Full text of "Balaoo"
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Copyright by Jules Tallandier 1912.
Tous droits de reproduction,
d'adaptation et de traduction
réservés pour tous les pays.
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GASTON LEROUX
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ILLUSTRATIONS D'APRÈS LES AQUARELLES
DE Cu. DONZEL
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Tous droits réservés.
ERNEST LAJEUNESSE
Hommage affectueux de son vieil ami.
Gasron LEROUX
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BALAOO
LIVRE PREMIER
L'ÉPOUVANTE AU VILLAGE
CHAPITRE PREMIER
LE CRIME DE L’AUBERGE DU «€ SOLEIL NOIR »
Il était dix heures du soir et depuis longtemps déjà
il n’y avait plus « âme qui vive » dans les rues de Saint-
Martin-des-Bois. Pas une lumière aux fenêtres, car les
volets étaient hermétiquement clos. On eût dit le village
abandonné. Enfermés chez eux bien avant le crépus-
cule, les habitants n'eussent consenti, pour rien au
monde, à débarricader leurs demeures avant le jour.
Tout semblait dormir quand un grand bruit de
galoches et de souliers ferrés retentit sur les pavés
sonores de la rue Neuve. C'était comme une foule qui
accourait ; et bientôt l’on perçut des voix, des cris,
des appels, des explications entre gens qui venaient
d’on ne sait où. Pas un volet, pas une porte ne s’ouvrit
au passage bruyant de cette troupe inattendue.
Chacun était encore sous le coup des deux assassinats
de Lombard, le barbier du cours National, et de Camus,
le tailleur de la rue Verte, suivant toute une série
I
13158906
2 BALAOO
d'événements tantôt tragiques, tantôt sinistrement co-
miques et souvent inexplicables.
On n’osait plus s’attarder sur les routes où de riches
paysans, au retour des grands marchés de Châteldon
et de Thiers, avaient été attaqués par des bandits mas-
qués et avaient dû, pour sauver leur vie, se défaire de
tout leur argent. Quelques cambriolages, d’une audace
extraordinaire, perpétrés sous le nez des propriétaires |
sans que ceux-ci osassent protester,avaient été le point
de départ d'enquêtes judiciaires qui, menées d’abord
mollement, n'avaient abouti à rien de sérieux. Cepen-
dant quand, après les attaques nocturnes, les incen-
dies, les vols qualifiés et autres larcins, survinrent ces
deux extraordinaires assassinats de Camus et de Lom-
bard, la justice se vit dans la nécessité de pousser les
choses à fond. Elle menaça les plus timides pour les
faire parler. Ils se seraient plutôt laissé arracher la
langue. Certes! la justice ne pouvait plus ignorer vers
qui allaient les soupçons de tout le pays, mais elle dut
renoncer à recueillir un témoignage lui permettant
d’inculper qui que ce fût. Et le mystère des derniers
crimes s’en trouva épaissi d’une bien singulière façon.
Et c'était le comble qu’à côté d’affreux coups de
force, il y eut des farces.. des farces extravagantes qui
épouvantaient comme un attentat. D’honnêtes com-
merçants, en pleine rue Neuve, le soir, avaient été
giflés à tour de bras,sans pouvoir dire d’où leur tom-
baït le horion. On avait retrouvé dans sa cour, où elle
avait attiré les voisins par ses cris désespérés, la mère
commère Toussaint, l’entrepreneuse en broderie, jupes
par-dessus tête et le corps bien endolori d’une fessée
terrible, administrée par un mystérieux inconnu. I y
BALAOO 3
_ avait de petits événements qui tenaient de la sorcellerie.
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Malgré portes et serrures, certains objets, les uns 1é-
gers et futiles et sans aucune valeur apparente, les
autres d’un poids considérable, disparaissaient comme
par enchantement. Un matin, en ouvrant les yeux, le
bon docteur Honorat n'avait plus trouvé, dans sa
chambre, sa commode ni sa table de nuit. Il est vrai
qu’il dormait la fenêtre ouverte. I1 ne porta pas plainte
. et garda pour lui son ahurissement, se contentant de
faire part de l’étrange phénomène à son ami, M. Jules,
qui lui conseilla de fermer sa fenêtre pour dormir.
Enfin, on n’osait plus traverser la forêt où il se pas-
. sait des choses « que l’on ne savait pas »... Ceux qui en
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étaient revenus de ces choses-là ne se vantaient de rien,
mais ne se risquaient plus jamais de ce côté... c’est ce
qu’on appelait « le mystère des Bois-Nors ! »
Tant d'épreuves ne suffisaient-elles point ? Quelle
. nouvelle épouvante faisait donc courir, ce soir, dans le
. couloir ordinairement désert de la rue Neuve, les pau-
_ vres gens du pays de Cerdogne ?
Une chose en apparence bien banale, un accident
de chemin de fer ou, pour mieux dire, un attentat à la
vie des voyageurs sur la petite voie d’intérêt local qui
rejoint la ligne de Belle-Etable à celle de Moulins, aux
confins du Bourbonnais, était la cause de tout ce bruit.
Une main criminelle avait arraché les raïls à la
sortie du tunnel qui débouche sur la Cerdogne et, si le
convoi, qui devait traverser l'eau sur un pont en ré-
paration, n’était arrivé à cet endroit avec une vitesse
très ralentie, la catastrophe eût été inévitable. Heu-
reusement, on en était quitte pour la peur. Le fourgon
seul avait été démoli. Quant aux voyageurs — une
4 BALAOO
vingtaine — ils avaient été surtout secoués par l'émo-
tion. Aussi s’étaient-ils enfuis à travers champs jusqu’à
Saint-Martin-des-Bois, jetant l'alarme dans le village
déjà calfeutré pour la nuit.
A l'exception de deux ou trois d’entre eux,qui habi-
taient le village même, tous se rendirent chez les Rou-
bion qui tiennent l’auberge à l'enseigne du « Soleil
Noir », au coin de la place de la Mairie et de la rue
Neuve.
A l’auberge, la confusion fut complète. Pendant que
les uns réclamaient des chambres, ou tout au moins un
lit, une paillasse, les autres s’excitaient mutuellement
sur le danger qu'ils avaient couru.
L'opulente M"° Roubion essayait de contenter
tout le monde, mais y parvenait difficilement. Un matelas
faillit être mis en pièces. Quand, tant bien que mal,
chacun fut casé, il se présenta un dernier voyageur, Le
front caché sous un bandeau. C'était le seul blessé.
— Tiens! monsieur Patrice! Vous êtes blessé ?
demanda M°* Roubion avec sollicitude, en tendant
sa main grasse au nouvel arrivant, un jeune homme
dans les vingt-quatre à vingt-cinq ans, de figure douce
et sympathique, aux jolis yeux bleus, à la petite mous-
tache blonde soigneusement relevée en croc.
— Oh! une écorchure! rien de grave... demain, il
n’y paraîtra plus! Avez-vous une chambre pour moi ?
— Une chambre, monsieur Patrice. Il me reste le
billard, oui !....
— Je prends le billard! répondit le jeune homme en
souriant.
Sur quoi M" Roubion! alla s'occuper de M. Gus-
tave Blondel, commis-voyageur en nouveautés d’une
BALAOO 5
des premières maisons de Clermont-Ferrand qui, dans
l'office, était en train de faire son lit sur la table, tout
en menaçant la patronne de la peine de mort si elle ne
lui procurait, sur-le-champ, un traversin.
— Voyez-vous, belle dame, je suis très bien ici,
mieux que dans la salle de billard où tous ces bavards
m'empêcheraient de sacrifier à Morphée! Qu'est-ce
qu'ils ont à gueuler comme ça! De quoi se plai-
gnent-ils ?.… Puisqu'ils savent qui a fait le coup, qu'ils
le disent !.…
En entendant ces mots, M°”° Roubion s’empressa
de disparaître.
Dans la salle du cabaret, M. Sagnier, le pharmacien,
venait d’arriver. Prévenu par le maire, il s’était héroïque-
ment arraché aux bras tremblants de la belle M°°
Sagnier et il apportait ses bons offices. Ne trouvant per-
sonne à soigner, il en conçut immédiatement une fort
méchante humeur et mêla ses propos agressifs aux plus
hostiles, affirmant qu’en face de pareils attentats il
n’était plus possible à un honnête homme de vivre,non
seulement à Saint-Martin-des-Bois, mais dans tout le
pays de Cerdogne.
Sur ces entrefaites, M. Jules — le maire — fit son
entrée, suivi du bon docteur Honorat. Ils revenaient
de la gare où ils avaient recueilli, de la bouche même
des employés, des témoignages ne laissant aucun doute
sur l'attentat. Ilsétaient tous deux aussi pâles que s'ils
avaient couru danger de mort.
— Encore un malheur, monsieur le Maire! fit Roubion.
— Oui, répondit M. Jules, d’une voix qu’il ne par-
venait point à affermir. Heureusement que nous n'avons
point à regretter d'accidents de personnes !.…
6 BALAOO
Un silence de glace accueillit ces paroles. Et, tout à
coup, il y eut une voix qui Cria :
— Et les assassins ? Quand est-ce qu'on les arrête ?.…
Alors, ce fut une explosion. Il y eut des applaudis-
sements et des encouragements à l'adresse de celui qui
avait ainsi parlé, maïs celui-là — un paysan — ayant
dit, se tut. Il était rouge jusqu'aux oreilles et son regard
fuyait celui de M. le Maire.
— La justice est venue ! Si vous les connaissez, pour-
quoi ne les lui avez-vous pas nommés, père Borel ?
demanda le maire.
Le père Borel n’était point plus bête qu’un autre. Il
n’alla pas chercher sa réplique bien loin :
— Sommes pas de la police, fit-il. ni policier, ni
maire. Chacun son métier | |
On ne les sortait pas de 1à : ça n’était pas leur mé-
tier! Au commissaire, au juge d'instruction, ils répon-
daïent toujours la même chose: «C’est votre affaire, c’est
pas la mienne ! » — «Le gouvernement vous paie pour
savoir, gagnez votre argent !» et autres nargues du même
acabit. |
On était encore sous le coup de la réplique du père
Borel, quand Gustave Blondel, écartant tout le monde,
se présenta. Le commis-voyageur s’assit sur le billard,
et, croisant les bras, regardant bien en face M. le Maire,
lui dit :
— Qu'est-ce qui vous occupe tant que ça, monsieur
le Maire ? Faut s’attendre à tout dans un pays où ily a
des gens dont le nom commence comme « vauriens ».
Un murmure de sympathique assentiment et quel-
ques méchants rires s’élevèrent aussitôt; mais l'effet
de Gustave Blondel fut coupé net par un incident
BALAOO 7
imprévu. Les rires cessèrent brusquement, et chacun,
maintenant, se poussant du coude, regardait s’avancer
un nouvel arrivant devant qui on faisait place avec un
ensemble surprenant.
L'individu était vêtu d’un complet F. velours jaune
passé à grosses côtes. De hautes guêtres lui montaient
aux genoux. Le col de sa chemise était lâche, laissant
à nu un cou de taureau. Un feutre, qui n’avait plus
de couleur, rejeté en arrière, découvrait une chevelure
rousse, épaisse et inculte. La figure était extraordinai-
rement énergique et calme. Les yeux verts regardaient
l'assistance avec tranquillité et ennui. Les membres
étaient trapus, les épaules étaient carrées, le dos un
peu voûté, les mains dans les poches. Une impression
saisissante de force brutale au repos mais en éveil se
dégageait de ce redoutable personnage.
J1 s’avança de son pas égal, au milieu d’un silence de
mort, jusque sous le nez du commis-voyageur qui le re-
gardait venir, et il avait certainement entendu ce que
celui-ci venait de lancer au Maire, car il lui jeta de sa
voix rude et sourde, où l’on sentait de la colère domptée :
— Vautrins, Vauriens ! c’est ça que tu veux dire,
mon gros ? Ne te gêne pas avec moi, tu sais, je ne suis
pas susceptible !
Et il continua son chemin du côté de la cheminée
où se trouvait M. le Maire.
— Bonsoir, monsieur le Maire !
— Bonsoir, Hubert...
Et M. Jules dut serrer la main tendue...
L'homme s'installa carrément au coin de l’âtre dans
lequel on venait d’allumer une flambée et commanda
« un verre de blanc » que Roubion s’empressa de lu
8 BALAOO
servir. I1 vida le verre, s’essuya les lèvres d’un coup de
sa manche, et, tourné vers Blondel :
— En voilà encore un, monsieur le Maire,qui n’a pas
digéré le dernier ballottage !. Seulement, mon gros,
faudrait voir... ça va bien en réunion électorale de se
traiter de crapule.… maintenant faudrait se fiche un
peu la paix... s’pas, M’sieur le Maire ?
M. Jules, très embarrassé, fit entendre un grognement
inintelligible.
Le commis-voyageur n'avait pas bougé. Il conti-
nuait à regarder l’homme roux aux yeux verts avec
obstination et déplaisance. Hubert se leva et tendant
la main à Blondel :
— Allons ! sans rancune ! Chacun travaille pour son
patron, quoi! Toi, pour le roi, moi, pour le président
de la République ! Si jamais t’as besoin d’un bureau
de tabac !.…
Blondel descendit sans se presser du billard, haussa
les épaules, tourna le dos et gagna l'office.
— Monsieur le Maire, fit Hubert, d’une voix sourde,
je vous prends à témoin : voilà comment on traite
ici les bons républicains ! Mais il me revaudra ça
aux prochaines élections ! rien de perdu. Je marque
tout sur mes petits papiers, bien que je sache pas
écrire !… Vous entendez, vous autres, qu’aviez l'air de
rigoler, tout à l’heure.
Le cynisme avec lequel il mettait, d’un mot, le Maire
de son côté, comme si celui-ci, après les promiscuités
du vote, devenait nécessairement son complice et son
ami, faisait couler des gouttes de sueur au front dénudé
de M. Jules.
L'homme jeta quatre sous sur la table et retourna à
BALAOO 9
la porte de son pas tranquille. Quand il fut sur le seuil,
il se retourna :
— Je vas retrouver les frères ! dit-il... À propos, je
reviens du tunnel! J'ai vu le dégât ! C’est un sacré
gredin qui a fait le coup; je le dirai à Elie et à Siméon
tout à l’heure. Faudra bien tout de même qu’on trouve
le bougre qui nous fait des coups pareils. La vie n’est
plus tenable pour les honnêtes gens |
Et il disparut sous le trou noir de la voûte.
Aussitôt la salle se vida comme si le départ de l’homme
eût rendu à tout ce monde 1a liberté des mouvements —
ce dont chacun profitait pour fuir un endroit où pareille
visite pouvait se renouveler.
Roubion et sa femme, aidés des domestiques, fer-
mèrent les portes avec grand soin, celle de la voûte et
celle du cabaret donnant directement sur la rue.
I1 ne resta plus, dans la salle, que le jeune Patrice à
qui les patrons avaient souhaité bonne nuit. Cependant,
bien qu'il fût seul, en face de son billard, il entendait
du bruit à côté de lui. I1 se rendit compte que quel-
qu’un se déshabillait dans l'office dont la porte était
fermée, mais qui communiquait encore avec le cabaret
par la petite fenêtre restée ouverte du « passe-plats ».
Et il reconnut tout de suite la voix du commis-voya-
geur qui, penché à cette ouverture, lui disait « Bonsoir,
monsieur Patrice! Si vous avez besoin de quelque chose,
vous m’appellerez par 1à !.. Hein ! on se croirait à con-
fesse !.... »
Tous ces détails ne devaient plus jamais quitter la
pensée de Patrice, mais alors il n’en soupçonnait pas
l'importance.
I1 répondit poliment à Blondel et se hissa sur le
1.
10 BALAOO
matelas qu'on lui avait jeté sur le billard; quand ils
furent couchés tous deux, la conversation s’engagea :
— Comment n’'êtes-vous pas allé coucher chez votre
oncle ? demandait Blondel.
— J'ai frappé à sa porte et j'ai appelé. Tout le
monde dormait déjà, bien sûr ! je n’ai pas voulu les
réveiller.
— Mademoiselle Madeleine va bien ?
— Mais je l’espère, merci.
— C'est pour quand les noces ?
— Vous le demanderez à mon oncle.
Blondel comprit qu’il avait été indiscret. 11 changea
de sujet et ils arrivèrent tout de suite à parler de l’at-
tentat et des derniers crimes que le commis-voyageur
mettait carrément sur le dos des frères Vautrin.
— Oh! fit Patrice, à Clermont-Ferrand, comme ici,
on est bien d’avis qu’on ne peut pas tout expliquer
avec les Trois Frères.
— Avec les Trois Frères ef la sœur on explique tout,
fit le commis-voyageur.
— Ce qui est tout à fait incroyable, insista Patrice,
c’est qu’on n'ait trouvé aucune trace des assassins, pas
plus chez Camus que chez Lombard.
— Possible, mais il y a une chose certaine, répliqua
l’autre : c'est que, si Camus et Lombard n'avaient pas
ouvert leur porte la nuit où on les a assassinés, quand
ils ont entendu dans la rue des gémissements et la voix
de cette petite sauvage de Zoé... ils vivraient encore.
C’est la sœur qui les a attirés.
A ce moment, les deux hommes se turent d’un subit
accord. Et ils se dressèrent sur leur séant, l'oreille aux
écoutes. Des gémissements venaient de la rue.
BALAOO II
— Entendez-vous ? demanda la voix toute changée
de Blondel.
Patrice n'eut même pas la force de répondre. Il en-
tendit le commis-voyageur qui se levait, sautait sur
le carreau de l'office et pénétrait avec de grandes
précautions dans la salle de billard :
— On dirait qu’on assassine quelqu'un derrière la
porte |...
Patrice, dont le métier était celui de premier clerc
denotaire de son père, rue de l’Ecu à Clermont-Ferrand,
avait toujours montré un naturel assez timide. C’est
en frissonnant qu'il se laissa glisser de son billard.
La gorge serrée, le front en sueur, il admira le courage
de Blondel qui se rapprochait de la porte du cabaret
donnant sur la rue et derrière laquelle s’étaient fait
entendre les gémissements.
Le commis-voyageur avait passé son pantalon, mais
avait gardé son mouchoir sur la tête en guise de bonnet
de coton.
Le gros garçon, nu-pieds, la chemise de nuit lâche
au-dessus de la ceinture, et les deux bouts de son mou-
choir en cornes au-dessus du front, était parfaitement
grotesque. Cependant Patrice ne songea pas à en rire.
Les gémissements brusquement s'étaient tus. Blondel
‘et Patrice se regardèrent en silence, à la lueur lugubre
d’une lampe dont on avait baissé la mèche au-dessus
du billard. Tout le drame mystérieux dont Camus et
Lombard avaient été victimes leur passait devant les
yeux. C'est ainsi que, pour ces deux malheureux, l'affaire
avait commencé : par des gémissements.
Et soudain ils tournèrent la tête. La porte de l’es-
calier conduisant à l'étage supérieur venait d’être
12 BALAOO
poussée, et Roubion,.un revolver au poing, apparais-
sait.
— Avez-vous entendu ? fit-il, dans un soufile.
— Oui.
Roubion était un grand gaïllard taillé, comme sa
femme, en colosse. Il tremblait comme une feuille.
Tous trois restèrent un instant debout, derrière la porte
de la rue, penchés sur le silence de la nuit villageoïise
que rien ne venait plus troubler.
— Nous nous sommes peut-être trompés | émit Rou-
bion dans un soupir et après beaucoup d’hésitation.
Blondel, qui avait reconquis tout son sang-froid,
secoua la tête, négativement.
— On verra bien! fit-il.
— Quoi ?.… Vous n’allez pas ouvrir, peut-être | pro-
testa l’aubergiste.
Blondel ne répondit pas et s’en fut tisonner l’âtre
qui rendit quelque éclat. La nuit n’était pas chaude,
bien qu’on fût au commencement de la belle saison. Tous
trois furent bientôt devant la cheminée où Roubion
leur fit chauffer du vin dans une casserole.
— Tout de même, fit entendre le commis-voyageur,
si on arrivait à les prendre sur le coup, les bandits,
c’est une affaire qui en vaudrait la peine !.…
— Taisez-vous, Blondel ! ordonna Roubion. Ne vous
occupez pas de ça... ça vous porterait malheur |
— Certainement, acquiesça Patrice, ça n’est pas notre
affaire !.…
— Rappelez-vous Camus et Lombard! S'ils n’a-
vaient pas ouvert leur porte...
Blondel, qui était en tournée au moment des deux
crimes, demanda des détails.
BALAOO 13
Roubion s’en fut encore écouter à la porte et revint,
n'ayant rien entendu, tranquillisé à peu près.
— Voici exactement comment c’est arrivé, expliqua
l’aubergiste. Lombard et sa vieille tante, après avoir
tout barricadé chez eux comme on le fait tous les soirs
maintenant à Saint-Martin, s'étaient couchés. La
chambre de Lombard et celle de sa tante étaient au rez-
de-chaussée. Le barbier dormait profondément quand
il fut réveillé par la vieille qui se trouvait debout au
pied de son lit et qui lui conseillait à voix basse d’écouter
ce qui se passait. Lombard écouta. En effet, quelqu'un
dans la rue se plaignaïit. C’étaient comme des râles
entremêlés de petits cris plaintifs. Lombard se leva et
alluma sa bougie, et prit, dans le tiroir de sa table de
nuit, son revolver. Vous savez combien on est précau-
tionneux à Saint-Martin, et on n’a pas tort maïlheureu-
sement. La tante souffla à Lombard : « Surtout, pour
l’amour de Dieu !.… N'ouvre pas! » Lombard, sans
ouvrir encore la porte, se décida à parler: « Qui est là ?
demanda-t-il et qui se plaint ? » Une voix lui répondit:
« C’est mos Zoë. Pitié à la mañison d'homme ! »
— Qu'est-ce que ça veut dire : piiié à la maison
d'homme ? interrompit Blondel.
— Ah! c'est des expressions à la Zoé. Cette petite
vit comme une bête, soit dans la tanière de ses frères,
soit dans la forêt, et,comme ses frères parlent entre eux
argot, il en résulte pour elle un langage qui n’est pas
celui de tout le monde.
— Alors, vous voyez bien que c'était elle, fit Blondel.
11 n'y a pas d'erreur !.…
— Attendez ! Il n’était pas plus de dix heures et
demie. Malgré l’opposition de sa tante, Lombard ouvrit
14 BALAOO
la porte. Il regarda dans la rue. La nuit était claire. I
ne vit rien et en fut bien étonné. Quant aux gémissements,
ils s'étaient tus. Craignant un piège, il resta prudem-
ment sur le seuil, appela Zoé, ne reçut pas de réponse,
referma bien précautionneusement sa porte et se re- |
coucha en disant : « C’est encore une farce, il n’y a plus
moyen de dormir tranquille à Saint-Martin-des-Bois! »
La tante aussi se recoueha, mais, après cette algarade,
ne dormit pas. Elle resta éveillée toute la nuit.
— Oh! fit Patrice, elle a bien dû s'endormir... sans
cela elle aurait entendu |...
— Elle jure qu’elle n’a pas fermé l'œil. Et la porte
de communication avec la chambre de son neveu était
restée ouverte. Au matin, elle se leva, comme à son
habitude et alla pousser les volets de Lombard. En se
retournant, elle fut bien étonnée de ne point le voir dans
son alcôve. La couverture était repliée, le lit ouvert
comme si Lombard venait de se lever. Stupéfaite, elle
ouvrit la porte qui donnait sur le magasin de coiffure et
poussa un cri terrible : le corps du malheureux bar-
bier se balançait au milieu de sa boutique, pendu à la
lyre de cuivre qui servait à l'éclairage. On crut d’abord
à un suicide, mais le docteur Honorat et le médecin
légiste ont dû conclure à une strangulation qui avait
précédé la pendaison.
— Oh ! à une strangulation effroyable |!
— Et si soudaine que le malheureux n'avait pas eu
même le temps de dire « ouf !»,sans quoi la vieille l’eût
entendu. Ce qui parut tout d’abord le grand mystère,
c'est la façon dont le corps avait pu être transporté
dans le magasin et pendu... I} a été établi qu'aucune
trace de pas ne pouvait être relevée dans le magasin qui,
BALAOO 15
la veille au soir, avait été sablé à neuf. Enfin, ce qui prou-
vait bien, dès l'abord, que Lombard ne s'était pas pendu
lui-même, c'est qu'à côté de lui ne se trouvaient ni P'ehatse,
ni escabeau renversés.
— Oui, oui! déclara Blondel en hochant la tête, les
misérables ont plus d’un tour dans leur sac !.… He pour
Camus ?
— Même histoire. Lui aussi entendit au milieu de la
nuit des gémissements et reconnut la voix de Zoé.
Camus était l’ami de Lombard; tous deux étaient Les
seuls botteux de la commune, ce qui les avait rappro-
chés. Il crut l’occasion bonne de découvrir l’assassin du
barbier et de venger celui-ci. I1 s’arma et ouvrit sa porte,
et, comme l’autre, il ne vit rien, il n’entendit plus rien.
Mais, la porte refermée, il ne se coucha pas. Prudent,
il alluma toutes les lampes de son magasin, et, le re-
volver à sa portée, se mit à la caisse où il entama des
travaux de comptabilité. Sur quoi, il avait ordonné à son
petit commis, l'enfant que vous connaissez, de s’aller
coucher. Or, au matin, en rentrant dans le magasin, le
commis poussait un cri déchirant. Son maître était
pendu à la tige de fer qui soutient au plafond le mètre
avec lequel il mesurait le drap aux clients! Le revolver
était toujours sur la caisse. On n'avait pas touché à la
caisse. La gorge de Camus portait les mêmes terribles
marques de strangulation qu’on avait relevées sur Lom-
bard. Et, dans la demeure du tailleur comme chez le
barbier, il fut impossible de découvrir aucune trace de
pas, aucune empreinte permettant une explication
plausible de la marche du crime. On a dit et l’on dit
encore : les Vautrin !…. les Vautrin!... Eh bien! ce
sont eux qui ont amené la petite Zoé au juge d’instruc-
16 BALAOO
tion. Celle-ci n’a pas eu de peine à prouver qu'elle se
trouvait loin du crime au moment où il se commettait, et
qu’on avait certainement imité sa voix.
— Et où était-elle donc ? demanda Blondel.
— Elle aidait la bonne de M. le Maire à laver sa vais-
selle. Il y avait un grand dîner chez M. Jules.
— Voilà un bel alibi ! ricana le commis-voyageur.
— Monsieur Blondel, vous êtes aveuglé par la poli-
tique !
Et Roubion leur versa encore du vin chaud.
— Et les Vautrin ? Est-ce qu’on les a interrogés ?
— Le juge a voulu les interroger. Ils lui ont fait ré-
pondre que Îa petite Zoé avait parlé pour toute la fa-
mille et que,quant à eux, ça n’était pas à leur âge qu'ils
commenceraient à avoir affaire à la justice de leur pays.
Puis ils ont fait parvenir à M. de Meyrentin, le juge
d'instruction, un extrait de leur casier judiciaire qui,en
effet, est vierge, et ils l’avaient accompagné de cette
mention : 4 Faut nous f... la paix, S.V.P. ?... »
— Quel toupet! s’exclama Blondel.
— Ecoutez ! interrompit Patrice.
Les gémissements avaient recommencé. Ils furent
debout tous trois.
Patrice flageolait sur ses jambes molles, et il faillit se
laisser tomber, en percevant distinctement, extraor-
dinairement distinctement, la phrase fatale : « C’est moi
Zoë; pitié à la maison d'homme ! »
Roubion, la main crispée sur son revolver, était d’une
pâleur de cierge. Blondel dit, à voix basse :
— C'est bien la voix de Zoé. Il n’y a pas d’erreur, je
la reconnais.
Et il se glissa derrière lo porte.
BALAOO 17
Les gémissements s'étaient encore rapprochés. C'était
comme si, maintenant, on les avait dans l’oreille, comme
si quelqu'un, qui eût été tout près, tout près, vous les
eût soufflés tout bas.…; on entendait le bruit d’une
haleine oppressée et l’étrange phrase désespérée : « Pstié!
Pitié à la maison d'homme ! »
Blondel se retourna d’un bond et courut aux queues
de billard. Il en prit une par le petit bout.
— Ah! non! N’ouvrez pas ! N’ouvrez pas !... bégaya
l’aubergiste. C’est le coup de Lombard et de Camus!
C’est comme ça qu’on les a assassinés |... N’ouvrez pas Î
ou nous sommes perdus !.…
I1 râlait ses mots et il avait un tel tremblement dans
sa peur qu’il dégoûta Blondel.
— Ah ! Il n’y a donc que des lâches dans ce pays-là !
De deux choses l’une... ou bien c’est qu’on l’assassine,
la petite ou bien c’est les autres qui se fichent de
nous! Enfin, ajouta-t-il en s’essuyant fébrilement du
revers de sa manche de chemise la sueur qui coulait de
son front, c’est peut-être bien l’Hubert qui vient prendre
sa revanche... Mais nous sommes trois, hein! Et vous,
avec votre revolver, père Roubion.
— N'ouvrez pas ! N’ouvrez pas |! répétait Roubion.
Maintenant on eût dit que Zoé sanglotait derrière la
porte.
— 1 faut tout de même savoir ce que c’est ! protesta
Blondel, toujours armé de sa queue de billard.
Alors il questionna d’une voix forte :
— Qui est 1à? qui est-ce qui pleure ?.. C’est toi, Zoé ?..
Les sanglots se changèrent en véritables râles.
Brusquement, il fit sauter le verrou et tourna la clef
de la porte :
18 BALAOO
— Où qu'ils sont, les bandits? gronda-t-il.…. et il
avança la tête.
Enfin il se planta sur le seuil avec sa queue de bil-
lard.
Ce coin de la rue Neuve était bien éclairé par la iu-
mière du réverbère, au coin de la place de la Mairie. Ce-
pendant, Blondel ne distinguaït rien et les gémissements,
de nouveau, avaient cessé. D’un signe, il appela Patrice et
Roubion. Ils le rejoignirent, surmontant l’insupportable
angoisse dont ils avaient honte maintenant.
Au fond, ils ne se pardonnaient point d’être si lâches.
Blondel l'avait dit : ils étaient trois. sans compter que
toute l'auberge était pleine de voyageurs qui accour-
raient au premier appel; il fallait, du moins, l'espérer.
— Est-ce que vous voyez quelque chose ? leur demanda
le commis-voyageur. Moi, je ne vois rien.
— Non ! rien !.… on ne voit rien |... Il n’y a rien!
— Tenez ! attendez une seconde que j'aille jusqu’au
coin de 1a ruelle. 14...
— Monsieur Blondel, vous avez tort !.… Vous avez
tort !.…
Mais l’autre était déjà dans la rue. I ne faisait pas de
bruit, marchant nu-pieds sur le pavé, et il se glissa
ainsi jusqu’au coin de la ruelle de gauche dans laquelle,
sans s’y risquer, il regarda et écouta.. et puis il revint
et s'en fut vers la droïte, jusqu’au coin de la place de
la Mairie.
La lueur du bec de gaz agitait l'ombre formidable de
Blondel,toujours armé de la queue de billard, sur le mur
d’en face... Un silence incompréhensible après les
plaintes de tout à l’heure pesait sur le village, et cela
paraissait à Patrice plus effrayant que les gémissements
BALAOO 19
eux-mêmes. Ces gémissements, on avait dû les entendre
des maïsons voisines : en face chez les Bouteiller et
aussi chez M"° Godefroy, la receveuse des postes, mais
rien n'avait remué de ce côté. La peur, qui régnait en
maîtresse à Saint-Martin-des-Bois, n’ouvrait plus aux
bruits de la nuit.
On referma la porte du cabaret. Dans le même moment,
M'"° Roubion, « plus morte que vive », rejoignit son
mari et les deux voyageurs. Elle aussi avait entendu
des bruits, mais jamais elle n’eût pensé que Roubion
aurait l’imprudence de laisser ouvrir la porte. Et elle
l’entraîna, le poussant dans l’escalier, à coups de poing,
emportant la clef dela porte de la rue pour être sûre
qu'on ne rouvrirait point.
Quand il ne les entendit plus, Blondel se tourna du
côté de Patrice qui ne savait quelle contenance tenir.
— Mon petit, lui dit-il, vous êtes trop impressionnable,
vous ne pourrez plus dormir ici. Moi, ces histoires-là,
voyez-vous, ça me fait rire. On découvre comme ça
des tas de coïncidences une fois que les choses sont pas-
sées et les Vautrin sont capables de tout ! Je les ai vus
à l’œuvre aux élections dernières ! Il ne s’agit que de
les connaître. S'ils veulent se frotter à moi, qu'ils y
viennent ! C’est moi qui vais dormir derrière la porte,
à votre place, sur le billard. Je les attends.
Patrice répondit, un peu honteux :
— Nous ferions peut-être mieux de ne pas dormir du
tout !
Mais l’autre avait déjà empoigné les couvertures de
Patrice et les transportait dans l'office. Et il revint
avec ses affaires à lui qu’il jeta sur le billard.
Patrice le laissait faire, pas mécontent du tout de
20 BALAOO
s'éloigner de la rue et de cette porte contre laquelle il
lui semblait entendre encore, par instants, des frôle-
ments.
Ils burent encore un bol de vin fumant, se serrèrent la
main en se souhaitant bonne nuit. Patrice voulait
s’excuser, ne trouvait pas les mots, avait peur de passer
pour un lâche. L'autre le poussa :
— Âllez donc ! allez donc, mon petit gas !
Puis Blondel grimpa sur le billard en bougonnant :
—V'là comme on vous élève les garçons, maintenant ;
on en fait des demoiselles |
La tête sur l’oreiller, il alluma une cigarette dont il
envoya la fumée au plafond. Par la petite porte en-
tr’ouverte du passe-plats, Patrice le voyait parfaitement.
Le clerc de notaire, sur son matelas disposé sur la table
de l'office, était couché de telle sorte que sa tête se trou-
vait au niveau de la tête de Blondel, sur le billard.
Et, tout à coup, ce que vit Patrice, par le petit carré du
passe-plats le remplit d’une telle horreur que ses cheveux
se dressèrent sur sa tête.
I1 continuait simplement de voir la figure de Blondel,
mais quelle figure ! La hideuse épouvante ne s'était
jamais imprimée au masque d’un homme en traits plus
atrocement bouleversés. Les yeux désorbités, la bouche
ouverte mais incapable de laisser échapper aucun son,
toute la physionomie affreusement crispée, Blondel
fixait le plafond, sans faire un mouvement.
Patrice ne pouvait voir ce que voyait Blondel, et, si
épouvanté qu’il fût lui-même, sa terreur n’était que le
reflet de la terreur de l’autre.
Patrice tenta un mouvement pour se lever... Oui, il
eut encore cette force et aussi cette bravoure, car il
BALAOO 21
lui en fallait pour remuer... et il devait se passer du côté
du plafond de l’autre pièce quelque chose d’abominable
et sa propre sécurité lui commandait de ne point bouger.
Le geste qu’il fit fut-il perçu ?.… Voulait-on l’annihi-
ler d’épouvante à son tour ?.. Mais, du côté du plafond
de l’autre pièce, il entendit une voix qui râlait, formi-
dable, son nom... oui... oui... son nom... Patrice! Et
cela certainement était un ordre affreux !.. une menace
qui le clouait à sa place !
Cette fois, il ne bougea plus et,les yeux pleins d’hor-
reur, il continua de regarder le petit carré du passe-
plats où s’encadrait le visage épouvanté et comme
hypnotisé de Blondel...
Et tout à coup, le jeune homme vit descendre dans ce
petit carré, du haut du plafond qu'il ne pouvait aper-
cevoir. vit descendre deux mains crispées au-dessous
de deux manchettes qui faisaient deux taches blanches
très nettes dans la pénombre... deux bras terribles qui
S’abattirent sur Blondel, qui l’agrippèrent à la gorge et
qui remontèrent vers le plafond avec cette gorge pri-
sonnière.
Et Blondel n'avait même pas fait ouf |! Sa tête déjà se
renversait, sa tête dont Patrice ne devait plus jamais
oublier les yeux désorbités comme prêts à jaillir,
énormes, de la gaine des paupières.
Soulevés par les mains assassines, la tête, puis tout le
haut du corps disparurent de l’encadrement du passe-
plats ; puis ce furent les jambes qui quittèrent le billard
et montèrent, pendantes et parallèles, vers le plafond !.….
Horreur !… Horreur !.… Ah! crier! crier! Pa-
trice ne le peut pas !.... il ne le peut pas !.…. parce qu'il
a trop peur! Ouil.. Ii est lâche! il est lâche! ah!
22 BALAOO
remuer... fuir. courir. Les jambes de Patrice sont en
plomb, en plomb !.… Ah ! il parvient à en allonger une
hors du lit. une seule, sans bruit. mais qu'est-ce
qu'’ilpeut faire avec une seule jambe hors du lit ?.… Et
il sent bien qu’il n'aura jamais la force de sortir
l’autre. S'il pouvait sortir l’autre. et se sauver... se
sauver sur ses jambes de plomb! Mais encore, dans
un souffle rauque, là-bas, du côté du plafond, il y a un
ricanement monstrueux dans lequel il entend très
distinctement prononcer son nom : Patrice !.…
Du coup, l’autre jambe est venue, et le voilà main-
tenant, les pieds par terre, sur les carreaux, mais les
reins collés à son matelas. Oui, son nom prononcé
là-haut, du côté du plafond, l’a collé irrémédiablement
contre le lit improvisé... Pourquoi a-t-on prononcé
son nom P.…
L'homme du plafond sait évidemment, évidemment.
absolument. qu’il est 1à, lui, Patrice, puisqu'il l’appelle
par son nom et, bien charitablement, l’avertit de ne
pas bouger.
…. Alors, il ne bouge pas. Il obéit.
…. Et du coup, le souffle s’est tu. l’haleine énorme
venue du plafond... on ne l’entend plus !.. on ne l’en-
tend plus!
…. Et on ne voit plus rien au-dessus du billard, par
la petite fenêtre du passe-plats…
Sil Sil.. il revoit quelque chose, quelque chose qui
revient, qui redescend un peu... les deux pieds de Blondel
qui se balancent !.. se balancent.…. et puis cessent peu à
peu leur mouvement de pendule. et restent enfin
immobiles la pointe en bas...
Il n’y a plus, maintenant, dans la salle du cabaret du
BALAOO 23
« Soleil Noir » qu’un profond silence, ces deux pieds
immobiles au-dessus du billard, et, dans l’office, Patrice
Saint-Aubin évanoui.
… Et peut-être encore l'assassin.
Car, s’ilest entré quand on a ouvert la porte de la rue,
il faut bien maintenant qu'il sorte
CHAPITRE II
LA PLUS ÉTRANGE PISTE DU MONDE
On est matinal au village. Ce matin-là, les habitants
de Saint-Martin-des-Bois mirent le nez à leurs fenêtres
plus tôt encore que de coutume. Ils avaient hâte de sa-
voir au juste la cause de tout le tumulte de la nuit. Ils
eurent tôt fait d'apprendre l’attentat du pont de la
Cerdogne, et déjà on s’interpellait de porte en porte
quand on vit courir comme un fou, du côté du cours
National, le grand Roubion. Cest en vain qu’on voulut
l'arrêter et l'interroger. Alors on le suivit jusqu’à la
porte de M. le Maire où il sonna à tour de bras. M. Jules
se montra à sa fenêtre, encore tout ensommeillé. Il
aperçut Roubion éperdu et descendit lui ouvrir. Trois
minutes plus tard, ils ressortaient tous les deux et
M. Jules avait l’air aussi terriblement affairé que le
grand Roubion. Ils marchèrent à grands pas, sans ré-
pondre à personne, du côté du « Soleil Noir ». Une di-
zaine de villageois les y accompagnèrent, faisant des
recrues en route. Mais tout le monde fut consigné à la
porte de l'auberge, où le Maire et Roubion entrèrent
par la grande voûte.
Presque en même temps survenait le bon docteur
qu’un domestique du « Soleil Noir » était allé chercher.
Le docteur Honorat pénétra dansl’auberge ; maisle domes-
BALAOO 25
tique resta avec les curieux et les renseigna. C’est ainsi
que l’on apprit à Saint-Martin-des-Bois que Blondel,
le commis-voyageur, venait d’être trouvé pendu comme
Lombard et Camus. Tout le village — ainsi continuait-on
à désigner Saint-Martin-des-Bois, mais en réalité c'était
uu gros bourg qui avait pris un développement tout
naturel depuis le passage de la ligne de Belle-Etable —
tout le village fut bientôt devant l’auberge, emplissant
la rue Neuve.
Pour éviter cette foule qui était maintenue devant
la porte du cabaret par l’appariteur — le père Tambour,
comme on l’appelait — les voyageurs qui avaient hâte
de quitter l’auberge et le pays partirent par le derrière,
du côté de l’école communale, et c’est par là aussi que
sortirent le Maire et Roubion, trois quarts d’heure plus
tard, se rendant, par un chemin détourné, à la gare où
ils allaient attendre M. Herment de Meyrentin, le juge
d'instruction de Belle-Etable.
Celui-ci devait arriver au train de six joe et demie,
prévenu dans la nuit du nouvel attentat sur la ligne de
Saint-Martin à Moulins. Les trains, jusqu’à la réfec-
tion de la ligne, n’iraient pas plus loin que Saint-Martin.
En attendant l’arrivée du juge, le Maire et Roubion
se promenèrent sur le quai, la tête basse, les mains der-
rière le dos,”se communiquant leurs pensées d’une voix
sourde, comme s'ils redoutaient d’être écoutés et
épiés.
Sur ces entrefaites, arriva le docteur Honorat qui se
joignit à eux, leur apprenant qu’il venait de faire ac-
compagner Patrice, dont l’état ne donnait plus aucune
crainte, chez son oncle le vieux Coriolis Saint-Aubin.
Patrice était resté comme hébété, se contentant de
2
20 BALAAO
secouer la tête à toutes les questions qu’on lui avait
posées.
Quant au corps de Blondel, on l'avait couché sur
le billard, en y touchant le moins possible. Le docteur
n’avait voulu faire aucune constatation avant l’arrivée
du juge. Il avait commandé le repos pour Patrice.
C'était au juge également à l’interroger et à personne
d'autre.
— Vous avez bien fait ! obtempéra M. Jules. Du
reste, d’après ce que j’ai pu comprendre à ses monosyl-
labes et à ses gestes, il n’a pas vu l’assassin.
Le bon docteur Honorat dit :
— Qu'il ait reconnu ou nonles assassins et même s’il
ne les a pas vus, j'espère qu'après ce qui s’est passé hier
soir entre Blondel et Hubert, on ne les ménagera pas !.…
: — Le juge fera ce qu’il voudra, répliqua M. Jules,
assez énervé.
— Le juge est dans la main du député. Vous verrez
qu'ils « y couperont » encore | gémit Honorat.
Le Maire les arrêta tous les deux, Honorat et Roubion,
et leur prenant à chacun un bouton de leur paletot :
— Jfaut que vous sachiez une chose, c’est que l’on a
découvert des traces qui ne peuvent pas avoir été faites
par les Trois Frères !..
— JLesquelles donc ?
— Celles du cou ! d’abord !.…
— Ah! bah! gronda Honorat. Vous me la baiïllez bonne!
Je les ai vues, moi, les empreintes du cou!.…
— Vous n'avez rien vu !….
— Vous dites!
— Ah! le juge doit vous en parler aujourd’hui, et
Roubion taira sa langue. J’en ai assez à la fin de me
BALAOO 27
voir jeter dans les jambes : les Vautrin ! les Vautrin !.…
Non! docteur, vous n'avez rien vu !….
— Mais j'ai été le premier à examiner le cou de Lom-
bard et celui de Camus.
Le maire l’interrompit :
— Soit dit sans vous offenser, si vous aviez pris le
temps de les examiner, comme l’a fait le médecin expert,
qui a été commis ensuite, vous vous seriez aperçu que
les terribles marques de strangulation éfaient faites à
l'envers !
— Comment ? À l'envers !
— C'est tellement incroyable, continua M. Jules, que
ça n’est pas étonnant que vous ne l’ayiez pas remarqué.
Vous avez vu l’empreinte des doigts, et cela vous a
suffi +« crime, strangulation ». Comment remarquer que
l’empeinte du pouce se trouvait en bas et celle des
autres doigts au-dessus ? Pour cela, il eût fallu ima-
giner que le crime avait été commis par l'assassin la
tête en bas!
Le docteur et Roubion regardèrent le Maire, comme
si celui-ci était devenu subitement fou.
Honorat finit par hausser les épaules :
— Si je n’ai point fait ces remarques, c’est qu’appa-
remment je les jugeais inutiles. La strangulation par
les doigts était certaine. Mais jamais je n’aurais imaginé,
en effet, que le crime avait été commis par l’assassin
la tête en bas ; il était plus facile et plus simple de voir
l'assassin s'approcher, par derrière, de sa victime et
lui renverser la tête en arrière |
— Position rejetée par les résultats de l'enquête !
émit rudement M. Jules.
— Âlors quoi ?.… demanda timidement Roubion.
28 BALAOO
— Alors, fichez-moi la paix avec les Trois Frères! Kst-ce
que vous les avez jamais vus marcher a tête en bas?
Roubion et le docteur se regardèrent encore.
— Ahl!ça mais! Qu'est-ce que votre juge d'instruction
cherche donc ? Et que croit-il donc ? questionna le bon
docteur Honorat, les bras croisés.
— Vous allez le lui demander ! répondit le maire.
En effet, le train entrait en gare.
La première personne qui en descendit fut M. Herment
de Meyrentin. Il sauta sur ses courtes jambes et sembla
rouler tout de suite vers les autorités qui l’attendaient.
Il était rond comme une toupie. Il avait une bonne figure
sympathique que réjouissait un petit nez en trompette,
et aussi le sentiment de sa haute responsabilité dans
toute cette affaire criminelle de Saint-Martin-des-Bois.
Derrière lui, suivait péniblement son greffier, un long
dégingandé vieux homme, tout habillé d’une immense
redingote dans laquelle 3} bottait.
Le Maire, Roubion, le docteur étaient déjà sur le juge
qui tourna deux ou trois fois sur lui-même avant de
s'arrêter. Il ne leur laissa pas le temps de placer un mot.
II s’accrocha au Maire :
— Dites donc, monsieur Jules ! Vous ne m'aviez pas
dit ça ! À ce qu'il paraît qu’il y a une dizaine d’années,
on a trouvé tous les chiens pendus dans votre pays ?.…
— Oui, monsieur le Juge, mais permettez-moi..
— Est-ce vrai ? oui ou non ?..
— Nous avons une grave nouvelle.
— Il n’y en a pas de plus grave que celle-là !... est-ce
vrai, OUi ou non ?...
— C'est vrai!
— Et on n’a jamais su comment ?.…
BALAOO 29
— Non, monsieur le Juge...
— Car, enfin, ces chiens ne s'étaient pas pendus tout
seuls ! |
— Non, monsieur le Juge... Monsieur le Juge, on a
encore assassiné quelqu'un !.….
— Hein ?.…
— Oui, Blondel, le commis-voyageur de Clermont-
Ferrand, a été trouvé pendu, cette nuit, chez Roubion...
Le juge les regarda :
— Tonnerre !... fit-il.…. et il se mit à tourner :
— Venez !…
Ils le suivirent. Tous montèrent dans l’omnibus du
Soleil Noir qui venait d'arriver et où ils se trouvèrent
seuls. Là, avant toutes choses, M. Herment de Meyrentin
tendit un papier à M. Jules et lui dit :
— Lisez tout haut !
M. Jules lut. C'était un dernier mot du médecin légiste
qui disait :
« Les blessures à la gorge de Lombard et de Camus
se présentent telles que si elles avaient faites par quel-
qu’un qui eût marché la tête en bas! »
Et la note se terminait ainsi : L
« Imaginez que l'assassin soit venu au-devant de sa
victime, non point en marchant sur le plancher, mais en
marchant sur le plafond, et vous aurez cette blessure-là !»
— Hein ? qu'est-ce que je vous disais l’autre jour ?
Je ne l’ai point inventé! fit M. H. de Meyrentin en
reprenant sa note d’un petit geste orgueilleux.
M. Jules soupira. Le docteur et Roubion baissèrent
les yeux, ahuris, consternés. Le greffier se gratta le bout
du nez qu’il avait long et antipathique.
Cinq minutes plus tard, tous quatre pénétraient dans
2e
30 BALAOO
le cabaret dont les fenêtres étaient restées closes et der-
tière les auvents desquelles on entendait la rumeur d’une
foule impatiente.
On avait allumé les deux lampes du billard. La pre-
mière chose que M. de Meyrentin vit, en entrant, fut,
sur le billard, le corps inanimé de Gustave Blondel, le
commis en nouveautés de Clermont-Ferrand, l’un des
agents politiques de M. le comte de Montancel, qu'il
eonnaissait bien. Il se pencha sur le cadavre.
M. de Meyrentin constata de suite à la gorge du mal-
heureux garçon les terribles empreintes, .les marques de
strangulation à l'envers dont Lombard et Camus étaient
morts.
Aussitôt il se redressa, assura son lorgnon sur son
petit nez en trompette et regarda en l'air.
Que regardait-il ? Tous les yeux avaient suivi la direc-
tion des siens. Mais on ne distinguait rien au-dessus
des lampes à abat-jour.
— Ouvrez les fenêtres ! ordonna M. Herment de Mey-
Roubion et les domestiques se précipitèrent. Les volets
furent poussés. Le jour entra à flots et cent têtes se pres-
sèrent aux fenêtres et à la porte pour voir. D'abord ce
furent des cris et des plaintes sur le sort du pauvre Blondel
dont on apercevaïit le corps sur lequelon avait jeté un drap.
Et puis on s’aperçut que le juge regardait en l’air. On
fit comme lui.
Et chacun vit ce que voyait M. de Meyrentin qui, les
bras étendus; la bouche ouverte, n'avait pas cessé de
fixer le plafond.
Ce ne fut qu’un cri :
_— Des pas au plafond !
CHAPITRE III
LA GIFLE DANS LA RUE ET LE BAISER PENDANT L'ORAGE
*
Oui, des pas, dans leur dessin parfait, apparaissaient
sur la blancheur plâtrée du plafond.
Ces pieds allaient, venaient, retournaient à leur point
de départ et revenaient jusqu’à la tige de métal soute-
nant les lampes du billard où le malheureux commis-
voyageur avait été trouvé pendu!
Aux bruits, aux cris de tout à l'heure, avait succédé
presque instantanément un silence de stupeur. Et puis,
quelques réflexions montèrent de la foule penchée aux
fenêtres, pendant que M. de Meyrentin, toujours immo-
bile, ne cessait de considérer cette piste qui était bien la
plus étrange piste du monde. |
— C'est-y que les assassins marcheraient comme des
mouches ! disait l’un.
— Pisqu'on ne trouvait jamais leurs traces par terre,
fallait bien qu'y marchent quéqu’part ! faisait entendre
la mère Commère Toussaint, toujours arrivée la première
aux « événements ».
Sur un signe du juge, le père Tambour ferma les fe-
nêtres.
Alors, on écarta un peu le corps de Blondel, et M. de
Meyrentin monta sur le billard. Longuement il examina
les empreintes du plafond.
32 BALAOO
C'était un pied long au talon fort, au gros orteil
développé. Ces détails étaient visibles, bien que les pieds
ne se fussent point posés là tout nus, mais habillés de
chaussettes. L'homme qui s'était promené au plafond
avait pris la précaution, pour ne point faire de bruit, de
retirer ses chaussures : et il les avait certainement enle-
vées avant d'entrer dans la maison, car les chaussettes
s'étaient imprimées au plafond, toutes humides encor du
terreau noir sur lequel, dehors, il avait dû marcher.
Par places, on distinguait le treillis de la grosse laine
et les raccommodages. M. de Meyrentin les indiquait
du doigt à M. Jules. Les « reprises », au lieu d’être cor-
rectement faites présentaient un grossier « surjet » très
spécial: espèce de pièce rapportée au talon, ronde et
large comme une pièce de cent sous,et « surjetée » à la
diable tout autour.
— Farce ou non, fit M. de Meyrentin, avec une trace
pareille, celui qui l’a laissée la paiera de sa tête!
Et il sauta sur le plancher où il fit plusieurs tours sur
lui-même, tant il était content.
— Messieurs ! annonça-t-il le plus sérieusement du
monde. Nous allons chercher l’Homme qui marche la tête
en bas!
— Comment qui fait pour boire ? interrogea à mi-
voix Michel, le conducteur de la diligence des Boïs-Noërs,
qui venait d'arriver et dont on entrevoyait la casquette
prudemment penchée à la porte de l'office.
Heureusement le juge ne l’entendit pas. Il avait de-
mandé à Roubion s’il ne savait point, quelque part autour
de l’auberge, du terreau noir. Roubion le conduisit sur
les derrières du bâtiment, du côté de l’école communale,
et, là, ils purent relever distinctement, au milieu de la
BALAOO 33
ruelle, les mêmes traces de pas qu'ils avaient vues au
plafond. Ces traces s’arrêtaient subitement, entre deux
bauts murs sans porte ni fenêtre. Il était impossible de
comprendre comment ces traces ne se reirouvatent nulle
pari !
— La farce continue ! ricana M. de Meyrentin d’un
petit air entendu... Maintenant, allons chez M. Saint-
Aubin.
Les autres avaient déjà raconté en détail à M. de
Meyrentin comment on avait trouvé Patrice évanoui dans
l'office, alors que, la veille au soir, il était entendu qu'il
devait coucher sur le billard. Cette sorte de transposition
des corps semblait intéresser fort le juge d’instruction.
L'oncle de Patrice, M. Coriolis Boussac-Saint-Aubin
habitait la plus importante et la plus ancienne propriété
du pays et aussi la plus retirée, à l'extrémité du bourg,
presque sur la lisière des bois.
Roubion et le maire avaient pris congé quand M. de
Meyrentin souleva le marteau de Coriolis. La vieille
Gertrude vint lui ouvrir. Elle apprit à ces Messieurs que
M. Patrice « reposait ». La bonne femme paraissait
toute bouleversée. Le docteur la rassura. Coriolis survint,
d’une humeur massacrante, secouant ses longs cheveux
blancs, à peine poli envers le juge, se plaignant qu'on ne
le laissât point tranquille avec toutes ces histoires, re-
grettant amèrement que son neveu fût venu le déranger
à Saint-Martin sans sa permission.
— Je désirerais voir votre neveu, tout de suite ! fit
M. de Meyrentin, agacé.
— Ji dort.
— On le réveillera.
L'oncle lui tourna le dos. Mais une jeune fille de figure
34 BALAOO
douce et accueillante, et qui avait encore les yeux rouges
d’avoir pleuré, s’interposa :
— Suivez-moi, monsieur le Juge.
Quand ils pénétrèrent dans la chambre, Patrice, en
proie à un sommeil fiévreux, agitait les bras comme pour
écarter une épouvantable vision et prononçait des
paroles sans suite. Ils arrivèrent juste pour l'entendre
s’écrier
« Pitié à la maison d'homme! Pitié à la maison
d'homme! Pourquoi m 'as-tu appelé : Patrice! »
M. de Meyrentin ne put se retenir de tressaillir.
Le docteur dit :
— Certes! il vaut mieux qu’on l'éveille. Des
songes pareils ne peuvent que lui donner la fièvre.
M. deMeyrentin fit signe au docteur de se taire et écou-
ta encore le sommeil du témoin. Mais Patrice ne fit plus
entendre que des sons inintelligibles. Le juge se retourna
vers Coriolis :
— Vous n’attendiez pas votre neveu? lui demanda-t-il.
— ]l prétend qu'il m'avait envoyé dans la journée un
télégramme, je ne l’ai pas reçu... C’est ce qui explique
que personne ne fui a ouvert quand il est venu frapper
cette nuit à ma porte.
— Greffier ! ordonna M. de Meyrentin, allez demander
tout de suite à M"° Godefroy, la receveuse des postes, si
elle n’a pas reçu un télégramme pour M. Boussac-Saint-
Aubin.
Le greffier se sauva, en boitant dans sa FRERS re-
dingote.
Et Patrice s’éveilla |
M. de Meyrentin attendait ce réveil avec impa-
tience |
BALAOO 35
Peut-être enfin allait-on savoir. Savoir ce que c'était
que cette chose qui se promenait dans le plafond avec des
mains qui étranglaient !
La première chose que le jeune homme aperçut en
rouvrant les yeux fut le doux visage de Madeleine. |
A l'instar de son fiancé, elle était blonde avec des
yeux bleus. Ils s’aimaient depuis longtemps, depuis que,
tout petits, ils s'étaient retrouvés aux vacances chez le
père Saint-Aubin, rue de l’Ecu, dans la capitale du Puy-
de-Dôme, car la fille de Coriolis avaït été élevée en France,
pendant que son père travaillait de son négoce au bout
du monde, à Batavia, où il tenait rang de consul pour
son pays. Patrice avait vu revenir avec regret d'Extrême-
Orient l’oncle Coriolis qui s’enferma avec sa fille dans
sa propriété de Saint-Martin-des-Bois où il vivait comme
un ours. L’oncle ne tenait point aux visites du neveu,
et il le lui avait fait comprendre. Il admettait les futures
noces en principe et en avait dit deux mots au vieux
Saint-Aubin de Clermont; mais, en attendant, il exigeait
qu'on lui « fichât la paix ».
Patrice regardaitencore, avec uneadmiration attendrie,
Madeleine quand le docteur Honorat prit la parole pour
présenter le juge d'instruction au jeune homme. Puis il
lui recommanda le calme et lui ordonna de reprendre,
avant tout, possession de ses esprits. Bref, le moment
était venu pour Patrice de se conduire avec courage et de
n'avoir point peur de dire à la justice tout ce qu’il lui
avait été donné de voir et d’entendre. Il y allait de Ia
sécurité de tout le pays.
M. le juge d'instruction sembla approuver ces der-
niers mots d’un hochement de tête,
Or, dans le même moment, le long greffier noir boi-
36 BALAOO
tillant rentra de sa course. Il était dans un extraordinaire
état de rage.
Ses poings dressés menaçaient on ne savait qui et il
parlait si vite qu’on ne comprenait rien à ce qu’il disait.
On crut entendre qu’il avait reçu une gifle |
— Une gifle |! interrogea Meyrentin stupéfait.
— Ouil une gifle !
Et le greffier avait une si drôle de figure en disant
cela que M'"° Madeleine ne put se retenir de sourire et la
vieille Gertrude d’éclater.
— I] n’y a pas de quoi rire ! déclara mal gracieux le
greffier ! Une vraie gifle à moi | à moi. Mais ça ne se pas-
sera pas comme ça!
— Voyons! voyons, monsieur Bombarda (le greffier
s'appelait M. Bombarda), dites-nous d’abord comme
cela s’est passé ?
M. Bombarda se frotta la joue, regarda Gertrude avec
fureur et dit :
— Je revenais de la poste et j'allais quitter la rue
Neuve pour prendre la route. Je marchais le plus vite
que je pouvais et je frôlaien passant, oh! très légèrement,
un individu qui remontait devant moi et qui semblait
vouloir retenir le trottoir pour lui tout seul. Je le tou-
chai à peine, je murmurai une excuse, et je continuai
mon chemin... quand, pan ! je reçus une gifle |... Mais
une giflel.. monsieur le Juge d’instruction.. une
gifle qui m'a collé contre le mur... J'en ai vu trente-
six chandelles et je m’apprêtais à me jeter sur mon
agresseur, quand je m'aperçus qu’il ‘avait disparu
comme si la terre s'était ouverte sous ses pieds !.. Par où
était-il passé ?.… Je le cherchais !… Je criais !... je le
menaçais. Bien sûr, ‘il ne s’est pas ‘montré, car je lui
BALAOO 37
aurais fait un mauvais parti... Mais quelle gifle à moi! …
Tenez, j'en ai encore la joue toute rouge... mais je le re-
trouverai mon homme, et, encore une fois, ça ne se passera
pas comme ça !
— Oui! oui! oui! fit M. de Meyrentin, pensif... une
gifle! Eh bien ! nous en reparlerons |... Pour le moment,
monsieur Bombarda, asseyez-vous et prenez vos notes !.…
Mais d’abord qu'est-ce que vous a répondu la receveuse
des postes ?
— Elle a répondu qu’elle a reçu hier un télégramme
pour M. Coriolis et qu’elle l’a donné au domestique de
M. Coriolis qui était entré dans le moment pour y tim-
brer le courrier de son maître.
— Comment Noël ne m’a-t-il pas donné ce télégramme ?
écria aussitôt Coriolis, c’est inexplicable. Va donc :
ii demander, Gertrude |
La vieille sortit et revint presque aussitôt en se frappant
le front d’une maïn et en agitant de l’autre le papier
bleu d’un télégramme.
— Ah! ma mémoire |... ma pauvre tête ! faisait-elle,
je ne suis plus bonne à rien ! Vous devriez me jeter à la
porte, mon cher monsieur |. Noël m'avait donné ce
télégramme pour vous le remettre, je l’ai mis dans
ma poche et je viens de m'en souvenir seulement main
tenant. Ah! on a tort de vieillir !.….
— C’est bon ! fit Coriolis en lui arrachant le télégramme,
va-t'en.
Gertrude se sauva. Coriolis lut. Le juge d’instruction
demanda que la dépêche lui fût communiquée.
— Mais le télégramme de mon neveu vous inquiète,
donc bien ? interrogea Coriolis.
— Enormément, monsieur, et je vais vous dire pour-
3
38 BALAOO
quoi. Le point de savoir si votre neveu était ou non at-
tendu à Saint-Martin est d'autant plus important que la
question se pose de savoir qui on a voulu assassiner celte
nuit : du commis-voyageur ou de M. Patrice!
Madeleine ne put retenir un cri d’horreur et devint
instantanément aussi pâle que Patrice. Celui-ci reçut l’hy-
pothèse du juge d'instruction comme un coup de massue ;
le sang lui bourdonna aux oreilles, et il crut qu’il allait
retourner au coma d’où il venait de sortir. Quant à Coriolis,
il repoussa l’idée que quelqu’un pût assez s'intéresser à
son niais de neveu pour l’assassiner. Il haussa les épaules
et prononça cette phrase mordante :
— Ji n’est point mêlé à nos luttes intestines et ne quitte
point les jupes de sa mère.
Le docteur regretta à mi-voix que M. de Meyrentin eût
pris si peu de précaution vis-à-vis d’un malade, et il tra-
duisit toute sa pensée en deux mots :
— Ménagez-le |
Ce n’était point l'intention d’un juge qui avait dû
ménager tout le monde jusque-là et qui trouvait l’occa-
sion bonne de produire une forte impression sur un bon
petit jeune homme d’où il espérait tirer enfin quelque
chose.
Il mit poliment tout le monde à la porte, excepté son
greffier et resta en face de Patrice qui bégayait :
— Me tuer! mais je ne connais personne ici, et je
— On s’imagine ne pas avoir d’ennemis, repartit
sentencieusement M. de Meyrentin, et c’est dans le mo-
ment que l’on se croit le plus en sécurité que l’on est
frappé dans l'ombre. Dites-moi bien tout ce que vous
savez, tout ce que vous avez vu, entendu... et soupçonné.
BALAOO 39
Âyez donc confiance en moi, monsieur Saint-Aubin.
Parlez !
Patrice fit aussi exactement que possible et fort minu-
tieusement le récit des événements de la nuit, tels que
nous les connaissons. Il avait besoin de s’éclairer lui-
même. Au fur et à mesure, du reste, qu’il parlait, l'hypo-
thèse du juge d’instruction lui apparaissait plus plausible
et il en frissonnait.
Quand il eut fini, il considéra avec une grande anxiété
M. de Meyrentin. Celui-ci caressait ses favoris poivre et
sel d’une main énervée et ses petits yeux brillèrent de
colère sous le binocle d’or :
— C'est tout ? fit-il d’un ton sec.
— Je vous ai dit tout ce que j’ai vu et entendu, sou-
pira Patrice. |
— Et vous n’en avez pas vu davantage ? Et vous
n’avez pas eu, je ne dis pas le courage, mais la curiosité
de vous traîner jusqu’à la porte du passe-plats pour
savoir ce qui se passait dans le plafond !
— Monsieur, j'étais anéanti, et du moment que je
n'avais plus de courage, j'avais encore moins de curiosité.
Mais M. de Meyrentin avait toutes les peines du monde
à retenir l'expression de son désappointement :
— Et vous avez laissé ainsi mourir ce pauvre homme !
— Mais, monsieur le Juge !..
— À votre place ! continua le juge, féroce. oui, à votre
place ! car l’autre croyait vous avoir pendu, monsieur,
tout simplement !.. Attendez !… Ne vous évanouissez
pas. Tout espoir n’est pas perdu. Répondez à mes
questions. Il avait été entendu publiquement que vous
deviez coucher sur le billard ?
— Oui, monsieur.
40 BALAOO
— Vous étiez entré dans l’auberge avec un bandeau
sut le front et, pour se coucher, Blondel s'était mis, lui
aussi, un mouchoir autour du front P
— Oui, monsieur.
— Etes-vous bien sûr d’avoir entendu votre nom
prononcé dans le plafond ?
— Hélas ! oui, monsieur, très distinctement.…
— Attendez ! Attendez ! Dans l’état où vous étiez,
vous ne pouviez pas bien vous rendre compte. Vous
parlez d’un souffle énorme, d’une respiration monstrueuse
au milieu de laquelle vous auriez entendu prononcer
votre nom : Patrice! Etes-vous bien sûr que c’est
la respiration qui a parlé... car il y avait dans le plafond
la respiration et le pendu. ; c’est peut-être le pendu,
c'est peut-être Gustave Blondel qui, vous sachant à
côté de lui, râlait un dernier appel : « Patrice ! »
— Monsieur, c’est invraisemblable. I1 eût appelé :
« Au secours ! » et non « Patrice ». Je connaissais peu
M. Blondel. Il ne m’aurait pas appelé par mon petit
nom | |
— C'est assez juste, acquiesça M. de Meyrentin, de
plus en plus énervé, car l’interrogatoire du témoin sem-
blaïit aller à l'encontre d’une certaine idée qu'il avait
depuis quelques jours sur les crimes de Saint-Martin-
des-Bois.
— C'est tout à fait juste ! reprit-il après un silence.
Donc c’est la respiration (je donne ce nom à la chose du
plafond que vous n’avez pas vue, mais entendue) c’est-
à-dire l'assassin qui parle !.… Et l'assassin a un souffle
énorme, ce qui vient évidemment de la difficulté qu’il a
à respirer la tête en bas .Et l’assassin dit : « Patrice ! »
Et sur quel ton, dit-il « Patrice » P |
BALAOO AT
— Ah ! monsieur, je crois bien que c’est sur le ton de
la haine !
— Voyez-vous ! Et qui donc, dans la vie, vous appelle
ainsi de votre petit nom « Patrice » ?
— Il n’y a que mon père, ma mère, mon oncle Coriolis
et ma cousine Madeleine.
— Ab!
Un silence important pendant lequel M. le juge ré-
fléchit en se mordant les lèvres :
— Et, derrière la porte, vous avez bien entendu :
« Pitié !.… Pathé à la maison d'homme !
— Oui, nous avons parfaitement entendu cette phrase.
— Et qu'est-ce qu’elle signifie, cette phrase, à votre
avis ?
— Mais, monsieur, je n’en sais rien !.….
— Ni moi non plus, monsieur !.. fit le juge. Et l’as-
sassin avait des manchettes ? Quelle sorte de man-
chettes ?
— Oh ! je ne saurais rien affirmer. J’ai vu du linge blanc
qui dépassait des manches.
— Je voudrais savoir quelle idée vous avez eue er
voyant descendre vers la gorge de Blondel ce que
vous voyiez de l'assassin.
— Ah! à ce moment, je n'avais pas beaucoup d'idées ;
mais tout de même je me suis rendu compte que c’étaient
deux bras qui arrivaient pour étrangler Blondel.
— Vous les avez vus jusqu'où, ces bras ?..
— Jusqu'au coude, au moins.
— Pourriez-vous les reconnaître ?
— Ma foi, je ne saurais. les manches étaient de couleur
sombre... Vous savez, il faisait assez peu clair de l’autre
côté du passe-plats…
42 BALAOO
— Ce qui explique gu’s/ a pendu l'autre pour vous-même.
le fait me paraît de plus en plus certain. Réfléchissez-y
bien. Ne pensez plus qu’à ça !.. Aidez-moi de toute votre
force, de toute votre intelligence... |
— Mais, monsieur, je n’y comprends rien, je n’y
comprends rien !.…
— Ni moi non plus, monsieur !.….
— Mais enfin, monsieur le Juge, comment l'assassin
est-il entré, comment est-il sorti ?
— J'allais vous le demander, fit M. de Meyrentin en se
levant. Ah! aussitôt que vous pourrez vous lever et
j'espère que ce sera tout de suite, allez donc faire un
tour dans le cabaret et demandez au père Tambour, qui
en défend l'entrée, de vous montrer de ma part les
traces de pas laissées par l'assassin.
— Enfin, il a laissé des traces de pas ?.. Sur le parquet
de la salle de billard, sans doute ?
— Non, monsieur !.… Sur le plafond !
Sur quoi M. de Meyrentin prit congé du malheureux
Patrice qui se mit à pleurer comme un enfant.
Heureusement pour le jeune homme, le vieux Coriolis
et Madeleine parvinrent prestement à le convaincre que
M. de Meyrentin était le dernier des imbéciles. L'oncle
surtout était furieux contre le juge d'instruction. Jamais
les Saint-Aubin, pas plus ceux de Clermont que ceux de
Saint-Martin-des-Bois, n'avaient été mêlés à la politique
dont Blondel venait certainement d’être la dernière
victime. Rue de l’Ecu, on faisait de l’honnête notariat
sans plus ; et, d’un autre côté, depuis des années qu’il
était revenu de Batavia, Coriolis prétendait ne plus
trouver d'intérêt qu’à l'étude passionnante de la plante
à pain, fécule extraordinaire qu'il avait rapportée d'Ex-
BALAOO 43
trême-Orient et dont, patriotiquement, il voulait doter
la France. Ce n’était pas en vivant de cette sorte qu’il
pouvait se créer des ennemis mortels. Si bien que Coriolis
et les siens avaient pu traverser à peu près tranquillement
toute cette affreuse période où le pays de Cerdogne ne
vivait plus que dans l’épouvante. Il était persuadé
qu’on ne lui ferait jamais de mal.
On, pour Coriolis comme pour tous les autres, c’étaient,
bien entendu, les Trois Frères. ; mais il les comblait de
ses faveurs. il ne leur avait jamais présenté la quittance
du loyer de la masure qu’ils habitaient au bord du bois...
et, comme le « manoir » où ü vivait, lui avec Madeleine
était assez isolé, il n’avait pas hésité à le faire garder par
les trois vauriens. Ça, c'était un trait de génie. Le vieux
Coriolisen riait encore dans sa barbe. Se faire garder par
les voleurs !
— C'est plus sûr que par les gendarmes, disait-il à
. ceux qui s’étonnaient qu’il eût donné le droit aux Vau-
trin de se promener sur ses propriétés avec le fusil sur
l'épaule.
Le vieux ne chassait pas. C’est comme s’il avait
donné tout son gibier aux Trois Frères qui le lui auraient
bien pris sans sa permission. Et il les PRE PATES
le marché !
Mais il avait la paix et on DNA dormir chez lui sur
les deux oreilles !.…
Et voilà que cet imbécile de ; juge d'instruction, quine
connaissait rien aux mœurs de ce pays, prétendait qu’on
avait voulu lui tuer son neveu |... |
Il le fit lever, son neveu... et vivement, pour lui de
ger le cours des idées.
Il l’envoya au jardin où Madeleine l’attendait. Co-
44 BALAOO
riolis, qui avait hâte d’aller rejoindre sa plante à pain,
les laissa seuls. Madeleine, tout de suite, dit à Patrice:
— J'ai bien réfléchi à ce que t’a dit (ils se tutoyaient
depuis leur plus jeune âge, comme frère et sœur) cet
idiot !....De deux choses l’une, ou l'assassin te connais-
sait, ou il ne te connaissait pas. Il te connaissait puis-
qu’il t’appelait par ton nom en te commandant de ne
pas bouger de l’endroit ou tu étais. Et, te connaissant,
comment eût-il pu se tromper aussi grossièrement, au
moment de t’étrangler et de te pendre ? voyait-on clair
dans cette salle de billard ?
— Bien sûr qu’on y voyait assez clair... et la preuve,
c’est que j'ai très bien vu la figure de Blondel.
— Alors, lui aussi devait la voir ; tranquillise-toi donc,
Patrice. Et donne-moi des nouvelles de ma tante. Ne
pense plus à cette affreuse histoire. Tout ça, c’est des
vengeances politiques qui ne nous regardent pas.
— Encore les Vautrin, hein ?.….
Ils passaient près de la grille qui donne sur les champs.
— Prends garde ! ne parle pas si fort. Il y a toujours
un des albinos qui rôde de ce côté. Quelle plaie pour Île
pays |
IÎs restèrent un intant en face de la grille, regardant
un petit toit qui émergeait de terre, là-bas, au bord de
la route. C'était la demeure des Vautrin.
Hubert ! Siméon ! Elie ! les trois jumeaux que la mère
Vautrin avait mis au monde comme une portée de loups,
les trois petits gas qui avaient été d’abord l’amusement
du pays et qui en étaient maintenant la terreur. Chacun,
longtemps, s'était dit leur ami, tant on les craignait. Et
encore aujourd'hui, quand on les croisait sur les routes,
c'était à qui leur serrerait la main, bien sûr. Seulement
BALAOO 45
on préférait ne point les rencontrer, le soir ; et on évitait,
en arrivant à Saint-Martin-des-Bois, de prendre par la
lisière de la forêt, du côté de la chaumière accroupie au
bord de la route où la vieille Vautrin, paralysée, finis-
sait de mourir en racontant les histoires terribles du père
qui avait été au bagne.
Ce dernier détail n'avait point empêché les Vautrin
de faire figure politique dans le pays. Et ce n’était un
secret pour personne que, pendant trois législatures, dans
la circonscription de Belle-Etable, en distribuant, dans
tous les villages des environs, des prospectus et des pro-
fessions de foi, et en créant des incidents tumultueux
dans les réunions publiques, ou, encore, en rendant
le séjour du pays impossible aux concurrents qui se
croyaient menacés dans leur existence, les Trois Frères
eussent fortement contribué à l'élection d’un député,
honneur de l’arrondissement et espoir de la Chambre.
Bien que leur demeure, au bord du chemin du bois, fût
misérable, on les disait riches et mettant de côté, au
fond des mystérieuses carrières de Moabit, le fruit de
leurs larcins, ce qui expliquait qu’il était impossible d’en
retrouver trace chez les recéleurs des environs. Eux,
ils laissaient dire. On pouvait penser que cela les amusait
d’être l’épouvante du pays et, au cabaret, ils allaient
quelquefois jusqu’à encourager les racontars.
— Eh bien ! qu'est-ce qu’on dit de nous ? J’avons-t'y
fait encore un mauvais coup, aujourd’hui ?
Tous trois se ressemblaient avec les mêmes démarches
et les mêmes tics. Hubert, cependant, état le plus
fort. Elie et Siméon étaient d’un roux beaucoup plus
blond. On appelait ces deux derniers « les albinos ».….
Patrice entraîna Madeleine hors de cette vision :
3:
46 BALAOO
— Comment pouvez-vous rester dans un pays pareil ?
— Je vais te confier un secret. Papa en a assez, lui
aussi, du pays ; nous allons le quitter bientôt, partir
pour Paris.
— Pas possible ! Et les noces ?
— Elles auront lieu là-bas, répondit-elle assez vague-
ment. Oh ! nous ne partons pas demain ! Papa a encore
quelques expériences à tenter avec la plante à pain.
11 dit qu’elle n’est pas encore tout à fait prête, ajouta
Madeleine en rougissant un peu et en détournant la tête.
— Quelle sacrée histoire que cette plante à pain! moi,
je pense que ton père est un peu toqué comme tous ceux
qui ont une idée fixe. Il croit tout remplacer avec sa
plante à pain. Il aura bien des désillusions comme tous
les inventeurs. Le principal, c’est que ce n’est point un
méchant homme.
Jis marchaient gentiment penchés l’un vers l’autre, se
faisant leurs confidences et se sentant bien chez eux dans
ce véritable paradou, dans ce jardin abandonné où tout
poussait à la diable; car, dans son vaste manoir, Coriolis
n'avait point voulu d’autre domestique, avec la vieille Ger-
trude, que son boy, un grand garçon bien tranquille et
doux comme un mouton, qui ne disait pas aux gens
vingt paroles par jour et qui s'était laissé ramener d’Ex-
trême-Orient avec la plante à pain. On l’appelait Noël.
Or, Noël n’avait pas le temps de s’occuper du jardin.
J1 passait ses journées avec son maître, à l'extrémité de
la propriété, dans un coin où s'élevait un corps de logis
un peu fruste précédé d’une serre, où l’on soignait la
plante mystérieuse que Patrice n’avait pu contempler
que bien rarement sans rien comprendre, du reste, aux
travaux de son oncle.
BALAOO 47
Ce corps de logis était entouré d’un verger sauvage
fermé lui-même d’une porte qu'aucun étranger n’avait
le droit de franchir. Toute cette partie du manoir était
consacrée aux expériences dont Coriolis tenait, au jour
le jour, un «état » qu’il rédigeait le soir dans son cabinet
de travail et qu’il enfermait ensuite bien précieusement
dans son coffre-fort. Ie cabinet de travail de Coriolis
était tout en haut du manoir, dans la tour du mirador.
Le vieux s’enfermait là pour écrire des nuits entières,
après avoir consacré les heures du jour aux travaux du
verger. |
Tout cela avait paru d’abord bien mystérieux à Pa-
trice, surtout dans les premiers temps où l'oncle lui
marquait tant de mauvaise humeur dès que le jeune
homme venait au manoir. Dans ces temps-là, Coriolis
avait absolument défendu à Patrice de pénétrer dans
le verger... mais, depuis trois ans que la rigueur de la
consigne s'était bien atténuée et que Patrice pouvait
se promener partout, dans le manoir et même dans le
bâtiment du verger avec Madeleine (quand l’oncle avait
cessé de travailler), le clerc de notaire, s'était fait une
raison qui lui permettait de tout expliquer : «Le père
de Madeleine, avec sa plante à pain, est un vieux
fou !.… »
Les deux jeunes gens ne s’étaient pas encore embrassés.
Jis y songèrent tout à coup, se firent part de cette ano-
malie amoureuse, et Patrice, très convenablement,
comme un bon premier clerc de notaire de la rue de l’Ecu,
qui connaît ses droits et ses devoirs de fiancé, déposa
un chaste baiser sur les cheveux de Madeleine.
Aussitôt le tonnerre éclata.
Madeleine tressaillit visiblement, devint un peu pâle
48 BALAOO
et regarda avec inquiétude son fiancé. Patrice levait les
yeux au ciel qui était pur de tout nuage.
— Ça, c'est trop fort, fit Patrice. c’est la seconde fois
qu’une pareille chose m'arrive...
— Quoi donc ? demanda Madeleine qui était, sans
raison apparente, redevenue toute rouge.
— Qu'il fait du tonnerre quand je t'embrasse !.…
CHAPITRE IV
L’'ALBINOS
— Je ne comprends pas ce que tu veux dire, Patrice.
C'est un orage de chaleur, ajouta-t-elle, car on ne voit
pas de nuages. On ferait peut-être bien de rentrer...
— Tu te rappelles que, la dernière fois que je suis
venu, je prenais, avant de vous quitter, congé de vous
sous la voûte. Ton père me dit: « Allons,embrasse-la! »
Je vais pour t’embrasser. Pan! un coup de tonnerre,
comme si la foudre était tombée sur la maison !.. Et je
n'ai pas pu t’'embrasser… Ton père m'a littéralement
jeté dehors en me criant : « Va vite ! Va vite !…. l’orage.
Cours à la gare!» et il m’a fermé la porte sur le nez...
Dehors, il n’y avait pas d'orage du tout !.…
— Oh! fit Madeleine, en jouant négligemment avec
une fleur qu’elle venait de cueillir, chez nous on n’y fait
pas attention. I1 tonne souvent, à propos de rien, du côté
des Bois-Noirs. C'est la forêt qui veut ça. Papa dit que
c'est l'électricité forestière.
— L'électricité forestière, je n’ai jamais entendu parler
de cette électricité-là.
— Papa a voulu me l'expliquer, mais je n’y ai rien
compris. À ce qu’il paraît qu’à Java, les forêts tonnent
comme ça tout le temps. Ecoute, l'orage s'éloigne.
Entends-tu, Patrice
50 BALAOO
Et ils tournèrent la tête du côté de la grille, à travers
les barreaux de laquelle on apercevait la lisière des
Bois-Noirs. Aussitôt, ils virent, contre les barreaux, une
figure extraordinairement blonde, couverte de taches
de rousseur, dans laquelle s’ouvraient deux yeux d’or
d’albinos. Cette figure, immobile, les observait sans re-
muer, avec une obstination indécente. Le jeune homme,
outré,avait fait déjà un mouvement vers la grille, quand
la voix de l’albinos le cloua sur place : «monsieur Patrice! »
Ces mots, qui lus ordonnaient de ne pas bouger, la façon
dont fut prononcé son nom « Patrice »,sonnèrent si for-
midablement aux oreilles du jeune homme qu’il s'arrêta,
le cœur battant, le sang aux tempes. Madeleine lui avait
pris la main et ne bougait pas plus que lui, observant
l’albinos.
Celui-ci, tranquillement, allongea, entre les barreaux de
Ha grille, le canon de son fusil et tira dans leur direction.
Les jeunes gens poussèrent un cri horrible...
Un merle tomba à leurs pieds.
— Eh bien! qu’est-ceque vous avez ? demanda avec
une grande sérénité le chasseur. Vous n'êtes pas bles-
sés ?... nu
— Non ! Mais on n’a pas idée de tirer comme ça sous
le nez des gens! fit Madeleine en colère...
— Eh! je n'ai jamais manqué mon coup... de quoi
avez-vous peur ?.….
Patrice, encore tout frissonnant, s'était baissé pour
ramasser l'oiseau.
— La pauvre bête ! murmura-t-il.
— Je l’offre aux amoureux pour leur déjeuner... : adieu,
mademoiselle Madeleine; adieu, monsieur Patrice.
Et comme Patrice voulait lui jeter l’oiseau à travers
BALAOO 51
la gritle, la jeune fille l’arrêta prudemment dansson geste
brutal :
— Adieu, monsieur Élie, et merci ! fit-elle d’une voix
sourde.
L'albinos avait déjà disparu derrière le mur. Patrice
allait parler. Mais Madeleine lui mit sa petite main sur
la bouche. Cette main tremblait affreusement. Elle
l’ôta seulement quand on n’entendit plus le bruit des
pas de l’autre sur les cailloux de la sente...
— Oh! fit-elle, qu’il m'a fait peur avec son fusil!
— Et avec sa phrase !.. souffla Patrice...
— C'est que je vois encore le fusil passer au travers
des barreaux, dit Madeleine... tu sais, mon chéri, s’il
avait tiré sur nous, c’est moi qu’il frappait la première.
je m'étais mise devant toi.
C'était vrai. Patrice ne s'était pas rendu compte de
ce mouvement héroïque, tout d’abord. Il prit Madeleine
dans ses bras. Quelqu'un toussa derrière eux. C'était
Noël que Coriolis envoyait au-devant des jeunes
gens : |
— Le maître appelle, dit-il, de sa voix toujours un peu
entrouée….
Et il s’en retourna, les mains dans les poches et l’é-
chine triste. Ils le suivirent du côté du verger.
— Quelle existence est la tienne ! reprit Patrice, entre
ton père monomane, la vieille Gertrude stupide, et ce
garçon que je n’ai jamais vu rire (il montrait la silhouette
penchée de Noël). Ils nesont pas gais, les naturels d'Haï-
Nan, et ce n’est pas la culture dela plante à pain qui
semble devoir les réjouir... |
— Tu ne connais pas Noël, fit Madeleine. Quand il
veut, il n’y a pas de plus gai compagnon que lui. Demande
52 BALAOO
à Gertrude. Il y a des jours où il nous fait rire comme
des folles.
— Tant mieux ! mais moi je l’ai toujours vu triste à
pleurer.
— Quand il y a du monde, il est comme ça. Il est
timide...
Ils étaient arrivés à la porte du verger. Noël,qui pa-
raissait de plus en plus affligé, la leur tenait ouverte, bien
humblement. Ils passèrent.
— Jl n’a pas embelli ! dit Patrice à Madeleine.
— Oh! fit vivement Madeleine, tu le trouves laid ?
As-tu regardé ses yeux ? J’en ai rarement vu d'aussi
intelligents.
— C'est vrai! acquiesça Patrice, peu contrariant.
Coriolis était devant eux, sur la porte de la serre. Il
n'avait pas l'air enchanté...
— Je vous ai fait appeler par Noël, dit le vieux Coriolis
en fronçant le sourcil (geste qui luiétait habituel et qui
n’effrayait plus que Noël) parce que j'ai cru entendre
qu'il faisait de l'orage. mais je me suis peut-être trompé.
A mon âge, on commence à ne plus être sûr de son
oreille.
Patrice l’écoutait, stupéfait du ton sur lequel il parlait
de l’orage... ; son étonnement ne connut plus de bornes
quand il entendit Coriolis leur demander avec brutalité :
— Enfin !.. vous! vous ne voudriez pas me trom-
per! A-t-4l lonné, oui ou non?
— Moi, je n'ai rien entendu, répondit Madeleine avec
la plus grande effronterie. Et elle avait fait un geste discret
vers Patrice, pour que celui-ci ne la démentiît point.
Malheureusement, le jeune homme disait déjà, sans
dissimuler son ahurissement :
BALAOO 53
— S'il a tonné ?.. Mais je pense bien qu’il a tonné !.….
J'ai cru que le tonnerre était tombé sur la maison !
Madeleine était devenue rouge jusqu’à la racine des
cheveux ; Coriolis la menaçait de son index sévère :
— Tu as tort, Madeleine !.….. Tu sais que je n’aime pas
ça! Où irions-nous si je l’écoutais…
— Mais, papa, moi, je t’assure que je n'ai pas fait
attention au tonnerre... ce doit être à cause du coup de
fusil d’un des albinos qui m’a bien effrayée...
— Encore Elie, sans doute... bougonna Coriolis.
—Oui, papa, Elie. Il a eu le toupet de tirer un merle
dans le jardin, pendant que nous y étions !.…
— Le voilà! dit Patrice en montrant l'oiseau qu'il
avait apporté.
— Le bandit! murmura l'oncle... Il faudra que je
lui dise « d’aller garder notre gibier » un peu plus loin,
s’il lui plaît. On voit trop sa figure à celui-là depuis
quelque temps...
Madeleine, dont l'embarras n'avait pas cessé, dit :
— Tu as bien raison, papa, mais je le lui ai fait déjà
dire par Zoé.
— Qu'est-ce que tu lui as fait dire ?.…
— Qu'il aille chasser un peu plus loin. que ses coups
de fusil me faisaient peur. Il a fait répondre par sa
sœur qu’il veillait sur nous de plus près, parce que depuis
les assassinats, le pays n’était pas sûr...
— Et, qu'est-ce que tu as répondu, toi ?
— Rien ! je lui ai fait porter un litre de rhum. Il y
avait longtemps qu’on lui avait donné quelque chose.
— Tu as bien fait, Madeleine |. Encore un peu de
patience avec tous ces vauriens.. Tu n'as pas dit à
Patrice ?..
54 BALAOO
— Non, papa, je ne lui ai rien dit, répondit, avec un
aplomb enchanteur, la jeune fille...
Patrice pensa : « Comme elle ment !» Et il nelatrouva
que plus charmante.
— Eh bien ! apprends-lui que nous allons prochaine-
ment nous installer à Paris. Oui, mon cher Patrice,
à Paris...
— Vous avez donc fini de travailler la plante à pain,
mon oncle ?
— Oui, mon neveu, elle est majeure !.… Allez faire un
petit tour avant le déjeuner... J'ai un mot à dire à Noël...
Les jeunes gens quittèrent le verger. Patrice fut
étonné, en repassant auprès de Noël, de voir le pauvre
garçon trembler comme une feuille. Cinq minutes plus
tard, comme Patrice et Madeleine entraient dans la
cuisine de Gertrude pour s'intéresser au déjeuner, ils
entendirent de lointains et terribles cris de désespoir.
— Qu'est-ce que c'est ? interrogea Patrice, en fris-
sonnant.
— Rien, fit Madeleine, la bouche un peu pincée.
C'est Noël qui aura fait encore quelque bêtise et papa
le corrige.
Patrice, étonné, tourna la tête du côté de la vieille
Gertrude et vit qu'elle pleurait :
: — Mon Dieu ! il va le tuer ! fit-elle en se mouchant.…
ça n’est pas raisonnable de battre un grand garçon comme
ça...
— C’est extraordinaire !.… dit Patrice, outré, et jamais
je n'aurais cru que mon oncle.
—Tononcle sait ce qu’il a à faire avec un vauriencomme
ce Noël, répliqua Madeleine. Il n’y a pas d’autres façons
de se faire obéir des boys d’Extrême-Orient, et puis papa
BALAOO | 55
est très énervé chaque fois qu’il entend le tonnerre !
ajouta-t-elle rapidement. Elle semblait bouder Patrice
et était presque aussi émue que Gertrude.
— C'est donc cela, fit Patrice, que tu me faisais signe
et que tu mentais à ton père avec le tonnerre.
— Oui, c'est cela, Patrice.
Le jeune homme allait s’excuser, mais il fut interrompu
par l’arrivée d’une gamine de treize à quatorze ans,
noire comme une taupe, avec des yeux magnifiques. Elle
était vêtue d’une méchante petite jupe rapiécée qui lais-
sait voir des mollets de coq. Elle dit, haletante :
— C'est Noël qui crie encore comme ça ? Monsieur le
bat encore !
— Oui, Zoé... fit Gertrude... c'est une pitié !.…
— Oh ! j'ai bien pensé qu’il y aurait encore du grabuge
de ce côté-là, quand j'ai entendu le tonnerre, fit-elle.
— Viens donc m'aider à récurer mes cuivres, dit Ger-
trude. |
Ainsi, dans les ménages de Saint-Martin, on occupait,
de temps à autre, cette petite gamine de Zoé pour bien
se faire voir des Trois Frères.
CHAPITRE V
DANS L'OMBRE DU CELLIER
Le déjeuner fut assez maussade. Coriolis et Madeleine
semblaient se bouder l’un l’autre, et le repas se passa en
silence.
L’après-midi fut prise pour Patrice par l'enquête. Il
subit un nouvel interrogatoire de M. de Meyrentin dans
la salle même du cabaret, et il resta longtemps à contem-
pler, stupide, les traces des pas au plafond, le curieux
dessin de ces chaussettes et leur singulier « surjet ».
M. le juge paraissait de plus en plus intrigué, surtout de-
puis un petit incident ridicule en soi, mais qui ne lais-
sait pas de l’occuper étrangement. Après le déjeuner, alors
que M. le juge faisait sa sieste (oh! une toute petite
sieste d’une demi-heure) dans une chambre chez les Rou-
bion, on lui avait volé, sur lui, sa montre ! Ii disait bien
qu'elle était en « doublé » et que le voleur avait été volé;
mais, au fond, il ne pensait plus qu’à cela, car, sur le plan-
cher de la chambre où il avait dormi, M. de Meyrentin
avait relevé la trace des pieds du plafond !.… Quel était
donc ce personnage invisible qui tournait autour d’eux,
criminel et farceur, en se moquant de tout le monde ?
De son côté, Patrice revint au manoir de plus en plus
effrayé de ce qu'il voyait et entendait. et le repas du
soir s’en ressentit encore.
BALAOO 57
Gertrude servait tout le monde en silence... Tout à coup
elle se décida à adresser la parole à son maître :
— Monsieur, Zoé est là !
Coriolis daigna descendre de son rêve pour considérer
sa vieille servante.
— Ah ! eh bien ! est-ce que tu lui as parlé ?
— Oui. Elle dit qu’elle suivrait Monsieur au bout du
monde. Seulement, elle n’a pas encore osé en parler à ses
frères.
— Oh! ses frères! je m'en charge... On leur graissera
la patte... et ils ne seront pas autrement fâchés de voir
déménager la petite ; le tout, c’est que ça lui plaise. ; tu
lui as dit que c'était pour aller à la ville?
— Oui, oui, elle ira où Monsieur voudra.
Je l’ai gardée à dîner. Savez-vous ce qu’elle me de-
mande ? Que vous pardonniez à Noël.
— Va ouvrir à Noël! fit Coriolis en tendant une clef
à Gertrude. Il est au cachot. Je crois que j’ai frappé un
peu fort. Mais c’est de sa faute aussi. Il devrait être plus
raisonnable, à son âge.
— Oh ! il a bien de la peine quand Monsieur est cha-
grin. Zoé sera bien contente. Il la fait toujours rire.
Et elle s’en alla avec la clef. Quelques minutes plus
tard,on entendait les éclats de rire de Zoé dans la cuisine.
Coriolis regarda Patrice : « Les entends-tu ? C'est
Noël qui les amuse, fit-il. Ah ! il n’a pas de rancune. Il
ne ferait pas de mal à une mouche !.. mais ila besoin
d’être battu de temps en temps.
— Vous ne craignez pas qu’il aille se plaindre au garde-
champêtre ? demanda Patrice.
À ce moment, on entendit, venant de la cuisine, les
cris perçants de Zoé.
58 BALAOO
— Eh bien ! quoi ? Qu'est-ce qu'il se passe ? s’écria
l’oncle, et tout le monde courut à la cuisine. Zoé était
en larmes.
— Qu'est-ce qu’il y a? Où est Noël ? demanda Co-
riolis.
— Oh! ce n’est rien, fit Zoé dansses pleurs. C’est
Noël qui m'a tiré les cheveux et qui m'a dit que j'étais
laide !
— Pourquoi t’a-t-il tiré les cheveux ? tu l’auras encore
taquiné »?.
— Non | je lui ai dit qu’il était beau et il a cru que je
me moquais de fui.
— Il a bien fait. Vous êtes toujours à vous moquer
de lui. Vous finirez par lui rendre la vie insupportable, à ce
garçon, déclara péremptoirement l'oncle qui avait oublié,
pour sa part, la raclée de coups de bâton dont il venait
de lui caresser les côtes.
On se leva de table. La nuit était venue,. L'’oncle trouva
que Patrice devait être bien fatigué et lui ordonna de
s’aller coucher. Obéissant, le jeune homme lui souhaita
le bonsoir et tendit sa main à Madeleine.
— Embrasse-la ! permit Coriolis.
Patrice approcha ses lèvres du front de sa fiancée. Et
il ne pouvait s'empêcher alors de penser: « Bien sûr, il va
tonner! » mais Madeleine fut embrassée par Patrice et il
ne tonna point. Le jeune homme avait essayé, en même
temps, de saisir la main de Madeleine, dans l’ombre, pour
la lui serrer gentiment comme font les amoureux, mais,
cette main, il ne {a trouva pas. Il en fut encore tout marri.
Décidément, Madeleine était bien indifférente. Tout triste,
il remonta dans sa chambre.
— Si tu as besoin de quelque chose, frappe au plafond:
BALAOO 59
Gertrude couche au-dessus de toi. Bonne nuit ! lui cria
l'oncle, et enferme-toi bien.
— N'ayez pas peur, mon oncle.
Quand il fut chez lui, la première chose à laquelle il
prit garde fut, en effet, de s'enfermer. Puis il regarda
sous son lit, dans les armoires, dans les placards, partout.
Enfin, il eut la précaution, sa lampe éteinte, d'ouvrir
tout doucement la fenêtre pour examiner les alentours et
écouter un peu l'ombre de la forêt. Sa chambre était
au premier étage, tout à fait à l'aile gauche du manoir.
Il voyait sur sa droite, dans un retour du bâtiment, le
mirador déjà éclairé pour le travail de Coriolis et puis,
en bas, les lumières de la cuisine, et il entendait le bruit
que faisait Gertrude, en lavant sa vaisselle, aidée par
Zoé.
Devant Patrice, c'était la cour d'honneur avec les
communs, les écuries, des bâtisses qui ne servaient plus
à rien qu’à la lessive, une fois l’an,et à garder des provi-
sions de pommes. Un peu sur sa gauche, presque au-des-
sous de lui, une autre petite bâtisse basse était le cellier,
avec sa voûte obscure. La nuit était sombre, et c’est
tout juste s’il pouvait distinguer bien loin, là-bas, sur la
droite du jardin qu'entouraient les hauts murs, l'ombre
de la demeure de la plante à pain. Mais celle-ci soudain
s’éclaira. Une fenêtre brilla. Évidemment, c'était Noël
qui se couchait. Et puis, presque aussitôt, la lumière
s’éteignit.
Une brise légère, qui avait passé sur la plaine, apporta
à Patrice l’odeur troublante de la terre. Si Patrice avait
été poète, il eût goûté fortement la paix de la nature
et respiré avec délice l’âme de la nuit. Mais, outre qu'il
n'était pas poète, c'était, pour le moment, un garçon
60 BALAOO
qui avait quelques raisons d’être fortement préoccupé :
d’abord la terrible aventure de la nuit précédente, et puis
les brutales hypothèses du] juge d’instruction qui lui
revenaient à chaque instant à l'esprit, en dépit des argu-
ments de Coriolis et de Madeleine... Enfin, quelque
chose qu’ili n’eût pu définir exactement et qui lui venait
du mécontentement de sa journée.
C'était la vérité qu'il n'était content de personne ici,
ni de l’oncle, ni de Gertrude, ni surtout de Madeleine.
Selon son idée, après les affreux dangers qu'il avait
courus, il eût dû être l’objet constant et unique des
préoccupations de sa fiancée.
Or, Madeleine était comme les autres qui semblaient,
tout le temps, penser à autre chose.
Ce n’était point la première fois qu’il avait, au bout de
quelques heures passées au manoir, cette sensation sin-
gulière, que ses habitants pensaient continuellement à
une chose dont il ne soupçonnaïit même pas la nature ; mais
jamais’ cette sentation n'avait été aussi aiguë, ni aussi
douloureuse.
Ainsi songeait-il à sa fenêtre, quand tout à coup, il re-
tint son souffle. Il venait d’apercevoir au long du mur,
glissant rapidement dans l'ombre des communs, une
forme si légère que sa course ne faisait aucun bruit. Il avait
un battement de cœur tel qu'il crut encore qu'il allait
défaiïllir. Il se maintint cependant, rejeté dans le coin de
la fenêtre, invisible. La forme avait disparu sous la voûte
du cellier, et il perçut très nettement la voix de Zoé qui
appelait doucement : Mademoiselle !
La voix de Madeleine répondit aussitôt.
Alors il y eut, dans l’ombre du cellier, un singulier
dialogue que Patrice, de l'endroit où il se trouvait, put
BALAOO 6I
entendre parfaitement et qui n’était point précisément
pour le rassurer. Zoé et Madeleine se croyaient à l’abri
de toute indiscrétion : mais la voûte ouverte du cellier
renvoyait à Patrice les deux voix comme le cornet d’un
phonographe :
— Je t’ai fait signe de venir pour que tu me dises la
vérité, exigeait Madeleine... C’est Elie qui a fait le coup,
n'est-ce pas ?
— Je vous jure, Mademoiselle, que je n’en sais rien.
Si je le savais, je vous le dirais ! Je vous dis tout; mais,
ces choses-là, je ne les sais jamais. Ils se méfient de moi !
Iis me content bien leurs farces, à moi et à la mère...
Mais, des histoires pareilles, personne n’en sait jamais
rien, ni moi, ni la mère, ni les autres... Seulement, la.
mère, en apprenant la chose, m'a dit : « On raconte
que le Blondel a été tué comme Camus et Lombard;
vois-tu, Zoé, j'ai peur que tes frères ne fassent des
bêtises. » |
— Tu vois bien, Zoé. après ?..
— Après... après. écoutez, mademoiselle, vous ne le
direz à personne ?. c’est pour vous toute seule.
— Oui, oui, va.
— Eh bien! hier soir... hier soir avant l'assassinat,
Hubert est rentré furieux à la maison. Il jurait, il menaçait
de mettre le feu au village pour faire taire tout le
monde. Il arrivait du « Soleil Noir » où il avait eu des
mots avec le Blondel. Tous les deux s'étaient jeté des
mauvaises raisons à la tête... ça n’est pas la première
fois... aux élections ils avaient déjà failli se battre...
— Hubert ne demande qu’à se battre avec tout le
monde. ça ne signifie rien.
— Vous croyez ? Tant mieux, mademoiselle, Moi, il
4
62 BALAOO
me fait peur... En l’entendant crier comme ça... j'ai été
me coucher...
— C'est vrai que tu as été te coucher ?
— Je le jure. Je l’ai encore dit au juge d'instruction,
cet après-midi.
— C'est pourtant ta voix qui a fait ouvrir... I1 faut
qu'il te connaisse bien, celui qui imite ta voix...
— Est-ce que je sais, moi ?
— Tu dois bien avoir une idée. Tes frères doivent faci-
lement imiter ta voix...
— Je n’en sais rien... je n’en sais rien.
— Tu t'es couchée... Et Hubert aussi s’est couché ?
— Ne le répétez jamais... Non ! il a passé la nuit de-
hors. avec son fusil... il a été braconner dans la forêt...
ne le dites pas, il me tuerait..,il est allé braconner avec
Siméon.…
— Écoute, Zoé, je ne te parle ni de Hubert, ni de
Siméon; maïs, si tu veux venir à Paris avec nous et avec
Noël, il faut que tu me dises ce qu’a fait Élie, hier soir,
pendant qu’on assassinait le commis-voyageur au «Soleil
Noir...» as-tu compris, cette fois ? As-tu bien compris ?
— Oh! oui, mademoiselle. Mais, je vous le jure... je
n’en sais rien !.…
— C'est bien !.… c’est bien !. adieu, Zoé |
Em —
— Non! non! écoutez! Je n’en sais rien, parce
qu’Élie n’est pas rentré de la nuit !..
— Ah! tu vois! c'est déjà quelque chose, cela !.…
Il n’est pas rentré de la nuit !.. Et tu ne sais pas ce qu'il
#
a fait pendant cette nuit-là ?..
— Non! je le jure, non!
— Eh bien ! il faut que tu le saches.
— Vous croyez donc que c’est lui qui a tué Blon-
BALAOO 63
del ?.. qu'est-ce que ça peut vous faire, mademoiselle,
puisque c’est de la politique ?
— Je vais te dire une chose, Zoé. Je ne crois pas
que ce soit de la politique.
— Dites-moi ce que vous croyez alors, et je compren-
drai peut-être après.
— Je crois qu'Elie s'est trompé en assassinant Blondel
et qu'il voulait assassiner M. Patrice !.…
— Oh! Oh! Oh! je vous comprends, mademoi-
selle, je vous comprends! Oh! maintenant, je vous
comprends. Oh ! c’est terrible !.… Oh!
— M'as-tu compris tout à fait ?
— Qu'est-ce que tu vas faire ?..
— Voilà! Je vous promets de savoir ce qu’Élie a
fait la nuit du crime et je vous dirai tout !.….
— Prends garde ?.. Il faut que tu saches cela demain.
Tu l’as vu, aujourd’hui, Élie. Qu'est-ce qu'il t’a dit ?...
— Il m'a dit de lui rapporter encore des rubans.
— J'en étais sûre. Le ruban de mes cheveux a disparu.
Je m'en suis bien aperçu, Zoé !.. Petite voleuse... rends-
moi mon ruban !…
— Quand je ne lui rapporte rien, il me bat à me
crever...
— Rends-moi mon ruban !…
— Le voilà! mais Noël et moi, on est rien malheu-
reux !… on est battu tout le temps...
— Tu ne dois pas les aimer, tes frères ?...
— Ça dépend des jours...
Patrice, plus pâle qu’un mort, écoutait encore, mais
il n’entendit plus rien... Bientôt il vit les deux ombres
qui se glissaient hors du cellier avec mille précautions.
C4 BALAOO
Madeleine rentrait chez elle et Zoé retournait à la cuisine
où Gertrude remuait encore des casseroles.
Il ferma sa fenêtre et s’effondra sur une chaise. Il ne
pouvait plus douter de l’affreuse chose : on avait voulu...
on voulait l’assassiner !.… Et la raison de cet abominable
crime était simple : il avait un rival!
Pour un jeune homme qui avait toujours rêvé d’une
vie calme et bourgeoise, le coup était rude. Il se trouvait
écrasé sous le poids de cette situation aussi romanesque
que dangereuse ; et, bien qu'il aimât Madeleine par-
dessus tout, il résolut de quitter le pays dès le lendemain,
à la première heure, et par la diligence, prenant ainsi
un chemin qui n’était pas le sien, mais où personne n'’irait
le chercher. Fort de cette décision, il se releva. I1 voulait
parler tout de suite à Zoé. Il descendit.
CHAPITRE VI
LE SURJET
Patrice, qui entendait la voix de Zoé dans la cuisine,
poussa la porte.
Gertrude finissait de ranger ses casseroles, pendant
que Zoé, assise près de la grande table ronde, s'était mise
à repriser des bas et des chaussettes. Elle en avait un
paquet près d'elle dans la bannette.
Patrice, qui était entré sous le prétexte de chercher
des allumettes, regardait dans la bannette sans voir,
se demandant comment il pourrait faire comprendre à
Zoë qu'il désirait lui parler.
Tout à coup, #7 vit ! Il vit la chaussette ! Il vit le surjet !
Il eut une exclamation sourde.
Elle était 1à, [a chaussette de «l’homme qui marchait
la tête en bas ». Il la voyait, la pièce d’étoffe grande
comme une pièce de cent sous, reliée à la chaussette par
le surjet !.….
Et il avança rapidement la main, croyant la saisir
déjà.
Mais il se trouva en face de Zoé, toute pâle, qui, d’un
geste brusque, avait repoussé la précieuse bannette
derrière elle.
Patrice fut stupéfait de l'attitude de Zoé; mais il
regrettait surtout sa propre imprudence. Évidemment,
4.
66 BALAOO
il avait eu tort de donner l'éveil à la sœur des Vautrin ;
mais pouvait-il se douter que celle-ci connaissait la
valeur de l’objet qui avait brusquement attiré son regard ?
Non ! il n'était point admissible qu’elle en eût même le
soupçon ; sans quoi eût-elle été assez stupide pour
repriser ces chaussettes accusatrices, quasi en public ?
Alors pourquois’était-elle levée avec cet empressement ?
pourquoi ce geste qui éloignait de Patrice la petite
bannette à ouvrage ? pourquoi Zoé était-elle si pâle ?
Enfin, une autre question, formidable celle-là, se posait,
s’imposait : Pourquoi les chaussettes de l'Homme qui marche
la tête en bas se trouvaient-elles chez Coriolis ?..
Toutes ces questions qui restaient sans réponse ne
donnaient que plus de prix encore à la possession du
fameux « surjet » et, bousculant Zoé, Patrice allongea
encore la main du côté de la bannette. Mais la jeune
fille, este comme un singe, se trouvait déjà de
l’autre côté de la table, la petite corbeille dans les
mains.
— Zoé, qu’avez-vous ? Pourquoi ne voulez-vous
pas me laisser regarder votre ouvrage ? interrogea
Patrice, la voix haletante, essayant en vain de dompter
l'émotion qui le possédait.
— Mon ouvrage, c'est mon ouvrage, fit l’autre, les
lèvres pincées et méchantes. ; je n’aime pas qu’on touche
à mon ouvrage. Après, je ne m'y reconnais plus et Made-
moiselle me gronde..
— Qu'est-ce qu’il y a donc? demanda Gertrude
qui abandonna sa batterie de cuisine pour assister à une
querelle qu’elle ne comprenait pas.
— 11 y a, fit Patrice (d'un ton si menaçant que la
cuisinière, qui avait d’abord cru à un jeu,en resta toute
BALAOO 67
tremblante sur ses vieilles jambes). il y a que je veux voir
ce qu'il y a là dedans !.…
Et il montrait de son doigt fébrile la bannette aux mains
de Zoé...
Gertrude, qui était derrière Zoé, n’eut qu’à allonger le
bras pour saisir la bannette. La jeune fille, qui ne s’atten-
daït point à ce coup, poussa un cri et lâcha la bannette;
mais, auparavant, sa main, agile, avait ramassé la chaus-
sette convoitée par Patrice; et, comme à son autre
poing, Zoé avait encore la chaussette de 1’ «Homme qui
marche la tête en bas », Patrice n’eut plus le désir de la
bannette elle-même. I1 poursuivit Zoé qui courait autour
de la table: Ah ! il ne riait pas !.. l’autre, non plus !...
Ils se regardaient comme des ennemis qui se souhaitent la
mort et qui voudraient se la donner.
— Donne-moi ça, ragea-t-il.…. |
— Non! lui rejeta la petite, c’est à moi! c’est de
l'ouvrage à moil... ça m’appartient. Prenez le reste
qui est dans {a bannette, si vous le voulez !.. Je dirai
à Mile Madeleine que vous l’avez pris, voilà tout !.…
— Pourquoi ne veux-tu pas me donner ça ?.. cette
paire de chaussettes que tu as dans la main... celle-là, je
ne t'en demande pas d’autres.
— Parce que je vous dis que celle-là... c'est du travail
à moi! Je ne veux pas que vous alliez le montrer à
M'e Madeleine, bien sûr! Elle me paie pour raccom-
moder les affaires d'ici; elle me chasserait si elle savait
que je passe chez elle mon temps à repriser les chaussettes
et les bas de mes frères.
— Ah! voyez-vous, la petite gueuse ! glapit Gertrude,
suffoquée de cet aveu.
— C'est de la chaussette à tes frères, ça. ? interrogea
68 BALAOO
Patrice qui essayait de se rapprocher sournoisement de
Zoe...
Mais l'autre, se reculant :
— Bien sûr que c’est de la chaussette à mes frères.
— Eh bien ! donne et je ne dirai rien à Madeleine.
Mais il n’eut pas de réponse. Zoé se trouvait en face de
la porte de la cuisine ouverte sur la cour. Elle s’élança dans
la cour.
I1 bondit derrière elle... Dans le noir, elle connaissait
mieux le chemin que lui... On entendait, du côté du
paradou, le bruit rapide et sourd des semelles de bois de
Zoë sur le terre sèche. La petite était encore dans le
domaine !... I fallait l'empêcher d’en sortir... Sûrement,
elle pensait à gagner la petite porte près du verger qui done
naït sur les bois.
Patrice passa à travers tout, sans s'occuper du chemin,
foulant les plantes d’un pied aïlé, et il arriva à la petite
porte juste pour voir Zoé qui la lui rabattait sur le nez, mais
il la repoussa.. Cette enfant ne pouvait être bien loin...
I1 l’aperçut, en effet, à une vingtaine de mètres. mais, pour
la rattraper, ce fut une autre affaire...
Elle s’était débarrassée de ses galoches et courait pieds
nus. Zoé, pieds nus, c'était un petit oiseau; l’autre
s’essoufflait bien inutilement. mais il voulait l’atteindre…
c'était sa seule pensée. son seul but. Il ne réfléchissait
pas qu'elle allait bientôt retrouver son gîte. se réfugier
dans son trou, et que ce trou était celui des Vautrin devant
lequel on passait généralement (quand c'était absolu-
ment nécessaire) sans faire de bruit et sans tourner la tête.
Zoë se rapprochaïit, en effet, de la masure redoutée,
accroupie là-bas au bord de 1a route, avec son œil allumé
dans la nuit, à la fenêtre.
BALAOO 69
Patrice ne s’aperçut qu'il était chez les Vautrin que
lorsque Zoé eut poussé la porte de la tanière et s’y fut
jetée, le laissant, tout haletant, contre letalus qu'elle avait
franchi d’un bond de chèvre.
Alors il se rendit compte de toute son imprudence.
Ii n'avait pas une arme. Et il venait de traquer commeune
bête, jusque chez elle, la sœur des Trois Frères... La
petite allait naturellement les mettre au courant, en
quelques mots, de l'incident du surjet. C'était leur appren-
dre que Patrice ne doutait plus du rôle qu’ils avaient joué
dans les crimes de Saint-Martin-des-Bois, et qu’il en pour-
suivait la preuve par tous les moyens; qu’en tout cas, il
leur avait déclaré la guerre.
I1 pensa qu'ils n’allaient pas être longtemps à appa-
raître, à le rechercher et, s’ils le trouvaient! Réflexions
rapides qui l’affectèrent, d'autant plus que des éclats de
voix se faisaient entendre dans la masure. Patrice tour-
nait sur lui-même, ne sachant à quoi se résoudre, ni où se
cacher. Il se trouvait alors contre la maison ; et la porte de
celle-cis’ouvrit, faisant un carré de lumière sur la route. I1
n'avait pas letemps de gagner le rideau de peupliers qui
encerclait, à quelques mètres de 1à, le clos des Vautrin.
Seule, la maison était là pour le cacher. Qu'un des frères en
fîitle tour d’un côté et l’autre de l’autre, il était pris. Heu-
reusement, il y avait le toit. C'était un toit de chaumequi,
sur le derrière, du côté opposé à la route par conséquent,
descendait presque jusqu’au sol. Il s’y hissa, s’y aplatit, y
rampa jusqu’à la cheminée, Ilentendit la voix d’Élieet celle
de l’un des frères qui lui répondait. Comme il l’avait craint,
les deux Vautrin faisaient le tour de la maison. Il les vit,
l’un s’avancer sur la route, l’autre faire quelques pas dans
le clos. La nuit était très sombre, heureusement. Zoé cria :
70 BALAOO
« Il sera reparti, laissez-le !.. C’est pas la peine, allez,
je saurai bien lui raconter quelque chose demain.
Et tout à coup, sous lui, une grosse voix éraillée, la voix
de la mère, cria : :
— Rentrez donc ! Vous le retrouverez toujours bien !
Les deux autres, après un dernier coup d’œil autour
d'eux, rentrèrent, et la porte fut refermée et le carré de lu-
mière, sur la route, disparut. |
Patrice se disposait déjà à se laisser glisser de son toit,
quand il distingua encore très nettement la voix éraillée
qui disait : |
— Mais, enfin, Zoé, quéqu’il a eu à courir comme ça ?
Et Zoé répondait :
— Bien sûr qu'il aura vu quèque chose, sans ça, 1l
ne m'aurait pas demandé la chaussette !
— Montre-moi ça! ordonna la grosse voix.
Étonné d'entendre aussi nettement ce qui se disait à
l’intérieur de la masure alors que la porte en était fermée,
Patrice examina le toit autour de lui. Une lueur filtrait
presque sous son coude, entre le chaume. C'était certai-
nement par là qu'il entendait. Il y avait là une ouverture,
une usure du chaume, une pourriture du toit. Tout
doucement, il écarta la vieille paille et, non seulement il
put entendre, maïs il put voir.
CHAPITRE VII
€ POITOU D'ORIENT, C’EST DU ROUGET ! »
La bicoque n'avait pas de plafond; c'était quasi
une grande cabane séparée en deux chambres par une
cloison. Derrière la cloison, c'était sûrement la chambre
des Trois.
Ce que Patrice voyait, c'était la salle commune avec
l’âtre, la cheminée, une espèce de refend dans lequel
était étendue la vieille Barbe, impotente, Mme Vautrin
mère. Une païllasse sur un châssis de fer, dans un coin,
devait être le lit de Zoé. Unetablegrossière, des escabeaux,
un buffet à portes pleines, énorme, contre la muraïlle ;
une rangée de bols de faïence peinte sur la cheminée. Des
fusils et des carnassières pendus aux murs. Pas de plan-
cher, pas de carreaux... un sol de terre battue. Sur la
table, une grosse miche de pain, de lourdes assiettes creuses,
des couverts d’étain. Des verres et une bouteille. Dans
l’âtre, une marmite qui chantait. |
Patrice reconnut les deux albinos qui étaient revenus
s’asseoir près de la table, le couteau à la main, un morceau
de viande sur du pain.
Ils avaient commencé à souper, mais les assiettes,
les couverts attendaient... Évidemment on n'avait pas
encore touché à la soupe. Et cependant il était tard, mais
Hubert n'était pas rentré. On devait attendre Hubert.
72 BALAOO
Il y avait une bougie sur la table. La lueur de cette
bougie n'allait pas jusqu’à l’alcôve, mais la flamme de
l’âtre éclairait par instants le visage redoutable de 1a
vieille Barbe qui surgissait de l’ombre avec un relief
effrayant. L'éclat diabolique de ce regard de sorcière
était insoutenable, et, du reste, on n’ignorait pas dans le
pays que ce regard faisait baisser latête à Hubert lui-même.
Ah ! la gueule de la Barbe | Une face de masque antique
avec des creux et des bosses qui remuaient sans cesse :
de la chair morte en mouvement autour de la seule dent
qui restât debout sur l’antre de sa bouche. On n'avait ja-
mais vu la Barbe coiffée autrement que des mèches en
désordre de ses cheveux tout blancs, secs comme du chan-
vre, qu’elle ramenaïit, sans s’arrêter jamais, d’un geste
inconscient, derrière l’oreille où ils ne restaient point, car
elle ne cessait de branler la tête et s’agitait sur sa couche,
qu'elle ne quittait jamais, plus vive que Zoé. Seulement les
jambes ne la portaient plus. Elle avait toujours un bâton
près d'elle, qu’elle lançait sur sa progéniture à toute volée,
quand ça lui disait, Et les garçons lui rapportaient le
bâton docilement. Zoé ne l’aimait guère, car elle lui admi-
nistrait des coups plus souvent qu’à son tour ; mais Hubert
et les albinos la respectaient parce qu’elle leur racontait
des histoires de bagne (où le père avait été) dont ils ne se
lassaient point.
Quand Patrice mit l’œil à sa lunette improvisée, il
aperçut tout de suite la vieille penchée sur la chaussette
que lui tendait Zoé. Il reconnut le surjet. Les deux têtes
de Barbe et de Zoé se rapprochèrent encore... puis il y
eut un silence pendant lequel les albinos, qui observaient
attentivement la scène de l’alcôve, avaient cessé leurs
bruits de mâchoires…. ; puis Zoé demanda s’il fallait appro-
BALAOO 73
cher la bougie, à quoi la vieille répondit que ça n’était pas
la peine. Alors Zoé s’écarta de Barbe. La vieille ricanaït
d’une façon si sinistre que Patrice, sur son chaume, en
eut un frisson jusque dans les moelles. Et les albinos aussi
se prirent à ricaner. Zoé, seule, ne riait pas. Elle remet-
tait la chaussette dans sa poche, tandis que Barbe
glapissait : « Pottou d'Orient, c'est du rouget! »
Patrice était en train de se demander quelle signi-
fication il fallait attacher à cette phrase étrange accom-
pagnant la disparition de la chaussette au surjet dans la
poche de Zoé, quand la porte s’ouvrit et Hubert fit son
entrée.
Il avait le chapeau rabattu sur les yeux, un gros
gourdin à la main et paraissait très las. Il était en blouse :
une blouse sarreau qui lui desoendait jusqu'aux genoux.
Après avoir repoussé bruyamment d’un coup de
pied, par derrière, la porte, il resta planté là devant
eux tous, sans bouger, le chapeau sur les yeux.
— Bonsoir, la mère, fit-il; allons, vous autres, des fois
qu’on viendrait me vider ?
Les deux albinos étaient déjà près de lui et glissaientt
leurs mains énormes sous le sarreau. Elles en sortaient
avec des paquets de tabac qu'ils avaient trouvés sous la
ceinture. Hubert s’expliqua :
— C'est le résultat d’un p'tit verre sur le zinc, chez la
mère Soupe. Le débit venait de recevoir sa provision.
J'ai aidé Ia vieille à faire son compte.
I1 parlait sans remuer, les coudes collés au corps.
— Plus haut, ordonna-t-il à ses frères qui farfouillaient
toujours sous la blouse en quête de butin.
Élie et Siméon conduisirent leurs recherches jusque
sous les bras et sortirent de là deux bouteilles de fine
5
74 BALAOO
blanche dont ils enlevèrent 1/10 le bouchon pour en
apprécier l'odeur, le nez sur le goulot. Ils rebouchèrent et
firent claquer, en connaisseurs, leur langue gourmande.
La mère aussi voulut sentir à son tour.
— Où que t'as eu ça ? demanda la vieille Barbe dont
les yeux étincelérent.
— Ça ne doit pas être de la mauvaise, répondit
Hubert. J'ai rencontré le « Rat de Cave »(r) et il s’y
connaît.
— ‘Tu y as montré ta prise ? fit-elle étonnée.
— C'est lui qui m’a montré la sienne, répliqua Hubert.
Je l'ai rencontré au coin de la rue Verte. Il longeait
le mur sans demander son chemin à personne. Tu sais
comment il marche le soir quand il rentre chez lui : ilne
balance pas plus les pattes d’en haut que si elles étaient
en bois et, plus d’une fois, je m'étais dit : «Ça n'est
pas naturel: pourquoi qui colle les bras comme ça ? » J'ai
été carrément à lui, je lui ai dit bonjour, bien poliment,
et jeluiai secoué la main avec affection. ; maïs il trouvait
que je la lui secouais trop, et ilm’a dit : « Pas si fort 1... »
Je lui ai aussitôt mis la main à l’aisselle ! Pétard ! il
avait 1à sa bouteille. etpuis de l’autre côté aussi! Alors,
je lui ai dit : « C’est du propre, monsieur l’Inspecteur !
C'est comme ça que vous surveillez les deniers de notre
République ! Je parie que vous vous êtes laissé séduire
par un réac | Il n’y a qu’un ci-devant pour oser acheter
la conscience d’un honnête homme comme vous, avec deux
bouteilles de blanche ! T'en parlerai à notre député. » I1
m'a lâché les deux bouteilles et m'en a promis deux
(x) Rat de cave, inspecteur chargé de surveiller la fabrication de
l'alcool dans les pays de bouilleurs de crû. C’est lui qui descend dans
les caves des particuliers pour y surVeiller la production des alambics.
BALAOO 75
pareilles, tous les mois, si on gardait sa langue. Et main-
tenant, à la soupe, mes enfants.
Il avait jeté son chapeau loin de lui. Patrice put voir
de près la terrible tête rousse aux yeux verts dont on rê-
vait la nuit au fond des chaumières. Hubert se glissa
un escabeau entre les jambes et se pencha sur sa pitance
que Zoé lui servait, fumante. Tout en soufflant dessus, il
répéta :
— Oui, tout ça, c’est de la moulerie ! Maïs j’en ai une
bath à vous raconter ! Chacun son os ! V en a qui passent
la journaille à potiner ; moi, c’est pas mon blot ! J'écoute,
et des deux anses encore! Qui vivra verra! Comment ça va,
la pouliotte, fit-il gentiment en détachant une taloche
formidable à Zoé qui se mit à chialer.
— ‘T'es pas contente ? J'te demande pourtant des
nouvelles de ta santé !
— Pourquoi que tu la bouchonnes ? demanda la Barbe.
— Alle te le dira. Je l'ai encore vue faire du plat à
Balaoo, c't'après-midi, du côté de Pierrefeu.
— C'est une innocente, fit la mère, et Balaoo ne ferait
pas de mal à une mouche !
— Possible ! Mais j'ai une sœur et je veux qu'’alle se
tienne et qu'a nous fasse honneur ! Après on aurait des
difficultés à la marier !
— Pour ça, Hubert a raison, mais je te dis que c’est
une innocente. Montre ta chaussette à Hubert, glapit
la vieille du fond de son alcôve.
La petite sortit sa chaussette et Patrice vit qu’Hubert
se penchaïit sur l’objet et en examinait même la laine, à
l'envers, et Hubert rendit la chaussette à Zoé qui la remit
dans sa poche, et Hubert dit :
& Pottou d'Orient, c'est du rouget ! »
76 BALAOO
Et les autres, encore, éclatèrent de rire.
— Heureusement qu’on ne compte point sur elle pour
sa dot, fit Hubert, après avoir vidé sonécuelle qu’il levait à
la hauteur de sa mâchoire animale. Mais, t’en occupe pas,
va, ma pouliotte, garde tes sentiments et ta vertu et on
pourra tout de même te conduire chez le notaire avant
d'aller chez le curé. Messieurs ! fit-il solennellement en
posant les coudes sur la table, je vous ai annoncé qu’il y
avait un beau coup àfaire. Qui qu’en est ? qui qui d’mande
la parole ?
— Tu sais bien que les albinos sont pas bavards, dit
la mère et qu'ils te suivent partout comme des chiens. Va
donc, mon coq.
Hubert se tourna du côté de Zoé :
— Va compter jusqu’à cent dans la forêt ! Tu me feras
bien plaisir ! dit-il à la gamine.
Celle-ci, effrayée de l’air d'Hubert, ne se le fit pas répéter
deux fois. Elle ouvrit la porte de la cabane, la referma
et fut dehors. Patrice pensait déjà à la suivre et remerciait
le Ciel de l’occasion qui allait lui permettre d’entrer
enfin en possession de la précieuse chaussette, quand il
s’aperçut, en allongeant la tête, que la petite ne s’éloignait
pas de la cabane, mais qu’au contraire elle était restée tout
contre la porte, l'oreille collée près du loquet. Ilgarda son
poste, et, intrigué par les dernières paroles d'Hubert, se
reprit à observer et à écouter. Hubert s'était allongé
comme un animal qui s’étire, avait dressé ses poings au
plafond. . puis était retombé les coudes sur la table, le
menton dans les mains énormes.
— Deux cent mille ! dit-il...
Les albinos eurent un haut-le-corps et la vieille Barbe
sauta d'effarement sur son grabat.
BALAOO 77
— Oui, continua Hubert sans s’attarder à l'effet pro-
duit. oui, mais y aura p't'être du « raisiné » (1)!
— Dommage ! bougonna la Barbe. j'trouve qu'’ça
saigne beaucoup dans le pays depuis quelque temps !.….
Vous verrez que ça finira mal! Vot’ défunt père me le
disait encore à son lit de mort : Méfie-toi du « raisiné »!
— Je sais c'que tu veux dire, la mère... mais tu t’expri-
mes mal... Camus, Lombard et Blondel n'ont pas été
saignés, mais étranglés et pendus bien proprement
par quelqu'un qui savait y faire... déclara Hubert. Tout
de même, j'ai trouvé que c'était de la besogne bien inu-
tile. C’est point parce qu'on a eu quelques discussions
politiques qu’il faut se réjouir de la mort des gens. Sans ça,
bien sûr, on butterait (2) tout le monde !
— Enfin, Hubert, dit Barbe, en secouant son horrible
caboche, on ne te demande point tes comptes, mais pense
bien que je ne pourrais plus vivre sans vous... Vous seriez
les maîtres du pays si vous vouliez... y a manière de s’y
prendre c’est point en engueulant Blondel en plein
café la veille de sa mort, qu’on rend latranquillité âsa vieille
mère.
Hubert regarda la vieille et puis, en dessous, les
deux albinos qui le regardaient, lui, également en des-
sous,
— Moi, fit-il, je n’y ai point touché... mais y en a
p't’être bien des gens qui s'mêlent de venger les querelles
de famille. dans tous lescas, çaaétébienfait. Legerbier (3)
n'ya vu que du feu let puis «les pieds dans le plafond »,
ça, c'était rigolo !...
(x) Sang.
(2) Assassinerait.
(3) Le juge.
78 BALAOO
— Rigole point trop, Hubert, défunt ton père me
disait que, s’il avait voulu toujours être sérieux, il n'aurait
point eu besoin de passer vingt ans à la relingue (1) avant
de venir s'établir honnête homme ici!
— En v'là assez, la mère! T'es plus bête que les pieds
du brigadier de gendarmerie. Tu me ferais monter à l’ab-
baye (2) si on t'entendait !.. J'aime pas les paroles inu-
tiles.… Écoute les albinos, s’ils jabotent !...
De fait, Siméon et Élie, depuis qu’on avait parlé du
triple assassinat de Saint-Martin, ne disaient plus un
mot.
Les singuliers étranglements de Lombard, de Camus et
finalement de Blondel avaient fait l'objet de plus d’une
conversation et de plus d’un silence, chez les Vautrin.. et
il n'était point étonnant que l’allusion à ces étonnants
crimes (encore tout chauds) détournât un instant l’atten-
tion éveillée par les mystérieuses paroles d’Hubert, rela-
tives aux «€ deux cent mille +!
Ce fut la vieille Barbe qui y revint la première; mais
Hubert, maintenant, paraissait hésiter.
— C'est bien gros à risquer.
— Conte toujours.
— Écoutez... J'étais chez la mère Soupe à compter avec
elle son arrivée de tabac.
— C'était elle qui t’avait appelé, ricana Barbe.
— Penses-tu ! mais elle est trop polie pour refuser le
service des Vautrin, bien sûr !…
— Si tu te taisais, la mère, fit Siméon, on apprendrait
p't’être bien quelque chose.
— Nous étions au comptoir, dans le coin du débit,
(1) Le bagne.
(2) Échafaud.
BALAOO 79
quand la Gaule est entré et a demandé un « canon »:
et puis un autre petit maïgriot est entré avec lui, que je ne
connais pas. Il a pris de la blanche, celui-là. J’ai compris
bientôt à leur jactance que le petit était un employé des
travaux qu’on est en train de faire de l’autre côté du Mon-
tancel où qu’ils percent un tunnel ! Vous y êtes ? y a pasde
chemin de fer par là! Eh bien! vous savez bien qu’on
est en train d'en faire un! Si vous ne le savez pas,
je vous l’apprends, même qu'y a cinq cents ouvriers.
C'est quéque chose, ça, cinq cents ouvriers qui faut
payer... avec de la monnaie comptant! Toi, Élie, qui sais
calculer, dis-moi donc combien que ça peut faire à six ou
sept francs par jour...
— S'ils étaient payés dix francs, au bout du mois ça
ferait dans les 150.000 francs. dit Élie.
— Eh bien! mon vieux, c’est deux cent mille qu’il
faut aux entrepreneurs à la fin du mois...
— Ils sont donc plus de cinq cents...
— À ce qu’il paraît qu'il y a des travaux conséquents
par là-bas... le petit qui était entré avec la Gaule se
plaignait qu'ils étaient loin de tout, que c'était pas rigolo.
pas de moyens de communication.
— Mais, interrompit Siméon, y a dix ans qu'ils devaient
faire des travaux par là !.….
— Eh bien ! y a deux mois qui sont commencés... et
tous les mois, comprenez bien, lesalbis. entends-tu toi, la
mère !.… il faut payer les ouvriers! Pour les payer, il faut
de l’argent, et où que ça se trouve, l’argent ?.. ça se trouve
dans les banques.
— C'est-y que tu voudrais dévaliser la banque de Cler-
mont ?interrogea Barbe dont 1a figure se tendait, farouche
de convoitise, vers les trois hommes...
80 BALAOO
— Qu'est-ce que ça signifie ce que tu dis là, lamère ?..
y a des moments que tu perds la boule, fit Hubert.
laisse donc la banque tranquille, faut que l’argent en
sorte, bien sûr.
— C'est-y qu't'aurais appris le chemin que la paye y
prendrait ?
— Te v'là bien curieuse.
— Et comment que tu l’as appris ?
— Eh bien! j'ai suivi la Gaule et son copain sans
qu'ils s’en doutent. Ils sont allés chez Mathieu prendre
un verre. Le petit en avait dans le citron. Il ne faisait que
jaspiner sur les travaux et puis sur tout. Je les ai écoutés,
oui, d’un coin qu'ils ne me voyaient pas... Je sais main-
tenant par où qu’elle vient la paye, termina Hubert en
baissant la voix d’une façon sinistre.
La mère et les deux autres firent simplement : Ah !.….
La Barbe n’y pouvait plus tenir ; elle fit signe à Hubert
dese rapprocher de son grabat, et les autres, aussi, s’avan-
cèrent.
Et ils furent tous trois bouche à bouche, oreille à
oreille, à se dire des choses qui ne durèrent pas longtemps
et que, malheureusement, Patrice n’entendit pas.
Quand le conciliabule fut terminé, Siméon se redressa
en demandant :
. — Et qu'est-ce qu'il disait de ça, lui, la Gaule ?
— Oh! la Gaule n'avait pas l'air enchanté! Je crois
qu’il se serait bien passé de la commission, répondit
Hubert. Le petit couchait chez Mathieu. La Gaule lui a
dit : «Et maintenant, mon gros, va te coucher. T'es saoul.
Demain matin, tu seras bien content de n'avoir parlé
| qu’à un honnête homme !.… » |
— Il se gobe, la Gaule ! toussa Élie.
BALAOO.
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LE DOCTEUR HANOUX, LES YEUX HAGARDS, S ETAIT LAISSE TOMBER SUR UNE CHAISI (P
BALAOO 81
Ils étaient revenus tous trois à la table. Il y avait un
grand silence. La tête de la vieille était rentrée dans
l’ombre au fond de son trou. On ne Ja voyait plus. Tout ce
monde-là réfléchissait.
— Eh bien! qui qui parle? finit par dire Hubert... je
vous écoute.
Et ses yeux verts firent le tour de la société, de l’alcôve
à la table.
— Süûr qu'y aura du «raisiné», dit du fond de son antre
la voix de la Barbe.
— Eh bien! il y aura du raisiné, conclut brutalement
Hubert en allumant sa pipe.
A ce moment, la voix de Zoé se fit entendre à la porte,
demandant la permission d’entrer.
— Entre ! lui cria la mère.
— Où que t'étais ? demanda Hubert.
— Derrière la porte, fit la petite, à vous écouter. V
vaut mieux que ce soye moi que les gendarmes...
Et, comme ils levaient déjà leurs mainspourla talocher,
elle leur jeta hâtivement :
— P'léêtre bien qu'il n'y aurait pas de raisiné avec
Balaoo ! Rappelez-vous la malle à Barroïs!
— La p'tite a raison, fit Hubert.
— Faudrait lui causer tout de suite, à Balaoo.
— C'est pas difficile, déclara Zoé. il est chez lui !.….
— Allons-y !.… |
— Allons-y !.…
— Vous n'allez pas me laisser toute seule ! piaula la
Barbe.
— Les affaires sont les affaires, gémit Hubert. On ne
te mangera pas !.. En route, Zoé |
— Oh! moi, fit Zoé. Le concierge a ordre de ne plus
5°
82 BALAOO
me laisser entrer! Je suis plutôt mal avec Général
Captain !
— Viens toujours !.…
Ils décrochèrent leurs fusils et furent tout de suite Sur
la route qu’ils traversèrent avec la petite. Zoé les précédait
à travers champs. Patrice vit leurs ombres qui entraient
dans la forêt.
JI1 descendit de son toit et courutau Sole! Noir, deman-
dant à parler au juge d'instruction qui devait y passer
la nuit; mais M. de Meyrentin était déjà couché, ayant
donné l’ordre qu’on le réveillât dès l’aurore. Alors Pa-
trice rentra chez Coriolis parle verger. Cette nuit-là, les
bruits du dehors le laissèrent tranquille. Sa fatigue était
si grande qu'il s'assoupit par moments, mais il eut des
cauchemars épouvantables dans lesquels lui apparais-
saient, tantôt l’énigmatique figure de son rival, et tantôt
l’ombre farouche et indécise du complice des Trois Frères,
le nommé Balaoo ou Bilbao ; il ne se rappelait plus bien.
CHAPITRE VIII
LA DILIGENCE
Patrice fut debout à quatre heures du matin. Il fit sa
toilette à tâtons pour ne donner l'éveil à personne.
Voir le juge et puis se sauver, c'était là le plus pressé.
Le reste n’était que politesse. Et il continuait de penser
que de la rapidité de sa disparition dépendait son salut.
Il avait encore dans l'oreille la menace des albinos, après
son imprudente poursuite de Zoé : « On le retrouvera bien
demain!» Or, demain, c'était aujourd’hui! Et il noua sa
cravate à l'envers. Puis il écrivit, à l'adresse de Coriolis
et de Madeleine, deux mots qu'il laissa bien en évidence
sur sa table. |
Quand il arriva à l'auberge, un garçon d’écurie ouvrait
la porte cochère, |
Dans le même moment, Michel, le conducteur de la
diligence du Chevalet, arriva et se rendit tout de suite à
son petit kiosque, situé dans la cour, où, sur un bureau,
il feuilleta le registre des voyageurs. Patrice retint
une place à l’intérieur. Il aurait toujours le temps de
se montrer plus tard, loin du pays, sur l’impériale.
Ceci fait, il fut plus tranquille et s’enquit du juge.
« Une petite souillon » de bonne, qui se frottait encore
les yeux, lui apprit que M. de Meyrentin était déjà dans
la salle du cabaret, condamnée à tous depuis le drame.
84 BALAOO
Patrice s’y rendit, croyant trouver le juge d'instruction
en face d’un premier déjeuner; maisil le découvrit juché
sur une armoire, près de la porte qui ouvrait sur la rue.
Il était à quatre pattes, là-haut.
Patrice ne prit point le temps de s'étonner de cette po-
sition exceptionnelle pour un juge :
— Monsieur ! lui cria-t-il, vous aviez raison !.. Il ya
un complice !…
— Je vous crois, jeune homme, qu’il y a un complice.
. et comment ! Un complice à l'envers ! ricana M. de Mey-
rentin du haut de son meuble... je suis en train de rele-
ver ses traces à l'envers !..… car tout dans cette affaire
marche la tête en bas. L'assassin — celui que nous appel-
lerons le complice — si vous voulez bien, enfin celui que
je crois l'instrument des Trois Frères, s’est glissé au-dessus
de vos têtes aussitôt la porte ouverte, jusque sur cette
armoire où il s’est blottix. et vous n’y avez vu que du
feu, naturellement... ; pourquoi? parce que vous regardiez
en bas quand tout se passait en haut ! I1 y a des traces de
l'assassin partout... jeune homme, mais au-dessus des
meubles. Maintenant, écoutez-moi bien !.. (M. de Mey-
rentin, pour faire plus commodément ses confidences à
Patrice, prie le jeune homme de monter debout sur une
chaise, cependant qu'il s’asseoit lui-même, les jambes bal-
lantes, au haut de son meuble). je vais vous poser une
question formidable... vous entendez: formidable |.
êtes-vous sûr ?.… êtes-vous bien sûr, là !.… réfléchissez !.…
Et ne vous pressez pas. éles-vous bien sûr de l'avoir
entendu »?.… |
— Comment ! si je l’ai entendu |...
— Réfléchissez !.… réfléchissez !… rappelez-vous !.…
C'est peut-être une « tromperie de vos oreilles »... Et
BALAOO 85
dites-moi, dites-moi bien. êtes-vous sûr de l'avoir entendu
parler ?
— Mais oui !.. maïs oui !... mais oui !.….
— Ah ! c'est dommage |... c’est dommage !.… c’est dom-
mage !.… |
— Mais que croyez-vous donc ?.….
— Plus rien, puisqu'il parle !.….
— Vous vous exprimez par énigmes, monsieur le
Juge, fit Patrice. Et je ne vous comprends pas! Mais
moi, je vais vous dire une chose bien claire : j’ai pour-
suivi, cette nuit, la sœur des Vautrin qui raccommodait
une chaussette dont le surjet représentait d’une façon
frappante le dessin que vous êtes en train d'examiner
au plafond !
— Ah! ah! très intéressant! très intéressant! fit
enfin M. de Meyrentin en assujettissant son binocle et en
penchant son regard sur le jeune homme à ses pieds. Et
pourquoi fuyait-elle ?.…
— Parce que je voulais lui prendre sa chaussette.
— Elle en connaissait donc «la valeur »?
— J'en doute, puisqu'elle la reprisait publiquement.
Toujours est-il qu’elle s’est enfuie jusque chez elle et
qu’elle a montré la chaussette à sa mère qui lui a lancé
une phrase étrange, mais que j'ai retenue parce qu'elle
a été répétée par les Frères... : « Potiou d'Orient, c’est
du rouget !»
— 4 Poitou d'Orient, c’est du rouget ! » s’exclama le
juge, en sautant comme une balle élastique sur le carreau
et en se dressant sous le nez de Patrice. « Poitou
d'Orient, c’est du rouget !» vous avez entendu cela, vous |
et chez les Vautrin ? Vous êtes donc allé chez les Vau-
trin, vous ?. et ils vous ont laissé sortir vivant ?...
86 BALAOO
— Monsieur, j'étais sur le toit !.…
Et il lui conta tout, par le détail, lui rapportant ce qui
était venu jusqu'à lui du « coup des deux cent mille »
entrepris contre la paye des ouvriers du Montancel.
M. de Meyrentin ne pouvait se retenir de manifester sa
joie, sa satisfaction. « Ah ! enfin !... on allait les tenir,
les Vautrin!! Pas un n’échapperait!... » Les Trois Frères
et le complice ! un nommé Büïlbao, avait dit Patrice. S’il
ne s'était retenu à cause du sentiment qu'il ne perdait
jamais tout à fait de sa dignité judiciaire, il eût embrassé
Patrice. Il se contenta de lui serrer la main avec effusion…
et de lui brûler la politesse. Il disparut.
Le jeune homme, un peu étonné de ce brusque départ,
se fit alors servir un bol de lait chaud ; puis ce fut l’heure
de la diligence.
Mais Patrice constata que celle-ci n'était guère prête à
partir. |
On l'avait sortie dans la cour, mais les chevaux n’y
étaient point, et elle n'avait plus que trois pattes ou, pour
mieux dire, trois roues : la quatrième était remplacée par
un cric.
Et le jeune homme apprit des voyageurs irrités que
le conducteur, Michel, venait de s’apercevoir, au dernier
moment, que cette quatrième roue manquait tout à fait
de solidité. Il l’avait fait transporter chez le charron qui
avait déclaré qu’elle ne serait pas prête avant une heure.
Patrice en fut bien désolé.
Pour tromper le temps, il essaya de revoir M. de Mey-
rentin, mais il apprit de Roubion que le juge s'en était
allé réveiller Mme Godefroy, la receveuse des postes et
télégraphes.
L'heure s’écoula au bout de laquelle les cinq voyageurs,
BALAOO 87
qui battaient la semelle autour de la grande caisse immo-
bilisée de la diligence, apprirent que le charron exigeait
une autre heure pour rajouter une pièce de bois à la
jante. Alors, ils se décidèrent à renoncer, pour ce jour-là,
à leur voyage, à cause de cette roue aléatoire.
De son côté, Patrice, en dépit de la répugnance qu’il
avait à changer son plan d’action, voyant que 1a dili-
gence lui faisait défaut, et plus décidé que jamais à quitter
le pays, se résolut à courir à la gare où ïl était encore
temps qu'il prît le train. Arrivé à la gare, la première
personne qu'il aperçut fut Zoé qui semblait guetter sa
venue.
Après ce qui s'était passé la veille au soir, il ne doutait
point qu'elle ne fût 1à pour lui et que, ne l’ayant pas vu
au manoir, elle n’eût averti ses frères qui l’avaient en-
voyée en surveillance.
Pendant ce temps-là, ils étaient peut-être en train de
démolir la voie quelque part, à son intention. Car enfin,
on n’était pas encore fixé sur le mystère du premier at-
tentat ; et le moins que le juge d'instruction en laissât
pressentir était qu'il avait retrouvé, autour du tunnel de
la Cerdogne, quelques empreintes rappelant, à s’y mé-
prendre, celles du plafond du Soleil Noir.
Patrice, après avoir évité le regard pourtant perspicace
de Zoé, revint à l'auberge, «démonté » à un point que
l’on ne saurait dire.
Enfin, la roue arriva, et, en même temps que la roue,
une nouvelle série de voyageurs (frais débarqués du train)
qui profitaient du retard de la diligence pour prendre,
le jour même, cette « PHERONTAUSS > inespérée avec le
pays du Chevalet.
Ces nouveaux voyageurs étaient quatorze |!
88 BALAOO
On n'avait jamais vu dans la cour du Soleil Noir un
pareil encombrement. Patrice n'eut point l’idée de s’é-
tonner de cet afflux de voyageurs, ni de leur attitude sin-
gulière. Pour des gens du commun qui avaient fait le
trajet de compagnie, n’était-il point incompréhensible
qu'ils ne se causassent point? Il y avait là des paysans
qui portaient la blouse d’une façon bien embarrassée: par
exemple, ils ne savaient point où trouver leurs poches,
comme s'ils en avaient oublié la place. Enfin, ces rustres
étaient de mine triste, tantôt pâle, tantôt jaune, maïs ni
rugueuse, ni rutilante comme sont les vraies mines des
paysans morvandiaux. |
Ils n’adressaient aucune question à Roubion qui, lui,
les interrogeaient, et à qui ils ne répondaient que va-
guement, en lui tournant le dos.
Roubion en était si intrigué qu'il s’en alla réveiller
Mne Roubion, laquelle se mit à la fenêtre en camisole de
nuit et bigoudis au front pour voir partir ces extraordi-
naires clients.
Patrice, quis’était caché dans l'ombre de 1a salle, n’en
sortit que pour monter dans la diligence. Quand il se
disposa à prendre place, il fut effrayé de la foule qui rem-
plissait la caisse, surtout qu’à ce moment se présentèrent
encore deux voyageurs avec une petite valise qu'ils por-
taient tous deux et qui paraissait fort lourde. Ils intro-
duisirent l’objet en même temps que leurs personnes dans
la voitureet, événement plus inexplicable que le reste, les
occupants ne protestèrent point contre l’arrivée de ce
lourd bagage dans un espace déjà si bien rempli.
Patrice hésitäit surle marchepied. Mme Roubion lui cria :
— Montez donc sur l’impériale, monsieur Patrice !.. |
Il fait beau !.…
BALAOO 89
Le jeune homme leva le nez, tout rouge... Comme elle
avait crié son nom !... On avait dû l’entendre de tout le
village... jusque chez les Vautrin, là-bas au bord de la
route...
11 lui fit une réponse rapide de politesse, et, pour n’at-
tirer l'attention de personne, grimpa en trois bonds sur
l’impériale qui était vide, alors que l’on s’écrasait à l’in-
térieur et dans le coupé. Et il se jeta dans l’encoignure
de la bâche, à l’abri des malles que Michel, aidé du
garçon d'écurie, debout sur une échelle appuyée à la dili-
gence, achevait d’arrimer.
Les chevaux étaient attelés et secouaient leurs grelots,
impatients. «A quelle heure qu’on va arriver!» bougonnait
Michel... et il ajoutait, entre ses dents : « Si on arrive ! »
Mais Patrice ne l’entendit pas.
Patrice n’était occupé qu’à se dissimuler, à se demander
si on n'allait pas l’apercevoir quand la voiture entrerait
en forêt, pas bien loin de la masure des Trois Frères.
Enfin on partit. Coups de trompe, coups de fouet.
Cahots dans la rue Neuve et trotte la guimbarde !.….
Avant d'entrer en forêt, le jeune homme risqua un
coup d'œil du côté des Vautrin ; la bicoque était fermée
etilnevit rien de suspect ; mais son regard, qui monta plus
haut, jusqu’au manoir, aperçut, sur le seuil de la petite
porte qui ouvrait du paradou sur les bois, la silhouette
fine de Madeleine qui agitait un mouchoir.
Patrice en reçut un coup au cœur, non point que celui-
ci se gonflât, à l'instant, d’un amour immodéré, mais
bien d’une crainte subite que lui inspirait une pareille
imprudence. « Ah bien ! se dit-il, ça, ça n’est pas fort de
sa part !... Je l’aurais crue plus intelligente ! »
Mais, en forêt, il se rassura. Chaque mètre qui l’éloi-
go BALAOO
gnaït de Saint-Martin lui rendait peu à peu la quiétude.
Ça ne devait pas durer.
On n'avait pas fait deux kilomètres sous bois que
Michel lançait un juron en retenant ses chevaux dont
l’un avait fait un brusque écart. La faute en était à une
gamine qui venait de sauter sur la route avec la légèreté
d’une biche |
— Ab |! la Zoé !.… grinça la bouche édentée de Michel...
Zoë !.. Elle était donc partout... partout où il était,
lui, Patrice... Elle le poursuivait. Il en eut une suée en
se rejetant sous sa bâche; mais, bien sûr, elle l’avait vu,
car elle lui cria :
— Eh ! bonjour, monsieur Patrice !.. Vous voilà donc
parti ! Où que vous allez par là ?..
Et comme l’autre, là-haut, ne tui répondait pas, elle
lui lança un « Bon Voyage!» dans un éclat de rire qui fit
frissonner le jeune homme.
La Zoë avait disparu depuis longtemps, poursuivie par
la mèche du fouet de Michel, que Patrice avait encore
devant les yeux sa petite forme bondissante et mena-
çante dans la poussière blonde de la route.
— Croyez-vous, demanda Patrice au conducteur que
nous puissions être arrivés à Saint-Barthélemy avant la
nuit ?
— Pas avant dix heures du soir ! répondit l'autre en
faisant claquer son fouet, avec mauvaise humeur.
L
CHAPITRE IX
LE MYSTÈRE DES BOIS NOIRS
Michel ne devait pas être causeur; il ne se retournait
même pas surle jeune homme quand celui-ci luiadressait
la parole. Il paraissait fort occupé de ses chevaux et aussi
de la route qu'il scrutait de ses petits yeux aux paupières
rouges, avec un soin de tous les instants. Patrice s’étonna
encored'être seul sur l’impériale, alors qu’il y avait tant de
monde en bas, et il fit part de cette réflexion à Michel
qui lui répondit assez sèchement: « C’est leur affaire ! »..
Dans les côtes, la diligence se vidait ou à peu près...
Seuls, les deux voyageurs à la valise ne bougeaient pas
de leur coin, tout au fond près du coupé. Ils avaient leur
bagage sous- la banquette. Michel restait sur son siège
et Patrice, non plus, ne descendit pas. Il n’avait nulle
envie de flâner le long des talus pour cueillir un bouquet
sauvage. Monotone et sans incident, le voyage se pour-
suivit ainsi jusqu'au relais de Mongeron où l’on arriva à
_ deux heures et où l’on mangea un déjeuner froid.
Patrice avait songé, un instant, à coucher à Mongeron
d’où il serait reparti le lendemain matin avec une voiture
de louage, ce qui lui eût évité la traversée de la forêt,
la nuit ; mais il préféra finalement le risque de voyager,
même la nuit, en nombreuse compagnie, à celui de rester,
au cœur des bois, dans cette auberge isolée.
02 BALAOO
Aucun incident pendant le déjeuner. Au départ, les
voyageurs reprirent leur place du matin. Maintenant ils
étaient plus bavards et, dans les côtes, se parlaient déjà
comme de vieux amis ; ils avaient même l’air de se faire
des confidences, autour de la diligence qu’ils ne quittaient
point, du reste, de vue.
Patrice, plus que jamais, regrettait cette imagination
néfaste qu’il avait eue de prendre ce chemin pour fuir
Saint-Martin. Cette route, depuis qu’il avait vu Zoé, lui
apparaissait commela plus dangereuse de toutes, surtout
depuis qu’elle se faisait plus sombre. Ils avaient abordé
depuis longtemps la haute et profonde futaie, et c'était
maintenant que ces forêts méritaient vraiment leur nom
lugubre des Bois Notrs. La lumière du jour n'arrivait
plus que difficilement à percer les feuillages épais. Et,
sous les grands arbres, quel silence ! Seule la mèche cla-
quante de Michel éveillait de temps à autre les échos de
ce désert.
Cependant, Michel n’était plus aussi taciturne que le
matin. L'aubergiste de Mongeron l'avait fêté et lui avait
rempli sa gourde de fine blanche. Par instants, Patrice
l’entendait se parler à lui-même avec des airs de tête en-
tendus. Ilsemblait avoir pris son parti de quelque chose
qu'il était seul à connaître et répétait : « Va toujours !..
Va toujours !. »
Il pouvait être six heures du soir quand on arriva à la
côte du Loup, ainsi nommée de ce qu’elle est surplombée
par un roc qui a, à peu près, avec quelque imagination,
la forme d’un loup.
La diligence, une fois de plus, s'était vidée, et Michel,
somnolent sur son siège, laissait traînasser les guides sur
la croupe des chevaux, quand il fut secoué de son appe-
LÉ * ne, ER, ne NS Re
Nr,
BALAOO 03
- santissement par une voix qui lui criait de la route:
— Ne dors pas, La Gaule !.…
Du coup, Patrice eut les yeux ouverts, lui aussi! La
Gaule! qui donc avait crié La Gaule? et àquienavait-on?
Il se pencha au-dessus de la route et aperçut, près des
chevaux, un individu qui était resté jusqu'alors dans
la voiture, à toutes les côtes, et qui était l’un de ceux qui,
le matin, l’avaient bousculé sur le marchepiedau moment
de faire entrer la petite valise lourde dans la diligence.
C'était un petit gassec, qui avait une casquette sur la
tête et dont l’aspect correspondait assez bien au signa-
lement qu'avait donné de lui Hubert Vautrin à ses frères,
quand il leur parlait de la conversation du « petit et de
La Gaule 1...»
Le petit gas sec avait le nez en l'air et regardait, à
demi-farceur, le conducteur de la diligence qui lui allon-
gea, en douceur, son fouet dans les jambes.
Les yeux de Patrice allaient de la route au siège de la
diligence.
— Quoi ? fit-il à Michel, avec une émotion qu'il ne
cherchait même pas à dissimuler : c’est vous, La Gaule ?..
Michel ne répondait pas.
— Pardon, monsieur ?.. C’est vous, monsieur La Gaule?
Enfin l’autre se retourna :
— Quéqu’ çapeutvousfaire? Je m'appelle Michel Pot-
_ tevin, maisils m'appellent La Gaule, dans le pays. C’est
un nom que la mère Vautrin m’a donné comme ça pour
_ tigoler autrefois. On a dansé ensemble, quand elle avait
des jambes, à plus d’une fête, à Saint-Martin. Maintenant
_ elle n’peut plus. Paraît que dans son argot : La Gaule,
_ Ça veut dire : le conducieur. C'est peut-être à cause de
_ mon fouet que ça veut dire ça... c’est vrai, j'ai toujours
94 BALAOO
l'air d’avoir une gaule à la main, comme qui dirait pour
pêcher à la ligne. Ça vous suffit-il ? Etes-vouscontent ?.…
Patrice ne put, sur-le-champ, lui répondre. Le petit
gas sec à la casquette était grimpé lestement près de
Michel et lui parlait à l'oreille. L'autre haussa les épaules.
Le petit redescendait aussitôt, pendant que La Gaule
lui disait : « Si ça fait ton affaire, moi je me serais bien
passé de la commission |... »
Une étrange lueur éclairait soudain la situation dans
le cerveau en déconfiture de Patrice.
Eh bien ! il en avait de la veine !... Il prenait la dili-
gence pour fuirles aventures, et voilà qu’il était embarqué
dans l’une des affaires les plus dangereuses qui se pus-
sent imaginer depuis l’attaque du courrier de Lyon : le
pillage d’une diligence. Comment n’avait-il rien vu, rien
deviné depuis le matin ? Fallait-il qu'il eût le cerveau
plein des événements passés pour qu’il ne se fût pas
aperçu de ce qui se complotait autour de lui! Ah! ilen
était sûr, maintenant ! C'était pour tout à l'heure, pour
tout de suite, peut-être, «le coup des deux cent mille » !.…
Oui, oui, tout était simple !.… trop simple !.. la petite
valise lourde, c'était la caisse de la paye... et 1l n'y avait
qu’à regarder plus attentivement tous ces voyageurs pour
deviner sans effort à quel genre d'administration ils ap-
partenaient !… Il comprenait tout !... les deux heures
et demie de retard de la diligence... l’obstination de M. de
Mevyrentin à rester chez la receveuse des Postes et Télé-
graphes, M"° Godefroy, qu'il était allé réveiller juste
après ses confidences !.. M. de Meyrentin avait pris tout
le temps qu'il lui fallait (après avoir trouvé le truc de la
roue), pour organiser la défense des « deux cent mille » !.…
C'est lui qui avait fait venir, par train spécial, tous ces
|
|
|
t
BALAOO 05
faux paysans avec lesquels il espérait s'emparer de la
. bande Vautrin, de toute la bande... des Trois et du mys-
_ térieux complice.
Le seul espoir de Patrice était maintenant que ce plan
| füt justement trop simple. Il pensait que, déjà, les Trois
devaient être prévenus... et que ce n’était point pour
_ rien que Zoé surveillait la gare et la forêt. Ils n’oseraient
pas s’y frotter! Et, du coup, Patrice traversait les
_ Bois Noirs gardé par tout un régiment d'agents de po-
lice.
C’est avec de tels raisonnements que le pauvre garçon
_essayait dese redonner du courage, car ilétait bien bas.
Cette dernière découverte lui avait cassé les jambes.
Il faisait de plus en plus noir. Ça n’était pas encore
la nuit; mais l'obscurité humide, qui tombait de l’arceau
_ de verdure sombre sous lequel la diligence venait de s’en-
_ gager, était plus impressionnante que la nuit elle-même,
car cette obscurité ne paraissait point naturelle, mais
truquée pour de sinistres desseins, par les mauvais génies
de La forêt.
— Fais pas la bête et rentre dans la boîte, conseilla
| Michel au petit homme sec qui trottait en débitant des
_ plaisanteries sous le nez des chevaux. Je n’aime pas la
côte du Loup |! |
À ces mots, les voyageurs, sur la route, opérèrent un
| mouvement de ressemblement autour de la diligence,
Éd FRE Rs D
peu à peu, sans ordre apparent ; il était aisé à Patrice de
se rendre compte que les abords de la voiture étaient bien
gardés. Ces messieurs étaient prêts à tout, les mains dans
_les poches ou sous les blouses qui devaient cacher les
. armes.
}
— Monsieur la Gaule, dit Patrice en se rapprochant
96 BALAOO
du conducteur... c’est moi qui ai parlé ce matin à M. de
Mevyrentin !.… le juge d'instruction.
L'autre se retourna cette fois :
— Ah! c’est vous qui avez surpris le coup préparé
par les Trois Frères... eh bien ! vous avez fait une belle
affaire, là! mon garçon ! déclara la Gaule en allumant
sa pipe... je ne vous en fais pas mes compliments.
— Pourquoi ? demanda Patrice, ahuri.
— Mais parce qu'il faut aimer les horions pour se
mêler de choses pareilles. et vous v’là là! Eh ben!
vous en avez du courage !.. Moi, j'm'en fiche après tout...
j'suis bien avec eux... et ils ne me feront pas de mal... et
je ne ferai rien pour qu'ils m'en fassent, vous pouvez le
croire. mais vous, mon p'tit, puisque vous avez jaboté..
feriez mieux d’être chez vous, à c’t’ heure !.…
— Alors, je n’aurais dû rien dire ? demanda le jeune
homme qui ne savait plus à quel saint se vouer et qui
s’essuyait, d’un geste machinal, son front en sueur.
— Aurait mieux valu ! répondit l’autre.
— Pas pour vous, en tout cas; si je n’avais rien dit,
vous auriez été attaqué bien plus sûrement et il n’y aurait
eu personne pour vous défendre ?
— C'est pas moi, répliqua Michel, logique, c’est pas
moi qu'aurait été attaqué... c'est la caisse de ces mes-
sieurs entrepreneurs et, je m'en fiche, moi, de la caisse
de ces messieurs entrepreneurs |
— Mais, enfin, monsieur, soupira Patrice, vous ne
croyez point que les Trois Frères oseront attaquer ce
convoi !.…
— C'est pas moi qui l’ai dit, repartit, têtu, le conduc-
teur. mais, s’ilsl’ont dansla tête, je ne voispoint pourquoi
qu'ils ne le feraient pas!
BALAOO 97
— Pensez-vous qu'ils ne s’apercevront pas à temps
que toute cette troupe de faux paysans ne voyage que
pour garder la caisse ?
— Ah ! si c’est eux qui veulent faire le coup, bien sûr
qu’ils savent déjà à quoi s’en tenir... Ils ont dû déjà nous
reluquer à plus d’un coin de route !.….
— Jls peuvent donc nous suivre aussi facilement que
ça ?
— Ah ! pour être mobiles, ils sont mobiles !... Il n’y a
point de bêtes plus mobiles dans la forêt, pour sûr... Ils
nous auront vus devant, derrière et sur les côtés. et ils ont
des chemins de traverse qui les mènent partout, autour
de nous, sans que nous nous en doutions seulement une
minute !. Oui, mon petit monsieur... c’est comme si,
tenez, c’est comme s'ils avaient fait la forêt au lieu que
ce soye le bon Dieu...
— On a raconté beaucoup de choses sur ce qu’ils font
dans 1a forêt.
— Et puis sur ce qu'ils ne font pas, bien sûr... On n’est
pas né d'hier et c’est pas d'hier qu’on parle du Mystère
des Bois Noirs, j'vous l’accorde à vous qu'êtes bien jeune !
— Qu'est-ce que le Mystère des Bois Noirs ?
— Vous le demanderez à ceux qui voyagent quelque-
fois du pays du Chevalet au pays de Cerdogne ; ils
vous répondront p’t’être. mais y en aura pas un pour
se plaindre, bien sûr...
— Est-ce vrai ce qu’on a raconté des voyageurs arré-
tés par une bande de masques noirs ?
— Ah ! c’est bien vieux !... bien vieux !... c’est un truc
usé, le truc des masques noirs. Maintenant, dans les vo-
yages en diligences, on est à peu près tranquille. «pourvu
qu'on se conduise bien avec la pierre du Loup ».….
6
08 BALAOO
— Comment, qu’on se conduise bien avec la pierre du
Loup ?
— Avez-vous une pièce cent sous ?
— Pourquoi faire ?
— Donnez |! fit l’autre en prenant la pièce que Patrice
avait sorti de sa poche.
Et il la jeta au petit gas sec qui se trouvait au milieu
d’un groupe, la casquette tendue à la main. Le voyageur
ramassa les cent sous sans demander d'explications et
gravit le talus, à quelques pasdelà. Ce talus était surmonté
justement de cette énorme pierre du Loup que l’on aperce-
vait si bien quand on arrivait au bas de la côte. Le qué-
teur s’accrocha à la pierre et versa dans un creux de
cette pierre tout le contenu de la casquette qui rendit un
son argentin, et puis il y jeta la pièce cinq francs et il
redescendit.
Patrice avait assisté à l'opération sans y rien compren-
dre. Son regard allait de la pierre du Loup aux voyageurs
et au conducteur. Michel, le voyant si intrigué, ricana
de satisfaction : |
— Ce que vous venez de voir là, mon jeune monsieur,
c'est le denter du loup (clac ! clic! clac! avec le fouet)
parfaitement « le denier du loup »... Clic! clic! clac!
pour le denier du loup !... comprenez pas ? Non ? eh bien !
quand le voyageur a donné le denier du loup, il peut être
à peu près tranquille entre la Cerdogne et le Chevalet,
mos jeune monsieur !.. Maintenant que vous avez donné
cent sous, je pourrais vous dire ( si c'était un jour ordi-
naire) : «dormez sur vos deux oreilles » ! Mais aujourd’hui,
c'est une autre paire de manches... on a l’histoire de la
caisse, en bas, mon jeune monsieur !
Patrice demanda :
BALAOO 99
— Alors c'est ça le Mystère des Bois Novrs ?
— C'est ça et puis bien d’autres choses.
— Alors, tout à l’heure, ils vont venir chercher le
« denier du loup »... Les autres, en bas, l’ont payé pour
ne pas éveiller l'attention des Vautrin, bien sûr,ajouta Pa-
trice, perspicace.
— D'abord, pas de noms propres, c’est déplaisant ! Ils
viennent chercher le denier du loup quand ça leur chante.
Le denier reste, dans son creux de pierre, des fois pendant
quinze jours. sans que personne ose y toucher... ;aupas-
sage, les voyageurs vont le voir et le revoir, quelquefois
par curiosité, avant d’y ajouter leur obole.. Ah ! ona vu
des choses bien drôles, allez, à ce sujet-là !.. des choses.
inexplicables et qui prouvent bien que la Forêt fait tout
ce qu'’its veulent, les mâtins !.….
— Quoi donc ? demanda Patrice qui entrevoyait avec
plus de confiance le terme du voyage, car, à bien les re-
garder, tous es voyageurs qui étaient là n'avaient point
l'air d’avoir froid aux yeux... Depuis quelques temps, il
les regardait tourner autour des buissons, en bordure de
la route, avec une audace nonchalante qui le rassuraït,
lui là-haut, sur son impériale.
C’est alors que le père La Gaule se souleva sur son siège
et cligna des yeux, fixant au loin derrière lui quelque chose
qu’on ne savait pas. et puis 1l se rassit, disant :
— Allons, j'croyons bien que tout ira pour le mieux,
aujourd’hui! j'aime autant ça ! voyez-vous... Eh bien !
qu'est-ce que vous avez à me reluquer comme ça?
Vous voudriez p’t'être bien que j'vous dise l’histoire de
la #alle à Barrois ?
— Je vous la demande et je ne regretterai plus mes
cent sous |! avoua Patrice qui, sans être avare (loin de là)
100 BALAOO
était économe. « La malle à Barrois ! Mais Zoé, dans la ma-
sure a justement parlé de cette malle-làs pensait-il.
— Au pays du Chevalet, on la connaît bien, allez!
l’histoire, et en Cerdogne aussi, commença l’autre en
hochant la tête... mais avec les étrangers on se méfie
toujours. et la malle à Barrois, c’est une histoire qu’on
ne raconte qu'entre soi comme toutes les histoires du
«Mystère des Bois Noirs », qui pourraient parfois donner
des idées à la police! compris, heïn ?... Et la police, on
n’en a pas besoin ! Qui donc qui Îa ferait mieux dans la
forêt que «ceux du Denier du Loup » ?.. Mais il faut
qu'on les paye, comme de juste. Eh bien |! c’est à cause
de quelqu'un qui, non seulement n’a pas voulu payer,
mais a osé voler le Denier du Loup, que l'affaire de la
malle à Barrois est arrivée ! Oui, mon jeune monsieur...
— Mais c’est une véritable histoire qui est vraiment
arrivée ?
— Elle s’est passée 1à, à mes côtés, où vous êtes, jeune
homme... à l'endroit, juste ! Eh bien, voilà !.. vous avez
entendu parler de Blondel, celui-là qui a été assassiné
l’autre jour chez Roubion ?
Si Patrice avait entendu parler de Blondel! I1senomma,
et l’autre sut de quelle sorte il avait été mêlé à la tragique
aventure du malheureux commis-voyageur.
— Eh bien ! Blondel qu'a été assassiné (je ne sais par
qui, c’est pas mon affaire !) avait un ami dans la «repré-
sentation », un ami qui faisait le malin et qui se moquait
de lui, parce que Blondel lui avait raconté que, chaque
fois que ceux du Chevalet passaient par la pierre du Loup,
ils donnaient leur denier au Loup pour que ça leur porte
bonheur. Blondel, lui, donnait dix sous commeles autres,
quand il prenait la diligence du Chevalet, et ilne s’en ca-
|
BALAOO IOI
chaït pas ( faut vous dire qu’à ce moment, il n’avait pas
encore eu d’affaires politiques avec les Trois Frères.
Entre nous, la politique, c’est fait pour brouiller les meil-
leurs amis, spas?) Alors, l’ami à Blondel, un nommé
Barrois.. Désiré Barrois.. se mit à parier qu'il passerait
devant la pierre du Loup et qu'il ne donnerait jamais dix
sous et qu’il ne lui arriverait jamais rien.
« Or, ce Barrois venait de prendre la représentation
d’une maison de Cluse pour toute la contrée. c'était
bien imprudent, parce qu’il allait avoir souvent besoin
de la diligence... et voilà ce qui est arrivé, aussi vrai
que vous êtes là, mon cher monsieur !.… (Ah bien ! quoi.
Nestor !.. tu vas pas te tenir tranquille un peu ! qui qui
m'a fichu une bique pareille ? Regardez-le !.. regardez-le
piquer des oreilles !.… Tu sais bien que je n'aime pas ces
manières-là, hein ? Clic ! Clac!)... La première fois donc
que Barrois passe devant la pierre du Loup... (c'était
en revenant de Saint-Barthélemy... on descendait la côte
et la diligence venait de s'arrêter pour permettre aux
voyageurs d’aller déposer leur denier)... Barrois, qui
voit ça, gueule comme un âne... que c’est une honte !...
qu'il est pressé... que les diligences ne doivent pas
s’arrêter en descendant les côtes... et patatil et pata-
ta !.… mais c’est comme s’il chantait... les autres avaient
fait la quête dans un chapeau et versé la collecte là-haut
dans le creux du Loup...
« Barrois grimpe alors à la pierre et voit le trésor. Il y
avait bien là vingt-cinq à trente francs, ce qui prouvait
que le Loup n'était point passé depuis aumoiïnstroisjours.
Barrois ramasse tout et glisse toute la monnaie dans sa
poche. «Ça vous guérira, qui dit. chaque fois que je pas-
serai, ça sera comme Ça... quand vous saurez que c’est
6.
102 BALAOO
moi qui ramasse tout, vous ne mettrez plus rien! Re-
merciez-moi! » Les autres bougonnèrent bien, mais,
comme ils avaient fait leur devoir, eux, ils s’en lavaient
les mains, s’pas !..
«le demain Barrois, qui était descendu au Soleil
Noir, recevait un p'tit mot qu'était signé le Loup des Bois
Noirs, où qu'on lui disait « que s’il ne remettait pas dans
le creux du Loup autant de pièces d’or qu’il avait pris de
pièces en tout, il lui en cuirait »!.….
« Barrois s’est entêté, et n’a rien remis du tout ; mais,
à quelque temps de 1à, v’là ce qui luiest arrivé, parole
d'honneur ! En passant à Mongeron où qu'il avait affaire,
il a ouvert sa malle d'échantillons pour montrer sa mar-
chandises à l’aubergiste.. une grosse malle qu'avait fait
le voyage là-dessus, m'sieur, là où qu’vous êtes. Eh bien!
la malle qu'il avait embarquée pleine, devant nous tous,
à Saint-Barthélemy, était vide !.. Oui, m'sieur ! vide, mais
là ce qu'il y a de plus vide... on n'avait pas oublié une
chaîne de montre !... (il était représentant en bijouterie
et horlogerie). Dans la malle, il y en avait p’t’être pour
trente mille francs !.. Vous jugez du coup !.….
« Barrois en était comme idiot !... car c'était un mys-
tère, ça, un vrai mystère des Bois Noirs !.. et un tour des
Loups qu'était pas ordinaire ! Blondel, en apprenant ça
au « Soleil Noir », se met à rigoler et dit à Barrois.
« — Qu'est-ce que je t'avais dit ? Maintenant tu n’as
plus qu’à déposer tes pièces d’or, comme a ditleLoup, sur
la pierre, et à remettre ta malle vide sur la diligence.
p't'être bien qu'elle se remplira.… à tout péché miséri-
corde !.. »
. 6 Aussitôt dit, aussitôt fait. Barrois reprend la dili-
gence le lendemain pour revenir à Saint-Barthélemy et
BALAOO | 103
remet sa malle, 1à où vous êtes, et puis s’assied à côté de
moi... et puis, en passant près de la pierre du Loup, il a
vite dégringolé pour aller porter ses pièces d’or... trois
cent soixante francs en pièces de dix francs. Le Loup
n'avait point dit dans son petit mot si Îles pièces d’or
devaient être de vingt francs... ; après quoi il remonte
sur la voiture, toujours à côté de moi, et, arrivé à
Saint-Barthélemy, on descend la malle !.. Ah ! y en a eu
une émotion. elle était lourde à ne pas pouvoir la remuer,
c'était même trop lourd pour de la bijouterie. On l’ou-
vre !.. Savez-vous ce qu’il y avait dedans ?.. des cail-
loux!.. des cailloux qu’on casse sur les routes !.. Ons’est
montré depuis le tas de cailloux où le Loüp avait puisé
pour emplir la malle... C'est-1il pas un mystère, ça ?.…
Comment que le Loup avait fait son compte ? On n'a
jamais su et on a appelé ça l'affaire de la malle à Bar-
rois. et je vous prie de croire que chacun, depuis, a
toujours payé son denier au Loup et n’a plus touché aux
pièces du creux de la pierre du Loup !.… Les pièces d’or
de Barrois sont même restées dans le ereux plus de trois
mois... oui, m'sieur... comme un exemple pour tout le
monde. et puis, le Loup les a prises comme les autres.
et puis Barrois, qui s'était couché de maladie, en est
mort |. V'là l’histoire de la malle à Barrois, comme
je l’ai de mes yeux vue, foi de la Gaule ! M’est avis que le
Loup a maintenant des montres de quoi savoir l'heure !..
Patrice pensa :
— Ça ne l’a pas empêché de voler encore celle d’un
juge d'instruction.
Le conducteur auraïît voulu jouir en paix de l'effet de
Son histoire; mais il dut s’occuper beaucoup de ses che-
vaux, qui, depuis quelque temps, se montraient inquiets
104 BALAOO
et indociles... et cependant on allait au pas et il ne les
taquinait pas... et ils connaissaient bien la côte... Nestor
était particulièrement insupportable, et Michel ne le lui
envoya pas dire, mais il lui allongea un bon coup de fouet
dans les oreilles.
— Monsieur, demanda Patrice, toujours songeur, dans
les côtes, vous descendez, ordinairement ?
— Dame, oui!
— Vous, et les voyageurs de l’impériale ?
— Presque toujours.
— Et ces deux fois-là, «les fois de la malle », est-ce que
vous êtes tous descendus de l’impériale, dans les côtes ?
— Ma foi, je peux vous l’assurer, car, en remontant,
la seconde fois, on plaisantait Barrois en voyant que sa
malle était toujours à sa place... Mais, si on descendait,
on ne quittait guère d’un pas la voiture... et les femmes
restaient à l’intérieur. Eh bien! personne n’a rien vu.
— Oui ! Eh bien ! fit Patrice, après avoir bien réfléchi
à la « malle à Barrois », cette malle a été prise sur l’im-
périale en cours de route, et remise à sa place sans que
vous vous en soyiez aperçus, pendant que vous montiez
les côtes. Comment une pareille chose a-t-elle pu sefaire ?.…
I1 n’y a qu’une hypothèse, c’est qu’en passant dans cer-
tains endroits de la forêt où les arbres font comme une
voûte au-dessus de la diligence, quelqu’un s’est penché
du haut de cette voûte et a pris la malle pour la rapporter
un peu plus loin. voilà tout le miracle... Mais il a fallu
quelqu'un de bien adroïit, de bien fort, de bien leste, et
qui ait bien l’habitude de la forêt...
— Eh ! eh ! monsieur, le Loup dont je vous parle a jus-
tement toutes ces qualités-là….
— Monsieur La Gaule, avez-vous entendu parler quel-
BALAOO 105
quefois dans la forêt d’un nommé Bilbao ?... risqua Pa-
trice qui, depuis quelques instants, ne pensait plus qu’au
nom bizarre prononcé par Zoé dans la masure des Vautrin,
et dont il avait peine à se rappeler exactement la con-
sonance.
— Bilbao !.… attendez un peu! Jamais! non, ja-
mais |. Bilbao! Attendez! mais, quelquefois on
entend parfois crier dans 1a forêt. quand tombe le soir,
du côté de la clairière de Pierrefeu !.. Oui, j'ai entendu
crier des fois comme ça, le soir... Baoo !... Baoo !... p’t’être
bien Bilbaoo !…
— Et vous ne l’avez jamais vu ? interrogea Patrice.
— Je ne sais point seulement si c’est de la chair ou
du poisson ! répliqua La Gaule.
— Eh bien ! c’est lui p’t'être bien qui a fait le coup
de la malle à Barroiïs, fit Patrice... et c’est encore sur lui
que les Trois Frères comptent pour enlever la caisse des
entrepreneurs !. Heureusement pour eux qu’ils l’ont
mise à l’intérieur. et qu’elle est gardée par quinze agents.
Le nommé Bilbao en sera pour ses frais de déran-
gement.
Michel regardait Patrice comme si celui-ci lui avait
parlé hébreu.
— Mais qu'est-ce que ce serait donc que ce Bilbao ?
demanda-t-il.
— Ce serait le complice des Trois Frères |
Le conducteur ricana :
— Ils sont encore bien assez malins pour avoir inventé
ce complice-là !
Patrice fut frappé de cette parole et du ton de convic-
tion avec lequel elle fut dite ; ce n’était point la première
fois qu'il l’entendait. De toute évidence, les paysans (de
106 BALAOO
Saint-Martin au Chevalet) pensaient que les Trois Frères
n'avaient besoin de la complicité de personne.
Tout à coup le conducteur se rejeta en arrière, rete-
nant ses chevaux à pleines mains. Ceux-ci paraissaient
prêts à s’affoler et hennissaient :
— Oh! Oh! fit Michel à voix basse. attention !
« ils ne sont pas loin! »
— Comment savez-vous ça ? interrogea Patrice qui
se prit à trembler.
— Regardez mes chevaux, fit La Gaule. je ne peux
plus les tenir. c’est toujours comme ça quand les autres
passent aux environs. mes chevaux sentent comme ils sen-
tiraient une bête fauve !.…
Patrice, extrêmement inquiet de ce que lui disait La
Gaule, se pencha au-dessus de la diligence pour voir ce
qui se passait sur la route. Les groupes d'agents, étonnés
des mouvements désordonnés de l’attelage, s'étaient
rapprochés vivement de la voiture. Ils paraissaient im-
pressionnés, eux aussi, comme s'ils devinaient que le
moment décisif était proche et que l’attaque allait venir
de la forêt... et peut-être avaient-ils vu ou entendu quel-
que chose...
Ils parlaient entre eux, rapidement, à voix basse. Des
ordres brefs étaient échangés.
D’autres ombres dans le crépuscule surgirent en avant
d’un buisson et firent entendre un léger sifflement aux-
quels ceux de la diligence répondirent. Patrice pensa que
c'était du renfort venu du pays du Chevalet et qui avait
dû surveiller les routes toute la journée.
Cette nouvelle petite troupe arriva, sans se presser,
comme des paysans qui rentrent chez eux, bien qu’il n’y
eût point une cabane à deux lieues à la ronde.
BALAOO 107
J/’/hypothèse de Patrice devait être juste car, arrivés à
hauteur de la diligence, tout ce monde, dans l'ombre, se
mêla. Et les chevaux, encore unefois, s'ébrouèrent, et La
Gaule eut tant de peine à les maintenir qu’une voix, sur
la route, lui demanda ce que ses bêtes pouvaient bien
avoir pour se montrer aussi singulièrement indociles.
Michel ne répondit pas.
A un moment, Nestor se cabra en hennissant et Îles
deux autres chevaux hennirent après lui et donnèrent
tous les signes de la plus intense frayeur. Ils firent un
écart et la diligence se mit presque en travers de la route.
Patrice, les mains au garde-fou de fer, examinait toutes
choses, autant que la nuit commençante le lui permettait.
Une terrible anxiété le gagnaïit en constatant le désarroi
d'en bas. | |
Un groupe d’agents, sur l’ordre de l’un d’eux, se dis-
posait à remonter dans la voiture, et le petit hommesec
à la casquette allongeait déjà la main pour saisir la bride
de Nestor, de plus en plusintraitable et hennissant, quand,
_ brutalement, avec une furie sauvage, incroyable, tout
_ l'équipage se précipita, bondit, vola sur la route au milieu
| des cris et des appels désespérés.
Les chevaux, ventre à terre, emportaient, comme si
elle avait pesé une plume, la grande boîte cahotante de
la diligence, loin, bien loin des agents qui couraient et s’es-
| soufflaient en vain derrière elle et con o bientôt
de vue.
Cove sa dernière heure venue, Patrice, qui avait
toutes les peines du monde à se maintenir sur son impé-
tiale, les mains crispées à la barre de fer, se retourna vers
Michel.
Il aperçut le dos du conducteur, si droit et si correct et
108 BALAOO
si tranquille sur le siège qu’il ne comprit pas... qu’il ne
comprit pas. Michel tenait les guides, haut la main, non
point avec l'effort burlesque d’un automédon qui veut
dompter ses bêtes et qui n’y arrive point, mais avec le
noble orgueil d’un concurrent victorieux dans une course
de chars antiques... que signifiait ?.. que signifiait ?.… est-
ce que Michel avait perdu la tête ? Et Patrice appela :
« Michel !.. Michel !.. »
Le conducteur se retourna. Ce n’était pas Michel !
Et, au fait, on n’eût pu dire qui c'était, car ilavaitun
masque noir sur la figure.
Ce fut 1à le suprême épouvantement. Incapable même
de hurler sa terreur, Patrice, cahoté par le char démo-
niaque, glissa à genoux :
— Bouge pas, Patrice ! fit le Masque Noir, avec La voix
_ de l'assassin de Blondel.
Patrice ne pouvait plus avoir d’autres mouvements
que ceux que lui imposaient les bonds effrayants de la
diligence. Un cahot plus fort que les autres l’envoya rouler
aux pieds de ce cocher de l'enfer qui, maintenant, se te-
nait debout, tout droit, au-dessus de l'équipage déchaîné...
Ce conducteur devait avoir une poigne terrible pour pou-
voir maintenir, dans la route, à une allure pareille, des
bêtes folles d'épouvante.….
Quelle poigne !.… La poigne qui avait étranglé Blondel
sans qu'il eût seulement dit : ouf !.. Et Patrice put voir
qu'il lui suffisait, à ce conducteur du diable, d’une seule
poigne, d’une seule pour les trois chevaux... ; quant à
l’autre. l’autre poigne, elle descendit.. descendit lente-
ment... (Ah! c'était bien le même bras long, au bout duquel
glissait la manchette éclatante de blancheur, la manchette
allongeant si singulièrement le bras, dans le petit trou du
BALAOO 109
passe-plats de la salle de billards).. lentement, mais sûü-
rement, elle descendit jusqu’à la gorge de Patrice comme
elle était aîlée à la gorge de Blondel (dans le petit trou
du passe-plats).
Et Patrice sentit un étau de fer à sa gorge...
Et il râla.… et les yeux lui sortirent presque de la tête,
de sa tête qui était tirée au niveau de la tête masquée noir.
A ffreuse ! affreuse agonie pendant laquelle (oh ! bien
rapidement) il put s’'épouvanter encore de l'éclat fulgu-
rant de haïne que lui jetaient les deux trous d’yeux du
Masque Noir...
Et il entendit (il put encore entendre cela, tout juste)
ilentendit, sous le masque noir, une voix qui lui deman-
dait.… (ah! c'était bien la même voix qui avait assassiné
Blondel) :
— Reviendras-tu à la maison d'homme ?
Or, comme (6 joie bouillonnante de la respiration natu-
relle) comme l’étau, autour de la gorge, s'était un peu
desserré, Patrice put jeter tout juste un mot, un seul :
— Jamais! !...
Mais ce mot, qu’il jeta au Masque Noir, était empreint
d’un tel accent de sincérité qu'il suffit à lui sauver la vie.
Le terrible conducteur cessa d’étrangler Patrice (il était
encore temps et les yeux voilèrent leur éclat terrible).
Même il sembla à Patrice (autant que l’on peut se rendre
compte d’une pareille chose dans un pareil moment), que le
terrible conducteur, sous son masque, ricanaïit.
En tout cas, ce que vit parfaitement Patrice, c’est que
le cocher démon lâcha les guides pour le saluer, lui, Pa-
trice, bien poliment, en ôtant sa casquette (et en la re-
mettant tout de suite).
Puis, comme la diligence longeait (en allant moins vite,
7
110 BALAOO
maintenant, car les chevaux étaient à bout de souffle)
longeait une haute futaie, l’homme au masque saisit une {
branche, s’y trouva accroché comme par enchantement, |
se balança, exécuta un surprenant rétablissement sur les
reins et disparut dans le sombre feuillage.
CHAPITRE X
MONSIEUR NOËL, S. V. P. ?
Presque aussitôt la voiture s'arrêta. Patrice étaitsauvé.
Maisla petite valise lourde des deux cent mille francs avait
disparu. J1 ne restait plus dans la diligence que Patrice, à
moitié évanoui sur l’impériale et, à l’intérieur, le chargé
d’affaires des entrepreneurs qui eut tout juste la force
de raconter aux agents de M. de Meyrentin, lorsque ceux-
ci eurent enfin rejoint la diligence fantôme, comment il
avait été volé le plus simplement du monde par un mon-
sieur au masque noir qui, bondissant sur lui, lui avait
mis tranquillement un revolver sur le front. Il n'avait
pointeu «celui» de lui résister. Et l’homme, du reste, avait
déjà jeté la valise sur la route et d’un bond l'avait re-
jointe. |
Le commis avait à peine terminé son court et désolant
récit que l’on vit accourir le père « La Gaule ». Le con-
ducteur, lui aussi, était sain et sauf. Il rapporta, avec
une émotion qui était loin d’être calmée, comment il
s'était senti soudain enlevé de son siège par une force
irrésistible. Et, avant même qu'il eût pu dire deux mots,
il s'était trouvé dans les arbres, entre les bras d’un mon-
sieur au masque noir qui le descendit tout de go, avec
beaucoup de précautions, sur la route et qui, le saluant,
lui avait souhaité bon voyage !.. Sur quoi le pèreLaGaule
112 BALAOO
s'était empressé de prendre un chemin de traverse pour
rejoindre la diligence au haut de la côte.
Quant aux agents, ils étaient consternés. Ils décla-
raient qu'ils n'oseraient plus reprendre leur service ni
même rentrer à la Préfecture. Ils étaient voués pour
toujours à la risée publique.
On ne s’étonnera point, qu’en apprenant l’insuccès de
son expédition, M. de Meyrentin en conçut un tel cha-
grin qu'il dût prendre le lit avecla jaunisse. Et c’est pen-
dant qu'il gardait la chambre que, ironie du sort ! les
Trois Frères furent arrêtés ! ! Et cela le plus stupidement
du monde.
La tyrannie la plus monstrueuse et aussi la plus mys-
térieuse qu’eût jamais eue à souffrir un petit pays sembla
(nous disons sembla) avoir pris fin, parce que deux gen-
darmes passèrent par hasard, sur une route, dans le mo-
ment que ces messieurs Vautrin venaient de renvoyer au
grand Tout l’âme malpropre de l'huissier Bazin. Quoi
qu'on en eût dit, les Trois Frères n'étaient point méchants,
et, si on ne leur résistait pas, on n'avait rien à craindre
d'eux. Mais il ne fallait pas leur résister ! Cet imbécile
d’huissier vivrait encore s’il leur avait tendu gentiment
sa sacoche. Un coup de gourdin est vite donné. Ils n’en
avaient point mesuré les conséquences. L'huissier Bazin
en mourut.
C'était un grand malheur pour lui que les Trois Frères,
quand il les rencontra, n’eussent point porté ce jour-là
leurs fusils. Il leur eût tout accordé sans récriminer et
délivrerait encore des contraintes. C'était un malheur
aussi pour les Vautrin qui durent céder à la menace des
revolvers des gendarmes sans même essayer de lutter.
Le procès des Trois Frères fut instruit à Riom et marcha
BALAOO 113
dare-dare. Maintenant qu'ils n'étaient plus à craindre,
tout le monde se souleva contre eux et ils furent chargés
de tous les crimes du département depuis dix ans (de
tous les crimes qui n'avaient pas encore de proprié-
taires). Les assassinats de Lombard, de Camus et de
Blondel leur échurent, naturellement. Et ce fut bien de
leur faute, car ils se défendirent de cela avec mollesse,
nullement persuadés que l’un d'eux n’était pas le cou-
pable, et ne voulant, pour rien au monde, se charger
mutuellement.
Du reste, ils eurent une attitude héroïque et cynique,
se vantant des forfaits qu’ils étaient sûrs d’avoir commis,
etétalantle mépris qu’ils avaient de l'humanité en général,
et du Gouvernement en particulier. Ils ne pardonnaient
point au Gouvernement de ne pas avoir trouvé un tru-
chement pour les sauver de la Cour d'assises, et ils fai-
saient entendre que, s’ils redevenaient jamais libres, cette
fois, ils ne seraient point si bêtes et qu'ils voteraient pour
« Monsieur le Comte ». Aussi on les surveillait de près.
Aux assises, la question du complice fut posée. Le Pro-
cureur n’en voulait pas, le Président non plus, trouvant
que tout s’expliquait très bien sans complice, et tous
deux étaient d'accord avec les accusés eux-mêmes qui
affirmaient n’avoir jamais eu de complice.
Mais M. de Meyrentin, lui, en voulait. Et il fit allusion
à un certain Bilbao.
Patrice aussi, entendu naturellement comme témoin,
prononça timidement le nom de Bïlbao, sans insister, du
reste, quand le Procureur lui affirma qu'il avait mal en-
tendu ou qu'il avait rêvé.
On fit venir Zoé qui répondit, comme ses frères, que
c'était la première fois qu’elle entendait ce nom-là.….
114 BALAOO
Sans M. le Maire qui continua d'affirmer que, les soirs de
crime, elle travaillait chez lui, elle eût été impliquée dans
les poursuites. On la laissa en liberté, par pitié pour la
vieille Barbe.
Et les Trois Frères, sans plus d'incidents, furent con-
damnés à mort !.…
Mais ils n'étaient pas encore exécutés !.…
M. de Meyrentin, lui, resta persuadé de l’existence de
Bilbao et si nous sommes curieux de connaître toute sa
pensée, nous allons rejoindre l'honorable magistrat à Saint-
Martin-des-Bois même, dans cette petite hutte de can-
tonnier pratiquée dans le talus de la route qui longe les
derrières de la propriété Coriolis.
Ii est là depuis la nuit dernière, caché, guettant tout
simplement la rentrée au logis de Monsieur Noël !{1..
Si, au procès, M. de Meyrentin n’a pas pris sur lui de
contredire trop ouvertement M. le Procureur sur la
question du complice, c’est qu'’alors cette question était
loin, pour lui, d’être résolue.
Aujourd’hui elle l’est !. du moins le pense-t-il.
Elle l’est grâce à sa patience |! Que de nuits passées
dans la petite hutte de cantonnier, l'œil tantôt sur la
masure des Vautrin, et tantôt sur la demeure de Coriolis,
pendant qu'il se répétait: « Poitou d'Orient, c'est du
rouget ! » cequisignifie dans le plus pur argot : « Ce n’est
pas de l'or ! c'est du cuivre ! » phrase qui correspondait
si étrangement aux préoccupations de M. de Meyrentin
quand Patrice était venu la lui redire. Ne venait-on pas,
en effet, de voler à M. le juge d'instruction une montre
non dénuée de tout alliage ?
Comme on comprenait maintenant la fuite de Zoë
avec la chaussette dans laquelle elle avait caché la montre!
LE.
7 +
BALAOO I15
Mais cette montre ne pouvait avoir été donnée à cette
petite que par l’Homme du plafond, par l'Homme qui
marche la tête en bas, par le mystérieux complice.
Zoë était donc l’amie du complice, si bien son amie
qu'elle lui raccommodait ses chaussettes. C'est donc
Zoé qu'il fallait surveiller ! I1 la surveilla. Et cela, le cœur
battant de ce qu'il allait découvrir...
M. de Meyrentin avait été porté à croire, pendant un
certain temps, que l'extraordinaire complice n’était ni plus
ni moins que quelque animal dressé par les Trois Frères,
caché par eux dans la forêt et les servant aveuglément,
dans leurs bizarres ou tragiques expéditions. Cela, du
reste,semblait répondre assez à ce que l’on osait, de temps
à autre, dévoiler des mystères des Bots Noirs.
Dans tout le pays, la légende des bêtes dévastatrices
et malicieuses, loups-garous, monstres dévorateurs d’en-
fants et de bestiaux, ne s'était jamais éteinte. Au moment
de l'épidémie de pendaison des chens, tous les paysans
avaient été d'accord pour prétendre que c'était un coup
de la Bête de Pierrefeu, qui ne voulait pas être précédée
de l’aboiement des chiens quand elle venait se promener
du côté du village pour faire un mauvais coup. M. de
Meyrentin avait, tout de suite, lui, imaginé, en appre-
nant le fait, que c'était au contraire un coup des Trois
Frères qui, ainsi, avaient débarrassé leur bête du flair et de
l’abotement des chiens !
Mais cette bête : quelle était-elle ».. Elle ne pouvait
être faite comme la fameuse bête du Gévaudan. M. de
Meyrentin avait à peine osé se répondre à Jui-même et
après combien d’hésitation : Un singe |
Car il fallait au moins quatre mains à l'individu qui,
suspendu au toit, trouvait le moyen, en s’accrochant au
116 BALAOO
haut d’une porte entr’ouverte ou d’un meuble, de péné-
trer chez Lombard, ou chez Camus, ou chez Roubion!
sans que personne s’en aperçüt. Ii lui fallait quatre mains
pour se retenir aux suspensions ou aux barres de fer ou
aux becs de gaz en forme de 1yre, tout en étranglant, la
tête en bas, ses malheureuses victimes tellement épou-
vantées qu’elles n’en pouvaient pousser un cri!
Enfin, c’est du haut de ces meubles où l'avait surpris
Patrice que M. de Meyrentin avait pu tout comprendre
de la course de l'assassin, dans le plafond : bondissant
sûrement sur les mains de devant dont les traces étaient
restées dans la poussière du haut des meubles, #7 avait
lancéau plafond, pour y prendre abpui en un nouvel élan,
ses mains de derrière chaussées de chaussettes qui, elles aussi,
laissaient là-haut, au plafond, leurs empreintes, les em-
preintes des pas de l’homme qui marche la tête en bas...
L'homme qui marche la tête en bas serait donc un
singe |
Mais Patrice lui avait dit : « IZ parle! »
Et tout s'était effondré..
Effondré d'autant plus vite que M. de Meyrentin ne
pouvait se dissimuler la difficulté de faire admettre son
singe, à moins de le présenter dans une cage au « Par-
quet » de Belle-Étable.
J1 trouva toutes ces déductions admirables en principe
mais si exceptionnelles qu’il n’osa les dévoiler clairement
à personne. Et lui-même, à cause de ce que Patrice avait
affirmé (27 parle), s'en détacha pour chercher, plus près de
lui, dans l’humanité, l’acrobate exceptionnel qui, dans sa
pensée, remplacerait le singe.
En l’attendant, il trouvait des ruses d’apache pour
surveiller Zoé.
«
TES dou
BALAOO 117
Mais la petite n'allait guère que chez Coriolis, puis
rentrait chez elle. On ia voyait de temps à autre avec
M. Noël, le domestique de Coriolis, un grand garçon,
bien tranquille, qui faisait les commissions de son
maître sans s’attarder à bavarder avec les commères du
village et en saluant tout le monde, bien honnêtement,
dans la rue. Ce M. Noël était le seul individu qui
franchît quelquefois le seuil des Vautrin, sans doute par
charité pour la vieille Barbe dont on venait de condamner
les fils à mort |
Or, un jour, sur la lisière de 1a forêt d’où il paraissait
venir, M. Noël s'était rencontré avec Zoé qui sortait de
chez Coriolis, et très distinctement, M. de Meyrentin, qui
était dans sa petite cabane, avait entendu Zoé dire à
M. Noël: « Madeleine t'attend, mon petit Balaoo ! »
Balaoo ! Bilbaoo !.…
Grand éclair !.… Illumination de première classe dans
la cervelle embrasée de monsieur le Juge d'instruction!
I1 considère que Noël a été ramené d’Extrême-Orient.
Qu’y a-t-il de plus leste, de plus acrobate au monde qu’un
Chinois ou un Japonais ?
Un jour, le juge fut assez heureux pour relever des em-
preintes de souliers de M. Noël correspondant exactement
à l'empreinte de semelles découvertes par lui sur le toit
de Roubion près de la cheminée, dans la suie.. là où sans
doute l'assassin, après son crime, allait se rechausser.. et
correspondant aussi, autant que possible, à l'empreinte
des pas au plafond.
Il n’y avait plus à douter...
— Ah ! le Noël ! avec ses airs sournois et mélancoliques
trompait bien son monde !
Coriolis devait être aussi ignorant des crimes de
7
118 BALAOO
M. Noël que Patrice lui-même. Et Patrice devait ignorer,
de son côté, la haine qu’il avait inspirée à M. Noël.
Eh bien ! M. de Meyrentin allait délivrer ces gens-là !.….
J1 allait faire un coup qui allait bien ennuyer M. le Pro-
cureur de la République, mais quile couvrirait de gloire,
lui. il allait arrêter le complice des Trois-Frères…
Il resta deux jours à Belle-Étable, pour tout préparer,
sans, du reste, rien dire à personne et revint à Saint-Martin
suivi de deux gendarmes qui devaient attendre un ordre
au coin de la Forêt et de la route de Riom !
Et il s’en fut s’enfermer une dernière fois, dans sa ca-
bane, attendant d’être sûr que M. Noël fut chez Coriolis
pour accomplir son devoir de magistrat. C’est 1à que nous
le retrouvons.
Or, M. Noël ne donnait pas signe de vie. Et le soir
tombait.
Peut-être M. Noël n’était-il point du tout sorti du ma-
noir. |
M. de Meyrentin sortit, lui, de sa hutte et, délibérément,
alla agiter la sonnette de la petite porte qui donnait sur
les bois.
Coriolis lui-même vint lui ouvrir.
— Monsieur Noël, s’il vous plaît ? demanda le juge
en soulevant son chapeau.
— Entrez donc, monsieur de Meyrentin, répondit
Coriolis, cramoisi.
Et il referma la porte.
bn
PCA
#T À
LIVRE DEUXIÈME
BALAOO S'AMUSE
CHAPITRE PREMIER
LA PATIENCE DE BALAOO A DES BORNES
Quand Balaoo apparut sur la lisière de la forêt, le
soleil d'automne, qui se couchait derrière le petit bourg
de Saint-Martin-des-Bois, lui envoya son dernier rayon.
Et Balaoo, ébloui, rentra immédiatement sous bois,
attendant la nuit pleine, car, pour rien au monde, il
n’eût voulu se trouver en face d’un de la race humaine,
avec son paletot en loques et son pantalon déchiré.
Sans compter qu’il avait perdu son chapeau. Cette
tenue négligée et le coup qu'il venait de faire à Riom
l’avaient, du reste, incité jusque-là à fuir la grand’route
et à se méfier des passants. Tranquillement, il s’assit
au cœur d’un fourré et s’appuya au tronc d’un hêtre aux
fins de passer ses bottes qu'il ôtait généralement pour
traverser la forêt et quand il était sûr de ne point ren-
contrer un de la race humaine.
C’est qu'on lui avait appris à ne jamais attirer l’atten-
tion, soit par sa mise, soit par ses gestes de sauvage.
120 BALAOO
Depuis qu'on lui avait expliqué ce que c'était qu’un
anthropopithèque (x), il exagérait la douceur et la timi-
dité de ses manières, car, pour rien au monde, il n’eût
voulu être confondu avec un de la race singe qui est si
mal élevée. C'était déjà bien assez de passer, à cause de
ses yeux bridés et de son nez légèrement épaté et de
sa face aux larges méplats, pour un natureld’'Haï-Nanque
le Dr Coriolis, qui avait été consul à Batavia, avait
ramené de ses voyages et attaché à son service, en qua-
lité de jardinier.
Balaoo mettait donc ses bottes. Comme il éprouvait
quelque difficulté à y faire entrer ses mains postérieures
(car Balaoo a beau dire, tout anthropopithèque qu'il est,
il tient encore plus du singe que de l’homme, puisqu'il
a quatre mains, ce qui est la caractéristique évidente du
quadrumane), il poussait de légers soupirs, c’est-à-dire
qu'il faisait entendre des grondements que les habitants
de Saint-Martin-des-Bois avaient, plus d’une fois, pris
pour des bruits précurseurs de l'orage.
Au surplus, c'était encore une de ses plus chères distrac-
tions que d’imiter, loin des hommes, et pour leur faire
peur, avec sa voix retentissante et roulante, le ton-
nerre. Il se rappelait très bien avoir vu son père et sa
mère procurer à toute la maisonnée, à ses petits frères,
à ses petites sœurs, à sa vieille tante, et à lui-même,
(1) Du grec anthropos, homme, et pithekos, singe : animaux quitiennent
le milieu entre le singe et l’homme, et qui auraient été comme une tran-
sition de celui-là à celui-ci. Quelques savants, dont Gabriel de Mortillet
principalement, ont relevé, dans les terrains tertiaires, la trace et les
débris fossiles de ces animaux intelligents, et aussi la preuve de leur
intelligence. D’autres, sur la foi des récits de voyageurs, affirment que
cette espèce de singe existe encore et qu’on peut en retrouver quelques
spécimens au fond des forêts de Java. Le D* Coriolis n’a pas été le seul
à aller les chercher jusque-là.
6,
BALAOO 121
Balaoo, une joie indicible en se frappant des coups sur la
poitrine, là-bas, au fond de la forêt de Bandang, pas bien
loin des villages de roseaux, suspendus au-dessus des
marécages. Ils se frappaient sur la poitrine comme des
chanteurs hommes qui vont chanter, et ils en sortaient
le tonnerre. Ah! ça ne traînait pas! Cachés derrière
les palétuviers, ils voyaient aussitôt ceux de la race
humaine les plus braves, même les dayacks qui sont
armés de flèches, fuir, comme des rats d’eau, à la recherche
d’un abri, d’un kampong bien fortifié, derrière lequel
on les entendait implorer Patti-Palankaing, le roi des
animaux lui-même. On riait bien dans ce temps-là !
Balaoo était sur ses bottes. Il pensait que, maintenant,
dès qu’il imitait la voix du tonnerre, il était grondé en
rentrant à la maison. Et il y avait de quoi, certainement,
car enfin il risquait qu'on s’aperçût un beau jour que le
tonnerre, c'était lui. Et le maître lui avait dit carrément
qu’il ne répondrait plus de rien, de rien !.. Ceux de la
race humaine Îe traiteraient comme un gorille ou un vul-
gaire gibbon. Il irait dans une cage : ce serait bien fait.
11 devait réfléchir à cela. Il réfléchissait surtout, dans le
moment, au coup qu’il venait de faire à Riom.
Et comme, à la dernière lueur du jour, il vit passer,
sur la route, deux gendarmes, les poils ras du sommet
de sa tête se hérissèrent et commencèrent de se mou-
voir rapidement, signe indiscutable d'’effroi.. et de
colère.
J1 trouvait que les gendarmes ne s’en allaient pas assez
vite. Il était en retard. Depuis deux jours qu'il était
parti, que devaient dire son maître et Mlle Madeleine?
Il entendait déjà leurs reproches : ils avaient dû le cher-
cher, l’appeler dans la forêt. Tout de même, avant de
122 BALAOO
rentrer, il devait aller prévenir Zoé du coup qu'il avait
fait à Riom.
La route était libre. I1 la traversa d’un bond et, à tra-
vers champs, courut vers la masure des Trois Frères
Vautrin.
Quand il poussa la porte, une ombre, accroupie au coin
de l’âtre, demanda :
— Qui est là ?
Il répondit :
— C'est moi, Noël.
La voix de Balaoo était à la fois sourde et gutturale,
raclant les syllabes au fond du gosier. On avait usé des
flacons de sirop à lui humaniser cette voix-là. Elle était
un peu déchirante, énervante, maïs point déplaisante à
entendre. Et même, avec cette voix-là, comme il avait
le génie de l’imitation, il arrivait à imiter bien des voix ;
mais sa voix naturelle, à lui, faisait plaindre une laryngite
incurable. Quand il tentait de l’adoucir, en parlant
aux demoiselles, elle produisait un sifflement bizarre
qui faisait rire, ce dont il souffrait beaucoup. Il racontait
couramment que c'était l’abus du bétel qui lui avait
procuré cette singulière atonie, au temps de sa jeunesse.
Mais, bien entendu, depuis qu’il était au service du bon
maître Coriolis, il ne chiquait plus!
— C'est moi, Noël!
L'ombre, au coin de l’âtre, s'était levée et une autre
ombre, au fond d’une alcôve, dans la muraille, s'était
dressée sur son séant. La mère Vautrin, l’impotente,
et la petite Zoé l’interrogeaient.
Zoë craquait une allumette. Balaoo la bouscula, mit
sa botte sur le bois enflammé. Il signala les gendarmes
sur la route et fit comprendre qu'il ne voulait pas être
RS,
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LL.
PS ——_…+ ‘ JR = “um
VER ou a pf
D +
D
|
BALAOO 123
vu dans la cabane. La vieille mère gémissait dans la nuit
et râlait, car elle était très malade ; mais une phrase de
Balaoo lui rendit la respiration.
— Une carriole les amènera cette nuit, à onze heures...
tenez-vous prêtes.
Zoé était à genoux, embrassait les bottes de l’anthro-
popithèque :
— Tu les as sauvés, Noël ?.. Tu les as vus ?.. Ils vont
_ venir tous les trois ?
Et elle les nomma tous les trois pour être sûre qu'il
n’en manqueraïit pas un.
— $Siméon ? Elie ? Hubert ?
Balaoo grogna : Siméon, Elie, Hubert.
— Tu as fait ça, Noël ? Tu as fait ça ?
| Et, comme elle se traînait à ses pieds, il la repoussa
du talon. Cette petite fille l’agaçait : quand ses frères
étaient en liberté, elle se plaignait toujours d’être battue,
et, maintenant qu’elle apprenaït qu'ils s'étaient sauvés de
leur prison, elle léchaïit, de joie, du cuir de botte !
— Vite! dit-il, il faut que je rentre. Qu'est-ce qu'ils
vont dire là-bas ?
La petite pleura : Mile Madeleine t’a cherché toute la
journée. Elle est allée partout dans la forêt en chantant :
Balaoo !.… Balaoo !.. Balaoo !.….
— Pitié de moi |! fit Balaoo en se tenant un grand coup
de poing sur la poitrine qui résonna comme un gong, et
il ne salua même point la vieille, tant il avait hâte d'être
dehors. | |
Dehors, il renifla. Ça ne sentait plus le gendarme. Il
prit par les vignes, chemin qu’il connaissait pour l'avoir
suivi cent fois, quand il sautait le mur de son maître pour
venir chercher les Vautrin et courir, avec eux, l'aventure
124 BALAOO
ou faire une noce « carabinée » dans la forêt. Et, tout de
suite, il arriva sur les derrières de la propriété Coriolis,
à la petite porte qui donnait sur les bois. Avec précau-
tion, il respira le sentier qui conduisait à la gare, mais
ça ne sentait pas le voyageur. Alors, en tremblant, il
tira le cordon de la sonnette. Celle-ci tintinnabula avec
une telle force que Balaoo fut près de défaillir.
Au delà du mur, despasfirent craquerles feuilles mortes.
Balaoo se mit à genoux sur le seuil de pierre.
La porte s'ouvrit et Balaoo se sentit tout de suite pris
par l'oreille.
— Vaurien ! lui dit une jeune voix féminine, irritée ;
tu vas me payer ça! Deux jours et deux nuits dehors.
Et dans quel état! Ah! c’est du propre! j’en pleure-
rais !.… J'en ai pleuré, Balaoo !.… J'en ai pleuré! Ah!
ne pleure pas, toi, ne pleure pas ! tu vas ameuter tout le
village ! espèce de petit voyou ! En loques ! en loques !.…
un pantalon tout neuf. Ton paletot de la Belle Jardi-
nière |. Tu es allé encore dans tes arbres, dis !.. Tu es
allé rêver à la lune |... Papa en est malade.
Traîné par l'oreille, docile, repentant, larmoyant et le
cœur sonore du remords qui le faisait battre, Balaoo se
laissa conduire jusque chez lui. Mais, arrivé tout au bout
du fameux potager où il était censé travailler fort mysté-
rieusement, avec M. Coriolis, aux différentes transforma-
tions de la plante à pain, et les portes de son apparte-
ment poussées, il se trouva en face de Coriolis lui-même.
Aussitôt il fit un mouvement comme pour regagner, d’un
bond, la forêt propice.
La figure de Coriolis était plus froide, plus morte qu'un
marbre.
Balaoo connaissait cette tête-là. I1 ne redoutait rien
BALAOO 125
tant que de la voir. Il eût préféré les coups de matraque,
et même les coups de fouet avec lesquels on avait dompté
sa première jeunesse, que le muet reproche de ces yeux
immobiles, de ce masque méprisant et hautain d’un de
la race humaine qui a eu tort, évidemment, de croire que
l’on pourrait faire quelque chose de bien avec un simple
anthropopithèque.
Et les lèvres de Coriolis (si elles remuaient, car il leur
arrivait de rester fermées des jours, comme si la parole
humaine allait se déshonorer avec un anthropopithèque)
et les lèvres allaient peut-être lui demander devant
Mie Madeleine — quelle honte ! — comment se portaient
ses amis : le gros sanglier de la crau-mort et la laie, sa
compagne, et les marcassins, leurs petits ; ou s’il avait
de bonnes nouvelles de la famille des loups qui dorment
sur la pierre plate du Roc de Madon. Quelle misère !
Lui qui fréquentait les frères Vautrin avant leur entrée
en prison ! Et qui était traité par eux en camarade de la
même race ! Et cela encore, il ne pouvait pas le dire,
évidemment, car le maître lui avait déclaré, un jour
qu'il l’avait rencontré sur la route, au milieu des trois
compères, qu'il eût préféré l'avoir vu dans la société des
hyènes et des chacals. Alors ! on ne savait plus ! Ils étaient
pourtant bien, eux, de la race humaine.
Coriolis remua les lèvres :
— Tourne-toi |
Balaoo n'obéit point.
— Tourne-toi |! répéta Coriolis.
Mais Balaoo fit comme s’il n'avait pas entendu. Il
savait que son paletot n’était plus qu’une loque et que
le fond de son pantalon pendait. Jamais il ne montrerait
une affaire pareïlle devant Mlle Madeleine.
126 BALAOO
Coriolis fit un pas vers Balaoo. Celui-ci se prit à trem-
bler de tous ses membres. Madeleine s’interposa avec
sa douce voix, avec son doux visage suppliant. Elle avait
compris la honte de Balaoo. Elle voulait lui éviter le dés-
honneur. Il avait des larmes dans les yeux. Ah! celle-là !
il l’aimait ! 11 l’aimait ! il l’aimait ! comme il l’aimait !.…
Mais le docteur ordonna :
— Je veux qu'il se retourne !
Alors, la douce voix dit :
— Retourne-toi, mon petit Balaoo.
Ah ! mon petit Balaoo | Elle pouvait faire de lui tout ce
qu'elle voulait quand elle oubliait son nom de la race
homme pour lui donner celui qu'il tenait de son père et
de sa mère de la forêt de Bandang.… Balaoo !.….
Balaoo enfonça les ongles de ses Dies dans le cuir de
ses bottes et se retourna :
Aussitôt, il y eut, dans la pièce, un rire qu'il ne con-
naissait pas !.…
Ji fit un demi-tour terrible ! Un homme était là qu'il
reconnut tout de suite pour l’avoir rencontré quelquefois
dans la rue du village !.…
C'était l’ami du petit homme noir qi boitait et que,
lui, Balaoo, ne pouvait voir en peinture, l'ami de ce
M. Bombarda, qu'il giflait chaque fois que l’occasion
s'en présentait. C'était aussi l'ami des gendarmes qui
avaient emprisonné les Trois Frères. Est-ce qu'il venait
pour l’emprisonner, lui aussi ? Qu'est-ce qu'il faisait là ?
C'était la première fois qu’on lui faisait l’honneur de lui
amener un étranger chez lui ! C'était la première fois qu’il
recevait un hôte sous son toit ! qu’on daignait lui pré-
senter dans ses appartements un de la Race | Par Patti
Palangkaing ! par son Roi, par son Dieu! L'Homme
BALAOO | 127
| avait ri devant le fond de culotte de l’anthropopithèque.
Mais le demi-tour de Balaoo avait été si rapide et si
effrayant que le rire de l'Homme en avait été cassé et
que l’Homme, épouvanté, s'était jeté derrière la table.
— N'ayez donc pas peur, monsieur, fit Coriolis, il
n’est pas méchant. Il ne ferait pas de mal à une mouche |
( — À une mouche, grognaït Balaoo dans son for inté-
rieur. à une mouche !. Va donc demander à Camus,
le tailleur du Cours National, qui se moquait tout le temps
de moi... va donc lui demander si je ne ferais pas mal à une
mouche !)
Coriolis commanda :
— Viens ici, Noël!
Et comme Balaoo s’avançait, frémissant, Coriolis,
à la noble barbe blanche, qui avait retrouvé son langage
d'ami, donna à l’anthropopithèque une petite tape de
sa dextre caressante sur la joue rageuse. Balaoo rentra
ses canines et s’essuya le front avec son mouchoir. Il était
temps. Encore un peu de plus, l'étranger l’aurait pris
pour une brute.
L'étranger dit :
— C'est extraordinaire ! J'ai vu des singes Pous les
music-halls ! mais jamais. jamais !
Balaoo mit ses deux poings sur sa bouche pour empêé-
cher le tonnerre qui gonflait sa poitrine de sortir.
Coriolis dit :
— Ne prononcez jamais devant lui ce mot-là |
— Lequel ?
— Singe !
— Ah! 11 comprend à ce point ?
— Eh! regardez-moi la mine qu’il fait et dites-moi
s’il ne comprend pas ?
128 BALAOO
— En effet, il me fait peur, déclara l'étranger avec un
mouvement de recul.
— Encore une fois, ne craignez rien. Vous l'avez
contrarié avec ce mot-là, mais il ne ferait pas de mal à
une mouche !
(— Ilm’embête avec sa mouche, pensa Balaoo.Qu'ilaille
_ donc demander à Lombard, le perruquier de la rue Verte,
l’ami de Camus... qu'il aïlle donc lui demander si je ne
fais pas de mal à une mouche !)
— Oh ! il comprend tout ! reprit Coriolis.
— Et vous dites qu’il parle ?
— Mieux que nos paysans ! Parle, Balaoo, dis-moi
quelque chose.
Balaoo, en se voyant ainsi traité comme un curieux
animal de foire devant un de la Race, tourna sa pauvre
face ravagée par le désespoir et la honte du côté de celle
qui avait toujours été, dans les pires épreuves, sa suprême
consolation et, quelquefois dans la nuit animale où son
cerveau retombait, son étoile de salut.
Madeleine, qui voit sa peine, lui sourit en prononçant
cette phrase :
— Civilité, n° ro.
L’anthropopithèque se retourna aussitôt vers l'étranger:
— Je n'ai pas encore eu l'honneur de vous être pré-
senté, monsieur, fait-il, d’une voix rugissante, dont la
maison tremble.
— Oh ! s’exclama l'étranger. Oh ! Ah! ah!
Et il ouvre les yeux de quelqu'un qui va galoper de
peur.
Mais Coriolis n’est pas content :
— Poliment ! reprend-il, poliment !. Avec ta voix
la plus douce.
LUE Coms, Mon à mm. tt À ee à |
BALAOO 129
— Va! Balaoo ! avec ta voix la plus douce. insiste
Madeleine, à la voix douce.
Et Balaoo répète la phrase : « Je n'ai pas encore eu
L’honneur de vous être présenté, monsieur », (avec cette
voix qui faisait toujours rire les demoiselles, mais qui ne
fit pas rire Madeleine,)
— Mais c’est inouï, clame l’autre de la Race, inouï.
inoui.. ce n’est pas possible. ce n’est pas un anthro-
popithèque !
— Ce n'en est plus un, obtempère Coriolis : c’est un
homme |
À ces mots, Balaoo, triomphant, relève un front
d’orgueil. Coriolis procède aux présentations comme
dans le manuel de civilité :
— J'ai l'honneur de vous présenter M. Noël, mon plus
précieux collaborateur dans mes études dela plante àpain.
Puis à Balaoo :
— Monsieur Herment de Meyrentin, juge d'instruction,
| qui désirait fort vous connaître, mon cher ami ; asseyez-
vous, messieurs.
Ces Messieurs s’asseoient.
— Tu sais ce que c’est qu'un juge ? mon cher Noël,
questionne, important, Coriolis.
— Un juge, répond, non moins important, Balaoo,
c'est celui qui met en prison les voleurs.
— Et qu'est-ce qu’un voleur ? ? ose interroger à son
tour M. de Meyrentin.
— C'est un, répond Balaoo imperturbable..… c’est un
qui prend sans prévenir avec de l'argent ! (et il ferme les
_ yeux pour ne pas voir plus longtemps le regard singu-
lier de l'étranger. Ce juge est bien ennuyeux : est-ce
qu'il ne va pas bientôt s’en aller) ?
130 BALAOO
— Je vais servir le thé, annonce la voix musicale
de Madeleine. -
Le thé! Balaoo, ébloui, rouvre les yeux... Madeleine
lui passe une tasse et 1l remue le sucre dans l’eau odori-
férante, du bout de sa cuiller de vermeil. Seulement,
au moment de boire, comme il croit les regards détournés
un instant de lui, il plonge rapidement une main dans le
liquide et se suce les doigts à la mode RÉMOpOpIR que.
Ça, c’est plus fort que lui!
Coriolis et M. de Meyrentin, qui parlent entre eux
avec animation, n'ont pas vu l’abominable geste, mais
Madeleine s'est aperçu de tout et gronde, à la muette,
Balaoo, de son index qui menace. Balaoo, les yeux en
coulisse, lui rigole, sournois. Puis, Coriolis le regardant
à nouveau, il boit comme un homme et dépose sa tasse
avec gentillesse sur le plateau.
Puis Balaoo croise les jambes, les balance avec une
élégance négligente, se renverse avec des mines sur le
dossier de son fauteuil et sourit d’une façon stupide.
Tout à coup, M. Herment de Meyrentin se baisse et
lui prend la main droite qu'il regarde avec atten-
tion. |
— Mais ce ne sont point des mains de...
— ‘Faisez-vous, coupe court Coriolis. Je vous ai dit
de ne pas prononcer ce mot-là.. et je vous ai déjà entre-
tenu du travail auquel je me suis livré depuis dix ans..
Avec l'épilation, et les pâtes et la patience, on arrive à
tout. Regardez-moi son visage ; ne dirait-on point un
Chinois ou un Japonais un peu tanné ? Qui croirait voir
un quadrumane ? Vous pouvez vous servir de ce terme,
1} ne le comprend pas.
— Quadrumane ? Quadrumane... fait assez nerveu-
= SR RE
BALAOO 131
sement Herment de Meyrentin, je ne lui ai encore vu
que deux mains !.….
— Balaoo ! déchausse-toi !
Balaoo croit avoir mal entendu ! Mais non! Coriolis
répète l’ordre abominable : Se déchausser !. lui à qui
on a toujours défendu de montrer ses mains de souliers !
et qui a été élevé dans l'horreur de ses extrémités posté-
rieures |. et qui n’en a jamais dévoilé le mystère que
devant les frères Vautrin, au plus profond de la forêt,
aux jours de chasses défendues !.. quand il leur appre-
nait, dans les arbres, à se construire de petites huttes
invisibles.
Eh bien! non! il ne se déchaussera pas! c’est trop
de honte, à la fin ! Et il se lève, les mains dans les poches
et sifflant un petit air comme s’il pensait déjà à autre
chose. Etonnement |! les autres ne lui disent rien! Ils
l’observent dans sa marche, car Balaoo marche de long
en large, le front pensif comme on fait quelquefois chez
soi quand on a des préoccupations. Il a oublié qu’il n’a
plus de fond de pantalon. Un coin de conversation sur-
pris entre ses deux hôtes le lui rappelle.
— Vous voyez, il n'a pas d’appendice comme on en
voit aux quadrumanes inférieurs : pas de queue et pas de
callosités !.… En outre, les os du bassin que nous appelons
ischion et qui forment la charpente solide de la surface
sur laquelle le corps repose chez l'individu assis, ces os
sont moins développés que chez les quadrumanes à cal-
losités et sont plutôt constitués comme chez l'homme.
Enfin, il marche ordinairement avec lenteur et circon-
spection et je lui ai fait perdre l'habitude de se dandiner.….
Justement, Balaao, agacé, se met à se dandiner.
— Dandine ! Dandine donc! fait Coriolis furieux...
132 BALAOO
je t’enverrai te dandiner dans les rues du village, et les
petites de l’école se moqueront de toi, Balaoo ! (Balaoo
pense : «Va donc demander à Camus et à Lombard que
l’on a trouvés pendus pourquoi je les ai envoyés se
dandiner au bout d’une corde ! » ) (x).
Mais Balaoo n’est pas au bout de ses peines.
Son maître l’a fait asseoir et lui a enlevé lui-même ses
souliers et même seschaussettes (Pourquoi donc, en aperce-
vant les chaussettes, le monsieur qui met les voleursen
prison a-t-1l eu ce mouvement du eorps et ce coup de
tête ? Balaoo pense : « La vue de mes mains de soulters
le dégoûte, c’est sûr. » Et il s'enfonce deux doigts dans
le nez pour comprimer sa fureur).
Coriolis lui prend ses mains de souliers dans ses mains
à lui, homme. Balaoo détourne la tête pour ne pas assister
à un spectacle qui lui répugne. Mais il faut qu’il entende :
Corioris. — Vous voyez bien que le gros orteil du
pied, plus long que chez l’homme, est au contraire bien
plus flexible, et peut s'opposer au reste du pied. (Balaoo
pense : « Pourvu qu’il ne me chatouille pas l»)
M. HERMENT DE MEYRENTIN. — Je vois! je vois!
c'est incroyable !... Un quadrumane ! un quadrumane !
qui parle !… Euh! euh! c’est incroyable !
Cortorts. — Toutes les bêtes parlent, mais le qua-
drumane, qui est une bête supérieure, possède plus de
sons distincts que les autres animaux pour exprimer son
désir, son plaisir, sa faim, sa soif, son effroi, etc. C’est
donc un langage. Chez mon anthropopithèque, qui
(x) Ceci est terrible pour Balaoo qui ne savait pas que Camus et Lom-
bardétaient boiteux et qui a cru qu'ils se moquaient de lui et imitaient
en marchant son dandinement dans la rue, pour quoi il les avait pen-
dus !.…
BALAOO 133
est le premier des quadrumanes, celui qui se rapproche
le plus de l’homme, je suis allé jusqu’à découvrir quarante
sons bien distincts !
M. HERMENT DE MEYRENTIN. — Mais enfin ce n’est
pas avec quarante sons qu’un anthropopithèque pourra
prononeer toutes les syllabes humaines |...
CortoLIs. — Je n'ai pourtant pu en faire un homme
qu’à cette condition-là ! (x).
M. DE MEYRENTIN. — Comment avez-vous fait ?
Coriozis. — Je lui ai donné les autres sons, tout sim-
plement :
Ouvre ta bouche, Balaoo ! (Balaoo, qui est prêt à
mourir de honte, n’a point letemps de protester. Coriolis,
qui lui tenait tout à l’heure ses mains de souliers, lui
tient maintenant, sans antisepsie intermédiaire, la mâ-
choire, et en fait jouerles deux parties sur leurs apophyses
(x) Rien, dit M. Hæckel, n’a dû ennoblir et transformer les facultés
du cerveau de l’homme, autant que l'acquisition du langage. La diffé-
renciation plus complète du cerveau, son perfectionnement et celui de
ses plus nobles fonctions, c’est-à-dire des facultés intellectuelles, mar-
chèrent de pair, et en s’influençant réciproquement, avec leur mani-
festation parlée. C’est donc à bon droit que les représentants les plus
distingués de la philologie comparée considèrent le langage humain comme
le pas le plus décisif qu’ait fait l’homme pour se séparer deses « ancêtres » .
C’est un point que Chleicher a mis en relief dans son travail sur l’impor-
tance du langage dansl’histoire de l’homme. Là se trouve le trait d'union
de la zoologie et de la philologie comparée : la doctrine de l’évolution
met chacune de ces sciences en état de suivre pas à pas l’origine du lan-
gage. il n’y avait point encore chez « l’homme-singe » de vrai langage
articulé exprimant des idées.
Ainsi que Chleicher l’enseigne, il faut admettre qu’un certain nombre
seulement de ces êtres, encore dépourvus de la faculté du langage arti-
culé, mais bien près de l’acquérir, la gagnèrent en réalité sous l'influence
de « conditions heureuses », et dès lors eurent réellement le droit à la
dénomination d’ « hommes », mais que, par contre, un certain nombre
d’entre eux, moins favorisés par les circonstances, échouèrent dans leur
développement et tombèrent dans la « métamorphose régressive ».
Nous aurions à reconnaître leurs restes dans les anthropomorphes,
gorilles, chimpanzés, orangs, gibbons.
8
134 BALAOO
coronoïdes, comme il eût fait d’un piège à loups qu'il
s'agirait de tendre. Balaoo, qui bave, ‘ garde de ses
bons gros yeux ronds, qui pleurent, Mile Madeleine qui
assiste, attristée, à l'opération. Ainsi,le patient, qui va
se faire arracher une dent, fixe, avec une morne et dou-
loureuse angoisse, la personne dévouée qui a bien voulu
l'accompagner chez le praticien.)
M. HERMENT DE MEYRENTIN. — Il a des dents ad-
mirables !
CortozIs. — Regardez-moi ce pharynx. (Balaoo peuse :
« I1 ne s'aperçoit pas qu’il me crache dans a bouche» ).
M. HERMENT DE MEYRENTIN. — Vous avez perfec-
tionné ce pharynx, modifié cette arrière-gorge, travaillé
ces cordes vocales, et cela vous aurait suffi, d’après vous,
pour faire d’un s... d’un quadrumane... un homme !.…
CorroLts (qui laisse un instant reposer la mâchoire). —
Pourquoi pas ? Il n’est pas difficile de prouver qu'entre
FPhomme et les animaux immédiatement inférieurs à
lui, les différences anatomiques ne sont pas plus prononcées
qu'entre d’autres membres d’un seul et même ordre (x) !
M. HERMENT DE MEYRENTIN. — Tout de même, mon
cher, il y a un abîme entre le si... la bête et l’homme...
Coriorts. — + J'estime autant que quiconque la di-
gnité de la nature humaine, j’admets aussi volontiers que
quiconque la largeur de l’abîme béant entre l’homme
et le reste de la création par rapport aux problèmes
intellectuels et moraux » ; mais, même à ce dernier
point de vue intellectuel et moral, je prétends qu'avec la
modification de la structure, l'abîme peut être comblé !
M. HERMENT DE MEYRENTIN. — Votre parole me
(x) Du Singe à l'Homme, par Th. Huxley.
BALAOO 135
séduit à la fois et m'épouvante... (A part lui, le juge
pense : « C’est toi qui vas être épouvanté tout à l’heure,
quand je te ferai connaître où t'ont conduit tes théories
d’école primaire, laïque et obligatoire », car M. de Mey-
rentin, cousin du grand Meyrentin, de l’Institut, est
resté idéaliste et antidarwinien, comme la gloire de Ia
famille). |
CortoLis. — Allons donc ! qu'est-ce qui fait l’homme
ce qu'il est ? N'est-ce pas la faculté de parler ? Le lan-
gage lui permet de tenir note de ses expériences ; c’est
lui qui augmente le bagage scientifique des générations
successives. C’est grâce à lui que l’homme resserre tou-
jours davantage les rapports qui le rattachent à l’homme.
L'homme se distingue ainsi de tout le reste du monde
animal. Cette différence de fonctions est immense et
les conséquences en sont extraordinaires. Et iout cela
_ peut dépendre, cependant, de la plus petite modificañon
dans l'état de l'arrière-gorge. Car, qu'est-ce donc que ce
don de la parole ? Je vous parle en ce moment ; mais, si
vous modifiez le moins du mondela proportion des forces
nerveuses actuellement en action dans les deux nerfs qui
régissent les muscles de ma glotte, à l'instant même je
deviendrai muet. La voix n’est produite qu’autant que
les cordes vocales sont parallèles ; celles-ci ne sont pa-
rallèles que tant que certains muscles se contractent de
façon identique ; et ceci dépend à son tour de l'égalité
d'action des deux nerfs dont je viens de vous parler. Le
moindre changement dans la structure de ces nerfs et
même dans la partie où ils prennent naissance, la moindre
modification même dansles vaisseaux sanguins intéressés,
ou encore dans les muscles où arrive le sang, pourrait
nous rendre muet. Une race d'hommes muets, privés de
136 BALAOO
toute communication avec ceux qui peuvent parler,
serait une race de bêtes ! (x).
M. HERMENT DE MEYRENTIN. — Évidemment !
Évidemment !
CoRIOLIS. — Je ne vous l’ai pas fait dire. — Ne te
gratte pas, Balaoo ! (Honte de Balaoo qui croyait qu’on
ne l’avait pas vu). Eh bien ! moi, j'ai fait le contraire de
celui qui travaillerait à rendre muet ; j'ai travaillé à
donner plus d'extension à un organe déjà susceptible
de rendre certains sons de la parole. Ces nerfs, ces mus-
cles, ces vaisseaux sanguins, je les ai eus, pour la gloire
de ma démonstration, au bout de mes pinces. (Balaoo,
qui avait été endormi lors des opérations, écoute avec
un intérêt passager). Et je suis arrivé à rendre toujours
possible le parallélisme nécessaire des cordes vocales
de mon Balaoo ! Ouvre ta bouche, Balaoo. (Balaoo ouvre
une bouche effroyable qu’on lui renverse sous la lampe
et se demande quand donc cet effroyable supplice
aura une fin). Voyez, cher monsieur, voyez... ici. on
aperçoit encore les cicatrices.
M. HERMENT DE MEYRENTIN. — Étourdissant !
Étourdissant !. Et il peut maintenant parler comme
un homme !. Mais est-ce qu’il a conservé également
la possibilité d'émettre les sons animaux d'autrefois.
CorIOLIS. — Oui, mais il lui faut un effort plus
grand qu'autrefois. Parle, Balaoo, comme autrefois |
BALAOO. — (Pour se venger et pour faire une bonne
farce, Balaoo parle comme autrefois, mais quand il était
en colère, c’est-à-dire quand on entendait sa voix à une
lieue à la ronde) :
(x) Toute cette théorie est exposée dans le livre si intéressant de
Huxley, Du Singe à l'Homme.
ess ons RS DR En mme. nl, mme me >
BALAOO 137
Goek! Goek! Goek! ha! ha! ha! hâââl!l.. h4ââ!
hâââ ! Goek! Goek!.….
M. HERMENT DE MEYRENTIN. — Goek ! qu'’est- ce
que ça veut dire ?
BarAOO {qui est de plus en plus gêné par le singulier
persistant regard de ce Monsieur qui met les voleurs en
prison). — Ça veut dire : Va-t’en !..
— Tiens ! fait observer M. de Meyruti c'est presque
comme en anglais : go out!
Balaoo n'insiste pas, car il ne connaît pas l'anglais.
Et M. Herment reste.
Balaoo soupire; il n’a jamais tant souffert. Une main,
tendrement, prend la siennne. Ah ! Madeleine |... Mad !.…
Mad !.. Le cœur dans la poitrine de Balaoo fait : Boum !
Boum |! Boum !.….
Ah! voici M. Herment de Meyrentin qui se lève. Il
va donc s’en aller, cette fois! 11 se décide !… Enfin!
Oui, oui. J1 fait toutes ses félicitations à Coriolis... comme
un mufle.. comme un mufle !… Il a l’air carrément de
se moquer de Balaoo et de projeter quelque chose qu'on
ne sait pas. Il faut toujours se méfier de ces gens qui
mettent les voleurs en prison... Et, c’est sûr, M. Herment
de Meyrentin a bien tort, en tout cas, d’avoir l'air de
se fiche de Balaoo, car ça pourrait encore mal tourner,
cette affaire-là.
Le juge dit, avec une froideur calculée :
— Ah! cher monsieur, toutes mes félicitations !….
vous avez fait un petit d'homme. Avec la science et votre
scalpel, vous égalez Dieu !
Coriolis trouve qu’il exagère et il le lui dit. M. Herment
concède qu'il a exagéré et, avec un coup d’œil insolent
qui montre Balaoo :
8.
138 BALAOO
— Oui, acquiesce-t-il. C’est vrai! Dieu les faisait plus
beaux ! : |
I lance ça devant Madeleine. Balaoo en est d’abord
suffoqué. L’étonnement le paralyse, l’abrutit. Coriolis,
qui voit la peine que le visiteur a fait à son élève, à
l'enfant de sa création, veut prononcer des paroles con-
solatrices : |
— Dieu en a fait de plus beaux, maïs il n’en a pas fait
de plus doux, de meilleur, de plus aimant, de plus dévoué.
Celui-ci a bien récompensé son vieux maître de tout le
mal qu’il lui a d’abord donné, car, il faut bien avouer
que ça a été dur de lui faire oublier pendant les premières
années les jeux de 1a forêt de Bandang ; mais maintenant
c'est tout à fait, j'ose le prétendre et suis enfin prêt à le
prouver, un de la race humaine.
A ce discours qui aurait dû le toucher, M. Herment
de Meyrentin sourit comme un sot, et, montrant du doigt
le paletot et le pantalon en pièces (Balaoo pleurerait,
mais il retient ses larmes devant un étranger), il
dit :
— Hum ! Hum |! I] se permet encore quelques petites
frasques !.…
Mais le bon Coriolis répond à l'imbécile solennel :
— J'ai connu desenfants des hommes, qui n'avaient pas
plus de dix-sept ans, dont les parents eussent été
heureux qu'ils passassent leur temps à arracher leurs
fonds de culottes en montant aux arbres pour y chiper
des pommes. Ce n’est pas à moi de vous conseiller de
consulter les annales des assises, mon cher Maître ; vous
n'ignorez certainement pas à quoi passent leur temps
les petits d'hommes de dix-sept ans, un couteau à 1a
main | (Baloao pense: « le Maître a raison, je n’ai jamais
BALAOO 139
donné de coups de couteau à personne, moi !... C'est bon
pour les petits d'hommes qui n’ont pas de force dans la
main »). |
M. HERMENT DE MEYRENTIN, sur un lon qui fait
loucher Balaoo. — Dans ce pays, pour les crimes,
monsieur Coriolis, on nesesert pas du couteau. On étran-
gle. Les doigtssuffisent (Balaoo clapote des paupières et
pense : « Pourquoi a-t-il dit ça» ?)
Cortoris, w#ontrant la main de Balaoo. — Voïlà une
main qui ne ferait pas de mal à une mouche ! (Balaoo
pense avec timidité et les yeux baïissés, carilsait admi-
rablement le faire à l'hypocrisie : « Tu tiens à ta mouche,
mais moi qui ne ferais pas de mal à une mouche, j'étran-
glerais bien ce noble étranger »).
M. Herment de Meyrentin, qui se souvient que son
cousin illustre de l’Institut a toujours combattu le dar-
winisme avec des argments un peu vieillots sur l’im-
possibilité de la er tion indéfinie dans le mélange
des espèces, ne veut pas partir sans lancer la flèche du
Parthe : cela fera réfléchir cet imprudent Coriolis qui
a déchaîné, sans s’en douter, tous les mauvais instincts
de la forêt de Bandang dans la société civilisée des
hommes et qui en sera puni avant l’heure de la soupe
par l'arrestation de son anthropopithèque que M. de
Meyrentin pense bien revenir chercher avec tous ses
gendarmes.
M. HERMENT DE MEYRENTIN, de sa plus belle voix de
gorge. — Mes compliments, cher monsieur, vous n'avez plus
maintenant qu’à le marier (et il a un gros rire infâme).
Bientôt, il aura la majorité légale. J'espère que vous
pensez déjà à la jeune fille qu'il conduira à l'autel!
Mile Madeleine sera demoiselle d’honn…
140 BALAOO
M. Herment de Meyrentin ne peut achever ni son
sourire ni sa phrase, car il a, autour de la gorge, deux
tenailles qui se resserrent avec une force inquiétante
pour quelqu'un de la race humaine qui aurait encore
l'espérance de vivre longtemps sur {aterreet d’yprononcer
des paroles stupides et indécentes. Il râle ! Il se débat !
11 étouffe ! Balaoo serre, serre, serre !
Coriolis et Madeleine poussent des clameurs d’épou-
vante et s’accrochent, se pendent à Balaoo pour lui faire
lâcher prise. Coriolis s’est armé d’un chenêt et frappe
des coups qui résonnent sur Balaoo comme sur un tam-
bour ; mais Balaoo ne sent rien ! Madeleine pleure, san-
glote, supplie, délire ; mais Balaoo n'entend rien. Il
serre, il serre, il serre.
Et il ne s'arrête de serrer que lorsque M. Herment
de Meyrentin s'arrête de se débattre. Ça lui apprendra
à ce Monsieur à trouver que Balaoo qui ne ferait pas
de mal à une mouche n'est pas beau, et il ne se moquera
plus de lui devant les jeunes filles à marier. Le voilà bien
avancé maintenant : il est mort |
Mort ! M. le juge d’instruction Herment de Meyrentin,
cousin germain de l'illustre professeur, membre de
l’Institut, secrétaire de la section des Sciences morales
et politiques, Herbert de Meyrentin ! Voilà une famille
en deuil ! Une illustre famille ! Voilà tout ce qui reste
de tant de puissance humaine, d’un juge d'instruction |!
Une loque, un pantin cassé sur le bras d’un anthropo-
pithèque ! Balaoo jette ce débris à terre. Il voit avec
stupéfaction le bon Coriolis coller son oreille sur la poi-
trine de ça! Il y a des gens qui ne sont pas dégoûtés !
Mais où est sa petite sœur Madeleine ? Balaoo la cherche
du regard et la trouve, tout à fait appuyée à plat contre
BALAOO I4I
la muraille, la bouche grande ouverte et les yeux bril-
lants d'’effroi.
— Décidément, pense l’anthropopithèque, j'ai dû
faire une bêtise. Ils n'ont pas l'air content !
Coriolis se relève aussi pâle que le mort.
— Misérable! râle-t-ill Qu'est-ce que tu as fait ?
Tu as assassiné ton hôte |
[ « Bah ! pense Balaoo, pourquoi se mettent-ils
dans un état pareil ? C’est le cadavre qui les gêne,
je le vois bien ! et ils doivent craindre le commissaire
de police qui vient toujours quand on fait du mal à
ceux de la race humaine. Par exemple, on peut
assassiner mon ami Huon, le grand vieux sanglier soli-
taire qu'ils ont tué proprement d’un coup de couteau au
cœur devant tout le monde (et personne n’a protesté), et
mon ami Dhole, le grand vieux loup vert qu'ils ont
criblé de coups de fusil, parce qu’il avait mangé un
petit enfant de six mois qui ne disait pas encore : papa,
maman... ; mais on n’a pas le droit d’étrangler naturelle-
ment, avec ses mains, un de la race humaine. C’est la
Loi! C’est bon! C’est bon! je vais enlever le cadavre
et personne ne saura rien. Je vais encore le pendre :
c'est. un bon truc!» ]
Ce pensant, Balaoo a pris par les pattes de derrière
le grand corps mou de M. Herment de Meyrentin, et il
le traîne jusqu’à la porte. Coriolis veut l'arrêter, mais
Balaoo crie si fort : Goek ! Goek ! que Coriolis voit bien
qu'il n'y a rien à faire de l’anthropopithèque dans un
tel moment. Balaoo est tout frémissant, tout exalté,
tout glorieux de l’ouvrage terrible. Il ne ferait pas de
mal à une mouche ; tout de même le docteur Coriolis
comprend qu’il ne ferait pas bon de le séparer de sa proie.
142 BALAOO
L'anthropopithèque la traîne derrière lui avec un or-
gueil aussi conscient que, dans le triomphe, le général
romain, traînant les dépouilles opimes. Ah! quel front
relevé il a, ce Balaoo... et bien fait pour la couronne de
lauriers. Dans tout singe, il y a un général romain !..
Et pan ! un bon coup de sa main de soulier dans la porte
et celle-ci s'ouvre en deux pour laisser passer le cortège.
Madeleine ne peut plus remuer et Coriolis tremble
comme une poule mouillée, tandis que Balaoo, solennel,
pénètre avec son fardeau, sous les branches de la forêt
prochaine.
CHAPITRE II
LA ROBE DE L'IMPÉRATRICE
J1 devait y avoir veillée ce soir-là chez Me Roubion,
au Soleil Noir ; car on avait repris les veillées dans le
Village depuis qu’on avait arrêté les Trois Frères et que
les rues, la nuit, étaient redevenues à peu près sûres.
À neuf heures, M*° Müre, une petite vieille à bonnet
qui habitait la troisième maison surie chemin condui-
sant à la gare, glissa dans son cabas son nécessaire à
broder, puis des têtes de pavots qu'elle écraserait et dont
elle mangerait les graines au cours de la soirée, enfin des
noix à éplucher dont elle savait M'le Franchet gourmande
(Mie Franchet à laquelle elle ne parlait pas depuis
cinq ans et qui regarderait les autres se régaler des noix
de Me Môûre). Le cabas rempli, MM° Müûre poussa avec
précaution sa porte. L'heure sonnait à l’église. D'autres
portes, du côté du Cours National, s’entr'ouvrirent.
D'autres petites vieilles montrèrent leur bonnet sous
la lune, hésitant à franchir le seuil, ayant perdu l’habi-
tude de sortir après la soupe. Certes ! on était à peu
près tranquille en ce moment que ces affreux frères Vau-
trin se trouvaient si bien à l'ombre des prisons de l’État
et prêts à payer leur dette à La société, mais on ne pou-
vait tout de même abandonner toute prudence du jour
.au lendemain.
144 BALAOO
— Ou hou ! Ou hou ! Des ombres sur la route, brin-
queballant des lanternes : c’est M. Roubion et ses domes-
tiques qui passent, appelant Îles brodeuses pour la veillée
de la robe de l’Impératrice de Russie.
Les petites portes s’entr’ouvrent davantage ; les petits
bonnets blancs se risquent, le cabas à un bras, la coffiette
(la chaufferette) pendue à l’autre. Ah ! elles n’auraient
garde, par ce temps sec, d'oublier leurs coffiettes qui
leur brûlent si bien la peau des jambes depuis tant d’an-
nées et d’années que certaines, bien sûr, ne doivent plus
avoir, sous leurs jupes, que deux tisons noircis.
— Ou hou! Ou hou !.… elles galochent, elles accou-
rent, après avoir fermé à clef les portes. Ah! c’est la der-
nière veillée de la robe de l’Impératrice de Russie ! Elles
n'y manqueraient pas pour tout l’Empire des Tsars.
Deux heures d'ouvrage et ce sera fini ; on dit que Î’en-
trepreneur doit venir le lendemain à Saint-Martin pour
prendre livraison. Du moins, la mère commère qui a
traité avec l'entrepreneur (la mère Toussaint) l’a affirmé,
peut-être pour stimuler leur zèle.
Le cortège va trottinant, galochant dans la rue Neuve.
Des. volets battent contre les murs sur son passage.
Plus d’une voudrait être invitée à aller voir la robe de
l’Impératrice et ne dort pas qui devrait être couchée.
Le grand Roubion presse le pas. Personne ne voudrait
traîner la jambe. On galoche, on galoche. Il fait froid,
elles ont rabaissé la cape de la capuche sur le bonnet, et
frissonnant des épaules, moins de froid que de peur quand
même, à cause du souvenir des Trois Frères qui accourt
dans toutes les ombres de la nuit.
Au coin de la ruelle du cimetière, il y a une lumière
sous une porte. On passe vite. Là habite la mère Pâques
|
|
BALAOO 145
qui dit la bonne aventure pour trois sous. Son seul
. voisinage les épouvante, parce qu’elle leur a raconté qu'un
soir qu'elles travaillaient toutes autour de l’âtre, les
brodeuses étaient allées au sabbat sans s’en apercevoir.
_ Mais elle, qui était là, la mère Pâques, s’en était bien
_ aperçue ! Elle leur avait parlé et elles, les brodeuses, ne lui
avaient pas répondu. Alors, elle les avait touchées du
_ doigt lesunes après les autres, sur leurs escabeaux, et tous
leurs vêtements s'étaient affalés, étaient tombés, vidés
des corps qu'ils habillaient ordinairement : parce que
les corps n'étaient plus là. Ce n’est qu’à une heure du
matin sonnant que les vêtements s'étaient redressés
sur les escabeaux, preuve que les corps étaient revenus.
Et, dame, comme elles s'étaient quasi endormies sur l’ou-
vrage entre minuit et une heure, les commères étaient
effrayées naturellement de ce qu’elles avaient bien pu
faire chez le diable pendant ce temps-là ! et on n'avait
plus jamais invité à la veillée la mère Pâques, à cause
de cette histoire qu'après toutelle n'avait peut-être pas
inventée.
Il y a grande chambrée au complet chez M”° Roubion
pour la dernière veillée de la robe de l’Impératrice.
C'est dans la vaste salle à manger d’été, réservée dans
_la belle saison à MM. les voyageurs de commerce, con-
SN
_damnée l'hiver, que les brodeuses travaillent. La robe
merveilleuse est étalée tout au large sur les rallonges
de la table d’hôte, et chaque ouvrière prend sa place. Il
y en a deux qui font les œillets, une autre les pois, une
autre achève une rosace, une autre travaille aux festons
et deux « mêmes mains » font une application de vieilles
dentelles. M°*° Toussaint, la mère commère, veille
à tout et houspille toutes. M°*° Roubion, tête énorme
9
146 BALAOO
déposée sur une poitrine formidable, ne s'occupe que de
ses invitées. Le cabaret fermé, on a vu arriver M. le Maire
et M"° Jules, son épouse ; M. Sagnier notaire, et Madame
qui a de si belles perles fausses ; M. Valentin, le phar-
macien, et Madame qui est la seule femme du pays qui
se farde — et comment ! — et qui est aussi la seule
femme du pays pouvant se vanter d’avoir eu une aven-
ture, l’automne dernier, aux grandes manœuvres, avec
un officier de cavalerie. Tout ce beau monde est venu
admirer « le chef-d'œuvre de f'industrie française »,
prêt à partir pour la Cour de Russie.
Mais ces dames quittèrent peu à peu Îa salle d'été pour
aller rejoindre, au cabaret, leurs maris qui, en dégustant
une vieille bouteille, parlaient, autour del’âtre, de l’affaire
Vautrin. Ah! on avait parlé de cette affaire-là depuis
l'arrestation ! Mais il semblait qu’elle fût toujours nou-
velle, Maintenant qu'#s allaient être guillotinés, et qu’on
n'avait plus à les craindre, on était comme fier d’avoir
eu si peur |
Personne cependant ne voulait convenir de ses transes,
au contraire. C'était à qui avait dénoncé les Vautrin à
la « vindicte publique +! Par la porte entr'ouverte,
les brodeuses qui ne pensaient, elles aussi, qu'aux Trois
Frères, écoutaient le pharmacien et le notaire se vanter
de leur propre courage en Cour d’Assises où ils avaient
accablé de leurs témoignages les bandits. Il est vrai
qu’alors la condamnationétait certaine, et cette certitude
n'avait certainement pas été étrangère à l'attitude hé-
roïque de MM. Valentin et Sagnier et de l'excellent
docteur Honorat qui s'était particulièrement distingué.
— C'est le docteur qui les a fait condamner à mort,
proclame le Maire avec autorité et, je le répète, il l’a fait
BALAOO 147
avec courage, cat, aussi longtemps que je vivrai, je verrai
Siméon se lever au banc des accusés et dire, en mon-
trant le poing au docteur Honorat : « Toi !tiens-toi bien !
car, si jamais j'en réchappe !.. ma première visite t’ap-
partient !!! » C'était à vous donner le frisson.
Les deux autres se récrièrent :
— Et nous ? Est-ce que nous n’avons pas été menacés ?
Élie et Hubert nous ont dit : « Vous êtes des menteurs et,
la prochaine fois que nous vous rencontrerons, nous vous
casserons la gueule !.... » Textuellement !.…
— Moi, j'en ai été malade pendant quinze jours, déclara
M”* Valentin.
— Moi aussi, fit M°”° Sagnier.
— C'est pas tout ça ! mterrompit la grosse M”° Rou-
bion en faisant le tour de la société avec ses bols de
vin chaud à la cannelle, il n’y a pas besoin de perdre
son temps à discuter, puisque leur affaire est faite.
Quand est-ce qu’on leur coupe la tête ? On aurait düû la
leur couper ici ; mais, puisque c’est entendu que la chose
aura lieu à Riom, est-ce que M. le Maire a pensé à rete-
nir une fenêtre ? |
— Ecoutez, répondit brutalement M. Jules, j'aime
mieux parler d’autre chose.
Et, pendant cinq minutes, on ne parla plus de rien
du tout. Chacun était à sa pensée et tous avaient la
même : « On ne serait vraiment tranquille que lorsque
les Trois Frères auraient trépassé. On n'avait qu’une
crainte, celle que le Président de la République fît grâce
à l’un d’eux, car enfin, il n’est point rare que l’on s'échappe
du bagne !.… Est-ce qu’on sait jamais ?... »
M°*° Roubion fit un effort nouveau pour chasser
l’image des Vautrin :
148 BALAOO
— Vous savez, dit-elle, que M'° Madeleine Coriolis
va bientôt se marier ?
— Ah bah! demanda M" Valentin... et avec qui ?
— Mais avec M. Patrice Saint-Aubin, son cousin de
Clermont.
— Je bruit en avait couru, dit M"° Sagnier, mais il
n'y a pas de temps de perdu. Il est encore bien jeune.
— Bien jeune ! Il a vingt-quatre ans, reprit M”° Rou-
bion, et il vient d’être reçu docteur en droit. Enfin, le
père est pressé de lui passer son étude. Il veut le voir
installé, marié et derrière ses dossiers de la rue de l’Écu
avant sa fin qu'il croit prochaine.
— Il a raison, déclara le pharmacien. On ne prend
jamais trop de précautions. On ne sait ni qui vit ni qui
meurt.
— On dit le fils Saint-Aubin riche pour deux, émit
M*° Valentin. Est-ce que la petite Madeleine a une dot ?
Toute l'assemblée fut d'avis qu’elle n’en avait pas.
Le docteur Coriolis, un vieil original, qui avait été consul
à Batavia, aurait pu faire fortune en Malaisie ; mais l’opi-
nion générale lui reprochaït d’être revenu de là-bas avec
une funeste passion pour «la plante à pain » qui devait
lui manger ses derniers écus. A-t-on idée d’une folie
pareille ? Vouloir remplacer, avec une seule plante, le
pain, le lait, le beurre, la crème,les asperges, et même les
choux de Bruxelles qu'il prétendait pouvoir fabriquer
avec des déchets ! Et, depuis des années, il vivait avec
cette lubie, au fond de son immense jardin entouré de
hauts murs derrière lesquels il travaillait dans un isole-
ment quasi complet, ne recevant point, ne voulant être
aidé que par son jardinier, un gamin qu'il avait ramené
de là-bas et qui lui paraissait, du reste, fort dévoué : un
BALAOO 149
gentil garçon, du reste, ce Noël, un peu timide, qui ne
parlait à personne, mais qui saluait tout le monde avec
tant de civilité.. Quand il traversait la rue où son maître
l’envoyait parfois en commission, il avait presque tou-
jours le chapeau à la main, comme s’il vivait dans la
crainte de « faire des avanies à quiconque ».
— Il n’est pas beau ! émit M. Roubion.
— Il n’est pas laid non plus, fit M"° Valentin ; seu-
_ lement il a la figure un peu plate.
Dans 1a salle d'été, les brodeuses, autour de la robe de
l’Impératrice, avaient cessé d'écouter la conversation
de ces messieurs et dames, du moment qu'ils avaient
fini de parler des Trois Frères. Eux seuls avaient le don
d’intéresser M" Toussaint, Mile Franchet, M" Boche
et M°° Mûre et, sur ce sujet, elles étaient intarissables,
trouvant toujours des choses nouvelles à dire ou même
rabâchant les anciennes, sans se fatiguer.
La certitude où elles étaient d'en être à jamais dé-
barrassées, leur permettaient de libres propos, à elles
aussi.
Elles reprenaient goût à la vie.
C'est dans ce moment où les différents hôtes de l’au-
berge du Soleil Noir exprimaient leur satisfaction d’une
quiétude dont ils s'étaient déshabitués qu’on entendit
sur les pavés pointus de la rue Neuve un galop effréné.
Ce galop était accompagné d’un bruit de char léger et
tapageur qui appartenait en propre au tilbury du docteur
Honorat. Tous le reconnurent, à preuve que tous crièrent :
« C’est le docteur Honorat !…. »
Mais qu'était-il arrivé? Pourquoi ce tumulte? cette
précipitation? Est-ce que son cheval avait pris le mors
aux dents? Est-ce que le docteur avait perdu les guides?
150 BALAOO
Mie Franchet cria: « On l’a peut-être assassiné |! >»
Mais tout le monde fut dans l'instant rassuré, tout au
moins sur l'existence du docteur Honorat, car on en-
tendit sa voix rauque qui crait: « Ouvrez! Ouvrez
vite !.. »
Aussitôt, M. Jules (le Maire),M. Roubion, MM. Sagnier
et Valentin tirèrent de leur poche leurs revolvers qui ne
les quittaient plus depuis longtemps ; et toutes ces dames,
voyant sortir ces armes dangereuses, se mirent à trem-
bler, ne pouvant plus prononcer une parole.
Seulement, M°° Roubion dit gravement : « N’ouvrez
pas ! »
— Qu'est-ce qu'il y a? demanda Roubion qui se hs
derrière la porte. |
— Mais ouvrez donc ! Ouvrez donc ! C’est moi, le doc-
teur Honorat ! Ouvrez, Roubion !
— Vous êtes seul? demanda encore le prudent Roubion.
— Oui! Oui ! je suis seul, ouvrez !
— Tu ne peux pas laisser le docteur à la porte, déclara
M"° Roubion, ouvre !
Aussitôt chacun recula, pendant que les brodeuses,
abandonnant leur ouvrage, se montraient pleines d’an-
goisse sur le seuil de la porte qui faisaient communiquer
h salle d’été avec le cabaret.
Roubion ouvrit la porte.
Le docteur Honorat, qui avait attaché son cheval, dont
on entendait le souffle haletant, à l’anneau de la muraille
se rua dans la pièce comme une trombe. Roubion avait
refermé la porte au verrou, et tout le monde fut autour
du docteur qui s'était laissé tomber sur une chaise. Il
était d’une pâleur mortelle. I1 pouvait à peine parler.
Ses yeux étaient hagards. Il parvint à gémir :
BALAOO,
(page
LES HOMMES!
. LES ASSASSINS !..
AN! LES BANDITS!.
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BALAOO I5I
— Les Vautrin !... Les Vautrin !.….
— Quoi? Quoi? les Vautrin?.…
— Les Vautrin sont ici !.…
Tous poussèrent des cris. La peur souffla son vent de
démence, soulevant les bras en gestes insensés, secouant
l'assemblée qui tourna, tourbillonna : on eût dit que sou-
daim tous avaient perdu l'équilibre: Hein? Quoi?
Où?... Les Vautrin?.…. Qu'est-ce qu'il a dit? Il est fou |...
Où les avez-vous vus?
— Chez eux! râla le docteur! Chez eux! Dans
leur maison |...
— JIla rêvé! Pour sûr ?... Ila rêvé !….
Le pharmacien et le notaire étaient maintenant aussi
pâles que ie docteur. Ils ne le croyaient pas. Ils ne pen-
saient pas qu'une chose pareille fût possible ; mais tout
de même, dès qu’il eut seulement exprimé une telle abo-
mination irréalisable, ils en restèrent comme abrutis,
les bras et les jambes cassés, le gosier sec, le cœur en
folie.
La terreur sans nom peinte sur leur visage sembla ra-
gaïllardir quelque peu M. le Maire qui, lui, faisant rapi-
dement son examen de conscience, estimait qu’il avaït su,
dans toute cette affaire, conserver une attitude suffisam-
ment prudente pour n’avoir rien à redouter de Îa ven-
geance des Trois Frères. Il montra ce sang-froid qui ne
doit jamais abandonner le premier magistrat du pays
devant ses administrés. Il fit taire les gémissements
stupides des brodeuses et les questions mal coordonnées
de ces dames.
— Voyons, docteur, dit-il, ne perdez pas ainsi la tête*
Etes-vous bien sûr de les avoir vus?
— Comme je vous vois |
152 BALAOO
— Dans leur maison du bord de la route?
— Dans leur maison. Ils n'avaient même pas tiré les
rideaux des fenêtres. Je passais sur la route, revenant de
ma tournée, au petit trot de ma jument. J’aperçois une
carriole devant la porte des Vautrin, et de la lumière aux
fenêtres, et il me semble entendre des voix. J'ai comme
le pressentiment que je vais assister à quelque chose
d’inoui. Je ne m'étais pas trompé. Je passais juste en face
de la porte quand la porte s’est ouverte, et j'ai vu,
comme je vous vois, Élie, Siméon, Hubert, qui transpor-
taient tranquillement dans la carriole une caisse. Aussitôt,
je donne un grand coup de fouet à ma jument qui détale.
Mais ils m’avaient vu et reconnu ! Ils m'ont crié : « À bien-
tôt, docteur». J’ai cru que j'allais devenir fou! Ah ! je
les croyais derrière moi, nous avons filé un train d’enfer !
J'étais perdu si je n’arrivais pas à Saint-Martin avant
eux ! Car ils vont venir !... Ils vont venir |...
— Taïisez-vous donc, docteur, interrompit M. le
Maire, de sa voix la plus grave. Si ce sont eux, c’est qu’ils
se sont sauvés de la prison, et ils n’oseront jamais venir
jusqu'ici |
— Je vous dis qu'ils vont venir. Ils me l’ont promis à la
Cour d’Assises ! Je suis un homme mort !.….
Disant cela, M. Honorat, un brave homme de docteur,
qui, avant cette funeste rencontre, avait pris, peut-être,
au cours de sa tournée une vieille bouteille de plus qu’il
ne fallait (car, à l'ordinaire, c’étaitun bon vivant), le doc-
teur Honorat, disons-nous, aperçut les deux figures de
cire de M. Sagnier et de M. Valentin, et il eut la satisfac-
tion de se rappeler qu'eux aussi avaient été menacés
en Cour d’Assises ; et cette satisfaction, il l’'exprima :
— Et vous aussi, monsieur Sagnier |... et vous aussi,
BALAOO 153
monsieur Valentin, vous êtes des hommes morts !
M. Sagnier secoua la tête et dit d’une voix expi-
rante :
— Ça n'est pas vrai ce que vous dites 1à, ça n’est pas
possible !.…
M. Valentin était de cet avis. Il susurra :
— Comment voulez-vous qu’ils se soient sauvés de
a prison de Riom? Ça n'est pas possible !
Décidément, c'était le mot de la situation, et tout le
monde répéta :
— Non! Non! ça n'est pas possible |
M. le Maire souriait en regardant des gens qui avaient
si peur |
— Allons, fit-il, mesdames, remettons-nous. Ce brave
docteur a eu la berlue! Madame Roubion, donnez-lui
donc un verre de vin chaud à la cannelle, ça lui fera du
bien !
— Je ne veux rien, dit le docteur, et il promena sur
l'assemblée des yeux de plus en plus hagards.
M. le Maire haussa les épaules, et voyant, autour de lui,
pareilles à des poules qui cherchent refuge sous l’aile de
leur cog: M“ Toussaint, M°”° Mure, M”° Boche et
Mie Franchet, il les renvoya à leur ouvrage. Elles s’en
retournèrent dans la salle d'été avec des gloussements
d'inquiétude ; mais, aussitôt qu’elles y furent, elles firent
entendre de tels cris que ce fut au tour de ceuxqui étaient
restés dans la salle du cabaret d’aller les rejoindre.
M"° Toussaint, la mère Commère étaient en train de
se livrer à une attaque de nerfs en règle: /a robe de
l’'Impérainice avait disparu !.….
CHAPITRE III
LE SIÈGE DE L'AUBERGE
Qu'était devenue « la merveille de l’industrie fran-
çaise »? |
De toute évidence, «il y avait du Vautrin là-dessous ».
Cela ressemblait à tant d’autres disparitions ménagères
qu'on n'avait jamais pu expliquer et qui avaient été
mises sur le compte des Trois Frères ! On ne douta plus
dès lors qu’Élie, Siméon, Hubert ne fussent de retour et
qu’ils eussent accompli le miracle d’avoir échappé au
couperet du bourreau, dans le but unique d’accourir à
Saint-Martin-des-Bois voler la robe de l’Impératrice.
Si M. Jules (le Maire), qui avait toujours eu un faible
pour ces chenapans, à cause des hautes relations qu'ils
entretenaient avec les élus de la nation, hésitait encore
à se rendre à l'évidence, son hésitation ne devait pas être
de longue durée.
En effet, on frappa de nouveau à la porte de l’auberge
du Soleil Noir, et la personne qui frappait ainsi parais-
sait aussi pressée d'entrer que le docteur Honorat l'avait
été lui-même. Un silence affreux régna aussitôt à l’inté-
rieur de l’auberge, car tous se demandaient déjà s’ils
n’allaient point entendre la voix des Trois Frères. Mais
chacun reconnut la tremblante voix de M* Godefroy,
la receveuse des postes de Saint-Martin.
BALAOO 155
— Une officielle ! Une officielle pour M. le Maire!
Ouvrez, monsieur Roubion, c’est très pressé.
Sur l’ordre du Maire, la porte fut entr'ouverte et
Mune Godefroy apparut. Elle avait cette même pâleur mor-
telle, ces mêmes yeux hagards qui étaient entrés en même
temps que le docteur Honorat. Un papier jaune trem-
blait entre ses doigts. M. le Maire s’empara de la dépêche :
11 lut tout haut le texte de l’officielle : « Préfet Puy-de-
Dôme à Maire Saint-Martin-des-Bois. Trots frères Vau-
trin échaphés aujourd'hui de la prison de Riom; faites
nécessaire. »
Le Maire, qui ne disposait en fait de force armée que de
l'appariteur et de son tambour, laissa tomber un regard
atone sur tous ceux qui l’entouraient. Ces pauvres gens
paraissaient n'avoir plus la force de respirer. M. et
M”° Sagnier, M. et M"e Valentin se tenaient étroite-
ment enlacés, formant deux couples comme on en voit
sur les images qui représentent les premiers ménages
chrétiens promis aux bêtes. M. Honorat, sur sa chaise, ne
donnait plus signe de vie. La vieille petite troupe des
brodeuses se serrait autour de la puissante M”° Roubion
qui s’efforçait en vain, les deux maïns posées à plat sur
sa vaste poitrine, de commander aux mouvements de son
cœur. Enfin, la terreur était telle que M*° Toussaint elle-
même, que soutenait M”*° Boche, laquelle était soutenue
par M” Mure, laquelle ne lâchait pas la main de Mlle Fran-
chet, en avait cessé de gémir sur la disparition de la robe
de l’Impératrice. |
Le Maire répétait : « Faites nécessaire. Faites néces-
saire. il est bon, lui, le préfet... Quel nécessaire veut-il
que je fasse? C’est à lui de faire le nécessaire. Il devrait
déjà nous avoir envoyé des gendarmes !…. Il devait
156 BALAOO
bien se douter qu’ils allaient revenir par ici! »
Mais voici de nouveaux coups à la porte du cabaret :
Pan ! Pan! Pan!
Tout le monde sursaute encore. Et une voix dans la
TUE :
— Vite ! Vite ! Ouvrez !…. c’est moi, Clarice ! au nom
du ciel, ouvrez !
— Le commis de Camus! On devrait éteindre ces
lumières. Ils vont tous venir ici ! s'écria Roubion.
Mais l’autre tambourinait de plus belle : « Ouvrez !
ouvrez ! »
On lui ouvrit, mais on jura qu’on n’ouvrirait plus à per-
sonne | Celui-là était encore plus effaré que les autres,
et il y avait de quoi !.. Il n'avait pas vu les Trois Frères,
lui; mais il s'était heurté au cadavre de M. de Mayrentin
pendu à un arbre sur la route de Riom. Ah ! on en poussa
des cris ! La vengeance des Vautrin commençait !.. À quoi
allait-on assister, Seigneur !… Après les cris, ce fut une
consternation générale, un désespoir muet. et puis cela
se transforma encore, comme il fallait s’y attendre...
Comme M. le Maire réfléchissait aux tristesses de la si-
tuation sans pouvoir se résoudre à rien, il vit soudain se
dresser en face de lui un spectre furieux et gesticulatoire:
c'était le docteur Honorat qui lui criait, les poings sous le
nez : « Tout ça, c’est de votre faute !.. »
Ah ! il n’en fallait pas davantage pour donner du cou-
rage aux autres. Le notaire et le pharmacien étaient déjà
sur lui: « Sûr que c'était de sa faute ! Sans lui, rien de
tout cela ne serait arrivé! Sans lui, il y avait beau
temps que ces bandits eussent débarrassé le pays de leur
présence | »
Et ils faisaient un si beau bruit qu'ils n’entendirent
BALAOO . 157
pas que l’on frappait, cette fois, à la porte cochère, avec
le lourd marteau.
Ce fut M” Boche qui alla tendre l'oreille dans le
corridor. Elle revint, les bras en l’air, et les jambes fla-
geolantes : « Écoutez !... Écoutez !.…. »
Tous se turent, et, les appels du marteau s'étant tus
également, chacun perçut une lointaine voix rude qui ap-
pelait M. le Maire.
Cette fois, il n’y avait plus à s’y tromper. C'était Hu-
bert, l’aîné des trois Vautrin, qui était 1à ! On reconnais-
sait sa voix, et, comme c’étaitle plus terribledes trois, il y
eut un recul généraldans lecoin Île plus obscur du cabaret.
Les femmes semirent à pousser desmiaulements de chattes
qu’on écorche. M. le Maire, cependant que Madame le
retenait par les pans de sa jaquette, se détacha du trou-
peau tremblant. I1 dit à Roubion :
— Venez, Roubion, il faut savoir ce qu’ils veulent.
Vous n'avez jamais eu d'histoire, vous, avec les Vau-
trin?
— Jamais! Jamais! proclama Roubion, en grande
hâte et avec une évidente satisfaction. Non, non, nous
n’avons jamais rien eu ensemble !
— Vous n’allez pas leur ouvrir? sanglota M"° Valentin.
— Non, dit le Maire, mais on peut toujours causer.
— On ouvrira le judas, et on verra bien ce que c'est,
déclara Roubion.
— Ne leur dites pas que je suis là ! gémit le docteur
Honorat, qui avait à peine la force de parler.
— Ni moi non plus !... Ni moi non;plus! firent Valentin
et Sagnier.
Le Maire et Roubion, suivis de leurs femmes, se ris-
quèrent sous la voûte de la cour.
158 BALAOO
Encore, M“ Jules et M°° Roubion restèrent-elles à
l'entrée de la voüte.
L'absence du Maire et de Roubion dura au moins cinq
minutes. Quand ils rentrèrent, les autres virent tout de
suite, à leurs figures consternées, qu’il ne se passait rien
de bon. Le docteur Honorat, le pharmacien et le notaire
ne quittaient point des yeux M. le Maire, attendant qu’il
parlât. Et le condamné à mort, qui, au petit jour, dans
sa cellule, regarde le magistrat chargé de lui annoncer le
rejet de son pourvoi, n’a point plus d’épouvante au cœur.
— Mais enfin, dites-nous ce qu’il y a ? grelotta M"° Sa-
gnier.
— Eh bien! voilà, répondit le Maire en s’épongeant le
front avec son mouchoir. J'ai vu Hubert par le judas.
11 demande qu’on lui livre Île docteur Honorat.
Le docteur, sur sa chaise, reçut comme une secousse.
M. Jules ajouta :
— J'ai fait mon devoir, j'ai refusé.
Là-dessus, il y eut un silence de mort. Ces dames, à
part elles, pensaient que le Maire en prenait bien à son
aise, Après tout, le docteur Honorat était célibataire.
M”° Godefroy surmonta, Îa première, la CyRaQue de ses
nerfs :
— Qu'est-ce qu’il a répondu?
— Il a dit, fit le Maire, qu'il allait consulter ses frères,
et il est parti !
— Lui avez-vous dit, au moins, qu'ils couraient les
plus grands dangers en restant ici? que les gendarmes
allaient venir, et qu’ils feraient mieux de s’enfuir dans un
autre pays? interrogea M. Sagnier.
— Je lui ai dit tout ça ! déclara froidement le Maire,
mais il m’a répondu que ça ne me regardait pas!
BALAOO 159
_M”° Roubion dit :
— Il est parti, ils ne reviendront peut-être plus!
, Tout le monde ferait peut-être bien de s’en aller.
. Tous jetèrent des cris : ils étaient bien d’accord pour
. ne pas quitter l’auberge avant le jour et surtout avant
. l'arrivée des gendarmes qu'on ne manquerait pas d’en-
. voyer à Saint-Martin-des-Bois.
— Écoutez donc comme ils sont partis ! fit M” Boche.
En effet, les coups de marteaux recommençaient. Le
. Maire se dressa à nouveau comme un héros qui marche à
la mort, sans défaillance, et se dirigea vers la voûte.
M. Roubion voulut le suivre encore ; mais, cette fois,
M”° Roubion lui ordonna tout sec de rester auprès
d’elle : ;
— T'occupe donc pas des affaires des autres !
M. Roubion se le tint pour dit.
11 sembla à tous que l’absence du Maire se no
plus que la première fois.
Quand il revint, il était aussi pâle que les autres.
— Hubert m'a dit qu'il avait consulté ses frères, lais-
sa-t-il tomber d’une voix blanche qui tremblait un peu.
Tous trois sont d'accord pour massacrer tout ce qu’il y
‘a ici, si on ne leur livre pas le docteur Honorat. J'ai
répondu que nous étions armés et que nous nous
défendrions et que nous ne livrerions pas le docteur
Honorat. |
Là-dessus, la troupe des brodeuses fit entendre des
glapissements :« Elles n'avaient jamais eu affaire avec
“es Trois Frères et, si les Frères savaient qu’elles étaient
là, ils les laisseraient sortir sans leur faire de mal, bien
sûr !… Elles ne voulaient pas rester dans l'auberge | On
ne savait pas ce qui allait arriver |... Puisque les Trois
a
6
160 | BALAOO
Frères n’en voulaient qu’au docteur Honorat, elles ne
couraient aucun risque en rentrant chez elles. Elles vou-
laient partir.
— On n'ouvrira point les portes sans mon ordre, dit
le Maire, et puis vous ne sortiriez pas. Les portes sont
gardées par Hubert, Élie, Siméon et la petite Zoé. Hu-
bert m'a répété qu'ils massacreraient tout ce qui ten-
terait de sortir !.. Enfin, ils savent très bien que vous
êtes là !
— Et nous? Et nous? savent-ils que nous sommes 1à?
interrogèrent le pharmacien et le notaire.
— Oui, ils le savent !
— Et. et. et. ils ne vous ont rien dit. pour
nous ?
— Non!
— Ils n’en veulent qu’au docteur Honorat! c’est
clair ! jeta M°° Sagnier en dirigeant sur le malheureux
un effroyable regard.
— Oui! oui! répétèrent sourdement le notaire et
le pharmacien, ïils n’en veulent qu’au docteur Hono-
rat !…
À ce moment, on entendit un gros remue-ménage dans
la rue. Puis il y eut des cris, des jurons. Et ce fut comme
si on traînait un camion devant la grande porte du Soleil
Noir. On entendit distinctement des volets claquer contre
les murs d’en face, et aussitôt, la grosse voix de Siméon
qui éclatait dans la nuit sonore : « Ah ! cachez vos gueules,
là-haut, ou je les ferme avec du plomb |! »
Cette menace n’était pas plutôt prononcée qu'elle était
suivie du tonnerre d’un coup de feu qui réveilla tout le
village.
Les brodeuses tombèrent à genoux. M*° Mure et
BALAOO 161
Mie Franchet, qui étaient « pratiquantes », commen-
cèrent un Ave Maria. Les bruits qui venaient du dehors
attestaient que toute la rue Neuve était en pleine rumeur;
mais les fenêtres, entr'ouvertes par les curieux épou-
vantés, avaient dû se refermer aussitôt, car les menaces
des Trois Frères avaient cessé. On n’entendait plus main-
tenant que le va-et-vient de leurs gros souliers sur les
pavés ou sur le trottoir. Que faisaient-ils? Voilà ce que
tout le monde se demandait dans l’auberge avec la sueur
de l’angoisse et le frémissement du désespoir.
Le docteur Honorat, qui ne ressemblait plus à rien d’hu-
main, était affalé sur une chaise, dans un coin, comme une
chose inerte. Tous lui lançaient des regards malfaisants
et se retenaient tout juste pour ne point « l’agoniser »
d’injures.
Les sanglots des unes et les patenôtres des autres
finirent par agacer le Maire dont tout le système auditif
tâchait à comprendre ce qui se passait dans la rue. Il les
fit taire en jurant le nom du Seigneur, et, ayant ainsi
rétabli le silence, il grimpa sur une chaise préalablement
disposée sur une table pour atteindre aux vasistas. De là
son regard pouvait plonger dans la rue. Ce qu’il vit à la
lueur falote du réverbère chargé d’éclairer ce coin de
Saint-Martin-des-Bois sembla l’emplir d’un nouvel effroi,
car il ne put retenir une exclamation qui augmenta la
fièvre des assiégés. Ceux-ci voulurent des explications,
mais il ne leur répondit même pas et sauta sur la table et
de là sur le parquet avec une adresse et une souplesse de
vingt ans.
— Ah! non! cria-t-il, pas ça !.. pas ça !
— Mais quoi? Quoi?
— Pas ça! Pas ça ! Laissez-moi donc, vous autres, et
162 BALAOO
silence ! (ici un abominable juron).. Ah ! pas ça !.. T'aisez-
vous | T'aisez-vous ! je vais les interroger !
Et, repoussant les malheureux qui l’entouraient, il se
pencha contre la porte du cabaret qui donnait sur la rue
Neuve et y colla son oreille après avoir frappé contre le
volet trois énormes coups de poing.
— Eh là ! vous autres, hurla-t-il, qu'est-ce que vous
faites ?
Le bruit cessa dehors comme il avait cessé dedans.
Le Maire reprit sa position en appelant par leurs noms
les Trois Frères ; alors on entendit quelqu'un qui, dans
la rue, se rapprochait du volet.
— Quiest là? demanda le Maire.
— C'est moi, Hubert !
— C'est le Maire qui vous parle.
— Qu'est-ce qu’il y a pour votre service, monsieur
Jules?
— Qu'est-ce que vous faites là devant la porte, dans la
rue et au coin de la place ?
— Nous déchargeons de la paille, monsieur le Maire,
de la belle paille bien sèche qui risquait de s’abîmer dans
le grenier aux Delarbre.
— Et pourquoi faire?
— Pour vous faire flamber, monsieur le Maire, puisque
vous ne voulez pas nous livrer l’Honorat !
A l'annonce de cette nouvelle et imminente catastrophe,
les clameurs reprirent dans la salle du cabaret. Un geste
terrible du Maire réclama le silence.
— Vous n'allez pas faire ça, Hubert !.… Vous n'allez
pas faire ça! Ah ! il ne me répond pas |... Mais taisez-
vous donc, vous autres !.… Hubert !.… Hubert !..
— Quoi, M'sieu le Maire?
BALAOO 163
— Vous n'allez pas faire ça?
— Non, je vais me gêner. Zoé, passe-moi les allu-
mettes !.….
Nouveaux cris, nouveaux hurlements dans le ca-
baret.
— Hubert !.. Hubert! Vous ne pouvez pas faire ça !..
Il y a ici des femmes !.. des femmes !.… des jeunes filles !.…
(ceci pour Mile Franchet qui a oO ans bien
sonnés !)
Mais la voix épouvantable d'Hubert remplit toute la
rue. On a prétendu, depuis, qu’on l'avait entendu alors
d’un bout à l’autre du village.
— Vous y passerez tous, et le notaire, et le pharmacien.
et la femme du notaire, et la femme du pharmacien !.…
si vous ne nous livrez pas le docteur Honorat !.. Donnez-
nous l’Honorat, et tout sera dit, fout sera oublié !
Cette fois, le bandit parlait trop près pour n'être pas
compris. Il sembla à Sagnier et à Valentin que sa voix se
vrillait dans leurs oreilles pour y glisser les paroles ten-
tatrices. Et, comme il y eut, dans le moment, une grande
flamme qui illumina le vasistas, la peur et la lâcheté
commencèrent leur œuvre et ils se ruèrent tous deux sur
le docteur, loque affalée dans son coin. Ils n’eurent point
de peine à entraîner avec eux les femmes qui déliraient
déjà à l’idée d’être brûlées vives. Elles le déchiraient en
le traitant de lâche, parce qu’il n’avait pasle cœur de les
sauver tous en sacrifiant sa peau.
Derrière cette ruée, la devanture commençait à flamber.
On entendit le bois crépiter, et toute la maison, par les
vasistas, fut illuminée.
Dehors, il y eut encore des cris, des coups de feu ; et,
soudain, lugubre, le tocsin sonna sur le village, sur les
164 BALAOO
campagnes, annonçant le drame, appelant du secours. Les
voix féroces et cyniques des Trois Frères et la petite voix
aiguë de la petite Zoé dominait tous les bruits. Avec un
madrier dont ils se servaient comme de bélier, les Vau-
trin, maintenant, tentaient de défoncer la porte du caba-
ret, pendant que des tourbillons de fumée enveloppaient
déjà le Soleil Noir.
Les femmes durent lâcher le docteur en sang qui,
devant la mort, s'était défendu avec acharnement. Suri-
vies des hommes, elles se précipitèrent dans la cour. On
ne pouvait sortir de cette cour que par la grande porte
cochère, sous la voûte. Et le chemin par 1à était bien fer-
mé. Roubion ne cessait de crier : «Maïs les pompiers ne
vont donc pas venir !.. » oubliant qu'il était lui-même
capitaine des pompiers et que la pompe était à l'abri sous
son hangar.
La bande entourait à nouveau le Maire et le sommait
d’avoir, sur-le-champ, à la sauver de là. Et ils se seraient
peut-être tous jetés sur lui comme ils l'avaient fait sur le
docteur, si l’embrasement du ciel, dont toute la cour
était comme enflammée, n'était tombé soudain, comme
si on avait soufflé dessus !
Les bruits du dehors avaient cessé. Le tocsin s'était tu.
On n’entendait plus les terribles coups de bélier contre
la porte du cabaret. Ce calme subit, la nuit noire et tran-
quille surprirent tout le monde. On resta quelque temps
sans parler, sans crier, car on ne savait que penser. Enfin,
on entendit la voix du Maire qui disait : « Ils ont brülé
quelques bottes de paille pour nous faire peur et ils sont
partis !... »
Mme Roubion pensa tout haut :
— Les gendarmes sont peut-être arrivés !…
BALAOO 165
M. Roubion, que poursuivait l’idée de se débarrasser
de toute cette clique, cause de a tragédie, eut une idée :
— Il y a peut-être un moyen de nous sauver tous à la
mairie. Là on serait à l’abri, montez avec moi dans le gre-
nier à foin!
Ils le suivirent, grimpant un escalier de bois, dont la
rampe était faite d’une corde graisseuse. « Surtout, pas
d’allumettes ! » Ils étaient dans l'obscurité, se tâtant, se
cherchant les uns les autres, trébuchant à chaque pas.
Enfin, précautionneusement, la lucarne par laquelle on
hissaïit le fourrage, fut ouverte par Roubion, et un coin
de la nuit, moins noir que le grenier, se découpa dans
l’ombre opaque. Ils avaient oublié Honorat. Personne ne
savait ce qu'était devenu le docteur et nul ne s’en occu-
païit.
Roubion se pencha à la lucarne. I] regarda dans la
ruelle qui séparaït l’auberge des derrières de la mairie,
— Les Vautrin ne s’imagineront jamais qu’on peut se
sauver par ce chemin-là !. ÆEt nous serons loin qu’ils
seront encore à nous guetter aux portes ! fit-il à voix basse.
— Ça n’est pas une mauvaise idée, dit le Maire.
— Eh bien ! montrons l'exemple, dit Roubion ; il y a
là une poulie et une corde, c’est tout ce qu’il nous faut |
Le Maire déclara que, comme un capitaine sur son na-
vire, c'était lui qui devait partir le dernier. Mais on lui dé-
montra que ce n'était pas « la même chose ». C'était
même tout le contraire. C’est le premier qui allait risquer
quelque chose. Si celui-là se sauvait, tout le monde était
sauvé. J1 se décida à l'aventure après avoir embrassé
M"° Jules ;: et c’est par ce chemin qu'ils sortirent tous
de l'auberge, hommes et femmes. On devait en parler
longtemps !
166 | BALAOO
Quand la petite troupe fut au complet, le Maire dit :
— Et maintenant à la mairie, tous !.…
— Sans bruit ! conseilla M”* Jules.
Mais personne ne songeait à en faire.
Comme la bande allait pénétrer sur la place, se glissant
contre les murs et profitant de l'ombre, elle s’arrêta d’un
seul mouvement. Il n’y eut pas un cri, pas un geste, rien
qui pût la trahir. Ce qu’elle apercevait, dans le cercle de
lumière qui tombait du réverbère dressé au coin de la rue
Neuve, l'avait immobilisée, foudroyée : Élie et Siméon
passaient, en traînant le docteur Honorat, un bâillon sur
la bouche et les mains ligottées ; suivaient Hubert et la
petite Zoé. Hubert avait un fusil sur l’épaule. La petite
Zoé en avait deux.
CHAPITRE IV
BALAOO N'OSE PAS RENTRER A LA MAISON.
Balaoo, ayant roulé la robe de l’Impératrice fort pro-
prement sous son bras, s’assit sur la lisière de la forêt.
La nuit était profonde ; les dernières lumières s’éteignaient
aux fenêtres de Saint-Martin-des-Bois. Il réfléchissait. Il
regrettait sincèrement l’accident qui lui était arrivé avec le
noble étranger qui lui avait rendu visite. Non point qu'il
souffrît d'avoir tué avec aussi peu de formes et sans avis
préalable un de la race humaine qui l’avait insulté ; mais
il craignaïit d’avoir fait un bien gros chagrin à sa chère
petite Madeleine. Quel drôle de visage elle lui avait mon-
tré quand il traînait avec tant d’orgueil, par les deux
pattes de derrière, le noble étranger en visite ! Et son
bon maître Coriolis, quels yeux terribles !.. Quelles gri-
maces désespérées ! quelle affaire !.…
Non, décidément, tout bien réfléchi, il préférait ne pas
encore rentrer ce soir à la maison. |
Balaoo se gratta les poils ras mouvants du dessus du
crâne. Perplexité.….
Et puis, il considéra, avec inquiétude, son butin.
C'était dans la pensée d'acheter son pardon et de se
préparer une bonne rentrée auprès de Madeleine qu'il
avait chipé tout à l’heure la robe de l’Impératrice. La
chose était arrivée le plus naturellement du monde. Après
168 BALAOO
avoir pendu le mort comme il convenait par sa cravate
sur la route de Riom, Balaoo, le dos lourd, la tête pesante,
le pas traînard et les mains d’en haut dans les poches,
était revenu dans le village et avait rencontré la petite
troupe apeurée des brodeuses à galoches et à chaufferettes
se rendant, pour la veillée, au Soleil Noir. Il sourit sans
trop savoir ce qu'il faisait, peut-être parce qu’il avait re-
connu M" Mure et M"° Boche, et qu'avec elles il y
avait toujours quelque bonne farce à faire. Il entendit
qu’elles parlaient entre elles d’une robe merveilleuse,
d’une robe comme on en porte seulement chez les empe-
reurs des hommes : la robe de l’Impératrice. Balaoo était
curieux. Il voulut voir ce «chef-d'œuvre »s de l’industrie
humaine ! I] retira ses chaussures et se les attacha au
cou par les lacets. Dès lors, tout à son aise, il n’eut besoin
que d’une gymnastique sommaire par-dessus deux murs
et un toit pour arriver au vasistas de cette salle d’été où
Mn° Toussaint déployait la merveille, Aussitôt qu'il
l'eut vue, Balaoo eut son idée faite. Cette robe irait « à
ravir » à Madeleine. Et, à la première occasion qui lui
était fournie par l'absence des brodeuses, il poussait le
vasistas, se retenait par les mains de derrière à la fenêtre,
se balançait, attrapait au vol avec les mains de devant
l'objet de ses convoitises, rebondissait par le vasistas
et disparaissait sur les toits avec la robe de l’Impéra-
trice.
D'une traite, il avait couru ensuite à la petite porte du
fond du jardin de Coriolis, sa porte à lui ; mais sa main,
qui était déjà sur la sonnette, s’en était allée gratter
les poils mouvants du dessus de son crâne. Il se rap-
pelait la loi: les leçons de la loi, que lui avait apprises
Madeleine. On doit toujours prévenir avec de l'argent quand
BALAOO 169
on prend quelque chose ! Or, Balaoo venait de prendre
sans prévenir avec de l'argent. (Pour Balaoo, voler et
prendre, c’est la même chose, et la question d’argent avant
RC prise de possession n’est qu’une question de politesse
inventée par ceux de la race humaine qui ne veulent rien
faire comme ceux des autres races). Donc, Madeleine ne
serait pas contente !
Mélancoliquement, il s'était éloigné de la petite porte
du fond du jardin et avait gagné la campagne.
Ah ! Balaoo a fait de beaux coups aujourd’hui ! C’est
une journée qui compte ! Il doit être content de lui !...
Eh bien ! non, puisque Madeleine a de la peine, Balaoo est
triste. | .
Cependant, comme il ne peut rester toute la nuit sur
la lisière des bois à gémir comme un enfant et qu'il est
malsain de dormir à la belle étoile, il se lève pour rentrer
dans le chez-lui de la forêt : dans son petit pied-en-l’air
du gros hêtre de la clairière de Pierrefeu.
Tout cet enchevêtrement de charmes, de frênes, de gros
chênes et de gros hêtres et toute cette collection bien
droite de milliers de sapins, tout cela qui constitue les
Bois Noirs, n’est qu'un pis-aller pour Balaoo, « comme
qui dirait un parc » ; et, quand quelques-uns de ses amis
des sous-bois, comme le renard Às, par exemple, fait le
malin avec sa charmille épaisse et protectrice, Balaoo a
beau jeu de lui raconter des histoires de lianes géantes, en
grondant de rire.
Ainsi, la dernière fois que l’autre est venu lui faire bon-
jour au gros hêtre, Balaoo ne s’est pas gêné : « As, tu n'es
qu’un enfant qui vient de naître. Si tu avais vu comme
moi, dans ma forêt de Bandang, les arbres à trois pieds
(les mangliers) qui portent notre hutte sur l’eau épaisse
10
170 BALAOO
des marécages et si tu avais vu le mur de lianes géantes
tressé d’un arbre à l’autre qui empêche depuis cent mille
ans ceux de la race humaine de pénétrer dans notre vil-
lage, tu n’oserais plus nous parler de ton trou de maison,
défendu par la charmille de Saint-Martin-des-Bois ! »
Cet As, avait pensé Balaoo, qui passe pour malin, ici,
chez nous ferait sourire un éléphant. « Et puis, d’abord,
c’est bien simple, avait-il ajouté, ma forêt de Bandang,
quand on veut pénétrer dedans, il faut y faire an trou
comme un tunnel! Ça n’a rien à faire avec les forêts de
paricil»s
As n'avait pas insisté, sachant qu’il n'aurait pas le
dessus avec Balaoo et connaissant le proverbe : « À beau
mentir qui vient de loin ». As comprenaït tout ce que lui
disait Balaoo, parce que l’anthropopithèque avait soin,
quand il s'exprimait devant les bêtes, d'oublier la tangue
des hommes que Coriolis et Madeleine lui avaient apprise.
Ainsi il se mettait gentiment et sans se faire prier à égalité
de bête à bête, et la communication était rétablie tout de
suite entre instincts animaux {ce qui ne l’empêchait pas de
garder son quant-à-soi humain et même de penser avec
sa pensée humaine, tout en s'exprimant devant les autres,
comme tout le monde de la race bête). Et il agissait
même ainsi avec le général Captain qui, lui, prononçaït
des mots d'hommes sans les comprendre, et ne compre-
nait que les mots de bête.
Le général Captain était le perroquet qu'il. avait volé à
Mlle Franchet et qu'il avait emmené en esclavage dans sa
hutte de la forêt, où il lui servait de concierge. Balaoo avait
le plus grand mépris pour le général Captain, trouvant
qu'il n’y a rien de plus bête pour une bête quedes’acharner
à parler avec des mots d'homme qu'elle ne comprend pas.
BALAOO 171
Ainsi pensait Balaoo à travers la forêt profonde, en
marchant sans route et sans boussole et sans allumettes,
en pleine nuit sans lune, vers sa hutte du Grand Hêtre
qui était pour lui comme qui dirait sa garçonnière. Ainsi
pensait Balaoo, le cœur troublé de ses méfaits, et por-
tant sous le bras, dans un paquet proprement roulé, la
robe de l’Impératrice.
Une voix, au-dessus de lui, tout là-haut, le sortit de sa
réflexion :
— As-tu bien déjeuné, Jacquot?
— J,'idiot! fit tout haut Balaoo, en haussant les
épaules.
Aussitôt la voix reprit dans les arbres noirs :
— Bonjour, madame, comment vous portez-vous?
— Quand tu auras fini de faire l’imbécile, général Cap-
tain |! commanda l’anthropopithèque d’une voix rude et
animale et en employant des sons animaux qui produi-
sirent leur effet immédiat. | |
Général Captain cessa de jouer à l’homme et, du haut
d’une branche si élevée que nul être, d'en bas, ne pouvait
l’apercevoir, même si on avait été en plein jour clair,
même si on avait eu les yeux de Balaoo, il souhaita hum-
blement, comme un humble concierge-perroquet qu'il
était et dans la langue animale-perroquet que Balaoo
comprenait très bien, car presque toutes les langues
animales se comprennent, la bienvenue à son maître.
Balaoo émit quelques grognements et lui demanda
comment il se faisait qu’il ne dormait pas encore à cette
heure. Général Captain lui répondit qu'il avait été ré-
veillé par une grande lueur qui brillait du côté du village.
— D'en bas, tu ne peux la voir, fit comprendre
l’oiseau-concierge à l’anthropopithèque ; mais moi, je la
172 BALAOO
vois très bien. Le ciel est tout rouge, tout rouge, éclatant
comme lorsque le soleil se Iève dans mon pays ! »
Balaoo ricana, car il connaissait les prétentions du gé-
néral Captain. Cet animal, qui était, du reste, menteur
comme un arracheur de dents, affirmait avoir vu autant
de pays que Balaoo ; mais il était incapable de dire les-
quels. Au fond, il n’avait un peu de bagout que parce qu'il
se souvenait d’avoir entendu un loro (perroquet du Brésil)
conter, chez l’oiseleur de Marseille où il avait échoué tout
jeune, ses prouesses équatoriales. Balaoo le faisait tou-
jours taire en lui disant : « Tais-toi, j'en ai connu, moi,
des perroquets, dans la forêt de Bandang. Ils n'étaient
point d’un vert-de-gris comme toi, mais ils avaient de
l’incarnat aux ailes, et de l’azur à la tête, et de l’or au cou!
Tu ne sais même pas, général Captain, comment les mères-
perroquets de la forêt de Bandang obtiennent de leurs
petits de l'or au cou ! Eh bien ! mon vieux, c’est en les
nourrissant avec des jaunes d’œufs. Il n’y a rien de meil-
leur pour l'or au cou. C’est avec ça que dans la forêt de
Bandang on fait la couleur serin, général Captain ! »
Le général alors se taisait, parce que tout le monde savait
bien que Mile Franchet ne le nourrissait point avec des
jaunes d'œufs.
Balaoo montait donc dans l’arbre, inquiet de ce que lui
avait dit le perroquet, rapport à l’incendie.
Le Grand Hêtre de la clairière de Pierrefeu était au
moins quatre fois centenaire. Il était, à lui seul, un monde,
une nature, un univers. C'était le plus bel arbre de 1a
forêt, et il avait bien près de cinquante mètres de haut et
plus de deux mètres de diamètre. Balaoo en avait le plus
grand orgueil, bien qu'il ne manquât jamais de raconter
à ses amis de la futaie qui lui en faisaient compliment,
BALAOO 173
que cet arbre n’était rien à côté de ceux de la forêt de
Bandang, et que son père et sa mère, avant d’aller sus-
pendre leur maison sur les mangliers des marécages,
avaient d’abord habité, au temps de sa première jeunesse,
un eucalyptus qui avait plus de quinze cents pieds de
haut (qu'il disait) et trente pieds de diamètre. Enfin, il
voulait bien se contenter de cet arbre-là dont il aimait le
tronc lisse et propre, la ramure soyeuse, les feuilles polies
et luisantes après la pluie et dont il dévorait les fruits en
ayant bien soin d’en rejeter l'écorce (la nature — dont la
voix ne cessait jamais de lui parler à l'oreille, — lui ayant
soufflé qu'elle contenait le pire poison, celui qui rend
épileptique et vous fait ressembler à un homme saoul).
Balaoo, au moment de son emménagement dans l'arbre,
en avait chassé tous les animaux, excepté les petits oi-
seaux dont il respecta avec grand soin tous les nids.
Ce n’était point qu'il fût, à l’excès, sentimental, mais
il aimait la fine omelette : ce dont s’aperçurent, à la longue,
les petits oiseaux, qui le quittèrent, quoi qu’il prît garde
de ne les point chasser.
Balaoo, ayant traversé dix étages de ramures, arriva à
son petit « pied-en-l’air » de garcon anthropopithèque.
Le concierge était sur la porte, le bec ouvert, tourné vers
le lointain incendie. Balaoo mit sa main en visière sur son
front et regarda. Cela brûlait au beau milieu de Saint-
Martin, du côté de la place de la mairie. Il fut rassuré tout
de suite. Du moment que la demeure de Madeleine
n’était point en danger, le reste lui était bien égal. II pensa
instinctivement aux Trois Frères qui aimaient, comme lus,
à faire des farces à ceux de la race humaine, et il se dit
qu’une si grande lueur était peut-être de leur invention,
et il ne regretta point le coup qu'il avait fait à
10.
174 BALAOO
Riom, quand il leur avait ouvert leur cage d'hommes.
Comme la lueur tombaït et que le tocsin se taisait,
Balaoo rentra chez lui. Il fit craquer une allumette.
11 alluma une bougie, qui ne lui avait pas coûté cher,
non plus que le bougeoir. On pouvait dire que Balaoo
s'était meublé à peu de frais. Les épiceries-merceries et
différents commerces du village lui avaient fourni, à la
longue, le nécessaire ; et il avait des provisions dans son
cellier, car sa hutte, qu’il avait fort proprement, et solide-
ment et confortablement construite à la mode anthropo-
pithèque avec des roseaux, des feuilles, des fougères, des
branchages, de la charmille, se divisait en deux chambres
à la mode des hommes. Dans la plus reculée, il entassait
les objets de son industrie et les fruits de son larcin ; dans
la première, qui était toujours bien propre et fort agréa-
blement tenue et à peu près décorative, il n’y avait que
le strict nécessaire, c'est-à-dire: une natte, une com-
mode qui contenait quelque linge et effets de rechange,
surtout des faux-cols et des manchettes bien empeséS
pour lesquels Balaoo avait une vraie passion (la com-
mode avait appartenu dans le temps au docteur Ho-
norat), une table de nuit (de même provenance), sur
laquelle il avait disposé un portrait-carte de Madeleine,
et c'était tout.
Pas de lit. C’était bien assez d’en avoir un avec des
draps, dans son appartement de la maison du village. Ici,
quand ôn voulait dormir, on couchait sur la natte ; et,
quand on voulait causer, aussi Balaoo avait horreur
des fauteuils, à quelque style qu'ils appartinssent. Ceci
ne signifiait point qu'il fût l’ennemi de l’art décoratif :
ainsi il avait disposé sur ses murs, des tableaux-réclames
des meilleurs chocolats et des plus succulents biscuits,
BALAOO 175
Longtemps, on avait cherché, à l’auberge du Seleïl Noir,
un admirable carton où une jeune et jalie femme, court
vêtue, dégustait, le petit doigt en l’air, un byrrh doré. Ce
carton, qui ommait autrefois le mur de la salle à manger
d'été des Roubion, faisait maintenant partie de la galerie
de tableaux du seigneur Balaoo, dans sa maison de cam-
pagne du Grand Hêtre de Pierrefeu.
Le général Captain était attaché à ce palais, en qualité
de concierge, par une patte. Son rôle ne consistait point
seulement à nettoyer d’un bec habile tout l'établissement,
pendant les absences de son maître, mais encore à intro-
duire les visiteurs et à les faire attendre, en leur offrant
des faînes. Car Balaoo recevait, quand il était de bonne
humeur, ses amis de la haute et basse futaie. Pour ceux
qui avaient le derrière lourd, il avait imaginé un système
de petites coches à même le tronc, formant escalier.
L'idée lui en était venue en regardant le perchoir de gé-
néral Captain, chez Mlle Franchet. Balsoo, qui n’avait
jamais vu d’ascenseur, était très fier de cet ouvrage qui
permettait à son ami Dhol lui-même, qui n'avait jamais
quitté la terre, de se promener dans son arbre comme
chez lui et de se donner (ce qui était d’ailleurs parfaite-
ment ridicule pour un loup), des airs de jaguar.
Balaoo avait donc fait de la lumière. I1 déroula aussitôt,
devant le général Captain, « médusé », les splendeurs de
la robe de l’Impératrice. Puis, l’ayant secouée, comme on
lui avait appris à secouer les étoffes, aux fins d'enlever les
plis, il l’accrocha à un clou. Ceci fait, il s’étendit, rêveur,
sur sa natte, l'esprit tout brouïilié des événements du jour.
I1 aurait bien voulu la paix ; mais général Captain ne
cessait de lui poser des questions auxquelles, du reste, il
ne répondait pas.
176 BALAOO
La robe de l’Impératrice intriguait le concierge. Il
voulait savoir si c'était pour s’en revêtir que Balaoo avait
apporté cette parure, et si on verrait bientôt son maître
se promener dans cette belle robe blanche. Il la retournait
‘avec son bec et trouva le moyen de lui arracher un bout
de dentelle, ce qui lui valut une gifle.
— Tu as tort de te fâcher, exprima le général Captain,
en se mettant hors de portée, je suis sûr qu'elle t’irait
joliment bien.
— Général Captain, fait Balaoo sur un ton négligent,
tu ne sais pas ce que c’est que le jacarei ?
— Jacarei? Non, Balaoo.
— C'est un crocodile de la forêt de Bandang. Quand
la panthère de Java commence à le manger par la queue,
il ne bronche pas d'une semelle ; quand la panthère de
Java en a mangé la moitié et que sa faim, pour ce jour-là
est apaisée, la panthère s’en va, mais le jacaret reste. Oui,
ma parole, il reste, attendant que la panthère revienne
manger, le lendemain, son autre moîïtié. Est-il bête,
hein?
— Pourquoi me racontes-tu ça? demande le concierge,
abruti.
— Pour que tu saches bien que, dans la forêt de Ban-
dang, il y a tout plus beau qu'ici ! Ainsi le jacares est en-
core plus bête que toi ! mais ne t’y fie pas, général Cap-
tain. Certes ! ce n’est pas moi qui te mangerai jamais
par la queue ; mais mon ami Às pourrait bien, si je le lui
permettais, être moins dégoûté. (A ce moment, on gratta
à la porte. Balaoo ordonna à son domestique d'ouvrir,
car il avait reconnu un grattement ami ; et As, jus-
tement, le renard, entra, une poule dans la gueule et
saluant de sa queue en trompette).
A
BALAOOQ 177
Balaoo lui ordonna aussitôt d'aller déposer sa proie
dehors, surle païllasson. Balaoo avait reconnu une poule
de M° Boche, et lui fit reproche de ses instincts carnas-
siers. As déposa la poule précieusement dans un coin à
sa portée ; il avait le museau tout sanglant et tout em-
plumé, et il l’allongea sur ses pattes en philosophe qui
prétend vivre à sa guise et qui peut écouter sans se fâcher
les observations des autres, ayant le ventre plein et ses
provisions faites pour le lendemain. Il laissa parler le ver-
tueux Balaoo, qui vantait les douceurs pacifiques du ré-
gime végétarien ; et, au moment où l’autre s’y attendait
le moins, il lui décocha un argument qui assomma qua-
siment l’anthropopithèque : « Tu te vantes d’être un
homme, dit As, et tu ne manges même pas de poules! »
Balaoo ne dit plus rien pendant des instants qui lui pa-
rurent interminables. Est-ce qu’il ne lui viendrait pas une
bonne réponse à la cervelle? Ce n'était vraiment pas la
peine d’avoir fait des études, d’avoir appris à lire les mots
d'hommes sur les cubes de bois et à les écrire d’abord avec
un pinceau, et puis avec une plume trempée dans l’encre
noire, pour s’en laisser « boucher un coin», de Îa sorte,
par un simple As. Enfin, il se redressa sur son séant, l’œil
brillant, toussa et déclara : « Je ne ferais pas de mal à
une mouche pour manger ! Moi aussi, je tue ; mais je tue
parce qu’on m’embête, mats jamais pour manger, je trouve
ça dégoûtant, et je ne te l’envoie pas dire.
— Alors, dit As, tu n’aimes pas ceux qui tuent pour
manger. Pourquoi, alors, aimes-tu les Trois Frères qui
tuent pour manger?
Balaoo répliqua :
— Je les ai vus tuer l’huissier, et ils n’ont pas mangé
l'huissier.
178 BALAOO
— Oui, mais ils nous tuent, nous autres, dans la forêt,
et c’est pour nous manger.
— Tute vantes, dit Balaoo, en haussant les épaules, les
Trois Frères ne mangent jamais de renard. Les hommes
ne mangent pas le renard. Tu n’es même pas bon à man-
ger, pour ceux qui mangent de tout, ce qui ne veut pas
dire que les Trois Frères ne te tueront pas, car ils n’aiment
pas les bavards. Ce sont les bons et les mauvais côtés
de la vie de la forêt. Et, maintenant, mon vieux As,
tu vas me laisser dormir.
— On peut dormir, dit As, qui comprit qu’on le mettait
à la porte, lorsque, comme toi, on a lecœur tranquille et
qu’on est l’ami des hommes. Dis donc, Balaoo, il y a un
pendu au premier arbre à gauche sur la route de Riom,
tu devrais aller le décrocher.
Balaoo sauta sur la patte d’As et faillit la lui briser.
— Qui est-ce qui t’a dit ça?
— On ne me l’a pas dit, je lai vu ! annonça As, en ti-
rant sa patte qu’il lécha.
— Qu'est-ce que tu as vu? gronda Balaoo.
As jeta un coup d'œil de côté et vit que la porte était
restée entr'ouverte : |
— J'ai vu que tu lus remettais sa cravate, jeta-t-if en
bondissant hors du peut « pied-en-l’air» du Grand Hêtre
de Pierrefeu.
Balaoo courut jusque sur le seuil, maïs l’autre était
déjà. au diable. On entendait son petit rire déplaisant dans
les lointains ténébreux et feuillus. |
Balaoo, qui étouffait de rage, ne trouva, pour expri-
mer son courroux animal, qu’un mot de la langue homme :
— Saloperie |
CHAPITRE V
LE SIÈGE DE LA FORÊT
Le lendemain de cette nuit d’épouvante, les troupes
venues de Clermont-Ferrand commencèrent le fameux
siège des Bois Noirs. Il ne fallut pas moins, tout d’abord,
d’un régiment et d’un escadron de cavalerie à la tête
duquel se trouvait M. le vicomte de Terrenoïre, pour
encercler l'espace dans lequel on estimait que les Trois
Frères pouvaient avoir cherché refuge. Toute la police
du chef-lieu, naturellement, et M. le Préfet Mathieu Dela-
fosse étaient là.
Le Gouvernement était très embêté de cette nouvelle
histoire, à cause du bruit qui commençait à courir que les
Trois Frères, agents politiques, n'avaient gardé le silence
sur leurs relations électorales, pendant toute la durée du
procès, que parce qu’on leur avait promis une évasion bien
conditionnée. |
Et, de fait, elle avait été soignée! Elle n’était explicable
qu'avec une aide venue du dehors et travaillant, à son
gré, sans être dérangée par les gardiens qui prétendatent
n’y avoir vu que du feu ! L'enquête n’arrivait point à
conclure et se déclarait impuissante à l'expliquer par Îles
moyens ordinaires humains. Les Trois Frères, réunis dans
une même cellule et gardés par cinq agents armés qui ne
les quittaient pas, s'étaient envolés comme s'ils avaient
180 BALAOO
eu des aiïles. Quand la chose était survenue, les gardiens
jouaient aux cartes comme toujours, assis tous à la même
table, tandis que Siméon, Élie, Hubert, debout, autour
d’eux, leur donnaient des conseils. C'était une partie de
rams. Quand les gardiens avaient relevé la tête, la partie
finie, ils avaient cherché en vain les prisonniers. On avait
trouvé à une fenêtre deux barreaux tordus par un effort
qu'aucun bras d'homme au monde n'était capable de
donner. C’est par là qu’ils s'étaient envolés. Et, en vérité,
il n’y avait point d'autre mot pour définir la situation.
Car ils avaient dû glisser comme des oiseaux sur les toits.
Bref, l'affaire tenait du rêve, et le Gouvernement, qui
serait certainement interpellé, ne pourrait apporter à la
tribune de la Chambre ce conte à dormir debout ! Aussi
l'Administration préfectorale comprenait-elle parfaite-
ment que, puisqu'on ne pouvait trouver l’explication de
l'évasion, il fallait, pour écarter toute idée de complicité
retrouver les évadés, morts ou vivants !
— Rondement !.. Rondement ! avait dit M. Mathieu
Delafosse au vicomte de Terrenoire qu'il avait trouvé en
train de faire le beau sur son alezan devant les fenêtres
de M*° Valentin, avec tout le village autour de lui.
Commandant ! vous allez courir avec vos hommes sur la
route de Tournadon-la-Rivière jusqu’à la Grange-aux-
Belles, et là joindre le détachement qui arrive du côté du
Chevalet. Il n’est plus que ce chemin-là de libre. Il faut
le leur barrer. Alors vous vous entendrez là-bas avec le
colonel du Briage et vous nous rabattrez le gibier entre
Moabit et Pierrefeu. Et dites-lui bien, au colonel, qu’il
jette tout son régiment dans la forêt, que ses hommes
battent chaque buisson et fouillent tout ! Et, s'ils se dé-
fendent, qu’on tire sur eux comme sur des lapins ! Quand
BALAOO 187
vous approcherez de Moabit, envoyez-moi une estafette et
nous entrerons à notre tour dans la forêt ! Compris? Adieu
et bonne chance ; moi, je retourne tout de suite chez la
vieille Vautrin qui finira peut-être par nous donner un
renseignement. Quand on songe qu’ils ont eu le toupet de
revenir chez eux et d’aller y chercher leurs affaires !
. Quelles affaires? De la politique, encore !'bien sûr! On n's-
vait rien trouvé lors des perquisitions!.… Et la Zoé, qu’est-
elle devenue? La vieille dit qu’elle est partie à courir
la forêt avec eux !.. Ça n’est guère probable, elle leur se-
rait plutôt un embarras !.…
— La petite Zoé connaît la forêt aussi bien qu'eux,
dit M. le Maire qui venait d'arriver, et elle grimpe aux
arbres comme un singe. Ils ne sont pas encore pris, allez !
Vous auriez mieux fait de les garder dans votre prison,
monsieur le Préfet.
Le Préfet fit celui qui n’avait pas entenduetse dirigea,
suivi de tout le village, vers la masure des Vautrin où gé-
missait la vieille Barbe. |
Elle était plus fière que jamais d’avoir mis au monde
une pareille progéniture, dont toute la République s’oc-
cupait et qui chambardait tout un département ! Et elle
faisait passer un frisson dans le dos de tous ceux qui
étaient entrés dans sa masure, rien qu'avec la façon dont
elle disait : « Ah ! bien ! ils ont emmené le docteur Hono-
rat ! J'voudrais pas être, à c’t’heure, dans sa peau, à
celui-là ! » Et elle reprenait, devant les autorités atter-
rées :
— Ah! les gas! quand je pense que je les ai eus tous
les trois d’une seule portée ! V a-t-il beaucoup de mères
comme moi au monde ! On devrait-y pas me décorer?
Sans compter que, le jour du baptême, j’ai bien cru qu'on
II
182 BALAOO |
allaitmef.. la Légion d'honneur! Le Maire y m’a embrassé, |
oui, m'sieur Jules! V’là comme ils faisaient les Maires :
avec la Barbe, dans ce temps-là ! On les a baptisés tous
les trois en même temps. On avait mis trois oreillers dans
une charpagne, ma parole ! et les trois petits gars dessus |
qui chiallaient comme des veaux. Et on a porté la char-
pagne pleine des trois mioches à M'sieur le Curé et on
leur a mis le sel sur la langue ! Il y avait trois parrains qui
y ont donné chacun leurs noms ! Et le souër, tout le vil-
lage était saoul, et le maire, et le curé aussi !.. V’1à comme
on faisait, m'sieur Jules, dans ce temps-là !.. Tâchez
pas d’y faire du mal à mes petits ! C’est pas d'main que la
vieille Barbe pourrait en recommencer trois pareils !
Et puis elle se tut et ne voulut plus répondre à aucune
question.
Tout à coup, il y eut un grand remue-ménage sur la
route autour de la maison des Vautrin. Chacun se bous-
culait pour mieux voir quelque chose de blanc qui
s’avançait au milieu du chemin, venant de la forêt.
C'était comme une apparition de la Vierge... Oui, une
forme toute blanche et vaporeuse, et glissante, et ondu-
lante, qui se dirigeait vers la foule stupéfaite. Et, soudain,
une voix Cria :
— Mais c’est la robe de l’Impératrice ! |
Alors toutes les bouches reprirent : {
|
l
SR Se RP TOR
nn. en RENE
— C'est la robe de l’Impératrice ! C’est la robe de l’Im-
pératrice qui revient !
Mais elle n’était pas toute seule, la robe de l’Impéra-
trice, et bientôt on put voir qu’elle revenait sur le dos de |
la petite Zoé. Oui, parole! c'était Zoé, dans la robe de |
l’Impératrice, qui, sur le chemin, lui donnait des airs de 4
4
Reine du Ciel.
BALAOO 183
Elle portait cette robe, qui n’était pas encore cousue,
comme une chape, dont le morceau d’arrière faisait sur
les talons une traîne immense, et elle avait passé ses bras
frêles, nus et dorés, dans les trous des manches qui res-
taient à mettre. Sa tignasse, bleue aile de corbeau, glissait
sur ses épaules et coulait en flots d’encre sur toute cette
blancheur encore immaculée. La figure de Zoé était sé-
rieuse, comme en cérémonie. Et ses yeux insultaient tous
ceux qui étaient là.
Elle adressa tout de suite la parole à M. le Maire.
— Monsieur le Maire, dit-elle, avec assurance, de sa
petite voix aigrelette et vinaigrée, je viens de la part de
mes frères qui ont quelque chose à dire à M. le Président
de la République. Ils veulent qu’on les gracie !
L'ambassadrice dit sa petite affaire tout d’une traite,
et de façon à ce que tout le monde pût l’entendre. Et puis
elle souffla, toussa un peu en se mettant les doigts devant
sa bouche, comme un écolière qui essaie de se rappeler
les termes exacts de sa leçon.
Une audace aussi tranquille laissait tout le monde dé-
semparé. Elle continua :
— $i M. le Président de la République fait ça, onn’en-
tendra plus jamais parler de mes frères, qui ne feront plus
de mal à personne, et qui s’en iront du pays.
Une voix alors, méchante et menaçante, s’éleva.
C'était M. Mathieu Delafosse qui recouvrait ses esprits :
— Et si on ne les gracie pas, tes frères, qu'est-ce qu'ils
feront ? |
Zoé toussa, rougit un peu, donna un coup de talon à la
traîne de sa belle robe et dit :
— Si M. le Président de la République ne les gracie
pas, ils tueront le docteur Honorat !
184 BALAOO
— Et surtout, ne me touchez pas ! ajouta-t-elle préci-
pitamment. Mes frères ont dit que, si on me touchait, ils
tueraient le docteur Honorat d’abord et qu'ils mettraient
le feu à Saint-Martin ensuite (Grosses rumeurs que fait
taire, d’un geste, M. le Préfet).
— On ne te touchera pas, mon enfant, promit avec une
douceur soudaine Mathieu Delafosse, mais tu vas nous
dire où est le docteur Honorat.
— Ilest avec mes frères.
— Et tes frères, où sont-ils ?
— Avec le docteur Honorat, répliqua la petite, en se
mouchant sur un coin de la robe de l’Impératrice.
Le Maire s’avança à son tour.
— Zoë, dit-il, je te promets qu’on ne te fera pas de
mal, et tu vas rentrer tranquillement dans la forêt où
t’attendent tes frères, et tu leur diras qu’ils n’ont rien à
gagner à se conduire comme ils le font. |
Zoë toussa, les doigts à la bouche, et puis demanda :
— C'est-y ça, vot’ réponse?
— Nous leur répondons qu’il faut qu'ils se rendent et
que le Président de la République verra après ce qui ui
reste à faire ! S'ils sont raisonnables et ne font pas de
mal au docteur Honorat, ils pourraient peut-être bien ne
pas s’en repentir.… Dis-leur cela |
— Moi, je veux bien, fit Zoé, en hochant la tête, mais
tout ça, ça n’est pas des réponses.
— Rapporte-leur ça tout de même et tu verras que ça
les fera réfléchir s’ils sont intelligents, dit le Maire. Va
donc ! Comment se porte-t-il, le docteur Honorat?
— Eh bien ! il va bien !.…
— Qu'est-ce qu'il dit ?.…
— Jlne dit rien!
BALAOO 185
— Surtout qu'ils ne le fassent pas souffrir !.…
— Ah !ïilest attaché pour qu'il ne se sauve pas ! En
dehors de ça, on ne s’occupe pas de lui !
— On lui donne à manger, au moins ?
— Ah! ce matin, on lui a poussé son morceau ; mais
probable qu’il n’a pas faim, il n’apas touché à sonécuelle…
Alors, c'est tout ce que vous avez à me dire ?.. Ehbien |
au revoir, messieurs, la compagnie, à tantôt |...
Et elle s’en retourna, dans sa robe d’Impératrice, sans
que nul osât faire allusion à la manière dont elle avait pu
se procurer cette somptueuse toilette. Personne n'’eüût
voulu se mettre mal avec les Vautrin.. Il y eut même
quelques voix pour vanter la belle mine de Zoé dans
ses falbalas. Quelqu'un dit : « Ça lui va rudement bien |...»
Elle disparut comme elle était venue, toute droite,
hautaine comme une dame, ne daïgnant point se re-
tourner, balayant toute la poussière de la route...
. … Del’autrecôté de lahautefutaie de Pierrefeu, le colonel
de Briage avait échelonné ses hommes, mais hésitait à
pénétrer dans les bois. En fait, il mettait de la mauvaise
volonté à accomplir cette besogne de police. Il avait ré-
pondu au vicomte de Terrenoire qui, à la tête de son esca-
dron, allait d’un bout à l’autre du pays, reliant les di-
verses unités de cette étrange armée de siège, qu’il vou-
lait s’entretenir tout d’abord avec le Préfet, car il enten-
dait repousser dans l'affaire la plus petite responsabilité.
L'épisode de l’ambassade de Zoé devait retarder en-
core les opérations. Le préfet télégraphia au ministère de
l'Intérieur, et on attendit la réponse du Ministre qui
n’était pas encore arrivée à trois heures.
À trois heures, en revanche, Zoé réapparut sur la lisière
de la forêt, toujours en impératrice.
186 BALAOO
Tout le village, en une seconde, fut autour d'elle. Elle
dit qu’elle apportait la réponse des Trois Frères et qu’elle
voulait parler au maire. On lui apprit que le Maire, le
Préfet, le chef de la Sûreté de Clermont, le colonel du
Briage lui-même et deux commandants, finissaient de
dîner au Soleil Noir.
Elle entra au Soleil Noir.
Une minute après, on l’introduisait auprès des autorités
civiles et militaires.
Ce fut le Préfet, naturellement, qui interrogea :
— Approchez, mon enfant, lui dit-il comme s’il avait
eu affaire à une jeune fille timide.
Mais Zoé approcha sans timidité. Elle tenait dans
une maïn un paquet enveloppé dans un numéro de jour-
nal, qu’elle tendit au préfet.
— Voici leur réponse, dit-elle.
— Qu'est-ce que c’est que ça?
— Regardez, vous le saurez, fit-elle, avec son aplomb
ordinaire.
Après avoir promené les yeux sur tous les assistants
pour leur faire comprendre son étonnement, M. Mathieu
Delafosse prit le paquet des mains de Zoé et commença
de le développer.
La curiosité de tous fut excitée à l’extrême quand, le
premier papier enlevé, il s’en trouva un second tout ma-
culé de taches sanglantes.
Rapidement, le Préfet ouvrit. Aussitôt, il déposa le
paquet sur la table en laissant échapper une exclamation
d'horreur. Ils étaient tous penchés sur lui ; ils crièrent
tous d'horreur comme lui. |
Dans le paquet, il y avait un doigt.
Quand l'émotion se fut un peu calmée, M. Mathieu
BALAOO 187
Delafosse posa des questions à Zoé. Il était pâle et mor-
dait sa moustache.
— Qu'est-ce que tu nous apportes-là, malheureuse?
— C'est un petit doigt du docteur Honorat, répondit
la placide Zoé.
— ‘Tes frères ont coupé un doigt au docteur ?
— Dame ! ce n’est point le vôtre, monsieur le Préfet,
ou le mien |
— Oh! c’est bien le petit doigt du docteur Honorat !
— Je le reconnais, dit le Maire, et il montra la bague
en or qu'on ‘avait laissée à la phalange comme pour en
attester l'authenticité.
— Mais c’est abominable ! exprima le Préfet, de plus en
plus pâle.
— Pourquoi qu'ils ne couperaient pas un doigt à
ceux qui veulent leur couper la tête? expliqua Zoé,
logique.
— Et pourrais-tu me dire, petite misérable, pourquoi
ils ont comtnis cette cruauté effroyable ?
— Ils disent comme ça que c’est pour bien vous prou-
ver qu'ils sont prêts à tout avec le docteur Honorat si
le Président de la République ne leur donne pasleur grâce.
Tis m'ont dit de vous dire qu’ils donnaient au Président
de la République jusqu’à demain midi tapant. Si demain
à midi tapant le Président neles a pas graciés, ils couperont
l’autre petit doigt du docteur pour vous faire réfléchir
encore. Je vous répète ce qu'ils m'ont dit. Enfin, après-
demain, ils le tueront tout à fait, et vous en enverront les
morceaux, et ws reprendront leur liberté, et vous serez
responsable de tout ce qui pourra arriver... J’ai pas autre
chose à vous dire. Est-ce que je peux m’en retourner ?
À ce moment, on apporta au Préfet une officielle. C'était
188 BALAOO
la réponse tant attendue. M. Mathieu Delaïosse l’ouvrit
fébrilement et la lut d’un coup d’œil. Aussitôt, 11 laissa
échapper l'expression de son mécontentement et de son
indignation |
— Ça, par exemple, c’est le comble !
Et il passa la dépêche au colonel et au maire qui lurent :
Impossible à Gouvernement entrer en pourparlers avec des
gens qui se sont mis hors la loi. Il faut que force reste à
la lot, MAIS, A CAUSE DOCTEUR HONORAT, AGISSEZ AVEC
PRUDENCE |
— Nous voilà bien avancés ! conclut le Maire.
— En somme, monsieur le Préfet, expliqua le colonel,
le Gouvernement vous laisse toute la responsabilité des
opérations. Moi, je ferai ce que vous me direz, mais, pas
d’équivoque, je veux des ordres précis, et, du reste, je m’en
lave les mains.
— Mais, qu'est-ce que je vais faire? Qu'est-ce que je
vais faire? Vous voyez bien qu'ils vont le tuer ! s’excla-
mait M. Mathieu Delafosse.
— Ça, c’est sûr ! déclara Zoé, que tout le monde avait
oublié.
Le Maire dit: « On pourrait télégraphier au ministre
l’histoire du petit doigt, ça lui ferait peut-être prendre une
décision ! »
Le préfet acquiesca : « Tout de suite ! » et il demanda
une plume et de l’encre.
— Écoute, petite, je te garde à ma disposition jusqu’à
ce que j'aie reçu une réponse du Ministère. Tu vas entrer
dans cette salle à côté, il faut en finir !
— Eh bien! finissez-en le plus tôt possible, con-
seilla Zoé, car ils commencent à s’impatienter dans la
forêt.
BALAOO 189
Zoë passa dans une pièce à côté et le Préfet écrivit sa
dépêche. La dépêche partie, on recommença à discuter,
jusqu’à ce que survînt la deuxième réponse du Gouverne-
ment. Elle était aussi catégorique que la première :
« Abominable sauvagerie. Répétons que force doit rester à
La lot. Terminez affaire aujourd'hui même et envoyez rap-
port télégraphique. Interpellation demain. AGISSEZ AVEC
PRUDENCE A CAUSE DOCTEUR HONORAT |! »
Comme on le pense, ces nouvelles instructions n’appor-
tèrent aucun apaisement aux perplexités de M. Mathieu
Delafosse. Il cacha sa déconvenue sous un air de hautaine
décision :
— Tu diras à tes frères, ordonna-t-il à Zoé, que le Gou-
vernement ne veut les connaître que pour enregistrer
leur soumission. Encore une fois, qu’ils se constituent pri-
sonniers, et M. le Président de la République verra ce qu’il
aura à faire. Il veut bien leur laisser encore jusqu’à de-
main matin dix heures pour réfléchir. Et ce n’est point
la mort du docteur Honorat qui empêchera tes frères
d’être guillotinés, AU CONTRAIRE ! Va !
Elle partit en faisant la lippe.
Aussitôt qu'elle fut dehors, il y eut conseil de guerre
dans Îa salle des Roubion.
Le Préfet exposa son projet. Puisqu’il avait ordre
d'agir vite et prudemment, il unirait avec adresse la ruse
à la force. Déjà il avait commencé à réaliser ce plan ma-
chiavélique, en faisant dire aux Vautrin qu’on les laisse-
rait tranquilles jusqu’au lendemain dix heures. Ostensi-
blement on allait ordonner aux troupes qui gardaiïent la
lisière du bois, de former les faisceaux. Elles campe-
raient sur place, prépareraient la soupe, paraîtraient
s'installer 1à pour passer la nuit, en tout repos. Et puis, à
II.
190 BALAOO
deux heures du matin, tout le monde se mettrait en
branle dans le plus grand silence.
On allait tenter de prendre par surprise les carrières
de Moabit |
Tel était le plan qui fut adopté à l’unanimité. Et c’est
ainsi qu’à minuit on vit trois ombres quitterla bâtisse muni-
cipale, enveloppées de manteauxet esquivant la clarté du
réverbère. C'étaient MM. le Préfet Mathieu Delafosse,
le colonel de Briage et le chef de la Sûreté de Clermont.
Quant au Maire, il avait déclaré qu’il ne quitterait point
le poste d'honneur de la mairie où il restait, préf à foutes
les éventualités !.…
CHAPITRE VI
HUBERT, SIMÉON, ÉLIE
Pendant qu’à Saint-Martin, les autorités civiles et mili-
taires commençaient à piocher le plan d'attaque de
M. Mathieu Delafosse, les rayons obliques du soleil d’au-
tomne allumaient la cime des arbres autour de la clai-
rière de Moabit. Sous les hautes fougères et au cœur de
l'inextricable enchevêtrement d’arbrisseaux qui faisaient
de ce coin de forêt un asile inviolable, les Trois Frères,
étendus auprès de leurs fusils chargés, dormaient. Des
débris de victuailles, des flacons renversés dans l’herbe
ou sortant des besaces attestaient qu'à Moabit on ne
manquait de rien. Ils étaient vautrés là comme des bêtes
repues. Le plus fort était Hubert, tout en carré, taillé à
coups de hache et qu’on eût dit fait du bois de la forêt.
Un buisson fauve lui descendait de la bouche au ventre,
et cette barbe magnifiquement inculte cachaït à demi son
torse velu. Il ronflait, et cependant il eût été imprudent
de se dire que, sous la paupière légèrement relevée, la
prunelle ne veillait point. Il devait en être, pour ces gars,
des yeux comme des oreilles, et, éduqués par les bêtes
mêmes qu'ils chassaient, leurs sens ne devaient jamais
reposer au plein. On savait que tous trois voyaient, pen-
dant la nuit, mieux qu’en plein jour et qu’ils traînaient
dans leur sillon des instincts de chats-tigres. C’étaient
192 BALAOO
des gens qui ne s'étaient jamais plu parmi les hommes
qui ont des lois contre la chasse ; et, à la vérité, ils ne
s’amusaient dans la bonne société, qu’au moment des
élections qui est un temps de paradis sur la terre.
Ils dormaient, mais le docteur Honorat ne dormait
pas.
Au pied du chêne où il était solidement attaché par la
patte, il songeait encore, bien qu’il souffrit beaucoup de
son petit doigt de la main gauche, à l'adresse avec laquelle
avait été faite l’amputation. Cette admiration, tout
intime, n’était point venue, comme l’on pense bien, immé-
diatement. Elle avait été précédée de la plus profonde
horreur ; et il est entendu qu’il faut renoncer à décrire
l’'épouvante délirante avec laquelle cet excellent homme
avait vu venir à lui l'opérateur, armé de son couteau.
Élie avait coupé ; Hubert, qui connaissait la vertu des
herbes, avait soigné comme il convient et empouponné
la phalange sanglante ; Siméon avait expliqué :
— Tu penses bien que, si nous voulions te faire du mal,
nous ne te couperions pas un doigt. Suis bien mon raison-
nement ; tu représentes pour nous la chose la plus pré-
cieuse au monde : la vie ! Nous te rendrons à tes amis le
jour où M. le Président de la République annoncera dans
son journal officiel que notre peine de mort est commuée
en ce qu'il voudra. Le bagne ! nous n’y sommes pas en-
core ! Mais on ne saurait prendre trop de précautions
contre la guillotine. Eh bien! mon vieux! voilà : c’est
pour encourager le Président de la République à nous
laisser nos trois têtes sur nos épaules que nous te pre-
nons un doigt. Quand il recevra ça par la poste, il com-
prendra que c’est sérieux et qu'il ne faut pas plaisanter
avec les Trois Frères !
BALAOO 193
— Et s’il ne cède pas? avait demandé le prisonnier.
— Ah! ah! eh bien, mais, s’il ne cède pas. le
second jour, nous lui enverrons encore un petit mor-
ceau… -
— Oui-dà!.. un petit morceau, avait balbutié le
pauvre homme... un petit morceau, et, s’il ne cède pas
encore, que lui enverrez-vous le troisième jour?
— Ah ! le troisième jour, dame ! je crois bien que tu
pourras faire ta prière !.. Mais il y a des chances pour
que nous n’en soyons réduits, ni d’un côté ni de l’autre, à
d’aussi fâcheuses extrémités.
Et, ma foi, c’est ce qu'avait fini par se dire le docteur...
S’il pouvait sortir d’une telle aventure avec un petit
doigt de moins, l'affaire fui paraissait magnifique.
Tout au fond, tout au fond de lui, il se disait encore
que le gouvernement, né malin, pourrait toujours pro-
mettre à ces brigands la vie sauve. Après, on verrait
bien. et il s’assit, patient, au pied de son arbre où il
était attaché par la patte d’un nœud si mystérieux qu'il
eût en vain cherché à en démêler le secret.
Et puis, il savait bien qu’au moindre mouvement sus-
pect les Trois Frères seraient sur lui.
Élie, le premier, se redresse. Un coup d'œil au pri-
sonnier, qui n’a pas bougé, assis dans l'herbe, appuyé
au pied de son arbre. Puis il s’étire en bâiïllant. Mâchoire
énorme. Dents magnifiques.
Le bâillement réveille les autres. Redressement des
torses, mâchoires ouvertes, gueules de tigres.
— Oh! oh! grogne Hubert ; il se fait tard, la petite
n’est pas revenue. |
Et il n’en dit pas davantage, décrochant d’un geste
brutal son couteau de chasse. :
194 BALAOO
Là-bas, un soupir au pied de l’arbre, un tremblement, de
la peur accroupie. |
— Oui, mon vieux, grinche Hubert au docteur, qu’elle
ne soit pas revenue dans une heure. ton compte est
bon, va !…
Paroles inintelligibles au pied de l'arbre, balbutie-
ment, gâtisme, membres glacés.
— Qu'est-ce que tu dis? On ne t’entend pas, docteur,
parle donc distinctement !
— Ah! ricane Siméon, sinistre, il parlait mieux en
Cour d’Assises !
— C'est moins que rien! Les autres n’en voudront
même pas pour nous racheter ! fait Hubert.
— Sûr qu'il faudrait mieux tenir le Président de
la République ! imagine tout haut Siméon, le plus in-
ventif des trois.
‘— Oh! ils n’oseront point nous toucher, maintenant
que nous sommes dehors avec les papiers de l’État !..
réplique Élie.
— Bah ! un député, c’est pas l’État l'explique, avecune
lippe méprisante, Élie.. C’est point encore parce que
celui-là nous doit sa situation que la République pro-
noncera notre divorce d'avec la Veuve |
Hubert dit : « La Vache! il n'aurait jamais passé
sans nous au baïlottage | »
Et tous trois, repris par le souvenir des élections, se
mirent à parler bulletins et listes, et comités, comme
des greffiers de mairie.
Le docteur, au pied de l'arbre, son fil à la patte, n’en
«revient pas »! Au fond de cette forêt, ces trois bêtes
sauvages qui escomptent les chances d’un candidat à la
prochaine législature et font, à l’avance, le tranquille
|
|
|
BALAOO 195
décompte des voix avant d’aiguiser leurs couteaux pour
Le couper, lui, en morceaux et l'envoyer par la poste au
Président de la République! Quel spectacle ! Quelle
perspective ! Est-ce qu'il n’y a pas de quoi, sans étonner
personne, devenir gâteux sur l'heure |...
Bondissement inquiétant de Hubert sur ses piliers
trapus.
— C'est pas tout ça. La petite n’est pas encore re-
venue |
— Je jour tombe, fait remarquer à son tour Élie,
mais y a pas de pé (péril)! S'il y avait du pé, Balaoo serait
déjà là !..
— Ah! v'là un homme! V’là un homme ! reprend
l’enthousiaste Hubert.
— Tu devrais lui donner notre sœur en mariage,
ricane Siméon, en se dressant sur ses pieds énormes et en
se dandinant comme une sarrigue.
— Pourquoi pas? fait Élie.
— Quand il voudra. À quandles «bans » ? fait Hubert.
— Je crois bien que la petite ne demanderait pas
mieux, reprit Siméon en soufflant dans le canon de son
fusil. |
— Il n’est ni bossu ni bancal, et 57 n’a point des pieds
de feignant, le citoyen ! déclare Élie, les yeux en coulisse
vers ses frères.
— Il n’a pas besoin de montrer ses pieds à M. le Maire !
déclare Hubert, péremptoire, qui vide une gourde. C’est
point avec les pieds qu'on jure de rendre une femme heu-
reuse !
— Eh bien ! si tu veux, on lui en parlera la prochaine
fois qu'on aura l'honneur de le recevoir à notre table !
émet Siméon.
196 BALAOO
— Justement ! le voilà, dit Hubert, le nez vers les
cimes.
Et, tous les trois, de leurs grosses voix joyeuses :
Bonjour, Balaoo !.. Bonjour, Balaoo !... Bonjour, Ba-
1800 !.… |
— À qui disent-ils bonjour? se demande, flappi d’une
émotion nouvelle, le docteur Honorat.
Personne n’est apparu dans la petite clairière. Les
autres regardent au ciel. Honorat ne distingue rien. Il
pense que les autres se moquent de lui. Est-ce qu'ils
attendent une visite en aéroplane ?
— Eh bien! Qu'est-ce qu’il attend? fait Hubert.
— Il a vu qu'il y avait du monde, explique Élie. Tu
vois bien qu’il met ses chaussettes.
Le docteur tire ses lunettes de leur étui et les pose, de
plus en plus inquiet, sur son nez en sueur. Et voilà qu’en
effet, tout là-haut, entre deux branches, il aperçoit un
particulier qui, commodément assis, est en train de passer
une paire de chaussettes.
— Eh bien ! Balaoo, crient les Trois Frères. C’est-il
pour aujourd’hui ! C’est-il pour demain !...
— Voilà, voilà, répond Balaoo de sa voix douce comme
un gong.
Et le docteur Honorat, quin’en peut croire ses yeux ni
ses lunettes, voit descendre du haut, tout du haut des
cimes de la forêt, comme on descend du haut d’un étage
de maison, un monsieur, ma foi, très correct, à part qu’il
marche sur ses chaussettes et qu’il a gardé ses chaussures
sur l'épaule. I1 descend de là-haut les mains dans les
poches, le chapeau sur l'oreille, de branche en branche, et,
tout le long du tronc, comme on a l'habitude, sans se
presser, de descendre tout le long d’un escalier. Le doc-
BALAOO 197
teur Honorat n’a jamais vu une chose pareille qu’au cirque
à Clermont, avec des Japonais qui descendaient et mon-
taient tout le long d’une perche. Qu'est-ce que c’est que
cet acrobate? Eh ! maïs ! le docteur ne se trompe pas !.….
C’est bien lui !.. ma foi! Dame ! I1 le reconnaît bien !
J1 n’y a pas à s’y tromper. C’est monsieur Noël! Bon
jour, monsieur Noël !.…
Le prisonnier, au sein de cette forêt profonde, livré à
trois bandits qui pouvaient lui ôter la vie d’une minute
à l’autre, vit arriver Balaoo comme un sauveur.
La bonne face épatée et tranquille du nouveau venu,
ses yeux ronds de bon enfant donnaient confiance au
docteur. Évidemment, celui-ci n’attendait point M. Noël,
surtout par un pareil chemin, et il en gardait, au fond de
lui-même, un parfait étonnement, bien qu'il essayât
de s'expliquer vaguement cette anomalie par la facilité
avec laquelle la race jaune grimpe sur les bâtons lisses
(instructions sommaires du cirque). Maïs enfin, ses sens
ne le trompaient point ; M. Noël était là et, dans sa situa-
tion, il était décidé à accepter l’aide la moins espérée et
même la plus saugrenue.
M. Noël, le jardinier du docteur Coriolis, qu’il avait vu
passer quelquefois dans le village, solitaire et sournois,
semblait au mieux avec les Trois Frères.
Le docteur, de plus en plus intrigué, s’efforçait d’en-
tendre ce qui se disait dans un conciliabule où son sort
se décidait peut-être, mais les voix ne venaient point
jusqu’à lui... Or, Balaoo apportait des nouvelles :
— J'arrive, disait-il, de la dernière branche du grand
hêtre de Pierrefeu. Personne n’a encore pénétré dans la
forêt. Tour66 !.… Tour66 !..… (mot de satisfaction singe
équivalent à all right ! tout va bien). Cependant, il y a
198 BALAOO
beaucoup de pantalons rouges dans la plaine. Ils n’ont
pas l'air de se préparer à la bataille. Tous mangent la
soupe ou fument, étendus sur l’herbe, comme des vaches.
J'ai vu Zoé ce matin qui m'a dit qu’elle courait à Saint-
Martin. Elle y est retournée cette après-midi. Vous
n'avez pas peur que ceux de votre Race lui fassent du
mal ? Moi, je lui ai crié que c’était imprudent... mais elle
ne m'a pas écouté. Est-ce qu'elle est revenue? Non?
Maintenant, voilà ce que j'ai entendu dire dans la forêt.
J'ai entendu dire par As qu’on va vous attaquer de par-
tout à la fois. As donne l’alarme à toutes les bêtes comme
un froussard qu’il est. Tous les habitants de la forêt sont
_ rentrés chez eux et se calfeutrent, se barricadent en trem-
blant. Moi je veille, et je vois bien que tout ça c’est des
histoires de bêtes peureuses, car les pantalons rouges
sont étendus sur l'herbe comme des vaches ! ! TourG6 !
Tour06 !.…
Les frères questionnèrent Balaoo à tour de rôle sur la
disposition des troupes et l’air qu’elles avaient et sur ce
que faisaient les chefs et si on se remuait beaucoup du
côté de Saint-Martin. Il répondit le mieux qu'il put,
disant qu’il retournerait à son poste avant la tombée de
la nuit et qu’on pouvait dormir tranquille ! qu'il était
un peu là comme veilleur de nuit !
Puis il se tourna du côté du docteur et demanda ce
qu'ils voulaient en faire ! S'ils allaient le manger?
Les autres se mirent à rire. Balaoo répliqua sérieuse-
ment qu'il n'avait posé une question pareille que parce
qu’il savait qu'ils mangeaient tout le gibier qu’ils faisaient
prisonnier, et parce qu’il avait entendu ÂÀs raconter que
les Trois Frères avaient tué l’huissier pour le manger |
Hubert lui répondit qu'il conservait le docteur comme
BALAOO | 109
otage. À quoi Balaoo demanda ce que c'était qu’un
otage.
Mais l’autre n’eut pas le temps de le lui expliquer : la
charmille, à côté du groupe, s’entr'ouvrit, et la figure
éveillée de Zoé apparut, le nez joyeux. Elle regarda autour
d'elle, vit que tout était en ordre et tomba dans le cercle
comme une sauterelle. Elle était quasi nue avec trois
loques sur la peau.
Balaoc la regarda avec un air de mauvaise humeur :
— Qu'est-ce que tu as fait, lui dit-il, de la robe de
l’Impératrice ?
Zoé rougit et tenta de ne point répondre.
Mais Balaoo grogna encore, obstiné :
— Qu'est-ce que tu as fait de la robe de l’Impératrice ?
— Je l'ai serrée, finit-elle par expliquer. Je ne veux
pas l’abîmer, ce n’est pas une robe de forêt.
— Woop ! Woop ! (je t'en prie ! je l'en prie ! dans la
langue singe-anthropopithèque. Aïnsi Balaco, devant
les Trois Frères et leur sœur, se plaisait assez souvent
à leur montrer qu'il parlait les langues étrangères)
Woop ! Woop ! je te dis, moi, que je ne veux pas te voir
toute nue comme une bête. Tu me dégoûtes, Zoé ; mets ta
robe, ou je m’en vais, foi de Balaoo !
Zoë disparut sous la charmille, et, cinq minutes plus
tard, réapparaissait avec, sur le dos, la magnifique robe
blanche. Les frères, qui n'étaient pas au eourant,, pous-
sèrent des cris de joie et ne ménagèrent point les témoi-
gnages de leur admiration. Hubert, de voir sa sœur en
impératrice au milieu de la clairière de Moabit, n’en pou-
vait plus de rire. Et Siméonet Élie, les deux albinos, se
claquaient les cuisses. Zoé allait et venait, indifférente
comme une reine.
200 BALAOO
— Ah! mince alors! Où qu’ec’est qu’t’as déniché ça?
interrogea Hubert.
— C’est moi qui la lui ai offerte, dit Balaoo. Quand je
l'ai vue passer ce matin dans ses loques, j’ai eu pitié
d’elle. Je ne veux pas qu’elle aïlle toute nue sur les routes.
C'est indécent. J'avais justement une robe à la maison,
je lui ai jeté ça sur les épaules du haut du grand hêtre de
Pierrefeu, ça lui va comme un gant! Tour66! Tour66 !.…
— C’est une robe, dit avec intention Siméon (une in-
tention si grossièrement. soulignée qu’elle fût comprise de
tout le monde)... C’est une robe qu’elle a bien raison
de soigner. Elle ne pourrait pas en avoir de plus belle le
jour de ses noces !
Aussitôt Zoé cessa de parader dans ses atours et devint
rouge comme un bouquet de cerises. Balaoo gronda :
— J'aime pas qu'on parle mariage devant moi !
Alors, il y eut un froid. Hubert crut devoir dire, la voix
douce :
— Jl n’y a rien qui puisse te mettre de mauvaise hu-
meur, Balaoo, dans ce qu’on vient de dire. I] faudra bien
que Zoé se marie un jour.
— C'est son affaire ! jeta Balaoo dont le front se gonfla
et dont les joues soufflèrent.
— Et toi aussi, Balaoo ! Il le faudra bien un jour !...
— Moi, bondit l’anthropopithèque ! Moi ! Me marier !
avec une femme d'homme! Ah! jamais! jamais!
jamais !... Phoh! Phoh! Gock! Goek! ich! ich! phoh!
phoh ! phoh ! phoh !.… Une femme d'homme !.…
Ii se frappa sur le cœur qui rendit un son de grosse caisse
et s’éloigna de ses amis hommes.
— T'as donc laissé ton amoureuse dans ton pays,
Balaoo?
os 0 té
BALAOO ZOI
— Oui, peut-être, dans la forêt de Bandang, répon-
dit, dans un souffle humide et la voix grosse de sanglots,
Balaoo menteur. Et il s’éloigna encore d'eux et se jeta
tout à coup la face contre terre, la tête dans les mains, et
resta ainsi immobile, longtemps. Les autres le laissèrent
faire. |
— Il rêve, dirent-ils, à la forêt de Bandang, occupons- :
nous de nos affaires.
Et ils songèrent seulement alors à demander à Zoé le
résultat des pourparlers, tant ils étaient sûrs à l’avance
que l'ennemi, dont ils avaient appris à connaître l’enté-
tement, lors des périodes électorales, n’accepterait point
leurs conditions, au premier petit doigt |
CHAPITRE VII
EN ATTENDANT LE SECOND PETIT DOIGT
La nuit est venue sur la forêt. Il est entendu qu’on
coupera le second petit doigt du docteur aux premiers
feux de l'aurore et que Zoé le portera à M. le Préfet, à
dix heures, heure convenue pour les résolutions du len-
demain. Quand le Gouvernement verra avec quel empres-
sement les Trois Frères découpent les docteurs en mor-
ceaux, certainement il s’empressera d'accorder à ces mes-
sieurs ce qu’ils demandent.
Ce n’est pas encore cette nuit-ci que le docteur dormira.
I1 a été averti de son sort et son angoisse est extrême. Il
n’a voulu manger de rien. Du reste, il a la fièvre, ce qui
est bien compréhensible, et il n’est qu’un petit tas de
peur au pied de l'arbre, dans la nuit muette.
Cette clairière de Moabit n’était plus maintenant qu'un
trou noir, terrible comme un antre, profonde comme un
puits.
On ne savait jamais si les lianes sur lesquelles on mettait
le pied n’allaient point s’enfoncer et vous engloutir
pour toujours. Un simple tapis de mousse, dont on ne se
méfie pas, pouvait être tout simplement le rideau jeté sur
l'entrée à pic d’une carrière abandonnée depuis le com-
mencement de l’histoire de France et où les Trois Frères
rangeaient peut-être leurs économies et leurs provi-
BALAOO 203
sions, au milieu de squelettes d'animaux sans nombre.
Le fait est qu'Élie, Siméon, Hubert avaient disparu
tout d’un coup, sans que le docteurfüût capable de pouvoir
dire comment ; et cela, bien avant la nuit noire. Zoé seule
était restée là à veiller le prisonnier. Quant à Balaoo, il
venait de se redresser dans l’ombre, prêt à regagner son
échauguette du grand hêtre de Pierrefeu. Zoé, la voix
mouillée, lui dit :
— ‘Tu t’en vas, Balaoo?
— Oui, répondit-il, tout adouci et un peu triste, je
m'en vais. C’est plus prudent. S’il y a quelque chose de
nouveau, 7e ferai le tonnerre, et alors il faudra faire les
morts dans le trou. Si les hommes approchent du côté
de Moabit, je frapperai sur ma poitrine trois coups,
comme ça.
Et il se décocha trois terribles coups de poings sur sa
poitrine qui résonna comme une cloche de bronze.
— Ça, ça voudra dire: attention à Moabit ! Compris?
— Compris, dit Zoé, mais ils n’auront pas le toupet de
faire quelque chose avant demain dix heures. Ils me l’ont
promis.
— On ne sait jamais avec ceux de ta Race! grogna
Balaoo |
— Oui, oui, au fond, je sais bien que tu nous méprises,
murmura Zoé.
— Non, pas tes frères, parce qu'ils sont de la Race
sans en être et qu'ils voient clair la nuit. Ceux-là, ils
m'ont plu tout de suite. Et aussi, parce qu’ils ont un
nez qui sent tout dans la forêt et qu'ils ne confondraient
pas, bien sûr, la piste d’un lapin avec celle d’un éléphant,
comme les autres de la Race qui ne savent rien que lire
dans les livres. S'ils n'avaient pas de livres, je me demande
204 BALAOO
ce qu'ils feraient. ce que mon maître Coriolis ferait !
Tandis que tes frères, ils n’ont besoin de rien. Ils sont
comme les bêtes qui savent tout et à qui on n’en fait pas
accroire, dans la forêt. Tes frères, je les aime bien. Ils
auraient étéheureux comme tout, s’ils étaient nés dans la
forêt de Bandang.
— Tu parles toujours de ta forêt de Bandang, Balaoo?
Tu la regrettes donc bien?
— Des fois !
— Et moi, osa interroger la voix tremblante de Zoé :
m'aimes-tu ?
— Toi, tu ne comptes pas, tu es une femme d’homme !
— Écoute, Balaoo, je connais une femme d'homme qui
n’a qu’à se promener dans la forêt en disant : Balaoo !
Balaoo ! et Balaoo accourt d’aussi loin qu'il est et aussi
vite qu'il peut.
— Celle-là, souffla Balaoo, nerveux, celle-là, vois-tu,
tu ferais mieux de ne pas en parler et ne prononce jamais
son nom devant moi, tu le salirais rien qu’à le faire passer
par ta sale petite bouche de sale petite sorcière d'hommes!
Parle aux hommes, toi ; les hommes te comprendront et
te prendront dans leur basse-cour si ça peut te faire plai-
sir. mais ne parle pas à Balaoo |
Zoë pleurait dans l’ombre.
— Pourquoi pleures-tu, Zoé?
— Jl n’y a pas de quoi rire, bien sûr, de ce que tu m'as
dit ; j'avais cru que tu étais redevenu mon ami, à cause
que tu m'as donné la robe. Pourquoi quetues ici, puisque
tu ne te plais que chez elle ?
— Espèce de sale petite sorcière d'hommes, tu oublies
que je suis venu dans la forêt pour défendre tes frères
contre ceux de ta Race.
|
BALAOO 205
— Et aussi pour le pendu ?
— C'est As qui t'a dit ça?
— C'est bon pour toi de comprendre le langage des
bêtes, Balaoo. Moi, je ne les comprends que lorsqu'elles ne
parlent pas. Et il y en a bien qui me connaissent dans la
forêt et qui se promènent sur mes genoux et nous nous
comprenons sans parler. J'ai des amis dans la forêt.
Tiens ! je n’ai qu'à me montrer du côté de la grande sapi-
nière avec des noisettes dans les deux mains, et j’ai des
écureuils jusque sur les épaules. Mais, ton ami As, je le
méprise trop pour le fréquenter. Un soir que nous nous
sommes rencontrés dans la cour de M"° Boche tous les
deux, il a voulu me saluer, sous prétexte, bien sûr, qu’il
nous avait vus ensemble ; je te lui ai envoyé une grosse
pierre qui a bien failli fui casser la patte.
— Qu'est-ce que tu crois avec le pendu? interrogea
Balaoo, ennuyé.
— Je crois que tu l’as pendu comme tu as pendu
Camus et Lombard, après leur avoir fait leur affaire. Ose
dire que ce n’est pas toi ; j'étais là quand on les a dé-
pendus. J’ai bien reconnu la place de ton long pouce.
Un pouce comme ça, on appelle ça chez nous un pouce
d’assassin. Moi, ça m'est égal, je t'aime comme ça.
Aussi je n'ai rien dit à personne, quand on a accusé mes
frères, et même quand ils ont été condamnés. Leurs trois
têtes, tu vois, c’est rien à côté d’un sourire de toi, Balaoo…
mais tu ne me souris plus jamais et tu te moques de moi
toujours. Ta robe de l’Impératrice, je ne l’ai mise que pour
que tu me trouves belle. Mais tu t’es moqué de moi,
comme tout le monde...
& Et pourtant, tu ne sauras jamais ce que j’ai fait pour
toi ! au moment de la mort de Blondel...
12
206 BALAOO
— Tu vas te taire, saloperie ! râla Balaoo.
— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! sanglota Zoé !... comme
il me parle !.…
— Pourquoi me parles-tu de ça? Je ne m'en parle ja-
mais à moi-même, c’est pas pour que tu m'en parles, bien
sûr! Lombard, Camus s'étaient moqués de moi. J'ai joué
avec leur gorge et ils sont morts. Je ne regrette rien. Mais
Blondel ne m'avait rien fait... Ce-soir-là je me suis trompé!
— Et Patrice, alors, t’avait-il fait quelque chose ?.…
Balaoo commença, au fond de sa caverne d’anthropopi-
thèque, l’orage. Toute sa poitrine gronda d’un lointain
tonnerre...
— Ne me parle jamais ‘de celui-là !.… glissa-t-il hors de
sa terrible mâchoire.
— Ni de celui-là ni d’elle !... Je sais! Je sais !.…
Zoé renifla, se moucha (toujours dans la robe de l’Im-
pératrice) et dit, dans son désespoir humide :
— Tu nous racontes que tu ne te plais qu'avec nous
dans la forêt, tu mens! Tu ne penses qu’àelle.. et, si tu es
là, c'est que tu n'oses pas rentrer à ta maison du village,
à cause qu'elle te reprocherait ton pendu, car elle croit
que c’est ton premier crime, Balaoo !... Si elle savait !.…
si elle savait !... Te te l’ai vu traîner, celui-là, parles pattes,
de la porte du jardin à la forêt. Ah ! t’as fait là une belle
besogne et ils seront contents de toi, à ta maison du vil-
lage. Non, ne me raconte pas d’histoires. Ne me dis pas
que tu aimes mesfrères, et ce n’est pas la peine de me trai-
ter de saloperie comme Siméon. Tu ne rentres pas parce
que tu n’oses pas, voilà tout !.… |
_— C'est vrail fit Balaoo, c'est vrai ; mais pour les
pendus, je ne regrette que Blondel, ce qui prouve bien
que je ne suis pas un méchant garçon !.…
BALAOO 207
— Qui est-ce qui te dit que tu es un méchant garçon?
Ils ne se dirent plus rien, maïs le docteur Honorat avait
tout entendu !
Son fil à la patte, les cheveux dressés d'horreur sur la
tête, il avait assisté à cette singulière conversation en se
demandant s’il rêvait. Mais, hélas! depuis qu’on lui avait
coupé ses chères petites phalanges, il avait perdu le
droit de douter de la réalité de sa formidable aventure.
Celle-ci se compliquait d’une révélation inouïe de crimes
et de complicité de crimes incroyables pour quelqu'un
qui avait vu passer de loin en loin, dans la rue du village,
la figure falote et inoffensive de M. Noël, le domestique-
_ jardinier de ce vieil original de Coriolis.
Sans compter qu’il n'avait pu comprendre la plus
grande partie de la conversation (justement la partie qui
l'intriguait plus que tout le reste) : qu'est-ce qu'ils vou-
laient dire avec les reproches qu’ils s’adressaient chacun
à propos de leur race et de leurs fréquentations de bêtes
de la forêt? Maintenant, M. Noël lui faisait peur comme
un monstre et lui apparaissait, avec l’ombre de ses forces
rudes et surhumaines découpés par la lune qui était venue
se pendre, tel un globe de lampe, au beau milieu de la
clairière du Moabit, comme une bête de l’Apocalypse.
Et il eut la force de reculer sa peur accroupie, de cin-
quante centimètres au moins, ce qui était louable, vu
que sa peur n'avait jamais pesé si lourd.
Mais rien ne recule dans la forêt, sans que Balaoo ne
l’entende, même quand il n’écoute pas.
— On a bougé ! constata-t-1l.
— C'est le docteur ! enseigna Zoé.
— Qu'est-ce qu’ils veulent en faire? demanda Balaoo,
pour dire quelque chose.
208 BALAOO
— Jls veulent le tuer parce qu'il a mal parlé aux juges...
C’est pas encore ça qui avancera leurs affaires. On n'est
jamais tranquille avec eux. Moi, je commence à en avoir
assez | c’est assez de crimes comme ça !
— Oui! oui! souffle Balaoo, exténué de ses derniers
travaux de pendaison ; assez de crimes comme ça !.….
Où vas-tu, Zoé ?…
— Je rentre dans la carrière. Voilà deux nuits que je
n’ai pas dormi... Bonsoir, Balaoo !.…
Et Zoé, malgré la pleine lune qui l’éclairait, dis-
parut soudain aux yeux du docteur, comme si la terre
l'avait engloutie.
Au milieu de cet épouvantable cauchemar, le docteur
Honorat entendait sonner et résonner à son oreille cette
phrase : « Assez de crimes comme ça ! » Zoé l'avait dite
et était partie, mais M. Noël l'avait répétée et était resté.
Qu'est-ce que ça pouvait bien être que ce particulier-là
qui se promenait si aisément sur les cimes de la forêt,
les mains dans les poches. Il fallait que les Trois Frères
eussent bien confiance en Îui pour ne lui cacher aucun de
leurs secrets |
Sur ces entrefaites, il entendit M. Noël qui disait tout
haut : |
— Zoé? Zoé? Eh bien! et le docteur? Tu le laisses
tout seul?
La voix de Zoé monta tout près de lui, d’un petit buis-
son qui n’eût pu cacher un couple de lézards. Zoé devait
être sous la terre.
— Laisse donc ! on lui a fait un nœud de braconnier.…
Bonsoir, Balaoo !.…
Et, à partir de ce moment, un silence énorme recom-
meuça sous la lune.
BALAOO 209
Dix minutes, l’anthropopithèque fut plus immobile
qu'une statue. Il regardait le docteur qui faisait semblant
de dormir. Persuadé que le prisonnier dormait, il remua
enfin avec des gestes prudents qui ne déplaçaient pas d'air;
calé sur son séant, il enleva ses chaussettes, son chapeau,
son pardessus, son veston, son faux-col et sa cravate, sa
chemise, son pantalon. Alors, comme au temps de la
forêt de Bandang, il fut tout nu sous la lune. Le docteur
regardait les pieds de M. Noël. Un singe ! M. Noël était
- un Singe ! Et ce singe parlant !
Pour ne point crier, il faillit avaler sa langue. Ah ! il
n’y avait pas à douter, à cause des mains de pieds !.. les
mains de pieds avec lesquelles il se suspendaït à la branche
la plus proche et faisait balançoire, avec délices, la tête
en bas, comme aux temps de 1a forêt de Bandang. Et puis,
il lâchait tout et se trouvait suspendu avec ses mains de
bras ; et balancez par ci, et balancez par là... et il se rat-
+trapait au vol avec les mains de pieds et ainsi, à travers
la clairière, il volait d'arbre en arbre, roi des trapèzes de
la forêt, sous la lune silencieuse.
12.
CHAPITRE VIII
L'ATTAQUE
. Tout à coup, un bond le jeta, assis devant le docteur
qui faisait semblant de dormir et qui était si bien adossé
à son arbre qu'il paraissait ne plus vouloir faire qu’un
avec le tronc. Balaoo, un coude à la cuisse gauche et la
joue dans la main droite d’en haut, dans la position d’un
de la Race qui pense, contemplait le prisonnier. A quoi
pense Balaoo? Pourquoi ces soupirs? Ce tremblement ?
Ce remuement des lèvres ?.. Quelle est la phrase d'homme
qui glisse de cette bouche animale? « Assez de crimes
comme cela ! » Balaoo, malin, imagine que, s’il sauvait
un de la Race, Madeleine lui pardonnerait peut-être
d’avoir traîné par les pattes de derrière le noble étranger
en visite jusqu'à l’arbre où il l’a pendu? Et, ma foi, voilà
Balaoo qui défait le nœud de braconniet et qui, oubliant
tout à fait sa tenue d’anthropopithèque, tape sur l'épaule
du docteur Honorat.
— Hop ! lui dit-il poliment.
Se lever ! Le quadrumane lui ordonne de se lever | Le
quadrumane le délivre! Dans son cerveau stupide et
apte aux déductions hâtives et sentimentales, le docteur,
à cause de ce geste généreux, met déjà les bêtes bien au-
dessus des hommes. $Se lever, il ne demande que ça.
Hélas ! il ne peut selever, parce que ce singe, avec sa façon
BALAOO 21I
de s'exprimer humaine, lui a donné un coupsur la cervelle
plus puissant qu'avec un épieu. Balaoo le soulève, Balaoo
lui fait boire un coup de la liqueur de feu, reste du festin,
au fond d’une gourde., Le bon Honorat soupire, s'appuie
au bras du bon quadrumane.. fait quelques pas, se sent
plus rassuré et songe tout à coup qu’il va, peut-être, s’il
veut reprendre des forces, ne plus mourir !.….
Ces dernières forces, il les rassemble... Et, accroché au
quadrumane qui le précède, si droit, si droit pendant que
lui, homme, est quasi à quatre pattes sous la futaie, il
entre sous les branches. Quelquefois le quadrumane le
prend dans ses bras et l'emporte dans les arbres. Le docteur
se laisse faire comme un bébé dans les bras de sa nourrice.
Ab ! le bon quadrumane ! Enfin, voici un sentier... Ba-
1200 l'y dépose... Oui, oui, le docteur se rappelle des his-
toires d'homme des bois qui sont racontés dans les livres
des voyageurs... Après tout, du moment que cet original
de Coriolis avait chez lui un homme des bois, son aven-
ture n’est peut-être pas aussi extraordinaire qu’elle en a
l'air. Ilest vrai que celui-là parle !.… Eh bien! pourquoi ne
lui aurait-on pas appris à parler? I1y en a de ces savants
qui disent que ce n’est pas impossible !.. Enfin, le princi-
pal, c’est que lui, le bon docteur Honorat, sorte le plus
tôt possible de sa fâcheuse position.
Balaoo, sur lesentier, lui a indiqué la direction à suivre,
et l’anthropopithèque s’en retourne, solennel, sans seu-
lement attendre qu'on lui dise merci !... Délivré ! le doc-
teur se met à courir comme un fou ! comme un fou!
comme un fou qu'il est certainement en train de devenir.
Depuis combien de temps court-ilr… I1 ne doit plus
être bien loin de la grande route, maintenant ! Il est sauvé!
Soudain il s'arrête net. On lui a frappé sur l’épaule. J1
212 BALAOO
reconnaît le coup de main du quadrumane. Il se retourne,
très ennuyé ; Balaoo est, en effet, derrière lui :
— ‘Tu ne m'avais pas dit, fait Balaoo qui est certai-
nement aussi essoufflé que le docteur, que tu es d’un autre
âge ! |
(Silence consterné du docteur.)
BALAOO. — Du moment que tu es d’un autre âge, il
faut revenir |!
(Silence désespéré du docteur.)
BALAOO. — Tant que tu seras d’un autre âge, on ne
peut pas faire de mal à mes amis. Reviens donc vite.
(Silence comateux du docteur.)
Qui ne dit mot consent. Balaoo remporte sous son bras
le docteur Honorat qui, un quart d’heure plus tard, se
retrouvait au pied de son arbre, le nœud de braconnier
à la patte et toute la tribu des Vautrin autour de lui,
essayant de lui faire comprendre que Balaoo ne l'aurait
jamais lâché s’H avait pu se douter, un instant de la |
valeur réelle d’un otage... |
Mais le docteur Honorat ne devait plus jamais rien
comprendre. Il s'était endormi du sommeil paisible de
l'enfance. Le docteur Honorat était fou !.….
Phoh !… Phoh!.. Hack! Hack!…. Voilà l’ami
Dhole aux yeux jaunes, la queue entre les jambes, claquant
ses dents de loup... Hubert s’est jeté sur son fusil mais
Balaoo en a rabattu le canon.
— Qu'est-ce qu’il y a, Dhole? Tu ne pourrais pas faire
taire tes dents?
— Est-ce qu’on peut venir par ici? demanda Dhole à
Balaoo en trois mots loups. La Race arrive |! Est-ce qu'il
y a de la place pour mère Dhole et les petits ! On ne sait
plus où se mettre dans la forêt !
BALAOO 213
Balaoo, qui connaît par cœur toutes les langues de la
forêt, a compris tout cela qui tient dans trois mots loups.
Il y a, sur les branches, un peu plus loin que la queue de
Dhole, à ras de mousse, une grande paire d’yeux jaunes,
larges comme des lunettes de mère-grand et, tout à côté,
six petites étoiles perçantes, et, autour de cela, un grand
bruit de dents qui claquent. C’est la famille Dhole qui a
peur, derrière son chef.
— Nous sommes allés au Grand Hêtre de Pierrefeu, ex-
plique Dhole. Mais l'abri n’est pas sûr. Ceux de la Race
qui accourent de tous les points de la forêt ne doivent pas
en être bien loin. J'ai parlé à général Captain qui m'a dit
que tu étais avec les Trois Frères à la clairière de Moabit ;
alors j'ai pensé que tu voudrais bien parler pour nous aux
Trois Frères. Jamais, les autres de la Race ne viendront
jusque-là. On est bien tranquille ici, Balaoo, s’il te
plaît !
Tout cela toujours en trois, ou quatre, ou cinq mots
loups au maximum, et dans lesquels ceux de la Race qui
ne savent que lire des livres, n’auraient entendu que des
« Hack ! hack! » où ils n’auraient rien compris du tout,
naturellement.
Balaoo parlait aux Trois Frères, et il y eut une discus-
sion sérieuse sur la conduite à tenir. Dhole était le pre-
mier éclaireur annonçant l'attaque de l’ennemi. On lui
en tint compte en lui permettant de caser sa famille dans
un petit coin de Moabit, avec défense cependant de
mordre les mollets nus de Zoé. Dhole n'avait pas fini
de s'installer que l’ami As montrait le bout inquiet de
son museau. Balaoo apprit de lui que les bêtes tremblaient
de peur au fond de leurs trous et que certaines n’osaient
même plus y rester, du moins celles qui, comme As,
214 BALAOO
‘avaient vu les hommes enfumer les trous. Jamais on
n'avait aperçu tant d'hommes à la chasse, surtout la nuit.
Personne ne savait ce que ça voulait dire ; mais c'était
bien inquiétant, ils avaient beau se cacher, ils avaient
compter sans la lune, et on les voyait se glisser comme
des serpents dans les herbes. Et puis, on les sentait de
loin, car le vent arrivait en plein de Saint-Martin-des-
Bois.
Tout ça, c’étaient d’utiles renseignements à donner aux
Trois-Frères : Balaoo les leur transmit. As eut le droit,
lui aussi, de s'asseoir en rond dans un coin de Moabit :
mais ii choisit le coin opposé à celui de la famille Dhole
avec laquelle il était en mauvaise intelligence. Às n'avait
pas de famille. Depuis qu’il était au monde, il faisait le
garçon.
Au milieu de Moabit, Élie, Siméon, Hubert, Zoé,
Balaoo palabraient. Ils étaient tous d'accord pour trou-
ver que ceux de la Race qui se servaient de la parole pour
mentir et transgresser des serments étaient plus mépri-
sables que la vache de la prairie qui ne savait que se
laisser traire par des mains mercenaires.
À ce moment, une famille de chevreuils à trois pointes,
le père, la chevrette et leur petit broquart vinrent du
côté opposé à Saint-Martin. Ils s’arrêtèrent au bord de la
clairière sur leurs pattes frémissantes, ne sachant plus où
aller, montrant déjà l’écusson blanc sous la queue, tour-
nant casaque à cause des hommes. Maïs, de quel côté fuir ?
Des hommes, il y en avait partout ! Balaoo les siffla et
ils grelottèrent de terreur pendant qu'il allait à eux avec
de douces paroles. Il aurait voulu les interroger, eux aussi,
mais il n’en eut pas le temps. Il y eut un grand bruit
lointain qui s’approchait. Toute la forêt paraissait froissée
ES mm
BALAOO 215
par mille ailes et mille pattes, et les branches par terre
craquèrent comme du bois sec qui brûle. Et, d’un coup,
Moabit s’emplit de la troupe innombrable des bêtes épou-
vantées. Elles se précipitaient comme aveuglées dans la
forêt et tournaient, tournaient comme des animaux qu'on
fouette dans un cirque. Les lapins arrivaient par ba-
taillons. On marchait dessus. Et toutes les branches des
arbres étaient pleines d'oiseaux. Un vieux cerf leva vers
la lune sa ramure désespérée. Une famille de sangliers
avec ses marcassins avait tellement peur, qu'oubliant
toute précaution, elle se laissa choir dans un trou sans
fond de la vieille carrière. C’est en vain que Balaoo essayait
de calmer tout ce monde, en affirmant que ceux de la Race
n’oseraient jamais s’aventurer au-dessus des carrières de
Moabit. Ce n’était dans tout le cirque que pleurs et gémis-
sements, à cause aussi de la présence des Trois Frères
dont on se serait bien passé. Il est vrai que les Trois
Frères ne tuaient jamais les bêtes devant Balaoo, et toute
la forêt savait cela.
Hubert fit taire Balaoo qui recommençait à vouloir
donner de ia confiance aux foules, et lui dit à l’oreille :
— On voit bien que tu n’as jamais fait ton service mi-
litaire. Ils iront jusqu'où on leur dit d’ailer. C’est ça la
consigne. Et tu verras qu'ils viendront jusqu'ici.
— Tant pis pour eux! fit simplement l’anthropopi-
thèque.
Sur quoi il demanda à ce qu'on lui fît place sur un
arbre, et il grimpa jusqu’à la cime. 11 en redescendit
presque aussitôt.
— Jes voilà, dit-il, attention !
_ Et, comme il avait remis son pantalon, il l’ôta, pour
être plus à son aise. .
CHAPITRE IX
BALAOO SE DÉFEND
Voilà deux nuits que Coriolis n’a point quitté sa tour.
Il avait fait construire là-haut une sorte de belvédère
où il aimait à aller se recueillir, ne se trouvant pas, sur
sa terre, malgré les murs qui la défendaient, assez loin
des hommes qu’il méprisait.
Là, Coriolis vient de passer deux nuits et un jour atroces.
On ne saura jamais ce qu’il a souffert, bien qu’il ne fût
point porté à s’exagérer l’importance de la disparition
d’un Herment de Meyrentin de la surface du globe.
Quand on est le cousin germain d’un Monsieur qui a
écrit sur le Darwinisme et sur les théories transformistes
toutes les bêtises dont ce bibliothécaire prétentieux,
pendant vingt ans, a rempli les Revues savantes, on ne
doit pas s’attendre à être pleuré par un vieil original qui,
lui, a étudié la nature de près, sous toutes les latitudes et
qui l’a embrassée d’un coup d’œil, la jugeant une et
indivisible et s’apprêtant, avec, son anthropopithèque
à le prouver. |
Au fond, qu'’était-il venu faire chez lui, ce Meyrentin
de juge? I1 lui avait peut-être été envoyé par le cousin de
l’Institut qui aurait eu vent de l’anthropopithèque !.…
Évidemment, cet anthropopithèque allait gêner bien
du monde ; mais tant pis! tant pis pour les imbéciles
|
BALAOO 217
qui ne croient pas au transformisme... A-t-on jamais en-
tendu une stupidité pareille? Croire que les espèces ne se
sont jamais transformées sur la terre? Mais ia terre, elle,
ést-ce qu’elle se transforme, oui ou non? Depuis l’époque
du feu jusqu’à celle des croûtes de l’Institut ! Alors, sur
la terre qui se transforme, sur le monde qui mue, on aurait
tranquillement déposé des espèces qui, elles, ne changent
pas ! ne s’améliorent pas, ne pourrissent pas, avec les
mondes !.. Ah ! les colères de Coriolis dans son mirador !.…
Heureusement qu’il était là, lui! Parfaitement. et cette
prodigieuse chaîne de la vie, orgueilleusement rompue
par l’homme qui ne veut rien savoir de ses frères, les ani-
maux... 11 allait la souder pour toujours à la patte de ce
révoité !… Avec son anthropopithèque il allait dire à
l’homme: animal toi-même !.… puisqu'il avait fait de l’an-
thropopithèque, un homme !
Mais, hélas ! quelle catastrophe 1...
C'est au moment où il se proposait, après tant d’années
de travail et de patience, de faire connaître son chef-
d'œuvre et de le faire entrer, de plein droit, dans la grande
famille humaine, que Le produit humain de son génie et
de ses veilles se conduisait comme une vieille bête sau-
vage de la forêt de Bandang !
Car (il ne pouvait plus se le dissimuler), le geste de
meurtre de son petit Balaoo avait été aussi inconscient
que le craquement de la mâchoire des fauves sur la proie,
dans la jungle !
Quelle catastrophe ! Quelle catastrophe !.…
Ah ! oui, Coriolis souffrait bien, car il aimait Balaoo
comme un père aime son enfant.
Dureste,tous ceuxquiconnaissaient Balaoone pouvaient
que l’aimer, tant ilétait gentil, simple, charmant et naéurel.
13
218 | BALAOO
Il est certain que, si Balaoo en avait laissé le temps à
M. Herment de Meyrentin, celui-ci eût été séduit comme
les autres ; mais il ne lui en avait pas laissé le temps.
On comprendra — ceci dit — pourquoi, tout au haut
de sa tour, Coriolis pleuraiït, et pourquoi Madeleine qui,
dans la salle à manger, sous la lampe, tâchait à coudre
sans y arriver, pleurait dans la petite bannette d’osier où
elle rangeait son fil; et pourquoi la vieille Gertrude,
dans sa cuisine, arrosait de ses larmes le cuir à nettoyer
les couteaux.
Gertrude ignorait le malheur survenu à un noble étran-
ger en visite chez son cher Noël; mais, comme on n’avait
pas vu Balaoo depuis cinq jours, elle n’était point loin de
croire qu’il avait fait un sale coup.
Depuis trois jours surtout, on n'’osait plus parler au
maître qui s'était enfermé dans sa tour, et Madeleine es-
suyait ses yeux humides dans tous les coins. Enfin, chose
extraordinaire, depuis trois jours on avait défendu à Ger-
trude de sortir dans le village sous quelque prétexte que
ce fût. Bien mieux, toutes les portes de la maison avaient
été fermées, quasi barricadées. C’est sur ces entrefaites
qu'une nuit on avait entendu des coups de fusils dans le
village et qu’une grande lueur avait monté derrière la
place de la Mairie. Tant de mystère faisait trembler. Pour
Balaoo, Gertrude avait redouté le pire. Son angoisse
n’avait pas connu de bornes lorsqu'une après-midi, étant
montée dans la chambre de Mademoiselle, elle avait
aperçu les routes noires de monde et, dans les champs, se
dirigeant vers la forêt, des soldats. On lui avait répondu
que c’étaient «les manœuvres ».
Mais tout ceci était loin d’être clair.
Un fait certain était que Balaoo ne revenait point.
|
|
|
BALAOO 219
” Gertrude avait eu plus d’une fois l’occasion de contem-
pler les mains de pieds de Balaoo et elle était au courant
du grand mystère. Aussi elle aimait Balaoo, non point
comme un être humain, mais comme une chère petite bête
à soi, c’est-à-dire avec un amour de vieille femme in-
commensurable.
Par la porte entr'ouverte, les deux femmes eussent pu
se communiquer leur mutuel chagrin et, cependant, elles.
hésitaient à le faire, surtout qu’elles ne pouvaient que
l’'approfondir.
Enfin, Gertrude n’y tint plus :
— Où peut-il être, maintenant? Quand je pense,
gémit-elle, que, samedi dernier, il était encore 1à, assis
sur cette chaise, à m’éplucher mes poireaux, en me racon-
tant ses histoires de la forêt de Bandang, il y a de quoi
en mourir de chagrin. Pour sûr, il lui est arrivé un
malheur !
Elle ne comprenait pas que Madeleine ne sortît point.
pour l'appeler comme elle faisait quand il tardait trop.
— Il fera ce qu’il voudra ! soupirait Madeleine. S'il
est si longtemps dehors, c’est qu’il ne nous aime plus.
Papa a raison : il est assez grand maintenant pour un
homme. Il doit savoir ce qu’il lui reste à faire. Si la société
de la forêt lui plaît davantage que la nôtre, tant pis pour
lui; ça ne sera jamais qu’un Balaoo de la forêt, et il faut
renoncer, à son âge, à en faire quelqu'un de convenable
homme.
— Mademoiselle se console bien facilement, repartait.
Gertrude, et je ne trouve pas ça naturel. On me cache
quelque chose ici. On n’a plus confiance en moi. Si je gêne,
il faut le dire.
— Tu parles comme une toquée de vieille bonne-
220 BALAOO
femme. On ne te cache rien. Balaoo ne nous aime plus et
je ne vois pas pourquoijene m'en consolerais pas: çan'’est
qu'un singe, après tout.
— Vous me crevez le cœur avec des mots pareils !
(Gertrude avait un cœur sensible, et elle avait failli jadis
mourir de chagrin à la mort d’un petit bossu de chat
qu'elle avait, par mégarde, enfermé dans un tiroir).
Vous n'avez pas toujours dit ça ! Vous disiez : ce garçon
a une intelligence extraordinaire... Il comprend tout ce
qu'on lui dit et il devine le reste. Il en remontrerait au
maire et au curé. Avez-vous dit ça, oui ou non?
— Le mauvais instinct reprend toujours le dessus
chez les enfants qui ont eu de mauvais parents, répliquait
Madeleine en montrant son petit nez rouge, tout inondé
de ses larmes et de son sincère désespoir.
— Ji ne les a pas connus assez longtemps pour prendre
de mauvaises manières, repartait Gertrude qui défendait
Balaoo pied à pied.
— Oh ! il avait cinq ou six ans quand il les a quittés,
c'est beaucoup pour un petit de grand singe, ma vieille
Gertrude, tu ne sais pas cela.
— Je sais qu’il ne savait pas encore parler, bien sûr,
il a tout appris chez vous, et toutes les manières qu’il a,
c’est les vôtres, toutes crachées ! Il marche comme Mon-
sieur, le dos un peu voûté et les pieds en dehors. Et, quand
il rit, il vous imite si bien, mademoiselle, que, si on ne le
voyait pas, on croirait que c’est vous |!
— Merci, Gertrude. |
— Je ne vous dis pas ça pour vous froisser : il y a un
temps où je vous aurais fait plaisir. Mais vous n'aimez
plus Balaoo ; je ne sais pas ce qui s’est passé |
À ce moment la vieille Gertrude s'arrêta de repasser
me te RSS, SR.
BALAOO 221
ses couteaux et courut dans la salle à manger, car Made-
leine avait une vraie crise. Elle sanglotait, les coudes à la
table, sa jolie petite tête blonde dans les mains, et l’on
voyait ses épaules sauter sous le spasme.
— Mademoiselle !... Mademoiselle !.. Mais qu'est-ce
qu'il y a? Seigneur Jésus !.. C'’est-y moi qui vous ai fait de
la peine? Mais dites-moi quelque chose? Vous me
faites peur !.…
— Laisse-moi, Gertrude, laisse-moi !
— Plus souvent que je vous laisserai dans un état pareil,
je vais appeler Monsieur |
— Non! Non! Érute ne l’appelle pas !... 14... c’est
fini... c’est fini !.….
— Pour sûr, il y a un malheur d’arrivé !
— Tais-toi avec tes malheurs. Quel malheur veux-tu
qui soit arrivé». Il n’y a pas de malheur du tout!
Entends-tu, vieille bête !
— Je vous demande bien pardon, mademoiselle, fit
Gertrude blessée dans son orgueil, et elle retourna à sa
cuisine.
Elles restèrent 1à sans plus se dire un mot. La nuit
s'avançait.
Gertrude alluma sa lanterne et se prépara à regagner
sa soupente ; elle adressa un bonsoir attendri à Made-
leine qui leva la tête et lui demanda de ne point la quitter
de toute la nuit.
— Tu m'as fait peur avec tes malheurs, Gertrude !.…
Viens coucher dans ma chambre. On jettera un matelas
par terre.
— Mais qu'est-ce qui se passe? Seigneur Jésus !.… Je
ne vous ai jamais vu Comme ça, mademoiselle !.. Vous
n'allez pas dire bonsoir à votre père?
222 BALAOO
— Non, il ne veut pas qu'on le dérange... Il tra-
vaïille.
— Il ne travaille pas plus que nous ; il attend que
Balaoo revienne, mademoiselle. C’est pas à la vieille Ger-
trude qu’on en ferait accroire.
Elles couchèrent toutes deux dans la même chambre:
mais Gertrude, sur le plancher, pas plus que Madeleine
dans son lit, ne purent dormir. Et ïl était bien dans les
deux heures du matin quand, d’un même mouvement,
elles se dressèrent toutes deux sur leur séant, l’oreille
aux écoutes.
— Vous avez entendu, mademoiselle ? :
— Oui, oui, Gertrude... on dirait que c’est lui, n'est-ce
pas?
— Ça vient du côté de Ia forêt.
— On dirait que la forêt soupire..
— C'est mauvais signe, dit Madeleine, la voix
tout angoissée.. ces soupirs-là m'ont toujours fait
peur.
Elles se turent.… et puis, comme les soupirs de ia forêt
reprenaient, elles se levèrent, passèrent hâtivement un
vêtement et entr'ouvrirent la fenêtre.
Et tout de suite elles murmurèrent : «C’est luil.… c’est
lui !» Au loin, sous la lune, elles apercevaient la lisière
des bois, et c’est de cet horizon ‘proche, mystérieux et
troublant qu’un étrange souffle grondant accourait vers
elles.
Le grondement augmentait et devenait roulement
comme le bruit commençant de la foudre qui s’essaie
avant l'orage. Comme un immense nuage noir lourd de
tempête, la forêt était posée sur la terre, sur les champs
qui déjà tressaillaient sous la voix encore lointaine du
BALAOO,
ENTRE LES YEUX ! (page 316).
A TIRÉ
IL
BALAOO 223
tonnerre. Et, soudain, le tonnerre éclata (1) et si furieu-
sement que Madeleine, défaillante, gémit : |
— Mon Dieu ! qu'est-ce qu’on lui fait? Balaoo n’a ja-
mais tonné s1 fort ! >
Et comme, dans le même moment, des coups de feu se
firent entendre sous bois avec des clameurs, les deux
femmes se jetèrent dans les bras l’une de l’autre, épou-
vantées, balbutiant : « Balaoo ! Balaoo ! » Une nou-
velle décharge lointaine les galvanisa, les jeta hors la
chambre comme des folles, traversant toute la maison et
courant à la tour dont elles escaladèrent l'escalier bran-
lant en appelant le docteur. On tuait Balaoo ! Les hommes
tuaient Balaoo !
Elles firent irruption dans le belvédère, au milieu du-
quel le vieil original s’agitait comme fauve dans une
cage, se précipitant d’une vitte à l’autre, les poings cris-
pés, la bouche ardente. Coriolis, étouffant, avait arraché
sa cravate, son faux-col, sa chemise, et, de temps à
autre, quand les coups de feu retentissaient à nouveau
au cœur des bois sombres, ses ongles allaient ensan-
glanter sa poitrine nue. Il râlait, les yeux hors des
orbites.
— Jls vont me le tuer! Iis vont me le tuer! Ah! les
bandits !.…. les assassins !.…. les ommes !.…
Sa rage souveraine ne trouvait point d'expression plus
forte, et, du reste, n’en cherchait pas. Elle s’y tint : «les
hommes, les hommes ».
Était-ce possible, cela, qu'ils allaient détruire son
(x) De l'avis de tous les voyageurs qui ont entendu l’orang-outang
dans la forêt vierge, on ne peut comparer sa voix de tonnerre qu’à
l’éclat de la foudre et au grondement du tonnerre. Un orang-outang
furieux fait entendre à plusieurs kilomètres à la ronde un bruit d'orage,
auquel plus d’un chasseur inexpérimenté s’est trompé tout d’abord.
224 BALAOO
œuvre ! Lui tuer son enfant! On avait découvert
Balaoo | | |
Jamais quadrumane supérieur, attaqué par la bande de
chasseurs de la brousse, n’avait fait résonner les profon-
deurs équatoriales d’une colère plus gigantesque, au milieu
des coups de feu |
Coriolis s’arrachait les cheveux à poignée. Il ne prit
point garde à l'entrée des femmes. Penché au-dessus de
la tour, il criait maintenant dans la nuit : « Hardi !.…
Hardi!… Hardi !.…. Balaoo !… Défends-toi l… Les
lâches !.… Les lâches qui se mettent mille contre un! mille
contre un ! avec des fusils !.. Hardi !.. Tue! Tue !... »
Madeleine, voyant son égarement, essaya de le faire
taire, mais ce fut en vain. Il la repoussait avec la dernière
brutalité. IImontrait le poing au ciel, à la terre. Il maudis-
sait l’univers.
Un pareil ouvrage ! On lui assassinait un pareil ouvrage!
L'ouvrage d’un Dieu ! Car il avait été aussi fort que Dieu,
ce vieil original avec son anthropopithèque ! Il avait
créé l’homme | et plus vite que lui! Là où l’autre avait
mis peut-être cinq cent mille ans, il avait mis dix ans, lui,
le vieil original, dix ans avec deux coups de bistouri sous
la langue... Et tout cela pour aboutir à quoi? À ce qu’on
osât lui anéantir son chef-d'œuvre au coin d’un bois !.…
Misère !.… Et il pleura.…
I1 pleura, car on n’entendait plus rien. Taffaire
devait être terminée... Il ne devait plus rien rester de
Balaoo.
Madeleine avait pris la tête de son père sur ses ge-
noux et le caressait et le consolait comme un vieil en
fant.
Ii ne lui répondait pas.
BALAOO 225
Il ne l’entendaït certainement pas. De temps en temps,
il reprenait : « C’est fini! c'est fini! On ne reverra
plus Balaoo, on ne le reverra plus !.… »
Gertrude aussi pleurait. À travers les divagations du
maître, elle avait compris que son Balaoo avait fait
quelque chose d’horrible.
Le jour les surprit tous trois dans le belvédère : ils
étaient encore là à l’heure où la nature semble s’arracher
des brouïllards de l’aube, où les teintes grises opaques en-
veloppent les basses futaies, tandis que tout là-bas, dans
l'horizon plus clair, on voit pointiller la cime chaude des
grands arbres.
Et ils assistèrent, le cœur terrifié, au réveil de la na-
ture. C’est le moment où la terre fume, où la brise tombe,
oùles fauveshument l’haleine de la terre qui les fait forts.
Ah!comme Balaoo l’avait aimée, cette heure-là!.. Et que
de fois Coriolis l'avait surpris, le nez dans les herbes
fraîches, reniflant l’odeur âcre du matin | Que de fois ïl
avait dû le ramener presque de force, à l’étude où l’atten-
dait sa dictée! Pauvre Balaoo, qui avait tant aimé l’école
buissonnière !... Comment se faire à l’idée qu’il ne devait
plus être qu’un cadavre en pièces que ces brutes d'hommes
qui se mettent mille contre un allaient ramener sur deux
branches d’arbres, ne soupçonnait point quel miraculeux
gibier ils avaient tué là !
Mais la pensée de Coriolis se transforma tout à coup à
une réflexion de Madeleine.
— S'ils l'ont tué, disait-elle, on le saura bien. On re-
connaîtra M. Noël!
Certainement ! Certainement ! il se trouverait bien des
gens pour le reconnaître, et on allait bientôt venir lui
demander à lui, Coriolis, des explications.
13.
226 BALAOO
Eh bien ! il en donnerait !.. qu’à cela ne tienne ! Il en
donnerait ! Il en appellerait au témoignage de ceux qui
avaient parlé à M. Noël, à Mme Boche, à Mme Mure, aux
petits commerçants de la rue Neuve, et même à ces sacri-
pants de frères Vautrin, dans leur prison, car le docteur
Coriolis ignorait tout de leur évasion. Et l’on saurait ce
qu’on avait tué !... ce qu'on avait à jamais fait taire ! Za
parole humaine dans la gorge d'un singe !
Comme il en était à cette période nouvelle de son déses-
poir, il vit des groupes qui sortaient de la forêt et qui mar-
chaïient lentement devant quelque chose qu’il ne pou-
vait encore distinguer, mais qui ressemblait à un far-
deau jeté sur des branchesd’arbres, et il ne douta plus que
ce fût la dépouille mortelle de Balaoo que l’on rapportait
au village. Bientôt, ilreconnut, en tête, le Maire et le Pré-
fet qu'il avait vus de loin, la veille, et dont la bizarre atti-
tude lui avait déjà causé tant d'inquiétude. Tous deux
semblaient parler avec une grande agitation et faisaient
les gestes d’une désolation immense. Des soldats, des pay-
sans, suivaient avec les mêmes gesticulations. Et tout ce
monde accompagnait l'espèce de litière funèbre sur la-
quelle on avait rejeté un grand manteau militaire. Au
fur et à mesure que le cortège avançait, on voyait mieux
les détails. Quand la litière passa au pied de la tour,
Madeleine et Gertrude éclatèrent en sanglots, cependant
que Coriolis, pâle comme un mort se penchait à tomber,
pour mieux voir. Mais il ne vit rien d'autre que le manteau
sous lequel se dessinait une forme humaine qui devait être
la forme de Balaoo !.…
Ce cortège passé, il en arriva tout de suite un autre, et
c'était encore des tas de gens et des militaires autour
d’une civière recouverte d’un manteau avec, dessous, une
BALAOO 227
autre forme humaine. Et puis, il y en eut une autre.
et une autre encore. ça faisait quatre cortèges fu-
nèbres..
— Oh! Oh ! murmura Coriolis, qui n’avait plus la force
de se soutenir et qui put croire que sa raison allait le
quitter pour toujours... Oh! Oh! Baaloo s’est défen-
du !.…
Mais ce n’était pas fini... Peu à peu, la forêt rendait tous
les soldats qu’elle avait pris la veille... mais dans quel
état ! Après les morts, les blessés : il y en avait au moins
une vingtaine qui arrivaient à la queue leu leu, soutenus
par des camarades, les bras en écharpe, des linges sur
le front... Sacré Balaoo, va !... Enfin, un dernier cortège
survint.
Il était formé d’un groupe dans lequel se débattait
étrangement une figure qui ne paraissait point inconnue
à Coriolis. Tout à coup, celui-ci la reconnut : le docteur
Honorat ! Mais quel docteur Honorat ! Coriolis ne com-
, prenait rien à l'attitude de ce cher docteur ni à ses cris.
La figure d’Honorat était en sang et 17 chantait la Mar-
serllaise !
Celui-là, c'était un que Balaoo avait rendu fou !
Coriolis, se rappelant enfin qu'il était un de la race
humaine, secoua la tête et demanda :
— Combien de morts?….
Comme les autres ne lui répondaient toujours pas, il eut
un mouvement terrible d’impatience :
— Je vous demande combien de morts? Combien de
morts?
— Mais, papa, nous ne savons pas! fit enfin la voix
tremblante de Madeleine.
— Eh bien ! toi, Gertrude, va aux nouvelles |
228 BALAOO
Elle y alla.
I y avait quatre morts et vingt-sept blessés.
La première victime était le vicomte de Terrenoire,
mort au champ d’honneur, à la tête de ses troupes, le
crâne fracassé comme une coquille de noix. C'était lui qui
se trouvait sous le premier manteau, et il avait été déposé
en grande pompe sur le pupitre de la salle des mariages.
Les trois autres morts, de simples soldats, avaient été
alignés par terre, à même le plancher de la salle des déli-
bérations du Conseil municipal.
Autour de ces quatrehéros, ilyavait beaucoup d’éclopés,
de bras et de jambes cassés, de nez démolis ; maïs le plus
abîmé était certainement le colonel de Briage, à qui
il était arrivé une aventure inouïe sur laquelle il ne pou-
vait malheureusement s'expliquer, car il était revenu /a
mâchoire en capilotade, les dents brisées et la langue coupée.
En sus, les deux poignets rompus. Quant aux Trois Frères,
bien entendu, on n’en avait pas ramené un seul, mort ou
vivant. Bien mieux, on ne les avait pas vus et ts n'avaient
pas tiré un coup de fusil. On les avait fusillés au hasard,
mais nul ne pouvait dire sion avait réussi seulement à les
atteindre. On n'avait retrouvé que le docteur Honorat
au centre de la clairière de Moabit, attaché au pied d’un
arbre. Pendant tout le combat, il avait chanté le Chant
des Girondins : « Mourir pour la patrie! » et, après,
quand on avait voulu le faire parler, il avait entonné la
Marseillaise qu’il chantait encore. Le Maire était cons-
terné ; quant au Préfet, il ne s’occupait que d’un télé-
gramme que l’on venait de lui apporter et dans lequel le
Gouvernement lui annonçait sa révocation.
Après être allée à la mairie, Gertrude s'était dirigée
vets le Soleil Noir. Il y avait une telle foule dans la rue,
BALAOO 229
qu'elle vit bien qu'elle ne pourrait jamais atteindre la
porte des Roubion chez lesquels généralement se centra-
lisaient toutes les nouvelles du pays.
Cependant, elle parvint, par les cuisines, dans la grande
Salle d’été transformée en infirmerie, dans le moment
même que Bois-sans-Soif, sergent à la Deux du Trois, ra-
contait les terribles et rapides et incompréhensibles événe-
ments auxquels personnellement il avait assisté. Il avait
la veine, lui, de s’en tirer avec une oreille fendue.
Et maintenant que c'était passé, pour sûr, il ne re-
grettait rien.
Bois-sans-Soif s’exprimait autant avec les gestes
qu'avec la parole, et souvent on comprenait mieux les uns
que les autres.
On voyait très bien, comme si on y avait été, la petite
troupe qu'il commandait, se glisser dans les hautes
fougères, sans bruit, dans les ténèbres et le silence de la
forêt..., et cela rien qu’à la façon dont il se courbaïit, assou-
plissait le corps, allongeait les bras, remuait les doigts
. tâtonnants et prudents.
Et puis, toute la mystérieuse bataille s’évoquait avec
son torse redressé, ses poings fendant l'air, frappant on ne
sait quelle forme fuyante et inconnue. Et puis, c’étaient les
fusillades, pan ! pan ! pan ! pan! la joue penchée sur
son bras comme s’il visait... Ah! on y était! On y était!
Mais on n’en savait pas plus long pour ça, car enfin, qu’est-
ce qu'on savait? Rien !... Mais rien de rien !... On savait
qu'il y avait des morts, voilà tout, et des blessés l...
Mais comment tout ça était-il arrivé? Ah ! voilà le hic!
Voilà le hic !.…
Le colonel seul peut-être aurait pu le dire. Mais il ne
pouvait plus parler ! et pour l'écrire, il faudrait attendre
230 BALAOO
longtemps, car il avait les deux poignets brisés !.. Quant
à lui, Bois-sans-Soif, il ne pouvait affirmer qu’une chose,
c’est que toute l'affaire était venue d'en haut !… Oui ! la
catastrophe était tombée comme qui dirait du ciel !.….
Dans le moment qu’on croyait surprendre les Trois
Frères et qu’on n'était plus loin de Moabit, il avait vu,
devant lui, sous la lune, debout, au milieu d’un petit
sentier, l'ombre du colonel de Briage qui tout à coup se
soulevait de terre absolument comme on voit, dans les
tableaux d’église, Notre-Seigneur Jésus-Christ s’enlever
comme en ballon, le jour desonascension. Le colonel mon-
tait au ciel. Pas un mot !... Pas un cri !.. Il ne disait rien
le « colo» ; mais il montait au ciel, les bras étendus, comme
pour bénir la terre.
Bois-sans-Soif n’était pas le seul à avoir vu une chose
pareille ; tous ses camarades, à côté de lui, l’avaient vue...
et tous en avaient été si frappés qu'ils avaient cru
d’abord qu'ils rêvaient.… qu'ils étaient victimes d’une
illusion, d’une hallucination... Et puis il avait bien fallu
se rendre compte que le colonel avait disparu... deux off-
ciers, derrière lui, avaient également assisté à l’inouï sorti-
lège.. et ils s'étaient tous mis, officiers et soldats, la tête
en l'air, à appeler le colonel à mi-voix: « Colonel !.…
colonel !.. » comme s'ils espéraient qu'il allait leur tom-
ber du ciel. Son ombre avait disparu derrière les hautes
branches des arbres, montant toujours...
Le premier mouvement d’affolement passé, on s'était
précipité... on avait grimpé dans les branches, on avait
rapidement battu ce coin de forêt. Mais rien, personne |...
Plus de colonel ! Une pareille nouvelle s’était répandue
rapidement sur toute la ligne qui resserrait son étreinte
autour de Moabit.
£
BALAOO 231
Bois-sans-Soif, envoyé en mission par son lieutenant
; auprès du commandant de Terrenoire, arriva juste pour
ù
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d
f,
d
|
2
d
voir disparaître celui-ci comme il avait vu s'envoler le
colonel. Mais, cette fois, ce fut épouvantable.
Le commandant et quelques officiers se tenaient à che-
val sous les branches d’un gros chêne. À ce moment, on
craignait en effet la pluie, car, bien que le ciel fût clair et
la lune nette comme une pièce de cent sous, les pre-
miers grondements d’un orage tout proche se faisaient
entendre.
Tout à coup, on put croire que le chêne lui-même venait
d’être frappé, car il y eut un coup de tonnerre effrayant
_ dans l'arbre, et les chevaux sautèrent, se cabrèrent, hen-
LÉ
| #
nirent de terreur. Il était impossible de les maintenir.
Bois-sans-Soif vivrait cent ans qu’il n’oublierait jamais
l'instant où le commandant de Terrenoire, sur son cheval
cabré, fut enlevé de selle par quelque chose qui tombait
de l'arbre et qui cependant y restait suspendu. C'était.
comme une balançoire à laquelle était pris mhintenant, par
Les pieds, le vicomte dont la tête balayait la terre. I] était
impossible de se rendre bien compte d’un aussi singulier
spectacle, d’abord parce qu'il faisait nuit et que la lune
arrivait difficilement sous les branches ; ensuite parce que
tout le monde avait perdu son sang-froid.
Les chevaux, renversant tout obstacle, s'étaient enfuis
emportant leurs cavaliers ou les laissant sous les branches.
Les hommes à pied s'étaient portés au secours de l’offi-
cier qui se mt à tournoyer et à s'abaïtre comme une massue
dans le groupe imprudent qui avait voulu le sauver. Ah |
ça n'avait pas duré une minute | Il y en avait deux, un
lieutenant et un sous-lieutenant, qui avaient été tués
sur le coup, à coups de vicomte dont la tête n’était plus
232 BALAOO
que de la bouillie. Et lui-même, le vicomte, devenu arme
inutile, avait été vite rejeté par la balançorre, au milieu
des morts et des éclopés.
Au bruit de cette bataille, aux cris, aux gémissements'
des mourants et des blessés, des officiers étaient accourus|
Æ<t, Sans savoir sur qui on tirait, avaient commandé d’ou- (
vrir le feu, quitte à ce qu'on se fusillât les uns les autres,
à bout portant. On s'était rué ensuite sur Moabit en pous- ;
sant des cris de sauvages. Tous les hommes encore va-|
lides, furieux, enragés, se déchirant aux ronces, aux buis-:
sons impénétrables, bondissant dans les taillis, affolés |
à l'idée qu’on se battait contre une force mystérieuse, |
contre une arme nouvelle de la forêt inventée par les Trois
Frères, s'étaient élancés avec des cris de barbares comme .
lorsqu'on monte à l'assaut. Ah! cet assaut de Moabit ! |
Bois-sans-Soif l'avait encore dans l'oreille avec les clameurs
des pousse-cailloux et le tonnerre des arbres, car les arbres, ,
autour d’eux, grondaient, haletaient, rugissaient comme |
s'ils avaient été l'orage lui-même. On eût dit que les |
arbres se défendaient. Et de temps à autre, il arrivait du
haut des arbres des coups terribles, décochés par les
Trois Frères qu’on ne voyait jamais et sur lesquels on
tirait toujours! des coups à vous assommer... ; à côté de
vous un camarade tombait sans qu'on püt se rendre .
compte de rien !... Ilne disait même pas ouf ! Des coups
de matraque effrayants qui pleuvaient des arbres et qui
vous fichaient le nez en terre, assommé.
Lui, Bois-sans-Soif, avait été éraflé par un coup pareil, -
simplement éraflé, heureusement, et il en avait eu l'oreille
fendue et il avait été assis par terre comme un enfant, |
et il en avait vu trente-six chandelles !
Mais il y en avait d’autres qui ne remueraient pas une
3
Fr +
St et RQ 2
BALAOO 233
patte d'ici longtemps et d’autres aussi qui ne remueraient
plus jamais, jamais... Ah ! on s’en souviendrait des Trois
Frères et du siège des Bois Noirs !... Mais jamais, bien sûr,
non plus, on ne pourrait s'expliquer comment la Forêt
s’était défendue comme ça !.….
Sans compter les bêtes qui s'étaient battues aussi
comme des enragées. des animaux par centaines qui
semblaient s’être réfugiés dans Moabit comme dans un
fort et qui faisaient des sorties, se ruaient sur les soldats,
_ détalaient de tous côtés, des sangliers, des loups qui se sau-
vaient de toutes parts, semant le désordre dans les rangs,
des bandes qui se précipitaient devant elles en aveugles,
renversant et piétinant tout ce qu’elles rencontraient.
On avait retrouvé, au petit jour, le colonel dans l’état
qui a été dit, à l’endroit même d’où il s'était envolé.…..
Alors on avait ramassé les blessés et les morts et on
était revenu.
Bois-sans-Soif s'était tu.
Tout près de là, la cloche des trépassés continuait à
pleurer sur cette expédition néfaste et, à tous points de
vue, déplorable.
Gertrude s’en alla.
Mais elle ne rentra pas tout de suite : elle alla rendre
visite à M Mureet à Mr Boche et à Ia cuisinière de
Mr Valentin qu'elle trouva toute en larmes à cause
de ce pauvre monsieur de Terrenoire « qui aimait tant
Madame ».
Et ainsi elle put apprendre encore tous les événements
de la veille et de l’avant-veille.
Lestée, elle reprit le chemin de la tour de Coriolis, fe
cœur en joie.
— Eh bien? lui demanda Coriolis de si loin qu’il l’aper-
234 BALAOO
çut, cependant que Madeleine, de son côté, s’apprétait à
entendre les pires nouvelles,
— Eh bien lil n’a rien |
— Comment, il n’a rien?
— Mais non! Tout ça ne le regarde pas ! X1s ont chassé
dans la forêt les Trois Frères, qui s'étaient échappés de
prison et qui avaient pendu le juge d’instruction comme
ils avaient pendu déjà Camus et Lombard, et ce pauvre
M. Blondel |
Elle expliqua avec une naïveté parfaite :
— Les Trois Frères se sont défendus et en ont assom-
mé une trentaine. Il y a quatre morts |!
— Ah bah ! s’exclama Coriolis qui revenait à la vie et
dont le cœur recommençait à battre sous les coups d’une
puissante allégresse.. et Balaog?
— Quoi, Balaoo?.. Qui est-ce qui vous parle de Ba-
1200 ? Quand on vous dit qu'il n’y était pas |
— Mon Dieu ! s’écria, reconnaissante envers la Provi-
dence, Madeleine... Mon Dieu |! serait-ce possible |...
— C'est comme je vous le dis... sur ma part de para-
dis! répliqua, avec un toupet admirable, la vieille
femme qui savait parfaitement à quoi s’en tenir sur
la mystérieuse défense de la forêt et sur la bataïlle des
arbres.
Coriolis et Madeleine s’embrassèrent. Après quoi, Ma-
deleine, hésitante, dit :
— Tout de même, il a bien tonné cette nuit, dans la
forêt. |
— C'est les soldats qui lui auront fait peur, répliqua
Gertrude. |
— Et puis, il a peut-être du chagrin, émit avec inten-
tion Coriolis. Il est resté trop longtemps dehors, et il n’ose
meer
RS
BALAOO 235
lus rentrer. Tu devrais aller le chercher, Madeleine.
Madeleine ne se le fit pas dire deux fois. Un quart
l'heure après, elle se promenait à petits pas dans les sen-
iers de la forêt, appelant de sa voix la plus douce : Ba-
a00 |... Balaoo !.. Balaoo !..
Et elle ne fut pas longtemps à voir venir à elle, les ha-
its en désordre, la tête basse, la mine repentante, pleur-
ichant et geignant, le timide Balaoo qui se jeta à ses
enoux en murmurant comme aux jours de la forêt de
>andang, quand, après un mauvais coup, il rentrait à
1 hutte maternelle où une bonne correction l’atten-
lait :
— Woonoup!…. brout!… Woonoup broutl…. broutl.….
wout !.…
— Veux-tu parler chrétign ? sauvage |! fit-elle les larmes
Ux yeux. |
— Grâce ! soupira-t-il, avec sa bonne voix de gong
êlé. |
Elle le ramena à la maison par l'oreille. Tout de même
était lui qui avait pendu M. Herment de Meyrentin.
I fit huit jours de cachot qu’il n'avait pas volés (x).
(1) Dans le langage grand singe, woonop brout veut dire : grâce!
’est ce que nous apprend M. Philippe Garner qui, pendant sept années,
‘enferma dans une cage au centre des forêts équatoriales pour étudier
: langage des quadrumanes supérieurs. Après des aventures sans nombre
t des plus dangereuses, le professeur Garner revint aux États-Unis
vec un magnifique butin scientifique sur les mœurs, les façons d’être,
t langue des singes. D’après lui, les organes vocaux des chimpanzés
mnt capables d'émettre vingt-quatre sons différents, pour exprimer
utant d'émotions diverses et parfaitement définies.
« À l’aide de ses rouleaux phonographiques, patiemment enregistrés
urant son long séjour dans les jungies de l’Afrique centrale, nous
late la « Lecture pour Tous », le professeur Garner peut démontrer
ue les vingt-quatre mots de la langue chimpanzée servent à exprimer
utant de besoins ou de sensations. Doués d’instincts éminemment
xiaux, les anthropopithèques se réunissent par familles qui forment
236 BALAOO {
de petites tribus de quarante à cent individus. Ils pratiquent la bel:
formule humaine : Un pour tous, tous pour un. Et, bien qu’ils soier:
individuellement accessibles à des mouvements de colère, ils sont for
cièrement dévoués aux intérêts de la communauté. Chez eux, point à
nos «+ grèves générales », décrétécs au profit de l’unité, aux dépens de » (
collectivité !
«Ces sentiments sociaux ont enrichi singulièrement leur vocabulaire |
Qu'un membre de la tribu découvre au sommet d’un arbre une récoite |
de baies mûres, et il annonce sa trouvaille en articulant un mot précis
«Sic’est d’une flaque d’eau qu'il s’agit, l’éclaireur sait préciser la natur
de la découverte, en se servant d’un mot que comprennent tous
adultes de la tribu. Et je vous laisse à penser s'ils dégringolent leste
ment des hautes branches pour tremper leurs lèvres dans le bienfaisani
liquide !
«< Mais qu’un lion ou un léopard se faufile de buisson en buisson, avec
la criminelle intention de se payer la peau d’un des joyeux buveurs,
et le premier qui évente l’approche du fauve articule un mot d’alarme
qui fait le vide autour de la flaque.
« Après une étude approfondie de ses rouleaux phonographiques,
M. Garner croit même pouvoir affirmer que le vocabulaire du chin-
panzé comprend deux cris d'alarme distincts, employés, l’un dans le
cas de péril imminent, l’autre pour oncer un danger encore lointain
et avertir la tribu qu’elle doit se tenir sur ses gardes. Un troisième
terme, qui relève plus de la curiosité que de la peur, dénonce l’approcte
d’une autre bande de chimpanzés, dont le crieur ne saurait encore dire
g’ils viennent en amis ou en ennemis.
« Un jeune adulte qui se sent apte à créer une famille sait fort bien
engager ledialogueavec la jeune guenon à la patte de laquelle il prétend.
C’est bien de sept à huit mots que notre soupirant dispose pour habiller
sa flamme et formuler sa demande en mariage.
«M. Garner a noté quatre mots qui reviennent fréquemment sur les
lèvres des deux futurs : Gwouff tsch’ tak tourôô, phrase de douceur ;
amicale et de parfait accord.
«Il prend soin d’avertir que les signes de nos alphabets ne fournissent
pas auxlangues simiesques d’exacts équivalents. Cet aveu nous rassure,
en nous laissant croire que ce gwoff tsch’ tak, si déconcertant sur no .
lèvres humaines, vibre d’une exquise harmonie dans le gosier d'u
anthropoide.
« Car c’est 1à incontestablement un refrain d'amour... à la chimpanz, |
comme M. Garner a pu s’en assurer mainte et mainte fois, depuis son !
retour à Philadelphie, en vivant en contact constant avec quelques [
singes qu’il a rapportés du Congo. Son élève favorite, baptisée Susie, :
lui roucoule, chaque matin, en l’apercevant au saut du lit, un amical
gwouff tsch’ tak tour66. :
« Elle n’y manque que dans des cas précis, quand, par exemple, elle (
reçut la veille une correction qui lui parut imméritée, en son for intérieur
de guenon congolaise. Alors elle se contente de grogner un gnangnan où ,
s’exhale son humeur rancunière.
Dm
_ À mn — 9
CT
BALAOO 237
E..
l°
« Ces quelques détails, que la publication des travaux du professeur
. . compléteront avant peu, suffisent à montrer dans quelle mesure il a
résolu la question que se posent depuis longtemps les zoologistes : les
" singes parlent-ils ?
« Une constatation qui mettra tout le monde d’accord, c’est que ce
- minimum de vingt-quatre mots est suffisant pour assurer au grand
. primate africain une supériorité écrasante sur toutes les autres espèces
animales, mammifères ou oiseaux, dont les mieux doués ne peuvent
À
. demander à leurs organes vocaux qu’une dizaine de sons distincts pour
. exprimer leurs sensations diverses.
« Le professeur Garnerne se contenta point de ces recherches linguis-
; tiques. Il s’était aussi imposé la tâche d'étudier la mentalité des grands
singes africains, de rechercher si l’instinct spontané est le principal
, moteur de leurs actions ou si, au contraire, l'éducation joue un rôle
. important dans l’évolution de leurs facultés et de leurs habitudes.
: Sur ce dernier point, il répond encore par l’affirmative. C’est par
l'exemple que le jeune singe s’instruit, qu’il apprend à lire le grand
_ livre de la jungle. Et l’exemple prend souvent la forme de la correction
” corporelle! Un marmot de chimpanzé, qui ne répond pas correctement
à sa mére, reçoit une dégelée de taloches destinées à le faire réfléchir.
« M. Garner complète actuellement ses observations en expérimentant
sur la demi-douzaine de chimpanzés qu’il a rapportés du Congo. Susie,
son élève de prédilection, l'enthousiasme par son intelligence, qu’il
déclare être supérieure à celle d’une fillette de quatre ans, quoique
l’aimable primate ne soit âgée que de quatorze mois. Il lui a donné pour
compagne de jeux une mignonne écolière du voisinage, qui s’est mise
en tête de lui enseigner les principes de la lecture à l’aide de cubes de
bois formant alphabet. »
Nombreux sont les récits des voyageurs où l’on rencontre des exemples
de l’extraordinaire intelligence de certains singes et de leurs aptitudes
à vivre en commun comme les hommes et à la manière des hommes;
et il en est qui nous relatent des faits difficilement niables à cause
de la qualité des témoins, faits se rapportant à l’aptitude de certains
quadrumanes à vivre et à converser avec certaines peuplades indiennes
des bords du haut Amazone qui ont appris à comprendre leur langage
rudimentaire. MM. I, et G. Verbrugghe, dans leur voyage au centre
des forêts de l’ Amazone, ont relevé précieusement le récit de voyageurs
et Le serment d'un missionnaire à propos de la coutume suivante en vigueur
aux sources du Jurna : Les Indiens Uginas s’y croisent avec un grand
singe noir appelé « coata » et leurs métis naissent parfaitement constitués.
Ceci corrobore le récit de M. de Castelnau qui raconte que, rencontrant
une Indienne de cette tribu, il voulut lui acheter un magnifique macaque
qui se prélassait sur la porte de sa cabane; elle refusa malgré le prtx
élevé qu’on lut offrit. L’'Indien, qui accompagnait M. de Castelnau, se prit
à rire et dit : « Elle ne le vendra pas, c'est son mari ! » (I, et G. Ver-
brugghe, Forêts vierges).
LIVRE TROISIÈME
BALAOO HOMME DU MONDE
CHAPITRE I
LA TABLE DE FAMILLE.
Patrice ne trouva personne qui l’attendît sur le quai
de la gare, quand il arriva à Paris par le train de sept
heures quinze du soir. Il en fut tout étonné, bien que, de-
puis trois ans que son futur beau-père avait quitté Saint-
Martin-des-Bois, Coriolis se fût conduit avec lui de telle
sorte qu’il eût dû ne plus s’étonner de rien !
D'abord on l’avait tenu éloigné de Madeleine. Si celle-
ci était venue deux ou trois fois à Clermont avec son
père, le jeune homme, en revanche, n’avait jamais été
invité à venir à Paris,
Au bout de deux années, comme Coriolis retardait
toujours, sous des prétextes inadmissibles, l'échéance du
mariage, les Saint-Aubin s'étaient montrés curieux de
ce qui pouvait bien se passer chez leur parent. Ils avaient eu
reconnu à une agence de police privée qui avait bientôt
donné des renseignements si absurdes qu’on regrettait
de les avoir payés d’avance.
240 BALAOO
Cependant, à la longue, certains de ces renseignements
se confirmaient. C’est ainsi qu’il était exact que Coriolis
ne sortait plus sans le jeune Noël et qu'il semblait sur le
tard s’être pris pour ce garçon timide et taciturne d’une
affection insensée. I] lus faisait faire son dront !
Son droit ! Parole !.. Noël était étudiant libre à la Fa-
culté, et Coriolis l’accompagnait à tous les cours !
Qu'est-ce que cela signifiait et que pouvait bien cacher
cette suprême fantaisie de l’ex-consul de Batavia ? C'est
dans le moment que les Saint-Aubin, de Clermont, se
posaient cette question avec anxiété et consternation,
que le mariage de Patrice et de Madeleine fut décidé,
tout d’un coup.
Coriolis hâta les choses avec frénésie. Les noces auraient
lieu à Paris; mais le vieil original n’avait point permis à
Patrice de faire sa cour à Madeleine. Il trouvait cette
vieille mode ridicule,
Le jeune homme ne devait venir à Paris que quarante-
huit heures avant la cérémonie, qui aurait lieu dans une
intimité d'autant plus stricte que les Saint-Aubin, re-
tenus à Clermont par la goutte du père, n’y pourraient
assister.
Seulement, le soir même des noces, les nouveaux
époux devaient prendre le train d'Auvergne et aller em-
brasser les vieux avant de partir pour l’Italie où ils pas-
seraient leur lune de miel.
Et Patrice arriva donc à Paris au train de sept heures
quinze, comme le lui avait recommandé Coriolis.
Ft il ne trouva personne à la gare.
Il en eut le cœur « serré ».
Sa malle sur une voiture, il donna l’adresse de 1a rue de
Jussieu. C’est là que le vieil original s'était installé dans
BALAOO 241
un antique hôtel, sur les confins du quartier des Ecoles ;
c’est là qu’il avait fait transporter sa fille, sa vieille do-
mestique, son boy et tous ses travaux sur la plante-à-
pain.
Quand il fut rue de Jussieu et que la voiture l’eut dé-
posé devant l'hôtel de son oncle, la paix du quartier lui
plut. Il aurait pu se croire en province.
L'éclairage rare, le pavé sonore au pied d’un passant
lointain et la solitude où il se trouvait le reportèrent par
la pensée dans certaines rues de Clermont où il avait ac-
coutumé de faire un petit tour, le soir, avant de s’aller
coucher.
Il avait sonné. Ce fut Gertrude qui vint lui ouvrir. Elle
ne matqua aucun étonnement, ni plaisir de le voir. Elle
dit simplement avec indifférence :
— Ah! c’est vous! Mademoiselle va être bien contente !
— On ne m'’attendait donc pas ce soir ? interrogea le
jeune homme stupéfait.
— Mais si ! mais si ! répliqua la vieille servante. Votre
couvert est mis.
Ils se trouvaient dans un grand vestibule froid, dallé de
pierres, sur lequel descendait un vaste escalier à rampe de
fer forgé. Gertrude lui montra les marches, pendant qu’une
voix se faisait entendre en haut :
— C'est toi, Patrice ?
— Bien oui! c'est moil répondit le jeune homme
d'assez méchante humeur, bien qu’il eût reconnu la
voix de sa fiancée.
Mais Madeleine descendit rapidement et se jeta dans
ses bras. Patrice embrassa sa cousine qu’il trouva peu
naturelle dans ses démonstrations. Elle paraissait plutôt
inquiète qu'heureuse de le voir.
14
242 BALAOO
I1 ne la jugeait pointembellie, à cause que Parisluia vait
fait perdre ses belles couleurs. Cependant, elle avait acquis
d’autres grâces féminines, que Saint-Martin-des-Bois ne
lui aurait jamais données. Mais, quand on est de la rue
de l’Écu, c’est pour longtemps.
Madeleine, de son côté, trouva Patrice maussade.
— Qu'est-ce que tu as ? lui dit-elle en faisant la moue.
Tu n’as pas l’air content. Est-ce parce qu’on n’est pas
allé te chercher à la gare?
— Mais je ne me plains pas! fit Patrice, les lèvres
pincées. Où est-il, mon oncle, que je l’embrasse ?
— Tu le verras à table, Gertrude va te conduire à ta
chambre. Dépêche-toi, on dîne à huit heures tapant, tu
as cinq minutes.
La chambre de Patrice était au second étage, elle était
immense et nue. Un petit lit entre de hautes murailles et
de hautes fenêtres qui fermaient mal. Aux murs, de mer-
veilleuses boiseries écaillées, effritées, qu’il ne regarda
même pas. Aucune intimité, aucune douceur. Aucune
prévenance. Pas un bouquet dans un pot. Pas un por-
trait. ILeût aimé que Madeleine, par une allusion quel-
conque, eût prouvé qu'elle s'était intéressé à celui qui
allait venir habiter là. Mais rien ! Il soupira. Il se trouvait
seul ! seul !.…
Avec quelle hâte, elle l’avait embrassé, poussé, bous-
culé ! Et ils allaient se marier dans deux jours |!
J1 était assis, désolé, au pied de son lit. La voix de Ger-
trude le fit sursauter, derrière la porte. \
— Eh bien |! Monsieur Patrice, vous êtes prêt ? Made-
moiselle voudrait vous parler.
Iln’eut aucunecoquetterie, ne se regarda même pas dans
la glace. I1 selava les mains ettrouva Gertrude impatiente.
BALAOO 243
— Venez-vous ! Voyons !… bougonna-t-elle. et elle
le fit descendre, le poussa dans le salon. C'était le vieux
salon empire qu’il avait connu à Saint-Martin-des-Bois.
Là encore, aucune fleur dans les vases. Et les meubles
avaient encore leurs housses. Madeleine l’attendait, de-
bout. Elle lui prit la main, et lui dit rapidement, à mi-
VOIX :
— Mon petit Patrice, quand nous serons mariés, nous
ferons ce que nous voudrons, n'est-ce pas ? Mais ici, nous
sommes chez papa, et il ne faut pas le contrarier. Il est
devenu de plus en plus maniaque. Il ne faut pas trop lui
en vouloir, car il a une grosse peine de me voir partir.
L'idée de mon mariage lui a toujours été insupportable.
Finalement, il s’y est résolu, comme il se serait décidé à
se faire faire l’opération de l’appendicite. Il souffre, il
voudrait que ce soit, une bonne fois, fini. Mais, en atten-
dant que ce soit fini, 47 ne veut pas en entendre parler.
Donc à table et partout, dans cette maison, qu'il ne soit
pas question de mariage ! c’est entendu !.… Tu feras vis-
à-vis de tout le monde, comme si tu étais venu passer
deux ou trois jours à Paris pour des affaires urgentes que
tu n'as pas besoin de faire connaître... C’est compris ?
Elle n’attendit même pas sa réponse. Comme il restait
là, abasourdi, elle ouvrit la porte de la salle à manger et
y pénétra. Alors, il suivit comme dans un rêve.
Assise au coin d’une fenêtre, une jeune personne, de
tournure élégante, lisait. Au bruit qu’ils firent en entrant,
elle leva la tête. Patrice ne put retenir une exclamation :
Zoë!... I1 savait bien que Zoé avait suivi Coriolis à Paris;
mais il croyait la trouver à la cuisine.
Eh quoi ! c'était bien vrai qu’il eût en face de lui la
petite coureuse de la forêt! Cette belle jeune fille qui se
244 BALAOO
levait en Île saluant, de manière si aisée, si tranquille, de
tenue si parisienne dans sa simplicité et, dans sa mise,
d’un goût modeste et sûr, c'était la sœur des Vautrin
qu’il avait connue courant comme une biche sauvage dans
les sentiers de la forêt, sa tignasse au vent, des mèches
folles sur les yeux! Par quel miracle, aujourd’hui, la
voyait-il si transformée ?
II ne savait s’il devait lui tendre la maïn. C’est elle qui
lui offrit la sienne, très simplement, en lui demandant des
nouvelles de sa santé.
Mais il n’eut pas le temps de s’extasier davantage ;
l’oncle Coriolis faisait son entrée, suivi d’un jeune gentle-
man de haute et forte apparence qui bombaiïit la poitrine
et des épaules solides dans une jaquette impeccable, Le
fiancé de Madeleine connaissait cette figure simiesque aux
yeux bridés dort le type extrême-oriental étonne tou-
jours quand il est corrigé par les modes d'Europe : par
exemple, par l’aplatissement parfait du cheveu lisse di-
visé par la raie droite ; et par le port du monocle. Oui,
M. Noël portait monocle! Patrice, qui ne l’avait jamais
examiné de si près, le jugea à son avantage. La correction
de sa tenue et toute son attitude glacée lui donnait pres-
que grand air. La laideur particulière du visage attirait
plutôt la curiosité qu’elle ne la repoussait : Patrice re-
gretta seulement pour cet exotique la trop forte bâ-
tisse de la mâchoire animale (x).
(1) Malgré cette dernière particularité, il était encore très naturel
que Patrice, qui avait entendu parler M. Noël, n’eût même point le
soupçon qu'il se trouvait en face d’un de la race singe. M.I.. Jacolliot,
dans son livre: Au pays des singes, p. 229, nous parle d’un singe qu’il
avait vu traiter comme une véritable personne humaine. Voici ce qu’il
en dit : « Au lieu de se développer en museau, le bas de son visage
s’aplatissait à donner l'illusion de la face humaine. Son front large
te. Ne. APS, mena, NW
BALAOO 245
Patrice avait été étonné par Zoé. Mais la vue de Noël
le plongea dans une stupéfaction profonde. « Il a bien
changé depuis le verger de la plante-à-pain », pensa-t-il
en s’inclinant assez froidement devant le salut bref de
l’ex-commis-jardinier.
Et tout ce monde se mit à table!
Coriolis n’avait point été démonstratif avec son neveu.
I1 lui avait, en une phrase rapide, demandé des nouvelles
de ses parents, et, sans attendre la réponse, lui avait in-
diqué sa place entre Madeleine et Zoé ! Noël se trouvait
entre Zoé et Coriolis.
— Quand tu auras fini de faire des yeux en capote de
cabriolet, tu me diras ce qui t’étonne ici, mon garçon ?
C'était Coriolis qui rompait le silence gênant qui avait
suivi l’absorption du potage.
Patrice, ainsi interpellé, fut honteux devant Madeleine,
11 eut cependant l’audace de répliquer en baissant le
nez dans son assiette.
— Ce qui m'étonne ici, c’est le monocle de M. Noël!
Madeleine l’avertit aussitôt, d’un petit coup de pied
sous la table, qu’il venait de dire une bêtise. Mais il était
trop tard, l’oncle l’entreprenaïit déjà.
— Ton père porte bien des lunettes; je ne vois point
pourquoi M. Noël, dont la vue est faible de l’œil gauche,
se priverait d’un verre concave. L'astigmatisme n’est
point le privilège de la race blanche, ni l’usage des len-
tilles pour le corriger !
Ceci fut dit d’un ton sec et méprisant qui foudroya Pa-
et bombé dénotait une grande perspicacité. Ses oreilles étaient grandes,
» mais parfaitement bordées ; enfin ses mains, presque de forme humaine,
ne possédaient pas de griffes, mais des ongles véritables que son mattre
entretenait avec le plus grand soin!»
14.
246 BALAOO
trice. Le jeune homme voulut dissimuler son anéantisse-
ment sous un sourire aimable.
— Pourquoi souris-tu ? Tu te trouves sans doute spi-
rituel ? Console-toi, tu n’es point le seul de ton espèce.
Ils sont tous fabriqués du même bois, les jeunes gens d’au-
jourd’hui qui n’ont point quitté les jupes de leur mère.
Si tu avais fait, comme moi, trois fois le tour du monde,
tu ne resterais point ébahi devant un indigène de Malaisie
qui porte mieux que toi le complet-jaquette et le gilet-
châle (tu ne l’as pas encore vu en smoking) et qui t'en
remontrerait, tout premier clerc de notaire que tu es,
sur le Baudry-Lacantinerie (x).
Et comme Patrice, assommé, se taisait :
— Interroge |... mais interroge-le donc.
— Ne « mécanisez » donc point comme ça ce pauvre
jeune homme, émit la voix pleurarde de Gertrude dans un
bruit d’assiettes et d’argenterie.
Elle se fit mettre à la porte avec tous les honneurs qui
lui étaient dus.
Madeleine eut la mauvaise inspiration de protester ;
Coriolis lui ferma la bouche, à elle aussi :
— Je ne veux pas, vous entendez bien !.. Je ne veux
pas qu’on se moque de Noël !..
— Mais mon oncle ! personne ne se moque de lui!
finit par s’écrier Patrice, dans un sursaut d’exaspération.
— Allons donc, il n’était pas plutôt entré ici que tu le
regardais comme un phénomène ! Je ne veux pas !... tu
entends !… Je ne veux pas qu’on le regarde comme un hhé-
nomène !... Tout le monde ne peut être né rue de l’Ecu,
à Clermont-Ferrand !.…
(x) Traité de droit civil que l’on met dans les mains des étudiants en
droit.
BALAOO 247
— Papa ! Patrice n’a rien dit qui puisse te contrarier.
Tu te montes la tête, maintenant, à propos de rien |
— Eh! vous me rendrez malade tous ici, autant que
vous êtes, Noël comme les autres |
Noël semblait ne pas entendre et se bourrait conscien-
cieusement d’une potée de choux de Bruxelles.
— Bon! voilà maintenant que c’est Noël ! émit Made-
leine, en se forçant à rire.
— Et Zoé aussi ! continua Coriolis terriblement bou-
gon.
— Qu'est-ce que j'ai fait ? demanda la voix innocente
et harmonieuse de la gentille Zoé.
— Tu as encore fait quatre grosses fautesdansta dictée,
et tu as de mauvaise notes pour ta géographie.
— La géographie, dit Zoé, ça nepeut pasm'’entrer dans
la tête !
— Et l'orthographe ? Est-ce que ça peut t'entrer dans
la tête, l'orthographe ?
— Mais oui, monsieur, maïs il faut le temps.
_— Le temps de quoi ? Te voilà l’âge de te marier. Tu
dois savoir l'orthographe et la géographie. Si je te disais,
Patrice, que j'ai eu plus de mal avec cette petite qu'avec
Noël, ça te donnerait peut-être une moins fière idée de
la race blanche ! hein, mon garçon ?.….
Patrice hocha la tête. I1 voulait que son oncle le crüt de
son avis, mais il ne comprenait rien à une pareille histoire.
On faisait de Zoé une savante, maintenant !…
— J1 faut que tu comprennes, ma petite, continuait
Coriolis, tourné vers Zoé, que je ne te fais rien apprendre
de trop, si tu veux être heureuse en ménage.
Patrice pensait : « Madeleine s’est mal exprimée en me
défendant de parler mariage ; en somme, on a le droit
248 BALAOO
de parler de tous les mariages ici, excepté du mien !…
— Je ne me marierai jamais! répondit tristement
Zoé, en baïissant les yeux. Qui est-ce qui voudrait de
moi ?
— Ça me regarde, gronda Coriolis d’une grosse voix
bourrue.
Et, en disant cela, comme il jetait un coup d’œil à
Noël, celui-ci leva le nez en l’air. Son indifférence pour
tout ce qui se disait à cette table était majestueuse. Pa-
trice l’admirait.
L,'oncle grogna :
— C'est très mal élevé de faire celui qui rêve à table et
de n’être jamais à la conversation. À bon entendeur, salut !
Mais il est probable que M. Noël n’entendit pas, car il
ne salua pas. En revanche, il se gratta. Sans doute, sa
manchelegênait, car,de sa main gauche, il se grattait ner-
veusement sous le bras droit, ce qui est défendu dans les
salons d'hommes. L'oncle lui envoya, à toute volée, sur
la main, un coup fameux d’un petit bâton d’ébène que
Patrice avait déjà vu sur la table et dont il ignorait
l’usage. Pan !.. M. Noël eut un cri de bête que l’on corrige
et laissa sa manche tranquille.
— C'est honteux! fit Coriolis; est-ce que tu te crois
ici à Haï-nan ? c’est honteux pour un étudiant en droit de
la Faculté de Paris.
— Il est inscrit ? demanda Patrice, goguenard.
— Il suit les cours avec moi.
— Et où en êtes-vous, mon oncle ?...
— Aux « différentes manières dont on acquiert la
propriété », répondit Coriolis. Noël, dis-nous un peu
quelles sont les différentes manières dont on acquiert la
propriété ?
BALAOO 249
M. Noël toussa (en mettant sa longue main aristocrati-
que d’Haï-nan devant sa bouche) et répondit, de sa voix
toujours un peu enrouée, et sur le ton récitatif d’un jeune
garçon qui sait bien son catéchisme :
BALAOO, (qui pense : Est-ce que Gertrude va bientôt apporter
les noix?).
Les différentes manières dont on acquiert la propriété
sont : les successions, les donations et les testaments ; les
contrats, contrats de vente et contrats de (1 s’arrête brus-
quemeni).
CoRIOLIS, sourcils froncés.
Eh bien ?.. et contrats de...
BALAOO, (regardant voler une mouche.)
Vous savez bien, monsieur, que c’est un mot qui me
déplaît devant les étrangers (coup d'œil de haine sauvage
du côté de Patrice).
CORIOLIS.
Vraiment |! (17 allonge la main du côté du petit bälon
d’'ébène.)
BALAOO, (rapidement, à voix basse, et devenant tout pâle, ce
qui est sa façon, à lus, de rougir.)
…Æt contrats de mariage... de mariage (il relève la tête,
satisfait de s'être vaincu ; 1l essaie maintenant de regarder
Patrice avec un grand air d’indifférence comme un de la
Race qu sait dissimuler ses sentiments intimes.)
CoRIOLIS, heureux du résultat.
Eh bien ! Patrice, qu'est-ce que tu en penses ?
250 BALAOO
PATRICÉ.
C'est merveilleux !
— Et tu sais, tu peux l’interroger sur tout, reprenait
Coriolis, je lui ai fait donner une éducation complète de
bon fils de famille. I! connaît ses classiques !
— Est-ce qu'il sait le latin ?
— Tu as tort de te moquer de ton vieil oncle, Patrice.
Non, Noël ne sait pas encore le latin! Mais sois persuadé
que, le jour où il s’y mettra, il te « collera » au bout de
trois mois. Interroge-le donc sur les dates et sur l’histoire
romaine.
Patrice vit qu’il n’y échapperait pas. Il devait « inter-
roger »:
— Cela ne vous ennuie pas, monsieur, que je vous in-
terroge P
M. Noël, qui venait de se tailler un cube imposant de
fromage de gruyère, l’engloutit tranquillement et ne ré-
pondit pas.
CORIOLIS.
Tu n’as pas entendu ? Mon neveu Patrice te demande
s’il peut t'interroger. Montre-lui que tu n’es pas un sot.
BALAOO, (la bouche enfin libre: on ne doit pas parler la
bouche pleine.)
Ayons des qualités pour en faire usage et non pour en
faire parade ! (Négligemment, il baisse tomber son mo-
nocle de l’arcade sourcilière, au bout de son cordon, sans
se servir de la main.)
PATRICE, (comme un nas.)
Ça, c’est répondu |
BALAOO 251
MADELEINE.
Oh ! il est rarement à court; mais, ce soir, tu l’inti-
mides. (Mouvement brusque de Balaoo qui remet, d’un geste
. furieux, son monocle sur son œil.)
CortoLis à Balaoo.
Tu es fâché ?
ZOÉ, d’une voix émue.
Moi, je sais bien pourquoi il est fâché.
CORIOLIS.
Pourquoi ?
ZoË.
Parce que Gertrude n’apporte pas les noix ?
PATRICE.
M. Noël aime les noix ?
MADELEINE.
Oh ! c’est son idéal !
PATRICE, (pour dire quelque chose).
C’est vrai, monsieur, que les noix sont votre idéal ?
BALAOO.
Malheur à qui ne se conduit pas d’après un idéal ; il
peut toujours être content de lui, mais il est toujours
loin de tout ce qui est beau et bon ! (17 regarde du côté de
… da porte ; mais Gertrude n'apporte toujours pas les noix.)
PATRICE, d’un air important.
M. Noël est un grand philosophe ! (12 sourit d'un air
idiot.)
252 BALAOO
CorioLis, (à Patrice).
Tu n'as pas besoin de sourire d’un air idiot en disant
cela |
PATRICE, (vexé.)
Bien, mon oncle |
BALAOO, (enchanté et sans qu’on lui demande rien.)
Peu de gens sont assez sages pour préférer le blâme
qui leur est utile à la louange qui les trahit ! (17 regarde
toujours du côté de la porte.)
MADELEINE, (pour faire diversion.)
Qu'est-ce que fait donc Gertrude ? (Elle se lève et va à
la cuisine. Elle en revient aussitôt.) J'ai trouvé Gertrude
en pleurs. Elle avait préparé une belle tarte pour ce soir,
et elle ne peut plus mettre la maïn dessus.
BALAOO, (qui tremble.)
C'est général Captain qui l’a mangée sûrement |
CoRIOLIS, (sévère.)
Tu mens ! Général Captain a bon dos et bon bec ! Mais
c’est un honnête serviteur. Ne l’as-tu ramené des Bois-
Noirs que pour le charger de tes fautes ? Réponds comme
un homme ! et ne détourne pas la tête ! Pourquoi as-tu
mangé cette tarte ? Tu savais bien que tu faisais mal |
Réponds !
BALAOO, (qui dévore sa honte devant Patrice en aitendant
vainement SES n01%.)
C'est vrai! La notion si claire que nous avons de nos
fautes est une marque certaine de la liberté que nous
avons eue à les commettre |
BALAOO 253
— C’est bon ! fait Coriolis! Tu sais tes maximes; mais
elles ne t'ont pas empêché de voler une tarte ! Tu n’auras
pas de noix | |
Justement, Gertrude les apportait. Elle les déposa sur
la table. Les yeux de M. Noël brillaient comme des escar-
boucles. Mais la main de Coriolis, sans avoir l’air de rien,
jouait déjà avec le petit bâton d’ébène.
— Papa ! supplia Madeleine !.…
Noël la remercia d’un coup d’œil humide. Le monocle
était retombé.
— Papa ! continuait Madeleine... tu es si content de
lui pour la conférence Bottier !
— M. Noël fait des conférences ? interrogea Patrice.
— Jeune provincial ! répliqua Coriolis. Si vous n’aviez
pas fait votre droit dans des facultés lointaines, vous
sauriez que la conférence Bottier est une assemblée de
jeunes étudiants qui se destinent au barreau et qui se
réunissent le soir au Palais de Justice pour se donner
l'illusion des plaidoiries et pour s’accoutumer à la parole.
— M. Noël veut être avocat ?
— Nous verrons cela plus tard !.. Pour le moment, je
lui fais travailler le maniement du discours. Il ne s’en tire
pas mal! Ohf celui qui lui a coupé le filet n'a pas perdu
son temps ni, comme on dit, volé son argent !
— Il a pris la parole à la conférence Bottier ?
— Pas encore !.. f’hésite à attirer l’attention sur mon
élève avant d’être tout à fait sûr du succès. Mais je l’ac-
compagne là-bas : il voit comment on établit l’affirma-
tive et comment on y répond par la négative. Le jour où
al prononcera son premier discours sera un beau jour !
Coriolis émit cette dernière phrase avec une telle cha-
15
254 BALAOO
leur, un tel élan que Patrice en fut frappé. Il plaignit
sincèrement son oncle qui, décidément, à ses yeux,
tombait au gâtisme.
CORIOLIS.
En attendant, pour le former, je lui fais apprendre, en
français, du Cicéron.
ZOÉ, timidement.
Oh ! monsieur, vous devriez lui demander qu’il nous
dise son histoire sur le Baladin |
GERTRUDE, (qui fourre des noix dans les poches de Balaoo,
sans que Coriolis s’en aperçoive.)
Oh ! oui, monsieur, son histoire sur le Baladin |
CORIOLIS, souriant.
Eh bien ! je ne demande pas mieux !.… Va, Noël, dis-
nous ton histoire sur le Baladin !
(Balaoo, boudeur, ne bouge pas plus qu'un terme.)
CoORIOLIS.
Mais, va donc, grand sot!…. Tu pourras, après, manger
des noix ! |
En entendant cela, Balaoo se lève, passe derrière sa
chaise, y appuie la main gauche, tandis que la droite
reste libre pour les gestes.
BALAOO, (de sa plus belle voix de poitrine.)
Jusques à quand donc, Catilina, abuserez-vous de
notre patience ? Serons-nous longtemps encore l’objet
de votre fureur ? Quel terme mettez-vous aux emporte-
BALAOO 255
ments de votre audace effrénée ? Quoi ! la garde qu'on
fait toutes les nuits sur le mont Palatin.…
PATRICE, sursautant.
Ah ! le mont Palatin |... je ne savais pas ce qu’elles
voulaient dire avec leur baladin !
— Misérable, vas-tu te taire |
Cette vocifération venait de Coriolis. I1 avait les yeux
hors de Ia tête et presque le poing levé sur Patrice, cou-
pable d’avoir interrompu M. Noël dans ses exercices.
Patrice, instinctivement, recula, se disant en aparté que
son oncle était mûr pour le cabanon et se promettant de
ne point le lui marchander dès qu’il aurait convolé en
justes noces.
Coriolis, voyant son effarement, s’exclama, honteux :
— JLaisse-donc continuer, fit-il.. Tu l’interromps.
Après, il ne se rappellera plus |
— Jl faut que je recommence tout, déclara Noël.
— Eh bien ! recommence.
BALAOO, (derrière sa chaise, faisant des gestes comme à la
tribune.)
Jusques à quand donc, Catilina, abuserez-vous de notre
patience ? Serons-nous longtemps encore le jouet de
votre fureur ? Quel terme mettez-vous aux emportements
de votre audace effrénée ? Quoi! la garde qu'on fait
toutes les nuits sur le mont Palatin, les soldats distribués
dans tous les quartiers de la ville, l’effroi du peuple, le
concours de tous les bons citoyens, ce lieu fortifié où s’as-
semble le sénat, la présence, les regards de ces sénateurs,
rien ne fait donc impression sur vous ? Ne sentez-vous
256 BALAOO
pas que vos complots sont découverts ! Ne voyez-vous
pas que, éclairée de toutes parts, votre conjuration est
comme arrêtée et enchaînée ? Croyez-vous qu’un seul de
‘nous ignore ce que vous avez fait la nuit dernière. (Mos,
la nuit dernière, j'ai été chez Maxim, pense Balaoo.)
O temps! 6 mœurs! Le sénat est instruit de ces démarches,
un consul les voit et Catilina vit encore |
— Bravo! Bravo! Bravo! clama Patrice qui
voulait reconquérir les bonnes grâces de Coriolis au moins
jusqu’à la cérémonie.
Madeleine applaudissait gentiment, Zoé était pâle
d'émotion, Gertrude pleurait. (Maintenant Gertrude pleu-
rait à propos de rien.)
— Oui, bravo! râla Coriolis qui étouffait d’orgueil-
leuse joie. Et tu as vu comme il a dit ça l... avec quels
gestes !.… Est-ce senti ? Hein ? Tu vois ça du haut des
rostres ? hein ?... en plein Forum !.. Je lui ferai faire le
voyage ! Ah ! mais oui ! oui !... le voyage de Rome !.. le
Forum! les rostres! Mon Noël là-dessus à la place de Cicé-
ron |... Ah ! mais je verrai ça ! bafouillait Coriolis qui dé-
irait.
— Est-ce qu’il comprend bien fou ce qu'il dit ? eut le
tort de demander Patrice.
I1 reçut un coup de poing formidable dans les reins.
L'oncle l'aurait tué.
— De quoi? De quoi ?.. 11 comprend mieux que toi!
— Enfin! il y a des mots tout de même... ça n’est
pas à Haï-nan qu’il a entendu parler du mont Palatin.…
CoRIOLIS, (rugissant, à Patrice.)
Pourrais-tu nous dire, toi, ce qu’il y avait sur le Pa-
atin ?
BALAOO 257
PATRICE, bégayant.
Il y avait. il y avait... je ne sais pas, moi !.. des for-
tifications |
CorioLrs, explosant.
11 y avait un temple, idiot |
MADELEINE, (s’inéerposant, car Patrice a les larmes
aux yeux.)
Papa !... Papa !.….
CORIOLIS.
Mais laisse-moi donc !.. Monsieur veut faire le malin
avec Noël. des fortifications |... Je dis: un temple |...
et tu sais le nom de ce temple |...
PATRICE, d’une voix décmrante.
Non, mon oncle !
CoRIOLIS.
Dis-le-lui, Noël!
BALAOO, (sans hésitation, guignant. les noix sur la table
et tripotant celles que Gertrude a mises dans ses poches.)
Le temple de Jupiter Stator !.… c’est autour du mont
Palatin que Romulus traça les premières limites de la fu-
ture capitale du monde |
CORIOLIS, rayonnant.
Eh bien ! es-tu collé ?
PATRICE, les yeux baissés.
Oui, mon oncle, je suis collé |
258 BALAOO
CortoriIs, (lançant une tape amicale à Balaoo.)
Allons ! tu peux manger tes noix !
(M. Noël ne se le fait pas répéter deux fois. II se jette sur
l'assiette et, avec une rapidité et une adresse extraortdi-
naires, il casse les grosses noix avec ses dents, les épluche,
les avale. Patrice n’en « revient pas !»).
CortoriIs, (avec bonhomie.)
Ça, c’est plus fort que lui ! Je lui ai fait perdre beau-
coup de mauvaises habitudes rapportées d’'Haï-nan.…
mais jamais, non, jamais, je n’ai pu arriver à ce qu'il se
servit d’un casse-noisettes.
PATRICE.
Chacun a ses petites manies.
CORIOLIS.
Je le tuerais plutôt. On dirait qu’il a autant de plaisir à
casser ses noix avec ses dents qu’à les manger ensuite.
PATRICE, péremptoire.
Je parie que M. Noël préfère encore les noix aux dis-
cours de Cicéron.
CoRIOLIS.
Réponds, Noël |
BALAOO, (la dernière noix disparue.)
1 y a autour de nous une infinité de joies vraies, simples
et faciles. Il ne s’agit que de s’en emparer.
(11 remet son monocle et, après avoir regardé Patrice
BALAOO 259
avec un mépris parfait, il détourne la tête, car la vue de ce
garçon lui est décidément insupportable.)
Patrice s'incline. On passe au salon. Coriolis ordonne à
Noël d'offrir son bras à Zoé, ce qui est fait sans grand em-
pressement. Noël regarde, par contre, Madeleine qui vient
de prendre le bras de Patrice. Alors, tout en n’ayant l'air
de rien, il lui marche sur sa robe qu’il déchire dans la
» grande largeur. Il s'excuse.
Coriolis n’a pas la force de le gronder, car lui, qui le
connaît bien, lit dans les yeux de l’anthropopithèque une
tristesse sans bornes.
BALAOO, (après avoir conduit Zoé près de la table à thé.)
Monsieur, je suis un peu fatigué ce soir; je vous deman-
derais la permission de me retirer.
Coriolis acquiesce à son désir ; Balaoo salue rapide-
ment à la ronde et monte à sa chambre sans serrer la
main de Madeleine.
CHAPITRE, II
LA TRISTESSE DE BALAOO
Dans sa chambre, Balaoo trouva Gertrude qui lui pré-
parait son smoking et ses bottines vernies.
— Va-t-en ! lui dit Balaoo, avec rudesse. Je ne sors
pas |
— Personne n’en saura rien, répondit Gertrude en sou-
pirant, et ça te fera du bien de prendre un peu l'air.
Tiens ! voilà vingt francs pour t’amuser. Je descends ser-
vir le café et je reviens. Habille-toi.
Elle descendit et revint cinq minutes plus tard. Balaoo
était allongé sur la descente de lit. Il ne s’était pas ha-
billé et il pleurait. Gertrude fut affolée,
— Qu'est-ce que tu as ?... qu'est-ce que tu as P
— Tu le sais bien ce que j’ai! répondit Balaoo, les
deux poings sur la bouche, pour comprimer son désespoir.
Pourquoi est-1} revenu ?
— On ne peut pas lus défendre de venir à Paris. C'est
le neveu de Monsieur. Il est venu pour ses affaires.
— Alors, dis-moi pourquoi, vieille taupe, on a voulu
me faire partir avec Zoé pour la maison d’hommes, à Saint-
Martin-des-Bois ? Il s’en est fallu de l'épaisseur d’une
noix que je parte. On savait bien ce qu’on faisait et que
j'aurais du plaisir à voir le grand hêtre de Pierrefeu.… et
la pierre plate de Mahon... et le verger de ma jeunesse...
BALAOO 261
Mais je me suis méfié.. et c’est lu: qui est venu !.. jure-
moi que vous ne l’attendiez pas !.. Tu n’oses pas me le
jurer, hein ?.. Saloperie |
A ce moment on entendit que l’on frappait à la porte.
Toc! toc! toc! Gertrude, qui inondaïit son mouchoir de
ses larmes, alla ouvrir, et général Captain fit son entrée:
— As-tu bien déjeûné, Jacquot ? demanda-t-il.
— Voilà encore ce sale raseur, grogna Balaoo. Qu'est-
ce que tu veux, général Captain ?
Général Captain fit entendre toute une série de sons
gutturaux et rapides comme des paroles de vieille femme
en colère.
— Qu'est-ce qu’il dit ? demanda Gertrude.
— Il dit, répondit Balaoo, qu’il ne comprend pas
pourquoi nous ne sommes pas déjà partis. Je lui avais
promis de l’emmener à Pierrefeu.
Général Captain : « Pierrefeu ! Pierrefeu ! Pierrefeu |
Pierrefeu !.… »
— Il me casse les oreilles, fit Balaoo en se retournant
sur sa descente de lit. Va l’attacher à son perchoir, dans
la cuisine.
Général Captain, trémoussant ses ailes: «4 Partons!
Partons ! Partons ! »
— Ah! en voilà assez, déclara l’anthropopithèque en
lui lançant une ruade à l’assommer.
Gertrude, toujours pleurant, mit général Captain à la
porte. On l’entendit, un instant, sur le palier, déverser
un flot d’injures. Et puis, il descendit prudemment, en
comptant les marches jusqu’à la cuisine. Là, il grimpa
sur son perchoir qui était placé près de la porte et fit sem-
blant de dormir. La vérité était qu'il observait tout ce qui
se passait, car il était plus curieux qu’un concierge d’hom-
15.
262 BALAOO
mes. Il n’attendit point longtemps pour voir descendre
dans le vestibule, avec mille précautions, Gertrude et
Balaoo.
Celui-ci était « beau comme un astre ». On apercevait,
sous son léger pardessus entr'ouvert, le plastron éclatant
de sa chemise, et les revers de soie de son smoking. Les
bottines vernies étaient deux étoiles noires sur les dalles
blanches.
« Il va encore faire la noce, et la vieille va encore se
crever à l’attendre ! » pensa général Captain.
Balaoo, avant de partir, se laissa embrasser par Ger-
trude qui lui glissa encore dans la main quelque monnaie.
« Ah ! fit Balaoo, en soupirant, si je n’avais pas promis
à Gabriel d’aller le chercher, je serais resté, bien sûr. »
Gertrude le poussa doucement sur le trottoir, et referma
plus doucement encore la lourde porte. Puis elle revint
dans sa cuisine et s'installa pour y passer, en somnolant,
courbée sur la table, une grande partie de la nuit. Elle se
réjouissait d’avoir réussi à faire sortir Balaoo. « Ça lui
change les idées », se disait-elle, et elle se félicitait d’avoir
préparé, dans ce but, à l’avance, sur le lit, la chemise au
plastron éclatant et aux belles manchettes raides comme
de l’acier et le faux-col haut, haut... toutes choses aux-
quelles ne résiste point un anthropopithèque (x).
Général Captain dit en français : « Bonne, nuit, ma-
dame! »
Gertrude répondit poliment : « Bonne nuit, général
Captain ! »
Tant de politesse ne pouvait durer. Général Captain
éprouva le besoin de traiter, lui aussi, la vieille Gertrude
(x) Les nègres aussi ont une passion délirante pour le linge blanc bien
empesé.
BALAOO 263
de « saloperie ! »; mais il apprit à ses dépens que ce qui
était permis à Balaoo ne l'était pas toujours à un général
Captain. Il reçut une râclée de coups de pincettes qu’il
accompagna de tels cris que Madeleine descendit.
— Qu'est-ce que tu as ? demanda-t-elle, anxieuse, à
Gertrude, tu as encore pleuré ?
— Oui.
— Balaoo ?.. se doute-t-il de quelque chose ?...
— Bien sûr qu’il se doute. Ah ! ça va être terrible |...
— Terrible ! répéta Madeleine, pensive.
Pendant ce temps, le triste Balaoo, les mains enfoncées
dans les poches de son pardessus, sa badine sous le bras,
le front penché vers la terre, les épaulescourbées, glissait
comme une ombre dans les rues désertes, voyageant dans
son rêve intérieur.
Ii descendit, par des voies dérobées, vers la Seine et
remonta le cours de l’eau. A sa droite, il avait les lugubres
bâtisses de la Halle aux Vins.
Que venait faire son smoking dans ce désert sinistre ?
Eh ! eh! le smoking de Balaoo allait au Jardin des
Plantes.
Coriolis s’était cru très fort en arrachant Balaoo à la
mauvaise influence de la forêt et en transférant la de-
meure de l’anthropopithèque en pleine capitale ; mais il
s'était montré grossièrement imprévoyant en lui faisant
élire domicile à quelques pas de la fosse aux ours, de la
cage aux singes et de celles des tigres du Bengale et du
tion de Numidie, On ne pense pas à tout.
Et c'était toujours de ce côté, vers les frères animaux,
que le conduisait, presque inconsciemment, sa rêverie,
quand le cœur de Balaoo était triste, à cause des hommes,
264 BALAOO
Au coin du pont d’Austerlitz, Balaoo s’accouda au pa-
rapet et considéra l’eau frissonnante et les reflets zigza-
gants des becs de gaz.
Comme il venait de soupirer avec force, il se sentit
touché à l’épaule. Il se retourna.
— Circulez |
C'était un sergent de ville, inquiet, et flairant un déses-
poit.
— Tchsschwopp ! fit Balaoo.
— Hein ? qu'est-ce que vous dites ?
Balaoo haussa les épaules et s’éloigna dans la nuit.
— Un étranger, pensa le sergent de ville. Un prince
russe, peut-être...
Tchsschwopp, en singe oriental, veut dire à peu près :
« Il n’y a pas moyen d’être tranquille ». Comme il avait
obliqué un peu sur la droite, il se trouva à côté du bureau
d’omnibus. Il pressa le pas, longeant la grille, cherchant
la solitude.
I1 la trouva. Alors, il appuya son front contre la grille,
la grille qui entourait le Jardin des Plantes, l'immense
cage où les hommes avaient enfermé ses frères, les ani-
maux. Il resta longtemps ainsi; le froid des barreaux lui
faisait du bien.
Tout las et grelottant de sa douleur, le front appuyé
aux barreaux, le regard du pauvre Balaoo descendaïit,
suivi de deux larmes lourdes et rondes comme des billes
d'enfant. descendait tout le long de sa personne, jus-
qu'aux étoiles noires de ses souliers vernis. C'était là
qu'était le mystère, le mystère de son malheur sans bornes
qui faisait de lui pire qu’un paria parmi les hommes,
quelque chose comme une bête apprivoisée, c’est-à-dire,
la dernière horreur du monde, Car le lion de Numidie est.
BALAOO 265
encore quelqu'un dans sa cage où les hommes craintifs
l’ont enseveli vivant ; mais lui, Balaoo, qu'est-ce qu’il
est, dans ses souliers vernis ? Un jouet d'hommes, ni plus
ni moins...
Tout là-bas, en face de lui, par delà les bouquets noirs
des arbres, c’étaient les repaires grillés des fauves dont il
sentait venir à lui l’odeur alcaline, le parfum lourd. Ii se
les représentait calmes et fatals et tranquilles, reposant
leur tête sur leurs pattes et dormant en paix dans jeurs
maisons de nuit. Les crocodiles, allongés dans leurs caisses
pareilles à des cercueils, ne faisaient pas plus de bruit
que s'ils avaient été déjàempaillés. Non loin de là, c’étaient,
sous des couvertures, dont ils enveloppaient leur rêve
digestif, les serpents, de nobles familles de serpents, les
aspics de Cléopâtre, petites bêtes stupides que leur gloire
n’empêchait pas de dormir. Oui, tout ce monde-là dormait.
Les singes mêmes, qui ne s'arrêtent pas de remuer pen-
dant le jour, ronflaient, le soir venu, comme des brutes,
— comme des brutes, se répétait Balaooense représentant
tout le peuple animal appesanti, pendant que, lui, pleuraït
contre la grille son angoissant chagrin d’anthropopitèque.
Même, dans leur captivité, ceux-là, derrière leurs
barreaux, lui parurent enviables.
Ji souffrait trop |
Quel bonheur de ne pas savoir |... d’ignorer la diffé-
rence !.. Oh! elle n’était pas grande, la différence! elle
était enclose dans ses deux souliers vernis. et les pas-
sants ne pouvaient pas se douter, bien sûr, en croisant ce
superbe jeune homme en smoking, de ce qu’il traînait avec
lui, dans ses souliers vernis !.. Mais lui, lui, lui, il ne pen-
Sait qu’à cela, à la différence !... et cela lui gâtait toujours
ses soirées. Partout, au café, à la conférence Bottier, et
266 BALAOO
même quand il allait au théâtre, il ne parvenait pas à
chasser l’horrible pensée de la différence !
Les soupirs de Balaoo n’ont plus rien d’humain, ce
soir! Qu'il prenne garde; il a déjà éveillé l’attention d’un
sergent de ville et voilà que, derrière les grilles, un gar-
dien qui fait sa ronde est resté, sans le voir, le pas sus-
pendu. Le gardien a écouté d’où venaient ces souffles ex-
traordinaires. Est-ce l’hippopotame qui se plaint ? l’élé-
phant qui appelle ? la panthère qui s'ennuie ? Non |...
gardien continue ta rondè... c’est Balaoo qui pleure.
Et Balaoo, ça ne te regarde pas !..
Le gardien s’éloigna, et Balaoo, à mi-voix, exhala cette
plainte qui était plutôt une complainte, qu’il emportait
toujours avec lui, dans le fond de son triste cœur :
Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !
Pourquoi le Dieu des Chrétiens
N'’a-t-il pas mes doigts lié,
Mes doigts de mains de souliers ?.…
Patti Palang-Kaing | Patti Palang-Kaing |
Demande au Dieu des Chrétiens
Pourquoi on a changé ma langue,
Ma langue de ma forêt de Bandang,
Et pourquoi j’ai appris à pleurer
Si on n’a pu mes doigts lier,
Mes doigts de mains de souliers |...
Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing |
Redemande au dieu des Chrétiens,
Redemande ma langue,
Ma langue de ma forêt de Bandang |
BALAOO 267
Et rends-moi mes palétuviers
Et mes doigts de mains sans souliers !.…
Pauvre Balaoo |! Heureusement qu’il lui reste Gabriel
pour le consoler, Gabriel qui l’attend |
Mais il ne faut rien tenter avant l’heure de la fin de
ronde. Elle sonne. Balaoo essuie avec son mouchoir ses
yeux humides, et il crache dans ses mains (chose qu’il ne
faisait jamais avant d’avoir vu les gymnastes des music-
halls), et, grâce à un rétablissement des reins bien méticu-
leux pour ne pas froisser le plastron de sa chemise, le
voilà à l’intérieur du Jardin des Plantes.
Balaoo n’a peur, sur toute la terre, que des chiens.
11 ne redoute plus la ronde d'homme dont l’heure est
passée, mais il craint le réveil, là-bas, des chiens qui le
sentent venir jusque dans leur sommeil. Heureusement
qu'ils sont à d'attache dans la petite cour près de la mé-
nagerie. Tout de même, il faut combattre l’odeur. Mais
Balaoo a un bon truc qui lui a toujours réussi quand il va
en visite, chez ses amis, la nuit. Il va d’abord saluer les
fouines, dans les rotondes de sortie, et, en sortant de 1à, il
pue la fouine à plein nez. Alors il peut se promener par-
tout et s'approcher autant qu’il veut des bâtiments
gardés par les chiens. L’odeur de fouine ne fait pas aboyer.
C'est une odeur naturelle au Jardin des Plantes. Tandis
que l'odeur d’homme et l'odeur d’anthropopithèque
(c'est la même chose, pense Balaoo) font aboyer les
chiens.
Balaoo sait où sont pendues les clefs des maisons de
ses amis, dans la demeure d'homme, tout près d’un petit
vasistas que l’on n’a qu'à pousser. Et puis on n’a qu’à
avancer la main. Il n’y a aucun danger.
246 | BALAOO
trice. Le jeune homme voulut dissimuler son anéantisse-
ment sous un sourire aimable.
— Pourquoi souris-tu ? Tu te trouves sans doute spi-
rituel ? Console-toi, tu n’es point le seul de ton espèce.
Ils sont tous fabriqués du même bois, les jeunes gens d’au-
jourd’hui qui n’ont point quitté les jupes de leur mère.
Si tu avais fait, comme moi, trois fois le tour du monde,
tu ne resterais point ébahi devant un indigène de Malaisie
qui porte mieux que toi le complet-jaquette et le gilet-
châle (tu ne l’as pas encore vu en smoking) et qui t'en
remontrerait, tout premier clerc de notaire que tu es,
sur le Baudry-Lacantinerie (1).
Et comme Patrice, assommé, se taisait :
— Interroge |... mais interroge-le donc.
— Ne « mécanisez » donc point comme ça ce pauvre
jeune homme, émit la voix pleurarde de Gertrude dans un
bruit d’assiettes et d’argenterie,
Elle se fit mettre à la porte avec tous les honneurs qui
lui étaient dus.
Madeleine eut la mauvaise inspiration de protester ;
Coriolis lui ferma la bouche, à elle aussi :
— Je ne veux pas, vous entendez bien |... Je ne veux
pas qu'on se moque de Noël !..
— Mais mon oncle ! personne ne se moque de lui!
finit par s’écrier Patrice, dans un sursaut d’exaspération.
— Allons donc, il n’était pas plutôt entré ici que tu le
regardais comme un phénomène ! Je ne veux pas !... tu
entends !.. Je ne veux pas qu’on le regarde comme un phé-
nomène !... Tout le monde ne peut être né rue de l’Ecu,
à Clermont-Ferrand !..
(x) Traité de droit civil que l’on met dans les mains des étudiants en
droit.
BALAOO 247
— Papa ! Patrice n’a rien dit qui puisse te contrarier.
Tu te montes la tête, maintenant, à propos de rien |
— Eh! vous me rendrez malade tous ici, autant que
vous êtes, Noël comme les autres |
Noël semblait ne pas entendre et se bourrait conscien-
cieusement d’une potée de choux de Bruxelles.
— Bon! voilà maintenant que c’est Noël ! émit Made-
leine, en se forçant à rire.
— Et Zoé aussi ! continua Coriolis terriblement bou-
gon.
— Qu'est-ce que j’ai fait ? demanda la voix innocente
et harmonieuse de la gentille Zoé.
— Tu as encore fait quatre grosses fautesdanstadictée,
et tu as de mauvaise notes pour ta géographie.
— La géographie, dit Zoé, ça ne peut pasm'entrer dans
la tête |
— Et l’orthographe ? Est-ce que ça peut t’entrer dans
la tête, l'orthographe ?
— Mais oui, monsieur, mais il faut le temps.
— Le temps de quoi ? Te voilà l’âge de te marier. Tu
dois savoir l'orthographe et la géographie. Si je te disais,
Patrice, que j'ai eu plus de mal avec cette petite qu'avec
Noël, ça te donnerait peut-être une moins fière idée de
la race blanche ! hein, mon garçon ?..
Patrice hocha la tête. I1 voulait que son oncle le crût de
son avis, mais il ne comprenait rien à une pareille histoire.
On faisait de Zoé une savante, maintenant !.….
— Il faut que tu comprennes, ma petite, continuait
Coriolis, tourné vers Zoé, que je ne te fais rien apprendre
de trop, si tu veux être heureuse en ménage.
Patrice pensait : « Madeleine s’est mal exprimée en me
défendant de parler mariage ; en somme, on a le droit
248 BALAOO
de parler de tous les mariages ici, excepté du mien !.…
— Je ne me marierai jamais ! répondit tristement
Zoé, en baïssant les yeux. Qui est-ce qui voudrait de
moi ?
— Ça me regarde, gronda Coriolis d’une grosse voix
bourrue.
Et, en disant cela, comme il jetait un coup d'œil à
Noël, celui-ci leva le nez en l’air. Son indifférence pour
tout ce qui se disait à cette table était majestueuse. Pa-
trice l’admirait.
L'oncle grogna :
— C'est très mal élevé de faire celui qui rêve à table et
de n’être jamais à la conversation. À bon entendeur, salut !
Mais il est probable que M. Noël n’entendit pas, car il
ne salua pas. En revanche, il se gratta. Sans doute, sa
manchelegêénait, car, de sa main gauche, il se grattait ner-
veusement sous le bras droit, ce qui est défendu dans les
salons d’hommes. L'oncle lui envoya, à toute volée, sur
la main, un coup fameux d’un petit bâton d’ébène que
Patrice avait déjà vu sur la table et dont il ignorait
l’usage. Pan !.. M. Noël eut un cri de bête que l’on corrige
et laissa sa manche tranquille.
— C'est honteux! fit Coriolis; est-ce que tu te crois
ici à Haï-nan ? c’est honteux pour un étudiant en droit de
la Faculté de Paris.
— Il est inscrit ? demanda Patrice, goguenard.
— Ji suit les cours avec moi.
— Et où en êtes-vous, mon oncle ?..
— Aux « différentes manières dont on acquiert la
propriété », répondit Coriolis. Noël, dis-nous un peu
quelles sont les différentes manières dont on acquiert la
propriété ?
BALAOO 249
M. Noël toussa (en mettant sa longue main aristocrati-
que d’Haï-nan devant sa bouche) et répondit, de sa voix
toujours un peu enrouée, et sur le ton récitatif d’un jeune
garçon qui sait bien son catéchisme :
BALAOO, (qui pense : Est-ce que Gertrude va bientôt apporter
les noix?).
Les différentes manières dont on acquiert la propriété
sont : les successions, les donations et les testaments ; les
contrats, contrats de vente et contrats de (17 s'arrête brus-
quemenñi).
CoRIOLIS, sourcils froncés.
Eh bien ?.. et contrats de...
BALAOO, (regardant voler une mouche.)
Vous savez bien, monsieur, que c’est un mot qui me
déplaît devant les étrangers (coup d'œil de haine sauvage
du côté de Patrice).
CORIOLIS.
Vraiment ! (17 allonge la main du côté du petit bâton
d'ébène.)
BALAOO, (rapidement, à voix basse, et devenant tout pâle, ce
qui est sa façon, à lui, de rougir.)
…ÆEt contrats de mariage... de mariage (il relève la tête,
satisfait de s'être vaincu ; il essaie maintenant de regarder
Patrice avec un grand air d’indifférence comme un de la
Race qu sait dissimuler ses sentiments intimes.)
CoRIOLIS, heureux du résultat.
Eh bien ! Patrice, qu'est-ce que tu en penses ?
250 BALAOO
PATRICE.
C'est merveilleux !
— Et tu sais, tu peux l’interroger sur tout, reprenait
Coriolis, je lui ai fait donner une éducation complète de
bon fils de famille. Il connaît ses classiques !
— Est-ce qu'il sait le latin ?
— Tu as tort de te moquer de ton vieil oncle, Patrice.
Non, Noël ne sait pas encore le latin! Mais sois persuadé
que, le jour où il s’y mettra, il te « collera » au bout de
trois mois. Interroge-le donc sur les dates et sur l’histoire
romaine,
Patrice vit qu’il n’y échapperait pas. Il devait « inter-
roger »:
— Cela ne vous ennuie pas, monsieur, que je vous in-
terroge ?
M. Noël, qui venait de se tailler un cube imposant de
fromage de gruyère, l’engloutit tranquillement et ne ré-
pondit pas.
CORIOLIS.
Tu n'as pas entendu ? Mon neveu Patrice te demande
s’il peut t’interroger. Montre-lui que tu n'es pas un sot.
BALAOO, (la bouche enfin libre : on ne doit pas parler la
bouche pleine.)
Ayons des qualités pour en faire usage et non pour en
faire parade ! (Négligemment, 11 baisse tomber son mo-
nocle de l'arcade sourcilière, au bout de son cordon, sans
se servir de la main.)
PATRICE, (comme un niais.)
Ça, c’est répondu |
BALAOO 251
MADELEINE.
Oh ! il est rarement à court; mais, ce soir, tu l’inti-
mides. (Mouvement brusque de Balaoo qui remet, d’un geste
. furieux, son monocle sur son œil.)
Cortozis à Balaoo.
Tu es fâché ?
ZOÉ, d'une voix émue.
Moi, je sais bien pourquoi il est fâché.
CORIOLIS.
Pourquoi ?
ZoË.
Parce que Gertrude n'apporte pas les noix ?
| PATRICE.
M. Noël aime les noix ?
MADELEINE.
Oh ! c’est son idéal !
PATRICE, (pour dire quelque chose).
C’est vrai, monsieur, que les noix sont votre idéal ?
BALAOO.
Maïheur à qui ne se conduit pas d’après un idéal ; il
peut toujours être content de lui, maïs il est toujours
loin de tout ce qui est beau et bon ! (17 regarde du côté de
, La porte ; mais Gertrude n'apporte toujours pas les noix.)
PATRICE, d’un air important.
M. Noël est un grand philosophe ! (7! sourit d'un air
sdiot.)
252 BALAOO
CortoLis, (à Patrice).
Tu n'as pas besoin de sourire d’un air idiot en disant
cela !
PATRICE, (vexé.)
Bien, mon oncle !
BALAOO, (enchanté et sans qu'on lui demande rien.)
Peu de gens sont assez sages pour préférer le blâme
qui leur est utile à la louange qui les trahit ! (J/ regarde
toujours du côté de la porte.)
MADELEINE, (pour faire diversion.)
Qu'est-ce que fait donc Gertrude ? (Elle se lève et va à
la cuisine. Elle en revient aussitôt.) J'ai trouvé Gertrude
en pleurs. Elle avait préparé une belle tarte pour ce soir,
et elle ne peut plus mettre la main dessus.
BALAOO, (qui tremble.)
C’est général Captain qui l’a mangée sûrement |
CoRIOLIS, (sévère.)
Tu mens ! Général Captain a bon dos et bon bec ! Mais
c’est un honnête serviteur. Ne l’as-tu ramené des Bois-
Noirs que pour le charger de tes fautes ? Réponds comme
un homme ! et ne détourne pas la tête ! Pourquoi as-tu
mangé cette tarte ? Tu savais bien que tu faisais mal !
Réponds |
BALAOO, (qu: dévore sa honte devant Pairice en altendant
vainement Ses n01x.)
C'est vrai! La notion si claire que nous avons de nos
fautes est une marque certaine de la liberté que nous
avons eue à les commettre |
BALAOO 253
— C'est bon ! fait Coriolis! Tu sais tes maximes ; mais
elles ne t’ont pas empêché de voler une tarte ! Tu n’auras
pas de noix!
Justement, Gertrude les apportait. Elle les déposa sur
la table. Les yeux de M. Noël brillaient comme des escar-
boucles. Mais la main de Coriolis, sans avoir l’air de rien,
jouait déjà avec le petit bâton d’ébène.
— Papa ! supplia Madeleine !.…
Noël la remercia d’un coup d’œil humide. Le monocle
était retombé.
— Papa ! continuait Madeleine. tu es si content de
lui pour la conférence Bottier !
— M. Noël fait des conférences ? interrogea Patrice.
— Jeune provincial ! répliqua Coriolis. Si vous n’aviez
pas fait votre droit dans des facultés lointaines, vous
sauriez que la conférence Bottier est une assemblée de
jeunes étudiants qui se destinent au barreau et qui se
réunissent le soir au Palais de Justice pour se donner
l'illusion des plaidoiries et pour s’accoutumer à la parole.
— M. Noël veut être avocat ?
— Nous verrons cela plus tard !.. Pour le moment, je
lui fais travailler le maniement du discours. Il ne s’en tire
pas mal! Oh! celui qui lui a coupé le filet n’a pas perdu
son temps m, comme on dit, volé son argent !
— Jl a pris la parole à la conférence Bottier ?
— Pas encore |... F’hésite à attirer l’attention sur mon
élève avant d’être tout à fait sûr du succès. Mais je l’ac-
compagne là-bas : il voit comment on établit l’affirma-
tive et comment on y répond par la négative. Le jour où
al prononcera son premier discours sera un beau jour !
Coriolis émit cette dernière phrase avec une telle cha-
15
254 BALAOO
leur, un tel élan que Patrice en fut frappé. Il plaignit
sincèrement son oncle qui, décidément, à ses yeux,
tombait au gâtisme.
CoRIOLIS.
En attendant, pour le former, je lui fais apprendre, en
français, du Cicéron.
ZoË, timidement.
Oh ! monsieur, vous devriez lui demander qu’il nous
dise son histoire sur le Baladin !
GERTRUDE, (qui fourre des noix dans les poches de Balaoo,
sans que Coriolis s’en aperçoive.)
Oh ! oui, monsieur, son histoire sur le Baladin !
__ CORIOLIS, souriani.
Eh bien ! je ne demande pas mieux !.. Va, Noël, dis-
nous ton histoire sur le Baladin !
(Balaoo, boudeur, ne bouge pas plus qu'un terme.)
CoRIOLIS.
Mais, va donc, grand sot!... Tu pourras, après, manger
des noix |
En entendant cela, Balaoo se lève, passe derrière sa
chaise, y appuie la main gauche, tandis que la droite
reste libre pour les gestes.
BALAOO, (de sa plus belle voix de poitrine.)
Jusques à quand donc, Catilina, abuserez-vous de
notre patience ? Serons-nous longtemps encore l’objet
de votre fureur ? Quel terme mettez-vous aux emporte-
BALAOO 255
ments de votre audace effrénée ? Quoi ! la garde qu’on
fait toutes les nuits sur le mont Palatin.…
PATRICE, sursautant.
Ah ! le mont Palatin |. je ne savais pas ce qu’elles
voulaient dire avec leur baladin !
— Misérable, vas-tu te taire !
Cette vocifération venait de Coriolis. Il avait les yeux
hors de la tête et presque le poing levé sur Patrice, cou-
pable d’avoir interrompu M. Noël dans ses exercices.
Patrice, instinctivement, recula, se disant en aparté que
son oncle était mür pour le cabanon et se promettant de
ne point le lui marchander dès qu'il aurait convolé en
justes noces.
Coriolis, voyant son effarement, s’exclama, honteux :
— Laisse-donc continuer, fit-il. Tu l’interromps.
Après, il ne se rappellera plus |!
— Il faut que je recommence tout, déclara Noël.
— Eh bien | recommence.
BALAOO, (derrière sa chaise, faisant des gestes comme à la
tribune.)
Jusques à quand donc, Catilina, abuserez-vous de notre
patience ? Serons-nous longtemps encore le jouet de
votre fureur ? Quel terme mettez-vous aux emportements
de votre audace effrénée ? Quoi! la garde qu'on fait
toutes les nuits sur le mont Palatin, les soldats distribués
dans tous les quartiers de la ville, l’effroi du peuple, le
concours de tous les bons citoyens, ce lieu fortifié où s’as-
semble le sénat, la présence, les regards de ces sénateurs,
rien ne fait donc impression sur vous ? Ne sentez-vous
256 BALAOO
pas que vos complots sont découverts ! Ne voyez-vous
pas que, éclairée de toutes parts, votre conjuration est
comme arrêtée et enchaînée ? Croyez-vous qu’un seul de
‘ nous ignore ce que vous avez fait la nuit dernière. (Mos,
la nuit dernière, j'ai été chez Maxim, pense Balaoo.)
O temps! 6 mœurs ! Le sénat est instruit de ces démarches,
un consul les voit et Catilina vit encore !
— Bravo! Bravo! Bravo! clama Patrice qui
voulait reconquérir les bonnes grâces de Coriolis au moins
jusqu’à la cérémonie.
Madeleine applaudissait gentiment, Zoé était pâle
d'émotion, Gertrude pleurait. (Maintenant Gertrude pleu-
rait à propos de rien.)
— Oui, bravo! râla Coriolis qui étouffait d’orgueil-
leuse joie. Et tu as vu comme il a dit ça !.. avec quels
gestes !.. Est-ce senti ? Hein ? Tu vois ça du haut des
rostres ? hein ?... en plein Forum !.… Je lui ferai faire le
voyage |! Ah ! mais oui ! oui !... le voyage de Rome !.. le
Forum! les rostres! Mon Noël là-dessus à la place de Cicé-
ron |... Ah ! mais je verrai ça ! bafouillait Coriolis qui dé-
lirait.
— Est-ce qu'il comprend bien fouf ce qu’il dit ? eut le
tort de demander Patrice.
Il reçut un coup de poing formidable dans les reins.
L'oncle l’aurait tué.
— De quoi? De quoi ?... Il comprend mieux que toi!
— Enfin! il y a des mots tout de même... ça n’est
pas à Haï-nan qu’il a entendu parler du mont Palatin.…
CortoLts, (rugissant, à Patrice.)
Pourrais-tu nous dire, toi, ce qu’il y avait sur le Pa-
atin ?
BALAOO 257
PATRICE, bégayant.
I1 y avait... il y avait... je ne sais pas, moi !... des for-
tifications |
CortOLIS, explosant.
11 y avait un temple, idiot !
MADELEINE, (s’iméerposant, car Patrice a les larmes
aux yeux.)
Papa |... Papa !...
CORIOLIS.
Mais laisse-moi donc !.. Monsieur veut faire le malin
avec Noël. des fortifications !… Je dis: un temple !.….
et tu sais le nom de ce temple !..
PATRICE, d’une voix déchrante.
Non, mon oncle |
CORIOLIS.
Dis-le-lui, Noël !
BALAOO, (sans hésitation, guignant. les noix sur la table
et tripotant celles que Gertrude a mises dans ses poches.)
Le temple de Jupiter Stator !... c’est autour du mont
Palatin que Romulus traça les premières limites de la fu-
ture capitale du monde !
CORIOLIS, rayonnant.
Eh bien |! es-tu collé ?
PATRICE, les yeux baissés.
Oui, mon oncle, je suis collé !
258 BALAOO
Corior1s, (lançant une tape amicale à Balaoo.)
Allons ! tu peux manger tes noix !
(M. Noël ne se le fait pas répéter deux fois. Il se jette sur
l'assiette et, avec une rapidité et une adresse extraordi-
naires, il casse les grosses noix avec ses dents, les épluche,
les avale. Patrice n’en « revient pas l»).
CoRIOLIS, (avec bonhomie.)
Ça, c’est plus fort que lui ! Je lui ai fait perdre beau-
coup de mauvaises habitudes rapportées d’Haï-nan.….
mais jamais, non, jamais, je n’ai pu arriver à ce qu'il se
servit d’un casse-noisettes.
PATRICE.
Chacun a ses petites manies.
CORIOLIS.
Je le tuerais plutôt. On dirait qu’il a autant de plaisir à
casser ses noix avec ses dents qu’à les manger ensuite.
PATRICE, péremplotre.
Je parie que M. Noël préfère encore les noix aux dis-
cours de Cicéron.
CORIOLIS.
Réponds, Noël !
BALAOO, (la dernière noix disparue.)
Ii y a autour de nous une infinité de joies vraies, simples
et faciles. Il ne s’agit que de s’en emparer.
(11 remet son monocle et, après avoir regardé Patrice
BALAOO 259
avec un mépris parfait, il détourne la tête, car la vue de ce
garçon lui est décidément insupportable.)
Patrice s’incline. On passe au salon. Coriolis ordonne à
Noël d’offrir son bras à Zoé, ce qui est fait sans grand em-
pressement. Noël regarde, par contre, Madeleine qui vient
de prendre le bras de Patrice. Alors, tout en n’ayant l’air
de rien, il lui marche sur sa robe qu’il déchire dans la
, grande largeur. Il s'excuse.
Coriolis n’a pas la force de le gronder, car lui, qui le
connaît bien, lit dans les yeux de l’anthropopithèque une
tristesse sans bornes.
BALAOO, (après avoir conduit Zoé près de la table à thé.)
Monsieur, je suis un peu fatigué ce soir; je vous deman-
derais la permission de me retirer.
Coriolis acquiesce à son désir ; Balaoo salue rapide-
ment à la ronde et monte à sa chambre sans serrer la
main de Madeleine.
CHAPITRE, II
LA TRISTESSE DE BALAOO
Dans sa chambre, Balaoo trouva Gertrude qui lui pré-
parait son smoking et ses bottines vernies.
— Va-t-en ! lui dit Balaoo, avec rudesse. Je ne sors
pas !
— Personne n’en saura rien, répondit Gertrude en sou-
pirant, et ça te fera du bien de prendre un peu l’air.
Tiens ! voilà vingt francs pour t’amuser. Je descends ser-
vir le café et je reviens. Habille-toi.
Elle descendit et revint cinq minutes plus tard. Balaoo
était allongé sur la descente de lit. Il ne s'était pas ha-
billé et il pleurait. Gertrude fut affolée.
— Qu'est-ce que tu as ?.. qu'est-ce que tu as ?
— Tu le sais bien ce que j'ai! répondit Balaoo, les
deux poings sur la bouche, pour comprimer son désespoir.
Pourquoi est-1/ revenu ?
— On ne peut pas lus défendre de venir à Paris. C’est
le neveu de Monsieur. Il est venu pour ses affaires.
— Alors, dis-moi pourquoi, vieille taupe, on a voulu
me faire partir avec Zoé pour la maison d’hommes, à Saint-
Martin-des-Bois ? Il s’en est fallu de l'épaisseur d’une
noix que je parte. On savait bien ce qu’on faisait et que
j'aurais du plaisir à voir le grand hêtre de Pierrefeu.…. et
la pierre plate de Mahon.… et le verger de ma jeunesse...
BALAOO 261
Mais je me suis méfé... et c'est lui qui est venu !.… jure-
moi que vous ne l’attendiez pas !... Tu n’oses pas me le
jurer, hein ?... Saloperie |
A ce moment on entendit que l’on frappait à la porte.
Toc! toc! toc! Gertrude, qui inondait son mouchoir de
ses larmes, alla ouvrir, et général Captain fit son entrée:
— As-tu bien déjeûné, Jacquot ? demanda-til.
— Voilà encore ce sale raseur, grogna Balaoo. Qu'’est-
ce que tu veux, général Captain ?
Général Captain fit entendre toute une série de sons
gutturaux et rapides comme des paroles de vieille femme
en colère.
— Qu'est-ce qu’il dit ? demanda Gertrude.
— Il dit, répondit Balaoo, qu'il ne comprend pas
pourquoi nous ne sommes pas déjà partis. Je lui avais
promis de l'emmener à Pierrefeu.
Général Captain : « Pierrefeu ! Pierrefeu ! Pierrefeu !
Pierrefeu !.. »
_ — 1 me casse les oreilles, fit Balaoo en se retournant
sur sa descente de lit. Va l’attacher à son perchoir, dans
la cuisine.
Général Captain, trémoussant ses ailes: « Partons|
Partons | Partons | »
— Ah! en voilà assez, déclara l’anthropopithèque en
lui lançant une ruade à l’assommer.
Gertrude, toujours pleurant, mit général Captain à la
porte. On l’entendit, un instant, sur le palier, déverser
un flot d’injures. Et puis, il descendit prudemment, en
comptant les marches jusqu’à la cuisine. Là, il grimpa
sur son perchoir qui était placé près de la porte et fit sem-
blant de dormir. La vérité était qu’il observait tout ce qui
se passait, car il était plus curieux qu’un concierge d’hom-
15.
262 BALAOO
mes. Il n’attendit point longtemps pour voir descendre
dans le vestibule, avec mille précautions, Gertrude et
Balaoo.
Celui-ci était « beau comme un astre ». On apercevait,
sous son léger pardessus entr'ouvert, le plastron éclatant
de sa chemise, et les revers de soie de son smoking. Les
bottines vernies étaient deux étoiles noires sur les dalles
blanches.
« I1 va encore faire la noce, et la vieille va encore se
crever à l’attendre ! » pensa général Captain.
Balaoo, avant de partir, se laissa embrasser par Ger-
trude qui lui glissa encore dans la main quelque monnaie.
« Ah ! fit Balaoo, en soupirant, si je n’avais pas promis
à Gabriel d’aller le chercher, je serais resté, bien sûr. »
Gertrude le poussa doucement sur le trottoir, et referma
plus doucement encore la lourde porte. Puis elle revint
dans sa cuisine et s’installa pour y passer, en somnolant,
courbée sur la table, une grande partie de la nuit. Elle se
réjouissait d’avoir réussi à faire sortir Balaoo. « Ça lui
change les idées », se disait-elle, et elle se félicitait d’avoir
préparé, dans ce but, à l’avance, sur le lit, la chemise au
plastron éclatant et aux belles manchettes raides comme
de l’acier et le faux-col haut, haut... toutes choses aux-
quelles ne résiste point un anthropopithèque (x).
Général Captain dit en français : « Bonne, nuit, ma-
dame | »
Gertrude répondit poliment : « Bonne nuit, général
Captain ! »
Tant de politesse ne pouvait durer. Général Captain
éprouva le besoin de traiter, lui aussi, la vieille Gertrude
(1) Les nègres aussi ont une passion délirante pout le linge blanc bien
empesé.
BALAOO 263
de « saloperie ! »; mais il apprit à ses dépens que ce qui
était permis à Balaoo ne l'était pas toujours à un général
Captain. Il reçut une râclée de coups de pincettes qu’il
accompagna de tels cris que Madeleine descendit.
— Qu'est-ce que tu as ? demanda-t-lle, anxieuse, à
Gertrude, tu as encore pleuré ?
— Oui.
— Balaoo ?.. se doute-t-il de quelque chose ?..
— Bien sûr qu’il se doute... Ah ! ça va être terrible !.…
— Terrible | répéta Madeleine, pensive.
Pendant ce temps, le triste Balaoo, les mains enfoncées
dans les poches de son pardessus, sa badine sous le bras,
le front penché vers la terre, les épaulescourbées, glissait
comme une ombre dans les rues désertes, voyageant dans
son rêve intérieur.
Ii descendit, par des voies dérobées, vers la Seine et
remonta le cours de l’eau. A sa droite, il avait les lugubres
bâtisses de la Halle aux Vins.
Que venait faire son smoking dans ce désert sinistre P
Eh ! eh! le smoking de Balaoo allait au Jardin des
Plantes.
Coriolis s’était cru très fort en arrachant Balaoo à la
mauvaise influence de la forêt et en transférant la de-
meure de l’anthropopithèque en pleine capitale ; maïs il
s'était montré grossièrement imprévoyant en lui faisant
élire domicile à quelques pas de la fosse aux ours, de la
cage aux singes et de celles des tigres du Bengale et du
tion de Numidie. On ne pense pas à tout.
Et c'était toujours de ce côté, vers les frères animaux,
que le conduisait, presque inconsciemment, sa rêverie,
quand le cœur de Balaoo était triste, à cause des hommes,
264 BALAOO
Au coin du pont d’Austerlitz, Balaoo s’accouda au pa-
rapet et considéra l’eau frissonnante et les reflets zigza-
gants des becs de gaz.
Comme il venait de soupirer avec force, il se sentit
touché à l’épaule. Il se retourna.
— Circulez |
C'était un sergent de ville, inquiet, et flairant un déses-
poir.
— Tchsschwopp ! fit Balaoo.
— Hein ? qu'est-ce que vous dites ?
Balaoo haussa Îles épaules et s’éloigna dans la nuit.
— Un étranger, pensa le sergent de ville. Un prince
russe, peut-être.
Tchsschwopp, en singe oriental, veut dire à peu près :
«Iln’y a pas moyen d’être tranquille ». Comme il avait
obliqué un peu sur la droite, il se trouva à côté du bureau
d’omnibus. Il pressa le pas, longeant la grille, cherchant
la solitude.
I1 la trouva. Alors, il appuya son front contre la grille,
la grille qui entourait le Jardin des Plantes, l'immense
cage où les hommes avaient enfermé ses frères, les ani-
maux. Il resta longtemps ainsi; le froid des barreaux lui
faisait du bien.
Tout las et grelottant de sa douleur, le front appuyé
aux barreaux, le regard du pauvre Balaoo descendait,
suivi de deux larmes lourdes et rondes comme des billes
d'enfant. descendait tout le long de sa personne, jus-
qu'aux étoiles noires de ses souliers vernis. C'était là
qu'était le mystère, le mystère de son malheur sans bornes
qui faisait de lui pire qu’un paria parmi les hommes,
quelque chose comme une bête apprivoisée, c’est-à-dire.
la dernière horreur du monde. Car le lion de Numidie est.
BALAOO 265
encore quelqu'un dans sa cage où les hommes craintifs
l’ont enseveli vivant ; mais lui, Balaoo, qu'est-ce qu'il
est, dans ses souliers vernis ? Un jouet d'hommes, ni plus
ni moins.
Tout là-bas, en face de lui, par delà les bouquets noirs
des arbres, c’étaient les repaires grillés des fauves dont il
sentait venir à lui l’odeur alcaline, le parfum lourd. Il se
les représentait calmes et fatals et tranquilles, reposant
leur tête sur leurs pattes et dormant en paix dans leurs
maisons de nuit. Les crocodiles, allongés dans leurs caisses
pareilles à des cercueils, ne faisaient pas plus de bruit
que s’ils avaient été déjàempaillés. Non loin de là, c’étaient,
sous des couvertures, dont ils enveloppaient leur rêve
digestif, les serpents, de nobles familles de serpents, les
aspics de Cléopâtre, petites bêtes stupides que leur gloire
n’empêchait pas de dormir. Oui, tout ce monde-là dormait.
Les singes mêmes, qui ne s'arrêtent pas de remuer pen-
dant le jour, ronflaient, le soir venu, comme des brutes,
— comme des brutes, se répétait Balaoo ense représentant
toutle peuple animal appesanti, pendant que, lui, pleurait
contre la grille son angoissant chagrin d’anthropopitèque.
Même, dans leur captivité, ceux-là, derrière leurs
barreaux, lui parurent enviables.
II souffrait trop !
Quel bonheur dé ne pas savoir !... d’ignorer la diffé-
rence !... Oh ! elle n’était pas grande, la différence! elle
était enclose dans ses deux souliers vernis... et les pas-
sants ne pouvaient pas se douter, bien sûr, en croisant ce
superbe jeune homme en smoking, de ce qu’il traînait avec
lui, dans ses souliers vernis !.. Mais lui, lui, lui, il ne pen-
sait qu'à cela, à la différence /.. et cela lui gâtait toujours
ses soirées. Partout, au café, à la conférence Bottier, et
266 BALAOO
même quand il allait au théâtre, il ne parvenait pas à
chasser l’horrible pensée de la différence !
Les soupirs de Balaoo n’ont plus rien d’humain, ce
soir! Qu'il prenne garde; il a déjà éveillé l’attention d’un
sergent de ville et voilà que, derrière les grilles, un gar-
dien qui fait sa ronde est resté, sans le voir, le pas sus-
pendu. Le gardien a écouté d’où venaient ces souffles ex-
traordinaires. Est-ce l’hippopotame qui se plaint ? l’élé-
phant qui appelle ? la panthère qui s'ennuie ? Non !.….
gardien... continue ta ronde... c’est Balaoo qui pleure...
Et Balaoo, ça ne te regarde pas 1...
Le gardien s’éloigna, et Balaoo, à mi-voix, exhala cette
plainte qui était plutôt une complainte, qu’il emportait
toujours avec lui, dans le fond de son triste cœur :
Patti Palang-Kaing |! Patti Palang-Kaing !
Pourquoi le Dieu des Chrétiens
N'a-t-il pas mes doigts lié,
Mes doigts de maïns de souliers ?.…
Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing |
Demande au Dieu des Chrétiens
Pourquoi on a changé ma langue,
Ma langue de ma forêt de Bandang,
Et pourquoi j'ai appris à pleurer
Si où n’a pu mes doigts lier,
Mes doigts de mains de souliers |...
Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing |
Redemande au dieu des Chrétiens,
Redemande ma langue,
Ma langue de ma forêt de Bandang |
BALAOO 267
Et rends-moi mes palétuviers
Et mes doigts de mains sans souliers !.…
Pauvre Balaoo ! Heureusement qu’il lui reste Gabriel
pour le consoler, Gabriel qui l’attend !
Mais il ne faut rien tenter avant l’heure de la fin de
ronde. Elle sonne. Balaoo essuie avec son mouchoir ses
yeux humides, et il crache dans ses mains (chose qu'il ne
faisait jamais avant d’avoir vu les gymnastes des music-
halls), et, grâce à un rétablissement des reins bien méticu-
leux pour ne pas froisser le plastron de sa chemise, le
voilà à l’intérieur du Jardin des Plantes.
Balaoo n’a peur, sur toute la terre, que des chiens.
I1 ne redoute plus la ronde d’homme dont l’heure est
passée, mais il craint le réveil, là-bas, des chiens qui le
sentent venir jusque dans leur sommeil. Heureusement
qu’ils sont à d’attache dans la petite cour près de la mé-
nagerie. Tout de même, il faut combattre l’odeur. Mais
Balaoo a un bon truc qui lui a toujours réussi quand il va
en visite, chez ses amis, la nuit. I1 va d’abord saluer les
fouines, dans les rotondes de sortie, et, en sortant de 1à, il
pue la fouine à plein nez. Alors il peut se promener par-
tout et s'approcher autant qu'il veut des bâtiments
gardés par les chiens. L,//odeur de fouine ne fait pas aboyer.
C'est une odeur naturelle au Jardin des Plantes. Tandis
que odeur d'homme et l’odeur d’anthropopithèque
(c'est la même chose, pense Balaoo) font aboyer les
chiens.
Balaoo sait où sont pendues les clefs des maisons de
ses amis, dans la demeure d'homme, tout près d’un petit
vasistas que l’on n’a qu’à pousser. Et puis on n’a qu’à
avancer la main. Il n’y a aucun danger.
268 BALAOO
On ne l’entend pas marcher. Il a appris à marcher en si-
lence, même avec ses souliers vernis. Et puis, le long de
sa route, aucune bête à plume qui dort sur sa patte, ne
serait assez maladroite, étant réveillée en sursaut, pour
crier à l’assassin. Elle sait tout de suite que c’est l’ami
Balaoo qui passe.
Aucun animal ne donnera l'éveil ; il peut être tran-
quille, il peut être tranquille pourvu que les chiens sentent
la fouine.
Les chèvres d’Abyssinie, dans leurs huttes, ont un
petit bonsoir de bêlement complice qu'il est le seul à
comprendre et auquel il répondsanss’arrêter par un simple
soufflement des narines. Les grands échassiers, les grands
hérons lui jouent, en sourdine, avec leur long bec, un
petit air de claquoir.
Mais il n’entrera pas chez l’horrible tribu singe de basse
classe, autrement dit : singe à queue prenante. Ça, c’est le
rebut et la honte de l’animalité universelle.
Chaque race a ses hontes..… Il y a chez ceux de Ia
race d’hommes de honteux troglodytes qui vivent en-
fermés dans des trous de pierre, toujours assis sur leur
derrière, avec des cheveux juqu’aux talons ; comme il ya
d’étonnants Esquimaux à cuisses de peau de phoque,
comme il y a des nègres, des nègres qui osent mettre
des faux-cols blancs. Si Balaoo était quelque chose parmi
cœux de la Race, si jamais, un jour, ilse réveillait avec des
pieds de souliers convenables, il ferait des conférences
dans le monde entier pour que les nègres n’aient le droit
que de mettre des faux-cols noirs.
Mais les singes de basse classe à queue prenante, c’est la
honte des hontes de tout !
Un anthropopithèque peut fréquenter toute la création,
BALAOO 269
du haut en bas, sans déchoir, mais il ne peut pas fréquen-
ter ça !.…
Si, lui, anthropopithèque de la forêt de Bandang, fai-
sait une chose pareïlle, aucun anthropoïde oriental ne le
lui pardonnerait, et Gabriel lui cracherait au visage, en
apprenant une chose pareille... carrément !
Balaoo, après être allé dire bonsoir aux fouines et avoir
exploré les alentours et promené son odeur de fouine, est
revenu à la maison des féroces.
Rien qu’à la façon dont il tourne la clef dans Îa serrure,
ils savent que c’est lui ! Et il y a du remue-ménage dans
les cages, avant même qu'il ait fait le premier pas dans le
corridor. S'ils se sont promis, ce soir, un bon palabre avec
Balaoo qui leur raconte toujours des histoires extraordi-
paires d'hommes, ils se sont trompés. La visite est courte.
C’est à peine si on a le temps dese dire «bonjour, bonsoir ».
Et Balaoo ressort, avec un camarade à peu près de sa
taille, qu’il tient par la main.
C’est Gabriel, le grand chimpanzé oriental.
Entre eux d’abord nulle parole.
Gabriel voit bien, à l’air et au silencede Balaoo, que son
ami est triste et a de la peine.
Gabriel, doucement, serre la main de Balaoo pour lui
faire comprendre que, sans savoir, il compatit à son cha-
grin. Au tournant des otaries, Gabriel veut poser une ques-
tion, mais Balaoo lui ferme la bouche d’un bref et impa-
tient : Woop { (je t'en prie, tais-toi l) Et Gabriel, voyant
son ami d’une humeur si désolée, lui serre encore la main
fort. fort...
« Tour66 / c’est bon la main d’un ami ! » pensa Balaoo.
Balaoo n’avait pas d’ami parmi les hommes, pas de
camarades. I] redoutaitleur familiarité comme le plus grand
0
270 BALAOO
danger qui le menaçât. Il cachait sa honte sous son in-
transigeante fierté.
Enfin, depuis deux mois surtout, il lui semblait bien
qu’on lui mesurait le temps qu’il pouvait passer auprès
de Madeleine.
Quand il n’était pas avec Coriolis, qui était son maître,
avec Gertrude qui était sa domestique, avec Zoé, qui était
sa petite esclave, il était tout seul. tout seul avec la pensée
de Madeleine et de sa honte à lui.
Les nuits sont terribles à passer. Une fois qu'il avait
trouvé quelque consolation dans la société des grands
fauves de la ménagerie et que, Gabriel, débarqué depuis
peu derrière les grilles de la civilisation, avait prêté une
attention des plus flatteuses à tout ce qu'avait raconté
Balaoo, la pensée était venue à celui-ci de se faire un ca-
marade du chimpanzé. Avec lui, il s’entendait bien, il
avait beaucoup moins de mal qu'avec les autres à tra-
duire ce qu’il appelait sa pensée d'homme en langage de
bête. Ils avaient des tournures de phrases communes,
des idiotismes communs qui les ravissaient et sentaient
leur forêt de Bandang d’une lieu. Java, mère mystérieuse
et farouche, avait couléle même sang dans leurs veines.
Balaoo tenait toujours Gabriel par la main. Gabriel
était le plus docile des amis, sortant quand on venait le
chercher et ne faisant point de difficultés pour rentrer
quand on le ramenaïit. Car Gabriel se rendait bien compte
qu'il ne pouvait rien, chez les hommes, sans Balaoo.
Et Balaoo ne voulait pas avoir d’ennui à cause de Gabriel,
C'était bien entendu. Tour66 ! Ils glissèrent ainsi jusqu’à
la demeure abandonnée aux papillons morts. Souvent
tous deux avaient passé là des heures à bavarder, sûrs de
BALAOO 27I
n'être dérangés par personne. C’est là que Balaoo, bien
avant de risquer les premiers pas de Gabriel dans la nuit
d'hommes, avait fait ses dernières recommandations et
donné ses suprêmes leçons de maintien devant une glace
à trumeaux qui datait de Mme de Pompadour.
Et c’est au fond d’un vieux placard où Cuvier avait
peut-être jadis mis ses hardes que Balaoo avait suspendu
le complet veston fort correct dont il avait fait cadeau à
Gabriel et dont celui-ci se vêtait toujours orgueilleuse-
ment, avant leurs escapades.
Ils pénétraient là dedans par des moyens à eux, des
moyens de fenêtres et de gouttières.
Et ils en sortaient sans se salir.
Balaoo n’était plus le voyou du grand hêtre de Pierre-
feu qui revenait à la maison d'hommes avec un fond de
pantalon déchiré. Son pantalon, en dépit de tous ses
exercices, n'avait jamais d’autre pli que celui qu’il fallait.
Et Balaoo tenait à ce que Gabriel eût autant de soin que
lui-même de «ses affaires ».
Tous deux portaient aussi le petit chapeau mou de
feutre noir qui était alors à la mode. Enfin, Balaoo avait
fait don à Gabriel d’une magnifique paire de lunettes.
L'un avec son monocle, l’autreavec ses lunettes, pouvaient
aller dans le monde sans craintes d’avanies.
Mais il fallait se méfier dés chiens.
Balaoo et Gabriel, derrière la grille d’entrée qui donne
en face de la Pitié, vêtus convenablement comme des
jeunes d'hommes, attendent sans se presser que ça ne
sente plus le gardien de la paix.
Soudain : « Allons-y», fait Balaoo. Deux temps, trois
_ mouvements, la grille est franchie. Mais ils ne s’attardent
pas. En trois bonds ils sont dans la rue Lacépède. Là, ils
272 BALAOO
respirent. Et, posément, correctement, ils débouchent
dans la lumière des trottoirs de la rue Monge.
Rien de particulier jusqu’à la rue des Ecoles. Ils mar-
chent gentiment, toujours, en se tenant par la main.
— Ecoute, maintenant, je vais te lâcher la main,
Gabriel, parce que nous arrivons dans un quartier chic
et qu'on ne se tient plus par la maïn à notre âge. Mais fais
bien attention. Ne me quitte pas. Fais tout ce que je
fais ; et, surtout, ne fais pas le malin.
Lors des premières sorties, c’étaient là des recomman-
dations superflues. Gabriel, tout tremblant et tout
anxieux, se contentait d’imiter tous les gestes de Balaoo
(ce qui, du reste, un soir, les avait fait remarquer et passer,
aux yeux de certains, pour des rastas facétieux) ; mais
maintenant, Gabriel commençait à prendre de l’aisance
et Balaoo redoutait ses initiatives.
— Ne fais pas le malin, répéta-t-il.. et gare aux chiens !
Car, encore une fois, Balaoo n’a peur que des chiens
sur toute la terre. Peur n’est pas assez dire, il en a horreur.
Quand il en voit un, il pâlit et se sauve. Il monte dans un
tramway, se jette dans une voiture qui passe à vide et crie
n'importe quoi au cocher : « Bandang ! » par exemple. Il
perd son sang-froid. Aussitôt qu’un chien le voit, c’est
pour regarder 1llico les pieds de Balaoo. On dirait qu’il
saît, qu’il devine ce qu’il y a dans les souliers de Balaoo,
et, alors que ce chien respecte les souliers de tous les
autres passants, il n’a de cesse (si Balaoo n’est pas assez
malin pour se retirer à temps) qu’il n’ait entrepris, de ses
dents impatientes, le cuir des souliers de Balaoo.
— La crainte des chiens, explique Balaoo à Gabriel
(dans un langage singe rapide et très complet, car ïül
s'accompagne d’une pantomime du visage et des mains,
BALAOO 273
significative aussi bien pour les singes que pour les hommes
qui terminent, eux aussi, leurs mots avec les mains et
les grimaces du visage) la crainte des chiens est le com-
mencement de la sagesse. Patti Palang-Kaing met les
hommes et les chiens dans le même sac. Patti Palang-
Kaing dit, dans son livre de la forêt : « Ne te fie pas à leur
air de bête, à leur langue pendante, à leur queue en trom-
pette et à leur façon de se promener pour leur propre
plaisir en respirant la bonne odeur de la terre. Ils travail-
lent pour les hommes en dessous, comme des traîtres, et
te planteront carrément leurs crocs dans la gorge pour
un simple « merci » d'homme.
— Patti Palang-Kaing parle des gros chiens de chasse,
mais pas des petits chiens que l’on rencontre dans les
cafés, fit observer Gabriel, en se grattant le bout du nez,
ce qui lui valut un coup de la badine de Balaoo.
— Oh ! les petits chiens dans les cafés sur les genoux
des dames sont bien embêtants aussi. Tant qu’on est
dans 1a salle, ils ne cessent pas d’aboyer. Moi, je regarde
toujours avant de m'’asseoir s’il n’y a pas, quelque part,
uu petit chien.
Justement, ils passaient devant la Brasserie Amédée,
et un petit chien, qui était sur les genoux d’une dame à la
terrasse, se mit à japer furieusement.
— Sauvons-nous | ordonna Balaoo.
Et il reprit la main de Gabriel pour l’entraîner sur
l’autre trottoir ; mais le petit chien avait été plus rapide
que leur fuite, et, bondissant des genoux de la dame,
il avait déjà les dents aux mollets de Gabriel qui, sans
patience, lui détacha un bon coup de talon sur la gueule
et le tua net.
La chose fut si rapide que Balaoo n'eut pas le temps
274 BALAOO
d'intervenir : « Ah! bien, c’est pas fini! pensa Balaoo,
en constatant le dommage, nous voilà propres ! »
En effet, ils furent entourés en un instant, pendant que
ja dame ameutait contre eux tout le quartier en poussant
des cris déchirants.
Tous les consommateurs s'étaient levés comme un seul
homme et les traitaient de sauvages, de bêtes féroces. Les
demoiselles d'étudiants leur cassaient sur le dos leurs om-
brelles et leurs parapluies. Un monsieur tendait sa carte à
Gabriel.
Balaoo n'avait pas lâché la main de Gabriel qui trem-
blait et claquaït des dents. Gabriel était surtout effrayé
par les yeux du monsieur qui lui tendait sa carte.
— Ah ! les sales rastas! (1) criait-on.
— Réponds pas ! conseillait Balaoo qui semblait avoir
l’expérience de ces sortes d’émeute, pour avoir sans doute,
bien malgré lui, au cours de ses escapades nocturnes,
déchaîné plus d’une fois les colères populaires. Réponds
pas ! et recule ! (Balaoo, pas à pas, reculait, entraînant
Gabriel). Recule sans rien dire et surtout ne les touche
pas |
Mais la foule suivait leur mouvement. Et le monsieur
à la carte ne les lâchait pas d’une semelle, mettant avec
obstination son carré de bristol sous le nez de Gabriel.
Gabriel ne put s'empêcher de souffler sur la carte qui le
chatouillait (de souffler avec son nez), et cela fit du joli.
Le monsieur hurla que ce misérable assassin, ce lâche qui
ne voulait pas se battre, lui avait craché dans Ia figure.
Un monôme d'étudiants, qui descendait de la rue Cham-
pollion, vint ajouter au vacarme et à la confusion. Balaoo
(x) Rastas, rastaquouères, exotiques peu recommandables dans le
langage d'homme du quartier Latin.
BALAOO 275
(toujours à reculons, car il savait où il allait et toujours
en entraînant Gabriel) eut l’idée géniale de prendre la
carte du forcené et de lui déclarer qu’il pouvait s'attendre
à recevoir leurs témoins, le lendemain matin. Cédant
toujours à la poussée, ils furent bientôt contre le mur du
Musée de Cluny (Balaoo n’attendait que cela).
— Hop! fit-il (Hop ! pour sauter. C’est la même chose
en singe et en homme : voyage de M. Philippe Garner
aux forêts équatoriales). Hop ! Gabriel comprit. Un peu
de lierre était là, grimpant jusqu’à une gargouille. Balaoo
et le chimpanzé étaient déjà dans le jardin du Musée que
les autres se demandaient encore par où ils étaient passés.
Quand ils comprirent, ils augmentèrent leurs clameurs.
Une fenêtre du Musée s’entr'ouvrit, et un poète (M. Ha-
raucourt) se pencha au-dessus de la rue pour déclarer qu’il
lui était impossible de travailler.
On lui expliqua qu’il y avait deux bandits dans son jar-
din. Alors il réveilla tous les gardiens, mais on ne trouva
personne derrière les vieilles pierres de Julien l’Apostat.
La foule, en commentant diversement les événements,
retourna prendre des bocks à la Brasserie Amédée.
Pendant ce temps, à la terrasse d’un café qui faisait le
coin de l’avenue Victoria et de la place du Châtelet, assis
bien tranquillement dans un coin d’ombre où on pouvait
boire à son aise (avec sesdoigts), Balaoo disait à Gabriel :
— Tu vois ce qui peut arriver avec les chiens. Moi
j'avais un système à Saint-Martin-des-Bois. Pour ne pas
avoir d’ennuis, je les avais tous pendus. On a cru à une
maladie des chiens, et personne n’a plus eu de chiens dans
le pays et j'ai été bien tranquille. Mais, à Paris, ilyen a
trop |
— La dernière fois, tu m'avais promis de me conduire
276 BALAOO
chez Maxim, dit Gabriel. Est-ce qu’il y a des chiens ?
— Non ; mais tu ne pourras pas boire avec tes doigts.
Balaoo, au commencement, s’était bien promis d’en-
treprendre l'éducation parfaite de Gabriel, mais ça
n’avait été là qu’une velléité de son imagination complai-
sante. Et quand ils étaient sûrs d’être tout seuls, dans
l’ombre d’une terrasse, le chapeau sur les yeux, ils buvaient
tout de suite leurs bocks avec leurs doigts, tous les deux.
(on trempe ses doigts dans le verre et on suce). Ça soula-
geait Balaoo de bien des contraintes.
Sur cette terrasse du Châtelet, tout alla bien jusqu’à
l’arrivée du marchand de cacaouettes.
Balaoo eut la douleur de voir Gabriel bondir sur cet
honnête homme et lui ravir, en un tour de main, sa mar-
chandise.
Fou d’épouvante, le marchand de cacaouettes, qui
avait cru sa dernière heure venue, se contenta de se ra-
masser du ruisseau où il avait roulé et de se sauver à
toutes jambes à la recherche d’un sergent de ville.
Il en trouva un qu’il amena à pas lents, jusqu’à la ter-
rasse du café où le drame venait de se dérouler.
Les paisibles clients, effarés, lui apprirent que son voleur
était parti avec un monsieur qui avait déclaré qu’ « il
répondait de tout », mais qui n’avait pas payé les con-
sommations.
Quant aux garçons qui avaient réclamé leur dû, ils
déclaraient avoir eu la sensation bien nette que ce client
indélicat allait les mordre.
Pendant que « Monsieur l'agent », tout en prenant des
notes sur son Calepin, conseillait à ces gens de parler
« chacun son tour » et que le plaignant se lamentait sur
une marchandise qu’il ne devait plus jamais revoir,
)
BALAOO | 277
Balaoo et Gabriel (comme ne cessent de le conseiller les
sergents de ville) « circulaient » depuis longtemps.
Assis sur l’impériale du tramway Montrouge-Gare de
l'Est, le panier entre eux deux, ils appréciaient la dou-
ceur du temps, la fraîcheur des feuilles toutes neuves aux
arbres du boulevard, le charme de cette soirée de prin-
temps et l’excellence des cacaouettes.
Balaoo attendait, pour « faire des représentations » à
Gabriel que le panier fût vide, ce qui advint à la hauteur
de la prison Saint-Lazare.
Comme Gabriel proposait alors de descendre du tram-
way pour se mettre le long des terrasses de cafés, à la re-
. cherche d’autres marchands de cacaouettes, Balaoo crut
. le moment venu de lui exposer les dangers de sa conduite.
Balaoo avait pris sa voix sévère pour lui dire que, s’il
continuait à voler des cacaouettes, il irait en prison. Et ïl
lui expliqua, en lui montrant les murs d’en face, ce que
c'était qu’une prison d'hommes.
Gabriel ne put s'empêcher de frissonner devant l’hor-
rible bâtisse. I1 songeaïit à sa grande cage si gaie du Jardin
_ des Plantes parmi les arbres et les fleurs, où il recevait
la visite quotidienne des nourrices de petits d'hommes
et des guerriers aux jambes écarlates.
T1 promit à Balaoo tout ce que celui-ci voulut, pourvu
qu’il le conduisît chez Maxim. Balaoo lui en avait parlé
comme le meilleur café de Paris pour les bananes et les
ananas ; seulement, il fallait savoir s’y tenir tranquille
parce que c'était très bien fréquenté.
— Je veux bien te conduire chez Maxim, répondit
Balaoo, mais tu comprends que, si tu te jettes sur les
bananes et sur les ananas comme tu t'es jeté sur les
( cacaouettes, ça finira par faire du vilain. Il faut attendre
16
278 BALAOO
qu'on vous serve et ne pas croire que tous les plats qu
passent sont pour vous |
Gabriel attesta Patti Palang-Kaing qu'il garderait,
les mains dans ses poches.
Une demi-heure plus tard, ils entraient chez Maxim,
descendant d’une auto-taxi qui, n'ayant pas été payée,
les attendit, comme il convient, devant la porte.
Balaoo et Gabriel, timides, ne s'étaient point senti le
courage de déranger toutes les belles personnes qui eu-
combraient l’allée du milieu. Balaoo, qui s'était déjà risqué
dans l'établissement deux ou trois fois (parce qu'il en
avait entendu parler à la conférence Bottier entre l’a/fr-
malive et la négative), Balaoo avait du reste son petit coin
préféré, en entrant, à gauche, derrière la porte. C’est là
qu'on était le moins remarqué et le plus tranquille pout
manget les bananes et les ananas.
HENRY, (le gérant, qui voit entrer Balaoo et son ami.)
Ah ! voilà le professeur hindou. (À un garçon). ue
portez un ananas au professeur hindou (dans les bonnes
maisons, il suffit qu'un chent vienne deux fois, pour qui
l’on soit tout de suite au courant de ses goûts et de ses hab
tudes). Ah ! n'oubliez pas non plus les bananes ! (Baptiste
s’éloigne pour exécuter les ordres et revient presque aus-
sitôt.)
BAPTISTE.
Le professeur hindou voudrait vous parler. Je ne com-
prends pas ce qu’il me demande.
HENRY.
Il parle pourtant français ?
BALAOO 279
BAPTISTE.
__ Oui, mais il me demande du riz cru. Je ne peux pour-
tant pas lui donner du riz cru.
HENRY.
Du riz cru ? (Il va à la table où sont assis Balaoo et
Gabriel. Il salue.) Vous avez commandé, Messieurs ?
BALAOO, (découpant un ananas pour Gabriel.)
Voïlà. J'ai amené un ami. Mon ami serait très heureux
de manger un peu de riz. Pourriez-vous nous faire donner
du riz P
HENRY, ({oujours très correct et ne s'étonnantjamais de rien.)
Mais parfaitement, monsieur. Le voulez-vous au lait ?
Le voulez-vous en potage ? en croquettes ou en gâteaux?
Voulez-vous du riz au gras ?
BALAOO, (donnant la mothé de l'ananas à Gabriel.)
Nous le voulons cru.
HENRY.
Tout cru ?
BALAOO.
Oui, tout cru, dans un saladier. Ça n’est pas difficile.
Vous remplissez un grand saladier de riz cru, vous nous
l'apportez, et nous, nous versons du champagne dedans.
| HENRY.
Ah ! je comprends, c’est un plat hindou ! ce doit être
délicieux (17 court commander le plai).
BALAOO, à Gabriel.
Tâche de manger proprement, on nous regarde, ça
280 BALAOO
n'est pas difficile de manger un ananas proprement.
GABRIEL, la bouche pleine.
Ici, il n’y a pas de chiens, mais il y a beaucoup de dames.
BALAOO.
Prends garde aux dames, il y en a qui sont aussi em-
bêtantes que les chiens. Si elles te parlent, ne leur donne
pas de coups de talon ; laisse-moi répondre.
GABRIEL, (qui a fini son ananas, mange les cure-denis sans
que Balaoo s’en aperçoive.)
Woop ! Tu peux y compter...
UNE DAME, qui passe.
Tiens ! voilà le professeur hindou. Il a amené son singe,
ce soit.
BALAOO, pâle de rage.
Je connais, dans la forêt de Bandang, des guenons qui
sont plus belles que vous, madame |
LA DAME, qui S’arrêle.
Qu'est-ce que vous dites ?
BALAOO, (affectant de ne point regarder la dame, les yeux au
| plafond.)
Sachons sourire, sourire à la vie, sourire à nos devoirs,
sourire même à nos peines.
LA DAME.
Je ne vous demande pas tout ça ! Espèce de mal éle-
vé !.… (Elle passe, très digne.)
BALAOO 281.
BALAOO, la suivant des yeux.
Goek ! (va-t’en). Elle sent la bosse de bison !
Mais la vue de ces femmes effrontées et qui sentent si
fort le ramènent par une fatale antithèse à la pensée d’une
jeune femme d'hommes qui sent comme le printemps
quand les violettes poussent entre les racines moussues
du grand hêtre de Pierrefeu. C’est en vain qu'il a essayé
de se distraire avec les cacaouettes, le chien mort et tous
les incidents créés par l’inexpérience et la charmante
naïveté de Gabriel, au long du chemin ; la triste pensée’
anxieuse de la jeune femme d’homme lui cuit le cœur
sournoisement, comme lui brûle l’estomac quand il vide
à lui tout seul un pot de cornichons.
GABRIEL, (qui a fini de manger les bananes, l'ananas et les
cure-denis.)
Il n’y a plus rien à manger ?
BALAOO.
Je suis décidé à faire la noce. Je t'offre un saladier de
riz au champagne ! Je l’attends (Au sommelier qui vient
aux ordres). Champagne ! de la tisane de Champagne |
(montrant Gabriel) à cause du petit l..
GABRIEL, (qui mange les allumettes.)
C’est bon le champagne ?
BALAOO, lugubre.
Ça pique dans le nez et ça fait marcher de travers.
GABRIEL, (qui a fint les allumettes et qui maintenant mange
la boîte.)
Comme tu me dis tout cela tristement, Balaoo |!
16,
282 BALAOO
BALAOO, sinistre.
L'homme de Saint-Martin est revenu.
GABRIEL, le plaignani.
Phch ! Phch!
BALAOO, s’esswyant discrètement un œil du coin de sarser-
vteile.
Wonoup ! Wonoup ! (Hélas ! hélas !)
GABRIEL, s’emparant avec la rapidité de l'éclair des petits
bâtons que l’on vient d'apporter, pour épurer, de son gaz,
Le champagne.
J'avais bien vu que tu étais triste, va ! Phch ! Phch 1
(ZI lus serre la main sous la table.)
BALAOO, prêt aux larmes.
Douce est la chaleur de ta main. Touroo... touroo |...
(dans le sens de merci.) Je suis bien malheureux, Gabriel.
(Gabriel mange les petits bâtons.) Qu'est-ce que tu manges ?
GABRIEL, pélissant.
Rier !.….
BALAOO, lui ouvrant la bouche.
Montre voir ! (IZ referme la bouche de Gabriel.) Ah | ce
sont les petits bâtons du champagne. Tu as bien raison.
Ils ne valent rien avec le champagne, ils lui enlèvent tout
son piqué dans le nez. Il vaut mieux les manger tout
seuls.
GABRIEL.
Regarde ce que cette dame a sur son chapeau. Est-ce
que c’est bon à manger ?
BALAOO 283
BALAOO, les yeux brillants.
Oh ! la magnifique paille de riz! Mais retiens-toil Moi
aussi je mangeais les chapeaux quand j'étais petit, tous
les chapeaux d’été de Madeleine, car les chapeaux
d’hiver, ça ne vaut rien, et puis j’ai grandi et je laissais
ses chapeaux tranquilles. J’attendais qu’elle me donnât
à manger dans sa main. Wonoup |! où est-il le temps où
je mangeais dans la main de Madeleine ?.. le temps où
je la voyais arriver dans le verger de ma jeunesse ?.. elle
y était comme un bouton de rose. Elle ressemblait aussi
à la perdrix qui court vers son petit; maïs la perdrix a
un Corsage moins beau et une démarche moins légère.
Sa voix était douce comme le chant des bengalis.
GABRIEL.
Je ne comprends pas tout ce que tu dis, mais mon cœur
est dans ta poitrine !..
BALAOO, lui serrant la main sous la table.
Tour66 ! (dans le sens de : merci.) Qu'est-ce que tu as
dans la main ?.. (Il regarde.) Où as-tu pris ce cigare-là ?
GABRIEL,
Dans la boîte, pendant que le monsieur ne regardait
pas. (Le garçon a repris la boîte de cigares et s'éloigne en
les comptant discrètement.)
BALAOO.
Qu'est-ce que tu vas en faire ?
GABRIEL.
Le manger...
284 BALAOO
BALAOO.
Au dessert ! Tu m'en donneras la moitié. Tiens ! voilà
notre saladier de riz et notre champagne ! (On sert ces
Messieurs ; Henry a tenu lui-même à apporter le saladier.)
HENRY.
J'ai suivi les ordres de ces Messieurs. Il est cru. J'ai fait
fondre au fond du saladier trois morceaux de sucre. Est-
ce assez ?
BALAOO, hésitant et puis se risquant tout de même.
Dites-moi, Henry ? Vous n’avez pas de la canne à
sucre ? (Geste négatif d'Henry qui s'amuse.) Remuez
Henry !.… Remuez, comme pour la salade (Henry remue
le riz dans le saladier.) Pendant ce temps-là, je vais verser.
HENRY.
Est-ce assez remué ?
BALAOO.
Oui, c’est dommage que vous n’ayez pas de Îa canne
à sucre?
HENRY, souriant.
Monsieur plaisante.
BALAOO, furieux.
Gock! (Henri s'éloigne.)
(Balaoo étend la main du côté de la bouteille de cham-
pagne que le sommelier débouche. Mais, distrait par les
grimaces de Gabriel, le sommelier laisse partir le bouchon
qui va frapper le plafond en faisant un bruit de poudre à
BALAOO 285.
canon. Aussitôt Gabriel, épouvanté, a franchi en un seul
bond l’espace qui sépare la table où il est assis du bar qui
est en face).
GABRIEL, se cachant derrière le bar, d’une voix déchirante.
Brout ! Brout ! Wonoup hout ! (Grâce ! Grâce ! Hélas !
grâce !)
LES CLIENTS, en chœur.
Qu'est-ce qu'il y a ?... Qu'est-ce qu'il y a ?...
UNE DAME.
Mais c'est le singe des Folies-Bergère |
Tous.
Ii lui ressemble.
Sur quoi, la dame s'étant trop approchée de Gabriel,
celui-ci, affolé, lui enlève prestement son beau chapeau
de magnifique paille de riz qu’il se met sl/ico, n’écoutant
plus que son instinct, à dévorer. En voyant disparaître
entre les dents de l’anthropoïde le chef-d'œuvre de la
rue de la Paix, la dame, l’ami de la dame et le garçon
poussent des clameurs déchirantes. Mais Balaoo a jeté le
cri de guerre, le cri d’appel de la forêt de Bandang, et
d’un nouveau bond Gabriel l’a rejoint. Tous deux sont
déjà dehors quand le plus illustre client de chez Maxim
arrive tout juste pour calmer le personnel en émoi :
— Vous voyez bien, dit M. B...., que c’est le maharajah
de Kapurthagra, qui se promène avec son singe |...
Pendant ce temps, l’auto, qui les amena, Îles remporte
au plus vite ; le chauffeur, qui a très peu vu la figure de
ses voyageurs dans l'obscurité, croit ses clients un peu
« bus ».
286 BALAOO
Quand ils furent arrivés à la grille du Muséum, Balaoo
prouva au chauffeur que le maharajah de Kapurthagra
avait fait, cette nuit-là, une telle noce qu’il ne lui restait
plus au fond de ses poches qu’une infime monnaie. Le
chauffeur n’en voulut point entendre davantage. Il
se déclara le serviteur du maharajah et annonça qu'il
viendrait se mettre à ses ordres vers onze heures
du matin; puis il disparut après avoir salué mon-
seigneur.
Si Balaoo avait été vraiment gai, ce soir-là, il n’eût
point manqué de crier au chauffeur :
— Vous demanderez M. Gabriel, la troisième cage à
gauche !
Mais Balaoo n'était pas vraiment gai...
Ayant franchi les grilles avec Gabriel, il marchaït la
tête basse et plus triste que jamais, en dépit d’une aussi
belle soirée.
Lis arrivèrent devant l'étang des otaries, à l'heure où
l'aurore commence de dissiper les ténèbres de la nuit.
Gabriel, qui craignait d’être grondé, ne disait rien. Mais
Balaoo ne songeait guère à faire de la peine à Gabriel.
I le fit asseoir sur la terre, près de lui ; il lui prit la maïn,
et frissonna et soupira. Et il dit des mots d'homme que
Gabriel ne comprenait pas. Mais il les disait si tristement
que Gabriel en avait les larmes aux yeux.
BALAOO.
Ecoute, Gabriel. Au printemps, je lui ai fait cadeau
des premières branches fleuries. Alors elle m’a regardé
et m'a dit: « Mon pauvre Balaoo ! » Et ce fut tout | oui...
pauvre Balaoo ! (Balaoo pleure.) Balaoo est le plus à
plaindre des créatures de Patti Palang-Kaing...
BALAOO 287
GABRIEL.
Woop ! (dans le sens de : Je t’en prie, calme-toi.)
BALAOO, serrani la main de Gabriel.
Il n’y a que toi qui me comprennes, sur la terre, Ga-
briel. Je vais te dire une chose que je n’ai encore jamais
dite à personne, pas même à elle. Mais nous pleurons en-
semble, toi et moi. Ainsi les plantes faibles s’entrelacent
pour résister à la tempête.
GABRIEL.
Wonoup ! Wonoup ! (Hélas ! Hélas !)
BALAOO.
C'est une chanson que j'ai faite. Ecoute. Approche
ton oreille. C’est une chanson en langue d'homme. Mais
rien qu’à la douceur des mots, tu comprendras mon cha-
grin |
GABRIEL.
Wonoup ! Wonoup !
BALAOO, à l'oreille de Gabriel.
Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing |
Ecoute mon chagrin,
Je me suis promené dans le jardin d'homme,
Comme un de la race qui pleure.
Mais personne n’a vu mes larmes,
Pas même celle pour qui je meurs.
Mais elle a entendu mon cœur
(Qui soupirait dans son malheur),
Et elle a dit à l’auére qui levait le nez en l’air :
« Ce n’est rien, c’est le tonnerre ! »
288 BALAOO
Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kainc !
Ecoute mon chagrin.
Si j'avais mes doigts liés,
Mes doigts de mains de souliers,
Je dirais à Patti Palang-Kaing :
Garde tes palétuviers,
Tes bananiers, tes mangliers,
Puisque j'ai mes doigts liés,
‘Mes doigts de mains de souliers.
Patti Palang-Kaing !
Balaoo ne regrette rien !.….
Et je dirais à Madeleine,
Avec ma plus douce haleine :
« Madeleine, je veux,
Veux embrasser tes cheveux ! »
Si j'avais mes doigts liés
Mes doigts de mains de souliers !.…
Hélas ! l’autre a dit : « Je veux,
Veux embrasser tes cheveux. »
Et moi, je ne dis rien!
Et je lui lèche la main !…
GABRIEL, esswyant les larmes de Balaoo.
Pauvre Balaoo ! Pauvre Balaoo !
CHAPITRE III
A LA NOCE
Le jour des noces, Patrice, depuis huit heures du matin,
était en habit de soirée et cravate blanche. Comme il
n'avait plus rien à faire dans sa chambre, il en sortit ;
mais, sur le palier, il trouva Gertrude qui le pria poliment
de rentrer chez lui, en lui annonçant la visite de « Mon-
sieur ».
Coriolis ne tarda pas à arriver, et la première chose qu’il
fit fut de raiïller avec âpreté la tenue de Patrice. Il l’ap-
pela « marié de village » et le pria de passer une redingote
ou une jaquette, s’il ne tenait pas absolument à ce que les
gamins de Paris ne criassent « à la chienlit » sur son pas-
sage. Il ajouta que c'était bien assez de cette mode stu-
pide qui imposait aux jeunes filles du vingtième siècle
de se déguiser encore pour aller à l’autel en vierges anti-
ques marchant au sacrifice : bref, il trouva prétexte à
écouler son humeur qui, depuis quarante-huit heures,
était exécrable.
Le jeune homme enleva son habit, maïs, en bon clerc
de notaire de la rue de l’Écu, garde sa cravate blanche.
Il était résolu à ne plus s'étonner de rien ; une fois pour
toutes il avait mis sur le compte du chagrin désordonné
de Coriolis qui allait perdre son enfant (car Patrice es.
pérait bien, autant que possible, ne pas la lui rendre) les
17
290 BALAOO
rebuffades odieuses dont il était l’objet de la part de son
futur beau-père et aussi tout le curieux mystère, toute
l’incrayable discrétion qui, jusqu'alors, avaient entouré
les préparatifs de la cérémonie.
Depuis deux jours qu’il était chez son oncle, Patrice
à la veille de ses noces n'avait pas encore vu un ruban,
aperçu un paquet, un carton à chapeau, une robe, une
fleur.
Le bouquet, qu’il avait rapporté d’une de ses sorties,
avait été saisi, dès son arrivée dans le vestibule, par les
mains forcenées de Gertrude qui l’avait jeté, sans donner
d'explications, dans la boîte à ordures.
Ii excusa la vieille domestique comme 1l excusait le
père. « Je leur enlève une perle, se disait-ii; quoi d’éton-
nant, après tout, à ce qu’ils ne me le pardonnent pas P »
Au fond, comme il se sentait le plus fort, d’heure en
heure, son humiliation goûtait une joie secrète et mau-
vaise à se faire plus petite, plus insignifiante à la pensée
de Îa revanche prochaine.
Toutes les formalités avaient été remplies. Patrice avait
déjà vu le notaire, le maire et le curé. Cependant, il avait,
la veille, très peu vu Madeleine, et pas du tout Mie Zoé
ni le redoutable étudiant en droit. Mais l’absence, au repas,
de Zoé et de Noël, ne lui pesait point. Il avait cru com-
prendre, à quelques phrases prononcées dans les coins
entre Gertrude et Madeleine, que M. Noël avait pris la
liberté de passer toute une nuit dehors et qu'il n’était
rentré chez lui que vers les dix heures du matin, dans
un état tel qu'il avait fallu le porter dans sa chambre
où on le soignait depuis comme le fils prodigue de la
maison.
Cette petite escapade ne semblait point avoir contrarié
BALAOO | 201
outre mesure Madeleine; mais Coriolis n’était pas « à
prendre avec des pincettes ».
La cérémonie à la mairie était fixée pour dix heures et
11 en était neuf trois quarts. C’est ce que Patrice fit bien
timidement observer à son oncle, lequel avait encore son
veston d'intérieur ; enfin, le jeune homme fut étonné,
en mettant le nez à la fenêtre, de ne voir, devant la porte,
aucun de ces extraordinaires landaux de louage qui ont
accoutumé de promener le bonheur légitime datant du
jour dans la capitale.
— Une voiture ? Pourquoi faire? demanda Coriolis.
Patrice pâlit : « Eh bien! mais, est-ce que le moment
n’était pas venu d'aller se marier ?
— La mairie n’est pas si loin ! répliqua l’oncle. Nous
irons à pied !
Le jeune homme sursauta. C'était ainsi que le vieil
original espérait ne pas se faire remarquer |. en pro-
menant à son bras, sur les trottoirs, sa fille en toilette de
mariée, fleurs d'oranger en tête !
Suffoqué, Patrice ouvrit la bouche, sinon pour émettre
un son,du moins pour respirer. Coriolis, d’une tape ami-
cale, l’envoya respirer sur le palier.
— Allons ! arrive, lui dit-il, on n’attend plus que toil
Cependant il l’arrêta encore devant les marches, et
Patrice le vit qui se penchaïit au-dessus de a rampe pour
demander d’une voix sonore : « On peut descendre ? »
La voix de Gertrude répondit au même diapason :
« Oui, on peut !.. »
Alors ils descendirent un étage et entrèrent dans le
salon. Madeleine s’y trouvait avec Gertrude. Patrice
recula : Madeleine était en noir !.…
Il n’en pouvait croire ses yeux. Elle était là, devant lui,
202 BALAOO
la jeune épouse, enveloppée d’une mante sombre et enca-
puchonnée d’une capeline qui devaient lui servir pour
accompagner Gertrude au marché, les jours de pluie.
Après avoir reculé, Patrice avança. Cette fois, s’iltrem-
blait, c'était de rage. Il était prêt à mettre en pièces les
vêtements, l'oncle, la nièce et Gertrude. Mais, comme
apparaîtrait tout à coup, dans le ciel d’orage le plus noir,
un rayon de soleil, le sourire de Madeleine brilla sous la
capeline, en même temps que le manteau s’entr'ouvrait
pour laisser voir la plus jolie petite mariée que Patrice
eût pu jamais imaginer, même en rêve, cependant qu’une
aimable odeur de fleurs d'oranger naturelles — cadeau
de Gertrude qui en avait couronné le front de sa jeune
maîtresse — se répandait dans la pièce.
Patrice tomba aux genoux de Madeleine et embrassa
ses adorables petits pieds qui, chaussés de satin blanc, se
dissimulaient dans d’humbles sandales en caoutchouc.
Le malheureux jeune homme sanglotait.
— Pourquoi, dit-il au milieu de ses larmes, pourquoi
me faites-vous ainsi souffrir ? Me le direz-vous enfin ?
Ce fut Coriolis qui le releva et le serra sur son cœur :
— Madeleine te le dira, mon enfant, fit le vieillard
dont l’émotion était à son comble... Oui, Madeleine te
dira tout et tu nous pardonneras. Allons ! embrasse ta
femme, Patrice, et courons chez le maire. C’est vrai que
nous sommes en retard. Finissons-en !
— Oh! oui! que tout cela finisse | prononça à voix
basse Madeleine en mouillant à son tour de ses pleurs les
bonnes joues de Patrice... que tout cela finisse |
Patrice, dit, sincère, en se mouchant :
— Moi! je ne demande pas mieux |
Et il crut devoir ajouter, lyrique :
BALAOO 293
— Ça aurait été plus vite fini avec une voiture...
Mais Madeleine l’entraînait déjà dans l'escalier. Elle
lui avait pris le bras et, d’un geste rapide, s’était à nou-
veau renfermée dans les plis maussades de son manteau.
L'oncle venait de passer à la hâte une redingote usagée
que lui avait tendue Gertrude. Il n’y avait que la vieille
servante qui parût en toilette. Elle était entrée avec assez
de difficulté dans une robe de soie puce qu'elle s’était fait
faire, en grand secret, pour la circonstance, etque Coriolis
malgré une colère foudroyante, n’avait pu lui faire 6ter.
Tous quatre descendirent l'escalier quand une porte
au-dessus d'eux s’ouvrit, et Patrice entendit des pas pré-
cipités. Il se retourna. Mile Zoé était derrière eux, plus
pâle qu’une statue de cire. C’est à peine si elle eut la
force, dans l’émotion qui soulevait son aimable corsage,
_ de dire ces mots auxquels Patrice chercha vainement
un sens dramatique : « Il est à la fenêtre. »
Mais Coriolis ne les eut pas plutôt entendus qu’il s’écria:
— Nom d’un chien de nom d’un chien! Passons par
l'escalier de service !
Car l’hôtel avait un escalier de service aboutissant à une
petite porte qui ouvrait sur une ruelle adjacente ; seu-
lement les portes de cet escalier et l'escalier lui-même,
n'avaient point servi depuis des années sans nombre et
la descente par cette étroite et sinistre galerie, raide
comme un puits, fut une entreprise presque tragique.
I1 fallut se battre, non seulement contre des gonds ver-
moulus, mais encore contre une saletéséculaire. Ce fut un
bonheur que l’antique serrure qui fermait la porte de la
ruelle ne tînt presque plus, sans quoi la noce ne serait
jamais sortie de cet affreux boyau.
Quand ils furent enfin dehors, ils se regardèrent. Les
294 BALAOO
- deux hommes étaient horriblement sales, mais les deux
femmes avaient miraculeusement traversé cette poussière
sans en rien garder sur elles. L'oncle secouait déjà son
neveu, non point pour le brosser, mais pour qu'il hâtât le
pas. Il avait pris la tête de l’expédition et ne se retournait
que pour jeter à mi-voix: « Vite ! vite! » Il marchait
le dos courbé et rasait la muraille comme quelqu'un qui
veut se dissimuler. :Le plus extraordinaire était que
Madeleine et Gertrude imitaient cette étrange attitude.
Les deux femmes avaient ramassé leurs jupes et trot-
tinaient en effaçant les épaules.
Patrice essayait en vain d'obtenir une explication: il
semblait qu’on n’eût point le temps de lui répondre, et,
s’il s’arrêtait, tantôt l'oncle, tantôt Madeleine, tantôt
Gertrude, le tiraient par la main comme un enfant pares-
seux qu'il y a du danger à laisser derrière soi.
— Quelle drôle de noce ! pensait le jeune homme. A
nous voir, on dirait une fuite de suspects, qui tentent
d'échapper, pendant la Terreur, aux agents du Comité
de salut public.
Enfin, par des chemins étrangement étoumes OR at-
riva à la mairie. Certainement si Patrice n'avait pris la
précaution, la veille,de songer aux pauvres de M.leMaire,
celui-ci ne l’aurait point si longtemps attendu. La céré-
monie fut bâclée, comme on dit, en cinq secs. Coriolis
avait dit à Patrice : « Ne t’occupe point des témoins,
j'ai notre affaire ! »
En effet, le savetier, le concierge, le commissionnaire du
coin et leurs amis ne manquèrent point au rendez-vous.
Dès l’arrivée de ces messieurs, Madeleine laissa tomber
le sombre vêtement qui cachait sa grâce, sa fraîcheur
et sa jeunesse ; et Patrice eût pu penser qu'elle ne s’é-
BALAOO 295
tait habillée que pour ces manants, si Patrice avait été
en état de penser quoi que ce fût en une minute aussi
impressionnante.
Pour aller de la mairie à l’église, on prit une voiture
fermée. MM. les décrotteurs suivirent dans un fiacre
découvert: Coriolis commençait à faire bien les choses.
Il y eut une basse messe vite expédiée, et, les signatures
données à la sacristie, les témoins payés, les nouveaux
époux se trouvant en règle avec Dieu et avec les hommes,
on songea à déjeuner.
Coriolis conduisit son monde dans un petit restaurant
renommé des bords de l’eau qu'il avait fréquenté au temps
de sa jeunesse, etoù la vieille servante avait préalable-
ment porté une valise renfermant un vêtement ordinaire
de ville pour Madeleine. Les malles étaient, paraît-il,
déjà à la gare.
Une inestimable sensation de paix, de tranquilité,
de calme, venait de ce coin du quai peu fréquenté, et de
cet antique restaurant aux clients rares. Après toutes les
tribulations de cette mémorable matinée, Patrice se crut
en droit de respirer. Il soupira. Il soupira de bonheur sur
la main de Madeleine qu’il porta à ses lèvres, et il commen-
çait à lui exprimer la joie qu’il ressentait d’un moment
si doux quand le garçon apporta « les coquillages ».
En même temps qu'il apportait les coquillages, il an-
nonça à ces messieurs qu’il y avait quelqu'un en bas qui
les demandait et qui paraissait fort pressé de les voir.
Coriolis se leva tout pâle :
— C'est Zoé! s'’écria Madeleine dans une grande
agitation.
— Faites monter ! Faites monter tout de suite, or-
donna Coriolis.
296 BALAOO
Et quand le garçon fut parti, le père et la fille se regar-
dèrent avec une inquiétude qui troubla singulièrement
Patrice :
— Qu'est-ce qui a bien pu se passer en notre absence ?
pensait Gertrude tout haut. ; pour qu’elle soit venue, il
faut qu'elle ait des raisons !
Et Zoé fit son entrée. Elle était nu-tête, les deveie
dénoués qu'elle essayait en vain de rattraper, de ressaisir
d’un geste de torsade fébrile. Son visage exprimait l’an-
goisse la plus intense, ses yeux cernés disaient une grande
douleur, et les coins de sa bouche tremblaient.
— Qu'’y a-t-il ? Mon Dieu ? demandèrent, d’un même
eri, Coriolis, Madeleine et Gertrude.
— Il y a qu’il vous cherche !.….
— Hein !.…
— Il y a qu'il s’est échappé !... Il sait tout !... Il s’est
enfui comme un forcené !... Prenez garde !.… Il est ca-
pable de tout !
Et Zoé se laissa aller, épuisée, haletante, sur les genoux
de Gertrude.
— Mais qui, qui ? hurlait Patrice, ne comprenant rien
a lépouvante de tous ceux qui l’entouraient.
— Qui? Noël! veux-tu le savoir ! Noël! clamait
Coriolis qui se tenait la tête à deux mains comme s’il
eraignait qu'elle lui échappât.
— Mais il va peut-être arriver ici, conseillait Ger-
trude. Fuyons |
— Mais où, papa ?.. où fuir ? gémissait Madeleine.
1 vaut mieux ne pas descendre dans la rue s’il est sur
notre piste.
— Ila perdu la piste! souffla Zoé qui étouffait, mais qui
n’osait demander à Gertrude de la délacer devant Patrice.
BALAOO 297
— Ah! ah! il a perdu la piste !.… mais il ne t'a pas
suivie, surtout, tu en es sûre ?...
— C’est moi qui le suivais... je m'étais jetée dans un
fiacre.. ah ! c’est affreux... affreux !.… Il est comme fou !.…
— Mais fou de quoi ? interrogeait Patrice, au comble
de l’exaspération.
— Fou de Madeleine !.. Veux-tu le savoir, à !... Oui,
il est amoureux fou de ta femme !... Il lui fait des vers,
1, es-tu content ?..
— Et c’est parce qu’un monsieur fait des vers à Ma-
deleine que vous êtes dans un état pareil ?.… Mais qu'il
vienne donc, ce garçon-là, je lui parlerai : en voilà une
histoire !.…
Et Patrice montra ses poings; Coriolis haussa les
épaules.
— Mais qu'est-ce que ça peut bien nous faire, Noël ?
répéta, avec rage, le malheureux jeune homme, éperdu à
cause de cette bombe inexplicable qui éclatait au milieu
de son bonheur tout neuf !
Hélas ! personne ne s’occupait de Patrice.
Fébrilement, ne sachant à quoi se résoudre, après avoir
précautionneusement fermé portes et fenêtres, les autres
interrogeaient Zoé qui racontait, par petites phrases
hachées et coupées de sanglots, une histoire si fantas-
tique, que Patrice pût se demander s’il ne rêvait point
qu’il était tombé dans un asile d’aliénés où les mots que
l’on entend n’ont plus de sens même pour ceux qui les
prononcent.
« C'est à croire, soupirait Zoé, qu'il faisait l’ivre-mort
exprès pour qu'on ne s’occupât pas de lui ; il a été si vite
debout, tout à coup, ce matin, et si vite habillé! toilette
tapageuse ! pan! pan! coups de pied dans l’armoire,
17.
298 BALAOO
dans les tiroirs de la commode ; coups de pied partout,
pan ! pan! pan! dans la porte, quand je lui parle der-
rière la porte pour lui demander ce qu'il a et qu’il me
répond que les femmes d'hommes le dégoûtent et que Patti
Palang-Kaing lui a défendu de se marier avec les femmes
d'hommes, « mais que la loi de la forêt de Bandang ne
défend pas à M. Noël d'assister d'une aussi belle cérémonie,
quand il n'y va pas de son honneur! » Des misères, des
misères !.. tout ce qu’il m'a dit !.. Et que je n’avais pas
besoin de m'’habiller en Parisienne, que je ne serais
jamais aussi belle qu’une guenon des huttes des maré-
cages ! Enfin !.. le plus terrible était (je le regardais aller
et venir par le trou de la serrure) qu’il courait à chaque
instant à la fenêtre, tout ens’habillant, comme s’il guettait
quelque chose dans la rue.
Comme il venait de er par la fenêtre, une paire de
chaussures, cette fois, je lui ai demandé ce qu’il avait : il
m'a répondu d’une voix terrible (que j'aurai toujours
dans les oreilles, même si je vivais mille ans, bien sûr).
il m'a répondu d’une voix terrible : « Est-ce que ça ne
sent pas la fleur d'oranger ? »
— Pardon ! interrompit encore Patrice, pardon, mon
oncle, si je ne comprends pas très bien !
Mais Patrice en resta là, épouvanté par l’accès de fu-
reur de Coriolis, lequel secouait avec une honteuse vio-
lence les breloques de la vieille Gertrude.
L'oncle ne pardonnait point à la servante d’avoir
éveillé le flair de M. Noël avec une fleur qui n’aurait rien
senti du tout si Gertrude ne s'était imaginé de l’offrir
naturelle.
— Et après ? demanda-t-il rageusement à Zoé, quand
il se fut un peu calmé, sous les objurgations de Madeleine,
BALAOO 299
— Alors, continua la pauvre Zoé, il ouvrit la porte.
Je ne l’avais jamais vu aussi pâle : « La fleur d'oranger,
me dit-il, c'est une odeur qui se porte le jour des noces.»
Et il descendit,en m'’écartant brutalement de son chemin.
I alla, en reniflant, tout droit au salon dans lequel Made-
leine avait attendu Patrice. Quand il sortit de ce salon,
son visage était effrayant à voir. Il eut la force de me
poser quelques questions avec sa mâchoire tremblante :
«Où est Madeleine ? » Je lui répondis qu’elle était sortie.
Ii demanda aussi des nouvelles de M. Patrice et de vous,
monsieur. Je ne savais que lui répondre et j'inventai
une histoire, disant que vous alliez tous rentrer bientôt
à la maison, quand il reprit sa terrible voix de gong de
la forêt de Bandang: « L'odeur de fleur d'oranger, ça se porte
Chez M. le Maire ! » Il descendit, là-dessus, l'escalier en
trois bonds et fut dans la rue. Je courus derrière lui...
Tout d’abord, il fut assez désemparé. Il cherchait
l’odeur sans la retrouver. Ellen’était point sur le trottoir.
il aspirait j’air de tous côtés... enfin, il fit le tour de ka
maison... entra dans la ruelle et retrouva l'odeur près
de la petite porte... Il ne s’occupait pas plus de moi que
si je n’avais pas été là... et n’entendait même pas ce que
je lui disais... Il fut bientôt hors de la ruelle... j'avais
toutes les peines du monde à le suivre. I allait d’une rapit-
dité folle, toujours le nez en l'air, bousculant les passants,
les chevaux, les voitures et même arrêtant les omnibus.….
Je le vis entrer de loin à la maïrie et puis ressortir presque
aussitôt... Comme je savais que vous deviez prendre une
voiture en sortant de la mairie pour vous rendre au res-
taurant, je me disais: « À cause de la voiture, il va peut-
être perdre la piste. »
— Pardon! interrompit encore Patrice, pardon;
300 BALAOO
mais si pénétrante que soit l’odeur de la fleur d'oranger,
je ne comprends plus...
— Assez ! tu ne comprendras jamais rien! clame
Foncle... : continue, Zoé... Il sort de la mairie...
— Oui, il sort de la mairie et, toujours le nez en l’air,
toujours bousculant les passants, il se rend à l’église.
de là... sans une hésitation aucune, il prend le chemin
le plus direct qui semble conduire ici... Cette fois, je le
rattrape, je veux lui parler ; il me jette au pied d’un mur
somme un paquet de linge sale et se met à courir... cou-
rir… Moi, je m'’élance dans une voiture, pour venir vous
prévenir s’il en était temps encore... quand, au coin du
boulevard Saint-Germain, au lieu de prendre la rue qui
mène ici, il continue son chemin... je veux voir où il va.
H continue le boulevard... continue. le nez en l'air.
et brusquement s’arrête, et je le vois entrer, sans aucune
Éésitation, dans un établissement « très bien », le restau-
tant de Mouilly, je crois ; qu'est-ce qu’il allait faire là ?..
Soudain, je compris. il y avait devant le trottoir toute
une file de landaux et un coupé de mariage !... à partir
de la mairie et de l’église, Noël avait suivi une autre fleur
d'oranger !.… Il tombait dans une autre noce ! Je ne sais
pas ce qu’il a pu leur faire |... J’ai entendu des cris ! des
cris !.… J'ai vu des gens qui accouraient aux fenêtres et
qui appelaient au secours, comme s’il y avait eu le feu !.…
Après, je ne sais plus... je me suis sauvée pour venir ici
enfin. ; pour lemoment.. vous pouvez être tranquilles.
Mais le pauvre garçon est fou! je ne l’ai jamais vu comme
ça... tremblant de la tête aux pieds, l’œil hagard…. Ah |
cæ qu'ils ont dû « prendre » dans la noce à côté !.. »
Ainsi parla la gentille désespérée Zoé qui laissa ensuite
couler librement ses larmes. |
BALAOO 301
— Pourvu qu'il ne lui arrive rien [... avec cette histoire
de noce. espéra tout haut Coriolis.
Patrice se pencha sur Madeleine qui, mélancolique et
silencieuse, semblait suivre une pensée au loin :
— À quoi penses-tu ? -
— Je pense comme papa : pourvu Du ne lui arrive
rien, avec cette histoire de noce !.…
Ainsi, il n’y avait dans cette salle, de pensée et de solli-
citude que pour ce fou sauvage qui se jetait au travers
de son bonheur comme une bête dangereuse.
— Ça, c’est trop fort, protesta-t-il.
Zoé l’arrêta :
— Je ne pense pas qu’il y ait rien à craindre pour lui.
Vous savez bien qu’on ne peut pas l’attraper… 1] va, il
vient, 1l disparaît comme 1l veut !.… Non, ce qu’il faut plu-
tôt redouter : c’est que, s’apercevant de son erreur, il
ne retourne à la mairie et à l’église et ne retrouve la véri-
table piste, S'il a gardé quelque sang-froid, 1] peut iout
avec son nez |
— Comment | il peut tout avec son nez ?.. explosa Pa-
trice, qui luttait contre l’abrutissement dans lequel avaient
commencé à le plonger les étranges discours de Zoé.
Zoë le regarda stupéfaite : Eh ! quoi, il ne savait en-
core rien, celui-là |
Patrice lut, dans ses yeux, à la fois de la peine et de la
malice.
— Ah ! fit-elle, sans répondre à ses étonnements. Pour
un jour de mariage, nous ne sommes à la noce, ni les uns
ni les autres !.. Le mieux que vous auriez à faire serait
de prendre le train le plus tôt possible et de ne pas
attendre jusqu’à ce soir: c’est un bon conseil que je vous
donne !.….
302 BALAOO
— Mais pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ? moi, je
veux manger, protesta Patrice, et manger tranquille-
ment !... N'est-ce pas, Madeleine, que nous voulons man-
ger tranquillement ? Ce n’est pas parce qu’un énergu-
mène... Il n’acheva pas...
— Le voilà ! s’écria Zoé qui s'était penchée à la fenêtre.
Ab ! le beau sauve-qui-peut !… Coriolis entraînait, ou
plutôt emportait déjà dans ses bras Madeleine défail-
lante. Gertrude bousculait Patrice, le poussant devant
lui à coups de poings. Au coin d’un petit escalier que
l’oncle semblait connaître depuis longtemps, Coriolis se
retourna et jeta à Zoé la fatale fleur d'oranger, arrachée
au front de Madeleine malgré les aboiements de Patrice :
« Reste ici, toi, arrête-le ! criait-il à Zoé ! enferme-le !.. »
Et, d’un geste furieux, Coriolis, repoussant Zoé, enfonça
le reste de la petite troupe dans le petit gouffre du petit
escalier.
Pendant ce temps, M. Noël montait le grand escalier
du restaurant, les narines palpitantes.…
Patrice et Madeleine, accompagnés de Coriolis et de
Gertrude, arrivèrent à la gare d’Austerlitz pour voir
partir le train d'Auvergne. Le train suivant était ommi-
bus et desservait toutes les petites stations de banlieue.
Patrice déclara que sa femme et lui le prendraiïent. Il
avait hâte de quitter Paris, de se trouver seul avec Ma-
deleine pour l’interroger, pour se soulager de toutes les
pensées horribles qu'il avait sur le cœur...
Mais voilà que, sur le quai de la gare, Madeleine qui,
depuis qu’on était parti si précipitamment du restaurant,
n'avait pas prononcé un mot, subitement se trouva mal
et glissa par terre, les yeux fermés.
BALAOO | 303
Ce fut un brouhaha sans nom. Madeleine était toujours
dans sa robe de mariée. Cette mariée qui s'évanouissait
dans une gare attira à elle tous les voyageurs et fit le vide
dans les trains qui attendaient la minute du départ.
Les hommes d'équipe lâchèrent leur travail; les facteurs,
leurs colis ; les garçons accoururent du buffet. Au-dessus
de la foule, on entendait les glapissements de Gertrude
et les cris de Coriolis.
Le bruit se répandaït déjà avec persistance qu’il s’agis-
sait d’une jeune fille que l’on avait mariée contre son gré
et qui venait de s’empoisonner, là, devant tout le monde,
sur le quai de la gare, plutôt que de suivre son mari.
Heureusement Madeleine souleva ses paupières et re-
garda Patrice avec une douce tendresse où il y avait
comme une supplication de pardon pour l’extraordinaire
journée de noce qu’on lui faisait passer... La bouche
aussi de Madeleine s’entr'ouvrit pour laisser passer dans
un souffle ces trois mots qui firent frissonner le pauvre
Patrice : « À la maison ! »
— Oui, grogna Coriolis qui était aussi rouge que sa
fille était pâle et qui paraissait sous la menace d’un coup
de sang... oui... retournons à la maison... je ne peux pas
te laisser partir dans cet état de faiblesse !.…
Mais Patrice déclare qu’il s'oppose à ce que Madeleine
retourne « à la maison ». Aussitôt la foule se dresse contre
lui et menace de lui faire un mauvais parti. On le traite
de brute et on plaint tout haut la jeune et charmante
petite femme qui est « tombée sur un sauvage pareil » !
Une dame fait respirer dessels à Madeleine quisuffoque ;
un monsieur qui se dit médecin se prépare à lui dégrafer
son cotsage. Patrice est décidé à mourir en héros! Il
saisit sa femme dans ses bras et s’élance à travers la
304 BALAOO
cohue, vers la première porte. Il a le bonheur de l’attein-
dre. Un auto-taxi est là, il y dépose Madeleine au milieu
d’un chœur de malédictions. Le chauffeur demande une
adresse. Patrice lui crie: « Route d'Auvergne ! >»: mais,
Coriolis, accouru, ordonne : « Rue de Jussieu »… et
montre à Patrice Madeleine qui a refermé les yeux.
Gertrude,avant de monter sur le siège à côté du chauffeur,
a encore une parole de prudence : « Rue de Jussieu !.….
mais st l'autre est là, Monsieur 1 » A quoi Coriolis
répond: « S'il est là, tu sais bien qu’il n’y a que Made-
leine pour lui faire entendre raison !» Et les lèvres de
Madeleine s’entr'ouvent encore : « Out, mot, il m'écou-
lera !... »
L'auto démarre. La foule a disparu. Quelqu'un dit :
« Ils auraient bien mieux fait d’aller dans une pharmacie.
Des mariages comme ça, ça devrait être défendu !.…. »
Et, comme Patrice a le malheur de montrer son nez à
la portière, on le salue : « Eh! va donc, Barbe-Bleue |! »
CHAPITRE IV
INCONVÉNIENTS DE CERTAINE AUDACIEUSE ENTREPRISE
Mais ce n'était pas à la foule qu’allait la rancune de
Patrice. Le sentiment qu’il nourrissait, à cette heure, à
l'endroit de Coriolis, était dénué de la moindre tendresse.
Dans l'auto, le jeune homme se jurait bien que le singu-
lier vieillard lui paieraïit cher les tristes heures qu’il venait
de passer.
Maintenant Coriolis avait une figure de réflexion sé
vère. Cette sévérité devait être dirigée contre lui-même,
car il prononça une étrange phrase : « Je touche peut-être
au châtiment ! que la volonté de Dieu soit faite si je l’ai
offensée. »
Madeleine, qui rouvrait les yeux, ne put entendre ces
paroles sans frissonner, et ses bras fragiles serrèrent
contre elle celui qui les avait prononcées.
Comme la voiture entrait dans la rue de Jussieu, Made-
leine dit : « Rassure-toi, papa ; ce n’est plus une bête sau-
vage. Je lui parlerai et il comprendra. Notre tort a été
de le fuir comme une bête sauvage ; et c’est certainement
cela qu’il ne nous pardonne pas. Mais, si je lui parle
comme on dott parler à un homme, il agira en homme. »
Gertrude dit simplement :
— Oui, à se iuera comme un homme !
Ils arrivèrent à l'hôtel. Événement incroyable : Made-
306 BALAOO
leine paraissait avoir retrouvé toutes ses forces. Ce fut
elle la première descendue, et sans l’aide de personne.
Patrice, stupéfait, la regardait : tout de même, elle était
aussi blanche que sa robe.
Patrice exigea que l'auto attendiît. Sur le trottoir, ils
examinèrent le visage de la maison. Il était clos. Coriolis
avait des clefs. On entra. Le jeune homme avait pris le
bras de Madeleine presque de force. I] sentait trembler
ce bras sur le sien. Elle avait peur !.. Elle avait peur !.…
Alors pourquoi était-elle revenue ? Pourquoi avait-elle
voulu revenir ? Elle dit tout haut après avoir écouté le
silence de la maison : « ZI n’est pas là!» C'était doncpour us
qu'elle était revenue. Patrice souffrit atrocement, et ce
pendant il ne doutait point que Madeleine ne l’aimât.
Tous avaient l'oreille tendue vers le silence dela maison.
La jeune femme, avec un soupir, dit encore : « Ils ne sont
pas rentrés. Zoé lui aura fait peut-être entendre raison !
Mon Dieu, si elle avait pu le décider à faire un tour au
Jardin d'Acclimatation ! » (Coriolis avait défendu, une
fois pour toutes, à Balaoo, le Jardin des Plantes qu’il
trouvait trop près.)
Gertrude dit : « C’est bizarre, je ne vois pas général
Captain ! »
Justement, comme elle disait cela, général Captain
apparut sur la dernière marche de premier étage.
L'oiseau-concierge avait un drôle d’air.
D'abord, il ne leur demandait pas « s’ils avaient bien
déjeûné ». Il ne leur demandait rien du tout : il ne par-
lait pas, ce qui était tout à fait anormal pour général
Captain. Et il balançait sa petite tête verte d’une façon
régulière et désolée: « Général Captain a quelque chose !»
remarqua tout de suite Gertrude qui le connaissait bien.
BALAOO 307
Silencieux, au fur et à mesure qu'ils avançaient, il re-
culait, par petits bonds, toujours en les regardant et tou-
jours en balançant la tête. « Il y a quelque chose ! Il y a
quelque chose !» reprit Gertrude. Patrice sentit trembler
davantage, sur son bras, la main de Madeleine. Elle était
de l'avis de Gertrude : « Suivons-le, dit-elle, vous voyez
bien qu'il nous appelle. »
Tout cela était enfantin et sinistre. Cet oiseau vert, à
la démarche mystérieuse et au balancement de tête in-
cessant... leur apparaissait au milieu de ce vaste escalier,
où hésitaient leurs pas inquiets, comme la mauvaise fée
de f’hôtel froid et sonore.
J1 les conduisit à travers des corridors, jusqu’au haut de
la galerie de service qu'ils avaient prise le matin même
pour échapper à la curiosité de M. Noël; et là, ils décou-
vrirent, tout en haut des marches, étendue, Îles bras en
croix et le visage couvert de sang, Zoé! Ils crièrent
d’effroi. Coriolis, qui s'était précipité sur ce corps inerte,
releva sa figure effarée. « Elle a reçu un coup terrible à la
tête, fit-il, mais elle n’est pas morte ! »
On la transporta dans sa chambre. On l’étendit sur son
lit; Coriolis lui fit respirer de l’éther. Elle ouvrit les yeux.
A la vue de cette jeune femme en robe de mariée qui la
. soignaïit, elle fut secouée comme d’une décharge électrique :
— C'est toi, Madeleine !.… Toi, ici! Ah! va-t'en !…
va-t’en !. va-t’en !. Ma petite Madeleine, va-t'en.
On essaya de la faire taire, de la calmer, maïs rien n’y
fit. Elle était animée d’une force incroyable pour repous-
ser Madeleine : « Va-t’en ! Il va venir !.. Il va venir |...
et il te tuera !... »
|
Ils virent qu’elle délirait, maïs les paroles de son délire
les affolait.
308 BALAOO
— Oui, il te tuera !.. quand il a vu que tu étais partie |
avec Patrice, que tu t’étais enfuie du restaurant, rien n'a: |
pu le retenir. Il m’a frappée, parce que je voulais le retenir!
Je lui ai crié, en râlant, que vous étiez à la gare de Lyon.
Alors, il n’a fait qu’un bond jusqu’à la fenêtre... mais il
va revenir !.… il va revenir |... et comme je lui ai menti...
il me tuera ! tant mieux... je ne suis revenue ici que pour
cela. mais la force, la force m’a manqué au haut des
marches... Ah! qu'il me tue avec son poing terrible,
puisqu'il ne m’aimera jamais !.…
Madeleine essuya doucement le sang qui couvrait le
jeune et douloureux visage de sa petite amie, et elle l’em-
brassa sur le front, en pleurant.
— Fuyons ! dit Patrice. fuyons ce monstre que vous
avez recueilli chez vous ! et qui n’a plus rien d’humain.
— Oui, partez, ordonna la voix lugubre de Coriolis...
partez !… Tu vois, Madeleine, ce qu'il a fait de Zoé...
partez | |
— Eh! mon père, vous savez bien qu’il ne peut en-
tendre la voix de Zoé, mais qu'il a toujours obéi à 1a
mienne !.…
— Emmenez votre femme, Patrice ! ordonna Coriolis.
— Vousn'avez donc plus foi dans voire œuvre, mon père?
demanda Madeleine, de sa voix harmonieuse et calme.
Coriolis fit quelques pas dans la pièce en proie à une
mystérieuse agitation ; mais il s’arrêta en face de Made-
leine et la regardant bien dans les yeux : « Ef st nous
n'avions pas tué la bête?» Madeleine ne baïissa pas les yeux:
« Je vous jure qu’elle est morte ! Pourquoi n’avez-vous
pas voulu me croire ? Tout ceci aujourd’hui ne serait pas
arrivé. Il a droit à des paroles d'homme l »
Mais la voix de Zoé s’éleva, éperdue : « Partez | Par-
BALAOO 309
rtez !... Il va revenir... et il tuera !.. Il tuera tout avec sa
-main terrible !.…
: — Non, fit Madeleine, en s’asseyant au chevet de
Zoé, il ne tuera pas, parce que je resterai et que je lui par-
-lerai.
» Mais Zoé, malgré les bras qui voulaient la retenir,
._avait glissé du lit. et, à genoux, suppliait Madeleine et
- Patrice de fuir au plus vite.
- $. — Il vous tuera tous les deux !.. Vous ne savez pas !...
vous : ne savez pas !.. Ce n'est pas de sa faute si Patrice
n’est pas déjà mort !.… Il le tuera comme il a tué Blondel,
comme il a tué Camus l... comme il a tué Lombard. et...
et un autre. un autre que vous savez bien !.… C'est lui !.….
. C'est lus qui les a tués tous !.… Je l'ai menti, Madeleine,
, ce n’est pas Elie qui criait dans la nuit: Pitié! Pitié! à la
. maison d'homme !.. c'était. C'ÉTAIT BALAOO !…
Délirante, elle se traînait sur les genoux et Madeleine
reculait devant cette voix épouvantable, cette voix que
, voulait faire taire maintenant Coriolis à toute force !.…
_ à toute force !.… Ah ! les poings de Coriolis sur la bouche
de Zoé : « Tais-toi!.… Tais-toil... »,ce râle de Coriolis. la
figure de cent ans de Coriolis. et la tête de folle de Ma-
_ deleine.. les yeux fous. la bouche ouverte, muette
. d'horreur... Mais on n'arrête plus la voix de Zoé... « Il vous
, tuera !... comme il les a tués tous !.… tous !.. » Et les mains
de Zoé agrippent Madeleine, la tirent dehors, la poussent
dans la galerie, lui jettent un manteau: « Vous tuera !
partez ! partez ! partez! il n'est que temps! vous
_tuera ! > Zoé réclame du renfort, et maintenant les mains
de Zoé, de Patrice, de Coriolis, de Gertrude, toutes les
| mains poussent Madeleine hors de la vieille maison.
| Iis fuient, les deux jeunes mariés, ils fuient dans la
l
310 BALAOO
nuit commençante, dans l'orage qui éclate sur la ville.
Au fond de l'auto, Patrice croit tenir dans ses bras une
motte, cependant que, dans le ronflement du moteur, la
trépidante machine semble répéter éternellement : « Ba-
1a00 !.. Balaoo !.… Balaoo !... »
« Balaoo ! » Ces trois syllabes remontent du fond de
son tragique souvenir.
Patrice donne un coup de poing dans la vitre : l’auto
stoppe devant une boutique. Cinq minutes après, le jeune
homme remonte,
— D'où reviens-tu? lui demande Madeleine, ressuscitée
par l’arrêt brusque de la voiture.
— Je suis allé acheter un revolver.
— Pourquoi faire ?
— Pour tuer votre Balaoo.
— C'était bien inutile. On ne tue pas un anthropopi-
thèque avec ce que tu viens d’acheter 1à !
— Un quoi ?.….
— Un anthropopithèque….
Enfin seuls dans le train qui les emporte, Patrice a
écouté Madeleine. La jeune femme est arrivée, d’une
voix blanche, au bout de son récit. Patrice n'ignore plus
rien ! Courbé sur ses mains qui étreignent sa pauvre tête
et cachant son honteux visage, il laisse, entre ses doigts,
passer des mots qui vont frapper Madeleine au cœur
comme des petits coups de marteau dur : toc ! toc ! toc!
«Voilà ce que c’est, dit la voix métallique’et sèche et si
lointaine de Patrice. voilà ce que c’est que d’avoir un
oncle qui a des idées de génie. »
Madeleine se renverse en arrière sur la banquette, man-
BALAOO 3II
quant d’air, pâmée. Ii ne la voit même pas, mais il ter-
mine sa pensée : « Nous nous retrouverons tous en Cour
_ d’Assises.. Ton père est un assass.. ».
__ Quelque chose lui roule entre les jambes, comme un ba-
gage tombé du «filet ». C'est le corps blanc de Madeleine
que ballottent les cahots du train d'Auvergne.
— Le dîner est servi ! lance dans le couloir du wagon
la voix du maître d'hôtel. Une glace baissée, de l’air, des
sels, un corsage entr'ouvert, des baisers et des pleurs, et
Madeleine revient à elle.
— O Madeleine chérie ! pourquoi ne m'avoir point
parlé de ces terribles choses plus tôt ?
— Mon amour |! mon amour! je te jure que, si j'avais
pu songer une seconde que cet horrible Balaoo fût ca-
pable de commettre les crimes dont a parlé Zoé, je t’aurais
tout dit avant d'accepter d’être ta femme ! Et si j'avais
cru qu'il les eût commis, j'aurais refusé ta main ! Mais je
ne Crois pas, non, je ne crois pas ce que dit Zoé. Zoé a
voulu se venger de Balaoo. Je n'aurais pas pensé cela
d'elle !
— Mais elle a dit qu’il a encore tué quelqu'un que
vous savez bien ?
— Oh ! cela, c'est quand il était tout jeune et ça a
été un accident. Il a serré trop fort au cou un monsieur
qui en est mort. Balaoo ne connaît pas la force de sa main.
Xi a une main d’assassin sans le savoir. Mon amour, il ne
faut pas croire ce que dit Zoé... Balaoo n’a commis qu’un
_ homicide par imprudence..., ça peut arriver à tout le
monde... Maintenant, depuis qu’il est à Paris, il sait qu'il.
ne doit plus toucher aux cous d'hommes avec sa main
terrible... Il sait ce qu’il en coûte... Papa l’a mené voir
une exécution capitale, et il en est revenu tout à fait im-
312 BALAOO
pressionné, je t’assure... mon Patrice... à quoi penses-tu
encore ?.. te voilà tout rêveur !.…
— Eh bien ! nous voilà propres ! fait Patrice avec vul-
garité…
— Patrice !...
— Madeleine !.….
— Je second service, messieurs !.…
Les deux jeunes gens ont faim.
Ils n’ont pas déjeûné, il est huit heures du soir ! Et
les émotions, ça creuse !.…
Is se dirigent vers le wagon-restaurant. Ils s’asseoient
à «une petite table de deux ».
Le second service a rempli les deux compartiments
qui sont séparés par une glace, par une simple glace.
Là-bas, c’est le compartiment des fumeurs. Mais on y
dîne à toutes les tables !.. « Oh! Madeleine... si tu
voyais. c’est trop drôle... non, ne te retourne pas. mais
tout à l’heure, tu remarqueras.. là-bas, tout au fond, il
y a une dame avec un chapeau !.. Oh! un chapeau !.… il
inspirerait général Captain. tu verras, c’est une dame qui
est à droite, à côté... à côté... de... de... Oh !.. Madeleine !.…
— Qu'est-ce qu’il y a, Patrice ?.… Mais, dis-moi!
qu'est-ce qu'il y a ?.. Mais c’est toi, maintenant, qui vas
te trouver mal !...
— Madeleine, dit la voix sourde de Patrice. Îa per-
sonne qui dîne à côté de la dame au chapeau... je crois
bien que c’est Balaoo !.….
— Ah!
— Ne te retourne pas !..… Ne te retourne pas !.. Il est
penché... je ne puis bien voir... son chapeau de feutre lui
cache les yeux... Ah ! il les lève sur nous !.…. Il nous re-
garde !.… c’est lui !
BALAOO 313
Madeleine ne put s'empêcher de se retourner. Patrice.
ne s'était pas trompé. Elle reconnut Balaoo. Celui-ci
avait baissé brusquement Îa tête dès qu'il s’était aperçu
que Madeleine le regardait. « N’aie pas peur, dit-elle, à
son mari, il est déjà dompté. Son coup de brutalité est
passé, il baisse déjà la tête, il n'ose plus me regarder. »
Patrice, qui était devenu extrêmement pâle, dit :
— Si je tremble, c’est du désir d’en finir d’un coup
avec cet horrible personnage.
— Tais-toi, mon ami, et passe-moi la carte.
— S'il vient, je sais ce qu’il me reste à faire.
— S'il vient, tu le laisseras venir, déclara Madeleine
d’un ton sec et qui déplut singulièrement au jeune
homme.
— Un bon coup de revolver das l'oreille le ferait se
tenir tranquille fout comme un autre !
-— Patrice, si tu m'aimes, tu vas m’obéir.. D'abord,
laisse ton revolver dans ta poche.
— Ensuite ?
— Ensuite, quand le service sera terminé, tu t'en iras
avec les autres voyageurs et tu me laisseras seule ici avec
Balaoo…. |
— Cela ! Jamais!
— Ah! s’exclame Madeleine, inquiète. Il se lève, il
va s’en aller, il va nous échapper... Tu vois bien qu'il a
peur. Suivons-le. Il faut lui parler, coûte que coûte... Il
faut savoir ce qu’il veut !.….
— Oui, répète Patrice, savoir... savoir ce qu’il veut.
nous ne pouvons pas continuer ce voyage avec celte chose
autour de nous.
Ils s'étaient levés. Patrice voulut passer devant Made-
leine, mais celle-ci le repoussa derrière elle assez brutale-
18
314 BALAOO
ment, et ils traversèrent rapidement les deux comparti-
ments du wagon-restaurant avec l'allure cahotée de gens
ivres et en querelle. Ils étaient l’objet d’une curiosité
générale et leur attitude prêta à rire. Balaoo, qui n’avait
pas encore quitté la passerelle reliant le wagon-restaurant
à la voiture adjacente, se retourna furieux, croyant
certainement qu’on se moquait de lui.
Patrice fut comme aveuglé par la double flamme de ce
regard de bataille. et il frissonna jusqu'aux moelles. Il
venait de reconnaître le regard du monstre au masque
noir de la côte du Loup.
Madeleine avait pressé le pas derrière Balaoo qui venait
de gagner le couloir, précipitamment. Derrière Made-
leine, Patrice arma son revolver... et ils se poursuivirent
ainsi tous les trois. Madeleine, d’une voix sourde, appe-
lait : Balaoo!.. Balaoo!.. L'autre, certainement, enten-
dait, mais ne tournait plus la tête... tout à sa fuite le long
du corridor. I1 glissait comme une ombre entre les voya-
geurs stupéfaits qui suivaient de leurs yeux effarés une
poursuite qui avait l'air d’un jeu.
— Balaoo ! ordennait la voix de Madeleine ; mais c’est
en vain que cette voix se faisait autoritaire à l’instar de
celle d’un maître de cage qui se prépare à fouailler ses
bêtes. l’autre n'obéissait plus 1... Alors, comme il gagnait
du terrain, la voix de Madeleine se fit douce, cette fois
et suppliante... et elle lança le Balaoo! qui l'avait toujours
ramené, gémissant, à ses pieds, aux pires heures de ré-
volte de son cerveau sauvage. Mais Balaoo ne parut
même pas l'avoir entendue et se jeta dans le corridor de
la troisième voiture. Quand ils arrivèrent, ils ne le virent
plus. et c'est en vain qu'ils fouillèrent tout le train.
dans une inquiétude galopante. Balaoo avait disparu !.…
BAEAOO 315
et cela leur parut plus effrayant que de l’avoir en face
d’eux, dînant sournoisement à une table de wagon-res-
taurant, faisant hypocritement tous les gestes d’un de
la Race qui commande son repas, cependant qu’en-des-
sous se préparent, pour le bendissement assassin, les bons
jarrets d'Un de 1a forêt de Bandang !... Patrice et Made-
leine se retirèrent anéantis dans leur compartiment hâti-
vement fermé, verrouillé, mais si peu défendu contre
l’entreprise d’un Balaoo. La jeune femme ne se faisait
plus aucune illusion : puisque sa voix avait été impuis-
sante jusque dans la prière, ils étaient à la merci du
monstre. Qu’allait-il advenir d'eux, avec cette pensée
abominable de l’anthropopithèque auteur d'eux ? Ils
pensaient que chacun de leurs gestes était épié, d’un en-
droit qu'ils ne pouvaient découvrir, mais où avait bien su
se réfugier la malice d’un anthropoide.
Veux hagards de Patrice et de Madeleine, en haut, en
bas, autour. Où est-il ? C'est épouvantable de ne pas
savoir où il est, car is sentent ses yeux...
Le train va à une vitesse qui leur ferait peur s’ils pou.
vaient avoir peur, en ce moment, d'autre chose que des
yeux qui Îes regardent. Ils se rapprochent peu à peu, in-
consciemment, instinctivement, l'un de l'autre. Ils
s’entourent de leurs bras timides et ils frissonnent éper-
dument sous le regard qui les tue... Le train brûle toutes
les stations avec des sifflements qui déchirent les voiles
noirs de la nuit comme de la soie. Quelquefois le train fait
un bruit de tonnerre... C’est qu'il passe sous un tunnel...
justement voilà le bruit du tonnerre, dans le moment
qu'ils ont le plus peur !… Et alors ! et alors !.. ils aper-
çoivent les yeux qui les regardent... derrière la glace |...
la glace de la portière toute noire, sous le tunnel et for-
316 BALAOO
mant cadre noir à la tête formidable de Balaoo qui les re-
garde !…
Patrice a fait le geste qui les délivrera. Son bras s’est
détendu comme un ressort, son bras armé du revolver,
et c’est en vain que Madeleine lui a jeté le cri de sa pitié
suprême !
— Ne tire pas!
Patrice a tiré entre les deux yeux...
Le train fait un tel bruit de tonnerre sous ce tunnel
qu'ils ont été les seuls à entendre le coup de feu qui doit
tuer Balaoo.
C'est avec tous les signes du désespoir que Madeleine
regarde. Elle a voulu se jeter sur la glace, ouvrir la por-
tière, au risque de se faire écraser sous le tunnel. Patrice
doit user de toutes ses forces pour la retenir, et mainte-
nant, ils assistent, haletants, au drame qui se passe der-
rière la glace...
La balle a fait un petit rond bien net dans Îa glace de
. la portière et un autre petit rond moins net à cause du
(a à la naissance du nez de Balaoo..., derrière la por-
tière à laquelle, désespérément, il s'accroche, Balaoo re-
arde Madeleine de ses yeux qui se ferment... et jamais
deleine n’a vu, même dans les yeux des meilleures
bêtes, un regard plus humain, au moment de mourir...
. même dans les yeux des chiens de chasse quand ils meu-
; rent entre les bras de leurs maîtres qui les ont frappés par
maladresse... Et Balaoo lâche la portière et disparaît
dans Îe trou noir retentissant.
Madeleine étouffe. Mais Patrice commence à respirer.
Or, c’est dans le moment que l’on se croit enfin à l’abri
du sort que celui-ci se retourne contre vous avec la cruauté
BALAOO 317
la plus funeste. Ainsi en arriva-t-il pour Patrice Saint-
Aubin. Sa chère petite Madeleine étant quasi-expirante
pour la troisième fois, dans cette misérable journée de
noces, il résolut d’abréger ce premier voyage. Ils aban-
donnèrent le train à Moulins et se firent conduire à l’an-
cien hôtel de la gare.
Là, Patrice retint un appartement dont il n’eut point
le temps d'apprécier tout le confort, car, comme il était
descendu pour donner des ordres à l’aubergiste, il entendit
un cri effrayant poussé par Madeleine : « Au secours !.. »
Tout ce qu’on peut mettre de terreur dans un cri se
trouvait dans celui-là. L'aubergiste et Patrice sentirent
leurs cheveux se dresser sur leurs têtes. Ils bondirent
jusqu’à la chambre de la malheureuse. La jeune femme
n’y était plus ; mais la fenêtre était grande ouverte sur la
nuit.
Madeleine avait dû tenter une défense suprême. La
marque de ses doigts ensanglantés fut retrouvée sur les
draps arrachés du lit. Enfin une traînée de sang condui-
sait du lit à la fenêtre.
18,
CHAPITRE V
DRAMÉS PUBLICS ET TRAGÉDIES PRIVÉES, — LA GRANDE
PRESSE S'AFFOLE.
Voici dans quelles circonstances mémorables le mal-
heur privé de la famille Saint-Aubin prit les proportions
d’une catastrophe publique.
I faut d’abord citer deux petites notes qui parurent,
l'une dans la Patrie en danger,et l’autre dans l’'Observateur
impartial. Elles avaient passé quasi inaperçues. Ce n’est
que plus tard que l’on s’imagiua de les rattacher aux
. événements extraordinaires qui vinrent bouleverser
l'existence de la Cité. La Patrie en danger racontait dans
ses « Faits-Paris »: « L’audace des étrangers ne connaît
plus de limites. Ils traitent Paris en ville conquise. C’est
un fait que chacun de nous peut observer. Au théâtre, il
leur faut les meilleures places et la terrasse des cafés leur
appartient. Hier soir, deux étudiants roumains qui
venaient de s'arrêter devant la Brasserie Amédée, rue des
Ecoles, ont tué froidement à coups de revolver (1) un
petit chien qui les gênait pour s’asseoir. Poursuivis par
la foule indignée, ils n’ont eu que le temps de grimper à
(x) Malgré tout le soin que la presse met en général à ne dire que la
vérité, il lui arrive d’être trompée comme tout le monde et sans qu’il
y ait de la faute de personne. C’est une loi inéluctable de l’amplification
des nouvelles.
BALAOO 319
une gouttière du musée de Cluny pour échapper au châ-
timent qui les attendait. C’est en vain que le sympathique
conservateur de notre Musée national, M. Haraucourt, a
interrompu son travail pour rechercher les délinquants.
Tis avaient pu prendre la fuite par le truchement d’une
gargouille du haut de laquelle un honnête homme se
serait, vingt fois, rompu le cou. »
Le même jour, on lisait dans l’Observateur impartial,
sous ce titre : « Tout le monde n'aime pas les cacaouettes » :
« Si cette bonne pâte de contribuables qu'est le public
parisien s’avisait de temps à autre de se faire justice lui-
même quand il est à bout de toutes les vexations qu’on
lui impose, la vie redeviendrait peut-être plus agréable
dans notre chère capitale. Il y a quelques années, on
pouvait encore s’asseoir à la terrasse d’un café sans être
appréhendé parles marchands ambulants. Il n’en est plus
de même, hélas! aujourd’hui, et nous comprenons très
bien que l’on devienne subitement enragé devant l’obsti-
nation d’un négociant en cacaouettes dont on a refusé
vingt fois déjà la marchandise, Hier soir, au café Sarah-
Bernhardt, deux jeunes attachés à la légation du Japon,
las d’un supplice qu'on ne leur a sans doute point appris
à supporter dans les rues de Nagasaki, ont carrément en-
voyé rouler dans le ruisseau un marchand de cacaouettes
un peu trop entreprenant. Ce petit événement, arrivant
dans l’entr'acte, avait causé quelque scandale, et déjà les
représentants du préfet de police s’apprétaient à verba-
Hiser, quand les jeunes Japonais eurent l'adresse de dis-
paraître avec une agilité de singes, s’accrechant à ut
tramway qui passait et grimpant à l’impériale, sans
passer par l'escalier, à la seule force des biceps, sans doute
pour prouver à messieurs les voyageurs de Montrouge-
320 BALAOO
Gare de l'Est que l’on n’est point manchot dans l’Empire
du Soleil Levant. »
A la fin de la semaine, on lisait encore dans les échos
mondains du Gaulois des dimanches : «S. À. KR. le maha-
rajah de Karpurthagra, qui est venu en France pour
étudier nos mœurs et coutumes et les bienfaits de la té-
légraphie sans fil, soupe tous les soirs chez Maxim. Son
Altesse a rapporté de son pays une recette de riz cru au
champagne qui fait les délices des habitués de l'endroit
où il est toujours de mode, pour une clientèle bien pari-
sienne, de venir se reposer des travaux du jour. Henry,
le gérant que tout le monde connaît, recommande pour
la confection de ce plat exotique, mais succulent, l'emploi
du Minimum brut de la maison Boisteschansons (marque
incomparable), »
Nous n'avons aucune raison également pour passer
sous silence ces lignes singulières que chacun put lire
dans le Courrier des théâtres, au lendemain du mariage
de M! Arlette des Barrières, la divette bien connue,
avec le ténor Massepain : « Contrairement à la coutume
qui s’est implantée chez nous de la disparition des époux
après le léger lunch qui suit la cérémonie nuptiale, les
nouveaux mariés avaient résolu de passer comme jadis
la première journée de noces au milieu de leurs amis.
Comme ceux-ci sont nombreux, il ne fallut pas moins de
la grande salle des fêtes du restaurant de Mouilly pour les
réunir à peu près tous. C’est que tous les théâtres et tous
les genres de talents étaient là représentés autour de la
toute gracieuse Arlette, si jolie dans sa robe blanche et
sous la couronne de fleurs d'oranger. La fête promettait
d’être des plus réussies et la gaieté générale commençait à
monter autour des tables où se trouvait servi un festin
BALAOO 321
pantagruélique, quand un incident des plus ridicules et
des plus funestes vint tout bouleverser.
« Un farceur (était-ce bien un farceur ? on ne sait, en vé-
rité, quel nom donner à ce sinistre plaisant), enfin, un indi-
vidu que l’on n’a pu reconnaître, tant il s'était si bien fait
une étrange tête de prince Charles à monocle, se présenta
à l’entrée des salons, demandant à dire deux mots à la
mariée. Son allure était si bizarre et l’agitation de tout
son inquiétant personnage si menaçante que les domes-
tiques le consignèrent dans le vestibule et allèrent pré-
venir aussitôt M. Massepain qui se leva et vint très étonné
aux renseignements.
«Le sympathique ténor se trouva en face d’un visiteur
qui ne voulut point donner son nom et qui, sans s'arrêter
une seconde de remuer, de se balancer, de se dandiner,
dans une imitation grotesque de Prince Charles des Folies-
Bergère, déclara qu'il ne s’en irait pas tant qu'il n'aurait
pas dit deux mots à la mariée. Il ajouta (ce qui fit rire,
du reste, tous ceux qui l’écoutaient), en aspirant l'air
grossièrement : « Ah ! je sais bien qu'elle est ici ! ça sent
la fleur d'oranger ! »
« M. Massepain, légèrement impatienté par un genre de
plaisanterie qui menaçait de se prolonger, voulut prendge
le bras de son interlocuteur, mais il fut repoussé avec tant
de brutalité que des cris indignés partirent aussitôt du
groupe d'invités qui étaient venus le rejoindre. Certains
voulurent intervenir et secouer d'importance le malotru;
mais M. Massepain les écarta et, s’avançant vers le per-
sonnage qui tournait dans le vestibule comme un ours
dans sa cage : « Monsieur, lui dit-il, je ne sais pas qui vous
êtes ! — Moi, non plus, répondit l’autre, mais je sais
! que la mariée est là. Quand je lui aurai parlé, je m'en
b
322 BALAOO
irai, Vous n'avez qu’à lui dire un mot, un seul, et elle me
recevra tout de suite ! »
«Le scandale prenait une proportion telle que M. Mas-
sepain, pour y mettre court, demanda au visiteur:
« Quel mot faut-il donc lui dire ?
— Dites-lui Bs/bao !
— Bubao ?
— Oui, Bilbao ! elle comprendra, allez |
.— Bilbao | répétait-on, en se moquant, iigrandira, car
il est espagnol ! »
6 À peine l’affreux individu se fut-il aperçu que l’on
avait l’air de se moquer de son Bilbao (son pays d’origine,
sans doute), qu’il redevint tout à fait furieux. Bousculant
et renversant tous ceux qui voulaient s'opposer à sa
marche en avant, il pénétra dans la salle des fêtes. Ea
mariée s'était réfugiée dans un cabinet particulier ; mais
ce fut précaution perdue, car l’autre devina où elle était
et, renversant tables et chaises, brisant vaisselle et service
pendant que les invités couraient aux fenêtres du boule-
vard Saint-Germain pour appeler au secours, arrivait
contre la porte qui le séparait de notre Arlette nationale
et défonçait l’huis d’un coup de soulier terrible. Arrivé
auprès de la mariée qui se pâmait dans les bras de ses de-
moiselles d'honneur, il parut tout étonné et lui demanda
pardon en disant tout haut : « Tiens ! je me suis trompé ! »
Kt il revint à pas tranquilles et le sourcil froncé dans la
salle des fêtes où régnait un désordre, un tumulte bien
compréhensibles. Des gardiens de la paix, montés en
hâte, voulurent lui mettre la main au collet, mais il fit
un bond jusqu’à une fenêtre et sauta dans un arbre. Une
foule énorme, attirée par les cris qui venaient du restau-
rant, statiounait sur le boulevard. Des clameurs accueil.
BALAOO 323
lirent l’apparition et la fuite de l’homme qui sautait de
branche en branche, d'arbre en arbre avec une vélocité
surmaturelle qui {ui permit bientôt d'échapper aux agents
qui le poursuivaient.
«L'opinion générale est que l’on s’est trouvé aux prises.
avec une espèce de clown de music-hall (chacun sait que
Mike Arlette des Barrières a débuté au music-hall), en
tout cas, un vilain monsieur qui croyait peut-être avoir
à se venger de notre charmante divette. M. Massepain
a fait toutes ses déclarations à la police, et nous saurons
bientôt ce qu’il y a au fond de cette méchante histoire,
pour laquelle nous adressons à Mue Arlette des Barrières et
à son sympathique époux, nos bien sincères condoléances. »
Voici maintenant une autre note publiée par le Gaulois
des dimanches : « S. À. KR. le maharajah de Karpurthagra
proteste auprès de nous qu’il n’est pas encore entré chez
Maxim depuis son arrivée à Paris, et qu’il ne faut point le
confondre avec l'individu qui a apporté dans cet établis-
sement de premier ordre la mode du riz cru au champagne
(Minimum brut Boisteschansons : marque incomparable).
Nous avons téléphoné à Henry {le gérant bien connu), qui
regrette d'autant plus cette usurpation de qualité chez
son client qu’il n’a plus revu celui-ci et que personne ne
s’est encore présenté pour payer l'addition. »
Quelques journaux reproduisirent ces notes agrémen-
tées de commentaires plus ou moins spirituels à la mode
du Boulevard, et puis ces divers incidents semblaient to-
talement oubliés quand la Vie à Paris publia dans sa
feuille du soir un filet surmonté d’un titre en gros carac-
tères : RÉAPPARITION DU FAUX MAHARAJAH DE KAR-
PURTHAGRA. Après avoir rappelé la première apparition
de ce seigneur chez Maxim, le journal disait :
324 BALAOO
« La rue Royale était hier soir en émoi : un chauffeur
d'auto, qui avait été victime des fantaisies du faux ma-
harajah, le reconnut à la terrasse du café Durand où il
buvait tranquillement un bock avec la sérénité d’une hon-
nête conscience. Aussitôt le chauffeur arrêta sa voiture
au ras du trottoir et se précipita sur son altesse pseudo-
hindoue, lui réclamant le prix d’une nuit d'automobile
à travers les rues les plus gaies de la Capitale; mais, sans
doute, le maharajah d’on ne sait plus quel Karpurthagra
avait-il, lui aussi, reconnu son chauffeur, car il s’'empressa
de quitter la terrasse et de lâcher son bock, en oubliant
naturellement de le payer. Les garçons se joignirent au
Chauffeur dont les cris eurent vite fait d’ameuter les ba-
dauds. Les gardiens de la paix accoururent, et notre maha-
rajah aurait infailliblement passé la nuit au poste, si,
par un mystère de gymnastique qui reste à expliquer, z/
ne s'était enfur dans le feuillage déjà touffu des arbres du
boulevard où il fut impossible de le retrouver. »
Cette manière toute personnelle qu'avait le faux ma-
harajah de Karpurthagra de se dérober à toutes les pour-
suites devait avoir pour conséquence de faire naître dans
l'esprit de M. Massepain et de ses amis un rapproche-
ment tout naturel entre cet étrange personnage et le sin-
gulier visiteur du café de Mouilly. Il n’y a pas tant de gens
à Paris capables de se sauver dans les arbres. Enfin, il se
trouva une feuille du quartier Latin pour émettre cette
hypothèse qu’il devait y avoir une corrélation entre les
faits du boulevard Saint-Germain, de la rue Royale, et
l’escalade des murailles, grilles, gouttières et gargouilles
du musée de Cluny.
Les journaux eurent tôt fait de mettre tous les événe-
ments bizarres qui s'étaient passés depuis quelques mois
BALAOO 325
à Paris sur le compte d’un mystérieux clown dont les
fantaisies, dénotant un esprit atteint de folie, risquaient
de devenir dangereuses pour la population.
Et c’est à ce moment que la presse manqua de ce sang-
froid auquel j'ai fait allusion en tête de ce chapitre et
dont elle avait tant besoin, pour le communiquer à notre
population, que les entreprises fantastiques et criminelles
de l’insaisissable maharajah allaient exciter et troubler
jusqu’au délire. La première « manchette», qui répan-
dit l’émoi, était ainsi libellée:
JEUNES FILLES, NE QUITTEZ PAS VOS PARENTS !
Elle (la manchette) surmontait un article où il était
dit que le clown mystérieux qui marche dans les arbres
avait été vu dans un marronnier des Tuileries (celui juste-
ment qui avait donné, cette année-là, la fleur du 20 mars),
et qu’on avait des raisons de croire qu'il n’y était pas seul.
Des personnes dignes de for prétendaïent l'avoir vu empor-
ler, comme un sauvage, une jeune fille dans ses bras.
Mais cette première manchette (qui répandit l’émoi)
n’était rien à côté de la seconde qui, elle, répandit la ter-
reur :
QUATRE JEUNES FILLES DISPARUES.
Un monstre, indigne du nom d'homme, les traîne par les
cheveux dans les arbres, les emporte, comme une proie, sur
les toits de la capitale.
C’est la Patrie en danger qui parut, à quatre heures de
l’après-midi, avec cette manchette émouvante et tragique.
Les camelots qui affolaient la foule de leurs cris et de
19
326 BALAOO
leurs courses insensées, vendirent des numéros jusqu’à
cinq sous pièce. Les pèreset les mères de familles voulaient,
avant tous les autres, être renseignés, et ne regardaient
pas, ce jour-là, à la dépense. A la terrasse des cafés on
s’arrêtait de boire, sur les trottoirs on s’arrêtait de
marcher. Et on lisait. Tout le monde lisait ou écoutait
lire ; c'était, du reste, très simple. Depuis le matin, quatre
jeunes filles avaient disparu, emportées par le monstre;
une, au coin de la rue de Médicis et de la rue de Vaugirard:
une autre, en plein boulevard Saint-Germain: une troi-
sième, près du square Louvois ; une quatrième avait été
cueillie sur l’impériale d’un tramway qui passait sur le
quai du Louvre, foujours dans des endroits où 1l y avait
des arbres. Le monstre se cachait dans les arbres et, sou-
dain, allongeait la main, tirant avec une force invincible
les cheveux de la jeune fille. La jeune fille, poussant des
hurlements, suivait, et si rapidement que personne
n'avait le temps de la retenir. Une jeune personne, qui
sortait de l'hôpital et qui se reposait sur un banc du square
Montholïon, n'avait dû son salut qu’à ce qu’au cours de
sa maladie, on lui avait rasé la tête. Le chignon seul était
resté entre les mains du monstre.
Quant au monstre, il était doué d’une vélocité infer-
nale et on le cherchait encore dans les arbres qu’il appa-
raissait de l’autre côté de la rue ou du boulevard sur un
toit pour disparaître, presque aussitôt, avec sa proie.
La préfecture de police était sur les dents.
On exigeait du Conseil municipal des mesures excep-
tionnelles. Des imbéciles, comme il y en a toujours dans
les moments les plus difficiles où personne n’a envie de
rire, des imbéciles prétendirent qu'il n’y avait qu'un
moyen de se débarrasser du clown mystérieux qus marche
BALAOO 327
dans les arbres, c'était de couper tous les arbres ! Les fa-
milles des jeunes filles disparues étaient interviewées
par tous les journaux et soigneusement photographiées
jusqu’au quatrième degré. La Ville Iumière perdait la
tête.
Mais l'incroyable scandale éclata véritablement sur la
cité en épouvante, avec la fameuse manchette de dernière
heure du premier journal d'information du monde:
L'Épogue. La voici dans toute son horreur :
PARIS EN PROIE AU MINOTAURE.
On connaît le monstre. C'est une bêle à cerveau humain.
L'anthropopithèque qui parle. Formidable invention
du professeur Coriolis Boussac Saint-Aubin.
Et voici l’article qui fut reproduit par tous les jour-
paux du monde :
« Il n'y a point de mystère pour l’Epoque.
« Cette fois encore, à cette heure critique, l'Epoque a
réussi à pénétrer le secret de la personnalité étrange et
redoutable du voleur de jeunes filles. Déjà nous pouvons
dire aux mères: Rassurez-vous ! car, mstruits par
l'Epoque de l'ennemi qu’il faut vaincre, les pouvoirs pu-
blics sauront bientôt nous débarrasser de cette épouvante.
« C'est en étudiant pas à pas les apparitions fantasti-
ques de celui que l’on a pris pour un clown frappé de folie,
que nous avons pu circonscrire peu à peu l'espace dans
lequel ie monstre évoluait à l'ordinaire.
« Nous fûmes ainsi conduits au quartier Latin, et de là
rue de Jussieu, où nous avons frappé à l'hôtel désert de
son maître, un homme dont le nom retentira à travers les
siècles : M. Coriolis Boussac Saint-Aubin.
328 BALAOO
«Danscet hôtel (dans lequel nous avonspénétré parune
fenêtre), toutes choses se trouvent dans le plus grand dé-
sordre. L'immeuble paraissait avoir été abandonné avec
précipitation.
«Nous fûmes reçus cependant par un perroquet qui ne
cessa pendant plus d’une heure de nous crier avec fureur
un mot ou plutôt un nom auquel nous ne comprîmes rien
tout d’abord, mais qui restera, lui aussi, célèbre dans
l’histoire des races ! Balaoo ! Balaoo ! Balaoo !.… Balaoo,
c’est le nom de bête du monstre qui, dans la vie parisienne,
a son nom d'homme : M. Noël! Balaoo ! c'est le nom du
premier singe qui aura parlé la langue des hommes !
«Ah ! dans son quartier, onconnaît M. Noël / Ses allures
bizarres, sa singulière laideur, son dandinement caracté-
ristique, n'avaient pu passer inaperçus, et les grimaces
qu'il fait autour de son monocle ont plus d’une fois excité
les rires et les plaisanteries des petits vauriens de la rue,
Mais qui donc aurait pu jamais se douter que ce person-
nage un peu excentrique, mais jusqu'alors correct, était
l’anthropopithèque de Java, car M. Noël est un habitué
du Vachette et de la Brasserie Amédée. M. Noël va à la
Faculté de droit ! M. Noël fait partie, au Palais de Justice,
de la conférence Bottier ! M. Noël s'habille comme un
honnête homme ! M. Noël parle français comme vous et
moi. Et cependant, 6 prodigieux mystère des races, M. Noël
n'est pas un homme ! M. Noël n’est qu'un anthropoiïde !
Il a quatre mains ! Il s'apparente directement au grand
chimpanzé oriental des forêts de Java dont on a pu voir
le type au Jardin des Plantes dans le singe Gabriel.
«Et maintenant, quel est ce mystère qui va bouleverser
le monde ? Comment sommes-nous arrivés à pénétrer
un pareil secret. Comment avons-nous pu rejoindre le
BALAOO 329
maître de Balaoo ? Tout ceci s’est passé de la façon la
plus simple, mais encore fallait-il y penser ! Nous nous
sommes d’abord emparé des papiers qui traînaient dans
les cartons du cabinet de travail de M. Coriolis Saint-
Aubin. C’est là que nous avons trouvé les fiches les plus
curieuses que l’on puisse concevoir concernant la trans-
formation de Balaoo en M. Noël. Ces fiches, certes, ne
nous appartiennent pas. De par leur importance, nous
pouvons dire qu’elles n’appartiennent pas davantage à
M. Coriolis Saint-Aubin, leur naturel propriétaire. Elles
appartiennent à la science universelle. Aussi nous Îles
publierons prochainement !
«En attendant, notre devoir était tout tracé. Il nous
fallait atteindre le plus tôt possible l’homme dont f'im-
prudence scientifique avait déchaîné ce monstre sur
l’humanité. Il ne faisait pas de doute, pour nous (à re
garder le désordre de son hôtel), que cet homme, que ce
savant génial, mais dangereux, avait fui, fui évidemment
devant les conséquences abominables de son audace, fui
en apprenant les crimes de son terrible élève !
« Nous nouslivrâmes immédiatement à une enquête des
plus serrées sur les derniers gestes publics de Coriolis
Saint-Aubin et nous apprîmes, qu’il y a quelques jours,
el avait marié sa fille à son neveu M. Patrice Saint-Aubin ;
que cette cérémonie s'était passée dans la plus stricte in-
timité, presque dans l’incognito (!), que M. Noël n’y avait
pas assisté, et que les jeunes époux prenaient hâtivement
le train d'Auvergne pendant que, presque à la même
heure, le clown mystérieux qui marche dans les arbres
faisant le scandale que l’on sait au lunch qui avait suivi le
mariage de Mlle Arlette des Barrières et du ténor Masse-
pain.
330 BALAOO
« Cette coïncidence des deux événements, la fuite des
jeunes mariés et te scandale du boulevard Saint-Germain,
nous donna fort à réfléchir. Le résultat de ces réflexions
_ne pouvait être douteux. Il modifiait légèrement ta con-
ception que nous avions eue d’abord de Îa fuite de Co-
riolis. M. Noël poursuivait la mariée ; nous pensâmes que
le père avait couru après M. Noël pour en débarrasser sa
fille. M. Coriolis devait craindre un drame ? Était-il
arrivé à temps ? Les avait-il rejoints ? Nous nous sommes
élancés sur ses traces, et aujourd’hui nous pouvans dire
que malheureusement M. Coriolis est arrivé trop tard !
Il a retrouvé, sur une route du Bourbonnais, son gendre ;
mais sa fille avait disparu, et dans des conditions épou-
vantables qui ont été certainement comme le prélude de
tous les crimes, de tous les rapts dont gémit, aujourd’hui,
la capitale !
« Ah !1a responsabilité de ce fou de génie qu’est M. Co-
riolis Saint-Aubin est véritablement effrayante, effrayante
devant l'histoire, devant la science, et devent la justice !
«Sinous prononçons ce dernier mot de justice, ce n’est
point qu’il nous appartienne d'attirer les foudres de
Thémis sur un homme qui a cru accomplir une grande
œuvre ; nous ne faisons là encore qu'acte d’informatien.
M. Coriolis Saint-Aubin est en ce moment sous Îles ver-
rous ! I1 s’est constitué prisonnier, il y a deux heures!
C'est sur sa prière que nous l'avons conduit nous-mêmes
devant notre nouveau Préfet de police, M. Mathieu de la
Fosse !.…
« On connaît le fauve, on connaît le dompteur ; il ne
s’agit plus, espérons-le, que de les mettre en face l’un de
l'autre. Mais qu'on prépare la cage ! la cage dans laquelle
on enfermera le nouveau minotaure qui, puisqu'il parle
BALAOO 331
français, consentira peut-être à nous dire ce qu'il a fait
de ses victimes !
« Dernière minute : deux de nos rédacteurs nous font
téléphoner qu’ils viennent de retrouver les traces du
monstre sur les toits de l’hôtel de ville où il se promène,
en pleine sécurité, comme chez lui. Nos rédacteurs vont
immédiatement organiser une battue. »
Tel était cet article qui eut le pouvoir de faire se ruer
tous les journalistes de la capitale chez le Préfet de police.
Mais là, ils apprirent que M. Mathieu de la Fosse, le nou-
veau préfet, que l’avènement d’un ministère ultra-radical-
socialiste venait de relever si triomphalement de sa dis-
grâce, était à la place Beauveau où le ministre de l’Inté-
rieur venait de réunir d'urgence tous ses collègues du Ga-
binet.
Nous ne pouvons mieux faire que de publier la note
quasi-officielle qui fut dictée à tous les journalistes pré-
sents, à la suite de ce Conseil de cabinet où fut entendu
M. le Préfet de police.
M. le président du Conseil avait voulu que les détails
précis de cette mémorable séance fussent portés à la can-
naissance du public, dans un moment où il n’y avait plus
une famille, à Paris, qui pût se croire en sécurité (x) :
€ M. le Préfet de police a été entendu hier par les mi-
nistres réunis en Conseil de cabinet. Voici ce qu'il leur a
déclaré : « Un homme, dont je n'avais jamais entendu
parler, M. Coriolis Boussac Saint-Aubin, me faisait passer
sa carte, en me priant de le recevoir sur-le-champ. Je lui
(x) Les armuriers firent des affaires d’or. Ils furent httéralement
dévalisés ; chacun, ostensiblement où nou, porta, pendant toute cette
époque troublée, une ou plusieurs armes destinées à débarrasser Paris
du monstre.
332 BALAOO
fis demander ce qu’il me voulait ; maïs il me répondit qu'il
ne parlerait que devant moi, et qu’il fallait se presser, car
il s'agissait d’une question de vie ou de mort.
« Je le fis entrer.
«Il ne me parut point fou. Avant même que je fui eusse
adressé la parole, il me disait d’une voix nette, bien posée
et profondément douloureuse :
« Monsieur le Préfet de police, je suis un misérable, je
« viens me constituer prisonnier entre vos mains. C’est
« moi qui suis le seul coupable de tous les crimes qui
« épouvantent aujourd’hui Pariset pour lesquels on pour-
« suivrait en vain un pauvre être auquel je ne suis point
« parvenu à donner la responsabilité.
« Oui, monsieur le Préfet de police, j'ai fait cela, moi !
e j'ai fait parler un singe !.… comme un homme; mais je
ane suis point parvenu, malgré tous mes efforis, à lur donner
« une conscience humaine !.… JE L’AI RATÉ !
«Car j'ai raté tout, monsieur le Préfet de police, je suis
«un médecin raté, un professeur raté, un commer-
«çant raté, un fonctionnaire raté... j'avais rêvé d’être le
« premier des hommes... ; ne pouvant réaliser mon rêve in-
«sensé, 7'at été chercher un singe au fond d’une forêt de Java,
« pour en faire le dernier des hommes !.…
« Eh bien ! cela encore, je ne l'ai pas réussi !.. Te suis
« maudit !. Dieu m'a frappé comme je le mérite !.…
«j'ai voulu refaire ou hâter son œuvre. Hâter l’œuvre
‘+ Dieu, voilà le crime de l’orgueil des hommes. j'y
nbe.
<çalpel a pu, en tranchant un nerf, et en me
‘d'en rapprocher un autre sous la langue,
“+ mille années l’œuvre de transformation
“s, moi, je n’ai pu donner (n'ayant aucun
BALAOO 333
« instrument pour cela) les cent mille années de conscience
« nécessaires à mon anthropopithèque, pour qu’il se pro-
« menût sans danger parmi les hommes... sans danger qu'il
« commit des crimes inconscrienis… car, pour les autres,
« monsieur le Préfet de police, les hommes s'en chargent !.… »
« Sur ces mots, qui furent accompagnés de larmes et
d’une grande crise de désespoir, M. le Préfet de police
posa les questions les plus précises à M. Coriolis Saint-
Aubin, et celui-ci lui répondit de telle sorte qu’il n’est plus
possible de douter de la nature du monstre auquel nous
avons affaire |
« Dans ces conditions, il a été décidé que toutes
mesures seraient prises pour s'emparer de Balaoo, coûte
que coûte, mort ou vivant !.…
«Les instructions, sur ce point, donnent plein pouvoir
à M. le Préfet de police.
« Nous devons cependant enregistrer le désir exprimé
par M. le Ministre de l’Instruction publique et aussi par
M. le Ministre de l'Agriculture que le monstre fût, autant
que possible, capturé vivant, l'étude d’un pareil phénomène
devant être desplusattachantespourlascienceuniverselle. »
Suivait une note, émanant, celle-là, directement de Îa
Préfecture de police, et faisant entendre qu'après toutes
les recherches auxquelles les agents s'étaient livrés dans
tous les coins de la capitale pour retrouver au moins la
trace des jeunes filles emportées par le monstre, bien peu
d'espoir restait d’en découvrir, par le plus grand des ha-
sards, même les cadavres. Ce mot sinistre n’était pas
prononcé, mais on l’entendait derrière les lignes de la
communication officielle. On avait tout fouillé, tout,
jusqu'aux égouts |! Le monstre avait-il donc pris les
jeunes filles pour les manger ?
19.
334 BALAOO
Traqué sur les toits de l’hôtel de ville, par les journa-
listes, les pompiers, les employés de bureau, et aussi par
les agents des brigades centrales requis à cause de leur
force bien connue, de leur poitrine large et de leurs poings
solides (ceux-ci avaient reçu mission d'essayer de capturer
le monstre vivant), on avait pu croire un moment qu'on le
tenait.
De fait, la course avait été menée avec un entrain qui
tenait de la rage et du désespoir. De mansarde en man-
sarde, de cheminée en cheminée, on l'avait fait reculer
jusque sur le toit d’un petit pavillon, en face de la caserne
Lobeau.
Les agents des brigades centrales, les uns munis de
filets et les autres de lassos, sorte de nœud coulant dont
is paraissaient fort embarrassés, étaient prêts à se jeter
sut lui, quand on amena sur la gouttière le professeur
Coriolis lui-même, qui constata que, malgré l’horreur de
cette lutte tragique, le monstre avait conservé un peu de
ce vernis de civilisation qu'il avait eu tant de mal à lui
incuiquer. L’anthropopithèque, en effet, lui apparut,
une seconde, entre deux cheminées (bandissant de l’une
à l’aitre), le monocle à l'œil !
— Balaoo !... Balaoo !.. cria-t-il, d’une voix tendre et
désolée où il y avait moins de colère et de reproches
que de désespoir qui demandait à être consolé !.…
Bañaoo !.…
Mais, à cette voix, à ce cri, au lieu de répondre à celui
qui l’appelait, l’Aufre sembla retrouver une nouvelle
énergie. La peur qui, tout à l'heure, l’avait fait fuir, se
tourna en rage et, fonçant comme un bolide sur un groupe
d'agents et de quelques employés de bureau (ces derniers,
à tout hasard, s'étaient armés de leur couteau à papier),
BALAOO 335
11 les « bouta » hors de la gouttière et les fit (trois ou quatre)
basculer dans le vide.
Les malheureux allèrent s’écraser sur fa place, au milieu
de la populace accourue et de mille cris d’horreur.
Vingt coups de feu retentirent alors autour du monstre
qui les reçut presque à bout portant sans avoir l'air de
s'en soucier, et qui rentra à nouveau dans l'hôtel de
ville par une mansarde après avoir, d’un coup de
poing, assommé un agent de la brigade centrale qui
montrait sa tête à cette mansarde.
Et le monstre se rua dans les corridors.
Ou le vit passer comme une flèche à travers tous les ser-
vices. Des contribuables, qui attendaient là, depuis des
jours, l’occasion d’être reçus, s’enfuirent en hurlant et on
ne les revit plus jamais.
De corridors en escaliers, il pénétra dans la salle du
Conseil municipal où M. Mathieu de la Fosse essayait en
vain de rassurer les vingt édiles qui n’avaient pas encore
abandonné la séance {au fond, ils s’y croyaient peut-être
plus en sûreté qu'ailleurs).
Là aussi, ce fut un sauve-qui-peut général, mais ils
tremblaient tous encore que l’autre était passé depuis
longtemps... passé et disparu !.….
Pendant vingt-quatre heures, on ne sut ce qu'il étaït
devenu. On le chercha partout. On alla jusqu’à enfumer
les caves de l’hôtel de ville pour l'en faire sortir dans le
cas où il y aurait trouvé un refuge.
Un cordon de troupes, avec munitions de guerre, en-
tourait le bâtiment municipal. Cinq agents de la Sûreté
traînaient partout le professeur Coriolis qui, les cheveux
épars et l’œil fou, se laissait conduire des caves au grenier
en appelant : Balaoo ! Balaoo !.…
336 BALAOO
Mais Balaoo ne répondait pas !. Qu'’était-il devenu ?
Aucune nouvelle jeune fille n'avait disparu dans Îa ville
(du fait de Balaoo ou autre). Et cela s'explique en ce
qu'on les tenait, les jeunes filles, toutes étroitement en-
fermées dans la demeure de leurs parents. Les séances du
Conseil municipal avaient été suspendues jusqu’à nouvel
ordre. Et l'angoisse était plus grande que jamais,
doublée du mystère de cette disparition quand le
soir même, le monstre réapparut au sommet de la
tour Saint-Jacques. Les employés du bureau météorolo-
gique l'avaient aperçu les premiers et s'étaient enfuis en
le signalant aux agents. Cette fois, on pensait bien toucher
à la fin du drame.
La tour Saint-Jacques, isolée immédiatement par un
cercle de police et de troupes, demeurait un bien petit et
dangereux refuge pour Balaoo.
Celui-ci sembla, du reste, s’en rendre compte, car, se
voyant serré de si près par cette foule en armes et ce
peuple qui criait vers lui mille malédictions, il entra dans
une fureur peu commune, même chez les grands singes
orientaux de Java.
On entendait ses longs roulants et grondants cris jus-
qu’à la place de ia Bastille et jusqu’au Louvre. La circula-
tion était naturellement interrompue dans la rue de Ri-
voli. Sur la plate-forme des omnibus et des tramways, tout
le monde était debout, montrant le poing à la tour Saint-
Jacques et hurlant à la mort de l’anthropopithèque.
Quelquefois on apercevait l’ombre dansante et culbu-
tante du monstre au sommet même de la Tour, mais,
presque aussitôt disparu, il réapparaissait, faisant du tra-
pèze à un échafaudage.
On avait déjà tiré sur lui plus de cent coups de fusil et
BALAOO 337
l’on n'avait réussi qu'à augmenter, semblait-il bien, sa
rage. Abrité derrière les échafaudages, il se mit à lancer
des projectiles sur la foule.
Ce fut une véritable pluie de pierres qui s’abattit,
frappa, blessa, tua. Les abords ‘de la rue de Rivoli et du
square Saint-Jacques furent ainsi vite nettoyés par le
monstre. La troupe et les agents eux-mêmes durent re-
culer. Pour se défendre, l’anthropopithèque démolissait la
tour Saint-Jacques !
Et cela avec une telle rapidité qu’il y eut des loustics
(il y en a toujours pour faire de l’esprit quand on ne leur
* demande rien) pour prétendre qu'avec trois ou quatre
jours de ce siège, 1 ne resterait plus de la tour Saïnt-T]ac-
ques que ses échafaudages !
C'était bien exagéré ! Mais enfin, il ne faisait point de
doute que les plus belles gargouilles gisaient en miettes
sur la chaussée et qu’à tout prendre, le monstre allait
plus vite à démolir le fameux monument que les ingé-
nieurs de la ville à le réparer.
Et cela dura toute la nuit.
Au matin, M. Mathieu de la Fosse arriva avec les cinq
agents qui traînaient toujours M. Coriolis Saint-Aubin.
Le nouveau Préfet de police était dans un état pour le
moins aussi lamentable que l’ex-consul de Batavia lui-
même. Il avait moins de désespoir et de douleur, mais plus
d’exaspération. Une sorte de fatalité diabolique pa-
raissait attachée à sa carrière et il ne pouvait mieux com-
parer les difficultés actuelles, singulières et tragiques,
qu'aux événements inouïis du siège des Bois Noirs, alors
qu'il était préfet du Puy-de-Dôme.
Derrière le groupe, suivait un énorme monsieur tout
guêtré de cuir fauve et portant sur l'épaule une carabine.
338 BALAOO
L'attention populaire s'était attachée dès l’abord à ce
nouveau personnage.
C'était un géant.
11 dépassait la foule d’une bonne tête. Bientôt san nom
courut la foule, car cet homme était célèbre. C'était le
fameux Barthuiset, le tueur de lions.
S'il fallait en croire la légende et ce qui se racontait
autour des tables de café, sur le boulevard, à l'heure de
l’apéritif, cet homme avait, en Afrique, tué plus de lions
qu'il n’y en eut jamais dans l'Atlas.
C'était sur lui que M. Mathieu de la Fosse comptait
pour tuer Balaoo.
Depuis le matin, Balaoo ne donnait plus signe de vie,
mais on se méfiait et personne n'avait encore osé s’appzp-
cher des échafaudages.
Quand il fut à dix mètres de la tour, M. Mathieu de
la Fosse dit à Coriolis qui paraïssait hébété et tout à fait
hagard :
— Vous allez l'appeler. |
— Pourquoi faire ? demanda l’autre, de plus en plus
stupide.
— Pour parlementer !.. Comprenez que nous ne tue-
rons votre anthropopithèque qu’à la dernière extrémité...
expliqua le Préfet. Il nous en a déjà fait voir de toutes les
couleurs. Puisque vous prétendez qu'il entend raison,
parlez-lui.. amedouez-le, dites-lui quelque chose,
prouvez-nous enfin que ce n'est pas tout à fait un
sauvage ?
Coriolis, à ces mots, se laissa prendre.
Car le terrible était (et le Préfet l'avait deviné) qu’en
dépit des crimes de Balaoo et de l'enlèvement de Made-
leine, Coriolis, imstinctivement, voulait sauver Balaoo...
BALAOO 339
Ses appels, sur les toits de l'hôtel de ville, étaient surtout
des avertissements, des prières de fuir !.…
Du moment qu'il ne s'agissait plus de tuer Balaoo,
Coriolis aïllait l'appeler autrement... et, en effet, il cessa
de lui adresser un appel d'homme. Kt il ui cria en fan-
gage singe : |
— Touroo ! Tauroo ! Touroo ! (tout va bien) Gooot !
(viens) Woop ! (je t’en prie).
Aussitôt, on vit, entre deux planches de l’échafaudage,
le monstre qui avançait prudemment la tête, considérait
auxieusement cette foule innombrable et, en ce moment,
Tant de silence, après un tel tumulte, semblait Le sur-
prendre et l’inquiéter. I1 assura, d’un geste hésitant, son
monocle dans l’arcade sourcilière, et se pencha davantage,
presque de tout son corps au-dessus du groupe d’où lui
venaient les mots amis de la langue de sa race : « Touroo !
Goooot ! Woop ! »
Et pan ! le coup partit ! le coup de la carabine à balle
explosible de Barthuiset, le tueur de lions.
Un immense, prodigieux, prolongé cri, fait de milliers
de milliers de clameurs, monta de la ville, du pavé de la
ville délivrée,
L’anthropoïde avait basculé et venait, à son tour,
s’abattre au pied de ces murailles dont il avait été
l'effroi.
Mais il tomba sur un massif de terre molle et ne suc-
comba qu’au bout de quelques minutes.
Alors, les hommes de la ville purent entendre l’agonie
du singe, du grand singe anthropoïde, du grand ancêtre,
telle qu’on l'entend au fond des forêts équatoriales et
telle qu’elle existe dans le corps mourant de ces mysté-
340 BALAOO
rieux frères animaux, même chez ceux ci ne sont point
encore l’anthropopithèque.… ;
Les hommes de la ville la connurent cette plainte dé-
sespérée dont le voyageur Louis Jacolliot a dit: « À £a
suprême minute de la mort, la terrible bête rend des sons
qui ont quelque chose d'humain… sa dernière plainte vous
donne l'illusion d'un être plus élevé dans la classification
naturelle, et 1l vous semble que vous venez de commettre un
meurtre. »
Coriolis, à ce coup de feu, avait senti son cœur se dé-
chirer et il avait pu croire, un instant, que c'était lui qui
était frappé à mort. Il vit le grand corps tournoyer
dans l’air, il se précipita comme pour le recevoir dans
ses bras. Heureusement, l’être s’écrasa près de lui, sans
le toucher. Coriolis se précipita sur cette dépouille qui
mourait avec des gémissements d'homme.
Il se pencha... et... tout à coup, se releva avec un cri
insensé de triomphe... ce n’était pas Balaoo !.…
CHAPITRE VI
ON RETROUVE LES JEUNES FILLES
Non, ce grand singe, habillé en homme et portant mo-
nocle comme Balaoo, ce n’était pas Balaoo. Quelques
heures plus tard, on savait que c'était Gabriel, le grand
chimpanzé oriental de Java, du Jardin des Plantes.
Comme il avait déjà fait maintes farces et, qu’à plusieurs
reprises, il s'était montré d’une certaine humeur farouche,
on eût tôt expliqué sa formidable incartade. Il avait pro-
fité, le premier, de la négligence soulographique du gar-
dien, habitué du père Lunette, et avait pris ainsi la clef
des toits.
Fallait-il s'étonner qu'avec son instinct irrésistible
d'imitation et d’assimilation, il eût chipé un complet
pour s’en vêtir ? Non! à ce point de vue, il ne faut
s'étonner de rien chez les singes.
La cage de Gabriel, au Jardin des Plantes, était double
comme beaucoup d’autres cages, avec une chambre grillée
en plein air et une autre chambre grillée à l’intérieur de
la ménagerie. On avait accoutumé de laisser la porte de
communication de Gabriel ouverte, de telle sorte que le
prisonnier pût, selon l'heure ou la température, aller
chercher l’ombre ou le soleil. Comme le gardien ou le vi-
siteur ne peut voir qu’une seule chambre à la fois, cha-
cun avait dû croire Gabriel dans la seconde quand il re-
!
342 BALAOO
gardait la première, et vice-versa. Aïnsi s'expliquait en-
core que Gabriel eût pu, pendant des jours et des nuits,
courir les toits de la capitale et épouvanter la ville de ses
sinistres exploits sans que son absence fût signalée à la
ménagerie du Muséum...
Mais alors, que devenait en tout ceci le fameux anthro-
popithèque, le monstre, mi-homme, mi-bête, qui parlait
le langage des hommes ?
Que devenait l'invention de Coriolis ?
On était trop heureux à la Préfecture d’être débarrassé
d’un monstre pour s’embarrasser d’un autre ! On déclara,
sans plus tarder, que l'invention de Coriolis était une
imagination de ce cerveau malade. on traita le professeur
comme un monomane… et on le pria de retourner enfer-
met sa monomanie dans son hôtel de la rue de Jussieu,
tout en restant à la disposition de 1a justice.
La journée qui vit la délivrance de Paris, vit aussi
celle des jeunes filles collectsonnées.
Toutes celles qui avaient été volées par le chimpanzé
furent retrouvées par le plus grand des hasards, et au
moment où on désespérait de savoir jamais ce que Gabriel
avait pu en faire.
Elles furent toutes retrouvées saines et sauves dans #ne
salle du Musée de la marine, où leur étrange ravisseur les
avait enfermées après les y avoir amenées par les toits.
C'est à la curiosité scientifique et navale d'un M. Bene-
zecque, percepteur dans une petite commune des environs
de Montauban, que ces jeunes filles doivent la vie, car,
au fond de ce grenier lointain, elles seraient toutes mortes
de faim et de soif, si, poussé par le désir de voir des bateaux,
M. Benezecque n'était monté dans les combles de notre
vieux illustre palais où des coups sourds l'avaient averti
BALAOO 343
qu'on appelait à l’aide, coups frappés contre une porte
que l'on peut voir encore aujourd’hui (avant quatre
heures, le lundi, le mercredi, et le dimanche) à côté de la
galère du xx siècle.
Le professeur Coriolis rentrait en son hôtel de la rue de
Jussieu quand une édition du soir de la Patrie en danger
vint lui apprendre l’heureuse délivrance des victimes de
la fantaisie diabolique de Gabriel, et il ne fut pas étonné
de ne point découvrir parmi les noms de ces jeunes filles
celui de Madeleine.
J1 savait bieñ, lui, que Madeleine n’avait pas été volée
par Gabriel... Comme il franchissait le seuil de sa porte,
sombre et si désespéré qu’il songeait à se donner la mort,
il trouva un pli sur les dalles du vestibule.
Ce pli venait de Saint-Martin-des-Bois et était ainsi
libellé :
Vous attend au Grand Hêtre de Pierrefen : Balaoo.
CHAPITRE VII
PAUVRE BALAOO |
Depuis des heures, Coriolis, les vêtements déchirés, le
visage ensanglanté par les épines et les ronces, écarte
vainement des branches.
Il ne retrouve plus la carrière de Pierrefeu que surplombe
le Grand Hêtre bien connu de sa jeunesse. Il est perdu
dans la forêt. Il est venu Îà tout seul, ne voulant plus
mêler personne à sa terrible histoire de famille et ne sa-
chant quelle dernière funeste surprise l'attend à l'étrange
rendez-vous fixé par Balaoo.
Et d’abord, qui l’eût accompagné ? N’est-il point seul
désormais sur la terre ? Patrice, que l’on soigne à Cler-
mont, n’a point voulu le recevoir, l’accusant de tous les
crimes dans un délire où peut-être sombre sa raison.
La petite Zoé, dont il a voulu faire une demonselle pour
Balaoo au temps où il espérait, dans sa folie extraordi-
naire, pouvoir faire accorder un état civil « au fils de la
forêt de Bandang », la petite Zoé, frappée au cœur par
l'amour criminel de Balaoo pour Madeleine, se meurt
dans les bras de Gertrude. Toutes deux également ont
fui sa demeure et ne le veulent plus connaître.
Et sa fille ! Où est sa fille ? Est-il vrai que le monstre
l'ait tuée plutôt que de se voir séparé d'elle ? Et va-t-il
se trouver en face du cadavre de son enfant ?
BALAOO 345
Balaoo, éperdu de remords, l’appelle-t-il pour pleurer
sur une tombe ? Pourquoi, dans le mot qu'il lui envoie,
ne lui parle-t-il pas de Madeleine ? Silence tragique !
Abominable incertitude ! Madeleine ! Balaoo !.….
Depuis des heures, voilà les deux noms chéris que l’in-
fortuné Coriolis jette à l'écho de la forêt, et l'écho seul lui
répond.
Plusieurs fois, il a cru reconnaître les sentiers qui
mènent au Grand Hêtre de Pierrefeu ; mais ses pas se sont
mêlés et peut-être n’a-t-il fait que tourner sur lui-même.
Le soleil décline et perce de ses flèches obliques la haute
futaie, Le crépuscule va venir : Balaoo ! Madeleine !.…
Balaoo ! toi qui aimais tant ta petite maîtresse, est-il
vrai que tu l’aies ravie comme une bête sauvage et que tu
sois resté sourd à sa voix ?
Ji crie, dans le soir qui tombe : « Ma fille est morte!
Ma fille est morte !.. »
Alors, tombant à genoux et levant les mains au ciel
dans un geste de pitié et de pardon, pour la première fois,
il regrette son œuvre.
Comme son regard, où il y avait tout le désespoir du
monde, montait au zénith, il rencontra un épais cercle
de corbeaux qui jacassaient horriblement, ainsi que font
les bêtes et les hommes, après un grand festin.
Ce cercle montait, puis descendait, et enfin disparut
comme s’il tombait dans la forêt avec un accompagne-
ment forcené de cris rauques et stridents comme des rires
et des hoquets d'oiseaux de proie repus.
Le cœur de Coriolis se glaça.
Et soudain ses yeux accrochèrent un voile blanc que
retenait la griffe d’un jeune pousse. Il se releva en titu-
bant, et il se pencha sur ce voile ou plutôt sur ce
346 BALAOO
lambeau blanc comme le voile d’une jeune épousée.
I1 ne douta plus que ce fût là le voite de Madeleine.
Ille reconmaissait. Sa terreur lui disait qu’il ne se trom-
pait pas. Ji l’arracha à 1a forêt de ses doigts fébriles et
le porta à ses lèvres en sanglotant. Quelques pas plus loin,
ce fut un morceau de satin de la robe qu'il trouva... et
puis un petit soulier.… c'était le petit soulier blanc de
Madeleine ; il le baisa éperdument.…
Et il appela de toute la force de sa douleur : « Ma-
deleine ! Madeleine ! Madeleine !.. »
Non point comme on appelle une vivante, mais comme
on appelle une morte qui vous est chère, pour qu’elle vous
apparaisse. Car il y a des moments où la douleur humaine
ne craint point les fantômes et où elle évoque les ombres
pour les presser sur son cœur, des moments où la douleur
ne tremble point sur le seuil du grand mystère, des mo-
ments où l’amour des vivants voudrait faire sortir les
morts de la nuit et où il s'étonne naïvement (tant il a
appelé avec force) que les ombres ne viennent point le
baiser sur la bouche.
— Madeleine !.….
Seuls, Les cris des corbeaux lui répondirent.. et c’est
guidé par les cris des corbeaux qu'il continua de marcher
à travers les branches.
Quand il eut écarté les dernières lianes de ce com de
futate épaisse, il y avait comme un incendie au ras de la
terre et des troncs, etil lui parut qu'il débouchait au centre
de 1a fournaise. Il reconnut la clatrière de Moabit. Pius de
mille corbeaux étaient là qui ne tournèrent même point
la tête, très occupés qu'ils étaient à manger la triple cha-
rogne de trois grands cadavres d'hommes étendus sur
l'herbe, les bras en croix.
BALAOO 347
Et, bien qu’ils eussent le front fracassé et beaucoup de
chair mangée, Coriolis reconnut les Trois Frères qui, de
si longues années, avaient été la terreur du pays. Leurs
fusils gisaient près d'eux; le plus fort des Trois, Hubert,
à Îa barbe rousse, avait encore son arme dans sa main
crispée.
A l’entour, les fougères et les arbrisseaux étaient ren-
versés et brisés et piétinés. La lutte qu’ils avaient subie,
et dont les Trois Frères étaient morts, avait fait comme
un cirque, comme une piste rase; et il avait dû y avoir
là un combat terrible.
Qui donc avait été assez fort pour vaincre les Trois
Frères armés de leurs trois fusils ? Et quelle arme toute
puissante avait couché ces grands corps sur la terre en-
sanglantée ?.. Oh ! c’est une arme de bois, tout simple-
ment. Elle repose, elle aussi, sur l'herbe, après avoir fait
son ouvrage. C'est un beau jeune arbre qui pouvait
compter sur de longues années de l’admirable vie de la
forêt et qui, bien solidement, et confiant en l'avenir, avait
enfoncé ses racines dans le sol nourricier. Or, une main
l'avait arraché de la terre comme s’il n’y avait pas été
attaché, et c'était ce tronc de bouleau dont la blancheur
d'argent se maculait des taches brunâtres du sang qu’il
avait fait gicler des trois têtes, c'était ce tronc de bouleau
qui avait tué |
Quel géant, quel héros avait combattu ici ? Quelle
main d’archange avait manié ce glaive de bois flamboyant ?
A une branche de cet arbre, Coriolis distingua encore
un coin de ce voile blanc qui faisait battre son cœur dans
sa poitrine comme un tambour, et aussi, il vit (après
avoir dérangé les corbeaux qui protestèrent et roulèrent
autour de lui comme une troupe noire ivre), il vit encore
348 BALAOO
_ un morceau de la robe blanche aux doigts de l’un des
albinos.
Et il ne douta plus que son enfant n’eût été le butin
convoité de cette bataille de sauvages. Sa pensée, plus
rouge que la forêt crépusculaire en flammes, lui déve-
loppa d’un coup toutes les phases du tournoi de mort et
de sang.
Les brutes hommes s'étaient dressés contre l’animal
en lui voyant une si belle proie et ils avaient voulu, eux
aussi, la lui ravir.
Ils étaient morts, et Balaoo avait transporté ailleurs
l’objet sacré de cette lutte de dieux. Balaoo !.. Balaoo !.…
Moabit soudain tomba dans la nuit noire, et Coriolis
se heurta aux murailles vivantes de la clairière qui re-
ferma sur lui ses bras de branches et ses mains de feuilles.
Et il s’y laissa aller, au bout de son désespoir, comme en
un berceau.
Au matin, il se réveilla et il crut rêver encore en voyant,
penchée sur lui, la figure triste et grave de Balaoo..
11 voulut crier. Balaoo, le doigt sur la bouche, lui or-
donna le silence.
— Prends garde ! dit l’anthropopithèque, dont la voix
semblait, pour arriver jusqu’à lui, traverser des larmes,
des larmes, tout un lac désespéré de pleurs. Prends
garde !.. Tu vas la réveiller...
— Est-elle morte ?.. Est-elle vivante ?...
— Elle dort !.. Silence !.…
— Est-elle morte ? Est-elle vivante ?.…
— Elle dort et il ne faut pas la réveiller...
Et, le doigt sur la bouche, marchant devant lui, tour-
nant de temps à autre la tête pour constater qu'il était
suivi, Balaoo lui fit faire un très grand chemin à travers
RE en
BALAOO 349
la forêt. Tout se taisait sur leur passage. Les oiseaux sus-
pendaient leurs chants, et les feuillages cessaient de frémir
de joie dans le vent du matin. Le doigt sur la bouche de
Balaoo semblait commander le silence à la nature entière,
pour qu'elle laissât reposer celle vers qui ils marchaient.
Était-elle morte ?
Était-elle vivante ?
Reposait-elle pour l'éternité ?
Ils arrivèrent au Grand Hêtre de Pierrefeu.
Balaoo montra à Coriolis l'étage supérieur des feuilles
et le chemin qu'il fallait prendre.
Ils montèrent dans l'arbre.
Cet arbre était grand comme un petit bois qui eût en-
touré la demeure particulière de Balaoo.
Et on arriva à la demeure particulière, à la Hutte bâtie
dans le style de la forêt de Bandang, et que Coriolis (qui
se rappelait les huttes élevées par les anthropopithèques
sur les mangliers des marécages) ne s’étonna point du tout
de trouver là.
Seulement, à cette hutte, il y avait une porte comme
chez les hommes.
I1 poussa la porte, cependant que Balaoo, de plus en
plus triste et de plus en plus poli comme un quelconque
homme qui prie un étranger de franchir le seuil de sa de-
meure, se tenait modestement derrière lui.
Coriolis poussa la porte et il se trouva devant Madeleine
étendue sur un lit de feuilles sèches et recouverte décem-
ment d’une couverture qu’il se rappela lui avoir été dé-
robée jadis dans son cabriolet.
Madeleine était pâle comme une morte, mais elle n’était
pas morte.
Au bruit que fit son père en entrant, elle ouvrit les yeux.
20
350 BALAOO
Et deux syllabes glissèrent entre ses lèvres exsangues.
— Papa !.….
Coriolis tomba à genoux devant son enfant, souleva
cette tête chérie, la pressa sur son cœur et l’arrosa de ses
larmes.
— Pardon !.… Pardon !.….
— Pardon de quoi, mon papa ?.. Balaoo ne t'a rien
dit ? Embrasse-le... c’est lui qui m’a sauvée !.…
Le regard de Coriolis allait de Madeleine à Balaoo qui,
sur le seuil, détournait la tête pour qu'on ne le vît pas
pleurer.
— Comment ! Il t'a sauvée ?
Alors, Madeleme, entourant de ses beaux bras trem-
blants le cou de son père, tui confia la terrible histoire à
l'oreille : l'enlèvement dæns la chambre de Moulins par Elie,
l'Albinos…
Le fils de la mère Vautrin avait dû apprendre le ma-
riage de celle qu’il n’avait cessé d'aimer et la prochaine
arrivée des nouveaux époux à Clermont-Ferrand. La ré-
solution qu'il avait prise subitement d’aller se mettre sur
leur route, comme une bête à l’affüt pour se jeter sur sa
proie, au passage, en disait long sur la mentalité des
Trois Individus, qni, depuis des années, chassés définitive-
ment de la société des hommes par leur condamnation à
mort, vivaient au fond de la forêt comme des animaux
sauvages.
Mais, si Hubert et Siméon ne vivaient plus que pour
manger et pour respirer au creux de leur tamèëre, le cœur
d’Elie s’amimait encore de temps à autre, farouchement,
au souvenir d’une forme blanche, apparue jadis, quand il
rentrait le matim de ses chasses clandestines, au seuil de
BALAOO 351
la plaine et au seuil de l’aurore. L'image de Madeleme
vivait au fond de ce cerveau de brute et, s’il en était arrivé
à ne plus prononcer un mot, à ne plus répondre à l’appel
de ses frères, c’est qu'il ne cessait de converser avec
l’image de Madeleine et de lui dire des choses qui ne de-
vañent être confiées à personne.
En errant avec ses frères comme un chacal autour des
villages qu'ils terrorisaient encore, par périodes, de leurs
rapines, Elie fut mis au courant du retour prochain de
Madeleine à Clermont avec son jeune époux.
Ii ne dit rien à ses frères, se rendit à Clermont, vint se
renseigner dans le voisinage de la rue de l’Ecu et remonta
jusqu’à Moulins.
Son but était d'enlever Madeleine avant son arrivée
dans le chef-lieu du Puy-de-Dôme.
Là, il lui eût peut-être fallu renoncer à son sinistre
projet. Tandis que, s’il ravissait Madeleine en pleine cam-
pagne, il se faisait fort, ne voyageant avec sa proie que de
nuit, de regagner le repaire de la forêt sans être inquiété.
Monter dans le train et profiter d’un arrêt à une sta-
tion secondaire, ou même du ralentissement du convoi à
certains passages qu’il connaissait, et bondir dans la nuit
avec la jeune femme dans ses bras, tel était le plan extré-
mement simple que pouvait concevoir son cerveau de
brute,
Les événements se chargèrent encore de simplifier les
choses.
A Moulins, il vit descendre du convoi Madeleine et
Patrice.
C’est tout juste s’il eut la force de se retenir de la saisir,
. là, sur le quai ;, au milieu des voyageurs. Si elle n’avait
passé si vite, au bras de Patrice, peut-être aurait-il tenté
352 BALAOO
le coup. Il se sentait le cœur bouïllonnant, des flammes
au cerveau et tout tremblant de l’impatience de son
rapt.
A l'hôtel, il entra carrément derrière eux, mais conti-
nua, attentif, son chemin dans la cour. Une fenêtre s’éclai-
rait, et il y vit l'ombre de Madeleine. Dix minutes plus tard,
Madeleine était dans ses bras ; son poing étouffait la
bouche hurlante et il la jetait à demi morte dans une car-
riole sur le siège de laquelle il bondit.
Ji s'arrêta, quand la bête, expirante, s’abattit dans les
brancards.
Il avait fait un long chemin sur la route de Paris, re-
montant du côté opposé au pays de Cerdogne ; et ceci
devait dépister, quelques heures plus tard, Patrice d’abord,
Coriolis, accouru ensuite.
Enfin, les événements déclanchés par Gabriel ache-
vèrent, par leur coïncidence, de donner la tranquillité au
ravisseur qui s’acheminait à petites et prudentes étapes
vers la carrière de Moabit.
I1 ne disait pas un mot à Madeleine, mais il la forçait
à boire et à manger par la terreur.
Madeleine espéra un instant que les recherches dont
elle devait être l’objet actif et désespéré aboutiraient
avant que le misérable ne l’eût enfermée pour toujours
dans quelqu’une de ces affreuses carrières de Moabit dont
on prenait le chemin. Elle en connaissait la terrible 1é-
gende, toute peuplée de fantômes, de cadavres, tapissée
de squelettes et de trésors.
Mais la forêt se referma sur eux avant que le secours
fût venu, et ils arrivèrent à Moabit.
Les deux frères accueillirent en silence l’afbinos et sa
proie toute blanche. Elie leur dit :
BALAOO 353
— Voici celle qui sera ma femme, la femme d’Elie de
Moabit.
Les autres s’avancèrent sur elle avec des regards de
flamme. Elle vit qu'ils étaient armés et qu'ils se regar-
daient tous trois avec une grande haine. Elle comprit
que les Trois Frères allaient se battre et qu’elle serait
le butin du vainqueur.
Et les autres, avec leurs bras terribles, se l’arrachaient
déjà ; déjà elle sentait autour d’elle leurs doigts mons-
trueux qui la déchiraient, quand elle poussa un grand cri
qui roula au fond des échos de la forêt : Balaoo !.. Ba-
1a00 !.…
Et Balaoo parut.
Ah ! ce fut un combat de géants, une lutte mytholo-
gique avec la foudre du fusil moderne en plus. Mais, soit
que les dieux anthropopithèques veillassent avec un soin
jaloux sur leur héros terrestre, soit que la nature l’eût
doué d’une chair impénétrable au vulgaire plomb de
chasse des hommes, la foudre humaine fut impuissante à
arrêter l'élan de ses bras vengeurs.
La forêt elle-même l’arma du terrible glaive, et l’arme
tournoya autour des fronts...
Balaoo ! Balaoo ! IL était venu ! Il frappait pour elle !
I1 tuait pour elle ses Trois Frères de la forêt |
En vain avait-elle appelé les hommes! nul n'était
venu ! Mais elle n'avait eu qu’à prononcer son nom pour
qu'il se ruât dans la mêlée et en sortît vainqueur, le cher,
formidable et doux et terrible Balaoo !.…
Et pour elle, pour elle qui avait regardé Patrice tirer
sur Balaoo sans qu’elle eût détourné son bras, pour elle
qui, à genoux, au centre de Moabit, pendant que se dé-
roulait le combat, ressemblait à un grand 1ys blanc |
20.
354 BALAOO
Ah! dans les tournois, y eut-il jamais un chevalier
plus redoutable ? frappant d’estoc et de taille et de ses
doigts de mains de souliers !… Balaoo !… Balaoe !.…
frappe ! abats ! voilà pour Siméon !.. et puis pour lie !..
Quant à Hubert, il faut lui réserver ton coup le plus rude.
Its ont tourné autour de toi avec leurs fusils vides
| qu'ils agitent maintenant comme des massues; mais toi,
tu as ta bonne massue d'arbre et tu leur en as fait voir
de toutes les couleurs ! de la couleur rouge surtout !
Ah ! que de sang sur les bras et sur les joues !... Hop !
Hop ! Balaoo ! Elle n’a eu qu’à prononcer ton nom et tu
es venu ! Tourooo ! Tourooo ! Pan! encore un bon coup
dans les reins de cet Elie qui ne s’en relèvera plus et qui
se traîne sur l’herbe comme us lièvre aux pattes brisées !
Et ils ont le front fendu toutde même, et ça coule, Le
sang. Mais ce sont de solides gaillards qu’un coup d’arbre
sur le front ne démolit pas du premier coup ! Il faut y re-
venir à plusieurs fois |! Ils sont durs comme de la chair et
de l'os d’anthropopithèque ! Woop ! phch! phch !.. un
coup par-ci, un coup par-là !.
Les guerriers sont comme ivres et dansent autour de
Balaoo comme des ours; c’est toi, Balaoo, qui les fais
danser atmsi, comme un bohémien son ours. Gock! Gock!…
L'enfer de Patti Palang-Kaing vous attend !
Of ! Ils ne respirent plus !.… Ils ne gémissent plus !.…
Lis ne bougent plus !.…
Is sont morts tous les trois, les bras en croix, sur
l'herbe rouge. Maïs toi, tu es bien mal arrangé aussi,
mon pauvre Balaoo !.….
Mais il s’agit bien de te soigner à cette heure où le blanc
lys de la carrière de Moabit s’affaisse après avoir vu ta
victoire, tout doucement sur la terre, épuisé.
BALAOO 355
e
C’est à ton tour d’emporter le blanc 1ys dans tes bras,
vec beaucoup de précautions dignes d’une nourrice de
tbetits d'hommes, par le seigneur dieu Patti Palang-
1 JHÈt tu as étendu le 1ys sur la fraîcheur du Hit de feuilles
sèches de ta demeure solitaire du Grand Hêtre de Pierre-
feu !.. Que Patti Palang-Kaing qui veille sur les cœurs
sincères, du haut de son trône de la forêt de Bandang,
et qui récompense les belles bataïlles de la forêt... que
{Patti Palang-Kaing soit béni, puisqu'il a béni ta de-
:meure, Ô Balaoo !.…
5 el avait été ce dernier épisode, sanglant, tragique, hé-
- roïque et beau comme l'antique.
Ce n’est point avec sa pauvre voix si fragile, avec le
| souffle pâle de son haleine de 1ys expirant, que Madeleine
' a pu raconter d'aussi retentissants hauts faits à Coriolis
qui pleure. Mais les quelques mots qu'elle lui dit à l'oreille
et ce qu'il a vu : les cadavres et les blessures de l’humble
_ Balaoo, tout cela lui fait comprendre le drame, le fait san-
gloter d’allégresse et fait bondir son cœur d’orgueil, car
Madeleine est sauve et Balaoo a agi comme un de la Race
au temps des chevaliers sans peur et sans reproches.
Balaoo détourne toujours la tête au seuil de sa demeure
forestière, pour qu'on ne voie pas ses yeux rudes pleins
. de larmes.
Madeleine dit, en soupirant :
— Il faut bien lui demander pardon très fort ! Nous
avons eu tort de ne pas le traiter comme un de la Race.
Il m'a dit : « Je voulais te revoir encore, Madeleine, avant
ton départ avec le mari de ta race. Que croyais-tu donc
et que craignais-tu ? Un qui a des doigts de souliers sera
| toujours l'excellent ami de la fille des hommes et, si tu
356 BALAOO
connaissais la loi de la forêt, établie par Patti Palang-
Kaïng, au commencement du monde, tu saurais cela que
la fille des hommes peut se promener sans crainte dans la
forêt. Mais ce n’est pas défendu de toucher des lèvres les
traces de ses pas ou de lui lécher la main! »... Voilà ce
qu’a dit Balaoo. N'est-ce pas, mon Balaoo ? Il m'’a dit
tout cela, à côté du lit de feuilles sèches, en attendant que |
tu viennes... 11 me l’a même dit dans des vers immortels,
car Balaoo est un grand poète, n'est-ce pas, Balaoo ?
Balaoo, à la porte, fait signe que oui de la tête... mais
la tête toujours tournée, car il n’en peut plus...sa douleur
va éclater comme un orage intempestif... et il se retient
pour ne pas tomber dans le ridicule. Il tâche à avaler ses
sanglots et à garder son tonnerre pour lui.
Pauvre Balaoo qui sait que Coriolis est venu pour erm-
mener Madeleine. pauvre Balaoo qui a appelé lui-même
son maître, sur l’ordre de sa petite maîtresse et qui est
allé lui-même, après l’avoir écrite lui-même (car Made-
leine était alors trop malade) mettre de nuit, dans la rue
du village, sa lettre dans la boîte aux lettres de la poste
de M"° la receveuse... même qu'il a failli être reconnu par
cette sacrée vieille taupe de mère commère Toussaint qui
pense toujours à la robe de l’Impératrice.
RE …î…__ _î_î_î'' î——<—<— A,
é
C’est fini, cette fois, bien fini ! Elle est partie ! Elle est
partie rejoindre son mari et il ne la reverra plus !.. Son
maître reviendra, lui; mais elle, elle ne doit plus revenir à
cause de la loi d'hommes qui lui ordonne de suivre son
mari. Elle est partie à l'instant même, et, après des
adieux qui ont fait croire à tous les villageois du pays de
Cerdogne qu'il y avait un gros orage dans les bois et sur
la montagne, il est resté là, lui, sur le seuil de sa demeure
BALAOO 357
forestière du Grand Hêtre de Pierrefeu, il est resté immo-
‘bile, les bras et les jambes pendants et la tête sur la poi-
trine, sans remuer, comme un anthropopithèque en bois.
Et il est resté comme ça, tant que les grelots du cheval
de la voiture ont grelotté sur son cœur desséché comme
une peau de tambour, car il n’y a plus rien dans son cœur,
rien ; elle a tout emporté. Du moins, ça lui produit cet
“effet-là, une sensation de creux ; oui, il a là comme une
caisse vide et que rien ne remplira jamais plus !.. rien
que le souvenir, Balaoo !.…
Et tu verras, Balaoo, que le souvenir, ça remplit tout
* de même le cœur, à en étouffer.…
On n’entend plus rien au loin sous la feuillée. Balaoo
rentre chez lui et il s'étend sur le lit de feuilles sèches qui
a gardé la forme de son corps. et, chose incroyable,
Balaoo a encore des larmes.
Les dernières écoulées, il restera sur le lit de feuilles
$Sêches, pendant deux jours et deux nuits, étendu sans
_ mouvement comme un anthropopithèque en bois. D’an-
_ ciens camarades de la forêt seront montés jusque chez lui
et auront regardé par la porte entr'ouverte, sans seule-
ment qu’il se soit dérangé d’une ligne. Le vieil As, qui
maintenant a une patte cassée, a regardé cela et est
reparti sans rien dire, en haussant les épaules.
Balaoo ne connaît plus ces gens-là.
Au bout du second jour, quand Coriolis est revenu, il a
trouvé Balaoo assis, au coin de sa porte, l'épaule au soleil
et lisant mélancoliquement Paul et Virginie.
Coriolis a dit à sa fille qu’il allait se retirer définitive-
ment à Saint-Martin-des-Bois; mais, dans sa pensée, il
a menti, c’est au Grand Hêtre de Pierrefeu qu’il voudrait
se retirer. loin de Îa société qui ne peut que le maudire,
358 BALAOO
tout seul avec son chef-d'œuvre de dieu, avec l’Honrme
de Java que son génie a mis au monde...
Enfin, on va voir ce qu’on va faire. De fâcheux bruits
courent le département sur une histoire d’anthropopi-
thèque. Coriolis trouve qu’on est très bien dans Îa forêt
gardée par le souvenir des Trois Frères et de la bataïile
où périrent quelques braves officiers et soldats... C'est
une retraite à peu près sûre et inviolable, à peu près.
D'abord, Coriolis songe avant tout à vaincre la tristesse
de Balaoo. Il a raison, car le malheureux garçon est bien
malade et, s’il continue à s’attrister ainsi, sans remuer,
au haut de son arbre, il deviendra phtisique.
Coriolis arrache d’abord Balaoo à ses mauvaises lec-
tures. Il lui confisque Paul et Virginie, et il l'emmène se
promener dans la forêt.
Pour détourner les pensées de son élève, il le met au
courant des frasques d’un certain Gabriel, dont on a pu
croire, un instant, qu’il était Balaoo. En vérité ! lui-même
s’y était trompé, à cause de la façon qu'il avait de porter
son veston ouvert en mettant brusquement un doigt dans
les poches de son gilet ou aux entournures; enfin, à cause
d'un monocle.
— J'ai beaucoup connu ce Gabriel, répondit Balaoo,
en faisant effort pour suivre la pensée de son maître ; il
m'empruntait tout, mes costumes, et jusqu’à la façon de
les porter. Je lui avais fait don d’une paire de lunettes ;
et je vois qu'il a réussi à en faire un monocle parce que
j'en portais un. Ces singes ne peuvent se passer d'imäter les
gens.
Ils marchèrent quelque temps sans se rien dire, puis ce
fut Balaoo qui reprit :
— Pendant que l’on mettait sur mon compte toutes
Mes à sr eg Se ST: os Re in dsl |
BALAOO | 359
Ces horreurs, je prenais, désespéré, le chemin de Pierrefeu ;
j'avais voulu revoir Madeleine, tout simplement; je l'ai
revue à travers les vitres du wagon, mais l’Aufre a voulu
me tner et je regrette bien qu'il n’ait pas réussi.
Coriolis serra Le bras de Balaoo affectueusement. Alors,
Balaoo lui rendit humblement sa pression et baissa le
ù front en fmissant.…
— Oui, je ne demande plus qu’à mourir... qu’à mourir
dans ces lieux qui l'ont connue, qui ont entendu sa douce
. voix quand elle appelait : Balaoo !.. Balaoo !... Balaoo !…
. Ma seule joie maintenant sera de reconnaître les arbres
ol
je
au pied desquels nous nous asseyions, quand elle voulait
, m'instruire de quelque histoire nouvelle... Ici. je re-
, trouverai partout son image. Patti Palang-Kaing est
bon !.. Ah ! je saurai mourir ici...
Coriolis voulait en vain le faire taire. Balaco ne pensait
. qu’à Madeleine et se plaisait douloureusement à confier
, Sa pensée à toutes les branches du chemin. El dépérissait
visiblement. Il ne sortait de son rêve que pour parler de
Paul et Virginie dont l’histoire lui agréait par-dessus tout
, parce qu'il y trouvait de la ressemblance avec ses propres
malheurs. Et, comme Paul, après le départ de Virginie,
il revit tousleslieux où il s'était trouvé avec la compagne
de son enfance, tous les endroits qui lui rappelaient teurs
Inquiétudes, leurs jeux, leurs repas champêtres et a
bienfaisance de sa petite sœur bien-aimée.. un jeune
bouleau qu'elle avait planté, les tapis de mousse où elle
aimaïit à courir, les carrefours de 1a forêt où elle se plaisait
à chanter et où leurs deux voix s'étaient mêlées avec leurs
deux noms : Balaoo !.. Madeleine !..
Au bout de cinq jours, il se coucha ; et Coriolis put
croire que c'était pour ne plus se relever.
360 BALAOO
Un matin, Balaoo se réveilla de son assoupissement et
vit Zoé et Gertrude à ses côtés. Il n’en marqua aucune
colère, ni la moindre humeur. Bien mieux, il se laissa ten-
drement embrasser par Gertrude, et il demanda pardon à
Zoé de toute la peine qu’il n’avait, depuis qu’il la connais-
sait, cessé de lui causer. Sa voix était douce, il se laissait
soigner et dorloter. Il était faible comme un enfant qui
va mourir. Coriolis, qui le soutenait derrière lui, bien qu'il
fût aussi faible que lui, se risqua à user du mot-remède
que la petite Zoé, avec son cœur et son intelligence, avait
apporté toute seule.
Coriolis se pencha et glissa les deux syllabes à l'oreille
de Balaoo :
— Bandang !
Aussitôt l’œil de Balaoo s’alluma, son torse se redressa,
sa poitrine respira fortement et il répéta :
— Bandang !.….
Alors Zoé dit :
— Veux-tu, Balaoo, veux-tu retourner dans la forêt
de Bandang ?.…
— Oh ! fit Balaoo, avec un soupir effrayant... Oh ! que
je voudrais la revoir, avant de mourir !.…
— Eh bien! nous t'y conduirons !.. nous irons tous
ensemble, Balaoo !.…
Balaoo posa sur ses lèvres ses énormes poings trem-
blants, comme lorsqu'il avait dessein de retenir l’expres-
‘sion trop bruyante de sa joie ou de sa douleur.
— Partons !.. fit-il!…. Oh! partons !. loin des mai-
sons d'hommes !.. Refournons dans ma forêt de Bandang!
11 n’y avait pas à hésiter. C'était le salut, non seule-
ment pour Balaoo, mais encore pour eux tous, pour Co-
riolis surtout, car Zoé était revenue de Clermont avec les
BALAOO | 361
plus fâcheuses nouvelles. M. Mathieu de la Fosse avait
maintenant la certitude que les beaux officiers et les beaux
soldats, qui avaient été tués lors de l'assaut de la forêt,
étaient tombés sous les coups de l’anthropopithèque de
Coriolis. L'enquête officielle finissait de déméler ces choses
sombres et l’on recherchait, à nouveau, le maître et son
terrible élève.
Il n’était que temps de fuir.
Ils traversèrent les frontières et montèrent sur des
nefs. Ils fuirent jusqu’à la forêt de Bandang.
*
ÉPILOGUE
Balaoo fut sauvé le jour qu'il revit les lieux où il avait
aperçu sa mère pour la dernière fois. C'était à trois jours
de marche de Batavia, à quelques centaines de mètres
des mangliers millénaires qui enfoncent leurs racines
jusqu’au cœur même de la terre. Il reconnut les disposi-
tions du carrefour et les voûtes épaisses qui distribuaient
la même ombre et la même lumière, car il faut des cen-
taines de siècles pour modifier ces paysages créés par les
dernières perturbations du monde et l’élan de la première
sève universelle.
J1 dit : C’est Îà ; et il arrêta ses compagnons.
— C'est 1à ! C’est là, ma forêt de Bandang !.… Voilà les
bois de mon enfance !.… Là, je jouais avec ma mère et mon
petit frère et ma petite sœur. Moi, j'étais déjà vigoureux
et fort, mais encore un baby, cinq ou six ans à peine...
mon petit frère et ma petite sœur commençaient à peine
à marcher ; moi, je gambadais en vérité et j'appelais
mon jeune frère et ma petite sœur par mes gestes et mes
cris et je les engageais à venir partager mes ébats.
« Le petit, pour me suivre, essayait quelques gambades,
mais il faisait de vains efforts! Oh ! je le vois encore trem-
bler sur ses petites jambes qui le supportaient à peine : il
tombait, et ma petite sœur aussi tombait... et notre
mère les relevait tendrement et les encourageait de la
voix et du geste.
BALAOO 363
« C’est à ce moment (je verrai cela toute ma vie). Ma
mère, devant la maladresse et la fatigue des petits, venait
de les coucher dans ses bras et commençait de les endor-
mir en les berçant et en chantant une douce chanson des
marécages. Ah! Patti Palang-Kaing ! Ceux de la Race sont
arrivés alors. Et ils ont lancé sur moi un filet dans lequel
je me débattais, pendant que ma mère s’enfuyait pour
_ sauver mon petit frère et ma petite sœur, en me jetant un
. Cri d'adieu.
._ Ceux de la Race ont eu beaucoup de chance que mon
. père ait été occupé ailleurs dans la forêt, ce jour-là... Oui,
c’est ici, ma forêt de Bandang ! Ah ! Patti Palang-Kaing !
_ reverrais-je jamais, et mon père qui tonnait si fort, et
. ma mère qui présidait à nos jeux, et mon petit frère et
. ma petite sœur qui tombaient et se roulaient sur l'herbe
comme de jeunes chevreaux malhabiles (x).
Balaoo ne retrouva pas ses parents. Et il put voir qu'il
_ avait été oublié de ses amis de la forêt, depuis bien Iong-
. temps.
_ Le village des marécages avait disparu. Mais Balaoo
teconstruisit les huttes sur les racines en triangle des
_ mangliers géants. Et tous quatre, Gertrude, Coriolis et
_ Zoé et lui vécurent en cet endroit avec tranquillité. Ger-
trude se faisait très vieille et ne bougeaïit plus, occupée à
tricoter des chaussettes que Balaoo ne mettait plus
jamais, car il se promenait maintenant avec ses doigts de
pieds sans souliers.
Zoë s'était faite la servante active et de plus en plus
| sauvage de ses deux maîtres. Elle ne parlait à Balaoo
qu’à la troisième personne singe. Elle avait oublié les
(x) Lire encore le livre de Louis Jacolliot où il décrit une scène de
famille grand singe, absolument semblable à celle-là.
364 | BALAOO
modes de Paris et s’habillait de feuillages. Et elle était bien
contente de ne plus apprendre la géographie. Coriolis
avait perdu l'habitude de parler homme et ne transmettait
pius sa pensée qu’à l’aide de quelques monosyilabes de
la langue anthropoide, et il se sentait avec une âpre jouis-
sance retourner à ce qu'il pensait être le point de départ,
ka source de Îa vie humaine : à la race singe. Le malheu-
reux n'avait plus la force cérébrale nécessaire à concevoir
que cette rétrogradation lus était envoyée peut-être comme
un châtiment du ciel pour avoir osé s'amuser au jeu défendu
par la nature du mélange des espèces.
Seul, Balaoo, qui continuait tous les six mois à retour-
rer à la ville de Batavia pour chercher une lettre de
Madeleine, poste restante, et qui n'avait cessé de lire
Paul d Virginie, avait conservé presque toute sa civilisa-
tion acquise.
Le souvenir de Madeleine l’aidait beaucoup en cela. Il
vivait toujours avec la pensée de sa jeune maîtresse.
Elle était maintenant notairesse à Clermont, et deux
petits enfants jouaient dans l'étude de la rue de l’Ecu,
avec l’abominable général Captain.
« Si jamais, se disait Balaoo, ces deux gamins-là ont
besoin de quelque chose dans la vie, ils n’ont qu’à faire
un signe, je suis 1à !... Touroo !... Woop !.… Touroo ! »
J'ai dit que Balaoo avait conservé, dans sa forêt de
Bandang, presque toute sa civilisation acquise,
Mais il n’en montrait aucune fierté.
Et quand les hôtes de la forêt, les vrais frères fauves
de Bandang, se furent rapprochés peu à peu de la nou-
velle famille du village des mangliers, et que, les soirs de
printemps, ils faisaient le cercle autour de Balaoo pour
qu’il leur racontât des histoires d'hommes, Balaoo leur
BALAOO 365
disaît dans leur langage, après une courte pare à Patti
Palang-Kaing :
— Les animaux sont les animaux, et les dieux sont les
dieux; mais les hommes, ça n’est rien du iout!… Bref
(concluait Balaoo en se mettant les doigts dans le nez
à la mode injurieuse anthropopithèque) : des hommes, c'est
des dieux manqués !
FIN
COMPLAINTE A PATTI PALANG-KAING, DIEU DE TOUS
LES ANIMAUX DE LA FORÊT DE BANDANG..
Dédiée à Mie Madeleine Coriolis Boussac
Saint-Aubin par Balaoo.
Voopwoooppwoooppwoopp ! (Cette excla-
mation, mise ici en exergue, correspond à
peu près, dans la langue singe, à La longue
plainte exprimée dans ce vers de je ne sais
plus quel tragique grec : ototototoi! qui
signifie : hélas !)
Patti Palang-Kaïng! Patti Palang-Kaing !
Pourquoi le dieu des Chrétiens ,
N'’a-t-il pas mes doigts lié,
Mes doigts de maïns de souliers ?
Pourquoi avoir changé ma langue,
Ma langue de ma forêt de Bandang,
M'avoir appris à pleurer,
Si on n’a pu mes doigts lier,
Mes doigts des mains de souliers ?
366 BALAOO
Je me suis promené dans le jardin d'homme
Comme un de la race qui pleure;
Mais personne n’a vu mes larmes,
Pas même celle pour qui je meurs.
Mais elle a entendu mon cœur
(Qui soupirait dans son malheur)
Et elle a dit à l’Aufre qui levait le nez en l’air :
« Ce n'est rien, c’est le tonnerre ! »
Si j'avais mes doigts liés,
Mes doigts de mains de souliers,
Je dirais à Patti-Palang-Kaing :
« Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !
Garde tes palétuviers,
Tes bananiers, tes mangliers,
Puisque j'ai mes doigts liés,
Mes doigts de mains de souliers...
Patti Palang-Kains |!
Balaoo ne regrette rien !.. »
Et je dirais à Madeleine,
Avec ma plus douce haleine,
« Madeleine, je veux,
Veux embrasser tes cheveux !
Si j'avais mes doigts liés,
Mes doigts de mains de souliers ! »
Hélas ! l'Autre a dit: « Je veux,
Veux embrasser tes cheveux »,
Et moi je ne dis rien
Et je lui lèche la main!
BALAOO
Patti Palang-Kaing |! Patti Palang-Kaing |!
Redemande au dieu des Chrétiens,
Redemande ma langue,
Ma langue de ma forêt de Bandang,
Et rends-moi mes palétuviers
Et mes doigts de mains sans souliers |
Paris, juillet rex1.
1628-12. — Convxil. Imprimerie Créré.
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