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Full text of "Études sur Léonard de Vinci .."

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University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/tudessurlona01duhe 


ETUDES 


SUR 


LÉONARD  DE  VIPiCI 

CEUX  QU'IL  A  LUS 
ET  CEUX  QUI   L'ONT   LU 


PAR 


Pierre  DUHEM 

CORRESPONDAISÏ    DE    l'iNSTITUT    DE  .FRANCE 
PROFESSEUR    A    LA    FACULTÉ    DES    SCIENCES    DE    BORDEAUX 


PREMIÈRE   SÉRIE 


PARIS 

LIBRAIRIE    SCIENTIFIQUE    A.   HERMANN 
Libraire  de  S.  M.  le  Roi  de  Suède. 

6,  RUE  DE  LA  SORBONNE,   6 
1906 


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ETUDES 


SUR 


LÉONARD  DE  VINCI 

CEUX  QU'IL  A  LUS 
ET  CEUX  QUI   L'ONT   LU 


PAH 


Pierre  DUHEM 

COKRESPOJNDANT   DE    l'iNSTITUT   DE    FRANCE 
PROFESSEUR    A    LA    FACULTÉ    DES    SCIENCES    DE    BORDEAUX 


PREMIÈRE   SÉRIE 


PARIS 

LIBRAIRIE    SCIENTIFIQUE    A.   HERMAISTN 

Libraire  de   S.   M.  le  Roi  de  Suéde, 

6,   RUE  DE  LA  SORBOISIVE,   6 

1906 


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PRÉFACE 


Lorsque  nous  contemplons  une  grande  découverte,  nous 
éprouvons  tout  d'abord  une  admiration  mêlée  d'efProi;  notre 
regard  étonné  mesure  la  hauteur  à  laquelle  le  génie  s'est  élevé; 
nous  sentons  à  quel  point  cette  hauteur  surpasse  toutes  celles 
auxquelles  notre  humble  esprit  saurait  atteindre,  et  une  sorte 
de  vertige  s'empare  de  nous. 

Puis,  au  fur  et  à  mesure  que  la  méditation  nous  rend  plus 
familière  la  découverte  qui  nous  avait  ravis,  notre  admiration 
change  de  nature;  non  pas,  certes,  qu'elle  perde  de  son  inten- 
sité ;  mais  elle  se  dépouille  peu  à  peu  de  tout  ce  que  la  surprise 
y  mêlait  d'instinctif  et  d'irréfléchi  ;  elle  devient  de  plus  en  plus 
consciente  et  raisonnée.  Si  colossal  que  le  génie  nous  appa- 
raisse, nous  comprenons  qu'il  n'est  pas  d'autre  nature  que 
notre  modeste  intelligence;  qu'il  procède  par  les  mêmes  voies 
qu'elle,  encore  qu'avec  une  sûreté  et  une  promptitude  incom- 
parables ;  nous  voyons  clairement  qu'il  ne  s'est  pas  élevé  d'un 
seul  bond  à  la  hauteur  oii  nous  le  contemplons;  qu'il  y  est 
parvenu  par  une  longue  suite  d'efforts  tout  semblables  à  ceux 
dont  nous  sommes  capables  ;  alors  naît  en  nous  le  désir  de 
connaître  chacun  de  ces  efforts  et  l'ordre  dans  lequel  ils  se  sont 
succédé;  nous  réclamons  le  récit  détaillé  de  l'ascension  qui  a 
conduit  l'inventeur  à  sa  découverte. 

Mais  ce  récit,  combien  il  est  difficile  de  l'obtenir  exact  et 
précis  ! 

Bien  souvent,  celui  qui  est  parvenu  au  sommet  d'oii  se 
découvre  une  ample  vérité  n'a  souci  que  de  décrire  aux 
autres  hommes  le  spectacle  qui  s'offre  à  lui  ;  quant  aux  peines 
qu'il  a  prises  pour  atteindre  le  pic  d'où  sa  vue  peut  s'étendre 
au  loin,  il  les  a  oubliées,  il  les  juge  misères  sans  importance, 


IV  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

indignes  de  nous  être  contées  ;  il  nous  livre  son  œuvre  achevée, 
mais  il  jette  au  feu  ses  esquisses. 

D'autres  nous  disent  comment  ils  s'y  sont  pris  pour  inven- 
ter; mais  il  n'est  pas  toujours  prudent  de  se  fier  à  leurs 
confessions. 

Du  point  culminant,  on  aperçoit  tous  les  chemins  propres  à 
y  conduire;  on  ne  les  soupçonnait  pas  tandis  qu'on  gravissait 
la  pente.  Parmi  ces  chemins,  on  en  voit  un,  parfois,  qui  est 
tout  simple  et  facile,  par  lequel  on  eût  évité  les  longs  détours 
et  les  mauvais  pas.  C'est  cette  route  aisée  que  l'inventeur  nous 
décrit,  non  le  sentier  pénible  et  dangereux  qu'il  a  vraiment 
suivi.  ((  Ma  découverte  est  achevée,  fait-on  dire  à  Gauss;  il  ne 
me  reste  plus  qu'à  trouver  comment  je  l'aurais  dû  faire.  » 

Il  est  donc  des  inventeurs  qui  nous  cachent  avec  une  sorte 
de  pudeur  les  longues  et  pénibles  démarches  de  leur  esprit  en 
quête  de  vérité;  ceux-là  nous  montrent  seulement  la  route 
royale  par  laquelle  il  eût  été  facile  d'atteindre  la  découverte 
qui  leur  a  coûté  tant  d'efforts.  II  en  est  aussi  qui  tiennent  à 
faire  parade  de  leur  vigueur  et  de  leur  habileté  ;  ceux-ci  nous 
disent,  ou  nous  laissent  croire,  qu'ils  ont,  seuls  et  par  leurs 
propres  forces,  deviné  les  sentiers  les  plus  cachés,  franchi  les 
passages  les  plus  scabreux;  ils  se  gardent  bien  de  nommer  le 
guide  dont  l'expérience  les  a  empêchés  de  se  fourvoyer,  dont 
la  main  secourable  les  a  préservés  d'une  chute;  ils  nous  décri- 
vent avec  complaisance  les  lacets  compliqués  de  leurs  déduc- 
tions et  la  profondeur  de  leurs  méditations  ;  ils  ne  nous  disent 
pas  quelles  lectures  ont  orienté  ces  déductions  et  soutenu  ces 
méditations. 

Il  est  donc  bien  malaisé  de  suivre  le  progrès  de  l'idée  en 
l'esprit  de  l'inventeur  et  de  développer  la  série  des  formes  par 
lesquelles  elle  a  passé  pour  atteindre  sa  perfection. 

Pour  que  notre  curiosité  fût  pleinement  satisfaite,  il  faudrait 
que  l'inventeur  eût  minutieusement  jalonné  son  chemin  au 
fur  et  à  mesure  qu'il  l'accomplissait,  qu'il  eût  marqué,  pour 
ainsi  dire,  la  trace  de  chacun  de  ses  pas.  Nous  aimerions  que 
chacune  de  ses  pensées  eût  été  saisie  et  fixée  par  l'écriture  au 
moment  même  qu'elle  prenait  naissance  en  son  esprit;   les 


PREFACE 


notes  ainsi  recueillies  nous  permettraient  de  comprendre  com- 
ment l'idée  s'est  éclaircie  peu  à  peu,  depuis  le  moment  oii 
le  génie  en  a  soupçonné  la  vague  silhouette  au  travers  des 
brumes  du  doute,  jusqu'à  l'instant  oii  il  a  pu  la  contempler 
en  pleine  évidence,  dans  la  splendeur  du  vrai. 

Or,  parmi  ceux  qui  ont  initié  l'esprit  humain  à  l'intelligence 
de  nouvelles  vérités,  il  en  est  un  qui  nous  a  laissé  cette 
description  minutieuse  des  démarches  de  sa  pensée,  qui  a 
rédigé,  pour  ainsi  dire,  le  journal  du  voyage  de  découvertes 
que  fut  sa  vie  ;  au  fur  et  à  mesure  qu'une  proposition  nouvelle 
s'offrait  à  ses  méditations,  il  la  notait  avec  une  entière  sincé- 
rité, sans  dissimuler  aucune  de  ses  hésitations,  aucun  de  ses 
tâtonnements,  aucun  de  ses  repentirs,  car  il  n'écrivait  que 
pour  lui-même,  en  sorte  que  ces  précieux  brouillons  nous 
permettent  de  suivre,  depuis  la  première  esquisse  jusqu'au 
dessin  arrêté  et  détaillé,  les  formes  diverses  qu'une  invention 
a  prises  en  la  raison  géniale  de  Léonard  de  Vinci. 

Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci  sont  des  documents 
d'un  prix  inestimable,  car  ils  sont  uniques  en  leur  genre  ; 
aucun  de  ceux  dont  les  méditations  ont  enrichi  la  Science  ne 
nous  a  donné,  au  sujet  de  la  marche  suivie  par  ses  pensées, 
des  indications  aussi  nombreuses,  aussi  détaillées,  aussi 
immédiates. 

Ce  n'est  pas  que  ces  documents  nous  livrent  du  premier 
coup  et  sans  un  labeur  prolongé  les  renseignements  qu'ils 
recèlent  en  abondance. 

Ces  courtes  notes  écrites  de  droite  à  gauche,  difficiles  à 
déchiffrer,  souvent  obscures  en  leur  extrême  concision,  sont 
rarement  datées;  les  cahiers  qui  les  gardent  ont  été  remplis 
tantôt  dans  le  sens  de  la  pagination,  tantôt  en  sens  contraire; 
quelques-uns  de  ces  carnets  semblent  porter  des  réflexions  qui 
ont  été  engendrées  à  différentes  époques  de  la  vie  du  grand 
peintre;  d'autres,  en  grand  nombre,  ont  été  perdus. 

Dii  sein  de  ce  chaos,  il  s'agit  d'exhumer  les  divers  frag- 
ments qui  ont  trait  à  une  même  découverte,  de  les  ranger  dans 
l'ordre  des  temps  où  ils  furent  conçus,  de  telle  sorte  qu'ils 
marquent  les  étapes  successives  de  l'idée  en  progrès;   cette 

143 


VI  ÉTUDES    SUR    LEONARO    DE    VINCI 

tâche  est  bien  souvent  malaisée  et  les  résultats  n'en  sont  point 
toujours  d'une  certitude  absolue. 

Si  pénible  que  soit  cette  tâche,  elle  n'est  peut-être  pas  la 
plus  ardue  qu'il  faille  accomplir  pour  retracer  l'histoire  d'une 
invention  de  Léonard. 

Lorsqu'une  idée  nouvelle  naissait  dans  l'esprit  du  Vinci,  elle 
ne  s'y  engendrait  pas  d'elle-même  et  sans  cause  ;  elle  y  était 
produite  par  quelque  circonstance  extérieure,  par  l'observation 
d'un  phénomène  naturel,  par  la  conversation  d'un  homme, 
plus  souvent  encore  par  la  lecture  d'un  livre. 

D'ailleurs,  l'esprit  oii  venait  tomber  ce  germe  de  pensée 
n'était  point  semblable  à  une  terre  rase  et  nue;  d'autres  pen- 
sées, vigoureuses  et  pressées,  l'occupaient  déjà;  elles  y  avaient 
été  implantées  par  les  leçons  des  maîtres  que  Léonard  avait 
entendus  et  surtout  par  les  enseignements  des  écrits  qu'il  avait 
médités.  Pour  germer  et  grandir,  il  fallait  que  la  graine  nou- 
velle venue  se  servît  de  cette  végétation  déjà  développée  ou 
qu'elle  luttât  contre  elle. 

Si  l'on  veut  donc  suivre  l'évolution  d'une  idée  dans  l'intelli- 
gence du  Vinci,  on  doit,  tout  d'abord,  répondre  à  cette  ques- 
tion :  ((  Qu'avait-il  lu?  »  Et  la  réponse  ne  se  peut  donner  sans 
des  recherches  longues  et  minutieuses.  D'une  part,  en  effet, 
en  rédigeant  ses  notes  hâtives  et  concises,  Léonard  a  bien 
rarement  nommé  l'auteur  dont  la  lecture  ou  le  souvenir  lui 
suggérait  telle  ou  telle  proposition.  D'autre  part,  en  comparant 
son  œuvre  à  celle  de  ses  devanciers,  on  reconnaît  bientôt  qu'il 
avait  beaucoup  lu  et  qu'il  avait  étudié  bon  nombre  des  traités 
scientifiques  prisés  de  son  temps. 

L'un  des  objets  de  ces  Études  est  de  faire  connaître  quel- 
ques-unes des  sources  auxquelles  Léonard  a  puisées  et  de 
discerner  ce  que  chacune  d'elles  a  versé  au  courant  des 
pensées  du  grand  inventeur. 

Mais  pour  apprécier  exactement  le  rôle  que  Léonard  a  joué 
comme  initiateur,  il  ne  suffit  pas  de  déterminer  et  d'étudier 
ceux  qu'il  a  lus;  il  faut  encore  découvrir  ceux  qui  Vont  lu. 

L'idée  au  progrès  de  laquelle  l'inventeur  a  travaillé  n'ac- 
quiert pas  sa  plénitude  et  son  achèvement  en  la  raison  de  son 


PREFACE  VII 

auteur;  lorsqu'il  la  publie,  elle  est  encore  grosse  de  vérités 
nouvelles;  et  ces  vérités,  elle  les  produira  par  l'œuvre  de  ceux 
qui  accueilleront  la  découverte  et  qui  s'efforceront  de  la  déve- 
lopper. 11  est  juste  de  louer  le  premier  initiateur  non  pas 
seulement  de  ce  qu'il  a  mis  en  acte  dans  son  invention,  mais 
encore  de  ce  qu'il  y  a  laissé  en  puissance;  et  cela,  on  ne  le 
peut  connaître  qu'en  étudiant  les  travaux  de  ses  successeurs. 

Or,  Léonard  a  eu  des  successeurs  ;  ses  notes  manuscrites  ne 
sont  point  demeurées  intactes  en  un  stérile  oubli;  impudem- 
ment pillées  et  plagiées,  elles  ont  jeté  aux  quatre  vents  du 
ciel  les  semences  de  vérité  qu'elles  contenaient  en  abondance  ; 
et  ces  semences  ont  porté  fleur  et  fruit  en  la  science  du 
xvi^  siècle.  Nommer  quelques-uns  de  ceux  qui  ont  eu  connais- 
sance de  ces  notes,  mettre  leur  plagiat  en  évidence,  évaluer  ce 
qu'ils  doivent  au  Vinci,  c'est  le  second  objet  de  ces  Études. 

Entre  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  Vonl  lu,  Léonard  de  Vinci 
apparaît  à  sa  véritable  place;  solidaire  du  passé,  dont  il  a 
recueilli  et  médité  les  enseignements,  il  est  encore  solidaire 
de  l'avenir  dont  ses  pensées  ont  fécondé  la  science. 


La  plupart  de  ces  Études  ont  paru,  tout  d'abord,  dans  le 
Bulletin  italien.  En  cette  publication,  dont  leur  dévouement 
assure  la  prospérité,  M.  G.  Radet  et  M.  E.  Bouvy  nous  ont 
accordé  la  plus  large  hospitalité.  Qu'ils  nous  permettent  de 
leur  en  témoigner  notre  très  vive  gratitude* 

Bordeaux,  27  juillet  190G. 


I 


ALBERT  DE  SAXE 


ET 


LÉONARD    DE   VINCI 


ALBERT  DE  SAXE 


ET 


LÉONARD  DE  VINCI 


Dans  son  beau  livre  sur  Léonard  de  Vinci^  M.  Eug.  Mûntz  a 
écrit  ^  ceci  :  «  Pour  apprécier  à  sa  juste  valeur  l'œuvre  écrit  de 
Léonard,  il  faut,  avant  tout,  nous  pénétrer  de  celte  conviction 
qu'en  littérature  et  en  philosophie,  non  moins  qu'en  science, 
nous  avons  affaire  à  l'autodidacte  par  excellence.  » 

L'originalité  puissante  avec  laquelle  Léonard  a  abordé  une 
foule  de  problèmes  scientifiques  ne  saurait  être  mise  en  doute 
par  qui  a  feuilleté,  ne  fut-ce  qu'une  seule  fois,  les  notes  ma- 
nuscrites laissées  par  le  grand  artiste.  Mais  il  est  permis  de  se 
demander  si  la  nature  et  le  caractère  particulier  de  cette  origi- 
nalité ont  été  étudiés  jusqu'ici  avec  assez  de  soin. 

L'histoire  des  sciences  est  faussée  par  deux  préjugés,  si  sem- 
blables qu'on  pourrait  les  confondre  en  un  seul;  on  pense 
couramment  que  le  progrès  scientifique  se  fait  par  une  suite 
de  découvertes  soudaines  et  imprévues;  il  est,  croit-on,  l'œuvre 
d'hommes  de  génie  qui  n'ont  point  de  précurseurs. 

C'est  faire  utile  besogne  que  de  marquer  avec  insistance  à 
quel  point  ces  idées  sont  erronées,  à  quel  point  l'histoire  du 
développement  scientifique  est  soumise  à  la  loi  de  continuité. 
Les  grandes  découvertes  sont  presque  toujours  le  fruit  d'une 
préparation,  lente  et  compliquée,  poursuivie  au  cours  des 
siècles.  Les  doctrines  professées  par  les  plus  puissants  pen- 
seurs résultent  d'une  multitude  d'efforts,  accumulés  par  une 
foule  de  travailleurs  obscurs.  Ceux-là  même  qu'il  est  de  mode 
d'appeler  créateurs,  les  Galilée,  les  Descartes,  les  Newton, 
n'ont  formulé  aucune  doctrine  qui  ne  se  rattache  par  des 
liens  innombrables   aux  enseignements   de   ceux  qui  les  ont 

I.  Eugène  Mùnlz,  Léonard  de  Vinci,  l'artiste,  le  penseur,  le  savant,  Paris,  1899,  p.  278. 


p.    DUIIEM. 


3  ÉTLDES    SLR    LÉU>ARI>    DE    M>C1 

précédés.  Une  histoire  trop  simpliste  nous  fait  admirer  en 
eux  des  colosses  nés  d'une  génération  spontanée,  incompréhen- 
sibles et  monstrueux  dans  leur  isolement;  une  histoire  mieux 
informée  nous  retrace  la  longue  filiation  dont  ils  sont  issus. 

Léonard  de  Yinci  fait-il  exception  à  cette  loi  qui  pèse  sur  les 
plus  grands  savants?  Tout  ce  qu'il  sait  en  Mécanique  et  en 
Physique,  le  doit-il  exclusivement  à  ses  expériences  et  à  ses 
méditations?  N'a-t  il  point  tiré  une  partie  de  ses  connaissances, 
voire  la  plus  grande  partie,  des  traités  composés  par  ceux  qui 
l'ont  précédé?  11  serait  invraisemblable  qu'il  ne  dût  rien  ou  pres- 
que rien  au  passé  ;  il  est  certainement  vrai  qu'il  lui  doit  beaucoup. 

Bien  souvent,  ceux  qui  ont  salué  en  lui  l'inventeur  et  le 
créateur  avaient  négligé  de  s'enquérir  des  sources  auxquelles 
il  avait  pu  et  dû  puiser.  A  quoi  bon  s'informer  de  ceux  qui 
auraient  pu  lui  servir  de  précurseurs?  Ne  vivaient-ils  point  en 
cet  obscur  Moyen-Age,  où  la  parole  d'Aristote  tenait  lieu  de 
pensée?  Comment  cette  stérile  Scolastique  aurait-elle  pu  sug- 
gérer au  grand  artiste  de  Vinci  les  idées  neuves  et  fécondes 
qui  abondent  dans  ses  notes?  Fort  de  ces  prémisses,  on  affir- 
mait avec  une  naïveté  d'enfant  que  le  chêne  aux  vertes  fron- 
daisons ne  se  rattachait  par  aucun  lien  au  sol  aride  sur  lequel 
il  était  simplement  posé. 

Si  les  ramures  du  chêne  sont  si  étendues,  si  ses  feuilles 
ont  tant  de  fraîcheur,  c'est  que  des  racines,  vigoureuses  et 
nombreuses,  mais  cachées  à  tous  les  regards,  vont  puiser  au 
plus  profond  du  sol  les  sucs  accumulés  par  les  antiques  végé- 
tations. Ces  racines  apparaissent  à  ceux  qui  se  donnent  la 
peine  de  fouiller  la  terre. 

Nous  nous  sommes  efforcé  de  mettre  à  nu  quelques-unes 
des  racines  par  lesquelles  la  Mécanique  et  la  Physique 
de  Léonard  plongent  dans  le  passé.  Déjà,  nous  avons  pu 
reconnaître  »  quelles  lectures  avaient  suggéré  à  l'auteur  de  la 
Cène  la  plupart  de  ses  nombreuses  réflexions  sur  le  levier,  sur 
la  balance,  sur  le  plan  incliné  et  sur  le  principe  des  déplace- 


I.  p.  Duhem,  Les  Origines  de  la  Statique.  Chapitre  VlH  :  La  Statique  du  Moyen-Age  et 
Léonard  de  Vinci.  (Recw   drs  Questions  scientifiques,   o'  série,    t.  VI,   p.  ^C)^\  octobre 


ALDEHT    DE    SAXE    ET    LEON AU D    DE    VINCI  O 

ments  virtuels.  Un  simple  nom,  Pelacano,  jeté  par  Léonard 
avec  une  proposition  de  Mécanique,  nous  a  révélé  d'une 
manière  certaine  une  de  ces  lectures,  le  Tractatus  de  ponde- 
ribus  composé  à  la  fin  du  xiv^  siècle  ou  au  commencement  du 
XV*  siècle  par  Biagio  Pelacani,  surnommé  Biaise  de  Parme. 
Mais  les  objections  mêmes  adressées  à  Biaise  de  Parme,  non 
moins  qu'une  foule  d'autres  fragments,  trahissaient  une 
influence  plus  ancienne,  celle  des  mécaniciens  qui,  au 
XLU''  siècle,   formaient  l'École  de  Jordanus  de  Nemore. 

Nous  voudrions,  aujourd'hui,  exhumer  une  autre  racine  par 
laquelle  la  science  de  Léonard  s'est  alimentée  des  sucs  de  la 
Scolastique  ;  nous  voudrions  signaler  ce  que  le  grand  peintre 
doit  à  Albert  de  Saxe. 

I 

Albert  de  Saxe.  —  Ce  que  nous  savons  de  sa  vie. 

Albert  de  Saxe  est  un  des  docteurs  les  plus  puissants  et  les 
plus  originaux  qui,  au  xiv®  siècle,  aient  illustré  la  Scolastique. 
La  tradition  de  ses  enseignements  fut  de  longue  durée.  Les 
maîtres  de  l'École,  à  la  fin  du  Moyen-Age  et  au  début  de  la 
Renaissance,  les  Niphus,  les  Soto,  les  ïolet,  citent  souvent  ses 
écrits  ou  s'en  inspirent.  Ses  doctrines  n'eurent  pas  moins 
d'influence  sur  les  penseurs  que  la  Science  positive  préoccu- 
pait plus  que  la  Philosophie  et  la  Théologie;  Biaise  de  Parme, 
Cardan,  Copernic,  Guido  Ubaldo  et,  par  Guido  Ubaldo,  Ga- 
lilée ont  subi  cette  influence,  dont  leurs  œuvres  portent  la 
trace  reconnaissable.  Cependant,  malgré  les  efforts  de  Thu- 
rot  I,  le  nom  d'Albertus  de  Saxonia  est  à  peine  prononcé 
aujourd'hui  par  l'Histoire  des  Sciences. 

Les  œuvres  d'Albert  de  Saxe  nous  sont  bien  connues;  elles 
ont  eu  de  nombreuses  éditions;  par  contre,  nous  savons  bien 
peu  de  choses  de  sa  vie;  une  profonde  obscurité  en  dissimule 
la  plus  grande  partie. 

I.  Thurot,  Recherches  historiques  sur  le  principe  d'Archimede,  3'  article  {Revue 
archéologique,  nouvelle  série,  t.  XIX,  p.  119;  1869). —  Dans  cet  écrit,  Thurot  a 
signalé  l'extrême  importance  de  l'œuvre  d'Albert  de  Saxe  pour  l'histoire  de  l'Hydro- 
statique. 


4  ÉTUDES    SUR   LÉO-NARD    t)E    VINCI 

Son  surnom,  de  Saxonia,  nous  fait  connaître  la  contrée  où 
il  est  né.  Nous  savons  également,  d'une  manière  certaine, 
qu'il  séjourna  et  enseigna  à  Paris.  Un  manuscrit»  de  la  Biblio 
thèque  Vaticane,  le  Codex  palatlnus  n"  1207,  contient  cette 
mention  :  «  Explicit  tractatus  de  proportionibus  Parisius  per 
Magistrum  Albertum  de  Saxonia  editus.  Deo  laus.  »  C'est  à 
Paris,  assurément,  qu'Albert  a  composé  ses  Questions  sur  la 
Physique  d'Aristote;  voulant,  quelque  part  2,  prendre  l'exemple 
d'une  pierre  qui  tombe  dans  l'eau,  il  suppose  qu'on  jette  cette 
pierre  dans  la  Seine.  Nous  savons  d'ailleurs  qu'il  avait  étudié  a 
la  Sorbonne.  Le  court  préambule  qui,  dans  quelques  éditions^, 
précède  ses  Questions  sur  le  De  Cœlo  se  termine  par  ces  mots  : 
((  In  quibus  si  quid  minus  bene  dixero,  bénigne  correctioni 
melius  dicentium  me  subjicio.  Pro  bene  dictis  autemnon  mihi 
soli,  sed  magistris  meis  reverendis  de  nobili  Facultate  Artium 
Parisiensi,  qui  me  talia  docuerunt,  peto  dari  gratias  et  exhibi- 
tionem  honoris  et  reverentiœ.  » 

A  ces  renseignements  certains,  nous  pouvons  joindre  une 
date.  La  Bibliothèque  nationale  possède,  en  sa  riche  collection 
de  manuscrits,  la  copie  ^  des  Questions  sur  le  De  cœlo  com- 
posées par  Albert  de  Saxe,  et  cette  copie  est  datée  de  l'an- 
née iSyS. 

Ces  quelques  indications  précises  vont  nous  conduire  à 
retrouver  les  traces  du  passage  d'Albert  de  Saxe  à  l'Université 
de  Paris. 

Georges  Lokert,  professeur  au  Collège  deMontaigu,  puis  à  la 

i.  B.  Boncompagni,  Intorno  al  Tractatus  proportionum  dl  Alberto  di  Sassonia 
{BuUetino  di  Bibliografia  et  di  Storia  délie  Scienze  matcmaliche  e  fisiche,  t.  IV,  p.  ^198  ; 
1871.) 

2.  Albcrti  de  Saxonia  Quœstiones  super  libros  de  Physica  Auscultatione ;  in  quarliun 
librum  Physicorum  quœstio  V. 

3.  Questioncs  siibtilissimœ  Alborli  de  Saxonia  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo.  —  In  fine  : 
Expliciunt  quœstiones  prœclarissimi  doctoris  Alberti  de  Saxonia  super  quatuor  libros 
de  Cœlo  et  Mundo  Aristotclis,  diligentissime  emendaiœ  per  eximium  artium  et 
medicinaï  doctorem  llieronymum  Surianum  Venetum,  filium  Domini  Magistri  Jacobi 
Suriani  physici  pnustantissimi.  Impressaî  autem  Vcnetiis  arle  Boncti  de  Localoilis 
Bergomensis,  impensa  vcro  nobilis  viri  OctaViani  Scoti,  civis  Modoetiensis.  Anao 
Salulis  noslrœ  1/192,  nono  kal.  novembris,  ducante  incliio  principe  Augustino 
Barbadico. 

Ix.  Bibliothèque  nationale,  fonds  latin,  Ms.  n"  1/1723.  —  Ci".  Thurot,  Recherches 
hisloriques  sur  le  principe  d'Archiniede^  y  article  (Revue  archéologique,  nouvelle  série, 
t.  XIX,  p.  119,  i8Gq). 


ALBERT  DE  SAXE  ET  LEONARD  DE  VINCI  1) 

Sorbonne,  donna,  en  i5i6  et  en  i5i8,  deux  éditions  i  des 
Questions  d'Albert  de  Saxe,  éditions  assez  médiocres  d'ailleurs; 
en  l'épître  qui  leur  sert  d'introduction,  Georges  Lokert,  très 
au  courant,  à  coup  sûr,  des  traditions  de  l'Université  de  Paris, 
nous  apprend  que,  près  de  deux  siècles  avant  lui,  la  Sorbonne 
s'enorgueillissait  d'un  brillant  triumvirat  de  philosophes;  les 
trois  maîtres  qui  composaient  ce  triumvirat  étaient. leanBuridan 
(i3oo-i36o),  Thimon  le  Juif  et  Albert  de  Saxe. 

Du  Boulay  nous  donne  2,  au  sujet  d'Albert  de  Saxe,  quelques 
renseignements  précis.  Il  nous  apprend  qu'Albert  a  enseigné 
avec  éclat  la  Philosophie,  en  Sorbonne,  de  i35o  à  i36i.  Il  fut 
plusieurs  fois  procureur  de  la  Nation  Vnglaise.  En  juin  i358, 
il  fut  élu  recteur  de  l'Académie.  Enfin,  en  i36i  %  l'Université 
lui  confia  la  cure  de  la  paroisse  SS.  Côme  et  Damien. 

Les  dires  de  Du  Boulay  sont,  d'ailleurs,  confirmés  par  les 
Registres  de  la  Nation  Anglaise  de  la  Faculté  des  Arts  de  VUni- 
versité  de  Paris  ^.  Ces  registres  mentionnent  qu'Albert  a  présidé 
des  examens  en  x352,  1354,  i355,  i358  et  1359. 

Tels  sont  les  faits  de  la  vie  d'Albert  de  Saxe  que  nous 
pouvons  affirmer  avec  quelque  certitude.  Faut-il  l'identifier, 

1 .  Quœstiones  et  decisiones  physicales  insigninm  viroriim  : 

[     Octo  libros  Physicorum. 
Alberti  do  Saxonia  in  .   )     Très  libros  de  Cœlo  et  Mando. 

[    Duos  lib.  de  Generatione  et  Corruptione. 

Thimonis  in Quatuor  libros  Meteorum. 

Lib.  de  Sensu  et  Sensato. 
Librum  de  Memoria  et  Reminiscentia . 
Buridani  in  Aristotelis  .  }    Librum  de  Somno  et  Vigilia. 

Librum  de  Longitudine  et  Brevitate  Vitœ. 
Librum  de  Juventute  et  Senectute. 

Recognitœ  rursuset  emendatœ  samma  accuratione  etjudicio  Magistri  Georgii  Lokert  Scoti; 
a  quo  sunt  tractatus  proporlionum  addlti.  Venumdantiir  in  œdibus  Jodoci  Badii  Ascensii 
et  Conradi  Resch,  —  Au  verso  du  titre  se  trouAe  une  Epistola  nancupatoria  et  pare- 
nelica  de  Georges  Lokert,  avec. ces  deux  dates:  Ex  pra^claro  Montis  acuti  coUegio, 
Idibus  Januarii  ad  supputationem  Curiîp  Romanœ  MDXVI.  Et  rursus  e  Sorbona  ad 
Kalen.  Octo.  MDXVIII.  Cette  édition  est  très  incomplète.  Des  questions  y  font  défaut 
qui  se  trouvent  dans  d'autres  éditions;  de  là,  dans  le  numérotage  des  questions,  des 
divergences  que  nous  aurons  soin  de  mentionner  dans  nos  références. 

2.  Bulœus,  Historia  Universitatis  Parisiensis,  t.  IV,  p.  SGa  et  968 ;  MDCLXVIII. 

3.  A  la  page  gôS,  une  faute  d'impression  fait  dire  à  Du  Boulay  1867  au  lieu 
de  i36i. 

4.  Cf.  Thurot,  Analyse  d'un  ouvrage  de  Ueberweg  (Revue  critique  d'Histoire  et  de 
Littérature,  t.  VI,  p.  25i,  1868). 


6  ÉÏL'DES    SUR    LÉONARD    DE    V1>CI 

comme  l'ont  admis  J.  T.  Graesse  \  J.  G.  Adlung  2  et  U.  Gheva- 
liers,  avec  Albert  de  Ruckmeisdorff,  recteur  de  TUniversité  de 
Vienne  en  i365  et  évêque  d'Halberstadt  de  i366  à  iSgo,  date 
de  sa  mort?  Gela  n'est  rien  moins  que  certain.  Bien  des  points 
demeurent  d'ailleurs  obscurs  à  son  sujet.  Nous  ignorons,  par 
exemple,  s'il  fut  séculier  ou  régulier;  parmi  les  éditeurs 
de  ses  œuvres,  il  en  est  qui  le  disent  Augustin,  d'autres 
Dominicain,  d'autres  encore  Franciscain;  beaucoup  ne  men- 
tionnent point  qu'il  ait  appartenu  à  un  ordre,  quelconque. 

U.  Ghevalier^i,  se  référant  à  Sbaralea  5,  mentionne  un  autre 
Albert  de  Saxe,  surnommé  Alhertiilias,  qui  aurait  été  moine 
franciscain  au  xv®  siècle;  il  ne  nous  paraît  pas  que  cet  Alber- 
tutius  doive  être  distingué  de  notre  Albertus  de  Saxonia;  voici 
quelques  preuves  à  l'appui  de  cette  opinion  : 

Nicoleto  Vernias  de  Ghieti,  natif  de  Vicence,  enseignait 
la  Philosophie  à  Padoue  vers  la  fin  du  xv^  siècle;  il  y 
composa,  en  1499,  un  écrit  intitulé  :  De  gravitas  et  levibus 
quœstlo  sublillssima.  L'éditeur,  qui,  en  i5i6,  publia  à  Venise  ^ 
les  Qaœstlones  super  libros  de  Physica  Auscultatione  d'Albert  de 
Saxe,  y  joignit  ce  petit  écrit.  L'auteur  y  mentionne  et  y  réfute 
l'opinion  d'Albertutius  qui  attribue  la  continuation  du  mou- 
vement des  projectiles  non  à  l'agitation  de  l'air,  mais  à  un 
impelas  acquis  par  le  mobile  ;  or,  cette  opinion  est  bi^n  celle 
qu'Albert  de  Saxe,  dans  ses  Questions  sur  les  Physiques  et  sur  le 
De  Ccelo,  soutenait  contre  Averroes,  Saint  Thomas  d'Aquin  et 
iEgidius  Golonna.  C'est  assurément  lui  que  Nicoleto  Vernias  a 

1.  J.  T.  Graesse.  Le'/irôuc/i  einer  Litterargeschichte  der  beriihmsten  VÔlker  des  Miltel- 
alters;  2"  Abth.,  2"  Hâlfte,  p.  G5G. 

2.  J.  C.  Adlung,  Fortselzung  und  Ergànzungen  zu  C.  G.  Jôchers  allgemeinen  Gelehrten 
Lexico,  Bd.  I,  coll.  /iBo-^iJO. 

3.  U.  Chevalier,  Hépevloirc  des  sources  historiques  du  moyen-âge.  Bio-bibliogra;hie. 
Paris,  i888;  col.  69. 

4.  U.  Chevalier,  loc.  cit. 

5.  Sbaralea,  Sapplementum  scriptorum  Franciscanorum,  p.  738;  1806. 

C.  Acutissiinœ  Qaestiones  super  libros  de  Physica  Auscultatione  ab  Alberto  de  Saxonia 
editœ ;  janidia  in  tenebris  torpentes;  nuperrinie  vero  qnani  diligentissime  a  viliis  purgatœ  :  ac 
summo  studio  emendatx;  et  quantum  aniti  ars  potuitjideliter  impressœ.  —  Nicolcli  Vernialis 
The-diifii  philosophi  perspicacissinii  contra  perversam  Averrois  opinionem  de  unitale  intel- 
lectus,  et  de  aninuv  felicitale  Qucsliones  divinfc;  nuper  castigatissime  in  hicem  prodeuntes. — 
Ejusdein  eliani  de  gravibus  et  levibus  qu.rstio  subtilissinia.  —  A  la  dernière  page  : 
Veneliis,  sninplibus  luereduin  q.  D.  Oclaviani  Scoti  Modoeliensis  ac  sociornin, 
ai  Aiiffusli  l'uCi, 


VL13ERÏ    DE    SAXE    ET    LÉONARD    DE    VINCI  7 

entendu  citer.  Il  ne  le  nomme  pas  seulement  Albertutius,  mais 
encore  Albertas  parvus,  réservant  à  Albert  le  Grand  le  simple 
nom  d'Albertus. 

Au  xvi"  siècle,  le  nom  à' Albertutias  était  si  bien  pris  pour 
synonyme  d'Albertus  de  Saxonia  que  les  imprimeurs  accolaient 
parfois  ces  deux  noms  dans  la  composition  du  titre  des 
ouvrages  qu'ils  publiaient  i. 

De  son  activité  intellectuelle,  Albert  de  Saxe  nous  a  laissé 
des  monuments  nombreux  et  importants;  bien  des  générations 
de  philosophes  et  de  savants  ont  lu  et  étudié  ses  ouvrages.  De 
son  Tractatus  proportionam,  on  connaît  dix  éditions  2.  Ses 
Oaœstiones  sur  le  De  Cœlo  et  Mundo  d'Aristote  furent  imprimées 
à  plusieurs  reprises  ^  dès  la  fin  du  xv^  siècle,  et  le  xvi®  siècle 
naissant  continua  de  les  méditer.  Les  Quœstiones  sur  la  Physique 
et  sur  le  De  Generatione  et  Corruptione  ne  paraissent  pas  avoir 
été  imprimées  avant  le  xvi*  siècle.  C'est  en  ces  divers  ouvrages 
que  nous  trouvons  exposées,  avec  une  grande  clarté  et  une 
grande  précision,  les  doctrines  qu'Albert  de  Saxe  professait  en 
Physique. 

II 

Quelques  points  de  la  Physique  d'Albert  de  Saxe 

Ces  doctrines,  nous  n'avons  point  l'intention  de  les  exposer 
ici  dans  leur  ensemble.  L'œuvre  mériterait  d'être  tentée;  mais 
elle  excéderait  les  bornes  de  cet  article.  Nous  nous  conten- 
terons de  résumer  quelques-unes  des  théories  qui  ont  particu- 
lièrement attiré  l'attention  de  Léonard  de  Vinci.  Il  se  trouve, 
d'ailleurs,  et  cela  n'a  rien  qui  puisse  nous  surprendre,  que 
ces  théories  sont  parmi  les  plus  neuves  et  les  plus  intéressantes 
qu'ait  émises  Albert  de  Saxe. 

1.  Témoin  ce  titre  :  Logica  Alhevlucii  perutilis.  Logica  excellentissimi  sacrœ  theologiœ 
prof essoris  Magistri  Wberli  de  Saxonia,  ordinis  Ercmitarum  divi  Augiistini,  per  Magistrum 
Aureliam   Sanulnm  Venelum,  Venetiis,  œre  et  soUertio  haeredum  G.   Scoli,  MDXXII. 

2.  B.  Boncompagni,  Intorno  ol  Tractatus  proportionum  di  Alberto  di  Sassonia  (Bal- 
letino  di  Bibliografia  et  di  Storia  délie  Scienze  matematiche  ejîsiche,  t.  IV,  p.  '498;    1871). 

3.  Graîsse  {Tré<or  des  livres  rares  et  précieux,  t.  I,  p.  57)  dit  que  les  Quœstiones  super 
quatuor  libros  Aristotelis  de  Cœlo  et  Mundo  furent  imprimées  à  Pavie  en  i^Si,  à  Venise 
en  1^192  et  1/197,  à  Paris  en  lôiG,  de  nouveau  à  Venise  en  1620. 


8  rnoF.s  sir  m:o\\rd  nr  mnci 

On  doit  à  Albert  de  Saxe  une  théorie  de  la  pesanteur  qui  a 
eu  la  plus  grande  influence  sur  le  développement  de  la  Méca- 
nique ».  Cette  théorie,  il  l'a  donnée  afin  de  résoudre  les  diffi- 
cultés que  présentait  la  détermination  du  lieu  naturel  de  la  Terre. 

Selon  Aristote,  à  chaque  corps  correspond  un  lieu  naturel  où 
la  forme  substantielle  de  ce  corps  acquerrait  sa  perfection,  où 
ce  corps  trouverait  les  conditions  les  plus  propres  à  assurer 
sa  conservation,  où  il  serait  le  mieux  exposé  aux  influences 
bienfaisantes,  le  mieux  protégé  contre  les  actions  nuisibles. 
Un  corps  est  il  en  son  lieu  naturel.^  Il  y  demeure  en  équilibre. 
En  est-il  écarté?  II  désire  s'y  rendre  et,  s'il  n'en  est  empêché, 
il  s'y  précipite  par  la  voie  la  plus  courte. 

Quel  est  le  lieu  naturel  des  divers  éléments  et,  en  particu- 
lier, de  la  Terre  ? 

Pour  les  uns,  qui  semblent  les  plus  fidèles  interprètes  de  la 
pensée  du  Stagirite,  on  doit  dire  que  le  lieu  naturel  de  la  Terre 
est  la  surface  concave  qui  limite  inférieurement  la  mer,  ou  bien 
qu'il  est  formé  par  cette  surface  et  par  une  partie  de  celle  qui 
termine  l'atmosphère.  En  effet,  selon  l'enseignement  péripaté- 
ticien,  le  lieu  d'un  corps,  c'est  la  surface  interne  des  corps  qui 
l'environnent. 

D'autres  veulent  que  le  lieu  naturel  de  la  Terre  soit  le  centre 
du  Monde;  tout  grave,  en  effet,  s'il  n'en  est  empêché,  désire 
gagner  le  centre  du  Monde  ;  là  seulement,  dégagé  de  toute 
entrave,  il  pourrait  demeurer  en  repos;  la  Terre,  réunion  de 
graves,  ne  peut  donc  demeurer  qu'en  ce  lieu. 

Tel  est  le  débat  que  doit  trancher  la  doctrine  d'Albert  de 
Saxe. 

Toutefois,  ce  n'est  pas  au  sujet  de  ce  débat,  mais  au  sujet 
d'une  autre  discussion  qu'il  nous  en  expose  le  principe. 

Aristote  n'avait  aucunement  conçu  cette  notion  que  le  nom 
de  masse  désigne  aujourd'hui  pour  les  mécaniciens;  il  n'exis- 
tait, en  un  corps,  aucune  résistance  extrinsèque  au  mouvemenl, 
aucune  inertie;  les  seules  résistances  que  conçût  le  Philosophe 

I.  V.ollo  influence  sera  étudiée  en  détail  aux  chapitres  XV  et  XVI  de  noire  travail 
sur /.es  Orujines  de  la  Statique;  ces  ("liapitres  seront  prorliaincnient  pul)liés  dans  la 
/.Vi'./f'  (les  (Juestioiis  seientiriques. 


ALBERT    DE    SAXE    ET    LEONARD    DE    VINCI  9 

étaient  des  résistances  extrinsèques,  ce  que  nous  nommons 
aujourd'hui  des  forces;  si  un  grave  n'avait  pas  à  lutter  contre 
la  résistance  de  l'air,  il  se  précipiterait  instantanément  sur  le 
sol;  dans  le  vide,  sa  chute,  si  longue  qu'en  fût  le  parcours, 
serait  soudainement  achevée;  et  c'était  le  grand  argument  par 
lequel  Aristote  combattait  la  possibilité  du  vide. 

Les  scolastiques  n'admettaient  point  tous  cette  opinion; 
beaucoup  voulaient  que  le  mouvement  ne  fût  point  instantané, 
même  dans  le  vide  ;  ils  voulaient  que  tout  corps  fût  le  siège 
d'une  résistance  intrinsèque  au  mouvement;  ils  pressentaient 
la  notion  de  masse  et  essayaient  de  la  tirer  des  principes 
mêmes  d'Aristote,  qui  y  étaient  si  contraires. 

Plusieurs  auteurs  pensaient^  «  que  les  parties  d'un  même 
grave  s'entravent  mutuellement,  parce  que  chacune  d'elles  a 
une  inclination  à  descendre  par  la  ligne  la  plus  courte  ;  el 
comme,  seule,  la  partie  moyenne  descend  par  un  telle  ligne, 
elle  gêne  les  parties  latérales;  par  suite  de  cet  empêchement 
mutuel  des  diverses  parties,  les  graves  simples  se  meuvent 
dans  le  temps  )>,  même  s'ils  se  trouvent  dans  le  vide. 

Mais,  dit  Albert,  «  cette  raison  ne  peut  tenir.  En  premier 
lieu,  elle  prétend  que  chacune  des  parties  d'un  même  grave 
tend  à  descendre  par  la  ligne  la  plus  courte;  cette  raison  n'est 
pas  valable  ;  chacune  des  parties  ne  tend  pas  à  ce  que  son 
centre  devienne  le  centre  du  Monde,  ce  qui  serait  impossible. 
C'est  son  tout  qui  descend  de  telle  sorte  que  son  centre  devienne 
le  centre  du  Monde;  et  toutes  les  parties  tendent  à  ce  but 
que  le  centre  du  tout  devienne  le  centre  du  Monde  ;  elles  ne 
s'entravent  donc  pas  l'une  l'autre...  » 

Voilà  formulée  la  doctrine  dont  Albert  va  faire  de  multiples 
applications;  le  désir  de  s'unir  au  centre  du  Monde  n'appartient 
point  en  propre  à  chaque  partie  d'un  grave,  de  telle  sorte  que 
le  désir  d'une  partie  puisse  se  trouver  en  compétition  avec  le 
désir  d'une  autre  partie  et  le  contrecarrer;  tous  ces  désirs 
s'unissent  en  un  seul  ;  ils  concourent  à  placer  au  centre  du 
Monde  un  point  du  grave  qu'Albert  nomme  ici  simplement 

I .  Alberti  de  Saxonia  Qiixstiones  in  libros  de  Physico  Auditii;  in  libnim  IV  qnaeslio  V. 
—  L'opinion  qu'il  coml)at  en  ce  passage  est  celle  de  Rosrer  Bacon. 


lO  ETUDES    SUR    LEONAUD    DE    A  rNCJ 

le  centre,  qu'il  nommera  constamment  ensuite  le  centre  de 
gravité;  dans  une  chute  libre,  c'est  ce  point  qui  se  dirige  en 
droite  ligne  vers  le  centre  du  Monde. 

C'est  cette  doctrine  qui  va  guider    Vlbert  de  Saxe  dans  la 
"recherche  du  lieu  naturel  de  la  Terre. 

Ce  lieu  est  il  la  surface  concave  de  l'eau?  Non,  car  il  ne  suffît 
pas  qu'un  grave  soit  entouré  d'eau  pour  demeurer  en  repos;  il 
tombe  au  sein  de  l'eau  ;  il  n'y  est  donc  pas  en  son  lieu  naturel.  Ce 
lieu  est-il  le  centre  du  Monde?  Pas  davantage,  car  la  Terre  n'est 
pas  un  simple  point  et  ne  saurait  être  logée  en  un  point.  La 
Terre  est  un  ensemble  de  graves  ;  elle  est  en  son  lieu  naturel  lors- 
que le  centre  de  gravité  de  cet  ensemble  est  au  centre  du  Monde. 

((  La  Terre  ^,  limitée  en  partie  par  la  surface  concave  de 
l'air,  en  partie  par  la  surface  concave  de  l'eau,  occupe  sa  situa- 
tion naturelle  lorsque  le  centre  de  gravité  de  la  dite  Terre  est 
au  centre  du  Monde  ;  car  si  la  Terre  se  trouvait  hors  de  la 
surface  qui  la  situe  de  la  sorte,  elle  se  mettrait  à  descendre  et 
se  mouvrait  jusqu'à  ce  que  le  centre  de  l'agrégat  qu'elle  forme 
avec  tous  les  graves  devînt  le  centre  du  Monde,  à  moins  qu'elle 
n'en  fût  empêchée...  » 

«  A  quoi  j'ajouterai  quelques  remarques:  En  premier  lieu, 
si  la  masse  entière  de  la  Terre  se  trouvait  placée  hors  de  son 
lieu  naturel,  par  exemple  en  la  concavité  de  l'orbe  de  la  Lune, 
et  qu'elle  y  fût  retenue  de  force;  que,  d'autre  part,  on  laissât 
tomber  un  grave,  ce  grave  ne  se  mouvrait  pas  vers  la  masse 
totale  de  la  Terre,  mais  il  se  mouvrait  en  ligne  droite  vers  le 
centre  du  Monde  ;  la  raison  en  est  qu'une  fois  parvenu  au 
centre  du  Monde,  il  serait  en  son  lieu  naturel,  pourvu  du 
moins  que  son  centre  de  gravité  soit  le  centre  du  Monde;  or, 
tout  être  qui  n'en  est  pas  empêché  tend  naturellement  à  se 
placer  en  son  lieu  naturel,  car  il  s'y  conserve  plus  longtemps 
et  s'y  trouve  plus  éloigné  de  ce  qui  lui  est  nuisible.  Il  résulte 
de  là  que  si  les  graves  se  meuvent  vers  la  Terre,  ce  n'est  point 
à  cause  de  la  Terre;  c'est  parce  qu'en  venant  à  la  Terre,  ils 
s'approchent  du  centre  du  Monde.  » 

1,  Albcrti  do  Saxonia  (JuH'sliones  in  //fcro.s  de  Physira  Audilu;  in  librum  IV 
(^uœstio  V, 


ALBERT    DE    SAXE    ET    LEONARD    DE    VINCI  ï  I 

Si  la  notion  générale  du  lieu  naturel  occupait  déjà  Aristote 
en  sa  Physique,  c'est  dans  le  De  Cœlo  et  Mando  qu'il  traitait 
surtout  le  problème  du  lieu  naturel  de  la  Terre;  aussi  Albert 
de  Saxe  développe  t-il  longuement,  dans  les  Qaœsliones  in  libros 
de  Cœlo  et  Mando,  la  doctrine  dont  il  a  posé  les  fondements 
dans  les  Quœstiones  in  libros  de  Physico  Auditu. 

«  Ici,  »  dit-il  I,  «il  convient  de  poser  deux  distinctions  dont 
voici  la  première  :  Il  y  a  deux  points  qui  peuvent  être  nom- 
més milieux  ou  centres  des  corps  graves,  savoir  le  centre  de 
grandeur  3  et  le  centre  de  la  gravité.  Car  dans  les  corps  oii  la 
gravité  n'est  pas  uniformément  répartie,  le  centre  de  gravité 
n'est  pas  le  centre  de  grandeur  ;  tandis  que  dans  les  corps  de 
gravité  uniforme  le  centre  de  grandeur  et  le  centre  de  gravité 
peuvent  bien  coïncider. 

))  La  seconde  distinction  est  celle-ci  :  Dire  qu'un  corps  est 
au  milieu  du  Monde  peut  s'entendre  de  deux  manières  diffé- 
rentes ;  d'une  première  manière,  on  entend  que  son  centre  de 
grandeur  est  au  centre  du  Monde  ;  d'une  seconde  manière, 
que  son  centre  de  gravité  est  au  centre  du  Monde. 

»  Or,  je  suppose  que  la  Terre  n'est  pas  d'une  gravité  uni- 
forme. »  Gela  est  évident,  car  la  partie  que  la  mer  ne  couvre 
pas,  exposée  aux  rayons  du  soleil,  est  plus  dilatée  que  la  partie 
recouverte  par  les  eaux.  D'ailleurs,  si  son  centre  de  grandeur 
coïncidait  avec  son  centre  de  gravité  et,  partant,  avec  le  centre 
du  Monde,  elle  serait  entièrement  couverte  par  les  eaux. 

»  Dès  lors,  on  peut  poser  cette  première  conclusion  :  Ce 
n'est  point  le  centre  de  grandeur  de  la  Terre  qui  est  au  centre 
du  Monde...  Puis  cette  seconde  conclusion  :  c'est  le  centre  de 
gravité  de  la  Terre  qui  est  au  centre  du  Monde.  On  le  prouve  : 
toutes  les  parties  de  la  Terre  lendent  au  centre  par  leur  gra- 
vité. »  Si  donc  un  plan  quelconque  passant  par  le  centre  du 
Monde  ne  partageait  pas  la   Terre   en   deux   parties   d'égale 


I.  Alberti  de  Saxonia  Quœstiones  in  libros  de  Cœlo  et  Mando;  in  librutn  II  quaes- 
lio  XXV  (Ed.  1/192)  vel  XXIII  (Ed.  i5i8). 

9..  Grandeur  a,  en  général,  chez  les  scolastiques,  le  sens  que  les  géomètres  moder- 
nes donnent  au  mot  volume;  par  centre  de  grandeur,  Albert  de  Saxe  entend  sans 
doute,  au  moins  confusément,  ce  que  nous  entendons  aujourd'hui  pSiV  centre  de  gravité 
du  volume. 


12  irrUDES    SUR    I-KOWRD    DE    \  INCI 

gravité,  «  la  partie  la  plus  lourde  pousserait  la  plus  légère 
jusqu'à  ce  que  le  centre  de  gravité  de  la  Terre  tout  entière 
devînt  le  centre  du  Monde;  alors  ces  deux  parties  de  même 
poids  demeureraient  immobiles,  lors  même  que  l'une  surpas- 
serait l'autre  en  grandeur;  elles  se  contrebalanceraient  l'une 
l'autre  comme  deux  poids  en  équilibre.  » 

De  là,  un  paradoxe  '  :  Lorsque  la  Terre  se  trouve  en  son 
lieu  naturel,  les  diverses  parties  de  la  Terre  se  trouvent  vio- 
lentées et  hors  de  leur  lieu  naturel;  en  effet,  chacune  de  ces 
parties  serait  naturellement  située  si  son  centre  de  gravité  se 
trouvait  au  centre  du  Monde;  et  c'est  le  centre  de  gravité  de  la 
Terre  qui  occupe  cette  position. 

Albert  de  Saxe  résout  évidemment  ce  paradoxe  par  les  rai- 
sons qui  lui  ont  servi  à  prouver  que  les  diverses  parties  d'un 
grave  ne  se  gênaient  pas  les  unes  les  autres  dans  leur  mouve- 
ment; ce  n'est  point  chaque  partie  de  la  Terre  qui  tend  à  unir 
son  centre  de  gravité  au  centre  du  Monde  ;  cette  tendance 
n'appartient  qu'à  la  Terre  en  son  entier;  ou  mieux,  chaque 
parlie  tend  à  ce  que  l'ensemble  ait  son  centre  de  gravité  au 
centre  du  Monde  : 

((  L'eau,  »  dit-il  %  «  ne  forme  pas  le  lieu  naturel  de  la  Terre 
tant  que  le  centre  de  gravité  de  la  Terre  n'est  pas  le  centre  du 
Monde.  Il  ne  suffit  pas  qu'une  portion  de  la  Terre  se  trouve 
entourée  d'eau  pour  qu'elle  soit  en  son  lieu  naturel  et  demeure 
immobile;  car  alors  son  centre  de  gravité  n'est  point  encore 
le  milieu  du  Monde,  et  le  centre  de  gravité  de  l'agrégat  total 
qu'elle  forme  avec  le  reste  de  la  Terre  n'est  point  non  plus  au 
centre  du  Monde  ;  elle  continue  donc  à  descendre  jusqu'à  ce 
que  le  centre  de  gravité  de  tout  l'agrégat  formé  par  cette  por- 
tion de  la  Terre  et  tout  le  reste  de  la  Terre  se  trouve  au  centre 
du  Monde.  » 

De  ce  principe  que  le  centre  de  gravité  de  l'ensemble  des 
corps  pesants  tend  constamment  à  se  placer  au  centre  du 
Monde,  il  résulte  que  la  Terre  n'a  pas  nécessairement  cette 


1 .  Albert  de  Saxe,  loc.  cit. 

2.  Alberli  de  Saxonia  Qiixsllones  in  libros  de  PltYsiro  Aiiditu:  \n  lihruni  IN  qiurs- 
tioN. 


AI,PEKI     niï    SAXli    ET    LÉONARn    DE    VINCI  l6 

immobilité  absolue  que  d'aucuns  lui  prêtent.  Une  foule  de 
causes,  telles  que  l'échaufFement  par  les  rayons  du  Soleil, 
font,  en  effet,  varier  continuellement  la  distribution  de  la 
gravité  en  la  masse  terrestre  et  déplacent  son  centre  de 
gravité  * . 

((  En  fait,  »  dit  Alberta,  «  la  Terre  se  meut  sans  cesse;  sans 
cesse,  en  effet,  il  est  une  partie  de  la  Terre  dont  la  gravité  est 
diminuée  plus  qu'elle  ne  l'est  en  la  partie  opposée;  c'est  la 
partie  qui  regarde  le  Soleil  ;  or,  par  suite  du  mouvement  circu- 
laire du  Soleil  au-dessus  de  la  Terre,  cette  partie  change 
d'instant  en  instant;  afin  donc  que  le  centre  de  gravité  de  la 
Terre  demeure  au  centre  du  Monde,  et  puisque  la  partie  de  la 
Terre  qui  s'allège  change  continuellement,  il  faut  que  la  Terre 
se  meuve  sans  cesse.  » 

Ces  mouvements  incessants,  Albert  de  Saxe  les  considère 
de  nouveau  en  un  autre  lieu  3  de  ses  Questions  sur  le  De  Cœlo  ; 
mais,  pour  montrer  que  la  position  du  centre  de  gravité  de  la 
Terre  change  continuellement,  il  ne  se  contente  plus  d'invo- 
quer l'inégal  échauffement  du  sol  par  les  rayons  solaires;  il  a 
recours  à  une  cause  de  déplacement  plus  lente,  mais  beaucoup 
plus  puissante,  l'érosion;  et  plus  d'un  géologue  sera  assuré- 
ment frappé  de  lui  voir  attribuer  à  l'érosion  la  formation  des 
montagnes  : 

u  11  est  bien  vraisemblable  que,  sans  cesse,  quelque  partie 
de  la  Terre  se  meut  d'un  mouvement  rectiligne;  on  s'en  peut 
convaincre  par  les  raisons  que  voici  :  De  cette  partie  de  la 
Terre  élémentaire  que  les  eaux  ne  couvrent  pas,  sans  cesse,  de 
nombreuses  masses  terreuses  sont  entraînées  par  les  fleuves 
au  fond  de  la  mer  ;  la  Terre  s'accroît  donc  sans  cesse  dans  la 
partie  qui  est  couverte  par  les  eaux,  tandis  qu'elle  diminue 
dans  la  partie  découverte  ;  son  centre  de  gravité  ne  demeure 
donc  pas  au  même  point.  Aussitôt  que  le  centre  de  gravité  a 


1.  Albcrti  de  Saxonia  Qiiœstiones  in  libros  de  Physico  Auditu;  in  librum  IV  (juœs- 
tio  V.  Quœstiones  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo;  in  librum  II  quaestio  X. 

2.  Alberti  de   Saxonia    Quœstiones   in  libros   de   Cœlo  et   Mundo;  in    librum   Jl 
quœstio  X, 

3.  Alberti   de  Saxonia   Quœstiones    in    libros    de  Cœlo   et    Mundo;  in  librum  II 
qusEstio  XXV  (Ed.  1A92)  vcl  XXIII  (Ed.  i5i8). 


l4  ÉTUDES    SUR    LEO.NARD    DE    AJNCl 

changé  de  place,  le  nonveau  centre  de  gravité  se  meut  pour 
devenir  centre  du  Monde;  quant  au  point  qui  était  auparavant 
centre  de  gravité,  il  remonte  vers  la  surface  convexe  que  les 
eaux  ne  couvrent  pas.  Par  cet  écoulement  et  par  ce  mouvement 
continuels,  la  partie  de  la  Terre  qui,  à  une  certaine  époque,  se 
trouvait  au  centre,  arrive  à  la  superficie  et  inversement. 

((  A  ce  propos,  on  peut  voir  comment  se  sont  formées  les 
grandes  montagnes.  Il  n'est  point  douteux  que  certaines  par- 
ties de  la  Terre  n'aient  plus  de  cohésion  que  d'autres;  les 
parties  qui  n'ont  que  peu  de  cohésion  s'écoulent  à  la  mer, 
entraînées  par  les  fleuves;  pendant  ce  temps,  les  parties  les 
plus  cohérentes  demeurent  en  place  et  forment  éminence  au- 
dessus  du  sol.  Toutefois,  à  la  longue,  par  tremblement  de 
terre  ou  d'autre  façon,  les  montagnes  sont  renversées,  tombent 
et  se  détruisent.  » 

Jusqu'ici,  nous  avons  exposé  la  théorie  d'Albert  de  Saxe  sur 
le  lieu  naturel  de  la  Terre  en  entendant  par  Terre,  comme  il 
l'entend  d'ailleurs,  le  seul  élément  solide;  nous  avons  fait 
abstraction  de  la  masse  des  eaux.  De  quelle  manière  faut  il 
tenir  compte,  en  cette  théorie,  de  la  présence  des  eaux  et,  par- 
ticulièrement, de  la  mer? 

Sur  ce  point,  la  pensée  d'Albert  a  varié;  elle  n'est  pas  la 
même  dans  les  Questions  sur  la  Physique  et  dans  les  Questions 
sur  le  De  Cœlo. 

En  commentant  la  Physique  d'Aristote,  Saxonia  avait  écrit 
ces  lignes  »  : 

Ce  que  j'ai  dit  de  la  terre  seule,  a  il  faut  l'entendre  égale- 
ment de  tout  l'agrégat  formé  par  la  terre  et  l'eau  ;  ces  deux 
éléments  forment  sans  doute  une  gravité  totale  et  unique  dont 
le  centre  de  gravité  se  trouve  au  centre  du  Monde.  » 

Cette  opinion,  Vlbert  de  Saxe  la  repousse 2  lorsqu'il  com- 
mente le  De  Cœlo  : 

«  On  m'objectera  qu'il  ne  semble  pas  que  le  centre  de  la 
gravité  de  la  terre  seule  soit  au  centre  du  Monde;  que  cette 

I.  Albcrli  de  Saxonia  Qucestlones  in  Ubros  de  Pliysico  Audilu;  in  libruni  IV 
quîcslio  V. 

a.  Albcrli  (Je  Saxonia  Quiestiones  in  Ubros  de  Cœlo  cl  Miindo:  in  libruin  II 
quit-slio  \\V  (Ed.  i'k.iO  vol  WIII  (Ed.  i5i6). 


ALBERT    DE    SAXE    ET    LIONARO    DE    MNCI  10 

position  convient  bien  plutôt  au  centre  de  gravité  de  l'agrégat 
formé  par  la  terre  et  l'eau.  La  terre,  en  effet,  est^  d'un  côté, 
toute  couverte  d'eau;  cette  eau  se  joint  à  la  partie  de  la  terre 
qu'elle  recouvre  pour  peser  à  rencontre  de  l'autre  partie;  elle 
doit  donc  repousser  celle-ci  jusqu'à  ce  que  le  centre  de  tout 
l'agrégat  formé  par  la  terre  et  par  l'eau  se  trouve  au  centre 
du  Monde. 

»  Nous  répondrons  en  niant  que  le  centre  du  Monde  coïn- 
cide avec  le  centre  de  gravité  de  l'agrégat  total  formé  par  la 
terre  et  leau.  En  effet,  si  Ton  imaginait  que  toute  l'eau  fût 
enlevée,  le  centre  de  gravité  de  la  terre  serait  encore  au  centre 
du  Monde...,  car,  par  essence,  la  terre  est  plus  grave  que 
l'eau...,  quelle  que  soit  donc  la  quantité  d'eau  qui  se  trouve 
placée  d'un  côté  de  la  terre  et  non  de  l'autre,  cette  partie  de 
la  terre  n'en  recevrait  pas,  pour  contrepeser  et  repousser 
l'autre  partie,  plus  d'aide  que  par  le  passé...  » 

On  s'explique  I,  dès  lors,  sans  peine  «  qu'une  partie  de  la 
terre  émerge  des  eaux;  la  terre,  en  effet,  n'est  pas  uniformé- 
ment grave,  en  sorte  que  son  centre  de  gravité  se  trouve  fort 
au-dessus  de  son  centre  de  grandeur;  il  est  beaucoup  plus  près 
de  l'une  des  calottes  convexes  qui  limitent  la  terre  que  de 
l'autre;  alors  l'eau,  qui  est  uniformément  grave  et  qui  tend  au 
centre  du  Monde,  coule  vers  la  calotte  terrestre  qui  est  la  plus 
voisine  du  centre  de  gravité  de  la  terre  ;  de  sorte  que  l'autre 
partie,  l'autre  calotte,  celle  qui  est  la  plus  éloignée  du  centre 
de  gravité,  demeure  découverte.  »  La  théorie  de  la  gravité  se 
reliait  ainsi,  pour  Albert  de  Saxe,  aux  notions  géographiques 
qui  avaient  cours  de  son  temps;  elle  servait  à  justifier  l'hypo- 
thèse d'un  hémisphère  terrestre  couvert  par  un  vaste  océan, 
hypothèse  que  devait  ruiner  la  découverte  de  Christophe 
Colomb. 

Si,  dans  ses  Questions  sur  le  De  CœlOj  Albert  nie  que  les  eaux 
de  la  mer  exercent  aucune  pression  sur  la  surface  terrestre 
qu'elles  recouvrent,  si,  par  conséquent,  il  les  regarde  comme 
incapables  d'écarter  le  centre  de  gravité  de  la  Terre  du  centre 

1.  Alborti  de  Saxoiiia  Qaœsliones  in  libros  de  Physico  Andita;  in  librum  IV 
quaestio  V. 


l6  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  \1NC1 

du  Monde,  ce  n'est  point  par  hasard;  c'est  en  vertu  d'une 
théorie  que  ces  Questions  exposent  avec  détail.  Cette  théorie 
clle-menie  a  pour  objet  de  trancher  un  débat  célèbre  dans 
l'École  I. 

Un  élément  est-il  encore  pesant  lorsqu'il  se  trouve  en  son 
lieu  naturel?  Bon  nombre  de  scolastiques  soutenaient  qu'un 
élément  cesse  d'être  pesant  lorsqu'il  se  trouve  au  lieu  où  sa 
forme  désire  résider;  l'eau  n'est  pas  pesante  en  son  lieu  natu- 
rel ;  c'est  pourquoi  on  peut  se  plonger  dans  un  bain  sans 
ressentir  le  poids  de  l'eau  dont  le  corps  est  surmonté.  D'autres, 
au  contraire,  soutenaient  qu'un  élément  est  pesant  même 
lorsqu'il  se  trouve  dans  son  propre  lieu;  à  l'appui  de  leur 
opinion,  ils  citaient  une  expérience  —  assurément  fausse  ou 
mal  interprétée  —  qu'Aristote^  avait  rapportée:  Une  outre 
gonflée  d'air  pèse  plus  que  la  même  outre  vide. 

Ce  débat,  Albert  de  Saxe  va  s'efforcer  d'y  mettre  fin  en 
distinguant  la  gravité  potentielle  ou  habituelle  de  la  gravité 
actuelle^. 

La  tendance  à  unir  son  centre  de  gravité  au  centre  du  Monde, 
un  grave  la  conserve  toujours  identique  k  elle-même;  lorsque 
le  grave  est  à  son  lieu  naturel,  elle  existe  simplement  à  l'état 
potentiel  ou  habituel;  elle  consiste  alors,  pour  ce  grave,  en  un 
désir  de  demeurer  où  il  est.  Veut -on  l'arracher  de  ce  lieu?  la 
pesanteur  potentielle  passe  aussitôt  à  l'état  actuel  et  se  mani- 
feste sous  forme  de  résistance.  Le  grave  est-il  placé  hors  de 
son  lieu?  la  pesanteur  actuelle  le  met  en  mouvement  si  aucun 
obstacle  ne  s'y  oppose  :  «  Si  quelque  support  l'arrête  ou  le 
retient  hors  de  son  lieu,  la  pesanteur  demeure  à  Tétat  actuel  ; 
il  est  vrai  qu'elle  ne  communique  plus  un  mouvement  actuel 
au  corps  pesant,  mais  ell-e  produit  un  effort  actuel  pour  com- 
primer ce  qui  retient  ce  corps  par  violence.  » 

La  gravité  habituelle,  celle  qu'un  élément  possède  lorsqu'il 


I.  Au  sujcl  lie  ce  dcbal,  voir  Tliiirol,  liecherches  kistoriques  sur  le  Principe  d'Archi- 
mède  (Revue  Archéoloyiqiw,  nouvelle  série,  t.  XVUI,  p.  389,  i8G8  ;  t.  XIX,  p.  /12, 
p.  III  et  p.  28/r,  t.  XX,  p.  ili,  1869). 

-2.  Arislolc,  De  Cœlo  elMundo,  lib,  IV.  cap.  vi. 

3,  Albcrli  de  Saxoiiia  Quœstiones  in  libros  de  Cœlo  et  Mumlo ;  libri  III  quiçstio  III. 
Cf.  in  libruni  1  qiuoslio  X. 


ALBERT  DE  SAXE  ET  LEONARD  DE  VINCI  I7 

est  en  son  lieu  naturel,  ne  saurait  produire  une  semblable 
pression.  L'eau  de  la  mer,  qui  se  trouve  en  son  lieu  naturel, 
ne  presse  point  l'eau  qui  se  trouve  au-dessous  d'elle *,  ni  la 
terre  qui  forme  le  fond  de  l'Océan.  «  Si  les  parties  centrales  de  la 
Terre 2  sont  plus  denses  que  les  parties  externes,  ce  n'est  point 
qu'elles  soient  comprimées  par  les  parties  terrestres  qui  se 
trouvent  au-dessus  d'elles;  celles-ci  ne  pèsent  pas  sur  les 
parties  sous-jacentes.  »  D'autre  part,  a  si  une  vessie  gonflée 
pèse  plus  avec  l'air  qu'elle  renferme  que  la  vessie  seule  et 
dégonflée,  c'est  que  l'air  contenu  dans  cette  vessie  est  quelque 
peu  condensé  et  comprimé,  ce  qui  le  rend  plus  lourd  que  l'air 
extérieur;  et  dans  un  milieu  moins  grave,  un  corps  plus 
grave  descend.  » 

C'est  donc  par  une  suite  logique  de  ses  théories  hydro- 
statiques qu'Albert,  dans  ses  Questions  sur  le  De  Cœlo,  admet 
la  doctrine  géodésique  que  nous  avons  résumée  :  D'une  part, 
Teau  est  terminée  par  une  sphère  qui  a  son  centre  au  centre 
du  Monde;  d'autre  part,  le  centre  de  gravité  de  la  terre  ferme, 
considérée  isolément,  est  également  au  centre  du  Monde.  Lors 
même  que  la  terre  ferme  aurait  la  forme  sphérique,  elle  ne 
serait  pas  entièrement  recouverte  par  les  eaux,  car  son  centre 
de  gravité  ne  coïnciderait  pas  pour  cela  avec  son  centre  de 
figure;  celui-ci  serait  doue  hors  du  centre  de  l'Univers  et  la 
sphère  solide  ne  serait  pas  concentrique  à  la  sphère  des 
eaux^. 

D'ailleurs,  Albert  admets  que  la  terre  ferme  a  non  pas 
rigoureusement,  mais  approximativement,  la  forme  d'une 
sphère.  «  La  Terre  est  ronde,  »  dit-il,  <(  dans  la  limite  où  l'on 
peut  regarder  la  hauteur  des  montagnes  comme  petite  par 
rapport  aux  dimensions  de  la  Terre  entière  et  n'en  point  tenir 
compte.  ))  Mais  les  arguments  qu'il  apporte  à  l'appui  de  cette 
thèse  tendraient,   pour  la  plupart,  à  prouver  que  la  sphère 

1.  Alberti  de  Saxonia  Quœslioiws  in  libros  de  Pliysico  Aiiditu;  in  libriim  IV 
quaîstio  X. 

2.  Alberti  de  Saxonia  Qaœstiones  in  libros  de  Cœlo  et  Manda  ;  libri  III  quaestio  III. 

3.  Alberti  de  Saxonia  Qaœstiones  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo;  in  librum  II  quaes* 
liones  XXVII  et  XXVIII  (Ed.  l'iga)  Ael  XXV  et  XXVI  (Ed.  j5i8). 

[\.  Alberti  de  Saxonia  Qaœstiones  in  libros  de  Cœlo  et  Mando;  in  librum  II  qua.'8tio 
XXVII  (Ed.  1/192)  vel  XXV  (Ed.  i5i8). 

p.    DUHEM.  2 


l8  ÉTUDES    SUR    LÉO.NARD    DE    VINCI 

dont  la  surface  terrestre  est  voisine,  dont  elle  s'approche  de 
plus  en  plus,  a  pour  centre  le  centre  même  de  l'Univers, 
qu'elle  est,  par  conséquent,  concentrique  à  la  sphère  des 
eaux. 

«  En  premier  lieu,  »  dit-il,  «  lorsque  les  graves  tombent  sur 
un  sol  qui  n'appartient  ni  à  une  montagne  ni  à  une  vallée,  ils 
le  rencontrent  toujours  normalement;  cela  n'aurait  point  lieu 
si  les  graves  ne  tendaient  tous  au  même  centre;  et  comme 
toutes  les  parties  de  la  Terre  sont  graves,  elles  tendent  toutes 
au  même  centre;  cela  exige  que  la  Terre  soit  ronde  ou,  du 
moins,  tende  vers  la  rotondité. 

))  En  second  lieu,  toutes  les  parties  de  la  Terre  tendent  au 
centre  du  monde  ;  elles  descendent  vers  les  lieux  les  plus 
déclives,  à  moins  qu'elles  ne  se  soutiennent  l'une  l'autre, 
comme  il  arrive  pour  les  parties  qui  forment  les  montagnes; 
néanmoins,  dans  le  cours  des  temps,  toute  partie  de  la  Terre 
descendra  et  sera  précipitée  vers  le  centre  du  Monde,  ce  qui 
semble  être  la  cause  de  la  rotondité  terrestre. 

»  On  voit  par  là  que  si  la  Terre  était  fluide  comme  l'eau,  en 
sorte  que  chaque  partie  ne  soutînt  pas  les  parties  voisines, 
elle  s'écoulerait  jusqu'à  ce  qu'elle  soit  entièrement  ronde  et 
parfaitement  sphérique.  » 

Il  semble,  d'après  ce  raisonnement,  que  tous  les  phéno- 
mènes produits  à  la  surface  du  sol  par  la  pesanteur  tendent 
à  faire  de  la  terre  ferme  une  sphère  parfaite  ayant  pour  centre 
le  centre  du  Monde,  partant  une  sphère  recouverte  par  les 
eaux.  Mais,  selon  Albert  de  Saxe,  cette  fin  ne  sera  jamais 
atteinte;  un  mouvement  de  soulèvement  du  sol,  produit  par 
ces  érosions  mêmes,  en  compense  à  chaque  instant  l'effet; 
nous  l'avons  déjà  entendu  développer  cette  théorie;  il  y 
revient'  à  la  fin  du  second  livre  du  De  Cœlo  : 

«  Le  centre  de  grandeur  de  la  Terre  ne  coïncide  pas  avec 
son  centre  de  gravité;  d'un  côté,  la  Terre  est  plus  voisine  du 
Ciel  et  les  eaux  la  laissent  à  découvert;  de  l'autre,  elle  est 
plus  éloignée  du  Ciel  et  recouverte  par  les  eaux;  c'est  vers  ce 

I.  Albcrli  (le  Saionia  Quivstiones  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo;  in  librum  II  qujDstio 
XXVIll  (Ed.  i/i<)2)  vel  XXVI  (Ed.  i5i8). 


ALBERT  DE  SAXE  Ef  LÉONARD  DE  \1NGI  jg 

côté  que  s'écoulent  toutes  les  eaux,  afin  de  se  rapprocher  du 
centre  du  Monde. 

»...  Mais,  direz -vous,  ne  peut- on  reprendre  une  précédente 
objection?  En  même  temps  que  les  fleuves,  des  parties  de  la 
Terre  s'écoulent  constamment  vers  la  mer;  par  là,  la  Terre 
finira  par  être  aussi  voisine  du  Ciel  du  côté  oii  les  eaux  la 
couvrent  que  du  côté  découvert;  et,  lorsque  cela  aura  lieu, 
elle  sera  entièrement  couverte  par  les  eaux. 

»  Nous  répondrons  que  cela  n'aura  jamais  lieu,  et  voici 
pourquoi  :  Quand  les  particules  terrestres  sont  entraînées  vers 
l'autre  côté  de  la  Terre,  cet  autre  côté  devient  plus  lourd  et  il 
pousse  celui-ci  vers  le  haut,  comme  nous  l'avons  expliqué  en 
une  précédente  question.  Il  en  sera  toujours  ainsi,  et  cela, 
grâce  à  la  dissymétrie  de  la  Terre  ;  cette  dissymétrie  a  été 
réglée  par  Dieu,  de  toute  éternité,  pour  le  salut  des  animaux 
et  des  plantes.  » 

Une  partie  de  la  terre  ferme  demeurera  donc  toujours 
émergée;  mais  Albert  admet ',  avec  Aristote^  que  cette  partie 
ne  demeurera  pas  toujours  la  même  au  cours  des  siècles  : 
«  Je  crois  que,  par  suite  du  changement  de  l'écliptique  solaire, 
cette  partie  de  la  Terre  qui  est  aujourd'hui  émergée  était  autre- 
fois immergée  et  inversement;  ce  fait  est  mis  en  évidence  par 
Aristote  dans  le  second  livre  des  Météores;  il  ne  dit  pas,  toute- 
fois, qu'il  faille  l'attribuer  à  la  variation  de  l'orbite  solaire.  » 

III 

Ce  que  Léonard  de  Vinci  a  emprunté  a  Albert  de  Saxe. 

Parmi  les  cahiers  manuscrits  où  Léonard  a  consigné  au 
jour  le  jour  ses  réflexions  de  toute  nature,  et  que  conserve  la 
Bibliothèque  de  l'Institut,  l'un  des  plus  importants  est  celui 
que  désigne  la  lettre  F 2.  Par  une  heureuse  et  trop  rare  cir- 
constance, ce  manuscrit  est  daté.  En  tête  du  premier  feuillet, 

1.  Albcrti  de  Saxonia  Quœstiones  in  Ubros  de  Cœlo  et  Mundo;  in  libruni  II  quœslio 
XXVIII  (Ed.  1492)  vel  XXVI  (Ed.  i5i8). 

2.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Cli.  Ravaisson-Mollicn  ;  ms,  F 
de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  Paris,  1889. 


30  ÉTtDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

on  lit  cette  indication,  écrite,  selon  la  constante  habitude  de 
Léonard,  de  droite  à  gauche  :  u  Gomincato  ammilano  addi 
12  dissettembre  i5o8.  —  Commencé  à  Milan  le  12  septem- 
bre i5o8. » 

Le  verso  de  la  couverture  de  ce  cahier  est  lui-même  couvert 
d'inscriptions  diverses;  on  y  voit,  entre  autres,  une  liste,  une 
sorte  d'inventaire  d'objets  appartenant  à  Léonard  de  Vinci  ou 
empruntés  par  lui.  Cette  liste  commence  par  ces  mots  :  «  Livres 
de  Venise.  »  On  y  trouve,  en  effet,  à  côté  de  u  miroirs  con- 
caves »  et  de  ((  couteaux  de  Bohême  »,  des  titres  de  livres  ou 
de  manuscrits,  tels  que  u  Vitruve  »,  u  Archimède,  De  centra 
gravitatis  )) ,  \\(  Anatomie  d'Alesandro  Benedetto  »,  le  (^  Dante 
de  Nicolo  délia  Croce  ». 

C'est  à  la  suite  de  cette  liste  que  l'on  déchiffre  ces  lignes  : 

((  Albertucco  elmarliano  decalculatione  » 

((  Alberto  decelo  e  mundo  —  da  fra  bernardino  » 

Que  M.  Ravaisson-Mollien  traduit  ainsi  : 

((  Albertuccio  et  Marliano,  de  calculatione,  » 

u  Albert,  de  Cœlo  et  Mundo,  par  frère  Bernardino.  » 

Quels  sont  les  ouvrages  dont  ces  quelques  lignes  nous 
révèlent  la  présence  entre  les  mains  de  Léonard? 

Une  note  de  M.  Ravaisson-Mollien  nous  rappelle  que  Mar- 
liano, premier  médecin  de  Jean  Galeasz  Sforza,  mort  à  Milan 
en  i/i83,  avait  composé  un  écrit  intitulé  :  De  proportione 
motuum  in  velocitate.  Le  sujet  de  cet  écrit  a  rapport  à  certaines 
questions  touchées  par  Léonard  au  cours  du  cahier  F  ;  il  est 
donc  raisonnable  de  croire  que  l'ouvrage  auquel  Léonard  fait 
allusion  est  bien  celui  qu'indique  M.  Ravaisson-Mollien. 

Mais  comment  faut-il  interpréter  le  nom  Albertucco,  qui 
précède  la  mention  de  cet  ouvrage?  M.  Ravaisson-Mollien 
propose,  avec  un  point  de  doute,  la  traduction  :  Leone  Battista 
Alberti».  M.  Eug.  Mûntz^  admet,  en  effet,  que  cette  indication 
se  rapporte  à  Alberti. 

1 .  A  la  table  des  matières  du  nis.  K,  au  mot  Alberlucciiis,  M.  HaVaissoii-MoUien  écrit  : 
«  Mon  frère  Louis  llavaisson-Mollien,  de  la  HilDliothèque  Ma^ariile,  me  fait  remarquer 
qu'un  des  deux  Alhert  de  Saxe,  Franciscain  du  xv'  siècle,  fut  appelé  Albertuccius.  » 

a»  Eugène  Miuilz,  Léonard  de  Vinci,  l'artiste,  le  penseur,  le  savant,  p.  3oS  (en  note), 
Paris,  1899. 


ALBERT  DE  SAXE  RT  LEONARD  DE  VTNCf  21 

De  prime  abord,  une  remarque  rend  douteuse  cette  inter- 
prétation ;  Léonard  cite  A^lberti  en  d'autres  passages  i  ;  il  ne  l'y 
nomme  point  Albertucco,  mais  Battista  Alberti.  D'autre  part,, 
nous  saA^ons  qu'au  xvi"  siècle,  on  a  coutume  de  désigner  Albert 
de  Saxe  par  le  surnom  à' Alheriutius  ou  Albertaccius,  INous 
sommes  donc  conduits  à  penser  que  l'auteur  mentionné  par 
Léonard  n'est  point  Alberti,  mais  Albertus  de  Saxonia. 

Cette  présomption  est  confirmée  par  cette  autre  remarque  :  La 
seconde  partie  du  Tractatiis  proportiomim  d'Albert  de  Saxe,  si 
souvent  imprimée  au  xv^  siècle  et  à  la  fin  du  xvi^  siècle,  est 
intitulée  2  :  Tractatas  de  proporiione  velocitatum  in  molibus.  Il 
semble  donc  tout  naturel  que  Léonard  ait  rapproché  cet  écrit 
de  celui  de  Marliano. 

Dans  un  moment,  nous  verrons  ces  présomptions  se  changer 
en  certitude. 

La  mention  :  «  Albert,  De  Cœlo  et  Mundo  »  est  regardée  par 
M.  Ravaisson-MoUien  comme  se  rapportant  à  Albert  le  Grand. 
Mais  rien,  dans  les  notes  que  renferme  le  cahier  F,  ne  rappelle 
les  théories  physiques  de  Maître  Albert;  nous  verrons,  au  con- 
traire, que  l'on  y  peut  reconnaître  des  emprunts  nombreux  et 
importants  aux  Quaestiones  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo  composées 
par  Albert  de  Saxe  ;  c'est  donc  sûrement  cet  écrit  que  Léonard 
avait  en  mains  et  qu'il  a  entendu  mentionner  par  ces  mots  : 
«  Alberto  decelo  e  mundo.  » 

Les  considérations  qui  précèdent  nous  montrent  que  Léonard 
de  Vinci,  lorsqu'il  jetait  ses  pensées  sur  les  feuillets  du  Cahier 
F,  avait  sans  doute  en  mains  deux  ouvrages  d'Albert  de  Saxe  : 
le  Tractatas  proportionum  et  les  Quœstiones  in  libros  de  Cœlo  et 
Mundo.  Mais,  lors  même  qu'il  ne  nous  en  eût  point  laissé  le 
témoignage,  l'étude  de  ses  notes  nous  eût  bientôt  appris  qu'il 
avait  médité  les  doctrines  du  vieux  maître  en  Sorbonne. 

Qu'est-ce  que  Léonard  a  emprunté  au  Tractatas  proportionum 


1.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Ch.  Ravaisson-Mollien  ;  ms.  F 
de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  82,  recto;  ms.  G  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  54,  recto. 

2.  B.  Boncompagni.  Intorno  al  un  comento  di-BenedettoTTlttori,  medico  Faentino,  al 
Tracta  tus  proportionum  di  Alberti  di  Sassonia  (Bullelino  di  Bibliografia  e  di  Storia 
dcUc  Slcienze  matematiche  e  fisiche,  t.  IV,  p.  /igS;  187 1). 


3  2  ETIDES    SUR    LEO\ARD    DE    VINCI 

d'Albert  et  au  traité  De  proportione  motuum  in  velocitale  de  Mar- 
liano?  Sans  doute,  ces  propositions  i  qui,  toutes,  découlent  du 
vieil  axiome  péripatéticien  :  La  vitesse  d'un  mobile  est  propor- 
tionnelle à  la  force  qui  meut  ce  mobile.  A  cet  égard,  il  peut 
sembler  bien  difficile  d'émettre  une  affirmation  formelle.  Déve- 
loppées par  tous  les  commentateurs  d'Aristote,  depuis  Alexan- 
dre d'Aphrodisias  et  Simplicius,  ces  propositions  étaient  du 
domaine  commun.  Heureusement,  le  témoignage  même  de 
Léonard  nous  apporte,  à  cet  égard,  une  certitude.  Voici  ce  que 
nous  lisons  dans  un  de  ses  cahiers ^  :  ((  Albert  de  Saxe  dit,  dans 
son  Des  proportions,  que  si  une  puissance  meut  un  mobile  avec 
une  certaine  vitesse,  elle  mouvra  la  moitié  de  ce  mobile  du 
double  plus  vite.  Il  ne  me  paraît  pas  ainsi,  à  moi...  » 

Non  moins  saisissants  et  probants  sont  les  rapprochements 
que  Ton  peut  faire  entre  mainte  note  de  Léonard  et  les  Ques- 
tions d'Albertutius  sur  le  De  Cœlo  et  Mundo.  Prenons,  par 
exemple,  ce  que  nous  lisons  dans  ces  deux  auteurs  au  sujet  de 
la  figure  que  l'on  voit  dans  la  Lune. 

Voici  comment  s'exprime  Albert  de  Saxe 3  :  «  On  demande, 
en  quatrième  lieu,  si  cette  tache  qui  apparaît  dans  la  Lune 
provient  de  la  diVersité  des  parties  de  la  Lune  ou  bien  si  la 
cause  en  est  extrinsèque  à  cet  astre. 

»  On  tente  de  prouver  qu'elle  ne  provient  pas  de  la  diversité 
des  parties  de  la  Lune.  En  premier  lieu,  en  effet,  la  Lune  est 
un  corps  simple;  or  les  parties  d'un  corps  simple,  considérées 
sous  un  même  rapport,  sont  toutes  semblables  entre  elles; 
cela  est  apparent  dans  l'eau,  dans  l'air  et  dans  les  autres  corps 
simples. 

»  En  second  lieu,  les  parties  du  Soleil  ou  bien  celles  de  toute 
autre  étoile  sont  semblables  et  uniformes  en  rareté  et  densité  ; 
il  en  est  donc  de  même  des  parties  de  la  Lune;  et,  par  consé- 
quent, cette  apparence  de  tache  ne  peut  provenir  de  la  diver- 
sité des  parties  de  la  Lune. 

1.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  fol.  26,  reclo,  et  fol.  3i,  verso. 

2.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publics  par  Ch.  Ravaisson-Mollicn;  ms.  1  de 
la  Bibliothèque  do  l'Institut,  fol.  lao  (72),  recto. 

3.  Ali)erli  do  Saxonia  Quaistiones  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo;  in  libruni  11  quaes- 
tio  XXIV  (td.  i.',f)^)  vol  XXII  (Ed.  i5i8). 


ALBERT  DE  SAXE  ET  LÉONARD  DE  VINCI  23 

»  Troisièmement,  si  elle  avait  une  telle  cause,  c'est  donc 
que  diverses  parties  de  la  Lune  seraient  plus  rares  et  d'autres 
moins;  mais  on  prouve  qu'il  n'en  est  pas  ainsi;  car,  dans  les 
éclipses  de  Soleil,  les  rayons  du  Soleil  parviendraient  jusqu'à 
nous  en  traversant  les  parties  de  la  Lune  qui  sont  les  plus 
rares;  et  cela  est  évidemment  faux. 

»  Enfin,  on  prouve  que  cette  apparence  de  tache  provient 
d'une  cause  extrinsèque.  Le  corps  même  de  la  Lune  est  un 
corps  lisse,  bien  poli  et  semblable  à  un  miroir;  la  Terre,  se 
trouvant  en  regard  de  la  Lune,  y  engendre  son  image  et  res- 
semblance comme  dans  un  miroir;  lors  donc  que  nous  regar- 
dons la  Lune,  nous  y  voyons  la  Terre  par  réflexion,  et  de  là 
cette  apparence  de  tache. 

»  Au  sujet  de  cette  question,  j'examinerai  d'abord  la  question 
en  elle-même,  j'exposerai  les  diverses  opinions  qui  ont  été 
émises  à  son  sujet  et  je  les  réfuterai.  En  second  lieu,  j'expo- 
serai l'opinion  que  je  crois  véritable. 

»  En  premier  lieu,  il  existait  une  opinion  selon  laquelle  la 
tache  qui  apparaît  dans  la  Lune  avait  pour  cause  une  vapeur 
élevée  par  la  Lune  même;  interposée  entre  l'astre  et  nous, 
cette  vapeur  nous  obscurcissait  certaines  parties  de  la  Lune. 
Un  commentateur  ajoute  que,  selon  certains,  la  Lune  attirait 
à  elle  une  telle  vapeur  pour  s'en  nourrir. 

))  D'autres  disent  que  la  Lune  a  un  grand  pouvoir  sur  les 
eaux  et  l'humidité;  sa  nature  est  donc  d'attirer  au-dessous 
d'elle  une  semblable  vapeur.  Tous  ces  auteurs  s'accordent 
donc  à  attribuer  la  tache  qui  apparaît  dans  la  Lune,  non  point 
à  la  diversité  des  parties  lunaires,  mais  à  une  cause  extrin- 
sèque. 

»  Mais  cette  opinion  n'est  pas  valable.  Ces  exhalaisons  et  ces 
vapeurs  ne  seraient  point  attirées  également  en  tout  temps; 
elles  n'auraient  point  une  figure  toujours  semblable  à  elle- 
même,  mais  essentiellement  changeante.  Au  contraire,  cette 
tache  apparaît  constamment  et  a  toujours  la  même  forme; 
par  conséquent,  elle  n'est  point  causée  par  une  vapeur  ou 
exhalaison  interposée  entre  la  Lune  et  nous. 

»  On  ne  peut,  surtout,  regarder  comme   valable   l'opinion 


2^  ÉTinrS    SUR    LEONARD    DE    VINGT 

des  premiers,  selon  lesquels  la  Lune  attire  à  soi  des  vapeurs 
afin  de  s'en  nourrir;  les  corps  célestes  n'ont  pas  à  se  nourrir, 
car  ils  ne  sont  sujets  ni  à  la  génération,  ni  à  la  corruption,  ni 
à  l'altération. 

»  Une  autre  opinion  prétendait  que  cette  tache  est  la  repré 
sentation  de  quelque  objet  de  ce  monde  inférieur,  soit  de  la 
Terre,  soit  des  montagnes,  soit  de  quelque  chose  d'analogue; 
ces  corps  seraient  vus  dans  la  Lune  comme  des  corps  peuvent 
être  vus  par  réflexion  dans  un  miroir,  et  cela  parce  que,  selon 
cette  opinion,  la  Lune  est  polie  comme  un  miroir. 

))  Cette  opinion  ne  vaut  pas;  car  lorsque  la  Lune  se  meut, 
la  partie  de  la  Lune  où  paraît  cette  tache  devrait  changer  d'un 
instant  à  l'autre;  exactement  comme  les  images  changent  de 
place  dans  un  miroir  en  mouvement;  et  cela  n'est  point. 

»  D'ailleurs,  si  la  Lune  avait  le  pouvoir  de  réfléchir  les 
images  des  corps,  l'image  de  la  Terre  tout  entière  devrait 
apparaître  dans  la  Lune;  or,  il  est  faux  qu'elle  y  apparaisse, 
car  la  Terre  n'a  point  la  forme  de  cette  tache. 

»  En  second  lieu,  le  Commentateur  émet  une  troisième  opinion 
que  je  crois  véritable  :  Cette  tache  proviendrait  de  la  diversité 
des  parties  de  la  Lune  qui  seraient  plus  ou  moins  rares 
ou  plus  ou  moins  denses  les  unes  que  les  autres.  Les  parties 
en  lesquelles  la  tache  se  montre  sont  les  plus  rares,  ce  qui  les 
rend  moins  aptes  à  reluire;  les  parties  qui  les  avoisinent  sont 
plus  denses  et,  par  là,  brillent  davantage.  Cela  se  comprend 
par  analogie  avec  l'albâtre;  les  parties  de  l'albâtre  qui  sont 
très  denses  et  non  transparentes  paraissent  fort  blanches; 
celles  qui  sont  transparentes  comme  du  verre  sont  obscures 
et  tirent  sur  le  noir.  Si  l'on  demande  pourquoi  la  Lune  pré- 
sente de  telles  différences  entre  ses  diverses  parties,  il  faut 
répondre  que  telle  est  sa  nature...  » 

((  Réponses  aux  arguments  du  début.  —  Au  premier,  je  répon- 
drai que  la  Lune  est,  en  ellet,  simple  en  substance;  mais  que 
cela  nVmpêche  pas  qu'elle  ne  puisse,  entre  ses  diverses  par- 
ties, présenter  des  dillerences  de  rareté  et  de  densité. 

»  \u  second,  je  répondrai  qu'il  n'y  a  point  de  comparaison 
entre  le  Soleil  et  les  étoiles,  d'une  part,  et  la  Lune,  d'autre 


ALIJERT    DE    SAXE    ET    LEO^VARD    DE    VINCI  2iD 

part.  Il  n'y  a  pas  lieu  d'assigner  la  cause  de  cette  dissem- 
blance; elle  tient  à  la  nature  de  ces  corps. 

»  Au  sujet  du  troisième,  je  dirai  qu'une  partie  de  la  Lune 
est,  il  est  vrai,  un  peu  plus  rare  que  l'autre;  mais  qu'elle  n'est 
pas  rare  à  ce  point  que  les  rayons  solaires  puissent  traverser 
toute  l'épaisseur  de  la  Lune. 

))  Ce  qu'il  faut  répondre  au  dernier  argument  découle  de  la 
réfutation  de  la  seconde  opinion.  » 

Lisons  maintenant  ce  qu'écrit  Léonard  de  Vinci  i  sur  ce 
même  sujet  des  taches  de  la  Lune. 

«  Taches  de  la  Lune.  —  Quelques-uns  disent  qu'il  s'en  élève 
des  vapeurs  semblables  à  des  nuages  et  qu'elles  s'interposent 
entre  la  Lune  et  nos  yeux.  S'il  en  était  ainsi,  jamais  de  telles 
taches  ne  seraient  stables  ni  de  position  ni  de  figure,  et  en 
voyant  la  Lune  en  divers  aspects,  ces  taches,  quand  même 
elles  ne  varieraient  pas,  changeraient  de  figure  comme  fait  la 
chose  qu'on  voit  par  plusieurs  côtés. 

»  On  a  dit  aussi  que  les  taches  de  la  Lune  sont  dues  à  ce  que 
la  Lune  est,  en  soi,  de  raretés  et  densités  diverses.  S'il  en  était 
ainsi,  dans  les  éclipses  de  Lune  (sic),  les  rayons  solaires  péné- 
treraient par  quelque  partie  dans  la  susdite  rareté;  un  tel  effet 
ne  se  voyant  pas,  ladite  opinion  est  fausse. 

))  D'autres  disent  que  la  surface  de  la  Lune  étant  nette  et 
polie,  elle  reçoit  en  soi  comme  un  miroir  la  ressemblance  de 
la  Terre. 

»  Cette  opinion  est  fausse,  puisque  la  Terre  découverte  par 
l'eau  a,  sous  différents  aspects,  diverses  figures;  car  quand  la 
Lune  est  à  l'orient,  elle  réfléchirait  d'autres  taches  que  quand 
elle  est  au-dessus  de  nous,  ou  que  quand  elle  est  à  l'occident; 
or,  les  taches  de  la  Lune,  comme  on  le  voit  à  la  pleine  lune, 
ne  varient  jamais  dans  le  mouvement  fait  par  elle  dans  notre 
hémisphère, 

»  Une  deuxième  raison  est  que  la  chose  réfléchie  dans  la 
convexité  prend  une  petite  partie  du  miroir,  comme  il  est 
prouvé  en  la  perspective.  Une  troisième  raison  est  qu'à  la 

I.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  fol.  8^,  recto,  8/4,  verso,  et  85, 
recto. 


36  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

pleine  lune,  la  Lune  voit  seulement  le  milieu  de  la  sphère  de 
la  Terre  illuminé,  dans  laquelle  l'Océan  resplendit  avec  les 
autres  eaux,  et  la  Terre  fait  des  taches  dans  cette  splendeur; 
et  ainsi  on  verrait  la  moitié  de  notre  Terre  ceinte  par  la 
splendeur  de  la  mer  éclairée  par  le  Soleil  et,  dans  la  Lune, 
une  telle  ressemblance  serait  une  minime  partie  de  celle  Lune. 
La  quatrième  raison  est  que  la  chose  qui  resplendit  ne  se  mire 
pas  dans  une  autre  splendeur;  donc  la  mer  prenant  la  splen- 
deur du  Soleil,  comme  fait  la  Lune,  la  Terre  ne  pourrait  pas 
s'y  réfléchir  sans  qu'on  y  vît  se  réfléchir  particulièrement  le 
corps  du  Soleil  et  de  chacune  des  étoiles  à  elle  opposées. 

»  D'autres  disent  que  la  Lune  était  composée  de  parties  plus 
ou  moins  transparentes,  comme  si  une  partie  était  en  sorte 
d'albâtre,  et  quelque  autre  en  sorte  de  cristal  ou  de  verre.  11 
s'ensuivrait  que  le  Soleil  frappant  avec  ses  rayons  dans  la 
partie  moins  transparente,  la  lumière  resterait  à  la  surface; 
ainsi  la  partie  plus  dense  resterait  illuminée,  et  la  partie 
moins  dense  montrerait  les  ombres  de  ses  profondeurs 
obscures.  Ainsi  compose-ton  la  qualité  de  la  Lune  et 
cette  opinion  a  plu  à  beaucoup  de  philosophes,  surtout  à 
Aristote.  Et  pourtant  c'est  une  fausse  opinion,  parce  que  sous 
les  divers  aspects  que  la  Lune  et  la  Terre  offrent  souvent  à  nos 
yeux,  nous  verrions  ces  taches  varier  et  se  faire  tantôt  obs- 
cures et  tantôt  claires.  Elle  se  feraient  obscures  quand  le  Soleil 
est  à  l'occident  et  la  Lune  au  milieu  du  Ciel,  car  alors  les 
concavités  transparentes  prendraient  ombre  jusqu'au  plus 
haut  des  lèvres  de  ces  concavités  transparentes,  parce  que 
le  Soleil  ne  pourrait  pas  faire  pénétrer  ces  rayons  dans  les 
bouches  de  ces  concavités.  Elles  paraîtraient  claires  à  la  pleine 
lune,  lorsque  la  Lune  à  l'orient  regarde  le  Soleil  à  l'occident; 
alors  le  Soleil  illuminerait  jusqu'aux  fonds  de  telles  transpa- 
rences; et  ainsi,  aucune  ombre  ne  se  produisant,  la  Lune  ne 
nous  montrerait  pas  en  ce  temps  les  susdites  taches;  et  ainsi, 
tantôt  plus,  tantôt  moins,  selon  les  changements  du  Soleil  par 
rapport  à  la  Lune  et  de  la  Lune  par  rapport  à  nos  yeux, 
comme  je  l'ai  dit  ci-dessus.  » 

La  comparaison  de  ces  deux  textes  ne  saurait  laisser  place 


ALBERT  DE  SAXE  ET  LEONARD  DE  VINCI  27 

au  doute;  lorsque  Léonard  écrivait  ses  réflexions  sur  les  taches 
de  la  Lune,  il  venait  de  lire  la  discussion  d'Albert  de  Saxe  sur 
le  même  sujet.  11  l'avait  lue,  d'ailleurs,  comme  peut  lire  un 
homme  de  génie  qui,  bien  rarement,  se  résigne  a  suivre  servi- 
lement la  pensée  d'aulrui;  aux  objections  qu'Albertutius  avait 
adressées  à  certaines  hypothèses,  il  avait  ajouté  ou  substitué 
ses  propres  objections  ;  et  l'explication  même  à  laquelle  le  vieux 
maître  en  Sorbonne  avait  accordé  ses  préférences  n'était  pas 
demeurée  sauve  des  critiques  du  grand  peintre.  Nous  verrons 
plus  loin  que  celui-ci  avait,  à  son  tour,  une  explication  à  proposer. 

Léonard  s'inspire  encore  des  Quœstlones  d'Albert  de  Saxe, 
mais  il  s'en  inspire  toujours  avec  la  même  liberté,  lorsqu'il 
discute  cette  question,  soulevée  par  les  Pythagoriciens  et  parles 
Platoniciens:  Les  mouvements  célestes  produisent-ils  des  sons? 

Albert  de  Saxe  avait  observé  i  que  «  le  mouvement,  lorsqu'il 
est  rapide,  cause  un  son,  pourvu  cependant  qu'il  soit  accom- 
pagné des  conditions  nécessaires  à  la  production  du  son, 
telles  qu'un  frottement,  un  ébranlement  de  l'air,  et  autres 
semblables;  mais  toules  ces  conditions  font  défaut  dans  le 
mouvement  des  corps  célestes.  » 

En  ce  mouvement,  ((  il  ne  se  produit  point  de  frottement 
énergique,  car  les  corps  célestes  sont  lisses  et  polis;  et 
cependant  un  frottement  énergique  est  nécessaire  pour  que  le 
mouvement  des  corps  engendre  un  son.  » 

11  ne  faut  point  se  représenter  le  mouvement  de  deux  orbites 
voisines  à  l'image  du  mouvement  de  deux  roues  d'engrenage. 
«  Une  orbite  n'entraîne  point  violemment  l'orbite  voisine;  il 
n'y  a  point  d'entraînement  des  orbites  l'une  par  l'autre,  car  les 
surfaces  des  corps  célestes  sont  parfaitement  lisses;  elles  ne 
présentent  point  d'aspérités  par  lesquelles  une  orbite  puisse 
s'accrocher  à  l'autre  et  l'entraîner  dans  son  mouvement.  » 

D'autre  part,  dans  les  mouvements  célestes,  on  ne  trouve 
pas  ((  cette  percussion  ou  cet  ébranlement  de  l'air  qui  est 
nécessaire  pour  qu'il  y  ait  son.  On  objectera  peut-être  que  cet 
ébranlement  de  Pair  n'est  point  indispensable  à  la  génération 

I.  Alberti  de  Saxonia  Quœstiones  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo,  in  librum  II 
quapslio  XVI  (Ed.  1/192)  vel  XV  (Ed.  i5i8}. 


28  ÉTUDES    SI  R    LÉOWRD    DE    VI\CT 

du  son,  mais  seulement  à  sa  propagation.  Cette  objection  est 
sans  valeur.  Je  pourrais,  en  effet,  en  raisonnant  de  même, 
prétendre  qu'il  y  a  un  son  dans  un  corps  quelconque  lorsqu'il 
est  en  repos,  mais  qu'on  ne  l'entend  pas,  parce  que  ce  corps 
en  repos  ne  communique  aucun  frémissement  à  l'air  qui  l'en- 
vironne et  que  ce  frémissement  est  nécessaire  pour  que  le  son 
soit  entendu,  car  la  species  du  son  se  propage  par  l'intermé- 
diaire de  l'air  vibrant.  » 

L'influence  de  ces  raisonnements  se  reconnaît,  mais,  parfois, 
profondément  modifiée,  dans  ce  passage  écrit  par  Léonard'  : 
«  Du  frottement  des  cieux,  s'il  fait  un  son  ou  non.  Tout  frottement 
est  causé  par  l'air  frappant  un  corps  dense,  et  s'il  est  fait  par 
deux  corps  graves  entre  eux,  c'est  au  moyen  de  l'air  qui  les 
entoure;  et  ce  frottement  là  consume  les  corps  frottés.  Donc  il 
suivrait  que  les  cieux  dans  leur  frottement,  pour  ne  pas  avoir 
d'air  entre  eux,  ne  produiraient  pas  de  son.  Si  cependant  ce 
frottement  avait  vérité,  ces  cieux,  en  tant  de  siècles  durant 
lesquels  ils  ont  tourné,  auraient  été  consumés  par  leur  si 
immense  vitesse  de  chaque  jour.  Et  s'ils  faisaient  un  son, 
celui-ci  ne  pourrait  se  répandre,  puisque  le  son  de  la  per- 
cussion faite  sous  l'eau  s'entend  peu,  et  s'entendrait  moins  ou 
pas  du  tout  dans  les  corps  denses.  Le  frottement  non  plus  des 
corps  polis  ne  fait  pas  de  bruit,  et  c'est  de  même  qu'il  se  trou- 
verait qu'il  ne  se  fait  pas  de  bruit  au  contact  ou  frottement  des 
cieux.  Et  si  ces  cieux  ne  sont  pas  polis  au  contact  de  leur 
frottement,  il  suit  qu'ils  sont  globuleux  ou  rugueux,  donc  leur 
contact  n'est  pas  continuel,  et  s'il  en  est  ainsi,  le  vide  se 
produit,  lequel  on  conclut  ne  pas  se  trouver  dans  la  nature. 
Donc  il  est  conclu  que  le  frottement  aurait  consumé  les  termes 
de  chaque  ciel,  et  autant  il  est  plus  rapide  vers  le  milieu  que 
vers  les  pôles,  il  se  consumerait  plus  au  milieu  qu'aux  pôles  ; 
puis  il  n'y  aurait  plus  de  frottement  et  le  son  cesserait,  et  les 
danseurs  s'arrêteraient,  à  moins  que  des  cieux  l'un  ne  tournât 
à  l'orient  et  l'autre  au  septentrion.  » 

Entre  les  doctrines  d'Albert  de  Saxe  et  les  opinions  émises 
par  Léonard, on  pourrait  faire  maint  rapprochement  analogue; 

I.  Us  Manu}tcrits  de  Léomrd  de  Vinci,  ms.  F,  fol.  5C,  verso. 


ALlilillT    DE    SAXE    ET    LEONARD    DE    \HNCI  29 

on  pourrait,  par  exemple,  comparer  ce  passage  '  du  premier  : 
((  Si  un  mobile  se  mouvait  dans  le  vide,  il  ne  causerait  aucune 
chaleur;  car  le  mouvement  n'engendre  de  la  chaleur  que  par 
le  frottement  du  mobile  contre  le  milieu,  »  à  celte  phrase 2  du 
second  :  «  Le  frottement  très  rapide  de  deux  corps  denses 
engendre  du  feu.  »  Mais  ne  nous  arrêtons  pas  à  toutes  les 
concordances  de  détail  que  Ton  pourrait  relever;  portons  notre 
attention  sur  celles  qui  ont  trait  à  la  théorie  de  la  gravité  déve- 
loppée par  Albertutius;  cette  théorie,  en  effet,  paraît  avoir 
sollicité  d'une  manière  toute  spéciale  l'attention  de  Léonard  de 
Vinci. 

Voici  d'abord  un  fragment 3  où  Léonard  reproduit  la  distinc- 
tion essentielle  sur  laquelle  repose  la  théorie  d'Albert  de  Saxe. 

((  Du  centre  du  grave.  Tout  corps  non  uniforme  a  trois  centres, 
c'està  dire  de  la  grandeur,  de  la  gravité  accidentelle^  et  de  la 
gravité  naturelle;  mais  si  on  incorporait  le  centre  du  Monde, 
il  manquerait  le  centre  de  la  gravité  accidentelle.  » 

((  Des  corps  non  uniformes  qui  ont  un  centre  de  grandeur  et 
un  centre  de  gravité  naturelle.  Et  on  ne  pourra  recevoir  le 
centre  du  Monde  sinon  dans  le  centre  de  gravité  et  celui  de  la 
grandeur  restera  à  part.  » 

Dans  cet  autre  fragment  5,  Léonard  montre,  suivant  l'avis 
d'Albert  de  Saxe,  comment  le  centre  de  gravité  de  la  Terre 
subit  de  perpétuels  changements  de  lieu  : 

((  Parce  que  le  centre  de  la  gravité  naturelle  de  la  Terre  doit 
être  au  centre  du  Monde,  la  Terre  va  toujours  en  s'allégeant 

1.  Alberti  de  Saxonia  Quœstiones  in  libros  de  Physico  Audita;  in  librum  IV 
quaestio  IX. 

2.  Les  Manuscrits  de  Léonard  do  Vinci,  nis.  F,  fol.  85,  verso. —  Ce  passage  me 
paraît  être  le  seul  que  Ton  pourrait  invoquer  si  l'on  voulait  prétendre  que  Léonard 
a  connu  les  Quœstiones  sur  la  Physique  ;  il  est,  je  crois,  insuffisant  à  établir  cette  opi- 
nion. Léonard  n'a  probablement  connu  que  les  Quœstiones  sur  le  De  Cœlo,  seules 
imprimées  avant    i5o8. 

3.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  fol.  54,  recto. 

t\.  Il  me  parait  facile  de  deviner  ce  que  Léonard  entend  par  centre  de  la  gravité 
accidentelle;  la  gravité  accidentelle  désigne,  pour  beaucoup  de  scolastiques,  ce  que 
Léonard  nomme  généralement  iinpeto;  cette  notion  confuse  correspond  plus 
ou  moins  exactement  à  nos  idées  modernes  de  vitesse  acquise,  de  quantité  de  mouvement 
et  de  force  vive;  de  même  que,  pour  Léonard,  la  gravité  naturelle  a  son  siège  en  un 
point,  le  centre  de  gravité  naturelle,  de  même  la  gravité  accidentelle  est  condensée 
au  centre  de  gravité  accidentelle.  Si  le  grave  incorpore  le  centre  du  Monde,  il  y  demeure 
en  repos,  et  la  gravité  accidentelle  disparaît  avec  son  centre. 

5,  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  fol.  70,  recto. 


3o  ÉTUDES    SLK    LEOINARD    DE    YliNCI 

en  quelque  partie,  et  la  partie  allégée  pousse  en  haut,  et 
submerge  autant  de  la  partie  opposée  qu'il  en  faut  pour  qu'elle 
joigne  le  centre  de  la  susdite  gravité  au  centre  du  Monde;  et  la 
sphère  de  Teau  tient  constamment  sa  surface  équidistante 
au  centre  du  Monde. 

»  Où  le  Soleil  est  droit  au-dessus,  la  Terre  s'allège;  couverte 
par  Fair,  les  eaux  et  la  neige  lui  ont  manqué;  du  côté  opposé, 
les  pluies  et  les  neiges  alourdissent  la  Terre,  la  poussent  vers 
le  centre  du  Monde  et  éloignent  de  ce  centre  les  parties  allé- 
gées; ainsi  la  sphère  de  l'eau  conserve  l'égalité  de  distance 
du  centre  de  sa  sphère,  mais  non  de  la  gravité.  » 

Albertutius  avait  montré  comment  la  Terre  tendait  constam- 
ment à  la  sphéricité;  Léonard  reprend i  les  mêmes  considé- 
rations : 

«  Da  Monde.  Tout  grave  tend  en  bas,  et  les  choses  hautes  ne 
resteront  pas  à  leur  hauteur,  mais  avec  le  temps  elles  descen- 
dront toutes  et  ainsi,  avec  le  temps,  le  Monde  restera  spliérique 
et,  par  conséquent,  sera  tout  couvert  d'eau.  » 

Albert  avait  reculé  devant  cette  conséquence  ;  il  s'était  efforcé 
d'expliquer  comment  une  terre  ferme  émergerait  toujours  hors 
des  eaux.  C'est  en  énumérant  les  opinions  à  réfuter  qu'il  avait 
écrits  ces  mots  :  «  Omne  grave  tendit  deorsum  nec  perpetuo 
potest  sic  sursum  sustineri,  quare  jam  totalis  terra  esset  sphie- 
rica  et  undique  aquis  cooperta.  »  Plus  audacieux,  Léonard 
n'hésite  pas  à  annoncer  que  le  jeu  même  de  la  gravité  tend  à 
l'inondation  totale  de  l'Univers;  non  seulement  il  transcrit ^ 
mot  pour  mot  la  phrase  d'Albert  de  Saxe  :  a  Omne  grave  tendit 
deorsum  nec  perpétue  potest  sic  sursum  sustineri,  quare  jam 
totalis  terra  esset  facta  sphaerica,  »  mais  encore  il  revient  avec 
insistance  sur  cette  prophétie. 

((  Si  la  Terre  était  sphérique  '•,  aucune  partie  n'en  serait 
découverte  par  la  spbère  de  l'eau...  Perpétuels  sont  les  bas 
lieux   du  fond   de  la    mer,    et  les  cimes  des   monts   sont    le 

1.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  fol.  84,  recto. 

2.  Alberti  de  Saxonia  Qua'sliones  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo;  in  librum  II  qua^stio 
XXVIII  (Ed.  ihv^;.)  vcl  \XVI  (Ed.  i5i8). 

o.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  ^  inci,  ms.  F,  fol.  8/i,  recto. 
V  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Mnci,  nis.  F,  fol.  I"):!,  verso. 


ALBERT    DE    SAXE    ET    LEONARD    DE    VlINCI  3l 

contraire;  il  suit  que  la  Terre  se  fera  sphérique  et  toute  cou- 
verte des  eaux,  et  sera  inhabitable.  » 

Dans  ce  continuel  travail  de  la  gravité  qui,  perpétuellement, 
tend  à  arrondir  la  terre  ferme,  l'érosion  produite  par  les  eaux 
pluviales  joue  un  rôle  essentiel  ;  Albert  de  Saxe  nous  a  signalé 
ce  rôle;  il  nous  a  montré  également  comment  l'érosion  avait 
sculpté  le  relief  du  sol.  Léonard  reprend  ces  considérations; 
mais  il  les  expose*  en  ingénieur  habitué  à  l'observation  minu- 
tieuse des  phénomènes  produits  par  les  eaux  courantes  : 

u  Si  la  terre  des  antipodes  qui  soutient  l'Océan  s'élevait  et  se 
découvrait  beaucoup  hors  de  cette  mer,  étant  presque  plane, 
de  quelle  façon  pourraient  se  créer  avec  le  temps  les  monts  et 
les  vallées,  et  les  pierres  des  diverses  couches? 

»  La  fange  ou  sable,  d'où  l'eau  s'écoule,  quand  elle  reste 
découverte  par  les  inondations  des  fleuves,  nous  enseigne  ce 
qui  se  demande  ci-dessus. 

»  L'eau  qui  s'écoulerait  de  la  terre  découverte  par  la  mer, 
quand  cette  terre  s'élèverait  beaucoup  au-dessus  de  la  mer,  bien 
qu'elle  fût  presque  plane,  commencerait  à  faire  divers  ruisseaux 
pour  les  parties  plus  basses  de  celle  surface,  et  ceux  ci,  com- 
mençant ainsi  à  se  creuser,  se  feraient  réceptacles  des  autres 
eaux  environnantes  ;  de  cette  façon  ils  acquerraient,  dans  toute 
partie  de  leur  longueur,  de  la  largeur  et  de  la  profondeur, 
leurs  eaux  croissant  toujours  jusqu'à  ce  que  toute  cette  eau  se 
soit  écoulée  ;  et  ces  concavités  seraient  ensuite  les  cours  des 
torrents  qui  reçoivent  les  eaux  des  pluies;  et  ainsi  elles  iraient 
consumant  les  berges  de  ces  fleuves  jusqu'à  ce  que  les  terres 
qui  les  séparent  les  uns  des  autres  se  fissent  monts  aigus  et 
que,  l'eau  s'écoulant,  ces  collines  commençassent  à  se  sécher 
et  à  créer  les  pierres  en  ci)uches  plus  ou  moins  grandes  selon 
les  épaisseurs  des  fanges  que  les  fleuves  auraient  portées  dans 
la  mer  avec  leurs  déluges.  » 

Albert  admet  que  c'est  le  centre  de  gravité  de  la  terre  ferme 
qui  occupe  le  centre  du  Monde;  la  présence  de  l'eau  en 
certaines  parties  de  la  surface  qui  termine  la  terre  solide,  son 
absence  en  d'autres  parties  de  cette  même  surface  ne  sauraient 

X.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  foi.  ii,  verso. 


32  ÉTLDES    SUR    LEONARD    DE    \I^Cl 

déranger  ce  centre  de  gravité.  Léonard  de  Vinci  a-t-il  admis 
cette  théorie? 

Léonard  connaît  le  principe  sur  lequel  elle  repose;  il 
rénonce  ^  en  résumant  Albert  de  Saxe:  a  Aucun  élément  simple 
n'a  de  légèreté  ni  de  gravité  dans  sa  propre  sphère,  et  si  la 
vessie  pleine  d'air  pèse  plus  aux  balances  qu'étant  vide,  c'est 
parce  que  cet  air  est  condensé;  et  le  feu  pourrait  se  condenser 
de  telle  façon  qu'il  serait  plus  lourd  que  l'air  ou  égal  à  l'air, 
et  peut-être  plus  lourd  que  l'eau  et  devenant  égal  à  la  terre.  » 

Mais  de  ce  qu'il  a  connu  de  cette  théorie,  il  n'en  résulte 
point  qu'il  l'ait  adoptée;  en  tout  cas,  il  n'a  pas  admis  sans 
conteste  le  corollaire  qu'Albertutius  en  avait  prétendu  tirer. 

La  modification  qu'il  semble  disposé  à  apporter  à  ce  corol- 
laire est  d'ailleurs  bien  singulière  ;  il  pense  que  l'eau  n'alourdit 
pas  la  partie  du  globe  qu'elle  recouvre,  mais,  au  contraire,  l'al- 
lège ;  il  regarde  cette  proposition  comme  une  conséquence  du 
principe  d'Archimède.  Voici  le  passage  2  oii  se  trouve  exposée 
cette  étrange  opinion  : 

((  Si  la  Terre  couverte  par  la  sphère  de  l'eau  est  plus  ou  moins 
grave  qu'étant  découverte.  Je  réponds  que  ce  grave  pèse  plus 
qui  est  en  milieu  plus  léger.  Donc  la  terre  qui  est  couverte  par 
l'air  est  plus  grave  que  celle  qui  est  couverte  par  l'eau...  » 
Deux  petits  croquis  représentent  des  pyramides,  en  parties 
immergées  dans  une  sphère  liquide,  en  partie  émergées;  à 
côté  de  ces  croquis,  on  lit  :  «  Je  dis  que  le  centre  de  gravité  de 
la  pyramide  étant  placé  au  centre  du  Monde,  cette  pyramide 
changera  de  centre  de  gravité  si  elle  est  ensuite  en  partie  cou- 
verte par  la  sphère  de  l'eau  ;  et  donnes-en  exemple  avec  deux 
poids  cylindriques  égaux  et  semblables  dont  l'un  soit  à  moitié 
dans  l'eau  et  Tautre  tout  dans  cette  eau.  Je  dis  que  celui  qui 
reste  à  moitié  hors  de  l'eau  est  plus  grave,  comme  il  est 
prouvé.  )) 

A  une  théorie  formellement  contraire  aux  lois  de  rHvdro- 
statique,  Léonard  de  Vinci  en  a  substitué  une  autre  qui  ne 
s'accorde  pas  mieux  avec  les  principes  de  cette  science.  Nous 

1.  Les  ManuscrUs  do  Léonard  do  Vinci,  ms.  F,  fol.  O9,  verso. 
■j.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  nis.  F,  foL  0(j,  recto. 


ALBERT  DE  SAXE  ET  LEONARD  DE  VI?» CI  33 

allons  voir  que  le  grand  peintre  fut  souvent  mieux  inspiré, 
soit  qu'il  se  proposât  simplement  de  développer  les  pensées 
d'Albert  de  Saxe,  soit  qu'il  rejetât  les  doctrines  du  scolastique 
en  faveur  de  théories  nouvelles. 


IV 


Ce  que  Léonard  de  Vinci  a  ajouté  aux  théories 
d'Albert  de  Saxe 

Léonard  de  Vinci  a  donc  étudié  les  Quœsliones  in  libros  de  Cœlo 
et  Mando  composées  par  Albert  de  Saxe  ;  il  ne  les  a  point  étu- 
diées en  lecteur  attentif,  désireux  de  pénétrer  très  complète- 
ment la  pensée  d'un  auteur  et  de  se  l'assimiler  très  exactement; 
il  les  a  étudiées  avec  un  sens  critique  toujours  en  éveil,  avec 
une  imaginalion  toujours  prête  à  enfanter  des  hypothèses  nou- 
velles, avec  une  habileté  de  géomètre  et  un  talent  d'observateur 
toujours  disposé  à  enrichir  les  doctrines  d'Albert  de  Saxe  ou  à 
leur  substituer  des  théories  différentes. 

Les  discussions  que  développe  Alberlutius  suggèrent  à  Léo- 
nard des  problèmes  nouveaux. 

Ainsi  le  vieux  maître  en  Sorbonne  examine,  après  Aristote, 
cette  question  I  :  Peut-il  exister  deux  mondes  semblables,  con- 
struits autour  de  deux  centres  distincts?  Bien  qu'avec  le  Philo- 
sophe, il  tienne  pour  la  négative,  il  examine  quelques  corollaires 
de  l'hypothèse  affirmative. 

En  chacun  de  ces  deux  mondes  semblables,  il  y  aurait  une 
terre;  ces  deux  terres  de  même  nature  se  comporteraient  de 
même  à  l'égard  des  centres  des  deux  mondes;  c  chacune  de  ces 
deux  terres  aurait  tendance  à  se  mouvoir  non  seulement  vers 
le  centre  du  monde  au  sein  duquel  elle  se  trouve,  mais  aussi 
vers  le  centre  de  l'autre  monde;»  «  il  n'en  résulte  pas  que 
chacune  de  ces  deux  terres  tendrait  vers  l'autre;  chacune 
d'elles,  si  on  l'écartait  du  centre  du  monde  auquel  elle  appar^ 

I.  Albcrti  de  Saxonia  Quœstiones  in  libros  de  Cœlo  et  Mando;  in  librum  I  qua^stio  XII 
(Ed.  i/,(ja)  vol  \  (Ed.  i5i8). 

p.     DLllEM.  3 


34  ÉTUDES    SLR    LEONARD    DE    VINCI 

tient,  se  dirigerait  vers  ce  centre  et  non  vers  l'autre,  parce 
qu'elle  est  plus  rapprochée  de  celui-là;  mais  s'il  lui  arrivait 
d'être  placée  à  égale  distance  des  deux  centres,  elle  se  tiendrait 
en  équilibre  entre  eux,  comme  un  morceau  de  fer  entre  deux 
aimants  qui  l'attireraient  également». 

Léonard,  ayant  lu  ce  passage,  se  pose  d'autres  questions 
analogues  à  celle  qu'a  examinée  Albert  de  Saxe.  Le  premier 
problème  qui  sollicite  son  attention  ^  concerne  le  mouvement 
d'un  grave  qui  parcourt  la  perpendiculaire  menée  à  la  ligne  de 
jonction  de  deux  centres  par  le  milieu  de  cette  ligne. 

((  Donnés  les  centres  de  deux  mondes  sans  éléments,  très  éloignés 
Vun  de  Vautre,  et  donné  un  grave  uniforme  dont  le  centre  de  gra- 
vité soit  également  éloigné  des  deux  dits  centres,  puis  un  tel  grave 
étant  laissé  tomber,  quel  sera  son  mouvement? 

»  Il  ira  longtemps  se  mouvant  avec  un  mouvement  ayant 
toute  partie  de  sa  longueur  également  distante  de  chacun  des 
centres,  et  finalement,  il  s'arrêtera  à  une  égale  distance  de 
chacun  des  deux  dits  centres,  au  plus  prochain  lieu  qu'ait  la 
ligne  de  son  mouvement.  » 

D'autres  questions  analogues  se  présentent  à  l'esprit  de 
Léonard  2  : 

((  Donné  que  serait  le  contact  de  deux  corps  terrestres  avec 
leurs  éléments,  quelle  figure  prendraient  les  éléments  à  leur 
contact? 

»  Donné  un  grave  sphérique  au  contact  de  l'élément  du  feu 
avec  l'autre  élément  du  feu,  qui  pèse  autant  vers  l'un  des  cen- 
tres de  tels  éléments  que  vers  le  centre  des  autres  éléments,  ce 
grave  descendra  obliquement  et  se  posera  sur  le  contact  des 
deux  corps  terrestres...,  et  son  mouvement  sera  oblique.  » 
Léonard  entend  par  ces  derniers  mots  que  la  trajectoire  de  ce 
grave,  dirigée  suivant  une  perpendiculaire  à  la  ligne  qui  joint 
les  deux  centres,  ne  sera  verticale  ni  pour  l'une  ni  pour  l'autre 
des  deux  terres  en  contact. 

Les  problèmes  relatifs  à  l'action  simultanée  de  deux  centres 
fixes  étaient  destinés  à  solliciter  les  efforts  des  géomètres  qui 

I.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  fol.  83,  verso. 
À.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  loc.  cit. 


ÀLBJikT    DÉ    SAXE    ET    LEOiNARt)    DE    Vl.NCÎ  35 

ont  suivi  Newton.  A  l'époque  où  Léonard  écrivait  ses  notes,  de 
tels  problèmes,  loin  de  pouvoir  être  résolus,  ne  pouvaient 
même  être  posés  d'une  manière  complètement  déterminée. 

Parfois,  Léonard  se  posait  à  lui-même  des  problèmes  mieux 
adaptés  aux  connaissances  mathématiques  qui  avaient  cours 
de  son  temps  et,  dans  ce  cas,  il  en  obtenait  la  solution;  de  ce 
nombre  est  la  recherche  du  centre  de  gravité  du  tétraèdre. 

La  théorie  de  la  pesanteur  développée  par  Albert  de  Saxe 
faisait  un  constant  appel  à  la  considération  du  centre  de  gravité 
des  solides;  mais  la  recherche  de  tels  centres  de  gravité  n'avait 
presque  jamais  sollicité  les  efforts  des  géomètres.  Dans  ses 
immortels  ouvrages,  Archimède  avait  seulement  enseigné 
comment  on  peut  déterminer  le  centre  de  pesanteur  de  figures 
planes;  assurément,  ses  recherches  sur  les  corps  flottants  nous 
montrent  qu'il  connaissait  le  centre  de  gravité  du  paraboloïde 
de  révolution,  mais  le  procédé  par  lequel  il  l'avait  obtenu  ne 
nous  a  pas  été  transmis.  Pappus,  tout  en  donnant  la  définition 
du  centre  de  gravité  pour  des  corps  à  trois  dimensions,  n'a 
ensuite  traité  de  ce  point  qu'en  des  figures  planes.  C'est  seu- 
lement au  milieu  du  xvi'^  siècle  que  les  travaux  de  Maurolycus 
et  de  Commandin  ont  inauguré  l'étude  du  centre  de  gravité 
des  solides. 

Or,  Léonard  de  Vinci  avait,  d'un  demi-siècle,  précédé  Mau- 
rolycus et  Commandin,  comme  en  témoigne  cette  courte 
note'  : 

«  Le  centre  de  toute  gravité  pyramidale  est  dans  le  quart  de 
son  axe,  vers  la  base;  et  si  tu  divises  l'axe  en  4  [parties]  égales, 
et  que  tu  entrecoupes  deux  des  axes  de  cette  pyramide,  une 
telle  intersection  aboutira  au  susdit  quart.  » 

Quelle  démonstration  avait  fourni  à  Léonard  de  Vinci  ce 
beau  théorème,  que  Maurolycus  devait  retrouver  seulement 
en  i5/^8.^  Nous  en  sommes  réduits,  sur  ce  point,  aux  conjec- 
tures que  nous  suggèrent  les  figures  jointes  à  l'énoncé.  Léonard 
montrait  sans  doute  que  le  centre  de  gravité  du  solide  devait 
se  trouver  sur  la  ligne  qui  réunit  un  sommet  au  centre  de 
gravité  de  la  base  opposée;  il' reconnaissait  alors  que  ce  centre 

1.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  fol.  5i,  recto. 


36  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    L>E    M.\C1 

de  gravité  était  le  point  de  concours  des  quatre  lignes  analo- 
gues issues  des  quatre  sommets  du  tétraèdre  i. 

Il  n'est  pas  douteux  que  ce  problème  de  Géométrie  ne  se 
soit  présenté  à  l'esprit  de  Léonard  à  propos  de  la  théorie  de  la 
pesanteur  donnée  par  Albert  de  Saxe;  nous  avons  vu,  en  effet, 
qu'au  moment  de  discuter  la  doctrine  de  cet  auteur  touchant 
les  relations  de  la  terre  solide,  de  son  centre  de  gravité  et  de  la 
sphère  des  eaux,  Léonard  de  Vinci  considérait ^  un  ensemble 
analogue,  où  la  terre  était  remplacée  par  une  pyramide. 

Ainsi,  pour  développer  certaines  doctrines  d'Albert  de  Saxe, 
Léonard  faisait  parfois  appel  à  son  talent  de  géomètre;  parfois, 
aussi,  il  usait  des  observations  qu'avaient  accumulées  sa 
curiosité  de  naturaliste  et  sa  sagacité  d'ingénieur. 

Albert  de  Saxe  avait  nettement  caractérisé  ces  deux  sortes 
de  phénomènes  géologiques  :  d'une  part,  l'érosion,  produite 
par  les  eaux  fluviales,  qui  entraîne  à  la  mer  la  terre  des 
continents;  d'autre  part,  des  oscillations  du  sol  qui  peuvent 
aller  jusqu'à  immerger  certains  continents  et  à  faire  sortir  de 
l'Océan  des  terres  nouvelles,  longtemps  couvertes  d'eau. 

Nous  avons  vu  Léonard  résumer  avec  netteté  ces  doctrines 
du  vieux  maître  en  Sorbonne;  nous  l'avons  vu  décrire  les 
phénomènes  d'érosion  en  hydraulicien  qui  les  a  minutieu- 
sement observés  ;  il  n'hésite  pas  devant  les  opinions  les  plus 
audacieuses  d'Albert  de  Saxe;  il  admet  avec  lui  que  les  terres 
aujourd'hui  habitables  ont  été  jadis  submergées. 

A  l'appui  de  ces  opinions  géologiques  empruntées  à  Albert 
de  Saxe,  Léonard  cite  des  preuves  convaincantes,  capables 
d'établir  à  la  fois  les  phénomènes  d'érosion  qui  ont  constitué 
les  dépôts  sous- marins  et  les  soulèvements  par  lesquels  ces 
dépôts  ont  émergé  de  la  surface  des  eaux;  ces  preuves  sont 
fournies  par  les  roches  sédimentaires  que  l'on  observe  jusqu'au 
sommet  des  montagnes  et  par  les  fossiles  que  l'on  y  trouve. 

1.  Avec  son  inexactitude  habituelle,  Lihri  (Histoire  des  Sciences  mathématiques  en 
Italie,  t.  III,  p.  fn  ;  i84o)  dit  :  «  La  figure  qui  accompagne  sa  note  prouve  que  Léonard 
décomposait  les  pyramides  en  plans  parallèles  à  la  base,  comme  on  le  fait  à  présent.  » 
Les  deux  Hgures  qui  accompagnent  la  note  de  Léonard  n'olTrcnt  aucune  trace  de  cette 
décomposition;  seules  y  sont  tracées  les  médianes  des  bases  et  les  lignes  joignant  les 
sommets  aux  points  de  concours  de  ces  médianes. 

2.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  fol.  G 9,  recto. 


ALBERT  DE  SAXE  ET  LEONARD  DE  VINCI   '  3; 

((  Si  les  monts  ^  n'étaient  pas  restés  en  grande  partie  décou- 
verts par  les  eaux,  les  cours  des  fleuves  n'auraient  par  pu 
porter  autant  de  limon  dans  la  mer  qu'est  celui  qui  vient  à 
être  mêlé  à  une  grande  hauteur  aux  animaux  qu'elle  a  ren- 
fermés. » 

Les  coquilles  que  nombre  de  roches  sédimentaires  ren- 
ferment en  abondance  ont  dû,  de  toute  antiquité,  attirer 
l'attention  des  hommes.  Mais  il  fallut  bien  longtemps  pour 
qu'on  y  vît  la  preuve  des  mouvements  du  sol  par  lesquels  le 
fond  des  mers  est  devenu  terre  ferme.  En  ces  simulacres  des 
coquillages  qui  vivent  encore  aujourd'hui  au  sein  des  mers 
on  prétendait  voir  d'étranges  dispositions  prises  par  les  pierres 
sous  l'influence  de  certaines  constellations.  Léonard  s'élève  2 
avec  force  contre  la  puérilité  de  telles  opinions  : 

((  Et  si  tu  veux  dire  que  les  coquilles  sont  produites  par  la 
nature  dans  ces  montagnes  moyennant  les  constellations,  par 
quelle  voie  montreras -tu  que  ces  constellations  font  les 
coquilles  de  diverses  grandeurs  et  de  divers  âges  et  de  diverses 
espèces  en  un  même  endroit? 

»  Et  comment  m'expliqueras -tu  le  gravier  congelé  par 
degrés  à  diverses  hauteurs  des  hauts  monts,  parce  que  là  se 
trouvent  des  graviers  de  diverses  régions,  apportés  de  divers 
pays  par  le  cours  des  fleuves  en  cet  endroit?  Le  gravier  n'est 
pas  autre  chose  que  des  morceaux  de  pierre  qui  ont  perdu  les 
angles  par  leur  longue  révolution,  et  par  diverses  percussions 
et  chutes  qu'ils  ont  eues  au  moyen  des  courses  des  eaux  qui 
les  ont  conduits  en  ce  lieu. 

»  Gomment  prouveras -tu  le  très  grand  nombre  d'espèces 
diverses  de  feuilles  congelées  dans  les  hautes  pierres  de  tels 
monts,  et  l'algue,  herbe  de  mer,  se  trouvant  à  être  mêlée  aux 
coquilles  et  aux  sables?  Et  ainsi  tu  verras  tputes  sortes  de 
choses  pétrifiées  ensemble,  avec  des  écrevisses  de  mer  morce- 
lées et  entremêlées  de  ces  coquilles.  » 

Pour  justifier  plus  complètement  l'origine  qu'il  attribue  à 

1.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  fol.  78,  "verso. 

2.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  fol.  80,  verso.  En  titre:  Des  coquil- 
lages des  montagnes. 


38  KTUDES    SLR    LEONARD    DE    VINCI 

ces  débris  végétaux  et  animaux,  Léonard  explique  par  quel 
mécanisme  se  sont  formées  les  diverses  sortes  de  fossiles  que 
l'on  peut  observer.  Citons  en  entier  ce  fragment  i,  où  Léonard 
se  montre  observateur  si  sagace  et  si  exact  : 

((  Quand  la  nature  vient  à  la  formation  des  pierres,  elle  pro- 
duit une  qualité  d'humeur  visqueuse  qui,  en  séchant,  se  fige 
avec  les  choses  qui  s'y  enferment  sans  changer  ces  choses  en 
pierres,  mais  en  les  conservant  avec  la  forme  avec  laquelle 
elle  les  a  trouvées.  C'est  pour  cela  que  les  feuilles  sont  trouvées 
entières  au  dedans  des  pierres  formées  au  bas  des  montagnes, 
avec  le  mélange  de  diverses  espèces  que  leur  ont  laissées  les 
inondations  des  fleuves  nées  au  temps  des  automnes;  là,  les 
fanges  des  inondations  suivantes  les  recouvrirent,  puis  ces 
fanges  s'agrégèrent  avec  la  susdite  humeur  et  se  changèrent 
en  couches  de  pierres  par  degrés,  selon  les  degrés  de  fange.  » 

((  Des  os  des  poissons  qui  se  trouvent  dans  les  poissons  pétrifiés . 
Tous  les  animaux  ayant  les  os  en  dedans  de  leur  peau  qui 
ont  été  couverts  par  les  fanges  des  eaux  des  fleuves  sortis  de 
leurs  lits  ordinaires  ont  été  à  la  minute  imprimés  en  ces  fanges. 
Et  avec  le  temps,  les  lits  des  fleuves  étant  abaissés,  ces  ani- 
maux imprimés  et  enfermés  dans  ces  fanges  qui  ont  consumé 
leur  chair  et  leurs  organes,  les  os  seuls  leur  restant,  leur  orga* 
nisation  étant  décomposée,  ces  os  sont  tombés  au  fond  de  la 
concavité  de  leur  empreinte.  Et  quand  la  fange,  par  son  éléva- 
tion au-dessus  des  eaux,  s'est  séchée  de  l'humidité  aqueuse, 
dans  celte  concavité  elle  a  pris  l'humidité  visqueuse,  qui  s'est 
faite  pierre,  enfermant  avec  elle  ce  qui  s'y  trouvait,  remplissant 
de  soi  tous  les  creux.  En  trouvant  la  concavité  de  l'empreinte 
de  tels  animaux,  elle  pénètre  subtilement  dans  les  mêmes 
porosités  de  la  terre  par  lesquelles  l'air  qui  s'y  trouvait 
s'échappe...  Cette  humeur,  séchant,  se  fait  pierre  légère  et 
conserve  la  même  forme  que  les  animaux  qui  ont  laissé  là 
leur  empreinte,  et  elle  en  renferme  les  os.  » 

«  Des  animaux  qui  ont  les  os  au  dehors,  comme  les  coquillages, 
colimaçons  ou  huîtres,  capes,  les  «  buoli  »  (9)  et  de  semblables, 
qui  sont  d'espèces  innombrables.  —  Quand   les  inondations  des 

I.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  fol.  80,  recto,  79,  verso,  et  79,  recto. 


ALBERT  DE  SAXE  ET  LEON  AU  D  DE  VINCI  89 

fleuves  troublés  de  fine  fange  la  déchargeaient  sur  les  animaux 
qui  habitaient  sous  les  eaux  voisines  des  rivages  de  la  mer, 
ces  animaux  restaient  empreints  de  cette  fange  ;  et  se  trouvant 
beaucoup  sous  un  grand  poids  de  cette  fange,  ils  devaient 
nécessairement  mourir,  les  animaux  dont  ils  avaient  l'habitude 
de  se  nourrir  leur  manquant.  La  mer  s'abaissant  avec  le  temps, 
cette  fange,  les  eaux  salées  écoulées,  vint  à  se  changer  en 
pierre;  et  les  coquilles  de  ces  coquillages,  dont  les  animaux 
avaient  été  consumés,  se  trouvaient,  à  la  place  de  ceux-ci, 
remplies  de  fange;  ainsi,  au  milieu  de  la  transformation  en 
pierre  de  toute  la  fange  environnante,  la  fange  qui  était  restée 
à  l'intérieur  des  têts  des  coquillages  un  peu  ouverts  s'étant 
jointe,  par  cette  ouverture  de  la  coquille,  à  l'autre  fange,  vint, 
elle  aussi,  à  se  convertir  en  pierre;  et  ainsi  tous  les  têts  de 
ces  coquillages  restèrent  entre  les  deux  pierres,  c'est-à-dire 
entre  celle  qui  les  enfermait  et  celle  qu'ils  contenaient.  On  en 
trouve  en  beaucoup  d'endroits,  et  presque  tous  les  coquillages 
pétrifiés  dans  les  rochers  des  montagnes  ont  encore  leur  têt 
naturel,  surtout  ceux  qui  avaient  assez  vieilli  pour  qu'ils  se 
soient  conservés  par  leur  dureté;  et  les  jeunes,  étant  déjà 
réduits  en  chaux  en  grande  partie,  avaient  été  pénétrés  par 
l'humeur  visqueuse  et  pétrifiable.  » 

En  écrivant  ce  fragment,  Léonard  créait  la  Paléontologie;  et 
il  l'avait  écrit  pour  confirmer  les  théories  géologiques  d'un 
scolastique  du  xiv**  siècle. 


Ce  que  Léonard  de  Vinci  a  opposé  aux  doctrines 
d'Albert  de  Saxe. 

Inventeur  de  génie  lorsqu'il  se  propose  de  confirmer  et  de 
compléter  les  enseignements  d'Albert  de  Saxe,  Léonard  n'est 
ni  moins  original,  ni  moins  heureux,  en  certaines  circonstances 
où  il  rejette  les  doctrines  de  son  prédécesseur  pour  leur  substi- 
tuer des  hypothèses  nouvelles. 


f^O  KTDDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

Souvent,  en  effet,  il  se  refuse  à  admettre  les  théories  du 
vieux  maître  en  Sorbonne,  et  son  refus  n'est  pas  toujours 
exempt  de  rudesse. 

Les  Pythagoriciens  et  les  Platoniciens  se  plaisaient,  on  le 
sait,  à  établir  un  parallèle  entre  les  cinq  polyèdres  réguliers 
convexes  qu'avaient  découverts  les  géomètres  et  les  cinq  essen- 
ces simples  dont  l'Univers  matériel  était  composé.  Ils  attri- 
buaient le  cube  à  la  terre,  l'icosaèdre  à  l'eau,  l'octaèdre  à  l'air, 
le  tétraèdre  au  feu,  enfin  le  dodécaèdre  à  la  cinquième  essence, 
à  celle  dont  le  ciel  est  formé. 

Aristote,  et  Albert  de  Saxe  après  lui  %  rejettent  ces  doctrines  ; 
ils  montrent,  en  particulier,  que  les  éléments  ne  peuvent  être 
construits  au  moyen  de  particules  ayant  la  forme  de  polyèdres 
réguliers;  parmi  les  polyèdres  réguliers,  deux  seulement,  le 
cube  et  l'octaèdre,  peuvent  paver  l'espace  et  composer,  par  leur 
répétition,  un  réseau  dont  les  mailles  ne  laissent  aucun  vide; 
les  autres  constitueraient  des  réseaux  où  resteraient  des 
espaces  vides  que  la  nature  ne  peut  souffrir. 

Ce  raisonnement,  fort  sensé  cependant,  n'est  pas  du  goût  de 
Léonard.  Il  prend  vivement  à  partie  le  docteur  scolastique, 
fidèle  interprète,  en  ce  cas,  de  l'opinion  d'Aristote  : 

«  De  la  figure  des  éléments  2,  et  d'abord  contre  ceux  qui  nient 
l'opinion  de  Platon,  disant  que  si  ces  éléments  se  revêtaient 
l'un  l'autre  avec  les  figures  que  met  Platon,  il  se  produirait 
du  vide  entre  l'un  et  l'autre...  De  sorte  que  qui  a  dit  qu'il 
s'engendre  du  vide  a  fait  un  triste  discours. 

))  Des  cinq  corps  réguliers^.  —  Contre  quelques  commenta- 
teurs qui  blâment  les  anciens  inventeurs,  de  qui  naquirent  les 
grammaires  et  les  sciences,  et  se  font  cavaliers  contre  les 
inventeurs  morts;  et  pourquoi  ils  n'ont  pas  trouvé  à  se  faire 
inventeurs  à  cause  de  leur  paresse,  et  comment  ils  ne  s'oc- 
cupent de  tant  de  livres  que  pour  continuellement  reprendre 
leurs  maîtres  par  de  faux  arguments.  » 

Nous  avons  cité  plus  haut  la  réfutation,  par  Léonard,  de 

i .  Alberli  de  Saxonia  Quœstlones  in  libros  de  Cœlo  et  Mando;  libri  III  qusestio  XIII 
ol  ultinia. 

•j.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  A  inci,  ins.  F,  fol.  27,  recto. 
3.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  fol.  27,  verso. 


ALBERT    DE    SAXE    ET    LÉONARD    DE    VINCI  4l 

l'explication  qu'Albertulius  avait  donnée  de  la  tache  lunaire  ; 
cette  réfutation  n'est  point,  comme  celle  qu'on  vient  de  lire, 
empreinte  d'une  vivacité  qui  va  jusqu'à  la  brutalité;  mais, 
pour  garder  une  forme  impersonnelle,  elle  n'en  est  pas  moins 
nette.  C'est  qu'à  l'explication  donnée  par  Albertutius,  Léonard 
se  proposait  d'en  substituer  une  autre  qui  avait  ses  préférences. 

Cette  explication,  quelques  fragments  nous  permettent  de 
deviner  en  quoi  elle  consistait;  selon  Léonard,  la  Lune  était 
presque  entièrement  recouverte  d'eau  et  cet  océan  lunaire, 
reflétant  vivement  la  lumière  du  Soleil,  formait  les  parties 
brillantes  de  l'astre  des  nuits;  les  taches  obscures  étaient  des 
terres  fermes. 

Voici  un  fragment  ^  qui  ne  se  trouve  pas  dans  le  cahier  F, 
mais  bien  dans  les  feuillets  que  Libri  avait  arrachés  au  cahier  B 
et  qui,  grâce  aux  efforts  de  M.  Léopold  Delisle,  sont  redevenus 
propriété  de  la  Bibliothèque  nationale;  or,  bien  des  raisons 
indiquent  que  ces  feuillets  sont  postérieurs  au  cahier  F  : 

«  Prouve  comment  plus  tu  seras  près  de  ta  cause  des  rayons  du 
Soleil,  plus  le  Soleil  te  paraitragrand  réfléchi  sur  la  mer.  —  Si 
le  Soleil  agit  par  son  éclat  avec  son  centre  fortifié  de  la  puis- 
sance de  tout  son  corps,  il  est  nécessaire  que  plus  ses  rayons 
s'éloignent,  plus  ils  aillent  s'ouvrant.  S'il  en  est  ainsi,  toi  qui 
es  avec  l'œil  près  de  l'eau  qui  réfléchit  le  Soleil,  tu  vois  une  très 
petite  partie  des  rayons  du  soleil  porter  sur  la  surface  de  l'eau 
la  forme  de  ce  Soleil  réfléchi;  et  si  tu  es  près  du  Soleil,  comme 
ce  serait  quand  le  Soleil  est  au  midi  et  que  la  mer  est  au 
couchant,  tu  verras  le  Soleil  se  réfléchir  de  très  grande  forme 
sur  ladite  mer,  parce  que  étant  plus  près  du  Soleil,  ton  œil, 
prenant  les  rayons  près  du  point,  en  prend  plus,  ce  dont  il 
résulte  plus  l'éclat.  Pour  cette  cause,  on  pourrait  prouver  que 
la  Lune  est  un  autre  monde,  semblable  au  nôtre,  que  la  partie 
qui  en  a  de  l'éclat  est  une  mer  qui  réfléchit  le  Soleil  et  que 
celle  qui  n'a  pas  d'éclat  est  une  terre,  o 

Si  les  eaux  lunaires  formaient  une  sphère  parfaitement 
lisse,  cette  sphère  se  comporterait  comme  un  miroir  convexe  ; 

I.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  A'inci.  Ms.  2o38  (italien)  de  la  Bibliothèque  natio- 
nale, fol.  i6,  verso. 


43  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    YlNCl 

l'image  du  Soleil  y  formerait  une  très  petite  tache  brillante  et 
le  reste  de  la  surface  demeurerait  sans  éclat;  on  ne  pourrait 
comprendre  ainsi  comment  la  Lune  tout  entière  nous  paraît 
éclairée. 

((  De  la  LaneK  Si  elle  est  polie  et  sphérique,  le  simulacre  du 
Soleil  y  est  puissamment  lumineux,  et  sur  une  petite  partie  de  sa 
surface.  —  Tu  en  verras  la  preuve  en  prenant  une  boule  d'or 
bruni  placée  dans  les  ténèbres  avec  une  lumière  placée  loin 
d'elle;  bien  qu'elle  illumine  environ  la  moitié  de  la  boule, 
l'œil  ne  voit  qu'une  petite  partie  de  sa  surface  et  tout  le  reste 
de  cette  surface  réfléchit  les  ténèbres  qui  l'entourent;  pour 
cela,  il  n'y  paraît  que  le  simulacre  de  la  lumière,  et  tout 
le  reste  demeure  invisible,  l'œil  étant  éloigné  de  la  boule. 
Cela  même  arriverait  à  la  surface  de  la  Lune,  si  elle  était 
polie,  luisante  et  dense,  comme  sont  les  corps  qui  réflé- 
chissent. » 

On  comprend,  au  contraire,  que  la  Lune  nous  paraisse 
entièrement  éclairée  si  l'on  admet  que  les  océans  lunaires  sont 
agités  comme  les  nôtres  et  que  des  vagues  nombreuses  en 
rident  la  surface  ;  ces  mers  houleuses  diffusent  en  tout  sens 
la  lumière  solaire  : 

«  Des  rayons  solaires  réfléchis  ^  sur  la  surface  de  l'eau  ondulée 
font  paraître  le  simulacre  du  soleil  être  constamment  dans 
toute  l'eau  qui  est  entre  l'Univers  et  le  Soleil.  » 

Léonard  revient  à  plusieurs  reprises  3  à  cette  réflexion  du 
Soleil  dans  une  eau  houleuse.  Il  cherche  à  expliquer,  par  les 
lois  de  cette  réflexion,  les  particularités  que  présente  l'éclaire- 
ment  de  la  Lune. 

Voici  un  fragment 'i  qui  a  immédiatement  trait  à  cette 
théorie  : 

((  Les  extrémités  de  la  Lune  sont  plus  illuminées  et  se 
montreront  plus  lumineuses  parce  qu'il  n'y  apparaît  que  les 


I.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  fol.  98,  recto, 
a.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms,  F,  fol.  38,  verso. 

3.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  fol.  Sg,  recto,  fol.  Or,  verso,  fol.  Ga, 
verso,  fol.  (î3,  verso  et  roclo. 

^.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  A  inci,  nis.  F,  fol.  77,  verso. 


ALBERT  DE  SAXE  ET  LEONARD  DE  M\CI  43 

sommets  des  ondes  de  ses  eaux;  et  les  profondeurs  ombreuses 
des  vallées  de  telles  ondes  ne  changent  pas  les  espèces  de  ces 
parties  lumineuses  qui  viennent  des  extrémités  des  ondes  à 
l'œil.  y> 

Nous  savons  que  cette  explication  de  la  clarté  lunaire  n'est 
point  celle  qu'admet  Albert  de  Saxe;  selon  lui»,  la  Lune  est 
un  solide  translucide  analogue  à  l'albâtre.  Mais  de  ce  que 
Léonard  adopte  une  opinion  qui  n'est  point  celle  d'Albertutius, 
il  n'en  résulte  pas  que  sa  propre  opinion  ne  lui  ait  pas  été 
suggérée  parla  lecture  des  Questions  sur  le  De  cœlo.  Que  cette 
lecture  ait  été  le  germe  de  sa  théorie,  on  en  sera  convaincu  si 
l'on  compare  les  divers  fragments  que  nous  venons  de  citer, 
avec  ce  passage,  composé  par  le  Maître  en  Sorbonne  : 

«  11  y  a  doute  au  sujet  du  procédé  par  lequel  la  Lune 
reçoit  sa  lumière  du  Soleil.  Il  y  a,  à  cet  égard,  plusieurs 
opinions. 

»  Certains  disent  que  la  surface  de  la  Lune  est  parfaitement 
lisse,  sans  nulle  aspérité,  en  sorte  qu'elle  réfléchit  bien  vers 
nous  la  lumière  du  Soleil,  tout  comme  les  diverses  couleurs 
sont  réfléchies  par  un  miroir  bien  bruni  et  bien  poli  ;  c'est  par 
cette  réflexion  de  la  lumière  solaire  à  sa  surface  que  la  Lune 
nous  paraît  lumineuse. 

«  Mais  cette  opinion  n'est  pas  recevable  ;  sans  doute  un  corps 
lisse  et  bien  poli  réfléchit  les  rayons  vers  l'œil;  mais  cette 
réflexion  ne  provient  point  de  toute  partie  du  corps  lisse.  Le 
miroir  en  est  un  exemple  patent.  Lorsque  ma  figure  se  trouve 
devant  un  miroir,  chaque  partie  du  miroir  me  réfléchit  une 
espèce  ou  un  rayon  venant  de  ma  figure  ;  mais  n'importe 
quelle  partie  du  miroir  ne  renvoie  pas  à  mon  œil  n'importe 
quel  rayon  ;  telle  partie  me  renvoie  tel  rayon  et  telle  autre 
partie,  tels  autres  rayons.  En  effet,  pour  qu'une  partie  du 
miroir  me  renvoie  un  certain  rayon,  il  faut  que  ce  rayon  qui, 
venu  de  ma  figure,  tombe  sur  le  miroir  et  le  rayon  qui 
parvient  à  mon  œil  forment,  à  la  surface  du  miroir,  des  angles 
d'incidence  et  de  réflexion  égaux  entre  eux.  Or,  cela  n'a  point 

I.  Alberti  de  Saxonia  Qaœstiones  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo;  in  librum  II  quoes- 
tio  XXII  (Ed.  1492)  vel  \X  (Ed,  i5i8). 


t\t\  KTTIDES    SUR    Tj':0>l\RD    DE    YfNCl 

lieu  en  toute  partie  du  miroir...  Si  donc  la  Lune  réfléchissait 
vers  nous  la  lumière  du  Soleil  de  ladite  manière,  c'est-à-dire 
comme  un  miroir,  sans  doute  la  surface  entière  de  la  Lune 
pourrait  bien  nous  offrir  une  faible  clarté  ;  mais  nous  ne  per- 
cevrions de  clarté  intense  qu'en  une  petite  partie,  telle  que 
l'angle  d'incidence  soit  égal  à  l'angle  de  réflexion  vers  notre  œil. 

»  Mais  peut  être  fera-ton  une  objection  à  ce  raisonnement. 
Si  la  lumière  du  Soleil  frappe  un  mur,  ce  mur  nous  semble 
éclairé  en  toute  sa  surface  et  non  pas  seulement  au  point  qui 
correspond  à  un  angle  de  réflexion  égal  à  l'angle  d'incidence. 
Celte  objection  est  sans  valeur.  Il  n'en  est  point  de  ce  mur 
comme  du  corps  de  la  Lune.  Grâce  aux  rugosités  de  la  surface, 
une  foule  de  parties  du  mur  peuvent  réfléchir  des  rayons  à 
notre  œil;  dès  lors,  une  large  étendue  de  la  muraille  nous 
paraît  éclairée.  Mais  si  la  paroi  était  parfaitement  lisse  comme 
un  miroir  ou  comme  le  corps  de  la  Lune,  les  rayons  solaires, 
en  frappant  ce  mur,  ne  l'éclaireraient  point  vivement  en  toute 
sa  surface,  mais  seulement  en  un  point  où  le  rayon  incident 
venant  du  Soleil  et  le  rayon  que  l'on  supposerait  réfléchi  vers 
l'œil  donneraient  des  angles  d'incidence  et  de  réflexion  égaux 
entre  eux.  Gela  se  voit  fort  bien  en  une  eau  tranquille.  Seule, 
une  petite  partie  de  la  surface  de  cette  eau  nous  représente 
avec  intensité  la  lumière  du  Soleil  ou  d'un  autre  astre.  Mais 
si  l'on  agite  quelque  peu  la  surface  de  cette  eau,  elle  cesse 
d'être  parfaitement  lisse,  et  la  lumière  du  Soleil  nous  est 
renvoyée  avec  intensité  par  une  région  bien  plus  étendue  de 
cette  surface.  » 

Voilà,  bien  reconnaissable  déjà,  le  germe  qui  donnera  nais- 
sance à  la  théorie  de  Léonard. 

Selon  cette  théorie,  la  Lune,  avec  ses  continents  et  ses 
océans,  est  donc  un  corps  semblable  à  notre  Terre;  ce  que 
la  Lune  est  pour  la  Terre,  la  Terre  doit  l'être  pour  la  Lune. 
La  pensée  de  Léonard  de  Vinci  semble  avoir  été  longuement 
préoccupée  de  ce  parallélisme;  de  cette  préoccupation,  les  notes 
consignées  au  cahier  F  nous  apportent  maint  témoignage  : 

«  Prouve'  comment  si  tu  étais  dans  la  Lune  ou  dans  une 

I.   Les  Manuscrits  do  [.('onard  de  \  inci,  n»s.  F,  fol.  ()3.  recto. 


ALIiERT    DE    SAXE    ET    EÉO.NARD    DE    VINCI  /|5 

étoile  notre  Terre  te  paraîtrait  faire,  avec  le  Soleil,  l'office  que 
fait  la  Lune.  » 

«La  Lune  I  a  des  jours  et  des  nuits  comme  la  Terre;  la 
nuit  dans  la  partie  qui  ne  luit  pas  et  le  jour  dans  celle  qui  luit. 
Ici,  la  nuit  de  la  Lune  voit  la  lumière  de  la  Terre,  c'est-à-dire 
de  son  eau.  » 

Pour  la  Terre,  comme  pour  la  Lune,  ce  sont  les  océans  qui 
réfléchissent  surtout  la  lumière  du  Soleil,  tandis  que  les  conti- 
nents demeurent  plus  sombres;  l'hémisphère  que  nous  habitons 
doit  donc  éclairer  fort  peu  la  Lune;  il  l'éclairait  davantage  à 
l'époque  où,  selon  la  théorie  géologique  que  Léonard  em- 
prunte à  Albert  de  Saxe,  cet  hémisphère  était  couvert  d'eau  : 

((  Comment  la  Terre  ^  faisant  office  de  Lune,  a  perdu  beau- 
coup de  l'antique  lumière  dans  notre  hémisphère  par  l'abais- 
sement des  eaux,  comme  il  est  prouvé  au  livre  quatre  :  Du 
monde  et  des  eaux.  » 

La  Lune  n'éclaire  pas  seulement  la  Terre  ;  en  sa  qualité 
de  dominatrice  des  humidités,  elle  exerce  son  influence,  en  ce 
monde,  sur  toute  chose  froide  et  humide;  c'est  l'unanime 
croyance  des  contemporains  de  Léonard.  La  Terre  doit  exercer 
une  influence  semblable  sur  les  humidités  lunaires  : 

«  Mon  livre 3  a  pour  objet  de  montrer  comment  l'Océan, 
avec  les  autres  mers,  fait,  moyennant  le  Soleil,  resplendir  notre 
monde  en  manière  de  Lune,  et  aux  plus  éloignés  paraît  une 
étoile,  et  je  le  prouve.  )) 

«  Lune  froide  et  humide  ». 

((  L'eau  est  froide  et  humide.  Notre  mer  a  sur  la  Lune  une 
influence  telle  que  celle  de  la  Lune  sur  nous  ». 

La  Terre  n'est  donc  plus,  dans  l'Univers,  un  corps  excep- 
tionnel par  sa  nature,  ses  dimensions,  son  importance;  elle 
est  analogue  à  la  Lune  et  aussi^  Léonard  vient  de  le  dire,  aux 
étoiles.  Les  étoiles  n'ont  point  de  lumière  propre;  toutes, 
grâce  aux  eaux  qui  les  recouvrent,  elles  réfléchissent  vers  nous 
la  lumière  du  Soleil. 


1.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  fol.  6/j,  verso, 
a.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  foL  69,  verso. 
3.   Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  fol.  9/i,  verso. 


46  ÉTUDES    SLR    LEONARD    DE    VlNCl 

C'est  encore  la  lecture  d'Albert  de  Saxe  qui  a  suggéré  à 
Léonard  son  opinion  sur  la  lumière  stellaire.  Non  pas  que 
le  scolastique  ait  affirmé  bien  fortement  cette  opinion.  Il 
remarque'  que  le  livre  des  Éléments^  apocryphe  arabe  que  le 
Moyen-Age  attribuait  à  Aristote,  veut  que  toutes  les  étoiles 
tiennent,  comme  la  Lune,  leur  lumière  du  Soleil;  Avicenne, 
au  contraire,  et  six  raisons  militent  en  sa  faveur,  veut  qu'elles 
aient  une  lumière  propre.  «  Bref  »,  ajoute-t-il,  a  cette  question  : 
Les  astres  autres  que  te  Soleil  et  la  Lune  tiennent-ils  leur  lumière 
du  Soleil  peut  être  regardée  comme  un  problème  neutre  ;  les 
raisons  que  Ton  donne  en  faveur  d'un  parti  sont  aisées  à  réfu- 
ter comme  celles  que  l'on  donne  en  faveur  de  l'autre.  Donc, 
par  amour  d'Aristote,  prince  des  philosophes,  je  réfuterai  les 
six  objections  déjà  faites  contre  l'opinion  d'Aristote,  en  faveur 
de  l'opinion  d' Avicenne,  et,  avec  Aristote,  j'admeltrai  que 
toutes  les  étoiles,  autres  que  le  Soleil  et  la  Lune,  qu'elles 
soient  planètes  ou  étoiles  fixes,  tirent  leur  lumière  du  Soleil.  » 

La  réfutation  donnée  par  Albert  de  Saxe  est  souvent  insuffi- 
sante; Léonard  s'emploie  à  la  corroborer,  et  ses  raisons  sont 
tirées  d'une  saine  Physique. 

La  première  objection  d'Avicenne  était  formulée  en  ces 
termes  par  Albertutius  :  «  Selon  qu'elles  s'approchent  ou 
s'éloignent  du  Soleil,  les  étoiles  devraient  prendre  une  figure 
en  forme  de  croissant,  comme  la  Lune;  et  cette  apparence  se 
marquerait  surtout  en  Vénus  et  en  Mercure  qui  sont  au-dessous 
du  Soleil.  » 

Voici  la  réponse  d'Albert:  «  Vénus  et  Mercure  sont  d'une 
telle  transparence  que  la  lumière  du  Soleil  s'incorpore  à  ces 
astres  et  en  imbibe  toutes  les  parties^  ce  qui  n'a  pas  lieu  pour 
la  Lune.  »  Cette  réponse  laisse  fort  à  désirer.  Celle  de  Léo- 
nard ^  est  autrement  satisfaisante  et  conforme  à  la  vérité  : 

((  Pourquoi  tout  lumineux  de  figure  longue  à  longue  dis- 
tance parait-il  rond?  Il  n'est  jamais  parfaitement  rond,  mais  il 
en  advient  ce  qui  a  lieu  pour  le  dé  de  plomb  qui,  battu  et  for- 

1.  Albcrti  de  Saxonia  Quxstiones  in  Ubros  de  Cœlo  et  Mutidn;  in  lihruiii  II  quavslio 
\Xll(l':d.  149:0  vci  XX  (Ed.  i5i8j. 

a.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  K,  fol.  6^,  rcclo. 


ALBERT  DE  SAXE  ET  LÉONARD  DE  VINCI  47 

tement  écrasé,  se  fait  de  forme  circulaire.  Ainsi  celte  lumière 
à  longue  distance  acquiert  tant  de  largeur  en  tout  sens  que,  ce 
qui  a  été  acquis  étant  égal,  le  premier  fonds  de  lumière  compte 
pour  rien  relativement  à  cet  acquis,  et  pour  cela  l'acquis  uni- 
formément le  fait  paraître  rond.  Et  ceci  est  bon  pour  prouver 
que  les  cornes  de  toute  étoile  ne  sont  pas  sensibles  à  longue 
distance.  » 

C'est  encore  par  la  transparence  de  Vénus  et  de  Mercure 
qu'Albert  de  Saxe  résolvait  cette  objection  :  «  Supposons  que 
Vénus  et  Mercure,  qui  sont  moins  élevés  que  le  Soleil,  n'aient 
point  de  lumière  propre,  mais  qu'ils  tiennent  leur  lumière  du 
Soleil;  lorsque  Vénus  ou  Mercure  s'interposent  entre  notre 
œil  et  le  Soleil,  ils  devraient  éclipser  cet  astre,  comme  fait 
la  Lune  ;  et  c'est  ce  qu'on  ne  voit  pas.  » 

Mieux  instruit  des  eff'ets  de  la  lumière  que  ne  Test  Albertu- 
tius,  Léonard  écrit  ^  : 

((  Si  les  étoiles  ont  la  lumière  da  Soleil  ou  de  soi.  —  Ils  disent 
qu'elles  ont  la  lumière  de  soi,  alléguant  que  si  Vénus  et  Mer- 
cure n'avaient  pas  de  lumière  propre,  quand  ces  étoiles  s'in- 
terposent entre  notre  œil  et  le  Soleil,  elles  obscurciraient 
autant  de  ce  Soleil  qu'elles  en  couvrent  pour  notre  œil.  Ceci 
est  faux,  parce  qu'il  est  prouvé  comment  l'ombreux,  placé 
dans  le  lumineux,  est  ceint  et  tout  couvert  par  les  rayons  laté- 
raux du  reste  de  ce  lumineux,  et  devient  ainsi  invisible.  Ainsi 
démontre  ton  que  quand  le  Soleil  est  vu  par  la  ramification 
des  plantes  sans  feuille  à  longue  distance,  les  rameaux  n'oc- 
cupent aucune  partie  du  Soleil  pour  nos  yeux.  La  même  chose 
a  lieu  pour  les  susdites  planètes  qui,  bien  qu'elles  soient  par 
elles-mêmes  sans  éclat,  n'occupent,  comme  il  est  dit,  aucune 
partie  du  Soleil  pour  notre  œil.  » 

Léonard  continue  en  ces  termes  : 

((  Ils  disent  que  les  étoiles  dans  la  nuit  paraissent  avoir 
d'autant  plus  d'éclat  qu'elles  sont  plus  au-dessus  de  nous,  et 
que  si  elles  n'avaient  pas  de  lumière  propre,  l'ombre  que  fait 
la  Terre,  qui  s'interpose  entre  elles  et  le  Soleil,  viendrait  à  les 
obscurcir,  ces  étoiles  ne  voyant  pas  le  corps  solaire  et  n'en 

I.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  fol.  57,  rcclo. 


48  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

étant  pas  vues.  Mais  ceux-ci  n'ont  pas  considéré  que  l'ombre 
pyramidale  de  la  Terre  n'atteint  pas  beaucoup  d'étoiles  et  que, 
pour  celles  qu'elle  atteint,  la  pyramide  est  si  diminuée  qu'elle 
occupe  peu  du  corps  de  l'étoile;  le  reste  est  illuminé  par 
le  Soleil.  » 

Ce  passage  était  destiné  à  répondre  à  une  objection  d'Avi- 
cenne  qu'Albert  de  Saxe  formulait  en  ces  termes  :  »  Par  inter- 
position de  la  Terre  entre  le  Soleil  d'une  part,  et  Mars,  Jupiter 
ou  Saturne  d'autre  part,  il  devrait  y  avoir  éclipse  ou  extinction 
de  Mars,  de  Jupiter  ou  de  Saturne.  »  A  quoi  Albertutius  avait 
déjà  répondu  que  «  Tombre  de  la  Terre  ne  s'étendait  pas 
jusqu'aux  astres  situés  au  delà  du  Soleil.  » 

Quelle  est  la  grandeur  de  ces  étoiles,  qui  sont  semblables 
de  nature  à  la  Terre  et  à  la  Lune  et  qui,  comme  elles,  ne  sont 
éclairées  que  par  le  Soleil? 

Elles  nous  semblent  extrêmement  petites,  parce  qu'elles  sont 
très  éloignées  de  nous;  mais  il  en  est  de  beaucoup  plus  grosses 
que  la  Terre.  Les  plus  grosses  cependant  sont  d'une  extrême 
petitesse  par  rapport  aux  dimensions  de  l'Univers. 

((  Tout  son  discours^  a  à  conclure  que  la  Terre  est  une 
étoile  presque  semblable  à  la  Lune,  et  ainsi  tu  prouveras 
la  noblesse  de  notre  Monde;  et  ainsi  tu  feras  un  discours  des 
grandeurs  de  beaucoup  d'étoiles,  selon  les  auteurs.  » 

»  Si  lu  regardes  3  les  étoiles  sans  rayons  (comme  on  le  fait 
en  les  voyant  par  un  petit  trou  fait  avec  l'extrême  pointe  d'une 
fine  aiguille,  et  placé  jusqu'à  toucher  l'œil),  tu  verras  ces 
étoiles  être  si  minimes  qu'aucune  chose  ne  puisse  paraître 
moindre,  et  vraiment  la  longue  distance  leur  donne  raison- 
nable diminution,  bien  qu'il  y  en  ait  beaucoup  qui  soient  un 
très  grand  nombre  de  fois  plus  grandes  que  l'étoile  formée  par 
la  Terre  avec  l'eau.  Pense  maintenant  ce  que  paraîtrait  notre 
étoile  à  une  si  grande  distance,  et  puis  considère  combien 
on  mettrait  d'étoiles,  et  en  longueur  et  en  largeur,  entre  ces 
étoiles  qui  sont  semées  dans  l'espace  ténébreux,  n 

I.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  nns.  F,  fol.  56,  recto. —  Cf.  fol.  35,  verso: 
Ordre  pour  prouver  que  la  Terre  est  une  étoile. 

a.  I.es  Manuscrits  de  Léonard  (}e  Vinci,  nis.  F,  fol.  5,  recto. 


ALBERT  DE  SAXE  ET  LÉONARD  DE  VINCI  49 

Le  globe  terrestre  est  donc  une  des  innombrables  étoiles  du 
ciel,  un  astre  semblable  à  la  Lune  et  aux  planètes,  et  il  est  des 
étoiles  beaucoup  plus  importantes;  comment,  dès  lors,  attri- 
buer à  la  Terre  un  lieu  spécial  et  privilégié  dans  l'Univers, 
comment  supposer  qu'elle  réside  au  centre  du  Monde?  C'en  est 
fait  de  l'antique  hypothèse  géocentrique  : 

u  Comment  la  Terre  ^  n'est  pas  au  milieu  du  cercle  du 
Soleil,  ni  au  milieu  du  Monde,  mais  bien  au  milieu  de  ses 
éléments,  qui  l'accompagnent  et  lui  sont  unis.  Et  pour  qui 
serait  sur  la  Lune,  autant  elle  est  au-dessus  de  nous  avec  le 
Soleil,  autant  paraîtrait  notre  Terre  avec  l'élément  de  l'eau, 
faisant  le  même  office  que  fait  la  Lune  pour  nous.  » 

Si  la  Terre  est  déchue  de  ce  rang  exceptionnel  où  la  mettait 
l'hypothèse  géocentrique,  quel  astre  doit  prendre  cette  place 
délaissée?  La  réponse  que  Léonard  eût  faite  à  cette  question  ne 
saurait  être  douteuse  pour  nous;  selon  lui,  l'astre  central  est 
assurément  le  Soleil  ;  n'est-ce  point  la  conclusion  qui  découle 
de  cet  Éloge  du  Soleil  ^  ? 

«  Les  raisons  de  sa  grandeur  et  de  sa  vertu,  je  les  réserve  au 
quatrième  livre,  mais  je  m'étonne  bien  que  Socrate  ait  blâmé 
ce  corps-là  et  qu'il  ait  dit  qu'il  était  à  la  ressemblance  d'une 
pierre  ardente;  et  certes,  qui  le  tira  d'une  telle  erreur  n'eut 
guère  tort.  Mais  je  voudrais  avoir  des  mots  qui  me  servissent 
à  blâmer  ceux  qui  trouvent  plus  louable  d'adorer  les  hommes 
que  ce  Soleil,  car  je  ne  vois  pas  dans  l'Univers  un  corps  de 
plus  grande  grandeur  et  vertu  que  celui-là,  dont  la  lumière 
illumine  tous  les  corps  célestes  qui  se  trouvent  dans  l'Univers. 

»  Toutes  les  âmes  descendent  de  lui,  parce  que  la  chaleur 
qui  est  dans  les  animaux  vivants  vient  des  âmes.  Il  n'y 
a  aucune  autre  chaleur  ni  lumière  dans  l'Univers,  comme  je  le 
montrerai  dans  le  quatrième  livre;  et  certes,  ceux  qui  ont  voulu 
adorer  les  hommes  pour  dieux,  comme  Jupiter,  Saturne,  Mars, 
et  de  semblables,  ont  fait  une  très  grande  erreur,  puisqu'on  voit 
que  quand  même  l'homme  serait  aussi  grand  que  notre  monde, 
il  paraîtrait  semblable   à   une  minime  étoile,  laquelle  paraît 

I.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  fol.  tii,  verso. 
3.  Les  Manascrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  fol.  4,  recto. 

p.    DUHEM.  A 


5o  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VlNCl 

un  point  dans  l'Univers,  et  qu'on  voit  encore  ces  hommes 
mortels,  putrescibles  et  corruptibles  dans  leurs  sépultures.  » 
Pareils  accents  en  l'honneur  du  Soleil,  source  de  toute 
lumière,  de  toute  chaleur  et  de  toute  vie,  se  retrouvent  dans 
les  écrits  du  plus  ardent  disciple  de  Copernic,  de  Kepler. 

En  i5o8,  alors  que  Copernic  commençait  seulement  ses 
méditations  sur  le  système  du  Monde,  qui  devaient  durer  vingt- 
trois  années  (i 607-1 53o),  Léonard  de  Vinci  était  déjà  parvenu 
à  rejeter  l'hypothèse  géocentrique,  à  déclarer  que  la  Terre 
n'est  ni  au  centre  du  Monde,  ni  au  centre  du  cercle  du  Soleil. 

En  i5o8,  également,  il  avait  formulé  les  principes  les  plus 
nets  touchant  l'origine  des  fossiles;  et  ces  principes  ne 
devaient  être  énoncés  de  nouveau  que  par  Bernard  Palissy, 
dans  des  cours  donnés  à  Paris  en  1675. 

Certes,  Léonard  a  bien  mérité  d'être  appelé'  a  le  grand 
initiateur  de  la  pensée  moderne  ». 

Mais  lorsque  Léonard  analysait  si  exactement  les  divers 
modes  de  formation  des  fossiles,  il  avait  pour  objet  de  prouver 
une  thèse  sur  l'érosion  et  les  mouvements  du  sol,  thèse  for- 
mulée par  Albert  de  Saxe.  Lorsqu'il  chassait  la  Terre  du  centre 
du  monde,  il  le  faisait  en  vertu  d'une  théorie  sur  la  tache  qui 
paraît  dans  la  Lune;  et  cette  théorie  avait  été  construite  pour 
supplanter  celle  qu'Albert  de  Saxe  avait  donnée. 

Ainsi,  au  moment  riiême  où  il  se  faisait  l'initiateur  de  la 
pensée  moderne,  Léonard  de  Vinci  demandait  sa  propre  ini- 
tiation aux  Commentaires  sur  Aristote  qu'Albertutius  avait 
exposés  au  xiv"  siècle,  en  sa  chaire  de  la  Sorbonne. 

Peut-on  souhaiter  preuve  plus  saisissante  de  la  continuité 
selon  laquelle  se  développe  la  Science?  Peut-on,  par  un  argu- 
ment plus  convaincant,  réfuter  l'erreur  de  ceux  qui  pensent 
expliquer  la  genèse  de  nos  connaissances  sur  le  Monde,  alors 
qu'ils  font  abstraction  de  ce  mouvement  intellectuel,  intense 
et  prolongé,  que  fut  la  Scolastique.^ 

I.  Félix  Uavaisson,  La  Philosophie  en  France  au  XlX'  siècle,  p.  5  (Recueil  de 
Rapports  sur  les  progrès  des  Lettres  et  des  Sciences,  1868). 


II 


LÉONARD   DE  VINCI 


ET 


VILLALPAND 


LÉONARD  DE  VINCI 


ET 


VILLALPAND 


Comment  se  sont  répandues  les  pensées  de  Léonard  de  Vinci. 

Lorsqu'en  1797,  Venturi  eut  annoncé  que  Ton  retrouvait, 
dans  les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  quelques-unes  des 
lois  essentielles  de  la  Mécanique  moderne,  la  surprise  de  plu- 
sieurs géomètres  dut  se  mêler  d'un  regret.  Sur  certains  points, 
le  grand  peintre  avait  devancé  Galilée  d'un  siècle.  S'il  avait 
pu,  de  son  vivant,  publier  le  Traité  du  mouvement  et  le  Traité 
des  poids  qu'il  préparait;  si,  du  moins,  à  défaut  de  cette  publi- 
cation, les  fragments  qu'il  laissait  avaient  pu  être  connus 
aussitôt  après  sa  mort,  quelle  impulsion  aurait  reçue  la  Méca- 
nique! Galilée,  Simon  Stevin,  Descartes,  eussent,  au  début  de 
leurs  travaux,  trouvé  cette  science  plus  avancée  d'un  stade  sur 
le  chemin  du  progrès;  par  un  effort  égal  à  celui  qu'ils  ont 
donné,  ils  eussent  pu  la  mener  plus  loin  qu'ils  ne  l'ont  réelle- 
ment conduite  ;  tout  le  développement  des  sciences  positives 
en  eût  été  hâté.  Ainsi  l'oubli,  à  jamais  déplorable,  dans  lequel 
sont  demeurées,  pendant  des  siècles,  les  pensées  de  Léonard 
de  Vinci  touchant  les  principes  de  la  Mécanique  a  imposé  à  la 
marche  de  l'esprit  humain  un  irrémédiable  retard. 

L'opinion  que  les  pensées  scientifiques,  souvent  si  profon- 
des, de  Léonard  sont  demeurées  absolument  inconnues  jus- 
qu'au jour  011  Venturi  les  révéla;  qu'elles  n'ont  pu,  par  consé- 
quent, influer  à  aucun  degré  sur  le  développement  de  nos 
connaissances;  que,  dès  lors,  rhistorien  des  Sciences,  soucieux 
de  la  marche  générale  de  l'esprit  humain,  n'a  point  à  en  tenir 


54  ETUDES  SUU  LEONARD  DE  VINCI 

compte;  cette  opinion,  dis -je,  est  presque  universellement 
admise. 

Cette  opinion  est  celle  que  M.  Eugène  Mûntz  exprime  ^  en 
ces  termes  : 

«  La  gloire  de  notre  grand  Léonard  a  ceci  de  particulier 
qu'elle  ne  saurait  porter  ombrage  à  n'importe  quel  savant  de 
nos  jours.  Si  l'étude  de  ses  manuscrits  permet  de  reculer  de 
deux,  parfois  même  de  trois  ou  quatre  siècles,  la  date  de  tant 
de  découvertes  capitales,  les  droits  de  ses  successeurs  n'en 
restent  pas  moins  intacts.  Je  m'explique.  Les  manuscrits  du 
Maître  étant  restés  inédits  jusqu'à  ces  dernières  années,  cha- 
cune des  lois  qu'il  a  établies  ou  devinées  a  dû  être  trouvée  une 
seconde  foise  Quelque  flatteuses  qu'aient  été  pour  sa  mémoire 
ces  confirmations  spontanées,  dont  la  plupart  se  sont  pro- 
duites si  longtemps  après  sa  mort,  l'antériorité  de  ses  litres 
ne  diminue  en  rien  le  mérite  de  ses  successeurs  ;  ils  sont 
arrivés  aux  mêmes  résultats  par  des  voies  diff"érentes  et  n'ont 
pas  à  compter  avec  lui,  du  moment  où  il  avait  négligé  de 
prendre  date.  » 

A  rencontre  de  cette  opinion,  M.  E.  Wohlwill  a  émis^,  très 
incidemment,  l'hypothèse  que  les  découvertes  de  Léonard  de 
Vinci  avaient  pu  exercer  quelque  influence  sur  les  recherches 
poursuivies  en  Mécanique  par  Cardan  et  par  Tartaglia. 

L'étude  approfondie  des  écrits  sur  la  Mécanique  qui  furent 
composés  au  xvi°  siècle  nous  a  conduit  à  énoncer  une  conclu- 
sion toute  semblable;  il  nous  a  semblé  3,  notamment,  que  la 
marque  de  Léonard  de  Vinci  se  retrouvait,  très  reconnaissable, 
en  mainte  proposition  de  Jérôme  Cardan  et  de  Jean- Baptiste 
Benedetti. 

Nous  nous  proposons  d'apporter  aujourd'hui  une  preuve  qui 
nous  semble  particulièrement  nette  de  l'influence  exercée  par 
Léonard  de  Vinci  sur  les  théories  mécaniques  de  ses  succes- 
seurs ;  notre  objet  est  de  montrer  comment  les  théorèmes  sur 

1.  Eugène  Mûnlz,  Léonard  de  Vinci,  l'artiste,  le  penseur,  le  savant,  p.  3o6,  Paris,  1899. 

2.  E.  Wolilwill,  Die  Entdeckung  des  Bcharrungsgeset:es  {Zeilschrift  fiir  Vôlkerpsy- 
chologie  iind  Sprachivisscnscliaft,  Band  XIV,  p.  380,  en  note;  i883). 

3.  P.  Duhcm,  Les  Origines  de  la  Statique.  Chapitre  III  :  Jérôme  Cardan  (Revue  des 
Questions  scientifiques,  3*  série,  t.  IV,  octobre  igoS).  —  Chapitre  X  :  La  réaction  contre 
Jordanus  :  Guido  Ubaldo  et  Benedetti  (ibid.,  3*  série,  t.  VI,  octobre  1904). 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    VILLALPAND  55 

le  centre  de  gravité,  attribués  par  Mersenne  à  Villalpand,  ont 
été,  en  réalité,  empruntés  par  Villalpand  à  Léonard  de  Vinci. 

Mais  avant  d'exposer  les  marques  auxquelles  se  peut  recon- 
naître cet  emprunt,  il  nous  semble  bon  d'examiner  en  peu  de 
mots  comment  les  théories  de  Léonard  ont  pu,  en  l'absence 
de  tout  livre  publié  par  ce  grand  artiste,  venir  à  la  connais- 
sance  des  savants  du  xvi^  siècle. 

Deux  courants  ont  pu  porter  la  tradition  de  Léonard  à  ceux 
qui  venaient  après  lui;  ces  courants  prenaient  source  l'un 
dans  la  diffusion  des  manuscrits  du  grand  peintre,  l'autre  dans 
l'enseignement  qu'il  avait  donné  à  son  Académie  de  Milan. 

Que  les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci  aient  été,  au  cours 
du  xvi**  siècle,  en  butte  à  un  véritable  pillage',  c'est  un  fait 
malheureusement  trop  certain;  on  connaît  la  négligence  avec 
laquelle  s'acquittèrent  de  leur  mission  ceux  qui  avaient  la 
garde  de  ce  précieux  dépôt  :  a  Non  seulement  les  ouvrages 
rédigés  par  le  grand  peintre  ont  péri,  »  dit  Libri^,  a  mais  on  a 
perdu  aussi  la  plupart  des  livres  où  il  écrivait  ses  notes.  Après 
sa  mort,  tous  ses  manuscrits,  ses  dessins  et  ses  instruments 
devinrent  la  propriété  de  François  Melzi,  son  élève,  à  qui  il  les 
avait  légués.  Melzi,  qui  n'était  qu'un  amateur,  plaça  ce  pré- 
cieux héritage  dans  la  maison  de  Vaprio,  près  de  Milan;  ses 
descendants  n'en  tinrent  aucun  compte,  et  un  certain  Lelio 
Gavardi,  parent  d'Aide  Manuce  le  jeune,  et  précepteur  dans 
cette  famille,  ayant  remarqué  qu'on  laissait  perdre  cette  belle 
collection,  déroba  treize  de  ces  manuscrits  et  les  porta  en 
Toscane  pour  les  vendre  au  Grand- duc  François  1"^;  mais  ce 
prince  venait  de  mourir,  et  ils  furent  déposés  à  Pise,  chez  Alde^ 
qui  les  montra  à  son  ami  Mazenta.  Celui-ci  désapprouva  forte- 
ment la  conduite  de  Gavardi,  qui,  honteux  de  sa  mauvaise 
action,  le  chargea  de  rapporter  à  Milan  et  de  restituer  ces  ma- 
nuscrits aux  Melzi.  Horace,  alors  chef  de  cette  famille,  igno- 
rant la  valeur  de  ces  treize  volumes,  en  fît  cadeau  à  Mazenta  et 
lui  dit  qu'on  avait  oublié  dans  un  coin  de  sa  maison  de  Vaprio 

1.  Voir  pour  l'histoire  de  ces  manuscrits,  l'introduction  mise  par  M.  Charles 
Ravaisson-MoUien  en  tète  du  premier  volume  de  sa  belle  publication  :  Les  Manuscrits 
de  Léonard  de  Vinci,  Paris,  1881, 

2.  Libri,  Histoire  des  Sciences  mathématiques  en  Italie,  t.  Ill,  p.  33,  Paris,  i8/jo. 


56  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

beaucoup  d'autres  dessins  et  manuscrits  de  Léonard.  Plusieurs 
amateurs  obtinrent  ensuite  les  dessins,  les  instruments,  les 
préparations  anatomiques,  enfin  tout  ce  qui  restait  du  cabinet 
de  Léonard.  Pompée  Leoni,  sculpteur  au  service  de  Philippe  II, 
fut  des  mieux  partagés...  »  Les  manuscrits  qui  lui  furent 
donnés  sont  devenus,  après  maintes  péripéties,  le  célèbre 
Codice  Atiantico  de  la  Bibliothèque  Ambrosienne  de  Milan. 

Ainsi,  dans  le  trésor  amassé  par  Léonard,  chacun  fouillait  à 
sa  guise  et  prenait  ce  qui  lui  plaisait.  Les  traités  étaient  rete- 
nus par  ceux  qui  y  prenaient  intérêt  ou  circulaient  de  main  en 
main  jusqu'à  ce  qu'ils  fussent  égarés;  parfois,  un  lecteur  plus 
soigneux  en  prenait  copie. 

Nous  savons  par  Luca  Paciolii  que  Léonard  avait  complète- 
ment achevé  la  rédaction  de  son  Traité  de  la  peinture.  Yasari, 
dans  ses  Vies  des  meilleurs  peintres^  sculpteurs  et  architectes, 
raconte  avoir  vu  ce  traité  autographe  entre  les  mains  d'un 
peintre  milanais  qui  voulait  le  faire  imprimer  à  Rome.  Cette 
rédaction  autographe  est  aujourd'hui  perdue.  Une  grande 
partie  des  minutes  au  moyen  desquelles  Léonard  en  avait  pré- 
paré la  rédaction  ont  été  publiées  de  nos  jours  par  M.  Richter. 
Les  nombreuses  éditions  du  Traité  de  la  peinture  données  avant 
celles  de  M.  Richter  ont  pour  sources  deux  copies  manuscrites. 
La  première  de  ces  copies,  conservée  aujourd'hui  à  Rome,  à  la 
Bibliothèque  Barberini,  est  celle  qui  fut  communiquée  au 
xvii^  siècle,  par  le  chevalier  Del  Pozzo,  à  Roland  Fréart,  sieur 
de  Ghambray;  ce  dernier  en  donna,  en  i65i,  deux  éditions, 
l'une  en  italien,  l'autre  en  français,  ornées  de  dessins  de  Pous- 
sin. La  seconde,  propriété  de  la  Bibliothèque  Vaticane,  est 
beaucoup  plus  complète;  elle  fui  publiée  pour  la  première 
fois,  en  1817,  par  Manzi. 

L'histoire  du  Traité  de  la  peinture,  que  nous  venons  de  retra- 
cer très  sommairement,  nous  montre  de  quelle  manière  les 
idées  de  Léonard  ont  pu  se  répandre  au  xvi**  siècle.  Certains 
traités  ont  pu,  comme  celui  de  la  peinture,  parvenir  plus  ou 
moins  intégralement  jusqu'à  nous;  tel  l'ouvrage  intitulé  :  Del 
moto  e  delta  misura  deW  acqua,  qui  fut  seulement  imprimé  en 

I.  Luca  Pacioli,  Divina  proportione,  fol.  i,  Venetiis,  iSog. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    VÏLLALPAND  b'] 

1828,  à  Bologne.  D'autres,  livrés  de  bonne  heure  à  toutes  les 
déprédations,  ont  été  perdus. 

Léonard,  par  exemple,  avait  achevé  la  rédaction  d'un  Traité 
de  perspective  ;  Gellini,  dans  l'ouvrage  qu'il  publia  à  Flo- 
rence, en  i568,  sur  le  même  sujet,  dit  a  plusieurs  reprises  qu'il 
s'était  rendu  acquéreur  de  ce  traité,  qu'il  l'avait  prêté  à  Sarlio, 
et  que  celui-ci  en  avait  tiré  ce  qu'il  y  a  de  mieux  dans  son 
ouvrage. 

Cardan,  qui  a  fait  tant  d'emprunts  à  la  Statique  et  à  la  Dyna- 
mique de  Léonard,  mentionne  dans  son  De  Subtilitate  les 
recherches  anatomiques  du  grand  peintre.  Biondo,  dans 
V Éloge  de  la  peinture,  paru  en  i549,  mentionne  également  le 
Traité  d'anatomie  du  peintre  de  la  Joconde. 

Ces  divers  témoignages,  en  nous  marquant  à  quelles  dépré- 
dations les  écrits  de  Léonard  furent  en  butte,  nous  montrent 
avec  quelle  facilité  ils  purent  être  plagiés. 

Il  est  probable  que  les  idées  de  Léonard  se  répandirent  aussi 
par  un  autre  canal  ;  nous  voulons  parler  de  la  tradition  créée 
par  l'enseignement  qu'il  donnait  à  son  Académie. 

Nous  ne  savons  presque  rien  de  1'  «  Accademia  Leonardi  Vinci  » 
que  le  grand  peintre  avait  fondée  à  Milan;  son  existence  même 
a  pu  être  révoquée  en  doute  par  M.  Uzielli,  sans  que  ce  doute, 
d'ailleurs,  rencontrât  créance.  Et  cependant,  comme  le  dit  fort 
justement  M.  Eug.  Mûntzi,  «  il  serait  d'un  intérêt  capital  de 
connaître  l'organisation  de  l'Académie  de  Milan,  ne  fût-ce  que 
pour  savoir  dans  quelle  mesure  les  découvertes  de  Léonard 
ont  pu  se  répandre,  et  si  plusieurs  d'entre  elles  ne  sont  pas 
venues  à  la  connaissance  de  ses  successeurs  immédiats  par 
voie  de  tradition  orale.  »  D'autant  qu'en  général^  «  on  s'accorde 
à  considérer  les  manuscrits  de  Léonard  comme  des  frag- 
ments de  l'enseignement  qu'il  donna  devant  l'Académie  de 
Milan.  » 

Ces  quelques  considérations  font  comprendre  comment 
une  théorie  de  Mécanique,  composée  par  Léonard,  a  pu 
être  reproduite,  sous  un  nom  d'emprunt,  vers  la  fin  du 
xvi^  siècle. 

I.  Eug.  Mûntz,  Léonard  de  Vinci,  l'artiste,  le  penseur,  le  savant,  p.  aSo. 


58  ÉTUDES    SUR    I^ÉONARD    DE    VINCI 


II 


La    THEORIE    DE    l'ÉQUILIBRE    DES   MERS    SELON    ArISTOTE, 

Adraste  et  Théon  de  Smyrne, 

Si  nous  voulons  constater  très  exactement  en  quoi  la  théorie 
de  Léonard  de  Vinci  a  été  plagiée,  il  nous  faut  d'abord  mar- 
quer avec  une  entière  précision  ce  qui,  en  cette  théorie,  appar- 
tenait en  propre  au  grand  artiste  ;  pour  cela,  il  nous  faut 
reconnaître  à  quelles  sources  il  avait  puisé. 

Pour  retrouver  ces  sources,  il  nous  faut  rétrograder  très  loin 
dans  le  passé,  il  nous  faut  remonter  jusqu'à  Aristote. 

Un  des  plus  remarquables  chapitres  du  De  Cœlo  est  assuré- 
ment ce  XIV®  chapitre  du  deuxième  livre,  où  le  Stagirite  entre- 
prend de  prouver  la  sphéricité  de  la  Terre. 

Parmi  ses  arguments,  il  y  a  des  raisons  a  posteriori  qui  nous 
donnent  la  rotondité  de  la  Terre  comme  un  fait;  telle  la  forme 
de  l'ombre  de  la  Terre  dans  les  éclipses  de  Lune  ;  telle  encore 
cette  observation  que  le  voyageur,  s'avançant  du  Nord  au  Sud, 
voit  certaines  constellations  s'abaisser  et  disparaître,  tandis 
que  d'autres,  qui  lui  étaient  tout  d'abord  inconnues,  se  lèvent 
devant  lui.  Cette  observation  peut  même  servir  à  déterminer 
les  dimensions  du  globe  terrestre  et  Aristote  en  donne  une 
évaluation  qu'il  tenait  peut-être  d'Eudoxei;  cette  détermina- 
tion, à  coup  sûr,  est  fort  erronée;  elle  n'en  est  pas  moins  la 
plus  ancienne  qui  soit  parvenue  à  notre  connaissance. 

L'étude  de  la  pesanteur  fournit  à  Aristote  un  nouvel  argu- 
ment a  posteriori  en  faveur  de  la  sphéricité  de  la  Terre;  Aristote 
admet  que  tous  les  graves  tendent  au  même  point,  le  centre 
du  Monde;  or  la  trajectoire  de  la  chute  des  corps  pesants,  la 
verticale,  variable  en  direction  d'un  point  à  l'autre  de  la  Terre, 
est  toujours  normale  à  sa  surface;  celle-ci  a  donc  la  forme 
sphérique. 

La  considération  de  la  pesanteur  fournit  à  Aristote  un  argu- 

I.  Cf.  p.  Tannery,  Recherches  sur  l'histoire  de  l'Astronomie  ancienne  (Mémoires  de  la 
Société  des  Sciences  pliysiques  et  naturelles  de  Bordeaux,  'y  série,  t.  I,  p.  i  lo;  iSgS). 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    VILLALPAND  69 

ment  d'un  autre  ordre,  un  argument  a  priori,  ce  que  l'on  appe- 
lait de  son  temps  une  preuve  physique,  ce  que  l'on  appelle 
aujourd'hui  une  preuve  mécanique;  et  cette  preuve  lui  paraît  si 
importante  qu'il  la  place  au  premier  rang. 

((  11  faut,  »  dit  Aristote,  «  que  la  Terre  ait  la  forme  sphérique, 
car  chacune  de  ses  parcelles  est  douée  d'une  gravité  par  laquelle 
elle  tend  au  centre  du  Monde;  la  moins  lourde  de  deux  par- 
celles voisines,  poussée  par  la  plus  lourde,  ne  peut  se  mouvoir 
tantôt  en  haut,  tantôt  en  bas  ;  elle  est  de  plus  en  plus  compri- 
mée et  finit  par  céder  à  celle  qui  la  presse  jusqu'à  ce  que,  de 
toutes  parts,  tout  grave  vienne  vers  le  centre,  » 

Sous  une  forme  bien  sommaire  et  bien  vague  encore,  ce 
passage  contient  le  germe  d'une  grande  vérité  qui  ira  se 
développant  à  travers  les  siècles  :  c'est  à  la  pesanteur  que  la 
Terre  doit  sa  figure. 

De  la  pesanteur  de  la  terre  ferme,  on  ne  saurait  conclure 
qu'elle  soit  sphérique,  mais  seulement  qu'elle  tend  à  l'être  ;  grâce 
à  leur  solidité,  ses  diverses  parties  s'étayent  les  unes  les  autres 
et  se  gênent  en  leurs  mouvements.  Il  n'en  est  pas  de  même  de 
l'eau;  la  fluidité  de  cet  élément  supprime  tout  obstacle  au 
changement  de  figure;  une  eau  dont  les  diverses  parties  ten- 
dent au  centre  du  Monde  ne  saurait  être  en  équilibre  que  sa 
surface  ne  soit  une  sphère  concentrique  à  l'Univers. 

Aristote  a  fort  bien  reconnu  cette  vérité;  il  a  entrepris  de 
démontrer  géométriquement  la  sphéricité  de  la  surface  des 
eaux.  Voici  en  quels  termes,  trop  concis,  le  De  Cœlo  nous 
rapporte  '  sa  démonstration  : 

((  Que  la  surface  de  l'eau  soit  sphérique,  cela  est  manifeste 
si  Ton  accepte  cette  hypothèse  :  la  nature  de  l'eau  est  de 
s'écouler  vers  les  lieux  les  plus  bas,  et  ce  lieu  est  le  plus  bas 
qui  est  le  plus  voisin  du  centre.  En  effet,  du  centre  a  menons 
deux  lignes  a^  et  ay;  joignons  gy.  Si  nous  abaissons  la  perpen- 
diculaire ao  du  centre  a  sur  la  ligne  ^v,  cette  ligne  sera  la  plus 
courte  que  l'on  puisse  mener  du  centre  a  à  la  ligne  py.  Le  point  B 
sera  donc  le  plus  bas  de  la  ligne  |3y,  en  sorte  que  l'eau  coulera 

I.  Aristote,  De  Cœlo  et  Mando,  lib.  II,  cap.  IV. 


6o  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    AINCI 

de  tout  côté  vers  ce  point,  jusqu'à  ce  que  sa  surface  soit  de 
toutes  parts  équidistante  du  centre...  » 

Dans  sa  brièveté  extrême,  le  raisonnement  d'Aristote  est 
quelque  peu  obscur.  Nous  allons  le  retrouver  sous  une  forme 
plus  nette  dans  l'œuvre  d'Adraste. 

Élève  immédiat  du  Stagirite,  Adraste  vécut,  pense-t-on,  de 
36o  à  317  avant  J.-G.  Ses  écrits  sont  entièrement  perdus.  Mais 
de  son  enseignement  touchant  la  rotondité  de  la  Terre,  nous 
trouvons  une  copie  ou  un  résumé  très  étendu  dans  un  ouvrage  ^ 
de  Théon  de  Smyrne  ;  ce  dernier  vécut  à  une  époque  mal 
connue  que  l'on  doit  placer  entre  le  règne  de  Tibère  et  celui 
d'Antonin-le-Pieux. 

Pour  prouver  la  sphéricité  de  la  Terre,  Adraste  reprend,  en 
les  développant  et  les  précisant,  quelques-uns  des  arguments 
d'Aristote;  il  reprend  d'abord  les  arguments  a  posteriori  : 

((  La  sphéricité  de  la  Terre  est  démontrée  par  cette  raison 
que,  de  chaque  partie  de  la  Terre,  notre  regard  embrasse  la 
moitié  du  Ciel,  tandis  que  l'autre  moitié,  nous  la  jugeons 
cachée  parla  Terre,  ne  pouvant  l'apercevoir...  » 

((  Et  d'abord  la  Terre  est  sphéroïdale  de  l'Orient  à  l'Occident; 
le  lever  et  le  coucher  des  mêmes  astres  le  prouvent  bien;  ils 
ont  lieu  plus  tôt  pour  les  habitants  des  régions  orientales,  plus 
tard  pour  ceux  des  régions  occidentales.  Ce  qui  le  montre 
encore,  c'est  une  même  éclipse  de  Lune;  elle  se  produit  dans 
un  même  espace  de  temps  assez  court  ;  pour  tous  ceux  qui 
peuvent  la  voir,  elle  paraîtra  à  des  instants  différents;  plus  on 
sera  vers  l'Orient,  plus  vite  on  la  verra  et  plus  tôt  on  en  aura 
vu  une  plus  grande  partie...  » 

«  Il  est  encore  évident  que  la  Terre  est  convexe  du  Nord  au 
Midi;  »  en  effet,  les  habitants  des  contrées  septentrionales 
voient  des  étoiles  que  les  méridionaux  n'aperçoivent  pas,  et 
inversement. 

A  ces  preuves,  Adraste  ajoute  la  raison  mécanique  donnée 

I.  OEQNOÏ  IMÏPNAlOr  lIAAïtiNIKGÏ  tîÔv  xarà  to  [j.aO/][jLaTtxbv  xp/)TiVwv  el; 
TT,v  nXocTwvo;  àvâyvwTtv.  T. -Théon  de  Smyrne,  philosophe  platonicien,  Exposition  des 
connaissances  mathématiques  utiles  pour  la  lecture  de  Platon,  traduite  pour  la  première 
fois  du  grec  en  français  par  J.  Dupuis;  Paris,  1892.  Troisième  partie  :  Astronomie. 
De  la  forme  sphorique  de  la  Terre,  p.  198. 


LÉONARD    DE    VINCI   ET    VILLALPAND  6l 

par  Aristote;  cette  raison,  il  la  précise  et  la  développe  en  ces 
termes  : 

«  D'ailleurs,  tout  corps  pesant  se  portant  naturellement  vers 
le  centre,  si  nous  concevions  que  certaines  parties  de  la  Terre 
fussent  plus  éloignées  du  centre,  il  faudrait  nécessairement,  à 
cause  de  leur  grandeur,  que  les  petites  parties  qui  les  entou- 
rent fussent  pressées,  repoussées  et  éloignées  du  centre,  jusqu'à 
ce  que  l'égalité  de  distance  et  de  pression  étant  obtenue,  tout 
soit  constitué  en  équilibre  et  en  repos,  comme  deux  poutres 
qui  se  soutiennent  mutuellement  ou  comme  deux  athlètes  de 
même  force  qui  se  tiennent  mutuellement  embrassés.  Si  les 
différentes  parties  de  la  Terre  sont  également  éloignées  du 
centre,  il  faut  que  sa  forme  soit  sphérique. 

»  En  outre,  puisque  la  chute  des  corps  pesants  se  fait  toujours 
et  partout  vers  le  centre,  que  tout  converge  vers  le  même  point 
et  qu'enfin  chaque  corps  tombe  verticalement,  c'est-à-dire  qu'il 
fait  avec  la  surface  de  la  Terre  des  angles  égaux,  on  doit 
conclure  que  la  surface  de  la  Terre  est  sphérique.  ». 

Adraste,  jusqu'ici,  a  paraphrasé,  en  les  précisant  quelque 
peu,  les  preuves  de  la  sphéricité  de  la  terre  ferme  données  par 
son  maître  Aristote.  «  Mais,  »  ajoute-t-il,  «  la  surface  de  la  mer 
et  des  eaux  tranquilles  est  aussi  sphérique  »  et,  s'inspirant 
encore  du  Stagirite,  il  entreprend  de  justifier  cette  affirmation. 

((  Souvent,  »  dit-il,  a  pendant  une  navigation,  alors  que  du 
pont  du  navire  on  ne  voit  pas  encore  la  terre  ou  un  vaisseau 
qui  s'avance,  des  matelots  grimpés  au  haut  d'un  mât  les 
aperçoivent,  étant  plus  élevés  et  comme  dominant  la  convexité 
de  la  mer  qui  faisait  obstacle.  » 

Après  avoir  donné  cette  preuve,  bien  insuffisante  mais  de- 
meurée classique,  de  la  sphéricité  de  la  mer,  le  philosophe 
péripatéticien  poursuit  en  ces  termes  : 

u  On  peut  démontrer  physiquement  et  mathématiquement 
que  la  surface  de  toute  eau  tranquille  doit  être  de  forme  sphé- 
rique. L'eau  tend,  en  effet,  toujours  à  couler  des  parties  les 
plus  hautes  vers  les  parties  les  plus  creuses.  Or,  les  parties 
hautes  sont  celles  qui  sont  le  plus  éloignées  du  centre  de  la 
Terre,  les  parties  creuses  sont  celles  qui  le  sont  le  moins.  » 


63  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

Adraste  suppose,  pour  un  instant,  qu'une  partie  de  la  mer 
soit  limitée  par  une  surface  plane;  il  montre  sans  peine  qu'il 
existerait  sur  cette  surface  a  (S  y  un  point  g  situé  plus  près  du 
centre  de  la  Terre  y.  que  les  autres  points  a, y,...  ;  ce  point  (3  est 
le  pied  de  la  perpendiculaire  abaissée  du  point  7.  sur  le  plan  a  y 
ce  point  p  est,  dès  lors,  plus  bas  que  les  points  a,  y,...  ;  a  l'eau 
s'écoulera  donc  des  points  a,  y,...  vers  le  point  g  moins  élevé, 
jusqu'à  ce  que  ce  dernier  point,  entouré  de  nouvelle  eau,  soit 
aussi  éloigné  du  point  y.  que  de  a  et  y.  Pareillement,  tous  les 
points  de  la  surface  de  l'eau  devront  se  trouver  à  égale  distance 
de  7.  ;  donc  l'eau  offre  la  forme  sphérique  et  la  masse  entière  de 
l'eau  et  de  la  terre  est  sphérique.  » 

Ce  premier  essai  mécanique  pour  déterminer  la  forme 
d'équilibre  des  mers  suscita,  dès  l'Antiquité,  d'autres  tentatives 
analogues.  Archimède  s'efforça,  à  son  tour,  de  prouver  que, 
par  le  fait  de  la  pesanteur,  la  surface  des  eaux  tranquilles  est 
une  sphère  dont  le  centre  est  aussi  celui  du  Monde.  La  démons- 
tration d'Archimède  semble  plus  savante  que  celle  d'Aristote 
et  d'Adraste  ;  cependant  une  critique  un  peu  sévère  ne  tarde 
pas  à  reconnaître  I  qu'elle  ne  repose  pas  sur  une  exacte  notion 
de  la  pression  hydrostatique.  Mais  nous  n'insisterons  pas  ici 
sur  la  démonstration  d'Archimède,  qui,  jusqu'au  xvi''  siècle,  ne 
parait  guère  avoir  attiré  l'attention  des  physiciens. 

Plus  simple  que  le  raisonnement  du  grand  Syracusain,  l'ar- 
gumentation d'Aristote  et  d'Adraste  a  pu  ravir  l'adhésion  de 
maint  philosophe.  Théon  de  Smyrne  nous  a  conservé  l'expo- 
sition d'Adraste,  et  Pline  l'Ancien,  sous  une  forme  assez  im- 
précise, paraphrase  2  ce  même  argument  qu'il  regarde  comme 
une  preuve  de  la  subtilité  géométrique  des  Grecs. 

1.  p.  Duhem,  Archimède  a-t-il  connu  le  paradoxe  hydrostatique?  (Bibliotheca  mathe- 
matica,  3  Folge,  Bd.  I,  p.  i5;  1900). 

2.  C.  Plinii  Secundi  Historia  naturalisa  liber  II;  de  antipodibus,  an  sint,  et  aquac 
rotunditatc. 


LÉONARD    DE    VJNCI    ET    VILLALPAND  63 

i 
III 

La  sphéricité  de  la  terre  et  des  mers  selon  Albert  de  Saxe. 

Les  astronomes  de  l'École  d'Alexandrie,  comme  Claude  Pto- 
lémée,  ou  du  Moyen-Age  occidental,  comme  Sacro-Bosco,  ne 
paraissent  point  s'être  attachés  aux  preuves  mécaniques  de  la 
sphéricité  de  la  Terre  et  des  mers;  au  contraire,  les  philosophes 
qui  ont  commenté  le  De  Cœlo  d'Aristote  y  ont  arrêté  leur 
attention. 

Simplicius  développe  longuement  ce  qu'Aristote  avait  dit  de 
la  figure  de  la  Terre;  il  corrige,  d'après  les  déterminations 
d'Eratosthène,  les  dimensions  que  le  Stagirite  avait  attribuées 
à  notre  globe.  Il  expose,  sous  une  forme  claire  et  explicite,  le 
raisonnement  par  lequel  la  figure  sphérique  des  mers  est 
prouvée  au  De  Cœlo.  A  cette  preuve,  il  en  ajoute  une  autre  i, 
qui  n'est  point  d'Aristote  :  «  Une  observation  nous  conduit  à 
penser  que  la  surface  de  l'eau  est  sphérique;  lorsque  des 
gouttes  d'eau  tombent  sur  une  surface  polie,  comme  une 
feuille  de  roseau  ou  une  feuille  d'arbre,  elles  se  pelotonnent 
sur  elles-mêmes  et^  lorsqu'elles  ont  pris  la  forme  sphérique, 
elles  demeurent  en  équilibre...  Si  l'on  remplit  d'eau  un  calice 
et  si  l'on  introduit  doucement  dans  cette  eau  des  pièces  de 
monnaie  ou  d'autres  masses,  on  voit  la  surface  du  liquide 
prendre  la  forme  sphérique  et  l'eau  ne  s'écoule  qu'après  qu'elle 
a  surpassé  la  surface  de  la  sphère.  » 

Nous  savons  aujourd'hui  combien  fautives  sont  ces  compa- 
raisons qui  confondent  les  phénomènes  dus  à  la  seule  action 
de  la  pesanteur  avec  les  effets  de  capillarité;  la  distinction 
n'était  point  faite  au  Moyen-Age,  et  plus  d'un  physicien  se 
pouvait  prendre  à  ces  analogies;  Pline  les  avait  invoquées 
avant  Simplicius,  et  Sacro-Bosco  les  admit  après  lui. 

Au  sujet  de  la  figure  de  la  Terre  comme  au  sujet  de  l'équili- 
bre des  mers,  saint  Thomas  d'Aquin  se  borne  à  exposer  très 

I.  Simplicii  Coinmentarias  in  IV  libros  Aristotelis  de  Caelo  recensione  Sim.  Kara- 
teni,  Trajecti  ad  Rhenum,  MDCCGLXV,  p.  i86. 


64  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

fidèlement  et  très  clairement  la  pensée  d'Aristote.  Il  nous  faut 
arriver  jusqu'au  xiv^  siècle  et  à  l'enseignement  d'Albert  de  Saxe 
pour  trouver  quelque  addition  essentielle  à  la  doctrine  péripa- 
téticienne touchant  les  questions  qui  nous  occupent. 

Lorsque  Albert  de  Saxe  examine  cette  question  i  :  La  Terre 
entière  est-elle  sphérique?  il  a  assurément  sous  les  yeux  le  texte 
d'Aristote  et  le  commentaire  de  Simplicius  ;  mais  il  consulte 
aussi  le  texte  de  Théon  de  Smyrne  ou  bien  un  exposé  que  ce 
texte  a  inspiré;  une  foule  d'indices  permettent  de  le  reconnaître. 

Lisons,  par  exemple,  dans  les  Questions  du  vieux  maître 
scolastique,  les  preuves  de  la  sphéricité  de  la  Terre;  nous  y 
retrouverons  les  arguments  d'Adraste,  rangés  dans  Vordre 
même  où  Théon  de  Smyrne  nous  les  a  présentés  : 

«  Première  conclusion.  La  Terre  n'est  pas  rigoureusement 
sphérique  ;  cela  est  évident,  car  elle  présente  un  grand  nombre 
de  montagnes  et  de  vallées. 

»  Seconde  conclusion.  La  Terre  est  ronde  de  l'Orient  à  l'Occi- 
dent. On  le  prouve;  en  effet,  s'il  n'en  était  pas  ainsi,  les  mêmes 
étoiles  se  lèveraient  et  se  coucheraient  aussi  tôt  pour  les  hom- 
mes qui  habitent  vers  l'Occident  que  pour  ceux  qui  habitent 
vers  l'Orient...  Or,  cette  conséquence  est  fausse;  le  jour  et  la 
nuit  commencent  plus  tôt  pour  ceux  qui  habitent  à  l'Orient 
que  pour  ceux  qui  habitent  à  l'Occident;  cela  résulte  évidem- 
ment de  ce  fait,  souvent  constaté,  qu'une  même  éclipse  de 
Lune,  aperçue  par  les  orientaux  à  la  troisième  heure  de  la 
nuit,  est  vue  par  les  occidentaux  à  la  première  ou  à  la  seconde 
heure,  selon  qu'ils  habitent  plus  ou  moins  à  l'Ouest  des  pre- 
miers ;  et  cela  n'aurait  point  lieu  si  la  nuit  ne  commençait  pas 
de  meilleure  heure  pour  les  orientaux. 

»  Troisième  conclusion.  De  même,  la  Terre  est  ronde  du  Nord 
au  Midi.  On  le  prouve;  car  si  un  voyageur  s'avance  suffisam- 
ment du  Nord  vers  le  Sud,  il  voit  le  pôle  s'élever  sensiblement; 
cela  ne  peut  provenir  que  du  renflement  présenté  par  la  Terre 
entre  le  Nord  et  le  Sud. 

»  En  second  lieu,  un  voyageur  pourrait  s'avancer  du  Nord 

1.  Albcrli  de  Saxonia  Quœstiones  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo;  iu  iibrum  II  quocslio 
XXVII  (Ed.  149a)  vel  XXV  (Ed.  i5i8). 


LÉONARD    DE    VTNGI    ET    VlLLALPAND  65 

vers  le  Sud  assez  pour  voir  certaines  étoiles  qui,  auparavant, 
ne  lui  apparaissaient  point;  en  même  temps,  certaines  constel- 
lations se  cachent  à  ses  yeux  qui,  auparavant,  se  montraient  à 
lui.  Cela  ne  peut  être  qu'un  effet  du  renflement  de  la  Terre 
entre  le  Nord  et  le  Sud. 

»  Quatrième  conclusion.  La  Terre  est  ronde  à  ce  point  que, 
par  rapport  h  la  Terre  entière,  les  élévations  des  montagnes 
sont  petites  et  comme  négligeables.  On  le  prouve,  en  premier 
lieu,  parce  que  lorsque  les  graves  tombent  sur  un  sol  qui  n'est 
point  celui  d'une  montagne  ni  d'une  vallée,  ils  tombent  à 
angles  égaux  [normalement].  Cela  n'aurait  point  lieu  si  les 
graves  ne  tendaient  point  au  même  centre;  et  comme  toutes 
les  parties  de  la  Terre  sont  graves,  il  en  résulte  qu'elles  tendent 
toutes  au  même  centre.  Cela  ne  serait  point  si  la  Terre  n'était 
pas  ronde  ou  ne  tendait  pas  naturellement  à  la  rondeur. 

»  En  second  lieu,  les  parties  de  la  Terre  tendent  toutes  éga- 
lement vers  le  centre  du  Monde;  elles  descendent  aux  lieux  les 
plus  bas,  à  moins  qu'elles  ne  se  soutiennent  l'une  l'autre, 
comme  on  le  voit  des  montagnes;  néanmoins,  au  cours  des 
temps,  toute  chose  descendra  et  se  précipitera  vers  le  centre 
du  Monde  ;  il  semble  que  ce  soit  là  la  cause  de  la  rotondité  de 
la  Terre. 

»  De  là^  on  peut  connaître  que  si  la  Terre  était  fluide  comme 
l'eau^  de  telle  sorte  que  ses  diverses  parties  ne  se  soutinssent 
point  l'une  l'autre,  elle  coulerait  vers  une  rotondité  uniforme 
et  une  sphéricité  parfaite.  » 

Jusqu'ici,  Albert  de  Saxe  n'a  guère  fait  que  mettre  en  forme 
scolastique  les  arguments  qu'Adraste  avait  donnés  en  faveur 
de  la  sphéricité  de  la  Terre.  11  y  joint  l'argument  tiré  de  la 
forme  de  l'ombre  de  la  Terre  dans  les  éclipses  de  Lune,  argu- 
ment qu'Aristote  avait  produit,  mais  qu'Adraste  avait  négligé. 
Puis  il  ajoute  ce  passage  : 

«  Au  sujet  de  cette  conclusion,  il  faut  savoir  que  l'on  peut 
déterminer  par  l'expérience  si  la  Terre  est  ronde,  du  moins  du 
Sud  au  Nord.  Qu'un  observateur,  partant  d'un  certain  lieu,  se 
déplace  vers  le  Nord  jusqu'à  ce  que  le  pôle  lui  semble  plus  élevé 
d'un  degré  qu'auparavant,  et  qu'il  mesure  le  chemin  parcouru. 

p.    DUHEM.  5 


^6  ÉTUDES    SUR    LÉONAtlD    DE    VIlNCi 

Gela  fait,  qu'il  revienne  à  son  point  de  départ  et  que,  partant 
de  ce  lieu,  il  se  dirige  vers  le  Midi,  jusqu'à  ce  que  le  pôle  lui 
paraisse  moins  élevé  d'un  degré  qu'il  n'était  au  lieu  marqué 
comme  point  de  départ;  qu'il  mesure  de  nouveau  le  chemin 
parcouru.  Si  ces  deux  chemins  se  trouvent  être  égaux,  c'est  un 
signe  certain  que  la  Terre  est  circulaire  du  Nord  au  Sud;  si,  au 
contraire,  il  se  trouvait  qu'ils  ne  fussent  point  égaux,  ce  serait 
un  signe  que  la  Terre  n'est  point  ronde  du  Nord  au  Sud.  » 

Les  Anciens  avaient  trouvé  dans  la  mesure  de  l'arc  d'un  degré 
le  moyen  de  déterminer  la  grandeur  de  la  Terre  supposée  sphé- 
rique;  nous  avons  vu  que  cette  méthode  était  déjà  connue 
d'Aristote,  qui  la  tenait  peut-être  d'Eudoxe;  mais  que  la  me- 
sure d'un  degré  du  méridien,  répétée  sous  diverses  latitudes, 
pût  servir  à  déterminer  la  forme  réelle  du  globe^  c'est  une 
idée  qui  ne  paraît  point  s'être  présentée  à  l'esprit  des  astrono- 
mes de  l'Antiquité  I.  Le  passage  d'Albert  de  Saxe  que  nous 
venons  de  citer  montre  que  la  Scolastique  du  xiv^  siècle  l'avait 
nettement  formulée.  Il  appartenait  à  la  science  du  i^yif  siècle 
d'en  aborder  la  réalisation. 

Albert  de  Saxe  ne  s'est  pas  contenté  d'exposer,  au  sujet  de 
la  sphéricité  terrestre,  les  divers  arguments  d'Aristote  et 
d'Adraste,  perfectionnés  en  un  point  important;  il  y  a  joint 
une  série  de  corollaires  curieux,  d'allure  paradoxale,  destinés 
sans  doute  à  frapper  l'esprit  de  ses  disciples.  Pour  l'objet  que 
nous  nous  proposons,  ces  corollaires  sont  d'une  importance 
particulière;  citons-les  donc  in  extenso. 

((  I"  De  ce  que  la  Terre  est  ronde,  il  résulte  que  les  lignes 
normales  à  la  surface  de  la  Terre,  lorsqu'on  les  prolonge  vers  le 
centre,  vont  sans  cesse  en  se  rapprochant  les  unes  des  autres 
et  concourent  au  centre. 

»  2"  Il  en  résulte  que  si  l'on  construisait  deux  tours  verti- 
cales, plus  elles  s'élèveraient  et  plus  elles  s'écarteraient  l'une  de 
l'autre;  et  plus  elles  seraient  basses,  plus  elles  seraient  proches. 

»  3"  Si  l'on  creusait  un  puits  au  fil  à  plomb,  ce  puits  serait 
plus  large  au  voisinage  de  l'orifice  qu'au  fond. 

I.  Cf.  Paul  Tannery,  Recherches  sur  V histoire  de  V Astronomie  ancienne  {Mémoires 
de  la  Société  des  Sciences  physiques  et  naturelles  de  Bordeaux,  k'  série,  t.  I,  p.  io4;  iSgS). 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    VILLALPAND  67 

»  4°  Toute  ligne  dont  tous  les  points  sont  à  égale  distance 
du  centre  est  une  ligne  courbe;  car  si  elle  était  droite,  certains 
de  ses  points  seraient  plus  près  du  centre  et  d'autres  plus  éloi- 
gnés ;  ses  divers  points  ne  seraient  pas  équidistanls  du  centre; 
ils  ne  seraient  pas  aussi  bas  les  uns  que  les  autres.  Si  une 
ligne  droite  touche  la  surface  terrestre  en  son  point  milieu, 
son  point  milieu  est  plus  voisin  du  centre  de  la  Terre  que  ses 
extrémités,  lien  résulte  que  si  un  homme  marchait  suivant  cette 
ligne  droite,  il  descendrait  une  partie  du  temps  et  monterait 
ensuite;  il  descendrait,  en  effet,  tant  qu'il  se  dirigerait  vers  le 
point  qui  est  le  plus  voisin  du  centre  de  la  Terre;  il  monterait 
à  partir  du  moment  oii  il  s'éloignerait  de  ce  point;  il  est  clair, 
en  effet,  que  durant  la  première  partie  du  temps^  il  s'appro- 
cherait sans  cesse  du  centre  de  la  Terre,  et  qu'il  s'en  éloigne- 
rait durant  la  seconde  partie  ;  or,  s'approcher  du  centre  de  la 
Terre,  c'est  descendre  et  s'en  éloigner,  c'est  monter. 

))  On  peut  conclure  de  là  qu'un  mobile  qui,  entre  deux  termes 
donnés,  décrit  un  trajet  qui  sans  cesse  monte  ou  descend  peut 
fort  bien  faire  moins  de  chemin  que  s'il  allait  de  l'un  de  ces 
termes  à  l'autre  sans  monter  ni  descendre.  Gela  se  voit  claire- 
ment en  supposant  que  le  premier  trajet  soit  un  diamètre  de 
la  Terre,  tandis  que  le  second  serait  la  demi  circonférence  qui 
a  ce  diamètre  pour  corde. 

»  5"  Lorsqu'un  homme  se  promène  à  la  surface  de  la  Terre, 
sa  tête  se  meut  plus  vite  que  ses  pieds;  car  la  tête,  qui  est  en 
l'air,  décrit  une  plus  grande  circonférence  que  les  pieds  qui  tou- 
chent le  sol.  On  pourrait  concevoir  un  homme  si  grand  que  sa 
tête  se  mouvrait  en  l'air  deux  fois  plus  vite  que  ses  pieds  sur 
le  sol.  » 

Ces  corollaires  de  la  sphéricité  terrestre,  bien  capables  de 
frapper  l'imagination  des  «  escholiers  de  Sorbonne  »  qui  se 
pressaient  au  pied  de  la  chaire  de  maître  Albert  de  Saxe, 
devaient  conduire  Léonard  de  Vinci  à  découvrir  un  important 
théorème  de  Mécanique. 


6S  ÉTUDES    SUR    LÉOlSARD    DE    VlNCt 


IV 


La   sphéricité   de  la   terre   et   des  mers   dans   les   écrits 

DE  Léonard  de  Vinci. 

Il  n'est  pas  impossible  que  Léonard  de  Vinci  ait  connu  le 
livre  de  Théon  de  Smyrne;  il  est  probable  qu'il  a  lu  ï Histoire 
naturelle  de  Pline  »;  mais  à  coup  sûr 2,  il  a  profondément 
médité  les  Qaœstiones  in  libros  de  Cœlo  et  Miindo  d'Albert 
de  Saxe. 

Parmi  les  questions  examinées  par  Albert  de  Saxe,  il  en  est 
peu  qui  aient,  autant  que  la  théorie  de  la  figure  de  la  Terre  et 
des  mers,  sollicité  l'attention  de  Léonard;  cela  se  conçoit 
aisément;  le  grand  artiste  était,  en  même  temps,  le  plus 
savant  ingénieur  hydraulicien  de  son  époque;  rien  de  ce  qui 
touche  à  l'équilibre  et  au  mouvement  des  eaux  naturelles  ne 
pouvait  le  laisser  indifférent. 

Dans  ce  cahier  F  où  sont  consignées  au  jour  le  jour  les 
réflexions  que  lui  a  suggérées  la  lecture  d'Albert  de  Saxe,  il 
consacre  tout  un  feuillet ^  à  répéter,  sous  des  formes  variées, 
l'argument  d'Aristote  et  d'Adraste  en  faveur  de  la  figure  sphé- 
rique  des  mers  : 

«  Preuve  que  la  sphère  de  Veau  est  parfaitement  ronde.  L'eau  ne 
se  meut  pas  d'elle-même  si  elle  ne  descend  pas,  et  se  mouvant 
d'elle-même,  il  suit  qu'elle  descend.  » 

((  Aucune  partie  de  la  sphère  de  Veau  ne  peut  se  mouvoir  par 
elle-même  car  elle  est  entourée  d'eau  d'égale  hauteur  qui  V  enfer  me, 
et  elle  ne  la  peut  surpasser  par  aucun  côté.  On  en  montre  la 
preuve  ici  en  marge.  »  Léonard  dessine,  en  effet,  une  circon- 
férence de  cercle  sur  laquelle  il  marque  un  point  c  entre  deux 
autres  points  a  et  6;  puis  il  ajoute:  «  Soit  c  une  quantité  d'eau 


1.  Le  Codtce af/an^ico  renferme  une  liste  des  livres  que  possédait  Léonard;  on  y 
voit  figurer  un  Pline  (Cf.  E.  Mûnlz,  Léonard  de  Vinci,  l'artiste,  le  penseur,  le  savant, 
p.  282.) 

2.  Voir  notre  précédente  étude:  Albert  de  Saxe  et  Léonard  de  Vinci  (Bulletin 
Italien,  t.  V,  p.  i  et  p.  1 13). 

o.  It^i  Maniiscriis  do  Léonard  de  Vinci,  mi>.  V,  fol.  82,  verso. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    VILLALPAND  69 

entourée  et  enfermée  par  l'eau  ab;  je  dis  par  les  conclusions 
passées  que  l'eau  c  ne  se  mouvra  pas,  parce  qu'elle  ne  trouve 
pas  de  descente,  selon  la  définition  du  cercle;  puisque  a  et  6 
sont  éloignés  du  centre  du  Monde  comme  c,  il  suit  que  c  reste 
immobile.  » 

Les  passages  que  nous  venons  de  citer  rappellent  surtout  les 
considérations  de  Pline  l'Ancien  ;  ceux  qui  suivent  ont  une 
plus  grande  analogie  avec  l'exposition  d'Adraste,  rapportée 
par  Théon  de  Smyrne  : 

«  Donné  un  plan  d'eau,  à  la  surface  de  la  sphère  de  l'eau, 
les  extrémités  de  ce  plan  s'en  iront  en  son  milieu.  » 

((  Le  grave  sphérique,  placé  sur  la  sphère  de  l'eau  là  où  elle 
est  glacée,  ne  changera  pas  de  place.  » 

«  Le  grave  sphérique,  placé  à  l'extrémité  du  plan  parfait,  ne 
s'arrêtera  pas,  mais  s'en  ira  tout  de  suite  au  milieu  du  plan.  » 

Les  pensées  esquissées  en  ce  feuillet  sont  fréquemment 
reprises  par  Léonard.  La  première  forme  donnée  à  la 
preuve  de  la  sphéricité  des  mers,  celle  qui  paraît  refléter  le 
raisonnement  de  Pline,  se  retrouve,  plus  développée  dans  le 
fragment  suivant  ^  : 

((  Tout  élément  flexible  et  liquide  a,  par  nécessité,  sa  sur- 
face sphérique.  On  le  prouve  avec  la  sphère  de  l'eau,  mais 
d'abord  il  faut  poser  quelques  conceptions  et  conclusions.  » 

((  Cette  chose  est  plus  haute,  qui  est  plus  éloignée  du  centre 
du  Monde,  et  celle-là  est  plus  basse  qui  est  plus  voisine  de  ce 
centre.  L'eau  ne  se  meut  pas  de  soi  si  elle  ne  descend  pas,  et 
se  mouvant,  elle  descend.  Que  ces  quatre  conceptions,  placées 
deux  à  deux,  me  servent  à  prouver  que  l'eau  qui  ne  se  meut 
pas  de  soi  a  sa  surface  équidistante  du  centre  du  Monde  (en  ne 
parlant  pas  des  gouttes  ou  autres  petites  quantités  qui  s'attirent 
l'une  l'autre  comme  l'acier  sa  limaille,  mais  des  grandes 
quantités). 

»  Je  dis  qu'aucune  partie  de  la  surface  de  l'eau  ne  se  meut  de 
soi-même,  si  elle  ne  descend  pas;  donc  la  sphère  de  l'eau 
n'ayant  en  aucune  partie  de  surface  à  pouvoir  descendre,  il 
est  nécessaire  par  la  première  conception  qu'elle  ne  se  meuve 

I.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  fol.  37,  recto,  et  fol.  26,  verso. 


-yO  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

pas  d'elle-même.  Et  si  tu  considères  bien  toute  minime  parti- 
cule de  cette  surface,  tu  la  trouveras  entourée  d'autres  parti- 
cules semblables,  qui  sont  à  égales  distances  entre  elles  du 
centre  du  Monde,  et  à  cette  même  distance  est  celte  particule 
qu'entourent  les  autres;  donc,  par  la  troisième  conception  la 
particule  de  l'eau  ne  se  mouvra  pas  d'elle-même  parce  qu'elle 
est  entourée  de  bords  d'égales  hauteurs.  Ainsi  chaque  cercle 
de  telles  particules  se  fait  vase  pour  la  particule  que  contient 
ce  cercle,  vase  qui  a  le  circuit  de  ses  bords  de  hauteur  égale  ; 
ainsi  est  cette  particule  par  rapport  aux  autres  particules 
semblables  qui  composent  la  surface  de  la  sphère  de  l'eau. 
Nécessairement,  elle  sera  par  elle-même  sans  mouvement;  et, 
par  conséquent,  chacune  étant  à  égale  hauleur  du  centre  du 
Monde,  nécessité  fait  que  cette  surface  est  sphérique...  » 

((  Ce  qui  est  dit  de  la  surface  de  l'eau  qui  confine  avec  l'air 
s'entend  être  dit  de  la  surface  de  l'air  qui  confine  avec  le  feu.  .  » 

«  La  vérité  de  ces  sphères  ayant  donc  prouvé  que  les  élé- 
ments fluides  sont  sphériques,  mon  intention  est  de  descen- 
dre à  la  nature  dans  son  universalité  et  dans  les  particularités 
de  chacun  de  ses  éléments,  d'abord  le  feu,  puis  l'air,  puis  l'eau.  » 

Ce  n'est  plus  l'influence  de  Pline,  mais  celle  d'Adraste  et  de 
Théon,  perçue  au  travers  des  Questions  d'Albert  de  Saxe,  que 
nous  reconnaissons  en  ce  passage^: 

«  Si  la  terre  était  sphérique,  aucune  partie  n'en  serait  décou- 
verte par  la  sphère  de  l'eau.  » 

«  Il  ne  se  trouvera  pas  de  terre  plane  sur  laquelle  Teau  ne 
soit  pas  de  figure  convexe^  et  réunie  au  milieu  de  cette  surface 
plane;  et  cette  eau  n'aura  jamais  de  mouvement  vers  les  extré- 
mités de  cette  plaine.  » 

Une  figure  représente  un  plan  qui  coupe  une  partie  de  la 
sphère  terrestre;  sur  ce  plan,  une  masse  d'eau  est  posée,  que 
termine  une  calote  sphérique  concentrique  à  la  Terre.  Au- 
dessous  de  cette  figure,  Léonard  écrit:  «  Ce  qui  paraît  ici  plan 
est  mont  escarpé.  »  Puis  il  continue  en  ces  termes: 

((  Il  est  impossible  de  trouver  aucune  partie  plane  sur  la 
surface  de  n'importe  quelle  grande  étendue  d'eau.  » 

I.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  fol.  5a,  verso. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    VILLALPAND  7I 

((  Perpétuels  sont  les  bas  lieux  du  fond  de  la  mer,  et  les 
cimes  des  monts  sont  le  contraire  ;  il  suit  que  la  terre  se  fera 
sphérique  et  toute  couverte  des  eaux,  et  sera  inhabitable.  » 

Cette  dernière  phrase  est  textuellement  traduite  d'Albert  de 
Saxe. 

De  la  pensée  d'Albert  de  Saxe,  d'autres  traces  bien  nettes  se 
reconnaissent  dans  les  passages  que  nous  venons  de  citer. 
Parmi  ces  vestiges,  il  en  est  qui  méritent  d'être  signalés. 

En  démontrant  selon  les  principes  d'Aristote  et  jd'Adraste 
que  l'eau,  prise  en  grandes  masses,  doit  être  terminée  par  une 
surface  sphérique,  Léonard  a  eu  soin  de  marquer  que  cette 
argumentation  ne  rendrait  pas  compte  de  la  forme  des  masses 
d'eau  très  petites,  des  gouttes  de  rosée,  par  exemple  ;  ce  n'est 
pas  la  pesanteur  qui  explique  la  figure  de  ces  gouttes,  mais 
une  attraction  mutuelle  de  leurs  diverses  particules,  semblable 
à  l'attraction  que  l'aimant  exerce  sur  le  fer  ou  «  l'acier  sur  sa 
limaille  ». 

En  posant  cette  distinction,  Léonard  marquait  la  frontière 
où  confinent  deux  branches  de  la  Physique  théorique  :  L'Hy 
drostatique  des  liquides  soumis  à  la  seule  action  de  la  pesan- 
teur et  la  théorie  de  la  capillarité;  ce  n'est  pas  une  de  ses 
moins  profondes  et  moins  prophétiques  divinations. 

Cette  distinction  n'avait  pas  toujours  été  aperçue  d'une 
manière  aussi  claire;  bon  nombre  de  physiciens  avaient  établi 
un  intime  rapprochement  entre  la  figure  des  gouttes  de  rosée 
et  la  figure  d'équilibre  des  mers;  pour  Pline,  pour  Simplicius 
et  pour  Sacro -Bosco,  la  rotondité  des  gouttes  de  rosée  prou- 
vait la  sphéricité  de  l'Océan. 

Pour  Léonard,  au  contraire,  la  goutte  de  rosée  est  bonne 
seulement  à  fournir  une  image,  une  comparaison  qui  rendent 
sensibles  aux  yeux  les  considérations  dont  la  sphère  des  eaux 
peut  être  l'objet. 

«  Dans  la  goutte  de  rosée  bien  ronde  %  on  peut  considérer 
beaucoup  de  cas  différents  de  l'office  delà  sphère  de  l'eau; 
comment  elle  contient  en  soi  le  corps  de  la  terre  sans  destruc- 
tion de  la  sphéricité  de  sa  surface.  Que  d'abord  on  prenne  un 

I.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  fol.  G2,  verso. 


-ya  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

cube  de  plomb  de  la  grandeur  d'un  grain  de  panic,  puis 
qu'avec  un  fil  très  fin  à  lui  joint,  on  le  submerge  dans  cette 
goutte;  on  verra  que  cette  goutte  ne  perd  pas  sa  première 
rondeur,  bien  qu'elle  soit  agrandie  d'autant  qu'est  le  cube 
enfermé  dans  cette  rosée.  » 

En  distinguant  nettement  les  phénomènes  capillaires  des 
effets  explicables  par  la  pesanteur,  tels  que  la  forme  sphérique 
des  mers,  Léonard  émettait  une  idée  que  la  science  moderne 
a  amplement  développée;  mais  à  la  formation  de  cette  idée, 
Albert  de  Saxe  avait  pris  une  part  notable.  Dans  la  dernière 
des  Questions  ^  relatives  au  De  Cœlo,  Albertutius  avait  rangé 
au  nombre  des  objections  à  réfuter  cette  proposition  :  a  En  un 
corps  homogène,  le  tout  doit  avoir  la  même  figure  que  les 
parties;  sinon,  ce  ne  serait  point  un  homogène;  mais  les  par- 
ticules de  l'eau  semblent  tendre  vers  la  sphéricité,  comme  le 
montrent  les  gouttes  de  rosée  ou  de  pluie  ;  la  masse  totale  de 
l'eau  doit  donc,  elle  aussi,  être  sphérique.  »  Cette  proposition, 
nous  l'avons  dit,  était  admise  par  Simplicius  et  par  Sacro-Bosco. 

Albertutius,  à  l'image  d'Albert  le  Grand,  y  répond  en  ces 
termes  :  «  Au  sujet  de  la  figure  sphérique  des  gouttes  d'eau,  je 
dis  que  ce  n'est  point  une  conséquence  de  la  forme  substan- 
tielle de  l'eau;  elle  résulte  plutôt  de  la  fuite  des  contraires,  car 
cette  figure  sphérique  est  celle  où  les  diverses  parties  se  trou- 
vent le  plus  étroitement  unies,  oii  elles  peuvent  le  mieux 
résister  à  une  cause  de  corruption  ;  aussi  n'importe  quelle 
masse  tend  elle  à  prendre  cette  figure  pourvu  qu'elle  n'en  soit 
pas  empêchée  par  quelque  autre  cause,  comme  la  dureté  ou  la 
pesanteur.  Cette  tendance  se  remarque  surtout  lorsque  le  corps 
est  en  petite  quantité;  elle  ne  convient  pas  seulement  à  l'eau, 
mais  à  tous  les  liquides,  comme  on  le  voit  avec  le  vif  argent.  » 

I.  Alberti  de  Saxonia,  Quaestiones  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo;  libri  111,  quaestio 
ultima. 


LÉONARD    DE    VliNCI    ET    VILLALPAISD  78 


Le  centre  de  gravité  et  l'équilibre  dans  les  écrits 
DE  Léonard  de  Vinci. 

Albert  de  Saxe  n'avait  pas  seulement  reproduit  les  argu- 
ments d'Arislote  et  d'Adraste  en  faveur  de  la  sphéricité  de  la 
Terre;  il  y  avait  joint  certains  corollaires,  de  forme  para- 
doxale, tirés  de  cette  proposition;  ces  corollaires,  eux  aussi, 
avaient  attiré  l'attention  de  Léonard  de  Vinci;  les  réflexions 
qu'ils  lui  avaient  suggérées  remplissent  tout  un  feuillet  '  de 
ses  notes. 

«  L'homme  qui  chemine,  »  dit  Léonard,  répétant  ce  qu'avait 
écrit  Albert  de  Saxe,  «  va  plus  vite  avec  la  tête  qu'avec  les 
pieds.  » 

«  L'homme  qui,  cheminant,  traverse  tout  un  endroit  plat, 
va  penché,  d'abord  en  avant,  puis  autant  en  arrière.  » 

Albert  de  Saxe  avait  remarqué  que  si  Ton  construisait  deux 
tours  au  fil  à  plomb,  les  couronnements  s'écarteraient  d'au- 
tant  plus  que  les  deux  tours  seraient  plus  hautes.  Léonard 
retourne,  en  quelque  sorte  cette  remarque;  il  mène,  en  un 
certain  lieu  de  la  Terre,  la  verticale  de  ce  lieu;  puis,  de 
part  et  d'autre  de  ce  lieu,  à  une  certaine  distance,  il  ima- 
gine qu'on  élève  deux  tours  parallèles  à  cette  verticale  et,  par 
conséquent,  parallèles  entre  elles.  Il  montre  que  ces  deux 
tours  devront  forcément  s'écrouler  si  elles  sont  assez  hautes. 
Le  passage  a  une  importance  capitale  ;  reproduisons-le 
textuellement  : 

«  Si  l'on  fait  deux  tours  en  continuelle  droiture,  et  que  les 
espaces  compris  entre  elles  soient  parallèles,  il  est  sans  doute  que 
les  deux  tours  s'écrouleront  Vune  contre  l'autre,  si  la  construction 
continue  toujours  avec  une  égale  hauteur  pour  chacune  des 
deux  tours.  » 

((  Soient  [fig.  i]  les  deux  verticales  des  deux  points  B  et  G, 
se  continuant  en  continuelle  droiture.  Si  elles  coupent  une  de 

I.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  fol.  83,  recto. 


74 


ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 


ces  tours  en  G  G  et  l'autre  en  B  F,  il  suit  que  ces  lignes  ne 
passent  pas  par  le  centre  de  gravité  de  leur  longueur;  donc 
K  L  G  G,  partie  de  l'une,  pèse  plus  que  son  reste  G  G  D,  et  de 
choses  inégales,  l'une  l'emporte  sur  l'autre;  de  sorte  que,  par 
nécessité,  le  plus  grand  poids  de  la  tour  entraînera  toute  la 
tour  opposée;  et  l'autre  tour  fera  de  même,  à  l'inverse  de  la 
première.  » 

Au-dessous  du  croquis  que  nous  avons  reproduit,  Léonard 
trace  un  autre  croquis,  fort  analogue,  où  les  deux  tours  cylin- 
driques sont  remplacées  par  deux  pyra- 
mides très  élevées,  et  il  écrit  :  «  Les  axes 
des  deux  pyramides  étant  parallèles,  si  elles 
sont  de  grande  hauteur,  elles  tomberont 
l'une  contre  l'autre  )>. 

En  cherchant  à  présenter  sous  une  forme 
un  peu  différente  une  conclusion  d'Albert 
de  Saxe,  Léonard  a  fait  usage  de  ce  théo- 
rème que  nul  ne  paraît  avoir  énoncé  avant 
lui  :  Pour  qu'un  corps  pesant,  reposant  sur 
le  sol,  demeure  en  équilibre,  il  faut  et  il 
suffit  que  le  centre  de  gravité  de  ce  corps 
ne  se  projette  pas  en  dehors  de  sa  base. 

Ge  théorème  a  une  grande  importance;  les  applications  en 
sont  innombrables;  dans  le  fragment  que  nous  avons  cité, 
Léonard  en  a  fait  seulement  un  usage  bien  spécial;  a-t-il 
entrevu  toute  la  généralité  de  la  proposition  qu'il  a  découverte 
en  ce  cas  très  particulier?  On  n'en  saurait  douter. 

Léonard  réclame  sans  cesse  du  peintre  qu'il  soit  un  esprit 
universel;  il  l'était  lui-même  au  plus  haut  degré.  Il  était  uni- 
versel non  pas  à  la  façon  de  ces  gens  qui  juxtaposent  une  foule 
de  connaissances  disparates  entre  lesquelles  n'existe  aucun 
lien;  nul,  au  contraire,  n'a  senti  plus  vivement  à  quel  point 
sont  solidaires  les  unes  des  autres  les  diverses  branches  du 
savoir  humain.  Aussitôt  qu'une  vérité  lui  apparaissait  en  l'un 
des  domaines  où  s'exerçait  son  activité  intellectuelle,  il  aperce- 
vait le  reflet  de  cette  vérité  en  chacun  des  autres  domaines 
qu'explorait  son  esprit.    En  même  temps  qu'il  tire  des  Ques- 


FlG. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    VILLA.LPAND  76 

lions  d'Albert  de  Saxe  des  pensées  propres  au  Traité  de  Veau 
qu'il  a  rintention  d'écrire,  il  jette  sur  les  feuillets  de  son 
cahier  de  notes  ^  le  brouillon  de  certains  chapitres  du  Traité  de 
la  peinture  ;  ou  bien  encore  il  revient  à  l'étude  du  vol  des 
oiseaux%  sujet  constant  de  ses  méditations.  Aussi,  dès  là  que 
la  démonstration  de  la  sphéricité  des  mers  l'a  amené  à  conce- 
voir une  propriété  du  centre  de  gravité,  il  en  tire  aussitôt  des 
règles  utiles  au  peintre  qui  veut  donner  à  ses  personnages  une 
pose  raisonnée;  ou  bien  encore  il  en  déduit  l'explication  des 
diverses  allures  des  oiseaux. 

Nous  avons  déjà  vu  Léonard,  commentant  les  corollaires 
d'Albert  de  Saxe,  soucieux  des  applications  que  l'on  en  pou- 
vait faire  à  la  station  de  l'homme  :  «  L'homme  qui,  cheminant, 
traverse  tout  un  endroit  plat,  va  penché,  d'abord  en  avant, 
puis  autant  en  arrière.  »  Mais  si  l'on  veut  connaître  toute  la 
portée  de  ce  théorème  :  un  grave  reposant  sur  le  sol  ne  peut 
être  en  équilibre  lorsque  son  centre  de  gravité  se  projette  en 
dehors  de  sa  base;  si  l'on  désire  savoir  comment  il  explique 
les  diverses  postures  de  l'homme  et  des  animaux,  il  faut 
abandonner  le  cahier  F,  que  nous  avons  presque  exclusive- 
ment étudié  jusqu'ici,  et  feuilleter  le  cahier  que  Venturi  a 
marqué  de  la  lettre  A. 

Le  cahier  A  est  postérieur  au  cahier  F.  Dans  un  prochain 
article,  nous  aurons  occasion  d'examiner  les  essais  de  Léo- 
nard de  Vinci  pour  expliquer  l'origine  des  sources  ;  nous 
le  verrons,  au  cahier  F,  proposer  une  théorie,  puis,  au 
cahier  A,  reconnaître  que  cette  théorie  est  erronée  et  doit 
être  rejetée. 

Il  n'est  guère  de  question  traitée  au  cahier  F  à  laquelle  Léo- 
nard ne  revienne  dans  les  notes  qui  composent  le  cahier  A.  En 
particulier,  la  théorie  de  la  figure  de  la  Terre  et  de  la  conver- 
gence des  verticales,  sur  laquelle  les  Qaœstiones  d'Albert  de 
Saxe  ont  appelé  l'attention  du  grand  peintre,  sont  l'objet  de 
maintes  réflexions  dans  le  nouveau  manuscrit. 


i.  Comparez,  par  exemple,  le  ms.  F,  fol.  i,  verso,  et  le  chapitre  XXIV  du  Traité 
de  la  peinture  (édition  de  i65i). 

2.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F,  fol.  53,  verso. 


76  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

En  voici  une  ^  qui  est  presque  la  traduction  littérale  de  l'une 
des  conclusions  d'Albertutius  : 

((  Si  tu  fais  une  tour  de  4oo  brasses  et  que  tu  la  plombes  avec 
des  fils,  elle  te  sera  plus  étroite  du  pied  que  de  la  tête,  et  for- 
mera un  commencement  de  pyramide.  » 

Léonard  pense,  d'ailleurs,  qu'il  serait  possible  de  mesurer 
celte  différence  d'écart  entre  deux  verticales  au  sommet  et  à  la 
base  d^une  tour  et  d'en  déduire  la  longueur  du  rayon  terrestre. 

En  même  temps  que  l'esprit  de  Léonard  est  occupé  de  ces 
pensées  sur  la  Géodésie,  par  lesquelles  s'ébauche  son  Traité  de 
l'eau,  il  ne  cesse  d'amasser  des  documents  pour  le  Traité  de  la 
peinture;  le  cahier  A  contient  un  grand  nombre  de  proposi- 
tions de  perspective  qui  se  retrouveront  dans  ce  Traité.  Il 
n'est  donc  point  étonnant  que  l'on  y  trouve  maint  fragment 
où  les  propriétés  du  centre  de  gravité  servent  à  expliquer 
les  postures  et  les  allures  des  êtres  animés. 

De  ce  nombre  est  le  fragment  suivant  ^  :  «  Toute  chose  qui 
se  trouve  sur  un  sol  plan  et  parfait  de  telle  sorte  que  son  pôle 
[point  d'appui]  ne  se  trouve  pas  entre  des  parties  d'égal  poids, 
ne  s'arrêtera  jamais  ;  un  exemple  s'en  voit  dans  ceux  qui  glis- 
sent sur  la  glace  et  qui  ne  s'arrêtent  jamais,  si  les  parties  ne 
deviennent  pas  équidistantes  à  leur  centre.  » 

De  ce  nombre  encore  sont  ces  remarques 3,  dont  la  première 
répond  à  un  problème  examiné  déjà  par  Aristote  dans  ses  Ques- 
tions mécaniques  : 

«  Celui  qui  est  assis  ne  peut  pas  se  lever  de  son  siège  si  la  par- 
tie qui  est  en  avant  du  pôle  [point  d'appui]  ne  pèse  pas  plus  que 
celle  qui  est  en  arrière  de  ce  pôle,  sans  se  servir  de  ses  bras.  » 

((  Celui  qui  monte  en  un  lieu  quelconque  doit  donner  une 
plus  grande  partie  de  son  poids  en  avant  de  son  pied  le  plus 
élevé  qu'en  arrière,  c'est  à-dire  en  avant  du  pôle  qu'en  arrière 
du  pôle;  donc  l'homme  donnera  toujours  une  plus  grande 
partie  de  son  poids  du  côté  vers  lequel  il  désire  se  mouvoir 
qu'en  aucun  autre  lieu.  » 

1.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  A  de  la  Bibliothèque  de  Tlnstilut, 
fol.  20,  verso. 

2.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  A,  fol.  ai,  verso. 

3.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  A,  fol.  28,  verso. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    VILLALPAND  77 

((  Celui  qui  court  penche  plus  vers  le  lieu  où  il  court  et  il 
donne  plus  de  son  poids  en  avant  de  son  pôle  qu'en  arrière, 
de  sorte  que  celui  qui  court  en  montant  le  fait  sur  les  pointes 
des  pieds,  et  celui  qui  court  en  plaine  va  d'abord  sur  les  talons 
et  puis  sur  la  pointe  des  pieds.  )> 

((  Celui-ci  ne  portera  pas  son  poids,  s'il  ne  fait  pas  équilibre 
au  poids  de  devant  en  se  renversant  en  arrière,  de  façon  que 
toujours  le  pied  qui  pose  se  trouve  au  milieu  du  poids.  » 

Et  Léonard  poursuit  en  ébauchant  ^  un  des  chapitres  qui 
figureront  au  Traité  de  la  peinture;  nous  y  voyons  que  lors- 
qu'une «  figure  pose  sur  un  pied,  ce  pied  se  fait  centre  du 
poids  placé  au-dessus...  ». 

Ces  considérations  sur  la  posture  des  êtres  animés,  on  les 
trouve,  dans  le  cahier  A,  à  côté  de  notes  qui  reflètent  l'influence 
d'Albert  de  Saxe.  Elles  y  ont  la  forme  sommaire  et  imparfaite 
du  premier  jet.  Pour  les  voir  plus  parfaites  et  plus  dévelop- 
pées, il  suffit  que  l'on  consulte  \e  Traité  de  la  peinture.  Là,  se 
rencontrent  de  multiples  variantes  de  cette  proposition  2  : 
((  L'homme  qui  chemine  aura  le  centre  de  sa  pesanteur  sur  le 
centre  de  la  jambe  qui  pose  à  terre  >)  ;  en  sorte  que  «  le  poids 
de  l'homme  ^  qui  se  tient  planté  sur  une  de  ses  jambes  seule- 
ment sera  tousjours  esgalement  partagé  aux  deux  costez  de  la 
perpendiculaire  ou  ligne  centrale  qui  le  soustient  ». 

((  Tousjours  ^  la  figure  qui  soustient  le  poids  sur  soy  et  sur 
la  ligne  centrale  de  la  masse  de  son  corps,  doit  jeter  autant  du 
poids  naturel  ou  accidentel  de  l'autre  côté  opposite,  qu'il  en 
faudra  pour  parfaire  le  balancement  du  poids  égal  autour  de 
la  ligne  centrale  ^  qui  part  du  centre  de  la  partie  du  pied  [du 
centre  de  pesanteur  de  l'homme]  qui  porte  la  charge,  et 
laquelle  passe  au  travers  de  la  masse  entière  du  poids,  et  tombe 
sur  cette  partie  du  pied  qui  pose  à  terre  c.  On  void  ordinaire- 

1.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms  A,  fol.  28,  verso,  et  fol.  2g,  recto. 

2.  Traité  de  la  peinture  de  Léonard  de  Vinci,  donné  au  public  et  traduit  de  l'italien 
en  françois  par  R.  F.  S.  D.  C.  [Roland  Fréart,  sieur  de  Chambrayj;  à  Paris,  de  l'im- 
primerie de  Jacques  Langlois,  MDCLI.  Gh.  CCII,  p.  66. 

3.  Traité  de  la  peinture  de  Léonard  de  Vinci,  ch.  CGI,  p.  66. 

4.  Traité  de  la  peinture  de  Léonard  de  Vinci,  ch.  CGVI,  p.  68. 

5.  Lig-ne  centrale  =  ligne  qui  va  au  centre  de  la  Terre,  verticale. 

G.  La  plirase  de  Léonard  contient  un  lapsus  évident;  nous  avons  rétabli  le  sens 
entre  []. 


-yS  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VllNGI 

ment  qu'un  homme  qui  lève  un  fardeau  avec  un  des  bras 
estend  naturellement  au  delà  de  soy  son  autre  bras,  et  si  cela 
ne  suffit  pas  à  faire  contrepoids,  il  y  met  encore  de  son  propre 
poids  en  courbant  le  corps  autant  qu'il  faut  pour  estre  bastant 
à  soutenir  le  fardeau  dont  il  est  chargé;  on  void  encore  que 
celuy  qui  s'en  va  tomber  à  la  renverse  estend  tousjours  Tun 
de  ses  bras,  et  le  porte  vers  la  partie  opposite.  »  —  a  II  faut 
ici  I  remarquer  que  le  poids  du  corps  de  l'homme  tire  d'autant 
plus  que  le  centre  de  la  pesanteur  est  esloigné  du  centre  de 
l'axe  qui  le  soustient.  » 

On  pourrait  multiplier  ces  citations;  elles  nous  montreraient 
Léonard  constamment  préoccupé  de  la  situation  que  le  centre 
de  gravité  du  corps  occupe  par  rapport  à  la  base  qui  le  supporte. 
Nous  avons  dit  que  la  Bibliothèque  Yaticane  possédait  une 
copie  fort  complète  du  Traité  de  la  peinture;  les  croquis  qui 
ornent  cette  copie,  et  qui  sont,  sans  doute,  de  grossières  imita- 
tions des  dessins  de  Léonard,  représentent  des  figures  humaines 
en  des  postures  variées  ;  toujours,  une  ligne  ^verticale  les  tra- 
verse, montrant  que  le  centre  de  gravité  se  projette  à  l'inté- 
rieur de  la  surface  par  laquelle  l'homme  repose  sur  le  sol. 
Cette  ligne  verticale  a  été  conservée  en  quelques-uns  des  des- 
shis  que  Nicolas  Poussin  exécuta  pour  l'édition  italienne  et 
l'édition  française  données  en  i65i. 

En  même  temps  que  Léonard  cherche  à  expliquer  par  les 
propriétés  mécaniques  du  centre  de  gravité  les  diverses  atti- 
tudes du  corps  humain,  il  n'omet  point  d'user  de  ces  propriétés 
en  l'analyse  du  vol  des  oiseaux  ;  maints  passages  de  ses  manus- 
crits en  font  foi,  et  aussi  ce  chapitre 2  du  Traité  de  la  peinture  : 

«  Du  mouvement  des  animaux  et  de  leur  course.  La  figure 
qui  se  montrera  plus  viste  en  sa  course,  sera  celle  qui  tom- 
bera d'avantage  sur  le  devant.  Le  corps  qui  se  meut  soy-mesme 
aura  d'autant  plus  de  vistesse  que  le  centre  de  sa  pesanteur 
sera  esloigné  de  son  centre  de  soustien  ;  cecy  est  dit  principa- 
lement pour  le  mouvement  des  oyseaux,  lesquels  sans  aucun 
battement  d'aisles  ou   sans   estre  aidez  du  vent,   se   remuent 

I.  Traité  de  la  peinture  de  Léonard  de  Vinci,  ch.  GCVII,  p.  68. 
a.  Traité  de  la  peinture  de  Léonard  de  Vinci,  ch.  GCCXlX,  p.  9g. 


LÉONARD    DE    VlNGl    ET    VILLALPAND  79 

d'eux  mesmes,  et  cela  arrive  quand  le  centre  de  leur  pesan- 
teur est  hors  du  centre  de  leur  soustien,  c'est  à  dire  hors  du 
centre  de  l'estenduë  de  leurs  aisles,  parce  que  si  le  milieu 
des  deux  aisles  est  plus  en  avant  ou  plus  en  arrière  que  le 
milieu  ou  le  centre  de  pesanteur  de  tout  l'oyseau,  alors  cet 
oyseau  portera  son  mouvement  en  haut  et  en  bas,  mais 
d'autant  plus  ou  moins  en  haut  qu'en  bas,  que  le  centre  de  sa 
pesanteur  sera  plus  loin  ou  plus  près  du  milieu  des  aisles, 
c'est-à-dire  que  le  centre  de  la  pesanteur  estant  esloigné  du 
milieu  des  aisles,  il  fait  que  la  descente  de  l'oyseau  est  fort 
oblique,  et  si  ce  centre  est  voisin  des  aisles,  la  descente  de 
l'oyseau  aura  peu  d'obliquité.  » 

Lors  donc  qu'un  corps  repose  en  équilibre  sur  le  sol,  son 
centre  de  gravité  se  projette  à  l'intérieur  de  la  surface  qui  le 
soutient.  Dans  le  cahier  de  notes  de  Léonard  que  désigne  la 
lettre  F,  nous  avons  vu  cet  important  théorème  de  Mécanique 
naître  d'une  conclusion  de  maître  Albert  de  Saxe;  dans  le  Traité 
de  la  peinture,  nous  trouvons  les  conséquences  que  l'artiste  peut 
tirer  de  cette  proposition.  Entre  le  principe  à  peine  ébauché, 
qui  n'a  point  encore  reçu  son  énoncé  général,  et  les  corollaires 
éloignés,  qui  sont  affirmés  sans  aucune  démonstration,  il 
manque  visiblement  un  intermédiaire;  un  chaînon  est  perdu. 

Que  ce  chaînon  ait  existé,  que  Léonard  ait  rédigé  ou 
esquissé  un  Traité  da  moavemenl  local,  exposé  systématique 
des  propriétés  mécaniques  du  centre  de  gravité,  il  nous  est 
difficile  d'en  douter.  Au  Traité  de  la  peinture,  Léonard,  invo- 
quant i  cette  proposition  que  «  tout  grave  pèse  par  la  ligne  de 
son  mouvement»,  c'est-à-dire  parla  verticale  issue  de  son 
centre  de  gravité,  déclare  que  «  cela  se  prouve  par  la  g"  du 
mouvement  local  ». 

Ce  Traité  du  mouvement  local,  où  se  trouvaient  sans  doute 
exposées  les  propriétés  statiques  et  dynamiques  du  centre  de 
gravité,  nous  est  aujourd'hui  inconnu;  qu'il  ait  été  connu  et 
exploité  au  xvi^  siècle,  cela  semble  bien  probable,  car  nous 
allons  en  trouver  la  trace  fort  reconnaissable  dans  les  écrits  du 
P.  Jean-Baptiste  Villalpand. 

X.  Traité  de  la  peinture  de  Léonard  de  Vinci,  ch.  CXGVI,  p.  64. 


8o  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VllNCI 

VI 

Les  théorèmes  de  Jean-Baptiste  Villalpand. 

Jean-Baptiste  Villalpand,  né  à  Gordoue  en  i552,  entra  dans 
la  Société  de  Jésus,  où  il  eut  pour  maître  le  P.  Jérôme  Prado, 
né  lui-même  en  i547,  à  Bacca.  Philippe  II  ayant  demandé  au 
P.  Prado  de  composer  un  commentaire  de  la  vision  d'Ezéchiel, 
le  P.  Prado  associa  son  élève  à  cet  ouvrage  auquel  il  voulait 
donner  les  plus  vastes  proportions  i.  Le  P.  Villalpand  n'était, 
tout  d'abord,  chargé  que  de  la  partie  archéologique;  mais  le 
P.  Prado  mourut  à  Rome  en  iSgD,  laissant  son  commentaire 
inachevé;  son  élève  le  continua  et  composa  seul  le  troisième 
volumes  Villalpand  mourut  à  Rome  en  1608,  sans  avoir 
terminé  cette  gigantesque  explication  d'Ezéchiel. 

Au  cours  des  études  archéologiques  sur  Jérusalem  et  le 
Temple,  Villalpand  s'attache  à  réfuter  une  singulière  erreur. 
Certains  commentateurs  avaient  prétendu  ceci  :  La  Judée  est 
un  pays  si  montagneux  que  la  surface  du  sol  y  est  quatre  fois 
plus  considérable  qu'en  un  pays  de  plaine  que  délimiteraient 
les  mêmes  frontières.  Pour  prouver  l'absurdité,  ou  mieux 
l'inutilité  d'une  telle  supposition,  Villalpand  entreprend  de 
démontrer  qu'un  sol  montueux  ne  peut  porter  ni  plus  d'hom- 
mes, ni  plus  d'animaux,  ni  plus  d'édifices,  ni  plus  d'arbres 
qu'une  plaine  de  même  contour. 

La  démonstration  cherchée  se  doit  tirer  des  propriétés  stati- 
ques du  centre  de  gravité. 

Pour  définir  ce  point,  pour  en  marquer  les  caractères,  Villal- 
pand recourt  aux  auteurs  anciens  et  modernes  ;  il  cite  Aristote, 
Pappus  et  Gommandin  ;  ce  qu'il  dit  de  Pappus  et  de  Gomman- 
diU;,  il  paraît  d'ailleurs  l'avoir  presque  textuellement  emprunté 


1.  Hicronymi  Pradi  et  Joannis  Baptistoc  Villalpaiidi  c  Societate  Jcsu  in  E^echielem 
explanalioncs  et  apparalus  Ufbis  ac  Templi  Hierosolymitani,  commentariis  et  imaginibus 
illusLralus.  Opus  tribus  tomis  dislinctum.  Roma;,  MDXCVI-MDCIIII. 

2.  Tomi  III,  Apparalus  Urbis  ac  Templi  Ilierosolymitani  Parles  1  et  II,  Joannis- 
Baplislic  Villalpandi  Cordubensis  e  Socictale  Jesu,  collaio  studio  cum  II.  Prado 
ex  eadem  Societate*  llomic,  MDGIIII. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET   VILLALPAND  8l 

à   Guidobaldo  del  Monter.    Mais   lorsqu'il  arrive   aux   divers 
théorèmes  qui  justifieront  sa  thèse,  il  ne  cite  plus  aucun  auteur. 

Ces  théorèmes  cependant,  il  n'est  point  malaisé  de  deviner 
à  qui  Villalpand  les  emprunte;  leur  ressemblance  est  telle  avec 
les  fragments  que  nous  avons  relevés  dans  les  cahiers  manu- 
scrits de  Léonard  de  Vinci  ou  encore  dans  le  Traité  de  la  pein- 
ture, qu'il  nous  les  faut,  de  toute  nécessité,  attribuer  à  Léonard. 
Le  chapitre  où  Villalpand  donne  la  suite  de  ces  théorèmes  est 
certainement  la  reproduction,  plus  ou  moins  remaniée,  d'un 
petit  traité  rédigé  par  le  grand  peintre  ou  par  quelqu'un  de 
ceux  qui  fréquentaient  l'Académie  de  Vinci. 

Voici,  par  exemple,  les  énoncés  des  propositions  IV  et  V  : 

«  Un  corps  qui  repose  par  un  point  demeurera  en  équilibre 
si  la  ligne  verticale  qui  passe  par  le  point  dappui  passe  aussi 
par  son  centre  de  gravité;  mais  il  tombera  si  cette  ligne  passe 
hors  du  centre  de  gravité^  à  moins  qu'un  impelas  impressus^^ 
communiqué  au  grave,  ne  mette  obstacle  à  la  chute.  » 

((  Un  grave  sphérique,  posé  sur  un  plan  parfait  et  sauf  de 
tout  empêchement,  se  mouvra  jusqu'à  ce  qu'il  parvienne  au 
seul  point  du  plan  où  il  puisse  demeurer  en  équilibre.  » 

Ne  nous  souvient-il  pas  d'avoir  lu  ces  deux  propositions, 
parmi  les  notes  de  Léonard,  l'une  au  cahier  A,  l'autre  au 
cahier  F.^ 

La  proposition  VI  de  Villalpand  est  formulée  en  ces  termes: 

«  Un  grave  qui  repose  sur  le  sol  par  une  certaine  surface 
demeurera  en  équilibre  si  une  verticale  menée  par  le  milieu 
de  la  surface  de  soutien  passe  par  le  centre  de  gravité  ;  ou  bien 
si  toute  verticale  menée  par  un  des  points  extrêmes  de  cette 
surface  passe  par  le  centre  de  gravité;  ou  bien  encore  si  cette 
verticale  laisse  le  centre  de  gravité  du  même  côté  que  la  base. 
Mais  si  le  centre  de  gravité  se  trouve  de  l'autre  côté,  le  corps 
tombera  assurément.  » 

Nous  reconnaissons,  énoncée  sous  forme  générale,  la  propo- 

1.  Guidi  Lbaldi  e  Marchionibus  Monlis  m  duos  Aichiinedis  œquiponderanlium  libi-os 
paraphrasis,  scholiis  illustrala,  Pisauri,  i588. 

2.  Au  XVI*  siècle,  et  particulièrement  dans  les  écrits  de  Léonard,  on  entend  par 
impctus  impressus  une  notion  assez  vague  qui  s'est  dissociée  en  se  précisant  et  a 
fourni  les  notions  de  vitesse  acquise,  de  quantité  de  mouvement  et  de  force  vive. 

p.    DUHEM.  0 


82  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

sition  que  Léonard  a  formulée  pour  un  cas  particulier,  suggéré 
par  la  lecture  d'Albert  de  Saxe;  et,  qui  plus  est,  la  démonstra- 
tion que  Villalpand  donne  de  celte  proposition  est  presque 
textuellement  celle  que  Léonard  avait  imaginée. 

Cette  proposition  s'applique  naturellement  à  l'équilibre  des 
édifices,  aussi  bien  qu  à  la  station  de  l'homme  et  des  animaux; 
ce  sont  ces  applications  qui  intéressent  surtout  Villalpand; 
mais  ces  applications,  il  les  emprunte,  elles  aussi;  a  Léonard. 
En  pourrions-nous  douter  en  lisant,  par  exemple,  ces  corol- 
laires? 

((  Lorsqu'un  homme  se  tient  sur  ses  pieds,  de  telle  sorte  que 
la  verticale  issue  du  bout  du  pied  sur  lequel  il  s'appuie  passe 
par  le  centre  de  gravité,  il  ne  pourra,  du  côté  vers  lequel  il 
penche,  lever  le  bras  sans  tomber;  car  ce  bras  étendu  joue  le 
rôle  d'un  bras  de  levier  plus  grand  ou  d'un  })oids  qui  pèse 
d'autant  plus  qu'il  s'écarte  davantage  du  centre  de  la  balance.» 

((  Un  homme  ne  saurait  s'incliner  en  avant,  en  arrière,  ou 
de  côté,  que  la  verticale  issue  du  point  extrême  de  la  base  sur 
laquelle  il  s'appuie  ne  passe  par  le  centre  de  gravité  de  son 
corps;  ou  bien  encore  que  ce  centre  de  gravité  ne  surplombe 
cette  base;  sinon  cet  homme  tombera.  « 

«  Pour  qu'un  homme  assis  puisse  se  lever,  il  faut  qu'il  rap- 
proche les  pieds  du  siège  et  qu'il  avance  la  tète.  » 

((  Lorsqu'un  oiseau  vole,  la  verticale  qui  passe  par  le  milieu 
de  la  surface  des  ailes  passe  aussi  par  le  centre  de  gravité  du 
corps...  Lorsqu'il  désire  élever  la  partie  antérieure  de  son  corps 
et  abaisser  la  partie  postérieure,  il  porte  en  avant  ses  ailes, 
c'esl-y-dire  la  base  qui  le  supporte.  Il  les  retire  en  arrière,  au 
contraire,  lorsqu'il  veut  diriger  son  vol  vers  le  bas.  Par  là,  il 
parvient  aisément  à  changer  en  son  corps  la  position  du  centre 
de  gravité.  » 

Cette  dernière  proposition  est  une  de  celles  qui  ont  le  plus 
constamment  sollicité  l'attention  de  Léonard;  transcrite  dans 
l'ouvrage  de  Villalpand^  elle  y  garde  d'autant  mieux  la  marque 
du  grand  peintre,  qu'elle  y  est  un  véritable  hors-d'œuvre,  sans 
utilité  pour  l'objet  que  se  propose  le  savant  Jésuite^ 

Nous  pouvons  donc,  sans  hésitation,  attribuer  au  Vinci  les 


LÉONARD    DK    VINCI    ET    VILLALPAND  83 

lliéorcincs  de  Villalpaiid  sur  le  centre  de  gravité  et  les  applica- 
tions que  cet  auteur  en  a  faites  à  la  station  de  l'homme  et  des 
animaux;  nous  pouvons,  en  particulier,  lui  attribuer  cette 
proposition  : 

«  Un  quadiupède  demeure  en  équilibre  lorsque  son  centre 
de  gravité  se  trouve  sur  une  verticale  issue  de  Tun  des  points 
extrêmes  de  la  surface  qui  passe  par  ses  pieds  ou  bien  lorsqu'il 
se  trouve^  par  rapport  à  cette  verticale,  du  même  côté  que 
cette  surface  de  base.  » 

Or  cette  proposition  n'est  autre  chose  que  le  classique  théo 
rème  sur  \c polygone  de  susieniallon,  enseigné  aujourd'hui  dans 
tous  les  cours  élémentaires  de  Statique.  C'est  donc  à  Léonard 
de  Vinci  qu'il  faut  remonter  pour  trouver  l'inventeur  de  cette 
loi,  familière  aujourd'hui  au  moindre  bachelier.  Villalpand  n*a 
fait  que  nous  transmettre,  en  se  l'appropriant,  la  découverte 
du  grand  peintre. 

Perdus  en  un  vaste  ouvrage  d'exégèse  et  d'archéologie,  les 
théorèmes  empruntés  à  Léonard  par  le  P.  Jean-Baptiste  Villal- 
pand fussent  sans  doute  demeurés  inconnus  des  mathémati- 
ciens si  l'infatigable  curiosité  de  Mersenne  ne  les  eût  décou- 
verts et  signalés  à  l'attention  des  géomètres. 

Sans  cesse  à  l'affût  des  idées  nouvelles  que  les  savants  de 
France,  d'Italie,  de  Hollande  émettaient  touchant  la  Physique 
ou  la  Mécanique,  le  laborieux  Minime  s'empressait,  aussitôt 
qu'elles  étaient  connues  de  lui,  de  les  reproduire  et  de  les 
commenter  en  quelqu'une  des  singulières  compilations  qu'il 
publiait  sans  relâche;  par  là,  il  les  mettait  en  circulation;  il 
remplit  ainsi,  sa  vie  durant,  le  rôle  que  devaient  tenir  plus 
tard  les  journaux  scientifiques  et  les  recueils  académiques. 

L'un  des  premiers  ouvrages  du  P.  Mersenne  fut  une  collée 
tion  de  petits  traités  imprimés  à  Paris,  en  1626^  chez  Robert 
Estienne,  sous  le  titre  de  Synopsis  mathemalica.   Aucun  nom 
d'auteur  n'accompagnait  ce  titre,  mais  c'est  au  P.   Mersenne 
que  le  privilège  de  l'ouvrage  était  concédé. 

Chacun  de  ces  petits  traités  se  compose  dune  suite  de  lliéo 
rèmos    empruntés,   sans   aucune   démonstration   ni    tigure,    à 
quelque   auteur  illustre.   L'un   de    ces   traités,    par    exemple. 


84  ÉTUDES    SUR   LÉONARD    DE    VINCI 

contient  tous  les  théorèmes  des  éléments  d'Euclide;  un  autre, 
toutes  les  propositions  qu'Archimède  a  formulées  dans  ses 
divers  ouvrages. 

Le  plus  intéressant  de  tous  ces  résumés  est  assurément  celui 
qui  a  pour  titre  :  Mechanicorwn  libri.  Là,  les  propositions  énon- 
cées par  Commandin,  par  Guidobaldo,  par  Luca  Yalerio  au 
sujet  du  centre  de  gravité  des  solides,  par  Guidobaldo  et 
Stevin  au  sujet  de  la  Statique,  par  Stevin  au  sujet  de  l'Hydro- 
statique se  trouvent  réunis  et  joints  aux  diverses  Questions  méca- 
niques d'Aristote.  Là  aussi,  Mersenne  reproduit,  au  sujet  de  la 
ligne  de  direction^  c'est-à-dire  de  la  verticale  qui  passe  par  le 
centre  de  gravité,  les  divers  théorèmes  de  Villalpand  (qu'il 
nomme  Villapandus)  et  quelques  autres  énoncés. 

Parmi  ces  énoncés,  ajoutés  par  Mersenne  à  ceux  qu'avait 
publiés  Villalpand,  il  en  est  où  nous  retrouverions  la  tradi- 
tion d'Albert  de  Saxe  qui,  sans  doute,  s'était  conservée  dans 
les  écoles  jusqu'au  xvii^  siècle.  Cette  constatation  serait  bien 
propre  à  démontrer  l'influence  considérable  qu'eut  jadis  Alber- 
tutius,  dont  le  nom  est  à  peine  prononcé  aujourd'hui.  Mais 
l'étude  des  vicissitudes  par  lesquelles  a  passé  cette  influence, 
si  intéressante  soit-elle,  ne  fait  point  partie  de  notre  sujet.  Si 
le  Synopsis  maihemaiica  de  Mersenne  nous  intéresse,  c'est  que, 
par  lui,  les  propriétés  statiques  du  centre  de  gravité,  décou- 
vertes par  Léonard  de  Vinci,  et  publiées  par  Villalpand  comme 
si  le  savant  jésuite  en  était  l'auteur,  sont  venues  à  la  conhais- 
sance  commune  des  géomètres. 

Nous  ne  suivrons  pas  la  trace  de  ces  propositions  parmi  les 
divers  traités  de  Statique  qui  virent  le  jour  au  xvii®  siècle  ou 
à  des  époques  plus  rapprochées  de  nous;  une  telle  recherche 
intéresserait  l'histoire  générale  de  la  Mécanique  et  non  l'his- 
toire spéciale  des  découvertes  scientifiques  de  Léonard;  il  est 
temps,  croyons-nous,  de  conclure  le  chapitre  de  cette  histoire 
spéciale  que  nous  avions  entrepris  d'écrire. 

Nous  avons  vu  une  idée,  qui  devait  conduire  à  d'impor 
tantes  conséquences,  germer  et  se  développer  dans  l'esprit  de 
Léonard  de  Vinci.  Cette  idée  est-elle  née  par  génération  spon- 
tanée? Non   point;  si  originale  soit-elle,  sa  formation  a  été 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    VILLALPAND  85 

occasionnée,  provoquée  par  des  pensées  plus  anciennes.  Ces 
pensées,  qui  ont  suggéré  une  découverte  au  grand  peintre  de 
la  Renaissance,  se  sont-elles  présentées  à  son  esprit  en  quelque 
œuvre  produite  par  l'Antiquité  classique?  Pas  davantage;  si 
ces  pensées  ont  leur  principe  dans  les  écrits  mêmes  d'Aristote, 
elles  ont  été  élaborées  à  nouveau  par  la  Scolastique  du 
xiv^  siècle  et  ce  sont  les  corollaires  produits  par  cette  élabo- 
ration qui  ont  fécondé  les  réflexions  de  Léonard.  Celui-ci  a  fixé 
sur  le  papier,  en  des  notes  sommaires,  les  divers  aspects  sous 
lesquels  la  vérité  se  montrait  à  lui;  mais  il  n'a  pas  publié  les 
résultats  de  ces  méditations;  en  faut-il  conclure  qu'ils  ont  été 
perdus  pour  la  Science,  qu'il  a  fallu  retrouver  ce  qu'il  avait  déjà 
inventé  ?  Point  encore  ;  par  tradition  écrite  ou  orale,  par  la  dilapi- 
dation de  ses  manuscrits  ou  par  la  diffusion  de  son  enseignement, 
la  loi  de  Statique  qu'il  avait  reconnue  est  parvenue  jusqu'aux 
géomètres  du  xvii^  siècle;  par  eux,  elle  a  pénétré  dans  le  cou- 
rant de  la  Science;  il  n'y  manquait  que  le  nom  de  l'inventeur. 
Ainsi,  l'étude  que  nous  allons  clore  nous  paraît,  si  restreinte 
soit-elle,  capable  de  discréditer  quelques-uns  des  préjugés  qui 
faussent  l'histoire  de  la  Renaissance  scientifique. 


m 


LÉONARD  DE  VINCI 


ET 


BERNARDINO    BALDI 


LÉONARD  DE  VINCI 


ET 


BERNARDINO    BALDI 


Maintes  fois,  au  cours  de  nos  recherches  sur  l'histoire  de  la 
Mécanique,  il  nous  est  arrivé  de  formuler  cette  assertion  :  Les 
idées  neuves  que  Léonard  de  Vinci  a  semées  à  profusion  dans 
ses  notes  n'ont  point  été  inconnues  de  ses  successeurs  ;  plagiées 
par  de  nombreux  auteurs,  elles  ont,  durant  tout  le  xvi"  siècle, 
inspiré  les  écrits  qu'ils  publiaient  sur  la  Statique  et  sur  la 
Dynamique. 

A  l'appui  de  cette  assertion,  la  lecture  du  grand  ouvrage  de 
Prado  et  Villalpand  sur  Jérusalem  et  son  temple  nous  a  fourni 
un  argument  saisissant;  nous  avons  vu  ^  le  P.  Villalpand  insé- 
rer dans  sa  description  de  la  Judée  un  petit  traité  de  Statique 
dont  les  divers  chapitres  se  retrouvaient  tous,  à  l'état  de  brouil- 
lons, dans  les  cahiers  manuscrits  de  Léonard;  et  cette  étude 
nous  a  permis  de  restituer  au  grand  peintre,  son  véritable 
inventeur,  le  théorème  célèbre  du  polygone  de  sustentation. 

Nous  allons  retrouver  la  trace  des  notes  de  Léonard,  et  nous 
allons  la  retrouver  aussi  palpable,  aussi  profondément  marquée 
qu'en  l'ouvrage  de  Villalpand,  en  analysant  un  commentaire 
aux  Questions  mécaniques  d'Aristote;  ce  commentaire  fut 
composé  avant  le  monumental  traité  du  savant  Jésuite,  mais  la 
publication  en  fut  longtemps  retardée 2. 

Ce  commentaire  a  pour  auteur  Bernardino  Baldi. 

I.  Voir  la  précédente  étude  :  Léonard  de  Vinci  et  Villalpand. 

3.  Bernardini  Baldi  Urbinatis,  Guastallae  abbatis,  In  mechanica  Aristotelis  proble- 
mata  exercitationes ;  adjecta  succincta  narrationo  de  autoris  vlta  et  scriptis.  Mogunliœ, 
typis  et  sumptibus  Viduae  Joannis  Albini  ;  MDCXXl. 


90  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 


La  vie  de  Bernardino   Baldi  d'Urbin,  abbé  de  Guastalla. 

L'éditeur  qui,  quatre  ans  après  la  mort  de  l'auteur,  publia 
les  Exercices  de  Bernardino  Baldi,  les  fît  précéder  d'une  courte 
et  intéressante  notice  biographique  rédigée  par  Fabricio 
Scliarloncini  '.  En  cette  notice,  Bernardino  Baldi  nous  apparaît 
comme  un  esprit  d'une  activité  et  d'une  étendue  prodigieuses, 
capable  d'embrasser  les  connaissances  les  plus  diverses;  de 
tels  esprits,  l'Italie  du  xvi'  siècle  s'est  montrée  productrice 
féconde,  plus  peut-être  qu'aucun  autre  pays,  à  aucune  autre 
époque. 

Bernardino  Baldi  naquit  à  Urbin  le  6  juin  i553;  il  appar- 
tenait à  une  noble  famille  de  Pérouse,  la  famille  des  Canta- 
gallini;  son  trisaïeul  avait  troqué  son  nom  patronymique 
contre  celui  de  Baldi.  Sa  mère  se  plaisait  k  conter  la  piété 
extraordinaire  dont  Bernardino  avait  fait  preuve  dès  ses  plus 
jeunes  années.  Ses  premiers  maîtres  furent  Giovanni-Andrea 
Palazi  et  Giovanni-Antonio  Turonei  ;  ce  dernier  était  en 
relation  avec  Paolo  Manuzi  (Aide  Manuce  l'Ancien)  qui  le 
tenait  en  haute  estime  pour  sa  connaissance  des  langues 
grecque  et  latine.  Les  leçons  de  ce  savant  humaniste  profi- 
tèrent à  Baldi  qui,  tout  jeune  encore,  traduisait  en  vers 
les  Phénomènes  d'Aratus. 

En  1573,  âgé  de  vingt  ans,  Baldi  se  rend  à  Padoue  pour  y 
compléter  sa  formation  intellectuelle  ;  nous  l'y  voyons  s'atta- 
cher de  suite  à  Emmanuele  Margunii  ;  sous  la  direction  de  cet 
érudit,  il  approfondit  l'étude  de  l'Iliade;  il  étudie  les  chefs 
d'œuvre  de  la  littérature  grecque  et,  particulièrement,  les 
idylles  de  Théocrite.  Son  commerce  avec  les  poètes  grecs  fut 
si  assidu  que  sa  mémoire  garda,  sa  vie  durant,  de  longs 
morceaux   de  poésie  hellénique;  il  répétait  volontiers  que  la 

I.  Le  litre  de  celle  notice  est  le  suivant  :  De  vila  et  scriptis  Bernardini  Baldi  Urbi- 
natis,  ex  literis  Fabritii  Scharloncini,  ad  Illastrissimuni  et  neverendissimum  Dominum 
Lxlium  Buinuni  Episcopum  Balneoregiemem,  ex-Nunlitun  ipontoUrum  ad  Pohni.r 
liegem   etc. 


LÉONARD    DE    VINCI    Kï    BERNAHDINO    H\LD1  9I 

Iraduction  d'un  orateur  grec  lui  coulait  parfois  quelque  peine, 
tandis  que  la  traduction  d'un  poète  ne  lui  en  coûtait  aucune. 

Son  aptitude  à  acquérir  la  connaissance  d'une  langue 
étrangère  tenait,  du  reste,  du  prodige.  Il  se  trouvait  fréquem- 
ment, à  Padoue,  en  relation  avec  des  «  transalpins  »  ;  il  se  lia 
d'amitié  avec  certains  d'entre  eux;  honteux  de  ne  pas  entendre 
leur  langage,  il  apprit  le  français  et  l'allemand  avec  une 
rapidité  extraordinaire.  Plus  tard,  devenu  abbé  de  Guastalla,  il 
se  veut  adonner  aux  études  d'Écriture  Sainte  et,  en  trois  ans,  il 
apprend  l'hébreu  et  le  chaldaïque  ;  quelque  temps  après,  il  y 
joint  la  connaissance  de  l'arabe  et  Tesclavon,  appris  au  cours 
d'un  voyage  à  Rome.  Son  épitaphe,  citée  par  Nicéron ',  lui 
attribue  la  connaissance  de  douze  langues;  mais  Grescimbeni, 
dont  Nicéron  rapporte  également  le  témoignage,  en  énumère 
seize  :  l'hébraïque,  la  chaldaïque,  l'étrusque,  la  grecque,  la 
latine,  l'arabe,  la  persane,  l'esclavone,  la  turque,  l'allemande^ 
la  hongroise,  l'espagnole,  la  française,  la  provençale,  la  sici- 
lienne et  l'italienne. 

D'ailleurs,  dès  l'époque  de  son  séjour  à  Padoue,  nous  voyons 
se  manifester,  en  même  temps  que  sa  vocation  philologique, 
son  goût  pour  les  études  historiques  et  scientifiques  ;  il  com 
pose  un  traité  sur  les  canons  et  sur  ceux  qui  les  ont  inventés. 

Chassé  de  Padoue  par  la  peste,  il  revient  à  Urbin,  sa  patrie; 
là,  dit  Scharloncini,  il  vit  pendant  cinq  ans  dans  Tintimité 
du  grand  géomètre  Frédéric  Commandin,  poursuivant  en  sa 
compagnie  l'étude  des  diverses  sciences  mathématiques;  il 
Taide  à  dessiner  les  figures  qui  illustrent  les  traductions 
d'Euclide,  de  Pappus  et  de  Héron  que  Commandin  a  données. 
La  douleur  qu'il  ressent  de  la  mort  de  Commandin  pousse 
Baldi  à  écrire  la  vie  de  son  ami;  mais  bientôt  ce  projet  se 
change  en  un  dessein  bien  plus  vaste  :  celui  d'écrire  la  vie  de 
tous  les  grands  géomètres  ;  et,  en  douze  années,  Baldi  mène  ce 
dessein  jusqu'à  complète  exécution. 

Comme   le   remarque   fort  justement  Nicéron \   ce  récit  de 

1.  Nicéron,  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  des  lionimes  illustres  de  la  République 
des  Lettres,  t.  XXXI X,  p.  'i6i. 

2.  Nicéron,  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  des  hommes  illustres  de  la  République 
des  Lettres,  t.  XXXIX,  p.  357. 


92  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

Scharloncini  ne  peut  être  exact,  car  Gommandin  était  mort 
en  1675,  un  an  avant  que  Baldi  ne  revînt  en  sa  patrie  ;  s'il  y  eut 
amitié  et  collaboration  entre  ces  deux  hommes,  ce  ne  put  être 
que  durant  la  jeunesse  de  Baldi,  avant  son  départ  pour  l'Uni- 
versité de  Padoue. 

Après  la  mort  de  Gommandin,  Baldi  se  lie  d'amitié  avec  un 
autre  géomètre  et  mécanicien  illustre,  Guidobaldo,  marquis 
del  Monte;  l'influence  de  celui-ci,  complétant  celle  de  Gomman- 
din, pousse  notre  érudit  vers  l'étude  de  la  Mécanique;  c'est 
sous  cette  influence  qu'en  1682,  il  compose  les  commentaires 
aux  Questions  mécaniques  d'Aristote  dont  va  traiter  le  présent 
article. 

La  réputation  que  valaient  à  Baldi  sa  science  et  ses  vertus 
parvint  jusqu'à  Ferdinand  de  Gonzague,  prince  de  Molfelta 
et  seigneur  de  Guastalla;  celui-ci  l'appela  à  sa  cour,  sans 
astreindre  d'ailleurs  le  savant  érudit  à  la  vie  fastueuse  qu'on 
y  menait;  Baldi  put  continuer  paisiblement  ses  travaux  et, 
à  la  demande  de  Vespasien  de  Gonzague,  duc  de  Sabionetta, 
mener  à  bien  ses  commentaires  sur  Vitruve. 

Ferdinand  de  Gonzague  dut,  sur  ces  entrefaites,  se  rendre  en 
Espagne;  il  ne  voulut  point  se  séparer  de  Baldi  dont  la  conver- 
sation le  charmait  et  dont  les  conseils  lui  étaient  précieux; 
il  l'emmena  donc  avec  lui.  Mais  dès  le  début  du  voyage,  le 
savant  philologue  tomba  malade;  il  dut  s'arrêtera  Milan,  oii 
saint  Gharles  Borromée  le  reçut  chez  lui  et  le  garda  jusqu'à 
complet  rétablissement. 

Baldi  revint  alors  à  Guastalla  011  l'absence  de  Ferdinand  lui 
procura  de  studieux  loisirs.  En  i586,  la  charge  d'abbé  de 
Guastalla,  qu'il  n'avait  aucunement  sollicitée,  lui  fut  confiée. 
Il  résolut  alors  de  s'adonner  exclusivement  aux  études  de  droit 
canon  et  d'exégèse;  mais  il  ne  put  se  tenir  à  ce  champ,  trop 
étroit  pour  son  activité;  la  philologie,  l'astronomie,  la  géogra- 
phie se  partagèrent  son  attention  avec  l'étude  des  livres  sacrés  ; 
nous  le  voyons  traduire  des  géographes  arabes  et  composer  un 
dictionnaire  arabe.  Enfin,  en  i6o3,  il  entreprit  la  rédaction 
d'une  géographie  aux  proportions  monumentales,  où  devaient 
être  décrits  les  moindres  villes  et  villages  mentionnés  par  les 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    BERN\UD1>'0    BALDI  98 

auteurs  anciens  ou  modernes.  Il  ne  put  terminer  cette  œuvre 
gigantesque;  à  sa  mort,  survenue  le  12  octobre  1617,  après 
quarante  jours  de  maladie,  il  n'avait  mené  à  bonne  fin  que 
quatre  ou  cinq  volumes  de  ce  dictionnaire  géographique;  les 
notes  qu'il  laissait  témoignaient  que  sept  ou  huit  volumes 
restaient  à  composer. 

II 

Les  ŒUVRES  de  Bernardino  Baldi. 

Scharloncini  nous  vante  les  vertus,  la  piété,  la  charité,  le 
désintéressement  de  Baldi;  il  nous  retrace  l'amour  du  travail 
qui,  chez  cet  érudit,  tenait  du  prodige;  tant  qu'il  fut  dans  la 
force  de  l'âge,  il  se  leva  régulièrement  à  minuit  pour  se  mettre 
à  l'étude;  pendant  ses  repas^  il  lisait  un  livre  allemand,  fran- 
çais ou  arabe. 

Aussi  les  écrits  de  Baldi  sont -ils  extraordinairement  nom- 
breux. L'épi taplie  du  savant  abbé  de  Guastalla  en  évalue  le 
nombre  à  quarante-huit.  Scharloncini  fait  suivre  sa  notice 
biographique  d'une  liste  d'ouvrages  qui  comprend  cinquante- 
quatre  titres,  mais  cette  liste  se  termine  par  ces  mots  :  Et 
quœdam  alla.  Crescimbeni,  qui  a  eu  entre  les  mains  presque 
toutes  les  œuvres  de  notre  auteui',  assure  qu'il  en  fallait  compter 
plus  de  cent. 

Un  certain  nombre  des  écrits  de  Baldi  furent  imprimés  du 
vivant  de  l'auteur;  tels  sont  les  suivants  : 

1°  Corona  delU  anno  quale  si  contiene  tanti  sonnettiy  quanti 
santi  corrono  il  tatto  Vanno,  secondo  il  calenderio  Romano. 
Vicenza,  per  A.  délia  Noce;  1689.  —  Cet  ouvrage  est  une  collec- 
tion de  106  sonnets  sur  les  principales  fêtes  de  l'année. 

2°  Dl  Herone  Alessandrino  de  gll  aatomati  overe  machine  se 
moventi,  lihrl  due,  tradotte  dal  greco  da  Bernardino  Baldi.  In 
Yenetia,  appresso  Girolamo  Porro;  1589. 

Une  seconde  édition  fut  donnée,  du  vivant  de  l'auteur  :  In 
\enezia,  appresso  Gio.  Battista  Bertoni;  lOoi. 

L'ouvrage  fut  imprimé  une  troisième  fois,  à  Venise,  en  1661. 


Cj^4  ÉTUDES    SLU    LEONARD    DE    VI>CI 

3"  Versi  e  prose  di  Monsignor  Berwrdino  Baldi.  Venetia, 
appresso  F.  de'  Franceschi  ;  iSgo. 

Imprimé  en  Fabsence  de  Fauteur,  cet  ouvrage  fourmille  de 
fautes  d'impression.  Il  contient  les  pièces  suivantes  : 

La  nautica,  poème  en  vers  non  rimes  que  Baldi  présenta 
eu  i585  à  Ferdinand  de  Gonzague; 

Veglogue  mis  le; 

Li  sonetti  romani; 

Le  rime  varie: 

La  J'avola  di  Leandro  di  Museo; 

Dialogo  délia  dignilà; 

L'arciero,  overo  délia  felicila  del  principe  ; 

La  descriitione  del  pallazzo  d'Urbino. 

La  description  du  palais  d'Urbin,  qui  termine  ce  recueil,  fut 
reproduite  plus  tard  dans  : 

Memorie  concernenti  la  cilln  di  Urhino  e  la  descrizione  del 
palazzo  da  Behnardino  Baldi  e  Francesco  Bianchini,  pubblicate 
dal  Cardinale  Annibale  di  S.  Clémente.  Borna,  G.  M.  Salvioni; 
172^1. 

D'autre  pari,  le  poème  de  La  naalica  fut  traduit  en  français 
sous  le  titre  :  Jai  navigation,  poème  de  Bernardino  Baldi,  traduit 
de  rHalien  par  M.  J.  Armand  de  Galiam.  Paris,  A.  Bertrand 
(sans  date). 

Enfin  ce  recueil,  enrichi  par  l'adjonction  d'autres  ouvrages 
de  Baldi,  fut  public  sous  le  titre  : 

Versi  e  prose  scelle  di  Bernardino  Baldi,  ordinale  e  annotatc 
da  Filippo  Ugolini  et  Filippo  Luigi  Polidori.  Firenze,  Le  Mon- 
nier;  1869. 

/f  Les  Sonnetti  romani,  avec  une  autre  pièce,  furent  publiés 
dans  l'ouvrage  suivant  : 

Sonnetti  romani;  il  lauro.  scherzo  giovanile.   Parigi  ;  1600. 

5"  La  Deifof)e,  ovvero  gli  oracoli  délia  Sibilla  Cumea,  monodie. 
Nenezia;  i6o/|. 

(')"  Il  diliwio  universale,  cantalo  con  nuova  maniera  di  l'crsi. 
Pavia,  per  P.  Bartoli  ;  i()o/i. 

-"  Concelti  morali.  In  Parma  ;  liio-j. 

8"  Carmina  latina.  \n  Parma;  i6o(). 


LIÎONAUD    Di:    VINCI    El    BEK\AKDINO    BALDl  f)5 

if  ScaniUli  Impares  Vitruvlani  a  Behnaudino  Baldo  nova 
ratione  explicatif  refulaiis  prioram  inlerpreliim  Galielmi  Philandri, 
Danielis  Barbarie  Baplistœ  Bevlani  sealentiis.  AugusUïî  Yindelico- 
ruin,  ad  insigne  Pinus  ;  1612. 

10"  De  Vitravianoram  verborum  signijicatione  sea  commentarias 
perpeluiis  in  M.  Vitruviam  PoUionem,  auclore  Bernardino  Baldo. 
Accedit  vita  Vitruvii,  eodem  auctore.  AugusUr  \  indelicorum, 
ad  insigne  Pinus;  16 12. 

Les  recherches  de  Baldi  sur  Vitruve  sont,  assurément,  celles 
de  ses  œuvres  qui  eurent  le  plus  de  réputation.  Nous  les  trou- 
Aons  reproduites  dans  les  ouvrages  suivants  : 

.1.  —  M.  ViTRUAii  PoLLiOiNis  Oper«.  Libridecem.  Anistelodami, 

apud  Ludovicum  Elzevirium  ;  16/19 Acceduni  Lexicon  Vitrn- 

vianam  Bernardini  Baldi  Urbinatis,  Gaaslallœ  Abbatis,  et  ejusdem 

ScamUli  impaves  Vitruvlani (L'écrit  désigné  ici  par  le  titre  : 

Lexicon  Vitravlanum  est  le  :  De  Vitriivlanoriini  verborum  slgnlfi- 
catlone.) 

B.  —  JoANNis  PoLEM  Exercltallo/ics  Vltruvlame,  seu  conimen- 

larius  crlticus  de  Vitruvii  architectura.  Patavii;  1789 Accedit 

M.   Vitruvii  Polllonis  vlta,  auctore  Bernardino  Baldo. 

C.  —  M.  Vitruvh  Pollioms  ArcJdtectura,  textu  ex  recenslone 
codlcum  emendato  cuni  exercltatlonlbus  /iotlsque  novlssûnls  Joannis 
Polem  et  cominentcuiis  varioruni  addltls.  nunc  primum  sludiis 
Simone  Stratico  Utini,  apud  fratres  Mattiuzzi,  Vnno  1826,  in 
olïîcina  Peciliana.  —  Cet  ouvrage  contient  :  Marcl  Vitruvii  Pot 
tlonis  vlta  conscrlpta  a  Bernardino  Baldo  Urblnate,  cum  annota- 
tlonlbu.s  JoANMS  Polem  —  Baldi  Bernardim  Scanùlll  Impares 
Vitruvlani  nova  ratione  expllcatl. 

Il"  Orazlonc  dl  B.  Baldi,  Ambasciadore  del  Ser.  IJuca  d Ur- 
blnOy  alla  Serenlta  del  nuovo  Duca  dl  Venetla  M.  Antonio  Meni- 
mlo.  In  Venetia;  16 13. 

12"  Bernardini  Bvldj  In  tabulant  leneam  Euyublnam^  llngua 
Hetrusca  veterl  perscrlptam.  dlvlnatlo.  Augusta?  Vindelicorum. 
ad  insigne  Pinus,  imprimebat  D.  Francus;  16 lo. 

i3"  Heronls  Cteslbil  Belopoeca.  Jioc  est  tellf activa,  grœce  et 
latine,  interprète  et  scholiastc  Beu\.  Baldo,  qui  Vltam  Heronls 
addidit»  Augustae  Vindelicorum^  'yi>i^  Davidis  Franci  ;  1616. 


f)6  ÉTUDES    SLR    LEONARD    DE    VINCI 

La  traduction  et  les  notes  de  Bernardino  Baldi  furent  insé- 
rées dans  la  collection  des  Mathemaiicl  veteres  donnée  par 
l'Imprimerie  royale  en  1693. 

La  Vlta  Heronis  fut  également  imprimée  a  part  en  1616. 

Cette  étude  sur  Héron  d'Alexandrie  est  le  dernier  écrit  de 
Bernardino  Baldi  qui  ait  été  imprimé  du  vivant  de  l'auteur; 
mais  un  grand  nombre  d'autres  ouvrages  du  savant  abbé  de 
Guaslalla  furent  publiés  après  la  mort  de  celui  qui  les  avait 
composés;  quelques-uns,  même,  n'ont  pas  été  livrés  à  la 
presse  avant  la  fin  du  xix''  siècle. 

Parmi  ceux  de  ces  ouvrages  posthumes  qui  sont  venus  à 
notre  connaissance,  le  premier  en  date  est  celui  qui  va  nous 
occuper  en  cet  article  : 

i4°  Bernardini  Baldi  Lrbinatis,  Guastalla3  abbatis,  la  mecha- 
nlca  Avistotelis  problemata  exercitationes  ;  adjecta  succincla  narra- 
tione  de  aatoris  vita  et  scriptis.  Moguntiœ,  typis  et  sumptibus 
Yiduœ  Joannis  Albini;  MDCXXI. 

Il  faut  sans  doute  regarder  comme  une  seconde  édition  de 
cet  ouvrage  le  livre  suivant,  mentionné  par  Murhard  (Biblio- 
theca  malhemalica,  t.  111,  p.  6)  : 

Sylloge  commeniarioriim  et  exercitatlonum  in  quœstiones  mecha- 
nicas  Avistotelis,  cum  proemio  Bart.  Lausanni.  Yenetiis;  1623. 

Après  cette  œuvre,  nous  pouvons  citer  : 

i5"  La  difesa  di  Procopio,  contre  le  catumnle  di  Flavio  Biondo, 
con  alcune  considerationi  intovno  al  luogo,  ove  segui  la  giornata 
Ira  Totila  e  Narsete.  In  Urbino,  per  M.  A.  Mazzantini;  1627. 

16°  /  cento  apologhi  di  M.  Bern.  Baldi,  portati  in  versi  da  Gio. 
Mario  de  Crescimbeni,  colle  moralità  di  Malatesta  Strinati.  In 
Roma,  per  A.  de  Rossi;  1702. 

Ces    apologues,    originaux    mais    très    sommaires,    avaient 
été  composés,  nous  dit  Scharloncini,  à  l'imitation  de  Leone 
Battista  Alberti;  Crescimbeni  a  pris  la  peine  de  les  mettre 
en  vers. 

Une  deuxième  édition  du  même  ouvrage  fut  donnée  :  Roma. 
lip.  Perego  Salvioni;  1828. 

17"  Encomio  delta  pair ia  de  M.  Bernardino  Baldi,  da  Urbino. 
In  Urbino,  per  A.  A.  Monticelli;  1706. 


LÉONARD  DE  AINCI  ET  BERNARDINO  BALDI  97 

Cet  écrit  a  été  reproduit  en  léle  du  recueil,  déjà  cité,  qui  a 
pour  titre  : 

Memorie  concernenti  la  ait  là  dl  Urbino  e  ta  descrizzione  del 
palazzo  da  Bernaudino  Baldi  e  Francesco  Bianghini,  pubblicatc 
dal  Cardinale  Annibale  di  S.  Clémente.  Roma,  G.  M.  Sal- 
vioni;  1724. 

18"  Cronica  de'  Malemaiici,  overo  epUome  deWistoria  délie  mie 
lovo.  Urbino,  per  M.  A.  Moniicelli;  1707. 

Ce  n'est  qu'un  court  abrégé  du  grand  ouvrage  auquel  Baldi 
travailla  pendant  douze  ans. 

Cet  écrit  a  été  réimprimé  dans  les  Versi  e  prose  scelle  di 
Bernardino  Baldi,  publiés  à  Florence  en  iSôg  et  précédem- 
ment cités. 

19''  Epislola  de  asse  sive  pondère  Elrusco.  Cette  lettre  est 
insérée  au  livre  1,  ch.  VII  de  l'ouvrage  suivant  : 

JusTi  FoNTANiiM  De  anliquilatibus  Hortœ.  Roma^  ;  1708. 

20°   Viia  di  Federigo  Commandino. 

Cette  vie,  qui  est  un  des  ouvrages  les  plus  remarquables  de 
Baldi,  a  été  imprimée  à  Venise  dans  le  Glornale  de'  letlcraii 
d'Ilalia,  vol.  XIX,  p.  i/|o;  1714. 

Elle  a  été  réimprimée  dans  les  Versi  e  prose  scelle  di  Bernar 
DiNO  Baldi.  Firenze;  1859. 

21"  Bernardim  Baldi  Celeo,  0  Vorlo.  Inséré  dans  Quallro 
elegantisslme  egloghe  rasticali.  Venezia  ;  1760. 

22"  Delhi  viia  e  de'  falli  di  Gaibaldo  I  da  Monlefellro,  Daca 
d'Urbino,  libri  XII;  di  Bernardino  Baldi.  Milano,  G.  Silves- 
tri  ;  1821. 

iZ"  Viia  e  falli  dl  Federigo  da  Monlefellro,  isloria  di  Bernar- 
dino Baldi  estratta  da  un  manoscrilto  inedilo  con  osservazione 
di  Fr.  Zuccardi.  Roma,  presso  Perego  Salvioni;  1824. 

24"  De  scribenda  hisloria  Iraclalus,  auctore  Bernardino 
Baldo  ;  inséré  dans  :  Spicilegiani  Bomanuni,  tomus  I.  Romœ  ;  1839. 

25**  Viia  di  Arislide  Quinliliano  da  Bernardino  Baldi  (.1/// 
delU  Accademia  ponlificia  di  Nuovi  Lincei,  t.  XVIIl;  i865.)  Cet 
écrit  est  reproduit  dans  :  Vincent  et  Martin,  Passage  du  Irailé  de 
musique  d' Arislide  Quinlilien  relalif  au  nombre  nuplialde  Platon. 
Roma;  i865. 

p.    DUHEM.  n 


(^8  ÉTUDES    SUR    LÉO.NARD    Di:    Yl>Gt 

26"  Vita  di  Giovanni  Eligerio  da  Beknardlno  Baldi  (Bulletino 
di  bibliogvafia  e  di  storia  délie  scienze  rnatcnialiche  e  Jisiche, 
pubblicato  da  Baldassare  Boncompagni,  t.  I,  p.  3/19;  1868). 
Cet  écrit  est  reproduit  dans  :  P.  D.  ïimoteo,  Barnabita^  Stdla 
épis  Lola  di  Pietro  Peregrino  di  Mavicoiivl..,  Menwria  seconda..., 
p.  107.  Borna;  1868. 

27°  Lettere  di  Behnahdino  Baldi,  cavate  degli  aulograti  chc 
sono  a  Parma  nell'  Archivio  di  Stata;  pubblicale  da  Aniadio 
Bonchini.  Parma,  per  conto  délia  B.  Deputazione  di  Storia 
patria;  1870. 

28"  Vite  inédite  di  niaieniatici  iialiani,  scritti  da  Behnaiidi>o 
Baldi  e  pubblicati  da  Enrico  Narducci  {Balletino...  pubblicalo 
da  B.  Boncompagni,  t.  XIX;  1886). 

29"  Vita  di  Paolo  di  Middelbuvg  da  Beknaudino  Baldi  ;  insère 
dans  :  Demetrio  Mauzi,  La  questione  delta  rijbrnui  det  calendario 
nel  quinto  concitio  Laleranense  (i5i2-i5i7).  Firenze;  1896. 

Le  nombre  des  œuvres  de  Baldi  qui  ont  été  imprimées 
jusqu'à  ce  jour  est  très  considérable;  il  s'en  faut,  cependant, 
que  Ton  ait  publié  toutes  celles  que  cite  Scliarloncini.  Au 
nombre  de  celles  qui  sont  encore  inédites,  il  convient  de  citer, 
en  premier  lieu,  cette  collection  de  vies  des  grands  mathéma- 
liciens  qui  avait  coûté  à  Baldi  douze  années  de  travail.  Cette 
collection  n'est  point  perdue  ;  le  manuscrit  original  et  deux 
copies  se  trouvaient  en  la  bibliothèque  du  prince  Boncom- 
pagni '. 

Bien  d'autres  œuvres  inédites  figurent  encore  dans  la  liste 
donnée  par  Scharloncini.  Ces  œuvres  ont,  d'ailleurs,  les  objets 
les  plus  variés. 

Nous  y  trouvons  des  morceaux  littéraires,  en  vers  ou  en 
prose;  telle  la  traduction  en  vers  italiens  des  Phénomènes 
d'Aratus,  première  œuvre  de  notre  auteur;  tels  un  recueil  de 
poésies  et  de  discours  pieux,  intitulé  Scala  cœleslisl  une  com- 
paraison entre  la  vie  monastique  et  la  vie  séculière;  six  livres 
sur  la  cour;  des  poèmes  satiri(iues  sur  le  même  sujet,  com- 
plétés par  la  traduction  des  Misères  de  courtisa/is  de  Lucien  ; 

I.  (Jatatoyo  di  iiuinoscrilla  ara  posseduli  du  IL  Baldassare  UoncoiniHHjni,  coinpiUUo  dd 
Enrico  Narducci.  lloiua,   Tip.  délie  Scienze  laalenialiche  e  (isiclie;  i8Ga. 


LÉONAKI)    DIC    \1NCI    ET    BERNARDJ>0    BALDl  99 

des  livres  d'odes  et  dépigrammes;  des  dialogues,  dont  l'un, 
intitulé  Goselin,  traite  de  l'humanité,  dont  un  autre,  intitulé 
Le  Tasse,  a  la  prosodie  pour  sujet. 

A  riiistoire  des  inventions  scientifiques  se  rattache  la  pièce 
intitulée  :  De  lonnenlis  bellicis  ci  eorum  itiventoribus. 

V  l'étude  des  langues  et  à  la  Pliilologie  appartiennent  les 
traductions  des  Fables  de  Musée,  de  VHomeri  paralipomenou 
composépar  Quintus  de  Smyrne,  la  composition  d'un  Diction- 
naire arabe. 

La  passion  de  Baldi  pour  l'Archéologie  a  inspiré  le  Discours 
aux  conservateurs  de  Rome  en  vue  d'assurer  la  sauvegarde  des  anti- 
quités de  cette  ville  et  un  livre  sur  les  Antiquités  de  Guastalla. 

Les  recherches  au  sujet  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testa- 
ment sont  nombreuses  dans  l'œuvre  de  l'infatigable  érudit; 
nous  y  relevons,  en  effet,  une  traduction  des  Lamentations  de 
Jérémie  d'après  le  texte  grec  des  Septante,  enrichie  de  notes 
d'après  le  texte  hébreu;  une  paraphrase  du  Livre  de  Job,  com- 
posée sur  le  texte  latin  et  annotée  d'après  le  texte  hébreu  ;  une 
traduction  de  la  Paraphrase  sur  le  Pentateuque  écrite  en  langue 
chaldaïque  par  Onkelos  ;  une  Description  nouvelle  du  temple 
d'Ézéchiel;  enfin,  une  Étude  sur  V Évangile  selon  saint  Matthieu. 

L'Astronomie  et  la  Géographie  revendiquent,  parmi  les  écrits 
de  Baldi,  Cinq  livres  sur  le  nouveau  calendrier,  un  Cadran  solaire 
universel,  un  écrit  Sur  le  firmament  et  les  eaux,  la  traduction 
d'un  Jardin  géographique  arabe  dont  l'auteur  est  inconnu,  enfin 
le  vaste  Dictionnaire  géographique  universel  que  l'abbé  de  Gua- 
slalla  laissa  inachevé. 

Mentionnons  encore  un  ouvrage  de  géomètre,  le  Paradoxo- 
ram  mathemaiicorum  liber,  dont  le  titre  seul  nous  est  connu ^ 
et  nous  aurons  achevé  cette  revue  des  écrits  composés  par 
Bernardino  Baldi;  revue  sans  doute  incomplète;  revue  suffi- 
sante* cependant,  pour  nous  donner  un  aperçu  du  labeul* 
prodigieusement  actif  et  continu,  comme  des  multiples  apti- 
tudes intellectuelles,  dont  témoigne  une  pareille  œuvre. 
Une  telle  puissance  de  travail,  une  telle  souplesse  de  lesprit, 
bien  communes  au  xvi'  siècle,  étonnent  jusqu'à  l'effroi  nos 
taisons   modernes,   si  vite  rebutées  par  une  étude  longue  et 


100  ETUDES    SUR    LEONA.RD    DE    VINCI 

pénible,  si  aisément  déroutées  par  le  moindre  changement 
de  méthode,  si  volontiers  satisfaites  d'avoir,  en  un  tout  petit 
livre,  effleuré  la  surface  d'un  domaine  minuscule. 


m 

Les  emprunts  de  Bernardino   Baldi  a  la   Mécanique 
DE  Léonard  de  Vinci. 

Scharloncini  nous  apprend  que  les  Exercices  sur  les  questions 
mécaniques  d'Aristote  furent  composées  par  Baldi  en  i582. 
L'auteur  était,  à  ce  moment,  l'ami  de  Guidobaldo,  marquis 
del  Monte.  Celui-ci  venait  de  composer  un  traité  de  Mécanique  ' 
qui,  pendant  un  siècle,  eut  grande  renommée;  il  allait  y  join- 
dre un  commentaire  aux  recherches  d'Archimède  sur  les  cen- 
tres de  gravité  ^,  et  ce  commentaire  ne  devait  guère  avoir 
moins  de  vogue  que  Les  méchaniques.  L'influence  de  Guido- 
baldo sur  les  doctrines  mécaniques  exposées  par  Bernardino 
Baldi  ne  saurait  donc  être  révoquée  en  doute;  bien  loin 
de  nier  celte  influence,  Baldi  se  plaît  à  citer  à  maintes  reprises 
le  nom  de  son  ami. 

Ses  connaissances  ont,  d'ailleurs,  d'autres  sources  que  le 
Mechanicorum  liber  du  Marquis  del  Monte  et,  parmi  ces  sources, 
il  en  est  qu'il  nous  fait  connaître.  Telle,  en  premier  lieu,  la 
traduction  des  Questions  mécaniques  d'Aristote  donnée,  avec  de 
brefs  commentaires,  par  Nicolas  Leoniceni^;  telle  encore  la 
savante  et  importante  Paraphrase  des  mêmes  Questions  méca- 
niques composée  par  le  très  docte  Alexandre  Piccolomini^. 
Baldi  va  même  jusqu'à  nous  apprendre,  en  sa  préface,  que  le 

1.  Guidi  Ubaldi  e  Marchionibus  MonVis  Mechanicorum  liber.  Pisauri,  apud  Hiero- 
nymum  Concordiam;  MDLXXVII. 

2.  Guidi  Ubaldi  e  Marchionibus  Morilis  In  duos  Archimedis  œquiponderantiuni  libtios 
paraphrasis,  sclioliis  illustrala.  Pisauri,  apud  Hieronynium  Concordiam;  MDLXXXVIII. 

3.  Nicolai  Lconici  (sic)  Tliomœi  Opuscula  nuper  in  lucem  œdila  quorum  noinina 
proxima  habentur  pagella...  Conversio  mechanicarum  quœslionum  Aristolelis  cunifiguris 
et  onnotationibus  quibusdani.  Colophon  :  Opusculum  hoc  ex  imprcssione  rcprcsenlavil 
Hernardinus  Vilalis  Vtnelus,  Anno  Domini  MCGGCCXXV,  Die  XXI II  Februarii,  ex 
Vcnctiis. 

4.  Alexandri  Piccolomini  In  niechanicas  quœstiones  Arislotelis  paraphrasis  paulo  qui- 
dem  plenior,  ad  Nicolauni  A rding hélium  Cardinaleni  amplissiinuni....  MDXLVII.  In  line  : 

'-*/"     vExcussum  Uomae  apudAutonium  Bladiim  Asulanuui.  Tertio  Non.  lanuarii  MDXLVII. 


LEONARD    DE    VINCI    ET    BERNARDIISO    BALDT  lOI 

bruit  des  recherches  du  Hollandais  Simon  Stevin  est  venu  jus- 
qu'à lui,  mais  qu'il  n'a  point  vu  les  travaux  de  cet  auteur'. 

Mais  il  est  une  influence  que  Baldi  a  profondément  éprouvée 
et  que,  cependant,  il  ne  cite  pas  :  c'est  l'influence  de  Léonard 
de  Vinci  ;  à  Léonard  de  Vinci,  il  doit  tous  les  passages  qui,  dans 
ses  commentaires,  attirent  le  plus  vivement  l'attention;  de  ces 
passages,  nous  trouvons  en  quelque  sorte  le  brouillon  dans  les 
cahiers  que  conserve  la  Bibliothèque  de  l'Institut;  ce  sont  ces 
mêmes  cahiers  qui  nous  ont  permis  de  suivre  les  pensées 
éveillées  en  l'esprit  du  grand  peintre  par  la  lecture  d'Albert  de 
Saxe;  ce  sont  eux  également  qui  nous  ont  gardé  les  esquisses 
des  théorèmes  reproduits  par  Villalpand. 

Ces  théorèmes,  si  curieusement  insérés  par  Villalpand  en  sa 
description  de  la  Judée,  nous  les  retrouvons  presque  tous  en 
l'écrit  de  Bernardino  Baldi. 

Baldi  en  donne  quelques-uns  dans  le  chapitre  ^  où  il  examine 
cette  question  d'Aristote  :  Si  deux  hommes  portent  un  poids 
suspendu  à  un  bâton,  pourquoi  celui  qui  est  moins  distant  du 
fardeau  supporte-t-il  une  charge  plus  grande? 

Cette  question  l'amène,  en  effet,  à  se  demander  pourquoi 
ceux  qui  portent  un  grand  poids  marchent  courbés  et  à  répon- 
dre qu'ils  prennent  cette  position  pour  mettre  leur  centre  de 
gravité  dans  la  verticale  du  point  d'appui. 

11  commence  alors  à  développer  ces  considérations  sur  les 
diverses  postures  de  l'homme  et  des  animaux  que  Léonard 
avait  esquissées  au  cahier  ^^  puis  plus  complètement  exposées 
au  Traité  de  la  peinture.  Ces  considérations,  Baldi  les  poursuit 
au  chapitre  suivant  3,  où  il  examine  cette  question  d'Aristote  : 
Pourquoi  ceux  qui  sont  assis  et  veulent  se  lever  placent-ils  les 
jambes  de  telle  sorte  qu'elles  fassent  un  angle  aigu  avec  les 
cuisses  et  rapprochent-ils  de  même  la  poitrine  des  cuisses?  Cette 

1.  En  effet,  la  Statique  de  Stevin,  rédig^ée  en  flamand,  ne  fut  imprimée  qu'en  i586 
sous  ce  titre  :  De  Bcghinselen  der  Weeghconst,  beschreven  deur  Simon  Stevir.  van 
Brugghe.  TotLeyden,inde  Druckerye  van  ChristofTel  Planlijn,  bij  Françoys  van  Raphe- 
linghen,  MDLXXXVI.  Ainsi,  quatre  ans  avant  qu'elles  fussent  imprimées,  les  recher- 
ches du  grand  géomètre  de  Bruges  étaient  déjà  annoncées  en  Italie. 

2.  Bernardin!  Baldi  In  mechanica  Aristotelis  problemata  exercitationes;  Quœstio 
XXIX,  p.  i66. 

3.  B.  Baldi,  loc.  cit.,  Quœstio  XXX,  p.  i6G. 


Ï02  1-TUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

question  était  précisément  la  première  '  que  Léonard  de  Vinci 
eût  cherclié  h  résoudre  par  la  considération  du  centre  de 
gravité. 

Baldi  explique  en  détail  la  solution  de  Léonard  ;  il  rend 
compte  d'une  manière  analogue  de  diverses  allures  de  l'homme 
et  des  animaux;  il  n'oublie  pas,  d'ailleurs,  d'appliquer  la 
même  théorie  aux  objets  inanimés  ;  l'exemple  du  trépied  ^  le 
conduit  à  formuler  la  loi  du  polygone  de  sustentation.  L'équi- 
libre des  tours  penchées,  telles  que  la  tour  de  Pise  et  la  tour 
de  Garisendi  à  Bologne,  est  traité  presque  dans  les  mêmes 
termes  qu'au  livre  de  Yillalpand. 

Ce  n'est  point  en  ce  livre,  cependant,  que  Baldi  a  pu  lire  les 
théorèmes  de  Léonard;  l'œuvre  de  l'abbé  de  Guastalla  était 
achevée  bien  avant  que  ne  parût  celle  du  savant  Jésuite.  Il 
n'est  pas  admissible  non  plus  que  Yillalpand  n'ait  eu  des 
théorèmes  de  Léonard  qu'une  connaissance  indirecte,  par  la 
communication  d'une  copie  manuscrite  des  ExercUationes  de 
Baldi;  certains  passages  donnés  par  Villalpand,  tel  le  passage 
si  caractéristique  sur  le  vol  des  oiseaux,  ne  se  trouvent  pas  dans 
le  livre  de  Baldi.  Ils  ont  dû  puiser  tous  deux  leurs  connais 
sauces  à  une  source  commune,  et  cette  source  devait  être  soit 
un  manuscrit  de  Léonard,  soit  un  cahier  copié  sur  les  notes  du 
grand  peintre.  Il  se  peut,  d'ailleurs,  que  Villalpand  ait  tenu  de 
Baldi  la  connaissance  de  ce  document;  selon  Scharloncini, 
Baldi  s'était  occupé,  lui  aussi,  de  la  description  du  temple 
d'Ezéchiel  et  avait  composé  un  traité  sur  ce  sujet  ;  il  ne  serait 
point  surprenant  qu'il  ait  été  mis,  à  cette  occasion,  en  rapport 
avec  Villalpand. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  emprunts  faits  par  Baldi  à  la  Statique 
de  Léonard  sont  autrement  étendus  que  ceux  dont  Villalpand 
est  débiteur. 

Parmi  ces  emprunts,  l'un  des  plus  caractéristiques  concerne 
la  pesanteur  apparente  d'un  grave  suv  un  plan  incliné. 

La  plus  ancienne  solution  de  ce  problème  est  due  a  Pappus, 

I.  Lf's  manuscnii- de  Léonard  do  Vinci,  publiés  par  Ch.  Ravaisson-Mollion.  M<.  \ 
dp  la  liil)IiothcqiiP  de  l'Institut,  fol.  28,  verso. 

9.   H.  Riddi  In  inechonirn  AristotcUs  prohleinata  t'J'crcitatinne:^;  Qvtvpsi'io  \\X,  p.  173. 


IKOIVVRD    DE    VINCI    El     BERNA RDTNO    RVLDl  Io3 

qui  s'étail  efforcé  de  déterminer  celle  pesanteur  apparente  en 
étudiant  le  roidement  dun  corps  sphérique  sur  un  plan 
incliné  ;  appuyé  sur  des  liypothèses  que  nous  jugeons 
aujourdliui  inadmissibles,  le  raisonnement  de  Pappus  condui- 
sait à  un  résultat  taux.  L'exacte  évaluation  de  la  pesanteur 
apparente  d'un  corps  placé  sur  un  plan  incliné  avait  été 
obtenue  dès  le  xnr  siècle  par  un  mécanicien  de  l'École  de 
Jordanus  de  Nemore  ;  et  la  méthode  proposée  par  ce  géomètre 
était  si  parfaite  que  l'on  pourrait,  aujourd'hui  encore,  la  répéter 
dans  les  cours  de  Statique  sans  y  changer  un  seul  mot. 

Léonard,  qui  connaissait  probablement  la  règle  découverte 
par  ce  géomètre  du  xni''  siècle,  s'est  etTorcé  de  la  retrouver  par 
un  artifice  analogue  à  celui  de  Pappus;  sa  démonstration, 
inacceptable  en  bonne  logique,  n'en  est  pas  moins  ingénieuse; 
il  est  à  croire,  d'ailleurs,  qu'il  y  attachait  une  certaine  impor- 
tance, car  il  l'a  exposée  à  plusieurs  reprises  '. 

Or,  cette  solution  si  originale,  si  particulière  à  Léonard, 
Bernardino  Baldi  la  reproduit  très  exactement  et,  chose  digne 
de  remarque,  à  propos  d'une  question  où  elle  semble  n'avoir 
que  faire  ^  Il  a  soin,  d'ailleurs,  de  noter  el  que  la  solution  de 
Léonard  offre  des  analogies  avec  celle  de  Pappus,  et  qu'elle  en 
diffère  en  des  points  essentiels. 

Tandis  que  Baldi  adoptait  cette  solution  dont  le  résultat,  du 
moins,  était  correct,  Guidobaldo,  aveuglé  par  son  admiration 
exclusive  des  anciens,  s'en  tenait  au  raisonnement  de  Pappus. 

Toute  occasion  semblait  bonne  à  Baldi  pour  exposer,  en 
marge  d'Aristote,  les  remarques  qu'il  empruntait  aux  notes  de 
Léonard. 

Aristote,  par  exemple,  pose  cette  question  :  Pourquoi  les 
corps  flottants,  saisis  par  un  tourbillon  liquide,  sont-ils  tous 
finalement  amenés  au  centre  du  tourbillon?  Les  circon- 
stances se  prêtent  à  une  étude  sur  la  formation  des  tourbillons 
au  sein  des  eaux  courantes.  Cette  étude,  Baldi  nous  en  donne 

1.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Gh,  Ravaisson-^IoUieri,  Ms.  A 
de  la  Bibliothèque  de  l'Inslitut,  fol.  53,  recto  et  fol.  n,  verso.  —  Cf.  P.  Dulieni,  Les 
origines  de  la  Statique,  Ch.  II,  et  Cb,  VIII,  S  3. 

2.  Bernardini  Baldi  fn  mechanica  Aristotelis  probleniata  exercitationes :  Ousestio 
Vfll  :  Qua^ritur  ciir  ex  figuris  omnibus  rotunda*  facilius  moveantur.  p.  Oj. 


fo4 


ETUDES    SUR   LEONARD    DE    VINCI 


les  éléments';  mais  ces  éléments,  nous  ne  sommes  point 
fort  embarrassés  pour  en  reconnaître  la  provenance  ;  nous  les 
trouvons  exposés,  presque  dans  les  mêmes  termes,  en  un 
cahier  de  Léonard  de  Vinci. 

Lisons  d'abord  ce  que  Baldi  nous  enseigne  de  la  genèse  des 
tourbillons  : 

((  Soit  ABCD  (fig.  i)  la  rive  courbe  et  concave  d'un  fleuve.  Le 

rapide  courant  EFDC.  qui  se  précipite  en 

A 

G  avec  violence,  épousant  la  forme  de  la 
rive,  s'enroule  en  tourbillon;  lorsqu'en 
B  il  se  détache  de  la  rive,  l'eau  poursuit 
le  tournoiement  commencé,  elle  se  le- 
iC  courbe  en  spirale  et  forme  un  tourbillon 
GHFIK  dont  le  centre  est  en  K. 

»  Les  tourbillons  peuvent  encore  naître 
d'une  autre  cause,  savoir,  du  conlact  entre 
une  eau  courante  et  une  eau  dormante. 
Soit,  en  effet,  ABC  (fig.  2j  une  rive  de  fleuve  qui  forme 
golfe;  par  suite  de  l'arrêt  opposé  par  la  rive,  ce  golfe  renferme 
une  nappe  d'eau  tranquille;  supposons 
que  le  fleuve  coure  librement  et  direc- 
tement entre  les  deux  droites  VC  et  DE. 
Tandis  que  l'eau  qui  avoisine  AC  se  porle 
rapidement  vers  A,  elle  donne  une  impul- 
sion latérale,  suivant  G  A,  à  l'eau  tranquille 
ABG  ;  elle  entraîne  avec  elle,  de  F  vers  G, 
la  partie  de  cette  eau  qu'elle  touche.  Mais 
tandis  que  cette  eau  entraînée  court  de  F 
vers  G,  l'eau  tranquille  qui  est  à  côté 
s'oppose  à  elle  et  la  repousse  de  G  vers  H. 
L'eau  commence  donc  un  mouvement  en 
spirale;  elle  s'incurve  selon  la  ligne  GHK,  et  parvient  au 
point  I  où  les  diverses  parties  de  l'eau  tourbillonnante  se 
touchent  les  unes  les  autres.  D'ailleurs,  ces  tourbillons  ou 
ces  masses  d'eau  roulant  en  spirale,  que  nous  avons  observés 


I.  Bernardini    Baldi    In   inechaiica  Aristotelis  problemata  exercitationes ;  Quaeslio 
XXXV,p.  187. 


LÉONARD  DE  VINCI  ET  BERNARDINO  BALDl  Io5 

en  naviguant  sur  le  Pô,  l'Adige  ou  d'autres  grands  fleuves, 
ne  demeurent  point  en  un  lieu  invariable;  ils  suivent  le 
mouvement  de  l'eau  qui  les  entraîne  et,  transportés  au  fil  de 
Teau,  ils  s'évanouissent  peu  à  peu'.  » 

Lisons  maintenant  Léonard  : 

«  On  observe  parfois,  »  dit-ib,  «  de  nombreux  tourbillons 
sur  les  côtés  d'un  grand  courant  d'eau,  et  plus  ils  s'appro- 
chent de  la  fin  du  courant,  plus  ils  sont  grands. 

»  Ils  se  créent  à  la  surface  par  les  eaux  qui  retournent  en 
arrière  après  la  percussion  qu'a  produite  le  courant  plus 
rapide.  Les  eaux  lentement  mobiles  que  frappe  la  masse 
liquide  mue  rapidement  transforment  aussitôt  leur  mouve- 
ment et  acquièrent  ladite  vitesse;  par  suite,  l'eau  qui  est  en 
contact  avec  le  courant;,  par  derrière,  se  trouve  attachée,  et 
attirée  par  force,  et  arrachée  de  l'autre  eau;  de  sorte  que,  de 
proche  en  proche,  toute  cette  eau  qui  se  mouvait  lentement 
acquerrait  ce  même  mouvement  rapide;  mais  un  tel  courant 
ne  pourrait  recevoir  toute  cette  eau  à  moins  qu'elle  ne  s'élève 
au-dessus  de  lui;  comme  cela  ne  peut  être,  il  est  nécessaire 
que  cette  eau  retourne  en  arrière  et  consume  en  soi-même  de 
tels  mouvements.  Dès  lors,  lesdits  tourbillons  vont,  consom- 
mant en  diverses  circulations  les  mouvements  commencés.  Et 
ils  ne  restent  pas  aux  mêmes  endroits,  mais,  après  qu'ils  sont 
formés,  tout  en  continuant  à  tourner  ainsi,  et  sans  changer  de 
figure,  ils  sont  portés  par  l'impulsion  de  l'eau;  en  sorte  qu'ils 
font  à  la  fois  deux  mouvements,  l'un  est  un  mouvement  de 
révolution  sur  soi-même,  l'autre  consiste  à  suivre  le  cours  de 
l'eau;  et  cette  eau  transporte  le  tourbillon  jusqu'à  ce  qu'elle 
le  défasse.  » 

1.  Nous  verrons,  dans  une  prochaine  étude,  que  les  Exercitationes  de  Baldi  onl 
exercé  une  puissante  influence  sur  la  Mécanique  du  xvii°  siècle;  dès  maintenant, 
mentionnons  que  l'ouvrage  de  Baldi  est  souvent  cité  dans  les  commentaires  aux 
Questions  Mécaniques  d'Aristole  composés  par  Jean  de  Guevara  «.  D'ailleurs,  dans  cet 
ouvrage,  bon  nombre  d'emprunts  sont  faits  à  Baldi  et,  par  son  intermédiaire,  à 
Léonard  de  Vinci,  sans  qu'aucun  auteur  soit  cité;  c'est  ainsi  que  les  considérations 
sur  les  tourbillons  exposées  ci-dessus  sont  reproduites  par  Guevara  (Quaîst.  XXXV). 

2.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Ch.  Ravaisson-Mollien  ;  Ms.  F 
de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  V  78  [3o],  verso  et  recto. 

a.  Joannis  de  Guevara,  cler.  reg.  min,  In  AristoteUs  mechanicas  commentarii,  una  cuin 
annotât ionibus  quibusdam  ad  eandem  materiim  pertinentibus.  Romae,  apud  Jacobum 
Mascardum;  MDCXXVIL 


To6  ÉTf  DES    SUR    LKONARD    DE    VINCI 

Le  second  de  ces  morceaux  n'est  il  pas,  on  quelque  soiio.  le 
brouillon  du  premier? 

Arislote  se  pose  la  question  suivante'  :  Pourquoi  les  pièces  de 
bois  se  brisent-elles  d'autant  plus  aisément  qu'elles  sont  plus 
longues P  Baldi  s'empresse  de  profiter  de  cette  question  pour 
exposer  ses  idées  sur  la  résistance  des  matériaux:  oi',  de  ses 
opinions  à  ce  sujet,  nous  trouvons  presque  toujours  la  trace 
dans  les  manuscrits  de  Léonard^  au  cahier  l,  que  conserve  la 
Bibliothèque  de  l'Institut. 

Baldi  s'occupe  d'abord  (p.  98)  de  la  résistance  d'une  poutre 
chargée  debout.  11  entreprend  d'expliquer  pourquoi  la  poutre 
soutiendra  sans  fléchir  ni  se  rompre  un  poids  très  considérable 
pourvu  que  le  centre  de  gravité  du  poids  et  le  centre  de  gravité 
de  la  poutre  se  trouvent  sur  une  même  verticale,  et  que  celle-ci 
rencontre  le  centre  de  la  surface  par  laquelle  la  poutre  repose 
sur  le  sol.  Or  Léonard  avait  dit^  de  même  :  a  11  est  impossible 
que  le  support  qui  a  son  centre  placé  sous  le  centre  du  poids 
superposé  par  ligne  perpendiculaire  se  puisse  jamais  ployer, 
mais  d'abord  il  poussera  sous  terre  sa  base.  » 

((  Mais,  on  dira  peut-êlre,  »  remarque  Baldi,  a  que  s'il  en  est 
ainsi,  plus  une  poutre  sera  grêle,  plus  elle  aura  de  force  pour 
soutenir  le  poids,  et  moins  elle  se  brisera,  ce  qui  est  contraire 
aux  faits.  Nous  répondrons  que  cette  rupture  provient  de  la 
faiblesse  de  la  matière  et  non  des  proportions  géométriques... 
Deux  choses  importent  donc  à  la  force  d'un  support  :  un 
rapport  convenable  entre  la  longueur  et  l'épaisseur,  et  une 
certaine  solidité  et  résistance  de  la  matière.  » 

«  Bien  qu'on  ne  puisse  pas  bien  déterminer  par  nombre 
quel  est  l'accroissement  de  la  puissance  d'un  corps  de  double 
quantité  par  rapport  à  un  autre,  on  peut  pourtant,  n  dit  Léonard. 
u  approcher  quelque  peu  de  la  vérité  ))  ;  et  il  multiplie  les 
remarques"'  sur  cette  «  débita  proportio  longitudinis  ad  cras 
situdinem  »  que  Baldi  se   contente  de  signaler. 

I.  l'crnardini  Baldi  In  mrrhnnica  AristoU'Us  prohU'inala  orercifalioneu  :  Ouccslio  XVI, 
p.  95. 

a.  Les  manuscrits  (U;  Léonard  de  Vinci;  Ms.  \  do  la  Bibliolliôquc  do  l'inslilul, 
f*  'i5,  verso. 

;i.    //)/</..  loi.  'if»,  verso,  fol.  '|(i,  reolo  ol  vorsc»,  el  fol.  '17.  rorlo. 


LÉONARD    DE    VIXCI    I- T    DKRNARDINO    BALDI  \0^ 

Pour  prouver  qu'une  poulie  chargée  debout  ne  peut  se 
courber  ni  se  briser,  Baldi  considère  tout  d'abord  (p.  99)  une 
poutre  horizontale,  encastrée  à  ses  extrémités  et  qui  porte  un 
poids  en  son  milieu:  cette  poutre  résiste  d'autant  mieux  que  le 
rapport  de  sa  longueur  à  son  épaisseur  est  plus  petit;  l'abbé  de 
Guastalla  en  conclut  qu'une  poutre  chargée  debout,  où  les 
dimensions  horizontales  sont  fort  petites  par  rapport  à  la 
hauteur,  a  une  très  grande  résistance  ;  le  raisonnement  est 
étrange;  il  ne  se  trouve  point  dans  les  notes  de  Léonard;  mais, 
du  moins,  >  voyons-nous  l'étude  de  la  flexion  d'une  poutre 
horizontale  chargée  en  son  milieu  se  mêler'  à  l'étude  de  la 
résistance  de  la  poutre  chargée  debout.  D'ailleurs,  les  consi- 
dérations par  lesquelles  Baldi  prouve  qu'une  poutre  encastrée 
à  ses  extrémités  portera  un  poids  d'autant  plus  grand  qu'elle 
est  plus  épaisse,  rappellent  de  fort  près  celles  par  lesquelles 
Léonard  établit^  qu'un  arc  dont  on  double  l'épaisseur  portera 
un  poids  quadruple. 

Côte  à  côte,  Léonard  dessine  un  arc  en  cintre  surbaissé  et  un 
arc  ogival.  «  L'arc  peu  courbé,  »  dit-il  du  premier^  u  est  sûr 
par  lui-même,  mais  s'il  vient  à  étie  chargé,  il  faut  bien  armei' 
ses  épaules.  »  —  «  L'arc  de  grande  courbure,  »  ajoute-t-il  en 
parlant  du  second,  «  est  par  lui-même  faible  et  le  devieni 
davantage  si  on  le  charge;  et  si  tu  as  peu  de  souci  de  ses 
épaules,  il  se  rompra  »  en  deux  points  que  Léonard  marque 
sui'  chaque  arc  partiel,  à  peu  près  au  tiers  de  sa  longueur  à 
partir  du  sommet. 

Ces  courtes  indications  sonl  comme  l'esquisse  de  ce  que 
Bernardino  Baldi  enseigne''  au  sujet  de  la  résistance  de  ces 
deux  sortes  d'arcs. 

Baldi,  toutefois,  y  ajoute  de  son  cru  une  amère  critique  »  de 
cette  forme  où  se  complurent  étrangement  les  barbares  qui, 
au  déclin  de  l'Empire,  envahirent  l'Italie  et  qui  faussèrent  hon- 

I.  Les  manuscrUs  do  Léonard  de  Vinci;  Ms  A  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  /|8,  recto. 

a.  Les  mamisrritis  de  I-éonard  de  Vinci;  Ms.  V  do  la  Bibliothèque  do  l'institul, 
fol.  /i9,  verso. 

3.  Les  manuscrits  de  Léonard  do  Vinci;  Ms.  A  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  5o,  verso. 

'i.  Bernardini  Baldi  In  mechanica  Aristotelis  pvohlemata  exercitationes,  pp.    io6  107. 


I08  ÉTUDES    SUR   LÉONARD   DE   VINCI 

ieusement  les  bonnes  et  correctes  règles  de  construction 
établies  par  les  anciens  ». 

Il  arrive  alors  à  traiter  ^  de  l'arc  en  plein  cintre  «  qui  est  plus 
utile  que  tous  les  autres,  qui  est  de  beaucoup  le  plus  beau;  aussi 
l'usage  en  fut-il  extrêmement  familier  à  tous  les  architectes  de 
l'antiquité  » .  Ce  que  Baldi  nous  enseigne  au  sujet  de  la  résistance 
de  cet  arc  semble  encore  un  simple  développement  de  ce  qu'en 
a  dit  Léonard  ^ 

Léonard  avait  sans  doute,  dans  un  cahier  que  nous  ne  pos- 
sédons pas,  développé  les  quelques  indications  sur  la  résistance 
des  arcs  que  nous  lisons  au  cahier  A;  le  manuscrit  ainsi 
rédigé  ou  une  copie  de  ce  manuscrit  a  dû  venir  aux  mains  de 
Bernardino  Baldi. 


IV 


Les  emprunts  de  Bernardino  Baldi  a  la  Mécanique 
DE   Léonard  de  Vinci   (suite).   —  Le    centre  de    la   gravité 

accidentelle 

Notre  attention  va  être  attirée  vers  d'autres  emprunts  que 
Baldi  a  faits  à  la  Mécanique  de  Léonard,  et  ces  nouveaux 
emprunts  auront  sur  le  développement  ultérieur  de  la  Science 
une  puissante  et  féconde  influence.  Par  l'intermédiaire  du  livre 
composé  par  l'abbé  de  Guastalla,  certaines  idées  de  Léonard 
seront  communiquées  à  Descartes  et  à  Boberval;  elles  provo- 
queront entre  ces  deux  grands  géomètres  un  débat  qui  ne  sera 
pas  exempt  d'aigreur;  portées  par  Mersenne,  par  le  P.  Fabry, 
par  Pierre  Mousnier  à  la  connaissance  du  jeune  Christiaan 
Huygens,  les  affirmations  contradictoires  de  Roberval  et  de 
Descaries  suggéreront  à  ce  physicien  de  génie  la  théorie  du 
pendule  composé;  et  la  genèse  de  cette  grande  découverte  de 


1.  Bernardini  Baldi  In  mcchanica  Aristotelis  problemata  exercitationes,  p.  108. 

2.  Les  rîianuscrits  de  Léonard  de  Vinci;  Ms.  A  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  49,  verso. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    BERNARDINO    BALDI  IO9 

Dynamique  pourra  ainsi  être  suivie  à  partir  des  notes  jetées 
sur  le  papier  par  Léonard  de  Vinci  i. 

Il  nous  faut  tout  d'abord,  pour  comprendre  le  sens  exact  des 
notes  qui  furent  le  point  de  départ  de  cette  genèse,  dire  quel- 
ques mots  d'une  notion  qui  joue  un  grand  rôle  dans  les  raison- 
nements de  Léonard  ;  nous  voulons  parler  de  la  notion  àUmpelo. 

Cette  notion  même,  il  n'est  point  possible  d'en  saisir 
l'exacte  signification  si  l'on  ne  se  reporte  aux  opinions  que 
l'Antiquité  et  le  Moyen -Age  ont  professées  touchant  le  mou- 
vement des  projectiles. 

Aristote,  aux  livres  Vil  et  VIII  de  sa  <Ï>u7'.7.y;  x/.pcajtc,  a  con- 
struit toute  sa  Mécanique  sur  ces  principes  : 

Toute  chose  mue  qui  n'est  pas  animée  tient  son  mouvement  d\m 
moteur  distinct  d'elle-même. 

Le  moteur  accompagne  nécessairement  la  chose  qu'il  meut. 

Dans  une  semblable  doctrine,  le  mouvement  d'un  projectile, 
le  mouvement  de  la  flèche  après  qu'elle  a  quitté  l'arc,  apparaît 
comme  un  phénomène  qu'il  est  malaisé  d'expliquer. 

A  cette  flèche  en  mouvement,  il  faut  adjoindre  un  moteur 
qui  soit  distinct  d'elle  et  qui,  cependant,  pendant  toute  la 
durée  du  mouvement,  soit  contigu  avec  elle.  Ce  moteur  ne 
peut  pas  être  une  certaine  impulsion,  une  certaine  propriété 
conférée  à  la  flèche  par  l'arc  qui  l'a  lancée,  car  le  moteur  serait 
alors  intrinsèque  à  la  chose  mue.  Ce  moteur  ne  peut  être  que 
l'air  qui  environne  la  flèche. 

C'est  donc  l'air,  ébranlé  par  le  moteur  initial,  qui  maintient 
le  mouvement  du  projectile.  Mais  cet  air  même,  quel  moteur 
le  maintient  en  mouvement.^  La  difficulté  n'est  point  résolue; 
elle  n'est  que  déplacée.  Il  faudra  accorder  à  l'air  ce  qu'on  a 
refusé  à  la  flèche,  la  propriété  de  demeurer  en  mouvement 
après  que  le  premier  moteur  sera  revenu  au  repos;  il  faudra 
admettre  que  cet  air,  une  fois  agité,  peut,  pendant  un  certain 
temps,  non  seulement  demeurer  son  propre  moteur,  mais 
encore  servir  de  moteur  au  projectile. 

Semblable  illogisme  n'a  point  arrêté  Aristote;  il  n*a  point 

î.  Cette  genèse  sera  exposée  daas  une  prochaine  étude  sur  Bernardino  Baldl, 
Roberval  et  Descartes. 


110  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

arrêlé  ses  plus  illustres  commenlateurs,  depuis  rAnliquité 
jusqu'au  début  du  xiv'  siècle;  Alexandre  d'Aphrodisie,  The- 
mistius,  Simplicius,  Averroës,  Albert  le  Grand,  saint  Thomas, 
Pierre  d'Auvergne,  Gilles  Colonna  (./Egidius  Romanus),  Gau- 
tier Burley,  Jean  de  Jandun  consentent  tous  en  ce  point  qu'un 
moteur  peut  communiquer  à  l'air,  à  l'eau,  aux  divers  fluides 
non  seulement  la  propriété  de  demeurer  en  mouvement  lorsque 
le  moteur  est  revenu  au  repos,  mais  encore  d'entraîner  dans 
leur  mouvement  les  solides  qu'ils  entourent.  Cette  puissance, 
Alexandre  d'Aphrodisie  la  compara  à  la  chaleur  que  le  feu 
communique  à  l'eau;  après  que  le  feu  a  été  éloigné,  l'eau 
demeure  chaude  et  capable  d'échauffer  les  corps  que  l'on  y 
plonge.  Cette  comparaison  fit  fortune  dans  les  écoles. 

Beaucoup  de  penseurs  devaient  réputer  étrange  cette  opposi 
tion  entre  les  solides  et  les  fluides;  si  l'on  accorde  à  l'air  et  à 
l'eau  une  v.vn-v/Sr^  cjvajj/.ç  l'.lzyirr^  par  laquelle  ces  corps  demeurent 
mobiles  et  moteurs  après  qu'ils  ont  reçu  un  premier  ébranle 
ment,  pourquoi  refuser  à  la  flèche  cette  même  yhy.\)Az''>  Et  si 
on  la  lui  accorde,  toute  la  difficulté  qui  a  si  fort  préoccupé 
Vristote  et  ses  commentateurs  ne  se  trouve  telle  pas  résolue? 

Que  cette  opinion  se  soit,  dès  l'Antiquité,  offerte  à  certains 
esprits,  les  Mr^yav./.z  ::::6>.r,;;.aTa,  dont  l'attribution  à  Aristote  n'est 
rien  moins  que  certaine,  nous  en  apportent  le  témoignage. 
Tandis  qu'en  la  XXXI V'  Question,  l'auteur  de  cet  ouvrage 
admet  que  l'air  ébranlé  est  la  cause  qui  entretient  le  mouve- 
ment des  projectiles,  nous  le  voyons,  aux  deux  questions  qui 
portent  les  n*'"  XVllI  et  XX,  assimiler  le  mouvement  (©opi)  à 
une  pesanteur  additionnelle. 

L'opinion,  bien  indistincte  encore,  que  laissent  soupçonner 
ces  passages,  se  précisa  assurément  au  Moyen-Age,  car  saint 
Thomas  d'Aquin  et  Gautier  Burley  prennent  soin  de  réfuter 
ceux  qui  attribuent  le  mouvement  de  la  flèche  à  une  verlu  que 
l'arc  aurait  imprimée  en  cette  flèche;  et  déjà*  à  cette  qualité 
dont  il  ne  veut  pas  admettre  l'existence,  Burley  donne'  le  nom 
de  (/mvilé  accidentelle. 

1.  Burleu.'?  Hujjer  otio  libros  Physkvrum;  Vciieliis,  LioucUis  Luculellu^.  i^yii 
[).  ■Aj'j,  col.  c. 


LEONAUn    DE    VINCI    ET    BERWRDINO    B/iLDI  l  I  I 

L'opinion  que  saint  Thomas  et  Gautier  Builey  se  refusaient 
à  adopter  va  être  nettement  formulée,  explicitement  enseignée, 
au  milieu  du  \i\'  siècle,  par  Albert  de  Saxe'. 

((  Celui  qui  lance  un  projectile  imprime  à  ce  projectile  une 
certaine  vertu  motrice;  c'est  unequalité  dont  la  naturemêmeest 
de  mouvoir  le  projectile  dans  la  direction  où  le  moteur  l'a  lancé.  » 

Plus  le  [)rojectilc  est  massif,  plus  est  inlense  la  vertu  qui 
rentraîne.  «  Comme  une  pierre  a  plus  de  malièie  qu'une  plume 
et  quelle  est  plus  dense,  elle  reçoit  davantage  de  cette  vertu 
motrice;  elle  la  garde  plus  longtemps  que  la  plume  et  voilà 
pourquoi  elle  se  meut  plus  longtemps  ai)rès  qu'elle  a  quitté 
l'instrument  qui  la  projette.  C'est  aussi  parce  ({u'elle  possède 
davantage  de  cette  vertu  motrice  imprimée  qu'elle  produit 
une  percussion  plus  violente.  » 

Cette  vir/us  itnpre.ssa  n'est  pas  impérissable;  elle  s'atténue 
peu  à  peu  et  finit  par  s'anéantir,  car  la  gravité,  qualité  natu- 
relle au  mobile  et  qui  l'incline  à  un  mouvement  contraire, 
lutte  sans  cesse  contre  cette  vertu  :  «  Comme,  par  nature,  »  dit 
Vlbertde  Saxe,  «  le  projectile  tend  à  un  mouvement  opposé,  cette 
vertu  imprimée  finit  par  se  corrompre;  alors  le  mobile  cesse 
de  se  mouvoir  du  mou\ement  qu'on  lui  a  donné  en  lejelant.  » 

Ces  quelques  phrases  écrites  par  Albert  de  Saxe  sont  comme 
le  programme  de  la  Dynamique  que  Léonard  développe  ej» 
maint  passage  de  ses  notes. 

Nous  ne  pouvons  songer  à  reproduire  ici  tous  ces  passages; 
bornons- nous  à  en  noter  quelques-uns  qui  résument  et 
condensent,  pour  ainsi  dire,  la  pensée  du  Vinci. 

La  virtus  motiva  Impressa  à  laquelle  Albert  de  Saxe  attribue 
le  mouvement  du  projectile  qui  a  quitté  son  moteur,  Léonard 
de  Vinci  lui  donne  divers  noms;  il  l'appelle  forza  et,  plus 
souvent,  /mpe/o;  a  Définition  de  Yimpeto,^)  lisons-nous  en  ses 
notes'  :  (dJimpelo  est  une  vertu  créée  par  le  mouvement  et 
transmise  par  le  moteur  au  mobile  qui  a  de  mouvement  ce  que 
Vlmpelo  a  de  vie.  » 

I.  Acutissinue  quséstiones  sitijcr  libros  de  physlca  Auscallalione  ah  Alberto  de  Savonia 
editœ;  in  librum  VIII  quœslio  XIII. 

■2.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  \inci;  Ms.  E  do  la  [jibliotlièquc  de  l'Institut, 
fol.  j-^t  recto. 


I  I  3  ETUDES    SUR   LEONARD    DE    VINCI 

Le  mobile  a  de  mouvement  ce  que  V'impelo  a  de  vie;  mais 
la  vie  de  Yimpeio  n'est  point  éternelle;  cette  qualité  va  s'élei- 
gnant  peu  à  peu  <ît  finit  par  mourir  d'elle-même;  elle  «  va  se 
consumant  par  degrés  de  mouvement  »  ^  ; 

u  Ldi forza^  court  avec  furie  à  sa  mort  désirée...  Elle  naît  par 
violence  et  meurt  par  liberté.  Et  plus  elle  est  grande,  plus  vite 
elle  se  consume.  » 

Mortelle  parce  qu'elle  a  pour  origine  la  violence,  la  forza 
diffère  en  cela  du  poids  qui  est  perpétuel  parce  qu'il  est 
naturel  :  «  Si  le  poids  désire  la  stabilité  3  et  si  la  forza  est 
toujours  en  désir  de  fuite,  le  poids  est  par  lui-même  sans 
fatigue,  tandis  que  la  forza  n'en  est  jamais  exempte.  Plus  le 
poids  tombe,  plus  il  augmente^,  et  plus  la /or;:a  tombe,  plus 
elle  diminue.  Si  l'un  est  éternel,  l'autre  est  mortelle.  Le  poids 
est  naturel  et  Isl  forza  accidentelle.  Le  poids  désire  stabilité  et 
puis  immobilité;  la.  forza  désire  fuite  et  mort  d'elle-même.  » 

En  la  plupart  des  mouvements  que  nous  observons,  Vimpelo 
et  la  pesanteur  interviennent  tous  deux  et,  bien  souvent,  ils 
s'opposent  l'un  à  l'autre;  lorsque  Vimpeto  est  suffisamment 
fort,  il  annule  la  pesanteur  et  le  mouvement  est  purement 
violent;  mais  la  pesanteur^  à  son  tour,  tue  Isl  forza  et  le  mou- 
vement devient  exclusivement  naturel. 

Le  mouvement  d'un  projectile  est  un  de  ces  mouvements 
mixtes  ou  composés;  d'abord  violent,  il  fait  monter  le  projec- 
tile soumis  à  l'action  de  Vimpeto;  puis  il  le  fait  retomber  sous 
l'influence  de  la  pesanteur.  «  Le  mouvement  naturel  ^  a  d'abord 
été  accidentel  ;  ainsi  la  pierre  qui  tombe  a  d'abord  été  portée 
ou  jetée  en  haut;  on  l'a  appelé  accidentel  quand  il  montait  et 
naturel  quand  il  descendait.  » 

La   trajectoire  d'un  projectile  se   compose   donc   de   deux 

1.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci;  Ms.  F.  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
loi.  7/4,  verso. 

2.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci;  Ms.  A  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
loi.  34,  verso.  • 

3.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci;  Ms.  A  de  la  Bibliothèque  de  l'institut, 
loi.  34,  verso. 

4.  C'est  la  doctrine  d'Aristote  et  de  ses  commentateurs  :  Plus  un  mobile  s'approche 
de  son  lieu  naturel,  plus  sa  tendance  vers  ce  lieu  est  intense. 

5.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci;  Ms.  A  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  3i,  verso. 


LÉONARD    DE    VINCI    LT    lîEriNARDIXO    13ALDI  Il3 

parties  distinctes,  engendrées  par  des  puissances  différentes 
et  soumises  à  des  lois  diff'érentes.  «  La  pierre  ou  autre  chose 
pesante',  jetée  avec  furie,  changera  la  ligne  de  sa  course 
à  moitié  chemin.  Et  si  tu  connais  une  tienne  arbalète  qui  tire 
à  200  brasses,  place-toi  à  une  distance  de  100  brasses  d'un 
clocher,  mets  le  point  de  mire  au-dessus  de  ce  clocher  et  tire 
ta  flèche;  tu  verras  qu'à  100  brasses  au  delà  de  ce  clocher,  la 
flèche  se  fichera  en  ligne  perpendiculaire  ;  et  si  tu  la  trouves 
ainsi,  c'est  signe  quelle  avait  fini  le  mouvement  violent  et 
qu'elle  entrait  dans  le  mouvement  naturel,  c'est-à-dire  qu'étant 
pesante,  elle  tombait,  libre,  vers  le  centre.  » 

Les  deux  portions  de  la  trajectoire,  celle  qui  correspond  au 
mouvement  violent  et  celle  qui  provient  du  mouvement 
naturel,  ne  se  succèdent  cependant  pas  sans  transition;  la 
route  du  mobile  s'incurve  avec  une  parfaite  continuité, 
comme  le  marquent  tous  les  dessins  de  Léonard;  sans  doute, 
celui-ci  ne  donne  pas  encore  à  la  trajectoire  d'un  mobile 
pesant  la  forme  d'une  parabole;  l'arc  descendant  se  rapproche 
de  la  verticale  plus  que  l'arc  ascendant;  mais  cette  particu- 
larité même  met  en  évidence  le  talent  d'observateur  qui  carac- 
térisait Léonard,  car  la  trajectoire  réelle  prend,  par  suite  de  la 
résistance  de  l'air,  une  forme  semblable  à  celle  qu'il  dessine. 

Gomment  s'explique  cette  transition  entre  le  mouvement  vio- 
lent et  le  mouvement  naturel.^  Uimpelo  ne  passe  pas  brusquement 
de  la  pleine  puissance  à  la  mort;  il  s'évanouit  graduellement; 
bien  avant  qu'il  ait  entièrement  cessé  d'être,  il  est  assez 
affaibli  pour  que  la  tendance  naturelle  vers  le  centre  des 
graves  puisse  se  faire  sentir;  ainsi  entre  la  période  où  ïimpeto 
entraîne  le  mobile  dont  la  gravité  est  alors  anéantie  et  la 
période  où  la  gravité,  victorieuse,  exerce  seule  son  action, 
s'écoule  une  période  de  lutte  entre  ces  deux  puissances. 

Cette  lutte,  nous  en  sommes  témoins  lorsque  nous  suivons 
des  yeux  les  diverses  phases  du  mouvement  d'une  toupie  : 

((  La    toupie^    qui,  par   la  rapidité  de  son   mouvement  de 

1.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci;  ms.  A  de  la  Bibliotlièque  de  l'Institut, 
fol.  /|,  recto. 

2.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci;  ms.  E  de  la  Bibliotlièque  de  l'Institut, 
loi.  5o,  verso. 

p.    DUUEM.  8 


\i\  i:iLJ)ES  sili   i.foNVivn   bt  \\y(A 

circoiivolulion,  perd  la  puissance  qu'a  rinégalilc  de  sa  pesau- 
leur  autour  du  centre  de  sa  circonvolution,  par  cause  de 
Yiinpelo  qui  domine  ce  corps,  est  un  corps  qui  n'aura  jamais  la 
tendance  à  l'abaissement  que  désire  l'inégalitë  de  sa  pesanteur, 
tant  que  la  puissance  de  Vimpeto  moteur  de  ce  corps  ne  se  l'ait 
pas  moindre  que  cette  puissance  de  l'inégalité. 

»  Mais  quand  la  puissance  de  l'inégalité  surpasse  la  puis- 
sance de  Vinipclo,  alors  elle  se  fait  centre  du  mouvement  de 
circonvolution;  et  ainsi  ce  corps,  amené  à  rester  gisant,  finit 
sur  ce  centre  le  reste  du  susdit  i/npeto. 

»  Et  quand  la  puissance  de  l'inégalité  se  Tait  égale  à  la  puis- 
sance de  Vimpeto,  alors  la  toupie  s'infléchit  obliquement  et  les 
deux  puissances  combattent  avec  mouvement  composé,  et  elles 
se  meuvent  l'une  l'autre  avec  un  grand  circuit,  jusqu'à  ce  que 
s'établisse  le  centre  de  la  seconde  espèce  de  circonvolution;  et, 
en  lui,  Vimpeto  termine  sa  puissance.  » 

Cette  période  de  lutte  entre  la  pesanteur  et  Vimpeto  est 
précédée  d'une  période  où  cette  qualité,  victorieuse,  annihile 
entièrement  la  pesanteur;  au  cours  de  cette  période,  un  projec- 
tile se  meut  en  ligne  droite  dans  la  direction  où  il  a  été  lancé; 
lorsque,  par  exemple,  une  bombarde  a  été  pointée  horizontale- 
ment, le  l)oulet  se  meut  d'abord  a  dans  la  position  d'égalité  ». 
c'est-à-dire  suivant  une  ligne  horizontale;  il  n'éprouve  alors 
aucune  pesanteur  suivant  la  verticale;  il  pèse  seulement,  dans 
la  direction  de  son  mouvement,  de  celte  gravité  accidentelle 
qu'est  Vimpeto  :  ((Tout  grave  qui  se  meut  selon  la  position  de 
l'égalité'  ne  pèse  ([ue  par  la  ligne  de  son  mouvement.  On  le 
prouve  dans  la  première  partie  que  fait  le  mouvement  du 
boulot  de  la  bombarde,  mouvement  qui  est  dans  la  position  de 
l'égalité.  )) 

Nous  venons  d'entendre  Léonard  se  servir  du  mot  pesci' 
pour  désigner  l'action  par  laquelle  Vimpeto  entraîne  le  mobile: 
et  ce  mot  nous  a  rappelé  le  nom  de  gravité  accidentelle  par 
leciuel,  dès  le  temps  de  Gautier  Burley,  on  désignait  cette 
vertu    que   le   mo!(^ur  communique  au  projeclilc.  (iaëtan    de 

I.  Les  mniiUivfUs  de  Lronaixl  de  \iiici;  mi>.  (•  de  la  l>ibli<>llic(iuc  de  rinslilul, 
lui.  77,  reclo. 


LEONARD    I)i:    M.NCl    Li     |}i:il\AHDL>0    13ALi)i  llÔ 

Tiènc,  qui  écrit  vers  le  milieu  du  xv*"  siècle  %  nous  apprend- 
que  «  certains  donnent  le  nom  de  gravité  ou  de  légèrelé  acciden- 
telle ix  cette  vertu  communiquée  par  le  moteur  au  mobile,  mais 
qu'on  rappelle  communément  impetus».  Léonard,  lui  aussi, 
prend  parfois  le  terme  de  gravité  accidentelle  comme  synonyme 
d'impeto  ou  de  /b/'C(/  ;  «  Trois  sont  les  natures  du  grave^  :  l'une 
est  sa  gravité  simple  et  naturelle;  la  seconde  est  sa  gravité 
accidentelle;  la  troisième  est  le  frottement  produit  par  lui. 
Mais  le  poids  naturel  est,  en  soi,  immuable;  l'accidentel  qui  se 
joint  à  lui  est  infini,  avec  laforza;  et  le  frottement  est  variable 
selon  les  lieux  où  il  est  fait,  c'est-à-dire  âpres  ou  délicats.  » 

Cette  analogie  entre  la  gravité  et  Vinipeto,  marquée  par  le 
nom  de  gravité  accidentelle  que  reçoit  cette  dernière  qualité,  va 
conduire  Léonard  à  une  conception  nouvelle  ;  cette  conception, 
il  se  bornera  à  l'indiquer  ;  mais  elle  exercera  sur  le  développe- 
ment de  la  Dynamique  une  profonde  et  féconde  influence. 

Selon  la  doctrine  que  l^éonard  a  empruntée  à  Vlbert  de 
Saxe,  la  gravité  naturelle  siège  tout  entière,  pour  ainsi  dire,  en 
un  certain  point  du  grave,  son  centre  de  gravité;  de  même,  la 
gravité  accidentelle  se  condense  en  un  point,  le  centre  de 
gravité  accidentelle  ;  lors  donc  qu'un  mobile  se  meut  d'un 
mouvement  mixte,  où  la  pesanteur  et  la  forza  entrent  en  jeu 
et  luttent  l'une  contre  l'autre,  il  y  a  lieu  de  considérer  à  la  fois 
ces  deux  centres,  le  centre  de  la  gravité  naturelle  et  le  centre 
de  la  gravité  accidentelle  :  «  Tout  corps  non  uniforme  a  trois 
centres  \  c'est-à-dire  ceux  de  la  grandeur,  de  la  gravité  acci- 
dentelle et  de  la  gravité  naturelle.  » 

Les  notes  où  nous  voyons  Léonard  faire  appel  à  la  considé- 
ration de  ce  centre  de  la  gravité  accidentelle,  qu'il  nomme 
aussi  centre  du  niouvenient  ou  centre  de  ta  Jnite,  sont   malheu- 

1.  (îaclaii  de  Tièiio,  ne  à  Viceuce,  cnscigiiH  la  pliilosopliic  à  l'adoiic;  il  iiioiiniL  on 
celle  \ille  eu  i'i(35.  Il  ne  laul  poinl  le  coiil'onclre  avec  Gaëlan  de  Tiènc,  né  à  Vicenee 
en  1 'i8o,  mort  en  i.V|-;  celui-ci  fonda  l'ordre  des  Théalins  et  fut  canonisé. 

2.  Recolleclœ  Gaietaui  saper  oclo  Ubros  Physicoi^uni  cuin  aniiotationibus  IcxLuum, 
fol.  5i.  Colophon  :  Impressum  est  hoc  per  Bonetum  Locatellum,  jussu  et  expensis 
nobilis  viri  Domini  Octaviani  Scoti  civis  Modoetiensis.  Anno  Salutis  1/19G. 

3.  Les  monascrits  de  Léonard  de  Vinci;  ms.  E  de  la  Bibliothèque  de  rinstitut, 
fol.  5/j,  verso. 

h.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci;  lus.  F  de  la  Bibliothèque  do  llnàlilut, 
fol.  5.'<,  recto. 


Il6  ÉTUDES    SLR    LÉONARD    DE    VINCI 

reusement  fort  peu  nombreuses  et  fort  peu  explicites  i.  Nous  y 
devinons  que  tout  plan  mené  par  le  centre  du  mouvement  doit 
partager  le  mobile  en  deux  parties  telles  que  les  puissances 
d'impeto  de  l'urre  des  parties  équilibrent  exactement  les 
puissances  à'impeto  de  l'autre  partie;  nous  y  lisons  que,  dans 
le  choc  d'un  projectile  contre  un  obstacle,  la  position  du  point 
frappé  par  rapport  au  centre  da  mouvement  détermine  la  vio- 
lence plus  ou  moins  grande  du  coup  et  les  mouvements  du 
boulet  après  le  choc.  Ces  pensées  à  peine  esquissées,  Léonard 
les  développait  en  ce  Traité  da  mouvement  local  qu'il  mentionne 
au  Traité  de  la  peinture  et  que  nous  rie  possédons  plus;  lors, 
en  effet,  qu'en  ce  Traité  de  la  peinture,  il  invoque  ^  cette  propo- 
sition :  ((  Tout  grave  pèse  par  la  ligne  de  son  mouvement,  »  il 
ajoute  que  u  cela  se  prouve  par  la  g**  du  mouvement  local  ». 
C'est,  sans  doute,  en  ce  Traité  du  mouvement  local  que  Bernar- 
dino  Baldi  avait  pris  connaissance  de  ces  propositions. 

Les  emprunts  de  l'abbé  de  Guastalla  à  la  Mécanique  de 
Léonard  sont,  en  effet,  assez  larges,  assez  directs  pour  qu'il  soit 
impossible  de  les  méconnaître. 

Voici,  d'abord,  la  distinction  de  la  trajectoire  d'un  projectile 
en  trois  portions  :  la  première,  décrite  de  mouvement  violent, 
la  seconde  de  mouvement  mixte,  la  troisième  de  mouvement 

naturel,  a  Deux  de  ces  mouvements^, 
le  mouvement  naturel  et  le  mouve- 
ment violent,  sont  rectilignes  ;  le  troi- 
sième mouvement,  mélange  de  ces 
deux-là,  est  curviligne. 
»  En  effet,  que  l'on  projette  violemment  un  corps  grave  A 
(fig.  3);  tandis  que  la  violence  est  prédominante,  ce  corps  se 
meut  en  droite  ligne  vers  B  ;  lorsque  la  violence  se  met  à  fai- 
blir peu  à  peu,  on  voit  le  mobile  se  porter  en  C  par  une  ligne 
courbe  et  mixte  ;  c'est  à  la  violence,  en  effet,  qu'il  doit  son 
transport  en  avant,  à  la  nature,  son  mouvement  vers  le  bas  ; 
une  fois  qu'il  est  parvenu  en  C,  la  violence  ayant  pris  fin 

I.  Elles  se  trouvent  réunies  au  ms.  A  de  la  Bibliothèque  de  rinslitut,  fol.  /j/j, 
recto  et  verso. 

a.   Traité  de  la  peinture  de  Léonard  de  Vinci,  cli.  GXCVI,  p.  G'i, 

3.  Bernardini  Baldi  In  mechanica  Aristotelis  problemata  exercitaliones,  p.  k. 


FiG.  3 


LEONARD    DE    YIINCI    ET    RERNARDINO    BALDT  II7 

tandis  que  la  nature  demeure,  le  corps  pesant  tombe  verticale- 
ment suivant  CD. 

))  Ce  mouvement  naturel  et  ce  mouvement  violent  peuvent 
se  comporter  de  diverses  manières.  Si,  en  effet,  une  force  exté- 
rieure pousse  un  corps  grave  vers  le  centre  du  monde,  la 
nature  et  la  violence  s'aideront  l'une  l'autre  ;  si  cette  force 
pousse  le  corps  grave  vers  le  haut,  elles  résisteront  l'une  à 
l'autre;  enfin,  dans  les  mouvements  de  côté,  elles  se  com- 
battront l'une  l'autre  d'autant  plus  vivement  que  la  trajectoire 
montera  davantage.  « 

La  décomposition  du  mouvement  d'un  projectile,  Baldi  la 
reproduit  lorsqu'il  analyse  le  mouvement  delà  hache  i.  Celui 
qui  frappe  un  coup  de  hache  rejette  d'abord  l'instrument 
en  arrière;  puis,  brusquement,  il  l'élève  au-dessus  de  sa  tête 
et  le  laisse  retomber.  Tandis  que  la  hache  décrit  ainsi  une 
portion  de  circonférence,  elle  commence  par  monter  d'un 
mouvement  purement  violent;  la  descente,  au  contraire,  est 
un  mouA^ement  mixte  où  la  gravité  naturelle  est  secondée  par 
la  violence  qu'a  imprimée  le  bûcheron. 

Ces  considérations  s'accordent  fort  bien  avec  la  Dynamique 
de  Léonard  de  Vinci  ;  il  est  bon  de  remarquer,  cependant,  que 
Baldi  aurait  pu  ne  les  pas  emprunter  directement  au  grand 
peintre;  Cardan,  qui  les  tenait  sans  doute  de  Léonard,  les  avait 
déjà  publiées  ^  presque  dans  les  mêmes  termes  : 

«  Les  matières  donc  qui  sont  jetées  au  loing  consistent  en 
trois  mouvemens  :  le  premier  violent,  le  dernier  du  tout  naturel, 
et  le  moien  composé  des  deux  autres.  »  Le  premier  mouve- 
ment porte  le  corps  en  droite  ligne  de  A  vers  B,  qui  est  le 
point  le  plus  haut  de  la  trajectoire.  «  Or  quand  la  boule  jetée 
est  parvenue  droitement  en  son  extrême  lieu,  elle  ne  descend 
en  faisant  la  figure  du  cercle,  ni  aussi  droitement,  mais  presque 
par  une  ligne  moyenne  entre  les  deux  qui  représente  presque 
la  ligne  environnante  d'une  quatrième  partie  du  cercle,  comme 

1.  Bernardini  Baldi  In  mechanica  Aristotelis problemata exercitationes,  p.  129. 

2.  Hieronymi  Cardani  medici  Mediolanensis  De  sabtilitate  Ubri  XXL  Luo^duni; 
MDLl.  —  Les  livres  de  Hiérome  Cardanus,  médecin  milannois,  intitulés  De  la  subtilité 
et  subtiles  inventions...  traduis  de  latin  en  françois  par  Richard  Le  Blanc.  Paris,  MDLVI  ; 
p.  49,  recto. 


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118  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

est  BC;  et  finalement  aucune  fois  la  boule  descend  tout  droit 
de  G  en  D  par  le  mouvement  de  la  matière  pesante.  » 

Si  ce  passage  de  Cardan,  vraisemblablement  inspiré  de 
Léonard,  a  pu,  à  son  tour,  inspirer  Bernardino  Baldi,  il  est 
d'autres  circonstances  où  celui  ci  se  montre  soumis  à  Tin- 
fluence  directe  de  Léonard.  N'est-ce  pas  cette  influence  que 
nous  reconnaissons  dans  les  considérations  par  lesquelles  notre 
auteur  explique  I  «  comment  les  loupios  qui  servent  aux  jeux 
des  enfants,  se  tiennent  debout  tant  qu'elles  tournent  et  tom- 
bent lorsque  leur  mouvement  de  rotation 
prend  fin  »  ? 

«  Considérons  une  toupie  AB  {fig.  U), 
dont  le  centre  de  graA  ité  est  C  ;  soient 
DE  le  plan  borizontal  et  ABC  une  verti- 
cale qui  passe  par  le  centre  de  gravité  C 

-pv  "O  "p* 

et  ])ar  le  point  d'appui  B.  Le  centre  de 
gravité  se  trouvant  sur  la  verticale  du 
point  d'appui,  la  toupie  demeure  en  équilibre^  selon  ce  qui  a 
été  démontré.  C'est  par  le  défaut  de  sa  construction  matérielle 
qu'elle  tombe,  à  moins  qu'elle  ne  soit  animée  d'un  rapide 
mouvement  de  rotation.  » 

«  Je  dis  donc  que  la  toupie  se  tiendra  debout  tant  que 
durera  le  mouvement  de  rotation,  mais  qu'elle  inclinera  vers 
la  chute  lorsque  le  mouvement  se  ralentira,  et  qu'elle  tombera 
lorsque  la  rotation  prendra  fin.  Imaginons,  en  effet,  que  par 
suite  du  manqvie  d'homogénéité  de  la  matière,  ou  du  défaut 
de  la  fabrication,  ou  de  toute  autre  cause,  le  centre  de  gravité 
soit  non  pas  en  C,  mais  en  F  ;  désignons  par  G,  H  les  côtés 
de  la  toupie.  Le  centre  de  gravité  se  trouvant  en  F,  hors  de  la 
verticale  du  point  d'appui,  la  toupie  tomberait  du  côté  G  ;  la 
vitesse  du  mouvement  empêche  qu'il  n'en  soit  ainsi,  car  elle 
transporte  aussitôt  le  centre  de  gravité  de  l'autre  côté,  en  I.  La 
toupie  ne  tombe  pas  davantage  vers  H,  car  la  même  vitesse 
ramène  le  centre  de  gravité  en  F.  Grâce  à  ce  transport  conti- 
nuel du  centre  de  gravité  autour  delà  verticale  du  point  d'appui, 
la  toupie  ne  peut  tomber  d'aucun  côté.  Mais  le  mouvement  vient- 

I,   IJcriianliiii  Baldi  In  incc'iaiiira  Aristotelis  problemata  crercilationes,  p.  a:i. 


LÉONAllI)    DE    VINCI     ni"    l'.EUN  VIU)I\(  >    RVLDl  T  l  f) 

il  à  s'alanguir,  la  toupie  s'incline  peu  à  peu  ;  lorsqu'enfin  ce 
mouvement  de  rotation  cesse  tout  à  fait,  la  toupie  tombe  du 
côté  de  la  verticale  du  point  d'appui  oii  se  trouve  le  centre  de 
pf  ravi  té.  » 

L'imprio,  lorscpi'il  est  1res  violent,  supprime,  ici  encore,  la 
gravité  naturelle,  conformément  aux  principes  de  Léonard  : 
«  Ajoutons,  »  ditBaldi  ',  u  qu'eu  une  telle  rotation,  le  corps  devient 
plus  léger  tant  que  dure  le  mouvement,  el  d'autant  plus  léger 
que  la  rotation  est  plus  rapide.  Cet  effet  a  pour  cause  le  mou- 
vement latéral  qui  oppose  un  certain  obstacle  au  mouvement 
qui,  par  gravité  naturelle,  tend  vers  le  centre;  aussi  l'expé- 
rience nous  apprend  elle  que  si  Ton  pose  sur  la  paume  de  la 
main,  tandis  qu'elle  tourne  rapidement,  une  de  ces  toupies  qui 
servent  aux  jeux  des  enfants,  on  la  trouve  très  légère.  » 

Cette  première  période,  au  cours  de  laquelle  Vimpeto  prévaut 
et  annule  la  gravité,  est  suivie,  selon  Léonard,  d'une  seconde 
période  au  cours  de  laquelle  la  «  puissance  de  l'inégalité  »  lutte 
contre  la  «puissance  de  Vimpeto  )>  et  finit  par  la  vaincre.  Cette 
lutte,  Baldi  la  décrit 2  en  étudiant  la  rotation  d'une  roue  dont 
l'axe  est  incliné  et  dont  le  centre  se  trouve  hors  de  l'axe;  il 
nous  montre  ce  centre  subissant  contre  la  nature,  à  chaque 
révolution,  un  déplacement  qui  l'éloigné  du  centre  du  Monde. 
((  Lors  donc  que  la  violence  cessera  et  que  la  nature  prévaudra, 
la  roue  ne  tardera  pas  à  s'arrêter  d'elle  même.  » 

Cette  étude  du  mouvement  de  rotation  nous  fournit  encore 
d'autres  rapprochements  entre  la  pensée  de  Léonard  et  celle  de 
Baldi;  en  voici  un  qui  est  particulièrement  saisissant;  il  s'agit 
de  la  rotation  d'une  roue  dont  le  centre  de  gravité  est  sur 
l'axe. 

Au  sujet  de  ce  mouvement,  Léonard  de  Vinci  avait  écrit  ces 
lignes-*»  : 

«  Si  une  roue  dont  le  mouvement  est  devenu  de  plus  en  plus 
violent,  donne  d'elle-même,  après  que  son  moteur  l'aban- 
donne,  beaucoup  de  tours,   il  paraît  clair  que  si  ce  moteur 

1.  Bernardini  Baldi  In  mcchanlca  Ari^totelis  prohleinata  exercilalioncs,  p.  7/i. 

2.  Bernardino  Baldi,  loc.  cit.,  p.  ^fi, 

,S.  Les  manuscrit!^  de  l/'onard  do  Vinci;  ms.  B  i]o  la  Bibliolhrquo  de  l'Inslilut, 
foK  2  0,  verso, 


IQO  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

persévère  à  la  faire  tourner  en  sus  de  ladite  vitesse,  cette 
persévérance  peut  avoir  lieu  avec  peu  de  force.  Et  je  conclus 
que  pour  vouloir  maintenir  ce  mouvement,  le  moteur  n'aura 
toujours  que  peu  de  fatigue,  et  d'autant  plus  que,  par  nature, 
il  se  fixera.  » 

Baldi  dessine  ^  cette  roue,  dont  le  centre  de  gravité  est  en  G 
(fig.  5),  sur  l'axe  de  rotation;  puis  il  ajoute  :  a  En  l'absence  de 
toute  force  extérieure,  le  corps  se  tient  en  équilibre.  Si  donc  à 
l'une  des  moitiés  de  la  roue  on  applique,  en 
G  par  exemple,  une  force  si  petite  soit-elle, 
la  moitié  BGD  prévaudra  sur  la  moitié  BAD; 
'^  elle  la  poussera  ou  l'entraînera,  l'obligeant  à 
suivre  son  propre  mouvement.  Ainsi  la  puis- 
sance que  l'on  a  appliquée  en  G,  ne  rencontrant 
aucun  obstacle^  communiquera  à  la  roue  un  mouvement  très 
rapide,  et  cet  effet  sera  d'autant  plus  aisé  et  plus  prompt  que  la 
roue  est  déjà  davantage  en  mouvement,  que  son  diamètre  est 
plus  grand  et  que  la  puissance  mouvante  est  appliquée  plus 
loin  du  centre.  Nous  reconnaissons  clairement  combien  ce 
mouvement  est  facile  si  nous  observons  que  le  moteur  peut 
cesser  toute  impulsion  et  que  la  roue,  cependant,  garde  très 
longtemps  le  mouvement  qui  lui  a  été  imprimé;  elle  ne 
s'arrête  entièrement  qu'après  une  rotation  durable.  » 

Nous  avons  vu  Bernardino  Baldi  faire  à  la  Dynamique  de 
Léonard  de  Vinci  de  si  nombreux  emprunts  que  nous  ne  nous 
étonnerons  pas  de  lui  A^oir  adopter  la  notion  de  centre  de  la 
gravilé  accidentelle. 

A  cette  notion,  l'abbé  de  Guastalla  accorde  une  extrême 
importance;  car  la  notion  de  centre  de  la  gravilé  naturelle,  il 
la  pose  à  la  base  de  sa  Mécanique;  voici,  en  effet,  comment  il 
définit^  l'objet  même  de  cette  science  : 

((  Le  mécanicien  considère  le  grave  et  le  léger. 

))  Un  corps  peut  être  grave  de  deux  manières,  par  nature  ou 
par  violence. 

»  Un  corps  est  dit  grave  par  nature  lorsqu'une  propension 

1.  Bernardini  Baldi  In  mcchamca  Arhtoielis problemata  exercilationes,  p.  78. 

2.  Bernardino  Baldi, /oc.  cit.,  p.   i. 


LTONARD    DE    VINGT    ET    BEUINARDTNO    BALDI  T2T 

naturelle  lé  porte  A^ers  le  centre  du  Monde.  Il  est  dit  grave  par 
violence  lorsqu'une  certaine  pesanteur,  imprimée  de  l'extérieur 
par  un  moteur,  le  pousse  dans  une  certaine  direction. 

»  Un  corps  est  dit  léger  lorsque,  par  nature,  il  s'éloigne  du 
centre  du  Monde. 

»  D'ailleurs  tout  ce  qui  est  grave  est  grave  en  un  certain 
point  que  l'on  nomme  le  cenlre  de  gravité;  comme  il  y  a  deux 
gravités,  il  y  a  deux  centres  de  gravité,  celui  de  la  nature 
et  celui  de  la  violence.  » 

Après  avoir  donné  du  centre  de  gravité  les  deux  définitions 
de  Pappus  et  de  Frédéric  Commandin,  Baldi  continue  en  ces 
termes  '  : 

((  Nous  disions  qu'il  y  avait  deux  centres  de  gravité,  l'un  dû 
à  la  nature  et  l'autre  à  la  violence.  Nous  affirmons  maintenant 
que  ces  deux  points  n'en  font  qu'un  en  réalité;  qu'on  ne  peut 
les  considérer  comme  deux  points  distincts  a 
que  par  la  raison  et  non  dans  la  réalité.  ° 

))  Soit,  en  efTet,  B  (fig.  6)  le  centre  de  la 
gravité  naturelle  du  corps  A;  c'est  ce  centre 
qui  tombera  en  G  si  le  grave  tombe  aban- 
donné à  lui-même;  si,  au  contraire,  on  lui  communique  une 
impulsion  dans  la  direction  D,  il  acquerra  un  autre  centre  de 
gravité  relatif  à  la  violence  qui  l'entraîne  dans  la  direction  D; 
en  réalité,  ces  deux  points  n'en  font  qu'un,  qui  est  le  point  B; 
mais  on  devra  les  considérer  comme  deux  centres  diffé- 
rents si  l'on  considère  séparément  la  gravité  naturelle  et  la 
violence. 

»  A  ces  deux  centres  correspondent  deux  mouvements,  tous 
deux  rectilignes;  l'un  purement  naturel  et  l'autre  purement 
violent...  » 

Cette  identification  entre  le  centre  de  la  gravité  naturelle  et 
le  centre  de  la  gravité  ex  violentia  surprendrait  peut-être  si 
l'on  n'observait  que  Baldi  considère  surtout  un  projectile 
animé  d'un  simple  mouvement  de  translation. 

Cette  analogie  lui  sert  à  répondre  '  à  cette  question  :  «  Pour- 

1.  Bernardini  Baldi  In  mcchanica  Arislotclis  problemata  exercitationes,  p.  3. 

2.  Bcrnardino  Baldi,  loc.  cit.,  p.  i8i. 


Fio.  G. 


122  ETUDES    SI  H    FJONARD    DE    TTXCI 

quoi  la  partie  la  plus  lourde  d'un  corps  se  tourne-t-elle  en  bas 
lorsque  le  corps  tombe,  et  en  avant  lorsqu'il  est  projeté?  » 

Imaginons  une  balle  hétérogène  dont  le  centre  de  gravité 
ne  coïncide  pas  avec  le  centre  de  figure;  laissons-la  tomber 
en  plaçant  en  liant  la  partie  la  plus  lourde.  Dans  sa  cliute,  la 
balle  pirouettera  de  telle  sorte  que  la  partie  la  plus  lourde 
devienne  la  plus  basse. 

Un  effet  semblable  se  produira  si  on  lance  la  balle  latérale- 
ment; celle-ci  s'orientera  de  telle  manière  que  la  partie  qui 
marche  en  avant  soit  celle  qui  contient  le  centre  de  la  gravité 
ex  violentidy  lequel  coïncide  précisément  avec  le  centre  de 
gravité  naturelle. 

Or,  dans  celle  exposition,  nous  reconnaissons  certaines 
opinions  chères  à  Léonard.  D'une  pari,  en  effet,  en  maint 
passage  de  ses  notes,  Léonard  répète  cet  adage  :  «  Quand  un 
corps  tombe,  la  partie  la  plus  lourde  se  fait  guide  de  sa 
chute.»  D'autre  part,  nous  lisons  dans  ses  manuscrils': 
((  Ce  qui  est  le  plus  loin  de  celui  qui  le  cause,  est  ce  qui  est 
le  plus  pesant,  attendu  que  c'est  la  partie  du  boulet  qui  va 
devant,  et  qu'elle  se  trouve  sur  une  ligne  passant  par  l'endroit 
qui  l'a  poussé  et  par  le  centre  du  poids  et  de  la  fuite;  et  se 
trouvant  ainsi  également  au  milieu  de  ces  deux  puissances, 
elle  en  subit  une  égale  action...  » 

Le  centre  de  lafaife,  dont  il  est  ici  question,  est  visiblement 
ce  que  Baldi  nomme  le  centre  de  la  violence;  pour  Léonard  de 
Vinci  comme  pour  Baldi,  il  coïncide  avec  le  centre  du  poids  ou 
centre  de  la  gravité  naturelle. 

Nous  pourrions  multiplier  ces  rapprochements  entre  la 
Dynamique  de  Léonard  et  la  Dynamique  de  Baldi;  nous 
pourrions,  en  particulier,  montrer  comment  ces  deux  auteuis 
analysent  d'une  manière  toute  semblable  '  le  rebondissement 
d'une  balle  qui  a  frappé  un  mur.  Mais  ce  que  nous  avons  dit 
suffit,    pensons-nous,    à   prouver   cette   vérité  :   Les   doctrines 

I.  Les  monnscrits  de  Léonard  do  Vinci;  ms.  A  de  la  Bibliothèque  de  rinstilul, 
fol.  ^'i/i,  recto;  cl',  fol.  ^4,  verso. 

3.  Les  manuscrils  de  Léonard  de  Vinci;  nis.  F.  de  la  Bil)liollièqiio  de  l'Inslitnt, 
fol.  a.i,  recto.  —  Bernardini  Baldi  //}  ineclianica  Aristotclis  prohlemata  c.mrilntiones. 
p.  i83. 


I,i:ONARD    DE    VINCI    ET    nEIlNARDINO    BATJ)I  I20 

exposées  au  sujet  du  mouvement  par  Bernardino  Baldi  ont  été 
tirées,  en  très  grande  partie,  des  notes  de  Léonard  de  Vinci. 

Dans  une  prochaine  étude,  nous  verrons  quelle  influence 
ont  oxorcée  sur  la  Dynamique  actuelle  ces  théories  du  mouve 
ment  empruntées  par  Baldi  à  Léonard. 

Mais,  dès  maintenant,  les  études  que  nous  avons  poursuivies 
jusqu'ici  autorisent  une  première  conclusion  :  L'analyse  des 
théorèmes  de  Villalpand,  des  Exerciialiones  de  Bernardino  Baldi 
nous  ont  prouvé  jusqu'à  l'évidence  que  les  intuitions  scien- 
tifiques de  Léonard  de  Vinci  n'étaient  nullement  demeurées 
enfouies  dans  l'oubli  jusqu'à  l'époque  où  Venturi  les  exhuma; 
les  géomètres  du  xvr  siècle  en  eurent  connaissance  et,  par  de 
nombreux  emprunts,  trop  semblables  à  des  plagiats,  ils  les 
lancèrent  dans  la  circulation  générale  des  doctrines  scienti 
fiques. 

Déjà,  la  comparaison  entre  les  écrits  d'Albert  de  Saxo  et  ceux 
de  Léonard  nous  avait  montré  que  Léonard  n'était  nullement 
l'autodidacte  que  l'on  s'est  plu,  bieu  souvent,  à  voir  en  lui  ; 
nous  avions  reconnu  que  ses  intuitions,  même  les  plus  nova- 
trices et  les  plus  audacieuses,  avaient  été  suggérées  et  guidées 
par  la  science  du  Moyen  Age.  Léonard  ne  nous  apparaît  donc 
plus  comme  un  génie  isolé  dans  le  temps,  sans  lien  avec  le 
passé  comme  avec  l'avenir,  sans  ancêtres  intellectuels  comme 
sans  postérité  scientifique;  nous  voyons  sa  pensée  se  nourrir 
des  sucs  de  la  science  des  siècles  précédents  pour  féconder  à 
son  tour  la  science  des  siècles  fulurs;  maillon  admirablement 
solide  et  brillant,  il  reprend  sa  place  dans  la  chaîne  de  la 
tradition  scienlifique. 


IV 

BEKNARDINO   BALDI 
ROBERVAL   ET    DESCARTES 


BERNAKDINO    BALDl 
ROBERVAL    ET    DESCARTES 


Uni:  opinion  de   Iîehnaudlno  Baldi  touchvnt  les  mouvements 

agcéléké8. 

En  bulinanl  quelques  unes  des  inluilions  de  Léonard  de  Vinci 
pour  en  enrichir  son  œuvre  de  mécanicien,  Bernardino  lîaldi' 
a  rendu  à  la  pensée  du  grand  peintre  le  plus  signalé  des  ser- 
vices. Sans  cet  heureux  larcin,  tout  ce  que  cette  pensée  si 
riche  renfermai I  de  neuf  et  de  fécond  fût  demeuré  ignoré 
et  inutile;  en  la  plagiant,  l'abbé  de  Guastalla  Ta  publiée;  il  a 
ramené  ses  eaux  fertilisantes  au  courant  de  la  Science  qui  s'en 
est  trouvé  grandement  accru  et  accéléré. 

Suivons  ce  courant  et  voyons  quelles  découvertes  vont 
germer  sous  la  bienfaisante  inlluencc  des  idées  de  Léonard, 
transmises  par  Baldi. 

Distinguer  ce  que  la  Mécanique  du  xvu*'  siècle  doit  à  Baldi, 
le  séparer  de  ce  qu'elle  tient  d'autres  auteurs  ne  sera  pas 
toujours  chose  aisée.  Baldi  n'a  point  marqué  ce  qu'il  prenait  à 
Léonard;  à  son  exemple,  ceux  qui  vont  s'inspirer  de  lui  s'em- 
presseront de  cacher  la  source  a  laquelle  ils  auront  puisé  ;  seul, 
riionnête  Père  Mersenne  prononcera  son  nom. 

Une  minutieuse  enquête,  semblable  à  celle  qui  nous  a  permis 
de  retrouver  la  marque  de  Léonard  sous  la  signature  de  lialdi 
ou  de  Yillalpand,  nous  permettra  seule  de  rendre  à  Baldi  cer- 

t.  Voir  noire  prcccdeiilc  élude  sur  Léonard  de  Vinci  et  Bernardino  Baldi, 


128  ÉTUDES    SLR    lj':ONAI\D    DE    VINCI 

taines  affirmations  que  nous  lirons  dans  les  écrits  de  Roberval 
ou  de  Descaries. 

Cette  enquête  nous  sera  parfois  facilitée  par  la  connaissance 
de  certaine  opinion  admise  par  l'abbé  de  Guastalla.  L'opinion 
dont  nous  voulons  parler  nous  semble,  en  effet,  tout  à  fait 
propre  et  personnelle  au  savant  érudit;  mais  pour  en  marquer 
avec  précision  les  caractères,  pour  montrer  à  quel  point  ils 
différencient  la  pensée  de  Baldi  des  pensées  de  ses  jjrédé- 
cesseurs,  il  nous  faut  remonter  assez  haut  dans  le  passé,  jusqu'à 
cette  Mécanique  du  Moyen -Age,  source  de  notre  Science 
moderne. 

La  Dynamique  Aristotélicienne  a  légué  à  la  Dynamique  du 
xm''  siècle  deux  affirmations  qui,  jusqu'aux  temps  modernes, 
furent  considérées  comme  deux  propositions  également  incon- 
testables, comme  deux  lois  expérimentales  tellement  appuyées 
sur  les  faits  qu'elles  ne  pussent  livrer  au  doute  la  moindre 
prise;  et  cependant,  tandis  que  la  première  de  ces  deux  affir- 
mations pose  une  grande  vérité,  la  seconde  énonce  une  très 
grave  erreur. 

Voici  la  première  de  ces  affirmations  :  Un  grave  qui  tombe 
librement  descend  de  plus  en  plus  vile.  Et  voici  la  seconde  qui, 
pendant  si  longtemps,  bénéficia,  comme  la  première,  du 
consentement  universel  :  La  vitesse  d'un  projectile  qu'un  moteur 
vient  de  lancer  commence  par  croître;  au  bout  d'un  certain  temps, 
elle  passe  par  un  maximum,  puis  diminue  et  s'a/mule. 

Accélération  de  la  chute  libre  des  graves,  accélération  initiale 
du  mouvement  des  projectiles,  cette  vérité  et  cette  erreur  se 
donnaient,  au  même  titre,  comme  des  traductions  fidèles  des 
faits  d'expérience;  elles  bénéficiaient  également  de  l'autorité 
d'Aristote'  ;  elles  étaient  l'objet  d'explications  analogues. 

Parmi  ces  explications,  laissons  de  côté  celles  qui  sont  anté- 
rieures au  xni''  siècle 2  et  arrivons  de  suite  à  saint  Thomas 
d'Aquin. 

1.  La  soi-disant  accélcralioii  du  mouvcmon  l  des  projectiles  est  affirmée  par  Arislolc, 
llept  OJpavoO,  U,  ç  (Livre  11,  eh.  VI). 

2.  Au  sujet  de  ces  explications,  voir  :  P.  Duhcm,  De  l'accélération  produite  par  une 
force  constante  ;  notes  pour  servir  à  l'histoire  de  la  Dynamique.  (Mémoire  présenté  au 
Congrès  d'Histoire  des  Sciences.  —  Comptes  rendus  du  2°  Congrès  de  Pliilosophie,  p.  85y  ; 
Genève,  190/».) 


BERJNAUDlNO    BALDI,    hOi'.i:UVAL    ET    JJESCARTES  I  29 

Avec  Aristote  et  ses  plus  fidèles  commentateurs,  saint 
Thomas  admet  que  le  mouvement  du  projectile,  séparé  de  l'in- 
strument qui  l'a  lancé,  est  entretenu  par  le  mouvement  de  l'air 
ambiant;  il  est  naturel  qu'il  demande  au  mouvement  de  cet 
air  d'expliquer  la  soi-disant  accéléralion  initiale  du  projectile; 
aussi  est-ce  ce  qu'il  fait  :  a  Lorsqu'une  grande  quantité  d'air 
a  été  agitée,  dit-il»,  c'est-à-dire  au  milieu  du  mouvement  du 
projectile,  ce  mouvement  est  plus  rapide  qu'au  commen- 
cement, alors  que  la  quantité  d'air  ébranlée  est  petite;  il  est 
aussi  plus  rapide  qu'à  la  fin,  alors  que  l'impression  commu- 
niquée par  l'instrument  projetant  commence  à  s'aftaiblir.  » 

A  l'époque  où  saint  Thomas  d'Aquin  propose  cette  expli- 
cation de  la  prétendue  accélération  des  projectiles,  un  disciple 
de  Jordanus  de  Nemore  dont  le  nom  nous  est  inconnu  donne, 
en  son  traité  De  ponderibus  ' ,  une  explication  analogue  de  la 
chute  accélérée  des  graves.  Voici,  en  effet,  ce  qu'a  écrit  cet 
auteur  : 

((  Une  chose  grave  se  meut  d'autant  plus  rapidement  qu'elle 
descend  plus  longtemps.  Ceci  est  plus  vrai  dans  l'air  que  dans 
l'eau,  car  l'air  est  propre  à  toutes  sortes  de  mouvements.  Donc 
un  grave  qui  descend  tire,  en  son  premier  mouvement,  le 
fluide  qui  se  trouve  derrière  lui  et  met  en  mouvement  le  fluide 
qui  se  trouve  en  dessous,  à  son  contact  immédiat;  les  parties 
du  milieu  ainsi  mises  en  mouvement  meuvent  celles  qui  les 
suivent,  de  telle  sorte  que  celles-ci,  déjà  ébranlées,  opposent 
un  moindre  obstacle  au  grave  qui  descend.  Par  le  fait,  celui-ci 
devient  plus  grave  et  donne  une  plus  forte  impulsion  aux 
parties  du  milieu  qui  cèdent  devant  lui,  au  point  que  celles-ci 
ne  sont  plus  simplement  poussées  par  lui,  mais  qu'elles  le 
tirent.  11  arrive  ainsi  que  la  gravité  du  mobile  est  aidée  par 

1.  Sancti  Thomas  Aqiiinatis  Opéra  omnia  jussu  impensaque  Leonis  XIII,  P.  M., 
édita;  tomvis  III,  Gonimentaria  in  libres  de  CacloetMundo,  lib.  II,  cap.  VI,  lect.  VIII, 
p.  i5o. 

2.  De  ce  traité,  la  Bibliothèque  Nationale  possède  deux  exemplaires  manuscrits, 
tous  deux  du  xiii'  siècle  (fonds  latin,  ms.  8680  A  et  ms.  7878  A).  Il  a  été  imprimé  au 
xvi°  siècle,  d'une  manière  oxlrèmemeni  défectueuse,  sous  ce  titre  :  Jordani  Opus- 
culam  de  ponderositate  Nicolai  Tartaleœ  studio  correctum  novisque  figuris  auctum. 
Vcnetiis,  apud  Curtium  Trojanum,  MDLW.  Nous  avons  dit,  dans  nos  recherches  sur 
Les  origines  de  la  Slati(iue  (ch.  VII),  de  quelle  importance  avait  été  ce  traité  pour  l'évo- 
lution de  la  Slatique. 

r.     DLUE-M.  M 


i.')o  rViLDES  >t:i;   i  î;<>\aivIj  dl   vinci 

leur  Iraclion  el  que.  réciproqueiiieiit,  leur  luouvemenl  esl 
accru  par  la  gravité,  en  sorte  que  ce  mouvement  accroît 
continuellement  la  vitesse  du  grave.  » 

Pareille  explication  de  la  chute  accélérée  des  graves  iic 
pouvait  manquer  de  satisfaire  ceux  qui  attribuaient  aux  mou- 
vements de  l'air  l'entretien  du  mouvement  d'un  projectile. 
Vussi  voyons-nous,  en  la  première  moitié  du  \iv'  siècle, 
\\  aller  Burleyi  et  Jean  de  Jandun-'  souscrire  à  cette  théorie. 

Ces  explications,  admises  par  Burley,  par  Jean  de  Jandun, 
ne  seront  naturellement  pas  acceptées  par  les  physiciens  qui 
attribuent  la  continuation  du  mouvement  du  projectile  à  une 
gravité  accidentelle,  à  un  impelas  impvessus. 

Déjà  Burley  nous  avait  avertis  que  c  certains  prétendent  que 
le  grave,  en  descendant,  acquiert  continuellement  une  nouvelle 
gravité  accidentelle,  qu'il  devient  ainsi  continuellement  de 
plus  en  plus  grave  et,  par  conséquent,  qu'il  se  meut  continuel- 
lement de  plus  en  plus  vite  ».  Cette  opinion  est  celle  à  laquelle 
se  rallie  nettement  Albert  de  Saxe;  à  la  fin  de  la  Ouesllon'  sur 
les  Physiques  d'Aristote  où,  si  nettement,  il  formule  la  doctrine 
de  ïitnpetas  impressas  et  l'oppose  à  la  théorie  aristotélicienne, 
il  s'exprime  en  ces  termes  :  «  On  peut  expliquer  de  la  même 
manière  pourquoi  le  mouvement  naturel  est  plus  rapide  à  la 
fin  qu'au  commencement;  il  faut  dire  à  ce  sujet  que  le  mobile 
animé  du  mouvement  naturel  acquiert  une  certaine  aptitude 
à  ce  mouvement  et  cette  aptitude  acquise,  en  s'unissant  à  la 
gravité,  meut  plus  rapidement  le  mobile.  » 

Cette  doctrine,  Albertutius  l'avait  déjà  formulée  en  la  seconde 
partie  de  son  Traclalas  proporlionam  ;  il  l'expose  surtout  en 

I.  Burlciis,  Super  oclo  Ubros  Physicufiiin,  lib.  Vlll.fol.  n:»;.  col.  c.  doloplioii':  Kl  in 
hoc  (iiiiliir  exposilio  evcelleiitissiiiii  i)liiloso])hi  Ciualleriide  Burley  Anglici  iu  libros 
oclo  de  physico  auditu  Aristolclis  Stagerile  (àtVj,  emeudala  diligeutissimc,  imp^e^^a 
artc  cl  diligculia  Boncti  Locatclli  Bergomcnsis,  siimptibus  vcro  et  e\pcnsis  iiobili> 
>iri  Octaviaiii  Scoti  Modoetiensis...  Venetiis,  auno  .Salutis  nonagcsinioprinio  Mipra 
millesimum  et  quadringenlesimum,  quarto  nonas  Deceinbris. 

-j.  Joannis  de  Janduno  In  Ubros  Aristotelis  de  Cœlo  et  Muiido  quiesliones  subtUis- 
simn\  quil)us  nupcr  consulte  adjecimus  Averrois  sermonem  de  substantia  orbis  cum 
ejusdcin  Joannis  commcntario  et  quœstionibus...  Veneliis,  apiid  Ilieroiiynium 
Scotum,  155^?.  OucTstio  \I\,  fol.  .S:?,  col.  d. 

3.  Alberti  de  Saxoiiia  ()u,rstiones  in  Ubros  de  physica  (uiscuUaUone;  in  librum  VIII 
(pia">.lio  Mil. —  CI'.:  Albcrli  do  Savonia  (Juivstionc»  in  Ubros  de  C<v(o  el  Mundo. 
lib.   ni.  (|u;.K|i,,  Ml. 


BËKNARDINO    lîAl.Dl,     UUI5i:il>AL    ET    DESCÎAHTES  IOI 

une  question  sur  le  De  Coelo  '  ;  question  admirable,  où  il  entre- 
voit la  loi  de  l'inertie  et  son  application  au  mouvement  des 
astres;  où  il  examine  si  la  vitesse  de  chute  des  graves  croît 
proportionnellement  au  temps  écoulé  ;  où  il  se  demande, 
comme  tant  d'autres  physiciens  l'admettront  après  lui,  comme 
Galilée  lui-même  l'admettra  pendant  quelque  temps,  si  cette 
vitesse  croît  proportionnellement  à  l'espace  écoulé;  où,  enfin, 
il  rejette  ces  lois  qui  feraient  croître  la  vitesse  au  delà  de  toute 
limite  avec  le  temps  écoulé  ou  avec  l'espace  parcouru,  pour 
en  adopter  une  qui  la  fasse  tendre  a  ers  une  limite  finie. 

En  cette  question,  Albert  s'exprime  en  ces  termes:  «  Il  est 
une  autre  opinion  au  sujet  de  l'accélération  du  mouvement 
naturel,  et  c'est  cette  opinion  que  j'approuve.  Selon  cette  opi- 
nion, il  faut  imaginer  qu'un  grave  qui  tombe  acquiert,  outre 
sa  gravité  naturelle,  un  certain  ///iyje/^ii*  ou  gravité  accidentelle  ; 
cette  gravité  accidentelle  vient  en  aide  à  la  gravité  naturelle 
pour  animer  le  grave  d'un  mouvement  plus  rapide...  Lorsque 
le  corps  tombe  pendant  un  temps  de  plus  en  plus  long,  il 
acquiert  un  impetus  de  plus  en  plus  grand  et,  par  conséquent, 
il  se  mouvrait  de  plus  en  plus  vite  si  la  résistance,  croissant 
plus  vite  que  ïinipetas  acquis,  n'y  mettait  obstacle.  » 

Albert  de  Saxe  admet  donc,  au  sujet  de  la  chute  accélérée 
des  graves,  l'opinion  que  V\ aller  Burley  rejetait;  quant  à  la 
prétendue  accélération  du  mouvement  d'un  projectile  après 
qu'il  a  quitté  son  moteur,  nous  ne  voyons  pas  qu'il  en  ait 
lait  mention  dans  ses  écrits.  Gaétan  de  Tiène  qui,  au  milieu 
du  xv^  siècle,  reproduit  '  presque  exactement  l'argumentation 
d'Albert  de  Saxe  en  faveur  de  ïinipetas  impressiis,  n'hésite 
pas  à  nier  cette   soi-disant  accélération  :    «  Bien   loin   de   se 


I.  Questiones  subtilissinie  Alberiï  de  SdLXoni'd  in  Uhros  de  celo  et  manda.  Colophon  : 
Kxpliciiml  (fuestiones...  Impresse  autem  Venetiis  arte  Boneti  de  Locatellis  Bergo- 
iiieiisis.  Impensa  veto  nobilis  viri  Octaviani  Scoti  civis  modoeticnsis.  Anno  salulis 
nostre  1^9:3.  Nono  Kalen  novembris.  Ducante  inclito  principe  Augustino  Barbadico. 
Libri  II  quaîstio  XIIII.  Cette  question  capitale  n'a  pas  été  reproduite  par  Georges 
Lokert  dans  les  deux  éditions  du  même  ouvrage  qu'il  a  données  à  Paris,  en  i5iG 
et  i5i8. 

■>..  RecoUecte  Gaietani  super  oclo  libros  Physicoruni  ciun  annolationibus  textuum, 
loi.  5o,  col.  d,  fol.  5i,  col.  a.  Colophon  :  Impressum  est  hoc  Venetiis  per  Bonetum 
Locatelluni  jussu  et  expensis  nobilis  viri  Oclaviaui  8coli  civis  Modoeticnsis,  aiuio 
>alutis  i^yO,  iionis  sextilibiis. 


IÔ2  ETLDES    SUU    LEOAAllD    DE    VLXCI 

mouvoir  plus  rapidement  à  quelque  distance  de  l'arc,  la  flèche 
se  meut  plus  lentement.  » 

Les  historiens  de  Léonard  ont  souvent  signalé  son  caractère 
hésitant;  difficilement,  il  s'arrêtait  à  un  ferme  parti,  parce  qu'il 
en  reconnaissait,  avec  trop  de  clairvoyance,  les  points  faibles 
et  les  défauts.  De  cette  continuelle  perplexité,  ses  idées  en 
Dynamique  offrent  un  nouvel  exemple. 

Au  sujet  des  principes  de  celte  science,  il  avait  lu  et  médité 
tous  les  écrits  dont  il  avait  eu  communication,  aussi  bien  ceux 
de  saint  Thomas  d'Aquin  que  ceux  d'Albert  de  Saxe;  voici 
une  note  qui  nous  en  apporte  le  témoignage  ^  : 

c(  Du  mouvement  en  général.  Quelle  chose  est  la  cause  du 
mouvement.  Quelle  chose  est  le  mouvement  en  soi.  Quelle 
chose  est  celle  qui  est  le  plus  apte  au  mouvement.  Quelle  chose 
est  Vimpeto;  quelle  chose  est  la  cause  de  Vimpeto  et  du  milieu 
où  elle  se  crée.  Quelle  chose  est  la  percussion  ;  quelle  chose 
est  sa  cause.  Quelle  chose  est  le  rebondissement.  Quelle  chose 
est  la  courbure  du  mouvement  droit  et  sa  cause. 

»  Aristote,  3''  de  la  Physique,  et  Albert,  et  Thomas,  et  les 
autres;  sur  le  rebondissement,  dans  le  7*^  de  la  Physique.  De 
Cœlo  et  Mundo.  » 

Entre  les  Écoles  adverses,  Léonard  n'a  pu  se  décider  à  faire 
un  choix  exempt  de  tout  partage;  il  ne  s'est  point  résolu 
à  suivre  l'École  de  saint  Thomas  d'Aquin  qui  attribue  toutes 
les  particularités  du  mouvement  du  mobile  à  l'agitation  de 
l'air  ambiant;  il  n'a  point,  non  plus,  donné  son  entière  adhé- 
sion à  l'École  d'Albert  de  Saxe  qui,  pour  rendre  compte  de  ces 
particularités,  invoque  seulement  Vimpelus. 

Entre  ces  doctrines  opposées,  c'est  une  sorte  de  moyen 
terme  et,  pour  tout  dire,  de  cote  mal  taillée,  qu'adopte  Léonard 
de  Vinci.  Avec  Albert  de  Saxe,  il  attribue  le  mouvement  du 
projectile  qui  a  quitté  son  moteur  à  Vimpeto,  à  \diforza,  à  la 
gravité  accidentelle  dont,  à  maintes  reprises,  il  affirme  l'exis- 
tence et  définit  les  caractères;  mais  avec  saint  Thomas  d'Aquin, 


1.  Les  manuscrits  de  Léonard  do  Vinci,  nis.    I  de  la  Bibliolliôiiuc   do    rinslilut. 
fol.  i3o  [<S:j|,  verso. 


BERNARDINO    RVLDI,     ROBEKVAL    ET    DESCAUTES  I  33 

il  explique  par  l'agitation  de  l'air  ambiant  tous  les  phénomènes 
d'accélération,  vrais  ou  supposés. 

C'est  saint  Thomas  d'zVquin  qui  inspire  à  Léonard  de  Vinci 
le  passage  suivant  '  : 

«  Le  milieu  du  chemin  direct  fcnt  par  des  corps  pesants  qui 
traversent  lair  par  un  mouvement  violent  est  de  plus  (jrande  puis- 
sance et  de  plus  grande  percussion,  sur  rotjstacle  quits  rencontrent, 
qu  aucune  autre  partie  de  ce  parcours. 

»  La  raison  de  ceci  est  que  quand  le  poids  part,  de  par  la  force 
de  son  moteur,  il  trouve,  bien  que  ce  départ  soit  au  premier 
degré  de  sa  puissance,  l'air  sans  mouvement  et,  par  suite,  au 
premier  degré  de  sa  résistance;  et,  bien  que  l'air  offre  une 
somme  de  résistance  plus  grande  que  n'est  la  force  du  poids 
qui  y  est  poussé,  néanmoins,  le  poids  n'agissant  que  sur  une 
petite  partie  de  lair,  arrive  à  en  rester  vainqueur  ;  il  chasse 
donc  l'air  de  sa  place  et,  en  le  chassant,  est  un  peu  empêché 
dans  sa  propre  vitesse.  Cet  air  étant  donc  poussé,  en  pousse 
et  chasse  d'autre,  en  produisant  derrière  lui  des  mouvements 
circulaires  dont  le  poids  qui  se  meut  en  lui  est  toujours  centre  ; 
les  cercles  ainsi  formés  étant  semblables  à  ceux  qui  se  font  dans 
l'eau  avec  l'endroit  frappé  par  la  pierre  pour  centre.  Chaque 
cercle  en  chassant  ainsi  un  autre,  tout  l'air  qui  se  trouve 
devant  son  moteur  sur  la  même  ligne  que  lui  se  trouve  préparé 
au  mouvement,  mouvement  qui  s'accroît  d'autant  que  le  poids 
qui  chasse  l'air  s'approche  davantage  ;  par  suite,  le  poids 
trouvant  moins  de  résistance  dans  l'air,  double  la  vitesse  de  sa 
course;  de  même  que  la  barque  menée  dans  l'eau,  laquelle 
se  meut  avec  difficulté  dans  le  premier  mouvement,  bien  que 
son  moteur  soit  dans  sa  plus  puissante  force;  mais  quand  l'eau, 
avec  des  ondes  arquées,  commence  à  prendre  mouvement, 
la  barque,  suivant  ce  mouvement,  trouve  une  faible  résistance 
et,  dès  lors,  se  meut  avec  facilité...  o 

Léonard  a  formulé  à  plusieurs  reprises',  avec  une  grande 

1.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci;  ms.  A  de  la  Bibliothèque  de  l'institul, 
fol.  /|3,  verso. 

2.  Cf.  P.  Duhcni,  De  l'accélération  produile  par  une  force  constante;  notes  pour  servir 
à  l'histoire  de  la  Dynamique  (Comptes  rendus  du  2'  Congrès  de  Philosophie,  p.  85f)  ; 
Genève,  190/1), 


l8^|  ETUDES    SIR    LKONARD    DE    VINCI 

netteté,  la  loi  de  l'accélération  uniforme  de  la  chute  des  graves. 
Cette  accélération,  d'ailleurs,  il  en  rendait  raison  comme  le 
faisait,  dès  le  xni''  siècle,  un  mécanicien  de  l'École  de  Jor- 
danus,  dont  Léonard  paraît  s'être  fréquemment  inspiré,  et  plus 
tard,  Walier  Burley  et  Jean  de  Jandun. 

«  La  gravité  qui  descend  libre,  dit-il  i,  acquiert  à  chaque  degré 
de  mouvement  un  degré  de  poids.  Ceci  naît  par  la  deuxième  du 
premier  qui  dit  que  le  corps  sera  plus  grave  qui  aura  une  moindre 
résistance.  En  cas  de  la  descente  libre  des  corps  graves,  on 
voit  manifestement,  par  l'expérience  déjà  alléguée  de  l'onde  de 
l'eau,  que  l'air  fait  la  même  onde  sous  la  chose  qui  descend, 
parce  qu'il  se  trouve  poussé  et,  de  l'autre  côté,  attiré,  c'est-à- 
dire  qu'il  fait  une  onde  tournante  qui  aide  à  pousser  en  bas. 
A  présent,  pour  ces  raisons-là,  l'air  qui  fuit  en  avant  du  poids 
qui  le  chasse  montre  manifestement  qu'il  ne  lui  résiste  pas  et, 
par  conséquent,  qu'il  n'empêche  pas  ce  mouvement;  dès  lors, 
plus  descend  l'onde  qui  Aa  plus  vite  que  la  gravité  qui  la 
meut,  plus  dure  le  mouvement  de  cette  gravité;  plus  la  der- 
nière onde  s'en  éloigne  et  d'autant  plus  elle  prépare  l'air  qui 
touche  le  poids  à  une  facile  fuite.  » 

Au  xvi*"  siècle,  les  mécaniciens  se  divisent  presque  tous  entre 
deux  partis. 

Les  uns  suivent  la  tradition  de  Walter  Burley;  à  l'agitation 
de  l'air,  ils  attribuent  non  seulement  l'entretien  du  mouve- 
ment des  projectiles,  mais  encore  l'accélération  de  la  chute  des 
graves;  c'est  parmi  ceux-ci  qu'il  convient  de  ranger  le  car- 
dinal Gaspard  Contarini  et  le  jésuite  Benedictus  Pererius. 

Les  autres  sont  nettement  les  disciples  d'Albert  de  Saxe.  Au 
premier  rang  de  ceux-ci,  plaçons  Jules -César  Scaliger.  Non 
content  de  développer  avec  force  les  arguments  d'Albert  de 
Saxe  en  faveur  de  l'existence  de  Vimpetus,  Scaliger,  dans  ses 
Exercitationes  adversus  Cardanum,  explique  avec  beaucoup 
de  netteté  commerit  une  gravité  persistante  engendre  à  chaque 
instani  im  nouvel  impetus  au  sein  d'un  grave  qui  lombe  et 
comment  cet  impetus  de  plus  en  plus  intense  détermine  une 

I.  f.es  mannsrrila  do  Léonard  cjo  \  inci  ;  nis.  V  flo  la  Bibliothèque  ilo  l'Institut, 
fol.  ?u,  vorso. 


hF.n\\ni)i\<)  nAF.Dt,   ii<>i'.r:ii\  u,   ri  dtscahifs  i.î.» 

chule  accéiéroe,  La  luêjnc  pensée  se  Irouve  exprimée  plus 
tard,  avec  non  moins  de  clarté,  par  Jean-Baptiste  Benedetli. 

Entre  ces  deux  Écoles,  à  l'exemple  de  Léonard  de  Vinci, 
dont  il  paraît  bien  avoir  éprouvé  la  puissante  influence.  Cardan 
prend  un  moyen  terme.  11  admel  que  le  projecUle  esl  mû  par 
un  impelus  acqiiisHus  :  «  Et  quand  on  suppose'  que  (ont  ce  qui 
est  mouvé  l'est  de  quelque  chose,  ce  est  très  vrai;  mais  ce  qui 
mouve,  c'est  une  impétuosité  acquise,  ainsi  que  la  chaleur  en 
l'eau,  qui  est  induite  en  l'eau  par  le  feu  outre  nature,  et  toutefois 
quand  le  feu  est  oslé,  l'eau  brûle  la  main  de  celui  qui  la  touche.  » 

Mais  oel  impelus  acquisUns  ne  peut  rendre  compte  de  l'accé- 
léralion  qu'épiouve  un  projectile  apiès  qu'il  a  quitté  son 
moteur.  Cette  accélération,  Cardan,  comme  Arislote,  en  admet 
la  réalilé  el  il  l'explique  «  comme  l'ont  fait  saint  Thomas 
d'Aquin  et  Léonard  de  Vinci  :  «  Car  l'air  au  commencement 
n'aide  point  le  mouvement,  sinon  (pie  bien  peu;  par  succession 
de  temps,  le  mouvemeni  naturel  de  l'air,  comme  il  est  mouvé, 
est  fait  plus  valida;...  pouiquoi  par  lui  mesme  il  est  nécessaire 
la  célérité  du  mouvement  estre  augmentée.  » 

Cette  action  accélératrice  de  l'air  ébranlé.  Cardan  la  étudiée 
à  plusieurs  reprises;  dans  un  île  ses  derniers  ouvrages,  VOpns 
novum  de  proportlonibiis-',  il  l'a  décomposée,  comme  Léonard 
l'avait  fait  avant  lui,  en  deux  autres  actions  :  une  traction  de 
l'air  condensé  à  l'avant  du  mobile  et  une  impulsion  du  fluide 
qui  vient,  en  tourbillonnant,  occuper  la  place  que  le  projectile 
laisse  ride  derrière  lui.  u  II  résulte  évidemment  de  là  qu'en 
tout  mouvement,  soit  naturel,  soit  violent,  il  se  fait  un  certain 
accroissement  de  vitesse  depuis  le  début  du  mouvement  jus- 
qu'à un  certain  instant.  C'est  pourquoi  les  machines  de  guerre 
de  tout  genre  exigent  une  certaine  distance  pour  que  leur  coup 

1.  Les  livres  de  Hiérome  Cardanus,  médecin  Milannois,  intitulés  de  la  subtilité  et 
subtiles  inventions,  ensemble  les  choses  occultes  et  raisons  d'icelles,  traduis  de  latin  eu 
Irançois  par  Richard  le  Blanc;  Paris,  Charles  l'Angelier,  MDLVI;  p.  '17,  verso. 

2.  Cardan,  loc.  cit.,  p.  ^18,  verso. 

3.  Hieronymi  Cardani  Mediolanensis,  civisqne  Bononiensis,  philosophi,  medici  et 
mathematici  clarissimi,  Opus  novum  de  proportionibus  namerorum,  motuuni,  ponderum, 
sonorum,  aliarumque  rerum  mensurendarum,  non  solum  geometrico  more  stabilitum,  sed 
etiam  variis  experimentis  et  obscrvationihus  rernm  in  natara  solerti  demonstratione  illus- 
tratum,  ad  multipliées  usus  accomodatum,  et  in  V  libros  digestum;  Basilea*,  ex  ofRcina 
Henricpelrina,  Anno  Salutis  MDLXX,  mense  Martio:  lib.  V.  prop.   XXX. 


\'AC)  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

atleigne  sa  plus  grande  violence.  »  C'est  donc  à  l'action  accé- 
lératrice de  l'air  ambiant  que  l'on  doit  attribuer  ^  la  vitesse 
croissante  du  mouvement  naturel  par  lequel  un  grave  tombe  à 
terre;  sur  ce  point,  comme  sur  tant  d'autres,  Cardan  se  range 
à  l'opinion  de  Léonard  de  Vinci. 

Comme  Léonard  et  Cardan,  Tartaglia  admet  qu'un  projectile 
accélère  d'abord  sa  course  et  il  attribue  cette  accélération  à  une 
action  de  l'air  mis  en  branle.  Cette  action  lui  sert  à  répondre 
à  une  question^  posée  par  le  Signor  Gabriel  Tadino  di  Marti- 
nengo,  chevalier  de  Rhodes  et  prieur  de  Barletta  :  u  Le  Prieur  : 
Si  l'on  tire  une  même  pièce  d'artillerie  deux  fois  coup  sur 
coup,  avec  une  même  hausse,  vers  un  même  but  et  avec  deux 
charges  égales,  les  deux  tirs  seront-ils  égaux? —  Tartaglia: 
Sans  aucun  doute,  ils  seront  inégaux  ;  le  second  coup  portera 
plus  loin  que  le  premier.  —  P.  Pour  quelle  raison?  —  T.  Pour 
deux  raisons.  La  première  est  que,  lors  du  premier  tir,  le 
boulet  a  trouvé  l'air  en  repos,  tandis  que,  lors  du  second  tir, 
il  le  trouve  non  seulement  tout  ébranlé  par  le  boulet  lancé  au 
premier  tir,  mais  encore  tendant  fortement,  courant  au  lieu 
vers  lequel  on  tire.  Or,  il  est  plus  facile  de  mouvoir  et  de  péné- 
trer une  chose  déjà  mue  et  pénétrée  qu'une  chose  qui  est  en 
repos  et  en  équilibre.  Par  conséquent,  la  balle  tirée  la  seconde 
fois,  rencontrant  un  moindre  obstacle  à  son  mouvement  que 
la  première,  ira  plus  loin  que  celle-ci...  » 

Tartaglia  empruntait  peut-être  ces  raisonnements  à  quel- 
qu'une des  notes  laissées  par  Léonard  de  Vinci;  peut-être  aussi 
les  avait-il  conçus  en  lisant  le  traité  de  Ponderibus  écrit,  au 
XTii''  siècle,  par  ce  mécanicien  de  l'École  de  Jordanus  que  nous 
avons  nommé  le  Précurseur  de  Léonard  de  Vinci.  On  peut  le 
croire  d'autant  plus  volontiers  qu'au  septième  livre  des  Quesiti 
et  inventioni  diverse,  Tartaglia  a  plagié  l'œuvre  statique  de  ce 
géomètre   avec  une  impudence  que  Ferrari    lui    a  durement 


1.  Cardan,  Opus  novum.  de proportionibus,  lib.  V,  prop.  XXXI. 

2.  Qaesili  et  inventioni  diverse  di  Nicole  ïartaloa.  Vineoia,  Vont.  Riiffinelli,  ad 
instantiaetrequisitioneet  a  propria  spsse  de  Nie.  Tarlalca  Briscianoautore;  MDXLVF. 
//  primo  libro  delli  quesiti  et  inventioni  diverse  di  JMcolo  Tartaglia,  sopra  gli  tiri  dette 
artiglierie,  et  altri  suoi  varii  accidenti.  Libro  primo.  Quesito  quarto. —  Cf.  Libro 
.sfirondo.  Quesito  primo. 


lîEll>ARDÏNO    nAf,DT,    nOIîRRVAL    ET    DESGARTES  187 

reprochée;  on  sait  égalemenl  que  le  traité  de  ce  géomètre  fut 
publié  par  Gurtius  Trojanus,  d'après  un  manuscrit  que  lui 
avait  légué  Tartaglia. 

Autant  et  plus  que  Cardan,  Bernardino  Baldi  s'est  nourri  de 
la  pensée  de  Léonard  de  Vinci.  Les  notes  de  Léonard  de 
Vinci  ne  sont  cependant  pas  les  seuls  écrits  dont  il  se  soit 
inspiré;  il  en  cite,  qu'il  a  lus,  et,  parmi  ceux-ci,  il  mentionne 
à  plusieurs  reprises  le  commentaire  aux  Questions  mécaniques 
d'Aristote  qui  a  été  composé  par  Alexandre  Piccolomini  ^. 

Or,  en  ce  qui  concerne  la  cause  du  mouvement  des  projec- 
tiles, Alexandie  Piccolomini  se  montre  disciple  très  exact 
d'Albert  de  Saxe;  il  attribue  à  un  impetiis  communiqué  par  le 
moteur  non  seulement  l'entretien  du  mouvement  du  projectile 
après  qu'il  a  quitté  ce  moteur,  mais  encore  la  chute  accélérée 
produite  par  une  gravité  permanente. 

Cette  doctrine,  Piccolomini  l'expose,  en  même  temps  que 
toute  sa  théorie  du  mouvement  violent,  dans  son  XXXVIP  cha- 
pitre, consacré  à  l'examen  de  la  trente -deuxième  question 
d'Aristote  : 

((  Il  faut  remarquer,  »  dit-il,  «qu'il  y  a  deux  sortes  de  gravités 
ou  pesanteurs:  l'une  qui  a  sa  source  dans  la  nature  même  du 
corps;  l'autre,  superficielle,  que  les  Grecs  nomment  âriTrôXa'.av. 
Celle-ci  n'est  point  autre  chose  qu'un  certain  impetus  non  per- 
manent, qui  peut  ou  bien  s'acquérir  dans  le  corps  même,  mû  par 
sa  propre  tendance  (qui  vel  acquirifnr  in  re  ipsa  ex  suo  natii  mota), 
ou  bien  être  imprimé  par  un  moteur  mouvant  violemment. 

ù  En  effet,  lorsqu'une  pieire  tend  vers  le  bas,  elle  devient 
sans  cesse  plus  rapide,  paice  que  sans  cesse,  par  suite  du 
mouvement,  elle  acquiert  une  plus  grande  pesanteur  (j'entends 
parler  de  la  pesanteur  superficielle)...  » 

Baldi,  qui  cite  avec  éloge ^  le  passage  oii  Alexandre  Piccolo- 
mini a  exposé  ses  idées  au  sujet  de  la  Dynamique,  admet  toutes 
ces  idées.  Il  admet -^  qu'a  en  un  grave  qui  tombe,  il  y  a  deux 

1.  Alexandri  Piccolominei  In  mechanicas  qnrestlones  Aristotelis  paraphrasis  paulo 
quidem  plenior,  ad  Nicolaum  Ardinghellum  Cardinalem  amplissimum.  Excussum 
Roma^,  apud  Antoninm  Bladum  Asulanum,  MDXLVII. 

2.  Bernardini  Baldi  In  mechanica  Aristotelis problemata  exercitationes,  p.  180. 
.^.  Bornardino  Baldi,  lue.  cit.,  p.  iic). 


i.'iS  KTUDFS  srn  ri'iownD  df,  vf\r;i 

pesanteurs,  savoir  la  pesanloui-  nalurello  ol  une  pesanteui' 
acquise  au  mobile  par  le  fait  même  de  sou  mouvement.  Aussi 
plus  ce  mouvement  est  prolongé,  plus  tiaut,  par  exemple,  est 
le  lieu  d'où  tombe  le  grave,  plus  est  grande  cette  pesanteur 
accidentelle  engendrée  par  un  plus  grand  mouvemenl  o. 

Piccolomini  n'a  poini  parlé  du  prétendu  accroissemeid  de 
vitesse  qu'éprouverait  une  flèche  après  qu'elle  a  quitté  Tare; 
en  cela,  il  s'est  conformé  à  une  tradition  constante  dans 
l'École  d'Albert  de  Saxe;  ou  bien  les  physiciens  de  cette  École 
ne  font  aucune  allusion  à  celle  soi-disant  accélération,  ou  bien 
même,  comme  Gaétan  de  Tiène,  ils  en  nient  la  réalité. 

Baldi  rompt  avec  cette  Iradition.  Léonard  de  Vinci,  dont  il  a 
si  fréquemment  suivi  la  pensée,  a  trop  nettement  insisté  sur 
la  prétendue  accélération  initiale  du  projectile  séparé  de  son 
moteur  pour  qu'il  lui  vienne  à  la  pensée  de  négliger  ou  de 
nier  cette  accélération;  et  cependant,  il  ne  veut  poinl.  avec 
saint  Thomas  d'Aquin,  Léonard  et  Cardan,  l'e\pli(|uer  par 
l'ébranlement  du  milieu. 

Il  admettra  donc  la  réalité  de  cette  accélération  et  il  l'inter- 
prétera en  imitant  l'explication  qu'Albert  de  Saxe  et  Piccolo- 
mini ont  donnée  de  la  chute  accélérée  des  graves.  La  gravité 
accidentelle  imprimée  par  le  moteur  au  projectile  est  fort 
analogue  à  la  gravité  naturelle;  de  même  que  celle-ci  produit 
une  chute  accélérée,  de  même  celle-là  déterminera  un  mou- 
vement accéléré.  Toutefois,  une  différence  sera  à  signaler  : 
la  gravité  naturelle  est  persistante;  aussi  la  chute  qu'elle 
détermine  s'accélère-t-elle  sans  cesse.  Au  contraire,  la  gravité 
accidentelle,  née  de  la  violence,  est  périssable;  le  mouve- 
ment qu'elle  régit  commencera  donc  par  s'accélérer,  mais  au 
bout  de  quelque  temps  il  se  ralenlira  cl  prendra  fin  de  lui- 
même. 

((Les  projectiles  cesseni  de  se  mouvoir',  car  l'impression 
dont  la  vertu  et  rimpéluosité  les  entraîne  n'est  point  nalu- 
relle,  mais  purement  accidentelle  et  violente;  or,  rien  de  ce 
qui  esl    accidentel   el  violeid,  rien  de  ce  ({ui  est  hors  nature. 

I.  Bernardino  lîalrli,  lor.cil.,  p.  lyi). 


BFRWRDTNO    B\T;DT.    lUmF.RVAÎ.    ET    DESCARTFS.  l3() 

n'est  perpétuel.  Cette  impression  aeeideiilelle  s'évanouit  donc, 
et  tandis  qu'elle  s'évanouit  graduellement,  le  mouvement  du 
projectile  se  ralentit  et  le  mobile  finit  par  atteindre  l'immo- 
bilité absolue.  Ajoutons  une  remarque  que  beaucoup  d'auteurs 
ne  font  poini  :  lanl  que  la  violence  prédomine,  le  mouvement 
violent  est  tout  semblable  au  mouvement  naturel;  il  est  plus 
lent  à  son  début;  puis,  par  le  fait  même  du  mouvement,  il 
devient  plus  rapide;  ensuile,  comme  la  violence  imprimée 
s'affaiblit  peu  à  peu,  il  se  ralentit;  enfin  le  mouvement  s'éva- 
nouit en  même  temps  que  Vimpetus  et  le  mobile  tombe  au 
repos.  Aussi  rexjK'rience  nous  enseigne  t  elle  que  le  coup 
porté  par  un  projectile  devient  plus  violent  à  quelque  dislance 
du  point  de  départ  de  son  mouvement;  ce  coup  est  nuisible 
au  maximum  lorsque  le  projectile,  ayant  acquis  la  plénitude 
de  son  mouvement,  est  animé  de  sa  plus  grande  vilesse.  Voilà 
pourquoi  nous  voyons  les  enfants,  instruits  par  la  initure,  se 
placer  à  quelque  distance  d'un  mur  lorsqu'ils  veulent  biiser 
des  noix  ou  quelque  autre  chose  en  les  lançant  contre  ce  mur; 
si  vous  leur  demandez  pourquoi  ils  s'y  prennent  de  la  sorte,  ils 
vous  diront  qu'à  cette  distance  le  coup  devient  plus  vigoureux 
et  plus  efficace.  » 

L'idée  que  Baldi  exprime  en  ce  passage  est  étrange  et  peu 
logique;  si  l'on  peut  admettre  que  la  graAité  naturelle,  qui  est 
un  moteur  permanent,  crée  à  chaque  instant  un  nouvel 
impetus,  on  n'en  saurait  conclure  que  la  gravité  artificielle, 
c'est-à-dire  Vimpetas  imprimé  au  projectile  par  le  moteur, 
engendre  à  son  tour  un  impetus  de  second  ordre;  visiblement, 
Baldi  s'est  laissé  entraîner  par  l'analogie  entie  la  gravité  natu- 
relle et  la  gravité  accidentelle  jusqu'à  des  corollaires  inac- 
ceptables; que  nul,  avant  lui,  n'ait  formulé  ces  corollaires, 
ainsi  qu'il  le  donne  à  entendre,  nous  ne  saurions  nous  en 
étonner. 

Mais  que  cette  théorie,  assez  étrange,  porte  la  marque,  très 
profondément  gravée,  de  Bernardino  Baldi.  c'est  particularité 
très  précieuse  pour  l'histoiien;  elle  lui  permet  en  effet  de 
reconnaître,  en  des  écrits  plus  récents,  l'influence  qu'ont 
exercée  les  doctrines  de  l'érudit  abbé  de  Guastalla, 


l/|0  ÉTUDES    Sun    LÉONARD    DE    VINCI 

H 

I>EK\  VUDIN!)     lÎALDI    ET    IF    P.    MeRSENNE. 

Los  (lochines  professées,  au  sujet  de  la  Dynamique,  par 
Bernardino  Bakii  ont  exercé  une  très  profonde  influence  sur 
les  recherches  des  géomètres  qui,  vers  la  fin  du  règne  de 
ï^ouis  XIII  et  au  déhut  du  règne  de  T^ouis  XIV,  oui  contrihué 
au  progrès  de  cette  science.  Mersenne,  Roherval,  Descaries  ont 
recueilli  les  idées  de  Baldi  ;  quelques-unes  de  ces  idées  ont 
germé  en  leur  esprit  et  y  ont  produit  d'amples  théories. 

Que  Mersenne  ait  connu  les  Exercices  composés  par  Bernar- 
dino Baldi  sur  les  Questions  mécaniques  d'Arisiote,  nous  le 
savons  par  son  propre  témoignage.  Contrairement  à  un  usage 
trop  répandu  au  xvi*"  siècle  et  au  xvii^  siècle,  le  probe  et  loyal 
Minime  nomme  volontiers  les  auteurs  qu'il  a  lus  et  dont  il 
s'est  inspiré. 

C'est  en  ses  Questions  théologiques,  physiques,  morales  et  mathé- 
matiques, imprimées  en  i634i,  que  le  P.  Mersenne  fait  mention 
des  Exercices  de  Bernardino  Baldi. 

La  question  IX,  examinée  par  Mersenne,  est  formulée  eu  ces 
termes  :  Peut-on  donner  la  raison  de  tout  ce  qui  arrive  à  ta 
romaine  et  aux  balances?  C'est  eu  répondant  à  celte  question 
que  le  laborieux  religieux  écrit ^  ces  lignes  : 

((  Il  faut  donc  conclure  que  les  poids  peuvent  estrc  rendus 
pesans  en  les  éloignant  dudit  point  de  la  balance,  et  plus  légers 
en  les  en  approchant;  que  la  capacité,  et  la  puissance  qu'ils 
ont  11  faire  plus  de  chemin  ou  à  descendre  plus  viste,  est  cause 
de  leur  plus  grande  pesanteur;  que  tous  les  instruments  de  la 
Mechanique,  dont  parle  Aristote  dans  ses  Questions,  et  Balde, 
Blancan,  Monantolius,  et  Gueuare  dans  leurs  Commentaires, 
tirent  leurs  forces  de  ces  raisons.  » 

1.  Les  Questions  théologiqiies,  physiques,  morales  et  mathématiques,  oh  chacun  trou- 
vera du  conlcnlcmont,  ou  do  l'oxorcicc.  Composées  par  L.  P.  M.  à  Paris,  MDCXWIN  . 
Clic/  Henry  Guenon,  rue  sainct  Jacques,  près  les  Jacobins,  à  rimage  saitict  Bernard. 

2,  Mersenne,  loc.  cit.,  pp.  87-38. 


liEll.NAUDlNO    BALDl,    IIOBEUYAL    ET    DESCARÏES  1 4  I 

Merscnne,  d'ailleurs,  a  lait  crassoz  larges  emprunts  aux  £;a:er- 
citationes  de  Baldi.  La  Queslion  VIII  :  Quelle  esl  la  ligne  de  direc- 
tion (/ui  sert  aux  niée lianiq lies  ?  eu  est  pres([ue  textuellement 
extraite.  En  cette  {|uestion,  nous  apprenons  combien  il  est 
ulile,  j)our  rendre  compte  des  diverses  attitudes  de  riiomme, 
de  considérer  la  verticale  issue  du  centre  de  gravité.  Déjà  en 
1626,  dans  son  Synopsis  malhemalica,  Merscnne  avait  produit 
des  considérations  semblables;  il  les  extrayait  alors  du  volu- 
mineux ouvrage  du  P.  Villalpand.  Il  les  demande  maintenant, 
on  le  reconnaît  sans  peine,  non  plus  au  savant  Jésuite,  mais 
à  l'érudit  abbé  Guastalla;  lun  et  l'autre,  d'ailleurs,  lui  trans- 
mettent, à  peine  modifiées,  les  intuitions  de  Léonard  de  Vinci. 

Parmi  les  vues  de  Léonard  de  Vinci  que  Berna rdi no  Baldi 
a  transmises  à  Merscnne,  il  en  est  que  Villalpand  n'avait  pas 
recueillies,  telle  la  notion  du  centre  de  la  gravité  accidentelle, 
au  sujet  duquel  le  Minime  s'exprime  en  ces  termes  ^  : 

«  D'où  il  est  aisé  de  conclure  que  le  point,  dont  les  corps 
sont  suspendus,  se  rencontre  toujours  dans  la  ligne  de  direc- 
tion. Mais  il  faut  remarquer  que  cette  ligne  a  3  sortes  de 
points,  à  sçavoir  le  supérieur,  l'inférieur,  et  celui  du  milieu,  qui 
concurre  avec  le  centre  de  pesanteur;  et  que  chaque  corps  peut 
estre  suspendu  par  l'un  de  ces  3  points,  que  l'on  appelle  pour 
ce  sujet,  points  de  rétention,  et  de  suspension,  autour  desquels  le 
corps  se  peut  mouvoir.  L'on  peut  encore  les  nommer  centres 
de  violence,  ou  du  mouvement  Niolenl,  lors  qu'on  lève  un 
corps  pesant,  ou  qu'on  le  jclle  en  haut,  ou  en  bas,  car  la  pierre 
jetlée  en  bas  est  portée  par  ces  2  centres,  ou  par  un  mesme 
centre,  lequel  est  double  en  puissance.  L'on  peut  aussi  mettre 
un  centre  de  légèreté  dans  les  corps  légers,  mais  ils  ne  sont  pas 
dans  la  puissance  de  nostre  Meclianique,  comme  est  celay  de 
pesanteur.  » 

Ce  passage,  que  d'évidentes  omissions,  que  des  lapsus  faciles 
à  corriger  rendent  quelque  peu  confus,  est  presque  une  traduc- 
tion des  Exercices  de  Bernardino  Baldi.  Il  nous  montre  que  la 
notion  de  centre  de  violence  avait  attiré  l'attention  de  Merscnne. 

r.  Merscnne,  loc.  cit.,  p.  34. 


l',2  ÉTUDES    SLU     l-LO.NAKD    DL    Vl^Cl 

Or,  altirer  rtitleutioii  de  Meiseime,  c'était,  par  le  fait  même, 
attirer  l'alleiilion  de  tous  tes  géomètres  français;  tous,  en  effet, 
entretenaient  un  commerce  assidu  avec  l'actif  et  curieux 
Minime;  celui-ci  ne  cessait  de  leur  communiquer  ce  qu'il 
avait  appris  par  la  lecture  des  savants  étrangers  et  de  leur 
soumettre  les  problèmes  que  cette  lecture  lui  suggérait.  Nous 
ne  nous  étonnerons  donc  pas  de  voir  les  idées  de  Bernardino 
Baldi  connues  de  Roberval,  qu'une  étroile  amitié  liait  à  Mer- 
senne,  et  de  Descartes,  dont  la  correspondance  avec  le  Minime 
était  incessante. 

Mais  ni  Roberval  ni  Descartes  n'avaient  pris  de  leur  religieuv 
ami  la  loyale  coutume  de  citer  les  auteurs  dont  ils  s'inspi- 
raient; Roberval,  en  ses  écrits,  ne  nommait  guère  que  les 
auteurs  auxquels  il  ne  devait  rien;  et  si  Descartes,  en  sa  corres- 
pondance, mentionnait  quelque  géomètre,  c'était  le  plus 
souvent  pour  entamer  avec  lui  une  discussion  qui  prenait 
bientôt  le  ton  dune  querelle  ou  pour  le  condamner  par  un 
jugement  hautain  et  tranchant. 

Ne  cherchons  donc  point  dans  les  écrits  de  Roberval  et  de 
Descartes  l'aveu  de  ce  ([u'ils  ont  pu  emprunter  à  Bernardino 
Baldi;  cherchons  plutôt,  parmi  leurs  pensées,  celles  qui 
portent  la  marque,  encore  reconnaissable,  de  l'abbé  de 
Guastalla. 

111 

Bernardino  Baldi  et  Roberval. 

Roberval  avait  rédigé  à  l'usage,  semble-t-il,  des  artisans,  un 
petit  traité  de  Mécanique  et  d'Hydraulique  qu'il  avait  intitulé  : 
Tralclé  de  Méchaiiujiie  et  spécialemenl  de  la  vondidtte  et  élévation 
deff  eaux,  par  M.  de  Roberval.  Cet  ouvrage  ne  fui  jamais 
imprimé;  une  copie  manuscrite,  conservée  à  la  Bibliolhèque 
Nationale  ï  avec  les  copies  d'autres  ouvrages  du  même  auteur, 
nous  la  seule  gardé. 

1.   lUbliollièquc  Naliuiiiilc,  loiul!?  laliii.  ms.  viijO,  fol.  85.  roclo,  ù  lui.  ju;.  >cr>o. 


UERNAKDl-NO    lîALDl.     KOBr.KNAl,    ET    DKS(JAlVJi;s  l/|3 

Ce  Irailo  de  Mécanique  nesl  pas  daté.  Il  en  est  de  même, 
d'ailleurs,  de  plusienrs  des  pièces  avec  lesquelles  il  se  trouve; 
celles  de  ces  pièces  dont  la  date  est  connue  appartiennent  à  des 
époques  diverses;  il  en  est  de  160G,  d'autres  de  i6/i5. 

Un  passage  de  ce  traité  nous  donne  une  indication  au  sujet 
de  l'époque  où  il  fut  composé.  Parlant  de  l'élévation  des 
eaux  au  moyen  du  <<  syphon  »,  Roberval  s'exprime  en  ces 
termes'  : 

«  Et  quoyqlie  par  ce  moyen  il  senijjle  qu'on  peut  faire  passer 
l'eau  par  une  haute  montaigne,  touttefois  on  se  souviendra 
qu'une  telle  conduitte  d'eau  est  impossible  aux  lieux  plus 
haults  que  3'j  pieds  de  France,  et  qu'un  peu  au  dessoubs  de 
32  pieds  elle  est  fort  mal  asseurée  par  deux  raisons.  La  pre- 
mière qu'il  est  fort  difficile  que  le  syphon  soit  si  bien  soudé 
que  l'air  n'y  trouve  bientost  passage,  et  par  ce  moyen  le  syphon 
s'emplissant  d'air  l'eau  ne  coule  plus.  L'autre  raison  est  qu'en 
une  grande  haulteur  il  faut  un  syphon  trop  hault,  ainsy  il  est 
subject  à  crever,  n 

L'expérience  de  Torricelli  a  placé  en  la  pression  de  l'atmo- 
sphère la  raison  véritable  des  effets  que  mentionne  Roberval. 
Il  est  clair  que  celui-ci  n'a  encore,  à  l'époque  où  il  rédige 
son  Traicté  de  Méchanique,  aucune  idée  de  cette  expérience 
célèbre.  Or,  c'est  en  i6^i4  qu'au  retour  d'im  voyage  en  Italie, 
Mersenne  répéta  a  Paris  l'expérience  de  Torricelli  et  «  la  divul- 
gua en  France,  non  sans  l'admiration  de  tous  les  savans  et 
curieux  »  ■'■. 

Familier  de  Mersenne,  Roberval  dut  connaître  un  des  pre- 
miers l'importante  a  expérience  d'Italie  ».  Si  donc  il  l'ignore 
en  son  Traicté  de  Méchaniqiie^  c'est  apparemment  que  celui-ci 
fulTédigé  avant  i6W 

Du  Traicté  de  Méclianiqae  de  Roberval,  une  boime  part  est 
consacrée  à  la  Dynamique  ;  la  Dynamique  qu'enseigne  le  a  pro 
fesseur  en  la  chaire  de  Ramus,  au  Collège  de  France  »,  c'est,  le 
plus  souvent,  la  Dynamique  de  Léonard  de  Vinci;  mais,  habi 


1.  Roberval,  loc.  cit.,  fol.  17G,  versO. 

•i.  lt*ii.i^cA\,  Noacelles  expériences  touchant  le  olde:  au  Iccleur  {Œuvres  complètes  tic 
Biaise  Pascal,  éd.  Hachetle,  1880.  p.  i). 


l'j^  ÉTUDES    SLR    LÉuNAKD    DE    M>Cl 

tuellement,  il  serait  malaisé  d'indiquer  les  sources  où  il  en  a 
dii  puiser  la  connaissance;  Tartaglia,  Cardan,  Baldi  ont  pu 
également  la  lui  fournir. 

11  est,  toutefois,  un  passage  où  rinllucnce  de  Bernardino 
Baldi  nous  semble  particulièrement  reconnaissablc;  nous  y 
trouvons,  en  effet,  l'élrange  théorie  que  labbé  de  Guastalla 
avait  imaginée  pour  expliquer  la  prétendue  accélération  des 
projectiles. 

Voici  ce  passage  •  : 

((  La  violence  d'un  boulet  de  canon  est  composée  de  deux 
impressions.  L'une  est  purement  violente  venant  du  canon 
mesme  et  de  la  poudre  enflammée  à  pousser  le  boulel.  L'autre 
est  naturelle,  estant  causée  par  la  pesanteur  propre  du  boulet. 
De  la  première  impression  la  violence  après  s'estre  un  peu 
augmentée  jusques  à  quelque  distance  du  canon  à  cause  des 
degrez  acquis  par  le  mouvement,  lesquels  degrez  s'adjoustent 
à  l'impression  de  la  poudre,  avant  que  cette  impression  soit 
insensiblement  diminuée,  il  arrive  ensuite  que  cette  impres- 
sion diminuant  beaucoup  plus  de  soy  qu'elle  n'est  augmentée 
par  les  degrez  acquis,  elle  s'allentit  continuellement,  tant 
qu'au  bout  de  certain  temps  elle  finit;  or,  au  commencement 
la  ligne  de  direction  de  cette  impression  violente  est  dressée 
vers  la  part  où  est  pointé  le  canon  ;  puis  elle  change  conti- 
nuellement et  la  cause  de  ce  changement  est  l'impression 
naturelle,  c'est-à-dire  la  pesanteur  du  corps,  qui  le  porte  vers 
le  centre  de  la  terre.  Car  le  meslange  de  ces  deux  impressions 
violente  et  naturelle  faict  que  le  boulet  ne  suit  précisément  ny 
l'une  ny  l'autre;  mais  au  commencement  il  suit  presque  entiè- 
rement la  violente  laquelle  est  sans  comparaison  plus  grande 
que  la  naturelle.  Ensuite  la  violente  s'allentit  petit  à  petit,'  la 
naturelle  se  rend  sensible,  et  ainsy  le  boulet  commence  à  des- 
cendre une  ligne  courbe,  et  ce  d'autant  plus  que  l'impression 
violente  diminue,  et  la  pesanteur  naturelle  s'augmente  par  les 
degrez  acquis.  » 

En    cette    impression    violente    qui     <(  s'augmente    un   peu 

1.   Kobcrxyl,  loc.  cil.,  fol.  laC»,  rcclo. 


BERNARDINO    BALDI,    ROBERVAL    ET    DESCARTES  l45 

jusques  à  quelque  distance  du  canon  à  cause  des  degrez  acquis 
par  le  mouvement»,  nous  reconnaissons  bien  aisément  une 
supposition  dont  Bernardino  Baldi  a  revendiqué  l'invention. 
D'autres  marques  des  doctrines  qu'il  a  développées  dans  ses 
Exercitationes  se  retrouvent,  d'ailleurs,  au  Traicté  de  Méchanique 
de  Roberval;  mentionnons  seulement  la  théorie  de  la  stabilité 
et  de  la  sensibilité  de  la  balance  i.  Ces  rapprochements  nous 
assurent  que  Roberval  avait  lu  les  Exercices  de  Bernardino 
Baldi  sur  les  Questions  mécaniques  d'Aristote  et  qu'il  avait 
parfois  adopté  les  opinions  qu'exposait  cet  ouvrage. 


IV 


Bernardino  Baldi  et  Descartes. 

Descartes  a-t-il  lu  le  livre  de  Baldi.^  Nous  n'avons  rien  trouvé 
dans  ses  écrits  qui  nous  permît  de  donner  à  cette  question 
une  réponse  catégorique.  Du  moins  pouvons-nous  affirmer 
que  Mersenne,  qui  avait  lu  ce  livre,  communiquait  parfois  au 
grand  philosophe  les  réflexions  et  les  problèmes  que  cette 
lecture  lui  avait  suggérés. 

Le  26  avril  i643.  Descaries  répond  à  une  lettre  de  Mersenne, 
lettre  dont  le  texte  nous  est  malheureusement  inconnu;  voici 
ce  que  nous  lisons  ^  en  celle  missive  :  a  Pour  la  plus  grande 
force  d'une  espée,  ie  ne  double  point  qu'elle  ne  fust  au  centre 
de  gravité,  si,  en  donnant  le  coup,  on  la  laissoit  aller  de  la 
main;  et,  au  contraire,  qu'elle  ne  fust  tout  au  bout  de  l'cspée, 
si  on  tenoit  parfaitement  ferme  ;  car  ce  bout  est  meu  plus  viste 
que  le  reste.  Mais,  pource  qu'on  ne  la  tient  iamais  extrêmement 
ferme,  et  aussy  qu'on  ne  la  laisse  pas  aller  tout  à  fait,  cete  plus 
grande  force  est  entre  le  centre  de  gravité  et  le  bout  de  l'espée, 
et  aprochant  plus  ou  moins  de  l'un  que  de  Tautre,  selon  que 
celuy  qui  s'en  sert  a  la  main  plus  ferme.  » 


t.  Roberval,  loc.  cit.,  fol.  89. 

2.  Œuvres  de  Descartes,  publiées  par  Gh.  Adam  et  Paul  Tannery,  Correspondance^ 
art.  CGC,  t.  III,  p.  658. 

p.    DUHEM.  10 


i46 


ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 


A  quelle  question  de  Mersenne  Descartes  répondait- il  en  ce 
passage?  Nous  pouvons,  je  crois,  le  deviner;  Mersenne  lui 
avait  sans  doute  proposé  un  problème  que  Baldi  avait  formulé 
et  qu'il  avait  prétendu  résoudre  ;  voici,  en  effet,  ce  que  l'on 
peut  lire  dans  les  Exercitaliones  '  : 

((  A  ce  sujet,  une  fort  belle  question  se  présente  à  notre 
esprit.* On  peut  se  demander  si  le  coup  porté  par  une  épée 
est  plus  efficace  quand  on  frappe  avec  la  partie  voisine  de  la 
pointe,  ou  avec  la  partie  médiane,  ou  avec  la  partie  voisine  de 
la  garde  ;  on  peut,  en  effet,  invoquer  des  raisons  soit  en  un 
sens,  soit  en  l'autre. 

))  Soit  AB  une  épée  (fig.  /^,  A  la  garde  de  cette  épée,  B  la 

pointe,  G  le  centre  de  gravité, 
D  la  partie  voisine  de  la  garde. 
Si  l'on  assène  un  coup  de  cette 
épée,  on  décrit  trois  arcs  de  cer- 
cle, BE,  G  F,  DG.  On  demande 
oii  le  coup  sera  le  plus  fort,  en 
E,  en  F  ou  en  GP 11  semble  qu'il 
sera  plus  fort  en  E,  car,  grâce 
à  la  plus  grande  longueur  du 
rayon  AB,  l'arc  de  cercle  BE 
est  le  plus  grand  et ,  par  consé- 
quent, le  mouvement  le  plus  rapide  est  celui  qui  est  fait  de  B 
en  E.  D'autre  part,  il  semble  que  le  coup  sera  plus  fort  en  F, 
car  c'est  là  que,  grâce  au  centre  G,  se  fait  toute  l'impression 
de  la  pesanteur.  11  peut  sembler  encore  que  le  coup  le  plus 
puissant  se  produise  en  G,  bien  que  le  mouvement  y  soit  plus 
lent  que  partout  ailleurs;  si,  en  effet,  on  regarde  Tépée 
comme  un  levier  dont  le  point  d'appui  serait  en  A,  tandis 
que  la  puissance  qui  presse  serait  en  B,  et  la  résistance  de 
l'objet  frappé  en  D,  le  rapport  de  BA  à  AD  sera  plus  grand 
que  le  rapport  de  BA  à  A  G,  en  sorte  que  la  pression  du  coup 
sera  plus  violente  en  D  qu'en  G.  Tout  bien  considéré,  je  serais 
porté  à  croire  que  le  coup  le  plus  violent  est  frappé  en  F  par 


Fig. 


I.  Hernardiiii  liakli  In  inechanicu  Arislotelis  problemata  excrcilalioiies,  p.  loi 


tJERNÀRDiNO    BALDI,    ROBERVAL    ET    t>ESCAt\tES  1^7 

le  milieu  C,  plutôt  qu'aux  extrémités  E,  G.  En  B,  en  efl'et,  la 
vitesse  est  la  plus  grande,  mais  le  poids  fait  défaut.  En  effet, 
considérons  de  nouveau  l'épée  comme  un  levier  où  deux 
points  d'appui  A  et  B  soutiennent  un  poids  placé  en  G,  là 
où  se  trouve  le  centre  de  gravité.  Si  les  deux  longueurs  A  G 
et  BG  étaient  égales,  il  y  aurait  seulement  en  B  une  pression 
égale  à  la  moitié  du  poids  G  ;  donc  ce  que  le  coup  frappé  par 
la  pointe  B  gagne  en  vitesse,  il  le  perd  en  poids.  D,  au  con- 
traire, participe  davantage  du  poids,  mais  la  vitesse  y  a  sa  plus 
petite  valeur.  En  G,  la  vitesse  est  médiocre,  il  est  vrai,  mais, 
par  suite  de  la  présence  du  centre  de  gravité,  l'impression  du 
poids  s'y  fait  sentir  tout  entière.  » 

Le  rapprochement  de  ces  deux  citations  ne  saurait  laisser 
place  au  doute;  Descartes  n'avait  peut-être  pas  lu  les  Exerci- 
tationes  de  Bernardino  Baldi;  mais,  à  coup  sûr,  il  connaissait 
par  Mersenne  certaines  des  idées  émises  en  cet  ouvrage. 


La  discussion  entre  Roberval  et  Descartes 
AU  sujet  du   centre  d'agitation.  —  Le  p.  Honoré  Fabry. 

Ghristiaan  Huygens. 

Parmi  les  idées  que  Baldi  exposait  en  son  ouvrage,  il  en  est 
peu  qui  fussent  aussi  nettement  mises  en  évidence  que  l'ana- 
logie entre  le  centre  de  violence  et  le  centre  de  gravité;  cette  idée 
n'avait  point  échappé  à  Mersenne  lorsqu'il  avait  lu  les  Exerci- 
tationes ;  ni  Roberval,  ni  Descartes  n'ont  ignoré  cette  impor- 
tante notion  de  centre  de  la  gravité  accidentelle  que  Baldi  lui- 
même  tenait  de  Léonard  de  Vinci. 

Roberval  s'est  préoccupé  sans  cesse  de  donner  aux  théories 
de  la  Mécanique  la  plus  grande  généralité  possible;  il  a 
cherché  à  les  mettre  sous  une  forme  qui  comprît  à  la  fois 
le  mouvement  naturel  et  le  mouvement  violent;  dans  ce  but_, 
il  a  constamment  fait  porter  ses  raisonnements  sur  la  notion 
générale  de  puissance  :  a  Nous  appelons  en  général  une  puis- 


l48  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

sancei  cette  qualité  par  le  moyen  de  laquelle  quelque  chose 
que  ce  soit  tend  ou  aspire  à  un  autre  lieu  que  celuy  où  elle  est, 
soit  en  bas,  en  haut  ou  à  côté,  soit  que  cette  qualité  convienne 
naturellement  à  la  chose  ou  qu'elle  lui  soit  communiquée 
d'ailleurs.  »  Au  nombre  des  puissances,  Roberval  range  donc 
aussi  bien  le  poids  d'un  corps  que  l'impression  qui  lui  peut 
être  communiquée  par  violence. 

L'examen  des  circonstances  oii  les  puissances  appliquées  à 
un  corps  solide  admettent  un  centre,  la  détermination  de  ce 
centre  lorsqu'il  existe,  semblent  avoir  constamment  sollicité 
l'attention  de  Roberval;  les  résultats  qu'il  avait  tirés  de  cette 
recherche  le  vont  mettre  aux  prises  avec  Descartes. 

Une  question  posée  par  Mersenne  à  Descartes  donne  occasion 
au  philosophe  de  faire  connaître  ses  idées  au  sujet  du  point 
qu'il  nomme  centre  d'agitation,  et  qui  est  précisément  le  centre 
de  violence  de  Baldi. 

Un  corps  solide  de  forme  quelconque,  pendu  à  un  axe, 
exécute  des  oscillations  d'une  durée  déterminée.  Imaginons 
qu'à  un  fil  de  masse  négligeable,  on  pende  un  poids  de  très 
petites  dimensions,  de  manière  à  former  ce  qu'au  xvn^  siècle 
on  nommait  un  funépendule,  ce  que  nous  nommons  aujourd'hui 
un  pendule  simple.  Quelle  longueur  devrait  avoir  ce  funépen- 
dule pour  que  ses  oscillations  fussent  de  même  durée  que  les 
oscillations  du  solide  considéré  en  premier  lieu?  Cette  déter- 
mination du  pendule  simple  synchrone  d'un  pendule  composé 
donné  est  le  beau  problème  que  Mersenne  proposait  à  Descartes 
en  i6/i6,  dans  une  lettre  aujourd'hui  perdue. 

La  réponse  de  Descartes,  envoyée  d'Egmond  le  2  mars  i646, 
nous  a  été  conservée  2;  nous  y  lisons  ce  qui  suit  : 

((  L'autre  point  de  vostre  lettre,  auquel  ie  ne  veux  pas  différer 
de  répondre,  est  la  question  touchant  la  grandeur  que  doit 
avoir  chaque  corps,  de  quelque  figure  qu'il  soit,  estant  sus- 


1 .  Lettre  de  Monsieur  de  Roberval  à  Monsieur  de  Fermâtes  (sic)  conseiller  de  Tliou- 
loaze  contenant  quelques  propositions  ineclianiqucs  (Bibliothèque  Nationale,  fonds  latin, 
ms.  n°  7226,  fol.  3/j,  recto,  à  fol.  5/i,  verso.  —  Œuvres  de  Fermai,  publiées  par  Paul 
ïanncry  et  Ch.  Henry,  t.  Il,  p.  yS-Sa).  Cette  lettre  est  du  1 1  octobre  iG36. 

a.  Œuvres  de  Descartes  publiées  par  Gh.  Adam  et  P.  Tannery,  Correspondance, 
Art.  CDXXIII,  t.  IV,  p.  363. 


fi 


BERNARDINO    BALDl,    ROBRRVAL    ET    DESGARTES  l/jQ 

pendu  en  l'air  par  l'une  de  ses  extremitez,  pour  y  faire  ses 
tours  et  retours  égaux  à  ceux  d'un  plomb  pendu  à  un  filet  de 
longueur  donnée.  Car  ie  voy  que  vous  faites  grand  estât  de 
celle  question,  et  ie  vous  en  ay  escrit  si  négligemment,  il  y  a 
huit  jours  I,  que  mesme  ie  ne  me  souviens  pas  de  ce  que  ie  vous 
en  ay  mandé,  aussi  que  vous  ne  m'aviez  proposé  qu'un  seul 
cas.  La  règle  générale  que  ie  donne  en  cecy  est  que,  comme 
il  y  a  un  centre  de  gravité  dans  tous  les  corps  pesans,  il  y  a 
aussy  dans  les  mesmes  corps  un  centre  de  leur  agitation,  lors- 
qu'ils se  meuvent  estant  suspendus  par  l'un  de  leurs  points,  et 
que  tous  ceux  en  qui  ce  centre  d'agitation  est  également  di- 
stant du  point  par  lequel  ils  sont  suspendus,  font  leurs  tours  et 
retours  en  temps  égaux,  pourveu  toutes  fois  qu'on  excepte  ce 
que  la  résistance  de  l'air  peut  changer  dans  cette  propor- 
tion... » 

Peu  de  temps  après  qu'il  eut  écrit  cette  lettre  à  Mersenne, 
Descartes,  consulté  par  Gavendish  au  sujet  du  même  problème, 
lui  adressait  2  ces  éclaircissements  : 

u  II  y  a  environ  un  mois  que,  le  R.  P.  Mersenne  m'ayant 
proposé  la  mesme  difficulté,  je  luy  fis  response  que,  comme  il 
y  a  un  centre  de  gravité  en  tous  les  cors,  selon  lequel  ils  des- 
cendent librement  en  l'air,  ainsy  ceux  qui  se  meuvent  estant 
suspendus,  ont  un  centre  de  leur  agitation,  lequel  règle  la 
durée  de  ce  que  vous  nommez  leurs  vibrations,  en  sorte  que 
tous  ceux  en  qui  ce  centre  d'agitation  est  également  distant  de 
l'aissieu  autour  duquel  ils  se  meuvent,  font  leurs  vibrations  en 
tems  égal. 

»  Premièrement,  comme  le  centre  de  gravité  est  tellement 
situé,  au  milieu  d'un  cors  pesant,  qu'il  n'y  a  aucune  partie  de 
ce  corps  qui  puisse,  par  sa  pesanteur,  détourner  ce  centre  de 
la  ligne  suivant  laquelle  il  descend,  dont  l'effect  ne  soit  em- 
pesché  par  une  autre  partie  qui  luy  est  opposée  et  qui  a  juste- 
ment autant  de  force  qu'elle;  d'oii  il  suit  que  ce  centre  de 
gravité  se  meut  tous  jours,  en  descendant,  par  la  mesme  ligne 

1.  Dans  une  lettre  aujourd'hui  perdue. 

2.  Œuvres  de  Descartes,  publiées  par  Ch.  Adam  et  Paul  Tannery;  Correspon- 
dance, Art.  CDXXVII;  Descartes  à  Gavendish;  d'Egmond,  le  3o  mars  i646;  t.  IV, 
P-  379. 


l50  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

qu'il  feroit  s'il  cstoit  seul,  et  quç  toutes  les  autres  parties  du 
cors  dont  il  est  le  centre  fussent  ostées,  ainsy  ce  que  je  nomme 
le  centre  d'agitation  d'un  corps  suspendu,  est  le  point  auquel 
se  rapportent  si  également  les  diverses  agitations  de  toutes  les 
autres  parties  de  ce  cors,  que  la  force  que  peut  avoir  chascune 
d'elles  à  faire  qu'il  se  meuve  plus  ou  moins  viste  qu'il  ne  fait, 
est  toujours  empeschée  par  celle  d'une  autre  qui  luy  est  op- 
posée ;  d'où  il  suit  aussy  (ex  definilione)  que  ce  centre  d'agitation 
se  doit  mouvoir  autour  de  l'aissieu  auquel  il  est  suspendu, 
avec  la  mesme  vitesse  qu'il  feroit  si  tout  le  reste  du  cors  dont 
il  est  partie  estoit  osté,  et  par  conséquent,  de  mesme  vitesse 
que  feroit  un  plomb  pendu  à  un  filet  à  mesme  distance  de 
l'aissieu.  » 

11  est  clair  par  ces  deux  passages  que  la  notion  de  centre 
d'agitation,  dont  Descartes  fait  usage  pour  déterminer  la  lon- 
gueur du  pendule  simple  synchrone  d'un  pendule  donné,  a  sa 
source  dans  la  notion  de  centre  de  la  gravité  accidentelle  ou 
de  la  violence  conçue  par  Léonard  de  Yinci  et  par  Bernardino 
Baldi. 

Descartes  ne  s'est  pas  borné  à  définir  cette  notion  ;  il  a  tenté 
de  marquer,  en  certaines  figures,  la  position  du  centre  d'agi- 
tation. La  règle  par  laquelle  il  a  prétendu  résoudre  ce  problème 
n'était  point  correcte.  Sans  entrer  en  des  détails  techniques  qui 
seraient  déplacés  ici^,  nous  nous  bornerons  à  dire  que  Des- 
cartes, en  cette  détermination  du  centre  d'agitation,  tenait 
compte  de  la  grandeur  de  la  quantité  de  mouvement  de  chacun 
des  points  de  la  figure,  mais  point  de  la  direction  de  cette 
quantité  de  mouvement  ;  en  sorte  que  sa  règle  n'est  exacte  que 
dans  le  cas  où  tous  les  points  de  la  figure  ont  des  vitesses 
pareillement  dirigées. 

Roberval,  par  sa  discussion  avec  Fermât  au  sujet  des  pro- 
priétés du  contre  de  gravité,  était  rompu  à  la  composition 
d'actions  qui  oui,  aux  divers  points  d'un  corps,  des  directions 
différentes;  l'erreur  de  Descartes  lui  apparut  donc  tout  d'abord. 

I.  A  ce  sujet  et  au  sujet  de  la  querelle  qui  survint  entre  Descartes  et  Roberval, 
voir  :  Paul  Tanncry,  Les  autographes  de  Descartes  à  la  Bibliothèque  Nationale,  X,  XI, 
XII,  XIII  et  XIV  (Bulletin  des  Sciences  mathématiques,  2°  série,  t.  XV,  pp.  287,  291, 
3oi  et  3o7  ;  1891  —  t.  XVI,  pp.  33  et  35  ;  1892). 


BERNARDINO  BVLDl,  ROBEUVaL  ET  DESGARTES  l5l 

Il  la  signalait,  en  mai  i646,  à  Gavendish  s  en  y  joignant  une 
autre  critique  bien  moins  justifiée  : 

«  Nous  convenons  de  définition,  Monsieur  Descartes  et  moy, 
disait  Roberval,  touchant  le  poinct  qu'il  appelle  le  centre  d'agi- 
tation, lequel  nous  nommons  icy  le  centre  de  percussion;  mais 
sa  conclusion  est  entièrement  différente  de  la  mienne,  de 
laquelle  pourtant  j'ay  la  démonstration  absolue.  Il  y  a  donc 
quelque  deffaut  en  son  raisonnement...  Mais  nostre  démons- 
tration est  trop  longue  pour  ce  lieu...  Le  defTaut  de  ce  raison- 
nement est  qu'il  considère  l'agitation  seule  des  parties  du  corps 
agité,  oidDliant  la  direction  de  l'agitation  de  chacune  de  ces 
parties;  laquelle  direction  change  et  est  différente...  » 

((  Je  passe  encore  que,  quoyque  le  centre  de  percussion  ou 
d'agitation  fust  assigné  comme  dessus,  il  neparoist  pas  qu'il 
fust  la  règle  ou  distance  requise  pour  les  vibrations  ou  balan- 
cement des  corps,  auquel  balancement  le  centre  de  gravité 
contribue  quelque  chose,  aussy  bien  que  le  centre  d'agitation. 
Car  le  centre  de  gravité  est  la  cause  de  la  réciprocation  de  ce 
balancement  de  gauche  à  droite...  » 

A  rencontre  de  l'opinion  émise  ici  par  Roberval,  Descartes 
avait  raison,  lorsqu'il  déterminait  la  longueur  du  pendule 
simple  synchrone  d'un  pendule  donné,  de  considérer  le  centre 
d'agitation  et  point  le  centre  de  gravité;  mais  de  sa  géniale 
intuition,  il  ne  pouvait  rendre  un  compte  satisfaisant;  la 
Dynamique  dont  il  se  réclamait  était  encore  trop  incomplète  et 
trop  inexacte;  il  n'opposait  donc  à  Roberval  qu'une  affirmation 
accompagnée  de  considérations  fort  obscures  :  «  Je  trouve  aussi, 
disait-il  %  qu'il  s'est  mépris  en  pensant  que  le  centre  de  gravité 
du  mobile  contribue  quelqu'autre  chose  à  la  mesure  de  ses 
vibrations,  que  ne  fait  le  centre  d'agitation  ;  car  le  mot  de 
centre  de  gravité  est  relatif  aux  corps  qui  se  meuvent  librement, 
ou  bien  qui  ne  se  meuvent  point  du  tout;  et  pour  ceux  qui 


1.  Œuvres  de  Descartes,  publiées  par  Gh.  Adam  et  Paul  Tannery;  Correspondance, 
art.  GDXXXVI,  Roberval  à  Cavendish  pour  Descartes,  de  Paris,  mai  i646;  tome  IV, 

p.  [\20. 

2.  Œuvres  de  Descartes  publiées  par  Gh.  Adam  et  Paul  Tannery;  Correspon- 
dance, art.  GDXXXVII,  Descartes  à  Gavendish,  d'Egmond,  i5  juin  i6/t6  ;  t.  IV, 
p.  433. 


l52  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

se  meuvent  autour  d'un  essieu  auquel  ils  sont  attachez,  ils 
n'ont  aucun  centre  de  gravité  au  regard  de  cette  position  et  de 
ce  mouvement,  mais  seulement  un  centre  d'agitation.  » 

Aux  affirmations  de  Descartes,  Roberval  se  contentait 
d'opposer  d'autres  affirmations,  arguant  toujours  de  la  lon- 
gueur de  ses  démonstrations  pour  ne  les  point  publier  ».  Une 
telle  discussion  ne  pouvait  guère  être  féconde  ;  elle  devint 
bientôt  très  acerbe  et  se  termina  par  une  complète  rupture 
entre  Roberval  et  Descartes. 

Les  efforts  de  Roberval  et  de  Descartes  n'avaient  pu  amener 
l'immédiate  solution  du  problème  qu'ils  avaient  abordé;  la 
Dynamique  devait  encore  progresser  avant  qu'elle  pût  être 
donnée;  toutefois,  les  tentatives  de  Roberval  et  de  Descartes 
ne  furent  pas  sans  influence  sur  l'achèvement  de  cette  solution. 

Parmi  les  hommes  de  science  qui  vivaient  dans  la  familia- 
rité de  Mersenne  se  trouvait  un  savant  jésuite,  le  P.  Honoré 
Fabry;  ses  écrits,  comme  ceux  de  Mersenne,  nous  montrent 
que  ces  deux  religieux  mettaient  souvent  leurs  efforts  en  com- 
mun lorsqu'il  s'agissait  de  résoudre  quelque  difficile  question 
de  Mécanique  ou  de  Physique.  Fort  au  courant  des  doctrines 
du  xvi^  siècle,  comme  des  recherches  plus  récentes  de  Galilée, 
de  Descartes  et  de  Gassendi,  le  P.  Fabry  entreprit  de  donner 
un  exposé  systématique  de  la  Dynamique.  Le  Traité  physique 
du  mouvement  local  qu'il  composa  ne  fut  pas  publié  sous  son 
nom,  mais  sous  le  nom  de  son  ami,  Pierre  Mousnier,  docteur 
en  médecines 

Ce  livre  fut  en  grande  faveur,  notamment  dans  la  Com- 
pagnie de  Jésus;  il  méritait,  d'ailleurs,  cette  faveur,  car  il 
était  le  fruit  d'un  très  grand  effort  logique.  Cette  vogue  ne  fut 


1.  Parmi  les«crits  inédits  de  Roberval  que  renferme  le  ms.  7226  (fonds  latin)  de 
la  Bibliothèque  Nationale,  on  trouve  (fol.  2,  recto,  à  fol.  3o,  verso)  un  fragment  rédigé 
en  latin  et  intitulé  :  Traclatus  mechanicus  a  D.  D.  Roberval,  anno  i6l\5.  Avec  un  grand 
appareil  logique,  Roberval  se  propose  d'y  traiter  des  centres  de  toutes  sortes  de  puis- 
sances. Mais  ce  fragment  inachevé  examine  seulement  le  cas  où  toutes  les  puissances 
appliquées  au  corps  sont  parallèles  entre  elles. 

2.  Traclatus  physicus  de  inota  locali,  in  quo  effectus  omnes  qui  ad  impetum,  mo- 
lum  naturalem,  violentum  et  mixtum  pertinent,  expiicantur,  et  ex  principiis  phy. 
sicis  dcmonstrantur;  auctore  Petro  Mousnerio,  Doctore  medico;  cuncta  excerpta  ex 
prœlectionibus  R.  P.  Honorati  Fabry,  Societatis  Jesu;  Lugduni,  apud  Joannem 
Champion,  in  foro  Cambii,  MDGXLVI. 


BERNARDINO  BALDI,  ROBERVAL  ET  DESCARTES  l53 

point  sans  inquiéter  Descartes,  toujours  enclin  à  la  jalousie  : 
«  Si  le  P.  Fabri  n'escrit  rien  contre  moy,  je  ne  me  soucie  pas 
aussy  de  le  voir^;  mais  pour  ce  qu'on  vous  avoit  dit  qu'il 
escrivoit  toute  la  philosophie  beaucoup  mieux  et  en  meilleur 
ordre  que  je  n'ay  fait,  je  pensois  que  les  Jésuites  eussent  des- 
sein de  l'opposer  à  moy,  et  en  ce  cas  je  serais  obligé  de  voir 
son  livre,  afin  de  tascher  de  me  défendre;  mais  rien  ne  seroit 
pourtant  si  pressé,  que  je  ne  peusse  bien  attendre  à  le  recevoir 
par  mer.  » 

Les  craintes  que  Descartes  manifestait  en  ce  passage  étaient 
peu  justifiées;  non  seulement  il  n'était  point  attaqué  dans  le 
Tractatus  physicus  de  motu  locali,  mais  l'influence  de  ses  doc- 
trines mécaniques  y  était  reconnaissable  en  maint  passage; 
en  particulier,  il  eût  pu  revendiquer  presque  tout  ce  que  le 
P.  Fabry,  sous  le  nom  de  Pierre  Mousnier,  avançait  au  sujet  du 
centre  de  percussion  2.  Non  seulement  le  P.  Fabry,  en  dépit 
des  critiques  de  Roberval,  déterminait  le  centre  de  percussion 
suivant  la  règle  erronée  que  Descartes  avait  formulée  3,  mais 
encore  il  donnait  raison  à  Descartes  contre  Roberval  au  sujet 
de  la  théorie  du  pendule  synchrone  :  «  Dans  ce  mouvement 
circulaire,  disait-il^,  le  centre  de  percussion  régit  le  mouvement 
de  tous  les  autres  points,  car  c'est  lui  qui  joue  le  rôle  de  centre 
de  gravité...  Ce  point  se  comporte  donc  comme  s'il  réunissait 
en  lui  le  poids  total  et  la  totalité  de  la  force.  Mais  il  serait  alors 
semblable  à  un  funépendule,  oii  l'on  ne  tient  aucun  compte  de 
la  masse  du  fil,  mais  seulement  du  poids  suspendu  ;  sa  vibra- 
tion a  donc  même  durée  que  la  vibration  de  ce  funépendule.  » 

En  i646,  un  jeune  géomètre  de  dix-sept  ans,  dont  le  génie 
allait  bientôt  éclater  à  tous  les  yeux,  Ghristiaan  Huygens, 
soumet  au  P.  Mersenne  ses  premiers  essais.  La  première  lettre 
qu'il  lui  adresse  5  se  termine  par  ces  mots  :  «  Et  en  attendant 

1.  Œuvres  de  Descartes,  publiées  par  Ch.  Adam  et  Paul  Tannery;  Correspondance, 
art.  CDLV,  Descartes  à  Mersenne,  d'Egmond,  2  nov.  i646;  t.  IV,  p.  55/i. 

2.  Petrus  Mousnerius,  loc.  cit.,  Appendix  prima,  physico-mathematica,  de  centre 
percussionis. 

3.  Petrus  Mousnerius,  loc.  cit.,  theorema  17,  p.  427. 
h.  Petrus  Mousnerius,  loc.  cit.,  theorema  3o,  p.  /|35. 

5.  Œuvres  complètes  de  Ghristiaan  Huygens  publiées  par  la  Société  Hollandaise 
des  Sciences  ;  tome  premier,  Correspondance,  n°  i/|  :  Ghristiaan  Huygens  à  Mersenne, 
28  octobre  1646  ;  p.  28. 


l54  ÉTUDES    SUR    LÉOINARD    DE    VINCI 

avecq  grand  désir  quelque  particularitez  des  centres  de  per- 
cussion, je  demeureray,  Monsieur,  votre  très  humble  Christien 
Huygens.  » 

A  cette  demande,  Mersenne  répond  en  ces  termes  ^  : 

«  J'eusse  plustost  satisfait  à  vostre  désir  pour  ce  qui  concerne 
le  centre  de  percussion,  ou  d'agitation  des  corps  suspendus 
qui  ont  leurs  vibrations  libres,  comme  le  plomb  pendu  à  un 
filet  suspendu,  lequel  j'appelle  fanépendale,  pour  fuyre  les  cir- 
conlocutions, mais  parce  qu'il  y  a  tant  de  différentes  figures 
dans  les  corps  qui  font  tousjours  de  nouvelles  diffîcultez,  je  ne 
voy  pas  qu'une  seule  règle  y  puisse  satisfaire,  si  ce  n'est  celle 
que  Mr.  Des  Cartes,  le  plus  excellent  esprit  du  monde  à  mon 
advis,  a  donné,  laquelle  je  vous  repeterois  icy,  si  je  ne  croiois 
qu'ayant  cette  source  inépuisable  a  commandement  puisque  je 
sçay  qu'il  est  vostre  amy  intime,  ce  seroit  vous  faire  tort  comme 
a  luy  aussi,  de  vous  envoyer  d'icy  ce  que  vous  avez  bien  plus 
proche  et  de  vous  faire  boire  d'un  ruisseau,  quand  vous  avez 
la  source  chez  vous.  » 

A  quelque  temps  de  là,  Mersenne  écrit  à  Gonstantyn 
Huygens,  père  du  grand  géomètre  ^  : 

((  Il  faut  que  vous  vous  résolviez  de  faire  donner  une  demie 
pistole  pour  deux  volumes  in/i"  d'une  nouvelle  philosophie, 
dont  la  r"  est  la  Logique  démonstrée  et  la  2'"^  la  première 
partie  de  la  Physique,  qui  apartient  aux  mouvemens  tant 
naturels  que  violents,  tant  simples  que  composez  d'un  ou 
plusieurs  plans  ou  directions,  il  y  a  10  Livres...  Et  il  y  a  un 
traité  particulier  des  centres  de  percussion  à  la  fin  ;  si  je  peux 
faire  baler  dez  demain  ce  1'^  volume  pour  vous  l'envoyer  après 
tout  entier  avec  le  sieur  ïassin  espiant  l'occasion,  la  commo- 
dité pour  vous  le  faire  tenir,  mais  seulement  les  2  ou  3  feuillets 
où  sont  les  centres  de  percussion,  je  vous  l'enverray  avec  cette 
lettre,  car  je  brusle  d'envie  que  Mr.  vostre  fils  le  voye  ce  traité 
et  qu'il  l'examine,  peut  estre,  que  l'envie  luy  en  prendra  à  luy 
mesme  de  le  mieux  démonstrer...  Pleust  à  Dieu  que  vostre  fils 

I.  Œuvres  complètes  de  Christiaan  Huygens  ;  tome  premier,  Correspondance,  n°  a3  : 
Mersenne  à  Christiaan  Huygens,  8  décembre  iG/jS  ;  p.  /|5. 

■2.  Œuvres  complètes  de  Christiaan  Huygens;  tome  premier,  Correspondance,  n*  a!^  : 
Mersenne  à  Gonstantyn  Huygens,  père,  3  janvier  iGiy. 


I 


BERNAKDINO    BALDI,    ROBERVAL    ET    DESCARTES  l55 

voulust  démonstrer  tout  ce  qui  est  à  sa  manière  plus  noble, 
car  je  crains  bien  qu'il  s'y  trouve  quantité  de  paralogismes; 
krÀyjLù  tamen,  jusques  aux  examens.  ^) 

L'écrit  sur  lequel  Mersenne  appelle  si  instamment  l'attention 
de  Christiaan  Huygens  n'est  autre  que  le  Tractai  us  physicas  de 
motu  locali  du  P.  Fabry,  publié  par  Pierre  Mousnier. 

Le  8  janvier  1647,  Mersenne  annonce  de  nouveau  »,  et 
directement  cette  fois,  à  Christiaan  Huygens  u  qu'il  attend  à 
lui  envoyer  un  traité  des  centres  de  percussion  qui  vient  de 
s'imprimer»;  il  ajoute  :  a  Je  m'asseure  qu'aprez  avoir  vu 
l'auteur  que  je  vous  envoyé  des  centres  de  percussion,  vous 
renchairez  dessus,  et  que  vous  trouverez  quelque  règle  plus 
excelente,  ou  plus  exquisite  ;  et  si  vous  y  apercevez  des  paralo- 
gismes, vous  me  ferez  plaisir  de  m'en  avertir.  » 

En  cette  circonstance  la  bienveillance  de  Mersenne  s'était 
montrée  singulièrement  clairvoyante  ;  en  ce  jeune  homme  de 
dix-sept  ans,  qui  lui  envoyait  une  démonstration  fausse  de  la 
loi  de  la  chute  des  corps,  il  avait  deviné  le  génie  du  géomètre; 
il  l'avait  jugé  capable  de  tirer  au  clair  la  doctrine  si  confuse  et 
si  controversée  des  centres  d'oscillation;  l'avenir  devait  prou- 
ver qu'il  n'avait  point  trop  ptréjugé  du  jeune  Christiaan 
Huygens. 

En  effet,  vingt  six  ans  plus  tard,  en  1678,  Huygens  donnait 
son  immortel  traité  de  l'horloge  à  pendule  ^  ;  le  problème  sur 
lequel  Mersenne  avait  appelé  l'attention  du  jeune  géomètre 
hollandais  y  était  résolu  d'une  manière  complète  et  définitive; 
la  querelle  qui  s'était  élevée' entre  Roberval  et  Descartes  était 
jugée  sans  appel.  Une  Dynamique  enfin  assurée  prouvait  que 
Descartes  avait  eu,  contre  Roberval,  raison  de  prendre  le  centre 
d'oscillation  d'un  corps  comme  extrémité  du  funépendule 
synchrone  à  ce  corps  ;  elle  montrait,  d'autre  part,  que  la  véri- 
table règle  pour  déterminer  le  centre  d'oscillation  d'une  figure 
était  celle  que  Roberval  avait  énoncée,  et  non  point  celle  que 
Descartes   avait   proposée.    Ainsi  les  vérités  aperçues  par  ces 

1.  Œuvres  complètes  de  Christiaan  Huygens  ;  tome  premier,  Correspondance,  n°  25, 
p.  5o. 

2.  Horologiiun  oscillaiorium,  sive  de  motu  pendulorum  ad  horologia  aptato  démons tra- 
tiones  geometricx,  auctore  Christiano  Hugenio  ;  Lutetioe,  1G73. 


l56  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

deux  irréconciliables  adversaires  prenaient  place  dans  une 
théorie  mise  hors  de  doute,  tandis  que  tombaient  dans  l'oubli 
les  erreurs  qu'ils  s'étaient  opposées  l'un  à  l'autre  avec  passion. 

((  Il  y  a  là,  sans  contredit,  a  écrit  Paul  Tannery,  un  des 
exemples  les  plus  remarquables  de  l'influence  exercée  par  la 
correspondance  du  Minime  sur  le  progrès  des  Sciences  au 
xvn"  siècle.  » 

Nous  pouvons  dire  plus  :  Il  y  a,  dans  l'histoire  que  nous 
venons  de  retracer,  un  des  exemples  les  plus  remarquables  de 
la  continuité  suivant  laquelle  s'enchaînent  les  découvertes 
scientifiques. 

Avant  d'attirer  l'attention  du  jeune  Huygens  sur  le  problème 
des  centres  d'oscillation,  Mersenne  avait  suscité,  à  l'endroit  de 
ce  problème,  les  efforts  de  Roberval,  de  Descartes  et  du 
P.  Fabry;  il  les  avait  suscités  en  faisant  connaître  à  ces 
géomètres  le  livre  ou  les  pensées  de  Bernardino  Baldi.  Mais 
Bernardino  Baldi,  à  son  tour,  avait  emprunté  à  Léonard  de 
Vinci  la  notion  de  centre  de  la  gravité  accidentelle  ;  et  cette 
notion  s'était  présentée  à  l'esprit  de  Léonard  comme  une  suite 
naturelle  de  la  théorie  de  Vimpetus,  développée  par  les  physi- 
ciens du  xiv"  siècle.  Non  plus  que  la  Nature,  la  Science  ne  fait 
point  de  saut  brusque. 


I.  Paul  Tannery,  Les  autographes  de  Descaries  à  la  Bibliothèque  Nationale  (Bulletin 
des  Sciences  mathématiques,  2*  série,  t.  XV,  p.  296  ;  1891). 


i 


'5l 


THÉMON  LK  FILS  DU  JUIF 


ET 


LÉONARD  DE  VINCI 


THÉMON  LE  FILS  DU  JUIF 


ET 


LÉONARD  DE  VINCI 


Les  Questions  sur  les  Météores  de  Thémon,  le  fils  du  juif. 

Léonard  de  Vinci  a  dû  beaucoup  aux  ouvrages  composés, 
au  milieu  du  xiv"  siècle,  par  Albert  de  Saxe'.  Le  cahier  ma- 
nuscrit conservé  k  la  Bibliothèque  de  l'Institut  sous  la 
rubrique  F  est  rempli  de  réflexions  qu'ont  suggérées  les  dis- 
cussions scolastiques  du  vieux  maître  de  l'Université  de  Paris, 
et  ces  discussions  ont  provoqué  l'éclosion,  en  l'esprit  du  grand 
peintre,  de  quelques-unes  de  ses  idées  les  plus  originales,  de 
ses  plus  profondes  intuitions. 

Le  cahier  F,  qui  porte  tant  de  marques  de  l'influence  exer- 
cée sur  Léonard  par  Albert  de  Saxe,  contient  aussi  nombre 
de  pensées  qui  ne  doivent  rien  à  Albertutius.  Parmi  ces  pen- 
sées, il  en  est  un  grand  nombre  sur  la  perspective^  sur  le  clair- 
obscur,  sur  la  lumière  et  les  couleurs,  qui  se  retrouvent,  sous 
une  forme  plus  achevée,  au  Traité  de  la  Peinture.  D'autres  ont 
pour  objets  la  figure  des  mers,  l'origine  des  sources,  la  forma- 
tion des  nuages,  la  cause  des  marées  ou  de  l'arc -en -ciel,  en 
un  mot,  les  divers  phénomènes  dont  Aristote  avait  traité  dans 
ses  MsxeœpoXoY'./.a,  auxquels  le  Moyen-Age  et  la  Renaissance 
conservaient  le  nom  de  Météores;  de  ces  pensées,  la  plupart  se 
retrouvent  au  traité  Del  moto  e  misura  delV  acqaa. 

t.  Voir  Albert  de  Saxe  et  Léonard  de  Vinci  (Bulletin- Italien,  t.  V,  p.  i  et  p.  ii3; 
igoB). 


l6o  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

De  ces  ébauches  relatives  au  mouvement  des  eaux,  il  en  est 
un  grand  nombre  qui  porlent,  bien  visible,  la  marque  origi- 
nale de  Léonard  ;  les  diverses  figures  qu'affectent  les  eaux 
courantes,  les  ondes  variées  qui  en  rident  la  surface,  les  tour- 
billons qui  roulent  en  leurs  profondeurs  et  en  afîouillent  le  lit, 
tous  ces  effets  si  complexes  ont  été  longuement  étudiés  sur 
nature,  ont  été  minutieusement  décrits  et  dessinés  par  le  grand 
ingénieur  hydraulicien. 

Mais  à  côté  de  ces  observations  où  Léonard  n'a  eu  d'autre 
guide  que  l'expérience,  on  trouve,  au  cahier  F,  des  considé- 
rations théoriques  analogues  à  celles  dont  on  disputait  fré- 
quemment dans  les  écoles.  Ces  considérations  sont- elles  aussi 
des  fruits  spontanés  du  génie  de  Léonard?  ne  sont- elles  pas 
plutôt  des  réflexions  suggérées  par  la  lecture  de  quelque 
commentaire  aux  Météores  d'Aristote  ? 

Que  Léonard,  si  curieux  de  tout  ce  qui  concerne  la  Physique 
du  globe,  n'eût  point  cherché  à  connaître  ce  qu'on  en  disait 
dans  les  écoles,  ce  serait  chose  bien  peu  vraisemblable;  l'affir- 
mer serait  professer  une  erreur;  nous  en  avons  pour  garant 
son  propre  témoignage. 

Recourons  à  cet  inventaire  inscrit  par  Léonard  sur  la 
couverture  du  cahier  F,  à  cet  inventaire  qui  nous  a  révélé  la 
présence,  en  la  bibliothèque  du  peintre,  du  Tractatas  propor- 
tionam  et  des  Qaœstiones  in  libros  de  Cœlo  et  Mando  d'Albert  de 
Saxe;  là,  en  une  colonne  qui  porte  en  tête  cette  indication  : 
«  Livres  de  Venise  » ,  entre  ces  titres  :  «  Yitruve  »  et  a  Archi- 
mède.  De  centra  gravitatis  »,  nous  trouvons  ce  mot  :  «  Meteura, 
météores  ».  Léonard  avait  donc  en  mains,  en  i5o8,  en  même 
temps  que  les  Qaœstiones  d'Albert  de  Saxe,  un  traité  des 
météores  et,  vraisemblablement,  un  traité  imprimé  à  Venise. 

Quel  était  cet  écrit  sur  les  météores  possédé  par  le  Vinci? 

Une  foule  de  rapprochements  nous  ont  permis  de  reconnaître 
que  le  traité  des  météores  lu  et  commenté  par  Léonard  de  Vinci 
était  celui  que  l'imprimerie  a  fréquemment  reproduit  sous  ce 
titre  :  Qaœstiones  saper  cjaataor  libros  nieleorani  conipilatae  per 
doctissimani  philosophiœ  professoreni  Thinionem. 

L'écossais  Georges  Lokert,  qui,  en  i5i6,  enseignait  à  Paris, 


THÉMON    LE    FILS    DU    JUIF    ET    LÉOxNARD    DE    VINCI  l6i 

au  Collège  de  Montaigu  et,  en  i5i8,  à  la  Sorbonne,  publia,  à 
ces  deux  dates,  deux  éditions  d'un  même  ouvrages  Cet 
ouvrage  avait  pour  objet  de  réunir  les  enseignements  sur  la 
Physique  donnés,  au  milieu  du  xiv''  siècle,  par  la  brillante 
école  nominaliste  qui  occupait  alors  les  principales  chaires  de 
l'Université  de  Paris.  Il  reproduisait  d'abord  les  Quœstiones 
d'Albert  de  Saxe  sur  le  De  physico  aadltUy  sur  le  De  generatione 
et  corruptione,  sur  le  De  Cœlo  et.  Mundo;  venaient  ensuite  les 
Quœstiones  saper  quatuor  libros  meteorum  de  Thimon  ;  enfin  la 
collection  était  complétée  par  les  Quœstiones  où  Jean  Buridan 
traitait  des  divers  écrits  d'Aristote  que  réunit  la  commune 
désignation  de  Parva  naturalia. 

En  publiant  ces  Quœstiones  et  declsiones  de  Philosophie  natu- 
relle, composées  «  depuis  près  de  deux  cents  ans  par  ces  trois 
hommes  éminents  qui  formaient  alors  une  sorte  de  triumvirat 
en  la  célèbre  École  de  Paris  »,  Georges  Lokert  a  soin  de  nous 
avertir  que  les  écrits  de  Buridan  étaient  seuls  inédits  jus- 
qu'alors ;  il  nous  apprend  que  «  la  solide  doctrine  et  la  grande 
érudition  »  d'Albert  de  Saxe  et  de  Thimon  n'étaient  point 
demeurées  inconnues  des  Italiens  et,  particulièrement,  des 
Vénitiens;  que  ceux  ci  avaient  pris  soin  de  faire  imprimer  les 
œuvres  des  deux  illustres  professeurs  de  l'Université  de  Paris, 
«  afln  que  nous  ressentions  une  honte  méritée  de  notre  cou- 
pable négligence,  nous  qui  avons  si  longtemps  souffert  que 
nos  grands  auteurs  demeurassent  ensevelis  dans  l'abandon  et 
la  poussière.  » 

Les  Questions  sur  les  Météores,  compilées  par  Thimon, 
avaient  donc  été  imprimées  à  Venise  bien  avant  i5i6  ;  elles  le 
furent  encore  après  cette  date;  en  1622,  les  héritiers  d'Octa- 
viano  Scoto  les  adjoignirent  à  la  belle  édition  des  Commen- 
taires aux  Météores  d'Aristote,  composés  antérieurement  à 
1476  par  Gaétan  de  Tiène,  qu'ils  donnèrent  à  cette  époque  3. 

Les  Questions  sur  les  Météores,  composées  par  Thimon,  ont 

t.  En  noire  étude  sut  Albert  de  Saxe  et  Léonard  de  Vinci,  nous  avons  donné  des 
indications  bibliographiques  complètes  au  sujet  de  cet  ouvrage. 

2.  Gaietanus  super  Metheo.  Habes  solertissime  lector  in  hoc  codice  libros  Metheororam 
Aristotelis  Stagirite  peripatheticorum  (sic)  principis  cuni  commentariis  fidelissimi  expo- 
sitoris  Gaietani  de  Thienis  :  iina  ciiin  duplici  translatione,  videlicet  Francisci  Vatabli  et 

p.    DUHEM.  I  I 


l63  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

exactement  même  forme  que  les  Questions  sur  la  Physique, 
sur  le  De  Cœlo,  sur  le  De  generatione  et  corruptione,  rédigées 
par  Albert  de  Saxe;  celles-là  sont  visiblement  destinées  à  faire 
suite  à  celles-ci,  de  telle  sorte  que  leur  ensemble  forme  un 
commentaire  complet  de  l'œuvre  physique  du  Stagirite.  Ce 
commentaire,  profondément  original  parfois,  où  le  respect 
éclairé  de  la  tradition  péripatéticienne  s'unit  au  sens  de  l'obser- 
vation et  à  un  esprit  vraiment  scientifique,  a  exercé  une 
influence  profonde  et  durable;  de  cette  influence  la  trace  se 
reconnaît,  bien  visible,  en  maint  écrit  de  la  Renaissance  et 
même  du  xvii^  siècle.  Mais  si  les  physiciens  les  plus  célèbres 
de  ces  temps  n'ont  point  hésité  à  recevoir  l'inspiration  des 
deux  maîtres  nominalistes,  par  une  sorte  de  convention  tacite, 
ils  se  sont  entendus  pour  ne  les  jamais  nommer,  alors  même 
qu'ils  les  plagiaient  impudemment;  ils  ont  traité  les  pensées 
d'Albert  de  Saxe  et  de  Thimon  comme  des  idées  tombées  dans 
le  domaine  commun,  auxquelles  il  n'est  plus  dû  de  droits 
d'auteur.  A  quel  point  la  mémoire  d'Albert  de  Saxe  fut  victime 
de  celte  conspiration  du  silence,  inexplicable  et  inexcusable, 
nous  avons  eu  l'occasion  de  le  montrer  ailleurs  '  ;  le  nom  de 
Thimon  ou,  plus  exactement^  de  Thémon,  n'a  pas  moins 
soulTert  de  cet  oubli  systématique  et  injuste. 


Il 


Ce  que  nous  savons  de  Thémon,  le  fils  du  juif 

Ce  parti  pris,  de  la  part  des  physiciens  qui  ont  succédé  à 
la  brillante  École  nominaliste  de  Paris,  de  cacher  la,  source 
à  laquelle  ils  puisaient,  explique  que  nous  soyons  si  peu  et  si 
mal  renseignés  au  sujet  des   maîtres  qui   composaient  cette 

Antiqua:  noviter  impressos  :  ac  mendis  erroribusque  purgalos.—  Tractatuin  de  reactione. 
EL  Iractalum  de  intensione  et  remissione  ejasdem  Gaietani.  —  Questiones  pcrspicacissimi 
philosopki  Thimonis  super  quatuor  libros  metheororum.  Colophon  :  Opuscula  hoc  impressa 
fuerunt  Veneliis  nutu  ac  impendio  hcredum  quondam  nobilis  viri  dominl  Octaviani  Scoli 
civis  Modoetiensis  :  ac  sociorum.  Anno  salutis  1522.  Die  20  Xnvcinbris. 

I.  V.  P.  Duhem,  Les  origines  de  ta  Statique.  Chapitre  W  :  Les  propriétés  inécaniijue^ 
du  centre  de  gravité,  d'Albert  de  Saxe  à  Ëvangelista  Torrirelli. 


THÈMON    LE    PILS    DU    JUIF    ET    LEONARD    DE    VINCI  l63 

École.  De  Thimon,  en  particulier,  nous  ne  savions  presque 
rien  jusqu'à  ces  dernières  années.  Aux  quelques  mots  que 
Georges  Lokert  nous  en  a  dits,  nous  ne  pouvions  joindre  qu'un 
court  passage  emprunté  à  Du  Boùlay '.  Voici  ce  passage  : 

((  Temo  Judœus,  Témon  ou  Timon  le  Juif,  originaire  de  la 
Westphalie,  était  un  clerc  de  la  ville  de  Munster;  il  débuta 
comme  maître  es  arts,  sous  maître  Dominique  de  Ghivasso, 
en  1349;  pl^s  tard,  il  fut  élu  procureur  de  la  Nation  anglaise, 
le  26  août  i353,  puis,  de  nouveau,  le  18  novembre  i355.  Alors 
qu'il  était  procureur,  on  rendit  une  ordonnance  qui  prescrivait 
à  tous  les  maîtres  de  l'Université  de  dire  leurs  leçons  et  de  ne 
les  point  dicter.  Ce  fut,  d'ailleurs,  un  très  célèbre  professeur 
de  philosophie;  nos  lectures  nous  ont  montré  que  bon  nombre 
d'étudiants  avaient  subi  devant  lui  les  épreuves  du  bacca- 
lauréat ou  de  la  licence,  qu'ils  avaient,  sous  sa  direction, 
débuté  comme  maître  es  arts.  » 

Pendant  longtemps,  on  ne  sut  rien  de  plus  de  ce  physicien. 
Aujourd'hui,  il  nous  est  possible  d'ajouter  plus  d'un  détail  à 
ces  renseignements  si  concis  et  si  insuffisants,  et  cela  grâce  au 
P.  Denifle  et  à  M.  Châtelain. 

Ges  deux  érudits,  en  effet,  ont  entrepris  la  publication  du 
Livre  des  Procureurs  de  la  Nation  anglaise  en  l'Université  de 
Paris  3 . 

La  Nation  anglaise  était  une  des  quatre  Nations  entre 
lesquelles  se  partageaient  professeurs  et  élèves  de  l'Université 
parisienne;  elle  réunissait  les  maîtres  et  les  étudiants  qui 
avaient  pour  pays  d'origine  l'une  des  quatre  provinces  d'Alle- 
magne, d'Ecosse,  de  Dacie  et  de  Suède. 

De  même  que  le  Recteur  présidait  à  l'Université  tout  entière, 
chaque  Nation  avait  à  sa  tête  un  Procureur  ^  ;  élu,  en  général, 
parmi  les  jeunes  maîtres,  le  Procureur  n'était  nommé  que  pour 
un  mois;  au  bout  de  ce  temps,  il  devait  être  réélu  ou  céder 

1.  Bulaeus,  Historia  Univcrsilatis  Parisiensis,  t.  IV,  p.  ggi  ;  MDCLVlll. 

2.  Auctarium  chartalarii  Universitatis  Pafisiensis  sub  auspiciis  Consilii  generalis 
f  acultatum  Parisiensium  ediderunt  Henricus  Denifle  O.  P.  et  .Emilius  Châtelain  ; 
Tomus  I  :  Liber  Procuratoram  Nationis  Anglicanae  (Alemanniœ)  in  Universitate  Parisiensi; 
ïomus  I,  ab  anno  MGGCXXXIII  usque  ad  annum  MGCGCVI.  Parisiis,  apud  fratres 
Delalain,  anno  MDGCGLXXXXIIII. 

3.  Auctariunij  tomus  I,  Introductio,  p.  xxi. 


l6A  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

ses  fondions  à  un  autre.  D'après  un  règlement  datant  de  1288, 
le  procureur  devait,  aussitôt  élu,  inscrire  son  nom  et  la  date 
de  son  élection  sur  un  registre  spécialement  consacré  à  cet 
objet;  en  outre,  il  s'engageait  par  serment  à  noter  sur  ce 
registre  tous  les  faits,  importants  pour  la  Nation,  qui  se  pro- 
duiraient au  cours  de  sa  procuration,  en  particulier  les  noms 
de  ceux  auxquels  un  grade  universitaire  serait  conféré.  Ainsi  fut 
composé  ce  Livre  des  Procureurs  de  la  Nation  anglaise  qui  nous 
permet  de  reconstituer,  de  i33o  à  1/192,  la  vie  d'une  partie  de 
l'Université  parisienne. 

Ce  livre  nous  fournit,  au  sujet  du  physicien  qui  nous  occupe, 
de  multiples  renseignements. 

11  nous  permet,  en  premier  lieu,  d'en  fixer  le  nom.  Ce  nom, 
les  divers  imprimeurs  qui  ont  publié  les  Quxstiones  in  quatuor 
libros  Melheoruni  l'ont  orthographié  Thinio  ;  Du  Boulay  l'a  écrit 
Tenio;  la  forme  que  le  Livre  des  Procureurs  lui  attribue  inva- 
riablement est  Themo;  il  convient  donc  de  garder  à  ce  nom 
cette  forme  authentique  :  Thénion. 

Le  Livre  des  Procureurs  de  la  Nation  anglaise  ne  nous  permet 
pas  seulement  de  rectifier  l'orthographe  du  nom  de  ïhémon; 
il  nous  conduit  à  modifier  son  surnom.  Du  Boulay  l'appelle  le 
Juif,  Temo  Judœus,  en  sorte  que  certains  biographes  ont 
traduit  par  rabbin  le  titre  de  clericus  que  lui  donne  le  même 
Du  Boulay.  Or,  si  le  Liber  Procuratorwn  adopte  cette  même 
forme,  Themo  Judœus^  c'est  d'une  manière  tout  accidentelle; 
presque  invariablement,  il  nomme  Thémon  non  pas  le  Juif, 
mais  le  fils  du  Juif  Themo  Judœi;  et  c'est,  notamment,  ce 
surnom  que  Thémon  lui-même  se  donne  dans  un  passage 
écrit  de  sa  main'. 

Il  est  clair,  par  la  forme  de  ce  surnom,  que  si  le  père  de 
ïhémon  était  juif,  Thémon  lui-même  était  chrétien  ;  on  en 
pourrait,  d'ailleurs,  donner  d'autres  preuves,  telles  les  longues 
éludes  de  théologie  que  notre  maître  es  arts  fit  en  Sorbonne'. 

C'est  en  l'année  i3/i9  que  les  deux  frères  Thémon  et  Nicolas, 


1.  Auctariuin,  lomus  I,  col.  319. 

2.  Aactarium,  tomus  I,   liilroduclio,  p.  vvxiv,  d'après  la  p.  33 1  dii  m»    u"  lojt  de 
la  Bibliothèque  de  l'Arsenal. 


THÉMON    LE    FILS    DU    JUIF    ET    LÉONARD    DE    VINCI  1 65 

de  Miinster,  surnommés  les  fils  du  Juif,  subissent  l'examen  de 
déterminance  ou  de  baccalauréat  devant  Maître  Henri  de  Herne 
de  Unna». 

De  ce  Nicolas  de  Munster,  le  Livre  des  Procureurs  ne  fait  plus 
aucune  mention,  tandis  qu'il  nous  tient  au  courant  des 
progrès  de  son  frère.  En  l'année  même  {l^^g)  où  il  a  déter- 
miné, nous  le  voyons  subir  l'examen  de  licence  devant  Maître 
Walter  de  WardelaAV^  et  faire  sa  première  leçon  de  maître 
es  arts  sous  la  présidence  de  Maître  Dominique  de  Chivasso^. 

Le  26  août  i353,  les  maîtres  de  la  Nation  anglaise  se  réuni- 
rent auprès  de  l'église  Saint- Julien-le-Pauvre  afin  d'élire  un 
procureur;  leur  choix  se  porta  sans  aucune  opposition  sur 
Thémon^.  Le  i8  novembre  i355,  la  Nation  devait  confier 
derechef  à  Thémon  les  fonctions  deprocureur^;  elle  lui  conféra 
une  troisième  fois  cette  dignité  le  lo  février  1356^. 

On  ne  peut  parcourir  le  Livre  des  Procureurs  de  la  Nation 
anglaise  sans  être  surpris  et  ému  de  la  pauvreté  qui  règne 
parmi  ces  étudiants,  venus  de  si  loin  pour  recueillir  les  ensei- 
gnements de  l'Université  parisienne.  La  plupart  ne  peuvent 
acquitter  les  droits  afférents  aux  examens  qu'ils  subissent;  il 
leur  faut  affirmer  sous  serment  la  pénurie  où  ils  se  trouvent, 
solliciter  des  délais,  engager  leurs  livres  ou  leurs  vêtements 
qu'au  jour  de  l'échéance  ils  seront  hors  d'état  de  dégager. 
Tel,  comme  Wiskin  Wenslay  ou  comme  Albert  de  Saxe, 
a  déjà  rempli  les  fonctions  de  procureur  de  la  Nation,  qui 
n'est  point  encore  quitte  de  ses  droits  de  baccalauréat. 

Thémon,  le  fils  du  Juif,  n'est  sans  doute  pas  de  ces  infor- 
tunés; lorsqu'il  passe  des  examens,  il  acquitte  les  droits  sans 
solliciter  de  remise^;  devenu  maître  es  arts,  il  est  souvent  le 
bailleur  de  fonds  de  la  Nation  anglaise. 

Soit  seule,  soit  en  commun  avec  la  Nation  picarde,  la  Nation 
anglaise   possédait    certaines    écoles;    Thémon    était   préposé 

1.  Auctariani,  tomus  1,  col.  i3o. 

2.  Auctarium,  tomus  I,  col.  i34. 

3.  Auctarium,  tomus  I,  col.  i38. 
/l.  Auctarium,  tomus  1,  col.  i6G. 
f).  Auctarium,  tomus  I,  col.  187. 

6.  Auctarium,  tomus  I,  col.  189. 

7.  Auctarium,  tomus  I,  col.  i36. 


iCG  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

à  l'entretien  de  ces  écoles;  il  y  pourvoyait  de  ses  deniers, 
quitte  à  se  faire  rembourser  de  ses  avances  par  le  trésor  de  la 
Nation.  11  semble  que  ce  trésor  fût  parfois  fort  mince  et  que 
le  remboursement  fût  lent  et  laborieux. 

Ainsi,  en  i355,  dans  une  réunion  générale  de  la  Nation, 
tenue  près  de  l'église  Saint-Mathurin,  Thémon  demande  qu'on 
lui  rembourse  ce  qu'il  a  avancé  pour  l'entretien  des  écoles  i; 
un  peu  plus  tard,  le  28  septembre  i355,  le  receveur  de  la 
Nation,  Wiskin  Wenslay,  rendant  ses  comptes  avant  de  quitter 
sa  charge,  reconnaît  la  dette  contractée  envers  le  fils  du  Juif ^  ; 
en  i356,  le  nouveau  receveur,  Jean  de  Louvain,  fait  dere- 
chef mention  de  cette  dette  ^;  et  cependant,  elle  n'est  point 
encore  acquittée  le  26  juin  i356;  ce  jour-là,  Thémon  réclame 
à  la  Nation  assemblée  les  trois  écus  dépensés  pour  l'entretien 
des  écoles  et  il  est  fait  droit  à  sa  requête  ^ 

C'étaient,  semble-t-il,  de  francs  buveurs  que  les  maîtres  de 
la  Nation  anglaise  en  l'Université  de  Paris.  Le  maître  es  arts 
qui  venait  de  débuter,  le  procureur  ou  le  receveur  nouvelle- 
ment élu  devaient  payer  un  écu  ou  un  florin  comme  don  de 
joyeux  avènement;  et  cet  écu  était  aussitôt  dépensé  par  les 
maîtres  de  la  Nation  en  quelqu'une  de  leurs  tavernes  accou- 
tumées. Aux  deux  épées,  A  la  grange  ou  A  Vépitoge  de  Gilet. 
Parfois,  le  don  du  nouveau  venu  ne  suffisait  pas  à  étancher  la 
soif  des  nombreux  maîtres  es  arts;  de  la  dépense  excédante 
chacun,  alors,  payait  son  écot. 

Mais,  bien  souvent,  les  nouveaux  dignitaires  n'étaient  point 
en  fonds;  ils  ne  pouvaient  acquitter  de  suite  ce  que  la  Nation 
avait  consommé;  ils  avaient  recours  à  la  bourse  obligeante  de 
Thémon,  le  fils  du  Juif. 

Le  5  février  i356,  en  la  taverne  du  faubourg  Saint-Jacques 
dont  l'enseigne  porte  :  A  l'image  de  Notre-Dame,  la  Nation 
a  joyeusement  fêté  la  désignation  de  l'examinateur  de  Sainte 
Geneviève  et  fclection  de  maître  Jean  de  Wanczeberch,  de 
Luneburch,    aux  fonctions  de   procureur;   c'est  Thémon   qui 

1.  Auctariuin,  tomus  I,  col.  i86. 

2.  Aiiclarium,  lomus  I,  col.  187, 

3.  Auctarimn,  lomiis  I,  col.  189. 
/i.  Auctariinn,  lomus  I,  col.  199. 


THÉMOiN    LE    FILS    DU    JUIF    ET    LÉO^ARU    DE    VINCI  167 

a  réglé  la  dépense.  Il  lui  faut,  pour  obtenir  le  remboursement 
de  son  dû,  adresser  une  réclamation  à  l'assemblée  de  la 
Nation;  le  jugement  de  celle-ci  oblige  Jean  de  Wanczeberch 
à  s'exécuter  I. 

Une  autre  fois,  une  réunion  de  maîtres  es  arts  a  besoin  d'un 
écu,  sans  doute  pour  quelqu'une  de  ces  «  beuveries  »  dont  le 
Lwre  des  Procureurs  fait  si  complaisante  mention;  on  donne 
l'ordre  au  111s  du  Juif  de  fournir  l'écu;  la  Nation  rembourserai 

Thémon  se  trouvait,  en  quelque  sorte,  le  banquier  de  la 
Nation  anglaise;  il  était  tout  désigné  pour  assumer  la  charge 
de  receveur. 

C'était  une  fonction  délicate  que  celle  de  receveur^;  ayant 
mission  de  percevoir  les  revenus  de  la  Nation,  d'en  solder  les 
dépenses,  il  lui  fallait  être  très  au  courant  du  change  des 
monnaies,  dont  la  valeur  variait  d'un  jour  à  l'autre;  il  était 
pécuniairement  responsable  de  toute  erreur,  de  toute  libéralité 
consentie  par  lui;  aussi  la  fonction  de  receveur  n'était-elle 
guère  briguée  par  les  maîtres  peu  fortunés;  on  la  confiait,  en 
général,  à  des  maîtres  déjà  anciens  et  d'esprit  mûr. 

Le  23  septembre  iSSy,  la  Nation  anglaise,  assemblée  près 
de  l'église  Saint-Mathurin,  confia  l'importante  charge  de 
receveur  à  Thémon,  le  fils  du  Juif,  en  même  temps  qu'elle 
élevait  Jean  de  Duns  à  la  dignité  de  procureur;  pour  fêter 
cette  double  élection,  les  maîtres  se  rendirent  à  une  taverne 
de  la  cité,  nommée  le  Cygne,  où  ils  dépensèrent  6  livres  et 
12  sous^. 

Thémon  garda  les  fonctions  de  receveur  jusqu'à  la  fin  de 
son  séjour  à  l'Université;  alors,  en  octobre  i36r,  il  fut  rem- 
placé par  maître  Albert  de  Saxe 5. 

Chaque  mois,  le  receveur  devait  soumettre  ses  comptes  à  la 
Nation  assemblée;  mais  beaucoup,  peu  exacts  en  leur  gestion, 
négligeaient  de  se  présenter  à  la  réunion.  Thémon  ne  fut 
point,  sans  doute,  de  ces  fonctionnaires  peu  zélés;  il  semble 

1.  Auctarium,  tomus  I,  col.  190. 

2.  Auctarium,  lomus  I,  col.  2o5. 

3.  Auctarium,  tomus  I,  Introductio,  p.  xxii. 
l\.  Auctarium,  tomus  I,  col.  221. 

5.  Auctarium,  tomus  1,  col.  267. 


l68  ÉTUDES    SUR    LÉONAHD    DE    VINCI 

avoir  rendu  compte  à  la  Nation  de  l'état  de  sa  caisse  plus 
souvent  même  que  ne  l'exigeaient  les  statuts;  ainsi,  le  23  sep- 
tembre i358,  un  an  après  son  élection,  son  mandat  est  renou- 
velé, sans  doute  après  exposé  et  approbation  de  sa  gestion  ^  ;  et 
cependant,  il  met  de  nouveau  la  Nation  au  courant  de  l'état 
des  finances  le  22  octobre  %  le  18  novembre^  et  le  3  décembre^ 
de  la  même  année. 

Parmi  les  dépenses  que  Thémon  devait  solder  au  nom  de  la 
Nation,  les  «  beuveries  »  tenaient  assurément  une  large  place. 
Ainsi,  le  11  février  iSBg,  on  a  élu  comme  procureur  Henri  de 
Egher  de  Kalker  et  l'on  fête  cette  élection  en  la  taverne 
A  Vimage  de  Noire-Dame;  on  dépense  cinquante-huit  sous  et 
demi;  le  nouveau  procureur  paye  vingt-huit  sous  et  le  rece- 
veur, maître  Thémon,  solde  le  reste  5. 

Le  zèle  que  Thémon  semble  avoir  apporté  dans  l'accomplis- 
sement de  ses  fonctions  de  receveur,  il  le  mettait  sans  doute 
en  toute  besogne  dont  il  était  chargé;  aussi  la  Nation  anglaise 
lui  confiait-elle  volontiers  les  missions  particulièrement  dé- 
licates. 

La  Nation  anglaise  et  la  Nation  picarde  se  disputaient  parfois 
certains  étudiants;  les  provinces  qui  ressortissaient  à  chacune 
d'elles  étaient  mal  délimitées.  En  i357,  les  deux  nations  réso- 
lurent de  mettre  fin  à  ces  différends  et  de  fixer,  par  un  statut 
invariable,  la  commune  frontière  de  leurs  départements  res- 
pectifs. 

L'élaboration  de  ce  statut  n'alla  point  sans  discussions,  déli- 
bérations et  formalités  prolongées. 

Le  procureur  de  la  Nation  anglaise,  Jean-Nicolas  d'Upsal, 
devait,  à  cet  efTet,  comparaître  devant  les  notaires;  le  10  sep- 
tembre, il  avait,  en  présence  des  députés  de  l'Université,  prêté 
serment  de  dire  la  vérité;  mais  à  peine  ce  serment  était-il 
prêté  que  des  affaires  personnelles  l'obligeaient  à  s^absenter  ; 
bien  vite,  il  délégua  en  son  lieu  et  place  maître  Thémon,  le  fils 

1.  Aiictarium,  lomus  I,  col.  287. 

2.  Auctarium,  ibid. 

3.  Auctarium,  tomus  I,  col.  238. 
/i.  Auctarium,  tomus  I,  col.  289. 
5.  Auctarium,  tomus  1,  col.  2^1. 


THÉMON    LE    FILS    DU    JUIF    ET    LÉONAHD    DE    VINCI  169 

du  Juif;  le  lendemain  1 1  septembre,  près  du  couvent  des  Car- 
mélites, Thémon  comparut  devant  les  notaires  ;  mais  les  Picards 
refusèrent  de  le  laisser  déposer,  ne  le  trouvant  point  dûment 
autorisé;  il  fallut  qu'une  assemblée  de  la  Nation  anglaise  con- 
firmât la  délégation  donnée  à  Thémon  par  le  procureur  iNicolas- 
Jean  d'Upsab. 

Les  théologiens  de  la  Sorbonne  ne  pouvaient  se  résoudre  à 
reconnaître  la  prééminence  du  recteur  ;  ils  ne  voulaient  point 
admettre  qu'on  le  nommât  chef  et  supérieur  de  l'Université;  à 
plusieurs  reprises,  ils  s'étaient  élevés  contre  les  prérogatives 
de  ce  haut  fonctionnaire;  au  début  de  l'année  iSSg,  ils  rédi- 
gèrent un  exposé  de  leurs  griefs  qu'ils  envoyèrent  aux  maîtres 
delà  Faculté  des  Arts  et  des  autres  Facultés;  ils  demandaient 
aux  maîtres  de  la  Faculté  de  Droit  de  juger  le  litige;  à  leur 
défaut,  ils  en  appelaient  à  la  sentence  du  Pape^ 

Cette  prétention  des  théologiens  excita  une  grande  rumeur 
dans  l'Université,  si  nous  en  jugeons  par  le  Livre  des  Pro- 
cureurs de  la  Nation  anglaise. 

Le  i4  février  iSSg,  la  Faculté  des  Arts  tout  entière,  réunie 
près  de  l'église  Saint-Julien-le-Pauvre,  décide  de  déléguer  quel- 
ques-uns de  ses  membres  qui  composeront  une  réponse  au 
«  rotulus  »  des  théologiens;  huit  écus  Philippe  sont  déboursés 
à  cet  effet  ;  les  quatre  Nations  se  partagent  également  cette 
dépense  et  maître  Thémon  paye  les  deux  écus  dus  par  la  Nation 
anglaise^. 

Ce  premier  débours  ne*  pouvait  suffire  aux  frais  de  la  que- 
relle soulevée  par  les  récriminations  des  théologiens;  le 
25  février,  la  Faculté  des  Arts,  assemblée  de  nouveau,  décide 
que  chaque  Nation  versera  vingt  écus  pour  couvrir  ces  frais  et, 
en  particulier,  pour  envoyer  un  député  à  la  Curie  d'Avignon; 
maître  Thémon  acquitte  la  contribution  de  la  Nation  anglaise 
à  cette  dépense^. 


1.  Auctarium,  tomus  I,  col.  219. 

2.  Chartularium  Universitatis  Parisiensis  subauspiciis  Consilii  generalis  FacuUalum 
Parisiensium  collegil  Henricus  Denifle,  O.  P,  auxilianle  /Emilio  Châtelain;  n"  i2^G; 
Tomus  III,  pp.  G1-G9.  Parisiis,  ex  typis  fralrum  Delalain,  anno  MDCCCLXXXXIIII. 

3.  Auctarium,  tomus  I,  col.  2^1. 

4.  /4ucfartum,  tomus  I,  col.  242. 


I-yO  ETUDES    SLU    Li:ONAKD    DE    Vl^CI 

Quels  envoyés  furent  chargés  de  présenter  au  Pape  les 
réponses  que  les  Facultés  opposaient  aux  doléances  des  théo- 
logiens? Nous  l'ignorons;  ces  réponses  furent  Araisemblable- 
ment  jointes  au  rôle  que  l'on  envoyait  périodiquement  à  Avi- 
gnon et  sur  lequel  se  trouvaient  consignés  les  noms  des  digni- 
taires et  des  maîtres  de  l'Université.  Le  3o  septembre  iSSg, 
l'assemblée  de  la  Nation  anglaise  charge  Thémon  et  Henri  de 
Kempen  de  composer  la  partie  du  rôle  qui  la  concerne;  à 
l'unanimité,  elle  désigne  Thémon  pour  porter  ce  rôle  à  Inno- 
cent VI,  en  compagnie  des  députés  que  les  autres  Nations  ont 
élus  ou  qu'elles  vont  élire;  rendant  grâce  de  l'honneur  qui  lui 
était  fait,  le  fils  du  Juif  promet  d'accomplir  fidèlement  les  deux 
missions  qui  lui  sont  confiées  et,  en  particulier,  la  seconde, 
pourvu  du  moins  que  le  manque  d'argent  n'y  mette  point 
obstacle  ». 

Thémon  mena  sans  doute  à  bien  son  ambassade  auprès  du 
Pape,  car,  bientôt  après,  nous  voyons  la  Nation  anglaise  lui  en 
confier  une  autre,  en  des  circonstances  particulièrement  mar- 
quantes. 

Fait  prisonnier  à  la  bataille  de  Poitiers,  Jean  le  Bon  venait 
d'être  rendu  à  la  liberté  par  le  traité  de  paix  de  Brétigny,  signé 
le  8  mai  i36o;  l'entrée  solennelle  du  roi  à  Paris  était  fixée  au 
i3  décembre  de  la  même  année. 

Le  3  novembre,  après  avoir  convoqué  l'Université  entière 
auprès  de  l'église  Saint-Mathurin,  le  recteur  proposa  d'envoyer 
au  Pape,  en  signe  de  réjouissance,  un  rôle  exceptionnel.  Sur 
les  instances  des  théologiens,  on  décida  que  ce  rôle  serait 
établi  avec  une  rigueur  toute  particulière;  seuls,  les  noms  des 
véritables  régents  actuellement  présents  à  Paris  y  seraient 
portés  et  le  délai  d'inscription  serait  clos  irrévocablement  le 
samedi  suivant. 

Le  lo  novembre,  la  Faculté  des  Arts  et  la  Nation  anglaise 
s'assemblèrent  auprès  de  l'église  Saint-Julien  le-Pauvre  pour 
nommer  l'ambassadeur  qui  remettrait  ce  rôle  extraordinaire 
aux  mains  d'Innocent  VI;  le  choix  se  porta  sur  le  fils  du  Juif; 

i.  Auctarium,  tomus  I,  col.  aSa. 


THEMON    LE    FILS    DU    JUIF    ET    LEONARD    DE    VINCI  I7I 

en  outre,  d'un  commun  accord,  les  maîtres  de  la  Nation 
ouvrirent  à  leur  élu  un  crédit  de  cent  écus  Jean. 

Thémon  accepta  avec  reconnaissance  l'honneur  qui  lui  était 
fait  ;  pour  fêter  l'élection  dont  il  était  l'objet,  il  emmena  tous 
les  maîtres  de  la  Nation  anglaise  à  une  taverne  voisine  de 
l'hôtel  du  Bon  Jean  l' apothicaire  ;  et  là,  largement,  on  but  à  ses 
fraisa 

Cette  joyeuse  «  beuverie  »  est  le  dernier  trait  de  la  vie  de 
Thémon  que  rapporte  le  Livre  des  Procureurs  de  la  Nation 
anglaise.  Après  son  ambassade  à  Avignon,  le  fils  du  Juif 
n'appartint  plus  à  la  Faculté  des  Arts  de  l'Université  de  Paris. 
Que  devint -il?  Nous  l'ignorons.  La  nuit  qui  enveloppa  ses 
premières  années  nous  dérobe  aussi  les  dernières. 


III 


Quelques  rapprochements  entre  les  doctrines  de  Thémon 
et  les  pensées  de  léonard   de  vinci. 

S'il  est  une  théorie  qui  ait  particulièrement  sollicité  l'atten- 
tion de  Thémon,  le  fils  du  Juif,  c'est  assurément  celle  de  Tarc- 
en-ciel;  elle  tient  une  grande  place  dans  son  œuvre;  dix-huit 
questions  du  troisième  livre  des  Météores  sont  consacrées 
à  l'étude  de  VIris;  ce  que  Thémon  dit  de  ce  phénomène  passe 
de  beaucoup  tout  ce  qu'en  ont  dit  non  seulement  les  physiciens 
de  l'Antiquité  et  les  commentateurs  arabes,  mais  encore,  en 
la  dernière  partie  du  xiii"  siècle,  les  grands  scolastiques,  comme 
Albert  le  Grand  et  Roger  Bacon,  ou  le  célèbre  opticien  Witelo  ; 
seules,  les  considérations  développées  par  Thierry  de  Saxe,  au 
début  du  xiv^  siècle,  au  sujet  de  l'arc-en-ciel,  peuvent  être 
comparées  aux  raisonnements  de  Thémon,  qu'elles  ont  peut-être 
inspirés  et  qu'elles  dépassent  en  un  point. 

En  fait,  Thémon  a  expliqué  d'une  manière  correcte  la  for- 
mation du  premier  arc-en-ciel;    non  seulement  l'explication 

I.  Auciariam,  tomus  I,  coll.  260-2G1. 


172  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

qu'il  a  donnée  est  l'esquisse  de  celle  que  nous  admettons 
aujourd'hui,  mais  encore  celle-ci  provient  de  celle-là;  de 
Dominis,  que  l'on  cite  souvent  comme  ayant  été,  en  cette 
matière,  le  précurseur  de  Descartes,  ne  fut  qu'un  plagiaire 
impudent  et  inintelligent  de  l'œuvre  de  Thémon;  le  vrai  pré- 
curseur de  Descartes,  ce  n'est  pas  de  Dominis,  c'est  Thémon; 
et  les  Questions  sur  les  quatre  livres  des  Météores^  composées  par 
le  vieux  maître  scolastique,  étaient  peut-être  sous  les  yeux  du 
grand  philosophe  lorsqu'il  composait  ses  Météores. 

Or,  dans  le  cahier  F,  011  Léonard  de  Vinci  jetait,  à  peine 
ébauchées,  les  pensées  que  suggérait  en  lui  la  lecture  d'Albert 
de  Saxe  ou  du  traité  des  Météores  qu'il  possédait  à  ce  moment, 
une  page  entière  '  est  consacrée  à  des  réflexions  sur  l'arc  en- 
ciel.  Il  est  difficile  de  parcourir  cette  page  sans  juger  que  les 
idées  émises  par  Léonard  se  rapprochent  étroitement  de  certains 
passages  écrits  par  Thémon;  et  le  rapprochement  est  d'autant 
plus  frappant  que  certains  de  ces  passages,  très  caractéristiques 
des  Questions  de  Thémon,  n'ont  point  leur  analogue  dans  les 
divers  commentaires  sur  les  Météores  qu'il  nous  a  été  donné 
de  feuilleter. 

Thémon  se  pose,  entre  autres,  la  question  suivante ^  :  «L'iris 
est-elle  une  forme  réelle  imprimée  en  la  nuée,  où  n'est-elle 
qu'une  forme  imaginaire?»  Parmi  les  réponses  données  à  cette 
question  se  trouve  celle-ci  :  «  L'iris  est  une  forme  réelle  impri- 
mée en  la  nuée  ou  en  la  pluie;  on  le  prouve  :  car  elle  est 
analogue  à  Timage  qui  se  forme  dans  un  miroir;  or  celle-ci 
est  une  forme  réelle;  donc,  etc.  »  Un  peu  auparavant-^,  notre 
auteur  avait  écrit  :  «  L'expérience  nous  montre  que  nous  pou- 
vons voir  l'iris  naturel  dans  un  miroir.  »  Ce  sont  visible- 
ment ces  deux  passages  qui  ont  inspiré  à  Léonard  décrire  ce 
fragment^'  : 

((  De  l'arc-en-ciel.  Si  l'arc-en-ciel  est  engendré  par  l'œil  (c'est- 
à-dire  sa  rondeur)  ou  par  le  soleil  moyennant  le  nuage.  » 

I.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Ch.  Ravaisson-Mollien;  ms.  F 
de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  67,  verso. 

a.  Thimonis  Quœstiones  in  quatuor  libros  Metheorum ;  in  librum  III  qua^stio  XII. 
3.  Thimonis  Quœstiones  in  quatuor  libros  Metheorum  ;  in  librum  III  qua^stio  XI. 
'4.  Léonard  de  Vinci,  loc.  cit. 


THÉMON    LE    FILS    DU    JUlF    ET    LEONARD    DE    VINCI  l']3 

c(  Le  miroir  ne  prend  d'espèces  que  celles  des  corps  visibles, 
et  les  espèces  ne  se  produisent  pas  sans  ces  corps;  donc  si  cet 
arc  est  vu  dans  le  miroir  et  que  les  espèces  y  concourent  qui 
ont  pour  origine  cet  arc-en-ciel,  il  suit  que  l'arc  est  engendré 
par  le  soleil  et  par  le  nuage.  » 

Si  nous  poursuivons  la  lecture  de  Thémon,  nous  ren- 
controns ï  le  passage  suivant  : 

((  Lorsque  apparaît  l'iris  naturel  ou  l'arc  en  ciel,  ces  quatre 
points  (centre  du  soleil,  centre  de  l'arc,  centre  de  l'œil  et  centre 
du  cercle  de  l'horizon)  sont  sur  une  même  droite  idéale...  Il 
faut  bien  entendre  que  cette  proposition  se  rapporte  à  un  œil 
déterminé  et  au  centre  de  l'horizon  relatif  à  cet  œil;  si  divers 
yeux  se  trouvent  en  des  positions  différentes,  ils  verront  des 
arcs  différents;  mais  pour  chacun  d'eux,  ces  quatre  points  se 
trouveront  toujours  en  une  même  ligne  droite.  » 

N'est-ce  pas  ce  passage  que  Léonard  nous  présente  sous  cette 
forme  2  : 

«  L'arc-en-ciel  est  vu  dans  les  pluies  fines  par  les  yeux  qui 
ont  le  soleil  derrière  et  le  nuage  devant,  et  toujours  une  ligne 
imaginée  continuellement  droite  à  partir  du  centre  du  soleil,  en 
passant  par  le  centre  de  l'œil,  se  terminera  au  centre  de  l'arc. 
Et  un  tel  arc  ne  sera  jamais  vu  par  un  des  yeux  au  même 
endroit  que  par  l'autre  œil;  il  sera  vu  en  autant  d'endroits  du 
nuage  où  il  se  forme  qu'il  y  a  d'yeux  qui  le  voient.  Donc  cet 
arc  est  tout  dans  le  nuage  où  il  s'engendre  et  tout  en  chacun 
des  endroits  où  il  peut  se  trouver,  et  ainsi  il  paraîtra  plus 
grand  ou  plus  petit,  demi,  entier,  double,  triple.  » 

Plus  tard,  au  cahier  que  Venturi  a  marqué  de  la  lettre  E,  et 
dont  la  rédaction  n'est  point  antérieure  à  i5i33,  Léonard  résu- 
mait, en  ces  termes^',  les  opinions  que  nous  venons  de  lui  voir 
énoncer  : 

((  Les  couleurs  au  milieu  de  l'arc  se  mêlent  entre  elles.  » 

1.  Thimonis  Qiiœstiones  in  quatuor  libros  Metheorûm;  in  librum  III  quaestio  XX. 

2.  Léonard  de  Vinci,  loc.  cil. 

3.  On  y  lit,  en  effet,  le  passage  suivant  :  «  Je  partis  de  Milan  pour  Rome  au  jour 
a4  de  septembre  i5i3,  avec  Jean,  François  de  Melzi,  Salai,  Laurentet  leFanfoïa.  »  {Les 
manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  E  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.   i,  recto.) 

!i.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  E  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  verso 
de  la  couverture. 


I-y^  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

((  L'arc  en  soi  n'est  ni  dans  la  pluie,  ni  dans  l'œil  qui  le 
voit,  bien  qu'il  s'engendre  avec  de  la  pluie,  du  soleil  et  de 
l'œil.  » 

«  L'arc  céleste  est  toujours  vu  par  les  yeux  qui  s'interposent 
entre  la  pluie  et  le  corps  du  soleil  ;  donc  le  soleil  étant  à  l'Orient 
et  la  pluie  à  l'Occident,  l'arc  s'engendre  dans  la  pluie  occi- 
dentale. » 

Volontiers,  en  son  étude  de  l'arc-en-ciel,  Thémon  invoque 
les  observations  faites  sur  des  arcs-en-ciel  obtenus  artificielle- 
ment; c'est  ainsi  qu'il  mentionne  ^  «le  petit  arc-en-ciel  qui  se 
produit  en  hiver,  ou  pendant  un  temps  froid  et  serein,  en 
l'haleine  émise  par  la  bouche  d'un  homme,  lorsque  cet  homme 
tourne  le  dos  au  soleil  et  la  face  vers  l'ombre.  ))  Or  Léonard 
jette  cette  note  en  marge  du  feuillet  que  nous  analysons  : 
«  Qu'on  fasse  encore  avec  l'eau  soufflée  dans  le  rayon  solaire 
qui  passe  en  lieu  obscur,  en  ayant  le  soleil  à  la  nuque,  et  aussi 
avec  la  lumière  des  torches  ou  de  lune.  » 

Thémon  observe  ^  que  l'arc-en-ciel  artificiel  n'est  pas  toujours 
de  forme  circulaire  : 

((  Nous  avons  vu,  »  dit-il,  «  les  couleurs  de  l'iris  apparaître  dans 
une  foule  d'autres  expériences,  sans  prendre  cependant  la 
forme  circulaire;  elles  apparaissent  ainsi...  lorsque  l'on  souffle 
l'haleine  dans  le  rayon  solaire  qu'un  trou  laisse  passer.  »  C'est 
la  même  pensée  que  Léonard  exprime  en  cette  note  marginale  : 
((  Si  deux  sphères  de  métal  envoient  le  rayon  solaire  en  un 
lieu  obscur,  les  eaux  soufflées  feront  l'arc  d'iris  de  figure 
longue.  )) 

La  page  du  cahier  F  oii  Léonard  a  consigné  ses  réflexions 
sur  l'arc-en-ciel  ne  contient  pas  un  mot  que  n'ait  suggéré  la 
lecture  des  Questions  de  Thémon. 

Léonard  paraît  également  avoir  adopté,  au. sujet  des  marées, 
l'opinion  de  Thémon,  qui  est  fort  originale. 

Thémon  n'ignore  pas^  que  beaucoup  d'astronomes  attri- 
buent le  phénomène  de  la  marée  à  une  action  lunaire,  que 

I.  ïhimonis  Quœstiones  in  quatuor  libros  Metheorum ;  iu  libriiiii  III  qua^slioXIV. 
:!.  Thimonis  Quœstiones  in  quatuor  libros  Metheorum  ;  in  libriuu  ill  qiia^slio  XIX. 
3.  Thimonis  Quœstiones  in  quatuor  libros  Metheorum  ;  in  lil)rani  1  quH'stio  I,  cl  in 
librum  II  quaestio  II. 


THEMON    LE    FILS    DU    JUIF    ET    LEONARD    DE    VmCI  17^ 

cette  action  s'exerce  par  l'intermédiaire  de  la  lumière  ou  qu'elle 
soit  due  à  une  influence  spéciale;  mais  cette  explication  lui 
paraît  sujette  à  bien  des  objections;  il  en  esquisse  une  autre 
qui  lui  parait  préférable. 

L'un  des  éléments  de  la  théorie  des  marées  proposée  par 
Thémon  lui  est  fourni  par  Aristote.  Au  second  livre  des 
Météores,  le  Stagirite  affirme  qu'il  existe  en  mer  des  courants 
engendrés  par  la  plus  grande  hauteur  des  eaux  en  certaines 
régions;  la  région  septentrionale  est  celle  oii  la  surface  de 
Teau  est  la  plus  élevée,  en  sorte  que  l'Océan  est  le  siège  d'un 
courant  continuel  dirigé  du  nord  au  sud.  Celte  doctrine  était 
généralement  acceptée  des  scolastiques  ;  Albert  le  Grand,  en 
particulier,  l'avait  longuement  développée. 

Thémon  admet'  cette  opinion;  il  y  joint  une  hypothèse 
qu'il  déclare  tirée  «  d'un  certain  traité  du  flux  et  du  reflux  de 
la  mer  »  ;  cette  hypothèse  est  telle  :  a  La  mer  s'enfle  et  entre  en 
ébuUition  sous  le  parcours  du  soleil;»  de  ces  deux  supposi- 
tions, il  tire  cette  explication  des  marées^: 

Tandis  que  le  soleil  se  meut  entre  les  tropiques,  ses  rayons 
tombent  normalement  sur  la  mer  et  réchauffent  violemment; 
l'eau  qui  se  trouve  exactement  sous  le  soleil  entre  en  ébullition 
exactement  comme  en  une  marmite  placée  sur  le  feu;  elle 
s'enfle  donc,  produisant  une  extumescence  qui  se  meut  d'orient 
en  occident  comme  le  soleil.  Pendant  ce  temps,  dans  les 
régions  septentrionales,  la  lune  dont  la  vertu  est  propre  à  créer 
l'eau,  refroidit  les  vapeurs  et  produit  une  augmentation  de  la 
mer;  ainsi  se  trouvent  engendrées  deux  pleines  mers,  l'une 
par  la  raréfaction  que  détermine  le  soleil,  l'autre  par  la  géné- 
ration d'eau  qui  provient  de  la  lune. 

Cette  théorie  peut  nous  sembler  enfantine  ;  elle  n'en  était  pas 
moins  en  progrès  sur  toutes  celles  qui  l'avaient  précédée. 
Depuis  Ptolémée,  les  astrologues  expliquaient  presque  tous 
les  vives-eaux  des  syzygies,  les  mortes-eaux  des  quadratures, 
en  supposant  que  le  soleil  pouvait  exalter  ou  atténuer  l'in- 
fluence de  la  lune  suivant  la  position  relative  des  deux  astres. 

1.  Thimonis  Quœstiones  in  quatuor  libros  Metheorum  ;  in  librum  II  quaestio  I. 

2.  Thimonis  Quœstioiies  in  quatuor  libros  Metheorum;  in  librum  II  quaestio  IL 


176  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

Pour  la  première  fois,  avec  Théinon,  nous  voyons  la  marée 
totale  décomposée  en  deux  marées  partielles,  de  périodes  diffé- 
rentes, dont  Tune  dépend  de  la  marche  de  la  lune  et  l'autre  de 
la  marche  du  soleil.  L'idée  sera  reprise,  au  premier  tiers  du 
xvi^  siècle,  par  Frédéric  Grisogone  de  Zara',  et  cela  pour  ne 
plus  être  abandonnée. 

Or,  que  cette  curieuse  théorie  des  marées  ait  attiré  l'attention 
de  Léonard  de  Vinci,  nous  n'en  saurions  douter  lorsque  nous 
lisons  le  passage  suivant  ^  : 

((  La  mer  sous  l'équinoxe  s'élève  par  la  chaleur  du  soleil  et 
prend  mouvement,  en  toute  partie  de  la  colline  ou  partie  de 
l'eau  qui  s'élève,  pour  donner  l'égalité  et  rendre  la  perfection 
à  sa  sphère.  » 

C'est  encore  la  même  théorie  qui  suggère  cet  autre  passage  ^ 
inscrit  en  un  cahier  que  Léonard  composa,  nous  en  aurons 
bientôt  la  preuve,  postérieurement  au  cahier  F  : 

{{  Da  mouvement  de  la  mer  toutes  les  six  heures...  Si  le  chaud 
meut  les  humeurs,  le  froid  les  arrête,  et  011  le  froid  est  plus 
grand,  se  trouve  une  plus  grande  solidification  d'humeurs. 

»  Si  quelqu'un  voulait  dire  que  ce  fût  la  lune,  augmentatrice 
du  froid,  qui  fit  croître  et  décroître  la  mer  toutes  les  six  heures, 
cela  paraît  impossible  pour  les  raisons  ci-dessus  énoncées.  En 
effet,  une  chose  étant  semblable  à  une  autre,  elle  n'attirera  pas 
par  ressemblance,  mais  par  dissemblance;  lu  ne  verras  pas 
le  feu  chaud  et  sec  attirer  à  lui  le  feu,  mais  bien  au  contraire, 
il  attirera  le  froid  et  l'humide  ;  tu  ne  vois  pas  Teau  attirée  par 
d'autre  eau.  » 

Léonard  combat  visiblement  ici  en  faveur  de  la  théorie  du 
flux  et  du  reflux  proposée  par  Thémon,  contre  la  doctrine  qui 
attribue  la  marée  à  l'action  sympathique  de  la  lune,  astre 
humide  par  excellence,  sur  les  humeurs  terrestres. 

1.  Fcderici  Chrlsogoni  nobilis  Jadertini  De  arlificioso  modo  collegiandi,  pronosti- 
cûndl  cl  curandi  fcbres  et  de  pi'ognosticis  œgrUudinum  per  dies  criticos,  necnon  de  humana 
felicitale,  ac  deniqiie  de  Jlaxu  et  refluxu  maris;  Voncliis,  impr,  ;t  Joan.  A.  de 
Sabio,  i528. 

2.  Les  manusciits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  (]h.  Kavaisson-Mollien ;  ms.  F 
de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  loi.  70,  verso. 

3.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Ch.  llavaissoa-Mollien  ;  ms.  A 
de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  07,  recto. 


THÉMON    LE    FILS    DU    JUIF    ET    LEONARD    DE    VINCI  I77 

Plus  tard  encore,  au  cahier  E  %  Léonard  formule  de  nouveau 
sa  croyance  à  une  marée  solaire  : 

(( ...  Décris...  comment  l'eau  des  mers  équinoxiales  est  plus 
haute  que  les  eaux  septentrionales,  et  est  plus  haute  sous  le 
corps  du  soleil  qu'en  aucune  autre  partie  de  ce  cercle 
équinoxial.  » 

Si  nous  nous  proposions  simplement  d'établir  que  Léonard  a 
lu  les  Questions  compilées  par  Thémon,  le  fils  du  Juif,  sur  les 
Météores  d'Aristote,  il  serait  superflu  d'insister;  la  preuve  est 
faite.  Mais  nous  voulons  davantage  ;  notre  objet  est  de  suivre, 
en  l'esprit  du  Vinci,  le  progrès  de  certaines  pensées  suggérées 
par  la  lecture  du  vieux  maître  de  l'École  nominaliste  de  Paris. 


IV 


La  mer  est -elle  plus  haute  que  la^erre? 

Nous  allons,  en  effet,  prendre  quelques-unes  des  doctrines 
qui  ont  contribué  à  former  le  traité  Del  moto  e  misura  delV 
acqua,  publié  en  1826  par  F.  Gardinali,  et  nous  allons 
retracer  l'évolution  par  laquelle  elles  se  sont  développées  au 
sein  du  génie  de  Léonard.  Les  notes  manuscrites  du  grand 
peintre  nous  permettront  de  suivre  pas  à  pas  les  démarches 
par  lesquelles  il  s'est  efforcé  d'atteindre  la  vérité  et,  au  cours 
de  ces  démarches,  nous  constaterons  la  continuité  de  l'in- 
fluence exercée  par  Thémon.  C'est  la  lecture  de  Thémon  qui 
aura  déposé  le  premier  germe  de  la  théorie  au  progrès  de 
laquelle  travaille  Léonard;  et  si  celui-ci  s'écarte  un  moment 
des  opinions  du  vieux  maître  scolastique,  il  ne  tardera  pas  à 
revenir  vers  elles. 

La  mer  est-elle  plus  élevée  que  la  terre?  Cette  question  était 
souvent  agitée  au  sein  des  écoles  du  Moyen-Age.  Les  quatre 
éléments  qui  forment  le  monde  sont,  en  allant  du  plus  grave 
au  plus  léger,  la  terre,  l'eau,  l'air  et  le  feu  ;  ne  convient-il  pas 

I.  Les  manuscrils  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  E  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  12,  recto. 

p.    DUHEM.  ii 


î-jS  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    ViNCt 

qu'ils  se  succèdent  dans  cet  ordre  à  partir  du  centre  de 
l'Univers?  Et  de  même  que  le  feu  se  trouve  au-dessus  de  l'air, 
ne  convient-il  pas  que  la  surface  des  mers  soit  plus  distante  du 
centre  du  monde  que  la  surface  de  la  terre  ferme?  Telle  était 
l'opinion  soutenue  par  Averroës. 

Assurément,  cette  opinion  avait  rencontré,  dès  le  Moyen- 
Age,  de  vigoureuses  contradictions.  Déjà  au  xni^  siècle,  Cam- 
panus  de  Novare  soutenait  que  partout  oii  la  terre  ferme 
émergeait,  elle  était  plus  distante  du  centre  du  monde  et, 
partant,  plus  haute  qne  la  surface  des  mers  ;  la  doctrine  de  la 
pesanteur  exposée  par  Albert  de  Saxe  prêtait  son  appui  à 
l'affirmation  de  Campanus;  nombreux  étaient  toutefois  ceux 
qui  tenaient  pour  la  supposition  d'Averroës  ;  on  la  trouve, 
ouvertement  professée,  non  seulement  au  xv"  siècle,  mais 
encore  au  milieu  du  xvi^  siècle. 

Thémon  a  développé ^  avec  beaucoup  de  force  l'opinion  de 
Campanus;  au  cours  de  sa  minutieuse  discussion,  nous  lisons 
ce  qui  suit  :  «  La  surface  qui  termine  les  eaux  de  la  mer  est 
plus  rapprochée  du  centre  de  l'Univers  que  la  surface  convexe 
de  la  terre  sur  laquelle  nous  nous  trouvons  ;  comme  le  remar- 
que Aristote,  cette  proposition  peut  se  constater  expérimenta- 
lement; considérons,  en  effet,  la  surface  d'une  rivière  qui  se 
jette  à  la  mer,  de  la  Seine  par  exemple;  aux  lieux  où  nous 
nous  trouvons,  la  terre  est  visiblement  plus  élevée,  c'est-à-dire 
plus  éloignée  du  centre  du  monde  que  la  surface  de  l'eau  de  la 
rivière;  mais  au  fur  et  à  mesure  que  la  rivière  s'approche  de 
la  mer,  la  surface  de  ses  eaux  devient  plus  voisine  du  centre  du 
monde;  sinon,  l'eau  ne  descendrait  pas  plutôt  vers  la  mer  que 
vers  une  autre  région;  puisque  la  mer  reçoit  cette  rivière,  c'est 
que  la  surface  de  la  mer  ne  s'éloigne  pas  davantage  du  centre 
que  l'eau  de  la  rivière,  mais,  au  contraire,  qu'elle  en  est 
plus  proche;  la  convexité  de  la  mer  est  donc  sûrement  plus 
voisine  du  centre  de  l'Univers  que  la  surface  de  la  terre  ferme 
011  nous  sommes.  » 

I.  Thimonis  Quxsliones  in  quatuor  libros  Melheorum;  in  librum  1  qiuoslio  V  (ap. 
cdd,  Parisiis  i5iG  vcl  i5i8),  vel  qii.nestio  VI  (ap.  cd.  Vcncliis  iSaa).  La  première 
question  du  premier  livre  en  cette  dernière  édition  manque  dans  les  deux  éditions 
données  par  Georges  Lekorl. 


THÉMON    LE    FILS   DU    JUIF    ET    LEONARD    DE    VINCI  1 79 

Ce  passage  était  sans  doute  sous  les  yeux  de  Léonard  lors- 
qu'il composait  celui-ci  s  où  il  explique  l'illusion  qui  fait, 
parfois,  paraître  la  mer  plus  haute  que  la  terre  : 

((  Naturellement,  jamais  aucune  partie  de  la  terre  que  décou- 
vrent les  eaux  n'est  plus  basse  que  la  surface  de  la  sphère  de 
l'eau.  DB  (flg.  i),  est  une  plaine 
où  un  fleuve  court  à  la  mer,  cette 
plaine  ayant  pour  terme  la  mer  ; 
en  fait,  cette  plaine  découverte 
n'est  pas  dans  la  position  de 
l'égalité 2,  puisque^  s'il  en  était 
ainsi,  le  fleuve  n'aurait  pas  de 
mouvement;  puisqu'il  se  meut,  p^^   ^ 

cette  position  doit  plutôt  être  dite 

plage  que  plaine.  Ainsi  la  plaine  DB  confine  de  telle  manière 
à  la  sphère  de  l'eau,  que  si  l'on  s'avançait  en  continuelle  recti- 
tude suivant  BA,  elle  entrerait  sous  la  mer;  de  là  naît  que  la 
mer  ACB  paraît  plus  haute  que  la  terre  découverte.  » 

Chose  curieuse,  nous  allons  voir  Léonard  rejeter  l'opinion 
qu'il  soutient  dans  ce  passage  et  admettre  que  la  mer  peut  être 
plus  élevée  que  les  plus  hautes  montagnes  ;  ses  méditations 
sur  l'origine  des  sources  vont  le  conduire  à  cette  singulière 
opinion. 

Nous  admettons  aujourd'hui  comme  un  fait  d'évidence 
immédiate  que  les  sources  proviennent,  pour  la  plupart,  des 
eaux  pluviales  qui  ont  imbibé  la  terre  et  se  sont  infiltrées  dans 
les  fissures  des  roches.  Cette  vérité  qui  nous  paraît  si  simple 
et  si  obvie,  est,  en  réalité,  une  de  celles  qui  ont  eu  le  plus  de 
peine  à  s'accréditer.  Au  premier  livre  des  Météores^  Aristote  ne 
pense  pas  qu'une  telle  cause  suffise  à  expliquer  la  masse  des 
eaux  qui  sortent  du  flanc  des  montagnes  et  donnent  naissance 
aux  fleuves  ;  il  veut  encore  qu'une  grande  partie  de  ces  eaux 
ait  été  vraiment  engendrée  au  sein  de  la  terre  ;  Thémon  par- 


1.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Ch.  Ravaisson-Mollien;  ms.  F 
de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  78,  recto.  —  Ce  passage  est  textuellement  repro^ 
duit  dans  le  traité  Del  moto  e  misura  deW  acqua,  libre  primo,  capitolo  XIX. 

2.  G'est-à-dire  :  n'est  pas  horizontale. 


l8o  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

tage  celte  opinion'  ;  quant  à  Léonard,  observateur  si  eagace  de 
tout  ce  qui  concerne  les  eaux  courantes^  il  ne  paraît  pas,  en 
tout  ce  qu'il  a  écrit  touchant  les  sources,  qu'il  leur  ait  attribué 
un  seul  instant  une  origine  pluviale. 

Pline  l'Ancien  attribuait  aux  sources  une  autre  origine 
qu'Aristote;  il  voulait  ^  qu'elles  vinssent  de  la  mer  :  «  La  mer 
pénètre  dans  la  terre  entière,  à  l'intérieur,  à  l'extérieur,  à  la 
surface,  par  les  veines  et  les  canaux  qui  la  sillonnent  en  tous 
sens;  on  la  voit  s'échapper  des  plus  hauts  sommets  auxquels 
elle  est  parvenue  comme  par  un  siphon,  grâce  à  l'effort  des 
vents,  à  la  pression  produite  par  le  poids  des  terres;  bien  loin 
donc  que  la  mer  ne  risque  de  tomber,  on  en  voit  l'eau  jaillir 
en  tous  les  sommets,  même  les  plus  élevés  ;  et  par  là  on  voit 
clairement  pourquoi  l'afflux  quotidien  d'un  si  grand  nombre 
de  fleuves  ne  fait  pas  croître  la  mer.  » 

Thémon^  avait  fort  sagement  réfuté  les  raisonnements  que 
Pline  avait  tirés  d'une  Hydrostatique  bien  mal  informée  : 
«  L'eau  des  sources  ne  monte  pas  aux  orifices  des  fontaines,  du 
moins  en  général,  par  suite  de  la  pression  des  terres;  si  la  terre 
était  un  fluide,  ou  bien  encore  si  elle  était  entièrement  impré- 
gnée d'eau,  elle  pourrait  comprimer  l'eau  et  la  faire  monter; 
mais  alors  la  terre  entière  descendrait  peu  à  peu  et  finirait  par 
être  submergée...  » 

«...L'eau  peut  bien  monter  naturellement  jusqu'au  déversoir 
d'une  fontaine,  mais  jamais  elle  ne  peut  monter  plus  haut  que 
le  lieu  d'oii  elle  vient;  ce  mouvement  est  simplement  un  effet 
de  la  vertu  par  laquelle  un  corps  moins  grave  monte  pour 
céder  sa  place  à  un  corps  plus  grave.  Cette  vérité  apparaît 
clairement  par  les  expériences  que  nous  fournissent  les  canaux 
et  les  aqueducs;  jamais  on  ne  peut  conduire  l'eau  d'une  source 
en  un  lieu  plus  élevé  que  son  lieu  d'origine.  » 

Léonard  de  Vinci  est  trop  bon  hydraulicien  pour  mécon- 
naître la  valeur  des  objections  de  Thémon  contre  l'hypothèse 
de  Pline;  il  fonde  d'ailleurs  toute  son  Hydrostatique  sur  ce 

1.  Thimonis  Quiestiones  in  quatuor  libros   Melheorum;   iii  librum  I  qu.Tstio  XI\ 
(ap.  edd.  Parisiis  i5iG  et  i5i8),  vel  quaeslio  X.X  (ap.  éd.  Veniliis  loaa). 
3.  C.  Plinii  Sccundi  Naturalis  historix  liber  II. 
3.  Thémon,  loc.  cit. 


THÉMON    LE    FILS    DU    JUIF    ET    LEONARD    DE    VINCI  l8l 

principe  :  «  L'eau  ne  se  meut  pas  d'elle-même  si  elle  ne  descend 
pas.  »  Cependant,  il  est  séduit  par  cette  hypothèse  ^  qui  attribue 
aux  infiltrations  des  eaux  de  la  mer  l'origine  des  fleuves;  il 
lui  faut  donc  prouver  que  la  mer,  ou  tout  au  moins  quel- 
qu'une de  ses  parties,  est  plus  élevée  que  les  sources  les  plus 
haut  situées,  partant  que  les  cimes  des  plus  grandes  mon- 
tagnes. 

Il  s'imagine,  en  effet,  avoir  obtenu  de  cette  proposition 
une  démonstration  convaincante  et,  dans  sa  joie  d'une  telle 
découverte,  il  célèbre  la  supériorité  de  la  méthode  qui  la  lui  a 
fournie,  de  l'observation  directe  de  la  nature,  sur  la  lecture 
des  livres  qu'il  tient  de  fra  Bernardino  2. 

((  Si  l'eau  qui  sourd  par  les  hautes  cimes  des  monts  vient  de 
la  mer,  dont  le  poids  la  pousse  là-haut,  afin  qu'elle  soit  plus 
haute  que  ces  monts,  pourquoi  une  telle  particule  d'eau  a-t-elle 
ainsi  possibilité  de  s'élever  à  une  si  grande  hauteur  et  de  ne 
pénétrer  la  terre  qu'avec  tant  de  difficulté  et  de  temps?  Pour- 
quoi n'a-t-il  pas  été  accordé  au  reste  de  l'élément  de  l'eau  de  faire 
de  même,  lequel  confine  à  l'air  qui  n'est  pas  pour  lui  résister, 
dételle  manière  que  le  tout  ne  s'élève  pas  à  la  même  hauteur 
que  la  susdite  partie?  A  toi  qui  as  trouvé  une  telle  invention, 
il  revient  d'apprendre  de  nouveau  par  l'observation  de  la 
nature;  car  tu  te  trouveras  bientôt  pris  de  court  avec  toutes 
les  opinions  dont  tu  as  fait  grande  provision  en  lisant  le  fonds 
du  frère,  dont  tu  es  possesseur  3.  » 

Quelle  est  donc  l'invention  qui  arrache  à  Léonard  ce  cri  de 
joie  et  de  triomphe?  La  voici  en  substance  : 

Un  courant  constant  déverse  les  mers  les  unes  dans  les 
autres;  ce  courant  suppose  une  pente;  par  suite  de  cette  déni- 
vellation, le  niveau  de  certaines  mers  surpasse  celui  de  l'Océan, 
plus  que  ce  dernier  n'est  dominé  par  les  plus  hautes  monta- 
gnes;  ainsi,  l'eau  provenant  de  ces  mers  peut  sourdre  aux 

1.  N'oublions  pas  que  Léonard  possédait  une  Histoire  naturelle  de  Pline  parmi  les 
livres  dont  le  Codice  atlantico  nous  a  conservé  la  liste. 

2.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Ch.  RaYaisson-^k)llien  ;  ms.  F 
de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  7^,  verso. 

3.  La  fin  de  ce  passage  est  peu  claire  dans  le  manuscrit  de  Léonard  ;  nous  l'avons 
légèrement  paraphrasée,  en  suivant  les  indications  données  par  M.  Charles  Ravaisson- 
Mollien.  • 


l8a  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

sommets  des  monts  les  plus  élevés.  Voyons  naître  cette  hypo- 
thèse en  l'esprit  de  Léonard  ^  : 

((  On  demande  si  un  fleuve  qui  passe  par  un  lac  altère  Vunifor- 
mité  de  la  distance  au  centre  du  monde  que  présentait  la  surface 
de  ce  lac,  avant  que  le  fleuve  passât  par  le  susdit  lac. 

))  C'est  là  une  belle  question;  et  l'on  prouve  qu'une  telle 
surface  ne  garde  pas  l'uniformité  de  sa  dislance  au  centre  du 
monde  lorsqu'elle  donne  passage  au  susdit  fleuve,  par  la  qua- 
trième qui  montre  que  l'eau  ne  se  meut  pas  si  elle  ne  descend 
pas.  Et,  ici,  il  faut  entendre  que  la  sortie  du  lac  a  une  largeur 
semblable  à  celle  de  l'entrée  ;  s'il  en  est  ainsi,  il  est  nécessaire 
que  l'eau  soit  de  cours  uniforme,  par  la  septième,  qui  montre 
que  le  mouvement  de  tout  fleuve  en  temps  égaux  donne  à  toute 
partie  de  sa  longueur  un  égal  poids  d'eau.  Maintenant,  si  le 
fleuve  émettait  de  l'eau  qui  voulût  une  brasse  de  descente  par 
mille,  la  largeur  de  la  sortie  étant,  comme  il  est  dit,  égale  à  la 
largeur  de  l'entrée,  il  est  nécessaire  que  tout  le  fleuve  qui  passe 
par  le  lac  ait,  lui  aussi,  une  brasse  de.  descente  par  mille  ;  ainsi 
donc  l'eau  d'un  tel  lac  sera,  à  sa  surface,  à  une  distance  variée 
du  centre  du  monde.  » 

C'est  là,  selon  le  mot  de  Léonard,  une  belle  question;  mais 
la  réponse  est  incomplète;  la  section  du  lac  surpasse  de  beau- 
coup la  section  du  fleuve;  les  vitesses  d'écoulement  du  lac  et 
du  fleuve  et,  partant,  les  inclinaisons  de  leurs  surfaces  sont  en 
raison  inverse  de  ces  sections  ;  la  pente  de  la  surface  du  lac 
sera  donc  insensible.  Cette  remarque  ruine  d'avance  toute 
l'argumentation  de  Léonard;  mais  n'y  insistons  pas;  Léonard 
saura  bien  se  corriger  lui-même.  Pour  le  moment,  contentons- 
nous  de  suivre  le  développement  de  sa  pensée  et  de  reproduire 
la  conséquence  qu'il  tire  des  considérations  précédentes  :  «  Il 
suit  de  là  que  la  mer  de  Tana^,  qui  confine  au  Tanaïs,  est  la 
plus  haute  partie  qu'ait  la  mer  Méditerranée  ;  or  elle  est  éloi- 
gnée du  détroit  de  Gibraltar  de  35oo  milles,  comme  montre 
la  carte  à  naviguer,  ce  qui  donne  une  descente  de  35oo  brasses^ 

1.  Les  manuscrils  de  Léonard  de  Vinci  publiés  par  Ch.  Ravaisson-Mollien;  nis.  F 
de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  68,  verso,  et  fol.  68,  recto.  Cf.:  Del  moto  e  misura 
dell' acqua,  libro  I,  cap.  XII. 

3.  La  mer  d'Azow. 


TIIÉMON    LE    FILS    DU    JUIF    ET    LÉONARD    DE    VINCI  l83 

c'est-à-dire  un  mille  et  un  sixième  ;  cette  mer  est  donc  plus 
haute  que  tout  mont  d'Occident.  » 

Léonard  revient  un  peu  plus  loin  '  à  cette  même  conclusion  : 
«  Pourquoi  Veau  est  en  haut  des  monts  ?  Du  détroit  de  Gibraltar 
au  Don,  il  y  a  35oo  milles,  c'est-à-dire  un  mille  et  un  sixième 
de  différence  de  niveau,  en  donnant  une  brasse  de  descente 
par  mille  à  toute  eau  qui  se  meut  médiocrement;  et  la  mer 
Caspienne  est  beaucoup  plus  haute;  et  aucun  des  monts  d'Eu- 
rope ne  s'élève  d'un  mille  au-dessus  de  la  peau  de  nos  mers  ; 
donc  on  pourrait  dire  que  l'eau  qui  est  aux  cimes  des  monts 
vient  de  la  hauteur  des  mers  et  des  fleuves  qui  se  déversent  en 
ces  mers,  étant  plus  hauts  qu'elles.  » 

Invoquer  la  dénivellation  des  mers  pour  expliquer  la  pré- 
sence des  sources  à  la  cime  des  montagnes  était  assurément 
une  idée  nouvelle.  Mais  l'hypothèse  même  de  cette  dénivella- 
tion et  de  l'écoulement  qui  en  résulte  n'appartenait  point  en 
propre  à  Léonard;  au  second  livre  des  Météores,  Aristote  l'avait 
très  formellement  énoncée  :  «  Cet  ensemble  de  mers  qui  aboutit 
aux  colonnes  d'Hercule,  avait-il  dit,  écoule  dans  le  sens  de  la 
déclivité  terrestre  les  eaux  que  lui  amènent  une  multitude  de 
fleuves.  Le  PalusMéotide  coule  dans  le  Pont-Euxin  et  le  Pont- 
Euxin  dans  la  mer  Egée.  L'écoulement  des  autres  mers  est 
moins  visible.  Gela  est  dû  au  grand  nombre  des  fleuves,  car 
le  Palus-Méotide  et  le  Pont-Euxin  reçoivent  plusieurs  grands 
cours  d'eau.  Gela  est  dû  aussi  à  la  hauteur  de  la  mer.  La  mer 
semble  être  d'autant  plus  basse  qu'elle  s'avance  vers  les  colonnes 
d'Hercule.  Le  Pont-Euxin  est  plus  bas  que  le  Palus-Méotide;  la 
mer  Egée  est  plus  basse  que  le  Pont  Euxin;  la  mer  de  Sicile  est 
plus  basse  que  la  mer  Egée;  la  mer  Tyrrhénienne  et  la  mer  de 
Sardaigne  sont,  de  toutes,  les  plus  basses  ;  quant  aux  eaux  qui 
se  trouvent  en  dehors  des  Golonnes  d'Hercule,  elles  sont  comme 
en  une  cavité.  De  même  que  l'on  voit  les  fleuves  couler  des 
lieux  les  plus  élevés  vers  les  lieux  les  plus  bas,  de  même,  dans 
l'Océan,  un  courant  continuel  s'établit  des  lieux  les  plus  élevés 

1.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Gh.  Ravaisson  -MoUien;  ms.  F 
de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  5o,  recto.  —  On  observera  que  le  ms.  F  a  été, 
presque  en  entier,  écrit  à  rebours  ;  les  feuillets  qui  portent  les  numéros  les  plus  élevés 
doivent  être  lus  les  premiers. 


l84  ÉTUDES    SUR    LÉOlNfARD    DE    VINCI 

de  toute  la  Terre,  qui  sont  les  régions  arctiques,  vers  les  lieux 
les  plus  bas.  )) 

Lorsque  cette  explication  des  sources  qui  coulent  au  sommet 
des  montagnes  s'était  offerte  à  l'esprit  de  Léonard,  il  l'avait 
accueillie  avec  enthousiasme;  il  ne  s'y  tint  pas  longtemps; 
il  ne  tarda  pas  à  la  rejeter,  avouant  qu'il  était  absurde  de 
supposer  la  mer  plus  élevée  que  la  terre  ferme. 

Si,  en  effet,  la  dénivellation  des  mers  est  entretenue  par 
Teau  qu'amènent  des  fleuves  plus  élevés  que  la  plus  haute  des 
mers,  il  est  impossible  que  ceux-ci  tirent  leur  origine  de  la 
mer;  il  faut  qu'ils  viennent  de  certains  réservoirs;  mais  ceux- 
ci  ont  dû  s'épuiser  au  cours  des  siècles,  et  la  surface  des  mers  a 
dû  redevenir  horizontale.  Telle  est,  en  résumé,  l'argumentation 
par  laquelle  Léonard  dissipe  l'illusion  qui  l'avait  un  instant 
séduit. 

Voici  en  quels  termes  ^  il  confesse  et  corrige  son  erreur  : 

((  Opinion  de  quelques-uns  qui  disent  que  l'eau  de  quelques  mers 
est  plus  haute  que  les  plus  hauts  sommets  des  montagnes  et  que 
l'eau  est  poussée  vers  ces  sommets.  —  L^eau  n'ira  d'un  endroit 
dans  un  autre  que  si  ce  dernier  est  plus  bas  que  le  premier,  et 
elle  ne  pourra  jamais  remonter  par  son  courant  naturel  à  une 
élévation  égale  à  celle  de  la  première  place  où,  en  sortant  des 
monts,  elle  parut  au  ciel.  Quant  à  cette  partie  de  la  mer  que 
tu  disais  %  avec  une  fausse  imagination,  être  si  haute  qu'elle  se 
déversât  sur  les  cimes  des  hautes  montagnes,  elle  serait,  après 
tant  de  siècles,  épuisée  et  écoulée  par  les  issues  de  ces  monta- 
gnes. Tu  peux  bien  penser  que,  depuis  tant  de  temps  que  le 
Tigre  et  l'Euphrate  se  sont  déversés  par  les  sommets  des 
montagnes,  on  peut  croire  que  toute  l'eau  de  l'Océan  a  passé 
un  très  grand  nombre  de  fois  par  les  dites  embouchures;  or  tu 
ne  crois  pas  que  le  Nil  ait  mis  plus  d'eau  dans  la  mer  qu'il  n'y 
en  a  à  présent  dans  tout  l'élément  de  l'eau.  11  est  certain  que 


1.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Gh.  Ravaisson-Mollien ;  ms.  A 
delà  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  56,  recto  et  verso. 

2.  Ce  passage  nous  permet  d'aiïirmer  que  le  ms.  A  est  postérieur  au  ms.  F;  des 
rapprochements  de  ce  genre  permettraient,  croyons-nous,  de  classer  dans  leur  ordre 
chronologique  la  plupart  des  manuscrits  de  Léonard  et  de  suivre,  plus  exactement 
qu'on  ne  l'a  fait  jusqu'ici,  le  développement  de  ses  pensées. 


THÉMON    LE    FILS    DU    JUIF    ET    LEONARD    DE    VliNCI  l85 

si  cette  eau  était  tombée  hors  de  ce  corps  de  la  terre,  cette 
machine  aurait  été  sans  eau  depuis  longtemps  déjà;  en  sorte 
que  l'on  peut  conclure  que  l'eau  va  des  fleuves  à  la  mer  et 
de  la  mer  aux  fleuves,  en  faisant  toujours  le  même  circuit, 
et  que  toute  la  mer  et  les  fleuves  ont  passé  par  l'embouchure 
du  Nil.  )) 

Débarrassé  de  la  «  fausse  imagination  »  qui  avait,  un 
instant,  troublé  son  jugement,  Léonard  revient  à  la  doctrine 
soutenue  par  Gampanus  de  Novare,  par  Albert  de  Saxe,  par 
Thémon,  le  fils  du  Juif,  à  l'affirmation  que  la  surface  de 
la  terre  ferme  s'éloigne,  plus  que  la  surface  de  la  mer,  du 
centre  du  monde.  A  l'appui  de  cette  affirmation,  il  accu- 
mule maintenant  les  raisons;  et  dans  la  forme  passionnée 
qu'il  donne  parfois  à  ses  arguments,  on  sent  la  joie  qu'il 
éprouve  d'avoir  retrouvé  la  vérité,  le  désir  de  la  sauver  à 
jamais  du  doute  : 

«  Preuve^  que  la  siirjace  de  la  mer  est  équidistanfe  au  centre  de 
la  terre  et  est  la  plus  basse  surface  du  monde.  —  Les  parties  les 
plus  basses  des  montagnes  sont  où  elles  se  rejoignent  à  leurs 
vallées;  et  la  partie  la  plus  basse  d'une  vallée  est  sa  rivière, 
cause  de  cette  vallée  ;  les  fleuves  ont  leur  partie  la  plus  basse 
à  leur  confluent  avec  le  fleuve  royal  où,  en  perdant  leur  forme, 
ils  perdent  leur  nom;  enfin  la  partie  la  plus  basse  des  fleuves 
royaux  est  la  mer,  où  les  fleuves,  avec  leurs  affluents,  se  repo- 
sent de  leurs  pérégrinations.» 

a  Du  centre  de  rocéan^.  —  Le  centre  de  la  sphère  de  l'eau  est 
le  vrai  centre  de  notre  monde.  Celui-ci  se  compose  de  terre  et 
d'eau,  en  forme  ronde.  Mais  si  tu  voulais  trouver  le  centre  de 
l'élément  de  la  terre,  il  est  contenu  en  un  lieu  équidistant  de 
la  surface  de  l'Océan,  et  non  pas  équidistant  de  la  surface  de  la 
terre  ferme  ;  car  il  est  facile  de  comprendre  que  cette  boule  de 
la  terre  n'a  vraiment  rien  d'une  parfaite  rondeur,  sinon  en  ces 
parties  que  couvrent  la  mer,  les  lacs  ou  autres  eaux  mortes,  et 

1.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Ch,  Ravaisson-Mollien  ;  ms.  A 
de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  56,  verso. 

2.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Ch.  Ravaisson-Mollien;  ms.  A 
de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  58,  verso.  Cf.  :  Del  moto  e  misura  dell'  acqua, 
libro  I,  cap.  IX. 


l86  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  YINCl 

toute  partie  de  la  terre  qui  émerge  de  la  mer  s'éloigne  de  son 
centre.  » 

((  Preuve  ^  de  ce  que  la  terre  n  est  pas  ronde  et  de  ce  que,  n'étant 
pas  ronde,  elle  ne  peut  pas  avoir  un  commun  centre.  —  Nous 
voyons  le  Nil  partir  des  régions  méridionales  et  arroser 
diverses  provinces,  en  courant  vers  le  septentrion  sur  un 
espace  de  3ooo  milles,  puis  se  jeter  dans  les  eaux  méditerra- 
néennes, sur  les  rivages  d'Egypte  ;  or,  si  nous  voulons  donner 
à  cette  descente  dix  brasses  par  mille,  qu'on  accorde  commu- 
nément à  l'universalité  du  cours  des  fleuves,  nous  trouverons 
que  le  Nil  est,  à  la  fin,  plus  bas  de  dix  milles  qu'au  commen- 
cement. Nous  voyons  encore  le  Danube,  le  Rhin  et  le  Rhône 
partir  des  contrées  germaniques,  comme  d'une  sorte  de  centre 
de  l'Europe,  pour  prendre  leur  course  vers  les  mers,  l'un  à 
l'orient,  l'autre  au  septentrion,  et  le  dernier  vers  les  mers 
méridionales;  si  tu  considères  bien  tout,  tu  verras  que  les 
plaines  d'Europe  font  un  concours  beaucoup  plus  élevé  que  ne 
le  sont  les  hautes  cimes  des  monts  maritimes;  et  fîgure-toi 
combien  ces  cimes  sont  elles-mêmes  plus  élevées  que  les 
rivages  maritimes.  » 

«  De  quelques-uns  qui  disent  que  Veau  est  plus  haute  que  la 
terre  découverte.  —  Certes,  ce  n'est  pas  peu  d'admiration  que 
me  donne  l'opinion  commune  formée,  à  l'encontre  du  vrai, 
par  le  concours  universel  des  jugements  des  hommes;  ils  tom- 
bent tous  d'accord  que  la  surface  de  la  mer  est  plus  haute  que 
les  plus  hautes  cimes  des  montagnes,  en  alléguant  beaucoup 
de  vaines  et  puériles  raisons;  contre  ces  raisons,  j'en  allégue- 
rai, moi,  une  seule,  simple  et  courte  :  Nous  voyons  d'une 
manière  évidente  que  si  l'on  ôte  à  la  mer  ses  digues,  elle 
couvrira  la  terre  et  la  fera  de  parfaite  rondeur  ;  or,  considère 
quelle  quantité  de  terre  on  enlèverait  pour  faire  que  les  ondes 
marines  couvrissent  le  monde;  donc  ce  qu'on  enlèverait  serait 
plus  élevé  que  les  rivages  de  la  mer.  » 

I.  Cf.  :  Del  moto  e  misura  deW  acqua,  libro  ï,  cap.  X. 


ÏHÉMON    LE    FILS    DU    JUIF    ET    LEONARD    DE    VINCI  187 


Gomment  l'eau  peut  sourdre  au  sommet  des  montagnes 

En  renonçant  à  la  supposition  qui  plaçait  le  niveau  de  cer- 
taines mers  plus  haut  que  le  sommet  des  montagnes,  Léonard 
a  rejeté  la  réponse  qu'il  donnait  tout  d'abord  à  cette  question  : 
Gomment  l'eau  peut-elle  sourdre  aux  cimes  les  plus  élevées? 
S'il  a  abandonné  sa  première  solution  de  ce  problème,  c'est 
qu'il  en  a  trouvé  une  autre  qui  lui  paraît  meilleure. 

Gette  solution,  Léonard  la  justifie  par  une  comparaison; 
par  la  comparaison  entre  le  corps  de  la  Terre  et  le  corps  de 
l'homme;  à  cette  comparaison  il  donne  tant  d'importance 
qu'il  projette  de  la  mettre  en  tête  du  Traité  de  Veau  qu'il  a 
dessein  d'écrire  : 

((  Commencement  du  Traité  de  Veau  ' .  —  L'homme  est  dit  par 
les  Anciens  un  petit  monde,  et  certes  cette  épithète  est  bien 
placée.  En  effet,  l'homme  est  composé  de  terre,  d'eau,  d'air  et 
de  feu;  le  corps  de  la  Terre  est  de  même.  Si  l'homme  a  en  lui 
des  os  qui  le  soutiennent  et  une  armature  de  chair,  le  monde 
a  les  roches  qui  supportent  la  terre.  Si  l'homme  a  en  lui  le  lac 
du  sang,  où  croît  et  décroît  le  poumon  dans  la  respiration,  le 
corps  de  la  Terre  a  son  océan  qui,  lui  aussi,  croît  et  décroît 
toutes  les  six  heures  avec  la  respiration  du  monde.  Si  dudit 
lac  de  sang  dérivent  les  veines,  qui  vont  se  ramifiant  dans  le 
corps  humain,  de  même  l'océan  remplit  le  corps  de  la  Terre 
d'infinies  veines  d'eau.  Il  manque  au  corps  de  la  Terre  les 
nerfs,  qui  ne  s'y  trouvent  pas,  parce  que  les  nerfs  sont  faits  à 
l'intention  du  mouvement,  et  que  le  monde  étant  de  perpétuelle 
stabilité,  il  n'y  advient  aucun  mouvement;  aucun  mouvement 
n'y  advenant,  les  nerfs  n'y  sont  pas  nécessaires.  Mais  en  toutes 
choses,  l'homme  et  le  monde  sont  fort  semblables.  » 


I.  Les  manuscrits  de  L'îonard  de  Vinci,  publiés  par  Gli,  Ravaisson-Mollien  ;  ms.  A 
de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  55,  verso.  Cf.  :  Del  moto  e  misura  deW  acqua, 
libro  I,  cap.  XXXIX. 


l88  ÉTUDES    SUll    LÉONAKD    DE    VINCI 

Suivons  cette  analogie  :  l'eau  sourd  au  sommet  des  monta- 
gnes; le  sang  afflue  à  la  tète  de  l'homme;  ces  deux  effets 
semblables  se  doivent  expliquer  par  des  raisons  semblables; 
aussi  Léonard  poursuit-il  en  ces  termes  i  : 

((  Des  veines  de  Veau  au  sommet  des  montagnes.  — 11  apparaît 
clairement  que  toute  la  surface  de  l'océan,  quand  il  ne  subit 
aucune  fortune,  est  également  distante  du  centre  de  la  Terre, 
et  que  les  cimes  des  montagnes  sont  d'autant  plus  éloignées 
de  ce  centre  qu'elles  s'élèvent  davantage  au-dessus  du  centre 
de  la  surface  de  la  mer.  Donc  si  le  corps  de  la  Terre  n'avait  pas 
de  ressemblance  avec  l'homme,  il  serait  impossible  que  l'eau 
de  la  mer,  qui  est  tellement  plus  basse  que  les  montagnes, 
pût,  par  sa  nature,  monter  au  sommet  de  ces  montagnes.  D'où 
il  est  à  croire  que  la  raison  qui  retient  le  sang  au  sommet  de 
la  tête  de  l'homme  est  la  même  qui  retient  l'eau  au  sommet 
des  montagnes.  » 

L'explication  des  deux  phénomènes  offre  des  difficultés 
toutes  pareilles';  l'un,  comme  l'autre,  semble  contredire  à  la 
tendance  qu'ont  tous  les  liquides,  à  leur  commun  désir  de 
s'écouler  des  lieux  élevés  vers  les  lieux  bas  : 

((  11  semble  2  à  première  vue  que  si  quelqu'un  cassait  le  haut 
de  la  tête  de  l'homme,  il  ne  devrait  sortir  que  le  sang  qui  se 
trouve  entre  les  bords  de  cette  cassure;  en  effet,  toute  chose 
pesante  désire  les  lieux  bas,  le  sang  a  un  poids,  et  il  paraît 
impossible  que,  de  lui-même,  il  monte  comme  une  chose  aérienne 
et  légère.  Diras-tu  que  le  poumon  se  dilate  au  sein  du  lac  de 
sang  quand  ce  poumon,  dans  la  respiration,  s'emplit  d'air; 
qu'en  se  dégonflant,  il  chasse  de  ce  lac  le  sang  qui  fuit  dans 
les  veines  et  les  fait  croître  et  gonfler  ;  que  c'est  ce  gonflement 
qui  oblige  le  sang  à  s'échapper  par  la  rupture  du  sommet  de 
la  tête?  Cette  opinion  serait  vite  réfutée.  Les  veines,  en  effet, 
suffisent  bien  par  elles-mêmes  à  fournir  une  commode  retraite 
au  sang  qui  afflue;  celui-ci  n'a  pas  besoin  de  déborder  par  la 
cassure  de  la  tête,  comme  s'il  manquait  de  place.  » 

1.  Léonard  de  Vinci, /oc.  cil.CJ.  Delmoloc  misuradeW  acqua,\'\hvo\,CQ-[).  XXXVIU. 

2.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Ch.  Uavaisson-Mollien;  ms.  A 
de  la  Bibliothèque  de  l'Instilut,  fol.  56,  verso. 


THÉMON    I.E    FILS    DU    JUIF    ET    LEONARD    DE    VINCI  189 

Quelle  est  donc  la  cause  qui,  en  dépit  de  la  pesanteur,  fait 
affluer  le  sang  à  la  tête  de  l'homme?  C'est  la  chaleur.  La 
chaleur  mêle  à  un  corps  pesant  des  parties  de  feu  qui  sont 
légères  et  dont  la  légèreté  porte  vers  le  haut  le  mixte  ainsi 
composé  : 

((  Pourquoi  ce  sang  J ait  par  le  sommet  de  la  téte^.  —  Les  parties 
spirituelles  ont  force  de  se  mouvoir  et  d'associer  à  leur  course 
les  parties  matérielles.  Nous  voyons  le  feu,  moyennant  la 
chaleur  spirituelle,  envoyer  au-dessus  de  la  cheminée,  mêlées 
aux  vapeurs  et  aux  fumées,  des  matières  terrestres  et  pesantes; 
ainsi  en  est-il  pour  la  suie,  que  tu  verras  se  réduire  en  cendres 
si  tu  la  brûles.  De  même  la  chaleur  mêlée  au  sang,  désireuse 
de  retourner  à  son  élément,  et  trouvant  à  s'évaporer  par  la 
rupture  de  la  tête,  emporte  en  sa  compagnie  le  sang  auquel 
elle  est  infusée  et  mêlée...  Le  feu  veut  retourner  à  son  élément 
et  emporte  avec  lui  les  humeurs  réchauffées,  comme  on  le  voit 
en  distillant  du  vif  argent  dans  un  alambic;  quand  cet  argent 
de  si  grande  pesanteur  sera  mêlé  à  la  chaleur  du  feu,  tu  le 
verras  se  soulever,  monter  en  fumée,  et  aller  retomber  dans 
un  second  réceptacle,  en  reprenant  sa  première  nature.  » 

On  peut  d'ailleurs  constater  que  «  le  chaud  rend  légers  les 
corps  pesants  »  au  moyen  de  cette  «  expérience  »  probante^  : 

((  Si  deux  choses  de  poids  égal  sont  placées  sur  la  balance, 
celle  qui  sera  embrasée  sera  plus  légère  que  l'autre,  qui  est 
froide.  » 

«  Tu  feras  cette  épreuve  au  moyen  de  deux  balles  de  cuivre 
attachées  aux  balances  par  deux  fils  de  fer;  tu  mettras  l'une 
des  deux  au  feu  que  tu  attiseras  en  soufflant;  quand  le  feu 
l'aura  portée  au  rouge,  tu  l'en  retireras,  afin  que  le  poids  ne 
soit  pas  soulevé  par  la  vapeur  chaude  qui  monte;  tu  verras 
alors  que  cette  balle,  qui  avait  même  poids  que  l'autre  lors- 
qu'elle était  froide,  est  devenue  plus  légère  par  l'effet  de  la 
chaleur.  » 

C'est  donc  cette  légèreté,  effet  de  la  chaleur,  qui  porte  le 
sang  jusqu'au   sommet    de  la  tête  lorsque   l'homme  est  en 

I.  Léonard  de  Vinci,  loc.  cit. 
3.  Léonard  de  Vinci,  loc.  cit. 


jqô  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VlNCl 

vie;    c'est  elle  aussi   qui  pousse  l'eau  jusqu'au  sommet  des 
montagnes  : 

((  Explication  de  la  présence  de  l'eau  au  sommet  des  montagnes  ' . 
—  Je  dis  qu'elle  est  comme  le  sang,  que  la  chaleur  naturelle 
relient  dans  les  veines,  au  sommet  du  corps  de  l'homme  ; 
quand  l'homme  est  mort,  le  sang,  refroidi,  se  réfugie  dans  les 
parties  basses  du  corps;  quand  le  soleil  échauffe  la  tête  de 
l'homme,  le  sang  y  afflue,  mêlé  d'humeurs,  en  telle  abondance, 
qu'il  force  les  veines  et  engendre  souvent  des  douleurs  de  tête. 
De  même,  il  est  des  veines  qui  vont  se  ramifiant  dans  tout 
le  corps  de  la  Terre;  la  chaleur  de  la  Terre,  répandue  en  tout 
ce  corps  continu,  maintient  l'eau  élevée  dans  ces  veines 
jusqu'aux  plus  hautes  cimes  des  montagnes.  L'eau  que  contient 
un  conduit  muré,  creusé  dans  le  corps  de  la  montagne,  sera 
comme  une  chose  morte  ;  elle  ne  s'élèvera  pas  du  tout,  parce 
qu'elle  n'est  pas  échauffée  par  la  chaleur  vitale  de  la  première 
veine.  La  chaleur  de  l'élément  du  feu  et,  le  jour,  la  chaleur  du 
soleil,  ont  la  puissance  de  la  réveiller.  » 

Et  Léonard  d'imaginer^  une  expérience  propre  à  confirmer 

cette  explication  :  Au  fond  d'une 
sorte  de  fournaise  se  trouve  de 
l'eau  ;  un  grand  feu  échauffe 
le  sommet  de  cette  fournaise, 
comme  le  soleil  échauffe  la  cime 
des  montagnes  ;  l'eau  s'élève  en 
vapeurs  au  sein  de  la  fournaise 
et,  par  un  conduit  percé  non 
loin  du  sommet,  elle  distille  au 
dehors  : 

((  Si  tu    prends   l'instrument 
R  F  (Jig.  2)  et  que  tu  l'échauffés 
par-dessus,  l'eau  quittera  R  F  et,  montant,  se  déversera  par  A.  » 
Toute  cette  Physique,  bien  surprenante  pour  notre  science 

1.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Ch.  Ravaisson-Mollion  ;  ms.  A 
de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  56,  recto.  —  Cf.:  Del  moto  e  misura  deW  acqua, 
libro  I,  cap.  XLI. 

2.  Léonard  de  Vinci,  lac.  cit.  —  Cf.  :  Del  moto  e  misura  dcli  acqua.  libro  1, 
cap.  XLL 


FiG.     2. 


THÉMON    LE    FtLS    DtJ    JUiF    ET    LÉONARD    DE    VINCt  IQt 

moderne,  que  Léonard  développe  avec  tant  de  conviction, 
n'était  point  du  tout,  de  sa  part,  une  innovation  ;  il  l'avait 
presque  entièrement  tirée  des  enseignements  d'une  très 
ancienne  Scolastique.  En  particulier,  il  expliquait  exactement 
comme  Albert  le  Grand  la  présence  des  sources  au  sommet 
des  montagnes. 

Aristote,  qui  ne  voulait  voir  dans  les  eaux  pluviales  ni 
l'unique  raison,  ni  la  raison  principale,  des  sources,  attribuait 
en  grande  partie  la  génération  de  l'eau  que  celles-ci  amènent 
au  jour  à  une  corruption  d'air  au  sein  des  cavités  dont  la  terre 
est  creusée;  il  n'avait  nullement  invoqué  l'action  de  la  chaleur 
pour  expliquer  l'ascension  de  l'eau  jusqu'aux  sommets  des 
monts  ;  il  semble  bien  que  celte  hypothèse  soit  la  propriété  de 
maître  Albert,  qui  s'exprime  en  ces  termes  : 

((  L'eau  est  lourde  plutôt  que  légère;  par  nature,  elle  descend 
vers  les  lieux  bas;  soit  donc  qu'elle  provienne  de  la  mer,  soit 
qu'elle  ait  pour  cause  les  impressions  humides  qui,  d'en 
haut,  tombent  sur  le  sol,  elle  ne  pourra  s'élever  du  fond  des 
cavités  terrestres  jusqu'aux  orifices  d'où  découlent  les  fleuves 
et  les  sources.  Pour  résoudre  cette  difficulté,  il  suffit  de  nous 
rappeler  ce  qui  a  été  dit  plus  haut.  Nous  avons  dit  que  le  soleil 
et  les  étoiles,  par  le  mouvement  continuel  de  leurs  rayons, 
engendraient  sous  terre  de  très  chaudes  vapeurs;  souvent,  ces 
vapeurs  demeurent  enfermées  entre  des  parois  solides;  elles 
sont  poussées  vers  des  cavités,  où  le  soleil,  en  s'approchant  de 
la  terre,  en  engendre  sans  cesse  de  nouvelles  quantités...  » 

((  Voici  donc  comment  l'eau  s'élève.  La  vapeur  contenue 
dans  les  cavités  terrestres,  en  tourbillonnant  sur  elle-même, 
échauffe  la  voûte  solide  de  la  cavité  où  elle  se  trouve  ;  la  chaleur 
ainsi  produite  attire  les  eaux  qui  se  trouvent  au-dessous.  Cette 
vapeur  bout  au  sein  des  eaux;  elle  continue  à  tourbillonner 
entre  les  parois  solides,  et,  semblable  à  un  vent  qui  serait  en- 


î.  Beati  Alberli  Magni,  Ratisbonensis  episcopi,  ordinis  proedicatorum. . .  de 
Meteoris  librilV...  recogniti  per  R.  A.  P.  F.  Petruni  lammy,  sacrœ  Iheologiae  docto- 
rem,  conventus  Gratianopolilani,  ejusdem  ordinis,  nunc  primum  prodeunt.  Operum 
tomus  secundus.  l.ugduni,  MDGLI.  —  Liber  II  Meteorum;  Tractatus  II  :  De  origine 
fluminum;  Gaput  XII  :  El  est  digrcssio  declarans  hoc  quod  est  elevans  aquas  ad  ostia 
suorum  fluxuum. 


192  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

fermé,  elle  élève  les  eaux.  Sa  continuelle  poussée  finit  par 
ouvrir  quelque  orifice  au  flanc  de  la  montagne;  l'eau  s'échappe 
par  cet  orifice  et  se  met  à  couler  sur  la  pente  qu'elle  trouve 
à  l'extérieur...  Les  eaux  jaillissantes  s'échappent  ainsi  des 
orifices  des  fontaines  comme  dune  marmite  remplie  d'un 
liquide  en  ébuUition.  » 

Cette  théorie  d'Albert  le  Grand  est  bien  celle  que  développe 
Léonard  de  Vinci;  ce  n'est  pas  cependant  la  lecture  d'Albert 
le  Grand,  mais  celle  de  Thémon,  le  fils  du  Juif,  qui  a  suggéré 
à  Léonard  son  explication  de  la  présence  de  l'eau  au  flanc  des 
montagnes. 

Thémon,  en  effet,  emprunte  ^  à  Albert  le  Grand  l'essence  de 
sa  théorie;  mais  à  l'appui  de  cette  théorie,  il  cite  des  observa- 
tions tirées  de  l'expérience  de  chaque  jour  ;  et  ces  observations, 
fournies  par  les  phonomènes  de  distillation,  sont  précisément 
celles  qu'invoque  Léonard  : 

((  Nous  voyons  qu'en  un  grand  nombre  de  lieux,  la  terre  est 
creusée  de  vastes  cavernes  ;  ces  cavernes  recueillent  les  eaux 
pluviales  qui  semblent  s'être  perdues;  s'il  n'en  était  pas  ainsi, 
nous  ne  saurions  où  prendre  les  réservoirs  d'où  viennent  les 
sources;  il  faut  donc  que  ces  cavernes  existent.  Comme  ces 
cavernes  ne  peuvent  être  vides,  elles  sont  remplies  d'air  ou  de 
vapeur.  D'autre  part,  la  terre  qui  entoure  cet  air  et  cette 
vapeur  est  froide;  elle  détruit  donc  la  chaleur  de  la  vapeur  et 
la  condense;  la  vapeur,  en  effet,  est  humide;  lorsqu'elle  est 
refroidie,  elle  prend  les  propriétés  de  l'eau.  Cette  transforma- 
lion  de  la  vapeur  en  eau  se  produit  peu  à  peu,  engendrant  des 
gouttes  qui  adhèrent  aux  parois  de  la  caverne  ;  goutte  à  goutte 
se  forment  des  masses  d'eau,  qui  finissent  par  descendre  aux 
plus  bas  lieux,  car  la  nature  des  fluides  pesants  est  de  toujours 
descendre.  Ces  eaux  s'échappent  enfin  par  un  orifice  et,  de  la 
sorte,  une  source  est  produite. 

((  Nous  observons  des  effets  semblables  en  des  expériences 
artificielles;  il  en  est  ainsi,  par  exemple,  dans  l'alambic,  qui 
est    l'instrument   propre   à    faire   l'eau   distillée,  ou    dans   le 

t-  Thimonis  Quœstioncs  in  quatuor  libros  Metheoriim:  in  librum    \  quaestio  XX. 


ÏHÉMON    LE    FILS    DU    JUIF    ET    LEONARD    DE    \  LNGI  IqS 

fourneau  qui  sert  à  fabriquer  l'eau  de  rose.  La  vapeur  monte 
au  sommet  du  récipient;  mais  la  froideur  du  vase  et  de 
l'air  qui  l'entoure  condense  cette  vapeur;  celle-ci  découle 
aussitôt.  » 

Les  expériences  que  Léonard  invoque  à  l'appui  de  sa  théorie 
sont  empruntées  aux  Questions  de  Thémon;  il  leur  doit  égale- 
ment la  comparaison,  qu'il  a  développée  avec  tant  de  faveur, 
entre  le  macrocosme  et  le  microcosme,  entre  la  terre  et 
l'homme;  car  Thémon  continue  en  ces  termes  : 

((  L'explication  précédente  est  confirmée  par  cela  qu'il  en  est 
de  même  dans  le  petit  monde  (je  veux  dire  dans  l'homme)  que 
dans  le  grand  monde;  dans  le  petit  monde,  il  y  a  aussi  une 
caverne,  l'intérieur  de  la  tête;  les  vapeurs  s'élèvent  vers  cette 
cavité;  elles  s'y  convertissent  en  eau  et  découlent  parle  nez  et 
par  les  yeux.  » 

Ces  passages  suffiraient  à  nous  prouver,  si  nous  n'en  étions 
convaincus  par  ailleurs,  que  Léonard  a  pris  souvent  les  Ques- 
tions sur  les  Météores  compilées  par  Thémon  comme  guides  de 
ses  méditations. 

Nous  pouvons,  d'ailleurs,  indiquer  assez  exactement  l'époque 
où  Léonard  a  emprunté  à  Thémon  son  explication  de  l'origine 
des  sources.  Nous  avons  vu,  en  effet,  qu'il  n'acceptait  point 
encore  cette  opinion  lorsqu'il  jetait  ses  pensées  sur  les  feuillets 
du  cahier  F,  commencé  le  i5  septembre  i5o8;  le  cahier  A,  où 
il  la  développe,  est  donc  postérieur  à  cette  date.  D'autre  part, 
cette  théorie  était,  pour  Léonard,  définitivement  acquise  lorsqu'il 
écrivait  le  cahier  E  qui  fut,  sans  doute,  commencé  en  i5i3, 
comme  en  témoignent  ces  lignes  par  lesquelles  il  débute  : 
((  Je  partis  de  Milan  pour  Rome  au  jour  24  de  septembre 
i5i3.  » 

Feuilletons,  en  effet,  ce  cahier  E;  à  côté  de  fragments'  où 
Léonard  reprend  la  théorie  favorite  d'Albert  de  Saxe,  montre 
comment  l'érosion  fait  sans  cesse  varier  le  centre  de  gravité  de 
la  Terre,  et  prouve  par  l'observation  des  fossiles  les  soulève- 
ments   qui    témoignent    de    cette    variation,    nous    trouvons 

I.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci;  ms.  E  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  ^i, 
verso. 

p.    DUHEM.  i3 


1()4  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VIISCI 

d'autres  fragments   où  se  reflètent  les  pensées  de   Thcmon, 
celui-ci  I  par  exemple  : 

((  De  la  grandeur  qa'a  la  sphère  de  Ueaa.  —  La  sphère  de 
l'eau  a  une  circonférence  moindre  que  la  terre  découverte  de 
l'eau,  et  pour  mesurer  cette  sphère  de  l'eau,  aie  un  espace 
connu  de  la  mer  quand  elle  est  au  calme.  » 

Nous  trouvons  surtout,  en  ce  cahier  E,  un  fragment  capital  ^; 
Léonard  y  résume  toutes  les  doctrines  sur  les  relations  de  la 
terre  et  de  l'eau  que  nous  lui  avons  vu  recueillir  de  l'ensei- 
gnement de  Thémon  : 

«  Ordre  du  premier  livre  des  eaux.  —  Définis  d'abord  quelles 
choses  sont  hauteur  et  bas-fond,  puis  comment  sont  situés  les 
éléments  l'un  dans  l'autre.  Ensuite  quelle  chose  est  la  gravité 
dense  et  la  gravité  liquide,  mais  d'abord  quelles  choses  sont  en 
soi  gravité  et  légèreté.  Puis  décris  pourquoi  l'eau  se  meut  et 
pourquoi  elle  termine  son  mouvement;  puis  pourquoi  elle 
se  fait  plus  lente  ou  rapide,  et  en  outre  comment  elle  descend 
toujours,  étant  limitrophe  d'air  plus  bas  qu'elle.  Et  comment 
l'eau  s'élève  en  l'air,  moyennant  la  chaleur  du  soleil,  et  puis 
retombe  en  pluie.  Encore  pourquoi  l'eau  sourd  des  cimes  des 
monts.  Et  si  l'eau  d'aucune  veine  plus  haute  que  la  mer  Océan 
peut  verser  une  eau  plus  haute  que  la  surface  de  cet  Océan.  Et 
comment  toute  l'eau  qui  retourne  à  l'Océan  est  plus  haute  que 
la  sphère  de  l'eau.  Et  comment  l'eau  des  mers  équinoxiales  est 
plus  haute  que  les  eaux  septentrionales,  et  est  plus  haute  sous 
le  corps  du  Soleil  qu'en  aucune  autre  partie  du  cercle  équi- 
noxial.  Gomment  on  expérimente,  sous  la  chaleur  du  tison 
ardent,  l'eau  qui,  moyennant  ce  tison,  bout  et  l'eau  qui,  tout 
autour  du  centre  de  cette  ébullition,  descend  en  onde  circu- 
laire. Et  comment  les  eaux  septentrionales  sont  plus  basses  que 
les  autres  mers,  d'autant  plus  qu'elles  sont  plus  froides,  jusqu'à 
ce  qu'elles  se  changent  en  glace.  » 


i.  Les  manuscrils  de  Léonard  de  Vinci;  ms.  E  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  2(j,  verso. 

2.  Les  ma/iusc/'i/s  de  Léonard  do  Vinci;  ms.  Edcla  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  13, 
recto. 


THEMON    LE    FILS    DU    JUIF    ET    LÉONARD    DE    VINCI  I95 

VI 

L'ÉCOULEMENT    UNIFORME    DES    COURS    d'eAU. 

Léonard  de  Vinci,  pour  rendre  compte  de  la  présence  de 
l'eau  au  flanc  des  montagnes,  a  fini  par  adopter  l'explication 
proposée  par  Thémon  le  Juif,  après  Albert  le  Grand;  il  a 
renoncé  à  celle  qui  l'avait  séduit  tout  d'abord.  Il  n'a  pas  aban- 
donné cette  dernière  sans  avoir  reconnu  le  vice  qui  faussait 
son  raisonnement  et  sans  avoir  substitué  une  vérité  à  sa  pre- 
mière erreur. 

La  masse  des  eaux  douces  que  reçoivent  les  mers  méditerra- 
néennes suppose  un  écoulement  constant  de  ces  mers  vers 
l'Océan,  partant  un  continuel  abaissement  de  la  surface 
depuis  la  mer  d'Azow  jusqu'au  détroit  de  Gibraltar;  telle  est 
la  supposition  que  Léonard  emprunte  à  Aristote. 

Léonard  suppose  également  que  la  vitesse  de  l'écoulement 
de  l'eau  doit  être  partout  la  même,  partant,  que  la  pente  de  la 
surface  doit  être  la  même  eji  tout  point;  en  quoi  il  se  trompe 
assurément.  Lorsqu'un  écoulement  d'eau  est  parvenu  à  son 
régime  permanent,  la  vitesse  avec  laquelle  l'eau  coule  est  en 
raison  inverse  de  la  section  qui  s'offre  à  son  passage;  très 
rapide  dans  les  parties  étroites  et  peu  profondes  du  cours 
d'eau,  le  mouvement  devient  très  lent  là  où  la  nappe  d'eau 
a  largeur  et  profondeur.  Un  courant  insensible  en  la  mer 
Méditerranée  deviendra  très  sensible  dans  le  détroit  de 
Gibraltar. 

Cette  vérité  n'avait  point  échappé  à  Aristote;  lorsqu'au 
second  livre  des  Météores,  il  traite  du  mouvement  des  mers,  il 
remarque  que  «  dans  les  détroits,  la  mer  paraît  couler  grâce  ù 
la  configuration  des  côtes  qui,  au  lieu  du  large  espace  qu'elles 
lui  laisseraieut,  la  resserrent  étroitement  »  ;  Aristote,  il  est 
vrai,  semble  donner  pour  origine  à  cet  écoulement  «  le  balan- 
cement qui,  fréquemment,  fait  osciller  la  mer  »,  c'est-à-dire  la 
marée;  il  insiste  sur  ce  point  que  «  l'oscillation  très  petite  au 


196  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

large,  paraîtra  nécessairement  fort  grande  dans  les  endroits  où 
la  terre  laisse  peu  de  place  à  la  mer  » . 

Ce  passage  devait  attirer  l'attention  de  Léonard,  d'autant 
que  Thémon  en  avait  cité  ^  la  phrase  essentielle  sous  cette 
forme:  «  Fluit  autem  mare  et  videtur  secundum  angustias.  — 
La  mer  coule  et  cela  s'aperçoit  dans  les  détroits.  »  Thémon 
attire,  en  outre,  l'attention  sur  les  mots  u  hue  et  illuc  »  qu'il 
lit  dans  Aristote  et  où  il  voit  une  allusion  au  flux  et  au  reflux. 

Léonard  d'ailleurs,  à  l'époque  où  il  lisait  les  Météores  de 
Thémon,  a  songé  à  l'accroissement  que  l'amplitude  d'une 
oscillation  marine  éprouve  en  un  golfe  resserré;  nous  en 
trouvons  la  preuve  dans  un  curieux  fragment ^  du  cahier  F; 
le  Vinci  y  montre  que  «  le  flux  et  le  reflux  sont  doubles  dans 
un  même  pelago  »,  entendant  par  ce  mot  un  golfe  qu'une 
étroite  embouchure  fait  communiquer  avec  la  pleine  mer. 
((  Gela  a  lieu  parce  que  l'onde  du  premier  flux  court  fortement 
dans  le  pelago  et  que  dans  le  temps  que  cette  onde  suit  son 
impeto,  celle  qui  se  trouve  en  dehors  de  la  bouche  fait  son 
reflux  ;  avant  que  l'onde  qui  s'est  engolfée  ressente  l'effet  du 
reflux  qui  s'est  produit  à  l'embouchure,  le  flux  renaît  à  cette 
bouche;  à  ce  moment,  la  première  onde  engolfée  ralentit  son 
impeto  et  s'arrête  tandis  que  s'engolfe  la  deuxième  onde.  Ainsi 
tant  d'ondes  s'engolfent  que  le  niveau  du  pelago  s'élève  forte- 
ment; les  eaux  alors  retournent  impétueusement  derrière  le  flot 
qui  rétrograde;  la  troisième,  la  quatrième  onde  n'engolfent 
plus  ce  flot  qui  rétrograde,  tant  que  la  première  eau  ne  s'est 
pas  dégolfée.  » 

Celui  qui  s'efforçait  d'analyser  ainsi  l'effet  de  la  configuration 
des  côtes  sur  les  marées  ne  pouvait  méconnaître  bien  long- 
temps l'influence  que  la  largeur  d'un  cours  d'eau  exerce  sur  la 
violence  du  courant  ;  il  ne  devait  pas  tarder  à  signaler  cette 
influence  et  à  en  formuler  la  loi  précise:  Si  le  débit  d'un  cours 
d'eau  est  le  même  en  toutes  ses  sections,  la  vitesse  du  courant 
est  partout  en  raison  inverse  de  l'aire  de  la  section. 


1.  Thimonis  Qaxstiones  in  quatuor  libros  Metheororum  ;  in  librum  IT  quaeslio  II. 

2.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Gli.  llavaissoa-Moliien ;  ms.  F 
de  la  Bibliothèque  de  rinstilut,  fol.  G,  verso. 


THÉMON    LE    FILS    DU    JUTF    ET    LÉONARD    DE    VINCI  I97 

Si,  par  exemple,  le  lit  du  cours  d'eau  a,  partout,  même  pro- 
fondeur, la  vitesse  du  courant  sera  en  raison  inverse  de  la  lar- 
geur. Ce  corollaire  est  le  premier  qui  se  présente  à  l'esprit 
de  Léonard  ^  : 

((  Pourquoi  la  mer  a  plus  de  courant  dans  le  détroit  d'Espagne 
qu  ailleurs.  —  Le  fleuve  de  profondeur  uniforme  aura  une  fuite 
plus  rapide  dans  la  moindre  largeur  que  dans  la  plus  grande, 
d'autant  que  la  plus  grande  largeur  surpassera  la  moindre. 

))  Cette  proposition  se  prouve  clairement  par  raison  et 
l'expérience  la  confirme.  En  effet,  quand  par  un  canal  d'un 
mille  de  largeur  passera  un  mille  de  longueur  d'eau,  là  où  le 
fleuve  sera  large  de  cinq  milles,  chacun  de  ces  cinq  milles 
carrés  mettra  un  cinquième  de  lui-même  à  refaire  le  mille 
carré  d'eau  manquant  dans  le  pelago. 

))  Et  là  où  le  fleuve  sera  large  de  trois  milles,  chacun  de  ces 
milles  carrés  mettra  le  tiers  de  sa  quantité  pour  le  défaut  qu'a 
fait  le  mille  carré  du  détroit.  » 

Pour  rendre  aisément  saisissable  cette  proposition,  Léonard 
imagine  l'exemple  suivant: 

Imaginons  une  avenue  formée  de  trois  tronçons  consécutifs, 
de  largeurs  difTérentes;  le  premier  tronçon,  le  plus  étroit,  est 
quatre  fois  moins  large  que  le  second,  et  celui-ci  est  deux  fois 
moins  large  que  le  premier;  des  hommes,  serrés  les  uns  contre 
les  autres,  emplissent  ces  avenues;  ils  doivent  marcher  tous 
ensemble  d'une  manière  continue;  quand  les  hommes  qui  se 
trouvent  en  la  partie  large  de  l'avenue  font  un  pas,  ceux  qui 
se  trouvent  en  la  région  moyenne  en  doivent  faire  deux  et  ceux 
du  plus  étroit  espace,  huit;  «  proportion  que  tu  trouveras  dans 
tous  les  mouvements  qui  passent  par  des  lieux  de  différentes 
largeurs.  » 

Ce  qui  vient  d'être  dit  touchant  le  courant  d'un  fleuve  de  pro- 
fondeur invariable,  mais  de  largeur  variable,  Léonard  le  répète  ^ 


1.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publics  par  Ch.  Ravaisson-MoUien  ;  ms.  A 
de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  67,  recto  et  verso.  —  Cf.  :  Del  moto  e  misiira 
deW  acqua,  libro  VIII,  cap.  XLI, 

2.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Ch.  Ravaisson-Mollien  ;  ms.  A 
de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  07,  verso.  —  Cf.:  Del  moto  e  misura  deW  acqua, 
Ubro  VIII,  cap.  XXllI, 


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198  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VTNCT 

d'un  cours  d'eau  où  une  profondeur  variable  s'associe  à  une 
largeur  uniforme: 

«  Tout  mouvement  d'une  eau  de  largeur  et  suPface  uniformes 
courra  plus  fort  dans  un  endroit  que  dans  un  autre  d'autant  que 
cette  eau  sera  moins  projonde  dans  l'un  que  dans  Vautre.  —  Cette 
proposition  se  prouve  clairement;  en  effet,  bien  que  le  fleuve 
soit  de  largeur  et  de  surface  uniformes,  s'il  est  de  profondeur 

inégale,    il    est    nécessaire, 
M  EGA  par  les  raisons  données  ci- 

dessus,  que  son  mouvement 
soit,  lui  aussi,  inégal.  Et  ce 
mouvement  sera  de  cette 
qualité  :  Je  dis  qu'en  MN 
(fig.  3),  l'eau  a  un  mouve- 
FiG.  3.  ment  plus  rapide  qu'en  AB, 

d'autant  que  MN  entre  en 
AB;  il  y  entre  quatre  fois;  le  mouvement  sera  donc  quatre 
fois  plus  rapide  en  MN  qu'en  AB,  trois  fois  plus  qu'en  CD 
et  deux  fois  plus  qu'en  EF.  » 

Léonard  a  donc  rectifié  l'erreur  par  laquelle  il  avait  cru, 
tout  d'abord,  expliquer  l'ascension  de  l'eau  au  sommet  des 
montagnes  ;  en  la  rectifiant,,  il  a  clairement  formulé  un  principe 
essentiel  d'Hydraulique  ;  nous  Talions  voir  tirer  de  ce  principe 
un  corollaire  important. 


VII 


L'invention  du  principe  fondamental  de  l'Hydrostatique 

Au  moment  où  Léonard  vient  de  formuler  cette  vérité  :  En 
un  cours  d'eau  uniforme,  de  section  variable,  la  vitesse  du 
courant  varie  en  raison  inverse  de  la  section;  au  moment  où 
il  vient  d'expliquer  cette  vérité  par  un  exemple  saisissant,  il 
ajoute'  ces  mots  : 

1.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Ch.  Ravaisson-MoUien  ;  ms.  A 
de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  67,  verso.  Cf.:  Del  moto  e  misura  delC  acqua, 
libro  Vin,  cap.  XLI. 


THEMON    LE    FILS    DU    .TUFF    ET    LEONARD    DE    VTNCI  199 

((  Regarde  la  seringue;  quand  son  piston,  qui  chasse  l'eau, 
se  meut  d'un  doigt,  la  première  eau  qui  a  paru  au  dehors  s'est 
éloignée  de  deux  brasses...  Tu  trouveras  la  même  chose  dans 
le  mouvement  des  roues  par  rapport  à  leurs  pignons,  attendu 
que  si  le  pôle  de  la  roue  est  de  même  grosseur  que  le  pignon, 
le  mouA  ement  du  pignon  et  de  la  surface  de  la  roue  est  plus 
rapide  que  celui  de  son  pôle  d'autant  que  la  circonférence  du 
pignon  entre  davantage  dans  la  circonférence  de  la  roue.  »  En 
marge  de  ces  lignes,  au-dessous  d'une  seringue,  est  dessinée 
une  grande  roue  dentée  qui  engrène  avec  un  pignon  de  même 
grosseur  que  l'axe  de  la  roue. 

Examinons  de  près  la  pensée  que  nous  venons  de  transcrire, 
afin  de  reconnaître  très  exactement  tous  les  germes  de  vérité 
qu'elle  porte  en  elle. 

Si  la  circonférence  de  la  roue  dentée  est  vingt  fois  phis 
grande  que  la  circonférence  de  Taxe  qui  la  porte,  un  point  de 
la  circonférence  de  la  roue,  un  point  du  pignon  qui  engrène 
avec  elle,  se  meuvent  vingt  fois  plus  vite  qu'un  point  pris  à  la 
surface  de  l'axe;  dans  le  temps  que  ce  dernier  parcourt  un 
pouce  de  chemin,  les  deux  premiers  parcourent  chacun  vingt 
pouces. 

Supposons  que  la  roue  soit  mue,  à  la  façon  d'une  horloge, 
par  un  poids  dont  le  fil,  enroulé  sur  l'axe  de  la  roue,  se  dévide 
peu  à  peu;  supposons  aussi  que,  par  un  dispositif  inA^erse,  le 
pignon  remonte  un  poids  dont  le  fil  s'enroule  à  sa  surface; 
tandis  que  le  premier  poids  descendra  seulement  d'un  pouce, 
le  second  montera  de  vingt  pouces. 

Cette  multiplication  de  vitesse  entraîne  une  conséquence  : 
le  premier  poids  ne  pourra  descendre  en  contraignant  le 
second  à  monter  que  s'il  est  plus  de  vingt  fois  plus  lourd  que 
celui-ci;  si  le  poids  qui  doit  descendre  est  exactement  égal 
à  vingt  poids  semblables  à  celui  qui  doit  monter,  aucun  mou- 
vement ne  se  produira;  la  puissance  et  la  résistance  se  tien- 
dront en  équilibre;  enfin,  si  le  premier  poids  est  moins  de 
vingt  fois  plus  grand  que  le  second,  le  mouvement  se  produira 
en  sens  contraire;  le  poids  dont  le  fil  s'enroule  sur  le  pignon 
descendra,  forçant  à  monter  le  poids  que  porte  l'axe  de  la  roue. 


200  ETUDES    SUR    LEONAUD    DE    VINCI 

Ces  vérités  élaient  familières  aux  mécaniciens  de  l'Antiquité; 
elles  jouaient  un  rôle  essentiel  dans  les  Questions  mécaniques 
d'Aristote;  Héron  d'Alexandrie,  en  son  traité  nommé  L'éléva- 
teur, en  avait  fait  l'application  aux  engrenages  de  roues  dentées 
et  de  pignons,  et  Pappus,  en  ses  Collections  mathématiques, 
avait  reproduit  cette  partie  de  l'œuvre  de  Héron. 

Comparons  maintenant,  comme  Léonard  nous  y  invite,  les 
propriétés  des  engrenages  à  celles  de  la  seringue. 

Que  la  section  de  la  canule  par  laquelle  l'eau  s'échappe  soit 
cent  fois  plus  petite  que  la  section  du  corps  de  pompe;  l'eau 
courra  dans  la  canule  cent  fois  plus  vite  que  n'avance  le 
piston.  Imaginons  alors  qu'un  second  piston,  cent  fois  plus 
petit  que  le  premier,  s'oppose  à  cette  course  cent  fois  plus 
rapide;  il  y  parviendra  sûrement  pourvu  que  la  force  qui  le 
pousse  soit  au  moins  égale  à  la  centième  partie  de  celle  qui 
pousse  le  grand  piston  ;  et  si  la  première  force  surpasse  la 
centième  partie  de  la  seconde,  c'est  le  petit  piston  qui  avancera 
et  le  grand  qui  reculera.  Nous  pouvons  donc  formuler  cette 
conclusion  : 

((  Si  un  vaisseau  plein  d'eau,  clos  de  toutes  parts,  a  deux 
ouvertures,  l'une  centuple  de  l'autre;  en  mettant  à  chacune 
un  piston  qui  lui  soit  juste,  un  homme  poussant  le  petit 
piston  égalera  la  force  de  cent  hommes,  qui  pousseront  celui 
qui  est  cent  fois  plus  large,  et  en  surmontera  quatre-vingt- 
dix-neuf. 

»  Et  quelque  proportion  qu'aient  ces  ouvertures,  si  les 
forces  qu'on  mettra  sur  les  pistons  sont  comme  les  ouvertures, 
elles  seront  en  équilibre.  D'où  il  paraît  qu'un  vaisseau  plein 
d'eau  est  un  nouveau  principe  de  mécanique,  et  une  machine 
nouvelle  pour  multiplier  les  forces  à  tel  degré  qu'on  voudra, 
puisqu'un  homme,  par  ce  moyen,  pourra  enlever  tel  fardeau 
qu'on  lui  proposera. 

»  Et  l'on  doit  admirer  qu'il  se  rencontre  en  cette  machine 
nouvelle  cet  ordre  constant  qui  se  trouve  en  toutes  les 
anciennes;  savoir  le  levier,  le  tour,  la  vis  sans  fin,  etc.,  qui 
est  que  le  chemin  est  augmenté  en  même  proportion  que  la 
force.  Car  il  est  visible  que,  comme  une  de  ces  ouvertures  est 


THKMON    LE    FILS    DU    JUIF    ET    LEONARD    DE    VINCI  20I 

centuple  de  l'autre,  si  l'homme  qui  pousse  le  petit  piston  Ten- 
fonçoit  d'un  pouce,  il  ne  repousseroit  l'autre  que  de  la  centième 
partie  seulement;...  de  sorte  que  le  chemin  est  au  chemin 
comme  la  force  est  à  la  force;  ce  que  l'on  peut  prendre  même 
pour  la  vraie  cause  de  cet  effet  :  étant  clair  que  c'est  la 
même  chose  de  faire  faire  un  pouce  de  chemin  à  cent  livres 
d'eau,  que  de  faire  faire  cent  pouces  de  chemin  à  une  livre 
d'eau  ;  et  qu'ainsi  lorsqu'une  livre  d'eau  est  tellement  ajustée 
avec  cent  livres  d'eau,  que  les  cent  livres  ne  puissent  se 
remuer  un  pouce,  qu'elles  ne  fassent  remuer  la  livre  de  cent 
pouces,  il  faut  qu'elles  demeurent  en  équilihrc,  une  livre  ayant 
autant  de  force  pour  faire  faire  un  pouce  de  chemin  à  cent 
livres,  que  cent  livres  pour  faire  faire  un  pouce  à  une  livre.  » 

Ces  lignes  ne  sont  pas  de  Léonard  ;  elles  sont  de  Pascal  »  ;  et, 
cependant,  elles  forment  la  suite  toute  naturelle  de  la  remar- 
que énoncée  par  Léonard;  tant  il  est  vrai  qu'en  cette  remarque 
le  principe  fondamental  de  l'Hydrostalique,  le  principe  de 
Pascal,  se  trouve  logiquement  contenu  ! 

Mais  la  vérité  que  cette  remarque  contenait  en  germe  s'est- 
elle  tout  d'abord  développée?  A-telle  produit,  dans  l'esprit 
même  de  Léonard  de  Vinci,  les  effets  qu'elle  contenait  en  puis- 
sance? Léonard,  en  d'autres  termes,  a-t  il  précédé  Pascal  dans 
l'aperception  du  principe  fondamental  de  l'Hydrostatique?  La 
question  est  d'importance;  elle  mérite  d'être  examinée  avec 
soin. 

Et  d'abord  le  génie  de  Léonard  était-il  préparé  à  apercevoir 
les  conséquences  dont  sa  remarque  était  capable?  Nous  allons 
reconnaître  sans  peine  que  son  attention,  pleinement  éveillée, 
guettait  en  quelque  sorte  ces  conséquences. 

Dès  les  premiers  feuillets  du  cahier  A^,  nous  voyons  le 
Vinci  préoccupé  de  la  loi  suivant  laquelle  une  pression  donnée 
se  répartit  en  une  masse  fluide 3. 

((  Autant  de  fois  la  bouche  A  entre  dans  tout  le  vide  du 

1.  Pascal,  Traité  de  V équilibre  des  liqueurs,  chap.  IL 

2.  A  l'inverse  du  cahier  F,  qui  a  été  presque  entièrement  écrit  à  rebours,  le 
caliier  A  a  été  écrit,  en  général,  dans  l'ordre  où  il  est  paginé. 

3.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Ch.  Ravaisson-Mollien;  ms.  A 
de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  i5,  verso, 


202 


ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 


FiG.  k. 


soufflet,   en   autant  de   parties  le  poids    se  divisera   dans    le 
soufflet  ci-dessous  figuré  (fi(j.  ^i).  Ainsi,  si  nous  disons  que  la 

bouche  du  soufflet  entre 
looo  fois  dans  la  totalité 
de  celui-ci,  et  que  le 
poids  qui  le  presse  est, 
lui  aussi,  de  looo  livres, 
la  bouche  du  soufflet 
aura  pour  sa  part  une 
seule  livre  de  ce  poids 
et  les  999  autres  parties 
du  poids  agiront  sur  les  999  parties  du  soufflet  qui  restent  en 
sus  de  la  bouche.  » 

De  la  vérité  à  découvrir,  Léonard  n'a  encore  qu'une  vue 
bien  imprécise  et  bien  incorrecte;  il  fait  jouer  aux  volumes 
des  diverses  parties  du  fluide  un  rôle  qu'une  formule  exacte 
eiit  attribué  aux  surfaces. 

Cette  même  erreur  se  retrouve  dans  le  passage  suivant',  où 
cependant,  plus  encore  que  dans  le  précédent, 
Léonard  a  entrevu  le  principe  fondamental  de 
l'Hydrostatique  : 

«  Le  poids  qui  pressera  sous  lui  une  quantité 
d'eau  moindre  par  rapport  à  lui-même,  la  chassera 
plus  au-dessus  de  lui.  —  Par  exemple,  si  AB 
représente  (fig.  5j  onze  brasses  de  pierre  sur 
une  brasse  d'eau  BC,  toute  la  brasse  inférieure 


rm 


n 


E 


N 


Fig.  g. 


Fig. 


est  pressée  par  le  poids  superposé;  donc,  si  une 

brasse  d'eau  a,  sur  elle,  onze  brasses  de  pierre,  l'eau  sautera 

onze  fois  plus  haut  que  celle  de  la  brasse  EN  (pg.  0)   qui   a 


I.  Les  manuscrits àe  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Ch.  Ravaisson-MoUien  ;  ms.  A  de 
la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  l\b,  recto. 


TIIÉMOX    r-E    F[LS    DU    JUIF    ET    LÉO\ARD    DE    VINCI  203 

sur  elle  seulement  une  brasse  de  pierre,  car  onze  brasses 
d'eau  ont  sur  elles  onze  brasses  de  pierre.  » 

Non  seulement  ce  passage  nous  marque  à  quel  point  l'esprit 
de  Léonard  est  attentif  au  problème  de  la  distribution  des 
pressions,  mais  encore  il  nous  montre  par  quelle  voie  il 
en  cherche  la  solution;  cette  solution,  il  souhaite  visiblement 
de  la  tirer  de  l'égalité  entre  le  travail  moteur  et  le  travail 
résistant,  qui  assure  l'équilibre  des  machines  simples;  pour 
garants,  nous  en  avons  ces  lignes,  écrites  immédiatement 
au-dessus  de  celles  qui  viennent  d'être  citées  : 

((  Cette  proportion  qu'aura  la  longueur  du  levier  avec  son 
contre-levier,  tu  la  trouveras  de  même  dans  la  qualité  de  leurs 
poids,  et  semblablement  dans  la  lenteur  du  mouvement  et 
dans  la  qualité  du  chemin  parcouru  par  leurs  extrémités, 
quand  ils  seront  parvenus  à  la  hauteur  permanente  de  leur 
pôle.  » 

Souci  du  problème  à  résoudre,  intuition  de  la  méthode  qui 
en  doit  fournir  la  solution,  rien  ne  manque  à  Léonard,  au 
moment  où  il  jette  sur  le  papier  la  note  que  nous  avons  ana- 
lysée, de  ce  qu'il  faut  pour  développer  les  vérités  que  cette  note 
implique.  Assistons  maintenant  à  ce  développement. 

C'est  au  cahier  I,  vraisemblablement  postérieur  au  cahier  A, 
que  nous  découvrirons  les  premières  traces  de  ce  dévelop- 
pement. 

Léonard  y  étudie  ^  des  instruments  analogues  à  celui  que 
Héron  a  décrit;  ils  se  composent  d'une  série  de  roues  dentées; 
chaque  roue  engrène  avec  un  pignon  solidaire  de  la  roue  sui- 
vante; une  telle  machine  permet  de  multiplier  indéfiniment 
la  force  qu'on  lui  applique  :  <(  Une  livre  de  force  en  B  a  pour 
résultat  dix  mille  milliers  de  millions  de  livres  en  M...  Et  sache 
que  quand  la  première  roue  de  dessus  donne  cent  mille  mil- 
liers de  millions  de  tours,  celle  de  dessous  ne  donne  qu'un 
tour  entier.  Ce  sont  là  des  merveilles  de  l'art  du  génie  méca- 
nique. » 

Ces   réflexions  voisinent,   dans   le  même  cahier,  avec  des 

I.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Ch.  Ravaisson-Mollien  ;  ms.  I  de 
la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  57] 9],  verso. 


20/|  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VIMCI 

considérations  sur  la  pression  hydrostatique;  telle  celle- ci», 
que  reproduit  le  traité  Del  molo  e  misura  delV  acqiia  : 

«  Il  est  dans  la  nature  qu'un  même  conduit  puisse  jeter  de 
l'eau  loin  de  soi  à  une  distance  infinie  ;  parce  qu'infinie  peut 
être  la  hauteur  occupée  par  l'eau  qui  charge  sur  l'issue  »  par 
laquelle  l'eau  s'échappe,  u  Et  à  chaque  degré  de  hauteur,  le 
conduit  acquiert  un  degré  en  la  distance  à  laquelle  il  peut 
jeter.  » 

Qu'en  ces  sortes  de  multiplication  de  force,  la  puissance 
motrice  ohéisse  toujours  à  la  même  loi  ;  qu'elle  ait  toujours 
pour  mesure  le  produit  du  poids  moteur  par  la  hauteur  de 
chute,  c'est  une  vérité  qui  est  sans  cesse  présente  à  l'esprit  du 
Vinci,  qui  le  sollicite  au  moment  même  qu'il  songe  aux  pres- 
sions hydrostatiques  ;  c'est  ainsi  que  le  passage  précédemment 
cité  est,  dans  le  cahier  I,  aussitôt  suivi  de  celui-ci ^  : 

((  Si  quelqu'un  descend  de  marche  en  marche  en  faisant  de 
l'une  à  l'autre  un  saut  et  que  tu  additionnes  toutes  les  puis- 
sances des  percussions  et  poids  de  tels  sauts,  tu  trouveras 
qu'elles  sont  égales  à  la  totalité  de  la  percussion  et  du  poids 
que  donnerait  un  tel  homme  s'il  tombait  par  ligne  perpendi- 
culaire de  la  tête  au  pied  de  la  hauteur  dudit  escalier.  » 

C'est  dans  le  traité  Del  moto  e  misura  deW  acqua  que  nous 
pouvons  contempler,  parvenues  à  leur  plein  développement, 
les  vérités  dont  les  fragments  précédents  nous  présentaient  la 
première  ébauche. 

Le  problème  essentiel  qui  sollicite  à  maintes  reprises  l'atten- 
tion de  Léonard  est  le  suivant  : 

Un  corps  de  pompe  cylindrique  se  relie  par  le  bas  à  un 
conduit  vertical  également  cylindrique;  l'eau  du  corps  de 
pompe  (hotluio)  est  pressé  par  un  piston  qui  porte  une  charge 
(contrappeso) ;  à  quelle  hauteur,  dans  le  conduit  vertical, 
l'eau  s'élèvc-t-elle  au-dessus  de  son  niveau  dans  le  corps  de 
pompe  ? 

1.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Cli.  Ravaisson-MoUien  ;  ms.  I  de 
la  Bibliothèque  de  l'Inslilut,  fol.  i^i,  recto.—  Cf.  :  Del  moto  e  misura  deW  acqua,  libre 
VllI,  cap.  LV. 

2.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  parCh.  Ravaisson-Mollien  ;  ms.  I  de 
la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  i^,  verso. 


THEM0;N    le    fils    du    juif    et    LEONAUD    de    VINCI  200 

La  charge  du  piston  peut  être  fort  diverse;  Léonard  lui 
attribue  visiblement  une  forme  cylindrique,  ce  qui  n'exclut 
pas  toute  diversité  :  «  Les  contrepoids  ^  qui  en  pressant  l'eau 
contenue  dans  le  corps  de  pompe,  chassent  cette  eau  en  haut 
sont  de  trois  natures:  de  nature  plus  grave  que  l'eau,  ou  plus 
légère,  ou  égale.  Ils  sont  aussi  de  trois  formes  :  ou  plus  larges 
que  la  largeur  du  corps  de  pompe,  ou  plus  étroits,  ou 
égaux.  )) 

En  général,  Léonard  suppose  que  l'on  remplace  cette  charge 
exercée  sur  le  piston  par  un  cylindre  d'eau  de  même  base  et 
de  même  pesanteur  que  de  «  contrappeso )).li  fait  constamment 
usage  de  cet  artifice  dans  les  énoncés  que  nous  allons  rapporter 
et  où  nous  trouverons,  sous  des  formes  variées,  l'affirmation 
bien  claire  du  principe  de  Pascal. 

La  plupart  des  ces  énoncés  ont  trait  au  cas  oii  la  charge 
du  piston  a  précisément  même  section  que  le  corps  de 
pompe. 

«  L'eau  qui  est  élevée  par  suite  d'un  degré  quelconque  de 
mouvement  d'une  autre  eau^  est  plus  mince  que  celle  qui  la 
meut  dans  le  rapport  même  où  elle  est  plus  longue.  Multiplie 
l'eau  qui  descend  par  sa  hauteur  de  chute  et  divise  ^  le  produit 
par  la  hauteur  à  laquelle  tu  veux  élever  l'eau  ;  le  résultat  est 
la  quantité  d'eau  ultime  et  maximum  que  la  pompe  versera. 
Autant  de  fois  la  chute  de  l'eau  entre  dans  la  hauteur  à  laquelle 
on  veut  l'élever,  autant  de  fois  est  plus  subtile  l'eau  qui 
monte.  » 

«Le  poids  de  l'eau''  qu'un  conduit  quelconque  élève  au- 
dessus  de  son  niveau  a  telle  proportion  à  celle  de  l'autre  eau 
[équivalente  au  contrappeso]  qui  la  chasse  qu'a  la  section  du 
conduit  à  celle  du  corps  de  pompe  d'où  il  sort,  la  section  de 
l'eau  qui  presse  étant  supposée  égale  à  celle  de  l'eau  qui  est 
pressée  dans  le  corps  de  pompe.  » 


1.  Léonard  de  Vinci,  Del  moloe  misura  deW  acquit,  libro  Vlll,  cap.  LKXX  (Raccolta 
d'autori  italiani  che  trattano  del  moto  deW  acque  ;  edizionc  quarla  ;  tomo  X;  Bolo- 
gna,  MDGCGXXVI). 

2.  Léonard  de  Vinci,  Del  moto  e  misura  delV  acqua,  libro  VHI,  cap.  LVIL 

3.  Le  texte  dit  :  multipUcala ;  c'est  visiblement  un  lapsus  calami. 

l\.  Léonard  de  Vinci,  Del  moto  e  misura  deW  acqua,  libro  VIII,  cap.  LVIII. 


2o6 


ETUDES    SUK    LEONARD    DE    VllNGI 


«  Si  le  contrepoids  '  a  même  section  que  leau  comprimée 
dans  le  corps  de  pompe,  telle  est  la  fraction  de  ce  contrepoids 
qui  opère  et  pèse  sur  l'eau  qui  s'élève  dans  le  conduit  opposé 
qu'est  [à  cette  commune  section]  la  section  du  vide  dudit 
conduit.  » 

Nous  avons  là  l'énoncé  du  principe  de  Pascal,  aussi  formel, 
aussi   précis   qu'on  peut    l'attendre   de   notes  désordonnées, 
hâtivement  jetées  sur  le  papier,  dans  la  fièvre  de  l'invention. 
Du  principe  ainsi  posé,   d'ailleurs,  Léonard  sait  tirer   des 
corollaires  exacts  ;  telle  la  loi  selon  laquelle 
des  liquides  de  densités  diverses  se  super- 
posent en  des  vases  communiquants  : 

«  Si   l'huile  est  moitié  plus  légère   que 
l'eau  2,   cet   instrument  (fig.   7)  aura   d'un 
côté  la  surface  de  l'eau  en  regard  du  centre 
de  gravité  de  l'huile;  et  que  les  conduits 
soient  variés  en  grosseur  autant  que  l'on 
voudra,  et  que  l'huile  soit  en  telle  quantité 
que  l'on  voudra,  la  règle  se  produira  tou- 
jours dans  l'ordre  susdit.  » 
Pour  rendre  ses  énoncés  plus  clairs,  Léonard  a  attribué  au 
contrappeso  la  forme  d'un  cylindre  de  même  section  que  le 
corps  de  pompe;   mais  il  sait  que  cette  restriction  n'a  rien 
d'essentiel  à  l'exactitude  de  la  loi  ;  il  sait  comment  il  faut  for- 
muler cette  loi  si  l'on  veut  la  débarrasser  de  cette  restriction  : 
«  Si    le  contrepoids^   est  dix  fois  plus  large  que  le  boltino 
qu'il  comprime,   l'eau  qu'il  élève  s'élèvera  dix  fois  plus  haut 
que  la  surface  de  l'eau  équivalente  au  contrepoids.  » 

Le  Vinci,   d'ailleurs,   ne  perd  jamais  de  vue  le  lien  qu'ont 

toutes  ces  propositions  avec  l'égalité  qui  s'établit,  en  l'équilibre 

de  toute  machine,  entre  le  travail  moteur  et  le  travail  résistant  : 

«  Il  est  impossible  ^'  que  l'eau  qui  meut  n'importe  quel  inslru- 


FlG. 


!.  Léonard  de  Vinci,  Del  moto  e  misura  deW  acqua,  libro  VIII,  cap.  LXXXII. 

3.  Léonard  de  Vinci,  Dd  moto  e  misura  dcW  acqua,  libro  Vill,  cap.  L\X\  IN.  — 
Cf.  :  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Gh.  Ravaisson-Mollicn,  ms.  E 
delà  liibliolhcquc  de  l'Inslilut,  loi.  70,  verso. 

3.  Léonard  de  Vinci,  Del  moto  e  misura  delV  acqua,  libro  VIII,  rap.  LXXXIII. 

.'j.  Léonard  de  Vinci,  Del  moto  e  misura  deW  acqua,  libro  \  III,  cap.  LIX. 


THÉMON    LE    FILS    DU    JUIF    ET    LÉONARD    DE    VIIVGI  2O7 

ment  puisse  élever,  depuis  le  niveau  où  elle  s'arrête  jusqu'à 
la  hauteur  d'où  elle  est  partie,  une  quantité  d'eau  plus  grande 
que  celle  qui  lui  est  semblable  en  poids.  On  le  prouve  par  le 
chapitre  LXXXIV  ',  qui  dit  :  Il  est  impossible  qu'en  un  temps% 
si  long  soit-il,  un  poids  qui  descend  tire  un  poids  égal  à  lui- 
même  à  une  hauteur  égale  à  celle  dont  il  est  descendu.  Donc, 
tais-toi,  toi  qui  veux  tirer  un  poids  d'eau  plus  grand  que  le 
contrepoids  qui  la  lève.  En  vérité,  si  tu  lèves  mille  livres  à 
une  brasse,  leur  descente  ne  chassera  environ  que  deux  cents 
livres  d'eau,  et  ne  les  chassera  pas  à  plus  de  cinq  brasses  s.» 


VIII 


Comment   le   principe   fondamental   de   l'Hydrostatique 

s'est  transmis  de  Léonard  de  Vinci  a  Pascal. 

Giovanni   Battista   Benedetti    et   le   P.    Mersenne. 

Que  Léonard  de  Vinci  ait  clairement  aperçu  la  loi  selon 
laquelle  la  pression  exercée  sur  un  fluide  est  transmise  par  ce 
fluide,  qu'il  ait  nettement  formulé  celte  loi,  qu'il  ait  reconnu 
le  lien  qui  la  rattache  au  principe  général  de  l'égalité  entre  le 
travail  moteur  et  le  travail  résistant,  ce  sont  autant  de  propo- 
sitions qui  nous  paraissent  maintenant  hors  de  doute.  Il  est 
certain  que  Léonard,  en  la  découverte  de  ces  vérités,  a  précédé 
Pascal  de  près  d'un  siècle  et  demi. 

Ce  point  acquis,  une  nouvelle  question  se  pose  aussitôt  à 
notre  attention.  Pascal  a  t-il  tout  ignoré  des  découvertes  faites 
par  le  Vinci,  en  sorte  que  ses  propres  trouvailles  gardent  leur 
entière  originalité?  A-t-il,  au  contraire,  parle  canal  d'une  tra- 
dition plus  ou  moins  détournée,  reçu  quelque  part  des  idées 
que  Léonard  avait  émises  au  début  du  xvi"  siècle?  Ce  problème 
mérite  assurément  de  nous  arrêter  un  moment. 

Que  les  idées  hâtivement  jetées  par  Léonard  sur  les  feuillets 

1.  Le  texte  dit,  par  erreur  :  per  la  oUantesiinaquinta. 

2.  Léonard  do  Vinci,  Del  moto  e  misura  deW  acqua,  libro  \  lil,  cap.  L^.XXI^^ 

3.  Le  texte  dit,  par  erreur,  nove  braccla. 


2o8  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

de  ses  cahiers  aient  grandement  influé  sur  la  pensée  scientifique 
du  XVI'  siècle,  c'est,  croyons-nous,  chose  assurée.  Nous  avons 
dit  ailleurs  '  à  quel  point  la  Statique  de  Cardan  nous  paraissait 
nourrie  de  la  Statique  de  Léonard;  nous  verrons,  dans  une 
prochaine  étude,  que  le  célèbre  mathématicien -astrologue 
avait  fait  à  Léonard  de  Vinci  bien  d'autres  emprunts;  et,  ici 
même^,  nous  avons  vu  un  des  cahiers  du  Vinci  passer,  presque 
intact,  dans  l'œuvre  de  Villalpand,  puis  les  Exercices  mécani- 
ques de  Bernardino  Baldi  s'enrichir  de  toutes  les  pensées  du 
grand  peintre  3. 

Cardan,  Baldi  et  Villalpand  ne  sont  sans  doute  point  les 
seuls  qui  aient  bénéficié  de  ce  prodigieux  amas  de  pensées 
inédites,  bientôt  livrées  à  tous  les  pillages.  Parmi  ceux  qui 
en  ont  tiré  parti,  nous  avons  cru  pouvoir  ranger  Giovanni 
Baptista  BenedettiV  La  mécanique  qu'expose  cet  auteur 
paraît,  en  effet,  presque  entièrement  tirée  des  manuscrits  de 
Léonard. 

Or  le  recueil  d'écrits  scientifiques  divers  publié  en  i585  par 
Benedetti^  contient  une  série  de  lettres  adressées  à  Jean-Paul 
Capra  de  Novare,  maître  de  l'hôtel  du  duc  de  Savoie;  parmi  ces 
lettres,  oii  l'influence  de  Léonard  se  perçoit  à  plusieurs  reprises, 
bien  reconnaissable,  il  en  est  une*J  qui  a  pour  objet  «  la  ma- 
chine qui  pousse  et  soulève  l'eau  ».  Voici  les  passages  essentiels 
de  cette  lettre  : 

((  Il  ne  faut  point,  en  une  fontaine,  que  le  corps  de  pompe  où 
pénètre  le  piston  qui  chasse  l'eau  ait  un  diamètre  plus  grand 
que  celui  du  tuyau  par  où  l'eau  doit  monter,  et  voici  pourquoi  : 
Si  le  premier  diamètre  était  plus  grand  que  le  second,  il  fau- 
drait que  le  poids  du  piston  qui  chasse  Teau  fût  beaucoup  plus 
lourd  que  le  volume  d'eau  capable  de  remplir  un  cylindre  dont 


I.  p.  Duhem,  Les  origines  de  la  Statique,  chapitre  IIF,  Jérôme  drd&n  (lievuc  des 
questions  scientifiques,  3' série,  t.  IV,  1900). 

3.  Vide  supra  :  il,  Léonard  de  Vinci  et  Villalpand. 

3.  Vide  supra  :  IIF,  Léonard  de  Vinci  et  Bernardino  Baldi. 

h.  P.  Duhem,  Les  origines  de  la  Statique,  cliapiircX  {lievuedes  Questions  scientifiques, 
3'  série,  t.  VI,  190/i). 

5.  Jo.  Baplistaî  Benedicli,  patritii  Veneti,  philosophi,  Diversarum  speculationum 
mathematicorum  et  physicarum  liber  :  Taurini,  MDLXXXV. 

G.  J.-B.  Benedetti,  Diversarum  speculationum  liber,  p.  287. 


THEMON    LE    FILS    DU    JUIF    ET    LEONARD    DE    VIXCI 


209 


FiG.  8. 


la  hauteur  serait  celle  de  la  fontaine  et  la  section  celle  du  corps 
de  pompe.  » 

«  Soient,  par  exemple,  F  le  conduit  par  lequel  l'eau  doit 
monter  et  AU  (fig.  8)  le  corps  de  pompe; 
supposons  le  corps  de  pompe  AU  aussi 
élevé  que  le  tuyau  F  et  plus  large  que  lui. 
Imaginons  ces  deux  vases  pleins  à  bord. 
Il  est  évident  que  l'eau  du  tuyau  F  suffira 
à  résister  à  la  poussée  de  l'eau  du  corps 
de  pompe  AU  et  réciproquement,  bien 
que  l'eau  du  vase  A  U  surpasse  en  volume 
et  en  poids  l'eau  du  vase  F.  Gela  s'expli- 
que par  ce  fait  que  l'eau  du  vase  A  U  ne 
pousse  pas  de  tout  son  poids  l'eau  du  tuyau  F;  le  poids  est 
divisé  proportionnellement  à  la  surface  du  fond  du  vase...  n 

((  Revenons  aux  vases  AU  et  F.  De  même  que  l'eau  contenue 
dans  F  suffit  à  résister  à  Feau  contenue  dans  AU,  de  même  on 
pourra  résister  à  cette  dernière  en  remplaçant  l'eau  du  conduit  F 
par  un  poids  égal  de  n'importe  quelle  matière,  placé  dans 
l'âme  du  tuyau  F,  pourvu  seulement  qu'il  soit  exactement 
adapté  à  la  cavité  interne  du  tuyau  de  sorte  que  ni  l'eau  ni 
l'air  ne  puissent  passer  entre  la  surface  externe  de  ce  piston  et 
la  surface  interne  du  tuyau.  Gela  va  de  soi.  Mais  dans  le  corps 
de  pompe  AU,  qui,  par  hypothèse,  est  plus  large  que  le  tuyau  F, 
aucun  piston  ne  pourra  résister  à  la  poussée  de  l'eau  du 
tuyau  F  s'il  n'est  aussi  lourd  que  toute  l'eau  contenue  dans  AU 
jusqu'à  la  hauteur  du  tuyau  F.  Si,  par  conséquent^  l'eau  du 
tuyau  F  pesait  seulement  une  livre  et  si  le  corps  de  pompe  AU 
était  dix  fois  plus  large  que  le  tuyau  F,  il  faudrait,  pour  sou- 
tenir l'eau  du  tuyau  F,  placer  dans  le  corps  de  pompe  AU  un 
piston  qui  s'y  adaptât  exactement  et  dont  le  poids  fût  de  dix 
livres;  pour  qu'il  fût  en  état  de  pousser  l'eau  du  tuyau  F,  il 
faudrait  que  ce  piston  pesât  plus  de  dix  livres.  Imaginons 
que  ce  corps  soit  formé  d'une  matière  tellement  plus  dense 
que  l'eau  qu'il  occupe  seulement  le  volume  EO.  Le  corps  pesant 
EO  suffira  à  pousser  l'eau  du  tuyau  F,  mais  un  corps  plus 
léger  n'y  suffirait  pas.  » 


p.    DUHEM. 


l4 


2  10  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

Dans  ce  passage,  Benedetti  formule,  au  sujet  de  la  pompe, 
exactement  la  loi  qu'a  énoncée  Léonard  de  Vinci.  Cette  loi, 
Benedetti  ne  la  tire  pas,  comme  l'avait  fait  Léonard^  de  l'égalité 
entre  le  travail  moteur  et  le  travail  résistant;  en  effet,  la 
réaction  qu'il  mène  contre  les  principes  de  l'École  de  Jor- 
danus  l'a  conduit  à  rejeter  toute  démonstration  fondée  sur 
cet  axiome  ;  mais  la  déduction  dont  il  fait  usage  était  suffisam- 
ment esquissée  par  l'habitude  qu'avait  Léonard  de  substituer 
au  piston,  en  ses  énoncés,  une  masse  d'eau  de  même  poids'. 
Les  considérations  hydrostatiques  de  Benedetti  sont  donc  toutes 
voisines  encore  de  celles  du  Vinci.  Et  cependant,  combien  elles 
sont  proches  de  celles  que  donnera  Pascal!  Benedetti  a  sub- 
stitué un  piston  successivement  à  l'eau  du  vase  étroit,  puis  à 
l'eau  du  vase  large;  si,  réunissant  ces  deux  substitutions, 
il  eût  placé  simultanément  un  piston  dans  chacun  des  deux 
corps  de  pompe,  il  eût  inventé  la  presse  hydraulique;  du 
moins  a-t-il  laissé  bien  peu  de  choses  à  faire  à  celui  qui,  l'ayant 
lu,  imaginerait  cet  instrument. 

Celui  qui,  ayant  lu  Benedetti,  a  imaginé  la  presse  hydrau- 
lique, ce  n'est  pas  Pascal,  c'est  Mersenne. 

Que  Mersenne  ait  lu  le  Diversarum  speculationam  liber ^  nous 
le  savons  par  son  témoignage.  Ayant,  en  son  Harmonie  uni- 
verselle'^ y  à  user  de  la  notion  de  moment  d'une  force  pour 
traiter  de  l'équilibre  de  la  balance,  il  ajoute  ces  mots  :  «  Gomme 
fait  Jean  Benoist  dans  son  3*^  chapitre  sur  les  méchaniques.  » 
Or  l'écrit  De  mechanicls  est  une  des  parties  principales  du  Dicer- 
sarwn  speculalionum  liber. 

Lors  donc  que  Mersenne  écrivait  sur  l'Hydrostatique,  le  sou- 
venir de  ce  qu'en  avait  dit  Benedetti  se  présentait  sans  doute 
à  son  esprit;  il  se  mêlait  au  souvenir  des  écrits  de  Stevin,  que 

1.  Léonard  de  Vinci,  d'ailleurs,  a,  parfois,  usé  d'un  raisonnement  presque  sem- 
blable à  celui  de  Benedetti.  —  Cf.  :  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Ch. 
Ravaisson-Mollien,  nis.  E,  fol.  7/4,  verso  —  et  Del  moto  c  misura  dell'  acqiia,  libro  \1I1, 
cap.  LXXVU. 

2.  Harmonie  universelle,  contenant  la  théorie  et  la  pratique  de  la  musique,  oii  est  traité 
de  la  nature  des  sons,  et  des  mouvemens,  des  consonances,  des  dissonances,  des  genres,  des 
modes,  de  la  composition,  de  la  voix,  des  chants,  et  de  toutes  sortes  d'inslrumcns  harmo- 
iniques,  par  F.  Marin  Mersenne,  de  l'ordre  des  Minimes;  à  Paris,  chez  Sebastien  Gra- 
nioisy,  MDGXXXVl.  —  Nouvelles  observations  physiques  et  mathématiques,  ^  *  observation, 
p.  17. 


THEMON    LE    FILS    DU    J  DIF    ET    LEONARD    DE    VLNGl  211 

le  savant  Minime  avait,  depuis  longtemps,  lus  et  résumés.  On 
s'explique,  dès  lors,  que  des  principes  établis  par  Stevin,  il  ait 
pu  tirer  ce  corollaire  ^  : 

((  Supposons  que  la  mer  entière  ait  été  enfermée  dans  un 
vase  de  telle  sorte  qu'un  couvercle,  pressant  sa  face  supérieure, 
l'empêche  de  monter,  tout  comme  le  fond  l'empêche  de 
s'écouler;  supposons,  en  outre,  que  l'on  veuille  immerger  un 
bâton  dans  l'Océan;  le  couvercle  ne  pourra  empêcher  la  mer 
de  monter^  à  moins  d'exercer  une  force  qui  contienne  le  poids 
du  bâton  autant  de  fois  que  la  surface  de  l'Océan  contient  la 
section  du  bâton.  » 

«  Si  donc,  par  un  trou  percé  dans  le  couvercle,  ce  bâton 
plongeait  dans  le  vase  précédemment  décrit,  le  couvercle  se 
trouverait  pressé,  de  bas  en  haut,  par  l'eau  qui  se  trouve  au- 
dessous  de  lui  avec  autant  de  force  qu'il  le  serait,  de  haut  en 
bas,  si  on  lui  superposait  un  cylindre  de  bois  ayant  même 
hauteur  que  Je  bâton  et  même  largeur  que  le  vase  où  la  mer 
est  contenue.  De  plus,  ce  bâton  et  ce  cylindre  exerceraient 
même  pression  l'un  que  l'autre  sur  les  parois  latérales  du  vase. 
Si  l'on  perçait  un  trou  dans  le  fond,  ou  dans  le  couvercle,  ou 
dans  les  parois  latérales,  pour  empêcher  l'eau  de  s'échapper  par 
ce  trou,  il  faudrait  une  force  égale  au  poids  du  cylindre  »  de  bois 
ayant  même  hauteur  que  le  bâton  et  même  largeur  que  le  trou. 

Ces  lignes  étaient  écrites  en  i644.  Or  c'est  seulement  en 
i646  que  Pascal  commença  à  s'occuper  de  recherches  person- 
nelles sur  l'équilibre  des  fluides,  à  l'occasion  de  l'expérience 
célèbre  de  Torricelli,  et  c'est  par  le  P.  Mersenne  que  Pascal  — 
il  nous  l'apprend  lui-même >>  —  avait  ouï  parler  de  cette  obser- 
vation. C'est  ((  sur  les  Mémoires  du  P.  Mersenne  »  qu'il  refit 
à  Rouen,  en  i646,  l'expérience  du  vif-argent,  «laquelle  ayant 
très  bien  réussi,»  dit-il,  «je  la  répétai  plusieurs  fois  ;  et  par 

1.  F.  Marini  Mersenni  Minimi  Cogitata  physico-mathematica,  in  quibus  lam  naluree 
quam  artis  effectus  admirandi  certissimis  demonstrationibus  explicantur;  Parisiis, 
sumptibus  Antonii  Bertier,  MDCXLIV;  p.  228. 

2.  Le  texte,  hâtivement  rédigé,  comme  la  plupart  des  écrits  de  Mersenne,  fait,  en 
cet  endroit,  une  confusion  entre  le  couvercle  et  le  bâton;  la  suite  du  texte  suffit  à 
dissiper  cette  confusion;  nous  avons,  dans  la  traduction,  rétabli  le  sens. 

3.  Lettre  de  Pascal  à  M.  de  Ribeyre  {Œuvres  complètes  de  Biaise  Pascal,  tome  III, 
p.  72,  Paris,  Hachette,  1880). 


2  12  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

cette  fréquente  répétition,  m'étant  assuré  de  sa  vérité,  j'en 
tirai  des  conséquences  pour  la  preuve  desquelles  je  fis  de 
nouvelles  expériences  très  différentes  de  celles-là.  »  C'est  enfin 
dans  le  dernier  ouvrage  composé  par  le  P.  Mersenne  que  ces 
premières  expériences  de  Biaise  Pascal  furent,  tout  d'abord, 
publiées  ^  Il  est  donc  hors  de  doute  que  Pascal  ait  connu  ce 
qu'en  ses  Cogitata  physico-mathematica,  le  P.  Mersenne  avait 
écrit  sur  l'équilibre  des  liqueurs. 

Par  l'intermédiaire  de  Mersenne,  Pascal  s'était  trouvé  mis  au 
courant  des  découvertes  de  Stevin;  mais  il  avait,  en  outre, 
subi  l'influence  de  Benedetti,  et  l'influence  de  Benedetti  n'était 
autre,  en  dernière  analyse,  que  celle  de  Léonard  de  Vinci. 


IX 


Comment  le  principe  fondamental  de  l'Hydrostatique 

s'est  transmis  de  Léonard  a  Pascal  (suite). 

Le  p.  Benedetto  Castelli  et  Galilée. 

Par  Giovanni- Battista  Benedetti  et  Mersenne,  Pascal  avait 
connu  une  partie  des  idées  que  Léonard  avait  conçues  touchant 
la  pression  hydrostatique,  mais  il  n'en  avait  connu  qu'une 
partie.  Le  principe  fondamental  de  la  presse  hydraulique,  si 
clairement  aperçu  par  le  grand  peintre,  avait  été  recueilli  par 
Benedetti.  Mais  Léonard  ne  s'était  pas  borné  à  formuler  ce 
principe  ;  il  l'avait  rattaché  à  un  axiome  d'une  bien  plus  grande 
généralité^  dont  découle  la  Statique  tout  entière  ;  il  en  avait  fait 
un  corollaire  de  l'égalité  entre  le  travail  moteur  et  le  travail 
résistant,  égalité  qui  caractérise  toute  machine  en  équilibre  ou 
en  régime  permanent;  cette  réduction  de  l'Hydroslaliquc  à  une 
loi  qui  n'avait  été  appliquée  jusque-là  qu'à  l'équilibre  des 
poids  solides  suffirait  à  placer  Léonard  au  premier  rang  des 
mécaniciens. 


I.  Novarum  observationuni  physico -  mathematicanun  F.  Marini  Merscnui  Miainii 
lotnus  III,  qulbus  accessU  Arislarclius  Samius  de  Mundi  systemalc ;  Parisiis,  sumiilibus 
Antonii  Bcrlicr,  MDGXLMI;  p.  91. 


THÉMON    LE    FILS    DU    JUIF    ET    LÉONARD    DE    VINCI  2l3 

Or,  de  cette  puissante  idée,  toute  trace  a  disparu  dans  la 
lettre  de  Benedetti  ;  nous  ne  saurions,  d'ailleurs,  nous  en 
étonner;  fonder  la  science  de  l'équilibre  sur  l'égalité  entre  le 
travail  moteur  et  le  travail  résistant  est  le  propre  de  la  méthode 
créée,  au  xiii^  siècle,  par  l'école  de  Jordanus  de  Nemore,  et 
Benedetti  était  parmi  les  géomètres  du  xvi*'  siècle  qui  luttaient 
contre  la  tradition  de  Jordanus'. 

Et  cependant,  cette  grande  pensée  que  Benedetti  n'a  point 
transmise,  Pascal  la  connaît  et  la  formule  avec  une  parfaite 
clarté.  A  la  description  de  la  presse  hydraulique,  nous  l'avons 
entendu  joindre  cette  observation  :  «  Et  l'on  doit  admirer  qu'il 
se  rencontre  en  cette  machine  nouvelle  cet  ordre  constant  qui 
se  trouve  en  toutes  les  anciennes  ;  savoir  le  levier,  le  tour,  la 
vis  sans  fin,  etc.,  qui  est  que  le  chemin  est  augmenté  en  même 
proportion  que  la  force.  »  Le  lien  que  Léonard  avait  établi 
entre  l'Hydrostatique  et  la  Statique  des  corps  pesants,  Pascal 
l'a-t-il  donc  retrouvé  par  ses  propres  méditations?  Une  telle 
découverte  n'excédait  assurément  point  la  puissance  de  son 
génie.  Il  ne  paraît  pas,  cependant,  qu'elle  soit  née  en  son 
esprit  par  une  génération  toute  spontanée,  et  sans  qu'il  en  ait 
reçu  aucun  germe. 

Au  moment  même  oii  Pascal,  sous  l'influence  du  P.  Mer- 
senne,  commençait  à  rechercher  les  raisons  de  l'équilibre  des 
liqueurs,  le  Minime  exposait ^  avec  grand  éloge  quelques-unes 
des  idées  émises  par  Galilée  a  dans  un  subtil  petit  livre,  écrit 
en  italien,  au  sujet  des  corps  plongés  dans  l'eau,  livre  que  je 
voudrais  voir  lu  par  tous  ceux  qui  aiment  l'étude  )) . 

L'ouvrage  de  Galilée,  dont  Mersennc  propageait  ainsi  la 
renommée  et  les  doctrines,  avait  été  imprimé  en  1612,  à  Flo- 
rence, sous  ce  titre  :  Discorso  al  Serenissimo  Don  Cosimo  II, 
Gran  Daca  di  Toscana,  intorno  aile  cose  che  slanno  in  su  V  acqua, 
o  che  ni  quella  si  muovono,  di  Galileo  Galilei,  Jllosofo  e  matematico 
délia  medesima  Altessa  Serenissima,  Pascal,  sans  doute,  avait 

1.  Cf.  p.  Duhem,  Les  origines  de  la  Statique.  Chapitre  X:  La  réaction  contre 
Jordanus;  Guido  Ubaldo,  Benedetti;  tome  I,  p.  209. 

2.  F.  Mersenni  Minimi  Cogitata  physico-mathemaiica,  in  quibus  tam  naturœ  quam 
artis  effectus  admirandi  certissimis  demonstrationibiis  explicantur ;  Parisiis  sumptibus 
Antonii  Bertier,  via  Jacobeâ,  MDCXLIV.  Ph.Tnnomona  hydraulica,  p.  195. 


2l4  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

suivi  le  conseil  que  son  religieux  ami  donnait  à  tous  les  gens 
studieux;  il  avait  lu  le  Discorso  de  Galilée ^ 

Or,  dans  ce  discours^  Pascal  avait  pu  voir  Galilée  ramener 
les  propriétés  des  corps  flottants,  connues  depuis  Archimède, 
à  n'être  que  des  corollaires  du  principe  des  vitesses  virtuelles; 
il  avait  pu  lire  les  raisonnements  par  lesquels  le  grand  physi- 
cien de  Pise  appliquait  ce  principe  à  l'équilibre  d'un  liquide 
en  deux  vases  communiquants  de  différentes  grosseurs;  une 
petite  masse  d'eau,  contenue  dans  le  vase  étroit,  peut  faire 
équilibre  à  une  grande  masse,  contenue  dans  le  vase  large, 
parce  qu'un  petit  abaissement  de  celle-ci  entraîne  un  grand 
soulèvement  de  celle-là.  Ce  raisonnement  est  exactement  celui 
dont  Pascal  allait  faire  usage,  en  sorte  qu'il  marque,  en 
l'œuvre  du  géomètre  français,  le  sceau  qui  caractérise  les 
pensées  de  Galilée;  mais,  non  moins  exactement,  ce  raisonne- 
ment est  celui  que  Léonard  a  maintes  fois  employé;  aussi 
nettement  donc  que  l'influence  de  Galilée  se  reconnaît  en 
l'œuvre  de  Pascal,  l'influence  du  Vinci  transparaît  en  celle  de 
Galilée. 

Qu'est-ce  à  dire?  Galilée  a-t-il  eu  en  main  une  copie  du 
traité  Del  moto  e  misura  deïï  acqua?  Pourquoi  non,  et  qu'est-ce 
que  cette  affirmation  aurait  d'invraisemblable?  N'avons-nous 
pas  vu 2  Bernardino  Baldi,  en  ses  Exercices  sur  les  Questions 
mécaniques  d'Aristote,  faire  à  la  science  du  Vinci  les  emprunts 
les  plus  larges  et  les  plus  variés,  comme  les  plus  nettement 
reconnaissables?  Et  Bernardino  Baldi  n'était-il  pas  un  familier 
de  Guidobaldo  del  Monte,  que  fut  lui-même  l'un  des  premiers 
maîtres  et  des  premiers  protecteurs  de  Galilée?  N'est-il  point, 
dès  lors,  fort  naturel  de  penser  que  Galilée  ait  eu,  directement 
ou  indirectement,  connaissance  de  certains  fragments  compo- 
sés par  Léonard  et,  en  particulier,  de  quelques-unes  des  notes 
qui  ont  servi  à  former  le  Del  moto  e  misura  deïï  acqua"^ 

Que  ces  notes  aient  été  connues  parmi  les  géomètres  et  les 

ï.  Sur  la  genèse  du  principe  de  Pascal,  le  lecteur  trouvera  des  détails  plus 
complets  dans  :  P.  Duhem,  Le  principe  de  Pascal,  essai  historique  (lievue  générale  des 
Sciences,  iG*  année,  p.  ^99,  i5  juillet  1905). 

j.  Voir  notre  précédente  étude  sur  Léonard  de  \'inci  et  Bernardino  Paldi  (Bulletin 
Italien,  t.  V,  p.  809;  1905). 


TIIliMON    LE    FILS    DU    JUIF    ET    LEONARD    DE    VINCI  2l5 

physiciens  qui  avaient  commerce  avec  Galilée,  on  n'en  peut 
guère  douter,  croyons- nous,  lorsqu'on  analyse  l'œuvre  du 
P.  Benedelto  Castelli. 

Né  à  Brescia  en  1577,  "^ort  à  Rome  eu  i6/i4,  après  y  avoir 
formé  ces  deux  élèves  de  génie  qui  se  nomment  Cavalierl 
et  Torricelli,  le  Bénédictin  Benedetto  Castelli  fut  le  disciple  et 
le  fidèle  ami  de  Galilée;  le  grand  géomètre  entretint  avec  le 
P.  Castelli  une  longue  correspondance,  témoignage  irrécusable 
de  la  confiance  qu'il  avait  en  lui  ;  c'est  au  P,  Castelli  que  le 
vieux  géomètre,  aveugle,  malade  et  reclus  en  sa  villa  d'Arcetri, 
envoya  le  fruit  de  ses  dernières  réflexions  sur  la  Dynamique, 
en  lui  recommandant  de  les  faire  insérer  dans  l'édition  com- 
plète de  ses  œuvres  lorsqu'on  la  publierait. 

La  communion  intellectuelle  de  Galilée  et  du  P.  Castelli  fut 
particulièrement  intime  en  l'étude  des  problèmes  que  pose 
la  Mécanique  des  fluides;  cette  communion  se  changea  presque 
en  collaboration. 

Les  raisonnements  exposés  par  Galilée  en  son  Discorso 
avaient  été  critiqués  par  Lodovico  délie  Colombe  •  et  par  Vin- 
cenzio  di  Grazia^.  Le  grand  géomètre  laissa  au  P.  Castelli  le 
soin  de  confondre  ses  deux  contradicteurs;  le  savant  religieux 
composa,  en  effet,  une  réfutation  minutieuse-^  des  objections 
soulevées  par  Lodovico  délie  Colombe  et  par  Vicenzio  di  Grazia  ; 
en  cette  réfutation,  il  épousa  si  exactement  les  opinions  de 
Galilée  que  plusieurs  historiens  croient  devoir  attribuer  cette 
riposte  au  maître  lui-même,  et  non  pas  à  l'élève;  l'élève  se  serait 
borné  à  prêter  son  nom. 

Si  le  P.  Castelli  a  eu  connaissance  des  recherches  de  Léonard 
de  Vinci  sur  l'Hydrostatique,  il  est  bien  vraisemblable  que 
Galilée  ne  les  a  point  ignorées. 

1.  Discorso  apologetico  di  Lodovico  clelle  Colombe,  d'  inlorno  al  Discorso  del 
Sig.  Galileo  Galilei  circa  le  cose  che  stanno  in  su  Vacqua,  o  cfie  in  quella  si  miiovono  ; 
siccomed'  intorno  ail'  aggiante  faite  dal  medesimo  Galileo  nella  seconda  impressione. 

2.  Considerazioni  di  M.  Vicenzio  di  Grazia,  sopra  il  Discorso  del  Sig.  Galileo  Galilei 
intorno  aile  cose  che  stanno  in  su  Vacqua,  o  che  in  quella  si  rnuovono. 

3.  Risposta  aile  opposizioni  del  Sig.  Lodovico  délie  Colombe  e  del  Sig.]'incenzio  di  Grazia, 
contra  al  Trattato  del  Signor  Galileo  Galilei  dcUe  cose  che  stanno  sull'  aequa,  o  che  in 
quella  si  rnuovono.  Airillustrissimo  Sig.  Enea  Piccolomini  Aragona,  Signore  Sticciano, 
ecc,  Nella  quale  si  conteugono  molle  considerazioni  filosofiche  remote  dalle  vnlgate 
opinioni.  Firenze,  i6i5, 


2lG  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

Or,  en  1628,  le  P.  Gastelli  publiait  à  Rome  la  première 
édition  de  son  célèbre  Traité  sur  la  mesure  des  eaux  courantes  » . 
Cet  ouvrage,  qui,  plus  que  tout  autre,  fit  la  réputation  de  son 
auteur,  est  tout  entier  consacré  à  l'exposé  d'une  vérité  et 
à  son  application  à  l'étude  des  cours  d'eau  ;  cette  vérité,  où 
nous  reconnaissons  une  des  idées  essentielles  de  Léonard 
de  Vinci,  peut  se  formuler  en  ces  termes  : 

Toutes  les  sections  d'un  même  cours  d'eau  livrent  passage, 
en  même  temps,  à  la  même  quantité  d'eau;  la  vitesse  de  l'eau  qui 
traverse  une  section  est  donc  en  raison  inverse  de  l'aire  de  cette 
section. 

Voici  par  quelle  voie^  Benedetto  Gastelli  conduit  l'esprit  de 
son  lecteur  à  l'acceptation  de  cette  vérité  : 

«  Pour  expliquer  tout  cecy  plus  clairement  par  un  exemple, 
il  faut  supposer  un  vaisseau  plein  d'eau,  tel  que  seroit  un 
tonneau,  lequel  demeure  tousiours  plein,  bien  que  l'eau  en 
sorte  continuellement,  et  supposons  que  Peau  en  sorte  par 
deux  robinets  d'égale  grosseur,  dont  Pun  soit  mis  au  haut  du 
tonneau,  et  l'autre  au  bas  ;  il  est  certain  que  dans  le  mesme 
temps,  dans  lequel  il  sortira  du  robinet  plus  haut  une  certaine 
mesure  d'eau,  du  plus  bas  il  en  sortira  quatre,  cinq,  et  davan- 
tage des  mesmes  mesures  d'eau,  selon  que  la  différence  de 
hauteur  des  robinets  sera  plus  grande,  et  selon  Péloignement 
du  robinet  supérieur  de  la  surface  et  du  niveau  de  Peau  qui  est 
dans  le  tonneau;  et  cela  sera  tousiours  ainsi,  bien  que,  comme 
il  a  esté  dit,  les  robinets  soient  égaux,  et  que  Peau  en  sortant 
remplisse  tousiours  leur  canal.  D'où  il  faut  remarquer  pre- 
mièrement que  bien  que  la  mesure  des  robinets   soit  csgale, 

1.  Benedetto  Gastelli,  Délia  misura  delV  acque  correnti...  In  Roma,  nella  stamparia 
Camerale,  1G28.  —  2*  édition:  In  Roma,  per  Francesco  Cavalli,  1689.  —  3*  édition  : 
In  qiiesla  terza  edizione  accrcsciiita  del  seconda  libro,  e  di  moite  curiose  scritture,  non  piu 
stampate.  AU'  111°  et  Rev"  Signor  Abbale  Urbano  Sacchetti.  In  Bologna,  per  gli  hh. 
del  Dozza,  MDGLX.  —  Traicté  de  la  mesure  des  eaux  courantes  de  Benoist  Gastelli,  reli- 
gieux du  Monteassin  et  mathématicien  du  Pape  Urbain  VIII  ;  traduit  de  l'Italien 
en  François;  avec  un  Discours  de  la  jonction  des  Mers,  adressé  à  Messeigncurs  les  Com- 
missaires députez  par  sa  Majesté  ;  ensemble  un  Traicté  du  mouvement  des  eaux  d'Evan- 
gcliste  Torricelli,  mathématicien  du  Grand  Duc  de  Toscane;  traduit  du  Latin 
en  François.  A  Gastres,  par  Bernard  Barconda,  Imprimeur  du  Roy,  de  ia  Ghambre 
de  l'Edict  de  ladite  Ville  et  Diocèse.  iGVi.  —  Nos  citations  sont  exlrailes  de  cotte 
édition  française, 

a.  Gastelli,  Traicté  de  la  mesure  des  eaux  courantes,  p.  j. 


THEMON    LE    FILS    DU    JUIF    ET    LEONARD    DE    YINGl  2  1 7 

néantmoins  dans  un  temps  égal  il  sort  et  passe  par  leurs  trous 
une  quantité  inesgale  d'eau.  Et  si  nous  considérons  cecy  plus 
attentivement,  nous  trouvons  que  l'eau  qui  sort  par  le  robinet 
inférieur  passe  avec  beaucoup  plus  de  vitesse  que  ne  fait  celle 
qui  sort  par  le  robinet  supérieur,  quelle  qu'en  soit  la  cause. 
Si  doncques  nous  voulons  qu'il  sorte  du  robinet  supérieur 
la  mesme  quantité  d'eau  que  l'inférieur  en  un  temps  égal, 
qui  ne  voit  qu'il  faudra  multiplier  les  robinets  de  la  partie 
supérieure,  et  mettre  au  haut  du  tonneau  un  plus  grand 
nombre  de  robinets,  et  d'autant  plus  grand  que  le  robinet 
d'embas  sera  plus  viste  que  celui  d'en  haut,  ou  bien  faire 
le  robinet  supérieur  d'autant  plus  grand  que  l'inférieur,  que 
l'inférieur  est  plus  viste  que  le  supérieur.  Et  ainsi  en  un  temps 
égal  il  sortira  une  esgale  quantité  d'eau  du  robinet  supérieur 
et  de  l'inférieur.  Et  partant,  supposé  ce  raisonnement,  nous 
pourrons  dire  que  toutes  les  fois  que  deux  robinets  de  différente 
vitesse  ietteront  une  esgale  quantité  d'eau  en  temps  esgaux,  il 
faudra  que  le  robinet  moins  viste  soit  plus  gros,  et  ait  le  trou 
plus  grand  que  le  robinet  plus  viste,  d'autant  que  le  robinet 
plus  viste  surpasse  en  vistesse  le  moins  viste...  » 

((  Maintenant  pour  appliquer  à  nostre  dessein  tout  ce  que 
nous  avons  dit  jusques  icy,  ie  considère  qu'estant  très  certain 
qu'en  diverses  parties  d'une  mesme  rivière,  ou  canal  d'eau 
courante,  il  passe  tousiours  en  temps  esgaux,  une  esgale 
quantité  d'eau,...  et  estant  encore  vray  qu'en  diverses  parties 
de  la  mesme  rivière,  il  y  peut  avoir  diverses  vistesses,  il  s'en 
suivra  par  nécessaire  conséquence,  que  là  oij  la  rivière  aura 
moins  de  vistesse,  elle  aura  plus  de  mesure,  et  aux  endroits  où 
elle  aura  plus  de  vistesse,  elle  aura  moins  de  mesure,  et  pour 
le  dire  en  peu  de  mots,  les  vistesses  des  diverses  parties  de  la 
mesme  rivière  auront  éternellement  la  proportion  réciproque 
avec  leurs  mesures.  » 

La  proposition  que  le  P.  Benedetto  Gastelli  vient  de  formuler 
est  bien  celle  que  nous  avons  vu  Léonard  inventer  afin  de  se 
réfuter  à  lui-même  les  objections  qu'il  avait  dressées  contre 
la  théorie  des  sources  imaginée  par  Albert  le  Grand  et  soute- 
nue par  Thémon  ;  mais  celte  proposition,  Gastelli  la  doit-il  à 


2t8  études    sur    LÉONARD    DE    VINCI 

Léonard?  Au  premier  abord,  il  semble  qu'il  ne  la  lui  ait  pas 
empruntée,  qu'il  l'ait  découverte  seul  et  par  ses  propres  efforts. 
Il  est  conduit,  en  effet,  à  énoncer  cette  proposition  en  obser- 
vant que,  toutes  choses  égales  d'ailleurs,  une  ouverture  percée 
dans  la  paroi  d'un  tonneau  laisse  échapper  le  liquide  avec 
d'autant  plus  de  vitesse  qu'elle  se  trouve  plus  bas  au-dessous  de 
la  surface  du  fluide.  Or,  ce  n'est  point  par  de  telles  considérations 
que  Léonard  a  été  amené  à  son  important  théorème,  bien  qu'il 
se  soit  préoccupé  sans  cesse  de  la  loi  qui  relie  la  vitesse 
d'écoulement  d'un  fluide  à  la  distance  entre  l'orifice  et  la 
surface  libre,  et  que  ses  essais  pour  formuler  cette  loi, 
fréquents  en  la  plupart  de  ses  cahiers  de  notes,  abondent  au 
cahier  A. 

Mais  la  voie  même  que  suit  le  P.  Castelli  pour  montrer  au 
lecteur  que  la  vitesse  d'un  cours  d'eau  varie  en  raison  inverse 
de  l'aire  de  la  section,  marque,  à  tout  prendre^  l'influence 
exercée  par  les  pensées  de  Léonard  sur  les  recherches  du  savant 
Bénédictin. 

Ouvrons,  en  effet,  ce  traité  Del  molo  e  misura  delV  acqiia, 
publié  par  Gardinali  en  1828,  et  où  se  trouvent  réunies  la 
plupart  des  propositions  d'Hydrostatique  et  d'Hydrodyna- 
mique dont  les  manuscrits  de  Léonard  nous  conservent  les 
brouillons.  Le  livre  huitième  est  intitulé  :  DeW  oncia  dclV  acqiia 
e  délie  canne.  Ce  livre  débute  par  la  collection  des  fragments 
où  Léonard  a  étudié  les  diverses  circonstances  qui  règlent  la 
vitesse  d'écoulement  d'un  liquide  par  un  orifice;  puis  il  déve- 
loppe la  loi  qui  lie  la  vitesse  d'un  cours  d'eau  à  sa  section  ; 
enfin  il  expose  l'application  du  principe  des  vitesses  virtuelles 
à  l'Hydrostatique.  Si  le  P.  Castelli  a  eu  en  mains  ce  traité  Del 
molo  e  misura  delV  acqua  ou  quelque  recueil  analogue,  n'est- il 
pas  bien  naturel  qu'il  ait  suivi,  en  exposant  l'idée  de  Léonard, 
la  méthode  qu'il  a,  en  effet,  adoptée?  Et  le  choix  de  cette 
méthode  qui,  considérée  en  elle-même,  peut  paraître  assez 
artificielle,  ne  trouve-t-il  pas,  dans  ce  rapprochement,  sa  plus 
satisfaisante  explication  ? 

Voici  encore  un  rapprochement  qui  semble  marquer,  en 
l'œuvre  de  Castelli,  l'empreinte  des  pensées  de  Léonard, 


THÉMON    LE    FILS    DU    JUIF    ET    LÉONARD    DE    VINCI  219 

Dans  le  Traité  de  la  mesure  des  eaux  courantes^  nous  lisons 
ce  passage  ï  : 

((  Corollaire  cinquiesme.  De  cette  opération  de  la  nature  pro- 
cède un  autre  effet  digne  de  considération,  qui  est  que  le  cours 
d'eau  estant  retardé,  comme  il  a  esté  dit  en  ces  dernières  parties 
du  torrent,  s'il  arrive  que  le  torrent  devienne  trouble  et  que 
son  eau  soit  retardée,  en  telle  sorte  qu'elle  ne  puisse  pas 
emporter  ces  petites  parties  terrestres  qui  la  rendent  trouble, 
alors  le  torrent  deviendra  clair,  en  laissant  tomber  ces  petites 
parties  qui  rehausseront  le  fond  de  son  lict  à  l'endroit  des 
dernières  parties  de  son  cours  dans  la  rivière,  et  ce  rehausse- 
ment et  résidence  des  parties  terrestres  sera  après  emporté, 
lorsque  la  rivière  s'abaissant  le  torrent  reprendra  sa  première 
vitesse.  » 

Ce  corollaire  ne  tient  que  par  un  lien  assez  lâche  au  reste  de 
l'ouvrage  du  P.  Gastelli;  il  y  paraît  en  quelque  sorte  acci- 
dentel ;  sa  présence,  en  ce  Traité,  ne  s'explique-t-elle  pas  par 
le  désir  de  conserver  une  pensée  de  Léonard,  que  nous  voyons, 
en  ses  notes,  préoccupé  sans  cesse  des  phénomènes  d'érosion 
et  d'alluvion?  N'est-on  pas  tenté,  en  particulier,  de  rapprocher 
ce  cinquiesme  corollaire  du  fragment  suivant  ^  :  «  De  Valterrisse- 
ment  des  marais.  Les  atterrissements  des  marais  seront  faits 
quand  on  aura  conduit  dans  ces  marais  les  fleuves  troubles. 
Ceci  se  prouve,  parce  que,  où  le  fleuve  court,  il  délaye  le 
terrain,  et  où  il  se  retarde,  il  laisse  sa  perturbation...  » 

Il  nous  paraît  donc  probable  que  le  P.  Benedetto  Gastelli  a 
eu  connaissance  des  recherches  hydrauliques  de  Léonard  de 
Vinci;  nous  avions  déjà  prouvé,  par  un  rapprochement  parti- 
culièrement saisissant,  que  Bernardino  Baldi  avait  connu  ces 
mêmes  recherches,  il  serait,  dès  lors,  de  toute  invraisemblance 
que  Galilée  les  eût  ignorées. 

Lors  donc  que  Pascal  trouvait  dans  le  Discorso  de  Galilée  la 
méthode  selon  laquelle  le  principe  des  vitesses  virtuelles  doit 
être  appliqué  aux  problèmes  d'Hydrostatique,  il  subissait,  en 

1.  Benoist  Gastelli,  Traicté  de  la  mesure  des  eaux  courantes,  p.  10. 

2.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci  ;  ms.  E  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  5,  recto. 


2  20  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

dernière  analyse,  l'influence  des  recherches  du  Vinci.  C'est 
encore  cette  influence  qui,  par  de  longs  détours,  venait  jusqu'à 
lui  lorsque  Benedetti  et  Mersenne  lui  suggéraient  l'idée  de  la 
presse  hydraulique. 

Léonard  avait  aperçu  la  loi  fondamentale  de  l'Hydrosta- 
tique; il  avait  reconnu  comment  elle  devait  être  reliée  aux 
principes  de  la  Statique  générale.  Mais  la  vérité  dont  il  avait 
eu  la  vue  si  pleine  et  si  entière  ne  s'était  plus  montrée  que 
fragmentée  et  morcelée  à  ceux  qui  s'étaient  inspirés  de  ses 
notes;  chacun  d'eux  en  avait  aperçu  une  partie,  mais  une 
partie  seulement.  La  tradition  qui  avait  pris  source  en  ses 
découvertes  n'avait  point  coulé,  large  et  rapide,  en  un  fleuve 
unique;  elle  s'était  divisée  en  ruisselets  multiples  et  appauvris. 
Voici  qu'en  Pascal,  tous  ces  ruisselets  confluent  de  nouveau 
pour  former  une  doctrine  qui  suivra  désormais  un  cours 
régulier. 


VI 

LÉONARD  DE  VINCI 
CARDAN  ET  BERNARD  PALISSY 


LÉONARD  DE  VINCI 
CARDAN  ET  BERNARD  PALISSY 


Cardan  a-t-il  pu  plagier  Léonard  de  Vinci? 

Maintes  fois,  au  cours  de  nos  recherches  sur  l'histoire  de 
la  Mécanique',  nous  avons  eu  occasion  de  remarquer  que  les 
opinions  professées  par  Cardan,  tant  en  Statique  qu'en  Dyna- 
mique, ressemblaient  étrangement  aux  idées  émises  sur  les 
mêmes  sujets  par  Léonard  de  Vinci.  Cette  ressemblance  s'est 
manifestée  à  nous  en  des  circonstances  si  nombreuses  et  si 
diverses  que  nous  n'avons  pas  cru  qu'elle  fût  explicable  par 
une  rencontre  fortuite  entre  les  pensées  issues  spontanément 
de  ces  deux  génies;  nous  avons  supposé  que  Cardan  avait  eu 
connaissance  des  notes  manuscrites  laissées  par  Léonard  et 
qu'il  n'avait  point  hésité  à  profiter  des  découvertes  semées  à 
profusion  dans  ces  immortels  brouillons. 

Parmi  ceux  qui  ont  bien  voulu  lire  nos  écrits,  il  en  est  qui 
ne  trouvent  point  cette  supposition  suffisamment  assurée. 
Sans  méconnaître  l'analogie  qui  existe  entre  la  Mécanique  de 
Cardan  et  celle  de  Léonard,  ils  pensent  que  cette  analogie  peut 
résulter  de  l'accord  spontané  qui  s'établit  parfois  entre  deux 
esprits  lorsque  ces  deux  esprits,  à  l'insu  l'un  de  l'autre,  appli- 
quent leurs  méditations  au  même  problème.  Ils  prisent  trop 
haut  le  génie  scientifique  de  Cardan  pour  admettre  qu'il  ait  pu 


I.  P.  Duhem,  Les  origines  de  la  Statique,  ch,  III  (t.  I,  p.  34)  et  ch.  XV,  S  B  (t.  Il, 
p.  lo/i).  —  De  l'accélération  produite  par  une  force  constante  ;  notes  pour  servir  à  l'histoire 
de  la  Dynamique^  §  V.  (Congres  international  de  Philosophie  ;  2'  session,  tenue  à 
Genève  du  4  au  8  septembre  190/4.  Rapports  et  comptes  rendus,  p.  859.) 


224  ÉTUDES    SLR    LÉONARD    DE    VINCI 

grossir  son  œuvre  d'emprunts  inavoués,  trop  semblables  à  des 
larcins.  Ils  remarquent  enfin  que  les  notes  de  Léonard,  conci- 
ses, obscures,  écrites  de  droite  à  gauche,  difficiles  à  déchiffrer 
et,  parfois,  non  moins  difficiles  à  interpréter,  ne  paraissaient 
guère  propres  à  tenter  le  plagiaire.  Ces  raisons  diverses  et 
concordantes  leur  font  croire  que  les  aperçus  sur  la  Statique 
et  la  Dynamique  présentés  en  divers  livres  du  De  Subtilitate 
sont  bien  œuvres  propres  de  Cardan,  lors  même  que  celui-ci, 
en  les  découvrant,  n'a  fait  que  retrouver  ce  que  le  Vinci  avait 
déjà  inventé. 

Les  objections  que  l'on  peut  élever  à  rencontre  de  notre 
hypothèse  ne  sont  point,  croyons-nous,  assez  fortes  pour  nous 
contraindre  à  l'abandonner. 

Sans  doute,  les  notes  que  Léonard  jetait  sur  le  papier,  dans 
la  fièvre  de  l'invention,  étaient  écrites  de  droite  à  gauche,  et 
peu  de  personnes  pouvaient  les  déchiffrer  couramment  sans 
l'aide  d'un  miroir;  ces  notes,  d'ailleurs,  avaient  trait  aux  sujets 
si  divers  qui,  en  un  même  moment,  sollicitaient  la  pensée 
tumultueusement  active  du  grand  peintre;  aussi  les  cahiers 
011,  pêle-mêle,  elles  étaient  enregistrées  aussitôt  qu'écloses 
offrent-ils  presque  toujours  à  nos  yeux  l'aspect  d'un  inexpri- 
mable désordre. 

Mais,  pour  les  renseigner  sur  les  inventions  du  Vinci,  les 
hommes  du  xvi*  siècle  avaient,  en  bien  des  cas,  des  documents 
d'un  plus  facile  usage.  Il  existait  des  cahiers  où  toutes  les 
pensées  du  grand  peintre  ayant  trait  à  un  même  objet  se  trou- 
vaient réunies,  lisiblement  transcrites  et  classées  dans  un 
ordre  provisoire.  Que  Léonard  ait  lui-même  composé  de  tels 
recueils,  qu'il  nommait  des  Traités,  on  n'en  saurait  douter; 
à  chaque  instant,  ses  notes  nous  renvoient  à  une  proposition 
du  Traité  des  poids,  du  Traité  de  l'eau,  du  Traité  du  mouvement 
local;  cette  proposition  est  désignée  par  le  numéro  qui  marque 
sa  place  en  ce  traité;  les  discordances  mêmes  et  les  variations 
que,  parfois,  l'on  peut  noter  en  ces  numérotages  nous  montrent 
que  Léonard  retouchait  souvent  ces  ébauches  de  traités,  qu'il 
modifiait  l'ordre  des  propositions  déjà  rassemblées  ou  qu'il 
intercalait  de  nouvelles  propositions. 


1 


LÉONARD    DE    VINCI,    CARDAN    ET    BERNARD    PALISSY  22i3 

Nous  ne  possédons  point  les  manuscrits  autographes  de  ces 
traités;  mais,  pour  mieux  répandre  les  innombrables  trou- 
vailles de  celui  qui  lui  avait  légué  ses  écrits,  François  de 
Melzi  fît  tirer  des  copies  des  recueils  où  ses  pensées  se  trou- 
vaient réunies  *  ;  ces  copies  passèrent  de  main  en  main,  trop 
souvent  égarées,  quelquefois  recopiées  par  un  lecteur  plus 
soigneux;  à  des  répliques  de  ce  genre  nous  devons  la  conser- 
vatioQ  du  Trattato  délia  pittara  et  du  Tratlalo  del  moto  e  misura 
deW  acqaa. 

Ces  recueils  de  pensées  de  Léonard  ne  furent  pas  seulement 
lus  et  recopiés;  ils  furent  impudemment  plagiés.  Benvenuto 
Gellini,  dans  son  Traité  de  Perspective,  ne  nous  apprend-il  pas 
qu'il  s'était  rendu  acquéreur  de  l'écrit  du  Vinci  sur  le  même 
sujet,  qu'il  l'avait  prêté  à  Sarlio,  et  que  celui-ci  en  avait  tiré  ce 
qu'il  y  a  de  mieux  dans  son  ouvrage?  L'étude  des  œuvres  de 
Villalpand  et  de  Bernardino  Baldi  ^  ne  nous  a-t-elle  pas  montré 
ces  deux  auteurs  reproduisant  un  grand  nombre  de  théorèmes 
qui  portaient,  bien  nette  encore,  la  marque  de  leur  génial 
inventeur? 

Celui  qu'étonnerait  l'emploi  de  semblables  procédés  connaî- 
trait mal  l'esprit  du  temps  où  vécut  Sarlio,  où  vécurent  Baldi 
et  Villalpand.  Le  xvi^  siècle,  la  première  moitié  du  xvii^  siècle 
nous  apparaissent,  au  cours  de  l'histoire  des  sciences,  comme 
l'époque  où  le  plagiat  fut  pratiqué  avec  la  plus  cynique  impu- 
dence. C'est  alors  que  l'on  vit  un  Tartagiia  composer  toute  sa 
Statique  avec  les  écrits  démarqués  de  l'École  de  Jordanus,  un 
Giuutino  copier  de  longues  pages  d'Albert  de  Saxe  sans  pro- 
noncer une  seule  fois  le  nom  de  l'auteur,  un  Taisner  donner 
comme  de  lui,  dans  un  même  livre,  et  la  lettre  sur  l'aimant  de 
Pierre  de  Maricourt,  et  les  recherches  sur  la  chute  des  corps 
de  Benedetti.  Sans  atteindre  à  ce  degré  d'impudence,  les  géo- 
mètres et  les  physiciens  les  plus  illustres  se  montraient  fort 
peu  soucieux  de  la  propriété  d'une  idée  scientifique,  du  moins 


1.  Charles  Ravaisson-MoUien,   Les   manuscrits  de   Léonard  de  Vinci,  t.   I,  p.    i; 
Paris,  1881. 

2.  Vide  supra  :II,  Léonard  de  Vinci  et  Villaloand;  III,  Léonard  de  Vinci  et  Bernardino 
Baldi. 

p.    DUHiai.  *  i5 


2  20  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VlNCl 

lorsqu'elle  n'était  point  leur;  ils  taisaient  sans  scrupule  les 
noms  de  ceux  dont  ils  s'inspiraient,  pour  ne  citer  que  leurs 
adversaires. 

Ce  mépris  du  droit  de  priorité  s'affirmait  même  au  sujet 
d'inventions  que  publiaient  des  manuscrits  fort  répandus,  des 
livres  plusieurs  fois  imprimés;  il  s'exerçait  même  à  l'égard 
d'auteurs  vivants;  il  serait  bien  étrange  que  les  notes  de  Léo- 
nard de  Vinci  n'eussent  point  eu  à  en  souffrir;  elles  offraient, 
en  effet,  au  plagiaire  une  proie  particulièrement  assurée  ;  de 
l'auteur,  nulle  réclamation  à  craindre,  et  la  diffusion  très 
restreinte  de  ses  manuscrits  garantissait  contre  tout  démenti 
celui  qui  se  prétendait  l'inventeur  de  quelque  découverte  qu'il 
y  avait  lue. 

Pour  résister  mieux  que  ses  contemporains  à  la  tentation 
que  lui  offVaient  les  traités  composés  par  Léonard;  pour  renon- 
cer à  enrichir  ses  œuvres  et  à  accroître  sa  renommée  des 
pensées  que  ces  traités  renfermaient,  il  eût  fallu  que  Jérôme 
Cardan  fût  guidé  par  les  règles  d'une  probité  rigide,  bien  rare 
au  temps  où  il  vivait,  ou  bien  qu'il  ignorât  les  écrits  du  Vinci. 

Or,  en  Jérôme  Cardan,  l'histoire  ne  nous  révèle  aucune 
trace  de  cette  rigide  probité;  ses  contemporains  l'ont  accusé 
de  vices  et  soupçonné  de  crimes;  et  le  plus  récent  comme  le 
plus  indulgent  de  ses  biographes,  M.  Maurice  Cantori,  termine 
par  ces  mots  la  vivante  étude  qu'il  a  consacrée  à  Jérôme 
Cardan  :  «  Ei/i  Génie  doch  kei/i  Charakter  —  Un  génie,  mais  pas 
de  caractère  !  » 

Sa  vanité,  comme  la  médiocrité  de  son  sens  moral,  condam- 
naient presque  fatalement  Cardan  à  plagier  les  découvertes  de 
Léonard  de  Vinci,  pourvu  sciilcment  qu'il  les  connût;  or,  il 
les  a  connues  ;  nous  en  avons  pour  garant  son  propre  témoi- 
gnage. 

Par  deux  fois,  en  ses  livres  Sur  la  Subtilité^,    Cardan  cite 


1.  Moritz  Canlor,  Uieronymas  Cardanus,  eiii  vnssenschaftliches  Lebensbild  amt 
dem  XVI  Jahrhunderte  (Atti  del  Congresso  interna: ionale  di  Scicnzc  sloriche,  Roma. 
1-9  Aprile  1908,  vol.  XII,  p.  3i). 

2.  Ilieronymi  (lardani,  modici  Mcdiolanensis,  D<'  Sublililatc  libri  \Xl.  Ad  illuslriss. 
l'iincipein  l'errandiun  Gonzagam,  Mediolanciisis  proviiichr  Prafectiiin.  Ijiirdimi. 
apud  Guglielmum  Houillium  siib  sciilo  Vcnclo.  \'y7)\.  —  IjCS  ;/(vv.s-  de  IlicTomo  Garda- 


LEONARD    DE    VINCI,    CARDAN    ET    BERNARD    PALISSY  2:27 

Léonard  de  Vinci.  Ces  deux  citations  se  trouvent,  rapprochées 
l'une  de  Tautre,  au  XVIP  livre. 

En  la  première',  Cardan  indique  les  qualités  multiples  que 
le  peintre  doit  posséder:  a  Le  peintre  est  filosofe,  architecte,  et 
bon  dissecteur  ;  l'excellente  imitation  de  tout  le  corps  humain 
le  manifeste,  jà  commencée  de  longtems  par  Léonard  Yin- 
cius  Florentin,  presque  parachevée.  »  Cardan,  nous  le  voyons 
par  ce  passage,  connaissait  cette  admirable  série  de  figures 
anatomiques  dessinées  par  le  Vinci  et  conservées  aujourd'hui 
en  la  bibliothèque  de  Windsor. 

11  connaissait  également  les  inventions  mécaniques  de 
Léonard  ou,  tout  au  moins,  ses  essais  d'aviation;  il  nous  dit^, 
en  effet  :  «  Léonard  Vincius,  duquel  j'ai  parlé,  s'est  efforcé 
de  voler,  mais  en  vain;  il  estoit  grand  peintre.  » 

Instruit  des  recherches  anatomiques  de  Léonard,  de  ses 
essais  pour  imiter  mécaniquement  le  vol  des  oiseaux.  Cardan 
paraît  bien  avoir  connu  la  multiplicité  des  problèmes  en 
l'étude  desquels  se  complaisait  ce  génie  et  avoir  vu  au  moins 
une  partie  des  notes  où  ses  réflexions  nous  sont  conservées. 

Il  serait  étonnant,  d'ailleurs,  que  les  notes  laissées  par 
Léonard  fussent  demeurées  inconnues  de  Girolamo  Cardano, 
alors  que  le  père  de  celui-ci,  Fazio  Cardano,  était  un  familier 
du  Vinci;  Léonard  nous  apprend  lui-même'^  qu'il  empruntait 
des  livres  au  père  de  Cardan  ;  il  tenait  de  lui  «  le  livre  de 
Giovanni  Taverna  »  et  «  Les  proportions  d'Alchino'^  avec  les 
considérations  de  Marliano  »  ;  il  étudiait  les  propres  ouvrages 


nus,  médecin  Milannois^  intitulés  de  la  subtilité  et  subtiles  inventions,  ensemble  les  causes 
occultes  et  raisons  d'icellcs,  traduis  de  latin  en  François  par  Richard  le  Blanc.  A 
Paris,  par  Charles  l'Angelier  tonanl  sa  boutique  au  premier  pillier  de  la  grand'salle 
du  Palais.  i556. 

1.  Hieronymi  Gardani  De  Subtilitale  libri  XXI,  éd.  i55i,  p.  620.  —  Traduction  de 
Richard  le  Blanc,  éd.  i550,  p.  3 18,  verso. 

2.  Hieronymi  Gardani  De  Siibtilitate  libri  XXI,  éd.  i.'>5i,  p.  532.  —  Traduction  de 
Richard  le  Blanc,  éd.  i556,  p.  322,  recto. 

3.  Il  Codice  atlantico  di  Leonardo  da  Vinci  nella  Biblioieca  Ambrosiana  di  Milano, 
riprodetto  e  pubblicato  délia  Regia  Accademia  dei  Lincei,  sotto  gli  auspici  c  col 
sussidio  del  Re  e  del  Governo.  Ulrico  Hoepli,  Milano,  MDGGGLXXXX.IV,  fol.  225, 
recto  b  (34).  —  Gf.  Maria  Baratta,  Leonardo  da  Vinci  ed  i  Problemi  délia  Terra,  Torino, 
1903,  p.  9. 

'4.  Il  s'agit,  je  pense,  de  l'ouvrage  intitulé  :  Alexandri  Achillini  Bononiensis  De 
proportionibus  inotuum  quaestio.  Get  ouvrage  fut  d'abord  imprimé  à  Bologne,  en  i/ig^, 
par  Benedictus  Hectoris,  sous  le  titre  :  De  distributionibiis  ac  de  proportione  motmim.  Il 


!^28  ÉTUDES    SUR    LÉOiNARD    DE    VlNCl 

de  Messer  Fazio;  celui-ci  avait  donné  une  édition  de  la  perspec 
live  de  John  Peckham  '  ;  Léonard  prit  la  peine  de  traduire  en 
italien  un  passage  de  l'introduction  dont  Fazio  Gardano  avait 
doté  cette  édition 2. 

Que  si,  désormais,  nous  constatons  la  plus  étroite  analogie 
entre  la  Mécanique  professée  par  Jérôme  Cardan  et  la  Mécanique 
de  Léonard,  nous  serions  bien  naïfs  d'attribuer  cette  analogie 
à  une  coïncidence  toute  fortuite. 

Ce  n'est  pas  seulement  entre  la  Mécanique  de  Cardan  et 
celle  de  Léonard  que  l'on  peut  reconnaître  de  nombreux  rap- 
ports; il  est  impossible  de  parcourir  les  vingt  et  un  livres 
De  la  Subtilité  sans  y  trouver  de  nombreuses  réminiscences, 
les  unes  à  demi  effacées,  les  autres  très  nettes  encore,  des 
pensées  que  le  grand  peintre  a  émises  en  ses  cahiers  de  notes. 
Ces  réminiscences,  nous  ne  pouvons  les  énumérer  toutes  en  cet 
article;  nous  en  signalerons  seulement  quelques-unes;  nous 
choisirons  celles  qui  témoignent  du  passage,  entre  les  mains 
du  médecin  milanais,  des  deux  cahiers,  copiés  par  les  soins  de 
Melzi,  qui  sont  venus  jusqu'à  nous  :  Le  Traité  de  la  Peinture  et 
le  Trattato  del  moto  e  misura  deW  acqua. 


a  élc  reproduit  dans  les  éditions  des  Alexandri  Achillini  Bononiensis  Opéra  omnia 
données  à  Venise,  en  i5/j5,  i55i  et  i568,  par  Hieronymus  Scotus. 

Quant  à  Jean  Marliani,  nous  avons  de  lui  un  écrit  intitulé  :  De proporiione  motuuni 
iii  velocitate  qaestio  subtilissima.  Golophon  :  Impressum  Papie  per  Damianum  de 
Coniphalonerii  de  Binascho,  die  i6  Decembris  Anni  1/482.  Amen.  Cette  question  a  été 
reproduite  dans  la  collection  des  œuvres  de  Jean  Marliani,  publiée,  sans  date,  par  le 
môme  éditeur.  Cette  collection  renferme  encore  une  pièce  intitulée  :  Probalio  cujus- 
dam  conseqaentie  Calculatoris  in  de  motu  localL  L'inscription  portée  par  Léonard  au 
verso  de  la  couverture  du  cahier  F,  inscription  mentionnée  en  notre  étude  sur  Albert 
de  Saxe  et  Léonard  de  Vinci,  nous  montre  qu'en  i5o8,  le  grand  peintre  possédait  un 
écrit  qu'il  intitule  :  Marliino,  De  calciilatione ;  il  s'agit  vraisemblablement  du  second 
des  deux  ouvrages  mentionnés  ci-dessus;  Il  est  destiné  à  défendre  Suisset,  le  Calcii- 
lator  de  motu  locali,  d'une  critique  que  lui  adresse  Achillini. 

I.  Prospectiva  communis  D.  Johannis,  Archiepiscopi  Cantauriensis,  fratris  ordinis 
minorum,  ad  unguem  castigata  per  eximium  artium  et  medicinae  ac  juris  utriusque 
doctorem  ac  mathematicum  peritissimum  D.  Faciuni  Cardanum  Mediolanenscm  in 
venerabili  colegio  juris  peritorum  Mcdiolani  residenlem.  (Sans  nom  d'imprimeur  ni 
date  d'impression.) 

a.  Léonard  de  Vinci,  Il  (^odice  atlantico,  fol.  200  reclo  A.  —  Cf.  Mario  Baratta, 
Op.  cit.,  p.  272. 


LÉONARD    l)i;    VINCI,    CARDAN     J/i     lîERNARD    PAL16SY  22() 


II 


Des  emprunts  faits  par  Cardan 
AU  Traité  de  la  Peinture  de  Léonard  de  Vinci. 

Il  est  question  de  toutes  choses  en  ces  vingt  et  un  livres 
De  la  Subtilité,  qui  furent  Fun  des  ouvrages  les  plus  lus  au 
xvi''  siècle  et  qui  demeurent  une  des  œuvres  les  plus  curieuses 
de  cette  époque;  il  y  est  question,  en  particulier,  et  à  plusieurs 
reprises,  de  la  peinture  et  des  couleurs.  Les  aptitudes  de 
Cardan  étaient  assurément  d'une  extrême  variété;  géomètre, 
algébriste,  physicien,  astrologue,  médecin,  il  a  appliqué  la 
souplesse  de  son  génie  aux  objets  les  plus  divers;  nous  ne 
voyons  pas  cependant,  en  lisant  l'histoire  de  sa  vie,  qu'il  se 
soit  adonné  aux  beaux-arts;  si  donc  il  traite  de  la  peinture,  il 
n'en  saurait  rien  dire  qui  soit  issu  de  son  expérience  person- 
nelle; il  est  naturel  qu'il  en  parle  d'après  les  enseignements 
de  ceux  qui  ont  pratiqué  cet  art. 

Où  donc  Cardan  cherchait-ii  inspiration  lorsqu'il  voulait 
parler  du  peintre?  Il  ne  nous  sera  point  malaisé  de  le  deviner. 
Écoutons-le  lorsqu'il  déclare'  que  «la  peinture  est  la  plus 
subtile  de  tous  les  arts  mécaniques,  et  la  plus  noble.  Et  la 
peinture  fait  chose  plus  admirable  que  la  poterie  ou  la  sculp- 
ture ;  la  peinture  adjouste  les  ombres,  les  couleurs,  et  s'ajoint 
la  discipline  spéculative  en  adjoustant  quelques  nouvelles 
inventions;  car  il  faut  que  le  peintre  ait  la  cognoissance 
de  toutes  choses  pource  qu'il  ensuit  toutes  choses;  le  pein- 
tre est  fîlosofe,  architecte  et  bon  dissecteur;  l'excellente 
imitation  de  tout  le  cors  humain  le  manifeste,  jà  commencée 
de  longtems  par  Léonard  Yincius  -  Florentin,  presque  para- 
chevée. »  Lors  même  que  Cardan  n'eût  pas  nommé  le 
Vinci,  à  la  suite  de  ces  réflexions,  comme  pour  en  mieux 
marquer  l'origine,   il   nous    eût  été    facile   de    deviner   celui 

I.  Hieronymi  Cardani  De  SnhtiUlate  libri  XXI;  liber  XVII;  éd.  i55i,  p.  629. 
Traduction  de  Richard  le  Blanc,  éd.  i556,  p.  3 18,  verso. 


'y.'Ao  ÉTUDES    SUR    LÉONARO    DE    VINCI 

qui  les  avait  inspirées;  à  la  supériorité  de  la  peinture  sur 
les  autres  arts  plastiques,  à  l'effort  intellectuel  que  le  peintre 
doit  donner  avec  plus  de  puissance  et  d'intensité  que  le 
sculpteur,  la  pensée  de  Léonard  revient  sans  cesse  avec  com- 
plaisance; surtout,  il  aime  à  répéter  que  le  peintre  doit  être 
un  esprit  universel  :  «  Le  peintre ^  doit  commencer  par  se 
rendre  bon  perspectif,  et  puis  s'acquérir  une  connaissance 
entière  des  mesures  du  corps  humain;  il  doit  estre  encore  bon 
architecte,  pour  le  moins  en  ce  qui  concerne  la  régularité 
extérieure  d'un  édifice  et  de  toutes  ses  parties  ;  et  aux  choses 
dont  il  n'a  pas  la  pratique,  il  ne  faut  point  qu'il  néglige  d'aller 
voir  et  dessigner  sur  le  naturel.  » 

Le  peintre  doit  donc  être  bon  «  perspectif  »  et,  tout  d'abord, 
il  doit  savoir  placer  exactement  la  ligne  d'horizon  de  son 
tableau  par  rapport  aux  figures  humaines  qui  s'y  trouvent 
représentées.  Voici  la  règle  que  Cardan^  donne  à  cet  effet: 
((  Mais  cependant  souvienne  toi  que  tu  observes  le  lieu  de  la 
veuë  égale;  c'est  le  chef  de  la  figure  humaine,  quand  l'homme 
est  peint  en  un  petit  tableau;  car  l'œil  jugera  tout  ce  qui  sera 
veu  dessous,  estre  bas;  et  tout  ce  qui  sera  dessus,  estre  haut.  » 
Cette  règle  est  aussi  celle  que  nous  trouvons,  plusieurs  fois 
répétée,  dans  le  Traité  de  la  Peinture  :  a  Celuy^  qui  desseigne 
sur  le  relief  doit  s'accomoder  de  telle  sorte  que  son  œil  soit 
au  niveau  de  celuy  de  la  figure  qu'il  imite.  ))  —  «  Le  point 
perspectif'  doit  estre  mis  au  niveau  de  l'œil  d'un  homme  de 
taille  ordinaire,  sur  la  ligne  qui  fait  confiner  le  plan  avec 
l'horizon,  de  laquelle  ligne  la  hauteur  doit  estre  esgalle  à  celle 
de  l'extrémité  du  plan  joignant  l'horizon,  sans  néantmoins  y 
comprendre  les  montagnes,  lesquelles  sont  libres.  » 

Le  peintre  possède  d'ailleurs  un  moyen  très  efficace  de 
découvrir  les  fautes  qu'il  aurait  commises  contre  les  lois  de  la 

1.  Traité  de  la  Peinture  de  Léonard  de  Vinci,  donné  au  public  et  traduit  de  l'italien 
par  R.  F.  S.  D.  C.  [iloland  Fréart,  sieur  de  Chambray];  à  Paris,  de  l'imprimerie 
de  Jacques  Langlois,  MDCLl,  ch.  CCLXXIV,  p.  89. 

2.  Hieronymi  Cardani  De  Subtilitate  libri  XXI;  liber  IV  ;  éd.  i55i,  p.  i85.  Traduc- 
tion de  Richard  le  Blanc,  éd.  i55G,  p.  92,  recto. 

3.  Traité  de  la  Peinliire  do  Léonard  de  Vinci,  ch.  XWI  :  De  la  manière  de 
desseigncr  sur  la  bosse  ou  d'après  nature;  éd.  iG5j,  p.  8. 

4.  Traité  de  la  Peinture  de  Léonard  de  Vinci,  ch.  CCLXWI  :  A  quelle  hauteur 
on  doit  mettre  le  poinct  de  veuë;  éd.  iG5i,  p.  92. 


LÉONAllI)    DE    VL\CI,    CAIVDAX    ET    15EKNAUD    PALISSY  2^1 

perspective;  c'est  d'examiner  l'image  de  son  ouvrage  rétlccliie 
dans  un  miroir  plan.  Cardan  préconise»  l'emploi  de  ce  pro- 
cédé :  ((  Par  mesme  moien  presque  les  peintures  doivent  estre 
éprouvées  au  miroir.  Car  le  miroir  découvre  plusieurs  choses 
qui  estoient  latentes^  entendu  qu'il  monstre  les  choses  qui  sont 
à  l'opposite.  »  Léonard  le  recommande  également^  :  «  En  tra- 
vaillant, le  peintre  doit  tenir  devant  luy  un  miroir  plat,  et 
considérer  souvent  son  ouvrage  dans  ce  miroir,  qui  le  luy 
représentera  tout  au  rebours,  et  semblera  de  la  main  d'un 
autre  maistre,  de  sorte  que  par  ce  moyen  il  pourra  mieux 
remarquer  ses  fautes.  » 

Léonard  a  étudié  avec  une  admirable  sagacité  les  diverses 
impressions  qu'engendre  en  notre  œil  la  juxtaposition  de  cou- 
leurs diverses;  Cardan  reproduit  plus  ou  moins  clairement 
presque  tout  ce  qu'il  en  avait  dit. 

Voici  d'abord  le  phénomène  de  l'irradiation,  qui  agrandit 
une  figure  claire  placée  sur  un  fond  sombre,  qui,  par  contre, 
diminue  une  figure  de  nuance  foncée  tracée  sur  un  fond  clair. 
A  ce  phénomène,  le  Traité  de  la  Peinture  fait  allusion ^  en  ces 
termes  :  a  La  chose  qui  sera  veuë  en  un  air  obscur  et  bruineux 
estant  blanche  paroistra  plus  grande  qu'elle  n'est  pas  ;  ce  qui 
arrive  parce  que  comme  il  a  esté  dit  cy-dessus  :  La  chose  claire 
semble  s'augmenter  dans  un  champ  obscur,  par  les  raisons 
cy-devant  déduites.  »  Les  livres  De  la  Subtilité  décrivent  aussi  ^ 
les  effets  de  l'irradiation  :  «  Certes  la  couleur  blanche  monstre 
les  choses  moindres  qu'elles  ne  sont,  comme  la  noire  les 
monstre  plus  grandes.  Les  livres  imprimés  le  démonstrent, 
desquels  tant  plus  l'encre  est  claire,  tant  plus  elle  fait  les 
lettres  sembler  estre  moindres.  »  Seulement,  dans  sa  hâte  à 
reproduire   les   enseignements   qu'il  avait  tirés  des  notes  du 

1.  Hieronymi  Gardani  De  Subtilitate  libri  XXI;  liber  IV^,  éd.  i55i,  p.  i8G.  Traduc- 
tion de  Richard  le  Blanc,  éd.  i55G,  p.  92,  recto. 

2.  Traité  de  la  Peinture  de  Léonard  de  Vinci;  ch.  GGLWIV  :  Gomment  un 
peintre  doit  examiner  et  juger  luy  mesme  de  son  propre  ouvrage  ;  éd.  i65i,  p.  89. 

3.  Traité  de  la  Peinture  de  Léonard  de  Vinci;  ch.  GLXÏI  :  Des  couleurs;  éd.  i65i, 
p.  02. 

^.  Hieronymi  Gardani  De  Subtilitate  libri  XXI ;  lil)er  XVII.  Le  passage  dont  il  est 
ici  question  ne  se  trouve  pas  en  la  première  édition  (i55i)  de  l'ouvrage;  il  a  été 
introduit  par  Gardan  en  la  seconde  édition  sur  laquelle  a  été  faite  la  traduction  de 
Richard  le  Blanc;  en  celle-ci,  il  se  trouve  à  la  page  819,  verso. 


232  ÉTLDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

Vinci,  Cardan  écrit  tout  le  contraire  de  ces  enseignements  et 
de  la  vérité. 

Ce  cas  n'est  pas  le  seul  où  il  lui  soit  arrivé  d'altérer  et  de 
fausser  les  résultats  exacts  des  observations  de  Léonard.  Con- 
sidérons, par  exemple,  ce  passage  »  où  le  grand  peintre  décrit 
si  finement  certains  effets  observés  en  l'association  des  diverses 
couleurs  : 

«  Or  prenez  garde  que  si  vous  voulez  représenter  une  excel- 
lente obscurité,  il  faut  lui  donner  en  parangon  une  excellente 
blancheur,  et  ainsi  pour  une  blancheur  excellente  luy  opposer 
une  grande  obscurité;  de  mesme  le  jaune  pasle  relesvera  et 
fera  paraistre  le  rouge  de  couleur  plus  vive  et  plus  allumée 
qu'il  ne  seroit  pas  de  luy-mesme  en  parangon  du  violet.  11  y  a 
une  autre  règle  par  laquelle  on  n'a  pas  dessein  de  rendre  les 
couleurs  plus  hautes  et  plus  éclatantes  qu'elles  ne  sont  natu- 
rellement, mais  en  les  accompagnant  et  assortissant  ensemble, 
elles  s'entredonnent  de  la  grâce,  comme  fait  le  verd  au  rouge, 
et  tout  au  contraire  aussi,  le  verd  est  antipathique  au  bleu.  Il 
y  a  encore  un  second  moyen  de  produire  et  faire  naistre  la 
grâce  aux  couleurs  par  l'union  et  par  l'assortiment  de  celles 
qui  ont  de  la  sympathie  ensemble,  comme  de  l'azur  avec  le 
jaune  qui  est  fort  pasle,  ou  avec  le  blanc,  et  d'autres  sem- 
blables, dont  nous  parlerons  en  temps  et  lieu.  » 

Du  passage  qui  vient  d'être  cité,  rapprochons  celui-ci 3  : 

u  Or  pour  retourner  à  la  peinture,  les  couleurs  ne  doivent 
estre  disposées  en  la  légère;  mais  si  les  obscures  ont  lieu  entre 
les  claires,  les  claires  entre  les  obscures,  elles  donnent  grâce 
et  ornement  à  la  peinture;  pourtant,  la  rouge  couleur  doit 
estre  entremeslée  entre  la  bleue  et  la  verde,  la  blanche  entre  la 
grise  et  la  jaune.  » 

Il  est  évident  que  le  second  passage  est  une  sorte  de  résumé 
du  premier;  mais  par  désir  d'abréger,  et  sans  doute  aussi  par 
incompétence  en  ces  matières.  Cardan  brouille  et  confond  tout 

1.  Traité  de  la  Peinture  do  Léonard  de  Vinci,  ch.  L\.X\\1\  :  Comment  il  faut 
accompagner  les  couleurs  l'une  avec  l'autre  en  sorte  que  l'une  donne  de  la  grâce  à 
l'autre;  éd.  iG5i,  p.  3i. 

2.  Hieronymi  Gardani  De  Sabtililate  libri  XXI,  liber  IV;  éd.  i55i,  p.  i8G.  Traduc- 
tion de  Richard  le  Blanc,  éd.  i556,  p.  92,  verso. 


LÉONARD    DE    VINCI,    CAUDAN    ET    BERNARD    PALISSY  253 

ce  que  Léonard  avait  soigneusement  distingué;  Léonard,  par 
exemple,  signale  l'effet  de  contraste  que  produisent  deux  cou- 
leurs complémentaires,  comme  le  vert  et  le  rouge;  cet  effet,  il 
le  sépare  soigneusement  du  contraste  que  produit  la  juxtapo- 
sition d'une  teinte  claire  et  d'une  teinte  sombre;  Cardan,  au 
contraire,  donne  comme  exemple  de  ce  dernier  effet  l'éclat 
que  prend  le  rouge  lorsqu'il  est  voisin  du  vert;  il  croit  que  le 
bleu  avive  également  le  rouge;  il  apparaît  assez  par  là  qu'il 
n'écrit  point  d'après  ses  propres  observations,  mais  qu'il  trans- 
crit, en  les  défigurant,  les  observations  d'autrui. 

Cardan  déforme  à  ce  point  les  parties  du  Traité  de  la  Peinture 
qu'il  pense  résumer,  que  son  exposé  serait  souvent  tout  à  fait 
incompréhensible  si  nous  n'avions,  pour  l'éclairer,  le  texte  de 
Léonard.  Quel  sens,  par  exemple,  faut-il  attribuer  au  passage 
que  voici  ^  : 

{(  Car  la  couleur  blanche  approche  fort  en  la  clarté,  en  sorte 
que  nulle  partie  d'icelle  peut  estre  cachée,  non  plus  que  de  la 
clarté...  Ainsi  elle  est  aidée  par  autres  couleurs  pour  décevoir 
et  est  teinture  plus  tost  que  peinture?  » 

Qu'est-ce  que  Cardan  prétend  nous  enseigner  lorsqu'il  nous 
dit  que  la  «  couleur  blanche  est  aidée  par  autres  couleurs  pour 
décevoir  »?  Il  nous  serait  fort  malaisé  de  le  deviner  si  nous  ne 
recourions  au  Traité  de  la  Peinture;  mais  la  lecture  de  ce  traité 
nous  explique  bientôt  la  proposition  énigmatique  du  médecin 
milanais;  Léonard,  en  effet,  insiste  à  maintes  reprises  sur  cette 
remarque  qu'un  objet  blanc  se  montre  toujours  coloré  par  les 
reflets  des  objets  voisins  :  «  L'ombre  du  blanc ^  esclairé  par  le 
soleil  et  par  l'air,  a  sa  teinte  tirant  sur  le  bleu,  et  cela  vient  de 
ce  que  le  blanc  de  soy  n'est  pas  proprement  une  couleur,  mais 
le  réceptacle  des  autres  couleurs...  Cela  provient^^  de  ce  que  le 
blanc  n'est  pas  mis  au  nombre  des  couleurs,  mais  est  seulement 

1.  Hieronymi  Cardani  De  Subtilitate  libri  XXI,  liber  XVII.  Ce  passage  ne  se  trouve 
pas  dans  l'édition  de  i55i  ;  il  a  été  ajouté  par  Cardan  en  la  seconde  édition,  sur 
laquelle  Richard  le  Blanc  a  fait  sa  traduction;  en  celle-ci,  il  se  trouve  à  la  page  3 19, 
verso. 

2.  Traité  de  la  Peinture  de  Léonard  de  Vinci,  ch.  CIV  :  De  la  couleur  du  blanc; 
éd.  i65i,  p.  33. 

3.  Traité  de  la  Peinture  de  Léondivd  de  Vinci,  ch.  CV  :  Quelle  couleur  produira 
une  ombre  plus  noire;  éd.  i65i,  p.  33. —  Cf.  ch.  GXXIII  :  Quelle  est  la  superficie  plus 
propre  à  recevoir  les  couleurs;  éd.  i65i,  p.  4i. 


■2'6!l  KTLlDES    SU  II    LÉONAUD    DE    VINCI 

propre  et  fort  disposé  à  les  recevoir  toutes  indifféremment,  et 
les  superficies  blanches  se  transforment  mieux  et  reçoivent 
plus  essentiellement  les  couleurs  de  leur  objet  qu'aucune  autre 
superficie  de  quelque  couleur  que  ce  soit.  » 

Un  lecteur  attentif  ne  pourra  guère,  croyons-nous,  mécon- 
naître cette  vérité  :  Bon  nombre  des  réflexions  sur  la  peinture 
et  sur  les  couleurs  qui  se  trouvent  au  De  Sahtililate  ont  été 
extraites  des  notes  de  Léonard  de  Vinci;  mais  en  résumant  sans 
soin  ni  compétence  les  observations  du  grand  peintre.  Cardan 
les  a  souvent  transformées  en  aphorismes  faux  ou  incompré- 
hensibles, à  tel  point  que  pour  les  rectifier  ou  les  interpréter 
il  est  nécessaire  de  recourir  au  Traité  de  la  peintare,  qui  en  fut 
la  source. 


III 


Les  emprunts  faits  par  Cardan 

AU   TliArTATO  DEL    MOTO  E  MISUIiA   DELL'  ACQUA  DE  LÉONARD  DE  ViNCI. 

Nous  allons  être  conduits  à  une  conclusion  toute  semblable 
en  étudiant  ce  que  Cardan  a  écrit  au  sujet  de  la  présence  de 
l'eau  à  la  surface  du  globe  terrestre  et,  particulièrement,  au 
sujet  des  eaux  courantes. 

Lisons,  par  exemple,  ce  passage'  : 

((  L'eau  est  ronde^  comme  tu  vois  ans  pos  de  terre  et  autres 
vesseaus.  Pour  ceste  cause  les  fleuves  et  lacs  sont  veus  de 
loing;  car  ou  nous  regardons  d'en  haut,  et  pource  nous 
voions  les  eaus  ;  on  nous  regardons  de  la  plaine,  d'où  mesme- 
ment  nous  voions  les  eaus,  pource  que  l'eau  est  ronde.  » 

La  remarque  qui  termine  ce  passage  semblera  bien  obscure  à 
qui  n'a  pas  lu  Léonard  de  Vinci;  elle  s'éclairera,  au  contraire, 
si  l'on  ouvre  \e  Del  moto  e  inisura  delV  acqaa;  on  y  trouvera'. 


I.  Hioronymi  Gardani  De  SubtilUate  Ubri  XXI,  liber  \X.I.  Ce  passag^e  ne  se  trouve 
pas  en  la  première  édition  (1550;  il  a  été  ajouté  en  la  seconde  édition;  en  la  traduc- 
tion de  Richard  le  Blanc,  il  se  trouve  au  verso  de  la  page  388. 

■2.  Leonardo  da  Vinci,  Del  moto  c  misiira  delV  acqua,  iibro  primo,  capitulo  \1\ 
{liaccoUa  d'aiilori  italiani  che  traltano  del  moto  delV  aaïue.  Edizione  (piarla.  Tomo  \. 
Bologna  VIDCCCWVI,  p.  281.) 


LÉONARD    Di:    VINCI,    CAllDAN    ET    BERNARD    PALISSY  235 

en  effet,  une  réflexion  assez  étrange  que  nous  avons  repro- 
duite, avec  la  figure  qui  l'illustre,  en  notre  précédente  étude'. 
Léonard  y  montre  comment  une  étendue  plane  semblerait 
s'enfoncer  au-dessous  d'une  nappe  d'eau  sphérique  à  laquelle 
elle  confinerait. 

Le  iva'iié  Del  moto  e  misura  deW  acqua  ne  renferme  pas,  tant 
s'en  faut,  toutes  les  pensées  que  Léonard  avait  conçues  au  sujet 
de  l'eau  et  qu'il  avait  fixées  en  ses  notes.  De  ces  pensées.  Cardan 
a  dû  posséder  un  recueil  plus  complet  que  le  traité  publié  eu 
1826  par  F.  Cardinali  ;  il  en  connaît  assurément  qui  n'ont 
point  été  reproduites  en  ce  recueil.  Voyons,  par  exemple,  de 
quelle  manière  il  explique^  l'origine  des  montagnes  : 

«  Les  montagnes  peuvent  être  produites  de  trois  manières 
différentes.  En  premier  lieu,  la  terre,  secouée  de  mouvements 
répétés,  s'enfle  et  engendre  les  monts  comme  s'ils  provenaient 
de  vessies  sortant  de  son  corps;  ainsi  s'est  formé,  près  du  lac 
Averne,  en  Campanie,  le  mont  Moderne.  En  second  lieu,  la 
terre  est  accumulée  par  les  vents,  ce  qui  arrive  fréquemment 
en  Afrique.  En  troisième  lieu,  —  et  c'est  le  procédé  le  plus 
approprié  et  le  plus  fréquemment  employé,  —  la  terre  est 
démolie  par  les  eaux  courantes  ou  même  par  la  mer;  les 
pierres  demeurent  en  place,  tandis  que  l'eau  du  fleuve  descend 
en  la  vallée;  un  mont  pierreux  s'élève  ainsi  au-dessus  de  la 
vallée;  c'est  pourquoi  la  plupart  des  montagnes  sont  formées 
de  rochers.  Le  sommet  de  ces  monts  s'élève  de  plus  en  plus  au- 
dessus  du  sol;  la  pluie,  en  effet,  ronge  chaque  jour  davantage 
la  terre  des  champs;  le  sol  meuble  lui-même  se  tasse  et  s'af- 
faisse peu  à  peu;  les  pierres,  au  contraire,  ne  s'affaissent  point; 
souvent  elles  croissent,  comme  nous  le  verrons.  Les  vallées, 
cependant,  sont  rongées  par  les  eaux  courantes  et  les  torrents; 
aussi  sont  elles  plus  basses  que  les  champs  et  les  plaines. 

»  En  mer,  les  récifs  sont  formés  de  la  même  manière;  ils 
proviennent  d'îles  dont  la  terre  a  été  rongée  par  les  flots.  Mais, 


1.  Vide  supra  :  V,  Thémon  le  fils  du  Juif  et  Léonard  de  Vinci,  IV,  fig.  i,  p.  179. 

2.  Hieronymi  Cardani  De  5u6/i7/7a/<'  libri  XXI,  liber  II;  odit.  i55i,  p.  2i5.  Tra- 
duction de  Richard  le  Blanc,  éd.  i556,  p.  Sg,  verso.  La  traduction  de  Richard  le 
Blanc  est  fort  peu  claire  en  ce  passage;  nous  ne  la  suivrons  pas. 


y 36  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

à  leur  tour,  si  la  terre  qui  les  porte  vient  à  s'élever  et  à  s'en- 
fler, ils  se  transforment  en  îles.  Aussi  la  plupart  des  îles  sont- 
elles  très  montueuses  ;  lorsque  la  mer  s'est  desséchée,  les 
récifs  sont  devenus  des  montagnes.  11  n'est  donc  point  éton- 
nant de  trouver,  au  sein  des  montagnes  qui  avoisinent  la  mer, 
des  épaves  de  navire,  des  huîtres  et  d'autres  coquilles.  IN'esl-ce 
pas  la  preuve  que  ces  montagnes  ont  été  jadis  des  récifs  au 
milieu  de  la  mer,  ou  qu'elles  ont  été  submergées  par  une 
grande  inondation.^  » 

Nous  ne  trouvons  rien,  dans  le  traité  Del  moto  e  inlsura 
deir  ocqua,  qui  ait  pu  inspirer  ces  considérations  sur  l'origine 
des  montagnes;  en  revanche,  nous  reconnaissons  en  ces  consi- 
dérations un  résumé  très  net  des  vues  sur  la  Géologie  que 
Léonard  a  consignées  au  cahier  F  de  ses  notes  ^ 

Léonard,  il  est  vrai,  avait  emprunté  à  Albert  de  Saxe  ses 
idées  sur  la  formation  des  montagnes  par  voie  d'érosion  ;  Car- 
dan aurait  donc  pu,  à  son  tour,  les  emprunter  au  même 
auteur;  d'autant  que  maint  indice  semble  nous  révéler  la  pré- 
sence, aux  mains  du  médecin  milanais,  des  Questions  compo- 
sées sur  le  De  Cœlo  par  ce  grand  scolastique.  Mais  si  Cardan 
a  pu  apprendre  d'Albertutius  comment  les  eaux  courantes 
avaient  creusé  les  vallées  et  sculpté  les  montagnes,  il  n'a  pu 
apprendre  de  lui  comment  les  fossiles  témoignaient  des  soulè- 
Acments  qui  avaient  porté  à  ces  hauteurs  des  terres  jadis 
immergées.  En  cette  observation,  force  nous  est  de  reconnaître 
l'une  des  idées  favorites  de  Léonard. 

Le  Vinci  a  minutieusement  analysé  le  procédé  par  lequel  les 
coquilles  des  mollusques  se  sont  fossilisées.  C'est  encore  une 
sorte  de  résumé  des  observations  du  grand  peintre  que  nous 
donne  Cardan  lorsqu'en  sa  description  des  diverses  espèces  de 
pierres,  il  arrive  à  celles  qu'il  nomme  Conchites  ^  : 

«  On  nomme  Conchites  une  pierre  semblable  à  une  coquille, 


1.  Vide  supra:  I,  Albert  de  Saxe  et  Léonard  de  Vinci,  111  et  W. 

2.  Hieronymi  Cardani  De  Sahtilitate  libri  AXl,  liber  VII.  —  La  première  ligne  de  ce 
passage  se  trouve  seule  en  l'édition  de  i55i  ;  tout  ce  qui  concerne  la  fossilisation  a  été 
introduit  en  la  seconde  édition,  sur  laquelle  a  été  laite  la  traduction  de  Richard  le 
Blanc;  en  cette  traduction  (éd.  i55G),  le  passage  considéré  se  trouve  au  verso  de  la 
page  cji.  Nous  ne  suivons  pas  ici  cette  traduction,  moins  claire  que  le  texte  latin. 


LÉONARD    t)E    VlNCF,    CARDAN    ET    BERINARD    PALISSY  '2'S- 

couverte  de  stries  courbes  et  ornée  d'une  armature  brillante. 
Une  autre  espèce  de  ConchUes  a  l'aspect  du  marbre;  elle  est 
blanche,  tendre,  et  Ton  y  trouve  habituellement  des  tests  de 
coquillages.  On  ne  la  trouvait  autrefois  qu'au  voisinage  de  la 
ville  de  Mégare,  au  témoignage  de  Pausanias.  C'est  un  sûr 
indice  que  ce  pays-là  s'est  trouvé^  à  une  certaine  époque, 
recouvert  par  la  mer.  En  eil'et,  lorsque  les  tests  des  coquillages 
sont  fort  anciens,  en  beaucoup  d'endroits,  ils  finissent  par  se 
pétrifier  au  sein  des  rochers  et  sous  la  terre.  Ils  gardent  leur 
forme,  mais  leur  substance  est  changée.  La  plupart  sont  recou- 
verts d'armatures  dorées  ou  argentées  ;  ces  armatures  sont  for- 
mées d'une  matière  qui  contient  beaucoup  de  sel;  le  sel  brille, 
en  effet,  et  ces  armatures  sont  constituées  par  quelque  partie 
de  sel  pur.  Celles  qui  proviennent  des  coquilles  sont  faites 
d'une  certaine  matière  salée;  celle-ci  est  rejetée  à  l'extérieur 
du  coquillage  ;  puis  le  grand  froid  qui  règne  au  lieu  où  se 
trouve  le  fossile  la  congèle  sous  forme  d'armature;  la  partie 
aqueuse  de  la  substance  qui  forme  cette  armature  la  rend 
brillante.  Cette  partie  aqueuse  ne  disparaît  pas,  parce  qu'elle 
est  intimement  mélangée  d'une  matière  terreuse  très  fine; 
Parmi  ces  objets,  les  uns  prouvent  la  sagacité  de  la  nature,  qui 
poursuit  une  fin  bien  déterminée;  les  autres  démontrent  la 
longue  durée  du  monde.  » 

Certes,  les  idées  géniales  par  lesquelles  Léonard  a  créé  la 
Géologie  et  la  Paléontologie  sont  reproduites  par  Cardan  sous 
une  forme  quelque  peu  confuse;  elles  restent  cependant  bien 
reconnaissables,  et  bien  capables  encore  d'éveiller  l'attention 
d'un  esprit  soucieux  des  questions  naturelles;  d'ailleurs,  en 
s'appropriant  ces  idées,  Cardan  leur  rend  un  service  signalé: 
il  les  exhume  de  notes  ovi,  sans  doute,  elles  fussent  demeurées, 
pendant  des  siècles,  inconnues  et  inutiles  ;  il  les  publie;  portées 
par  la  vogue  extraordinaire  qui  accueille  Les  livres  de  la  Subll- 
lité,  elles  se  répandent  en  tous  lieux,  prêtes  à  susciter  de 
nouvelles  recherches;  et  le  plagiat  de  Cardan  fera  de  Bernard 
Palissy  le  continuateur  du  Vinci. 

Les  renvois  qui  accompagnent  nos  citations  de  Cardan  ont 
pu  suggérer  une  remarque  au  lecteur  :  La  première  édition  du 


!i38  ÉTUDES    SUK    LÉONARD    DE    VlNCl 

De  Suhtllitate  contient  déjà  divers  emprunts  au  Traité  de  la 
Peinture,  aux  observations  de  Léonard  sur  l'Hydraulique  et  la 
Géologie;  ces  emprunts  sont  bien  plus  nombreux  en  la  seconde 
édition.  La  lecture  des  opinions  de  Cardan  touchant  la  Méca- 
nique donne  lieu  à  une  semblable  remarque^  Cardan  s'était 
déjà  inspiré  maintes  fois  des  cahiers  du  Vinci  lorsqu'il  avait 
composé  son  ouvrage  ;  il  y  recourut  de  nouveau  lorsqu'il 
voulut  en  donner  une  seconde  édition  plus  complète.  Nous 
allons  voir  que  la  publication  de  cette  seconde  édition  ne  mit 
pas  fin  aux  emprunts  subis  par  les  notes  du  grand  peintre. 

Nous  avons  dit,  en  notre  précédente  étude  %  à  quel  point 
Léonard  de  Vinci  s'était  préoccupé  de  cette  question  :  Comment 
l'eau  qui  donne  naissance  aux  fleuves,  peut-elle  sourdre  au 
sommet  des  montagnes  P  Ce  problème  est  de  ceux  que  ne  man- 
quaient guère  de  traiter,  au  xvi''  siècle,  les  philosophes  qui 
écrivaient  sur  les  météores;  il  était  donc  naturel  qu'il  sollicitât 
l'attention  de  Cardan. 

Dès  la  première  édition  de  ses  livres  Sur  la  Subtilité,  Cardan 
se  propose  d'examiner^  les  diverses  explications  qui  ont  été 
données  de  l'origine  des  fleuves.  Ces  explications,  il  commence 
par  les  énumérer  :  «  Le  filosofe  donc  estime  que  les  eaux  sont 
engendrées;  Salomon  pense  qu'elles  soient  dérivées  de  la  mer 
par  circuit;  les  autres  estiment  qu'elles  soient  assemblées  des 
pluies  et  neiges;  les  autres  pensent  qu'elles  sourdent  des  fon- 
taines qui  sont  sous  terre,  n  Aucune  de  ces  explications  ne  lui 
paraît  exempte  de  difficultés.  «  11  est  manifeste  que  toute  eau 
n'est  engendrée  aux  montagnes  ne  de  l'air;  veu  que  Tanaïs 
sourd  au  champ  de  Moscovie.  »  La  neige  et  les  pluies  ne  sau- 
raient davantage  suffire  à  rendre  compte  de  la  genèse  des 
rivières  :  «  Pareillement,  l'eau  n'est  des  seules  neiges,  veu  que 
mesme  elle  coule  des  montagnes  quand  elles  ne  sont  couvertes 
de  neiges^  ne  mouillées  de  pluies;  totalement  donc  il  n'est 
crédibile  que  tant  grande  quantité  des  eaus,  et  tant  continue 


1.  p.  Duhem,  Les  origines  de  la  Statique,  ch.  XV,  8,  t.  TI,  p.  to4. 
->..   Vide  supra  :  V,  Thémoii  ie  fds  du  Juif  et  Léonard  de  Vinci,  IV  et  V. 
3.  Hicronymi  Gardani   De  Subtilitate  libri  XXI,  liber  H;  éd.    i33i,  p.    137    sqq. 
Traductioade  Richard  le  Blanc,  éd.  lô.^O,  p.  O'i,  verso,  sqq. 


LEONARD    DE    VlNCI,    CARDAN    ET    BERNARD    PALlSSY  389 

soit  engendrée  des  neiges.  »  Mais  s'il  est  une  hypothèse  qui 
soulève  de  nombreuses  et  graves  objections,  c'est  assurément 
celle  qui  prétend  dériver  de  la  mer  l'eau  qui  sourd  au  sommet 
des  montagnes  :  «  Et  ne  peut  monter  de  la  mer  jusques  à  tant 
grande  hauteur  qu'est  le  coupeau  des  montagnes;  et  devant 
qu'elle  parvienne  jusques  aux  montagnes,  il  n'y  a  moien 
qu'elle  ne  s'épartc  de  tous  costés  ;  et  les  fleuves  ne  seroient 
jamais  diminués;  et  mesmement  la  mer  ne  sufïiroit  pas  à  tant 
de  fleuves,  ains  aucunefois  elle  seroit  asséchée  ;  entendu  que  la 
plus  grande  part  des  eaus  s'évanouit  par  la  chaleur  du  Soleil; 
mesmement,  ce  mouvement  dessous  la  terre  la  feroit  trembler, 
comme  j'ai  dit;  et  n'y  a  pas  raison  pour  que  l'eau  doive  procé- 
der d'une  montagne,  non  d'une  autre;  aussi  difficilement  il  est 
vraisemblable  qu'elle  soit  rendue  tant  pure  et  exempte  de 
saline  et  d'amertune.  » 

Ces  critiques,  semble-t-il,  devraient  faire  rejeter  toutes  les 
solutions  proposées;  c'est  du  parti  contraire  que  s'accommode 
l'éclectisme  de  Cardan  :  a  Que  dirons  donc:>  Qu'elles  sont  de 
toutes  les  causes  prédites.  » 

Parmi  ces  causes,  cependant,  il  en  est  une  qui  semble  jouir 
particulièrement  de  la  faveur  du  célèbre  astrologue,  et  cette 
cause  est  celle  qui  attribue  aux  eaux  pluviales  l'origine  des 
rivières.  Dès  la  première  édition  de  son  ouvrage,  nous  le 
voyons  admettre  ^  c  que  l'eau  donc  puisse  augmenter  les 
fleuves  par  la  pluie  o.  Lorsqu'il  compose  la  seconde  édition  de 
son  traité,  il  accroît  le  vingt  et  unième  livre  d'une  longue 
addition  relative  aux  météores  aqueux;  au  cours  de  cette  addi- 
tion, il  s'exprime 2  au  sujet  de  la  formation  des  rivières  dans 
les  termes  mêmes  que  nous  emploierions  aujourd'hui  :  c(  Et  à 
bonne  fin  il  a  esté  fait  que  les  pluies  accompagneroient  le 
Soleil;  car  premièrement  l'eau  salée  attirée  de  la  mer  en  haut, 
se  convertit  en  eau  douce,  et  après  elle  rend  la  pareille  par  tant 
de   fleuves  qui  se  déchargent  en    la    mer,  desquels  les   eaus 


1.  Hieronymi  Cardani  De  Subtilitate  libri  XXL  éd.    i55i,  p.  i3o.  Traduction  de 
Richard  le  Blanc,  éd.  i556,  p.  (JG,  recto. 

2.  Les  livres  de  Hiérome  Cardanns,  intitulés  De  la  Subtiliié.  Traduction  de  Richard 
le  Blanc,  éd.  ibSfi,  p.  390,  recto. 


2  4o  ÉTUDES    SUR    LÉO^SARD    DE    VINCI 

douces  se  convertissent  en  salées.  Pour  ceste  cause  si  la  distri- 
bution doit  estre  égale,  qu'elle  puisse  demeurer  sempiterne,  il 
est  nécessaire  que  l'eau  des  pluies  soit  fort  abondante,  laquelle 
puisse  estre  égalée  à  la  cheute  de  tous  les  fleuves  qui  tombent 
dedens  la  mer.  «  Toutefois,  Cardan  ne  semble  pas  s'être  exclu- 
sivement arrêté  à  cette  théorie;  presque  aussitôt  après  le 
passage  que  nous  venons  de  citer,  nous  le  voyons  admettre 
que  les  fleuves  qui  arrosent  les  îles  proviennent,  par  dérivation 
souterraine,  des  eaux  de  la  mer  :  «  Et  quand  ces  isles  sont 
abondantes  en  eaus,  c'est  un  argument  et  signe  évident,  que  les 
eaus  n'y  sont  engendrées,  ains  coulées  seulement  et  distilées  par 
la  terre  des  isles.  Car  comme  seroit  il  possible  qu'Hibernie  eut 
i5  fleuves,  s'ils  n'avoient  leur  source  de  la  mer,  quand  les  eaux 
sont  purgées  en  passant  et  coulant  par  les  terres?...  Il  faut  que 
ces  eaus  proviennent  douces,  pource  que  l'isle  est  le  coupeau 
de  la  montagne  :  et  le  mont  environné  de  la  mer  rend  les  eaus 
douces,  qui  esloient  salées,  en  les  coulant  et  distilant.  »  Mais 
comment  l'eau  de  la  mer  peut-elle  monter  plus  haut  que  son 
niveau  primitif.^  Cardan,  qui,  toujours  jusqu'ici,  a  réputé 
impossible  cette  ascension,  néglige  maintenant  de  nous  en 
indiquer  la  cause. 

Avant  qu'il  n'ait  pu  connaître  la  seconde  édition  des  Livres 
de  la  Sabtllitéy  Jules  César  Scaliger  publiait,  de  cet  ouvrage, 
une  critique  vive  jusqu'à  la  violence  et  détaillée  jusqu'à  la 
minutie  I.  En  cette  critique,  Scaliger  traitait  à  son  tour  de  l'ori- 
gine des  fleuves;  à  l'encontre  de  ce  que  Cardan  avait  écrit  en 
la  première  édition  du  De  SabtilUate,  il  soutenait  que  les 
sources  qui  arrosent  les  flancs  des  montagnes  proviennent  de 
la  mer,  et  il  prétendait  expliquer  comment  l'eau  de  la  mer 
s'élève  plus  haut  que  sa  surface  libre 3. 

Cardan  a  affirmé  que  l'eau  ne  pouvait,  par  un  tuyau,  mon- 
ter plus  haut  que  son  niveau  dans  le  réservoir  qui  la  fournit; 
cela  est  vrai  si  l'eau  du  réservoir  n'est  pas  comprimée;  mais  il 


I.  Julii  Cîcsaris  Scaligeri  Exotericarum  exercitationiim  liber  XV  :  De  SabtUitate  ad 
Cardanum ;  Luleiiiv ,  apud  \ascosanum,  1557. 

a.  J.  G.  Scaligeri  De  Siibtilitale  ad  Cardanum;  Exercilatio  \L\  I  :  De  lluviorum 
gencralione. 


LÉONARD    IJE    VINCI,    CARDAN    ET    BERNARD    PALISSY  'ifxl 

en  est  autremeat  si  elle  est  soumise  à  une  pression.  Que  l'on 
charge  le  piston  d'une  pompe  avec  une  pierre,  par  exemple, 
et  leau  montera  dans  le  tuyau  bien  plus  haut  que  dans  le 
corps  de  pompe.  Il  est  clair,  d'ailleurs,  que  le  même  effet 
serait  obtenu  si  l'on  remplaçait  la  pierre  par  une  masse  d'eau 
qui  aurait  même  poids.  Cette  remarque  nous  explique  tout 
aussitôt  comment  les  eaux  de  la  mer  peuvent  atteindre  le 
sommet  des  montagnes  ;  les  eaux  marines  inférieures  sont 
comprimées,  comme  en  un  corps  de  pompe,  par  celles  qui  les 
surmontent;  par  l'effet  de  cette  pression,  ces  eaux  s'élèvent  en 
les  fissures  des  roches  comme  elles  s'élèveraient  dans  le  tuyau 
de  la  pompe. 

Quiconque  a  des  lois  de  l'Hydrostatique  une  notion  quelque 
peu  sensée  ne  peut  manquer  d'accueillir  en  souriant  cette 
explication  ;  le  niveau  oi^i  l'eau  monte  dans  le  tuyau  d'une 
pompe  est  précisément  celui  qu'atteindrait,  dans  le  corps  de 
pompe,  l'eau  dont  le  poids  équivaudrait  à  la  charge  du  piston. 
Ce  principe  était  souvent  invoqué  dans  les  notes  de  Léonard 
de  Vinci  où,  vraisemblablement,  Giovanni-Baptista  Benedetti 
allait  l'apprendre'.  En  vertu  de  ce  principe,  la  compression 
des  eaux  marines  inférieures  par  les  eaux  marines  supérieures 
ne  peut  soulever  celles-là  plus  haut  que  la  surface  libre  de 
celles-ci.  Mais  Scaliger  n'a  cure  de  cette  objection,  car  il 
ignore  les  idées  fécondes  introduites  en  Hydrostatique  par 
le  Vinci. 

Ce  n'est  pas  que  Scaliger  soit  sans  souci  des  lois  de  l'équi- 
libre des  liquides  ;  il  se  préoccupe  au  contraire  d'y  soumettre 
sa  théorie;  mais  l'Hydrostatique  dont  il  se  réclame  n'est  point 
celle  de  Léonard,  c'est  celle  d'Albert  de  Saxe. 

Selon  la  doctrine  d'Albert  de  Saxe,  dont  nous  avons  dit  un 
mot  en  notre  première  étude 2,  un  grave  ne  saurait  être  doué 
de  gravité  actuelle  s'il  se  trouve  en  son  lieu  naturel;  à  moins 
qu'il  ne  soit  hors  de  ce  lieu,  ses  diverses  parties  ne  sauraient 
se  gêner  ni  se  comprimer  les  unes  les  autres;  en  particulier. 


1.  Vide  supra:  V,    Thénion  le  Jîls  du  Juif  et  Léonard  de   Vinci,  VIH. 
3.  Vide  supra  :  I,  Albert  de  Saxe  et  Léonard  de   Vinci,    IT. 

P»    DUHEM.  iO 


242  ÉïLDES    SUn    LÉO.NAHD    DE    VINCI 

lorsque  l'eau  se  trouve  naturellement  située,  les  parties  voisines 
du  fond  ne  sont  nullement  pressées  par  celles  qui  sont  proches 
delà  surface;  c'est  l'enseignement  formel  ^  d'Albert  de  Saxe  : 
«  Una  non  movetur  contra  aliam,  ergo  non  impedit  aliam; 
assumptum  patet  de  aqua,  cujus  partes  superiores  non  compri- 
munt  nec  deprimunt  inferiores.  » 

Or,  selon  l'enseignement  du  même  maître,  la  mer,  limitée 
par  une  surface  sphérique  dont  le  centre  est  celui  du  Monde, 
se  trouve  actuellement  en  son  lieu  naturel  ;  les  eaux  marines 
supérieures  n'exercent  donc  aucune  pression  sur  les  eaux 
inférieures;  elles  ne  sauraient  les  pousser  au  sommet  des 
montagnes. 

Visiblement,  Jules  César  Scaliger  souscrit  à  la  première 
partie  de  la  doctrine  d'Albert  de  Saxe;  il  lui  faut  donc  contre- 
dire à  la  seconde  partie  ;  il  lui  faut  soutenir  que  la  mer  n'est 
pas  actuellement  en  son  lieu  naturel;  et  c'est  ce  qu'il  fait  en 
invoquant  les  singulières  raisons  que  voici  : 

Pour  que  les  quatre  éléments  fussent  vraiment  en  leurs  lieux 
naturels,  il  faudrait  qu'ils  fussent  limités  par  quatre  surfaces 
sphériques  ayant  pour  centre  le  centre  de  l'Univers;  que  la 
terre  occupât  la  région  la  plus  voisine  du  centre;  que  Teau 
vînt  ensuite,  puis  l'air,  puis  le  feu. 

Or  cette  disposition  n'est  point  celle  que  la  réalité  nous  pré- 
sente. A  la  sphère  que  la  terre  devrait  naturellement  occuper, 
des  protubérances  et  des  gibbosités  ont  été  ajoutées,  qui  forment 
les  continents  et  les  îles  ;  ces  protubérances  remplissent  une 
partie  de  la  couche  sphérique  que  l'eau  devrait  naturellement 
occuper;  la  masse  d'eau  chassée  par  elles  de  son  lieu  naturel 
élève  le  niveau  de  l'Océan  ;  l'Océan  se  trouve  ainsi  formé  de  deux 
couches  superposées;  l'une,  la  couche  profonde,  est  constituée 
par  de  l'eau  qui  se  trouve  en  son  lieu  naturel;  l'autre,  la 
couche  superficielle,  représente  l'eau  que  la  terre  ferme  a 
chassée  de  son  lieu  naturel;  en  vertu  de  la  doctrine  d'Albert  de 
Saxe,  celle-ci,  de  tout  son  poids,  presse  celle-là. 

Telle  est  l'étrange  doctrine  par  laquelle   Scaliger    prétend, 

I.   Albcrli   de   Saxouia    Qiisesliones   in    VIII    libros    Physicorum  ;    in    librum    IV. 


LÉONARD    DE    VINCI,    GAllDAN    ET    lîERNAKD    PALISSY  2^3 

contre  Cardan,  que  les   sources   des  montagnes   proviennent 
des  eaux  marines. 

Les  attaques  de  Jules  César  Scaliger  ne  laissèrent  point 
insensible  le  médecin  de  Milan;  il  riposta  vivement  en  une 
Actio  prima  in  calamniatorem  qu'il  joignit,  en  i56o,  à  la 
troisième  édition  latine  du  De  Siihiilitate^. 

La  théorie  de  l'origine  des  fleuves  est  un  des  points  sur 
lesquels  Cardan  insiste  le  plus  3  en  ^on  Action  contre  le  calom- 
niateur; il  parle  comme  s'il  se  bornait  à  développer  plus  lon- 
guement une  doctrine  déjà  indiquée  au  De  Subtilitate;  en 
réalité,  il  expose  une  hypothèse  dont,  jusqu'alors,  il  n'avait 
soufïlé  mot. 

«  L'eau  de  la  mer  pénètre  la  terre  de  toutes  parts,  comme  elle 
imbiberait  une  éponge;  parfois,  elle  la  pénètre  par  de  larges 
conduits  ;  elle  alimente  alors  les  puits  d'eau  salée  ; . .  .dans  ce  cas, 
elle  ne  monte  jamais  d'elle-même;  aussi,  toute  fontaine  salée... 
se  trouve  en  un  lieu  plus  bas  que  la  mer.  Toute  eau  qui  s'élève 
au-dessus  de  ce  niveau  a  nécessairement  éprouvé  l'action  de  la 
chaleur;  partant,  elle  est  devenue  douce.  L'eau  est  donc  tirée 
vers  la  surface  du  sol  par  la  chaleur  du  Soleil  et  de  la  pluie;  le 
froid  qui  règne  au  sommet  des  montagnes  condense  les  va- 
peurs, qui  forment  des  ruisseaux;  ceux-ci,  coulant  en  foule 
vers  les  bas  lieux,  engendrent  les  fleuves.  Cette  ascension  d'eau 
est  perpétuelle,  car  les  vapeurs  sont  soulevées  non  seulement 
par  la  chaleur  des  astres,  mais  encore  par  la  chaleur  qui  règne 
dans  les  profondeurs  du  sol,  de  même  qu'au  sein  d'un  vase  à 
distiller.  Ainsi  donc  la  matière  de  cette  perpétuelle  circulation 
ne  fait  jamais  défaut,  car  la  mer  y  pourvoit;  la  cause  qui  la 
détermine  est  aussi  toujours  présente  ;  c'est,  en  effet,  d'une 
part,  la  chaleur  céleste  et  la  chaleur  des  entrailles  de  la  terre, 
d'autre  part,  le  froid  des  pierres  et  de  l'air  au  sommet  des 

1.  Hieronymi  Gardaui  Mediolaaensis  medici  De  Subtilitate  libri  XXI.  Ab  authore 
plusquam  mille  locis  illustrati,  nonnullis  etiam  cum  additionibus.  Addita  insuper 
Apologia  adversus  calumniatorem,  qua  vis  horum  librorum  aperitur.  Basileae.  In 
fine  :  Basileae,  en  ofïicina  Petrina,  Anno  MDLX,  menseMartio.  —  Ilieronymi  Cardani 
Mediolanensis  medici  In  calumniatorem  librorum  De  Subtilitate  actio  prima  ad  Fran- 
ciscimi  Abundium,  S.  Abundii  Gommendalai'ium  perpetuum.  Éd.  in  8",  pp.  ".^^^rnir^ 
i'i26.  (11  a  paru  en  même  temps,  et  chez  le  même  imprimeur,  une   édition  in-^lio.7   ^'^«. 

3.  Cardan,  lac.  cit.,  pp.  iSit-iSîfi. 


2/i4  ÉTUDES    SUK    LÉOjNAKD    DE    VINCI 

monts.  Dès  lors,  le  jaillissement  des  sources  est  continuel... 
Vois  maintenant  comment  tous  les  faits  et  comment  tous  nos 
dires  s'accordent  avec  les  vrais  principes;  dans  notre  théorie, 
on  ne  trouve  rien  de  faux,  rien  de  contradictoire,  rien 
d'absurde.  » 

Cardan  peut  maintenant  affirmer  fièrement  qu'il  a  exposé 
une  doctrine  entièrement  nouvelle  :  «  Nunc  usque  inauditam 
doctrinam  declaravimus.  »  Nous  n'aurons  garde  de  le  croire. 
Cette  doctrine,  en  effet,  nous  la  connaissons  déjà;  nous  l'avons 
lue  dans  les  notes  de  Léonard  de  Vinci  '. 

C'est  bien  certainement  dans  ces  notes  que  Cardan  l'a  lue, 
et  non  point  dans  les  écrits  de  quelque  prédécesseur  du  Vinci; 
sans  doute,  Albert  le  Grand  avait  déjà  supposé  que  l'eau, 
échauffée  dans  les  entrailles  de  la  terre,  montait  sous  forme 
de  vapeurs  au  sommet  des  monts,  oii  le  froid  la  condense  de 
nouveau;  sans  doute,  le  fils  du  Juif,  Thémon,  avait  déjà  com- 
paré cette  ascension  à  la  distillation  de  l'eau  dans  l'alambic; 
mais  Albert  et  Thémon  admettaient  tous  deux  la  théorie  d'Aris- 
tote;  ils  pensaient  que  l'eau  dont  les  sources  s'alimentent  est 
engendrée  au  sein  de  la  terre,  et  c'est  au  secours  de  cette 
hypothèse  qu'ils  avaient  fait  appel  à  la  chaleur  du  sol  et  à  la 
distillation  qu'elle  produit.  Léonard,  le  premier,  a  repris  ces 
mêmes  considérations  pour  les  faire  servir  à  la  doctrine  de 
Pline  l'Ancien  et  expliquer  comment  l'eau  des  mers  peut 
sourdre  au  sommet  des  montagnes.  C'est  de  lui,  non  d'Albert 
le  Grand  ni  de  Thémon,  que  Cardan  s'est  inspiré. 

Lors  donc  que  Cardan  a  rédigé  ses  Vingt  et  un  livres  sur  la 
Subtilité,  il  a  fait  de  larges  emprunts  au  trésor  de  pensées 
accumulé  par  Léonard  de  Vinci;  il  a  continué  d'y  puiser,  soit 
lorsqu'il  s'est  proposé  de  rendre  son  ouvrage  plus  complet, 
soit  lorsqu'il  a  voulu  le  défendre  contre  les  attaques  de  Jules 
César  Scaliger.  Réflexions  sur  la  peinture  et  sur  les  couleurs, 
remarques  sur  la  figure  des  eaux,  considérations  sur  l'érosion 
et  sur  les  soulèvements  du  sol,  explication  de  la  formation  des 

I.     Vide  s\lpra  :   \,  Thémon  le  fih  du  .lui f  cl  Léonard  de  \inci.  \, 


LÉONA.KD    DE    VINCI,    CAIU)A.\    LT    BEUNAUD    PALISSY  21^5 

fossiles,  théorie  sur  l'origine  des  fleuves,  tout  cela  porte,  au  De 
SublUUate,  la  marque  indéniable  du  Vinci;  Cardan,  sans  doute, 
y  a  mis  du  sien;  mais,  bien  souvent,  il  n'y  a  ajouté  que  les 
incohérences  et  les  obscurités  de  son  génie  étrange  et  fumeux; 
à  tel  point  que  pour  comprendre  pleinement  la  pensée  du 
célèbre  astrologue,  il  nous  faut  parfois  recourir  à  la  note  du 
grand  peintre  qu'il  a  défigurée  en  la  voulant  reproduire. 

On  ne  s'étonnera  plus  maintenant  de  nous  entendre  affirmer, 
comme  nous  l'avons  fait  ailleurs,  que  Cardan  doit  à  Léonard 
presque  tout  ce  qu'il  a  écrit,  au  De  Subtilitate,  touchant  la  Sta- 
tique et  la  Dynamique.  Si  l'on  voulait  prétendre  que  l'analogie 
entre  la  Mécanique  de  Cardan  et  la  Mécanique  de  Léonard 
résulte  d'une  coïncidence  toute  fortuite,  il  faudrait  en  dire 
autant  des  rapprochements,  si  nombreux  et  si  variés,  que  nous 
avons  signalés  entre  le  De  Sabtilitate  et  les  notes  du  Vinci.  Ce 
serait  vraiment  faire  la  part  trop  belle  au  hasard;  avec  Pascal, 
nous  aurions  le  droit  de  nous  écrier  :  «  Les  dés  sont  pipés.  » 


IV 

La  formation  des  fossu.es  selon  Bernard  Palissy. 

Les  pensées  que  Cardan  avait  empruntées  à  Léonard  de 
Vinci  ne  sont  pas  demeurées  inaperçues  ou  méconnues,  dans 
les  écrits  du  médecin  milanais  ;  la  vogue  extraordinaire  des 
Livres  de  la  Subtilité  les  a  signalées  à  l'attention  d'une  foule  de 
savants  ;  ceux-ci  les  ont  reprises  et,  par  leurs  méditations,  leur 
ont  fait  produire  les  découvertes  dont  elles  étaient  grosses. 
C'est  surtout  en  France  que  se  peut  remarquer  cette  influence 
du  livre  de  Cardan,  influence  que  la  traduction  faite  par 
Richard  le  Blanc  a  puissamment  secondée;  et,  par  là,  il  se 
trouve  que  Léonard  de  Vinci  a  grandement  contribué  à  l'éveil 
de  la  Science  française. 

L'histoire  de  la  Mécanique  nous  fournirait  bien  des  argu- 
ments à  l'appui  de  cette  assertion;  nous  n'en  citerons  qu'un. 

Depuis  François  Arago,  on  sait  quelle  place  de  choix  il  con- 


240  ÉTUDES    SUU    LÉONARD    DE    YliNCI 

vient  d'attribuer,  parmi  les  inventeurs  de  la  machine  à  vapeur, 
à  l'ingénieur  français  Salomon  de  Caux  ou  de  Caus.  Salomon 
de  Caus  fonde  toute  sa  Mécanique  industrielle  •  sur  cette 
grande  vérité  :  En  aucune  machine,  le  travail  résistant  ne 
peut  excéder  le  travail  moteur.  Mais  si  Salomon  de  Caus  a  créé 
le  mot  travail,  il  n'a  créé  ni  l'idée  que  ce  mot  représente,  ni  le 
principe  fécond  dont  cette  idée  est  un  terme  ;  il  les  a  emprun- 
tés au  seul  mécanicien  moderne  dont  il  cite  le  nom,  à  Cardan; 
et  Cardan  les  tenait  de  Léonard.  Lors  donc  que  nous  remon- 
tons jusqu'à  l'origine  des  théories  qui  régissent  la  Mécanique 
industrielle,  nous  les  voyons  naître  de  ce  que  Cardan  a  pris 
au  Vinci. 

Il  en  est  de  même  de  la  Paléontologie. 

Nul,  en  France,  ne  paraît  avoir  affirmé  l'origine  organique 
des  fossiles  avant  ce  potier  de  génie  qui  a  nom  Bernard 
Palissy. 

C'est  dans  sa  Recepte  véritable,  imprimée  en  i563%  que 
Palissy  reconnaît,  en  examinant  les  coquilles  pétrifiées  dont 
abonde  la  Saintonge,  que  ces  pierres  curieuses  sont  les  restes 
d'animaux  qui  ont  vécu  en  ces  lieux.  Laissons-le  nous  conter^ 
sa  découverte  : 

((  Sur  toutes  choses  qui  m'ont  fait  croire  et  entendre  que  la 
terre  produisoit  ordinairement  des  pierres,  c'a  esté  parce  que 
j'ay  trouvé  plusieurs  fois  des  pierres,  qu'en  quelque  part  qu'on 
les  eust  pu  rompre,  il  se  trouvoit  des  coquilles,  lesquelles 
coquilles  estoyent  de  pierre  plus  dure  que  non  pas  le  résidu, 

1.  Les  raisons  des  forces  mouvantes  avec  diverses  machines  tant  utilles  que  plaisantes 
ans  quelles  sont  adioint s  plusieurs  desseings  de  grotes  et  fontaines,  par  Salomon  de  Caus, 
Ingénieur  et  architecte  de  son  Altesse  Pal.'>tine  Électorale.  A  Francfort,  en  la  bou- 
tique do  Jean  Norton,  iGi5.  —  Cf.  P.  Duhem,  Les  origines  de  la  Statique,  t.  I,  p.  290, 
Paris,  1905. 

2.  Recepte  véritable  par  laquelle  tous  les  hommes  de  France  pourront  apprendre  à  mul- 
tiplier et  augmenter  leurs  thrésors  —  Jtem  ceux  qui  n'ont  jamais  eu  cognoissance  des  lettres 
pourront  apprendre  une  philosophie  nécessaire  à  tous  les  habitans  de  la  terre...  Composé 
par  Maître  Bernard  Palissy,  ouvrier  de  terre,  et  inventeur  des  rustiques  fîgulincs  du 
Roy  et  de  Monseigneur  le  Duc  de  Monlmorancy,  pair  et  connestable  de  France, 
demeurant  en  la  ville  de  Xainctes,  A  la  Rochelle,  De  l'imprimerie  de  Barthélémy  Berton, 
MDLXllI.  —  Cet  écrit  est  reproduit  dans  les  diverses  éditions  des  œuvres  de  Bernard 
Palissy  dont  la  plus  récente  a  le  titre  sui\ant  :  Les  œuvres  de  Maistre  Bernard  Palissy. 
Nouvelle  édition,  nnue  sur  les  textes  originaux  par  B.  Fillon,  avec  une  notice  histo- 
rique, bibliographif[ue  et  iconolog-ique  par  Louis  Audiat.  Niort,  1888.  Nos  renvois  se 
rapportent  à  cette  édition. 

3.  Les  œuvres  de  Maistre  Bernard  Palissy,  éd.  1888,  t.  I,  pp.  ^7  sqq. 


LÉONAKD    DE    VINCI,    CAKDAN    ET    BERNARD    PALISSY  'J^' 

qui  a  esté  la  cause  que  je  me  suis  tourmenté  et  débatu  en  mon 
esprit,  l'espace  de  plusieurs  jours,  pour  admirer  et  contempler 
qui  pouvoit  estre  le  moyen  et  cause  de  cela... 

))  Et  dès  lors  je  commençay  à  baisser  la  teste  le  long  de  mon 
chemin,  à  fin  de  ne  voir  rien  qui  m'empeschast  d'imaginer 
qui  pourroit  estre  la  cause  de  cela,  et,  estant  en  ce  travail 
d'esprit,  je  pensay  dès  lors,  chose  que  je  crois  encore  à  présent 
et  m'asseure  qu'il  est  véritable,  que  près  dudit  fossé  il  y  a  eu 
d'autres  fois  quelque  habitation,  et  ceux  qui  pour  lors  y  habi- 
toient,  après  qu'ils  avoient  mangé  le  poisson  qui  estoit  dedens 
la  coquille,  ils  jettoyent  les  dites  coquilles  dedens  cette  vallée, 
où  esloit  ledit  fossé,  et,  par  succession  de  temps,  lesdites 
coquilles  s'estoyent  dissoutes  en  la  terre,  et  aussi  la  terre  de  ce 
bourbier  s'estoit  modifiée,  et  les  saletez  pourries  et  réduites  en 
terre  fine,  comme  terre  argileuse,  et  ainsi  lesdites  coquilles  se 
venoyent  à  dissoudre  et  liquéfier,  et  la  vertu  et  substance  du 
sel  desdites  coquilles  faisoyent  attraction  de  la  terre  prochaine 
et  la  réduisoyent  en  pierre  avec  soy;  toutesfois,  parce  que 
lesdites  coquilles  tenoyent  plus  de  sel  en  soy  qu'elles  n'en 
donnoyent  à  la  terre,  elles  se  congeloyent  d'une  congélation 
beaucoup  plus  dure  que  non  pas  la  terre,  mais  l'une  et  l'autre 
se  réduisoyent  en  pierre,  sans  que  lesdites  coquilles  perdis- 
sent leur  forme.  » 

Oh!  comme  il  convient  d'accueillir  avec  méfiance  le  récit  de 
l'inventeur  lorsqu'il  nous  conte  la  genèse  de  ses  découvertes  ! 
Avec  complaisance,  il  nous  fait  descendre  en  la  profondeur  de 
ses  propres  méditations;  mais,  trop  souvent,  il  oublie  de  nous 
dire  quelle  lecture  a  fait  jaillir  l'étincelle  qui  a  illuminé  ces 
ténèbres. 

Dans  les  dialogues  par  lesquels  il  nous  expose  ses  opinions, 
Bernard  Palissy  prend  volontiers  le  visage  de  «  la  Practique  » 
qui  tire  toutes  ses  connaissances  de  l'observation  ;  il  persifle 
«  la  Théorique»,  gonflée  d'une  science  ridicule  que  lui  ont 
donnée  de  gros  livres,  écrits  en  latin.  Il  nous  peint  les 
tourments  et  débats  de  son  esprit  cherchant  à  deviner  l'origine 
des  fossiles  ;  il  omet  de  nous  dire  que  ces  tourments  et  débats 
prirent  fin  après  qu'il  eut  ouvert  Les  livres  de  Hiérome  Car- 


248 


ETUDES    SLR    LEONARD    DE    VllNCl 


danus,   traduits  par   Richard  le  Blanc,    et  qu'il  y  eût   lu   le 
passage  suivant ^  : 

«  Conchites  est  dit  à  la  semblance  d'une  coquille,  de  rides 
courbées,  décoré  d'armature  jaune.  11  est  un  autre  genre  de 
conchites,  qui  est  espèce  de  marbre  blanc,  mol,  auquel  cous- 
tumièrement  sont  trouvées  les  écailles  des  coquilles  :  au  lems 
passé  on  n'en  trouvoit  aucune  part,  sinon  en  la  ville  Megara, 
comme  Pausanias  témoigne.  Et  ceci  est  un  certain  indice,  que 
la  mer  avoit  auparavant  couvert  la  région  où  est  située 
Megara.  Car  les  écailles  des  coquilles,  quand  elles  sont  de 
long  tems,  elles  deviennent  pierres  en  plusieurs  liens  entre 
les  rochers,  et  sous  la  terre,  la  forme  retenue,  la  substance 
muée.  Pourquoi  c'est  qu'aucune  de  ces  pierres  sont  munies 
d'armatures  dorées  ou  argentées,  la  matière  qui  n'est  sans 
saline  en  est  cause  :  car  le  sel  resplendit  :  et  elles  sont  faites 
de  quelque  pure  portion  du  sel.  Celles  qui  sont  faites  des 
coquilles  sont  composées  de  quelque  portion  salée  :  et  cette 
portion  jelée  extérieurement  au  grand  froid  du  lieu,  elle  fait 
une  armature,  pource  que  la  partie  aqueuse  reluit.  Et  pourtant 
que  la  matière  aqueuse  est  meslée  à  la  terre  subtile;  elle  n'est 
consumée.  Aucunes  de  ces  choses  sont  de  nature  provide,  et 
regardante  à  certaine  fin  :  aucunes  sont  argument  de  monde 
perpétuel.  » 

Que  ce  passage  de  Cardan  ait  suggéré  à  Bernard  Palissy 
sa  théorie  de  la  fossilisation,  la  chose  est  tout  d'abord  évi 
dente;  ces  deux  auteurs  attribuent  l'un  et  l'autre  l'armature 
solide  et  brillante  des  coquilles  pétrifiées  a  la  substance  saline 
que  ces  coquilles  renfermaient  et  qu'elles  ont  rejetée  au  dehors  ; 
un  tel  accord  en  une  supposition  si  étrange  ne  saurait  être 
l'effet  du  hasard.  Bernard  Palissy,  il  est  vrai,  a  modifié  en  un 
point,  et  d'une  manière  fâcheuse,  la  doctrine  de  Cardan  ; 
celui-ci  voyait  dans  les  fossiles  les  témoins  de  l'antique  pré- 
sence de  la  mer  aux  lieux  maintenant  émergés;  celui-là  les 
regarde  comme  des  débris  de  la  cuisine  humaine;  en  quoi  il 
se  montre  singulièrement  naïf  et  mal  inspiré. 


I.  Les  livres  de  Hiérome  Cardanus...   traduits  par  Ricliard   le  Blanc,  éd.   i55G; 
p.  i5i,  verso. 


LÉONARD    DE    VIJNGI,    CARDAN    ET    BERNARD    PALISSY  '2l\() 

D'ailleurs,  en  parcourant  soit  la  Recepte  véritable  de  Bernard 
Palissy,  soit  ses  Discours  admirables  ^ ^  nous  aurions  occasion 
de  noter  maint  passage  où  l'Inventeur  des  rustiques  figulines 
s'est  inspiré  du  livre  de  Cardan;  non  pas,  cependant,  que 
Cardan  y  soit  nommé;  au  xvi"  siècle,  on  ne  cite  guère  un 
auteur  moderne  dont  on  emprunte  les  opinions;  on  ne  le  cite 
que  pour  le  réfuter. 

Fort  heureusement,  Bernard  Palissy  a  éprouvé  le  besoin  de 
contredire  Cardan;  pour  le  contredire,  il  l'a  cité;  et,  en  le 
citant,  il  nous  a  révélé  la  source,  produite  par  «  la  Théorique  », 
où  si  souvent  avait  puisé  sa  soi-disant  «  Practique  ».  C'est  au 
huitième  de  ses  Discours  admirables,  à  celui  de  ces  discours  qui 
traite  Des  pierres,  que  nous  empruntons  ce  dialogue ^  : 

«  Practique. 

»  Or  j'ay  vu  autrefois  un  livre  que  Cardan  avoit  fait  impri- 
mer des  Subtilitez,  où  il  traité  de  la  cause  pourquoy  il  se 
trouve  grand  nombre  de  coquilles  pétrifiées  jusqu'au  sommet 
des  montagnes  et  mesme  dans  les  rochers.  Je  fus  fort  aise  de 
voir  une  faute  si  lourde  pour  avoir  occasion  de  contredire  un 
homme  tant  estimé;  d'autre  costé  j'étois  fasché  de  ce  que  les 
livres  des  autres  philosophes  n'estoyent  traduits  en  françois, 
comme  cestuy  là,  pour  voir  si  d'aventure  j'eusse  pu  contre- 
dire, comme  je  contredis  à  Cardan  sur  le  fait  des  coquilles 
lapifiées. 

))  Théorique. 
»  Et  comment?  Voudrois-tu  contredire  à  un  tel  sçavant  per 

1 .  Discours  admirables  de  la  nature  des  eaux  et  fontaines  tant  naturelles  qu'artificielles, 
des  métaux,  des  sels  et  salines,  des  pierres,  des  terres,  du  feu  et  des  émaux,  avec  plusieurs 
autres  excellens  secrets  des  choses  naturelles,  plus  un  traité  de  la  marne  fort  utile  et  néces- 
saire pour  ceux  qui  se  niellent  de  l'agriculture,  le  tout  dressé  par  dialogues  es  quels  sont 
introduits  la  Théorique  et  la  Practique,  par  M.  Bernard  Palissy,  Inventeur  des  rustiques 
figulines  du  Roy  et  de  la  Royne  sa  mère.  A  très  haut  et  puissant  sieur  le  Sire 
Anthoine  de  Ponts,  Chevalier  des  Ordres  du  Roy,  Capitaine  des  Cents  Gentils- 
hommes et  Conseiller  très  fidèle  de  Sa  Majesté.  A  Paris,  chez  Martin  le  Jeune,  à  l'en- 
seigne du  Serpent,  devant  le  Collège  de  Cambray,  i58o.  —  Les  œuvres  de  Maistre 
Bernard  Palissy,  éd.  Fillon  et  Audiat,  t.  II. 

2.  Les  œuvres  de  Maistre  Bernard  Palissy,  éd.  Fillon  et  Audiat,  t.  II,  pp.  i6o  sqq. 


25o  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

sonnage,  toy  qui  n'es  rien?  Nous  sçavons  que  Cardan  est 
un  médecin  fameux,  lequel  a  régenté  à  Tolette,  et  qui  a  com- 
posé plusieurs  livres  en  langue  latine.  Et  toy,  qui  n'as  que 
la  langue  de  ta  mère,  en  quoy  est-ce  que  tu  le  voudrois 
contredire? 

))  Practique. 

»  En  ce  qu'il  a  dit  que  les  coquilles  pétrifiées,  qui 
estoyent  esparses  par  l'univers,  estoyent  venues  de  la  mer 
es  jours  du  Déluge,  lorsque  les  eaux  surmontèrent  les  plus 
hautes  montaignes,  et,  comme  les  eaux  couvroyent  toute 
la  terre,  les  poissons  de  la  mer  se  dilatoyent  par  tout 
l'univers,  et  que  la  mer  estant  retirée  en  ses  limites,  elle 
laissa  les  poissons,  et  les  poissons  portans  coquille  se 
sont  réduits  en  pierre  sans  changer  de  forme.  Voilà  la 
sentence   et   l'opinion   de   M.    Cardan. 

»  Théorique. 

»  Pour  certain,  voilà  une  fort  belle  raison,  et  je  ne  sçaurois 
croire  que  la  vérité  ne  soit  telle. 

»  Practique. 

»  Si  est  ce  que  tu  n'as  garde  de  me  faire  croire  une  telle 
bavasse... 

»  Si  Cardan  eust  regardé  le  livre  de  la  Genèse,  il  eust  parlé 
autrement,  car  là  Moyse  rend  tesmoignage  qu'es  jours  du 
Déluge  les  abymes  et  ventailles  du  ciel  furent  ouvertes  et 
pleut  l'espace  de  quarante  jours,  lesquelles  pluyes  et  abymes 
amenèrent  les  eaux  sus  la  terre,  et  non  pas  le  desbordement  de 
la  mer. 

»  Théorique. 

»  Mais  d'où  voudrois  tu  donc  dire  la  cause  de  ces  coquilles 
dedans  les  pierres,  si  ce  n'est  par  le  moyen  que  Cardanus  a 
escrit? 


LÉONARD    DE    VllNCl,    CARDAN    Eï    BERNARD    PALISSY  aSl 


»  Practique. 

»  Si  tu  avois  bien  considéré  le  grand  nombre  de  coquilles 
pétrifiées  qui  se  trouvent  en  la  terre,  tu  connoistrois  que  la 
terre  ne  produit  guères  moins  de  poissons  portans  coquille 
que  la  mer,  comprenant  en  icelle  les  rivières,  fontaines  et 
ruisseaux.  L'on  voit  aux  estangs  et  ruisseaux  plusieurs  espè- 
ces de  moules,  et  autres  poissons  portant  coquilles,  que, 
quand  les  dites  coquilles  sont  gettées  à  terre,  si  en  icelle 
il  y  a  quelque  semence  salcitive,  elles  se  viendront  à 
pétrifier... 

»  Par  quoy  je  maintiens  que  les  poissons  armez,  et  lesquels 
sont  pétrifiez  en  plusieurs  carrières,  ont  esté  engendrez  sur 
le  lieu  mesme,  pendant  que  les  rochers  n'estoyent  que  de  l'eau 
et  de  la  vase,  lesquels  depuis  ont  esté  pétrifiez  avec  lesdits 
poissons... 

»  Théorique. 

»  Par  ce  propos  tu  n'as  rien  fait  contre  l'opinion  de  Cardan, 
car  tu  n'as  pas  dit  la  cause  de  la  pétrification  des  coquilles. 

»  Practique. 

»  Aucunes  ont  esté  jetées  en  la  terre,  après  avoir  mangé  le 
poisson  et,  estant  en  terre,  par  leur  vertu  salsitive  ont  fait 
attraction  d'un  sel  génératif,  qui,  estant  joinct  avec  eeluy  de 
la  coquille  en  quelque  lieu  aqueux  ou  humide,  l'affinité  des 
dites  matières  estant  jointes  à  ce  corps  mixte  ont  endurcy  et 
pétrifié  la  masse  principale.  Voilà  la  raison,  et  ne  faut  pas 
que  tu  en  cherches  d'autres.  » 

Assurément,  Bernard  Palissy  aimait  la  controverse;  il  n'a 
dissimulé  ni  le  plaisir  qu'il  ressentait  à  contredire  Cardan,  n^ 
le  regret  qu'il  éprouvait  de  ne  pouvoir  contester  avec  les 
philosophes  qui  ont  écrit  en  latin.  Ce  désir  immodéré  de 
combattre  la  pensée  d'autrui  et  d'en  triompher  l'a  conduit 
à  imaginer  de  toutes  pièces  une  théorie  qui  fût  aisée  à  réfuter 


20-2  ETUDES    SUR    LEONAUI)    DE    VINCI 

et  à  la  prêter  très  gratuitement  au  médecin  milanais,  qui  n'en 
avait  soufflé  mot. 

Il  est  bien  vrai  que  Cardan  n'a  point,  comme  Bernard 
Palissy,  pris  les  fossiles  pour  les  reliefs  d'antiques  repas. 
Selon  lui,  les  coquilles  pétrifiées  témoignent  que  les  terres 
011  on  les  recueille,  émergées  aujourd'hui,  se  sont  trouvées 
jadis  sous  les  flots;  mais  il  n'a  point  dit,  il  n'a  même  point 
insinué  que  ces  flots  fussent  ceux  du  déluge  biblique;  il  ne  le 
pensait  sans  doute  point,  et,  vraisemblablement,  à  l'imitation 
d'Aristote  et  de  Léonard,  il  admettait  qu'au  cours  des  temps, 
les  océans  et  les  continents  avaient  lentement  changé  de 
place. 

D'ailleurs,  du  déluge  que  la  Genèse  nous  a  conté,  il  est 
fort  peu  question  aux  Livres  de  la  Subtilité;  à  peine  y  est-il 
fait  une  vague  et  douteuse  allusion.  Discourant  des  grandeurs 
relatives  de  la  terre  et  de  l'eau,  Cardan  expose  ces  remarques  ^  : 

«  De  ce  donc  il  est  manifeste  comment  sont  faites  les  inon- 
dations que  coustumièrement  on  appelle  déluges.  Car  entendu 
que  l'eau  est  petite  de  nature,  et  mise  au  dessus  de  la  terre, 
si  elle  s'enfle  quelque  peu,  elle  couvre  les  liens  bas,  et  en  bref 
tems  elle  est  retirée,  car  elle  est  petite,  quoi  qu'elle  fût  creue. 
Mais  si  elle  estoit  tant  grande  qu'elle  estoit  estimée,  elle 
requerroit  une  grande  augmentation  pour  faire  les  déluges. 
Pourtant  jamais  les  déluges  ne  fussent  venus  :  et  si  quelquefois 
ils  fussent  venus,  difficilement  eussent-ils  pu  être  révoqués 
et  retirés,  que  le  genre  humain  n'eust  esté  totalement  esteint 
et  aboli;  et  la  terre  eust  esté  cachée  sous  l'eau  par  plusieurs 
ans,  non  seulement  par  plusieurs  mois.  Mais,  comme  récite 
Plato,  ces  déluges  n'ont  esté  seulement  une  fois,  ains  plusieurs 
fois  :  et  derechef  en  peu  de  mois  sont  cessés.  » 

Rien  donc,  en  ce  qu'a  écrit  Cardan,  n'attribue  l'origine  des 
fossiles  au  déluge  dont  la  Bible  nous  a  gardé  le  souvenir; 
seul,  Bernard  Palissy  a  imaginé  cette  hypothèse  pour  se 
donner  le  plaisir  de  la  combattre.  Que  l'on  n'aille  pas,  d'ail- 
leurs,  s'étonner  extrêmement  de  ce  procédé   de   polémique. 

I.  dardai»,  Les  livres  de  la  Subtilité,  traduits  par  Richard  le  Rlanc.  éd.  loôf),  p.  03, 
verso. 


LÉONARD    DE    VINCI,    CARDAN    ET    BERNARD    PALISSY  206 

Au  XM°  siècle,  «  ceux  de  la  Religion  »  se  plaisaient  à  invoquer 
la  Bible  en  des  discussions  dont  la  science  profane  avait  seule 
connu  jusque-là;  c'est  ainsi  que  Luther  et  Mélanchthon  furent 
les  premiers  adversaires  que  le  système  de  Copernic  rencontra 
sur  le  terrain  théologique;  les  premiers,  ils  prétendirent 
résoudre  au  nom  de  la  Révélation  les  problèmes  de  Méca- 
nique céleste  que  saint  Thomas  d'Aquin,  Albert  le  Grand, 
Albert  de  Saxe,  Pierre  d'Ailly,  Prosdocimo  de'  Beldomandi, 
Nicolas  de  Gus,  Gœlio  Galcagnini,  Gopernic  avaient  traités 
par  la  raison  naturelle.  G'est  sans  doute  cette  coutume  qui 
entraîna  Bernard  Palissy  en  sa  polémique  contre  Gardan. 

Peut-être  aussi  comptait-il  sur  cette  polémique  pour  faire 
oublier  ce  qu'il  devait  aux  Livres  de  la  Subtililé;  en  effet,  les 
quelques  idées  justes  qu'il  émettait  au  sujet  de  la  formation 
des  fossiles,  il  les  avait  empruntées  à  Cardan  qui,  lui-même, 
les  avait  tirées  des  notes  de  Léonard.  Ainsi,  par  cette  suite  de 
larcins,  les  vérités  que  a  la  Practique  »  avait  enseignées  au 
Vinci  touchant  les  coquilles  pétrifiées  allaient  se  répandant 
parmi  les  savants,  singulièrement  amaigries  et  défigurées, 
mais  fécondes  encore  et  capables  de  donner  naissance  à  la 
Paléontologie. 

Gomme  Yillalpand,  comme  Bernardino  Baldi,  comme  tant 
d'autres  de  ses  contemporains.  Cardan  fut  un  plagiaire;  mais 
en  plagiant  les  idées  de  Léonard  de  Vinci,  il  les  sauva  de 
l'oubli;  grâce  à  la  grande  vogue  de  son  livre  étrange,  il  les 
sema  partout,  et  son  manque  de  scrupules  leur  fit  produire 
les  découvertes  dont  elles  portaient  le  germe.  Celui  qui  mène 
les  pensées  humaines  fait  servir  au  progrès  de  la  Science  les 
plus  tristes  faiblesses  des  savants. 


VII 


LA  SCIENTIA  DE  PONDERIBUS 


ET 


LÉONARD  DE  VINCI 


LA  SCIENTIA  DE  PONDERIBUS 


ET 


LÉONARD  DE  VINCI 


I 


Où  SE  TROUVENT  LES  PREMIÈRES  PENSÉES  DE  LÉONARD 
SUR  LA  RÉSISTANCE  DES  MATÉRIAUX. 

Léonard  de  Vinci  n'était  pas  seulement  peintre,  sculpteur  et 
musicien  ;  il  était  aussi  architecte  et  ingénieur.  En  la  lettre 
qu'il  écrivit  à  Ludovic  le  More  pour  lui  offrir  ses  services, 
après  avoir  énuméré  divers  projets  de  génie  militaire,  il  ajou- 
tait ces  motsï  :  «  En  temps  de  paix,  je  crois  pouvoir  donner 
satisfaction  complète,  à  l'égal  de  n'importe  qui,  en  matière 
d'architecture,  dans  la  composition  des  édifices  tant  publics 
que  privés,  et  pour  conduire  les  eaux  d'un  endroit  à  un 
autre.  » 

Aucun  édifice  important  ne  témoigne  du  talent  que  Léonard 
s'attribuait  ;  mais  les  notes  manuscrites  qu'il  a  laissées  abondent 
en  projets  de  palais,  d'églises,  de  mausolées,  et  la  beauté  de 
certains  de  ces  projets  nous  assure  que  l'occasion  seule  a 
manqué  au  Vinci  d'ajouter  un  fleuron  à  sa  couronne  artistique. 

Hanté  par  des  visions  d'édifices  ;  préoccupé  sans  cesse  des 
lois  selon  lesquelles  les  forces  s'équilibrent;  soucieux,  plus 
qu'aucun  artiste  ne  l'a  jamais  été,  des  lumières  que  les  diverses 
sciences  projettent  sur  les  arts,  Léonard  devait  nécessairement 

î.  Eug.  \tûntz,  Léonard  de  Vinci,  p.  i4ii 

p.    DUHEM.  ty 


258  ÉTUDES    SLR    LÉONAUD    DE    VlNCI 

rechercher  quels  secours  l'Architecture  peut  tirer  de  la  Sta- 
tique; il  devait,  de  tous  ses  efforts,  tendre  à  la  constitution 
d'une  théorie  de  la  résistance  des  matériaux. 

De  ces  efforts,  nous  trouvons  mainte  trace  parmi  ces  notes 
qui  nous  permettent  de  suivre  pas  à  pas  quelques-unes  des 
méditations  du  grand  peintre.  En  particulier,  le  manuscrit 
que  Venturi  a  marqué  de  la  lettre  A,  et  qui  est  conservé  à  la 
Bibliothèque  de  l'Institut,  renferme  un  grand  nombre  de 
réflexions  sur  la  flexion  des  poutres,  sur  la  poussée  des  arcs  en 
plein  ceintre  et  en  ogive,  sur  les  moyens  propres  à  en  éviter  la 
rupture.  De  ces  réflexions,  nous  avons  touché  quelques  mots', 
tout  en  signalant  les  emprunts  que  Bernardino  Baldi  paraît 
avoir  contractés  à  leur  égard. 

Toutefois,  Texamen  des  nombreuses  remarques  sur  la  rési- 
stance des  matériaux  que  nous  présente  le  cahier  A  pose  bien 
des  questions  intéressantes  dont  il  ne  nous  donne  pas  la  solu- 
tion. De  quel  principe  les  diverses  propositions  formulées  par 
Léonard  ont-elles  été  tirées?  Ce  principe  se  relie-t-il  aux  lois 
de  Statique  alors  connues,  et  par  quel  lien?  Comment  Léonard 
a-t-il  été  amené  à  le  concevoir.'^  Autant  de  problèmes  à  la  solu- 
tion desquels  les  fragments  exposés  sous  nos  yeux  incitent  notre 
curiosité,  sans  lui  fournir  les  moyens  propres  à  les  résoudre. 

Visiblement,  au  moment  où  Léonard  couvrait  les  feuillets 
du  cahier  A  de  son  écriture  renversée  et  de  ses  croquis,  sa 
théorie  de  la  résistance  des  matériaux  avait  déjà  reçu,  en  son 
esprit,  une  forme  aux  contours  arrêtés.  Pour  en  trouver  la 
première  ébauche,  pour  saisir  le  germe  à  partir  duquel  elle 
s'est  développée,  il  nous  faut  assurément  étudier  quelque 
manuscrit  plus  ancien. 

Il  nous  a  semblé  que  l'on  surprenait,  en  son  principe  même, 
la  doctrine  que  Léonard  de  Vinci  développera  plus  tard  au 
sujet  de  la  flexion  des  poutres  et  de  la  solidité  des  arcs,  lorsque 
l'on  feuilletait  le  manuscrit  conservé  dans  la  bibliothèque  du 
prince  Trivulzio^. 

I.  Vide  supra  :  Jll,  Léonard  de  Vinci  et  Bernardino  Baldi,  IIIj  p.  loG. 

2. /i  Cod/ce  di  Leonardo  da  Vinci  nella  biblioteca  dcl  Principe  Trivuhio  in  Milano, 
Irascritlo  edannotato  da  Lucaliellranii  ;  riprodutto  in  g'i  lavolc  clioiiralirlio  da  An^iclc 
.lolla  Croco.  Milano,  MDCCCXCI  ;  lUrito  llocpli.  (dKorc. 


LA    SCIEÎSTIA    DE    PONDERIBUS    ET    LEONARD    DE    VINCI  2^^ 

La  lecture  des  notes,  très  brèves  pour  la  plupart,  qui  compo- 
sent ce  manuscrit,  nous  montre,  en  outre,  à  quelle  source 
Léonard  avait  puisé  les  idées  qu'il  se  proposait  de  dévelop- 
per; cette  source,  nous  la  trouvons  en  un  écrit  composé, 
au  xni''  siècle  au  plus  tard,  par  un  géomètre  dont  le  nom 
nous  est  inconnu. 

Que  Léonard  ait  emprunté  à  cet  auteur  le  principe  de  sa 
théorie  de  la  résistance  des  matériaux,  cela  n'est  point  pour 
nous  étonner.  Déjà,  les  analogies  entre  la  Statique  du  grand 
peintre  et  la  Statique  de  ce  mécanicien  inconnu  nous  ont 
paru  assez  nombreuses  et  assez  saisissantes  pour  que  nous 
ayons  proposé  ^  de  nommer  celui-ci  le  Précurseur  de  Léonard 
de  Vinci;  mais  nulle  part  le  contact  entre  Léonard  et  son 
Précurseur  n'apparaît  plus  intime,  plus  aisément  reconnaissa- 
ble,  qu'en  ces  courtes  réflexions  sur  la  Mécanique  consignées 
au  Codice  Trivulzio. 


II 


Les  AucroHEs  de  Ponderibus  et  le  Précurseur  de  Léonard. 

Le  Précurseur  de  Léonard  de  Vinci  est  l'auteur  d'un  traité 
De  ponderibus. 

Au  Moyen- Age,  la  Mécanique  sollicite  les  efforts  de  deux 
catégories  de  penseurs,  et  les  méthodes  par  lesquelles  elle  est 
traitée  ne  sont  pas  les  mêmes,  en  général,  pour  Tune  et  pour 
l'autre  de  ces  deux  catégories. 

D'une  part,  en  eiîet,  nous  voyons  les  Maîtres  des  Univer- 
sités, lorsqu'ils  commentent  la  Physica  ausculiatio  ou  le  De 
Cœlo  et  Mundo,  développer,  au  sujet  de  Léquilibre  et  du  mou- 
vement des  poids,  des  doctrines  qu'ils  rattachent  à  la  philoso- 
phie péripatéticienne.  D'autre  part,  avant  que  les  universités 
fussent  créées,  ou  bien  après  leur  création,  mais  hors  de  leur 
discipline,  des  géomètres  développent  une  Science  des  poids 
qui  n'emprunte  presque  rien  à  la  Physique  de  l'Ecole. 

I.  P.  Duheni,  Les  orujines  de  la  Statique,  l.  1,  p.  io4;  Pai'iï>,  Hjêô. 


aOo  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

Cette  science  indépendante,  au  domaine  peu  étendu,  mais 
nettement  délimité,  ne  demeurait  point  inconnue,  d'ailleurs, 
de  ceux  qui  avaient  étudié  la  Physique  scolastique.  En  1267, 
Roger  Bacon,  pour  manifester  l'utilité  de  la  Géométrie, 
déclare  ^  «  qu'elle  permet  de  comprendre  la  Scientia  de  ponde- 
ribus ;  c'est  une  science  fort  belle,  mais  trop  difficile  pour  ceux 
qui  n'ont  pas  expérimenté  les  causes  des  mouvements  des 
corps  pesants  ou  légers  ».  Cent  ans  plus  tard,  en  l'une  des 
Quatorze  questions  par  lesquelles  il  commente  le  Traité  de  la 
Sphère  de  Jean  de  Sacro-Bosco  (John  of  Holywood),  Pierre 
d'Ailly,  ébauchant  une  classification  des  sciences,  marque  ^  la 
place  que  doit  occuper,  selon  lui,  le  Tractatus  de  ponderibus. 

Les  philosophes  de  l'École,  d'ailleurs,  ne  se  contentaient  pas 
de  connaître  la  Science  des  poids;  entre  cette  science  et  les 
doctrines  qu'ils  professaient,  ils  faisaient  parfois  des  rappro- 
chements; tantôt  ils  invoquaient  à  l'appui  de  leurs  doctrines 
des  propositions  empruntées  aux  traités  De  ponderibus  ;  tantôt 
ils  interprétaient  selon  les  principes  de  leur  Physique  les 
axiomes  qu'invoquaient  ces  traités.  C'est  ainsi  qu'au  xiv^  siècle 
Albert  de  Saxe^^  et  son  disciple  Marsile  d'Inghen^'  mentionnent 
les  écrits  relatifs  à  la  Science  des  poids.  Parfois  même,  les 
maîtres  de  la  Faculté  des  Arts  ne  dédaignaient  point  de 
s'adonner  à  cette  science;  Biagio  Pelacani,  dit  Biaise  de  Parme, 
qui  enseigna  avec  éclat,  à  la  fin  du  xiv''  siècle,  aux  Universités 
de  Paris,  de  Padoue  et  de  Parme,  nous  a  laissé  un  traité  De 
ponderibus^. 

Les  maîtres  péripatéticiens  et  les  géomètres  qui  s'adonnaient 
à  la  Scientia  de  ponderibus  ont,  les  uns  et  les  autres,  contribué 
grandement  au  progrès   de   la    Statique.  A  ceux-ci    on   doit 


I.  Fralris  Rogeri  Bacon,  ordinis  Miuormn,  Opus  majus  ad  Clemcnlrm  Quartum, 
Pontijicein  Roinanum.  Ex  M. S.  Codice  Dubliiiieiisi,  cuin  aliis  quibusdum  collalo,  mine 
primam  cdidit  S.  Jcbb,  M.  D.,  Londini,  lypis  Guliclmi  Bowycr,  MDCGXXXIII. 
Pars  IV,  dist.  IV,  cap.  XV,  p.  io5. 

3.  Pelri  Cardinalis  de  Aliaco,  Episcopi  Gameracensis,  XIV  Quasstioncs  in  Sphœram 
Johannis  de  Sacro-Bosco  ;  Quiestio  I.  (Gel  écrit  a  ou  de  très  iiombreuses  éditions.) 

3.  Qaœstiones  subtilissiniœ  Alberli  de  Saxonia  in  libros  de  Cœlo  et  Manda;  Libri 
III,  qua^st.  II  et  III  ;  Venetiis,  1/192. 

f\.  Qiiœstiones  subtilissirnœ  Johannis  Marcilii  Inguen  super  oclo  libros  Pfiysiconnn, 
secunduni  nominalium  viani;  circa  libriini  IV  quiest.  VIII  et  XI;  Lugdnni,  i5i8. 

.').  P.  Duliem,  f.es  origines  de  la  Statique,  t.  T,  p.  l'iy;  igoB. 


LA    SGIENTIA    DE    PONDERIBUS    ET    LEONARD    DE    VINCI  2G1 

attribuer  ce  principe,  dont  Descartes  fera  reconnaître  l'uni- 
verselle puissance  :  Ce  qui  peut  élever  an  certain  poids  à  une 
certaine  hauteur  peut  aussi  élever  un  poids  K  Jois  plus  grand  à 
une  hauteur  K.  fois  moindre.  Ceux-là  ont,  peu  à  peu,  formulé 
cet  axiome  que  Torricelli  prendra  pour  point  de  départ  de  ses 
déductions  :  Un  système  est  en  équilibre  lorsque  tout  dérangement 
aurait  pour  effet  d'en  élever  le  centre  de  gravité. 

Les  services  rendus  à  la  science  par  ces  deux  Écoles  leur 
donnent  des  titres  égaux  à  notre  reconnaissance  ;  mais  il  s'en 
faut  bien  que  ceux  à  qui  cette  reconnaissance  est  due  nous 
soient  de  part  et  d'autre  également  connus. 

Parmi  les  maîtres  dont  l'enseignement  a  développé  au  sein 
des  Universités  la  doctrine  péripatéticienne  de  la  gravité,  il  en 
est  dont  l'histoire  nous  a  gardé  le  souvenir;  Marsile  d'inglien, 
Pierre  d'Ailly  sont  de  ce  nombre.  D'autres,  parmi  les  plus 
grands,  ont  été  victimes  d'un  injuste  oubli  ;  cependant  les 
registres  des  Universités  nous  ont  conservé  quelques  traces 
de  leur  vie  et  de  leurs  enseignements;  ainsi  en  est- il  pour 
Albert  de  Saxe,  pour  Thémon  le  fils  du  Juif. 

Au  contraire,  nous  ignorons  presque  tout  des  géomètres  qui 
ont  illustré  l'École  De  ponderibus.  La  plupart  du  temps,  les 
Scolastiques  qui  les  citent  les  désignent,  d'une  manière  collec- 
tive et  anonyme  par  ces  mots  :  les  auteurs  des  poids,  auctores 
de  ponderibus .  Seuls  les  deux  noms  d'Archimède  et  de  Jordanus 
sont  parfois  mentionnés.  Euclide,  Archimède,  Jordanus  de 
Nemore  sont  également  les  noms  qui  figurent  en  tête  des  textes 
manuscrits  où  se  conserve  la  Scientia  de  ponderibus;  mais 
récrit  attribué  à  Archimède  n'est  sûrement  pas  de  lui;  mais 
un  même  texte  est  donné  tantôt  comme  d'Euclide  et  tantôt 
comme  de  Jordanus;  mais  trois  traités  absolument  disparates 
se  réclament  de  Jordanus  de  Nemore. 

Nous  nous  sommes  efforcé  de  mettre  un  peu  d'ordre  dans  ce 
chaos.  Qu'il  nous  soit  permis  de  rappeler  en  quelques  mots 
les  conclusions  auxquelles  nous  nous  sommes  arrêtée 

Parmi  les  traités  dont  usait  l'École  de  Jordanus,  il  en  est  qui 

I.  p.  Duhem,  Les  origines  de  la  Statique,  t.  I,  ch.  V,  VI  et  VII;  Paris,  igoS. 


■>.C)2  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    YINCl 

provenaient  assurément  de  la  science  hellène,  bien  qu'on  ne 
puisse  accepter  sans  réserves  l'attribution  que  le  Moyen-Age  en 
faisait  à  tel  ou  tel  géomètre  grec. 

De  ces  traités,  ou  pour  mieux  dire  de  ces  fragments,  deux 
étaient  attribués  à  Euclide.  Le  premier,  intitulé  De  levi  et  pon- 
deroso  libellas,  posait  avec  une  grande  netteté  les  axiomes  de  la 
Dynamique  péripatéticienne.  Le  second,  le  Liber  de  poiideribus 
secundum  terminorum  circumferentiam,  traitait  des  principes  de 
la  théorie  du  levier. 

Un  fragment  «ur  les  poids  spécifiques,  aujourd'hui  incom- 
plet, se  prolongeait  vraisemblablement  par  une  description 
de  l'aréomètre;  toujours  on  l'attribuait  à  Archimède  ;  les  prin- 
cipes sur  lesquels  repose  ce  petit  traité  d'Hydrostatique  sont, 
cependant,  contraires  à  ceux  d'Archimède;  bien  plutôt,  l'au- 
teur de  cet  écrit  semble  s'être  efforcé  de  déduire  d'une  Physique 
voisine  de  celle  d'Aristote  les  lois  découvertes  par  Archimède. 

A  ces  traités  d'origine  hellénique  joignons  un  élégant  petit 
écrit  sur  la  balance  romaine,  le  traité  De  canonio,  composé 
sans  doute  par  un  géomètre  du  nom  de  Charistion. 

Un  commentaire,  ou  mieux  une  introduction  au  livre  de 
Charistion,  œuvre  du  célèbre  astronome  Thâbit-ibn-Kurrah, 
représente  l'apport  de  la  Science  musulmane  à  la  doctrine 
De  ponderibus. 

Sur  cette  mince  alluvion  de  Science  hellène  et  de  Science 
musulmane,  la  Science  occidentale  commença  de  bâtir.  Dès  le 
début  du  xn!*"  siècle,  à  coup  sûr,  et  probablement  avant  cette 
époque,  elle  avait  jeté  les  premiers  fondements  d'un  édifice  qui 
ne  devait  plus  cesser  de  grandir  et  de  s'étendre.  Un  géomètre 
de  génie,  dont  nous  ignorons  tout,  sauf  le  nom,  inaugura  la 
Statique  des  temps  modernes  en  un  petit  écrit  destiné  à  servir 
d'introduction  au  traité  De  canonio;  en  cet  écrit,  où  il  créait  la 
notion  de  gravité  secundum  situm,  Jordanus  de  Nemore  inven- 
tait la  méthode  des  travaux  virtuels  et  s'en  servait  pour  prou- 
ver la  loi  d'équilibre  du  levier. 

Le  renom  de  Jordanus  étouffa  celui  que  certains  de  ses 
disciples  eussent  mérité  d'acquérir.  Parmi  les  traités  de  Sta- 
tique que  composèrent  les  auteurs  du  De  ponderibus  et  que  les 


LA    SGIILM'IA    \)E    PONDKKI  MUS    ET    l-KONAKD    UE    Vl^Gl  T-iO.'^ 

scribes  du  xnV  siècle  nous  conservèrent,  il  n'en  est  aucun  qui 
ne  soit  attribué  à  Jordanus  de  Nemore.  Et  cependant,  à  côté 
du  texte  qui,  visiblement,  fut  le  germe  des  autres  traités  et  qu'il 
est  raisonnable  de  regarder  comme  l'œuvre  du  chef  d'École, 
deux  autres  écrits  sollicitent  notre  attention. 

Le  premier  de  ces  écrits  est  l'œuvre  d'un  philosophe,  fort 
peu  géomètre,  qui  cherche  à  rattacher  les  doctrines  de  Jorda- 
nus aux  principes  de  la  Physique  d'Aristote.  C'est  sans  doute 
à  ce  péripatéticien  que  Roger  Bacon  faisait  allusion  lorsqu'il 
parlait  «  de  Jordanus  et  de  son  commentateur  » .  L'œuvre  de  ce 
commentateur  fut  comprise  dans  la  rhapsodie  qu'au  xvi*^  siècle 
Pierre  Apian  donna ^  comme  représentant  le  Traité  des  poids 
de  Jordanus. 

Si  l'écrit  du  Commentateur  péripatéticien  de  Jordanus  est 
dépourvu  de  toute  valeur  scientifique,  il  n'en  est  pas  de  même 
d'un  autre  traité  que  les  scribes  du  xni^  siècle  attribuent,  lui 
aussi,  à  Jordanus.  Œuvre  d'un  géomètre  habile,  ce  traité  ren- 
ferme quelques-unes  des  découvertes  les  plus  fécondes  qui 
aient  été  faites  en  Statique;  et  ces  découvertes,  il  les  justifie 
par  des  démonstrations  dont  la  rigueur  et  l'élégance  n'ont  rien 
à  envier  aux  méthodes  de  la  Géométrie  grecque.  Le  principe 
des  travaux  virtuels  dont  Jordanus  avait  tiré  la  loi  d'équilibre 
du  levier  droit  sert,  dans  cet  ouvrage,  à  prouver  la  loi  d'équi- 
libre du  levier  coudé,  et  cela  par  un  procédé  d'une  extrême 
ingéniosité  ;  il  fournit  également  une  solution  irréprochable 
du  problème  du  plan  incliné,  solution  par  laquelle  l'auteur 
inconnu  de  ce  traité  De poiideribus  acquiert  à  la  reconnaissance 
des  mécaniciens  des  titres  comparables  à  ceux  d'Archimède. 

C'est  cet  auteur  que  nous  avons  nommé  le  Précurseur  de 
Léonard  de  Vinci. 

Les  textes  manuscrits^  divisent  son  traité  en  quatres  livres. 


I.  Liber  Jordani  Nemorarii,  viri  clarissimi,  de  pondèrihus  propositiones  XIII  et 
eariimdem  demonstratlones,  maltarumqae  rerum  raliones  sane  pulcherrimas  complectens, 
nunc  in  lucem  editus,  cum  gratia  et  privilégie  imperiali,  Petro  Apiano,  mathematico 
Ingolstadiano,  ad  XXX  annos  concesso.  MDXXXIII. 

■->..  La  Bibliothèque  nationale  possède  deux  de  ces  textes,  tous  deux  du  xiii*  siècle; 
ils  se  trouvent  dans  les  manuscrits  7878  A  et  858o  (A  fonds  latin).  Tartaglia,  dans  ses 
Qiiesiti  et  inventioni  diverse,  Aysiit  impudemmeni  lilagié  ce  traité;  il  en  légua  le  texte 


264  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

Les  trois  premiers  sont  seuls  consacrés  à  la  Statique  propre- 
ment dite.  Le  quatrième  traite  de  questions  fort  diverses, 
que  nous  rapporterions  aujourd'hui  à  la  Dynamique,  à  l'Hy- 
drostatique, à  la  Science  de  l'élasticité.  C'est  en  lisant  ce 
quatrième  livre  que  Léonard  conçut  ses  premières  pensées 
sur  la   résistance  des  matériaux. 


III 


Une  remarque  de  Léonard  a  propos  du  levier  et   du  treuil. 

La  plupart  des  pensées  relatives  à  la  Mécanique  que  renferme 
le  manuscrit  conservé  en  la  bibliothèque  du  prince  Trivulzio 
sont  des  notes  jetées  sur  le  papier  par  Léonard,  alors  qu'il 
lisait  le  traité  De  ponderibus  dont  nous  venons  de  parler;  elles 
se  rapportent  presque  toutes  au  quatrième  livre  de  ce  traité; 
parmi  les  propositions  de  ce  quatrième  livre,  il  en  est  peu  qui 
ne  soient,  au  Codice  Trivulzio^  l'objet  d'une  remarque;  celles 
qui  n'y  sont  point  mentionnées  se  trouvent  commentées  en 
d'autres  écrits  de  Léonard,  particulièrement  au  cahier  E  de  la 
Bibliothèque  de  l'Institut;  ce  cahier  semble  être,  en  effet, 
comme  un  développement  du  Codice  Trivulzio;  bon  nombre 
de  pensées,  simplement  ébauchées  en  celui-ci,  parviennent, 
en  celui-là,  à  leur  forme  achevée. 

Il  est,  toutefois,  un  feuillet  du  Codice  Trivulzio^  dont  les 
réflexions  ne  paraissent  pas  se  rapporter  au  quatrième  livre 
du  traité  De  ponderibus,  mais  à  l'avant -dernière  proposition 
du  troisième  livre. 


à  son  ami  Curtius  Trojanus,  l'éditeur  vénitien;  celui-ci  le  publia';  mais,  incapable  de 
déchiffrer  les  abréviations  dont  avait  fait  usage  le  copiste  du  Moyen-Age,  il  présenta 
l'œuvre  du  disciple  de  Jordanus  de  la  manière  la  plus  fautive  et  la  plus  incompréhen- 
sible. L'importance  de  cet  écrit  pour  l'histoire  de  la  Mécanique  a  été  signalée  tout 
d'abord  par  M.  G.  Vailati''. 

I.  Léonard  de  Vinci,  Codice  Trivulzio,  fol.  26  r"  (34). 

a.  Jordani  Opusculum  de  ponderosiiate,  Nicolai  Tartaleae  studio  correctum  et  novis  figuris 
auctum.  Veneliis,  apud  Curtium  Trojanum,  MDLXV. 

h.  G.  Vailati,  Il  principio  dei  lavori  virtuali,  da  Arisiotele  a  Erone  d'Alessoudria  (Accademia 
Reale  délie  Scieuze  di  Torino,  Vol.  XXXII,  anno  1896-1897). 


LA    SCIENTIA    DE    PONDERIBUS    ET    LEONARD    DE    VINCI 


265 


Lorsqu'un  poids  pend  à  l'extrémité  d'un  bras  de  levier, 
l'efTort  qu'il  faut  faire  pour  le  maintenir  soulevé  diminue  au 
fur  et  à  mesure  que  le  levier  s'éloigne  de  l'horizontale  pour  se 
rapprocher  de  la  verticale  ;  en  effet,  le  moment  de  ce  poids 
devient,  sans  cesse,  de  plus  en  plus  petit.  Cette  remarque 
n'échappe  sans  doute  pas  au  fellah  qui  puise  de  l'eau  au  bord 
du  Nil;  aussi  l'Antiquité  ne  l'a-t-elle  point  ignorée;  les  écrits 
de  Héron  d'Alexandrie  et  de  Pappus  en  supposent  explicite- 
ment ou  implicitement  la  connaissance. 

C'est  à  la  mesure  du  moment  d'un  poids  suspendu  à 
l'extrémité  d'un  bras  de  levier  oblique  que  le  Précurseur  de 
Léonard  de  Vinci  consacre  l'avant-dernière  proposition  de  son 
troisième  livre. 

Cette  proposition,  il  l'énonce  ainsi  : 

Quolibet  ponderoso  ab  sequalitale^  ad  directionem^  elevato, 
secundum  mensuram  sastinentis  in  omni  positione  pondus  ipsius 
determinari  est  possibile. 

Le  développement  que  l'auteur  du  De  ponde ribus  donne  à  cette 
proposition  renferme  des  affirmations  inacceptables,  non  seu- 
lement en  l'édition  si  étrangement  incorrecte  de  Curtius  Tro- 
janus,  mais  encore  dans  les  textes  manuscrits  du  xiii''  siècle  ; 
la  grossièreté  même  de  ces  erreurs  nous  assure  qu'elles  sont 
l'œuvre  de  quelque  copiste  inintelligent  ;  d'autant  qu'en  d'au- 
tres parties  de  son  traité  l'auteur  a  usé  fort  correctement  de  la 
notion  de  moment. 

La  proposition  que  nous  venons  de 
citer  a  sûrement  attiré  l'attention  de 
Léonard  de  Vinci.  Au  feuillet  que 
nous  avons  mentionné,  deux  dessins 
se  trouvent  tracés.  De  ces  deux  figu- 
res, l'une  (flg.  i)  a  évidemment  trait 
au  changement  qu'éprouve  le  mo- 
ment d'un  poids   pendu   à  l'extrémité 

d'un   bras    de    levier    lorsqu'on    incline    ce    levier;    elle    est 
fort  analogue  à  celle  qu'avait  tracée  l'auteur  du  De  ponderibus  ; 


FiG.     I. 


I.  œqualitas  =  la  position  horizontale. 
3.  directio  =  la  verticale. 


■m 


KTIjDES    SUU    LEONARD    OE    VINCI 


l'autre  (fig.  2)  représente  un  treuil  par  l'intermédiaire  duquel 

deux  poids  inégaux  se  tiennent  en  équilibre. 

Auprès  de  ces  deux  figures  se  trouve  la  réflexion  que  voici  : 
«  La  chose  qui,    dans   la  ligne   d'égalité,   se  trouvera  plus 

éloignée  de  son  support  ï,  sera  d'autant  moins  soutenue  par  ce 


Fig.  2. 


Fig.  3. 


support,  comme  cela  est  démontré  ci-dessous,  enMN.  » 

Cette  pensée  est  reprise  par  Léonard,  en  la  même  page,  sous 
quatre  formes  peu  différentes.  Contentons- nous  d'en  repro- 
duire une,  qui  est  la  plus  développée.  Elle  accompagne  la 
figure  ffig.  3)  d'une  règle  très  inclinée  et  où  se  trouvent  mar- 
quées les  distances  des  deux  extrémités  à  la  A^erticale  du  point 
de  suspension.  Elle  est  ainsi  libellée  : 

((  La  partie  de  ce  bâton  qui  est  la  plus  éloignée  de  son  sup- 
port est  moins  soutenue  par  ce  support;  étant  moins  soutenue, 
elle  garde  plus  de  liberté  pour  observer  sa  nature  ;  comme  elle 
est  pesante  et  que  la  nature  des  choses  pesantes  désire 
descendre,  cette  partie  du  bâton  descendra  plus  vite  qu'aucune 
autre  partie.  » 

La  page  que  nous  venons  de  lire  suggère  bien  des  remar- 
ques. 

En  premier  lieu,  les  réflexions  que  nous  venons  de  citer  onl 
été  le  germe  qui  a  donné  naissance  à  la  théorie  delà  résistance 


I.  C'est-à-dire  :  dont  la  distance  à  sou  support  a  une  projection  liorizonlale  plus 
grande. 


LA    SGIENTIA    DE    l'ONDERlBUS    ET    LEONARD    DE    VINCI  267 

des  matériaux  développée  par  Léonard  ;  nous  le  verrons  tout 
à  l'heure. 

En  second  lieu,  si  Léonard  a  écrit  ces  réflexions  alors  qu'il 
avait  sous  les  yeux  le  traité  de  son  Précurseur  —  et  la  suite  de 
cette  étude  ne  nous  permettra  guère  d'en  doLitei' —  ces  réflexions 
n'en  sont  pas  moins  conçues  dans  un  esprit  qui  n'est  point 
celui  de  la  Scientia  de  ponderibas .  Cet  esprit  procède  bien 
plutôt  de  celui  d'Albert  de  Saxe  ;  il  semble  inspiré  par  ce 
passage  ^  où  Albertutius  critique  la  notion  de  gravité  secandum 
siturn  telle  que  la  présentaient  les  Auctores  de  ponderibas  : 

((  Nous  devons  déclarer  qu'un  grave  ne  désire  pas  plus 
descendre  par  une  ligne  que  par  une  autre  ;  s'il  descend  par 
telle  ligne  et  non  par  telle  autre,  cela  tient  à  ce  qu'il  est  appli- 
qué à  telle  ou  telle  résistance... 

»  Mais,  dira-t-on,  il  semble  bien  qu'un  grave  désire  plutôt 
descendre  par  la  perpendiculaire  que  par  une  oblique;  nous 
voyons,  en  eflet,  que  lorsqu'un  grave  descend  par  la  perpen- 
diculaire, il  est  plus  difficile  de  l'arrêter  ou  d'empêcher  sa 
descente  que  lorsqu'il  descend  par  une  oblique;  il  paraît  bien 
que  ce  soit  le  signe  d'un  désir  plus  grand  à  descendre  par  la 
perpendiculaire  que  par  la  ligne  oblique. 

))  Je  réponds  à  cela  qu'un  grave,  en  efîet,  est  plus  difficile  à 
arrêter  lorsqu'il  descend  suivant  la  verticale  que  lorsqu'il 
descend  obliquement;  mais  la  raison  de  cet  effet  n'est  point 
un  plus  grand  désir  de  descendre  par  la  verticale  que  par 
l'oblique;  cet  effet  tient  à  ce  que  le  corps  pesant  éprouve  une 
moindre  résistance  lorsqu'il  descend  verticalement  que  lors- 
qu'il descend  obliquement,  sur  un  plan  incliné,  par  exemple; 
or,  il  est  moins  facile  d'empêcher  le  mouvement  d'une  puis- 
sance motrice  donnée  avec  une  moindre  résistance  qu'avec 
une  résistance  plus  grande.  » 

La  méthode  par  laquelle  les  Auctores  de  ponderibas  traitaient 
la  Statique,  forme  première  de  notre  moderne  méthode  des 
travaux  virtuels,  n'exigeait  pas  que  l'on  prît  garde  à  la 
réaction  des  appuis  sur  les  poids  mobiles  ;   Albert  de  Saxe,  au 

I.  Alberti  de  Sax.onia  Sabtilissimœ  Qaœstiones  in  libros  de  Cœlo  el  Mundo ;  in 
lihrum  ITI  quaest.  Xf. 


268  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    YINCI 

contraire,  comme  plus  tard  Guidobaldo  et  Varignon,  veut 
qu'on  justifie  les  lois  de  la  Statique  par  la  considération  de  cette 
réaction.  Dans  les  passages  que  nous  venons  de  citer,  nous 
voyons  Léonard  confronter,  pour  ainsi  dire,  les  deux  méthodes. 

Cette  occasion  n'est  pas  la  seule  où  les  réflexions  du  Codice 
Trivulzio  mettent  aux  prises  les  enseignements  du  Précurseur 
de  Léonard  avec  les  doctrines  d'Albert  de  Saxe  ;  nous  en  trou- 
verons d'autres. 

Mais  plus  encore  que  l'influence  d'Albert  de  Saxe,  il  en  est 
une  qui  paraît  se  trahir  aux  passages  que  nous  venons  de 
citer  :  c'est  l'influence  directe  des  Questions  mécaniques  d'Aris- 
tote.  En  sa  deuxième  question,  le  Stagirite  déclare  qu'un  corps 
mobile  sur  un  cercle  éprouve  une  résistance  (Ixxpouatc)  d'au- 
tant plus  grande  que  le  cercle  est  plus  petit  ;  il  en  donne  cette 
raison  que  «  l'extrémité  du  plus  petit  rayon  est  plus  voisine  du 
centre  Hxq  que  l'extrémité  du  plus  grand  :  Kaxi  yàp  xo  lYvuispov 
£?vai  Tou  [j.ÉvcvTcç  TYjç  âXaxTovc^  xo  ay.pGV,  r^  xo  xy]ç;  [j.£'ZovC(T.  » 

Ce  principe  joue  un  rôle  tout  à  fait  primordial  dans  les 
considérations  qu'Aristote  développe  au  sujet  des  diverses 
machines.  Il  était  donc  bien  capable  d'attirer  l'attention  de 
Léonard,  pour  peu  que  celui-ci  ait  eu  connaissance  des  Ques- 
tions mécaniques. 

Or,  il  serait  peu  vraisemblable  que  ce  monument  de  la 
science  grecque  lui  fût  demeuré  inconnu,  car  il  attira  de  bonne 
heure  l'attention  des  savants  de  la  Renaissance.  Nicolas  Leoni- 
ceni  de  Tomes,  qui  enseignait  à  Padoue  à  la  fin  du  xv*  siècle, 
est  un  des  premiers  érudits  qui  aient  étudié  les  auteurs  grecs 
dans  les  textes  originaux  ;  or,  le  seul  de  ces  textes  dont  il  ait 
publié  ï  la  traduction  et  le  commentaire  est  celui  des  Questions 
mécaniques.  On  peut,  d'ailleurs,  relever,  —  et  nous  l'avons 
fait%  —  au  cours  des  notes  de  Léonard,  d'autres  traces  de  l'in- 
fluence exercée  par  les  Questions  mécaniques. 


1.  Nicolai  Leonici  Thomapi  Opuscula  nupcr  in  lucem  a?dita,  quorum  nomina 
proxima  liabonlur  pagolla...  Conversio  mechanicarum  quœstionum  Arislotelis  cumfigiiris 
et  annotationibus  qiiibusdam...  In  fine  :  Opusculum  hoc  ex  impressione  repiwscnlavit 
Bernardinus  Vitalis  Venetus  anno  Domini  MCGCCCXX.V,  Die  XXllI  Februarii.  Ex 
Veneliis. 

2.  Vide  supra:  p.  7O. 


LA    SCIENTIA    DE    PONDERIBUS    ET    LEONARD    DE    VINCI  269 

Voici  une  nouvelle  remarque  qui,  plus  encore  que  les  trois 
autres,  rend  intéressants  les  notes  et  les  dessins  que  nous 
avons  reproduits  : 

Ouvrons  le  cahier  manuscrit  formé  par  les  feuilles  que  Libri 
avait  arrachées  aux  précieux  volumes  de  la  Bibliothèque  de 
l'Institut.  Un  des  feuillets  de  ce  cahier  i  nous  présente  exac- 
tement les  deux  dessins  que  reproduisent  les  figures  i  et  2  ; 
les  points  où  les  cordes  enroulées  sur  les  tambours  du 
treuil  touchent  ces  tambours  ont  été  marqués  des  mêmes 
lettres  M,  N.  Auprès  du  premier  de  ces  deux  dessins  se  trouve 
cette  réflexion,  presque  identique  à  celles  que  nous  avons 
lues  dans  le  Codice  Trivalzio  :  «  La  chose  qui  est  plus  éloignée 
de  son  point  d'appui  est  moins  soutenue  par  lui;  étant  moins 
soutenue,  elle  garde  plus  de  sa  liberté,  et  parce  que  le  poids 
libre  descend  toujours,  nécessairement  l'extrémité  du  fléau  de 
la  balance  qui  est  plus  distante  de  son  point  d'appui,  parce 
qu'elle  est  plus  pesante,  descendra  de  soi  plus  vite  qu'aucune 
partie.  » 

Lorsque  Léonard  trace  ces  lignes,  il  est  évidemment  préoc- 
cupé des  mêmes  pensées  qu'au  moment  où  il  jetait  ses 
réflexions  sur  les  feuillets  du  Codice  Trivalzio.  Mais,  mainte- 
nant, il  en  tire  des  conclusions  dont  le  Codice  Trivalzio  ne 
porte  point  de  traces. 

Au  feuillet  du  manuscrit  qui  provient  du  fonds  Libri,  les 
dessins  reproduits  par  les  figures  i  et  2  se  trouvent  au-dessous 
d'un  autre  croquis;  celui-ci,  peu  différent,  d'ailleurs,  de  notre 
figure  I,  est  la  copie  de  l'un  des  dessins  qui  illustrent  le 
Tractai  as  de  ponderibas  de  Maître  Biaise  de  Parme.  A  ce  dessin 
Léonard  joint  la  réflexion  que  voici  : 

((  Pelacani  dit  que  le  plus  grand  bras  de  cette  balance  tom- 
bera plus  vite  que  le  plus  petit,  parce  que  sa  descente  décrit 
son  quart  de  cercle  plus  droit  que  ne  fait  le  petit,  et  parce  que, 
le  poids  désirant  tomber  par  ligne  perpendiculaire,  il  se  ralen- 
tira d'autant  plus  que  le  cercle  se  courbera  plus.  » 

I.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Gh.  Ravaisson-MoUien. 
Ms.  2o38  (italien)  de  la  Biljliothèque  nationale  (Acq.  8070,  Libri),  fol.  2,  verso. 
Cf.  P.  Diihem,  Les  origines  de  la  Statique,  t.  1,  p.  160-162. 


270  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

C'est  alors  que  Léonard  dessine  le  lieuil  reproduit  en  la 
figure  2  et  qu'il  ajoute  ces  mots  : 

((  La  figure  MN  jette  à  terre  cette  raison,  parce  que  la  des- 
cente de  ses  poids  ne  va  pas  par  cercle,  et,  pourtant,  le  poids 
du  grand  bras  M  s'abaisse.  » 

Ajoutons  qu'un  peu  jdIus  loin,  sur  le  même  feuillet,  Léonard 
présente  d'une  manière  fort  exacte  la  notion  de  moment,  dont 
il  fait,  à  chaque  instant,  dans  ses  notes,  le  plus  heureux  usage. 

Combien  sont  instructifs  les  rapprochements  que  nous 
venons  de  faire  ! 

Nous  y  voyons,  tout  d'abord,  que  Léonard  avait  étudié  le 
Tractatas  de  ponderihus  de  Biaise  de  Parme. 

Jordanus  avait  déclaré  qu'un  corps  était  d'autant  plus  pesant 
qu'il  tendait  plus  directement  au  centre  commun  des  graves 
ou,  en  d'autres  termes,  que  sa  trajectoire  était  moins  oblique. 
A  cette  considération  de  l'obliquité  de  la  trajectoire,  féconde 
en  corollaires  exacts,  le  Commentateur  péripatéticien  avait 
substitué,  par  une  transposition  fâcheuse,  la  considération 
de  la  courbure;  Biagio  Pelacani  avait  adopté  cette  manière 
de  voir. 

A  l'opinion  inacceptable  du  Commentateur  péripatéticien  et 
de  Biaise  de  Parme,  Léonard  oppose  victorieusement  l'exemple 
saisissant  que  lui  offre  le  treuil.  Aux  principes  dont  ces  méca- 
niciens se  réclamaient,  il  substitue  des  considérations  inspirées 
par  les  doctrines  d'Albert  de  Saxe.  Par  là,  il  prépare  la  voie 
aux  mécaniciens  du  xvi^  siècle  qui  s'insurgeront  contre  les 
enseignements  de  l'École  de  Jordanus,  et  particulièrement  à 
Guidobaldo  del  Monter 

Il  y  a  plus,  et  l'on  est  en  droit  de  se  demander  si  le  marquis 
del  Monte  n'empruntait  pas  à  Léonard  quelques-uns  des  argu- 
ments par  lesquels  il  combattait  l'École  de  ponderibus.  11  est 
assez  malaisé  d'en  douter  lorsqu'on  lit  ce  passage  %  si  sem- 
blable à  ceux  que  nous  venons  de  citer  : 

Si  le  bras  de  la  balance  OD   (fig.  U)  est  plus   long  que  le 

1.  Cf.  p.  Duliem,  Les  origines  de  la  Slalique,  cli.  X:  La  réaction  contre  Jordanus- 
Guido  Ubaldo  et  Benedetti.  T.  \,  pp.  209  sqq. 

2.  Guidi  Ubaldi  e  Marchionibus  Montis  Mechanicorum  liber...  Pisaurij  apud  Hiero- 
nynium  (>oncordiauij  MDLXXVJI,  De  lil)ra,  prop.  IV. 


LÀ    SCIËNTIA    DE    PONDERlBUS    ET    LÉONARD    DE    VINCI 


371 


O 


G 


bras  OC,  Lin  poids  placé  en  0  sera  plus  lourd  lorsqu'il  pend 

à  l'extrémité  du  premier  bras  qu'à  l'extrémité  du  second,  «  car 

la  descente  du  poids  sera  plus  proche  du 

mouvement  naturel  par  la  circonférence 

OH  que  par  la  circonférence  OG.  Si  donc 

le  centre  de  la  balance  est  placé  en  D,  le 

poids  sera  plus  libre  et  moins  lié  que  si 

le  centre  était  placé  en  G  ;  partant,  il  sera 

plus  lourd.  ))  Ce  passage,  toutefois,  a  pu 

être  suggéré  au  marquis  del  Monte  par  la 

lecture  des  Questions  mécaniques d'Arisioie.  Frc.  /i. 

D'ailleurs,  que   Guidobaldo  ait  connu 
certaines  pensées  de  Léonard  de  Vinci,  il  n'y  aurait  rien  là 
qui  nous  puisse  étonner;  Guidobaldo  avait  Bernardino  Baldi 
pour  familier,  et  nous  avons  vu  que  la  Mécanique  de  Baldi 
s'inspirait  sans  cesse  des  idées  conçues  par  Léonard. 

Si  Léonard  a  rejeté  certaines  des  opinions  qui  avaient  cours 
dans  l'École  de  Jordanus,  il  y  a  été  poussé  par  la  lecture  d'un 
traité  dont  usait  la  même  École.  Déjà,  l'étude  des  feuillets 
volés  par  Libri  nous  avait  conduits  à  cette  conclusion  ^  :  a  En 
même  temps  que  le  traité  de  Biaise  de  Parme,  Léonard  avait 
sous  les  yeux  l'écrit  de  son  Précurseur  lorsque  l'idée  du 
moment  d'une  force  s'est  manifestée  à  lui.  »  Combien  plus 
impérieusement  cette  conclusion  va  s'imposer  à  nous  lorsque 
nous  aurons  achevé  l'examen  du  Codice  Trivulzio! 


IV 


Les  réflexions  de  Léonard  sur  le  quatrième  livre 
DU  Tractatus  de  ponderibus  composé  par  son  Précurseur. 

Parmi  les  propositions  que  le  Précurseur  de  Léonard  a  for- 
mulées au  quatrième  livre  de  son  traité,  il  n'en  est  presque 
aucune  dont  les  écrits  du  grand  peintre  ne  nous  offrent  un 


I.   I'.  Duhem,  Les  origines  de  la  Statique,  t.  I,  p.  lO'i. 


272  ÉTUDES    SUR   LÉONARD    DE    VINCI 

commentaire  ;  très  souvent  ce  commentaire  se  trouve  au  Codice 
Trivulzio;  lorsqu'il  ne  s'y  trouve  pas,  nous  sommes  à  peu  près 
sûrs  de  le  rencontrer  en  quelqu'un  des  cahiers  où  Léonard  a 
consigné  ses  réflexions. 

N'insistons  pas  sur  la  première  proposition  énoncée  par 
le  Précurseur;  elle  est  ainsi  formulée  :  «  Toat  milieu  gêne  le 
mouvement.  »  On  ne  saurait  énumérer  tous  les  passages  011 
Léonard  étudie  la  résistance  que  les  corps  en  mouvement 
éprouvent  de  la  part  du  milieu  qu'ils  traversent;  mais  tant 
d'auteurs  en  ont  parlé  avant  lui  qu'il  serait  malaisé  de  relever 
en  ses  réflexions  la  trace  de  tel  ou  tel  d'entre  eux  et,  en  par- 
ticulier, de  l'auteur  du  De  ponderibus. 

Venons  de  suite  à  la  seconde  proposition  que  donne  cet 
auteur  :  c  Plus  est  pesant  le  milieu  qui  doit  être  traversé,  plus  est 
lente  la  descente  qui  se  fait  au  travers  de  ce  milieu.  »  Cette  propo- 
sition, à  l'appui  de  laquelle  l'auteur  cite  l'exemple  de  l'air  et 
de  l'eau,  est  une  des  traces  les  plus  nettes  que  l'on  puisse 
relever  de  l'influence  exercée  par  la  Physique  péripatéticienne 
sur  la  Mécanique  du  Précurseur.  Elle  est,  en  eff'et,  l'axiome 
invoqué  par  Aristote,  au  troisième  livre  de  sa  Physique,  pour 
démontrer  que  le  vide  est  impossible,  attendu  que  dans  le 
vide  les  graves  tomberaient  avec  une  vitesse  infinie. 

Au  Codice  Trivulzio,  nous  ne  trouvons  rien  qui  concerne 
cette  proposition.  Mais  nous  avons  vu  certaines  réflexions, 
consignées  au  Codice  Trivulzio,  se  continuer,  pour  ainsi  dire, 
sur  quelques-uns  des  feuillets  dérobés  par  Libri,  et  ces  feuillets 
avaient  été  arrachés  au  cahier  A  '  de  la  Bibliothèque  de  l'Insti- 
tut. Or,  si  nous  ouvrons  ce  dernier  cahier,  voici  ce  que  nous 
y  lisons^  : 

«  Du  mouvement  dans  l'air.  —  Le  mouvement  dans  l'air  est 
plus  rapide  que  celui  de  l'eau  (quoiqu'il  soit  causé  par  une 

1.  Voir,  à  cet  égard,  la  note  mise  par  M.  Ravaisson-MoUien  au  bas  de  la  tran- 
scription du  lolio  I,  recto,  du  manuscrit  2o38  (italien)  de  la  Bibliothèque  nationale 
(Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Ch.  llavaisson-MoUien.  Ms.  II  de  la 
Bibliothèque  de  l'Institut  et  mss.  Ash.  2o38  et  2087  de  la  Bibliothèque  nationale  ; 
Paris,  1891).  M.  Ravaisson-Mollien  a,  d'ailleurSj  fait  remarquer  (Ibid.,  conclusion, 
p.  5i)  que  le  manuscrit  A  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut  et  le  Codice  Trivulzio  sont 
de  même  format. 

2.  Les  manuscrils  de  Léonard  de  Vinci.  Ms.  A,  fol.  3o,  verso. 


LA    SCIENTIA    DE    PONDÈRIBtJS    ET    LÉONARD    DE    VÎNGI  278 

force  égale),   d'autant   que  l'air  est  plus  subtil  que  l'eau;  tu 
l'expérimenteras  avec  une  épée.  » 

Voici  la  troisième  proposition  du  quatrième  livre  De  ponde- 
ribus  :  «  Ce  qal  a  plus  de  cohésion  soutient  davantage.  » 

C'est  assurément  à  cette  proposition  que  se  rapporte  une 
réflexion  du  Codice  Trivalzio^;  un  croquis  représente  une 
sphère  pesante  qui  s'enfonce  dans  la  vase;  à  côté  de  ce  croquis 
se  lisent  ces  deux  phrases  :  «  La  terre  qui  est  plus  mélangée 
d'eau  résistera  moins  aux  poids  posés  à  sa  surface.  L'eau  qui 
participera  davantage  de  la  terre  fera  résistance  à  un  plus 
grand  poids.  » 

Nous  arrivons  à  l'une  des  plus  remarquables  propositions 
qu'ait  données  notre  Aactor  de  ponderibus,  celle  qui  occupe  la 
quatrième  place  ;  elle  est  énoncée  en  ces 
termes  :  «  La  descente  est  d'autant  plus  lente 
en  un  fluide  qu'il  est  plus  profond.  »  A  l'énoncé 
succède  un  développement  qui  mérite  d'être 
reproduit  : 

((  Soit  A  B  G  D  (flg.  5)  le  fluide  profond, 
enfermé  en  de  certaines  lignes;  soient  E  F  K 
les  parties  au  travers  desquelles  se  fait  la  des- 
cente, E  étant  la  plus  profondément  située; 
les  parties  situées  de  part  et  d'autre  de  E  sont  ^^^-  *• 

B  et  G.  Plus  le  liquide  est  profond,  plus  les 
parties  inférieures  sont  comprimées;  E,  par  exemple,  est 
comprimé  non  seulement  par  les  parties  du  liquide  qui  se 
trouvent  au-dessus,  mais  aussi  par  celles  qui  se  trouvent 
à  côté;  en  effet,  comme  les  parties  B,  G,  sont  liquides  et 
comprimées  par  ce  qui  se  trouve  au-dessus  d'elles,  elles  sont 
poussées  à  s'échapper  de  tous  côtés  ;  elles  font  donc  effort  sur 
E  de  telle  sorte  que  si  F  venait  à  céder,  la  partie  E  sortirait  du 
lieu  qu'elle  occupe  pour  prendre  une  position  plus  élevée  ;  il 
est  donc  clair  que  non  seulement  la  partie  E  supporte  la 
partie  F,  mais  encore  qu'elle  fait  effort  contre  elle,  et  F  en 
repousse  d'autant   plus  fortement  K.    F   repousserait    moins 

1.  Léonard  de  Vinci,  Codice  Trivubio,  fol.  33,  recto  (65). 

p.    DUUEM.  i8 


TQ 

A 

K 
F 

D 

B 

E 

G 

•2-jl\  ÉtLDES    sur    LÉONARD    DE    VIxNCt 

fortement  K  si  la  profondeur  du  lluide  était  terminée  au-dessous 
de  F;  car  alors  la  paroi  solide  qui  se  trouverait  au-dessous  de 
F  supporterait  seulement  ce  liquide  sans  faire  effort  à  ren- 
contre. Donc,  la  descente  du  liquide  K,  en  la  position  qu'il 
occupe,  se  trouve  plus  fortement  empêchée  que  si  la  profondeur 
était  moindre.  De  même,  le  poids  T  qui  tombe  éprouve  un 
plus  fort  empêchement.  » 

Étrange  est  la  proposition  »  et  non  moins  étrange  la  démons- 
tration! Et  cependant,  en  cette  argumentation  si  peu  logique, 
nous  trouvons,  de  la  pression  qui  s'exerce  au  sein  d'un  fluide, 
une  notion  plus  nette  peut-être  que  celle  dont  les  écrits 
d'Archimède  nous  donnent  la  définition. 

Cette  notion,  Léonard  de  Vinci  la  repousse  :  «  Aucun  élé- 
ment, »  dit-ib,  «ne  pèse  au  sein  de  son  propre  élément,  lors- 
qu'il lui  est  connexe;  les  parties  supérieures  de  l'air  ne  pèsent 
donc  pas  sur  les  parties  inférieures.  » 

En  cette  brève  réflexion,  c'est  toute  la  doctrine  d'Albert  de 
Saxe  sur  la  gravité  qu'il  résume  pour  l'opposer  à  l'auteur  du 
De  ponderihus.  Nous  avons  esquissé  en  notre  première  étude-^ 
cette  théorie  de  la  gravité  et  nous  avons  \\x  comment  elle  avait 
conduit  Albert  de  Saxe  à  ces  conclusions,  toutes  semblables  à 
celle  que  Léonard  vient  de  formuler  : 

«  Lorsque^  les  diverses  parties  d'un  corps  ne  se  meuvent 
point  les  unes  à  l'encontre  des  autres,  elles^ne  se  gênent  pas 
les  unes  les  autres.  On  le  voit  clairement  en  observant  l'eau 
dont  les  parties  supérieures  ne  compriment  ni  ne  dépriment 
les  parties  inférieures.  » 

u  Si  les  parties  centrales  de  la  terre ^  sont  plus  denses  que 
les  parties  externes,  ce  n'est  point  qu'elles  soient  comprimées 
par  les  parties  terrestres  qui  se  trouvent  au  dessus  d'elles; 
celles-ci  ne  pèsent  pas  sur  les  parties  sous-jacentes.  » 

1.  Une  proposition  analogue  se  trouve  au  livre  des  II  po6Xy)  jj. axa  attribué  à  Aris- 
tote;  un  bâtiment  enfonce  plus  dans  l'eau  douce  que  dans  l'eau  de  mer;  l'auteur 
pense  (XXII f,  3)  que  cola  provient  de  ce  que  la  mer  contient  plus  d'eau  qu'un 
fleuve. 

2.  Léonard  de  Vinci,  Codice  TrivnlziOy  fol.  0,  verso  (la). 

3.  Vide  supra,  p.  i6. 

ft.  Alberti  de  Saxonia  Qiixstioncs  in  libros  de  physica  anscultotione:  in  libnini  IV 
qujest.  X. 

5.   Alberti  de  Saxonia  Quœstioncs  in  lihros  de  (^<flo  cl  Miindo,  libri  II!  (nuusl.  III. 


LA    SGIENTIA    DE    PO>DERIBUS    ET    LÉO?iAKD    DE    VIISCI  270 

((  Une  plus  grande  largeur  diminue  la  gravilé.  »  Ainsi  est  for- 
mulée la  quatrième  proposition  de  notre  auteur'.  Ici  encore, 
il  s'agit  d'un  aphorisme  de  la  Physique  péripatéticienne;  au 
quatrième  livre  du  De  Cœlo  (chap.  YI),  Aristote  admet  qu'une 
large  plaque  de  fer  peut  flotter  sur  l'eau  pendant  qu'une 
aiguille  mince  s'enfonce. 

Pour  justifier  son  assertion,  le  disciple  de  Jordanus  a 
recours  à  des  considérations  peu  différentes  de  celles  que  nous 
lui  avons  vu  développer  tout  à  l'heure;  il  invoque  la  pression 
que  le  liquide  sous-jacent  exerce  à  l'encontre  du  grave;  plus 
celui-ci  est  large,  plus  est  puissante  la  résistance  qu'il  a  à  sur- 
monter, et  «plus  sa  descente  est  relardée  ». 

Selon  ces  derniers  mots,  la  proposition  dont  il  s'agit  devient 
un  théorème  sur  la  résistance  qu'un  fluide  oppose  à  la  chute 
des  graves;  elle  cesse  d'être,  comme  le  voulait  Aristote,  une 
loi  d'Hydrostatique;  d'erreur  grave  elle  se  transforme  alors  en 
vérité  assurée.  C'est  avec  ce  sens  que  Léonard  l'adopte;  c'est 
en  ce  sens  qu'elle  se  trouve  interprétée  dans  les  multiples 
énoncés  que  voici  ^  : 

((  Du  mouvement  fait  par  le  grave. 

))  Tout  grave  se  meut  du  côté  où  il  pèse  le  plus. 

»  Et  le  mouvement  du  grave  est  fait  du  côté  où  il  trouve 
une  moindre  résistance. 

»  La  partie  la  plus  lourde  des  corps  qui  se  meuvent  dans 
Lair  se  fait  guide  de  leur  mouvement. 

»  Ce  grave  est  de  plus  lente  descente  dans  l'air,  qui  tombe 
en  plus  grande  largeur. 

))  Il  suit  que  ce  grave  sera  de  plus  rapide  descente  qui  se 
resserre  en  plus  courte  largeur. 

»  La  descente  libre  de  tout  grave  est  faite  par  la  ligne  de  son 
plus  grand  diamètre. 

»  Ce  grave  se  fait  plus  rapide  qui  se  réduit  en  plus  courte 
épaisseur. 


1.  Au  lieu  de  :  Latitudo  major  minuit  gravitatem,  le  texte  imprimé  par  Curtius 
Trojanus  dit  :  Altitudo  major... 

2.  Les  manuscrits   de   Léonard  de  Vinci.   Ms.   F  de  la   Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  67,  recto. 


yyé  ÉTUDES    SUR    LÉONAKD    DE    VliNCl 

»  La  descente  du  grave  est  d'autant  plus  lente  qu'elle  s'étend 
en  plus  grande  largeur.  » 

Ce  passage  est  d'autant  plus  intéressant  que  la  proposition 
dont  nous  parlons  s'y  trouve  jointe  à  cette  autre  :  «  La  partie 
la  plus  lourde  des  corps  qui  se  meuvent  dans  l'air  se  fait  guide 
de  leur  mouvement.  »  Cette  proposition,  qui  est  un  des  aplio- 
rismes  favoris  de  Léonard,  est,  elle  aussi,  un  emprunt  du 
grand  peintre  à  son  Précurseur, 

Le  cahier  E,  dont  la  citation  précédente  est  extraite,  contient 
nombre  de  réflexions  sur  la  résistance  qu'éprouve  un  corps 
fort  large  lorsqu'il  tombe  dans  l'air.  Il  est  riche,  d'ailleurs,  en 
corollaires  tirés  par  le  Vinci  des  enseignements  de  l'École  de 
Jordanus. 

Nous  trouvons,  d'ailleurs,  la  proposition  qui  nous  occupe 
énoncée  par  Léonard  de  Vinci  en  un  autre  cahier  ^  : 

«  Ce  poids  se  montrera  plus  léger  qui  se  fera  de  plus  grande 
figure.  » 

Continuons  la  lecture  du  traité  que  nous  analysons  et 
venons  à  la  proposition  suivante,  qui  est  la  cinquième  : 

((  Une  chose  grave  se  méat  daatant  plas  rapidement  qa'elle 
descend  plas  longtemps.  Ceci  est  plus  vrai  dans  l'air  que  dans 
l'eau,  car  l'air  est  propre  à  toutes  sortes  de  mouvements.  Donc 
un  grave  qui  descend  tire,  en  son  premier  mouvement,  le 
fluide  qui  se  trouve  derrière  lui  et  met  en  mouvement  le  fluide 
qui  se  trouve  en  dessous,  à  son  contact  immédiat;  les  parties  du 
milieu,  ainsi  mises  en  mouvement,  meuvent  celles  qui  les 
suivent,  de  telle  sorte  que  celles-ci,  déjà  ébranlées,  opposent 
un  moindre  obstacle  au  grave  qui  descend.  Par  le  fait,  celui-ci 
devient  plus  grave  et  donne  une  plus  forte  impulsion  aux 
parties  du  milieu  qui  cèdent  devant  lui,  au  point  que  celles-ci 
ne  sont  plus  simplement  poussées  par  lui,  mais  qu'elles  le 
tirent.  Il  arrive  ainsi  que  la  gravité  du  mobile  est  aidée  par 
leur  traction,  et  que,  réciproquemenl,  leur  mouvement  est 
accru  par  la  gravité,  en  sorte  que  ce  mouvement  accroît  conti- 
nuellement la  vitesse  du  grave.  » 

1.  Les  manuscrits  de   Léonard  de   Vinci.  Ms.  M  de  la  Bibliothèque  de  riiistitiit, 
loi.  5(j,  recto. 


LA    SCIENTIA    DE    PONDERIBUS    ET    LEONARD    DE    VINCI  277 

Ces  considérations,  nous  les  trouvons  presque  textuellement 
reproduites  par  Léonard  au  cahier  que  Venturi  a  marqué  de 
la  lettre  M;  nous  avons  remarqué  déjà,  il  y  a  un  instant,  que 
la  précédente  proposition  de  l'élève  de  Jordanus  se  trouvait 
très  exactement  énoncée  en  ce  cahier.  Voici  donc  ce  que  nous 
lisons  en  ce  cahier  M^  : 

((  La  gravité  qai  descend  libre  acquiert  à  chaque  degré  de  mou- 
vement un  degré  de  poids.  Ceci  naît  par  la  deuxième  du  premier 
qui  dit  que  ce  corps  sera  plus  grave  qui  aura  une  moindre  rési- 
stance. En  cas  de  la  descente  libre  des  corps  graves,  on  voit 
manifestement,  par  l'expérience  déjà  alléguée  de  Tonde  de 
l'eau,  que  l'air  fait  la  même  onde  sous  la  chose  qui  descend, 
parce  qu'il  se  trouve  poussé  et,  de  l'autre  côté,  attiré,  c'est-à- 
dire  qu'il  fait  une  onde  tournante  qui  aide  à  pousser  en  bas. 
A  présent,  pour  ces  raisons-là,  l'air  qui  fuit  en  avant  du  poids 
qui  le  chasse  montre  manifestement  qu'il  ne  lui  résiste  pas  et, 
pas  conséquent,  qu'il  n'empêche  pas  ce  mouvement;  dès  lors, 
plus  descend  l'onde  qui  va  plus  vite  que  la  gravité  qui  le 
meut,  plus  dure  le  mouvement  de  cette  gravité;  plus  la  der- 
nière onde  s'en  éloigne  et  d'autant  plus  elle  prépare  l'air  qui 
touche  le  poids  à  une  facile  fuite.  » 

Reproduisons  la  sixième  proposition  du  disciple  de  Jor- 
danus : 

((  La  forme  du  corps  pesant  change  la  vertu  du  poids. 

))  En  effet,  si  ce  corps  est  étroit  et  pointu,  il  traverse  plus 
aisément  le  milieu,  et  cela  pour  deux  raisons  :  en  premier  lieu,  il 
le  sépare  plus  aisément  et,  par  là,  il  devient  plus  léger;  d^autre 
part,  il  est  heurté  par  une  moindre  quantité  d'air,  en  sorte 
qu'il  éprouve  une  moindre  résistance  et,  pour  cette  raison 
encore,  il  passe  plus  rapidement.  Le  contraire  aurait  lieu  s'il 
était  obtus.  » 

Or,  au  cahier  A,  Léonard  écrit  ceci^  :  «Moins  la  chose  mue 
trouve  de  résistance  dans  l'air,  plus  elle  va  loin.  Le  corps  long 


1.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci.    Ms.  M  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  /i6,  recto. 

2.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci.  Ms.  A  de  la  Bibliothèque  de   l'Institut, 
fol.  36,  recto. 


o^-jH  ihUDES    SUR    LÉONARD    DF.    VIA'CI 

et  pointu,  de  proportion  pyramidale,  ira  plus  loin  qu'un  corps 
rond  de  poids  égal.  » 

La  page  où  se  trouve  cette  réflexion  nous  présente  encore 
cette  autre  pensée  : 

a  Du  coup.  —  Un  petit  poids,  tombé  de  haut,  endommage 
autant  son  objet  qu'un  poids  médiocre  tombé  de  bas.  » 

Cette  pensée  est  suggérée  à  Léonard,  croyons-nous,  par  la 
septième  proposition  que  son  Précurseur  donne  en  son  qua- 
trième livre  : 

((  Tout  corps  produit  une  plus  forte  poussée  lorsqu'il  est  en 
mouvement. 

))  S'il  est  mû  par  impulsion,  il  est  clair  qu'il  est  lui  me^'me 
en  état  de  pousser;  s'il  se  meut,  au  contraire,  de  son  propre 
mouvement,  plus  il  se  meut,  plus  il  devient  rapide  et,  partant, 
plus  il  devient  pesant.  Un  corps  en  mouvement  pousse  donc 
un  obstacle  plus  fortement  que  s'il  ne  se  mouvait  point,  et 
d'autant  plus  fortement  qu'il  se  meut  davantage.  » 

Cette  proposition  n'est  pas  seulement  intéressante  parce 
qu'elle  a  sans  doute  attiré  l'attention  de  Léonard,  elle  l'est 
encore  parce  qu'elle  nous  manifeste  une  influence  exercée  sur 
son  Précurseur;  cette  influence,  dont  plusieurs  fois  nous 
aurons  à  relever  la  trace,  est  celle  des  Mç/^tkv.o:  -pî6Ay;;j.:tTx 
d'Aristote. 

La  vingtième  question  de  cet  écrit  demande  u  pourquoi 
une  hache  divise  le  bois  lorsqu'elle  frappe,  tandis  qu'elle  ne 
le  divise  pas  si  l'on  se  contente  de  la  poser  à  la  surface  de  ce 
bois».  Aristote  répond  «qu'un  grave  en  mouvement  reçoit 
davantage  le  mouvement  de  gravité  que  s'il  était  en  repos. 
Lors  donc  qu'on  pose  la  hache,  elle  n'est  mue  que  par  le 
mouvement  de  sa  pesanteur;  lorsqu'au  contraire  elle  est  lancée, 
elle  se  meut  et  par  son  poids  et  par  la  pesanteur  que  lui 
communique  celui  qui  frappe.  » 

Passons  rapidement  sur  la  huitième  proposition  :   «  Ce  qui 
empêche  davantage  le  mouvement  reçoit   une   plus  forte  imput 
sion.  »    Appuyée  d'une   démonstration    peu    intelligible,    elle 
paraît  surtout  destinée  à  préparer  la  suivante  : 

((  La  vertu  du  moteur  semble  également  frustrée  et  par  un  poids 


LA    S(JE\T[A    OE    PONOERIBUS    RT    LEONARD    l)K    V[NCr  279 

trop  grand  de  la  chose  mise  en  mouvement  et  par  un  poids  trop 
faible.  »> 

Voici  le  développement  qui  accompagne  cette  proposition  : 

((  Soient  AB  le  moteur  et  G  le  projectile.  Il  se  peut  que  G 
soit  si  léger  par  rapport  à  la  puissance  du  moteur  AB  qu'il  n'y 
mette  point  obstacle;  alors,  il  reçoit  à  peine  une  impulsion. 
Il  peut  arriver,  au  contraire,  qu'il  soit  si  lourd  qu'il  ne  cède 
pas  à  la  puissance  du  moteur  ou  qu'il  n'y  cède  qu'avec  peine  ; 
il  reçoit  donc  une  impulsion  très  faible  ou  nulle.  Partant, 
dans  les  deux  cas,  la  puissance  du  moteur  semble  frustrée, 
parce  que  cetfe  puissance  ne  convient  pas  ou  convient  mal  au 
mouvement  du  projectile.  » 

Le  sujet  de  cette  proposition  n'est  point  demeuré  étranger 
aux  méditations  de  Léonard  de  Vinci;  témoin  ces  passages  : 

«  De  la  connaissance  des  poids  proportionnés  aux  puissances  de 
leurs  moteurs  K  Toujours  la  puissance  du  moteur  doit  être  pro- 
portionnée au  poids  de  son  mobile  et  à  la  résistance  du  milieu 
dans  lequel  le  poids  se  meut...  » 

((  De  la  chose  jetée  en  l'air  avec  furie  ^.  —  La  chose  jetée  en 
l'air  par  une  puissance  plus  grande  qu'il  ne  convient  à  sa 
légèreté,  fera  moins  de  mouvement,  chemin,  que  si  elle  était 
mue  par  une  moindre  puissance.  Tu  verras  à  en  faire  l'ex- 
périence avec  une  balle  ou  une  vessie;  si  tu  la  jettes  dou- 
cement, elle  ira  fort,  et  si  tu  la  jettes  fort,  elle  fera  peu  de 
chemin.  » 

((  Pourquoi  la  balle  est  chassée  plus  loin  par  rare  que  par  Varba- 
lète  de  grande  longueur^.  —  Toutes  les  fois  que  le  poids  mû  par 
une  force  ne  sera  pas  proportionné  à  cette  force,  la  chose 
poussée  ne  fera  pas  son  dû  parcours. 

»  Le  poids,  chassé  par  la  fureur  de  la  force,  qui  est  hors  de 
proportion  avec  elle,  ne  fera  pas  son  dû  parcours. 

»  Cela  se  confirme  clairement  par  l'expérience;  en  effet,  si 


1.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci.    Ms.  E  de  la   Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  28,  verso. 

2.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci.  Ms.  A  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  33,  recto. 

3.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci.    Ms.  A  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  29,  verso. 


aSo  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VTNCI 

tu  éloignes  de  toi  avec  un  rapide  mouvement  de  bras  une 
chose  dont  la  légèreté  n'est  pas  compagne  de  ta  force,  elle 
prendra  peu  de  mouvement.  De  même,  si  tu  traînes  une  chose 
d'un  poids  supérieur  à  ta  force,  elle  fera  peu  de  chemin.  » 

Mais  la  Physique  de  l'École  s'est  si  souvent  intéressée  à  cette 
question  qu'il  serait  téméraire  de  vouloir  trop  affirmativement 
désigner  l'écrit  oii  Léonard  a  trouvé  le  germe  de  ces  réflexions; 
elles  ont  pu  lui  être  suggérées  par  les  Questions  d'Albert  de 
Saxe  sur  le  De  Cœlo  aussi  bien  que  par  le  Tractatus  de  ponde- 
ribus;  le  rapprochement  que  nous  venons  de  faire  est  donc 
peu  propre  à  mettre  en  évidence  l'influence  exercée  sur  le 
Vinci  par  ce  dernier  écrit. 

En  revanche,  la  proposition  dont  nous  venons  de  citer 
l'énoncé  et  la  démonstration  marque  d'une  manière  particu- 
lièrement nette  que  l'auteur  du  Tractatus  de  ponderibus  avait 
quelque  connaissance  des  Questions  mécaniques  attribuées  à 
Aristote. 

Voici,  en  effet,  comment  est  formulée  la  trente-cinquième  de 
ces  Questions  : 

((  Pourquoi  les  projectiles  ne  sont-ils  point  lancés  au  loin  lors- 
quHls  sont  ou  trop  petits  ou  trop  grands?  » 

Et  voici  la  réponse  qui  est  donnée  à  cette  question  : 

«  Il  faut  que  le  projectile  corresponde  d'une  certaine 
manière  au  moteur.  Ne  faut-il  pas  que  ce  qui  doit  être  projeté 
et  poussé  résiste  à  ce  qui  le  pousse?  Dès  lors,  ce  qui  ne  cède 
aucunement  à  cause  de  sa  grandeur  ou  ce  qui  ne  résiste  aucu- 
nement à  cause  de  sa  faiblesse,  ne  saurait  faire  jet  ni  impul- 
sion. Celui-là,  en  effet,  ne  cède  aucunement  parce  qu'il  excède 
trop  les  forces  du  moteur;  celui-ci,  parce  qu'il  est  très  faible, 
ne  résiste  aucunement...  » 

La  treizième  des  Questions  mécaniques  est  la  suivante  : 

«  Pourquoi  les  projectiles  se  lancent-ils  plus  loin  avec  une 
fronde  qu'avec  la  main  seule?  » 

Les  considérations  qui  accompagnent  cette  question  se  ter- 
minent ainsi  : 

<(  Lorsqu'on  se  sert  d'une  fronde,  la  main  se  fait  centre;  la 
fronde  est  une  ligne  issue  de  ce  centre  ;  plus  elle  est  grande, 


LA    SCIENTIA    DE    PONDERIBUS    ET    LEONARD    DE    VINCI  28 1 

plus  le  projectile  est  mû  rapidement.  Lorsqu'on  jette  avec 
la  main,  la  ligne  qui  meut  le  projectile  est  courte  par  rapport 
à  la  fronde.  » 

Cette  Question  semble  bien  avoir  inspiré  l'auteur  De  ponde- 
ribas,  lorsqu'il  composait  sa  dixième  proposition  : 

«  La  rotation  du  propulseur  en  augmente  ta  vertu,  et  cela 
d'autant  plus  fortement  que  le  rayon  en  est  plus  long.  » 

De  cette  vérité,  l'auteur  donne  deux  raisons  : 

A  l'extrémité  d'un  plus  long  rayon,  le  projectile  est  plus 
pesant,  et  son  mouvement  est  plus  rapide. 

La  onzième  et  la  douzième  proposition  du  Précurseur  de 
Léonard  ne  portent  pas  moins  nettement  la  marque  de  l'in- 
fluence exercée  par  les  Questions  mécaniques  ;  mais  nous  en 
réservons  l'examen  pour  le  prochain  paragraphe,  car  elles  ont 
inspiré  ce  que  Léonard  a  dit  de  la  résistance  des  matériaux. 
Nous  passons  donc  de  suite  à  la  treizième  proposition  : 

((  Ce  qui  reçoit  une  plus  forte  impulsion  devient  plus  cohérent. — 
L'impulsion  est  produite  par  les  parties  postérieures  qui 
ont  à  pousser  celles  qui  se  trouvent  devant  elles;  comme 
celles-ci  opposent,  grâce  à  leur  poids,  une  certaine  résistance, 
celles  qui  se  trouvent  au  milieu  sont  obligées  de  se  resserrer  ; 
parfois  aussi,  elles  s'échappent  sur  les  côtés.  Il  arrive  de  la 
sorte  que  les  parties  inférieures,  qui  sont  fixées  aux  parties 
supérieures,  s'appliquent  plus  étroitement  contre  ces  parties 
lorsque  celles-ci  reçoivent  une  impulsion.  » 

La  condensation  de  l'air  au-devant  du  mobile  qui  le  traverse 
a  été  maintes  fois  considérée  par  Léonard.  Citons  seulement 
une  de  ses  réflexions  à  ce  sujets  : 

«  L'air  se  condense  devant  les  corps  qui  le  pénètrent  rapi- 
dement, avec  une  densité  d'autant  plus  grande  ou  plus  petite 
que  le  mobile  est  de  plus  grande  ou  plus  petite  vitesse...  On 
prouve  pourquoi  l'air  se  condense  au-devant  des  corps  qui  le 
pénètrent,  parce  que  ce  qui  en  pousse  une  partie  ne  pousse 
pas  le  tout  de  ce  qui  est  en  avant.  C'est  ce  que  nous  enseigne 
l'inondation  qui  s'engendre  au-devant  du  navire.  )) 

I.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci.  Ms.  E  de  la  Bibliotlièque  de  l'Institut, 
fol.  70,  verso. 


•jH'J.  ÉTTJDRS    SLR    LÉONARD    DE    VINCI 

La  proposition  que  nous  venons  d'étudier  paraît  avoir  eu 
surtout  pour  but  de  préparer  la  suivante,  oii  le  Précurseur  de 
Léonard  nous  fait  connaître  sa  théorie  du  rebondissement 
après  le  choc.  Cette  théorie  est  remarquable  par  le  rôle  qu'elle 
attribue  à  l'élasticité  soit  des  éléments  du  corps  choquant,  soit 
des  éléments  du  milieu  condensé  en  avant  du  mobile.  La  voici  : 

«  Un  corps  dont  les  parties  sont  cohérentes  se  rejette  directe- 
ment en  arrière  s'il  est  heurté  dans  son  mouvement.  »  Gela  se 
produit  par  l'efFet  du  milieu  au  sein  duquel  le  corps  se 
meut,  que  ce  milieu  soit  l'eau  ou  l'air,  et  aussi  à  cause 
de  la  plus  ou  moins  grande  raréfaction  des  parties  [du  projec- 
tile]. Soient  A  le  projectile,  B  le  milieu  qu'il  traverse  et  G 
l'obstacle  qu'il  vient  heurter.  A  met  B  en  mouvement;  puis 
donc  que  A  quitte  le  lieu  qu'il  occupait  et  chasse  B  du  lieu  où 
il  se  trouvait,  il  faut  que  B  se  retourne  en  arrière  pour  remplir 
le  lieu  que  A  laisse  derrière  lui.  La  même  impulsion  a  donc 
pour  effet  et  de  chasser  B  en  avant  et  de  le  rejeter  en  arrière 
par  un  mouvement  tournant^  et  cela  d'autant  plus  [que  l'im- 
pulsion est  plus  forte].  Au  moment  oii  A  vient  heurter  G,  B  ne 
peut  plus  avancer;  le  poids  qui  le  surmonte  le  comprime  alors 
et  le  rend  plus  pesant;  mais  l'impétuosité  de  A  se  trouve 
brisée  par  l'obstacle  G  ;  B  n'est  plus  pressé  que  par  le  poids 
seul  de  A;  il  est  alors  en  état  de  rejeter  en  arrière  ce  projectile, 
à  moins  que  le  poids  n'en  soit  trop  fort;  et  il  le  rejette  norma- 
lement, car  B  recule  également  de  tous  côtés. 

»  La  dilatation  des  parties  du  mobile  produit  le  même  résul- 
tat; en  effet,  les  parties  du  mobile  A  qui  se  trouvent  en  avant 
sont  les  premières  qui  heurtent  l'obstacle  G  ;  elles  se  trouvent 
alors  pressées  par  la  masse  et  par  l'impétuosité  des  parties  qui 
se  trouvent  derrière  elles,  ce  qui  les  oblige  à  se  condenser; 
l'impétuosité  des  parties  postérieures  se  trouve  ainsi  amortie; 
les  parties  antérieures,  reprenant  leur  volume  primitif,  revien- 
nent en  arrière  en  communiquant  aux  autres  une  impulsion. 
Si  les  parties  qui  ont  été  ainsi  comprimées  sont  susceptibles  de 
se  détacher  les  unes  des  autres,  elles  rejaillissent  de-ci  et 
de-là.  » 

Gette  théorie  du  choc  a  certainement  attiré  du  ne  manière 


LA    SCIKNTrV    DE    PONDERTRUS    ET    LEONARD    DE    VINCI  "iHS 

toute  spéciale  l'atteiiliou  de  Léonard  de  Vinci.  Le  rôle  qu'elle 
fait  jouer  à  la  condensation,  suivie  de  dilatation,  soit  des 
diverses  parties  d'un  solide  élastique^  soit  même  des  diverses 
parties  d'un  fluide  tel  que  l'air,  lui  fait  comprendre  comment 
on  peut  observer  le  rebondissement  d'un  mobile  sur  une 
masse  d'air;  il  applique  aussitôt  cette  idée  au  vol  des  oiseaux, 
sujet  constant  de  ses  méditations. 

En  deux  passages  du  Codlce  Trivalzio,  nous  voyons  cette 
idée  naître  au  contact  de  la  proposition  que  nous  empruntions, 
il  y  a  un  instant,  au  traité  De  ponderïbus.  Voici  ces  deux 
passages  : 

((  Quand  la  force'  engendre  un  mouvement  plus  rapide  que 
la  fuite  de  l'air  qui  résiste  au  mobile,  cet  air  vient  à  se  con- 
denser, tout  comme  les  plumes  qui  sont  pressées  et  foulées  par 
le  poids  du  dormeur  ;  et  le  corps  qui  chasse  l'air,  trouvant  une 
résistance  en  ce  fluide,  rebondit  à  la  ressemblance  de  la  balle 
qui  frappe  une  muraille.  » 

«  L'air  se  peut  comprimer,  tandis  que  l'eau  ne  le  peut  pas^ 
Lorsque  le  mouvement  qui  chasse  l'air  est  plus  rapide  que  la 
fuite  de  ce  fluide,  la  partie  qui  est  la  plus  voisine  du  projec- 
tile se  fait  plus  dense  et,  par  conséquent,  plus  résistante.  Ainsi, 
quand  le  mouvement  fait  dans  l'air  est  plus  rapide  que  la  fuite 
de  cet  air,  le  corps  qui  a  mis  cet  air  en  branle  vient  à  prendre 
un  mouvement  contraire  à  celui  qui  l'animait  d'abord.  C'est 
ce  qui  apparaît  dans  le  vol  des  oiseaux,  lorsqu'il  leur  est 
impossible  d'abaisser  les  pointes  de  leurs  ailes  vers  le  bas, 
bien  qu'ils  les  meuvent  avec  toute  la  vitesse  que  peut  produire 
la  puissance  du  moteur  qui  les  anime;  et  l'oiseau  remonte 
d'autant  plus  que  les  pointes  des  ailes  ont  plus  de  peine  à 
s'abaisser.  Il  se  produit  un  effet  semblable  lorsqu'un  homme, 
appuyé  du  pied  et  des  deux  mains  à  un  mur,  fait,  avec  les 
mains,  effort  contre  ce  mur;  si  le  mur  ne  cède  pas,  l'homme 
est  nécessairement  rejeté  en  arrière,  n 

Nous  avons  vu  Léonard  concevoir,  à  la  lecture  du  traité  de 
son  Précurseur,  le  mécanisme  qui  produit  le  u  vol  réfléchi  » 

1.  Léonard  de  ^'^inci,  Codice  Trivuhio,  fol.  6,  verso  (12). 

2.  Léonard  de  Vinci,  Codice  Triviilzio,  foL  20,  recto  (46). 


284  ÉTUDES    SUR    LÉOÎNARD    DE    VINCI 

des  oiseaux;  si  nous  voulions  connaître  tout  le  parti  qu'il  a 
su  tirer  du  principe  ainsi  découvert,  il  nous  faudrait  reproduire 
ici  maint  feuillet  du  cahier  E,  conservé  à  la  Bibliothèque  de 
l'Institut  I. 

Le  Précurseur  de  Léonard  s'était  borné  à  considérer  le  cas 
oii  le  projectile,  choquant  normalement  l'obstacle,  rebondit 
suivant  la  normale.  Les  lois  du  choc  oblique  ne  préoccupent 
pas  moins  le  Vinci,  témoin  ce  passage  du  Codice  Trivalzio'^  : 

«  Toute  chose  qui  heurte  un  objet  résistant  rebondit  sur  cet 
objet  sous  un  angle  égal  à  celui  sous  lequel  la  percussion  s'est 
produite.  » 

((  La  même  chose  est  prouvée  en  la  dixième  proposition  du 
troisième  livre  De  la  nature  du  coup,  où  l'on  traite  de  la  balle 
lancée  contre  un  mur...  » 

Cette  loi,  Léonard  la  reprend  au  cahier  A  qui  est,  en  quelque 
sorte,  la  suite  de  Codice  Trivulzlo  : 

«La  ligne  de  la  percussion,  »  dit-iP,  uet  celle  du  saut  sont 
placées  au  milieu  d'angles  égaux. 

»  Tout  coup  frappé  sur  un  objet  saute  en  arrière  par  un 
angle  égal  à  celui  de  la  percussion. 

))  Cette  proposition  apparaît  clairement;  en  effet,  si  tu  frappes 

un  mur  avec  une  balle,  elle  sautera 
en  arrière  par  un  angle  égal  à  celui 
de  la  percussion;  ainsi,  si  la  balle  B 
(Jig.  6)  est  jetée  en  C,  elle  retour- 
nera en  arrière  par  la  ligne  CB, 
parce  qu'elle  est  contrainte  à  laisser 
FiG.  G.  sur  la  paroi  FG  des  angles  égaux; 

et  si  tu  la  jettes  par  la  ligne  BD, 
elle  retournera  en  arrière  par  la  ligne  DE;  et  ainsi  la  ligne 
de  percussion  et  la  ligne  de  saut  feront,  sur  la  paroi  FG,  un 
angle  situé  entre  deux  angles  égaux,  comme  on  voit  l'angle  D 
entre  M  et  N.  » 


1.  Voir,  en  particulier,  en  ce  manuscrit,  les  folios  ai,  verso;  87,  verso, et  89,  recto. 

2.  Léonard  de  Vinci,  Codice  Triviilzio,  fol.  87,  recto  (71). 

'^   Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci.  Ms.  A  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
foL  19,  recto. 


LA    SCIENTIÀ   DE    PUNDERIBUS    ET    LÉONARD    DE    VINCI  285 

De  cette  loi,  Léonard  fait  aussitôt  application  au  phénomène 
de  l'écho'.  Il  examine  %  d'ailleurs,  une  foule  de  particularités 
qui  peuvent  se  présenter  dans  la  réflexion  qui  suit  un  choc; 
visiblement,  toutes  ces  pensées  lui  sont  suggérées  par  la  qua- 
torzième proposition  du  quatrième  livre  De  ponderibus. 

Simplicius,  voulant  prouver  Taccélération  de  la  chute  des 
graves,  cite^  deux  observations  qui  sont  propres  à  mettre  cette 
accélération  en  évidence  : 

Lorsqu'un  filet  d'eau  tombe  d'un  lieu  élevé,  d'une  gouttière 
par  exemple,  il  se  montre  continu  au  voisinage  de  son  origine  ; 
mais  bientôt  l'accélération  de  la  chute  sépare  les  unes  des 
autres  les  gouttes  d'eau  qui  tombent  à  terre  isolées. 

Quand  une  pierre  tombe  d'un  lieu  élevé,  elle  frappe  l'ob- 
stacle plus  violemment  si  on  l'arrête  vers  la  fin  de  sa  chute 
qu'au  milieu  ou  au  commencemeut;  ce  choc  plus  violent  est  la 
marque  d'une  plus  grande  vitesse. 

Simplicius  emprunte  ces  observations  à  un  écrit  intitulé  : 
Ile  pi  /.ivYjc7£03ç,  composé  par  Straton  de  Lampsaque  qui  fut 
disciple  de  ïhéophraste,  l'élève  préféré  d'Aristote.  Mais  il  est 
clair  qLi'elles  ont  pu  être  faites  de  tout  temps  et  qu'il  serait 
puéril  d'en  chercher  le  premier  auteur. 

C'est  à  la  première  de  ces  deux  observations  et  à  son  expli- 
cation par  l'accélération  de  la  chute  des  graves  que  se  rapporte 
la  quinzième  proposition  donnée  par  l'auteur  De  ponderibus, 
en  son  quatrième  livre  :  «  Un  liquide  qui  s'écoule  d'une  manière 
continue  forme  un  jet  dont  la  section  est  d'autant  plus  étroite  que 
le  liquide  intéressé  par  cette  section  coule  depuis  plus  longtemps.  » 

Cette  influence  qu'exerce  l'accélération  de  la  chute  des 
graves  sur  l'écoulement  des  liquides  a  maintes  fois  occupé 
l'esprit  de  Léonard  ^  Mais  elle  avait  été  si  souvent  considérée 


1.  Léonard  de  Vinci,  ms.  cit.,  fol.  ig,  recto  et  verso. 

2.  Léonard  de  Vinci,  ms.  cit.,  foL  8,  recto. 

3.  Simplicii  in  Aristotelis  Physicoruin  libros  quaUuor  posteriores  commentaria  edidit 
Hermannus  Diels,  Berolini,  MDGX.CV,  p.  916  (Gomment,  in  Physicorum  lib.  V, 
cap.  VI). 

4-  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci.  Ms.  F  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
loi.  5o,  verso.  Ms.  M  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  A7,  verso  et  recto.  Il  Codice 
Atlantico,  fol.  i45;  fragment  cité  par  Libri, //ts^otVe  des  Sciences  mathématiques  en 
Italie,  t.  III,  note  V,  p.  212. 


a86  ÉTUDES    SUR    LÉOJNARD    DE    VIÎSCl 

par  les  commentateurs  d'Aristote  que  nous  ne  saurions  déclarer 
si  Léonard  la  tenait  ou  non  de  son  Précurseur. 

Arrivons  à  la  dernière  proposition  de  l'auteur  De  ponderibus. 
Voici  comment  il  l'énonce  : 

((  Si  la  pesanteur  d'an  corps  n'est  pas  uniforme,  en  quelque 
partie  que  l'on  communique  à  ce  corps  une  impulsion,  la  partie  la 
plus  lourde  viendra  se  placer  en  avant.  )) 

Nous  ferons  grâce  au  lecteur  des  considérations  par  lesquelles 
l'auteur  prétend  justifier  cette  affirmation,  en  prouvant  que 
la  partie  la  plus  lourde  du  mobile  attire,  en  quelque  sorte, 
vers  elle,  la  totalité  de  l'impulsion;  nous  rechercherons  de 
suite  les  traces  de  cette  proposition  parmi  les  notes  manu- 
scrites de  Léonard  de  Vinci. 

Nous  les  trouvons,  tout  d'abord,  au  cahier  A;  nous  y 
lisons,  en  elïet,  ce  passage ^  dont  la  première  ligne  est 
presque  une  traduction  de  la  proposition  formulée  au  traité 
De  ponderibus  : 

((  Ce  qui  est  plus  loin  de  celui  qui  le  lance,  est  ce  qui  est  le 
plus  pesant,  attendu  que  c'est  la  partie  du  boulet  qui  va  devant 
et  qu'elle  se  trouve  sur  une  ligne  passant  par  l'endroit  qui 
l'a  poussé  et  par  le  centre  du  poids  et  de  la  fuite;  et,  se  trouvant 
ainsi  également  au  milieu  de  deux  puissances,  elle  en  subit 
une  égale  action;  or,  comme  ces  forces  sont  unies,  elles  pro- 
duisent une  percussion  et  une  ruine  plus  grande  sur  le  lieu 
frappé.  » 

Cette  proposition  :  «  Ce  qui  est  plus  loin  de  celui  qui  le  lance 
est  ce  qui  est  le  plus  pesant,  »  que  Léonard  emprunte  à  son 
Précurseur,  sert  ici  à  expliquer  pourquoi  un  boulet  qui  frappe 
normalement  une  muraille  l'endommage  plus  que  s'il  la  frap- 
pait obliquement.  Apres  le  choc  oblique,  le  boulet  pirouette 
en  se  réfléchissant  afin  de  mettre  en  avant,  suivant  sa  nouvelle 
trajectoire,  la  partie  la  plus  lourde  qui  contient  le  centre  de 
la  fuite  : 

«  Et  la  chose  qui  sera  la  plus  légère  dérivera,  car  la  partie 
du  boulet  qui  frappe  le  mur  est  plus  près  de  la  bouche  de  la 

1.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Viuci.  Ms.  A  de  lu  Bibliothè(iue  de  riiislitut, 
fol.  44 j  recto. 


I 


La    èCIElNtlA    t)E    PONDEhlBUS    Et    LÉONARD    DE    VIlNGl  287 

bombarde,  et,  cela  étant,  est  plus  éloignée  du  centre  du 
mouvement,  et,  le  poids  étant  hors  de  ce  centre,  les  parties 
des  puissances  ne  peuvent  pas  être  également  distantes, 
ni  également  charger  sur  la  partie  qui  frappe;  et  natu- 
rellement la  partie  qui  pèse  le  plus  pousse  le  plus,  d'où  le 
boulet  se  tord  avec  furie;  en  mettant,  après  la  percussion, 
d'abord  le  centre  de  la  fuite,  il  se  tord  et  touche  le  mur;  mais 
parce  que  la  ligne  de  fuite  se  tord,  le  coup  n'a  que  peu  de 
force.  » 

L'intluence  exercée  sur  l'esprit  de  Léonard  par  la  proposition 
qui  nous  occupe  se  remarque  encore  au  cahier  E;  nous  la 
reconnaissons  dans  ces  formules^  : 

((  Tout  grave  se  meut  du  côté  oii  il  pèse  le  plus.  » 

«  La  partie  la  plus  lourde  des  corps  qui  se  meuvent  dans 
l'air  se  fait  guide  de  leur  mouvement.  » 

Ces  formules,  nous  les  avons  déjà  rencontrées,  car  elles  se 
trouvent  jointes  à  diverses  variantes  de  celle-ci,  également 
inspirée  par  le  Liber  de  ponderibus  :  «  Ce  grave  est  de  plus  lente 
descente  dans  l'air,  qui  tombe  en  plus  grande  largeur.  »  Ce 
rapprochement,  et  bien  d'autres  remarques  que  nous  omet- 
trons, nous  prouvent  que  Léonard  attribue  maintenant  à  la 
résistance  de  l'air  ce  fait  que  «la  partie  la  plus  lourde  d'un 
grave  se  fait  guide  de  son  mouvement».  De  cette  explication, 
d'ailleurs  exacte,  le  cahier  A  ne  portait  point  de  trace;  Léonard 
semblait,  à  l'imitation  de  son  Précurseur,  y  attribuer  cet  effet 
à  l'inégale  distribution  de  Vimpetiis  entre  les  diverses  parties 
du  mobile. 

La  proposition  qui  nous  occupe  est  constamment  invoquée 
par  Léonard  pour  rendre  compte  du  moyen  par  lequel  les 
oiseaux  dirigent  leur  vol. 

C'est  au  milieu  de  considérations  sur  le  vol  des  oiseaux  que 
nous  retrouvons,  au  cahier  E^,  cette  formule  : 

((Toujours  le  centre  du  grave  qui  descend  dans  l'air  demeu- 
rera sous  le  centre  de  sa  partie  la  plus  légère.  » 


I.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci.   Ms.  E  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut^ 
fol.  57,  recto. 

:!.   Léonard  ào  Vinci,  nis.  cit.,  l'ol.  V'i,  recto. 


288  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    Vllkci 

C'est  en  un  cahier  consacré  presque  entièrement  au  vol  des 
oiseaux  que  nous  lisons  ces  phrases  '  : 

((  ...Parce  que  toujours  la  partie  la  plus  lourde  se  fait  guide 
du  mouvement.  » 

((  De  la  manière  de  s' équilibrer .  —  Toujours  la  partie  plus 
lourde  des  corps  est  celle  qui  se  fait  guide  de  leur  mouve- 
ment. » 

Léonard  de  Vinci  aime  à  répéter  cette  proposition  ;  en  voici 
encore  deux  formules  : 

((  Le  poids  tombant 2  inégal  de  proportions  et  de  pesanteur 
dirigera,  selon  la  ligne  de  sa  course,  le  centre  de  sa  partie  la 
plus  lourde  sous  le  centre  de  sa  partie  la  plus  légère.  » 

((  Da  mobile  de  poids  non  uniforme  qui  se  méat  dans  l'air  ou 
ou  dans  Feau^.  —  Dans  les  mobiles  de  matière  uniforme  et  de 
gravité  non  uniforme,  toujours  la  partie  la  plus  grave  se  fait 
guidé.  Le  poids  pyramidal  de  grosseur  uniformément  non 
uniforme^  qui  sera  lancé  par  l'arc  avec  la  pointe  en  avant 
tournera  immédiatement  sa  base  vers  le  lieu  oii  son  tout  se 
meut.  » 

En  adoptant  la  loi  formulée  par  son  Précurseur,  Léonard 
paraît  bien  en  avoir  profondément  modifié  l'explication;  le  titre 
du  passage  que  nous  venons  de  citer  en  dernier  lieu,  les  consi- 
dérations parmi  lesquelles  se  rencontrent  d'autres  passages 
analogues,  semblent  prouver  que  Léonard  rendait  compte  de 
cette  loi  en  invoquant  la  résistance  du  milieu  que  traverse  le 
mobile;  il  n'est  pas  certain,  cependant;,  qu'il  ait  toujours  admis 
cette  explication. 

Nous  savons  quel  rôle  important  ces  affirmations  du  Vinci 
ont  joué  dans  l'évolution  de  la  Mécanique.    Par  une    tradi- 


1 .  /  manoscrittl  di  Leonardo  da  Vinci  ;  Codice  sal  volo  degli  uccelli  e  varie  altre  mate- 
rie.  Publicato  da  Teodoro  Sabachnikoff.  Trascrizioni  e  note  di  Giovanni  Piumati. 
ïraduzione  in  lingua  francese  di  Carlo  Ravaisson-MoUien.  Parigi,  Edoardo  Rouveyre 
edilorc;  MDCCGXGIII.  Fol.  /,,  verso,  et  fol.  i6  [i5],  recto. 

2.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci.  Ms.  G  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  28,  verso. 

3.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci.  Ms.  G  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  5i,  recto. 

4.  Ces  mots  équivalent  aux  mots  :  uniformiter  difformis,  employés  par  Albert  de 
Saxe,  par  Nicole  Oresmc  et  par  la  plupart  des  mathématiciens  de  l'École;  ils  sont 
exactement  rendus  par  notre  expression  moderne  :  utiifomicment  varié. 


LA    SCIENTIA.    DE    PONDERIBUS    ET    LÉOINARD    DE    VINCI  389 

tion  ininterrompue  qui  va  de  Léonard  à  Bernardino  Baldi,  de 
Bernardino  Baldi  à  Mersenne,  à  Roberval,  à  Descartes,  au 
P.  Honoré Fabry,  de  ceux-ci,  enfin,  à  Ghristiaan  Huygens,  nous 
avons  vu  ces  formules  donner  naissance  à  notre  théorie 
moderne  des  centres  d'oscillation.  De  cette  tradition,  nous 
avions  découvert  une  première  source  en  la  notion  de  gravité 
accidentelle,  communément  répandue  déjà  au  début  du 
xiv^  siècle;  nous  venons  d'en  reconnaître  une  seconde  source 
en  la  dernière  proposition  du  Liber  de  ponderlbas  composé 
par  le  Précurseur  de  Léonard. 


V 


Les  premiers  essais  sur  la  résistance  des  matériaux. 
Aristote,  Vitruve,    Héron   d'Alexandrie 
le  Précurseur  de  Léonard,  Léonard  de  Vinci. 

En  parcourant  ce  quatrième  livre  du  traité  De  ponderibus, 
nous  avons  laissé  de  côté  deux  propositions  qui  ont  suggéré  à 
Léonard  sa  théorie  de  la  résistance  des  matériaux.  Ces  propo- 
sitions occupent  le  onzième  et  le  douzième  rang;  elles  vont 
retenir  un  moment  notre  attention. 

Ces  deux  propositions  tirent  leur  origine  de  deux  des  Ques- 
tions mécaniques  d'Aristote,  la  quinzième  et  la  dix-septième. 

La  quinzième  Question  mécanique  traite  «  de  la  rupture  d'un 
morceau  de  bois  au  moyen  du  genou  )>. 

((  Pourquoi  un  morceau  de  bois  donné,  »  demande  Aristote, 
«  se  rompt-il  plus  aisément  au  moyen  du  genou  si  les  mains  le 
saisissent  près  des  bouts,  que  si  elles  se  placent  proche  du 
genou?  De  même,  si  le  pied  serre  ce  bâton  contre  terre,  pour- 
quoi avec  la  main  le  brise-t-on  plus  aisément  en  le  saisissant 
loin  du  pied  que  près  du  pied  .^  N'est-ce  pas  parce  que  le 
genou,  dans  le  premier  cas,  et  le  pied,  dans  le  second  cas, 
jouent  le  rôle  de  centre  et  qu'une  chose  quelconque  est  d'au- 
tant plus  facile  à  mouvoir  qu'elle  est  plus  éloignée  du  centre? 
Or,  pour  briser  un  objet,  il  faut  le  mouvoir.  » 

p.    DUHEM.  Kl 


âgO  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VlNCt 

Voici  maintenant  l'énoncé  de  la  dix-septième  Question  méca- 
nique, et  le  commentaire  qui  l'accompagne  : 

«  Pourquoi  les  perches  de  bois  sont-elles  d'autant  plus  fai- 
bles qu'elles  sont  plus  longues?  Et  pourquoi,  étant  soulevées, 
se  courbent-elles  davantage,  en  sorte  qu'une  perche  mince, 
longue  de  deux  coudées,  se  courbe  moins  qu'une  grosse 
perche,  longue  de  cent  coudées?  N'est-ce  pas  parce  que  ce  long 
morceau  de  bois  que  l'on  soulève  est  comme  un  levier,  avec 
sa  charge  et  son  point  d'appui?  la  partie  que  la  main  soulève 
joue  le  rôle  de  point  d'appui  ;  l'autre  extrémité  joue  le  rôle  de 
poids.  Plus  cette  extrémité  est  distante  du  point  d'appui,  plus 
la  perche  se  courbera...  » 

La  question  soulevée  ici  par  A.ristote  excède  de  beaucoup 
les  connaissances  physiques  de  son  temps  ;  elle  ressortit,  en 
effet,  à  la  théorie  de  l'élasticité,  dont  aucune  lueur  n'a  brillé 
avant  le  xvn"  siècle  ;  audacieusement,  le  Philosophe  en  sim- 
plifie la  solution  qu'il  prétend  tirer  des  lois  du  levier. 

On  peut  répéter  la  même  remarque  au  sujet  de  la  quinzième 
Question  mécanique;  c'est  bien  aux  loi?  du  levier  qu'Aristote 
songe  lorsqu'il  dit  qu'un  corps  se  meut  d'autant  plus  qu'il  est 
plus  loin  du  centre  ;  là,  en  effet,  se  trouve,  pour  le  Philosophe, 
la  raison  des  propriétés  du  levier. 

En  son  livre  peu  ordonné  sur  Les  Mécaniques,  Héron 
d'Alexandrie  reproduit  s  avec  de  sérieuses  variantes,  plusieurs 
des  Questions  mécaniques  d'Aristote  ;  en  particulier,  les  Questions 
que  nous  venons  de  citer  sont  reprises  par  Héron  3;  voici  la 
forme  qu'il  leur  donne  : 

((  Question  7. —  Pourquoi  rompt-on  plus  vite  un  bâton  quand 
on  l'appuie  sur  le  genou  en  son  milieu?  —  Parce  que,  lors- 
qu'on place  le  genou  en  deçà  de  la  moitié,  l'une  des  deux 
portions  du  bâton  étant  plus  longue  que  l'autre,  il  constitue 
une  sorte  de  fléau  partagé  en  deux  segments  inégaux,  et  la 
main  la  plus  éloignée  du  genou  l'emporte  sur  la  plus  rappro- 


1.  Les  Mécaniques  ou  VÉiévateur  de  Héron  d'Alexandrie,  publiées  pour  la  première 
fois  sur  la  version  arubc  de  Qostà  ibn  Lûkà  et  traduites  en  français  par  M.  le  baron 
Carra  de  Vaux.  Extrait  du  Journal  Asiatique.  Paris,  iSg.'j.  Livre  H,  section  iV. 

2.  Héron  d'Alexandrie,  loc.  cit.,  p.  i40-i^j7.  Questions  7  et  8. 


La    SCIENTIA    de    PONDERIBiJS    ET    LÉONARD    DE    VINCt  29 1 

chée;  les  mains  ne  peuvent  résister  l'une  à  l'autre  que  si  elles 
se  trouvent  ensemble  aux  extrémités  du  bâton  à  des  distances 
égales  du  point  d'appui.  » 

((  Question  8.  —  Pourquoi  un  bâton  est-il  d'autant  plus  faible 
qu'il  est  plus  long,  et  d'autant  plus  flexible  qu'il  s'amincit 
davantage  aux  extrémités?  —  Parce  que  le  bâton  long  subit 
l'action  de  forces  multiples  réparties  entre  ses  différents  seg- 
ments, et  dont  la  somme  l'emporte  sur  la  résistance  de  la 
partie  fixe  par  laquelle  il  est  soutenu.  Il  se  produit  ici  la  même 
chose  que  dans  le  cas  d'un  bâton  court  au  bout  duquel  on  sus- 
pend quelque  chose  qui  tend  à  l'abaisser.  L'accroissement  de 
longueur  du  bâton  joue  le  même  rôle  que  ce  poids  qui  appuie 
sur  le  bâton  court.  Le  bâton  long  supporte  de  lui-même,  du 
fait  de  sa  longueur,  la  même  action  que  le  bâton  court  au  bout 
duquel  on  pend  un  corps  lourd.  » 

Les  modifications  apportées  par  Héron  au  texte  d'Aristote  ne 
sont  point  sans  intérêt.  Plus  formellement  que  le  Stagirite,  il 
fait  appel,  en  la  première  question,  à  la  théorie  du  levier;  mais 
ce  qu'il  demande  à  cette  théorie  est  vraiment  de  son  ressort. 
En  la  seconde  question,  au  contraire,  il  ne  demande  plus  aux 
lois  du  levier  de  résoudre  un  problème  d'élasticité.  Il  a  donc 
purifié  le  commentaire  de  ces  deux  questions  en  éliminant 
les  erreurs  commises  par  la  Mécanique  trop  imparfaite  du 
Philosophe. 

La  onzième  proposition  que  YAuctor  de  ponderibus  déve- 
loppe en  son  quatrième  livre  est  ainsi  formulée  :  u  C'est  par  le 
milieu  que  se  déprime  le  plus  vite  ce  qui  est  soutenu  par  les  extré- 
mités; il  se  déprime  davantage  encore  s'il  reçoit  une  impulsion,  et 
cela  selon  la  forme  et  la  masse  de  l'objet  qui  le  presse.  » 

Nous  ne  reproduirons  pas  le  commentaire  assez  long  qui 
accompagne  cette  proposition;  nous  nous  contenterons  de 
dire  que  l'auteur  assimile  chacun  des  deux  supports  au  point 
d'appui  d'un  levier,  et  qu'il  regarde  le  milieu  de  l'objet  soutenu 
comme  la  partie  la  plus  pesante,  parce  qu'elle  est  la  plus 
éloignée  de  chacun  des  deux  points  d'appui.  Il  explicite  donc 
l'idée  erronée  que  le  texte  d'Aristote  contenait  implicitement 
et  que  Héron  d'Alexandrie  avait  su  éviter. 


293  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

Le  même  auteur  énonce  ainsi  sa  douzième  proposition  : 
((  Lorsque  le  milieu  d'un  objet  est  maintenu  fixe,  ce  sont  les  extré- 
mités qui  se  courbent  le  plus  aisément.  » 

Au  cours  des  considérations  qui  accompagnent  cette  propo- 
sition, voici  ce  que  nous  lisons  :  a  Plus  l'objet  considéré  est 
long,  plus  ses  extrémités  sont  aisées  à  courber  ;  c'est  pour  la 
même  raison  qu'en  une  balance,  les  charges  sont  d'autant  plus 
pesantes  qu'elles  sont  plus  éloignées  du  centre,  attendu 
qu'elles  décrivent  des  arcs  plus  grands.  »  Il  est  impossible  de 
résumer  plus  fidèlement  l'opinion  qu'Aristole  avait  émise  dans 
les  deux  Questions  mécaniques  que  nous  avons  citées. 

Les  deux  propositions  que  nous  venons  d'étudier  sont,  dans 
les  écrits  de  Léonard,  l'origine  de  développements  importants; 
elles  renferment,  en  particulier,  le  germe  de  ce  qu'il  dira 
touchant  la  résistance  des  matériaux. 

Tout  ce  qu'il  va  dire,  il  le  rattachera  à  ce  principe  que  nous 
lui  avons  entendu  formuler  à  propos  du  levier  ou  du  treuil  : 
«La  chose  qui  est  plus  éloignée  de  son  point  d'appui  est 
moins  soutenue  par  lui.  » 

Dès  le  moment  où  il  écrivait  ses  réflexions  sur  les  feuillets 
du  Codice  Trivulzio,  nous  le  voyons  appliquer  ce  principe  »  à  la 
flexion  des  corps  fixés  par  leurs  extrémités,  comme  son  Pré- 
curseur l'avait  fait  en  la  première  des  deux  propositions 
ci-dessus  étudiées.  Il  dessine  une  voile  gonflée  par  le  vent  et, 
à  côté  de  ce  dessin,  il  écrit  :  a  Cette  partie  de  la  voile  qui  sera 
plus  lointaine  de  son  soutien  cédera  davantage  au  vent,  son 
moteur.  0 

La  même  pensée,  reprise  sous  diverses  formes,  se  lit  au 
cahier  A,  qui  est  en  quelque  sorte  la  suite  du  Codice  Tri- 
vulzio : 

«De  V endroit  le  plus  faible  de  la  chose  qui  plie'.  —  Si  un 
corps  a  une  grosseur  uniforme,  la  partie  la  plus  éloignée  des 
extrémités  se  pliera  avec  plus  de  facilité  qu'aucune  autre.  » 

((  De  la  disposition  de  la  chose  pliée.  —  Si  tu  veux  plier  deux 


I.  Léonard  de  Vinci,  Codice  Trivulzio,  i'ol.  33,  recto  (05). 

■2.  Les  maimscrils  de   Léonard  de  Vinci.   Ms.  A  de  la  Bibliollièquc  de   l'Inslilul, 
ioL  33,  recto. 


LA    SGlEiNTlA    DE    POXDERIRUS    ET    LEONARD    DE    VINCI  298 

choses  d'égal  poids,  tu  plieras  la  plus  longue  avec  une  moindre 
force  que  la  plus  courte.  » 

((  Se  souvenir  de  faire  cette  expérience.  — Expérimente,  si  un 
bois  mince,  suspendu  en  travers  par  ses  extrémités  sur  deux 
supports,  porte  lo  livres,  ce  que  portera  une  poutre  de  mêmes 
proportions.  Assure-toi  si  la  règle  de  trois  est  applicable,  car 
l'expérience  fait  bonne  règle.  » 

((  Dans  toute  chose  suspendue',  apte  à  ployer,  et  de  grosseur 
et  de  matière  uniformes,  la  partie  qui  sera  la  plus  éloignée  des 
supports  sera  celle  qui  s'abaissera  le  plus.  » 

Après  avoir  étudié  la  flexion  d'une  tige  supportée  par  ses 
deux  extrémités,  le  Précurseur  de  Léonard,  à  l'imitation 
d'Arislote,  a  étudié  la  flexion  d'une  tige  fixée  en  son  milieu.  Il 
revient  évidemment  au  même  d'étudier  la  flexion  d'une  tige 
dont  une  extrémité  est  encastrée,  tandis  que  l'autre  extrémité 
demeure  libre.  C'est  sous  cette  forme  que  Léonard  aborde 
le  problème,  et  il  en  demande  toujours  la  solution  au  même 
principe. 

Il  dessines  par  exemple,  deux  bâtons  de  même  grosseur, 
mais  de  longueurs  inégales,  qui  sont  encastrés  dans  un  mur 
par  une  de  leurs  extrémités;  l'autre  extrémité,  libre,  porte  un 
poids.  Ce  dessin  est  accompagné  du  commentaire  que  voici  : 

((Si  une  lance  de  deux  brasses  porte  loo  livres 3,  une  brasse 
de  bâton  de  la  même  grosseur  en  portera  200.  En  effet,  autant 
le  bâton  court  entre  dans  le  long,  autant  de  fois  il  soutient 
plus  de  poids  que  le  long.  » 

Le  principe  formulé  au  Codice  Trivalzio  :  ((  La  chose  qui  est 
plus  éloignée  de  son  point  d'appui  est  moins  soutenue  par 
lui,  »  inspire  à  Léonard  tout  ce  qu'il  écrit  sur  la  résistance  des 
arcs  et  des  voûtes.  Cette  théorie  de  la  solidité  des  arcs,  qui 
fait  l'objet  de  mainte  réflexion  consignée  au  cahier  A,  nous 
la  saisissons  à  l'état  naissant  en  une  courte  note  du  Codice 
Trivulzio-K 


1.  Léonard  de  Vinci,  ms.  cit.,  fol.  47,  verso. 

2.  Léonard  de  Vinci,  ms.  cit.,  foL  49,  recto. 

o.  Par  un  lapsus  évident,  Léonard  u  écrit  :  10  livres. 
4.  Léonard  de  Vinci,  Codice  Trivulcio,  fol.  i?f),  recto  (28). 


294  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

Un  croquis  nous  montre  (fig.  7)  une  même  charge  placée 
successivement  à  l'extrémité  d'un  support  vertical,  au  sommet 
d'un  arc  ogival,  enfin  sur  la  clef  de  voûte  d'un  arc  en  plein 

cintre;  à  côté  de  ce  croquis, 
\^         (^  J    l_  se  trouve  cette  courte  phrase, 

corollaire  immédiat  du  prin- 
cipe que  nous  venons  de  rap- 
peler :  ((  La  ligne  qui  est  la  plus 
Ficx.  7.  droite  est  celle  qui  résiste  le 

plus.  » 
Le  principe  dont,  assurément,  celte  conséquence  a  été 
déduite,  justifie  aussi  cette  conclusion,  qui  paraît  bien,  d'ail- 
leurs, être  impliquée  dans  le  passage  que  nous  venons  de 
citer  :  Si  l'on  réduit  par  la  pensée  le  support  vertical  à  une 
simple  droite  et  la  charge  à  un  point  pesant,  la  résistance  de 
ce  support  sera  infinie. 

Cette  conclusion,  Léonard  la  formule  à  plusieurs  reprises 
au  cahier  A  : 

«  Si  tu  charges!  un  support  placé  en  ligne  perpendiculaire, 
de  telle  façon  que  le  centre  de  ce  support  soit  sous  le  centre 
du  poids,  il  s'enfoncera  plus  vite  qu'il  ne  ploiera,  parce  que 
toutes  les  parties  du  poids  correspondent  aux  parties  de  la 
résistance.  //  est  impossible  que  le  support  qui  a  son  centre  placé 
sous  le  centre  du  poids  superposé  par  ligne  perpendiculaire  se 
puisse  jamais  ployer,  mais  d'abord  il  poussera  sous  terre  sa  base.)) 
«  De  la  pression  dupoidsK  —  11  est  impossible  qu'un  support 
de  grosseur  et  de  force  uniformes,  étant  chargé  debout  d'un 
poids  équidistant  à  son  centre,  puisse  jamais  se  tordre  et  se 
rompre,  mais  il  pourra  bien  s'enfoncer;  mais  si  le  poids  en 
excès  se  trouve  placé  plus  sur  une  partie  du  support  que  sur 
l'autre,  le  support  se  ploiera  du  côté  oii  il  se  trouvera  le  plus 
pressé  par  la  plus  grande  charge,  et  cassera  au  milieu  de  la 
partie  opposée,  c'est-à-dire  dans  cette  partie  qui  est  la  plus 
éloignée  des  extrémités.  » 


1.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci.  Vis.  A  de  la  Hibliolhèque  de  l'Instilut, 
fol.  l\5,  verso. 

2.  Léonard  de  Vinci,  ms.  cit.,  foL  3,  verso. 


LA    SCIENTIA    DE    PONDERIBUS    ET    LÉONARD    DE    VINCI  SqS 

Nous  n'insisterons  pas  sur  les  diverses  remarques  et  sur  les 
nombreux  croquis,  relatifs  à  la  solidité  des  arcs  et  des  voûtes, 
que  renferme  le  cahier  A;  en  une  autre  étude',  nous  en  avons 
déjà  touché  un  mot,  et  nous  avons  signalé  comment  les 
pensées  émises  à  ce  sujet  par  Léonard  se  retrouvaient  dans  les 
In  mechanica  Aristotelis  prohlemata  exercitationes  de  Bernardino 
Baldi. 

Nous  n'avons  pas  épuisé  toutes  les  réflexions  auxquelles  le 
grand  peintre  s'est  livré  touchant  la  résistance  des  matériaux, 
et  celles  qui  nous  restent  à  analyser  sont  d'une  singulière 
importance. 

Elles  concernent  la  répartition  des  efforts  exercés  par  une 
charge  sur  les  appuis  qui  la  soutiennent. 

Pour  en  trouver  la  source,  il  nous  faut  encore  remonter 
jusqu'aux  Questions  mécaniques  d'Aristote. 

En  sa  trentième  Question,  Aristote  se  demande:  a  Pourquoi 
deux  hommes  qui  portent  un  poids  suspendu  à  une  perche  n'éprou- 
vent pas  une  égale  pression.  » 

A  cette  question,  il  répond  que  ces  deux  hommes  ne  res- 
sentent point  une  charge  égale,  à  moins  que  le  poids  ne  se 
trouve  pendu  au  milieu  de  la  perche;  hors  ce  cas,  le  porteur 
qui  est  plus  voisin  du  poids  se  trouve  plus  chargé.  «  N'est-ce 
pas,  »  ajoute  le  Philosophe,  «parce  que  la  perche  joue  le  rôle 
d'un  levier  dont  le  fardeau  serait  le  point  d'appui.^  Des  deux 
portefaix,  celui  qui  est  le  plus  voisin  du  poids  peut  être 
regardé  comme  la  résistance,  tandis  que  l'autre  est  la  puis- 
sance; plus  celui-ci  est  distant  du  fardeau,  plus  il  a  de  facilité 
à  mouvoir,  et  plus  il  presse  l'autre  porteur,  tandis  que  la 
charge  résiste  à  la  façon  d'un  point  d'appui.  » 

La  théorie  du  levier  est  propre,  en  effet,  à  fournir  la  solution 
de  la  question  posée,  mais  il  la  faut  appliquer  tout  autrement 
qu'Aristote  ne  l'a  fait.  Si  l'on  veut  déterminer  l'effort  que 
donne  un  des  porteurs  et,  partant,  la  charge  qu'il  ressent,  on 
doit  l'assimiler  à  la  puissance  qui  agit  sur  un  levier  dont  le 
point  d'appui  est  l'épaule  de  l'autre  porteur,  tandis  que  le  faix 

î.  Vide  supra  :  III,  Léonard  de  Vinci  et  Bernardino  Baldi,  JII,  pp.  106-108. 


296  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

suspendu  représente  la  résistance.  Cette  solution  exacte  con- 
duit, d'ailleurs,  pour  le  rapport  des  charges  éprouvées  par  les 
deux  portefaix,  à  la  même  valeur  que  la  solution  incorrecte  du 
Stagirite;  ces  charges  sont  entre  elles  comme  les  distances  des 
épaules  des  porteurs  au  point  de  suspension  du  fardeau. 

Les  Questions  mécaniques  d'Aristote  ont  été  connues  par 
divers  mécaniciens  de  l'Antiquité,  parmi  lesquels  il  convient 
de  citer  Vitruve;  au  dixième  livre  de  son  Architecture^,  il 
consacre  tout  un  chapitre  ^  à  exposer  quelques-unes  des  Ques- 
tions mécaniques. 

C'est  en  ce  chapitre  que  nous  lisons  ^  ce  qui  suit  : 

((  Lorsque  les  portefaix  six  à  six,  ou  quatre  à  quatre  veulent 
soulever  de  lourds  fardeaux,  ils  mesurent  les  hastons  dont  ils 
se  servent  pour  cela,  et  font  en  sorte  que  le  centre  qui  doit 
porter,  soit  au  milieu,  afin  de  partager  la  charge  également 
sur  les  épaules  de  chacun.  Pour  cet  effet,  il  y  a  des  chevilles  de 
fer  au  milieu  de  leurs  basions,  pour  empescher  que  les  cour- 
royes  qui  portent  le  fardeau  ne  glissent  d'un  costé  ou  d'autre. 
Or  quand  le  fardeau  s'éloigne  du  centre,  il  pèse  sur  celuy  des 
porteurs  vers  lequel  il  a  coulé,  de  mesme  que  lorsqu'on  fait 
aller  le  poids  et  l'anneau  d'une  romaine  vers  son  extrémité...  » 

((  Il  en  est  de  mesme  des  basions  à  porter...  lorsque  les  cour- 
royes  ne  sont  pas  au  milieu,  et  qu'il  y  a  une  partie  du  baston 
plus  longue  et  une  autre  pltis  courte,  sçavoir  celle  vers  laquelle 
la  courroye  a  coulé;  car  cela  estant  ainsi,  si  Ton  fait  tourner 
le  baston  sur  l'endroit  où  est  la  courroye,  qui  est  le  centre,  la 
partie  la  plus  longue  décrira  par  son  extrémité  un  plus  grand 
cercle,  et  la  plus  courte  un  plus  petit;  et  ainsi  de  mesme  que 
les  petites  roues  ont  plus  de  peine  à  rouler,  les  basions... 
pèsent  davantage  du  costé  où  est  l'intervalle  plus  court  depuis 
le  centre  jusqu'à   l'extrémité,    et   au  contraire   ils   soulagent 

1.  Les  dix  livres  d'Architecture  de  Vitruve,  corrigez  et  traduits  nouvellement  en 
François,  avec  des  notes  et  des  figures.  Seconde  édition  revevië,  corrigée  et  augmen- 
tée. Par  M.  Perrault  de  l'Académie  Royalle  des  Sciences,  Docteur  en  Médecine  de  la 
Faculté  de  Paris.  A  Paris,  chez  Jean- Baptiste  Coignard,  Imprimeur  ordinaire  du 
Roy,  rue  S.  Jacques,  à  la  Bible  d'Or.  MDCLXXXIV. 

2.  Chapitre  VIII,  De  la  force  que  la  ligne  droite  et  la  circulaire  ont  dans  les  nuiffiines 
pour  porter  les  fardeaux. 

3.  Vitruve,  loc.  cit.,  p.  3ii. 


LA    SCIENTIA    DE    PONDERIBUS    ET    LEONARD    DE    VINCI  297 

d'autant  ceux  qui  les  portent,  qu'il  y  a  un  plus  long  espace 
depuis  le  centre  jusqu'à  l'extrémité.  » 

Vitruve  a  paraphrasé  le  raisonnement  d'Aristote;  mais,  à 
coup  sûr,  il  ne  l'a  point  amélioré. 

Nous  avons  vu  que  Héron  d'Alexandrie  avait,  lui  aussi, 
reproduit  quelques-unes  des  Questions  mécaniques  d'Aristote, 
mais,  parfois,  en  les  modifiant  et  en  les  améliorant  d'une 
manière  sensible.  De  ces  Questions,  aucune  n'a  plus  vivement 
et  plus  longuement  sollicité  son  attention  que  celle  dont  nous 
nous  occupons  en  ce  moment.  Le  premier,  il  a  vu  les  liens 
qui  l'unissaient  à  certains  problèmes  qui  se  posent  en  l'étude 
de  la  résistance  des  matériaux.  Plus  exactement,  il  est  le 
premier  des  géomètres  anciens  dont  les  remarques  sur  ce  sujet 
nous  soient  parvenues;  car,  si  nous  l'en  croyons,  ces  remar- 
ques ne  font  que  résumer  un  ouvrage  d'Archimède,  aujour- 
d'hui perdu.  Voici  comment  débute  le  passage  ^  du  livre  de 
Héron  auquel  nous  faisons  allusion  : 

«  Il  est  nécessaire  d'expliquer  comment  on  soutient,  com- 
ment on  porte  et  transporte  les  corps  graves,  avec  les  dévelop- 
pements convenables  pour  une  introduction.  Archimède  a 
traité  cette  matière  avec  un  art  très  sûr  dans  son  livre  appelé 
Livre  des  supports;  pour  nous,  nous  établirons  ce  qu'on  a 
besoin  d'en  connaître  pour  d'autres  objets,  et  nous  ferons 
usage  de  ces  résultats,  dans  la  mesure  qui  peut  convenir  aux 
étudiants.  Voici  la  voie  que  nous  suivrons  : 

»  Soient  des  colonnes  en  nombre  quelconque  ;  elles  suppor- 
tent des  poutres  transversales  ou  une  paroi,  posées  sur  elles 
dans  des  situations  identiques  ou  diverses,  dépassant  par  l'une 
de  leurs  extrémités  ou  par  les  deux  ensemble,  et  ces  colonnes 
sont  également  ou  inégalement  distancées;  nous  voulons 
connaître  quelle  portion  du  poids  supporte  chacune  d'elles. 
Un  exemple  semblable  est  offert  par  ce  cas  :  Une  longue 
poutre,  partout  de  même  poids,  est  portée  par  des  hommes 
également  espacés  sur  sa  longueur  et  entre  ses  extrémités; 


I .  Les  Mécaniques  ou  l'Élévateur  de  Héron  d'Alexandrie,  publiées  pour  la  première 
fois  sur  la  version  arabe  de  Qostà  ibn  Lûkà  et  traduites  en  français  par  M.  le  baron 
Carra  de  Vaux.  Extrait  du  Journal  Asiatique.  Paris,  i8q4.  Livre  I,  section  VI,  p.  77. 


298  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

elle  dépasse  par  l'une  de  ses  extrémités  ou  par  les  deux 
ensemble.  Nous  voulons  connaître  quelle  portion  de  son  poids 
chaque  homme  supporte.  Le  problème  est  le  même  dans  les 
deux  cas.  » 

Si  la  poutre  n'est  portée  que  par  deux  manœuvres,  le  pro- 
blème ainsi  énoncé  se  ramène  aussitôt  à  celui  qu'Aristole  a 
considéré;  la  poutre  peut  être  traitée  comme  une  tige  sans 
poids,  à  condition  que  l'on  suspende  en  son  centre  de  gravité 
une  charge  égale  à  son  poids;  la  loi  du  levier  fournit  alors  la 
solution  demandée. 

Lorsque  le  nombre  des  porteurs  excède  deux,  la  question  se 
complique  étrangement;  la  Mécanique  des  solides  invariables 
est  alors  impuissante  à  déterminer  la  charge  qui  presse 
l'épaule  de  chaque  portefaix  ;  pour  que  le  problème  devienne 
une  question  définie,  il  faut  que  l'on  tienne  compte  des  flexions 
de  la  poutre,  et  la  question  ressortit  alors  à  la  théorie  de 
l'élasticité. 

Naturellement,  Héron  n'a  point  soupçonné  cette  complica- 
tion du  problème  qu'il  avait  énoncé;  naturellement  aussi,  la 
solution  qu'il  en  a  proposée  est  tout  à  fait  insuffisante;  il  n'y  a 
pas  lieu  de  la  rapporter  ici. 

Après  avoir  donné  cette  solution.  Héron  d'Alexandrie  aborde 
le  problème  même  qui  avait  sollicité  l'attention  d'Aristote; 

voici  ce  qu'il  en  dit  : 
P  «  Soit  un  corps  a  g  (fig.  8),  égal  aussi 

et  de  même  poids  dans  toutes  ses  parties  ; 
il  repose  sur  des  supports  dressés  dans 
des  conditions  identiques  a  y  et  ^l.  H  est 
clair  que  sur  chacun  des  supports  pèse  la 
Fig.  8.  moitié  du  poids  a  p.  Suspendons  un  poids 

à  ap,  au  point  s;  si  le  point  s  divise  a|3 
par  moitiés,  il  est  évident  que  chacun  des  deux  pieds  supporte 
une  moitié  du  poids  a  p,  plus  une  moitié  du  poids  suspendu 
au  point  e  ou  chargé  en  ce  point.  Si  le  point  s  ne  divise  pas 
ag  en  deux  parties  égales,  divisons  le  poids  suspendu  en  deux 

I.  Héron  d'Alexandrie,  loc.  cit.,  p.  86. 


6 


LA    SCIENTIA    DE    POjNDERIBUS    ET    LEONARD    DE    VINCI  399 

portions  dans  le  rapport  —  ;  le  poids  de  la  portion  propor- 
tionnelle à  £  (3  pèsera  sur  a  y  et  celui  de  la  portion  propor- 
tionnelle à  as  pèsera  sur  g 3.  De  plus,  chacun  des  deux  poids 
supporte  la  moitié  de  a  g.  » 

La  règle  que  Héron  propose  pour  répartir  la  charge  entre  les 
deux  appuis  est  celle  qu'Aristote  avait  formulée;  cette  règle, 
Aristote  y  était  parvenu  par  un  raisonnement  inexact;  Héron 
se  contente  de  la  poser  sans  songer  aucunement  à  la  justifier. 

Le  Précurseur  de  Léonard  de  Vinci  va  faire  de  cette  même 
règle  la  conclusion  d'une  déduction  logique. 

En  effet,  il  s'est  préoccupé,  lui  aussi,  du  problème  qui  a 
sollicité  les  efforts  d'Aristote,  de  Vitruve  et  de  Héron  d'Alexan- 
drie; il  le  prend  pour  objet  de  la  proposition  qui  clôt  son 
troisième  livre.  Voici  cette  proposition  et  la  démonstration, 
aussi  brève  que  correcte,  qui  l'accompagne  : 

((  Le  poids  qui  n'est  point  suspendu  au  milieu  alourdit  la  plus 
courte  partie  dans  le  rapport  de  la  partie  la  plus  longue  à  cette 
partie  plus  courtes  n 

((  Soient  E  (flg.  9)  le  poids  suspendu  et  ABC  ce  qui  le  soutient; 

divisons  E  en  deux  parties  D  et  F,  de 

\  '^  A  B  G 

telle  sorte  que  D  soit  à  F  dans  le  même 
rapport  que  AB  à  BC.  Si  nous  suspen- 
dons D  au  point  C  et  F  au  point  A, 
chacun  d'eux  aura  même  pesanteur  que       Ç\      (     ^  Q 

le  poids  E,   pourvu   que  l'on   regarde         f         e  ^ 

l'autre  extrémité  comme  jouant  le  rôle  p^^ 

de  point  d'appui  du  levier.  Donc,  pour 

ceux  qui  portent,  en  A  et  G,  le  poids  E,  suspendu  en  B,  la 
pesanteur  en  A  sera  à  la  pesanteur  en  G  comme  GB  est  à  BA.» 
Ge  court  passage  mérite  grandement,  par  lui-même,  d'attirer 
l'attention  de  l'historien  des  sciences;  pour  la  première  fois, 
en  effet,   depuis  que  les  hommes  s'occupent  de  Mécanique, 

1.  Nous  trouvons  ici  un  saisissant  exemple  des  déformations  que  l'édition  de 
Curtius  Trojanus  a  fait  subir  à  la  pensée  de  VAuctor  de  ponderibus.  Celui  ci  avait 
énoncé  sa  proposition  en  ces  termes  :  «  Pondus  non  in  medlo  dependens  breviorem  parteni 
secundum  proportionem  longioris  ad  ipsam.  graviorem  reddit.  »  Le  Jordanl  opusculum  de 
ponderositate,  en  sa  Quœstio  vigesima-octava,  lui  fait  dire  :  «Mundus  non  in  medio  descen- 
dens  breviorem  partem  secundum  proportionem  longioris  ad  ipsam  gravitatem  redditur!  n 


3oo 


ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 


une  force  de  liaison  s'y  trouve  déterminée  par  une  méthode 
exacte.  Mais  combien  plus  il  s'imposera  à  notre  souvenir  lors- 
que nous  aurons  salué  les  découvertes  qu'il  va  suggérer  à 
Léonard  ! 

Ce  que  Léonard  de  Vinci  a  pensé  en  lisant  la  proposition 
remarquable  que  nous  venons  de  reproduire,  le  Codice  Trivulzio 
ne  nous  le  dit  pas;  pour  saisir  l'éveil  des  réflexions  du  grand 
peintre,  il  nous  faut  recourir  à  l'un  des  feuillets  ^  que  Libri 
avait  arrachés  aux  cahiers  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut. 
Ce  feuillet  se  trouve  maintenant  en  un  des  deux  cahiers  fac- 
tices, provenant  des  déprédations  de  Libri,  que  conserve  la 
Bibliothèque  nationale  ;  il  appartenait  primitivement  au 
cahier  B,  dont  il  formait  le  94®  feuillet.  Comme  le  cahier  A, 
le  cahier  B  semble  être  bien  souvent  une  suite  naturelle  du 
Codice  Trivulzio. 

Deux  croquis  (Jig.  10)  sont  tracés  côte  à  côte.  En  l'un,  un 


Ô8 


B 


Ô8 


A 


FiG.   10. 


boulet  qui  pèse  8  est  suspendu  à  égale  distance  des  deux 
supports  qui  soutiennent  une  perche;  la  charge  4  est  marquée 
au-dessus  de  chacun  de  ces  supports.  En  l'autre,  le  même 
boulet  est  suspendu  au  point  B  dont  la  distance  à  l'extrémité  A 
de  la  perche  est  triple  de  la  distance  à  l'extrémité  C  ;  un  2 
nous  indique  la  charge  du  support  qui  aboutit  en  A,  et  un  6  la 
charge  du  support  qui  se  trouve  au-dessous  de  C. 

Ces  croquis  sont  accompagnés  du  commentaire  que  voici  : 
«La  même  proportion  qu'a  l'espace  BC  avec  AC,  le  poids 
de  A  l'a  avec  celui  de  C.  » 

«Si  tout  corps  pesant  désire  tomber  au  centre,  l'opposition 


I.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci.  Ms.  2087  (italien)  de  la  Bibliothèque  natio- 
nale, fol.  l\,  verso. 


LA    SCIEÎVTIA    DE    PO]NJ)ERlBUS    ET    LEONARD    DE    VINCI 


3oi 


qui  en  est  la  plus  proche  participe  plus  de  ce  poids.  Et  sache 
qu'autant  BG  entre  par  mesure  en  AG,  autant  de  fois  le 
poids  qui  se  trouve  en  A  entre  dans  le  poids  qui  se  trouve 
en  G;  et  cette  règle  est  générale.» 


M 


Gomment  Léonard  a   découvert  la  loi   de   composition 
des  forces  concourantes. 

Gomme  nous  l'annonce  cette  dernière  phrase,  Léonard  va 
cherchera  généraliser  la  règle  qu'Aristote  a  posée,  que  Vitruve, 
que  Héron  d'Alexandrie,  que  son  Précurseur  ont  suivie. 

De  suite,  il  propose  une  première  généralisation;  le  houlet, 
qui  pèse  toujours  8,  est  suspendu  (fig,  ii)  au  point  de  jonction 


de  deux  poutres  inclinées.  Dans  un  premier  cas,  ces  poutres 
forment,  avec  la  ligne  horizontale  qui  passe  par  leurs  pieds, 
un  triangle  isocèle;  alors,  chacune  d'elles  transmet  au  sol 
une  charge  k.  Dans  un  second  cas,  le  triangle  est  scalène;  la 
verticale  du  point  d'application  divise  la  base  en  parties  dont 
l'une  est  triple  de  l'autre;  les  appuis  pressent  alors  le  sol  comme 
les  poids  2  et  6.  «Bien  que  ces  supports  changent  de  forme, 
écrit  Léonard,  néanmoins  ils  sont  de  la  même  nature  que  ceux* 
ci-dessus.  » 

Gette  généralisation,  fort  inexacte  d'ailleurs,  Léonard  va 
s'efforcer  de  l'étendre  encore  davantage  :  ulngénie-toi,  »  dit-il, 
((à  mettre  le  boulet  entre  deux  cordes.  » 


3o3 


ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VlNCl 


Le  Vinci  s'ingénia  aisément  à  placer  le  boulet  entre  deux 

cordes  ;  nous  en  avons  pour  garant  un  feuillet  du  manuscrit  A  ». 

En  ce  feuillet,  qui  est,  sans  doute,  postérieur  en  date  au 

feuillet  que  nous  venons  d'étudier,  nous  trouvons  le  croquis 

que  reproduit  la  figure  12;  nous  a  oyons  comment  Léonard 

étend  aux  tensions  de  deux  cordes 
qui  soutiennent  un  poids  la  règle 
erronée  qu'il  avait  énoncée  pour 
des    appuis    qui    supportent   une 


charge. 

Auprès  du  croquis  que  nous 
venons  de  reproduire  s'en  trouvent 
plusieurs  autres,  où  nous  voyons 
un  poids  soutenu  par  plusieurs 
cordes  ou  par  plusieurs  poutres; 
à  ces  croquis  sont  jointes  les  li- 
gnes suivantes  : 

((  De  ponderibus .  — Le  poids  atta- 
ché en  haut  et  suspendu  avec  des  cordes  ou  soutenu  par- 
dessous  avec  des  poutres  établies  avec  leurs  extrémités  en 
différentes  situations  donnera  une  partie  de  son  poids  d'autant 
plus  grande  à  un  support  qu'à  un  autre  que  le  point  d'appui 
de  l'un  sera  plus  près  de  la  perpendiculaire  du  centre  du  poids 
que  l'autre  voisin.  » 

La  lecture  d'une  proposition  que  VAuctor  de  ponderibus 
avait  empruntée  aux  Questions  mécaniques  d'Aristote  a  conduit 
Léonard  de  Vinci  à  se  poser  l'un  des  problèmes  les  plus  impor- 
tants de  toute  la  science  de  l'équilibre,  le  problème  de  la  com- 
position des  forces  concourantes. 

De  ce  problème,  la  première  solution  qui  s'est  offerte  à 
l'esprit  du  grand  peintre  est  une  solution  erronée;  cette  solu- 
tion va  retenir  avec  persistance  son  adhésion,  et,  dahs  ses 
notes,  nous  en  retrouverons  maintes  fois  la  formule  ^  Mais  les 


FiG.      12. 


I.  Lei  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci.  Ms.  A  de  la  Bibliothèque  de  riustilul, 
fol.  47,  verso. 

•2.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci.  Ms.  A  de  la  Bibliothèque  de  l'Inslilut, 
fol.  3i,  verso.  —  Ms.  G  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  89,  verso. 


LA    SCIËiVTIA    t)E    PONDERIBUS    ET    LEONARD    DE    VINCI  3o3 

incessantes    méditations  du  Vinci    sur  ce  sujet  contraindront 
enfin  la  vérité  à  se  manifester. 

Ouvrons  le  cahier  que  Venturi  a  marqué  de  la  lettre  E  et 
lisons -le  en  sens  inverse  de  la  pagination.  Nous  sommes 
assurés  que  nous  suivrons  ainsi,  dans  la  partie  de  ce  cahier 
qui  nous  intéresse,  l'ordre  même  des  pensées  de  Léonard  ;  et 
à  qui  en  douterait,  nous  pourrions  en  fournir  des  preuves 
convaincantes. 

A  la  fin  du  verso  du  feuillet  6i,  Léonard,  ne  pouvant 
achever  un  raisonnement,  écrit  :  o  Tourne  le  papier.  »  En  haut 
du  recto  du  même  feuillet,  nous  lisons  :  «  Ici  suit  ce  qui 
manque  derrière  au  pied.  » 

Au  verso  du  feuillet  77,  un  passage  biffé  est  suivi  de  cette 
note,  qui  semble  mise  après  coup  :  u  Ceci  est  mieux  dit  à  la 
troisième  page  après  celle-ci.  »  Or,  c'est  au  recto  du  feuillet  76 
que  nous  trouvons  une  nouvelle  rédaction  du  même  passage, 
précédée  de  ces  mots  :  «  Ici  se  finit  ce  qui  manque  à  la  troi- 
sième page  avant  celle-ci.  » 

Feuilletons  donc  le  cahier  E  en  commençant  par  la  fin;  à 
partir  du  recto  du  feuillet  71,  nous  voyons  Léonard  soucieux 
de  la  composition  des  forces  concourantes  ;  presque  à  chaque 
page,  nous  trouvons  des  réflexions  et  des  dessins  qui  ont  trait 
à  ce  problème;  jusqu'au  feuillet  68  inclusivement,  toutes  ces 
réflexions,  tous  ces  dessins  ne  sont  que  des  variations  sur  un 
thème  unique,  et  ce  thème  est  la  règle  erronée  déjà  formulée 
au  cahier  A. 

Mais  voici  que  l'hésitation  s'empare  de  l'esprit  de  Léonard; 
à  côté  de  cette  règle  erronée,  il  en  entrevoit  une  autre,  qui 
est  la  véritable;  entre  ces  deux  solutions  du  problème  qui  le 
préoccupe,  il  semble  tâtonner. 

La  première  page  où  se  marquent  ces  hésitations  se  trouve 
au  verso  du  feuillet  67.  La  page  presque  entière  est  consacrée 
à  des  énoncés  divers  de  la  règle  incorrecte;  mais  tout  au  bas, 
un  dessin  I  représente  une  poutre  soutenue  par  deux  cordes 
concourantes;  du  centre  de  gravité  de  la  poutre,  qui  se  trouve 

I.  Ce  dessin  et  le  commentaire  qui  l'accompagne  ont  été  reproduits  et  étudiés 
dans  Les  origines  de  la  Statique,  t.  I,  fig.  5o  et  p.  17g. 


3oA  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

dans  la  verticale  du  point  de  suspension,  deux  perpendicu- 
laires sont  abaissées  sur  les  deux  cordes  ;  sans  douie,  Léonard 
a  comparé  les  moments  des  tensions  des  deux  cordes  par 
rapport  au  centre  de  gravité  de  la  poutre. 

Au  verso  du  feuillet  66,  nous  trouvons  des  dessins  analo- 
gues, mêlés  à  des  croquis  relatifs  à  la  règle  que  Léonard  va 
abandonner  ;  au  recto  du  même  feuillet,  le  Vinci  s'efforce  de 
tirer  des  propriétés  des  poulies  la  solution  du  problème  qui  le 
préoccupe. 

Mais  voici  que  la  lumière  se  fait  dans  son  esprit;  il  voit  que 
la  loi  de  composition  des  forces  concourantes  se  peut  tirer 
d'une  théorie  qu'il  possède  pleinement,  la  théorie  du  levier 
coudé.  Il  commence  par  résumer  (fol.  65,  verso)  les  principes 
de  cette  théorie  en  les  mettant  sous  la  forme  qui  va  lui  servir. 
Puis,  par  un  artifice  très  élégant'  (fol.  65,  recto,  et  64,  verso), 
il  résout  l'importante  question  qu'il  avait  posée  en  formulant 
ce  théorème  :  Lorsque  deux  cordes  soutiennent  un  poids,  par 
rapport  à  un  point  pris  sur  l'une  des  deux  cordes,  le  poids  et 
la  tension  de  l'autre  corde  ont  des  moments  égaux  et  de  sens 
contraires.  ^ 

Les  pages  suivantes  (fol.  63,  verso  et  recto;  6i,  verso  et 
recto  ;  6o,  verso  et  recto)  sont  consacrées  à  des  variations  sur 
cette  solution,  dont  la  découverte  suffirait  à  mettre  Léonard  au 
premier  rang  des  mécaniciens.  Nous  avons  vu  que  cette 
découverte  lui  avait  été  suggérée  par  une  proposition  que 
l'École  De  ponderibus  avait  empruntée  aux  Questions  mécaniques 
d'Aristote. 

De  cette  mémorable  découverte  nous  pouvons  fixer  approxi- 
mativement la  date  ;  en  effet,  le  cahier  E,  où  elle  est  consignée, 
nous  apporte  deux  renseignements  propres  à  déterminer  cette 
date.  Au  recto  du  folio  i ,  nous  lisons  cette  mention  :  ((  Je 
partis  de  Milan  pour  Rome  au  jour  24  de  septembre  i5i3  avec 


I.  Nous  avons  étudié  la  solution,  donnée  par  Léonard,  du  problème  de  la  compo- 
sition des  forces  dans  :  Léonard  de  Vinci  et  la  composition  des  forces  concourantes 
{Bibliotkeca  mathematica,  3*  série,  t.  IV,  p.  338,  190/1)  et  dans  Les  origines  de  la  Statique, 
i.  I,  eh.  VIIF,  -2.  Mais,  iaute  d'avoir  vu  que  le  manuscrit  E  devait  être  lu  à  rebours, 
nous  avions  cru  que  Léonard  avait  méconnu  sa  découverte.  Le  lecteur  trouvera  ilans 
CCS  deux  écrits  des  détails  qui  ne  peuvent,  ici,  trouver  place. 


LA    SCIEMIA    DE    PONDERIBUS    ET    LÉOiXARD    DE    VINCI  3o5 

Jean,  François  de  Melzi,  Salaï,  Laurent  et  le  Fanfoia.  »  Le 
recto  du  feuillet  80  nous  présente  cette  autre  indication  : 
((  A  Parme,  à  la  campagne,  au  jour  26  de  septembre  i5i/i.  » 
Si  l'on  observe  que  la  partie  du  cahier  E  comprise  entre  le 
folio  80  et  le  folio  60  renferme  précisément  tous  les  essais  qui 
ont  conduit  Léonard  à  la  loi  de  composition  des  forces  con- 
courantes ;  que,  d'ailleurs,  cette  partie  du  cahier  E  a  sûrement 
été  écrite  en  sens  inverse  de  la  pagination,  nous  voyons  que  la 
grande  découverte  du  Vinci  est  postérieure  au  25  septembre  i5i4 
et  qu'elle  fut  sans  doute  faite  peu  de  temps  après  cette  date. 
Léonard  de  Vinci  avait  alors  soixante -trois  ans. 


VII 


Quelques  problêmes  sur  la  balance  suggérés  au  Vinci 
PAR  SON  Précurseur. 

Parmi  les  propositions  que  VAuctor  de  ponderibus  a  exposées 
en  son  quatrième  livre,  il  n'en  est  aucune  dont  Léonard  ne 
se  soit  emparé  et  à  laquelle  il  n'ait  donné  quelque  développe- 
ment. Des  six  propositions  qui  composent  le  troisième  livre, 
les  deux  dernières  ont  également  servi  au  Vinci,  et  l'une 
d'elles,  la  sixième,  lui  a  fourni  l'occasion  d'une  grande  décou- 
verte; c'est  en  cherchant  à  la  généraliser  qu'il  a  obtenu,  le 
premier,  la  loi  de  composition  des  forces  concourantes. 

Le  grand  peintre  a-t-il  également  connu  les  quatre  premières 
propositions  de  ce  troisième  livre? 

Les  premières  propositions  de  ce  livre  ont  trait  à  la  stabilité 
de  la  balance.  Aristote  avait  déjà  abordé  ce  problème  en  sa 
troisième  Question  mécanique^  ;  la  solution  qu'il  en  avait 
donnée  renfermait  de  graves  erreurs.  Ce  problème  est  égale- 
ment l'un  de  ceux  auxquels  Jordanus  ait  tenté  d'appliquer  la 
notion  de  gravité  secundam  situm;  et  cette  application  n'est 
pas  la  moins  fâcheuse  qu'il  ait  faite  de  ses  principes. 

1.  Cf.  Les  origines  de  la  Statique,  t.  I,  chap.  VI,  2  ;  p.  iio. 

p.    DUHEM  -20 


3o6 


ÉTL'DES    SUR    LEO>ARt>    Î)E    VlNCt 


Au  contraire,  tout  ce  que  le  Précurseur  de  Léonard  a  dit  au 
sujet  de  cette  même  question,  dans  les  trois  théorèmes  par 
lesquels  débute  son  troisième  livre,  est  très  clair  et  très  exact. 
Bornons-nous  à  reproduire  l'énoncé  de  ces  trois  théorèmes  : 

((  Si  le  pivot  autour  duquel  tourne  la  règle  qui  sert  de  fléau  se 
trouve  au-dessus  de  cette  règle,  quels  que  soient  les  poids  suspen- 
dus aux  deux  extrémités,  il  est  impossible  que  la  règle  s'incline 
jusquà  devenir  verticale.  » 

((  Si  l'on  donne  le  rapport  entre  la  distance  du  pivot  au  milieu 
de  la  règle  et  la  longueur  de  la  règle;  si  ton  donne  également  les 
rapports  des  poids  suspendus  au  poids  de  la  règle,  on  connaîtra 
l'angle  de  la  règle  avec  la  verticale.  » 

((  Si,  au  contraire,  le  pivot  se  trouve  au-dessous  de  la  règle,  c'est 
à  peine  s'il  arrivera  que  les  poids  puissent  demeurer  en  équilibre.  » 
Léonard  a-t-il  connu  ces  propositions?  11  est  malaisé  d'en 
douter  ;  au  sujet  de  la  stabilité  de  la  balance,  il  a  dit  ^  des  choses 
fort  exactes;  et  ces  choses,  très  conformes  à  la  théorie  de  son 
Précurseur,  se  trouvent  particulièrement  au  cahier  E,  où  nous 
avons  relevé  déjà  tant  de  traces  du  Liber  de  ponderibus. 

Après  les  trois  théorèmes  consacrés  à  la  stabilité  de  la 
balance,  ce  livre  nous  présente  cette  proposition,  d'allure  para- 
doxale, qui  mérite  de  nous  arrêter 
un  instant  : 

((  Le  fléau  d'une  balance  se  trou- 
vant dans  la  position  horizontale, 
on  peut,  du  côté  que  Von  voudra,  y 
suspendre  un  poids  aussi  grand  que 
Von  voudra,  sans  que  le  fléau  soit 
détourné  de  la  position  horizontale.  » 
Soient,  en  effet,  ABC  (fig.  13) 
le  fléau,  D  le  pivot  autour  duquel 
il  tourne,  et  DE  la  verticale  du 
point  D  ;  pour  remplir  les  condi- 
tions de  l'énoncé,  il  suffit  de  suspendre  au  bras  BH  du  fléau 
le  poids  qu'on  y  veut  attacher,  en  donnant  à  ce  poids  la  forme 


I.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci.    Ms.    E  de  la  Hibliothcque  de  l'Instilul, 
fol.  57,  verso;  loi.  58,  recto;  loi.  5y,  reclo.  Cf.  Les  origines  de  la  Statique,  t.  1,  r-  J^O- 


La    SGlENTlA    DE    PONDERIBUS    ET    LEONARD    DE    VINCI 


007 


d'une  règle  homogène  Z  H,  dont  le  milieu  T  se  trouve  sur  la 
verticale  DE. 

II  ne  paraît  pas  douteux  que  Léonard  ait  connu  cette  propo- 
sition. Voici  un  fragment^  qui  lui  ressemble  fort  : 

«  Si  un  corps  quelconque  (fig.  i^J  de  longue  figure,  de  gros- 
seur et  de  poids  uniformes,  étant  suspendu  à  ses  extrémités 
par  deux  cordes  attachées  aux  extrémités  des  bras  égaux  des 


D 


CD 


Fig.  ik. 


Fig.  ï5. 


CD 


A 


balances,  les  cordes  sont  de  longueurs  différentes,  les  balances 
n'en  resteront  pas  moins  dans  la  ligne  de  l'égalité.  La  raison 
en  est  que  si  tu  tires  perpendiculairement  une  ligne  qui  passe 
sous  le  centre  de  la  balance,  cette  ligne  passera  aussi  par  le 
centre  du  poids  soutenu.  » 

Assurément,  c'est  la  lecture  de  cette  même  proposition  qui  a 
suggéré  au  Vinci  cette  réflexion 2,  inscrite  au  Codice  Trivalzio  : 

((  Tout  poids  fait  la  somme  de  sa  charge  sur  sa  résistance  en 
ligne  perpendiculaire.  Soit,  sur  une  balance,  un  poids  qui  en 
est  fort  distant,  comme  le  montre  ABCD  (flg.  i5),  et  qui  soit 
entièrement  uni  comme  en  la  figure.  Je  dis  que  si  l'on  met  un 
poids  2  sur  G  et  un  poids  3  sur  D,  le  poids  i  en  excès  appa- 
raîtra dans  le  plateau  B  ;  et  je  ramènerai  A  à  l'équilibre  en 
y  mettant  une  livre  de  plus  qu'en  B.  » 

Nous  avons  accoutumé  à  voir  le  cahier  A  prolonger,  en  quel- 
que sorte,  \q  Codice  Trivalzio;  nous  ne  nous  étonnerons  donc 


1.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci.  Ms.  G  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  7,  verso. 

2.  Léonard  de  Vinci,  Codice  Trivulzio,  loi.  3,  verso  (6). 


3o8 


ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VI>'CI 


pas  d'y  lire  la  réflexion  suivante  J,  qui  dépend  évidemment  du 
même  principe  que  la  précédente  : 

«  De ponderibus —  Si  le  clou  AD  (fîg.  16)  est  fiché  sur  Tais 
CD  et  que  AB  pèse  autant  que  BGD,  le  clou  et  l'ais  qui  le 
soutient  seront  en  équilibre,  et  leur  pôle  sera  au  point  G.  » 

Qu'il  existe  un  lien  étroit  entre  cette  réflexion  et  celle  que 
nous  avons  empruntée  au  Codice  Trivalzio,  on  s'en  peut  assurer 


FiG.   iG. 


FiG.    17. 


sans  peine;  il  suffît  de  regarder  le  dessin  que  Léonard  a  tracé, 
sans  aucune  explication,  au-dessous  de  cette  dernière;  ce  des- 
sin (fig.  17)  représente  un  cadre  pesant  en  équilibre  sur  une 
pointe.  Mais  l'équilibre  surprenant  de  ce  clou  et  de  l'ais  qui 
le  soutient  s'expliquait  par  le  théorème  du  polygone  de  sus- 
tentation, auquel  le  Vinci  avait  été  précédemment  conduit 
par  la  lecture  d'Albert  de  Saxe  2;  ainsi,  dans  l'esprit  du  grand 
artiste,  se  soudaient  les  unes  aux  autres  les  pensées  d'origines 
diverses. 

Le  cas  d'équilibre  paradoxal  imaginé  par  Léonard  a  vive- 
ment excité  son  intérêt;  il  y  revient,  en  effet,  et  il  en  combine* 
un  autre  semblable,  dans  le  passage  suivant^  : 

«  Le  poids  uni  qui  est  soutenu  par  le  milieu,  et  dont  le  reste 
est  suspendu,  peut  être  de  n'importe  quelle  forme  étrange,  car 
il  s'établira  toujours  en  équilibre  sur  son  soutien,  et  quelque- 

1.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci.  Ms.  A  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  I,  verso. 

2.  Vide  supra  :  pp.  73  sqq. 

3.  Les  manuscrils  de  Léonard  de  Vinci.  Ms.  A  de  la  Bibliothèque  de  Tlnslitut, 
fol.  33,  verso. 


LA    SGIEiNTIA    DE    PONDERIBUS    ET    LEONARD    DE    VTNGI 


3o9 


fois  les   extrémités  ne  se  trouveront  pas  à  égale  distance  du 
centre  du  poids. 

))  Exemple.  Soit  AB  (Jig.  18)  un  bout  de  règle  qui  pose  seule- 
ment par  l'extrémité  A,  le  reste  étant  suspendu;  c'est  impos- 


FiG.  i8. 

sible  à  faire  si  d'abord  tu  n'attaches  pas  à  cette  règle  le  poids  G 
qui  fasse  un  contrepoids  tel  que  A  reste  au  milieu  entre  G  et  B, 
et  ce  poids  viendra  à  s'arrêter  sur  le  pôle  A. 

»  L'instrument  de  dessous  (Jîg.  19)  est  soumis  à  une  raison 
semblable.  » 

Quel  fut  le  rôle  de  ces  pensées  dans  l'histoire  de  la  Statique  ; 


FiG.  19. 


comment,  plus  ou  moins  défigurées,  elles  passèrent  dans  les 
écrits  de  Gardan  et  du  P.  Mersenne,  nous  l'avons  conté 
ailleurs  ^  et  nous  ne  voulons  point  le  répéter  ici  :  il  nous  suffît 


I.  Les  origines  de  la  Statique,  t.  II,  pp.  loô-iiaet  pp.  126-128. 


3lO  ÉTUDES  SLR  LEONARD  DE  YINCI 

d'avoir  montré  comment  Léonard  les  a  conçues  par  le  rappro- 
chement des  Subtilissiinœ  qiiœstiones  in  lihros  de  Cœlo  et  Mundo, 
composées  par  Maître  Albert  de  Saxe,  et  du  Liber  de  ponderibus 
dont  usaient  les  disciples  de  Jordanus. 


Vin 

Conclusion. 

Parmi  les  propositions  qui  forment  les  deux  derniers  livres 
de  ce  traité  De  ponderibus,  il  n'en  est  presque  aucune  dont  les 
cahiers  de  Léonard  de  Vinci  ne  nous  présentent  la  trace  bien 
nette  et  bien  reconnaissable  ;  à  coup  sûr,  le  grand  peintre 
avait  lu  et  médité  les  livres  III  et  IV  de  ce  traité. 

Avait-il  eu  connaissance  du  livre  II  du  même  ouvrage  ? 

Ce  livre  II  est  consacré  à  des  problèmes  sur  la  balance,  pro- 
blèmes oii  il  est  tenu  compte  du  poids  du  fléau;  les  questions 
posées,  tout  aussi  bien  que  les  procédés  par  lesquels  elles  sont 
résolues,  rappellent  par  plus  d'un  trait  le  petit  écrit  intitulé  : 
De  canonio. 

Les  problèmes  de  ce  genre  ont  souvent  sollicité  l'attention 
de  Léonard  de  Vinci  ^  ;  mais  il  est  malaisé  de  fixer  l'ouvrage 
dont  la  lecture  lui  a  suggéré  ces  questions  ;  le  traité  que  nous 
avons  étudié  au  cours  de  cet  article,  le  De  canonio,  le  Tractatus 
de  ponderibus  de  Maître  Biaise  de  Parme  peuvent  également  les 
lui  avoir  posées. 

En  revanche,  il  est  un  point  qui  nous  semble  hors  de  doute  : 
du  traité  dont  les  derniers  livres  l'ont  si  souvent  inspiré, 
Léonard  n'a  pas  connu  le  premier  livre.  Voici  une  raison, 
entre  beaucoup  d'autres,  qui  nous  semble  capable  de  fixer 
notre  opinion  à  ce  sujet  : 

Feuilletons  les  cahiers  où  nous  avons  relevé  les  traces  fré- 
quentes de  rinflueiice  exercée  sur  Léonard  pai*  le  Iraité  De 
ponderibus   de   son    Précurseur.    La    plupart  d'entre   eux,    les 


1.  Cf.  Les  origines  de  la  Statique,  t.  I,  pp.  i5r)-i5(). 


LA    SGIENTIA.    DE    PONDERIBUS    ET    LÉONARD    DE    VINCI  3ll 

cahiers  A,  G,  E,  M,  H,  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  le 
Codice  sal  volo  degli  uccelli  nous  montrent  le  grand  artiste 
préoccupé  du  problème  du  plan  incliné;  ce  problème,  il 
l'aborde  parles  voies  les  plus  diverses ï;  des  solutions  qu'il 
tente,  les  unes  le  conduisent  à  une  formule  erronée  ;  les  autres, 
par  des  raisonnements  plus  ou  moins  logiques,  lui  donnent 
l'énoncé  d'une  règle  exacte.  Or,  parmi  ces  solutions  nom- 
breuses et  variées,  il  n'en  est  pas  une  seule  où  l'on  puisse 
découvrir  le  moindre  reflet  de  la  méthode,  si  simple  et  si  con- 
vaincante, que  l'auteur  du  De  ponderibus  a  exposée  en  son  pre- 
mier livre;  aucune  note  de  Léonard,  si  courte  soit-elle,  ne  fait 
allusion  à  cette  belle  démonstration.  Le  silence  du  Vinci  à  ce 
sujet  est  d'autant  plus  significatif  que  la  démonstration  dont  il 
s'agit  reposait  sur  la  notion  du  travail  de  la  pesanteur,  qui  fut 
une  de  ses  idées  favorites  ;  qu'elle  procédait  selon  la  méthode 
des  déplacements  virtuels  dont  il  a  fréquemment  usé  ;  qu'elle 
était,  en  un  mot,  admirablement  propre  à  ravir  son  suffrage  s'il 
l'eût  connu. 

Les  notes  du  Vinci,  d'ailleurs,  ne  portent  pas  davantage  la 
trace  du  procédé  si  élégant  par  lequel  l'auteur  du  De  ponderibus 
a  établi  la  condition  d'équilibre  du  levier  coudé.  Tout  semble 
donc  indiquer  que  Léonard  a  ignoré  le  premier  livre  du  traité 
composé  par  le  disciple  de  Jordanus. 

Au  contraire,  il  semble  avoir  bien  connu  les  doctrines 
mêmes  de  Jordanus  de  Nemore;  il  en  a  donné  une  critique  très 
ingénieuses 

Les  résultats  auxquels  nous  a  conduits  la  comparaison  des 
notes  de  Léonard  avec  le  traité  De  ponderibus  semblent  surpre- 
nants ;  ils  seraient  incompréhensibles  si  tous  les  manuscrits  de 
ce  traité  étaient  composés  comme  ceux  que  nous  avons  eus 
en  main,  comme  celui  que  Tartaglia  a  plagié  et  dont  Gurtius 

1.  CL  Les  origines  de  la  statique,  i.l,  -pp.  26-33  et  pp.  182-198. 

2.  Cf. Les  origines  de  laStatique,  t.  I,  pp.  iGS-iGg.  L'Académie  royale  de  Venise  pos- 
sède la  première  page  d'un  traité  sur  la  Mécanique  écrit  par  Léonard,  traité  dont  tout 
le  reste  est  perdu.  En  cette  page,  on  lit  cet  énoncé  :  «  Un  grave  se  montre  d'autant  plus 
grande  pesanteur  qu'il  se  meut  par  une  ligne  plus  voisine  de  la  verticale,  n  C'est  la  traduction 
textuelle  du  principe  de  Jordanus  :  «  Graviusesse  indescendcndo  quanto  ejusdem  motus 
ad  médium  rectior.y^  [V.  Uzielli,  Eicerche  su  Leonardo  da  Vinci,  Série  II,  Roma,  1884. 
—  Giovanni  Vailati, /i  prmc/pio  dei  lavori  virtuali  da  Aristotele  a  Erone  d'Alessandria 
{Accademia  reale  délie  Scienze  di  Torino,  anno  1896-1897).] 


3l2 


ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINGT 


Trojanus  a  donné  une  édition  si  fautive.  Mais  il  est  des  textes 
dont  la  composition  est  différente.  M.  Axel  Anthon  Bjôrnbo  en 
a  signalé  I  un  que  renferme  le  manuscrit  n"  3io2  de  la  Biblio- 
thèque du  Vatican;  en  ce  codex,  on  trouve  tout  d'abord  les 
neuf  propositions  des  Elemenia  de  Jordanus,  puis  les  quatre 
propositions  du  De  canonio;  ces  treize  propositions  sont  suivies 
des  trois  derniers  livres  du  traité  De  ponderibas  qui  nous  a 
constamment  occupé  en  cet  article.  Tout  ce  que  nous  avons 
dit  au  sujet  des  emprunts  faits  par  Léonard  à  la  Scientia  de 
ponderibus  devient  fort  aisé  à  comprendre  si  le  manuscrit 
étudié  par  le  grand  peintre  se  trouvait  composé  comme  celui 
qu'a  décrit  M.  Bjornbô. 

Il  est  donc  possible,  au  traité  De  ponderibus  que  nous  avons 
étudié,  de  supprimer  le  premier  livre  et  de  le  remplacer  par  le 
traité  de  Jordanus  ;  c'est  assez  dire  qu'entre  le  premier  livre  et 
les  trois  derniers,  le  lien  est  des  plus  lâches.  Rien  de  plus  aisé, 
en  effet,  que  de  briser  ce  lien.  Aucune  des  démonstrations 
exposées  aux  trois  derniers  liVres  n'invoque  explicitement  une 
proposition  du  premier  livre.  Il  y  a  plus  :  les  deux  notions  qui 
jouent,  au  premier  livre,  un  rôle  essentiel,  la  notion  de  gravité 
secundam  situm  et  la  notion  de  travail  de  la  pesanteur,  n'appa- 
raissent aucunement  aux  trois  derniers  livres.  Visiblement, 
le  premier  livre,  d'une  part,  et  les  trois  derniers  livres,  d'autre 
part,  forment  deux  ouvrages  distincts,  fort  artificiellement 
réunis  l'un  à  l'autre.' 

Que  pouvons-nous  dire  touchant  l'origine  de  chacun  de  ces 
ouvrages  ?j 

En  celui  qui  forme  les  trois  derniers  livres  du  traité  De  pon- 
deribus, l'influence  de  la  science  grecque  se  marque  avec  évi- 
dence. Bon  nombre  de  questions  examinées  en  cet  ouvrage 
sont  empruntées  aux  Mrf/avr/.à  7upo6X7^[j.a-a  d'Aristote.  La  forme 
sous  laquelle  la  théorie  des  moments  est  présentée  a  la  plus 
grande  analogie  avec  celle  que  lui  donne  Héron  d'Alexandrie 
en  son  livre  sur  r Élévateur. 

I.  Axel  Anthon  lîjornbo,  Stadien  iiber  Menelaos'  Spharih.  Beitriige  ziir  Geschirhte 
der  Spharik  und  Trigonométrie  der  Griechcn  (Abhandlangen  :ur  Gesrliichte  der  malliema- 
tischen  Wissenschaften  mit  Einschluss  ihrer  Anwendungen,  l)Cf>rrmdet  vonMoritzCanlor. 
XlVif*  Ilert,  S.  1/17;  1902). 


LA    SGIENTIV    DE    PO>fDERIBUS    ET    LEONARD    DE    VINCI  3l3 

Un  autre  caractère  permet  de  reconnaître  l'origine  Iiellé- 
nique  de  cette  partie  du  traité.  En  la  figure  i3,  nous  avons  vu 
les  lettres  se  succéder  dans  l'ordre 

A,  B,  C,  D,  E,  Z,  H,  T; 

cet  ordre,  qui  rappelle  celui  de  l'alphabet  grec 

a,  g,  Y,  0,  £,  C,  •//,  0, 

se  retrouve  dans  toutes  les  démonstrations  et  dans  toutes  les 
figures  des  livres  II  et  IIÏ.  Selon  M.  Hultsch,  ces  désignations 
permettent  de  reconnaître  les  écrits  grecs  venus  à  la  connais- 
sance des  Occidentaux  par  l'intermédiaire  de  versions  arabes. 

Le  passage  par  l'arabe  explique  l'absence  de  tout  mot 
d'origine  grecque  dans  le  texte  du  De  ponderibus  ;  ces  mots 
sont  au  contraire  très  fréquents,  en  général,  dans  les  versions 
directes  du  grec  au  latin  dont  le  De  canonio  nous  offre  un 
remarquable  exemple. 

Est-il  possible  d'aller  plus  loin  et  de  nommer  l'auteur  grec 
de  cet  ouvrage  "è  Nous  ne  le  croyons  pas.  Thurot,  qui  a  le 
premier  attribué  ^  à  notre  traité  une  origine  hellénique^  a  émis 
l'hypothèse  de  son  identité  avec  le  IIspl  po7ï(T)v  de  Ptolémée. 
Cette  hypothèse  ne  nous  paraît  pas  justifiée.  Simplicius,  en 
effet,  connaissait  ce  traité  de  Ptolémée  qu'il  cite^  en  son  com- 
mentaire au  De  Cœlo  d'Aristote.  Or,  lorsque  le  même  Simpli- 
cius énumère"^  les  diverses  théories  qui  ont  été  proposées  pour 
rendre  compte  de  la  chute  accélérée  des  graves,  il  ne  men- 
tionne aucunement  l'explication  si  curieuse  qu'en  donne  notre 
traité  De  ponderibus. 

Sans  qu'il  nous  soit  donc  possible  d'en  nommer  l'auteur, 
nous  pouvons  y  reconnaître  un  traité  II  s  pi  poTuwv,  composé 
par  un  géomètre  qui  connaissait  les  Mrj^^avtxa  izpo^lrnj.oiTa  et, 
peut-être,  r Élévateur  de  Héron  d'Alexandrie. 


1.  ïhurot,  Recherches  historiques  sur  le  Principe  d'Archimède  (Revue  archéolo- 
gique, nouvelle  série,  t.  XIX,  1869,  P-  '^7)- 

2.  Simplicii  in  Aristotelis  de  Coelo  commentavia  cdidit  J.  L.   Heiberg",   Berolini, 
MDCCGCXCIV  (Comment,  in  de  Coelo,  lib.  IV,  cap.  IV). 

3.  Simplicii  in  Aristotelis  de  Coelo  commentaria  edidit  J.   L.    Heiberg.  Berolini, 
MDCCCCXCIV,  pp.  26/i  seqq.  (Comment,  in  de  Coelo,  lib.  1,  cap.  VIII). 


3 14  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VTNCl 

Tout  différent  est  le  caractère  que  nous  présente  le  livre  I. 
Aucune  marque  de  la  science  hellénique  ne  s'y  trouve 
imprimée.  Les  lettres  qui  désignent  les  divers  points  des 
figures  s'y  succèdent  dans  l'ordre  de  l'alphabet  latin.  La  seule 
empreinte  que  nous  y  reconnaissions,  profondément  gravée,  est 
celle  de  l'Ecole  de  Jordanus.  L'auteur  a  écrit  après  Jordanus 
de  Nemore.  Il  en  reproduit  certaines  démonstrations,  non  sans 
les  critiquer.  Ses  deux  propositions  les  plus  marquantes,  la 
condition  d'équilibre  du  levier  coudé  et  sa  théorie  du  plan 
incliné,  sont  établies  en  usant  de  la  méthode  par  laquelle 
Jordanus  a  justifié  la  loi  d'équilibre  du  levier  droit.  Visible- 
ment, l'écrit  qui  forme  le  premier  livre  de  notre  traité  De  pon- 
deribus  est  une  production  du  Moyen-Age  occidental. 

Si  ces  deux  écrits,  si  différents  d'origine  et  de  caractère,  se 
trouvent  le  plus  souvent  soudés  l'un  à  l'autre,  est-ce  pur  effet 
de  hasard.^ 

Les  écrits  dont  usait  l'École  De  ponderibus  nous  offrent  un 
autre  exemple  de  soudure  entre  un  traité  d'origine  grecque  et 
un  autre  traité  composé  par  un  géomètre  du  Moyen-Age  ;  les 
Elemenla  Jordani  super  demonslraiionem  ponderis  sont  presque 
toujours,  et  dès  le  xni'  siècle,  unis  au  De  canonioK  De  cette 
rapsodie,  la  raison  est  évidente;  le  De  canonio  ne  se  suffit  pas 
à  lui-même;  il  invoque  des  propositions  qui  ont  été  démontrées 
((  par  Euclide,  par  Archimède  et  par  d'autres  »;  or,  la  démons- 
tration de  ces  propositions  est  l'un  des  principaux  objets  de 
l'écrit  de  Jordanus  ;  cet  écrit  forme  ainsi,  au  De  canonio,  une 
introduction  très  naturelle  et  peut-être  voulue  par  Jordanus 
même. 

Ne  peut-on  donner  une  explication  analogue  de  la  soudure 
entre  le  premier  livre  du  traité  De  ponderibus  et  les  trois  der- 
niers ? 

Gomme  le  De  canonio,  le  second  livre  de  ce  traité  suppose  la 
loi  du  levier  et  son  extension  au  cas  où  l'on  tient  compte  du 
poids  des  bras  du  levier;  l'auteur  du  premier  livre  démontre 
ces  propositions  exactement  comme  Jordanus  l'avait  fait  avant 

r.  Cf.  Les  origines  de  la  Statique,  t.  I,  p.  1 25- 138. 


LA    SGIEINTIA    DE    PONDERIBUS    ET    LEONARD    DE    VINCI 


3l5 


lui;  en  sorte  que  son  premier  livre  peut,  aussi  bien  que  les 
Elemenla  Jordani,  servir  d'introduction  au  second  livre. 

Mais  ce  premier  livre  apporte  au  troisième  livre  un  secours 
que  les  Elémenta  Jordani  ne  lui  sauraient  donner. 

Prenons,  en  effet,  la  première  proposition  de  ce  troisième 
livre  :  «  Si  le  pivot  de  la  balance  se  trouve  au  dessus  de  la  règle 
qui  forme  le  fléau,  quels  que  soient  les  poids  suspendus  en  ses 
extrémités,  le  fléau  ne  s'inclinera  pas  jusqu'à  devenir  vertical,  n 
Suivons-en  la  démonstration  : 

«Soit  ABC  (fig.  20)  le  fléau,  D  le  pivot,  DBE  la  verticale; 
supposons  le  poids  A  supérieur  au 
poids  G;  menons  les  lignes  DG,  DA  ; 
prolongeons  cette  dernière  jusqu'en 
Z,  de  telle  sorte  que  DZ  soit  à  DG 
comme  le  poids  A  est  au  poids  G,  et 
remplaçons  le  poids  A  par  un  poids 
égal  à  G,  placé  en  Z...  Les  choses 
étant  ainsi  disposées,  Z  voudra  s'ap- 
procher de  la  verticale   DBE    autant 

que  G;  A  se  rapprochera  donc  de  la  même  verticale  d'une 
quantité  proportionnelle;  il  n'arrivera  donc  pas  à  toucher  cette 
verticale.  » 

Visiblement,  cette  démonstration  suppose  un  lemme  que 
l'on  peut  énoncer  ainsi  :  ((  Si  des  poids  égaux  pendent  aux  bras 
inégaux  d'un  levier  coudé,  il  faudra,  pour  l'équilibre,  que  ces 
poids  soient  équidislants  de  la  verticale  du  point  d'appui.  »  Gette 
proposition  était  assurément  connue  des  géomètres  de  l'Ecole 
d'Alexandrie;  elle  est  citée  par  Héron  d'Alexandrie ',  qui  la 
regarde  avec  raison  comme  impliquée  dans  les  théorèmes 
d'Archimède.  Mais,  bien  loin  de  se  trouver  établie  dans  les 
Elemenla  Jordani,  elle  y  était  formellement  niée.  Au  contraire, 
l'auteur  du  premier  livre  De  ponderibus  l'énonce  exactement 
en  son  théorème  VllI,  et  il  la  justifie  par  un  raisonnement  des 
plus  élégants. 

De  même  que  Jordanus  de  Nemore  semble  avoir  rédigé  ses 


I.  Les  Mécaniques  ou  VÉlévateur  de  Héron  d'Alexandrie,..,  pp.  87  sqq. 


3i6 


ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 


Elementa  pour  en  faire  une  sorte  d'introduction  au  De  canonio, 
de  même  son  disciple,  en  composant  un  premier  livre  De  pon- 
derihas,  paraît  avoir  souhaité  de  fournir  aux  trois  derniers 
livres  un  lemme  dont  ils  avaient  besoin. 

A  l'auteur  inconnu  des  quatre  livres  De  ponderihus,  nous 
avions  proposé  de  donner  un  nom;  nous  l'avions  appelé  le 
Précurseur  de  Léonard  de  Vinci.  Or,  voici  que  cet  auteur  se 
dédouble,  pour  ainsi  dire,  et  que  nous  trouvons  en  lui  deux 
personnages  :  un  géomètre  adepte  de  la  Science  hellène,  a 
rédigé  les  trois  derniers  livres  de  l'ouvrage;  un  mécanicien 
occidental,  disciple  de  Jordanus  de  Nemore,  a  composé  le 
premier. 

Au  premier  de  ces  deux  auteurs,  le  titre  de  Précurseur  de 
Léonard  convient  très  exactement;  il  n'est  aucune  proposition 
de  son  traité  qui  n'ait  sollicité  l'attention  du  Vinci;  il  en  est 
qui  lui  ont  suggéré  quelques-unes  de  ses  plus  belles  trouvailles 
en  Mécanique,  notamment  la  loi  de  composition  des  forces 
concourantes. 

Au  contraire,  les  théorèmes  du  second  sont  demeurés 
inconnus  à  Léonard  ;  celui-ci  a  ignoré  la  belle  solution  donnée 
par  celui-là  au  problème  du  plan  incliné  ;  une  telle  découverte 
eût  illustré  lé  nom  du  disciple  de  Jordanus,  si  ce  nom  n'était 
à  tout  jamais  perdu.  L'auteur  de  cette  découverte  ne  mériterait 
il  pas  le  titre  ï  de  Précurseur  de  Simon  Stevin.^  ou  bien  encore 
le  titre  de  Précurseur  de  Descartes,  puisqu'en  cette  solution 
et  en  une  autre  il  a  si  heureusement  usé  de  la  méthode  que  le 
grand  philosophe  devait  préconiser? 


I.  Cette  dénomination  nous  a  été  proposée  par  M.  P.  Mansion,  professeur  à  l'Uni- 
versité de  Gand. 


vni 

ALBERT  DE  SAXE 


ALBERT  DE  SAXE 


I 


Ce  que  nous  connaissons  touchant  la  tie 
d'Albert  de  Helmst^dt,  surnommé  Albert  de  Saxe. 

L'influence  d'Albert  de  Saxe  sur  les  pensées  de  Léonard  de 
Vinci  a  été  considérable;  à  plusieurs  reprises,  il  nous  a  été 
donné  d'en  relever  les  marques;  souvent,  encore,  nous  aurons  à 
la  signaler.  Gomment  ne  souhaiterions-nous  pas  de  connaître, 
aussi  complètement  que  possible,  ce  que  fut  la  vie  de  ce  maître? 

Malheureusement,  jusqu'à  ces  dernières  années,  nous  possé- 
dions bien  peu  de  renseignements  sur  les  particularités  de 
cette  vie;  quelques  lignes  de  Georges  Lokert  ou  de  Du  Boulay 
contenaient  tout  ce  qu'il  nous  était  donné  d'en  savoir. 

Aujourd'hui,  bien  que  notre  curiosité  ne  puisse  encore  satis- 
faire tous  ses  légitimes  désirs,  du  moins  a  telle  reçu  de  pré- 
cieux aliments  par  les  soins  du  R.  P.  Denifle  et  de  M.  Emile 
Ghatelain.  Dans  le  Cartulaire  de  r  Université  de  Paris,  dont  la 
publication  est  due  à  leur  érudition,  nous  trouvons  quelques 
documents  authentiques  sur  la  vie  d'Albert  de  Saxe'.  Nous 
trouvons  d'autres  renseignements,  en  bien  plus  grand  nombre, 
dans  ce  Livre  des  Procureurs  de  la  Nation  anglaise  qui,  déjà, 
nous  a  permis  de  reconstituer  quelques  parties  de  la  vie  de 
ïhémon^  et  dont  nous  devons  la  publication  aux  mêmes 
savants  éditeurs-^. 


1.  Chartularium  Universitatis  Parisiciisis  sub  auspiciis  Goncilii  generalis  Faculta- 
tum  Parisicnsium,  ex  diversis  bibliothecis  tabulariisquc  collegit,  cum  authenticis 
chartis  contulit,  notisque  illustravit  Henricus  Denifle  0.  P....  auxiliante  Emilio 
Ghatelain...  Tomus  Ilf,  ab  anno  MCGCL  usque  ad  annum  MGGCLXXXXIIII.  Parisiis, 
anno  MDGGGLXXXXIIIL  —  Ghercher  à  la  table  au  nom  :  Albertus  de  Saxonia. 

2.  Vide  supra  :  V,  Thémon  le  fils  du  Juif  et  Léonard  de  Vinci,  pp.  162  sqq. 

3.  Auctariiim  Chartularii  Universitatis  Parisiensis  sub  auspiciis  Goncilii  generalis 
Facultatum  Parisicnsium  cdiderunt  Henricus  Denifle  G.    P....  _^milius  Ghatelain... 


03O 


ETUDES    SUR    LliONAUD    DE    VINCI 


Les  premières  pièces  ^  qui  fassent  mention  d'Albert  de  Saxe 
le  nomment  Alhertas  de  Helmstede,  Albert  de  Helmstœdt;  c'est 
ainsi  qu'il  est  encore  désigné  au  rôle  officiel^  que  l'Université 
transmet  au  pape  en  i352;  mais  déjà'^  on  avait  pris  l'habitude 
de  l'appeler  Albert  de  Saxe,  Alberlus  de  Saxonia. 

La  ville  de  Helmstœdt  appartient  aujourd'hui  au  duché  de 
Brunswick;  mais  elle  fit  longtemps  partie  de  la  Saxe;  lorsqu'on 
1180  le  duché  de  Saxe  fut  démembré,  elle  continua,  avec  tout 
le  Brunswick,  à  constituer  les  alleux  du  duc  déchu.  Il  n'est 
donc  pas  étonnant  qu'à  l'Université  de  Paris,  au  xiv*'  siècle,  on 
regardât  comme  Saxon  un  maître  né  dans  cette  ville. 

Albert  de  Saxe  n'était  pas  le  premier  citoyen  de  Helmstœdt 
qui  fût  venu  étudier  et  enseigner  à  Paris;  l'Université  pari- 
sienne avait  déjà  connu  un  Jean  de  Helmstsedt;  celui-ci  avait 
pris  la  déterminance  (ou  baccalauréat)^  et  la  licence ^  en  i345; 
la  même  année,  il  avait  débuté^  comme  maître  es  arts;  élu 
procureur  de  la  Nation  anglaise  le  12  juin  iSliQ^,  il  ne  tarda 
pas  à  quitter  Paris  pour  retourner  dans  son  pays^;  en  i352,  le 
Livre  des  Procureurs  de  la  Nation  anglaise  le  cite  de  nouveau  ^ 
parmi  les  maîtres  présents  à  l'Université;  puis  il  n'est  plus  fait 
aucune  mention  de  son  nom. 

C'est  en  i35i  qu'Albert  de  Helmstœdt  subit  l'épreuve  de  la 
déterminance  sous  maître  Albert  de  Bohême,  en  même  temps 
que  Wiskin  Wenslay  la  subit  sous  maître  Henri  de  Minden  i»  ; 
la  même  année,  les  deux  condisciples  subirent  l'examen  de 
licenceii  et  débutèrent  comme  maîtres  es  arts^^  Maître  Albert 


Tomus  1.  Parisiis,  anno  MDGCCLXXXXIIII.  —  Liber  procaratorum  Nationis  Àngll- 
candB  (Allemanniœ)  in  Universitate  Parisiensi.  ïomus  I,  ab  anno  MGCCXXXIII  usquc 
ad  annum  MCCCCVI.  —  Chercher  à  la  table  au  nom  Helmstat  (Albertus). 

1.  Auctariiim,  coll.  i/ig,  i5o,  162  et  i5/i. 

2.  Auctariuni,  col.  160. 

3.  Auctarium,  coll.  i55,  i58,... 
ti.  Auctarium,  col.  79. 

5.  Auctarium,  col.  85. 
0,  Auctarium,  col.  88. 

7.  Auctarium,  col.  90. 

8.  Auctarium,  col.  96. 

9.  Auctarium,  col.  iGo. 

10.  Auctarium^  col.  149- 

11.  Auctarium,  col.  i5o. 

12.  Auctarium,  col.  i52. 


ALBERT    DE    SAXE  32  1 

de  Bohême  avait  présidé  à  toutes  les  épreuves  auxquelles 
Albert  de  Saxe  avait  été  soumis. 

Chacun  des  examens  universitaires  exigeait,  de  la  part  du 
récipiendaire,  l'acquittement  de  certains  droits  ;  pour  un  exa- 
men donné,  le  taux  de  ces  droits  n'était  pas  fixe;  il  était  déter- 
miné d'après  les  ressources  de  l'étudiant;  ces  ressources  elles- 
mêmes  étaient  évaluées  d'après  la  bursa,  c'est-à-dire  d'après  la 
pension  hebdomadaire  que  le  déterminant  ou  le  licencié  rece- 
vait de  sa  famille;  et  parmi  ces  u  escholiers  »  venus  d'Ecosse, 
de  Suède  ou  de  Dacie  pour  recueillir  les  enseignements  de 
l'Université  de  Paris,  qu'ils  sont  nombreux  ceux  dont  le  nom, 
sur  le  Livre  des  Procureurs,  est  suivi  de  cette  mention  :  Cujus 
bursa  nihill  De  leur  famille,  ils  ne  recevaient  rien;  ils  vivaient 
au  jour  le  jour,  comme  ils  pouvaient. 

Ni  Albert  de  Saxe,  ni  son  condisciple  VViskin  Wenslay,  ne  se 
trouvaient  dans  cet  absolu  dénuement;  leur  «  bourse  »  hebdo- 
madaire était  de  cinq  sous  au  moment  de  leur  déterminance  ; 
lorsqu'il  débuta  comme  maître-ès-arts,  Albert  recevait  six  sous 
par  semaine;  bien  peu  d'étudiants  touchaient  davantage. 

Ces  ressources  ne  leur  permettaient  pas,  cependant,  d'acquit- 
ter les  droits  d'examens  ;  au  moment  où  ils  subirent  la  déter- 
minance, ils  durent  s'engager  i,  par  une  lettre  adressée  au 
receveur  de  la  Nation,  à  payer  les  droits  de  déterminance  et 
de  licence  avant  la  fête  de  la  Pentecôte,  et  ce  sous  peine  d'être 
privés  de  leurs  titres. 

La  Pentecôte  passa;  les  honneurs  vinrent  aux  deux  condis- 
ciples, mais  point  les  ressources  qui  leur  permissent  de  se 
libérer. 

Wiskin  Wenslay  avait  été  élu,  dès  i35i  3,  procureur  de  la 
Nation  anglaise;  Albert  de  Helmstœdt  le  fut  à  son  tour,  la 
même  année,  la  veille  de  Noël  3;  et  cependant,  les  billets  par 
lesquels  ils  s'étaient  engagés  envers  la  Nation  demeuraient 
impayés.  En  i352,  on  consentit^  à  leur  remettre  ces  billets  en 


I.  Auctariain,  col.  lig. 

■2.  Auctariain,  col.  ib-2. 

3.  Auctariiim,  col.  i5/j. 

4.  Auctarianij  col.  i58, 

p.    UUllKM. 


33  2  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    MxNCl 

échange  de  la  promesse  d'acquitter  leur  dette  le  plus  tôt 
possible. 

Si  l'Université  et  la  Nation  anglaise  nous  apparaissent 
comme  des  créanciers  doués  d'une  bienveillante  patience  à 
l'égard  de  leurs  débiteurs,  les  maîtres  étaient  sans  doute  plus 
pressés  de  réclamer  les  redevances  que  les  usages  leur  attri- 
buaient. Tout  licencié  qui  faisait  sa  leçon  de  début  comme 
maître-ès-arts,  tout  maître  élu  procureur  était  tenu  de  verser 
un  écu  ou  un  florin  pour  étancher  la  soif  de  ses  collègues, 
francs  buveurs  pour  la  plupart;  et  cet  impôt  ne  souffrait 
point  les  longs  délais  dont  s'accommodaient  les  droits  univer- 
sitaires. En  i35i,  nous  voyons  ^  le  procureur  Wiskin  Wenslay 
et  les  maîtres  nouvellement  promus  Henri  de  Clèves,  Albert 
de  Helmstaedt,  Zebald  de  Nuremberg  et  Hermann  Rotwill 
verser  chacun  un  florin  afin  d'offrir  une  u  consolation  »  (sola- 
ciiim)  aux  maîtres  de  la  Nation  anglaise  présents  à  Paris. 

Albert  de  Saxe  ne  fut  pas  seulement  procureur  de  la  Nation 
anglaise;  nous  le  voyons 2,  en  i353,  recteur  de  l'Université. 

Le  i3  février  i353,  Albert  de  Saxe  présente ^  une  requête  à 
la  Nation  anglaise,  assemblée  près  de  l'église  Saint-Mathurin; 
il  demande  à  envoyer,  sous  le  sceau  de  la  Nation,  une  lettre 
au  cardinal  Pierre  de  Croze,  évêque  d'Auxerre,  qui  fut  provi- 
seur de  la  Sorbonne,  afin  d'être  admis  en  cette  maison  de 
Sorbonne;  à  l'unanimité,  sa  demande  reçoit  un  accueil 
favorable. 

Albert  étudia  longtemps  en  Sorbonne  ;  reçut-il  le  bonnet  de 
docteur  en  théologie  ?  Aucun  document  ne  nous  autorise  à  le 
croire,  malgré  l'opinion  de  certains  biographes'*. 

S'il  ne  fut  point  théologien,  Albert  de  Saxe  fut  assurément 
un  professeur  brillant  et  zélé  de  la  Faculté  des  arts  ;  le  souvenir 
de  son  enseignement  n'était  point  effacé  au  temps  de  Georges 
Lokert,  et  le  Livre  des  Procureurs  de  la  Nation  anglaise  nous 
apporte  maint  témoignage  de  son  activité. 

1.  Auctarium,  col.  i53. 

2.  Auctarium,  coll.  i65-iGG. 

3.  Auctarium,  col.  162. 

/».  Chartularium,  p.  98,  en  note.  (Celle  noie  est  attribuée  à  Albert  de  Hicuiestorp, 
([ui,  nous  le  verrons,  n'est  pas  Albert  de  HelmstcTpdt, 


ALBERT    DE    SAXE 


323 


Sans  cesse,  nous  le  voyons  solliciter  l'autorisation  de  faire 
des  leçons  soit  en  dehors  des  heures  réglementaires,  soit  aux 
jours  fériés.  En  1 355,  il  est  autorisé  i,  à  partir  de  la  fête  de  Noël, 
à  donner  lecture  d'un  livre  d'Aristote  à  l'heure  des  nones  de  la 
sainte  Vierge.  En  i356,  il  lui  est  permis ^  de  faire  des  leçons, 
en  son  propre  domicile,   sur  le  livre  de  philosophie   morale 
qui  lui  plaira  le  mieux,  les  jours  de  fête,  après  le  sermon.  En 
i358,  il  demande 3  à  faire,  les  jours  fériés,  une  leçon  sur  la 
Politique  d'Aristote  ;  Robert  le  Normand  demande  également 
à  enseigner,  en  ces   mêmes  jours,  le  Centiloquiam  et  VOpus 
quadripartitam  de  Ptolémée;  ces  deux  demandes  sont  favora- 
blement accueillies  par  la  Nation;  cependant  elle  a  soin  de 
réserver  les   droits  des   autres    maîtres  qui  voudraient,    eux 
aussi,  donner  des  leçons  les  jours  fériés. 

Albert  a  été  très  activement  mêlé  à  la  vie  universitaire  de 
son  temps;  non  seulement  il  a  fait  passer  un  bon  nombre 
d'examens  de  baccalauréat  et  de  licence,  il  a  présidé  aux 
débuts  de  maint  maître-ès-arts,  mais  encore  il  a  pris  part  à 
plusieurs  délibérations  importantes  dont  le  souvenir  nous  est 
conservé  par  des  documents  authentiques. 

Tous  les  ans,  la  Curie  pontificale  recevait  à  Avignon  un  rôle 
(rotulus)  qui  faisait  connaître  au  Pape  l'état  du  personnel 
enseignant  de  l'Université  de  Paris.  L'établissement  de  ce  rôle 
avait,  sans  doute,  donné  lieu  à  des  abus,  car  la  Nation  anglaise 
se  réunit,  en  i352^,  pour  fixer  le  canon  inviolable  selon  lequel 
cette  pièce  serait  désormais  rédigée.  On  devait  inscrire  d'abord 
les  maîtres  actuellement  pourvus  d'un  enseignement  à  Paris, 
par  rang  d'âge,  en  commençant  par  le  plus  ancien  et  en 
finissant  par  le  plus  jeune.  Les  noms  des  survenants  pren- 
draient place  ensuite.  Le  Livre  des  Procureurs  nous  donne  les 
noms  des  maîtres  appartenant  à  la  Nation  anglaise  qui  étaient 
présents  à  Paris  au  moment  de  cette  délibération;  ce  sont: 
Gautier  de  W  aldclaw,  Jean  de  Wesalie,  Gerhard t  de  Prusse, 


1.  Auctarium,  col.  i86. 

2.  Auctarium,  col.  19g. 
0.  Auctarium,  col.  226. 
4.  Auctarium,  col.  160. 


324  ÉTUDES    SUR    LÉO>ARD    DE    VINCI 

Jean  de  Helmstsedl,  Henri  de  Minden,  Mathias  de  Suède, 
Wiskin  Wenslay,  Albert  de  Helmstsedt,  Jean  de  Louvain, 
Jean  l'Écossais,  David  l'Écossais,  Henri  de  Clèves,  Hermann 
Rotwill,  Johannes  de  Aquis,  Tylemann,  Eghelin,  Gerhardt  du 
Moulin,  Thomas  l'Écossais  et  Jean  de  Minden. 

Chaque  année,  la  Nation  désignait  des  maîtres  qu'elle  char- 
geait de  composer  le  rôle,  conformément  au  statut;  en  cette 
année  i352,  Albert  fut  investi  de  cette  mission i;  il  le  fut 
encore  en  i3552. 

Nous  avons  dit  le  dénuement  de  bon  nombre  d'étudiants 
appartenant  à  la  Nation  anglaise  et  la  bienveillance  avec 
laquelle  la  Nation  leur  accordait  soit  des  délais  pour  le  paie- 
ment de  leurs  droits  d'examens^  soit  même  la  remise  de  ces 
droits.  Mais  cette  bienveillance  favorisait  des  abus;  certains 
étudiants  aisés  se  disaient  pauvres,  afin  d'être  dispensés  des 
((  bourses  »,  et  leur  fraude  portait  un  grave  préjudice  aux 
finances,  souvent  peu  prospères,  de  la  Nation. 

Les  maîtres  de  la  Nation  s'émurent  de  ces  procédés  malhon- 
nêtes ;  ils  résolurent  d'établir  un  statut  qui  y  mît  fin  et,  le 
2^  mai  i354,  ils  chargèrent^  cinq  d'entre  eux  d'élaborer  ce 
statut;  Wiskin  Wenslay  et  Albert  de  Saxe  qui,  peu  d'années 
auparavant,  avaient  fait  appel  à  la  longanimité  du  receveur  de 
la  Nation,  furent  au  nombre  des  maîtres  élus. 

Désormais,  le  candidat  dénué  de  ressources  dut  affirmer 
sous  serment  qu'il  ne  possédait  ni  à  Paris,  ni  en  son  propre 
pays,  la  somme  d'argent  nécessaire  à  l'acquit  des  droits;  il 
dut,  en  outre,  laisser  en  gages,  entre  les  mains  des  représen- 
tants de  la  Nation,  des  objets  d'une  suffisante  valeur;  au  jour 
de  l'échéance,  l'étudiant  était  mis  en  demeure  de  se  libérer, 
faute  de  quoi,  les  gages  étaient  vendus  au  profit  du  trésor  de 
la  Nation. 

Ces  délais  de  paiement  constituaient  une  faveur  que  l'étu- 
diant devait,  en  général,  solliciter  en  personne  de  la  Nation 
assemblée.  Le  i4  mars  i356,  nous  voyons''  Maître  Albert  de 

1.  Aactariiiin,  col,  i(5o. 

2.  Auctariuin,  col.  i8'i. 

3.  Aiictarinm,  col.  i']'\. 
li.  Auctariuni,  col.  191. 


ALr.EI\T    DE    SAXE  62b 

Saxe  et  Maître  Thémon,  le  fils  du  Juif,  demander  et  obtenir 
cette  faveur  pour  deux  candidats  retenus  dans  la  salle  d'examen 
et  empêchés  de  présenter  eux-mêmes  leur  requête. 

L'étudiant  à  court  d'argent  donnait  volontiers  quelque  livre 
en  gage,  pour  obtenir  un  délai  dans  le  paiement  de  ses  droits 
d'examens  ;  mais,  au  jour  de  l'échéance,  il  se  trouvait  non  moins 
démuni  que  par  le  passé  et  hors  d'état  de  récupérer  son  gage. 

Au  début  de  l'année  iSôg,  la  Nation  avait  à  faire  face  à  des 
dépenses  exceptionnelles,  car  la  querelle  des  théologiens  et 
du  recteur  de  l'Université  ^  exigeait  la  confection  d'un  rôle 
spécial  et  son  envoi  h  Avignon.  Aussi,  le  i/i  février  %  la  Nation 
anglaise,  réunie  avec  la  Faculté  des  Arts  de  l'Université, 
résolut  d'((  extorquer  quelque  argent  à  ses  débiteurs  »  ;  elle  les 
convoqua  à  venir  acquitter  leurs  dettes  le  dimanche  suivant 
(17  février).  Les  étudiants  furent  peu  empressés  de  se  rendre 
à  cet  appel  ;  ceux  qui  s'y  rendirent  furent,  par  délibération, 
invités  à  racheter  leurs  gages;  aux  autres,  on  fit  savoir  que 
leurs  gages  seraient  vendus  s'ils  ne  soldaient  leur  dû  ;  mais 
nul  ne  put  se  libérer.  Alors,  la  majorité  de  la  Nation  décida 
que  les  gages  seraient  vendus  le  plus  tôt  possible.  En  attendant, 
les  livres  engagés  par  les  étudiants  furent  mis  dans  un  sac  que 
l'on  scella,  en  présence  des  bedeaux  de  la  Nation,  du  sceau  du 
procureur;  on  mit  ce  sac  en  dépôt  chez  un  libraire,  Jean  de 
la  Porte  ;  le  procureur,  Henri  Egher  de  Kalker,  et  les  deux 
maîtres  que  la  Nation  avait  désignés  pour  présider  à  cette 
opération.  Maître  Thémon  et  Maître  Albert  de  Saxe,  avan- 
cèrent cinq  sous  et  huit  deniers  pour  payer  le  porteur  et  pour 
boire  avec  les  libraires. 

Maître  Albert  était  volontiers  choisi  par  la  Nation  anglaise 
lorsqu'il  s'agissait  de  la  représenter  en  quelque  circonstance 
importante  et  délicate  ;  il  fut  ainsi  l'un  des  témoins  qui,  le 
12  juillet  i358,  signèrent  le  concordat^  par  lequel  la  Nation 
anglaise  et  la  Nation  picarde  fixaient  la  commune  frontière 
des  pays  ressortissant  à  chacune  d'elles. 


1.  Vide  supra  :  V,  Thémon  le  fils  du  Juif  et  Léonard  de  Vinci,  p.  169. 

2.  Auctarium,  col.  2/11. 

3.  Chartularium.  tomus  III,  p.  56,  n"  i2-'io. 


SaÔ  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VIISCI 

En  cette  même  année,  un  frère  d'Albert  de  Helmstaedt,  Jean 
de  Saxe,  se  trouvait  à  l'Université  de  Paris.  En  effet,  le 
27  août  i358,  nous  voyons  ^  Maître  Albert  déclarer  à  l'Assem- 
blée de  la  Nation  anglaise  que  son  frère  Jean  désire  faire  ses 
débuts  de  maitre-ès-arts  et  regagner  aussitôt  son  pays;  il 
demande  donc  que  l'on  veuille  bien  faire  remise  au  récipien- 
daire des  droits  relatifs  à  cette  leçon  de  début,  et  que  l'on 
consente  également  à  l'inscrire  sur  le  rôle,  avec  les  autres 
maîtres  absents,  moyennant  la  redevance  prescrite.  Ces  deux 
requêtes  ayant  été  favorablement  accueillies,  «  Maître  Jean  de 
Saxe,  frère  de  Maître  Albert  de  Saxe,  débuta  sous  la  présidence 
de  Maître  Henri  de  Saxe.  » 

Dans  une  assemblée  tenue  en  octobre  i36i,  nous  voyons  ^  la 
Nation  anglaise  acquitter  certaines  dettes  qu'elle  avait  contrac- 
tées à  l'égard  de  trois  maîtres,  parmi  lesquels  se  trouvait 
Albert  de  Saxe. 

Au  mois  d'octobre  de  la  même  année.  Maître  Albert 
demande  3  à  l'Assemblée  générale  de  la  Nation  de  le  nommer 
curé  de  la  paroisse  des  Saints  Gôme-et-Damien,  qui  s'étendait 
sous  les  murs  de  Paris  et  qui  dépendait  de  l'Université  ;  à 
l'unanimité,  cette  charge  lui  est  confiée. 

Peu  après,  la  Nation  lui  confère^  la  dignité  de  receveur,  en 
remplacement  de  Thémon,  qu'elle  délègue  auprès  du  pape. 
Maître  Albert,  d'ailleurs,  ne  devait  pas  garder  longtemps  cette 
nouvelle  fonction,  car,  le  28  septembre  1862,  nous  voyons ^ 
qu'elle  est  déjà  aux  mains  de  Henri  de  Kempen. 

C'est  à  l'occasion  de  son  élection  aux  fonctions  de  receveur 
que  le  nom  à' Alberlus  de  Saxonia  est,  pour  la  dernière  fois, 
prononcé  par  le  Livre  des  Procureurs  de  la  Nation  anglaise;  pas 
plus  que  le  nom  d'Alberhis  de  Helmstsedt,  il  ne  se  retrouve  aux 
pages  suivantes.  Aussi  Du  Boulay  a-t-il  arrêté  à  sa  nomination 
de  curé  la  carrière  du  profond  philosophe. 

1.  Auctariam,  col.  287. 

2.  Auctariuni,  col.  266. 

3.  Auctarium,  col.  2G7. 
A.  Auctariam,  col.  267. 
f).  Auctariam,  col.  269. 


ALRERT    DE    SAXE  32  7 


II 


Albert  de  HelmstyEdt  est-il  le  même  qu'Albert  de  Ricmestorp? 

Cette  carrière,  d'autres  historiens  l'ont  prolongée  davantage; 
dans  ce  but,  ils  ont  identifié  Albert  de  Helmstaedt  avec  Albert 
de  Ricmestorp,  dont  le  nom  paraît  au  Livre  des  Procureurs  de 
la  Nation  anglaise  au  moment  précis  où  le  nom  d'Albert  de 
Saxe  disparaît. 

En  1357,  nous  voyons'  un  Jean  de  Ricmestorp  subir  les 
examens  du  baccalauréat.  Ce  Jean  de  Ricmestorp,  on  l'identifie 
avec  Jean  de  Saxe,  qui,  en  i358,  débute  comme  maître-ès-arts, 
après  que  son  frère,  Albert  de  Saxe,  a  obtenu  pour  lui  une 
remise  de  droits. 

Ce  Jean  de  Ricmestorp  a,  en  effet,  un  frère  nommé  Albert. 
Le  3  novembre  i362%  Albert  de  Ricmestorp  est  hors  d'état  de 
payer  les  droits  d'inscription  au  rôle;  Jean  de  Ricmestorp 
supplie  la  Nation  d'accorder  un  délai  à  son  frère;  il  s'offre 
à  donner  sa  parole  pour  Maître  Albert,  à  s'engager  pour  lui, 
envers  la  Nation,  par  un  billet  scellé  de  son  propre  sceau,  ce 
qu'on  lui  accorde. 

Albert  de  Ricmestorp  eut,  d'ailleurs,  une  brillante  destinée^; 
après  qu'il  eut  été,  en  i363,  recteur  de  l'Université  de  Paris, 
il  fut,  en  i365,  dépêché  en  ambassade  auprès  du  pape 
Urbain  V  par  Rodolphe,  duc  d'Autriche.  En  cette  même 
année  i365,  l'Université  de  Vienne  fut  fondée,  et,  sous  l'in- 
fluence de  Rodolphe,  Albert  de  Ricmestorp  fut  élu  comme 
premier  recteur.  Il  était  chanoine  d'Hildeseim  lorsqu'il  fut 
nommé,  le  21  octobre  i366,  évêque  d'Halberstadt. 

Quelle  raison  a-t-on  pour  regarder  cet  Albert  de  Ricmestorp 
comme  étant  la  même  personne  qu'Albert  de  Helmstaedt  ou 
de  Saxe?  Celle-ci  seulement  :   Le  Livre  des  Procureurs  de  la 


1.  Auctarium,  col.  208. 

2.  Auctarium,  col.  276. 

3.  Chartularium,  tomus  III,  p.  98  (en  note). 


328  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VTNCï 

Nation  anglaise  cesse  de  mentionner  les  deux  frères  Albert  et 
Jean  de  Saxe  au  moment  même  où  il  commence  à  citer  les 
deux  frères  Jean  et  Albert  de  Ricmestorp. 

Mais,  pour  soutenir  cette  identité  entre  Albert  de  Helmstaedt 
et  Albert  de  Ricmestorp,  que  d'invraisemblances  il  faut 
accumuler! 

Il  faut  supposer,  d'abord,  qu'Albert  de  Saxe  abandonne 
brusquement  le  nom  de  sa  ville  natale  et  le  surnom  sous  lequel 
il  était  célèbre  jusqu'alors,  pour  prendre  un  nom  qu'il  n'avait 
jamais  porté. 

Il  faut  supposer  que  Jean  de  Saxe,  au  lieu  de  retourner  dans 
son  pays  après  son  début  de  maître-ès-arts,  comme  son  frère 
l'avait  déclaré  à  la  Nation,  est  demeuré  à  Paris;  qu'Albert  de 
Saxe  cumule  la  vie  universitaire  avec  ses  fonctions  de  curé  de 
la  paroisse  des  Saints  Gôme-et-Damien,  et  qu'il  reprend  en  1862 
la  charge  de  recteur  qu'il  avait  occupée  neuf  ans  auparavant. 

Et  ces  invraisemblances  ne  sont  pas  les  seules  que  l'on 
doive  signaler. 

En  1862,  Albert  de  Saxe  est  curé  d'une  paroisse  de  Paris;  il 
vient  de  quitter  les  fonctions  de  receveur,  réservées  aux 
maîtres  fortunés  ï;  il  le  faut  supposer,  cependant,  si  démuni 
d'argent  qu'il  ne  peut  payer  son  inscription  au  rôle  et  que  son 
jeune  frère,  qui  est  presque  un  débutant,  lui  doit  servir  de 
répondant;  ne  semble-t-il  pas  plutôt,  en  cette  affaire,  que  Jean 
de  Ricmestorp  se  comporte  en  frère  aîné  et  qu'Albert  de 
Ricmestorp  soit  le  cadet? 

D'ailleurs,  ce  rôle  envoyé  à  Urbain  Y  le  27  novembre  1862, 
ce  rôle  à  l'occasion  duquel  Jean  de  Ricmestorp  fut  le  répon- 
dant de  son  frère  Albert,  nous  en  possédons  le  textes  et  ce  texte 
apporte  contre  la  thèse  dont  nous  parlons  des  arguments 
singulièrement  puissants. 

Naturellement,  les  deux  frères  Jean  et  Albert  de  Ricmestorp 
y  figurent,  et  voici  exactement  comment  ils  y  sont  désignés ^  : 

Maître  Jean,  surnommé  le  fils  de  Bernard  le  Riche,  de  Ric- 

1.  Auctarium,  tomus  I,  inlroductio,  p.  xxii. 

2.  Chartulariutn,  tomus  III,  n°  12G5,  p.  8-;!. 

3.  Chortularium,  loc.  cit.,  p.  91. 


AT.RERT    DE    SAXE  3^9 

mestorp,  au  diocèse  d'Halberstadt,  chanoine  majeur  de  l'Église 
de  Brème. 

Maître  Albert,  surnommé  le  fils  de  Bernard  le  Riche,  du 
diocèse  d'Halberstadt,  recteur  de  l'Université  de  Paris,  exami- 
nateur des  licenciés  en  l'examen  de  Notre-Dame  de  Paris, 
chanoine  de  Mayence. 

Les  deux  frères  sont  originaires  du  diocèse  d'Halberstadt; 
comment  Albert  aurait-il  pu  naître  à  Helmstsedt? 

Aussi  voyons-nous  que  la  mention  de  Helmstaedt  ne  figure 
aucunement  au  rôle,  à  la  suite  du  nom  d'Albert,  non  plus  que 
le  titre  de  curé  des  Saints  Gôme-et-Damien.  Peut-on  demander 
preuve  plus  convaincante  à  rencontre  de  la  proposition  que 
nous  avons  mentionnée? 

A  le  bien  examiner,  le  rôle  nous  fournit  encore  d'autres 
arguments  propres  à  ruiner  cette  proposition. 

Rappelons-nous,  en  effet,  le  statut  relatif  à  la  rédaction  de 
ce  rôle,  statut  arrêté  dix  ans  auparavant,  en  i352,  et  à  la  con- 
fection duquel  Albert  de  Saxe  avait  pris  part;  en  vertu  de  ce 
statut,  les  maîtres  présents  à  Paris,  en  i352,  devaient  être 
Inscrits  d'abord,  par  rang  d'âge,  du  plus  ancien  au  plus  jeune; 
les  maîtres  entrés  plus  tard  à  l'Université  devaient  prendre 
rang  à  la  suite. 

En  vertu  de  ce  statut,  nous  devons  trouver,  en  tête  du  rôle 
de  i362,  les  noms  des  maîtres  qui  enseignent  encore  à  cette 
date  et  qui  appartenaient  déjà  à  la  Nation  en  i352;  c'est 
parmi  ces  noms  que  nous  devons  trouver  celui  d'Albert  de  Saxe, 
s'il  y  figure.  Plus  loin  dans  la  liste  doivent  s'inscrire  les  noms 
des  maîtres  moins  anciens  et,  parmi  eux,  celui  de  Jean  de 
Ricmestorp. 

Examinons  donc  la  liste  des  maîtres  de  la  Nation  anglaise, 
telle  que  nous  la  présente  le  rôle  '  adressé  au  pape  Urbain  Y  le 
27  novembre  i362. 

En  premier  rang,  nous  trouvons  naturellement  le  procureur 
de  la  Nation,  Thierry  Distel  de  Unna;  c'est,  selon  l'usage,  un 
jeune  maître;  il  a  subi  la  déterminance,  en  i358,  sous  Albert 

I.  Chartularium,  tomiis  III,  n"  ia65,  pp.  82-98, 


330  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

de  Saxei;  en  la  même  année,  sa  leçon  de  début  a  été  présidée 
par  Thémon^;  quatre  fois,  il  été  élu  procureur  de  la  Nation •'5. 

Aussitôt  après  le  procureur  vient,  comme  le  statut  nous  le 
faisait  prévoir,  un  très  ancien  maître  de  la  Faculté  des  Arts, 
Magister  Nicolinus  de  Dombrec,  prêtre  d'Aberdeen. 

Nicolinus  de  Dombrec  a  déterminé  en  i344^';  en  i348,  il  a 
subi  l'examen  de  licence 5  et  débuté*^  comme  maître-ès-arts; 
en  i35i,  au  moment  où  Albert  de  Saxe  subit  la  déterminance, 
il  est  déjà  examinateur  pour  cette  épreuve^.  Nicolinus  de 
Dombrec  continue  d'appartenir  à  l'Université  jusqu'en  i364^. 
11  est  chargé  parfois  des  missions  auxquelles  la  Nation  anglaise 
attache  une  importance  particulière;  lors  des  démêlés  de  cette 
Nation  avec  la  Nation  picarde,,  il  est  député  par  les  siens^ 
d'abord  pour  entamer  les  négociations,  puis  pour  rédiger  le 
concordat. 

Nicolinus  de  Dombrec  appartenait  à  l'Université  lorsque, 
en  i352,  on  arrêta  le  statut  relatif  au  rôle;  mais  il  était  alors 
absent  de  Paris.  Des  maîtres  présents  à  Paris  à  ce  moment, 
pas  un  seul  ne  figure  au  rôle  de  i362.  Le  premier  nom  que 
nous  lisions  après  celui  de  Nicolinus  de  Dombrec  est,  en  effet, 
le  nom  de  Henri  de  Holtz  de  Kempen;  or  Henri  de  Holtz  de 
Kempen  n'a  subi  la  déterminance  qu'en  i353ïo;  il  a  été 
licencié  II  et  a  débuté  comme  maître  ^^  en  i35/i. 

Le  nom  d'Henri  de  Holtz  de  Kempen  est  suivi  du  nom  de 
Jean  de  Ricmestorp,  surnommé  le  fils  de  Bernard  le  Riche. 

Après  Jean  de  Ricmestorp,  nous  trouvons: 

Henri- Jean  de  Holtz  de  Kempen,  qui  a  déterminé  en  iSSS'"^ 
et  débuté  comme  maître-ès-arts  en  i359  ^^ 

1.  Auctarium,  tomus  J,  col.  226. 

2.  Auctarium,  tomus  1,  col.  289. 

3.  Auctarium,  tomus  1,  coll.  261-252,  254,  278,  276. 
li.  Auctarium,  tomus  I,  col.  70. 

5.  Auctarium,  tomus  I,  col.  121. 
0.  Auctarium,  tomus  1,  col.  1/12. 

7.  Auctarium,  tomus  I,  col.  i^Q- 

8.  Auctarium,  tomus  I,  col.  396. 

9.  Auctarium,  tomus  I,  col.  222. 

10.  Auctarium,  tomus  I,  col.  i65. 

11.  Auctarium,  tomus  I,  col.  168. 

12.  Auctarium,  tomus  I,  col.  172. 
i3.  Auctarium,  tomus  1,  col.  226. 
1^.  Auctarium,  tomus  1,  col.  260. 


ALBERT    DE    SAXE  33 I 

Henri  Yde  de  Beest,  qui  a  subi  la  déterminance  en  i356i 
et  a  fait  sa  première  leçon  de  maître-ès-arts  en  iSôi^, 

Bricius  Kerre,  prêtre  de  Glasgow,  au  sujet  duquel  le  Livre 
des  Procureurs  est  muet. 

Wilhelm,  dit  Bucer,  bachelier  en  i356%  et  maître-ès-arts 
en  i357^. 

C'est  après  tous  ces  noms  que  nous  trouvons  celui  d'Albert, 
dit  le  fils  de  Bernard  le  Riche;  parmi  les  noms  des  maîtres 
autres  que  le  Procureur,  il  occupe  le  huitième  rang;  il  est 
à  trois  rangs  après  celui  d'un  maître  dont  la  première  leçon 
date  de  l'année  précédente.  Quelle  dérogation  à  l'étiquette  si 
cet  Albert,  fils  de  Bernard  le  Riche,  est  le  même  que  le  savant 
et  illustre  professeur  Albert  de  Helmstsedt!  Comment  expliquer 
un  pareil  manquement  aux  égards  en  des  circonstances  où  un 
statut,  solennellement  arrêté,  et  trop  récent  encore  pour  être 
tombé  en  désuétude,  garantit  le  respect  de  la  hiérarchie? 

N'est-il  pas  évident  qu'Albert,  fils  de  Bernard  le  Riche,  qui 
sera  recteur  de  Vienne  et  évêque  d'Halberstadt,  est,  comme 
nous  l'avions  supposé,  le  frère  cadet  de  Jean  de  Ricmestorp.^ 
Qu'il  n'a,  par  conséquent,  rien  de  commun  avec  le  grand 
philosophe  Albert  de  Helmstaedt,  dit  Albert  de  Saxe? 


III 


Albert  de  Saxe  appartint-il  a  un  ordre  religieux? 
Albert  de  Saxe  et  Albertutius. 

Certains  auteurs  ont  pensé  qu'Albert  de  Saxe  était  un  laïc; 
sa  nomination  à  la  cure  de  la  paroisse  des  Saints  Gôme-et- 
Damien  nous  prouve  surabondamment  qu'il  était  prêtre. 

Fut-il  prêtre  séculier  ou  bien  appartint-il  à  quelque  ordre 
monastique  ? 


1.  Auctarium,  tonius  I,  col.  190. 

2.  Auctarium,  tomus  I,  col.  267. 

3.  Auctarium,  tomus  I,  col.  19 a. 

/|.  Auctarium.  tomus  I,  coll.  219-220, 


332 


ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 


Aucun  document  contemporain  de  sa  vie  ne  mentionne 
qu'il  ait  été  moine.  En  revanche,  à  la  fin  du  xv"  siècle,  au  début 
du  xvi*'  siècle,  les  divers  ordres  se  disputent  ce  philosophe, 
alors  célèbre;  les  titres  de  ses  livres  le  donnent  comme  fran- 
ciscain, comme  dominicain  ou  comme  augustin,  selon  que 
l'éditeur  est  lui-même  de  la  règle  de  saint  François,  de  celle 
de  saint  Dominique  ou  de  celle  de  saint  Augustin. 

Ainsi,  frère  Luca  Pacioli  di  Borgo  San  Sepolcro,  qui  est 
franciscain,  cite^  le  Traité  des  proportions  d'à  Albertutius, 
ancore  de  Saxonia,  de  l'ordine  nostro  seraphyco  ». 

Le  R.  P.  Isidoro  Isolani  de  Milan,  frère  prêcheur,  a  composé 
un  Epitome^  du  Tractatus  proportionam  d'Albert  de  Saxe;  de 
l'auteur,  il  fait,  bien  entendu,  son  frère  en  saint  Dominique. 
Edité  à  Pavie  en  i5i3  et  en  1622,  à  Lyon  en  i58o,  cet  Epitome 
est  intitulé  :  Eplthoma  in  proportiones  fratris  Alberti  de  Saxonia, 
sacri  Ordinis  Prœdicaiorum. 

Enfin,  nous  voyons  sa  Logique  attribuée ^  en  i522,  par 
Maître  Aurelio  Sanuto  de  Venise,  à  «Maître  Albert  de  Saxe,  de 
Tordre  des  Ermites  de  saint  Augustin  ». 

Revendiqué  de  la  sorte  par  les  divers  ordres  monastiques, 
il  est  extrêmement  probable  qu'Albert  de  Saxe  n'appartint  à 
aucun  d'eux. 

Nous  avons  dit^  comment  certains  historiens  avaient  été 
amenés  à  distinguer  l'un  de  l'autre  un  premier  Albert  de  Saxe, 
professant  à  l'Université  de  Paris  au  milieu  du  xiv''  siècle,  et 
un  second  Albert  de  Saxe,  moine  franciscain  du  xv'^  siècle, 
surnommé  Alberiutius.  Nous  avons  dit  aussi  que  cette  distinc- 
tion ne  nous  semblait  aucunement  fondée  ;  q\i' Alberiutius  était 
assurément  le  nom  sous  lequel  le  grand  penseur  du  xiv''  siècle 
était  fréquemment  désigné  au  xv''  siècle  et  au  xvi"  siècle. 

1.  Summa  de  Arithinetica,  Geometria,  Proportioni  et  Proportionalità ;  i"  ('dition, 
Venise,  1/49/1,  P-  6^»  recto.  —  ij'  édition,  ïoscolano,  iSaS,  p.  G8,  recto, 

2.  B.  Boncompagni,  Intorno  al  Tractatus  proportionam  di  Alberto  di  Sassonia 
{BuUetino  di  Bibliografia  e  di  Storia  délie  Scienze  mateniatiche  e  fisiche,  pubblicato  da 
Baldassare  Boncompagni,  t.  IV,  1871,  p.  Bog). 

3.  Logica  Albertucii.  Perutilis  logica  exccllenlissimi  sacr.T  thcologi.no  professoris 
Magistri  Alberti  de  Saxonia,  ordinis  Eremilanim  divi  Augiistini,  por  Magislrum 
Aurelium  Sanutum  Vcnetum;  Venetiis,  ivro,  et  sollertio  ha^rednm  O.  Scoti, 
MDXXll. 

!\.   Vide  supra  :  pp.  G-7. 


ALBERT    DE    SAXE  333 

A  l'appui  de  cette  identification  d'Albert  de  Saxe  et 
d'Albei'tutius,  nous  avons  déjà  apporté  des  arguments  con- 
vaincants. Nous  avons  vu  Nicoleto  Vernias  de  Chieti  attri- 
buer à  Albertutius  la  théorie  de  ïlmpetus  qu'Albert  de  Saxe  a 
constamment  soutenue  en  son  Tractatas  proporUonam,  en  ses 
Questions  sur  la  Physique,  en  ses  Questions  sur  le  De  Cœlo. 
Nous  avons  vui  Léonard  de  Yinci  attribuer  à  a  Albertucco  » 
un  De  calculatione,  c'est-à-dire,  selon  le  langage  du  temps,  un 
traité  des  proportions;  ce  traité,  Léonard  l'intitule  ailleurs 2  De 
proportione,  en  restituant  à  l'auteur  le  nom  d'Albert  de  Saxe. 

A  ces  preuves,  nous  en  pouvons  ajouter  d'autres. 

Nous  venons  de  voir  Fra  Luca  Pacioli  attribuer  le  Tractatus 
proportionum  à  «  Albertutius,  dit  encore  de  Saxonia  ». 

Nous  trouvons  une  indication  analogue  dans  un  recueil  des 
commentaires  et  des  questions  sur  le  De  generatione  et  corrup- 
tione,  composés  par  Gilles  de  Rome  (yEgidus  Romanus),  Marsile 
d'Inghen  et  Albert  de  Saxe^. 

Dans  ce  recueil,  Paul  de  Genezano,  de  l'ordre  des  frères  de 
Saint -Augustin,  se  donne,  à  la  fin  des  Questions  d'Egidius  et 
de  Marsile,  comme  en  ayant  revu  la  rédaction;  il  a  sans  doute 
accompli  la  même  tâche  pour  les  Questions  d'Albert  de  Saxe, 
en  sorte  que  l'on  doit  lui  attribuer  la  note  qui  se  trouve  au 
folio  i32;  en  cette  note,  on  fait  remarquer  au  lecteur  que  les 
Questions  d' Albertutius  portent  exactement  sur  les  mêmes  textes 
que  les  Questions  de  Marsile  d'Inghen. 

Constamment  donc,  les  œuvres  que  l'on  sait,  d'une  manière 
certaine,  avoir  été  composées  par  Maître  Albert  de  Saxe  sont 
données  comme  écrites  par  Albertutius.  Ces  deux  déno- 
minations   désignent   un    même    personnage.    Ajoutons   que 

1.  Vide  supra  :  p.  20. 

2.  Vide  supra  ."p.  28. 

3.  Egidivis  cum  Marsilio  et  Alberto  De  generatione.  Commentaria  fidelissimi  expo- 
sitoris  B.  Egidii  Romani  in  libros  de  generatione  et  corruptione  Aristotelis  cum  textu 
intercluso  singulis  locis. —  Quesiiones  item  subtilissime  ejusdem  doctoris  super  primo 
libre  de  generatione  ;  iiunc  quidem  primum  in  publicum  prodeuntes.  —  Questiones 
quoque  clarissimi  doctoris  Marsilii  Inguen  in  prefatos  libros  de  generatione. — Item  ques- 
tiones subtilissime  magistri  Albcrti  de  Saxonia  in  eosdem  libros  de  generatione  ;  nus- 
quam  alias  impresse. —  Omnia  accuratissime  revisa,  atquc  castigata;  ac  quantum 
ars  aniti  potuit  fîdeliter  impressa.  Colophon  :  Impressum  Venetiis  mandato  et 
expensis  nobilis  viri  Luceantouii  de  Giunta  Florentini,  Anno  Domini  i5i8,  die  12 
mensis  Februarii. 


J34 


ETUDES    SUH    LEONAUD    DE    \  iNCl 


Nicoleto  Vernias  ne  nomme  pas  seulement  Albert  de  Saxe 
Albertutius ;  par  opposition  à  Albert  le  Grand,  il  le  nomme 
encore  Albertas  parvus. 

Le  célèbre  philosophe  Augustin  Nipho  désigne  ^  Albert  de 
Saxe  par  les  surnoms  à' Alber Villas  et  dCAlberlilla.  Nipho  déclare  % 
d'ailleurs,  qu'Albert  de  Saxe  fut  un  savant  péripateticien 
((  Alberiillus  non  ignarus  peripateticus  »  ;  il  le  regarde  ^  comme 
un  grand  logicien  u  summus  logicus  >>  ;  il  le  place  ^^  au  premier 
rang  des  faiseurs  de  raisonnements  subtils  «  Albertilla  captian- 
culatorum  prxclpaas  )> . 


IV 


Les  Écmis  d'Albert  de  Saxe. 

Les  écrits  d'Albert  de  Saxe  sont  assez  nombreux;  il  en  est 
dont  la  vogue  a  été  grande  et  qui  ont  été  imprimés  à  plusieurs 
reprises;  il  serait  fort  intéressant  d'en  posséder  la  liste  com- 
plète et  exacte.  Nous  n'avons  pas  la  prétention  de  donner  ici 
cette  liste;  pour  la  dresser,  il  faudrait  des  recherches  beaucoup 
plus  étendues  que  celles  auxquelles  nous  avons  pu  nous  livrer. 
Nous  pensons,  cependant,  être  utile  à  quelques  lecteurs  en  consi- 
gnant ici  les  renseignements  que  nous  avons  pu  recueillir. 

De  tous  les  écrits  d'Albert  de  Saxe,  aucun  ne  semble  avoir  eu 
plus  de  vogue  que  l'opuscule  intitulé  Traclatus  proporlionam. 
Cet  ouvrage  a  été  l'objet  de  recherches  bibliographiques 
extrêmement  exactes  de  la  part  du  prince  Boncompagni^. 


1.  Augustiiii  Mplii  medices  philosoplii  Suessani, /n  Ubris  Arlstotelis  meteorologi- 
corurn  comrnentaria.  In  prfrlo  Brandini  et  Octaviani  Scoli,  Venctiis,  MD\L.  fol.  8, 
col.  a;  fol.  i/j,  col.  c;  fol.  ki,  col.  d;  fol.  'nj,  col.  a.  —  Aristolelis  Stagirita^  De  Cœlo 
el  Mundo  libri  quatuor,  e  grseco  in  latinuin  ab  Augustino  Niplio  pliilosopho  Suessano 
conversi,  et  ab  eôdem  etiam  prœclara,  neque  non  longe  omnibus  aliis  in  hac  Scientia 
resolutiore  aucti  expositione.  Venetiis,  apud  Hieronymum  Scotuni,  MDXLIX,  fol.  nj, 
col.  a;  fol.  2G,  coll.  c  et  d;  fol.  3i,  coll.  c  et  d;  fol.  Sa,  coll.  a,  b  et  d;  fol.  oS,  col.  b; 
fol.  5o,  coll.  b  cl  c;  fol.  89,  col.  c.  ;  fol.  ya,  col.  a. 

a.  Aug.  Niphi  In  Ubris  meteorologicorum  comrnentaria,  fol.  8,  col.  a.  —  In  Ubris  de 
Cœlo  commenlaria,  fol.  3i,  col.  c. 

3.  Aug.  Niphi  In  Ubris  de  Cœlo  et  Mundo  comrnentaria,  fol.  5o,  col.  c. 

/i.  Aug.  Nipho,  toc.  cit.,  fol.  aG,  col.  c. 

5.  B.  Boiicoiupagni,  Intorno  al  Tractatus  j)ropurtionuni  di  Alberto  di  Sussonia  {Balle- 
tino  di  Bibliograjla  e  di  Storia  dclle  Scienze  matematiclie  e  Jisiche,  t.  IV,  1871,  p.  ^\)S). 


ALBEKT    DE    SAXE  335 

Du  Traclalas  proporlionum  d'Albert  de  Saxe,  le  prince 
Boncompagni  décrit  dix  éditions. 

Trois  éditions  furent  données  à  Padoue,  en  i4S2,  i484  et 
1487,  par  Matheus  Gerdo  de  Windischgrœtz. 

A  Venise,  une  édition  fut  donnée  en  MGGGGXXXLVII 
(1487?)  par  Andréas  Gatharensis;  une  autre,  en  i494,  par 
Bernardinus  Venetus,  aux  frais  de  Jeronimus  Duranti;  une 
troisième,  en  1496,  par  Bonetus  Locatellus,  aux  frais  d'Octa- 
vianus  Scotus. 

Benedictus  Hectoris  imprima  à  deux  reprises,  à  Bologne, 
des  collections  contenant  le  Tractatus  proporlionum;  ces  deux 
éditions  sont  datées  de  i5o2  et  de  i5o6.  La  seconde  contient 
un  commentaire  à  ce  même  traité;  ce  commentaire  a  pour 
auteur  Benedetto  Yittori,  de  Faenza,  qui  enseigna  la  logique, 
la  philosophie  et  la  médecine  à  Bologne  et  à  Padoue  i. 

A  Paris,  une  édition,  sans  date  ni  nom  d'imprimeur,  se 
vendait  au  faubourg  Saint-Jacques,  près  de  l'église  Saint- Yves, 
à  l'enseigne  du  Pélican. 

Une  dixième  édition  ne  porte  ni  date,  ni  indication  d'ori- 


gine. 


A  la  description  de  ces  dix  éditions,  le  prince  Boncompagni 
joint,  d'après  Échard,  la  mention  d'une  onzième  édition  faite 
à  Venise,  en  1496,  par  les  héritiers  d'Octavianus  Scotus. 

Bappelons,  en  outre,  les  éditions  données  à  Pavie  en  i5i3  et 
en  i522,  et  à  Lyon  en  i58o  de  V Epithoma  in  proportiones  fratris 
Alherti  de  Saxonia,  composé  par  le  R.  P.  Isidoro  Isolani,  O.P. 

Les  Sabtilissinide  quœsUones  super  ocio  libros  Physicorwn 
auraient  été  imprimées  à  Padoue  dès  i493,  selon  le  Reperto- 
riwn  bibliographie  uni  de  Hain.  Deux  autres  éditions  furent 
imprimées  à  Venise,  aux  frais  d'Octavianus  Scotus,  puis  de  ses 
héritiers,  par  Bonetus  Locatellus,  l'une  en  i5o4,  l'autre  en 
i5i6. 

Dès  i48i,  les  QuœsUones  in  Arislolelis  libros  de  Cœlo  et 
Mundo  furent  publiées   à  Pavie  par  Antonius  de  Garchano. 


I.  F.  Jacoli,  Intorno  ad  un  comento  di  Benedetto  Vittori,  medico  Faentino,  al  Tractatus 
proportionum  di  Alberto  di  Sassonia  (Bulletino  di  Bibliograjîa  e  di  Storia  délie  Scienze 
niatematiche  ejîsiche,  t,  IV,  1871,  p.  498). 


33(3 


ETUDES    SUR    LEONARD    DE    YlNGl 


En  1492,  Bonetus  de  Locatellis  les  imprima  à  Venise  aux  frais 
d'Octavianus  Scotus.  A  Venise  encore,  Olinus  Papiensis  les 
édita  en  Mg;. 

Les  Questions  sur  le  De  geiierallone  el  corraptio/ie  d'Aristote 
ont  été,  en  général,  publiées  dans  le  même  recueil  que  les 
commentaires  de  Gilles  de  Rome  et  de  Marsile  d'inghen  sur  le 
même  traité.  Ce  recueil,  intitulé  :  Egidius  cum  Marsilio  et 
Atberto  De  generatione,  fut  imprimé  à  Venise,  d'abord  par 
Bonetus  Locatellus,  aux  frais  d'Octavianus  Scotus,  en  i5o/i; 
puis  par  G.  de  Gregoriis,  en  i5o5;  enfin  par  Luceantonius  de 
Giunta,  en  i5i8. 

Georges  Lokert,  régent  du  Collège  de  Monlaigu  au  commen- 
cement du  xYi*"  siècle,  a  réuni  en  une  même  collection'  les 
Quœstiones  d'Albert  de  Saxe  sur  les  Octo  tibri  physicorum,  les 
Très  tibri  de  Cœto  et  Mando  et  les  Duo  libri  de  generatione  et 
corruptione ;  il  y  joignit  les  Quœstiones  in  libros  meteororum  de 
Tliémon  et  les  Quœstiones  in  parva  naiuratia  de  Jean  Buridan. 
Ce  monument,  élevé  à  l'École  nominaliste  qui  florissait  à  Paris 
au  milieu  du  xiv"  siècle,  a  été  deux  fois  édité  par  Jodocus 
Badins  Ascensius  et  Gonradus  Resch  ;  les  deux  éditions  ont  été 
données  à  Paris,  en  i5i6  et  en  i5i8. 

Sous  le  titre  de  Logica  Atbertucii,  la  Logique  d'Albert  de 
Saxe  fut  éditée  à  Venise,  en  i522,  par  Aurelius  Sanutus  Vene- 
tus,  aux  frais  des  héritiers  d'Octavianus  Scotus. 

En  i497j  Bonetus  Locatellus  imprima  à  Venise,  aux  frais 
d'Octavianus  Scotus,  les  Quœstiones  subtilissimœ  Alberti  de 
Saxonia  super  libros  posteriorum  Aristotelis. 

Un  opuscule  intitulé  Tractatus  obligationum  fut  publié  à 
Lyon,  par  J.  Carcan,  au  voisinage  de  i^qS;  aucune  marque 
typographique,  d'ailleurs,  ne  donne  ces  indications,  que  nous 
empruntons  à  M"^  Pellechet. 

Petrus  Le  Rouge  imprima  à  Paris,  en  1/189,  un  autre  opus- 
cule dont  le  titre  est  :  Sophismata  Magistri  xilberti  de  Saxonia. 

Le  Tractatus  obligationum  et  les  Sophismata,  joints  à  un  troi- 
sième opuscule,  les  Insolubilia,  forment  une  collection  qui  fut, 


I.   Vide  supra  :  \}.  5. 


ALBERT    DE    SAXE  63'] 

trois  fois  au  moins,  imprimée  à  Paris  :  en  1490,  par  Gcorgius 
Vuolf  Badensis;  en  i/igô,  par  Félix  Baligault;  à  une  date 
inconnue,  par  Anthonius  Cayllaut. 

Le  cinquième  traité  de  \3l  Logica  Albertucii  est  intitulé  :  De 
paralogismis  seu  fallaciis;  le  sixième  et  dernier  traité  se  compose 
de  deux  parties  qui  ont  pour  titres  respectifs  De  insolubilibus 
et  De  obligationibas.  Les  opuscules  intitulés  Traclatus  obllgatio- 
num,  Sophismata  et  Insolabilia  sont-ils  seulement  des  extraits 
de  la  Logica?  Ou  bien,  au  contraire,  en  développent-ils  cer- 
tains chapitres,  comme  le  Tractatus  proportionum  développe 
quelques-unes  des  Questions  sur  les  Physiques  ou  sur  le  De 
Cœlo?  Nous  ne  saurions  le  décider,  n'ayant  pu  consulter  ces 
opuscules. 

Nous  possédons  enfin  un  ouvrage  oii  les  commentaires  de 
Guillaume  Occam  et  d'Albert  de  Saxe  sur  VArs  vêtus  sont 
réunis  sous  ce  titre  :  Expositio  aurea  et  admodum  utilis  super 
Artem  veterem  édita  per  venerabilem  inceptorem  fratrem  Guliel- 
mum  de  Ocham  cum  questionibus  Alberti  parvi  de  Saxonia;  cet 
ouvrage  fut  imprimé  à  Bologne,  en  1496,  par  Benedictus 
Hectoris. 

Certains  écrits  d'Albert  de  Saxe  semblent  n'avoir  point 
sollicité  l'attention  des  imprimeurs  de  la  Renaissance;  ils  sont 
demeurés  inédits  ou  n'ont  été  publiés  que  de  nos  jours. 

M.  Heinrich  Suter  a  publié ^  en  i884  un  petit  traité  intitulé 
Demonstrationes  de  quadratura  circuli  qui  se  trouve,  sous  le  nom 
d'Albert  de  Saxe,  dans  un  manuscrit  du  début  du  xv^  siècle 
(Codex  A.  5o)  conservé  à  la  Bibliothèque  municipale  de  Baie. 
Gomme  Boëce  et  tous  ses  successeurs,  Albert  de  Saxe  croit  que 
le  rapport  de  la  circonférence  au  diamètre  est  exactement  — . 

M.  H.  Suter  a  publié  également ^  un  second  fragment,  inti- 
tulé :  De  proportione  dyametri  quadrati  ad  costam  ejusdem^  qui 
se   trouve,    sans  nom    d'auteur,    dans   le   même    manuscrit; 

I.  Heinrich  Suter,  Der  Tractatus  «.De  quadratura  circuit))  des  Albertus  de  Saxonia 
(Zeitschrift  fiir  Mathematik  und  Physik,  XXIX  Jahrgang,  1887;  Historisch-literarische 
Abtheilung,  p.  81). 

a.  Heinrich  Suter,  Die  Questio  a  De  proportione  dyametri  quadrati  ad  costam  ejusdem)) 
des  Albertus  de  Saxonia  (Zeitschrift  fur  Mathematik  und  Physik,  XXXH  Jahrgang,  1887, 
p.  40. 

p.    OUQEM.  33 


338  ÉTUDES    SUR    LÉONARD   DE   VINCI 

M.  Suter  attribue  cet  écrit  à  Albert  de  Saxe;  nous  développerons 
dans  une  note^  les  raisons  qui  nous  font  rejeter  cette  opinion. 

M.  Aschbach  mentionne  ^  un  traité  De  maximo  et  minimo 
d'Albert  de  Saxe  comme  existant  en  manuscrit  à  Venise;  ce 
traité  contient  sans  doute  le  développement  des  idées  sur  les 
maxima  et  minima  qu'Albert  a  exposées  en  sa  quatorzième 
question  sur  le  premier  livre  du  De  Cœlo  et  Mundo. 

M.  Aschbach  attribue  également  à  Albert  de  Saxe  un  Tracta- 
tus  de  latitudinïbus  formarum  qui  aurait  été  imprimé  à  Venise 
en  i5o5;  mais  nous  n'avons  pu  trouver  aucune  trace  de  cet 
ouvrage,  ni  découvrir  en  les  écrits  d'Albertutius  aucune  men- 
tion des  mots  latitudo  formarum.  Nous  pensons  qu'il  y  a  là 
quelque  confusion;  il  est  bien  vrai,  en  effet,  qu'on  imprima  à 
Venise,  en  i5o5,  un  recueil ^  qui  contenait  deux  traités  De  lali- 
tudinihus  formarum;  mais  de  ces  deux  traités,  l'un  était  dû  à 
Nicole  Oresme  et  l'autre  à  Biaise  de  Parme. 

Vraisemblablement,  cette  liste  des  ouvrages  d'Albert  de  Saxe 
est  incomplète;  elle  suffît,  cependant,  à  donner  une  idée  de 
l'activité  intellectuelle  de  ce  grand  philosophe,  à  marquer  la 
vogue  dont  il  jouissait  au  début  de  la  Renaissance,  enfin  à 
combattre  l'inexplicable  oubli  où  le  délaissent  ceux  qu'inté- 
ressent les  progrès  de  la  pensée  humaine  au  cours  du  Moyen- 
Age. 


1.  Vide  infra  :  note  A. 

2.  Aschbach,  Geschichte  der  Wiener  Universitàt,  Bd.  I,  p.  365. 

3.  Questio  de  modalibus  Bassani  Politi.  —  Tractatus  proportionum  introductorius  ad 
calculationes  Suisset,  —  Tractatus  proportionum  Thome  Bradvardini.  —  Tractatus  pro- 
portionum Nicholai  Horen.  —  Tractatus  de  latitudinibus  formarum  ejusdem  Nicholai.  — 
Tractatus  de  latitudinibus  formarum  Blasii  de  Parma.  —  Auctor  sex  inconvenientium. 

Colophon  :  Venetiis,  mandate  et  sumptibus  heredum  quondam  nobilis  viri  D.  Oc- 
taviani  Scoti  Modoetiensis  per  Bonetum  Locatellum  Bergomensem  presbyterum, 
kalendis  Septembribus  i5o5. 


NOTES 


22  A 


NOTES 


A.  —  SUR  UN  ECRIT  ATTRIBUÉ  A  ALBERT  DE  SAXE 

Un  manuscrit  conservé  à  la  Bibliothèque  municipale  de  Baie,  le 
Codex  A.  5o,  contient,  parmi  beaucoup  d'autres  pièces,  un  écrit  intitulé  : 
Qaestio  Alberli  de  Saxo  nia  de  qaadratura  circuli;  nous  avons  dit,  en 
notre  VHP  étude,  que  cet  écrit  avait  été  publié  par  M.  Heinrich  Suter. 

A  la  suite  de  ce  traité  sur  la  quadrature  du  cercle,  se  trouve  un  autre 
opuscule  qui  a  pour  titre  :  Item  alla  questio  de  proportione  dyametri 
qiiadrati  ad  costam  ejusdem  et  qui  ne  porte  aucun  nom  d'auteur. 
M.  H.  Suter  a  publié  également  i  cet  opuscule  qu'il  attribue  formelle- 
ment à  Albert  de  Saxe. 

Parmi  les  raisons  qu'invoque  M.  H.  Suter  pour  justifier  cette  attribu- 
tion, nous  trouvons  d'abord  le  langage  en  lequel  cet  opuscule  est  écrit  : 
u  Je  m'arrêterai  seulement  à  ce  sujet  »,  dit  M.  H.  Suter,  «  à  l'expres- 
sion est  dare  pour  il  y  a,  il  y  aura,  qui  revient  plusieurs  fois  dans  les 
deux  mémoires  que  je  publie;  on  la  rencontre  fréquemment  dans  ceux 
des  écrits  d'Albert  de  Saxe  que  j'ai  eu  l'occasion  de  comparer  à  ces 
mémoires,  par  exemple  dans  les  commentaires  à  la  Physique 
d'Aristote,  au  De  Cœlo,  et  au  De  generatione  et  corniptione,  que  cet 
auteur  a  composés.  Au  contraire,  cette  expression  ne  se  rencontre 
absolument  pas  (gar  nicht)  dans  les  écrits  d'autres  scolastiques  comme 
Guillaume  d'Occam  (In  libros  physicorum  Arislotelis)  et  Thémon  (In 
quatuor  libros  meteororum  Aristotelis) ;  certains,  comme  Jean  Buridan, 
ne  l'emploient  qu'en  quelques  écrits  (par  exemple,  dans  le  commen- 
taire au  De  anima  d'Aristote),  et  encore  n'en  usent-ils  que  fort  rarement.  » 

A  l'appui  de  l'attribution  à  Albert  de  Saxe  de  la  question  De  propor- 
tione dyametri  quadrati  ad  costam  ejusdem,  M.  H.  Suter  allègue  une 
autre  raison.  En  ses  questions  sur  la  Physique  d'Aristote,  iVlbertde 
Saxe  invoque  à  deux  reprises  (Jn  lib.  Wlquœst.  XI  et  in  lib.  VI  quœst  I) 
l'incommensurabilité  du  rapport  entre  le  côté  du  carré  et  la  diagonale 
pour  combattre  l'existence  des  indivisibles  ;  c'est  précisément  ce  que 
fait  l'auteur  de  la  Question  conservée  dans  les  manuscrits  de  Bàle. 

Ces  deux  raisons  n'ont  pas,  croyons-nous,  la  valeur  absolument 
démonstrative  que  leur  attribue  M.  H.  Suter. 

Les  expressions  :  est  dare  maximum  quantitatem,  est  dare  minimum 
quantitatem,   signifiant  :   telle  quantité  admet    un    maximum  ou    un 

1.  Heinrich  Suter,  IHe  Qaeslio  «  De  proportione  dyametri  quadrati  ad  costam 
ejusdem»  des  Albertus  de  Saxonia  (Zeitschrift  filr  Mathematik  und  Physik,  \XX1I  Jahr- 
gaug,  1887;  Historisch-llterarische  Abtheilung,  pp.  4i-56). 


342  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VlNCt 

minimum  semblent  absolument  consacrées,  dans  le  langage  scolastique, 
dès  le  début  du  xiv"  siècle.  Nous  voyons  Gilles  de  Rome  (.Egidius 
Romanus)  écrire  i  :  a  Est  dare  minimam  carnem  et  minimam  aquam  ;  » 
il  emploie  sept  fois  l'expression  est  dare  au  cours  de  ses  questions  IV, 
V  et  VI  sur  le  premier  livre  du  De  generatione  et  corruptione.  Walther 
Burley  dit  de  même  2  :  u  Non  est  dare  minus  minimo.  »  Nous  trou- 
vons cette  forme  de  langage  trois  fois  dans  une  seule  question  3  de 
Guillaume  d'Ockam  sur  le  Livre  des  sentences  de  Pierre  Lombard. 

Dans  ses  divers  écrits,  Albert  de  Saxe  emploie  très  fréquemment  cette 
tournure  d'un  latin  barbare;  mais  ses  contemporains  ne  se  font  point 
faute  de  l'imiter  là  où  ils  en  trouvent  l'occasion. 

Cette  occasion  ne  se  rencontre  pas  fréquemment  dans  les  écrits 
de  Jean  Buridan  que  nous  avons  eu  occasion  de  feuilleter  ;  mais  elle 
se  présente  une  fois,  et  il  semble  que  Buridan  ait  hâte  d'en  profiter, 
car  dans  les  deux  pages  qu'occupe  une  de  ses  questions  sur  le  De 
anima  d'Aristote,  nous  avons  relevé  jusqu'à  vingt-huit  emplois  de  la 
forme  est  dare^. 

Les  successeurs  d'Albert  de  Saxe  ne  se  font  point  faute  non  plus 
d'user  de  cette  expression  ;  on  la  rencontre  très  fréquemment  dans  les 
écrits  de  Marsile  d'Inghen  et  de  Pierre  d'Ailly. 

On  ne  saurait  donc  voir  dans  l'emploi  de  cette  formule  :  Est  dare,  un 
motif  suffisant  pour  attribuer  à  Albert  de  Saxe  la  question  De  propor- 
tione  dyametri  quadrati  adcostam  ejusdem. 

Cette  attribution  ne  trouve  pas  non  plus  une  suffisante  justification 
dans  cette  remarque  qu'Albert  a,  par  deux  fois,  invoqué  la  nature 
incommensurable  du  rapport  entre  le  côté  du  carré  et  la  diagonale 
pour  réfuter  la  doctrine  des  indivisibles.  Cet  argument,  en  effet,  était 
tout  à  fait  classique  en  la  Scolastique  du  xiv"  siècle. 

Il  semble  qu'il  ait  été  imaginé  par  Roger  Bacon,  qui  l'expose  en 
son  Opus  majus^.  Jean  Duns  Scot  l'a  reproduit^.  Guillaume  d'Ockam 

1.  Egidii  Romani  in  libroa  de  physlco  auditu  Aristotelis  commentaria  acciiratissiine 
emendata.  Golophon  :  Venetiis  impressus  mandato  et  cxpensis  heredum  nobilis  viri 
Domini  Octaviani  Scoti  civis  Modoetiensis  per  Bonetum  Locatellum  presbyterum. 
13  Kal.  Octobr.  i5o2.  fol.  59,  col.  b. 

2.  Burleus  Saper  oclo  libros  phisicorum.  Golophon  :  Impressa  arte  et  diligentia 
Boneti  Locatelli  Bergomensis,  sumptibus  vero  et  expensis  nobilis  viri  Octaviani  Scoti 
Modoetiensis.  Venetiis,  anno  Salutis  1/191,  quarto  Nonas  Decembris.  f  71,  col.  b. 

3.  Guilhelmi  de  Ockam  Saper  quatuor  libros  seatentiarum  anno  ta  tione  s  ;  libri  II 
quaîstio  VllI. 

!^.  Joannis  Buridani,  artium  liberalium  doctoris  subtilissimi,  In  secundum  Aristo- 
telis de  anima  librum  quaîst.  XX.  (Dans  l'édition  de  Georges  Lokert  qui  a  été  décrite 
ci-dessus,  p.  5). 

5.  Fratris  Rogcri  Bacon,  Ordinis  Minorum,  Opus  majas,  ad  Clementem  quartum, 
pontificom  Romanum,  ex  M.  S.  Godicc  Dubliniensi,  cum  aliis  quibusdam  coUato,  nunc 
primum  edidit  S.  Jcbb.  M.D.  LonJini,  lypis  Gulichni   Bowycr  ;  MDCCXXXlll,  p.  f)3. 

G.  R.  P.  F.  Joanis  Duns  Scoti,  Doctoris  suljtilis,  Ordinis  Miiiorvnn,  (Jua'Slioncs  in 
lib.  II  Sententiaruni.  Lugduni,  sumptibus  Laurent!  Durand,  MDGX\.XIX  (R.  P.  F. 
Joannis  Duns  Scoti  Opéra;  tomi  VI  pars  I).  Lib.  II,  dist.  Il,  qu.pst.  IX. 


NOTES  343 

l'a  indiqué  en  un  de  ses  Qiiodtibeta  {Quodlibet.  I,  qaœst.  9)  et  l'un  des 
plus  brillants  disciples  de  Duns  Scot,  Jean  le  Chanoine,  l'a  également 
donné  d'après  son  maître  i . 

Les  raisons  qui  ont  conduit  M.  H.  Suter  à  attribuer  à  Albert  de  Saxe 
la  Qaœst  10  de  proportione  dyametri  quadrati  ad  cosiam  ejusdem  ne 
nous  paraissent  donc  nullement  convaincantes;  la  lecture  de  cette 
question  nous  semble,  par  contre,  très  propre  à  fournir  des  motifs 
à  qui  désire  contester  cette  attribution. 

En  cette  question,  se  trouvent  exposées  diverses  considérations  sur 
l'infmiment  grand  et  l'infiniment  petit  ;  une  de  ces  considérations  va 
retenir  un  instant  notre  attention. 

Voici,  en  effet,  l'étrange  paradoxe  que  l'auteur  de  la  question  donne 
comme  huitième  conclusion  2  : 

((  Étant  donnés  une  infinité  de  corps,  qui  sont  tous  d'un  même 
volume  déterminé,  et  qui  occupent  un  espace  infini,  on  peut  les  réunir 
sans  leur  faire  subir  aucune  condensation,  de  telle  sorte  qu'ils  forment 
un  corps  fini,  occupant  un  espace  fini...  En  voici  la  preuve  :  Considé- 
rons ces  corps  en  nombre  infini,  tels  que  des  fruits  ou  d'autres  objets 
analogues,  qui  occupent  un  volume  infini.  En  la  première  partie 
proportionnelles  d'une  heure,  prenons  un  premier  corps  en  forme  de 
boule,  et  soit  A  ce  corps  ;  prenons  ensuite  un  second  de  ces  corps, 
comprimons-le  en  une  large  figure,  que  nous  fléchirons  de  façon  à  en 
recouvrir  le  premier;  soit  B  cette  couche  d'une  certaine  épaisseur.  En 
la  seconde  partie  de  l'heure,  prenons  un  autre  corps  et  recouvrons- 
en  l'ensemble  A  B;  soit  C  cette  nouvelle  couche.  Prenons  encore  un 
nouveau  corps  et  recouvrons-en  l'ensemble  A  B  C  de  façon  à  former 
la  couche  D,  et  répétons  la  même  opération  en  chacune  des  parties 
proportionnelles  de  l'heure.  Alors,  à  la  fin  de  l'heure,  nous  aurons 
réuni  une  infinité  de  corps  dont  chacun  a  un  même  volume  fini,  et 
cependant  je  vais  prouver  qu'à  la  fin  de  l'heure,  cet  agrégat  est 
fini.  » 

«  En  effet,  la  seconde  couche  est  appliquée  à  une  plus  grande  surface 
que  la  première  ;  elle  est  donc  moins  épaisse  que  la  première  ;  de 
même,  la  couche  appliquée  en  troisième  lieu  est  moins  épaisse  que  la 
seconde,  et  ainsi  de  suite.  On  voit  donc  que  l'épaisseur  de- la  première 
couche  est  à  l'épaisseur  de  la  seconde  dans  le  même  rapport  que 
l'épaisseur  de  la  seconde  à  l'épaisseur  de  la  troisième,  que  l'épaisseur 
de  la  troisième  à  l'épaisseur  de  la  quatrième,  que  l'épaisseur  de  la 
quatrième  à  l'épaisseur  de  la  cinquième,  et  ainsi  de  suite.  Ainsi  les 

1.  Joannis  Canonici  Qaœstiones  super  VIII  libros  physicorum  Aristotelis  periitiles;  in 
lib.  VI,  quaest.  unica. 

2.  Loc.  cit. y  p.  48. 

3.  Diviser  une  heure  en  parties  proportionnelles,  c'est,  dans  le  langage  du  xiv'  siècle, 
la  diviser  en  parties  qui  décroissent  en  progression  géométrique  :  une  demi-heure, 
suivie  d'un  quart  d'heure,  puis  d'un  huitième  d'heure,  etc. 


344  ÉTUDES    SUR    LÉOTSARD    DE    VINCI 

épaisseurs  de  toutes  ces  couches  décroissent  en  proportion  continuel; 
la  première  d'entre  elles  a,  d'ailleurs,  une  valeur  finie  et  déterminée, 
et  il  en  est  de  même  de  son  rapport  à  la  seconde.  Dès  lors,  ces 
couches  en  nombre  infini  dont  les  épaisseurs  décroissent  en  propor- 
tion continue,  ne  forment  pas  une  épaisseur  infinie,  de  même  que  les 
parties  proportionnelles  d'un  continu  quelconque  ne  forment  pas  un 
continu  infini.  Il  résulte  donc  de  là  que  le  corps  obtenu  à  la  fin  de 
l'heure  a  une  épaisseur  finie;  comme  il  est  sphérique,  son  diamètre 
est  fini  ;  et  il  est  fini  lui-même,  bien  que  formé  d'une  infinité  de  corps 
égaux,  ce  qu'il  fallait  démontrer.  » 

Albert  de  Saxe  connaît  cet  étrange  raisonnement  et  il  l'expose,  mais 
c'est  pour  le  réfuter. 

En  une  de  ses  questions  sur  le  De  Cœlo^,  Albert  se  demande  «  S'il 
peut  exister  une  grandeur  solide,  superficielle  ou  linéaire  qui  soit 
infinie».  Ayant  l'intention  de  conclure  par  la  négative,  il  expose 
d'abord,  selon  la  méthode  scolastique,  les  arguments  que  l'on  peut 
invoquer  pour  l'affirmative  :  u  Et  primo  videtur  quod  sic.  ))  C'est  parmi 
ces  arguments  que  se  trouve,  occupant  le  cinquième  rang,  le  résumé 
du  singulier  raisonnement  que  nous  avons  reproduit. 

A  la  fin  de  la  question,  sous  le  titre  Ad  rationes,  se  trouve  la  réfuta- 
tion des  arguments  produits  au  début;  c'est  là  qu'Albert  de  Saxe 
montre  très  sensément  Terreur  commise  par  l'auteur  de  la  Quœstio  de 
proportione  dyametri.  «  A  la  cinquième  raison  je  réponds  qu'il  n'est 
pas  possible,  sans  raréfaction  ni  condensation,  de  transformer  une 
infinité  de  corps  égaux  et  séparés  les  uns  des  autres  en  un  corps  fini. 
Lorsque  l'auteur  déclare  qu'on  a  là  une  infinité  d'épaisseurs  dont  la 
plus  grande  est  finie,  je  l'admets.  Lorsqu'il  ajoute  que  l'épaisseur  qui 
est  la  somme  de  toutes  celles-là  est  finie,  je  l'accorde  si  ces  épaisseurs 
décroissent  en  proportion  continue,  mais  point  s'il  n'en  est  pas  ainsi. 
Or  il  n'en  est  pas  ainsi  ;  la  première  n'est  pas  à  la  seconde  dans  le 
même  rapport  que  la  seconde  à  la  troisième;  il  n'y  a  donc  pas  lieu 
d'assimiler  ces  épaisseurs  aux  parties  proportionnelles  d'un  continu  ; 
en  un  continu,  les  parties  proportionnelles  se  succèdent  en  porpor- 
tion  continue,  de  telle  sorte  que  le  rapport  de  la  première  à  la  seconde 
est  égal  au  rapport  de  la  seconde  à  la  troisième  ;  mais  il  n'en  est  pas 
de  même  de  ces  épaisseurs.  » 

Albert  de  Saxe  a  donc  pris  soin  de  réfuter  une  grave  erreur  contenue 
en  la  Quœstio  de  proportione  dyametri  quadrati  ad  costam  ejusdem. 
Comment  serait-il  l'auteur  de  cette  Question  ? 

1.  C'est-à-dire  en  progression  géométrique. 

2.  Questiones  subtilissime  Alberti  de  Saxonia  in  libros  de  Cœlo  et  Mimdo.  Veneliis, 
1/192.  Tn  lib.  T,  quest.  ÎX. 


NOTES  345 

B.  —  A    PROPOS 

DES    QUESTIONS  SUR  LES  MÉTÉORES 

DE  THÉMON,  LE  FILS  DU  JUIF 

En  ses  savants  commentaires  aux  livres  des  Météores,  le  célèbre 
Augustin  Niphoi  déclare  formellement 2  que  les  Questions  sur  les 
Météores  qui  ont  été  publiées  sous  le  nom  de  Thimon  le  Juif  sont 
d'Albertillus,  c'est-à-dire  d'Albert  de  Saxe  :  u  Albertillus,  cujus  quœs- 
tiones  sunt  editse  sub  nomine  Thimonis  judœi.  » 

A  l'appui  de  cette  opinion  de  Nipho,  on  peut  invoquer  certains 
arguments. 

On  peut  remarquer,  en  premier  lieu,  que  ces  Questions  sur  les  Météo- 
res sont  de  forme  très  semblable  à  celle  qu'Albert  de  Saxe  a  donnée  à 
ses  Questions  sur  la  Physique,  sur  le  De  Cœlo  et  sur  le  De  generatione 
et  corruptione ;  que  les  Questions  de  Thémon  s'inspirent  exactement 
des  mêmes  principes  que  celles  d'Albert  de  Saxe  ;  qu'elles  adoptent  les 
mêmes  thèses  lorsqu'elles  ont  à  traiter  des  mêmes  sujets  ;  enfin,  que  les 
Questions  sur  les  Météores  complètent  de  la  manière  la  plus  heureuse  la 
série  des  Questions  composées  par  Albert  de  Saxe,  formant  avec  celle- 
ci  un  commentaire  achevé  de  la  Philosophie  naturelle  du  Stagirite. 

On  peut,  en  second  lieu,  donner  une  preuve  d'une  autre  ordre  et 
qui  n'est  pas  moins  forte. 

Aux  deux  éditions  que  nous  avons  eu  occasion  de  consulter,  l'ou- 
vrage de  Thémon  débute  en  ces  termes  :  «  Ici  commencent  les  ques- 
tions sur  les  quatre  livres  des  météores  compilées  par  le  très  savant 
professeur  de  philosophie  Thimon.  —  Incipiunt  qusestiones  super 
quatuor  libros  metheororum  compilatae  per  doctissimum  Philosophiœ 
professorem  Thimonem.  » 

Cette  forme  est  très  inusitée  ;  les  Questions  publiées  par  Jean  le 
Chanoine,  par  Albert  de  Saxe,  par  Jean  Buridan,  par  Marsile  d'Inghen, 
par  une  foule  d'autres  scolastiques,  ne  sont  jamais  données  comme 
compilées  par  ces  auteurs.  11  semble  donc  bien  que  Thémon  n'ait 
point  voulu  se  faire  passer  pour  l'auteur  des  Questions  sur  les  Météores 
et  qu'il  ait  revendiqué  seulement  la  rédaction  de  ces  Questions,  qu'un 
autre  avait  composées.  Dès  lors,  tout  porte  à  croire  que  cet  autre  était 
Albert  de  Saxe. 

1.  Augustin!  Niphi  medices,  philosophi  Suessani,  In  libris  Aristotelis  meteorologicis 
cnmmentaria.  Ejusdeni  Generalia  cominentaria  in  lihro  de  mistis,  qui  a  veteribus  quartas 
ineteororum  liber  inscribiliir,  et  a  junioribiis  meteorologicon  dicitur.  Anno  post  partum 
intemeratae  Virginis,  in  praelo  Brandini  et  Octaviani  Scoti  fratruni  haec  commentaria 
curiose  cudebantur,  Venetiis,  MDXL.  —  A  la  fin  de  l'ouvrage,  on  lit  ;  Finis  Salerni, 
iSaS,  quinto  Aprilis. 

2,  Aug.  Nipho,  loc.  cit.,  fol.  ilt,  col.  c. 


346  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

C.  —  SUR  LA  BIBLIOGRAPHIE 
DES  ŒUVRES   DE   BERNARDINO   BALDI 

Nous  avons  dit  (p.  98)  que  le  prince  Baldassare  Boncompagni 
possédait,  en  manuscrits,  l'original  et  plusieurs  copies  de  l'ouvrage 
composé  par  Bernardino  Baldi  sur  les  vies  des  grands  mathémati- 
ciens. Enrico  Narducci,  qui  a  extrait  de  ces  manuscrits  les  notices 
relatives  aux  géomètres  italiens,  a  donné  une  description  de  ces 
précieux  codices  dans  l'introduction  qu'il  a  mise  en  tête  de  sa  publi- 
cation i. 

D'autres  extraits  de  l'ouvrage  de  Baldi  ont  été  publiés  dans  le 
Bulletino  dirigé  par  le  prince  Boncompagni.  Nous  en  avons  déjà  cité 
un  à  la  page  98,  sous  le  n"  26.  En  voici  quelques  autres  : 

1°  La  notice  sur  Alhazeno  se  trouve  reproduite  à  la  fm  (p.  47)  de 
l'écrit  suivant  : 

Intorno  ad  una  iraduzione  italiana,  fatta  nel  secolo  decimoquarto , 
del  irattaio  d' Ottica  d'  Alhazen,  matematico  del  secolo  undecimo,  e  ad 
altri  lavoridi  questo  scienzato.  Nota  di  Enrico  Narducci  (Bulletino  di 
Bihliografia  e  di  Storia  délie  Scienze  matematiche  e  fisiche  pubblicato 
da  B.  Boncompagni;  t.  IV,  p.  i,  1871). 

2°  La  notice  sur  Vitellione  se  trouve  reproduite  à  la  fin  (p.  77)  de 
l'article  suivant  : 

Sur  l'orthographe  du  nom  et  sur  la  patrie  de  Witelo  (Vitellion). 
Note  de  M.  Maximilien  Gurtze  {Bulletino...,  t.  IV,  p.  49;  1871). 

3°  Vite  de  matematici  Arabi  traite  da  un'  opéra  inedita  di  Bernar- 
dino Baldi  con  note  di  M.  Steinsghneider  {Bulletino...,  t.  V,  p.  427; 

1872). 

Les  notices  de  Baldi  qui  sont  reproduites  en  cet  écrit  et  commentées 
avec  une  rare  érudition  par  M.  Steinschneider,  sont  intitulées  comme 
suit  : 

Messala  —  Alfragano  —  Alchindo  —  Albumasaro  —  Tebitte  — 
Albategno  —  Almansore  —  Alhazeno  —  Ali  Abenrodano  —  Punico 
—  Ali  Abenragele  —  Arzahele  —  Gebro  —  Alpetragio. 

4°  Andalo  de'  Negri  (De  le  vite  de  matematici  libri  due  di  Bernar- 
dino Baldi  da  Urbino,  Abbate  di  Guastalla.  MDXGVI.  Tom.  II. 
Manoscritlo posseduto  da  D.  B.  Boncompagni  contrassegnato  «  A^"  i5U  », 
car.  120-121)  {Bulletino...,  t.  VII,  p.  337;  1874). 

I.  Vite  inédite  di  matematici  italiani,  scritte  da  Bernardino  Baldi  e  pubblicate  da 
Enrico  Narducci  (Bulletino  di  Bihliografia  e  di  Storia  dellr  Scienze  matematiche  e  fisiche, 
pubblicato  da  B.  Boncompagni,  t.  \IX,  pp.  333,  383,  '|37  et  02 1  ;  188O). 


TNOTES  347 

5"  Vite  inédite  di  tre  matematici  (Giovanni  Danck  di  Sassonia, 
Giovanni  de  Lineriis  e  Fra  Luca  Pacioli  di  Borgo  San  SepolcroJ 
scritte  da  Bernardino  Baidi  {Balletino...,  t.  XII,  p.  420;  1879). 
Ces  trois  notices  sont  précédées  d'un  article  dont  voici  le  titre  : 
Baldassare  Boncompagni,  Intorno  aile  vite  inédite  di  tre  matematici 
(Giovanni  Danck  di  Sassonia,  Giovanni  de  Lineriis  e  Fra  Luca  Pacioli 
di  Borgo  San  Sepolcro)  scritte  da  Bernardino  Baldi  [Balletino..., 
t.  XII,  p.  352;  1879). 

Dans  le  même  volume,  à  la  p.  863,  se  trouve  un  complément  à 
l'article  précédent,  sous  le  titre  : 

Baldassare  Boncompagni,  Giunte  allô  scritto  intitolato  a  Intorno...  » 
6°  Vita  di  Pitagora,  scritta  da  Bernardino  Baldi,  trotta  deW  aiito- 
grafo  et  annotata  da  Enrico  Narduggi  {Bulletino...,  t.  XX,  p.    197; 
1887). 


348  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 


D.  —  SUR  UN  PASSAGE  EMPRUNTÉ 
PAR  BERNARDINO  BALDI  A  LÉONARD  DE  VINCI 

Nous  avons  vu  (p.  io4)  que  Bernardino  Baldi  avait  exposé  quelques 
considérations  sur  la  formation  des  tourbillons  au  sein  des  eaux 
courantes;  deux  circonstances  lui  paraissaient  propres  à  engendrer 
ces  tourbillons.  Nous  avons  cité  également  (p.  io5)  un  passage  où 
Léonard  décrivait,  presque  dans  les  mêmes  termes  que  Baldi,  la 
seconde  de  ces  circonstances,  celle  à  laquelle  se  rapporte  la  figure  2 
de  la  page  104.  Quant  à  la  première  de  ces  circonstances,  à  laquelle 
a  trait  la  figure  i  de  la  même  page,  il  n'en  était  pas  question  en  ce 
fragment  écrit  par  le  Vinci. 

Celte  circonstance,  Léonard  en  fait  mention  au  Cahier  H  de  ses 
notes  manuscrites,  et  cela  de  la  manière  la  plus  formelle;  nous  la 
trouvons,  en  effet,  décrite  à  trois  reprises,  en  termes  presque  iden- 
tiques : 

((  L'eau  I  qui  dépasse  la  profondeur  ou  la  largeur  générale  des 
fleuves  se  meut  en  mouvement  contraire.  » 

c(  Cette  eau  2  se  tournera  en  cours  contraire  qui  dépasse  les  largeurs 
et  profondeurs  générales  des  fleuves.  » 

«L'eau 3  qui  dépasse  en  profondeur  ou  en  largeur  la  largeur  et 
profondeur  générale  des  fleuves  se  tournera  contre  son  premier 
cours.  » 

De  ces  trois  réflexions,  on  peut  encore  rapprocher  celle-ci^  : 

((  Les  tournants  de  l'eau,  après  la  percussion  angulaire  terrestre,  se 
tournent  en  mouvement  contraire.  » 

Chacun  de  ces  passages  est  accompagné  d'un  dessin  très  sommai- 
rement esquissé.  Ces  quatre  dessins,  peu  différents  les  uns  des 
autres,  ressemblent  fort  à  la  figure  i  de  la  page  104.  Toutefois,  il 
existe  une  divergence  essentielle  entre  le  croquis  de  Baldi  et  ceux  de 
Léonard  :  La  rotation  du  tourbillon  a,  dans  le  premier,  un  sens 
opposé  à  celui  qu'elle  affecte  dans  les  derniers. 

On  reconnaît  sans  peine  qu'en  la  figure  1  de  la  page  io4,  Baldi 
attribue  au  mouvement  tourbillonnaire  un  sens  de  rotation  qui  ne 
peut  être  le  sien;   là  où  l'eau  tourbillonnante  est  contiguë  à  l'eau 

i.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci.  Ms.    II  de  la  Bibliothèque  de  rinslitut, 
fol.  08  [20],  verso. 

3.  Ibid.,  fol.  87  [39],  recto. 

3,  Jbid.,  fol.  87  [89],  verso. 

4.  Ibid.,  fol.  47,  verso. 


NOTES  349 

qui  coule  dans  le  fleuve,  les  vitesses  de  ces  deux  masses  d'eau  sont 
dirigées  en  sens  contraire  l'une  de  l'autre. 

La  raison  et  l'expérience  avaient  montré  à  Léonard  de  Vinci  que  les 
tourbillons  ne  tournaient  pas  ainsi,  mais  bien  comme  Baldi  les  a  fait 
tourner  en  la  figure  2  de  la  page  io4.  Maladroit  comme  le  sont  souvent 
les  plagiaires,  Baldi  a  renversé  le  sens  de  cette  rotation,  montrant 
ainsi  que  ses  connaissances  d'Hydraulique  avaient  une  tout  autre 
origine  que  la  contemplation  de  la  nature. 


> 


atlribiï, 
peut  et 


1.  Les 
fol.  68  [2f 

2.  /6itiy 

3.  Ibid., 
k.  Ibidl 


ERRATA 


Page  5,  ligne  5  de  la  note,  au  lieu  de  :  meteorum,  lisez  :  meteororum. 
Page  i34,  note  i,  au  lieu  de:  Ms.  A  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  3i,  verso,  lisez  :  Ms.  M  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  46,  recto. 
Page  i6o,  ligne  3  en  remontant,  au  lieu  de  :  meteorum,  lisez  :  meteororum. 
Page  i6i,  ligne  9  :  même  correction. 
Page  172,  notes  2  et  3,  au  lieu  de  :  metheorum,  lisez  :  metheororum. 

Page  173,  note  i,  —  page  174,  notes  i,  2  et  3,  —  pages  175,  notes  i  et  2, 
—  page  178,  note  i,  —  page  180,  note  i,  —  page  192,  note  i,  —  page  19O5 
note  I  :  même  correction. 


attribii 
peut  é» 


1.  Les 
fol.  68  [2< 

2.  Ibu 

3.  Jbid.^ 

.  A.  Ibidl 


TABLE  DES  MATIÈRES 


pages 

Préface ni 

I.  Albert  de  Saxe  et  Léonard  de  Vinci i 

I.  Albert  de  Saxe.  —  Ce  que  nous  savons  de  sa  vie 3 

II.  Quelques  points  de  la  Physique  d'Albert  de  Saxe 7 

III.  Ce  que  Léonard  de  Vinci  a  emprunté  à  Albert  de  Saxe.   .    .       19 

IV.  Ce  que  Léonard  de  Vinci  a  ajouté  aux  théories  d'Albert 

de  Saxe.    .    , 33 

V.  Ce  que  Léonard  de  Vinci  a  opposé  aux  doctrines  d'Albert 

de  Saxe 39 

IL    LÉONARD    DE    ViNCI    ET    ViLLALPAND 53 

L  Gomment  se  sont  répandues  les  pensées  de  Léonard  de 

Vinci 53 

IL  La  théorie  de  l'équilibre  des  mers  selon  Aristote,  x^draste 

et  Théon  de  Smyrne 58 

III.  La  sphéricité  de  la  terre  et  des  mers  selon  Albert  de  Saxe  .       63 

IV.  La  sphéricité   de  la  terre  et  des  mers  dans  les  écrits  de 

Léonard  de  Vinci 68 

V.  Le    centre    de   gravité    et    l'équilibre   dans    les   écrits    de 

■   Léonard  de  Vinci 73 

VI.  Les  théorèmes  de  Jean-Baptiste  Villalpand .80 

III.    LÉONARD    DE    ViNCI    ET    BeRNARDINO    BaLDI 

L  La  vie  de  Bernardino  Baldi,  abbé  de  Guastalla  .    . 
IL  Les  œuvres  de  Bernardino  Baldi 

III.  Les  emprunts   de   Bernardino   Baldi   à   la   Mécaniqu 

Léonard  de  Vinci 

IV.  Les  emprunts   de   Bernardino   Baldi    à   la   Mécanique 

Léonard    de    Vinci    (suite).    Le    centre    de    la    p 
accidentelle 


X 


354  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VIÎSCI 

l'aies 

IV.  Bernardino  Baldi,  Roberval  et  Descartes 127 

I.  Une  opinion  de  Bernardino  Baldi  touchant  les  mouvements 

accélérés 127 

II.  Bernardino  Baldi  et  le  P.  Mersenne i4o 

III.  Bernardino  Baldi  et  Roberval i42 

IV.  Bernardino  Baldi  et  Descartes i45 

V.  La  discussion  entre  Roberval  et  Descartes  au  sujet  du  centre 

d'agitation.  Le  P.  Honoré  Fabry.  Ghristiaan  Huygens  ,  147 

V.  Thémon  le  fils  DU  JUIF  et  Léonard  de  Vinci.  .....  iSg 

1.  Les  Questions  sur  les  Météores  de  Thémon,  le  fils  du  juif  .   .  169 

IL  Ce  que  nous  savons  de  Thémon,  le  fils  du  juif 162 

III.  Quelques  rapprochements  entre  les  doctrines  de  Thémon  et 

les  pensées  de  Léonard  de  Vinci 171 

IV.  La  mer  est-elle  plus  haute  que  la  terre? 177 

V.  Comment  l'eau  peut  sourdre  au  sommet  des  montagnes.    .  187 

VI.  L'écoulement  uniforme  des  cours  d'eau igS 

VU.  L'invention  du  principe  fondamental  de  l'Hydrostatique .   .  198 
VIII.  Comment  le  principe  fondamental  de  l'Hydrostatique  s'est 
transmis  de  Léonard  de  Vinci  à  Pascal. —  Giovanni  Battista 

Benedetti  et  le  P.  Mersenne 207 

IX.  Comment  le  principe  fondamental  de  l'Hydrostatique  s'est 
transmis  de  Léonard  de  Vinci  à  Pascal. —  Le  P.  Benedetto 

Castelli  et  Galilée 212 

VI.  LÉONARD    DE    ViNCI,    CaRDAN    ET    BeRNARD    PaLISSY 223 

I.  Cardan  a- 1 -il  pu  plagier  Léonard  de  Vinci? 228 

IL  Les  emprunts  faits  par  Cardan  au  Traité  de  la  Peinture  de 

Léonard  de  Vinci 229 

III.  Les  emprunts  faits  par  Cardan  au  Trattato  del  moto  e  misura 

delV  acqua  de  Léonard  de  Vinci 234 

.  La  formation  des  fossiles  selon  Bernard  Palissy 245 


NTIA  DE  PONDERIBUS  ET  LÉONARD  DE  ViNCI 267 

attribiV  se  trouvent  les  premières  pensées  de  Léonard  sur  la 

peut  ê*    .'  résistance  des  matériaux 267 

^, .  Les  Auctores  de  Fonder ibus  et  le  Précurseur  de  Léonard  .    .  259 

j      Une  remarque  de  Léonard  à  propos  du  levier  et  du  treuil  .  2 04 
fol.  08  [2("  '^es  réflexions   de    Léonard    sur    le    quatrième    livre    du 

3.  /fettt«      Traciaf as  de  poAideri6«s  composé  par  son  Précurseur.   .    .  271 


TABLE    DES    MATIERES  355 

Pages 

V,  Les  premiers  essais  sur   la  résistance  des  matériaux.  — 
Aristote,  Vitruve,  Héron  d'Alexandrie,  Le  Précurseur  de 

Léonard,  Léonard  de  Yinci 289 

VI.  Gomment  Léonard  a  découvert  la  loi  de  composition  des 

forces  concourantes 3oi 

VIL  Quelques  problèmes  sur  la  balance  suggérés  au  Vinci  par 

son  Précurseur 3o5 

VIII.  Conclusion , 3io 


VIII.  Albert  de  Saxe 819 

I.  Ce    que    nous    connaissons  touchant  la    vie  d'Albert  de 

Helmstaedt,  surnommé  Albert  de  Saxe 819 

II.  Albert  de  Helmstaedt  est-il  le  même  qu'Albert  de  Ricmestorp?  827 

III.  Albert  de  Saxe  appartint-il  à  un  ordre  religieux?  —  Albert 

de  Saxe  et  Albertutius 33 1 

IV.  Les  écrits  d'Albert  de  Saxe 334 

Notes .  34 1 

A.  —  Sur  un  écrit  attribué  à  Albert  de  Saxe 34 1 

B.  —  A  propos  des  Questions  sur  les  livres  des  météores  de  Thémon, 

le  fils  du  juif 345 

C.  —  Sur  la  bibliographie  des  œuvres  de  Bernardino  Baldi   .    .    .  346 

D.  —  Sur  un  passage  emprunté  par  Bernardino  Baldi  à  Léonard 

de  Vinci 348 


Errata 35 


BORDEAU.s       —IMPRIMERIE    G.    GOUNOUILHOU,    9-  II,    RUE    GUIRAUOE. 


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