial, 
sous ce titre : « Tout le monde n'aime pas les cacaouettes » : 
« Si cette bonne pâte de contribuables qu'est le public 
parisien s’avisait de temps à autre de se faire justice lui- 
même quand il est à bout de toutes les vexations qu’on 
lui impose, la vie redeviendrait peut-être plus agréable 
dans notre chère capitale. Il y a quelques années, on 
pouvait encore s’asseoir à la terrasse d’un café sans être 
appréhendé parles marchands ambulants. Il n’en est plus 
de même, hélas! aujourd’hui, et nous comprenons très 
bien que l’on devienne subitement enragé devant l’obsti- 
nation d’un négociant en cacaouettes dont on a refusé 
vingt fois déjà la marchandise, Hier soir, au café Sarah- 
Bernhardt, deux jeunes attachés à la légation du Japon, 
las d’un supplice qu'on ne leur a sans doute point appris 
à supporter dans les rues de Nagasaki, ont carrément en- 
voyé rouler dans le ruisseau un marchand de cacaouettes 
un peu trop entreprenant. Ce petit événement, arrivant 
dans l’entr'acte, avait causé quelque scandale, et déjà les 
représentants du préfet de police s’apprétaient à verba- 
Hiser, quand les jeunes Japonais eurent l'adresse de dis- 
paraître avec une agilité de singes, s’accrechant à ut 
tramway qui passait et grimpant à l’impériale, sans 
passer par l'escalier, à la seule force des biceps, sans doute 
pour prouver à messieurs les voyageurs de Montrouge- 


320 BALAOO 


Gare de l'Est que l’on n’est point manchot dans l’Empire 
du Soleil Levant. » 

A la fin de la semaine, on lisait encore dans les échos 
mondains du Gaulois des dimanches : «S. À. KR. le maha- 
rajah de Karpurthagra, qui est venu en France pour 
étudier nos mœurs et coutumes et les bienfaits de la té- 
légraphie sans fil, soupe tous les soirs chez Maxim. Son 
Altesse a rapporté de son pays une recette de riz cru au 
champagne qui fait les délices des habitués de l'endroit 
où il est toujours de mode, pour une clientèle bien pari- 
sienne, de venir se reposer des travaux du jour. Henry, 
le gérant que tout le monde connaît, recommande pour 
la confection de ce plat exotique, mais succulent, l'emploi 
du Minimum brut de la maison Boisteschansons (marque 
incomparable), » 

Nous n'avons aucune raison également pour passer 
sous silence ces lignes singulières que chacun put lire 
dans le Courrier des théâtres, au lendemain du mariage 
de M! Arlette des Barrières, la divette bien connue, 
avec le ténor Massepain : « Contrairement à la coutume 
qui s’est implantée chez nous de la disparition des époux 
après le léger lunch qui suit la cérémonie nuptiale, les 
nouveaux mariés avaient résolu de passer comme jadis 
la première journée de noces au milieu de leurs amis. 
Comme ceux-ci sont nombreux, il ne fallut pas moins de 
la grande salle des fêtes du restaurant de Mouilly pour les 
réunir à peu près tous. C’est que tous les théâtres et tous 
les genres de talents étaient là représentés autour de la 
toute gracieuse Arlette, si jolie dans sa robe blanche et 
sous la couronne de fleurs d'oranger. La fête promettait 
d’être des plus réussies et la gaieté générale commençait à 
monter autour des tables où se trouvait servi un festin 


BALAOO 321 


pantagruélique, quand un incident des plus ridicules et 
des plus funestes vint tout bouleverser. 

« Un farceur (était-ce bien un farceur ? on ne sait, en vé- 
rité, quel nom donner à ce sinistre plaisant), enfin, un indi- 
vidu que l’on n’a pu reconnaître, tant il s'était si bien fait 
une étrange tête de prince Charles à monocle, se présenta 
à l’entrée des salons, demandant à dire deux mots à la 
mariée. Son allure était si bizarre et l’agitation de tout 
son inquiétant personnage si menaçante que les domes- 
tiques le consignèrent dans le vestibule et allèrent pré- 
venir aussitôt M. Massepain qui se leva et vint très étonné 
aux renseignements. 

«Le sympathique ténor se trouva en face d’un visiteur 
qui ne voulut point donner son nom et qui, sans s'arrêter 
une seconde de remuer, de se balancer, de se dandiner, 

dans une imitation grotesque de Prince Charles des Folies- 
Bergère, déclara qu'il ne s’en irait pas tant qu'il n'aurait 
pas dit deux mots à la mariée. Il ajouta (ce qui fit rire, 
du reste, tous ceux qui l’écoutaient), en aspirant l'air 
grossièrement : « Ah ! je sais bien qu'elle est ici ! ça sent 
la fleur d'oranger ! » 

« M. Massepain, légèrement impatienté par un genre de 
plaisanterie qui menaçait de se prolonger, voulut prendge 
le bras de son interlocuteur, mais il fut repoussé avec tant 
de brutalité que des cris indignés partirent aussitôt du 

groupe d'invités qui étaient venus le rejoindre. Certains 
voulurent intervenir et secouer d'importance le malotru; 
mais M. Massepain les écarta et, s’avançant vers le per- 
sonnage qui tournait dans le vestibule comme un ours 
dans sa cage : « Monsieur, lui dit-il, je ne sais pas qui vous 
êtes ! — Moi, non plus, répondit l’autre, mais je sais 
! que la mariée est là. Quand je lui aurai parlé, je m'en 


b 


322 BALAOO 


irai, Vous n'avez qu’à lui dire un mot, un seul, et elle me 
recevra tout de suite ! » 

«Le scandale prenait une proportion telle que M. Mas- 
sepain, pour y mettre court, demanda au visiteur: 
« Quel mot faut-il donc lui dire ? 

— Dites-lui Bs/bao ! 

— Bubao ? 

— Oui, Bilbao ! elle comprendra, allez | 

.— Bilbao | répétait-on, en se moquant, iigrandira, car 
il est espagnol ! » 

6 À peine l’affreux individu se fut-il aperçu que l’on 
avait l’air de se moquer de son Bilbao (son pays d’origine, 
sans doute), qu’il redevint tout à fait furieux. Bousculant 
et renversant tous ceux qui voulaient s'opposer à sa 
marche en avant, il pénétra dans la salle des fêtes. Ea 
mariée s'était réfugiée dans un cabinet particulier ; mais 
ce fut précaution perdue, car l’autre devina où elle était 
et, renversant tables et chaises, brisant vaisselle et service 
pendant que les invités couraient aux fenêtres du boule- 
vard Saint-Germain pour appeler au secours, arrivait 
contre la porte qui le séparait de notre Arlette nationale 
et défonçait l’huis d’un coup de soulier terrible. Arrivé 
auprès de la mariée qui se pâmait dans les bras de ses de- 
moiselles d'honneur, il parut tout étonné et lui demanda 
pardon en disant tout haut : « Tiens ! je me suis trompé ! » 
Kt il revint à pas tranquilles et le sourcil froncé dans la 

salle des fêtes où régnait un désordre, un tumulte bien 
compréhensibles. Des gardiens de la paix, montés en 
hâte, voulurent lui mettre la main au collet, mais il fit 
un bond jusqu’à une fenêtre et sauta dans un arbre. Une 
foule énorme, attirée par les cris qui venaient du restau- 
rant, statiounait sur le boulevard. Des clameurs accueil. 


BALAOO 323 


lirent l’apparition et la fuite de l’homme qui sautait de 
branche en branche, d'arbre en arbre avec une vélocité 
surmaturelle qui {ui permit bientôt d'échapper aux agents 
qui le poursuivaient. 

«L'opinion générale est que l’on s’est trouvé aux prises. 
avec une espèce de clown de music-hall (chacun sait que 
Mike Arlette des Barrières a débuté au music-hall), en 
tout cas, un vilain monsieur qui croyait peut-être avoir 
à se venger de notre charmante divette. M. Massepain 
a fait toutes ses déclarations à la police, et nous saurons 
bientôt ce qu’il y a au fond de cette méchante histoire, 
pour laquelle nous adressons à Mue Arlette des Barrières et 
à son sympathique époux, nos bien sincères condoléances. » 

Voici maintenant une autre note publiée par le Gaulois 
des dimanches : « S. À. KR. le maharajah de Karpurthagra 
proteste auprès de nous qu’il n’est pas encore entré chez 
Maxim depuis son arrivée à Paris, et qu’il ne faut point le 
confondre avec l'individu qui a apporté dans cet établis- 
sement de premier ordre la mode du riz cru au champagne 
(Minimum brut Boisteschansons : marque incomparable). 
Nous avons téléphoné à Henry {le gérant bien connu), qui 
regrette d'autant plus cette usurpation de qualité chez 
son client qu’il n’a plus revu celui-ci et que personne ne 
s’est encore présenté pour payer l'addition. » 

Quelques journaux reproduisirent ces notes agrémen- 
tées de commentaires plus ou moins spirituels à la mode 
du Boulevard, et puis ces divers incidents semblaient to- 
talement oubliés quand la Vie à Paris publia dans sa 
feuille du soir un filet surmonté d’un titre en gros carac- 
tères : RÉAPPARITION DU FAUX MAHARAJAH DE KAR- 
PURTHAGRA. Après avoir rappelé la première apparition 
de ce seigneur chez Maxim, le journal disait : 


324 BALAOO 


« La rue Royale était hier soir en émoi : un chauffeur 
d'auto, qui avait été victime des fantaisies du faux ma- 
harajah, le reconnut à la terrasse du café Durand où il 
buvait tranquillement un bock avec la sérénité d’une hon- 
nête conscience. Aussitôt le chauffeur arrêta sa voiture 
au ras du trottoir et se précipita sur son altesse pseudo- 
hindoue, lui réclamant le prix d’une nuit d'automobile 
à travers les rues les plus gaies de la Capitale; mais, sans 
doute, le maharajah d’on ne sait plus quel Karpurthagra 
avait-il, lui aussi, reconnu son chauffeur, car il s’'empressa 
de quitter la terrasse et de lâcher son bock, en oubliant 
naturellement de le payer. Les garçons se joignirent au 
Chauffeur dont les cris eurent vite fait d’ameuter les ba- 
dauds. Les gardiens de la paix accoururent, et notre maha- 
rajah aurait infailliblement passé la nuit au poste, si, 
par un mystère de gymnastique qui reste à expliquer, z/ 
ne s'était enfur dans le feuillage déjà touffu des arbres du 
boulevard où il fut impossible de le retrouver. » 

Cette manière toute personnelle qu'avait le faux ma- 
harajah de Karpurthagra de se dérober à toutes les pour- 
suites devait avoir pour conséquence de faire naître dans 
l'esprit de M. Massepain et de ses amis un rapproche- 
ment tout naturel entre cet étrange personnage et le sin- 
gulier visiteur du café de Mouilly. Il n’y a pas tant de gens 
à Paris capables de se sauver dans les arbres. Enfin, il se 
trouva une feuille du quartier Latin pour émettre cette 
hypothèse qu’il devait y avoir une corrélation entre les 
faits du boulevard Saint-Germain, de la rue Royale, et 
l’escalade des murailles, grilles, gouttières et gargouilles 
du musée de Cluny. 

Les journaux eurent tôt fait de mettre tous les événe- 
ments bizarres qui s'étaient passés depuis quelques mois 


BALAOO 325 


à Paris sur le compte d’un mystérieux clown dont les 
fantaisies, dénotant un esprit atteint de folie, risquaient 
de devenir dangereuses pour la population. 

Et c’est à ce moment que la presse manqua de ce sang- 
froid auquel j'ai fait allusion en tête de ce chapitre et 
dont elle avait tant besoin, pour le communiquer à notre 
population, que les entreprises fantastiques et criminelles 
de l’insaisissable maharajah allaient exciter et troubler 
jusqu’au délire. La première « manchette», qui répan- 
dit l’émoi, était ainsi libellée: 


JEUNES FILLES, NE QUITTEZ PAS VOS PARENTS ! 


Elle (la manchette) surmontait un article où il était 
dit que le clown mystérieux qui marche dans les arbres 
avait été vu dans un marronnier des Tuileries (celui juste- 
ment qui avait donné, cette année-là, la fleur du 20 mars), 
et qu’on avait des raisons de croire qu'il n’y était pas seul. 
Des personnes dignes de for prétendaïent l'avoir vu empor- 
ler, comme un sauvage, une jeune fille dans ses bras. 

Mais cette première manchette (qui répandit l’émoi) 
n’était rien à côté de la seconde qui, elle, répandit la ter- 
reur : 


QUATRE JEUNES FILLES DISPARUES. 


Un monstre, indigne du nom d'homme, les traîne par les 
cheveux dans les arbres, les emporte, comme une proie, sur 
les toits de la capitale. 


C’est la Patrie en danger qui parut, à quatre heures de 

l’après-midi, avec cette manchette émouvante et tragique. 

Les camelots qui affolaient la foule de leurs cris et de 
19 


326 BALAOO 


leurs courses insensées, vendirent des numéros jusqu’à 
cinq sous pièce. Les pèreset les mères de familles voulaient, 
avant tous les autres, être renseignés, et ne regardaient 
pas, ce jour-là, à la dépense. A la terrasse des cafés on 
s’arrêtait de boire, sur les trottoirs on s’arrêtait de 
marcher. Et on lisait. Tout le monde lisait ou écoutait 
lire ; c'était, du reste, très simple. Depuis le matin, quatre 
jeunes filles avaient disparu, emportées par le monstre; 
une, au coin de la rue de Médicis et de la rue de Vaugirard: 
une autre, en plein boulevard Saint-Germain: une troi- 
sième, près du square Louvois ; une quatrième avait été 
cueillie sur l’impériale d’un tramway qui passait sur le 
quai du Louvre, foujours dans des endroits où 1l y avait 
des arbres. Le monstre se cachait dans les arbres et, sou- 
dain, allongeait la main, tirant avec une force invincible 
les cheveux de la jeune fille. La jeune fille, poussant des 
hurlements, suivait, et si rapidement que personne 
n'avait le temps de la retenir. Une jeune personne, qui 
sortait de l'hôpital et qui se reposait sur un banc du square 
Montholïon, n'avait dû son salut qu’à ce qu’au cours de 
sa maladie, on lui avait rasé la tête. Le chignon seul était 
resté entre les mains du monstre. 

Quant au monstre, il était doué d’une vélocité infer- 
nale et on le cherchait encore dans les arbres qu’il appa- 
raissait de l’autre côté de la rue ou du boulevard sur un 
toit pour disparaître, presque aussitôt, avec sa proie. 

La préfecture de police était sur les dents. 

On exigeait du Conseil municipal des mesures excep- 
tionnelles. Des imbéciles, comme il y en a toujours dans 
les moments les plus difficiles où personne n’a envie de 
rire, des imbéciles prétendirent qu'il n’y avait qu'un 
moyen de se débarrasser du clown mystérieux qus marche 


BALAOO 327 


dans les arbres, c'était de couper tous les arbres ! Les fa- 
milles des jeunes filles disparues étaient interviewées 
par tous les journaux et soigneusement photographiées 
jusqu’au quatrième degré. La Ville Iumière perdait la 
tête. 

Mais l'incroyable scandale éclata véritablement sur la 
cité en épouvante, avec la fameuse manchette de dernière 
heure du premier journal d'information du monde: 
L'Épogue. La voici dans toute son horreur : 


PARIS EN PROIE AU MINOTAURE. 


On connaît le monstre. C'est une bêle à cerveau humain. 
L'anthropopithèque qui parle. Formidable invention 
du professeur Coriolis Boussac Saint-Aubin. 


Et voici l’article qui fut reproduit par tous les jour- 
paux du monde : 

« Il n'y a point de mystère pour l’Epoque. 

« Cette fois encore, à cette heure critique, l'Epoque a 
réussi à pénétrer le secret de la personnalité étrange et 
redoutable du voleur de jeunes filles. Déjà nous pouvons 
dire aux mères: Rassurez-vous ! car, mstruits par 
l'Epoque de l'ennemi qu’il faut vaincre, les pouvoirs pu- 
blics sauront bientôt nous débarrasser de cette épouvante. 

« C'est en étudiant pas à pas les apparitions fantasti- 
ques de celui que l’on a pris pour un clown frappé de folie, 
que nous avons pu circonscrire peu à peu l'espace dans 
lequel ie monstre évoluait à l'ordinaire. 

« Nous fûmes ainsi conduits au quartier Latin, et de là 
rue de Jussieu, où nous avons frappé à l'hôtel désert de 
son maître, un homme dont le nom retentira à travers les 
siècles : M. Coriolis Boussac Saint-Aubin. 


328 BALAOO 


«Danscet hôtel (dans lequel nous avonspénétré parune 
fenêtre), toutes choses se trouvent dans le plus grand dé- 
sordre. L'immeuble paraissait avoir été abandonné avec 
précipitation. 

«Nous fûmes reçus cependant par un perroquet qui ne 
cessa pendant plus d’une heure de nous crier avec fureur 
un mot ou plutôt un nom auquel nous ne comprîmes rien 
tout d’abord, mais qui restera, lui aussi, célèbre dans 
l’histoire des races ! Balaoo ! Balaoo ! Balaoo !.… Balaoo, 
c’est le nom de bête du monstre qui, dans la vie parisienne, 
a son nom d'homme : M. Noël! Balaoo ! c'est le nom du 
premier singe qui aura parlé la langue des hommes ! 

«Ah ! dans son quartier, onconnaît M. Noël / Ses allures 
bizarres, sa singulière laideur, son dandinement caracté- 
ristique, n'avaient pu passer inaperçus, et les grimaces 
qu'il fait autour de son monocle ont plus d’une fois excité 
les rires et les plaisanteries des petits vauriens de la rue, 
Mais qui donc aurait pu jamais se douter que ce person- 
nage un peu excentrique, mais jusqu'alors correct, était 
l’anthropopithèque de Java, car M. Noël est un habitué 
du Vachette et de la Brasserie Amédée. M. Noël va à la 
Faculté de droit ! M. Noël fait partie, au Palais de Justice, 
de la conférence Bottier ! M. Noël s'habille comme un 
honnête homme ! M. Noël parle français comme vous et 
moi. Et cependant, 6 prodigieux mystère des races, M. Noël 
n'est pas un homme ! M. Noël n’est qu'un anthropoiïde ! 
Il a quatre mains ! Il s'apparente directement au grand 
chimpanzé oriental des forêts de Java dont on a pu voir 
le type au Jardin des Plantes dans le singe Gabriel. 

«Et maintenant, quel est ce mystère qui va bouleverser 
le monde ? Comment sommes-nous arrivés à pénétrer 
un pareil secret. Comment avons-nous pu rejoindre le 


BALAOO 329 


maître de Balaoo ? Tout ceci s’est passé de la façon la 
plus simple, mais encore fallait-il y penser ! Nous nous 
sommes d’abord emparé des papiers qui traînaient dans 
les cartons du cabinet de travail de M. Coriolis Saint- 
Aubin. C’est là que nous avons trouvé les fiches les plus 
curieuses que l’on puisse concevoir concernant la trans- 
formation de Balaoo en M. Noël. Ces fiches, certes, ne 
nous appartiennent pas. De par leur importance, nous 
pouvons dire qu’elles n’appartiennent pas davantage à 
M. Coriolis Saint-Aubin, leur naturel propriétaire. Elles 
appartiennent à la science universelle. Aussi nous Îles 
publierons prochainement ! 

«En attendant, notre devoir était tout tracé. Il nous 
fallait atteindre le plus tôt possible l’homme dont f'im- 
prudence scientifique avait déchaîné ce monstre sur 
l’humanité. Il ne faisait pas de doute, pour nous (à re 
garder le désordre de son hôtel), que cet homme, que ce 
savant génial, mais dangereux, avait fui, fui évidemment 
devant les conséquences abominables de son audace, fui 
en apprenant les crimes de son terrible élève ! 

« Nous nouslivrâmes immédiatement à une enquête des 
plus serrées sur les derniers gestes publics de Coriolis 
Saint-Aubin et nous apprîmes, qu’il y a quelques jours, 
el avait marié sa fille à son neveu M. Patrice Saint-Aubin ; 
que cette cérémonie s'était passée dans la plus stricte in- 
timité, presque dans l’incognito (!), que M. Noël n’y avait 
pas assisté, et que les jeunes époux prenaient hâtivement 
le train d'Auvergne pendant que, presque à la même 
heure, le clown mystérieux qui marche dans les arbres 
faisant le scandale que l’on sait au lunch qui avait suivi le 
mariage de Mlle Arlette des Barrières et du ténor Masse- 
pain. 


330 BALAOO 


« Cette coïncidence des deux événements, la fuite des 
jeunes mariés et te scandale du boulevard Saint-Germain, 
nous donna fort à réfléchir. Le résultat de ces réflexions 
_ne pouvait être douteux. Il modifiait légèrement ta con- 
ception que nous avions eue d’abord de Îa fuite de Co- 
riolis. M. Noël poursuivait la mariée ; nous pensâmes que 
le père avait couru après M. Noël pour en débarrasser sa 
fille. M. Coriolis devait craindre un drame ? Était-il 
arrivé à temps ? Les avait-il rejoints ? Nous nous sommes 
élancés sur ses traces, et aujourd’hui nous pouvans dire 
que malheureusement M. Coriolis est arrivé trop tard ! 
Il a retrouvé, sur une route du Bourbonnais, son gendre ; 
mais sa fille avait disparu, et dans des conditions épou- 
vantables qui ont été certainement comme le prélude de 
tous les crimes, de tous les rapts dont gémit, aujourd’hui, 
la capitale ! 

« Ah !1a responsabilité de ce fou de génie qu’est M. Co- 
riolis Saint-Aubin est véritablement effrayante, effrayante 
devant l'histoire, devant la science, et devent la justice ! 

«Sinous prononçons ce dernier mot de justice, ce n’est 
point qu’il nous appartienne d'attirer les foudres de 
Thémis sur un homme qui a cru accomplir une grande 
œuvre ; nous ne faisons là encore qu'acte d’informatien. 
M. Coriolis Saint-Aubin est en ce moment sous Îles ver- 
rous ! I1 s’est constitué prisonnier, il y a deux heures! 
C'est sur sa prière que nous l'avons conduit nous-mêmes 
devant notre nouveau Préfet de police, M. Mathieu de la 
Fosse !.… 

« On connaît le fauve, on connaît le dompteur ; il ne 
s’agit plus, espérons-le, que de les mettre en face l’un de 
l'autre. Mais qu'on prépare la cage ! la cage dans laquelle 
on enfermera le nouveau minotaure qui, puisqu'il parle 


BALAOO 331 


français, consentira peut-être à nous dire ce qu'il a fait 
de ses victimes ! 

« Dernière minute : deux de nos rédacteurs nous font 
téléphoner qu’ils viennent de retrouver les traces du 
monstre sur les toits de l’hôtel de ville où il se promène, 
en pleine sécurité, comme chez lui. Nos rédacteurs vont 
immédiatement organiser une battue. » 

Tel était cet article qui eut le pouvoir de faire se ruer 
tous les journalistes de la capitale chez le Préfet de police. 
Mais là, ils apprirent que M. Mathieu de la Fosse, le nou- 
veau préfet, que l’avènement d’un ministère ultra-radical- 
socialiste venait de relever si triomphalement de sa dis- 
grâce, était à la place Beauveau où le ministre de l’Inté- 
rieur venait de réunir d'urgence tous ses collègues du Ga- 
binet. 

Nous ne pouvons mieux faire que de publier la note 
quasi-officielle qui fut dictée à tous les journalistes pré- 
sents, à la suite de ce Conseil de cabinet où fut entendu 
M. le Préfet de police. 

M. le président du Conseil avait voulu que les détails 
précis de cette mémorable séance fussent portés à la can- 
naissance du public, dans un moment où il n’y avait plus 
une famille, à Paris, qui pût se croire en sécurité (x) : 

€ M. le Préfet de police a été entendu hier par les mi- 
nistres réunis en Conseil de cabinet. Voici ce qu'il leur a 
déclaré : « Un homme, dont je n'avais jamais entendu 
parler, M. Coriolis Boussac Saint-Aubin, me faisait passer 
sa carte, en me priant de le recevoir sur-le-champ. Je lui 


(x) Les armuriers firent des affaires d’or. Ils furent httéralement 
dévalisés ; chacun, ostensiblement où nou, porta, pendant toute cette 
époque troublée, une ou plusieurs armes destinées à débarrasser Paris 
du monstre. 


332 BALAOO 


fis demander ce qu’il me voulait ; maïs il me répondit qu'il 
ne parlerait que devant moi, et qu’il fallait se presser, car 
il s'agissait d’une question de vie ou de mort. 

« Je le fis entrer. 

«Il ne me parut point fou. Avant même que je fui eusse 
adressé la parole, il me disait d’une voix nette, bien posée 
et profondément douloureuse : 

« Monsieur le Préfet de police, je suis un misérable, je 
« viens me constituer prisonnier entre vos mains. C’est 
« moi qui suis le seul coupable de tous les crimes qui 
« épouvantent aujourd’hui Pariset pour lesquels on pour- 
« suivrait en vain un pauvre être auquel je ne suis point 
« parvenu à donner la responsabilité. 

« Oui, monsieur le Préfet de police, j'ai fait cela, moi ! 
e j'ai fait parler un singe !.… comme un homme; mais je 
ane suis point parvenu, malgré tous mes efforis, à lur donner 
« une conscience humaine !.… JE L’AI RATÉ ! 

«Car j'ai raté tout, monsieur le Préfet de police, je suis 
«un médecin raté, un professeur raté, un commer- 
«çant raté, un fonctionnaire raté... j'avais rêvé d’être le 
« premier des hommes... ; ne pouvant réaliser mon rêve in- 
«sensé, 7'at été chercher un singe au fond d’une forêt de Java, 
« pour en faire le dernier des hommes !.… 

« Eh bien ! cela encore, je ne l'ai pas réussi !.. Te suis 
« maudit !. Dieu m'a frappé comme je le mérite !.… 
«j'ai voulu refaire ou hâter son œuvre. Hâter l’œuvre 
‘+ Dieu, voilà le crime de l’orgueil des hommes. j'y 

nbe. 

<çalpel a pu, en tranchant un nerf, et en me 
‘d'en rapprocher un autre sous la langue, 

“+ mille années l’œuvre de transformation 

“s, moi, je n’ai pu donner (n'ayant aucun 


BALAOO 333 


« instrument pour cela) les cent mille années de conscience 
« nécessaires à mon anthropopithèque, pour qu’il se pro- 
« menût sans danger parmi les hommes... sans danger qu'il 
« commit des crimes inconscrienis… car, pour les autres, 
« monsieur le Préfet de police, les hommes s'en chargent !.… » 

« Sur ces mots, qui furent accompagnés de larmes et 
d’une grande crise de désespoir, M. le Préfet de police 
posa les questions les plus précises à M. Coriolis Saint- 
Aubin, et celui-ci lui répondit de telle sorte qu’il n’est plus 
possible de douter de la nature du monstre auquel nous 
avons affaire | 

« Dans ces conditions, il a été décidé que toutes 
mesures seraient prises pour s'emparer de Balaoo, coûte 
que coûte, mort ou vivant !.… 

«Les instructions, sur ce point, donnent plein pouvoir 
à M. le Préfet de police. 

« Nous devons cependant enregistrer le désir exprimé 
par M. le Ministre de l’Instruction publique et aussi par 
M. le Ministre de l'Agriculture que le monstre fût, autant 
que possible, capturé vivant, l'étude d’un pareil phénomène 
devant être desplusattachantespourlascienceuniverselle. » 

Suivait une note, émanant, celle-là, directement de Îa 
Préfecture de police, et faisant entendre qu'après toutes 
les recherches auxquelles les agents s'étaient livrés dans 
tous les coins de la capitale pour retrouver au moins la 
trace des jeunes filles emportées par le monstre, bien peu 
d'espoir restait d’en découvrir, par le plus grand des ha- 
sards, même les cadavres. Ce mot sinistre n’était pas 
prononcé, mais on l’entendait derrière les lignes de la 
communication officielle. On avait tout fouillé, tout, 
jusqu'aux égouts |! Le monstre avait-il donc pris les 
jeunes filles pour les manger ? 

19. 


334 BALAOO 


Traqué sur les toits de l’hôtel de ville, par les journa- 
listes, les pompiers, les employés de bureau, et aussi par 
les agents des brigades centrales requis à cause de leur 
force bien connue, de leur poitrine large et de leurs poings 
solides (ceux-ci avaient reçu mission d'essayer de capturer 
le monstre vivant), on avait pu croire un moment qu'on le 
tenait. 

De fait, la course avait été menée avec un entrain qui 
tenait de la rage et du désespoir. De mansarde en man- 
sarde, de cheminée en cheminée, on l'avait fait reculer 
jusque sur le toit d’un petit pavillon, en face de la caserne 
Lobeau. 

Les agents des brigades centrales, les uns munis de 
filets et les autres de lassos, sorte de nœud coulant dont 
is paraissaient fort embarrassés, étaient prêts à se jeter 
sut lui, quand on amena sur la gouttière le professeur 
Coriolis lui-même, qui constata que, malgré l’horreur de 
cette lutte tragique, le monstre avait conservé un peu de 
ce vernis de civilisation qu'il avait eu tant de mal à lui 
incuiquer. L’anthropopithèque, en effet, lui apparut, 
une seconde, entre deux cheminées (bandissant de l’une 
à l’aitre), le monocle à l'œil ! 

— Balaoo !... Balaoo !.. cria-t-il, d’une voix tendre et 
désolée où il y avait moins de colère et de reproches 
que de désespoir qui demandait à être consolé !.… 
Bañaoo !.… 

Mais, à cette voix, à ce cri, au lieu de répondre à celui 
qui l’appelait, l’Aufre sembla retrouver une nouvelle 
énergie. La peur qui, tout à l'heure, l’avait fait fuir, se 
tourna en rage et, fonçant comme un bolide sur un groupe 
d'agents et de quelques employés de bureau (ces derniers, 
à tout hasard, s'étaient armés de leur couteau à papier), 


BALAOO 335 


11 les « bouta » hors de la gouttière et les fit (trois ou quatre) 
basculer dans le vide. 

Les malheureux allèrent s’écraser sur fa place, au milieu 
de la populace accourue et de mille cris d’horreur. 

Vingt coups de feu retentirent alors autour du monstre 
qui les reçut presque à bout portant sans avoir l'air de 
s'en soucier, et qui rentra à nouveau dans l'hôtel de 
ville par une mansarde après avoir, d’un coup de 
poing, assommé un agent de la brigade centrale qui 
montrait sa tête à cette mansarde. 

Et le monstre se rua dans les corridors. 

Ou le vit passer comme une flèche à travers tous les ser- 
vices. Des contribuables, qui attendaient là, depuis des 
jours, l’occasion d’être reçus, s’enfuirent en hurlant et on 
ne les revit plus jamais. 

De corridors en escaliers, il pénétra dans la salle du 
Conseil municipal où M. Mathieu de la Fosse essayait en 
vain de rassurer les vingt édiles qui n’avaient pas encore 
abandonné la séance {au fond, ils s’y croyaient peut-être 
plus en sûreté qu'ailleurs). 

Là aussi, ce fut un sauve-qui-peut général, mais ils 
tremblaient tous encore que l’autre était passé depuis 
longtemps... passé et disparu !.…. 

Pendant vingt-quatre heures, on ne sut ce qu'il étaït 
devenu. On le chercha partout. On alla jusqu’à enfumer 
les caves de l’hôtel de ville pour l'en faire sortir dans le 
cas où il y aurait trouvé un refuge. 

Un cordon de troupes, avec munitions de guerre, en- 
tourait le bâtiment municipal. Cinq agents de la Sûreté 
traînaient partout le professeur Coriolis qui, les cheveux 
épars et l’œil fou, se laissait conduire des caves au grenier 
en appelant : Balaoo ! Balaoo !.… 


336 BALAOO 


Mais Balaoo ne répondait pas !. Qu'’était-il devenu ? 
Aucune nouvelle jeune fille n'avait disparu dans Îa ville 
(du fait de Balaoo ou autre). Et cela s'explique en ce 
qu'on les tenait, les jeunes filles, toutes étroitement en- 
fermées dans la demeure de leurs parents. Les séances du 
Conseil municipal avaient été suspendues jusqu’à nouvel 
ordre. Et l'angoisse était plus grande que jamais, 
doublée du mystère de cette disparition quand le 
soir même, le monstre réapparut au sommet de la 
tour Saint-Jacques. Les employés du bureau météorolo- 
gique l'avaient aperçu les premiers et s'étaient enfuis en 
le signalant aux agents. Cette fois, on pensait bien toucher 
à la fin du drame. 

La tour Saint-Jacques, isolée immédiatement par un 
cercle de police et de troupes, demeurait un bien petit et 
dangereux refuge pour Balaoo. 

Celui-ci sembla, du reste, s’en rendre compte, car, se 
voyant serré de si près par cette foule en armes et ce 
peuple qui criait vers lui mille malédictions, il entra dans 
une fureur peu commune, même chez les grands singes 
orientaux de Java. 

On entendait ses longs roulants et grondants cris jus- 
qu’à la place de ia Bastille et jusqu’au Louvre. La circula- 
tion était naturellement interrompue dans la rue de Ri- 
voli. Sur la plate-forme des omnibus et des tramways, tout 
le monde était debout, montrant le poing à la tour Saint- 
Jacques et hurlant à la mort de l’anthropopithèque. 

Quelquefois on apercevait l’ombre dansante et culbu- 
tante du monstre au sommet même de la Tour, mais, 
presque aussitôt disparu, il réapparaissait, faisant du tra- 
pèze à un échafaudage. 

On avait déjà tiré sur lui plus de cent coups de fusil et 


BALAOO 337 


l’on n'avait réussi qu'à augmenter, semblait-il bien, sa 
rage. Abrité derrière les échafaudages, il se mit à lancer 
des projectiles sur la foule. 

Ce fut une véritable pluie de pierres qui s’abattit, 
frappa, blessa, tua. Les abords ‘de la rue de Rivoli et du 
square Saint-Jacques furent ainsi vite nettoyés par le 
monstre. La troupe et les agents eux-mêmes durent re- 
culer. Pour se défendre, l’anthropopithèque démolissait la 
tour Saint-Jacques ! 

Et cela avec une telle rapidité qu’il y eut des loustics 
(il y en a toujours pour faire de l’esprit quand on ne leur 
* demande rien) pour prétendre qu'avec trois ou quatre 
jours de ce siège, 1 ne resterait plus de la tour Saïnt-T]ac- 
ques que ses échafaudages ! 

C'était bien exagéré ! Mais enfin, il ne faisait point de 
doute que les plus belles gargouilles gisaient en miettes 
sur la chaussée et qu’à tout prendre, le monstre allait 
plus vite à démolir le fameux monument que les ingé- 
nieurs de la ville à le réparer. 

Et cela dura toute la nuit. 

Au matin, M. Mathieu de la Fosse arriva avec les cinq 
agents qui traînaient toujours M. Coriolis Saint-Aubin. 
Le nouveau Préfet de police était dans un état pour le 
moins aussi lamentable que l’ex-consul de Batavia lui- 
même. Il avait moins de désespoir et de douleur, mais plus 
d’exaspération. Une sorte de fatalité diabolique pa- 
raissait attachée à sa carrière et il ne pouvait mieux com- 
parer les difficultés actuelles, singulières et tragiques, 
qu'aux événements inouïis du siège des Bois Noirs, alors 
qu'il était préfet du Puy-de-Dôme. 

Derrière le groupe, suivait un énorme monsieur tout 
guêtré de cuir fauve et portant sur l'épaule une carabine. 


338 BALAOO 

L'attention populaire s'était attachée dès l’abord à ce 
nouveau personnage. 

C'était un géant. 

11 dépassait la foule d’une bonne tête. Bientôt san nom 
courut la foule, car cet homme était célèbre. C'était le 
fameux Barthuiset, le tueur de lions. 

S'il fallait en croire la légende et ce qui se racontait 
autour des tables de café, sur le boulevard, à l'heure de 
l’apéritif, cet homme avait, en Afrique, tué plus de lions 
qu'il n’y en eut jamais dans l'Atlas. 

C'était sur lui que M. Mathieu de la Fosse comptait 
pour tuer Balaoo. 

Depuis le matin, Balaoo ne donnait plus signe de vie, 
mais on se méfiait et personne n'avait encore osé s’appzp- 
cher des échafaudages. 

Quand il fut à dix mètres de la tour, M. Mathieu de 
la Fosse dit à Coriolis qui paraïssait hébété et tout à fait 
hagard : 

— Vous allez l'appeler. | 

— Pourquoi faire ? demanda l’autre, de plus en plus 
stupide. 

— Pour parlementer !.. Comprenez que nous ne tue- 
rons votre anthropopithèque qu’à la dernière extrémité... 
expliqua le Préfet. Il nous en a déjà fait voir de toutes les 
couleurs. Puisque vous prétendez qu'il entend raison, 
parlez-lui.. amedouez-le, dites-lui quelque chose, 
prouvez-nous enfin que ce n'est pas tout à fait un 
sauvage ? 

Coriolis, à ces mots, se laissa prendre. 

Car le terrible était (et le Préfet l'avait deviné) qu’en 
dépit des crimes de Balaoo et de l'enlèvement de Made- 
leine, Coriolis, imstinctivement, voulait sauver Balaoo... 


BALAOO 339 


Ses appels, sur les toits de l'hôtel de ville, étaient surtout 
des avertissements, des prières de fuir !.… 

Du moment qu'il ne s'agissait plus de tuer Balaoo, 
Coriolis aïllait l'appeler autrement... et, en effet, il cessa 
de lui adresser un appel d'homme. Kt il ui cria en fan- 
gage singe : | 

— Touroo ! Tauroo ! Touroo ! (tout va bien) Gooot ! 
(viens) Woop ! (je t’en prie). 

Aussitôt, on vit, entre deux planches de l’échafaudage, 
le monstre qui avançait prudemment la tête, considérait 
auxieusement cette foule innombrable et, en ce moment, 

Tant de silence, après un tel tumulte, semblait Le sur- 
prendre et l’inquiéter. I1 assura, d’un geste hésitant, son 
monocle dans l’arcade sourcilière, et se pencha davantage, 
presque de tout son corps au-dessus du groupe d’où lui 
venaient les mots amis de la langue de sa race : « Touroo ! 
Goooot ! Woop ! » 

Et pan ! le coup partit ! le coup de la carabine à balle 
explosible de Barthuiset, le tueur de lions. 

Un immense, prodigieux, prolongé cri, fait de milliers 
de milliers de clameurs, monta de la ville, du pavé de la 
ville délivrée, 

L’anthropoïde avait basculé et venait, à son tour, 
s’abattre au pied de ces murailles dont il avait été 
l'effroi. 

Mais il tomba sur un massif de terre molle et ne suc- 
comba qu’au bout de quelques minutes. 

Alors, les hommes de la ville purent entendre l’agonie 
du singe, du grand singe anthropoïde, du grand ancêtre, 
telle qu’on l'entend au fond des forêts équatoriales et 
telle qu’elle existe dans le corps mourant de ces mysté- 


340 BALAOO 


rieux frères animaux, même chez ceux ci ne sont point 
encore l’anthropopithèque.… ; 

Les hommes de la ville la connurent cette plainte dé- 
sespérée dont le voyageur Louis Jacolliot a dit: « À £a 
suprême minute de la mort, la terrible bête rend des sons 
qui ont quelque chose d'humain… sa dernière plainte vous 
donne l'illusion d'un être plus élevé dans la classification 
naturelle, et 1l vous semble que vous venez de commettre un 
meurtre. » 

Coriolis, à ce coup de feu, avait senti son cœur se dé- 
chirer et il avait pu croire, un instant, que c'était lui qui 
était frappé à mort. Il vit le grand corps tournoyer 
dans l’air, il se précipita comme pour le recevoir dans 
ses bras. Heureusement, l’être s’écrasa près de lui, sans 
le toucher. Coriolis se précipita sur cette dépouille qui 
mourait avec des gémissements d'homme. 

Il se pencha... et... tout à coup, se releva avec un cri 
insensé de triomphe... ce n’était pas Balaoo !.… 


CHAPITRE VI 


ON RETROUVE LES JEUNES FILLES 


Non, ce grand singe, habillé en homme et portant mo- 
nocle comme Balaoo, ce n’était pas Balaoo. Quelques 
heures plus tard, on savait que c'était Gabriel, le grand 
chimpanzé oriental de Java, du Jardin des Plantes. 

Comme il avait déjà fait maintes farces et, qu’à plusieurs 
reprises, il s'était montré d’une certaine humeur farouche, 
on eût tôt expliqué sa formidable incartade. Il avait pro- 
fité, le premier, de la négligence soulographique du gar- 
dien, habitué du père Lunette, et avait pris ainsi la clef 
des toits. 

Fallait-il s'étonner qu'avec son instinct irrésistible 
d'imitation et d’assimilation, il eût chipé un complet 
pour s’en vêtir ? Non! à ce point de vue, il ne faut 
s'étonner de rien chez les singes. 

La cage de Gabriel, au Jardin des Plantes, était double 
comme beaucoup d’autres cages, avec une chambre grillée 
en plein air et une autre chambre grillée à l’intérieur de 
la ménagerie. On avait accoutumé de laisser la porte de 
communication de Gabriel ouverte, de telle sorte que le 
prisonnier pût, selon l'heure ou la température, aller 
chercher l’ombre ou le soleil. Comme le gardien ou le vi- 
siteur ne peut voir qu’une seule chambre à la fois, cha- 
cun avait dû croire Gabriel dans la seconde quand il re- 


! 


342 BALAOO 


gardait la première, et vice-versa. Aïnsi s'expliquait en- 
core que Gabriel eût pu, pendant des jours et des nuits, 
courir les toits de la capitale et épouvanter la ville de ses 
sinistres exploits sans que son absence fût signalée à la 
ménagerie du Muséum... 

Mais alors, que devenait en tout ceci le fameux anthro- 
popithèque, le monstre, mi-homme, mi-bête, qui parlait 
le langage des hommes ? 

Que devenait l'invention de Coriolis ? 

On était trop heureux à la Préfecture d’être débarrassé 
d’un monstre pour s’embarrasser d’un autre ! On déclara, 
sans plus tarder, que l'invention de Coriolis était une 
imagination de ce cerveau malade. on traita le professeur 
comme un monomane… et on le pria de retourner enfer- 
met sa monomanie dans son hôtel de la rue de Jussieu, 
tout en restant à la disposition de 1a justice. 

La journée qui vit la délivrance de Paris, vit aussi 
celle des jeunes filles collectsonnées. 

Toutes celles qui avaient été volées par le chimpanzé 
furent retrouvées par le plus grand des hasards, et au 
moment où on désespérait de savoir jamais ce que Gabriel 
avait pu en faire. 

Elles furent toutes retrouvées saines et sauves dans #ne 
salle du Musée de la marine, où leur étrange ravisseur les 
avait enfermées après les y avoir amenées par les toits. 
C'est à la curiosité scientifique et navale d'un M. Bene- 
zecque, percepteur dans une petite commune des environs 
de Montauban, que ces jeunes filles doivent la vie, car, 
au fond de ce grenier lointain, elles seraient toutes mortes 
de faim et de soif, si, poussé par le désir de voir des bateaux, 
M. Benezecque n'était monté dans les combles de notre 
vieux illustre palais où des coups sourds l'avaient averti 


BALAOO 343 


qu'on appelait à l’aide, coups frappés contre une porte 
que l'on peut voir encore aujourd’hui (avant quatre 
heures, le lundi, le mercredi, et le dimanche) à côté de la 
galère du xx siècle. 

Le professeur Coriolis rentrait en son hôtel de la rue de 
Jussieu quand une édition du soir de la Patrie en danger 
vint lui apprendre l’heureuse délivrance des victimes de 
la fantaisie diabolique de Gabriel, et il ne fut pas étonné 
de ne point découvrir parmi les noms de ces jeunes filles 
celui de Madeleine. 

J1 savait bieñ, lui, que Madeleine n’avait pas été volée 
par Gabriel... Comme il franchissait le seuil de sa porte, 
sombre et si désespéré qu’il songeait à se donner la mort, 
il trouva un pli sur les dalles du vestibule. 

Ce pli venait de Saint-Martin-des-Bois et était ainsi 
libellé : 

Vous attend au Grand Hêtre de Pierrefen : Balaoo. 


CHAPITRE VII 


PAUVRE BALAOO | 


Depuis des heures, Coriolis, les vêtements déchirés, le 
visage ensanglanté par les épines et les ronces, écarte 
vainement des branches. 

Il ne retrouve plus la carrière de Pierrefeu que surplombe 
le Grand Hêtre bien connu de sa jeunesse. Il est perdu 
dans la forêt. Il est venu Îà tout seul, ne voulant plus 
mêler personne à sa terrible histoire de famille et ne sa- 
chant quelle dernière funeste surprise l'attend à l'étrange 
rendez-vous fixé par Balaoo. 

Et d’abord, qui l’eût accompagné ? N’est-il point seul 
désormais sur la terre ? Patrice, que l’on soigne à Cler- 
mont, n’a point voulu le recevoir, l’accusant de tous les 
crimes dans un délire où peut-être sombre sa raison. 

La petite Zoé, dont il a voulu faire une demonselle pour 
Balaoo au temps où il espérait, dans sa folie extraordi- 
naire, pouvoir faire accorder un état civil « au fils de la 
forêt de Bandang », la petite Zoé, frappée au cœur par 
l'amour criminel de Balaoo pour Madeleine, se meurt 
dans les bras de Gertrude. Toutes deux également ont 
fui sa demeure et ne le veulent plus connaître. 

Et sa fille ! Où est sa fille ? Est-il vrai que le monstre 
l'ait tuée plutôt que de se voir séparé d'elle ? Et va-t-il 
se trouver en face du cadavre de son enfant ? 


BALAOO 345 


Balaoo, éperdu de remords, l’appelle-t-il pour pleurer 
sur une tombe ? Pourquoi, dans le mot qu'il lui envoie, 
ne lui parle-t-il pas de Madeleine ? Silence tragique ! 
Abominable incertitude ! Madeleine ! Balaoo !.…. 

Depuis des heures, voilà les deux noms chéris que l’in- 
fortuné Coriolis jette à l'écho de la forêt, et l'écho seul lui 
répond. 

Plusieurs fois, il a cru reconnaître les sentiers qui 
mènent au Grand Hêtre de Pierrefeu ; mais ses pas se sont 
mêlés et peut-être n’a-t-il fait que tourner sur lui-même. 
Le soleil décline et perce de ses flèches obliques la haute 
futaie, Le crépuscule va venir : Balaoo ! Madeleine !.… 

Balaoo ! toi qui aimais tant ta petite maîtresse, est-il 
vrai que tu l’aies ravie comme une bête sauvage et que tu 
sois resté sourd à sa voix ? 

Ji crie, dans le soir qui tombe : « Ma fille est morte! 
Ma fille est morte !.. » 

Alors, tombant à genoux et levant les mains au ciel 
dans un geste de pitié et de pardon, pour la première fois, 
il regrette son œuvre. 

Comme son regard, où il y avait tout le désespoir du 
monde, montait au zénith, il rencontra un épais cercle 
de corbeaux qui jacassaient horriblement, ainsi que font 
les bêtes et les hommes, après un grand festin. 

Ce cercle montait, puis descendait, et enfin disparut 
comme s’il tombait dans la forêt avec un accompagne- 
ment forcené de cris rauques et stridents comme des rires 
et des hoquets d'oiseaux de proie repus. 

Le cœur de Coriolis se glaça. 

Et soudain ses yeux accrochèrent un voile blanc que 
retenait la griffe d’un jeune pousse. Il se releva en titu- 
bant, et il se pencha sur ce voile ou plutôt sur ce 


346 BALAOO 


lambeau blanc comme le voile d’une jeune épousée. 

I1 ne douta plus que ce fût là le voite de Madeleine. 

Ille reconmaissait. Sa terreur lui disait qu’il ne se trom- 
pait pas. Ji l’arracha à 1a forêt de ses doigts fébriles et 
le porta à ses lèvres en sanglotant. Quelques pas plus loin, 
ce fut un morceau de satin de la robe qu'il trouva... et 
puis un petit soulier.… c'était le petit soulier blanc de 
Madeleine ; il le baisa éperdument.… 

Et il appela de toute la force de sa douleur : « Ma- 
deleine ! Madeleine ! Madeleine !.. » 

Non point comme on appelle une vivante, mais comme 
on appelle une morte qui vous est chère, pour qu’elle vous 
apparaisse. Car il y a des moments où la douleur humaine 
ne craint point les fantômes et où elle évoque les ombres 
pour les presser sur son cœur, des moments où la douleur 
ne tremble point sur le seuil du grand mystère, des mo- 
ments où l’amour des vivants voudrait faire sortir les 
morts de la nuit et où il s'étonne naïvement (tant il a 
appelé avec force) que les ombres ne viennent point le 
baiser sur la bouche. 

— Madeleine !.…. 

Seuls, Les cris des corbeaux lui répondirent.. et c’est 
guidé par les cris des corbeaux qu'il continua de marcher 
à travers les branches. 

Quand il eut écarté les dernières lianes de ce com de 
futate épaisse, il y avait comme un incendie au ras de la 
terre et des troncs, etil lui parut qu'il débouchait au centre 
de 1a fournaise. Il reconnut la clatrière de Moabit. Pius de 
mille corbeaux étaient là qui ne tournèrent même point 
la tête, très occupés qu'ils étaient à manger la triple cha- 
rogne de trois grands cadavres d'hommes étendus sur 
l'herbe, les bras en croix. 


BALAOO 347 


Et, bien qu’ils eussent le front fracassé et beaucoup de 
chair mangée, Coriolis reconnut les Trois Frères qui, de 
si longues années, avaient été la terreur du pays. Leurs 
fusils gisaient près d'eux; le plus fort des Trois, Hubert, 
à Îa barbe rousse, avait encore son arme dans sa main 
crispée. 

A l’entour, les fougères et les arbrisseaux étaient ren- 
versés et brisés et piétinés. La lutte qu’ils avaient subie, 
et dont les Trois Frères étaient morts, avait fait comme 
un cirque, comme une piste rase; et il avait dû y avoir 
là un combat terrible. 

Qui donc avait été assez fort pour vaincre les Trois 
Frères armés de leurs trois fusils ? Et quelle arme toute 
puissante avait couché ces grands corps sur la terre en- 
sanglantée ?.. Oh ! c’est une arme de bois, tout simple- 
ment. Elle repose, elle aussi, sur l'herbe, après avoir fait 
son ouvrage. C'est un beau jeune arbre qui pouvait 
compter sur de longues années de l’admirable vie de la 
forêt et qui, bien solidement, et confiant en l'avenir, avait 
enfoncé ses racines dans le sol nourricier. Or, une main 
l'avait arraché de la terre comme s’il n’y avait pas été 
attaché, et c'était ce tronc de bouleau dont la blancheur 
d'argent se maculait des taches brunâtres du sang qu’il 
avait fait gicler des trois têtes, c'était ce tronc de bouleau 
qui avait tué | 

Quel géant, quel héros avait combattu ici ? Quelle 
main d’archange avait manié ce glaive de bois flamboyant ? 

A une branche de cet arbre, Coriolis distingua encore 
un coin de ce voile blanc qui faisait battre son cœur dans 
sa poitrine comme un tambour, et aussi, il vit (après 
avoir dérangé les corbeaux qui protestèrent et roulèrent 
autour de lui comme une troupe noire ivre), il vit encore 


348 BALAOO 


_ un morceau de la robe blanche aux doigts de l’un des 
albinos. 

Et il ne douta plus que son enfant n’eût été le butin 
convoité de cette bataille de sauvages. Sa pensée, plus 
rouge que la forêt crépusculaire en flammes, lui déve- 
loppa d’un coup toutes les phases du tournoi de mort et 
de sang. 

Les brutes hommes s'étaient dressés contre l’animal 
en lui voyant une si belle proie et ils avaient voulu, eux 
aussi, la lui ravir. 

Ils étaient morts, et Balaoo avait transporté ailleurs 
l’objet sacré de cette lutte de dieux. Balaoo !.. Balaoo !.… 

Moabit soudain tomba dans la nuit noire, et Coriolis 
se heurta aux murailles vivantes de la clairière qui re- 
ferma sur lui ses bras de branches et ses mains de feuilles. 
Et il s’y laissa aller, au bout de son désespoir, comme en 
un berceau. 

Au matin, il se réveilla et il crut rêver encore en voyant, 
penchée sur lui, la figure triste et grave de Balaoo.. 

11 voulut crier. Balaoo, le doigt sur la bouche, lui or- 
donna le silence. 

— Prends garde ! dit l’anthropopithèque, dont la voix 
semblait, pour arriver jusqu’à lui, traverser des larmes, 
des larmes, tout un lac désespéré de pleurs. Prends 
garde !.. Tu vas la réveiller... 

— Est-elle morte ?.. Est-elle vivante ?... 

— Elle dort !.. Silence !.… 

— Est-elle morte ? Est-elle vivante ?.… 

— Elle dort et il ne faut pas la réveiller... 

Et, le doigt sur la bouche, marchant devant lui, tour- 
nant de temps à autre la tête pour constater qu'il était 
suivi, Balaoo lui fit faire un très grand chemin à travers 


RE en 


BALAOO 349 


la forêt. Tout se taisait sur leur passage. Les oiseaux sus- 
pendaient leurs chants, et les feuillages cessaient de frémir 
de joie dans le vent du matin. Le doigt sur la bouche de 
Balaoo semblait commander le silence à la nature entière, 
pour qu'elle laissât reposer celle vers qui ils marchaient. 

Était-elle morte ? 

Était-elle vivante ? 

Reposait-elle pour l'éternité ? 

Ils arrivèrent au Grand Hêtre de Pierrefeu. 

Balaoo montra à Coriolis l'étage supérieur des feuilles 
et le chemin qu'il fallait prendre. 

Ils montèrent dans l'arbre. 

Cet arbre était grand comme un petit bois qui eût en- 
touré la demeure particulière de Balaoo. 

Et on arriva à la demeure particulière, à la Hutte bâtie 
dans le style de la forêt de Bandang, et que Coriolis (qui 
se rappelait les huttes élevées par les anthropopithèques 
sur les mangliers des marécages) ne s’étonna point du tout 
de trouver là. 

Seulement, à cette hutte, il y avait une porte comme 
chez les hommes. 

I1 poussa la porte, cependant que Balaoo, de plus en 
plus triste et de plus en plus poli comme un quelconque 
homme qui prie un étranger de franchir le seuil de sa de- 
meure, se tenait modestement derrière lui. 

Coriolis poussa la porte et il se trouva devant Madeleine 
étendue sur un lit de feuilles sèches et recouverte décem- 
ment d’une couverture qu’il se rappela lui avoir été dé- 
robée jadis dans son cabriolet. 

Madeleine était pâle comme une morte, mais elle n’était 
pas morte. 

Au bruit que fit son père en entrant, elle ouvrit les yeux. 

20 


350 BALAOO 


Et deux syllabes glissèrent entre ses lèvres exsangues. 

— Papa !.…. 

Coriolis tomba à genoux devant son enfant, souleva 
cette tête chérie, la pressa sur son cœur et l’arrosa de ses 
larmes. 

— Pardon !.… Pardon !.…. 

— Pardon de quoi, mon papa ?.. Balaoo ne t'a rien 
dit ? Embrasse-le... c’est lui qui m’a sauvée !.… 

Le regard de Coriolis allait de Madeleine à Balaoo qui, 
sur le seuil, détournait la tête pour qu'on ne le vît pas 
pleurer. 

— Comment ! Il t'a sauvée ? 

Alors, Madeleme, entourant de ses beaux bras trem- 

blants le cou de son père, tui confia la terrible histoire à 
l'oreille : l'enlèvement dæns la chambre de Moulins par Elie, 
l'Albinos… 
Le fils de la mère Vautrin avait dû apprendre le ma- 
riage de celle qu’il n’avait cessé d'aimer et la prochaine 
arrivée des nouveaux époux à Clermont-Ferrand. La ré- 
solution qu'il avait prise subitement d’aller se mettre sur 
leur route, comme une bête à l’affüt pour se jeter sur sa 
proie, au passage, en disait long sur la mentalité des 
Trois Individus, qni, depuis des années, chassés définitive- 
ment de la société des hommes par leur condamnation à 
mort, vivaient au fond de la forêt comme des animaux 
sauvages. 

Mais, si Hubert et Siméon ne vivaient plus que pour 
manger et pour respirer au creux de leur tamèëre, le cœur 
d’Elie s’amimait encore de temps à autre, farouchement, 
au souvenir d’une forme blanche, apparue jadis, quand il 
rentrait le matim de ses chasses clandestines, au seuil de 


BALAOO 351 


la plaine et au seuil de l’aurore. L'image de Madeleme 
vivait au fond de ce cerveau de brute et, s’il en était arrivé 
à ne plus prononcer un mot, à ne plus répondre à l’appel 
de ses frères, c’est qu'il ne cessait de converser avec 
l’image de Madeleine et de lui dire des choses qui ne de- 
vañent être confiées à personne. 

En errant avec ses frères comme un chacal autour des 
villages qu'ils terrorisaient encore, par périodes, de leurs 
rapines, Elie fut mis au courant du retour prochain de 
Madeleine à Clermont avec son jeune époux. 

Ii ne dit rien à ses frères, se rendit à Clermont, vint se 
renseigner dans le voisinage de la rue de l’Ecu et remonta 
jusqu’à Moulins. 

Son but était d'enlever Madeleine avant son arrivée 
dans le chef-lieu du Puy-de-Dôme. 

Là, il lui eût peut-être fallu renoncer à son sinistre 
projet. Tandis que, s’il ravissait Madeleine en pleine cam- 
pagne, il se faisait fort, ne voyageant avec sa proie que de 
nuit, de regagner le repaire de la forêt sans être inquiété. 

Monter dans le train et profiter d’un arrêt à une sta- 
tion secondaire, ou même du ralentissement du convoi à 
certains passages qu’il connaissait, et bondir dans la nuit 
avec la jeune femme dans ses bras, tel était le plan extré- 
mement simple que pouvait concevoir son cerveau de 
brute, 

Les événements se chargèrent encore de simplifier les 
choses. 

A Moulins, il vit descendre du convoi Madeleine et 
Patrice. 

C’est tout juste s’il eut la force de se retenir de la saisir, 
. là, sur le quai ;, au milieu des voyageurs. Si elle n’avait 
passé si vite, au bras de Patrice, peut-être aurait-il tenté 


352 BALAOO 


le coup. Il se sentait le cœur bouïllonnant, des flammes 
au cerveau et tout tremblant de l’impatience de son 
rapt. 

A l'hôtel, il entra carrément derrière eux, mais conti- 
nua, attentif, son chemin dans la cour. Une fenêtre s’éclai- 
rait, et il y vit l'ombre de Madeleine. Dix minutes plus tard, 
Madeleine était dans ses bras ; son poing étouffait la 
bouche hurlante et il la jetait à demi morte dans une car- 
riole sur le siège de laquelle il bondit. 

Ji s'arrêta, quand la bête, expirante, s’abattit dans les 
brancards. 

Il avait fait un long chemin sur la route de Paris, re- 

montant du côté opposé au pays de Cerdogne ; et ceci 
devait dépister, quelques heures plus tard, Patrice d’abord, 
Coriolis, accouru ensuite. 

Enfin, les événements déclanchés par Gabriel ache- 
vèrent, par leur coïncidence, de donner la tranquillité au 
ravisseur qui s’acheminait à petites et prudentes étapes 
vers la carrière de Moabit. 

I1 ne disait pas un mot à Madeleine, mais il la forçait 
à boire et à manger par la terreur. 

Madeleine espéra un instant que les recherches dont 
elle devait être l’objet actif et désespéré aboutiraient 
avant que le misérable ne l’eût enfermée pour toujours 
dans quelqu’une de ces affreuses carrières de Moabit dont 
on prenait le chemin. Elle en connaissait la terrible 1é- 
gende, toute peuplée de fantômes, de cadavres, tapissée 
de squelettes et de trésors. 

Mais la forêt se referma sur eux avant que le secours 
fût venu, et ils arrivèrent à Moabit. 

Les deux frères accueillirent en silence l’afbinos et sa 
proie toute blanche. Elie leur dit : 


BALAOO 353 


— Voici celle qui sera ma femme, la femme d’Elie de 
Moabit. 

Les autres s’avancèrent sur elle avec des regards de 
flamme. Elle vit qu'ils étaient armés et qu'ils se regar- 
daient tous trois avec une grande haine. Elle comprit 
que les Trois Frères allaient se battre et qu’elle serait 
le butin du vainqueur. 

Et les autres, avec leurs bras terribles, se l’arrachaient 
déjà ; déjà elle sentait autour d’elle leurs doigts mons- 
trueux qui la déchiraient, quand elle poussa un grand cri 
qui roula au fond des échos de la forêt : Balaoo !.. Ba- 
1a00 !.… 

Et Balaoo parut. 

Ah ! ce fut un combat de géants, une lutte mytholo- 
gique avec la foudre du fusil moderne en plus. Mais, soit 
que les dieux anthropopithèques veillassent avec un soin 
jaloux sur leur héros terrestre, soit que la nature l’eût 
doué d’une chair impénétrable au vulgaire plomb de 
chasse des hommes, la foudre humaine fut impuissante à 
arrêter l'élan de ses bras vengeurs. 

La forêt elle-même l’arma du terrible glaive, et l’arme 
tournoya autour des fronts... 

Balaoo ! Balaoo ! IL était venu ! Il frappait pour elle ! 
I1 tuait pour elle ses Trois Frères de la forêt | 

En vain avait-elle appelé les hommes! nul n'était 
venu ! Mais elle n'avait eu qu’à prononcer son nom pour 
qu'il se ruât dans la mêlée et en sortît vainqueur, le cher, 
formidable et doux et terrible Balaoo !.… 

Et pour elle, pour elle qui avait regardé Patrice tirer 
sur Balaoo sans qu’elle eût détourné son bras, pour elle 
qui, à genoux, au centre de Moabit, pendant que se dé- 


roulait le combat, ressemblait à un grand 1ys blanc | 
20. 


354 BALAOO 

Ah! dans les tournois, y eut-il jamais un chevalier 
plus redoutable ? frappant d’estoc et de taille et de ses 
doigts de mains de souliers !… Balaoo !… Balaoe !.… 
frappe ! abats ! voilà pour Siméon !.. et puis pour lie !.. 
Quant à Hubert, il faut lui réserver ton coup le plus rude. 

Its ont tourné autour de toi avec leurs fusils vides 
| qu'ils agitent maintenant comme des massues; mais toi, 
tu as ta bonne massue d'arbre et tu leur en as fait voir 
de toutes les couleurs ! de la couleur rouge surtout ! 

Ah ! que de sang sur les bras et sur les joues !... Hop ! 
Hop ! Balaoo ! Elle n’a eu qu’à prononcer ton nom et tu 
es venu ! Tourooo ! Tourooo ! Pan! encore un bon coup 
dans les reins de cet Elie qui ne s’en relèvera plus et qui 
se traîne sur l’herbe comme us lièvre aux pattes brisées ! 

Et ils ont le front fendu toutde même, et ça coule, Le 
sang. Mais ce sont de solides gaillards qu’un coup d’arbre 
sur le front ne démolit pas du premier coup ! Il faut y re- 
venir à plusieurs fois |! Ils sont durs comme de la chair et 
de l'os d’anthropopithèque ! Woop ! phch! phch !.. un 
coup par-ci, un coup par-là !. 

Les guerriers sont comme ivres et dansent autour de 
Balaoo comme des ours; c’est toi, Balaoo, qui les fais 
danser atmsi, comme un bohémien son ours. Gock! Gock!… 
L'enfer de Patti Palang-Kaing vous attend ! 

Of ! Ils ne respirent plus !.… Ils ne gémissent plus !.… 
Lis ne bougent plus !.… 

Is sont morts tous les trois, les bras en croix, sur 
l'herbe rouge. Maïs toi, tu es bien mal arrangé aussi, 
mon pauvre Balaoo !.…. 

Mais il s’agit bien de te soigner à cette heure où le blanc 
lys de la carrière de Moabit s’affaisse après avoir vu ta 
victoire, tout doucement sur la terre, épuisé. 


BALAOO 355 


e 


C’est à ton tour d’emporter le blanc 1ys dans tes bras, 
vec beaucoup de précautions dignes d’une nourrice de 
tbetits d'hommes, par le seigneur dieu Patti Palang- 
1  JHÈt tu as étendu le 1ys sur la fraîcheur du Hit de feuilles 
sèches de ta demeure solitaire du Grand Hêtre de Pierre- 
feu !.. Que Patti Palang-Kaing qui veille sur les cœurs 
sincères, du haut de son trône de la forêt de Bandang, 
et qui récompense les belles bataïlles de la forêt... que 
{Patti Palang-Kaing soit béni, puisqu'il a béni ta de- 
:meure, Ô Balaoo !.… 
5 el avait été ce dernier épisode, sanglant, tragique, hé- 
- roïque et beau comme l'antique. 
Ce n’est point avec sa pauvre voix si fragile, avec le 
| souffle pâle de son haleine de 1ys expirant, que Madeleine 
' a pu raconter d'aussi retentissants hauts faits à Coriolis 
qui pleure. Mais les quelques mots qu'elle lui dit à l'oreille 
et ce qu'il a vu : les cadavres et les blessures de l’humble 
_ Balaoo, tout cela lui fait comprendre le drame, le fait san- 
gloter d’allégresse et fait bondir son cœur d’orgueil, car 
Madeleine est sauve et Balaoo a agi comme un de la Race 
au temps des chevaliers sans peur et sans reproches. 

Balaoo détourne toujours la tête au seuil de sa demeure 

forestière, pour qu'on ne voie pas ses yeux rudes pleins 
. de larmes. 

Madeleine dit, en soupirant : 

— Il faut bien lui demander pardon très fort ! Nous 
avons eu tort de ne pas le traiter comme un de la Race. 
Il m'a dit : « Je voulais te revoir encore, Madeleine, avant 
ton départ avec le mari de ta race. Que croyais-tu donc 
et que craignais-tu ? Un qui a des doigts de souliers sera 

| toujours l'excellent ami de la fille des hommes et, si tu 


356 BALAOO 


connaissais la loi de la forêt, établie par Patti Palang- 
Kaïng, au commencement du monde, tu saurais cela que 
la fille des hommes peut se promener sans crainte dans la 
forêt. Mais ce n’est pas défendu de toucher des lèvres les 
traces de ses pas ou de lui lécher la main! »... Voilà ce 
qu’a dit Balaoo. N'est-ce pas, mon Balaoo ? Il m'’a dit 
tout cela, à côté du lit de feuilles sèches, en attendant que | 
tu viennes... 11 me l’a même dit dans des vers immortels, 
car Balaoo est un grand poète, n'est-ce pas, Balaoo ? 

Balaoo, à la porte, fait signe que oui de la tête... mais 
la tête toujours tournée, car il n’en peut plus...sa douleur 
va éclater comme un orage intempestif... et il se retient 
pour ne pas tomber dans le ridicule. Il tâche à avaler ses 
sanglots et à garder son tonnerre pour lui. 

Pauvre Balaoo qui sait que Coriolis est venu pour erm- 
mener Madeleine. pauvre Balaoo qui a appelé lui-même 
son maître, sur l’ordre de sa petite maîtresse et qui est 
allé lui-même, après l’avoir écrite lui-même (car Made- 
leine était alors trop malade) mettre de nuit, dans la rue 
du village, sa lettre dans la boîte aux lettres de la poste 
de M"° la receveuse... même qu'il a failli être reconnu par 
cette sacrée vieille taupe de mère commère Toussaint qui 
pense toujours à la robe de l’Impératrice. 


RE …î…__ _î_î_î'' î——<—<— A, 


é 


C’est fini, cette fois, bien fini ! Elle est partie ! Elle est 
partie rejoindre son mari et il ne la reverra plus !.. Son 
maître reviendra, lui; mais elle, elle ne doit plus revenir à 
cause de la loi d'hommes qui lui ordonne de suivre son 
mari. Elle est partie à l'instant même, et, après des 
adieux qui ont fait croire à tous les villageois du pays de 
Cerdogne qu'il y avait un gros orage dans les bois et sur 
la montagne, il est resté là, lui, sur le seuil de sa demeure 


BALAOO 357 


forestière du Grand Hêtre de Pierrefeu, il est resté immo- 
‘bile, les bras et les jambes pendants et la tête sur la poi- 
trine, sans remuer, comme un anthropopithèque en bois. 
Et il est resté comme ça, tant que les grelots du cheval 
de la voiture ont grelotté sur son cœur desséché comme 
une peau de tambour, car il n’y a plus rien dans son cœur, 
rien ; elle a tout emporté. Du moins, ça lui produit cet 
“effet-là, une sensation de creux ; oui, il a là comme une 
caisse vide et que rien ne remplira jamais plus !.. rien 
que le souvenir, Balaoo !.… 
Et tu verras, Balaoo, que le souvenir, ça remplit tout 
* de même le cœur, à en étouffer.… 
On n’entend plus rien au loin sous la feuillée. Balaoo 
rentre chez lui et il s'étend sur le lit de feuilles sèches qui 
a gardé la forme de son corps. et, chose incroyable, 
 Balaoo a encore des larmes. 
Les dernières écoulées, il restera sur le lit de feuilles 
 $Sêches, pendant deux jours et deux nuits, étendu sans 
_ mouvement comme un anthropopithèque en bois. D’an- 
_ ciens camarades de la forêt seront montés jusque chez lui 
et auront regardé par la porte entr'ouverte, sans seule- 
ment qu’il se soit dérangé d’une ligne. Le vieil As, qui 
maintenant a une patte cassée, a regardé cela et est 
reparti sans rien dire, en haussant les épaules. 

Balaoo ne connaît plus ces gens-là. 

Au bout du second jour, quand Coriolis est revenu, il a 
trouvé Balaoo assis, au coin de sa porte, l'épaule au soleil 
et lisant mélancoliquement Paul et Virginie. 

Coriolis a dit à sa fille qu’il allait se retirer définitive- 
ment à Saint-Martin-des-Bois; mais, dans sa pensée, il 
a menti, c’est au Grand Hêtre de Pierrefeu qu’il voudrait 
se retirer. loin de Îa société qui ne peut que le maudire, 


358 BALAOO 


tout seul avec son chef-d'œuvre de dieu, avec l’Honrme 
de Java que son génie a mis au monde... 

Enfin, on va voir ce qu’on va faire. De fâcheux bruits 
courent le département sur une histoire d’anthropopi- 
thèque. Coriolis trouve qu’on est très bien dans Îa forêt 
gardée par le souvenir des Trois Frères et de la bataïile 
où périrent quelques braves officiers et soldats... C'est 
une retraite à peu près sûre et inviolable, à peu près. 

D'abord, Coriolis songe avant tout à vaincre la tristesse 
de Balaoo. Il a raison, car le malheureux garçon est bien 
malade et, s’il continue à s’attrister ainsi, sans remuer, 
au haut de son arbre, il deviendra phtisique. 

Coriolis arrache d’abord Balaoo à ses mauvaises lec- 
tures. Il lui confisque Paul et Virginie, et il l'emmène se 
promener dans la forêt. 

Pour détourner les pensées de son élève, il le met au 
courant des frasques d’un certain Gabriel, dont on a pu 
croire, un instant, qu’il était Balaoo. En vérité ! lui-même 
s’y était trompé, à cause de la façon qu'il avait de porter 
son veston ouvert en mettant brusquement un doigt dans 
les poches de son gilet ou aux entournures; enfin, à cause 
d'un monocle. 

— J'ai beaucoup connu ce Gabriel, répondit Balaoo, 
en faisant effort pour suivre la pensée de son maître ; il 
m'empruntait tout, mes costumes, et jusqu’à la façon de 
les porter. Je lui avais fait don d’une paire de lunettes ; 
et je vois qu'il a réussi à en faire un monocle parce que 
j'en portais un. Ces singes ne peuvent se passer d'imäter les 
gens. 

Ils marchèrent quelque temps sans se rien dire, puis ce 
fut Balaoo qui reprit : 

— Pendant que l’on mettait sur mon compte toutes 


Mes à sr eg Se ST: os Re in dsl | 


BALAOO | 359 


Ces horreurs, je prenais, désespéré, le chemin de Pierrefeu ; 


j'avais voulu revoir Madeleine, tout simplement; je l'ai 
revue à travers les vitres du wagon, mais l’Aufre a voulu 
me tner et je regrette bien qu'il n’ait pas réussi. 

Coriolis serra Le bras de Balaoo affectueusement. Alors, 
Balaoo lui rendit humblement sa pression et baissa le 


ù front en fmissant.… 


— Oui, je ne demande plus qu’à mourir... qu’à mourir 
dans ces lieux qui l'ont connue, qui ont entendu sa douce 


. voix quand elle appelait : Balaoo !.. Balaoo !... Balaoo !… 
. Ma seule joie maintenant sera de reconnaître les arbres 


ol 
je 


au pied desquels nous nous asseyions, quand elle voulait 


, m'instruire de quelque histoire nouvelle... Ici. je re- 


, trouverai partout son image. Patti Palang-Kaing est 


bon !.. Ah ! je saurai mourir ici... 
Coriolis voulait en vain le faire taire. Balaco ne pensait 


. qu’à Madeleine et se plaisait douloureusement à confier 


, Sa pensée à toutes les branches du chemin. El dépérissait 


visiblement. Il ne sortait de son rêve que pour parler de 
Paul et Virginie dont l’histoire lui agréait par-dessus tout 


, parce qu'il y trouvait de la ressemblance avec ses propres 


malheurs. Et, comme Paul, après le départ de Virginie, 
il revit tousleslieux où il s'était trouvé avec la compagne 
de son enfance, tous les endroits qui lui rappelaient teurs 
Inquiétudes, leurs jeux, leurs repas champêtres et a 
bienfaisance de sa petite sœur bien-aimée.. un jeune 
bouleau qu'elle avait planté, les tapis de mousse où elle 
aimaïit à courir, les carrefours de 1a forêt où elle se plaisait 
à chanter et où leurs deux voix s'étaient mêlées avec leurs 
deux noms : Balaoo !.. Madeleine !.. 

Au bout de cinq jours, il se coucha ; et Coriolis put 
croire que c'était pour ne plus se relever. 


360 BALAOO 


Un matin, Balaoo se réveilla de son assoupissement et 
vit Zoé et Gertrude à ses côtés. Il n’en marqua aucune 
colère, ni la moindre humeur. Bien mieux, il se laissa ten- 
drement embrasser par Gertrude, et il demanda pardon à 
Zoé de toute la peine qu’il n’avait, depuis qu’il la connais- 
sait, cessé de lui causer. Sa voix était douce, il se laissait 
soigner et dorloter. Il était faible comme un enfant qui 
va mourir. Coriolis, qui le soutenait derrière lui, bien qu'il 
fût aussi faible que lui, se risqua à user du mot-remède 
que la petite Zoé, avec son cœur et son intelligence, avait 
apporté toute seule. 

Coriolis se pencha et glissa les deux syllabes à l'oreille 
de Balaoo : 

— Bandang ! 

Aussitôt l’œil de Balaoo s’alluma, son torse se redressa, 
sa poitrine respira fortement et il répéta : 

— Bandang !.…. 

Alors Zoé dit : 

— Veux-tu, Balaoo, veux-tu retourner dans la forêt 
de Bandang ?.… 

— Oh ! fit Balaoo, avec un soupir effrayant... Oh ! que 
je voudrais la revoir, avant de mourir !.… 

— Eh bien! nous t'y conduirons !.. nous irons tous 
ensemble, Balaoo !.… 

Balaoo posa sur ses lèvres ses énormes poings trem- 
blants, comme lorsqu'il avait dessein de retenir l’expres- 
‘sion trop bruyante de sa joie ou de sa douleur. 

— Partons !.. fit-il!…. Oh! partons !. loin des mai- 
sons d'hommes !.. Refournons dans ma forêt de Bandang! 

11 n’y avait pas à hésiter. C'était le salut, non seule- 
ment pour Balaoo, mais encore pour eux tous, pour Co- 
riolis surtout, car Zoé était revenue de Clermont avec les 


BALAOO | 361 


plus fâcheuses nouvelles. M. Mathieu de la Fosse avait 
maintenant la certitude que les beaux officiers et les beaux 
soldats, qui avaient été tués lors de l'assaut de la forêt, 
étaient tombés sous les coups de l’anthropopithèque de 
Coriolis. L'enquête officielle finissait de déméler ces choses 
sombres et l’on recherchait, à nouveau, le maître et son 
terrible élève. 

Il n’était que temps de fuir. 

Ils traversèrent les frontières et montèrent sur des 
nefs. Ils fuirent jusqu’à la forêt de Bandang. 


* 


ÉPILOGUE 


Balaoo fut sauvé le jour qu'il revit les lieux où il avait 
aperçu sa mère pour la dernière fois. C'était à trois jours 
de marche de Batavia, à quelques centaines de mètres 
des mangliers millénaires qui enfoncent leurs racines 
jusqu’au cœur même de la terre. Il reconnut les disposi- 
tions du carrefour et les voûtes épaisses qui distribuaient 
la même ombre et la même lumière, car il faut des cen- 
taines de siècles pour modifier ces paysages créés par les 
dernières perturbations du monde et l’élan de la première 
sève universelle. 

J1 dit : C’est Îà ; et il arrêta ses compagnons. 

— C'est 1à ! C’est là, ma forêt de Bandang !.… Voilà les 
bois de mon enfance !.… Là, je jouais avec ma mère et mon 
petit frère et ma petite sœur. Moi, j'étais déjà vigoureux 
et fort, mais encore un baby, cinq ou six ans à peine... 
mon petit frère et ma petite sœur commençaient à peine 
à marcher ; moi, je gambadais en vérité et j'appelais 
mon jeune frère et ma petite sœur par mes gestes et mes 
cris et je les engageais à venir partager mes ébats. 

« Le petit, pour me suivre, essayait quelques gambades, 
mais il faisait de vains efforts! Oh ! je le vois encore trem- 
bler sur ses petites jambes qui le supportaient à peine : il 
tombait, et ma petite sœur aussi tombait... et notre 
mère les relevait tendrement et les encourageait de la 
voix et du geste. 


BALAOO 363 


« C’est à ce moment (je verrai cela toute ma vie). Ma 
mère, devant la maladresse et la fatigue des petits, venait 
de les coucher dans ses bras et commençait de les endor- 
mir en les berçant et en chantant une douce chanson des 
marécages. Ah! Patti Palang-Kaing ! Ceux de la Race sont 
arrivés alors. Et ils ont lancé sur moi un filet dans lequel 
je me débattais, pendant que ma mère s’enfuyait pour 
_ sauver mon petit frère et ma petite sœur, en me jetant un 
. Cri d'adieu. 

._ Ceux de la Race ont eu beaucoup de chance que mon 
. père ait été occupé ailleurs dans la forêt, ce jour-là... Oui, 
c’est ici, ma forêt de Bandang ! Ah ! Patti Palang-Kaing ! 
_ reverrais-je jamais, et mon père qui tonnait si fort, et 
. ma mère qui présidait à nos jeux, et mon petit frère et 
. ma petite sœur qui tombaient et se roulaient sur l'herbe 
comme de jeunes chevreaux malhabiles (x). 
Balaoo ne retrouva pas ses parents. Et il put voir qu'il 
_ avait été oublié de ses amis de la forêt, depuis bien Iong- 
. temps. 
_ Le village des marécages avait disparu. Mais Balaoo 
 teconstruisit les huttes sur les racines en triangle des 
_ mangliers géants. Et tous quatre, Gertrude, Coriolis et 
_ Zoé et lui vécurent en cet endroit avec tranquillité. Ger- 
trude se faisait très vieille et ne bougeaïit plus, occupée à 
tricoter des chaussettes que Balaoo ne mettait plus 
jamais, car il se promenait maintenant avec ses doigts de 
pieds sans souliers. 

Zoë s'était faite la servante active et de plus en plus 
| sauvage de ses deux maîtres. Elle ne parlait à Balaoo 
qu’à la troisième personne singe. Elle avait oublié les 


(x) Lire encore le livre de Louis Jacolliot où il décrit une scène de 
famille grand singe, absolument semblable à celle-là. 


364 | BALAOO 


modes de Paris et s’habillait de feuillages. Et elle était bien 

contente de ne plus apprendre la géographie. Coriolis 
avait perdu l'habitude de parler homme et ne transmettait 
pius sa pensée qu’à l’aide de quelques monosyilabes de 
la langue anthropoide, et il se sentait avec une âpre jouis- 
sance retourner à ce qu'il pensait être le point de départ, 
ka source de Îa vie humaine : à la race singe. Le malheu- 
reux n'avait plus la force cérébrale nécessaire à concevoir 
que cette rétrogradation lus était envoyée peut-être comme 
un châtiment du ciel pour avoir osé s'amuser au jeu défendu 
par la nature du mélange des espèces. 

Seul, Balaoo, qui continuait tous les six mois à retour- 
rer à la ville de Batavia pour chercher une lettre de 
Madeleine, poste restante, et qui n'avait cessé de lire 
Paul d Virginie, avait conservé presque toute sa civilisa- 
tion acquise. 

Le souvenir de Madeleine l’aidait beaucoup en cela. Il 
vivait toujours avec la pensée de sa jeune maîtresse. 
Elle était maintenant notairesse à Clermont, et deux 
petits enfants jouaient dans l'étude de la rue de l’Ecu, 
avec l’abominable général Captain. 

« Si jamais, se disait Balaoo, ces deux gamins-là ont 
besoin de quelque chose dans la vie, ils n’ont qu’à faire 
un signe, je suis 1à !... Touroo !... Woop !.… Touroo ! » 

J'ai dit que Balaoo avait conservé, dans sa forêt de 
Bandang, presque toute sa civilisation acquise, 

Mais il n’en montrait aucune fierté. 

Et quand les hôtes de la forêt, les vrais frères fauves 
de Bandang, se furent rapprochés peu à peu de la nou- 
velle famille du village des mangliers, et que, les soirs de 
printemps, ils faisaient le cercle autour de Balaoo pour 
qu’il leur racontât des histoires d'hommes, Balaoo leur 


BALAOO 365 


disaît dans leur langage, après une courte pare à Patti 
Palang-Kaing : 

— Les animaux sont les animaux, et les dieux sont les 
dieux; mais les hommes, ça n’est rien du iout!… Bref 
(concluait Balaoo en se mettant les doigts dans le nez 
à la mode injurieuse anthropopithèque) : des hommes, c'est 
des dieux manqués ! 


FIN 


COMPLAINTE A PATTI PALANG-KAING, DIEU DE TOUS 
LES ANIMAUX DE LA FORÊT DE BANDANG.. 


Dédiée à Mie Madeleine Coriolis Boussac 
Saint-Aubin par Balaoo. 


Voopwoooppwoooppwoopp ! (Cette excla- 
mation, mise ici en exergue, correspond à 
peu près, dans la langue singe, à La longue 
plainte exprimée dans ce vers de je ne sais 
plus quel tragique grec : ototototoi! qui 
signifie : hélas !) 


Patti Palang-Kaïng! Patti Palang-Kaing ! 
Pourquoi le dieu des Chrétiens , 
N'’a-t-il pas mes doigts lié, 

Mes doigts de maïns de souliers ? 


Pourquoi avoir changé ma langue, 
Ma langue de ma forêt de Bandang, 
M'avoir appris à pleurer, 

Si on n’a pu mes doigts lier, 

Mes doigts des mains de souliers ? 


366 BALAOO 


Je me suis promené dans le jardin d'homme 
Comme un de la race qui pleure; 
Mais personne n’a vu mes larmes, 
Pas même celle pour qui je meurs. 
Mais elle a entendu mon cœur 
(Qui soupirait dans son malheur) 

Et elle a dit à l’Aufre qui levait le nez en l’air : 
« Ce n'est rien, c’est le tonnerre ! » 


Si j'avais mes doigts liés, 
Mes doigts de mains de souliers, 
Je dirais à Patti-Palang-Kaing : 
« Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing ! 
Garde tes palétuviers, 
Tes bananiers, tes mangliers, 
Puisque j'ai mes doigts liés, 
Mes doigts de mains de souliers... 
Patti Palang-Kains |! 
Balaoo ne regrette rien !.. » 


Et je dirais à Madeleine, 
Avec ma plus douce haleine, 
« Madeleine, je veux, 
Veux embrasser tes cheveux ! 
Si j'avais mes doigts liés, 
Mes doigts de mains de souliers ! » 


Hélas ! l'Autre a dit: « Je veux, 
Veux embrasser tes cheveux », 
Et moi je ne dis rien 

Et je lui lèche la main! 


BALAOO 
Patti Palang-Kaing |! Patti Palang-Kaing |! 
Redemande au dieu des Chrétiens, 
Redemande ma langue, 
Ma langue de ma forêt de Bandang, 
Et rends-moi mes palétuviers 
Et mes doigts de mains sans souliers | 


Paris, juillet rex1. 


1628-12. — Convxil. Imprimerie Créré. 


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