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ETUDES
SUR
LÉONARD DE VIPiCI
CEUX QU'IL A LUS
ET CEUX QUI L'ONT LU
PAR
Pierre DUHEM
CORRESPONDAISÏ DE l'iNSTITUT DE .FRANCE
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES SCIENCES DE BORDEAUX
PREMIÈRE SÉRIE
PARIS
LIBRAIRIE SCIENTIFIQUE A. HERMANN
Libraire de S. M. le Roi de Suède.
6, RUE DE LA SORBONNE, 6
1906
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ETUDES
SUR
LÉONARD DE VINCI
CEUX QU'IL A LUS
ET CEUX QUI L'ONT LU
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Pierre DUHEM
COKRESPOJNDANT DE l'iNSTITUT DE FRANCE
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES SCIENCES DE BORDEAUX
PREMIÈRE SÉRIE
PARIS
LIBRAIRIE SCIENTIFIQUE A. HERMAISTN
Libraire de S. M. le Roi de Suéde,
6, RUE DE LA SORBOISIVE, 6
1906
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PRÉFACE
Lorsque nous contemplons une grande découverte, nous
éprouvons tout d'abord une admiration mêlée d'efProi; notre
regard étonné mesure la hauteur à laquelle le génie s'est élevé;
nous sentons à quel point cette hauteur surpasse toutes celles
auxquelles notre humble esprit saurait atteindre, et une sorte
de vertige s'empare de nous.
Puis, au fur et à mesure que la méditation nous rend plus
familière la découverte qui nous avait ravis, notre admiration
change de nature; non pas, certes, qu'elle perde de son inten-
sité ; mais elle se dépouille peu à peu de tout ce que la surprise
y mêlait d'instinctif et d'irréfléchi ; elle devient de plus en plus
consciente et raisonnée. Si colossal que le génie nous appa-
raisse, nous comprenons qu'il n'est pas d'autre nature que
notre modeste intelligence; qu'il procède par les mêmes voies
qu'elle, encore qu'avec une sûreté et une promptitude incom-
parables ; nous voyons clairement qu'il ne s'est pas élevé d'un
seul bond à la hauteur oii nous le contemplons; qu'il y est
parvenu par une longue suite d'efforts tout semblables à ceux
dont nous sommes capables ; alors naît en nous le désir de
connaître chacun de ces efforts et l'ordre dans lequel ils se sont
succédé; nous réclamons le récit détaillé de l'ascension qui a
conduit l'inventeur à sa découverte.
Mais ce récit, combien il est difficile de l'obtenir exact et
précis !
Bien souvent, celui qui est parvenu au sommet d'oii se
découvre une ample vérité n'a souci que de décrire aux
autres hommes le spectacle qui s'offre à lui ; quant aux peines
qu'il a prises pour atteindre le pic d'où sa vue peut s'étendre
au loin, il les a oubliées, il les juge misères sans importance,
IV ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
indignes de nous être contées ; il nous livre son œuvre achevée,
mais il jette au feu ses esquisses.
D'autres nous disent comment ils s'y sont pris pour inven-
ter; mais il n'est pas toujours prudent de se fier à leurs
confessions.
Du point culminant, on aperçoit tous les chemins propres à
y conduire; on ne les soupçonnait pas tandis qu'on gravissait
la pente. Parmi ces chemins, on en voit un, parfois, qui est
tout simple et facile, par lequel on eût évité les longs détours
et les mauvais pas. C'est cette route aisée que l'inventeur nous
décrit, non le sentier pénible et dangereux qu'il a vraiment
suivi. (( Ma découverte est achevée, fait-on dire à Gauss; il ne
me reste plus qu'à trouver comment je l'aurais dû faire. »
Il est donc des inventeurs qui nous cachent avec une sorte
de pudeur les longues et pénibles démarches de leur esprit en
quête de vérité; ceux-là nous montrent seulement la route
royale par laquelle il eût été facile d'atteindre la découverte
qui leur a coûté tant d'efforts. II en est aussi qui tiennent à
faire parade de leur vigueur et de leur habileté ; ceux-ci nous
disent, ou nous laissent croire, qu'ils ont, seuls et par leurs
propres forces, deviné les sentiers les plus cachés, franchi les
passages les plus scabreux; ils se gardent bien de nommer le
guide dont l'expérience les a empêchés de se fourvoyer, dont
la main secourable les a préservés d'une chute; ils nous décri-
vent avec complaisance les lacets compliqués de leurs déduc-
tions et la profondeur de leurs méditations ; ils ne nous disent
pas quelles lectures ont orienté ces déductions et soutenu ces
méditations.
Il est donc bien malaisé de suivre le progrès de l'idée en
l'esprit de l'inventeur et de développer la série des formes par
lesquelles elle a passé pour atteindre sa perfection.
Pour que notre curiosité fût pleinement satisfaite, il faudrait
que l'inventeur eût minutieusement jalonné son chemin au
fur et à mesure qu'il l'accomplissait, qu'il eût marqué, pour
ainsi dire, la trace de chacun de ses pas. Nous aimerions que
chacune de ses pensées eût été saisie et fixée par l'écriture au
moment même qu'elle prenait naissance en son esprit; les
PREFACE
notes ainsi recueillies nous permettraient de comprendre com-
ment l'idée s'est éclaircie peu à peu, depuis le moment oii
le génie en a soupçonné la vague silhouette au travers des
brumes du doute, jusqu'à l'instant oii il a pu la contempler
en pleine évidence, dans la splendeur du vrai.
Or, parmi ceux qui ont initié l'esprit humain à l'intelligence
de nouvelles vérités, il en est un qui nous a laissé cette
description minutieuse des démarches de sa pensée, qui a
rédigé, pour ainsi dire, le journal du voyage de découvertes
que fut sa vie ; au fur et à mesure qu'une proposition nouvelle
s'offrait à ses méditations, il la notait avec une entière sincé-
rité, sans dissimuler aucune de ses hésitations, aucun de ses
tâtonnements, aucun de ses repentirs, car il n'écrivait que
pour lui-même, en sorte que ces précieux brouillons nous
permettent de suivre, depuis la première esquisse jusqu'au
dessin arrêté et détaillé, les formes diverses qu'une invention
a prises en la raison géniale de Léonard de Vinci.
Les manuscrits de Léonard de Vinci sont des documents
d'un prix inestimable, car ils sont uniques en leur genre ;
aucun de ceux dont les méditations ont enrichi la Science ne
nous a donné, au sujet de la marche suivie par ses pensées,
des indications aussi nombreuses, aussi détaillées, aussi
immédiates.
Ce n'est pas que ces documents nous livrent du premier
coup et sans un labeur prolongé les renseignements qu'ils
recèlent en abondance.
Ces courtes notes écrites de droite à gauche, difficiles à
déchiffrer, souvent obscures en leur extrême concision, sont
rarement datées; les cahiers qui les gardent ont été remplis
tantôt dans le sens de la pagination, tantôt en sens contraire;
quelques-uns de ces carnets semblent porter des réflexions qui
ont été engendrées à différentes époques de la vie du grand
peintre; d'autres, en grand nombre, ont été perdus.
Dii sein de ce chaos, il s'agit d'exhumer les divers frag-
ments qui ont trait à une même découverte, de les ranger dans
l'ordre des temps où ils furent conçus, de telle sorte qu'ils
marquent les étapes successives de l'idée en progrès; cette
143
VI ÉTUDES SUR LEONARO DE VINCI
tâche est bien souvent malaisée et les résultats n'en sont point
toujours d'une certitude absolue.
Si pénible que soit cette tâche, elle n'est peut-être pas la
plus ardue qu'il faille accomplir pour retracer l'histoire d'une
invention de Léonard.
Lorsqu'une idée nouvelle naissait dans l'esprit du Vinci, elle
ne s'y engendrait pas d'elle-même et sans cause ; elle y était
produite par quelque circonstance extérieure, par l'observation
d'un phénomène naturel, par la conversation d'un homme,
plus souvent encore par la lecture d'un livre.
D'ailleurs, l'esprit oii venait tomber ce germe de pensée
n'était point semblable à une terre rase et nue; d'autres pen-
sées, vigoureuses et pressées, l'occupaient déjà; elles y avaient
été implantées par les leçons des maîtres que Léonard avait
entendus et surtout par les enseignements des écrits qu'il avait
médités. Pour germer et grandir, il fallait que la graine nou-
velle venue se servît de cette végétation déjà développée ou
qu'elle luttât contre elle.
Si l'on veut donc suivre l'évolution d'une idée dans l'intelli-
gence du Vinci, on doit, tout d'abord, répondre à cette ques-
tion : (( Qu'avait-il lu? » Et la réponse ne se peut donner sans
des recherches longues et minutieuses. D'une part, en effet,
en rédigeant ses notes hâtives et concises, Léonard a bien
rarement nommé l'auteur dont la lecture ou le souvenir lui
suggérait telle ou telle proposition. D'autre part, en comparant
son œuvre à celle de ses devanciers, on reconnaît bientôt qu'il
avait beaucoup lu et qu'il avait étudié bon nombre des traités
scientifiques prisés de son temps.
L'un des objets de ces Études est de faire connaître quel-
ques-unes des sources auxquelles Léonard a puisées et de
discerner ce que chacune d'elles a versé au courant des
pensées du grand inventeur.
Mais pour apprécier exactement le rôle que Léonard a joué
comme initiateur, il ne suffit pas de déterminer et d'étudier
ceux qu'il a lus; il faut encore découvrir ceux qui Vont lu.
L'idée au progrès de laquelle l'inventeur a travaillé n'ac-
quiert pas sa plénitude et son achèvement en la raison de son
PREFACE VII
auteur; lorsqu'il la publie, elle est encore grosse de vérités
nouvelles; et ces vérités, elle les produira par l'œuvre de ceux
qui accueilleront la découverte et qui s'efforceront de la déve-
lopper. 11 est juste de louer le premier initiateur non pas
seulement de ce qu'il a mis en acte dans son invention, mais
encore de ce qu'il y a laissé en puissance; et cela, on ne le
peut connaître qu'en étudiant les travaux de ses successeurs.
Or, Léonard a eu des successeurs ; ses notes manuscrites ne
sont point demeurées intactes en un stérile oubli; impudem-
ment pillées et plagiées, elles ont jeté aux quatre vents du
ciel les semences de vérité qu'elles contenaient en abondance ;
et ces semences ont porté fleur et fruit en la science du
xvi^ siècle. Nommer quelques-uns de ceux qui ont eu connais-
sance de ces notes, mettre leur plagiat en évidence, évaluer ce
qu'ils doivent au Vinci, c'est le second objet de ces Études.
Entre ceux qu'il a lus et ceux qui Vonl lu, Léonard de Vinci
apparaît à sa véritable place; solidaire du passé, dont il a
recueilli et médité les enseignements, il est encore solidaire
de l'avenir dont ses pensées ont fécondé la science.
La plupart de ces Études ont paru, tout d'abord, dans le
Bulletin italien. En cette publication, dont leur dévouement
assure la prospérité, M. G. Radet et M. E. Bouvy nous ont
accordé la plus large hospitalité. Qu'ils nous permettent de
leur en témoigner notre très vive gratitude*
Bordeaux, 27 juillet 190G.
I
ALBERT DE SAXE
ET
LÉONARD DE VINCI
ALBERT DE SAXE
ET
LÉONARD DE VINCI
Dans son beau livre sur Léonard de Vinci^ M. Eug. Mûntz a
écrit ^ ceci : « Pour apprécier à sa juste valeur l'œuvre écrit de
Léonard, il faut, avant tout, nous pénétrer de celte conviction
qu'en littérature et en philosophie, non moins qu'en science,
nous avons affaire à l'autodidacte par excellence. »
L'originalité puissante avec laquelle Léonard a abordé une
foule de problèmes scientifiques ne saurait être mise en doute
par qui a feuilleté, ne fut-ce qu'une seule fois, les notes ma-
nuscrites laissées par le grand artiste. Mais il est permis de se
demander si la nature et le caractère particulier de cette origi-
nalité ont été étudiés jusqu'ici avec assez de soin.
L'histoire des sciences est faussée par deux préjugés, si sem-
blables qu'on pourrait les confondre en un seul; on pense
couramment que le progrès scientifique se fait par une suite
de découvertes soudaines et imprévues; il est, croit-on, l'œuvre
d'hommes de génie qui n'ont point de précurseurs.
C'est faire utile besogne que de marquer avec insistance à
quel point ces idées sont erronées, à quel point l'histoire du
développement scientifique est soumise à la loi de continuité.
Les grandes découvertes sont presque toujours le fruit d'une
préparation, lente et compliquée, poursuivie au cours des
siècles. Les doctrines professées par les plus puissants pen-
seurs résultent d'une multitude d'efforts, accumulés par une
foule de travailleurs obscurs. Ceux-là même qu'il est de mode
d'appeler créateurs, les Galilée, les Descartes, les Newton,
n'ont formulé aucune doctrine qui ne se rattache par des
liens innombrables aux enseignements de ceux qui les ont
I. Eugène Mùnlz, Léonard de Vinci, l'artiste, le penseur, le savant, Paris, 1899, p. 278.
p. DUIIEM.
3 ÉTLDES SLR LÉU>ARI> DE M>C1
précédés. Une histoire trop simpliste nous fait admirer en
eux des colosses nés d'une génération spontanée, incompréhen-
sibles et monstrueux dans leur isolement; une histoire mieux
informée nous retrace la longue filiation dont ils sont issus.
Léonard de Yinci fait-il exception à cette loi qui pèse sur les
plus grands savants? Tout ce qu'il sait en Mécanique et en
Physique, le doit-il exclusivement à ses expériences et à ses
méditations? N'a-t il point tiré une partie de ses connaissances,
voire la plus grande partie, des traités composés par ceux qui
l'ont précédé? 11 serait invraisemblable qu'il ne dût rien ou pres-
que rien au passé ; il est certainement vrai qu'il lui doit beaucoup.
Bien souvent, ceux qui ont salué en lui l'inventeur et le
créateur avaient négligé de s'enquérir des sources auxquelles
il avait pu et dû puiser. A quoi bon s'informer de ceux qui
auraient pu lui servir de précurseurs? Ne vivaient-ils point en
cet obscur Moyen-Age, où la parole d'Aristote tenait lieu de
pensée? Comment cette stérile Scolastique aurait-elle pu sug-
gérer au grand artiste de Vinci les idées neuves et fécondes
qui abondent dans ses notes? Fort de ces prémisses, on affir-
mait avec une naïveté d'enfant que le chêne aux vertes fron-
daisons ne se rattachait par aucun lien au sol aride sur lequel
il était simplement posé.
Si les ramures du chêne sont si étendues, si ses feuilles
ont tant de fraîcheur, c'est que des racines, vigoureuses et
nombreuses, mais cachées à tous les regards, vont puiser au
plus profond du sol les sucs accumulés par les antiques végé-
tations. Ces racines apparaissent à ceux qui se donnent la
peine de fouiller la terre.
Nous nous sommes efforcé de mettre à nu quelques-unes
des racines par lesquelles la Mécanique et la Physique
de Léonard plongent dans le passé. Déjà, nous avons pu
reconnaître » quelles lectures avaient suggéré à l'auteur de la
Cène la plupart de ses nombreuses réflexions sur le levier, sur
la balance, sur le plan incliné et sur le principe des déplace-
I. p. Duhem, Les Origines de la Statique. Chapitre VlH : La Statique du Moyen-Age et
Léonard de Vinci. (Recw drs Questions scientifiques, o' série, t. VI, p. ^C)^\ octobre
ALDEHT DE SAXE ET LEON AU D DE VINCI O
ments virtuels. Un simple nom, Pelacano, jeté par Léonard
avec une proposition de Mécanique, nous a révélé d'une
manière certaine une de ces lectures, le Tractatus de ponde-
ribus composé à la fin du xiv^ siècle ou au commencement du
XV* siècle par Biagio Pelacani, surnommé Biaise de Parme.
Mais les objections mêmes adressées à Biaise de Parme, non
moins qu'une foule d'autres fragments, trahissaient une
influence plus ancienne, celle des mécaniciens qui, au
XLU'' siècle, formaient l'École de Jordanus de Nemore.
Nous voudrions, aujourd'hui, exhumer une autre racine par
laquelle la science de Léonard s'est alimentée des sucs de la
Scolastique ; nous voudrions signaler ce que le grand peintre
doit à Albert de Saxe.
I
Albert de Saxe. — Ce que nous savons de sa vie.
Albert de Saxe est un des docteurs les plus puissants et les
plus originaux qui, au xiv® siècle, aient illustré la Scolastique.
La tradition de ses enseignements fut de longue durée. Les
maîtres de l'École, à la fin du Moyen-Age et au début de la
Renaissance, les Niphus, les Soto, les ïolet, citent souvent ses
écrits ou s'en inspirent. Ses doctrines n'eurent pas moins
d'influence sur les penseurs que la Science positive préoccu-
pait plus que la Philosophie et la Théologie; Biaise de Parme,
Cardan, Copernic, Guido Ubaldo et, par Guido Ubaldo, Ga-
lilée ont subi cette influence, dont leurs œuvres portent la
trace reconnaissable. Cependant, malgré les efforts de Thu-
rot I, le nom d'Albertus de Saxonia est à peine prononcé
aujourd'hui par l'Histoire des Sciences.
Les œuvres d'Albert de Saxe nous sont bien connues; elles
ont eu de nombreuses éditions; par contre, nous savons bien
peu de choses de sa vie; une profonde obscurité en dissimule
la plus grande partie.
I. Thurot, Recherches historiques sur le principe d'Archimede, 3' article {Revue
archéologique, nouvelle série, t. XIX, p. 119; 1869). — Dans cet écrit, Thurot a
signalé l'extrême importance de l'œuvre d'Albert de Saxe pour l'histoire de l'Hydro-
statique.
4 ÉTUDES SUR LÉO-NARD t)E VINCI
Son surnom, de Saxonia, nous fait connaître la contrée où
il est né. Nous savons également, d'une manière certaine,
qu'il séjourna et enseigna à Paris. Un manuscrit» de la Biblio
thèque Vaticane, le Codex palatlnus n" 1207, contient cette
mention : « Explicit tractatus de proportionibus Parisius per
Magistrum Albertum de Saxonia editus. Deo laus. » C'est à
Paris, assurément, qu'Albert a composé ses Questions sur la
Physique d'Aristote; voulant, quelque part 2, prendre l'exemple
d'une pierre qui tombe dans l'eau, il suppose qu'on jette cette
pierre dans la Seine. Nous savons d'ailleurs qu'il avait étudié a
la Sorbonne. Le court préambule qui, dans quelques éditions^,
précède ses Questions sur le De Cœlo se termine par ces mots :
(( In quibus si quid minus bene dixero, bénigne correctioni
melius dicentium me subjicio. Pro bene dictis autemnon mihi
soli, sed magistris meis reverendis de nobili Facultate Artium
Parisiensi, qui me talia docuerunt, peto dari gratias et exhibi-
tionem honoris et reverentiœ. »
A ces renseignements certains, nous pouvons joindre une
date. La Bibliothèque nationale possède, en sa riche collection
de manuscrits, la copie ^ des Questions sur le De cœlo com-
posées par Albert de Saxe, et cette copie est datée de l'an-
née iSyS.
Ces quelques indications précises vont nous conduire à
retrouver les traces du passage d'Albert de Saxe à l'Université
de Paris.
Georges Lokert, professeur au Collège deMontaigu, puis à la
i. B. Boncompagni, Intorno al Tractatus proportionum dl Alberto di Sassonia
{BuUetino di Bibliografia et di Storia délie Scienze matcmaliche e fisiche, t. IV, p. ^198 ;
1871.)
2. Albcrti de Saxonia Quœstiones super libros de Physica Auscultatione ; in quarliun
librum Physicorum quœstio V.
3. Questioncs siibtilissimœ Alborli de Saxonia in libros de Cœlo et Mundo. — In fine :
Expliciunt quœstiones prœclarissimi doctoris Alberti de Saxonia super quatuor libros
de Cœlo et Mundo Aristotclis, diligentissime emendaiœ per eximium artium et
medicinaï doctorem llieronymum Surianum Venetum, filium Domini Magistri Jacobi
Suriani physici pnustantissimi. Impressaî autem Vcnetiis arle Boncti de Localoilis
Bergomensis, impensa vcro nobilis viri OctaViani Scoti, civis Modoetiensis. Anao
Salulis noslrœ 1/192, nono kal. novembris, ducante incliio principe Augustino
Barbadico.
Ix. Bibliothèque nationale, fonds latin, Ms. n" 1/1723. — Ci". Thurot, Recherches
hisloriques sur le principe d'Archiniede^ y article (Revue archéologique, nouvelle série,
t. XIX, p. 119, i8Gq).
ALBERT DE SAXE ET LEONARD DE VINCI 1)
Sorbonne, donna, en i5i6 et en i5i8, deux éditions i des
Questions d'Albert de Saxe, éditions assez médiocres d'ailleurs;
en l'épître qui leur sert d'introduction, Georges Lokert, très
au courant, à coup sûr, des traditions de l'Université de Paris,
nous apprend que, près de deux siècles avant lui, la Sorbonne
s'enorgueillissait d'un brillant triumvirat de philosophes; les
trois maîtres qui composaient ce triumvirat étaient. leanBuridan
(i3oo-i36o), Thimon le Juif et Albert de Saxe.
Du Boulay nous donne 2, au sujet d'Albert de Saxe, quelques
renseignements précis. Il nous apprend qu'Albert a enseigné
avec éclat la Philosophie, en Sorbonne, de i35o à i36i. Il fut
plusieurs fois procureur de la Nation Vnglaise. En juin i358,
il fut élu recteur de l'Académie. Enfin, en i36i % l'Université
lui confia la cure de la paroisse SS. Côme et Damien.
Les dires de Du Boulay sont, d'ailleurs, confirmés par les
Registres de la Nation Anglaise de la Faculté des Arts de VUni-
versité de Paris ^. Ces registres mentionnent qu'Albert a présidé
des examens en x352, 1354, i355, i358 et 1359.
Tels sont les faits de la vie d'Albert de Saxe que nous
pouvons affirmer avec quelque certitude. Faut-il l'identifier,
1 . Quœstiones et decisiones physicales insigninm viroriim :
[ Octo libros Physicorum.
Alberti do Saxonia in . ) Très libros de Cœlo et Mando.
[ Duos lib. de Generatione et Corruptione.
Thimonis in Quatuor libros Meteorum.
Lib. de Sensu et Sensato.
Librum de Memoria et Reminiscentia .
Buridani in Aristotelis . } Librum de Somno et Vigilia.
Librum de Longitudine et Brevitate Vitœ.
Librum de Juventute et Senectute.
Recognitœ rursuset emendatœ samma accuratione etjudicio Magistri Georgii Lokert Scoti;
a quo sunt tractatus proporlionum addlti. Venumdantiir in œdibus Jodoci Badii Ascensii
et Conradi Resch, — Au verso du titre se trouAe une Epistola nancupatoria et pare-
nelica de Georges Lokert, avec. ces deux dates: Ex pra^claro Montis acuti coUegio,
Idibus Januarii ad supputationem Curiîp Romanœ MDXVI. Et rursus e Sorbona ad
Kalen. Octo. MDXVIII. Cette édition est très incomplète. Des questions y font défaut
qui se trouvent dans d'autres éditions; de là, dans le numérotage des questions, des
divergences que nous aurons soin de mentionner dans nos références.
2. Bulœus, Historia Universitatis Parisiensis, t. IV, p. SGa et 968 ; MDCLXVIII.
3. A la page gôS, une faute d'impression fait dire à Du Boulay 1867 au lieu
de i36i.
4. Cf. Thurot, Analyse d'un ouvrage de Ueberweg (Revue critique d'Histoire et de
Littérature, t. VI, p. 25i, 1868).
6 ÉÏL'DES SUR LÉONARD DE V1>CI
comme l'ont admis J. T. Graesse \ J. G. Adlung 2 et U. Gheva-
liers, avec Albert de Ruckmeisdorff, recteur de TUniversité de
Vienne en i365 et évêque d'Halberstadt de i366 à iSgo, date
de sa mort? Gela n'est rien moins que certain. Bien des points
demeurent d'ailleurs obscurs à son sujet. Nous ignorons, par
exemple, s'il fut séculier ou régulier; parmi les éditeurs
de ses œuvres, il en est qui le disent Augustin, d'autres
Dominicain, d'autres encore Franciscain; beaucoup ne men-
tionnent point qu'il ait appartenu à un ordre, quelconque.
U. Ghevalier^i, se référant à Sbaralea 5, mentionne un autre
Albert de Saxe, surnommé Alhertiilias, qui aurait été moine
franciscain au xv® siècle; il ne nous paraît pas que cet Alber-
tutius doive être distingué de notre Albertus de Saxonia; voici
quelques preuves à l'appui de cette opinion :
Nicoleto Vernias de Ghieti, natif de Vicence, enseignait
la Philosophie à Padoue vers la fin du xv^ siècle; il y
composa, en 1499, un écrit intitulé : De gravitas et levibus
quœstlo sublillssima. L'éditeur, qui, en i5i6, publia à Venise ^
les Qaœstlones super libros de Physica Auscultatione d'Albert de
Saxe, y joignit ce petit écrit. L'auteur y mentionne et y réfute
l'opinion d'Albertutius qui attribue la continuation du mou-
vement des projectiles non à l'agitation de l'air, mais à un
impelas acquis par le mobile ; or, cette opinion est bi^n celle
qu'Albert de Saxe, dans ses Questions sur les Physiques et sur le
De Ccelo, soutenait contre Averroes, Saint Thomas d'Aquin et
iEgidius Golonna. C'est assurément lui que Nicoleto Vernias a
1. J. T. Graesse. Le'/irôuc/i einer Litterargeschichte der beriihmsten VÔlker des Miltel-
alters; 2" Abth., 2" Hâlfte, p. G5G.
2. J. C. Adlung, Fortselzung und Ergànzungen zu C. G. Jôchers allgemeinen Gelehrten
Lexico, Bd. I, coll. /iBo-^iJO.
3. U. Chevalier, Hépevloirc des sources historiques du moyen-âge. Bio-bibliogra;hie.
Paris, i888; col. 69.
4. U. Chevalier, loc. cit.
5. Sbaralea, Sapplementum scriptorum Franciscanorum, p. 738; 1806.
C. Acutissiinœ Qaestiones super libros de Physica Auscultatione ab Alberto de Saxonia
editœ ; janidia in tenebris torpentes; nuperrinie vero qnani diligentissime a viliis purgatœ : ac
summo studio emendatx; et quantum aniti ars potuitjideliter impressœ. — Nicolcli Vernialis
The-diifii philosophi perspicacissinii contra perversam Averrois opinionem de unitale intel-
lectus, et de aninuv felicitale Qucsliones divinfc; nuper castigatissime in hicem prodeuntes. —
Ejusdein eliani de gravibus et levibus qu.rstio subtilissinia. — A la dernière page :
Veneliis, sninplibus luereduin q. D. Oclaviani Scoti Modoeliensis ac sociornin,
ai Aiiffusli l'uCi,
VL13ERÏ DE SAXE ET LÉONARD DE VINCI 7
entendu citer. Il ne le nomme pas seulement Albertutius, mais
encore Albertas parvus, réservant à Albert le Grand le simple
nom d'Albertus.
Au xvi" siècle, le nom à' Albertutias était si bien pris pour
synonyme d'Albertus de Saxonia que les imprimeurs accolaient
parfois ces deux noms dans la composition du titre des
ouvrages qu'ils publiaient i.
De son activité intellectuelle, Albert de Saxe nous a laissé
des monuments nombreux et importants; bien des générations
de philosophes et de savants ont lu et étudié ses ouvrages. De
son Tractatus proportionam, on connaît dix éditions 2. Ses
Oaœstiones sur le De Cœlo et Mundo d'Aristote furent imprimées
à plusieurs reprises ^ dès la fin du xv^ siècle, et le xvi® siècle
naissant continua de les méditer. Les Quœstiones sur la Physique
et sur le De Generatione et Corruptione ne paraissent pas avoir
été imprimées avant le xvi* siècle. C'est en ces divers ouvrages
que nous trouvons exposées, avec une grande clarté et une
grande précision, les doctrines qu'Albert de Saxe professait en
Physique.
II
Quelques points de la Physique d'Albert de Saxe
Ces doctrines, nous n'avons point l'intention de les exposer
ici dans leur ensemble. L'œuvre mériterait d'être tentée; mais
elle excéderait les bornes de cet article. Nous nous conten-
terons de résumer quelques-unes des théories qui ont particu-
lièrement attiré l'attention de Léonard de Vinci. Il se trouve,
d'ailleurs, et cela n'a rien qui puisse nous surprendre, que
ces théories sont parmi les plus neuves et les plus intéressantes
qu'ait émises Albert de Saxe.
1. Témoin ce titre : Logica Alhevlucii perutilis. Logica excellentissimi sacrœ theologiœ
prof essoris Magistri Wberli de Saxonia, ordinis Ercmitarum divi Augiistini, per Magistrum
Aureliam Sanulnm Venelum, Venetiis, œre et soUertio haeredum G. Scoli, MDXXII.
2. B. Boncompagni, Intorno ol Tractatus proportionum di Alberto di Sassonia (Bal-
letino di Bibliografia et di Storia délie Scienze matematiche ejîsiche, t. IV, p. '498; 1871).
3. Graîsse {Tré<or des livres rares et précieux, t. I, p. 57) dit que les Quœstiones super
quatuor libros Aristotelis de Cœlo et Mundo furent imprimées à Pavie en i^Si, à Venise
en 1^192 et 1/197, à Paris en lôiG, de nouveau à Venise en 1620.
8 rnoF.s sir m:o\\rd nr mnci
On doit à Albert de Saxe une théorie de la pesanteur qui a
eu la plus grande influence sur le développement de la Méca-
nique ». Cette théorie, il l'a donnée afin de résoudre les diffi-
cultés que présentait la détermination du lieu naturel de la Terre.
Selon Aristote, à chaque corps correspond un lieu naturel où
la forme substantielle de ce corps acquerrait sa perfection, où
ce corps trouverait les conditions les plus propres à assurer
sa conservation, où il serait le mieux exposé aux influences
bienfaisantes, le mieux protégé contre les actions nuisibles.
Un corps est il en son lieu naturel.^ Il y demeure en équilibre.
En est-il écarté? II désire s'y rendre et, s'il n'en est empêché,
il s'y précipite par la voie la plus courte.
Quel est le lieu naturel des divers éléments et, en particu-
lier, de la Terre ?
Pour les uns, qui semblent les plus fidèles interprètes de la
pensée du Stagirite, on doit dire que le lieu naturel de la Terre
est la surface concave qui limite inférieurement la mer, ou bien
qu'il est formé par cette surface et par une partie de celle qui
termine l'atmosphère. En effet, selon l'enseignement péripaté-
ticien, le lieu d'un corps, c'est la surface interne des corps qui
l'environnent.
D'autres veulent que le lieu naturel de la Terre soit le centre
du Monde; tout grave, en effet, s'il n'en est empêché, désire
gagner le centre du Monde ; là seulement, dégagé de toute
entrave, il pourrait demeurer en repos; la Terre, réunion de
graves, ne peut donc demeurer qu'en ce lieu.
Tel est le débat que doit trancher la doctrine d'Albert de
Saxe.
Toutefois, ce n'est pas au sujet de ce débat, mais au sujet
d'une autre discussion qu'il nous en expose le principe.
Aristote n'avait aucunement conçu cette notion que le nom
de masse désigne aujourd'hui pour les mécaniciens; il n'exis-
tait, en un corps, aucune résistance extrinsèque au mouvemenl,
aucune inertie; les seules résistances que conçût le Philosophe
I. V.ollo influence sera étudiée en détail aux chapitres XV et XVI de noire travail
sur /.es Orujines de la Statique; ces ("liapitres seront prorliaincnient pul)liés dans la
/.Vi'./f' (les (Juestioiis seientiriques.
ALBERT DE SAXE ET LEONARD DE VINCI 9
étaient des résistances extrinsèques, ce que nous nommons
aujourd'hui des forces; si un grave n'avait pas à lutter contre
la résistance de l'air, il se précipiterait instantanément sur le
sol; dans le vide, sa chute, si longue qu'en fût le parcours,
serait soudainement achevée; et c'était le grand argument par
lequel Aristote combattait la possibilité du vide.
Les scolastiques n'admettaient point tous cette opinion;
beaucoup voulaient que le mouvement ne fût point instantané,
même dans le vide ; ils voulaient que tout corps fût le siège
d'une résistance intrinsèque au mouvement; ils pressentaient
la notion de masse et essayaient de la tirer des principes
mêmes d'Aristote, qui y étaient si contraires.
Plusieurs auteurs pensaient^ « que les parties d'un même
grave s'entravent mutuellement, parce que chacune d'elles a
une inclination à descendre par la ligne la plus courte ; el
comme, seule, la partie moyenne descend par un telle ligne,
elle gêne les parties latérales; par suite de cet empêchement
mutuel des diverses parties, les graves simples se meuvent
dans le temps )>, même s'ils se trouvent dans le vide.
Mais, dit Albert, « cette raison ne peut tenir. En premier
lieu, elle prétend que chacune des parties d'un même grave
tend à descendre par la ligne la plus courte; cette raison n'est
pas valable ; chacune des parties ne tend pas à ce que son
centre devienne le centre du Monde, ce qui serait impossible.
C'est son tout qui descend de telle sorte que son centre devienne
le centre du Monde; et toutes les parties tendent à ce but
que le centre du tout devienne le centre du Monde ; elles ne
s'entravent donc pas l'une l'autre... »
Voilà formulée la doctrine dont Albert va faire de multiples
applications; le désir de s'unir au centre du Monde n'appartient
point en propre à chaque partie d'un grave, de telle sorte que
le désir d'une partie puisse se trouver en compétition avec le
désir d'une autre partie et le contrecarrer; tous ces désirs
s'unissent en un seul ; ils concourent à placer au centre du
Monde un point du grave qu'Albert nomme ici simplement
I . Alberti de Saxonia Qiixstiones in libros de Physico Auditii; in libnim IV qnaeslio V.
— L'opinion qu'il coml)at en ce passage est celle de Rosrer Bacon.
lO ETUDES SUR LEONAUD DE A rNCJ
le centre, qu'il nommera constamment ensuite le centre de
gravité; dans une chute libre, c'est ce point qui se dirige en
droite ligne vers le centre du Monde.
C'est cette doctrine qui va guider Vlbert de Saxe dans la
"recherche du lieu naturel de la Terre.
Ce lieu est il la surface concave de l'eau? Non, car il ne suffît
pas qu'un grave soit entouré d'eau pour demeurer en repos; il
tombe au sein de l'eau ; il n'y est donc pas en son lieu naturel. Ce
lieu est-il le centre du Monde? Pas davantage, car la Terre n'est
pas un simple point et ne saurait être logée en un point. La
Terre est un ensemble de graves ; elle est en son lieu naturel lors-
que le centre de gravité de cet ensemble est au centre du Monde.
(( La Terre ^, limitée en partie par la surface concave de
l'air, en partie par la surface concave de l'eau, occupe sa situa-
tion naturelle lorsque le centre de gravité de la dite Terre est
au centre du Monde ; car si la Terre se trouvait hors de la
surface qui la situe de la sorte, elle se mettrait à descendre et
se mouvrait jusqu'à ce que le centre de l'agrégat qu'elle forme
avec tous les graves devînt le centre du Monde, à moins qu'elle
n'en fût empêchée... »
« A quoi j'ajouterai quelques remarques: En premier lieu,
si la masse entière de la Terre se trouvait placée hors de son
lieu naturel, par exemple en la concavité de l'orbe de la Lune,
et qu'elle y fût retenue de force; que, d'autre part, on laissât
tomber un grave, ce grave ne se mouvrait pas vers la masse
totale de la Terre, mais il se mouvrait en ligne droite vers le
centre du Monde ; la raison en est qu'une fois parvenu au
centre du Monde, il serait en son lieu naturel, pourvu du
moins que son centre de gravité soit le centre du Monde; or,
tout être qui n'en est pas empêché tend naturellement à se
placer en son lieu naturel, car il s'y conserve plus longtemps
et s'y trouve plus éloigné de ce qui lui est nuisible. Il résulte
de là que si les graves se meuvent vers la Terre, ce n'est point
à cause de la Terre; c'est parce qu'en venant à la Terre, ils
s'approchent du centre du Monde. »
1, Albcrti do Saxonia (JuH'sliones in //fcro.s de Physira Audilu; in librum IV
(^uœstio V,
ALBERT DE SAXE ET LEONARD DE VINCI ï I
Si la notion générale du lieu naturel occupait déjà Aristote
en sa Physique, c'est dans le De Cœlo et Mando qu'il traitait
surtout le problème du lieu naturel de la Terre; aussi Albert
de Saxe développe t-il longuement, dans les Qaœsliones in libros
de Cœlo et Mando, la doctrine dont il a posé les fondements
dans les Quœstiones in libros de Physico Auditu.
« Ici, » dit-il I, «il convient de poser deux distinctions dont
voici la première : Il y a deux points qui peuvent être nom-
més milieux ou centres des corps graves, savoir le centre de
grandeur 3 et le centre de la gravité. Car dans les corps oii la
gravité n'est pas uniformément répartie, le centre de gravité
n'est pas le centre de grandeur ; tandis que dans les corps de
gravité uniforme le centre de grandeur et le centre de gravité
peuvent bien coïncider.
)) La seconde distinction est celle-ci : Dire qu'un corps est
au milieu du Monde peut s'entendre de deux manières diffé-
rentes ; d'une première manière, on entend que son centre de
grandeur est au centre du Monde ; d'une seconde manière,
que son centre de gravité est au centre du Monde.
» Or, je suppose que la Terre n'est pas d'une gravité uni-
forme. » Gela est évident, car la partie que la mer ne couvre
pas, exposée aux rayons du soleil, est plus dilatée que la partie
recouverte par les eaux. D'ailleurs, si son centre de grandeur
coïncidait avec son centre de gravité et, partant, avec le centre
du Monde, elle serait entièrement couverte par les eaux.
» Dès lors, on peut poser cette première conclusion : Ce
n'est point le centre de grandeur de la Terre qui est au centre
du Monde... Puis cette seconde conclusion : c'est le centre de
gravité de la Terre qui est au centre du Monde. On le prouve :
toutes les parties de la Terre lendent au centre par leur gra-
vité. » Si donc un plan quelconque passant par le centre du
Monde ne partageait pas la Terre en deux parties d'égale
I. Alberti de Saxonia Quœstiones in libros de Cœlo et Mando; in librutn II quaes-
lio XXV (Ed. 1/192) vel XXIII (Ed. i5i8).
9.. Grandeur a, en général, chez les scolastiques, le sens que les géomètres moder-
nes donnent au mot volume; par centre de grandeur, Albert de Saxe entend sans
doute, au moins confusément, ce que nous entendons aujourd'hui pSiV centre de gravité
du volume.
12 irrUDES SUR I-KOWRD DE \ INCI
gravité, « la partie la plus lourde pousserait la plus légère
jusqu'à ce que le centre de gravité de la Terre tout entière
devînt le centre du Monde; alors ces deux parties de même
poids demeureraient immobiles, lors même que l'une surpas-
serait l'autre en grandeur; elles se contrebalanceraient l'une
l'autre comme deux poids en équilibre. »
De là, un paradoxe ' : Lorsque la Terre se trouve en son
lieu naturel, les diverses parties de la Terre se trouvent vio-
lentées et hors de leur lieu naturel; en effet, chacune de ces
parties serait naturellement située si son centre de gravité se
trouvait au centre du Monde; et c'est le centre de gravité de la
Terre qui occupe cette position.
Albert de Saxe résout évidemment ce paradoxe par les rai-
sons qui lui ont servi à prouver que les diverses parties d'un
grave ne se gênaient pas les unes les autres dans leur mouve-
ment; ce n'est point chaque partie de la Terre qui tend à unir
son centre de gravité au centre du Monde ; cette tendance
n'appartient qu'à la Terre en son entier; ou mieux, chaque
parlie tend à ce que l'ensemble ait son centre de gravité au
centre du Monde :
(( L'eau, » dit-il % « ne forme pas le lieu naturel de la Terre
tant que le centre de gravité de la Terre n'est pas le centre du
Monde. Il ne suffit pas qu'une portion de la Terre se trouve
entourée d'eau pour qu'elle soit en son lieu naturel et demeure
immobile; car alors son centre de gravité n'est point encore
le milieu du Monde, et le centre de gravité de l'agrégat total
qu'elle forme avec le reste de la Terre n'est point non plus au
centre du Monde ; elle continue donc à descendre jusqu'à ce
que le centre de gravité de tout l'agrégat formé par cette por-
tion de la Terre et tout le reste de la Terre se trouve au centre
du Monde. »
De ce principe que le centre de gravité de l'ensemble des
corps pesants tend constamment à se placer au centre du
Monde, il résulte que la Terre n'a pas nécessairement cette
1 . Albert de Saxe, loc. cit.
2. Alberli de Saxonia Qiixsllones in libros de PltYsiro Aiiditu: \n lihruni IN qiurs-
tioN.
AI,PEKI niï SAXli ET LÉONARn DE VINCI l6
immobilité absolue que d'aucuns lui prêtent. Une foule de
causes, telles que l'échaufFement par les rayons du Soleil,
font, en effet, varier continuellement la distribution de la
gravité en la masse terrestre et déplacent son centre de
gravité * .
(( En fait, » dit Alberta, « la Terre se meut sans cesse; sans
cesse, en effet, il est une partie de la Terre dont la gravité est
diminuée plus qu'elle ne l'est en la partie opposée; c'est la
partie qui regarde le Soleil ; or, par suite du mouvement circu-
laire du Soleil au-dessus de la Terre, cette partie change
d'instant en instant; afin donc que le centre de gravité de la
Terre demeure au centre du Monde, et puisque la partie de la
Terre qui s'allège change continuellement, il faut que la Terre
se meuve sans cesse. »
Ces mouvements incessants, Albert de Saxe les considère
de nouveau en un autre lieu 3 de ses Questions sur le De Cœlo ;
mais, pour montrer que la position du centre de gravité de la
Terre change continuellement, il ne se contente plus d'invo-
quer l'inégal échauffement du sol par les rayons solaires; il a
recours à une cause de déplacement plus lente, mais beaucoup
plus puissante, l'érosion; et plus d'un géologue sera assuré-
ment frappé de lui voir attribuer à l'érosion la formation des
montagnes :
u 11 est bien vraisemblable que, sans cesse, quelque partie
de la Terre se meut d'un mouvement rectiligne; on s'en peut
convaincre par les raisons que voici : De cette partie de la
Terre élémentaire que les eaux ne couvrent pas, sans cesse, de
nombreuses masses terreuses sont entraînées par les fleuves
au fond de la mer ; la Terre s'accroît donc sans cesse dans la
partie qui est couverte par les eaux, tandis qu'elle diminue
dans la partie découverte ; son centre de gravité ne demeure
donc pas au même point. Aussitôt que le centre de gravité a
1. Albcrti de Saxonia Qiiœstiones in libros de Physico Auditu; in librum IV (juœs-
tio V. Quœstiones in libros de Cœlo et Mundo; in librum II quaestio X.
2. Alberti de Saxonia Quœstiones in libros de Cœlo et Mundo; in librum Jl
quœstio X,
3. Alberti de Saxonia Quœstiones in libros de Cœlo et Mundo; in librum II
qusEstio XXV (Ed. 1A92) vcl XXIII (Ed. i5i8).
l4 ÉTUDES SUR LEO.NARD DE AJNCl
changé de place, le nonveau centre de gravité se meut pour
devenir centre du Monde; quant au point qui était auparavant
centre de gravité, il remonte vers la surface convexe que les
eaux ne couvrent pas. Par cet écoulement et par ce mouvement
continuels, la partie de la Terre qui, à une certaine époque, se
trouvait au centre, arrive à la superficie et inversement.
(( A ce propos, on peut voir comment se sont formées les
grandes montagnes. Il n'est point douteux que certaines par-
ties de la Terre n'aient plus de cohésion que d'autres; les
parties qui n'ont que peu de cohésion s'écoulent à la mer,
entraînées par les fleuves; pendant ce temps, les parties les
plus cohérentes demeurent en place et forment éminence au-
dessus du sol. Toutefois, à la longue, par tremblement de
terre ou d'autre façon, les montagnes sont renversées, tombent
et se détruisent. »
Jusqu'ici, nous avons exposé la théorie d'Albert de Saxe sur
le lieu naturel de la Terre en entendant par Terre, comme il
l'entend d'ailleurs, le seul élément solide; nous avons fait
abstraction de la masse des eaux. De quelle manière faut il
tenir compte, en cette théorie, de la présence des eaux et, par-
ticulièrement, de la mer?
Sur ce point, la pensée d'Albert a varié; elle n'est pas la
même dans les Questions sur la Physique et dans les Questions
sur le De Cœlo.
En commentant la Physique d'Aristote, Saxonia avait écrit
ces lignes » :
Ce que j'ai dit de la terre seule, a il faut l'entendre égale-
ment de tout l'agrégat formé par la terre et l'eau ; ces deux
éléments forment sans doute une gravité totale et unique dont
le centre de gravité se trouve au centre du Monde. »
Cette opinion, Vlbert de Saxe la repousse 2 lorsqu'il com-
mente le De Cœlo :
« On m'objectera qu'il ne semble pas que le centre de la
gravité de la terre seule soit au centre du Monde; que cette
I. Albcrli de Saxonia Qucestlones in Ubros de Pliysico Audilu; in libruni IV
quîcslio V.
a. Albcrli (Je Saxonia Quiestiones in Ubros de Cœlo cl Miindo: in libruin II
quit-slio \\V (Ed. i'k.iO vol WIII (Ed. i5i6).
ALBERT DE SAXE ET LIONARO DE MNCI 10
position convient bien plutôt au centre de gravité de l'agrégat
formé par la terre et l'eau. La terre, en effet, est^ d'un côté,
toute couverte d'eau; cette eau se joint à la partie de la terre
qu'elle recouvre pour peser à rencontre de l'autre partie; elle
doit donc repousser celle-ci jusqu'à ce que le centre de tout
l'agrégat formé par la terre et par l'eau se trouve au centre
du Monde.
» Nous répondrons en niant que le centre du Monde coïn-
cide avec le centre de gravité de l'agrégat total formé par la
terre et leau. En effet, si Ton imaginait que toute l'eau fût
enlevée, le centre de gravité de la terre serait encore au centre
du Monde..., car, par essence, la terre est plus grave que
l'eau..., quelle que soit donc la quantité d'eau qui se trouve
placée d'un côté de la terre et non de l'autre, cette partie de
la terre n'en recevrait pas, pour contrepeser et repousser
l'autre partie, plus d'aide que par le passé... »
On s'explique I, dès lors, sans peine « qu'une partie de la
terre émerge des eaux; la terre, en effet, n'est pas uniformé-
ment grave, en sorte que son centre de gravité se trouve fort
au-dessus de son centre de grandeur; il est beaucoup plus près
de l'une des calottes convexes qui limitent la terre que de
l'autre; alors l'eau, qui est uniformément grave et qui tend au
centre du Monde, coule vers la calotte terrestre qui est la plus
voisine du centre de gravité de la terre ; de sorte que l'autre
partie, l'autre calotte, celle qui est la plus éloignée du centre
de gravité, demeure découverte. » La théorie de la gravité se
reliait ainsi, pour Albert de Saxe, aux notions géographiques
qui avaient cours de son temps; elle servait à justifier l'hypo-
thèse d'un hémisphère terrestre couvert par un vaste océan,
hypothèse que devait ruiner la découverte de Christophe
Colomb.
Si, dans ses Questions sur le De CœlOj Albert nie que les eaux
de la mer exercent aucune pression sur la surface terrestre
qu'elles recouvrent, si, par conséquent, il les regarde comme
incapables d'écarter le centre de gravité de la Terre du centre
1. Alborti de Saxoiiia Qaœsliones in libros de Physico Andita; in librum IV
quaestio V.
l6 ÉTUDES SUR LÉONARD DE \1NC1
du Monde, ce n'est point par hasard; c'est en vertu d'une
théorie que ces Questions exposent avec détail. Cette théorie
clle-menie a pour objet de trancher un débat célèbre dans
l'École I.
Un élément est-il encore pesant lorsqu'il se trouve en son
lieu naturel? Bon nombre de scolastiques soutenaient qu'un
élément cesse d'être pesant lorsqu'il se trouve au lieu où sa
forme désire résider; l'eau n'est pas pesante en son lieu natu-
rel ; c'est pourquoi on peut se plonger dans un bain sans
ressentir le poids de l'eau dont le corps est surmonté. D'autres,
au contraire, soutenaient qu'un élément est pesant même
lorsqu'il se trouve dans son propre lieu; à l'appui de leur
opinion, ils citaient une expérience — assurément fausse ou
mal interprétée — qu'Aristote^ avait rapportée: Une outre
gonflée d'air pèse plus que la même outre vide.
Ce débat, Albert de Saxe va s'efforcer d'y mettre fin en
distinguant la gravité potentielle ou habituelle de la gravité
actuelle^.
La tendance à unir son centre de gravité au centre du Monde,
un grave la conserve toujours identique k elle-même; lorsque
le grave est à son lieu naturel, elle existe simplement à l'état
potentiel ou habituel; elle consiste alors, pour ce grave, en un
désir de demeurer où il est. Veut -on l'arracher de ce lieu? la
pesanteur potentielle passe aussitôt à l'état actuel et se mani-
feste sous forme de résistance. Le grave est-il placé hors de
son lieu? la pesanteur actuelle le met en mouvement si aucun
obstacle ne s'y oppose : « Si quelque support l'arrête ou le
retient hors de son lieu, la pesanteur demeure à Tétat actuel ;
il est vrai qu'elle ne communique plus un mouvement actuel
au corps pesant, mais ell-e produit un effort actuel pour com-
primer ce qui retient ce corps par violence. »
La gravité habituelle, celle qu'un élément possède lorsqu'il
I. Au sujcl lie ce dcbal, voir Tliiirol, liecherches kistoriques sur le Principe d'Archi-
mède (Revue Archéoloyiqiw, nouvelle série, t. XVUI, p. 389, i8G8 ; t. XIX, p. /12,
p. III et p. 28/r, t. XX, p. ili, 1869).
-2. Arislolc, De Cœlo elMundo, lib, IV. cap. vi.
3, Albcrli de Saxoiiia Quœstiones in libros de Cœlo et Mumlo ; libri III quiçstio III.
Cf. in libruni 1 qiuoslio X.
ALBERT DE SAXE ET LEONARD DE VINCI I7
est en son lieu naturel, ne saurait produire une semblable
pression. L'eau de la mer, qui se trouve en son lieu naturel,
ne presse point l'eau qui se trouve au-dessous d'elle *, ni la
terre qui forme le fond de l'Océan. « Si les parties centrales de la
Terre 2 sont plus denses que les parties externes, ce n'est point
qu'elles soient comprimées par les parties terrestres qui se
trouvent au-dessus d'elles; celles-ci ne pèsent pas sur les
parties sous-jacentes. » D'autre part, a si une vessie gonflée
pèse plus avec l'air qu'elle renferme que la vessie seule et
dégonflée, c'est que l'air contenu dans cette vessie est quelque
peu condensé et comprimé, ce qui le rend plus lourd que l'air
extérieur; et dans un milieu moins grave, un corps plus
grave descend. »
C'est donc par une suite logique de ses théories hydro-
statiques qu'Albert, dans ses Questions sur le De Cœlo, admet
la doctrine géodésique que nous avons résumée : D'une part,
Teau est terminée par une sphère qui a son centre au centre
du Monde; d'autre part, le centre de gravité de la terre ferme,
considérée isolément, est également au centre du Monde. Lors
même que la terre ferme aurait la forme sphérique, elle ne
serait pas entièrement recouverte par les eaux, car son centre
de gravité ne coïnciderait pas pour cela avec son centre de
figure; celui-ci serait doue hors du centre de l'Univers et la
sphère solide ne serait pas concentrique à la sphère des
eaux^.
D'ailleurs, Albert admets que la terre ferme a non pas
rigoureusement, mais approximativement, la forme d'une
sphère. « La Terre est ronde, » dit-il, <( dans la limite où l'on
peut regarder la hauteur des montagnes comme petite par
rapport aux dimensions de la Terre entière et n'en point tenir
compte. )) Mais les arguments qu'il apporte à l'appui de cette
thèse tendraient, pour la plupart, à prouver que la sphère
1. Alberti de Saxonia Quœslioiws in libros de Pliysico Aiiditu; in libriim IV
quaîstio X.
2. Alberti de Saxonia Qaœstiones in libros de Cœlo et Manda ; libri III quaestio III.
3. Alberti de Saxonia Qaœstiones in libros de Cœlo et Mundo; in librum II quaes*
liones XXVII et XXVIII (Ed. l'iga) Ael XXV et XXVI (Ed. j5i8).
[\. Alberti de Saxonia Qaœstiones in libros de Cœlo et Mando; in librum II qua.'8tio
XXVII (Ed. 1/192) vel XXV (Ed. i5i8).
p. DUHEM. 2
l8 ÉTUDES SUR LÉO.NARD DE VINCI
dont la surface terrestre est voisine, dont elle s'approche de
plus en plus, a pour centre le centre même de l'Univers,
qu'elle est, par conséquent, concentrique à la sphère des
eaux.
« En premier lieu, » dit-il, « lorsque les graves tombent sur
un sol qui n'appartient ni à une montagne ni à une vallée, ils
le rencontrent toujours normalement; cela n'aurait point lieu
si les graves ne tendaient tous au même centre; et comme
toutes les parties de la Terre sont graves, elles tendent toutes
au même centre; cela exige que la Terre soit ronde ou, du
moins, tende vers la rotondité.
)) En second lieu, toutes les parties de la Terre tendent au
centre du monde ; elles descendent vers les lieux les plus
déclives, à moins qu'elles ne se soutiennent l'une l'autre,
comme il arrive pour les parties qui forment les montagnes;
néanmoins, dans le cours des temps, toute partie de la Terre
descendra et sera précipitée vers le centre du Monde, ce qui
semble être la cause de la rotondité terrestre.
» On voit par là que si la Terre était fluide comme l'eau, en
sorte que chaque partie ne soutînt pas les parties voisines,
elle s'écoulerait jusqu'à ce qu'elle soit entièrement ronde et
parfaitement sphérique. »
Il semble, d'après ce raisonnement, que tous les phéno-
mènes produits à la surface du sol par la pesanteur tendent
à faire de la terre ferme une sphère parfaite ayant pour centre
le centre du Monde, partant une sphère recouverte par les
eaux. Mais, selon Albert de Saxe, cette fin ne sera jamais
atteinte; un mouvement de soulèvement du sol, produit par
ces érosions mêmes, en compense à chaque instant l'effet;
nous l'avons déjà entendu développer cette théorie; il y
revient' à la fin du second livre du De Cœlo :
« Le centre de grandeur de la Terre ne coïncide pas avec
son centre de gravité; d'un côté, la Terre est plus voisine du
Ciel et les eaux la laissent à découvert; de l'autre, elle est
plus éloignée du Ciel et recouverte par les eaux; c'est vers ce
I. Albcrli (le Saionia Quivstiones in libros de Cœlo et Mundo; in librum II qujDstio
XXVIll (Ed. i/i<)2) vel XXVI (Ed. i5i8).
ALBERT DE SAXE Ef LÉONARD DE \1NGI jg
côté que s'écoulent toutes les eaux, afin de se rapprocher du
centre du Monde.
»... Mais, direz -vous, ne peut- on reprendre une précédente
objection? En même temps que les fleuves, des parties de la
Terre s'écoulent constamment vers la mer; par là, la Terre
finira par être aussi voisine du Ciel du côté oii les eaux la
couvrent que du côté découvert; et, lorsque cela aura lieu,
elle sera entièrement couverte par les eaux.
» Nous répondrons que cela n'aura jamais lieu, et voici
pourquoi : Quand les particules terrestres sont entraînées vers
l'autre côté de la Terre, cet autre côté devient plus lourd et il
pousse celui-ci vers le haut, comme nous l'avons expliqué en
une précédente question. Il en sera toujours ainsi, et cela,
grâce à la dissymétrie de la Terre ; cette dissymétrie a été
réglée par Dieu, de toute éternité, pour le salut des animaux
et des plantes. »
Une partie de la terre ferme demeurera donc toujours
émergée; mais Albert admet ', avec Aristote^ que cette partie
ne demeurera pas toujours la même au cours des siècles :
« Je crois que, par suite du changement de l'écliptique solaire,
cette partie de la Terre qui est aujourd'hui émergée était autre-
fois immergée et inversement; ce fait est mis en évidence par
Aristote dans le second livre des Météores; il ne dit pas, toute-
fois, qu'il faille l'attribuer à la variation de l'orbite solaire. »
III
Ce que Léonard de Vinci a emprunté a Albert de Saxe.
Parmi les cahiers manuscrits où Léonard a consigné au
jour le jour ses réflexions de toute nature, et que conserve la
Bibliothèque de l'Institut, l'un des plus importants est celui
que désigne la lettre F 2. Par une heureuse et trop rare cir-
constance, ce manuscrit est daté. En tête du premier feuillet,
1. Albcrti de Saxonia Quœstiones in Ubros de Cœlo et Mundo; in libruni II quœslio
XXVIII (Ed. 1492) vel XXVI (Ed. i5i8).
2. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Cli. Ravaisson-Mollicn ; ms, F
de la Bibliothèque de l'Institut, Paris, 1889.
30 ÉTtDES SUR LEONARD DE VINCI
on lit cette indication, écrite, selon la constante habitude de
Léonard, de droite à gauche : u Gomincato ammilano addi
12 dissettembre i5o8. — Commencé à Milan le 12 septem-
bre i5o8. »
Le verso de la couverture de ce cahier est lui-même couvert
d'inscriptions diverses; on y voit, entre autres, une liste, une
sorte d'inventaire d'objets appartenant à Léonard de Vinci ou
empruntés par lui. Cette liste commence par ces mots : « Livres
de Venise. » On y trouve, en effet, à côté de u miroirs con-
caves » et de (( couteaux de Bohême », des titres de livres ou
de manuscrits, tels que u Vitruve », u Archimède, De centra
gravitatis )) , \\( Anatomie d'Alesandro Benedetto », le (^ Dante
de Nicolo délia Croce ».
C'est à la suite de cette liste que l'on déchiffre ces lignes :
(( Albertucco elmarliano decalculatione »
(( Alberto decelo e mundo — da fra bernardino »
Que M. Ravaisson-Mollien traduit ainsi :
(( Albertuccio et Marliano, de calculatione, »
u Albert, de Cœlo et Mundo, par frère Bernardino. »
Quels sont les ouvrages dont ces quelques lignes nous
révèlent la présence entre les mains de Léonard?
Une note de M. Ravaisson-Mollien nous rappelle que Mar-
liano, premier médecin de Jean Galeasz Sforza, mort à Milan
en i/i83, avait composé un écrit intitulé : De proportione
motuum in velocitate. Le sujet de cet écrit a rapport à certaines
questions touchées par Léonard au cours du cahier F ; il est
donc raisonnable de croire que l'ouvrage auquel Léonard fait
allusion est bien celui qu'indique M. Ravaisson-Mollien.
Mais comment faut-il interpréter le nom Albertucco, qui
précède la mention de cet ouvrage? M. Ravaisson-Mollien
propose, avec un point de doute, la traduction : Leone Battista
Alberti». M. Eug. Mûntz^ admet, en effet, que cette indication
se rapporte à Alberti.
1 . A la table des matières du nis. K, au mot Alberlucciiis, M. HaVaissoii-MoUien écrit :
« Mon frère Louis llavaisson-Mollien, de la HilDliothèque Ma^ariile, me fait remarquer
qu'un des deux Alhert de Saxe, Franciscain du xv' siècle, fut appelé Albertuccius. »
a» Eugène Miuilz, Léonard de Vinci, l'artiste, le penseur, le savant, p. 3oS (en note),
Paris, 1899.
ALBERT DE SAXE RT LEONARD DE VTNCf 21
De prime abord, une remarque rend douteuse cette inter-
prétation ; Léonard cite A^lberti en d'autres passages i ; il ne l'y
nomme point Albertucco, mais Battista Alberti. D'autre part,,
nous saA^ons qu'au xvi" siècle, on a coutume de désigner Albert
de Saxe par le surnom à' Alheriutius ou Albertaccius, INous
sommes donc conduits à penser que l'auteur mentionné par
Léonard n'est point Alberti, mais Albertus de Saxonia.
Cette présomption est confirmée par cette autre remarque : La
seconde partie du Tractatiis proportiomim d'Albert de Saxe, si
souvent imprimée au xv^ siècle et à la fin du xvi^ siècle, est
intitulée 2 : Tractatas de proporiione velocitatum in molibus. Il
semble donc tout naturel que Léonard ait rapproché cet écrit
de celui de Marliano.
Dans un moment, nous verrons ces présomptions se changer
en certitude.
La mention : « Albert, De Cœlo et Mundo » est regardée par
M. Ravaisson-MoUien comme se rapportant à Albert le Grand.
Mais rien, dans les notes que renferme le cahier F, ne rappelle
les théories physiques de Maître Albert; nous verrons, au con-
traire, que l'on y peut reconnaître des emprunts nombreux et
importants aux Quaestiones in libros de Cœlo et Mundo composées
par Albert de Saxe ; c'est donc sûrement cet écrit que Léonard
avait en mains et qu'il a entendu mentionner par ces mots :
« Alberto decelo e mundo. »
Les considérations qui précèdent nous montrent que Léonard
de Vinci, lorsqu'il jetait ses pensées sur les feuillets du Cahier
F, avait sans doute en mains deux ouvrages d'Albert de Saxe :
le Tractatas proportionum et les Quœstiones in libros de Cœlo et
Mundo. Mais, lors même qu'il ne nous en eût point laissé le
témoignage, l'étude de ses notes nous eût bientôt appris qu'il
avait médité les doctrines du vieux maître en Sorbonne.
Qu'est-ce que Léonard a emprunté au Tractatas proportionum
1. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; ms. F
de la Bibliothèque de l'Institut, fol. 82, recto; ms. G de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 54, recto.
2. B. Boncompagni. Intorno al un comento di-BenedettoTTlttori, medico Faentino, al
Tracta tus proportionum di Alberti di Sassonia (Bullelino di Bibliografia e di Storia
dcUc Slcienze matematiche e fisiche, t. IV, p. /igS; 187 1).
3 2 ETIDES SUR LEO\ARD DE VINCI
d'Albert et au traité De proportione motuum in velocitale de Mar-
liano? Sans doute, ces propositions i qui, toutes, découlent du
vieil axiome péripatéticien : La vitesse d'un mobile est propor-
tionnelle à la force qui meut ce mobile. A cet égard, il peut
sembler bien difficile d'émettre une affirmation formelle. Déve-
loppées par tous les commentateurs d'Aristote, depuis Alexan-
dre d'Aphrodisias et Simplicius, ces propositions étaient du
domaine commun. Heureusement, le témoignage même de
Léonard nous apporte, à cet égard, une certitude. Voici ce que
nous lisons dans un de ses cahiers ^ : (( Albert de Saxe dit, dans
son Des proportions, que si une puissance meut un mobile avec
une certaine vitesse, elle mouvra la moitié de ce mobile du
double plus vite. Il ne me paraît pas ainsi, à moi... »
Non moins saisissants et probants sont les rapprochements
que Ton peut faire entre mainte note de Léonard et les Ques-
tions d'Albertutius sur le De Cœlo et Mundo. Prenons, par
exemple, ce que nous lisons dans ces deux auteurs au sujet de
la figure que l'on voit dans la Lune.
Voici comment s'exprime Albert de Saxe 3 : « On demande,
en quatrième lieu, si cette tache qui apparaît dans la Lune
provient de la diVersité des parties de la Lune ou bien si la
cause en est extrinsèque à cet astre.
» On tente de prouver qu'elle ne provient pas de la diversité
des parties de la Lune. En premier lieu, en effet, la Lune est
un corps simple; or les parties d'un corps simple, considérées
sous un même rapport, sont toutes semblables entre elles;
cela est apparent dans l'eau, dans l'air et dans les autres corps
simples.
» En second lieu, les parties du Soleil ou bien celles de toute
autre étoile sont semblables et uniformes en rareté et densité ;
il en est donc de même des parties de la Lune; et, par consé-
quent, cette apparence de tache ne peut provenir de la diver-
sité des parties de la Lune.
1. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F, fol. 26, reclo, et fol. 3i, verso.
2. Les manuscrits de Léonard de Vinci, publics par Ch. Ravaisson-Mollicn; ms. 1 de
la Bibliothèque do l'Institut, fol. lao (72), recto.
3. Ali)erli do Saxonia Quaistiones in libros de Cœlo et Mundo; in libruni 11 quaes-
tio XXIV (td. i.',f)^) vol XXII (Ed. i5i8).
ALBERT DE SAXE ET LÉONARD DE VINCI 23
» Troisièmement, si elle avait une telle cause, c'est donc
que diverses parties de la Lune seraient plus rares et d'autres
moins; mais on prouve qu'il n'en est pas ainsi; car, dans les
éclipses de Soleil, les rayons du Soleil parviendraient jusqu'à
nous en traversant les parties de la Lune qui sont les plus
rares; et cela est évidemment faux.
» Enfin, on prouve que cette apparence de tache provient
d'une cause extrinsèque. Le corps même de la Lune est un
corps lisse, bien poli et semblable à un miroir; la Terre, se
trouvant en regard de la Lune, y engendre son image et res-
semblance comme dans un miroir; lors donc que nous regar-
dons la Lune, nous y voyons la Terre par réflexion, et de là
cette apparence de tache.
» Au sujet de cette question, j'examinerai d'abord la question
en elle-même, j'exposerai les diverses opinions qui ont été
émises à son sujet et je les réfuterai. En second lieu, j'expo-
serai l'opinion que je crois véritable.
» En premier lieu, il existait une opinion selon laquelle la
tache qui apparaît dans la Lune avait pour cause une vapeur
élevée par la Lune même; interposée entre l'astre et nous,
cette vapeur nous obscurcissait certaines parties de la Lune.
Un commentateur ajoute que, selon certains, la Lune attirait
à elle une telle vapeur pour s'en nourrir.
)) D'autres disent que la Lune a un grand pouvoir sur les
eaux et l'humidité; sa nature est donc d'attirer au-dessous
d'elle une semblable vapeur. Tous ces auteurs s'accordent
donc à attribuer la tache qui apparaît dans la Lune, non point
à la diversité des parties lunaires, mais à une cause extrin-
sèque.
» Mais cette opinion n'est pas valable. Ces exhalaisons et ces
vapeurs ne seraient point attirées également en tout temps;
elles n'auraient point une figure toujours semblable à elle-
même, mais essentiellement changeante. Au contraire, cette
tache apparaît constamment et a toujours la même forme;
par conséquent, elle n'est point causée par une vapeur ou
exhalaison interposée entre la Lune et nous.
» On ne peut, surtout, regarder comme valable l'opinion
2^ ÉTinrS SUR LEONARD DE VINGT
des premiers, selon lesquels la Lune attire à soi des vapeurs
afin de s'en nourrir; les corps célestes n'ont pas à se nourrir,
car ils ne sont sujets ni à la génération, ni à la corruption, ni
à l'altération.
» Une autre opinion prétendait que cette tache est la repré
sentation de quelque objet de ce monde inférieur, soit de la
Terre, soit des montagnes, soit de quelque chose d'analogue;
ces corps seraient vus dans la Lune comme des corps peuvent
être vus par réflexion dans un miroir, et cela parce que, selon
cette opinion, la Lune est polie comme un miroir.
)) Cette opinion ne vaut pas; car lorsque la Lune se meut,
la partie de la Lune où paraît cette tache devrait changer d'un
instant à l'autre; exactement comme les images changent de
place dans un miroir en mouvement; et cela n'est point.
» D'ailleurs, si la Lune avait le pouvoir de réfléchir les
images des corps, l'image de la Terre tout entière devrait
apparaître dans la Lune; or, il est faux qu'elle y apparaisse,
car la Terre n'a point la forme de cette tache.
» En second lieu, le Commentateur émet une troisième opinion
que je crois véritable : Cette tache proviendrait de la diversité
des parties de la Lune qui seraient plus ou moins rares
ou plus ou moins denses les unes que les autres. Les parties
en lesquelles la tache se montre sont les plus rares, ce qui les
rend moins aptes à reluire; les parties qui les avoisinent sont
plus denses et, par là, brillent davantage. Cela se comprend
par analogie avec l'albâtre; les parties de l'albâtre qui sont
très denses et non transparentes paraissent fort blanches;
celles qui sont transparentes comme du verre sont obscures
et tirent sur le noir. Si l'on demande pourquoi la Lune pré-
sente de telles différences entre ses diverses parties, il faut
répondre que telle est sa nature... »
(( Réponses aux arguments du début. — Au premier, je répon-
drai que la Lune est, en ellet, simple en substance; mais que
cela nVmpêche pas qu'elle ne puisse, entre ses diverses par-
ties, présenter des dillerences de rareté et de densité.
» \u second, je répondrai qu'il n'y a point de comparaison
entre le Soleil et les étoiles, d'une part, et la Lune, d'autre
ALIJERT DE SAXE ET LEO^VARD DE VINCI 2iD
part. Il n'y a pas lieu d'assigner la cause de cette dissem-
blance; elle tient à la nature de ces corps.
» Au sujet du troisième, je dirai qu'une partie de la Lune
est, il est vrai, un peu plus rare que l'autre; mais qu'elle n'est
pas rare à ce point que les rayons solaires puissent traverser
toute l'épaisseur de la Lune.
)) Ce qu'il faut répondre au dernier argument découle de la
réfutation de la seconde opinion. »
Lisons maintenant ce qu'écrit Léonard de Vinci i sur ce
même sujet des taches de la Lune.
« Taches de la Lune. — Quelques-uns disent qu'il s'en élève
des vapeurs semblables à des nuages et qu'elles s'interposent
entre la Lune et nos yeux. S'il en était ainsi, jamais de telles
taches ne seraient stables ni de position ni de figure, et en
voyant la Lune en divers aspects, ces taches, quand même
elles ne varieraient pas, changeraient de figure comme fait la
chose qu'on voit par plusieurs côtés.
» On a dit aussi que les taches de la Lune sont dues à ce que
la Lune est, en soi, de raretés et densités diverses. S'il en était
ainsi, dans les éclipses de Lune (sic), les rayons solaires péné-
treraient par quelque partie dans la susdite rareté; un tel effet
ne se voyant pas, ladite opinion est fausse.
)) D'autres disent que la surface de la Lune étant nette et
polie, elle reçoit en soi comme un miroir la ressemblance de
la Terre.
» Cette opinion est fausse, puisque la Terre découverte par
l'eau a, sous différents aspects, diverses figures; car quand la
Lune est à l'orient, elle réfléchirait d'autres taches que quand
elle est au-dessus de nous, ou que quand elle est à l'occident;
or, les taches de la Lune, comme on le voit à la pleine lune,
ne varient jamais dans le mouvement fait par elle dans notre
hémisphère,
» Une deuxième raison est que la chose réfléchie dans la
convexité prend une petite partie du miroir, comme il est
prouvé en la perspective. Une troisième raison est qu'à la
I. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F, fol. 8^, recto, 8/4, verso, et 85,
recto.
36 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
pleine lune, la Lune voit seulement le milieu de la sphère de
la Terre illuminé, dans laquelle l'Océan resplendit avec les
autres eaux, et la Terre fait des taches dans cette splendeur;
et ainsi on verrait la moitié de notre Terre ceinte par la
splendeur de la mer éclairée par le Soleil et, dans la Lune,
une telle ressemblance serait une minime partie de celle Lune.
La quatrième raison est que la chose qui resplendit ne se mire
pas dans une autre splendeur; donc la mer prenant la splen-
deur du Soleil, comme fait la Lune, la Terre ne pourrait pas
s'y réfléchir sans qu'on y vît se réfléchir particulièrement le
corps du Soleil et de chacune des étoiles à elle opposées.
» D'autres disent que la Lune était composée de parties plus
ou moins transparentes, comme si une partie était en sorte
d'albâtre, et quelque autre en sorte de cristal ou de verre. 11
s'ensuivrait que le Soleil frappant avec ses rayons dans la
partie moins transparente, la lumière resterait à la surface;
ainsi la partie plus dense resterait illuminée, et la partie
moins dense montrerait les ombres de ses profondeurs
obscures. Ainsi compose-ton la qualité de la Lune et
cette opinion a plu à beaucoup de philosophes, surtout à
Aristote. Et pourtant c'est une fausse opinion, parce que sous
les divers aspects que la Lune et la Terre offrent souvent à nos
yeux, nous verrions ces taches varier et se faire tantôt obs-
cures et tantôt claires. Elle se feraient obscures quand le Soleil
est à l'occident et la Lune au milieu du Ciel, car alors les
concavités transparentes prendraient ombre jusqu'au plus
haut des lèvres de ces concavités transparentes, parce que
le Soleil ne pourrait pas faire pénétrer ces rayons dans les
bouches de ces concavités. Elles paraîtraient claires à la pleine
lune, lorsque la Lune à l'orient regarde le Soleil à l'occident;
alors le Soleil illuminerait jusqu'aux fonds de telles transpa-
rences; et ainsi, aucune ombre ne se produisant, la Lune ne
nous montrerait pas en ce temps les susdites taches; et ainsi,
tantôt plus, tantôt moins, selon les changements du Soleil par
rapport à la Lune et de la Lune par rapport à nos yeux,
comme je l'ai dit ci-dessus. »
La comparaison de ces deux textes ne saurait laisser place
ALBERT DE SAXE ET LEONARD DE VINCI 27
au doute; lorsque Léonard écrivait ses réflexions sur les taches
de la Lune, il venait de lire la discussion d'Albert de Saxe sur
le même sujet. 11 l'avait lue, d'ailleurs, comme peut lire un
homme de génie qui, bien rarement, se résigne a suivre servi-
lement la pensée d'aulrui; aux objections qu'Albertutius avait
adressées à certaines hypothèses, il avait ajouté ou substitué
ses propres objections ; et l'explication même à laquelle le vieux
maître en Sorbonne avait accordé ses préférences n'était pas
demeurée sauve des critiques du grand peintre. Nous verrons
plus loin que celui-ci avait, à son tour, une explication à proposer.
Léonard s'inspire encore des Quœstlones d'Albert de Saxe,
mais il s'en inspire toujours avec la même liberté, lorsqu'il
discute cette question, soulevée par les Pythagoriciens et parles
Platoniciens: Les mouvements célestes produisent-ils des sons?
Albert de Saxe avait observé i que « le mouvement, lorsqu'il
est rapide, cause un son, pourvu cependant qu'il soit accom-
pagné des conditions nécessaires à la production du son,
telles qu'un frottement, un ébranlement de l'air, et autres
semblables; mais toules ces conditions font défaut dans le
mouvement des corps célestes. »
En ce mouvement, (( il ne se produit point de frottement
énergique, car les corps célestes sont lisses et polis; et
cependant un frottement énergique est nécessaire pour que le
mouvement des corps engendre un son. »
11 ne faut point se représenter le mouvement de deux orbites
voisines à l'image du mouvement de deux roues d'engrenage.
« Une orbite n'entraîne point violemment l'orbite voisine; il
n'y a point d'entraînement des orbites l'une par l'autre, car les
surfaces des corps célestes sont parfaitement lisses; elles ne
présentent point d'aspérités par lesquelles une orbite puisse
s'accrocher à l'autre et l'entraîner dans son mouvement. »
D'autre part, dans les mouvements célestes, on ne trouve
pas (( cette percussion ou cet ébranlement de l'air qui est
nécessaire pour qu'il y ait son. On objectera peut-être que cet
ébranlement de Pair n'est point indispensable à la génération
I. Alberti de Saxonia Quœstiones in libros de Cœlo et Mundo, in librum II
quapslio XVI (Ed. 1/192) vel XV (Ed. i5i8}.
28 ÉTUDES SI R LÉOWRD DE VI\CT
du son, mais seulement à sa propagation. Cette objection est
sans valeur. Je pourrais, en effet, en raisonnant de même,
prétendre qu'il y a un son dans un corps quelconque lorsqu'il
est en repos, mais qu'on ne l'entend pas, parce que ce corps
en repos ne communique aucun frémissement à l'air qui l'en-
vironne et que ce frémissement est nécessaire pour que le son
soit entendu, car la species du son se propage par l'intermé-
diaire de l'air vibrant. »
L'influence de ces raisonnements se reconnaît, mais, parfois,
profondément modifiée, dans ce passage écrit par Léonard' :
« Du frottement des cieux, s'il fait un son ou non. Tout frottement
est causé par l'air frappant un corps dense, et s'il est fait par
deux corps graves entre eux, c'est au moyen de l'air qui les
entoure; et ce frottement là consume les corps frottés. Donc il
suivrait que les cieux dans leur frottement, pour ne pas avoir
d'air entre eux, ne produiraient pas de son. Si cependant ce
frottement avait vérité, ces cieux, en tant de siècles durant
lesquels ils ont tourné, auraient été consumés par leur si
immense vitesse de chaque jour. Et s'ils faisaient un son,
celui-ci ne pourrait se répandre, puisque le son de la per-
cussion faite sous l'eau s'entend peu, et s'entendrait moins ou
pas du tout dans les corps denses. Le frottement non plus des
corps polis ne fait pas de bruit, et c'est de même qu'il se trou-
verait qu'il ne se fait pas de bruit au contact ou frottement des
cieux. Et si ces cieux ne sont pas polis au contact de leur
frottement, il suit qu'ils sont globuleux ou rugueux, donc leur
contact n'est pas continuel, et s'il en est ainsi, le vide se
produit, lequel on conclut ne pas se trouver dans la nature.
Donc il est conclu que le frottement aurait consumé les termes
de chaque ciel, et autant il est plus rapide vers le milieu que
vers les pôles, il se consumerait plus au milieu qu'aux pôles ;
puis il n'y aurait plus de frottement et le son cesserait, et les
danseurs s'arrêteraient, à moins que des cieux l'un ne tournât
à l'orient et l'autre au septentrion. »
Entre les doctrines d'Albert de Saxe et les opinions émises
par Léonard, on pourrait faire maint rapprochement analogue;
I. Us Manu}tcrits de Léomrd de Vinci, ms. F, fol. 5C, verso.
ALlilillT DE SAXE ET LEONARD DE \HNCI 29
on pourrait, par exemple, comparer ce passage ' du premier :
(( Si un mobile se mouvait dans le vide, il ne causerait aucune
chaleur; car le mouvement n'engendre de la chaleur que par
le frottement du mobile contre le milieu, » à celte phrase 2 du
second : « Le frottement très rapide de deux corps denses
engendre du feu. » Mais ne nous arrêtons pas à toutes les
concordances de détail que Ton pourrait relever; portons notre
attention sur celles qui ont trait à la théorie de la gravité déve-
loppée par Albertutius; cette théorie, en effet, paraît avoir
sollicité d'une manière toute spéciale l'attention de Léonard de
Vinci.
Voici d'abord un fragment 3 où Léonard reproduit la distinc-
tion essentielle sur laquelle repose la théorie d'Albert de Saxe.
(( Du centre du grave. Tout corps non uniforme a trois centres,
c'està dire de la grandeur, de la gravité accidentelle^ et de la
gravité naturelle; mais si on incorporait le centre du Monde,
il manquerait le centre de la gravité accidentelle. »
(( Des corps non uniformes qui ont un centre de grandeur et
un centre de gravité naturelle. Et on ne pourra recevoir le
centre du Monde sinon dans le centre de gravité et celui de la
grandeur restera à part. »
Dans cet autre fragment 5, Léonard montre, suivant l'avis
d'Albert de Saxe, comment le centre de gravité de la Terre
subit de perpétuels changements de lieu :
(( Parce que le centre de la gravité naturelle de la Terre doit
être au centre du Monde, la Terre va toujours en s'allégeant
1. Alberti de Saxonia Quœstiones in libros de Physico Audita; in librum IV
quaestio IX.
2. Les Manuscrits de Léonard do Vinci, nis. F, fol. 85, verso. — Ce passage me
paraît être le seul que Ton pourrait invoquer si l'on voulait prétendre que Léonard
a connu les Quœstiones sur la Physique ; il est, je crois, insuffisant à établir cette opi-
nion. Léonard n'a probablement connu que les Quœstiones sur le De Cœlo, seules
imprimées avant i5o8.
3. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F, fol. 54, recto.
t\. Il me parait facile de deviner ce que Léonard entend par centre de la gravité
accidentelle; la gravité accidentelle désigne, pour beaucoup de scolastiques, ce que
Léonard nomme généralement iinpeto; cette notion confuse correspond plus
ou moins exactement à nos idées modernes de vitesse acquise, de quantité de mouvement
et de force vive; de même que, pour Léonard, la gravité naturelle a son siège en un
point, le centre de gravité naturelle, de même la gravité accidentelle est condensée
au centre de gravité accidentelle. Si le grave incorpore le centre du Monde, il y demeure
en repos, et la gravité accidentelle disparaît avec son centre.
5, Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F, fol. 70, recto.
3o ÉTUDES SLK LEOINARD DE YliNCI
en quelque partie, et la partie allégée pousse en haut, et
submerge autant de la partie opposée qu'il en faut pour qu'elle
joigne le centre de la susdite gravité au centre du Monde; et la
sphère de Teau tient constamment sa surface équidistante
au centre du Monde.
» Où le Soleil est droit au-dessus, la Terre s'allège; couverte
par Fair, les eaux et la neige lui ont manqué; du côté opposé,
les pluies et les neiges alourdissent la Terre, la poussent vers
le centre du Monde et éloignent de ce centre les parties allé-
gées; ainsi la sphère de l'eau conserve l'égalité de distance
du centre de sa sphère, mais non de la gravité. »
Albertutius avait montré comment la Terre tendait constam-
ment à la sphéricité; Léonard reprend i les mêmes considé-
rations :
« Da Monde. Tout grave tend en bas, et les choses hautes ne
resteront pas à leur hauteur, mais avec le temps elles descen-
dront toutes et ainsi, avec le temps, le Monde restera spliérique
et, par conséquent, sera tout couvert d'eau. »
Albert avait reculé devant cette conséquence ; il s'était efforcé
d'expliquer comment une terre ferme émergerait toujours hors
des eaux. C'est en énumérant les opinions à réfuter qu'il avait
écrits ces mots : « Omne grave tendit deorsum nec perpetuo
potest sic sursum sustineri, quare jam totalis terra esset sphie-
rica et undique aquis cooperta. » Plus audacieux, Léonard
n'hésite pas à annoncer que le jeu même de la gravité tend à
l'inondation totale de l'Univers; non seulement il transcrit ^
mot pour mot la phrase d'Albert de Saxe : a Omne grave tendit
deorsum nec perpétue potest sic sursum sustineri, quare jam
totalis terra esset facta sphaerica, » mais encore il revient avec
insistance sur cette prophétie.
(( Si la Terre était sphérique '•, aucune partie n'en serait
découverte par la spbère de l'eau... Perpétuels sont les bas
lieux du fond de la mer, et les cimes des monts sont le
1. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F, fol. 84, recto.
2. Alberti de Saxonia Qua'sliones in libros de Cœlo et Mundo; in librum II qua^stio
XXVIII (Ed. ihv^;.) vcl \XVI (Ed. i5i8).
o. Les Manuscrits de Léonard de ^ inci, ms. F, fol. 8/i, recto.
V Les Manuscrits de Léonard de Mnci, nis. F, fol. I"):!, verso.
ALBERT DE SAXE ET LEONARD DE VlINCI 3l
contraire; il suit que la Terre se fera sphérique et toute cou-
verte des eaux, et sera inhabitable. »
Dans ce continuel travail de la gravité qui, perpétuellement,
tend à arrondir la terre ferme, l'érosion produite par les eaux
pluviales joue un rôle essentiel ; Albert de Saxe nous a signalé
ce rôle; il nous a montré également comment l'érosion avait
sculpté le relief du sol. Léonard reprend ces considérations;
mais il les expose* en ingénieur habitué à l'observation minu-
tieuse des phénomènes produits par les eaux courantes :
u Si la terre des antipodes qui soutient l'Océan s'élevait et se
découvrait beaucoup hors de cette mer, étant presque plane,
de quelle façon pourraient se créer avec le temps les monts et
les vallées, et les pierres des diverses couches?
» La fange ou sable, d'où l'eau s'écoule, quand elle reste
découverte par les inondations des fleuves, nous enseigne ce
qui se demande ci-dessus.
» L'eau qui s'écoulerait de la terre découverte par la mer,
quand cette terre s'élèverait beaucoup au-dessus de la mer, bien
qu'elle fût presque plane, commencerait à faire divers ruisseaux
pour les parties plus basses de celle surface, et ceux ci, com-
mençant ainsi à se creuser, se feraient réceptacles des autres
eaux environnantes ; de cette façon ils acquerraient, dans toute
partie de leur longueur, de la largeur et de la profondeur,
leurs eaux croissant toujours jusqu'à ce que toute cette eau se
soit écoulée ; et ces concavités seraient ensuite les cours des
torrents qui reçoivent les eaux des pluies; et ainsi elles iraient
consumant les berges de ces fleuves jusqu'à ce que les terres
qui les séparent les uns des autres se fissent monts aigus et
que, l'eau s'écoulant, ces collines commençassent à se sécher
et à créer les pierres en ci)uches plus ou moins grandes selon
les épaisseurs des fanges que les fleuves auraient portées dans
la mer avec leurs déluges. »
Albert admet que c'est le centre de gravité de la terre ferme
qui occupe le centre du Monde; la présence de l'eau en
certaines parties de la surface qui termine la terre solide, son
absence en d'autres parties de cette même surface ne sauraient
X. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F, foi. ii, verso.
32 ÉTLDES SUR LEONARD DE \I^Cl
déranger ce centre de gravité. Léonard de Vinci a-t-il admis
cette théorie?
Léonard connaît le principe sur lequel elle repose; il
rénonce ^ en résumant Albert de Saxe: a Aucun élément simple
n'a de légèreté ni de gravité dans sa propre sphère, et si la
vessie pleine d'air pèse plus aux balances qu'étant vide, c'est
parce que cet air est condensé; et le feu pourrait se condenser
de telle façon qu'il serait plus lourd que l'air ou égal à l'air,
et peut-être plus lourd que l'eau et devenant égal à la terre. »
Mais de ce qu'il a connu de cette théorie, il n'en résulte
point qu'il l'ait adoptée; en tout cas, il n'a pas admis sans
conteste le corollaire qu'Albertutius en avait prétendu tirer.
La modification qu'il semble disposé à apporter à ce corol-
laire est d'ailleurs bien singulière ; il pense que l'eau n'alourdit
pas la partie du globe qu'elle recouvre, mais, au contraire, l'al-
lège ; il regarde cette proposition comme une conséquence du
principe d'Archimède. Voici le passage 2 oii se trouve exposée
cette étrange opinion :
(( Si la Terre couverte par la sphère de l'eau est plus ou moins
grave qu'étant découverte. Je réponds que ce grave pèse plus
qui est en milieu plus léger. Donc la terre qui est couverte par
l'air est plus grave que celle qui est couverte par l'eau... »
Deux petits croquis représentent des pyramides, en parties
immergées dans une sphère liquide, en partie émergées; à
côté de ces croquis, on lit : « Je dis que le centre de gravité de
la pyramide étant placé au centre du Monde, cette pyramide
changera de centre de gravité si elle est ensuite en partie cou-
verte par la sphère de l'eau ; et donnes-en exemple avec deux
poids cylindriques égaux et semblables dont l'un soit à moitié
dans l'eau et Tautre tout dans cette eau. Je dis que celui qui
reste à moitié hors de l'eau est plus grave, comme il est
prouvé. ))
A une théorie formellement contraire aux lois de rHvdro-
statique, Léonard de Vinci en a substitué une autre qui ne
s'accorde pas mieux avec les principes de cette science. Nous
1. Les ManuscrUs do Léonard do Vinci, ms. F, fol. O9, verso.
■j. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, nis. F, foL 0(j, recto.
ALBERT DE SAXE ET LEONARD DE VI?» CI 33
allons voir que le grand peintre fut souvent mieux inspiré,
soit qu'il se proposât simplement de développer les pensées
d'Albert de Saxe, soit qu'il rejetât les doctrines du scolastique
en faveur de théories nouvelles.
IV
Ce que Léonard de Vinci a ajouté aux théories
d'Albert de Saxe
Léonard de Vinci a donc étudié les Quœsliones in libros de Cœlo
et Mando composées par Albert de Saxe ; il ne les a point étu-
diées en lecteur attentif, désireux de pénétrer très complète-
ment la pensée d'un auteur et de se l'assimiler très exactement;
il les a étudiées avec un sens critique toujours en éveil, avec
une imaginalion toujours prête à enfanter des hypothèses nou-
velles, avec une habileté de géomètre et un talent d'observateur
toujours disposé à enrichir les doctrines d'Albert de Saxe ou à
leur substituer des théories différentes.
Les discussions que développe Alberlutius suggèrent à Léo-
nard des problèmes nouveaux.
Ainsi le vieux maître en Sorbonne examine, après Aristote,
cette question I : Peut-il exister deux mondes semblables, con-
struits autour de deux centres distincts? Bien qu'avec le Philo-
sophe, il tienne pour la négative, il examine quelques corollaires
de l'hypothèse affirmative.
En chacun de ces deux mondes semblables, il y aurait une
terre; ces deux terres de même nature se comporteraient de
même à l'égard des centres des deux mondes; c chacune de ces
deux terres aurait tendance à se mouvoir non seulement vers
le centre du monde au sein duquel elle se trouve, mais aussi
vers le centre de l'autre monde;» « il n'en résulte pas que
chacune de ces deux terres tendrait vers l'autre; chacune
d'elles, si on l'écartait du centre du monde auquel elle appar^
I. Albcrti de Saxonia Quœstiones in libros de Cœlo et Mando; in librum I qua^stio XII
(Ed. i/,(ja) vol \ (Ed. i5i8).
p. DLllEM. 3
34 ÉTUDES SLR LEONARD DE VINCI
tient, se dirigerait vers ce centre et non vers l'autre, parce
qu'elle est plus rapprochée de celui-là; mais s'il lui arrivait
d'être placée à égale distance des deux centres, elle se tiendrait
en équilibre entre eux, comme un morceau de fer entre deux
aimants qui l'attireraient également».
Léonard, ayant lu ce passage, se pose d'autres questions
analogues à celle qu'a examinée Albert de Saxe. Le premier
problème qui sollicite son attention ^ concerne le mouvement
d'un grave qui parcourt la perpendiculaire menée à la ligne de
jonction de deux centres par le milieu de cette ligne.
(( Donnés les centres de deux mondes sans éléments, très éloignés
Vun de Vautre, et donné un grave uniforme dont le centre de gra-
vité soit également éloigné des deux dits centres, puis un tel grave
étant laissé tomber, quel sera son mouvement?
» Il ira longtemps se mouvant avec un mouvement ayant
toute partie de sa longueur également distante de chacun des
centres, et finalement, il s'arrêtera à une égale distance de
chacun des deux dits centres, au plus prochain lieu qu'ait la
ligne de son mouvement. »
D'autres questions analogues se présentent à l'esprit de
Léonard 2 :
(( Donné que serait le contact de deux corps terrestres avec
leurs éléments, quelle figure prendraient les éléments à leur
contact?
» Donné un grave sphérique au contact de l'élément du feu
avec l'autre élément du feu, qui pèse autant vers l'un des cen-
tres de tels éléments que vers le centre des autres éléments, ce
grave descendra obliquement et se posera sur le contact des
deux corps terrestres..., et son mouvement sera oblique. »
Léonard entend par ces derniers mots que la trajectoire de ce
grave, dirigée suivant une perpendiculaire à la ligne qui joint
les deux centres, ne sera verticale ni pour l'une ni pour l'autre
des deux terres en contact.
Les problèmes relatifs à l'action simultanée de deux centres
fixes étaient destinés à solliciter les efforts des géomètres qui
I. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F, fol. 83, verso.
À. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, loc. cit.
ÀLBJikT DÉ SAXE ET LEOiNARt) DE Vl.NCÎ 35
ont suivi Newton. A l'époque où Léonard écrivait ses notes, de
tels problèmes, loin de pouvoir être résolus, ne pouvaient
même être posés d'une manière complètement déterminée.
Parfois, Léonard se posait à lui-même des problèmes mieux
adaptés aux connaissances mathématiques qui avaient cours
de son temps et, dans ce cas, il en obtenait la solution; de ce
nombre est la recherche du centre de gravité du tétraèdre.
La théorie de la pesanteur développée par Albert de Saxe
faisait un constant appel à la considération du centre de gravité
des solides; mais la recherche de tels centres de gravité n'avait
presque jamais sollicité les efforts des géomètres. Dans ses
immortels ouvrages, Archimède avait seulement enseigné
comment on peut déterminer le centre de pesanteur de figures
planes; assurément, ses recherches sur les corps flottants nous
montrent qu'il connaissait le centre de gravité du paraboloïde
de révolution, mais le procédé par lequel il l'avait obtenu ne
nous a pas été transmis. Pappus, tout en donnant la définition
du centre de gravité pour des corps à trois dimensions, n'a
ensuite traité de ce point qu'en des figures planes. C'est seu-
lement au milieu du xvi'^ siècle que les travaux de Maurolycus
et de Commandin ont inauguré l'étude du centre de gravité
des solides.
Or, Léonard de Vinci avait, d'un demi-siècle, précédé Mau-
rolycus et Commandin, comme en témoigne cette courte
note' :
« Le centre de toute gravité pyramidale est dans le quart de
son axe, vers la base; et si tu divises l'axe en 4 [parties] égales,
et que tu entrecoupes deux des axes de cette pyramide, une
telle intersection aboutira au susdit quart. »
Quelle démonstration avait fourni à Léonard de Vinci ce
beau théorème, que Maurolycus devait retrouver seulement
en i5/^8.^ Nous en sommes réduits, sur ce point, aux conjec-
tures que nous suggèrent les figures jointes à l'énoncé. Léonard
montrait sans doute que le centre de gravité du solide devait
se trouver sur la ligne qui réunit un sommet au centre de
gravité de la base opposée; il' reconnaissait alors que ce centre
1. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F, fol. 5i, recto.
36 ÉTUDES SUR LÉONARD L>E M.\C1
de gravité était le point de concours des quatre lignes analo-
gues issues des quatre sommets du tétraèdre i.
Il n'est pas douteux que ce problème de Géométrie ne se
soit présenté à l'esprit de Léonard à propos de la théorie de la
pesanteur donnée par Albert de Saxe; nous avons vu, en effet,
qu'au moment de discuter la doctrine de cet auteur touchant
les relations de la terre solide, de son centre de gravité et de la
sphère des eaux, Léonard de Vinci considérait ^ un ensemble
analogue, où la terre était remplacée par une pyramide.
Ainsi, pour développer certaines doctrines d'Albert de Saxe,
Léonard faisait parfois appel à son talent de géomètre; parfois,
aussi, il usait des observations qu'avaient accumulées sa
curiosité de naturaliste et sa sagacité d'ingénieur.
Albert de Saxe avait nettement caractérisé ces deux sortes
de phénomènes géologiques : d'une part, l'érosion, produite
par les eaux fluviales, qui entraîne à la mer la terre des
continents; d'autre part, des oscillations du sol qui peuvent
aller jusqu'à immerger certains continents et à faire sortir de
l'Océan des terres nouvelles, longtemps couvertes d'eau.
Nous avons vu Léonard résumer avec netteté ces doctrines
du vieux maître en Sorbonne; nous l'avons vu décrire les
phénomènes d'érosion en hydraulicien qui les a minutieu-
sement observés ; il n'hésite pas devant les opinions les plus
audacieuses d'Albert de Saxe; il admet avec lui que les terres
aujourd'hui habitables ont été jadis submergées.
A l'appui de ces opinions géologiques empruntées à Albert
de Saxe, Léonard cite des preuves convaincantes, capables
d'établir à la fois les phénomènes d'érosion qui ont constitué
les dépôts sous- marins et les soulèvements par lesquels ces
dépôts ont émergé de la surface des eaux; ces preuves sont
fournies par les roches sédimentaires que l'on observe jusqu'au
sommet des montagnes et par les fossiles que l'on y trouve.
1. Avec son inexactitude habituelle, Lihri (Histoire des Sciences mathématiques en
Italie, t. III, p. fn ; i84o) dit : « La figure qui accompagne sa note prouve que Léonard
décomposait les pyramides en plans parallèles à la base, comme on le fait à présent. »
Les deux Hgures qui accompagnent la note de Léonard n'olTrcnt aucune trace de cette
décomposition; seules y sont tracées les médianes des bases et les lignes joignant les
sommets aux points de concours de ces médianes.
2. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F, fol. G 9, recto.
ALBERT DE SAXE ET LEONARD DE VINCI ' 3;
(( Si les monts ^ n'étaient pas restés en grande partie décou-
verts par les eaux, les cours des fleuves n'auraient par pu
porter autant de limon dans la mer qu'est celui qui vient à
être mêlé à une grande hauteur aux animaux qu'elle a ren-
fermés. »
Les coquilles que nombre de roches sédimentaires ren-
ferment en abondance ont dû, de toute antiquité, attirer
l'attention des hommes. Mais il fallut bien longtemps pour
qu'on y vît la preuve des mouvements du sol par lesquels le
fond des mers est devenu terre ferme. En ces simulacres des
coquillages qui vivent encore aujourd'hui au sein des mers
on prétendait voir d'étranges dispositions prises par les pierres
sous l'influence de certaines constellations. Léonard s'élève 2
avec force contre la puérilité de telles opinions :
(( Et si tu veux dire que les coquilles sont produites par la
nature dans ces montagnes moyennant les constellations, par
quelle voie montreras -tu que ces constellations font les
coquilles de diverses grandeurs et de divers âges et de diverses
espèces en un même endroit?
» Et comment m'expliqueras -tu le gravier congelé par
degrés à diverses hauteurs des hauts monts, parce que là se
trouvent des graviers de diverses régions, apportés de divers
pays par le cours des fleuves en cet endroit? Le gravier n'est
pas autre chose que des morceaux de pierre qui ont perdu les
angles par leur longue révolution, et par diverses percussions
et chutes qu'ils ont eues au moyen des courses des eaux qui
les ont conduits en ce lieu.
» Gomment prouveras -tu le très grand nombre d'espèces
diverses de feuilles congelées dans les hautes pierres de tels
monts, et l'algue, herbe de mer, se trouvant à être mêlée aux
coquilles et aux sables? Et ainsi tu verras tputes sortes de
choses pétrifiées ensemble, avec des écrevisses de mer morce-
lées et entremêlées de ces coquilles. »
Pour justifier plus complètement l'origine qu'il attribue à
1. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F, fol. 78, "verso.
2. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F, fol. 80, verso. En titre: Des coquil-
lages des montagnes.
38 KTUDES SLR LEONARD DE VINCI
ces débris végétaux et animaux, Léonard explique par quel
mécanisme se sont formées les diverses sortes de fossiles que
l'on peut observer. Citons en entier ce fragment i, où Léonard
se montre observateur si sagace et si exact :
(( Quand la nature vient à la formation des pierres, elle pro-
duit une qualité d'humeur visqueuse qui, en séchant, se fige
avec les choses qui s'y enferment sans changer ces choses en
pierres, mais en les conservant avec la forme avec laquelle
elle les a trouvées. C'est pour cela que les feuilles sont trouvées
entières au dedans des pierres formées au bas des montagnes,
avec le mélange de diverses espèces que leur ont laissées les
inondations des fleuves nées au temps des automnes; là, les
fanges des inondations suivantes les recouvrirent, puis ces
fanges s'agrégèrent avec la susdite humeur et se changèrent
en couches de pierres par degrés, selon les degrés de fange. »
(( Des os des poissons qui se trouvent dans les poissons pétrifiés .
Tous les animaux ayant les os en dedans de leur peau qui
ont été couverts par les fanges des eaux des fleuves sortis de
leurs lits ordinaires ont été à la minute imprimés en ces fanges.
Et avec le temps, les lits des fleuves étant abaissés, ces ani-
maux imprimés et enfermés dans ces fanges qui ont consumé
leur chair et leurs organes, les os seuls leur restant, leur orga*
nisation étant décomposée, ces os sont tombés au fond de la
concavité de leur empreinte. Et quand la fange, par son éléva-
tion au-dessus des eaux, s'est séchée de l'humidité aqueuse,
dans celte concavité elle a pris l'humidité visqueuse, qui s'est
faite pierre, enfermant avec elle ce qui s'y trouvait, remplissant
de soi tous les creux. En trouvant la concavité de l'empreinte
de tels animaux, elle pénètre subtilement dans les mêmes
porosités de la terre par lesquelles l'air qui s'y trouvait
s'échappe... Cette humeur, séchant, se fait pierre légère et
conserve la même forme que les animaux qui ont laissé là
leur empreinte, et elle en renferme les os. »
« Des animaux qui ont les os au dehors, comme les coquillages,
colimaçons ou huîtres, capes, les « buoli » (9) et de semblables,
qui sont d'espèces innombrables. — Quand les inondations des
I. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F, fol. 80, recto, 79, verso, et 79, recto.
ALBERT DE SAXE ET LEON AU D DE VINCI 89
fleuves troublés de fine fange la déchargeaient sur les animaux
qui habitaient sous les eaux voisines des rivages de la mer,
ces animaux restaient empreints de cette fange ; et se trouvant
beaucoup sous un grand poids de cette fange, ils devaient
nécessairement mourir, les animaux dont ils avaient l'habitude
de se nourrir leur manquant. La mer s'abaissant avec le temps,
cette fange, les eaux salées écoulées, vint à se changer en
pierre; et les coquilles de ces coquillages, dont les animaux
avaient été consumés, se trouvaient, à la place de ceux-ci,
remplies de fange; ainsi, au milieu de la transformation en
pierre de toute la fange environnante, la fange qui était restée
à l'intérieur des têts des coquillages un peu ouverts s'étant
jointe, par cette ouverture de la coquille, à l'autre fange, vint,
elle aussi, à se convertir en pierre; et ainsi tous les têts de
ces coquillages restèrent entre les deux pierres, c'est-à-dire
entre celle qui les enfermait et celle qu'ils contenaient. On en
trouve en beaucoup d'endroits, et presque tous les coquillages
pétrifiés dans les rochers des montagnes ont encore leur têt
naturel, surtout ceux qui avaient assez vieilli pour qu'ils se
soient conservés par leur dureté; et les jeunes, étant déjà
réduits en chaux en grande partie, avaient été pénétrés par
l'humeur visqueuse et pétrifiable. »
En écrivant ce fragment, Léonard créait la Paléontologie; et
il l'avait écrit pour confirmer les théories géologiques d'un
scolastique du xiv** siècle.
Ce que Léonard de Vinci a opposé aux doctrines
d'Albert de Saxe.
Inventeur de génie lorsqu'il se propose de confirmer et de
compléter les enseignements d'Albert de Saxe, Léonard n'est
ni moins original, ni moins heureux, en certaines circonstances
où il rejette les doctrines de son prédécesseur pour leur substi-
tuer des hypothèses nouvelles.
f^O KTDDES SUR LEONARD DE VINCI
Souvent, en effet, il se refuse à admettre les théories du
vieux maître en Sorbonne, et son refus n'est pas toujours
exempt de rudesse.
Les Pythagoriciens et les Platoniciens se plaisaient, on le
sait, à établir un parallèle entre les cinq polyèdres réguliers
convexes qu'avaient découverts les géomètres et les cinq essen-
ces simples dont l'Univers matériel était composé. Ils attri-
buaient le cube à la terre, l'icosaèdre à l'eau, l'octaèdre à l'air,
le tétraèdre au feu, enfin le dodécaèdre à la cinquième essence,
à celle dont le ciel est formé.
Aristote, et Albert de Saxe après lui % rejettent ces doctrines ;
ils montrent, en particulier, que les éléments ne peuvent être
construits au moyen de particules ayant la forme de polyèdres
réguliers; parmi les polyèdres réguliers, deux seulement, le
cube et l'octaèdre, peuvent paver l'espace et composer, par leur
répétition, un réseau dont les mailles ne laissent aucun vide;
les autres constitueraient des réseaux où resteraient des
espaces vides que la nature ne peut souffrir.
Ce raisonnement, fort sensé cependant, n'est pas du goût de
Léonard. Il prend vivement à partie le docteur scolastique,
fidèle interprète, en ce cas, de l'opinion d'Aristote :
« De la figure des éléments 2, et d'abord contre ceux qui nient
l'opinion de Platon, disant que si ces éléments se revêtaient
l'un l'autre avec les figures que met Platon, il se produirait
du vide entre l'un et l'autre... De sorte que qui a dit qu'il
s'engendre du vide a fait un triste discours.
)) Des cinq corps réguliers^. — Contre quelques commenta-
teurs qui blâment les anciens inventeurs, de qui naquirent les
grammaires et les sciences, et se font cavaliers contre les
inventeurs morts; et pourquoi ils n'ont pas trouvé à se faire
inventeurs à cause de leur paresse, et comment ils ne s'oc-
cupent de tant de livres que pour continuellement reprendre
leurs maîtres par de faux arguments. »
Nous avons cité plus haut la réfutation, par Léonard, de
i . Alberli de Saxonia Quœstlones in libros de Cœlo et Mando; libri III qusestio XIII
ol ultinia.
•j. Les Manuscrits de Léonard de A inci, ins. F, fol. 27, recto.
3. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F, fol. 27, verso.
ALBERT DE SAXE ET LÉONARD DE VINCI 4l
l'explication qu'Albertulius avait donnée de la tache lunaire ;
cette réfutation n'est point, comme celle qu'on vient de lire,
empreinte d'une vivacité qui va jusqu'à la brutalité; mais,
pour garder une forme impersonnelle, elle n'en est pas moins
nette. C'est qu'à l'explication donnée par Albertutius, Léonard
se proposait d'en substituer une autre qui avait ses préférences.
Cette explication, quelques fragments nous permettent de
deviner en quoi elle consistait; selon Léonard, la Lune était
presque entièrement recouverte d'eau et cet océan lunaire,
reflétant vivement la lumière du Soleil, formait les parties
brillantes de l'astre des nuits; les taches obscures étaient des
terres fermes.
Voici un fragment ^ qui ne se trouve pas dans le cahier F,
mais bien dans les feuillets que Libri avait arrachés au cahier B
et qui, grâce aux efforts de M. Léopold Delisle, sont redevenus
propriété de la Bibliothèque nationale; or, bien des raisons
indiquent que ces feuillets sont postérieurs au cahier F :
« Prouve comment plus tu seras près de ta cause des rayons du
Soleil, plus le Soleil te paraitragrand réfléchi sur la mer. — Si
le Soleil agit par son éclat avec son centre fortifié de la puis-
sance de tout son corps, il est nécessaire que plus ses rayons
s'éloignent, plus ils aillent s'ouvrant. S'il en est ainsi, toi qui
es avec l'œil près de l'eau qui réfléchit le Soleil, tu vois une très
petite partie des rayons du soleil porter sur la surface de l'eau
la forme de ce Soleil réfléchi; et si tu es près du Soleil, comme
ce serait quand le Soleil est au midi et que la mer est au
couchant, tu verras le Soleil se réfléchir de très grande forme
sur ladite mer, parce que étant plus près du Soleil, ton œil,
prenant les rayons près du point, en prend plus, ce dont il
résulte plus l'éclat. Pour cette cause, on pourrait prouver que
la Lune est un autre monde, semblable au nôtre, que la partie
qui en a de l'éclat est une mer qui réfléchit le Soleil et que
celle qui n'a pas d'éclat est une terre, o
Si les eaux lunaires formaient une sphère parfaitement
lisse, cette sphère se comporterait comme un miroir convexe ;
I. Les Manuscrits de Léonard de A'inci. Ms. 2o38 (italien) de la Bibliothèque natio-
nale, fol. i6, verso.
43 ÉTUDES SUR LEONARD DE YlNCl
l'image du Soleil y formerait une très petite tache brillante et
le reste de la surface demeurerait sans éclat; on ne pourrait
comprendre ainsi comment la Lune tout entière nous paraît
éclairée.
(( De la LaneK Si elle est polie et sphérique, le simulacre du
Soleil y est puissamment lumineux, et sur une petite partie de sa
surface. — Tu en verras la preuve en prenant une boule d'or
bruni placée dans les ténèbres avec une lumière placée loin
d'elle; bien qu'elle illumine environ la moitié de la boule,
l'œil ne voit qu'une petite partie de sa surface et tout le reste
de cette surface réfléchit les ténèbres qui l'entourent; pour
cela, il n'y paraît que le simulacre de la lumière, et tout
le reste demeure invisible, l'œil étant éloigné de la boule.
Cela même arriverait à la surface de la Lune, si elle était
polie, luisante et dense, comme sont les corps qui réflé-
chissent. »
On comprend, au contraire, que la Lune nous paraisse
entièrement éclairée si l'on admet que les océans lunaires sont
agités comme les nôtres et que des vagues nombreuses en
rident la surface ; ces mers houleuses diffusent en tout sens
la lumière solaire :
« Des rayons solaires réfléchis ^ sur la surface de l'eau ondulée
font paraître le simulacre du soleil être constamment dans
toute l'eau qui est entre l'Univers et le Soleil. »
Léonard revient à plusieurs reprises 3 à cette réflexion du
Soleil dans une eau houleuse. Il cherche à expliquer, par les
lois de cette réflexion, les particularités que présente l'éclaire-
ment de la Lune.
Voici un fragment 'i qui a immédiatement trait à cette
théorie :
(( Les extrémités de la Lune sont plus illuminées et se
montreront plus lumineuses parce qu'il n'y apparaît que les
I. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F, fol. 98, recto,
a. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms, F, fol. 38, verso.
3. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F, fol. Sg, recto, fol. Or, verso, fol. Ga,
verso, fol. (î3, verso et roclo.
^. Les Manuscrits de Léonard de A inci, nis. F, fol. 77, verso.
ALBERT DE SAXE ET LEONARD DE M\CI 43
sommets des ondes de ses eaux; et les profondeurs ombreuses
des vallées de telles ondes ne changent pas les espèces de ces
parties lumineuses qui viennent des extrémités des ondes à
l'œil. y>
Nous savons que cette explication de la clarté lunaire n'est
point celle qu'admet Albert de Saxe; selon lui», la Lune est
un solide translucide analogue à l'albâtre. Mais de ce que
Léonard adopte une opinion qui n'est point celle d'Albertutius,
il n'en résulte pas que sa propre opinion ne lui ait pas été
suggérée parla lecture des Questions sur le De cœlo. Que cette
lecture ait été le germe de sa théorie, on en sera convaincu si
l'on compare les divers fragments que nous venons de citer,
avec ce passage, composé par le Maître en Sorbonne :
« 11 y a doute au sujet du procédé par lequel la Lune
reçoit sa lumière du Soleil. Il y a, à cet égard, plusieurs
opinions.
» Certains disent que la surface de la Lune est parfaitement
lisse, sans nulle aspérité, en sorte qu'elle réfléchit bien vers
nous la lumière du Soleil, tout comme les diverses couleurs
sont réfléchies par un miroir bien bruni et bien poli ; c'est par
cette réflexion de la lumière solaire à sa surface que la Lune
nous paraît lumineuse.
« Mais cette opinion n'est pas recevable ; sans doute un corps
lisse et bien poli réfléchit les rayons vers l'œil; mais cette
réflexion ne provient point de toute partie du corps lisse. Le
miroir en est un exemple patent. Lorsque ma figure se trouve
devant un miroir, chaque partie du miroir me réfléchit une
espèce ou un rayon venant de ma figure ; mais n'importe
quelle partie du miroir ne renvoie pas à mon œil n'importe
quel rayon ; telle partie me renvoie tel rayon et telle autre
partie, tels autres rayons. En effet, pour qu'une partie du
miroir me renvoie un certain rayon, il faut que ce rayon qui,
venu de ma figure, tombe sur le miroir et le rayon qui
parvient à mon œil forment, à la surface du miroir, des angles
d'incidence et de réflexion égaux entre eux. Or, cela n'a point
I. Alberti de Saxonia Qaœstiones in libros de Cœlo et Mundo; in librum II quoes-
tio XXII (Ed. 1492) vel \X (Ed, i5i8).
t\t\ KTTIDES SUR Tj':0>l\RD DE YfNCl
lieu en toute partie du miroir... Si donc la Lune réfléchissait
vers nous la lumière du Soleil de ladite manière, c'est-à-dire
comme un miroir, sans doute la surface entière de la Lune
pourrait bien nous offrir une faible clarté ; mais nous ne per-
cevrions de clarté intense qu'en une petite partie, telle que
l'angle d'incidence soit égal à l'angle de réflexion vers notre œil.
» Mais peut être fera-ton une objection à ce raisonnement.
Si la lumière du Soleil frappe un mur, ce mur nous semble
éclairé en toute sa surface et non pas seulement au point qui
correspond à un angle de réflexion égal à l'angle d'incidence.
Celte objection est sans valeur. Il n'en est point de ce mur
comme du corps de la Lune. Grâce aux rugosités de la surface,
une foule de parties du mur peuvent réfléchir des rayons à
notre œil; dès lors, une large étendue de la muraille nous
paraît éclairée. Mais si la paroi était parfaitement lisse comme
un miroir ou comme le corps de la Lune, les rayons solaires,
en frappant ce mur, ne l'éclaireraient point vivement en toute
sa surface, mais seulement en un point où le rayon incident
venant du Soleil et le rayon que l'on supposerait réfléchi vers
l'œil donneraient des angles d'incidence et de réflexion égaux
entre eux. Gela se voit fort bien en une eau tranquille. Seule,
une petite partie de la surface de cette eau nous représente
avec intensité la lumière du Soleil ou d'un autre astre. Mais
si l'on agite quelque peu la surface de cette eau, elle cesse
d'être parfaitement lisse, et la lumière du Soleil nous est
renvoyée avec intensité par une région bien plus étendue de
cette surface. »
Voilà, bien reconnaissable déjà, le germe qui donnera nais-
sance à la théorie de Léonard.
Selon cette théorie, la Lune, avec ses continents et ses
océans, est donc un corps semblable à notre Terre; ce que
la Lune est pour la Terre, la Terre doit l'être pour la Lune.
La pensée de Léonard de Vinci semble avoir été longuement
préoccupée de ce parallélisme; de cette préoccupation, les notes
consignées au cahier F nous apportent maint témoignage :
« Prouve' comment si tu étais dans la Lune ou dans une
I. Les Manuscrits do [.('onard de \ inci, n»s. F, fol. ()3. recto.
ALIiERT DE SAXE ET EÉO.NARD DE VINCI /|5
étoile notre Terre te paraîtrait faire, avec le Soleil, l'office que
fait la Lune. »
«La Lune I a des jours et des nuits comme la Terre; la
nuit dans la partie qui ne luit pas et le jour dans celle qui luit.
Ici, la nuit de la Lune voit la lumière de la Terre, c'est-à-dire
de son eau. »
Pour la Terre, comme pour la Lune, ce sont les océans qui
réfléchissent surtout la lumière du Soleil, tandis que les conti-
nents demeurent plus sombres; l'hémisphère que nous habitons
doit donc éclairer fort peu la Lune; il l'éclairait davantage à
l'époque où, selon la théorie géologique que Léonard em-
prunte à Albert de Saxe, cet hémisphère était couvert d'eau :
(( Comment la Terre ^ faisant office de Lune, a perdu beau-
coup de l'antique lumière dans notre hémisphère par l'abais-
sement des eaux, comme il est prouvé au livre quatre : Du
monde et des eaux. »
La Lune n'éclaire pas seulement la Terre ; en sa qualité
de dominatrice des humidités, elle exerce son influence, en ce
monde, sur toute chose froide et humide; c'est l'unanime
croyance des contemporains de Léonard. La Terre doit exercer
une influence semblable sur les humidités lunaires :
« Mon livre 3 a pour objet de montrer comment l'Océan,
avec les autres mers, fait, moyennant le Soleil, resplendir notre
monde en manière de Lune, et aux plus éloignés paraît une
étoile, et je le prouve. ))
« Lune froide et humide ».
(( L'eau est froide et humide. Notre mer a sur la Lune une
influence telle que celle de la Lune sur nous ».
La Terre n'est donc plus, dans l'Univers, un corps excep-
tionnel par sa nature, ses dimensions, son importance; elle
est analogue à la Lune et aussi^ Léonard vient de le dire, aux
étoiles. Les étoiles n'ont point de lumière propre; toutes,
grâce aux eaux qui les recouvrent, elles réfléchissent vers nous
la lumière du Soleil.
1. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F, fol. 6/j, verso,
a. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F, foL 69, verso.
3. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F, fol. 9/i, verso.
46 ÉTUDES SLR LEONARD DE VlNCl
C'est encore la lecture d'Albert de Saxe qui a suggéré à
Léonard son opinion sur la lumière stellaire. Non pas que
le scolastique ait affirmé bien fortement cette opinion. Il
remarque' que le livre des Éléments^ apocryphe arabe que le
Moyen-Age attribuait à Aristote, veut que toutes les étoiles
tiennent, comme la Lune, leur lumière du Soleil; Avicenne,
au contraire, et six raisons militent en sa faveur, veut qu'elles
aient une lumière propre. « Bref », ajoute-t-il, a cette question :
Les astres autres que te Soleil et la Lune tiennent-ils leur lumière
du Soleil peut être regardée comme un problème neutre ; les
raisons que Ton donne en faveur d'un parti sont aisées à réfu-
ter comme celles que l'on donne en faveur de l'autre. Donc,
par amour d'Aristote, prince des philosophes, je réfuterai les
six objections déjà faites contre l'opinion d'Aristote, en faveur
de l'opinion d' Avicenne, et, avec Aristote, j'admeltrai que
toutes les étoiles, autres que le Soleil et la Lune, qu'elles
soient planètes ou étoiles fixes, tirent leur lumière du Soleil. »
La réfutation donnée par Albert de Saxe est souvent insuffi-
sante; Léonard s'emploie à la corroborer, et ses raisons sont
tirées d'une saine Physique.
La première objection d'Avicenne était formulée en ces
termes par Albertutius : « Selon qu'elles s'approchent ou
s'éloignent du Soleil, les étoiles devraient prendre une figure
en forme de croissant, comme la Lune; et cette apparence se
marquerait surtout en Vénus et en Mercure qui sont au-dessous
du Soleil. »
Voici la réponse d'Albert: « Vénus et Mercure sont d'une
telle transparence que la lumière du Soleil s'incorpore à ces
astres et en imbibe toutes les parties^ ce qui n'a pas lieu pour
la Lune. » Cette réponse laisse fort à désirer. Celle de Léo-
nard ^ est autrement satisfaisante et conforme à la vérité :
(( Pourquoi tout lumineux de figure longue à longue dis-
tance parait-il rond? Il n'est jamais parfaitement rond, mais il
en advient ce qui a lieu pour le dé de plomb qui, battu et for-
1. Albcrti de Saxonia Quxstiones in Ubros de Cœlo et Mutidn; in lihruiii II quavslio
\Xll(l':d. 149:0 vci XX (Ed. i5i8j.
a. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. K, fol. 6^, rcclo.
ALBERT DE SAXE ET LÉONARD DE VINCI 47
tement écrasé, se fait de forme circulaire. Ainsi celte lumière
à longue distance acquiert tant de largeur en tout sens que, ce
qui a été acquis étant égal, le premier fonds de lumière compte
pour rien relativement à cet acquis, et pour cela l'acquis uni-
formément le fait paraître rond. Et ceci est bon pour prouver
que les cornes de toute étoile ne sont pas sensibles à longue
distance. »
C'est encore par la transparence de Vénus et de Mercure
qu'Albert de Saxe résolvait cette objection : « Supposons que
Vénus et Mercure, qui sont moins élevés que le Soleil, n'aient
point de lumière propre, mais qu'ils tiennent leur lumière du
Soleil; lorsque Vénus ou Mercure s'interposent entre notre
œil et le Soleil, ils devraient éclipser cet astre, comme fait
la Lune ; et c'est ce qu'on ne voit pas. »
Mieux instruit des eff'ets de la lumière que ne Test Albertu-
tius, Léonard écrit ^ :
(( Si les étoiles ont la lumière da Soleil ou de soi. — Ils disent
qu'elles ont la lumière de soi, alléguant que si Vénus et Mer-
cure n'avaient pas de lumière propre, quand ces étoiles s'in-
terposent entre notre œil et le Soleil, elles obscurciraient
autant de ce Soleil qu'elles en couvrent pour notre œil. Ceci
est faux, parce qu'il est prouvé comment l'ombreux, placé
dans le lumineux, est ceint et tout couvert par les rayons laté-
raux du reste de ce lumineux, et devient ainsi invisible. Ainsi
démontre ton que quand le Soleil est vu par la ramification
des plantes sans feuille à longue distance, les rameaux n'oc-
cupent aucune partie du Soleil pour nos yeux. La même chose
a lieu pour les susdites planètes qui, bien qu'elles soient par
elles-mêmes sans éclat, n'occupent, comme il est dit, aucune
partie du Soleil pour notre œil. »
Léonard continue en ces termes :
(( Ils disent que les étoiles dans la nuit paraissent avoir
d'autant plus d'éclat qu'elles sont plus au-dessus de nous, et
que si elles n'avaient pas de lumière propre, l'ombre que fait
la Terre, qui s'interpose entre elles et le Soleil, viendrait à les
obscurcir, ces étoiles ne voyant pas le corps solaire et n'en
I. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F, fol. 57, rcclo.
48 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
étant pas vues. Mais ceux-ci n'ont pas considéré que l'ombre
pyramidale de la Terre n'atteint pas beaucoup d'étoiles et que,
pour celles qu'elle atteint, la pyramide est si diminuée qu'elle
occupe peu du corps de l'étoile; le reste est illuminé par
le Soleil. »
Ce passage était destiné à répondre à une objection d'Avi-
cenne qu'Albert de Saxe formulait en ces termes : » Par inter-
position de la Terre entre le Soleil d'une part, et Mars, Jupiter
ou Saturne d'autre part, il devrait y avoir éclipse ou extinction
de Mars, de Jupiter ou de Saturne. » A quoi Albertutius avait
déjà répondu que « Tombre de la Terre ne s'étendait pas
jusqu'aux astres situés au delà du Soleil. »
Quelle est la grandeur de ces étoiles, qui sont semblables
de nature à la Terre et à la Lune et qui, comme elles, ne sont
éclairées que par le Soleil?
Elles nous semblent extrêmement petites, parce qu'elles sont
très éloignées de nous; mais il en est de beaucoup plus grosses
que la Terre. Les plus grosses cependant sont d'une extrême
petitesse par rapport aux dimensions de l'Univers.
(( Tout son discours^ a à conclure que la Terre est une
étoile presque semblable à la Lune, et ainsi tu prouveras
la noblesse de notre Monde; et ainsi tu feras un discours des
grandeurs de beaucoup d'étoiles, selon les auteurs. »
» Si lu regardes 3 les étoiles sans rayons (comme on le fait
en les voyant par un petit trou fait avec l'extrême pointe d'une
fine aiguille, et placé jusqu'à toucher l'œil), tu verras ces
étoiles être si minimes qu'aucune chose ne puisse paraître
moindre, et vraiment la longue distance leur donne raison-
nable diminution, bien qu'il y en ait beaucoup qui soient un
très grand nombre de fois plus grandes que l'étoile formée par
la Terre avec l'eau. Pense maintenant ce que paraîtrait notre
étoile à une si grande distance, et puis considère combien
on mettrait d'étoiles, et en longueur et en largeur, entre ces
étoiles qui sont semées dans l'espace ténébreux, n
I. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, nns. F, fol. 56, recto. — Cf. fol. 35, verso:
Ordre pour prouver que la Terre est une étoile.
a. I.es Manuscrits de Léonard (}e Vinci, nis. F, fol. 5, recto.
ALBERT DE SAXE ET LÉONARD DE VINCI 49
Le globe terrestre est donc une des innombrables étoiles du
ciel, un astre semblable à la Lune et aux planètes, et il est des
étoiles beaucoup plus importantes; comment, dès lors, attri-
buer à la Terre un lieu spécial et privilégié dans l'Univers,
comment supposer qu'elle réside au centre du Monde? C'en est
fait de l'antique hypothèse géocentrique :
u Comment la Terre ^ n'est pas au milieu du cercle du
Soleil, ni au milieu du Monde, mais bien au milieu de ses
éléments, qui l'accompagnent et lui sont unis. Et pour qui
serait sur la Lune, autant elle est au-dessus de nous avec le
Soleil, autant paraîtrait notre Terre avec l'élément de l'eau,
faisant le même office que fait la Lune pour nous. »
Si la Terre est déchue de ce rang exceptionnel où la mettait
l'hypothèse géocentrique, quel astre doit prendre cette place
délaissée? La réponse que Léonard eût faite à cette question ne
saurait être douteuse pour nous; selon lui, l'astre central est
assurément le Soleil ; n'est-ce point la conclusion qui découle
de cet Éloge du Soleil ^ ?
« Les raisons de sa grandeur et de sa vertu, je les réserve au
quatrième livre, mais je m'étonne bien que Socrate ait blâmé
ce corps-là et qu'il ait dit qu'il était à la ressemblance d'une
pierre ardente; et certes, qui le tira d'une telle erreur n'eut
guère tort. Mais je voudrais avoir des mots qui me servissent
à blâmer ceux qui trouvent plus louable d'adorer les hommes
que ce Soleil, car je ne vois pas dans l'Univers un corps de
plus grande grandeur et vertu que celui-là, dont la lumière
illumine tous les corps célestes qui se trouvent dans l'Univers.
» Toutes les âmes descendent de lui, parce que la chaleur
qui est dans les animaux vivants vient des âmes. Il n'y
a aucune autre chaleur ni lumière dans l'Univers, comme je le
montrerai dans le quatrième livre; et certes, ceux qui ont voulu
adorer les hommes pour dieux, comme Jupiter, Saturne, Mars,
et de semblables, ont fait une très grande erreur, puisqu'on voit
que quand même l'homme serait aussi grand que notre monde,
il paraîtrait semblable à une minime étoile, laquelle paraît
I. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F, fol. tii, verso.
3. Les Manascrits de Léonard de Vinci, ms. F, fol. 4, recto.
p. DUHEM. A
5o ETUDES SUR LEONARD DE VlNCl
un point dans l'Univers, et qu'on voit encore ces hommes
mortels, putrescibles et corruptibles dans leurs sépultures. »
Pareils accents en l'honneur du Soleil, source de toute
lumière, de toute chaleur et de toute vie, se retrouvent dans
les écrits du plus ardent disciple de Copernic, de Kepler.
En i5o8, alors que Copernic commençait seulement ses
méditations sur le système du Monde, qui devaient durer vingt-
trois années (i 607-1 53o), Léonard de Vinci était déjà parvenu
à rejeter l'hypothèse géocentrique, à déclarer que la Terre
n'est ni au centre du Monde, ni au centre du cercle du Soleil.
En i5o8, également, il avait formulé les principes les plus
nets touchant l'origine des fossiles; et ces principes ne
devaient être énoncés de nouveau que par Bernard Palissy,
dans des cours donnés à Paris en 1675.
Certes, Léonard a bien mérité d'être appelé' a le grand
initiateur de la pensée moderne ».
Mais lorsque Léonard analysait si exactement les divers
modes de formation des fossiles, il avait pour objet de prouver
une thèse sur l'érosion et les mouvements du sol, thèse for-
mulée par Albert de Saxe. Lorsqu'il chassait la Terre du centre
du monde, il le faisait en vertu d'une théorie sur la tache qui
paraît dans la Lune; et cette théorie avait été construite pour
supplanter celle qu'Albert de Saxe avait donnée.
Ainsi, au moment riiême où il se faisait l'initiateur de la
pensée moderne, Léonard de Vinci demandait sa propre ini-
tiation aux Commentaires sur Aristote qu'Albertutius avait
exposés au xiv" siècle, en sa chaire de la Sorbonne.
Peut-on souhaiter preuve plus saisissante de la continuité
selon laquelle se développe la Science? Peut-on, par un argu-
ment plus convaincant, réfuter l'erreur de ceux qui pensent
expliquer la genèse de nos connaissances sur le Monde, alors
qu'ils font abstraction de ce mouvement intellectuel, intense
et prolongé, que fut la Scolastique.^
I. Félix Uavaisson, La Philosophie en France au XlX' siècle, p. 5 (Recueil de
Rapports sur les progrès des Lettres et des Sciences, 1868).
II
LÉONARD DE VINCI
ET
VILLALPAND
LÉONARD DE VINCI
ET
VILLALPAND
Comment se sont répandues les pensées de Léonard de Vinci.
Lorsqu'en 1797, Venturi eut annoncé que Ton retrouvait,
dans les manuscrits de Léonard de Vinci, quelques-unes des
lois essentielles de la Mécanique moderne, la surprise de plu-
sieurs géomètres dut se mêler d'un regret. Sur certains points,
le grand peintre avait devancé Galilée d'un siècle. S'il avait
pu, de son vivant, publier le Traité du mouvement et le Traité
des poids qu'il préparait; si, du moins, à défaut de cette publi-
cation, les fragments qu'il laissait avaient pu être connus
aussitôt après sa mort, quelle impulsion aurait reçue la Méca-
nique! Galilée, Simon Stevin, Descartes, eussent, au début de
leurs travaux, trouvé cette science plus avancée d'un stade sur
le chemin du progrès; par un effort égal à celui qu'ils ont
donné, ils eussent pu la mener plus loin qu'ils ne l'ont réelle-
ment conduite ; tout le développement des sciences positives
en eût été hâté. Ainsi l'oubli, à jamais déplorable, dans lequel
sont demeurées, pendant des siècles, les pensées de Léonard
de Vinci touchant les principes de la Mécanique a imposé à la
marche de l'esprit humain un irrémédiable retard.
L'opinion que les pensées scientifiques, souvent si profon-
des, de Léonard sont demeurées absolument inconnues jus-
qu'au jour 011 Venturi les révéla; qu'elles n'ont pu, par consé-
quent, influer à aucun degré sur le développement de nos
connaissances; que, dès lors, rhistorien des Sciences, soucieux
de la marche générale de l'esprit humain, n'a point à en tenir
54 ETUDES SUU LEONARD DE VINCI
compte; cette opinion, dis -je, est presque universellement
admise.
Cette opinion est celle que M. Eugène Mûntz exprime ^ en
ces termes :
« La gloire de notre grand Léonard a ceci de particulier
qu'elle ne saurait porter ombrage à n'importe quel savant de
nos jours. Si l'étude de ses manuscrits permet de reculer de
deux, parfois même de trois ou quatre siècles, la date de tant
de découvertes capitales, les droits de ses successeurs n'en
restent pas moins intacts. Je m'explique. Les manuscrits du
Maître étant restés inédits jusqu'à ces dernières années, cha-
cune des lois qu'il a établies ou devinées a dû être trouvée une
seconde foise Quelque flatteuses qu'aient été pour sa mémoire
ces confirmations spontanées, dont la plupart se sont pro-
duites si longtemps après sa mort, l'antériorité de ses litres
ne diminue en rien le mérite de ses successeurs ; ils sont
arrivés aux mêmes résultats par des voies diff"érentes et n'ont
pas à compter avec lui, du moment où il avait négligé de
prendre date. »
A rencontre de cette opinion, M. E. Wohlwill a émis^, très
incidemment, l'hypothèse que les découvertes de Léonard de
Vinci avaient pu exercer quelque influence sur les recherches
poursuivies en Mécanique par Cardan et par Tartaglia.
L'étude approfondie des écrits sur la Mécanique qui furent
composés au xvi° siècle nous a conduit à énoncer une conclu-
sion toute semblable; il nous a semblé 3, notamment, que la
marque de Léonard de Vinci se retrouvait, très reconnaissable,
en mainte proposition de Jérôme Cardan et de Jean- Baptiste
Benedetti.
Nous nous proposons d'apporter aujourd'hui une preuve qui
nous semble particulièrement nette de l'influence exercée par
Léonard de Vinci sur les théories mécaniques de ses succes-
seurs ; notre objet est de montrer comment les théorèmes sur
1. Eugène Mûnlz, Léonard de Vinci, l'artiste, le penseur, le savant, p. 3o6, Paris, 1899.
2. E. Wolilwill, Die Entdeckung des Bcharrungsgeset:es {Zeilschrift fiir Vôlkerpsy-
chologie iind Sprachivisscnscliaft, Band XIV, p. 380, en note; i883).
3. P. Duhcm, Les Origines de la Statique. Chapitre III : Jérôme Cardan (Revue des
Questions scientifiques, 3* série, t. IV, octobre igoS). — Chapitre X : La réaction contre
Jordanus : Guido Ubaldo et Benedetti (ibid., 3* série, t. VI, octobre 1904).
LÉONARD DE VINCI ET VILLALPAND 55
le centre de gravité, attribués par Mersenne à Villalpand, ont
été, en réalité, empruntés par Villalpand à Léonard de Vinci.
Mais avant d'exposer les marques auxquelles se peut recon-
naître cet emprunt, il nous semble bon d'examiner en peu de
mots comment les théories de Léonard ont pu, en l'absence
de tout livre publié par ce grand artiste, venir à la connais-
sance des savants du xvi^ siècle.
Deux courants ont pu porter la tradition de Léonard à ceux
qui venaient après lui; ces courants prenaient source l'un
dans la diffusion des manuscrits du grand peintre, l'autre dans
l'enseignement qu'il avait donné à son Académie de Milan.
Que les manuscrits de Léonard de Vinci aient été, au cours
du xvi** siècle, en butte à un véritable pillage', c'est un fait
malheureusement trop certain; on connaît la négligence avec
laquelle s'acquittèrent de leur mission ceux qui avaient la
garde de ce précieux dépôt : a Non seulement les ouvrages
rédigés par le grand peintre ont péri, » dit Libri^, a mais on a
perdu aussi la plupart des livres où il écrivait ses notes. Après
sa mort, tous ses manuscrits, ses dessins et ses instruments
devinrent la propriété de François Melzi, son élève, à qui il les
avait légués. Melzi, qui n'était qu'un amateur, plaça ce pré-
cieux héritage dans la maison de Vaprio, près de Milan; ses
descendants n'en tinrent aucun compte, et un certain Lelio
Gavardi, parent d'Aide Manuce le jeune, et précepteur dans
cette famille, ayant remarqué qu'on laissait perdre cette belle
collection, déroba treize de ces manuscrits et les porta en
Toscane pour les vendre au Grand- duc François 1"^; mais ce
prince venait de mourir, et ils furent déposés à Pise, chez Alde^
qui les montra à son ami Mazenta. Celui-ci désapprouva forte-
ment la conduite de Gavardi, qui, honteux de sa mauvaise
action, le chargea de rapporter à Milan et de restituer ces ma-
nuscrits aux Melzi. Horace, alors chef de cette famille, igno-
rant la valeur de ces treize volumes, en fît cadeau à Mazenta et
lui dit qu'on avait oublié dans un coin de sa maison de Vaprio
1. Voir pour l'histoire de ces manuscrits, l'introduction mise par M. Charles
Ravaisson-MoUien en tète du premier volume de sa belle publication : Les Manuscrits
de Léonard de Vinci, Paris, 1881,
2. Libri, Histoire des Sciences mathématiques en Italie, t. Ill, p. 33, Paris, i8/jo.
56 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
beaucoup d'autres dessins et manuscrits de Léonard. Plusieurs
amateurs obtinrent ensuite les dessins, les instruments, les
préparations anatomiques, enfin tout ce qui restait du cabinet
de Léonard. Pompée Leoni, sculpteur au service de Philippe II,
fut des mieux partagés... » Les manuscrits qui lui furent
donnés sont devenus, après maintes péripéties, le célèbre
Codice Atiantico de la Bibliothèque Ambrosienne de Milan.
Ainsi, dans le trésor amassé par Léonard, chacun fouillait à
sa guise et prenait ce qui lui plaisait. Les traités étaient rete-
nus par ceux qui y prenaient intérêt ou circulaient de main en
main jusqu'à ce qu'ils fussent égarés; parfois, un lecteur plus
soigneux en prenait copie.
Nous savons par Luca Paciolii que Léonard avait complète-
ment achevé la rédaction de son Traité de la peinture. Yasari,
dans ses Vies des meilleurs peintres^ sculpteurs et architectes,
raconte avoir vu ce traité autographe entre les mains d'un
peintre milanais qui voulait le faire imprimer à Rome. Cette
rédaction autographe est aujourd'hui perdue. Une grande
partie des minutes au moyen desquelles Léonard en avait pré-
paré la rédaction ont été publiées de nos jours par M. Richter.
Les nombreuses éditions du Traité de la peinture données avant
celles de M. Richter ont pour sources deux copies manuscrites.
La première de ces copies, conservée aujourd'hui à Rome, à la
Bibliothèque Barberini, est celle qui fut communiquée au
xvii^ siècle, par le chevalier Del Pozzo, à Roland Fréart, sieur
de Ghambray; ce dernier en donna, en i65i, deux éditions,
l'une en italien, l'autre en français, ornées de dessins de Pous-
sin. La seconde, propriété de la Bibliothèque Vaticane, est
beaucoup plus complète; elle fui publiée pour la première
fois, en 1817, par Manzi.
L'histoire du Traité de la peinture, que nous venons de retra-
cer très sommairement, nous montre de quelle manière les
idées de Léonard ont pu se répandre au xvi** siècle. Certains
traités ont pu, comme celui de la peinture, parvenir plus ou
moins intégralement jusqu'à nous; tel l'ouvrage intitulé : Del
moto e delta misura deW acqua, qui fut seulement imprimé en
I. Luca Pacioli, Divina proportione, fol. i, Venetiis, iSog.
LÉONARD DE VINCI ET VÏLLALPAND b']
1828, à Bologne. D'autres, livrés de bonne heure à toutes les
déprédations, ont été perdus.
Léonard, par exemple, avait achevé la rédaction d'un Traité
de perspective ; Gellini, dans l'ouvrage qu'il publia à Flo-
rence, en i568, sur le même sujet, dit a plusieurs reprises qu'il
s'était rendu acquéreur de ce traité, qu'il l'avait prêté à Sarlio,
et que celui-ci en avait tiré ce qu'il y a de mieux dans son
ouvrage.
Cardan, qui a fait tant d'emprunts à la Statique et à la Dyna-
mique de Léonard, mentionne dans son De Subtilitate les
recherches anatomiques du grand peintre. Biondo, dans
V Éloge de la peinture, paru en i549, mentionne également le
Traité d'anatomie du peintre de la Joconde.
Ces divers témoignages, en nous marquant à quelles dépré-
dations les écrits de Léonard furent en butte, nous montrent
avec quelle facilité ils purent être plagiés.
Il est probable que les idées de Léonard se répandirent aussi
par un autre canal ; nous voulons parler de la tradition créée
par l'enseignement qu'il donnait à son Académie.
Nous ne savons presque rien de 1' « Accademia Leonardi Vinci »
que le grand peintre avait fondée à Milan; son existence même
a pu être révoquée en doute par M. Uzielli, sans que ce doute,
d'ailleurs, rencontrât créance. Et cependant, comme le dit fort
justement M. Eug. Mûntzi, « il serait d'un intérêt capital de
connaître l'organisation de l'Académie de Milan, ne fût-ce que
pour savoir dans quelle mesure les découvertes de Léonard
ont pu se répandre, et si plusieurs d'entre elles ne sont pas
venues à la connaissance de ses successeurs immédiats par
voie de tradition orale. » D'autant qu'en général^ « on s'accorde
à considérer les manuscrits de Léonard comme des frag-
ments de l'enseignement qu'il donna devant l'Académie de
Milan. »
Ces quelques considérations font comprendre comment
une théorie de Mécanique, composée par Léonard, a pu
être reproduite, sous un nom d'emprunt, vers la fin du
xvi^ siècle.
I. Eug. Mûntz, Léonard de Vinci, l'artiste, le penseur, le savant, p. aSo.
58 ÉTUDES SUR I^ÉONARD DE VINCI
II
La THEORIE DE l'ÉQUILIBRE DES MERS SELON ArISTOTE,
Adraste et Théon de Smyrne,
Si nous voulons constater très exactement en quoi la théorie
de Léonard de Vinci a été plagiée, il nous faut d'abord mar-
quer avec une entière précision ce qui, en cette théorie, appar-
tenait en propre au grand artiste ; pour cela, il nous faut
reconnaître à quelles sources il avait puisé.
Pour retrouver ces sources, il nous faut rétrograder très loin
dans le passé, il nous faut remonter jusqu'à Aristote.
Un des plus remarquables chapitres du De Cœlo est assuré-
ment ce XIV® chapitre du deuxième livre, où le Stagirite entre-
prend de prouver la sphéricité de la Terre.
Parmi ses arguments, il y a des raisons a posteriori qui nous
donnent la rotondité de la Terre comme un fait; telle la forme
de l'ombre de la Terre dans les éclipses de Lune ; telle encore
cette observation que le voyageur, s'avançant du Nord au Sud,
voit certaines constellations s'abaisser et disparaître, tandis
que d'autres, qui lui étaient tout d'abord inconnues, se lèvent
devant lui. Cette observation peut même servir à déterminer
les dimensions du globe terrestre et Aristote en donne une
évaluation qu'il tenait peut-être d'Eudoxei; cette détermina-
tion, à coup sûr, est fort erronée; elle n'en est pas moins la
plus ancienne qui soit parvenue à notre connaissance.
L'étude de la pesanteur fournit à Aristote un nouvel argu-
ment a posteriori en faveur de la sphéricité de la Terre; Aristote
admet que tous les graves tendent au même point, le centre
du Monde; or la trajectoire de la chute des corps pesants, la
verticale, variable en direction d'un point à l'autre de la Terre,
est toujours normale à sa surface; celle-ci a donc la forme
sphérique.
La considération de la pesanteur fournit à Aristote un argu-
I. Cf. p. Tannery, Recherches sur l'histoire de l'Astronomie ancienne (Mémoires de la
Société des Sciences pliysiques et naturelles de Bordeaux, 'y série, t. I, p. i lo; iSgS).
LÉONARD DE VINCI ET VILLALPAND 69
ment d'un autre ordre, un argument a priori, ce que l'on appe-
lait de son temps une preuve physique, ce que l'on appelle
aujourd'hui une preuve mécanique; et cette preuve lui paraît si
importante qu'il la place au premier rang.
(( 11 faut, » dit Aristote, « que la Terre ait la forme sphérique,
car chacune de ses parcelles est douée d'une gravité par laquelle
elle tend au centre du Monde; la moins lourde de deux par-
celles voisines, poussée par la plus lourde, ne peut se mouvoir
tantôt en haut, tantôt en bas ; elle est de plus en plus compri-
mée et finit par céder à celle qui la presse jusqu'à ce que, de
toutes parts, tout grave vienne vers le centre, »
Sous une forme bien sommaire et bien vague encore, ce
passage contient le germe d'une grande vérité qui ira se
développant à travers les siècles : c'est à la pesanteur que la
Terre doit sa figure.
De la pesanteur de la terre ferme, on ne saurait conclure
qu'elle soit sphérique, mais seulement qu'elle tend à l'être ; grâce
à leur solidité, ses diverses parties s'étayent les unes les autres
et se gênent en leurs mouvements. Il n'en est pas de même de
l'eau; la fluidité de cet élément supprime tout obstacle au
changement de figure; une eau dont les diverses parties ten-
dent au centre du Monde ne saurait être en équilibre que sa
surface ne soit une sphère concentrique à l'Univers.
Aristote a fort bien reconnu cette vérité; il a entrepris de
démontrer géométriquement la sphéricité de la surface des
eaux. Voici en quels termes, trop concis, le De Cœlo nous
rapporte ' sa démonstration :
(( Que la surface de l'eau soit sphérique, cela est manifeste
si Ton accepte cette hypothèse : la nature de l'eau est de
s'écouler vers les lieux les plus bas, et ce lieu est le plus bas
qui est le plus voisin du centre. En effet, du centre a menons
deux lignes a^ et ay; joignons gy. Si nous abaissons la perpen-
diculaire ao du centre a sur la ligne ^v, cette ligne sera la plus
courte que l'on puisse mener du centre a à la ligne py. Le point B
sera donc le plus bas de la ligne |3y, en sorte que l'eau coulera
I. Aristote, De Cœlo et Mando, lib. II, cap. IV.
6o ÉTUDES SUR LÉONARD DE AINCI
de tout côté vers ce point, jusqu'à ce que sa surface soit de
toutes parts équidistante du centre... »
Dans sa brièveté extrême, le raisonnement d'Aristote est
quelque peu obscur. Nous allons le retrouver sous une forme
plus nette dans l'œuvre d'Adraste.
Élève immédiat du Stagirite, Adraste vécut, pense-t-on, de
36o à 317 avant J.-G. Ses écrits sont entièrement perdus. Mais
de son enseignement touchant la rotondité de la Terre, nous
trouvons une copie ou un résumé très étendu dans un ouvrage ^
de Théon de Smyrne ; ce dernier vécut à une époque mal
connue que l'on doit placer entre le règne de Tibère et celui
d'Antonin-le-Pieux.
Pour prouver la sphéricité de la Terre, Adraste reprend, en
les développant et les précisant, quelques-uns des arguments
d'Aristote; il reprend d'abord les arguments a posteriori :
(( La sphéricité de la Terre est démontrée par cette raison
que, de chaque partie de la Terre, notre regard embrasse la
moitié du Ciel, tandis que l'autre moitié, nous la jugeons
cachée parla Terre, ne pouvant l'apercevoir... »
(( Et d'abord la Terre est sphéroïdale de l'Orient à l'Occident;
le lever et le coucher des mêmes astres le prouvent bien; ils
ont lieu plus tôt pour les habitants des régions orientales, plus
tard pour ceux des régions occidentales. Ce qui le montre
encore, c'est une même éclipse de Lune; elle se produit dans
un même espace de temps assez court ; pour tous ceux qui
peuvent la voir, elle paraîtra à des instants différents; plus on
sera vers l'Orient, plus vite on la verra et plus tôt on en aura
vu une plus grande partie... »
« Il est encore évident que la Terre est convexe du Nord au
Midi; » en effet, les habitants des contrées septentrionales
voient des étoiles que les méridionaux n'aperçoivent pas, et
inversement.
A ces preuves, Adraste ajoute la raison mécanique donnée
I. OEQNOÏ IMÏPNAlOr lIAAïtiNIKGÏ tîÔv xarà to [j.aO/][jLaTtxbv xp/)TiVwv el;
TT,v nXocTwvo; àvâyvwTtv. T. -Théon de Smyrne, philosophe platonicien, Exposition des
connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon, traduite pour la première
fois du grec en français par J. Dupuis; Paris, 1892. Troisième partie : Astronomie.
De la forme sphorique de la Terre, p. 198.
LÉONARD DE VINCI ET VILLALPAND 6l
par Aristote; cette raison, il la précise et la développe en ces
termes :
« D'ailleurs, tout corps pesant se portant naturellement vers
le centre, si nous concevions que certaines parties de la Terre
fussent plus éloignées du centre, il faudrait nécessairement, à
cause de leur grandeur, que les petites parties qui les entou-
rent fussent pressées, repoussées et éloignées du centre, jusqu'à
ce que l'égalité de distance et de pression étant obtenue, tout
soit constitué en équilibre et en repos, comme deux poutres
qui se soutiennent mutuellement ou comme deux athlètes de
même force qui se tiennent mutuellement embrassés. Si les
différentes parties de la Terre sont également éloignées du
centre, il faut que sa forme soit sphérique.
» En outre, puisque la chute des corps pesants se fait toujours
et partout vers le centre, que tout converge vers le même point
et qu'enfin chaque corps tombe verticalement, c'est-à-dire qu'il
fait avec la surface de la Terre des angles égaux, on doit
conclure que la surface de la Terre est sphérique. ».
Adraste, jusqu'ici, a paraphrasé, en les précisant quelque
peu, les preuves de la sphéricité de la terre ferme données par
son maître Aristote. « Mais, » ajoute-t-il, « la surface de la mer
et des eaux tranquilles est aussi sphérique » et, s'inspirant
encore du Stagirite, il entreprend de justifier cette affirmation.
(( Souvent, » dit-il, a pendant une navigation, alors que du
pont du navire on ne voit pas encore la terre ou un vaisseau
qui s'avance, des matelots grimpés au haut d'un mât les
aperçoivent, étant plus élevés et comme dominant la convexité
de la mer qui faisait obstacle. »
Après avoir donné cette preuve, bien insuffisante mais de-
meurée classique, de la sphéricité de la mer, le philosophe
péripatéticien poursuit en ces termes :
u On peut démontrer physiquement et mathématiquement
que la surface de toute eau tranquille doit être de forme sphé-
rique. L'eau tend, en effet, toujours à couler des parties les
plus hautes vers les parties les plus creuses. Or, les parties
hautes sont celles qui sont le plus éloignées du centre de la
Terre, les parties creuses sont celles qui le sont le moins. »
63 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
Adraste suppose, pour un instant, qu'une partie de la mer
soit limitée par une surface plane; il montre sans peine qu'il
existerait sur cette surface a (S y un point g situé plus près du
centre de la Terre y. que les autres points a, y,... ; ce point (3 est
le pied de la perpendiculaire abaissée du point 7. sur le plan a y
ce point p est, dès lors, plus bas que les points a, y,... ; a l'eau
s'écoulera donc des points a, y,... vers le point g moins élevé,
jusqu'à ce que ce dernier point, entouré de nouvelle eau, soit
aussi éloigné du point y. que de a et y. Pareillement, tous les
points de la surface de l'eau devront se trouver à égale distance
de 7. ; donc l'eau offre la forme sphérique et la masse entière de
l'eau et de la terre est sphérique. »
Ce premier essai mécanique pour déterminer la forme
d'équilibre des mers suscita, dès l'Antiquité, d'autres tentatives
analogues. Archimède s'efforça, à son tour, de prouver que,
par le fait de la pesanteur, la surface des eaux tranquilles est
une sphère dont le centre est aussi celui du Monde. La démons-
tration d'Archimède semble plus savante que celle d'Aristote
et d'Adraste ; cependant une critique un peu sévère ne tarde
pas à reconnaître I qu'elle ne repose pas sur une exacte notion
de la pression hydrostatique. Mais nous n'insisterons pas ici
sur la démonstration d'Archimède, qui, jusqu'au xvi'' siècle, ne
parait guère avoir attiré l'attention des physiciens.
Plus simple que le raisonnement du grand Syracusain, l'ar-
gumentation d'Aristote et d'Adraste a pu ravir l'adhésion de
maint philosophe. Théon de Smyrne nous a conservé l'expo-
sition d'Adraste, et Pline l'Ancien, sous une forme assez im-
précise, paraphrase 2 ce même argument qu'il regarde comme
une preuve de la subtilité géométrique des Grecs.
1. p. Duhem, Archimède a-t-il connu le paradoxe hydrostatique? (Bibliotheca mathe-
matica, 3 Folge, Bd. I, p. i5; 1900).
2. C. Plinii Secundi Historia naturalisa liber II; de antipodibus, an sint, et aquac
rotunditatc.
LÉONARD DE VJNCI ET VILLALPAND 63
i
III
La sphéricité de la terre et des mers selon Albert de Saxe.
Les astronomes de l'École d'Alexandrie, comme Claude Pto-
lémée, ou du Moyen-Age occidental, comme Sacro-Bosco, ne
paraissent point s'être attachés aux preuves mécaniques de la
sphéricité de la Terre et des mers; au contraire, les philosophes
qui ont commenté le De Cœlo d'Aristote y ont arrêté leur
attention.
Simplicius développe longuement ce qu'Aristote avait dit de
la figure de la Terre; il corrige, d'après les déterminations
d'Eratosthène, les dimensions que le Stagirite avait attribuées
à notre globe. Il expose, sous une forme claire et explicite, le
raisonnement par lequel la figure sphérique des mers est
prouvée au De Cœlo. A cette preuve, il en ajoute une autre i,
qui n'est point d'Aristote : « Une observation nous conduit à
penser que la surface de l'eau est sphérique; lorsque des
gouttes d'eau tombent sur une surface polie, comme une
feuille de roseau ou une feuille d'arbre, elles se pelotonnent
sur elles-mêmes et^ lorsqu'elles ont pris la forme sphérique,
elles demeurent en équilibre... Si l'on remplit d'eau un calice
et si l'on introduit doucement dans cette eau des pièces de
monnaie ou d'autres masses, on voit la surface du liquide
prendre la forme sphérique et l'eau ne s'écoule qu'après qu'elle
a surpassé la surface de la sphère. »
Nous savons aujourd'hui combien fautives sont ces compa-
raisons qui confondent les phénomènes dus à la seule action
de la pesanteur avec les effets de capillarité; la distinction
n'était point faite au Moyen-Age, et plus d'un physicien se
pouvait prendre à ces analogies; Pline les avait invoquées
avant Simplicius, et Sacro-Bosco les admit après lui.
Au sujet de la figure de la Terre comme au sujet de l'équili-
bre des mers, saint Thomas d'Aquin se borne à exposer très
I. Simplicii Coinmentarias in IV libros Aristotelis de Caelo recensione Sim. Kara-
teni, Trajecti ad Rhenum, MDCCGLXV, p. i86.
64 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
fidèlement et très clairement la pensée d'Aristote. Il nous faut
arriver jusqu'au xiv^ siècle et à l'enseignement d'Albert de Saxe
pour trouver quelque addition essentielle à la doctrine péripa-
téticienne touchant les questions qui nous occupent.
Lorsque Albert de Saxe examine cette question i : La Terre
entière est-elle sphérique? il a assurément sous les yeux le texte
d'Aristote et le commentaire de Simplicius ; mais il consulte
aussi le texte de Théon de Smyrne ou bien un exposé que ce
texte a inspiré; une foule d'indices permettent de le reconnaître.
Lisons, par exemple, dans les Questions du vieux maître
scolastique, les preuves de la sphéricité de la Terre; nous y
retrouverons les arguments d'Adraste, rangés dans Vordre
même où Théon de Smyrne nous les a présentés :
« Première conclusion. La Terre n'est pas rigoureusement
sphérique ; cela est évident, car elle présente un grand nombre
de montagnes et de vallées.
» Seconde conclusion. La Terre est ronde de l'Orient à l'Occi-
dent. On le prouve; en effet, s'il n'en était pas ainsi, les mêmes
étoiles se lèveraient et se coucheraient aussi tôt pour les hom-
mes qui habitent vers l'Occident que pour ceux qui habitent
vers l'Orient... Or, cette conséquence est fausse; le jour et la
nuit commencent plus tôt pour ceux qui habitent à l'Orient
que pour ceux qui habitent à l'Occident; cela résulte évidem-
ment de ce fait, souvent constaté, qu'une même éclipse de
Lune, aperçue par les orientaux à la troisième heure de la
nuit, est vue par les occidentaux à la première ou à la seconde
heure, selon qu'ils habitent plus ou moins à l'Ouest des pre-
miers ; et cela n'aurait point lieu si la nuit ne commençait pas
de meilleure heure pour les orientaux.
» Troisième conclusion. De même, la Terre est ronde du Nord
au Midi. On le prouve; car si un voyageur s'avance suffisam-
ment du Nord vers le Sud, il voit le pôle s'élever sensiblement;
cela ne peut provenir que du renflement présenté par la Terre
entre le Nord et le Sud.
» En second lieu, un voyageur pourrait s'avancer du Nord
1. Albcrli de Saxonia Quœstiones in libros de Cœlo et Mundo; iu iibrum II quocslio
XXVII (Ed. 149a) vel XXV (Ed. i5i8).
LÉONARD DE VTNGI ET VlLLALPAND 65
vers le Sud assez pour voir certaines étoiles qui, auparavant,
ne lui apparaissaient point; en même temps, certaines constel-
lations se cachent à ses yeux qui, auparavant, se montraient à
lui. Cela ne peut être qu'un effet du renflement de la Terre
entre le Nord et le Sud.
» Quatrième conclusion. La Terre est ronde à ce point que,
par rapport h la Terre entière, les élévations des montagnes
sont petites et comme négligeables. On le prouve, en premier
lieu, parce que lorsque les graves tombent sur un sol qui n'est
point celui d'une montagne ni d'une vallée, ils tombent à
angles égaux [normalement]. Cela n'aurait point lieu si les
graves ne tendaient point au même centre; et comme toutes
les parties de la Terre sont graves, il en résulte qu'elles tendent
toutes au même centre. Cela ne serait point si la Terre n'était
pas ronde ou ne tendait pas naturellement à la rondeur.
» En second lieu, les parties de la Terre tendent toutes éga-
lement vers le centre du Monde; elles descendent aux lieux les
plus bas, à moins qu'elles ne se soutiennent l'une l'autre,
comme on le voit des montagnes; néanmoins, au cours des
temps, toute chose descendra et se précipitera vers le centre
du Monde ; il semble que ce soit là la cause de la rotondité de
la Terre.
» De là^ on peut connaître que si la Terre était fluide comme
l'eau^ de telle sorte que ses diverses parties ne se soutinssent
point l'une l'autre, elle coulerait vers une rotondité uniforme
et une sphéricité parfaite. »
Jusqu'ici, Albert de Saxe n'a guère fait que mettre en forme
scolastique les arguments qu'Adraste avait donnés en faveur
de la sphéricité de la Terre. 11 y joint l'argument tiré de la
forme de l'ombre de la Terre dans les éclipses de Lune, argu-
ment qu'Aristote avait produit, mais qu'Adraste avait négligé.
Puis il ajoute ce passage :
« Au sujet de cette conclusion, il faut savoir que l'on peut
déterminer par l'expérience si la Terre est ronde, du moins du
Sud au Nord. Qu'un observateur, partant d'un certain lieu, se
déplace vers le Nord jusqu'à ce que le pôle lui semble plus élevé
d'un degré qu'auparavant, et qu'il mesure le chemin parcouru.
p. DUHEM. 5
^6 ÉTUDES SUR LÉONAtlD DE VIlNCi
Gela fait, qu'il revienne à son point de départ et que, partant
de ce lieu, il se dirige vers le Midi, jusqu'à ce que le pôle lui
paraisse moins élevé d'un degré qu'il n'était au lieu marqué
comme point de départ; qu'il mesure de nouveau le chemin
parcouru. Si ces deux chemins se trouvent être égaux, c'est un
signe certain que la Terre est circulaire du Nord au Sud; si, au
contraire, il se trouvait qu'ils ne fussent point égaux, ce serait
un signe que la Terre n'est point ronde du Nord au Sud. »
Les Anciens avaient trouvé dans la mesure de l'arc d'un degré
le moyen de déterminer la grandeur de la Terre supposée sphé-
rique; nous avons vu que cette méthode était déjà connue
d'Aristote, qui la tenait peut-être d'Eudoxe; mais que la me-
sure d'un degré du méridien, répétée sous diverses latitudes,
pût servir à déterminer la forme réelle du globe^ c'est une
idée qui ne paraît point s'être présentée à l'esprit des astrono-
mes de l'Antiquité I. Le passage d'Albert de Saxe que nous
venons de citer montre que la Scolastique du xiv^ siècle l'avait
nettement formulée. Il appartenait à la science du i^yif siècle
d'en aborder la réalisation.
Albert de Saxe ne s'est pas contenté d'exposer, au sujet de
la sphéricité terrestre, les divers arguments d'Aristote et
d'Adraste, perfectionnés en un point important; il y a joint
une série de corollaires curieux, d'allure paradoxale, destinés
sans doute à frapper l'esprit de ses disciples. Pour l'objet que
nous nous proposons, ces corollaires sont d'une importance
particulière; citons-les donc in extenso.
(( I" De ce que la Terre est ronde, il résulte que les lignes
normales à la surface de la Terre, lorsqu'on les prolonge vers le
centre, vont sans cesse en se rapprochant les unes des autres
et concourent au centre.
» 2" Il en résulte que si l'on construisait deux tours verti-
cales, plus elles s'élèveraient et plus elles s'écarteraient l'une de
l'autre; et plus elles seraient basses, plus elles seraient proches.
» 3" Si l'on creusait un puits au fil à plomb, ce puits serait
plus large au voisinage de l'orifice qu'au fond.
I. Cf. Paul Tannery, Recherches sur V histoire de V Astronomie ancienne {Mémoires
de la Société des Sciences physiques et naturelles de Bordeaux, k' série, t. I, p. io4; iSgS).
LÉONARD DE VINCI ET VILLALPAND 67
» 4° Toute ligne dont tous les points sont à égale distance
du centre est une ligne courbe; car si elle était droite, certains
de ses points seraient plus près du centre et d'autres plus éloi-
gnés ; ses divers points ne seraient pas équidistanls du centre;
ils ne seraient pas aussi bas les uns que les autres. Si une
ligne droite touche la surface terrestre en son point milieu,
son point milieu est plus voisin du centre de la Terre que ses
extrémités, lien résulte que si un homme marchait suivant cette
ligne droite, il descendrait une partie du temps et monterait
ensuite; il descendrait, en effet, tant qu'il se dirigerait vers le
point qui est le plus voisin du centre de la Terre; il monterait
à partir du moment oii il s'éloignerait de ce point; il est clair,
en effet, que durant la première partie du temps^ il s'appro-
cherait sans cesse du centre de la Terre, et qu'il s'en éloigne-
rait durant la seconde partie ; or, s'approcher du centre de la
Terre, c'est descendre et s'en éloigner, c'est monter.
)) On peut conclure de là qu'un mobile qui, entre deux termes
donnés, décrit un trajet qui sans cesse monte ou descend peut
fort bien faire moins de chemin que s'il allait de l'un de ces
termes à l'autre sans monter ni descendre. Gela se voit claire-
ment en supposant que le premier trajet soit un diamètre de
la Terre, tandis que le second serait la demi circonférence qui
a ce diamètre pour corde.
» 5" Lorsqu'un homme se promène à la surface de la Terre,
sa tête se meut plus vite que ses pieds; car la tête, qui est en
l'air, décrit une plus grande circonférence que les pieds qui tou-
chent le sol. On pourrait concevoir un homme si grand que sa
tête se mouvrait en l'air deux fois plus vite que ses pieds sur
le sol. »
Ces corollaires de la sphéricité terrestre, bien capables de
frapper l'imagination des « escholiers de Sorbonne » qui se
pressaient au pied de la chaire de maître Albert de Saxe,
devaient conduire Léonard de Vinci à découvrir un important
théorème de Mécanique.
6S ÉTUDES SUR LÉOlSARD DE VlNCt
IV
La sphéricité de la terre et des mers dans les écrits
DE Léonard de Vinci.
Il n'est pas impossible que Léonard de Vinci ait connu le
livre de Théon de Smyrne; il est probable qu'il a lu ï Histoire
naturelle de Pline »; mais à coup sûr 2, il a profondément
médité les Qaœstiones in libros de Cœlo et Miindo d'Albert
de Saxe.
Parmi les questions examinées par Albert de Saxe, il en est
peu qui aient, autant que la théorie de la figure de la Terre et
des mers, sollicité l'attention de Léonard; cela se conçoit
aisément; le grand artiste était, en même temps, le plus
savant ingénieur hydraulicien de son époque; rien de ce qui
touche à l'équilibre et au mouvement des eaux naturelles ne
pouvait le laisser indifférent.
Dans ce cahier F où sont consignées au jour le jour les
réflexions que lui a suggérées la lecture d'Albert de Saxe, il
consacre tout un feuillet ^ à répéter, sous des formes variées,
l'argument d'Aristote et d'Adraste en faveur de la figure sphé-
rique des mers :
« Preuve que la sphère de Veau est parfaitement ronde. L'eau ne
se meut pas d'elle-même si elle ne descend pas, et se mouvant
d'elle-même, il suit qu'elle descend. »
(( Aucune partie de la sphère de Veau ne peut se mouvoir par
elle-même car elle est entourée d'eau d'égale hauteur qui V enfer me,
et elle ne la peut surpasser par aucun côté. On en montre la
preuve ici en marge. » Léonard dessine, en effet, une circon-
férence de cercle sur laquelle il marque un point c entre deux
autres points a et 6; puis il ajoute: « Soit c une quantité d'eau
1. Le Codtce af/an^ico renferme une liste des livres que possédait Léonard; on y
voit figurer un Pline (Cf. E. Mûnlz, Léonard de Vinci, l'artiste, le penseur, le savant,
p. 282.)
2. Voir notre précédente étude: Albert de Saxe et Léonard de Vinci (Bulletin
Italien, t. V, p. i et p. 1 13).
o. It^i Maniiscriis do Léonard de Vinci, mi>. V, fol. 82, verso.
LÉONARD DE VINCI ET VILLALPAND 69
entourée et enfermée par l'eau ab; je dis par les conclusions
passées que l'eau c ne se mouvra pas, parce qu'elle ne trouve
pas de descente, selon la définition du cercle; puisque a et 6
sont éloignés du centre du Monde comme c, il suit que c reste
immobile. »
Les passages que nous venons de citer rappellent surtout les
considérations de Pline l'Ancien ; ceux qui suivent ont une
plus grande analogie avec l'exposition d'Adraste, rapportée
par Théon de Smyrne :
« Donné un plan d'eau, à la surface de la sphère de l'eau,
les extrémités de ce plan s'en iront en son milieu. »
(( Le grave sphérique, placé sur la sphère de l'eau là où elle
est glacée, ne changera pas de place. »
« Le grave sphérique, placé à l'extrémité du plan parfait, ne
s'arrêtera pas, mais s'en ira tout de suite au milieu du plan. »
Les pensées esquissées en ce feuillet sont fréquemment
reprises par Léonard. La première forme donnée à la
preuve de la sphéricité des mers, celle qui paraît refléter le
raisonnement de Pline, se retrouve, plus développée dans le
fragment suivant ^ :
(( Tout élément flexible et liquide a, par nécessité, sa sur-
face sphérique. On le prouve avec la sphère de l'eau, mais
d'abord il faut poser quelques conceptions et conclusions. »
(( Cette chose est plus haute, qui est plus éloignée du centre
du Monde, et celle-là est plus basse qui est plus voisine de ce
centre. L'eau ne se meut pas de soi si elle ne descend pas, et
se mouvant, elle descend. Que ces quatre conceptions, placées
deux à deux, me servent à prouver que l'eau qui ne se meut
pas de soi a sa surface équidistante du centre du Monde (en ne
parlant pas des gouttes ou autres petites quantités qui s'attirent
l'une l'autre comme l'acier sa limaille, mais des grandes
quantités).
» Je dis qu'aucune partie de la surface de l'eau ne se meut de
soi-même, si elle ne descend pas; donc la sphère de l'eau
n'ayant en aucune partie de surface à pouvoir descendre, il
est nécessaire par la première conception qu'elle ne se meuve
I. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F, fol. 37, recto, et fol. 26, verso.
-yO ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
pas d'elle-même. Et si tu considères bien toute minime parti-
cule de cette surface, tu la trouveras entourée d'autres parti-
cules semblables, qui sont à égales distances entre elles du
centre du Monde, et à cette même distance est celte particule
qu'entourent les autres; donc, par la troisième conception la
particule de l'eau ne se mouvra pas d'elle-même parce qu'elle
est entourée de bords d'égales hauteurs. Ainsi chaque cercle
de telles particules se fait vase pour la particule que contient
ce cercle, vase qui a le circuit de ses bords de hauteur égale ;
ainsi est cette particule par rapport aux autres particules
semblables qui composent la surface de la sphère de l'eau.
Nécessairement, elle sera par elle-même sans mouvement; et,
par conséquent, chacune étant à égale hauleur du centre du
Monde, nécessité fait que cette surface est sphérique... »
(( Ce qui est dit de la surface de l'eau qui confine avec l'air
s'entend être dit de la surface de l'air qui confine avec le feu. . »
« La vérité de ces sphères ayant donc prouvé que les élé-
ments fluides sont sphériques, mon intention est de descen-
dre à la nature dans son universalité et dans les particularités
de chacun de ses éléments, d'abord le feu, puis l'air, puis l'eau. »
Ce n'est plus l'influence de Pline, mais celle d'Adraste et de
Théon, perçue au travers des Questions d'Albert de Saxe, que
nous reconnaissons en ce passage^:
« Si la terre était sphérique, aucune partie n'en serait décou-
verte par la sphère de l'eau. »
« Il ne se trouvera pas de terre plane sur laquelle Teau ne
soit pas de figure convexe^ et réunie au milieu de cette surface
plane; et cette eau n'aura jamais de mouvement vers les extré-
mités de cette plaine. »
Une figure représente un plan qui coupe une partie de la
sphère terrestre; sur ce plan, une masse d'eau est posée, que
termine une calote sphérique concentrique à la Terre. Au-
dessous de cette figure, Léonard écrit: « Ce qui paraît ici plan
est mont escarpé. » Puis il continue en ces termes:
(( Il est impossible de trouver aucune partie plane sur la
surface de n'importe quelle grande étendue d'eau. »
I. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F, fol. 5a, verso.
LÉONARD DE VINCI ET VILLALPAND 7I
(( Perpétuels sont les bas lieux du fond de la mer, et les
cimes des monts sont le contraire ; il suit que la terre se fera
sphérique et toute couverte des eaux, et sera inhabitable. »
Cette dernière phrase est textuellement traduite d'Albert de
Saxe.
De la pensée d'Albert de Saxe, d'autres traces bien nettes se
reconnaissent dans les passages que nous venons de citer.
Parmi ces vestiges, il en est qui méritent d'être signalés.
En démontrant selon les principes d'Aristote et jd'Adraste
que l'eau, prise en grandes masses, doit être terminée par une
surface sphérique, Léonard a eu soin de marquer que cette
argumentation ne rendrait pas compte de la forme des masses
d'eau très petites, des gouttes de rosée, par exemple ; ce n'est
pas la pesanteur qui explique la figure de ces gouttes, mais
une attraction mutuelle de leurs diverses particules, semblable
à l'attraction que l'aimant exerce sur le fer ou « l'acier sur sa
limaille ».
En posant cette distinction, Léonard marquait la frontière
où confinent deux branches de la Physique théorique : L'Hy
drostatique des liquides soumis à la seule action de la pesan-
teur et la théorie de la capillarité; ce n'est pas une de ses
moins profondes et moins prophétiques divinations.
Cette distinction n'avait pas toujours été aperçue d'une
manière aussi claire; bon nombre de physiciens avaient établi
un intime rapprochement entre la figure des gouttes de rosée
et la figure d'équilibre des mers; pour Pline, pour Simplicius
et pour Sacro -Bosco, la rotondité des gouttes de rosée prou-
vait la sphéricité de l'Océan.
Pour Léonard, au contraire, la goutte de rosée est bonne
seulement à fournir une image, une comparaison qui rendent
sensibles aux yeux les considérations dont la sphère des eaux
peut être l'objet.
« Dans la goutte de rosée bien ronde % on peut considérer
beaucoup de cas différents de l'office delà sphère de l'eau;
comment elle contient en soi le corps de la terre sans destruc-
tion de la sphéricité de sa surface. Que d'abord on prenne un
I. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F, fol. G2, verso.
-ya ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
cube de plomb de la grandeur d'un grain de panic, puis
qu'avec un fil très fin à lui joint, on le submerge dans cette
goutte; on verra que cette goutte ne perd pas sa première
rondeur, bien qu'elle soit agrandie d'autant qu'est le cube
enfermé dans cette rosée. »
En distinguant nettement les phénomènes capillaires des
effets explicables par la pesanteur, tels que la forme sphérique
des mers, Léonard émettait une idée que la science moderne
a amplement développée; mais à la formation de cette idée,
Albert de Saxe avait pris une part notable. Dans la dernière
des Questions ^ relatives au De Cœlo, Albertutius avait rangé
au nombre des objections à réfuter cette proposition : a En un
corps homogène, le tout doit avoir la même figure que les
parties; sinon, ce ne serait point un homogène; mais les par-
ticules de l'eau semblent tendre vers la sphéricité, comme le
montrent les gouttes de rosée ou de pluie ; la masse totale de
l'eau doit donc, elle aussi, être sphérique. » Cette proposition,
nous l'avons dit, était admise par Simplicius et par Sacro-Bosco.
Albertutius, à l'image d'Albert le Grand, y répond en ces
termes : « Au sujet de la figure sphérique des gouttes d'eau, je
dis que ce n'est point une conséquence de la forme substan-
tielle de l'eau; elle résulte plutôt de la fuite des contraires, car
cette figure sphérique est celle où les diverses parties se trou-
vent le plus étroitement unies, oii elles peuvent le mieux
résister à une cause de corruption ; aussi n'importe quelle
masse tend elle à prendre cette figure pourvu qu'elle n'en soit
pas empêchée par quelque autre cause, comme la dureté ou la
pesanteur. Cette tendance se remarque surtout lorsque le corps
est en petite quantité; elle ne convient pas seulement à l'eau,
mais à tous les liquides, comme on le voit avec le vif argent. »
I. Alberti de Saxonia, Quaestiones in libros de Cœlo et Mundo; libri 111, quaestio
ultima.
LÉONARD DE VliNCI ET VILLALPAISD 78
Le centre de gravité et l'équilibre dans les écrits
DE Léonard de Vinci.
Albert de Saxe n'avait pas seulement reproduit les argu-
ments d'Arislote et d'Adraste en faveur de la sphéricité de la
Terre; il y avait joint certains corollaires, de forme para-
doxale, tirés de cette proposition; ces corollaires, eux aussi,
avaient attiré l'attention de Léonard de Vinci; les réflexions
qu'ils lui avaient suggérées remplissent tout un feuillet ' de
ses notes.
« L'homme qui chemine, » dit Léonard, répétant ce qu'avait
écrit Albert de Saxe, « va plus vite avec la tête qu'avec les
pieds. »
« L'homme qui, cheminant, traverse tout un endroit plat,
va penché, d'abord en avant, puis autant en arrière. »
Albert de Saxe avait remarqué que si Ton construisait deux
tours au fil à plomb, les couronnements s'écarteraient d'au-
tant plus que les deux tours seraient plus hautes. Léonard
retourne, en quelque sorte cette remarque; il mène, en un
certain lieu de la Terre, la verticale de ce lieu; puis, de
part et d'autre de ce lieu, à une certaine distance, il ima-
gine qu'on élève deux tours parallèles à cette verticale et, par
conséquent, parallèles entre elles. Il montre que ces deux
tours devront forcément s'écrouler si elles sont assez hautes.
Le passage a une importance capitale ; reproduisons-le
textuellement :
« Si l'on fait deux tours en continuelle droiture, et que les
espaces compris entre elles soient parallèles, il est sans doute que
les deux tours s'écrouleront Vune contre l'autre, si la construction
continue toujours avec une égale hauteur pour chacune des
deux tours. »
(( Soient [fig. i] les deux verticales des deux points B et G,
se continuant en continuelle droiture. Si elles coupent une de
I. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F, fol. 83, recto.
74
ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
ces tours en G G et l'autre en B F, il suit que ces lignes ne
passent pas par le centre de gravité de leur longueur; donc
K L G G, partie de l'une, pèse plus que son reste G G D, et de
choses inégales, l'une l'emporte sur l'autre; de sorte que, par
nécessité, le plus grand poids de la tour entraînera toute la
tour opposée; et l'autre tour fera de même, à l'inverse de la
première. »
Au-dessous du croquis que nous avons reproduit, Léonard
trace un autre croquis, fort analogue, où les deux tours cylin-
driques sont remplacées par deux pyra-
mides très élevées, et il écrit : « Les axes
des deux pyramides étant parallèles, si elles
sont de grande hauteur, elles tomberont
l'une contre l'autre )>.
En cherchant à présenter sous une forme
un peu différente une conclusion d'Albert
de Saxe, Léonard a fait usage de ce théo-
rème que nul ne paraît avoir énoncé avant
lui : Pour qu'un corps pesant, reposant sur
le sol, demeure en équilibre, il faut et il
suffit que le centre de gravité de ce corps
ne se projette pas en dehors de sa base.
Ge théorème a une grande importance; les applications en
sont innombrables; dans le fragment que nous avons cité,
Léonard en a fait seulement un usage bien spécial; a-t-il
entrevu toute la généralité de la proposition qu'il a découverte
en ce cas très particulier? On n'en saurait douter.
Léonard réclame sans cesse du peintre qu'il soit un esprit
universel; il l'était lui-même au plus haut degré. Il était uni-
versel non pas à la façon de ces gens qui juxtaposent une foule
de connaissances disparates entre lesquelles n'existe aucun
lien; nul, au contraire, n'a senti plus vivement à quel point
sont solidaires les unes des autres les diverses branches du
savoir humain. Aussitôt qu'une vérité lui apparaissait en l'un
des domaines où s'exerçait son activité intellectuelle, il aperce-
vait le reflet de cette vérité en chacun des autres domaines
qu'explorait son esprit. En même temps qu'il tire des Ques-
FlG.
LÉONARD DE VINCI ET VILLA.LPAND 76
lions d'Albert de Saxe des pensées propres au Traité de Veau
qu'il a rintention d'écrire, il jette sur les feuillets de son
cahier de notes ^ le brouillon de certains chapitres du Traité de
la peinture ; ou bien encore il revient à l'étude du vol des
oiseaux% sujet constant de ses méditations. Aussi, dès là que
la démonstration de la sphéricité des mers l'a amené à conce-
voir une propriété du centre de gravité, il en tire aussitôt des
règles utiles au peintre qui veut donner à ses personnages une
pose raisonnée; ou bien encore il en déduit l'explication des
diverses allures des oiseaux.
Nous avons déjà vu Léonard, commentant les corollaires
d'Albert de Saxe, soucieux des applications que l'on en pou-
vait faire à la station de l'homme : « L'homme qui, cheminant,
traverse tout un endroit plat, va penché, d'abord en avant,
puis autant en arrière. » Mais si l'on veut connaître toute la
portée de ce théorème : un grave reposant sur le sol ne peut
être en équilibre lorsque son centre de gravité se projette en
dehors de sa base; si l'on désire savoir comment il explique
les diverses postures de l'homme et des animaux, il faut
abandonner le cahier F, que nous avons presque exclusive-
ment étudié jusqu'ici, et feuilleter le cahier que Venturi a
marqué de la lettre A.
Le cahier A est postérieur au cahier F. Dans un prochain
article, nous aurons occasion d'examiner les essais de Léo-
nard de Vinci pour expliquer l'origine des sources ; nous
le verrons, au cahier F, proposer une théorie, puis, au
cahier A, reconnaître que cette théorie est erronée et doit
être rejetée.
Il n'est guère de question traitée au cahier F à laquelle Léo-
nard ne revienne dans les notes qui composent le cahier A. En
particulier, la théorie de la figure de la Terre et de la conver-
gence des verticales, sur laquelle les Qaœstiones d'Albert de
Saxe ont appelé l'attention du grand peintre, sont l'objet de
maintes réflexions dans le nouveau manuscrit.
i. Comparez, par exemple, le ms. F, fol. i, verso, et le chapitre XXIV du Traité
de la peinture (édition de i65i).
2. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F, fol. 53, verso.
76 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
En voici une ^ qui est presque la traduction littérale de l'une
des conclusions d'Albertutius :
(( Si tu fais une tour de 4oo brasses et que tu la plombes avec
des fils, elle te sera plus étroite du pied que de la tête, et for-
mera un commencement de pyramide. »
Léonard pense, d'ailleurs, qu'il serait possible de mesurer
celte différence d'écart entre deux verticales au sommet et à la
base d^une tour et d'en déduire la longueur du rayon terrestre.
En même temps que l'esprit de Léonard est occupé de ces
pensées sur la Géodésie, par lesquelles s'ébauche son Traité de
l'eau, il ne cesse d'amasser des documents pour le Traité de la
peinture; le cahier A contient un grand nombre de proposi-
tions de perspective qui se retrouveront dans ce Traité. Il
n'est donc point étonnant que l'on y trouve maint fragment
où les propriétés du centre de gravité servent à expliquer
les postures et les allures des êtres animés.
De ce nombre est le fragment suivant ^ : « Toute chose qui
se trouve sur un sol plan et parfait de telle sorte que son pôle
[point d'appui] ne se trouve pas entre des parties d'égal poids,
ne s'arrêtera jamais ; un exemple s'en voit dans ceux qui glis-
sent sur la glace et qui ne s'arrêtent jamais, si les parties ne
deviennent pas équidistantes à leur centre. »
De ce nombre encore sont ces remarques 3, dont la première
répond à un problème examiné déjà par Aristote dans ses Ques-
tions mécaniques :
« Celui qui est assis ne peut pas se lever de son siège si la par-
tie qui est en avant du pôle [point d'appui] ne pèse pas plus que
celle qui est en arrière de ce pôle, sans se servir de ses bras. »
(( Celui qui monte en un lieu quelconque doit donner une
plus grande partie de son poids en avant de son pied le plus
élevé qu'en arrière, c'est à-dire en avant du pôle qu'en arrière
du pôle; donc l'homme donnera toujours une plus grande
partie de son poids du côté vers lequel il désire se mouvoir
qu'en aucun autre lieu. »
1. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. A de la Bibliothèque de Tlnstilut,
fol. 20, verso.
2. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. A, fol. ai, verso.
3. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms. A, fol. 28, verso.
LÉONARD DE VINCI ET VILLALPAND 77
(( Celui qui court penche plus vers le lieu où il court et il
donne plus de son poids en avant de son pôle qu'en arrière,
de sorte que celui qui court en montant le fait sur les pointes
des pieds, et celui qui court en plaine va d'abord sur les talons
et puis sur la pointe des pieds. )>
(( Celui-ci ne portera pas son poids, s'il ne fait pas équilibre
au poids de devant en se renversant en arrière, de façon que
toujours le pied qui pose se trouve au milieu du poids. »
Et Léonard poursuit en ébauchant ^ un des chapitres qui
figureront au Traité de la peinture; nous y voyons que lors-
qu'une « figure pose sur un pied, ce pied se fait centre du
poids placé au-dessus... ».
Ces considérations sur la posture des êtres animés, on les
trouve, dans le cahier A, à côté de notes qui reflètent l'influence
d'Albert de Saxe. Elles y ont la forme sommaire et imparfaite
du premier jet. Pour les voir plus parfaites et plus dévelop-
pées, il suffit que l'on consulte \e Traité de la peinture. Là, se
rencontrent de multiples variantes de cette proposition 2 :
(( L'homme qui chemine aura le centre de sa pesanteur sur le
centre de la jambe qui pose à terre >) ; en sorte que « le poids
de l'homme ^ qui se tient planté sur une de ses jambes seule-
ment sera tousjours esgalement partagé aux deux costez de la
perpendiculaire ou ligne centrale qui le soustient ».
(( Tousjours ^ la figure qui soustient le poids sur soy et sur
la ligne centrale de la masse de son corps, doit jeter autant du
poids naturel ou accidentel de l'autre côté opposite, qu'il en
faudra pour parfaire le balancement du poids égal autour de
la ligne centrale ^ qui part du centre de la partie du pied [du
centre de pesanteur de l'homme] qui porte la charge, et
laquelle passe au travers de la masse entière du poids, et tombe
sur cette partie du pied qui pose à terre c. On void ordinaire-
1. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, ms A, fol. 28, verso, et fol. 2g, recto.
2. Traité de la peinture de Léonard de Vinci, donné au public et traduit de l'italien
en françois par R. F. S. D. C. [Roland Fréart, sieur de Chambrayj; à Paris, de l'im-
primerie de Jacques Langlois, MDCLI. Gh. CCII, p. 66.
3. Traité de la peinture de Léonard de Vinci, ch. CGI, p. 66.
4. Traité de la peinture de Léonard de Vinci, ch. CGVI, p. 68.
5. Lig-ne centrale = ligne qui va au centre de la Terre, verticale.
G. La plirase de Léonard contient un lapsus évident; nous avons rétabli le sens
entre [].
-yS ÉTUDES SUR LÉONARD DE VllNGI
ment qu'un homme qui lève un fardeau avec un des bras
estend naturellement au delà de soy son autre bras, et si cela
ne suffit pas à faire contrepoids, il y met encore de son propre
poids en courbant le corps autant qu'il faut pour estre bastant
à soutenir le fardeau dont il est chargé; on void encore que
celuy qui s'en va tomber à la renverse estend tousjours Tun
de ses bras, et le porte vers la partie opposite. » — a II faut
ici I remarquer que le poids du corps de l'homme tire d'autant
plus que le centre de la pesanteur est esloigné du centre de
l'axe qui le soustient. »
On pourrait multiplier ces citations; elles nous montreraient
Léonard constamment préoccupé de la situation que le centre
de gravité du corps occupe par rapport à la base qui le supporte.
Nous avons dit que la Bibliothèque Yaticane possédait une
copie fort complète du Traité de la peinture; les croquis qui
ornent cette copie, et qui sont, sans doute, de grossières imita-
tions des dessins de Léonard, représentent des figures humaines
en des postures variées ; toujours, une ligne ^verticale les tra-
verse, montrant que le centre de gravité se projette à l'inté-
rieur de la surface par laquelle l'homme repose sur le sol.
Cette ligne verticale a été conservée en quelques-uns des des-
shis que Nicolas Poussin exécuta pour l'édition italienne et
l'édition française données en i65i.
En même temps que Léonard cherche à expliquer par les
propriétés mécaniques du centre de gravité les diverses atti-
tudes du corps humain, il n'omet point d'user de ces propriétés
en l'analyse du vol des oiseaux ; maints passages de ses manus-
crits en font foi, et aussi ce chapitre 2 du Traité de la peinture :
« Du mouvement des animaux et de leur course. La figure
qui se montrera plus viste en sa course, sera celle qui tom-
bera d'avantage sur le devant. Le corps qui se meut soy-mesme
aura d'autant plus de vistesse que le centre de sa pesanteur
sera esloigné de son centre de soustien ; cecy est dit principa-
lement pour le mouvement des oyseaux, lesquels sans aucun
battement d'aisles ou sans estre aidez du vent, se remuent
I. Traité de la peinture de Léonard de Vinci, ch. GCVII, p. 68.
a. Traité de la peinture de Léonard de Vinci, ch. GCCXlX, p. 9g.
LÉONARD DE VlNGl ET VILLALPAND 79
d'eux mesmes, et cela arrive quand le centre de leur pesan-
teur est hors du centre de leur soustien, c'est à dire hors du
centre de l'estenduë de leurs aisles, parce que si le milieu
des deux aisles est plus en avant ou plus en arrière que le
milieu ou le centre de pesanteur de tout l'oyseau, alors cet
oyseau portera son mouvement en haut et en bas, mais
d'autant plus ou moins en haut qu'en bas, que le centre de sa
pesanteur sera plus loin ou plus près du milieu des aisles,
c'est-à-dire que le centre de la pesanteur estant esloigné du
milieu des aisles, il fait que la descente de l'oyseau est fort
oblique, et si ce centre est voisin des aisles, la descente de
l'oyseau aura peu d'obliquité. »
Lors donc qu'un corps repose en équilibre sur le sol, son
centre de gravité se projette à l'intérieur de la surface qui le
soutient. Dans le cahier de notes de Léonard que désigne la
lettre F, nous avons vu cet important théorème de Mécanique
naître d'une conclusion de maître Albert de Saxe; dans le Traité
de la peinture, nous trouvons les conséquences que l'artiste peut
tirer de cette proposition. Entre le principe à peine ébauché,
qui n'a point encore reçu son énoncé général, et les corollaires
éloignés, qui sont affirmés sans aucune démonstration, il
manque visiblement un intermédiaire; un chaînon est perdu.
Que ce chaînon ait existé, que Léonard ait rédigé ou
esquissé un Traité da moavemenl local, exposé systématique
des propriétés mécaniques du centre de gravité, il nous est
difficile d'en douter. Au Traité de la peinture, Léonard, invo-
quant i cette proposition que « tout grave pèse par la ligne de
son mouvement», c'est-à-dire parla verticale issue de son
centre de gravité, déclare que « cela se prouve par la g" du
mouvement local ».
Ce Traité du mouvement local, où se trouvaient sans doute
exposées les propriétés statiques et dynamiques du centre de
gravité, nous est aujourd'hui inconnu; qu'il ait été connu et
exploité au xvi^ siècle, cela semble bien probable, car nous
allons en trouver la trace fort reconnaissable dans les écrits du
P. Jean-Baptiste Villalpand.
X. Traité de la peinture de Léonard de Vinci, ch. CXGVI, p. 64.
8o ÉTUDES SUR LÉONARD DE VllNCI
VI
Les théorèmes de Jean-Baptiste Villalpand.
Jean-Baptiste Villalpand, né à Gordoue en i552, entra dans
la Société de Jésus, où il eut pour maître le P. Jérôme Prado,
né lui-même en i547, à Bacca. Philippe II ayant demandé au
P. Prado de composer un commentaire de la vision d'Ezéchiel,
le P. Prado associa son élève à cet ouvrage auquel il voulait
donner les plus vastes proportions i. Le P. Villalpand n'était,
tout d'abord, chargé que de la partie archéologique; mais le
P. Prado mourut à Rome en iSgD, laissant son commentaire
inachevé; son élève le continua et composa seul le troisième
volumes Villalpand mourut à Rome en 1608, sans avoir
terminé cette gigantesque explication d'Ezéchiel.
Au cours des études archéologiques sur Jérusalem et le
Temple, Villalpand s'attache à réfuter une singulière erreur.
Certains commentateurs avaient prétendu ceci : La Judée est
un pays si montagneux que la surface du sol y est quatre fois
plus considérable qu'en un pays de plaine que délimiteraient
les mêmes frontières. Pour prouver l'absurdité, ou mieux
l'inutilité d'une telle supposition, Villalpand entreprend de
démontrer qu'un sol montueux ne peut porter ni plus d'hom-
mes, ni plus d'animaux, ni plus d'édifices, ni plus d'arbres
qu'une plaine de même contour.
La démonstration cherchée se doit tirer des propriétés stati-
ques du centre de gravité.
Pour définir ce point, pour en marquer les caractères, Villal-
pand recourt aux auteurs anciens et modernes ; il cite Aristote,
Pappus et Gommandin ; ce qu'il dit de Pappus et de Gomman-
diU;, il paraît d'ailleurs l'avoir presque textuellement emprunté
1. Hicronymi Pradi et Joannis Baptistoc Villalpaiidi c Societate Jcsu in E^echielem
explanalioncs et apparalus Ufbis ac Templi Hierosolymitani, commentariis et imaginibus
illusLralus. Opus tribus tomis dislinctum. Roma;, MDXCVI-MDCIIII.
2. Tomi III, Apparalus Urbis ac Templi Ilierosolymitani Parles 1 et II, Joannis-
Baplislic Villalpandi Cordubensis e Socictale Jesu, collaio studio cum II. Prado
ex eadem Societate* llomic, MDGIIII.
LÉONARD DE VINCI ET VILLALPAND 8l
à Guidobaldo del Monter. Mais lorsqu'il arrive aux divers
théorèmes qui justifieront sa thèse, il ne cite plus aucun auteur.
Ces théorèmes cependant, il n'est point malaisé de deviner
à qui Villalpand les emprunte; leur ressemblance est telle avec
les fragments que nous avons relevés dans les cahiers manu-
scrits de Léonard de Vinci ou encore dans le Traité de la pein-
ture, qu'il nous les faut, de toute nécessité, attribuer à Léonard.
Le chapitre où Villalpand donne la suite de ces théorèmes est
certainement la reproduction, plus ou moins remaniée, d'un
petit traité rédigé par le grand peintre ou par quelqu'un de
ceux qui fréquentaient l'Académie de Vinci.
Voici, par exemple, les énoncés des propositions IV et V :
« Un corps qui repose par un point demeurera en équilibre
si la ligne verticale qui passe par le point dappui passe aussi
par son centre de gravité; mais il tombera si cette ligne passe
hors du centre de gravité^ à moins qu'un impelas impressus^^
communiqué au grave, ne mette obstacle à la chute. »
(( Un grave sphérique, posé sur un plan parfait et sauf de
tout empêchement, se mouvra jusqu'à ce qu'il parvienne au
seul point du plan où il puisse demeurer en équilibre. »
Ne nous souvient-il pas d'avoir lu ces deux propositions,
parmi les notes de Léonard, l'une au cahier A, l'autre au
cahier F.^
La proposition VI de Villalpand est formulée en ces termes:
« Un grave qui repose sur le sol par une certaine surface
demeurera en équilibre si une verticale menée par le milieu
de la surface de soutien passe par le centre de gravité ; ou bien
si toute verticale menée par un des points extrêmes de cette
surface passe par le centre de gravité; ou bien encore si cette
verticale laisse le centre de gravité du même côté que la base.
Mais si le centre de gravité se trouve de l'autre côté, le corps
tombera assurément. »
Nous reconnaissons, énoncée sous forme générale, la propo-
1. Guidi Lbaldi e Marchionibus Monlis m duos Aichiinedis œquiponderanlium libi-os
paraphrasis, scholiis illustrala, Pisauri, i588.
2. Au XVI* siècle, et particulièrement dans les écrits de Léonard, on entend par
impctus impressus une notion assez vague qui s'est dissociée en se précisant et a
fourni les notions de vitesse acquise, de quantité de mouvement et de force vive.
p. DUHEM. 0
82 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
sition que Léonard a formulée pour un cas particulier, suggéré
par la lecture d'Albert de Saxe; et, qui plus est, la démonstra-
tion que Villalpand donne de celte proposition est presque
textuellement celle que Léonard avait imaginée.
Cette proposition s'applique naturellement à l'équilibre des
édifices, aussi bien qu à la station de l'homme et des animaux;
ce sont ces applications qui intéressent surtout Villalpand;
mais ces applications, il les emprunte, elles aussi; a Léonard.
En pourrions-nous douter en lisant, par exemple, ces corol-
laires?
(( Lorsqu'un homme se tient sur ses pieds, de telle sorte que
la verticale issue du bout du pied sur lequel il s'appuie passe
par le centre de gravité, il ne pourra, du côté vers lequel il
penche, lever le bras sans tomber; car ce bras étendu joue le
rôle d'un bras de levier plus grand ou d'un })oids qui pèse
d'autant plus qu'il s'écarte davantage du centre de la balance.»
(( Un homme ne saurait s'incliner en avant, en arrière, ou
de côté, que la verticale issue du point extrême de la base sur
laquelle il s'appuie ne passe par le centre de gravité de son
corps; ou bien encore que ce centre de gravité ne surplombe
cette base; sinon cet homme tombera. «
« Pour qu'un homme assis puisse se lever, il faut qu'il rap-
proche les pieds du siège et qu'il avance la tète. »
(( Lorsqu'un oiseau vole, la verticale qui passe par le milieu
de la surface des ailes passe aussi par le centre de gravité du
corps... Lorsqu'il désire élever la partie antérieure de son corps
et abaisser la partie postérieure, il porte en avant ses ailes,
c'esl-y-dire la base qui le supporte. Il les retire en arrière, au
contraire, lorsqu'il veut diriger son vol vers le bas. Par là, il
parvient aisément à changer en son corps la position du centre
de gravité. »
Cette dernière proposition est une de celles qui ont le plus
constamment sollicité l'attention de Léonard; transcrite dans
l'ouvrage de Villalpand^ elle y garde d'autant mieux la marque
du grand peintre, qu'elle y est un véritable hors-d'œuvre, sans
utilité pour l'objet que se propose le savant Jésuite^
Nous pouvons donc, sans hésitation, attribuer au Vinci les
LÉONARD DK VINCI ET VILLALPAND 83
lliéorcincs de Villalpaiid sur le centre de gravité et les applica-
tions que cet auteur en a faites à la station de l'homme et des
animaux; nous pouvons, en particulier, lui attribuer cette
proposition :
« Un quadiupède demeure en équilibre lorsque son centre
de gravité se trouve sur une verticale issue de Tun des points
extrêmes de la surface qui passe par ses pieds ou bien lorsqu'il
se trouve^ par rapport à cette verticale, du même côté que
cette surface de base. »
Or cette proposition n'est autre chose que le classique théo
rème sur \c polygone de susieniallon, enseigné aujourd'hui dans
tous les cours élémentaires de Statique. C'est donc à Léonard
de Vinci qu'il faut remonter pour trouver l'inventeur de cette
loi, familière aujourd'hui au moindre bachelier. Villalpand n*a
fait que nous transmettre, en se l'appropriant, la découverte
du grand peintre.
Perdus en un vaste ouvrage d'exégèse et d'archéologie, les
théorèmes empruntés à Léonard par le P. Jean-Baptiste Villal-
pand fussent sans doute demeurés inconnus des mathémati-
ciens si l'infatigable curiosité de Mersenne ne les eût décou-
verts et signalés à l'attention des géomètres.
Sans cesse à l'affût des idées nouvelles que les savants de
France, d'Italie, de Hollande émettaient touchant la Physique
ou la Mécanique, le laborieux Minime s'empressait, aussitôt
qu'elles étaient connues de lui, de les reproduire et de les
commenter en quelqu'une des singulières compilations qu'il
publiait sans relâche; par là, il les mettait en circulation; il
remplit ainsi, sa vie durant, le rôle que devaient tenir plus
tard les journaux scientifiques et les recueils académiques.
L'un des premiers ouvrages du P. Mersenne fut une collée
tion de petits traités imprimés à Paris, en 1626^ chez Robert
Estienne, sous le titre de Synopsis mathemalica. Aucun nom
d'auteur n'accompagnait ce titre, mais c'est au P. Mersenne
que le privilège de l'ouvrage était concédé.
Chacun de ces petits traités se compose dune suite de lliéo
rèmos empruntés, sans aucune démonstration ni tigure, à
quelque auteur illustre. L'un de ces traités, par exemple.
84 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
contient tous les théorèmes des éléments d'Euclide; un autre,
toutes les propositions qu'Archimède a formulées dans ses
divers ouvrages.
Le plus intéressant de tous ces résumés est assurément celui
qui a pour titre : Mechanicorwn libri. Là, les propositions énon-
cées par Commandin, par Guidobaldo, par Luca Yalerio au
sujet du centre de gravité des solides, par Guidobaldo et
Stevin au sujet de la Statique, par Stevin au sujet de l'Hydro-
statique se trouvent réunis et joints aux diverses Questions méca-
niques d'Aristote. Là aussi, Mersenne reproduit, au sujet de la
ligne de direction^ c'est-à-dire de la verticale qui passe par le
centre de gravité, les divers théorèmes de Villalpand (qu'il
nomme Villapandus) et quelques autres énoncés.
Parmi ces énoncés, ajoutés par Mersenne à ceux qu'avait
publiés Villalpand, il en est où nous retrouverions la tradi-
tion d'Albert de Saxe qui, sans doute, s'était conservée dans
les écoles jusqu'au xvii^ siècle. Cette constatation serait bien
propre à démontrer l'influence considérable qu'eut jadis Alber-
tutius, dont le nom est à peine prononcé aujourd'hui. Mais
l'étude des vicissitudes par lesquelles a passé cette influence,
si intéressante soit-elle, ne fait point partie de notre sujet. Si
le Synopsis maihemaiica de Mersenne nous intéresse, c'est que,
par lui, les propriétés statiques du centre de gravité, décou-
vertes par Léonard de Vinci, et publiées par Villalpand comme
si le savant jésuite en était l'auteur, sont venues à la conhais-
sance commune des géomètres.
Nous ne suivrons pas la trace de ces propositions parmi les
divers traités de Statique qui virent le jour au xvii® siècle ou
à des époques plus rapprochées de nous; une telle recherche
intéresserait l'histoire générale de la Mécanique et non l'his-
toire spéciale des découvertes scientifiques de Léonard; il est
temps, croyons-nous, de conclure le chapitre de cette histoire
spéciale que nous avions entrepris d'écrire.
Nous avons vu une idée, qui devait conduire à d'impor
tantes conséquences, germer et se développer dans l'esprit de
Léonard de Vinci. Cette idée est-elle née par génération spon-
tanée? Non point; si originale soit-elle, sa formation a été
LÉONARD DE VINCI ET VILLALPAND 85
occasionnée, provoquée par des pensées plus anciennes. Ces
pensées, qui ont suggéré une découverte au grand peintre de
la Renaissance, se sont-elles présentées à son esprit en quelque
œuvre produite par l'Antiquité classique? Pas davantage; si
ces pensées ont leur principe dans les écrits mêmes d'Aristote,
elles ont été élaborées à nouveau par la Scolastique du
xiv^ siècle et ce sont les corollaires produits par cette élabo-
ration qui ont fécondé les réflexions de Léonard. Celui-ci a fixé
sur le papier, en des notes sommaires, les divers aspects sous
lesquels la vérité se montrait à lui; mais il n'a pas publié les
résultats de ces méditations; en faut-il conclure qu'ils ont été
perdus pour la Science, qu'il a fallu retrouver ce qu'il avait déjà
inventé ? Point encore ; par tradition écrite ou orale, par la dilapi-
dation de ses manuscrits ou par la diffusion de son enseignement,
la loi de Statique qu'il avait reconnue est parvenue jusqu'aux
géomètres du xvii^ siècle; par eux, elle a pénétré dans le cou-
rant de la Science; il n'y manquait que le nom de l'inventeur.
Ainsi, l'étude que nous allons clore nous paraît, si restreinte
soit-elle, capable de discréditer quelques-uns des préjugés qui
faussent l'histoire de la Renaissance scientifique.
m
LÉONARD DE VINCI
ET
BERNARDINO BALDI
LÉONARD DE VINCI
ET
BERNARDINO BALDI
Maintes fois, au cours de nos recherches sur l'histoire de la
Mécanique, il nous est arrivé de formuler cette assertion : Les
idées neuves que Léonard de Vinci a semées à profusion dans
ses notes n'ont point été inconnues de ses successeurs ; plagiées
par de nombreux auteurs, elles ont, durant tout le xvi" siècle,
inspiré les écrits qu'ils publiaient sur la Statique et sur la
Dynamique.
A l'appui de cette assertion, la lecture du grand ouvrage de
Prado et Villalpand sur Jérusalem et son temple nous a fourni
un argument saisissant; nous avons vu ^ le P. Villalpand insé-
rer dans sa description de la Judée un petit traité de Statique
dont les divers chapitres se retrouvaient tous, à l'état de brouil-
lons, dans les cahiers manuscrits de Léonard; et cette étude
nous a permis de restituer au grand peintre, son véritable
inventeur, le théorème célèbre du polygone de sustentation.
Nous allons retrouver la trace des notes de Léonard, et nous
allons la retrouver aussi palpable, aussi profondément marquée
qu'en l'ouvrage de Villalpand, en analysant un commentaire
aux Questions mécaniques d'Aristote; ce commentaire fut
composé avant le monumental traité du savant Jésuite, mais la
publication en fut longtemps retardée 2.
Ce commentaire a pour auteur Bernardino Baldi.
I. Voir la précédente étude : Léonard de Vinci et Villalpand.
3. Bernardini Baldi Urbinatis, Guastallae abbatis, In mechanica Aristotelis proble-
mata exercitationes ; adjecta succincta narrationo de autoris vlta et scriptis. Mogunliœ,
typis et sumptibus Viduae Joannis Albini ; MDCXXl.
90 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
La vie de Bernardino Baldi d'Urbin, abbé de Guastalla.
L'éditeur qui, quatre ans après la mort de l'auteur, publia
les Exercices de Bernardino Baldi, les fît précéder d'une courte
et intéressante notice biographique rédigée par Fabricio
Scliarloncini '. En cette notice, Bernardino Baldi nous apparaît
comme un esprit d'une activité et d'une étendue prodigieuses,
capable d'embrasser les connaissances les plus diverses; de
tels esprits, l'Italie du xvi' siècle s'est montrée productrice
féconde, plus peut-être qu'aucun autre pays, à aucune autre
époque.
Bernardino Baldi naquit à Urbin le 6 juin i553; il appar-
tenait à une noble famille de Pérouse, la famille des Canta-
gallini; son trisaïeul avait troqué son nom patronymique
contre celui de Baldi. Sa mère se plaisait k conter la piété
extraordinaire dont Bernardino avait fait preuve dès ses plus
jeunes années. Ses premiers maîtres furent Giovanni-Andrea
Palazi et Giovanni-Antonio Turonei ; ce dernier était en
relation avec Paolo Manuzi (Aide Manuce l'Ancien) qui le
tenait en haute estime pour sa connaissance des langues
grecque et latine. Les leçons de ce savant humaniste profi-
tèrent à Baldi qui, tout jeune encore, traduisait en vers
les Phénomènes d'Aratus.
En 1573, âgé de vingt ans, Baldi se rend à Padoue pour y
compléter sa formation intellectuelle ; nous l'y voyons s'atta-
cher de suite à Emmanuele Margunii ; sous la direction de cet
érudit, il approfondit l'étude de l'Iliade; il étudie les chefs
d'œuvre de la littérature grecque et, particulièrement, les
idylles de Théocrite. Son commerce avec les poètes grecs fut
si assidu que sa mémoire garda, sa vie durant, de longs
morceaux de poésie hellénique; il répétait volontiers que la
I. Le litre de celle notice est le suivant : De vila et scriptis Bernardini Baldi Urbi-
natis, ex literis Fabritii Scharloncini, ad Illastrissimuni et neverendissimum Dominum
Lxlium Buinuni Episcopum Balneoregiemem, ex-Nunlitun ipontoUrum ad Pohni.r
liegem etc.
LÉONARD DE VINCI Kï BERNAHDINO H\LD1 9I
Iraduction d'un orateur grec lui coulait parfois quelque peine,
tandis que la traduction d'un poète ne lui en coûtait aucune.
Son aptitude à acquérir la connaissance d'une langue
étrangère tenait, du reste, du prodige. Il se trouvait fréquem-
ment, à Padoue, en relation avec des « transalpins » ; il se lia
d'amitié avec certains d'entre eux; honteux de ne pas entendre
leur langage, il apprit le français et l'allemand avec une
rapidité extraordinaire. Plus tard, devenu abbé de Guastalla, il
se veut adonner aux études d'Écriture Sainte et, en trois ans, il
apprend l'hébreu et le chaldaïque ; quelque temps après, il y
joint la connaissance de l'arabe et Tesclavon, appris au cours
d'un voyage à Rome. Son épitaphe, citée par Nicéron ', lui
attribue la connaissance de douze langues; mais Grescimbeni,
dont Nicéron rapporte également le témoignage, en énumère
seize : l'hébraïque, la chaldaïque, l'étrusque, la grecque, la
latine, l'arabe, la persane, l'esclavone, la turque, l'allemande^
la hongroise, l'espagnole, la française, la provençale, la sici-
lienne et l'italienne.
D'ailleurs, dès l'époque de son séjour à Padoue, nous voyons
se manifester, en même temps que sa vocation philologique,
son goût pour les études historiques et scientifiques ; il com
pose un traité sur les canons et sur ceux qui les ont inventés.
Chassé de Padoue par la peste, il revient à Urbin, sa patrie;
là, dit Scharloncini, il vit pendant cinq ans dans Tintimité
du grand géomètre Frédéric Commandin, poursuivant en sa
compagnie l'étude des diverses sciences mathématiques; il
Taide à dessiner les figures qui illustrent les traductions
d'Euclide, de Pappus et de Héron que Commandin a données.
La douleur qu'il ressent de la mort de Commandin pousse
Baldi à écrire la vie de son ami; mais bientôt ce projet se
change en un dessein bien plus vaste : celui d'écrire la vie de
tous les grands géomètres ; et, en douze années, Baldi mène ce
dessein jusqu'à complète exécution.
Comme le remarque fort justement Nicéron \ ce récit de
1. Nicéron, Mémoires pour servir à l'histoire des lionimes illustres de la République
des Lettres, t. XXXI X, p. 'i6i.
2. Nicéron, Mémoires pour servir à l'histoire des hommes illustres de la République
des Lettres, t. XXXIX, p. 357.
92 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Scharloncini ne peut être exact, car Gommandin était mort
en 1675, un an avant que Baldi ne revînt en sa patrie ; s'il y eut
amitié et collaboration entre ces deux hommes, ce ne put être
que durant la jeunesse de Baldi, avant son départ pour l'Uni-
versité de Padoue.
Après la mort de Gommandin, Baldi se lie d'amitié avec un
autre géomètre et mécanicien illustre, Guidobaldo, marquis
del Monte; l'influence de celui-ci, complétant celle de Gomman-
din, pousse notre érudit vers l'étude de la Mécanique; c'est
sous cette influence qu'en 1682, il compose les commentaires
aux Questions mécaniques d'Aristote dont va traiter le présent
article.
La réputation que valaient à Baldi sa science et ses vertus
parvint jusqu'à Ferdinand de Gonzague, prince de Molfelta
et seigneur de Guastalla; celui-ci l'appela à sa cour, sans
astreindre d'ailleurs le savant érudit à la vie fastueuse qu'on
y menait; Baldi put continuer paisiblement ses travaux et,
à la demande de Vespasien de Gonzague, duc de Sabionetta,
mener à bien ses commentaires sur Vitruve.
Ferdinand de Gonzague dut, sur ces entrefaites, se rendre en
Espagne; il ne voulut point se séparer de Baldi dont la conver-
sation le charmait et dont les conseils lui étaient précieux;
il l'emmena donc avec lui. Mais dès le début du voyage, le
savant philologue tomba malade; il dut s'arrêtera Milan, oii
saint Gharles Borromée le reçut chez lui et le garda jusqu'à
complet rétablissement.
Baldi revint alors à Guastalla 011 l'absence de Ferdinand lui
procura de studieux loisirs. En i586, la charge d'abbé de
Guastalla, qu'il n'avait aucunement sollicitée, lui fut confiée.
Il résolut alors de s'adonner exclusivement aux études de droit
canon et d'exégèse; mais il ne put se tenir à ce champ, trop
étroit pour son activité; la philologie, l'astronomie, la géogra-
phie se partagèrent son attention avec l'étude des livres sacrés ;
nous le voyons traduire des géographes arabes et composer un
dictionnaire arabe. Enfin, en i6o3, il entreprit la rédaction
d'une géographie aux proportions monumentales, où devaient
être décrits les moindres villes et villages mentionnés par les
LÉONARD DE VINCI ET BERN\UD1>'0 BALDI 98
auteurs anciens ou modernes. Il ne put terminer cette œuvre
gigantesque; à sa mort, survenue le 12 octobre 1617, après
quarante jours de maladie, il n'avait mené à bonne fin que
quatre ou cinq volumes de ce dictionnaire géographique; les
notes qu'il laissait témoignaient que sept ou huit volumes
restaient à composer.
II
Les ŒUVRES de Bernardino Baldi.
Scharloncini nous vante les vertus, la piété, la charité, le
désintéressement de Baldi; il nous retrace l'amour du travail
qui, chez cet érudit, tenait du prodige; tant qu'il fut dans la
force de l'âge, il se leva régulièrement à minuit pour se mettre
à l'étude; pendant ses repas^ il lisait un livre allemand, fran-
çais ou arabe.
Aussi les écrits de Baldi sont -ils extraordinairement nom-
breux. L'épi taplie du savant abbé de Guastalla en évalue le
nombre à quarante-huit. Scharloncini fait suivre sa notice
biographique d'une liste d'ouvrages qui comprend cinquante-
quatre titres, mais cette liste se termine par ces mots : Et
quœdam alla. Crescimbeni, qui a eu entre les mains presque
toutes les œuvres de notre auteui', assure qu'il en fallait compter
plus de cent.
Un certain nombre des écrits de Baldi furent imprimés du
vivant de l'auteur; tels sont les suivants :
1° Corona delU anno quale si contiene tanti sonnettiy quanti
santi corrono il tatto Vanno, secondo il calenderio Romano.
Vicenza, per A. délia Noce; 1689. — Cet ouvrage est une collec-
tion de 106 sonnets sur les principales fêtes de l'année.
2° Dl Herone Alessandrino de gll aatomati overe machine se
moventi, lihrl due, tradotte dal greco da Bernardino Baldi. In
Yenetia, appresso Girolamo Porro; 1589.
Une seconde édition fut donnée, du vivant de l'auteur : In
\enezia, appresso Gio. Battista Bertoni; lOoi.
L'ouvrage fut imprimé une troisième fois, à Venise, en 1661.
Cj^4 ÉTUDES SLU LEONARD DE VI>CI
3" Versi e prose di Monsignor Berwrdino Baldi. Venetia,
appresso F. de' Franceschi ; iSgo.
Imprimé en Fabsence de Fauteur, cet ouvrage fourmille de
fautes d'impression. Il contient les pièces suivantes :
La nautica, poème en vers non rimes que Baldi présenta
eu i585 à Ferdinand de Gonzague;
Veglogue mis le;
Li sonetti romani;
Le rime varie:
La J'avola di Leandro di Museo;
Dialogo délia dignilà;
L'arciero, overo délia felicila del principe ;
La descriitione del pallazzo d'Urbino.
La description du palais d'Urbin, qui termine ce recueil, fut
reproduite plus tard dans :
Memorie concernenti la cilln di Urhino e la descrizione del
palazzo da Behnardino Baldi e Francesco Bianchini, pubblicate
dal Cardinale Annibale di S. Clémente. Borna, G. M. Salvioni;
172^1.
D'autre pari, le poème de La naalica fut traduit en français
sous le titre : Jai navigation, poème de Bernardino Baldi, traduit
de rHalien par M. J. Armand de Galiam. Paris, A. Bertrand
(sans date).
Enfin ce recueil, enrichi par l'adjonction d'autres ouvrages
de Baldi, fut public sous le titre :
Versi e prose scelle di Bernardino Baldi, ordinale e annotatc
da Filippo Ugolini et Filippo Luigi Polidori. Firenze, Le Mon-
nier; 1869.
/f Les Sonnetti romani, avec une autre pièce, furent publiés
dans l'ouvrage suivant :
Sonnetti romani; il lauro. scherzo giovanile. Parigi ; 1600.
5" La Deifof)e, ovvero gli oracoli délia Sibilla Cumea, monodie.
Nenezia; i6o/|.
(')" Il diliwio universale, cantalo con nuova maniera di l'crsi.
Pavia, per P. Bartoli ; i()o/i.
-" Concelti morali. In Parma ; liio-j.
8" Carmina latina. \n Parma; i6o().
LIÎONAUD Di: VINCI El BEK\AKDINO BALDl f)5
if ScaniUli Impares Vitruvlani a Behnaudino Baldo nova
ratione explicatif refulaiis prioram inlerpreliim Galielmi Philandri,
Danielis Barbarie Baplistœ Bevlani sealentiis. AugusUïî Yindelico-
ruin, ad insigne Pinus ; 1612.
10" De Vitravianoram verborum signijicatione sea commentarias
perpeluiis in M. Vitruviam PoUionem, auclore Bernardino Baldo.
Accedit vita Vitruvii, eodem auctore. AugusUr \ indelicorum,
ad insigne Pinus; 16 12.
Les recherches de Baldi sur Vitruve sont, assurément, celles
de ses œuvres qui eurent le plus de réputation. Nous les trou-
Aons reproduites dans les ouvrages suivants :
.1. — M. ViTRUAii PoLLiOiNis Oper«. Libridecem. Anistelodami,
apud Ludovicum Elzevirium ; 16/19 Acceduni Lexicon Vitrn-
vianam Bernardini Baldi Urbinatis, Gaaslallœ Abbatis, et ejusdem
ScamUli impaves Vitruvlani (L'écrit désigné ici par le titre :
Lexicon Vitravlanum est le : De Vitriivlanoriini verborum slgnlfi-
catlone.)
B. — JoANNis PoLEM Exercltallo/ics Vltruvlame, seu conimen-
larius crlticus de Vitruvii architectura. Patavii; 1789 Accedit
M. Vitruvii Polllonis vlta, auctore Bernardino Baldo.
C. — M. Vitruvh Pollioms ArcJdtectura, textu ex recenslone
codlcum emendato cuni exercltatlonlbus /iotlsque novlssûnls Joannis
Polem et cominentcuiis varioruni addltls. nunc primum sludiis
Simone Stratico Utini, apud fratres Mattiuzzi, Vnno 1826, in
olïîcina Peciliana. — Cet ouvrage contient : Marcl Vitruvii Pot
tlonis vlta conscrlpta a Bernardino Baldo Urblnate, cum annota-
tlonlbu.s JoANMS Polem — Baldi Bernardim Scanùlll Impares
Vitruvlani nova ratione expllcatl.
Il" Orazlonc dl B. Baldi, Ambasciadore del Ser. IJuca d Ur-
blnOy alla Serenlta del nuovo Duca dl Venetla M. Antonio Meni-
mlo. In Venetia; 16 13.
12" Bernardini Bvldj In tabulant leneam Euyublnam^ llngua
Hetrusca veterl perscrlptam. dlvlnatlo. Augusta? Vindelicorum.
ad insigne Pinus, imprimebat D. Francus; 16 lo.
i3" Heronls Cteslbil Belopoeca. Jioc est tellf activa, grœce et
latine, interprète et scholiastc Beu\. Baldo, qui Vltam Heronls
addidit» Augustae Vindelicorum^ 'yi>i^ Davidis Franci ; 1616.
f)6 ÉTUDES SLR LEONARD DE VINCI
La traduction et les notes de Bernardino Baldi furent insé-
rées dans la collection des Mathemaiicl veteres donnée par
l'Imprimerie royale en 1693.
La Vlta Heronis fut également imprimée a part en 1616.
Cette étude sur Héron d'Alexandrie est le dernier écrit de
Bernardino Baldi qui ait été imprimé du vivant de l'auteur;
mais un grand nombre d'autres ouvrages du savant abbé de
Guaslalla furent publiés après la mort de celui qui les avait
composés; quelques-uns, même, n'ont pas été livrés à la
presse avant la fin du xix'' siècle.
Parmi ceux de ces ouvrages posthumes qui sont venus à
notre connaissance, le premier en date est celui qui va nous
occuper en cet article :
i4° Bernardini Baldi Lrbinatis, Guastalla3 abbatis, la mecha-
nlca Avistotelis problemata exercitationes ; adjecta succincla narra-
tione de aatoris vita et scriptis. Moguntiœ, typis et sumptibus
Yiduœ Joannis Albini; MDCXXI.
Il faut sans doute regarder comme une seconde édition de
cet ouvrage le livre suivant, mentionné par Murhard (Biblio-
theca malhemalica, t. 111, p. 6) :
Sylloge commeniarioriim et exercitatlonum in quœstiones mecha-
nicas Avistotelis, cum proemio Bart. Lausanni. Yenetiis; 1623.
Après cette œuvre, nous pouvons citer :
i5" La difesa di Procopio, contre le catumnle di Flavio Biondo,
con alcune considerationi intovno al luogo, ove segui la giornata
Ira Totila e Narsete. In Urbino, per M. A. Mazzantini; 1627.
16° / cento apologhi di M. Bern. Baldi, portati in versi da Gio.
Mario de Crescimbeni, colle moralità di Malatesta Strinati. In
Roma, per A. de Rossi; 1702.
Ces apologues, originaux mais très sommaires, avaient
été composés, nous dit Scharloncini, à l'imitation de Leone
Battista Alberti; Crescimbeni a pris la peine de les mettre
en vers.
Une deuxième édition du même ouvrage fut donnée : Roma.
lip. Perego Salvioni; 1828.
17" Encomio delta pair ia de M. Bernardino Baldi, da Urbino.
In Urbino, per A. A. Monticelli; 1706.
LÉONARD DE AINCI ET BERNARDINO BALDI 97
Cet écrit a été reproduit en léle du recueil, déjà cité, qui a
pour titre :
Memorie concernenti la ait là dl Urbino e ta descrizzione del
palazzo da Bernaudino Baldi e Francesco Bianghini, pubblicatc
dal Cardinale Annibale di S. Clémente. Roma, G. M. Sal-
vioni; 1724.
18" Cronica de' Malemaiici, overo epUome deWistoria délie mie
lovo. Urbino, per M. A. Moniicelli; 1707.
Ce n'est qu'un court abrégé du grand ouvrage auquel Baldi
travailla pendant douze ans.
Cet écrit a été réimprimé dans les Versi e prose scelle di
Bernardino Baldi, publiés à Florence en iSôg et précédem-
ment cités.
19'' Epislola de asse sive pondère Elrusco. Cette lettre est
insérée au livre 1, ch. VII de l'ouvrage suivant :
JusTi FoNTANiiM De anliquilatibus Hortœ. Roma^ ; 1708.
20° Viia di Federigo Commandino.
Cette vie, qui est un des ouvrages les plus remarquables de
Baldi, a été imprimée à Venise dans le Glornale de' letlcraii
d'Ilalia, vol. XIX, p. i/|o; 1714.
Elle a été réimprimée dans les Versi e prose scelle di Bernar
DiNO Baldi. Firenze; 1859.
21" Bernardim Baldi Celeo, 0 Vorlo. Inséré dans Quallro
elegantisslme egloghe rasticali. Venezia ; 1760.
22" Delhi viia e de' falli di Gaibaldo I da Monlefellro, Daca
d'Urbino, libri XII; di Bernardino Baldi. Milano, G. Silves-
tri ; 1821.
iZ" Viia e falli dl Federigo da Monlefellro, isloria di Bernar-
dino Baldi estratta da un manoscrilto inedilo con osservazione
di Fr. Zuccardi. Roma, presso Perego Salvioni; 1824.
24" De scribenda hisloria Iraclalus, auctore Bernardino
Baldo ; inséré dans : Spicilegiani Bomanuni, tomus I. Romœ ; 1839.
25** Viia di Arislide Quinliliano da Bernardino Baldi (.1///
delU Accademia ponlificia di Nuovi Lincei, t. XVIIl; i865.) Cet
écrit est reproduit dans : Vincent et Martin, Passage du Irailé de
musique d' Arislide Quinlilien relalif au nombre nuplialde Platon.
Roma; i865.
p. DUHEM. n
(^8 ÉTUDES SUR LÉO.NARD Di: Yl>Gt
26" Vita di Giovanni Eligerio da Beknardlno Baldi (Bulletino
di bibliogvafia e di storia délie scienze rnatcnialiche e Jisiche,
pubblicato da Baldassare Boncompagni, t. I, p. 3/19; 1868).
Cet écrit est reproduit dans : P. D. ïimoteo, Barnabita^ Stdla
épis Lola di Pietro Peregrino di Mavicoiivl.., Menwria seconda...,
p. 107. Borna; 1868.
27° Lettere di Behnahdino Baldi, cavate degli aulograti chc
sono a Parma nell' Archivio di Stata; pubblicale da Aniadio
Bonchini. Parma, per conto délia B. Deputazione di Storia
patria; 1870.
28" Vite inédite di niaieniatici iialiani, scritti da Behnaiidi>o
Baldi e pubblicati da Enrico Narducci {Balletino... pubblicalo
da B. Boncompagni, t. XIX; 1886).
29" Vita di Paolo di Middelbuvg da Beknaudino Baldi ; insère
dans : Demetrio Mauzi, La questione delta rijbrnui det calendario
nel quinto concitio Laleranense (i5i2-i5i7). Firenze; 1896.
Le nombre des œuvres de Baldi qui ont été imprimées
jusqu'à ce jour est très considérable; il s'en faut, cependant,
que Ton ait publié toutes celles que cite Scliarloncini. Au
nombre de celles qui sont encore inédites, il convient de citer,
en premier lieu, cette collection de vies des grands mathéma-
liciens qui avait coûté à Baldi douze années de travail. Cette
collection n'est point perdue ; le manuscrit original et deux
copies se trouvaient en la bibliothèque du prince Boncom-
pagni '.
Bien d'autres œuvres inédites figurent encore dans la liste
donnée par Scharloncini. Ces œuvres ont, d'ailleurs, les objets
les plus variés.
Nous y trouvons des morceaux littéraires, en vers ou en
prose; telle la traduction en vers italiens des Phénomènes
d'Aratus, première œuvre de notre auteur; tels un recueil de
poésies et de discours pieux, intitulé Scala cœleslisl une com-
paraison entre la vie monastique et la vie séculière; six livres
sur la cour; des poèmes satiri(iues sur le même sujet, com-
plétés par la traduction des Misères de courtisa/is de Lucien ;
I. (Jatatoyo di iiuinoscrilla ara posseduli du IL Baldassare UoncoiniHHjni, coinpiUUo dd
Enrico Narducci. lloiua, Tip. délie Scienze laalenialiche e (isiclie; i8Ga.
LÉONAKI) DIC \1NCI ET BERNARDJ>0 BALDl 99
des livres d'odes et dépigrammes; des dialogues, dont l'un,
intitulé Goselin, traite de l'humanité, dont un autre, intitulé
Le Tasse, a la prosodie pour sujet.
A riiistoire des inventions scientifiques se rattache la pièce
intitulée : De lonnenlis bellicis ci eorum itiventoribus.
V l'étude des langues et à la Pliilologie appartiennent les
traductions des Fables de Musée, de VHomeri paralipomenou
composépar Quintus de Smyrne, la composition d'un Diction-
naire arabe.
La passion de Baldi pour l'Archéologie a inspiré le Discours
aux conservateurs de Rome en vue d'assurer la sauvegarde des anti-
quités de cette ville et un livre sur les Antiquités de Guastalla.
Les recherches au sujet de l'Ancien et du Nouveau Testa-
ment sont nombreuses dans l'œuvre de l'infatigable érudit;
nous y relevons, en effet, une traduction des Lamentations de
Jérémie d'après le texte grec des Septante, enrichie de notes
d'après le texte hébreu; une paraphrase du Livre de Job, com-
posée sur le texte latin et annotée d'après le texte hébreu ; une
traduction de la Paraphrase sur le Pentateuque écrite en langue
chaldaïque par Onkelos ; une Description nouvelle du temple
d'Ézéchiel; enfin, une Étude sur V Évangile selon saint Matthieu.
L'Astronomie et la Géographie revendiquent, parmi les écrits
de Baldi, Cinq livres sur le nouveau calendrier, un Cadran solaire
universel, un écrit Sur le firmament et les eaux, la traduction
d'un Jardin géographique arabe dont l'auteur est inconnu, enfin
le vaste Dictionnaire géographique universel que l'abbé de Gua-
slalla laissa inachevé.
Mentionnons encore un ouvrage de géomètre, le Paradoxo-
ram mathemaiicorum liber, dont le titre seul nous est connu ^
et nous aurons achevé cette revue des écrits composés par
Bernardino Baldi; revue sans doute incomplète; revue suffi-
sante* cependant, pour nous donner un aperçu du labeul*
prodigieusement actif et continu, comme des multiples apti-
tudes intellectuelles, dont témoigne une pareille œuvre.
Une telle puissance de travail, une telle souplesse de lesprit,
bien communes au xvi' siècle, étonnent jusqu'à l'effroi nos
taisons modernes, si vite rebutées par une étude longue et
100 ETUDES SUR LEONA.RD DE VINCI
pénible, si aisément déroutées par le moindre changement
de méthode, si volontiers satisfaites d'avoir, en un tout petit
livre, effleuré la surface d'un domaine minuscule.
m
Les emprunts de Bernardino Baldi a la Mécanique
DE Léonard de Vinci.
Scharloncini nous apprend que les Exercices sur les questions
mécaniques d'Aristote furent composées par Baldi en i582.
L'auteur était, à ce moment, l'ami de Guidobaldo, marquis
del Monte. Celui-ci venait de composer un traité de Mécanique '
qui, pendant un siècle, eut grande renommée; il allait y join-
dre un commentaire aux recherches d'Archimède sur les cen-
tres de gravité ^, et ce commentaire ne devait guère avoir
moins de vogue que Les méchaniques. L'influence de Guido-
baldo sur les doctrines mécaniques exposées par Bernardino
Baldi ne saurait donc être révoquée en doute; bien loin
de nier celte influence, Baldi se plaît à citer à maintes reprises
le nom de son ami.
Ses connaissances ont, d'ailleurs, d'autres sources que le
Mechanicorum liber du Marquis del Monte et, parmi ces sources,
il en est qu'il nous fait connaître. Telle, en premier lieu, la
traduction des Questions mécaniques d'Aristote donnée, avec de
brefs commentaires, par Nicolas Leoniceni^; telle encore la
savante et importante Paraphrase des mêmes Questions méca-
niques composée par le très docte Alexandre Piccolomini^.
Baldi va même jusqu'à nous apprendre, en sa préface, que le
1. Guidi Ubaldi e Marchionibus MonVis Mechanicorum liber. Pisauri, apud Hiero-
nymum Concordiam; MDLXXVII.
2. Guidi Ubaldi e Marchionibus Morilis In duos Archimedis œquiponderantiuni libtios
paraphrasis, sclioliis illustrala. Pisauri, apud Hieronynium Concordiam; MDLXXXVIII.
3. Nicolai Lconici (sic) Tliomœi Opuscula nuper in lucem œdila quorum noinina
proxima habentur pagella... Conversio mechanicarum quœslionum Aristolelis cunifiguris
et onnotationibus quibusdani. Colophon : Opusculum hoc ex imprcssione rcprcsenlavil
Hernardinus Vilalis Vtnelus, Anno Domini MCGGCCXXV, Die XXI II Februarii, ex
Vcnctiis.
4. Alexandri Piccolomini In niechanicas quœstiones Arislotelis paraphrasis paulo qui-
dem plenior, ad Nicolauni A rding hélium Cardinaleni amplissiinuni.... MDXLVII. In line :
'-*/" vExcussum Uomae apudAutonium Bladiim Asulanuui. Tertio Non. lanuarii MDXLVII.
LEONARD DE VINCI ET BERNARDIISO BALDT lOI
bruit des recherches du Hollandais Simon Stevin est venu jus-
qu'à lui, mais qu'il n'a point vu les travaux de cet auteur'.
Mais il est une influence que Baldi a profondément éprouvée
et que, cependant, il ne cite pas : c'est l'influence de Léonard
de Vinci ; à Léonard de Vinci, il doit tous les passages qui, dans
ses commentaires, attirent le plus vivement l'attention; de ces
passages, nous trouvons en quelque sorte le brouillon dans les
cahiers que conserve la Bibliothèque de l'Institut; ce sont ces
mêmes cahiers qui nous ont permis de suivre les pensées
éveillées en l'esprit du grand peintre par la lecture d'Albert de
Saxe; ce sont eux également qui nous ont gardé les esquisses
des théorèmes reproduits par Villalpand.
Ces théorèmes, si curieusement insérés par Villalpand en sa
description de la Judée, nous les retrouvons presque tous en
l'écrit de Bernardino Baldi.
Baldi en donne quelques-uns dans le chapitre ^ où il examine
cette question d'Aristote : Si deux hommes portent un poids
suspendu à un bâton, pourquoi celui qui est moins distant du
fardeau supporte-t-il une charge plus grande?
Cette question l'amène, en effet, à se demander pourquoi
ceux qui portent un grand poids marchent courbés et à répon-
dre qu'ils prennent cette position pour mettre leur centre de
gravité dans la verticale du point d'appui.
11 commence alors à développer ces considérations sur les
diverses postures de l'homme et des animaux que Léonard
avait esquissées au cahier ^^ puis plus complètement exposées
au Traité de la peinture. Ces considérations, Baldi les poursuit
au chapitre suivant 3, où il examine cette question d'Aristote :
Pourquoi ceux qui sont assis et veulent se lever placent-ils les
jambes de telle sorte qu'elles fassent un angle aigu avec les
cuisses et rapprochent-ils de même la poitrine des cuisses? Cette
1. En effet, la Statique de Stevin, rédig^ée en flamand, ne fut imprimée qu'en i586
sous ce titre : De Bcghinselen der Weeghconst, beschreven deur Simon Stevir. van
Brugghe. TotLeyden,inde Druckerye van ChristofTel Planlijn, bij Françoys van Raphe-
linghen, MDLXXXVI. Ainsi, quatre ans avant qu'elles fussent imprimées, les recher-
ches du grand géomètre de Bruges étaient déjà annoncées en Italie.
2. Bernardin! Baldi In mechanica Aristotelis problemata exercitationes; Quœstio
XXIX, p. i66.
3. B. Baldi, loc. cit., Quœstio XXX, p. i6G.
Ï02 1-TUDES SUR LEONARD DE VINCI
question était précisément la première ' que Léonard de Vinci
eût cherclié h résoudre par la considération du centre de
gravité.
Baldi explique en détail la solution de Léonard ; il rend
compte d'une manière analogue de diverses allures de l'homme
et des animaux; il n'oublie pas, d'ailleurs, d'appliquer la
même théorie aux objets inanimés ; l'exemple du trépied ^ le
conduit à formuler la loi du polygone de sustentation. L'équi-
libre des tours penchées, telles que la tour de Pise et la tour
de Garisendi à Bologne, est traité presque dans les mêmes
termes qu'au livre de Yillalpand.
Ce n'est point en ce livre, cependant, que Baldi a pu lire les
théorèmes de Léonard; l'œuvre de l'abbé de Guastalla était
achevée bien avant que ne parût celle du savant Jésuite. Il
n'est pas admissible non plus que Yillalpand n'ait eu des
théorèmes de Léonard qu'une connaissance indirecte, par la
communication d'une copie manuscrite des ExercUationes de
Baldi; certains passages donnés par Villalpand, tel le passage
si caractéristique sur le vol des oiseaux, ne se trouvent pas dans
le livre de Baldi. Ils ont dû puiser tous deux leurs connais
sauces à une source commune, et cette source devait être soit
un manuscrit de Léonard, soit un cahier copié sur les notes du
grand peintre. Il se peut, d'ailleurs, que Villalpand ait tenu de
Baldi la connaissance de ce document; selon Scharloncini,
Baldi s'était occupé, lui aussi, de la description du temple
d'Ezéchiel et avait composé un traité sur ce sujet ; il ne serait
point surprenant qu'il ait été mis, à cette occasion, en rapport
avec Villalpand.
Quoi qu'il en soit, les emprunts faits par Baldi à la Statique
de Léonard sont autrement étendus que ceux dont Villalpand
est débiteur.
Parmi ces emprunts, l'un des plus caractéristiques concerne
la pesanteur apparente d'un grave suv un plan incliné.
La plus ancienne solution de ce problème est due a Pappus,
I. Lf's manuscnii- de Léonard do Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollion. M<. \
dp la liil)IiothcqiiP de l'Institut, fol. 28, verso.
9. H. Riddi In inechonirn AristotcUs prohleinata t'J'crcitatinne:^; Qvtvpsi'io \\X, p. 173.
IKOIVVRD DE VINCI El BERNA RDTNO RVLDl Io3
qui s'étail efforcé de déterminer celle pesanteur apparente en
étudiant le roidement dun corps sphérique sur un plan
incliné ; appuyé sur des liypothèses que nous jugeons
aujourdliui inadmissibles, le raisonnement de Pappus condui-
sait à un résultat taux. L'exacte évaluation de la pesanteur
apparente d'un corps placé sur un plan incliné avait été
obtenue dès le xnr siècle par un mécanicien de l'École de
Jordanus de Nemore ; et la méthode proposée par ce géomètre
était si parfaite que l'on pourrait, aujourd'hui encore, la répéter
dans les cours de Statique sans y changer un seul mot.
Léonard, qui connaissait probablement la règle découverte
par ce géomètre du xni'' siècle, s'est etTorcé de la retrouver par
un artifice analogue à celui de Pappus; sa démonstration,
inacceptable en bonne logique, n'en est pas moins ingénieuse;
il est à croire, d'ailleurs, qu'il y attachait une certaine impor-
tance, car il l'a exposée à plusieurs reprises '.
Or, cette solution si originale, si particulière à Léonard,
Bernardino Baldi la reproduit très exactement et, chose digne
de remarque, à propos d'une question où elle semble n'avoir
que faire ^ Il a soin, d'ailleurs, de noter el que la solution de
Léonard offre des analogies avec celle de Pappus, et qu'elle en
diffère en des points essentiels.
Tandis que Baldi adoptait cette solution dont le résultat, du
moins, était correct, Guidobaldo, aveuglé par son admiration
exclusive des anciens, s'en tenait au raisonnement de Pappus.
Toute occasion semblait bonne à Baldi pour exposer, en
marge d'Aristote, les remarques qu'il empruntait aux notes de
Léonard.
Aristote, par exemple, pose cette question : Pourquoi les
corps flottants, saisis par un tourbillon liquide, sont-ils tous
finalement amenés au centre du tourbillon? Les circon-
stances se prêtent à une étude sur la formation des tourbillons
au sein des eaux courantes. Cette étude, Baldi nous en donne
1. Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Gh, Ravaisson-^IoUieri, Ms. A
de la Bibliothèque de l'Inslitut, fol. 53, recto et fol. n, verso. — Cf. P. Dulieni, Les
origines de la Statique, Ch. II, et Cb, VIII, S 3.
2. Bernardini Baldi fn mechanica Aristotelis probleniata exercitationes : Ousestio
Vfll : Qua^ritur ciir ex figuris omnibus rotunda* facilius moveantur. p. Oj.
fo4
ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
les éléments'; mais ces éléments, nous ne sommes point
fort embarrassés pour en reconnaître la provenance ; nous les
trouvons exposés, presque dans les mêmes termes, en un
cahier de Léonard de Vinci.
Lisons d'abord ce que Baldi nous enseigne de la genèse des
tourbillons :
(( Soit ABCD (fig. i) la rive courbe et concave d'un fleuve. Le
rapide courant EFDC. qui se précipite en
A
G avec violence, épousant la forme de la
rive, s'enroule en tourbillon; lorsqu'en
B il se détache de la rive, l'eau poursuit
le tournoiement commencé, elle se le-
iC courbe en spirale et forme un tourbillon
GHFIK dont le centre est en K.
» Les tourbillons peuvent encore naître
d'une autre cause, savoir, du conlact entre
une eau courante et une eau dormante.
Soit, en effet, ABC (fig. 2j une rive de fleuve qui forme
golfe; par suite de l'arrêt opposé par la rive, ce golfe renferme
une nappe d'eau tranquille; supposons
que le fleuve coure librement et direc-
tement entre les deux droites VC et DE.
Tandis que l'eau qui avoisine AC se porle
rapidement vers A, elle donne une impul-
sion latérale, suivant G A, à l'eau tranquille
ABG ; elle entraîne avec elle, de F vers G,
la partie de cette eau qu'elle touche. Mais
tandis que cette eau entraînée court de F
vers G, l'eau tranquille qui est à côté
s'oppose à elle et la repousse de G vers H.
L'eau commence donc un mouvement en
spirale; elle s'incurve selon la ligne GHK, et parvient au
point I où les diverses parties de l'eau tourbillonnante se
touchent les unes les autres. D'ailleurs, ces tourbillons ou
ces masses d'eau roulant en spirale, que nous avons observés
I. Bernardini Baldi In inechaiica Aristotelis problemata exercitationes ; Quaeslio
XXXV,p. 187.
LÉONARD DE VINCI ET BERNARDINO BALDl Io5
en naviguant sur le Pô, l'Adige ou d'autres grands fleuves,
ne demeurent point en un lieu invariable; ils suivent le
mouvement de l'eau qui les entraîne et, transportés au fil de
Teau, ils s'évanouissent peu à peu'. »
Lisons maintenant Léonard :
« On observe parfois, » dit-ib, « de nombreux tourbillons
sur les côtés d'un grand courant d'eau, et plus ils s'appro-
chent de la fin du courant, plus ils sont grands.
» Ils se créent à la surface par les eaux qui retournent en
arrière après la percussion qu'a produite le courant plus
rapide. Les eaux lentement mobiles que frappe la masse
liquide mue rapidement transforment aussitôt leur mouve-
ment et acquièrent ladite vitesse; par suite, l'eau qui est en
contact avec le courant;, par derrière, se trouve attachée, et
attirée par force, et arrachée de l'autre eau; de sorte que, de
proche en proche, toute cette eau qui se mouvait lentement
acquerrait ce même mouvement rapide; mais un tel courant
ne pourrait recevoir toute cette eau à moins qu'elle ne s'élève
au-dessus de lui; comme cela ne peut être, il est nécessaire
que cette eau retourne en arrière et consume en soi-même de
tels mouvements. Dès lors, lesdits tourbillons vont, consom-
mant en diverses circulations les mouvements commencés. Et
ils ne restent pas aux mêmes endroits, mais, après qu'ils sont
formés, tout en continuant à tourner ainsi, et sans changer de
figure, ils sont portés par l'impulsion de l'eau; en sorte qu'ils
font à la fois deux mouvements, l'un est un mouvement de
révolution sur soi-même, l'autre consiste à suivre le cours de
l'eau; et cette eau transporte le tourbillon jusqu'à ce qu'elle
le défasse. »
1. Nous verrons, dans une prochaine étude, que les Exercitationes de Baldi onl
exercé une puissante influence sur la Mécanique du xvii° siècle; dès maintenant,
mentionnons que l'ouvrage de Baldi est souvent cité dans les commentaires aux
Questions Mécaniques d'Aristole composés par Jean de Guevara «. D'ailleurs, dans cet
ouvrage, bon nombre d'emprunts sont faits à Baldi et, par son intermédiaire, à
Léonard de Vinci, sans qu'aucun auteur soit cité; c'est ainsi que les considérations
sur les tourbillons exposées ci-dessus sont reproduites par Guevara (Quaîst. XXXV).
2. Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; Ms. F
de la Bibliothèque de l'Institut, V 78 [3o], verso et recto.
a. Joannis de Guevara, cler. reg. min, In AristoteUs mechanicas commentarii, una cuin
annotât ionibus quibusdam ad eandem materiim pertinentibus. Romae, apud Jacobum
Mascardum; MDCXXVIL
To6 ÉTf DES SUR LKONARD DE VINCI
Le second de ces morceaux n'est il pas, on quelque soiio. le
brouillon du premier?
Arislote se pose la question suivante' : Pourquoi les pièces de
bois se brisent-elles d'autant plus aisément qu'elles sont plus
longues P Baldi s'empresse de profiter de cette question pour
exposer ses idées sur la résistance des matériaux: oi', de ses
opinions à ce sujet, nous trouvons presque toujours la trace
dans les manuscrits de Léonard^ au cahier l, que conserve la
Bibliothèque de l'Institut.
Baldi s'occupe d'abord (p. 98) de la résistance d'une poutre
chargée debout. 11 entreprend d'expliquer pourquoi la poutre
soutiendra sans fléchir ni se rompre un poids très considérable
pourvu que le centre de gravité du poids et le centre de gravité
de la poutre se trouvent sur une même verticale, et que celle-ci
rencontre le centre de la surface par laquelle la poutre repose
sur le sol. Or Léonard avait dit^ de même : a 11 est impossible
que le support qui a son centre placé sous le centre du poids
superposé par ligne perpendiculaire se puisse jamais ployer,
mais d'abord il poussera sous terre sa base. »
(( Mais, on dira peut-êlre, » remarque Baldi, a que s'il en est
ainsi, plus une poutre sera grêle, plus elle aura de force pour
soutenir le poids, et moins elle se brisera, ce qui est contraire
aux faits. Nous répondrons que cette rupture provient de la
faiblesse de la matière et non des proportions géométriques...
Deux choses importent donc à la force d'un support : un
rapport convenable entre la longueur et l'épaisseur, et une
certaine solidité et résistance de la matière. »
« Bien qu'on ne puisse pas bien déterminer par nombre
quel est l'accroissement de la puissance d'un corps de double
quantité par rapport à un autre, on peut pourtant, n dit Léonard.
u approcher quelque peu de la vérité )) ; et il multiplie les
remarques"' sur cette « débita proportio longitudinis ad cras
situdinem » que Baldi se contente de signaler.
I. l'crnardini Baldi In mrrhnnica AristoU'Us prohU'inala orercifalioneu : Ouccslio XVI,
p. 95.
a. Les manuscrits (U; Léonard de Vinci; Ms. \ do la Bibliolliôquc do l'inslilul,
f* 'i5, verso.
;i. //)/</.. loi. 'if», verso, fol. '|(i, reolo ol vorsc», el fol. '17. rorlo.
LÉONARD DE VIXCI I- T DKRNARDINO BALDI \0^
Pour prouver qu'une poulie chargée debout ne peut se
courber ni se briser, Baldi considère tout d'abord (p. 99) une
poutre horizontale, encastrée à ses extrémités et qui porte un
poids en son milieu: cette poutre résiste d'autant mieux que le
rapport de sa longueur à son épaisseur est plus petit; l'abbé de
Guastalla en conclut qu'une poutre chargée debout, où les
dimensions horizontales sont fort petites par rapport à la
hauteur, a une très grande résistance ; le raisonnement est
étrange; il ne se trouve point dans les notes de Léonard; mais,
du moins, > voyons-nous l'étude de la flexion d'une poutre
horizontale chargée en son milieu se mêler' à l'étude de la
résistance de la poutre chargée debout. D'ailleurs, les consi-
dérations par lesquelles Baldi prouve qu'une poutre encastrée
à ses extrémités portera un poids d'autant plus grand qu'elle
est plus épaisse, rappellent de fort près celles par lesquelles
Léonard établit^ qu'un arc dont on double l'épaisseur portera
un poids quadruple.
Côte à côte, Léonard dessine un arc en cintre surbaissé et un
arc ogival. « L'arc peu courbé, » dit-il du premier^ u est sûr
par lui-même, mais s'il vient à étie chargé, il faut bien armei'
ses épaules. » — « L'arc de grande courbure, » ajoute-t-il en
parlant du second, « est par lui-même faible et le devieni
davantage si on le charge; et si tu as peu de souci de ses
épaules, il se rompra » en deux points que Léonard marque
sui' chaque arc partiel, à peu près au tiers de sa longueur à
partir du sommet.
Ces courtes indications sonl comme l'esquisse de ce que
Bernardino Baldi enseigne'' au sujet de la résistance de ces
deux sortes d'arcs.
Baldi, toutefois, y ajoute de son cru une amère critique » de
cette forme où se complurent étrangement les barbares qui,
au déclin de l'Empire, envahirent l'Italie et qui faussèrent hon-
I. Les manuscrUs do Léonard de Vinci; Ms A de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. /|8, recto.
a. Les mamisrritis de I-éonard de Vinci; Ms. V do la Bibliothèque do l'institul,
fol. /i9, verso.
3. Les manuscrits de Léonard do Vinci; Ms. A de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 5o, verso.
'i. Bernardini Baldi In mechanica Aristotelis pvohlemata exercitationes, pp. io6 107.
I08 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
ieusement les bonnes et correctes règles de construction
établies par les anciens ».
Il arrive alors à traiter ^ de l'arc en plein cintre « qui est plus
utile que tous les autres, qui est de beaucoup le plus beau; aussi
l'usage en fut-il extrêmement familier à tous les architectes de
l'antiquité » . Ce que Baldi nous enseigne au sujet de la résistance
de cet arc semble encore un simple développement de ce qu'en
a dit Léonard ^
Léonard avait sans doute, dans un cahier que nous ne pos-
sédons pas, développé les quelques indications sur la résistance
des arcs que nous lisons au cahier A; le manuscrit ainsi
rédigé ou une copie de ce manuscrit a dû venir aux mains de
Bernardino Baldi.
IV
Les emprunts de Bernardino Baldi a la Mécanique
DE Léonard de Vinci (suite). — Le centre de la gravité
accidentelle
Notre attention va être attirée vers d'autres emprunts que
Baldi a faits à la Mécanique de Léonard, et ces nouveaux
emprunts auront sur le développement ultérieur de la Science
une puissante et féconde influence. Par l'intermédiaire du livre
composé par l'abbé de Guastalla, certaines idées de Léonard
seront communiquées à Descartes et à Boberval; elles provo-
queront entre ces deux grands géomètres un débat qui ne sera
pas exempt d'aigreur; portées par Mersenne, par le P. Fabry,
par Pierre Mousnier à la connaissance du jeune Christiaan
Huygens, les affirmations contradictoires de Roberval et de
Descaries suggéreront à ce physicien de génie la théorie du
pendule composé; et la genèse de cette grande découverte de
1. Bernardini Baldi In mcchanica Aristotelis problemata exercitationes, p. 108.
2. Les rîianuscrits de Léonard de Vinci; Ms. A de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 49, verso.
LÉONARD DE VINCI ET BERNARDINO BALDI IO9
Dynamique pourra ainsi être suivie à partir des notes jetées
sur le papier par Léonard de Vinci i.
Il nous faut tout d'abord, pour comprendre le sens exact des
notes qui furent le point de départ de cette genèse, dire quel-
ques mots d'une notion qui joue un grand rôle dans les raison-
nements de Léonard ; nous voulons parler de la notion àUmpelo.
Cette notion même, il n'est point possible d'en saisir
l'exacte signification si l'on ne se reporte aux opinions que
l'Antiquité et le Moyen -Age ont professées touchant le mou-
vement des projectiles.
Aristote, aux livres Vil et VIII de sa <Ï>u7'.7.y; x/.pcajtc, a con-
struit toute sa Mécanique sur ces principes :
Toute chose mue qui n'est pas animée tient son mouvement d\m
moteur distinct d'elle-même.
Le moteur accompagne nécessairement la chose qu'il meut.
Dans une semblable doctrine, le mouvement d'un projectile,
le mouvement de la flèche après qu'elle a quitté l'arc, apparaît
comme un phénomène qu'il est malaisé d'expliquer.
A cette flèche en mouvement, il faut adjoindre un moteur
qui soit distinct d'elle et qui, cependant, pendant toute la
durée du mouvement, soit contigu avec elle. Ce moteur ne
peut pas être une certaine impulsion, une certaine propriété
conférée à la flèche par l'arc qui l'a lancée, car le moteur serait
alors intrinsèque à la chose mue. Ce moteur ne peut être que
l'air qui environne la flèche.
C'est donc l'air, ébranlé par le moteur initial, qui maintient
le mouvement du projectile. Mais cet air même, quel moteur
le maintient en mouvement.^ La difficulté n'est point résolue;
elle n'est que déplacée. Il faudra accorder à l'air ce qu'on a
refusé à la flèche, la propriété de demeurer en mouvement
après que le premier moteur sera revenu au repos; il faudra
admettre que cet air, une fois agité, peut, pendant un certain
temps, non seulement demeurer son propre moteur, mais
encore servir de moteur au projectile.
Semblable illogisme n'a point arrêté Aristote; il n*a point
î. Cette genèse sera exposée daas une prochaine étude sur Bernardino Baldl,
Roberval et Descartes.
110 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
arrêlé ses plus illustres commenlateurs, depuis rAnliquité
jusqu'au début du xiv' siècle; Alexandre d'Aphrodisie, The-
mistius, Simplicius, Averroës, Albert le Grand, saint Thomas,
Pierre d'Auvergne, Gilles Colonna (./Egidius Romanus), Gau-
tier Burley, Jean de Jandun consentent tous en ce point qu'un
moteur peut communiquer à l'air, à l'eau, aux divers fluides
non seulement la propriété de demeurer en mouvement lorsque
le moteur est revenu au repos, mais encore d'entraîner dans
leur mouvement les solides qu'ils entourent. Cette puissance,
Alexandre d'Aphrodisie la compara à la chaleur que le feu
communique à l'eau; après que le feu a été éloigné, l'eau
demeure chaude et capable d'échauffer les corps que l'on y
plonge. Cette comparaison fit fortune dans les écoles.
Beaucoup de penseurs devaient réputer étrange cette opposi
tion entre les solides et les fluides; si l'on accorde à l'air et à
l'eau une v.vn-v/Sr^ cjvajj/.ç l'.lzyirr^ par laquelle ces corps demeurent
mobiles et moteurs après qu'ils ont reçu un premier ébranle
ment, pourquoi refuser à la flèche cette même yhy.\)Az''> Et si
on la lui accorde, toute la difficulté qui a si fort préoccupé
Vristote et ses commentateurs ne se trouve telle pas résolue?
Que cette opinion se soit, dès l'Antiquité, offerte à certains
esprits, les Mr^yav./.z ::::6>.r,;;.aTa, dont l'attribution à Aristote n'est
rien moins que certaine, nous en apportent le témoignage.
Tandis qu'en la XXXI V' Question, l'auteur de cet ouvrage
admet que l'air ébranlé est la cause qui entretient le mouve-
ment des projectiles, nous le voyons, aux deux questions qui
portent les n*'" XVllI et XX, assimiler le mouvement (©opi) à
une pesanteur additionnelle.
L'opinion, bien indistincte encore, que laissent soupçonner
ces passages, se précisa assurément au Moyen-Age, car saint
Thomas d'Aquin et Gautier Burley prennent soin de réfuter
ceux qui attribuent le mouvement de la flèche à une verlu que
l'arc aurait imprimée en cette flèche; et déjà* à cette qualité
dont il ne veut pas admettre l'existence, Burley donne' le nom
de (/mvilé accidentelle.
1. Burleu.'? Hujjer otio libros Physkvrum; Vciieliis, LioucUis Luculellu^. i^yii
[). ■Aj'j, col. c.
LEONAUn DE VINCI ET BERWRDINO B/iLDI l I I
L'opinion que saint Thomas et Gautier Builey se refusaient
à adopter va être nettement formulée, explicitement enseignée,
au milieu du \i\' siècle, par Albert de Saxe'.
(( Celui qui lance un projectile imprime à ce projectile une
certaine vertu motrice; c'est unequalité dont la naturemêmeest
de mouvoir le projectile dans la direction où le moteur l'a lancé. »
Plus le [)rojectilc est massif, plus est inlense la vertu qui
rentraîne. « Comme une pierre a plus de malièie qu'une plume
et quelle est plus dense, elle reçoit davantage de cette vertu
motrice; elle la garde plus longtemps que la plume et voilà
pourquoi elle se meut plus longtemps ai)rès qu'elle a quitté
l'instrument qui la projette. C'est aussi parce ({u'elle possède
davantage de cette vertu motrice imprimée qu'elle produit
une percussion plus violente. »
Cette vir/us itnpre.ssa n'est pas impérissable; elle s'atténue
peu à peu et finit par s'anéantir, car la gravité, qualité natu-
relle au mobile et qui l'incline à un mouvement contraire,
lutte sans cesse contre cette vertu : « Comme, par nature, » dit
Vlbertde Saxe, « le projectile tend à un mouvement opposé, cette
vertu imprimée finit par se corrompre; alors le mobile cesse
de se mouvoir du mou\ement qu'on lui a donné en lejelant. »
Ces quelques phrases écrites par Albert de Saxe sont comme
le programme de la Dynamique que Léonard développe ej»
maint passage de ses notes.
Nous ne pouvons songer à reproduire ici tous ces passages;
bornons- nous à en noter quelques-uns qui résument et
condensent, pour ainsi dire, la pensée du Vinci.
La virtus motiva Impressa à laquelle Albert de Saxe attribue
le mouvement du projectile qui a quitté son moteur, Léonard
de Vinci lui donne divers noms; il l'appelle forza et, plus
souvent, /mpe/o; a Définition de Yimpeto,^) lisons-nous en ses
notes' : (dJimpelo est une vertu créée par le mouvement et
transmise par le moteur au mobile qui a de mouvement ce que
Vlmpelo a de vie. »
I. Acutissinue quséstiones sitijcr libros de physlca Auscallalione ah Alberto de Savonia
editœ; in librum VIII quœslio XIII.
■2. Les manuscrits de Léonard de \inci; Ms. E do la [jibliotlièquc de l'Institut,
fol. j-^t recto.
I I 3 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
Le mobile a de mouvement ce que V'impelo a de vie; mais
la vie de Yimpeio n'est point éternelle; cette qualité va s'élei-
gnant peu à peu <ît finit par mourir d'elle-même; elle « va se
consumant par degrés de mouvement » ^ ;
u Ldi forza^ court avec furie à sa mort désirée... Elle naît par
violence et meurt par liberté. Et plus elle est grande, plus vite
elle se consume. »
Mortelle parce qu'elle a pour origine la violence, la forza
diffère en cela du poids qui est perpétuel parce qu'il est
naturel : « Si le poids désire la stabilité 3 et si la forza est
toujours en désir de fuite, le poids est par lui-même sans
fatigue, tandis que la forza n'en est jamais exempte. Plus le
poids tombe, plus il augmente^, et plus la /or;:a tombe, plus
elle diminue. Si l'un est éternel, l'autre est mortelle. Le poids
est naturel et Isl forza accidentelle. Le poids désire stabilité et
puis immobilité; la. forza désire fuite et mort d'elle-même. »
En la plupart des mouvements que nous observons, Vimpelo
et la pesanteur interviennent tous deux et, bien souvent, ils
s'opposent l'un à l'autre; lorsque Vimpeto est suffisamment
fort, il annule la pesanteur et le mouvement est purement
violent; mais la pesanteur^ à son tour, tue Isl forza et le mou-
vement devient exclusivement naturel.
Le mouvement d'un projectile est un de ces mouvements
mixtes ou composés; d'abord violent, il fait monter le projec-
tile soumis à l'action de Vimpeto; puis il le fait retomber sous
l'influence de la pesanteur. « Le mouvement naturel ^ a d'abord
été accidentel ; ainsi la pierre qui tombe a d'abord été portée
ou jetée en haut; on l'a appelé accidentel quand il montait et
naturel quand il descendait. »
La trajectoire d'un projectile se compose donc de deux
1. Les manuscrits de Léonard de Vinci; Ms. F. de la Bibliothèque de l'Institut,
loi. 7/4, verso.
2. Les manuscrits de Léonard de Vinci; Ms. A de la Bibliothèque de l'Institut,
loi. 34, verso. •
3. Les manuscrits de Léonard de Vinci; Ms. A de la Bibliothèque de l'institut,
loi. 34, verso.
4. C'est la doctrine d'Aristote et de ses commentateurs : Plus un mobile s'approche
de son lieu naturel, plus sa tendance vers ce lieu est intense.
5. Les manuscrits de Léonard de Vinci; Ms. A de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 3i, verso.
LÉONARD DE VINCI LT lîEriNARDIXO 13ALDI Il3
parties distinctes, engendrées par des puissances différentes
et soumises à des lois diff'érentes. « La pierre ou autre chose
pesante', jetée avec furie, changera la ligne de sa course
à moitié chemin. Et si tu connais une tienne arbalète qui tire
à 200 brasses, place-toi à une distance de 100 brasses d'un
clocher, mets le point de mire au-dessus de ce clocher et tire
ta flèche; tu verras qu'à 100 brasses au delà de ce clocher, la
flèche se fichera en ligne perpendiculaire ; et si tu la trouves
ainsi, c'est signe quelle avait fini le mouvement violent et
qu'elle entrait dans le mouvement naturel, c'est-à-dire qu'étant
pesante, elle tombait, libre, vers le centre. »
Les deux portions de la trajectoire, celle qui correspond au
mouvement violent et celle qui provient du mouvement
naturel, ne se succèdent cependant pas sans transition; la
route du mobile s'incurve avec une parfaite continuité,
comme le marquent tous les dessins de Léonard; sans doute,
celui-ci ne donne pas encore à la trajectoire d'un mobile
pesant la forme d'une parabole; l'arc descendant se rapproche
de la verticale plus que l'arc ascendant; mais cette particu-
larité même met en évidence le talent d'observateur qui carac-
térisait Léonard, car la trajectoire réelle prend, par suite de la
résistance de l'air, une forme semblable à celle qu'il dessine.
Gomment s'explique cette transition entre le mouvement vio-
lent et le mouvement naturel.^ Uimpelo ne passe pas brusquement
de la pleine puissance à la mort; il s'évanouit graduellement;
bien avant qu'il ait entièrement cessé d'être, il est assez
affaibli pour que la tendance naturelle vers le centre des
graves puisse se faire sentir; ainsi entre la période où ïimpeto
entraîne le mobile dont la gravité est alors anéantie et la
période où la gravité, victorieuse, exerce seule son action,
s'écoule une période de lutte entre ces deux puissances.
Cette lutte, nous en sommes témoins lorsque nous suivons
des yeux les diverses phases du mouvement d'une toupie :
(( La toupie^ qui, par la rapidité de son mouvement de
1. Les manuscrits de Léonard de Vinci; ms. A de la Bibliotlièque de l'Institut,
fol. /|, recto.
2. Les manuscrits de Léonard de Vinci; ms. E de la Bibliotlièque de l'Institut,
loi. 5o, verso.
p. DUUEM. 8
\i\ i:iLJ)ES sili i.foNVivn bt \\y(A
circoiivolulion, perd la puissance qu'a rinégalilc de sa pesau-
leur autour du centre de sa circonvolution, par cause de
Yiinpelo qui domine ce corps, est un corps qui n'aura jamais la
tendance à l'abaissement que désire l'inégalitë de sa pesanteur,
tant que la puissance de Vimpeto moteur de ce corps ne se l'ait
pas moindre que cette puissance de l'inégalité.
» Mais quand la puissance de l'inégalité surpasse la puis-
sance de Vinipclo, alors elle se fait centre du mouvement de
circonvolution; et ainsi ce corps, amené à rester gisant, finit
sur ce centre le reste du susdit i/npeto.
» Et quand la puissance de l'inégalité se Tait égale à la puis-
sance de Vimpeto, alors la toupie s'infléchit obliquement et les
deux puissances combattent avec mouvement composé, et elles
se meuvent l'une l'autre avec un grand circuit, jusqu'à ce que
s'établisse le centre de la seconde espèce de circonvolution; et,
en lui, Vimpeto termine sa puissance. »
Cette période de lutte entre la pesanteur et Vimpeto est
précédée d'une période où cette qualité, victorieuse, annihile
entièrement la pesanteur; au cours de cette période, un projec-
tile se meut en ligne droite dans la direction où il a été lancé;
lorsque, par exemple, une bombarde a été pointée horizontale-
ment, le l)oulet se meut d'abord a dans la position d'égalité ».
c'est-à-dire suivant une ligne horizontale; il n'éprouve alors
aucune pesanteur suivant la verticale; il pèse seulement, dans
la direction de son mouvement, de celte gravité accidentelle
qu'est Vimpeto : ((Tout grave qui se meut selon la position de
l'égalité' ne pèse ([ue par la ligne de son mouvement. On le
prouve dans la première partie que fait le mouvement du
boulot de la bombarde, mouvement qui est dans la position de
l'égalité. ))
Nous venons d'entendre Léonard se servir du mot pesci'
pour désigner l'action par laquelle Vimpeto entraîne le mobile:
et ce mot nous a rappelé le nom de gravité accidentelle par
leciuel, dès le temps de Gautier Burley, on désignait cette
vertu que le mo!(^ur communique au projeclilc. (iaëtan de
I. Les mniiUivfUs de Lronaixl de \iiici; mi>. (• de la l>ibli<>llic(iuc de rinslilul,
lui. 77, reclo.
LEONARD I)i: M.NCl Li |}i:il\AHDL>0 13ALi)i llÔ
Tiènc, qui écrit vers le milieu du xv*" siècle % nous apprend-
que « certains donnent le nom de gravité ou de légèrelé acciden-
telle ix cette vertu communiquée par le moteur au mobile, mais
qu'on rappelle communément impetus». Léonard, lui aussi,
prend parfois le terme de gravité accidentelle comme synonyme
d'impeto ou de /b/'C(/ ; « Trois sont les natures du grave^ : l'une
est sa gravité simple et naturelle; la seconde est sa gravité
accidentelle; la troisième est le frottement produit par lui.
Mais le poids naturel est, en soi, immuable; l'accidentel qui se
joint à lui est infini, avec laforza; et le frottement est variable
selon les lieux où il est fait, c'est-à-dire âpres ou délicats. »
Cette analogie entre la gravité et Vinipeto, marquée par le
nom de gravité accidentelle que reçoit cette dernière qualité, va
conduire Léonard à une conception nouvelle ; cette conception,
il se bornera à l'indiquer ; mais elle exercera sur le développe-
ment de la Dynamique une profonde et féconde influence.
Selon la doctrine que l^éonard a empruntée à Vlbert de
Saxe, la gravité naturelle siège tout entière, pour ainsi dire, en
un certain point du grave, son centre de gravité; de même, la
gravité accidentelle se condense en un point, le centre de
gravité accidentelle ; lors donc qu'un mobile se meut d'un
mouvement mixte, où la pesanteur et la forza entrent en jeu
et luttent l'une contre l'autre, il y a lieu de considérer à la fois
ces deux centres, le centre de la gravité naturelle et le centre
de la gravité accidentelle : « Tout corps non uniforme a trois
centres \ c'est-à-dire ceux de la grandeur, de la gravité acci-
dentelle et de la gravité naturelle. »
Les notes où nous voyons Léonard faire appel à la considé-
ration de ce centre de la gravité accidentelle, qu'il nomme
aussi centre du niouvenient ou centre de ta Jnite, sont malheu-
1. (îaclaii de Tièiio, ne à Viceuce, cnscigiiH la pliilosopliic à l'adoiic; il iiioiiniL on
celle \ille eu i'i(35. Il ne laul poinl le coiil'onclre avec Gaëlan de Tiènc, né à Vicenee
en 1 'i8o, mort en i.V|-; celui-ci fonda l'ordre des Théalins et fut canonisé.
2. Recolleclœ Gaietaui saper oclo Ubros Physicoi^uni cuin aniiotationibus IcxLuum,
fol. 5i. Colophon : Impressum est hoc per Bonetum Locatellum, jussu et expensis
nobilis viri Domini Octaviani Scoti civis Modoetiensis. Anno Salutis 1/19G.
3. Les monascrits de Léonard de Vinci; ms. E de la Bibliothèque de rinstitut,
fol. 5/j, verso.
h. Les manuscrits de Léonard de Vinci; lus. F de la Bibliothèque do llnàlilut,
fol. 5.'<, recto.
Il6 ÉTUDES SLR LÉONARD DE VINCI
reusement fort peu nombreuses et fort peu explicites i. Nous y
devinons que tout plan mené par le centre du mouvement doit
partager le mobile en deux parties telles que les puissances
d'impeto de l'urre des parties équilibrent exactement les
puissances à'impeto de l'autre partie; nous y lisons que, dans
le choc d'un projectile contre un obstacle, la position du point
frappé par rapport au centre da mouvement détermine la vio-
lence plus ou moins grande du coup et les mouvements du
boulet après le choc. Ces pensées à peine esquissées, Léonard
les développait en ce Traité da mouvement local qu'il mentionne
au Traité de la peinture et que nous rie possédons plus; lors,
en effet, qu'en ce Traité de la peinture, il invoque ^ cette propo-
sition : (( Tout grave pèse par la ligne de son mouvement, » il
ajoute que u cela se prouve par la g** du mouvement local ».
C'est, sans doute, en ce Traité du mouvement local que Bernar-
dino Baldi avait pris connaissance de ces propositions.
Les emprunts de l'abbé de Guastalla à la Mécanique de
Léonard sont, en effet, assez larges, assez directs pour qu'il soit
impossible de les méconnaître.
Voici, d'abord, la distinction de la trajectoire d'un projectile
en trois portions : la première, décrite de mouvement violent,
la seconde de mouvement mixte, la troisième de mouvement
naturel, a Deux de ces mouvements^,
le mouvement naturel et le mouve-
ment violent, sont rectilignes ; le troi-
sième mouvement, mélange de ces
deux-là, est curviligne.
» En effet, que l'on projette violemment un corps grave A
(fig. 3); tandis que la violence est prédominante, ce corps se
meut en droite ligne vers B ; lorsque la violence se met à fai-
blir peu à peu, on voit le mobile se porter en C par une ligne
courbe et mixte ; c'est à la violence, en effet, qu'il doit son
transport en avant, à la nature, son mouvement vers le bas ;
une fois qu'il est parvenu en C, la violence ayant pris fin
I. Elles se trouvent réunies au ms. A de la Bibliothèque de rinslitut, fol. /j/j,
recto et verso.
a. Traité de la peinture de Léonard de Vinci, cli. GXCVI, p. G'i,
3. Bernardini Baldi In mechanica Aristotelis problemata exercitaliones, p. k.
FiG. 3
LEONARD DE YIINCI ET RERNARDINO BALDT II7
tandis que la nature demeure, le corps pesant tombe verticale-
ment suivant CD.
)) Ce mouvement naturel et ce mouvement violent peuvent
se comporter de diverses manières. Si, en effet, une force exté-
rieure pousse un corps grave vers le centre du monde, la
nature et la violence s'aideront l'une l'autre ; si cette force
pousse le corps grave vers le haut, elles résisteront l'une à
l'autre; enfin, dans les mouvements de côté, elles se com-
battront l'une l'autre d'autant plus vivement que la trajectoire
montera davantage. «
La décomposition du mouvement d'un projectile, Baldi la
reproduit lorsqu'il analyse le mouvement delà hache i. Celui
qui frappe un coup de hache rejette d'abord l'instrument
en arrière; puis, brusquement, il l'élève au-dessus de sa tête
et le laisse retomber. Tandis que la hache décrit ainsi une
portion de circonférence, elle commence par monter d'un
mouvement purement violent; la descente, au contraire, est
un mouA^ement mixte où la gravité naturelle est secondée par
la violence qu'a imprimée le bûcheron.
Ces considérations s'accordent fort bien avec la Dynamique
de Léonard de Vinci ; il est bon de remarquer, cependant, que
Baldi aurait pu ne les pas emprunter directement au grand
peintre; Cardan, qui les tenait sans doute de Léonard, les avait
déjà publiées ^ presque dans les mêmes termes :
« Les matières donc qui sont jetées au loing consistent en
trois mouvemens : le premier violent, le dernier du tout naturel,
et le moien composé des deux autres. » Le premier mouve-
ment porte le corps en droite ligne de A vers B, qui est le
point le plus haut de la trajectoire. « Or quand la boule jetée
est parvenue droitement en son extrême lieu, elle ne descend
en faisant la figure du cercle, ni aussi droitement, mais presque
par une ligne moyenne entre les deux qui représente presque
la ligne environnante d'une quatrième partie du cercle, comme
1. Bernardini Baldi In mechanica Aristotelis problemata exercitationes, p. 129.
2. Hieronymi Cardani medici Mediolanensis De sabtilitate Ubri XXL Luo^duni;
MDLl. — Les livres de Hiérome Cardanus, médecin milannois, intitulés De la subtilité
et subtiles inventions... traduis de latin en françois par Richard Le Blanc. Paris, MDLVI ;
p. 49, recto.
J^
A
g( F (
: I \h
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?
118 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
est BC; et finalement aucune fois la boule descend tout droit
de G en D par le mouvement de la matière pesante. »
Si ce passage de Cardan, vraisemblablement inspiré de
Léonard, a pu, à son tour, inspirer Bernardino Baldi, il est
d'autres circonstances où celui ci se montre soumis à Tin-
fluence directe de Léonard. N'est-ce pas cette influence que
nous reconnaissons dans les considérations par lesquelles notre
auteur explique I « comment les loupios qui servent aux jeux
des enfants, se tiennent debout tant qu'elles tournent et tom-
bent lorsque leur mouvement de rotation
prend fin » ?
« Considérons une toupie AB {fig. U),
dont le centre de graA ité est C ; soient
DE le plan borizontal et ABC une verti-
cale qui passe par le centre de gravité C
-pv "O "p*
et ])ar le point d'appui B. Le centre de
gravité se trouvant sur la verticale du
point d'appui, la toupie demeure en équilibre^ selon ce qui a
été démontré. C'est par le défaut de sa construction matérielle
qu'elle tombe, à moins qu'elle ne soit animée d'un rapide
mouvement de rotation. »
« Je dis donc que la toupie se tiendra debout tant que
durera le mouvement de rotation, mais qu'elle inclinera vers
la chute lorsque le mouvement se ralentira, et qu'elle tombera
lorsque la rotation prendra fin. Imaginons, en effet, que par
suite du manqvie d'homogénéité de la matière, ou du défaut
de la fabrication, ou de toute autre cause, le centre de gravité
soit non pas en C, mais en F ; désignons par G, H les côtés
de la toupie. Le centre de gravité se trouvant en F, hors de la
verticale du point d'appui, la toupie tomberait du côté G ; la
vitesse du mouvement empêche qu'il n'en soit ainsi, car elle
transporte aussitôt le centre de gravité de l'autre côté, en I. La
toupie ne tombe pas davantage vers H, car la même vitesse
ramène le centre de gravité en F. Grâce à ce transport conti-
nuel du centre de gravité autour delà verticale du point d'appui,
la toupie ne peut tomber d'aucun côté. Mais le mouvement vient-
I, IJcriianliiii Baldi In incc'iaiiira Aristotelis problemata crercilationes, p. a:i.
LÉONAllI) DE VINCI ni" l'.EUN VIU)I\( > RVLDl T l f)
il à s'alanguir, la toupie s'incline peu à peu ; lorsqu'enfin ce
mouvement de rotation cesse tout à fait, la toupie tombe du
côté de la verticale du point d'appui oii se trouve le centre de
pf ravi té. »
L'imprio, lorscpi'il est 1res violent, supprime, ici encore, la
gravité naturelle, conformément aux principes de Léonard :
« Ajoutons, » ditBaldi ', u qu'eu une telle rotation, le corps devient
plus léger tant que dure le mouvement, el d'autant plus léger
que la rotation est plus rapide. Cet effet a pour cause le mou-
vement latéral qui oppose un certain obstacle au mouvement
qui, par gravité naturelle, tend vers le centre; aussi l'expé-
rience nous apprend elle que si Ton pose sur la paume de la
main, tandis qu'elle tourne rapidement, une de ces toupies qui
servent aux jeux des enfants, on la trouve très légère. »
Cette première période, au cours de laquelle Vimpeto prévaut
et annule la gravité, est suivie, selon Léonard, d'une seconde
période au cours de laquelle la « puissance de l'inégalité » lutte
contre la «puissance de Vimpeto )> et finit par la vaincre. Cette
lutte, Baldi la décrit 2 en étudiant la rotation d'une roue dont
l'axe est incliné et dont le centre se trouve hors de l'axe; il
nous montre ce centre subissant contre la nature, à chaque
révolution, un déplacement qui l'éloigné du centre du Monde.
(( Lors donc que la violence cessera et que la nature prévaudra,
la roue ne tardera pas à s'arrêter d'elle même. »
Cette étude du mouvement de rotation nous fournit encore
d'autres rapprochements entre la pensée de Léonard et celle de
Baldi; en voici un qui est particulièrement saisissant; il s'agit
de la rotation d'une roue dont le centre de gravité est sur
l'axe.
Au sujet de ce mouvement, Léonard de Vinci avait écrit ces
lignes-*» :
« Si une roue dont le mouvement est devenu de plus en plus
violent, donne d'elle-même, après que son moteur l'aban-
donne, beaucoup de tours, il paraît clair que si ce moteur
1. Bernardini Baldi In mcchanlca Ari^totelis prohleinata exercilalioncs, p. 7/i.
2. Bernardino Baldi, loc. cit., p. ^fi,
,S. Les manuscrit!^ de l/'onard do Vinci; ms. B i]o la Bibliolhrquo de l'Inslilut,
foK 2 0, verso,
IQO ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
persévère à la faire tourner en sus de ladite vitesse, cette
persévérance peut avoir lieu avec peu de force. Et je conclus
que pour vouloir maintenir ce mouvement, le moteur n'aura
toujours que peu de fatigue, et d'autant plus que, par nature,
il se fixera. »
Baldi dessine ^ cette roue, dont le centre de gravité est en G
(fig. 5), sur l'axe de rotation; puis il ajoute : a En l'absence de
toute force extérieure, le corps se tient en équilibre. Si donc à
l'une des moitiés de la roue on applique, en
G par exemple, une force si petite soit-elle,
la moitié BGD prévaudra sur la moitié BAD;
'^ elle la poussera ou l'entraînera, l'obligeant à
suivre son propre mouvement. Ainsi la puis-
sance que l'on a appliquée en G, ne rencontrant
aucun obstacle^ communiquera à la roue un mouvement très
rapide, et cet effet sera d'autant plus aisé et plus prompt que la
roue est déjà davantage en mouvement, que son diamètre est
plus grand et que la puissance mouvante est appliquée plus
loin du centre. Nous reconnaissons clairement combien ce
mouvement est facile si nous observons que le moteur peut
cesser toute impulsion et que la roue, cependant, garde très
longtemps le mouvement qui lui a été imprimé; elle ne
s'arrête entièrement qu'après une rotation durable. »
Nous avons vu Bernardino Baldi faire à la Dynamique de
Léonard de Vinci de si nombreux emprunts que nous ne nous
étonnerons pas de lui A^oir adopter la notion de centre de la
gravilé accidentelle.
A cette notion, l'abbé de Guastalla accorde une extrême
importance; car la notion de centre de la gravilé naturelle, il
la pose à la base de sa Mécanique; voici, en effet, comment il
définit^ l'objet même de cette science :
(( Le mécanicien considère le grave et le léger.
)) Un corps peut être grave de deux manières, par nature ou
par violence.
» Un corps est dit grave par nature lorsqu'une propension
1. Bernardini Baldi In mcchamca Arhtoielis problemata exercilationes, p. 78.
2. Bernardino Baldi, /oc. cit., p. i.
LTONARD DE VINGT ET BEUINARDTNO BALDI T2T
naturelle lé porte A^ers le centre du Monde. Il est dit grave par
violence lorsqu'une certaine pesanteur, imprimée de l'extérieur
par un moteur, le pousse dans une certaine direction.
» Un corps est dit léger lorsque, par nature, il s'éloigne du
centre du Monde.
» D'ailleurs tout ce qui est grave est grave en un certain
point que l'on nomme le cenlre de gravité; comme il y a deux
gravités, il y a deux centres de gravité, celui de la nature
et celui de la violence. »
Après avoir donné du centre de gravité les deux définitions
de Pappus et de Frédéric Commandin, Baldi continue en ces
termes ' :
(( Nous disions qu'il y avait deux centres de gravité, l'un dû
à la nature et l'autre à la violence. Nous affirmons maintenant
que ces deux points n'en font qu'un en réalité; qu'on ne peut
les considérer comme deux points distincts a
que par la raison et non dans la réalité. °
)) Soit, en efTet, B (fig. 6) le centre de la
gravité naturelle du corps A; c'est ce centre
qui tombera en G si le grave tombe aban-
donné à lui-même; si, au contraire, on lui communique une
impulsion dans la direction D, il acquerra un autre centre de
gravité relatif à la violence qui l'entraîne dans la direction D;
en réalité, ces deux points n'en font qu'un, qui est le point B;
mais on devra les considérer comme deux centres diffé-
rents si l'on considère séparément la gravité naturelle et la
violence.
» A ces deux centres correspondent deux mouvements, tous
deux rectilignes; l'un purement naturel et l'autre purement
violent... »
Cette identification entre le centre de la gravité naturelle et
le centre de la gravité ex violentia surprendrait peut-être si
l'on n'observait que Baldi considère surtout un projectile
animé d'un simple mouvement de translation.
Cette analogie lui sert à répondre ' à cette question : « Pour-
1. Bernardini Baldi In mcchanica Arislotclis problemata exercitationes, p. 3.
2. Bcrnardino Baldi, loc. cit., p. i8i.
Fio. G.
122 ETUDES SI H FJONARD DE TTXCI
quoi la partie la plus lourde d'un corps se tourne-t-elle en bas
lorsque le corps tombe, et en avant lorsqu'il est projeté? »
Imaginons une balle hétérogène dont le centre de gravité
ne coïncide pas avec le centre de figure; laissons-la tomber
en plaçant en liant la partie la plus lourde. Dans sa cliute, la
balle pirouettera de telle sorte que la partie la plus lourde
devienne la plus basse.
Un effet semblable se produira si on lance la balle latérale-
ment; celle-ci s'orientera de telle manière que la partie qui
marche en avant soit celle qui contient le centre de la gravité
ex violentidy lequel coïncide précisément avec le centre de
gravité naturelle.
Or, dans celle exposition, nous reconnaissons certaines
opinions chères à Léonard. D'une pari, en effet, en maint
passage de ses notes, Léonard répète cet adage : « Quand un
corps tombe, la partie la plus lourde se fait guide de sa
chute.» D'autre part, nous lisons dans ses manuscrils':
(( Ce qui est le plus loin de celui qui le cause, est ce qui est
le plus pesant, attendu que c'est la partie du boulet qui va
devant, et qu'elle se trouve sur une ligne passant par l'endroit
qui l'a poussé et par le centre du poids et de la fuite; et se
trouvant ainsi également au milieu de ces deux puissances,
elle en subit une égale action... »
Le centre de lafaife, dont il est ici question, est visiblement
ce que Baldi nomme le centre de la violence; pour Léonard de
Vinci comme pour Baldi, il coïncide avec le centre du poids ou
centre de la gravité naturelle.
Nous pourrions multiplier ces rapprochements entre la
Dynamique de Léonard et la Dynamique de Baldi; nous
pourrions, en particulier, montrer comment ces deux auteuis
analysent d'une manière toute semblable ' le rebondissement
d'une balle qui a frappé un mur. Mais ce que nous avons dit
suffit, pensons-nous, à prouver cette vérité : Les doctrines
I. Les monnscrits de Léonard do Vinci; ms. A de la Bibliothèque de rinstilul,
fol. ^'i/i, recto; cl', fol. ^4, verso.
3. Les manuscrils de Léonard de Vinci; nis. F. de la Bil)liollièqiio de l'Inslitnt,
fol. a.i, recto. — Bernardini Baldi //} ineclianica Aristotclis prohlemata c.mrilntiones.
p. i83.
I,i:ONARD DE VINCI ET nEIlNARDINO BATJ)I I20
exposées au sujet du mouvement par Bernardino Baldi ont été
tirées, en très grande partie, des notes de Léonard de Vinci.
Dans une prochaine étude, nous verrons quelle influence
ont oxorcée sur la Dynamique actuelle ces théories du mouve
ment empruntées par Baldi à Léonard.
Mais, dès maintenant, les études que nous avons poursuivies
jusqu'ici autorisent une première conclusion : L'analyse des
théorèmes de Villalpand, des Exerciialiones de Bernardino Baldi
nous ont prouvé jusqu'à l'évidence que les intuitions scien-
tifiques de Léonard de Vinci n'étaient nullement demeurées
enfouies dans l'oubli jusqu'à l'époque où Venturi les exhuma;
les géomètres du xvr siècle en eurent connaissance et, par de
nombreux emprunts, trop semblables à des plagiats, ils les
lancèrent dans la circulation générale des doctrines scienti
fiques.
Déjà, la comparaison entre les écrits d'Albert de Saxo et ceux
de Léonard nous avait montré que Léonard n'était nullement
l'autodidacte que l'on s'est plu, bieu souvent, à voir en lui ;
nous avions reconnu que ses intuitions, même les plus nova-
trices et les plus audacieuses, avaient été suggérées et guidées
par la science du Moyen Age. Léonard ne nous apparaît donc
plus comme un génie isolé dans le temps, sans lien avec le
passé comme avec l'avenir, sans ancêtres intellectuels comme
sans postérité scientifique; nous voyons sa pensée se nourrir
des sucs de la science des siècles précédents pour féconder à
son tour la science des siècles fulurs; maillon admirablement
solide et brillant, il reprend sa place dans la chaîne de la
tradition scienlifique.
IV
BEKNARDINO BALDI
ROBERVAL ET DESCARTES
BERNAKDINO BALDl
ROBERVAL ET DESCARTES
Uni: opinion de Iîehnaudlno Baldi touchvnt les mouvements
agcéléké8.
En bulinanl quelques unes des inluilions de Léonard de Vinci
pour en enrichir son œuvre de mécanicien, Bernardino lîaldi'
a rendu à la pensée du grand peintre le plus signalé des ser-
vices. Sans cet heureux larcin, tout ce que cette pensée si
riche renfermai I de neuf et de fécond fût demeuré ignoré
et inutile; en la plagiant, l'abbé de Guastalla Ta publiée; il a
ramené ses eaux fertilisantes au courant de la Science qui s'en
est trouvé grandement accru et accéléré.
Suivons ce courant et voyons quelles découvertes vont
germer sous la bienfaisante inlluencc des idées de Léonard,
transmises par Baldi.
Distinguer ce que la Mécanique du xvu*' siècle doit à Baldi,
le séparer de ce qu'elle tient d'autres auteurs ne sera pas
toujours chose aisée. Baldi n'a point marqué ce qu'il prenait à
Léonard; à son exemple, ceux qui vont s'inspirer de lui s'em-
presseront de cacher la source a laquelle ils auront puisé ; seul,
riionnête Père Mersenne prononcera son nom.
Une minutieuse enquête, semblable à celle qui nous a permis
de retrouver la marque de Léonard sous la signature de lialdi
ou de Yillalpand, nous permettra seule de rendre à Baldi cer-
t. Voir noire prcccdeiilc élude sur Léonard de Vinci et Bernardino Baldi,
128 ÉTUDES SLR lj':ONAI\D DE VINCI
taines affirmations que nous lirons dans les écrits de Roberval
ou de Descaries.
Cette enquête nous sera parfois facilitée par la connaissance
de certaine opinion admise par l'abbé de Guastalla. L'opinion
dont nous voulons parler nous semble, en effet, tout à fait
propre et personnelle au savant érudit; mais pour en marquer
avec précision les caractères, pour montrer à quel point ils
différencient la pensée de Baldi des pensées de ses jjrédé-
cesseurs, il nous faut remonter assez haut dans le passé, jusqu'à
cette Mécanique du Moyen -Age, source de notre Science
moderne.
La Dynamique Aristotélicienne a légué à la Dynamique du
xm'' siècle deux affirmations qui, jusqu'aux temps modernes,
furent considérées comme deux propositions également incon-
testables, comme deux lois expérimentales tellement appuyées
sur les faits qu'elles ne pussent livrer au doute la moindre
prise; et cependant, tandis que la première de ces deux affir-
mations pose une grande vérité, la seconde énonce une très
grave erreur.
Voici la première de ces affirmations : Un grave qui tombe
librement descend de plus en plus vile. Et voici la seconde qui,
pendant si longtemps, bénéficia, comme la première, du
consentement universel : La vitesse d'un projectile qu'un moteur
vient de lancer commence par croître; au bout d'un certain temps,
elle passe par un maximum, puis diminue et s'a/mule.
Accélération de la chute libre des graves, accélération initiale
du mouvement des projectiles, cette vérité et cette erreur se
donnaient, au même titre, comme des traductions fidèles des
faits d'expérience; elles bénéficiaient également de l'autorité
d'Aristote' ; elles étaient l'objet d'explications analogues.
Parmi ces explications, laissons de côté celles qui sont anté-
rieures au xni'' siècle 2 et arrivons de suite à saint Thomas
d'Aquin.
1. La soi-disant accélcralioii du mouvcmon l des projectiles est affirmée par Arislolc,
llept OJpavoO, U, ç (Livre 11, eh. VI).
2. Au sujet de ces explications, voir : P. Duhcm, De l'accélération produite par une
force constante ; notes pour servir à l'histoire de la Dynamique. (Mémoire présenté au
Congrès d'Histoire des Sciences. — Comptes rendus du 2° Congrès de Pliilosophie, p. 85y ;
Genève, 190/».)
BERJNAUDlNO BALDI, hOi'.i:UVAL ET JJESCARTES I 29
Avec Aristote et ses plus fidèles commentateurs, saint
Thomas admet que le mouvement du projectile, séparé de l'in-
strument qui l'a lancé, est entretenu par le mouvement de l'air
ambiant; il est naturel qu'il demande au mouvement de cet
air d'expliquer la soi-disant accéléralion initiale du projectile;
aussi est-ce ce qu'il fait : a Lorsqu'une grande quantité d'air
a été agitée, dit-il», c'est-à-dire au milieu du mouvement du
projectile, ce mouvement est plus rapide qu'au commen-
cement, alors que la quantité d'air ébranlée est petite; il est
aussi plus rapide qu'à la fin, alors que l'impression commu-
niquée par l'instrument projetant commence à s'aftaiblir. »
A l'époque où saint Thomas d'Aquin propose cette expli-
cation de la prétendue accélération des projectiles, un disciple
de Jordanus de Nemore dont le nom nous est inconnu donne,
en son traité De ponderibus ' , une explication analogue de la
chute accélérée des graves. Voici, en effet, ce qu'a écrit cet
auteur :
(( Une chose grave se meut d'autant plus rapidement qu'elle
descend plus longtemps. Ceci est plus vrai dans l'air que dans
l'eau, car l'air est propre à toutes sortes de mouvements. Donc
un grave qui descend tire, en son premier mouvement, le
fluide qui se trouve derrière lui et met en mouvement le fluide
qui se trouve en dessous, à son contact immédiat; les parties
du milieu ainsi mises en mouvement meuvent celles qui les
suivent, de telle sorte que celles-ci, déjà ébranlées, opposent
un moindre obstacle au grave qui descend. Par le fait, celui-ci
devient plus grave et donne une plus forte impulsion aux
parties du milieu qui cèdent devant lui, au point que celles-ci
ne sont plus simplement poussées par lui, mais qu'elles le
tirent. 11 arrive ainsi que la gravité du mobile est aidée par
1. Sancti Thomas Aqiiinatis Opéra omnia jussu impensaque Leonis XIII, P. M.,
édita; tomvis III, Gonimentaria in libres de CacloetMundo, lib. II, cap. VI, lect. VIII,
p. i5o.
2. De ce traité, la Bibliothèque Nationale possède deux exemplaires manuscrits,
tous deux du xiii' siècle (fonds latin, ms. 8680 A et ms. 7878 A). Il a été imprimé au
xvi° siècle, d'une manière oxlrèmemeni défectueuse, sous ce titre : Jordani Opus-
culam de ponderositate Nicolai Tartaleœ studio correctum novisque figuris auctum.
Vcnetiis, apud Curtium Trojanum, MDLW. Nous avons dit, dans nos recherches sur
Les origines de la Slati(iue (ch. VII), de quelle importance avait été ce traité pour l'évo-
lution de la Slatique.
r. DLUE-M. M
i.')o rViLDES >t:i; i î;<>\aivIj dl vinci
leur Iraclion el que. réciproqueiiieiit, leur luouvemenl esl
accru par la gravité, en sorte que ce mouvement accroît
continuellement la vitesse du grave. »
Pareille explication de la chute accélérée des graves iic
pouvait manquer de satisfaire ceux qui attribuaient aux mou-
vements de l'air l'entretien du mouvement d'un projectile.
Vussi voyons-nous, en la première moitié du \iv' siècle,
\\ aller Burleyi et Jean de Jandun-' souscrire à cette théorie.
Ces explications, admises par Burley, par Jean de Jandun,
ne seront naturellement pas acceptées par les physiciens qui
attribuent la continuation du mouvement du projectile à une
gravité accidentelle, à un impelas impvessus.
Déjà Burley nous avait avertis que c certains prétendent que
le grave, en descendant, acquiert continuellement une nouvelle
gravité accidentelle, qu'il devient ainsi continuellement de
plus en plus grave et, par conséquent, qu'il se meut continuel-
lement de plus en plus vite ». Cette opinion est celle à laquelle
se rallie nettement Albert de Saxe; à la fin de la Ouesllon' sur
les Physiques d'Aristote où, si nettement, il formule la doctrine
de ïitnpetas impressas et l'oppose à la théorie aristotélicienne,
il s'exprime en ces termes : « On peut expliquer de la même
manière pourquoi le mouvement naturel est plus rapide à la
fin qu'au commencement; il faut dire à ce sujet que le mobile
animé du mouvement naturel acquiert une certaine aptitude
à ce mouvement et cette aptitude acquise, en s'unissant à la
gravité, meut plus rapidement le mobile. »
Cette doctrine, Albertutius l'avait déjà formulée en la seconde
partie de son Traclalas proporlionam ; il l'expose surtout en
I. Burlciis, Super oclo Ubros Physicufiiin, lib. Vlll.fol. n:»;. col. c. doloplioii': Kl in
hoc (iiiiliir exposilio evcelleiitissiiiii i)liiloso])hi Ciualleriide Burley Anglici iu libros
oclo de physico auditu Aristolclis Stagerile (àtVj, emeudala diligeutissimc, imp^e^^a
artc cl diligculia Boncti Locatclli Bergomcnsis, siimptibus vcro et e\pcnsis iiobili>
>iri Octaviaiii Scoti Modoetiensis... Venetiis, auno .Salutis nonagcsinioprinio Mipra
millesimum et quadringenlesimum, quarto nonas Deceinbris.
-j. Joannis de Janduno In Ubros Aristotelis de Cœlo et Muiido quiesliones subtUis-
simn\ quil)us nupcr consulte adjecimus Averrois sermonem de substantia orbis cum
ejusdcin Joannis commcntario et quœstionibus... Veneliis, apiid Ilieroiiynium
Scotum, 155^?. OucTstio \I\, fol. .S:?, col. d.
3. Alberti de Saxoiiia ()u,rstiones in Ubros de physica (uiscuUaUone; in librum VIII
(pia">.lio Mil. — CI'.: Albcrli do Savonia (Juivstionc» in Ubros de C<v(o el Mundo.
lib. ni. (|u;.K|i,, Ml.
BËKNARDINO lîAl.Dl, UUI5i:il>AL ET DESCÎAHTES IOI
une question sur le De Coelo ' ; question admirable, où il entre-
voit la loi de l'inertie et son application au mouvement des
astres; où il examine si la vitesse de chute des graves croît
proportionnellement au temps écoulé ; où il se demande,
comme tant d'autres physiciens l'admettront après lui, comme
Galilée lui-même l'admettra pendant quelque temps, si cette
vitesse croît proportionnellement à l'espace écoulé; où, enfin,
il rejette ces lois qui feraient croître la vitesse au delà de toute
limite avec le temps écoulé ou avec l'espace parcouru, pour
en adopter une qui la fasse tendre a ers une limite finie.
En cette question, Albert s'exprime en ces termes: « Il est
une autre opinion au sujet de l'accélération du mouvement
naturel, et c'est cette opinion que j'approuve. Selon cette opi-
nion, il faut imaginer qu'un grave qui tombe acquiert, outre
sa gravité naturelle, un certain ///iyje/^ii* ou gravité accidentelle ;
cette gravité accidentelle vient en aide à la gravité naturelle
pour animer le grave d'un mouvement plus rapide... Lorsque
le corps tombe pendant un temps de plus en plus long, il
acquiert un impetus de plus en plus grand et, par conséquent,
il se mouvrait de plus en plus vite si la résistance, croissant
plus vite que ïinipetas acquis, n'y mettait obstacle. »
Albert de Saxe admet donc, au sujet de la chute accélérée
des graves, l'opinion que V\ aller Burley rejetait; quant à la
prétendue accélération du mouvement d'un projectile après
qu'il a quitté son moteur, nous ne voyons pas qu'il en ait
lait mention dans ses écrits. Gaétan de Tiène qui, au milieu
du xv^ siècle, reproduit ' presque exactement l'argumentation
d'Albert de Saxe en faveur de ïinipetas impressiis, n'hésite
pas à nier cette soi-disant accélération : « Bien loin de se
I. Questiones subtilissinie Alberiï de SdLXoni'd in Uhros de celo et manda. Colophon :
Kxpliciiml (fuestiones... Impresse autem Venetiis arte Boneti de Locatellis Bergo-
iiieiisis. Impensa veto nobilis viri Octaviani Scoti civis modoeticnsis. Anno salulis
nostre 1^9:3. Nono Kalen novembris. Ducante inclito principe Augustino Barbadico.
Libri II quaîstio XIIII. Cette question capitale n'a pas été reproduite par Georges
Lokert dans les deux éditions du même ouvrage qu'il a données à Paris, en i5iG
et i5i8.
■>.. RecoUecte Gaietani super oclo libros Physicoruni ciun annolationibus textuum,
loi. 5o, col. d, fol. 5i, col. a. Colophon : Impressum est hoc Venetiis per Bonetum
Locatelluni jussu et expensis nobilis viri Oclaviaui 8coli civis Modoeticnsis, aiuio
>alutis i^yO, iionis sextilibiis.
IÔ2 ETLDES SUU LEOAAllD DE VLXCI
mouvoir plus rapidement à quelque distance de l'arc, la flèche
se meut plus lentement. »
Les historiens de Léonard ont souvent signalé son caractère
hésitant; difficilement, il s'arrêtait à un ferme parti, parce qu'il
en reconnaissait, avec trop de clairvoyance, les points faibles
et les défauts. De cette continuelle perplexité, ses idées en
Dynamique offrent un nouvel exemple.
Au sujet des principes de celte science, il avait lu et médité
tous les écrits dont il avait eu communication, aussi bien ceux
de saint Thomas d'Aquin que ceux d'Albert de Saxe; voici
une note qui nous en apporte le témoignage ^ :
c( Du mouvement en général. Quelle chose est la cause du
mouvement. Quelle chose est le mouvement en soi. Quelle
chose est celle qui est le plus apte au mouvement. Quelle chose
est Vimpeto; quelle chose est la cause de Vimpeto et du milieu
où elle se crée. Quelle chose est la percussion ; quelle chose
est sa cause. Quelle chose est le rebondissement. Quelle chose
est la courbure du mouvement droit et sa cause.
» Aristote, 3'' de la Physique, et Albert, et Thomas, et les
autres; sur le rebondissement, dans le 7*^ de la Physique. De
Cœlo et Mundo. »
Entre les Écoles adverses, Léonard n'a pu se décider à faire
un choix exempt de tout partage; il ne s'est point résolu
à suivre l'École de saint Thomas d'Aquin qui attribue toutes
les particularités du mouvement du mobile à l'agitation de
l'air ambiant; il n'a point, non plus, donné son entière adhé-
sion à l'École d'Albert de Saxe qui, pour rendre compte de ces
particularités, invoque seulement Vimpelus.
Entre ces doctrines opposées, c'est une sorte de moyen
terme et, pour tout dire, de cote mal taillée, qu'adopte Léonard
de Vinci. Avec Albert de Saxe, il attribue le mouvement du
projectile qui a quitté son moteur à Vimpeto, à \diforza, à la
gravité accidentelle dont, à maintes reprises, il affirme l'exis-
tence et définit les caractères; mais avec saint Thomas d'Aquin,
1. Les manuscrits de Léonard do Vinci, nis. I de la Bibliolliôiiuc do rinslilut.
fol. i3o [<S:j|, verso.
BERNARDINO RVLDI, ROBEKVAL ET DESCAUTES I 33
il explique par l'agitation de l'air ambiant tous les phénomènes
d'accélération, vrais ou supposés.
C'est saint Thomas d'zVquin qui inspire à Léonard de Vinci
le passage suivant ' :
« Le milieu du chemin direct fcnt par des corps pesants qui
traversent lair par un mouvement violent est de plus (jrande puis-
sance et de plus grande percussion, sur rotjstacle quits rencontrent,
qu aucune autre partie de ce parcours.
» La raison de ceci est que quand le poids part, de par la force
de son moteur, il trouve, bien que ce départ soit au premier
degré de sa puissance, l'air sans mouvement et, par suite, au
premier degré de sa résistance; et, bien que l'air offre une
somme de résistance plus grande que n'est la force du poids
qui y est poussé, néanmoins, le poids n'agissant que sur une
petite partie de lair, arrive à en rester vainqueur ; il chasse
donc l'air de sa place et, en le chassant, est un peu empêché
dans sa propre vitesse. Cet air étant donc poussé, en pousse
et chasse d'autre, en produisant derrière lui des mouvements
circulaires dont le poids qui se meut en lui est toujours centre ;
les cercles ainsi formés étant semblables à ceux qui se font dans
l'eau avec l'endroit frappé par la pierre pour centre. Chaque
cercle en chassant ainsi un autre, tout l'air qui se trouve
devant son moteur sur la même ligne que lui se trouve préparé
au mouvement, mouvement qui s'accroît d'autant que le poids
qui chasse l'air s'approche davantage ; par suite, le poids
trouvant moins de résistance dans l'air, double la vitesse de sa
course; de même que la barque menée dans l'eau, laquelle
se meut avec difficulté dans le premier mouvement, bien que
son moteur soit dans sa plus puissante force; mais quand l'eau,
avec des ondes arquées, commence à prendre mouvement,
la barque, suivant ce mouvement, trouve une faible résistance
et, dès lors, se meut avec facilité... o
Léonard a formulé à plusieurs reprises', avec une grande
1. Les Manuscrits de Léonard de Vinci; ms. A de la Bibliothèque de l'institul,
fol. /|3, verso.
2. Cf. P. Duhcni, De l'accélération produile par une force constante; notes pour servir
à l'histoire de la Dynamique (Comptes rendus du 2' Congrès de Philosophie, p. 85f) ;
Genève, 190/1),
l8^| ETUDES SIR LKONARD DE VINCI
netteté, la loi de l'accélération uniforme de la chute des graves.
Cette accélération, d'ailleurs, il en rendait raison comme le
faisait, dès le xni'' siècle, un mécanicien de l'École de Jor-
danus, dont Léonard paraît s'être fréquemment inspiré, et plus
tard, Walier Burley et Jean de Jandun.
« La gravité qui descend libre, dit-il i, acquiert à chaque degré
de mouvement un degré de poids. Ceci naît par la deuxième du
premier qui dit que le corps sera plus grave qui aura une moindre
résistance. En cas de la descente libre des corps graves, on
voit manifestement, par l'expérience déjà alléguée de l'onde de
l'eau, que l'air fait la même onde sous la chose qui descend,
parce qu'il se trouve poussé et, de l'autre côté, attiré, c'est-à-
dire qu'il fait une onde tournante qui aide à pousser en bas.
A présent, pour ces raisons-là, l'air qui fuit en avant du poids
qui le chasse montre manifestement qu'il ne lui résiste pas et,
par conséquent, qu'il n'empêche pas ce mouvement; dès lors,
plus descend l'onde qui Aa plus vite que la gravité qui la
meut, plus dure le mouvement de cette gravité; plus la der-
nière onde s'en éloigne et d'autant plus elle prépare l'air qui
touche le poids à une facile fuite. »
Au xvi*" siècle, les mécaniciens se divisent presque tous entre
deux partis.
Les uns suivent la tradition de Walter Burley; à l'agitation
de l'air, ils attribuent non seulement l'entretien du mouve-
ment des projectiles, mais encore l'accélération de la chute des
graves; c'est parmi ceux-ci qu'il convient de ranger le car-
dinal Gaspard Contarini et le jésuite Benedictus Pererius.
Les autres sont nettement les disciples d'Albert de Saxe. Au
premier rang de ceux-ci, plaçons Jules -César Scaliger. Non
content de développer avec force les arguments d'Albert de
Saxe en faveur de l'existence de Vimpetus, Scaliger, dans ses
Exercitationes adversus Cardanum, explique avec beaucoup
de netteté commerit une gravité persistante engendre à chaque
instani im nouvel impetus au sein d'un grave qui lombe et
comment cet impetus de plus en plus intense détermine une
I. f.es mannsrrila do Léonard cjo \ inci ; nis. V flo la Bibliothèque ilo l'Institut,
fol. ?u, vorso.
hF.n\\ni)i\<) nAF.Dt, ii<>i'.r:ii\ u, ri dtscahifs i.î.»
chule accéiéroe, La luêjnc pensée se Irouve exprimée plus
tard, avec non moins de clarté, par Jean-Baptiste Benedetli.
Entre ces deux Écoles, à l'exemple de Léonard de Vinci,
dont il paraît bien avoir éprouvé la puissante influence. Cardan
prend un moyen terme. 11 admel que le projecUle esl mû par
un impelus acqiiisHus : « Et quand on suppose' que (ont ce qui
est mouvé l'est de quelque chose, ce est très vrai; mais ce qui
mouve, c'est une impétuosité acquise, ainsi que la chaleur en
l'eau, qui est induite en l'eau par le feu outre nature, et toutefois
quand le feu est oslé, l'eau brûle la main de celui qui la touche. »
Mais oel impelus acquisUns ne peut rendre compte de l'accé-
léralion qu'épiouve un projectile apiès qu'il a quitté son
moteur. Cette accélération, Cardan, comme Arislote, en admet
la réalilé el il l'explique « comme l'ont fait saint Thomas
d'Aquin et Léonard de Vinci : « Car l'air au commencement
n'aide point le mouvement, sinon (pie bien peu; par succession
de temps, le mouvemeni naturel de l'air, comme il est mouvé,
est fait plus valida;... pouiquoi par lui mesme il est nécessaire
la célérité du mouvement estre augmentée. »
Cette action accélératrice de l'air ébranlé. Cardan la étudiée
à plusieurs reprises; dans un île ses derniers ouvrages, VOpns
novum de proportlonibiis-', il l'a décomposée, comme Léonard
l'avait fait avant lui, en deux autres actions : une traction de
l'air condensé à l'avant du mobile et une impulsion du fluide
qui vient, en tourbillonnant, occuper la place que le projectile
laisse ride derrière lui. u II résulte évidemment de là qu'en
tout mouvement, soit naturel, soit violent, il se fait un certain
accroissement de vitesse depuis le début du mouvement jus-
qu'à un certain instant. C'est pourquoi les machines de guerre
de tout genre exigent une certaine distance pour que leur coup
1. Les livres de Hiérome Cardanus, médecin Milannois, intitulés de la subtilité et
subtiles inventions, ensemble les choses occultes et raisons d'icelles, traduis de latin eu
Irançois par Richard le Blanc; Paris, Charles l'Angelier, MDLVI; p. '17, verso.
2. Cardan, loc. cit., p. ^18, verso.
3. Hieronymi Cardani Mediolanensis, civisqne Bononiensis, philosophi, medici et
mathematici clarissimi, Opus novum de proportionibus namerorum, motuuni, ponderum,
sonorum, aliarumque rerum mensurendarum, non solum geometrico more stabilitum, sed
etiam variis experimentis et obscrvationihus rernm in natara solerti demonstratione illus-
tratum, ad multipliées usus accomodatum, et in V libros digestum; Basilea*, ex ofRcina
Henricpelrina, Anno Salutis MDLXX, mense Martio: lib. V. prop. XXX.
\'AC) ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
atleigne sa plus grande violence. » C'est donc à l'action accé-
lératrice de l'air ambiant que l'on doit attribuer ^ la vitesse
croissante du mouvement naturel par lequel un grave tombe à
terre; sur ce point, comme sur tant d'autres, Cardan se range
à l'opinion de Léonard de Vinci.
Comme Léonard et Cardan, Tartaglia admet qu'un projectile
accélère d'abord sa course et il attribue cette accélération à une
action de l'air mis en branle. Cette action lui sert à répondre
à une question^ posée par le Signor Gabriel Tadino di Marti-
nengo, chevalier de Rhodes et prieur de Barletta : u Le Prieur :
Si l'on tire une même pièce d'artillerie deux fois coup sur
coup, avec une même hausse, vers un même but et avec deux
charges égales, les deux tirs seront-ils égaux? — Tartaglia:
Sans aucun doute, ils seront inégaux ; le second coup portera
plus loin que le premier. — P. Pour quelle raison? — T. Pour
deux raisons. La première est que, lors du premier tir, le
boulet a trouvé l'air en repos, tandis que, lors du second tir,
il le trouve non seulement tout ébranlé par le boulet lancé au
premier tir, mais encore tendant fortement, courant au lieu
vers lequel on tire. Or, il est plus facile de mouvoir et de péné-
trer une chose déjà mue et pénétrée qu'une chose qui est en
repos et en équilibre. Par conséquent, la balle tirée la seconde
fois, rencontrant un moindre obstacle à son mouvement que
la première, ira plus loin que celle-ci... »
Tartaglia empruntait peut-être ces raisonnements à quel-
qu'une des notes laissées par Léonard de Vinci; peut-être aussi
les avait-il conçus en lisant le traité de Ponderibus écrit, au
XTii'' siècle, par ce mécanicien de l'École de Jordanus que nous
avons nommé le Précurseur de Léonard de Vinci. On peut le
croire d'autant plus volontiers qu'au septième livre des Quesiti
et inventioni diverse, Tartaglia a plagié l'œuvre statique de ce
géomètre avec une impudence que Ferrari lui a durement
1. Cardan, Opus novum. de proportionibus, lib. V, prop. XXXI.
2. Qaesili et inventioni diverse di Nicole ïartaloa. Vineoia, Vont. Riiffinelli, ad
instantiaetrequisitioneet a propria spsse de Nie. Tarlalca Briscianoautore; MDXLVF.
// primo libro delli quesiti et inventioni diverse di JMcolo Tartaglia, sopra gli tiri dette
artiglierie, et altri suoi varii accidenti. Libro primo. Quesito quarto. — Cf. Libro
.sfirondo. Quesito primo.
lîEll>ARDÏNO nAf,DT, nOIîRRVAL ET DESGARTES 187
reprochée; on sait égalemenl que le traité de ce géomètre fut
publié par Gurtius Trojanus, d'après un manuscrit que lui
avait légué Tartaglia.
Autant et plus que Cardan, Bernardino Baldi s'est nourri de
la pensée de Léonard de Vinci. Les notes de Léonard de
Vinci ne sont cependant pas les seuls écrits dont il se soit
inspiré; il en cite, qu'il a lus, et, parmi ceux-ci, il mentionne
à plusieurs reprises le commentaire aux Questions mécaniques
d'Aristote qui a été composé par Alexandre Piccolomini ^.
Or, en ce qui concerne la cause du mouvement des projec-
tiles, Alexandie Piccolomini se montre disciple très exact
d'Albert de Saxe; il attribue à un impetiis communiqué par le
moteur non seulement l'entretien du mouvement du projectile
après qu'il a quitté ce moteur, mais encore la chute accélérée
produite par une gravité permanente.
Cette doctrine, Piccolomini l'expose, en même temps que
toute sa théorie du mouvement violent, dans son XXXVIP cha-
pitre, consacré à l'examen de la trente -deuxième question
d'Aristote :
(( Il faut remarquer, » dit-il, «qu'il y a deux sortes de gravités
ou pesanteurs: l'une qui a sa source dans la nature même du
corps; l'autre, superficielle, que les Grecs nomment âriTrôXa'.av.
Celle-ci n'est point autre chose qu'un certain impetus non per-
manent, qui peut ou bien s'acquérir dans le corps même, mû par
sa propre tendance (qui vel acquirifnr in re ipsa ex suo natii mota),
ou bien être imprimé par un moteur mouvant violemment.
ù En effet, lorsqu'une pieire tend vers le bas, elle devient
sans cesse plus rapide, paice que sans cesse, par suite du
mouvement, elle acquiert une plus grande pesanteur (j'entends
parler de la pesanteur superficielle)... »
Baldi, qui cite avec éloge ^ le passage oii Alexandre Piccolo-
mini a exposé ses idées au sujet de la Dynamique, admet toutes
ces idées. Il admet -^ qu'a en un grave qui tombe, il y a deux
1. Alexandri Piccolominei In mechanicas qnrestlones Aristotelis paraphrasis paulo
quidem plenior, ad Nicolaum Ardinghellum Cardinalem amplissimum. Excussum
Roma^, apud Antoninm Bladum Asulanum, MDXLVII.
2. Bernardini Baldi In mechanica Aristotelis problemata exercitationes, p. 180.
.^. Bornardino Baldi, lue. cit., p. iic).
i.'iS KTUDFS srn ri'iownD df, vf\r;i
pesanteurs, savoir la pesanloui- nalurello ol une pesanteui'
acquise au mobile par le fait même de sou mouvement. Aussi
plus ce mouvement est prolongé, plus tiaut, par exemple, est
le lieu d'où tombe le grave, plus est grande cette pesanteur
accidentelle engendrée par un plus grand mouvemenl o.
Piccolomini n'a poini parlé du prétendu accroissemeid de
vitesse qu'éprouverait une flèche après qu'elle a quitté Tare;
en cela, il s'est conformé à une tradition constante dans
l'École d'Albert de Saxe; ou bien les physiciens de cette École
ne font aucune allusion à celle soi-disant accélération, ou bien
même, comme Gaétan de Tiène, ils en nient la réalité.
Baldi rompt avec cette Iradition. Léonard de Vinci, dont il a
si fréquemment suivi la pensée, a trop nettement insisté sur
la prétendue accélération initiale du projectile séparé de son
moteur pour qu'il lui vienne à la pensée de négliger ou de
nier cette accélération; et cependant, il ne veut poinl. avec
saint Thomas d'Aquin, Léonard et Cardan, l'e\pli(|uer par
l'ébranlement du milieu.
Il admettra donc la réalité de cette accélération et il l'inter-
prétera en imitant l'explication qu'Albert de Saxe et Piccolo-
mini ont donnée de la chute accélérée des graves. La gravité
accidentelle imprimée par le moteur au projectile est fort
analogue à la gravité naturelle; de même que celle-ci produit
une chute accélérée, de même celle-là déterminera un mou-
vement accéléré. Toutefois, une différence sera à signaler :
la gravité naturelle est persistante; aussi la chute qu'elle
détermine s'accélère-t-elle sans cesse. Au contraire, la gravité
accidentelle, née de la violence, est périssable; le mouve-
ment qu'elle régit commencera donc par s'accélérer, mais au
bout de quelque temps il se ralenlira cl prendra fin de lui-
même.
((Les projectiles cesseni de se mouvoir', car l'impression
dont la vertu et rimpéluosité les entraîne n'est point nalu-
relle, mais purement accidentelle et violente; or, rien de ce
qui esl accidentel el violeid, rien de ce ({ui est hors nature.
I. Bernardino lîalrli, lor.cil., p. lyi).
BFRWRDTNO B\T;DT. lUmF.RVAÎ. ET DESCARTFS. l3()
n'est perpétuel. Cette impression aeeideiilelle s'évanouit donc,
et tandis qu'elle s'évanouit graduellement, le mouvement du
projectile se ralentit et le mobile finit par atteindre l'immo-
bilité absolue. Ajoutons une remarque que beaucoup d'auteurs
ne font poini : lanl que la violence prédomine, le mouvement
violent est tout semblable au mouvement naturel; il est plus
lent à son début; puis, par le fait même du mouvement, il
devient plus rapide; ensuile, comme la violence imprimée
s'affaiblit peu à peu, il se ralentit; enfin le mouvement s'éva-
nouit en même temps que Vimpetus et le mobile tombe au
repos. Aussi rexjK'rience nous enseigne t elle que le coup
porté par un projectile devient plus violent à quelque dislance
du point de départ de son mouvement; ce coup est nuisible
au maximum lorsque le projectile, ayant acquis la plénitude
de son mouvement, est animé de sa plus grande vilesse. Voilà
pourquoi nous voyons les enfants, instruits par la initure, se
placer à quelque distance d'un mur lorsqu'ils veulent biiser
des noix ou quelque autre chose en les lançant contre ce mur;
si vous leur demandez pourquoi ils s'y prennent de la sorte, ils
vous diront qu'à cette distance le coup devient plus vigoureux
et plus efficace. »
L'idée que Baldi exprime en ce passage est étrange et peu
logique; si l'on peut admettre que la graAité naturelle, qui est
un moteur permanent, crée à chaque instant un nouvel
impetus, on n'en saurait conclure que la gravité artificielle,
c'est-à-dire Vimpetas imprimé au projectile par le moteur,
engendre à son tour un impetus de second ordre; visiblement,
Baldi s'est laissé entraîner par l'analogie entie la gravité natu-
relle et la gravité accidentelle jusqu'à des corollaires inac-
ceptables; que nul, avant lui, n'ait formulé ces corollaires,
ainsi qu'il le donne à entendre, nous ne saurions nous en
étonner.
Mais que cette théorie, assez étrange, porte la marque, très
profondément gravée, de Bernardino Baldi. c'est particularité
très précieuse pour l'histoiien; elle lui permet en effet de
reconnaître, en des écrits plus récents, l'influence qu'ont
exercée les doctrines de l'érudit abbé de Guastalla,
l/|0 ÉTUDES Sun LÉONARD DE VINCI
H
I>EK\ VUDIN!) lÎALDI ET IF P. MeRSENNE.
Los (lochines professées, au sujet de la Dynamique, par
Bernardino Bakii ont exercé une très profonde influence sur
les recherches des géomètres qui, vers la fin du règne de
ï^ouis XIII et au déhut du règne de T^ouis XIV, oui contrihué
au progrès de cette science. Mersenne, Roherval, Descaries ont
recueilli les idées de Baldi ; quelques-unes de ces idées ont
germé en leur esprit et y ont produit d'amples théories.
Que Mersenne ait connu les Exercices composés par Bernar-
dino Baldi sur les Questions mécaniques d'Arisiote, nous le
savons par son propre témoignage. Contrairement à un usage
trop répandu au xvi*" siècle et au xvii^ siècle, le probe et loyal
Minime nomme volontiers les auteurs qu'il a lus et dont il
s'est inspiré.
C'est en ses Questions théologiques, physiques, morales et mathé-
matiques, imprimées en i634i, que le P. Mersenne fait mention
des Exercices de Bernardino Baldi.
La question IX, examinée par Mersenne, est formulée eu ces
termes : Peut-on donner la raison de tout ce qui arrive à ta
romaine et aux balances? C'est eu répondant à celte question
que le laborieux religieux écrit ^ ces lignes :
(( Il faut donc conclure que les poids peuvent estrc rendus
pesans en les éloignant dudit point de la balance, et plus légers
en les en approchant; que la capacité, et la puissance qu'ils
ont 11 faire plus de chemin ou à descendre plus viste, est cause
de leur plus grande pesanteur; que tous les instruments de la
Mechanique, dont parle Aristote dans ses Questions, et Balde,
Blancan, Monantolius, et Gueuare dans leurs Commentaires,
tirent leurs forces de ces raisons. »
1. Les Questions théologiqiies, physiques, morales et mathématiques, oh chacun trou-
vera du conlcnlcmont, ou do l'oxorcicc. Composées par L. P. M. à Paris, MDCXWIN .
Clic/ Henry Guenon, rue sainct Jacques, près les Jacobins, à rimage saitict Bernard.
2, Mersenne, loc. cit., pp. 87-38.
liEll.NAUDlNO BALDl, IIOBEUYAL ET DESCARÏES 1 4 I
Merscnne, d'ailleurs, a lait crassoz larges emprunts aux £;a:er-
citationes de Baldi. La Queslion VIII : Quelle esl la ligne de direc-
tion (/ui sert aux niée lianiq lies ? eu est pres([ue textuellement
extraite. En cette {|uestion, nous apprenons combien il est
ulile, j)our rendre compte des diverses attitudes de riiomme,
de considérer la verticale issue du centre de gravité. Déjà en
1626, dans son Synopsis malhemalica, Merscnne avait produit
des considérations semblables; il les extrayait alors du volu-
mineux ouvrage du P. Villalpand. Il les demande maintenant,
on le reconnaît sans peine, non plus au savant Jésuite, mais
à l'érudit abbé Guastalla; lun et l'autre, d'ailleurs, lui trans-
mettent, à peine modifiées, les intuitions de Léonard de Vinci.
Parmi les vues de Léonard de Vinci que Berna rdi no Baldi
a transmises à Merscnne, il en est que Villalpand n'avait pas
recueillies, telle la notion du centre de la gravité accidentelle,
au sujet duquel le Minime s'exprime en ces termes ^ :
« D'où il est aisé de conclure que le point, dont les corps
sont suspendus, se rencontre toujours dans la ligne de direc-
tion. Mais il faut remarquer que cette ligne a 3 sortes de
points, à sçavoir le supérieur, l'inférieur, et celui du milieu, qui
concurre avec le centre de pesanteur; et que chaque corps peut
estre suspendu par l'un de ces 3 points, que l'on appelle pour
ce sujet, points de rétention, et de suspension, autour desquels le
corps se peut mouvoir. L'on peut encore les nommer centres
de violence, ou du mouvement Niolenl, lors qu'on lève un
corps pesant, ou qu'on le jclle en haut, ou en bas, car la pierre
jetlée en bas est portée par ces 2 centres, ou par un mesme
centre, lequel est double en puissance. L'on peut aussi mettre
un centre de légèreté dans les corps légers, mais ils ne sont pas
dans la puissance de nostre Meclianique, comme est celay de
pesanteur. »
Ce passage, que d'évidentes omissions, que des lapsus faciles
à corriger rendent quelque peu confus, est presque une traduc-
tion des Exercices de Bernardino Baldi. Il nous montre que la
notion de centre de violence avait attiré l'attention de Merscnne.
r. Merscnne, loc. cit., p. 34.
l',2 ÉTUDES SLU l-LO.NAKD DL Vl^Cl
Or, altirer rtitleutioii de Meiseime, c'était, par le fait même,
attirer l'alleiilion de tous tes géomètres français; tous, en effet,
entretenaient un commerce assidu avec l'actif et curieux
Minime; celui-ci ne cessait de leur communiquer ce qu'il
avait appris par la lecture des savants étrangers et de leur
soumettre les problèmes que cette lecture lui suggérait. Nous
ne nous étonnerons donc pas de voir les idées de Bernardino
Baldi connues de Roberval, qu'une étroile amitié liait à Mer-
senne, et de Descartes, dont la correspondance avec le Minime
était incessante.
Mais ni Roberval ni Descartes n'avaient pris de leur religieuv
ami la loyale coutume de citer les auteurs dont ils s'inspi-
raient; Roberval, en ses écrits, ne nommait guère que les
auteurs auxquels il ne devait rien; et si Descartes, en sa corres-
pondance, mentionnait quelque géomètre, c'était le plus
souvent pour entamer avec lui une discussion qui prenait
bientôt le ton dune querelle ou pour le condamner par un
jugement hautain et tranchant.
Ne cherchons donc point dans les écrits de Roberval et de
Descartes l'aveu de ce ([u'ils ont pu emprunter à Bernardino
Baldi; cherchons plutôt, parmi leurs pensées, celles qui
portent la marque, encore reconnaissable, de l'abbé de
Guastalla.
111
Bernardino Baldi et Roberval.
Roberval avait rédigé à l'usage, semble-t-il, des artisans, un
petit traité de Mécanique et d'Hydraulique qu'il avait intitulé :
Tralclé de Méchaiiujiie et spécialemenl de la vondidtte et élévation
deff eaux, par M. de Roberval. Cet ouvrage ne fui jamais
imprimé; une copie manuscrite, conservée à la Bibliolhèque
Nationale ï avec les copies d'autres ouvrages du même auteur,
nous la seule gardé.
1. lUbliollièquc Naliuiiiilc, loiul!? laliii. ms. viijO, fol. 85. roclo, ù lui. ju;. >cr>o.
UERNAKDl-NO lîALDl. KOBr.KNAl, ET DKS(JAlVJi;s l/|3
Ce Irailo de Mécanique nesl pas daté. Il en est de même,
d'ailleurs, de plusienrs des pièces avec lesquelles il se trouve;
celles de ces pièces dont la date est connue appartiennent à des
époques diverses; il en est de 160G, d'autres de i6/i5.
Un passage de ce traité nous donne une indication au sujet
de l'époque où il fut composé. Parlant de l'élévation des
eaux au moyen du << syphon », Roberval s'exprime en ces
termes' :
« Et quoyqlie par ce moyen il senijjle qu'on peut faire passer
l'eau par une haute montaigne, touttefois on se souviendra
qu'une telle conduitte d'eau est impossible aux lieux plus
haults que 3'j pieds de France, et qu'un peu au dessoubs de
32 pieds elle est fort mal asseurée par deux raisons. La pre-
mière qu'il est fort difficile que le syphon soit si bien soudé
que l'air n'y trouve bientost passage, et par ce moyen le syphon
s'emplissant d'air l'eau ne coule plus. L'autre raison est qu'en
une grande haulteur il faut un syphon trop hault, ainsy il est
subject à crever, n
L'expérience de Torricelli a placé en la pression de l'atmo-
sphère la raison véritable des effets que mentionne Roberval.
Il est clair que celui-ci n'a encore, à l'époque où il rédige
son Traicté de Méchanique, aucune idée de cette expérience
célèbre. Or, c'est en i6^i4 qu'au retour d'im voyage en Italie,
Mersenne répéta a Paris l'expérience de Torricelli et « la divul-
gua en France, non sans l'admiration de tous les savans et
curieux » ■'■.
Familier de Mersenne, Roberval dut connaître un des pre-
miers l'importante a expérience d'Italie ». Si donc il l'ignore
en son Traicté de Méchaniqiie^ c'est apparemment que celui-ci
fulTédigé avant i6W
Du Traicté de Méclianiqae de Roberval, une boime part est
consacrée à la Dynamique ; la Dynamique qu'enseigne le a pro
fesseur en la chaire de Ramus, au Collège de France », c'est, le
plus souvent, la Dynamique de Léonard de Vinci; mais, habi
1. Roberval, loc. cit., fol. 17G, versO.
•i. lt*ii.i^cA\, Noacelles expériences touchant le olde: au Iccleur {Œuvres complètes tic
Biaise Pascal, éd. Hachetle, 1880. p. i).
l'j^ ÉTUDES SLR LÉuNAKD DE M>Cl
tuellement, il serait malaisé d'indiquer les sources où il en a
dii puiser la connaissance; Tartaglia, Cardan, Baldi ont pu
également la lui fournir.
11 est, toutefois, un passage où rinllucnce de Bernardino
Baldi nous semble particulièrement reconnaissablc; nous y
trouvons, en effet, l'élrange théorie que labbé de Guastalla
avait imaginée pour expliquer la prétendue accélération des
projectiles.
Voici ce passage • :
(( La violence d'un boulet de canon est composée de deux
impressions. L'une est purement violente venant du canon
mesme et de la poudre enflammée à pousser le boulel. L'autre
est naturelle, estant causée par la pesanteur propre du boulet.
De la première impression la violence après s'estre un peu
augmentée jusques à quelque distance du canon à cause des
degrez acquis par le mouvement, lesquels degrez s'adjoustent
à l'impression de la poudre, avant que cette impression soit
insensiblement diminuée, il arrive ensuite que cette impres-
sion diminuant beaucoup plus de soy qu'elle n'est augmentée
par les degrez acquis, elle s'allentit continuellement, tant
qu'au bout de certain temps elle finit; or, au commencement
la ligne de direction de cette impression violente est dressée
vers la part où est pointé le canon ; puis elle change conti-
nuellement et la cause de ce changement est l'impression
naturelle, c'est-à-dire la pesanteur du corps, qui le porte vers
le centre de la terre. Car le meslange de ces deux impressions
violente et naturelle faict que le boulet ne suit précisément ny
l'une ny l'autre; mais au commencement il suit presque entiè-
rement la violente laquelle est sans comparaison plus grande
que la naturelle. Ensuite la violente s'allentit petit à petit,' la
naturelle se rend sensible, et ainsy le boulet commence à des-
cendre une ligne courbe, et ce d'autant plus que l'impression
violente diminue, et la pesanteur naturelle s'augmente par les
degrez acquis. »
En cette impression violente qui <( s'augmente un peu
1. Kobcrxyl, loc. cil., fol. laC», rcclo.
BERNARDINO BALDI, ROBERVAL ET DESCARTES l45
jusques à quelque distance du canon à cause des degrez acquis
par le mouvement», nous reconnaissons bien aisément une
supposition dont Bernardino Baldi a revendiqué l'invention.
D'autres marques des doctrines qu'il a développées dans ses
Exercitationes se retrouvent, d'ailleurs, au Traicté de Méchanique
de Roberval; mentionnons seulement la théorie de la stabilité
et de la sensibilité de la balance i. Ces rapprochements nous
assurent que Roberval avait lu les Exercices de Bernardino
Baldi sur les Questions mécaniques d'Aristote et qu'il avait
parfois adopté les opinions qu'exposait cet ouvrage.
IV
Bernardino Baldi et Descartes.
Descartes a-t-il lu le livre de Baldi.^ Nous n'avons rien trouvé
dans ses écrits qui nous permît de donner à cette question
une réponse catégorique. Du moins pouvons-nous affirmer
que Mersenne, qui avait lu ce livre, communiquait parfois au
grand philosophe les réflexions et les problèmes que cette
lecture lui avait suggérés.
Le 26 avril i643. Descaries répond à une lettre de Mersenne,
lettre dont le texte nous est malheureusement inconnu; voici
ce que nous lisons ^ en celle missive : a Pour la plus grande
force d'une espée, ie ne double point qu'elle ne fust au centre
de gravité, si, en donnant le coup, on la laissoit aller de la
main; et, au contraire, qu'elle ne fust tout au bout de l'cspée,
si on tenoit parfaitement ferme ; car ce bout est meu plus viste
que le reste. Mais, pource qu'on ne la tient iamais extrêmement
ferme, et aussy qu'on ne la laisse pas aller tout à fait, cete plus
grande force est entre le centre de gravité et le bout de l'espée,
et aprochant plus ou moins de l'un que de Tautre, selon que
celuy qui s'en sert a la main plus ferme. »
t. Roberval, loc. cit., fol. 89.
2. Œuvres de Descartes, publiées par Gh. Adam et Paul Tannery, Correspondance^
art. CGC, t. III, p. 658.
p. DUHEM. 10
i46
ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
A quelle question de Mersenne Descartes répondait- il en ce
passage? Nous pouvons, je crois, le deviner; Mersenne lui
avait sans doute proposé un problème que Baldi avait formulé
et qu'il avait prétendu résoudre ; voici, en effet, ce que l'on
peut lire dans les Exercitaliones ' :
(( A ce sujet, une fort belle question se présente à notre
esprit.* On peut se demander si le coup porté par une épée
est plus efficace quand on frappe avec la partie voisine de la
pointe, ou avec la partie médiane, ou avec la partie voisine de
la garde ; on peut, en effet, invoquer des raisons soit en un
sens, soit en l'autre.
)) Soit AB une épée (fig. /^, A la garde de cette épée, B la
pointe, G le centre de gravité,
D la partie voisine de la garde.
Si l'on assène un coup de cette
épée, on décrit trois arcs de cer-
cle, BE, G F, DG. On demande
oii le coup sera le plus fort, en
E, en F ou en GP 11 semble qu'il
sera plus fort en E, car, grâce
à la plus grande longueur du
rayon AB, l'arc de cercle BE
est le plus grand et , par consé-
quent, le mouvement le plus rapide est celui qui est fait de B
en E. D'autre part, il semble que le coup sera plus fort en F,
car c'est là que, grâce au centre G, se fait toute l'impression
de la pesanteur. 11 peut sembler encore que le coup le plus
puissant se produise en G, bien que le mouvement y soit plus
lent que partout ailleurs; si, en effet, on regarde Tépée
comme un levier dont le point d'appui serait en A, tandis
que la puissance qui presse serait en B, et la résistance de
l'objet frappé en D, le rapport de BA à AD sera plus grand
que le rapport de BA à A G, en sorte que la pression du coup
sera plus violente en D qu'en G. Tout bien considéré, je serais
porté à croire que le coup le plus violent est frappé en F par
Fig.
I. Hernardiiii liakli In inechanicu Arislotelis problemata excrcilalioiies, p. loi
tJERNÀRDiNO BALDI, ROBERVAL ET t>ESCAt\tES 1^7
le milieu C, plutôt qu'aux extrémités E, G. En B, en efl'et, la
vitesse est la plus grande, mais le poids fait défaut. En effet,
considérons de nouveau l'épée comme un levier où deux
points d'appui A et B soutiennent un poids placé en G, là
où se trouve le centre de gravité. Si les deux longueurs A G
et BG étaient égales, il y aurait seulement en B une pression
égale à la moitié du poids G ; donc ce que le coup frappé par
la pointe B gagne en vitesse, il le perd en poids. D, au con-
traire, participe davantage du poids, mais la vitesse y a sa plus
petite valeur. En G, la vitesse est médiocre, il est vrai, mais,
par suite de la présence du centre de gravité, l'impression du
poids s'y fait sentir tout entière. »
Le rapprochement de ces deux citations ne saurait laisser
place au doute; Descartes n'avait peut-être pas lu les Exerci-
tationes de Bernardino Baldi; mais, à coup sûr, il connaissait
par Mersenne certaines des idées émises en cet ouvrage.
La discussion entre Roberval et Descartes
AU sujet du centre d'agitation. — Le p. Honoré Fabry.
Ghristiaan Huygens.
Parmi les idées que Baldi exposait en son ouvrage, il en est
peu qui fussent aussi nettement mises en évidence que l'ana-
logie entre le centre de violence et le centre de gravité; cette idée
n'avait point échappé à Mersenne lorsqu'il avait lu les Exerci-
tationes ; ni Roberval, ni Descartes n'ont ignoré cette impor-
tante notion de centre de la gravité accidentelle que Baldi lui-
même tenait de Léonard de Vinci.
Roberval s'est préoccupé sans cesse de donner aux théories
de la Mécanique la plus grande généralité possible; il a
cherché à les mettre sous une forme qui comprît à la fois
le mouvement naturel et le mouvement violent; dans ce but_,
il a constamment fait porter ses raisonnements sur la notion
générale de puissance : a Nous appelons en général une puis-
l48 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
sancei cette qualité par le moyen de laquelle quelque chose
que ce soit tend ou aspire à un autre lieu que celuy où elle est,
soit en bas, en haut ou à côté, soit que cette qualité convienne
naturellement à la chose ou qu'elle lui soit communiquée
d'ailleurs. » Au nombre des puissances, Roberval range donc
aussi bien le poids d'un corps que l'impression qui lui peut
être communiquée par violence.
L'examen des circonstances oii les puissances appliquées à
un corps solide admettent un centre, la détermination de ce
centre lorsqu'il existe, semblent avoir constamment sollicité
l'attention de Roberval; les résultats qu'il avait tirés de cette
recherche le vont mettre aux prises avec Descartes.
Une question posée par Mersenne à Descartes donne occasion
au philosophe de faire connaître ses idées au sujet du point
qu'il nomme centre d'agitation, et qui est précisément le centre
de violence de Baldi.
Un corps solide de forme quelconque, pendu à un axe,
exécute des oscillations d'une durée déterminée. Imaginons
qu'à un fil de masse négligeable, on pende un poids de très
petites dimensions, de manière à former ce qu'au xvn^ siècle
on nommait un funépendule, ce que nous nommons aujourd'hui
un pendule simple. Quelle longueur devrait avoir ce funépen-
dule pour que ses oscillations fussent de même durée que les
oscillations du solide considéré en premier lieu? Cette déter-
mination du pendule simple synchrone d'un pendule composé
donné est le beau problème que Mersenne proposait à Descartes
en i6/i6, dans une lettre aujourd'hui perdue.
La réponse de Descartes, envoyée d'Egmond le 2 mars i646,
nous a été conservée 2; nous y lisons ce qui suit :
(( L'autre point de vostre lettre, auquel ie ne veux pas différer
de répondre, est la question touchant la grandeur que doit
avoir chaque corps, de quelque figure qu'il soit, estant sus-
1 . Lettre de Monsieur de Roberval à Monsieur de Fermâtes (sic) conseiller de Tliou-
loaze contenant quelques propositions ineclianiqucs (Bibliothèque Nationale, fonds latin,
ms. n° 7226, fol. 3/j, recto, à fol. 5/i, verso. — Œuvres de Fermai, publiées par Paul
ïanncry et Ch. Henry, t. Il, p. yS-Sa). Cette lettre est du 1 1 octobre iG36.
a. Œuvres de Descartes publiées par Gh. Adam et P. Tannery, Correspondance,
Art. CDXXIII, t. IV, p. 363.
fi
BERNARDINO BALDl, ROBRRVAL ET DESGARTES l/jQ
pendu en l'air par l'une de ses extremitez, pour y faire ses
tours et retours égaux à ceux d'un plomb pendu à un filet de
longueur donnée. Car ie voy que vous faites grand estât de
celle question, et ie vous en ay escrit si négligemment, il y a
huit jours I, que mesme ie ne me souviens pas de ce que ie vous
en ay mandé, aussi que vous ne m'aviez proposé qu'un seul
cas. La règle générale que ie donne en cecy est que, comme
il y a un centre de gravité dans tous les corps pesans, il y a
aussy dans les mesmes corps un centre de leur agitation, lors-
qu'ils se meuvent estant suspendus par l'un de leurs points, et
que tous ceux en qui ce centre d'agitation est également di-
stant du point par lequel ils sont suspendus, font leurs tours et
retours en temps égaux, pourveu toutes fois qu'on excepte ce
que la résistance de l'air peut changer dans cette propor-
tion... »
Peu de temps après qu'il eut écrit cette lettre à Mersenne,
Descartes, consulté par Gavendish au sujet du même problème,
lui adressait 2 ces éclaircissements :
u II y a environ un mois que, le R. P. Mersenne m'ayant
proposé la mesme difficulté, je luy fis response que, comme il
y a un centre de gravité en tous les cors, selon lequel ils des-
cendent librement en l'air, ainsy ceux qui se meuvent estant
suspendus, ont un centre de leur agitation, lequel règle la
durée de ce que vous nommez leurs vibrations, en sorte que
tous ceux en qui ce centre d'agitation est également distant de
l'aissieu autour duquel ils se meuvent, font leurs vibrations en
tems égal.
» Premièrement, comme le centre de gravité est tellement
situé, au milieu d'un cors pesant, qu'il n'y a aucune partie de
ce corps qui puisse, par sa pesanteur, détourner ce centre de
la ligne suivant laquelle il descend, dont l'effect ne soit em-
pesché par une autre partie qui luy est opposée et qui a juste-
ment autant de force qu'elle; d'oii il suit que ce centre de
gravité se meut tous jours, en descendant, par la mesme ligne
1. Dans une lettre aujourd'hui perdue.
2. Œuvres de Descartes, publiées par Ch. Adam et Paul Tannery; Correspon-
dance, Art. CDXXVII; Descartes à Gavendish; d'Egmond, le 3o mars i646; t. IV,
P- 379.
l50 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
qu'il feroit s'il cstoit seul, et quç toutes les autres parties du
cors dont il est le centre fussent ostées, ainsy ce que je nomme
le centre d'agitation d'un corps suspendu, est le point auquel
se rapportent si également les diverses agitations de toutes les
autres parties de ce cors, que la force que peut avoir chascune
d'elles à faire qu'il se meuve plus ou moins viste qu'il ne fait,
est toujours empeschée par celle d'une autre qui luy est op-
posée ; d'où il suit aussy (ex definilione) que ce centre d'agitation
se doit mouvoir autour de l'aissieu auquel il est suspendu,
avec la mesme vitesse qu'il feroit si tout le reste du cors dont
il est partie estoit osté, et par conséquent, de mesme vitesse
que feroit un plomb pendu à un filet à mesme distance de
l'aissieu. »
11 est clair par ces deux passages que la notion de centre
d'agitation, dont Descartes fait usage pour déterminer la lon-
gueur du pendule simple synchrone d'un pendule donné, a sa
source dans la notion de centre de la gravité accidentelle ou
de la violence conçue par Léonard de Yinci et par Bernardino
Baldi.
Descartes ne s'est pas borné à définir cette notion ; il a tenté
de marquer, en certaines figures, la position du centre d'agi-
tation. La règle par laquelle il a prétendu résoudre ce problème
n'était point correcte. Sans entrer en des détails techniques qui
seraient déplacés ici^, nous nous bornerons à dire que Des-
cartes, en cette détermination du centre d'agitation, tenait
compte de la grandeur de la quantité de mouvement de chacun
des points de la figure, mais point de la direction de cette
quantité de mouvement ; en sorte que sa règle n'est exacte que
dans le cas où tous les points de la figure ont des vitesses
pareillement dirigées.
Roberval, par sa discussion avec Fermât au sujet des pro-
priétés du contre de gravité, était rompu à la composition
d'actions qui oui, aux divers points d'un corps, des directions
différentes; l'erreur de Descartes lui apparut donc tout d'abord.
I. A ce sujet et au sujet de la querelle qui survint entre Descartes et Roberval,
voir : Paul Tanncry, Les autographes de Descartes à la Bibliothèque Nationale, X, XI,
XII, XIII et XIV (Bulletin des Sciences mathématiques, 2° série, t. XV, pp. 287, 291,
3oi et 3o7 ; 1891 — t. XVI, pp. 33 et 35 ; 1892).
BERNARDINO BVLDl, ROBEUVaL ET DESGARTES l5l
Il la signalait, en mai i646, à Gavendish s en y joignant une
autre critique bien moins justifiée :
« Nous convenons de définition, Monsieur Descartes et moy,
disait Roberval, touchant le poinct qu'il appelle le centre d'agi-
tation, lequel nous nommons icy le centre de percussion; mais
sa conclusion est entièrement différente de la mienne, de
laquelle pourtant j'ay la démonstration absolue. Il y a donc
quelque deffaut en son raisonnement... Mais nostre démons-
tration est trop longue pour ce lieu... Le defTaut de ce raison-
nement est qu'il considère l'agitation seule des parties du corps
agité, oidDliant la direction de l'agitation de chacune de ces
parties; laquelle direction change et est différente... »
(( Je passe encore que, quoyque le centre de percussion ou
d'agitation fust assigné comme dessus, il neparoist pas qu'il
fust la règle ou distance requise pour les vibrations ou balan-
cement des corps, auquel balancement le centre de gravité
contribue quelque chose, aussy bien que le centre d'agitation.
Car le centre de gravité est la cause de la réciprocation de ce
balancement de gauche à droite... »
A rencontre de l'opinion émise ici par Roberval, Descartes
avait raison, lorsqu'il déterminait la longueur du pendule
simple synchrone d'un pendule donné, de considérer le centre
d'agitation et point le centre de gravité; mais de sa géniale
intuition, il ne pouvait rendre un compte satisfaisant; la
Dynamique dont il se réclamait était encore trop incomplète et
trop inexacte; il n'opposait donc à Roberval qu'une affirmation
accompagnée de considérations fort obscures : « Je trouve aussi,
disait-il % qu'il s'est mépris en pensant que le centre de gravité
du mobile contribue quelqu'autre chose à la mesure de ses
vibrations, que ne fait le centre d'agitation ; car le mot de
centre de gravité est relatif aux corps qui se meuvent librement,
ou bien qui ne se meuvent point du tout; et pour ceux qui
1. Œuvres de Descartes, publiées par Gh. Adam et Paul Tannery; Correspondance,
art. GDXXXVI, Roberval à Cavendish pour Descartes, de Paris, mai i646; tome IV,
p. [\20.
2. Œuvres de Descartes publiées par Gh. Adam et Paul Tannery; Correspon-
dance, art. GDXXXVII, Descartes à Gavendish, d'Egmond, i5 juin i6/t6 ; t. IV,
p. 433.
l52 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
se meuvent autour d'un essieu auquel ils sont attachez, ils
n'ont aucun centre de gravité au regard de cette position et de
ce mouvement, mais seulement un centre d'agitation. »
Aux affirmations de Descartes, Roberval se contentait
d'opposer d'autres affirmations, arguant toujours de la lon-
gueur de ses démonstrations pour ne les point publier ». Une
telle discussion ne pouvait guère être féconde ; elle devint
bientôt très acerbe et se termina par une complète rupture
entre Roberval et Descartes.
Les efforts de Roberval et de Descartes n'avaient pu amener
l'immédiate solution du problème qu'ils avaient abordé; la
Dynamique devait encore progresser avant qu'elle pût être
donnée; toutefois, les tentatives de Roberval et de Descartes
ne furent pas sans influence sur l'achèvement de cette solution.
Parmi les hommes de science qui vivaient dans la familia-
rité de Mersenne se trouvait un savant jésuite, le P. Honoré
Fabry; ses écrits, comme ceux de Mersenne, nous montrent
que ces deux religieux mettaient souvent leurs efforts en com-
mun lorsqu'il s'agissait de résoudre quelque difficile question
de Mécanique ou de Physique. Fort au courant des doctrines
du xvi^ siècle, comme des recherches plus récentes de Galilée,
de Descartes et de Gassendi, le P. Fabry entreprit de donner
un exposé systématique de la Dynamique. Le Traité physique
du mouvement local qu'il composa ne fut pas publié sous son
nom, mais sous le nom de son ami, Pierre Mousnier, docteur
en médecines
Ce livre fut en grande faveur, notamment dans la Com-
pagnie de Jésus; il méritait, d'ailleurs, cette faveur, car il
était le fruit d'un très grand effort logique. Cette vogue ne fut
1. Parmi les«crits inédits de Roberval que renferme le ms. 7226 (fonds latin) de
la Bibliothèque Nationale, on trouve (fol. 2, recto, à fol. 3o, verso) un fragment rédigé
en latin et intitulé : Traclatus mechanicus a D. D. Roberval, anno i6l\5. Avec un grand
appareil logique, Roberval se propose d'y traiter des centres de toutes sortes de puis-
sances. Mais ce fragment inachevé examine seulement le cas où toutes les puissances
appliquées au corps sont parallèles entre elles.
2. Traclatus physicus de inota locali, in quo effectus omnes qui ad impetum, mo-
lum naturalem, violentum et mixtum pertinent, expiicantur, et ex principiis phy.
sicis dcmonstrantur; auctore Petro Mousnerio, Doctore medico; cuncta excerpta ex
prœlectionibus R. P. Honorati Fabry, Societatis Jesu; Lugduni, apud Joannem
Champion, in foro Cambii, MDGXLVI.
BERNARDINO BALDI, ROBERVAL ET DESCARTES l53
point sans inquiéter Descartes, toujours enclin à la jalousie :
« Si le P. Fabri n'escrit rien contre moy, je ne me soucie pas
aussy de le voir^; mais pour ce qu'on vous avoit dit qu'il
escrivoit toute la philosophie beaucoup mieux et en meilleur
ordre que je n'ay fait, je pensois que les Jésuites eussent des-
sein de l'opposer à moy, et en ce cas je serais obligé de voir
son livre, afin de tascher de me défendre; mais rien ne seroit
pourtant si pressé, que je ne peusse bien attendre à le recevoir
par mer. »
Les craintes que Descartes manifestait en ce passage étaient
peu justifiées; non seulement il n'était point attaqué dans le
Tractatus physicus de motu locali, mais l'influence de ses doc-
trines mécaniques y était reconnaissable en maint passage;
en particulier, il eût pu revendiquer presque tout ce que le
P. Fabry, sous le nom de Pierre Mousnier, avançait au sujet du
centre de percussion 2. Non seulement le P. Fabry, en dépit
des critiques de Roberval, déterminait le centre de percussion
suivant la règle erronée que Descartes avait formulée 3, mais
encore il donnait raison à Descartes contre Roberval au sujet
de la théorie du pendule synchrone : « Dans ce mouvement
circulaire, disait-il^, le centre de percussion régit le mouvement
de tous les autres points, car c'est lui qui joue le rôle de centre
de gravité... Ce point se comporte donc comme s'il réunissait
en lui le poids total et la totalité de la force. Mais il serait alors
semblable à un funépendule, oii l'on ne tient aucun compte de
la masse du fil, mais seulement du poids suspendu ; sa vibra-
tion a donc même durée que la vibration de ce funépendule. »
En i646, un jeune géomètre de dix-sept ans, dont le génie
allait bientôt éclater à tous les yeux, Ghristiaan Huygens,
soumet au P. Mersenne ses premiers essais. La première lettre
qu'il lui adresse 5 se termine par ces mots : « Et en attendant
1. Œuvres de Descartes, publiées par Ch. Adam et Paul Tannery; Correspondance,
art. CDLV, Descartes à Mersenne, d'Egmond, 2 nov. i646; t. IV, p. 55/i.
2. Petrus Mousnerius, loc. cit., Appendix prima, physico-mathematica, de centre
percussionis.
3. Petrus Mousnerius, loc. cit., theorema 17, p. 427.
h. Petrus Mousnerius, loc. cit., theorema 3o, p. /|35.
5. Œuvres complètes de Ghristiaan Huygens publiées par la Société Hollandaise
des Sciences ; tome premier, Correspondance, n° i/| : Ghristiaan Huygens à Mersenne,
28 octobre 1646 ; p. 28.
l54 ÉTUDES SUR LÉOINARD DE VINCI
avecq grand désir quelque particularitez des centres de per-
cussion, je demeureray, Monsieur, votre très humble Christien
Huygens. »
A cette demande, Mersenne répond en ces termes ^ :
« J'eusse plustost satisfait à vostre désir pour ce qui concerne
le centre de percussion, ou d'agitation des corps suspendus
qui ont leurs vibrations libres, comme le plomb pendu à un
filet suspendu, lequel j'appelle fanépendale, pour fuyre les cir-
conlocutions, mais parce qu'il y a tant de différentes figures
dans les corps qui font tousjours de nouvelles diffîcultez, je ne
voy pas qu'une seule règle y puisse satisfaire, si ce n'est celle
que Mr. Des Cartes, le plus excellent esprit du monde à mon
advis, a donné, laquelle je vous repeterois icy, si je ne croiois
qu'ayant cette source inépuisable a commandement puisque je
sçay qu'il est vostre amy intime, ce seroit vous faire tort comme
a luy aussi, de vous envoyer d'icy ce que vous avez bien plus
proche et de vous faire boire d'un ruisseau, quand vous avez
la source chez vous. »
A quelque temps de là, Mersenne écrit à Gonstantyn
Huygens, père du grand géomètre ^ :
(( Il faut que vous vous résolviez de faire donner une demie
pistole pour deux volumes in/i" d'une nouvelle philosophie,
dont la r" est la Logique démonstrée et la 2'"^ la première
partie de la Physique, qui apartient aux mouvemens tant
naturels que violents, tant simples que composez d'un ou
plusieurs plans ou directions, il y a 10 Livres... Et il y a un
traité particulier des centres de percussion à la fin ; si je peux
faire baler dez demain ce 1'^ volume pour vous l'envoyer après
tout entier avec le sieur ïassin espiant l'occasion, la commo-
dité pour vous le faire tenir, mais seulement les 2 ou 3 feuillets
où sont les centres de percussion, je vous l'enverray avec cette
lettre, car je brusle d'envie que Mr. vostre fils le voye ce traité
et qu'il l'examine, peut estre, que l'envie luy en prendra à luy
mesme de le mieux démonstrer... Pleust à Dieu que vostre fils
I. Œuvres complètes de Christiaan Huygens ; tome premier, Correspondance, n° a3 :
Mersenne à Christiaan Huygens, 8 décembre iG/jS ; p. /|5.
■2. Œuvres complètes de Christiaan Huygens; tome premier, Correspondance, n* a!^ :
Mersenne à Gonstantyn Huygens, père, 3 janvier iGiy.
I
BERNAKDINO BALDI, ROBERVAL ET DESCARTES l55
voulust démonstrer tout ce qui est à sa manière plus noble,
car je crains bien qu'il s'y trouve quantité de paralogismes;
krÀyjLù tamen, jusques aux examens. ^)
L'écrit sur lequel Mersenne appelle si instamment l'attention
de Christiaan Huygens n'est autre que le Tractai us physicas de
motu locali du P. Fabry, publié par Pierre Mousnier.
Le 8 janvier 1647, Mersenne annonce de nouveau », et
directement cette fois, à Christiaan Huygens u qu'il attend à
lui envoyer un traité des centres de percussion qui vient de
s'imprimer»; il ajoute : a Je m'asseure qu'aprez avoir vu
l'auteur que je vous envoyé des centres de percussion, vous
renchairez dessus, et que vous trouverez quelque règle plus
excelente, ou plus exquisite ; et si vous y apercevez des paralo-
gismes, vous me ferez plaisir de m'en avertir. »
En cette circonstance la bienveillance de Mersenne s'était
montrée singulièrement clairvoyante ; en ce jeune homme de
dix-sept ans, qui lui envoyait une démonstration fausse de la
loi de la chute des corps, il avait deviné le génie du géomètre;
il l'avait jugé capable de tirer au clair la doctrine si confuse et
si controversée des centres d'oscillation; l'avenir devait prou-
ver qu'il n'avait point trop ptréjugé du jeune Christiaan
Huygens.
En effet, vingt six ans plus tard, en 1678, Huygens donnait
son immortel traité de l'horloge à pendule ^ ; le problème sur
lequel Mersenne avait appelé l'attention du jeune géomètre
hollandais y était résolu d'une manière complète et définitive;
la querelle qui s'était élevée' entre Roberval et Descartes était
jugée sans appel. Une Dynamique enfin assurée prouvait que
Descartes avait eu, contre Roberval, raison de prendre le centre
d'oscillation d'un corps comme extrémité du funépendule
synchrone à ce corps ; elle montrait, d'autre part, que la véri-
table règle pour déterminer le centre d'oscillation d'une figure
était celle que Roberval avait énoncée, et non point celle que
Descartes avait proposée. Ainsi les vérités aperçues par ces
1. Œuvres complètes de Christiaan Huygens ; tome premier, Correspondance, n° 25,
p. 5o.
2. Horologiiun oscillaiorium, sive de motu pendulorum ad horologia aptato démons tra-
tiones geometricx, auctore Christiano Hugenio ; Lutetioe, 1G73.
l56 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
deux irréconciliables adversaires prenaient place dans une
théorie mise hors de doute, tandis que tombaient dans l'oubli
les erreurs qu'ils s'étaient opposées l'un à l'autre avec passion.
(( Il y a là, sans contredit, a écrit Paul Tannery, un des
exemples les plus remarquables de l'influence exercée par la
correspondance du Minime sur le progrès des Sciences au
xvn" siècle. »
Nous pouvons dire plus : Il y a, dans l'histoire que nous
venons de retracer, un des exemples les plus remarquables de
la continuité suivant laquelle s'enchaînent les découvertes
scientifiques.
Avant d'attirer l'attention du jeune Huygens sur le problème
des centres d'oscillation, Mersenne avait suscité, à l'endroit de
ce problème, les efforts de Roberval, de Descartes et du
P. Fabry; il les avait suscités en faisant connaître à ces
géomètres le livre ou les pensées de Bernardino Baldi. Mais
Bernardino Baldi, à son tour, avait emprunté à Léonard de
Vinci la notion de centre de la gravité accidentelle ; et cette
notion s'était présentée à l'esprit de Léonard comme une suite
naturelle de la théorie de Vimpetus, développée par les physi-
ciens du xiv" siècle. Non plus que la Nature, la Science ne fait
point de saut brusque.
I. Paul Tannery, Les autographes de Descaries à la Bibliothèque Nationale (Bulletin
des Sciences mathématiques, 2* série, t. XV, p. 296 ; 1891).
i
'5l
THÉMON LK FILS DU JUIF
ET
LÉONARD DE VINCI
THÉMON LE FILS DU JUIF
ET
LÉONARD DE VINCI
Les Questions sur les Météores de Thémon, le fils du juif.
Léonard de Vinci a dû beaucoup aux ouvrages composés,
au milieu du xiv" siècle, par Albert de Saxe'. Le cahier ma-
nuscrit conservé k la Bibliothèque de l'Institut sous la
rubrique F est rempli de réflexions qu'ont suggérées les dis-
cussions scolastiques du vieux maître de l'Université de Paris,
et ces discussions ont provoqué l'éclosion, en l'esprit du grand
peintre, de quelques-unes de ses idées les plus originales, de
ses plus profondes intuitions.
Le cahier F, qui porte tant de marques de l'influence exer-
cée sur Léonard par Albert de Saxe, contient aussi nombre
de pensées qui ne doivent rien à Albertutius. Parmi ces pen-
sées, il en est un grand nombre sur la perspective^ sur le clair-
obscur, sur la lumière et les couleurs, qui se retrouvent, sous
une forme plus achevée, au Traité de la Peinture. D'autres ont
pour objets la figure des mers, l'origine des sources, la forma-
tion des nuages, la cause des marées ou de l'arc -en -ciel, en
un mot, les divers phénomènes dont Aristote avait traité dans
ses MsxeœpoXoY'./.a, auxquels le Moyen-Age et la Renaissance
conservaient le nom de Météores; de ces pensées, la plupart se
retrouvent au traité Del moto e misura delV acqaa.
t. Voir Albert de Saxe et Léonard de Vinci (Bulletin- Italien, t. V, p. i et p. ii3;
igoB).
l6o ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
De ces ébauches relatives au mouvement des eaux, il en est
un grand nombre qui porlent, bien visible, la marque origi-
nale de Léonard ; les diverses figures qu'affectent les eaux
courantes, les ondes variées qui en rident la surface, les tour-
billons qui roulent en leurs profondeurs et en afîouillent le lit,
tous ces effets si complexes ont été longuement étudiés sur
nature, ont été minutieusement décrits et dessinés par le grand
ingénieur hydraulicien.
Mais à côté de ces observations où Léonard n'a eu d'autre
guide que l'expérience, on trouve, au cahier F, des considé-
rations théoriques analogues à celles dont on disputait fré-
quemment dans les écoles. Ces considérations sont- elles aussi
des fruits spontanés du génie de Léonard? ne sont- elles pas
plutôt des réflexions suggérées par la lecture de quelque
commentaire aux Météores d'Aristote ?
Que Léonard, si curieux de tout ce qui concerne la Physique
du globe, n'eût point cherché à connaître ce qu'on en disait
dans les écoles, ce serait chose bien peu vraisemblable; l'affir-
mer serait professer une erreur; nous en avons pour garant
son propre témoignage.
Recourons à cet inventaire inscrit par Léonard sur la
couverture du cahier F, à cet inventaire qui nous a révélé la
présence, en la bibliothèque du peintre, du Tractatas propor-
tionam et des Qaœstiones in libros de Cœlo et Mando d'Albert de
Saxe; là, en une colonne qui porte en tête cette indication :
« Livres de Venise » , entre ces titres : « Yitruve » et a Archi-
mède. De centra gravitatis », nous trouvons ce mot : « Meteura,
météores ». Léonard avait donc en mains, en i5o8, en même
temps que les Qaœstiones d'Albert de Saxe, un traité des
météores et, vraisemblablement, un traité imprimé à Venise.
Quel était cet écrit sur les météores possédé par le Vinci?
Une foule de rapprochements nous ont permis de reconnaître
que le traité des météores lu et commenté par Léonard de Vinci
était celui que l'imprimerie a fréquemment reproduit sous ce
titre : Qaœstiones saper cjaataor libros nieleorani conipilatae per
doctissimani philosophiœ professoreni Thinionem.
L'écossais Georges Lokert, qui, en i5i6, enseignait à Paris,
THÉMON LE FILS DU JUIF ET LÉOxNARD DE VINCI l6i
au Collège de Montaigu et, en i5i8, à la Sorbonne, publia, à
ces deux dates, deux éditions d'un même ouvrages Cet
ouvrage avait pour objet de réunir les enseignements sur la
Physique donnés, au milieu du xiv'' siècle, par la brillante
école nominaliste qui occupait alors les principales chaires de
l'Université de Paris. Il reproduisait d'abord les Quœstiones
d'Albert de Saxe sur le De physico aadltUy sur le De generatione
et corruptione, sur le De Cœlo et. Mundo; venaient ensuite les
Quœstiones saper quatuor libros meteorum de Thimon ; enfin la
collection était complétée par les Quœstiones où Jean Buridan
traitait des divers écrits d'Aristote que réunit la commune
désignation de Parva naturalia.
En publiant ces Quœstiones et declsiones de Philosophie natu-
relle, composées « depuis près de deux cents ans par ces trois
hommes éminents qui formaient alors une sorte de triumvirat
en la célèbre École de Paris », Georges Lokert a soin de nous
avertir que les écrits de Buridan étaient seuls inédits jus-
qu'alors ; il nous apprend que « la solide doctrine et la grande
érudition » d'Albert de Saxe et de Thimon n'étaient point
demeurées inconnues des Italiens et, particulièrement, des
Vénitiens; que ceux ci avaient pris soin de faire imprimer les
œuvres des deux illustres professeurs de l'Université de Paris,
« afln que nous ressentions une honte méritée de notre cou-
pable négligence, nous qui avons si longtemps souffert que
nos grands auteurs demeurassent ensevelis dans l'abandon et
la poussière. »
Les Questions sur les Météores, compilées par Thimon,
avaient donc été imprimées à Venise bien avant i5i6 ; elles le
furent encore après cette date; en 1622, les héritiers d'Octa-
viano Scoto les adjoignirent à la belle édition des Commen-
taires aux Météores d'Aristote, composés antérieurement à
1476 par Gaétan de Tiène, qu'ils donnèrent à cette époque 3.
Les Questions sur les Météores, composées par Thimon, ont
t. En noire étude sut Albert de Saxe et Léonard de Vinci, nous avons donné des
indications bibliographiques complètes au sujet de cet ouvrage.
2. Gaietanus super Metheo. Habes solertissime lector in hoc codice libros Metheororam
Aristotelis Stagirite peripatheticorum (sic) principis cuni commentariis fidelissimi expo-
sitoris Gaietani de Thienis : iina ciiin duplici translatione, videlicet Francisci Vatabli et
p. DUHEM. I I
l63 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
exactement même forme que les Questions sur la Physique,
sur le De Cœlo, sur le De generatione et corruptione, rédigées
par Albert de Saxe; celles-là sont visiblement destinées à faire
suite à celles-ci, de telle sorte que leur ensemble forme un
commentaire complet de l'œuvre physique du Stagirite. Ce
commentaire, profondément original parfois, où le respect
éclairé de la tradition péripatéticienne s'unit au sens de l'obser-
vation et à un esprit vraiment scientifique, a exercé une
influence profonde et durable; de cette influence la trace se
reconnaît, bien visible, en maint écrit de la Renaissance et
même du xvii^ siècle. Mais si les physiciens les plus célèbres
de ces temps n'ont point hésité à recevoir l'inspiration des
deux maîtres nominalistes, par une sorte de convention tacite,
ils se sont entendus pour ne les jamais nommer, alors même
qu'ils les plagiaient impudemment; ils ont traité les pensées
d'Albert de Saxe et de Thimon comme des idées tombées dans
le domaine commun, auxquelles il n'est plus dû de droits
d'auteur. A quel point la mémoire d'Albert de Saxe fut victime
de celte conspiration du silence, inexplicable et inexcusable,
nous avons eu l'occasion de le montrer ailleurs ' ; le nom de
Thimon ou, plus exactement^ de Thémon, n'a pas moins
soulTert de cet oubli systématique et injuste.
Il
Ce que nous savons de Thémon, le fils du juif
Ce parti pris, de la part des physiciens qui ont succédé à
la brillante École nominaliste de Paris, de cacher la, source
à laquelle ils puisaient, explique que nous soyons si peu et si
mal renseignés au sujet des maîtres qui composaient cette
Antiqua: noviter impressos : ac mendis erroribusque purgalos.— Tractatuin de reactione.
EL Iractalum de intensione et remissione ejasdem Gaietani. — Questiones pcrspicacissimi
philosopki Thimonis super quatuor libros metheororum. Colophon : Opuscula hoc impressa
fuerunt Veneliis nutu ac impendio hcredum quondam nobilis viri dominl Octaviani Scoli
civis Modoetiensis : ac sociorum. Anno salutis 1522. Die 20 Xnvcinbris.
I. V. P. Duhem, Les origines de ta Statique. Chapitre W : Les propriétés inécaniijue^
du centre de gravité, d'Albert de Saxe à Ëvangelista Torrirelli.
THÈMON LE PILS DU JUIF ET LEONARD DE VINCI l63
École. De Thimon, en particulier, nous ne savions presque
rien jusqu'à ces dernières années. Aux quelques mots que
Georges Lokert nous en a dits, nous ne pouvions joindre qu'un
court passage emprunté à Du Boùlay '. Voici ce passage :
(( Temo Judœus, Témon ou Timon le Juif, originaire de la
Westphalie, était un clerc de la ville de Munster; il débuta
comme maître es arts, sous maître Dominique de Ghivasso,
en 1349; pl^s tard, il fut élu procureur de la Nation anglaise,
le 26 août i353, puis, de nouveau, le 18 novembre i355. Alors
qu'il était procureur, on rendit une ordonnance qui prescrivait
à tous les maîtres de l'Université de dire leurs leçons et de ne
les point dicter. Ce fut, d'ailleurs, un très célèbre professeur
de philosophie; nos lectures nous ont montré que bon nombre
d'étudiants avaient subi devant lui les épreuves du bacca-
lauréat ou de la licence, qu'ils avaient, sous sa direction,
débuté comme maître es arts. »
Pendant longtemps, on ne sut rien de plus de ce physicien.
Aujourd'hui, il nous est possible d'ajouter plus d'un détail à
ces renseignements si concis et si insuffisants, et cela grâce au
P. Denifle et à M. Châtelain.
Ges deux érudits, en effet, ont entrepris la publication du
Livre des Procureurs de la Nation anglaise en l'Université de
Paris 3 .
La Nation anglaise était une des quatre Nations entre
lesquelles se partageaient professeurs et élèves de l'Université
parisienne; elle réunissait les maîtres et les étudiants qui
avaient pour pays d'origine l'une des quatre provinces d'Alle-
magne, d'Ecosse, de Dacie et de Suède.
De même que le Recteur présidait à l'Université tout entière,
chaque Nation avait à sa tête un Procureur ^ ; élu, en général,
parmi les jeunes maîtres, le Procureur n'était nommé que pour
un mois; au bout de ce temps, il devait être réélu ou céder
1. Bulaeus, Historia Univcrsilatis Parisiensis, t. IV, p. ggi ; MDCLVlll.
2. Auctarium chartalarii Universitatis Pafisiensis sub auspiciis Consilii generalis
f acultatum Parisiensium ediderunt Henricus Denifle O. P. et .Emilius Châtelain ;
Tomus I : Liber Procuratoram Nationis Anglicanae (Alemanniœ) in Universitate Parisiensi;
ïomus I, ab anno MGGCXXXIII usque ad annum MGCGCVI. Parisiis, apud fratres
Delalain, anno MDGCGLXXXXIIII.
3. Auctariunij tomus I, Introductio, p. xxi.
l6A ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
ses fondions à un autre. D'après un règlement datant de 1288,
le procureur devait, aussitôt élu, inscrire son nom et la date
de son élection sur un registre spécialement consacré à cet
objet; en outre, il s'engageait par serment à noter sur ce
registre tous les faits, importants pour la Nation, qui se pro-
duiraient au cours de sa procuration, en particulier les noms
de ceux auxquels un grade universitaire serait conféré. Ainsi fut
composé ce Livre des Procureurs de la Nation anglaise qui nous
permet de reconstituer, de i33o à 1/192, la vie d'une partie de
l'Université parisienne.
Ce livre nous fournit, au sujet du physicien qui nous occupe,
de multiples renseignements.
11 nous permet, en premier lieu, d'en fixer le nom. Ce nom,
les divers imprimeurs qui ont publié les Quxstiones in quatuor
libros Melheoruni l'ont orthographié Thinio ; Du Boulay l'a écrit
Tenio; la forme que le Livre des Procureurs lui attribue inva-
riablement est Themo; il convient donc de garder à ce nom
cette forme authentique : Thénion.
Le Livre des Procureurs de la Nation anglaise ne nous permet
pas seulement de rectifier l'orthographe du nom de ïhémon;
il nous conduit à modifier son surnom. Du Boulay l'appelle le
Juif, Temo Judœus, en sorte que certains biographes ont
traduit par rabbin le titre de clericus que lui donne le même
Du Boulay. Or, si le Liber Procuratorwn adopte cette même
forme, Themo Judœus^ c'est d'une manière tout accidentelle;
presque invariablement, il nomme Thémon non pas le Juif,
mais le fils du Juif Themo Judœi; et c'est, notamment, ce
surnom que Thémon lui-même se donne dans un passage
écrit de sa main'.
Il est clair, par la forme de ce surnom, que si le père de
ïhémon était juif, Thémon lui-même était chrétien ; on en
pourrait, d'ailleurs, donner d'autres preuves, telles les longues
éludes de théologie que notre maître es arts fit en Sorbonne'.
C'est en l'année i3/i9 que les deux frères Thémon et Nicolas,
1. Auctariuin, lomus I, col. 319.
2. Aactarium, tomus I, liilroduclio, p. vvxiv, d'après la p. 33 1 dii m» u" lojt de
la Bibliothèque de l'Arsenal.
THÉMON LE FILS DU JUIF ET LÉONARD DE VINCI 1 65
de Miinster, surnommés les fils du Juif, subissent l'examen de
déterminance ou de baccalauréat devant Maître Henri de Herne
de Unna».
De ce Nicolas de Munster, le Livre des Procureurs ne fait plus
aucune mention, tandis qu'il nous tient au courant des
progrès de son frère. En l'année même {l^^g) où il a déter-
miné, nous le voyons subir l'examen de licence devant Maître
Walter de WardelaAV^ et faire sa première leçon de maître
es arts sous la présidence de Maître Dominique de Chivasso^.
Le 26 août i353, les maîtres de la Nation anglaise se réuni-
rent auprès de l'église Saint- Julien-le-Pauvre afin d'élire un
procureur; leur choix se porta sans aucune opposition sur
Thémon^. Le i8 novembre i355, la Nation devait confier
derechef à Thémon les fonctions deprocureur^; elle lui conféra
une troisième fois cette dignité le lo février 1356^.
On ne peut parcourir le Livre des Procureurs de la Nation
anglaise sans être surpris et ému de la pauvreté qui règne
parmi ces étudiants, venus de si loin pour recueillir les ensei-
gnements de l'Université parisienne. La plupart ne peuvent
acquitter les droits afférents aux examens qu'ils subissent; il
leur faut affirmer sous serment la pénurie où ils se trouvent,
solliciter des délais, engager leurs livres ou leurs vêtements
qu'au jour de l'échéance ils seront hors d'état de dégager.
Tel, comme Wiskin Wenslay ou comme Albert de Saxe,
a déjà rempli les fonctions de procureur de la Nation, qui
n'est point encore quitte de ses droits de baccalauréat.
Thémon, le fils du Juif, n'est sans doute pas de ces infor-
tunés; lorsqu'il passe des examens, il acquitte les droits sans
solliciter de remise^; devenu maître es arts, il est souvent le
bailleur de fonds de la Nation anglaise.
Soit seule, soit en commun avec la Nation picarde, la Nation
anglaise possédait certaines écoles; Thémon était préposé
1. Auctariani, tomus 1, col. i3o.
2. Auctarium, tomus I, col. i34.
3. Auctarium, tomus I, col. i38.
/l. Auctarium, tomus 1, col. i6G.
f). Auctarium, tomus I, col. 187.
6. Auctarium, tomus I, col. 189.
7. Auctarium, tomus I, col. i36.
iCG ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
à l'entretien de ces écoles; il y pourvoyait de ses deniers,
quitte à se faire rembourser de ses avances par le trésor de la
Nation. 11 semble que ce trésor fût parfois fort mince et que
le remboursement fût lent et laborieux.
Ainsi, en i355, dans une réunion générale de la Nation,
tenue près de l'église Saint-Mathurin, Thémon demande qu'on
lui rembourse ce qu'il a avancé pour l'entretien des écoles i;
un peu plus tard, le 28 septembre i355, le receveur de la
Nation, Wiskin Wenslay, rendant ses comptes avant de quitter
sa charge, reconnaît la dette contractée envers le fils du Juif ^ ;
en i356, le nouveau receveur, Jean de Louvain, fait dere-
chef mention de cette dette ^; et cependant, elle n'est point
encore acquittée le 26 juin i356; ce jour-là, Thémon réclame
à la Nation assemblée les trois écus dépensés pour l'entretien
des écoles et il est fait droit à sa requête ^
C'étaient, semble-t-il, de francs buveurs que les maîtres de
la Nation anglaise en l'Université de Paris. Le maître es arts
qui venait de débuter, le procureur ou le receveur nouvelle-
ment élu devaient payer un écu ou un florin comme don de
joyeux avènement; et cet écu était aussitôt dépensé par les
maîtres de la Nation en quelqu'une de leurs tavernes accou-
tumées. Aux deux épées, A la grange ou A Vépitoge de Gilet.
Parfois, le don du nouveau venu ne suffisait pas à étancher la
soif des nombreux maîtres es arts; de la dépense excédante
chacun, alors, payait son écot.
Mais, bien souvent, les nouveaux dignitaires n'étaient point
en fonds; ils ne pouvaient acquitter de suite ce que la Nation
avait consommé; ils avaient recours à la bourse obligeante de
Thémon, le fils du Juif.
Le 5 février i356, en la taverne du faubourg Saint-Jacques
dont l'enseigne porte : A l'image de Notre-Dame, la Nation
a joyeusement fêté la désignation de l'examinateur de Sainte
Geneviève et fclection de maître Jean de Wanczeberch, de
Luneburch, aux fonctions de procureur; c'est Thémon qui
1. Auctariuin, tomus I, col. i86.
2. Aiiclarium, lomus I, col. 187,
3. Auctarimn, lomiis I, col. 189.
/i. Auctariinn, lomus I, col. 199.
THÉMOiN LE FILS DU JUIF ET LÉO^ARU DE VINCI 167
a réglé la dépense. Il lui faut, pour obtenir le remboursement
de son dû, adresser une réclamation à l'assemblée de la
Nation; le jugement de celle-ci oblige Jean de Wanczeberch
à s'exécuter I.
Une autre fois, une réunion de maîtres es arts a besoin d'un
écu, sans doute pour quelqu'une de ces « beuveries » dont le
Lwre des Procureurs fait si complaisante mention; on donne
l'ordre au 111s du Juif de fournir l'écu; la Nation rembourserai
Thémon se trouvait, en quelque sorte, le banquier de la
Nation anglaise; il était tout désigné pour assumer la charge
de receveur.
C'était une fonction délicate que celle de receveur^; ayant
mission de percevoir les revenus de la Nation, d'en solder les
dépenses, il lui fallait être très au courant du change des
monnaies, dont la valeur variait d'un jour à l'autre; il était
pécuniairement responsable de toute erreur, de toute libéralité
consentie par lui; aussi la fonction de receveur n'était-elle
guère briguée par les maîtres peu fortunés; on la confiait, en
général, à des maîtres déjà anciens et d'esprit mûr.
Le 23 septembre iSSy, la Nation anglaise, assemblée près
de l'église Saint-Mathurin, confia l'importante charge de
receveur à Thémon, le fils du Juif, en même temps qu'elle
élevait Jean de Duns à la dignité de procureur; pour fêter
cette double élection, les maîtres se rendirent à une taverne
de la cité, nommée le Cygne, où ils dépensèrent 6 livres et
12 sous^.
Thémon garda les fonctions de receveur jusqu'à la fin de
son séjour à l'Université; alors, en octobre i36r, il fut rem-
placé par maître Albert de Saxe 5.
Chaque mois, le receveur devait soumettre ses comptes à la
Nation assemblée; mais beaucoup, peu exacts en leur gestion,
négligeaient de se présenter à la réunion. Thémon ne fut
point, sans doute, de ces fonctionnaires peu zélés; il semble
1. Auctarium, tomus I, col. 190.
2. Auctarium, lomus I, col. 2o5.
3. Auctarium, tomus I, Introductio, p. xxii.
l\. Auctarium, tomus I, col. 221.
5. Auctarium, tomus 1, col. 267.
l68 ÉTUDES SUR LÉONAHD DE VINCI
avoir rendu compte à la Nation de l'état de sa caisse plus
souvent même que ne l'exigeaient les statuts; ainsi, le 23 sep-
tembre i358, un an après son élection, son mandat est renou-
velé, sans doute après exposé et approbation de sa gestion ^ ; et
cependant, il met de nouveau la Nation au courant de l'état
des finances le 22 octobre % le 18 novembre^ et le 3 décembre^
de la même année.
Parmi les dépenses que Thémon devait solder au nom de la
Nation, les « beuveries » tenaient assurément une large place.
Ainsi, le 11 février iSBg, on a élu comme procureur Henri de
Egher de Kalker et l'on fête cette élection en la taverne
A Vimage de Noire-Dame; on dépense cinquante-huit sous et
demi; le nouveau procureur paye vingt-huit sous et le rece-
veur, maître Thémon, solde le reste 5.
Le zèle que Thémon semble avoir apporté dans l'accomplis-
sement de ses fonctions de receveur, il le mettait sans doute
en toute besogne dont il était chargé; aussi la Nation anglaise
lui confiait-elle volontiers les missions particulièrement dé-
licates.
La Nation anglaise et la Nation picarde se disputaient parfois
certains étudiants; les provinces qui ressortissaient à chacune
d'elles étaient mal délimitées. En i357, les deux nations réso-
lurent de mettre fin à ces différends et de fixer, par un statut
invariable, la commune frontière de leurs départements res-
pectifs.
L'élaboration de ce statut n'alla point sans discussions, déli-
bérations et formalités prolongées.
Le procureur de la Nation anglaise, Jean-Nicolas d'Upsal,
devait, à cet efTet, comparaître devant les notaires; le 10 sep-
tembre, il avait, en présence des députés de l'Université, prêté
serment de dire la vérité; mais à peine ce serment était-il
prêté que des affaires personnelles l'obligeaient à s^absenter ;
bien vite, il délégua en son lieu et place maître Thémon, le fils
1. Aiictarium, lomus I, col. 287.
2. Auctarium, ibid.
3. Auctarium, tomus I, col. 238.
/i. Auctarium, tomus I, col. 289.
5. Auctarium, tomus 1, col. 2^1.
THÉMON LE FILS DU JUIF ET LÉONAHD DE VINCI 169
du Juif; le lendemain 1 1 septembre, près du couvent des Car-
mélites, Thémon comparut devant les notaires ; mais les Picards
refusèrent de le laisser déposer, ne le trouvant point dûment
autorisé; il fallut qu'une assemblée de la Nation anglaise con-
firmât la délégation donnée à Thémon par le procureur iNicolas-
Jean d'Upsab.
Les théologiens de la Sorbonne ne pouvaient se résoudre à
reconnaître la prééminence du recteur ; ils ne voulaient point
admettre qu'on le nommât chef et supérieur de l'Université; à
plusieurs reprises, ils s'étaient élevés contre les prérogatives
de ce haut fonctionnaire; au début de l'année iSSg, ils rédi-
gèrent un exposé de leurs griefs qu'ils envoyèrent aux maîtres
delà Faculté des Arts et des autres Facultés; ils demandaient
aux maîtres de la Faculté de Droit de juger le litige; à leur
défaut, ils en appelaient à la sentence du Pape^
Cette prétention des théologiens excita une grande rumeur
dans l'Université, si nous en jugeons par le Livre des Pro-
cureurs de la Nation anglaise.
Le i4 février iSSg, la Faculté des Arts tout entière, réunie
près de l'église Saint-Julien-le-Pauvre, décide de déléguer quel-
ques-uns de ses membres qui composeront une réponse au
« rotulus » des théologiens; huit écus Philippe sont déboursés
à cet effet ; les quatre Nations se partagent également cette
dépense et maître Thémon paye les deux écus dus par la Nation
anglaise^.
Ce premier débours ne* pouvait suffire aux frais de la que-
relle soulevée par les récriminations des théologiens; le
25 février, la Faculté des Arts, assemblée de nouveau, décide
que chaque Nation versera vingt écus pour couvrir ces frais et,
en particulier, pour envoyer un député à la Curie d'Avignon;
maître Thémon acquitte la contribution de la Nation anglaise
à cette dépense^.
1. Auctarium, tomus I, col. 219.
2. Chartularium Universitatis Parisiensis subauspiciis Consilii generalis FacuUalum
Parisiensium collegil Henricus Denifle, O. P, auxilianle /Emilio Châtelain; n" i2^G;
Tomus III, pp. G1-G9. Parisiis, ex typis fralrum Delalain, anno MDCCCLXXXXIIII.
3. Auctarium, tomus I, col. 2^1.
4. /4ucfartum, tomus I, col. 242.
I-yO ETUDES SLU Li:ONAKD DE Vl^CI
Quels envoyés furent chargés de présenter au Pape les
réponses que les Facultés opposaient aux doléances des théo-
logiens? Nous l'ignorons; ces réponses furent Araisemblable-
ment jointes au rôle que l'on envoyait périodiquement à Avi-
gnon et sur lequel se trouvaient consignés les noms des digni-
taires et des maîtres de l'Université. Le 3o septembre iSSg,
l'assemblée de la Nation anglaise charge Thémon et Henri de
Kempen de composer la partie du rôle qui la concerne; à
l'unanimité, elle désigne Thémon pour porter ce rôle à Inno-
cent VI, en compagnie des députés que les autres Nations ont
élus ou qu'elles vont élire; rendant grâce de l'honneur qui lui
était fait, le fils du Juif promet d'accomplir fidèlement les deux
missions qui lui sont confiées et, en particulier, la seconde,
pourvu du moins que le manque d'argent n'y mette point
obstacle ».
Thémon mena sans doute à bien son ambassade auprès du
Pape, car, bientôt après, nous voyons la Nation anglaise lui en
confier une autre, en des circonstances particulièrement mar-
quantes.
Fait prisonnier à la bataille de Poitiers, Jean le Bon venait
d'être rendu à la liberté par le traité de paix de Brétigny, signé
le 8 mai i36o; l'entrée solennelle du roi à Paris était fixée au
i3 décembre de la même année.
Le 3 novembre, après avoir convoqué l'Université entière
auprès de l'église Saint-Mathurin, le recteur proposa d'envoyer
au Pape, en signe de réjouissance, un rôle exceptionnel. Sur
les instances des théologiens, on décida que ce rôle serait
établi avec une rigueur toute particulière; seuls, les noms des
véritables régents actuellement présents à Paris y seraient
portés et le délai d'inscription serait clos irrévocablement le
samedi suivant.
Le lo novembre, la Faculté des Arts et la Nation anglaise
s'assemblèrent auprès de l'église Saint-Julien le-Pauvre pour
nommer l'ambassadeur qui remettrait ce rôle extraordinaire
aux mains d'Innocent VI; le choix se porta sur le fils du Juif;
i. Auctarium, tomus I, col. aSa.
THEMON LE FILS DU JUIF ET LEONARD DE VINCI I7I
en outre, d'un commun accord, les maîtres de la Nation
ouvrirent à leur élu un crédit de cent écus Jean.
Thémon accepta avec reconnaissance l'honneur qui lui était
fait ; pour fêter l'élection dont il était l'objet, il emmena tous
les maîtres de la Nation anglaise à une taverne voisine de
l'hôtel du Bon Jean l' apothicaire ; et là, largement, on but à ses
fraisa
Cette joyeuse « beuverie » est le dernier trait de la vie de
Thémon que rapporte le Livre des Procureurs de la Nation
anglaise. Après son ambassade à Avignon, le fils du Juif
n'appartint plus à la Faculté des Arts de l'Université de Paris.
Que devint -il? Nous l'ignorons. La nuit qui enveloppa ses
premières années nous dérobe aussi les dernières.
III
Quelques rapprochements entre les doctrines de Thémon
et les pensées de léonard de vinci.
S'il est une théorie qui ait particulièrement sollicité l'atten-
tion de Thémon, le fils du Juif, c'est assurément celle de Tarc-
en-ciel; elle tient une grande place dans son œuvre; dix-huit
questions du troisième livre des Météores sont consacrées
à l'étude de VIris; ce que Thémon dit de ce phénomène passe
de beaucoup tout ce qu'en ont dit non seulement les physiciens
de l'Antiquité et les commentateurs arabes, mais encore, en
la dernière partie du xiii" siècle, les grands scolastiques, comme
Albert le Grand et Roger Bacon, ou le célèbre opticien Witelo ;
seules, les considérations développées par Thierry de Saxe, au
début du xiv^ siècle, au sujet de l'arc-en-ciel, peuvent être
comparées aux raisonnements de Thémon, qu'elles ont peut-être
inspirés et qu'elles dépassent en un point.
En fait, Thémon a expliqué d'une manière correcte la for-
mation du premier arc-en-ciel; non seulement l'explication
I. Auciariam, tomus I, coll. 260-2G1.
172 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
qu'il a donnée est l'esquisse de celle que nous admettons
aujourd'hui, mais encore celle-ci provient de celle-là; de
Dominis, que l'on cite souvent comme ayant été, en cette
matière, le précurseur de Descartes, ne fut qu'un plagiaire
impudent et inintelligent de l'œuvre de Thémon; le vrai pré-
curseur de Descartes, ce n'est pas de Dominis, c'est Thémon;
et les Questions sur les quatre livres des Météores^ composées par
le vieux maître scolastique, étaient peut-être sous les yeux du
grand philosophe lorsqu'il composait ses Météores.
Or, dans le cahier F, 011 Léonard de Vinci jetait, à peine
ébauchées, les pensées que suggérait en lui la lecture d'Albert
de Saxe ou du traité des Météores qu'il possédait à ce moment,
une page entière ' est consacrée à des réflexions sur l'arc en-
ciel. Il est difficile de parcourir cette page sans juger que les
idées émises par Léonard se rapprochent étroitement de certains
passages écrits par Thémon; et le rapprochement est d'autant
plus frappant que certains de ces passages, très caractéristiques
des Questions de Thémon, n'ont point leur analogue dans les
divers commentaires sur les Météores qu'il nous a été donné
de feuilleter.
Thémon se pose, entre autres, la question suivante ^ : «L'iris
est-elle une forme réelle imprimée en la nuée, où n'est-elle
qu'une forme imaginaire?» Parmi les réponses données à cette
question se trouve celle-ci : « L'iris est une forme réelle impri-
mée en la nuée ou en la pluie; on le prouve : car elle est
analogue à Timage qui se forme dans un miroir; or celle-ci
est une forme réelle; donc, etc. » Un peu auparavant-^, notre
auteur avait écrit : « L'expérience nous montre que nous pou-
vons voir l'iris naturel dans un miroir. » Ce sont visible-
ment ces deux passages qui ont inspiré à Léonard décrire ce
fragment^' :
(( De l'arc-en-ciel. Si l'arc-en-ciel est engendré par l'œil (c'est-
à-dire sa rondeur) ou par le soleil moyennant le nuage. »
I. Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien; ms. F
de la Bibliothèque de l'Institut, fol. 67, verso.
a. Thimonis Quœstiones in quatuor libros Metheorum ; in librum III qua^stio XII.
3. Thimonis Quœstiones in quatuor libros Metheorum ; in librum III qua^stio XI.
'4. Léonard de Vinci, loc. cit.
THÉMON LE FILS DU JUlF ET LEONARD DE VINCI l']3
c( Le miroir ne prend d'espèces que celles des corps visibles,
et les espèces ne se produisent pas sans ces corps; donc si cet
arc est vu dans le miroir et que les espèces y concourent qui
ont pour origine cet arc-en-ciel, il suit que l'arc est engendré
par le soleil et par le nuage. »
Si nous poursuivons la lecture de Thémon, nous ren-
controns ï le passage suivant :
(( Lorsque apparaît l'iris naturel ou l'arc en ciel, ces quatre
points (centre du soleil, centre de l'arc, centre de l'œil et centre
du cercle de l'horizon) sont sur une même droite idéale... Il
faut bien entendre que cette proposition se rapporte à un œil
déterminé et au centre de l'horizon relatif à cet œil; si divers
yeux se trouvent en des positions différentes, ils verront des
arcs différents; mais pour chacun d'eux, ces quatre points se
trouveront toujours en une même ligne droite. »
N'est-ce pas ce passage que Léonard nous présente sous cette
forme 2 :
« L'arc-en-ciel est vu dans les pluies fines par les yeux qui
ont le soleil derrière et le nuage devant, et toujours une ligne
imaginée continuellement droite à partir du centre du soleil, en
passant par le centre de l'œil, se terminera au centre de l'arc.
Et un tel arc ne sera jamais vu par un des yeux au même
endroit que par l'autre œil; il sera vu en autant d'endroits du
nuage où il se forme qu'il y a d'yeux qui le voient. Donc cet
arc est tout dans le nuage où il s'engendre et tout en chacun
des endroits où il peut se trouver, et ainsi il paraîtra plus
grand ou plus petit, demi, entier, double, triple. »
Plus tard, au cahier que Venturi a marqué de la lettre E, et
dont la rédaction n'est point antérieure à i5i33, Léonard résu-
mait, en ces termes^', les opinions que nous venons de lui voir
énoncer :
(( Les couleurs au milieu de l'arc se mêlent entre elles. »
1. Thimonis Qiiœstiones in quatuor libros Metheorûm; in librum III quaestio XX.
2. Léonard de Vinci, loc. cil.
3. On y lit, en effet, le passage suivant : « Je partis de Milan pour Rome au jour
a4 de septembre i5i3, avec Jean, François de Melzi, Salai, Laurentet leFanfoïa. » {Les
manuscrits de Léonard de Vinci, ms. E de la Bibliothèque de l'Institut, fol. i, recto.)
!i. Les manuscrits de Léonard de Vinci, ms. E de la Bibliothèque de l'Institut, verso
de la couverture.
I-y^ ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
(( L'arc en soi n'est ni dans la pluie, ni dans l'œil qui le
voit, bien qu'il s'engendre avec de la pluie, du soleil et de
l'œil. »
« L'arc céleste est toujours vu par les yeux qui s'interposent
entre la pluie et le corps du soleil ; donc le soleil étant à l'Orient
et la pluie à l'Occident, l'arc s'engendre dans la pluie occi-
dentale. »
Volontiers, en son étude de l'arc-en-ciel, Thémon invoque
les observations faites sur des arcs-en-ciel obtenus artificielle-
ment; c'est ainsi qu'il mentionne ^ «le petit arc-en-ciel qui se
produit en hiver, ou pendant un temps froid et serein, en
l'haleine émise par la bouche d'un homme, lorsque cet homme
tourne le dos au soleil et la face vers l'ombre. )) Or Léonard
jette cette note en marge du feuillet que nous analysons :
« Qu'on fasse encore avec l'eau soufflée dans le rayon solaire
qui passe en lieu obscur, en ayant le soleil à la nuque, et aussi
avec la lumière des torches ou de lune. »
Thémon observe ^ que l'arc-en-ciel artificiel n'est pas toujours
de forme circulaire :
(( Nous avons vu, » dit-il, « les couleurs de l'iris apparaître dans
une foule d'autres expériences, sans prendre cependant la
forme circulaire; elles apparaissent ainsi... lorsque l'on souffle
l'haleine dans le rayon solaire qu'un trou laisse passer. » C'est
la même pensée que Léonard exprime en cette note marginale :
(( Si deux sphères de métal envoient le rayon solaire en un
lieu obscur, les eaux soufflées feront l'arc d'iris de figure
longue. ))
La page du cahier F oii Léonard a consigné ses réflexions
sur l'arc-en-ciel ne contient pas un mot que n'ait suggéré la
lecture des Questions de Thémon.
Léonard paraît également avoir adopté, au. sujet des marées,
l'opinion de Thémon, qui est fort originale.
Thémon n'ignore pas^ que beaucoup d'astronomes attri-
buent le phénomène de la marée à une action lunaire, que
I. ïhimonis Quœstiones in quatuor libros Metheorum ; iu libriiiii III qua^slioXIV.
:!. Thimonis Quœstiones in quatuor libros Metheorum ; in libriuu ill qiia^slio XIX.
3. Thimonis Quœstiones in quatuor libros Metheorum ; in lil)rani 1 quH'stio I, cl in
librum II quaestio II.
THEMON LE FILS DU JUIF ET LEONARD DE VmCI 17^
cette action s'exerce par l'intermédiaire de la lumière ou qu'elle
soit due à une influence spéciale; mais cette explication lui
paraît sujette à bien des objections; il en esquisse une autre
qui lui parait préférable.
L'un des éléments de la théorie des marées proposée par
Thémon lui est fourni par Aristote. Au second livre des
Météores, le Stagirite affirme qu'il existe en mer des courants
engendrés par la plus grande hauteur des eaux en certaines
régions; la région septentrionale est celle oii la surface de
Teau est la plus élevée, en sorte que l'Océan est le siège d'un
courant continuel dirigé du nord au sud. Celte doctrine était
généralement acceptée des scolastiques ; Albert le Grand, en
particulier, l'avait longuement développée.
Thémon admet' cette opinion; il y joint une hypothèse
qu'il déclare tirée « d'un certain traité du flux et du reflux de
la mer » ; cette hypothèse est telle : a La mer s'enfle et entre en
ébuUition sous le parcours du soleil;» de ces deux supposi-
tions, il tire cette explication des marées^:
Tandis que le soleil se meut entre les tropiques, ses rayons
tombent normalement sur la mer et réchauffent violemment;
l'eau qui se trouve exactement sous le soleil entre en ébullition
exactement comme en une marmite placée sur le feu; elle
s'enfle donc, produisant une extumescence qui se meut d'orient
en occident comme le soleil. Pendant ce temps, dans les
régions septentrionales, la lune dont la vertu est propre à créer
l'eau, refroidit les vapeurs et produit une augmentation de la
mer; ainsi se trouvent engendrées deux pleines mers, l'une
par la raréfaction que détermine le soleil, l'autre par la géné-
ration d'eau qui provient de la lune.
Cette théorie peut nous sembler enfantine ; elle n'en était pas
moins en progrès sur toutes celles qui l'avaient précédée.
Depuis Ptolémée, les astrologues expliquaient presque tous
les vives-eaux des syzygies, les mortes-eaux des quadratures,
en supposant que le soleil pouvait exalter ou atténuer l'in-
fluence de la lune suivant la position relative des deux astres.
1. Thimonis Quœstiones in quatuor libros Metheorum ; in librum II quaestio I.
2. Thimonis Quœstioiies in quatuor libros Metheorum; in librum II quaestio IL
176 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Pour la première fois, avec Théinon, nous voyons la marée
totale décomposée en deux marées partielles, de périodes diffé-
rentes, dont Tune dépend de la marche de la lune et l'autre de
la marche du soleil. L'idée sera reprise, au premier tiers du
xvi^ siècle, par Frédéric Grisogone de Zara', et cela pour ne
plus être abandonnée.
Or, que cette curieuse théorie des marées ait attiré l'attention
de Léonard de Vinci, nous n'en saurions douter lorsque nous
lisons le passage suivant ^ :
(( La mer sous l'équinoxe s'élève par la chaleur du soleil et
prend mouvement, en toute partie de la colline ou partie de
l'eau qui s'élève, pour donner l'égalité et rendre la perfection
à sa sphère. »
C'est encore la même théorie qui suggère cet autre passage ^
inscrit en un cahier que Léonard composa, nous en aurons
bientôt la preuve, postérieurement au cahier F :
{{ Da mouvement de la mer toutes les six heures... Si le chaud
meut les humeurs, le froid les arrête, et 011 le froid est plus
grand, se trouve une plus grande solidification d'humeurs.
» Si quelqu'un voulait dire que ce fût la lune, augmentatrice
du froid, qui fit croître et décroître la mer toutes les six heures,
cela paraît impossible pour les raisons ci-dessus énoncées. En
effet, une chose étant semblable à une autre, elle n'attirera pas
par ressemblance, mais par dissemblance; lu ne verras pas
le feu chaud et sec attirer à lui le feu, mais bien au contraire,
il attirera le froid et l'humide ; tu ne vois pas Teau attirée par
d'autre eau. »
Léonard combat visiblement ici en faveur de la théorie du
flux et du reflux proposée par Thémon, contre la doctrine qui
attribue la marée à l'action sympathique de la lune, astre
humide par excellence, sur les humeurs terrestres.
1. Fcderici Chrlsogoni nobilis Jadertini De arlificioso modo collegiandi, pronosti-
cûndl cl curandi fcbres et de pi'ognosticis œgrUudinum per dies criticos, necnon de humana
felicitale, ac deniqiie de Jlaxu et refluxu maris; Voncliis, impr, ;t Joan. A. de
Sabio, i528.
2. Les manusciits de Léonard de Vinci, publiés par (]h. Kavaisson-Mollien ; ms. F
de la Bibliothèque de l'Institut, loi. 70, verso.
3. Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. llavaissoa-Mollien ; ms. A
de la Bibliothèque de l'Institut, fol. 07, recto.
THÉMON LE FILS DU JUIF ET LEONARD DE VINCI I77
Plus tard encore, au cahier E % Léonard formule de nouveau
sa croyance à une marée solaire :
(( ... Décris... comment l'eau des mers équinoxiales est plus
haute que les eaux septentrionales, et est plus haute sous le
corps du soleil qu'en aucune autre partie de ce cercle
équinoxial. »
Si nous nous proposions simplement d'établir que Léonard a
lu les Questions compilées par Thémon, le fils du Juif, sur les
Météores d'Aristote, il serait superflu d'insister; la preuve est
faite. Mais nous voulons davantage ; notre objet est de suivre,
en l'esprit du Vinci, le progrès de certaines pensées suggérées
par la lecture du vieux maître de l'École nominaliste de Paris.
IV
La mer est -elle plus haute que la^erre?
Nous allons, en effet, prendre quelques-unes des doctrines
qui ont contribué à former le traité Del moto e misura delV
acqua, publié en 1826 par F. Gardinali, et nous allons
retracer l'évolution par laquelle elles se sont développées au
sein du génie de Léonard. Les notes manuscrites du grand
peintre nous permettront de suivre pas à pas les démarches
par lesquelles il s'est efforcé d'atteindre la vérité et, au cours
de ces démarches, nous constaterons la continuité de l'in-
fluence exercée par Thémon. C'est la lecture de Thémon qui
aura déposé le premier germe de la théorie au progrès de
laquelle travaille Léonard; et si celui-ci s'écarte un moment
des opinions du vieux maître scolastique, il ne tardera pas à
revenir vers elles.
La mer est-elle plus élevée que la terre? Cette question était
souvent agitée au sein des écoles du Moyen-Age. Les quatre
éléments qui forment le monde sont, en allant du plus grave
au plus léger, la terre, l'eau, l'air et le feu ; ne convient-il pas
I. Les manuscrils de Léonard de Vinci, ms. E de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 12, recto.
p. DUHEM. ii
î-jS ETUDES SUR LEONARD DE ViNCt
qu'ils se succèdent dans cet ordre à partir du centre de
l'Univers? Et de même que le feu se trouve au-dessus de l'air,
ne convient-il pas que la surface des mers soit plus distante du
centre du monde que la surface de la terre ferme? Telle était
l'opinion soutenue par Averroës.
Assurément, cette opinion avait rencontré, dès le Moyen-
Age, de vigoureuses contradictions. Déjà au xni^ siècle, Cam-
panus de Novare soutenait que partout oii la terre ferme
émergeait, elle était plus distante du centre du monde et,
partant, plus haute qne la surface des mers ; la doctrine de la
pesanteur exposée par Albert de Saxe prêtait son appui à
l'affirmation de Campanus; nombreux étaient toutefois ceux
qui tenaient pour la supposition d'Averroës ; on la trouve,
ouvertement professée, non seulement au xv" siècle, mais
encore au milieu du xvi^ siècle.
Thémon a développé ^ avec beaucoup de force l'opinion de
Campanus; au cours de sa minutieuse discussion, nous lisons
ce qui suit : « La surface qui termine les eaux de la mer est
plus rapprochée du centre de l'Univers que la surface convexe
de la terre sur laquelle nous nous trouvons ; comme le remar-
que Aristote, cette proposition peut se constater expérimenta-
lement; considérons, en effet, la surface d'une rivière qui se
jette à la mer, de la Seine par exemple; aux lieux où nous
nous trouvons, la terre est visiblement plus élevée, c'est-à-dire
plus éloignée du centre du monde que la surface de l'eau de la
rivière; mais au fur et à mesure que la rivière s'approche de
la mer, la surface de ses eaux devient plus voisine du centre du
monde; sinon, l'eau ne descendrait pas plutôt vers la mer que
vers une autre région; puisque la mer reçoit cette rivière, c'est
que la surface de la mer ne s'éloigne pas davantage du centre
que l'eau de la rivière, mais, au contraire, qu'elle en est
plus proche; la convexité de la mer est donc sûrement plus
voisine du centre de l'Univers que la surface de la terre ferme
011 nous sommes. »
I. Thimonis Quxsliones in quatuor libros Melheorum; in librum 1 qiuoslio V (ap.
cdd, Parisiis i5iG vcl i5i8), vel qii.nestio VI (ap. cd. Vcncliis iSaa). La première
question du premier livre en cette dernière édition manque dans les deux éditions
données par Georges Lekorl.
THÉMON LE FILS DU JUIF ET LEONARD DE VINCI 1 79
Ce passage était sans doute sous les yeux de Léonard lors-
qu'il composait celui-ci s où il explique l'illusion qui fait,
parfois, paraître la mer plus haute que la terre :
(( Naturellement, jamais aucune partie de la terre que décou-
vrent les eaux n'est plus basse que la surface de la sphère de
l'eau. DB (flg. i), est une plaine
où un fleuve court à la mer, cette
plaine ayant pour terme la mer ;
en fait, cette plaine découverte
n'est pas dans la position de
l'égalité 2, puisque^ s'il en était
ainsi, le fleuve n'aurait pas de
mouvement; puisqu'il se meut, p^^ ^
cette position doit plutôt être dite
plage que plaine. Ainsi la plaine DB confine de telle manière
à la sphère de l'eau, que si l'on s'avançait en continuelle recti-
tude suivant BA, elle entrerait sous la mer; de là naît que la
mer ACB paraît plus haute que la terre découverte. »
Chose curieuse, nous allons voir Léonard rejeter l'opinion
qu'il soutient dans ce passage et admettre que la mer peut être
plus élevée que les plus hautes montagnes ; ses méditations
sur l'origine des sources vont le conduire à cette singulière
opinion.
Nous admettons aujourd'hui comme un fait d'évidence
immédiate que les sources proviennent, pour la plupart, des
eaux pluviales qui ont imbibé la terre et se sont infiltrées dans
les fissures des roches. Cette vérité qui nous paraît si simple
et si obvie, est, en réalité, une de celles qui ont eu le plus de
peine à s'accréditer. Au premier livre des Météores^ Aristote ne
pense pas qu'une telle cause suffise à expliquer la masse des
eaux qui sortent du flanc des montagnes et donnent naissance
aux fleuves ; il veut encore qu'une grande partie de ces eaux
ait été vraiment engendrée au sein de la terre ; Thémon par-
1. Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien; ms. F
de la Bibliothèque de l'Institut, fol. 78, recto. — Ce passage est textuellement repro^
duit dans le traité Del moto e misura deW acqua, libre primo, capitolo XIX.
2. G'est-à-dire : n'est pas horizontale.
l8o ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
tage celte opinion' ; quant à Léonard, observateur si eagace de
tout ce qui concerne les eaux courantes^ il ne paraît pas, en
tout ce qu'il a écrit touchant les sources, qu'il leur ait attribué
un seul instant une origine pluviale.
Pline l'Ancien attribuait aux sources une autre origine
qu'Aristote; il voulait ^ qu'elles vinssent de la mer : « La mer
pénètre dans la terre entière, à l'intérieur, à l'extérieur, à la
surface, par les veines et les canaux qui la sillonnent en tous
sens; on la voit s'échapper des plus hauts sommets auxquels
elle est parvenue comme par un siphon, grâce à l'effort des
vents, à la pression produite par le poids des terres; bien loin
donc que la mer ne risque de tomber, on en voit l'eau jaillir
en tous les sommets, même les plus élevés ; et par là on voit
clairement pourquoi l'afflux quotidien d'un si grand nombre
de fleuves ne fait pas croître la mer. »
Thémon^ avait fort sagement réfuté les raisonnements que
Pline avait tirés d'une Hydrostatique bien mal informée :
« L'eau des sources ne monte pas aux orifices des fontaines, du
moins en général, par suite de la pression des terres; si la terre
était un fluide, ou bien encore si elle était entièrement impré-
gnée d'eau, elle pourrait comprimer l'eau et la faire monter;
mais alors la terre entière descendrait peu à peu et finirait par
être submergée... »
«...L'eau peut bien monter naturellement jusqu'au déversoir
d'une fontaine, mais jamais elle ne peut monter plus haut que
le lieu d'oii elle vient; ce mouvement est simplement un effet
de la vertu par laquelle un corps moins grave monte pour
céder sa place à un corps plus grave. Cette vérité apparaît
clairement par les expériences que nous fournissent les canaux
et les aqueducs; jamais on ne peut conduire l'eau d'une source
en un lieu plus élevé que son lieu d'origine. »
Léonard de Vinci est trop bon hydraulicien pour mécon-
naître la valeur des objections de Thémon contre l'hypothèse
de Pline; il fonde d'ailleurs toute son Hydrostatique sur ce
1. Thimonis Quiestiones in quatuor libros Melheorum; iii librum I qu.Tstio XI\
(ap. edd. Parisiis i5iG et i5i8), vel quaeslio X.X (ap. éd. Veniliis loaa).
3. C. Plinii Sccundi Naturalis historix liber II.
3. Thémon, loc. cit.
THÉMON LE FILS DU JUIF ET LEONARD DE VINCI l8l
principe : « L'eau ne se meut pas d'elle-même si elle ne descend
pas. » Cependant, il est séduit par cette hypothèse ^ qui attribue
aux infiltrations des eaux de la mer l'origine des fleuves; il
lui faut donc prouver que la mer, ou tout au moins quel-
qu'une de ses parties, est plus élevée que les sources les plus
haut situées, partant que les cimes des plus grandes mon-
tagnes.
Il s'imagine, en effet, avoir obtenu de cette proposition
une démonstration convaincante et, dans sa joie d'une telle
découverte, il célèbre la supériorité de la méthode qui la lui a
fournie, de l'observation directe de la nature, sur la lecture
des livres qu'il tient de fra Bernardino 2.
(( Si l'eau qui sourd par les hautes cimes des monts vient de
la mer, dont le poids la pousse là-haut, afin qu'elle soit plus
haute que ces monts, pourquoi une telle particule d'eau a-t-elle
ainsi possibilité de s'élever à une si grande hauteur et de ne
pénétrer la terre qu'avec tant de difficulté et de temps? Pour-
quoi n'a-t-il pas été accordé au reste de l'élément de l'eau de faire
de même, lequel confine à l'air qui n'est pas pour lui résister,
dételle manière que le tout ne s'élève pas à la même hauteur
que la susdite partie? A toi qui as trouvé une telle invention,
il revient d'apprendre de nouveau par l'observation de la
nature; car tu te trouveras bientôt pris de court avec toutes
les opinions dont tu as fait grande provision en lisant le fonds
du frère, dont tu es possesseur 3. »
Quelle est donc l'invention qui arrache à Léonard ce cri de
joie et de triomphe? La voici en substance :
Un courant constant déverse les mers les unes dans les
autres; ce courant suppose une pente; par suite de cette déni-
vellation, le niveau de certaines mers surpasse celui de l'Océan,
plus que ce dernier n'est dominé par les plus hautes monta-
gnes; ainsi, l'eau provenant de ces mers peut sourdre aux
1. N'oublions pas que Léonard possédait une Histoire naturelle de Pline parmi les
livres dont le Codice atlantico nous a conservé la liste.
2. Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. RaYaisson-^k)llien ; ms. F
de la Bibliothèque de l'Institut, fol. 7^, verso.
3. La fin de ce passage est peu claire dans le manuscrit de Léonard ; nous l'avons
légèrement paraphrasée, en suivant les indications données par M. Charles Ravaisson-
Mollien. •
l8a ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
sommets des monts les plus élevés. Voyons naître cette hypo-
thèse en l'esprit de Léonard ^ :
(( On demande si un fleuve qui passe par un lac altère Vunifor-
mité de la distance au centre du monde que présentait la surface
de ce lac, avant que le fleuve passât par le susdit lac.
)) C'est là une belle question; et l'on prouve qu'une telle
surface ne garde pas l'uniformité de sa dislance au centre du
monde lorsqu'elle donne passage au susdit fleuve, par la qua-
trième qui montre que l'eau ne se meut pas si elle ne descend
pas. Et, ici, il faut entendre que la sortie du lac a une largeur
semblable à celle de l'entrée ; s'il en est ainsi, il est nécessaire
que l'eau soit de cours uniforme, par la septième, qui montre
que le mouvement de tout fleuve en temps égaux donne à toute
partie de sa longueur un égal poids d'eau. Maintenant, si le
fleuve émettait de l'eau qui voulût une brasse de descente par
mille, la largeur de la sortie étant, comme il est dit, égale à la
largeur de l'entrée, il est nécessaire que tout le fleuve qui passe
par le lac ait, lui aussi, une brasse de. descente par mille ; ainsi
donc l'eau d'un tel lac sera, à sa surface, à une distance variée
du centre du monde. »
C'est là, selon le mot de Léonard, une belle question; mais
la réponse est incomplète; la section du lac surpasse de beau-
coup la section du fleuve; les vitesses d'écoulement du lac et
du fleuve et, partant, les inclinaisons de leurs surfaces sont en
raison inverse de ces sections ; la pente de la surface du lac
sera donc insensible. Cette remarque ruine d'avance toute
l'argumentation de Léonard; mais n'y insistons pas; Léonard
saura bien se corriger lui-même. Pour le moment, contentons-
nous de suivre le développement de sa pensée et de reproduire
la conséquence qu'il tire des considérations précédentes : « Il
suit de là que la mer de Tana^, qui confine au Tanaïs, est la
plus haute partie qu'ait la mer Méditerranée ; or elle est éloi-
gnée du détroit de Gibraltar de 35oo milles, comme montre
la carte à naviguer, ce qui donne une descente de 35oo brasses^
1. Les manuscrils de Léonard de Vinci publiés par Ch. Ravaisson-Mollien; nis. F
de la Bibliothèque de l'Institut, fol. 68, verso, et fol. 68, recto. Cf.: Del moto e misura
dell' acqua, libro I, cap. XII.
3. La mer d'Azow.
TIIÉMON LE FILS DU JUIF ET LÉONARD DE VINCI l83
c'est-à-dire un mille et un sixième ; cette mer est donc plus
haute que tout mont d'Occident. »
Léonard revient un peu plus loin ' à cette même conclusion :
« Pourquoi Veau est en haut des monts ? Du détroit de Gibraltar
au Don, il y a 35oo milles, c'est-à-dire un mille et un sixième
de différence de niveau, en donnant une brasse de descente
par mille à toute eau qui se meut médiocrement; et la mer
Caspienne est beaucoup plus haute; et aucun des monts d'Eu-
rope ne s'élève d'un mille au-dessus de la peau de nos mers ;
donc on pourrait dire que l'eau qui est aux cimes des monts
vient de la hauteur des mers et des fleuves qui se déversent en
ces mers, étant plus hauts qu'elles. »
Invoquer la dénivellation des mers pour expliquer la pré-
sence des sources à la cime des montagnes était assurément
une idée nouvelle. Mais l'hypothèse même de cette dénivella-
tion et de l'écoulement qui en résulte n'appartenait point en
propre à Léonard; au second livre des Météores, Aristote l'avait
très formellement énoncée : « Cet ensemble de mers qui aboutit
aux colonnes d'Hercule, avait-il dit, écoule dans le sens de la
déclivité terrestre les eaux que lui amènent une multitude de
fleuves. Le PalusMéotide coule dans le Pont-Euxin et le Pont-
Euxin dans la mer Egée. L'écoulement des autres mers est
moins visible. Gela est dû au grand nombre des fleuves, car
le Palus-Méotide et le Pont-Euxin reçoivent plusieurs grands
cours d'eau. Gela est dû aussi à la hauteur de la mer. La mer
semble être d'autant plus basse qu'elle s'avance vers les colonnes
d'Hercule. Le Pont-Euxin est plus bas que le Palus-Méotide; la
mer Egée est plus basse que le Pont Euxin; la mer de Sicile est
plus basse que la mer Egée; la mer Tyrrhénienne et la mer de
Sardaigne sont, de toutes, les plus basses ; quant aux eaux qui
se trouvent en dehors des Golonnes d'Hercule, elles sont comme
en une cavité. De même que l'on voit les fleuves couler des
lieux les plus élevés vers les lieux les plus bas, de même, dans
l'Océan, un courant continuel s'établit des lieux les plus élevés
1. Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Gh. Ravaisson -MoUien; ms. F
de la Bibliothèque de l'Institut, fol. 5o, recto. — On observera que le ms. F a été,
presque en entier, écrit à rebours ; les feuillets qui portent les numéros les plus élevés
doivent être lus les premiers.
l84 ÉTUDES SUR LÉOlNfARD DE VINCI
de toute la Terre, qui sont les régions arctiques, vers les lieux
les plus bas. ))
Lorsque cette explication des sources qui coulent au sommet
des montagnes s'était offerte à l'esprit de Léonard, il l'avait
accueillie avec enthousiasme; il ne s'y tint pas longtemps;
il ne tarda pas à la rejeter, avouant qu'il était absurde de
supposer la mer plus élevée que la terre ferme.
Si, en effet, la dénivellation des mers est entretenue par
Teau qu'amènent des fleuves plus élevés que la plus haute des
mers, il est impossible que ceux-ci tirent leur origine de la
mer; il faut qu'ils viennent de certains réservoirs; mais ceux-
ci ont dû s'épuiser au cours des siècles, et la surface des mers a
dû redevenir horizontale. Telle est, en résumé, l'argumentation
par laquelle Léonard dissipe l'illusion qui l'avait un instant
séduit.
Voici en quels termes ^ il confesse et corrige son erreur :
(( Opinion de quelques-uns qui disent que l'eau de quelques mers
est plus haute que les plus hauts sommets des montagnes et que
l'eau est poussée vers ces sommets. — L^eau n'ira d'un endroit
dans un autre que si ce dernier est plus bas que le premier, et
elle ne pourra jamais remonter par son courant naturel à une
élévation égale à celle de la première place où, en sortant des
monts, elle parut au ciel. Quant à cette partie de la mer que
tu disais % avec une fausse imagination, être si haute qu'elle se
déversât sur les cimes des hautes montagnes, elle serait, après
tant de siècles, épuisée et écoulée par les issues de ces monta-
gnes. Tu peux bien penser que, depuis tant de temps que le
Tigre et l'Euphrate se sont déversés par les sommets des
montagnes, on peut croire que toute l'eau de l'Océan a passé
un très grand nombre de fois par les dites embouchures; or tu
ne crois pas que le Nil ait mis plus d'eau dans la mer qu'il n'y
en a à présent dans tout l'élément de l'eau. 11 est certain que
1. Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Gh. Ravaisson-Mollien ; ms. A
delà Bibliothèque de l'Institut, fol. 56, recto et verso.
2. Ce passage nous permet d'aiïirmer que le ms. A est postérieur au ms. F; des
rapprochements de ce genre permettraient, croyons-nous, de classer dans leur ordre
chronologique la plupart des manuscrits de Léonard et de suivre, plus exactement
qu'on ne l'a fait jusqu'ici, le développement de ses pensées.
THÉMON LE FILS DU JUIF ET LEONARD DE VliNCI l85
si cette eau était tombée hors de ce corps de la terre, cette
machine aurait été sans eau depuis longtemps déjà; en sorte
que l'on peut conclure que l'eau va des fleuves à la mer et
de la mer aux fleuves, en faisant toujours le même circuit,
et que toute la mer et les fleuves ont passé par l'embouchure
du Nil. ))
Débarrassé de la « fausse imagination » qui avait, un
instant, troublé son jugement, Léonard revient à la doctrine
soutenue par Gampanus de Novare, par Albert de Saxe, par
Thémon, le fils du Juif, à l'affirmation que la surface de
la terre ferme s'éloigne, plus que la surface de la mer, du
centre du monde. A l'appui de cette affirmation, il accu-
mule maintenant les raisons; et dans la forme passionnée
qu'il donne parfois à ses arguments, on sent la joie qu'il
éprouve d'avoir retrouvé la vérité, le désir de la sauver à
jamais du doute :
« Preuve^ que la siirjace de la mer est équidistanfe au centre de
la terre et est la plus basse surface du monde. — Les parties les
plus basses des montagnes sont où elles se rejoignent à leurs
vallées; et la partie la plus basse d'une vallée est sa rivière,
cause de cette vallée ; les fleuves ont leur partie la plus basse
à leur confluent avec le fleuve royal où, en perdant leur forme,
ils perdent leur nom; enfin la partie la plus basse des fleuves
royaux est la mer, où les fleuves, avec leurs affluents, se repo-
sent de leurs pérégrinations.»
a Du centre de rocéan^. — Le centre de la sphère de l'eau est
le vrai centre de notre monde. Celui-ci se compose de terre et
d'eau, en forme ronde. Mais si tu voulais trouver le centre de
l'élément de la terre, il est contenu en un lieu équidistant de
la surface de l'Océan, et non pas équidistant de la surface de la
terre ferme ; car il est facile de comprendre que cette boule de
la terre n'a vraiment rien d'une parfaite rondeur, sinon en ces
parties que couvrent la mer, les lacs ou autres eaux mortes, et
1. Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch, Ravaisson-Mollien ; ms. A
de la Bibliothèque de l'Institut, fol. 56, verso.
2. Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien; ms. A
de la Bibliothèque de l'Institut, fol. 58, verso. Cf. : Del moto e misura dell' acqua,
libro I, cap. IX.
l86 ÉTUDES SUR LEONARD DE YINCl
toute partie de la terre qui émerge de la mer s'éloigne de son
centre. »
(( Preuve ^ de ce que la terre n est pas ronde et de ce que, n'étant
pas ronde, elle ne peut pas avoir un commun centre. — Nous
voyons le Nil partir des régions méridionales et arroser
diverses provinces, en courant vers le septentrion sur un
espace de 3ooo milles, puis se jeter dans les eaux méditerra-
néennes, sur les rivages d'Egypte ; or, si nous voulons donner
à cette descente dix brasses par mille, qu'on accorde commu-
nément à l'universalité du cours des fleuves, nous trouverons
que le Nil est, à la fin, plus bas de dix milles qu'au commen-
cement. Nous voyons encore le Danube, le Rhin et le Rhône
partir des contrées germaniques, comme d'une sorte de centre
de l'Europe, pour prendre leur course vers les mers, l'un à
l'orient, l'autre au septentrion, et le dernier vers les mers
méridionales; si tu considères bien tout, tu verras que les
plaines d'Europe font un concours beaucoup plus élevé que ne
le sont les hautes cimes des monts maritimes; et fîgure-toi
combien ces cimes sont elles-mêmes plus élevées que les
rivages maritimes. »
« De quelques-uns qui disent que Veau est plus haute que la
terre découverte. — Certes, ce n'est pas peu d'admiration que
me donne l'opinion commune formée, à l'encontre du vrai,
par le concours universel des jugements des hommes; ils tom-
bent tous d'accord que la surface de la mer est plus haute que
les plus hautes cimes des montagnes, en alléguant beaucoup
de vaines et puériles raisons; contre ces raisons, j'en allégue-
rai, moi, une seule, simple et courte : Nous voyons d'une
manière évidente que si l'on ôte à la mer ses digues, elle
couvrira la terre et la fera de parfaite rondeur ; or, considère
quelle quantité de terre on enlèverait pour faire que les ondes
marines couvrissent le monde; donc ce qu'on enlèverait serait
plus élevé que les rivages de la mer. »
I. Cf. : Del moto e misura deW acqua, libro ï, cap. X.
ÏHÉMON LE FILS DU JUIF ET LEONARD DE VINCI 187
Gomment l'eau peut sourdre au sommet des montagnes
En renonçant à la supposition qui plaçait le niveau de cer-
taines mers plus haut que le sommet des montagnes, Léonard
a rejeté la réponse qu'il donnait tout d'abord à cette question :
Gomment l'eau peut-elle sourdre aux cimes les plus élevées?
S'il a abandonné sa première solution de ce problème, c'est
qu'il en a trouvé une autre qui lui paraît meilleure.
Gette solution, Léonard la justifie par une comparaison;
par la comparaison entre le corps de la Terre et le corps de
l'homme; à cette comparaison il donne tant d'importance
qu'il projette de la mettre en tête du Traité de Veau qu'il a
dessein d'écrire :
(( Commencement du Traité de Veau ' . — L'homme est dit par
les Anciens un petit monde, et certes cette épithète est bien
placée. En effet, l'homme est composé de terre, d'eau, d'air et
de feu; le corps de la Terre est de même. Si l'homme a en lui
des os qui le soutiennent et une armature de chair, le monde
a les roches qui supportent la terre. Si l'homme a en lui le lac
du sang, où croît et décroît le poumon dans la respiration, le
corps de la Terre a son océan qui, lui aussi, croît et décroît
toutes les six heures avec la respiration du monde. Si dudit
lac de sang dérivent les veines, qui vont se ramifiant dans le
corps humain, de même l'océan remplit le corps de la Terre
d'infinies veines d'eau. Il manque au corps de la Terre les
nerfs, qui ne s'y trouvent pas, parce que les nerfs sont faits à
l'intention du mouvement, et que le monde étant de perpétuelle
stabilité, il n'y advient aucun mouvement; aucun mouvement
n'y advenant, les nerfs n'y sont pas nécessaires. Mais en toutes
choses, l'homme et le monde sont fort semblables. »
I. Les manuscrits de L'îonard de Vinci, publiés par Gli, Ravaisson-Mollien ; ms. A
de la Bibliothèque de l'Institut, fol. 55, verso. Cf. : Del moto e misura deW acqua,
libro I, cap. XXXIX.
l88 ÉTUDES SUll LÉONAKD DE VINCI
Suivons cette analogie : l'eau sourd au sommet des monta-
gnes; le sang afflue à la tète de l'homme; ces deux effets
semblables se doivent expliquer par des raisons semblables;
aussi Léonard poursuit-il en ces termes i :
(( Des veines de Veau au sommet des montagnes. — 11 apparaît
clairement que toute la surface de l'océan, quand il ne subit
aucune fortune, est également distante du centre de la Terre,
et que les cimes des montagnes sont d'autant plus éloignées
de ce centre qu'elles s'élèvent davantage au-dessus du centre
de la surface de la mer. Donc si le corps de la Terre n'avait pas
de ressemblance avec l'homme, il serait impossible que l'eau
de la mer, qui est tellement plus basse que les montagnes,
pût, par sa nature, monter au sommet de ces montagnes. D'où
il est à croire que la raison qui retient le sang au sommet de
la tête de l'homme est la même qui retient l'eau au sommet
des montagnes. »
L'explication des deux phénomènes offre des difficultés
toutes pareilles'; l'un, comme l'autre, semble contredire à la
tendance qu'ont tous les liquides, à leur commun désir de
s'écouler des lieux élevés vers les lieux bas :
(( 11 semble 2 à première vue que si quelqu'un cassait le haut
de la tête de l'homme, il ne devrait sortir que le sang qui se
trouve entre les bords de cette cassure; en effet, toute chose
pesante désire les lieux bas, le sang a un poids, et il paraît
impossible que, de lui-même, il monte comme une chose aérienne
et légère. Diras-tu que le poumon se dilate au sein du lac de
sang quand ce poumon, dans la respiration, s'emplit d'air;
qu'en se dégonflant, il chasse de ce lac le sang qui fuit dans
les veines et les fait croître et gonfler ; que c'est ce gonflement
qui oblige le sang à s'échapper par la rupture du sommet de
la tête? Cette opinion serait vite réfutée. Les veines, en effet,
suffisent bien par elles-mêmes à fournir une commode retraite
au sang qui afflue; celui-ci n'a pas besoin de déborder par la
cassure de la tête, comme s'il manquait de place. »
1. Léonard de Vinci, /oc. cil.CJ. Delmoloc misuradeW acqua,\'\hvo\,CQ-[). XXXVIU.
2. Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Uavaisson-Mollien; ms. A
de la Bibliothèque de l'Instilut, fol. 56, verso.
THÉMON I.E FILS DU JUIF ET LEONARD DE VINCI 189
Quelle est donc la cause qui, en dépit de la pesanteur, fait
affluer le sang à la tête de l'homme? C'est la chaleur. La
chaleur mêle à un corps pesant des parties de feu qui sont
légères et dont la légèreté porte vers le haut le mixte ainsi
composé :
(( Pourquoi ce sang J ait par le sommet de la téte^. — Les parties
spirituelles ont force de se mouvoir et d'associer à leur course
les parties matérielles. Nous voyons le feu, moyennant la
chaleur spirituelle, envoyer au-dessus de la cheminée, mêlées
aux vapeurs et aux fumées, des matières terrestres et pesantes;
ainsi en est-il pour la suie, que tu verras se réduire en cendres
si tu la brûles. De même la chaleur mêlée au sang, désireuse
de retourner à son élément, et trouvant à s'évaporer par la
rupture de la tête, emporte en sa compagnie le sang auquel
elle est infusée et mêlée... Le feu veut retourner à son élément
et emporte avec lui les humeurs réchauffées, comme on le voit
en distillant du vif argent dans un alambic; quand cet argent
de si grande pesanteur sera mêlé à la chaleur du feu, tu le
verras se soulever, monter en fumée, et aller retomber dans
un second réceptacle, en reprenant sa première nature. »
On peut d'ailleurs constater que « le chaud rend légers les
corps pesants » au moyen de cette « expérience » probante^ :
(( Si deux choses de poids égal sont placées sur la balance,
celle qui sera embrasée sera plus légère que l'autre, qui est
froide. »
« Tu feras cette épreuve au moyen de deux balles de cuivre
attachées aux balances par deux fils de fer; tu mettras l'une
des deux au feu que tu attiseras en soufflant; quand le feu
l'aura portée au rouge, tu l'en retireras, afin que le poids ne
soit pas soulevé par la vapeur chaude qui monte; tu verras
alors que cette balle, qui avait même poids que l'autre lors-
qu'elle était froide, est devenue plus légère par l'effet de la
chaleur. »
C'est donc cette légèreté, effet de la chaleur, qui porte le
sang jusqu'au sommet de la tête lorsque l'homme est en
I. Léonard de Vinci, loc. cit.
3. Léonard de Vinci, loc. cit.
jqô ÉTUDES SUR LÉONARD DE VlNCl
vie; c'est elle aussi qui pousse l'eau jusqu'au sommet des
montagnes :
(( Explication de la présence de l'eau au sommet des montagnes ' .
— Je dis qu'elle est comme le sang, que la chaleur naturelle
relient dans les veines, au sommet du corps de l'homme ;
quand l'homme est mort, le sang, refroidi, se réfugie dans les
parties basses du corps; quand le soleil échauffe la tête de
l'homme, le sang y afflue, mêlé d'humeurs, en telle abondance,
qu'il force les veines et engendre souvent des douleurs de tête.
De même, il est des veines qui vont se ramifiant dans tout
le corps de la Terre; la chaleur de la Terre, répandue en tout
ce corps continu, maintient l'eau élevée dans ces veines
jusqu'aux plus hautes cimes des montagnes. L'eau que contient
un conduit muré, creusé dans le corps de la montagne, sera
comme une chose morte ; elle ne s'élèvera pas du tout, parce
qu'elle n'est pas échauffée par la chaleur vitale de la première
veine. La chaleur de l'élément du feu et, le jour, la chaleur du
soleil, ont la puissance de la réveiller. »
Et Léonard d'imaginer^ une expérience propre à confirmer
cette explication : Au fond d'une
sorte de fournaise se trouve de
l'eau ; un grand feu échauffe
le sommet de cette fournaise,
comme le soleil échauffe la cime
des montagnes ; l'eau s'élève en
vapeurs au sein de la fournaise
et, par un conduit percé non
loin du sommet, elle distille au
dehors :
(( Si tu prends l'instrument
R F (Jig. 2) et que tu l'échauffés
par-dessus, l'eau quittera R F et, montant, se déversera par A. »
Toute cette Physique, bien surprenante pour notre science
1. Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollion ; ms. A
de la Bibliothèque de l'Institut, fol. 56, recto. — Cf.: Del moto e misura deW acqua,
libro I, cap. XLI.
2. Léonard de Vinci, lac. cit. — Cf. : Del moto e misura dcli acqua. libro 1,
cap. XLL
FiG. 2.
THÉMON LE FtLS DtJ JUiF ET LÉONARD DE VINCt IQt
moderne, que Léonard développe avec tant de conviction,
n'était point du tout, de sa part, une innovation ; il l'avait
presque entièrement tirée des enseignements d'une très
ancienne Scolastique. En particulier, il expliquait exactement
comme Albert le Grand la présence des sources au sommet
des montagnes.
Aristote, qui ne voulait voir dans les eaux pluviales ni
l'unique raison, ni la raison principale, des sources, attribuait
en grande partie la génération de l'eau que celles-ci amènent
au jour à une corruption d'air au sein des cavités dont la terre
est creusée; il n'avait nullement invoqué l'action de la chaleur
pour expliquer l'ascension de l'eau jusqu'aux sommets des
monts ; il semble bien que celte hypothèse soit la propriété de
maître Albert, qui s'exprime en ces termes :
(( L'eau est lourde plutôt que légère; par nature, elle descend
vers les lieux bas; soit donc qu'elle provienne de la mer, soit
qu'elle ait pour cause les impressions humides qui, d'en
haut, tombent sur le sol, elle ne pourra s'élever du fond des
cavités terrestres jusqu'aux orifices d'où découlent les fleuves
et les sources. Pour résoudre cette difficulté, il suffit de nous
rappeler ce qui a été dit plus haut. Nous avons dit que le soleil
et les étoiles, par le mouvement continuel de leurs rayons,
engendraient sous terre de très chaudes vapeurs; souvent, ces
vapeurs demeurent enfermées entre des parois solides; elles
sont poussées vers des cavités, où le soleil, en s'approchant de
la terre, en engendre sans cesse de nouvelles quantités... »
(( Voici donc comment l'eau s'élève. La vapeur contenue
dans les cavités terrestres, en tourbillonnant sur elle-même,
échauffe la voûte solide de la cavité où elle se trouve ; la chaleur
ainsi produite attire les eaux qui se trouvent au-dessous. Cette
vapeur bout au sein des eaux; elle continue à tourbillonner
entre les parois solides, et, semblable à un vent qui serait en-
î. Beati Alberli Magni, Ratisbonensis episcopi, ordinis proedicatorum. . . de
Meteoris librilV... recogniti per R. A. P. F. Petruni lammy, sacrœ Iheologiae docto-
rem, conventus Gratianopolilani, ejusdem ordinis, nunc primum prodeunt. Operum
tomus secundus. l.ugduni, MDGLI. — Liber II Meteorum; Tractatus II : De origine
fluminum; Gaput XII : El est digrcssio declarans hoc quod est elevans aquas ad ostia
suorum fluxuum.
192 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
fermé, elle élève les eaux. Sa continuelle poussée finit par
ouvrir quelque orifice au flanc de la montagne; l'eau s'échappe
par cet orifice et se met à couler sur la pente qu'elle trouve
à l'extérieur... Les eaux jaillissantes s'échappent ainsi des
orifices des fontaines comme dune marmite remplie d'un
liquide en ébuUition. »
Cette théorie d'Albert le Grand est bien celle que développe
Léonard de Vinci; ce n'est pas cependant la lecture d'Albert
le Grand, mais celle de Thémon, le fils du Juif, qui a suggéré
à Léonard son explication de la présence de l'eau au flanc des
montagnes.
Thémon, en effet, emprunte ^ à Albert le Grand l'essence de
sa théorie; mais à l'appui de cette théorie, il cite des observa-
tions tirées de l'expérience de chaque jour ; et ces observations,
fournies par les phonomènes de distillation, sont précisément
celles qu'invoque Léonard :
(( Nous voyons qu'en un grand nombre de lieux, la terre est
creusée de vastes cavernes ; ces cavernes recueillent les eaux
pluviales qui semblent s'être perdues; s'il n'en était pas ainsi,
nous ne saurions où prendre les réservoirs d'où viennent les
sources; il faut donc que ces cavernes existent. Comme ces
cavernes ne peuvent être vides, elles sont remplies d'air ou de
vapeur. D'autre part, la terre qui entoure cet air et cette
vapeur est froide; elle détruit donc la chaleur de la vapeur et
la condense; la vapeur, en effet, est humide; lorsqu'elle est
refroidie, elle prend les propriétés de l'eau. Cette transforma-
lion de la vapeur en eau se produit peu à peu, engendrant des
gouttes qui adhèrent aux parois de la caverne ; goutte à goutte
se forment des masses d'eau, qui finissent par descendre aux
plus bas lieux, car la nature des fluides pesants est de toujours
descendre. Ces eaux s'échappent enfin par un orifice et, de la
sorte, une source est produite.
(( Nous observons des effets semblables en des expériences
artificielles; il en est ainsi, par exemple, dans l'alambic, qui
est l'instrument propre à faire l'eau distillée, ou dans le
t- Thimonis Quœstioncs in quatuor libros Metheoriim: in librum \ quaestio XX.
ÏHÉMON LE FILS DU JUIF ET LEONARD DE \ LNGI IqS
fourneau qui sert à fabriquer l'eau de rose. La vapeur monte
au sommet du récipient; mais la froideur du vase et de
l'air qui l'entoure condense cette vapeur; celle-ci découle
aussitôt. »
Les expériences que Léonard invoque à l'appui de sa théorie
sont empruntées aux Questions de Thémon; il leur doit égale-
ment la comparaison, qu'il a développée avec tant de faveur,
entre le macrocosme et le microcosme, entre la terre et
l'homme; car Thémon continue en ces termes :
(( L'explication précédente est confirmée par cela qu'il en est
de même dans le petit monde (je veux dire dans l'homme) que
dans le grand monde; dans le petit monde, il y a aussi une
caverne, l'intérieur de la tête; les vapeurs s'élèvent vers cette
cavité; elles s'y convertissent en eau et découlent parle nez et
par les yeux. »
Ces passages suffiraient à nous prouver, si nous n'en étions
convaincus par ailleurs, que Léonard a pris souvent les Ques-
tions sur les Météores compilées par Thémon comme guides de
ses méditations.
Nous pouvons, d'ailleurs, indiquer assez exactement l'époque
où Léonard a emprunté à Thémon son explication de l'origine
des sources. Nous avons vu, en effet, qu'il n'acceptait point
encore cette opinion lorsqu'il jetait ses pensées sur les feuillets
du cahier F, commencé le i5 septembre i5o8; le cahier A, où
il la développe, est donc postérieur à cette date. D'autre part,
cette théorie était, pour Léonard, définitivement acquise lorsqu'il
écrivait le cahier E qui fut, sans doute, commencé en i5i3,
comme en témoignent ces lignes par lesquelles il débute :
(( Je partis de Milan pour Rome au jour 24 de septembre
i5i3. »
Feuilletons, en effet, ce cahier E; à côté de fragments' où
Léonard reprend la théorie favorite d'Albert de Saxe, montre
comment l'érosion fait sans cesse varier le centre de gravité de
la Terre, et prouve par l'observation des fossiles les soulève-
ments qui témoignent de cette variation, nous trouvons
I. Les manuscrits de Léonard de Vinci; ms. E de la Bibliothèque de l'Institut, fol. ^i,
verso.
p. DUHEM. i3
1()4 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VIISCI
d'autres fragments où se reflètent les pensées de Thcmon,
celui-ci I par exemple :
(( De la grandeur qa'a la sphère de Ueaa. — La sphère de
l'eau a une circonférence moindre que la terre découverte de
l'eau, et pour mesurer cette sphère de l'eau, aie un espace
connu de la mer quand elle est au calme. »
Nous trouvons surtout, en ce cahier E, un fragment capital ^;
Léonard y résume toutes les doctrines sur les relations de la
terre et de l'eau que nous lui avons vu recueillir de l'ensei-
gnement de Thémon :
« Ordre du premier livre des eaux. — Définis d'abord quelles
choses sont hauteur et bas-fond, puis comment sont situés les
éléments l'un dans l'autre. Ensuite quelle chose est la gravité
dense et la gravité liquide, mais d'abord quelles choses sont en
soi gravité et légèreté. Puis décris pourquoi l'eau se meut et
pourquoi elle termine son mouvement; puis pourquoi elle
se fait plus lente ou rapide, et en outre comment elle descend
toujours, étant limitrophe d'air plus bas qu'elle. Et comment
l'eau s'élève en l'air, moyennant la chaleur du soleil, et puis
retombe en pluie. Encore pourquoi l'eau sourd des cimes des
monts. Et si l'eau d'aucune veine plus haute que la mer Océan
peut verser une eau plus haute que la surface de cet Océan. Et
comment toute l'eau qui retourne à l'Océan est plus haute que
la sphère de l'eau. Et comment l'eau des mers équinoxiales est
plus haute que les eaux septentrionales, et est plus haute sous
le corps du Soleil qu'en aucune autre partie du cercle équi-
noxial. Gomment on expérimente, sous la chaleur du tison
ardent, l'eau qui, moyennant ce tison, bout et l'eau qui, tout
autour du centre de cette ébullition, descend en onde circu-
laire. Et comment les eaux septentrionales sont plus basses que
les autres mers, d'autant plus qu'elles sont plus froides, jusqu'à
ce qu'elles se changent en glace. »
i. Les manuscrils de Léonard de Vinci; ms. E de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 2(j, verso.
2. Les ma/iusc/'i/s de Léonard do Vinci; ms. Edcla Bibliothèque de l'Institut, fol. 13,
recto.
THEMON LE FILS DU JUIF ET LÉONARD DE VINCI I95
VI
L'ÉCOULEMENT UNIFORME DES COURS d'eAU.
Léonard de Vinci, pour rendre compte de la présence de
l'eau au flanc des montagnes, a fini par adopter l'explication
proposée par Thémon le Juif, après Albert le Grand; il a
renoncé à celle qui l'avait séduit tout d'abord. Il n'a pas aban-
donné cette dernière sans avoir reconnu le vice qui faussait
son raisonnement et sans avoir substitué une vérité à sa pre-
mière erreur.
La masse des eaux douces que reçoivent les mers méditerra-
néennes suppose un écoulement constant de ces mers vers
l'Océan, partant un continuel abaissement de la surface
depuis la mer d'Azow jusqu'au détroit de Gibraltar; telle est
la supposition que Léonard emprunte à Aristote.
Léonard suppose également que la vitesse de l'écoulement
de l'eau doit être partout la même, partant, que la pente de la
surface doit être la même eji tout point; en quoi il se trompe
assurément. Lorsqu'un écoulement d'eau est parvenu à son
régime permanent, la vitesse avec laquelle l'eau coule est en
raison inverse de la section qui s'offre à son passage; très
rapide dans les parties étroites et peu profondes du cours
d'eau, le mouvement devient très lent là où la nappe d'eau
a largeur et profondeur. Un courant insensible en la mer
Méditerranée deviendra très sensible dans le détroit de
Gibraltar.
Cette vérité n'avait point échappé à Aristote; lorsqu'au
second livre des Météores, il traite du mouvement des mers, il
remarque que « dans les détroits, la mer paraît couler grâce ù
la configuration des côtes qui, au lieu du large espace qu'elles
lui laisseraieut, la resserrent étroitement » ; Aristote, il est
vrai, semble donner pour origine à cet écoulement « le balan-
cement qui, fréquemment, fait osciller la mer », c'est-à-dire la
marée; il insiste sur ce point que « l'oscillation très petite au
196 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
large, paraîtra nécessairement fort grande dans les endroits où
la terre laisse peu de place à la mer » .
Ce passage devait attirer l'attention de Léonard, d'autant
que Thémon en avait cité ^ la phrase essentielle sous cette
forme: « Fluit autem mare et videtur secundum angustias. —
La mer coule et cela s'aperçoit dans les détroits. » Thémon
attire, en outre, l'attention sur les mots u hue et illuc » qu'il
lit dans Aristote et où il voit une allusion au flux et au reflux.
Léonard d'ailleurs, à l'époque où il lisait les Météores de
Thémon, a songé à l'accroissement que l'amplitude d'une
oscillation marine éprouve en un golfe resserré; nous en
trouvons la preuve dans un curieux fragment ^ du cahier F;
le Vinci y montre que « le flux et le reflux sont doubles dans
un même pelago », entendant par ce mot un golfe qu'une
étroite embouchure fait communiquer avec la pleine mer.
(( Gela a lieu parce que l'onde du premier flux court fortement
dans le pelago et que dans le temps que cette onde suit son
impeto, celle qui se trouve en dehors de la bouche fait son
reflux ; avant que l'onde qui s'est engolfée ressente l'effet du
reflux qui s'est produit à l'embouchure, le flux renaît à cette
bouche; à ce moment, la première onde engolfée ralentit son
impeto et s'arrête tandis que s'engolfe la deuxième onde. Ainsi
tant d'ondes s'engolfent que le niveau du pelago s'élève forte-
ment; les eaux alors retournent impétueusement derrière le flot
qui rétrograde; la troisième, la quatrième onde n'engolfent
plus ce flot qui rétrograde, tant que la première eau ne s'est
pas dégolfée. »
Celui qui s'efforçait d'analyser ainsi l'effet de la configuration
des côtes sur les marées ne pouvait méconnaître bien long-
temps l'influence que la largeur d'un cours d'eau exerce sur la
violence du courant ; il ne devait pas tarder à signaler cette
influence et à en formuler la loi précise: Si le débit d'un cours
d'eau est le même en toutes ses sections, la vitesse du courant
est partout en raison inverse de l'aire de la section.
1. Thimonis Qaxstiones in quatuor libros Metheororum ; in librum IT quaeslio II.
2. Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Gli. llavaissoa-Moliien ; ms. F
de la Bibliothèque de rinstilut, fol. G, verso.
THÉMON LE FILS DU JUTF ET LÉONARD DE VINCI I97
Si, par exemple, le lit du cours d'eau a, partout, même pro-
fondeur, la vitesse du courant sera en raison inverse de la lar-
geur. Ce corollaire est le premier qui se présente à l'esprit
de Léonard ^ :
(( Pourquoi la mer a plus de courant dans le détroit d'Espagne
qu ailleurs. — Le fleuve de profondeur uniforme aura une fuite
plus rapide dans la moindre largeur que dans la plus grande,
d'autant que la plus grande largeur surpassera la moindre.
)) Cette proposition se prouve clairement par raison et
l'expérience la confirme. En effet, quand par un canal d'un
mille de largeur passera un mille de longueur d'eau, là où le
fleuve sera large de cinq milles, chacun de ces cinq milles
carrés mettra un cinquième de lui-même à refaire le mille
carré d'eau manquant dans le pelago.
)) Et là où le fleuve sera large de trois milles, chacun de ces
milles carrés mettra le tiers de sa quantité pour le défaut qu'a
fait le mille carré du détroit. »
Pour rendre aisément saisissable cette proposition, Léonard
imagine l'exemple suivant:
Imaginons une avenue formée de trois tronçons consécutifs,
de largeurs difTérentes; le premier tronçon, le plus étroit, est
quatre fois moins large que le second, et celui-ci est deux fois
moins large que le premier; des hommes, serrés les uns contre
les autres, emplissent ces avenues; ils doivent marcher tous
ensemble d'une manière continue; quand les hommes qui se
trouvent en la partie large de l'avenue font un pas, ceux qui
se trouvent en la région moyenne en doivent faire deux et ceux
du plus étroit espace, huit; « proportion que tu trouveras dans
tous les mouvements qui passent par des lieux de différentes
largeurs. »
Ce qui vient d'être dit touchant le courant d'un fleuve de pro-
fondeur invariable, mais de largeur variable, Léonard le répète ^
1. Les manuscrits de Léonard de Vinci, publics par Ch. Ravaisson-MoUien ; ms. A
de la Bibliothèque de l'Institut, fol. 67, recto et verso. — Cf. : Del moto e misiira
deW acqua, libro VIII, cap. XLI,
2. Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; ms. A
de la Bibliothèque de l'Institut, fol. 07, verso. — Cf.: Del moto e misura deW acqua,
Ubro VIII, cap. XXllI,
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198 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VTNCT
d'un cours d'eau où une profondeur variable s'associe à une
largeur uniforme:
« Tout mouvement d'une eau de largeur et suPface uniformes
courra plus fort dans un endroit que dans un autre d'autant que
cette eau sera moins projonde dans l'un que dans Vautre. — Cette
proposition se prouve clairement; en effet, bien que le fleuve
soit de largeur et de surface uniformes, s'il est de profondeur
inégale, il est nécessaire,
M EGA par les raisons données ci-
dessus, que son mouvement
soit, lui aussi, inégal. Et ce
mouvement sera de cette
qualité : Je dis qu'en MN
(fig. 3), l'eau a un mouve-
FiG. 3. ment plus rapide qu'en AB,
d'autant que MN entre en
AB; il y entre quatre fois; le mouvement sera donc quatre
fois plus rapide en MN qu'en AB, trois fois plus qu'en CD
et deux fois plus qu'en EF. »
Léonard a donc rectifié l'erreur par laquelle il avait cru,
tout d'abord, expliquer l'ascension de l'eau au sommet des
montagnes ; en la rectifiant,, il a clairement formulé un principe
essentiel d'Hydraulique ; nous Talions voir tirer de ce principe
un corollaire important.
VII
L'invention du principe fondamental de l'Hydrostatique
Au moment où Léonard vient de formuler cette vérité : En
un cours d'eau uniforme, de section variable, la vitesse du
courant varie en raison inverse de la section; au moment où
il vient d'expliquer cette vérité par un exemple saisissant, il
ajoute' ces mots :
1. Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-MoUien ; ms. A
de la Bibliothèque de l'Institut, fol. 67, verso. Cf.: Del moto e misura delC acqua,
libro Vin, cap. XLI.
THEMON LE FILS DU .TUFF ET LEONARD DE VTNCI 199
(( Regarde la seringue; quand son piston, qui chasse l'eau,
se meut d'un doigt, la première eau qui a paru au dehors s'est
éloignée de deux brasses... Tu trouveras la même chose dans
le mouvement des roues par rapport à leurs pignons, attendu
que si le pôle de la roue est de même grosseur que le pignon,
le mouA ement du pignon et de la surface de la roue est plus
rapide que celui de son pôle d'autant que la circonférence du
pignon entre davantage dans la circonférence de la roue. » En
marge de ces lignes, au-dessous d'une seringue, est dessinée
une grande roue dentée qui engrène avec un pignon de même
grosseur que l'axe de la roue.
Examinons de près la pensée que nous venons de transcrire,
afin de reconnaître très exactement tous les germes de vérité
qu'elle porte en elle.
Si la circonférence de la roue dentée est vingt fois phis
grande que la circonférence de Taxe qui la porte, un point de
la circonférence de la roue, un point du pignon qui engrène
avec elle, se meuvent vingt fois plus vite qu'un point pris à la
surface de l'axe; dans le temps que ce dernier parcourt un
pouce de chemin, les deux premiers parcourent chacun vingt
pouces.
Supposons que la roue soit mue, à la façon d'une horloge,
par un poids dont le fil, enroulé sur l'axe de la roue, se dévide
peu à peu; supposons aussi que, par un dispositif inA^erse, le
pignon remonte un poids dont le fil s'enroule à sa surface;
tandis que le premier poids descendra seulement d'un pouce,
le second montera de vingt pouces.
Cette multiplication de vitesse entraîne une conséquence :
le premier poids ne pourra descendre en contraignant le
second à monter que s'il est plus de vingt fois plus lourd que
celui-ci; si le poids qui doit descendre est exactement égal
à vingt poids semblables à celui qui doit monter, aucun mou-
vement ne se produira; la puissance et la résistance se tien-
dront en équilibre; enfin, si le premier poids est moins de
vingt fois plus grand que le second, le mouvement se produira
en sens contraire; le poids dont le fil s'enroule sur le pignon
descendra, forçant à monter le poids que porte l'axe de la roue.
200 ETUDES SUR LEONAUD DE VINCI
Ces vérités élaient familières aux mécaniciens de l'Antiquité;
elles jouaient un rôle essentiel dans les Questions mécaniques
d'Aristote; Héron d'Alexandrie, en son traité nommé L'éléva-
teur, en avait fait l'application aux engrenages de roues dentées
et de pignons, et Pappus, en ses Collections mathématiques,
avait reproduit cette partie de l'œuvre de Héron.
Comparons maintenant, comme Léonard nous y invite, les
propriétés des engrenages à celles de la seringue.
Que la section de la canule par laquelle l'eau s'échappe soit
cent fois plus petite que la section du corps de pompe; l'eau
courra dans la canule cent fois plus vite que n'avance le
piston. Imaginons alors qu'un second piston, cent fois plus
petit que le premier, s'oppose à cette course cent fois plus
rapide; il y parviendra sûrement pourvu que la force qui le
pousse soit au moins égale à la centième partie de celle qui
pousse le grand piston ; et si la première force surpasse la
centième partie de la seconde, c'est le petit piston qui avancera
et le grand qui reculera. Nous pouvons donc formuler cette
conclusion :
(( Si un vaisseau plein d'eau, clos de toutes parts, a deux
ouvertures, l'une centuple de l'autre; en mettant à chacune
un piston qui lui soit juste, un homme poussant le petit
piston égalera la force de cent hommes, qui pousseront celui
qui est cent fois plus large, et en surmontera quatre-vingt-
dix-neuf.
» Et quelque proportion qu'aient ces ouvertures, si les
forces qu'on mettra sur les pistons sont comme les ouvertures,
elles seront en équilibre. D'où il paraît qu'un vaisseau plein
d'eau est un nouveau principe de mécanique, et une machine
nouvelle pour multiplier les forces à tel degré qu'on voudra,
puisqu'un homme, par ce moyen, pourra enlever tel fardeau
qu'on lui proposera.
» Et l'on doit admirer qu'il se rencontre en cette machine
nouvelle cet ordre constant qui se trouve en toutes les
anciennes; savoir le levier, le tour, la vis sans fin, etc., qui
est que le chemin est augmenté en même proportion que la
force. Car il est visible que, comme une de ces ouvertures est
THKMON LE FILS DU JUIF ET LEONARD DE VINCI 20I
centuple de l'autre, si l'homme qui pousse le petit piston Ten-
fonçoit d'un pouce, il ne repousseroit l'autre que de la centième
partie seulement;... de sorte que le chemin est au chemin
comme la force est à la force; ce que l'on peut prendre même
pour la vraie cause de cet effet : étant clair que c'est la
même chose de faire faire un pouce de chemin à cent livres
d'eau, que de faire faire cent pouces de chemin à une livre
d'eau ; et qu'ainsi lorsqu'une livre d'eau est tellement ajustée
avec cent livres d'eau, que les cent livres ne puissent se
remuer un pouce, qu'elles ne fassent remuer la livre de cent
pouces, il faut qu'elles demeurent en équilihrc, une livre ayant
autant de force pour faire faire un pouce de chemin à cent
livres, que cent livres pour faire faire un pouce à une livre. »
Ces lignes ne sont pas de Léonard ; elles sont de Pascal » ; et,
cependant, elles forment la suite toute naturelle de la remar-
que énoncée par Léonard; tant il est vrai qu'en cette remarque
le principe fondamental de l'Hydrostalique, le principe de
Pascal, se trouve logiquement contenu !
Mais la vérité que cette remarque contenait en germe s'est-
elle tout d'abord développée? A-telle produit, dans l'esprit
même de Léonard de Vinci, les effets qu'elle contenait en puis-
sance? Léonard, en d'autres termes, a-t il précédé Pascal dans
l'aperception du principe fondamental de l'Hydrostatique? La
question est d'importance; elle mérite d'être examinée avec
soin.
Et d'abord le génie de Léonard était-il préparé à apercevoir
les conséquences dont sa remarque était capable? Nous allons
reconnaître sans peine que son attention, pleinement éveillée,
guettait en quelque sorte ces conséquences.
Dès les premiers feuillets du cahier A^, nous voyons le
Vinci préoccupé de la loi suivant laquelle une pression donnée
se répartit en une masse fluide 3.
(( Autant de fois la bouche A entre dans tout le vide du
1. Pascal, Traité de V équilibre des liqueurs, chap. IL
2. A l'inverse du cahier F, qui a été presque entièrement écrit à rebours, le
caliier A a été écrit, en général, dans l'ordre où il est paginé.
3. Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien; ms. A
de la Bibliothèque de l'Institut, fol. i5, verso,
202
ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
FiG. k.
soufflet, en autant de parties le poids se divisera dans le
soufflet ci-dessous figuré (fi(j. ^i). Ainsi, si nous disons que la
bouche du soufflet entre
looo fois dans la totalité
de celui-ci, et que le
poids qui le presse est,
lui aussi, de looo livres,
la bouche du soufflet
aura pour sa part une
seule livre de ce poids
et les 999 autres parties
du poids agiront sur les 999 parties du soufflet qui restent en
sus de la bouche. »
De la vérité à découvrir, Léonard n'a encore qu'une vue
bien imprécise et bien incorrecte; il fait jouer aux volumes
des diverses parties du fluide un rôle qu'une formule exacte
eiit attribué aux surfaces.
Cette même erreur se retrouve dans le passage suivant', où
cependant, plus encore que dans le précédent,
Léonard a entrevu le principe fondamental de
l'Hydrostatique :
« Le poids qui pressera sous lui une quantité
d'eau moindre par rapport à lui-même, la chassera
plus au-dessus de lui. — Par exemple, si AB
représente (fig. 5j onze brasses de pierre sur
une brasse d'eau BC, toute la brasse inférieure
rm
n
E
N
Fig. g.
Fig.
est pressée par le poids superposé; donc, si une
brasse d'eau a, sur elle, onze brasses de pierre, l'eau sautera
onze fois plus haut que celle de la brasse EN (pg. 0) qui a
I. Les manuscrits àe Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-MoUien ; ms. A de
la Bibliothèque de l'Institut, fol. l\b, recto.
TIIÉMOX r-E F[LS DU JUIF ET LÉO\ARD DE VINCI 203
sur elle seulement une brasse de pierre, car onze brasses
d'eau ont sur elles onze brasses de pierre. »
Non seulement ce passage nous marque à quel point l'esprit
de Léonard est attentif au problème de la distribution des
pressions, mais encore il nous montre par quelle voie il
en cherche la solution; cette solution, il souhaite visiblement
de la tirer de l'égalité entre le travail moteur et le travail
résistant, qui assure l'équilibre des machines simples; pour
garants, nous en avons ces lignes, écrites immédiatement
au-dessus de celles qui viennent d'être citées :
(( Cette proportion qu'aura la longueur du levier avec son
contre-levier, tu la trouveras de même dans la qualité de leurs
poids, et semblablement dans la lenteur du mouvement et
dans la qualité du chemin parcouru par leurs extrémités,
quand ils seront parvenus à la hauteur permanente de leur
pôle. »
Souci du problème à résoudre, intuition de la méthode qui
en doit fournir la solution, rien ne manque à Léonard, au
moment où il jette sur le papier la note que nous avons ana-
lysée, de ce qu'il faut pour développer les vérités que cette note
implique. Assistons maintenant à ce développement.
C'est au cahier I, vraisemblablement postérieur au cahier A,
que nous découvrirons les premières traces de ce dévelop-
pement.
Léonard y étudie ^ des instruments analogues à celui que
Héron a décrit; ils se composent d'une série de roues dentées;
chaque roue engrène avec un pignon solidaire de la roue sui-
vante; une telle machine permet de multiplier indéfiniment
la force qu'on lui applique : <( Une livre de force en B a pour
résultat dix mille milliers de millions de livres en M... Et sache
que quand la première roue de dessus donne cent mille mil-
liers de millions de tours, celle de dessous ne donne qu'un
tour entier. Ce sont là des merveilles de l'art du génie méca-
nique. »
Ces réflexions voisinent, dans le même cahier, avec des
I. Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; ms. I de
la Bibliothèque de l'Institut, fol. 57] 9], verso.
20/| ÉTUDES SUR LÉONARD DE VIMCI
considérations sur la pression hydrostatique; telle celle- ci»,
que reproduit le traité Del molo e misura delV acqiia :
« Il est dans la nature qu'un même conduit puisse jeter de
l'eau loin de soi à une distance infinie ; parce qu'infinie peut
être la hauteur occupée par l'eau qui charge sur l'issue » par
laquelle l'eau s'échappe, u Et à chaque degré de hauteur, le
conduit acquiert un degré en la distance à laquelle il peut
jeter. »
Qu'en ces sortes de multiplication de force, la puissance
motrice ohéisse toujours à la même loi ; qu'elle ait toujours
pour mesure le produit du poids moteur par la hauteur de
chute, c'est une vérité qui est sans cesse présente à l'esprit du
Vinci, qui le sollicite au moment même qu'il songe aux pres-
sions hydrostatiques ; c'est ainsi que le passage précédemment
cité est, dans le cahier I, aussitôt suivi de celui-ci ^ :
(( Si quelqu'un descend de marche en marche en faisant de
l'une à l'autre un saut et que tu additionnes toutes les puis-
sances des percussions et poids de tels sauts, tu trouveras
qu'elles sont égales à la totalité de la percussion et du poids
que donnerait un tel homme s'il tombait par ligne perpendi-
culaire de la tête au pied de la hauteur dudit escalier. »
C'est dans le traité Del moto e misura deW acqua que nous
pouvons contempler, parvenues à leur plein développement,
les vérités dont les fragments précédents nous présentaient la
première ébauche.
Le problème essentiel qui sollicite à maintes reprises l'atten-
tion de Léonard est le suivant :
Un corps de pompe cylindrique se relie par le bas à un
conduit vertical également cylindrique; l'eau du corps de
pompe (hotluio) est pressé par un piston qui porte une charge
(contrappeso) ; à quelle hauteur, dans le conduit vertical,
l'eau s'élèvc-t-elle au-dessus de son niveau dans le corps de
pompe ?
1. Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Cli. Ravaisson-MoUien ; ms. I de
la Bibliothèque de l'Inslilut, fol. i^i, recto.— Cf. : Del moto e misura deW acqua, libre
VllI, cap. LV.
2. Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés parCh. Ravaisson-Mollien ; ms. I de
la Bibliothèque de l'Institut, fol. i^, verso.
THEM0;N le fils du juif et LEONAUD de VINCI 200
La charge du piston peut être fort diverse; Léonard lui
attribue visiblement une forme cylindrique, ce qui n'exclut
pas toute diversité : « Les contrepoids ^ qui en pressant l'eau
contenue dans le corps de pompe, chassent cette eau en haut
sont de trois natures: de nature plus grave que l'eau, ou plus
légère, ou égale. Ils sont aussi de trois formes : ou plus larges
que la largeur du corps de pompe, ou plus étroits, ou
égaux. ))
En général, Léonard suppose que l'on remplace cette charge
exercée sur le piston par un cylindre d'eau de même base et
de même pesanteur que de « contrappeso )).li fait constamment
usage de cet artifice dans les énoncés que nous allons rapporter
et où nous trouverons, sous des formes variées, l'affirmation
bien claire du principe de Pascal.
La plupart des ces énoncés ont trait au cas oii la charge
du piston a précisément même section que le corps de
pompe.
« L'eau qui est élevée par suite d'un degré quelconque de
mouvement d'une autre eau^ est plus mince que celle qui la
meut dans le rapport même où elle est plus longue. Multiplie
l'eau qui descend par sa hauteur de chute et divise ^ le produit
par la hauteur à laquelle tu veux élever l'eau ; le résultat est
la quantité d'eau ultime et maximum que la pompe versera.
Autant de fois la chute de l'eau entre dans la hauteur à laquelle
on veut l'élever, autant de fois est plus subtile l'eau qui
monte. »
«Le poids de l'eau'' qu'un conduit quelconque élève au-
dessus de son niveau a telle proportion à celle de l'autre eau
[équivalente au contrappeso] qui la chasse qu'a la section du
conduit à celle du corps de pompe d'où il sort, la section de
l'eau qui presse étant supposée égale à celle de l'eau qui est
pressée dans le corps de pompe. »
1. Léonard de Vinci, Del moloe misura deW acquit, libro Vlll, cap. LKXX (Raccolta
d'autori italiani che trattano del moto deW acque ; edizionc quarla ; tomo X; Bolo-
gna, MDGCGXXVI).
2. Léonard de Vinci, Del moto e misura delV acqua, libro VHI, cap. LVIL
3. Le texte dit : multipUcala ; c'est visiblement un lapsus calami.
l\. Léonard de Vinci, Del moto e misura deW acqua, libro VIII, cap. LVIII.
2o6
ETUDES SUK LEONARD DE VllNGI
« Si le contrepoids ' a même section que leau comprimée
dans le corps de pompe, telle est la fraction de ce contrepoids
qui opère et pèse sur l'eau qui s'élève dans le conduit opposé
qu'est [à cette commune section] la section du vide dudit
conduit. »
Nous avons là l'énoncé du principe de Pascal, aussi formel,
aussi précis qu'on peut l'attendre de notes désordonnées,
hâtivement jetées sur le papier, dans la fièvre de l'invention.
Du principe ainsi posé, d'ailleurs, Léonard sait tirer des
corollaires exacts ; telle la loi selon laquelle
des liquides de densités diverses se super-
posent en des vases communiquants :
« Si l'huile est moitié plus légère que
l'eau 2, cet instrument (fig. 7) aura d'un
côté la surface de l'eau en regard du centre
de gravité de l'huile; et que les conduits
soient variés en grosseur autant que l'on
voudra, et que l'huile soit en telle quantité
que l'on voudra, la règle se produira tou-
jours dans l'ordre susdit. »
Pour rendre ses énoncés plus clairs, Léonard a attribué au
contrappeso la forme d'un cylindre de même section que le
corps de pompe; mais il sait que cette restriction n'a rien
d'essentiel à l'exactitude de la loi ; il sait comment il faut for-
muler cette loi si l'on veut la débarrasser de cette restriction :
« Si le contrepoids^ est dix fois plus large que le boltino
qu'il comprime, l'eau qu'il élève s'élèvera dix fois plus haut
que la surface de l'eau équivalente au contrepoids. »
Le Vinci, d'ailleurs, ne perd jamais de vue le lien qu'ont
toutes ces propositions avec l'égalité qui s'établit, en l'équilibre
de toute machine, entre le travail moteur et le travail résistant :
« Il est impossible ^' que l'eau qui meut n'importe quel inslru-
FlG.
!. Léonard de Vinci, Del moto e misura deW acqua, libro VIII, cap. LXXXII.
3. Léonard de Vinci, Dd moto e misura dcW acqua, libro Vill, cap. L\X\ IN. —
Cf. : Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Gh. Ravaisson-Mollicn, ms. E
delà liibliolhcquc de l'Inslilut, loi. 70, verso.
3. Léonard de Vinci, Del moto e misura delV acqua, libro VIII, rap. LXXXIII.
.'j. Léonard de Vinci, Del moto e misura deW acqua, libro \ III, cap. LIX.
THÉMON LE FILS DU JUIF ET LÉONARD DE VIIVGI 2O7
ment puisse élever, depuis le niveau où elle s'arrête jusqu'à
la hauteur d'où elle est partie, une quantité d'eau plus grande
que celle qui lui est semblable en poids. On le prouve par le
chapitre LXXXIV ', qui dit : Il est impossible qu'en un temps%
si long soit-il, un poids qui descend tire un poids égal à lui-
même à une hauteur égale à celle dont il est descendu. Donc,
tais-toi, toi qui veux tirer un poids d'eau plus grand que le
contrepoids qui la lève. En vérité, si tu lèves mille livres à
une brasse, leur descente ne chassera environ que deux cents
livres d'eau, et ne les chassera pas à plus de cinq brasses s.»
VIII
Comment le principe fondamental de l'Hydrostatique
s'est transmis de Léonard de Vinci a Pascal.
Giovanni Battista Benedetti et le P. Mersenne.
Que Léonard de Vinci ait clairement aperçu la loi selon
laquelle la pression exercée sur un fluide est transmise par ce
fluide, qu'il ait nettement formulé celte loi, qu'il ait reconnu
le lien qui la rattache au principe général de l'égalité entre le
travail moteur et le travail résistant, ce sont autant de propo-
sitions qui nous paraissent maintenant hors de doute. Il est
certain que Léonard, en la découverte de ces vérités, a précédé
Pascal de près d'un siècle et demi.
Ce point acquis, une nouvelle question se pose aussitôt à
notre attention. Pascal a t-il tout ignoré des découvertes faites
par le Vinci, en sorte que ses propres trouvailles gardent leur
entière originalité? A-t-il, au contraire, parle canal d'une tra-
dition plus ou moins détournée, reçu quelque part des idées
que Léonard avait émises au début du xvi" siècle? Ce problème
mérite assurément de nous arrêter un moment.
Que les idées hâtivement jetées par Léonard sur les feuillets
1. Le texte dit, par erreur : per la oUantesiinaquinta.
2. Léonard do Vinci, Del moto e misura deW acqua, libro \ lil, cap. L^.XXI^^
3. Le texte dit, par erreur, nove braccla.
2o8 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
de ses cahiers aient grandement influé sur la pensée scientifique
du XVI' siècle, c'est, croyons-nous, chose assurée. Nous avons
dit ailleurs ' à quel point la Statique de Cardan nous paraissait
nourrie de la Statique de Léonard; nous verrons, dans une
prochaine étude, que le célèbre mathématicien -astrologue
avait fait à Léonard de Vinci bien d'autres emprunts; et, ici
même^, nous avons vu un des cahiers du Vinci passer, presque
intact, dans l'œuvre de Villalpand, puis les Exercices mécani-
ques de Bernardino Baldi s'enrichir de toutes les pensées du
grand peintre 3.
Cardan, Baldi et Villalpand ne sont sans doute point les
seuls qui aient bénéficié de ce prodigieux amas de pensées
inédites, bientôt livrées à tous les pillages. Parmi ceux qui
en ont tiré parti, nous avons cru pouvoir ranger Giovanni
Baptista BenedettiV La mécanique qu'expose cet auteur
paraît, en effet, presque entièrement tirée des manuscrits de
Léonard.
Or le recueil d'écrits scientifiques divers publié en i585 par
Benedetti^ contient une série de lettres adressées à Jean-Paul
Capra de Novare, maître de l'hôtel du duc de Savoie; parmi ces
lettres, oii l'influence de Léonard se perçoit à plusieurs reprises,
bien reconnaissable, il en est une*J qui a pour objet « la ma-
chine qui pousse et soulève l'eau ». Voici les passages essentiels
de cette lettre :
(( Il ne faut point, en une fontaine, que le corps de pompe où
pénètre le piston qui chasse l'eau ait un diamètre plus grand
que celui du tuyau par où l'eau doit monter, et voici pourquoi :
Si le premier diamètre était plus grand que le second, il fau-
drait que le poids du piston qui chasse Teau fût beaucoup plus
lourd que le volume d'eau capable de remplir un cylindre dont
I. p. Duhem, Les origines de la Statique, chapitre IIF, Jérôme drd&n (lievuc des
questions scientifiques, 3' série, t. IV, 1900).
3. Vide supra : il, Léonard de Vinci et Villalpand.
3. Vide supra : IIF, Léonard de Vinci et Bernardino Baldi.
h. P. Duhem, Les origines de la Statique, cliapiircX {lievuedes Questions scientifiques,
3' série, t. VI, 190/i).
5. Jo. Baplistaî Benedicli, patritii Veneti, philosophi, Diversarum speculationum
mathematicorum et physicarum liber : Taurini, MDLXXXV.
G. J.-B. Benedetti, Diversarum speculationum liber, p. 287.
THEMON LE FILS DU JUIF ET LEONARD DE VIXCI
209
FiG. 8.
la hauteur serait celle de la fontaine et la section celle du corps
de pompe. »
« Soient, par exemple, F le conduit par lequel l'eau doit
monter et AU (fig. 8) le corps de pompe;
supposons le corps de pompe AU aussi
élevé que le tuyau F et plus large que lui.
Imaginons ces deux vases pleins à bord.
Il est évident que l'eau du tuyau F suffira
à résister à la poussée de l'eau du corps
de pompe AU et réciproquement, bien
que l'eau du vase A U surpasse en volume
et en poids l'eau du vase F. Gela s'expli-
que par ce fait que l'eau du vase A U ne
pousse pas de tout son poids l'eau du tuyau F; le poids est
divisé proportionnellement à la surface du fond du vase... n
(( Revenons aux vases AU et F. De même que l'eau contenue
dans F suffit à résister à Feau contenue dans AU, de même on
pourra résister à cette dernière en remplaçant l'eau du conduit F
par un poids égal de n'importe quelle matière, placé dans
l'âme du tuyau F, pourvu seulement qu'il soit exactement
adapté à la cavité interne du tuyau de sorte que ni l'eau ni
l'air ne puissent passer entre la surface externe de ce piston et
la surface interne du tuyau. Gela va de soi. Mais dans le corps
de pompe AU, qui, par hypothèse, est plus large que le tuyau F,
aucun piston ne pourra résister à la poussée de l'eau du
tuyau F s'il n'est aussi lourd que toute l'eau contenue dans AU
jusqu'à la hauteur du tuyau F. Si, par conséquent^ l'eau du
tuyau F pesait seulement une livre et si le corps de pompe AU
était dix fois plus large que le tuyau F, il faudrait, pour sou-
tenir l'eau du tuyau F, placer dans le corps de pompe AU un
piston qui s'y adaptât exactement et dont le poids fût de dix
livres; pour qu'il fût en état de pousser l'eau du tuyau F, il
faudrait que ce piston pesât plus de dix livres. Imaginons
que ce corps soit formé d'une matière tellement plus dense
que l'eau qu'il occupe seulement le volume EO. Le corps pesant
EO suffira à pousser l'eau du tuyau F, mais un corps plus
léger n'y suffirait pas. »
p. DUHEM.
l4
2 10 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
Dans ce passage, Benedetti formule, au sujet de la pompe,
exactement la loi qu'a énoncée Léonard de Vinci. Cette loi,
Benedetti ne la tire pas, comme l'avait fait Léonard^ de l'égalité
entre le travail moteur et le travail résistant; en effet, la
réaction qu'il mène contre les principes de l'École de Jor-
danus l'a conduit à rejeter toute démonstration fondée sur
cet axiome ; mais la déduction dont il fait usage était suffisam-
ment esquissée par l'habitude qu'avait Léonard de substituer
au piston, en ses énoncés, une masse d'eau de même poids'.
Les considérations hydrostatiques de Benedetti sont donc toutes
voisines encore de celles du Vinci. Et cependant, combien elles
sont proches de celles que donnera Pascal! Benedetti a sub-
stitué un piston successivement à l'eau du vase étroit, puis à
l'eau du vase large; si, réunissant ces deux substitutions,
il eût placé simultanément un piston dans chacun des deux
corps de pompe, il eût inventé la presse hydraulique; du
moins a-t-il laissé bien peu de choses à faire à celui qui, l'ayant
lu, imaginerait cet instrument.
Celui qui, ayant lu Benedetti, a imaginé la presse hydrau-
lique, ce n'est pas Pascal, c'est Mersenne.
Que Mersenne ait lu le Diversarum speculationam liber ^ nous
le savons par son témoignage. Ayant, en son Harmonie uni-
verselle'^ y à user de la notion de moment d'une force pour
traiter de l'équilibre de la balance, il ajoute ces mots : « Gomme
fait Jean Benoist dans son 3*^ chapitre sur les méchaniques. »
Or l'écrit De mechanicls est une des parties principales du Dicer-
sarwn speculalionum liber.
Lors donc que Mersenne écrivait sur l'Hydrostatique, le sou-
venir de ce qu'en avait dit Benedetti se présentait sans doute
à son esprit; il se mêlait au souvenir des écrits de Stevin, que
1. Léonard de Vinci, d'ailleurs, a, parfois, usé d'un raisonnement presque sem-
blable à celui de Benedetti. — Cf. : Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch.
Ravaisson-Mollien, nis. E, fol. 7/4, verso — et Del moto c misura dell' acqiia, libro \1I1,
cap. LXXVU.
2. Harmonie universelle, contenant la théorie et la pratique de la musique, oii est traité
de la nature des sons, et des mouvemens, des consonances, des dissonances, des genres, des
modes, de la composition, de la voix, des chants, et de toutes sortes d'inslrumcns harmo-
iniques, par F. Marin Mersenne, de l'ordre des Minimes; à Paris, chez Sebastien Gra-
nioisy, MDGXXXVl. — Nouvelles observations physiques et mathématiques, ^ * observation,
p. 17.
THEMON LE FILS DU J DIF ET LEONARD DE VLNGl 211
le savant Minime avait, depuis longtemps, lus et résumés. On
s'explique, dès lors, que des principes établis par Stevin, il ait
pu tirer ce corollaire ^ :
(( Supposons que la mer entière ait été enfermée dans un
vase de telle sorte qu'un couvercle, pressant sa face supérieure,
l'empêche de monter, tout comme le fond l'empêche de
s'écouler; supposons, en outre, que l'on veuille immerger un
bâton dans l'Océan; le couvercle ne pourra empêcher la mer
de monter^ à moins d'exercer une force qui contienne le poids
du bâton autant de fois que la surface de l'Océan contient la
section du bâton. »
« Si donc, par un trou percé dans le couvercle, ce bâton
plongeait dans le vase précédemment décrit, le couvercle se
trouverait pressé, de bas en haut, par l'eau qui se trouve au-
dessous de lui avec autant de force qu'il le serait, de haut en
bas, si on lui superposait un cylindre de bois ayant même
hauteur que Je bâton et même largeur que le vase où la mer
est contenue. De plus, ce bâton et ce cylindre exerceraient
même pression l'un que l'autre sur les parois latérales du vase.
Si l'on perçait un trou dans le fond, ou dans le couvercle, ou
dans les parois latérales, pour empêcher l'eau de s'échapper par
ce trou, il faudrait une force égale au poids du cylindre » de bois
ayant même hauteur que le bâton et même largeur que le trou.
Ces lignes étaient écrites en i644. Or c'est seulement en
i646 que Pascal commença à s'occuper de recherches person-
nelles sur l'équilibre des fluides, à l'occasion de l'expérience
célèbre de Torricelli, et c'est par le P. Mersenne que Pascal —
il nous l'apprend lui-même >> — avait ouï parler de cette obser-
vation. C'est (( sur les Mémoires du P. Mersenne » qu'il refit
à Rouen, en i646, l'expérience du vif-argent, «laquelle ayant
très bien réussi,» dit-il, «je la répétai plusieurs fois ; et par
1. F. Marini Mersenni Minimi Cogitata physico-mathematica, in quibus lam naluree
quam artis effectus admirandi certissimis demonstrationibus explicantur; Parisiis,
sumptibus Antonii Bertier, MDCXLIV; p. 228.
2. Le texte, hâtivement rédigé, comme la plupart des écrits de Mersenne, fait, en
cet endroit, une confusion entre le couvercle et le bâton; la suite du texte suffit à
dissiper cette confusion; nous avons, dans la traduction, rétabli le sens.
3. Lettre de Pascal à M. de Ribeyre {Œuvres complètes de Biaise Pascal, tome III,
p. 72, Paris, Hachette, 1880).
2 12 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
cette fréquente répétition, m'étant assuré de sa vérité, j'en
tirai des conséquences pour la preuve desquelles je fis de
nouvelles expériences très différentes de celles-là. » C'est enfin
dans le dernier ouvrage composé par le P. Mersenne que ces
premières expériences de Biaise Pascal furent, tout d'abord,
publiées ^ Il est donc hors de doute que Pascal ait connu ce
qu'en ses Cogitata physico-mathematica, le P. Mersenne avait
écrit sur l'équilibre des liqueurs.
Par l'intermédiaire de Mersenne, Pascal s'était trouvé mis au
courant des découvertes de Stevin; mais il avait, en outre,
subi l'influence de Benedetti, et l'influence de Benedetti n'était
autre, en dernière analyse, que celle de Léonard de Vinci.
IX
Comment le principe fondamental de l'Hydrostatique
s'est transmis de Léonard a Pascal (suite).
Le p. Benedetto Castelli et Galilée.
Par Giovanni- Battista Benedetti et Mersenne, Pascal avait
connu une partie des idées que Léonard avait conçues touchant
la pression hydrostatique, mais il n'en avait connu qu'une
partie. Le principe fondamental de la presse hydraulique, si
clairement aperçu par le grand peintre, avait été recueilli par
Benedetti. Mais Léonard ne s'était pas borné à formuler ce
principe ; il l'avait rattaché à un axiome d'une bien plus grande
généralité^ dont découle la Statique tout entière ; il en avait fait
un corollaire de l'égalité entre le travail moteur et le travail
résistant, égalité qui caractérise toute machine en équilibre ou
en régime permanent; cette réduction de l'Hydroslaliquc à une
loi qui n'avait été appliquée jusque-là qu'à l'équilibre des
poids solides suffirait à placer Léonard au premier rang des
mécaniciens.
I. Novarum observationuni physico - mathematicanun F. Marini Merscnui Miainii
lotnus III, qulbus accessU Arislarclius Samius de Mundi systemalc ; Parisiis, sumiilibus
Antonii Bcrlicr, MDGXLMI; p. 91.
THÉMON LE FILS DU JUIF ET LÉONARD DE VINCI 2l3
Or, de cette puissante idée, toute trace a disparu dans la
lettre de Benedetti ; nous ne saurions, d'ailleurs, nous en
étonner; fonder la science de l'équilibre sur l'égalité entre le
travail moteur et le travail résistant est le propre de la méthode
créée, au xiii^ siècle, par l'école de Jordanus de Nemore, et
Benedetti était parmi les géomètres du xvi*' siècle qui luttaient
contre la tradition de Jordanus'.
Et cependant, cette grande pensée que Benedetti n'a point
transmise, Pascal la connaît et la formule avec une parfaite
clarté. A la description de la presse hydraulique, nous l'avons
entendu joindre cette observation : « Et l'on doit admirer qu'il
se rencontre en cette machine nouvelle cet ordre constant qui
se trouve en toutes les anciennes ; savoir le levier, le tour, la
vis sans fin, etc., qui est que le chemin est augmenté en même
proportion que la force. » Le lien que Léonard avait établi
entre l'Hydrostatique et la Statique des corps pesants, Pascal
l'a-t-il donc retrouvé par ses propres méditations? Une telle
découverte n'excédait assurément point la puissance de son
génie. Il ne paraît pas, cependant, qu'elle soit née en son
esprit par une génération toute spontanée, et sans qu'il en ait
reçu aucun germe.
Au moment même oii Pascal, sous l'influence du P. Mer-
senne, commençait à rechercher les raisons de l'équilibre des
liqueurs, le Minime exposait ^ avec grand éloge quelques-unes
des idées émises par Galilée a dans un subtil petit livre, écrit
en italien, au sujet des corps plongés dans l'eau, livre que je
voudrais voir lu par tous ceux qui aiment l'étude )) .
L'ouvrage de Galilée, dont Mersennc propageait ainsi la
renommée et les doctrines, avait été imprimé en 1612, à Flo-
rence, sous ce titre : Discorso al Serenissimo Don Cosimo II,
Gran Daca di Toscana, intorno aile cose che slanno in su V acqua,
o che ni quella si muovono, di Galileo Galilei, Jllosofo e matematico
délia medesima Altessa Serenissima, Pascal, sans doute, avait
1. Cf. p. Duhem, Les origines de la Statique. Chapitre X: La réaction contre
Jordanus; Guido Ubaldo, Benedetti; tome I, p. 209.
2. F. Mersenni Minimi Cogitata physico-mathemaiica, in quibus tam naturœ quam
artis effectus admirandi certissimis demonstrationibiis explicantur ; Parisiis sumptibus
Antonii Bertier, via Jacobeâ, MDCXLIV. Ph.Tnnomona hydraulica, p. 195.
2l4 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
suivi le conseil que son religieux ami donnait à tous les gens
studieux; il avait lu le Discorso de Galilée ^
Or, dans ce discours^ Pascal avait pu voir Galilée ramener
les propriétés des corps flottants, connues depuis Archimède,
à n'être que des corollaires du principe des vitesses virtuelles;
il avait pu lire les raisonnements par lesquels le grand physi-
cien de Pise appliquait ce principe à l'équilibre d'un liquide
en deux vases communiquants de différentes grosseurs; une
petite masse d'eau, contenue dans le vase étroit, peut faire
équilibre à une grande masse, contenue dans le vase large,
parce qu'un petit abaissement de celle-ci entraîne un grand
soulèvement de celle-là. Ce raisonnement est exactement celui
dont Pascal allait faire usage, en sorte qu'il marque, en
l'œuvre du géomètre français, le sceau qui caractérise les
pensées de Galilée; mais, non moins exactement, ce raisonne-
ment est celui que Léonard a maintes fois employé; aussi
nettement donc que l'influence de Galilée se reconnaît en
l'œuvre de Pascal, l'influence du Vinci transparaît en celle de
Galilée.
Qu'est-ce à dire? Galilée a-t-il eu en main une copie du
traité Del moto e misura deïï acqua? Pourquoi non, et qu'est-ce
que cette affirmation aurait d'invraisemblable? N'avons-nous
pas vu 2 Bernardino Baldi, en ses Exercices sur les Questions
mécaniques d'Aristote, faire à la science du Vinci les emprunts
les plus larges et les plus variés, comme les plus nettement
reconnaissables? Et Bernardino Baldi n'était-il pas un familier
de Guidobaldo del Monte, que fut lui-même l'un des premiers
maîtres et des premiers protecteurs de Galilée? N'est-il point,
dès lors, fort naturel de penser que Galilée ait eu, directement
ou indirectement, connaissance de certains fragments compo-
sés par Léonard et, en particulier, de quelques-unes des notes
qui ont servi à former le Del moto e misura deïï acqua"^
Que ces notes aient été connues parmi les géomètres et les
ï. Sur la genèse du principe de Pascal, le lecteur trouvera des détails plus
complets dans : P. Duhem, Le principe de Pascal, essai historique (lievue générale des
Sciences, iG* année, p. ^99, i5 juillet 1905).
j. Voir notre précédente étude sur Léonard de \'inci et Bernardino Paldi (Bulletin
Italien, t. V, p. 809; 1905).
TIIliMON LE FILS DU JUIF ET LEONARD DE VINCI 2l5
physiciens qui avaient commerce avec Galilée, on n'en peut
guère douter, croyons- nous, lorsqu'on analyse l'œuvre du
P. Benedelto Castelli.
Né à Brescia en 1577, "^ort à Rome eu i6/i4, après y avoir
formé ces deux élèves de génie qui se nomment Cavalierl
et Torricelli, le Bénédictin Benedetto Castelli fut le disciple et
le fidèle ami de Galilée; le grand géomètre entretint avec le
P. Castelli une longue correspondance, témoignage irrécusable
de la confiance qu'il avait en lui ; c'est au P, Castelli que le
vieux géomètre, aveugle, malade et reclus en sa villa d'Arcetri,
envoya le fruit de ses dernières réflexions sur la Dynamique,
en lui recommandant de les faire insérer dans l'édition com-
plète de ses œuvres lorsqu'on la publierait.
La communion intellectuelle de Galilée et du P. Castelli fut
particulièrement intime en l'étude des problèmes que pose
la Mécanique des fluides; cette communion se changea presque
en collaboration.
Les raisonnements exposés par Galilée en son Discorso
avaient été critiqués par Lodovico délie Colombe • et par Vin-
cenzio di Grazia^. Le grand géomètre laissa au P. Castelli le
soin de confondre ses deux contradicteurs; le savant religieux
composa, en effet, une réfutation minutieuse-^ des objections
soulevées par Lodovico délie Colombe et par Vicenzio di Grazia ;
en cette réfutation, il épousa si exactement les opinions de
Galilée que plusieurs historiens croient devoir attribuer cette
riposte au maître lui-même, et non pas à l'élève; l'élève se serait
borné à prêter son nom.
Si le P. Castelli a eu connaissance des recherches de Léonard
de Vinci sur l'Hydrostatique, il est bien vraisemblable que
Galilée ne les a point ignorées.
1. Discorso apologetico di Lodovico clelle Colombe, d' inlorno al Discorso del
Sig. Galileo Galilei circa le cose che stanno in su Vacqua, o cfie in quella si miiovono ;
siccomed' intorno ail' aggiante faite dal medesimo Galileo nella seconda impressione.
2. Considerazioni di M. Vicenzio di Grazia, sopra il Discorso del Sig. Galileo Galilei
intorno aile cose che stanno in su Vacqua, o che in quella si rnuovono.
3. Risposta aile opposizioni del Sig. Lodovico délie Colombe e del Sig.]'incenzio di Grazia,
contra al Trattato del Signor Galileo Galilei dcUe cose che stanno sull' aequa, o che in
quella si rnuovono. Airillustrissimo Sig. Enea Piccolomini Aragona, Signore Sticciano,
ecc, Nella quale si conteugono molle considerazioni filosofiche remote dalle vnlgate
opinioni. Firenze, i6i5,
2lG ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Or, en 1628, le P. Gastelli publiait à Rome la première
édition de son célèbre Traité sur la mesure des eaux courantes » .
Cet ouvrage, qui, plus que tout autre, fit la réputation de son
auteur, est tout entier consacré à l'exposé d'une vérité et
à son application à l'étude des cours d'eau ; cette vérité, où
nous reconnaissons une des idées essentielles de Léonard
de Vinci, peut se formuler en ces termes :
Toutes les sections d'un même cours d'eau livrent passage,
en même temps, à la même quantité d'eau; la vitesse de l'eau qui
traverse une section est donc en raison inverse de l'aire de cette
section.
Voici par quelle voie^ Benedetto Gastelli conduit l'esprit de
son lecteur à l'acceptation de cette vérité :
« Pour expliquer tout cecy plus clairement par un exemple,
il faut supposer un vaisseau plein d'eau, tel que seroit un
tonneau, lequel demeure tousiours plein, bien que l'eau en
sorte continuellement, et supposons que Peau en sorte par
deux robinets d'égale grosseur, dont Pun soit mis au haut du
tonneau, et l'autre au bas ; il est certain que dans le mesme
temps, dans lequel il sortira du robinet plus haut une certaine
mesure d'eau, du plus bas il en sortira quatre, cinq, et davan-
tage des mesmes mesures d'eau, selon que la différence de
hauteur des robinets sera plus grande, et selon Péloignement
du robinet supérieur de la surface et du niveau de Peau qui est
dans le tonneau; et cela sera tousiours ainsi, bien que, comme
il a esté dit, les robinets soient égaux, et que Peau en sortant
remplisse tousiours leur canal. D'où il faut remarquer pre-
mièrement que bien que la mesure des robinets soit csgale,
1. Benedetto Gastelli, Délia misura delV acque correnti... In Roma, nella stamparia
Camerale, 1G28. — 2* édition: In Roma, per Francesco Cavalli, 1689. — 3* édition :
In qiiesla terza edizione accrcsciiita del seconda libro, e di moite curiose scritture, non piu
stampate. AU' 111° et Rev" Signor Abbale Urbano Sacchetti. In Bologna, per gli hh.
del Dozza, MDGLX. — Traicté de la mesure des eaux courantes de Benoist Gastelli, reli-
gieux du Monteassin et mathématicien du Pape Urbain VIII ; traduit de l'Italien
en François; avec un Discours de la jonction des Mers, adressé à Messeigncurs les Com-
missaires députez par sa Majesté ; ensemble un Traicté du mouvement des eaux d'Evan-
gcliste Torricelli, mathématicien du Grand Duc de Toscane; traduit du Latin
en François. A Gastres, par Bernard Barconda, Imprimeur du Roy, de ia Ghambre
de l'Edict de ladite Ville et Diocèse. iGVi. — Nos citations sont exlrailes de cotte
édition française,
a. Gastelli, Traicté de la mesure des eaux courantes, p. j.
THEMON LE FILS DU JUIF ET LEONARD DE YINGl 2 1 7
néantmoins dans un temps égal il sort et passe par leurs trous
une quantité inesgale d'eau. Et si nous considérons cecy plus
attentivement, nous trouvons que l'eau qui sort par le robinet
inférieur passe avec beaucoup plus de vitesse que ne fait celle
qui sort par le robinet supérieur, quelle qu'en soit la cause.
Si doncques nous voulons qu'il sorte du robinet supérieur
la mesme quantité d'eau que l'inférieur en un temps égal,
qui ne voit qu'il faudra multiplier les robinets de la partie
supérieure, et mettre au haut du tonneau un plus grand
nombre de robinets, et d'autant plus grand que le robinet
d'embas sera plus viste que celui d'en haut, ou bien faire
le robinet supérieur d'autant plus grand que l'inférieur, que
l'inférieur est plus viste que le supérieur. Et ainsi en un temps
égal il sortira une esgale quantité d'eau du robinet supérieur
et de l'inférieur. Et partant, supposé ce raisonnement, nous
pourrons dire que toutes les fois que deux robinets de différente
vitesse ietteront une esgale quantité d'eau en temps esgaux, il
faudra que le robinet moins viste soit plus gros, et ait le trou
plus grand que le robinet plus viste, d'autant que le robinet
plus viste surpasse en vistesse le moins viste... »
(( Maintenant pour appliquer à nostre dessein tout ce que
nous avons dit jusques icy, ie considère qu'estant très certain
qu'en diverses parties d'une mesme rivière, ou canal d'eau
courante, il passe tousiours en temps esgaux, une esgale
quantité d'eau,... et estant encore vray qu'en diverses parties
de la mesme rivière, il y peut avoir diverses vistesses, il s'en
suivra par nécessaire conséquence, que là oij la rivière aura
moins de vistesse, elle aura plus de mesure, et aux endroits où
elle aura plus de vistesse, elle aura moins de mesure, et pour
le dire en peu de mots, les vistesses des diverses parties de la
mesme rivière auront éternellement la proportion réciproque
avec leurs mesures. »
La proposition que le P. Benedetto Gastelli vient de formuler
est bien celle que nous avons vu Léonard inventer afin de se
réfuter à lui-même les objections qu'il avait dressées contre
la théorie des sources imaginée par Albert le Grand et soute-
nue par Thémon ; mais celte proposition, Gastelli la doit-il à
2t8 études sur LÉONARD DE VINCI
Léonard? Au premier abord, il semble qu'il ne la lui ait pas
empruntée, qu'il l'ait découverte seul et par ses propres efforts.
Il est conduit, en effet, à énoncer cette proposition en obser-
vant que, toutes choses égales d'ailleurs, une ouverture percée
dans la paroi d'un tonneau laisse échapper le liquide avec
d'autant plus de vitesse qu'elle se trouve plus bas au-dessous de
la surface du fluide. Or, ce n'est point par de telles considérations
que Léonard a été amené à son important théorème, bien qu'il
se soit préoccupé sans cesse de la loi qui relie la vitesse
d'écoulement d'un fluide à la distance entre l'orifice et la
surface libre, et que ses essais pour formuler cette loi,
fréquents en la plupart de ses cahiers de notes, abondent au
cahier A.
Mais la voie même que suit le P. Castelli pour montrer au
lecteur que la vitesse d'un cours d'eau varie en raison inverse
de l'aire de la section, marque, à tout prendre^ l'influence
exercée par les pensées de Léonard sur les recherches du savant
Bénédictin.
Ouvrons, en effet, ce traité Del molo e misura delV acqiia,
publié par Gardinali en 1828, et où se trouvent réunies la
plupart des propositions d'Hydrostatique et d'Hydrodyna-
mique dont les manuscrits de Léonard nous conservent les
brouillons. Le livre huitième est intitulé : DeW oncia dclV acqiia
e délie canne. Ce livre débute par la collection des fragments
où Léonard a étudié les diverses circonstances qui règlent la
vitesse d'écoulement d'un liquide par un orifice; puis il déve-
loppe la loi qui lie la vitesse d'un cours d'eau à sa section ;
enfin il expose l'application du principe des vitesses virtuelles
à l'Hydrostatique. Si le P. Castelli a eu en mains ce traité Del
molo e misura delV acqua ou quelque recueil analogue, n'est- il
pas bien naturel qu'il ait suivi, en exposant l'idée de Léonard,
la méthode qu'il a, en effet, adoptée? Et le choix de cette
méthode qui, considérée en elle-même, peut paraître assez
artificielle, ne trouve-t-il pas, dans ce rapprochement, sa plus
satisfaisante explication ?
Voici encore un rapprochement qui semble marquer, en
l'œuvre de Castelli, l'empreinte des pensées de Léonard,
THÉMON LE FILS DU JUIF ET LÉONARD DE VINCI 219
Dans le Traité de la mesure des eaux courantes^ nous lisons
ce passage ï :
(( Corollaire cinquiesme. De cette opération de la nature pro-
cède un autre effet digne de considération, qui est que le cours
d'eau estant retardé, comme il a esté dit en ces dernières parties
du torrent, s'il arrive que le torrent devienne trouble et que
son eau soit retardée, en telle sorte qu'elle ne puisse pas
emporter ces petites parties terrestres qui la rendent trouble,
alors le torrent deviendra clair, en laissant tomber ces petites
parties qui rehausseront le fond de son lict à l'endroit des
dernières parties de son cours dans la rivière, et ce rehausse-
ment et résidence des parties terrestres sera après emporté,
lorsque la rivière s'abaissant le torrent reprendra sa première
vitesse. »
Ce corollaire ne tient que par un lien assez lâche au reste de
l'ouvrage du P. Gastelli; il y paraît en quelque sorte acci-
dentel ; sa présence, en ce Traité, ne s'explique-t-elle pas par
le désir de conserver une pensée de Léonard, que nous voyons,
en ses notes, préoccupé sans cesse des phénomènes d'érosion
et d'alluvion? N'est-on pas tenté, en particulier, de rapprocher
ce cinquiesme corollaire du fragment suivant ^ : « De Valterrisse-
ment des marais. Les atterrissements des marais seront faits
quand on aura conduit dans ces marais les fleuves troubles.
Ceci se prouve, parce que, où le fleuve court, il délaye le
terrain, et où il se retarde, il laisse sa perturbation... »
Il nous paraît donc probable que le P. Benedetto Gastelli a
eu connaissance des recherches hydrauliques de Léonard de
Vinci; nous avions déjà prouvé, par un rapprochement parti-
culièrement saisissant, que Bernardino Baldi avait connu ces
mêmes recherches, il serait, dès lors, de toute invraisemblance
que Galilée les eût ignorées.
Lors donc que Pascal trouvait dans le Discorso de Galilée la
méthode selon laquelle le principe des vitesses virtuelles doit
être appliqué aux problèmes d'Hydrostatique, il subissait, en
1. Benoist Gastelli, Traicté de la mesure des eaux courantes, p. 10.
2. Les manuscrits de Léonard de Vinci ; ms. E de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 5, recto.
2 20 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
dernière analyse, l'influence des recherches du Vinci. C'est
encore cette influence qui, par de longs détours, venait jusqu'à
lui lorsque Benedetti et Mersenne lui suggéraient l'idée de la
presse hydraulique.
Léonard avait aperçu la loi fondamentale de l'Hydrosta-
tique; il avait reconnu comment elle devait être reliée aux
principes de la Statique générale. Mais la vérité dont il avait
eu la vue si pleine et si entière ne s'était plus montrée que
fragmentée et morcelée à ceux qui s'étaient inspirés de ses
notes; chacun d'eux en avait aperçu une partie, mais une
partie seulement. La tradition qui avait pris source en ses
découvertes n'avait point coulé, large et rapide, en un fleuve
unique; elle s'était divisée en ruisselets multiples et appauvris.
Voici qu'en Pascal, tous ces ruisselets confluent de nouveau
pour former une doctrine qui suivra désormais un cours
régulier.
VI
LÉONARD DE VINCI
CARDAN ET BERNARD PALISSY
LÉONARD DE VINCI
CARDAN ET BERNARD PALISSY
Cardan a-t-il pu plagier Léonard de Vinci?
Maintes fois, au cours de nos recherches sur l'histoire de
la Mécanique', nous avons eu occasion de remarquer que les
opinions professées par Cardan, tant en Statique qu'en Dyna-
mique, ressemblaient étrangement aux idées émises sur les
mêmes sujets par Léonard de Vinci. Cette ressemblance s'est
manifestée à nous en des circonstances si nombreuses et si
diverses que nous n'avons pas cru qu'elle fût explicable par
une rencontre fortuite entre les pensées issues spontanément
de ces deux génies; nous avons supposé que Cardan avait eu
connaissance des notes manuscrites laissées par Léonard et
qu'il n'avait point hésité à profiter des découvertes semées à
profusion dans ces immortels brouillons.
Parmi ceux qui ont bien voulu lire nos écrits, il en est qui
ne trouvent point cette supposition suffisamment assurée.
Sans méconnaître l'analogie qui existe entre la Mécanique de
Cardan et celle de Léonard, ils pensent que cette analogie peut
résulter de l'accord spontané qui s'établit parfois entre deux
esprits lorsque ces deux esprits, à l'insu l'un de l'autre, appli-
quent leurs méditations au même problème. Ils prisent trop
haut le génie scientifique de Cardan pour admettre qu'il ait pu
I. P. Duhem, Les origines de la Statique, ch, III (t. I, p. 34) et ch. XV, S B (t. Il,
p. lo/i). — De l'accélération produite par une force constante ; notes pour servir à l'histoire
de la Dynamique^ § V. (Congres international de Philosophie ; 2' session, tenue à
Genève du 4 au 8 septembre 190/4. Rapports et comptes rendus, p. 859.)
224 ÉTUDES SLR LÉONARD DE VINCI
grossir son œuvre d'emprunts inavoués, trop semblables à des
larcins. Ils remarquent enfin que les notes de Léonard, conci-
ses, obscures, écrites de droite à gauche, difficiles à déchiffrer
et, parfois, non moins difficiles à interpréter, ne paraissaient
guère propres à tenter le plagiaire. Ces raisons diverses et
concordantes leur font croire que les aperçus sur la Statique
et la Dynamique présentés en divers livres du De Subtilitate
sont bien œuvres propres de Cardan, lors même que celui-ci,
en les découvrant, n'a fait que retrouver ce que le Vinci avait
déjà inventé.
Les objections que l'on peut élever à rencontre de notre
hypothèse ne sont point, croyons-nous, assez fortes pour nous
contraindre à l'abandonner.
Sans doute, les notes que Léonard jetait sur le papier, dans
la fièvre de l'invention, étaient écrites de droite à gauche, et
peu de personnes pouvaient les déchiffrer couramment sans
l'aide d'un miroir; ces notes, d'ailleurs, avaient trait aux sujets
si divers qui, en un même moment, sollicitaient la pensée
tumultueusement active du grand peintre; aussi les cahiers
011, pêle-mêle, elles étaient enregistrées aussitôt qu'écloses
offrent-ils presque toujours à nos yeux l'aspect d'un inexpri-
mable désordre.
Mais, pour les renseigner sur les inventions du Vinci, les
hommes du xvi* siècle avaient, en bien des cas, des documents
d'un plus facile usage. Il existait des cahiers où toutes les
pensées du grand peintre ayant trait à un même objet se trou-
vaient réunies, lisiblement transcrites et classées dans un
ordre provisoire. Que Léonard ait lui-même composé de tels
recueils, qu'il nommait des Traités, on n'en saurait douter;
à chaque instant, ses notes nous renvoient à une proposition
du Traité des poids, du Traité de l'eau, du Traité du mouvement
local; cette proposition est désignée par le numéro qui marque
sa place en ce traité; les discordances mêmes et les variations
que, parfois, l'on peut noter en ces numérotages nous montrent
que Léonard retouchait souvent ces ébauches de traités, qu'il
modifiait l'ordre des propositions déjà rassemblées ou qu'il
intercalait de nouvelles propositions.
1
LÉONARD DE VINCI, CARDAN ET BERNARD PALISSY 22i3
Nous ne possédons point les manuscrits autographes de ces
traités; mais, pour mieux répandre les innombrables trou-
vailles de celui qui lui avait légué ses écrits, François de
Melzi fît tirer des copies des recueils où ses pensées se trou-
vaient réunies * ; ces copies passèrent de main en main, trop
souvent égarées, quelquefois recopiées par un lecteur plus
soigneux; à des répliques de ce genre nous devons la conser-
vatioQ du Trattato délia pittara et du Tratlalo del moto e misura
deW acqaa.
Ces recueils de pensées de Léonard ne furent pas seulement
lus et recopiés; ils furent impudemment plagiés. Benvenuto
Gellini, dans son Traité de Perspective, ne nous apprend-il pas
qu'il s'était rendu acquéreur de l'écrit du Vinci sur le même
sujet, qu'il l'avait prêté à Sarlio, et que celui-ci en avait tiré ce
qu'il y a de mieux dans son ouvrage? L'étude des œuvres de
Villalpand et de Bernardino Baldi ^ ne nous a-t-elle pas montré
ces deux auteurs reproduisant un grand nombre de théorèmes
qui portaient, bien nette encore, la marque de leur génial
inventeur?
Celui qu'étonnerait l'emploi de semblables procédés connaî-
trait mal l'esprit du temps où vécut Sarlio, où vécurent Baldi
et Villalpand. Le xvi^ siècle, la première moitié du xvii^ siècle
nous apparaissent, au cours de l'histoire des sciences, comme
l'époque où le plagiat fut pratiqué avec la plus cynique impu-
dence. C'est alors que l'on vit un Tartagiia composer toute sa
Statique avec les écrits démarqués de l'École de Jordanus, un
Giuutino copier de longues pages d'Albert de Saxe sans pro-
noncer une seule fois le nom de l'auteur, un Taisner donner
comme de lui, dans un même livre, et la lettre sur l'aimant de
Pierre de Maricourt, et les recherches sur la chute des corps
de Benedetti. Sans atteindre à ce degré d'impudence, les géo-
mètres et les physiciens les plus illustres se montraient fort
peu soucieux de la propriété d'une idée scientifique, du moins
1. Charles Ravaisson-MoUien, Les manuscrits de Léonard de Vinci, t. I, p. i;
Paris, 1881.
2. Vide supra :II, Léonard de Vinci et Villaloand; III, Léonard de Vinci et Bernardino
Baldi.
p. DUHiai. * i5
2 20 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VlNCl
lorsqu'elle n'était point leur; ils taisaient sans scrupule les
noms de ceux dont ils s'inspiraient, pour ne citer que leurs
adversaires.
Ce mépris du droit de priorité s'affirmait même au sujet
d'inventions que publiaient des manuscrits fort répandus, des
livres plusieurs fois imprimés; il s'exerçait même à l'égard
d'auteurs vivants; il serait bien étrange que les notes de Léo-
nard de Vinci n'eussent point eu à en souffrir; elles offraient,
en effet, au plagiaire une proie particulièrement assurée ; de
l'auteur, nulle réclamation à craindre, et la diffusion très
restreinte de ses manuscrits garantissait contre tout démenti
celui qui se prétendait l'inventeur de quelque découverte qu'il
y avait lue.
Pour résister mieux que ses contemporains à la tentation
que lui offVaient les traités composés par Léonard; pour renon-
cer à enrichir ses œuvres et à accroître sa renommée des
pensées que ces traités renfermaient, il eût fallu que Jérôme
Cardan fût guidé par les règles d'une probité rigide, bien rare
au temps où il vivait, ou bien qu'il ignorât les écrits du Vinci.
Or, en Jérôme Cardan, l'histoire ne nous révèle aucune
trace de cette rigide probité; ses contemporains l'ont accusé
de vices et soupçonné de crimes; et le plus récent comme le
plus indulgent de ses biographes, M. Maurice Cantori, termine
par ces mots la vivante étude qu'il a consacrée à Jérôme
Cardan : « Ei/i Génie doch kei/i Charakter — Un génie, mais pas
de caractère ! »
Sa vanité, comme la médiocrité de son sens moral, condam-
naient presque fatalement Cardan à plagier les découvertes de
Léonard de Vinci, pourvu sciilcment qu'il les connût; or, il
les a connues ; nous en avons pour garant son propre témoi-
gnage.
Par deux fois, en ses livres Sur la Subtilité^, Cardan cite
1. Moritz Canlor, Uieronymas Cardanus, eiii vnssenschaftliches Lebensbild amt
dem XVI Jahrhunderte (Atti del Congresso interna: ionale di Scicnzc sloriche, Roma.
1-9 Aprile 1908, vol. XII, p. 3i).
2. Ilieronymi (lardani, modici Mcdiolanensis, D<' Sublililatc libri \Xl. Ad illuslriss.
l'iincipein l'errandiun Gonzagam, Mediolanciisis proviiichr Prafectiiin. Ijiirdimi.
apud Guglielmum Houillium siib sciilo Vcnclo. \'y7)\. — IjCS ;/(vv.s- de IlicTomo Garda-
LEONARD DE VINCI, CARDAN ET BERNARD PALISSY 2:27
Léonard de Vinci. Ces deux citations se trouvent, rapprochées
l'une de Tautre, au XVIP livre.
En la première', Cardan indique les qualités multiples que
le peintre doit posséder: a Le peintre est filosofe, architecte, et
bon dissecteur ; l'excellente imitation de tout le corps humain
le manifeste, jà commencée de longtems par Léonard Yin-
cius Florentin, presque parachevée. » Cardan, nous le voyons
par ce passage, connaissait cette admirable série de figures
anatomiques dessinées par le Vinci et conservées aujourd'hui
en la bibliothèque de Windsor.
11 connaissait également les inventions mécaniques de
Léonard ou, tout au moins, ses essais d'aviation; il nous dit^,
en effet : « Léonard Vincius, duquel j'ai parlé, s'est efforcé
de voler, mais en vain; il estoit grand peintre. »
Instruit des recherches anatomiques de Léonard, de ses
essais pour imiter mécaniquement le vol des oiseaux. Cardan
paraît bien avoir connu la multiplicité des problèmes en
l'étude desquels se complaisait ce génie et avoir vu au moins
une partie des notes où ses réflexions nous sont conservées.
Il serait étonnant, d'ailleurs, que les notes laissées par
Léonard fussent demeurées inconnues de Girolamo Cardano,
alors que le père de celui-ci, Fazio Cardano, était un familier
du Vinci; Léonard nous apprend lui-même'^ qu'il empruntait
des livres au père de Cardan ; il tenait de lui « le livre de
Giovanni Taverna » et « Les proportions d'Alchino'^ avec les
considérations de Marliano » ; il étudiait les propres ouvrages
nus, médecin Milannois^ intitulés de la subtilité et subtiles inventions, ensemble les causes
occultes et raisons d'icellcs, traduis de latin en François par Richard le Blanc. A
Paris, par Charles l'Angelier tonanl sa boutique au premier pillier de la grand'salle
du Palais. i556.
1. Hieronymi Gardani De Subtilitale libri XXI, éd. i55i, p. 620. — Traduction de
Richard le Blanc, éd. i550, p. 3 18, verso.
2. Hieronymi Gardani De Siibtilitate libri XXI, éd. i.'>5i, p. 532. — Traduction de
Richard le Blanc, éd. i556, p. 322, recto.
3. Il Codice atlantico di Leonardo da Vinci nella Biblioieca Ambrosiana di Milano,
riprodetto e pubblicato délia Regia Accademia dei Lincei, sotto gli auspici c col
sussidio del Re e del Governo. Ulrico Hoepli, Milano, MDGGGLXXXX.IV, fol. 225,
recto b (34). — Gf. Maria Baratta, Leonardo da Vinci ed i Problemi délia Terra, Torino,
1903, p. 9.
'4. Il s'agit, je pense, de l'ouvrage intitulé : Alexandri Achillini Bononiensis De
proportionibus inotuum quaestio. Get ouvrage fut d'abord imprimé à Bologne, en i/ig^,
par Benedictus Hectoris, sous le titre : De distributionibiis ac de proportione motmim. Il
!^28 ÉTUDES SUR LÉOiNARD DE VlNCl
de Messer Fazio; celui-ci avait donné une édition de la perspec
live de John Peckham ' ; Léonard prit la peine de traduire en
italien un passage de l'introduction dont Fazio Gardano avait
doté cette édition 2.
Que si, désormais, nous constatons la plus étroite analogie
entre la Mécanique professée par Jérôme Cardan et la Mécanique
de Léonard, nous serions bien naïfs d'attribuer cette analogie
à une coïncidence toute fortuite.
Ce n'est pas seulement entre la Mécanique de Cardan et
celle de Léonard que l'on peut reconnaître de nombreux rap-
ports; il est impossible de parcourir les vingt et un livres
De la Subtilité sans y trouver de nombreuses réminiscences,
les unes à demi effacées, les autres très nettes encore, des
pensées que le grand peintre a émises en ses cahiers de notes.
Ces réminiscences, nous ne pouvons les énumérer toutes en cet
article; nous en signalerons seulement quelques-unes; nous
choisirons celles qui témoignent du passage, entre les mains
du médecin milanais, des deux cahiers, copiés par les soins de
Melzi, qui sont venus jusqu'à nous : Le Traité de la Peinture et
le Trattato del moto e misura deW acqua.
a élc reproduit dans les éditions des Alexandri Achillini Bononiensis Opéra omnia
données à Venise, en i5/j5, i55i et i568, par Hieronymus Scotus.
Quant à Jean Marliani, nous avons de lui un écrit intitulé : De proporiione motuuni
iii velocitate qaestio subtilissima. Golophon : Impressum Papie per Damianum de
Coniphalonerii de Binascho, die i6 Decembris Anni 1/482. Amen. Cette question a été
reproduite dans la collection des œuvres de Jean Marliani, publiée, sans date, par le
môme éditeur. Cette collection renferme encore une pièce intitulée : Probalio cujus-
dam conseqaentie Calculatoris in de motu localL L'inscription portée par Léonard au
verso de la couverture du cahier F, inscription mentionnée en notre étude sur Albert
de Saxe et Léonard de Vinci, nous montre qu'en i5o8, le grand peintre possédait un
écrit qu'il intitule : Marliino, De calciilatione ; il s'agit vraisemblablement du second
des deux ouvrages mentionnés ci-dessus; Il est destiné à défendre Suisset, le Calcii-
lator de motu locali, d'une critique que lui adresse Achillini.
I. Prospectiva communis D. Johannis, Archiepiscopi Cantauriensis, fratris ordinis
minorum, ad unguem castigata per eximium artium et medicinae ac juris utriusque
doctorem ac mathematicum peritissimum D. Faciuni Cardanum Mediolanenscm in
venerabili colegio juris peritorum Mcdiolani residenlem. (Sans nom d'imprimeur ni
date d'impression.)
a. Léonard de Vinci, Il (^odice atlantico, fol. 200 reclo A. — Cf. Mario Baratta,
Op. cit., p. 272.
LÉONARD l)i; VINCI, CARDAN J/i lîERNARD PAL16SY 22()
II
Des emprunts faits par Cardan
AU Traité de la Peinture de Léonard de Vinci.
Il est question de toutes choses en ces vingt et un livres
De la Subtilité, qui furent Fun des ouvrages les plus lus au
xvi'' siècle et qui demeurent une des œuvres les plus curieuses
de cette époque; il y est question, en particulier, et à plusieurs
reprises, de la peinture et des couleurs. Les aptitudes de
Cardan étaient assurément d'une extrême variété; géomètre,
algébriste, physicien, astrologue, médecin, il a appliqué la
souplesse de son génie aux objets les plus divers; nous ne
voyons pas cependant, en lisant l'histoire de sa vie, qu'il se
soit adonné aux beaux-arts; si donc il traite de la peinture, il
n'en saurait rien dire qui soit issu de son expérience person-
nelle; il est naturel qu'il en parle d'après les enseignements
de ceux qui ont pratiqué cet art.
Où donc Cardan cherchait-ii inspiration lorsqu'il voulait
parler du peintre? Il ne nous sera point malaisé de le deviner.
Écoutons-le lorsqu'il déclare' que «la peinture est la plus
subtile de tous les arts mécaniques, et la plus noble. Et la
peinture fait chose plus admirable que la poterie ou la sculp-
ture ; la peinture adjouste les ombres, les couleurs, et s'ajoint
la discipline spéculative en adjoustant quelques nouvelles
inventions; car il faut que le peintre ait la cognoissance
de toutes choses pource qu'il ensuit toutes choses; le pein-
tre est fîlosofe, architecte et bon dissecteur; l'excellente
imitation de tout le cors humain le manifeste, jà commencée
de longtems par Léonard Yincius - Florentin, presque para-
chevée. » Lors même que Cardan n'eût pas nommé le
Vinci, à la suite de ces réflexions, comme pour en mieux
marquer l'origine, il nous eût été facile de deviner celui
I. Hieronymi Cardani De SnhtiUlate libri XXI; liber XVII; éd. i55i, p. 629.
Traduction de Richard le Blanc, éd. i556, p. 3 18, verso.
'y.'Ao ÉTUDES SUR LÉONARO DE VINCI
qui les avait inspirées; à la supériorité de la peinture sur
les autres arts plastiques, à l'effort intellectuel que le peintre
doit donner avec plus de puissance et d'intensité que le
sculpteur, la pensée de Léonard revient sans cesse avec com-
plaisance; surtout, il aime à répéter que le peintre doit être
un esprit universel : « Le peintre ^ doit commencer par se
rendre bon perspectif, et puis s'acquérir une connaissance
entière des mesures du corps humain; il doit estre encore bon
architecte, pour le moins en ce qui concerne la régularité
extérieure d'un édifice et de toutes ses parties ; et aux choses
dont il n'a pas la pratique, il ne faut point qu'il néglige d'aller
voir et dessigner sur le naturel. »
Le peintre doit donc être bon « perspectif » et, tout d'abord,
il doit savoir placer exactement la ligne d'horizon de son
tableau par rapport aux figures humaines qui s'y trouvent
représentées. Voici la règle que Cardan^ donne à cet effet:
(( Mais cependant souvienne toi que tu observes le lieu de la
veuë égale; c'est le chef de la figure humaine, quand l'homme
est peint en un petit tableau; car l'œil jugera tout ce qui sera
veu dessous, estre bas; et tout ce qui sera dessus, estre haut. »
Cette règle est aussi celle que nous trouvons, plusieurs fois
répétée, dans le Traité de la Peinture : a Celuy^ qui desseigne
sur le relief doit s'accomoder de telle sorte que son œil soit
au niveau de celuy de la figure qu'il imite. )) — « Le point
perspectif' doit estre mis au niveau de l'œil d'un homme de
taille ordinaire, sur la ligne qui fait confiner le plan avec
l'horizon, de laquelle ligne la hauteur doit estre esgalle à celle
de l'extrémité du plan joignant l'horizon, sans néantmoins y
comprendre les montagnes, lesquelles sont libres. »
Le peintre possède d'ailleurs un moyen très efficace de
découvrir les fautes qu'il aurait commises contre les lois de la
1. Traité de la Peinture de Léonard de Vinci, donné au public et traduit de l'italien
par R. F. S. D. C. [iloland Fréart, sieur de Chambray]; à Paris, de l'imprimerie
de Jacques Langlois, MDCLl, ch. CCLXXIV, p. 89.
2. Hieronymi Cardani De Subtilitate libri XXI; liber IV ; éd. i55i, p. i85. Traduc-
tion de Richard le Blanc, éd. i55G, p. 92, recto.
3. Traité de la Peinliire do Léonard de Vinci, ch. XWI : De la manière de
desseigncr sur la bosse ou d'après nature; éd. iG5j, p. 8.
4. Traité de la Peinture de Léonard de Vinci, ch. CCLXWI : A quelle hauteur
on doit mettre le poinct de veuë; éd. iG5i, p. 92.
LÉONAllI) DE VL\CI, CAIVDAX ET 15EKNAUD PALISSY 2^1
perspective; c'est d'examiner l'image de son ouvrage rétlccliie
dans un miroir plan. Cardan préconise» l'emploi de ce pro-
cédé : (( Par mesme moien presque les peintures doivent estre
éprouvées au miroir. Car le miroir découvre plusieurs choses
qui estoient latentes^ entendu qu'il monstre les choses qui sont
à l'opposite. » Léonard le recommande également^ : « En tra-
vaillant, le peintre doit tenir devant luy un miroir plat, et
considérer souvent son ouvrage dans ce miroir, qui le luy
représentera tout au rebours, et semblera de la main d'un
autre maistre, de sorte que par ce moyen il pourra mieux
remarquer ses fautes. »
Léonard a étudié avec une admirable sagacité les diverses
impressions qu'engendre en notre œil la juxtaposition de cou-
leurs diverses; Cardan reproduit plus ou moins clairement
presque tout ce qu'il en avait dit.
Voici d'abord le phénomène de l'irradiation, qui agrandit
une figure claire placée sur un fond sombre, qui, par contre,
diminue une figure de nuance foncée tracée sur un fond clair.
A ce phénomène, le Traité de la Peinture fait allusion ^ en ces
termes : a La chose qui sera veuë en un air obscur et bruineux
estant blanche paroistra plus grande qu'elle n'est pas ; ce qui
arrive parce que comme il a esté dit cy-dessus : La chose claire
semble s'augmenter dans un champ obscur, par les raisons
cy-devant déduites. » Les livres De la Subtilité décrivent aussi ^
les effets de l'irradiation : « Certes la couleur blanche monstre
les choses moindres qu'elles ne sont, comme la noire les
monstre plus grandes. Les livres imprimés le démonstrent,
desquels tant plus l'encre est claire, tant plus elle fait les
lettres sembler estre moindres. » Seulement, dans sa hâte à
reproduire les enseignements qu'il avait tirés des notes du
1. Hieronymi Gardani De Subtilitate libri XXI; liber IV^, éd. i55i, p. i8G. Traduc-
tion de Richard le Blanc, éd. i55G, p. 92, recto.
2. Traité de la Peinture de Léonard de Vinci; ch. GGLWIV : Gomment un
peintre doit examiner et juger luy mesme de son propre ouvrage ; éd. i65i, p. 89.
3. Traité de la Peinture de Léonard de Vinci; ch. GLXÏI : Des couleurs; éd. i65i,
p. 02.
^. Hieronymi Gardani De Subtilitate libri XXI ; lil)er XVII. Le passage dont il est
ici question ne se trouve pas en la première édition (i55i) de l'ouvrage; il a été
introduit par Gardan en la seconde édition sur laquelle a été faite la traduction de
Richard le Blanc; en celle-ci, il se trouve à la page 819, verso.
232 ÉTLDES SUR LEONARD DE VINCI
Vinci, Cardan écrit tout le contraire de ces enseignements et
de la vérité.
Ce cas n'est pas le seul où il lui soit arrivé d'altérer et de
fausser les résultats exacts des observations de Léonard. Con-
sidérons, par exemple, ce passage » où le grand peintre décrit
si finement certains effets observés en l'association des diverses
couleurs :
« Or prenez garde que si vous voulez représenter une excel-
lente obscurité, il faut lui donner en parangon une excellente
blancheur, et ainsi pour une blancheur excellente luy opposer
une grande obscurité; de mesme le jaune pasle relesvera et
fera paraistre le rouge de couleur plus vive et plus allumée
qu'il ne seroit pas de luy-mesme en parangon du violet. 11 y a
une autre règle par laquelle on n'a pas dessein de rendre les
couleurs plus hautes et plus éclatantes qu'elles ne sont natu-
rellement, mais en les accompagnant et assortissant ensemble,
elles s'entredonnent de la grâce, comme fait le verd au rouge,
et tout au contraire aussi, le verd est antipathique au bleu. Il
y a encore un second moyen de produire et faire naistre la
grâce aux couleurs par l'union et par l'assortiment de celles
qui ont de la sympathie ensemble, comme de l'azur avec le
jaune qui est fort pasle, ou avec le blanc, et d'autres sem-
blables, dont nous parlerons en temps et lieu. »
Du passage qui vient d'être cité, rapprochons celui-ci 3 :
u Or pour retourner à la peinture, les couleurs ne doivent
estre disposées en la légère; mais si les obscures ont lieu entre
les claires, les claires entre les obscures, elles donnent grâce
et ornement à la peinture; pourtant, la rouge couleur doit
estre entremeslée entre la bleue et la verde, la blanche entre la
grise et la jaune. »
Il est évident que le second passage est une sorte de résumé
du premier; mais par désir d'abréger, et sans doute aussi par
incompétence en ces matières. Cardan brouille et confond tout
1. Traité de la Peinture do Léonard de Vinci, ch. L\.X\\1\ : Comment il faut
accompagner les couleurs l'une avec l'autre en sorte que l'une donne de la grâce à
l'autre; éd. iG5i, p. 3i.
2. Hieronymi Gardani De Sabtililate libri XXI, liber IV; éd. i55i, p. i8G. Traduc-
tion de Richard le Blanc, éd. i556, p. 92, verso.
LÉONARD DE VINCI, CAUDAN ET BERNARD PALISSY 253
ce que Léonard avait soigneusement distingué; Léonard, par
exemple, signale l'effet de contraste que produisent deux cou-
leurs complémentaires, comme le vert et le rouge; cet effet, il
le sépare soigneusement du contraste que produit la juxtapo-
sition d'une teinte claire et d'une teinte sombre; Cardan, au
contraire, donne comme exemple de ce dernier effet l'éclat
que prend le rouge lorsqu'il est voisin du vert; il croit que le
bleu avive également le rouge; il apparaît assez par là qu'il
n'écrit point d'après ses propres observations, mais qu'il trans-
crit, en les défigurant, les observations d'autrui.
Cardan déforme à ce point les parties du Traité de la Peinture
qu'il pense résumer, que son exposé serait souvent tout à fait
incompréhensible si nous n'avions, pour l'éclairer, le texte de
Léonard. Quel sens, par exemple, faut-il attribuer au passage
que voici ^ :
{( Car la couleur blanche approche fort en la clarté, en sorte
que nulle partie d'icelle peut estre cachée, non plus que de la
clarté... Ainsi elle est aidée par autres couleurs pour décevoir
et est teinture plus tost que peinture? »
Qu'est-ce que Cardan prétend nous enseigner lorsqu'il nous
dit que la « couleur blanche est aidée par autres couleurs pour
décevoir »? Il nous serait fort malaisé de le deviner si nous ne
recourions au Traité de la Peinture; mais la lecture de ce traité
nous explique bientôt la proposition énigmatique du médecin
milanais; Léonard, en effet, insiste à maintes reprises sur cette
remarque qu'un objet blanc se montre toujours coloré par les
reflets des objets voisins : « L'ombre du blanc ^ esclairé par le
soleil et par l'air, a sa teinte tirant sur le bleu, et cela vient de
ce que le blanc de soy n'est pas proprement une couleur, mais
le réceptacle des autres couleurs... Cela provient^^ de ce que le
blanc n'est pas mis au nombre des couleurs, mais est seulement
1. Hieronymi Cardani De Subtilitate libri XXI, liber XVII. Ce passage ne se trouve
pas dans l'édition de i55i ; il a été ajouté par Cardan en la seconde édition, sur
laquelle Richard le Blanc a fait sa traduction; en celle-ci, il se trouve à la page 3 19,
verso.
2. Traité de la Peinture de Léonard de Vinci, ch. CIV : De la couleur du blanc;
éd. i65i, p. 33.
3. Traité de la Peinture de Léondivd de Vinci, ch. CV : Quelle couleur produira
une ombre plus noire; éd. i65i, p. 33. — Cf. ch. GXXIII : Quelle est la superficie plus
propre à recevoir les couleurs; éd. i65i, p. 4i.
■2'6!l KTLlDES SU II LÉONAUD DE VINCI
propre et fort disposé à les recevoir toutes indifféremment, et
les superficies blanches se transforment mieux et reçoivent
plus essentiellement les couleurs de leur objet qu'aucune autre
superficie de quelque couleur que ce soit. »
Un lecteur attentif ne pourra guère, croyons-nous, mécon-
naître cette vérité : Bon nombre des réflexions sur la peinture
et sur les couleurs qui se trouvent au De Sahtililate ont été
extraites des notes de Léonard de Vinci; mais en résumant sans
soin ni compétence les observations du grand peintre. Cardan
les a souvent transformées en aphorismes faux ou incompré-
hensibles, à tel point que pour les rectifier ou les interpréter
il est nécessaire de recourir au Traité de la peintare, qui en fut
la source.
III
Les emprunts faits par Cardan
AU TliArTATO DEL MOTO E MISUIiA DELL' ACQUA DE LÉONARD DE ViNCI.
Nous allons être conduits à une conclusion toute semblable
en étudiant ce que Cardan a écrit au sujet de la présence de
l'eau à la surface du globe terrestre et, particulièrement, au
sujet des eaux courantes.
Lisons, par exemple, ce passage' :
(( L'eau est ronde^ comme tu vois ans pos de terre et autres
vesseaus. Pour ceste cause les fleuves et lacs sont veus de
loing; car ou nous regardons d'en haut, et pource nous
voions les eaus ; on nous regardons de la plaine, d'où mesme-
ment nous voions les eaus, pource que l'eau est ronde. »
La remarque qui termine ce passage semblera bien obscure à
qui n'a pas lu Léonard de Vinci; elle s'éclairera, au contraire,
si l'on ouvre \e Del moto e inisura delV acqaa; on y trouvera'.
I. Hioronymi Gardani De SubtilUate Ubri XXI, liber \X.I. Ce passag^e ne se trouve
pas en la première édition (1550; il a été ajouté en la seconde édition; en la traduc-
tion de Richard le Blanc, il se trouve au verso de la page 388.
■2. Leonardo da Vinci, Del moto c misiira delV acqua, iibro primo, capitulo \1\
{liaccoUa d'aiilori italiani che traltano del moto delV aaïue. Edizione (piarla. Tomo \.
Bologna VIDCCCWVI, p. 281.)
LÉONARD Di: VINCI, CAllDAN ET BERNARD PALISSY 235
en effet, une réflexion assez étrange que nous avons repro-
duite, avec la figure qui l'illustre, en notre précédente étude'.
Léonard y montre comment une étendue plane semblerait
s'enfoncer au-dessous d'une nappe d'eau sphérique à laquelle
elle confinerait.
Le iva'iié Del moto e misura deW acqua ne renferme pas, tant
s'en faut, toutes les pensées que Léonard avait conçues au sujet
de l'eau et qu'il avait fixées en ses notes. De ces pensées. Cardan
a dû posséder un recueil plus complet que le traité publié eu
1826 par F. Cardinali ; il en connaît assurément qui n'ont
point été reproduites en ce recueil. Voyons, par exemple, de
quelle manière il explique^ l'origine des montagnes :
« Les montagnes peuvent être produites de trois manières
différentes. En premier lieu, la terre, secouée de mouvements
répétés, s'enfle et engendre les monts comme s'ils provenaient
de vessies sortant de son corps; ainsi s'est formé, près du lac
Averne, en Campanie, le mont Moderne. En second lieu, la
terre est accumulée par les vents, ce qui arrive fréquemment
en Afrique. En troisième lieu, — et c'est le procédé le plus
approprié et le plus fréquemment employé, — la terre est
démolie par les eaux courantes ou même par la mer; les
pierres demeurent en place, tandis que l'eau du fleuve descend
en la vallée; un mont pierreux s'élève ainsi au-dessus de la
vallée; c'est pourquoi la plupart des montagnes sont formées
de rochers. Le sommet de ces monts s'élève de plus en plus au-
dessus du sol; la pluie, en effet, ronge chaque jour davantage
la terre des champs; le sol meuble lui-même se tasse et s'af-
faisse peu à peu; les pierres, au contraire, ne s'affaissent point;
souvent elles croissent, comme nous le verrons. Les vallées,
cependant, sont rongées par les eaux courantes et les torrents;
aussi sont elles plus basses que les champs et les plaines.
» En mer, les récifs sont formés de la même manière; ils
proviennent d'îles dont la terre a été rongée par les flots. Mais,
1. Vide supra : V, Thémon le fils du Juif et Léonard de Vinci, IV, fig. i, p. 179.
2. Hieronymi Cardani De 5u6/i7/7a/<' libri XXI, liber II; odit. i55i, p. 2i5. Tra-
duction de Richard le Blanc, éd. i556, p. Sg, verso. La traduction de Richard le
Blanc est fort peu claire en ce passage; nous ne la suivrons pas.
y 36 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
à leur tour, si la terre qui les porte vient à s'élever et à s'en-
fler, ils se transforment en îles. Aussi la plupart des îles sont-
elles très montueuses ; lorsque la mer s'est desséchée, les
récifs sont devenus des montagnes. 11 n'est donc point éton-
nant de trouver, au sein des montagnes qui avoisinent la mer,
des épaves de navire, des huîtres et d'autres coquilles. IN'esl-ce
pas la preuve que ces montagnes ont été jadis des récifs au
milieu de la mer, ou qu'elles ont été submergées par une
grande inondation.^ »
Nous ne trouvons rien, dans le traité Del moto e inlsura
deir ocqua, qui ait pu inspirer ces considérations sur l'origine
des montagnes; en revanche, nous reconnaissons en ces consi-
dérations un résumé très net des vues sur la Géologie que
Léonard a consignées au cahier F de ses notes ^
Léonard, il est vrai, avait emprunté à Albert de Saxe ses
idées sur la formation des montagnes par voie d'érosion ; Car-
dan aurait donc pu, à son tour, les emprunter au même
auteur; d'autant que maint indice semble nous révéler la pré-
sence, aux mains du médecin milanais, des Questions compo-
sées sur le De Cœlo par ce grand scolastique. Mais si Cardan
a pu apprendre d'Albertutius comment les eaux courantes
avaient creusé les vallées et sculpté les montagnes, il n'a pu
apprendre de lui comment les fossiles témoignaient des soulè-
Acments qui avaient porté à ces hauteurs des terres jadis
immergées. En cette observation, force nous est de reconnaître
l'une des idées favorites de Léonard.
Le Vinci a minutieusement analysé le procédé par lequel les
coquilles des mollusques se sont fossilisées. C'est encore une
sorte de résumé des observations du grand peintre que nous
donne Cardan lorsqu'en sa description des diverses espèces de
pierres, il arrive à celles qu'il nomme Conchites ^ :
« On nomme Conchites une pierre semblable à une coquille,
1. Vide supra: I, Albert de Saxe et Léonard de Vinci, 111 et W.
2. Hieronymi Cardani De Sahtilitate libri AXl, liber VII. — La première ligne de ce
passage se trouve seule en l'édition de i55i ; tout ce qui concerne la fossilisation a été
introduit en la seconde édition, sur laquelle a été laite la traduction de Richard le
Blanc; en cette traduction (éd. i55G), le passage considéré se trouve au verso de la
page cji. Nous ne suivons pas ici cette traduction, moins claire que le texte latin.
LÉONARD t)E VlNCF, CARDAN ET BERINARD PALISSY '2'S-
couverte de stries courbes et ornée d'une armature brillante.
Une autre espèce de ConchUes a l'aspect du marbre; elle est
blanche, tendre, et Ton y trouve habituellement des tests de
coquillages. On ne la trouvait autrefois qu'au voisinage de la
ville de Mégare, au témoignage de Pausanias. C'est un sûr
indice que ce pays-là s'est trouvé^ à une certaine époque,
recouvert par la mer. En eil'et, lorsque les tests des coquillages
sont fort anciens, en beaucoup d'endroits, ils finissent par se
pétrifier au sein des rochers et sous la terre. Ils gardent leur
forme, mais leur substance est changée. La plupart sont recou-
verts d'armatures dorées ou argentées ; ces armatures sont for-
mées d'une matière qui contient beaucoup de sel; le sel brille,
en effet, et ces armatures sont constituées par quelque partie
de sel pur. Celles qui proviennent des coquilles sont faites
d'une certaine matière salée; celle-ci est rejetée à l'extérieur
du coquillage ; puis le grand froid qui règne au lieu où se
trouve le fossile la congèle sous forme d'armature; la partie
aqueuse de la substance qui forme cette armature la rend
brillante. Cette partie aqueuse ne disparaît pas, parce qu'elle
est intimement mélangée d'une matière terreuse très fine;
Parmi ces objets, les uns prouvent la sagacité de la nature, qui
poursuit une fin bien déterminée; les autres démontrent la
longue durée du monde. »
Certes, les idées géniales par lesquelles Léonard a créé la
Géologie et la Paléontologie sont reproduites par Cardan sous
une forme quelque peu confuse; elles restent cependant bien
reconnaissables, et bien capables encore d'éveiller l'attention
d'un esprit soucieux des questions naturelles; d'ailleurs, en
s'appropriant ces idées, Cardan leur rend un service signalé:
il les exhume de notes ovi, sans doute, elles fussent demeurées,
pendant des siècles, inconnues et inutiles ; il les publie; portées
par la vogue extraordinaire qui accueille Les livres de la Subll-
lité, elles se répandent en tous lieux, prêtes à susciter de
nouvelles recherches; et le plagiat de Cardan fera de Bernard
Palissy le continuateur du Vinci.
Les renvois qui accompagnent nos citations de Cardan ont
pu suggérer une remarque au lecteur : La première édition du
!i38 ÉTUDES SUK LÉONARD DE VlNCl
De Suhtllitate contient déjà divers emprunts au Traité de la
Peinture, aux observations de Léonard sur l'Hydraulique et la
Géologie; ces emprunts sont bien plus nombreux en la seconde
édition. La lecture des opinions de Cardan touchant la Méca-
nique donne lieu à une semblable remarque^ Cardan s'était
déjà inspiré maintes fois des cahiers du Vinci lorsqu'il avait
composé son ouvrage ; il y recourut de nouveau lorsqu'il
voulut en donner une seconde édition plus complète. Nous
allons voir que la publication de cette seconde édition ne mit
pas fin aux emprunts subis par les notes du grand peintre.
Nous avons dit, en notre précédente étude % à quel point
Léonard de Vinci s'était préoccupé de cette question : Comment
l'eau qui donne naissance aux fleuves, peut-elle sourdre au
sommet des montagnes P Ce problème est de ceux que ne man-
quaient guère de traiter, au xvi'' siècle, les philosophes qui
écrivaient sur les météores; il était donc naturel qu'il sollicitât
l'attention de Cardan.
Dès la première édition de ses livres Sur la Subtilité, Cardan
se propose d'examiner^ les diverses explications qui ont été
données de l'origine des fleuves. Ces explications, il commence
par les énumérer : « Le filosofe donc estime que les eaux sont
engendrées; Salomon pense qu'elles soient dérivées de la mer
par circuit; les autres estiment qu'elles soient assemblées des
pluies et neiges; les autres pensent qu'elles sourdent des fon-
taines qui sont sous terre, n Aucune de ces explications ne lui
paraît exempte de difficultés. « 11 est manifeste que toute eau
n'est engendrée aux montagnes ne de l'air; veu que Tanaïs
sourd au champ de Moscovie. » La neige et les pluies ne sau-
raient davantage suffire à rendre compte de la genèse des
rivières : « Pareillement, l'eau n'est des seules neiges, veu que
mesme elle coule des montagnes quand elles ne sont couvertes
de neiges^ ne mouillées de pluies; totalement donc il n'est
crédibile que tant grande quantité des eaus, et tant continue
1. p. Duhem, Les origines de la Statique, ch. XV, 8, t. TI, p. to4.
->.. Vide supra : V, Thémoii ie fds du Juif et Léonard de Vinci, IV et V.
3. Hicronymi Gardani De Subtilitate libri XXI, liber H; éd. i33i, p. 137 sqq.
Traductioade Richard le Blanc, éd. lô.^O, p. O'i, verso, sqq.
LEONARD DE VlNCI, CARDAN ET BERNARD PALlSSY 389
soit engendrée des neiges. » Mais s'il est une hypothèse qui
soulève de nombreuses et graves objections, c'est assurément
celle qui prétend dériver de la mer l'eau qui sourd au sommet
des montagnes : « Et ne peut monter de la mer jusques à tant
grande hauteur qu'est le coupeau des montagnes; et devant
qu'elle parvienne jusques aux montagnes, il n'y a moien
qu'elle ne s'épartc de tous costés ; et les fleuves ne seroient
jamais diminués; et mesmement la mer ne sufïiroit pas à tant
de fleuves, ains aucunefois elle seroit asséchée ; entendu que la
plus grande part des eaus s'évanouit par la chaleur du Soleil;
mesmement, ce mouvement dessous la terre la feroit trembler,
comme j'ai dit; et n'y a pas raison pour que l'eau doive procé-
der d'une montagne, non d'une autre; aussi difficilement il est
vraisemblable qu'elle soit rendue tant pure et exempte de
saline et d'amertune. »
Ces critiques, semble-t-il, devraient faire rejeter toutes les
solutions proposées; c'est du parti contraire que s'accommode
l'éclectisme de Cardan : a Que dirons donc:> Qu'elles sont de
toutes les causes prédites. »
Parmi ces causes, cependant, il en est une qui semble jouir
particulièrement de la faveur du célèbre astrologue, et cette
cause est celle qui attribue aux eaux pluviales l'origine des
rivières. Dès la première édition de son ouvrage, nous le
voyons admettre ^ c que l'eau donc puisse augmenter les
fleuves par la pluie o. Lorsqu'il compose la seconde édition de
son traité, il accroît le vingt et unième livre d'une longue
addition relative aux météores aqueux; au cours de cette addi-
tion, il s'exprime 2 au sujet de la formation des rivières dans
les termes mêmes que nous emploierions aujourd'hui : c( Et à
bonne fin il a esté fait que les pluies accompagneroient le
Soleil; car premièrement l'eau salée attirée de la mer en haut,
se convertit en eau douce, et après elle rend la pareille par tant
de fleuves qui se déchargent en la mer, desquels les eaus
1. Hieronymi Cardani De Subtilitate libri XXL éd. i55i, p. i3o. Traduction de
Richard le Blanc, éd. i556, p. (JG, recto.
2. Les livres de Hiérome Cardanns, intitulés De la Subtiliié. Traduction de Richard
le Blanc, éd. ibSfi, p. 390, recto.
2 4o ÉTUDES SUR LÉO^SARD DE VINCI
douces se convertissent en salées. Pour ceste cause si la distri-
bution doit estre égale, qu'elle puisse demeurer sempiterne, il
est nécessaire que l'eau des pluies soit fort abondante, laquelle
puisse estre égalée à la cheute de tous les fleuves qui tombent
dedens la mer. « Toutefois, Cardan ne semble pas s'être exclu-
sivement arrêté à cette théorie; presque aussitôt après le
passage que nous venons de citer, nous le voyons admettre
que les fleuves qui arrosent les îles proviennent, par dérivation
souterraine, des eaux de la mer : « Et quand ces isles sont
abondantes en eaus, c'est un argument et signe évident, que les
eaus n'y sont engendrées, ains coulées seulement et distilées par
la terre des isles. Car comme seroit il possible qu'Hibernie eut
i5 fleuves, s'ils n'avoient leur source de la mer, quand les eaux
sont purgées en passant et coulant par les terres?... Il faut que
ces eaus proviennent douces, pource que l'isle est le coupeau
de la montagne : et le mont environné de la mer rend les eaus
douces, qui esloient salées, en les coulant et distilant. » Mais
comment l'eau de la mer peut-elle monter plus haut que son
niveau primitif.^ Cardan, qui, toujours jusqu'ici, a réputé
impossible cette ascension, néglige maintenant de nous en
indiquer la cause.
Avant qu'il n'ait pu connaître la seconde édition des Livres
de la Sabtllitéy Jules César Scaliger publiait, de cet ouvrage,
une critique vive jusqu'à la violence et détaillée jusqu'à la
minutie I. En cette critique, Scaliger traitait à son tour de l'ori-
gine des fleuves; à l'encontre de ce que Cardan avait écrit en
la première édition du De SabtilUate, il soutenait que les
sources qui arrosent les flancs des montagnes proviennent de
la mer, et il prétendait expliquer comment l'eau de la mer
s'élève plus haut que sa surface libre 3.
Cardan a affirmé que l'eau ne pouvait, par un tuyau, mon-
ter plus haut que son niveau dans le réservoir qui la fournit;
cela est vrai si l'eau du réservoir n'est pas comprimée; mais il
I. Julii Cîcsaris Scaligeri Exotericarum exercitationiim liber XV : De SabtUitate ad
Cardanum ; Luleiiiv , apud \ascosanum, 1557.
a. J. G. Scaligeri De Siibtilitale ad Cardanum; Exercilatio \L\ I : De lluviorum
gencralione.
LÉONARD IJE VINCI, CARDAN ET BERNARD PALISSY 'ifxl
en est autremeat si elle est soumise à une pression. Que l'on
charge le piston d'une pompe avec une pierre, par exemple,
et leau montera dans le tuyau bien plus haut que dans le
corps de pompe. Il est clair, d'ailleurs, que le même effet
serait obtenu si l'on remplaçait la pierre par une masse d'eau
qui aurait même poids. Cette remarque nous explique tout
aussitôt comment les eaux de la mer peuvent atteindre le
sommet des montagnes ; les eaux marines inférieures sont
comprimées, comme en un corps de pompe, par celles qui les
surmontent; par l'effet de cette pression, ces eaux s'élèvent en
les fissures des roches comme elles s'élèveraient dans le tuyau
de la pompe.
Quiconque a des lois de l'Hydrostatique une notion quelque
peu sensée ne peut manquer d'accueillir en souriant cette
explication ; le niveau oi^i l'eau monte dans le tuyau d'une
pompe est précisément celui qu'atteindrait, dans le corps de
pompe, l'eau dont le poids équivaudrait à la charge du piston.
Ce principe était souvent invoqué dans les notes de Léonard
de Vinci où, vraisemblablement, Giovanni-Baptista Benedetti
allait l'apprendre'. En vertu de ce principe, la compression
des eaux marines inférieures par les eaux marines supérieures
ne peut soulever celles-là plus haut que la surface libre de
celles-ci. Mais Scaliger n'a cure de cette objection, car il
ignore les idées fécondes introduites en Hydrostatique par
le Vinci.
Ce n'est pas que Scaliger soit sans souci des lois de l'équi-
libre des liquides ; il se préoccupe au contraire d'y soumettre
sa théorie; mais l'Hydrostatique dont il se réclame n'est point
celle de Léonard, c'est celle d'Albert de Saxe.
Selon la doctrine d'Albert de Saxe, dont nous avons dit un
mot en notre première étude 2, un grave ne saurait être doué
de gravité actuelle s'il se trouve en son lieu naturel; à moins
qu'il ne soit hors de ce lieu, ses diverses parties ne sauraient
se gêner ni se comprimer les unes les autres; en particulier.
1. Vide supra: V, Thénion le Jîls du Juif et Léonard de Vinci, VIH.
3. Vide supra : I, Albert de Saxe et Léonard de Vinci, IT.
P» DUHEM. iO
242 ÉïLDES SUn LÉO.NAHD DE VINCI
lorsque l'eau se trouve naturellement située, les parties voisines
du fond ne sont nullement pressées par celles qui sont proches
delà surface; c'est l'enseignement formel ^ d'Albert de Saxe :
« Una non movetur contra aliam, ergo non impedit aliam;
assumptum patet de aqua, cujus partes superiores non compri-
munt nec deprimunt inferiores. »
Or, selon l'enseignement du même maître, la mer, limitée
par une surface sphérique dont le centre est celui du Monde,
se trouve actuellement en son lieu naturel ; les eaux marines
supérieures n'exercent donc aucune pression sur les eaux
inférieures; elles ne sauraient les pousser au sommet des
montagnes.
Visiblement, Jules César Scaliger souscrit à la première
partie de la doctrine d'Albert de Saxe; il lui faut donc contre-
dire à la seconde partie ; il lui faut soutenir que la mer n'est
pas actuellement en son lieu naturel; et c'est ce qu'il fait en
invoquant les singulières raisons que voici :
Pour que les quatre éléments fussent vraiment en leurs lieux
naturels, il faudrait qu'ils fussent limités par quatre surfaces
sphériques ayant pour centre le centre de l'Univers; que la
terre occupât la région la plus voisine du centre; que Teau
vînt ensuite, puis l'air, puis le feu.
Or cette disposition n'est point celle que la réalité nous pré-
sente. A la sphère que la terre devrait naturellement occuper,
des protubérances et des gibbosités ont été ajoutées, qui forment
les continents et les îles ; ces protubérances remplissent une
partie de la couche sphérique que l'eau devrait naturellement
occuper; la masse d'eau chassée par elles de son lieu naturel
élève le niveau de l'Océan ; l'Océan se trouve ainsi formé de deux
couches superposées; l'une, la couche profonde, est constituée
par de l'eau qui se trouve en son lieu naturel; l'autre, la
couche superficielle, représente l'eau que la terre ferme a
chassée de son lieu naturel; en vertu de la doctrine d'Albert de
Saxe, celle-ci, de tout son poids, presse celle-là.
Telle est l'étrange doctrine par laquelle Scaliger prétend,
I. Albcrli de Saxouia Qiisesliones in VIII libros Physicorum ; in librum IV.
LÉONARD DE VINCI, GAllDAN ET lîERNAKD PALISSY 2^3
contre Cardan, que les sources des montagnes proviennent
des eaux marines.
Les attaques de Jules César Scaliger ne laissèrent point
insensible le médecin de Milan; il riposta vivement en une
Actio prima in calamniatorem qu'il joignit, en i56o, à la
troisième édition latine du De Siihiilitate^.
La théorie de l'origine des fleuves est un des points sur
lesquels Cardan insiste le plus 3 en ^on Action contre le calom-
niateur; il parle comme s'il se bornait à développer plus lon-
guement une doctrine déjà indiquée au De Subtilitate; en
réalité, il expose une hypothèse dont, jusqu'alors, il n'avait
soufïlé mot.
« L'eau de la mer pénètre la terre de toutes parts, comme elle
imbiberait une éponge; parfois, elle la pénètre par de larges
conduits ; elle alimente alors les puits d'eau salée ; . . .dans ce cas,
elle ne monte jamais d'elle-même; aussi, toute fontaine salée...
se trouve en un lieu plus bas que la mer. Toute eau qui s'élève
au-dessus de ce niveau a nécessairement éprouvé l'action de la
chaleur; partant, elle est devenue douce. L'eau est donc tirée
vers la surface du sol par la chaleur du Soleil et de la pluie; le
froid qui règne au sommet des montagnes condense les va-
peurs, qui forment des ruisseaux; ceux-ci, coulant en foule
vers les bas lieux, engendrent les fleuves. Cette ascension d'eau
est perpétuelle, car les vapeurs sont soulevées non seulement
par la chaleur des astres, mais encore par la chaleur qui règne
dans les profondeurs du sol, de même qu'au sein d'un vase à
distiller. Ainsi donc la matière de cette perpétuelle circulation
ne fait jamais défaut, car la mer y pourvoit; la cause qui la
détermine est aussi toujours présente ; c'est, en effet, d'une
part, la chaleur céleste et la chaleur des entrailles de la terre,
d'autre part, le froid des pierres et de l'air au sommet des
1. Hieronymi Gardaui Mediolaaensis medici De Subtilitate libri XXI. Ab authore
plusquam mille locis illustrati, nonnullis etiam cum additionibus. Addita insuper
Apologia adversus calumniatorem, qua vis horum librorum aperitur. Basileae. In
fine : Basileae, en ofïicina Petrina, Anno MDLX, menseMartio. — Ilieronymi Cardani
Mediolanensis medici In calumniatorem librorum De Subtilitate actio prima ad Fran-
ciscimi Abundium, S. Abundii Gommendalai'ium perpetuum. Éd. in 8", pp. ".^^^rnir^
i'i26. (11 a paru en même temps, et chez le même imprimeur, une édition in-^lio.7 ^'^«.
3. Cardan, lac. cit., pp. iSit-iSîfi.
2/i4 ÉTUDES SUK LÉOjNAKD DE VINCI
monts. Dès lors, le jaillissement des sources est continuel...
Vois maintenant comment tous les faits et comment tous nos
dires s'accordent avec les vrais principes; dans notre théorie,
on ne trouve rien de faux, rien de contradictoire, rien
d'absurde. »
Cardan peut maintenant affirmer fièrement qu'il a exposé
une doctrine entièrement nouvelle : « Nunc usque inauditam
doctrinam declaravimus. » Nous n'aurons garde de le croire.
Cette doctrine, en effet, nous la connaissons déjà; nous l'avons
lue dans les notes de Léonard de Vinci '.
C'est bien certainement dans ces notes que Cardan l'a lue,
et non point dans les écrits de quelque prédécesseur du Vinci;
sans doute, Albert le Grand avait déjà supposé que l'eau,
échauffée dans les entrailles de la terre, montait sous forme
de vapeurs au sommet des monts, oii le froid la condense de
nouveau; sans doute, le fils du Juif, Thémon, avait déjà com-
paré cette ascension à la distillation de l'eau dans l'alambic;
mais Albert et Thémon admettaient tous deux la théorie d'Aris-
tote; ils pensaient que l'eau dont les sources s'alimentent est
engendrée au sein de la terre, et c'est au secours de cette
hypothèse qu'ils avaient fait appel à la chaleur du sol et à la
distillation qu'elle produit. Léonard, le premier, a repris ces
mêmes considérations pour les faire servir à la doctrine de
Pline l'Ancien et expliquer comment l'eau des mers peut
sourdre au sommet des montagnes. C'est de lui, non d'Albert
le Grand ni de Thémon, que Cardan s'est inspiré.
Lors donc que Cardan a rédigé ses Vingt et un livres sur la
Subtilité, il a fait de larges emprunts au trésor de pensées
accumulé par Léonard de Vinci; il a continué d'y puiser, soit
lorsqu'il s'est proposé de rendre son ouvrage plus complet,
soit lorsqu'il a voulu le défendre contre les attaques de Jules
César Scaliger. Réflexions sur la peinture et sur les couleurs,
remarques sur la figure des eaux, considérations sur l'érosion
et sur les soulèvements du sol, explication de la formation des
I. Vide s\lpra : \, Thémon le fih du .lui f cl Léonard de \inci. \,
LÉONA.KD DE VINCI, CAIU)A.\ LT BEUNAUD PALISSY 21^5
fossiles, théorie sur l'origine des fleuves, tout cela porte, au De
SublUUate, la marque indéniable du Vinci; Cardan, sans doute,
y a mis du sien; mais, bien souvent, il n'y a ajouté que les
incohérences et les obscurités de son génie étrange et fumeux;
à tel point que pour comprendre pleinement la pensée du
célèbre astrologue, il nous faut parfois recourir à la note du
grand peintre qu'il a défigurée en la voulant reproduire.
On ne s'étonnera plus maintenant de nous entendre affirmer,
comme nous l'avons fait ailleurs, que Cardan doit à Léonard
presque tout ce qu'il a écrit, au De Subtilitate, touchant la Sta-
tique et la Dynamique. Si l'on voulait prétendre que l'analogie
entre la Mécanique de Cardan et la Mécanique de Léonard
résulte d'une coïncidence toute fortuite, il faudrait en dire
autant des rapprochements, si nombreux et si variés, que nous
avons signalés entre le De Sabtilitate et les notes du Vinci. Ce
serait vraiment faire la part trop belle au hasard; avec Pascal,
nous aurions le droit de nous écrier : « Les dés sont pipés. »
IV
La formation des fossu.es selon Bernard Palissy.
Les pensées que Cardan avait empruntées à Léonard de
Vinci ne sont pas demeurées inaperçues ou méconnues, dans
les écrits du médecin milanais ; la vogue extraordinaire des
Livres de la Subtilité les a signalées à l'attention d'une foule de
savants ; ceux-ci les ont reprises et, par leurs méditations, leur
ont fait produire les découvertes dont elles étaient grosses.
C'est surtout en France que se peut remarquer cette influence
du livre de Cardan, influence que la traduction faite par
Richard le Blanc a puissamment secondée; et, par là, il se
trouve que Léonard de Vinci a grandement contribué à l'éveil
de la Science française.
L'histoire de la Mécanique nous fournirait bien des argu-
ments à l'appui de cette assertion; nous n'en citerons qu'un.
Depuis François Arago, on sait quelle place de choix il con-
240 ÉTUDES SUU LÉONARD DE YliNCI
vient d'attribuer, parmi les inventeurs de la machine à vapeur,
à l'ingénieur français Salomon de Caux ou de Caus. Salomon
de Caus fonde toute sa Mécanique industrielle • sur cette
grande vérité : En aucune machine, le travail résistant ne
peut excéder le travail moteur. Mais si Salomon de Caus a créé
le mot travail, il n'a créé ni l'idée que ce mot représente, ni le
principe fécond dont cette idée est un terme ; il les a emprun-
tés au seul mécanicien moderne dont il cite le nom, à Cardan;
et Cardan les tenait de Léonard. Lors donc que nous remon-
tons jusqu'à l'origine des théories qui régissent la Mécanique
industrielle, nous les voyons naître de ce que Cardan a pris
au Vinci.
Il en est de même de la Paléontologie.
Nul, en France, ne paraît avoir affirmé l'origine organique
des fossiles avant ce potier de génie qui a nom Bernard
Palissy.
C'est dans sa Recepte véritable, imprimée en i563% que
Palissy reconnaît, en examinant les coquilles pétrifiées dont
abonde la Saintonge, que ces pierres curieuses sont les restes
d'animaux qui ont vécu en ces lieux. Laissons-le nous conter^
sa découverte :
(( Sur toutes choses qui m'ont fait croire et entendre que la
terre produisoit ordinairement des pierres, c'a esté parce que
j'ay trouvé plusieurs fois des pierres, qu'en quelque part qu'on
les eust pu rompre, il se trouvoit des coquilles, lesquelles
coquilles estoyent de pierre plus dure que non pas le résidu,
1. Les raisons des forces mouvantes avec diverses machines tant utilles que plaisantes
ans quelles sont adioint s plusieurs desseings de grotes et fontaines, par Salomon de Caus,
Ingénieur et architecte de son Altesse Pal.'>tine Électorale. A Francfort, en la bou-
tique do Jean Norton, iGi5. — Cf. P. Duhem, Les origines de la Statique, t. I, p. 290,
Paris, 1905.
2. Recepte véritable par laquelle tous les hommes de France pourront apprendre à mul-
tiplier et augmenter leurs thrésors — Jtem ceux qui n'ont jamais eu cognoissance des lettres
pourront apprendre une philosophie nécessaire à tous les habitans de la terre... Composé
par Maître Bernard Palissy, ouvrier de terre, et inventeur des rustiques fîgulincs du
Roy et de Monseigneur le Duc de Monlmorancy, pair et connestable de France,
demeurant en la ville de Xainctes, A la Rochelle, De l'imprimerie de Barthélémy Berton,
MDLXllI. — Cet écrit est reproduit dans les diverses éditions des œuvres de Bernard
Palissy dont la plus récente a le titre sui\ant : Les œuvres de Maistre Bernard Palissy.
Nouvelle édition, nnue sur les textes originaux par B. Fillon, avec une notice histo-
rique, bibliographif[ue et iconolog-ique par Louis Audiat. Niort, 1888. Nos renvois se
rapportent à cette édition.
3. Les œuvres de Maistre Bernard Palissy, éd. 1888, t. I, pp. ^7 sqq.
LÉONAKD DE VINCI, CAKDAN ET BERNARD PALISSY 'J^'
qui a esté la cause que je me suis tourmenté et débatu en mon
esprit, l'espace de plusieurs jours, pour admirer et contempler
qui pouvoit estre le moyen et cause de cela...
)) Et dès lors je commençay à baisser la teste le long de mon
chemin, à fin de ne voir rien qui m'empeschast d'imaginer
qui pourroit estre la cause de cela, et, estant en ce travail
d'esprit, je pensay dès lors, chose que je crois encore à présent
et m'asseure qu'il est véritable, que près dudit fossé il y a eu
d'autres fois quelque habitation, et ceux qui pour lors y habi-
toient, après qu'ils avoient mangé le poisson qui estoit dedens
la coquille, ils jettoyent les dites coquilles dedens cette vallée,
où esloit ledit fossé, et, par succession de temps, lesdites
coquilles s'estoyent dissoutes en la terre, et aussi la terre de ce
bourbier s'estoit modifiée, et les saletez pourries et réduites en
terre fine, comme terre argileuse, et ainsi lesdites coquilles se
venoyent à dissoudre et liquéfier, et la vertu et substance du
sel desdites coquilles faisoyent attraction de la terre prochaine
et la réduisoyent en pierre avec soy; toutesfois, parce que
lesdites coquilles tenoyent plus de sel en soy qu'elles n'en
donnoyent à la terre, elles se congeloyent d'une congélation
beaucoup plus dure que non pas la terre, mais l'une et l'autre
se réduisoyent en pierre, sans que lesdites coquilles perdis-
sent leur forme. »
Oh! comme il convient d'accueillir avec méfiance le récit de
l'inventeur lorsqu'il nous conte la genèse de ses découvertes !
Avec complaisance, il nous fait descendre en la profondeur de
ses propres méditations; mais, trop souvent, il oublie de nous
dire quelle lecture a fait jaillir l'étincelle qui a illuminé ces
ténèbres.
Dans les dialogues par lesquels il nous expose ses opinions,
Bernard Palissy prend volontiers le visage de « la Practique »
qui tire toutes ses connaissances de l'observation ; il persifle
« la Théorique», gonflée d'une science ridicule que lui ont
donnée de gros livres, écrits en latin. Il nous peint les
tourments et débats de son esprit cherchant à deviner l'origine
des fossiles ; il omet de nous dire que ces tourments et débats
prirent fin après qu'il eut ouvert Les livres de Hiérome Car-
248
ETUDES SLR LEONARD DE VllNCl
danus, traduits par Richard le Blanc, et qu'il y eût lu le
passage suivant ^ :
« Conchites est dit à la semblance d'une coquille, de rides
courbées, décoré d'armature jaune. 11 est un autre genre de
conchites, qui est espèce de marbre blanc, mol, auquel cous-
tumièrement sont trouvées les écailles des coquilles : au lems
passé on n'en trouvoit aucune part, sinon en la ville Megara,
comme Pausanias témoigne. Et ceci est un certain indice, que
la mer avoit auparavant couvert la région où est située
Megara. Car les écailles des coquilles, quand elles sont de
long tems, elles deviennent pierres en plusieurs liens entre
les rochers, et sous la terre, la forme retenue, la substance
muée. Pourquoi c'est qu'aucune de ces pierres sont munies
d'armatures dorées ou argentées, la matière qui n'est sans
saline en est cause : car le sel resplendit : et elles sont faites
de quelque pure portion du sel. Celles qui sont faites des
coquilles sont composées de quelque portion salée : et cette
portion jelée extérieurement au grand froid du lieu, elle fait
une armature, pource que la partie aqueuse reluit. Et pourtant
que la matière aqueuse est meslée à la terre subtile; elle n'est
consumée. Aucunes de ces choses sont de nature provide, et
regardante à certaine fin : aucunes sont argument de monde
perpétuel. »
Que ce passage de Cardan ait suggéré à Bernard Palissy
sa théorie de la fossilisation, la chose est tout d'abord évi
dente; ces deux auteurs attribuent l'un et l'autre l'armature
solide et brillante des coquilles pétrifiées a la substance saline
que ces coquilles renfermaient et qu'elles ont rejetée au dehors ;
un tel accord en une supposition si étrange ne saurait être
l'effet du hasard. Bernard Palissy, il est vrai, a modifié en un
point, et d'une manière fâcheuse, la doctrine de Cardan ;
celui-ci voyait dans les fossiles les témoins de l'antique pré-
sence de la mer aux lieux maintenant émergés; celui-là les
regarde comme des débris de la cuisine humaine; en quoi il
se montre singulièrement naïf et mal inspiré.
I. Les livres de Hiérome Cardanus... traduits par Ricliard le Blanc, éd. i55G;
p. i5i, verso.
LÉONARD DE VIJNGI, CARDAN ET BERNARD PALISSY '2l\()
D'ailleurs, en parcourant soit la Recepte véritable de Bernard
Palissy, soit ses Discours admirables ^ ^ nous aurions occasion
de noter maint passage où l'Inventeur des rustiques figulines
s'est inspiré du livre de Cardan; non pas, cependant, que
Cardan y soit nommé; au xvi" siècle, on ne cite guère un
auteur moderne dont on emprunte les opinions; on ne le cite
que pour le réfuter.
Fort heureusement, Bernard Palissy a éprouvé le besoin de
contredire Cardan; pour le contredire, il l'a cité; et, en le
citant, il nous a révélé la source, produite par « la Théorique »,
où si souvent avait puisé sa soi-disant « Practique ». C'est au
huitième de ses Discours admirables, à celui de ces discours qui
traite Des pierres, que nous empruntons ce dialogue ^ :
« Practique.
» Or j'ay vu autrefois un livre que Cardan avoit fait impri-
mer des Subtilitez, où il traité de la cause pourquoy il se
trouve grand nombre de coquilles pétrifiées jusqu'au sommet
des montagnes et mesme dans les rochers. Je fus fort aise de
voir une faute si lourde pour avoir occasion de contredire un
homme tant estimé; d'autre costé j'étois fasché de ce que les
livres des autres philosophes n'estoyent traduits en françois,
comme cestuy là, pour voir si d'aventure j'eusse pu contre-
dire, comme je contredis à Cardan sur le fait des coquilles
lapifiées.
)) Théorique.
» Et comment? Voudrois-tu contredire à un tel sçavant per
1 . Discours admirables de la nature des eaux et fontaines tant naturelles qu'artificielles,
des métaux, des sels et salines, des pierres, des terres, du feu et des émaux, avec plusieurs
autres excellens secrets des choses naturelles, plus un traité de la marne fort utile et néces-
saire pour ceux qui se niellent de l'agriculture, le tout dressé par dialogues es quels sont
introduits la Théorique et la Practique, par M. Bernard Palissy, Inventeur des rustiques
figulines du Roy et de la Royne sa mère. A très haut et puissant sieur le Sire
Anthoine de Ponts, Chevalier des Ordres du Roy, Capitaine des Cents Gentils-
hommes et Conseiller très fidèle de Sa Majesté. A Paris, chez Martin le Jeune, à l'en-
seigne du Serpent, devant le Collège de Cambray, i58o. — Les œuvres de Maistre
Bernard Palissy, éd. Fillon et Audiat, t. II.
2. Les œuvres de Maistre Bernard Palissy, éd. Fillon et Audiat, t. II, pp. i6o sqq.
25o ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
sonnage, toy qui n'es rien? Nous sçavons que Cardan est
un médecin fameux, lequel a régenté à Tolette, et qui a com-
posé plusieurs livres en langue latine. Et toy, qui n'as que
la langue de ta mère, en quoy est-ce que tu le voudrois
contredire?
)) Practique.
» En ce qu'il a dit que les coquilles pétrifiées, qui
estoyent esparses par l'univers, estoyent venues de la mer
es jours du Déluge, lorsque les eaux surmontèrent les plus
hautes montaignes, et, comme les eaux couvroyent toute
la terre, les poissons de la mer se dilatoyent par tout
l'univers, et que la mer estant retirée en ses limites, elle
laissa les poissons, et les poissons portans coquille se
sont réduits en pierre sans changer de forme. Voilà la
sentence et l'opinion de M. Cardan.
» Théorique.
» Pour certain, voilà une fort belle raison, et je ne sçaurois
croire que la vérité ne soit telle.
» Practique.
» Si est ce que tu n'as garde de me faire croire une telle
bavasse...
» Si Cardan eust regardé le livre de la Genèse, il eust parlé
autrement, car là Moyse rend tesmoignage qu'es jours du
Déluge les abymes et ventailles du ciel furent ouvertes et
pleut l'espace de quarante jours, lesquelles pluyes et abymes
amenèrent les eaux sus la terre, et non pas le desbordement de
la mer.
» Théorique.
» Mais d'où voudrois tu donc dire la cause de ces coquilles
dedans les pierres, si ce n'est par le moyen que Cardanus a
escrit?
LÉONARD DE VllNCl, CARDAN Eï BERNARD PALISSY aSl
» Practique.
» Si tu avois bien considéré le grand nombre de coquilles
pétrifiées qui se trouvent en la terre, tu connoistrois que la
terre ne produit guères moins de poissons portans coquille
que la mer, comprenant en icelle les rivières, fontaines et
ruisseaux. L'on voit aux estangs et ruisseaux plusieurs espè-
ces de moules, et autres poissons portant coquilles, que,
quand les dites coquilles sont gettées à terre, si en icelle
il y a quelque semence salcitive, elles se viendront à
pétrifier...
» Par quoy je maintiens que les poissons armez, et lesquels
sont pétrifiez en plusieurs carrières, ont esté engendrez sur
le lieu mesme, pendant que les rochers n'estoyent que de l'eau
et de la vase, lesquels depuis ont esté pétrifiez avec lesdits
poissons...
» Théorique.
» Par ce propos tu n'as rien fait contre l'opinion de Cardan,
car tu n'as pas dit la cause de la pétrification des coquilles.
» Practique.
» Aucunes ont esté jetées en la terre, après avoir mangé le
poisson et, estant en terre, par leur vertu salsitive ont fait
attraction d'un sel génératif, qui, estant joinct avec eeluy de
la coquille en quelque lieu aqueux ou humide, l'affinité des
dites matières estant jointes à ce corps mixte ont endurcy et
pétrifié la masse principale. Voilà la raison, et ne faut pas
que tu en cherches d'autres. »
Assurément, Bernard Palissy aimait la controverse; il n'a
dissimulé ni le plaisir qu'il ressentait à contredire Cardan, n^
le regret qu'il éprouvait de ne pouvoir contester avec les
philosophes qui ont écrit en latin. Ce désir immodéré de
combattre la pensée d'autrui et d'en triompher l'a conduit
à imaginer de toutes pièces une théorie qui fût aisée à réfuter
20-2 ETUDES SUR LEONAUI) DE VINCI
et à la prêter très gratuitement au médecin milanais, qui n'en
avait soufflé mot.
Il est bien vrai que Cardan n'a point, comme Bernard
Palissy, pris les fossiles pour les reliefs d'antiques repas.
Selon lui, les coquilles pétrifiées témoignent que les terres
011 on les recueille, émergées aujourd'hui, se sont trouvées
jadis sous les flots; mais il n'a point dit, il n'a même point
insinué que ces flots fussent ceux du déluge biblique; il ne le
pensait sans doute point, et, vraisemblablement, à l'imitation
d'Aristote et de Léonard, il admettait qu'au cours des temps,
les océans et les continents avaient lentement changé de
place.
D'ailleurs, du déluge que la Genèse nous a conté, il est
fort peu question aux Livres de la Subtilité; à peine y est-il
fait une vague et douteuse allusion. Discourant des grandeurs
relatives de la terre et de l'eau, Cardan expose ces remarques ^ :
« De ce donc il est manifeste comment sont faites les inon-
dations que coustumièrement on appelle déluges. Car entendu
que l'eau est petite de nature, et mise au dessus de la terre,
si elle s'enfle quelque peu, elle couvre les liens bas, et en bref
tems elle est retirée, car elle est petite, quoi qu'elle fût creue.
Mais si elle estoit tant grande qu'elle estoit estimée, elle
requerroit une grande augmentation pour faire les déluges.
Pourtant jamais les déluges ne fussent venus : et si quelquefois
ils fussent venus, difficilement eussent-ils pu être révoqués
et retirés, que le genre humain n'eust esté totalement esteint
et aboli; et la terre eust esté cachée sous l'eau par plusieurs
ans, non seulement par plusieurs mois. Mais, comme récite
Plato, ces déluges n'ont esté seulement une fois, ains plusieurs
fois : et derechef en peu de mois sont cessés. »
Rien donc, en ce qu'a écrit Cardan, n'attribue l'origine des
fossiles au déluge dont la Bible nous a gardé le souvenir;
seul, Bernard Palissy a imaginé cette hypothèse pour se
donner le plaisir de la combattre. Que l'on n'aille pas, d'ail-
leurs, s'étonner extrêmement de ce procédé de polémique.
I. dardai», Les livres de la Subtilité, traduits par Richard le Rlanc. éd. loôf), p. 03,
verso.
LÉONARD DE VINCI, CARDAN ET BERNARD PALISSY 206
Au XM° siècle, « ceux de la Religion » se plaisaient à invoquer
la Bible en des discussions dont la science profane avait seule
connu jusque-là; c'est ainsi que Luther et Mélanchthon furent
les premiers adversaires que le système de Copernic rencontra
sur le terrain théologique; les premiers, ils prétendirent
résoudre au nom de la Révélation les problèmes de Méca-
nique céleste que saint Thomas d'Aquin, Albert le Grand,
Albert de Saxe, Pierre d'Ailly, Prosdocimo de' Beldomandi,
Nicolas de Gus, Gœlio Galcagnini, Gopernic avaient traités
par la raison naturelle. G'est sans doute cette coutume qui
entraîna Bernard Palissy en sa polémique contre Gardan.
Peut-être aussi comptait-il sur cette polémique pour faire
oublier ce qu'il devait aux Livres de la Subtililé; en effet, les
quelques idées justes qu'il émettait au sujet de la formation
des fossiles, il les avait empruntées à Cardan qui, lui-même,
les avait tirées des notes de Léonard. Ainsi, par cette suite de
larcins, les vérités que a la Practique » avait enseignées au
Vinci touchant les coquilles pétrifiées allaient se répandant
parmi les savants, singulièrement amaigries et défigurées,
mais fécondes encore et capables de donner naissance à la
Paléontologie.
Gomme Yillalpand, comme Bernardino Baldi, comme tant
d'autres de ses contemporains. Cardan fut un plagiaire; mais
en plagiant les idées de Léonard de Vinci, il les sauva de
l'oubli; grâce à la grande vogue de son livre étrange, il les
sema partout, et son manque de scrupules leur fit produire
les découvertes dont elles portaient le germe. Celui qui mène
les pensées humaines fait servir au progrès de la Science les
plus tristes faiblesses des savants.
VII
LA SCIENTIA DE PONDERIBUS
ET
LÉONARD DE VINCI
LA SCIENTIA DE PONDERIBUS
ET
LÉONARD DE VINCI
I
Où SE TROUVENT LES PREMIÈRES PENSÉES DE LÉONARD
SUR LA RÉSISTANCE DES MATÉRIAUX.
Léonard de Vinci n'était pas seulement peintre, sculpteur et
musicien ; il était aussi architecte et ingénieur. En la lettre
qu'il écrivit à Ludovic le More pour lui offrir ses services,
après avoir énuméré divers projets de génie militaire, il ajou-
tait ces motsï : « En temps de paix, je crois pouvoir donner
satisfaction complète, à l'égal de n'importe qui, en matière
d'architecture, dans la composition des édifices tant publics
que privés, et pour conduire les eaux d'un endroit à un
autre. »
Aucun édifice important ne témoigne du talent que Léonard
s'attribuait ; mais les notes manuscrites qu'il a laissées abondent
en projets de palais, d'églises, de mausolées, et la beauté de
certains de ces projets nous assure que l'occasion seule a
manqué au Vinci d'ajouter un fleuron à sa couronne artistique.
Hanté par des visions d'édifices ; préoccupé sans cesse des
lois selon lesquelles les forces s'équilibrent; soucieux, plus
qu'aucun artiste ne l'a jamais été, des lumières que les diverses
sciences projettent sur les arts, Léonard devait nécessairement
î. Eug. \tûntz, Léonard de Vinci, p. i4ii
p. DUHEM. ty
258 ÉTUDES SLR LÉONAUD DE VlNCI
rechercher quels secours l'Architecture peut tirer de la Sta-
tique; il devait, de tous ses efforts, tendre à la constitution
d'une théorie de la résistance des matériaux.
De ces efforts, nous trouvons mainte trace parmi ces notes
qui nous permettent de suivre pas à pas quelques-unes des
méditations du grand peintre. En particulier, le manuscrit
que Venturi a marqué de la lettre A, et qui est conservé à la
Bibliothèque de l'Institut, renferme un grand nombre de
réflexions sur la flexion des poutres, sur la poussée des arcs en
plein ceintre et en ogive, sur les moyens propres à en éviter la
rupture. De ces réflexions, nous avons touché quelques mots',
tout en signalant les emprunts que Bernardino Baldi paraît
avoir contractés à leur égard.
Toutefois, Texamen des nombreuses remarques sur la rési-
stance des matériaux que nous présente le cahier A pose bien
des questions intéressantes dont il ne nous donne pas la solu-
tion. De quel principe les diverses propositions formulées par
Léonard ont-elles été tirées? Ce principe se relie-t-il aux lois
de Statique alors connues, et par quel lien? Comment Léonard
a-t-il été amené à le concevoir.'^ Autant de problèmes à la solu-
tion desquels les fragments exposés sous nos yeux incitent notre
curiosité, sans lui fournir les moyens propres à les résoudre.
Visiblement, au moment où Léonard couvrait les feuillets
du cahier A de son écriture renversée et de ses croquis, sa
théorie de la résistance des matériaux avait déjà reçu, en son
esprit, une forme aux contours arrêtés. Pour en trouver la
première ébauche, pour saisir le germe à partir duquel elle
s'est développée, il nous faut assurément étudier quelque
manuscrit plus ancien.
Il nous a semblé que l'on surprenait, en son principe même,
la doctrine que Léonard de Vinci développera plus tard au
sujet de la flexion des poutres et de la solidité des arcs, lorsque
l'on feuilletait le manuscrit conservé dans la bibliothèque du
prince Trivulzio^.
I. Vide supra : Jll, Léonard de Vinci et Bernardino Baldi, IIIj p. loG.
2. /i Cod/ce di Leonardo da Vinci nella biblioteca dcl Principe Trivuhio in Milano,
Irascritlo edannotato da Lucaliellranii ; riprodutto in g'i lavolc clioiiralirlio da An^iclc
.lolla Croco. Milano, MDCCCXCI ; lUrito llocpli. (dKorc.
LA SCIEÎSTIA DE PONDERIBUS ET LEONARD DE VINCI 2^^
La lecture des notes, très brèves pour la plupart, qui compo-
sent ce manuscrit, nous montre, en outre, à quelle source
Léonard avait puisé les idées qu'il se proposait de dévelop-
per; cette source, nous la trouvons en un écrit composé,
au xni'' siècle au plus tard, par un géomètre dont le nom
nous est inconnu.
Que Léonard ait emprunté à cet auteur le principe de sa
théorie de la résistance des matériaux, cela n'est point pour
nous étonner. Déjà, les analogies entre la Statique du grand
peintre et la Statique de ce mécanicien inconnu nous ont
paru assez nombreuses et assez saisissantes pour que nous
ayons proposé ^ de nommer celui-ci le Précurseur de Léonard
de Vinci; mais nulle part le contact entre Léonard et son
Précurseur n'apparaît plus intime, plus aisément reconnaissa-
ble, qu'en ces courtes réflexions sur la Mécanique consignées
au Codice Trivulzio.
II
Les AucroHEs de Ponderibus et le Précurseur de Léonard.
Le Précurseur de Léonard de Vinci est l'auteur d'un traité
De ponderibus.
Au Moyen- Age, la Mécanique sollicite les efforts de deux
catégories de penseurs, et les méthodes par lesquelles elle est
traitée ne sont pas les mêmes, en général, pour Tune et pour
l'autre de ces deux catégories.
D'une part, en eiîet, nous voyons les Maîtres des Univer-
sités, lorsqu'ils commentent la Physica ausculiatio ou le De
Cœlo et Mundo, développer, au sujet de Léquilibre et du mou-
vement des poids, des doctrines qu'ils rattachent à la philoso-
phie péripatéticienne. D'autre part, avant que les universités
fussent créées, ou bien après leur création, mais hors de leur
discipline, des géomètres développent une Science des poids
qui n'emprunte presque rien à la Physique de l'Ecole.
I. P. Duheni, Les orujines de la Statique, l. 1, p. io4; Pai'iï>, Hjêô.
aOo ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
Cette science indépendante, au domaine peu étendu, mais
nettement délimité, ne demeurait point inconnue, d'ailleurs,
de ceux qui avaient étudié la Physique scolastique. En 1267,
Roger Bacon, pour manifester l'utilité de la Géométrie,
déclare ^ « qu'elle permet de comprendre la Scientia de ponde-
ribus ; c'est une science fort belle, mais trop difficile pour ceux
qui n'ont pas expérimenté les causes des mouvements des
corps pesants ou légers ». Cent ans plus tard, en l'une des
Quatorze questions par lesquelles il commente le Traité de la
Sphère de Jean de Sacro-Bosco (John of Holywood), Pierre
d'Ailly, ébauchant une classification des sciences, marque ^ la
place que doit occuper, selon lui, le Tractatus de ponderibus.
Les philosophes de l'École, d'ailleurs, ne se contentaient pas
de connaître la Science des poids; entre cette science et les
doctrines qu'ils professaient, ils faisaient parfois des rappro-
chements; tantôt ils invoquaient à l'appui de leurs doctrines
des propositions empruntées aux traités De ponderibus ; tantôt
ils interprétaient selon les principes de leur Physique les
axiomes qu'invoquaient ces traités. C'est ainsi qu'au xiv^ siècle
Albert de Saxe^^ et son disciple Marsile d'Inghen^' mentionnent
les écrits relatifs à la Science des poids. Parfois même, les
maîtres de la Faculté des Arts ne dédaignaient point de
s'adonner à cette science; Biagio Pelacani, dit Biaise de Parme,
qui enseigna avec éclat, à la fin du xiv'' siècle, aux Universités
de Paris, de Padoue et de Parme, nous a laissé un traité De
ponderibus^.
Les maîtres péripatéticiens et les géomètres qui s'adonnaient
à la Scientia de ponderibus ont, les uns et les autres, contribué
grandement au progrès de la Statique. A ceux-ci on doit
I. Fralris Rogeri Bacon, ordinis Miuormn, Opus majus ad Clemcnlrm Quartum,
Pontijicein Roinanum. Ex M. S. Codice Dubliiiieiisi, cuin aliis quibusdum collalo, mine
primam cdidit S. Jcbb, M. D., Londini, lypis Guliclmi Bowycr, MDCGXXXIII.
Pars IV, dist. IV, cap. XV, p. io5.
3. Pelri Cardinalis de Aliaco, Episcopi Gameracensis, XIV Quasstioncs in Sphœram
Johannis de Sacro-Bosco ; Quiestio I. (Gel écrit a ou de très iiombreuses éditions.)
3. Qaœstiones subtilissiniœ Alberli de Saxonia in libros de Cœlo et Manda; Libri
III, qua^st. II et III ; Venetiis, 1/192.
f\. Qiiœstiones subtilissirnœ Johannis Marcilii Inguen super oclo libros Pfiysiconnn,
secunduni nominalium viani; circa libriini IV quiest. VIII et XI; Lugdnni, i5i8.
.'). P. Duliem, f.es origines de la Statique, t. T, p. l'iy; igoB.
LA SGIENTIA DE PONDERIBUS ET LEONARD DE VINCI 2G1
attribuer ce principe, dont Descartes fera reconnaître l'uni-
verselle puissance : Ce qui peut élever an certain poids à une
certaine hauteur peut aussi élever un poids K Jois plus grand à
une hauteur K. fois moindre. Ceux-là ont, peu à peu, formulé
cet axiome que Torricelli prendra pour point de départ de ses
déductions : Un système est en équilibre lorsque tout dérangement
aurait pour effet d'en élever le centre de gravité.
Les services rendus à la science par ces deux Écoles leur
donnent des titres égaux à notre reconnaissance ; mais il s'en
faut bien que ceux à qui cette reconnaissance est due nous
soient de part et d'autre également connus.
Parmi les maîtres dont l'enseignement a développé au sein
des Universités la doctrine péripatéticienne de la gravité, il en
est dont l'histoire nous a gardé le souvenir; Marsile d'inglien,
Pierre d'Ailly sont de ce nombre. D'autres, parmi les plus
grands, ont été victimes d'un injuste oubli ; cependant les
registres des Universités nous ont conservé quelques traces
de leur vie et de leurs enseignements; ainsi en est- il pour
Albert de Saxe, pour Thémon le fils du Juif.
Au contraire, nous ignorons presque tout des géomètres qui
ont illustré l'École De ponderibus. La plupart du temps, les
Scolastiques qui les citent les désignent, d'une manière collec-
tive et anonyme par ces mots : les auteurs des poids, auctores
de ponderibus . Seuls les deux noms d'Archimède et de Jordanus
sont parfois mentionnés. Euclide, Archimède, Jordanus de
Nemore sont également les noms qui figurent en tête des textes
manuscrits où se conserve la Scientia de ponderibus; mais
récrit attribué à Archimède n'est sûrement pas de lui; mais
un même texte est donné tantôt comme d'Euclide et tantôt
comme de Jordanus; mais trois traités absolument disparates
se réclament de Jordanus de Nemore.
Nous nous sommes efforcé de mettre un peu d'ordre dans ce
chaos. Qu'il nous soit permis de rappeler en quelques mots
les conclusions auxquelles nous nous sommes arrêtée
Parmi les traités dont usait l'École de Jordanus, il en est qui
I. p. Duhem, Les origines de la Statique, t. I, ch. V, VI et VII; Paris, igoS.
■>.C)2 ÉTUDES SUR LEONARD DE YINCl
provenaient assurément de la science hellène, bien qu'on ne
puisse accepter sans réserves l'attribution que le Moyen-Age en
faisait à tel ou tel géomètre grec.
De ces traités, ou pour mieux dire de ces fragments, deux
étaient attribués à Euclide. Le premier, intitulé De levi et pon-
deroso libellas, posait avec une grande netteté les axiomes de la
Dynamique péripatéticienne. Le second, le Liber de poiideribus
secundum terminorum circumferentiam, traitait des principes de
la théorie du levier.
Un fragment «ur les poids spécifiques, aujourd'hui incom-
plet, se prolongeait vraisemblablement par une description
de l'aréomètre; toujours on l'attribuait à Archimède ; les prin-
cipes sur lesquels repose ce petit traité d'Hydrostatique sont,
cependant, contraires à ceux d'Archimède; bien plutôt, l'au-
teur de cet écrit semble s'être efforcé de déduire d'une Physique
voisine de celle d'Aristote les lois découvertes par Archimède.
A ces traités d'origine hellénique joignons un élégant petit
écrit sur la balance romaine, le traité De canonio, composé
sans doute par un géomètre du nom de Charistion.
Un commentaire, ou mieux une introduction au livre de
Charistion, œuvre du célèbre astronome Thâbit-ibn-Kurrah,
représente l'apport de la Science musulmane à la doctrine
De ponderibus.
Sur cette mince alluvion de Science hellène et de Science
musulmane, la Science occidentale commença de bâtir. Dès le
début du xn!*" siècle, à coup sûr, et probablement avant cette
époque, elle avait jeté les premiers fondements d'un édifice qui
ne devait plus cesser de grandir et de s'étendre. Un géomètre
de génie, dont nous ignorons tout, sauf le nom, inaugura la
Statique des temps modernes en un petit écrit destiné à servir
d'introduction au traité De canonio; en cet écrit, où il créait la
notion de gravité secundum situm, Jordanus de Nemore inven-
tait la méthode des travaux virtuels et s'en servait pour prou-
ver la loi d'équilibre du levier.
Le renom de Jordanus étouffa celui que certains de ses
disciples eussent mérité d'acquérir. Parmi les traités de Sta-
tique que composèrent les auteurs du De ponderibus et que les
LA SGIILM'IA \)E PONDKKI MUS ET l-KONAKD UE Vl^Gl T-iO.'^
scribes du xnV siècle nous conservèrent, il n'en est aucun qui
ne soit attribué à Jordanus de Nemore. Et cependant, à côté
du texte qui, visiblement, fut le germe des autres traités et qu'il
est raisonnable de regarder comme l'œuvre du chef d'École,
deux autres écrits sollicitent notre attention.
Le premier de ces écrits est l'œuvre d'un philosophe, fort
peu géomètre, qui cherche à rattacher les doctrines de Jorda-
nus aux principes de la Physique d'Aristote. C'est sans doute
à ce péripatéticien que Roger Bacon faisait allusion lorsqu'il
parlait « de Jordanus et de son commentateur » . L'œuvre de ce
commentateur fut comprise dans la rhapsodie qu'au xvi*^ siècle
Pierre Apian donna ^ comme représentant le Traité des poids
de Jordanus.
Si l'écrit du Commentateur péripatéticien de Jordanus est
dépourvu de toute valeur scientifique, il n'en est pas de même
d'un autre traité que les scribes du xni^ siècle attribuent, lui
aussi, à Jordanus. Œuvre d'un géomètre habile, ce traité ren-
ferme quelques-unes des découvertes les plus fécondes qui
aient été faites en Statique; et ces découvertes, il les justifie
par des démonstrations dont la rigueur et l'élégance n'ont rien
à envier aux méthodes de la Géométrie grecque. Le principe
des travaux virtuels dont Jordanus avait tiré la loi d'équilibre
du levier droit sert, dans cet ouvrage, à prouver la loi d'équi-
libre du levier coudé, et cela par un procédé d'une extrême
ingéniosité ; il fournit également une solution irréprochable
du problème du plan incliné, solution par laquelle l'auteur
inconnu de ce traité De poiideribus acquiert à la reconnaissance
des mécaniciens des titres comparables à ceux d'Archimède.
C'est cet auteur que nous avons nommé le Précurseur de
Léonard de Vinci.
Les textes manuscrits^ divisent son traité en quatres livres.
I. Liber Jordani Nemorarii, viri clarissimi, de pondèrihus propositiones XIII et
eariimdem demonstratlones, maltarumqae rerum raliones sane pulcherrimas complectens,
nunc in lucem editus, cum gratia et privilégie imperiali, Petro Apiano, mathematico
Ingolstadiano, ad XXX annos concesso. MDXXXIII.
■->.. La Bibliothèque nationale possède deux de ces textes, tous deux du xiii* siècle;
ils se trouvent dans les manuscrits 7878 A et 858o (A fonds latin). Tartaglia, dans ses
Qiiesiti et inventioni diverse, Aysiit impudemmeni lilagié ce traité; il en légua le texte
264 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Les trois premiers sont seuls consacrés à la Statique propre-
ment dite. Le quatrième traite de questions fort diverses,
que nous rapporterions aujourd'hui à la Dynamique, à l'Hy-
drostatique, à la Science de l'élasticité. C'est en lisant ce
quatrième livre que Léonard conçut ses premières pensées
sur la résistance des matériaux.
III
Une remarque de Léonard a propos du levier et du treuil.
La plupart des pensées relatives à la Mécanique que renferme
le manuscrit conservé en la bibliothèque du prince Trivulzio
sont des notes jetées sur le papier par Léonard, alors qu'il
lisait le traité De ponderibus dont nous venons de parler; elles
se rapportent presque toutes au quatrième livre de ce traité;
parmi les propositions de ce quatrième livre, il en est peu qui
ne soient, au Codice Trivulzio^ l'objet d'une remarque; celles
qui n'y sont point mentionnées se trouvent commentées en
d'autres écrits de Léonard, particulièrement au cahier E de la
Bibliothèque de l'Institut; ce cahier semble être, en effet,
comme un développement du Codice Trivulzio; bon nombre
de pensées, simplement ébauchées en celui-ci, parviennent,
en celui-là, à leur forme achevée.
Il est, toutefois, un feuillet du Codice Trivulzio^ dont les
réflexions ne paraissent pas se rapporter au quatrième livre
du traité De ponderibus, mais à l'avant -dernière proposition
du troisième livre.
à son ami Curtius Trojanus, l'éditeur vénitien; celui-ci le publia'; mais, incapable de
déchiffrer les abréviations dont avait fait usage le copiste du Moyen-Age, il présenta
l'œuvre du disciple de Jordanus de la manière la plus fautive et la plus incompréhen-
sible. L'importance de cet écrit pour l'histoire de la Mécanique a été signalée tout
d'abord par M. G. Vailati''.
I. Léonard de Vinci, Codice Trivulzio, fol. 26 r" (34).
a. Jordani Opusculum de ponderosiiate, Nicolai Tartaleae studio correctum et novis figuris
auctum. Veneliis, apud Curtium Trojanum, MDLXV.
h. G. Vailati, Il principio dei lavori virtuali, da Arisiotele a Erone d'Alessoudria (Accademia
Reale délie Scieuze di Torino, Vol. XXXII, anno 1896-1897).
LA SCIENTIA DE PONDERIBUS ET LEONARD DE VINCI
265
Lorsqu'un poids pend à l'extrémité d'un bras de levier,
l'efTort qu'il faut faire pour le maintenir soulevé diminue au
fur et à mesure que le levier s'éloigne de l'horizontale pour se
rapprocher de la verticale ; en effet, le moment de ce poids
devient, sans cesse, de plus en plus petit. Cette remarque
n'échappe sans doute pas au fellah qui puise de l'eau au bord
du Nil; aussi l'Antiquité ne l'a-t-elle point ignorée; les écrits
de Héron d'Alexandrie et de Pappus en supposent explicite-
ment ou implicitement la connaissance.
C'est à la mesure du moment d'un poids suspendu à
l'extrémité d'un bras de levier oblique que le Précurseur de
Léonard de Vinci consacre l'avant-dernière proposition de son
troisième livre.
Cette proposition, il l'énonce ainsi :
Quolibet ponderoso ab sequalitale^ ad directionem^ elevato,
secundum mensuram sastinentis in omni positione pondus ipsius
determinari est possibile.
Le développement que l'auteur du De ponde ribus donne à cette
proposition renferme des affirmations inacceptables, non seu-
lement en l'édition si étrangement incorrecte de Curtius Tro-
janus, mais encore dans les textes manuscrits du xiii'' siècle ;
la grossièreté même de ces erreurs nous assure qu'elles sont
l'œuvre de quelque copiste inintelligent ; d'autant qu'en d'au-
tres parties de son traité l'auteur a usé fort correctement de la
notion de moment.
La proposition que nous venons de
citer a sûrement attiré l'attention de
Léonard de Vinci. Au feuillet que
nous avons mentionné, deux dessins
se trouvent tracés. De ces deux figu-
res, l'une (flg. i) a évidemment trait
au changement qu'éprouve le mo-
ment d'un poids pendu à l'extrémité
d'un bras de levier lorsqu'on incline ce levier; elle est
fort analogue à celle qu'avait tracée l'auteur du De ponderibus ;
FiG. I.
I. œqualitas = la position horizontale.
3. directio = la verticale.
■m
KTIjDES SUU LEONARD OE VINCI
l'autre (fig. 2) représente un treuil par l'intermédiaire duquel
deux poids inégaux se tiennent en équilibre.
Auprès de ces deux figures se trouve la réflexion que voici :
« La chose qui, dans la ligne d'égalité, se trouvera plus
éloignée de son support ï, sera d'autant moins soutenue par ce
Fig. 2.
Fig. 3.
support, comme cela est démontré ci-dessous, enMN. »
Cette pensée est reprise par Léonard, en la même page, sous
quatre formes peu différentes. Contentons- nous d'en repro-
duire une, qui est la plus développée. Elle accompagne la
figure ffig. 3) d'une règle très inclinée et où se trouvent mar-
quées les distances des deux extrémités à la A^erticale du point
de suspension. Elle est ainsi libellée :
(( La partie de ce bâton qui est la plus éloignée de son sup-
port est moins soutenue par ce support; étant moins soutenue,
elle garde plus de liberté pour observer sa nature ; comme elle
est pesante et que la nature des choses pesantes désire
descendre, cette partie du bâton descendra plus vite qu'aucune
autre partie. »
La page que nous venons de lire suggère bien des remar-
ques.
En premier lieu, les réflexions que nous venons de citer onl
été le germe qui a donné naissance à la théorie delà résistance
I. C'est-à-dire : dont la distance à sou support a une projection liorizonlale plus
grande.
LA SGIENTIA DE l'ONDERlBUS ET LEONARD DE VINCI 267
des matériaux développée par Léonard ; nous le verrons tout
à l'heure.
En second lieu, si Léonard a écrit ces réflexions alors qu'il
avait sous les yeux le traité de son Précurseur — et la suite de
cette étude ne nous permettra guère d'en doLitei' — ces réflexions
n'en sont pas moins conçues dans un esprit qui n'est point
celui de la Scientia de ponderibas . Cet esprit procède bien
plutôt de celui d'Albert de Saxe ; il semble inspiré par ce
passage ^ où Albertutius critique la notion de gravité secandum
siturn telle que la présentaient les Auctores de ponderibas :
(( Nous devons déclarer qu'un grave ne désire pas plus
descendre par une ligne que par une autre ; s'il descend par
telle ligne et non par telle autre, cela tient à ce qu'il est appli-
qué à telle ou telle résistance...
» Mais, dira-t-on, il semble bien qu'un grave désire plutôt
descendre par la perpendiculaire que par une oblique; nous
voyons, en eflet, que lorsqu'un grave descend par la perpen-
diculaire, il est plus difficile de l'arrêter ou d'empêcher sa
descente que lorsqu'il descend par une oblique; il paraît bien
que ce soit le signe d'un désir plus grand à descendre par la
perpendiculaire que par la ligne oblique.
)) Je réponds à cela qu'un grave, en efîet, est plus difficile à
arrêter lorsqu'il descend suivant la verticale que lorsqu'il
descend obliquement; mais la raison de cet effet n'est point
un plus grand désir de descendre par la verticale que par
l'oblique; cet effet tient à ce que le corps pesant éprouve une
moindre résistance lorsqu'il descend verticalement que lors-
qu'il descend obliquement, sur un plan incliné, par exemple;
or, il est moins facile d'empêcher le mouvement d'une puis-
sance motrice donnée avec une moindre résistance qu'avec
une résistance plus grande. »
La méthode par laquelle les Auctores de ponderibas traitaient
la Statique, forme première de notre moderne méthode des
travaux virtuels, n'exigeait pas que l'on prît garde à la
réaction des appuis sur les poids mobiles ; Albert de Saxe, au
I. Alberti de Sax.onia Sabtilissimœ Qaœstiones in libros de Cœlo el Mundo ; in
lihrum ITI quaest. Xf.
268 ÉTUDES SUR LEONARD DE YINCI
contraire, comme plus tard Guidobaldo et Varignon, veut
qu'on justifie les lois de la Statique par la considération de cette
réaction. Dans les passages que nous venons de citer, nous
voyons Léonard confronter, pour ainsi dire, les deux méthodes.
Cette occasion n'est pas la seule où les réflexions du Codice
Trivulzio mettent aux prises les enseignements du Précurseur
de Léonard avec les doctrines d'Albert de Saxe ; nous en trou-
verons d'autres.
Mais plus encore que l'influence d'Albert de Saxe, il en est
une qui paraît se trahir aux passages que nous venons de
citer : c'est l'influence directe des Questions mécaniques d'Aris-
tote. En sa deuxième question, le Stagirite déclare qu'un corps
mobile sur un cercle éprouve une résistance (Ixxpouatc) d'au-
tant plus grande que le cercle est plus petit ; il en donne cette
raison que « l'extrémité du plus petit rayon est plus voisine du
centre Hxq que l'extrémité du plus grand : Kaxi yàp xo lYvuispov
£?vai Tou [j.ÉvcvTcç TYjç âXaxTovc^ xo ay.pGV, r^ xo xy]ç; [j.£'ZovC(T. »
Ce principe joue un rôle tout à fait primordial dans les
considérations qu'Aristote développe au sujet des diverses
machines. Il était donc bien capable d'attirer l'attention de
Léonard, pour peu que celui-ci ait eu connaissance des Ques-
tions mécaniques.
Or, il serait peu vraisemblable que ce monument de la
science grecque lui fût demeuré inconnu, car il attira de bonne
heure l'attention des savants de la Renaissance. Nicolas Leoni-
ceni de Tomes, qui enseignait à Padoue à la fin du xv* siècle,
est un des premiers érudits qui aient étudié les auteurs grecs
dans les textes originaux ; or, le seul de ces textes dont il ait
publié ï la traduction et le commentaire est celui des Questions
mécaniques. On peut, d'ailleurs, relever, — et nous l'avons
fait% — au cours des notes de Léonard, d'autres traces de l'in-
fluence exercée par les Questions mécaniques.
1. Nicolai Leonici Thomapi Opuscula nupcr in lucem a?dita, quorum nomina
proxima liabonlur pagolla... Conversio mechanicarum quœstionum Arislotelis cumfigiiris
et annotationibus qiiibusdam... In fine : Opusculum hoc ex impressione repiwscnlavit
Bernardinus Vitalis Venetus anno Domini MCGCCCXX.V, Die XXllI Februarii. Ex
Veneliis.
2. Vide supra: p. 7O.
LA SCIENTIA DE PONDERIBUS ET LEONARD DE VINCI 269
Voici une nouvelle remarque qui, plus encore que les trois
autres, rend intéressants les notes et les dessins que nous
avons reproduits :
Ouvrons le cahier manuscrit formé par les feuilles que Libri
avait arrachées aux précieux volumes de la Bibliothèque de
l'Institut. Un des feuillets de ce cahier i nous présente exac-
tement les deux dessins que reproduisent les figures i et 2 ;
les points où les cordes enroulées sur les tambours du
treuil touchent ces tambours ont été marqués des mêmes
lettres M, N. Auprès du premier de ces deux dessins se trouve
cette réflexion, presque identique à celles que nous avons
lues dans le Codice Trivalzio : « La chose qui est plus éloignée
de son point d'appui est moins soutenue par lui; étant moins
soutenue, elle garde plus de sa liberté, et parce que le poids
libre descend toujours, nécessairement l'extrémité du fléau de
la balance qui est plus distante de son point d'appui, parce
qu'elle est plus pesante, descendra de soi plus vite qu'aucune
partie. »
Lorsque Léonard trace ces lignes, il est évidemment préoc-
cupé des mêmes pensées qu'au moment où il jetait ses
réflexions sur les feuillets du Codice Trivalzio. Mais, mainte-
nant, il en tire des conclusions dont le Codice Trivalzio ne
porte point de traces.
Au feuillet du manuscrit qui provient du fonds Libri, les
dessins reproduits par les figures i et 2 se trouvent au-dessous
d'un autre croquis; celui-ci, peu différent, d'ailleurs, de notre
figure I, est la copie de l'un des dessins qui illustrent le
Tractai as de ponderibas de Maître Biaise de Parme. A ce dessin
Léonard joint la réflexion que voici :
(( Pelacani dit que le plus grand bras de cette balance tom-
bera plus vite que le plus petit, parce que sa descente décrit
son quart de cercle plus droit que ne fait le petit, et parce que,
le poids désirant tomber par ligne perpendiculaire, il se ralen-
tira d'autant plus que le cercle se courbera plus. »
I. Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Gh. Ravaisson-MoUien.
Ms. 2o38 (italien) de la Biljliothèque nationale (Acq. 8070, Libri), fol. 2, verso.
Cf. P. Diihem, Les origines de la Statique, t. 1, p. 160-162.
270 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
C'est alors que Léonard dessine le lieuil reproduit en la
figure 2 et qu'il ajoute ces mots :
(( La figure MN jette à terre cette raison, parce que la des-
cente de ses poids ne va pas par cercle, et, pourtant, le poids
du grand bras M s'abaisse. »
Ajoutons qu'un peu jdIus loin, sur le même feuillet, Léonard
présente d'une manière fort exacte la notion de moment, dont
il fait, à chaque instant, dans ses notes, le plus heureux usage.
Combien sont instructifs les rapprochements que nous
venons de faire !
Nous y voyons, tout d'abord, que Léonard avait étudié le
Tractatas de ponderihus de Biaise de Parme.
Jordanus avait déclaré qu'un corps était d'autant plus pesant
qu'il tendait plus directement au centre commun des graves
ou, en d'autres termes, que sa trajectoire était moins oblique.
A cette considération de l'obliquité de la trajectoire, féconde
en corollaires exacts, le Commentateur péripatéticien avait
substitué, par une transposition fâcheuse, la considération
de la courbure; Biagio Pelacani avait adopté cette manière
de voir.
A l'opinion inacceptable du Commentateur péripatéticien et
de Biaise de Parme, Léonard oppose victorieusement l'exemple
saisissant que lui offre le treuil. Aux principes dont ces méca-
niciens se réclamaient, il substitue des considérations inspirées
par les doctrines d'Albert de Saxe. Par là, il prépare la voie
aux mécaniciens du xvi^ siècle qui s'insurgeront contre les
enseignements de l'École de Jordanus, et particulièrement à
Guidobaldo del Monter
Il y a plus, et l'on est en droit de se demander si le marquis
del Monte n'empruntait pas à Léonard quelques-uns des argu-
ments par lesquels il combattait l'École de ponderibus. 11 est
assez malaisé d'en douter lorsqu'on lit ce passage % si sem-
blable à ceux que nous venons de citer :
Si le bras de la balance OD (fig. U) est plus long que le
1. Cf. p. Duliem, Les origines de la Slalique, cli. X: La réaction contre Jordanus-
Guido Ubaldo et Benedetti. T. \, pp. 209 sqq.
2. Guidi Ubaldi e Marchionibus Montis Mechanicorum liber... Pisaurij apud Hiero-
nynium (>oncordiauij MDLXXVJI, De lil)ra, prop. IV.
LÀ SCIËNTIA DE PONDERlBUS ET LÉONARD DE VINCI
371
O
G
bras OC, Lin poids placé en 0 sera plus lourd lorsqu'il pend
à l'extrémité du premier bras qu'à l'extrémité du second, « car
la descente du poids sera plus proche du
mouvement naturel par la circonférence
OH que par la circonférence OG. Si donc
le centre de la balance est placé en D, le
poids sera plus libre et moins lié que si
le centre était placé en G ; partant, il sera
plus lourd. )) Ce passage, toutefois, a pu
être suggéré au marquis del Monte par la
lecture des Questions mécaniques d'Arisioie. Frc. /i.
D'ailleurs, que Guidobaldo ait connu
certaines pensées de Léonard de Vinci, il n'y aurait rien là
qui nous puisse étonner; Guidobaldo avait Bernardino Baldi
pour familier, et nous avons vu que la Mécanique de Baldi
s'inspirait sans cesse des idées conçues par Léonard.
Si Léonard a rejeté certaines des opinions qui avaient cours
dans l'École de Jordanus, il y a été poussé par la lecture d'un
traité dont usait la même École. Déjà, l'étude des feuillets
volés par Libri nous avait conduits à cette conclusion ^ : a En
même temps que le traité de Biaise de Parme, Léonard avait
sous les yeux l'écrit de son Précurseur lorsque l'idée du
moment d'une force s'est manifestée à lui. » Combien plus
impérieusement cette conclusion va s'imposer à nous lorsque
nous aurons achevé l'examen du Codice Trivulzio!
IV
Les réflexions de Léonard sur le quatrième livre
DU Tractatus de ponderibus composé par son Précurseur.
Parmi les propositions que le Précurseur de Léonard a for-
mulées au quatrième livre de son traité, il n'en est presque
aucune dont les écrits du grand peintre ne nous offrent un
I. I'. Duhem, Les origines de la Statique, t. I, p. lO'i.
272 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
commentaire ; très souvent ce commentaire se trouve au Codice
Trivulzio; lorsqu'il ne s'y trouve pas, nous sommes à peu près
sûrs de le rencontrer en quelqu'un des cahiers où Léonard a
consigné ses réflexions.
N'insistons pas sur la première proposition énoncée par
le Précurseur; elle est ainsi formulée : « Toat milieu gêne le
mouvement. » On ne saurait énumérer tous les passages 011
Léonard étudie la résistance que les corps en mouvement
éprouvent de la part du milieu qu'ils traversent; mais tant
d'auteurs en ont parlé avant lui qu'il serait malaisé de relever
en ses réflexions la trace de tel ou tel d'entre eux et, en par-
ticulier, de l'auteur du De ponderibus.
Venons de suite à la seconde proposition que donne cet
auteur : c Plus est pesant le milieu qui doit être traversé, plus est
lente la descente qui se fait au travers de ce milieu. » Cette propo-
sition, à l'appui de laquelle l'auteur cite l'exemple de l'air et
de l'eau, est une des traces les plus nettes que l'on puisse
relever de l'influence exercée par la Physique péripatéticienne
sur la Mécanique du Précurseur. Elle est, en eff'et, l'axiome
invoqué par Aristote, au troisième livre de sa Physique, pour
démontrer que le vide est impossible, attendu que dans le
vide les graves tomberaient avec une vitesse infinie.
Au Codice Trivulzio, nous ne trouvons rien qui concerne
cette proposition. Mais nous avons vu certaines réflexions,
consignées au Codice Trivulzio, se continuer, pour ainsi dire,
sur quelques-uns des feuillets dérobés par Libri, et ces feuillets
avaient été arrachés au cahier A ' de la Bibliothèque de l'Insti-
tut. Or, si nous ouvrons ce dernier cahier, voici ce que nous
y lisons^ :
« Du mouvement dans l'air. — Le mouvement dans l'air est
plus rapide que celui de l'eau (quoiqu'il soit causé par une
1. Voir, à cet égard, la note mise par M. Ravaisson-MoUien au bas de la tran-
scription du lolio I, recto, du manuscrit 2o38 (italien) de la Bibliothèque nationale
(Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. llavaisson-MoUien. Ms. II de la
Bibliothèque de l'Institut et mss. Ash. 2o38 et 2087 de la Bibliothèque nationale ;
Paris, 1891). M. Ravaisson-Mollien a, d'ailleurSj fait remarquer (Ibid., conclusion,
p. 5i) que le manuscrit A de la Bibliothèque de l'Institut et le Codice Trivulzio sont
de même format.
2. Les manuscrils de Léonard de Vinci. Ms. A, fol. 3o, verso.
LA SCIENTIA DE PONDÈRIBtJS ET LÉONARD DE VÎNGI 278
force égale), d'autant que l'air est plus subtil que l'eau; tu
l'expérimenteras avec une épée. »
Voici la troisième proposition du quatrième livre De ponde-
ribus : « Ce qal a plus de cohésion soutient davantage. »
C'est assurément à cette proposition que se rapporte une
réflexion du Codice Trivalzio^; un croquis représente une
sphère pesante qui s'enfonce dans la vase; à côté de ce croquis
se lisent ces deux phrases : « La terre qui est plus mélangée
d'eau résistera moins aux poids posés à sa surface. L'eau qui
participera davantage de la terre fera résistance à un plus
grand poids. »
Nous arrivons à l'une des plus remarquables propositions
qu'ait données notre Aactor de ponderibus, celle qui occupe la
quatrième place ; elle est énoncée en ces
termes : « La descente est d'autant plus lente
en un fluide qu'il est plus profond. » A l'énoncé
succède un développement qui mérite d'être
reproduit :
(( Soit A B G D (flg. 5) le fluide profond,
enfermé en de certaines lignes; soient E F K
les parties au travers desquelles se fait la des-
cente, E étant la plus profondément située;
les parties situées de part et d'autre de E sont ^^^- *•
B et G. Plus le liquide est profond, plus les
parties inférieures sont comprimées; E, par exemple, est
comprimé non seulement par les parties du liquide qui se
trouvent au-dessus, mais aussi par celles qui se trouvent
à côté; en effet, comme les parties B, G, sont liquides et
comprimées par ce qui se trouve au-dessus d'elles, elles sont
poussées à s'échapper de tous côtés ; elles font donc effort sur
E de telle sorte que si F venait à céder, la partie E sortirait du
lieu qu'elle occupe pour prendre une position plus élevée ; il
est donc clair que non seulement la partie E supporte la
partie F, mais encore qu'elle fait effort contre elle, et F en
repousse d'autant plus fortement K. F repousserait moins
1. Léonard de Vinci, Codice Trivubio, fol. 33, recto (65).
p. DUUEM. i8
TQ
A
K
F
D
B
E
G
•2-jl\ ÉtLDES sur LÉONARD DE VIxNCt
fortement K si la profondeur du lluide était terminée au-dessous
de F; car alors la paroi solide qui se trouverait au-dessous de
F supporterait seulement ce liquide sans faire effort à ren-
contre. Donc, la descente du liquide K, en la position qu'il
occupe, se trouve plus fortement empêchée que si la profondeur
était moindre. De même, le poids T qui tombe éprouve un
plus fort empêchement. »
Étrange est la proposition » et non moins étrange la démons-
tration! Et cependant, en cette argumentation si peu logique,
nous trouvons, de la pression qui s'exerce au sein d'un fluide,
une notion plus nette peut-être que celle dont les écrits
d'Archimède nous donnent la définition.
Cette notion, Léonard de Vinci la repousse : « Aucun élé-
ment, » dit-ib, «ne pèse au sein de son propre élément, lors-
qu'il lui est connexe; les parties supérieures de l'air ne pèsent
donc pas sur les parties inférieures. »
En cette brève réflexion, c'est toute la doctrine d'Albert de
Saxe sur la gravité qu'il résume pour l'opposer à l'auteur du
De ponderihus. Nous avons esquissé en notre première étude-^
cette théorie de la gravité et nous avons \\x comment elle avait
conduit Albert de Saxe à ces conclusions, toutes semblables à
celle que Léonard vient de formuler :
« Lorsque^ les diverses parties d'un corps ne se meuvent
point les unes à l'encontre des autres, elles^ne se gênent pas
les unes les autres. On le voit clairement en observant l'eau
dont les parties supérieures ne compriment ni ne dépriment
les parties inférieures. »
u Si les parties centrales de la terre ^ sont plus denses que
les parties externes, ce n'est point qu'elles soient comprimées
par les parties terrestres qui se trouvent au dessus d'elles;
celles-ci ne pèsent pas sur les parties sous-jacentes. »
1. Une proposition analogue se trouve au livre des II po6Xy) jj. axa attribué à Aris-
tote; un bâtiment enfonce plus dans l'eau douce que dans l'eau de mer; l'auteur
pense (XXII f, 3) que cola provient de ce que la mer contient plus d'eau qu'un
fleuve.
2. Léonard de Vinci, Codice TrivnlziOy fol. 0, verso (la).
3. Vide supra, p. i6.
ft. Alberti de Saxonia Qiixstioncs in libros de physica anscultotione: in libnini IV
qujest. X.
5. Alberti de Saxonia Quœstioncs in lihros de (^<flo cl Miindo, libri II! (nuusl. III.
LA SGIENTIA DE PO>DERIBUS ET LÉO?iAKD DE VIISCI 270
(( Une plus grande largeur diminue la gravilé. » Ainsi est for-
mulée la quatrième proposition de notre auteur'. Ici encore,
il s'agit d'un aphorisme de la Physique péripatéticienne; au
quatrième livre du De Cœlo (chap. YI), Aristote admet qu'une
large plaque de fer peut flotter sur l'eau pendant qu'une
aiguille mince s'enfonce.
Pour justifier son assertion, le disciple de Jordanus a
recours à des considérations peu différentes de celles que nous
lui avons vu développer tout à l'heure; il invoque la pression
que le liquide sous-jacent exerce à l'encontre du grave; plus
celui-ci est large, plus est puissante la résistance qu'il a à sur-
monter, et «plus sa descente est relardée ».
Selon ces derniers mots, la proposition dont il s'agit devient
un théorème sur la résistance qu'un fluide oppose à la chute
des graves; elle cesse d'être, comme le voulait Aristote, une
loi d'Hydrostatique; d'erreur grave elle se transforme alors en
vérité assurée. C'est avec ce sens que Léonard l'adopte; c'est
en ce sens qu'elle se trouve interprétée dans les multiples
énoncés que voici ^ :
(( Du mouvement fait par le grave.
)) Tout grave se meut du côté où il pèse le plus.
» Et le mouvement du grave est fait du côté où il trouve
une moindre résistance.
» La partie la plus lourde des corps qui se meuvent dans
Lair se fait guide de leur mouvement.
» Ce grave est de plus lente descente dans l'air, qui tombe
en plus grande largeur.
)) Il suit que ce grave sera de plus rapide descente qui se
resserre en plus courte largeur.
» La descente libre de tout grave est faite par la ligne de son
plus grand diamètre.
» Ce grave se fait plus rapide qui se réduit en plus courte
épaisseur.
1. Au lieu de : Latitudo major minuit gravitatem, le texte imprimé par Curtius
Trojanus dit : Altitudo major...
2. Les manuscrits de Léonard de Vinci. Ms. F de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 67, recto.
yyé ÉTUDES SUR LÉONAKD DE VliNCl
» La descente du grave est d'autant plus lente qu'elle s'étend
en plus grande largeur. »
Ce passage est d'autant plus intéressant que la proposition
dont nous parlons s'y trouve jointe à cette autre : « La partie
la plus lourde des corps qui se meuvent dans l'air se fait guide
de leur mouvement. » Cette proposition, qui est un des aplio-
rismes favoris de Léonard, est, elle aussi, un emprunt du
grand peintre à son Précurseur,
Le cahier E, dont la citation précédente est extraite, contient
nombre de réflexions sur la résistance qu'éprouve un corps
fort large lorsqu'il tombe dans l'air. Il est riche, d'ailleurs, en
corollaires tirés par le Vinci des enseignements de l'École de
Jordanus.
Nous trouvons, d'ailleurs, la proposition qui nous occupe
énoncée par Léonard de Vinci en un autre cahier ^ :
« Ce poids se montrera plus léger qui se fera de plus grande
figure. »
Continuons la lecture du traité que nous analysons et
venons à la proposition suivante, qui est la cinquième :
(( Une chose grave se méat daatant plas rapidement qa'elle
descend plas longtemps. Ceci est plus vrai dans l'air que dans
l'eau, car l'air est propre à toutes sortes de mouvements. Donc
un grave qui descend tire, en son premier mouvement, le
fluide qui se trouve derrière lui et met en mouvement le fluide
qui se trouve en dessous, à son contact immédiat; les parties du
milieu, ainsi mises en mouvement, meuvent celles qui les
suivent, de telle sorte que celles-ci, déjà ébranlées, opposent
un moindre obstacle au grave qui descend. Par le fait, celui-ci
devient plus grave et donne une plus forte impulsion aux
parties du milieu qui cèdent devant lui, au point que celles-ci
ne sont plus simplement poussées par lui, mais qu'elles le
tirent. Il arrive ainsi que la gravité du mobile est aidée par
leur traction, et que, réciproquemenl, leur mouvement est
accru par la gravité, en sorte que ce mouvement accroît conti-
nuellement la vitesse du grave. »
1. Les manuscrits de Léonard de Vinci. Ms. M de la Bibliothèque de riiistitiit,
loi. 5(j, recto.
LA SCIENTIA DE PONDERIBUS ET LEONARD DE VINCI 277
Ces considérations, nous les trouvons presque textuellement
reproduites par Léonard au cahier que Venturi a marqué de
la lettre M; nous avons remarqué déjà, il y a un instant, que
la précédente proposition de l'élève de Jordanus se trouvait
très exactement énoncée en ce cahier. Voici donc ce que nous
lisons en ce cahier M^ :
(( La gravité qai descend libre acquiert à chaque degré de mou-
vement un degré de poids. Ceci naît par la deuxième du premier
qui dit que ce corps sera plus grave qui aura une moindre rési-
stance. En cas de la descente libre des corps graves, on voit
manifestement, par l'expérience déjà alléguée de Tonde de
l'eau, que l'air fait la même onde sous la chose qui descend,
parce qu'il se trouve poussé et, de l'autre côté, attiré, c'est-à-
dire qu'il fait une onde tournante qui aide à pousser en bas.
A présent, pour ces raisons-là, l'air qui fuit en avant du poids
qui le chasse montre manifestement qu'il ne lui résiste pas et,
pas conséquent, qu'il n'empêche pas ce mouvement; dès lors,
plus descend l'onde qui va plus vite que la gravité qui le
meut, plus dure le mouvement de cette gravité; plus la der-
nière onde s'en éloigne et d'autant plus elle prépare l'air qui
touche le poids à une facile fuite. »
Reproduisons la sixième proposition du disciple de Jor-
danus :
(( La forme du corps pesant change la vertu du poids.
)) En effet, si ce corps est étroit et pointu, il traverse plus
aisément le milieu, et cela pour deux raisons : en premier lieu, il
le sépare plus aisément et, par là, il devient plus léger; d^autre
part, il est heurté par une moindre quantité d'air, en sorte
qu'il éprouve une moindre résistance et, pour cette raison
encore, il passe plus rapidement. Le contraire aurait lieu s'il
était obtus. »
Or, au cahier A, Léonard écrit ceci^ : «Moins la chose mue
trouve de résistance dans l'air, plus elle va loin. Le corps long
1. Les manuscrits de Léonard de Vinci. Ms. M de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. /i6, recto.
2. Les manuscrits de Léonard de Vinci. Ms. A de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 36, recto.
o^-jH ihUDES SUR LÉONARD DF. VIA'CI
et pointu, de proportion pyramidale, ira plus loin qu'un corps
rond de poids égal. »
La page où se trouve cette réflexion nous présente encore
cette autre pensée :
a Du coup. — Un petit poids, tombé de haut, endommage
autant son objet qu'un poids médiocre tombé de bas. »
Cette pensée est suggérée à Léonard, croyons-nous, par la
septième proposition que son Précurseur donne en son qua-
trième livre :
(( Tout corps produit une plus forte poussée lorsqu'il est en
mouvement.
)) S'il est mû par impulsion, il est clair qu'il est lui me^'me
en état de pousser; s'il se meut, au contraire, de son propre
mouvement, plus il se meut, plus il devient rapide et, partant,
plus il devient pesant. Un corps en mouvement pousse donc
un obstacle plus fortement que s'il ne se mouvait point, et
d'autant plus fortement qu'il se meut davantage. »
Cette proposition n'est pas seulement intéressante parce
qu'elle a sans doute attiré l'attention de Léonard, elle l'est
encore parce qu'elle nous manifeste une influence exercée sur
son Précurseur; cette influence, dont plusieurs fois nous
aurons à relever la trace, est celle des Mç/^tkv.o: -pî6Ay;;j.:tTx
d'Aristote.
La vingtième question de cet écrit demande u pourquoi
une hache divise le bois lorsqu'elle frappe, tandis qu'elle ne
le divise pas si l'on se contente de la poser à la surface de ce
bois». Aristote répond «qu'un grave en mouvement reçoit
davantage le mouvement de gravité que s'il était en repos.
Lors donc qu'on pose la hache, elle n'est mue que par le
mouvement de sa pesanteur; lorsqu'au contraire elle est lancée,
elle se meut et par son poids et par la pesanteur que lui
communique celui qui frappe. »
Passons rapidement sur la huitième proposition : « Ce qui
empêche davantage le mouvement reçoit une plus forte imput
sion. » Appuyée d'une démonstration peu intelligible, elle
paraît surtout destinée à préparer la suivante :
(( La vertu du moteur semble également frustrée et par un poids
LA S(JE\T[A OE PONOERIBUS RT LEONARD l)K V[NCr 279
trop grand de la chose mise en mouvement et par un poids trop
faible. »>
Voici le développement qui accompagne cette proposition :
(( Soient AB le moteur et G le projectile. Il se peut que G
soit si léger par rapport à la puissance du moteur AB qu'il n'y
mette point obstacle; alors, il reçoit à peine une impulsion.
Il peut arriver, au contraire, qu'il soit si lourd qu'il ne cède
pas à la puissance du moteur ou qu'il n'y cède qu'avec peine ;
il reçoit donc une impulsion très faible ou nulle. Partant,
dans les deux cas, la puissance du moteur semble frustrée,
parce que cetfe puissance ne convient pas ou convient mal au
mouvement du projectile. »
Le sujet de cette proposition n'est point demeuré étranger
aux méditations de Léonard de Vinci; témoin ces passages :
« De la connaissance des poids proportionnés aux puissances de
leurs moteurs K Toujours la puissance du moteur doit être pro-
portionnée au poids de son mobile et à la résistance du milieu
dans lequel le poids se meut... »
(( De la chose jetée en l'air avec furie ^. — La chose jetée en
l'air par une puissance plus grande qu'il ne convient à sa
légèreté, fera moins de mouvement, chemin, que si elle était
mue par une moindre puissance. Tu verras à en faire l'ex-
périence avec une balle ou une vessie; si tu la jettes dou-
cement, elle ira fort, et si tu la jettes fort, elle fera peu de
chemin. »
(( Pourquoi la balle est chassée plus loin par rare que par Varba-
lète de grande longueur^. — Toutes les fois que le poids mû par
une force ne sera pas proportionné à cette force, la chose
poussée ne fera pas son dû parcours.
» Le poids, chassé par la fureur de la force, qui est hors de
proportion avec elle, ne fera pas son dû parcours.
» Cela se confirme clairement par l'expérience; en effet, si
1. Les manuscrits de Léonard de Vinci. Ms. E de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 28, verso.
2. Les manuscrits de Léonard de Vinci. Ms. A de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 33, recto.
3. Les manuscrits de Léonard de Vinci. Ms. A de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 29, verso.
aSo ÉTUDES SUR LEONARD DE VTNCI
tu éloignes de toi avec un rapide mouvement de bras une
chose dont la légèreté n'est pas compagne de ta force, elle
prendra peu de mouvement. De même, si tu traînes une chose
d'un poids supérieur à ta force, elle fera peu de chemin. »
Mais la Physique de l'École s'est si souvent intéressée à cette
question qu'il serait téméraire de vouloir trop affirmativement
désigner l'écrit oii Léonard a trouvé le germe de ces réflexions;
elles ont pu lui être suggérées par les Questions d'Albert de
Saxe sur le De Cœlo aussi bien que par le Tractatus de ponde-
ribus; le rapprochement que nous venons de faire est donc
peu propre à mettre en évidence l'influence exercée sur le
Vinci par ce dernier écrit.
En revanche, la proposition dont nous venons de citer
l'énoncé et la démonstration marque d'une manière particu-
lièrement nette que l'auteur du Tractatus de ponderibus avait
quelque connaissance des Questions mécaniques attribuées à
Aristote.
Voici, en effet, comment est formulée la trente-cinquième de
ces Questions :
(( Pourquoi les projectiles ne sont-ils point lancés au loin lors-
quHls sont ou trop petits ou trop grands? »
Et voici la réponse qui est donnée à cette question :
« Il faut que le projectile corresponde d'une certaine
manière au moteur. Ne faut-il pas que ce qui doit être projeté
et poussé résiste à ce qui le pousse? Dès lors, ce qui ne cède
aucunement à cause de sa grandeur ou ce qui ne résiste aucu-
nement à cause de sa faiblesse, ne saurait faire jet ni impul-
sion. Celui-là, en effet, ne cède aucunement parce qu'il excède
trop les forces du moteur; celui-ci, parce qu'il est très faible,
ne résiste aucunement... »
La treizième des Questions mécaniques est la suivante :
« Pourquoi les projectiles se lancent-ils plus loin avec une
fronde qu'avec la main seule? »
Les considérations qui accompagnent cette question se ter-
minent ainsi :
<( Lorsqu'on se sert d'une fronde, la main se fait centre; la
fronde est une ligne issue de ce centre ; plus elle est grande,
LA SCIENTIA DE PONDERIBUS ET LEONARD DE VINCI 28 1
plus le projectile est mû rapidement. Lorsqu'on jette avec
la main, la ligne qui meut le projectile est courte par rapport
à la fronde. »
Cette Question semble bien avoir inspiré l'auteur De ponde-
ribas, lorsqu'il composait sa dixième proposition :
« La rotation du propulseur en augmente ta vertu, et cela
d'autant plus fortement que le rayon en est plus long. »
De cette vérité, l'auteur donne deux raisons :
A l'extrémité d'un plus long rayon, le projectile est plus
pesant, et son mouvement est plus rapide.
La onzième et la douzième proposition du Précurseur de
Léonard ne portent pas moins nettement la marque de l'in-
fluence exercée par les Questions mécaniques ; mais nous en
réservons l'examen pour le prochain paragraphe, car elles ont
inspiré ce que Léonard a dit de la résistance des matériaux.
Nous passons donc de suite à la treizième proposition :
(( Ce qui reçoit une plus forte impulsion devient plus cohérent. —
L'impulsion est produite par les parties postérieures qui
ont à pousser celles qui se trouvent devant elles; comme
celles-ci opposent, grâce à leur poids, une certaine résistance,
celles qui se trouvent au milieu sont obligées de se resserrer ;
parfois aussi, elles s'échappent sur les côtés. Il arrive de la
sorte que les parties inférieures, qui sont fixées aux parties
supérieures, s'appliquent plus étroitement contre ces parties
lorsque celles-ci reçoivent une impulsion. »
La condensation de l'air au-devant du mobile qui le traverse
a été maintes fois considérée par Léonard. Citons seulement
une de ses réflexions à ce sujets :
« L'air se condense devant les corps qui le pénètrent rapi-
dement, avec une densité d'autant plus grande ou plus petite
que le mobile est de plus grande ou plus petite vitesse... On
prouve pourquoi l'air se condense au-devant des corps qui le
pénètrent, parce que ce qui en pousse une partie ne pousse
pas le tout de ce qui est en avant. C'est ce que nous enseigne
l'inondation qui s'engendre au-devant du navire. ))
I. Les manuscrits de Léonard de Vinci. Ms. E de la Bibliotlièque de l'Institut,
fol. 70, verso.
•jH'J. ÉTTJDRS SLR LÉONARD DE VINCI
La proposition que nous venons d'étudier paraît avoir eu
surtout pour but de préparer la suivante, oii le Précurseur de
Léonard nous fait connaître sa théorie du rebondissement
après le choc. Cette théorie est remarquable par le rôle qu'elle
attribue à l'élasticité soit des éléments du corps choquant, soit
des éléments du milieu condensé en avant du mobile. La voici :
« Un corps dont les parties sont cohérentes se rejette directe-
ment en arrière s'il est heurté dans son mouvement. » Gela se
produit par l'efFet du milieu au sein duquel le corps se
meut, que ce milieu soit l'eau ou l'air, et aussi à cause
de la plus ou moins grande raréfaction des parties [du projec-
tile]. Soient A le projectile, B le milieu qu'il traverse et G
l'obstacle qu'il vient heurter. A met B en mouvement; puis
donc que A quitte le lieu qu'il occupait et chasse B du lieu où
il se trouvait, il faut que B se retourne en arrière pour remplir
le lieu que A laisse derrière lui. La même impulsion a donc
pour effet et de chasser B en avant et de le rejeter en arrière
par un mouvement tournant^ et cela d'autant plus [que l'im-
pulsion est plus forte]. Au moment oii A vient heurter G, B ne
peut plus avancer; le poids qui le surmonte le comprime alors
et le rend plus pesant; mais l'impétuosité de A se trouve
brisée par l'obstacle G ; B n'est plus pressé que par le poids
seul de A; il est alors en état de rejeter en arrière ce projectile,
à moins que le poids n'en soit trop fort; et il le rejette norma-
lement, car B recule également de tous côtés.
» La dilatation des parties du mobile produit le même résul-
tat; en effet, les parties du mobile A qui se trouvent en avant
sont les premières qui heurtent l'obstacle G ; elles se trouvent
alors pressées par la masse et par l'impétuosité des parties qui
se trouvent derrière elles, ce qui les oblige à se condenser;
l'impétuosité des parties postérieures se trouve ainsi amortie;
les parties antérieures, reprenant leur volume primitif, revien-
nent en arrière en communiquant aux autres une impulsion.
Si les parties qui ont été ainsi comprimées sont susceptibles de
se détacher les unes des autres, elles rejaillissent de-ci et
de-là. »
Gette théorie du choc a certainement attiré du ne manière
LA SCIKNTrV DE PONDERTRUS ET LEONARD DE VINCI "iHS
toute spéciale l'atteiiliou de Léonard de Vinci. Le rôle qu'elle
fait jouer à la condensation, suivie de dilatation, soit des
diverses parties d'un solide élastique^ soit même des diverses
parties d'un fluide tel que l'air, lui fait comprendre comment
on peut observer le rebondissement d'un mobile sur une
masse d'air; il applique aussitôt cette idée au vol des oiseaux,
sujet constant de ses méditations.
En deux passages du Codlce Trivalzio, nous voyons cette
idée naître au contact de la proposition que nous empruntions,
il y a un instant, au traité De ponderïbus. Voici ces deux
passages :
(( Quand la force' engendre un mouvement plus rapide que
la fuite de l'air qui résiste au mobile, cet air vient à se con-
denser, tout comme les plumes qui sont pressées et foulées par
le poids du dormeur ; et le corps qui chasse l'air, trouvant une
résistance en ce fluide, rebondit à la ressemblance de la balle
qui frappe une muraille. »
« L'air se peut comprimer, tandis que l'eau ne le peut pas^
Lorsque le mouvement qui chasse l'air est plus rapide que la
fuite de ce fluide, la partie qui est la plus voisine du projec-
tile se fait plus dense et, par conséquent, plus résistante. Ainsi,
quand le mouvement fait dans l'air est plus rapide que la fuite
de cet air, le corps qui a mis cet air en branle vient à prendre
un mouvement contraire à celui qui l'animait d'abord. C'est
ce qui apparaît dans le vol des oiseaux, lorsqu'il leur est
impossible d'abaisser les pointes de leurs ailes vers le bas,
bien qu'ils les meuvent avec toute la vitesse que peut produire
la puissance du moteur qui les anime; et l'oiseau remonte
d'autant plus que les pointes des ailes ont plus de peine à
s'abaisser. Il se produit un effet semblable lorsqu'un homme,
appuyé du pied et des deux mains à un mur, fait, avec les
mains, effort contre ce mur; si le mur ne cède pas, l'homme
est nécessairement rejeté en arrière, n
Nous avons vu Léonard concevoir, à la lecture du traité de
son Précurseur, le mécanisme qui produit le u vol réfléchi »
1. Léonard de ^'^inci, Codice Trivuhio, fol. 6, verso (12).
2. Léonard de Vinci, Codice Triviilzio, foL 20, recto (46).
284 ÉTUDES SUR LÉOÎNARD DE VINCI
des oiseaux; si nous voulions connaître tout le parti qu'il a
su tirer du principe ainsi découvert, il nous faudrait reproduire
ici maint feuillet du cahier E, conservé à la Bibliothèque de
l'Institut I.
Le Précurseur de Léonard s'était borné à considérer le cas
oii le projectile, choquant normalement l'obstacle, rebondit
suivant la normale. Les lois du choc oblique ne préoccupent
pas moins le Vinci, témoin ce passage du Codice Trivalzio'^ :
« Toute chose qui heurte un objet résistant rebondit sur cet
objet sous un angle égal à celui sous lequel la percussion s'est
produite. »
(( La même chose est prouvée en la dixième proposition du
troisième livre De la nature du coup, où l'on traite de la balle
lancée contre un mur... »
Cette loi, Léonard la reprend au cahier A qui est, en quelque
sorte, la suite de Codice Trivulzlo :
«La ligne de la percussion, » dit-iP, uet celle du saut sont
placées au milieu d'angles égaux.
» Tout coup frappé sur un objet saute en arrière par un
angle égal à celui de la percussion.
)) Cette proposition apparaît clairement; en effet, si tu frappes
un mur avec une balle, elle sautera
en arrière par un angle égal à celui
de la percussion; ainsi, si la balle B
(Jig. 6) est jetée en C, elle retour-
nera en arrière par la ligne CB,
parce qu'elle est contrainte à laisser
FiG. G. sur la paroi FG des angles égaux;
et si tu la jettes par la ligne BD,
elle retournera en arrière par la ligne DE; et ainsi la ligne
de percussion et la ligne de saut feront, sur la paroi FG, un
angle situé entre deux angles égaux, comme on voit l'angle D
entre M et N. »
1. Voir, en particulier, en ce manuscrit, les folios ai, verso; 87, verso, et 89, recto.
2. Léonard de Vinci, Codice Triviilzio, fol. 87, recto (71).
'^ Les manuscrits de Léonard de Vinci. Ms. A de la Bibliothèque de l'Institut,
foL 19, recto.
LA SCIENTIÀ DE PUNDERIBUS ET LÉONARD DE VINCI 285
De cette loi, Léonard fait aussitôt application au phénomène
de l'écho'. Il examine % d'ailleurs, une foule de particularités
qui peuvent se présenter dans la réflexion qui suit un choc;
visiblement, toutes ces pensées lui sont suggérées par la qua-
torzième proposition du quatrième livre De ponderibus.
Simplicius, voulant prouver Taccélération de la chute des
graves, cite^ deux observations qui sont propres à mettre cette
accélération en évidence :
Lorsqu'un filet d'eau tombe d'un lieu élevé, d'une gouttière
par exemple, il se montre continu au voisinage de son origine ;
mais bientôt l'accélération de la chute sépare les unes des
autres les gouttes d'eau qui tombent à terre isolées.
Quand une pierre tombe d'un lieu élevé, elle frappe l'ob-
stacle plus violemment si on l'arrête vers la fin de sa chute
qu'au milieu ou au commencemeut; ce choc plus violent est la
marque d'une plus grande vitesse.
Simplicius emprunte ces observations à un écrit intitulé :
Ile pi /.ivYjc7£03ç, composé par Straton de Lampsaque qui fut
disciple de ïhéophraste, l'élève préféré d'Aristote. Mais il est
clair qLi'elles ont pu être faites de tout temps et qu'il serait
puéril d'en chercher le premier auteur.
C'est à la première de ces deux observations et à son expli-
cation par l'accélération de la chute des graves que se rapporte
la quinzième proposition donnée par l'auteur De ponderibus,
en son quatrième livre : « Un liquide qui s'écoule d'une manière
continue forme un jet dont la section est d'autant plus étroite que
le liquide intéressé par cette section coule depuis plus longtemps. »
Cette influence qu'exerce l'accélération de la chute des
graves sur l'écoulement des liquides a maintes fois occupé
l'esprit de Léonard ^ Mais elle avait été si souvent considérée
1. Léonard de Vinci, ms. cit., fol. ig, recto et verso.
2. Léonard de Vinci, ms. cit., foL 8, recto.
3. Simplicii in Aristotelis Physicoruin libros quaUuor posteriores commentaria edidit
Hermannus Diels, Berolini, MDGX.CV, p. 916 (Gomment, in Physicorum lib. V,
cap. VI).
4- Les manuscrits de Léonard de Vinci. Ms. F de la Bibliothèque de l'Institut,
loi. 5o, verso. Ms. M de la Bibliothèque de l'Institut, fol. A7, verso et recto. Il Codice
Atlantico, fol. i45; fragment cité par Libri, //ts^otVe des Sciences mathématiques en
Italie, t. III, note V, p. 212.
a86 ÉTUDES SUR LÉOJNARD DE VIÎSCl
par les commentateurs d'Aristote que nous ne saurions déclarer
si Léonard la tenait ou non de son Précurseur.
Arrivons à la dernière proposition de l'auteur De ponderibus.
Voici comment il l'énonce :
(( Si la pesanteur d'an corps n'est pas uniforme, en quelque
partie que l'on communique à ce corps une impulsion, la partie la
plus lourde viendra se placer en avant. ))
Nous ferons grâce au lecteur des considérations par lesquelles
l'auteur prétend justifier cette affirmation, en prouvant que
la partie la plus lourde du mobile attire, en quelque sorte,
vers elle, la totalité de l'impulsion; nous rechercherons de
suite les traces de cette proposition parmi les notes manu-
scrites de Léonard de Vinci.
Nous les trouvons, tout d'abord, au cahier A; nous y
lisons, en elïet, ce passage ^ dont la première ligne est
presque une traduction de la proposition formulée au traité
De ponderibus :
(( Ce qui est plus loin de celui qui le lance, est ce qui est le
plus pesant, attendu que c'est la partie du boulet qui va devant
et qu'elle se trouve sur une ligne passant par l'endroit qui
l'a poussé et par le centre du poids et de la fuite; et, se trouvant
ainsi également au milieu de deux puissances, elle en subit
une égale action; or, comme ces forces sont unies, elles pro-
duisent une percussion et une ruine plus grande sur le lieu
frappé. »
Cette proposition : « Ce qui est plus loin de celui qui le lance
est ce qui est le plus pesant, » que Léonard emprunte à son
Précurseur, sert ici à expliquer pourquoi un boulet qui frappe
normalement une muraille l'endommage plus que s'il la frap-
pait obliquement. Apres le choc oblique, le boulet pirouette
en se réfléchissant afin de mettre en avant, suivant sa nouvelle
trajectoire, la partie la plus lourde qui contient le centre de
la fuite :
« Et la chose qui sera la plus légère dérivera, car la partie
du boulet qui frappe le mur est plus près de la bouche de la
1. Les manuscrits de Léonard de Viuci. Ms. A de lu Bibliothè(iue de riiislitut,
fol. 44 j recto.
I
La èCIElNtlA t)E PONDEhlBUS Et LÉONARD DE VIlNGl 287
bombarde, et, cela étant, est plus éloignée du centre du
mouvement, et, le poids étant hors de ce centre, les parties
des puissances ne peuvent pas être également distantes,
ni également charger sur la partie qui frappe; et natu-
rellement la partie qui pèse le plus pousse le plus, d'où le
boulet se tord avec furie; en mettant, après la percussion,
d'abord le centre de la fuite, il se tord et touche le mur; mais
parce que la ligne de fuite se tord, le coup n'a que peu de
force. »
L'intluence exercée sur l'esprit de Léonard par la proposition
qui nous occupe se remarque encore au cahier E; nous la
reconnaissons dans ces formules^ :
(( Tout grave se meut du côté oii il pèse le plus. »
« La partie la plus lourde des corps qui se meuvent dans
l'air se fait guide de leur mouvement. »
Ces formules, nous les avons déjà rencontrées, car elles se
trouvent jointes à diverses variantes de celle-ci, également
inspirée par le Liber de ponderibus : « Ce grave est de plus lente
descente dans l'air, qui tombe en plus grande largeur. » Ce
rapprochement, et bien d'autres remarques que nous omet-
trons, nous prouvent que Léonard attribue maintenant à la
résistance de l'air ce fait que «la partie la plus lourde d'un
grave se fait guide de son mouvement». De cette explication,
d'ailleurs exacte, le cahier A ne portait point de trace; Léonard
semblait, à l'imitation de son Précurseur, y attribuer cet effet
à l'inégale distribution de Vimpetiis entre les diverses parties
du mobile.
La proposition qui nous occupe est constamment invoquée
par Léonard pour rendre compte du moyen par lequel les
oiseaux dirigent leur vol.
C'est au milieu de considérations sur le vol des oiseaux que
nous retrouvons, au cahier E^, cette formule :
((Toujours le centre du grave qui descend dans l'air demeu-
rera sous le centre de sa partie la plus légère. »
I. Les manuscrits de Léonard de Vinci. Ms. E de la Bibliothèque de l'Institut^
fol. 57, recto.
:!. Léonard ào Vinci, nis. cit., l'ol. V'i, recto.
288 ÉTUDES SUR LÉONARD DE Vllkci
C'est en un cahier consacré presque entièrement au vol des
oiseaux que nous lisons ces phrases ' :
(( ...Parce que toujours la partie la plus lourde se fait guide
du mouvement. »
(( De la manière de s' équilibrer . — Toujours la partie plus
lourde des corps est celle qui se fait guide de leur mouve-
ment. »
Léonard de Vinci aime à répéter cette proposition ; en voici
encore deux formules :
(( Le poids tombant 2 inégal de proportions et de pesanteur
dirigera, selon la ligne de sa course, le centre de sa partie la
plus lourde sous le centre de sa partie la plus légère. »
(( Da mobile de poids non uniforme qui se méat dans l'air ou
ou dans Feau^. — Dans les mobiles de matière uniforme et de
gravité non uniforme, toujours la partie la plus grave se fait
guidé. Le poids pyramidal de grosseur uniformément non
uniforme^ qui sera lancé par l'arc avec la pointe en avant
tournera immédiatement sa base vers le lieu oii son tout se
meut. »
En adoptant la loi formulée par son Précurseur, Léonard
paraît bien en avoir profondément modifié l'explication; le titre
du passage que nous venons de citer en dernier lieu, les consi-
dérations parmi lesquelles se rencontrent d'autres passages
analogues, semblent prouver que Léonard rendait compte de
cette loi en invoquant la résistance du milieu que traverse le
mobile; il n'est pas certain, cependant;, qu'il ait toujours admis
cette explication.
Nous savons quel rôle important ces affirmations du Vinci
ont joué dans l'évolution de la Mécanique. Par une tradi-
1 . / manoscrittl di Leonardo da Vinci ; Codice sal volo degli uccelli e varie altre mate-
rie. Publicato da Teodoro Sabachnikoff. Trascrizioni e note di Giovanni Piumati.
ïraduzione in lingua francese di Carlo Ravaisson-MoUien. Parigi, Edoardo Rouveyre
edilorc; MDCCGXGIII. Fol. /,, verso, et fol. i6 [i5], recto.
2. Les manuscrits de Léonard de Vinci. Ms. G de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 28, verso.
3. Les manuscrits de Léonard de Vinci. Ms. G de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 5i, recto.
4. Ces mots équivalent aux mots : uniformiter difformis, employés par Albert de
Saxe, par Nicole Oresmc et par la plupart des mathématiciens de l'École; ils sont
exactement rendus par notre expression moderne : utiifomicment varié.
LA SCIENTIA. DE PONDERIBUS ET LÉOINARD DE VINCI 389
tion ininterrompue qui va de Léonard à Bernardino Baldi, de
Bernardino Baldi à Mersenne, à Roberval, à Descartes, au
P. Honoré Fabry, de ceux-ci, enfin, à Ghristiaan Huygens, nous
avons vu ces formules donner naissance à notre théorie
moderne des centres d'oscillation. De cette tradition, nous
avions découvert une première source en la notion de gravité
accidentelle, communément répandue déjà au début du
xiv^ siècle; nous venons d'en reconnaître une seconde source
en la dernière proposition du Liber de ponderlbas composé
par le Précurseur de Léonard.
V
Les premiers essais sur la résistance des matériaux.
Aristote, Vitruve, Héron d'Alexandrie
le Précurseur de Léonard, Léonard de Vinci.
En parcourant ce quatrième livre du traité De ponderibus,
nous avons laissé de côté deux propositions qui ont suggéré à
Léonard sa théorie de la résistance des matériaux. Ces propo-
sitions occupent le onzième et le douzième rang; elles vont
retenir un moment notre attention.
Ces deux propositions tirent leur origine de deux des Ques-
tions mécaniques d'Aristote, la quinzième et la dix-septième.
La quinzième Question mécanique traite « de la rupture d'un
morceau de bois au moyen du genou )>.
(( Pourquoi un morceau de bois donné, » demande Aristote,
« se rompt-il plus aisément au moyen du genou si les mains le
saisissent près des bouts, que si elles se placent proche du
genou? De même, si le pied serre ce bâton contre terre, pour-
quoi avec la main le brise-t-on plus aisément en le saisissant
loin du pied que près du pied .^ N'est-ce pas parce que le
genou, dans le premier cas, et le pied, dans le second cas,
jouent le rôle de centre et qu'une chose quelconque est d'au-
tant plus facile à mouvoir qu'elle est plus éloignée du centre?
Or, pour briser un objet, il faut le mouvoir. »
p. DUHEM. Kl
âgO ÉTUDES SUR LEONARD DE VlNCt
Voici maintenant l'énoncé de la dix-septième Question méca-
nique, et le commentaire qui l'accompagne :
« Pourquoi les perches de bois sont-elles d'autant plus fai-
bles qu'elles sont plus longues? Et pourquoi, étant soulevées,
se courbent-elles davantage, en sorte qu'une perche mince,
longue de deux coudées, se courbe moins qu'une grosse
perche, longue de cent coudées? N'est-ce pas parce que ce long
morceau de bois que l'on soulève est comme un levier, avec
sa charge et son point d'appui? la partie que la main soulève
joue le rôle de point d'appui ; l'autre extrémité joue le rôle de
poids. Plus cette extrémité est distante du point d'appui, plus
la perche se courbera... »
La question soulevée ici par A.ristote excède de beaucoup
les connaissances physiques de son temps ; elle ressortit, en
effet, à la théorie de l'élasticité, dont aucune lueur n'a brillé
avant le xvn" siècle ; audacieusement, le Philosophe en sim-
plifie la solution qu'il prétend tirer des lois du levier.
On peut répéter la même remarque au sujet de la quinzième
Question mécanique; c'est bien aux loi? du levier qu'Aristote
songe lorsqu'il dit qu'un corps se meut d'autant plus qu'il est
plus loin du centre ; là, en effet, se trouve, pour le Philosophe,
la raison des propriétés du levier.
En son livre peu ordonné sur Les Mécaniques, Héron
d'Alexandrie reproduit s avec de sérieuses variantes, plusieurs
des Questions mécaniques d'Aristote ; en particulier, les Questions
que nous venons de citer sont reprises par Héron 3; voici la
forme qu'il leur donne :
(( Question 7. — Pourquoi rompt-on plus vite un bâton quand
on l'appuie sur le genou en son milieu? — Parce que, lors-
qu'on place le genou en deçà de la moitié, l'une des deux
portions du bâton étant plus longue que l'autre, il constitue
une sorte de fléau partagé en deux segments inégaux, et la
main la plus éloignée du genou l'emporte sur la plus rappro-
1. Les Mécaniques ou VÉiévateur de Héron d'Alexandrie, publiées pour la première
fois sur la version arubc de Qostà ibn Lûkà et traduites en français par M. le baron
Carra de Vaux. Extrait du Journal Asiatique. Paris, iSg.'j. Livre H, section iV.
2. Héron d'Alexandrie, loc. cit., p. i40-i^j7. Questions 7 et 8.
La SCIENTIA de PONDERIBiJS ET LÉONARD DE VINCt 29 1
chée; les mains ne peuvent résister l'une à l'autre que si elles
se trouvent ensemble aux extrémités du bâton à des distances
égales du point d'appui. »
(( Question 8. — Pourquoi un bâton est-il d'autant plus faible
qu'il est plus long, et d'autant plus flexible qu'il s'amincit
davantage aux extrémités? — Parce que le bâton long subit
l'action de forces multiples réparties entre ses différents seg-
ments, et dont la somme l'emporte sur la résistance de la
partie fixe par laquelle il est soutenu. Il se produit ici la même
chose que dans le cas d'un bâton court au bout duquel on sus-
pend quelque chose qui tend à l'abaisser. L'accroissement de
longueur du bâton joue le même rôle que ce poids qui appuie
sur le bâton court. Le bâton long supporte de lui-même, du
fait de sa longueur, la même action que le bâton court au bout
duquel on pend un corps lourd. »
Les modifications apportées par Héron au texte d'Aristote ne
sont point sans intérêt. Plus formellement que le Stagirite, il
fait appel, en la première question, à la théorie du levier; mais
ce qu'il demande à cette théorie est vraiment de son ressort.
En la seconde question, au contraire, il ne demande plus aux
lois du levier de résoudre un problème d'élasticité. Il a donc
purifié le commentaire de ces deux questions en éliminant
les erreurs commises par la Mécanique trop imparfaite du
Philosophe.
La onzième proposition que YAuctor de ponderibus déve-
loppe en son quatrième livre est ainsi formulée : u C'est par le
milieu que se déprime le plus vite ce qui est soutenu par les extré-
mités; il se déprime davantage encore s'il reçoit une impulsion, et
cela selon la forme et la masse de l'objet qui le presse. »
Nous ne reproduirons pas le commentaire assez long qui
accompagne cette proposition; nous nous contenterons de
dire que l'auteur assimile chacun des deux supports au point
d'appui d'un levier, et qu'il regarde le milieu de l'objet soutenu
comme la partie la plus pesante, parce qu'elle est la plus
éloignée de chacun des deux points d'appui. Il explicite donc
l'idée erronée que le texte d'Aristote contenait implicitement
et que Héron d'Alexandrie avait su éviter.
293 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Le même auteur énonce ainsi sa douzième proposition :
(( Lorsque le milieu d'un objet est maintenu fixe, ce sont les extré-
mités qui se courbent le plus aisément. »
Au cours des considérations qui accompagnent cette propo-
sition, voici ce que nous lisons : a Plus l'objet considéré est
long, plus ses extrémités sont aisées à courber ; c'est pour la
même raison qu'en une balance, les charges sont d'autant plus
pesantes qu'elles sont plus éloignées du centre, attendu
qu'elles décrivent des arcs plus grands. » Il est impossible de
résumer plus fidèlement l'opinion qu'Aristole avait émise dans
les deux Questions mécaniques que nous avons citées.
Les deux propositions que nous venons d'étudier sont, dans
les écrits de Léonard, l'origine de développements importants;
elles renferment, en particulier, le germe de ce qu'il dira
touchant la résistance des matériaux.
Tout ce qu'il va dire, il le rattachera à ce principe que nous
lui avons entendu formuler à propos du levier ou du treuil :
«La chose qui est plus éloignée de son point d'appui est
moins soutenue par lui. »
Dès le moment où il écrivait ses réflexions sur les feuillets
du Codice Trivulzio, nous le voyons appliquer ce principe » à la
flexion des corps fixés par leurs extrémités, comme son Pré-
curseur l'avait fait en la première des deux propositions
ci-dessus étudiées. Il dessine une voile gonflée par le vent et,
à côté de ce dessin, il écrit : a Cette partie de la voile qui sera
plus lointaine de son soutien cédera davantage au vent, son
moteur. 0
La même pensée, reprise sous diverses formes, se lit au
cahier A, qui est en quelque sorte la suite du Codice Tri-
vulzio :
«De V endroit le plus faible de la chose qui plie'. — Si un
corps a une grosseur uniforme, la partie la plus éloignée des
extrémités se pliera avec plus de facilité qu'aucune autre. »
(( De la disposition de la chose pliée. — Si tu veux plier deux
I. Léonard de Vinci, Codice Trivulzio, i'ol. 33, recto (05).
■2. Les maimscrils de Léonard de Vinci. Ms. A de la Bibliollièquc de l'Inslilul,
ioL 33, recto.
LA SGlEiNTlA DE POXDERIRUS ET LEONARD DE VINCI 298
choses d'égal poids, tu plieras la plus longue avec une moindre
force que la plus courte. »
(( Se souvenir de faire cette expérience. — Expérimente, si un
bois mince, suspendu en travers par ses extrémités sur deux
supports, porte lo livres, ce que portera une poutre de mêmes
proportions. Assure-toi si la règle de trois est applicable, car
l'expérience fait bonne règle. »
(( Dans toute chose suspendue', apte à ployer, et de grosseur
et de matière uniformes, la partie qui sera la plus éloignée des
supports sera celle qui s'abaissera le plus. »
Après avoir étudié la flexion d'une tige supportée par ses
deux extrémités, le Précurseur de Léonard, à l'imitation
d'Arislote, a étudié la flexion d'une tige fixée en son milieu. Il
revient évidemment au même d'étudier la flexion d'une tige
dont une extrémité est encastrée, tandis que l'autre extrémité
demeure libre. C'est sous cette forme que Léonard aborde
le problème, et il en demande toujours la solution au même
principe.
Il dessines par exemple, deux bâtons de même grosseur,
mais de longueurs inégales, qui sont encastrés dans un mur
par une de leurs extrémités; l'autre extrémité, libre, porte un
poids. Ce dessin est accompagné du commentaire que voici :
((Si une lance de deux brasses porte loo livres 3, une brasse
de bâton de la même grosseur en portera 200. En effet, autant
le bâton court entre dans le long, autant de fois il soutient
plus de poids que le long. »
Le principe formulé au Codice Trivalzio : (( La chose qui est
plus éloignée de son point d'appui est moins soutenue par
lui, » inspire à Léonard tout ce qu'il écrit sur la résistance des
arcs et des voûtes. Cette théorie de la solidité des arcs, qui
fait l'objet de mainte réflexion consignée au cahier A, nous
la saisissons à l'état naissant en une courte note du Codice
Trivulzio-K
1. Léonard de Vinci, ms. cit., fol. 47, verso.
2. Léonard de Vinci, ms. cit., foL 49, recto.
o. Par un lapsus évident, Léonard u écrit : 10 livres.
4. Léonard de Vinci, Codice Trivulcio, fol. i?f), recto (28).
294 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Un croquis nous montre (fig. 7) une même charge placée
successivement à l'extrémité d'un support vertical, au sommet
d'un arc ogival, enfin sur la clef de voûte d'un arc en plein
cintre; à côté de ce croquis,
\^ (^ J l_ se trouve cette courte phrase,
corollaire immédiat du prin-
cipe que nous venons de rap-
peler : (( La ligne qui est la plus
Ficx. 7. droite est celle qui résiste le
plus. »
Le principe dont, assurément, celte conséquence a été
déduite, justifie aussi cette conclusion, qui paraît bien, d'ail-
leurs, être impliquée dans le passage que nous venons de
citer : Si l'on réduit par la pensée le support vertical à une
simple droite et la charge à un point pesant, la résistance de
ce support sera infinie.
Cette conclusion, Léonard la formule à plusieurs reprises
au cahier A :
« Si tu charges! un support placé en ligne perpendiculaire,
de telle façon que le centre de ce support soit sous le centre
du poids, il s'enfoncera plus vite qu'il ne ploiera, parce que
toutes les parties du poids correspondent aux parties de la
résistance. // est impossible que le support qui a son centre placé
sous le centre du poids superposé par ligne perpendiculaire se
puisse jamais ployer, mais d'abord il poussera sous terre sa base.))
« De la pression dupoidsK — 11 est impossible qu'un support
de grosseur et de force uniformes, étant chargé debout d'un
poids équidistant à son centre, puisse jamais se tordre et se
rompre, mais il pourra bien s'enfoncer; mais si le poids en
excès se trouve placé plus sur une partie du support que sur
l'autre, le support se ploiera du côté oii il se trouvera le plus
pressé par la plus grande charge, et cassera au milieu de la
partie opposée, c'est-à-dire dans cette partie qui est la plus
éloignée des extrémités. »
1. Les manuscrits de Léonard de Vinci. Vis. A de la Hibliolhèque de l'Instilut,
fol. l\5, verso.
2. Léonard de Vinci, ms. cit., foL 3, verso.
LA SCIENTIA DE PONDERIBUS ET LÉONARD DE VINCI SqS
Nous n'insisterons pas sur les diverses remarques et sur les
nombreux croquis, relatifs à la solidité des arcs et des voûtes,
que renferme le cahier A; en une autre étude', nous en avons
déjà touché un mot, et nous avons signalé comment les
pensées émises à ce sujet par Léonard se retrouvaient dans les
In mechanica Aristotelis prohlemata exercitationes de Bernardino
Baldi.
Nous n'avons pas épuisé toutes les réflexions auxquelles le
grand peintre s'est livré touchant la résistance des matériaux,
et celles qui nous restent à analyser sont d'une singulière
importance.
Elles concernent la répartition des efforts exercés par une
charge sur les appuis qui la soutiennent.
Pour en trouver la source, il nous faut encore remonter
jusqu'aux Questions mécaniques d'Aristote.
En sa trentième Question, Aristote se demande: a Pourquoi
deux hommes qui portent un poids suspendu à une perche n'éprou-
vent pas une égale pression. »
A cette question, il répond que ces deux hommes ne res-
sentent point une charge égale, à moins que le poids ne se
trouve pendu au milieu de la perche; hors ce cas, le porteur
qui est plus voisin du poids se trouve plus chargé. « N'est-ce
pas, » ajoute le Philosophe, «parce que la perche joue le rôle
d'un levier dont le fardeau serait le point d'appui.^ Des deux
portefaix, celui qui est le plus voisin du poids peut être
regardé comme la résistance, tandis que l'autre est la puis-
sance; plus celui-ci est distant du fardeau, plus il a de facilité
à mouvoir, et plus il presse l'autre porteur, tandis que la
charge résiste à la façon d'un point d'appui. »
La théorie du levier est propre, en effet, à fournir la solution
de la question posée, mais il la faut appliquer tout autrement
qu'Aristote ne l'a fait. Si l'on veut déterminer l'effort que
donne un des porteurs et, partant, la charge qu'il ressent, on
doit l'assimiler à la puissance qui agit sur un levier dont le
point d'appui est l'épaule de l'autre porteur, tandis que le faix
î. Vide supra : III, Léonard de Vinci et Bernardino Baldi, JII, pp. 106-108.
296 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
suspendu représente la résistance. Cette solution exacte con-
duit, d'ailleurs, pour le rapport des charges éprouvées par les
deux portefaix, à la même valeur que la solution incorrecte du
Stagirite; ces charges sont entre elles comme les distances des
épaules des porteurs au point de suspension du fardeau.
Les Questions mécaniques d'Aristote ont été connues par
divers mécaniciens de l'Antiquité, parmi lesquels il convient
de citer Vitruve; au dixième livre de son Architecture^, il
consacre tout un chapitre ^ à exposer quelques-unes des Ques-
tions mécaniques.
C'est en ce chapitre que nous lisons ^ ce qui suit :
(( Lorsque les portefaix six à six, ou quatre à quatre veulent
soulever de lourds fardeaux, ils mesurent les hastons dont ils
se servent pour cela, et font en sorte que le centre qui doit
porter, soit au milieu, afin de partager la charge également
sur les épaules de chacun. Pour cet effet, il y a des chevilles de
fer au milieu de leurs basions, pour empescher que les cour-
royes qui portent le fardeau ne glissent d'un costé ou d'autre.
Or quand le fardeau s'éloigne du centre, il pèse sur celuy des
porteurs vers lequel il a coulé, de mesme que lorsqu'on fait
aller le poids et l'anneau d'une romaine vers son extrémité... »
(( Il en est de mesme des basions à porter... lorsque les cour-
royes ne sont pas au milieu, et qu'il y a une partie du baston
plus longue et une autre pltis courte, sçavoir celle vers laquelle
la courroye a coulé; car cela estant ainsi, si Ton fait tourner
le baston sur l'endroit où est la courroye, qui est le centre, la
partie la plus longue décrira par son extrémité un plus grand
cercle, et la plus courte un plus petit; et ainsi de mesme que
les petites roues ont plus de peine à rouler, les basions...
pèsent davantage du costé où est l'intervalle plus court depuis
le centre jusqu'à l'extrémité, et au contraire ils soulagent
1. Les dix livres d'Architecture de Vitruve, corrigez et traduits nouvellement en
François, avec des notes et des figures. Seconde édition revevië, corrigée et augmen-
tée. Par M. Perrault de l'Académie Royalle des Sciences, Docteur en Médecine de la
Faculté de Paris. A Paris, chez Jean- Baptiste Coignard, Imprimeur ordinaire du
Roy, rue S. Jacques, à la Bible d'Or. MDCLXXXIV.
2. Chapitre VIII, De la force que la ligne droite et la circulaire ont dans les nuiffiines
pour porter les fardeaux.
3. Vitruve, loc. cit., p. 3ii.
LA SCIENTIA DE PONDERIBUS ET LEONARD DE VINCI 297
d'autant ceux qui les portent, qu'il y a un plus long espace
depuis le centre jusqu'à l'extrémité. »
Vitruve a paraphrasé le raisonnement d'Aristote; mais, à
coup sûr, il ne l'a point amélioré.
Nous avons vu que Héron d'Alexandrie avait, lui aussi,
reproduit quelques-unes des Questions mécaniques d'Aristote,
mais, parfois, en les modifiant et en les améliorant d'une
manière sensible. De ces Questions, aucune n'a plus vivement
et plus longuement sollicité son attention que celle dont nous
nous occupons en ce moment. Le premier, il a vu les liens
qui l'unissaient à certains problèmes qui se posent en l'étude
de la résistance des matériaux. Plus exactement, il est le
premier des géomètres anciens dont les remarques sur ce sujet
nous soient parvenues; car, si nous l'en croyons, ces remar-
ques ne font que résumer un ouvrage d'Archimède, aujour-
d'hui perdu. Voici comment débute le passage ^ du livre de
Héron auquel nous faisons allusion :
« Il est nécessaire d'expliquer comment on soutient, com-
ment on porte et transporte les corps graves, avec les dévelop-
pements convenables pour une introduction. Archimède a
traité cette matière avec un art très sûr dans son livre appelé
Livre des supports; pour nous, nous établirons ce qu'on a
besoin d'en connaître pour d'autres objets, et nous ferons
usage de ces résultats, dans la mesure qui peut convenir aux
étudiants. Voici la voie que nous suivrons :
» Soient des colonnes en nombre quelconque ; elles suppor-
tent des poutres transversales ou une paroi, posées sur elles
dans des situations identiques ou diverses, dépassant par l'une
de leurs extrémités ou par les deux ensemble, et ces colonnes
sont également ou inégalement distancées; nous voulons
connaître quelle portion du poids supporte chacune d'elles.
Un exemple semblable est offert par ce cas : Une longue
poutre, partout de même poids, est portée par des hommes
également espacés sur sa longueur et entre ses extrémités;
I . Les Mécaniques ou l'Élévateur de Héron d'Alexandrie, publiées pour la première
fois sur la version arabe de Qostà ibn Lûkà et traduites en français par M. le baron
Carra de Vaux. Extrait du Journal Asiatique. Paris, i8q4. Livre I, section VI, p. 77.
298 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
elle dépasse par l'une de ses extrémités ou par les deux
ensemble. Nous voulons connaître quelle portion de son poids
chaque homme supporte. Le problème est le même dans les
deux cas. »
Si la poutre n'est portée que par deux manœuvres, le pro-
blème ainsi énoncé se ramène aussitôt à celui qu'Aristole a
considéré; la poutre peut être traitée comme une tige sans
poids, à condition que l'on suspende en son centre de gravité
une charge égale à son poids; la loi du levier fournit alors la
solution demandée.
Lorsque le nombre des porteurs excède deux, la question se
complique étrangement; la Mécanique des solides invariables
est alors impuissante à déterminer la charge qui presse
l'épaule de chaque portefaix ; pour que le problème devienne
une question définie, il faut que l'on tienne compte des flexions
de la poutre, et la question ressortit alors à la théorie de
l'élasticité.
Naturellement, Héron n'a point soupçonné cette complica-
tion du problème qu'il avait énoncé; naturellement aussi, la
solution qu'il en a proposée est tout à fait insuffisante; il n'y a
pas lieu de la rapporter ici.
Après avoir donné cette solution. Héron d'Alexandrie aborde
le problème même qui avait sollicité l'attention d'Aristote;
voici ce qu'il en dit :
P « Soit un corps a g (fig. 8), égal aussi
et de même poids dans toutes ses parties ;
il repose sur des supports dressés dans
des conditions identiques a y et ^l. H est
clair que sur chacun des supports pèse la
Fig. 8. moitié du poids a p. Suspendons un poids
à ap, au point s; si le point s divise a|3
par moitiés, il est évident que chacun des deux pieds supporte
une moitié du poids a p, plus une moitié du poids suspendu
au point e ou chargé en ce point. Si le point s ne divise pas
ag en deux parties égales, divisons le poids suspendu en deux
I. Héron d'Alexandrie, loc. cit., p. 86.
6
LA SCIENTIA DE POjNDERIBUS ET LEONARD DE VINCI 399
portions dans le rapport — ; le poids de la portion propor-
tionnelle à £ (3 pèsera sur a y et celui de la portion propor-
tionnelle à as pèsera sur g 3. De plus, chacun des deux poids
supporte la moitié de a g. »
La règle que Héron propose pour répartir la charge entre les
deux appuis est celle qu'Aristote avait formulée; cette règle,
Aristote y était parvenu par un raisonnement inexact; Héron
se contente de la poser sans songer aucunement à la justifier.
Le Précurseur de Léonard de Vinci va faire de cette même
règle la conclusion d'une déduction logique.
En effet, il s'est préoccupé, lui aussi, du problème qui a
sollicité les efforts d'Aristote, de Vitruve et de Héron d'Alexan-
drie; il le prend pour objet de la proposition qui clôt son
troisième livre. Voici cette proposition et la démonstration,
aussi brève que correcte, qui l'accompagne :
(( Le poids qui n'est point suspendu au milieu alourdit la plus
courte partie dans le rapport de la partie la plus longue à cette
partie plus courtes n
(( Soient E (flg. 9) le poids suspendu et ABC ce qui le soutient;
divisons E en deux parties D et F, de
\ '^ A B G
telle sorte que D soit à F dans le même
rapport que AB à BC. Si nous suspen-
dons D au point C et F au point A,
chacun d'eux aura même pesanteur que Ç\ ( ^ Q
le poids E, pourvu que l'on regarde f e ^
l'autre extrémité comme jouant le rôle p^^
de point d'appui du levier. Donc, pour
ceux qui portent, en A et G, le poids E, suspendu en B, la
pesanteur en A sera à la pesanteur en G comme GB est à BA.»
Ge court passage mérite grandement, par lui-même, d'attirer
l'attention de l'historien des sciences; pour la première fois,
en effet, depuis que les hommes s'occupent de Mécanique,
1. Nous trouvons ici un saisissant exemple des déformations que l'édition de
Curtius Trojanus a fait subir à la pensée de VAuctor de ponderibus. Celui ci avait
énoncé sa proposition en ces termes : « Pondus non in medlo dependens breviorem parteni
secundum proportionem longioris ad ipsam. graviorem reddit. » Le Jordanl opusculum de
ponderositate, en sa Quœstio vigesima-octava, lui fait dire : «Mundus non in medio descen-
dens breviorem partem secundum proportionem longioris ad ipsam gravitatem redditur! n
3oo
ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
une force de liaison s'y trouve déterminée par une méthode
exacte. Mais combien plus il s'imposera à notre souvenir lors-
que nous aurons salué les découvertes qu'il va suggérer à
Léonard !
Ce que Léonard de Vinci a pensé en lisant la proposition
remarquable que nous venons de reproduire, le Codice Trivulzio
ne nous le dit pas; pour saisir l'éveil des réflexions du grand
peintre, il nous faut recourir à l'un des feuillets ^ que Libri
avait arrachés aux cahiers de la Bibliothèque de l'Institut.
Ce feuillet se trouve maintenant en un des deux cahiers fac-
tices, provenant des déprédations de Libri, que conserve la
Bibliothèque nationale ; il appartenait primitivement au
cahier B, dont il formait le 94® feuillet. Comme le cahier A,
le cahier B semble être bien souvent une suite naturelle du
Codice Trivulzio.
Deux croquis (Jig. 10) sont tracés côte à côte. En l'un, un
Ô8
B
Ô8
A
FiG. 10.
boulet qui pèse 8 est suspendu à égale distance des deux
supports qui soutiennent une perche; la charge 4 est marquée
au-dessus de chacun de ces supports. En l'autre, le même
boulet est suspendu au point B dont la distance à l'extrémité A
de la perche est triple de la distance à l'extrémité C ; un 2
nous indique la charge du support qui aboutit en A, et un 6 la
charge du support qui se trouve au-dessous de C.
Ces croquis sont accompagnés du commentaire que voici :
«La même proportion qu'a l'espace BC avec AC, le poids
de A l'a avec celui de C. »
«Si tout corps pesant désire tomber au centre, l'opposition
I. Les manuscrits de Léonard de Vinci. Ms. 2087 (italien) de la Bibliothèque natio-
nale, fol. l\, verso.
LA SCIEÎVTIA DE PO]NJ)ERlBUS ET LEONARD DE VINCI
3oi
qui en est la plus proche participe plus de ce poids. Et sache
qu'autant BG entre par mesure en AG, autant de fois le
poids qui se trouve en A entre dans le poids qui se trouve
en G; et cette règle est générale.»
M
Gomment Léonard a découvert la loi de composition
des forces concourantes.
Gomme nous l'annonce cette dernière phrase, Léonard va
cherchera généraliser la règle qu'Aristote a posée, que Vitruve,
que Héron d'Alexandrie, que son Précurseur ont suivie.
De suite, il propose une première généralisation; le houlet,
qui pèse toujours 8, est suspendu (fig, ii) au point de jonction
de deux poutres inclinées. Dans un premier cas, ces poutres
forment, avec la ligne horizontale qui passe par leurs pieds,
un triangle isocèle; alors, chacune d'elles transmet au sol
une charge k. Dans un second cas, le triangle est scalène; la
verticale du point d'application divise la base en parties dont
l'une est triple de l'autre; les appuis pressent alors le sol comme
les poids 2 et 6. «Bien que ces supports changent de forme,
écrit Léonard, néanmoins ils sont de la même nature que ceux*
ci-dessus. »
Gette généralisation, fort inexacte d'ailleurs, Léonard va
s'efforcer de l'étendre encore davantage : ulngénie-toi, » dit-il,
((à mettre le boulet entre deux cordes. »
3o3
ETUDES SUR LEONARD DE VlNCl
Le Vinci s'ingénia aisément à placer le boulet entre deux
cordes ; nous en avons pour garant un feuillet du manuscrit A ».
En ce feuillet, qui est, sans doute, postérieur en date au
feuillet que nous venons d'étudier, nous trouvons le croquis
que reproduit la figure 12; nous a oyons comment Léonard
étend aux tensions de deux cordes
qui soutiennent un poids la règle
erronée qu'il avait énoncée pour
des appuis qui supportent une
charge.
Auprès du croquis que nous
venons de reproduire s'en trouvent
plusieurs autres, où nous voyons
un poids soutenu par plusieurs
cordes ou par plusieurs poutres;
à ces croquis sont jointes les li-
gnes suivantes :
(( De ponderibus . — Le poids atta-
ché en haut et suspendu avec des cordes ou soutenu par-
dessous avec des poutres établies avec leurs extrémités en
différentes situations donnera une partie de son poids d'autant
plus grande à un support qu'à un autre que le point d'appui
de l'un sera plus près de la perpendiculaire du centre du poids
que l'autre voisin. »
La lecture d'une proposition que VAuctor de ponderibus
avait empruntée aux Questions mécaniques d'Aristote a conduit
Léonard de Vinci à se poser l'un des problèmes les plus impor-
tants de toute la science de l'équilibre, le problème de la com-
position des forces concourantes.
De ce problème, la première solution qui s'est offerte à
l'esprit du grand peintre est une solution erronée; cette solu-
tion va retenir avec persistance son adhésion, et, dahs ses
notes, nous en retrouverons maintes fois la formule ^ Mais les
FiG. 12.
I. Lei manuscrits de Léonard de Vinci. Ms. A de la Bibliothèque de riustilul,
fol. 47, verso.
•2. Les manuscrits de Léonard de Vinci. Ms. A de la Bibliothèque de l'Inslilut,
fol. 3i, verso. — Ms. G de la Bibliothèque de l'Institut, fol. 89, verso.
LA SCIËiVTIA t)E PONDERIBUS ET LEONARD DE VINCI 3o3
incessantes méditations du Vinci sur ce sujet contraindront
enfin la vérité à se manifester.
Ouvrons le cahier que Venturi a marqué de la lettre E et
lisons -le en sens inverse de la pagination. Nous sommes
assurés que nous suivrons ainsi, dans la partie de ce cahier
qui nous intéresse, l'ordre même des pensées de Léonard ; et
à qui en douterait, nous pourrions en fournir des preuves
convaincantes.
A la fin du verso du feuillet 6i, Léonard, ne pouvant
achever un raisonnement, écrit : o Tourne le papier. » En haut
du recto du même feuillet, nous lisons : « Ici suit ce qui
manque derrière au pied. »
Au verso du feuillet 77, un passage biffé est suivi de cette
note, qui semble mise après coup : u Ceci est mieux dit à la
troisième page après celle-ci. » Or, c'est au recto du feuillet 76
que nous trouvons une nouvelle rédaction du même passage,
précédée de ces mots : « Ici se finit ce qui manque à la troi-
sième page avant celle-ci. »
Feuilletons donc le cahier E en commençant par la fin; à
partir du recto du feuillet 71, nous voyons Léonard soucieux
de la composition des forces concourantes ; presque à chaque
page, nous trouvons des réflexions et des dessins qui ont trait
à ce problème; jusqu'au feuillet 68 inclusivement, toutes ces
réflexions, tous ces dessins ne sont que des variations sur un
thème unique, et ce thème est la règle erronée déjà formulée
au cahier A.
Mais voici que l'hésitation s'empare de l'esprit de Léonard;
à côté de cette règle erronée, il en entrevoit une autre, qui
est la véritable; entre ces deux solutions du problème qui le
préoccupe, il semble tâtonner.
La première page où se marquent ces hésitations se trouve
au verso du feuillet 67. La page presque entière est consacrée
à des énoncés divers de la règle incorrecte; mais tout au bas,
un dessin I représente une poutre soutenue par deux cordes
concourantes; du centre de gravité de la poutre, qui se trouve
I. Ce dessin et le commentaire qui l'accompagne ont été reproduits et étudiés
dans Les origines de la Statique, t. I, fig. 5o et p. 17g.
3oA ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
dans la verticale du point de suspension, deux perpendicu-
laires sont abaissées sur les deux cordes ; sans douie, Léonard
a comparé les moments des tensions des deux cordes par
rapport au centre de gravité de la poutre.
Au verso du feuillet 66, nous trouvons des dessins analo-
gues, mêlés à des croquis relatifs à la règle que Léonard va
abandonner ; au recto du même feuillet, le Vinci s'efforce de
tirer des propriétés des poulies la solution du problème qui le
préoccupe.
Mais voici que la lumière se fait dans son esprit; il voit que
la loi de composition des forces concourantes se peut tirer
d'une théorie qu'il possède pleinement, la théorie du levier
coudé. Il commence par résumer (fol. 65, verso) les principes
de cette théorie en les mettant sous la forme qui va lui servir.
Puis, par un artifice très élégant' (fol. 65, recto, et 64, verso),
il résout l'importante question qu'il avait posée en formulant
ce théorème : Lorsque deux cordes soutiennent un poids, par
rapport à un point pris sur l'une des deux cordes, le poids et
la tension de l'autre corde ont des moments égaux et de sens
contraires. ^
Les pages suivantes (fol. 63, verso et recto; 6i, verso et
recto ; 6o, verso et recto) sont consacrées à des variations sur
cette solution, dont la découverte suffirait à mettre Léonard au
premier rang des mécaniciens. Nous avons vu que cette
découverte lui avait été suggérée par une proposition que
l'École De ponderibus avait empruntée aux Questions mécaniques
d'Aristote.
De cette mémorable découverte nous pouvons fixer approxi-
mativement la date ; en effet, le cahier E, où elle est consignée,
nous apporte deux renseignements propres à déterminer cette
date. Au recto du folio i , nous lisons cette mention : (( Je
partis de Milan pour Rome au jour 24 de septembre i5i3 avec
I. Nous avons étudié la solution, donnée par Léonard, du problème de la compo-
sition des forces dans : Léonard de Vinci et la composition des forces concourantes
{Bibliotkeca mathematica, 3* série, t. IV, p. 338, 190/1) et dans Les origines de la Statique,
i. I, eh. VIIF, -2. Mais, iaute d'avoir vu que le manuscrit E devait être lu à rebours,
nous avions cru que Léonard avait méconnu sa découverte. Le lecteur trouvera ilans
CCS deux écrits des détails qui ne peuvent, ici, trouver place.
LA SCIEMIA DE PONDERIBUS ET LÉOiXARD DE VINCI 3o5
Jean, François de Melzi, Salaï, Laurent et le Fanfoia. » Le
recto du feuillet 80 nous présente cette autre indication :
(( A Parme, à la campagne, au jour 26 de septembre i5i/i. »
Si l'on observe que la partie du cahier E comprise entre le
folio 80 et le folio 60 renferme précisément tous les essais qui
ont conduit Léonard à la loi de composition des forces con-
courantes ; que, d'ailleurs, cette partie du cahier E a sûrement
été écrite en sens inverse de la pagination, nous voyons que la
grande découverte du Vinci est postérieure au 25 septembre i5i4
et qu'elle fut sans doute faite peu de temps après cette date.
Léonard de Vinci avait alors soixante -trois ans.
VII
Quelques problêmes sur la balance suggérés au Vinci
PAR SON Précurseur.
Parmi les propositions que VAuctor de ponderibus a exposées
en son quatrième livre, il n'en est aucune dont Léonard ne
se soit emparé et à laquelle il n'ait donné quelque développe-
ment. Des six propositions qui composent le troisième livre,
les deux dernières ont également servi au Vinci, et l'une
d'elles, la sixième, lui a fourni l'occasion d'une grande décou-
verte; c'est en cherchant à la généraliser qu'il a obtenu, le
premier, la loi de composition des forces concourantes.
Le grand peintre a-t-il également connu les quatre premières
propositions de ce troisième livre?
Les premières propositions de ce livre ont trait à la stabilité
de la balance. Aristote avait déjà abordé ce problème en sa
troisième Question mécanique^ ; la solution qu'il en avait
donnée renfermait de graves erreurs. Ce problème est égale-
ment l'un de ceux auxquels Jordanus ait tenté d'appliquer la
notion de gravité secundam situm; et cette application n'est
pas la moins fâcheuse qu'il ait faite de ses principes.
1. Cf. Les origines de la Statique, t. I, chap. VI, 2 ; p. iio.
p. DUHEM -20
3o6
ÉTL'DES SUR LEO>ARt> Î)E VlNCt
Au contraire, tout ce que le Précurseur de Léonard a dit au
sujet de cette même question, dans les trois théorèmes par
lesquels débute son troisième livre, est très clair et très exact.
Bornons-nous à reproduire l'énoncé de ces trois théorèmes :
(( Si le pivot autour duquel tourne la règle qui sert de fléau se
trouve au-dessus de cette règle, quels que soient les poids suspen-
dus aux deux extrémités, il est impossible que la règle s'incline
jusquà devenir verticale. »
(( Si l'on donne le rapport entre la distance du pivot au milieu
de la règle et la longueur de la règle; si ton donne également les
rapports des poids suspendus au poids de la règle, on connaîtra
l'angle de la règle avec la verticale. »
(( Si, au contraire, le pivot se trouve au-dessous de la règle, c'est
à peine s'il arrivera que les poids puissent demeurer en équilibre. »
Léonard a-t-il connu ces propositions? 11 est malaisé d'en
douter ; au sujet de la stabilité de la balance, il a dit ^ des choses
fort exactes; et ces choses, très conformes à la théorie de son
Précurseur, se trouvent particulièrement au cahier E, où nous
avons relevé déjà tant de traces du Liber de ponderibus.
Après les trois théorèmes consacrés à la stabilité de la
balance, ce livre nous présente cette proposition, d'allure para-
doxale, qui mérite de nous arrêter
un instant :
(( Le fléau d'une balance se trou-
vant dans la position horizontale,
on peut, du côté que Von voudra, y
suspendre un poids aussi grand que
Von voudra, sans que le fléau soit
détourné de la position horizontale. »
Soient, en effet, ABC (fig. 13)
le fléau, D le pivot autour duquel
il tourne, et DE la verticale du
point D ; pour remplir les condi-
tions de l'énoncé, il suffit de suspendre au bras BH du fléau
le poids qu'on y veut attacher, en donnant à ce poids la forme
I. Les manuscrits de Léonard de Vinci. Ms. E de la Hibliothcque de l'Instilul,
fol. 57, verso; loi. 58, recto; loi. 5y, reclo. Cf. Les origines de la Statique, t. 1, r- J^O-
La SGlENTlA DE PONDERIBUS ET LEONARD DE VINCI
007
d'une règle homogène Z H, dont le milieu T se trouve sur la
verticale DE.
II ne paraît pas douteux que Léonard ait connu cette propo-
sition. Voici un fragment^ qui lui ressemble fort :
« Si un corps quelconque (fig. i^J de longue figure, de gros-
seur et de poids uniformes, étant suspendu à ses extrémités
par deux cordes attachées aux extrémités des bras égaux des
D
CD
Fig. ik.
Fig. ï5.
CD
A
balances, les cordes sont de longueurs différentes, les balances
n'en resteront pas moins dans la ligne de l'égalité. La raison
en est que si tu tires perpendiculairement une ligne qui passe
sous le centre de la balance, cette ligne passera aussi par le
centre du poids soutenu. »
Assurément, c'est la lecture de cette même proposition qui a
suggéré au Vinci cette réflexion 2, inscrite au Codice Trivalzio :
(( Tout poids fait la somme de sa charge sur sa résistance en
ligne perpendiculaire. Soit, sur une balance, un poids qui en
est fort distant, comme le montre ABCD (flg. i5), et qui soit
entièrement uni comme en la figure. Je dis que si l'on met un
poids 2 sur G et un poids 3 sur D, le poids i en excès appa-
raîtra dans le plateau B ; et je ramènerai A à l'équilibre en
y mettant une livre de plus qu'en B. »
Nous avons accoutumé à voir le cahier A prolonger, en quel-
que sorte, \q Codice Trivalzio; nous ne nous étonnerons donc
1. Les manuscrits de Léonard de Vinci. Ms. G de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 7, verso.
2. Léonard de Vinci, Codice Trivulzio, loi. 3, verso (6).
3o8
ETUDES SUR LEONARD DE VI>'CI
pas d'y lire la réflexion suivante J, qui dépend évidemment du
même principe que la précédente :
« De ponderibus — Si le clou AD (fîg. 16) est fiché sur Tais
CD et que AB pèse autant que BGD, le clou et l'ais qui le
soutient seront en équilibre, et leur pôle sera au point G. »
Qu'il existe un lien étroit entre cette réflexion et celle que
nous avons empruntée au Codice Trivalzio, on s'en peut assurer
FiG. iG.
FiG. 17.
sans peine; il suffît de regarder le dessin que Léonard a tracé,
sans aucune explication, au-dessous de cette dernière; ce des-
sin (fig. 17) représente un cadre pesant en équilibre sur une
pointe. Mais l'équilibre surprenant de ce clou et de l'ais qui
le soutient s'expliquait par le théorème du polygone de sus-
tentation, auquel le Vinci avait été précédemment conduit
par la lecture d'Albert de Saxe 2; ainsi, dans l'esprit du grand
artiste, se soudaient les unes aux autres les pensées d'origines
diverses.
Le cas d'équilibre paradoxal imaginé par Léonard a vive-
ment excité son intérêt; il y revient, en effet, et il en combine*
un autre semblable, dans le passage suivant^ :
« Le poids uni qui est soutenu par le milieu, et dont le reste
est suspendu, peut être de n'importe quelle forme étrange, car
il s'établira toujours en équilibre sur son soutien, et quelque-
1. Les manuscrits de Léonard de Vinci. Ms. A de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. I, verso.
2. Vide supra : pp. 73 sqq.
3. Les manuscrils de Léonard de Vinci. Ms. A de la Bibliothèque de Tlnslitut,
fol. 33, verso.
LA SGIEiNTIA DE PONDERIBUS ET LEONARD DE VTNGI
3o9
fois les extrémités ne se trouveront pas à égale distance du
centre du poids.
)) Exemple. Soit AB (Jig. 18) un bout de règle qui pose seule-
ment par l'extrémité A, le reste étant suspendu; c'est impos-
FiG. i8.
sible à faire si d'abord tu n'attaches pas à cette règle le poids G
qui fasse un contrepoids tel que A reste au milieu entre G et B,
et ce poids viendra à s'arrêter sur le pôle A.
» L'instrument de dessous (Jîg. 19) est soumis à une raison
semblable. »
Quel fut le rôle de ces pensées dans l'histoire de la Statique ;
FiG. 19.
comment, plus ou moins défigurées, elles passèrent dans les
écrits de Gardan et du P. Mersenne, nous l'avons conté
ailleurs ^ et nous ne voulons point le répéter ici : il nous suffît
I. Les origines de la Statique, t. II, pp. loô-iiaet pp. 126-128.
3lO ÉTUDES SLR LEONARD DE YINCI
d'avoir montré comment Léonard les a conçues par le rappro-
chement des Subtilissiinœ qiiœstiones in lihros de Cœlo et Mundo,
composées par Maître Albert de Saxe, et du Liber de ponderibus
dont usaient les disciples de Jordanus.
Vin
Conclusion.
Parmi les propositions qui forment les deux derniers livres
de ce traité De ponderibus, il n'en est presque aucune dont les
cahiers de Léonard de Vinci ne nous présentent la trace bien
nette et bien reconnaissable ; à coup sûr, le grand peintre
avait lu et médité les livres III et IV de ce traité.
Avait-il eu connaissance du livre II du même ouvrage ?
Ce livre II est consacré à des problèmes sur la balance, pro-
blèmes oii il est tenu compte du poids du fléau; les questions
posées, tout aussi bien que les procédés par lesquels elles sont
résolues, rappellent par plus d'un trait le petit écrit intitulé :
De canonio.
Les problèmes de ce genre ont souvent sollicité l'attention
de Léonard de Vinci ^ ; mais il est malaisé de fixer l'ouvrage
dont la lecture lui a suggéré ces questions ; le traité que nous
avons étudié au cours de cet article, le De canonio, le Tractatus
de ponderibus de Maître Biaise de Parme peuvent également les
lui avoir posées.
En revanche, il est un point qui nous semble hors de doute :
du traité dont les derniers livres l'ont si souvent inspiré,
Léonard n'a pas connu le premier livre. Voici une raison,
entre beaucoup d'autres, qui nous semble capable de fixer
notre opinion à ce sujet :
Feuilletons les cahiers où nous avons relevé les traces fré-
quentes de rinflueiice exercée sur Léonard pai* le Iraité De
ponderibus de son Précurseur. La plupart d'entre eux, les
1. Cf. Les origines de la Statique, t. I, pp. i5r)-i5().
LA SGIENTIA. DE PONDERIBUS ET LÉONARD DE VINCI 3ll
cahiers A, G, E, M, H, de la Bibliothèque de l'Institut, le
Codice sal volo degli uccelli nous montrent le grand artiste
préoccupé du problème du plan incliné; ce problème, il
l'aborde parles voies les plus diverses ï; des solutions qu'il
tente, les unes le conduisent à une formule erronée ; les autres,
par des raisonnements plus ou moins logiques, lui donnent
l'énoncé d'une règle exacte. Or, parmi ces solutions nom-
breuses et variées, il n'en est pas une seule où l'on puisse
découvrir le moindre reflet de la méthode, si simple et si con-
vaincante, que l'auteur du De ponderibus a exposée en son pre-
mier livre; aucune note de Léonard, si courte soit-elle, ne fait
allusion à cette belle démonstration. Le silence du Vinci à ce
sujet est d'autant plus significatif que la démonstration dont il
s'agit reposait sur la notion du travail de la pesanteur, qui fut
une de ses idées favorites ; qu'elle procédait selon la méthode
des déplacements virtuels dont il a fréquemment usé ; qu'elle
était, en un mot, admirablement propre à ravir son suffrage s'il
l'eût connu.
Les notes du Vinci, d'ailleurs, ne portent pas davantage la
trace du procédé si élégant par lequel l'auteur du De ponderibus
a établi la condition d'équilibre du levier coudé. Tout semble
donc indiquer que Léonard a ignoré le premier livre du traité
composé par le disciple de Jordanus.
Au contraire, il semble avoir bien connu les doctrines
mêmes de Jordanus de Nemore; il en a donné une critique très
ingénieuses
Les résultats auxquels nous a conduits la comparaison des
notes de Léonard avec le traité De ponderibus semblent surpre-
nants ; ils seraient incompréhensibles si tous les manuscrits de
ce traité étaient composés comme ceux que nous avons eus
en main, comme celui que Tartaglia a plagié et dont Gurtius
1. CL Les origines de la statique, i.l, -pp. 26-33 et pp. 182-198.
2. Cf. Les origines de laStatique, t. I, pp. iGS-iGg. L'Académie royale de Venise pos-
sède la première page d'un traité sur la Mécanique écrit par Léonard, traité dont tout
le reste est perdu. En cette page, on lit cet énoncé : « Un grave se montre d'autant plus
grande pesanteur qu'il se meut par une ligne plus voisine de la verticale, n C'est la traduction
textuelle du principe de Jordanus : « Graviusesse indescendcndo quanto ejusdem motus
ad médium rectior.y^ [V. Uzielli, Eicerche su Leonardo da Vinci, Série II, Roma, 1884.
— Giovanni Vailati, /i prmc/pio dei lavori virtuali da Aristotele a Erone d'Alessandria
{Accademia reale délie Scienze di Torino, anno 1896-1897).]
3l2
ETUDES SUR LEONARD DE VINGT
Trojanus a donné une édition si fautive. Mais il est des textes
dont la composition est différente. M. Axel Anthon Bjôrnbo en
a signalé I un que renferme le manuscrit n" 3io2 de la Biblio-
thèque du Vatican; en ce codex, on trouve tout d'abord les
neuf propositions des Elemenia de Jordanus, puis les quatre
propositions du De canonio; ces treize propositions sont suivies
des trois derniers livres du traité De ponderibas qui nous a
constamment occupé en cet article. Tout ce que nous avons
dit au sujet des emprunts faits par Léonard à la Scientia de
ponderibus devient fort aisé à comprendre si le manuscrit
étudié par le grand peintre se trouvait composé comme celui
qu'a décrit M. Bjornbô.
Il est donc possible, au traité De ponderibus que nous avons
étudié, de supprimer le premier livre et de le remplacer par le
traité de Jordanus ; c'est assez dire qu'entre le premier livre et
les trois derniers, le lien est des plus lâches. Rien de plus aisé,
en effet, que de briser ce lien. Aucune des démonstrations
exposées aux trois derniers liVres n'invoque explicitement une
proposition du premier livre. Il y a plus : les deux notions qui
jouent, au premier livre, un rôle essentiel, la notion de gravité
secundam situm et la notion de travail de la pesanteur, n'appa-
raissent aucunement aux trois derniers livres. Visiblement,
le premier livre, d'une part, et les trois derniers livres, d'autre
part, forment deux ouvrages distincts, fort artificiellement
réunis l'un à l'autre.'
Que pouvons-nous dire touchant l'origine de chacun de ces
ouvrages ?j
En celui qui forme les trois derniers livres du traité De pon-
deribus, l'influence de la science grecque se marque avec évi-
dence. Bon nombre de questions examinées en cet ouvrage
sont empruntées aux Mrf/avr/.à 7upo6X7^[j.a-a d'Aristote. La forme
sous laquelle la théorie des moments est présentée a la plus
grande analogie avec celle que lui donne Héron d'Alexandrie
en son livre sur r Élévateur.
I. Axel Anthon lîjornbo, Stadien iiber Menelaos' Spharih. Beitriige ziir Geschirhte
der Spharik und Trigonométrie der Griechcn (Abhandlangen :ur Gesrliichte der malliema-
tischen Wissenschaften mit Einschluss ihrer Anwendungen, l)Cf>rrmdet vonMoritzCanlor.
XlVif* Ilert, S. 1/17; 1902).
LA SGIENTIV DE PO>fDERIBUS ET LEONARD DE VINCI 3l3
Un autre caractère permet de reconnaître l'origine Iiellé-
nique de cette partie du traité. En la figure i3, nous avons vu
les lettres se succéder dans l'ordre
A, B, C, D, E, Z, H, T;
cet ordre, qui rappelle celui de l'alphabet grec
a, g, Y, 0, £, C, •//, 0,
se retrouve dans toutes les démonstrations et dans toutes les
figures des livres II et IIÏ. Selon M. Hultsch, ces désignations
permettent de reconnaître les écrits grecs venus à la connais-
sance des Occidentaux par l'intermédiaire de versions arabes.
Le passage par l'arabe explique l'absence de tout mot
d'origine grecque dans le texte du De ponderibus ; ces mots
sont au contraire très fréquents, en général, dans les versions
directes du grec au latin dont le De canonio nous offre un
remarquable exemple.
Est-il possible d'aller plus loin et de nommer l'auteur grec
de cet ouvrage "è Nous ne le croyons pas. Thurot, qui a le
premier attribué ^ à notre traité une origine hellénique^ a émis
l'hypothèse de son identité avec le IIspl po7ï(T)v de Ptolémée.
Cette hypothèse ne nous paraît pas justifiée. Simplicius, en
effet, connaissait ce traité de Ptolémée qu'il cite^ en son com-
mentaire au De Cœlo d'Aristote. Or, lorsque le même Simpli-
cius énumère"^ les diverses théories qui ont été proposées pour
rendre compte de la chute accélérée des graves, il ne men-
tionne aucunement l'explication si curieuse qu'en donne notre
traité De ponderibus.
Sans qu'il nous soit donc possible d'en nommer l'auteur,
nous pouvons y reconnaître un traité II s pi poTuwv, composé
par un géomètre qui connaissait les Mrj^^avtxa izpo^lrnj.oiTa et,
peut-être, r Élévateur de Héron d'Alexandrie.
1. ïhurot, Recherches historiques sur le Principe d'Archimède (Revue archéolo-
gique, nouvelle série, t. XIX, 1869, P- '^7)-
2. Simplicii in Aristotelis de Coelo commentavia cdidit J. L. Heiberg", Berolini,
MDCCGCXCIV (Comment, in de Coelo, lib. IV, cap. IV).
3. Simplicii in Aristotelis de Coelo commentaria edidit J. L. Heiberg. Berolini,
MDCCCCXCIV, pp. 26/i seqq. (Comment, in de Coelo, lib. 1, cap. VIII).
3 14 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VTNCl
Tout différent est le caractère que nous présente le livre I.
Aucune marque de la science hellénique ne s'y trouve
imprimée. Les lettres qui désignent les divers points des
figures s'y succèdent dans l'ordre de l'alphabet latin. La seule
empreinte que nous y reconnaissions, profondément gravée, est
celle de l'Ecole de Jordanus. L'auteur a écrit après Jordanus
de Nemore. Il en reproduit certaines démonstrations, non sans
les critiquer. Ses deux propositions les plus marquantes, la
condition d'équilibre du levier coudé et sa théorie du plan
incliné, sont établies en usant de la méthode par laquelle
Jordanus a justifié la loi d'équilibre du levier droit. Visible-
ment, l'écrit qui forme le premier livre de notre traité De pon-
deribus est une production du Moyen-Age occidental.
Si ces deux écrits, si différents d'origine et de caractère, se
trouvent le plus souvent soudés l'un à l'autre, est-ce pur effet
de hasard.^
Les écrits dont usait l'École De ponderibus nous offrent un
autre exemple de soudure entre un traité d'origine grecque et
un autre traité composé par un géomètre du Moyen-Age ; les
Elemenla Jordani super demonslraiionem ponderis sont presque
toujours, et dès le xni' siècle, unis au De canonioK De cette
rapsodie, la raison est évidente; le De canonio ne se suffit pas
à lui-même; il invoque des propositions qui ont été démontrées
(( par Euclide, par Archimède et par d'autres »; or, la démons-
tration de ces propositions est l'un des principaux objets de
l'écrit de Jordanus ; cet écrit forme ainsi, au De canonio, une
introduction très naturelle et peut-être voulue par Jordanus
même.
Ne peut-on donner une explication analogue de la soudure
entre le premier livre du traité De ponderibus et les trois der-
niers ?
Gomme le De canonio, le second livre de ce traité suppose la
loi du levier et son extension au cas où l'on tient compte du
poids des bras du levier; l'auteur du premier livre démontre
ces propositions exactement comme Jordanus l'avait fait avant
r. Cf. Les origines de la Statique, t. I, p. 1 25- 138.
LA SGIEINTIA DE PONDERIBUS ET LEONARD DE VINCI
3l5
lui; en sorte que son premier livre peut, aussi bien que les
Elemenla Jordani, servir d'introduction au second livre.
Mais ce premier livre apporte au troisième livre un secours
que les Elémenta Jordani ne lui sauraient donner.
Prenons, en effet, la première proposition de ce troisième
livre : « Si le pivot de la balance se trouve au dessus de la règle
qui forme le fléau, quels que soient les poids suspendus en ses
extrémités, le fléau ne s'inclinera pas jusqu'à devenir vertical, n
Suivons-en la démonstration :
«Soit ABC (fig. 20) le fléau, D le pivot, DBE la verticale;
supposons le poids A supérieur au
poids G; menons les lignes DG, DA ;
prolongeons cette dernière jusqu'en
Z, de telle sorte que DZ soit à DG
comme le poids A est au poids G, et
remplaçons le poids A par un poids
égal à G, placé en Z... Les choses
étant ainsi disposées, Z voudra s'ap-
procher de la verticale DBE autant
que G; A se rapprochera donc de la même verticale d'une
quantité proportionnelle; il n'arrivera donc pas à toucher cette
verticale. »
Visiblement, cette démonstration suppose un lemme que
l'on peut énoncer ainsi : (( Si des poids égaux pendent aux bras
inégaux d'un levier coudé, il faudra, pour l'équilibre, que ces
poids soient équidislants de la verticale du point d'appui. » Gette
proposition était assurément connue des géomètres de l'Ecole
d'Alexandrie; elle est citée par Héron d'Alexandrie ', qui la
regarde avec raison comme impliquée dans les théorèmes
d'Archimède. Mais, bien loin de se trouver établie dans les
Elemenla Jordani, elle y était formellement niée. Au contraire,
l'auteur du premier livre De ponderibus l'énonce exactement
en son théorème VllI, et il la justifie par un raisonnement des
plus élégants.
De même que Jordanus de Nemore semble avoir rédigé ses
I. Les Mécaniques ou VÉlévateur de Héron d'Alexandrie,.., pp. 87 sqq.
3i6
ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
Elementa pour en faire une sorte d'introduction au De canonio,
de même son disciple, en composant un premier livre De pon-
derihas, paraît avoir souhaité de fournir aux trois derniers
livres un lemme dont ils avaient besoin.
A l'auteur inconnu des quatre livres De ponderihus, nous
avions proposé de donner un nom; nous l'avions appelé le
Précurseur de Léonard de Vinci. Or, voici que cet auteur se
dédouble, pour ainsi dire, et que nous trouvons en lui deux
personnages : un géomètre adepte de la Science hellène, a
rédigé les trois derniers livres de l'ouvrage; un mécanicien
occidental, disciple de Jordanus de Nemore, a composé le
premier.
Au premier de ces deux auteurs, le titre de Précurseur de
Léonard convient très exactement; il n'est aucune proposition
de son traité qui n'ait sollicité l'attention du Vinci; il en est
qui lui ont suggéré quelques-unes de ses plus belles trouvailles
en Mécanique, notamment la loi de composition des forces
concourantes.
Au contraire, les théorèmes du second sont demeurés
inconnus à Léonard ; celui-ci a ignoré la belle solution donnée
par celui-là au problème du plan incliné ; une telle découverte
eût illustré lé nom du disciple de Jordanus, si ce nom n'était
à tout jamais perdu. L'auteur de cette découverte ne mériterait
il pas le titre ï de Précurseur de Simon Stevin.^ ou bien encore
le titre de Précurseur de Descartes, puisqu'en cette solution
et en une autre il a si heureusement usé de la méthode que le
grand philosophe devait préconiser?
I. Cette dénomination nous a été proposée par M. P. Mansion, professeur à l'Uni-
versité de Gand.
vni
ALBERT DE SAXE
ALBERT DE SAXE
I
Ce que nous connaissons touchant la tie
d'Albert de Helmst^dt, surnommé Albert de Saxe.
L'influence d'Albert de Saxe sur les pensées de Léonard de
Vinci a été considérable; à plusieurs reprises, il nous a été
donné d'en relever les marques; souvent, encore, nous aurons à
la signaler. Gomment ne souhaiterions-nous pas de connaître,
aussi complètement que possible, ce que fut la vie de ce maître?
Malheureusement, jusqu'à ces dernières années, nous possé-
dions bien peu de renseignements sur les particularités de
cette vie; quelques lignes de Georges Lokert ou de Du Boulay
contenaient tout ce qu'il nous était donné d'en savoir.
Aujourd'hui, bien que notre curiosité ne puisse encore satis-
faire tous ses légitimes désirs, du moins a telle reçu de pré-
cieux aliments par les soins du R. P. Denifle et de M. Emile
Ghatelain. Dans le Cartulaire de r Université de Paris, dont la
publication est due à leur érudition, nous trouvons quelques
documents authentiques sur la vie d'Albert de Saxe'. Nous
trouvons d'autres renseignements, en bien plus grand nombre,
dans ce Livre des Procureurs de la Nation anglaise qui, déjà,
nous a permis de reconstituer quelques parties de la vie de
ïhémon^ et dont nous devons la publication aux mêmes
savants éditeurs-^.
1. Chartularium Universitatis Parisiciisis sub auspiciis Goncilii generalis Faculta-
tum Parisicnsium, ex diversis bibliothecis tabulariisquc collegit, cum authenticis
chartis contulit, notisque illustravit Henricus Denifle 0. P.... auxiliante Emilio
Ghatelain... Tomus Ilf, ab anno MCGCL usque ad annum MGGCLXXXXIIII. Parisiis,
anno MDGGGLXXXXIIIL — Ghercher à la table au nom : Albertus de Saxonia.
2. Vide supra : V, Thémon le fils du Juif et Léonard de Vinci, pp. 162 sqq.
3. Auctariiim Chartularii Universitatis Parisiensis sub auspiciis Goncilii generalis
Facultatum Parisicnsium cdiderunt Henricus Denifle G. P.... _^milius Ghatelain...
03O
ETUDES SUR LliONAUD DE VINCI
Les premières pièces ^ qui fassent mention d'Albert de Saxe
le nomment Alhertas de Helmstede, Albert de Helmstœdt; c'est
ainsi qu'il est encore désigné au rôle officiel^ que l'Université
transmet au pape en i352; mais déjà'^ on avait pris l'habitude
de l'appeler Albert de Saxe, Alberlus de Saxonia.
La ville de Helmstœdt appartient aujourd'hui au duché de
Brunswick; mais elle fit longtemps partie de la Saxe; lorsqu'on
1180 le duché de Saxe fut démembré, elle continua, avec tout
le Brunswick, à constituer les alleux du duc déchu. Il n'est
donc pas étonnant qu'à l'Université de Paris, au xiv*' siècle, on
regardât comme Saxon un maître né dans cette ville.
Albert de Saxe n'était pas le premier citoyen de Helmstœdt
qui fût venu étudier et enseigner à Paris; l'Université pari-
sienne avait déjà connu un Jean de Helmstsedt; celui-ci avait
pris la déterminance (ou baccalauréat)^ et la licence ^ en i345;
la même année, il avait débuté^ comme maître es arts; élu
procureur de la Nation anglaise le 12 juin iSliQ^, il ne tarda
pas à quitter Paris pour retourner dans son pays^; en i352, le
Livre des Procureurs de la Nation anglaise le cite de nouveau ^
parmi les maîtres présents à l'Université; puis il n'est plus fait
aucune mention de son nom.
C'est en i35i qu'Albert de Helmstœdt subit l'épreuve de la
déterminance sous maître Albert de Bohême, en même temps
que Wiskin Wenslay la subit sous maître Henri de Minden i» ;
la même année, les deux condisciples subirent l'examen de
licenceii et débutèrent comme maîtres es arts^^ Maître Albert
Tomus 1. Parisiis, anno MDGCCLXXXXIIII. — Liber procaratorum Nationis Àngll-
candB (Allemanniœ) in Universitate Parisiensi. ïomus I, ab anno MGCCXXXIII usquc
ad annum MCCCCVI. — Chercher à la table au nom Helmstat (Albertus).
1. Auctariiim, coll. i/ig, i5o, 162 et i5/i.
2. Auctariuni, col. 160.
3. Auctarium, coll. i55, i58,...
ti. Auctarium, col. 79.
5. Auctarium, col. 85.
0, Auctarium, col. 88.
7. Auctarium, col. 90.
8. Auctarium, col. 96.
9. Auctarium, col. iGo.
10. Auctarium^ col. 149-
11. Auctarium, col. i5o.
12. Auctarium, col. i52.
ALBERT DE SAXE 32 1
de Bohême avait présidé à toutes les épreuves auxquelles
Albert de Saxe avait été soumis.
Chacun des examens universitaires exigeait, de la part du
récipiendaire, l'acquittement de certains droits ; pour un exa-
men donné, le taux de ces droits n'était pas fixe; il était déter-
miné d'après les ressources de l'étudiant; ces ressources elles-
mêmes étaient évaluées d'après la bursa, c'est-à-dire d'après la
pension hebdomadaire que le déterminant ou le licencié rece-
vait de sa famille; et parmi ces u escholiers » venus d'Ecosse,
de Suède ou de Dacie pour recueillir les enseignements de
l'Université de Paris, qu'ils sont nombreux ceux dont le nom,
sur le Livre des Procureurs, est suivi de cette mention : Cujus
bursa nihill De leur famille, ils ne recevaient rien; ils vivaient
au jour le jour, comme ils pouvaient.
Ni Albert de Saxe, ni son condisciple VViskin Wenslay, ne se
trouvaient dans cet absolu dénuement; leur « bourse » hebdo-
madaire était de cinq sous au moment de leur déterminance ;
lorsqu'il débuta comme maître-ès-arts, Albert recevait six sous
par semaine; bien peu d'étudiants touchaient davantage.
Ces ressources ne leur permettaient pas, cependant, d'acquit-
ter les droits d'examens ; au moment où ils subirent la déter-
minance, ils durent s'engager i, par une lettre adressée au
receveur de la Nation, à payer les droits de déterminance et
de licence avant la fête de la Pentecôte, et ce sous peine d'être
privés de leurs titres.
La Pentecôte passa; les honneurs vinrent aux deux condis-
ciples, mais point les ressources qui leur permissent de se
libérer.
Wiskin Wenslay avait été élu, dès i35i 3, procureur de la
Nation anglaise; Albert de Helmstœdt le fut à son tour, la
même année, la veille de Noël 3; et cependant, les billets par
lesquels ils s'étaient engagés envers la Nation demeuraient
impayés. En i352, on consentit^ à leur remettre ces billets en
I. Auctariain, col. lig.
■2. Auctariain, col. ib-2.
3. Auctariiim, col. i5/j.
4. Auctarianij col. i58,
p. UUllKM.
33 2 ÉTUDES SUR LEONARD DE MxNCl
échange de la promesse d'acquitter leur dette le plus tôt
possible.
Si l'Université et la Nation anglaise nous apparaissent
comme des créanciers doués d'une bienveillante patience à
l'égard de leurs débiteurs, les maîtres étaient sans doute plus
pressés de réclamer les redevances que les usages leur attri-
buaient. Tout licencié qui faisait sa leçon de début comme
maître-ès-arts, tout maître élu procureur était tenu de verser
un écu ou un florin pour étancher la soif de ses collègues,
francs buveurs pour la plupart; et cet impôt ne souffrait
point les longs délais dont s'accommodaient les droits univer-
sitaires. En i35i, nous voyons ^ le procureur Wiskin Wenslay
et les maîtres nouvellement promus Henri de Clèves, Albert
de Helmstaedt, Zebald de Nuremberg et Hermann Rotwill
verser chacun un florin afin d'offrir une u consolation » (sola-
ciiim) aux maîtres de la Nation anglaise présents à Paris.
Albert de Saxe ne fut pas seulement procureur de la Nation
anglaise; nous le voyons 2, en i353, recteur de l'Université.
Le i3 février i353, Albert de Saxe présente ^ une requête à
la Nation anglaise, assemblée près de l'église Saint-Mathurin;
il demande à envoyer, sous le sceau de la Nation, une lettre
au cardinal Pierre de Croze, évêque d'Auxerre, qui fut provi-
seur de la Sorbonne, afin d'être admis en cette maison de
Sorbonne; à l'unanimité, sa demande reçoit un accueil
favorable.
Albert étudia longtemps en Sorbonne ; reçut-il le bonnet de
docteur en théologie ? Aucun document ne nous autorise à le
croire, malgré l'opinion de certains biographes'*.
S'il ne fut point théologien, Albert de Saxe fut assurément
un professeur brillant et zélé de la Faculté des arts ; le souvenir
de son enseignement n'était point effacé au temps de Georges
Lokert, et le Livre des Procureurs de la Nation anglaise nous
apporte maint témoignage de son activité.
1. Auctarium, col. i53.
2. Auctarium, coll. i65-iGG.
3. Auctarium, col. 162.
/». Chartularium, p. 98, en note. (Celle noie est attribuée à Albert de Hicuiestorp,
([ui, nous le verrons, n'est pas Albert de HelmstcTpdt,
ALBERT DE SAXE
323
Sans cesse, nous le voyons solliciter l'autorisation de faire
des leçons soit en dehors des heures réglementaires, soit aux
jours fériés. En 1 355, il est autorisé i, à partir de la fête de Noël,
à donner lecture d'un livre d'Aristote à l'heure des nones de la
sainte Vierge. En i356, il lui est permis ^ de faire des leçons,
en son propre domicile, sur le livre de philosophie morale
qui lui plaira le mieux, les jours de fête, après le sermon. En
i358, il demande 3 à faire, les jours fériés, une leçon sur la
Politique d'Aristote ; Robert le Normand demande également
à enseigner, en ces mêmes jours, le Centiloquiam et VOpus
quadripartitam de Ptolémée; ces deux demandes sont favora-
blement accueillies par la Nation; cependant elle a soin de
réserver les droits des autres maîtres qui voudraient, eux
aussi, donner des leçons les jours fériés.
Albert a été très activement mêlé à la vie universitaire de
son temps; non seulement il a fait passer un bon nombre
d'examens de baccalauréat et de licence, il a présidé aux
débuts de maint maître-ès-arts, mais encore il a pris part à
plusieurs délibérations importantes dont le souvenir nous est
conservé par des documents authentiques.
Tous les ans, la Curie pontificale recevait à Avignon un rôle
(rotulus) qui faisait connaître au Pape l'état du personnel
enseignant de l'Université de Paris. L'établissement de ce rôle
avait, sans doute, donné lieu à des abus, car la Nation anglaise
se réunit, en i352^, pour fixer le canon inviolable selon lequel
cette pièce serait désormais rédigée. On devait inscrire d'abord
les maîtres actuellement pourvus d'un enseignement à Paris,
par rang d'âge, en commençant par le plus ancien et en
finissant par le plus jeune. Les noms des survenants pren-
draient place ensuite. Le Livre des Procureurs nous donne les
noms des maîtres appartenant à la Nation anglaise qui étaient
présents à Paris au moment de cette délibération; ce sont:
Gautier de W aldclaw, Jean de Wesalie, Gerhard t de Prusse,
1. Auctarium, col. i86.
2. Auctarium, col. 19g.
0. Auctarium, col. 226.
4. Auctarium, col. 160.
324 ÉTUDES SUR LÉO>ARD DE VINCI
Jean de Helmstsedl, Henri de Minden, Mathias de Suède,
Wiskin Wenslay, Albert de Helmstsedt, Jean de Louvain,
Jean l'Écossais, David l'Écossais, Henri de Clèves, Hermann
Rotwill, Johannes de Aquis, Tylemann, Eghelin, Gerhardt du
Moulin, Thomas l'Écossais et Jean de Minden.
Chaque année, la Nation désignait des maîtres qu'elle char-
geait de composer le rôle, conformément au statut; en cette
année i352, Albert fut investi de cette mission i; il le fut
encore en i3552.
Nous avons dit le dénuement de bon nombre d'étudiants
appartenant à la Nation anglaise et la bienveillance avec
laquelle la Nation leur accordait soit des délais pour le paie-
ment de leurs droits d'examens^ soit même la remise de ces
droits. Mais cette bienveillance favorisait des abus; certains
étudiants aisés se disaient pauvres, afin d'être dispensés des
(( bourses », et leur fraude portait un grave préjudice aux
finances, souvent peu prospères, de la Nation.
Les maîtres de la Nation s'émurent de ces procédés malhon-
nêtes ; ils résolurent d'établir un statut qui y mît fin et, le
2^ mai i354, ils chargèrent^ cinq d'entre eux d'élaborer ce
statut; Wiskin Wenslay et Albert de Saxe qui, peu d'années
auparavant, avaient fait appel à la longanimité du receveur de
la Nation, furent au nombre des maîtres élus.
Désormais, le candidat dénué de ressources dut affirmer
sous serment qu'il ne possédait ni à Paris, ni en son propre
pays, la somme d'argent nécessaire à l'acquit des droits; il
dut, en outre, laisser en gages, entre les mains des représen-
tants de la Nation, des objets d'une suffisante valeur; au jour
de l'échéance, l'étudiant était mis en demeure de se libérer,
faute de quoi, les gages étaient vendus au profit du trésor de
la Nation.
Ces délais de paiement constituaient une faveur que l'étu-
diant devait, en général, solliciter en personne de la Nation
assemblée. Le i4 mars i356, nous voyons'' Maître Albert de
1. Aactariiiin, col, i(5o.
2. Auctariuin, col. i8'i.
3. Aiictarinm, col. i']'\.
li. Auctariuni, col. 191.
ALr.EI\T DE SAXE 62b
Saxe et Maître Thémon, le fils du Juif, demander et obtenir
cette faveur pour deux candidats retenus dans la salle d'examen
et empêchés de présenter eux-mêmes leur requête.
L'étudiant à court d'argent donnait volontiers quelque livre
en gage, pour obtenir un délai dans le paiement de ses droits
d'examens ; mais, au jour de l'échéance, il se trouvait non moins
démuni que par le passé et hors d'état de récupérer son gage.
Au début de l'année iSôg, la Nation avait à faire face à des
dépenses exceptionnelles, car la querelle des théologiens et
du recteur de l'Université ^ exigeait la confection d'un rôle
spécial et son envoi h Avignon. Aussi, le i/i février % la Nation
anglaise, réunie avec la Faculté des Arts de l'Université,
résolut d'(( extorquer quelque argent à ses débiteurs » ; elle les
convoqua à venir acquitter leurs dettes le dimanche suivant
(17 février). Les étudiants furent peu empressés de se rendre
à cet appel ; ceux qui s'y rendirent furent, par délibération,
invités à racheter leurs gages; aux autres, on fit savoir que
leurs gages seraient vendus s'ils ne soldaient leur dû ; mais
nul ne put se libérer. Alors, la majorité de la Nation décida
que les gages seraient vendus le plus tôt possible. En attendant,
les livres engagés par les étudiants furent mis dans un sac que
l'on scella, en présence des bedeaux de la Nation, du sceau du
procureur; on mit ce sac en dépôt chez un libraire, Jean de
la Porte ; le procureur, Henri Egher de Kalker, et les deux
maîtres que la Nation avait désignés pour présider à cette
opération. Maître Thémon et Maître Albert de Saxe, avan-
cèrent cinq sous et huit deniers pour payer le porteur et pour
boire avec les libraires.
Maître Albert était volontiers choisi par la Nation anglaise
lorsqu'il s'agissait de la représenter en quelque circonstance
importante et délicate ; il fut ainsi l'un des témoins qui, le
12 juillet i358, signèrent le concordat^ par lequel la Nation
anglaise et la Nation picarde fixaient la commune frontière
des pays ressortissant à chacune d'elles.
1. Vide supra : V, Thémon le fils du Juif et Léonard de Vinci, p. 169.
2. Auctarium, col. 2/11.
3. Chartularium. tomus III, p. 56, n" i2-'io.
SaÔ ÉTUDES SUR LÉONARD DE VIISCI
En cette même année, un frère d'Albert de Helmstaedt, Jean
de Saxe, se trouvait à l'Université de Paris. En effet, le
27 août i358, nous voyons ^ Maître Albert déclarer à l'Assem-
blée de la Nation anglaise que son frère Jean désire faire ses
débuts de maitre-ès-arts et regagner aussitôt son pays; il
demande donc que l'on veuille bien faire remise au récipien-
daire des droits relatifs à cette leçon de début, et que l'on
consente également à l'inscrire sur le rôle, avec les autres
maîtres absents, moyennant la redevance prescrite. Ces deux
requêtes ayant été favorablement accueillies, « Maître Jean de
Saxe, frère de Maître Albert de Saxe, débuta sous la présidence
de Maître Henri de Saxe. »
Dans une assemblée tenue en octobre i36i, nous voyons ^ la
Nation anglaise acquitter certaines dettes qu'elle avait contrac-
tées à l'égard de trois maîtres, parmi lesquels se trouvait
Albert de Saxe.
Au mois d'octobre de la même année. Maître Albert
demande 3 à l'Assemblée générale de la Nation de le nommer
curé de la paroisse des Saints Gôme-et-Damien, qui s'étendait
sous les murs de Paris et qui dépendait de l'Université ; à
l'unanimité, cette charge lui est confiée.
Peu après, la Nation lui confère^ la dignité de receveur, en
remplacement de Thémon, qu'elle délègue auprès du pape.
Maître Albert, d'ailleurs, ne devait pas garder longtemps cette
nouvelle fonction, car, le 28 septembre 1862, nous voyons ^
qu'elle est déjà aux mains de Henri de Kempen.
C'est à l'occasion de son élection aux fonctions de receveur
que le nom à' Alberlus de Saxonia est, pour la dernière fois,
prononcé par le Livre des Procureurs de la Nation anglaise; pas
plus que le nom d'Alberhis de Helmstsedt, il ne se retrouve aux
pages suivantes. Aussi Du Boulay a-t-il arrêté à sa nomination
de curé la carrière du profond philosophe.
1. Auctariam, col. 287.
2. Auctariuni, col. 266.
3. Auctarium, col. 2G7.
A. Auctariam, col. 267.
f). Auctariam, col. 269.
ALRERT DE SAXE 32 7
II
Albert de HelmstyEdt est-il le même qu'Albert de Ricmestorp?
Cette carrière, d'autres historiens l'ont prolongée davantage;
dans ce but, ils ont identifié Albert de Helmstaedt avec Albert
de Ricmestorp, dont le nom paraît au Livre des Procureurs de
la Nation anglaise au moment précis où le nom d'Albert de
Saxe disparaît.
En 1357, nous voyons' un Jean de Ricmestorp subir les
examens du baccalauréat. Ce Jean de Ricmestorp, on l'identifie
avec Jean de Saxe, qui, en i358, débute comme maître-ès-arts,
après que son frère, Albert de Saxe, a obtenu pour lui une
remise de droits.
Ce Jean de Ricmestorp a, en effet, un frère nommé Albert.
Le 3 novembre i362% Albert de Ricmestorp est hors d'état de
payer les droits d'inscription au rôle; Jean de Ricmestorp
supplie la Nation d'accorder un délai à son frère; il s'offre
à donner sa parole pour Maître Albert, à s'engager pour lui,
envers la Nation, par un billet scellé de son propre sceau, ce
qu'on lui accorde.
Albert de Ricmestorp eut, d'ailleurs, une brillante destinée^;
après qu'il eut été, en i363, recteur de l'Université de Paris,
il fut, en i365, dépêché en ambassade auprès du pape
Urbain V par Rodolphe, duc d'Autriche. En cette même
année i365, l'Université de Vienne fut fondée, et, sous l'in-
fluence de Rodolphe, Albert de Ricmestorp fut élu comme
premier recteur. Il était chanoine d'Hildeseim lorsqu'il fut
nommé, le 21 octobre i366, évêque d'Halberstadt.
Quelle raison a-t-on pour regarder cet Albert de Ricmestorp
comme étant la même personne qu'Albert de Helmstaedt ou
de Saxe? Celle-ci seulement : Le Livre des Procureurs de la
1. Auctarium, col. 208.
2. Auctarium, col. 276.
3. Chartularium, tomus III, p. 98 (en note).
328 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VTNCï
Nation anglaise cesse de mentionner les deux frères Albert et
Jean de Saxe au moment même où il commence à citer les
deux frères Jean et Albert de Ricmestorp.
Mais, pour soutenir cette identité entre Albert de Helmstaedt
et Albert de Ricmestorp, que d'invraisemblances il faut
accumuler!
Il faut supposer, d'abord, qu'Albert de Saxe abandonne
brusquement le nom de sa ville natale et le surnom sous lequel
il était célèbre jusqu'alors, pour prendre un nom qu'il n'avait
jamais porté.
Il faut supposer que Jean de Saxe, au lieu de retourner dans
son pays après son début de maître-ès-arts, comme son frère
l'avait déclaré à la Nation, est demeuré à Paris; qu'Albert de
Saxe cumule la vie universitaire avec ses fonctions de curé de
la paroisse des Saints Gôme-et-Damien, et qu'il reprend en 1862
la charge de recteur qu'il avait occupée neuf ans auparavant.
Et ces invraisemblances ne sont pas les seules que l'on
doive signaler.
En 1862, Albert de Saxe est curé d'une paroisse de Paris; il
vient de quitter les fonctions de receveur, réservées aux
maîtres fortunés ï; il le faut supposer, cependant, si démuni
d'argent qu'il ne peut payer son inscription au rôle et que son
jeune frère, qui est presque un débutant, lui doit servir de
répondant; ne semble-t-il pas plutôt, en cette affaire, que Jean
de Ricmestorp se comporte en frère aîné et qu'Albert de
Ricmestorp soit le cadet?
D'ailleurs, ce rôle envoyé à Urbain Y le 27 novembre 1862,
ce rôle à l'occasion duquel Jean de Ricmestorp fut le répon-
dant de son frère Albert, nous en possédons le textes et ce texte
apporte contre la thèse dont nous parlons des arguments
singulièrement puissants.
Naturellement, les deux frères Jean et Albert de Ricmestorp
y figurent, et voici exactement comment ils y sont désignés ^ :
Maître Jean, surnommé le fils de Bernard le Riche, de Ric-
1. Auctarium, tomus I, inlroductio, p. xxii.
2. Chartulariutn, tomus III, n° 12G5, p. 8-;!.
3. Chortularium, loc. cit., p. 91.
AT.RERT DE SAXE 3^9
mestorp, au diocèse d'Halberstadt, chanoine majeur de l'Église
de Brème.
Maître Albert, surnommé le fils de Bernard le Riche, du
diocèse d'Halberstadt, recteur de l'Université de Paris, exami-
nateur des licenciés en l'examen de Notre-Dame de Paris,
chanoine de Mayence.
Les deux frères sont originaires du diocèse d'Halberstadt;
comment Albert aurait-il pu naître à Helmstsedt?
Aussi voyons-nous que la mention de Helmstaedt ne figure
aucunement au rôle, à la suite du nom d'Albert, non plus que
le titre de curé des Saints Gôme-et-Damien. Peut-on demander
preuve plus convaincante à rencontre de la proposition que
nous avons mentionnée?
A le bien examiner, le rôle nous fournit encore d'autres
arguments propres à ruiner cette proposition.
Rappelons-nous, en effet, le statut relatif à la rédaction de
ce rôle, statut arrêté dix ans auparavant, en i352, et à la con-
fection duquel Albert de Saxe avait pris part; en vertu de ce
statut, les maîtres présents à Paris, en i352, devaient être
Inscrits d'abord, par rang d'âge, du plus ancien au plus jeune;
les maîtres entrés plus tard à l'Université devaient prendre
rang à la suite.
En vertu de ce statut, nous devons trouver, en tête du rôle
de i362, les noms des maîtres qui enseignent encore à cette
date et qui appartenaient déjà à la Nation en i352; c'est
parmi ces noms que nous devons trouver celui d'Albert de Saxe,
s'il y figure. Plus loin dans la liste doivent s'inscrire les noms
des maîtres moins anciens et, parmi eux, celui de Jean de
Ricmestorp.
Examinons donc la liste des maîtres de la Nation anglaise,
telle que nous la présente le rôle ' adressé au pape Urbain Y le
27 novembre i362.
En premier rang, nous trouvons naturellement le procureur
de la Nation, Thierry Distel de Unna; c'est, selon l'usage, un
jeune maître; il a subi la déterminance, en i358, sous Albert
I. Chartularium, tomiis III, n" ia65, pp. 82-98,
330 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
de Saxei; en la même année, sa leçon de début a été présidée
par Thémon^; quatre fois, il été élu procureur de la Nation •'5.
Aussitôt après le procureur vient, comme le statut nous le
faisait prévoir, un très ancien maître de la Faculté des Arts,
Magister Nicolinus de Dombrec, prêtre d'Aberdeen.
Nicolinus de Dombrec a déterminé en i344^'; en i348, il a
subi l'examen de licence 5 et débuté*^ comme maître-ès-arts;
en i35i, au moment où Albert de Saxe subit la déterminance,
il est déjà examinateur pour cette épreuve^. Nicolinus de
Dombrec continue d'appartenir à l'Université jusqu'en i364^.
11 est chargé parfois des missions auxquelles la Nation anglaise
attache une importance particulière; lors des démêlés de cette
Nation avec la Nation picarde,, il est député par les siens^
d'abord pour entamer les négociations, puis pour rédiger le
concordat.
Nicolinus de Dombrec appartenait à l'Université lorsque,
en i352, on arrêta le statut relatif au rôle; mais il était alors
absent de Paris. Des maîtres présents à Paris à ce moment,
pas un seul ne figure au rôle de i362. Le premier nom que
nous lisions après celui de Nicolinus de Dombrec est, en effet,
le nom de Henri de Holtz de Kempen; or Henri de Holtz de
Kempen n'a subi la déterminance qu'en i353ïo; il a été
licencié II et a débuté comme maître ^^ en i35/i.
Le nom d'Henri de Holtz de Kempen est suivi du nom de
Jean de Ricmestorp, surnommé le fils de Bernard le Riche.
Après Jean de Ricmestorp, nous trouvons:
Henri- Jean de Holtz de Kempen, qui a déterminé en iSSS'"^
et débuté comme maître-ès-arts en i359 ^^
1. Auctarium, tomus J, col. 226.
2. Auctarium, tomus 1, col. 289.
3. Auctarium, tomus 1, coll. 261-252, 254, 278, 276.
li. Auctarium, tomus I, col. 70.
5. Auctarium, tomus I, col. 121.
0. Auctarium, tomus 1, col. 1/12.
7. Auctarium, tomus I, col. i^Q-
8. Auctarium, tomus I, col. 396.
9. Auctarium, tomus I, col. 222.
10. Auctarium, tomus I, col. i65.
11. Auctarium, tomus I, col. 168.
12. Auctarium, tomus I, col. 172.
i3. Auctarium, tomus 1, col. 226.
1^. Auctarium, tomus 1, col. 260.
ALBERT DE SAXE 33 I
Henri Yde de Beest, qui a subi la déterminance en i356i
et a fait sa première leçon de maître-ès-arts en iSôi^,
Bricius Kerre, prêtre de Glasgow, au sujet duquel le Livre
des Procureurs est muet.
Wilhelm, dit Bucer, bachelier en i356% et maître-ès-arts
en i357^.
C'est après tous ces noms que nous trouvons celui d'Albert,
dit le fils de Bernard le Riche; parmi les noms des maîtres
autres que le Procureur, il occupe le huitième rang; il est
à trois rangs après celui d'un maître dont la première leçon
date de l'année précédente. Quelle dérogation à l'étiquette si
cet Albert, fils de Bernard le Riche, est le même que le savant
et illustre professeur Albert de Helmstsedt! Comment expliquer
un pareil manquement aux égards en des circonstances où un
statut, solennellement arrêté, et trop récent encore pour être
tombé en désuétude, garantit le respect de la hiérarchie?
N'est-il pas évident qu'Albert, fils de Bernard le Riche, qui
sera recteur de Vienne et évêque d'Halberstadt, est, comme
nous l'avions supposé, le frère cadet de Jean de Ricmestorp.^
Qu'il n'a, par conséquent, rien de commun avec le grand
philosophe Albert de Helmstaedt, dit Albert de Saxe?
III
Albert de Saxe appartint-il a un ordre religieux?
Albert de Saxe et Albertutius.
Certains auteurs ont pensé qu'Albert de Saxe était un laïc;
sa nomination à la cure de la paroisse des Saints Gôme-et-
Damien nous prouve surabondamment qu'il était prêtre.
Fut-il prêtre séculier ou bien appartint-il à quelque ordre
monastique ?
1. Auctarium, tonius I, col. 190.
2. Auctarium, tomus I, col. 267.
3. Auctarium, tomus I, col. 19 a.
/|. Auctarium. tomus I, coll. 219-220,
332
ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
Aucun document contemporain de sa vie ne mentionne
qu'il ait été moine. En revanche, à la fin du xv" siècle, au début
du xvi*' siècle, les divers ordres se disputent ce philosophe,
alors célèbre; les titres de ses livres le donnent comme fran-
ciscain, comme dominicain ou comme augustin, selon que
l'éditeur est lui-même de la règle de saint François, de celle
de saint Dominique ou de celle de saint Augustin.
Ainsi, frère Luca Pacioli di Borgo San Sepolcro, qui est
franciscain, cite^ le Traité des proportions d'à Albertutius,
ancore de Saxonia, de l'ordine nostro seraphyco ».
Le R. P. Isidoro Isolani de Milan, frère prêcheur, a composé
un Epitome^ du Tractatus proportionam d'Albert de Saxe; de
l'auteur, il fait, bien entendu, son frère en saint Dominique.
Edité à Pavie en i5i3 et en 1622, à Lyon en i58o, cet Epitome
est intitulé : Eplthoma in proportiones fratris Alberti de Saxonia,
sacri Ordinis Prœdicaiorum.
Enfin, nous voyons sa Logique attribuée ^ en i522, par
Maître Aurelio Sanuto de Venise, à «Maître Albert de Saxe, de
Tordre des Ermites de saint Augustin ».
Revendiqué de la sorte par les divers ordres monastiques,
il est extrêmement probable qu'Albert de Saxe n'appartint à
aucun d'eux.
Nous avons dit^ comment certains historiens avaient été
amenés à distinguer l'un de l'autre un premier Albert de Saxe,
professant à l'Université de Paris au milieu du xiv'' siècle, et
un second Albert de Saxe, moine franciscain du xv'^ siècle,
surnommé Alberiutius. Nous avons dit aussi que cette distinc-
tion ne nous semblait aucunement fondée ; q\i' Alberiutius était
assurément le nom sous lequel le grand penseur du xiv'' siècle
était fréquemment désigné au xv'' siècle et au xvi" siècle.
1. Summa de Arithinetica, Geometria, Proportioni et Proportionalità ; i" ('dition,
Venise, 1/49/1, P- 6^» recto. — ij' édition, ïoscolano, iSaS, p. G8, recto,
2. B. Boncompagni, Intorno al Tractatus proportionam di Alberto di Sassonia
{BuUetino di Bibliografia e di Storia délie Scienze mateniatiche e fisiche, pubblicato da
Baldassare Boncompagni, t. IV, 1871, p. Bog).
3. Logica Albertucii. Perutilis logica exccllenlissimi sacr.T thcologi.no professoris
Magistri Alberti de Saxonia, ordinis Eremilanim divi Augiistini, por Magislrum
Aurelium Sanutum Vcnetum; Venetiis, ivro, et sollertio ha^rednm O. Scoti,
MDXXll.
!\. Vide supra : pp. G-7.
ALBERT DE SAXE 333
A l'appui de cette identification d'Albert de Saxe et
d'Albei'tutius, nous avons déjà apporté des arguments con-
vaincants. Nous avons vu Nicoleto Vernias de Chieti attri-
buer à Albertutius la théorie de ïlmpetus qu'Albert de Saxe a
constamment soutenue en son Tractatas proporUonam, en ses
Questions sur la Physique, en ses Questions sur le De Cœlo.
Nous avons vui Léonard de Yinci attribuer à a Albertucco »
un De calculatione, c'est-à-dire, selon le langage du temps, un
traité des proportions; ce traité, Léonard l'intitule ailleurs 2 De
proportione, en restituant à l'auteur le nom d'Albert de Saxe.
A ces preuves, nous en pouvons ajouter d'autres.
Nous venons de voir Fra Luca Pacioli attribuer le Tractatus
proportionum à « Albertutius, dit encore de Saxonia ».
Nous trouvons une indication analogue dans un recueil des
commentaires et des questions sur le De generatione et corrup-
tione, composés par Gilles de Rome (yEgidus Romanus), Marsile
d'Inghen et Albert de Saxe^.
Dans ce recueil, Paul de Genezano, de l'ordre des frères de
Saint -Augustin, se donne, à la fin des Questions d'Egidius et
de Marsile, comme en ayant revu la rédaction; il a sans doute
accompli la même tâche pour les Questions d'Albert de Saxe,
en sorte que l'on doit lui attribuer la note qui se trouve au
folio i32; en cette note, on fait remarquer au lecteur que les
Questions d' Albertutius portent exactement sur les mêmes textes
que les Questions de Marsile d'Inghen.
Constamment donc, les œuvres que l'on sait, d'une manière
certaine, avoir été composées par Maître Albert de Saxe sont
données comme écrites par Albertutius. Ces deux déno-
minations désignent un même personnage. Ajoutons que
1. Vide supra : p. 20.
2. Vide supra ."p. 28.
3. Egidivis cum Marsilio et Alberto De generatione. Commentaria fidelissimi expo-
sitoris B. Egidii Romani in libros de generatione et corruptione Aristotelis cum textu
intercluso singulis locis. — Quesiiones item subtilissime ejusdem doctoris super primo
libre de generatione ; iiunc quidem primum in publicum prodeuntes. — Questiones
quoque clarissimi doctoris Marsilii Inguen in prefatos libros de generatione. — Item ques-
tiones subtilissime magistri Albcrti de Saxonia in eosdem libros de generatione ; nus-
quam alias impresse. — Omnia accuratissime revisa, atquc castigata; ac quantum
ars aniti potuit fîdeliter impressa. Colophon : Impressum Venetiis mandato et
expensis nobilis viri Luceantouii de Giunta Florentini, Anno Domini i5i8, die 12
mensis Februarii.
J34
ETUDES SUH LEONAUD DE \ iNCl
Nicoleto Vernias ne nomme pas seulement Albert de Saxe
Albertutius ; par opposition à Albert le Grand, il le nomme
encore Albertas parvus.
Le célèbre philosophe Augustin Nipho désigne ^ Albert de
Saxe par les surnoms à' Alber Villas et dCAlberlilla. Nipho déclare %
d'ailleurs, qu'Albert de Saxe fut un savant péripateticien
(( Alberiillus non ignarus peripateticus » ; il le regarde ^ comme
un grand logicien u summus logicus >> ; il le place ^^ au premier
rang des faiseurs de raisonnements subtils « Albertilla captian-
culatorum prxclpaas )> .
IV
Les Écmis d'Albert de Saxe.
Les écrits d'Albert de Saxe sont assez nombreux; il en est
dont la vogue a été grande et qui ont été imprimés à plusieurs
reprises; il serait fort intéressant d'en posséder la liste com-
plète et exacte. Nous n'avons pas la prétention de donner ici
cette liste; pour la dresser, il faudrait des recherches beaucoup
plus étendues que celles auxquelles nous avons pu nous livrer.
Nous pensons, cependant, être utile à quelques lecteurs en consi-
gnant ici les renseignements que nous avons pu recueillir.
De tous les écrits d'Albert de Saxe, aucun ne semble avoir eu
plus de vogue que l'opuscule intitulé Traclatus proporlionam.
Cet ouvrage a été l'objet de recherches bibliographiques
extrêmement exactes de la part du prince Boncompagni^.
1. Augustiiii Mplii medices philosoplii Suessani, /n Ubris Arlstotelis meteorologi-
corurn comrnentaria. In prfrlo Brandini et Octaviani Scoli, Venctiis, MD\L. fol. 8,
col. a; fol. i/j, col. c; fol. ki, col. d; fol. 'nj, col. a. — Aristolelis Stagirita^ De Cœlo
el Mundo libri quatuor, e grseco in latinuin ab Augustino Niplio pliilosopho Suessano
conversi, et ab eôdem etiam prœclara, neque non longe omnibus aliis in hac Scientia
resolutiore aucti expositione. Venetiis, apud Hieronymum Scotuni, MDXLIX, fol. nj,
col. a; fol. 2G, coll. c et d; fol. 3i, coll. c et d; fol. Sa, coll. a, b et d; fol. oS, col. b;
fol. 5o, coll. b cl c; fol. 89, col. c. ; fol. ya, col. a.
a. Aug. Niphi In Ubris meteorologicorum comrnentaria, fol. 8, col. a. — In Ubris de
Cœlo commenlaria, fol. 3i, col. c.
3. Aug. Niphi In Ubris de Cœlo et Mundo comrnentaria, fol. 5o, col. c.
/i. Aug. Nipho, toc. cit., fol. aG, col. c.
5. B. Boiicoiupagni, Intorno al Tractatus j)ropurtionuni di Alberto di Sussonia {Balle-
tino di Bibliograjla e di Storia dclle Scienze matematiclie e Jisiche, t. IV, 1871, p. ^\)S).
ALBEKT DE SAXE 335
Du Traclalas proporlionum d'Albert de Saxe, le prince
Boncompagni décrit dix éditions.
Trois éditions furent données à Padoue, en i4S2, i484 et
1487, par Matheus Gerdo de Windischgrœtz.
A Venise, une édition fut donnée en MGGGGXXXLVII
(1487?) par Andréas Gatharensis; une autre, en i494, par
Bernardinus Venetus, aux frais de Jeronimus Duranti; une
troisième, en 1496, par Bonetus Locatellus, aux frais d'Octa-
vianus Scotus.
Benedictus Hectoris imprima à deux reprises, à Bologne,
des collections contenant le Tractatus proporlionum; ces deux
éditions sont datées de i5o2 et de i5o6. La seconde contient
un commentaire à ce même traité; ce commentaire a pour
auteur Benedetto Yittori, de Faenza, qui enseigna la logique,
la philosophie et la médecine à Bologne et à Padoue i.
A Paris, une édition, sans date ni nom d'imprimeur, se
vendait au faubourg Saint-Jacques, près de l'église Saint- Yves,
à l'enseigne du Pélican.
Une dixième édition ne porte ni date, ni indication d'ori-
gine.
A la description de ces dix éditions, le prince Boncompagni
joint, d'après Échard, la mention d'une onzième édition faite
à Venise, en 1496, par les héritiers d'Octavianus Scotus.
Bappelons, en outre, les éditions données à Pavie en i5i3 et
en i522, et à Lyon en i58o de V Epithoma in proportiones fratris
Alherti de Saxonia, composé par le R. P. Isidoro Isolani, O.P.
Les Sabtilissinide quœsUones super ocio libros Physicorwn
auraient été imprimées à Padoue dès i493, selon le Reperto-
riwn bibliographie uni de Hain. Deux autres éditions furent
imprimées à Venise, aux frais d'Octavianus Scotus, puis de ses
héritiers, par Bonetus Locatellus, l'une en i5o4, l'autre en
i5i6.
Dès i48i, les QuœsUones in Arislolelis libros de Cœlo et
Mundo furent publiées à Pavie par Antonius de Garchano.
I. F. Jacoli, Intorno ad un comento di Benedetto Vittori, medico Faentino, al Tractatus
proportionum di Alberto di Sassonia (Bulletino di Bibliograjîa e di Storia délie Scienze
niatematiche ejîsiche, t, IV, 1871, p. 498).
33(3
ETUDES SUR LEONARD DE YlNGl
En 1492, Bonetus de Locatellis les imprima à Venise aux frais
d'Octavianus Scotus. A Venise encore, Olinus Papiensis les
édita en Mg;.
Les Questions sur le De geiierallone el corraptio/ie d'Aristote
ont été, en général, publiées dans le même recueil que les
commentaires de Gilles de Rome et de Marsile d'inghen sur le
même traité. Ce recueil, intitulé : Egidius cum Marsilio et
Atberto De generatione, fut imprimé à Venise, d'abord par
Bonetus Locatellus, aux frais d'Octavianus Scotus, en i5o/i;
puis par G. de Gregoriis, en i5o5; enfin par Luceantonius de
Giunta, en i5i8.
Georges Lokert, régent du Collège de Monlaigu au commen-
cement du xYi*" siècle, a réuni en une même collection' les
Quœstiones d'Albert de Saxe sur les Octo tibri physicorum, les
Très tibri de Cœto et Mando et les Duo libri de generatione et
corruptione ; il y joignit les Quœstiones in libros meteororum de
Tliémon et les Quœstiones in parva naiuratia de Jean Buridan.
Ce monument, élevé à l'École nominaliste qui florissait à Paris
au milieu du xiv" siècle, a été deux fois édité par Jodocus
Badins Ascensius et Gonradus Resch ; les deux éditions ont été
données à Paris, en i5i6 et en i5i8.
Sous le titre de Logica Atbertucii, la Logique d'Albert de
Saxe fut éditée à Venise, en i522, par Aurelius Sanutus Vene-
tus, aux frais des héritiers d'Octavianus Scotus.
En i497j Bonetus Locatellus imprima à Venise, aux frais
d'Octavianus Scotus, les Quœstiones subtilissimœ Alberti de
Saxonia super libros posteriorum Aristotelis.
Un opuscule intitulé Tractatus obligationum fut publié à
Lyon, par J. Carcan, au voisinage de i^qS; aucune marque
typographique, d'ailleurs, ne donne ces indications, que nous
empruntons à M"^ Pellechet.
Petrus Le Rouge imprima à Paris, en 1/189, un autre opus-
cule dont le titre est : Sophismata Magistri xilberti de Saxonia.
Le Tractatus obligationum et les Sophismata, joints à un troi-
sième opuscule, les Insolubilia, forment une collection qui fut,
I. Vide supra : \}. 5.
ALBERT DE SAXE 63']
trois fois au moins, imprimée à Paris : en 1490, par Gcorgius
Vuolf Badensis; en i/igô, par Félix Baligault; à une date
inconnue, par Anthonius Cayllaut.
Le cinquième traité de \3l Logica Albertucii est intitulé : De
paralogismis seu fallaciis; le sixième et dernier traité se compose
de deux parties qui ont pour titres respectifs De insolubilibus
et De obligationibas. Les opuscules intitulés Traclatus obllgatio-
num, Sophismata et Insolabilia sont-ils seulement des extraits
de la Logica? Ou bien, au contraire, en développent-ils cer-
tains chapitres, comme le Tractatus proportionum développe
quelques-unes des Questions sur les Physiques ou sur le De
Cœlo? Nous ne saurions le décider, n'ayant pu consulter ces
opuscules.
Nous possédons enfin un ouvrage oii les commentaires de
Guillaume Occam et d'Albert de Saxe sur VArs vêtus sont
réunis sous ce titre : Expositio aurea et admodum utilis super
Artem veterem édita per venerabilem inceptorem fratrem Guliel-
mum de Ocham cum questionibus Alberti parvi de Saxonia; cet
ouvrage fut imprimé à Bologne, en 1496, par Benedictus
Hectoris.
Certains écrits d'Albert de Saxe semblent n'avoir point
sollicité l'attention des imprimeurs de la Renaissance; ils sont
demeurés inédits ou n'ont été publiés que de nos jours.
M. Heinrich Suter a publié ^ en i884 un petit traité intitulé
Demonstrationes de quadratura circuli qui se trouve, sous le nom
d'Albert de Saxe, dans un manuscrit du début du xv^ siècle
(Codex A. 5o) conservé à la Bibliothèque municipale de Baie.
Gomme Boëce et tous ses successeurs, Albert de Saxe croit que
le rapport de la circonférence au diamètre est exactement — .
M. H. Suter a publié également ^ un second fragment, inti-
tulé : De proportione dyametri quadrati ad costam ejusdem^ qui
se trouve, sans nom d'auteur, dans le même manuscrit;
I. Heinrich Suter, Der Tractatus «.De quadratura circuit)) des Albertus de Saxonia
(Zeitschrift fiir Mathematik und Physik, XXIX Jahrgang, 1887; Historisch-literarische
Abtheilung, p. 81).
a. Heinrich Suter, Die Questio a De proportione dyametri quadrati ad costam ejusdem))
des Albertus de Saxonia (Zeitschrift fur Mathematik und Physik, XXXH Jahrgang, 1887,
p. 40.
p. OUQEM. 33
338 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
M. Suter attribue cet écrit à Albert de Saxe; nous développerons
dans une note^ les raisons qui nous font rejeter cette opinion.
M. Aschbach mentionne ^ un traité De maximo et minimo
d'Albert de Saxe comme existant en manuscrit à Venise; ce
traité contient sans doute le développement des idées sur les
maxima et minima qu'Albert a exposées en sa quatorzième
question sur le premier livre du De Cœlo et Mundo.
M. Aschbach attribue également à Albert de Saxe un Tracta-
tus de latitudinïbus formarum qui aurait été imprimé à Venise
en i5o5; mais nous n'avons pu trouver aucune trace de cet
ouvrage, ni découvrir en les écrits d'Albertutius aucune men-
tion des mots latitudo formarum. Nous pensons qu'il y a là
quelque confusion; il est bien vrai, en effet, qu'on imprima à
Venise, en i5o5, un recueil ^ qui contenait deux traités De lali-
tudinihus formarum; mais de ces deux traités, l'un était dû à
Nicole Oresme et l'autre à Biaise de Parme.
Vraisemblablement, cette liste des ouvrages d'Albert de Saxe
est incomplète; elle suffît, cependant, à donner une idée de
l'activité intellectuelle de ce grand philosophe, à marquer la
vogue dont il jouissait au début de la Renaissance, enfin à
combattre l'inexplicable oubli où le délaissent ceux qu'inté-
ressent les progrès de la pensée humaine au cours du Moyen-
Age.
1. Vide infra : note A.
2. Aschbach, Geschichte der Wiener Universitàt, Bd. I, p. 365.
3. Questio de modalibus Bassani Politi. — Tractatus proportionum introductorius ad
calculationes Suisset, — Tractatus proportionum Thome Bradvardini. — Tractatus pro-
portionum Nicholai Horen. — Tractatus de latitudinibus formarum ejusdem Nicholai. —
Tractatus de latitudinibus formarum Blasii de Parma. — Auctor sex inconvenientium.
Colophon : Venetiis, mandate et sumptibus heredum quondam nobilis viri D. Oc-
taviani Scoti Modoetiensis per Bonetum Locatellum Bergomensem presbyterum,
kalendis Septembribus i5o5.
NOTES
22 A
NOTES
A. — SUR UN ECRIT ATTRIBUÉ A ALBERT DE SAXE
Un manuscrit conservé à la Bibliothèque municipale de Baie, le
Codex A. 5o, contient, parmi beaucoup d'autres pièces, un écrit intitulé :
Qaestio Alberli de Saxo nia de qaadratura circuli; nous avons dit, en
notre VHP étude, que cet écrit avait été publié par M. Heinrich Suter.
A la suite de ce traité sur la quadrature du cercle, se trouve un autre
opuscule qui a pour titre : Item alla questio de proportione dyametri
qiiadrati ad costam ejusdem et qui ne porte aucun nom d'auteur.
M. H. Suter a publié également i cet opuscule qu'il attribue formelle-
ment à Albert de Saxe.
Parmi les raisons qu'invoque M. H. Suter pour justifier cette attribu-
tion, nous trouvons d'abord le langage en lequel cet opuscule est écrit :
u Je m'arrêterai seulement à ce sujet », dit M. H. Suter, « à l'expres-
sion est dare pour il y a, il y aura, qui revient plusieurs fois dans les
deux mémoires que je publie; on la rencontre fréquemment dans ceux
des écrits d'Albert de Saxe que j'ai eu l'occasion de comparer à ces
mémoires, par exemple dans les commentaires à la Physique
d'Aristote, au De Cœlo, et au De generatione et corniptione, que cet
auteur a composés. Au contraire, cette expression ne se rencontre
absolument pas (gar nicht) dans les écrits d'autres scolastiques comme
Guillaume d'Occam (In libros physicorum Arislotelis) et Thémon (In
quatuor libros meteororum Aristotelis) ; certains, comme Jean Buridan,
ne l'emploient qu'en quelques écrits (par exemple, dans le commen-
taire au De anima d'Aristote), et encore n'en usent-ils que fort rarement. »
A l'appui de l'attribution à Albert de Saxe de la question De propor-
tione dyametri quadrati ad costam ejusdem, M. H. Suter allègue une
autre raison. En ses questions sur la Physique d'Aristote, iVlbertde
Saxe invoque à deux reprises (Jn lib. Wlquœst. XI et in lib. VI quœst I)
l'incommensurabilité du rapport entre le côté du carré et la diagonale
pour combattre l'existence des indivisibles ; c'est précisément ce que
fait l'auteur de la Question conservée dans les manuscrits de Bàle.
Ces deux raisons n'ont pas, croyons-nous, la valeur absolument
démonstrative que leur attribue M. H. Suter.
Les expressions : est dare maximum quantitatem, est dare minimum
quantitatem, signifiant : telle quantité admet un maximum ou un
1. Heinrich Suter, IHe Qaeslio « De proportione dyametri quadrati ad costam
ejusdem» des Albertus de Saxonia (Zeitschrift filr Mathematik und Physik, \XX1I Jahr-
gaug, 1887; Historisch-llterarische Abtheilung, pp. 4i-56).
342 ÉTUDES SUR LEONARD DE VlNCt
minimum semblent absolument consacrées, dans le langage scolastique,
dès le début du xiv" siècle. Nous voyons Gilles de Rome (.Egidius
Romanus) écrire i : a Est dare minimam carnem et minimam aquam ; »
il emploie sept fois l'expression est dare au cours de ses questions IV,
V et VI sur le premier livre du De generatione et corruptione. Walther
Burley dit de même 2 : u Non est dare minus minimo. » Nous trou-
vons cette forme de langage trois fois dans une seule question 3 de
Guillaume d'Ockam sur le Livre des sentences de Pierre Lombard.
Dans ses divers écrits, Albert de Saxe emploie très fréquemment cette
tournure d'un latin barbare; mais ses contemporains ne se font point
faute de l'imiter là où ils en trouvent l'occasion.
Cette occasion ne se rencontre pas fréquemment dans les écrits
de Jean Buridan que nous avons eu occasion de feuilleter ; mais elle
se présente une fois, et il semble que Buridan ait hâte d'en profiter,
car dans les deux pages qu'occupe une de ses questions sur le De
anima d'Aristote, nous avons relevé jusqu'à vingt-huit emplois de la
forme est dare^.
Les successeurs d'Albert de Saxe ne se font point faute non plus
d'user de cette expression ; on la rencontre très fréquemment dans les
écrits de Marsile d'Inghen et de Pierre d'Ailly.
On ne saurait donc voir dans l'emploi de cette formule : Est dare, un
motif suffisant pour attribuer à Albert de Saxe la question De propor-
tione dyametri quadrati adcostam ejusdem.
Cette attribution ne trouve pas non plus une suffisante justification
dans cette remarque qu'Albert a, par deux fois, invoqué la nature
incommensurable du rapport entre le côté du carré et la diagonale
pour réfuter la doctrine des indivisibles. Cet argument, en effet, était
tout à fait classique en la Scolastique du xiv" siècle.
Il semble qu'il ait été imaginé par Roger Bacon, qui l'expose en
son Opus majus^. Jean Duns Scot l'a reproduit^. Guillaume d'Ockam
1. Egidii Romani in libroa de physlco auditu Aristotelis commentaria acciiratissiine
emendata. Golophon : Venetiis impressus mandato et cxpensis heredum nobilis viri
Domini Octaviani Scoti civis Modoetiensis per Bonetum Locatellum presbyterum.
13 Kal. Octobr. i5o2. fol. 59, col. b.
2. Burleus Saper oclo libros phisicorum. Golophon : Impressa arte et diligentia
Boneti Locatelli Bergomensis, sumptibus vero et expensis nobilis viri Octaviani Scoti
Modoetiensis. Venetiis, anno Salutis 1/191, quarto Nonas Decembris. f 71, col. b.
3. Guilhelmi de Ockam Saper quatuor libros seatentiarum anno ta tione s ; libri II
quaîstio VllI.
!^. Joannis Buridani, artium liberalium doctoris subtilissimi, In secundum Aristo-
telis de anima librum quaîst. XX. (Dans l'édition de Georges Lokert qui a été décrite
ci-dessus, p. 5).
5. Fratris Rogcri Bacon, Ordinis Minorum, Opus majas, ad Clementem quartum,
pontificom Romanum, ex M. S. Godicc Dubliniensi, cum aliis quibusdam coUato, nunc
primum edidit S. Jcbb. M.D. LonJini, lypis Gulichni Bowycr ; MDCCXXXlll, p. f)3.
G. R. P. F. Joanis Duns Scoti, Doctoris suljtilis, Ordinis Miiiorvnn, (Jua'Slioncs in
lib. II Sententiaruni. Lugduni, sumptibus Laurent! Durand, MDGX\.XIX (R. P. F.
Joannis Duns Scoti Opéra; tomi VI pars I). Lib. II, dist. Il, qu.pst. IX.
NOTES 343
l'a indiqué en un de ses Qiiodtibeta {Quodlibet. I, qaœst. 9) et l'un des
plus brillants disciples de Duns Scot, Jean le Chanoine, l'a également
donné d'après son maître i .
Les raisons qui ont conduit M. H. Suter à attribuer à Albert de Saxe
la Qaœst 10 de proportione dyametri quadrati ad cosiam ejusdem ne
nous paraissent donc nullement convaincantes; la lecture de cette
question nous semble, par contre, très propre à fournir des motifs
à qui désire contester cette attribution.
En cette question, se trouvent exposées diverses considérations sur
l'infmiment grand et l'infiniment petit ; une de ces considérations va
retenir un instant notre attention.
Voici, en effet, l'étrange paradoxe que l'auteur de la question donne
comme huitième conclusion 2 :
(( Étant donnés une infinité de corps, qui sont tous d'un même
volume déterminé, et qui occupent un espace infini, on peut les réunir
sans leur faire subir aucune condensation, de telle sorte qu'ils forment
un corps fini, occupant un espace fini... En voici la preuve : Considé-
rons ces corps en nombre infini, tels que des fruits ou d'autres objets
analogues, qui occupent un volume infini. En la première partie
proportionnelles d'une heure, prenons un premier corps en forme de
boule, et soit A ce corps ; prenons ensuite un second de ces corps,
comprimons-le en une large figure, que nous fléchirons de façon à en
recouvrir le premier; soit B cette couche d'une certaine épaisseur. En
la seconde partie de l'heure, prenons un autre corps et recouvrons-
en l'ensemble A B; soit C cette nouvelle couche. Prenons encore un
nouveau corps et recouvrons-en l'ensemble A B C de façon à former
la couche D, et répétons la même opération en chacune des parties
proportionnelles de l'heure. Alors, à la fin de l'heure, nous aurons
réuni une infinité de corps dont chacun a un même volume fini, et
cependant je vais prouver qu'à la fin de l'heure, cet agrégat est
fini. »
« En effet, la seconde couche est appliquée à une plus grande surface
que la première ; elle est donc moins épaisse que la première ; de
même, la couche appliquée en troisième lieu est moins épaisse que la
seconde, et ainsi de suite. On voit donc que l'épaisseur de- la première
couche est à l'épaisseur de la seconde dans le même rapport que
l'épaisseur de la seconde à l'épaisseur de la troisième, que l'épaisseur
de la troisième à l'épaisseur de la quatrième, que l'épaisseur de la
quatrième à l'épaisseur de la cinquième, et ainsi de suite. Ainsi les
1. Joannis Canonici Qaœstiones super VIII libros physicorum Aristotelis periitiles; in
lib. VI, quaest. unica.
2. Loc. cit. y p. 48.
3. Diviser une heure en parties proportionnelles, c'est, dans le langage du xiv' siècle,
la diviser en parties qui décroissent en progression géométrique : une demi-heure,
suivie d'un quart d'heure, puis d'un huitième d'heure, etc.
344 ÉTUDES SUR LÉOTSARD DE VINCI
épaisseurs de toutes ces couches décroissent en proportion continuel;
la première d'entre elles a, d'ailleurs, une valeur finie et déterminée,
et il en est de même de son rapport à la seconde. Dès lors, ces
couches en nombre infini dont les épaisseurs décroissent en propor-
tion continue, ne forment pas une épaisseur infinie, de même que les
parties proportionnelles d'un continu quelconque ne forment pas un
continu infini. Il résulte donc de là que le corps obtenu à la fin de
l'heure a une épaisseur finie; comme il est sphérique, son diamètre
est fini ; et il est fini lui-même, bien que formé d'une infinité de corps
égaux, ce qu'il fallait démontrer. »
Albert de Saxe connaît cet étrange raisonnement et il l'expose, mais
c'est pour le réfuter.
En une de ses questions sur le De Cœlo^, Albert se demande « S'il
peut exister une grandeur solide, superficielle ou linéaire qui soit
infinie». Ayant l'intention de conclure par la négative, il expose
d'abord, selon la méthode scolastique, les arguments que l'on peut
invoquer pour l'affirmative : u Et primo videtur quod sic. )) C'est parmi
ces arguments que se trouve, occupant le cinquième rang, le résumé
du singulier raisonnement que nous avons reproduit.
A la fin de la question, sous le titre Ad rationes, se trouve la réfuta-
tion des arguments produits au début; c'est là qu'Albert de Saxe
montre très sensément Terreur commise par l'auteur de la Quœstio de
proportione dyametri. « A la cinquième raison je réponds qu'il n'est
pas possible, sans raréfaction ni condensation, de transformer une
infinité de corps égaux et séparés les uns des autres en un corps fini.
Lorsque l'auteur déclare qu'on a là une infinité d'épaisseurs dont la
plus grande est finie, je l'admets. Lorsqu'il ajoute que l'épaisseur qui
est la somme de toutes celles-là est finie, je l'accorde si ces épaisseurs
décroissent en proportion continue, mais point s'il n'en est pas ainsi.
Or il n'en est pas ainsi ; la première n'est pas à la seconde dans le
même rapport que la seconde à la troisième; il n'y a donc pas lieu
d'assimiler ces épaisseurs aux parties proportionnelles d'un continu ;
en un continu, les parties proportionnelles se succèdent en porpor-
tion continue, de telle sorte que le rapport de la première à la seconde
est égal au rapport de la seconde à la troisième ; mais il n'en est pas
de même de ces épaisseurs. »
Albert de Saxe a donc pris soin de réfuter une grave erreur contenue
en la Quœstio de proportione dyametri quadrati ad costam ejusdem.
Comment serait-il l'auteur de cette Question ?
1. C'est-à-dire en progression géométrique.
2. Questiones subtilissime Alberti de Saxonia in libros de Cœlo et Mimdo. Veneliis,
1/192. Tn lib. T, quest. ÎX.
NOTES 345
B. — A PROPOS
DES QUESTIONS SUR LES MÉTÉORES
DE THÉMON, LE FILS DU JUIF
En ses savants commentaires aux livres des Météores, le célèbre
Augustin Niphoi déclare formellement 2 que les Questions sur les
Météores qui ont été publiées sous le nom de Thimon le Juif sont
d'Albertillus, c'est-à-dire d'Albert de Saxe : u Albertillus, cujus quœs-
tiones sunt editse sub nomine Thimonis judœi. »
A l'appui de cette opinion de Nipho, on peut invoquer certains
arguments.
On peut remarquer, en premier lieu, que ces Questions sur les Météo-
res sont de forme très semblable à celle qu'Albert de Saxe a donnée à
ses Questions sur la Physique, sur le De Cœlo et sur le De generatione
et corruptione ; que les Questions de Thémon s'inspirent exactement
des mêmes principes que celles d'Albert de Saxe ; qu'elles adoptent les
mêmes thèses lorsqu'elles ont à traiter des mêmes sujets ; enfin, que les
Questions sur les Météores complètent de la manière la plus heureuse la
série des Questions composées par Albert de Saxe, formant avec celle-
ci un commentaire achevé de la Philosophie naturelle du Stagirite.
On peut, en second lieu, donner une preuve d'une autre ordre et
qui n'est pas moins forte.
Aux deux éditions que nous avons eu occasion de consulter, l'ou-
vrage de Thémon débute en ces termes : « Ici commencent les ques-
tions sur les quatre livres des météores compilées par le très savant
professeur de philosophie Thimon. — Incipiunt qusestiones super
quatuor libros metheororum compilatae per doctissimum Philosophiœ
professorem Thimonem. »
Cette forme est très inusitée ; les Questions publiées par Jean le
Chanoine, par Albert de Saxe, par Jean Buridan, par Marsile d'Inghen,
par une foule d'autres scolastiques, ne sont jamais données comme
compilées par ces auteurs. 11 semble donc bien que Thémon n'ait
point voulu se faire passer pour l'auteur des Questions sur les Météores
et qu'il ait revendiqué seulement la rédaction de ces Questions, qu'un
autre avait composées. Dès lors, tout porte à croire que cet autre était
Albert de Saxe.
1. Augustin! Niphi medices, philosophi Suessani, In libris Aristotelis meteorologicis
cnmmentaria. Ejusdeni Generalia cominentaria in lihro de mistis, qui a veteribus quartas
ineteororum liber inscribiliir, et a junioribiis meteorologicon dicitur. Anno post partum
intemeratae Virginis, in praelo Brandini et Octaviani Scoti fratruni haec commentaria
curiose cudebantur, Venetiis, MDXL. — A la fin de l'ouvrage, on lit ; Finis Salerni,
iSaS, quinto Aprilis.
2, Aug. Nipho, loc. cit., fol. ilt, col. c.
346 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
C. — SUR LA BIBLIOGRAPHIE
DES ŒUVRES DE BERNARDINO BALDI
Nous avons dit (p. 98) que le prince Baldassare Boncompagni
possédait, en manuscrits, l'original et plusieurs copies de l'ouvrage
composé par Bernardino Baldi sur les vies des grands mathémati-
ciens. Enrico Narducci, qui a extrait de ces manuscrits les notices
relatives aux géomètres italiens, a donné une description de ces
précieux codices dans l'introduction qu'il a mise en tête de sa publi-
cation i.
D'autres extraits de l'ouvrage de Baldi ont été publiés dans le
Bulletino dirigé par le prince Boncompagni. Nous en avons déjà cité
un à la page 98, sous le n" 26. En voici quelques autres :
1° La notice sur Alhazeno se trouve reproduite à la fm (p. 47) de
l'écrit suivant :
Intorno ad una iraduzione italiana, fatta nel secolo decimoquarto ,
del irattaio d' Ottica d' Alhazen, matematico del secolo undecimo, e ad
altri lavoridi questo scienzato. Nota di Enrico Narducci (Bulletino di
Bihliografia e di Storia délie Scienze matematiche e fisiche pubblicato
da B. Boncompagni; t. IV, p. i, 1871).
2° La notice sur Vitellione se trouve reproduite à la fin (p. 77) de
l'article suivant :
Sur l'orthographe du nom et sur la patrie de Witelo (Vitellion).
Note de M. Maximilien Gurtze {Bulletino..., t. IV, p. 49; 1871).
3° Vite de matematici Arabi traite da un' opéra inedita di Bernar-
dino Baldi con note di M. Steinsghneider {Bulletino..., t. V, p. 427;
1872).
Les notices de Baldi qui sont reproduites en cet écrit et commentées
avec une rare érudition par M. Steinschneider, sont intitulées comme
suit :
Messala — Alfragano — Alchindo — Albumasaro — Tebitte —
Albategno — Almansore — Alhazeno — Ali Abenrodano — Punico
— Ali Abenragele — Arzahele — Gebro — Alpetragio.
4° Andalo de' Negri (De le vite de matematici libri due di Bernar-
dino Baldi da Urbino, Abbate di Guastalla. MDXGVI. Tom. II.
Manoscritlo posseduto da D. B. Boncompagni contrassegnato « A^" i5U »,
car. 120-121) {Bulletino..., t. VII, p. 337; 1874).
I. Vite inédite di matematici italiani, scritte da Bernardino Baldi e pubblicate da
Enrico Narducci (Bulletino di Bihliografia e di Storia dellr Scienze matematiche e fisiche,
pubblicato da B. Boncompagni, t. \IX, pp. 333, 383, '|37 et 02 1 ; 188O).
TNOTES 347
5" Vite inédite di tre matematici (Giovanni Danck di Sassonia,
Giovanni de Lineriis e Fra Luca Pacioli di Borgo San SepolcroJ
scritte da Bernardino Baidi {Balletino..., t. XII, p. 420; 1879).
Ces trois notices sont précédées d'un article dont voici le titre :
Baldassare Boncompagni, Intorno aile vite inédite di tre matematici
(Giovanni Danck di Sassonia, Giovanni de Lineriis e Fra Luca Pacioli
di Borgo San Sepolcro) scritte da Bernardino Baldi [Balletino...,
t. XII, p. 352; 1879).
Dans le même volume, à la p. 863, se trouve un complément à
l'article précédent, sous le titre :
Baldassare Boncompagni, Giunte allô scritto intitolato a Intorno... »
6° Vita di Pitagora, scritta da Bernardino Baldi, trotta deW aiito-
grafo et annotata da Enrico Narduggi {Bulletino..., t. XX, p. 197;
1887).
348 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
D. — SUR UN PASSAGE EMPRUNTÉ
PAR BERNARDINO BALDI A LÉONARD DE VINCI
Nous avons vu (p. io4) que Bernardino Baldi avait exposé quelques
considérations sur la formation des tourbillons au sein des eaux
courantes; deux circonstances lui paraissaient propres à engendrer
ces tourbillons. Nous avons cité également (p. io5) un passage où
Léonard décrivait, presque dans les mêmes termes que Baldi, la
seconde de ces circonstances, celle à laquelle se rapporte la figure 2
de la page 104. Quant à la première de ces circonstances, à laquelle
a trait la figure i de la même page, il n'en était pas question en ce
fragment écrit par le Vinci.
Celte circonstance, Léonard en fait mention au Cahier H de ses
notes manuscrites, et cela de la manière la plus formelle; nous la
trouvons, en effet, décrite à trois reprises, en termes presque iden-
tiques :
(( L'eau I qui dépasse la profondeur ou la largeur générale des
fleuves se meut en mouvement contraire. »
c( Cette eau 2 se tournera en cours contraire qui dépasse les largeurs
et profondeurs générales des fleuves. »
«L'eau 3 qui dépasse en profondeur ou en largeur la largeur et
profondeur générale des fleuves se tournera contre son premier
cours. »
De ces trois réflexions, on peut encore rapprocher celle-ci^ :
(( Les tournants de l'eau, après la percussion angulaire terrestre, se
tournent en mouvement contraire. »
Chacun de ces passages est accompagné d'un dessin très sommai-
rement esquissé. Ces quatre dessins, peu différents les uns des
autres, ressemblent fort à la figure i de la page 104. Toutefois, il
existe une divergence essentielle entre le croquis de Baldi et ceux de
Léonard : La rotation du tourbillon a, dans le premier, un sens
opposé à celui qu'elle affecte dans les derniers.
On reconnaît sans peine qu'en la figure 1 de la page io4, Baldi
attribue au mouvement tourbillonnaire un sens de rotation qui ne
peut être le sien; là où l'eau tourbillonnante est contiguë à l'eau
i. Les manuscrits de Léonard de Vinci. Ms. II de la Bibliothèque de rinslitut,
fol. 08 [20], verso.
3. Ibid., fol. 87 [39], recto.
3, Jbid., fol. 87 [89], verso.
4. Ibid., fol. 47, verso.
NOTES 349
qui coule dans le fleuve, les vitesses de ces deux masses d'eau sont
dirigées en sens contraire l'une de l'autre.
La raison et l'expérience avaient montré à Léonard de Vinci que les
tourbillons ne tournaient pas ainsi, mais bien comme Baldi les a fait
tourner en la figure 2 de la page io4. Maladroit comme le sont souvent
les plagiaires, Baldi a renversé le sens de cette rotation, montrant
ainsi que ses connaissances d'Hydraulique avaient une tout autre
origine que la contemplation de la nature.
>
atlribiï,
peut et
1. Les
fol. 68 [2f
2. /6itiy
3. Ibid.,
k. Ibidl
ERRATA
Page 5, ligne 5 de la note, au lieu de : meteorum, lisez : meteororum.
Page i34, note i, au lieu de: Ms. A de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 3i, verso, lisez : Ms. M de la Bibliothèque de l'Institut, fol. 46, recto.
Page i6o, ligne 3 en remontant, au lieu de : meteorum, lisez : meteororum.
Page i6i, ligne 9 : même correction.
Page 172, notes 2 et 3, au lieu de : metheorum, lisez : metheororum.
Page 173, note i, — page 174, notes i, 2 et 3, — pages 175, notes i et 2,
— page 178, note i, — page 180, note i, — page 192, note i, — page 19O5
note I : même correction.
attribii
peut é»
1. Les
fol. 68 [2<
2. Ibu
3. Jbid.^
. A. Ibidl
TABLE DES MATIÈRES
pages
Préface ni
I. Albert de Saxe et Léonard de Vinci i
I. Albert de Saxe. — Ce que nous savons de sa vie 3
II. Quelques points de la Physique d'Albert de Saxe 7
III. Ce que Léonard de Vinci a emprunté à Albert de Saxe. . . 19
IV. Ce que Léonard de Vinci a ajouté aux théories d'Albert
de Saxe. . , 33
V. Ce que Léonard de Vinci a opposé aux doctrines d'Albert
de Saxe 39
IL LÉONARD DE ViNCI ET ViLLALPAND 53
L Gomment se sont répandues les pensées de Léonard de
Vinci 53
IL La théorie de l'équilibre des mers selon Aristote, x^draste
et Théon de Smyrne 58
III. La sphéricité de la terre et des mers selon Albert de Saxe . 63
IV. La sphéricité de la terre et des mers dans les écrits de
Léonard de Vinci 68
V. Le centre de gravité et l'équilibre dans les écrits de
■ Léonard de Vinci 73
VI. Les théorèmes de Jean-Baptiste Villalpand .80
III. LÉONARD DE ViNCI ET BeRNARDINO BaLDI
L La vie de Bernardino Baldi, abbé de Guastalla . .
IL Les œuvres de Bernardino Baldi
III. Les emprunts de Bernardino Baldi à la Mécaniqu
Léonard de Vinci
IV. Les emprunts de Bernardino Baldi à la Mécanique
Léonard de Vinci (suite). Le centre de la p
accidentelle
X
354 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VIÎSCI
l'aies
IV. Bernardino Baldi, Roberval et Descartes 127
I. Une opinion de Bernardino Baldi touchant les mouvements
accélérés 127
II. Bernardino Baldi et le P. Mersenne i4o
III. Bernardino Baldi et Roberval i42
IV. Bernardino Baldi et Descartes i45
V. La discussion entre Roberval et Descartes au sujet du centre
d'agitation. Le P. Honoré Fabry. Ghristiaan Huygens , 147
V. Thémon le fils DU JUIF et Léonard de Vinci. ..... iSg
1. Les Questions sur les Météores de Thémon, le fils du juif . . 169
IL Ce que nous savons de Thémon, le fils du juif 162
III. Quelques rapprochements entre les doctrines de Thémon et
les pensées de Léonard de Vinci 171
IV. La mer est-elle plus haute que la terre? 177
V. Comment l'eau peut sourdre au sommet des montagnes. . 187
VI. L'écoulement uniforme des cours d'eau igS
VU. L'invention du principe fondamental de l'Hydrostatique . . 198
VIII. Comment le principe fondamental de l'Hydrostatique s'est
transmis de Léonard de Vinci à Pascal. — Giovanni Battista
Benedetti et le P. Mersenne 207
IX. Comment le principe fondamental de l'Hydrostatique s'est
transmis de Léonard de Vinci à Pascal. — Le P. Benedetto
Castelli et Galilée 212
VI. LÉONARD DE ViNCI, CaRDAN ET BeRNARD PaLISSY 223
I. Cardan a- 1 -il pu plagier Léonard de Vinci? 228
IL Les emprunts faits par Cardan au Traité de la Peinture de
Léonard de Vinci 229
III. Les emprunts faits par Cardan au Trattato del moto e misura
delV acqua de Léonard de Vinci 234
. La formation des fossiles selon Bernard Palissy 245
NTIA DE PONDERIBUS ET LÉONARD DE ViNCI 267
attribiV se trouvent les premières pensées de Léonard sur la
peut ê* .' résistance des matériaux 267
^, . Les Auctores de Fonder ibus et le Précurseur de Léonard . . 259
j Une remarque de Léonard à propos du levier et du treuil . 2 04
fol. 08 [2(" '^es réflexions de Léonard sur le quatrième livre du
3. /fettt« Traciaf as de poAideri6«s composé par son Précurseur. . . 271
TABLE DES MATIERES 355
Pages
V, Les premiers essais sur la résistance des matériaux. —
Aristote, Vitruve, Héron d'Alexandrie, Le Précurseur de
Léonard, Léonard de Yinci 289
VI. Gomment Léonard a découvert la loi de composition des
forces concourantes 3oi
VIL Quelques problèmes sur la balance suggérés au Vinci par
son Précurseur 3o5
VIII. Conclusion , 3io
VIII. Albert de Saxe 819
I. Ce que nous connaissons touchant la vie d'Albert de
Helmstaedt, surnommé Albert de Saxe 819
II. Albert de Helmstaedt est-il le même qu'Albert de Ricmestorp? 827
III. Albert de Saxe appartint-il à un ordre religieux? — Albert
de Saxe et Albertutius 33 1
IV. Les écrits d'Albert de Saxe 334
Notes . 34 1
A. — Sur un écrit attribué à Albert de Saxe 34 1
B. — A propos des Questions sur les livres des météores de Thémon,
le fils du juif 345
C. — Sur la bibliographie des œuvres de Bernardino Baldi . . . 346
D. — Sur un passage emprunté par Bernardino Baldi à Léonard
de Vinci 348
Errata 35
BORDEAU.s —IMPRIMERIE G. GOUNOUILHOU, 9- II, RUE GUIRAUOE.
Il
''^*.*
,^>'
i:, K. Avv
I