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Full text of "Études sur Léonard de Vinci .."

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ÉTUDES 


SUB 


LÉONARD  DE  VINCI 


CEUX  QU'IL  A  LUS 
ET  CEUX  QUI   L'ONT   LU 


PAR 


Pierre  DUHEM 

CORRESPONDANT    DE    L'iNSTITUT    DE    FRANCE 
PROFESSEUR    A    LA    FACULTÉ    DES    SCIENCES    DE    BORDEAUX 


SECONDE   SÉRIE 


PARIS 

LIBRAIRIE    SCIENTIFIQUE    A.    HERMANN    ET    FILS 
Libraires  de  S.  M.  le  Roi  de  Suéde. 

6,   RUE  DE  LA  SORBONNE,   6 


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ÉTUDES 


SUR 


LÉONARD  DE  VINCI 


CEUX  QU'IL  A  LUS 
ET   CEUX  QUI    L'ONT    LU 


PAR 


Pierre  DUHEM 

CORRESPONDANT    DE    L'iNSTITUT    DE    FRANCE 
PROFESSEUR    A    LA    FACULTÉ    DES    SCIENCES    DE    BORDEAUX 


SECONDE   SÉRIE 


PARIS 

LIBRAIRIE    SCIENTIFIQUE    A.    HERMANN    ET    FILS 

Libraires  de  S.  M.  le  Roi  de  Suède. 

6,    RUE  DE  LA  SORBONNE,   6 


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AVANT-PROPOS 


Cette  seconde  série  de  nos  Études  sur  Léonard  de  Vinci  se 
compose  de  quatre  pièces. 

De  ces  quatre  pièces,  les  deux  premières  sont  publiées  ici 
pour  la  première  fois  ;  les  deux  dernières  ont  déjà  paru  dans 
le  Bulletin  Italien,  entre  le  mois  d'avril  1907  et  le  mois  de 
décembre  1908.  Le  Directeur  de  cette  publication,  M.  G.  Radet, 
doyen  de  notre  Faculté  des  Lettres,  et  le  Secrétaire  de  la 
rédaction,  notre  très  vigilant  Bibliothécaire,  M.  É.  Bouvy, 
nous  ont  continué  la  plus  aimable  hospitalité.  Quil  nous  soit 
permis  de  leur  exprimer  ici  notre  croissante  gratitude. 

Depuis  l'impression,  déjà  ancienne,  de  ces  études  et,  en 
particulier,  des  deux  premières,  bien  des  textes  sont  venus  à 
notre  connaissance,  qui  eussent  pu  être  employés  en  la 
rédaction  de  ces  articles.  Ces  textes,  nous  les  avons  brièvement 
analysés  en  des  notes  dont  quelques-unes  sont  assez  étendues. 

Nous  espérons  que  les  quatre  études  ici  réunies  contri- 
bueront à  jeter  quelque  jour  sur  deux  époques  particulièrement 
intéressantes  du  développement  de  la  pensée  moderne. 

L'une  de  ces  époques  coïncide  avec  la  fin  du  xnie  siècle; 
c'est  alors  qu'à  Paris,  à  Oxford  et  dans  les  contrées  soumises  à 
l'influence  intellectuelle  de  ces  deux  grandes  Universités,  la 
pensée  chrétienne  renverse  la  tyrannie  du  Péripatétisme;  c'est 
alors  que  l'on  déclare  possibles,  en  dépit  du  Philosophe  et  de 
son  Commentateur,  le  mouvement  de  la  Terre,  la  pluralité  des 
inondes,  le  vide,  la  grandeur  infinie. 

La  seconde  époque  avoisine  l'an  i5oo.  La  Scolastique  Pari- 
sienne née,  au  début  du  xive  siècle,  de  la  réaction  contre  le 
Péripatétisme,  s'alanguit  et  s'épuise  à  Paris  et  dans  les  Uni- 


IV  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

versités  Allemandes,  colonies  de  notre  Université  Française; 
mais  au  même  moment,  les  doctrines  des  Terminalistes  pari- 
siens, mal  reçues  jusque-là  par  les  Italiens,  finissent  par 
triompher  de  l'Averroïsme  de  Bologne  et  de  Padoue;  le  contact 
avec  la  Géométrie  antique  leur  infuse  comme  une  vie  nouvelle 
dont  témoigne  la  Renaissance  des  sciences  en  Italie.  Léonard 
de  Vinci  résume  et  condense,  pour  ainsi  dire,  en  sa  personne, 
tout  le  conflit  intellectuel  par  lequel  la  Renaissance  Italienne 
va  devenir  l'héritière  de  la  Scolastique  Parisienne. 

Bordeaux,  12  janvier  1909. 


IX 


LÉONARD    DE    VINCI 


ET 


LES   DEUX  INFINIS 


P.    DLHEM. 


Q 


LÉONARD    DE    VINCI 


ET 


LES  DEUX   INFINIS 


Bon  nombre  des  pensées  que  Léonard  a  semées  en  ses 
manuscrits  sont  des  notes  de  lecture.  Si  on  les  prend  isolé- 
ment, sans  chercher  à  connaître  les  circonstances  qui  ont 
provoqué  le  grand  peintre  à  les  formuler,  elles  peuvent,  bien 
souvent,  paraître  banales  et  de  peu  d'importance;  leur  sens 
même,  quelquefois,  demeure  obscur.  Il  en  est  tout  autrement 
si  l'on  s'enquiert  des  livres  que  Léonard  a  pu  avoir  en  mains, 
des  discussions  qui  s'agitaient  dans  les  écoles  de  son  temps. 
Replongées  alors  dans  le  milieu  qui  les  a  vues  naître,  ses 
réflexions  s'animent  et  reprennent  vie;  la  phrase  qui  semblait 
morte  et  desséchée,  s'épanouit,  montrant  à  nos  yeux  étonnés 
une  plénitude  de  sens  que  nous  ne  soupçonnions  pas  ;  elle 
nous  entr'ouvre,  pour  un  instant,  l'âme  du  penseur  génial 
et  nous  révèle  les  problèmes  dont  cette  âme  est  agitée,  les 
solutions  auxquelles  elle  s'est  arrêtée. 

Ainsi,  çà  et  là,  en  ces  manuscrits  que  les  bibliothèques 
gardent  comme  d'inappréciables  trésors,  nous  trouvons 
quelques  brèves  remarques  sur  l'infîniment  grand  et  l' infini- 
ment petit.  Recueillies  avec  soin  et  mises  à  part,  ces  remar- 
ques n'éveillent  en  nous  qu'un  sentiment  de  pieuse  curiosité. 
Mais  cessons  de  les  considérer  en  elles-mêmes,  de  faire 
abstraction  des  circonstances  où  elles  ont  été  engendrées  ; 
souvenons-nous  que  leur  auteur  vivait  parmi  des  hommes  qui 
discutaient  avec  passion  les  problèmes  de  l'infini  ;  qu'avant  ces 
hommes,   d'autres    avaient  agité  les  mêmes  questions  et  en 


4  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

avaient  proposé  des  solutions  variées;  enquérons-nous  avec 
soin  de  ce  que  disaient  les  contemporains  de  Léonard,  de  ce 
que  ses  prédécesseurs  avaient  écrit.  Voici  que  ces  courtes 
phrases,  tout  à  l'heure  si  insignifiantes,  prennent  une  impor- 
tance singulière;  chacune  d'elles  nous  montre  l'esprit  de 
Léonard  aux  prises  avec  une  des  redoutables  énigmes  qui  se 
posaient  à  la  philosophie  de  son  siècle;  et  plusieurs  nous 
apprennent  quelle  réponse  avait  fixé  son  choix. 

A  la  vérité,  pour  interpréter  de  la  sorte  ces  notes  brèves  et 
peu  nombreuses,  il  nous  faut  reconstituer  ce  qu'était,  au  début 
du  xvi'  siècle,  la  théorie  de  l'infiniment  grand  et  de  l'infini- 
ment  petit;  l'œuvre  est  immense,  car  elle  exige  une  étude 
approfondie  d'une  foule  de  traités  composés  par  les  grands 
docteurs  de  la  Scolastique;  elle  est  passionnante  aussi,  par  la 
puissance  des  distinctions  logiques  et  des  intuitions  méta- 
physiques qui  ont  révélé  à  ces  penseurs  les  fondements  de 
leurs  doctrines,  aussi  bien  que  par  l'influence  féconde  de  ces 
doctrines  sur  le  développement  de  la  Mathématique  moderne. 

Nous  ne  pouvons  avoir  la  prétention  de  mener  à  bien,  dans 
les  étroites  limites  de  cette  étude,  une  œuvre  aussi  considé- 
rable. Nous  nous  bornerons  à  en  tracer  le  plan  à  grands  traits. 
Puisse  cette  simple  esquisse  inspirer  à  d'autres  le  désir  d'ache- 
ver ce  que  nous  n'aurons  fait  qu'ébaucher. 


L'infiniment  grand  et  l'infiniment  petit  selon  Aristote. 

Au  temps  de  Léonard  de  Vinci,  les  œuvres  d'Aristote  four- 
nissent aux  Universités  les  programmes  de  leurs  enseigne- 
ments ;  les  écrits  philosophiques  que  l'imprimerie,  encore  au 
berceau,  commence  à  répandre  avec  profusion,  sont,  pour  la 
plupart,  des  commentaires  d'Aristote;  il  nous  serait  donc 
impossible  de  comprendre  ce  qui  s'enseigne  sur  l'infiniment 
grand  et  l'infiniment  petit  au  voisinage  de  l'an  i5oo,  si  nous 
ne  recherchions  ce  qu'en  a  dit  le  Stagirite. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    DEUX    INFINIS  5 

Très  sommairement,  essayons  de  retracer  l'enseignement  du 
Philosophe  au  sujet  de  l'infini1. 

Lorsque  Aristote  traite  de  l'infiniment  grand  et  de  l'infini- 
ment  petit,  il  se  place  à  un  point  de  vue  absolument  distinct 
de  celui  qu'a  choisi  le  mathématicien,  et  c'est  une  première 
remarque  essentielle2. 

Le  mathématicien  traite  seulement  de  notions  abstraites 
conçues  par  sa  raison  (Itù  vqq  vo^aewç);  c'est  dans  ce  domaine 
purement  intellectuel  qu'il  pose  la  possibilité  de  surpasser 
toute  grandeur  par  voie  d'addition,  toute  petitesse  par  voie  de 
division  ;  le  Philosophe  laisse  libre  cours  à  cette  fantaisie,  car 
il  se  propose  de  discourir  des  mêmes  questions,  mais  au  point 
de  vue  du  réel  (erà  to3  xpay^atou). 

L'infiniment  petit,  terme  auquel  on  tend  par  la  division 
ininterrompue  (âçatosatç  ou  Siaipsjiç),  ne  semble  guère  embarras- 
ser Aristote3;  «  on  ne  peut  marquer  une  partie  si  petite  d'une 
grandeur  que  l'on  ne  puisse,  par  division,  en  obtenir  une  plus 
petite  ;  »  toute  grandeur  est  donc,  en  puissance  (Suvajjiet),  divi- 
sible à  l'infini,  «  car  il  n'est  pas  difficile  de  prouver  la  non- 
existence  des  lignes  insécables.  » 

Aristote,  en  effet,  accable  de  ses  arguments  les  atomes  de 
Leucippe  et  de  Démocrite.  Au  sixième  livre  des  Physiques 
aussi  bien  qu'en  divers  passages  du  De  Cœlo,  il  s'efforce  de 
prouver  qu'il  ne  saurait  exister  de  grandeur  indivisible. 

Plus  singulière  assurément,  et  plus  contraire  à  nos  habitudes 
d'esprit,  est  la  théorie  que  le  Stagirite  propose  au  sujet  de 
l'infiniment  grand. 

Et,  d'abord,  une  grandeur  infinie  peut-elle  exister  en  acte 
(ivîpYÉta)?  Certainement  non.  «  Il  ne  peut  pas  exister  de  corps 
actuellement  infini,  —  hzpyiia  ouv.  èVci  (7w;j.a  axs'.pcv4.  »  C'est  un 
des  axiomes  fondamentaux  de  la  philosophie  d'Aristote.    Le 

i.  On  trouvera  un  exposé  très  documenté  de  cet  enseignement  dans  :  Kurd  Lass- 
witz,  Geschichte  der  Atomistik  vom  Mittelalter  bis  Newton;  Erster  Band  :  Die  Erncurung 
der  Korpuskular théorie,  pp.  79-1 3Zi  ;  Berlin  et  Leipzig,  1890. —  Voir  également: 
G.  Milhaud,  Études  sur  la  pensée  scientifique  chez  les  Grecs  et  chez  les  Modernes; 
III,  Aristote  et  les  mathématiques _,  Paris,  1906. 

2.  Aristote,  t&uffixîjç   àxpoao-sto;   xb  F,  r\  (1.  llf,  chap.  8). 

3.  Aristote,  <ï>ucrix-?iç    àxpoàaew;  tô   V,   ç  (1.  III,  chap.  6). 

4.  Aristote,  <êu<tix-?)ç   àxpoâdeio;  10  V,  ç   (1.  III,  chap.  6). 


(J  ÉTUDES    SUK    LÉONARD    DE    VINCI 

Monde  n'est  pas  infini;  la  sphère  des  étoiles  en  marque  la 
borne,  au  delà  de  laquelle  il  n'est  plus  de  lieu;  aucun  volume 
donné  en  acte  ne  peut  être  plus  grand  que  le  volume  de  cette 
sphère;  nulle  ligne  droite  actuelle  ne  peut  être  plus  longue 
(pie  le  diamètre  de  cette  figure. 

Si  donc  il  est  permis  de  parler  d'un  infiniment  grand,  ce  ne 
pourra  être  que  d'un  infiniment  grand  en  puissance.  Et  que 
faudra-t-il  entendre  par  là1  ? 

Supposons  que  l'on  prenne  une  grandeur,  puis  Une  autre, 
puis  encore  une  autre;  supposons  que  chacune  de  ces  gran- 
deurs soit  finie  et  différente  de  celles  qui  ont  déjà  été  prises; 
ajoutons  chacune  d'elles  à  la  somme  de  celles  qui  l'ont  pré- 
cédée; admettons  que  la  môme  opération  puisse  se  répéter  sans 
fin  et  que,  par  cette  addition  indéfiniment  continuée,  nous 
parvenions  à  surpasser  n'importe  quelle  grandeur  assignée 
d'avance;  nous  aurons  l'infiniment  grand  en  puissance. 

Mais  cet  infiniment  grand  en  puissance  n'existe  pas  plus  que 
l'infini  en  acte,  et  il  n'existe  pas  précisément  parce  que  l'infini 
en  acte  ne  peut  pas  être.  Puisque  le  Monde  est  fini,  il  est  des 
grandeurs,  savoir  les  dimensions  mêmes  du  Monde,  qu'aucune 
addition  ne  saurait  surpasser;  on  ne  peut  pas  former  une 
grandeur  qui  dépasse  n'importe  quelle  grandeur  donnée 
d'avance,  «car  il  faudrait  que  quelque  chose  pût  être  plus 
grand  que  le  ciel  —  lvt\  yip  o:Jv  tt  tou  Oùpovsu  y.eTÇsv2.  » 

Lorsque  l'on  marche,  par  voie  de  division,  dans  le  sens  des 
grandeurs  décroissantes,  on  peut,  sans  être  arrêté  par  aucune 
impossibilité,  parvenir  à  une  grandeur  plus  petite  que  n'importe 
quelle  limite  assignée  d'avance  ;  lorsqu'au  contraire  on  s'avance, 
par  voie  d'addition,  dans  le  sens  des  grandeurs  croissantes,  on 
atteint  forcément  une  limite  que  l'on  ne  saurait  franchir. 

Ce  que  nous  venons  de  constater  dans  le  domaine  de  la 
grandeur,  nous  le  constatons,  mais  en  ordre  inverse,  dans  le 
domaine  du  nombre* ,  —  et  par  ce  mot  Àristotc  désigne  exclusi- 
vement le  nombre  entier. 


i.  Aristotc,  4>uffixrj;    àxpoâereco;  xo  l\  c  (1.  III,  chap.  G). 
tristote,  «h-jai/r,;   àxpoâaswî  xo  r,  Ç  (1,  III,  chap.  7). 
3    Aristote,  $  ucrixr)  ;   ixpoâ<reu>;  xo  V,  ç  xa\  Ç  (I.  III,  chapp.  6  et  7). 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    DEUX    INFINIS  7 

Si  l'on  progresse  dans  le  sens  des  nombres  croissants,  on 
peut  marcher  indéfiniment  jusqu'à  rencontrer  des  nombres 
qui  surpassent  n'importe  quelle  multitude.  Si  l'on  suit,  au 
contraire,  l'ordre  des  nombres  décroissants,  on  aboutit  à  un 
terme  que  l'on  ne  peut  franchir,  car  aucun  nombre  n'est  infé- 
rieur à  l'unité. 

Tel  est,  dans  ses  grandes  lignes,  l'enseignement  d'Aristote 
au  sujet  des  deux  infinis.  C'est  le  thème  sur  lequel  la  science 
du  Moyen-Age  va  broder  ses  variations. 


II 


L'iNFINIMENT  PETIT  DANS  LA    ScOLASTIQUE. 

De  ces  variations,  nous  ne  ferons  entendre  ici  que  les  phrases 
tout  à  fait  essentielles;  les  mille  nuances  qui  les  diversifient 
ne  sauraient  trouver  place  en  cet  article. 

La  doctrine  de  Démocrite  et  de  Leucippe,  qui  nie  la  divisi- 
bilité à  l'infini,  eut  assurément,  en  tout  temps,  des  partisans; 
ses  adversaires  s'efforçaient  fréquemment  de  la  ruiner  au  nom 
de  la  Géométrie;  ils  se  plaisaient  à  en  tirer  des  conséquences 
qui  fussent  en  contradiction  avec  les  enseignements  des 
mathématiciens. 

Il  semble  qu'il  faille  regarder  Roger  Bacon  comme  l'initia- 
teur de  cette  méthode;  en  son  Opus  majus,  qu'il  adressa  en 
1267  au  Pape  Clément  IV,  il  emploie1  l'argument  suivant  : 

Si  les  lignes  sont  composées  d'atomes,  la  diagonale  du  carré 
et  le  côté  de  cette  même  figure  ont  même  rapport  que  les 
nombres  entiers  d'atomes  dont  ces  longueurs  sont  formées; 
elles  sont  donc  commensurables  entre  elles,  contrairement  à 
ce  qu'enseignent  les  mathématiciens. 

L'indication    contenue    en    ce    passage    a    été  grandement 


1.  Fratris  Rogeri  Bacon,  Ordinis  Minorum,  Opus  majus  ad  Clementem  quartum, 
Pontificem  Romanum,  ex  MS.  Codice  Dubliniensi,  eu  m  aliis  quibusdam  collato, 
nunc  primum  edidit  S.  Jebb,  M.  D.;  Londini,  typis  Gulielmi  Browyer,  MDCCXXXIII  ; 
p.  93. 


8  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

développée  par  Jean  de  Duns  Scot,  en  son  commentaire  aux 
Quatre  Livres  des  Sentences  de  Maître  Pierre  Lombard  '. 

Duns  Scot  distingue  deux  formes  de  la  doctrine  qu'il 
prétend  combattre  :  l'une  consiste  à  affirmer  que  le  continu  est 
composé  à'indivisibilia,  c'est-à-dire  d'atomes  discontinus,  sépa- 
rés les  uns  des  autres;  l'autre,  à  affirmer  qu'il  est  composé 
de  minirna  se  soudant  l'un  à  l'autre  avec  continuité. 

A  chacune  de  ces  deux  formes,  il  oppose  l'argument  de 
Roger  Bacon  et  d'autres  arguments  analogues;  celui-ci  par 
exemple  :  «  Des  cercles  concentriques  sont  tous  rencontrés  par 
n'importe  quel  rayon  issu  du  centre;  il  faudrait  donc  qu'ils 
renfermassent  tous  le  même  nombre  d'atomes  et,  par  consé- 
quent, qu'ils  fussent  égaux  entre  eux.  » 

La  réfutation  géométrique  de  la  doctrine  de  Démocrite, 
proposée  par  Duns  Scot,  fut  aussitôt  propagée  par  ses  disciples; 
elle  eut  dans  l'École  la  plus  grande  vogue. 

Guillaume  d'Ockam  (i 280-1347),  dans  ses  Quodlibeta  (Quod- 
lib.  1,  quaest.  9)  donne  en  abrégé  les  raisons  mathématiques  que 
le  Docteur  Subtil  avait  imaginées  à  l'encontre  des  indivisibles. 
Un  autre  franciscain,  disciple  de  Scot  et  contemporain  d'Ockam, 
Jean  Marbres,  dit  Jean  le  Chanoine,  donnait  à  Paris,  vers  l'an 
i32o,  un  brillant  enseignement;  dans  ses  Questions  sur  la  Phy- 
sique d'Aristote,  il  reprend2  sommairement  l'argumentation 
de  son  maître. 

Albert  de  Saxe  en  fait  autant3,  dans  ses  belles  et  importantes 
Questions  sur  les  huit  livres  des  Physiques. 

Marsile  d'Inghen,  qui  fut  recteur  de  l'Université  de  Heidel 


1.   H.  P.  F.  Joannis  Duns  Scoti  Opéra,  tomi  sexti  pars  prima,  ainsi  intitulée  : 

R.  P.  F.  .loannis  Duns  Scoti,  Doctoris  subtilis,  Ordinis  Minorum,  Quœsliones  in 
lib.  II  Sententiarum,  nunc  denuorecognita»,  annotationibus  marginalibus,Doctorum 
(pie  celcbrioruni  ante  quamlibet  quaostionem  citationibus  exornatae,  et  seboliis  per 
textum  insertis  illustrât^.  Gum  commentariis  IV'  P.  F.  Francisci  Lycbeti  Brixiensis, 
Ordinis  Minorum  regularis  observantiae  olim  ministri  generalis,  et  supplemento 
R.  P.  F.  Joannis  Poncii  Hibcrni,ejusdem  Ordinis,  in  Gollegio  Hibernorum  tbeologia^ 
primarti  professons.  Lugduni,  sumplibus  Laurentii  Durand,  MDGXXXIX.  Lib.  Il 
ilist    II,  quœst.  I\  :   Utrum  angélus  possit  moveri  de  loco  ad  locum  motu  eontinuo. 

■1.  Joannis  Canonici  Qnestiones  super  17//  libros  physicorum  irisLotelis  perutiles, 
[Padoue,   \\<>:  Venise,    1/481  ;  Viceoce,  i485;  Venise,   1/187  (deux  éditions);  Venise, 

•  |;  libri  \  I  quœst.  unica. 

icutissime  qusestiones  super  libros  de  physica  auscultations  ab  Alberto  de  Saxonia 
édita?  ;  m  librum  \  l  quœst.  I. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    DEUX    INFINIS  9 

berg  et  qui  mourut  dans  cette  ville  en  i3q3,  a  composé,  sur  le 
même  ouvrage  d'Aristote,  des  Questions1  souvent  imitées  de 
celles  d'Albert  de  Saxe.  A  l'exemple  d'Albertutius,  Marsile 
oppose9  aux  indivisibles  les  arguments  de  Duns  Scot. 

Grégoire  de  Rimini  était  un  contemporain  d'Albert  de  Saxe  ; 
nommé  en  i357  général  de  l'ordre  des  Augustins,  il  mourut 
à  Vienne  en  i358.  Il  admirait  grandement  les  raisonnements 
géométriques  du  Docteur  Subtil  contre  les  atomistes;  c'est,  du 
moins,  ce  que  nous  apprend  Jean  Majoris  dans  son  traité  Sur 
l'infini,  que  nous  aurons  plusieurs  fois  à  citer3. 

Certains  ne  se  contentaient  pas  de  reproduire  les  arguments 
du  Docteur  Subtil  ou  de  les  résumer;  ils  les  étendaient  par  de 
nouveaux  développements.  Tel  Thomas  Bradwardin,  qui 
mourut  en  i34g,  au  moment  où  le  Souverain  Pontife  ratifiait 
son  élection  à  l'archevêché  de  Ganterbury.  Il  avait  composé  un 

i.  Qùestiones  subtilissime  Johannis  Marcilii  Inguen  super  octo  libros  physicorum 
secundum  nominalium  viam.  Colophon  :  Impresse  Lugdini  per  honestum  virum  Johan- 
nem  Marion,  anno  Domini  MCCCCCXVIU. 

En  1617,  ces  Questions,  jointes  à  un  commentaire  des  Physiques  qui  pouvait  avoir 
été  composé  par  Duns  Scot,  furent  données  comme  une  œuvre  de  Duns  Scot  sous  ce 
titre  : 

Jo.  Duns  Scoti,  Doctoris  subtilis,  In  VIII  lib.  Physicorum  Aristotelis  Quaestiones  et 
Expositio,  in  celeberrima  et  pervetusta  Parisiensium  Academia  ab  ipso  Authore 
publiée  ex  cathedra  perlectae,  nunc  primum  ex  antiquissimo  manuscripto  exemplari 
abstersis  omnibus  mendis  in  lucem  editae  et  accuratis  annotationibus  illustratae, 
a  R.  Adm.  P.  F.  Francisco  de  Pitigianis  Arretino,  Ord.  Minorum  de  Observantia 
Provincial  Tusci;e,  olim  Sereniss.  Ferdinandi  Gonzaga?  Mantuœ  et  Montisferrati 
Ducis,  Theologo,  Suœq.  Serenissimae  Dominationi,  ab  ipsomet  vivente  dicata?. 
Venetiis,  MDCXVII,  apud  Joannem  Guerilium. 

L'Exposition  et  les  Questions  furent  insérées  au  tome  II  des  Opéra  omnia  de  Duns 
Scot,  dont  les  huit  volumes  parurent  à  Lyon,  chez  Laurent  Durand,  en  1639  ;  elles  y 
portent  ce  titre  : 

R.  P.  F.  Joannis  Duns  Scoti,  Doctoris  subtilis,  Ordinis  Minorum,  dilucidissima 
expositio  et  quœstiones  in  octo  Ubros  Physicorum  Aristotelis. 

Mais  elles  y  sont  précédées  d'une  remarquable  Censura,  due  au  savant  P.  Luc 
Wadding,  où  il  est  prouvé  que  ces  Questions  ne  sont  pas  de  Duns  Scot,  qu'elles  se 
rattachent  à  l'École  nominaliste  de  Paris,  et  où  Marsile  d'Inghen  est  cité  comme  un 
de  leurs  auteurs  probables. 

2.  Marsile  d'Inghen,  loc.  cit.;  in  lib.  VI  quœst.  1. 

3.  Magister  Johannes  Majoris  Scotus.  Omnia  opéra  in  artes  quas  libérales  vocant 
a  perspicacissimo  et  famatissimo  uno  sanctarum  litterarum  professoreprofondissimo 
Magislro  Johanne  Majoris  majori  accuratione  elaborata  atque  castigata  quam  antehac 
in  lucem  prodita  sint  majorique  precio  comparanda  quam  quispiam  persolvere 
possit  si  ea  ab  equo  judice  pensiculantur.  —  Colophon  :  Impressum  Cadomi  per 
Laurentium  Hostingue  impensis  virorum  industriosorum  Michaelis  Augier  prope 
pontem  ejusdem  Cadomi  commorantis  et  Johannis  Mace  e  regione  Sancti  Salvatoris 
Redonis  residentis.  (Sans  date.) 

L'allusion  à  Grégoire  de  Rimini  se  trouve  au  fol.  III,  col.  b,  du  Propositum  de 
infînito. 


IO  ÉTUDES    SLR    LÉONARD    DE    VINCI 

Tractatus  continui  dont  le  premier  livre  seul  nous  est  parvenu 
en  manuscrit;  Maximilien  Gurlze  en  a  donné  une  publication 
sommaire1. 

En  cet  écrit,  dont  la  publication  complète  offrirait  le  plus 
grand  intérêt,  le  Doclor  profundus  entreprend  de  réfuter  par 
raisons  mathématiques  les  atomistes  des  diverses  sectes,  ceux 
qui  composent  un  continu  fini  d'un  nombre  limité  de  corps 
indivisibles  contigus  les  uns  aux  autres,  comme  ceux  qui  le 
forment  d'un  nombre  limité  de  points  séparés  ;  il  combat  aussi 
ceux  qui  regardent  le  continu  comme  l'ensemble  d'une 
infinité  de  points  actuellement  existants. 

Cette  persévérance  à  argumenter  contre  l'atomisme  nous 
démontrerait  à  elle  seule,  à  défaut  d'autres  preuves,  la  persi- 
stance des  doctrines  atomistiques  au  cours  du  Moyen-Age; 
d'ailleurs,  il  nous  est  facile  de  citer  les  noms  de  docteurs 
célèbres  qui  ont  formellement  adhéré  à  ces  doctrines. 

Au  premier  rang  de  ceux-ci,  il  convient  de  citer  un  francis- 
cain, disciple  immédiat  et  illustre  de  Duns  Scot,  Gérard 
d'Odon  ;  originaire  de  Ghâteauroux,  il  fut,  en  i32g,  élu  général 
de  l'ordre  des  Mineurs;  il  fut  ensuite  légat  du  pape,  évêque 
de  Gatane  en  i342,  patriarche  d'Antioche  en  i348;  en  1 3^9,  il 
revint  mourir  à  Gatane. 

Ce  haut  dignitaire  de  l'Église  avait  adopté  plusieurs  des 
thèses  de  la  Physique  épicurienne.  Jean  le  Chanoine  nous  a 
conservé  ce  qu'il  enseignait  soit  au  sujet  du  vide2,  soit  au  sujet 
des  indivisibles3.  Gérard  d'Odon  soutenait  que  tout  continu  se 
compose  d'indivisibles  et,  avec  une  grande  subtilité  de  dialec- 
tique, il  s'efforçait  de  dissoudre  les  preuves  données  par 
Aristote  et  par  Averroès  en  faveur  de  la  divisibilité  à  l'infini. 

Le  dominicain  Robert  Holkot,  mort  à  Northampton  en  i3/jo, 
professait  des  opinions  analogues  à  celles  de  Gérard  d'Odon. 
Si  nous  en  croyons  Jean  Majoris^1,  il  se   refusait  à  admettre 

i.  Maxirailian  Curtze,  Ueber  die  Handschrift  P.  4°  2,  Problematum  Euclidis  explicatio 
der  Kônigl.  Gymnasialbibliothek  zu  Thorn  (Zeitschrift  fur  Malhematik  und  Physik, 
XIH'"  Jahrgang,  i$68,  Supplément,  p.  85). 

a.  Joannis  Canonici  Qusestiones  super  VIH  libros  physicorum;  libri  IV  quaestio  IV. 

S.  Joannes  Canonicus,  loc.  rit.  ;  libri  VI  qutestio  unica. 

V  Proposition  de  injînito  Magistri  Joannis  Majoris,  fol.  III,  col.  </. 


LEONARD    DE    VINCI    ET    LES    DEUX    INFINIS  II 

qu'en  un  espace  de  temps,  si  court  soit-il,  on  pût  concevoir  une 
infinité  d'instants. 

Nicolas  d'Outricourt  ou  d'Àutrecourt,  dont  soixante  propo- 
sitions furent  condamnées,  en  i348,  par  l'Université  de  Paris1, 
avait  adopté  dans  sa  totalité  la  Physique  épicurienne. 

D'ailleurs,  au  début  du  xive  siècle,  l'atomisme  prit  une 
forme  plus  subtile  que  celle  dont  s'étaient  contentés  Démocrite, 
Leucippc  et  Épicure;  cette  forme  lui  fut  surtout  donnée  par 
un  moine  Augustin,  disciple  éminent  de  saint  Thomas,  le 
bienheureux  Gilles  Golonna  ou  Gilles  de  Rome  (i247-i3i6). 

À  la  base  de  la  doctrine  soutenue  par  Gilles  de  Rome  se 
trouve  une  distinction  essentielle 2  : 

La  grandeur  peut  être  considérée  de  trois  manières  différentes. 

On  peut  la  considérer,  en  premier  lieu,  en  tant  que  pure 
grandeur,  en  faisant  entière  abstraction  de  la  matière  en 
laquelle  elle  est  réalisée. 

On  peut,  en  second  lieu,  la  considérer  d'une  manière  plus 
concrète,  comme  réalisée  en  une  certaine  matière,  mais  sans 
spécifier  aucunement  la  nature  de  cette  matière. 

On  peut,  enfin,  la  considérer  d'une  manière  encore  plus 
concrète,  comme  réalisée  en  une  matière  dont  la  nature  soit 
spécifiquement  déterminée. 

Ces  trois  points  de  vue  doivent  être  nettement  distingués 
lorsque  Ton  se  propose  de  donner  une  réponse  juste  à  cette 
question  :  La  grandeur  est-elle  divisible  à  l'infini? 

La  grandeur  pure  et  abstraite  de  toute  matière,  la  grandeur  telle 
que  le  géomètre  la  conçoit,  est  évidemment  divisible  à  l'infini. 

Il  en  est  encore  de  même  de  la  grandeur  réalisée  en  la 
matière,  mais  en  une  matière  dont  la  nature  demeure  indé- 
terminée. 

Il  en  est  tout  autrement  de  la  grandeur  réalisée  en  une 
matière  dont  la  nature  est  déterminée;  cette  grandeur  ne 
saurait  être  divisée  indéfiniment  sans  changement  de  nature 
de  la  matière  où  elle  est  concrétisée. 

i.  Bulaeus,  Historia  Univers itatis  Parisîensis,  t.  IV,  pp.  3o8  seqq. 

2.  Egïdii  Romani  In  libros  de  physico  auditu  Aristotelis  commentaria.  In  fine  :  Man- 
date) et  expensis  heredum  Octaviani  Scoti  civis  Modoetiensis  per  Bonetum  Locatel- 
lum  presbyterum.  i5o2.  Lib.  III,  text.  Co.  Go-Gi,  fol.  5g,  col.  b. 


12  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

Ainsi,  on  pourra  imaginer  que  l'on  divise  indéfiniment  un 
volume  d'un  pied  cube  abstrait  de  toute  matière;  on  pourra 
concevoir  également  que  l'on  divise  à  l'infini  une  quantité  de 
matière  mesurant  un  pied  cube  ;  mais  si  cette  matière  est  de 
l'eau,  on  ne  pourra  la  diviser  en  parties  toujours  plus  petites 
sans  qu'elle  cesse  à  un  certain  moment  d'être  de  l'eau,  sans 
quelle  se  transforme  en  une  autre  substance;  il  y  a  un  volume 
minimum  d'eau  dont  la  matière  est  encore  divisible,  mais  dont 
la  forme  s'altère  par  l'effet  de  cette  division  et  cesse  d'être  la 
forme  de  l'eau. 

Assurément,  cette  puissante  théorie  n'a  pas  été  créée  de 
toutes  pièces  par  Gilles  de  Rome;  on  en  trouve  chez  certains 
de  ses  prédécesseurs  les  premiers  linéaments. 

Averroès  semble,  en  divers  endroits,  admettre  des  minima 
naturels. 

Robert  Grosse- Teste,  né  vers  1 175  dans  le  comté  de  Lincoln, 
fut,  en  1235,  sacré  évêque  de  Lincoln;  il  mourut  dans 
cette  ville  en  1253;  on  sait  qu'il  eut  pour  disciple  Roger 
Bacon.  Il  a  donné  des  huit  livres  de  la  Physique  d'Aristote  un 
commentaire1  très  concis,  puisqu'il  remplit  à  peine  quelques 
pages,  mais  où  se  trouve  en  germe  plus  d'une  idée  féconde.  Or, 
à  la  fin  du  commentaire  consacré  au  sixième  livre,  se  lit  une 
très  brève  indication  de  la  théorie  que  nous  venons  d'exposer. 

Mais  si  Gilles  Golonna  a  trouvé  déjà  formés  les  premiers 
germes  de  cette  théorie,  il  leur  a  donné  un  grand  développe- 
ment; dans  ses  commentaires  à  la  Physique  d'Aristote,  il 
expose  cette  doctrine  à  plusieurs  reprises3  ;  il  la  reprend  dans 
ses  Questions  sur  le  De  generatione  et  corruptionc*. 

1.  Divi  Roberti  Linconicnsis  Super  octo  libris  physicorum  brevis  et  utilis  summa  féli- 
citer incipit.  Cet  écrit  est  adjoint  à  l'ouvrage  ainsi  intitulé  :  Emptor  et  lector  aveto.  Divi 
Thome  Aquinatis  in  Ubros  physicorum  Aristotelis  interpretatio  suni  et  expositio...  Colo- 
phon  :  lmpressuin  in  inclita  Venetiarum  urbe  per  Bonetum  Locatellum  Bergomen- 
Bem  presbyte™ m  rnandato  et  sumptibus  beredum  nobilis  viri  Octaviani  Scoti  civis 
Modoetiensis  anno  a  nativitate  Domini  quarto  supra  millesiinum  quinquiesque 
centesimum.  Sexto  Idus  Apriles. 

■>..  Outre  le  passage  déjà  mentionné,  cf.  :  Lib.  I,  text.  Co.  17,  fol.  7,  col.c/;lib.  VI, 
te* t.  Go.  i5,  fol.  121,  col.  d. 

'.*>.  Egidius  cum  Marsilioet  Alberto  De  generatione.  Colopbon  :  lnipressum  Venetiis 
rnandato  et  expeosis  nobilis  viri  Luceaotonii  de  Giunta  Florentini,  anno  Domini 
Qaestiones  super  primo  De  generatione  fundatissimi  doctoris  Domini  Egidii  ordi- 
nis  fratrum  Heremitarum  Sancti  Augustini  ;  queestio  X,  fol.  56,  col.  a. 


LEONARD    DE    VINCI    ET    LES    DEUX    INFINIS  l3 

Les  démonstrations  géométriques,  toutes -puissantes  en 
faveur  de  la  divisibilité  à  l'infini  de  la  grandeur  abstraite,  ne 
prouvent  rien  contre  l'existence  des  minima  naturels;  c'est  ce 
que  Gilles,  avec  infiniment  de  raison,  soutient  en  ses  Quodlibeta1 . 

Cette  opinion,  toutefois,  n'est  pas  adoptée  par  Duns  Scot,  qui 
prétend3,  par  des  arguments  géométriques,  prouver  la  non- 
existence  des  minima  naturels. 

Il  ne  paraît  pas,  d'ailleurs,  que  la  distinction  si  logique  que 
Gilles  Golonna  a  posée  ait  eu  grande  vogue  dans  les  écoles  du 
Moyen-Age;  parmi  les  docteurs  qui,  dans  leurs  commentaires 
à  la  Physique  d'Aristote,  consacrent  les  plus  longs  dévelop- 
pements au  problème  des  indivisibles,  il  en  est  qui  ne  parlent 
pas  des  minima  de  nature;  nous  n'avons  pu  trouver  aucune 
allusion  à  cette  forme  nouvelle  de  la  théorie  atomistique  en 
feuilletant  les  écrits  de  Jean  le  Chanoine. 

D'autres  gardent  quelque  chose  de  la  théorie  de  Gilles  de 
Rome,  mais  en  la  modifiant  plus  ou  moins. 

La  modification  paraît  légère  dans  les  quelques  lignes  que 
Jean  de  Jandun  consacre  à  cette  doctrine  en  ses  Questions 
sur  la  Physique  d'Aristote3.  Si  nous  comprenons  bien  ces 
lignes,  elles  signifient  qu'aucune  limite  inférieure  ne  borne 
la  divisibilité  d'une  grandeur,  mais  que  les  parties  obtenues 
par  la  division  ne  peuvent  être  séparées  du  tout  et  subsister 
isolément  si  elles  ne  surpassent  un  certain  minimum. 

Jean  de  Jandun  est  un  peu  plus  explicite  dans  les  Questions 
qu'il  a  composées  au  sujet  du  De  substantiel  orbis  d'Averroès; 
parmi  ces  Questions,  dont  la  vogue  fut  si  grande  en  l'École 
averroïste  de  Padoue,  et  qui  furent  si  souvent  reproduites  par 
l'imprimerie,  il  en  est  une-'  où  Jean  de  Jandun  examine  si 
chaque  forme  naturelle  est  terminée  par  un  certain  maximum  et 
par  un  certain  minimum.  Après  avoir  répondu  affirmativement 

i.  /Egidii  Romani  Quodlibeta.  Quodlib.  IV,  quœst.  0,  et  Quodlib.  VI,  quœst.  7. 

2.  R.  P.  F.  Duns  Scoti  Quxstiones  in  lib.  II  Sententiarum.  Distinct.  II  quœst.  IX. 
Opéra  omnia,  tomi  sexti  pars  prima,  p.  238. 

3.  Joannis  de  Janduno,  philosophi  acutissimi,  Super  octo  libros  Aristotelis  de 
physico  auditu  subtilissitnx  quxstiones.  Venetiis,  apud  Junlas,  MDLI.  Lib.  sexti 
quœst.  I,  fol.  86,  col.  6. 

h.  Joannis  de  Janduno,  Quxstiones  super  Averrois  sermonem  de  substantia  orbis; 
quœstio  VIII.  An  forma  naturalis  ad  maximum  et  minimum  determinetur. 


1  \  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

à  cette  interrogation,  Jean  de  Jandun  examine  quelques 
difficultés  que  l'on  pourrait  lui  objecter. 

Toute  forme  naturelle  est  unie  à  une  matière;  cette  matière, 
selon  la  doctrine  d'Averroès  dont  Jean  de  Jandun  est  le  plus 
ferme  champion,  possède  nécessairement  Irois  dimensions; 
cette  matière  est  donc  divisible  à  l'infini;  n'en  est-il  pas 
nécessairement  de  même  de  la  substance  que  constitue  cette 
matière  informée? 

A  cette  objection,  le  célèbre  Averroïste  répond  en  ces 
termes  :  Une  substance  naturelle,  du  feu  par  exemple,  en 
tant  qu'elle  est  quantité,  qu'elle  occupe  un  certain  volume, 
est  divisible  à  l'infini;  en  tant  qu'elle  est  substance  naturelle, 
elle  ne  l'est  pas;  si  l'on  pousse  jusqu'à  un  certain  degré  la 
division  de  cette  substance,  sa  forme  est  détruite;  le  feu,  par 
exemple,  ainsi  divisé,  se  transforme  en  l'élément,  air  ou  eau, 
au  contact  duquel  il  se  trouve. 

Mais,  dira-ton,  si  l'on  divise  du  feu  de  la  sorte,  au  moment 
où  la  division  atteindra  ce  minimum  de  grandeur  après  lequel 
le  feu  ne  peut  plus  subsister,  ce  feu  tout  entier  va  se  changer 
instantanément  en  air  ou  en  eau,  ce  qui  ne  saurait  être. 

Ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  faut  comprendre  l'opération  par 
laquelle  le  feu,  lorsqu'on  en  pousse  la  division  assez  loin,  se 
transforme  en  l'élément  au  sein  duquel  il  se  trouve  plongé.  Il 
ne  faut  pas  s'imaginer  que  les  parties  résultant  de  cette  divi- 
sion se  transforment  tant  qu'elles  demeurent  unies  entre  elles; 
c'est  seulement  lorsqu'on  veut  les  séparer  de  ce  tout  qu'elles 
prennent  la  forme  de  l'élément  qui  les  enveloppe  et  qu'elles 
s'unissent  à  lui  :  «  Il  n'y  a  pas  de  minimum  de  grandeur 
pour  les  parties  d'une  substance  naturelle  continue,  tant  que 
ces  parties  demeurent  unies  au  tout;  il  n'existe,  pour  ces  par. 
tics,  de  minimum  naturel  qu'autant  qu'on  les  sépare  du  tout.  » 

\\  aller  Burley  indique  très  sommairement1  les  deux  opi- 
nions de  Gilles  de  Home  et  de  Jean  de  Jandun  :  «  On  peut  dire 
que  la  grandeur  en  tant  que  réalisée  dans  la  matière  sensible 
répugne  à  la  division  à  l'infini,  tandis  que  la  grandeur  sim- 
plement réalisée  dans  la  matière  première,  non   sensible,  est 

i.   Burleus  Super  oclu  librus  jihysicorum.  Vcnctiis,  lAgi,  fol.  71,  col.  I 


LEONARD    DE    VINCI    ET    LES    DEUX    INFINIS  10 

divisible  à  l'infini.  On  peut  aussi  concevoir  une  autre  inter- 
prétation :  La  grandeur  réalisée  dans  la  matière  sensible  est 
divisible  à  l'infini  tant  qu'il  s'agit  seulement  de  marquer 
la  division  des  diverses  parties;  mais  cette  grandeur  réalisée 
dans  la  matière  sensible  n'est  plus  divisible  à  l'infini  lorsqu'il 
s'agit,  par  des  coupures  actuelles,  de  séparer  les  parties  les 
unes  des  autres.  »  Burley  néglige,  d'ailleurs,  de  nous  faire 
connaître  sa  propre  opinion. 

Pour  Ockam1,  il  est  vrai  qu'il  existe  pour  chaque  substance 
un  minimum  naturel  au-dessous  duquel  elle  cesse  de  pouvoir 
résister  aux  agents  extérieurs  de  corruption  et  change  de 
forme;  mais  Dieu  pourrait  écarter  ces  agents  et  la  substance 
ne  connaîtrait  plus  de  minimum. 

Albert  de  Saxe  a  soumis  la  théorie  de  Gilles  Colonna  à 
l'analyse  profondément  pénétrante  dont  il  fait  communément 
usage2;  cette  analyse,  inspirée  par  l'opinion  d'Ockam,  ne 
conserve  la  théorie  de  Gilles  de  Rome  qu'après  l'avoir  complè- 
tement transformée;  et  voici  sous  quelle  forme  elle  la  conserve  : 

Considérons  une  matière  homogène.  Il  est  bien  vrai  qu'en 
un  milieu  donné,  en  des  circonstances  données,  une  parcelle 
de  cette  matière  ne  pourra  subsister  sans  corruption,  à  moins 
que  sa  grandeur  ne  surpasse  un  certain  minimum.  Mais  ce 
minimum  dépend  du  milieu  et  des  circonstances,  en  sorte  que 
la  portion  de  matière,  trop  petite  pour  subsister  sans  corrup- 
tion en  un  certain  milieu,  peut  fort  bien  demeurer  inaltérée 
en  un  autre  milieu.  Si  donc  on  parle  d'une  manière  absolue 
et  sans  déterminer  le  milieu  et  les  circonstances,  il  n'est  pas 
vrai  de  dire  qu'il  existe  un  minimum  tel  qu'une  certaine 
quantité  de  la  substance  homogène  considérée  ne  puisse 
subsister  lorsqu'elle  est  moindre  que  ce  minimum. 

Sur  ce  point,  comme  sur  beaucoup  d'autres,  Jean  Marsile 
d'Inghen,  traitant  la  Physique  secundum  nominalium  viam, 
adopte  pleinement  l'opinion  d'Albert  de  Saxe3. 

i.  Guilhclmi  de  Ockam  Annotationes  in  libros  Scntentiaruin,  libri  II  qiuest.  VIII. 

2.  Acutissimce  quœstiones  super  libros  de  pkysica  auscullatione  ab  Alberto  de  Saxoaia 
editœ.  In  librum  I  quœstio  X. 

3.  Questiones  subtilissime  Johannis  Marcilii  Inguen  super  oclo  libros  physicorum 
secundum  nominalium  viam.  Lugduni,  i5i8.  In  librum  1  quaRst.  XIII. 


l()  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

Dans  l' Abrégé  de  Physique  qu'il  a  rédigé,  selon  l'enseigne- 
ment de  L'Université  de  Paris,  pour  ses  élèves  de  Heidelberg, 
Marsilc  se  borne  à  dire1  que  «  la  forme  d'une  matière  homo- 
gène peut  cire  produite  en  une  matière  infiniment  petite;  par 
exemple,  la  forme  du  feu  peut  être  produite  en  une  portion  de 
matière,  si  petite  soit-clle,  car  une  partie  quelconque  d'un  feu 
est  encore  du  feu  ». 

Malgré  ces  transformations  essentielles  que  lui  imposaient 
les  maîtres  de  la  Scolastique,  la  doctrine  de  Gilles  Colonna, 
prise  sous  sa  forme  première,  ne  fut  pas  entièrement  oubliée,  et 
les  partisans  des  théories  de  Démocrite  la  gardèrent  avec  soin. 

Nous  en  avons  pour  garant  une  phrase  de  Jean  Majoris. 

Jean  Majoris,  de  Hadington  en  Ecosse2,  avait  pris  le  bacca- 
lauréat à  Paris  en  i45o3;  il  fut  licencié  et  débuta  comme 
maître  es  arts  en  1 45i 4.  En  la  seconde  moitié  du  xvc  siècle, 
il  était,  à  Paris,  régent  du  Collège  de  Montaigu  ;  il  y  composa 
de  nombreux  écrits,  entre  autres  un  Proposltum  de  infinito  où 
nous  lisons  ces  lignes5  : 

«  Nous  répondrons  que  cet  argument  a  une  grande  force  en 
faveur  de  l'opinion  de  Démocrite,  selon  laquelle  le  continu 
est  composé  d'indivisibles,  et,  si  l'on  parle  au  point  de  vue 
purement  naturel,  c'est  une  opinion  que  l'on  peut  soutenir.  » 

Parmi  les  maîtres  de  l'École,  ceux-là  mêmes  qui  s'accor 
daient  pour  admettre  que  la  grandeur  est  divisible  à  l'infini, 
sans  restriction  d'aucune  sorte,  se  trouvaient  encore  séparés 
au  sujet  d'autres  questions. 

i.  Incipiunl  subtiles  doctrinaque  plene  abbrevialiones  libri  phisicorum  édite  a  prestan- 
lissimo  philosophe-  Marsilio  Inguen  doctore  Parisicnsi  (sans  indication  d'éditeur,  de 
date  ni  de  lieu  d'édition);  :  ixièmc  feuillet,  coll.  c  et  d. 

2.  Dans  ses  écrits,  il  est  souvent  surnommé  Hadingtoniensis  et  Scotus.  —  M.  de 
Wulf  (Histoire  de  la  philosophie  médiévale,  2°  édit.,  1905,  p.  532)  attribue  les  écrits 
de  Jean  Majoris  à  un  Johannes  Major  Scotus  qu'il  fait  vivre  de  1/478  à  i5^o;  ces  dates 
montrent  qu'il  ne  peut  s'agir  de  notre  auteur,  dont  les  ouvrages  étaient  vraisembla- 
blement imprimés  avant  l'an  i5oo;  lorsqu'on  i5o6,  Jean  Dullacrt  de  Gand  fait 
imprimer  ses  Questions  sur  le  De  Cœlo,  dont  nous  parlerons  plus  loin,  il  les  présente 
comme  un  complément  au  Propositum  de  infinito  de  son  maître  Jean  Majoris. 

.'S.  Dcnillc  et  Châtelain,  Auctarium  chartularii  Universitatis  Parisiensis,  tomus  II, 
MDGCGLXXXXVII.  Liber  procuratorum  Nationis  Anglicanœ,  tomus  II,  ab  anno 
MCCCCV1  usque  ad  annum  MCCGGLVI,  col.  795. 

!\.  Dcnillc  et  Châtelain,  Auctarium...,  tomus  II,  coll.  850-857. 

.').  Johannis  Majoris  Propositum  de  injinito,  qusest.  11,  fol.  7,  col.  a  de  l'édition 
ciléc  ci-dessus  (p.  9). 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    DEUX    INFINIS  17 

L'une  de  ces  questions  controversées  portait  sur  le  degré  de 
réalité  qu'il  convient  d'attribuer  au  point,  à  la  ligne,  à  la 
surface. 

Une  école  affirmait  que  dans  les  notions  de  point,  de  ligne, 
de  surface,  il  n'y  a  rien  de  réel,  rien  de  positif;  seul,  le 
volume,  la  grandeur  à  trois  dimensions,  peut  être  réalisé  en 
un  corps;  la  surface  est  une  pure  négation,  la  négation  que 
le  volume  d'un  corps  s'étende  au  delà  d'un  certain  terme  ;  de 
même,  la  ligne  est  la  négation  que  l'étendue  d'une  surface 
franchisse  une  certaine  frontière  ;  le  point,  la  négation  qu'une 
ligne  se  prolonge  au  delà  d'une  certaine  borne. 

Cette  doctrine  est  celle  que  Guillaume  d'Ockam  soutenait 
de  la  manière  la  plus  nette  et  la  plus  formelle  dans  la  plupart 
de  ses  écrits1.  Selon  lui,  l'existence  réelle  du  point,  de  la 
ligne,  de  la  surface  est  si  absolument  contradictoire  que  Dieu 
lui-même  ne  pourrait  la  conférer  à  ces  indivisibles. 

D'autres,  avec  Duns  Scot2,  tenaient  pour  une  opinion  diffé- 
rente. Ils  faisaient  observer  que  certaines  propriétés  des  corps, 
telle  la  couleur,  dépendent  de  la  surface;  ils  en  concluaient 
qu'une  certaine  réalité  appartient  à  la  surface,  et  ils  étendaient 
cette  conclusion  à  la  ligne  et  au  point. 

Contentons- nous  d'avoir  mentionné  ce  débat  et,  sans  y 
insister  davantage,  venons  à  une  théorie  au  progrès  de 
laquelle  la  plupart  des  maîtres  scolastiques  se  sont  efforcés 
d'un  commun  accord. 

Pour  bien  comprendre  le  sens  du  problème  qui  a  si  vive- 
ment sollicité  les  efforts  des  docteurs  de  l'École,  il  nous  faut 
remonter  un  peu  haut,  jusqu'aux  commentaires  célèbres  dont 
Averroès  a  enrichi  l'œuvre  d'Aristote. 

Nous  avons  vu  qu'Aristote  niait  et  qu'il  y  eût  une  grandeur 
infinie  en  acte  et  qu'il  pût  y  avoir  une  grandeur  infinie  en 
puissance;  nous  avons  vu  aussi  qu'il  faisait  dépendre  la  vérité 
de  cette  seconde  négation  de  la  vérité  de  la  première.  C'est 
cette   dépendance    qu'Averroès   a    cherché   à  préciser.  «  Si,  » 

1.  Guillaume  d'Ockam,  Tractalus  de  Sacramento  Altaris,  capp.  I,  II  et  IV.  — 
Quodlibeta,  Quodlib.  I  quaest.  g.  —  Logica,  cap.  de  quantitate,  etc. 

2.  R.  P.  F.  Joannis  Duns  Scoti  Quœstiones  in  lib.  II  S  entent  iarum,  distinct.  II, 
quaest.  9.  —  Opéra  omnia,  tomi  sexti  pars  prima,  pp.  a56-a57. 

p.  duhem.  2 


ï8  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

dit-il1,  «une  grandeur  avait  puissance  pour  devenir  plus 
grande  que  toute  grandeur  donnée,  elle  se  trouverait  en  acte 
plus  grande  que  toute  grandeur  donnée;  elle  serait  donc  une 
grandeur  actuellement  infinie.  » 

Sans  l'énoncer  formellement,  ce  raisonnement  semble 
supposer  implicitement  le  principe  suivant  :  Ce  qui  est  en 
puissance  peut  être  réalisé  en  acte.  > 

Mais  alors  une  grave  difficulté  se  rencontre  dans  l'étude  de 
la  divisibilité  à  l'infini  de  la  grandeur;  il  n'y  a  pas,  en  effet, 
de  raison  pour  ne  pas  appliquer  à  cette  étude  le  principe  dont 
on  a  usé  dans  l'étude  de  l'addition  à  l'infini;  or,  si  ce  qui  est 
en  puissance  peut  toujours  être  réalisé  en  acte,  la  grandeur 
qui,  en  puissance,  est  divisible  à  l'infini  peut,  en  acte,  être 
divisée  à  l'infini.  Gomme  le  remarque  fort  justement  Walter 
Burleya,  «  supposons  que  ce  raisonnement  soit  exact  :  si  une 
certaine  grandeur  peut  croître  à  l'infini,  il  est  possible  qu'une 
certaine  grandeur  soit  infinie  en  acte;  cet  autre  raisonnement 
semble  également  concluant:  s'il  est  possible  qu'une  grandeur 
soit  divisée  à  l'infini,  il  est  possible  qu'une  grandeur  soit 
actuellement  divisée  à  l'infini.  » 

Le  principe  implicitement  posé  par  Averroès  conduit  donc 
à  cette  conséquence  :  Une  grandeur  peut  être  divisée  à  l'infini 
d'une  manière  actuelle  ;  et  cependant  l'enseignement  d'Aristote 
repousse  cette  proposition. 

Par  là,  la  Scolastique  fut  amenée  à  réfuter  le  principe  impli- 
citement posé  par  Averroès  et,  pour  ce  faire,  à  approfondir, 
plus  qu'on  ne  l'avait  fait  auparavant,  la  relation  de  la  puis- 
sance et  de  l'acte.  Elle  distingua  deux  manières  d'être  en 
puissance.  Il  est  des  puissances  qui  peuvent  être  pleinement 
actualisées;  ce  qui  est  en  puissance  de  cette  manière  peut  être 
réalisé  en  fait,  in  facto  esse.  Il  est  aussi  des  puissances  dont  la 
réalisation  en  acte  ne  peut  jamais  être  pleinement  achevée;  si 
loin  que  l'on  pousse  cette  réalisation,  il  demeure  toujours  de 
la  puissance  non  actualisée;  ce  qui  est  en  puissance  de  la  sorte 

i  ^ristotelis  Dr  i>kysico  auditu  libri  octo,  cuin  Avcrrois  Cordubensis  variis  in 
eosdem  commentante.  Venetiis,  apud  Juntas,  MDLXX1I1I;  lib.  III,  text.  Go.  Go,  p.  n3. 

■i.   Burleus  Super  octo  libros  physicoruin.  Venetiis,  t4gi  ;  lib.  111,  fol.  71,  col.  c. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    DEUX    INFINIS  19 

ne  peut  jamais  être  conçu  comme  in  facto  esse,  mais  seulement 
comme  injieri. 

Roger  Bacon  semble  être  un  des  premiers  que  ces  idées 
aient  préoccupé  »  ;  en  son  Opus  tertium,  il  les  exprime 3  avec 
une  remarquable  netteté  :  «  La  puissance  de  division  dans  un 
corps  ne  peut  pas  être  réduite  à  l'acte  pur  et  complet.  C'est 
une  puissance  que  l'on  peut  seulement  réduire  à  un  acte 
impur  et  incomplet,  auquel  demeure  sans  cesse  mélangée  une 
certaine  puissance  pour  un  acte  ultérieur;  elle  est  réduite 
à  l'acte,  mais  de  telle  manière  qu'il  demeure  une  puissance 
pour  un  nouvel  acte  de  division.  Telle  est  la  puissance  qu'a  le 
continu  et  qui  constitue  la  divisibilité  à  l'infini  ;  lorsque  cette 
puissance  se  trouve  réduite  à  la  division  actuelle,  elle  n'exclut 
pas  la  possibilité  d'un  nouvel  acte  de  division;  bien  mieux, 
elle  la  pose;  en  effet,  la  partie  qui  résulte  de  la  division  est 
une  grandeur;  partant,  elle  est  encore  divisible,  et  ainsi  de 
suite  à  l'infini.  » 

Ceux  qui  soutiennent  la  possibilité  d'une  division  actuelle 
à  l'infini  repoussent  cette  conception,  et  cela  par  l'argument 
suivant  : 

Si  chacune  des  propositions  particulières  est  possible,  si 
chacune  d'elles  est  possible  en  même  temps  que  chacune  des 
autres,  la  proposition  universelle  est  sûrement  possible.  Or,  il 
est  possible  qu'une  ligne  soit  actuellement  divisée  au  point  A, 
qu'elle  le  soit  au  point  B,  au  point  G;  il  est  possible  qu'elle 
soit  actuellement  divisée  à  la  fois  au  point  A  et  au  point  B; 
donc  elle  peut  être  actuellement  divisée  en  tous  ses  points. 

A  cet  argument  Bacon  répond  en  ces  termes3  : 

«  Ici,  chaque  proposition  particulière  est  possible  en  soi; 
elle  est  compossible  avec  toute   autre  proposition  particulière 

1.  On  peut,  cependant,  regarder  ce  qu'il  en  dit  comme  suggéré  par  un  passage 
d'Averroès  commentant  le  De  generatione  et  corruptione  d'Aristote*. 

2.  Fr.  Rogeri  Bacon  Opéra  quœdam  hactenus  inedita.  Vol.  I,  conlaining:  1.  Opus 
tertium;  II.  Opus  minus;  III.  Compendium  philosophiœ.  Edited  by  J.  A.  Brewer, 
London,  1859.  —  Opus  tertium,  cap.  XXXIX,  pp.  i3a-i33. 

3.  Roger  bacon,  loc.  cit.,  pp.  i3/i-i35. 

a)  Aristolelis  De  Cœlo,  De  generatione  et  corruptione,  Mcteorologicorum,  De  plantis,  cum 
Averrois  Cordubensis  variis  in  eosdem  commenlariis.  Veneliis,  apud  Juntas,  1574.  —  Arislotelis 
De  generatione  et  cor ruptione  liber  primus  cum  Averrois  Cordubensis  média  expositione ;  summae 
primae  caput  II,  p.  330. 


20  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

actuellement  donnée;  mais  elle  est  incompatible  avec  une 
proposition  particulière  qui  n'est  pas  actuellement  donnée, 
qui  est  à  donner  dans  l'avenir...  On  doit  donc  concéder  que  la 
division  au  point  À  ne  répugne  aucunement  à  la  division  en 
n'importe  quel  autre  point  donné  présentement  et  en  acte; 
mais  elle  répugne  à  la  division  en  quelque  point  qui  reste 
à  donner;  tous  les  points  de  division,  en  effet,  ne  sauraient 
être  donnés  simultanément;  ils  sont  donnés  successivement  et 
par  une  succession  qui  se  prolonge  à  l'infini...  Voilà  donc 
brisée  cette  massue  d'Hercule;  non  sans  peine,  il  est  vrai,  car 
le  vulgaire  entier  ignore  ces  choses  ;  quelques  habiles  les 
connaissent,  mais  ils  sont  fort  peu  nombreux.  » 

Roger  Bacon  marque  quelque  fierté  de  la  réponse  qu'il  a 
opposée  aux  partisans  de  la  divisibilité  actuelle  à  l'infini; 
il  est  permis  cependant  de  douter  qu'elle  soit  entièrement 
juste. 

La  division  d'une  ligne  au  point  A  est  certainement  com- 
patible avec  la  division  en  n'importe  quel  point  actuellement 
donné;  on  ne  voit  pas  pourquoi  elle  cesserait  d'être  compa- 
tible avec  la  division  en  n'importe  quel  point  à  marquer  dans 
l'avenir;  l'impossibilité  ne  s'introduit  qu'au  moment  où  l'on 
considère  la  division  en  tous  les  points  à  la  fois. 

C'est  ce  qu'a  fort  bien  vu  le  Docteur  Subtil1. 

A  un  certain  instant  (nunc)  un  continu  peut  être  divisé  réel- 
lement en  A  parties;  il  peut  être  divisé  réellement  en  B  parties, 
ou  à  la  fois  en  A  parties  et  en  B  parties.  Mais  il  n'est  pas  pos- 
sible qu'en  un  certain  instant,  même  indéterminé,  ce  continu 
se  trouve  réellement  divisé  en  A  parties,  en  B  parties,  en 
G  parties...,  A,  B,  G,...  étant  tous  les  nombres  possibles. 

Chacune  de  ces  divisions  peut  être  réalisée  en  un  certain 
instant;  il  en  est  de  même  d'un  groupe  quelconque  de  telles 
divisions  ;  mais  elles  ne  sont  pas  toutes  compossibles  en  un 
même  nunc.  Les  possibilités  en  nombre  infini  qui  corres- 
pondent à  ces  divers  modes  de  division  ne  peuvent  pas  se 
trouver  toutes  à  la  fois  réduites  à  l'acte. 

i.  R.  P.  F.  Joannis  Duns  Sroti,  Doctoris  subtilis,  Quœstioncs  in  lib.  II  Sentcn- 
liarum;  dist.  II,  quœst.  9.  Opéra  omnia,  tomi  sexti  pars  prima,  p.  a5i. 


LEONARD    DE    YINCÏ    ET    LES    DEUX    INFINIS  21 

A  ce  propos,  Duns  Scot  donne  un  ingénieux  exemple  de 
possibilités  dont  chacune  peut  être  réalisée  isolément,  ou 
simultanément  avec  d'autres,  mais  qui  ne  peuvent  être  réali- 
sées toutes  ensemble  : 

Socrate  peut  porter  9  pierres  et  on  en  donne  10.  Socrate 
peut  porter  une  quelconque  des  pierres  ou  un  groupe  quel- 
conque de  2,  de  3...,  de  9  pierres;  mais  il  ne  saurait  porter 
les  10  pierres  à  la  fois. 

L'opinion  de  Duns  Scot  a  été  adoptée  par  plusieurs  des 
grands  maîtres  de  la  Scolastique;  Walter  Burley,  en  particu- 
lier, l'a  formulée  avec  netteté1. 

Les  méditations  de  Roger  Bacon,  de  Duns  Scot,  de  leurs 
continuateurs,  ont  amené  les  docteurs  de  l'École  à  diviser 
autrement  que  ne  l'avait  fait  Aristote  les  propositions  relatives 
à  l'infiniment  grand  et  à  l'infiniment  petit.  Aristote  s'était 
borné  à  distinguer  les  propositions  qui  traitent  de  l'infini  en 
acte  de  celles  qui  traitent  de  l'infini  en  puissance.  Les  Moder- 
nes adoptent  une  distinction  plus  raffinée.  Parmi  les  proposi- 
tions qui  traitent  de  l'infini,  il  en  est  où  tous  les  termes  sont 
donnés  comme  actuellement  réalisés  ou  comme  susceptibles 
d'être  réduits  à  l'acte  sans  aucun  mélange  de  puissance;  en  ces 
propositions,  on  parle  de  l'infini  d'une  manière  catégorique 
(cathegoreumatice) .  En  d'autres  propositions,  on  donne  cer- 
tains termes  comme  susceptibles  seulement  d'une  réduction 
à  l'acte  toujours  incomplète,  toujours  mélangée  de  puissance; 
on  parle  alors  de  l'infini  d'une  manière  syncatégorique  (synca- 
thegoreumatice) .  Les  propositions  catégoriques  posent  l'infini 
in  facto  esse;  les  propositions  syncatégoriques  le  posent  seule- 
ment infieri. 

Cette  distinction  entre  l'infini  catégorique  et  l'infini  synca- 
tégorique paraît  avoir  été  posée  pour  la  première  fois  par 
un  dialecticien  dont  la  logique  a  dominé,  pendant  tout  le 
xive  siècle  et  tout  le  xve  siècle,  l'enseignement  de  l'Université 
de  Paris;  nous  voulons  parler  de  Petrus  Hispanus,  c'est-à-dire 
du  Portugais  Pedro  Juliani  (1 226-1 277)  qui  prit,  en  coiffant  la 
tiare,  le  nom  de  Jean  XXI. 

1.  Burleus  Super  octo  libros  physicorum.  Venetiis,  i ^9 1  ;  fol.  i55,  col.  d. 


2  2  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

Au  septième  traité  —  le  plus  original  —  de  ses  Summnlœ 
locjicales,  Petrus  Ilispanus  distingue1  l'infini  catégorique,  qui 
désigne  la  quantité  du  sujet  auquel  s'applique  le  prédicat 
d'infini,  et  l'infini  syncatégorlque  qui  ne  désigne  pas  la  quantité 
du  sujet  de  la  proposition,  mais  seulement  de  quelle  manière 
le  sujet  se  comporte  à  l'égard  du  prédicat;  ce  dernier  infini 
est  une  marque  de  la  disposition  du  sujet,  un  signe  distributif. 
Toute  proposition  sur  l'infini  syncatégorique  affirme  que  le 
prédicat  convient  au  sujet  pris  sous  une  certaine  quantité,  mais 
en  môme  temps  elle  nie  que  le  prédicat  appartienne  au  sujet 
seulement  lorsqu'il  est  pris  en  telle  quantité  déterminée.  Ainsi 
cette  proposition  syncatégorique  :  Une  infinité  d'hommes 
courent,  signifie  :  Un  certain  nombre  d'hommes  courent,  et 
aussi  un  plus  grand  nombre,  et  plus  grand  d'autant  que  l'on 
voudra. 

On  comprend  qu'une  proposition  puisse  être  fausse  au  sens 
catégorique  et  vraie  au  sens  syncatégorique.  Walter  Burley  en 
cite  un  exemple2.  Cette  proposition  :  Dans  toute  grandeur 
donnée,  il  y  a  une  infinité  de  parties  égales  entre  elles  et 
placées  les  unes  hors  les  autres,  peut  être  vraie  ou  fausse.  Elle 
est  fausse  si  on  la  prend  cathegoreumatice,  entendant  que  l'on 
peut,  dans  cette  grandeur,  distinguer  actuellement  une  infinité 
de  parties  égales  entre  elles  et  égales  à  une  quantité  donnée 
d'avance.  Elle  est  vraie  si  on  la  prend  syncathegoreumatice, 
comme  affirmant  la  possibilité  de  trouver  en  la  grandeur 
donnée  un  nombre  toujours  croissant  de  parties  dont  la 
grandeur  n'est  pas  assignée  d'avance. 

A  la  base  même  de  ses  discussions  sur  l'infini3,  Albert  de 
Saxe  —  l'un  des  plus  profonds  logiciens  dont  l'École  ait  pu 

i.  Pétri  Mispani  Summulae  logicales  cum  Versorii  Parisiensis  clarissima  expositione. 
Parvorum  item  Logicalium  eidem  Petro  Hispano  ascriptum  opus,  nuper  in  partes  ac 
capita  distinctum.  Quae  omnia  a  Martiano  Rota,  viro  clariss.,  inlinitis  fere  erroribus 
siirniiio  studio,  ac  maxima  sunt  diligentia  castigata.  Venetiis,  apud  hœredes  Mel- 
chioris  Sessœ,  MDLXXXHI.  —  Pétri  Hispani  Tractatus  septlmus  parvorum  logicalium 
(subdivisé  lui-même  en  sept  traités)  ;  tractatus  septimus,  pars  G"  :  De  infiniti  quinque 
acception  ibus,  et  propositionihus  ex  ipso  formatis.  —  L'écrit  intitulé:  Petro  Hispano 
tucriptum  opus  parvorum  logicalium,  qui  se  trouve  à  la  lin  du  livre,  ne  paraît  pas  être 
du  même  auteur. 

i.  Burleus  Super  oclo  libros  physicorum.  Venetiis,  1^91  ;  lib.  111,  fol.  7®,  col.  c. 

3.  Acutissimst  qumstiones  super  libros  de  physica  ausculiatione  ab  Alberto  de  Saxonia 
édita-,  in  libruQQ  III  quœstio  \. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    DEUX    INFINIS  23 

s'enorgueillir  au  xrve  siècle  —  pose  cette  distinction  entre  les 
propositions  qui  parlent  catégoriquement  de  l'infini  et  celles 
qui  en  parlent  syncatégoriquement.  Il  n'hésite  pas  à  proclamer 
ce  principe  :  «  Si  l'on  formule  deux  propositions  semblables, 
mais  que  l'infini  soit  tenu  pour  catégorique  dans  l'une  et  pour 
syncatégorique  dans  l'autre,  ces  deux  propositions  sont  radi- 
calement hétérogènes  (impertinentes)  entre  elles;  elles  ne  résul 
tent  pas  l'une  de  l'autre;  elles  ne  répugnent  pas  non  plus 
l'une  à  l'autre.  »  La  vérité  de  chacune  d'elles  doit  être  prouvée 
en  soi  et  sans  souci  de  la  vérité  de  l'autre.  «C'est  ainsi  que 
cette  proposition  :  Le  continu  est  infiniment  divisible,  n'en- 
traîne pas  cette  autre  :  Le  continu  peut  être  divisé  en  une 
infinité  de  parties  l  ;  car,  en  la  première,  il  s'agit  d'un  infini 
syncatégorique  et,  en  la  seconde,  d'un  infini  catégorique.  » 

Ces  réflexions  sur  l'infini  syncatégorique,  où  une  puissance 
peut  être  réalisée  toujours  plus  complètement  sans  être  jamais 
réduite  à  l'acte  pur,  trouvaient  mainte  application;  l'étude 
d'une  grandeur  variable  qui  tend  vers  une  limite  sans  jamais 
l'atteindre,  leur  donnait  occasion  de  prouver  leur  justesse  et 
leur  utilité  ;  la  sommation  d'une  progression  géométrique  de 
raison  fractionnaire  est  l'exemple  auquel  les  scolastiques 
s'adressaient  ordinairement, 

Le  paralogisme  célèbre  d'Achille  et  de  la  tortue,  attribué  à 
Zenon,  paraît  les  avoir  conduits  à  l'étude  de  cette  question; 
voici,  en  effet,  ce  que  nous  lisons  clans  Gilles  de  Rome2  : 

«  En  ce  qui  concerne  la  division  du  temps  à  l'infini,  il  se 
présente  une  difficulté.  Si  cette  division  à  l'infini  pouvait  être 
réalisée  en  acte,  un  cheval  rapide  n'atteindrait  jamais  une 
fourmi.  Supposons,  en  effet,  qu'un  cheval  se  meuve  de  la  moi- 
tié d'une  palme  et  qu'il  s'arrête;  qu'il  se  meuve  après  cela  de  la 
moitié  de  la  demi-palme  restante  et  qu'il  s'arrête  de  nouveau, 

i.  Nous  sommes  obligé  de  rendre  par  des  mots  différents  les  différences  de  sens 
que  le  latin  d'Albert  de  Saxe  rend  par  une  simple  transposition  des  mêmes  mots  ; 
Albert  énonce  la  première  proposition  :  In  infinitum  continuant  est  divisibile,  et  la 
seconde  :  Continuum  est  divisibile  in  infinitum;  cette  manière  de  distinguer  les  propo- 
sitions catégoriques  des  propositions  syncatégoriques,  imaginée  par  Albert  de  Saxe, 
a  été  conservée  par  tous  les  scolastiques. 

2.  Egidius  cum  Marsilio  et  Alberto  De  generatione.  Venetiis,  i5i8.  —  Questiones 
super  primo  de  generatione  D.  Egidii;  quaest.  XI,  fol.  67,  col.  a. 


3/j  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

et  ainsi  de  suite;  comme  le  continu  est  divisible  à  l'infini,  il 
n'achèvera  jamais  le  parcours  de  la  palme.  Lors  donc  que  l'on 
divise  un  continu,  si  chaque  partie  a  son  existence  propre  et 
séparée,  et  si  ces  parties  sont  produites  par  une  division  en 
acte,  la  division  de  ce  continu  ne  sera  jamais  achevée...  Ainsi 
tout  temps  est  divisible  à  l'infini,  mais  ses  parties  sont  seule- 
ment en  puissance.  » 

Ce  que  Gilles  de  Rome  a  indiqué  au  début  de  ce  passage  est 
repris,  sous  forme  plus  précise,  par  Walter  Burley. 

«  Ce  que  nous  venons  d'exposer,  »  dit  Walter  Burley  «, 
«  prouve  la  vérité  de  la  proposition  suivante,  dont  la  connais- 
sance n'est  point  fort  commune  :  Étant  donnée  une  ligne,  on 
peut  y  marquer  des  segments  dont  la  longueur  décroisse  en 
progression  géométrique,  et  l'on  peut  en  même  temps  y  dési- 
gner un  point  auquel  il  sera  impossible  de  parvenir  par  aucune 
opération  finie,  tandis  que  tout  point  situé  en  deçà  de  celui-là 
pourra  être  atteint  par  une  opération  finie.  Gela  aura  lieu  si 
l'on  prend  comme  premier  segment  la  moitié  de  la  longueur 
à  l'extrémité  de  laquelle  ne  doit  conduire  aucune  division  finie, 
comme  second  segment  la  moitié  du  premier  segment,  etc.  Au 
contraire,  tout  point  en  deçà  de  l'extrémité  pourra  être  atteint 
par  une  division  finie.  Gela  peut,  sans  peine,  être  démontré 
géométriquement;  mais,  pour  le  moment,  nous  n'insisterons 
pas  sur  cette  démonstration.  » 

Ces  considérations,  «  dont  la  connaissance  n'était  point  fort 
commune  »  au  temps  de  Walter  Burley,  se  répandirent  bientôt 
en  se  reliant  à  un  autre  problème.  De  ce  problème,  nous 
allons  emprunter  l'exposition  à  Jean  de  Jandun  2. 

Il  existe,  pour  toute  vertu  naturelle,  un  maximum  aux 
œuvres   qu'elle  peut  accomplir;  ainsi,   le    nombre   de  livres 

i.  Burleus  Saper  octo  libros  physicorum.  Venetiis,  1491  ;  lib.  III,  fol.  70,  col.  b. 

3.  Joannis  de  Janduno,  philosophi  acutissimi,  Super  octo  libros  Aristotelis  de 
physico  anditu  subtilissimœ  quœstiones.  Venetiis,  apud  Juntas,  anno  MDLI.  Libri  sexti 
qu.rstio  I,  foll.  85  (marqué  par  erreur  7/i)  et  8G.  Ce  problème  tire  son  origine  des 
considérations  sur  la  puissance  maximum  d'une  force  qu'Aristote  a  indiquées  au 
premier  livre  du  De  Ccelo,  et  surtout  des  commentaires  dont  Averroès  a  enrichi  ces 
considérations  '. 

a,)  Aristotelis  De  Cttlo,  De  ijeneratione  et  corruptione,  Meteorologicorwn,  De  plantis,  cum 
Arerroia  Cordubensis  in  eosdem  commentariis.  Venetiis,  apud  Juntas,  157't.  —  De  Cœlo,  liber  priruus 
ïamma  décima,  eap,  11   pari  2,  foll,  78-80. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    DEUX    INFINIS  25 

qu'un  homme  peut  porter  admet  un  certain  maximum. 
Certains  philosophes  veulent  qu'il  y  ait  un  minimum  pour  les 
œuvres  que  cette  vertu  ne  peut  accomplir,  et  que  ce  minimum 
soit  distinct  du  maximum  précédent.  Soit,  par  exemple,  un 
homme  qui  peut  porter  tous  les  poids  jusqu'à  cent  livres  au 
maximum  ;  les  poids  qu'il  ne  peut  pas  porter  admettraient  un 
certain  minimum,  et  ce  minimum  ne  serait  pas  cent  livres. 

C'est,  en  particulier,  l'opinion  que  semble  admettre  saint 
Thomas  d'Aquin,  commentant  le  De  Cœlo  d'Aristote  l  ;  voici  ses 
propres  termes  :  «  De  même  que  l'on  détermine  la  puissance 
que  quelqu'un  possède  en  indiquant  le  maximum  de  ce  qu'il 
peut  accomplir,  de  même  on  détermine  ce  qui  lui  est  impossible 
par  l'œuvre  minimum  parmi  celles  qu'il  ne  peut  accomplir; 
on  caractérise  ainsi  sa  faiblesse.  Si,  par  exemple,  le  nombre 
maximum  de  stades  que  quelqu'un  peut  parcourir  est  20, 
et  si  le  nombre  minimum  de  stades  qu'il  ne  peut  parcourir 
est  21,  c'est  par  ce  dernier  nombre  que  l'on  doit  caractériser 
sa  faiblesse,  et  non  pas  en  disant  qu'il  ne  peut  faire  100  stades 
ou  1000  stades.  » 

Jean  de  Jandun  montre  sans  peine  que  le  maximum  et  le 
minimum  dont  il  s'agit  ne  sauraient  différer  par  quelque  gran- 
deur divisible  que  ce  soit.  Supposons,  en  effet,  qu'ils  diffèrent 
de  la  sorte  et  prenons  un  poids  intermédiaire  entre  le  maxi- 
mum et  le  minimum.  L'homme  peut  porter  ce  poids,  puisqu'il 
esl  inférieur  au  minimum  des  poids  qu'il  ne  saurait  porter;  et 
cependant  ce  poids  surpasse  le  maximum  des  poids  qu'il  peut 
porter. 

La  contradiction  est  manifeste.  Elle  ne  s'évanouirait  que  si 
le  maximum  et  le  minimum  étaient  séparés  par  un  indivisible. 
L'impossibilité  des  indivisibles  ferme  cette  échappatoire,  en 
sorte  que  Jean  de  Jandun  se  croit  autorisé  à  formuler  cette 
conclusion  :  «  Il  est  vrai  qu'à  une  vertu  naturelle  donnée 
correspond  un  maximum  des  œuvres  qu'elle  peut  accomplir  ; 
il  n'est  pas  vrai  qu'il  lui  corresponde  un  minimum  des  œuvres 
qu'elle  ne  peut  pas  accomplir.  » 

1.  Libri  de  Cœlo  et  Munlo  Aristotelis  cum  expositione  Sancti  Thomae  de  Aquino;  in 
librum  I  lectio  XXV. 


2G  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

La  question  que  nous  venons  d'entendre  exposer  par  Jean 
de  Jandun  a  été  reprise  par  maître  Albert  de  Saxe;  il  l'a  traitée 
d'une  manière  approfondie  en  son  commentaire  au  De  Cœlo 
d'Aristote  '. 

Les  deux  propositions  qu'Albert  de   Saxe  discute   sont  les 

suivantes  : 

Étant  donnée  une  puissance  active,  il  existe  une  résistance 
maximum  parmi  les  résistances  qu'elle  peut  surmonter  (maxi- 
mum in  quod  sic). 

Étant  donnée  une  puissance  active,  il  existe  une  résistance 
minimum  parmi  les  résistances  qu'elle  ne  peut  pas  surmonter 
(minimum  in  quod  non). 

Mais  avant  de  discuter  ces  deux  propositions,  il  a  soin  d'en 
fixer  le  sens  2  avec  une  minutie  digne  d'un  mathématicien  de 
notre  temps. 

En  disant  qu'une  résistance  est  maximum  parmi  toutes  celles 
que  la  puissance  donnée  peut  surmonter,  il  entend  que  la 
puissance  peut  surmonter  cette  résistance-là  et  toute  résistance 
moindre,  tandis  qu'elle  ne  peut  surmonter  aucune  résistance 
plus  grande. 

Pour  définir  le  sens  de  cette  phrase  :  Telle  résistance  est  un 
minimum  parmi  celles  que  la  puissance  donnée  ne  peut  pas 
surmonter,  les  prédécesseurs  d'Albert  se  contentaient  de  dire  : 
La  puissance  donnée  ne  peut  surmonter  ni  cette  résistance -là 
ni  aucune  résistance  plus  grande,  mais  elle  peut  surmonter 
toute  résistance  moindre.  Notre  logicien  pointilleux  exige,  et 
non  sans  raison,  une  plus  grande  précision;  la  puissance 
donnée,  dit-il,  ne  peut  surmonter  ni  la  résistance  minimum, 
ni  une  résistance  plus  grande  ;  mais  si  l'on  désigne  une  rési- 
stance quelconque  moindre  que  la  résistance  minimum,  il 
existera  une  résistance  supérieure  à  celle  que  l'on  a  ainsi 
assignée,  et  telle  que  la  puissance  donnée  la  puisse  surmonter. 


i.  Quxstiones  subtilissimse  Albcrti  de  Saxonia  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo  ;  in  lib.  I 
quœstt.  \IV  el  XV.  —  Selon  J,  Aschbach  (Geschichte  der  Wiener  Université,  Band  I, 
S.  365),  Albert  de  Save  aurait  composé  un  traité  De  maximo  et  minimo  qui  serait 
conservé  eo  manuscrit  à  Venise;  si  ce  traité  existe  réellement,  il  serait  à  croire  qu'il 
B  pour  objet   le  problème  qui  mous  occupe  en  ce  moment. 

i.  Mberl  <!<•  Saxe,  h>c  cit.,  quœst.  \IY.  quantum  ad  primum. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    DEUX    INFINIS  27 

Ces  définitions  soigneusement  posées,  Albert  formule  ses 
conclusions  *. 

Contrairement  à  ce  qu'avait  prétendu  Jean  de  Jandun,  il 
n'est  pas  vrai  qu'il  existe  un  maximum  parmi  les  résistances 
qu'une  puissance  donnée  peut  surmonter  (poienlia  activa  non 
terminatur  per  maximum  in  quod  sic);  mais  il  existe  un  minimum 
parmi  les  résistances  qu'elle  ne  peut  pas  surmonter  (terminatur 
per  minimum  in  quod  non). 

«  Soit,  en  effet,  A  la  puissance  active;  on  peut  se  donner 
une  résistance  qui  lui  soit  égale  et  la  désigner  par  B.  Or,  cette 
résistance  est  la  résistance  minimum  parmi  celles  que  la 
puissance  A  ne  peut  surmonter.  La  puissance  A,  en  effet,  ne 
peut  surmonter  la  résistance  B,  car  elle  ne  l'excède  point. 
Mais  si  nous  nous  donnons  une  résistance  quelconque  infé- 
rieure à  B,  nous  pourrons  trouver  une  résistance  supérieure  à 
celle-là  et  que  la  puissance  A  puisse  surmonter;  soit,  en  effet, 
une  résistance  inférieure  à  B;  on  peut  trouver  une  résistance 
supérieure  à  celle-là  et  inférieure  à  A;  et  comme  le  moindre 
excès  suffit  à  déterminer  le  mouvement,  une  résistance  infé- 
rieure à  B  étant  donnée,  on  peut  trouver  une  résistance  supé- 
rieure à  celle-là  que  la  puissance  active  A  surmonte;  dès  lors, 
d'après  la  définition  du  minimum  in  quod  non  donnée  ci-dessus, 
B  est  la  résistance  minimum  parmi  celles  que  A  ne  peut  sur- 
monter. » 

«  On  peut  donc  dire  que  nous  connaissons  la  grandeur 
d'une  puissance  active  en  sachant  quelle  est  la  résistance 
minimum  qu'elle  ne  peut  surmonter.  En  effet,  nous  savons 
quelle  est  la  force  d'une  puissance  active  lorsque  nous  savons 
la  distinguer  de  toute  puissance  plus  forte  et  de  toute  puissance 
plus  faible  ;  or,  c'est  ce  que  nous  savons  lorsque  nous  connais- 
sons la  plus  petite  résistance  qu'elle  ne  puisse  surmonter;  car 
pour  connaître  ce  minimum,  il  faut  connaître  trois  choses  : 
savoir,  d'abord,  que  la  puissance  donnée  ne  peut  surmonter 
ni  telle  résistance,  ni  aucune  résistance  plus  forte,  et  ces 
deux  premiers  renseignements  nous  permettent  de  distinguer 

1.  Albert  de  Saxe,  loc.  cit.,  quaest.  XIV,  quantum  ad  secundum  articulum. 


28  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

la  puissance  donnée  de  toute  puissance  plus  grande;  —  savoir, 
ensuite,  que  si  l'on  se  donne  une  résistance  quelconque  infé- 
rieure à  ce  minimum,  on  peut  trouver  une  résistance  supérieure 
à  celle-là  que  surmontera  la  puissance  donnée,  et  ce  dernier 
renseignement  suffit  à  la  distinguer  de  toute  puissance  plus 
faible.  » 

Les  résistances  qu'une  puissance  donnée  peut  surmonter 
forment  donc  un  ensemble  de  grandeurs  qui  admettent  une 
limite,  mais  qui  ne  peuvent  atteindre  cette  limite,  comme  il 
arrivait  en  l'exemple  cité  par  Walter  Burley.  De  là  la  possibi- 
lité de  formuler  des  propositions  qui  seront  vraies  ou  fausses 
selon  que  nous  les  prendrons  au  sens  syncatégorique  ou  au 
sens  catégorique. 

«  Il  ne  serait  pas  logique1  de  dire  :  Socrate  a  puissance  pour 
porter  n'importe  quelle  partie  de  ce  poids,  il  portera  donc 
n'importe  quelle  partie  de  ce  poids.  Considérons,  en  effet,  un 
poids  A,  qui  pèse  8,  et  supposons  que  8  soit  la  puissance  de 
Socrate;  il  est  clair  que  Socrate  a  puissance  pour  porter 
n'importe  quelle  partie  du  poids  A  ;  et  cependant  il  est  impos- 
sible qu'il  en  porte  toute  partie,  car  il  porterait  alors  le  poids  A 
lui-même;  or,  cela  est  faux,  car  il  ne  peut  y  avoir  action  quand 
la  puissance  est  égale  à  la  résistance.  » 

Dans  ce  cas  donc,  «  la  proposition  universelle  est  impossible, 
tandis  que  chacune  des  propositions  singulières  est  possible 
et  compossible  avec  chacune  des  autres.  »  «  On  passe  ainsi  d'un 
sens  divisé,  qui  est  exact,  à  un  sens  composé,  qui  est  faux.  » 

Albert  parle  ici  en  disciple  de  Duns  Scot. 

Au  lieu  de  se  donner  une  puissance  active  et  de  considérer 
les  diverses  résistances  qu'elle  peut  surmonter,  on  peut,  tout 
au  contraire,  fixer  une  résistance  et  considérer  toutes  les 
puissances  qui  l'emporteront  sur  elle2.  Les  puissances  qui 
l'emportent  sur  elle  n'admettent  point  de  minimum  in  quod 
sic;  mais  celles  qui  ne  peuvent  la  surmonter  admettent  un 
maximum  i/t  quod  non. 

i.  Aeutissimse  quœstiones  super  libros  de  physico  auditu  ab  Alberto  de  Saxonia  editœ; 
in  lib.  III  quœst.  XIII. 

a.  Qusestfones  subtilissimœ  Alberti  de  Saxonia  in  libros  de  Ccelo  et  Mundo ;  in  lib.  I 
quœst.  XV,  quantum  ad  secundum  articulum. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    DEUX    INFINIS  29 

a  Cette  proposition  peut  être  éclairée  par  un  exemple  :  » 

«  Supposons  que  la  puissance  dont  dispose  Socrate  pour 
lever  un  poids  et  la  résistance  d'une  livre  soient  égales  entre 
elles,  en  sorte  que  Socrate  ait  précisément  autant  de  force  pour 
lever  que  la  livre  en  a  pour  résister.  La  force  de  Socrate  est  le 
maximum  de  toutes  les  puissances  propres  à  soulever  qui  ne 
peuvent  soulever  une  livre,  car  aucune  force  inférieure  à  celle 
de  Socrate  ne  peut  lever  une  livre,  et  toute  force  supérieure  la 
peut  lever,  en  sorte  que  Socrate  possède  la  plus  grande  puis- 
sance parmi  toutes  celles  qui  ne  peuvent  soulever  une  livre; 
ainsi  la  puissance  active  égale  à  la  résistance  est  la  puissance 
maximum  parmi  celles  à  laquelle  la  résistance  ne  cède  pas  ;  et 
la  résistance  égale  à  la  puissance  active  est  le  minimum  des 
résistances  que  la  puissance  ne  puisse  surmonter.  » 

D'après  cet  exposé,  lorsque  la  puissance  est  égale  à  la  résis- 
tance, ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  deux  forces  ne  l'emporte  sur 
l'autre1.  «  Elles  sont  comme  deux  hommes  également  forts 
dont  chacun  cherche  à  tirer  l'autre;  aucun  de  ces  deux 
hommes  n'agit  sur  l'autre,  mais  chacun  d'eux  empêche 
l'action  de  l'autre.  »  Il  suffît  que  l'on  augmente  aussi  peu  que 
l'on  voudra  l'une  de  ces  deux  puissances  en  équilibre  pour 
qu'elle  l'emporte  sur  l'autre.  Lorsque  Socrate  porte  sur  la  tête 
une  pierre  dont  la  résistance  est  précisément  égale  à  sa  puis- 
sance, si  l'on  augmente  si  peu  que  ce  soit  la  force  de  Socrate, 
il  soulèvera  la  pierre  ;  si  l'on  augmente  le  poids  de  la  pierre, 
elle  fera  fléchir  Socrate. 

Ainsi  Albert  de  Saxe,  considérant  l'antagonisme  dune  puis- 
sance et  d'une  résistance,  distingue  en  deux  catégories  les 
circonstances  qui  se  peuvent  présenter  :  d'une  part,  sont  les 
circonstances  où  le  mouvement  se  fait  dans  le  sens  de  la 
puissance;  d'autre  part,  les  circonstances  où  le  mouvement  se 
produit  dans  le  sens  de  la  résistance.  Les  deux  catégories  sont 
séparées  par  une  limite  commune;  et  ces  circonstances  limites 
n'appartiennent  ni  à  l'une  ni  à  l'autre  des  deux  catégories  ; 
quand  elles  sont  réalisées,  il  y  a  équilibre. 

Ces  considérations  ne  sont-elles  pas  de  tout  point  conformes 

1.  Albert  de  Saxe,  loc.  cit.,  quaestt.  XIV  et  XV,  passim. 


3q  ÉTUDES    SUR    LEONARD    Dl£    VINCI 

à  celles  que  développe  notre  Thermodynamique  moderne 
lorsqu'elle  introduit  la  notion  de  modification  réversible?  Et 
toute  la  théorie  que  nous  venons  d'exposer  ne  nous  offre-t-elle 
pas  de  continuelles  occasions  de  comparer  la  logique  du 
xive  siècle  avec  la  science  de  notre  temps,  de  constater  entre 
elles  de  saisissantes  analogies? 

La  doctrine  que  nous  venons  de  résumer  fut  certainement 
très  répandue  dans  les  écoles,  mais  elle  n'y  fut  pas  toujours 
comprise. 

Marsile  d'Inghen,  lorsqu'il  traite  de  la  Physique  secundurn 
nominaliurn  viam,  suit  presque  toujours  pas  à  pas  Tordre  des 
questions  relatives  à  la  Physica  auscultatio  ou  au  De  Cœlo 
qu'Alhert  de  Saxe  a  examinées;  mais  il  contredit  volontiers  à  son 
modèle  et,  presque  toujours,  d'une  manière  malencontreuse. 

A  l'étude  des  limites  qui  terminent  l'effet  d'une  puissance 
ou  d'une  résistance,  il  consacre  en  son  commentaire  à  la 
Physique  d'Aristote1  trois  questions  visiblement  inspirées  des 
deux  questions  qu'Albertutius  a  composées  sur  le  De  Cœlo. 
Mais  la  précision  et  la  rigueur  logique  de  celui-ci  ont  été 
méconnues  et  négligées  par  celui-là. 

Après  avoir  défini  comme  Albert  de  Saxe  le  maximum  in  quod 
sic,  Marsile  se  contente  d'ajouter2  :  «On  définirait  de  même  le 
minimum  in  quod  non,  le  maximum  in  quod  non  et  le  minimum  in 
quod  sic;  »  puis,  abandonnant  les  distinctions  qu'Albertutius 
avait  notées  avec  tant  de  précision,  il  émet  cette  affirmation 
évidemment  erronée  :  «  Pour  toute  puissance  active,  il  existe 
un  maximum  in  quod  sic  parmi  les  résistances  qu'elle  peut 
surmonter  et  un  minimum  in  quod  non  parmi  celles  qu'elle  ne 
peut  surmonter,  »  et  ce  maximum  et  ce  minimum  sont  une 
môme  résistance. 

Dans  ses  Abréviations  du  livre  des  Physiques,  Marsile  d'Inghen 
se  montre  plus  fidèle  disciple  d'Albert  de  Saxe  qu'il  ne  l'est 
en  ses  Questions;  il  emprunte3  au  maître  sa  définition  du 
minimum  in  quod  non;  il  l'étend  au  maximum  in  quod  non  en 

i.  Qucstiunes  subtilissime  Johannis    Marcilii   In^ncn  super  oclo  libros  physicorum 
secundurn  nominaliurn  viam.  Lugduni,  i5i8.  In  librum  I  quœslt.  \1V,  XV  et  XVI. 
•j.  Marsile  d'Inghen,  lor.  cit.,  quœst  XIV. 

Marsile  d'Inghen,  Abbreviativnes  libri  physicorum,  fol.  G  (non  numéroté),  col.  a. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    DEUX    INFINIS  3l 

déclarant  que  ces  deux  définitions  sont  meilleures  que  celles 
dont  on  se  contentait  auparavant;  mais  il  ne  modifie  pas  les 
conclusions  auxquelles  il  s'est  arrêté  dans  ses  Questions. 

Si  certains  scolastiques,  comme  Marsile  d'Inghen,  ont 
méconnu  la  doctrine  solide  d'Albert  de  Saxe,  d'autres,  parmi 
lesqtiels  nous  pouvons  compter  Maître  Biaise  de  Parme,  y  ont 
fermement  adhéré.  De  cette  adhésion  de  Pelacani  nous  trou- 
vons le  témoignage  en  son  Tractatus  de  ponderibus  ;  en  une 
démonstration  de  ce  traité1,  il  n'hésite  pas  à  invoquer  cette 
proposition  :  Pour  une  puissance  active  donnée,  il  n'existe  pas 
de  maximum  des  œuvres  qu'elle  peut  accomplir  (Aliter  enim 
potentia  activa  1er minaret un  affirmative  per  maximum). 

Cette  adhésion  de  Biaise  de  Parme  à  la  doctrine  d'Albert  de 
Saxe  a  pu  avoir  quelque  influence  sur  l'attention  que  Léonard 
de  Vinci  a  accordée  à  celte  doctrine  ;  nous  savons,  en  effet,  par 
son  propre  témoignage,  que  le  De  ponderibus  de  Pelacani  est 
un  des  écrits  qu'il  avait  en  mains,  tout  comme  les  Quœstiones 
in  libros  de  Cœlo  composées  par  Albert  de  Saxe. 

Si  grande  qu'ait  été,  aux  universités  de  Padoue  et  de  Parme, 
l'influence  de  Biagio  Pelacani,  elle  le  cède,  assurément,  à  la 
vogue  que  trouvèrent  dans  toute  l'Italie  du  Nord,  durant  le 
xve  siècle  et  une  partie  du  xvr"  siècle,  les  doctrines  de  Paul  de 
Venise.  Contemporain,  ou  peu  s'en  faut,  de  Biaise  de  Parme, 
Paul  Nicoletti  d'Udiue,  religieux  de  l'ordre  des  ermites  de 
Saint- Augustin,  mourut  à  Padoue  le  i5  juin  1429.  «Il  fut2 
l'un  des  docteurs  les  plus  autorisés  de  son  temps,  comme 
l'atteste  le  grand  nombre  des  éditions  et  des  copies  manu- 
scrites de  ses  œuvres.  Il  fut  surnommé  d'un  commun  accord 
excellentissimus  philosophorum  monarcha.  » 

La  Summa  totius  philosophiœ  de  Paul  de  Venise  fut,  pendant 
cent  ans,  le  plus  répandu  des  traités  de  philosophie  ;  l'impri- 
merie naissante  en  multiplia  les  éditions3.  En  1/496,  un  décret 

1.  Tractatus  de  ponderibus,  secundum  Magistrum  Blasium  de  Parnia,  pars  secunda, 
prop.  IV;  Bibliothèque  Nationale,  fonds  latin,  ms.  n°  10252,  fol.  i53,  verso. 

2.  E.  Renan,  Averroès  et  l'Averroïsme,  Essai  historique;  Paris,  1862,  p.  273. 

3.  Ces  éditions  ont  été  données  sous  des  litres  variés;  Hain  (Heperlorium  bibliogra- 
phicum,  vol.  II,  i83i,  nos  i25i5,  i25iG  et  12523)  nous  en  fait  connaître  trois  qui  sont 
antérieures  a  i5oo;  ce  sont  les  Sutnmulœ  naturalium,  publiées  à  Venise,  en  i4 /G,  par 
Johannes  de  Colonia  et  Johaunes  Mathen  de  GherreUeni;   VExpositio  librorum  natu- 


32  ÉTUDES  SLR  LEONARD  DE  VINCI 

de  l'Université  de  Padoue  imposait1  comme  manuel  classique 
les  Summulœ  loglcœ  de  Paul  Nicoletti. 

Or,  la  Logique  qu'exposaient  les  Summulœ,  la  Physique  que 
condensait  la  Summa  lolius  philosophiœ,  étaient  presque  exclu- 
sivement la  Logique  et  la  Physique  d'Albert  de  Saxe  et  de 
l'École  parisienne. 

En  particulier,  c'est  la  pure  tradition  d'Albertutius  que  nous 
reconnaissons  au  chapitre  où  Paul  de  Venise  examine2  si  une 
puissance  passive  a  pour  terme  un  maximum  où  elle  puisse 
encore  agir,  si  une  puissance  passive  a  pour  terme  un  mini- 
mum où  elle  ne  puisse  plus  pâtir. 

«  Et  d'abord,  »  dit-il,  «  notons  de  quelle  manière  on  expose 
la  question.  » 

«  On  formule  cette  proposition  :  A  est  le  poids  maximum 
que  Socrate  puisse  porter;  Socrate  ne  peut  donc  porter  ni  le 
poids  A,  ni  un  poids  égal  à  celui-là  ;  mais  si  l'on  se  donne  un 
poids  quelconque,  inférieur  à  A,  on  pourra  trouver  un  poids 
plus  grand  que  celui  là  que  Socrate  portera...  » 

«  Ces  prémisses  posées,  voici  notre  première  conclusion  :  On 
demande  s'il  existe  un  poids  maximum  que  Socrate  puisse 
porter,  ou  un  poids  minimum  qu'il  ne  puisse  porter;  on 
répondra  qu'il  existe  un  poids  minimum  qu'il  ne  peut  porter; 
et  c'est  ce  poids  qui  est  la  puissance  de  Socrate.  » 

Les  commentaires  dont  Paul  de  Venise  accompagne  ce  pro- 
blème, la  vogue  extrême  dont  jouissait  la  Somme  aux  environs 
de  l'an  i5oo,  étaient  bien  propres  à  attirer  et  à  retenir  l'atten- 
tion du  Vinci  sur  les  notions  de  maximum  et  de  minimum. 

D'ailleurs,  cette  attention  n'a  rien  que  de  fort  naturel,  car  au 
temps  même  de  Léonard  le  maximum  in  quod  sic  et  le  minimum 
in  quod  non  étaient,  dans  les  écoles,  thèmes  à  fréquentes 
discussions  dont  nous  allons  retrouver  la  trace. 


raliiim,  publiée  à  Milan,  en  1/176,  par  Christoforus  Valdarfer  Ratisponensis;  la  Summa 
philosophiœ  publiée  en  1^77,  sans  indication  de  l'éditeur  ni  du  lieu  d'édition;  M.  Bar- 
thélémy Haureau  (art.  Paul  de  Venise  du  Dictionnaire  des  Sciences  philosophiques 
d'Ad.  Franck)  cite  cinq  autres  éditions;  deux  de  ces  éditions  ont  été  données  à  Venise 
(ii  i'|i)i  et  en  1002,  les  trois  autres  ont  été  données  à  Paris  en  i5ia  par  Grandjon,  en 
i5i3  par  Regnault,  enfin  en  i5a  1  par  Jossc  Bade. 

1.   De  \\  ulf,  Histoire  de  la  philosophie  médiévale,  2'  éd.,  Paris,  iqo5,  p.  ^72. 

a.  Pauli  de  \  enetiis  Summa  tolius  philosophie  ;  secundo?  partis  cap.  XIII. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    DEUX    INFINIS  33 

A  la  suite  de  son  Propositam  de  infinito,  auquel  nous  avons 
fait  divers  emprunts,  Jean  Majoris  a  inséré  une  courte  pièce 
qui  nous  fournit  plus  d'un  renseignement  intéressant  sur  la 
vie  universitaire  du  xve  siècle. 

Cette  pièce  est  intitulée  :  Trilogus  inter  duos  logicos  et  magis- 
trum. 

Deux  jeunes  logiciens  de  la  Faculté  des  Arts,  Jean  Forman 
et  Jean  Dullaert  de  Gand  *,  échangent  leurs  doléances  ;  ils  sont 
indignés  de  l'avidité  des  maîtres  es  arts,  de  la  cupidité  du 
régent  qui  réclame  le  droit  de  cappa;  ils  sont  tentés  de  quitter 
l'étude  des  arts  pour  celle  du  droit.  A  ce  sujet,  ils  vont  deman- 
der conseil  à  maître  Jean  Annand,  compatriote  et  ami  de  Jean 
Dullaert. 

Maître  Jean  Annand  chante  d'abord  aux  deux  jeunes  logi- 
ciens les  louanges  de  l'Université  de  Paris;  la  Sorbonne,  jointe 
au  quartier  des  philosophes,  peut  rivaliser  avec  Athènes. 

Mais  Jean  Forman  presse  le  maître;  est-il  juste  de  payer  la 
cappa?  La  réponse  de  maître  Annand  s'inspire  d'un  genre 
d'esprit  qui  ne  serait  point  renié  aujourd'hui  aux  abords  de  la 
Sorbonne.  Que  veut  dire  C.  A.  P.  P.  A.?  Capias  a  polentibus 
pecuniam  artlstis.  Les  étudiants  en  arts  sont  riches  ;  extorque- 
leur  de  l'argent. 

A  la  calembredaine  du  maître,  Jean  Dullaert  répond  en  même 
style;  lui  aussi,  il  interprète  à  sa  façon  le  mot  G.  A.  P.  P.  A  : 
Caveas  accipere  pecuniam  pro  artistis.  Garde -toi  de  recevoir  de 
l'argent  de  la  part  des  artistes. 

Puis  la  conversation  prend  une  forme  plus  sérieuse;  les 
logiciens  se  plaignent  de  l'aridité  des  sujets  qu'ils  discutent; 
il  leur  faut  traiter  de  l'infini,  examiner  si  le  continu  se  com- 
pose de  points,  etc.  Maître  Jean  Annand  riposte  en  dénigrant 
juristes  et  canonistes,  en  exaltant  l'étude  des  arts  et  de  la 
Théologie. 

Son  éloquence  était  sans  doute  persuasive;  elle  convainquit 
Jean  Dullaert  de  Gand;  nous  voyons,  en  effet,  que  celui-ci 
continua  les  études  qu'il  avait  tout  d'abord  entreprises  ;  comme 

i.  M.  de  Wulf  (Histoire  de  la  philosophie  médiévale,  a°  édit.,  1905,  p.  53a)  fait  vivre 
Jean  Dullaert,  de  Gand,  de  1^71  (?)  à  i5i3. 

p.  dlhem.  3 


34  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

lavait  été  son  maître  Jean  Majoris,  il  devint  régent  du  Collège 
de  Montaigu;  l'accomplissement  de  cette  fonction  l'amena 
à  composer,  sur  les  Physiques  et  sur  le  De  Cœlo,  de  remarqua- 
bles Questions  qui  furent  imprimées  à  Paris  en  iôoô1. 

Or,  la  seconde  question  examinée  par  Jean  Dullaert  au  sujet 
du  De  Cœlo  consiste  à  chercher  comment  une  puissance  peut 
être  terminée  par  un  maximum  in  quod  sic  ou  par  un  minimum 
in  quod  non.  Parmi  les  arguties,  les  instances,  les  répliques  qui 
surchargent  l'exposition  de  maître  Jean  Dullaert,  il  n'est  pas 
difficile  de  reconnaître  la  pensée  et  parfois  les  phrases  mêmes 
d'Albert  de  Saxe.  Gomme  Albertutius,  Jean  Dullaert  soutient 
qu'une  puissance  active  n'est  pas  limitée  par  un  maximum  in 
quod  sic,  mais  qu'elle  est  limitée  par  un  minimum  in  quod 
non. 

La  discussion  de  ces  problèmes,  dont  Albert  de  Saxe  avait 
donné  une  solution  si  nette,  élait  encore  en  faveur  dans  les 
écoles  à  la  fin  du  xve  siècle  et  au  début  du  xvie  siècle  ;  nous  le 
voyons  par  l'exemple  de  Jean  Dullaert.  D'ailleurs,  elle  n'avait 
cessé  à  aucun  moment  d'occuper  les  logiciens  de  la  Scolas- 
tique,  car  nous  entendons  Jean  Dullaert  de  Gand  mentionner 
les  opinions  émises  en  cette  discussion  par  Hentisberus  et  par 
Paulus  Venetus.  Or,  Guillaume  de  Heytesbury  (Hentisberus)  était 
chanoine  d'Oxford  en  1871,  tandis  que  Paul  Nicoletti  de  Venise, 
nous  l'avons  dit,  est  mort  à  Padoue  en  1429. 

Ainsi,  de  siècle  en  siècle,  les  maîtres  de  l'école  poursuivent 
l'analyse  logique  du  concept  de  limite;  ils  préparent  la  voie 
aux  mathématiciens  qui  devaient  si  prodigieusement  enrichir 
ce  concept. 

Toutefois,  les  disciples  des  logiciens  qui  ont  illustré  l'École 
de  Paris  au  xive  siècle  ne  gardent  pas  toujours  la  vigueur 
de  dialectique  de  leurs  maîtres;  en  leurs  écrits,  plus  d'une 
distinction  nécessaire  s'efface,  plus  d'une  conclusion  perd  de 

i.  Joannis  Dullaert  Questiones  in  libros phisicorum  Aristotelis.  L'ouvrage  se  termine 
par  deux  importantes  questions  sur  le  De  Cœlo  et  par  le  colophon  suivant  :  Hic  linem 
accipiunt  questiones  phisicales  Magistri  Johannis  Dullaert  de  Gandavo  quas  edidit  in 
cursu  artium  regentando  Parisius  in  Gollegio  Montisacuti,  impensis  honesti  viri  Oli- 
verii  Senant,  solertia  vero  ac  caracteribus  Nicolai  Depratis,  viri  hujus  artis  impresorie 
SOlertissimi  prout  caractères  indicant,  anno  Domini  millesimo  quiugentcsimo  sexto 
vigesiuui  tertia  Marlii. 


LÉONARD    DE    VINCt    ET    LES    DEUX    INFINIS  35 

sa  netteté.  A  Padoue,  Gaétan  de  Tiène  enseigne1,  à  la  fin  du 
xve  siècle,  qu'une  puissance  est  terminée  à  la  fois  par  un 
maximum  in  quod  sic  et  par  un  minimum  in  quod  non  ;  selon  que 
l'on  considère  le  premier  terme  ou  le  second,  on  la  nomme 
puissance  ou  impuissance.  Cette  conclusion  peu  logique  n'était 
même  pas  originale;  en  ce  cas,  comme  en  bien  d'autres,  les 
Abbreviationes  de  Marsile  d'Inghen  avaient  inspiré  Gaétan 
de  Tiène. 

D'ailleurs,  à  la  fin  du  xv*  siècle,  et  plus  encore  au  début  du 
xvie  siècle,  c'est-à-dire  au  moment  où  Léonard  méditait  ces 
questions,  le  goût  de  la  plupart  des  philosophes  s'en  détour- 
nait; le  bel  esprit  de  l'humanisme  faisait  fort  au  sens  logique  ; 
les  subtiles  distinctions  sans  lesquelles  il  n'est  point  de  véri- 
table rigueur,  le  style  technique  sans  lequel  la  confusion  rend 
la  discussion  impossible,  semblaient  insupportables  à  des 
lettrés  qui  faisaient  profession  de  priser  le  beau  langage  par- 
dessus toutes  choses;  un  Louis  Vives  (i/jg2-i54o)  composait 
sa  diatribe  In  pseudodialecticos,  où  il  déclarait  que  les  leçons 
données  par  Jean  Dullaert  au  Collège  de  Montaigu  l'avaient 
dégoûté  de  la  Scolastique,  et  où  il  condamnait  l'emploi  du 
style  de  Paris,  c'est-à-dire  du  langage  technique2. 

Ceux  mêmes  qui,  comme  Agostino  Nifo,  tenaient  pour 
l'antique  méthode  de  l'École  et  revendiquaient3  le  droit,  pour 
le  philosophe,  de  parler  un  langage  spécial,  ne  pouvaient 
se  défendre  pleinement  de  l'affaiblissement  du  sens  logique 
qui  régnait  alors,  semblable  à  une  épidémie;  le  scepticisme 
était  la  suprême  ressource  de  leur  raison  énervée,  en  tous 
les  problèmes  où  une  argumentation  rigoureuse  eût  seule  pu 
saisir  et  fixer  la  vérité. 

En  son  exposition  sur  le  De  Cœlo,  qu'il  date  du  i5  octobre 


i.  Gaietani  Expositio  in  libro  de  Celo  et  Mundo.  Cum  questione  Domini  Egidii 
de  materia  Celi  nuperrime  impressa  et  quam  diligentissime  emendata.  Colophon  : 
Venetiis,  mandate-  impensisque  heredum  nobilis  viri  Octaviani  Scoti  Modoetiensis. 
Per  Bonetum  Locatellum  presbyterum  Bergomcnsem.  Anne-  Domini  i5oa.  Tertio 
Idus  Julias. 

2.  Cf.  :  De  Wulf,  Histoire  de  la  philosophie  médiévale,  2'  édit.,  igo5,  p.  696.  — 
Ernest  Renan,  A  verroès  et  l'Averroïsme,  Essai  historique  ;  Paris,  i85a,  pp.  3i2  sqq. 

3.  Augustini  Niphi  philosophi  Suessani  In  XII  Metaphysicorum  libros  expositio  ; 
proœmium. 


36  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VI>CI 

i5i4,  Nifo  emprunte1  au  «savant  péripatéticien  Albertilla  », 
c'est-à-dire  à  Albert  de  Saxe,  la  distinction  des  propositions 
sur  l'infini  en  propositions  catégoriques  et  propositions  synca- 
tégoriques;  il  lui  emprunte  également  la  forme  de  phrase  qui 
sert  à  marquer  cette  distinction;  mais,  lorsqu'il  s'agit  d'ex- 
primer ses  propres  opinions,  il  les  fait  précéder  de  cette  for- 
mule dubitative  :  «  Pour  moi,  en  une  si  grave  question,  sauf 
jugement  meilleur  auquel  je  suis  toujours  prêt  à  m'en 
remettre,  je  dirais...  » 

Ailleurs2,  lorsqu'il  s'agit  de  traiter  cette  question  :  Toute 
puissance  active  est -elle  terminée  par  un  maximum?  Nifo  ne 
veut  pas  que  le  physicien  imite  le  mathématicien,  qui  raisonne 
dans  l'abstrait  et  considère  des  grandeurs  si  petites  soient-elles  ; 
il  veut  qu'on  ne  tienne  compte,  en  philosophie  naturelle,  que 
des  quantités  sensibles.  Toutefois,  les  considérations  des 
«juniores  »,  c'est-à-dire  des  disciples  d'Albert  de  Saxe,  qui  pro- 
cèdent à  la  manière  des  mathématiciens,  ne  lui  déplaisent  pas. 
«  Voilà,  »  conclut-il,  «  ce  qui  me  semble  vrai  pour  le  moment, 
bien  que  j'aie  écrit  des  choses  toutes  différentes  à  propos  du 
livre  De  generatione ;  car  je  tiens  qu'en  philosophie  naturelle, 
rien  n'est  certain;  j'écris  donc  mes  pensées  comme  elles  me 
viennent  à  la  bouche;  les  opinions  changent  avec  le  temps, 
comme  dit  Empédocle.  » 

En  son  commentaire  au  De  generatione,  dont  la  dernière 
rédaction  porte  la  date  du  3  avril  1 52 1 ,  Nifo  ne  marque  pas 
moins  d'incertitude.  Il  discute3  la  théorie  de  Gilles  de  Rome  en 
déclarant  qu'il  s'agit  «  d'un  doute  très  caché  ».  Les  problèmes 
relatifs  à  l'augmentation  indéfinie  d'une  grandeur,  à  sa  divisi- 
bilité à  l'infini,  provoquent  cette  déclaration  de  la  part  du 
célèbre  professeur  de  l'Université  de  Padoue  : 

aCe  sont  là  des  difficultés  très  grandes;  je  les  ai  touchées 
au  3°  livre  des  Physiques  et  en  divers  autres  endroits  ;  toujours, 

i.  Aristotelis  Stagiritœ  De  Cœlo  et  Mtindo  libri  quatuor,  c  grxco  in  latinum  nb 
Augustino  Nipho  philosophe)  Suessano  conversi,  et  ab  eodem  etiain...  aucti  expositione... 
Venetiis,  apud  Hieronymum  Scrotum,  MDXLIX,  lih.  I,  foll.  3i  cl  3a. 

a.  Augustinus  Niphus,  toc.  cit.,  lih.  I,  fol.  6'4,  coll.  a  et  b. 

3.  Augustini  Niphi  medices  philosophi  Suessani  in  libros  Aristotelis  de  generatione 
et  corruptione  interpretationes  et  commentaria...  Venetiis,  apud  Hieronymum  Scotum, 
i55o,  lib.  I,  fol.  5,  col.  a. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    DEUX    INFINIS  S*] 

à  ce  sujet,  je  me  suis  montré  hésitant;  sans  cesse,  j'ai  varié 
dans  ce  que  j'ai  écrit.  C'est  ce  qui  m'arrive,  d'ailleurs,  en  tout 
ce  qui  me  concerne.  En  philosophie,  je  tiens  que  rien  n'est 
certain,  qu'une  opinion  et  l'opinion  contraire  sont  également 
probables.  A  titre  donc  de  solution  des  difficultés  qui  se 
présentent  en  ce  moment  à  nous,  je  vais  formuler  certaines 
propositions;  mais  je  proteste  que  je  m'exprimerais  tout 
autrement  si  les  circonstances  venaient  à  changer...  » 

Ainsi,  au  début  du  xvie  siècle,  un  scepticisme  déconcertant 
ruine  tout  ce  que  la  logique  terminaliste  de  l'École  de  Paris 
avait  précisé  au  xive  siècle,  tout  ce  qu'elle  avait  dit  de  net  et 
de  rigoureux  sur  l'infîniment  petit. 

Les  problèmes  qu'elle  avait  abordés  vont  être  repris  par  les 
géomètres  et  ceux-ci  vont  en  faire  sortir  le  calcul  infinitésimal  ; 
mais  il  faudra  aux  mathématiciens  des  efforts  séculaires  pour 
renouer  la  tradition  rompue  par  le  bel  esprit  des  humanistes; 
il  leur  faudra  attendre  jusqu'au  xixe  siècle  pour  retrouver  l'art 
de  raisonner,  en  de  telles  questions,  avec  la  rigueur  et  la  pré- 
cision qu'un  Albert  de  Saxe  s'efforçait  déjà  d'atteindre. 


III 

L'infîniment  grand  dans  la  Scolastique. 

Tout  problème  sur  l'infîniment  petit  est  un  problème  sur 
l'infîniment  grand;  l'étude  de  l'un  des  deux  infinis  ne  se 
sépare  pas  de  l'étude  de  l'autre;  en  parcourant  rapidement  les 
doctrines  que  l'École  a  introduites  dans  l'étude  de  l'infîniment 
grand,  nous  reconnaîtrons  sans  cesse  l'analogie  de  ces  doc- 
trines avec  celles  que  les  scolastiques  ont  professées  lorsqu'ils 
analysaient  l'infîniment  petit. 

Pour  Aristote,  aucune  grandeur  infinie  n'existe  en  acte,  car 
l'Univers  est  limité.  Elle  ne  saurait  non  plus  exister  en  puis- 
sance; on  a  beau  réaliser  une  quantité  de  plus  en  plus  grande, 
il  existe  sûrement  une  limite  qu'elle  ne  saurait  franchir,  car 
elle  ne  peut  excéder  les  bornes  du  Monde.  Aucune  puissance 


38  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

ne  saurait  donc  réaliser  une  grandeur  qui  surpasse  n'importe 
quelle  grandeur  donnée  d'avance. 

Ce  raisonnement  vaut  pour  une  puissance  qui  est  tenue  de 
prendre  le  Monde  tel  qu'il  est,  qui  ne  peut  ajouter  aucun  corps 
aux  corps  qui  existent  déjà,  en  un  mot  pour  une  puissance  à 
qui  il  n'est  pas  donné  de  créer;  il  ne  vaut  point  pour  une  puis- 
sance créatrice  à  qui  il  est  permis  de  produire  sans  cesse  des 
corps  nouveaux,  de  reculer  indéfiniment  les  bornes  de  l'Univers. 

Aristote  n'admettait  aucune  puissance  créatrice;  il  pouvait 
donc,  sans  restriction  aucune,  soutenir  qu'il  n'y  a  pas  d'infi- 
niment grand  en  puissance.  La  Scolastique  chrétienne  ne 
pouvait  admettre  l'absolutisme  de  cette  proposition  ;  l'infini 
potentiel  ne  saurait  être,  à  l'égard  des  puissances  de  ce  monde, 
privées  du  pouvoir  créateur;  mais  il  est  possible  à  Dieu. 

L'autorité  ecclésiastique,  précédant  la  raison,  avait  affirmé 
que  le  monde  d'Aristote,  éternel  mais  d'étendue  finie,  ne 
saurait  épuiser  la  toute-puissance  créatrice  de  Dieu.  Parmi  les 
erreurs  qu'Etienne  Tempier,  évêque  de  Paris,  condamnait  en 
l'an  1277,  après  avoir  pris  conseil  des  maîtres  en  théologie, 
nous  trouvons  celle-ci1  :  «  Quod  Deus  est  infinitae  virtutis  in 
duratione,  non  in  actione  ;  talis  enim  infinitas  non  est,  nisi  in 
corpore  finito,  si  esset.  » 

La  philosophie  scolastique  ne  tarda  pas  à  mettre,  sur  ce 
point,  ses  enseignements  d'accord  avec  ceux  de  l'Église. 

Déjà  saint  Thomas  d'Aquin  a  aperçu  la  modification  essen- 
tielle que  réclame  la  pensée  d'Aristote;  alors  que  celui-ci 
déclare  qu'il  n'existe  aucune  puissance  capable  de  produire 
par  addition  successive  une  grandeur  qui  surpasse  toute  quan- 
tité, le  Docteur  Angélique  a  soin  d'ajouter  cette  précision2  :  Il 
n'existe  aucune  puissance  dans  la  nature  (in  natura);  il  sauve- 
garde par  là  le  pouvoir  créateur  de  Dieu. 

D'une  manière  plus  explicite,  Walter  Burley  montre  l'anti- 

1.  Collectio  errorum  Parisiis  condemnatorum.  Cette  collection  se  trouve  à  la  fin  de 
presque  toutes  les  éditions  des  :  Pétri  Lombardi,  Episcopi  Parisiensis,  Sententiarum 
libri  IV.  Le  texte  de  la  condamnation  portée  par  Etienne  Tempier  se  trouve  dans 
Denifle  et  Châtelain,  Chartularium  Universitatis  Parisiensis,  t.  I,  p.  545  sqq.;  l'erreur 
en  question  y  est  citée  sous  le  n°  29. 

2.  Sancti Thomas  Aquinatis  Expositio  in  libros  physicorum.  Aristotelis;  in  libruni  III 
lectio  IX,  in  fine. 


LÉONARD    DE    VTNCI    ET    LES    DEUX    INFINIS  3g 

nomie  qui  existe  entre  l'idée  d'une  puissance  créatrice  et 
l'opinion  qu'Aristote  et  Averroès  ont  soutenue  en  niant  l'infi- 
niment  grand  en  puissance.  Ce  qu'il  dit  de  cette  antinomie 
mérite  d'être  cité1  : 

«  Si  l'on  admet  que  l'addition  se  fait  non  par  la  génération 
de  nouvelles  parties,  mais  par  l'addition  indéfinie  de  parties 
préexistantes,  la  conclusion  du  Philosophe  est  logique.  Et 
c'est  bien  de  la  sorte  que  le  Philosophe  entend  que  cette 
addition  doit  être  faite;  car,  selon  lui,  la  matière  première  est 
ingénérable  et  incorruptible  ;  aucune  portion  de  matière  pre- 
mière ne  saurait  donc  être  produite  à  nouveau.  De  même,  pour 
le  Commentateur,  toute  portion  de  matière  est  éternelle,  car 
toute  quantité  de  matière  est  ou  bien  une  portion  de  matière 
céleste,  éternelle  selon  lui;  ou  bien  elle  est  en  la  matière 
première  et  inséparable  de  celle-ci.  Une  quantité  nouvelle 
de  matière  ne  saurait  donc  être  produite.  Lors  donc  qu'on  veut 
ajouter  un  corps  à  un  autre  corps  ou  une  grandeur  à  une  autre 
grandeur,  cette  addition  ne  peut  se  faire  par  génération  d'une 
nouvelle  portion  et  d'une  nouvelle  grandeur;  elle  ne  peut  se 
faire  que  par  addition  d'une  grandeur  préexistante;  si  l'on  veut 
que  l'addition  se  poursuive  indéfiniment,  il  faudra  qu'on  enlève 
à  une  autre  grandeur  préexistante  la  partie  que  l'on  veut 
ajouter  à  la  grandeur  en  formation.  Telle  est  la  véritable 
intention  du  Commentateur...  » 

«  De  ce  qui  vient  d'être  dit  résulte  clairement  cette  consé- 
quence :  Les  théologiens  qui  soutiennent  que  Dieu  peut  créer 
une  nouvelle  quantité  de  matière,  et  l'ajouter  à  un  autre  corps 
fini,  et  ainsi  de  suite  indéfiniment,  ne  sauraient  faire  usage  de 
cette  proposition  du  Philosophe  :  Si  une  grandeur  existe  en 
puissance,  il  est  en  acte  une  grandeur  égale.  Cette  proposition, 
en  effet,  doit  être  entendue  au  sens  où  l'entend  le  Philosophe, 
et  ce  sens  est  celui-ci  :  Si  une  grandeur  est  en  puissance  par  la 
seule  addition  de  parties  préexistantes  et  sans  génération  de 
parties  nouvelles,  une  grandeur  égale  à  celle-là  est  en  acte...  » 

Guillaume  d'Ockam  s'était  constitué,  en  quelque  sorte, 
l'avocat  de  la  puissance  créatrice  de   Dieu;  avec   une  impi- 

i.  Burleus  Super  octo  libros  physicorum ;  Venetiis,  1691;  lib.  III,  fol.  75,  coll.  6  et  c. 


ZJO  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

toyablc  logique,  il  s'appliquait  à  briser  les  chaînes  dont  cer- 
taines philosophies  prétendaient  entraver  le  libre  exercice  de 
cette  puissance.  Il  n'a  pas  manqué  de  repousser  les  objections 
d'Aristote  et  d'Averroès  contre  l'infini  en  puissance. 

Dieu,  dit-il1,  peut  créer  indéfiniment  des  individus  de  même 
espèce;  il  peut  créer  chacun  d'eux  sans  détruire  ceux  qui 
existent  déjà.  Ainsi,  après  avoir  créé  une  certaine  quantité 
d'eau,  il  pourra,  sans  la  détruire,  en  créer  une  autre,  puis 
encore  une  autre,  et  unir  chacune  d'elles  à  celles  qui  ont  été 
faites  auparavant.  Le  volume  de  l'eau  ainsi  créé  par  Dieu 
croîtra  indéfiniment.  «  Quelle  que  soit  la  forme  susceptible 
d'augmentation  que  l'on  donne,  Dieu  pourra  toujours  en  faire 
une  plus  grande...  Quelle  que  soit,  par  exemple,  la  quantité 
d'eau  finie  qui  soit  déjà  faite,  je  ne  vois  pas  ce  qui  pourrait 
empêcher  Dieu  de  créer  une  nouvelle  goutte  d'eau  et  de  l'unir 
à  l'eau  préexistante.  » 

a  Le  Philosophe  nierait  la  possibilité  de  ce  développement 
à  l'infini;  il  lui  imposerait  un  terme...  On  ne  doit  donc 
accepter,  en  cette  question,  ni  son  autorité,  ni  celle  du  Com- 
mentateur. » 

Mais  cette  doctrine  se  heurte  à  une  grave  objection  :  Si  l'on 
admet  l'infini  potentiel,  au  moins  à  l'égard  de  la  puissance 
créatrice  de  Dieu,  n'est-on  pas  tenu  d'admettre  l'existence  de 
l'infini  actuel?  Certains  philosophes  le  prétendent.  Pour  passer 
de  la  première  proposition  à  la  seconde,  ils  raisonnent  comme 
ceux  qui  delà  divisibilité  à  l'infini  du  continu,  concluent  à  la 
possibilité  de  diviser  actuellement  ce  continu  en  une  infinité  de 
parties;  ils  invoquent  de  nouveau  l'axiome  d'Aristote  et  d'Aver- 
roès,  selon  lequel  ce  qui  est  en  puissance  peut  être  en  acte. 

Nous  avons  entendu  Walter  Burley  analyser  cet  axiome  et 
marquer  avec  précision  les  conditions  hors  desquelles  il  est 
interdit  d'en  faire  usage.  Le  passage  que  nous  avons  cité  est 
immédiatement  suivi  de  celui-ci:  «  Certains  théologiens  accor- 

i.  Magistri  Guilhelmi  de  Ockam  Super  quatuor  libros  sententiarum  annotationes... 
Colophon:  (mpressum  est  hoc  opus  Lugduni  perM.  JohannemTrechsel  Alemannum, 
virum  hujus  artis  solertissimum.  Anno  Domini  nostri  MCCCCXCV,  du-  vero 
décima  mensis  Novembris.  Laus  omnipotenti  Deo.  —  Libri  primi  distinctio  XVII, 
quœstio  VIII. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    DEUX    INFINIS  4l 

dent  que  Dieu  pourrait  accroître  le  volume  du  Ciel,  qu'il 
pourrait,  par  exemple,  rendre  le  Ciel  deux  fois  plus  grand, 
et  ainsi  de  suite  indéfiniment;  de  telle  sorte  qu'étant  donnée 
n'importe  quelle  grandeur  finie,  Dieu  pourrait  créer  une 
grandeur  double  de  celle-là  Ces  théologiens,  cependant,  nie- 
raient que  Dieu  pût  créer  une  grandeur  actuellement  infinie, 
car  cette  dernière  proposition  entraîne  peut-être  contradiction; 
et,  d'ailleurs,  il  est  vrai  que  cette  proposition  :  Étant  donnée 
une  grandeur,  Dieu  peut  faire  une  grandeur  double  de  celle-là, 
et  une  double  de  la  seconde,  n'entraîne  pas  formellement 
celle-ci  :  Dieu  peut  faire  une  grandeur  actuellement  infinie.  » 

«  On  dira  peut-être  que  toute  grandeur  qui  peut  être  conçue 
en  puissance  peut  aussi  exister  en  acte;  qu'elle  pourrait  être 
formée  par  l'addition  simultanée  de  toutes  ces  parties  qui  ont 
été  créées;  je  dis  que  cette  proposition  est  fausse.  Ce  n'est  pas 
ainsi  que  doit  être  comprise  cette  proposition  fameuse,  mais 
bien  comme  il  a  été  dit  plus  haut,  c'est-à-dire  de  la  manière 
suivante  :  Si  une  grandeur  peut  être  conçue  en  puissance  par 
simple  addition  de  parties  préexistantes  et  sans  aucune  création 
de  parties  nouvelles,  une  grandeur  égale  peut  exister  en  acte. 
Cette  remarque  permet,  on  le  voit  sans  peine,  de  répondre 
à  toutes  les  difficultés  que  l'on  peut  opposer  à  l'accroissement 
des  formes  à  l'infini.  » 

Ockam  admet  que  Dieu  peut  toujours,  étant  donnée  une 
grandeur,  en  produire  une  qui  la  surpasse,  en  sorte  qu'à 
l'égard  de  son  pouvoir  créateur,  l'infiniment  grand  existe  en 
puissance  ;  mais  il  nie  formellement  l'existence  actuelle  de  cet 
infini1;  ceux  qui  de  la  première  proposition  veulent  conclure 
la  seconde  commettent  une  erreur  semblable  à  celle  qui  a  été 
commise  à  propos  de  la  divisibilité  à  l'infini  ;  les  raisons  par 
lesquelles  Roger  Bacon  a  réfuté  cette  erreur-ci,  Ockam  les 
oppose  textuellement  à  celle-là. 

i.  Guillaume  d'Ockam,  loc.  cit.  Les  jésuites  de  l'Université  de  Coïmbre,  se  référant 
à  ce  même  passage,  mettent*  Ockam  au  nombre  de  ceux  qui  ont  soutenu  cette  pro- 
position :  Potest  infinitum  actu  divinx  virtutis  produci.  L'attribution  de  cette  opinion 
au  chef  de  l'École  nominaliste  est  une  erreur  formelle. 

aj  Commenta/ni  Collegii  Conimbricensis,  Societatis  Jesu,  in  octo  libros  physicorum  Aristo- 
telis,  lib.  III,  cap.  VIII,  quaest.  2. 


Il 2  ÉTUDES    SLR    LÉONARD    DE    VINCI 

«  Il  est  faux,  »  dit -il,  «  que  dans  les  choses  permanentes  il 
soit  possible  de  réaliser  par  une  opération  unique  la  grandeur 
telle  qu'il  n'en  soit  pas  de  plus  petite  ou  telle  qu'il  n'en  soit 
pas  de  plus  grande.  Il  y  a  plus,  et  voici  ce  que  j'énonce  comme 
vérité  :   Dans    les    choses    permanentes   divisibles   à   l'infini, 

comme  sont  tous  les  continus  ,  on  ne  peut  donner  de 

minimum,  car  si  petite  que  soit  la  partie  donnée,  la  puissance 
divine  en  pourrait  réaliser  une  qui  soit  plus  petite;  et,  de 
même,  on  ne  saurait  donner  un  maximum,  car,  quelque 
grande  que  soit  une  quantité  donnée,  la  puissance  divine  en 
peut  produire  une  plus  grande.  » 

«  Dira-ton  que,  quelque  grande  que  soit  une  quantité,  elle 
peut  être  produite  par  une  opération  unique?  Je  l'accorde. 
De  même,  si  l'on  se  donne  une  division  quelconque  d'un 
continu,  on  peut  la  réduire  en  acte  par  une  seule  action.  » 

«  Dira-ton  que  cette  possibilité  n'est  pas  seulement  une 
possibilité  à  l'existence  in  fieri,  mais  à  l'existence  in  facto 
esse?  Si  par  possibilité  à  l'existence  in  facto  esse  on  entend  la 
possibilité  d'être  réduit  simplement  à  l'acte,  de  telle  sorte 
qu'il  ne  demeure  plus  aucune  puissance  ultérieure,  je  dis  qu'il 
ne  s'agit  pas  ici  d'Line  telle  possibilité  à  l'existence  in  facto 
esse.  )) 

«  On  ne  parvient  donc  jamais  par  là  à  un  infini,  ni  à  une 
grandeur  qui  soit,  en  acte,  tout  ce  qu'elle  est  en  puissance; 
jamais,  en  effet,  cette  puissance  ne  peut  être  épuisée  de  telle 
sorte  qu'il  ne  reste  plus  aucune  possibilité  d'une  opération 
nouvelle.  » 

La  théorie  dont  Walter  Burley  et  Guillaume  d'Ockam  ont 
posé  les  principes  se  trouve  complètement  développée  dans 
les  écrits  de  maître  Albert  de  Saxe. 

Celui-ci,  imitant  ce  que  Duns  Scot  avait  fait  pour  l'infi- 
niment  petit,  montre  d'abord1  à  quelles  conséquences  para- 
doxales on  serait  conduit  si  l'on  admettait,  en  Géométrie, 
l'existence  actuelle  de  l'infiniment  grand;  parmi  ces  corollaires 
étranges,    nous    trouvons    la    proposition    célèbre   d'Hermès 

i.  Acutissimm  qiurstiones  super  Ubros  de  physica  auscultatione  ab  Alberto  de  Saxonia 
editœ ;  in  lib.  III  quaost.  XIII. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    DEUX    INFINIS  43 

Trismégiste  :  «  Un  cercle  infini  se  comporterait  comme  si  son 
centre  était  partout  et  sa  circonférence  nulle  part.  » 

L'esprit  éminemment  logique  d'Albert  de  Saxe  ne  confond 
point  l'étonnement  que  de  telles  propositions  engendrent  en 
l'intelligence  avec  la  répugnance  qu'y  produit  une  véritable 
contradiction.  «  Ces  raisons,  »  dit-il,  «  ne  m'inspirent  pas 
grande  foi  en  la  conclusion  qu'elles  prétendent  établir.  Il  y  a 
plus  :  Si  quelqu'un  voulait  admettre  qu'une  grandeur  infinie 
peut  exister,  il  accorderait,  je  pense,  toutes  ces  propositions. 
Mais  je  vais  maintenant  exposer  un  raisonnement  qui  entraîne 
ma  conviction.  » 

Examinons  ce  raisonnement. 

On  peut  partager  une  heure  en  laps  de  temps  dont  les  durées 
décroissent  en  progression  géométrique  ;  telles  les  durées  d'une 
demi-heure,  d'un  quart  d'heure,  d'un  huitième  d'heure,  etc.  ; 
c'est  ce  qu'Albert  appelle  diviser  l'heure  en  parties  conti- 
nuellement proportionnelles  ou,  simplement,  en  parties  propor- 
tionnelles. 

Imaginons  alors  qu'en  la  première  partie  proportionnelle 
d'une  heure,  Dieu  crée  une  pierre  d'un  pied  cube  ;  qu'en  la 
seconde  partie  proportionnelle  de  cette  heure,  il  crée  une 
seconde  pierre  de  même  grandeur  et  l'ajoute  à  la  première,  et 
ainsi  de  suite.  A  la  fin  de  l'heure,  Dieu  aura  créé  une  pierre 
infinie.  «  Si  une  grandeur  infinie  pouvait  être  réalisée  en  acte, 
ce  serait  par  ce  procédé.  » 

Mais  ce  procédé  implique  contradiction  ;  en  effet,  de  ces 
pierres  que  Dieu  a  créées,  il  en  est  une  qui  a  été  créée  après 
toutes  les  autres,  partant  en  la  dernière  partie  proportionnelle 
de  l'heure  ;  or,  le  temps  est  un  continu  ;  et  dans  la  division 
d'un  continu  quelconque  en  parties  proportionnelles  il  n'y  a 
pas  de  dernière  partie;  il  est  impossible  de  parvenir  au  terme 
de  la  division.  Cette  proposition  qu'Albert  prend  pour  majeure 
de  son  argument,  c'est  celle-là  même  que  Walter  Burley  a 
exposée  en  nous  avertissant  que  «  la  connaissance  n'en  était 
point  fort  commune  ». 

Albert  de  Saxe  ne  manque  pas  de  remarquer  à  ce  sujet 
qu'une  même  proposition  peut  être  vraie  ou  fausse,  selon  qu'on 


44  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

la  prend  au  sens  syncatégorique  ou  au  sens  catégorique;  telle 
cette  proposition  :  En  toute  partie  proportionnelle  d'une 
heure,  Dieu  peut  créer  une  pierre  d'un  pied  cube.  Albertutius 
rapproche  cette  proposition  de  cette  autre  :  Si  la  puissance 
qu'a  Socrate  pour  lever  un  poids  est  mesurée  par  8,  Socrate 
peut  lever  toute  partie  d'un  poids  dont  la  pesanteur  est  8. 
En  chacun  des  deux  cas,  on  doit  bien  se  garder  de  conclure  du 
sens  divisé,  qui  est  vrai,  au  sens  composé,  qui  est  faux.  Chacune 
des  propositions  singulières  est  vraie  et  compatible  avec 
chacune  des  autres,  mais  elles  ne  sont  pas  toutes  compossibles, 
en  sorte  que  la  proposition  universelle  n'est  pas  vraie. 

L'argument  que  nous  venons  d'entendre  développer  à  Albert 
de  Saxe  lui  sert  à  plusieurs  reprises.  Sans  affirmer  l'existence 
actuelle  d'un  corps  infini,  plusieurs  croyaient  à  la  possibilité 
de  réaliser  une  ligne  de  longueur  infinie  ou  une  surface  courbe 
d'aire  infinie;  ne  peut-on,  par  exemple,  en  un  corps  fini, 
tracer  une  spirale  de  longueur  infinie? 

Albert  n'admet  pas  plus1  ces  propositions  qu'il  n'admet 
l'actualité  du  corps  infini. 

Comment  s'y  prendrait-on,  par  exemple,  pour  tracer  en  un 
corps  fini  une  ligne  de  longueur  infinie?  On  prendrait  un 
cylindre  fini  dont  on  diviserait  la  hauteur  en  parties  propor- 
tionnelles; à  la  surface  de  ce  cylindre  on  tracerait  une  spire 
d'hélice  ayant  pour  pas  la  première  partie  proportionnelle  de 
la  hauteur;  on  la  ferait  suivre  d'une  seconde  spire  d'hélice 
ayant  pour  pas  la  seconde  partie  proportionnelle  de  la  hauteur, 
et  ainsi  de  suite.  On  formerait  de  la  sorte  une  espèce  de  spirale 
de  longueur  infinie. 

Albert  de  Saxe  accorde  bien  que  cette  courbe,  si  elle  était 
tracée,  serait  de  longueur  infinie;  mais  cette  courbe  ne  peut 
pas  être  tracée  en  entier;  il  faudrait,  en  effet,  pour  qu'elle  fût 
terminée,  que  ses  spires  embrassassent  toutes  les  parties  pro- 
portionnelles du  cylindre;  or,  «il  n'existe  pas  de  parties  dont 
on  puisse  dire  qu'elles  sont  toutes  les  parties  proportionnelles 
du  cylindre,  —  nullse  partes  sunt  omnes  partes  proportionnâtes 
columnse.  » 

i.   Albert  do  Saxe,  loc.  cit.,  in  lib.  III  quœst.  XII. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    DEUX    INFINIS  45 

Par  cette  argumentation,  l'impossibilité  de  l'infiniment 
grand  en  acte  se  trouvait  rattachée  à  l'impossibilité  de  réaliser 
la  division  à  l'infini  du  continu  ;  entre  la  théorie  de  l'infini- 
ment grand  et  la  théorie  de  l'infiniment  petit  elle  établis- 
sait une  correspondance  très  exacte  qu'Àristote  et  Averroès 
n'avaient  point  entièrement  reconnue. 

Cette  argumentation  ravit  assurément  les  suffrages  de  plu- 
sieurs des  grands  logiciens  nominalistes  qui  enseignaient  à 
Paris  au  milieu  du  xive  siècle.  En  son  Proposition  de  infinito  que 
nous  avons  plusieurs  fois  cité,  Jean  Majoris  nous  apprend 
qu'elle  n'avait  pas  seulement  entraîné  la  conviction  d'Albert 
de  Saxe,  mais  qu'elle  était  également  employée  par  Jean 
Buridan. 

Entre  ces  deux  propositions  :  L'infiniment  grand  en  puis- 
sance n'est  pas  contradictoire,  —  L'infiniment  grand  peut  être 
réalisé  en  acte,  les  logiciens  du  xive  siècle,  les  Guillaume 
d'Ockam,  les  Walter  Burley,  les  Albert  de  Saxe,  les  Jean 
Buridan,  avaient  élevé  une  barrière  qu'ils  croyaient  solide  et 
infranchissable.  Cette  barrière,  nous  allons  la  voir  s'effondrer; 
non  pas,  cependant,  qu'elle  s'abatte  tout  d'un  coup;  sourde- 
ment ruinée  et  minée,  elle  croule  peu  à  peu,  tandis  que  le 
temps  s'écoule  de  l'année  i35o  à  l'année  i5oo. 

Déjà,  Marsile  d'Inghen,  tout  en  suivant  de  très  près  Alber- 
tutius  en  ce  qu'il  a  dit  du  problème  de  l'infiniment  grand, 
abandonne,  en  ses  Questions  sur  la  Physique,  plus  d'une 
conclusion  formulée  par  le  maître  saxon.  Les  deux  questions 
qu'il  consacre1  à  examiner  Si  une  grandeur  infinie  peut  être 
actuellement  réalisée,  et  Si,  de  fait,  un  corps  infini  existe  actuel- 
lement dans  la  nature,  procèdent  suivant  un  ordre  fort  défec- 
tueux. Le  recteur  de  Heidelberg  y  reproduit  ces  arguments 
mathématiques  contre  l'infini  actuel  qui  n'inspiraient  aucune 
confiance  à  Albert  de  Saxe;  il  y  reproduit  également  la 
plupart  des  raisons  en  faveur  de  l'infini  actuel  qu'Albert 
n'avait  énumérées  que  pour  les  réfuter  ;  de  ces  réfutations, 
il   ne   parle  pas,   non    plus    que   du   raisonnement  qui   avait 

i.  Questiones  subtilissime  Johannis  Marcilii  Inguen  super  octo  libros  physicorum 
secundum  nominaliuin  viam;  Lugduni,  MCCCCCXVIIi.  In  librum  111  quaestt.  IX  et  X. 


46  ÉTLDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

convaincu  Albertutius  et  Jean  Buridan  ;  il  ajoute  qu'Aristote 
a  nié  la  possibilité  d'un  corps  infini  parce  qu'il  ne  concevait 
pas  l'existence  d'une  puissance  active  infinie  ;  mais  à  nous,  à 
qui  la  foi  a  révélé  qu'il  existe  une  telle  puissance,  l'existence 
du  corps  infini  n'apparaît  plus  comme  impossible;  du  moins 
cette  impossibilité  ne  peut  plus  être  démontrée. 

De  toute  cette  discussion,  la  rigueur  logique,  qui  donne  tant 
de  netteté  à  l'exposé  d'Albert  de  Saxe,  a  complètement  disparu; 
on  ne  distingue  plus  entre  les  propositions  catégoriques  et  les 
propositions  syncatégoriques ;  l'argumentation  devient  vague 
et  indécise,  et  les  conclusions  paraissent  hésitantes. 

Ces  conclusions  les  voici  : 

Une  ligne  de  longueur  infinie,  une  surface  d'aire  infinie 
peuvent  être  réalisées  actuellement. 

Au  contraire,  «  il  n'existe  en  fait,  et  d'une  manière  actuelle, 
aucun  corps  de  volume  infini;  toutefois,  cette  proposition  ne 
saurait  être  démontrée;  on  peut  seulement  dire  en  sa  faveur 
qu'elle  s'accorde  mieux  que  toute  autre  avec  notre  expérience  ; 
tous  les  corps  que  nous  percevons  sont  finis,  en  effet,  et 
aucune  raison  ne  nous  contraint  de  poser  l'existence  d'un 
corps  infini...  » 

Comme  il  arrive  presque  toujours,  les  Abréviations  de  Mar- 
sile  d'Inghen  portent  plus  nettement,  en  ce  problème,  la 
marque  de  l'enseignement  d'Albert  de  Saxe  que  ne  la  portent 
les  Questions  sur  la  Physique.  Nous  lisons,  en  ces  Abréviations1, 
les  propositions  que  voici  :  «  Il  est  impossible  qu'une  puis- 
sance quelconque  produise  une  pierre  d'un  pied  cube  en  toute 
partie  proportionnelle  de  l'heure  qui  va  venir;  cela  est  évident, 
car  cela  n'est  pas  plus  possible  que  de  diviser  un  continu  en 
deux  parties  proportionnelles  pendant  toute  partie  propor- 
tionnelle de  l'heure...  La  proposition  est  donc  contraire  à  ce 
qui  a  été  démontré  précédemment...  Il  ne  peut  donc  exister 
de  grandeur  infinie  actuelle...  Si  elle  était  possible,  en  effet, 
elle  pourrait  surtout  être  produite  de  la  sorte  :  Dieu  créerait 
une  pierre   d'un  pied  cube   en  toute    partie    proportionnelle 

i.  Marsilc  dlnghen,  Abbreviationes  libri  physicorum,  fol.  26  (non  numérote), 
coll.  a  cl  h. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    DEUX    INFINIS  l\~] 

d'une   heure;    or,   cela    ne    peut   être,    d'après   ce   qui   vient 
d'être  dit.  » 

Que  l'on  n'aille  pas,  d'ailleurs,  faire  cette  objection  :  En  une 
partie  proportionnelle  quelconque  de  l'heure,  Dieu  peut  faire 
une  pierre  d'un  pied  cube;  il  peut  donc  créer  une  telle  pierre 
en  toutes  les  parties  proportionnelles  de  l'heure;  il  ne  serait 
pas  exact  de  prétendre  ici  que  la  vérité  de  chacune  des  propo- 
sitions singulières  entraîne  la  vérité  de  la  proposition  univer- 
selle; «cela  est  exact  dans  le  cas  où  ces  propositions  singu- 
lières sont  toutes  les  propositions  singulières  qui  correspondent 
à  la  proposition  universelle;  c'est  ce  qui  n'a  pas  lieu  ici.  » 

«  Un  corps  infini  ne  peut  donc  être  produit  par  la  puissance 
divine  que  si  l'on  prend  le  mot  infini  au  sens  syncatégorique.  » 

Ce  retour  à  la  logique  d'Albertutius  n'empêche  cependant 
pas  Marsile  d'Inghen  de  maintenir  en  ses  Abréviations,  au  sujet 
de  la  ligne  infinie  et  de  la  surface  infinie,  les  conclusions  qu'il 
avait  formulées  dans  ses  Questions. 

Paul  de  Venise  est,  plus  que  Marsile  d'Inghen,  fidèle  à 
l'enseignement  d'Albert  de  Saxe;  comme  ses  deux  prédéces- 
seurs, il  admet1  que  Dieu  ne  peut  produire  une  ligne  infinie  en 
créant,  en  toute  partie  proportionnelle  d'une  heure,  une  ligne 
longue  d'un  pied;  la  vérité  de  la  proposition  syncatégorique 
n'entraîne  pas  la  vérité  de  la  proposition  catégorique.  Avec 
Albert  de  Saxe,  et  contre  Marsile  d'Inghen,  il  nie  que  l'on 
puisse  tracer  actuellement  une  spirale  de  longueur  infinie  à 
la  surface  d'un  cylindre  fini.  Il  pense  %  toutefois,  que  la  notion 
de  grandeur  infinie  n'implique  pas  de  contradiction  et,  comme 
l'avait  fait  Albertutius,  il  détaille  quelques-unes  des  propriétés 
mathématiques  étranges  que  posséderait  cette  grandeur  infinie. 

La  dialectique  de  Jean  Majoris  est  plus  minutieuse  et  plus 
raffinée  que  celle  de  Marsile  d'Inghen  ;  les  conclusions  aux- 
quelles elle  aboutit  sont  aussi  plus  radicales  et  plus  formelle- 
ment opposées  à  celles  d'Albert  de  Saxe. 

Dans  son  exposé3,    nous  voyons  reparaître   la    distinction 


i.  Pauli  Vencti  Suinma  totius  philosophiœ,  parlis  secimdae  cap.  VI. 

2.  Paulus  Venetus,  ibid,,  cap.  VII. 

3.  Johannis  Majoris  Proposition  de  infinito. 


48  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

entre  les  jugements  syncatégoriques  et  les  jugements  catégo- 
riques, mais  ce  n'est  pas  pour  opposer  la  vérité  des  uns  à 
l'erreur  des  autres. 

Ainsi  Jean  Majoris  n'hésite  pas  à  déclarer  que  «  tout  continu 
contient  catégoriquement  une  infinité  de  parties  ». 

De  même,  à  la  question  :  Linfiniment  grand  est  il  possible? 
il  répond  par  quelques  propositions  «  qui  sont,  je  pense,  des 
vérités  »  ;  et  ces  vérités,  les  voici  : 

«  Première  vérité  :  Dieu  peut  produire  un  corps  de  grandeur 
indéfiniment  croissante.  » 

«  Deuxième  vérité  :  Dieu  peut  produire  un  corps  infiniment 
grand  au  sens  catégorique.  » 

«  Troisième  vérité  :  Dieu  peut  produire  une  multitude  infi- 
nie, au  sens  catégorique,  d'objets  séparés  et  sans  continuité  les 
uns  avec  les  autres.  » 

Voici  la  raison  que  le  régent  du  Collège  de  Montaigu 
invoque  à  l'appui  de  ces  deux  dernières  «  vérités  »  : 

Le  Monde  aurait  pu  exister  de  toute  éternité,  comme  le  veut 
Aristote;  rien  dans  la  raison  ne  s'y  oppose;  la  révélation  seule 
nous  enseigne  qu'il  a  été  créé  dans  le  temps  ;  c'est  l'opinion  de 
saint  Thomas  d'Aquin,  et  Duns  Scot  y  souscrit.  Dès  lors,  la  mul- 
titude actuelle  des  jours  écoulés  pourrait,  sans  contradiction, 
être  infinie;  Dieu  aurait  pu  chaque  jour  créer  une  pierre  d'un 
pied  cube  et  l'ajouter  aux  pierres  créées  les  jours  précédents; 
toutes  ces  pierres  formeraient  un  corps  actuellement  infini. 

Les  partisans  de  l'opinion  adverse,  «  terrifiés  par  cette  consé- 
quence, »  s'efforcent  de  ruiner  l'argument  qui  la  justifie;  selon 
Jean  Majoris,  ils  ne  sauraient  en  dénouer  le  lien  logique.  Jean 
Majoris  n'ignore  pas  les  considérations  par  lesquelles  Albert 
de  Saxe  et  Buridan  repoussent  l'actualité  de  l'infiniment 
grand;  mais  «il  ne  voit  pas  la  contradiction  qu'on  prétend  lui 
opposer  ».  Il  ne  se  rend  pas  davantage  aux  raisons  d'Aristote 
contre  l'infinie  grandeur  du  ciel;  avec  Grégoire  de  Rimini,  il 
déclare  qu'elles  ne  lui  semblent  pas  concluantes. 

Plus  encore  que  son  maître,  le  disciple  de  Jean  Majoris, 
Jean  Dullacrt  de  Gand,  montre1  qu'il  connaît  les  méthodes  de 

i.  Johannis  Dullaert  de  Gamlavo  Qmcstiones  in  libres  de  Cœlo;  qu.pst.  I. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    DEUX    INFINIS  ^9 

raisonnement  d'Albert  de  Saxe;  mais  non  moins  formellement 
ses  conclusions  s'opposent  à  celles  du  logicien  du  xive  siècle. 

Jean  Dullaert  n'hésite  pas  à  admettre  la  possibilité  de  l'infini 
actuel. 

«  Le  Monde,  »  dit-il,  «  aurait  pu  exister  de  toute  éternité;  une 
infinité  d'hommes  auraient  vécu  depuis  le  commencement  du 
Monde;  il  existerait  donc  aujourd'hui  une  multitude  infinie 
d'âmes.  »  De  là,  il  conclut  à  la  possibilité  du  nombre  actuelle- 
ment infini.  L'exemple  de  la  ligne  hélicoïdale,  déjà  considéré 
par  Albertutius,  le  conduit  de  même  à  admettre  la  possibilité 
de  la  grandeur  actuellement  infinie.  Dieu  étant  infini,  contrai- 
rement à  l'opinion  d'Aristote,  peut  fort  bien  créer  une  telle 
longueur  infinie,  comme  il  peut  créer  toute  espèce  d'infini 
en  nombre,  en  grandeur,  en  durée  et  en  intensité.  Pour  justi- 
fier cette  conclusion,  Jean  Dullaert  fait  constamment  appel  à 
la  division  d'un  continu  en  parties  proportionnelles,  c'est-à-dire 
en  parties  qui  décroissent  en  progression  géométrique  ; 
constamment  aussi,  en  dépit  des  profondes  remarques  de 
Walter  Burley  et  d'Albert  de  Saxe,  il  admet  implicitement  la 
possibilité  de  terminer  une  semblable  division.  C'est  ainsi 
qu'au  début  du  xvie  siècle  on  cesse  de  comprendre  les  grandes 
vérités  si  bien  établies  par  les  logiciens  du  xive  siècle. 


IV 

L'iNFINIMENT    GRAND    ET    l'ïNFINIMENT    PETIT    DANS    LES    NOTES 

de  Léonard  de  Vinci. 

Les  débats  relatifs  à  l'infiniment  grand  et  à  l'infiniment 
petit  dont  nous  venons,  très  sommairement,  de  retracer  les 
phases,  ont  vivement  sollicité  l'attention  de  Léonard  de  Vinci; 
de  l'intérêt  qu'il  portait  à  ces  problèmes,  nous  trouvons  le 
témoignage  dans  ses  notes;  et,  bien  souvent,  les  courtes 
phrases  qu'il  a  jetées  sur  ses  cahiers  montrent  la  plénitude  du 
sens  qu'elles  renferment  lorsqu'on  les  rapproche  des  ensei- 
gnements de  l'École. 

P.    DUHEM.  k 


5o  ÉTUDES    SUR   LEONARD    DE    VINCI 

Aristote  admet  la  possibilité  du  nombre  infini  en  puissance, 
tandis  qu'il  n'est  point  de  nombre  plus  petit  que  i  ;  la  gran- 
deur infiniment  petite,  au  contraire,  est  concevable  en 
puissance,  tandis  que  l'infinie  grandeur  ne  l'est  pas.  Ockam 
et  tous  ses  successeurs  modifient  en  ce  dernier  point  la  doc- 
trine d'Àristote;  ils  admettent  que  les  deux  infinis  en  puissance 
sont,  pour  la  grandeur,  également  concevables. 

L'opposition  que  manifeste  alors   la  comparaison   entre  le 
nombre  et  la  grandeur,  Léonard  la  marque  en  ces  termes1  : 
«  La  Géométrie  est  infinie  parce  que  toute  quantité  continue 

est  divisible  à  l'infini  dans 
/  l'un  et  l'autre  sens  (fig.  1). 
Mais  la  quantité  discontinue 
commence  à  l'unité  et  croit 
à  l'infini,  et  comme  il  a  été 
dit,  la  quantité  continue 
FlG   t  croît  à  l'infini  et  diminue 

à  l'infini.  Et  si  tu  prends 
licence  de  dire  que  tu  me  donneras  une  lance  de  20  brasses, 
je  te  dirai  d'en  faire  une  de  21.  » 

La  nature  du  point  a  vivement  préoccupé  le  Vinci;  il  en 
parle  souvent  comme  le  ferait  un  fidèle  disciple  d'Ockam. 
a  Les  termes  de  la  ligne,  »  dit- il  quelque  part2,  «  sont  des 
points,  les  termes  de  la  surface  sont  des  lignes,  et  les  termes 
du  corps  sont  des  surfaces.  »  Et  ailleurs3  :  «  Le  point  n'est  pas 
partie  de  ligne.  » 

Une  autre  note  va  nous  montrer,  de  la  manière  la  plus 
netle,  quelles  étaient  les  opinions  de  Léonard  de  Vinci  sur 
la  divisibilité  à  l'infini;  mais,  pour  comprendre  exactement 
cette  note,  il  est  nécessaire  que  nous  disions  un  mot  du  pro- 
blème au  sujet  duquel  elle  a  été  écrite. 

Ce  problème,  c'est  le  problème  de  la  composition  des  forces 


1.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Ch.  Ravaisson-Mollien  ;  ms.  M 
de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  18,  recto. 

a.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci;  ms.  M  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  7,  recto. 

3.  fl  radier  di  Leonardo  da  Vinci  nella  biblioteca  del  Principe  Trivuhio  in  Milano, 
trascrillo  ed  annotato  da  Luca  Beltrami,  Milano,  1891,  fol.  34,  recto  (68). 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    DEUX    INFINIS  5l 

concourantes  posé  et  résolu  par  Léonard  de  la  manière  la  plus 
élégante. 

Bornons-nous  au  cas  particulier  qui  se  trouve  visé  dans  la 
page  que  nous  allons  citer. 

Deux  poulies  p,  p'  sont  sur  une  même  horizontale  (fîg.  2)  ; 
une  corde  qui  passe  sur  ces  deux 
poulies  porte  en  son  milieu  un 
poids  P;  deux  poids  égaux  Q,  Q' 
tendent  les  brins  qui  pendent  au 
delà  des  poulies. 

Léonard  a  découvert  la  règle 
dont  dépend  l'équilibre  d'un 
pareil    système.    Par    rapport   à  FlG 

un    point   de   la  corde  Pp',    le 

poids  P  doit  avoir  même  moment  que  la  tension  de  l'autre 
corde,  tension  qui  est  égale  àQ  ;  si  donc  de  ce  point  A  on  abaisse 
une  perpendiculaire  AB  sur  la  direction  de  la  corde  pP,  et  une 
autre  perpendiculaire  A  G  sur  la  verticale  menée  par  le  centre 
de  gravité  du  poids  P,  la  première  de  ces  perpendiculaires  sera 
à  la  seconde  comme  le  poids  P  est  au  poids  Q.  Telle  est  la  loi 
que  Léonard  formule  et  prouve  en  divers  passages  du  cahier  E. 
Dans  son  langage,  AB  est  le  levier  potentiel  de  la  tension  et 
AG  le  levier  potentiel  du  poids  tenseur. 

Si  grand  que  soit  le  poids  tenseur  Q,  tant  que  le  poids  P 
n'est  pas  nul,  il  est  impossible  que  le  levier  potentiel  AB  de  la 
tension  soit  nul;  impossible,  par  conséquent,  que  la  corde  pp' 
soit  horizontale.  «  Jamais  la  corde  de  grosseur  ou  puissance 
quelconque  ',  posée  dans  la  situation  de  l'égalité  avec  ses 
extrémités  opposées,  ne  se  pourra  redresser  ayant  quelque 
poids  au  milieu  de  sa  longueur.  » 

C'est  à  ce  propos  que  Léonard  écrit  ces  lignes  2  : 

«  Jamais  le  levier  potentiel  n'est  consumé  par  aucune  puis- 
sance; on  le  prouve  par  la  première  qui  dit  :  Toute  quantité 
continue  est  divisible  à  l'infini,  etc. 

i.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci;  ms.  E  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  60,  verso. 

3.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci;  ms.  E  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  60,  recto. 


5a  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

>)  Mais  ce  qui  est  divisible  en  acte  l'est  encore  en  puissance  ; 
ce  n'est  pas  à  dire  que  ce  qui  est  divisible  en  puissance  le  soit 
en  acte.  Et  si  les  divisions  faites  potentiellement  vers  l'infini 
varient  la  substance  de  la  matière  divisée,  ces  divisions  retour- 
neront à  la  composition  de  leur  tout,  les  parties  se  rejoignant 
parles  mêmes  degrés  par  lesquels  elles  furent  divisées.  Par 
exemple,  nous  prendrons  la  glace  et  nous  la  diviserons  vers 
l'infini;  elle  se  changera  en  eau,  et  d'eau  en  air;  et  si  l'air 
revient  à  s'épaissir,  il  se  fera  en  eau  et  d'eau  en  grêle,  etc.  » 

Ces  quelques  lignes  nous  montrent  à  quel  point  Léonard 
était  informé  des  théories  que  les  scolastiques  avaient  agitées 
touchant  la  division  à  l'infini.  Il  admet  que  tout  continu  est, 
en  puissance,  divisible  à  l'infini  ;  mais  il  n'en  conclut  pas  qu'il 
le  soit  en  acte  ;  la  vérité  du  jugement  syncatégorique  n'entraîne 
pas  celle  du  jugement  catégorique. 

Le  Vinci,  d'ailleurs,  semble  se  prononcer  en  faveur  de  la 
doctrine  de  Gilles  le  Romain.  Lorsqu'on  divise  un  corps  en 
parties  assez  petites,  a  la  substance  de  cette  matière  est  variée,  » 
sa  forme  est  altérée;  la  glace  admet  un  minimum  naturel;  si 
l'on  veut  la  briser  jusqu'à  la  réduire  en  parties  moindres  que 
ce  minimum,  elle  se  change  en  eau. 

D'autres  doctrines,  chères  aux  maîtres  de  la  Scolastique,  se 
laissent  deviner  dans  les  quelques  lignes  que  nous  venons  de 
citer;  si  Léonard  y  invoque  la  divisibilité  à  l'infini,  c'est  pour 
expliquer  comment  le  levier  potentiel  peut  tendre  vers  0,  qui 
est  sa  limite,  sans  l'atteindre  jamais,  et,  par  là,  il  se  montre 
disciple  fidèle  de  Walter  Burley  et  d'Albert  de  Saxe. 

Mais  l'influence  d'Albert  de  Saxe  apparaît  bien  plus  profonde 
en  ce  passage  T  : 

«  Pierre  a  puissance  pour  12,  et  si  on  lui  a  donné  12  de 
poids,  il  ne  le  meut  pas,  parce  que  les  choses  égales  entre  elles 
ne  se  surpassent  pas.  Il  portera  bien  11,  parce  que  des  puis- 
sances inégales,  la  plus  grande  surpasse  la  moindre,  en  sorle 
que  12  fera  mouvoir  11.  Et  ici  il  arrive  un  beau  cas,  c'est-à- 
dire  que  si  ce   12  peut  mouvoir  11,   il   arrive  que  ce  12   fera 

1.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci;  ms.  K  de  la  Bibliothèque  de  L'Institut, 
fol.  6a  [i4],  verso. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    DEUX    INFINIS  53 

mouvoir  infiniment  plus  de  poids  que  n,  parce  que  toute 
quantité  continue  est  divisible  à  l'infini.  L'unité  qui  est  de 
ii  à  12  peut  se  diviser  infiniment,  car  on  peut  dire  que  si 
12  peut  mouvoir  it,  il  peut  mouvoir  n  et  1/2,  et  puis  2/3,  et 
puis  11  et  3/4,  pouvant  croître  ainsi  dans  le  même  ordre,  en 
sous-divisant  le  reste;  en  sorte  que  le  dernier  des  minimes  poids 
est  celui  qu'il  ne  peut  pas  porter,  c'est-à-dire  celui  qui  accom- 
plit 12.  De  sorte  qu'ici  deux  choses  paraissent  qu'il  est  presque 
impossible  de  proposer,  savoir  :  que  l'homme  soit  en  puissance 
de  porter  sur  soi  infiniment  plus  de  poids  que  celui  qu'il  peut 
porter,  et  que  le  minime  poids  soit  celui  qu'il  ne  peut  porter. 

»  Exemple  :  4  en  balance  résistent  à  4,  mais  ne  les  peuvent 
pas  mouvoir;  mais  ils  pourront  mouvoir  3  et  infiniment  plus 
de  poids  que  3;  jamais,  cependant,  autant  que  4,  parce  que 
de  3  à  4  il  y  a  une  unité  qui  est  quantité  continue,  et  toute 
quantité  continue  est  divisible  à  l'infini.  » 

Assurément,  Léonard  avait  profondément  médité  les  ensei- 
gnements de  l'École  touchant  le  minimum  in  quod  non  qui  borne 
toute  puissance  active.  Déjà,  les  théories  logiques  établies,  au 
xive  siècle,  par  les  nominalistes  de  Paris,  commençaient  à 
être  oubliées  et  méconnues  de  leurs  successeurs,  des  Marsile 
d'Inghen,  des  Gaëtan  de  Tiène,  des  Jean  Majoris  et  des  Jean 
Dullaert  de  Gand;  mais  le  génie  du  Vinci  savait  reconnaître 
en  ces  doctrines  une  source  abondante  de  vérités. 


X 


LÉONARD  DE  VINCI 


ET 


LA   PLURALITÉ  DES  MONDES 


LÉONARD   DE  VINCI 


ET 


LA    PLURALITÉ   DES   MONDES 


Un  texte  de  Léonard  de  Vinci. 

Il  est  des  problèmes  qui  ont  longuement  et  fortement 
sollicité  l'attention  de  Léonard;  les  allusions  à  une  semblable 
question  reviennent  souvent  alors  en  ses  manuscrits;  ces 
multiples  notes  nous  permettent  de  suivre  les  démarches  de 
l'esprit  en  quête  de  la  solution,  d'en  reconnaître  les  tentatives 
variées,  les  hésitations  et  les  repentirs;  elles  apparaissent  de 
prime  abord  comme  des  documents  très  précieux,  très  propres 
à  nous  enseigner  l'histoire  d'une  invention. 

Il  est  aussi  des  sujets  que  le  Vinci  semble  avoir  à  peine 
effleurés.  En  feuilletant  un  de  ses  cahiers,  on  rencontre  une 
courte  phrase  qui  a  trait  à  un  certain  problème;  mais  on 
chercherait  en  vain  ailleurs  une  autre  note  qui  puisse  être 
rapprochée  de  celle-là  ;  la  pensée  qui  s'était  présentée  une  fois 
au  génie  du  grand  peintre  ne  s'est  plus  jamais  offerte  comme 
objet  à  ses  méditations. 

Volontiers,  le  lecteur  jugerait  qu'une  pensée,  à  ce  point 
détachée,  n'intéresse  que  médiocrement  l'histoire  des  idées 
du  grand  inventeur;  l'isolement  de  cette  pensée,  d'ailleurs,  ne 
permet  pas  toujours  d'en  déterminer  le  sens  exact  et  d'en 
évaluer  la  pleine  portée. 

Le  jugement  que  nous  porterons  sur  la  valeur  de  ce  texte 
sera  tout  autre  si  nous  parvenons  à  deviner  les  conditions 
dans  lesquelles  il  a  été  écrit,  le  livre  que  Léonard  lisait  lors- 


58  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    \INCI 

qu'il  a  jeté  ces  quelques  lignes  sur  le  papier,  la  dispute  d'école 
dont  son  esprit  était  préoccupé  en  ce  moment.  Nous  verrons 
alors  la  menue  phrase  se  dilater,  s'épanouir,  nous  livrer  dans 
sa  plénitude  le  sens  qu'elle  tenait  condensé.  Elle  nous  montrera 
le  Vinci  jeté  dans  la  mêlée  des  esprits  de  son  temps;  bien 
souvent  elle  nous  dira,  en  une  querelle  qui  fut  célèbre,  de 
quel  parti  il  s'était  rangé. 

L'étude  des  quelques  fragments  où  Léonard  a  parlé  de 
linfiniment  grand  et  de  l'infiniment  petit  nous  a  déjà  permis1 
de  mettre  en  lumière  quelques-unes  de  ses  doctrines  les  plus 
profondes;  nous  allons  appliquer  une  méthode  semblable  à 
l'analyse  d'un  nouveau  texte. 

Ce  texte  se  trouve  au  cahier  que  Venturi  a  marqué  de  la 
lettre  F  et  que  conserve  la  Bibliothèque  de  l'Institut;  il  y 
occupe  le  verso  du  feuillet  83;  le  voici,  selon  la  traduclion 
de  M.  Charles  Ravaisson-Mollien  : 

«  Donné  que  serait  le  contact  de  deux  corps  terrestres  avec 
leurs  éléments,  quelle  figure  prendraient  les  éléments  à  leur 
contact?  » 

«  Donné  un  grave  sphérique  au  contact  de  l'élément  du  feu 
avec  l'autre  élément  du  feu,   qui   pèse   autant  vers  l'un  des 

centres  de  tels  éléments  que  vers  le 
centre  des  autres  éléments,  ce  grave 
descendra  obliquement  et  se  posera 
sur  le  contact  des  deux  corps  terres- 
f      ^\f  \  \  \      très,  comme  est  la  figure  (fig.  1), 

l  Jl  J       I      e*  son  mouvement  sera  oblique.  » 

«  Donnés  les  centres  de  deux  mon- 
des sans  éléments,  très  éloignés  l'un 
de  l'autre,  et  donné  un  grave  uniforme 
dont  le  centre  de  gravité  soit  égale- 
ment éloigné  des  deux  dits  centres, 
puis  un  tel  grave  étant  laissé  tomber,  quel  sera  son  mouvement  ?  » 
«  Il  ira  longtemps  se  mouvant  avec  un  mouvement  ayant 
toute  partie  de   sa   longueur  également  distante   de   chacun 
des  centres,  et  finalement  il  s'arrêtera  à  une  égale  distance 

i     Voir  la  précédente  étude  :  Léonard  de  Vinci  et  les  deux  infinis. 


Fig. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LA    PLURALITÉ    DES    MONDES  5g 

de  chacun  des  deux  centres,  au  plus  prochain  lieu  qu'ait  la 
ligne  de  son  mouvement;  et  ainsi  ce  grave  ne  s'approchera 
d'aucun  centre  des  deux  mondes.  » 

Quelle  signification  précise,  quelle  exacte  portée  convient-il 
d'attribuer  à  ce  curieux  fragment?  Le  mouvement  que  prend 
un  point,  attiré  par  deux  centres  fixes  suivant  la  loi  de 
Newton,  sera  un  jour  déterminé  par  la  puissante  analyse  de 
Léonhardt  Euler;  est  ce  un  problème  analogue  à  celui-là  que 
se  propose  le  Vinci,  et  convient-il  de  ranger  le  fondateur  de 
l'Académie  de  Milan  auprès  de  Kepler,  parmi  les  précurseurs 
de  Newton? 

La  connaissance  des  livres  que  Léonard  lisait,  des  querelles 
qui,  de  son  temps,  se  débattaient  dans  les  écoles,  vont  nous 
permettre  de  répondre  à  cette  question  ;  nous  allons  montrer 
de  quelle  manière  le  texte  que  nous  avons  cité  avait  trait  au 
problème  de  la  pluralité  des  mondes. 


II 

Aristote  et  la  pluralité  des  mondes. 

C'est  par  des  maîtres  de  l'École  qu'avaient  été  composés  les 
livres  où  Léonard  s'instruisait  de  la  science  du  passé;  c'est  au 
sein  de  l'Ecole  que  s'agitaient  les  controverses  auxquelles  ses 
contemporains  et  lui  prenaient  part  ou  intérêt;  or,  les  pensées, 
même  les  plus  originales,  qui  étaient  émises  et  débattues  dans 
l'Ecole,  étaient  toujours  données  comme  issues  de  la  pensée 
d'Aristote.  Quels  furent  donc  les  dires  d'Aristote  touchant  la 
pluralité  des  mondes,  quels  furent  à  ce  sujet  les  commentaires 
de  la  Scolastique,  c'est  ce  qu'il  nous  faut  examiner  tout 
d'abord  si  nous  voulons  rendre  son  sens  plein  au  texte  de 
Léonard. 

«  Nous  entendons  en  général  le  mot  Ciel  (Oupavéç),  »  dit 
Aristote1,  «  au  sens  de  Tout,  d'Univers,  —  oXov  xai  xo  rcav.  » 
Dans  son  traité  Du  Ciel,  il  démontre  tout  d'abord  que  l'Univers 

i.  Aristote,   llep\    OùpavoO,    A,  6  (De  Cœlo  et  Mundo,  lib.  I,  cap.  ix). 


60  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

est  limité;  puis,  tout  aussitôt,  il  aborde1  cette  question  : 
a  Y  a-t-il  plusieurs  Ciels,  c'est-à-dire  plusieurs  Univers?  » 
Cette  question,  il  la  résout  par  la  négative  et,  pour  justifier 
sa  solution,  il  fait  appel  à  deux  principes  : 

Le  premier  de  ces  deux  principes  consiste  à  distinguer  le 
repos  naturel  et  le  mouvement  naturel  du  repos  violent  et  du 
mouvement  violent. 

A  ce  sujet,  Aristote  pose  deux  axiomes  : 

i°  Si  un  corps  peut,  sans  aucune  violence,  demeurer  immo- 
bile en  un  certain  lieu,  qui  est  alors  son  lieu  naturel,  lorsqu'on 
le  placera  hors  de  ce  lieu,  il  se  portera  vers  lui  par  nature;  et, 
réciproquement,  si  un  corps  se  porte  de  mouvement  naturel 
vers  un  certain  lieu,  c'est  que  c'est  son  lieu  naturel,  où  il 
demeurerait  immobile  sans  qu'aucune  violence  ait  à  l'y 
contraindre. 

Ainsi,  le  lieu  naturel  du  feu  est  l'espace  qui  se  trouve 
immédiatement  au-dessous  de  l'orbe  de  la  Lune;  si  l'on  place 
du  feu  hors  de  ce  lieu,  par  exemple  sur  la  Terre,  il  montera 
naturellement  vers  l'orbe  de  la  Lune.  De  même,  une  masse  de 
terre  se  porte  naturellement  vers  le  centre  du  Monde;  c'est 
donc  là  que  se  trouve  le  lieu  de  son  repos  naturel. 

2°  S'il  faut  exercer  une  violence  sur  un  corps  pour  le  tenir 
immobile  en  un  certain  lieu,  placé  hors  de  ce  lieu,  il  ne  se 
portera  pas  vers  lui  sans  violence. 

Un  fragment  de  terre,  par  exemple,  ne  demeurerait  pas 
immobile  au  voisinage  de  l'orbe  de  la  Lune,  à  moins  d'y  être 
détenu  par  une  certaine  violence;  si  donc  on  le  place  à  la 
surface  du  globe,  il  ne  montera  pas,  à  moins  d'y  être  poussé 
violemment. 

Le  second  des  principes  auxquels  Aristote  appuie  sa  démons- 
tration est  le  suivant  : 

S'il  existe  un  monde  en  dehors  de  celui  que  nous  connais- 
sons, ce  monde  doit  être  formé  identiquement  des  mêmes 
éléments  que  le  nôtre.  Il  ne  saurait  être  formé  d'éléments  que 
l'on  nommerait  terre,  eau,  air,  feu,  mais  qui,  sous  cette  simi- 
litude purement  verbale,  seraient  essentiellement  différents  de 

i.  Aristote,  llso\  OupavoO,  A,   yj  (De  Cœlo  et  Mundo,  lib.  I,  cap.  vin). 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LA    PLURALITÉ    DES    MONDES  6l 

notre  terre,  de  notre  eau,  de  notre  air,  de  notre  feu.  S'il  en 
était  ainsi,  en  effet,  ce  monde  n'aurait,  lui  aussi,  avec  le  nôtre 
qu'une  analogie  toute  verbale  ;  ce  ne  serait  pas,  en  réalité,  un 
second  monde.  Il  faut  donc  que  la  terre  de  ce  monde-là  ait 
même  forme  substantielle  (îâéa)  que  la  terre  de  ce  monde-ci  ; 
et  l'on  en  peut  dire  autant  du  feu,  de  l'air  et  de  l'eau. 

Chacun  des  éléments  du  second  monde,  ayant  même  forme 
substantielle  que  l'élément  correspondant  du  premier,  aura 
aussi  même  puissance  (SJva^tç)  ;  par  exemple,  puisque  la  terre, 
en  notre  monde,  cherche  naturellement  à  en  gagner  le  centre, 
son  mouvement  naturel,  dans  le  second  monde,  tendra  aussi 
au  centre  de  ce  monde  ;  de  même,  la  nature  du  feu  le  portera 
toujours  à  s'éloigner  du  centre  du  monde  au  sein  duquel 
il  se  trouve. 

Fort  de  ses  deux  hypothèses,  dont  la  seconde  au  moins  ne 
semblait  pas  découler  nécessairement  de  sa  Physique,  Aristote 
entreprend  de  prouver  que  l'existence  simultanée  de  deux 
mondes  est  une  absurdité. 

La  terre  du  second  monde  a  même  forme  substantielle  que 
la  terre  du  premier,  partant  même  puissance,  partant  aussi 
même  lieu  naturel;  si  on  la  plaçait  au  centre  du  premier 
monde,  elle  y  demeurerait  immobile  sans  aucune  contrainte; 
dès  lors,  placée  sans  contrainte  hors  de  ce  lieu,  au  sein  du 
second  monde,  par  exemple,  elle  doit  se  porter  vers  ce  lieu  par 
mouvement  naturel;  or,  il  faut  pour  cela  qu'elle  s'éloigne  du 
centre  du  second  monde;  et  cela  implique  contradiction,  car 
nous  avons  vu  que  le  mouvement  naturel  de  la  terre  au  sein 
du  second  monde  consistait  à  s'approcher  du  centre  de  ce 
monde. 

Au  sujet  du  mouvement  du  feu,  on  peut  répéter  des  consi- 
dérations analogues  ;  elles  conduisent  à  la  même  conclusion  : 
la  coexistence  de  deux  mondes  est  une  absurdité. 

A  cette  argumentation  d'Aristote  se  peut  opposer  une  doc- 
trine qui  paraîtrait  beaucoup  plus  plausible  à  nos  modernes 
habitudes  d'esprit. 

Une  portion  de  terre  a  tendance  à  se  mouvoir  à  la  fois  vers 
le  centre  du  premier  monde  et  vers  le  centre  du  second;  en 


62  ÉTUDES  SUH  LÉONARD  DE  VINCI 

l'un  comme  en  l'autre  de  ces  deux  centres,  elle  occuperait  son 
lieu  naturel;  mais  la  tendance  qui  la  porte  vers  un  centre 
varie  avec  sa  distance  à  ce  centre;  lorsque  cette  distance  croît, 
l'intensité  de  celte  tendance  s'affaiblit;  des  deux  tendances  qui 
portent  celte  masse  de  terre  vers  les  centres  des  deux  mondes, 
la  plus  forte  est  celle  qui  a  trait  au  centre  le  plus  voisin,  et 
c'est  elle  qui  entraîne  le  corps. 

Cette  doctrine  était  courante,  sans  doute,  au  temps  d'Aristote, 
car,  sans  se  mettre  en  peine  de  l'exposer,  il  prend  soin  de  la 
réfuter.  Arrêtons -nous  un  instant  à  cette  réfutation;  elle 
touche  au  point  essentiel  du  sujet  qui  nous  occupe. 

Il  est  déraisonnable  de  prétendre  qu'un  corps  grave  se  porte 
au  centre  du  monde  d'autant  plus  fortement  qu'il  est  plus 
voisin  de  ce  centre;  ce  qui  le  fait  tendre  vers  ce  point,  c'est  sa 
nature  même  (?*j<nç)  ;  il  faudrait  donc  admettre  que  la  nature 
d'un  grave  varie  selon  la  distance  qui  le  sépare  de  son  lieu 
naturel;  mais  en  quoi  celte  distance  peut-elle  importer  à  la 
nature  du  corps?  Deux  graves  inégalement  distants  du  centre 
du  monde  sont  bien  différents  pour  notre  intelligence;  mais, 
quant  à  la  forme  substantielle,  ils  sont  identiques  :  «  To  3'  ilzzz 
lo  oÙto.  » 

D'ailleurs,  il  est  aussi  peu  sensé  de  prétendre  qu'un  même 
élément,  la  terre,  par  exemple,  peut  admettre  deux  lieux 
naturels,  de  même  espèce,  mais  numériquement  distincts  ;  que 
ce  grave  peut  tendre  et  vers  le  centre  de  ce  monde-ci  et  vers 
le  centre  de  l'autre  monde  ;  à  la  forme  substantielle  unique  qui 
caractérise  la  terre  dans  un  monde  et  dans  l'autre  doit  corres- 
pondre un  lieu  naturel  unique,  non  seulement  d'une  unité 
spécifique,  mais  aussi  d'une  unité  numérique. 

En  dehors  de  la  sphère  éloil'ée  qui  borne  notre  monde,  peut- 
il  se  trouver  une  portion  quelconque  de  matière?  Non,  répond 
le  Stagiritc1  à  cette  question;  hors  de  la  dernière  sphère,  un 
corps  ne  peut  demeurer  ni  naturellement  ni  par  violence. 

Un  élément  ne  peut  avoir  son  lieu  naturel  hors  de  la 
huitième  sphère;  car  il  a  déjà  son  lieu  naturel  à  l'intérieur  de 
la  huitième  sphère,  et,  nous  l'avons  vu,  un  même  élément  ne 

i.   Arislotc,  Llep'i  O'JpocvoO,  A,  0  {De  C.œlo  et  Muiulo,  lib.  I,  cap.  ix). 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LA    PLURALITE    DES    MONDES  63 

peut  admettre  deux  lieux  naturels.  D'ailleurs,  les  mixtes  étant 
composés  d'éléments,  aucun  mixte  ne  peut  être  naturellement 
situé  là  où  aucun  élément  n'a  son  lieu  naturel. 

Un  corps  ne  peut,  non  plus,  se  trouver  hors  des  bornes  de 
notre  monde  par  l'effet  de  quelque  violence;  un  corps,  en 
effet,  est  en  un  lieu  par  violence  lorsque  ce  lieu  convient 
naturellement  à  un  autre  corps;  mais  on  vient  de  prouver 
qu'aucun  corps  n'avait  son  lieu  naturel  à  l'extérieur  de  la 
dernière  sphère  céleste. 

Ainsi,  hors  des  limites  du  monde,  il  n'y  a  aucune  portion 
de  matière.  Qu'y  a-t-il  donc?  Le  vide?  Pas  davantage;  le  nom 
de  vide  désigne  un  lieu  qui  ne  contient  pas  de  corps,  mais  qui 
pourrait  en  contenir  un  ;  mais  aucun  corps  ne  peut  se  trouver 
hors  de  la  dernière  sphère.  Par  delà  cette  sphère,  donc,  il  n'y 
a  pas  de  lieu. 

Il  n'y  a  pas  davantage  de  durée,  car  il  n'y  a  rien  de  corpo- 
rel, partant  rien  qui  ne  soit  susceptible  d'altération  ni  de 
changement.  Or,  là  où  aucun  changement  n'est  possible,  il  n'y 
a  jamais  passage  de  la  puissance  à  l'acte,  il  n'y  a  jamais  mou- 
vement. Avec  le  mouvement  disparaît  le  temps,  qui  ne  peut 
être  mesuré  que  par  le  mouvement.  Tout  être  qui  se  trouve  en 
dehors  de  la  dernière  sphère  céleste  n'occupe  aucun  lieu,  en 
sorte  qu'il  est  immatériel;  il  ignore  la  génération,  la  corruption 
et  le  changement,  en  sorte  qu'il  est  éternel. 

Le  monde  comprend  ainsi  en  son  sein  toute  la  matière 
actuellement  existante  :  « 'E;  àiua-rj;  yip  i—*.  zftq  otxeixç  uXyjç  b  -a; 
-a6<j[j.zç.  »  Par  là  même,  il  comprend  toute  la  matière  qui  a  jamais 
existé  comme  toute  celle  qui  est  possible;  car  la  matière  est 
susceptible  de  transformations^  mais  elle  ne  saurait  être  ni 
créée,  ni  détruite.  En  sorte  que  le  monde  n'est  pas  seulement 
unique  actuellement;  il  est  encore  unique  dans  le  temps; 
aucun  autre  monde  ne  l'a  précédé,  aucun  autre  monde  ne  le 
suivra;  le  Ciel  est  un,  permanent  et  parfait  :  «  AW'  eTç  y.at  ^ovoç 
%m  xlXtioq  ûjtsç  Otipavoç  exuiv.  » 

Telle  est,  en  ses  grands  traits,  la  doctrine  d'Aristote;  nous 
allons  esquisser  rapidement  les  modifications  qu'y  ont  appor- 
tées les  commentateurs  du  Philosophe. 


64  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 


III 


Le  poids  d'un  grave  varie-t-il  avec  la  distance 

au   centre   du   monde?  simpliclus,    averroes,   albert 

le  Grand,   Saint  Thomas  d'Aquin. 

Les  arguments  opposés  par  Arislote  à  l'hypothèse  de  la 
pluralité  des  mondes  ont  donné  lieu  à  d'innombrables  com- 
mentaires; nous  ne  saurions  les  analyser  ici  en  leur  entier; 
nous  fixerons  seulement  notre  attention  sur  les  passages 
capables  de  donner  tout  son  sens  au  texte  de  Léonard  de  Vinci. 

C'est  par  sa  nature  même,  a  dit  Aristote,  qu'un  grave  tend 
au  centre  du  monde;  cette  nature  ne  change  pas  lorsque 
change  la  distance  du  grave  à  son  lieu  naturel;  donc  cette 
distance  n'influe  pas  sur  la  tendance  qui  pousse  le  corps 
pesant  vers  son  lieu.  En  d'autres  termes,  le  poids  d'un  corps 
ne  varie  ni  en  grandeur,  ni  en  direction  lorsque  l'on  place  ce 
corps  plus  ou  moins  près  du  centre  commun  des  graves.  C'est 
ainsi,  semble-t-il,  que  doit  être  comprise  la  pensée  d'Aristote; 
et  c'est  bien  de  la  sorte  qu'elle  a  été  interprétée  par  divers 
commentateurs. 

Simplicius  paraît  lui  avoir  attribué  un  autre  sens.  Voici,  en 
effet,  ce  qu'il  écrit,  dans  ses  Commentaires  au  De  Cœlo,  à  propos 
du  passage  qui  nous  occupe  : 

«  L'auteur  expose  et  réfute  une  instance  que  l'on  pourrait 
objecter  à  ce  qu'il  a  dit;  elle  consiste  à  prétendre  que  la  terre 
d'un  autre  monde  ne  se  porterait  pas  naturellement  au  centre 
de  celui-ci,  par  l'effet  de  la  trop  grande  distance;  dès  lors, 
tomberaient  les  contradictions  qui  ont  été  opposées  aux  tenants 
de  la  pluralité  des  mondes;  la  terre  de  cet  autre  monde 
n'aurait  plus  à  se  mouvoir  en  haut  ni  le  feu  à  se  mouvoir 
en  bas.  11  est  déraisonnable,  répond  Aristote,  de  regarder  la 
distance  comme  capable  de  supprimer  les  vertus  propres  des 
corps.  Que  les  corps  simples  soient  plus  ou  moins  éloignés  de 
leurs  lieux  naturels,  leur  nature  n'en  devient  point  autre  ni, 


LÉONARD  DE  VINCI  ET  LA  PLURALITÉ  DES  MONDES         65 

partant,  leur  mouvement  naturel  différent.  En  ce  monde -ci, 
en  effet,  quelle  propriété  différente  possède  un  corps,  selon 
qu'il  est  séparé  de  son  lieu  naturel  par  telle  distance  ou  par 
telle  autre?  Celle-ci  seulement:  il  commence  à  se  mouvoir 
plus  faiblement  vers  son  lieu  naturel  lorsqu'il  part  d'une 
position  plus  éloignée,  et  il  y  a  un  rapport  constant  entre  la 
faiblesse  du  mouvement  et  la  grandeur  de  la  distance;  mais 
que  la  distance  soit  plus  grande  ou  plus  petite,  le  mouvement 
demeure  de  même  espèce.  Si  donc  il  existait  des  corps  sim- 
ples dans  un  autre  monde,  ils  se  mettraient  en  mouvement 
plus  lentement  que  les  corps  situés  en  celui-ci,  en  proportion 
de  leur  plus  grande  distance;  mais  l'espèce  du  mouvement 
qui  leur  est  naturel  n'en  serait  pas  changée,  car  cette  espèce 
résulte  de  leur  substance  même,  et  il  serait  déraisonnable  de 
prendre  la  grandeur  de  la  distance  comme  cause  de  généra- 
tion ou  de  corruption  substantielle.  » 

Comme  Aristote,  Simplicius  pense  qu'à  toute  distance  du 
centre  du  monde,  un  corps  grave  se  dirige  vers  ce  centre, 
tandis  qu'un  corps  léger  s'en  éloigne;  ni  l'existence  de  cette 
tendance,  ni  sa  direction  ne  varient  avec  la  distance  ;  mais 
l'intensité  de  cette  tendance  est  inversement  proportionnelle 
à  la  distance  ;  s'il  existe  un  monde  en  dehors  du  nôtre,  une 
masse  de  terre,  placée  au  sein  de  ce  monde,  continuera 
à  être  portée  vers  le  centre  du  nôtre,  bien  qu'avec  une 
très  faible  gravité.  Ne  peut-on,  dès  lors,  raisonner  ainsi? 
Deux  tendances  sollicitent  cette  masse  :  l'une,  faible,  vers 
le  centre  de  notre  monde;  l'autre,  forte,  vers  le  centre  de 
l'autre  monde;  cette  dernière  l'emporte.  C'est  bien  là,  semble- 
t-il,  l'objection  qu'Aristote  prétendait  réfuter  et  que  Simpli- 
cius, infidèle  à  la  pensée  du  Stagirite,  ne  réfute  nullement;  le 
philosophe  athénien  ne  paraît  pas  avoir  conçu  que  deux 
tendances  différentes  pussent  coexister  en  un  même  corps  et 
s'y  composer  entre  elles. 

Simplicius  nous  paraît  donc,  en  ce  point,  avoir  méconnu 
la  doctrine  d'Aristote;  Averroès  semble,  au  contraire,  en  avoir 
pénétré  le  sens  exact. 

Le  philosophe  de  Cordoue  expose  très  longuement,  en  ses 

P.    DLHEM.  5 


06  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

commentaires  au  De  Cœlo1,  l'argumentation  d'Aristote  contre 
la  pluralité  des  mondes.  Lorsqu'il  parvient  au  passage  qui 
nous  occupe  en  ce  moment,  il  s'exprime  en  ces  termes2  : 

«  Aristote  examine  ensuite  une  objection... On  pourrait  dire, 
en  effet,  que  la  terre  de  l'autre  monde  ne  se  meut  pas  vers  le 
centre  de  ce  monde-ci,  ni  inversement,  bien  que  la  terre  soit  de 
même  nature  dans  les  deux  mondes;  et  qu'il  en  est  de  même 
des  autres  éléments.  Si  l'on  prend,  en  effet,  un  corps  formé  de 
l'un  de  ces  éléments,  il  ne  se  trouve  pas  à  égale  distance  des 
lieux  naturels  semblables  qui  lui  conviennent  en  ces  deux 
mondes;  et  bien  qu'il  demeure  toujours  le  même,  il  se  meut 
vers  celui  de  ces  deux  lieux  naturels  dont  il  est  le  plus  voisin. 
Par  exemple,  La  terre  de  notre  monde  est  plus  voisine  du  centre 
de  ce  même  monde  que  du  centre  de  l'autre  univers;  aussi  se 
meut-elle  vers  le  premier  centre  et  non  vers  le  second;  mais 
si  elle  se  trouvait  dans  l'autre  monde,  elle  se  dirigerait  vers 
le  centre  de  ce  monde- là.  Ainsi  donc,   bien  que  sa  nature 
demeure  toujours  la  même,  cette   terre  serait  susceptible  de 
deux  mouvements  contraires  selon  sa  proximité  ou  son  éloi- 
gnement  de  deux  lieux  spécifiquement  semblables,  mais  situés 
différemment;  elle  pourrait  se  mouvoir  soit  du  premier  centre 
vers  le  second,  soit  du  second  centre  vers   le  premier,   bien 
que  ces  deux  mouvements  fussent  opposés  l'un  à  l'autre.  Sans 
doute,  l'élément,  en  tant  qu'il  est  simple,  ne  peut  se  mouvoir 
de  deux  mouvements  contraires;    mais   cela  devient  possible 
par  l'effet  de  la  proximité  ou  de  l'éloignement;  car  la  proxi- 
mité ou  l'éloignement  surajoutent  quelque  chose  à  la  simpli- 
cité de  sa  nature;   en  vertu  de  la  composition  qui  en  résulte, 
ce  corps  peut,  à  deux  époques  différentes,  se  mouvoir  de  deux 
mouvements  opposés.  » 

«  Aristote  répond  que  ce  discours  n'est  pas  raisonnable. 
Les  mouvements  naturels  des  corps  ne  diffèrent  les  uns  des 
autres    que  par  suite    des  différences  qui  existent  entre  les 

t.  Aristotelis  De  Cœlo  liber  primus  eum  Averrois  Cordubensis  Commentariis ; 
Suimna  octava  :  Quod  mundus  est  unus  numéro  tautum.  Summa  noua  :  Quod  est 
extra  mundum  neque  vacuurn,  neque  plénum. 

a.  A\erroès,  loc.  cit.  Summa  octava:  Quod  mundus  est  unus  numéro  tantum. 
Cap.  ni  :  Dubitaliones  solvit,  quibus  existimari  potest  plures  esse  mundos. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LA    PLURALITÉ    DES    MONDES  67 

formes  substantielles;  les  différences  qui  peuvent  subvenir 
dans  la  relation,  dans  la  quantité  ou  dans  tout  autre  prédi- 
cament  ne  sauraient  rien  changer  à  ces  mouvements;  or,  un 
changement  de  proximité  ou  d'éloignement  n'atteint  pas  la 
substance.  » 

((  Sachez,  à  ce  sujet,  que  la  proximité  et  l'éloignement  n'ont 
aucune  influence,  si  ce  n'est  dans  les  mouvements  des  corps 
qui  se  meuvent  sous  l'action  d'une  cause  extérieure,  car  alors 
ces   corps  peuvent  être  proches  ou  éloignés  de  leur  moteur. 
Aussi  est-il  opportun  de  prouver  ici  que  les  mouvements  des 
éléments  n'ont  point  leur  cause  hors  de  ces  éléments.  Cette 
proposition    peut    sembler    évidente    d'elle-même;    Aristote, 
toutefois,  l'appuie  de  considérations  destinées  à  contredire  ce 
que  les  anciens  philosophes  disaient  du  repos  et  du  mouve- 
ment des  éléments,  de   la  terre  en  particulier;    en  effet,   au 
repos   et  au  mouvement    de  la   terre,   ces    philosophes   assi- 
gnaient pour  cause    une   attraction    mutuelle  entre   la   terre 
entière    et     son    lieu    naturel.     Or,    il   est   manifeste   qu'une 
masse  de  terre  ne  se  meut  pas  vers  la  terre  entière,  quelle  que 
soit  la  position  du  globe  terrestre;   en  effet,  si  c'était  vers  la 
terre  entière  que  se  meut  une  portion  de  la  terre,  il  en  serait 
de  ce  mouvement  comme  du  mouvement  du  fer  vers  l'aimant; 
et,  dès  lors,  il  pourrait  arriver  que  la  terre  se  mût  naturelle- 
ment vers  le  haut.  » 

u  Dès  là  que  le  mouvement  de  la  terre  vers  le  centre  n'est 
point  l'effet  d'une  attraction  produite  soit  par  la  nature  du 
lieu  lui-même,  soit  par  la  nature  du  corps  qui  occupe  ce  lieu, 
qu'il  n'est  point  non  plus  l'effet  d'une  expulsion  provenant 
du  mouvement  du  ciel,  il  est  clair  que  le  raisonnement 
d'Aristote  est  concluant.  » 

Les  développements  par  lesquels  Averroès  commente  les 
paroles  du  Stagirite  sont  très  exactement  conformes  à  la  doc- 
trine que  celui-ci  expose  en  d'autres  passages  ;  ils  lui  sont 
même  presque  textuellement  empruntés.  Voici,  en  effet,  comme 
s'exprime  le  Philosophe  au  quatrième  livre  du  traité  Du  Ciel1  : 
«  Si  certains  éléments   se  meuvent  vers  le  haut,   si  d'autres 

1.  Aristote,  llepi    OOpavo-j,  A,  y  (De  Cœlo  et  Mundo,  lib.  IV,  cap.  m). 


68  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

éléments  se  meuvent  vers  le  bas,  c'est  que  chacun  d'eux  se 
meut  vers  le  lieu  où  il  aura  pour  borne  le  corps  qui  lui  con- 
vient le  mieux...  Il  faut  donc  que  le  mouvement  de  chaque 
élément  vers  son  lieu  naturel  soit  un  mouvement  vers  la 
perfection  de  sa  forme.  C'est  dans  ce  sens  qu'il  faut  inter- 
préter cette  doctrine  des  anciens  philosophes  :  Le  semblable 
se  meut  vers  son  semblable.  Ils  ne  faut  pas  l'interpréter  à  la 
manière  de  certains  philosophes  qui  croient  que  la  terre  se  meut 
vers  la  terre.  Cela,  en  effet,  est  certainement  impossible.  Si 
l'on  prenait  la  Terre  et  qu'on  la  mît  à  la  place  où  se  trouve  la 
Lune,  ce  n'est  pas  vers  la  Terre  que  se  porterait  une  portion 
de  cette  même  terre,  mais  vers  le  lieu  où  la  Terre  se  trouvait 
auparavant.  » 

La  pesanteur  est- elle,  comme  le  voulaient  les  pythagori- 
ciens, l'effet  d'une  attraction  élective,  d'une  sympathie,  qui 
cherche  à  réunir  les  divers  fragments  d'un  même  élément? 
Est-elle,  selon  la  doctrine  péripatéticienne,  une  tendance  par 
laquelle  la  forme  du  grave  s'efforce  vers  le  lieu  où  elle 
atteindra  sa  perfection?  Telle  est  la  discussion  que  nous 
trouvons  impliquée  en  cette  autre  question:  Peut -il  exister 
deux  Univers?  Averroès  nous  a  clairement  montré  la  mutuelle 
dépendance  de  ces  deux  problèmes. 

Albert  le  Grand  suit  ici  de  très  près  le  commentaire  d' Aver- 
roès; citons  un  passage1  de  sa  longue  exposition  : 

«  Peut-être  quelque  contradicteur  prétendra -t- il  que  la 
nature  des  corps  élémentaires,  lorsque  ces  corps  sont  situés 
en  des  mondes  différents,  se  trouve  modifiée  par  suite  de  la 
distance  plus  ou  moins  grande  qui  les  sépare  de  leurs  lieux 
naturels;  par  exemple,  de  la  terre,  placée  hors  de  notre  monde, 
est  éloignée  du  centre  de  ce  monde  et  rapprochée  du  centre 
de  l'autre;  elle  est  donc  influencée  par  la  nature  de  ce  dernier 
centre  et  non  par  la  nature  du  premier,  en  sorte  qu'elle  se 
meut  vers  le  dernier  centre  et  non  vers  le  premier;  ainsi 
voyons-nous  que  l'aimant  attire  un   morceau  de  fer  voisin, 

i.  Liber  primus  De  Cœlo  et  Mundo  Alberti  Magni  ;  traclatus  primus,  iu  quo 
subtilissime  habctur  ulriim  mundus  sit  unus  velplures;  capitulum  secuudum,  de 
conlradictione  eorum  qui  dicuut  elementa  divcrsorum  mundorum  moveri  ad  euu- 
deni  imtndum. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LA    PLURALITE    DES   MONDES  69 

car  celui-ci  acquiert  une  certaine  propriété  provenant  de  la 
pierre  attirante;  mais  l'aimant  n'attire  pas  un  morceau  de  fer 
éloigné,  car  la  vertu  de  la  pierre  ne  parvient  pas  jusqu'à  ce 
morceau  de  fer.  » 

u  Nous  répondrons  que  ce  discours  n'est  pas  conforme  aux 
règles  de  la  raison  et  qu'il  est,  par  conséquent,  erroné.  Le 
mouvement  des  éléments  n'est  pas  l'effet  d'une  attraction;  car 
si  les  éléments  se  mouvaient  par  attraction,  chacun  d'eux 
serait  attiré  par  son  semblable;  en  sorte  que  si  l'on  plaçait 
une  plus  grande  terre  au-dessus  d'une  terre  plus  petite,  celle-ci 
monterait  nécessairement  vers  celle-là.  Ainsi  donc,  un  mou- 
vement qui  dépend  de  la  proximité  ou  de  l'éloignement  est 
un  mouvement  produit  par  un  moteur  extrinsèque  ;  mais  le 
mouvement  des  éléments  est  dû  à  un  moteur  intrinsèque.  » 

«  Nous  avons  dit,  en  effet,  au  huitième  livre  des  Physiques  : 
Quand  un  élément  est  engendré,  ce  qui  l'engendre  lui  donne 
non  seulement  sa  forme,  mais  tout  ce  qui  résulte  de  cette 
forme  ;  il  lui  donne,  en  particulier,  le  mouvement  naturel  et 
le  lieu  naturel,  qui  sont  des  conséquences  de  la  forme  intrin- 
sèque. Si  donc  la  proximité  ou  l'éloignement  du  lieu  naturel 
avait  quelque  influence  sur  la  forme  substantielle  de  l'élé- 
ment, il  faudrait  que  cet  élément  fût  composé  de  deux  formes 
ayant  des  propriétés  opposées;  l'une  de  ces  formes  tirerait  le 
corps  vers  ce  qui  est  le  plus  voisin  ;  ce  serait  une  forme 
émanée  du  corps  attirant,  semblable  à  la  forme  que  l'aimant 
produit  dans  le  fer;  l'autre  serait  la  forme  naturelle  donnée 
par  le  générateur;  sans  qu'aucune  attraction  ait  à  intervenir, 
elle  déterminerait  le  mouvement  du  corps  vers  son  lieu 
naturel  ;  elle  serait  comparable  à  la  forme  pesante  dans  le  fer 
que  l'aimant  attire.  Les  éléments  seraient  donc  composés;  et 
tout  mouvement  d'un  tel  élément  serait  composé  de  deux 
mouvements  distincts,  tout  comme  le  mouvement  d'une  terre 
qui  s'approcherait  du  centre  d'un  monde  en  s'éloignant  du 
centre  d'un  autre  monde...  » 

«  La  coexistence  de  deux  telles  formes  est  impossible.  Il  en 
faut  donc  conclure  qu'un  corps  peut  être  plus  ou  moins 
éloigné  de  son  lieu  naturel  sans  que  sa  forme   en  éprouve 


-O  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

aucun  changement;  ...qu'il  soit  proche  ou  éloigné  de  son  lieu 
naturel,  il  se  meut  toujours  d'un  mouvement  simple.  » 

La  forme  substantielle  d'un  élément  grave,  forme  par 
laquelle  il  tend  à  son  lieu  naturel,  n'éprouve  donc  aucune 
diversité  de  ce  fait  que  le  corps  est  plus  ou  moins  éloigné  du 
centre  du  monde  ;  telle  est  la  doctrine,  conforme  à  l'enseigne- 
ment d'Aristote  et  d'Averroès,  qu'Albert  le  Grand  soutient 
d'une  manière  formelle;  on  peut,  croyons-nous,  la  traduire  en 
langage  moderne,  sans  trop  la  trahir,  en  la  formulant  ainsi  : 
Le  poids  d'un  grave  ne  change  pas  de  grandeur  lorsque  ce 
corps  s'approche  ou  s'éloigne  du  centre  du  monde. 

Cette  doctrine  n'est  assurément  pas  celle  de  saint  Thomas 
d'Aquin  ;  le  Docteur  Angélique  semble  suivre  l'opinion  de 
Simplicius  selon  laquelle  la  distance  au  centre  du  monde,  sans 
changer  aucunement  l'espèce  de  la  forme  substantielle  du 
grave,  en  fait  varier  l'intensité;  il  précise  même  cette  opinion; 
selon  lui,  le  changement  d'intensité  que  la  pesanteur  éprouve 
par  suite  de  la  proximité  plus  ou  moins  grande  du  terme  auquel 
elle  tend  explique  l'accélération  du  mouvement  du  corps  grave. 

Voici  comment  s'exprime  le  Docteur  Angélique  1  : 

«  Pour  Aristote,  on  doit  regarder  comme  déraisonnable  l'opi- 
nion d'après  laquelle  la  nature  d'un  corps  élémentaire  serait 
différente  selon  que  ce  corps  serait  plus  ou  moins  distant  de 
son  lieu  propre,  à  tel  point  que  ce  corps  se  mouvrait  vers  son 
lieu  naturel  lorsqu'il  en  est  rapproché,  mais  non  pas  lorsqu'il 
en  est  éloigné.  En  effet,  il  ne  paraît  pas  que  la  distance  plus 
ou  moins  grande  qui  sépare  un  corps  de  son  lieu  puisse  déter- 
miner un  changement  dans  la  nature  de  ce  corps  ;  la  différence 
mathématique  des  intermédiaires  ne  peut  entraîner  une 
différence  de  nature.  Il  est  raisonnable  qu'un  corps  se  meuve 
d'autant  plus  rapidement  qu'il  approche  davantage  de  son  lieu 
naturel,  bien  que  l'espèce  du  mouvement  et  l'espèce  du  mobile 
demeurent  invariables;  car  la  différence  de  vitesse  est  un 
changement  de  quantité,  et  non  un  changement  spécifique, 
tout  comme  la  différence  de  distance.  » 

i.  Sancti  Thom;p  Aquinatis  Commentaria  in  libros  Aristotelis  de  Ccelo  et  Mundo  ; 
liber  I,  lcctio  \\i. 


LÉONARD    DE    VTNCI    ET    LA    PLURALITE    DES    MONDES  71 

D'ailleurs,  en  émettant  une  semblable  opinion,  saint 
Thomas  pouvait  se  prétendre  fidèle  interprète  de  la  pensée 
du  Stagirite,  bien  qu'Averroès  et  Albert  le  Grand  l'eussent 
comprise  autrement. 

C'était  pour  la  Physique  péripatéticienne,  en  effet,  un  axiome 
incontesté  que  cette  proposition  *  : 

u  Si  une  certaine  force  (bx'J?)  ou  puissance  ($ùvx\uq)  meut  un 
certain  corps  avec  une  certaine  vitesse,  il  faudra  une  force  ou 
puissance  double  pour  mouvoir  le  même  corps  avec  une 
vitesse  double.  » 

De  cet  axiome  on  tirait  naturellement  ce  corollaire  :  Si  un 
corps  tombe  de  plus  en  plus  vite  au  fur  et  à  mesure  qu'il 
s'approche  du  centre  de  la  terre,  c'est  qu'en  même  temps  son 
poids  va  croissant. 

Aristote  paraît  bien  avoir  reconnu  ce  corollaire  de  la  Dyna- 
mique qu'il  professait,  et  en  avoir  fait  usage.  Au  chapitre 
même  2  où  se  trouve  le  passage  qui  nous  occupe,  il  entreprend 
de  prouver  qu'un  corps  ne  peut  se  mouvoir  indéfiniment  : 
«  La  terre,  »  dit-il,  «  nous  le  prouve,  car  elle  se  meut  d'autant 
plus  rapidement  qu'elle  s'approche  davantage  du  centre;  de 
même  le  feu  se  meut  d'autant  plus  rapidement  qu'il  s'élève 
davantage.  Si  donc  le  mouvement  d'un  de  ces  corps  se  pour- 
suivait jusqu'à  l'infini,  la  vitesse  croîtrait  à  l'infini.  Or,  s'il  en 
était  ainsi  de  la  vitesse,  il  en  serait  de  même  de  la  gravité 
ou  de  la  légèreté,  c'est-à-dire  qu'elle  croîtrait  aussi  à  l'infini.  » 

Simplicius,  qui  commente  ce  passage,  y  voit  l'affirmation 
que  «  la  pesanteur  d'un  corps  se  renforce  au  fur  et  à  mesure 
que  ce  corps  s'approche  de  son  lieu  et  que,  par  conséquent, 
sa  forme  acquiert  une  perfection  plus  grande.  » 

Saint  Thomas  d'Aquin  suit  encore  en  ce  point  l'opinion  de 
Simplicius,  lorsqu'il  écrit3  :  «  La  terre  se  meut  d'autant  plus 
vite  qu'elle  descend  davantage...  Avec  Aristote,  il  faut  attri- 
buer à  cet  accident  la  cause  suivante  :   Plus  le  corps  grave 

1.  Aristote,  <Pu<xtxY]ç  àxpodcaswç  xo  Z,  s  (Physicœ  auscultationis  lib.  VI, 
cap.  v)  —  Uepi   Oùpavod,    I\  p  (De  Cœlo  et  Mundo,  lib.  III,  cap.  11). 

2.  Aristote,   Iïep\  Oùpavou,    A,   y)  (De  Cœlo  et  Mundo,  lib.  1,  cap.  vin). 

3.  Sancti  Thomae  Aquinatis  Commentaria  in  libros  Aristotelis  de  Cœlo  et  Mundo, 
liber  I,  lectio  xvn. 


-2  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

descend,  plus  sa  pesanteur  se  trouve  accrue  par  suite  de  la 
plus  grande  proximité  de  son  lieu  naturel;  de  là,  on  peut 
conclure  que  si  la  vitesse  croissait  à  l'infini,  la  gravité  croî- 
trait aussi  à  l'infini.  Et  il  en  est  de  même  de  la  légèreté.  » 

La  pesanteur  résulte- 1- elle  d'une  attraction  que  le  corps 
grave  éprouve  de  la  part  des  corps  semblables?  Est-elle  l'effet 
d'une  tendance,  intrinsèque  au  corps,  par  laquelle  sa  forme 
substantielle  cherche  le  lieu  où  elle  atteindra  sa  perfection? 

Le  poids  d'un  corps  demeure-t-il  indépendant  de  la  distance 
de  ce  corps  au  centre  du  monde?  Est-il,  au  contraire,  d'autant 
plus  grand  que  le  grave  est  plus  près  de  son  lieu  naturel? 

Ces  graves  questions  sont,  en  la  Physique  scolastique, 
indissolublement  liées  à  ce  problème  :  Existe-t-il  un  ou  plu- 
sieurs mondes? 

Nous  allons  voir  que  ce  problème  soulevait  encore  des  diffi- 
cultés d'une  tout  autre  nature. 


IV 


La  pluralité  des  mondes  et  la  toute-puissance  de  Dieu. 

Michel  Scot;   Saint  Thomas  d'Aquin; 

Etienne    Tempier;     Guillaume     d'Ocram. 

La  doctrine  d'Aristote,  en  effet,  se  trouve  en  contradiction 
avec  le  dogme  chrétien. 

Aristote  ne  se  borne  pas  à  nier,  en  fait,  l'existence  actuelle 
de  plusieurs  mondes;  il  prétend  avoir  démontré  que  la 
coexistence  de  deux  univers  serait  une  absurdité.  Cette  affir- 
mation concorde  fort  bien  avec  la  Métaphysique  du  Philo- 
sophe, qui  n'attribue  à  Dieu  aucun  pouvoir  créateur.  Mais 
n'est-elle  pas  en  contradiction  avec  la  notion  chrétienne  de 
Dieu?  Si  Dieu  est  le  Tout-Puissant,  capable  de  faire  de  rien 
le  Ciel  et  la  Terre,  osera-t-on  prétendre  que  sa  puissance  créa- 
trice est  épuisée  par  la  formation  d'un  monde  unique?  Affir- 
mera-t-on  qu'il  ne  saurait,  en  dehors  de  ce  monde,  en 
produire  un  ou  plusieurs  autres? 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LA    PLURALITÉ    DES    MONDES  "fi 

Dès  le  xme  siècle,  ces  objections  étaient  formulées  contre 
Aristote;  nous  les  trouvons,  en  effet,  dans  un  commentaire1 
à  la  Sphère  de  Sacro  Bosco,  qu'à  la  demande  de  l'empereur 
Frédéric  II,  Michel  Scot  composa  vers  12 25  ou  i23o. 

Une  des  premières  questions  examinées  par  Michel  Scot  est 
celle-ci  :  Existe-t-il  un  ou  plusieurs  mondes? 

Pour  prouver  l'impossibilité  de  plusieurs  mondes,  l'astro- 
nome de  Frédéric  II  reproduit  sommairement  le  raisonnement 
d'Aristote;  mais  il  le  fait  précéder  d'un  argument  nouveau  et 
fort  étrange  : 

«  Entre  les  surfaces  convexes  des  sphères  qui  limitent  les 
divers  mondes,  il  existerait  nécessairement  un  certain  espace. 
Dès  lors,  ou  bien  il  existerait  un  corps  occupant  cet  espace, 
ou  bien  non.  Mais  il  ne  peut  exister  de  corps  qui  remplisse 
ce  lieu;  ce  corps,  en  effet,  serait  étranger  à  tout  monde, 
puisqu'il  serait  en  dehors  des  sphères  qui  bornent  tous 
les  mondes.  S'il  n'existe  aucun  corps  qui  remplisse  cet 
espace,  cet  espace  est  donc  vide;  or,  il  ne  peut  y  avoir  de  vide 
dans  la  nature,  comme  Aristote  l'a  démontré  au  quatrième 
livre  des  Physiques;  il  ne  peut  donc  y  avoir  plusieurs 
mondes.  » 

A  la  suite  de  l'argumentation  d'Aristote  contre  la  pluralité 
des  mondes,  Michel  Scot  ajoute  :  «  Il  en  est  qui  prétendent 
ceci  :  Dieu,  qui  est  tout-puissant,  a  pu  et  peut  encore  créer, 
outre  ce  monde-ci,  un  autre  monde,  ou  plusieurs  autres 
inondes,  ou  même  une  infinité  de  mondes,  en  composant  ces 
mondes  soit  d'éléments  semblables  à  ceux  qui  forment  celui-ci, 
soit  d'éléments  différents.  »  A  cette  proposition,  Scot  répond  : 
«  Cela,  Dieu  peut  le  faire,  mais  la  nature  ne  le  peut  subir. 
Il  résulte  de  la  nature  même  du  monde,  de  ses  causes  pro- 
chaines et  essentielles,  que  la  pluralité  des  mondes  est 
une  impossibilité;   Dieu   cependant  pourrait    faire    plusieurs 


1.  Eximii  atque  excellentissimi  physicorum  motuum  cursusque  siderei  indaga- 
toris  Michaelis  Scoti  super  Auctore  Spherœ,  cum  qusestionibus  diligenter  emendatis, 
expositio  confecta  illustrissimi  Imperatoris  Domini  D.  Frederici  prœcibus.  Cet  écrit  se 
trouve  dans  les  collections  de  traités  astronomiques  imprimées  à  Venise,  par 
Octaviauo  Scoto  de  Modène,  en  i5i8,  et  par  Luca  Antonio  Giunta  de  Florence, 
en  i5i8  et  en  i53i. 


-y4  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

mondes,  s'il  le  voulait,  n  II  faut,  en  effet,  distinguer  entre  la 
puissance  de  Dieu  prise  absolument,  et  sa  puissance  relative- 
ment au  sujet  de  son  opération.  Il  est  des  choses  dont  la 
puissance  de  Dieu,  considérée  absolument,  est  capable;  mais 
ces  choses  ne  peuvent  être  réalisées  par  sa  puissance,  prise  en 
tant  que  relative,  parce  que  la  nature  n'est  pas  susceptible  de 
recevoir  ces  actions  de  la  puissance  divine;  c'est  ainsi  que  la 
nature  ne  saurait  recevoir  plusieurs  mondes. 

Ernest  Renan  a  appelé1  Michel  Scot  :  le  fondateur  de 
l'Averroïsme.  Le  passage  que  nous  venons  d'analyser  n'est 
pas  de  nature  à  faire  réformer  ce  jugement.  Le  Dieu  de 
Michel  Scot,  dont  la  puissance  créatrice  trouve  devant  elle  une 
nature  déjà  déterminée;  ce  Dieu  qui  ne  peut  agir,  sinon  dans 
la  limite  où  cette  nature  est  apte  à  subir  son  opération,  c'est 
bien  plutôt  le  Dieu  d'Averroès  que  le  Dieu  des  Chrétiens. 

Saint  Thomas  d'Aquin  s'est  efforcé2  de  sauvegarder  à  la 
fois,  et  mieux  que  Michel  Scot  ne  l'avait  su  faire,  la  doctrine 
du  Stagirite  et  la  toute-puissance  de  Dieu. 

«  Sachez,  »  dit  le  Docteur  Angélique,  «  que  plusieurs  s'effor- 
cent de  démontrer  par  d'autres  voies  la  possibilité  de  plusieurs 
mondes.  » 

«  Voici  un  premier  argument  :  Dieu  a  fait  le  monde;  mais  la 
puissance  de  Dieu  est  infinie;  la  production  de  ce  monde  unique 
n'en  atteint  donc  pas  les  bornes;  il  est  déraisonnable  de  pré- 
tendre que  le  Créateur  ne  puisse  produire  aucun  autre  monde. 
—  A  cet  argument  il  faut  répondre  ainsi  :  Si  Dieu  faisait  d'autres 
mondes,  ou  bien  il  les  ferait  semblables  à  celui-ci,  ou  bien 
il  les  ferait  différents.  S'il  les  faisait  entièrement  semblables 
à  celui-ci,  il  ferait  œuvre  vaine,  ce  qui  ne  convient  pas  à  sa 
sagesse.  S'il  les  faisait  dissemblables,  c'est  qu'alors  aucun 
d'entre  eux  ne  comprendrait  en  lui-même  la  totalité  de  la 
nature  du  corps  sensible;  aucun  d'eux  ne  serait  parfait,  et  c'est 
leur  ensemble  qui  constituerait  un  monde  unique  et  parfait.  » 

«  Un  second  argument  est  le  suivant  :  Plus  une  chose  est 


i.  Ernest  Renan.  Averroès  et  l'Averroïsme,  essai  historique;  Paris,  i85i>.  p.  i65. 
a.  Saucti  Thomae  Aquinatis  Commentaria  in  libros  Aristotelis  de  Cœlo  et  Muncio; 
liber  I,  lertio  xi\. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LA    PLURALITE    DES    MONDES  75 

noble,  plus  son  espèce  a  de  puissance  pour  se  réaliser;  or,  le 
monde  est  de  plus  noble  espèce  qu'aucun  des  objets  naturels 
qu'il  renferme;  si  donc  l'espèce  d'un  tel  objet,  par  exemple 
du  cheval  ou  du  bœuf,  est  capable  de  parfaire  plusieurs 
individus,  a  fortiori  l'espèce  de  l'univers  peut- elle  parfaire 
plusieurs  individus.  —  A  cela  nous  répondrons  qu'il  faut  plus 
grande  puissance  pour  produire  un  seul  individu  parfait  que 
pour  produire  un  grand  nombre  d'individus  imparfaits;  or, 
les  individus  appartenant  aux  choses  naturelles  qui  se  trou- 
vent en  ce  monde  sont  tous  imparfaits;  aucun  d'eux  ne 
comprend  en  lui-même  tout  ce  qui  convient  à  son  espèce; 
mais,  au  contraire,  le  monde  possède  cette  sorte  de  perfection; 
cela  suffît  pour  manifester  que  son  espèce  est  plus  puissante 
que  toutes  les  autres.  » 

«  On  peut,  en  troisième  lieu,  faire  cette  objection  :  Il  vaut 
mieux  multiplier  les  meilleures  choses  que  les  choses  moins 
bonnes;  il  vaut  donc  mieux  créer  plusieurs  mondes  que  plu- 
sieurs animaux  ou  plusieurs  plantes.  À  quoi  nous  répon- 
drons :  Il  importe  à  la  bonté  même  du  monde  qu'il  soit 
unique;  l'unité  est  la  raison  même  de  sa  bonté;  nous  voyons, 
en  effet,  que  la  division  suffît  à  faire  déchoir  certaines  choses 
de  la  bonté  qui  leur  est  propre.  » 

La  subtile  argumentation  de  saint  Thomas  ne  parvint  pas 
à  convaincre  les  théologiens  chrétiens  qu'il  fût  possible  de 
concilier  ces  deux  affirmations  :  La  puissance  créatrice 
de  Dieu  est  illimitée.  Il  est  impossible  qu'il  existe  plus  d'un 
Univers  limité. 

Suivant  les  instructions  du  pape  Jean  XXI,  Etienne  Tem- 
pier,  évêque  de  Paris,  fit  une  enquête  sur  les  principales 
erreurs  péripatéticiennes  et  averroïstes  qui  contaminaient 
l'enseignement  de  l'Université.  Le  7  mars  1277,  après  avoir 
pris  conseil  des  maîtres  en  théologie  et  autres  prud'hommes, 
il  porta  condamnation  contre  deux  cent  dix-neuf  propositions  l. 

Parmi  ces  propositions  regardées  comme  erronées,  se  trou- 
vaient toutes  celles  que  le    Philosophe  et  le    Commentateur 

1.  Denifle  et  Châtelain,  Chartularium  Universitatis  Parisiensis,  tomus  I,  ab 
anno  MCG  ad  annum  MCCLXXXVI.  Art.  ^3,  p.  543. 


-jG  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

avaient  affirmées  et  qui  contredisaient  à  la  toute -puissance 
créatrice  de  Dieu;  on  y  lisait  en  particulier  celle-ci,  qui  était 
la  trente-quatrième  :  «  Quod  prima  causa  non  posset  plures 
mundos  facere.  » 

Ce  n'était  évidemment  pas  assez  faire  que  de  déclarer  erronée 
l'opinion  d'Aristote  ;  il  fallait  encore  montrer  en  quoi  le 
Philosophe  s'était  trompé  et  réfuter  ses  arguments.  Guil- 
laume d'Ockam,  toujours  ardent  à  défendre  la  liberté  de  la 
puissance  divine  et  a  briser  les  barrières  par  lesquelles  la 
raison  péripatéticienne  prétendait  borner  son  domaine,  Guil- 
laume d'Ockam,  disons- nous,  assuma  cette  tâche;  en  son 
commentaire  aux  Livres  des  sentences  de  Pierre  Lombard,  il 
consacra  une  question  entière1  à  ruiner  les  arguments  par 
lesquels  le  Stagirite  avait  cru  prouver  l'impossibilité  de  deux 
mondes. 

Le  Stagirite  affirmait  que  les  diverses  parties  d'un  même 
élément  tendent  toutes  et  nécessairement  vers  un  lieu  naturel 
unique;  qu'il  ne  peut  donc  exister  deux  mondes  dont  les 
centres  seraient,  pour  la  terre,  deux  lieux  naturels  distincts. 

Voici  ce  que  Guillaume  d'Ockam  lui  répond  : 

«  Tous  les  individus  appartenant  à  un  élément  de  même 
espèce  se  mouvront  vers  un  même  lieu  naturel  si  on  les  place 
successivement  dans  une  même  position  hors  de  ce  lieu;  il 
n'en  résulte  pas  qu'ils  se  meuvent  toujours  vers  un  même  lieu 
naturel;  il  peut  se  faire  qu'ils  se  meuvent  simultanément  vers 
des  lieux  différents.  » 

En  voici  un  exemple  patent  :  «  Si  l'on  place  en  deux 
régions  différentes  de  la  Terre  deux  feux  de  même  espèce,  ils 
s'élèveront  tous  deux  vers  le  ciel,  mais  ils  ne  tendront  pas  vers 
le  même  lieu;  ils  se  mouvront  vers  deux  lieux  distincts;  toute- 
fois, si  l'on  prenait  le  premier  de  ces  deux  feux  et  qu'on  le  mit 
à  la  place  où  se  trouvait  d'abord  le  second,  ce  premier  feu 
tendrait  vers  le  lieu  où  le  second  tendait  précédemment.  » 

«  11  en  serait  de  même  dans  la  question  qui  nous  occupe. 

i.  Mayistri  Guilhelmi  de  Ockam  Super  quatuor  libros  sententiarum  unnotationes; 
Lugduni,  MCCÇCXCV.  Libri  primi  sententiarum  distinctio  XLIV;  quœstio  unica  : 
Utruin  Deus  possel  facere  mundum  meliorem  isto  nmndo. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LA    PLURALITE    DES    MONDES  77 

Si  l'on  prenait  de  la  terre  appartenant  à  l'autre  univers  et 
qu'on  la  mît  en  cet  univers-ci,  elle  tendrait  au  même  lieu  que 
la  terre  de  notre  univers.  Mais,  lorsqu'elle  se  trouve  hors  de 
cet  univers-ci,  lorsqu'elle  est  à  l'intérieur  de  l'autre  ciel,  elle 
ne  se  meut  plus  vers  le  centre  de  notre  monde  ;  pas  plus  que 
du  feu  placé  à  Oxford  ne  se  meut  vers  le  lieu  auquel  il  tendrait 
s'il  était  placé  à  Paris.  Ce  n'est  donc  pas  simplement  parce 
que  ces  deux  terres  sont  numériquement  distinctes  qu'elles  se 
meuvent  vers  deux  lieux  distincts,  comme  le  prétendait  l'objec- 
tion que  réfute  Aristote;  elles  se  meuvent  vers  des  lieux 
distincts  parce  qu'elles  occupent  des  positions  différentes  à 
l'intérieur  de  cieux  différents;  tout  comme  deux  feux,  par  l'effet 
de  leurs  situations  différentes,  se  meuvent  vers  des  parties 
différentes  du  ciel.  » 

Les  péripatéticiens  seront-ils  convaincus  par  cette  argumen- 
tation ?  Non  certes,  car  ils  répondront  avec  leur  maître  :  Le 
mouvement  naturel  de  la  terre  au  sein  du  second  monde  la 
portera  au  centre  de  ce  second  monde;  par  là,  il  arrivera  qu'il 
l'éloigné  du  centre  du  premier;  la  terre  s'éloigne  donc  par 
mouvement  naturel  du  centre  de  notre  monde  ;  partant,  lors- 
qu'elle tombe  vers  ce  centre,  c'est  par  mouvement  violent,  en 
vertu  de  cet  axiome  :  Si  un  corps  s'éloigne  d'un  lieu  par  mou- 
vement naturel,  il  ne  peut  s'approcher  de  ce  lieu  que  par 
mouvement  violent. 

Guillaume  d'Ockam  n'hésite  pas  à  nier  cet  axiome  ou,  mieux, 
à  le  corriger  :  «  Si,  »  dit-il,  «  un  corps  s'éloigne  naturellement 
d'un  lieu  quelle  que  soil  sa  position  initiale,  il  ne  pourra  tendre 
vers  ce  lieu  que  par  mouvement  violent.  Mais  s'il  ne  s'éloigne 
naturellement  de  ce  lieu  qu'à  partir  de  certaines  positions  initiales, 
il  n'est  pas  nécessaire  qu'il  s'en  approche  toujours  par  mou- 
vement violent.  » 

«  Du  feu  placé  entre  le  centre  du  monde  et  la  circonférence 
du  ciel  nous  en  donne  un  exemple;  lorsqu'il  tend  vers  la  partie 
la  plus  voisine  de  cette  circonférence,  il  s'écarte  de  la  partie 
opposée;  si7  toutefois,  on  le  plaçait  entre  le  centre  et  cette 
dernière  partie,  c'est  vers  celle-ci  qu'il  tendrait  naturellement.  » 

Le  Philosophe  a  encore  donné  un  autre  argument  contre  la 


n8  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

pluralité  des  mondes.  Il  ne  peut  exister  plusieurs  cieux,  car  le 
ciel  est  formé  de  toute  la  matière  qui  convient  à  sa  nature. 
Que  répondra  Ockam  à  cet  argument?  «  Que  le  ciel  est  composé 
de  toute  la  matière  convenable  déjà  existante;  mais  non  de 
toute  la  matière  qui  peut  exister.  Dieu,  en  effet,  peut  créer 
à  nouveau  de  la  matière  céleste,  comme  il  peut  créer  une 
nouvelle  quantité  de  matière  de  n'importe  quel  corps.  » 


V 

La  pluralité  des  mondes  selon  Albert  de  Saxe. 

L'argumentation  de  Guillaume  d'Ockam  ne  put,  de  prime 
abord,  convaincre  les  philosophes  de  l'École  que  la  coexis- 
tence de  plusieurs  mondes  n'était  point  une  absurdité  et  que 
les  démonstrations  d'Aristote  n'étaient  nullement  concluantes. 

Jean  de  Jandun,  par  exemple,  qui  n'a  pu  ignorer  la  discus- 
sion exposée  par  le  chef  des  nominalistes,  ne  paraît  en  avoir 
rien  retenu.  Il  emprunte  •  à  «  frère  Thomas  »  les  raisons 
que  l'on  fait  valoir  en  faveur  de  la  pluralité  des  mondes  et 
aussi  la  réfutation  de  ces  raisons;  il  y  joint  un  résumé  des 
preuves  qu'ont  données  Aristote  et  le  Commentateur,  et,  sans 
souci  de  la  condamnation  portée  par  Etienne  Tempier,  il  for- 
mule cette  conclusion  :  «  Mundos  plures  esse  est  impossibile.  » 

Albert  de  Saxe,  lui  aussi,  conclut  contre  la  pluralité  des 
mondes,  mais  son  opinion  ne  paraît  pas  aussi  fermement 
arrêtée  que  celle  de  Jean  de  Jandun.  Cette  opinion  appelle 
tout  particulièrement  notre  examen  attentif;  Léonard,  en  effet, 
avait  en  mains  les  Subtilissimse  quœsllones  composées  par 
Âlbertutius  sur  le  De  Cœlo  d'Aristote;  il  les  étudiait  précisé- 
ment à  l'époque  où  il  écrivait  le  texte  que  nous  avons  cité  ; 
et  la  comparaison  du  texte  de  Léonard  avec  l'exposition 
d'Albert  de  Saxe  nous  montrera  bien  aisément  que  cette  expo- 
sition a  suggéré  la  pensée  du  Vinci. 

i.  Joannis  de  Janduno/n  libros  Aristotelis  de  Cœlo  et  Mundo  quxstiones  subtilissimx  ; 
in  librum  I  quiestio  XXIV  :  An  sit  possibile  esse  plures  mundos? 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LA    PLUll  ALITÉ    DES    MONDES  79 

Albert  de  Saxe  connaît l  les  arguments  favorables  à  la  plu- 
ralité des  mondes  qui  ont  été  exposés  par  saint  Thomas 
d'Aquin  :  «Il  vaut  mieux  multiplier  ce  qui  est  bon  et  parfait 
que  de  ne  le  pas  multiplier;  mais  le  monde  est  bon  et  parfait; 
il  vaut  donc  mieux  qu'il  existe  plusieurs  mondes  qu'un  seul  ; 
et  comme  Dieu  peut  faire  qu'il  en  soit  ainsi,  et  que,  parmi  tous 
les  possibles,  Dieu  réalise  toujours  le  meilleur,  il  existe 
nécessairement  plusieurs  mondes.  » 

Cet  argument,  Albertutius  le  réfute  :  «  Il  n'est  pas  toujours 
vrai  que  la  mutiplication  d'une  bonne  chose  soit  meilleure 
que  son  unité  ;  car  s'il  en  était  ainsi,  il  serait  mieux  qu'il  y 
eût  plusieurs  dieux  qu'un  seul  ;  et  cela  est  faux,  parce  qu'im- 
possible. »  Cette  riposte  avait  été  donnée  déjà  par  Jean  de 
Jandun  2. 

Albert  de  Saxe  connaît  également  les  objections  par  lesquelles 
Ockam  a  prétendu  ruiner  les  raisonnements  du  Slagirite3; 
mais  il  s'en  faut  bien  qu'il  leur  accorde  la  valeur  que  le  grand 
nominaliste  leur  attribue. 

Selon  Guillaume  d'Ockam,  les  diverses  parties  d'un  même 
élément  ne  tendent  pas  forcément  vers  un  lieu  naturel  unique: 
«  Nous  voyons,  en  effet,  qu'un  feu  peut  tendre  vers  son  lieu 
naturel  en  montant  vers  le  pôle  nord  et  un  autre  en  montant 
vers  le  pôle  sud,  en  sorte  qu'ils  tendent  vers  deux  lieux  numé- 
riquement distincts.  »  A  quoi  Albert  de  Saxe  répond  :  a  Ces 
deux  feux  se  meuvent  vers  un  lieu  qui,  pris  dans  son  ensemble, 
est  numériquement  unique;  c'est  la  concavité  de  l'orbite 
lunaire;  bien  que  les  diverses  parties  du  feu  élémentaire  ten- 
dent vers  des  lieux  partiels  qui  sont  numériquement  distincts.  » 

C'est  encore  à  Ockam  qu'est  empruntée  cette  objection  : 
«  11  semble  que  la  distance  ait  quelque  influence  sur  la  gravité 
et  sur  la  légèreté.  En  effet,  si  une  certaine  masse  de  feu  se 
trouvait  au  centre  du  monde,  elle  se  mouvrait  vers  le  ciel,  qui 


1.  Qusestiones  subtilissimae  Alberti  de  Saxonia  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo;  libri  I 
quaestio  XIII  :  Utrum  sint  vel  possint  esse  plures  mundi. 

2.  Jean  de  Jandun,  loc.  cit. 

3.  Qusestiones  subtilissimœ  Alberti  de  Saxonia  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo;  libri  I 
quœstio  XH  :  Utrum,  supposito  quod  essent  plures  mundi,  terra  unius  mundi 
moveretur  ad  médium  alterius  mundi? 


80  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

est  le  lieu  du  feu,  de  telle  sorte  qu'une  partie  se  dirigerait  vers 
le  pôle  nord  et  une  autre  vers  le  pôle  sud;  tandis  que  si  l'on 
plaçait  cette  niasse  de  feu  entre  le  centre  du  monde  et  le  ciel, 
elle  se  mouvrait  tout  entière  vers  une  même  partie  du  ciel,  » 
savoir,  vers  celle  qui  est  la  plus  proche  de  ce  feu.  Mais  Alber- 
tulius  n'est  point  embarrassé  par  cette  objection  :  «  La  distance 
peut  bien  faire  que  les  diverses  parties  d'un  même  élément 
tendent  vers  leur  lieu  par  des  voies  diverses  ;  mais  elle  ne  peut 
faire  qu'un  corps  cesse  de  tendre  vers  son  lieu  naturel.  » 

Une  autre  considération  pourrait  faire  supposer  que  le  poids 
d'un  corps  dépend  de  sa  distance  au  centre  du  monde  : 
«  Lorsque  la  terre  se  trouve  en  ce  centre,  elle  ne  pèse  plus  ; 
elle  semble  avoir  perdu  toute  inclination  vers  son  lieu  natu- 
rel. »  «  Bien  au  contraire,  »  répond  Albert  de  Saxe;  «  lorsqu'elle 
est  en  son  lieu,  sa  tendance  est  d'y  demeurer,  tandis  que  lors- 
qu'elle se  trouve  hors  de  son  lieu,  elle  a  tendance  à  s'y  rendre... 
Il  est  donc  faux  que  la  terre  ne  soit  plus  grave  lorsqu'elle  se 
trouve  en  son  lieu  naturel;  puisqu'elle  est  douée  de  gravité 
lorsqu'elle  se  trouve  hors  de  ce  lieu,  elle  ne  saurait,  lorsqu'elle 
y  parvient,  perdre  cette  gravité  ;  elle  est  donc  grave  en  son 
lieu  naturel  comme  hors  de  ce  lieu  ;  mais  cette  gravité  a  un 
certain  office  lorsque  la  terre  est  hors  de  son  lieu  et  un  autre 
lorsqu'elle  se  trouve  en  son  lieu;  dans  le  premier  cas,  elle 
incline  la  terre  au  mouvement  vers  son  lieu  naturel  et,  dans 
le  second  cas,  elle  l'incline  au  repos.  » 

Les  considérations  qu'Albert  fait  valoir  ici  se  rattachent  à 
une  de  ses  doctrines  favorites,  dont  nous  avons  touché  quel- 
ques mots  en  une  précédente  étude  l  :  La  gravité  d'un  corps  est 
invariable,  mais  elle  peut  exister  soit  à  l'état  actuel,  soit  à  l'état 
potentiel. 

Une  autre  doctrine  d'Albert  de  Saxe  —  et  l'une  des  plus 
importantes  qui  lui  soient  dues  —  consiste  à  affirmer2  qu'une 
masse  de  terre  demeure  en  repos  lorsque  son  centre  de  gravité 
se  trouve  au  centre  du  monde.  Si  donc  de  la  terre  formait  une 

i.  ilbert  de  Saxe  et  Léonard  de  Vinci,  II  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  première 
série,  p.   16). 

3.  Albert  de  Saxe  et  Léonard  de  Vinci,  II  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  première  série, 
pp.  8  seqq.). 


LÉONARD  DE  VINCI  ET  LA  PLURALITE  DES  MONDES         8l 

couche  limitée  par  deux  sphères  concentriques  ayant  pour 
centre  le  centre  de  l'Univers,  cette  terre  serait  en  son  lieu 
naturel,  bien  que  chacune  de  ses  parties  pût  être  fort  éloignée 
du  centre  commun  des  graves.  De  là  cette  curieuse  conclusion « 
d'Albertutius  : 

«  S'il  existait  plusieurs  mondes  concentriques,  la  terre  de  l'un 
de  ces  mondes  ne  tendrait  pas  vers  la  terre  de  l'autre;  toutes  ces 
terres,  en  effet,  auraient  même  centre;  et  l'on  doit  concevoir 
qu'une  terre  qui  aurait  la  forme  d'une  couche  sphérique  dont  le 
centre  coïnciderait  avec  le  centre  du  monde  serait  naturellement 
en  repos  tout  comme  notre  terre.  Le  raisonnement  d'Aristote, 
fondé  sur  ce  que  la  terre  d'un  monde  se  mouvrait  naturellement 
vers  le  centre  de  l'autre,  ne  conclut  donc  pas  contre  la  plura- 
lité des  mondes  concentriques;  il  ne  laisse  pas  de  prouver  cette 
proposition  que  nous  pouvons  prendre  pour  seconde  conclu- 
sion :  Il  ne  peut  exister  plusieurs  mondes  excentriques  l'un 
à  l'autre,  du  moins  naturellement.  » 

Que  signifient  ces  derniers  mots  :  «  du  moins  naturellement»? 

Albert  de  Saxe  admet  pleinement,  avec  Aristote,  que  la 
coexistence  de  plusieurs  mondes  est  une  impossibilité  ;  mais, 
sans  doute  dans  l'intention  de  se  mettre  à  couvert  de  la  condam- 
nation portée  par  Etienne  Tempier,  il  admet  que  cette  impos- 
sibilité d'ordre  naturel  peut  être  surmontée  d'une  manière 
surnaturelle  par  la  toute-puissance  divine;  toutefois,  la  coexis- 
tence des  mondes  ainsi  créés  par  Dieu  constituerait  un  miracle 
permanent,  une  contradiction  continuelle  aux  lois  naturelles. 

«  Suivant  la  doctrine  d'Aristote,  nous  concluons2  que  l'exi- 
stence de  plusieurs  mondes  non  concentriques  est  naturelle- 
ment impossible.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  Dieu  pourrait, 
par  sa  toute-puissance,  en  créer  plusieurs.  » 

«  Dernière  conclusion3,  qui  s'accorde  avec  les  précédentes  : 
Par  voie  surnaturelle,  il  peut  exister  plusieurs  mondes,  simul- 
tanés ou  successifs,  concentriques  ou  excentriques,  au  gré 
de  Dieu.  » 


i.  Alberti  de  Saxonia  Quaestiones  in  libros  de  Cœlo;  libri  I  quaestio  XIII. 
a.  Alberti  de  Saxonia  Quœstiones  in  libros  de  Cœlo;  libri  I  quaestio  XII. 
3.  Alberti  de  Saxonia  Quœstiones  in  Uhros  de  Cœlo:  libri  I  quaestio  XIII. 

P.    DUHBM. 


82  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VlNCt 

«  Si  donci,  par  miracle,  il  existait  plusieurs  mondes  excen- 
triques les  uns  aux  autres,  »  qu'adviendrait-il  des  éléments 
contenus  en  ces  divers  mondes  ?  On  peut,  à  cet  égard,  donner 
libre  cours  à  son  imagination  et  émettre  toutes  les  suppositions 
que  l'on  voudra,  «  en  vertu  de  cette  règle  :  De  l'impossible, 
on  peut  conclure  n'importe  quoi.  »  On  peut,  par  exemple, 
admettre  que  Dieu  n'a  donné  à  la  terre  de  chaque  monde 
qu'une  inclination  vers  le  centre  de  ce  même  monde. 

Parmi  les  conclusions  qu'il  devient  loisible  de  formuler,  dès 
là  que  l'on  admet  la  coexistence  miraculeuse  de  plusieurs 
mondes  excentriques  l'un  à  l'autre,  Albert  de  Saxe  range 
celle-ci  :  «  S'il  existait  deux  mondes,  la  terre  de  l'un  de  ces 
deux  mondes  ne  tendrait  pas  vers  la  terre  de  l'autre,  mais  vers 
le  centre  du  monde  auquel  elle  appartient,  car  elle  tend  à  celui 
des  deux  centres  qui  est  le  plus  rapproché.  Mais  s'il  arrivait 
qu'elle  fût  équidistante  des  deux  centres,  elle  demeurerait  en 
repos  entre  eux,  comme  un  morceau  de  fer  entre  deux  aimants 
qui  l'attireraient  avec  des  puissances  égales  entre  elles.  » 

Guillaume  d'Ockam  eût  sans  doute  souscrit  à  cette  conclu- 
sion ;  Albert  de  Saxe  n'y  voit  qu'une  conséquence  impossible 
d'une  hypothèse  également  impossible:  «  Ad  impossibile  potest 
sequi  quodlibet.  »  C'est  précisément  cette  conclusion  que 
Léonard  de  Vinci  recueillera  et  développera. 


VI 


Le  poids  résulte-t-il  d'une  attraction  exercée  a  distance  ? 
Jean  de  Jandun,  Guillaume  d'Ockam,  Albert  de  Saxe. 

L'argumentation  qu'Aristote  a  construite  pour  prouver  qu'il 
ne  peut  exister  plusieurs  mondes  suppose  acquise  cette  vérité  : 
Le  poids  d'un  grave  ne  change  pas  de  grandeur  si  ce  grave 
vient  à  s'éloigner  ou  à  se  rapprocher  du  centre  du  monde. 
Pour  démontrer  cette  proposition,  les  deux  commentateurs  qui 

i.   Albcrti  de  Saxonia  Qurrstionrs  in  librot  de  Ovlo ;  libri  1   qu;vstio  XIF. 


LEONARD    DE    VlNCl    Et    LA    PLURALITE    DES    MONDES  83 

nous  semblent  avoir  interprété  le  plus  fidèlement,  en  cette 
circonstance,  la  pensée  du  Stagirite  ont  eu  recours  aux  consi- 
dérations suivantes  :  Le  poids  d'un  corps  pourrait  changer 
avec  la  distance  qui  sépare  ce  corps  de  la  Terre  ou  du  centre 
du  Monde,  si  ce  poids  avait  son  principe  en  dehors  du  corps 
grave,  s'il  résultait  d'une  attraction  analogue  à  celle  qu'une 
masse  de  fer  éprouve  de  la  part  d'une  pierre  d'aimant.  Mais 
un  grave  n'est  pas  attiré  par  la  Terre  en  vertu  d'une  action 
exercée  par  un  corps  sur  un  corps  semblable  ;  il  n'est  pas  attiré 
non  plus  par  son  lieu  naturel  ;  s'il  se  porte  vers  ce  lieu,  c'est 
en  vertu  d'un  principe  intrinsèque  de  mouvement,  c'est  parce 
qu'il  tend  à  sa  propre  perfection  et  que  cette  perfection  n'est 
pas  atteinte  tant  que  le  grave  n'est  pas  en  son  lieu  naturel.  Ce 
principe  de  mouvement,  cette  tendance  à  la  perfection  ne 
devient  ni  moins  intense  parce  que  le  grave  est  éloigné  de 
son  lieu  naturel,  ni  plus  intense  parce  qu'il  en  est  rapproché. 
Telle  est  la  doctrine  soutenue  par  Averroès  et  par  Albert  le 
Grand. 

Sans  nier  les  principes  de  cette  doctrine,  saint  Thomas 
d'Aquin  en  rejetait  la  conséquence  ;  il  admettait  avec  Simpli- 
cius  que  le  poids  d'un  grave  croissait  au  fur  et  à  mesure  que 
ce  grave  était  plus  voisin  du  centre  du  monde  ;  comme  preuve 
de  cet  accroissement,  il  citait  l'accélération  qui  précipite  la 
chute  d'un  grave  vers  le  sol. 

La  Scolastique  du  xive  siècle  paraît  avoir  accordé  une  grande 
importance  à  ce  débat;  et  cette  importance  ne  saurait  être 
contestée;  la  ruine  de  la  doctrine  soutenue  par  Averroès  et 
par  Albert  le  Grand  pouvait  seule  rendre  possibles  d'abord  la 
théorie  de  la  gravité  qu'adopteront  Copernic  et  ses  partisans, 
puis  la  théorie  de  l'attraction  universelle  qui  se  perfectionnera 
de  Kepler  à  Newton. 

Mais,  au  xive  siècle,  cette  ruine  ne  semble  nullement  pro- 
chaine ;  les  docteurs  les  plus  en  renom  soutiennent  que  le  poids 
n'est  pas  une  attraction  exercée  sur  le  corps  grave  par  le  lieu 
qui  lui  est  naturel  ;  ils  en  concluent  que  le  poids  du  grave  ne 
dépend  pas  de  sa  distance  à  ce  lieu. 

Jean  de  Janduu  termine  ses  questions  sur  le  De  Cœlo  et  Mundo 


84  Études  sur  léonard  de  vincï 

d'Aristote  par  l'examen  du  problème  suivant l  :  «  Le  principe 
qui  produit  le  mouvement  d'un  grave  vers  le  sol  est-il  une 
certaine  vertu  propre  au  lieu  naturel  ?  » 

Parmi  les  raisons  qu'il  invoque  à  l'appui  de  sa  conclusion 
négative,  il  place  celle-ci  au  premier  rang  :  Admettre  qu'un 
grave  tombe  par  l'effet  d'une  vertu  qui  appartient  à  son  lieu 
naturel,  c'est  compromettre  l'argumentation  d'Aristote  contre 
la  pluralité  des  mondes. 

Une  autre  raison  lui  paraît  également  propre  à  étayer  cette 
conclusion.  Selon  l'un  des  principes  fondamentaux  de  la 
Dynamique  péripatéticienne,  le  moteur  doit  toujours  accom- 
pagner l'objet  mû;  le  lieu  naturel  ne  peut  donc  être  le  moteur 
qui  fait  tomber  un  grave,  car  ce  grave  tombe  lorsqu'il  est 
séparé  de  son  lieu  naturel  et,  au  moment  précis  où  il  lui  est 
uni,  il  demeure  en  repos. 

Jean  de  Jandun  pose  incidemment  ici  l'un  des  problèmes 
les  plus  graves  et  les  plus  constamment  débattus  de  la  Philo- 
sophie naturelle  :  Un  corps  peut-il  mouvoir  sans  intermédiaire 
un  autre  corps  qu'il  ne  touche  pas?  En  d'autres  termes,  l'action 
à  distance  est-elle  possible? 

Pour  un  péripatéticien,  la  réponse  n'est  pas  douteuse  :  Un 
corps  ne  se  meut  que  par  l'effet  d'un  moteur  étranger,  et  ce 
moteur  doit  l'accompagner,  le  toucher  ;  il  ne  saurait  donc  y 
avoir  action  à  distance. 

Il  semble  cependant  que  la  nature  nous  offre  des  exemples 
non  douteux  d'actions  à  distance  ;  une  pierre  d'aimant  n'attire- 
t-elle  pas  un  morceau  de  fer  qui  ne  la  touche  pas?  De  ces 
attractions  magnétiques,  la  Scolastique  donne  une  explication 
conforme  aux  principes  d'où  découle  sa  Dynamique,  et  cette 
explication  présente  avec  nos  théories  modernes  de  bien  remar- 
quables analogies  :  Entre  la  pierre  d'aimant  et  le  fer  s'étend 
un  milieu  susceptible  d'éprouver,  par  l'effet  de  la  pierre  d'ai- 
mant, une  certaine  modification,  une  certaine  altération;  les 
parties  du  milieu  qui  touchent  la  pierre  sont  modifiées  les  pre- 
mières ;  elles  transmettent  cette  altération  aux  parties  voisines 

i .  Joannis  de  Janduno  In  libros  Aristotelis  de  Cœlo  et  Mundo  quœstiones  subtilissimrr  { 
super  librum  IV  quaest.  XIX. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LA    PLURALITÉ    DES    MONDES  85 

et,  de  proche  en  proche,  cette  species  magnetica  se  propage  ; 
les  parties  du  milieu  qui  touchent  le  morceau  de  fer  sont,  à 
leur  tour,  modifiées  par  cette  espèce;  au  contact  de  ce  milieu 
modifié,  le  fer  subit  un  changement,  une  altération  ;  cette  alté- 
ration consiste  en  la  production  d'une  certaine  vertu  qui  meut 
le  fer  et  le  porte  vers  l'aimant,  en  sorte  que  le  fer  se  déplace  par 
l'effet  d'une  vertu  motrice  qui  lui  est  conjointe,  qui  est  en  lui. 

Contre  cet  enseignement  presque  unanime  une  seule  voix 
s'élève,  celle  du  grand  contradicteur  d'Aristote  et  d'Averroès, 
celle  de  Guillaume  d'Ockam. 

De  la  théorie  que  nous  venons  d'exposer,  Ockam  nie  tout, 
et  le  principe,  et  les  conséquences. 

Il  nie  d'abord  le  principe  *  :  «  Je  dis  qu'il  n'est  pas  toujours 
vrai  que  le  moteur  accompagne  l'objet  mû,  qu'il  le  touche  d'un 
contact  mathématiquement  exact.  » 

Il  nie,  en  second  lieu2,  l'interprétation  des  actions  magné- 
tiques que  suggérait  ce  principe. 

«  Je  dis  que  l'aimant  tire  le  fer  immédiatement,  et  non  par 
l'intermédiaire  d'une  vertu  qui  existerait  soit  dans  le  milieu, 
soit  dans  le  fer;  en  conséquence,  cette  pierre  agit  sur  le  fer  à 
distance  d'une  manière  immédiate,  sans  agir  sur  le  milieu. 

»  Cette  conséquence  est  évidente.  Supposera-t-on,  en  effet, 
que  c'est  une  certaine  vertu  engendrée  dans  le  fer  par  l'aimant 
qui  meut  réellement  le  fer?  Dans  ce  cas,  je  raisonnerai  ainsi  : 

»  Si  l'agent  demeure  le  même,  si  le  patient  demeure  le 
même,  on  devra,  toutes  choses  égales  d'ailleurs,  observer  tou- 
jours le  même  effet.  Si  donc  c'est  la  vertu  produite  au  sein  du 
fer  qui  meut  le  fer,  et  non  point  l'aimant,  le  fer  continuerait  à 
se  mouvoir,  en  vertu  de  la  puissance  qui  lui  a  été  imprimée, 
lors  même  que  Dieu  anéantirait  la  pierre  d'aimant.  Et  alors,  je 
le  demande,  vers  quel  point  du  monde  ce  fer  se  dirigerait-il? 
Se  mouvrait-il  vers  le  haut,  ou  bien  horizontalement,  ou  bien 
encore  autrement?  Ni  d'une  façon,  ni  de  l'autre,  et  je  le  prouve  : 
Cette  vertu,  en  effet,  ne  meut  en  haut  que  si  la  pierre  est  en 


i.  Magistri  Guilhelmi  de  Ockam  Super  quatuor  libros  Sententiarum  annotationes  ; 
lib.  II,  quaest.  XVIII. 

2.  Guillaume  d'Ockam,  Op.  cit.,  lib.  II,  quaest.  XVIII. 


86  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

haut,  et  il  en  est  de  même  des  autres  directions  de  l'espace. 
Mais,  tandis  que  le  fer  a  conservé  sa  vertu,  la  pierre  a  été 
détruite  par  la  toute -puissance  divine;  elle  n'est  plus  ni  en 
haut,  ni  ailleurs.  Ce  n'est  donc  pas  une  vertu  résidant  au  sein 
du  fer  qui  meut  ce  fer,  mais  la  pierre  d'aimant. 

»  Et  de  même  on  prouvera  que  le  fer  n'est  pas  mû  par  une 
certaine  vertu  produite  par  la  pierre  au  sein  du  milieu  ;  si  Dieu, 
en  effet,  détruisait  la  pierre  tout  en  conservant  la  vertu  du 
milieu,  celle-ci  ne  pourrait  plus  mouvoir  le  fer  dans  aucune 
direction,  car  elle  ne  le  meut  jamais  que  vers  le  lieu  où  se 
trouve  la  pierre. 

»  Je  dis  donc1  qu'il  est  parfaitement  inutile  de  supposer 
l'existence  d'une  telle  vertu  soit  dans  le  fer,  soit  dans  le  milieu. 
On  peut  fort  bien  admettre  que  l'aimant  est,  sans  aucun  inter- 
médiaire, la  cause  totale  de  cet  effet,  dans  la  mesure  où  une 
créature,  c'est  à-dire  une  cause  seconde,  peut  être  cause  totale.  » 

La  théorie  d'Ockam  au  sujet  des  actions  magnétiques  s'écarte, 
bien  plus  que  l'enseignement  commun  de  la  Scolastique,  des 
opinions  que  l'influence  de  Faraday  et  de  Maxwell  a  accréditées 
auprès  des  physiciens  de  notre  temps;  en  revanche,  en  pro- 
clamant la  possibilité  de  l'action  à  distance,  elle  prépare  la 
moderne  doctrine  de  la  gravitation. 

Négateur  audacieux  d'Aristote,  Ockam  apparaît  tantôt  comme 
un  avant-coureur  de  Descartes,  tantôt  comme  un  précurseur 
de  Newton.  Les  propositions  qu'il  formulait  et  qui  parfois, 
aujourd'hui,  nous  semblent  étrangement  prophétiques,  furent 
le  plus  souvent  rejetées  par  ses  successeurs  immédiats,  en 
particulier,  par  les  maîtres  parisiens  du  xive  siècle;  et  ceux-ci 
avaient  raison.  Ockam  détruisait,  en  effet,  mais  il  ne  construi- 
sait pas  ;  ravagée  par  sa  critique,  la  Physique  péripatéticienne 
jonchait  le  sol  de  ses  débris  ;  mais  aucun  édifice  ne  s'élevait 
qui  pût  la  remplacer.  Doué  d'un  sens  logique  aussi  aiguisé 
peut-être  que  celui  du  Venerabilis  inceptor  de  l'École  termina- 
liste,  Albert  de  Saxe  n'éprouvait  pas  le  même  besoin  de  ren- 
verser de  fond  en  comble  la  science  traditionnelle;  il  aimait 

i.  Guillaume  d'Ockam,  Op.  cit.,  Iib.  ïf,  queest.  XX VJ, 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LA    PLURALITE    DES    MONDES  87 

mieux  consolider  et  agrandir  cette  antique  demeure  où  les 
connaissances  du  Moyen-Age  trouvaient  encore  à  se  loger  sans 
contrainte,  comme  sans  confusion. 

Albert  de  Saxe  soutient  donc  '  comme  Jean  de  Jandun,  dont 
il  reprend  certains  arguments,  que  «  le  lieu  naturel  ne  meut 
pas  activement  le  grave  qui  tombe...,  car  le  moteur  doit 
accompagner  le  mobile,  et,  bien  loin  d'être  joint  au  grave,  ce 
lieu  en  est  fort  éloigné.  » 

«  Le  lieu  d'un  corps  grave  ou  d'un  corps  léger  n'attire  point 
non  plus  ce  corps  à  la  façon  de  l'aimant  qui  attire  le  fer... 
Dans  ce  cas,  en  effet,  le  lieu  naturel  d'un  grave  attirerait  plus 
fortement  ce  grave  lorsqu'il  en  est  proche  que  lorsqu'il  en  est 
éloigné,  et  le  grave  voisin  de  son  lieu  se  mouvrait  plus  rapi- 
dement que  le  grave  éloigné  ;  c'est  ce  qui  a  lieu  dans  le  cas  du 
fer  attiré  par  l'aimant;  mais  cela  n'a  pas  lieu  dans  le  cas  actuel. 
Il  est  bien  vrai,  en  effet,  que  le  grave  accélère  sans  cesse  son 
mouvement  tandis  qu'il  tombe  ;  mais  sa  vitesse  initiale  n'est 
pas  plus  grande  lorsqu'il  est  rapproché  du  lieu  naturel  que 
lorsqu'il  en  est  éloigné.  En  outre,  un  corps  devrait  tomber 
d'autant  plus  lentement  qu'il  est  plus  lourd,  car  un  lourd 
morceau  de  fer  se  meut  plus  lentement  vers  un  aimant  qu'un 
fragment  plus  léger.  » 

L'accélération  de  la  chute  des  graves  était  le  fait  constam- 
ment invoqué  par  ceux  qui  prétendaient  faire  varier  le  poids 
d'un  corps  avec  sa  distance  au  centre  de  la  Terre;  de  ce  fait, 
ils  tiraient  un  argument  que  leurs  adversaires  avaient  à  briser  ; 
s'il  ne  s'attarde  guère  à  réfuter  cet  argument  dans  le  passage 
que  nous  venons  de  citer,  c'est  qu'Albert  de  Saxe  l'a  longue- 
ment discuté  dans  une  précédente  question2. 

En  cette  question,  Albertutius  examine  les  diverses  explica- 
tions qui  ont  été  données  de  l'accélération  dans  la  chute  des 
graves;  parmi  ces  explications,  il  signale  celles  qui  font 
dépendre  cette  accélération  d'un  continuel  accroissement  du 
poids  et,  en  premier  lieu,  celle  qui  semble  avoir  séduit  la  raison 


1.  Alberti  de  Saxonia  Qusestiones  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo  ;  lib.  III,  quaîst.  VII. 

2.  Alberti  de  Saxonia,   Op.  cit.,  lib.  II,  qua?st.  XIV  (apud  edd.  Venetiis  1/192  et 
yoîo.  Cette  question  est  omise  dans  les  éditions  données  à  Paris  en  1016  et  en  i5i8). 


88  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

d'Aristote  :  «  Le  lieu  est  la  fin  à  laquelle  tend  l'appétit  par 
lequel  le  corps  se  meut  naturellement;  plus  le  mobile  est  voisin 
de  son  lieu  naturel,  plus  cet  appétit  est  intense  et  plus  grand 
est  l'effort  par  lequel  il  meut  le  corps...  Cette  opinion  ne  vaut 
rien,  car  l'appétit  a  pour  raison  la  disette;  plus  donc  le  corps 
est  éloigné  de  son  lieu,  plus  intense  devrait  être  la  tendance 
qui  l'y  porte...  » 

«  Une  autre  opinion  prétend  qu'il  y  a  dans  le  lieu  naturel 
une  certaine  vertu  capable  de  produire  une  certaine  altération 
au  sein  du  corps  qui  s'y  doit  loger,  et  de  l'y  attirer  ;  cette  vertu 
attire  plus  fortement  de  près  que  de  loin,  en  sorte  que  le  corps 
se  meut  plus  rapidement  à  la  fin  de  sa  chute  qu'au  commen- 
cement, car,  à  la  fin  de  la  chute,  il  est  plus  proche  de  son  lieu 
naturel  qu'il  ne  l'était  au  début.  » 

Parmi  les  objections  qu'il  oppose  à  cette  théorie  et  que  nous 
lui  avons  déjà  entendu  formuler,  Albert  de  Saxe  en  apporte  une 
nouvelle,  qu'il  emprunte  à  son  illustre  homonyme  Albert  le 
Grand  :  L'attraction  du  fer  sur  l'aimant  ne  se  fait  sentir  que 
jusqu'à  une  certaine  distance,  au  delà  de  laquelle  elle  s'annule  ; 
ainsi  en  serait-il  de  l'attraction  du  lieu;  un  grave  que  l'on  éloi- 
gnerait suffisamment  du  centre  du  monde  perdrait  tout  poids. 

De  l'une  comme  de  l'autre  de  ces  hypothèses,  «  on  tirerait 
cette  conséquence;  toutes  choses  égales  d'ailleurs,  un  grave  ne 
commencerait  pas  à  se  mouvoir  avec  la  même  vitesse  lorsqu'il 
partirait  de  points  situés  à  des  distances  différentes  de  son  lieu 
naturel;  cette  conséquence  est  contraire  à  l'expérience  et 
cependant  elle  est  logiquement  déduite  ;  la  vertu  attractive 
serait  plus  forte  de  près  que  de  loin  ;  si  donc  un  corps  com- 
mençait à  se  mouvoir  près  de  son  lieu  naturel,  le  début  de  son 
mouvement  serait  plus  rapide  que  s'il  avait  commencé  à  se 
mouvoir  loin  de  ce  même  lieu.  » 

Il  résulterait  aussi  de  ces  hypothèses  «  qu'une  même  pierre 
serait  plus  difficile  à  lever  lorsqu'elle  est  près  du  sol  que  lors- 
qu'elle est  très  éloignée  ». 

L'importance  qu'Albert  de  Saxe  attribuait  à  ce  débat  nous 
est  attestée  par  ce  fait  qu'avant  de  les  développer  en  détail  dans 
ses  Quœstiones  in  libros  de  Cœlo,  il  avait  donné,  dans  ses  Qiuvs- 


LÉONARD  DE  VINCI  ET  LA  PLURALITE  DES  MONDES         89 

tiones  in  libros  physicorum1,  un  résumé  succinct,  mais  précis, 
de  ses  arguments. 

Ces  arguments  ont  été,  d'ailleurs,  fidèlement  repris  partout 
où  la  Physique  parisienne  faisait  sentir  sa  puissante  influence, 
en  Allemagne  aussi  bien  qu'en  Italie. 

Albertutius  a  formulé  sur  cette  proposition  :  si  le  grave  était 
attiré  par  son  lieu  naturel,  il  serait  plus  lourd  lorsqu'il  touche 
le  sol  que  lorsqu'il  en  est  éloigné.  Cette  objection  contre 
l'hypothèse  qui  identifie  le  poids  à  une  attraction  est  celle  que 
fait  valoir  Marsile  d'Inghen  dans  Y  Abrégé  de  Physique2  qu'il  a 
rédigé  pour  ses  élèves  de  Heidelberg  :  «  Si  un  grave  est  mû 
vers  le  bas,  ce  n'est  pas  par  l'effet  d'une  attraction  émanée  de 
son  lieu  naturel.  Une  telle  attraction  serait  plus  forte  auprès 
de  ce  lieu  qu'au  loin,  car  l'agent  produit  un  plus  fort  chan- 
gement d'état  en  un  corps  voisin  qu'en  un  corps  éloigné.  Le 
même  grave  aurait  donc  un  poids  numériquement  plus  grand 
près  de  terre  qu'au  sommet  des  tours  de  Notre-Dame.  » 

Les  doctrines  que  Marsile  d'Inghen  transplantait  de  Paris 
à  Heidelberg  n'avaient  pas  trouvé  un  terrain  moins  favorable 
à  l'Université  de  Padoue;  elles  y  florissaient  au  xve  siècle; 
Gaétan  de  Tiène  nous  en  est  garant.  En  son  commentaire  à 
la  Physique  d'Aristote,  il  reprend3  sommairement  toute  l'ar- 
gumentation d'Albertutius  contre  l'hypothèse  qui  identifierait 
le  poids  à  une  attraction  exercée  par  le  lieu  naturel.  Comme 
lui,  il  pense  que,  selon  cette  hypothèse,  «  un  corps  ne  se 
mouvrait  vers  son  lieu  que  s'il  en  était  peu  distant,  car  le  lieu 
ne  pourrait  propager  sa  vertu  à  grande  distance...  Elle  serait 
étrange,  cette  vertu  du  lieu  naturel  de  la  terre,  si  elle  était 
capable  d'attirer  une  masse  de  terre  qui  toucherait  la  conca- 
vité de  l'orbite  lunaire.  »  Comme  Albert  de  Saxe,  il  dissipe 
l'argument,  tiré  de  la  chute  accélérée  des  graves,  par  lequel 
on  pensait  confirmer  cette  hypothèse. 


1.  Alberti  de   Saxonia   Quœstiones    in  libros  de  physica  auscultatione,    lib.  VIII, 
quaest.  VI,  quamtum  ad  secundum. 

2.  Abbreviationes  libri phisicorum  édite  a  prestantissimo  philosopho  Marsilio  Inguen 
doctore  Parisiensi  ;  fol.  73  (non  numéroté),  col.  a. 

3.  Recollecte  Gaietani  super  octo  libros  physicorum  cum  annotationibus  textuum,  Vene- 
tiis,  per  Bonetum  Locatellum  et  Octavianum  Scotum,  1^96;  lib.  VIII,  fol.  /j6,  verso. 


gO  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

L'École  parisienne  du  xive  siècle  rejette  donc  résolument 
l'hypothèse  qui  assimilerait  le  poids  à  une  attraction  exercée 
à  distance  sur  le  corps  grave  par  le  centre  de  la  Terre.  Mais 
pour  réfuter  cette  hypothèse,  elle  a  été  contrainte  d'en  déve- 
lopper les  conséquences;  elle  a  reconnu  que,  d'après  cette 
supposition,  le  poids  d'un  corps  varierait  avec  la  distance  de 
ce  corps  au  centre  d'attraction,  diminuant  en  même  temps  que 
cette  distance  augmenterait;  elle  en  a  conclu  que  ce  corps, 
en  tombant,  aurait  une  vitesse  initiale  d'autant  plus  faible  que 
son  point  de  départ  serait  plus  éloigné  du  centre. 

Un  jour,  les  physiciens  et  les  astronomes  seront  contraints 
par  la  révolution  copernicaine  d'abandonner  la  théorie  de  la 
gravité  qu'Aristote  avait  élevée;  avec  Copernic,  ils  mettront 
en  chaque  astre  un  centre  d'attraction  capable  de  ramener  ou 
de  retenir  les  parties  de  cet  astre;  mais  cette  supposition  ne 
s'offrira  pas  à  eux  imprévue  et  non  dégrossie  ;  ils  la  trouveront 
déjà  préparée,  éclaircie,  analysée  par  les  discussions  des  Aver- 
roès,  des  Albert  le  Grand,  des  Albert  de  Saxe;  pour  formuler 
leur  théorie,  il  leur  suffira  de  reprendre,  en  les  changeant  en 
affirmations,  les  négations  de  la  Scolastique.  Bien  souvent, 
pour  constituer  la  Science  moderne,  les  hommes  de  la  Renais- 
sance n'ont  pas  eu  besoin  d'autre  effort. 


VII 


Les  discussions  sur  la  pluralité  des  mondes  au  xve  siècle. 
Paul  de  Venise  et  Johannes  Majoris. 

Parmi  les  physiciens  qui  discutent  de  la  pluralité  des  mondes 
à  la  fin  du  Moyen-Age  et  au  début  de  la  Renaissance,  il  en 
est  qui  se  rangent  au  parti  d'Albert  de  Saxe;  ils  admettent, 
selon  l'enseignement  d'Aristote,  que  la  coexistence  de  plusieurs 
mondes  est  une  impossibilité  naturelle;  ils  accordent  que  la 
toute -puissance  de  Dieu  peut  bien  créer  plusieurs  mondes, 
mais  ces  mondes  multiples  ne  peuvent  exister  que  par  un 
miracle  permanent,  mettant  en  suspens  les  lois  de  la  nature. 


LÉONARD  DE  VINCI  ET  LA  PLURALITE  DES  MONDES  91 

Il  en  est  d'autres,  au  contraire,  qui  suivent  l'exemple  de 
Guillaume  d'Ockam;  ils  font  bon  marché  des  arguments 
d'Aristote  et  n'hésitent  pas  à  déclarer  que  la  pluralité  des 
mondes  n'a  rien  d'impossible. 

Au  nombre  des  premiers  nous  devons  ranger  Paul  Nicoletti 
de  Venise,  au  nombre  des  seconds  l'Écossais  Johannes  Majoris. 

En  sa  Summa  totias  philosophiœ ,  Paul  de  Venise  consacre  un 
chapitre1  au  problème  de  la  pluralité  des  mondes.  Ce  chapitre 
ne  fait  que  résumer  assez  fidèlement  ce  qu'Albert  de  Saxe  avait 
dit  de  la  même  question.  Comme  Albert  de  Saxe,  Paul  Nico- 
letti conclut  qu'il  ne  peut  y  avoir  qu'un  monde.  «  Supposons 
toutefois  qu'il  y  ait  deux  mondes;  bien  que  cette  terre  ci  fût  de 
même  espèce  que  la  terre  de  l'autre  monde,  elle  ne  pourrait 
se  mouvoir  vers  cette  dernière  terre;  les  cieux  mettraient 
obstacle  à  son  mouvement  et  l'empêcheraient  de  passer  d'un 
monde  à  l'autre.  Toutefois,  si  l'on  imaginait  qu'on  prît  une 
parcelle  de  notre  terre  et  qu'on  la  plaçât  à  l'intérieur  de  l'autre 
monde,  elle  se  mouvrait  vers  la  terre  de  cet  autre  monde  ;  de 
même,  en  notre  hémisphère,  le  feu  se  meut  vers  le  pôle  arctique, 
mais  il  se  mouvrait  vers  le  pôle  antarctique,  et  cela  en  vertu 
de  la  même  inclination,  si  on  le  plaçait  en  l'autre  hémisphère. 
Par  conséquent,  s'il  existait  plusieurs  mondes,  le  feu  du 
premier  se  dirigerait  vers  la  concavité  de  l'orbe  de  la  lune 
du  second,  et  inversement;  et  l'air  du  premier  se  mouvrait 
vers  la  concavité  de  la  sphère  ignée  du  second,  et  réciproque- 
ment. » 

A  ces  considérations,  où  l'influence  d'Ockam  semble  tem- 
pérer la  rigueur  des  conclusions  d'Albert  de  Saxe,  Paul  de 
Venise  substitue  des  arguments  plus  personnels  vers  la  fin 
de  son  ouvrage  Sur  la  composition  du  monde?. 

1.  Pauli  de  Venetiis  Summa  tolius  philosophiœ,  Pars  secunda,  cap.  IV. 

2.  Primus  liber  incipit  De  compositione  Mundi  — Summa  philosophie  naturalis  claris- 
simi  philosophi  Pauli  Veneti,  una  cum  libro  de  compositions  Mundi  qui  astronomie  janua 
nuncupari  potest;  novissimerecognita  sine  aliquo  errore  in  luce  emissa.  Venumdantur 
Parisius  a  Ponceto  le  Preux  ejusdem  civitatis  bibliopola  sab  signo  Lupi  in  vico  divi 
Jacobi  sedente.  —  Golophon  :  Hic  finem  accipit  aureum  opus  de  compositione  Mundi 
a  Paulo  Veneto  omnium  hominum  doctorum  sui  temporis  facile  principe.  Impressum 
Parisius  a  Thoma  Rees  calcographo  expertissimo  in  platea  carmelitarum  commo- 
rante,  in  domo  rubea  sic  vocata.  Anno  Domini  MCCCCCX.III,  Xllf  die  mensis 
Novembris —  Cap.  X\(N. 


q2  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINGT 

((  Il  n'y  a,  »  dit- il,  «qu'un  monde  et  non  plusieurs;  nous 
allons  le  prouver.  » 

«  S'il  existait  plusieurs  mondes,  ou  bien  ils  se  contiendraient 
l'un  l'autre,  ou  bien  chacun  d'eux  toucherait  le  suivant  en  un 
point  indivisible.  » 

«  La  première  supposition  est  inadmissible;  car  s'il  y  avait 
un  monde  qui  enveloppât  celui-ci,  par  la  même  raison  il 
faudrait  qu'il  y  eût  un  troisième  monde  contenant  le  second  à 
son  intérieur,  et  ainsi  de  suite  à  l'infini  ;  et  cela  ne  peut  être, 
car  on  aurait  de  la  sorte  une  suite  indéfinie  de  moteurs 
et  de  mobiles;  l'existence  d'une  telle  suite  a  été  démontrée 
impossible  au  VIIe  livre  des  Physiques.  » 

«  Il  ne  peut  pas  exister  davantage  un  second  monde  qui 
toucherait  celui-ci  en  un  point  indivisible;  car  pour  la  même 
raison,  il  existerait  un  troisième  monde  touchant  le  second, 
et  ainsi  de  suite  à  l'infini...  » 

«  Cette  supposition  est  encore  fausse  pour  un  autre  motif  : 
elle  exigerait  qu'il  y  eût  hors  du  monde  un  vide  infini,  et  l'on 
a  prouvé,  au  IVe  livre  des  Physiques,  que  cela  ne  saurait  être.  » 

Ces  raisonnements  sont  peu  propres,  assurément,  à  justifier 
la  réputation  de  grand  logicien  que  Paul  de  Venise  s'était 
acquise  en  son  temps;  le  dernier  n'est  même  pas  original;  il 
n'est  qu'une  réminiscence  de  Michel  Scot. 

A  ces  arguments,  l'auteur  a  soin,  d'ailleurs,  de  joindre  un 
correctif  qui  marque  sa  déférence  à  l'égard  de  la  condamnation 
portée  par  Etienne  Tempier  :  «  Toutefois,  Dieu  qui  est  tout- 
puissant  et  infini  pourrait,  à  l'encontre  des  tendances  de  la 
nature,  faire  qu'il  existât  du  vide  et  créer  des  mondes,  en 
nombre  infini,  qui  se  touchassent  deux  à  deux  en  un  point.  » 

Magister  Johannes  Majoris,  qui  régentait  à  Paris  au  Collège 
de  Montaigu,  n'était  convaincu  ni  par  les  arguments  d'Aristote 
ni,  à  plus  forte  raison,  par  ceux  de  Paul  de  Venise;  en  la  pre- 
mière question  de  sa  dissertation  De  inflnito1,  il  affirme  nette- 
ment sa  croyance  non  seulement  à  la  pluralité  des  mondes, 
mais  encore  à  l'existence  de  mondes  en  nombre  infini. 

i.  Nous  avons  décrit,  en  notre  précédente  étude  (voir  page  $),  l'édition  de  cet 
oxivrage  que  nous  avons  eue  entre  les  mains. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LA.    PLURALITE    DES    MONDES  q3 

a  A  parler  au  point  de  vue  naturel,  »  dit- il,  «  il  y  a  une 
infinité  de  mondes;  à  l'encontre  de  cet  avis,  on  ne  peut  donner 
aucune  raison  convaincante.  Il  est  facile  de  réfuter  l'objection, 
formulée  par  Aristote,  que  la  terre  de  l'un  des  mondes  tendrait 
vers  le  centre  de  l'autre  ;  il  est  facile  également  de  réfuter  toute 
autre  objection.  Cet  avis  était,  d'ailleurs,  celui  de  Démocrite, 
ce  philosophe  insigne  dont  Aristote  fait  si  grand  éloge  au 
premier  livre  du  De  generatione.  » 

Jean  Majoris  ne  nous  dit  pas  par  quelle  voie  il  était  facile  de 
réfuter  l'objection  d'Aristote  ;  il  entend  sans  doute  faire  allusion 
à  la  voie  tracée  par  Ockam. 

D'ailleurs,  à  l'encontre  du  raisonnement  du  Philosophe,  il  a 
soin  de  citer  le  cas  d'exception  signalé  par  Albert  de  Saxe  : 
«  Les  raisons  d'Aristote  ne  concluent  pas  contre  la  pluralité 
de  mondes  concentriques  l.  » 

Ce  n'est  plus  Aristote,  mais  saint  Thomas  d'Aquin,  qui 
semble  visé  dans  ce  passage  : 

u  A  parler  au  sens  purement  naturel,  il  ne  me  semble  pas 
que  l'on  puisse  prouver  d'une  manière  convaincante  l'opinion 
opposée  à  la  nôtre,  à  savoir  qu'il  n'existe  qu'un  monde;  con- 
formément à  l'usage,  j'entends  par  monde  l'ensemble  des 
sphères  célestes  et  de  ce  qu'elles  renferment.  » 

«  Si  tu  dis  :  Tous  ces  mondes  ne  font  qu'un  monde,  c'est 
que  tu  n'entends  pas  toi-même  tes  propres  paroles;  s'il  en 
était  ainsi,  Aristote  n'aurait  pas  pris  la  peine  de  discuter.  » 

Voici  maintenant  une  riposte  qui  s'adresse  sans  doute  à 
Michel  Scot  et  à  Paul  de  Venise  :  «  Si  tu  dis  :  Il  y  aura  le  vide 
entre  ces  mondes,  je  te  répondrai  que  ton  argument  serait 
également  valable  contre  Aristote,  car  il  y  aurait  actuellement 
le  vide  hors  du  ciel.  » 

Et  Jean  Majoris  termine  son  argumentation  par  cette  sorte 
de  défi  :  «  Si  tu  me  demandes  les  arguments  par  lesquels  je 
conclus  à  la  pluralité  des  mondes,  je  te  demande  ceux  par 
lesquels  tu  soutiens  l'opinion  contraire;  et  ce  que  je  dis  là,  je 
le  dis  en  me  plaçant  au  point  de  vue  purement  naturel.  » 

Ainsi,  à  la  fin  du  xve  siècle,  le  problème  de  la  pluralité  des 

i.  Le  texte»  très  fautif  d'ailleurs,  dit  :  eccentricorumt 


g4  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINOI 

mondes  donnait  lieu,  dans  les  écoles,  à  des  débats  passionnés; 
il  n'est  donc  pas  étonnant  que  Léonard  de  Vinci  y  ait  pris 
intérêt. 


Vlll 


Commentaire  aux  réflexions  sur  la  pluralité  des  mondes 
données  par  léonard  de  vlnci. 

Nous  sommes  en  mesure,  désormais,  de  donner  la  plénitude 
de  leur  sens  aux  notes  que  Léonard  de  Vinci  a  jetées  sur  le 
papier  et  que  nous  avons  citées  au  début  de  cet  article. 

Et  d'abord,  où  ces  notes  se  trouvent-elles?  Nous  les  lisons 
au  verso  du  feuillet  83  du  cahier  que  Venturi  a  marqué  de  la 
lettre  F.  Or,  le  verso  du  feuillet  82,  le  recto  du  feuillet  83  sont 
couverts  des  réflexions  sur  la  sphéricité  de  la  terre  et  des  mers, 
sur  la  convergence  des  verticales,  qui  ont  conduit  Léonard 
de  Vinci  à  découvrir  les  propriétés  statiques  du  centre  de 
gravité  et  du  polygone  de  sustentation1.  Ces  réflexions  sont 
inspirées  de  celles  qu'Albert  de  Saxe  a  exposées  dans  ses 
Quœstiones  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo.  Au  recto  du  feuillet  84,  se 
trouve  cette  phrase  latine  :  «  Omne  grave  tendit  deorsum  nec 
perpetuo  potest  sic  sursum  sustineri,  quare  jam  totalis  terra 
esset  facta  sphserica;  »  cette  phrase  est  extraite  textuellement 
de  Tune  des  Questions2  d'Albertutius. 

Ces  constatations  nous  fournissent  une  première  conclusion  : 
Au  moment  où  Léonard  a  composé  le  fragment  qui  nous 
occupe,  il  avait  sûrement  entre  les  mains,  comme  nous 
l'avions  déjà  avancé,  les  Subtilissimde  quœstiones  in  libros  de 
Cœlo  et  Mundo  de  Maître  Albert  de  Saxe. 

Elles  nous  fournissent  encore  un  autre  renseignement  ;  elles 
nous  montrent  de  quelle  manière  les  problèmes  dont  elles 
traitent  se  sont  offerts  à  l'esprit  du  Vinci. 

1.  Voir  notre  étude  sur  Léonardde  Vinci  et  Villalpand,  IV  et  V  (Études  sur  Léonard 
de  Vinci,  première  série,  pp.  08  seqq.). 

2.  Albcrti  de  Saxonia  Quœstiones  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo;  in  libruni  II 
qu.Tstio  XXVIH  (edd.  VenotiiSj  1^92  et  i5ao)  vel  XXVI  (cdd.  Parisiis,  i5i6  et  i5i8). 


LEONARD  DE  VINCI  ET  LA  PLURALITE  DES  MONDES  q5 

Celui-ci  vient  de  méditer  au  sujet  de  la  corrélation  qu'Aris- 
tote,  Adraste  et  leur  comentateur  Albert  de  Saxe  ont  établie 
entre  ces  deux  propositions  :  Tous  les  graves  tendent,  dans 
leur  chute,  vers  un  même  point;  — Les  divers  éléments  sont 
limités  par  des  surfaces  sphériques  ayant  ce  point  pour  centre. 
L'esprit  de  généralisation,  qui  se  confond  si  souvent  avec  le 
génie  d'invention,  lui  pose  tout  aussitôt  cette  question  :  S'il 
existait  non  plus  un  seul  centre  commun  des  graves,  mais 
deux  tels  centres,  comment  conviendrait-il  de  transformer  les 
deux  propositions  qui  viennent  d'être  énoncées  ?  La  figure 
que  trace  Léonard  de  Vinci,  les  deux  premières  phrases  qu'il 
rédige,  n'ont  d'autre  objet  que  de  répondre  à  cette  question. 

Léonard  la  transforme  de  nouveau,  cette  question,  afin  de 
la  simplifier  et  de  la  rendre  plus  claire  ;  il  est  ainsi  amené  à 
se  poser  ce  problème  :  Un  grave  se  meut  sur  une  perpendi- 
culaire à  la  ligne  de  jonction  des  deux  centres,  menée  par  le 
milieu  de  cette  ligne  ;  quelle  sera  la  loi  de  son  mouvement  ? 

Les  Questions  d'Albert  de  Saxe  fournissaient  déjà  une  partie  de 
la  réponse  :  Le  point  de  la  ligne  de  jonction  qui  est  équidistant 
des  deux  centres  est,  pour  le  grave,  une  position  d'équilibre. 

Léonard  voit,  en  outre,  que,  pour  le  corps  pesant  mobile  sur 
la  ligne  équidistante  des  deux  centres,  cette  position  d'équi- 
libre se  comportera  comme  la  position  stable  d'un  pendule  : 
«  Il  ira  longtemps  se  mouvant  avec  un  mouvement  ayant  toute 
partie  de  sa  longueur  également  distante  de  chacun  des 
centres,  et  finalement  il  s'arrêtera  à  égale  distance  de  chacun 
des  deux  centres,  au  plus  proche  lieu  qu'ait  la  ligne  de  son 
mouvement.  »  Ce  passage  veut  évidemment  parler  d'oscilla- 
tions de  part  et  d'autre  de  la  position  d'équilibre;  on  ne 
saurait  l'interpréter  autrement. 

Léonard,  d'ailleurs,  se  trouvait  naturellement  conduit  à 
considérer  de  telles  oscillations  par  la  lecture  d'un  passage 
d'Albert  de  Saxe  i  : 

«  Supposons  que  la  terre  soit  perforée  de  part  en  part  et  que, 

i.  Alberti  de  Saxonia  Quœstiones  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo;  in  librum  II 
qua&stio  XIV,  apud  edd.  Venetiis  1&92  et  i52o.  Cette  question  ne  se  trouve  pas  dans 
les  éditions  données  à  Paris,  par  Georges  Lokert,  en  i5i6  et  i5i8* 


f)6  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

par  le  canal  ainsi  creusé,  un  grave  descende  très  rapidement 
vers  le  centre  ;  au  moment  où  le  centre  de  gravité  de  ce  corps 
sera  devenu  le  centre  du  monde,  ce  corps  continuera  à  se 
mouvoir  au  delà  et  à  se  diriger  vers  la  partie  opposée  du  ciel 
grâce  à  Yimpetus  qu'il  a  acquis  et  qui  ne  sera  pas  encore 
corrompu;  lorsque,  dans  son  ascension,  cet  impetus  viendra 
à  manquer,  le  grave  se  remettra  à  descendre;  il  ira  ainsi, 
oscillant  autour  du  centre,  jusqu'à  ce  qu'il  n'y  ait  plus  en  lui 
aucun  impelas;  alors  il  s'arrêtera.  » 

Les  moindres  détails  de  la  note  de  Léonard  ont  donc  été 
suggérés  par  les  Questions  d'Albert  de  Saxe;  et  cependant 
l'esprit  de  cette  note  est  en  opposition  formelle  avec  la  doctrine 
que  développent  ces  Questions;  Léonard  semble  y  faire  siennes 
des  propositions  qu'Albertutius  considérait  comme  des  con- 
séquences arbitraires  d'une  hypothèse  impossible  :  «  Ad 
impossibile  potest  sequi  quodlibet.  » 

Cette  pluralité  des  mondes  qu'Albert  de  Saxe  répute  impos- 
sible, si  ce  n'est  par  miracle,  Léonard  paraît  la  regarder 
comme  possible  par  voie  naturelle.  Quelle  influence  combat  et 
surmonte  en  son  esprit  l'influence  de  Magister  Albertus  de 
Saxonia  ?  Cette  influence  prépondérante,  c'est,  nous  Talions 
voir,  celle  de  Nicolas  de  Cues. 


XI 


NICOLAS   DE   CUES 


ET 


LÉONARD    DE    VINCI 


P.  duheM. 


NICOLAS   DE  CUES 


ET 


LÉONARD    DE    VINCI 


Un  des  auteurs  qui  ont  le  plus  profondément  médité  la 
pensée  de  Nicolas  de  Gués,  Richard  Falckenberg,  a  écrit1  : 
«  Nicolas  veut  être  un  philosophe  du  Moyen-Age,  bien  qu'avec 
plus  de  liberté  ;  il  est,  sans  le  vouloir,  un  philosophe  moderne, 
mais  plus  réservé.  »  Félix  Ravaisson  a  nommé  Léonard  de 
Vinci  «  le  grand  initiateur  de  l'esprit  moderne  ». 

Ces  jugements  rapprochent  l'un  de  l'autre  Nicolas  de  Cues 
et  Léonard  de  Vinci  ;  et,  en  effet,  par  sa  souplesse  qui  le  rend 
apte  aux  études  les  plus  diverses,  par  son  audace  qui  lui  fait 
produire  les  pensées  les  plus  originales,  le  génie  de  l'un  de 
ces  hommes  ressemble  à  celui  de  l'autre. 

L'époque  de  leur  naissance  les  a  placés,  dans  le  temps, 
comme  deux  jalons  plantés  sur  la  route  qui  relie  le  Moyen- Age 
à  l'Age  Moderne;  la  vie  de  Nicolas  de  Cues  (i4oi-i464)  s'écoule 
avec  les  dernières  années  du  Moyen- Age;  la  vie  de  Léonard 
de  Vinci  (1452-1619)  occupe  le  début  de  l'Age  Moderne;  Tune 
commence  alors  que  l'autre  finit;  le  grand  artiste  semble  être 
né  pour  recueillir  le  flambeau  de  la  tradition  que  le  Cardinal 
Allemand  avait  reçu  de  la  Scolastique  et  que  ses  mains  mou- 
rantes laissaient  échapper. 

Ce  précieux  dépôt  de  la  tradition  intellectuelle  a  réellement 
été  transmis  de  Nicolas  de  Cues  à  Léonard  de  Vinci  ;  celui-ci  a 
lu  les  ouvrages  de  celui-là,  il  en  a  médité  les  enseignements, 

1.  Richard  Falckenberg,  Grundzùge  der  Philosophie  des  Nicolaus  Cusanus  mit 
besonderer  Berùcksichtigung  der  Lehre  vom  Ërkennen;  Breslau,  1880  ;  p.  3. 


I00  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

il  en  a  tiré  les  premiers  germes  de  quelques-unes  de  ses  pen 
sées  les  plus  originales.  C'est  la  vérité  que  nous  nous  propo- 
sons d'établir  en  ces  pages. 


Quelques  mots  sur  la  vie  de  Nicolas  de  Gués. 

Très  sommairement,  afin  de  courir  plus  vite  à  notre  but, 
rappelons  quelle  a  été  la  vie  de  Nicolas  de  Gués  *. 

Cues  est  un  gros  village  de  la  Prusse  Rhénane  et  du  diocèse 
de  Trêves;  il  se  trouve  sur  la  rive  droite  de  la  Moselle,  à  peu 
de  distance  en  amont  de  la  petite  ville  de  Bernkastel.  C'est  là 
que  Nicolas  Chrypfs  naquit  en  i4oi,  d'un  simple  pêcheur. 
Chrypfs  est,  en  patois  mosellan,  l'équivalent  de  l'Allemand 
Krebs,  écrevisse;  d'où,  la  traduction  Nicolaus  Cancer  que 
Nicolas  de  Cues  donnait  de  son  nom;  c'est  ainsi  que  le  registre 
d'immatriculation  de  l'Université  de  Heidelberg  mentionne, 
en  i4i6,  Nicolaus  Cancer  de  Cœsze  clericus  Trever.  dyoc.  De 
Heidelberg,  Nicolas  Chrypfs  passa  en  Italie;  en  i424,  il  prit 
à  Padoue  le  doctorat  en  droit.  Revenu  en  Allemagne,  il  plaida 
à  Mayence  son  premier  procès,  le  perdit,  et  se  consacra  exclu- 
sivement dès  lors  à  la  Théologie  et  aux  sciences. 

En  i43i,  il  assista  comme  archidiacre  de  Liège  au  concile 
de  Baie;  en  i436,  il  présenta  à  ce  concile  un  projet  de  réforme 
du  calendrier.  Lorsque  le  concile  se  sépara  du  Pape,  Nicolas 
de  Cues  fut  de  ceux  qui  demeurèrent  fidèlement  attachés  au 
pontife  romain. 

Eugène  IV,  Nicolas  V,  Pie  II  l'employèrent  en  d'importantes 

i.  Au  sujet  de  cette  vie,  on  peut  consulter  :  Vita  D.  Nicolai  de  Cusa  a  Joan. 
Trittenhemio,  courte  notice  introduite,  à  la  suite  de  l'Index,  dans  les  Opéra  de  Nicolas 
de  Cues  publiées  à  Bàle  en  1675.  —  Prantl,  art.  ISikolaus  Cusanus  de  VAllgemeine 
deutsche  Biographie,  Bd.  IV,  pp.  655-6Ga  —  Moritz  Cantor,  Vorlesungen  iïber  die 
Geschichte  der  Mathematik,  2"  Aull.,  Ll  Kap. ,  Bd.  II,  SS.  i86-ao3  ;  on  trouvera  dans  ce 
dernier  ouvrage  une  étude  très  complète  des  travaux  mathématiques  de  Nicolas  de 
Cues,  dont  nous  ne  pouvions  traiter  ici.  Qu'il  nous  suffise  de  remarquer  à  ce  sujet 
que  les  problèmes  de  quadrature,  qui  ont  longuement  occupé  le  Cusan,  ont  été 
également  l'objet  de  profondes  méditations  du  Ainci  ;  entre  les  méthodes  qu'ils  ont 
sui\ies,  nous  n'avons  pu  saisir  aucun  rapprochement  qui  vaille  d'être  noté. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  IOI 

légations;  en  décembre  i448,  Nicolas  V  le  nomma  cardinal- 
prêtre  du  titre  de  Saint-Pierre-ès-liens  ;  un  cardinal  allemand 
était,  à  cette  époque,  au  dire  d'un  historien,  aussi  rare  qu'un 
corbeau  blanc;  aussi  Nicolas  de  Cues  était-il  souvent  désigné 
par  le  surnom  de  Cardlnalis  Teutonicus. 

En  mars  i45o,  Nicolas  V  promut  le  nouveau  cardinal  à 
l'évêché  de  Brixen  en  Tyrol.  Nicolas  de  Cues,  connu  pour  sa 
piété  et  la  rigidité  de  ses  mœurs,  voulut  ramener  le  respect  de  la 
morale  et  de  la  règle  en  certains  couvents  qui  l'avaient  oublié; 
les  moines,  en  révolte  contre  leur  évêque,  intéressèrent  à  leur 
cause  l'archiduc  Sigismond  III  qui  fit  incarcérer  le  Cardinal 
Allemand.  Rendu  à  la  liberté  après  plusieurs  années  de  prison, 
Nicolas  de  Cues  vint  passer  la  fin  de  sa  vie  en  Ombrie,  à  Todi, 
où  il  mourut  le  n  août  i/|64.  Son  corps  fut  enseveli  à  Rome, 
mais  son  cœur,  envoyé  à  Cues,  y  fut  déposé  dans  le  chœur  de 
la  chapelle  de  l'Hôpital  Saint-Nicolas.  Le  Cardinal  avait  fondé 
cet  hôpital,  l'avait  doté  de  dons  et  de  revenus  et  y  avait  créé 
une  riche  bibliothèque  ;  cette  bibliothèque  qui  subsiste  encore 
en  partie,  malgré  de  nombreuses  dilapidations,  témoigne  des 
connaissances  que  possédait  le  Cusan  dans  les  trois  langues 
latine,  grecque  et  hébraïque. 


II 

Les  diverses  éditions  des  œuvres  de  Nicolas  de  Cues. 

Tel  fut  l'homme  dont  Léonard  de  Vinci  a  lu  presque  tous  les 
écrits,  laissant  sur  ses  cahiers  de  notes  la  trace  des  réflexions 
que  lui  inspiraient  les  pensées  du  Cardinal  Allemand. 

De  ces  écrits,  comment  le  Vinci  a-t-il  eu  connaissance?  Il 
aurait  pu,  sans  aucun  doute,  les  lire  en  manuscrits;  plus 
aisément  encore,  il  a  pu  les  lire  en  des  ouvrages  imprimés. 

Du  vivant  de  Léonard,  la  collection  des  œuvres  de  Nicolas 
de  Cues  a  été,  à  notre  connaissance,  imprimée  à  trois  diffé- 
rentes reprises. 

Une  première  édition  ne  porte  aucune  date,  aucune  indica- 


102  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

tion  typographique;  Hain,  qui  la  regarde  comme  antérieure 
à  l'an  i5oo,  la  fait  figurer  dans  son  Repertorium1. 

Cet  ouvrage  est  divisé  en  deux  parties  ;  chacune  des  deux 
parties  porte  le  titre  suivant  : 

In  hoc  volumine  continentur  certi  tractatus  et  libri  altissime 
contemplationis  et  doctrine  :  a  preclare  memorie  prestantissimo 
doctlssimoque  viro  Nicolao  de  Cusa  Sacrosancte  Ro.  Ecclesie  tit. 
Sancti  Pétri  ad  vincala  presbytero  cardinali. 

Le  titre  est  suivi  de  la  liste  des  traités  qui  forment  la  partie 
de  l'ouvrage  dont  il  annonce  le  début. 

La  Pars  I  se  compose  des  traités  suivants  :  De  docta  igno- 
rantia  libri  très.  —  Apologia  docte  ignorantie.  —  De  conjectaris 
libri  dao.  —  De  filiatione  Dei.  —  Dyalogus  de  Genesi.  —  Ydiote 
libri  quatuor. 

La  Pars  II  contient  :  De  visione  Dei.  —  De  pace  fidei.  —  Repa- 
ratio  Kalendarii.  —  De  mathematicis  complementis.  —  Cribratio 
Alchoran  libri  très.  —  De  venatione  sapientie.  —  De  ludo 
globi  libri  duo.  —  Compendium.  —  Trialogus  de  Possest.  — 
Contra  Bohemos.  —  De  mathematica  perfectione.  —  De  berillo. 
—  De  dato  Patris  luminum.  —  De  querendo  Deum.  —  Dyalogus 
de  apice  théorie. 

La  seconde  édition  des  œuvres  de  Nicolas  de  Gués  a  été 
composée  en  i5o2;  de  cet  ouvrage,  aujourd'hui  fort  rare, 
M.  Domenico  Berti  a  donné2  une  description  d'après  l'exem- 
plaire que  la  Biblioteca  Corsiniana  de  Rome  conserve  sous  le 
n°  65,  E,  23. 

En  cet  exemplaire,  la  feuille  de  titre  semble  manquer;  dès 
le  début  se  trouve  l'épître  dédicatoire  adressée  par  Roland, 
marquis  de  Pallavicini,  au  Cardinal  Georges  d'Amboise  ;  cette 
épître  est  ainsi  datée  :  Ex  Castro  Lauro,  MCCCCCII. 

L'édition  se  compose  de  deux  volumes  que  précède  un 
même  prohemium.  La  composition  des  deux  volumes  est 
presque  identique  à  celle  des  deux  parties  de  la  première 
édition.  Toutefois,  deux  traités  qui  figuraient  en  celle-ci  sont 


i.  Hain,  Repertorium  bibliographicum,  n°  §893. 

a.  Domenico  Berti,  Copernico  e  le  vicende  dei  sistema  copernicano  in   Italia    nella 
seconda  meta  dei  Secolo  wi  e  nella  prima  dei  XVli  ;  Roma,  1876,  p.  201, 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  103 

omis  en  celle-là  ;  ce  sont  les  deux  livres  De  ludo  globi  et  le 
Compendium  theologicum. 

La  troisième  édition  des  œuvres  de  Nicolas  de  Gués  date  de 
i5i4;  elle  fut  donnée  à  Paris  par  les  soins  de  Jacques  Lefèvre 
d'Étaples;  elle  est  ainsi  intitulée  : 

Hœc  accurata  recognitio  trium  voluminurn  operum  clarissimi 
P.  Nlcolai  Cusae,  card.,  ex  officina  Ascensiana  recenter  emissa  est, 
cujus  universalem  indicem  proxime  sequens  pagina  monstrat. 

L'épître  dédicatoire,  adressée  par  Lefèvre  d'Etaples  à  Denys 
Briconet,  évêque  de  Toulon,  est  ainsi  datée  :  Ex  Parisiensi  Aca- 
demia,  anno  ejusdem  Christi  Dei  Salvatoris  nostri,  MDXIIII. 

Au  sujet  de  cette  édition,  on  peut  faire  une  remarque  bien 
propre  à  montrer  l'influence  que  les  doctrines  de  Nicolas  de 
Cues  exerçaient  sur  les  meilleurs  esprits  au  début  du  xvie  siècle. 

Peu  d'années  avant  de  la  donner,  Lefèvre  d'Etaples  (i455- 
1537)  avait  composé  Quatre  dialogues  pour  servir  à  l'intelligence 
de  la  Métaphysique1  ;  or,  ces  dialogues  ne  sont,  bien  souvent, 
qu'une  paraphrase  de  certains  enseignements  de  Nicolas  de 
Cues,  en  particulier  de  sa  théorie  de  la  trinité. 

Les  œuvres  de  Nicolas  de  Cues  furent  une  quatrième  fois 
éditées  à  Baie,  chez  Henri  Pétri,  en  1575  ;  cette  édition,  plus 
complète  et  plus  répandue  que  les  précédentes,  est  la  seule 
qu'il  nous  ait  été  donné  de  consulter. 

Des  trois  éditions  plus  anciennes,  la  dernière,  imprimée 
en  i5i4,  est  venue  bien  tardivement  pour  servir  à  Léonard  de 
Vinci  ;  la  plupart  des  réflexions  que  les  pensées  du  Cardinal 
Allemand  ont  suggérées  au  grand  peintre  sont  sûrement 
antérieures  à  la  publication  de  cette  édition. 

1.  In  hoc  opère  continentur  totius  phylosophiœ  naturalis  paraphrases:  hoc  ordine 
digestœ.  Introductio  in  libros  Physicorum.  Octo  Physicorum  Aristotelis  :  paraphrasis. 
Quatuor  de  Cœlo  et  Mundo  completorum  :  paraphrasis.  Duorum  de  Generatione  et  corrup- 
tione:  paraphrasis.  Quatuor  Meteororum  completorum:  paraphrasis.  Introductio  in  libros  de 
Anima.  Trium  de  Anima  completorum  :  paraphrasis.  Libri  de  Sensu  et  Sensato:  paraphrasis. 
Libri  de  Somno  et  Vigilia  :  paraphrasis.  Libri  de  Longitudine  et  Brevitate  vitœ  :  paraphrasis. 
Dialogi  insuper  ad  Physicorum  |  tumfacilium  tum  difficilium  intelligentiam  introductorii  : 
duo.  Introductio  Metaphysica.  Dialogi  quatuor  \  ad  Metaphysicorum  intelligentiam  introduc- 
torii. —  Au  verso  de  la  première  page  :  Jacobi  Fabri  Stapulensis  :  philosophie  paraphrases 
ad  dignissimum  patrem  Ambrosium  Camberacum  Parisiensis  studii  Cancellarium. — 
Colophon  :  Impressum  in  aima  Parrhisiorum  achademia  per  Henricum  Stephanum 
in  vico  clausi  brunelli  et  regione  schole  decretorum  Anno  Christi  piissimi  Salvatoris  | 
entis  enthim  |  summique  boni.  i5i2,  Pridie  kalendas  Februarii. 


104  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

Le  Vinci,  au  contraire,  a  pu  faire  usage  de  l'une  ou  de  l'autre 
des  deux  premières  éditions. 

Toutefois,  une  remarque  est  ici  nécessaire. 

Ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  deux  éditions  ne  donne  la  collec- 
tion complète  des  écrits  de  Nicolas  de  Gués.  Si  les  indices  qui 
se  trouvent  en  tête  des  volumes  sont  exacts,  s'ils  n'omettent 
aucune  des  pièces  renfermées  en  ces  volumes,  —  ce  dont 
nous  n'avons  pu  nous  assurer,  —  la  seconde  ne  contient  pas 
les  deux  livres  De  ludo  globi.  Or,  ce  traité  de  Nicolas  de  Cues  est 
parmi  ceux  que  Léonard  a  le  plus  sûrement  et  le  plus  profon- 
dément médités.  Des  deux  premières  éditions  des  œuvres  de 
l'Évêque  de  Brixen,  la  seconde  n'est  pas  la  seule  que  Léonard 
ait  lue  ;  elle  ne  contient  pas  tous  les  documents  qu'il  a  eus  en 
mains. 

Il  en  a  pu  avoir  d'autres.  Les  divers  opuscules  de  Nicolas  de 
Cues  ont  été  très  anciennement  imprimés,  soit  isolément,  soit 
par  groupes.  Le  prohemium  de  l'édition  de  i5o2  disait  :  «  Con- 
tinentur  in  hoc  volumine  certi  tractatus  inter  alios  plures 
editi.  »  V index  de  l'édition  de  i5i4  mentionne  que  plusieurs 
des  opuscules  cités  ont  déjà  été  imprimés  en  Allemagne.  Ainsi 
le  De  staticis  experimentis ,  qui  forme  le  quatrième  livre  des 
dialogues  intitulés  Idiota,  a  été  souvent  publié  à  part;  la  pre- 
mière édition  est  de  1476. 


III 

Esquisse  du  système  philosophique  de  Nicolas  de  Cues. 

Léonard  était  assurément  intéressé  d'une  manière  beaucoup 
plus  intense  par  les  divers  problèmes  de  l'Astronomie,  de  la 
Mécanique  et  de  la  Physique  que  par  les  redoutables  énigmes  de 
la  Métaphysique  ;  est-il  toutefois  un  ordre  de  pensées  auquel  ce 
génie  soit  demeuré  indifférent?  Il  a  longuement  médité  ce  que 
Nicolas  de  Cues  avait  dit  touchant  la  Mécanique,  et  ses  médita- 
tions ont  produit  de  nombreux  corollaires;  il  a  sans  doute  lu 
plus  rapidement  les  écrits  philosophiques  du  Cardinal  Aile- 


NICOLAS    DE    CUES   ET    LEONARD    DE    VINCI  Io5 

mand;  il  s'y  est  arrêté  cependant,  et  plusieurs  de  ses  notes 
nous  rappellent  l'impression  qu'il  en  a  reçue. 

Pour  comprendre  exactement  la  portée  de  certaines  de  ces 
notes,  il  n'est  pas  inutile  de  connaître  en  son  ensemble  le 
système  philosophique  au  sujet  duquel  elles  ont  été  écrites. 
Pourrait-on,  d'ailleurs,  passer  à  côté  de  ce  monument  gran- 
diose sans  s'arrêter  un  instant  pour  le  contempler? 

Qu'il  nous  soit  donc  permis  de  retracer  ici,  en  une  esquisse 
rapide,  les  principaux  traits  de  la  doctrine  de  Nicolas  de  Gués1. 

A.  L'ignorance  savante.  —  Le  plus  ancien  traité  philosophi- 
que 2  qu'ait  composé  Nicolas  de  Cues  est  aussi  celui  où  nous 
le  voyons  exposer  le  plan  d'ensemble  de  toute  sa  doctrine.  Les 
écrits  que  le  Cardinal  Allemand  a  produits  par  la  suite  ne  font, 
bien  souvent,  que  développer  une  idée  dont  le  germe  se  trou- 
vait au  premier  traité;  on  ne  peut  les  parcourir  sans  admirer 
la  puissance  logique  avec  laquelle  ce  génie  a  su  grouper  en 
une  vue  d'une  parfaite  unité  ses  pensées  sur  les  sujets  les  plus 
divers. 

Au  livre  qui  renferme  la  clé  de  tout  son  système,  Gusanus 
a  donné  pour  titre  :  De  docta  ignorantia;  et  ce  titre  est  bien 
choisi,  car  on  ne  saurait  accepter  aucun  des  axiomes  que 
postule  l'Évêque  de  Brixen  si  l'on  ne  prenait,  tout  d'abord, 
conscience  de  l'incapacité  radicale  où  l'homme  se  trouve 
de  connaître  la  vérité  absolue. 

Il  est  impossible3  qu'une  intelligence  finie  puisse  s'assimiler 
aucune  vérité  précise.  Le  vrai  n'est  pas,  en  effet,  une  chose 
qui  soit  susceptible  de  plus  et  de  moins;  il  consiste  essentielle- 
ment en  quelque  chose  d'indivisible;  et  ce  quelque  chose  ne 
saurait  être  saisi  par  un  être,  si  cet  être  n'est  la  vérité  même. 
De  même,  l'essence  du  cercle  est  quelque  chose  d'indivisible, 

i.  Les  lecteurs  désireux  de  pénétrer  plus  avant  dans  le  détail  de  cette  doctrine 
pourront  lire,  parmi  les  nombreux  écrits  que  les  Allemands  ont  consacrés  à  Nicolas  de 
Cues,  les  deux  ouvrages  suivants  : 

Richard  Falckenberg,  Grundzùge  der  Philosophie  des  Nicolaus  Cusanus  mit  besonderer 
Beriieksichtigung  der  Lehre  vom  Erkennen.  Breslau,  1880. 

A.  Glossner,  Nicolaus  von  Cusa  und  Marias  nizolius  als  Vorlaâfer  der  neuerer  Philo- 
sophie.  Munster,  1891. 

2.  Selon  M.  Scharpff,  les  trois  livres  De  docta  ignorantia  ont  été  composés  en  i/»4o. 

3.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  lib.  I,  cap.  III. 


IOÔ  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

et  ce  qui  n'est  pas  cercle  ne  peut  s'assimiler  ce  quelque  chose; 
le  polygone  régulier  que  l'on  inscrit  dans  un  cercle  n'est 
pas  semblable  au  cercle  ;  il  lui  ressemble  d'autant  plus  que 
l'on  multiplie  davantage  le  nombre  de  ses  côtés;  mais  on 
a  beau  multiplier  indéfiniment  ce  nombre,  jamais  le  polygone 
ne  devient  égal  au  cercle;  aucune  figure  ne  peut  être  égale 
à  ce  cercle,  si  ce  n'est  ce  cercle  lui-même. 

Ainsi  en  est-il,  à  l'égard  de  la  vérité,  de  notre  intelligence 
qui  n'est  pas  la  vérité  même;  jamais  elle  ne  saisira  la  vérité 
d'une  manière  si  précise  qu'elle  ne  la  puisse  saisir  d'une 
manière  plus  précise  encore,  et  cela  indéfiniment. 

Le  vrai  s'oppose  donc,  en  quelque  sorte,  à  notre  raison;  il 
est  une  nécessité  qui  n'admet  ni  diminution  ni  accroisse- 
ment; elle  est  une  possibilité,  toujours  susceptible  d'un  nou- 
veau développement.  En  sorte  que  du  vrai  nous  ne  savons 
rien,  sinon  que  nous  ne  le  pouvons  comprendre. 

Quelle  conclusion  devons -nous  tirer  de  là?  «Que  l'essence 
même  des  choses,  qui  est  la  véritable  nature  des  êtres,  ne 
saurait  être,  par  nous,  atteinte  en  sa  pureté.  Tous  les  philoso- 
phes l'ont  cherchée;  aucun  ne  l'a  trouvée.  Plus  profondément 
nous  serons  instruits  de  cette  ignorance,  plus  nous  approche- 
rons de  la  vérité  même.  » 

Quelle  est  donc  la  perfection  que  doit  rechercher  l'homme 
d'études1?  C'est  d'être  le  plus  savant  possible  en  cette  igno- 
rance, qui  est  son  état  propre.  «  Il  sera  d'autant  plus  savant 
qu'il  se  connaîtra  plus  ignorant.  » 

B.  Le  postulat  fondamental  :  L'identité  du  maximum  et  du 
minimum  absolus.  —  Une  semblable  conclusion  semble  être, 
pour  l'esprit  humain,  une  leçon  de  modestie  et  de  défiance  de 
soi;  puisque  l'essence  des  choses  échappe  à  ses  prises,  il  ne 
tentera  pas  de  la  saisir,  il  ne  fera  pas  de  Métaphysique. 

La  constatation  du  caractère  relatif  et  borné  de  la  science 
humaine  n'inspire  pas  à  tous  les  philosophes,  il  s'en  faut  bien, 
cette  prudente  réserve  ;  plusieurs,  au  contraire,  y  puisent  un 
surcroît    d'audace;    ils    s'en    autorisent    pour   construire    les 

i.  Nicolaj  de  Gusa  De  docta  ignorantia  lib.  I,  cap  I. 


NICOLAS    DE    CURS    ET    LEONARD    DE    VINCI  IO7 

systèmes  les  plus  hardis.  Il  n'est  plus  nécessaire  que  les  consé- 
quences d'une  doctrine  s'accordent  toutes  entre  elles;  l'antino- 
mie n'a  plus  rien  qui  soit  à  redouter;  l'esprit  qui  se  confie  en 
la  rigueur  absolue  de  notre  logique  croit  reconnaître  en  cette 
antinomie  une  contradiction  qui  ruine  la  construction  tout 
entière;  mais  celui  qui  sait  que  le  vrai  nous  échappe  y  voit 
seulement  une  thèse  et  une  antithèse  dont  la  science  exacte, 
qui  nous  est  inaccessible,  comprendrait  la  synthèse.  Ainsi 
Hegel  s'autorisera  un  jour  du  criticisme  de  Kant  pour  affirmer 
l'identité  des  contradictoires.  Ainsi  Nicolas  de  Gués,  fort  de  sa 
docte  ignorance,  n'hésite  point  à  dire  :  «  La  secte  d'Aristote1 
répute  hérésie  la  coïncidence  des  contraires;...  mais  notre 
loupe2  nous  donne  une  vue  plus  pénétrante;  elle  nous  montre 
les  contraires  au  sein  du  principe  qui  les  unit,  avant  leur 
dualité,  c'est-à-dire  avant  qu'ils  ne  soient  deux  choses  qui 
s'opposent  l'une  à  l'autre.  » 

C'est,  en  effet,  une  antinomie  que  l'Évêque  de  Brixen  met 
au  point  de  départ  de  tout  son  système3:  En  tout  ordre  de 
choses,  le  maximum  absolu,  dont  la  compréhension  nous 
échappe,  est  identique  au  minimum  absolu,  qui  ne  nous  est 
pas  moins  inaccessible.  —  «  Maximum  absolutum  incompree- 
hensibiliter  intelligitur,  cum  quo  minimum  coincidit.  » 

L'affirmation  est  audacieuse;  bien  étranges  les  courtes  con- 
sidérations qui  prétendent  la  justifier  :  «  Ce  principe  vous 
semblera  clair  si  vous  concrétisez  en  la  quantité  les  idées  de 
maximum  et  de  minimum.  La  quantité  maximum  est  celle  qui 
est  grande  au  maximum;  la  quantité  minimum  est  celle  qui 
est  petite  au  maximum.  Et  maintenant,  séparez  les  idées  de 
maximum  et  de  minimum  de  celle  de  quantité,  en  supprimant 
par  la  pensée  les  mots  grand  et  petit;  vous  voyez  clairement 
que  le  maximum  et  le  minimum  coïncident.  » 

C.  L'existence  et  l'unité  du  maximum  absolu. —  Tout  nombre 
obtenu  par  une  numération  actuelle  est  fini;  en  puissance,  le 


1.  Nicolai  de  Gusa  De  docta  ignorantia  lib.  I,  cap  XXII. 

2.  Nicolai  de  Cusa  Liber  qui  inscribitur  De  beryllo,  cap.  XXV. 

3.  Nicolai  de  Gusa  De  docta  ignorantia  lib.  I,  cap.  III, 


Io8  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

nombre  est  infiniment  grand;  étant  donné  un  nombre,  on 
peut  toujours,  par  voie  d'addition,  en  former  un  plus  grand. 
On  peut  aussi,  par  soustraction,  former  un  nombre  plus  petit 
qu'un  nombre  donné,  et  cela  jusqu'à  ce  qu'on  arrive  à  l'unité, 
qui  n'est  plus  un  nombre.  Tel  est  l'enseignement  d'Aristote, 
unanimement  répété  parla  Scolastique1. 

Nicolas  de  Cues  s'empare  de  cet  enseignement  ;  il  lui 
applique  son  postulat,  et  voici  ce  qu'il  en  tire2  : 

Dans  le  domaine  des  nombres,  l'unité  est  un  minimum 
absolu;  il  n'y  a  pas  de  nombre  plus  petit  que  un.  Il  existe 
donc  aussi  un  maximum  absolu,  identique  au  minimum 
absolu;  et,  en  effet,  ce  maximum  absolu  est  tel  qu'il  n'existe 
aucun  nombre  plus  grand  que  lui  ;  partant,  il  n'est  pas  sus- 
ceptible de  multiplication;  il  est  nécessairement  unique. 

L'unité,  minimum  absolu  des  nombres,  n'est  pas  un 
nombre,  mais  elle  est  le  principe  de  tous  les  nombres;  elle 
en  est  aussi  la  fin,  puisqu'elle  est  identique  au  maximum 
absolu. 

Ce  que  nous  venons  de  reconnaître  dans  le  domaine  des 
nombres  demeure  vrai  dans  tout  autre  domaine3. 

Par  cela  même  que  des  choses  sont  finies,  la  série  selon 
laquelle  elles  se  rangent  doit  être  comprise  entre  deux  termes, 
un  terme  initial  et  un  terme  final,  un  minimum  absolu  et  un 
maximum  absolu. 

Ce  maximum  absolu  n'est  pas  un  des  objets  dont  il  termine 
la  série,  car  en  parcourant  cette  série,  il  pourrait  être  actuel- 
lement atteint;  tandis  que,  dans  l'énumération  d'objets  finis, 
on  ne  peut  jamais,  d'une  manière  actuelle,  atteindre  un  objet 
tel  qu'il  n'en  existe  pas  de  plus  grand. 

Sans  être  aucun  de  ces  objets,  le  maximum  absolu  est  leur 
fin  à  tous;  identique,  d'ailleurs,  au  minimum  absolu,  il  est 
aussi  leur  commun  principe. 

Ce  maximum  est  tout  ce  qu'il  peut  être  ;  il  ne  peut  donc  être 
multiplié,  il  ne  peut  devenir  nombre;  il  est  nécessairement  un. 

i.  Léonard  de  Vinci  et  les  deux  infinis  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  a*  série,  IX). 

2.  Nicolai  deCusa  De  docta  ignorantia  lib.  I,  cap.  V. 

3.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  lib.  1,  cap.  VI. 


NICOLAS    DE   CUES    ET    LÉONARD    DE   VINCI  109 

De  cette  affirmation,  il  faut  comprendre  toute  la  portée1. 

En  tout  ordre  de  choses,  il  existe  un  maximum  absolu, 
identique  au  minimum  ;  il  existe  un  maximum  de  quantité, 
un  de  substance,  un  de  qualité,  et  ainsi  de  suite.  Mais  ce  ne 
sont  pas  des  maxima  distincts;  dans  son  incompréhensible, 
mais  parfaite  unité,  le  même  être  est  maximum  absolu  en 
tout  ordre  de  choses,  en  nombre,  en  substance,  en  quantité, 
en  qualité;  il  est  aussi,  en  tout  ordre  de  choses,  le  principe  et 
la  fin  de  tout. 

Le  nom  de  cet  être  est  Dieu2. 

D.  L'éternité  de  Dieu.  La  trinité  divine^. —  L'existence  de 
Dieu  est  établie;  fort  de  sa  docte  ignorance,  Nicolas  de  Gués 
essaye  d'en  pénétrer  la  mystérieuse  nature. 

Ce  qui  est  immuable  est  nécessairement  éternel;  l'éternité 
est  donc  l'apanage  de  ce  qui  précède  tout  changement. 

L'altération  (alteritas)  est  changement;  partant,  ce  qui 
précède  toute  altération  est  éternel. 

Or,  qui  dit  altération  dit  :  une  chose,  puis  une  autre; 
l'altération  implique  la  dualité,  et  la  dualité,  qui  est  nombre, 
est  postérieure  à  l'unité;  dès  lors,  l'unité  précède  toute  alté- 
ration, en  sorte  que  l'unité  est  éternelle. 

La  dualité,  qui  est  la  première  des  altérations,  est  aussi  la 
première  des  inégalités  ;  par  nature,  l'inégalité  et  l'altération 
sont  simultanées;  il  en  résulte  que  l'égalité,  qui,  par  nature, 
précède  toute  inégalité,  précède  aussi  toute  altération  ;  l'égalité 
est  éternelle. 

Si,  de  deux  causes,  l'une  est,  par  nature,  antérieure  à  l'autre, 
tout  effet  de  la  première  de  ces  causes  précède  naturellement 
tout  effet  de  la  seconde.  Or,  l'unité  est  connexion  ou  cause  de 
connexion;  des  objets  sont  dits  connexes  quand  ils  sont  unis 
ensemble.  La  dualité,  au  contraire,  est  division  ou  principe 
de  division,  car  la  dualité  est  la  première  des  divisions.  Mais 
l'unité,  cause  de  connexion,  précède  naturellement  la  dualité, 


i.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  lib.  II,  cap.  III. 

2.  Nicolai  de  Cusa  De  docla  ignorantia  lib.  I,  cap.  V. 

3.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  lib.  I,  cap.  Vil. 


HO  ETUDES    SUR   LEONARD    DE    \1NCI 

cause  de  division  ;  la  connexion  est  donc,  par  nature,  anté- 
rieure à  toute  division.  D'autre  part,  altération  et  division 
sont,  par  nature,  simultanées,  en  sorte  que  la  connexion  est 
naturellement  antérieure  à  toute  division  et  que  la  connexion 
est  éternelle. 

L'unité  est  éternelle,  l'égalité  est  éternelle,  la  connexion  est 
éternelle.  Mais  rien  de  ce  qui  est  éternel  ne  peut  être  pluralité, 
car  l'unité  qui,  par  nature,  est  antérieure  à  la  pluralité,  précé- 
derait l'éternité  même,  ce  qui  est  impossible.  L'un  seul  est 
éternel.  Si  donc  l'unité,  l'égalité  et  la  connexion  sont  éter- 
nelles, c'est  que  l'unité,  l'égalité  et  la  connexion  sont  un  seul 
et  même  être.  «  Telle  est  cette  trinité  dans  l'unité  qui  a  été 
proposée  à  notre  adoration  par  Pythagore,  le  premier  de  tous 
les  philosophes,  l'honneur  de  l'Italie  et  de  la  Grèce.  » 

En  ses  divers  traités,  Nicolas  de  Gués  creuse  la  notion  de 
cette  divine  trinité. 

L'analyse  de  toute  chose  finie  nous  y  fait  découvrir  la  puis- 
sance, l'acte,  et  l'union  de  la  puissance  et  de  l'acte;  tous  ces 
éléments,  nous  devons  les  retrouver  en  l'unité  de  Dieu,  mais 
portés  au  maximum  absolu. 

Dieu  est  donc  l'acte  infini1,  l'acte  absolument  pur2.  Mais 
l'actualité  infinie  n'est  autre  chose  que  l'existence  actuelle  de 
la  toute-puissance3;  en  sorte  que,  dans  l'absolu,  la  puissance 
maximum  ne  diffère  pas  de  l'acte  maximum  et  que  Dieu  est 
aussi  l'absolue  puissance 4;  en  Dieu,  la  puissance  absolue, 
l'acte  pur  et  l'union  de  cette  puissance  et  de  cet  acte  sont 
coéternels5. 

L'acte  présuppose6  logiquement  la  puissance,  qui  en  est  le 
principe;  la  puissance,  au  contraire,  ne  présuppose  rien.  Le 
Père  est  cette  puissance  qui,  logiquement,  est  le  principe  de 
l'acte;  le  Fils  est  l'éternelle  mise  en  acte  de  la  puissance  du 
Père;    de  l'un  et  de  l'autre  procède   le    Saint-Esprit    qui  est 

i.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  lib.  II,  cap.  VIII. 

2.  Nicolai  de  Cusa  Apologia  doctse  ignorantise. 

3.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  lib.  I,  cap.  XVI,  et  lib.  Il,  cap.  I. 
h.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  lib.  II,  cap.  VIII. 

5.  Nicolai  de  Cusa  Trialogus  de  Possest. 

6.  Nicolai  de  Cusa  Trialogus  de  Possest. 


NICOLAS    DE    GUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  I  I  I 

l'union,  coéternelle  à  chacun  d'eux,  de  la  puissance  absolue  et 
de  l'acte  pur.  Le  Fils  est  ce  que  le  Père  peut,  et  le  Saint-Esprit 
est  le  lien  de  la  Toute-puissance  et  du  Tout-puissant. 

E.  L'Univers  contracté  et  la  création.  —  En  dehors  de  Dieu, 
qui  est  le  maximum  absolu  et  l'unité  parfaite,  sont  des  êtres 
finis  dont  l'ensemble  compose  ce  que  Nicolas  de  Gués  nomme 
l'Univers  contracté  ou  concret  (contractas). 

Que  nous  enseigne l  la  docte  ignorance  touchant  la  manière 
d'être  de  cet  Univers? 

Seul,  le  maximum  absolu,  qui  est  aussi  l'absolue  nécessité, 
existe  par  soi;  l'Univers  contracté  tient  donc  son  existence  non 
de  lui-même,  mais  du  maximum  absolu  ;  il  est  créature  de  Dieu. 

L'être  absolu  est  exempt  de  toute  envie  et  de  toute  avarice  ; 
par  conséquent,  il  ne  peut  rien  communiquer  de  négatif,  de 
privatif,  de  diminué  par  essence. 

En  la  créature  donc,  qui  tient  son  existence  du  maximum, 
rien  de  ce  qui  est  diminution,  tel  que  la  corruptibilité,  la  divi- 
sibilité, l'imperfection,  la  diversité,  la  pluralité,  ne  provient 
de  l'être  maximum  qui  est  éternel,  indivisible,  absolument 
parfait,  sans  distinction,  absolument  un,  De  Dieu,  la  créature 
tient  son  unité,  son  caractère  distinctif  et  sa  connexion  avec 
l'Univers;  et  plus  elle  est  une,  plus  elle  est  semblable  à  Dieu. 

Mais  l'unité  de  la  créature  est  altérée  par  la  pluralité,  son 
caractère  distinctif  par  la  confusion,  sa  connexion  avec  le 
reste  de  l'Univers  par  le  désaccord;  tout  cela  ne  vient  ni  de 
Dieu,  ni  d'aucune  cause  positive;  cela  vient  de  la  contingence. 

Qui  donc  pourrait  comprendre  comment  l'être  de  la 
créature  résulte  de  la  nécessité  absolue,  dont  cet  être  provient, 
en  même  temps  que  de  la  contingence,  dont  il  ne  saurait  être 
exempt?  La  créature  n'est  ni  Dieu,  ni  le  néant;  elle  est  pour 
ainsi  dire,  entre  Dieu  et  le  néant,  après  Dieu  et  avant  le  néant. 
Et  cependant,  on  ne  peut  prétendre  qu'un  être  est  un  composé 
A' être  et  de  non  être.  La  créature  n'est  donc  ni  Y  être  —  car  elle 
descend  de  Fêtre  —  ni  le  non-être  —  car  elle  est  supérieure  au 
néant  —  ni  un  composé  de  l'être  et  du  non-être. 

i.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  lib.  II»  cap.  IL 


tia  études  suk  Léonard  dé  vinci 

Notre  intelligence  ne  peut,  ni  sous  forme  divisée,  ni  sous 
forme  composée,  résoudre  les  contradictoires;  elle  ne  peut 
donc  atteindre  l'essence  de  la  créature  ;  elle  sait  seulement  que 
la  créature  tient  son  existence  de  l'être  absolu. 

F.  L'Univers  est-il  fini  ou  infini? —  Notre  esprit  ne  pourra 
sonder  l'être  de  la  créature  sans  se  heurter  sans  cesse  à 
des  antinomies.  Et  tout  d'abord,  il  rencontrera  celle  qui  épou- 
vante la  Scolastique  péripatéticienne  et  qui  rend  impossible 
toute  réponse  à  cette  question  :  L'Univers  contracté  est-il  fini 
ou  infini? 

Seul,  le  maximum  absolu  est  infini1,  car  seul  il  est  tout  ce 
qui  peut  être.  L'Univers  contracté  réunit  tout  ce  qui  existe  hors 
Dieu  ;  il  n'est  pas  Dieu,  donc  il  n'est  pas  positivement  infini. 

D'autre  part,  il  n'existe  aucun  terme  qui  le  borne,  en  sorte 
que  l'on  peut  dire  qu'il  est  infini  en  prenant  ces  mots  dans  un 
sens  négatif,  qui  signifie  l'absence  de  limite.  Plus  exactement, 
on  peut  dire  que  l'Univers  n'est  ni  fini  ni  infini. 

Dire  qu'il  n'y  a  pas  de  bornes  actuellement  existantes  qui 
terminent  le  Monde,  c'est  dire  qu'il  n'y  a  pas,  pour  l'Univers, 
une  possibilité  d'être  qui  outrepasse  son  actuelle  existence; 
c'est  dire  que  l'Univers  ne  peut  être  plus  qu'il  n'est. 

Mais  alors  se  dresse  devant  nous  une  nouvelle  antinomie  : 
La  possibilité  du  Monde  ne  se  laisse  pas  étendre  au  delà  de  son 
existence  actuelle,  en  sorte  que  le  Monde  ne  pourrait  être  plus 
grand  qu'il  n'est;  et  d'autre  part,  eu  égard  à  la  toute-puis- 
sance de  Dieu,  le  Monde  pourrait  être  plus  grand  qu'il  n'est 
actuellement. 

G.  Dieu  est  la  synthèse  de  la  création  et  la  création  est  le 
développement  de  Dieu.  —  Sans  s'effrayer  de  ces  continuelles 
antinomies,  qu'elle  a  prévues,  la  docte  ignorance  poursuit  ses 
pénétrantes  investigations  sur  les  rapports  de  Dieu  et  de 
l'Univers  créé. 

Deux  notions  se  présentent  à  elle3,  qui  s'opposent  l'une  à 

i.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignoranlia  lib.  II,  cap.  I. 
j.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  lib.  Il,  cap,  111. 


NICOLAS    DE    CUËS    ET    LEONARD    DE    VINCI  Il3 

l'autre  :  la  notion  de  synthèse  ou  d'implication  (complicatio)  et  la 
notion  de  développement  (explicatiù) . 

Tout  nombre  n'est  qu'une  répétition,  un  développement  de 
l'unité;  d'autre  part,  l'unité,  qui  est  le  principe  de  tout 
nombre,  en  est  aussi  le  maximum  absolu,  en  sorte  que  tout 
nombre  est  compris,  impliqué  dans  l'unité. 

Tout  nombre  développe  donc  l'unité,  qui  est  son  principe; 
et  l'unité,  qui  est  le  maximum  et  la  fin  de  tous  les  nombres, 
les  enveloppe  tous  ;  elle  en  est  la  synthèse. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  du  nombre  peut  se  répéter  de 
tout  ce  qui  compose  l'Univers  concret. 

En  une  ligne,  on  ne  trouve  rien  que  le  point  ;  partout  où  l'on 
veut  diviser  la  ligne,  il  y  a  un  point,  en  sorte  que  le  point 
concentre  et  condense,  pour  ainsi  dire,  la  ligne.  Le  point  est 
donc  le  principe  et  le  terme,  la  perfection  et  la  totalité  de 
toute  longueur,  de  toute  surface,  de  tout  volume.  La  longueur 
est  le  premier  développement  du  point,  la  surface  en  est  le 
second  développement,  le  volume  en  est  le  troisième. 

Qu'est-ce  que  le  mouvement?  Une  série  d'états  de  repos  se 
succédant  avec  continuité,  en  sorte  que  le  repos  est  l'unité  où 
le  mouvement  trouve  sa  synthèse,  et  que  le  mouvement  est  le 
développement  du  repos. 

Le  présent  implique  le  temps  tout  entier;  le  passé  fut 
présent,  le  futur  sera  présent;  on  ne  trouve  dans  le  temps 
que  des  instants  se  succédant  en  une  série  continue  et  dont 
chacun  est  présent  à  son  tour.  Le  présent  est  donc  la  synthèse 
du  temps,  comme  le  temps  est  le  développement  du  présent; 
et  le  présent,  c'est  l'unité. 

De  même,  l'identité  est  la  synthèse  de  la  diversité,  et  la 
diversité  le  développement  de  l'identité;  de  même,  l'égalité 
est  la  synthèse  de  l'inégalité,  et  l'inégalité  le  développement 
de  l'égalité;  de  même  encore,  la  simplicité  est  la  synthèse 
de  la  division,  et  celle-ci  ne  fait  que  développer  la  simplicité. 

Ainsi  Dieu,  qui  est  l'unité  parfaite  et  le  maximum  absolu, 
est  la  synthèse  de  toutes  les  choses  concrètes  ;  et  ces  choses 
concrètes,  en  leur  pluralité,  sont  le  développement  de  l'être 
unique  de  Dieu. 

P.    DU  HEM.  8 


11^  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VlNCÏ 

«  Cette  synthèse  et  ce  développement,  comment  se  pro- 
duisent-ils? Voilà  une  question  qui  excède  les  bornes  de  notre 
intelligence.  Nous  est-il  possible  de  comprendre  que  la  plura- 
lité des  choses  concrètes  découle  de  l'intelligence  divine,  en 
même  temps  que  l'être  de  ces  choses  provient  de  Dieu,  qui  est 
l'unité  parfaite?  » 

H.  De  quelle  manière  Dieu  et  V Univers  sont  en  toutes  choses 
créées,  et  inversement.  —  Toutes  choses  sont  en  Dieu1,  qui  est 
la  synthèse  de  la  création,  et  Dieu  est  en  toutes  choses,  car  la 
création  est  le  développement  de  Dieu.  Voilà  une  double 
affirmation  dont  la  docte  ignorance  va  commenter  le  sens 
profond3. 

Les  choses  contractées,  c'est-à-dire  la  création,  tiennent  tout 
leur  être  de  Dieu;  aussi  cet  être  imite-t-il  l'être  de  Dieu  autant 
que  sa  nature  le  comporte. 

Dieu  est  le  maximum  absolu  et  l'unité  parfaite,  en  laquelle 
toutes  les  distances,  toutes  les  divisions,  toutes  les  contra- 
dictions deviennent  union. 

L'Univers  est  l'image  contractée  de  cette  unité  absolue  et  de 
ce  maximum  absolu. 

Il  est  maximum  non  pas  absolu,  mais  contracté,  en  ce  qu'il 
comprend  non  pas  toutes  choses,  mais  seulement  toutes 
les  choses  créées. 

Le  maximum  absolu  est  l'unité  parfaite,  exempte  de  toute 
pluralité;  toutes  choses  sont  impliquées  en  lui,  mais  en  une 
union  complète  qui  exclut  toute  division,  toute  distinction. 
L'Univers  est  un,  lui  aussi,  mais  d'une  unité  contractée  qui 
n'exclut  pas  la  pluralité,  qui  se  résout,  au  contraire,  en 
pluralité.  Et  de  même  que  son  unité  se  contracte  en  pluralité, 
sa  simplicité  se  contracte  en  composition,  son  éternité  en 
succession,  et  ainsi  de  suite. 

Examinons  de  plus  près  encore  de  quelle  manière  l'Univers 
un  se  résout  en  la  pluralité  des  choses  contractées. 

L'essence  (quidditas)  de  Dieu  est   d'être  absolu  ;  partant,  il 

i.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  lib.  II,  cap.  III. 
a.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  lib.  II,  cap.  IV. 


NICOLAS    DE    GUES   ET    LEONARD    DE    VINCI  Il5 

existe  en  une  unité  parfaite,  exempte  de  toute  division. 
L'essence  de  l'Univers  est  d'être  contracté,  c'est-à  dire  qu'il  ne 
peut  être  réalisé,  à  moins  de  se  condenser,  pour  ainsi  dire,  en 
objets  particuliers. 

L'Univers  est  en  chacune  des  choses  contractées  comme  une 
abstraction  est  en  chacun  des  objets  concrets  qui  servent  à  la 
former.  L'humanité  n'est  ni  Socrate,  ni  Platon;  mais,  en 
Socrate,  l'humanité  abstraite  est  réalisée  d'une  manière  con- 
crète par  Socrate,  en  Platon,  elle  l'est  par  Platon.  De  même, 
l'Univers  n'est  ni  le  Soleil,  ni  la  Lune;  mais,  dans  le  Soleil,  il 
est  ce  que  le  Soleil  a  d'universel,  dans  la  Lune,  ce  que  la  Lune 
a  d'universel. 

L'Univers  est  ainsi  en  chaque  chose  contractée  particulière; 
il  y  est  ce  que  cette  chose  contient  d'universel,  ce  qui 
demeure  lorsqu'on  supprime  toute  diversité  et  toute  pluralité. 

Tout  de  même  donc  que  chaque  objet  créé  est  dans  l'Uni- 
vers, on  peut  dire  que  l'Univers  est  en  chaque  objet  créé. 

Mais  l'Univers,  qui  est  le  maximum  contracté,  est  en  Dieu, 
qui  est  le  maximum  absolu  et  la  synthèse  de  toutes  choses  ;  et 
Dieu  est  en  l'Univers  qui  le  développe  ;  car  l'essence  contractée 
de  l'Univers  émane  de  l'essence  absolue  de  Dieu.  Comme  Dieu 
est  en  l'Univers,  et  l'Univers  en  chaque  être  particulier,  Dieu 
est  en  chaque  être  particulier.  C'est  par  l'intermédiaire  de 
l'unité  contractée  de  l'Univers  que  l'unité  absolue  de  Dieu  est 
en  chacune  des  choses  créées  et  que  la  pluralité  des  choses 
créées  est  en  l'unité  de  Dieu. 

On  peut  aller  plus  loin  encore.  Puisque  Dieu  est  en  toutes 
choses  par  l'intermédiaire  de  l'Univers;  puisque,  par  l'intermé- 
diaire du  même  Univers,  toutes  choses  sont  en  Dieu,  on  peut 
répéter1  les  paroles  d'Anaxagore,  en  leur  prêtant  un  sens  pro- 
fond qu'il  ne  leur  donnait  peut-être  pas  :  Tout  est  dans  tout* 
Quodlibet  in  quolibet. 

I.  La  trinité  contractée  de  l'Univers.  —  L'Univers,  qui  est  le 
maximum  contracté  et  l'unité  contractée,  imite,  autant  que  sa 

i.  Nicolai  de  Gusa  De  doeta  ignorantia  lib»  II,  cap.  V. 


n6  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

nature  le  permet,  Dieu,  qui  est  le  maximum  absolu  et  l'unité 
absolue.  Nous  n'avons  pas  épuisé  les  conséquences  de  ce  prin- 
cipe fécond. 

Dieu  est  trinité;  l'Univers  est  donc  aussi  trinité1. 

A  la  vérité,  entre  la  trinité  divine  et  la  trinité  de  l'Univers 
subsistent  des  différences  profondes  et  essentielles2. 

Dieu  étant  unité  absolue,  sa  trinité  est  identique  à  l'unité. 

L'unité  du  Monde,  au  contraire,  est  une  unité  contractée  ; 
pour  subsister,  il  lui  faut  se  condenser  en  choses  multiples; 
elle  ne  pourra  subsister  qu'au  sein  d'une  trinité. 

En  effet,  pour  qu'il  y  ait  contraction,  il  faut  trois  choses  :  un 
objet  contractible  qui  la  subit,  un  sujet  contractant  qui  la  pro- 
duit, et  un  lien  par  lequel  le  sujet  contractant  est  uni  à  l'objet 
contractible  en  vue  de  produire  l'acte  de  contraction. 

Telle  sera  la  trinité  de  l'Univers,  image  de  la  trinité  divine, 
descendue  de  cette  trinité. 

Qui  dit  contractibilité  désigne  une  certaine  possibilité;  cette 
contractibilité  descend  donc  de  la  puissance  suprême,  qui 
engendre  la  divine  trinité. 

L'agent  contractant  détermine  la  possibilité  de  contraction; 
il  la  force  à  devenir  ceci  ou  cela  ;  il  la  rend  adéquate  à  tel  ou 
tel  être  particulier.  On  peut  donc  dire  qu'il  descend  de  cette 
égalité  qui,  au  sein  de  la  trinité  divine,  est  le  Verbe. 

La  possibilité  contractible  est  souvent  nommée  la  matière  de 
l'Univers  ;  à  l'agent  contractant,  on  donne  fréquemment  le 
nom  déforme  de  l'Univers  ou  d'âme  du  Monde. 

Pour  que  l'acte  de  la  contraction  s'achève,  il  faut  que  le  sujet 
contractant  soit  appliqué  à  l'objet  contractible,  que  la  matière 
soit  unie  à  la  forme,  qu'il  y  ait  compénétration  de  la  possi- 
bilité à  déterminer  et  de  la  nécessité  qui  la  détermine.  Ce  lien, 
on  le  nomme  parfois  la  possibilité  déterminée  ;  c'est  une  sorte 
d'esprit  d'amour,  qui  produit  le  mouvement  par  lequel  la 
forme  et  la  matière  de  l'Univers  s'unissent  l'une  à  l'autre.  Il 
est  clair  que  ce  lien  descend  du  Saint-Esprit  qui,  au  sein  de  la 
divine  trinité,  est  le  lien  infini. 

i.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  lib.  Il,  cap.  VI. 
a.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  lib.  II,  cap.  VII. 


NICOLAS   DE    GUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  I I 7 

Étudions  de  plus  près  encore  cette  union  de  Pâme  du 
Monde  avec  la  matière  universelle. 

Parmi  tous  les  possibles,  il  n'en  est  aucun  qui  existe  moins 
que  la  possibilité  pure,  exempte  de  toute  détermination  1  ;  la 
possibilité  pure  est  l'être  minimum;  partant,  selon  le  postulat 
fondamental  de  la  docte  ignorance,  elle  est  identique  à  l'être 
maximum.  La  possibilité  pure,  qu'aucun  acte  ne  détermine, 
ne  subsiste  donc  qu'en  Dieu,  où  elle  est  d'ailleurs  identique 
à  l'acte  pur.  Hors  de  Dieu,  la  possibilité  ne  peut  exister  qu'à 
la  condition  d'être  contractée,  d'être  plus  ou  moins  déterminée 
par  l'acte. 

La  possibilité  pure  est  coéternelle  à  Dieu,  puisqu'elle  est 
Dieu;  quant  à  la  possibilité  contractée,  c'est  seulement  par 
nature  qu'elle  précède  le  Monde;  elle  ne  lui  est  pas  antérieure, 
elle  n'était  pas  avant  lui;  elle  est  contemporaine  du  Monde,  et 
non  pas  éternelle. 

Tous  les  philosophes  s'accordent  en  ce  point s  que,  pour 
déterminer  la  puissance  à  l'acte,  il  faut  quelque  chose  qui  soit 
en  acte;  aucune  puissance  ne  peut  d'elle-même  passer  à  l'acte. 
La  puissance  de  l'Univers,  qui  ne  peut  subsister  à  l'état  de 
pureté,  qui  doit  nécessairement  être  déterminée  par  quelque 
acte,  requiert  donc  une  chose  douée  d'existence  actuelle  qui 
lui  puisse  imposer  cette  détermination;  cette  chose,  qui  est  en 
acte,  c'est  la  forme  et  l'âme  du  Monde. 

De  même  que  la  puissance  pure  ne  peut  exister  hors  de 
Dieu,  de  même  l'acte  pur  ne  se  trouve  qu'en  Dieu;  hors  de 
Dieu,  l'acte  ne  se  trouve  jamais  que  sous  forme  contractée,  par 
suite  de  son  union  avec  une  certaine  puissance;  la  forme  du 
Monde  ne  saurait  donc  exister  indépendamment  de  la  possibi- 
lité qu'elle  réduit  en  acte,  qu'elle  contracte  en  objets  particu- 
liers; en  d'autres  termes,  l'âme  du  Monde  est  inséparable  de  la 
matière  universelle. 

La  possibilité  de  l'Univers3  ne  peut  exister  si  elle  ne  reçoit 
une  forme  déterminée  ;  il  en  résulte  en  elle  un  désir  de  rece- 


i.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  lib.  II,  cap.  VIII. 

2.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  lib.  II,  cap.  IX. 

3.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  lib.  II,  cap.  X. 


n8  ÉTUDES    SUR   LÉONARD    DE    VINCI 

voir  cette  forme  à  laquelle  elle  est  prédisposée,  désir  semblable 
à  celui  par  lequel  ce  qui  est  mauvais  souhaite  le  bien,  par 
lequel  la  privation  souhaite  ce  qui  lui  manque. 

D'autre  part,  la  forme  ne  peut  être,  d'une  existence  actuelle, 
si  elle  ne  vient  contracter  la  possibilité  ;  et  comme  elle  désire 
d'être,  elle  tend  à  venir  déterminer  et  achever  la  puissance. 

Ainsi  se  produit  une  double  aspiration  :  aspiration  de  la 
matière  qui  veut  s'élever  vers  la  forme  sans  laquelle  elle  ne 
peut  être  ;  aspiration  de  la  forme  qui  tend  à  descendre  en  la 
matière  où  elle  trouvera  la  possibilité  d'exister  actuellement. 
De  cette  double  tendance,  ici  ascendante,  là  descendante,  naît 
un  mouvement  par  l'intermédiaire  duquel  se  fait  l'union  de  la 
puissance  et  de  l'acte;  et  ce  mouvement,  intermédiaire  entre  la 
matière  et  la  forme,  procède  à  la  fois  de  la  matière,  qui  est  le 
mobile,  et  de  la  forme,  qui  est  le  moteur. 

Ce  mouvement  est  l'effet  d'une  aspiration  mutuelle  de  la 
puissance  et  de  l'acte,  d'une  sorte  de  tendance  amoureuse, 
d'un  esprit. 

De  même  que  la  possibilité  contractée  de  l'Univers  descend 
de  la  possibilité  absolue  de  Dieu,  possibilité  qui  est  le  Père;  de 
même  que  la  forme  contractée  du  Monde  descend  de  l'acte 
absolu,  c'est-à-dire  du  Fils  ou  du  Verbe  de  Dieu;  de  même,  cet 
esprit  de  connexion  qui  unit  l'âme  du  Monde  et  la  matière 
universelle  descend  du  Saint-Esprit;  quant  au  mouvement 
qu'engendre  cet  esprit  de  connexion,  il  descend  du  mouve- 
ment absolu,  qui  est  identique  au  repos  absolu. 

Ce  mouvement  d'amoureuse  union  a  un  double  effet. 

C'est  par  lui,  en  premier  lieu,  que  la  puissance  de  chaque 
chose  est  en  acte  et  que  l'acte  de  cette  chose  en  détermine  la 
puissance;  c'est  donc  par  lui  que  chaque  chose  subsiste  dans 
son  unité,  distincte  de  toutes  les  autres  choses,  et  de  telle  sorte 
qu'elle  soit  aussi  parfaite  que  le  comporte  sa  nature. 

C'est  par  lui,  en  second  lieu,  que  chacune  des  choses  créées 
participe  de  toutes  les  autres,  immédiatement  ou  médiatement, 
de  telle  sorte  que  leur  ensemble  constitue  un  monde  dont 
toutes  les  parties  sont  solidaires  les  unes  les  autres,  un  Univers 
aussi  un  que  possible, 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  II9 

L'esprit  contracté  qui  détermine  ce  double  mouvement 
d'union  est  l'émanation  du  Saint-Esprit  qui,  par  son  intermé- 
diaire, meut  toutes  choses. 

J.  Les  cléments  et  les  mixtes.  —  Dans  l'édifice  philosophique 
élevé  par  Nicolas  de  Gués,  toutes  les  parties  se  tiennent  avec 
une  remarquable  unité.  Les  mêmes  principes  généraux  diri- 
gent la  solution  des  questions  les  plus  diverses  et  les  plus 
spéciales.  En  particulier,  la  doctrine  que  l'Évêque  de  Brixen 
professe  au  sujet  des  quatre  éléments  et  des  mixtes  formés  par 
leur  combinaison  —  sa  doctrine  chimique  —  est  un  corollaire 
très  immédiat  de  sa  théorie  métaphysique. 

La  nature  est  douée  d'unité;  elle  existe  en  toutes  choses 
sensibles,  et  c'est  par  elle  que  l'ensemble  des  choses  sensibles 
est  un.  On  peut  donc  dire1  très  justement  que  la  nature  est 
Vêlement  universel. 

Mais  la  Nature  ne  subsiste  pas  dans  l'unité  absolue,  car  elle 
n'est  pas  Dieu;  pour  subsister,  il  faut  qu'elle  se  contracte  dans 
les  choses  sensibles,  que  son  unité  se  résolve  en  pluralité 
(alteritas).- 

Cette  contraction  se  fait  d'ailleurs  par  degrés;  au  premier 
degré,  l'unité  de  l'élément  universel  se  résout  en  une  pluralité 
de  quatre  éléments  principaux. 

Chacun  de  ces  quatre  éléments  principaux  est  affecté  à  l'une 
des  quatre  régions  que  l'on  peut  tracer  autour  du  centre  de  la 
Terre;  c'est  parce  que  chacune  de  ces  régions  est  occupée  par 
un  élément  qu'elle  a,  dans  le  Monde,  une  existence  actuelle; 
c'est  parce  qu'elle  est  occupée  par  un  même  élément  qu'elle  est 
une  région  unique.  Chacun  des  quatre  éléments  principaux  est 
donc  l'actualité  et  l'unité  de  la  région  à  laquelle  il  est  affecté. 

Mais  dans  la  nature  créée,  il  n'existe  ni  acte  pur,  ni  unité 
absolue.  Tout  acte  est  mêlé  de  puissance,  toute  unité  se  résout 
en  pluralité.  L'élément  pur,  l'élément  un,  ne  se  trouve  donc 
jamais  dans  le  Monde;  il  n'y  peut  exister  que  des  mixtes,  et 
jamais  aucun  de  ces  mixtes  ne  peut  être  réduit  en  éléments 
simples. 

1.  Nicolai  de  Cusa  De  conjecturis  lib.  II,  cap.  IV. 


120  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

Bien  qu'il  contracte  en  lui-même  la  pluralité  des  quatre 
éléments,  un  mixte  peut  s'approcher  plus  ou  moins  de  la  sim- 
plicité de  l'un  d'entr'eux  qui  est,  en  sa  composition,  l'élément 
dominant  et  qui  lui  donne  son  nom;  ainsi,  un  mixte,  tout  en 
contenant  en  lui  de  l'air,  du  feu,  de  l'eau  et  de  la  terre,  peut 
s'approcher  plus  ou  moins  de  l'air  élémentaire;  on  donne 
alors  à  ce  mixte  le  nom  d'air. 

Les  quatre  corps  auxquels  nous  donnons  les  noms  de  feu, 
d'air,  d'eau  et  de  terre  sont  constitués  de  la  sorte;  en  chacun 
d'eux  se  trouvent  les  quatre  corps  élémentaires;  chacun  d'eux 
prend  le  nom  de  l'élément  qui  prédomine  en  sa  composition  ; 
les  quatre  corps  dont  nous  venons  de  parler  ne  sont  donc 
plus  des  éléments  premiers,  mais  des  mixtes  principaux  ou 
généraux. 

Dieu,  d'ailleurs,  par  une  mathématique  admirable1,  a 
minutieusement  fixé  les  proportions  des  quatre  éléments 
premiers  qui  concourent  à  former  chacun  des  mixtes  géné- 
raux; il  les  a  fixées  de  telle  sorte  qu'aucun  d'eux  ne  puisse 
intégralement  se  convertir  en  quelqu'un  de  ses  congénères. 

Ces  mixtes  généraux  peuvent2,  à  leur  tour,  se  combiner 
entre  eux  pour  former  des  mixtes  spéciaux  qui  sont  les  corps 
individuels. 

Le  mixte  spécial  est  le  dernier  degré  de  cette  contraction  qui 
est  issue  de  l'élément  universel  et  qui,  par  l'intermédiaire  de 
l'élément  principal  et  du  mixte  général,  s'est  élevée  jusqu'à 
l'individu.  L'universalité  élémentaire  s'élève  vers  l'individu 
en  qui  elle  reçoit  l'existence  actuelle,  et  l'individu  descend 
vers  l'élément  universel  sans  lequel  il  ne  pourrait  subsister, 
non  plus  que  l'acte  sans  la  puissance. 

Cette  théorie  chimique  porte,  profondément  gravée,  l'em- 
preinte de  la  Métaphysique  de  Nicolas  de  Cues;  il  ne  faudrait 
pas  croire,  cependant,  que  le  Cardinal  Allemand  l'eût  inventée 
de  toutes  pièces;  ce  qu'elle  contient  de  proprement  physique 
était,  avant  lui,  d'usage  courant;  toute  l'École  enseignait, 
notamment,  que  le  feu,  l'air,  l'eau  et  la  terre,  tels  que  nous  les 

i.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  lib.  II,  cap.  XIV. 
2.  Nicolai  de  Cusa  De  conjecturis  lib.  II,  cap.  V. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  131 

connaissons,  ne  sont  pas  des  éléments;  que  ce  sont  des  mixtes 
et  qu'en  chacun  d'eux,  un  élément  prédominant,  dont  le  mixte 
prend  le  nom,  se  trouve  uni  aux  trois  autres;  l'originalité 
de  Nicolas  de  Gués  est  de  s'être  emparé  de  ces  enseignements 
et  de  les  avoir  incorporés  à  son  système  philosophique. 

K.  L'homme;  l'union  de  l'âme  et  du  corps.  —  Le  microcosme 
est  constitué  comme  le  macrocosme;  ce  qu'on  a  dit  de  l'union 
de  l'Ame  du  Monde  avec  la  Matière,  on  peut  le  répéter  presque 
textuellement  de  l'union  de  l'âme  humaine  avec  le  corps 
humain. 

C'est  encore1  l'amour  qui  forme  le  lien  entre  l'âme  et  le 
corps,  et  qui  maintient  la  vie. 

L'âme,  qui  a  puissance  de  donner  la  vie  au  corps,  désire 
mettre  cette  puissance  en  acte,  être  dans  le  corps  pour  le 
vivifier;  en  sorte  qu'elle  aime  le  corps.  Le  corps,  qui  ne 
pourrait  demeurer  en  vie  sans  l'âme,  aime  cette  âme  et  désire 
lui  être  uni.  Cette  mutuelle  aspiration,  cet  amour  qui  cherche 
la  connexion  de  l'âme  et  du  corps,  est  un  esprit  qui  leur  est 
commun  à  tous  deux;  ce  commun  esprit  participe  de  la  nature 
de  l'âme,  en  ce  que  l'âme  descend  pour  vivifier  le  corps;  il 
participe  de  la  nature  du  corps,  en  ce  que  le  corps  monte  pour 
se  préparer  à  recevoir  la  vie. 

Lorsque  la  vigueur  de  cet  esprit  vient  à  manquer,  le  corps 
cesse  de  vivre. 

L.  Les  facultés  de  l'âme  humaine.  —  L'âme  humaine  nous 
offre  en  ses  facultés,  elle  aussi,  l'image  de  la  Trinité.  Elle  se 
compose,  en  effet2,  de  l'intellect  (intellectus) ,  du  sens  (sensus) 
et  de  la  raison  (ratio)  qui  est  intermédiaire  entre  l'intellect  et 
le  sens,  et  qui  les  unit  l'un  à  l'autre.  L'ordre  de  prééminence 
place  la  raison  au-dessus  du  sens  et  l'intellect  au-dessus  de  la 
raison.  L'intellect3  n'est  ni  dans  le  temps,  ni  dans  l'espace;  il 


i .  Nicolai  de  Cusa  Excitationum  ex  sermonibus  lib.  III  ;   ex   sermone  :   Confide, 
filia;  fides... 

2.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  lib.  III,  cap.  VI. 

3.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  liber  III,  cap.  VI  et  cap.  VII. 


Ï32  ETUDES    SUR    LEOXARD    DE    VINCI 

en  est  indépendant;  le  sens,  au  contraire,  dépend  du  temps  et 
de  l'espace  ;  il  est  soumis  au  mouvement,  tandis  que  l'intellect 
plane  dans  une  région  plus  élevée  où  s'exerce  son  intuition. 

Approfondissons  davantage  cette  union  de  l'intellect  et  du 
sens  par  l'intermédiaire  de  la  raison1. 

Nous  devons,  pour  concevoir  l'âme  humaine,  imaginer 
l'intellect  comme  l'unité  et  le  sens  comme  la  diversité  (alteri- 
tas).  La  lumière  intellectuelle  descend  en  l'ombre  sensuelle, 
tandis  que  le  sens  monte  vers  l'intellect;  et  par  ce  double 
mouvement,  un  troisième  degré  est  produit,  la  raison,  qui  est 
intermédiaire  entre  le  sens  et  l'intellect. 

Cette  raison  elle-même,  produite  par  un  mouvement  de 
descente  et  par  un  mouvement  d'ascension,  est  double;  elle  se 
compose  d'une  partie  supérieure,  qui  est  la  plus  voisine  de 
l'intellect  et  qu'on  peut  nommer  la  faculté  appréhensive,  et 
d'une  partie  inférieure,  plus  rapprochée  du  sens,  à  laquelle 
on  peut  attribuer  le  nom  de  fantaisie  ou  d'imagination  ;  nous 
avons  ainsi,  en  l'âme  humaine,  quatre  facultés  qui  en  sont 
comme  les  quatre  éléments.  De  ces  quatre  facultés2  «  il  en  est 
deux,  la  sensibilité  et  l'imagination,  qui  s'exercent  dans  le 
corps,  tandis  que  les  deux  autres,  la  raison  et  l'intelligence 
s'exercent  hors  du  corps». 

Ainsi  l'unité  de  l'intellect  descend  en  la  diversité  (alieritas) 
de  la  raison  appréhensive  ;  l'unité  de  la  raison  en  la  diversité 
de  l'imagination;  l'unité  de  l'imagination  en  la  diversité  du 
sens  ;  et,  en  même  temps  que  ce  mouvement  de  descente,  se 
produit  un  mouvement  d'ascension  de  chaque  faculté  vers  la 
faculté  supérieure. 

Pourquoi  cette  descente  de  l'intellect  vers  le  sens?  L'inten- 
tion de  l'intellect  est-elle  de  devenir  sens?  Non  pas,  mais 
d'acquérir  sa  perfection  en  devenant  intellect  en  acte.  L'in- 
tellect est  la  puissance  de  connaître;  il  ne  peut  devenir 
connaissance  actuelle  qu'en  s'unissant  au  sens,  qu'en  devenant 
sens  ;  il  se  fait  sens  afin  de  pouvoir  passer  de  la  puissance 
à  l'acte.  L'intellect  ne  sort  donc  de  lui-même  en  descendant 

i.  Nicolai  de  Gusa  De  conjecturis  lib.  III,  cap.  XVI. 
2.  Nicolai  de  Cusa  De  ludo  globi  lib,  I. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  123 

vers  le  sens  que  pour  revenir  à  lui-même  par  une  ascension 
qui  ferme  le  cycle  de  ce  mouvement. 

Ce  mouvement,  nous  l'avons  dit,  a  pour  objet  la  perfection 
même  de  l'intellect;  lorsque  l'intellect  comprend,  sa  puissance 
passe  à  l'acte,  sa  perfection  augmente  ;  lors  donc  que  l'intellect 
se  fait  intelligible,  il  progresse  dans  l'ordre  de  l'intellect,  il  se 
féconde  lui-même. 

Plus  la  lumière  de  l'intellect  pénètre  profondément  au  sein 
des  espèces  multiples  du  sens,  plus  à  leur  tour  ces  espèces 
sont  absorbées  et  unifiées  dans  la  lumière  intellectuelle;  la 
diversité  (alteritas)  de  l'intelligible  tend  de  plus  en  plus  à  se 
fondre  dans  l'unité  de  l'intellect  ;  en  sorte  que  cette  unité 
de  l'intellect  devient  de  plus  en  plus  parfaite  au  fur  et  à  mesure 
que  la  puissance  intellectuelle  tend  à  l'acte;  le  mouvement 
intellectuel  tend  au  repos. 

C'est  en  vue  de  sa  propre  perfection  que  l'intellect  descend 
vers  le  sens  pour  remonter  vers  lui-même;  c'est  aussi  en  vue 
de  la  perfection  de  la  vie  sensitive  que  le  sens  monte  vers 
l'intellect.  Ainsi  l'intellect  ne  descend  point  vers  le  sens,  si  ce 
n'est  pour  que  le  sens  monte  vers  lui;  et  de  même,  le  sens  ne 
monte  point  vers  l'intelligence,  si  ce  n'est  pour  que  l'intelli- 
gence descende  vers  le  sens.  Par  là,  la  descente  de  l'intelli- 
gence vers  le  sens  et  l'ascension  du  sens  vers  l'intelligence 
ne  sont  qu'un  seul  et  même  mouvement;  les  contraires  sont 
identiques,  selon  les  principes  de  la  Métaphysique  de  Nicolas 
de  Cues. 

Ce  double  mouvement  par  lequel  l'intellect  descend  et  le 
sens  monte  pour  se  rencontrer  en  la  raison  intermédiaire 
explique  tout  le  mécanisme  de  la  connaissance  humaine.  Rien 
ne  peut  se  trouver  dans  l'intellect1  qui  ne  descende  aussitôt  en 
la  raison;  rien  ne  peut  tomber  sous  le  sens  qui  ne  monte  en 
la  raison  ;  et  ainsi  se  doit  comprendre  le  fameux  axiome  péri- 
patéticien  :  Nihil  est  in  intellectu  quod  non  prias  fueril  in  sensu. 

M.  La  charité,  anion  de  Diea  et  de  l'âme  hamaine.  —  Nicolas 
de  Cues  nous  a  décrit  de  quelle  manière  l'intellect  et  le  sens  se 

I.  Nicolai  de  Cusa  Jdiotœ  lib.  JII  ;  De  Mente;  cap.  III. 


124  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

trouvaient  unis  en  l'esprit  de  l'homme.  C'est  d'une  manière 
toute  semblable  qu'il  conçoit,  en  la  vie  chrétienne,  l'union  du 
souverain  bien,  qui  est  Dieu,  avec  l'âme  de  l'homme. 

Nous  ressentons  en  nous-mêmes1  une  tendance  qui  déter- 
mine un  certain  mouvement,  et  l'objet  de  cette  tendance  est  le 
bien.  C'est  le  bien  qui  est  le  but  de  cette  aspiration,  mais 
c'est  lui  aussi  qui  la  détermine,  lui  qui,  par  sa  propre  force, 
attire  notre  esprit.  Notre  esprit  ne  tient  son  désir  du  bien  que 
du  bien  lui-même;  c'est  le  bien  qui  crée  notre  aspiration  vers 
lui;  il  en  est  à  la  fois  le  principe  et  la  fin;  et  notre  tendance 
ne  peut  trouver  le  repos  qu'en  son  principe. 

Notre  âme  tend  donc  vers  Dieu 2  parce  qu'elle  désire  s'unir  à 
lui  pour  vivre  de  la  vie  surnaturelle.  Mais  ce  désir,  elle  le  tient 
de  Dieu  même,  en  sorte  que  le  mouvement  de  notre  âme  pour 
aller  à  la  vie,  c'est-à-dire  à  Dieu,  n'est  autre  chose  que  la  venue 
de  Dieu  vers  nous.  Ici  encore  nous  constatons  l'identité  des 
contraires,  principe  de  la  Théologie  de  Nicolas  de  Cues. 

Comme  tout  amour,  l'amour  entre  Dieu  et  l'âme  humaine 
tend  à  transformer  l'un  en  l'autre  chacun  des  deux  objets  qui 
s'aiment,  à  mettre  Dieu  en  nous  et  nous  en  Dieu  :  Amor  trans- 
formatorim  amantium. 

Cette  formule  est,  pour  ainsi  dire,  la  pierre  angulaire  de 
tout  l'édifice  métaphysique  élevé  par  Nicolas  de  Cues.  En  tout 
être,  le  Cardinal  Allemand  découvre  cette  trilogie  :  le  sujet  qui 
aime,  l'objet  aimé,  l'amour  qui  les  unit. 

Le  sujet  qui  aime  sent  en  lui  des  puissances  qu'il  désire 
mettre  en  acte,  afin  d'accroître  sa  perfection;  or,  il  ne  peut  les 
mettre  en  acte  qu'en  s'unissant  à  l'objet  aimé,  et  c'est  pourquoi 
il  l'aime. 

L'objet  aimé,  de  son  côté,  désire  sortir  de  la  puissance  où  il 
demeurerait  si  le  sujet  aimant  ne  l'en  tirait;  il  désire  l'exis- 
tence actuelle  qui  est  sa  perfection,  et  il  aime  le  sujet  en  acte 
qui,  seul,  peut  la  lui  conférer. 

Entre  le  sujet  aimant  et  l'objet  aimé   naît  ainsi  l'amour, 


i.  Nicolai  de  Cusa  Cribrationis  Alchoran  prologus. 

2.  Nicolai  de  Cusa  Excitntionum  ex   sermonibus   liber  III;    Ex   sermonc  :    Sedete 
quoadusquc  induamini. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  125 

double  aspiration  qui  les  unit,  qui  procède  du  sujet  en  tant 
qu'il  cherche  l'objet,  et  de  l'objet  en  tant  qu'il  désire  le  sujet; 
et  chacune  de  ces  deux  tendances  présente  le  même  caractère; 
ce  qui  aime  veut  s'unir  à  ce  qui  est  aimé  et  se  transformer  en 
lui  :  Amor1  transformât  amantem  in  amatum. 

Mais  lorsque  le  sujet  aimant  tend  de  tout  son  pouvoir  à 
s'identifier  à  l'objet  aimé2,  il  le  fait  non  pour  devenir  autre, 
mais  pour  être  plus  parfaitement  lui-même;  car  sa  propre  vie 
et  son  propre  bonheur  ne  peuvent  acquérir  leur  perfection 
qu'autant  qu'il  est  en  l'objet  aimé;  et  Ton  peut  vraiment  dire 
en  ce  sens  qu'un  ami  est  un  autre  soi-même;  ainsi  le  mouve- 
ment par  lequel  le  sujet  aimant  se  tourne  vers  l'objet  aimé  est 
identique  au  mouvement  par  lequel  il  tourne  l'objet  aimé 
vers  lui-même.  La  descente  du  sujet  aimant  vers  l'objet  aimé, 
l'ascension  de  l'objet  aimé  vers  le  sujet  aimant  sont  les  deux 
termes  d'une  opposition  que  la  docte  ignorance  résout  en  un 
harmonieux  accord. 

Tel  est,  tracé  à  très  grandes  lignes,  le  plan  du  système 
métaphysique  que  Nicolas  de  Gués  a  construit.  Dans  les  cadres 
dont  nous  avons  donné  une  esquisse  sommaire,  une  foule  de 
détails  trouvent  place.  Nous  ne  saurions  ici  ni  les  exposer,  ni 
les  énumérer.  Du  moins,  lorsque  nous  aurons  à  faire  allusion 
à  quelqu'un  de  ces  détails,  nous  sera-t-il  possible,  par  ce  que 
nous  avons  dit,  de  déterminer  les  rapports  qui  l'unissent  à 
l'ensemble  de  la  doctrine. 


IV 


Les  sources  ou  Nicolas  de  Cues  a  puisé. 

La  Scolastique,  la  Philosophie  néo-platonicienne, 

la  Théologie  d'Aristote. 

Nous  verrons  que  Léonard  de  Vinci  a  médité  cette  doctrine. 
Mais  les  pensées  qu'elle  lui  a  suggérées  tiraient-elles  uniquement 

i.  Nicolai  de  Cusa  Excitationum  ex  sermonibus  liber  V;  Ex  sermone  :  Hic  est  verus 
propheta  qui  venturus  est. 

2.  Nicolai  de  Cusa  Excitationum  ex  sermonibus  liber  VIII  ;  Ex  sermone  :  Venite 
post  me. 


126  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

leur  origine  de  la  raison  de  Nicolas  de  Gués?  Celle-ci,  à  son 
tour,  n'était-elle  pas  débitrice  de  philosophes  plus  anciens? 
Nous  n'aurions  pas  une  exacte  connaissance  des  liens  qui 
unissent  les  réflexions  de  Léonard  à  la  science  des  siècles  pré- 
cédents si  nous  ne  disions  quelques  mots  des  sources  aux- 
quelles Nicolas  de  Cues  a  puisé. 

Ces  sources,  il  ne  saurait  être  question  de  les  énumérer  en 
détail  et  de  rechercher  ce  que  la  philosophie  de  PÉvêque  de 
Brixen  doit  à  chacune  d'elles  ;  en  effet,  elles  sont  innombrables. 

Le  Cardinalis  Teulonicus  était  éminemment  érudit  ;  sa  biblio- 
thèque était  remarquablement  riche  pour  son  temps;  aussi  ses 
œuvres  sont -elles  nourries  de  la  lecture  des  auteurs  païens, 
grecs  ou  latins,  aussi  bien  que  des  rabbins  juifs,  des  penseurs 
arabes  et  des  théologiens  chrétiens1.  Notre  tâche  serait  donc 
immense  si  nous  prétendions  relever  les  traces  de  tant  d'in- 
fluences diverses.  Nous  ne  tenterons  pas  un  pareil  travail, 
et  nous  nous  contenterons  de  dire  quelle  est  l'origine  de 
certaines  tendances  qui  paraissent  prédominer  en  l'œuvre  de 
Nicolas  de  Cues. 

Ce  profond  métaphysicien  semble  avoir  été  préoccupé,  en 
premier  lieu,  des  antinomies  auxquelles  se  heurte  la  raison 
humaine  toutes  les  fois  qu'elle  veut  sortir  de  l'analyse  du  fini 
pour  s'élever  à  la  contemplation  de  l'infini. 

Une  telle  préoccupation  n'avait  rien,  chez  un  penseur  de 
son  temps,  qui  ne  fût  parfaitement  naturel.  Les  recherches  des 
logiciens  du  xive  siècle,  des  Guillaume  d'Ockam  et  des  Albert 
de  Saxe,  avaient  contribué  plutôt  à  formuler  nettement  ces 
antinomies  qu'à  les  résoudre  ;  et  certains  des  plus  brillants 
disciples  de  ces  maîtres,  tel  Marsile  d'Inghen,  n'hésitaient  pas 
à  déclarer  que  ces  antinomies  étaient  insolubles. 

Ces  antinomies  qui  semblent  à  notre  raison  d'insur- 
montables contradictions,  Nicolas  de  Cues  admet  qu'elles  se 
concilient  dans  l'intelligence  transcendante  de  Dieu.  Ici 
encore,  il  n'innove  guère  ;  dès  le  xme  siècle,  certains  théolo- 
giens cherchaient  à  concilier  de  la  sorte  l'enseignement  de  la 

i.  On  aura  une  idée  de  l'érudition  de  Nicolas  de  Cues  si  l'on  relève  la  liste  des 
auteurs  cités  dans  VApologia  doclœ  ignoranliœ. 


NICOLAS  DE  CUES  ET  LÉONARD  DE  VINCI  I27 

philosophie  péripatéticienne,  selon  lequel  le  monde  est  éternel, 
et  le  dogme  chrétien,  selon  lequel  le  monde  a  été  créé  dans  le 
temps;  de  leurs  tentatives,  nous  avons  pour  témoin  le  décret 
de  1277,  où  Etienne  Tempier  condamne  cet  article  :  «  Il  est 
impossible  de  résoudre  les  raisons  d'Aristote  en  faveur  de 
l'éternité  du  monde,  à  moins  de  prétendre  que  des  choses  non 
coinpossibles  peuvent  être  impliquées  en  la  volonté  de  Dieu.  » 

En  beaucoup  de  doctrines  philosophiques,  les  antinomies 
se  dressent  lorsque  le  système  entier  est  construit;  elles  y 
apparaissent  comme  des  difficultés  à  surmonter,  comme  des 
objections  à  écarter.  Au  contraire,  la  doctrine  de  Nicolas  de 
Cues  présente  ce  caractère,  qui  la  distingue  de  toutes  celles  qui 
l'ont  précédée  :  le  postulat  fondamental  sur  lequel  elle  repose 
est  lui-même  une  antinomie,  la  plus  formelle  qui  se  puisse 
concevoir,  l'identité  du  minimum  et  du  maximum,  de  l'unité 
et  de  ce  qui  surpasse  tout  nombre. 

Toutefois,  si  originale  que  soit  la  méthode  qui,  à  ses  débuts, 
pose  un  tel  principe,  on  se  tromperait,  croyons-nous,  en 
prétendant  que  l'Fvêque  de  Brixen  a  imaginé  de  toutes  pièces 
cette  hypothèse,  sans  qu'aucun  écrit  plus  ancien  pût  la  lui 
suggérer.  Ne  transparaît -elle  pas,  en  effet,  cette  hypothèse 
selon  laquelle  l'unité  est  identique  au  maximum  absolu,  dans 
ce  passage  des  Ennéades1  où  Plotin  cherche  à  définir  l'unité  de 
Dieu? 

«Dans  quel  sens  disons -nous  qu'il  est  un?  De  quelle 
manière  comprendrons -nous  le  mieux  possible  cette  affirma- 
tion? Evidemment  nous  devons  donner  au  mot  un  une  signi- 
fication plus  complète  que  celle  où  nous  le  prenons  ordinaire- 
ment lorsque  nous  parlons  de  l'unité.  Dans  ce  dernier  cas,  en 
effet,  l'esprit  fait  subir  une  suite  de  soustractions  à  la  grandeur 
ou  au  nombre;  il  parvient  enfin  à  un  minimum;  il  s'arrête  à 
une  certaine  chose  qui  est,  il  est  vrai,  un  individu,  mais  qui 
faisait  partie  d'une  certaine  multitude  susceptible  de  division 
qui  était  comprise  en  un  autre  objet.  Mais  l'Un  lui-même  n'est 
pas  impliqué  en  un  autre  objet;  il  ne  réside  pas  en  une  multi- 

1.  Plotini  Ennéades;  Enneadis  sextae  lib.  IX,  art.  6  (Édition  Ambroise  Firmin- 
Didot,  Paris,  i855;  p.  534). 


128  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

tude;  son  individualité  n'est  pas  celle  d'un  minimum.  Il  est, 
en  effet,  le  maximum  de  toutes  choses,  non  en  grandeur,  mais 
en  puissance.  » 

D'ailleurs,  cet  Un,  que  Plotin  place  au  sommet  et  à  l'origine 
de  tous  les  êtres,  concilie  en  sa  substance  les  contradictoires, 
comme  les  concilie  le  maximum  absolu  de  Nicolas  de  Cues. 
L'Un  de  Plotin  est  la  puissance  de  toutes  choses1  et,  en  même 
temps,  il  est  tout  acte2.  De  même  le  maximum  absolu,  selon 
Nicolas  de  Cues,  est,  à  la  fois,  la  puissance  suprême  et  l'acte 
pur. 

Ces  rapprochements  ne  sont  pas  les  seuls  que  l'on  puisse 
faire  entre  la  philosophie  de  Plotin  et  celle  de  Nicolas  de 
Cues.  Nous  avons  entendu,  par  exemple,  l'Évêque  de  Brixen 
nous  exposer  comment  Dieu  est  en  toutes  choses  et  comment 
toutes  choses  sont  en  Dieu.  Ne  doit-on  pas  croire  que  cette 
doctrine  s'inspire  des  passages  où  Plotin  décrit  l'existence  de 
l'âme  universelle  au  sein  des  âmes  particulières  et  des  âmes 
particulières  au  sein  de  l'âme  universelle?  Ces  passages  des 
Ennéades  sont  trop  nombreux  pour  que  nous  songions  à  les 
reproduire  ici;  contentons -nous  de  citer  l'admirable  résumé 
qu'en  a  donné  Félix  Ravaisson3  : 

«...L'âme  universelle  est  tout  entière  dans  chacune  des 
âmes.  Et  partout  présente  sans  aucune  division,  elle  demeure 
aussi,  par  conséquent,  tout  entière  en  elle-même.  Elle  se  donne 
ainsi  à  la  multitude  des  âmes  particulières,  et  en  même  temps 
ne  se  donne  pas.  Elle  s'abandonne  à  toutes  et  n'en  demeure 
pas  moins  une.  L'âme  universelle  n'empêche  pas  les  âmes 
particulières,  ni  celles-ci  n'empêchent  l'universelle.  Quelque 
peine  qu'ait  notre  esprit  à  se  persuader  une  chose  si  étrange, 
l'unité,  ici,  ne  fait  pas  obstacle  à  la  multitude,  ni  la  multitude 
à  l'unité.  » 

«  L'âme  universelle  est  une,  et  elle  est  toutes  les  autres  en 
même  temps  ;  et  cela  ne  veut  pas  dire  qu'elles  viennent  se 

i.  Plotini  Ennéades;  Enneadis  quintœ  lib.  1,  art.  7  (édition  Didot,  p.  3o3)  et 
lib.  IV,  art.  2  (édition  Didot,  p.  3a8). 

2.  Plotini  Ennéades;  Enneadis  sexta?  lib.  VIII,  art.  20  (édition  Didot,  p.  5aG). 

3.  Félix  Havaisson,  Essai  sur  la  Métaphysique  d'Aristote,  Paris,  i8'iiî.  tome  11, 
pp.  391-392. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  I29 

perdre  en  elle.  Seulement  elles  en  partent,  et  en  même  temps 
elles  restent  là  d'où  elles  partent.  Tels  sont  les  rayons  consi- 
dérés dans  leur  point  de  départ  et  leur  commune  origine,  le 
centre,  qui  se  multiplie  en  eux,  et  qui  n'en  demeure  pas 
moins  un  et  indivisible.  » 

Ces  rapprochements,  que  l'on  pourrait  multiplier,  nous 
permettent  d'affirmer  que  la  pensée  de  Plotin  a  profondément 
influé  sur  la  pensée  de  Nicolas  de  Gués.  Mais  les  Ennéades  ne 
paraissent  pas  être  la  seule  source  néo-platonicienne  où 
l'Évêque  de  Brixen  ait  puisé.  Il  semble  bien  que  ses  médita- 
tions aient  recueilli  la  doctrine  de  l'auteur  inconnu  qui  a 
composé  la  Théologie  d'Aristote1. 

L'ouvrage  intitulé  Théologie  d'Aristote  ou  Philosophie  mys- 
tique selon  les  Égyptiens  est  un  écrit  néo-platonicien,  l'une  des 
dernières  œuvres  notables  de  la  philosophie  grecque. 

«  Le  texte  en  est  malheureusement  perdu,  »  dit  F.  Ravais- 
son2;  «ce  texte  existait  encore  du  temps  de  saint  Thomas 
d'Aquin,  qui  atteste  l'avoir  vu.  »  Voici,  en  effet,  les  propres 
paroles  de  saint  Thomas 3  :  «  Hujusmodi  autem  quaestiones 
certissime  colligi  potest  Aristotelem  scripsisse  in  his  libris 
quos  patet  eum  scripsisse  de  substantiis  separatis,  ex  his  quae 
dicit  in  principio  duodecimi  Metaphysicae,  quos  etiam  libros 
vidimus  numéro  decimoquarto,  licet  nondum  translates  in 
lingua  nostra.  » 

Saint  Thomas,  en  ce  passage,  dit  bien  que  l'écrit  en  quatorze 
livres  qu'il  a  vu  n'était  pas  encore  traduit  «  in  lingua  nostra  », 
c'est-à-dire  en  latin;  il  ne  nous  dit  pas  s'il  était  rédigé  en  grec 
ou  en  arabe.  Le  témoignage  du  Docteur  Angélique  ne  vaudrait 
donc  pas  contre  ceux  qui  veulent  voir  dans  la  Théologie 
d'Aristote  un  apocryphe  islamique,  et  non  pas  hellénique.  Or, 
au  préambule  de  l'édition  latine  qu'il  a  donnée  en  1572,  et  dont 

1.  Sur  ce  curieux  ouvrage  apocryphe,  on  peut  consulter  : 

Félix  Ravaisson,  Essai  sur  la  Métaphysique  d'Aristote,  Paris,  i846;  tome  II,  pp.  54a- 
555.  (Cet  écrit  renferme  un  excellent  résumé  des  doctrines  de  la  Théologie.) 

Ernest  Renan,  Averroes  et  l'Averroïsme,  essai  historique,  Paris,  i852  ;  p.  70  et  p.  100. 
Carra  de  Vaux,  Avicenne,  Paris,  1905;  p.  73. 

2.  Cf.  Félix  Ravaisson,  loc.  cit.}  p.  542. 

3.  Sancti  Thomce  Aquinatis  Opuscula;  opusc.  XVI:  De  unitate  intellectus  advenus 
Averroistas. 

P.    DUHEM. 

y 


l3o  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

nous  parlerons  dans  un  instant,  Jacques  Charpentier  nous 
apprend  que  cette  opinion  avait  été  soutenue,  au  xvie  siècle, 
par  Thessalus  Methodicus  en  la  préface  de  ses  Scholse  meta- 
physicœ;  d'autre  part,  sans  nier  l'origine  hellénique  de  la 
Théologie  d'Aristote,  Renan  reconnaît1  qu'on  la  «  pourrait 
croire  composée  par  un  Arabe  » . 

La  version  arabe  existe  encore;  la  Bibliothèque  nationale  en 
possède  un  exemplaire2.  Selon  le  préambule  de  cet  exemplaire, 
le  texte  grec  aurait  été  traduit  en  arabe  par  Abd-Almessyh, 
fils  d'Abd-Allah,  fils  de  Naïmah,  originaire  de  la  ville  d'Émesse. 
Il  a  été  ensuite  amélioré  pour  Ahmed,  fils  d'Ahmed  Motassem 
Billah,  par  Abou  Youssouf  Yacoub,  fils  de  Ishac  Alkendy3. 

La  soi-disant  Théologie  d'Aristote  eut  certainement  la  plus 
grande  influence  sur  les  penseurs  arabes.  Avec  le  livre  Des 
causes,  autre  apocryphe  également  attribué  à  Aristote,  elle  fit 
pénétrer  dans  la  philosophie  musulmane  les  doctrines  néo- 
platoniciennes de  l'École  d'Alexandrie  et  fit  d'El-Kindi,  d'Alfa- 
rabi,  d'Avempace,  d'Avicenne,  d'Averroès  et  d'Avicébron  des 
disciples  de  Plotin  et  de  Proclus,  qu'ils  ne  connaissaient  pas4. 

En  i5iq  parut,  à  Rome,  une  traduction  latine  de  la  Théologie 
d'Aristote*.  Les  épîtres  dédicatoires  qui  précèdent  cette  traduc- 
tion nous  en  font  connaître  l'histoire. 

En  i5i6,  un  humaniste,  Francesco  Roseo,  voyageant  en 
Syrie,  découvrit  à  la  bibliothèque  de  Damas  un  exemplaire 
de  la  traduction  arabe  de  la  Théologie  d'Aristote;  à  prix  d'or, 
il  se  procura  clandestinement  cet  ouvrage  important  dont  on 
connaissait  l'existence,  mais  que  l'on  croyait  perdu.  Francesco 


1.  E.  Renaû,  Averroes  et  VAverroïsme,  p.  70. 

2.  Gf;  Félix  Ravaisson,  loc.  cit.,  pp.  54a-5i3. 

3.  Selon  M.  Carra  de  Vaux  (loc.  cit.,  p.  73),  la  première  traduction  serait  l'œuvre 
d'ibn  Nâimah  d'Émesse*  qui  l'aurait  donnée  aux  environs  de  l'an  226  de  l'hégire 
(84o  de  noire  ère);  la  revision  de  cette  traduction  aurait  pour  auteur  le  célèbre  El-Kindi 
lui-même.  Le  même  érudit  nous  apprend  que  le  juif  Moïse  ben  Ezra  parle  de  cet 
écrit  apocryphe  en  le  nommant  Dedolach. 

/j.  Voir  à  ce  sujet  Ernest  Renan,  Averroes  et  VAverroïsme,  pp.  70-71  et  p.  100,  et  tout 
l'ouvrage  de  M.  Carra  de  Vaux  sur  Avicenne. 

5.  Sapientissimi  philosophi  Aristotelis  Stagiritae  Theologia  sive  mistica  Phylosophia 
secundum  Aegyptios  noviter  reperta  et  in  latinum  castigatissime  redacta.  Cum  privilegio. 
Colophon  :  Excussum  in  aima  urbium  principe  Ronia  apud  Iacobum  Mazochium 
Romanœ  Academia>  bibliopolam.  Anno  lncarnatiouis  Dominions  MDX1X.  kl.  Iunii. 
Pont.  Sanct.  D.  N.  D.  Lconis  X.  Pont.  Max.  Anno  eius  Septimo. 


NICOLAS   DE    CUES   ET    LÉONARD   DE   VINCI  l3l 

Roseo  rapporta  son  acquisition  à  Chypre  où  un  juif,  Moïse 
Rova,  en  fit  une  traduction  littérale  en  italien;  cette  traduction 
fut,  à  son  tour,  mise  en  latin  par  Pietro  Nicolo  de  Gastellani, 
philosophe  et  médecin  de  Faenza. 

Un  peu  plus  tard,  en  1572,  le  savant  humaniste  Jacques 
Charpentier  donna1  une  paraphrase  plus  élégante  de  cette 
première  traduction  latine.  D'ailleurs,  en  ce  livre  attribué 
à  Aristote,  Jacques  Charpentier  avait  fort  justement  soupçonné 
un  apocryphe,  tout  imprégné  d'idées  Alexandrines  ;  il  avait 
pris  soin  d'y  relever  les  traces  nombreuses  des  influences 
platoniciennes2. 

Ces  influences  ne  sont  pas  niables.  Il  est  certain,  en  parti- 
culier, que  l'auteur  inconnu  de  la  Philosophie  mystique  selon 
les  Égyptiens  a  lu  les  Ennéades  de  Plotin.  Il  ne  faudrait  pas, 
toutefois,  exagérer  l'importance  des  emprunts  qu'il  a  faits  à 
cet  ouvrage.  Félix  Ravaisson  dit3,  au  sujet  de  la  Théologie 
cf Aristote  :  «  On  y  rencontre  souvent  des  passages  de  Plotin, 
reproduits  presque  mot  pour  mot;  »  et  il  cite  les  chapitres  II  à  V 
du  sixième  livre,  le  chapitre  III  du  huitième  livre.  M.  Carra 
de  Vaux  va  plus  loin  encore,  car  il  écrit h  que  «  la  Théologie 
d' Aristote  est  formée  d'extraits  des  Ennéades  IV  à  VI  de  Plotin.  » 
C'est  trop  dire,  nous  semble-t-il;  c'est  dénaturer,  en  les  exagé- 
rant, les  rapports  très  réels  de  notre  apocryphe  et  de  l'écrit  où 
Porphyre  a  réuni  les  enseignements  de  Plotin. 

Des   passages   cités   par  M.    Ravaisson   comme   empruntés 

î.  Libri  quatuordecim  qui  Aristotelis  essè  dicuntur,  de  secretiorê  parte  divinœ  sapientiaî 
secundum  /Egyptios.  Qui,  si  illius  sunt,  ejusdem  metaphysica  vere  continent,  cum  Platonicis 
magna  ex  parte  convenientia.  Opus  nunquam  Lutetiae  editum,  ante  arlnos  quinqua- 
ginta  ex  lingua  Arabica  in  Latinam  maie  conversum,  nunc  vero  de  integro  reco- 
gnitum  et  illustratum  scholiis,  quibus  hujus  capita  singula,  cum  Platonica  doctrina 
sedulo  conferentur.  Per  Jacobum  Carpentarium,  Claromontanum  Bellovacum.  Pari- 
siis,  ex  officina  Iacobi  du  Puys,  è  regione  collegii  Cameracensis,  sub  insigne  Sama- 
ritanae.  1572.  Ex  privilégie-  Régis.  —  La  paraphrase  de  Jacques  Charpentier  a  été 
reproduite  dans  les  trois  éditions  des  œuvres  complètes  d'Aristote  données  au 
xvii'  siècle  par  Du  Val  :  Aristotelis  Opéra  omnia  quse  extant,  grae.ee  et  latine,  veterutn 
ac  recentiorum  interpretum  studiis  emendatissima. . .  Huic  editioni  accessit  breVis  ac 
perpetuus  commentarius  authore  Guillelmo  Du  Val.  Lutetiae  Parisiorum,  typis 
Regiis,  MDCX1X  (tomus  II).  Ibid.,  MDCXXIX  (tomus  II).  Parisiis,  apud  J.  Billaine, 
MDCLIV(tomus  IV). 

2.  La  Théologie  d'Aristote  a  été  traduite  en  allemand  par  Dieterici  sous  le  titre: 
Die  sogenannte  Théologie  des  Aristoteles,  2  vol.,  Leipzig,  1882-1883» 

3.  Félix  Ravaisson,  loc.  cit.,  p.  5/»4. 
'a.  Carra  de  Vaux,  loc.  cit.,  p.  78. 


l32  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCÎ 

presque  mot  pour  mot  à  Plotin,  choisissons  celui  qui  ressemble 
le  plus  au  texte  des  Ennéades  et  mettons-le  en  présence  de  ce 
texte.  Il  s'agit  d'exposer  la  théorie  platonicienne  selon  laquelle 
le  Monde  intelligible  est  le  modèle  du  Monde  sensible.  Voici, 
tout  d'abord,  comment  parle  Plotin  *  : 

«...  Ce  Monde-ci  est  fabriqué  comme  à  l'exemple  de  celui-là  ; 
il  faut  donc  que  là,  plus  encore  qu'ici,  l'Univers  soit  un  être 
animé  ;  et  comme  son  essence  est  parfaite,  il  faut  qu'il  soit  toutes 
choses.  Il  faut  donc  que  le  ciel  du  Monde  supérieur  soit  animé. 
Il  ne  saurait  être  vide  d'étoiles,  puisqu'on  constate  qu'il  y  a 
des  étoiles  dans  le  ciel  de  notre  Monde  et  qu'en  ces  étoiles, 
réside  l'essence  même  du  ciel.  La  terre  de  ce  Monde  supérieur 
ne  peut  non  plus  être  vide  ;  elle  est  certainement  bien  plus 
vivante  que  notre  terre  ;  elle  doit  être  pleine  de  vie  ;  elle  doit 
renfermer  tous  les  animaux  terrestres  qui  marchent  ici -bas; 
elle  doit  porter  les  plantes  qui  sont  enracinées  en  notre  sol. 
Là  aussi,  il  y  a  une  mer;  et  dans  cette  eau,  bien  qu'elle  forme 
des  fleuves  dénués  de  cours,  on  trouve  toute  la  vie  qu'on 
trouve  en  nos  eaux,  tous  nos  animaux  aquatiques.  La  nature 
de  l'air  qui  se  trouve  en  ce  monde -là  fait  également  partie  de 
cet  Univers  ;  en  cet  air  sont  des  animaux  aériens  appropriés 
à  sa  nature.  » 

Écoutons  maintenant  l'auteur  de  la  Théologie  d'Aristote  trai- 
tant du  même  sujet3  : 

«  Nous  affirmons  que  ce  Monde  sensible  est,  en  entier, 
l'image  de  l'autre  Monde;  partant,  comme  le  premier  est 
vivant,  il  faut  à  plus  forte  raison  que  le  second  soit  vivant.  Si 
notre  Monde  est  parfait,  l'autre  Monde  est  plus  parfait  encore, 
car  c'est  ce  dernier  qui  envoie  au  premier  la  vie,  la  puissance, 
la  perpétuité.  Puisque  cet  Univers  supérieur  est  au  plus  haut 
degré  de  l'absolu,  il  n'est  pas  douteux  que  les  êtres  qu'il 
contient  participent  de  l'absolu  plus  que  les  êtres  de  notre 
Monde.  En  cet  autre  Monde,  donc,  il  y  a  d'autres  cieux,  pourvus 
de  vertus  stellaires,  comme  les  cieux  de  notre  Univers;  mais 

•i.  Plotini  Ennéades;  Enneadis  sextœ  lib.  VI,  art.   ia  (Éd.  Firmin-Didot,  p.  484.) 
a.  Aristotelis   Theologiœ  lib.  VIII,  cap.  III  :  Quod  qua3    species  sunt   in    Mundo 

infcriori  sunt  ctiam  in  superiori,  et  qualcs  ibi  sint.  Éd.  i5uj,  fol.  35*  verso;  éd.  1072, 

loi,  05,  verso,  et  fol.  6G,  recto. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  l33 

ceux-là  sont  d'une  espèce  plus  élevée,  plus  lucide,  plus  puis- 
sante que  ceux-ci;  en  outre,  comme  ils  sont  incorporels, 
aucune  distance  ne  les  sépare  les  uns  des  autres.  Là  aussi 
existe  une  terre  dont  la  substance  n'est  point  inanimée,  mais 
vivante  ;  sur  cette  terre  se  trouvent  des  animaux  semblables 
à  ceux  qui  peuplent  la  nôtre,  mais  ils  sont  d'une  espèce  autre 
et  plus  parfaite;  il  y  a  des  plantes  odorantes  et  des  fleurs  comme 
celles  qui  ornent  nos  jardins;  il  y  a  des  eaux  qu'une  force 
animée  fait  couler;  il  y  a  des  animaux  aquatiques  plus  nobles 
que  les  nôtres  ;  en  ce  Monde  supérieur,  il  y  a  de  l'air,  et 
dans  cet  air,  des  animaux  qui  lui  sont  propres  et  dont  la  vie 
simple  est  douée  d'immortalité.  Quoique  les  animaux  du 
Monde  supérieur  aient  une  commune  nature  avec  ceux  du  Monde 
inférieur,  ils  sont  cependant  d'une  plus  haute  dignité  que 
ceux-ci;  étant  intelligibles,  ils  sont  perpétuels  et  inaltérables.  » 

La  ressemblance  de  ces  deux  pièces  n'est  pas  douteuse  ;  l'au- 
teur de  la  seconde  a  sûrement  imité  la  première,  mais  il  ne  l'a 
pas  copiée  mot  pour  mot;  il  a  accentué  certaines  nuances  que 
Plotin  s'était  contenté  d'indiquer;  beaucoup  plus  que  celui-ci, 
il  a  insisté  sur  les  différences  qui  distinguent  le  Monde  intelli- 
gible du  Monde  sensible. 

La  comparaison  des  chapitres  que  les  deux  ouvrages  consa- 
crent à  la  magie1  donne  lieu  à  des  remarques  analogues;  l'au- 
teur de  la  Théologie  d'Aristote  s'y  est  assurément  inspiré  des 
Ennéades ;  mais,  moins  encore  qu'en  l'exemple  précédent,  il 
n'est  possible  de  constater  une  reproduction  textuelle. 

D'ailleurs,  l'originalité  du  Pseudo-Aristote  ne  saurait  faire 
le  moindre  doute  ;  si  sa  doctrine  s'accorde  fréquemment  avec 
la  philosophie  de  Plotin,  elle  s'en  écarte  souvent,  et  les  diver- 
gences portent  sur  des  questions  essentielles. 

Tout  le  monde  connaît  en  ses  lignes  principales  la  doctrine 
des  émanations,  telle  que  Plotin  l'a  formulée2. 

i .  Les  chapitres  II  à  V  du  sixième  livre  de  la  Théologie  d'Aristote  sont  imités  du 
livre  IV  de  la  quatrième  Ennéade.  L'article  4o  de  ce  livre  IV  a  inspiré  le  chapitre  II  de 
la  Théologie;  l'article  43  a  inspiré  le  chapitre  III;  l'article  44,  enfin,  a  inspiré  les 
chapitres  III  et  IV. 

2.  On  en  trouve  un  exposé,  aussi  clair  que  profond,  dans  :  Félix  Ravaisson,  Essai 
sur  la  Métaphysique  d'Aristote,  tome  II,  pp.  382-467. 


1 34  ÉTl  DES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

Au  sommet  des  êtres  se  trouve  l'Un  absolu,  synthèse  de 
l'acte  pur  et  de  la  puissance  suprême  ;  par  voie  d'émanation, 
l'Un  crée  l'Intelligence,  et  l'Intelligence  crée  l'Ame  du  Monde. 
L'Un,  l'Intelligence,  l'Ame  du  Monde,  telles  sont  les  trois 
hypostases  de  la  Trinité  divine  selon  Plotin  ;  chacune  de  ces 
hypostases,  créée  par  celle  qui  la  précède,  lui  demeure  infé- 
rieure en  perfection.  L'Ame  du  Monde  à  son  tour  crée  le 
Monde;  le  Monde  intelligible  d'abord,  modèle  du  Monde 
sensible,  et  dont  celui-ci  tire  son  être. 

En  la  Théologie  d'Aristote,  cette  doctrine  subit  des  modifi- 
cations profondes. 

L'Intelligence  active  (Intellectus  agens)  n'est  plus  la  première 
des  créatures  de  l'Un  suprême.  La  première  créature  de  Dieu 
est  le  Verbe  ou  la  Pensée  divine1.  C'est  ce  Verbe  qui  crée  l'In- 
tellect agent 3  et,  par  l'intermédiaire  de  l'Intellect  agent,  toutes 
les  autres  créatures. 

F.  Ravaisson  a  fort  justement  attribué3  cette  introduction 
du  Verbe  entre  l'Un  et  l'Intelligence  active  à  une  influence  des 
philosophies  juives  et  chrétiennes,  à  une  imitation  des  théories 
du  Aàyoç  données  par  Philon  le  Juif  et  par  saint  Jean.  En  effet, 
nous  entendons  l'auteur  de  la  Théologie  d'Aristote  déclarer4 
que  «  le  Verbe  créateur  est  un  avec  la  substance  de  Dieu,  qu'il 
en  est  le  produit  premier  et  absolu,  qu'il  en  est  la  bonté  et  la 
volonté.  C'est  le  Verbe  qui  a  produit  tous  les  êtres  grossiers 
du  Monde  sensible  aussi  bien  que  tous  les  êtres  subtils  du 
Monde  intelligible;  car  tout  ce  qui  est  formé  par  l'Intelli- 
gence active  est  aussi  formé  par  le  Verbe.  »  On  ne  peut  lire  ces 
lignes  sans  songer  que  l'auteur  connaissait  le  début  de  l'Évan- 
gile de  saint  Jean  et  qu'il  a  cherché  à  mettre  sa  doctrine  d'ac- 
cord avec  la  doctrine  de  cet  Évangile,  autant  du  moins  qu'il 
le  pouvait  faire  sans  nier  la  création  du  Verbe. 

L'auteur  de  la    Théologie  d'Aristote  unit  si   intimement  le 

i.  Aristotelis  Theologiœ  lib.  X,  cap.  XIII.  Éd.  i5ig,  fol.  5a,  recto;  éd.  1572,  fol.  89, 
recto. 

2.  Aristotelis  Theologiœ  lib.  X,  cap.  XV.  Éd.  1  5iq,  fol.  54,  recto;  éd.  1672,  fol.  92, 
recto. 

3.  F.  Ravaisson,  Essai  sur  la  Métaphysique  d'Aristote,  tome  II,  p.  5^8. 

t\.  Aristotelis  Theologiœ  lib.  X,  cap.  XIII.  Éd.  1 5 1  » ) ,  fol.  5a,  recto;  éd.  1572,  fol.  89, 
recto, 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  1 35 

Verbe  à  l'Unité  absolue  qu'il  ne  l'en  distingue  pas  toujours 
lorsqu'il  énumère  les  diverses  processions  de  l'être;  parfois1 
il  nomme  successivement  Dieu,  le  Verbe,  créature  de  Dieu 
la  plus  voisine  de  l'Intelligence,  l'Intelligence  active,  l'Ame 
universelle  et  la  Nature;  parfois2  il  désigne  seulement  Dieu, 
l'Intelligence,  l'Ame  et  la  Nature. 

L'Intelligence  qui,  dans  l'ordre  des  créatures,  vient  immé- 
diatement après  le  Verbe,  préside  au  Monde  intelligible;  toutes 
les  autres  substances  intelligibles  subsistent  en  cette  Intelli- 
gence, qui  est  la  source  de  leur  force3. 

De  l'Intelligence,  idée  pure  en  qui  sont  toutes  les  idées  qui 
forment  le  Monde  intelligible,  naît  l'Ame  du  monde.  L'Ame 
du  monde  est  forme  pure4,  exempte  de  toute  matière,  récep- 
tacle de  toutes  les  formes  séparées.  En  informant  la  Matière 
première,  incréée  et  dépourvue  de  toute  forme,  elle  engendre 
la  Nature,  qui  contient  le  Monde  sensible,  ensemble  de  tous 
les  êtres  tant  spirituels  que  corporels  ;  tous  ceux-ci  sont  formés 
par  l'union  de  la  matière  et  de  la  forme. 

Bien  que  l'Ame  du  Monde  doive  être  comptée  au  nombre 
des  substances  divines,  elle  est  intermédiaire  entre  le  Monde 
intelligible  et  le  Monde  sensible;  elle  est  la  fin  des  essences 
intelligibles  et  le  principe  des  essences  sensibles  ;  elle  est  douée 
simultanément  de  deux  manières  d'être  :  l'une,  plus  noble, 
convient  au  Monde  supérieur;  l'autre,  plus  humble,  au  Monde 
inférieur5. 

Par  la  puissance  de  l'Intelligence,  dont  elle  est  la  créature, 
l'Ame  universelle  informe  la  Matière  première  et,  par  cette 
opération,  crée  la  Nature6. 

La  Nature  est,  dans  le  Monde  sensible,  ce  que  l'Intelligence 


i.  Aristotelis  Theologiœ  lib.  VII,  cap.  III.  Éd.  i5iq,  fol.  3a,  verso;  éd.  1572,  fol.  57, 
recto. 

2.  Aristotelis  Theologiœ  lib.  VII,  cap.JII.  Éd.  i5i9,  fol.  32,  recto;  éd.  1572,  fol.  56, 
recto  et  verso. 

3.  Aristotelis  Theologiœ  lib.  VII,  cap.  IV.  Éd.  i5ig,  fol.  3a,  verso;  éd.  1572,  fol.  58, 
recto. 

4.  Aristotelis  Theologiœ  lib.  XIII,  cap.  VI.  Éd.  i5ig,  fol.  80,  recto;  éd.  1572,  fol.  i32, 
verso. 

5.  Aristotelis  Theologiœ  lib.  VII,  cap.  V.  Éd.  i5ig,  fol.  33,  recto;  éd.  1572,  fol.  58, 
verso. 

6.  Aristotelis  Theologiœ  lib.  I,  cap.  VI.  Éd.  i5iç),  fol.  4,  verso;  éd.  1572,  fol.  7,  recto. 


1 36  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

est  dans  le  Monde  intelligible;  elle  précède  les  diverses  sub- 
stances sensibles  qui  sont  susceptibles  de  génération  et  de 
corruption1;  elle  en  est  le  principe2. 

C'est  par  la  puissance  de  l'Intelligence  que  l'Ame  produit  la 
Nature;  en  sorte  que  l'Intelligence  est,  en  définitive,  la  cause 
créatrice  de  la  Nature.  De  même,  les  substances  intelligibles 
sont  les  principes  qui  engendrent  les  substances  sensibles3.  Le 
Monde  sensible  est  ainsi  l'image  du  Monde  intelligible  dont  il 
tire  son  existence  et  sa  beauté. 

Cette  procession,  qui  va  de  l'Intelligence  à  l'Ame  et  de  l'Ame 
à  la  Nature,  n'a  rien  qui  ne  s'accorde  fort  bien  avec  les  ensei- 
gnements de  Plotin  ;  tout  au  plus,  entre  ces  enseignements  et 
la  doctrine  qu'expose  la  Théologie  d' Aristote,  peut-on  signaler 
des  distinctions  de  nuances.  Le  Pseudo-Aristote,  par  exemple, 
insiste,  beaucoup  plus  fortement  que  ne  l'avait  fait  Plotin,  sur 
le  rôle  intermédiaire  qui  est  dévolu  à  l'Ame  universelle;  l'exis- 
tence de  cette  Ame  se  partage  entre  le  Monde  intelligible  et  le 
Monde  sensible;  elle  est  à  la  fois  la  dernière  des  substances 
divines  et  la  première  des  substances  sensibles. 

Mais  voici  une  théorie  en  laquelle  l'auteur  de  la  Théologie 
d'Aristote  marque  une  plus  grande  originalité. 

Non  pas  qu'elle  se  présente  à  nous  absolument  imprévue  et 
sans  aucun  lien  avec  le  passé;  bien  au  contraire,  il  serait  aisé 
de  relever  certaines  pensées,  émises  par  d'anciens  auteurs,  et 
qui  l'ont  pu  suggérer. 

De  ce  nombre  seraient  les  considérations  par  lesquelles 
Aristote  établit4  que  toute  chose  résulte  de  trois  principes,  qui 
sont  la  matière  (uXiq),  la  forme  (vèoc)  et  la  privation  (<rcépKj<nç). 
Il  ajoute5  que  la  forme  ne  se  désire  pas  elle-même,  car  elle  ne 
manque  pas  d'elle-même;  elle  ne  désire  pas  non  plus  la  priva- 
tion, qui  serait  sa  destruction;  mais  la  matière  désire  la  forme 
«  comme  l'épouse  désire  l'époux  et  comme  le  laid  désire  le 

i.  Aristotelis  Theologiœ  lib.  III,  cap.  IV.  Éd.  i5ic),  fol.  16,  recto;  éd.  1572,  fol.  25, 
verso. 

2.  Aristotelis  Theologiœ  lib.  I,  cap.  VI,  Éd.  i5ig,  fol.  4,  verso;  éd.  1572,  fol.  7,  verso. 

3.  Aristotelis  Theologiœ  lib.  VII,  cap.  III.  Éd.  i5ic),  fol.  3a,  verso;  éd.  1672,  fol.  57, 
verso. 

U.  Arislote,  <I>jatxr,ç  àxpoàaeo);  xb  A,  Ç  (Physicx  auscultationis  lib.  I,  cap.  VII). 
5.  Aristote,  <f>u<riXY);  àxpoâasto;  xb  A,  r\  (Physicœ  auscultationis  lib.  I,  cap.  VIII). 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  l37 

beau  )>.  Par  là,  le  Stagirite  prépare,  en  quelque  sorte,  la  doc- 
trine que  la  Théologie  développera  sous  son  nom;  mais  c'est 
à  peine  s'il  indique  le  point  de  départ  de  la  théorie  que  va  lui 
prêter  l'auteur  apocryphe. 

Cette  théorie,  à  laquelle  la  Philosophie  mystique  selon  les 
Égyptiens  fait  de  continuelles  allusions,  concerne  l'opération 
créatrice  ;  elle  est  une  très  heureuse  et  très  remarquable  syn- 
thèse d'une  Métaphysique  très  purement  péripatéticienne  et 
d'une  Théologie  d'origine  juive  ou  chrétienne. 

Deux  principes,  empruntés  de  toutes  pièces  à  la  Métaphy- 
sique d'Aristote,  dominent  toute  la  doctrine. 

En  premier  lieu,  ce  qui  est  en  puissance  ne  peut  passer  à 
l'acte  que  par  l'œuvre  d'un  être  qui,  déjà,  se  trouve  en  acte; 
toute  mise  en  acte  est  donc  logiquement  postérieure  à 
l'existence  de  l'agent1. 

En  second  lieu,  l'existence  en  acte  est  plus  noble  que 
l'existence  en  puissance2,  en  sorte  que  le  passage  de  la  puis- 
sance à  l'acte  perfectionne  l'être  qui  le  subit. 

Toute  substance  existe  actuellement  par  l'union  de  la  matière 
et  de  la  forme3;  elle  devient  plus  parfaite  lorsqu'en  elle  la 
matière,  c'est-à-dire  la  puissance,  reçoit  la  forme  qui  la  met 
en  acte;  toute  matière  a  donc  appétit  de  la  forme.  Or,  en  la 
matière,  cette  forme  est  imprimée  par  un  être  qui  est  l'exem- 
plaire et  le  modèle  de  la  substance  à  produire  ;  la  matière  désire 
donc  cet  être  en  qui  est  sa  forme  ;  elle  se  meut  vers  lui  et,  par 
ce  mouvement,  acquiert  l'existence  actuelle.  L'exemplaire  est 
le  moteur  de  ce  mouvement.  De  moteur  en  moteur,  on  remonte 
ainsi  jusqu'à  Dieu,  en  sorte  que  toutes  choses  désirent  Dieu, 
que  toutes  se  meuvent  vers  Dieu,  que  toutes  existent  actuel- 
lement par  Dieu.  Seul,  Dieu,  étant  à  la  fois  toute -puissance  et 
tout  acte,  ne  désire  rien  en  dehors  de  lui-même,  en  sorte  que 
ce  premier  moteur  de  toutes  choses  est  absolument  immobile. 


i.  Aristotelis  Theologias  lib.  III,  cap.  III.  Éd.  i5ig,  fol.  4,  verso;  éd.  1572,  fol.  24, 
recto. 

2.  Aristotelis  Theologiœ  lib.  III,  cap.  III.  Éd.  i5ic),  fol.  5,  recto;  éd.  1572,  fol.  24, 
verso. 

3.  Aristotelis  Theologiœ  lib.  IV,  cap.  I.  Éd.  1519,  fol.  18,  verso,  et  fol.  19,  recto; 
éd.  1572,  fol.  3i,  recto  et  verso, 


r 38  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

Appliquons  cette  doctrine  à  ce  à  quoi  se  résout  toute 
substance  lorsqu'on  la  dépouille  de  toute  forme,  à  la  Matière 
première1. 

La  Matière  première  proprement  dite,  vide  de  toute  forme, 
n'a  et  ne  peut  avoir  aucune  existence  ;  elle  n'existe  actuelle- 
ment qu'à  la  condition  d'être  informée,  et  ses  transformations 
consistent  à  perdre  une  forme  pour  en  recevoir  une  autre.  La 
Matière  première  est  susceptible  de  mouvement;  ce  mouve- 
ment consiste  à  recevoir  une  forme  ;  et,  comme  tout  mouve- 
ment, celui-ci  est  produit  par  un  désir;  la  Matière  a  appétit  de 
la  forme  comme  l'imparfait  a  appétit  de  la  perfection,  comme 
l'œil  désire  la  vue,  comme  la  femme  désire  un  mari.  C'est  ce 
désir  qui  produit  en  la  Matière  première  le  mouvement  par 
lequel  elle  reçoit  la  forme;  et  cette  réception  de  la  forme  est 
l'opération  qui  lui  donne  l'existence,  en  sorte  que  ce  mouve- 
ment, actas  entis  in  potenlia,  selon  la  définition  d'Aristote, 
engendre  la  perfection  de  l'être  qui  va  à  l'acte. 

Mais,  d'autre  part2,  Dieu  ne  serait  pas  principe  et  souverain 
bien  s'il  ne  produisait  un  être,  l'Intelligence  active,  capable  de 
recevoir  l'illumination  de  sa  splendeur;  il  convient  donc  qu'il 
produise  cet  être.  Et,  de  même,  il  convient  que  l'Intellect  pro- 
duise l'Ame,  œuvre  capable  d'être  éclairée  par  lui.  Et  l'Ame,  à 
son  tour,  descend  du  Monde  supérieur  dans  le  Monde  inférieur, 
afin  de  pouvoir  manifester  les  puissances  que  sa  vie  recèle.  La 
Nature,  enfin,  œuvre  de  l'Ame,  a  besoin  d'un  objet  inférieur 
à  elle  auquel  elle  puisse  imposer  sa  forme,  qui  puisse  recevoir 
son  impression  et  qui  soit,  par  elle,  attiré  en  haut.  Ainsi, 
chacun  des  êtres  qui  s'échelonnent  entre  l'Un  et  la  Matière 
première  agit  sur  l'être  qui  se  trouve  immédiatement  au- 
dessous  de  lui  et  l'attire  vers  lui. 

Si  chacun  de  ces  êtres  agit  ainsi  sur  l'être  inférieur3,  c'est 
qu'il  contient  en  lui  des  forces  et  des  puissances;  il  désire 


i.  Aristotclis  Theologiœ  lib.  IV,  cap.  IT.  Éd.  i5ig,  fol.  19,  recto;  éd.  1 572,  fol.  3a, 
recto  et  verso. 

3.  Àristolelis  Theologiœ  lib.  VII,  cap.  II.  Éd.  i5 19,  fol.  3i,  verso,  et  3a,  recto; 
éd.  1573,  fol.  56,  recto  et  verso. 

3.  Aristolelis  Theologiœ  lib.  Vil,  cap.  III.  Éd.  i5ig,  fol.  33,  recto;  éd.  1673,  fol.  56, 
Yerso,  fol.  57,  recto  et  verso, 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  1 3g 

mettre  ces  forces  en  œuvre,  transformer  ces  puissances  en 
actes;  il  faut  pour  cela  qu'il  trouve  une  matière  capable  de 
subir  ces  opérations,  capable  de  recevoir  la  forme  qu'il  veut 
lui  imposer. 

En  bas,  donc,  une  puissance  qui  veut  passer  à  l'acte,  une 
matière  qui  désire  la  forme;  en  haut,  un  agent  qui  aspire  à 
développer  les  pouvoirs  contenus  en  lui  et  qui  produit  l'objet 
capable  de  recevoir  ses  opérations.  En  bas,  mouvement  d'as- 
cension de  la  puissance  vers  l'acte;  en  haut,  mouvement  par 
lequel  l'agent  descend  vers  son  objet  afin  de  l'attirer  vers  lui  ; 
voilà  ce  que  nous  trouvons  en  toute  création. 

C'est  le  créateur1  qui  envoie  à  la  créature  ce  désir  du  bien, 
cet  appétit  qui  la  meut  vers  lui,  et  il  le  lui  envoie  parce  qu'elle 
est  le  réceptacle  au  sein  duquel  les  forces  qui  sont  en  lui 
pourront  produire  leur  effet.  Lors  donc  que  la  créature  aspire 
au  créateur  afin  de  l'imiter,  c'est  par  lui  qu'elle  est  mue. 
Comme  le  veut  la  Philosophie  péripatéticienne,  son  mouve- 
ment est  produit  par  un  moteur  extérieur  qui  en  est  à  la  fois  la 
cause  efficiente  et  la  cause  finale,  a  quo  et  ad  quem. 

La  créature  en  puissance  désire  l'agent  qui  lui  donnera 
l'existence  actuelle  ;  le  créateur  désire  la  créature  en  laquelle 
ses  forces  développeront  leurs  effets  ;  le  premier  désir,  l'auteur 
de  la  Théologie  d'Aristote  l'a  déjà,  comme  Aristote  l'avait  fait 
avant  lui,  comparé  à  l'amour  de  la  femme  pour  son  époux; 
le  second,  il  va  l'assimiler  à  l'amour  du  mari  pour  son  épouse. 
Le  double  mouvement  de  la  créature  vers  le  créateur  et  du 
créateur  vers  la  créature  trouvera  ainsi  son  image  la  plus 
complète  dans  le  double  courant  de  l'amour  conjugal. 

Appliquons,  par  exemple,  cette  comparaison  aux  émanations 
successives  qui  forment  l'âme  de  l'homme. 

L'Intelligence  active,  qui  réside  dans  le  Monde  intelligible, 
produit  à  son  image2,  dans  le  Monde  inférieur,  ce  que  l'auteur 
de  la  Théologie  d'Aristote  nomme  Y  Intellect  possible,  Y  Intellect 
matériel    ou    encore    Y  Ame    rationnelle.    L'Intelligence   active 

i.  Aristotelis  Theologix  lib.  X,  cap.  XIX.  Éd.  i5ig,  fol.  59,  recto  et  verso;  éd.  1672, 
fol.  98,  verso,  et  fol.  99,  recto. 

2.  Aristotelis  Theologiœ  lib.  X,  cap.  VII,  Éd  1619,  fol.  4g,  recto;  éd.  i5y2,  fol.  83, 
verso,  et  fol.  84,  recto, 


I^O  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

engendre  l'Ame  rationnelle  comme  le  père  engendre  le  fils  ; 
en  la  produisant,  en  la  faisant  passer  de  la  puissance  à  l'acte, 
il  en  accroît  la  perfection. 

L'Ame  rationnelle,  à  son  tour,  produit  Y  Ame  sensitive  et,  en 
lui  donnant  l'existence  actuelle,  elle  la  perfectionne. 

Mais,  d'autre  part,  l'Ame  rationnelle1  n'atteindrait  pas  sa 
perfection  sans  le  concours  de  l'Ame  sensitive.  Sans  elle,  elle 
n'aurait  aucune  connaissance  des  choses  qui  tombent  sous  les 
sens,  des  choses  qui  se  voient,  s'entendent  ou  se  touchent; 
et  cette  connaissance  des  choses  sensibles  développe,  en  l'Ame 
rationnelle,  la  science  des  choses  intelligibles,  c'est-à-dire  son 
union  avec  l'Intelligence  active. 

Ainsi2  l'Ame  sensitive  désire  son  union  avec  l'Ame  ration- 
nelle dont  elle  tient  son  existence  actuelle  et  sa  perfection  ;  et, 
inversement,  l'Ame  rationnelle  désire  être  unie  à  l'âme  sensi- 
tive sans  laquelle  elle  ne  saurait  épurer  les  formes  naturelles 
et  les  réduire  à  l'état  où  elles  peuvent  être  comprises  par  son 
essence.  Chacune  des  deux  âmes  a  besoin  de  l'autre.  Ce  mutuel 
besoin  engendre  entre  elles  un  mutuel  amour.  L'Ame  ration- 
nelle et  l'Ame  sensitive  se  désirent  l'une  l'autre,  et  ce  désir 
les  unit  au  point  qu'elles  forment,  pour  ainsi  dire,  une  sub- 
stance unique  qui  est  l'Ame  de  l'homme. 

Le  mutuel  amour  que  nous  venons  de  contempler  entre 
l'Ame  rationnelle  et  l'Ame  sensitive,  nous  le  retrouvons  égale- 
ment entre  l'Intelligence  active  et  l'Ame  rationnelle. 

L'Ame  rationnelle3  doit  son  existence  à  l'Intelligence  active; 
elle  ne  subsiste  que  par  son  union  avec  cette  Intelligence;  l'en 
séparer,  ce  serait  déterminer  sa  corruption  ;  aussi  est-ce  avec 
un  amour  et  une  joie  incomparables  que  l'Ame  rationnelle  se 
conjoint  à  Y Intellectus  agens  au  point  de  ne  plus  faire  qu'un 
avec  lui. 

En  retour^»,  Y  Intellectus  agens  désire  exercer,  en  ce  Monde 

i.  Aristotelis  Theologiœ  loc.  cit.  et  lib.  X,  cap.  X.  Éd.  i5ig,  fol.  5o,  verso;  éd.  1672, 
fol.  86,  verso. 

2.  Aristotelis  Theologiœ  lib.X,  cap.  IX.  Éd.  1619,  fol.  5o,  recto;  éd.  1572,  fol.  85,  verso. 

3.  Aristotelis  Theologiœ  lib.  X,  cap.  XV.  Éd.  i5i9,  fol.  54,  recto;  éd.  1672,  fol.  92, 
recto. 

4.  Aristotelis  Theologiœ  lib.  X,  cap.  V11I.  Éd.  1519,  fol.  49,  verso;  éd.  1572,  fol.  84, 
verso,  et  fol,  85,  recto. 


NICOLAS    DE    CUËS    Et    LÉONARD    DE    VINCI  l4l 

matériel,  l'influence  dont  il  est  capable.  Or,  cette  influence  de 
l'Intelligence  active,  nulle  créature  ici -bas  n'est,  au  même 
degré  que  l'Ame  rationnelle,  capable  de  la  recevoir;  c'est  par 
l'intermédiaire  de  YIntellectus  possibilis  que  cette  influence 
s'exerce  dans  le  monde  matériel.  Aussi  l'Intelligence  active 
chérit -elle  l'Ame  rationnelle  comme  le  père  aime  son  enfant, 
comme  le  maître  aime  son  disciple,  et  aussi  comme  l'époux 
aime  son  épouse. 

Ce  rôle  de  l'amour,  si  important  dans  le  Monde  matériel, 
n'est  pas  moindre  dans  le  Monde  intelligible. 

Pour  comprendre  les  essences  intelligibles,  l'Intelligence 
active  n'a  nul  besoin  qu'un  mouvement  la  transporte  hors 
d'elle-même1;  c'est  en  elle-même,  en  effet,  que  résident  les 
espèces  intelligibles,  objets  de  sa  connaissance;  elles  lui  sont 
substantiellement  identiques.  Dans  le  Monde  intelligible,  donc, 
on  peut  dire  qu'il  n'y  a  point  de  différence  entre  ce  qui 
comprend  et  ce  qui  est  compris. 

On  peut  dire  également  qu'il  n'y  a  pas  de  différence  entre  ce 
qui  aime  et  ce  qui  est  aimé  ;  l'Intelligence,  en  effet,  ne  peut 
comprendre  en  l'absence  de  l'amour;  sans  l'amour,  l'Intelli- 
gence demeurerait  isolée  et  solitaire;  elle  ne  comprendrait 
plus  rien;  seul,  l'amour  est  capable  d'adapter  à  l'Intelligence 
l'objet  que  celle-ci  veut  saisir.  Sans  cesse,  donc,  coexistent  ces 
trois  choses  :  Ce  qui  comprend,  ce  qui  est  compris,  et  l'amour 
qui  procède  de  l'un  et  de  l'autre. 

A  ces  trois  choses,  ajoutons  le  mouvement  et  le  repos.  C'est 
par  un  mouvement,  en  effet,  que  l'Intelligence  comprend 
l'Intelligible;  mais  ce  mouvement  n'est  point  un  passage, 
un  changement;  c'est  une  perfection,  une  adaptation,  qui 
n'arrache  pas  l'Intelligence  à  son  premier  état,  en  sorte  que  ce 
mouvement  est  un  repos. 

Ainsi,  en  toute  création,  le  créateur  aime  la  créature  parce 
qu'en  lui  donnant  l'être,  il  met  en  acte  ses  propres  puissances 
et,  par  là,  développe  sa  perfection  ;  la  créature  aime  le  créateur, 
car  lui  seul  la  fait  passer  de   l'existence  potentielle  à   l'exis- 

t.  Aristotelis  Theologise  lib.  X,  cap.  XIV.  Éd.  1 5ig,  fol,  53,  recto  et  verso;  éd.  1672, 
fol.  89,  verso  et  fol.  90,  recto. 


lli2  ETUDES    SUR   LEONARD    DE    VDïCl 

tence  actuelle,  qui  est  meilleure;  l'amour  du  créateur,  en 
descendant  vers  la  créature,  y  produit  l'amour  de  la  créature, 
qui  remonte  vers  le  créateur  ;  ce  double  courant  d'amour  par 
lequel  tendent  à  s'unir  le  créateur,  qui  s'abaisse  vers  la  créa- 
ture, et  la  créature,  qui  s'élève  vers  le  créateur,  détermine  ce 
mouvement  qui  est  la  création.  Telle  est  la  théorie  qui  relie 
entre  elles  et  qui  vivifie  les  doctrines  exposées  en  la  Théologie 
d'Aristote. 

Mais  cette  théorie  n'est-elle  pas  aussi  celle  qui  domine  le 
système  de  Nicolas  de  Gués,  qui  s'impose  sans  cesse  à  ses 
méditations,  qui  rapproche  les  unes  des  autres  ses  pensées 
les  plus  diverses?  Nous  venons  d'exposer  à  grands  traits,  d'une 
part,  la  Philosophie  mystique  selon  les  Égyptiens  et,  d'autre  part, 
la  Métaphysique  de  la  Docte  ignorance;  la  lecture  de  ces  deux 
exposés  ne  suffit-elle  pas  à  prouver,  et  surabondamment,  que 
cette  Métaphysique  procède,  pour  une  grande  part,  de  cette 
Philosophie  ?  Les  pensées  de  l'Évêque  de  Brixen  ne  sont- 
elles  pas,  en  maintes  circonstances,  conformes  aux  pensées  de 
ce  néo-platonicien  inconnu  qui  a  pris  le  nom  d'Aristote  ?  Et  les 
expressions  mêmes  dont  celui-ci  s'est  servi  ne  se  retrouvent- 
elles  pas  bien  souvent,  à  peine  modifiées,  dans  les  écrits  de 
celui-là  ?  A  plusieurs  reprises,  au  cours  de  ce  travail,  il  nous 
arrivera  de  constater  que  Nicolas  de  Gués,  pour  exprimer  une 
idée  déjà  formulée  par  l'auteur  de  la  Théologie  d'Aristote,  a 
repris  une  comparaison  dont  cet  auteur  s'était  servi;  mais  sans 
attendre  ce  supplément  de  preuves,  nous  pouvons,  semble-t-it, 
affirmer  que  la  Métaphysique  de  la  Docte  ignorance  porte, 
profondément  gravée,  la  trace  de  l'influence  que  la  Théologie 
d'Aristote  a  exercée  sur  le  Cardinal  Allemand. 

Il  paraît  donc  que  Nicolas  de  Gués  avait  lu  la  Théologie  d'Aris- 
tote. Comment  et  dans  quel  texte?  L'Occident  en  possédait 
vraisemblablement  des  textes  arabes  avant  que  Francesco 
Roseo  en  eût  rapporté  un  de  son  voyage  en  Syrie;  aujourd'hui 
encore  on  en  trouve,  à  la  Bibliothèque  nationale,  un  exem- 
plaire1 qui  n'est  point  l'original  de  la  traduction  publiée 
en   i5iq.   Nicolas  de    Gués,   il   est   vrai,    ne    connaissait   pas 

i.  Bibliothèque  Nationale,  Supplément  arabe,  n°  yy'». 


Nicolas  de  CtJËs  et  Léonard  de  Vuncî  i43 

l'arabe;  mais,  à  l'occasion,  il  savait  se  faire  traduire  les  livres 
écrits  en  cette  langue  dont  il  avait  besoin1.  Il  est  d'ailleurs 
permis  de  supposer  qu'il  a  eu  en  mains,  comme  saint  Thomas 
d'Aquin,  un  texte  grec  de  la  Théologie  d' Aristote,  bien  que  ce 
texte  soit  aujourd'hui  perdu. 

Nicolas  de  Gués  ne  cite  nulle  part  la  Théologie  d'Aristole. 
A  la  vérité,  il  écrit2  qu'  «  en  sa  Métaphysique,  qu'il  nommait 
lui  même  Théologie,  Aristote  a  démontré  par  la  raison  beau- 
coup de  choses  conformes  à  la  vérité  »  sur  la  nature  du 
premier  Principe.  On  serait  tenté  de  voir,  en  ce  passage,  une 
allusion  à  la  Théologie  d'Aristole;  ce  serait  une  erreur  que  la 
suite  de  la  lecture  rectifierait.  Nous  y  reconnaîtrions,  en  effet, 
que  les  théories  attribuées  par  Nicolas  de  Gués  à  Aristote  sont 
bien  celles  de  cet  auteur  et  non  point  celles  de  l'apocryphe 
Alexandrin;  nous  y  verrions,  en  particulier3,  que,  selon  ces 
théories,  toute  chose  est  engendrée  non  pas  par  la  matière,  la 
forme  et  l'amour,  mais  par  la  matière,  la  forme  et  la  privation; 
or,  c'est  bien  la  doctrine  que  le  Stagirite  expose  au  XIIe  livre 
de  la  Métaphysique. 

Il  n'en  reste  pas  moins  que,  selon  Nicolas  de  Gués,  Aristote 
donnait  à  sa  Métaphysique  le  nom  de  Théologie.  C'est  une 
erreur,  car  le  titre  qu' Aristote  réservait  à  son  ouvrage  était 
celui-ci  :  Sur  la  philosophie  première  —  ïlepl  -pwrr^  fXoizyiz^. 
Cette  erreur  n'a-t-elle  point  pour  origine  la  connaissance  d'un 
ouvrage  qui  a  précisément  pris  ce  titre  :  Théologie  d' Aristote? 
On  le  croirait  aisément. 

Il  est  très  vraisemblable  que  Nicolas  de  Gués  a  connu  la 
'Philosophia  mystica  secundum  JEgyplios;  il  est  très  certain  que, 
s'il  l'a  connue,  il  ne  l'a  pas  attribuée  à  Aristote;  son  érudition 
lui  a  fait  découvrir  le  caractère  apocryphe  de  cet  ouvrage,  que 
Jacques  Charpentier  devait  soupçonner  de  nouveau  un  siècle 
plus  tard;  en  la  prétendue  Théologie  a" Aristote,  il  a  vu  l'œuvre 
d'un  philosophe  platonicien. 

Nous  avons  reconnu  l'influence  que  Nicolas  de  Cues  avait 


t.  Nicolai  de  Cusa  Cribrationis  Alchoi'ani  prologus. 

2.  Nicolai  de  Cusa  Liber  qui  inscribitur  De  bcryllo ,  cap.  XXIV. 

3i  Nicolas  de  Cues,  loc.  cit.,  cap.  XXV. 


l44  ÉTUDES    SUR   LÉONARD    DE    VlNCt 

éprouvée  de  la  philosophie  néo-platonicienne  et,  particulière- 
ment, de  celle  qui  est  exposée  en  la  Théologie  d'Aristote;  il  est 
juste  de  montrer  maintenant  comment  il  a  interprété  les 
enseignements  de  cette  philosophie;  il  est  temps  de  dire  par 
quel  vigoureux  effort  il  les  a  transfigurés  de  telle  sorte  qu'ils 
devinssent  conformes  aux  dogmes  de  l'orthodoxie  chrétienne. 

La  philosophie  néo-platonicienne  échelonne,  au-dessous  du 
Dieu  un,  une  série  de  créatures  de  perfection  décroissante  : 
le  Verbe,  puis  l'Intelligence,  en  laquelle  réside  le  Monde  des 
idées,  exemplaire  de  notre  Monde,  puis  l'Ame  du  monde, 
enfin  la  Nature,  que  développe  la  multitude  des  individus  du 
monde  sensible.  Le  Dogme  catholique  ne  connaît  pas  cette 
suite  de  processions.  Il  pose,  d'une  part,  Dieu,  substance 
unique  et  incréée,  en  trois  personnes  égales  et  coéternelles, 
le  Père,  le  Verbe  et  l'Esprit -Saint;  d'autre  part,  le  Monde 
créé. 

Pour  passer  de  la  première  théologie  à  la  seconde,  il  faut 
briser  la  descente  graduelle  des  processions;  entre  les  trois 
personnes  divines  et  le  Monde  créé,  il  faut  pratiquer  une 
coupure  infinie.  C'est  ce  que  fait  Nicolas  de  Gués.  Au  niveau 
du  Dieu  un,  il  remonte,  s'il  est  permis  de  s'exprimer  ainsi, 
le  Verbe  et  l'Intelligence  active  de  la  Théologie  d'Aristote;  il 
en  fait  les  trois  personnes  de  la  Trinité  chrétienne;  il  abaisse 
l'Ame  du  Monde,  dont  l'apocryphe  Alexandrin  faisait  un  être 
intermédiaire  entre  Dieu  et  la  Nature,  et  il  l'incorpore  au 
Monde  sensible. 

Dans  l'Intelligence  active,  la  Théologie  d'Aristote  plaçait  le 
Monde  des  idées,  exemplaires  parfaits  dont  les  individus  d'ici- 
bas  ne  sont  que  les  imparfaites  imitations.  Dans  l'Ame  du 
Monde,  elle  plaçait  les  formes,  qui  procèdent  des  idées 
du  Monde  intelligible  et  qui,  s'imprimant  en  la  Matière  pre- 
mière, engendrent  la  Nature  sensible. 

Pour  Nicolas  de  Gués1,  plus  de  Monde  intelligible.  En 
chaque  ordre  de  choses,  l'idée  exemplaire,  c'est  le  parfait, 
c'est  l'absolu;  or,  il  n'y  a  pas  plusieurs  absolus  distincts, 
il  n'y   a  qu'un  seul  absolu,   qui   est   Dieu;   il  y   a  donc  un 

i.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  lib.  II,  cap.  IX, 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  1 4^ 

seul  exemplaire,  synthèse  de  toutes  les  idées,  et  cet  exem- 
plaire est  Dieu  lui-même. 

De  même,  il  n'existe  pas  d'Ame  du  monde  existant  isolé- 
ment, forme  universelle  qui  serait  la  synthèse  de  toutes  les 
formes  créées.  Il  n'y  a  pas  de  formes  séparées.  Une  forme 
n'existe  que  de  deux  manières  :  Ou  bien  elle  a  l'existence 
parfaite  et  absolue,  et  alors  elle  est  en  Dieu,  elle  est  Dieu  ; 
ou  bien  elle  est  contractée,  elle  est  telle  ou  telle  créature  du 
Monde  sensible.  Au  sens  absolu,  l'Ame  du  monde  ne  se 
distingue  pas  de  l'Intelligence  divine;  au  sens  contracté,  elle 
n'est  que  l'universalité  des  créatures. 

Plus  d'intermédiaire  donc  entre  les  créatures  et  Dieu. 

Dieu  séparé  du  Monde,  il  s'agit  de  reconstituer  les  trois 
personnes  de  la  Trinité  divine.  Tantôt  sous  les  noms  d'Un  et 
de  Verbe,  tantôt  sous  les  noms  d'Un  et  d'Intelligence,  la  phi- 
losophie du  néo-platonisme  ne  conçoit  qu'une  dualité  divine1, 
que  l'on  peut  aisément,  avec  saint  Augustin,  rapprocher  de 
la  dualité  du  Père  et  du  Fils.  Mais  cette  dualité  ne  se  trans- 
forme pas  en  Trinité;  nulle  hypostase  néo-platonicienne  ne 
tient  la  place  de  l'Esprit-Saint. 

Seule,  la  Théologie  dArlslole  admet  trois  principes  divins  : 
l'Un,  le  Verbe  et  l'Intelligence  active;  ces  trois  principes, 
Nicolas  de  Gués  en  corrige  et  en  perfectionne  la  notion 
jusqu'à  ce  qu'il  puisse  les  identifier  aux  trois  personnes  de 
la  Trinité  chrétienne. 

Il  n'est  pas  besoin,  pour  l'amener  au  point  où  elle  devient 
tout  à  fait  orthodoxe,  de  modifier  bien  profondément  la  notion 
de  Verbe  telle  que  la  présente  l'auteur  de  la  Théologie  d'Aris- 
tote;  il  semble,  en  effet,  nous  l'avons  dit,  que  cet  auteur  ait 
conçu  à  l'image  du  Acyoç  de  saint  Jean,  le  Verbe  qu'il  unit 
à  Dieu. 

VI niellée  lus  agens  de  l'apocryphe  Alexandrin  s'écarte  bien 
davantage  de  l'Esprit-Saint  du  Christianisme.  Il  est  une 
créature  du  Verbe,  seule  créature  directe  du  Dieu  Un,  tandis 
que  le  Saint-Esprit,  égal  au  Père  et  au  Fils,  et  coéternel  à  tous 
deux,  procède  de  tous  deux.  Tout  en  lui  gardant  le  nom  et 

i.  Nicolai  de  Cusa  Liber  qui  inscribitur  De  beryllo,  cap.  XXV. 

P.    DUHEM.  m 


I  /46  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

une  partie  des  caractères  que  lui  attribue  la  Théologie  d'Aris- 
tote,  Nicolas  de  Cues  confère  à  l'Intelligence  active  cette 
double  procession  qui  émane  à  la  fois  de  l'Un  et  du  Verbe; 
et  il  y  parvient  en  transportant  aux  processions  des  personnes 
divines,  telles  que  le  Christianisme  les  adore,  la  théorie  que 
la  Théologie  dArislote  appliquait  à  toute  émanation,  à  toute 
création;  il  identifie  l'Intelligence,  le  Saint-Esprit  à  l'amour 
qui  unit  le  Père,  toute-puissance,  au  Fils,  tout  acte. 

Nous  pouvons  maintenant  caractériser  d'un  mot  et  les  ana- 
logies qui  rapprochent  la  Métaphysique  de  Nicolas  de   Cues 
de  la  Métaphysique  exposée  dans  la   Théologie  dAristote,    et 
les  différences  qui  les  séparent  :  la  première  est  la  christiani 
sation  de  la  seconde. 


Les  réflexions  de  Léonard  de  Vinci 

touchant  la  philosophie  de  nlcolas  de  cues. 

Synthèse  et  développement. 

Un  manuscrit  de  Léonard  de  Vinci,  dérobé  autrefois  par 
Libri  à  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  se  trouve  aujourd'hui 
dans  la  bibliothèque  du  prince  Trivulzio1.  En  ce  manuscrit 
se  lisent  des  réflexions  nombreuses,  et  pour  la  plupart  fort 
courtes,  qui  ont  trait  aux  problèmes  les  plus  divers  de  la  Philo 
sophie.  Parmi  ces  réflexions,  il  en  est  qui  se  rapportent,  de  la 
manière  la  plus  certaine  et  la  plus  nette,  aux  théories  méta- 
physiques de  Nicolas  de  Cues.  Il  n'en  est  aucune  où  l'on  ne 
puisse,  sans  effort,  reconnaître  une  allusion  à  quelque  partie 
de  l'œuvre  de  TÉvcque  de  Brixen;  et  par  leur  rapprochement 
avec  les  écrits  du  Cardinal  Allemand,  certaines  pensées  de 
Léonard,  que  leur  isolement  faisait  paraître  obscures,  étranges 
ou  insignifiantes,  s'éclairent  et  s'expliquent  en  prenant  leur 
véritable  sens. 

i.  Il  codice  di  Leonardo  da  Vinci  nel  biblioteca  del  principe    Trivulzio   in   Milano, 
trascritto  r<l  annotato  <la  Luca  Beltrami.  Milano.  RIDGCCXCT. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  I  ^47 

Signalons  quelques-unes  des  doctrines  de  Nicolas  de  Cues 
qui  ont  attiré  l'attention  du  Vinci,  et  voyons  quelles  remarques 
elles  lui  ont  suggérées. 

Dieu  est  la  synthèse  de  la  création  et  la  création1  est  le 
développement  de  Dieu  ;  Dieu  est  donc  à  l'état  contracté  en 
toutes  choses,  tandis  que  toutes  choses,  à  Létat  abstrait,  sont 
en  Dieu. 

Dieu  étant  ainsi,  dans  l'abstrait,  l'essence  même  de  chaque 
chose,  nous  découvrons  sans  peine  «  le  fondement  de  cette 
vérité  énoncée  par  Anaxagore  :  Tout  est  dans  tout  —  quodlibet 
in  quolibet;  et  nous  en  avons  peut-être  une  vue  plus  haute  que 
celle  d'Anaxagore»2. 

Cette  formule  :  Tout  est  dans  tout,  est  un  des  axiomes  fonda- 
mentaux de  la  doctrine  de  Nicolas  de  Cues  ;  nulle  part,  peut- 
être,  il  n'y  fait  un  plus  constant  appel  que  dans  sa  théorie  des 
éléments  et  des  mixtes,  dans  ce  que  nous  avons  appelé  sa 
Chimie3. 

Nous  avons  vu  comment  l'élément  primitif,  qui  est  la  Nature, 
se  diversifiait  en  quatre  éléments  secondaires,  de  telle  sorte 
que  l'élément  primitif  fût  en  chacun  de  ceux-ci  et  que  chacun 
d'eux  fût  en  l'élément  primitif.  Nous  avons  vu  que  les  éléments 
secondaires  se  mélangeaient  de  telle  sorte  que  chacun  d'eux  fût 
en  chacun  des  trois  autres.  Nous  avons  vu  comment  ces 
éléments  se  combinaient  pour  former  des  mixtes  de  plus  en 
plus  spécialisés,  des  individus  où  sont  réunis  tous  les  éléments 
secondaires,  en  lesquels  donc  est  l'élément  suprême  et  qui  sont 
en  cet  élément  :  «  L'individu  ^  est  ainsi  la  fin  à  laquelle  aboutit 
le  flux  des  éléments,  en  même  temps  qu'il  est  le  commence- 
ment de  leur  reflux;  l'élément  le  plus  général,  au  contraire, 
est  le  commencement  de  leur  flux  et  la  fin  de  leur  reflux. 
La  vertu  de  spécialisation  extrême  conctracte  la  généralité  des 
éléments  et  les  fait  descendre  au-dessous  de  leur  propre  région, 
puis,  après  les  avoir  ainsi  contractés,  elle  les  fait  écouler  hors 
du   mixte   afin   qu'ils  retournent  à  leur  généralité   première. 

1.  Vide  supra  :  III,  G. 

2.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  liber  II,  cap.  V, 

3.  Vide  supra  :  III,  J. 

h.  Mcolai  de  Cusa  De  conjecturis  liber  II,  cap.  Y. 


1 48  KTUDES  SLR  LEONARD  DE  VINCI 

De  même,  on  dit  que  l'Océan  est  le  père  universel  des  fleuves  ; 
par  des  canaux  très  généraux,  l'Océan  vient  se  contracter  en 
une  fontaine  très  spécialisée,  mais  la  rivière  finit  par  retourner 
à  l'Océan.  Ainsi  peut-on  comparer  les  éléments  universels 
à  l'Océan  et  les  mixtes  les  plus  spécialisés  à  la  fontaine.  » 

Nous  avons  dit  que  cette  théorie  de  Nicolas  de  Gués  n'était 
pas  nouvelle  de  tout  point;  qu'on  y  pouvait  reconnaître  le 
reflet  de  doctrines  chères  aux  chimistes  du  Moyen -Age.  En 
particulier,  cette  théorie  semble  inspirée  d'un  auteur  qui  a 
exercé  sur  la  pensée  de  l'Évêque  de  Brixen  une  influence  non 
douteuse;  nous  voulons  parler  de  Raymond  Lulle. 

Voici  en  effet,  selon  Raymond  Lulle1,  «  comment  on  doit 
comprendre  les  éléments  »  : 

«  Voici,  mon  fils,  comment  tu  dois  les  comprendre  :  Les 
éléments  sont  tous  composés;  la  Nature,  en  effet,  ne  peut 
subsister  qu'en  la  matière  d'un  composé  simple,  et  celui-ci 
est  formé  d'éléments  qui,  à  leur  tour,  sont  composés  au 
moyen  d'une  matière  fine  et  claire,  vraiment  élémentaire  ; 
cette  composition  des  éléments  est  produite  par  la  vertu 
élémentative,  en  laquelle  subsiste  une  puissance  de  végéta- 
tion. C'est  pourquoi,  mon  fils,  tous  nos  éléments  sont  en 
chacun  d'eux,  et  chacun  d'eux  est  en  forme  de  cercle,  et  ces 
cercles  composent  le  cercle  du  mixte  simple...  A  chacun  des 
éléments  minéraux,  nous  donnons  le  nom  de  l'élément  qui 
domine  en  lui...  Comprends  donc,  mon  fils,  de  quelle  manière 
nos  éléments  sont  composés  et  formés  des  éléments  purs. 
Dans  notre  terre,  il  y  a  du  feu  lumineux;  le  feu  prend  part 
à  sa  composition  dans  un  rapport  approprié;  de  même,  elle 
contient  de  Fair  et  de  l'eau;  ces  divers  éléments  participent 
en  plus  ou  moins  grande  proportion  à  la  formation  de  notre 
terre...  Il  en  est  de  même  de  nos  autres  éléments;  dans  notre 
eau,  il  y  a  du  feu,  de  l'air  et  de  la  terre.  » 


i.  Haymondi  Lullii  Maioricani  philosophi  sui  temporis  doctissimi  Libri  abquot 
chemici;  nunc  primum,  excepte  Vade  mecum,  in  lucem  opéra  Doctoris  Toxita?  editi. 
Quorum  omnium  nomina  versa  pagina  dabit.  Cum  privilegio  Caes.  Maiestat.  ad 
decennium.  Basileœ,  apud  Petrum  Pernam,  MDLX.YII.  Testamenti  novissimi  Raimondi 
Lullii  De  practica  liber  secundus:  Quomodo  debes  intelligerc  clementa,  capp.  I  el  11  : 
|>|>-  89-91; 


NICOLAS    DE    GUES    ET    LÉONARD    DR    VINCI  I  !\ij 

Au  degré  suprême  de  simplicité,  nous  voyons  Raymond 
Lulle  placer  cette  «  matière  fine  et  claire  »  que  Nicolas  de 
Cues  nommera  l'élément  primitif.  Cette  matière  première 
engendre  quatre  éléments  qui,  pour  l'Évêque  de  Brixen,  sont 
les  éléments  principaux.  Ces  quatre  éléments  se  mélangent  à 
leur  tour  pour  former  ce  que  Raymond  Lulle  nomme  des 
composés  simples,  des  éléments  minéraux  ou  encore  nos 
éléments,  tandis  que  Nicolas  de  Cues  les  appelle  des  mixtes 
généraux;  ceux-là  sont  les  corps  les  plus  simples  qui  puissent 
subsister  dans  la  Nature.  La  Chimie  du  Cardinal  Allemand  est 
exactement  la  même  que  la  chimie  du  Doctor  llluminatus ;  leur 
commune  théorie  est  dominée  par  cet  aphorisme  :  Quodlibet 
in  quolibet. 

Comment  ne  pas  reconnaître  un  résumé  de  cette  théorie  en 
cette  courte  note1  du  Vinci  : 

u  Anaxagore.  Toute  chose  vient  de  toute  chose,  et  toute 
chose  se  fait  toute  chose,  et  toute  chose  retourne  en  toute 
chose,  parce  que  ce  qui  existe  parmi  les  éléments  est  fait  de 
ces  mêmes  éléments.  » 

En  tout  ordre  de  choses,  le  maximum  absolu  est  identique 
au  minimum  absolu  ;  l'un  et  l'autre  sont  en  Dieu  et  sont  Dieu. 
Dans  l'univers  contracté,  il  est  impossible  d'atteindre  ni  le 
maximum  ni  le  minimum;  si  l'on  se  donne  un  objet,  on  peut 
s'en  donner  un  plus  grand,  puis  encore  un  plus  grand,  et  ainsi 
de  suite,  sans  fin;  et  l'on  peut  aussi  s'en  donner  un  plus  petit, 
puis  encore  un  plus  petit,  à  l'infini.  De  ces  vérités,  la  considé- 
ration des  angles  nous  peut  fournir  des  exemples  : 

u  Dieu  peut  être  considéré3  comme  l'angle  infini...  Dieu  est, 
en  effet,  semblable  à  l'angle  maximum,  qui  est  en  même 
temps  l'angle  minimum.  Considérons  une  demi-circonférence 
et  le  rayon  qui  est  perpendiculaire  au  diamètre  ;  ce  rayon  fait 
avec  le  diamètre  deux  angles  droits,  Faisons  tourner  ce  rayon 
autour  du  centre  comme  si  nous  voulions  l'amener  à  coïncider 
avec  le  diamètre;  il  est  clair  qu'un    des  angles    augmentera 

i.  Léonard  de  Vinci,  Qodice  Atlantico,  (376,  recto)  1168,  recto.  —  J.  P.  Richter. 
The  Uterary  Works  of  Leonardo  da  Vinci,  Londres,  i883  ;  t.  II,  §  i!t-jS. 

2.  Nicolai  de  Cusa  Complément um  theologicum  figurât  um  in  complementis  mathematicis, 
cap  IX 


l50  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

continuellement,  tandis  que  l'autre  diminuera  d'autant.  Tant 
que  le  rayon  ne  coïncidera  pas  avec  le  diamètre,  le  premier 
angle  ne  sera  pas  maximum  absolu,  car  il  pourra  croître 
davantage,  et  le  second  ne  sera  pas  minimum  absolu,  car 
il  pourra  encore  décroître.  Mais  si  l'on  suppose  qu'un  de  ces 
angles  devienne  maximum  absolu,  il  deviendra  en  même  temps 
minimum  absolu,  et  cela  n'aura  lieu  que  par  la  coïncidence 
de  ses  deux  côtés.  Vous  voyez  qu'alors  ces  deux  côtés  se 
résolvent  en  une  même  ligne  droite  et  que  le  nom  d'angle  ne 
convient  plus  à  la  figure  ainsi  formée.  Vous  comprenez  par  là 
comment,  lorsqu'on  tente  de  s'élever  vers  l'infinité  divine,  il 
semble  que  l'on  n'atteigne  rien  et  non  point  que  l'on  saisisse 
quelque  chose,  selon  ce  que  dit  saint  Denys.  » 

Cette  même  pensée  est,  au  moyen  du  même  exemple,  déve- 
loppée en  un  autre  écrit  de  Nicolas  de  Cues1  :  «  Tant  que 
l'angle  le  plus  grand  et  l'angle  le  plus  petit  sont  deux  angles 
distincts,  le  plus  grand  n'est  pas  maximum  absolu,  ni  le  plus 
petit  minimum  absolu...  Et  d'autre  part,  lorsque  la  dualité 
cesse,  on  ne  voit  plus  d'angle...  Seul  donc  le  principe  est  à  la 
fois  maximum  et  minimum  ;  ce  qui  découle  du  principe  en 
porte  seulement  la  ressemblance,  car  il  ne  peut  être  ni  plus 
grand,  ni  plus  petit  que  son  principe.  » 

a  Parmi  les  angles,  par  exemple,  on  ne  saurait  trouver  un 
angle  si  aigu  que  son  acuité  ne  provienne  de  son  principe 
même  ;  on  ne  saurait  non  plus  trouver  un  angle  si  obtus  qu'il 
ne  soit  tel  en  vertu  de  son  principe.  Dès  lors,  puisqu'un  angle 
ne  peut  être  si  aigu  qu'il  n'en  puisse  exister  un  plus  aigu,  il 
faut  que  le  principe  ait  le  pouvoir  de  créer  cet  angle  plus 
aigu;  et  de  même  pour  l'angle  obtus.»  Et  Nicolas  de  Cues 
conclut  encore^  ce  développement  par  la  réflexion  de  Denys 
l'Aréopagite. 

Nous  songeons  à  cette  pensée  de  Nicolas  de  Cues  lorsque 
nous  lisons  celle-ci,  qui  est  de  Léonard  de  Vinci 3  : 

«  L'angle  droit  est  dit  être  le  premier  parfait  entre  les  autres 

i.  Nicolai  de  Cusa  Liber  qui  inscribitur  De  beryllo,  cap.  I\. 
j.  Nicolas  de  Cues,  loc.  cit.,  cap.  X. 

.'{.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  M.  de  la  Bibliothèque  do  l'Institut, 
verso  de  la  couverture. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  10  L 

angles,  parce  qu'il  se  trouve  entre  deux  infinies  extrémités 
d'autres  natures  d'angles  qui  en  diffèrent,  c'est-à-dire  d'infinis 
angles  obtus  et  d'infinis  angles  aigus;  tous  les  infinis  étant 
égaux  entre  eux,  il  se  trouve  être  équidistant  à  chacun  d'eux, 
être  milieu.  » 

Mais  la  ressemblance  de  ces  deux  pensées  prouve-t-elle  que 
la  première  a  suggéré  la  seconde?  N'est-elle  pas  l'effet  d'une 
simple  coïncidence  ?  Il  semble  que  Léonard  ait  voulu  laisser 
à  sa  réflexion  comme  une  marque  qui  en  indiquât  l'origine  ;  il 
Ta  fait  précéder,  en  effet,  de  ces  deux  mots  :  «  Hermès,  philo- 
sophe.» Or,  le  passage  de  Nicolas  de  Cues  que  nous  avons  cité 
en  dernier  lieu  est  enchâssé,  pour  ainsi  dire,  entre  deux  cita- 
tions \  d'Hermès  Trismégiste  ;  de  part  et  d'autre,  quelques 
lignes  seulement  l'en  séparent.  De  plus,  la  seconde  de  ces 
allusions  au  Trismégiste  est  ainsi  conçue  :  «  On  voit  donc  que 
Dieu  peut  recevoir  le  nom  de  toutes  choses  et  que  cependant 
aucun  nom  ne  lui  convient,  comme  le  disait  Hermès  Mercure.  » 
Elle  est  la  conclusion  naturelle  de  la  réflexion  sur  l'angle  qui 
est  à  la  fois  maximum  absolu  et  minimum  absolu,  auquel  le 
nom  d'angle  ne  convient  plus. 

Le  nom  du  Trismégiste  évoque  de  prime  abord  l'idée  d'une 
comparaison  célèbre  :  Dieu  est  une  sphère  infinie  dont  le 
centre  est  partout  et  la  circonférence  nulle  part.  Semblables 
comparaisons  ont  trouvé  grande  faveur  auprès  des  néo-plato- 
niciens de  tous  les  âges.  Il  en  est  une,  en  particulier,  dont  ils 
ont  fait  un  très  fréquent  usage.  Dieu  est  l'Un,  exempt  de  toute 
division,  de  toute  distinction;  et  cependant,  il  est  en  chacune 
des  créatures,  qui  sont  multitude,  et  toutes  les  créatures  sont 
en  lui.  Ce  mystère,  Plotin  en  cherche2  l'image  dans  le  centre 
du  cercle,  qui  demeure  un  et  indivisible,  d'où  partent  cepen- 
dant et  où  reviennent  les  rayons,  en  nombre  infini,  qui  abou- 
tissent aux  divers  points  de  la  circonférence  «  Autant  il  y  a  de 
rayons  qui  parviennent  au  centre  du  cercle,  autant  il  semble  y 
avoir  de  points  réunis  en  ce  centre.  » 

L'auteur  de  la  Théologie  d'Aristote  reprend  la  même  compa- 

i.  Nicolai  de  Cusa  Liber  qui  inscribitur  De  beryllo,  cap.  VI  et  cap.  XII. 
2.  Plotini  Enneadis  VI  liber  V,  art,  V.  —  Kd.  Didot,  p.  45o. 


i5a  études  sub  léonard  de  vinci 

raison1;  elle  lui  sert  à  montrer  comment  la  multitude  des 
formes  peut  coexister  en  l'unité  de  l'Intellect  :  «  L'Intellect  est 
comme  le  centre  du  cercle  qui  contient  en  lui-même  tout  ce 
qu'il  y  a  d'angles,  de  côtés,  de  lignes,  de  surfaces  et  d'autres 
choses  imaginables  en  ce  cercle  et  dans  les  autres  figures. 
Il  est  indivisible  et  sans  dimension.  Toutes  les  lignes  du  cercle 
sont  issues  de  ce  point  et  reviennent  à  lui.  C'est  pourquoi  on 
le  nomme  centre.  » 

Nicolas  de  Cues,  à  son  tour,  a  accueilli  cette  métaphore;  il 
Fa  modifiée  légèrement,  de  telle  sorte  quelle  exprime  sa  con- 
ception particulière  de  la  Trinité;  le  centre  est  l'image  de 
l'Unité;  les  rayons  égaux  qui  en  sont  issus  représentent  l'Éga- 
lité; du  Lien  entre  le  centre  unique  et  les  rayons  égaux 
procède  la  circonférence  : 

«  Je  me  tourne  maintenant2  vers  le  centre  très  simple,  et  j'y 
vois  le  principe,  le  moyen  et  la  fin  de  tous  les  cercles.  Sa  sim- 
plicité est  indivisible  et  éternelle;  en  son  unité  indivisible  et 
très  stricte,  il  est  la  synthèse  de  toutes  choses.  Il  est  le  com- 
mencement de  l'égalité;  en  effet,  si  les  lignes  qui  joignent  le 
centre  à  la  circonférence  n'étaient  pas  toutes  égales  entre  elles, 
ce  point  ne  serait  pas  centre  d'un  cercle.  Ainsi  l'indivisibilité 
du  centre  est  le  commencement  simple  de  l'égalité;  sans 
l'union  de  sa  simplicité  ponctuelle  avec  l'égalité  des  rayons,  il 
ne  saurait  y  avoir  de  centre  de  cercle,  car  l'essence  de  ce  centre 
consiste  dans  son  équidistance  à  la  circonférence.  Ainsi,  en  ce 
point  central,  je  vois  à  la  fois  l'Unité,  l'Égalité,  et  le  Lien  qui 
les  conjoint...  » 

«  Vous  comprendrez  encore  mieux  tout  cela  si  vous  consi- 
dérez que  l'unité  absolument  simple  est  la  synthèse  de  toute 
multitude  et  que,  par  là  même,  elle  est  exempte  de  toute  mul- 
tiplicité, parce  qu'elle  complique  en  elle  toute  multiplicité, 
toute  multitude.  On  reconnaît  cette  unité  en  toute  multitude, 
car  la  multitude  n'est  que  le  développement  de  l'unité.  On 
peut  en  dire  autant  du  point,  qui  est  la  synthèse  de  toute  gran- 

i.  Aristotelis  Thcologiœ  liber  quartus,  cap.  IV.  Éd.  i5 1 9,  fol.  20;  éd.  1572,  fol.  34, 
recto. 

2.  Nicolai  de  Gusa  De  ludo  globi  liber  II.  —  Cf.  :  Complementum  theologicum  figu- 
ratum  in  complementis  mathematicis,  cap.  VI. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  10O 

deur...  Ouvrez  donc  votre  esprit,  et  vous  verrez  que  Dieu  est 
en  toute  multitude,  parce  qu'il  est  dans  l'unité,  et  qu'il  est  en 
toute  grandeur,  parce  qu'il  est  dans  le  point...  » 

«  Ainsi  se  tient  profondément  caché  le  centre  de  tous  les 
cercles;  en  sa  simplicité  réside  une  force  qui  synthétise  toutes 
choses...  » 

De  ces  pensées,  cherchons  maintenant  l'écho  parmi  les 
réflexions  de  Léonard  de  Vinci;  nous  le  trouverons  en  une 
courte  note  écrite  au  cahier1  où  nous  avons  déjà  lu  le  nom  du 
Trismégiste. 

«  Si  l'angle  (Jîg.  1)  est  le  contact  de  deux  lignes,  les  lignes 
étant  terminées  en  point,  d'infinies  lignes 
peuvent  commencer  à  ce  point  et,  en  sens 
inverse,  d'infinies  lignes  peuvent  se  terminer 
ensemble  en  ce  point  ;  donc  le  point  peut  être 
commun  au  commencement  et  à  la  fin 
d'innombrables  figures.  » 

«  Ici  ce  semble  une  étrange  affaire  que,  le  fig.  i. 

triangle  étant,  avec  l'angle  opposé  à  la  base, 
terminé  en  point,  on  puisse  des  extrémités  de  la  base  partager 
le  triangle  en  parties  infinies;  et  il  paraît  ici  que,  le  point 
étant  terme  commun  de  toutes  les  divisions  dites,   le  point, 
aussi  bien  que  le  triangle,   soit  divisible  à  l'infini.  » 

Une  remarque  nous  vient  à  l'esprit,  qui  nous  paraît  s'impo- 
ser. Nous  venons  de  voir  Léonard  s'inspirer  de  pensées  sur 
la  Géométrie  développées  par  Nicolas  de  Gués.  Dans  les  écrits 
de  Nicolas  de  Cues,  dans  les  livres  des  philosophes  platoniciens 
que  le  Cardinal  Allemand  a  imités,  ces  pensées  ont  un  objet 
essentiellement  théologique;  elles  ont  pour  but  d'éveiller  en 
notre  intelligence  au  moins  un  soupçon  de  l'essence  divine,  de 
ses  mytérieuses  processions,  de  ses  relations  avec  la  nature 
créée.  En  reprenant  ces  pensées,  Léonard  les  transforme;  il 
garde  ce  qu'elles  ont  de  géométrique  et  supprime  tout  ce 
par  quoi  elles  se  rattachent  à  la  Théologie;  il  en  efface  avec 
soin  le  nom  de  Dieu.  Quelle  explication  doit-on  donner  de  cette 

i.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci  ;  ms.  M.  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  87,  verso. 


[  £)4 


ETUDES    SUK    LEONARD    DE    V1XC1 


façon  de  procéder?  Faut-il  y  reconnaître  la  manière  d'un  scep- 
tique qui  ne  se  soucie  point  d'élever  son  esprit  jusqu'à  ce  qui 
surpasse  la  science  humaine?  Faut-il  y  voir  les  scrupules  d'un 
croyant  qui  redoute  de  livrer  au  libre  jeu  de  son  imagination 
des  dogmes  qu'il  tient  pour  intangibles  et  sacrés?  De  la  réserve 
du  Vinci,  ces  deux  interprétations  peuvent  être  également  pro- 
posées; il  est  malaisé  de  trouver  des  motifs  suffisants  pour 
choisir  entre  elles. 

Lorsque  nous  lisons,  en  un  même  feuillet,  deux  réflexions 
qui  sont  sans  relation  apparente  l'une  avec  l'autre,  et  que  la 
lecture  des  écrits  de  Nicolas  de  Cues  nous  explique  ce  rappro- 
chement, nous  sommes  autorisés  à  penser  que  Léonard  a  conçu 
ces  pensées  sous  l'influence  de  l'Évêque  de  Brixen;  si  elles 
eussent  été  isolées,  nous  n'en  eussions  peut-être  pu  deviner 
l'origine. 

C'est  en  une  semblable  incertitude  qu'il  nous  faut  demeurer 
au  sujet  de  la  réflexion  suivante,  que  le  Vinci  répète  par  deux 
fois1,  en  des  termes  presque  identiques  : 

«  Bien  que  le  temps  soit  mis  au  nombre  des  quantités  conti- 
nues, cependant,  comme  il  est  invisible  et  sans  corps,  il  ne 
tombe  pas  entièrement  sous  la  puissance  de  la  Géométrie  ; 
celle-ci  [ne]  le  divise  [pas]  en  figures  et  corps  d'infinie  variété, 
comme  elle  fait  pour  le  continu  qui  se  rencontre  dans  les  cho- 
ses visibles  et  corporelles.  Mais  ils2  ne  conviennent  ensemble 
que  par  leurs  premiers  principes,  savoir  [l'instant  et  la  durée 
avec]  le  point  et  la  ligne;  le  point  est  à  comparer,  dans  le  temps, 
avec  l'instant,  et  la  ligne  a  ressemblance  avec  la  longueur 
d'une  certaine  quantité  de  temps;  et  de  même  que  les  points 
sont  principe  et  fin  de  la  susdite  ligne,  de  même  les  instants 
sont  terme  et  principe  de  n'importe  quel  espace  de  temps 
donné.  Et  si  la  ligne  est  divisible  à  l'infini,  l'espace  de  temps 
n'est  pas  étranger  à  une  telle  division;  et  si  les  parties  en 
lesquelles  la  ligne  est  divisée  sont  proportionnelles  entre  elles, 
les  parties  du  temps  seront  aussi  proportionnelles  entre  elles.  » 

i.  Léonard  de  Vinci,  ms.  Arundel  263  de  la  Bibliothèque  du  British  Muséum,  fol.  17S, 
verso,  et  fol.  190,  verso.  —  J.  P.  Richter,  The  literary  Works  of  Leonardo  da  Vinci,  t.  11. 
S  916. 

3.  Le  temps  et  le  continu  géométrique. 


NICOLAS    DE    GUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  IDO 

Il  serait  téméraire  d'affirmer  que  ces  pensées  ont  été  suggé- 
rées au  Vinci  par  telle  ou  telle  lecture  ;  elles  se  trouvaient  déjà 
en  substance  dans  la  Physique  d'Àristote1,  à  propos  de  laquelle 
tous  les  commentateurs  de  l'École  les  avaient  développées  à 
l'envi. 

Il  semble,  d'ailleurs,  que  Léonard  ait  tenté  de  parler  du 
temps  en  l'isolant  de  son  image  géométrique  :  «  Décris,  » 
dit-il a,  «  la  qualité  du  temps  séparé  de  la  Géométrie.  »  Nous 
ignorons  quel  fut  le  résultat  de  cette  tentative. 

D'autres  pensées  émises  par  Léonard  touchant  l'espace  et  le 
temps  portent  plus  nettement  la  trace  de  l'influence  exercée 
par  les  doctrines  de  Nicolas  de  Cues. 

En  tout  ordre  de  choses,  le  minimum  absolu,  identique  au 
maximum  absolu,  est  la  synthèse  de  toute  existence  concrète; 
celle-ci  n'est  que  le  développement  du  minimum.  Le  point, 
minimum  absolu  de  longueur,  complique  en  lui  toute  lon- 
gueur; la  longueur  de  la  ligne  n'est  que  le  développement  du 
point.  De  même,  l'instant  présent  est  la  synthèse  de  toute 
durée  ;  de  même  encore  le  repos  est  la  synthèse  de  tout  mou- 
vement. De  cette  doctrine,  nous  avons  donné3  le  résumé 
d'après  le  traité  De  docta  ignorantia.  Empruntons  maintenant 
à  un  autre  ouvrage,  à  l'écrit  dont  l'auteur  prend  cet  étrange 
pseudonyme  :  l'Idiot,  deux  passages4  qui  ont  trait  à  la  même 
doctrine. 

«  Penses-tu,  »  dit  le  Philosophe,  «  que  le  point  soit  divi- 
sible?» Et  l'Idiot  de  répondre  :  «  Je  pense  que  le  point  qui  ter- 
mine une  ligne  ne  saurait  être  divisible;  ce  qui  est  un  terme 
ne  saurait  avoir  de  terme  ;  or,  s'il  était  divisible,  il  aurait  un 
terme;  il  ne  serait  donc  point  terme  de  la  ligne.  Le  point  n'est 
pas  quantité;  on  ne  saurait  avec  des  points  composer  une 
quantité,  car  une  quantité  ne  peut  être  formée  d'éléments  non 
quantitatifs.  »  —  «  Ton  avis,  »  reprend  le  Philosophe,  «  s'ac- 
corde avec  celui  de  Boëce;  celui-ci  disait:  «En  ajoutant  un 

i.  Aristote,  fajmwrfe  àxpoassto;  to  A,  ay;  Physicse  auscultationis  liber  II,  cap.  III. 
■i.  Léonard  de  Vinci,  ms.  cit.,  fol.    176,   recto.—  J.   P.    Richter,  Op.  cit.,    t    II, 

S.   Vide  supra,  III,  G. 

4.  Nicolaide  Cusa  Idiotœ  liber  tertius  :  De  mente;  cap.  IX. 


F 56  ÉTUDES  SLB  LÉONARD  DE  VINCI 

»  point  à  un  autre,  tu  ne  fais  rien  de  plus  qu'en  ajoutant  rien 
))  à  rien.  » 

Un  peu  plus  loin,  l'Idiot  émet  cette  assertion  :  «  Le  mouve- 
ment est  le  développement  du  repos;  dans  le  mouvement,  on 
ne  trouve  rien  qu'une  série  d'états  de  repos.  De  même,  le  pré- 
sent se  développe  dans  le  temps;  dans  le  temps  on  ne  trouve 
rien  que  des  instants  présents.  Et  ainsi  du  reste.  »  —  a  Comment 
peux-tu  dire,  interroge  le  Philosophe,  qu'on  ne  trouve  rien 
dans  le  mouvement,  si  ce  n'est  le  repos?»  —  «Se  mouvoir, 
répond  l'Idiot,  c'est  passer  d'un  état  à  l'autre;  tant  que  l'objet 
persévère  dans  un  même  état,  il  ne  se  meut  point,  mais  se 
repose.  Il  est  clair,  alors,  qu'on  ne  trouve  dans  le  mouvement 
que  des  repos.  Le  mouvement  consiste  à  sortir  d'un  état;  se 
mouvoir,  c'est  cesser  d'être  dans  un  état  pour  se  trouver  dans 
un  autre  état;  en  d'autres  termes,  c'est  passer  d'un  repos  à  un 
autre  repos.  Le  mouvement,  ce  n'est  donc  qu'une  succession 
de  repos  développée  en  série.  » 

De  ces  deux  passages,  rapprochés  l'un  de  l'autre  par  Nicolas 
de  Gués,  comparons  ces  phrases  que  Léonard  écrit «  l'une 
au-dessous  de  l'autre  : 

«  Le  point  n'est  pas  une  partie  de  ligne.  » 

«  L'eau  que  tu  touches  dans  le  fleuve  est  la  dernière  partie 
de  la  masse  d'eau  qui  s'en  va  et  la  première  partie  de  la  masse 
d'eau  qui  vient.  Il  en  est  de  même  du  temps  présent.  » 

Il  est  possible  que  ces  courtes  réflexions  aient  été  jetées  sur 
le  papier  à  propos  des  théories  de  l'Évêque  de  Brixen  ;  ce  qui 
nous  le  fait  supposer,  toutefois,  c'est  bien  plus  le  recueil  où 
elles  se  trouvent,  ce  Codice  Trivulzio  où,  si  souvent,  se  marque 
l'inspiration  de  Nicolas  de  Gués,  que  leur  contenu  même;  ce 
contenu  ne  porte  pas,  d'une  manière  particulièrement  nette, 
l'empreinte  des  doctrines  du  Cardinal  Allemand;  on  le  pourrait 
tout  aussi  bien  comparer  à  certains  aphorismes  purement 
scolastiques. 

Ouvrons,  par  exemple,  un  écrit  qui  semble  avoir  eu  grande 
vogue  à  la  fin  du  xve  siècle,  et  dont  certains  indices  nous  font 
soupçonner  la  présence  aux  propres  mains  de  Léonard  :  les 

i.  Léonard  de  Vinci,  Codice  Trivulzio,  fol.  3i,  recto 


MCOLAS    DE    CUES    ET    LÉONAkjD    DE    VINCI  10"; 

Abréviations  du  livre  des  Physiques  composées  par  Marsile 
d'Inghen  ;  nous  y  lisons  *  la  formule  suivante,  donnée  comme 
expression  de  la  pensée  d'Aristote  :  «  Tout  présent  est  la  fin 
du  passé  aussi  bien  que  le  commencement  du  futur.  » 

Les  réflexions  de  Léonard  que  nous  venons  de  citer  sont 
immédiatement  suivies  de  cette  simple  phrase  :  «  La  vie  bien 
remplie  est  courte.  »  Cette  pensée  peut  fort  bien,  elle  aussi, 
avoir  été  suggérée  au  grand  peintre  par  les  écrits  du  Cardinal 
Allemand;  à  plusieurs  reprises,  celui-ci  énonce2  que  le  temps, 
instrument  au  moyen  duquel  l'esprit  mesure  le  mouvement, 
ne  saurait  mesurer  l'activité  de  ce  même  esprit.  Mais  la  propo- 
sition formulée  par  Léonard  peut  bien  avoir  d'autres  origines  ; 
Marsile  d'Inghen  n'écrit-il  pas  3,  au  livre  que  nous  citions  tout 
à  l'heure  :  «  Le  plaisir  fait  paraître  le  temps  court  et  la  tristesse 
le  fait  paraître  long  »  ? 

Les  pensées  dont  nous  venons  de  parler  peuvent  donc  avoir 
été  notées  par  Léonard  de  Vinci  alors  qu'il  lisait  les  œuvres 
de  l'Évêque  de  Brixen  ;  mais  nous  ne  saurions  affirmer  qu'il 
en  soit  ainsi;  l'empreinte  de  Nicolas  de  Cues  n'y  est  pas  assez 
nettement  gravée. 

Cette  empreinte  va  se  montrer,  autrement  reconnaissable, 
en  d'autres  réflexions  du  Vinci. 

Le  point  complique  en  lui  le  continu  géométrique  ;  ce  continu 
n'est  que  le  développement  du  point,  qui  est  le  principe  de 
toute  grandeur;  et  cependant  ce  point,  dont  l'étendue  de  l'Uni- 
vers créé  est  issue  par  voie  de  développement,  est  aussi  près 
qu'on  peut  l'être  du  néant  :  a  Le  Créateur4...  a  fait  le  point, 
qui  est  presque  le  néant,  car  entre  le  néant  et  le  point,  il  n'y 
a  pas  d'intermédiaire.  Le  point  est  si  voisin  du  néant  qu'en 
ajoutant  un  point  à  un  point,  on  ne  fait  rien  de  plus  qu'en 
ajoutant  rien  à  rien...  Et  cependant,  en  ce  point  unique  est  la 
synthèse  de  l'Univers  entier.  » 

i.  Subtiles  doctrinaque  plene  abbreviationes  libri  physicorurn  édite  a  prestantissimo 
philosopho  Marsilio  lnguen  doctore  Parisiensi  (sans  aucune  indication  typogra- 
phique—  antérieur  à  i5oo);  trente -neuvième  feuillet,  non  numéroté,  verso. 

2.  Nicolai  de  Cusa  Idiotœ  liber  tertius  :  De  mente;  cap.  XV.  —  De  ludo  globi,  lib.  11. 

3.  Marsile  d'Inghen,  loc.  cit.,  quarante  et  unième  feuillet,  verso. 

'4.  Nicolai  de  Gusa  Complementurn  theologicum  figuration  in  complementis  mathe- 
maticis,  cap.  IV 


l58  ÉTUDES    SUH    LÉONARD    DE    VINCI 

De  même,  le  temps  est  tout  entier  impliqué  dans  le  nunc, 
dans  l'instant  présent;  le  mouvement  est  tout  entier  impliqué 
dans  le  repos,  dont  il  est  le  développement;  et  l'instant,  le 
repos,  sont  immédiatement  voisins  du  néant. 

Le  point,  minimum  absolu  d'étendue,  l'instant,  minimum 
absolu  de  durée,  le  repos,  minimum  absolu  de  mouvement, 
ne  peuvent  avoir  d'existence  actuelle  en  la  Nature  contractée; 
en  cet  Univers  créé,  tout  minimum  absolu  se  présente  comme 
une  impossibilité. 

Le  minimum  absolu  n'a  d'existence  actuelle  qu'en  Dieu  ;  ou 
mieux,  identique  au  maximum  absolu,  il  est  Dieu  lui-même. 
L'instant  présent,  en  même  temps  qu'il  est  infiniment  voisin 
du  néant,  est  identique  à  l'éternité,  c'est-à-dire  à  Dieu  lui 
même;  étant  Dieu,  il  ne  peut  être  absolument  réalisé  en  aucune 
des  choses  créées.  Écoutons  Nicolas  de  Cues  développer  ■  ces 
propositions  : 

«  Le  lieu  naturel  du  temps  est  l'éternité,  autrement  dit  le 
nunc,  le  présent,  de  même  que  le  lieu  du  mouvement  est  le 
repos,  que  le  lieu  du  nombre  est  l'unité.  De  quoi  constatons- 
ncus  l'existence  au  sein  du  temps,  si  ce  n'est  du  présent?  Le 
temps  coule,  et  son  flux  a  pour  origine  son  être  même,  et  cet 
être  est  le  nunc,  le  présent;  aussi  disons -nous  que  du  temps 
nous  ne  possédons  que  le  présent.  Le  présent  est  unique  et  non 
multiple,  car  il  ne  passe  point  dans  le  passé,  et  du  futur  on 
ne  saurait  dire  :  maintenant.  Ce  nunc  qui  est  le  point  de  départ 
et  le  point  d'arrivée  de  l'écoulement  du  temps,  est  l'essence 
ou  l'être  du  temps;  nous  le  nommons  Y  aujourd'hui,  ou  Y  éter- 
nité, ou  le  nunc  qui  demeure  dans  une  perpétuelle  immobilité. 
Le  nunc  de  l'éternité  est  donc  l'éternité  elle-même;  c'est  pro- 
prement l'être  qui  est  l'essence  du  temps  ;  c'est  Dieu  éternel, 
identique  à  son  éternité...  Or  Dieu  est  en  toutes  choses,  et  il 
n'est  dans  aucune;  il  est  en  chaque  chose,  en  tant  qu'être 
absolu;  il  n'est  en  aucune  chose,  en  tant  qu'elle  est  tel  être 
particulier...  Dieu  n'est  donc  point,  sinon  en  l'être  absolu; 
dès  lors,  comme  le  dit  Maître  Eckehart,  il  n'est  point  dans  le 

i.  \icolai  de  Cusa  Excitationum  ex  sermonibus  liber  Vil;  ex  sermone  :  Ubi  est  qui 
nalus  est  rex  .Imbrorum. 


NICOLAS    DE    GUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  l5f) 

temps,  ni  dans  ce  qui  est  susceptible  de  division,  ni  dans 
le  continu,  qu'on  nomme  aussi  la  grandeur,  ni  dans  aucune 
chose  capable  de  plus  ou  de  moins,  ni  dans  ce  qui  présente 
des  distinctions,  ni  dans  aucune  créature.  » 

Le  présent  n'a  donc  d'existence  actuelle  qu'en  Dieu;  mais 
il  est  susceptible  d'une  autre  existence  l,  purement  intellec- 
tuelle, en  l'esprit  qui  conçoit  les  formes  des  choses,  détachées 
de  toute  union  avec  la  nature  contractée. 

En  effet,  les  grandeurs  continues  qui,  seules,  existent 
actuellement  dans  la  Nature  créée,  l'intellect  les  saisit  par 
l'intermédiaire  de  ce  minimum  en  lequel  elles  ont  leur  syn- 
thèse et  dont  elles  sont  le  développement.  Il  n'a  pas  l'intujtion 
du  continu  géométrique,  mais  du  point;  il  ne  l'a  pas  de  la 
durée,  mais  de  l'instant  présent  ;  il  ne  l'a  pas  du  mouvement, 
mais  du  repos. 

«L'âme  rationnelle2  est  une  force  synthétique  qui  enve- 
loppe en  elle  tous  les  concepts  déjà  synthétiques.  Elle  enve- 
loppe la  synthèse  du  nombre  et  la  synthèse  de  la  grandeur, 
savoir  l'unité  et  le  point.  Faute  de  l'unité  et  du  point,  elle  ne 
pourrait  faire  aucune  distinction  au  sein  du  nombre  et  de  la 
grandeur.  Elle  enveloppe  en  elle  la  synthèse  des  mouvements, 
et  cette  synthèse  se  nomme  le  repos;  dans  le  mouvement,  le 
repos  seul  lui  apparaît,  car  le  mouvement  va  d'un  état  de 
repos  à  un  autre  état  de  repos.  Elle  enveloppe  la  synthèse  du 
temps,  qui  se  nomme  maintenant  ou  le  présent;  car  dans  le 
temps,  elle  ne  trouve  rien  que  le  présent.  On  en  peut  dire 
autant  de  toutes  les  synthèses;  l'âme  rationnelle  est  la  simpli- 
cité où  se  réunissent  toutes  les  notions  synthétiques.  » 

L'intellect,  donc,  «  ne  voit  pas3  les  choses  temporelles  dans 
le  temps,  c'est-à-dire  dans  une  succession  instable;  il  en  a 
l'intuition  dans  un  indivisible  présent.  Le  présent,  en  effet,  le 
niinc  même,  synthèse  de  toute  durée,  n'appartient  pas  au 
monde  sensible,  car  le  sens  ne  saurait  l'atteindre;  il. appartient 
au  monde  intelligible.  De  même,  l'intellect  n'a  pas  l'intuition 

i.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  liber  II,  cap.  VII. 
2.  Nicolai  de  Cusa  De  ludo  globi  liber  II. 
.H.  Nicolai  de  Cu<a  De  Jiliatione  Dei  libellus. 


lÔO  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VUVCI 

des  grandeurs  en  une  étendue  corporelle  et  divisible,  mais  en 
un  point  indivisible,  qui  est  la  synthèse  intelligible  de  toute 
quantité  continue.  » 

En  résumé,  dans  la  Nature  créée,  les  développements  con- 
tinus, l'étendue,  le  temps,  le  mouvement  possèdent  seuls 
l'existence  actuelle;  les  synthèses  unes  et  indivisibles,  le  point, 
le  présent,  le  repos,  y  sont  de  pures  impossibilités.  D'autre 
part,  ces  synthèses,  immédiatement  contiguës  au  néant,  ont 
seules  accès  dans  l'intellect  ;  c'est  par  elles  seules  que  celui-ci 
saisit  la  Nature  concrète. 

Telle  est  la  doctrine  de  Nicolas  de  Cues,  doctrine  très  auda- 
cieuse, très  originale,  fort  différente  de  la  théorie  péripatéti- 
cienne ;  doctrine  dont  il  serait  aisé  de  relever  les  analogies 
avec  certaines  opinions  de  la  moderne  École  Bergsonienne. 
Or,  cette  doctrine,  Léonard  l'avait  faite  sienne,  si  nous  en 
croyons  le  passage  suivant  '  : 

«  Toute  quantité  continue  est,  par  Ja  pensée,  divisible  à 
l'infini.  » 

«  En  toutes  les  grandeurs  qui  sont  en  nous-mêmes,  l'exis- 
tence de  la  grandeur  nulle  tient  la  place  principale;  son  office 
s'étend  à  toutes  les  choses  qui  sont  privées  de  l'existence 
[actuelle].  En  ce  qui  concerne  le  temps,  son  essence  réside 
entre  le  passé  et  le  futur,  et  la  grandeur  nulle  est  en  possession 
du  présent.  En  cette  grandeur  nulle,  la  partie  est  égale  au 
tout  et  le  tout  à  la  partie;  elle  est  à  la  fois  divisible  et  indivi- 
sible; elle  donne  le  même  résultat  par  multiplication  que  par 
division,  le  même  par  addition  que  par  soustraction,  comme 
les  mathématiciens  le  démontrent  de  leur  dixième  chiffre, 
qui  représente  cette  grandeur  nulle.  Mais  sa  puissance  ne 
s'étend  pas  aux  choses  de  la  nature.  » 

«  C'est  seulement  dans  le  temps  et  dans  le  discours  que  se 
rencontre  ce  que  l'on  nomme  néant;  dans  le  temps,  il  se 
trouve  entre  le  passé  et  le  futur,  et  la  grandeur  nulle  retient 
le  présent;  dans  le  discours,  il  est  représenté  par  les  choses 
dont  on  dit  qu'elles  ne  sont  pas  ou  qu'elles  sont  impossibles.  » 

i.  Léonard  de  \  inci,  ins.  Arundel  203  de  ta  bibliothèque  du  Brtiish  Muséum,  fol.  101 . 
recto.—  J,  P.  Uichtcr,  The  literary  Works  of  f.fonardo  du  Vinci,  t.  II,  $  tai6. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  l6l 

«  En  ce  qui  concerne  le  temps,  la  grandeur  nulle  réside 
entre  le  passé  et  le  futur,  et  le  néant  est  en  possession  du 
présent;  en  ce  qui  concerne  la  nature,  la  grandeur  nulle  est 
la  compagne  des  choses  impossibles,  comme  nous  l'avons 
dit,  et  le  néant  n'y  a  pas  d'existence.  En  effet,  si  le  néant 
était  donné  dans  la  nature,  le  vide  y  serait  donné.  » 


VI 


Les    réflexions    de    Léonard    de   Vinci 

TOUCHANT      LA     PHILOSOPHIE      DE     NlCOLAS     DE     CuES     (SUltej. 
La    CRÉATION    ET    l'aMOUR    CRÉATEUR. 

uL'Ame  universelle,»  avait  dit  l'auteur  de  la  Théologie 
d'Aristote1,  «est  le  principe  de  toute  forme  spirituelle  ou 
corporelle;  elle-même  est  une  forme  privée  de  toute  matière; 
l'influx  qu'elle  a  reçu  de  l'Intelligence  lui  donne  de  refléter 
en  elle-même  toute  forme.  Son  œuvre,  qui  est  la  Nature, 
apparaît  par  l'imposition  de  la  forme  à  la  Matière  première.  » 

«  Les  procédés  de  l'art  emploient  les  corps  qui  existent, 
formés,  dans  la  Nature;  aussi  en  imitent-ils  la  génération.  Si 
un  artisan  voulait  produire  une  certaine  œuvre  et  s'il  ne  pos 
sédait  pas,  pour  la  fabriquer,  une  matière  déjà  pourvue  d'une 
certaine  forme,  lui  serait- il  possible  de  suspendre  la  figure 
artificielle  qu'il  conçoit  dans  une  matière  jusqu'alors  dépourvue 
de  forme?  ou  de  la  réduire  à  une  forme  exempte  de  toute 
matière?  Cela  ne  se  peut  faire.  » 

«  Si,  par  exemple,  un  potier  veut  réaliser  une  marmite  ou 
tout  autre  vase  dont  il  a  conçu  le  projet,  il  commence  par 
pétrir  de  l'argile;  il  lui  donne  alors  la  figure  de  la  marmite 
telle  qu'il  veut  l'obtenir;  puis  il  la  cuit  pour  la  durcir.  Il  n'est 
point  douteux  que  l'argile,  que  l'air,  que  le  feu  sont  la  matière 
de  la  marmite.  » 

«  Ainsi  procède  l'art.  L'Ame  universelle  procède  autrement; 

i.  Aristotelis  Theologiœ  liber  tertius  decimus,  cap.  VI.  Éd.  i5ig,  fol.  80,  recto; 
éd.  1572,  fol.  182,  verso,  et  i33,  recto. 

p.    DUHEM.  1  1 


I  ^3  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

elle  est  douée  du  pouvoir  d'imposer  une  forme  à  ïa  Matière 
simple  et  jusqu'alors  non  informée;  et  c'est  seulement  en 
cette  Matière  simple  et  incréée  qu'elle  produit  des  formes.  » 

Il  n'est  guère  douteux  que  Nicolas  de  Gués  ait  lu  ce  passage 
et  qu'il  s'en  soit  inspiré  dans  celui-ci1,  où  il  explique  com- 
ment le  Créateur  informe  la  matière  première,  pure  possibilité 
qui  n'a  encore  reçu  aucune  forme,  mais  qui  est  apte  à  les 
recevoir  toutes  : 

«  Conrad.  —  Donne-moi,  je  te  prie,  une  explication  plus 
complète  de  cette  doctrine.  » 

«  Nicolas.  —  Très  volontiers.  ...Tu  as  vu,  sans  doute,  fabri- 
quer des  vases  de  verre?  » 

«  Conrad.  —  Je  l'ai  vu.  » 

«  Nicolas.  —  Voilà  un  exemple  très  propre  à  te  faire  com- 
prendre cette  doctrine.  » 

«  Le  verrier,  en  effet,  réunit  une  certaine  quantité  de  matière; 
puis,  dans  un  fourneau,  à  l'aide  du  feu,  il  la  rend  propre  à  son 
travail;  ensuite,  avec  une  canne  de  fer  à  laquelle  la  matière 
adhère,  le  verrier,  par  son  souffle,  va  lui  donner  la  forme  du 
vase  que  le  maître  a  conçu;  dans  ce  but,  il  insuffle  de  l'air; 
cet  air  meut  la  matière  selon  l'intention  du  maître,  et  ainsi, 
par  l'action  du  maître,  un  vase  de  verre  se  trouve  fait  au 
moyen  d'une  matière  qui  n'avait  aucunement  la  forme  d'un 
vase.  » 

«  Cette  figure  du  vase  informe  la  matière  de  telle  sorte 
qu'elle  soit  tel  vase  de  telle  espèce;  et  tant  que  la  matière 
demeure  sous  cette  figure,  elle  perd  son  universelle  capacité  à 
recevoir  n'importe  quelle  forme  de  vase;  sa  possibilité  univer- 
selle est  alors  spécifiée  et  particularisée  par  l'acte.  » 

«  Imaginons  maintenant  que  de  ce  vase  de  cette  espèce,  le 
maître  se  propose  d'en  faire  un  autre  d'une  autre  espèce.  M 
ce  vase  ni  ses  fragments  ne  sont  capables  de  ce  qu'il  désire  ; 
car  ce  vase  est  un  tout  un  et  parfait,  et  ses  fragments  ne  sont 
que  les  parties  de  ce  tout.  Alors  le  verrier  ramène  ce  vase  ou 
les  fragments  de  ce  vase  à  la  matière  première;   il  leur  ôte 

i    Nicolai  <l<>  Cusa  Dialogua  de  Genrsi. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VlISCl  l63 

la  forme  actuelle,  en  laquelle  ils  étaient  figés;  et  lorsque  la 
matière  est  redevenue  fluide,  qu'elle  a  repris  la  possibilité 
universelle,  il  emploie  cette  matière  à  faire  un  nouveau  vase.  » 

Il  est  très  vraisemblable  que  ce  passage  de  Nicolas  de  Gués  a 
suggéré  à  Léonard  de  Vinci  la  pensée  suivante  ■  : 

«  Comparaison.  —  Un  vase  brisé  peut  être  restauré  en  sa 
forme  s'il  est  cru,  mais  non  s'il  est  cuit.  » 

Tout  auprès2  de  cette  pensée,  nous  en  lisons  une  autre  qui 
est  conçue  en  ces  termes  : 

«  Souvent  une  même  chose  est  tirée  par  deux  violences, 
savoir  la  nécessité  et  la  puissance.  L'eau  de  la  pluie,  la  terre 
l'absorbe  par  nécessité  et  le  soleil  la  pompe  non  par  nécessité, 
mais  par  puissance.  » 

Prise  isolément,  cette  pensée  semble  passablement  obscure; 
son  véritable  sens  transparaît  si  on  la  rapproche  de  la  philoso- 
phie de  Nicolas  de  Gués. 

L'Évêque  de  Brixen  distingue,  en  toute  substance,  la  possi- 
bilité indéterminée  et  l'acte  qui  détermine  cette  possibilité;  à 
cet  acte,  il  donne  souvent  le  nom  de  nécessité.  11  regarde  le 
mouvement  de  la  nécessité,  de  l'acte  qui  informe  la  puissance, 
comme  une  descente;  il  le  compare  à  l'effet  d'une  force 
dirigée  de  haut  en  bas.  Au  contraire,  le  mouvement  de  la 
puissance  est  une  ascension;  il  trahit  une  aspiration  vers  le 
haut. 

Ne  semble-t-il  pas  que  l'intention  de  Léonard  ait  été  de  trou- 
ver une  comparaison  propre  à  éclairer  cette  doctrine? 

Le  mouvement  qui  fait  descendre  l'acte  vers  la  puissance 
qu'il  doit  déterminer,  le  mouvement  qui  fait  monter  la  puis- 
sance vers  l'acte  dont  elle  attend  sa  forme  sont  dus  à  un 
mutuel  amour,  semblable  à  celui  qui  abaisse  l'époux  vers 
l'épouse  et  qui  élève  l'épouse  vers  l'époux;  et  c'est  l'acte  même 
qui  engendre  en  la  puissance  le  désir  de  la  forme  et,  par 
conséquent,  le  mouvement  par  lequel  la  puissance  se  meut 
vers  lui.  L'union  de  l'acte  et  de  la  puissance,  de  la  forme  et  de 
la  matière,  en  engendrant  une  substance,  donne  satisfaction  à 

i.  Léonard  de  Vinci,  Codice  Trivulzio,  fol.  38,  recto. 
■i.  Léonard  de  Vinci,  Codice  Trivulzio,  fol.  3g,  recto. 


ifi/j  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

cet  atnour  mutuel  ;  le  double  mouvement  qu'il  engendrait 
aboutit  au  repos. 

Ce  rôle  de  l'amour,  intermédiaire  entre  la  puissance  et 
l'acte,  est  essentiel  en  la  Métaphysique  qu'expose  l'auteur  de  la 
Théologie  d'Aristole;  il  caractérise  cette  Métaphysique  et  la 
distingue  des  autres  philosophies  néo-platoniciennes.  Nicolas 
de  Gués  a  emprunté  à  cet  auteur  l'idée  de  cetle  trilogie  partout 
présente,  la  puissance,  l'acte  et  leur  mutuel  amour;  il  en  a  fait 
comme  la  clé  de  voûte  de  la  doctrine  qu'il  a  édifiée.  Léonard,  à 
son  tour,  paraît  s'être  vivement  intéressé  à  cette  doctrine. 
C'est  à  elle,  sans  doute,  qu'a  trait  cette  réflexion  »  : 

«  Aucune  action  ne  peut  s'exercer  que  par  le  mouvement.  » 

Elle  est  d'ailleurs  la  traduction  presque  textuelle  de  cette 
phrase  écrite  par  l'Évêque  de  Brixen3  :  «  Naturae  opéra  requi- 
runt  motum  ut  perficiantur.  » 

C'est  à  cette  théorie  de  la  Théologie  d'Arislote  et  de  "Nicolas 
de  Cues  que  se  rapporte  assurément  cette  suite  de  formules5, 
où  la  doctrine  dont  il  s'agit  est  parfois  exprimée  d'une  manière 
saisissante  : 

«  Le  sujet,  à  l'aide  de  la  forme,  meut  celle  qu'il  aime,  qui 
aspire  vers  la  chose  aimée,  de  même  que  le  sens  nous  meut 
au  moyen  de  l'objet  sensible  ;  et  le  sujet  s'unit  avec  elle  et  ne 
forme  plus  avec  elle  qu'une  seule  chose.  » 

«  L'œuvre  est  la  première  chose  qui  naît  de  l'union  ;  si  la 
chose  aimée  est  vile,  l'amant  se  fait  vil 4.  » 

«  Quand  la  chose  qui  est  unie  convient  à  celui  qui  s'unit 
à  elle,  il  en  résulte  délectation,  plaisir  et  satisfaction.  » 

«  Quand  l'amant  est  joint  à  l'objet  aimé,  il  se  repose;  quand 
le  poids  est  placé  sur  un  support,  il  se  repose.  » 


i.  Léonard  de  Vinci,  Codice  Trivulzio,  loi.  30,  verso. 

2.  Nicolai  de  Cusa  Excitai ionu m  ex  sermonibus  liber  V:  ex  sermone  :  Non  in  ^olo 
pane  vivit  homo. 

3.  Léonard  de  Vinci,  Codice  Trivulzio,  fol.  6,  recto. 

'4.  Amor  transformatorius  amantium,  eût  dit  Nicolas  de  Cues. 


NICOLAS    DE    GUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  1 65 


VIT 


Les  réflexions  de  Léonard  de    Vinci  touchant 

LA    PHILOSOPHIE    DE    NlCOLAS    DE    GUES    (suite).    Les    FACULTÉS 

de  l'Ame. 

Le  Codice  Trivalzio  renferme  diverses  réflexions  relatives  aux 
facultés  de  l'âme  humaine;  moins  nettement,  peut-être,  que  les 
précédentes,  elles  portent  le  sceau  de  la  philosophie  de  Nicolas 
de  Cues;  il  en  est  qui  s'adapteraient  sans  peine  à  des  doc- 
trines plus  générales;  il  n'en  est  toutefois  aucune  qui  ne  se 
puisse  fort  exactement  appliquer  à  celle-là;  nous  Talions  voir 
tout  à  l'heure. 

Pour  Nicolas  de  Cues1,  l'intelligence  humaine  est  formée 
par  l'union  de  deux  éléments,  l'un  d'essence  supérieure  et 
spirituelle,  qu'il  nomme  Y  intellect,  l'autre  d'essence  inférieure 
et  participant  du  corps,  qu'il  nomme  le  sens;  de  leur  union 
naît  la  raison,  qui  participe  à  la  fois  de  l'intellect  et  du  sens. 

Le  sens  dépend  du  temps  et  de  l'espace;  l'intellect  au 
contraire  est  indépendant  du  temps  et  de  l'espace;  il  plane 
dans  une  région  plus  élevée,  où  il  voit. 

N'est-ce  pas  ce  fondement  essentiel  de  la  doctrine  de 
l'Evêque  de  Brixen  que  Léonard  de  Vinci  entend  exprimer 
lorsqu'il  écrit2  : 

«  Les  sens  sont  terrestres  ;  la  raison  se  tient  en  dehors  des 
sens  lorsqu'elle  contemple  »  ? 

Cette  connaissance  contemplative  n'est  pas  la  connaissance 
naturelle  à  l'homme  ;  la  raison  humaine  participe  à  la  fois  du 
sens  et  de  l'intellect;  aussi  point  de  connaissance  qui  ne  soit 
venue  à  la  raison  à  partir  du  sens  (nihil  est  in  intellectu  quod 
non  prius  Juerit  in  sensu);  point  de  connaissance,  non  plus, 
où  l'intellect   ne   prenne   part.   Cette  doctrine  de  Nicolas  de 


i.   Vide  supra,  III,  L. 

3.   Léonard  de  Vinci.  Codice  Trivalzio.  fol.  33,  recto 


l6G  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

Cues,   nous  en  trouvons   le   résumé  en   ces  deux  phases  du 
Vinci  : 

«Toute  notre  connaissance1  tire  son  principe  des  senti- 
ments. » 

«  La  chose  est  connue  au  moyen  de  notre  intellect2.  » 

Notons  —  la  remarque  a  son  prix  —  que  la  seconde  de  ces 
pensées  fait  suite  aux  réflexions  sur  l'amour  que  nous  avons 
citées  et  où  nous  avons  signalé  la  marque  bien  reconnaissable 
de  Nicolas  de  Cues. 

Deux  pages  plus  loin3,  nous  lisons  ces  lignes  assez  énigma- 
tiques  : 

«  U  sono  le  potenfie.  memoria.  e  intelletto  lascibili.  e  choncupis- 
cibili.  » 

«  le  2  prime,  son  ragionevoli  ellaltre  sensuali.  » 

Il  est  classique,  dans  l'enseignement  de  l'École,  de  distin 
guer  quatre  puissances  en  l'âme  humaine  :  la  raison,  la 
volonté  et  les  deux  passions  principales,  l'irascible  et  la  con- 
cupiscible.  Nicolas  de  Cues  reproduit  cette  division  en  un  de 
ses  sermons 4.  A  la  place  du  mot  dénué  de  tout  sens  :  lascibili, 
il  faut  écrire,  croyons-nous  :  irascibili,  et  traduire  ainsi  la 
réflexion  précédente  : 

«  Quatre  sont  les  puissances  [de  l'âme]  :  la  mémoire  et 
l'intellect,  l'irascible  et  la  concupiscible.  Les  deux  premières 
sont  raisonnables  et  les  autres  sensuelles.  » 

Mais  ce  passage  présente  encore  quelques  points  qui  méritent 
examen. 

Selon  la  division  classique,  les  quatre  puissances  de  l'âme 
sont  la  raison  et  la  volonté,  la  passion  irascible  et  la  passion 
concupiscible.  k  la  raison  et  à  la  volonté,  Léonard  substitue  la 
mémoire  et  l'intellect;  cette  substitution  n'est-elle  que  le  résul- 
tat d'une   inadvertance?   N'a-t-elle  pas  une   raison5  et  cette 

i.  Léonard  de  Vinci,  Codice  Trivulzio,  fol.  ao,  verso. 
2.  Léonard  de  Vinci,  Codice  Trivuhio,  fol.  G,  recto. 
.H.  Léonard  de  Vinci,  Codice  Trivulzio,  fol.  7,  verso. 

4.  Nicolai  de  Cnsa  Excitationum  ex  sermonilms  liber  VIII;  ex  sermone  :  Domiua- 
buntur  populis. 

5.  En  son  écril  De  sentu  et  sensato,  Aristote  indiquant  ce  qui,  chez  les  animaux. 
dépend  à  la  lois  <lo  l'âme  el  du  corps,  commence  son  énumératîon  par  ces  mots  :  «  le 
sens  el  la  mémoire,  la  colère  el  le  désir;»  il  y  ajoute:  «  toute  espèce  d'appétit,  ta  joie 


MCOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  lf>7 

raison  ne  se  laisserait-elle  pas  deviner  par  la  lecture  de  Nicolas 
de  Gués? 

Il  existe  un  remarquable  sermon  i  où  l'Évêque  de  Brixen  se 
propose  de  développer  cette  pensée  de  saint  Augustin  :  «  L'image 
de  la  Trinité  se  trouve  en  l'âme  humaine;  l'intelligence  est 
engendrée  par  la  mémoire  et  la  volonté  procède  de  toutes 
deux.  » 

Le  Cardinal  Allemand  commence  par  distinguer  deux  modes 
d'action  de  l'âme;  unie  aux  organes  corruptibles,  son  activité 
est  soumise  à  la  succession  du  temps;  elle  sent,  elle  imagine, 
elle  se  souvient  dans  la  durée;  mais  son  activité  peut  aussi 
s'exercer  sous  une  forme  plus  haute,  où  elle  se  trouve  sous- 
traite à  la  succession  du  temps;  elle  vit  alors  dans  le  temps 
intemporel. 

«  L'âme  donc,  agissant  en  ce  temps  intemporel,  voit  à  la 
fois,  dans  sa  propre  essence,  le  passé,  le  présent  et  le  futur  ;  le 
passé,  elle  le  nomme  mémoire,  le  présent  intellect,  le  futur 
volonté  ou  désir.  » 

La  mémoire  dont  il  s'agit  ici  n'est  pas  la  mémoire  imagina- 
tive.  «  C'est  la  mémoire  purement  intellectuelle,  séparée  de  la 
matière.  Elle  est  capable,  grâce  à  cette  séparation,  de  saisir  les 
espèces  du  monde  intelligible,  et  de  les  comprendre,  donnant 
ainsi  naissance  à  l'intellect.  Or,  ce  qu'elle  comprend,  elle  en 
voit  la  convenance  avec  l'être  qui  comprend,  et  de  là  résulte 
la  volonté.  » 

Ainsi  «  la  propriété  par  laquelle  l'âme  peut  retenir  les 
espèces  intelligibles  se  nomme  la  mémoire.  Celle  par  laquelle 
elle  se  tourne  vers  les  espèces  intelligibles  pour  les  connaître 
se  nomme  l'intelligence.  Celle  par  laquelle  elle  s'attache  à  ces 
espèces  après  qu'elles  lui  sont  connues  se  nomme  volonté.  » 

«  L'intellect  suppose  donc  la  mémoire  abstraite  ;  l'intellect, 
en  effet,  n'est  rien  autre  chose  que  l'intelligence  des  idées  qui 
sont  en  la  mémoire...  On  ne  peut  comprendre  le  mot  intellect 

et  la  tristesse;  ce  sont  choses,  en  effet,  qui  sont  communes  à  presque  tous  les  ani- 
maux;» les  quatre  premiers  termes  de  cette  énumération  ne  sont  assurément  pas 
donnés  comme  représentant  les  quatre  puissances  de  l'âme. 

1.  Nicolai  de  Cusa  Excitationum  ex  sermonibus  liber  l;  De  eo  quod  scriptum  est  : 
Vita  erat  lux  hominum. 


l68  *   ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

que  comme  signifiant  l'intelligence  de  quelque  chose,  et  ce 
quelque  chose  est  la  mémoire;  tout  comme  on  ne  peut  être  fils 
sans  être  le  fils  de  quelqu'un,  savoir  du  père.  »  Ainsi  l'intellect 
est  le  fils,  le  verbe,  le  Xovoç  de  la  mémoire  intellectuelle. 

«  Quant  à  la  volonté,  elle  n'est  rien  que  la  volonté  de  la 
mémoire  et  de  l'intelligence  réunies;  ce  qui  ne  se  trouve  pas 
à  la  fois  dans  la  mémoire  et  dans  l'intelligence  ne  saurait  se 
trouver  en  la  volonté  »  ;  la  volonté  procède  donc  à  la  fois  de  la 
mémoire,  et  de  l'intellect  qui  en  est  le  verbe. 

Enfin  la  mémoire,  l'intellect,  la  volonté,  forment  une  trinité 
qui  se  résout  en  unité  dans  l'essence  indivisible  de  l'âme. 

De  telles  pensées  méritaient  assurément  d'arrêter  l'attention; 
il  n'est  pas  surprenant  qu'elles  aient  pu  solliciter  celle  de 
Léonard;  leur  influence  expliquerait  alors  comment  à  la  raison 
et  à  la  volonté,  termes  de  rénumération  classique,  il  a  pu 
substituer  la  mémoire  et  l'intellect;  elle  expliquerait  surtout 
comment,  dans  une  gradation  qui  descend  des  plus  nobles 
puissances  aux  plus  humbles,  il  adopte  un  ordre  tout  d'abord 
surprenant  et  place  l'intellect  après  la  mémoire. 

Mais  tout  n'est  pas  clair  encore  dans  la  courte  réflexion  que 
nous  avons  citée;  de  ces  deux  puissances  purement  cognitives, 
la  mémoire  et  l'intellect,  n'est-il  pas  singulier  de  voir  rap- 
procher les  deux  puissances  passionnelles,  l'irascible  et  la 
concupiscible?  La  lecture  de  Nicolas  de  Cues  a  pu,  cependant, 
inciter  Léonard  à  établir  un  tel  rapprochement. 

En  un  passage  des  dialogues  intitulé  :  VIdiot l,  l'Évêque  de 
Brixen  donne  le  nom  de  passion  au  début  du  mouvement  de 
l'esprit,  tandis  qu'il  réserve  le  nom  d'intellect  à  l'état  de  perfec 
tion  auquel  conduit  l'accomplissement  de  ce  mouvement  : 

«  L'Idiot...  On  dit  que  l'esprit  comprend  dès  là  qu'il  se 
meut;  le  commencement  de  ce  mouvement  est  plus  particu- 
lièrement désigné  sous  le  nom  de  passion,  et  la  perfection  de 
ce  mouvement  sous  le  nom  d'intellect.  Mais,  de  même  que  la 
disposition  et  l'habitude  sont  une  seule  chose,  que  l'on  nomme 
disposition    tandis  qu'elle   tend  à   sa   perfection   et  habitude 

i.  Nicolai  de  Cusa  Idiotœ  liber  111  :  De  mente:  cap.  Vil). 


NICOLAS    DE    GUES    ET    LEONAUD    DE    VINCI  l6çj 

lorsqu'elle  y  est  parvenue,  de  même  la  passion  de  l'esprit  et 
l'intellect  sont  une  seule  chose...  Le  mouvement  de  l'esprit  est 
intellect  et  le  début  de  ce  mouvement  est  passion.  » 

Si  Léonard  a  lu  ce  passage,  nous  n'avons  plus  lieu  de  nous 
étonner  de  la  classification  qu'il  impose  aux  puissances  de 
l'âme,  classification  qui  met  l'intellect  immédiatement  au-dessus 
des  deux  passions  sensuelles,  l'irascible  et  la  concupiscible. 

Or  d'autres  considérations  vont  fortifier  en  nous  l'hypothèse 
que  Léonard  avait  lu  ce  passage  de  Nicolas  de  Gués. 

L'énumération  des  quatre  puissances  de  l'âme,  que  nous 
avons  relevée  au  Codice  Trivulzio,  y  est  immédiatement  suivie 
des  lignes  que  voici l  : 

«  Des  cinq  sens,  la  vue,  l'ouïe  et  l'odorat  sont  de  peu 
d'empêchement  (di  pocha  proibitione);  il  n'en  est  pas  de  même 
du  tact  et  du  goût.  » 

«  L'odorat  mène  avec  soi  le  goût  chez  le  chien  et  autres 
animaux  pourvus  de  gueule.  » 

Au  premier  moment,  il  est  difficile  de  n'être  pas  surpris  de 
la  démarche  singulière  selon  laquelle  procède  la  pensée  de 
Léonard  ;  nous  voyons  cette  pensée  sauter  brusquement  d'une 
énumération  des  facultés  de  l'âme  à  un  partage  des  cinq  sens 
en  deux  catégories,  puis  s'achever  en  une  remarque  sur  le  flair 
du  chien.  Par  quelle  transition  insoupçonnée  l'intelligence  du 
grand  peintre  reliait  elle  entre  eux  ces  sujets  si  disparates? 
Cette  transition  va  nous  apparaître  si  nous  poursuivons  la 
lecture  du  chapitre2  où  Nicolas  de  Gués  a  donné  le  nom  de 
passion  au  début  du  mouvement  intellectuel. 

Dans  ce  chapitre,  en  effet,  l'Évêque  de  Brixen  classe,  suivant 
une  gradation  descendante,  d'abord  les  quatre  formes  de 
l'esprit,  puis  les  cinq  sens  du  corps. 

Les  quatre  degrés  qu'il  distingue  dans  l'esprit  ne  sont  pas 
ceux  qu'y  marque  Léonard;  ce  sont,  en  allant  du  plus  parfait 
au  moins  parfait3,  l'intellect,  la  faculté  appréhensive,  l'ima- 
gination et  le  sens.  Quant  aux  sens  particuliers,  leur  ordre 


i.  Léonard  de  Vinci,  Codice  Trivulzio,  fol.  7,  verso. 

2.   Nicolai  de  Gusa  Idiotse  liber  111  :  De  mente;  cap.  VI 11. 

i.    Vide  supra,  III.  L. 


I7O  LTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 


hiérarchique  décroissant  est  le  suivant  :  la  vue,  l'ouïe,  Fodoral, 
le  goût  et  le  toucher. 

L'idée  de  former  une  échelle  unique  au  moyen  des  cinq 
sens  surmontés  des  quatre  facultés  de  l'âme  était  évidemment 
une  idée  chère  à  Nicolas  de  Cues  ;  il  l'expose  également  en  un 
autre  ouvrage1;  il  y  voit  la  preuve  que  tout  dans  l'homme 
procède  suivant  le  nombre  neuf,  carré  de  la  trinité. 

Voilà  qui  déjà  nous  fait  comprendre  pourquoi  Léonard  énu- 
mère  les  quatre  puissances  de  l'âme  selon  l'ordre  d'excellence 
décroissante,  puis,  tout  aussitôt  après,  les  cinq  sens,  dans  le 
même  ordre. 

Mais  allons  plus  loin,  et  comparons  les  deux  passages  où 
l'Évêque  de  Brixen  a  donné  semblable  énumération. 

Au  De  conjecturis,  l'ordre  hiérarchique  selon  lequel  les  sens 
sont  disposés  est  ainsi  justifié  :  Les  sens  inférieurs,  goût  et 
toucher,  ne  s'exercent  qu'au  contact;  les  sens  supérieurs 
s'exercent  à  distance,  et  d'autant  plus  qu'ils  sont  plus  parfaits  : 
«  Toute  sensation  est  causée  par  l'approche  de  quelque  chose 
(obviatio).  Certaines  sensations  ne  sont  causées  que  par 
l'approche  jusqu'au  contact;  d'autres  sont  déterminées  par 
l'approche  de  l'objet  jusqu'à  une  distance  plus  ou  moins 
grande.  L'odorat,  qui  se  produit  en  un  organe  particulier,  et 
qui  est  d'une  nature  plus  noble  que  les  premiers  sens,  est 
affecté  par  des  objets  même  éloignés,  au  point  que  la  sensation 
en  résulte.  L'ouïe  est  affectée  par  des  objets  plus  éloignés 
encore.  La  vue,  enfin,  surpasse  en  excellence  tous  les  autres 
sens;  aussi  la  sensation  y  est-elle  déterminée  par  des  objets 
beaucoup  plus  distants  que  ceux  dont  les  autres  sens  peuvent 
être  affectés.  » 

Le  passage  que  nous  venons  de  traduire  ne  nous  donne-t-il 
pas  la  clé  de  cette  ligne  si  énigmatique  :  «  de  5  sensi  vedere 
uldir  odorato  sono  di  pocha  proibitione.  latlo  e  guslo  no.  »?  Ne 
faut  il  pas  l'interpréter  ainsi  :  «  Il  est  peu  d'obstacles  qui  puis- 
sent empêcher  la  vue,  l'ouïe  et  l'odorat;  il  n'en  est  pas  de 
même  du  tact  et  du  goût  qui  cessent  par  simple  suppression 
du  contact  »  ? 

1.   Nicolai  de  Cusa  De  conjecturis  liber  II,  cap.  \IY 


NICOLAS    DE    GUES    ET    LÉONARD   DE    VINCI  1 7 1 

Au  livre  III  des  dialogues  de  l'Idiot1,  Nicolas  de  Cues  décrit 
le  procédé  par  lequel  la  sensation  se  produit  en  nous  ;  il  y  rap- 
proche le  goût  de  l'odorat  et  admet  que  celui-là,  comme 
celui-ci,  peut  se  produire  à  distance  : 

«  De  même  que  l'ouïe  se  produit  au  sein  d'un  air  très  subtil, 
l'odorat  se  produit  au  sein  d'un  air  épais,  ou  mieux  d'un  air 
chargé  de  fumées;  cet  air  pénètre  dans  les  narines;  sa  nature 
fumeuse  retarde  l'esprit,  afin  d'exciter  l'âme  à  saisir  l'odeur  de 
ses  fumées.  Si  le  même  air  pénètre  au  contact  des  parois 
humides  et  spongieuses  du  palais,  il  retarde  l'esprit  et  excite 
l'âme  à  goûter...  » 

N'est-ce  pas  chez  les  animaux  qui  suivent  leur  proie  à  la 
piste  et  la  dégustent  d'avance  par  l'odorat  que  cette  assimila- 
tion se  trouve  surtout  justifiée?  Et  ce  passage  de  Nicolas  de 
Cues  n'appelle-t-il  pas  tout  aussitôt  la  remarque  de  Léonard  : 
«  L'odorat  mène  avec  soi  le  goût  chez  le  chien  et  les  autres 
animaux  pourvus  de  gueule  »  ? 

Ajoutons  que  Léonard  partage  en  toutes  choses  les  opinions, 
la  plupart  du  temps  fort  justes,  que  Nicolas  de  Cues  a  émises 
touchant  le  mécanisme  de  la  perception;  témoin  ce  fragment2, 
où  la  pensée  du  grand  peintre  s'exprime  à  peu  près  comme 
s'est  exprimé  l'Évêque  de  Brixen  dans  le  passage  que  nous 
venons  de  citer  : 

((  Les  sens  ne  reçoivent  pas  la  ressemblance  des  choses  au 
moyen  d'une  certaine  vertu  qu'ils  projetteraient  hors  d'eux- 
mêmes,  mais  bien  par  l'intermédiaire  de  l'air;  celui-ci,  qui  se 
trouve  entre  l'objet  et  le  sens,  incorpore  les  espèces  émises 
par  les  choses  et,  par  le  contact  qu'il  a  avec  le  sens,  il  lui 
apporte  ces  espèces.  S'il  faut,  pour  qu'il  y  ait  odeur  ou  son, 
que  les  objets  envoient  leurs  puissances  spirituelles  à  l'oreille 
ou  au  nez,  comment  ne  serait-ce  pas  nécessaire  lorsqu'il  s'agit 
de  la  lumière?...  » 

Nous  voyons  par  cet  exemple  que  la  lecture  des  œuvres  de 
Nicolas  de  Cues  permet  d'interpréter  telle  pensée  obscure  de 


1.  Nicolai  de  Cusa  Idiotœ  liber  III  :  De  mente;  cap.  VIII. 

■>..  Léonard  de  Vinci,  Codice  Atlantico,  fol.  89  a.  —  Cf.:  .T.  P.  Richter,  The  literary 
H  orks  of  Leonardo  da  Vinci,  Londres,  1 883  ;  t.  II,  5  834. 


I  -J-2  ÉTUDES    SUH    F.ÉONARD    DE     VINCI 

Léonard,  de  justifier  tel  rapprochement  d'aspect  incohérent; 
elle  permet  aussi  de  restituer  leur  sens  véritable  et  complet  à 
des  passages  qui,  pris  en  eux-mêmes,  sembleraient  réflexions 
sans  importance,  voire  même  plaisanteries  de  goût  douteux. 

De  ce  nombre  est  le  passage  suivant,  que  nous  reproduisons 
tel  que  Léonard  l'a  écrit1  : 

«  Demetrio  solea  dire,  non  essere  diferentia.  dalle  parole  e  voce 
dellinperiti  ignioranti  chessia  da  soni  e  strepidi.  causati  dal  ventre 
ripieno  di  superfluo  vento.  » 

«  Ecquesto  non  senza  cagion  dicea  imper  ochellui  non  reputava. 
esser  diferentia  da  quai  parte  costoro  mandassino.  fuora  la  voce  o 
dalle  parte  inferiori  o  dalla  bocha  chelluna  ellaltra  era  di  pari 
valimento.  e  substantia.  » 

Qu'est-ce  là?  Une  grossière  boutade,  singulièrement  déplacée 
en  ce  cahier  dont  toutes  les  notes,  hors  celle-là,  ont  trait  aux 
sujets  les  plus  relevés?  Nous  le  pourrions  croire  si  nous  ne 
recourions  à  Nicolas  de  Cues. 

En  son  Dialogue  sur  la  Genèse2,  Nicolas  de  Cues  veut  expliquer 
quels  sont  les  trois  degrés  qu'il  établit  en  la  connaissance 
humaine  :  La  connaissance  sensible,  la  connaissance  ration- 
nelle, la  connaissance  intellectuelle  ;  voici  l'ingénieuse  compa- 
raison qu'il  développe  : 

a  La  parole  que  le  maître  prononce  implique  elle  même  trois 
ordres  distincts.  » 

«  Tout  d'abord  cette  parole  est  sensible.  Elle  peut  être  recueillie 
par  le  simple  organe  de  l'ouïe,  par  des  gens  qui  ignorent  abso- 
lument le  sens  des  mots  dont  elle  se  compose.  C'est  là  la 
manière  bestiale  de  la  recevoir.  Toutes  les  bêtes,  en  effet,  sont 
en  cela  semblables  à  l'homme  qui  ignore  le  sens  des  mots; 
elles  entendent  seulement  des  sons  articulés.  » 

u  Après  cela  vient  la  parole  rationnelle,  celle  qu'entendent  les 
hommes  instruits  du  sens  des  mots.  La  raison  seule  comprend 
le  sens  des  mots,  en  sorte  que  la  parole  rationnelle  du  maître 
est  entendue  par  les  hommes,  et  non  par  les  bêtes.  » 

«  Mais  il  peut  arriver  qu'un  grammairien  entende  le  dis- 

i.  Léonard  de  Vinci,  Codice  Trivulzio,  folio  16.  verso, 
a,   \ieolai  de  Cusa  Dialogus  de  Genesi 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  1 7^ 

cours  du  maître  et  ne  saisisse  pas  la  pensée  même  de  ce 
maître,  si  celui-ci,  par  son  discours,  s'efforce  d'expliquer  une 
idée  mathématique  ou  théologique.  Vous  voyez  donc  que  la 
parole  du  maître  est  encore  rationnelle,  mais  d'un  ordre 
supérieur.  »  C'est  Tordre  intellectuel. 

Comprend-on  maintenant  le  sens  profond  de  la  pensée  de 
Léonard?  IN 'est-elle  pas  une  comparaison,  brutale  assurément, 
mais  bien  capable  de  mettre  en  lumière  ce  qu'il  faut  entendre 
par  la  parole  purement  sensible  ? 


VI11 


Les   réflexions  de   Léonard  de  Vinci 

TOUCHANT    LA  PHILOSOPHIE   DE    NlCOLAS  DE  CUES  (SUlte). 

L'immortalité  de  l'ame. 

De  quelle  manière  l'âme  humaine  est-elle  unie  au  corps? 
Comment  la  mort  du  corps  n'entraîne -t-elle  pas  la  mort  de 
l'âme?  Ce  sont  questions  qui  ont,  à  plusieurs  reprises,  préoc- 
cupé Léonard  de  Vinci.  Les  essais  qu'il  a  tentés  en  vue  d'y 
répondre  étaient  guidés,  en  général,  par  les  pensées  que 
Nicolas  de  Cues  avait  émises  au  sujet  de  ces  problèmes  ;  et, 
parfois,  les  idées  de  Nicolas  de  Cues  avaient  pour  origine  les 
doctrines  exposées  en  la  Théologie  d'Aristote.  L'influence  du 
philosophe  antique  qui  a  composé  ce  livre  parvenait  ainsi,  par 
l'intermédiaire  de  l'Évêque  de  Brixen,  jusqu'à  Léonard. 

«  Tout  mouvement  d'union  est  un  mouvement  amoureux 
qui  tend  au  plus  grand  bien  des  objets  qu'il  unit1.  Tout  mou 
vement  d'une  partie  a  pour  objet  la  perfection  du  tout3.  » 
C'est  par  un  tel  esprit  d'union  que  l'âme  du  monde,  qui  en 
est  la  forme,  s'unit  à  la  matière3;  la  matière  désire  la  forme 
qu'elle  est  apte  à  recevoir  ;  «  la  forme  qui  désire  être  en  acte 
et  qui  ne  peut  subsister  isolément...   descend  afin  d'exister, 

1.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorant ia  liber  secundus,  cap.  X. 

2.  Nicolas  de  Cues,  ibid.,  cap.  XII. 

3.  Nicolas  de  Cues,  ibid.,  cap.  X. 


l-y/l  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

d'une  manière  contractée,  en  la  possibilité  »  qui  est  la  matière. 
En  l'homme,  ce  microcosme,  l'union  de  l'âme  et  du  corps  est 
produite  par  un  semblable  esprit  de  connexion  amoureuse1, 
dont  la  fin  est  la  perfection  plus  grande  de  l'âme  et  du  corps 
qu'il  fait  vivre  ensemble.  Telle  est,  en  ces  grands  traits,  la 
doctrine  que  Nicolas  de  Gués  professe  sur  la  nature  du  com- 
posé humain. 

N'est-ce  pas  cette  même  doctrine  que  résument  ces  courtes 
phrases  du  Vinci  : 

«  Toute  partie  a  tendance2  à  se  réunir  à  son  tout  pour  fuir 
sa  propre  imperfection.  » 

«  L'âme3  désire  rester  unie  à  son  corps,  parce  que  sans  les 
instruments  organiques  de  ce  corps,  elle  ne  peut  ni  opérer  ni 
sentir.  » 

Au  sujet  de  l'union  de  l'âme  et  du  corps,  l'auteur  de  la 
Théologie  dTArislote  expose  *,  pour  la  réfuter  et  la  rejeter,  une 
doctrine  soutenue  par  certains  pythagoriciens  :  «  Quelques 
philosophes  de  la  secte  de  Pythagore  ont  comparé  la  compo- 
sition de  l'homme  à  celle  de  la  cithare.  Lorsque  les  cordes  de 
la  cithare  ont  été  tendues  selon  les  règles  et  conformément 
à  une  certaine  proportion,  il  suffit  que  le  musicien  frappe 
ces  cordes  pour  que  la  cithare  rende  une  harmonie.  De  même, 
lorsque  les  humeurs  se  tempèrent  exactement  les  unes  les 
autres,  le  corps  se  trouve  en  sa  véritable  complexion,  et  c'est 
cette  complexion  que  l'on  désigne  par  le  nom  d'âme.  Mais  il 
me  semble  impossible  d'admettre  cette  opinion...  » 

Pas  plus  que  l'auteur  de  la  Théologie  d'Arislote,  Nicolas  de 
Gués  n'entend  réduire  l'âme  humaine  à  n'être  que  l'harmo- 
nieux équilibre  d'un  corps  sainement  constitué.  Mais  la 
théorie  pythagoricienne  qu'il  repousse  lui  suggère  du  moins 
une  comparaison;  celle-ci  se  trouve  en  un  passage  que  nous 
allons  étudier. 

Le  microcosme  est  analogue  au  macrocosme;  la  création  de 

i.  Nicolas  de  Gusa  De  docta  ignorantia  liber  secundus,  cap.  XII. 
}..  Léonard  de  Vinci,  Codice  Atlantico ,  fol.  58  a. 
3.  Léonard  de  Vinci,  ibid.,  fol.  180  a. 

\.  Aristotelis  Theologise  liber  tcrtius,  cap.  V.  -Éd.  iôig,  fol.  10,  recto;  éd.  1 07^ , 
fol .  at),  verso. 


NICOLAS    DE    GUES    ET    LEONAHD    DE    VINCt  1  7>5 

l'Ame  du  monde  et  la  création  de  l'âme  humaine  ont  donc, 
entre  elles,  la  plus  grande  ressemblance;  aussi  le  Cardinal 
Allemand  ne  traite-t-il  guère  de  l'une  sans  traiter  de  l'autre; 
c'est  ainsi  que  la  considération  de  l'Ame  du  monde  l'amène  à 
parler,  dans  le  passage  que  nous  allons  citer1,  de  la  formation 
de  Tâme  de  l'homme. 

uL'Orateur.  —  Mais,  dis -moi,  comment  l'âme  se  trouvé- 
telle  répandue  dans  le  corps  par  l'acte  créateur?  » 

«  L'Idiot.  —  Tu  m'en  as  déjà  entendu  parler  en  d'autres 
circonstances.  Aide-toi  maintenant,  pour  le  comprendre,  de  ce 
nouvel  exemple.  » 

«  L'Auteur.  —  L'Idiot  prit  alors  un  verre;  puis  il  le  frappa 
au  moyen  d'un  petit  pendule  tenu  entre  le  pouce  et  l'index;  le 
verre  aussitôt  rendit  un  son.  Ce  son  ayant  duré  pendant 
quelque  temps,  le  verre  se  fendit  et,  sur-le-champ,  le  son  cessa 
de  se  faire  entendre.  L'Idiot  prit  alors  la  parole  :  » 

u  L'Idiot.  —  Ma  puissance,  par  l'intermédiaire  du  pendule, 
a  produit  dans  le  verre  une  certaine  force;  cette  force  a  mis  le 
verre  en  mouvement,  ce  qui  a  produit  le  son.  Au  bout  de 
quelque  temps  fut  détruite  cette  proportion  du  verre  en 
laquelle  résidait  le  mouvement  et,  par  conséquent,  le  son  ; 
aussitôt,  le  mouvement  prit  fin  et,  le  mouvement  cessant,  le 
son  cessa  également.  Si  cette  vertu  productrice  du  mouvement 
ne  dépendait  pas  du  verre,  elle  ne  serait  pas  supprimée  par  le 
fait  que  le  verre  est  rompu;  elle  persisterait  en  l'absence  du 
verre;  tu  aurais  alors  un  excellent  exemple  de  cette  force  qui 
est  créée  en  nous;  qui  y  produit  la  mouvement  et  l'harmonie; 
qui  cesse  de  les  y  produire  lorsque  l'exacte  proportion  de 
notre  corps  est  détruite;  et  qui,  cependant,  ne  cesse  pas  pour 
cela  d'exister.  C'est  ce  qui  aurait  lieu,  par  exemple,  si,  sur  une 
cithare  donnée,  je  t'enseignais  l'art  de  jouer  de  la  cithare;  bien 
que  cet  art  te  soit  enseigné  au  moyen  d'une  certaine  cithare,  il 
ne  dépendrait  pas  de  cette  cithare;  aussi  la  cithare  pourrait  être 
brisée  sans  que  ton  talent  de  harpiste  en  fût  dissipé;  et  cela, 
lors  même  que  tu  ne  trouverais  dans  le  monde  aucune  cithare 
dont  tu  pusses  jouer.  » 

i.  Nicolai  de  Cusa  Idiotœ  liber  lertius  :  De  mente;  cap.  XIII. 


176  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

La  première  des  deux  comparaisons  données  par  Nicolas  de 
Gués  était  malpropre  à  représenter  l'union  de  l'âme  et  du 
corps;  la  rupture  de  la  cloche  de  verre  met  fin  au  mouvement 
sonore  qui  résidait  en  cette  cloche;  à  suivre  cette  compa- 
raison, nous  serions  conduits  à  penser  que  l'âme  périt  lorsque 
l'intégrité  du  corps  est  détruite.  Nicolas  de  Cues  a  reconnu  ce 
défaut  de  son  premier  exemple  et  il  en  a  cherché  un  second 
qui  fût  apte  à  figurer  une  âme  immortelle;  il  ne  semble  pas 
que  le  choix  auquel  il  s'est  arrêté  fût  très  heureux,  car  si  l'art 
de  jouer  de  la  cithare  survit  à  la  destruction  de  cette  cithare, 
il  ne  résidait  point  en  cet  instrument  durant  que  celui-ci 
demeurait  entier.  Léonard  paraît  avoir  voulu  remédier  aux 
défauts  de  ces  deux  exemples  en  écrivant  ce  qui  suit l  : 

«  L'âme  ne  peut  se  corrompre  par  suite  de  la  corruption  du 
corps;  elle  agit  dans  le  corps  à  la  ressemblance  du  vent  qui 
produit  le  son  dans  un  orgue;  si  l'on  gâte  un  tuyau,  le  vent  ne 
produira  plus  bon  effet  en  passant  par  ce  tuyau2.  » 

La  comparaison  que  nous  venons  de  citer  ne  constitue  pas 
une  théorie  de  l'union  de  l'âme  et  du  corps.  Or,  Léonard 
semble  avoir  conçu  une  telle  théorie,  et  cela  sous  l'influence 
de  Nicolas  de  Cues  qui  s'inspirait  lui-même  de  la  Théologie 
d'Aristote;  c'est  ce  que  nous  allons  nous  efforcer  de  mettre  en 
évidence. 

Voici  d'abord  la  doctrine  qu'exposes  l'auteur  de  la  Théologie 
d'Aristote  et  qui  se  trouve  au  principe  de  cette  évolution  : 

Les  êtres  du  Monde  intellectuel,  directement  produits  par 
l'Intelligence  active,  sont  sans  aucun  défaut;  il  n'en  est  pas  de 

• .  Léonard  de  Vinci,  Codice  Trivulzio,  loi.  ko,  verso. 

a.  Non  resultava  per  que'la  del  vento  buono  ejfetto.  M.  Beltrami  a  lu  :  del  vote  buono 
effetto,  ce  qui  n'a  aucun  sens;  mais  cette  lecture  est  inadmissible;  il  y  a,  dans  le  texte 
de  Léonard,  vôto  ou  veto; la  forme  de  la  lettre  qui  suit  le  v  est  indécise  entre  Ye  et 
l'o;  mais  le  trait  qui  la  surmonte  et  qui,  dans  l'orthographe  de  Léonard  et  de  ses 
contemporains,  remplace  la  lettre  n  est  très  bien  marqué;  on  a  donc  à  choisir  entre 
la  lecture  vonto  qui  n'a  aucun  sens,  et  la  lecture  vento  qui  convient  admirablement 
au  contexte;  si  une  hésitation  était  permise,  elle  serait  levée  par  la  comparaison  du 
mot  douteux  avec  le  mot  vento  (veto),  de  lecture  certaine,  qui  se  trouve  à  la  ligne 
précédente.  D'ailleurs,  M.  Jean  Paul  Richter  et  M.  Eugène  Miintz  ont  adopté  cette 
lecture:  vento  (Jean  Paul  Richter,  The  Uterary  Works  of  Leonardo  da  Vinci;  Londres, 
i883,  t.  II,  §  ii4i. —  Eugène  Miintz,  Léonard  de  Vinci,  l'artiste,  le  penseur,  le  savant: 
Paris,  1899,  p.  3oa). 

3.  Aristotclis  Theologiie  liber  tertius  decimus,  cap.  VI 11.  —  Ed.  i5iq,  fol.  81 , 
vrrso.  cl  8a.  recto;  éd.  1.^72,  fol.  i35,  recto  et  verso,  fol.  i36,  recto. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  1 77 

même  des  individus  qui  composent  le  Monde  sensible;  ceux-ci, 
l'Intelligence  les  produit  par  l'intermédiaire  de  l'Ame  univer- 
selle, en  laquelle  on  peut  considérer  une  manière  d'être 
d'ordre  inférieur.  Il  y  a  même  des  degrés  en  cette  partie  infé- 
rieure de  l'Ame.  La  forme  la  plus  infime  de  l'Ame  est  la  forme 
végétative,  car  elle  est  celle  dont  le  pouvoir  de  connaître  est 
le  plus  humble  et  le  plus  réduit;  elle  s'unit  aux  corps  les  plus 
vils  pour  produire  les  plantes.  Au-dessus,  est  l'âme  sensitive 
qui  fait  vivre  les  animaux.  Au-dessus  encore,  se  place  l'âme 
humaine,  capable  de  réflexion  et  de  raison. 

L'âme  d'une  plante  réside  en  sa  racine;  si  Ton  coupe  la 
racine,  la  plante  meurt.  Mais  alors  «  l'âme  de  la  plante,  qui  se 
trouve  séparée  du  corps  qu'elle  informait,  subit-elle  la  corrup- 
tion? A  cette  question,  nous  répondons  qu'elle  retourne  à  la 
région  qui  lui  est  propre,  et  qui  fait  partie  du  Monde  intellec- 
tuel; elle  y  retourne  pour  ne  plus  la  quitter.  De  même,  lors- 
qu'une âme  sensitive  semble  se  corrompre  en  un  animal,  elle 
retourne  en  réalité  au  Monde  intellectuel.  L'Intelligence,  en 
effet,  est  le  réceptacle  de  l'Ame;  lorsque  lame  y  est  enfin 
rentrée,  elle  ne  le  quitte  plus.  Si  elle  le  quittait,  elle  ne  serait 
plus  en  aucun  lieu  ;  car  il  faudrait  que,  sans  subir  aucune 
division,  elle  se  trouvât  à  la  fois  en  haut,  en  bas  et  partout; 
or,  elle  n'est  pas  répandue  partout  comme  l'Etre  universel, 
car,  en  ce  cas,  elle  occuperait  simultanément  tous  lieux.  » 

«  Dans  son  ascension,  l'Ame  ne  monte  pas  jusqu'à  l'orbite 
suprême  du  Monde  intellectuel;  elle  reste  aux  confins  des  deux 
mondes,  comme  il  convient  à  une  substance  qui  est  une  sorte 
d'intermédiaire  entre  les  substances  intellectuelles  et  les  sub- 
stances sensibles  ;  si  elle  le  désire,  elle  descendra  de  cet  orbite 
supérieur  à  notre  monde  inférieur  plus  aisément  qu'elle  ne 
s'est  élevée  de  celui-ci  à  celui-là... 

»  Il  importe  de  savoir  que  tous  les  êtres  de  la  nature  dépen- 
dent les  uns  des  autres  et  sont  subordonnés  les  uns  aux  autres. 
Quand  l'un  d'entre  eux  se  corrompt,  il  fait  retour  à  celui  qui 
se  trouve  immédiatement  au-dessus  de  lui,  et  cela  de  proche 
en  proche  jusqu'à  ce  qu'il  parvienne  aux  cieux;  de  là,  il 
remonte  à  l'Ame  universelle,  puis  à  l'Intelligence  active,  en 

P.    DLHEM.  11 


I78  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

laquelle  coexistent  toutes  les  créatures  ;  l'Intelligence  active,  à 
son  tour,  existe  au  sein  de  l'Auteur  premier,  qui  est  le  Verbe 
créateur,  auquel  toutes  choses  font  retour,  car  toutes  choses 
ont  été  créées  par  lui  et  subsistent  en  lui.  » 

Que  ce  passage  de  la  Théologie  d'Aristote  ait  vivement  attiré 
l'attention  de  Nicolas  de  Gués,  nous  n'en  saurions  douter. 
Sans  donner  de  l'immortalité  de  l'âme  une  théorie  qui  lui 
soit  personnelle,  l'Évêque  de  Brixen  se  borne  à  rappeler1,  en 
leur  donnant  la  forme  conjecturale  d'interrogations,  diverses 
doctrines,  empruntées  pour  la  plupart  aux  philosophies  néo- 
platoniciennes. Il  termine  cet  exposé  par  ces  paroles  : 

«  Les  formes  qui  appartiennent  à  une  certaine  région  ne 
trouveraient-elles  pas  leur  repos  dans  une  forme  supérieure, 
par  exemple  dans  une  forme  intellectuelle?  N'est-ce  pas  par 
l'intermédiaire  de  cette  forme  qu'elles  parviennent  à  leur  fin, 
qui  est  la  fin  même  du  Monde?  Les  formes  inférieures,  en 
effet,  n'atteindraient-elles  pas  leur  fin  en  cette  forme  intellec- 
tuelle et,  par  celle-ci,  en  Dieu?  Cette  forme  supérieure  ne 
monterait-elle  pas  vers  la  circonférence,  qui  est  Dieu,  tandis 
que  le  corps  descendrait  vers  le  centre,  qui  est  également 
Dieu?  Le  mouvement  de  toutes  choses  serait  ainsi  vers  Dieu. 
De  même,  en  effet,  que  le  centre  et  la  circonférence  sont  une 
même  chose  en  Dieu,  de  même  le  corps,  tout  en  descendant 
vers  le  centre,  tout  en  paraissant  s'éloigner  de  l'âme  qui 
monte  vers  la  circonférence,  serait  enfin  réuni  à  l'âme  en 
Dieu,  où  cessera  tout  mouvement.  » 

L'hypothèse  que  la  partie  intellectuelle  des  âmes  terrestres 
s'élève,  après  la  mort,  vers  une  forme  intellectuelle  supé- 
rieure qui  monte  elle-même  se  reposer  en  Dieu  est  celle 
qu'a  formulée  la  Théologie  d'Aristote.  Nicolas  de  Cues  la 
complète.  Le  philosophe  néo-platonicien  ne  s'était  point 
soucié  du  sort  qui  attend  le  corps  après  la  mort;  l'Évêque 
de  Brixen  veut  qu'il  descende  tandis  que  l'âme  monte,  qu'il 
tende  vers  un  but  absolument  opposé  à  celui  qui  sollicite 
l'âme;    et,    par    conséquent,    puisque    les   extrêmes   opposés 

1.  Nicolai  dcCusa  De  docta  ignorantia  lib.  II,  cap.  XII. 


Nicolas  de  gués  et  lèonard  de  viingi  179 

s'identifient  en  Dieu,  qu'il  tende  à  rejoindre  l'âme  au  sein  de 
Dieu.  Le  postulat  de  l'identité  du  maximum  et  du  minimum 
permet  de  souder  à  la  théorie  de  l'Aristote  apocryphe  le  dogme 
chrétien  de  la  résurrection  de  la  chair.  Ici  encore,  la  philoso- 
phie de  Nicolas  de  Gués  nous  apparaît  comme  une  adaptation 
de  la  Théologie  d'Aristote  à  la  doctrine  chrétienne. 

Lorsque  Nicolas  de  Gués,  en  ce  passage,  nous  parle  de 
l'ascension  de  l'âme,  de  la  descente  du  corps,  il  faut  sans 
doute  entendre  ces  mots  au  sens  métaphorique;  il  s'agit  d'un 
perfectionnement  de  plus  en  plus  grand,  d'un  avilissement 
croissant,  et  non  pas  d'un  changement  de  lieu  dans  l'espace. 
Mais,  bien  aisément,  les  lecteurs  de  Nicolas  de  Gués  pou- 
vaient prendre  cette  comparaison  pour  l'expression  même 
de  la  réalité;  ils  pouvaient  regarder  l'être  vivant  comme  une 
sorte  de  mélange  d'un  corps  lourd  et  d'une  âme  légère,  fort 
analogue  à  ce  mélange  d'eau  lourde  et  de  feu  léger  qui,  pour 
les  physiciens  de  ce  temps,  constituait  la  vapeur  d'eau;  la 
mort  dissociait  ce  mélange;  le  corps,  devenu  plus  grave,  ten- 
dait plus  fortement  vers  le  centre  du  Monde;  l'âme,  légère, 
s'élevait  vers  son  lieu  naturel,  que  la  plupart  des  physiciens 
et  des  théologiens  s'accordaient  à  placer  au  delà  de  la  dernière 
sphère  mobile  des  cieux. 

D'ailleurs,  bien  des  passages  de  l'œuvre  même  de  Nicolas  de 
Gués  incitaient  le  lecteur  à  prendre  la  théorie  de  l'immortalité 
de  l'âme  en  ce  sens  quelque  peu  matériel  et  grossier.  Parfois, 
l'Évêque  de  Brixen  semblait  assimiler  le  corps  vivant  à  un 
mélange  d'éléments  pris  en  proportions  convenables;  c'est 
parce  que1  «  nulle  science  ne  peut  connaître  l'exacte  compo- 
sition des  mixtes  »  que  «  la  médecine  ne  peut  dépasser  le  degré 
des  simples  conjectures,  non  plus  que  toute  autre  science 
fondée  sur  les  mesures  » . 

«La  mort,  d'ailleurs2,  ne  semble  pas  être  autre  chose  que 
la  résolution  d'un  composé  en  ses  composants.  » 

Les  principes  vitaux  mélangés  au  corps  durant  la  vie  sont 
légers;  leur  départ  laisse  le  cadavre  plus  pesant;  l'expérience 

1.  Nicolai  de  Cusa  De  conjecturis  liber  secundus,  cap.  V. 

2.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  liber  secundus,  cap  XII. 


l8o  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

pourrait   même   nous   conduire   à   la   détermination   de   leur 
légèreté '  : 

«  Le  poids  de  l'homme  est  différent  selon  qu'il  retient  sa  res- 
piration après  avoir  aspiré  de  l'air  ou  qu'il  émet  son  souffle;  il 
n'est  pas  le  même  lorsque  l'homme  est  vivant  et  lorsqu'il  est 
mort;  il  en  est  ainsi  pour  tous  les  animaux.  Il  serait  très  inté- 
ressant de  noter  ces  variations  de  poids  pour  divers  animaux 
et  pour  des  hommes  de  différents  âges;  nous  pourrions  alors, 
par  voie  de  conjecture,  nous  élever  jusqu'à  la  connaissance 
du  poids  des  esprits  vitaux.  » 

La  lecture  même  de  Nicolas  de  Gués  incitait  donc  bien 
souvent  à  prendre  au  pied  de  la  lettre,  et  dans  leur  sens  méca- 
nique, les  passages  où  il  parlait  de  l'ascension  de  l'âme  et  de 
la  descente  du  corps  après  la  mort.  C'est  ainsi,  très  certaine- 
ment, que  Léonard  a  compris  ces  passages. 

Il  assimile  le  corps  humain  à  un  mélange  d'éléments  dont 
l'exacte  proportion  constitue  la  santé  : 

«  La  maladie2  n'est  que  le  désaccord  des  éléments  fondus 
ensemble  dans  le  corps  vivant.  » 

<(  La  médecine  répare  l'inégalité  qui  s'est  introduite  entre 
les  éléments.  » 

Pour  Léonard  donc,  comme  pour  Nicolas  de  Cues,  la  méde- 
cine rationnelle  reposerait  sur  l'exacte  connaissance  de  la 
composition  de  ce  mixte  qu'est  le  corps  vivant;  elle  ne  serait 
qu'une  sorte  de  Chimie  particulièrement  délicate. 

Or,  au  nombre  des  éléments  qui  se  mêlent  ainsi  pour  com- 
poser le  corps  vivant  d'un  homme,  Léonard  compte  l'esprit  : 
«  L'esprit  est  une  puissance  mêlée  au  corps3.  » 

Donc,  parmi  les  éléments,  graves  ou  légers,  dont  la  «  fusion  » 
constitue  le  corps  vivant,  il  s'en  trouve  un,  plus  léger  sans 
doute  que  tous  les  autres,  qui  est  l'esprit.  Au  moment  de  la 
mort,  cet  élément-là  se  sépare  des  autres.  Qu'advient-il  alors? 
C'est  à  la  Physique  de  nous  l'apprendre;  et  justement,  dans  ses 

i.  Nicolai  de  Cusa  Jdiotœ  dialogus  quartus  :  De  slaticis  experimentis. 

2.  Léonard  de  Vinci,  Codice  Trivulzio,  fol.  h,  recto. 

3.  Léonard  de  Vinci,  Second  manuscrit  sur  l'anatomie  de  la  Bibliothèque  du  Château 
de  Windsor,  fol.  a^a,  a.  —  J.-P.  Richter,  The  literary  Works  of  Leonardo  da  \inci, 
t.  Il,  art.  !  :  i  ',. 


NICOLAS    DK    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  l8l 

Questions  sur  le  De  Cœlo1  qui  sont,  entre  les  mains  de  Léonard, 
d'un  continuel  usage,  Albert  de  Saxe  discute  des  problèmes  de 
ce  genre;  c'est  donc  à  sa  méthode  que  Léonard  fera  appel 
pour  les  résoudre;  et  comme  les  questions  les  plus  diverses 
sollicitent  en  même  temps  le  génie  du  Vinci,  nous  verrons,  en 
une  même  page  du  Codlce  Trivulzio,  les  doctrines  d'Albert  de 
Saxe  s'opposer2  à  la  notion  de  pression  telle  que  l'entend  le 
Précurseur  de  Léonard  et  préparer  la  théorie  de  l'immortalité 
de  l'âme. 

Voici  cette  page  du  Codice  Trivulzio^: 

«  Aucun  élément  ne  pèse  dans  son  propre  élément  lorsqu'il 
lui  est  uni  ;  les  parties  supérieures  de  l'air  ne  pèsent  donc  pas 
sur  les  parties  inférieures.  » 

«  Un  corps  dont  la  qualité  diffère  de  la  qualité  de  l'air  ne 
peut  demeurer  immobile  au  sein  de  l'air,  s'il  est  libre  ;  en 
effet,  puisque  ce  corps  n'est  pas  de  même  qualité  que  l'air,  il 
est  nécessairement  plus  lourd  ou  plus  léger  que  lui;  s'il  est 
plus  lourd,  il  tombera  à  la  partie  inférieure;  s'il  est  plus  léger, 
il  pénétrera  en  haut.  » 

«  Plus  une  chose  a  de  conformité  avec  l'élément  qui  l'en- 
toure, plus  est  lent  le  mouvement  par  lequel  cette  chose  sort 
du  sein  de  cet  élément;  plus  au  contraire  cette  chose  diffère 
de  l'élément,  plus  est  impétueux  le  mouvement  par  lequel  elle 
s'en  échappe.  » 

«  Au  sein  de  chacun  des  trois  éléments  les  plus  légers,  aucune 
chose  ne  peut  demeurer  en  équilibre  stable  si  elle  se  trouve 
hors  de  sa  nature,  »  c'est-à-dire  hors  de  son  lieu  naturel. 

Cette  règle  souffre  exception  lorsqu'il  s'agit  de  la  terre;  la 
cohésion  de  cet  élément  lui  permet  de  retenir  en  ses  cavités  un 
élément  moins  lourd,  de  l'air  ou  de  l'eau  par  exemple;  aussi 
Léonard  a-t-il  eu  soin  de  préciser,  en  formulant  cette  loi,  qu'il 
l'appliquait  seulement  aux  trois  éléments  les  plus  légers. 

Il  n'est  question  que   de   Physique  dans  les   passages  que 

i.  Alberti  de  Saxonia  Subtilissimœ  quœstiones  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo  ;  libri 
tertii  quaestt.  II  et  III. 

■2.  Cf.  :  P.  Duhem,  Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu, 
i"  série,  p.  37/1- 

3.  Léonard  de  Vinci,  Codice  Trivulzio,  fol.  6.  verso  (ia). 


182  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

nous  venons  de  citer;  mais,  n'en  doutons  point,  cette  discus- 
sion de  Physique  prépare  l'explication  du  mouvement  par 
lequel  l'âme  se  sépare  du  corps  après  la  mort;  les  considéra- 
tions précédentes,  en  effet,  forment  une  introduction  toute 
naturelle  à  celles  que  nous  allons  rapporter1. 

Léonard  se  propose  de  réduire  à  néant  les  prétentions  des 
nécromanciens;  dans  ce  but,  il  cherche  à  démontrer  qu'un 
esprit  ne  peut  ni  demeurer  immobile,  ni  se  mouvoir  selon  sa 
volonté  dans  la  région  des  éléments,  s'il  n'est  uni  à  un  corps; 
s'il  existait  isolé  dans  le  monde  des  corps,  il  y  constituerait  un 
vide  que  les  corps  rempliraient  aussitôt;  s'il  s'unissait  à  l'air,  il 
formerait  un  mixte  plus  léger  que  l'air,  qui  s'élèverait  de  suite 
dans  l'atmosphère.  Voici  le  développement  de  ces  pensées  : 

«  Parmi  les  autres  éléments,  des  choses  incorporelles  ne 
sauraient  exister;  car  là  où  il  n'y  a  pas  corps,  il  y  a  vide,  et  le 
vide  ne  peut  se  trouver  au  sein  des  éléments,  parce  qu'il  serait 
aussitôt  rempli  par  l'élément  voisin.  » 

«  Nous  venons  de  voir  que  l'esprit  est,  par  définition,  une 
puissance  conjointe  à  un  corps;  car,  de  lui-même  et  isolé,  il 
ne  pourrait  nullement  se  diriger  ni  se  mouvoir  d'aucun  mou- 
vement local  ;  si  tu  veux  prétendre  qu'il  se  dirige  de  lui-même, 
cela  ne  saurait  être,  du  moins  parmi  les  autres  éléments;  si, 
en  effet,  l'esprit  était  une  quantité  incorporelle  [un  volume 
dénué  de  corps],  une  telle  quantité  serait  ce  qu'on  nomme 
vide,  et  il  n'y  a  pas  de  vide  dans  la  nature;  si  l'on  admettait 
que  le  vide  fût,  il  serait  immédiatement  rempli  par  la  ruine 
de  l'élément  au  sein  duquel  il  aurait  été  engendré.  Or  donc,  la 
définition  du  poids  est  la  suivante  :  la  pesanteur  est  une  puis- 
sance accidentelle  créée  par  ce  fait  qu'un  élément  est  tiré  des 
autres  ou  tenu  en  suspens  dans  un  autre;  elle  est  une  relation 
entre  deux  éléments,  dont  l'un  contient  l'autre  ou  cesse  de  le 
contenir.  Il  suit  de  cette  définition  qu'un  élément  ne  pèse  pas 
lorsqu'il  est  plongé  dans  un  élément  de  même  nature,  mais 
qu'il  pèse  dans  l'élément  supérieur  qui  est  plus  léger  que  lui; 


i.  Léonard  de  Vinci,  Second*  manuscrit  sur  l'anatomie  de  la  Bibliothèque  du  Château 
de  Windsor,  foll.  2A2  b,  2/12  a  et  201  b.  —  J.  P.  Richter,  The  literary  Works  of  Leonardo 
du  \  inci,  t.  Il,  artt.  121 3,  121/»  et  1  a  1 5 . 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  l83 

comme  nous  voyons  que  l'eau,  dans  d'autre  eau,  n'a  ni  pesan- 
teur ni  légèreté;  mais  si  vous  la  placez  dans  l'air,  alors  cette 
eau  deviendra  lourde;  et  si  vous  mettez  de  l'air  dans  l'eau,  alors 
l'eau  qui  se  trouverait  au-dessus  de  cet  air  acquerrait  de  la 
pesanteur,  laquelle  pesanteur  ne  pourrait  continuer  à  demeurer 
en  place  d'elle-même,  en  sorte  que  sa  chute  serait  nécessaire. 
De  même  que  l'eau  tombe  en  bas  dans  le  lieu  qui  serait  vide 
d'eau,  ainsi  arriverait-il  de  l'esprit  qui  se  produirait  d'une 
façon  continue  au  sein  de  l'élément  quelconque  où  il  se  trou- 
verait, et  cette  cause  le  déterminerait  nécessairement  à  fuir 
vers  le  Ciel  jusqu'à  ce  qu'il  fût  sorti  de  ces  éléments.  » 

«  Nous  avons  prouvé  qu'un  esprit  privé  de  tout  corps  ne 
pourrait  de  lui-même  ni  demeurer  immobile  au  sein  des 
éléments,  ni  s'y  mouvoir  de  mouvement  volontaire;  il  ne 
pourrait  que  monter.  Nous  dirons  maintenant  comment  cet 
esprit,  flottant  au  sein  de  l'air,  doit  nécessairement  se  mêler 
à  l'air;  s'il  cessait,  en  effet,  de  lui  être  uni,  s'il  s'en  séparait,  il 
se  produirait  un  vide,  ainsi  qu'il  a  été  dit  plus  haut.  Puis  donc 
qu'il  veut  rester  dans  l'air,  il  est  nécessaire  qu'il  se  mélange 
à  une  certaine  quantité  d'air.  Mais  s'il  se  mêle  à  l'air,  il  en 
résulte  deux  inconvénients;  il  allège  la  quantité  d'air  à  laquelle 
il  est  uni,  et  cet  air,  ainsi  allégé,  s'envole  vers  le  haut  et  ne 
demeure  point  au  sein  de  l'air  plus  grossier  que  lui-même;  en 
outre,  cette  vertu  spirituelle,  ainsi  répandue  dans  une  masse 
d'air,  perd  sa  simplicité  et  altère  sa  nature,  de  telle  sorte 
qu'elle  devient  inférieure  à  la  vertu  primitive...  » 

«  Il  est  impossible  que  l'esprit  infus  à  une  certaine  quantité 
d'air  meuve  cet  air;  cela  est  manifeste  par  ce  qui  vient  d'être 
dit;  l'esprit  rend  plus  légère  la  masse  d'air  à  laquelle  il  se 
mêle  ;  un  tel  air  montera  donc  ;  il  s'élèvera  au-dessus  de  l'autre 
air;  et  cet  air  se  mouvra  ainsi  en  vertu  de  sa  légèreté,  non  par 
la  volonté  de  l'esprit...  » 

La  fuite  de  l'esprit  vers  le  Ciel,  après  que  la  mort  a  dissocié 
la  combinaison  qui  le  tenait  uni  aux  éléments,  est  donc  un 
simple  corollaire  de  la  Science  hydrostatique  qu'Albert  de 
Saxe  avait  empruntée  à  un  antique  traité  De  ponderibus  fausse- 
ment attribué  à  Archimède, 


l84  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

Délivré  de  son  union  avec  les  éléments,  l'esprit  s'enfuit 
donc  hors  de  ces  éléments,  se  dirigeant  vers  le  Ciel.  Quel  est 
le  terme  de  cette  fuite?  C'est,  évidemment,  le  Heu  naturel  de 
l'esprit.  Mais  quel  est  ce  lieu? 

A  cette  question,  Léonard  répond  de  la  manière  la  plus 
précise1  ;  le  lieu  naturel  de  notre  corps  est  au-dessous  du  Ciel, 
mais  le  lieu  naturel  de  l'esprit  est  au-dessus  du  Ciel  :  «  //  corpo 
nostro  essotto  posto  al  cielo  ello  cielo  essotto  posto  allô  spirito. 
Notre  corps  a  sa  place  au-dessous  du  Ciel  et  le  Ciel  a  sa  place 
au-dessous  de  l'esprit.  » 

Tout  élément  désire  son  lieu  naturel  ;  là  seulement,  sa  forme 
atteint  sa  perfection;  ce  désir  est,  selon  la  pensée  unanime  de 
l'École  péripatéticienne,  l'explication  de  tous  les  mouvements 
non  violents  que  l'on  observe  dans  le  monde  des  corps. 
L'esprit  désirera  parvenir  à  son  lieu  naturel,  au  delà  du  Ciel 
où  se  meuvent  les  astres;  et  pour  y  parvenir,  il  désirera  sa 
séparation  d'avec  le  corps;  en  dépit  donc  des  apparences,  ce 
que  l'on  trouve  au  fond  des  souhaits  humains,  c'est  l'aspiration 
vers  la  mort,  par  laquelle  l'esprit  de  l'homme  retourne  au 
monde  spirituel,  qui  est  sa  véritable  patrie.  Pour  exprimer 
cette  pensée,  Léonard  trouve  2  des  accents  d'une  incomparable 
éloquence  : 

«  Vois,  l'espérance  et  le  désir  de  se  rapatrier  et  de  revenir  à 
son  premier  état  est  comme  le  vol  du  papillon  à  la  lumière  ;  et 
l'homme  qui,  dans  de  continuels  désirs,  avec  une  impatience 
joyeuse,  toujours  attend  le  printemps  nouveau,  toujours  le 
nouvel  été,  toujours  et  de  nouveaux  mois  et  de  nouvelles 
années,  trouvant  que  les  choses  désirées  sont  trop  lentes  à 
venir,  il  ne  s'aperçoit  pas  qu'il  désire  sa  propre  dissociation 
(la  sua  disfazione)  ;  mais  ce  désir  est  [celui  de]  la  cinquième 
essence,  esprit  des  éléments  qui,  se  trouvant  enfermée  dans 
l'âme  humaine,  toujours  désire  retourner  du  corps  humain 
vers  Celui  qui  l'a  envoyée  (il  suo  Mandatario);  et  sachez  que  ce 

i.  Léonard  de  Vinci,  Codice  Trivulzio,  fol.  36,  verso  (70). 

1.  Léonard  de  Vinci,  ms.  Arundel  263  de  la  Bibliothèque  du  British  Muséum,  fol.  i5G, 
verso;  —  cité  par  Jean  Paul  Richter,  The  Uterary  Works  of  Leonardo  da  Vinci,  Lon- 
dres, i883  ;  t.  Il,  §  1  ilij  —  et  par  Gabriel  Séailles,  Léonard  de  Vinci,  l'artiste  et  le  savant  ; 
a*  édition,  Paris,  190O,  p.  3a  1 . 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  1 85 

même  désir  est  [aussi  celui  de]  la  cinquième  essence,  com- 
pagne de  la  Nature,  et  que  l'homme  est  le  modèle  du  Monde.  » 
En  lisant  les  diverses  réflexions  que  Léonard  nous  a  laissées 
sur  l'union  de  l'âme  et  du  corps  durant  la  vie,  sur  leur  sépa- 
ration après  la  mort,  Eugène  Muntz  ne  peut  s'empêcher  de 
remarquer1  qu'«  il  n'est  pas  aisé  de  dégager  un  système  du 
milieu  de  tant  d'assertions  flottantes  et  contradictoires».  Et, 
en  effet,  quelques  minuscules  fragments  sont  épars  sous  nos 
yeux;  il  est  malaisé  de  dire  quelle  mosaïque  ils  devaient  com- 
poser et  comment  chacun  d'eux  devait  concourir  à  la  formation 
de  l'ensemble.  Il  n'en  est  plus  de  même  si  nous  connaissons 
le  dessin  que  cette  mosaïque  devait  reproduire;  alors,  nous 
trouvons  sans  peine  la  place  de  chacun  de  ces  fragments;  nous 
devinons  comment  ils  s'agençaient  entre  eux;  nous  comblons 
par  la  pensée  les  lacunes  qui  les  séparent.  Le  plan  qui  permet 
de  réunir  en  un  tout  harmonieux  les  diverses  réflexions  de 
Léonard  sur  l'immortalité  de  l'âme,  c'est  le  système  à  la  fois 
platonicien  et  chrétien  dont  Nicolas  de  Gués  nous  a  tracé 
l'esquisse. 


IX 


La  Dynamique  de  Nicolas  de  Cues  et  les  sources 
dont  elle  decoule. 

«  L'homme  est  le  modèle  du  Monde,  »  disait  Léonard  en  ter- 
minant le  fragment  que  nous  venons  de  citer;  partout  donc, 
dans  le  Monde,  on  doit  retrouver  des  âmes  semblables  à  l'âme 
de  l'homme,  des  âmes  qui  souhaitent  ardemment  le  retour  à 
leur  principe  intellectuel,  c'est-à-dire  la  mort;  ces  âmes,  Léo- 
nard va  les  découvrir  par  l'analyse  du  mouvement  des  choses 
inertes;  il  va  les  découvrir,  d'ailleurs,  en  se  laissant  guider 
par  certains  passages  où  Nicolas  de  Cues  a  indiqué  quelles 
idées  il  professait  en  Dynamique. 

Aucun   écrit  de  Nicolas  de  Cues  n'a  pour  objet   spécial  la 

i.  Eugène  Mûntz,  Léonard  de  Vinci,  l'artiste,  le  penseur,  le  savant;  Paris,  189g, 
p.  3oa. 


i86 


ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 


théorie  du  mouvement  des  projectiles;  s'il  est  fait  allusion  à 
cette  théorie,  c'est  qu'elle  fournit  des  exemples  appropriés 
à  l'exposition  de  certaines  doctrines  métaphysiques;  c'est  à  ce 
titre,  en  particulier,  que  la  Science  du  mouvement  apparaît 
dans  les  dialogues  Sur  le  jeu  de  globe  1  qui  s'établissent  entre 
le  Cardinal  Allemand  et  Jean,  Duc  de  Bavière. 

En  quoi  consistait  le  jeu  de  globe?  Une  gravure  qui  se  trouve 
en  tête  des  Dialogues  nous  l'apprend.  Un  seigneur  allemand 
tient  à  la  main  un  projectile  qu'il  va  lancer;  c'est  un  hémi- 
sphère dont  la  partie  primitivement  plane  a  été  légèrement 
creusée.  Devant  lui,  sur  le  sol,  des  quilles  sont  disposées  sui- 
vant les  contours  d'une  spirale;  le  globe  qu'il  va  lancer  doit 
rouler  en  tournoyant  de  telle  sorte  qu'il  abatte  ces  quilles. 

Pourquoi  le  globe  que  le  joueur  a  lancé  tout  droit  devant  lui 
décrit-il  cette  trajectoire  contournée?  Nicolas  de  Cues  n'en 
donne  pas  d'autre  explication  que  la  forme  même  du  projectile. 
Réduit  à  un  disque  plan,  à  un  anneau  sans  épaisseur  ou  à  une 
sphère,  et  roulant  sur  un  plan  parfait,  le  mobile  se  mouvrait 
indéfiniment  en  ligne  droite.  Comment,  en  effet,  pourrait-il 
s'arrêter?  Il  faudrait  qu'il  demeurât  en  équilibre  en  reposant 
sur  un  seul  point,  sur  un  atome,  ce  qui  est  impossible.  Puis, 
un  corps  en  mouvement  ne  saurait  s'arrêter  si  ce  mouvement 
n'est  accompagné  de  quelque  changement,  si  le  mobile  ne  se 
comporte  à  un  instant  autrement  qu'à  un  autre  instant;  or, 
lorsqu'une  sphère  roule  sur  un  plan,  ce  mouvement  n'entraîne 
aucune  variation  dans  l'état  relatif  de  la  sphère  et  du  plan;  il 
doit  donc  durer  indéfiniment.  Si  le  globe  lancé  par  le  joueur, 
au  lieu  de  se  mouvoir  indéfiniment  en  ligne  droite,  tournoie, 
puis  s'arrête,  c'est  qu'il  n'est  pas  sphérique,  c'est  que  «  sa 
partie  la  plus  volumineuse  et  la  plus  lourde  ralentit  son  mou- 
vement et  le  tire  vers  le  centre  ». 

Si,  au  contraire,  «  la  rotondité  du  globe  était  la  rotondité 
maximum,  tellement  qu'il  n'en  pût  exister  de  plus  parfaite, 
cette  sphère  serait  mobile  par  elle-même;  en  elle,  le  moteur  et 
le  mobile  ne  feraient  qu'un.  » 

«  Le  forme  ronde  est  donc,  de  toutes   les  figures,  la  plus 

i.  Nicolai  de  Gusa  Dialogorum  de  ludo  globi  liber  primus. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  187 

apte  au  mouvement.  Si  le  mouvement  lui  est  naturellement 
donné,  il  n'aura  jamais  de  fin.  C'est  ce  qui  arrive  lorsque  la 
sphère  tourne  sur  elle-même,  de  manière  que  son  centre  soit 
le  centre  de  son  mouvement;  dans  ce  cas,  son  mouvement  est 
perpétuel.  Tel  est  le  mouvement  naturel  dont,  sans  violence 
comme  sans  fatigue,  se  meut  la  dernière  sphère  céleste,  au 
mouvement  de  laquelle  participent  tous  les  corps  doués  de 
mouvement  naturel.  » 

Cette  explication  provoque,  de  la  part  du  Duc  de  Bavière  la 
question  suivante  :  «  Comment  Dieu  a-t-il  créé  le  mouvement 
de  la  dernière  sphère?  »  —  «  Exactement,  répond  le  Cardinal 
Allemand,  comme  tu  crées  le  mouvement  de  la  boule  que  tu 
lances.  Cette  sphère,  en  effet,  n'est  pas  mue  directement  par 
Dieu  créateur  ou  par  l'esprit  de  Dieu  ;  pas  plus  que  ce  n'est  toi 
ni  ton  esprit  qui  meus  immédiatement  le  globe  que  tu  vois 
courir  devant  toi.  C'est  toi,  cependant,  qui  l'a  mis  en  mouve- 
ment; car  l'impulsion  de  ta  main,  qui  suivait  ta  volonté, 
y  a  produit  un  impetus  et,  tant  que  dure  cet  impetus,  le  globe 
continue  à  se  mouvoir.  » 

«  Jean  :  Ne  peut- on  en  dire  autant  de  l'âme?  Tant  qu'elle 
existe  dans  le  corps  humain,  celui-ci  se  meut.  » 

«  Le  Cardinal  :  Il  n'est  peut-être  pas  d'exemple  mieux  appro- 
prié à  faire  comprendre  la  création  de  l'âme,  d'où  résulte  le 
mouvement  du  corps  humain.  Car  Dieu  n'est  pas  l'âme,  et  ce 
n'est  pas  l'esprit  de  Dieu  qui  meut  l'homme...  Observe  que  le 
mouvement  du  globe  prend  fin  au  bout  d'un  certain  temps, 
bien  que  le  globe  demeure  sain  et  entier;  il  en  est  ainsi  parce 
que  le  mouvement  qui  affecte  ce  globe  ne  lui  est  pas  naturel, 
mais  accidentel  et  violent.  Le  mouvement  cesse  donc  lorsque 
vient  à  faire  défaut  Yimpetus  qui  a  été  communiqué  au  globe. 
Mais,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  si  ce  globe  était 
parfaitement  rond,  le  mouvement  lui  serait  naturel  et  non 
point  violent;  alors  ce  mouvement  ne  cesserait  point.  C'est 
ainsi  que  le  mouvement  vital  d'un  animal  ne  cesse  point  d'en 
vivifier  le  corps,  tant  que  ce  corps  demeure  sain  et  susceptible 
de  vie;  ce  mouvement,  en  effet,  est  naturel.  » 

La  fin  de  ce  passage  développe  une  idée  que  nous  retrou- 


1 88  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

vons  dans  un  autre  écrit  de  Nicolas  de  Gués1.  C'est  ici  le  jeu 
du  toton  qui  lui  sert  d'exemple  et  au  sujet  duquel  il  écrit  ces 
lignes  : 

«  L'enfant  prend  ce  toton  qui  est  mort,  c'est-à-dire  dénué 
de  mouvement,  et  il  veut  le  rendre  vivant;  pour  cela,  par  le 
procédé  qu'il  a  inventé,  et  qui  est  l'instrument  de  son  intelli- 
gence, il  imprime  en  ce  toton  la  rassemblance  de  l'idée  qu'il  a 
conçue  ;  par  un  mouvement  de  ses  mains  qui  est  à  la  fois  droit 
et  oblique,  qui  consiste  simultanément  en  une  pression  et  en 
une  traction,  il  imprime  un  mouvement  qui,  pour  le  toton,  est 
surnaturel;  par  nature,  ce  jouet  n'a  d'autre  mouvement  que  le 
mouvement  vers  le  bas,  commun  à  tout  grave;  l'enfant  lui 
donne  de  se  mouvoir  circulairement  comme  le  Ciel.  Cet  esprit 
moteur,  conféré  par  l'enfant,  se  trouve  invisiblement  présent 
en  la  matière  du  toton  ;  il  y  demeure  plus  ou  moins  long- 
temps, selon  la  force  de  l'impression  qui  a  communiqué  cette 
vertu;  lorsque  cet  esprit  cesse  de  vivifier  le  toton,  celui-ci 
reprend  son  mouvement  vers  le  centre,  comme  au  préalable. 
N'avons-nous  pas  là  une  image  de  ce  qui  se  produit  lorsque  le 
Créateur  veut  donner  l'esprit  de  vie  à  un  corps  non  vivant?  » 

Ce  que  ces  divers  passages  ont  suggéré  à  Léonard  de  Vinci, 
nous  le  verrons  tout  à  l'heure  ;  fidèles  à  notre  méthode,  avant 
de  dire  quelles  influences  Nicolas  de  Cues  a  exercées,  nous 
allons  rechercher  quelles  influences  il  avait  subies. 

L'idée  que  la  figure  circulaire  est  plus  apte  au  mouvement 
que  toute  autre  figure  est  une  des  plus  anciennes  opinions  qui 
aient  eu  cours  en  Dynamique;  elle  est  aussi  une  de  celles  qui 
sont  demeurées  en  vogue  le  plus  longtemps.  Parmi  les  Ques- 
tions mécaniques  attribuées  à  Aristote,  il  en  est  une,  la  hui- 
tième, qui  a  pour  principal  objet  de  justifier  cette  idée;  on  y 
rapporte  l'opinion  de  certains  philosophes  selon  lesquels  le 
mouvement  du  cercle  sur  lui-même  est  perpétuel;  c'est  bien 
l'opinion  que  devait  soutenir  Nicolas  de  Cues. 

Le  Cardinal  Allemand  admet  que  le  mouvement  de  révolu 
tion  sur  soi-même  est  naturel  à  toute  sphère,  partant  à  la 
dernière  sphère  céleste,  du  fait  de  sa  figure  sphérique  ;  l'auteur 

i.  Nicolai  de  Cusa  Dialogus  trilocutorius  de  Posaest. 


NICOLAS    DE    GUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  1 89 

des  Questions  mécaniques  eût  peut-être  admis  cette  manière  de 
voir,  car  il  ne  critique  nullement  l'opinion  qu'il  rapporte  ; 
mais,  au  De  Cœlo  et  Mundo,  Aristote  ne  s'y  range  point;  s'il 
attribue  aux  sphères  célestes,  à  titre  de  mouvement  naturel, 
le  mouvement  de  révolution  uniforme,  ce  n'est  point  en  vertu 
de  leur  figure  sphérique,  mais  en  vertu  de  la  nature  particu- 
lière de  la  substance  qui  les  constitue. 

Arrivons  à  cet  impetus  impressus  auquel  Nicolas  de  Gués 
attribue  la  conservation  du  mouvement  des  projectiles. 

Plusieurs  fois,  déjà1,  nous  avons  fait  allusion  à  cette  théorie 
de  V impetus;  il  nous  y  faut  revenir  encore  pour  mettre  en 
évidence  certains  points  que  nous  avions  laissés  dans  l'ombre 
et  qui  sont,  maintenant,  d'importance. 

Selon  la  Dynamique  d'Aristote,  la  production  comme  la 
conservation  de  tout  mouvement  suppose  la  continuelle  action 
d'un  moteur  distinct  de  la  chose  mue.  Pour  que  la  flèche 
demeure  en  mouvement  après  qu'elle  a  quitté  l'arc,  il  faut 
qu'un  moteur  continue  à  la  pousser;  ce  moteur,  Aristote  et  ses 
premiers  commentateurs  le  trouvent  dans  l'air  ébranlé  au 
moment  de  la  projection. 

A  quelle  époque  eut- on  l'idée  de  prendre  pour  moteur 
capable  de  maintenir  le  projectile  en  mouvement  une  certaine 
vertu  imprimée  au  projectile  par  l'instrument  qui  l'a  lancé? 
Nous  l'ignorons.  Tout  ce  que  nous  pouvons  affirmer,  c'est  que 
cette  doctrine  est  déjà  exposée,  avec  une  grande  netteté,  dans 
l'écrit 2  où  Jean  Philopon  combat  la  Physique  d'Aristote  plus 
encore  qu'il  ne  la  commente. 

Un  projectile  ne  pourrait  se  mouvoir  dans  le  vide,  au  dire 
d'Aristote,  puisque  l'air  seul  entretient  son  mouvement.  Jean 
le  Grammairien  s'élève  contre  cette  assertion  du  philosophe. 
Après  avoir  exposé  et  réfuté,  de  la  manière  la  plus  convain- 

i.  P.  Duhem,  Léonard  de  Vinci  et  Bernardino  Baldi,  art.  IV  (Études  sur  Léonard  de 
Vinci,  première  série,  pp.  108- n 4).  —  Bernardino  Baldi,  Roberval  et  Descartes,  art.  I 
(Ibid.,  pp.  128-139). 

3.  Joannis  Grammatici  cognomento  Philopon i  Eruditissima  commentaria  in  primis 
quatuor  A ristotelis  de  naturali  auscuil atione  libros,  nunc  primum  e  Greco  in  Latinum 
fideliter  translata,  Guilelmo  Dorotheo  Veneto  theologo  interprète.  Cautum  est  pri- 
vilegio  Senati  Veneti,  ne  quis  hune  librum  inlra  decennium  imprimat  vendatne. 
Venetiis,  MDXXXX1I.  In  fine  :  Impressum  Venetiis  per  Brandinum  et  Octavianum 
Scotum,  MDXXX1X.  Lib.  IV,  fol.  24,  coll.  c.  et  d. 


I()0  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

cante,  la  théorie  qui  prend  l'air  pour  moteur  du  projectile,  il 
s'exprime  en  ces  termes  : 

«  Les  considérations  que  nous  venons  de  développer,  et 
bien  d'autres  considérations  analogues,  permettent  de  recon- 
naître que  les  corps  qui  se  meuvent  de  mouvement  violent  ne 
sont  point  mus  de  la  sorte.  Celui  qui  lance  un  tel  projectile 
donne  et  confère  au  corps  qu'il  projette  une  certaine  puissance 
propre  à  le  mouvoir.  Lors  même  que  l'air  aurait  reçu  une 
impulsion,  il  ne  concourrait  aucunement  à  ce  mouvement  ou, 
s'il  y  concourait,  ce  serait  pour  une  part  insignifiante.  Puis 
donc  que  les  corps  mus  violemment  se  meuvent  de  la  sorte,  il 
est  clair  que  si  on  lançait,  violemment  et  contre  nature,  une 
pierre  ou  une  flèche  dans  le  vide,  ce  corps  s'y  mouvrait 
encore  mieux;  il  n'aurait  nul  besoin  de  l'impulsion  d'un 
milieu  ambiant.  Or  cette  explication  ne  saurait  être  révoquée 
en  doute  alors  que  l'on  peut  appeler  l'évidence  même  à 
témoigner  en  sa  faveur.  Supposons  que  l'on  accorde  cette 
supposition  :  celui  qui  lance  un  projectile  infuse  en  ce  pro- 
jectile une  certaine  action,  une  certaine  puissance  de  mouvoir, 
qui  est  incorporelle;  il  ne  sera  plus  nécessaire  que  ce  qui 
meut  le  projectile  continue  sans  cesse  à  le  toucher1.  Il  est 
certain,  et  c'est  l'avis  d'Aristote,  que  certaines  actions  éma- 
nées des  corps  visibles  parviennent  jusqu'à  notre  œil.  Nous 
voyons  que,  de  certaines  couleurs,  émanent  certaines  actions, 
certaines  forces  incorporelles,  et  que  ces  forces  incorporelles 
peuvent  colorer  d'autres  corps;  c'est  ce  qui  arrive  lorsqu'un 
rayon  de  soleil  traverse  de  telles  couleurs,  lorsqu'il  passe  au 
travers  d'une  vitre  colorée,  par  exemple;  le  corps  sur  lequel 
vient  tomber  le  rayon  de  soleil  se  colore  comme  l'était  le  verre 
que  ce  rayon  de  soleil  a  traversé.  Il  est  donc  bien  certain  que 
certaines  actions  incorporelles,  émanées  d'un  corps,  peuvent 
affecter  un  autre  corps.  De  même,  rien  n'empêche  un  homme 
de  lancer  une  pierre  ou  une  flèche  lors  même  qu'il  n'y  aurait 
d'autre  milieu  que  le  vide.  Le  milieu  gêne  le  mouvement  des 
projectiles  qui  ne  peuvent  avancer  sans  le  diviser;  ceux-ci, 

i.  Le  texte,  par  une  erreur  évidente,  dit  le  contraire:  Oportet  projicientern  tangere 
projectum. 


NICOLAS    DE    GUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  191 

toutefois,  se  meuvent  au  sein  de  ce  milieu;  rien  donc  n'em- 
pêchera qu'une  flèche,  une  pierre  ou  tout  autre  corps  puisse 
être  lancé  dans  le  vide;  sont  présents,  en  effet,  le  moteur,  le 
mobile  et  l'espace  qui  doit  recevoir  le  projectile.  » 

La  Physique  de  Jean  Philopon  était  bien  connue  des  pen- 
seurs arabes  qui,  maintes  fois,  la  combattirent;  les  Arabes  ne 
pouvaient  donc  ignorer  l'explication  du  mouvement  des  pro- 
jectiles qu'avait  soutenue  le  Grammairien.  Et,  en  effet,  nous 
voyons  cette  théorie  fournir,  au  xne  sièle,  une  comparaison  i 
à  l'astronome  Al  Bitrogi  (Alpetragius). 

Selon  Al  Bitrogi,  l'action  que  l'orbite  suprême  exerce  sur  les 
sphères  inférieures  s'affaiblit  au  fur  et  à  mesure  que  s'accroît 
la  distance  entre  ce  premier  ciel  et  l'orbe  qui  en  ressent 
l'influence  :  «  Le  corps  suprême  se  trouve  séparé  de  la  vertu 
qu'il  a  conférée  aux  orbes  célestes  tout  comme  celui  qui  a 
lancé  une  pierre  ou  une  flèche  se  trouve  séparé  de  cette  pierre 
ou  de  cette  flèche;  celui-ci  ne  demeure  pas  uni  à  la  vertu  qu'il 
a  conféré  à  la  pierre  ou  à  la  flèche  afin  de  la  mouvoir;  il 
continue  à  la  mouvoir,  mais  au  moyen  d'une  vertu  qui 
demeure  appliquée  à  la  pierre  ou  à  la  flèche  après  que  le 
projecteur  l'a  lancée;  plus  la  flèche  se  trouve  éloignée  de  son 
moteur,  plus  cette  vertu  s'affaiblit.  De  même  que  cette  vertu 
se  trouve  consumée  lorsque  la  flèche  tombe,  de  même  la  vertu 
que  le  mobile  suprême  confère  aux  orbes  inférieurs  va  conti- 
nuellement en  s'affaiblissant  jusqu'à  ce  qu'elle  parvienne  à  la 
Terre,  qui  demeure  naturellement  immobile.  » 

Traduit  au  xme  siècle  par  Michel  Scot,  l'écrit  d'Al  Bitrogi 
était  fort  connu  d'Albert  le  Grand,  de  Vincent  de  Beauvais, 
de  saint  Thomas  d'Aquin.  Nous  ne  savons  s'il  contribua  seul 
à  propager  dans  l'École  la  théorie  de  Jean  Philopon,  mais 
nous  pouvons  assurer  que  cette  opinion  était  déjà  répandue 
au  xme  siècle,  car  saint  Thomas  d'Aquin  prend  soin  de  la 
repousser  :    «  Il  ne   faut   point   supposer,  »    dit3   le    Docteur 

1.  Alpetragii  Arabi  Ptanetarum  theorica phisicis  rationibus  probata,  nuperrime  latinis 
litteris  mandata  a  Calo  Calonymos  Hebreo  Neapolitano.  In  fine  :  Venetiis  in  aedibus 
Luceantonii  lunte  Florentini  anno  Domini  MDX.XXI,  Mense  lanuario.  Fol.  9,  recto. 

2.  Sancti  Thoma?  Aquinatis,  Doctoris  Angelici,  Opéra  omnia  jussu  impensaque 
Leonis  XIII,  P.  M.,  édita.  Tomus  tertius  :  Cornmentaria  in  libros  Aristotelis  de  Caelo  et 
Mundo,  lib.  III,  lect.  VII,  p.  262.  Romae,  1886. 


[Q2  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

Angélique,  «  que  le  moteur  par  lequel  la  violence  est  pro- 
duite imprime  dans  la  pierre  mue  violemment  une  certaine 
vertu  qui  meuve  cette  pierre,  de  même  que  la  chose  qui 
engendre  produit  dans  la  chose  engendrée  une  forme  d'où 
résulte  le  mouvement  naturel  de  celle-ci.  S'il  en  était  ainsi, 
en  effet,  le  mouvement  violent  proviendrait  d'un  principe 
intrinsèque  au  mobile,  ce  qui  est  contraire  à  la  notion  même 
de  mouvement  violent.  En  outre,  il  en  résulterait  que  la 
pierre,  par  le  fait  même  qu'elle  se  meut  de  mouvement  local, 
est  altérée  dans  sa  forme  substantielle,  ce  qui  est  contraire  au 
bon  sens.  »  D'ailleurs,  saint  Thomas  d'Aquin,  Albert  le  Grand, 
Roger  Bacon,  Pierre  d'Auvergne,  Gilles  de  Rome,  Walter 
Burley,  Jean  de  Jandun  s'accordent  tous  à  prôner  l'opinion 
d'Aristote  et  de  ses  commentateurs  grecs  et  arabes.  C'est  le 
mouvement  de  Pair  ébranlé  qui  entretient  seul  le  mouvement 
de  la  flèche,  après  que  celle-ci  s'est  séparée  de  l'arc. 

La  première  voix  discordante  que  l'on  entende  dans  l'École 
est  celle  de  Guillaume  d'Ockam.  Celle-ci  éclate,  opposant  une 
négation  brutale  aux  affirmations  les  plus  autorisées  du  Péri- 
patétisme. 

La  Dynamique  d'Aristote  veut  que  tout  mobile  soit  accom- 
pagné d'un  moteur  qui  le  touche  sans  se  confondre  avec  lui. 
Or,  ce  moteur,  où  est-il1,  dans  la  flèche  qui  a  quitté  l'arc, 
dans  la  pierre  que  ma  main  a  lancée? 

Est-ce  l'appareil  ou  l'organe  qui  a  mis  en  mouvement  le 
projectile?  Mais  cet  appareil  ou  cet  organe  pourrait  être  détruit 
après  que  le  projectile  l'a  quitté,  et  le  projectile  n'en  conti- 
nuerait pas  moins  sa  course. 

Est-ce  l'air  ébranlé?  Mais  deux  archers  peuvent  tirer  l'un 
contre  l'autre,  leurs  flèches  peuvent  se  heurter;  si  le  mouve- 
ment de  l'air  était  la  cause  du  mouvement  de  ces  flèches,  il 
faudrait  donc  que  le  même  air  se  mût,  en  même  temps,  de 
deux  mouvements  contraires. 

Dira-ton  que  le  mouvement  du  projectile  est  entretenu  par 
une  vertu  qui  se  trouve  dans  ce  corps?  Où  est  la  cause  qui  a 

i.  Magistri  Guilhelmi  de  Ockam  Aaglici  Saper  quatuor  libros  Sentcntiarum  subti- 
lissiinx  qu;e$tiones  earumque  decisiones;  libri  socuadi  quœstioucs  X.VII1  et  XXVI. 


NICOLAS    DE    CLES    ET    LEONARD    DE    VINCI  I  f)3 

produit  cette  vertu?  Dira-ton  que  c'est  le  moteur  qui  a  lancé  le 
mobile?  Mais  un  même  agent  naturel,  approché  également  d'un 
même  objet,  produit  toujours  le  même  effet;  or,  je  puis  appro- 
cher ma  main  de  cette  pierre  de  telle  sorte  qu'elle  ne  l'ébranlé 
pas  ;  je  puis  aussi  l'approcher  de  telle  sorte  que  la  pierre  soit 
vivement  lancée;  il  suffit  que  je  l'approche  lentement  dans 
le  premier  cas  et  rapidement  dans  le  second;  ce  n'est  donc 
pas  ma  main  qui  crée  en  la  pierre  la  vertu  motrice.  Dira  t- on 
que  cette  vertu  est  engendrée  par  le  mouvement  du  corps  pro- 
jetant? Mais  le  mouvement  local  ne  saurait  avoir  d'autre  effet 
que  d'approcher  le  corps  agissant  du  corps  qui  subit  l'action. 

Il  faut  donc  renoncer  purement  et  simplement  à  l'axiome 
d'Aristote;  pour  qu'un  corps  se  meuve,  il  n'est  nullement 
nécessaire  qu'il  soit  accompagné  par  un  moteur  qui  le  touche 
sans  se  confondre  avec  lui.  Après  que  le  projectile  s'est  séparé 
de  l'instrument  qui  l'a  lancé,  il  est  à  lui-même  son  propre 
moteur;  en  lui,  on  ne  peut  établir  aucune  distinction  entre  ce 
qui  meut  et  ce  qui  est  mû. 

Et  que  l'on  n'aille  pas  dire  :  tout  effet  nouveau  suppose  une 
cause;  or,  le  mouvement  local  est  un  effet  sans  cesse  nouveau; 
il  exige  donc  la  constante  présence  d'une  cause  motrice. 
Ni  d'une  manière  absolue,  ni  d'une  manière  relative,  le  mou- 
vement local  n'est  un  effet  sans  cesse  nouveau;  il  est  bien  vrai 
que  le  corps  en  mouvement  traverse  à  une  certaine  époque 
une  région  de  l'espace  qu'il  ne  traversait  pas  à  une  autre 
époque  :  mais  on  ne  peut  pas  dire  qu'à  tel  moment,  telle 
région  soit  quelque  chose  de  nouveau;  elle  n'est  nouvelle 
que  par  rapport  au  mobile. 

Cette  affirmation  que  la  continuation  du  mouvement  local 
n'exige  aucune  cause  motrice,  c'est  la  loi  même  de  l'inertie, 
telle  que  Descartes  la  formulera;  au  temps  d'Ockam,  elle  était 
trop  nouvelle  pour  être  admise;  les  plus  fidèles  disciples  du 
maître  anglais,  les  Terminalistes  de  l'Université  de  Paris,  ne 
suivirent  pas  sur  ce  point  la  doctrine  du  Venerabilis  inceptor1. 

i.  Cette  doctrine  ne  fut,  cependant,  jamais  oubliée.  Marsile  d'Inghen,  nous  le 
verrons  bientôt,  la  rejette,  mais  la  mentionne.  Au  début  du  xvi'  siècle,  Jean  Dullaert 
de  Gand,  l'expose  au  Collège  de  Montaigu,   à  Paris,  concurremment  avec  la  théorie 

P.    DLHEM.  j3 


If)4  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

Du  moins  ne  revinrent-ils  pas  à  la  doctrine  d'Aristote. 
Pour  eux,  la  cause  motrice  qui  entretient  le  mouvement  du 
projectile  ne  fut  plus  l'air  ébranlé,  mais  une  certaine  vertu, 
Yimpetus,  créée  dans  le  mobile  par  l'instrument  qui  l'a  lancé. 

La  doctrine  de  Yimpetus  fut  magistralement  exposée  par 
Albert  de  Saxe  qui  y  revint  à  plusieurs  reprises,  dans  son 
Traité  des  proportions,  dans  ses  Questions  sur  ta  Physique*,  dans 
ses  Questions  sur  te  De  Cœlo2.  Nous  ne  saurions  analyser  ici 
tous  les  développements  qu'Albertutius  donne  à  cette  impor- 
tante théorie;  ceux-là  seuls  nous  doivent  retenir  qu'il  y  a  lieu 
de  comparer  aux  opinions  de  Nicolas  de  Cues. 

Saint  Thomas  d'Aquin  avait  élevé  contre  la  doctrine  de  Yim- 
petus cette  objection  :  cette  théorie  attribue  le  mouvement  du 
projectile  à  un  principe  intrinsèque;  elle  n'en  fait  donc  pas 
un  mouvement  violent,  mais  un  mouvement  naturel.  Non  pas, 
répond  Albert  de  Saxe3;  pour  que  le  mouvement  créé  par 
Yimpetus  fût  un  mouvement  naturel,  «  il  faudrait,  en  outre, 
qu'il  n'y  eût  point  dans  le  mobile  de  tendance  au  mouvement 
contraire.  » 

Or,  c'est  ce  qui  n'a  pas  lieu  en  général;  lorsqu'on  jette  une 
pierre  vers  le  haut,  cette  pierre  reçoit  un  impetus  qui  la  porte 
vers  le  haut;  mais  elle  garde  sa  gravité  naturelle  qui  tend  à  la 
mouvoir  vers  le  bas.  L' impetus  est  donc,  en  ce  cas,  une  qualité 
imprimée  au  mobile  par  violence  et  à  l'encontre  de  sa  propre 
nature;  aussi  va-t-il  s'affaiblissant  avec  le  temps  jusqu'à  s'éva- 
nouir. Tant  que  Yimpetus  est  assez  puissant  pour  surpasser  la 
gravité  et  la  résistance  du  milieu 4,  le  projectile  monte;  il  tombe 
à  partir  du  moment  où  la  gravité  est  plus  forte  que  Yimpetus 
uni  à  la  résistance  de  l'air. 


qui  regarde  Yimpetus  comme  une  qualité,  et  il  laisse  ses  auditeurs  libres  d'opter  eutre 
les  deux  hypothèses  (Joannis  Dullaert  de  Gandavo  Qusestiones  in  libros  Physicorum 
Aristotelis:  Parisius,  per  Oliverium  Senant  et  Nicolaum  Depratis,  i5o6;  libri  octavi 
quaestio  II). 

i .  Alberti  de  Saxonia  Acutissimœ  quœstiones  in  libros  de  physica  auscultatione ;  octavi 
libri  quœst.  XIII. 

2.  Alberti  de  Saxonia  Subtilissimse  quasstiones  in  libros  de  Cœlo;  secuudi  libri 
quaest.  XIV  (ap.  edd.  Venetiis  1/492  et  i52o;  cette  question  fait  défaut  dans  les 
éditions  données  à  Paris  en  i5i6  et  i5i8)  ;  tertii  libri  qurest.  XII. 

3.  Alberti  de  Saxonia  Qusestiones  in  libros  de  Cœlo;  libri  111  quœst.  XII. 

U-  Alberti  de  Saxonia  Qusestiones  in  libros  de  physica  auscultatione ,  libri  octavi 
quœst.  Xll. 


-NICOLAS    DE    GUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  196 

Celte  doctrine  d'Albert  de  Saxe  était  appelée  à  exercer  une 
influence  considérable  sur  la  Dynamique  du  Moyen-Age  et  de 
la  Renaissance;  elle  était  portée  en  tous  lieux  par  les  maîtres 
qui  avaient  recueilli  les  enseignements  de  l'Université  de  Paris; 
lorsque  Marsile  d'Inghen,  docteur  parisien,  écrit  pour  l'Univer- 
sité de  Heidelberg,  dont  il  est  le  recteur,  un  «  abrégé  des  livres 
de  Physique  que  l'on  a  l'habitude  de  lire  à  Paris»1,  il  le 
termine  en  reproduisant  presque  exactement  ce  qu'Albert 
de  Saxe  avait  dit  de  ïimpetus. 

Gomme  Albertutius,  Marsile  d'Inghen  déclare  que  c'est 
ïimpetus  qui  maintient  en  mouvement  la  meule  du  forgeron 
après  que  l'homme  a  cessé  de  tourner,  le  sabot  que  l'enfant 
a  cessé  de  fouetter,  le  navire  qui  remonte  le  cours  d'eau  après 
que  les  chevaux  de  halage  se  sont  arrêtés.  «Au  bout  d'un 
certain  temps  tous  ces  mobiles  s'arrêtent,  parce  que  ïimpetus 
qu'ils  ont  reçu  leur  fait  violence,  en  sorte  qu'ils  l'affaiblissent 
sans  cesse  et  finalement  le  détruisent,  à  moins  qu'une  cause 
extérieure  ne  le  conserve.  » 

Mais  un  impetus  peut  être  naturel;  il  l'est,  si  le  mobile  ne  tend 
point  par  nature  à  un  mouvement  contraire  à  celui  que  produit 
ïimpetus;  il  l'est  surtout  si  le  mouvement  naturel  du  mobile 
est  conforme  à  ce  dernier  mouvement.  «  Lorsqu'on  lance  un 
corps  pesant  vers  le  haut,  on  lui  imprime  un  impetus  violent; 
lorsque  la  même  main  lance  ce  corps  vers  le  bas,  elle  lui 
communique  un  impetus  naturel;  alors,  bien  loin  d'affaiblir  cet 
impetus,  le  mobile  le  renforce,  attendu  qu'il  a  une  inclination 
naturelle  à  se  mouvoir  de  la  sorte  lorsqu'il  est  hors  de  son 
lieu.  » 

Des  idées  professées  au  xive  siècle,  nous  retrouvons  aisément 
le  reflet  dans  les  écrits  de  Nicolas  de  Gués.  Une  différence 
essentielle  mérite  cependant  d'être  signalée.  Selon  l'enseigne- 
ment de  l'Université  de  Paris,  un  impetus  est  violent  lorsqu'il 
pousse  le  mobile  à  un  mouvement  contraire  à  celui  vers  lequel 
tend  sa  nature;  hors  ce  cas  il  est  naturel;  il  ne  paraît  pas  que 

1.  Incipiunt  subtiles  doctrinaque  plene  abbreviationes  libri  phisicorum  édite  a  prestan- 
tissimo  philosopho  Marsilio  Inguen  doctore  parisiensi.  (Ce  livre,  certainement  imprimé 
avant  l'an  i5oo,  ne  porte  ni  date  ni  indication  typographique.) 


îg6  ÉTUDES    SUH    LEONARD    DE    VINCI 

la  figure  du  mobile  puisse  faire  qu'uu  impetus  déterminé  soit 
violent  ou  naturel;  de  même,  Yimpetus  d'un  mobile  peut 
être  affaibli  et  détruit  par  la  tendance  intrinsèque  du  mobile 
à  un  mouvement  contraire  ou  par  des  causes  extrinsèques  telles 
que  la  résistance  de  l'air;  il  ne  paraît  pas  que  la  figure  du 
mobile  puisse  être  par  elle-même  une  cause  de  diminution  ni 
de  suppression  de  Yimpetus.  Nous  avons  vu  au  contraire  que 
Nicolas  de  Cues  attribuait,  en  ces  circonstances,  un  rôle  essen- 
tiel à  la  figure  du  corps  mobile. 

Quelle  est  la  nature  de  cet  impetus  communiqué  par  le 
moteur  au  projectile?  «  C'est,  »  dit  Albert  de  Saxe1,  «  une 
certaine  qualité  qui  est,  par  nature,  apte  à  mouvoir  dans  la 
direction  même  vers  laquelle  se  fait  la  projection  du  moteur, 
cela  à  moins  qu'elle  ne  soit  empêchée  par  quelque  autre 
cause.  »  Cette  définition  une  fois  posée,  Albertutius  ne  paraît 
guère  disposé  à  approfondir  davantage  la  nature  de  cette 
vertu;  «Est-ce  une  substance  ou  un  accident2?  Si  c'est  un 
accident,  de  quelle  catégorie  est-il?  Est-il  quantité  ou  qualité? 
Si  cette  vertu  est  qualité,  est- elle  qualité  de  première  espèce, 
ou  de  seconde,  ou  de  quelque  autre?  Ces  considérations 
dépendent  d'une  science  plus  élevée;  elles  sont  objets  de  Méta- 
physique et  non  de  Physique.  »  Toutefois,  en  ses  questions  sur 
le  De  Cœlo  qui  sont,  croyons -nous,  postérieures  à  ses  ques- 
tions sur  la  Physique,  Albert  est  un  peu  moins  réservé  ;  il 
déclare3  que  Yimpetus  «  est  une  qualité  de  seconde  espèce, 
consistant  en  une  certaine  aptitude  et  facilité  au  mouvement.  » 

Ces  questions  métaphysiques,  posées  seulement  par  Albert 
de  Saxe,  Marsile  d'Inghen  n'hésite  pas  à  y  répondre;  il  rejette 
en  même  temps  et  l'opinion  d'Ockam,  qui  identifiait  Yimpetus 
avec  le  mouvement  même,  et  l'opinion  de  saint  Thomas 
d'Aquin,  qui  ne  voulait  pas  que  le  fait  de  projeter  un  mobile 
pût  altérer  sa  forme  substantielle.  «  Cet  impetus,  »  dit-il A,  «  est 
une   qualité    imprimée  au  mobile  et  qui  produit   en   lui    le 

i.  Alberti  de  Saxon i a  Qusestiones  in  libros  de  physica  auscultatione ;  libri  VII, 
quaest.  XIII. 

2.  Albert  de  Saxe,  ibid. 

3.  Alberti  de  Saxonia  Qusestiones  in  libros  de  Cœlo  ;  libri  II  quœst.  XIII. 

U.  Marsilii  Ingucn  Abbreviationes  libri  Physicorum  ;  avant-dernier  feuillet,  col.  c. 


NICOLAS    DE    GUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  197 

mouvement.  Elle  diffère  du  mouvement  local  comme  la  cause 
diffère  de  l'effet;  mais,  au  moment  où  elle  est  imprimée  dans 
le  mobile,  elle  constitue  un  mouvement  d'altération,  de  même 
que  la  science  est  mouvement  d'altération  au  moment  où  elle 
est  introduite  dans  l'esprit.  »  En  outre,  Marsile  d'Inghen  trouve 
que  Yimpetus  doit  être  rangé  à  la  fois  parmi  les  qualités  de 
première  espèce  (habitas  vel  dispositio)  qui  s'acquièrent  soit 
par  la  production  même  du  sujet,  soit  par  sa  disposition  vers 
le  mieux  ou  vers  le  pire  —  et  parmi  les  qualités  de  troisième 
espèce  (actio  vel  passio) . 

Marsile  d'Inghen  s'est  contenté  de  comparer  l'impression 
de  Yimpetas  en  un  mobile  à  l'action  qui  fait  pénétrer  la  science 
dans  l'esprit;  mais,  par  là,  il  a  préparé  la  \7oie  à  la  compa- 
raison de  Nicolas  de  Gués  qui  assimile  cette  impression  à  la 
création  d'une  âme  au  sein  d'un  corps;  cette  comparaison 
domine  tout  ce  que  le  Cardinal  allemand  a  écrit  au  sujet  de 
Yimpetas. 

En  la  théorie  du  mouvement  des  projectiles  qu'a  esquissée 
l'Évêque  de  Brixen,  un  passage  mérite  d'arrêter  tout  particu- 
lièrement notre  attention. 

Aristote  et  tous  ceux  de  ses  disciples  qui  sont  demeurés 
fidèles  à  sa  doctrine  ont  regardé  le  mouvement  des  diverses 
sphères  célestes  comme  un  mouvement  entretenu  par  le  mou- 
vement de  la  dernière  sphère,  de  celle  qui  contient  toutes  les 
autres  à  son  intérieur.  Quant  à  celle-ci,  son  mouvement  doit 
être  aussi  entretenu  d'une  manière  continuelle  par  un  moteur 
qui  lui  soit  extérieur  ;  en  un  corps  non  vivant,  pas  de  mouve- 
ment dont  la  continuation  ne  soit  liée  à  la  présence  actuelle 
d'un  moteur  extérieur  à  ce  corps;  c'est  le  principe  fonda- 
mental de  la  Dynamique  péripatéticienne.  Le  moteur  qui, 
directement,  actuellement,  continuellement,  meut  la  dernière 
sphère,  c'est  le  Moteur  premier,  celui  auquel  il  faut  bien  que 
l'on  parvienne  puisque  la  série  des  moteurs  ne  peut  être 
poursuivie  à  l'infini,  celui  qui,  ne  subissant  lui-même  l'action 
d'aucun  moteur,  demeure  éternellement  immobile  ;  en  un 
mot,  c'est  Dieu. 

Cette  théorie  occupait  la  place  d'honneur  en  la  philosophie 


198  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

péripatéticienne;  celle-ci  ne  donnait  point  d'autre  preuve  de 
l'existence  de  Dieu  que  la  nécessité  du  premier  moteur.  Or,  le 
changement  que  les  enseignements  des  Terminalistes  amenè- 
rent dans  l'explication  du  mouvement  des  projectiles  devait 
bouleverser  cette  théorie.  Après  qu'il  a  été  lancé,  un  projectile 
garde  un  impetus  acquisitus,  en  sorte  qu'il  continue  à  se 
mouvoir  un  certain  temps  hors  de  l'influence  du  moteur.  La 
continuation  d'un  mouvement  ne  requiert  donc  pas  la  pré- 
sence et  l'influence  actuelle  d'un  moteur  étranger  au  corps  mû, 
et  la  majeure  de  l'argumentation  d'Aristote  se  trouve  ruinée. 

Quelle  transformation  résulte  de  là  en  la  théorie  du  Moteur 
premier,  nous  le  voyons  en  lisant  Nicolas  de  Gués.  Il  n'est 
plus  nécessaire  que  l'influence  actuelle  et  permanente  de  ce 
Moteur  entretienne  directement  le  mouvement  de  la  dernière 
sphère  et,  par  l'intermédiaire  de  celle-ci,  le  mouvement  des 
autres  sphères  célestes;  il  suffit  que  le  Créateur,  en  produisant 
ces  sphères,  leur  ait  imprimé  un  impetus  qui  suffira  à  main- 
tenir indéfiniment  leur  mouvement.  L'impulsion  persistante 
qui  représente,  selon  l'École  péripatéticienne,  l'action  du  pre- 
mier Moteur,  devient  inutile;  cette  action  se  réduit  à  la  «  chi- 
quenaude »  initiale  dont  Descartes  devait  faire  un  des  postu- 
lats de  son  système. 

Or,  cette  profonde  transformation  apportée  à  la  théorie  du 
premier  Moteur,  Nicolas  de  Cues  l'adopte,  mais  il  n'en  est  pas 
l'auteur.  Il  semble  bien  que  celui  qui  a  osé  le  premier,  en 
acceptant  la  doctrine  de  Y  impetus,  en  tirer  cette  grave  consé- 
quence soit  Maître  Albert  de  Saxe;  s'il  ne  l'a  pas  imaginée,  du 
moins  l'a-t-il  formulée  de  la  manière  la  plus  nette1. 

A  l'appui  de  l'opinion  qui  attribue  l'accélération  de  la  chute 
d'un  corps  pesant  à  une  accumulation  d' impetus  acquisifi, 
Albertutius  écrit  ceci  : 

u  En  faveur  de  cette  opinion,  nous  pouvons  citer  l'expérience 
que  voici  :  Supposons  qu'une  meule  de  forgeron,  très  grande 
et  très  lourde,  ait  été  tournée  jusqu'à  ce  qu'elle  se  meuve  très 


i.  Alberti  do  Saxonia  Sublissimae  quœstiones  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo  ;  in  lib.  Il 
queest,  XIV  ap.  edd.  Venetiia  t'»<)2  et  i5ao. (Cette  importante  question  est  omise  dans 
les  éditions  données  à  Paris  en  [5i6el  i5i8.) 


NICOLAS    DE    GUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  1 99 

rapidement,  et  qu'on  cesse  alors  de  la  tourner;  elle  demeurera 
longtemps  en  mouvement.  Gela  ne  peut  provenir  que  d'un 
impetus  acquisitus  qui  vient  du  dehors  et  qui  lui  a  été  imprimé 
par  l'homme  chargé  de  la  tourner.  Lorsqu'on  cesse  de  tourner 
cette  meule,  cet  impetus  diminue  continuellement,  si  bien  que 
la  meule  finit  par  s'arrêter;  cela  est  dû  à  ce  que  la  forme 
substantielle  de  cette  meule  a  une  tendance  opposée  à  celle 
de  Yimpetus...  Si  cette  meule  pouvait  durer  indéfiniment 
sans  diminution  ni  altération,  si  aucune  résistance  ne  venait 
corrompre  cet  impetus  qui  a  été  engendré  en  la  meule,  peut- 
être  que  cet  impetus  lui  communiquerait  un  mouvement  per- 
pétuel. Si  l'on  admettait  cette  manière  de  voir,  il  serait  inutile 
d'imaginer  des  intelligences  propres  à  mouvoir  les  orbites 
célestes.  On  pourrait,  en  effet,  tenir  le  langage  suivant  : 
Lorsque  Dieu  créa  les  sphères  célestes,  il  mit  chacune  d'elles 
en  mouvement  comme  il  lui  plut;  et  elles  se  meuvent,  mainte- 
nant encore,  par  Yimpetus  qu'il  leur  a  communiqué  de  la  sorte; 
cet  impetus  ne  subit  ni  corruption  ni  diminution,  car  le  mobile 
n'a  aucune  inclination  qui  lui  soit  contraire,  en  sorte  qu'il  n'y 
a  ici  aucune  cause  de  corruption.  » 

Albert  de  Saxe  avait  assurément  conscience  de  l'extrême 
importance  d'une  telle  opinion;  à  diverses  reprises,  elle  avait 
dû  solliciter  ses  méditations;  avant  de  l'exposer  en  ses  ques- 
tions sur  le  De  Cœlo,  il  en  avait  donné  la  formule  à  la  fin  de 
ses  questions  sur  la  Physique1  :  «  Selon  cette  opinion,  on  peut 
dire  qu'il  n'est  pas  nécessaire  de  supposer  autant  d'intelligences 
qu'il  y  a  d'orbites  célestes;  on  peut  prétendre  que  la  Cause 
première  a  créé  les  orbites  célestes  et  qu'elle  a  imprimé  à 
chacune  d'elles  une  certaine  qualité  motrice,  qui  meuve  cette 
orbite  d'une  manière  déterminée;  et  cette  vertu  ne  se  détruit 
pas  parce  que  cette  orbite  n'a  rien  qui  la  dispose  au  mouve- 
ment en  sens  contraire.  » 

Entre  la  doctrine  d'Albert  de  Saxe  et  celle  de  Nicolas  de 
Cues,  l'analogie  est  profonde;  si  profonde  qu'on  ne  saurait 
mettre  en  doute  l'influence  de  la  première  sur  la  seconde. 

i.  Alberti  de  Saxonia  Quœstiones  in  libros  de  physica  auscultatione  ;  libri  octavi 
quaest.  XIII. 


200  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

L'analogie,  toutefois,  ne  doit  pas  nous  faire  oublier  les 
différences.  Pour  Albertutius  comme  pour  Nicolas  de  Cues,  le 
mouvement  de  révolution  de  la  dernière  sphère  céleste  est 
entretenu  par  un  impelus  qui  agit,  sans  perdre  son  intensité, 
depuis  le  moment  de  la  création,  et  cet  impetus  est  permanent 
parce  qu'il  est  naturel.  Mais  ce  n'est  pas  pour  la  même  raison 
que  les  deux  auteurs  le  regardent  comme  naturel  ;  Albert  veut 
que  Yimpetus  par  lequel  se  meut  une  orbite  soit  naturel  parce 
que  cette  orbite,  formée  d'une  substance  incorruptible,  ne 
connaît  pas  les  causes  externes  d'altération  qui  usent  peu  à 
peu  la  meule  de  forgeron  et  qui  constituent  le  frottement; 
parce  qu'en  outre  elle  ne  renferme  aucune  forme  intrinsèque, 
analogue  à  la  gravité,  qui  l'incite  au  mouvement  contraire  à 
celui  que  produit  Yimpetus;  selon  l'Évêque  de  Brixen,  si  cet 
impetus  est  naturel,  c'est  parce  qu'il  tend  à  faire  tourner  sur 
elle-même  une  figure  sphérique  parfaite. 

Puis,  pour  Albert  de  Saxe,  Yimpetus  n'est  sûrement  qu'une 
qualité  corporelle  ;  le  Cardinal  Allemand  n'en  détermine  pas 
la  nature  ;  mais  il  aime  à  rapprocher  l'opération  qui  imprime 
Yimpetus  à  un  corps,  immobile  jusque-là,  de  la  création  de 
l'âme  au  sein  d'un  corps  inanimé  ;  bien  aisément,  celui  qui  lit 
les  dialogues  Sur  le  jeu  de  globe  ou  Sur  le  Possest  peut  serrer 
cette  comparaison  d'un  peu  plus  près,  peut-être,  que  l'auteur 
ne  le  souhaitait;  il  peut  assimiler  pleinement  Yimpetus  à  une 
âme;  alors,  il  se  trouve  amené  à  interpréter  la  doctrine  de 
Nicolas  de  Cues  en  admettant  que  chaque  orbite  est  mue  par 
une  âme  qui  y  fut  créée  au  commencement  des  temps;  par  là, 
il  revient  précisément  à  la  théorie  averroïste  contre  laquelle 
Albert  de  Saxe  s'inscrivait  en  faux. 

Qu'on  ait  pu  interpréter  de  la  sorte  la  doctrine  de  Nicolas 
de  Cues  touchant  Yimpetus,  l'exemple  de  Kepler  nous  servira 
à  le  prouver. 


NICOLAS    DE    GUES    ET    LEONARD    DE    VINGT  ÏÎOI 


X 

La  Dynamique  de  Nicolas  de  Cues  et  la  Dynamique 

de   Kepler. 

Nicolas  de  Cues  n'a  écrit  que  de  courtes  réflexions  sur  le 
mouvement  des  projectiles;  mais  ces  réflexions  ont  exercé 
sur  le  développement  de  la  Dynamique  une  influence  pro- 
fonde et  prolongée;  mainte  trace  de  cette  influence  se  peut 
découvrir  dans  les  écrits  des  grands  mécaniciens  des  xvie  et 
xvne  siècles. 

Ouvrons,  par  exemple,  le  traité  Des  révolutions  des  orbites 
célestes;  voici  en  quels  termes1  Copernic  établit  que  «chacun 
des  corps  célestes  se  meut  d'un  mouvement  circulaire,  uniforme 
et  perpétuel  ou  d'un  mouvement  composé  de  mouvements 
circulaires  »  : 

«  La  mobilité  propre  de  la  sphère  consiste  en  effet  à  tourner 
en  cercle,  de  telle  manière  que  par  son  acte  même  elle 
exprime  sa  propre  forme  dans  le  corps  le  plus  simple,  dans 
celui  où  l'on  ne  peut  discerner  une  partie  d'une  autre,  puisque 
cette  sphère  se  meut  sur  elle-même  en  traversant  toujours  les 
mêmes  régions  de  l'espace.  » 

Ne  semble-t-il  pas  entendre,  en  ces  paroles  du  Chanoine  de 
Thorn,  un  écho  de  la  voix  de  l'Évêque  de  Brixen? 

Cette  voix,  mêlée  aux  accents  d'Albert  de  Saxe,  retentit 
avec  une  netteté  et  une  force  particulières  dans  l'œuvre  de 
Kepler.  Les  théories  mécaniques  du  grand  astronome  semblent 
parfois  bien  obscures  et  bien  étranges;  elles  s'éclaircissent 
en  s'expliquant  lorsqu'on  les  rattache  aux  deux  traditions 
dont  elles  sont  issues,  d'une  part  à  la  tradition  de  l'École 
terminaliste  de  Paris,  d'autre  part  à  la  tradition  de  Nicolas 
de  Cues. 

Sans  rechercher  dans  les  divers  écrits  de  Kepler  les  marques 

i.  Nicolai  Copernici  De  revolutionibus  orbinm  cœlestium  libri  sex;  lib.  I,  cap.  IV. 


202  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

multiples  où  se  peuvent  reconnaître  ces  deux  traditions1, 
contentons-nous  de  lire  celui  de  ces  écrits  qui  les  résume, 
YEpitome  astronomie  Copernicanœ 2  ;  et  dans  ce  livre  même, 
empruntons  seulement  quelques  passages  au  chapitre  qui  traite 
du  mouvement  diurne  de  la  Terre3. 

Kepler  a  rejeté  la  théorie  de  la  pesanteur  imaginée  par 
Aristote;  après  Fracastor  et  Copernic,  avec  Guillaume  Gilbert 
et  Galilée,  il  a  repris  la  doctrine  Pythagoricienne  que  Nicolas 
de  Gués  lui-même  semble  parfois  adopter  :  Un  grave  terrestre 
ne  tend  pas  au  centre  du  Monde;  il  tend  à  se  réunir  à  son 
tout,  à  la  Terre  entière  ;  il  en  est  de  même  en  chaque  astre, 
qui  tend  à  conserver  son  intégrité. 

«  Si  donc  on  considère  la  Terre  entière ^,  dans  son  intégrité 
et  par  rapport  à  la  matière  qui  la  forme,  elle  n'est  absolument 
douée  d'aucun  mouvement  naturel  ;  le  caractère  propre  de  la 
matière  qui  forme  la  plus  grande  partie  de  la  Terre,  c'est 
l'inertie;  elle  répugne  au  mouvement,  et  cela  d'autant  plus 
fortement  qu'une  plus  grande  quantité  de  matière  se  trouve 
resserrée  dans  un  plus  petit  espace.  » 

«  Cette  inertie  matérielle  du  corps  terrestre  à  l'égard  du 
mouvement5,  cette  densité  de  ce  même  corps  constituent 
précisément  le  sujet  dans  lequel  est  imprimé  Yimpetus  du 
mouvement  de  rotation;  il  y  est  imprimé  exactement  comme 

i.  Kepler  connaissait  assurément  les  divers  traités  de  Nicolas  de  Cues;  au  cha- 
pitre II  de  son  Mysterium  Cosmographicum  a,  qui  est  un  de  ses  premiers  écrits,  il 
nomme  le  Cardinal  Allemand  «divinus  mihi  Cusanus»;  il  le  cite  également  en  sa 
Dissertatio  cum  Sidereo  nuncio  h,  en  sa  Narratio  de  observatis  a  se  quatuor  Jovis  satelli- 
tibus  erronibus  c,  en  son  écrit  De  Stella  nova  in  pede  Serpentarii  d;  ces  citations  ont  trait 
tantôt  aux  hypothèses  astronomiques  de  Nicolas  de  Cues,  tantôt  à  ses  théories  géomé- 
triques, tantôt  enfin  à  ses  considérations  mathématiques  sur  l'infini. 

■2.  Efâtome  astronomiœ  Copernicanœ,  usitaïa  forma  quaîstionum  et  responsionum 
circumscripta,inque  VII  libros  digesta, quorum  très  hi  priores  sunt  de  Doctrina  sph.r- 
rira...  auctore  Joanne  Kepplero;  Lentiis  ad  Danubium,  exxudebat  Joannes  Plancus, 
anno  MDCXVIII.  —  Joannis  Kepleri  astronomi  Opéra  omnia  edidit  Ch.  Frisch  ; 
Frankfort  sur  le  Mein  etErlangen,  i858;  t.  III  (Toutes  nos  citations  se  rapportent  à 
cette  édition). 

3.  Principiorum  doctrinœ  physicae  pars  quinta  :  De  motu  diurno. 

4.  J.  Kepleri  Opéra  omnia,  t.  III,  p.  17/1. 

5.  J.  Kepleri  Opéra  omnia,  t.  111,  p.  175. 

a)  Joannis  Kepleri  astronomi  Opéra  omnia  edidit  Ch.  Frisch  ;  Frankfort  sur  le  Mein  et  Krlangen,  1858  : 
tomiiB  I,  p.  122. 

b)  Ibid.,  tomus  II,  p.  490. 

c)  Ibid.,  tomus  II,  p.  509. 
ih  Ibid.,  tomus  II,  p.  595. 


NICOLAS    DE    GUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  2o3 

dans  la  toupie  qui  tourne  par  violence;  plus  est  pesante  la 
matière  de  cette  toupie,  mieux  elle  reçoit  en  elle  le  mouve- 
ment imprimé  par  la  force  externe,  et  plus  est  durable  ce 
mouvement;  au  contraire,  les  plumes  et  les  autres  corps  de 
semblable  légèreté,  qui  n'opposent  aucune  résistance,  ne 
reçoivent  pas  aisément  le  mouvement;  ils  ne  sauraient  servir 
aux  frondes  et  aux  machines  de  guerre.  » 

Ce  que  nous  venons  de  lire  n'est  qu'un  écho  de  l'enseigne- 
ment d'Albert  de  Saxe  :  «  Celui  qui  lance  un  projectile  im- 
prime à  ce  projectile  une  certaine  vertu  motrice1...  Comme 
une  pierre  a  plus  de  matière  qu'une  plume  et  qu'elle  est  plus 
dense,  elle  reçoit  davantage  de  cette  vertu  motrice;  elle  la 
garde  plus  longtemps  que  la  plume,  et  voilà  pourquoi  elle  se 
meut  plus  longtemps  après  qu'elle  a  quitté  l'instrument  qui 
la  projette.  C'est  aussi  parce  qu'elle  possède  davantage  de  cette 
vertu  motrice  imprimée  qu'elle  produit  une  percussion  plus 
violente.  »  La  théorie  de  Yimpetus  «  explique  aisément  tous  les 
phénomènes  que  présente  le  mouvement  des  projectiles2;  elle 
explique,  en  premier  lieu,  pourquoi  le  même  moteur  lance  une 
pierre  plus  loin  qu'une  plume;  et  en  voici  la  raison  :  il  y  a  dans 
la  pierre  plus  de  matière  que  dans  la  plume  et  elle  y  est  plus 
compacte;  aussi  imprime-t-on  à  la  pierre  une  vertu  motrice 
plus  puissante  et  plus  intense  qu'à  la  plume,  et  cette  vertu  est 
retenue  plus  longtemps  dans  le  premier  corps  que  dans  le 
second;  de  même  voyons-nous  que  l'on  peut  imprimer  au  fer 
une  plus  forte  chaleur  qu'au  bois  parce  que  la  matière  du 
fer  est  plus  dense  et  plus  compacte  que  celle  du  bois.  La  même 
théorie  explique  également  pourquoi  une  lance  très  longue 
perfore  mieux  que  le  fer  détaché  de  la  lance;  il  y  a,  en  effet, 
plus  d'impetus  dans  la  lance  entière  que  dans  le  fer  seul.  » 

Cette  théorie  d'Albert  de  Saxe,  origine  des  notions  de  masse 
et  de  force  vive,  se  propagea  d'université  en  université  avec 
l'enseignement  de  l'Université  de  Paris. 

A   la  fin  du  xive  siècle,   Marsile    d'Inghen3    professe    celte 

i.  Alberti  de  Saxonia  Quœstiones  in  libros  de  physica  auscultatione ;  libri  octavi 
quapst.  XIII. 

2.  Alberti  de  Saxonia  Quœstiones  in  libros  de  Cœlo;  libri  tertii  quaest.  XII. 

3.  Marsilii  Inguen  Abbreviationes ;  avant-dernier  feuillet,  col.  d. 


204  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

doctrine  à  Heidelberg.  «  C'est  par  suite  du  défaut  d'impetas 
que  le  même  homme  ne  peut  pas  lancer  une  fève  aussi  loin 
qu'une  demi-livre  de  plomb;  Yimpetas  fait  défaut  dans  l'objet 
qui  le  reçoit  par  suite  de  la  petitesse  du  mobile,  d'où  résulte 
la  petitesse  de  sa  propre  quantité;  en  effet,  un  impelas  assez 
grand  pour  projeter  au  loin  ne  saurait  être  reçu  en  un  si  petit 
corps.  » 

Vers  la  moitié  du  xve  siècle,  à  Padoue,  Gaétan  de  Tiène 
expose1  la  doctrine  qui  attribue  la  conservation  du  mouvement 
des  projectiles  à  une  vertu  que  l'on  nomme  parfois  gravité  ou 
légèreté  accidentelle  et,  plus  souvent,  impetas;  cette  théorie, 
que  Gaétan  nomme  la  doctrine  des  Parisiens,  permet  de 
résoudre  maint  problème;  elle  explique  «  pourquoi  un  poids 
de  juste  proportion  peut  être  projeté  plus  fortement  et  plus 
loin  qu'une  plume;  cela  tient  à  ce  qu'il  renferme  une  plus 
grande  quantité  de  matière;  il  acquiert  donc  de  cet  impetas 
une  quantité  plus  grande  qui  suffît  à  le  mouvoir  plus  rapide- 
ment et  à  une  plus  grande  distance;  de  même,  comme  le  fer 
contient  plus  de  matière  que  le  bois,  il  peut  recevoir  plus  de 
chaleur.  » 

Aux  Universités  de  Padoue  et  de  Bologne,  pendant  tout  le 
cours  du  xve  siècle,  cette  doctrine  n'était  pas  moins  familière 
aux  adversaires  des  Terminalistes  qu'à  leurs  partisans. 

En  la  seconde  moitié  du  xve  siècle,  Nicolô  Vernias  est,  à 
Padoue,  l'un  des  plus  fermes  champions  de  l'Averroïsme  : 

«  Albertutius,  »  dit-il2,  «  et  les  autres  Terminalistes,  se  sont 
écartés  d'Aristote  et  de  toute  vérité  en  prétendant  que  les 
projectiles  sont  mus  non  par  l'air  ou  par  l'eau  qui  les  envi- 
ronne, mais  par  un  impetas  qui  leur  est  communiqué...  Nous 
allons  répondre  aux  raisons  qu'ils  invoquent.  » 

«  Ils  disent,  en  premier  lieu,  que  si  le  projectile  était  mû 
par  l'air,  un  homme  jetterait  une  plume  plus  loin  qu'il  ne 

i.  Recollecte  Gaietani  super  octo  libros  Physicorum  cum  annotationibus  textuum. 
Colophon  :  Impressum  est  hoc  opus  Venetiis  per  Bonetum  Locatellum  impensis... 
Octaviani  Scoti,  anno  Salutis  1/196,  nonis  sextilibus;  fol.  5i,  col.  a. 

■2.  Nicoleti  Theatini  in  celeberrino  studio  Patavino  ordinariam  philosophie  legentis 
Questio  de  gravibus  et  levibus.  Cette  question  est  imprimée  à  la  fin  dos  Quœstiones  de 
Physica  auscultatione,  d'Albert  de  Saxe,  publiées  à  Venise,  en  iôiô,  par  les  héritiers 
d'Octaviano  Scoto. 


NICOLAS    DE    GUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  2O0 

jette  un  petit  morceau  de  fer,  de  grandeur  appropriée  à  sa 
main,  ce  qui  est  contraire  à  l'expérience.  A  leur  avis,  cette 
expérience  s'explique  fort  bien,  comme  le  dit  Maître  Gaëtan; 
comme  le  fer  a  plus  de  matière,  il  reçoit  plus  d' impetus,  en 
sorte  qu'il  est  projeté  à  une  plus  grande  distance.» 

«  Je  m'étonne  que  les  Terminalistes  aient  prétendu  soutenir 
une  telle  erreur;  si  l'on  en  croyait  leur  réponse,  on  en  dédui- 
rait cette  conséquence  :  Une  pierre  et  un  morceau  de  fer  étant 
donnés,  tous  deux  de  même  grandeur,  et  de  grandeur  appro- 
priée à  la  main  de  celui  qui  les  jette,  le  morceau  de  fer  serait 
jeté  plus  loin  que  la  pierre;  ce  qui  est  faux,  je  pense.  » 

«  Pour  moi,  je  dis  que  le  fait  considéré  provient  de  ce  que 
la  puissance  motrice  est  moins  bien  appliquée  à  la  plume 
qu'au  morceau  de  fer...» 

«  Une  considération  semblable  rend  compte  du  second  fait 
invoqué  par  les  Terminalistes,  à  savoir  du  mouvement  circu- 
laire que  garde  le  toton  après  qu'il  a  quitté  la  main  de  celui 
qui  le  lance.  Ils  ne  peuvent  comprendre,  en  effet,  comment 
ce  toton  se  mouverait,  sinon  par  l'effet  d'un  impetus  qui  lui  a 
été  communiqué.  » 

Yernias  mort,  le  plus  brillant  représentant,  à  Padoue,  puis 
à  Bologne,  de  la  Physique  averroïste,  fut  Alexandre  Achillini, 
l'adversaire  du  célèbre  Pomponat.  Au  sujet  de  Yimpetus, 
Achillini  ne  s'exprime  pas  autrement  que  Vernias1. 

«  L'opinion  des  Parisiens,  »  dit-il,  «est  que  Yimpetus  consiste 
en  une  certaine  qualité  attachée  au  projectile  et  le  mouvant; 
d'ailleurs,  comme  cette  qualité  est  engendrée  par  violence, 
elle  va  toujours  en  s'affaiblissant...  »  Puis  il  énumère  les  doutes 
que  les  Parisiens  font  valoir  contre  la  théorie  d'Aristote  : 

«  Premier  doute  :  Gomment  se  fait-il  que  la  roue  qui  tourne 
autour  d'un  axe  se  meut  plus  violemment  après  que  celui  qui 
la  tourne  l'a  abandonnée  à  elle-même  qu'elle  ne  se  mouvait 
auparavant?  Gela  ne  peut  être,  semble-t-il,  que  par  un  certain 
impetus  qui  n'est  plus  réglé,  tandis  qu'auparavant  il  était  réglé 

i.  Alexandri  Achillini  Bononiensis  De  démentis  lib.  III,  in:  Alexandri  Achillini 
Bononiensis  philosophi  celeberrimi  Opéra  omnia  in  unum  collecta;  Venetiis  apud 
Hieronymum  Scotum,  MDXLV,  foll.  i35,  verso,  et  i36,  recto. 


206  ÉTUDES  SUK  LÉONARD  DE  VlNOt 

par  le  moteur...  De  même  :  Pourquoi  une  lance  d'une  certaine 
longueur  se  meut-elle  plus  rapidement  qu'une  lance  moins 
longue?  De  même  encore  :  Pourquoi  une  plume  ne  peut-elle 
être  lancée  aussi  loin  qu'une  pierre?  Il  semble  que  cela  tient 
à  cette  raison  qu'ayant  trop  peu  de  matière,  elle  ne  peut 
recevoir  un  aussi  grand  impetus  de  celui  qui  la  lance.  »  Nous 
Taisons  grâce  au  lecteur  des  raisons  par  lesquelles  Achillini 
s'efforce  d'accommoder  ces  observations  à  la  théorie  d'Aristote. 

Ce  n'est  pas  seulement  dans  les  Universités  italiennes  que 
ces  doctrines  parisiennes  sont  familières  à  la  fin  du  xve  siècle 
et  au  commencement  du  xvie  siècle;  on  les  enseigne  aussi 
à  l'Université  de  Paris,  qui  les  a  produites. 

Dans  ses  Questions  de  Physique,  imprimées  en  i5o6,  et  que 
nous  avons  déjà  citées,  Jean  Dullaert  de  Gand  en  donne  un 
exposé  très  complet  où  nous  lisons  ces  lignes  l  : 

«  L'hypothèse  [d'Aristote]  ne  peut  expliquer  comment  un 
homme  ne  saurait  projeter  une  fève  plus  loin  qu'une  flèche. 
Il  y  a  plus;  si  cette  hypothèse  était  vraie,  on  en  pourrait  tirer 
la  conclusion  opposée;  si  c'est  l'air,  en  effet,  qui  meut  le 
projectile,  comme  l'air  porte  plus  aisément  un  petit  poids 
qu'un  grand  poids,  il  devra  porter  la  fève  qu'on  a  lancée 
plus  loin  qu'il  ne  porte  la  flèche.  Il  suivrait  de  même  de 
cette  hypothèse  qu'une  machine  de  guerre  devrait  lancer  un 
boulet  de  bois  plus  loin  qu'un  boulet  de  fer;  et  cela  est 
faux.  » 

Jean  Dullaert  invoque  également  contre  l'hypothèse  d'Aris- 
tote l'expérience  du  toton  «  qui  se  meut  d'un  mouvement 
giratoire,  en  demeurant  à  la  même  place,  et  qui  ne  peut  donc 
être  mû  par  l'impulsion  de  l'air.  » 

Les  théories  parisiennes  avaient  également  cours  dans  les 
Universités  allemandes  où  l'influence  de  Marsile  d'Inghen  les 
avait  apportées;  vers  l'an  i5oo,  à  l'Université  d'Ingolstadt, 
Frédéric  Sunczel  donne  un  exposé  très  complet3  de  la  théorie 

i.  Johannis  Dullaert  de  Gandavo  Qusestiones physicales ;  lib.  VIII,  quaest.  11. 

a.  Collecta  et  exercitata  Friderici  Sunczel  Mosellani  libcralium  studiorum  magistri 
in  octo  libros  Phisicorum  Arestotelis  :  il  almo  studio  Ingolstadiensi.  Colophon  :  lmpcnsis 
Leouardi  Alautse  bibliopole  Viennensis,  arte  vero  et  iugenio  Pétri  Lichlcnstciu  Colo- 
niensis  anno  MDVI  die  X.XV1II  mensis  Madii...  Liber  VI11,  quœst.  M. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  207 

de   ïimpetus;   et   la  marque   d'Albert   de   Saxe  et  de  Matsile 
d'Inghen  se  reconnaît  à  chaque  ligne  de  cet  exposé. 

A  la  théorie  d'Aristote,  Sunczel  ne  manque  pas  d'objecter 
que  «  selon  cette  opinion,  une  plume  pourrait  être  lancée  plus 
vivement  et  plus  loin  qu'une  pierre,  car  elle  opposerait  moins 
de  résistance  à  l'impulsion  de  l'air.  L'expérience  nous  enseigne 
le  contraire,  et  la  raison  en  est  que  la  plume  ne  reçoit  pas 
autant  à'impetus  qu'un  corps  solide  et  pesant.  » 

Il  cite  également  «  la  meule  de  l'artisan  que  Ton  meut  en 
exerçant  sur  elle  une  certaine  action  et  en  l'abandonnant 
ensuite;  ce  n'est  pas  l'air  qui  la  meut;  il  ne  saurait  mouvoir 
une  masse  aussi  considérable,  d'autant  que  la  meule  continue 
de  se  mouvoir  longtemps  après  qu'elle  a  été  abandonnée  par 
celui  qui  la  tournait.  Par  analogie  avec  cette  expérience,  cer- 
tains des  plus  anciens  philosophes  prétendaient  que  le  premier 
Moteur  avait,  au  commencement,  communiqué  au  Ciel  un  tel 
impetus...  Les  jeunes  gens  savent  lancer  un  toton  et  l'animer 
d'un  mouvement  giratoire  tel  qu'il  demeure  en  place,  comme 
immobile;  ce  n'est  pas  l'air  qui  produit  cet  effet,  puisque  le 
toton  demeure  comme  immobile.  » 

Kepler  ne  pouvait  guère  manquer  de  connaître  soit  par  la 
lecture  même  des  œuvres  du  maître,  soit  par  l'enseignement 
des  Universités,  la  relation  qu'Albert  de  Saxe  avait  établie  entre 
la  masse  d'un  corps  et  sa  capacité  à  recevoir  Yimpetas.  C'est 
encore  l'influence  d'Albert  de  Saxe  et,  semble  t-il,  une  influence 
immédiate,  perçue  par  la  lecture  des  Questions  sur  la  Physique 
et  sur  le  De  Cœlo,  que  nous  révèle  l'étude  du  passage  suivant1  : 

«Les  enfants  savent  fort  bien  faire  tourner  un  toton  de 
manière  qu'il  demeure  dans  une  position  bien  déterminée;  le 
mouvement  de  ce  toton  est  d'autant  plus  régulier  et  plus 
uniforme  que  l'impulsion  qu'il  a  reçue  a  été  donnée  avec  plus 
de  soin;  une  fois  mis  en  mouvement  parYimpetus  qu'il  a  reçu, 
ce  toton  effectue  sur  lui-même  un  grand  nombre  de  révolu 
tions;  mais  il  est  heurté  par  les  inégalités  de  la  table,  par  le 
choc  de  l'air;  son  propre  poids  triomphe  de  lui;  aussi  son  mou- 
vement s'alanguit-il  peu  a  peu,  et  le  toton  finit  par  tomber.  » 

1.  J.  Kepleri  Opéra  omnia,  tomus  III,  p.  176. 


208  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

«  Dieu  n'a-t-il  pas  pu,  lui  aussi,  au  commencement  des 
temps,  produire  en  la  Terre,  comme  de  l'extérieur,  une  telle 
impression?  C'est  cette  impression  qui  aurait  produit  toutes 
les  rotations  ultérieures  de  la  Terre;  c'est  elle  qui  les  entre- 
tiendrait encore  aujourd'hui,  bien  que  leur  nombre  surpasse 
déjà  deux  millions;  cette  impression,  en  effet,  garde  toute  sa 
vigueur  parce  que  la  rotation  de  la  terre  n'est  gênée  ni  par 
le  choc  d'aucune  aspérité  extérieure,  ni  par  le  fluide  éthéré 
qui  est  dépourvu  de  densité;  elle  n'est  gênée  non  plus  par 
aucun  poids,  par  aucune  gravité  interne;  quant  à  l'inertie  de 
la  matière,  elle  est  le  sujet  même  qui  reçoit  Yirnpetus  et  qui 
le  conserve  afin  que  la  rotation  se  continue.  » 

C'est  bien  la  pure  doctrine  d'Albert  de  Saxe,  transposée  par 
la  substitution  de  la  Terre  aux  orbites  célestes,  que  nous 
reconnaissons  en  ce  passage.  L'influence  de  Nicolas  de  Cues  ne 
s'y  perçoit  guère;  si  Kepler  y  attribue  la  perpétuité  à  Yirnpetus 
par  lequel  est  entretenu  le  mouvement  diurne  de  la  Terre,  c'est 
parce  qu'aucun  frottement  externe,  aucune  tendance  interne 
vers  un  mouvement  différent  ne  tend  à  affaiblir  cet  impelas; 
ce  n'est  pas  parce  que  la  Terre  est  parfaitement  sphérique. 

Mais  Nicolas  de  Cues  a  comparé  l'impression  de  Yirnpetus 
en  un  mobile  à  la  création  de  l'âme  en  un  corps  ;  c'est  cette 
comparaison,  semble- 1 -il,  qui  suggère  à  Kepler  les  considé- 
rations nouvelles  qu'il  va  maintenant  développer. 

Dans  le  toton1,  la  species  motus,  Yirnpetus  produit  par  l'action 
des  mains  de  l'enfant  a  pu  se  détacher  de  la  cause  motrice, 
s'imprimer  dans  le  corps  du  mobile  et  y  demeurer  un  certain 
temps,  bien  qu'il  n'y  fût  qu'un  hôte.  Mais  cette  species  motus 
par  laquelle  le  Dieu  créateur  a,  tout  d'abord,  mis  en  branle  le 
globe  terrestre,  cet  impetus  initial  a  fort  bien  pu  s'insinuer 
plus  profondément  et  d'une  manière  plus  durable  dans  le 
corps  de  la  terre,  s'y  transformer  en  une  forme  corporelle 
spéciale;  cette  forme  corporelle  a  pu  organiser  la  matière 
terrestre  en  vue  du  mouvement  qu'elle  produit,  la  disposer  en 
libres  annulaires  dont  tous  les  centres  se  trouvent  sur  l'axe 
de  rotation  du  globe;  à  cette  information  en  fibres  annulaires 

i.  .1.  Keplcri  Opéra  omnia,  lomus  111,  p.  17G. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  20Q 

correspond  une  faculté  motrice;  la  disposition  de  ces  fibres 
confère  à  la  terre  une  raison  de  se  mouvoir  d'un  mouvement 
de  révolution;  Yimpetus,  devenu  forme  corporelle  particulière, 
n'est  plus  simplement  un  hôte  pour  la  Terre,  comme  il  l'était 
pour  le  toton  ;  il  se  trouve  chez  elle  comme  un  fermier;  il  en 
a  vaincu  et  dompté  la  matière  ;  et  l'on  comprend  qu'une  telle 
cause  motrice  garde  une  constante  vigueur  beaucoup  mieux 
que  ne  l'aurait  fait  un  simple  impetas. 

Que  la  distribution  en  fibres  annulaires  de  la  matière  qui 
compose  un  corps  puisse  prédisposer  un  corps  au  mouvement 
de  révolution  sur  lui-même,  c'est  une  opinion  où  Kepler  se 
complaît,  ainsi  qu'en  d'autres  suppositions  analogues;  mais 
cette  opinion  ne  se  rencontre- t-elle  pas  déjà  dans  les  écrits  de 
Nicolas  de  Gués,  et  ce  dernier  n'admet- il  pas  que  le  mouve- 
ment de  rotation  sur  lui-même  est  naturel  à  tout  corps  de 
révolution? 

Cette  organisation  fibreuse  qu'il  imagine  en  la  Terre,  Kepler 
la  compare  à  la  disposition  des  fibres  musculaires  dans  le 
cœur;  et  voilà  que  cette  comparaison  le  conduit  naturellement 
à  une  opinion  nouvelle  où,  plus  encore  qu'en  la  précédente, 
nous  reconnaissons  l'influence  de  Nicolas  de  Gués  : 

«  Sans  doute  ',  cette  organisation  de  la  Terre  en  fibres  circu- 
laires la  prédispose  au  mouvement  qu'elle  doit  recevoir;  il 
semble  toutefois  que  ces  fibres  soient  plutôt  les  instruments 
d'une  cause  motrice  que  cette  cause  motrice  elle-même.  De 
même,  dans  notre  corps,  les  nerfs,  les  muscles,  les  ligaments, 
les  articulations,  les  os  sont  parfaitement  adaptés  au  mouve- 
ment, mais  ils  ne  sont  point  la  cause  première  du  mouvement  ; 
ils  sont  seulement  les  instruments  dont  l'âme  se  sert  pour 
mouvoir  le  corps.  » 

L'impetus  communiqué  par  le  Créateur  à  la  Terre  ne  s'est 
donc  pas  seulement  transformé  en  une  faculté  corporelle;  il  est 
devenu  une  âme.  «  C'est,  d'ailleurs3,  une  âme  d'une  espèce 
particulière;  elle  ne  confère  à  la  Terre  ni  la  croissance,  ni  la 
sensibilité,  ni  la  raison  discursive;  elle  la  meut  simplement.  » 

i.  J.  Keplcri  Opéra  omnia,  tomus  III,  p.  178. 
2.  J.  Keplcri  Opéra  omnia,  tomus  III,  p.  179. 

p.  duhem.  i4 


2IO  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

Mais,  bien  mieux  que  le  simple  impetus,  bien  mieux  même 
qu'une  faculté  corporelle,  cette  âme  motrice  assure  la  perpé- 
tuelle régularité  du  mouvement  diurne.  Ce  mouvement,  en 
effet,  n'est  plus  aucunement  pour  la  Terre  un  mouvement 
violent  :  «  On  nomme  l  proprement  mouvement  violent  un 
mouvement,  venu  du  dehors,  qui  meut  un  corps  à  rencontre 
de  sa  propre  nature;  mais  nous  ne  pouvons  regarder  comme 
contre  nature  un  mouvement  que  la  forme  communique  à  la 
matière,  que  la  faculté  ou  l'âme  donne  au  corps  auquel  elle  est 
jointe?  Qu'y  a-t-il,  en  effet,  qui  soit  plus  naturel  à  une  matière 
que  sa  forme,  à  un  corps  que  sa  faculté  ou  son  âme?  » 

En  ses  jeunes  années,  Jean  Kepler  avait  été  conduit,  par  la 
lecture  des  œuvres  de  Jules  César  Scaliger,  à  admettre  la  doc- 
trine averroïste  et  à  attribuer  le  mouvement  de  chaque  astre 
à  une  intelligence  particulière;  il  résolut  ensuite  de  renoncer 
à  toute  hypothèse  de  cette  sorte  et  de  demander  aux  seules 
causes  physiques  l'explication  des  mouvements  célestes;  la 
théorie  de  Yimpetus,  telle  qu'Albert  de  Saxe  l'avait  exposée, 
était  bien  propre  à  le  servir  dans  l'accomplissement  d'un  tel 
dessein;  mais  l'analogie  entre  Yimpetus  et  l'âme,  indiquée  par 
Nicolas  de  Gués,  contribua  sans  doute  à  l'en  détourner  et  à  le 
ramener  vers  les  explications  animistes  dont  il  s'était  d'abord 
détaché. 

Il  semble  même  que  Kepler  ait  emprunté  à  l'Évêque  de 
Brixen  cette  hiérarchie  des  puissances  de  plus  en  plus  indes- 
tructibles qui  s'engendrent  l'une  l'autre  afin  d'assurer  le  mou- 
vement perpétuel  de  la  Terre  :  Yimpetus,  d'abord,  puis  la 
faculté  corporelle  qui  donne  à  la  Terre  son  organisation 
interne,  enfin  l'âme  motrice  immortelle.  De  même,  Nicolas  de 
Gués  avait  considéré  d'abord  Yimpetus  «  qui  peut  faire  défaut 
et  cesser  lors  même  que  le  globe  demeure  sain  et  entier,  parce 
que  le  mouvement  communiqué  au  globe  est  un  mouvement 
accidentel  et  violent,  et  non  point  un  mouvement  naturel»; 
ce  mouvement  engendré  par  Yimpetus,  il  l'avait  assimilé  ensuite 
au  «  mouvement  vital  qui  ne  cesse  de  vivifier  le  corps  de 
l'animal,  auquel  il  est  naturel,  tant  que  ce  corps  demeure  sain 

i.  J.  Kcpleri  Opéra  omnia,  totnus  III,  p.  175. 


NICOLAS    DE    GUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  2  1  t 

et  capable  de  vie  »,  mais  qui,  lié  à  l'organisation  du  corps, 
est  détruit  lorsque  cette  organisation  s'altère;  enfin,  il  l'avait 
comparé  au  mouvement  de  l'âme  intellectuelle,  mouvement 
qui  ne  peut  prendre  fin,  car,  indépendante  du  corps,  l'âme  se 
meut  elle-même. 

Si  nous  avons  esquissé  ici  l'histoire  de  la  double  influence 
qu'ont  exercée  en  l'esprit  de  Kepler  la  théorie  de  Yimpetus 
selon  Albert  de  Saxe  et  la  théorie  de  Yimpetus  selon  Nicolas  de 
Gués,  ce  n'est  point  sans  intention;  nous  allons  voir,  en  effet, 
que  ces  deux  théories  ont  influé,  et  d'une  manière  analogue, 
sur  la  constitution  de  la  Dynamique  de  Léonard  de  Vinci. 


XI 


La    Dynamique    de    Nicolas    de    Gués    et    la    Dynamique 
de  Léonard  de  Vinci.  Théorie  de  l'impeto  composé. 

En  analysant  brièvement  la  Dynamique  de  Kepler,  nous 
avons  vu  deux  traditions  s'y  mêler,  l'une  issue  d'Albert  de 
Saxe  et  l'autre  de  Nicolas  de  Gués;  ces  deux  mêmes  traditions 
influent  sur  la  Dynamique  de  Léonard  de  Vinci  et  l'orientent 
en  un  sens  ou  en  l'autre  selon  que  l'une  ou  l'autre  prédomine; 
l'influence  d'Albert  de  Saxe  porte  Léonard  à  se  poser  des 
problèmes  de  Mécanique  pure;  celle  de  Nicolas  de  Gués  le 
presse  de  faire  œuvre  de  philosophe.  Voyons,  en  cet  article, 
ce  qu'a  produit  la  première  tendance;  l'article  suivant  nous 
dira  ce  que  l'on  peut  attribuer  à  la  seconde. 

Nous  savons  que  Léonard  avait  profondément  médité  les 
Questions  qu'Albert  de  Saxe  avait  composées  sur  le  De  Cœlo 
d'Arislote  ;  il  avait  donc  étudié  la  théorie  de  Yimpetus  qui  est 
développée  en  cet  ouvrage;  de  cette  étude,  d'ailleurs,  ses  notes 
portent  mainte  trace;  on  n'eu  pourrait  souhaiter  aucune  qui 
lut  plus  nette  que  celle-ci  *  : 

ce  Si  une  roue  dont  le  mouvement  est  devenu    de  plus  en 

i.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci;  ms.  B  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  a 6,  verso. 


2  12  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

plus  violent  donne  d'elle-même,  après  que  son  moteur  l'aban- 
donne, beaucoup  de  tours,  il  paraît  clair  que  si  ce  moteur 
persévère  à  la  faire  tourner  en  sus  de  la  dite  vitesse,  cette 
persévérance  peut  avoir  lieu  avec  peu  de  force.  Et  je  conclus 
que  pour  vouloir  maintenir  ce  mouvement,  le  moteur  n'aura 
toujours  que  peu  de  fatigue,  et  d'autant  plus  que,  par  nature, 
il  se  fixera.  » 

Pénétré  des  doctrines  qu'Albert  de  Saxe  a  développées  tou- 
chant Yimpeius,  Léonard  va  s'en  servir  pour  commenter  ce 
qu'a  dit  Nicolas  de  Cues  au  sujet  de  cette  même  notion;  la 
lecture  des  dialogues  De  Possest  ou  De  ludo  globi  va  ainsi  lui 
suggérer  des  problèmes  de  Mécanique  auxquels  il  appliquera 
sa  théorie  de  Yimpeto  composé. 

Voyons  d'abord  en  quoi  consiste  cette  théorie. 

Léonard  semble  avoir  conçu  sa  théorie  de  Yimpeto  composé 
sous  l'influence  d'une  doctrine  d'Albert  de  Saxe. 

Albertutius  examine  cette  opinion,  émise  par  Aristote  en  sa 
Physique  :  un  mouvement  réfléchi  est  toujours  séparé  du  mou- 
vement direct  qui  l'a  précédé  par  un  repos  intermédiaire;  c'est 
à  ce  propos  qu'il  écrit  ces  lignes  i  : 

«  Lorsqu'une  pierre  ou  une  flèche  est  lancée  vers  le  haut, 
le  mouvement  d'ascension,  qui  est  violent,  et  le  mouvement 
de  descente,  qui  est  naturel,  sont  séparés  l'un  de  l'autre  par  un 
repos  intermédiaire,  à  moins  que  le  choc  contre  un  obstacle 
ne  mette  empêchement  à  ce  repos...  En  effet,  considérons  un 
grave  qui  est  projeté  vers  le  haut;  pour  que  ce  grave  cesse  de 
monter,  il  faut  que  Yimpetus  qui  le  porte  vers  le  haut  cesse 
de  surpasser  l'ensemble  de  la  gravité  du  mobile  et  de  la  rési- 
stance du  milieu  ;  mais  le  projectile  ne  commence  point  aussitôt 
à  descendre  ;  en  effet,  pour  qu'il  puisse  descendre,  il  faut  que 
cette  vertu  impulsive  s'affaiblisse  non  pas  seulement  jusqu'à 
ce  que  la  gravité  du  mobile  surpasse  cette  vertu  impulsive, 
mais  jusqu'à  ce  qu'elle  surpasse  la  somme  de  Yimpetus  et  de  la 
résistance  du  milieu  ;  or,  cela  demande  un  certain  temps  pen- 
dant lequel  le  projectile  ne  monte  ni  ne  descend.  » 

i.  Aculissiinx  quœstiones  in  libros  de  physica  auscultatione  ab  Alberto  de  Saxonia 
edit.r  ;  octavi  libri  quœst.  XII. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  2l3 

Cette  curieuse  théorie  suppose,  contrairement  à  nos  opi- 
nions modernes,  que  la  résistance  de  l'air  au  mouvement  d'un 
projectile  ne  s'annule  pas  en  même  temps  que  la  vitesse  du 
projectile;  elle  attribue  à  cette  résistance  une  certaine  valeur 
finie,  même  dans  le  cas  où  le  projectile  est  immobile;  elle 
l'assimile  donc  à  ce  que  nous  nommerions  aujourd'hui  un 
frottement.  Cette  façon  de  traiter  la  résistance  de  l'air  se 
retrouve  constamment  dans  les  écrits  d'Albert  de  Saxe  et  de 
ses  disciples,  tels  que  Marsile  d'Inghen  ou  Biaise  de  Parme. 

La  théorie  contenue  dans  le  passage  que  nous  venons  de 
citer  paraît  avoir  vivement  sollicité  l'attention  des  successeurs 
d'Albert  de  Saxe.  Marsile  d'Inghen  la  reproduit  dans  ses  divers 
écrits  l  sur  la  Physique  d'Aristote. 

«  Supposons,  »  dit -il  en  ses  Abréviations,  «  qu'une  pierre 
lancée  vers  le  haut  pèse  3  et  que  la  résistance  du  milieu  qu'elle 
doit  traverser  soit  i  ;  la  résistance  totale  au  mouvement  vers 
le  haut  sera  4.  Aucune  action  ne  peut  être  effectuée  si  la  puis- 
sance est  égale  ou  inférieure  à  la  résistance;  il  faut  donc,  pour 
que  la  pierre  monte,  que  ïimpetus  qui  la  pousse  vers  le  haut 
surpasse  4-  Or,  il  s'écoulera  un  certain  temps  pendant  lequel 
cet  impetus  sera  inférieur  à  4  et  supérieur  à  i  ;  pendant  ce 
temps,  la  pierre  ne  pourra  ni  monter,  ni  descendre  ;  en  effet, 
puisque  Y  impetus  est  plus  petit  que  4,  il  est  inférieur  à  la 
résistance  qui  s'oppose  au  mouvement  vers  le  haut;  d'autre 
part,  comme  il  surpasse  2,  en  s'unissant  à  la  résistance  du 
milieu,  il  donne,  à  l'encontre  du  mouvement  vers  le  bas, 
une  résistance  qui  surpasse  3  ;  comme  le  poids  de  la  pierre 
est  précisément  égal  à  3,  il  ne  suffît  pas  à  faire  descendre 
la  pierre.  » 

Léonard  de  Vinci  a-t-il  connu  les  Questions  sur  la  Physique 
d'Albert  de  Saxe?  Nous  n'en  avons  pas  d'indice  certain.  Plu- 
sieurs de  ses  notes  nous  feraient  volontiers  supposer  qu'il 
avait  lu  les  Abréviations  de  Marsile  d'Inghen.  En  tout  cas,  il 
ne  paraît  pas  qu'il  ait  pu  ignorer  la  théorie  dont  nous  venons 


1.  Abbreviationes  libri  phisicorum  édite  a  Marsilio  Inguendoctore  Parisiensi  ;  75"  fol. 
imprimé,  col.  d.  —  Quœstiones  subtilissimœ  Johannis  Marcilii  Inguen  super  octo  libros 
physicorum  secundum  nominalium  viam;  libri  octavi  qunestio  VIII. 


<2\[x  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

de  parler;  elle  était,  de  son  temps,  tout  à  fait  classique  dans 
les  écoles. 

En  la  seconde  moitié  du  xve  siècle,  l'Averroïste  TNicolô 
Vernias  de  Chieti  enseigne  à  l'Université  de  Padoue;  avec  le 
Philosophe  et  le  Commentateur,  il  enseigne1  que  le  mouve- 
ment du  projectile  est  entretenu  par  l'agitation  du  milieu;  il 
regarde  comme  contraire  ii  toute  vérité  la  théorie  de  Yimpetus 
soutenue  par  Albertutius  et  par  les  autres  Terminalistes;  pour 
la  réfuter,  il  cherche  à  prouver  qu'elle  est  contredite  par  le 
phénomène  de  la  balle  qui  rebondit  après  avoir  touché  terre; 
dans  ce  but,  il  développe  un  calcul  tout  semblable  à  celui  que 
nous  venons  de  citer  et  qu'il  attribue  à  Marsile  d'Inghen. 

L'un  des  philosophes  dont  Vernias  critique  les  opinions 
touchant  Yimpetus  est  Gaétan  de  Tiène,  son  collègue  à  l'Uni- 
versité de  Padoue;  celui-ci  venait,  en  effet,  de  donner  ses  com- 
mentaires à  la  Physique  d'Àristote;  or  en  ces  commentaires, 
où  la  théorie  de  Yimpetus  est  très  exactement  présentée  selon 
la  tradition  des  Terminalistes  de  Paris,  nous  retrouvons2  le 
calcul  que  nous  avions  lu  dans  les  Abréviations  de  Marsile 
d'Inghen. 

La  théorie  si  bien  connue  à  Padoue  n'était  pas  oubliée  à 
Paris;  vers  l'an  i5oo,  Jean  Dullaert  de  Gand,  régent  du 
Collège  de  Montaigu,  enseignait  en  ce  collège  la  doctrine  de 
Yimpetus;  son  exposition  n'était  guère  autre  chose  que  le  déve- 
loppement de  celle  qu'avait  donnée  Marsile  d'Inghen  dans  ses 
Abréviations  ;  aussi  y  trouvait-on  3  le  raisonnement  par  lequel 
Marsile  démontrait  l'existence  d'un  temps  de  repos  entre  la 
montée  et  la  descente  d'un  projectile. 

Enfin,  la  théorie  du  repos  intermédiaire  entre  l'ascension 
et  la  descente  d'un  projectile  n'était  pas  moins  connue  en 
Allemagne  qu'à  Paris  et  en  Italie;  Frédéric  Sunczel,  qui,  vers 
l'an  i5oo,  enseignait  à  l'Université  d'Ingolstadt,  et  qui  citait 

i.  Nicoleti  Theatini  Quœstio  de  gravibus  et  levibus.  Cette  question  est  imprimée  à 
la  lin  des  Quœsliones  in  libros  de  physica  auscultations  d'Albert  de  Saxe,  publiées 
à  Venise,  en  i5i6,  par  les  héritiers  d'Octaviano  Scoto. 

■2.  Ttecollete  Gaietani  super  octo  libros  Physicornm  ;  Venetiis,  per  Bonetum  Locatel- 
lum  et  Octavianum  Scotum,  i4g6  ;  fol.  4q,  col.  d. 

,'i.  Johannis  Dullaert  de  Gandavo  Qusestiones  in  libros  physicorum  Aristotelis ;  in 
octavum  librum  quœstio  II  ;  Parisius,  perOlivierum  SenantetNicolaum  Depratis,i5o6. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  2l5 

volontiers  Marsile  d'Inghen  dans  ses  leçons,  expose  *~  en  ses 
commentaires  à  la  Physique  d'Aristote  le  raisonnement  ima- 
giné par  Albert  de  Saxe. 

Léonard  de  Vinci,  si  curieux  de  tout  ce  qui  concerne  la 
science  du  mouvement,  n'a  pu  ignorer  une  doctrine  si  généra- 
lement enseignée  de  son  temps  ;  il  l'a  sûrement  connue  et 
méditée,  il  s'en  est  visiblement  inspirée,  mais  il  l'a  profon- 
dément modifiée. 

Selon  la  doctrine  d'Albert  de  Saxe,  le  mouvement  de  tout 
projectile  se  partage  en  trois  périodes;  durant  ces  trois 
périodes,  le  mobile  est  soumis  aux  trois  mêmes  actions  qui 
sont  Yimpetus,  la  gravité  naturelle  et  les  résistances  extérieures, 
telles  que  le  frottement  ou  la  résistance  du  milieu;  mais  les 
proportions  de  ces  trois  forces  varient  selon  la  période  que 
l'on  considère;  durant  la  première  période,  Yimpetus  est  supé 
rieur  à  la  somme  de  la  gravité  et  de  la  résistance  extérieure; 
durant  la  seconde  période,  Yimpetus  est  inférieur  à  cette  somme, 
mais  supérieur  à  l'excès  de  la  gravité  sur  la  résistance  (cette 
seconde  période  est  celle  de  quies  média)  ;  durant  la  troisième 
période,  enfin,  Yimpetus  est  moindre  que  l'excès  de  la  gravité 
sur  la  résistance  extérieure. 

Léonard  de  Vinci  décompose  aussi  en  trois  périodes  le  mou- 
vement d'un  projectile  et,  pour  y  parvenir,  il  considère  les 
trois  mêmes  actions  que  maître  Albert  de  Saxe;  mais  voici 
comment  il  caractérise  ces  trois  périodes  : 

En  la  première,  Yimpetus  ou,  comme  dit  Léonard,  Yimpeto 
est  assez  puissant  pour  annihiler  complètement  la  gravité 
naturelle;  le  projectile  se  meut  d'un  mouvement  purement 
violent  comme  s'il  était  dénué  de  poids. 

En  la  dernière  période,  Yimpeto  qui  avait  été  communiqué 
au  mobile  s'est  totalement  évanoui;  le  mobile,  qui  n'est  plus 
soumis  qu'à  sa  gravité,  se  meut  d'un  mouvement  purement 
naturel. 

i.  Collecta  et  exercitata  Friderici  Sunczel  Mosellani  liberalium  studiorum  magistri 
in  octo  libros  Physicorum  Arestotelis,  in  almo  studio  Tngolstadiensi,  Colophon  :  Laus 
Deo  :  finiunt...  impressa  sub  hemisperio  Veneto  impensis  Leonardi  Alantse,  biblio- 
pole  Viennensis,  arte  A'ero  et  ingenio  Pétri  Lichfenstein  Coloniensis.  Knno  MDVI... 
In  librum  octavum  quaestio  VIII. 


2l6  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

Entre  ces  deux  périodes  extrêmes  s'écoule  une  période 
intermédiaire  durant  laquelle  la  gravité  et  Yimpeto  coexistent 
et  luttent  l'un  contre  l'autre;  c'est  la  période  d'impeto  composé; 
le  mobile  se  meut  d'un  mouvement  mélangé  de  naturel  et  de 
violent. 

S'agit- il,  par  exemple,  d'un  projectile  qu'une  pièce  d'artil- 
lerie a  lancé?  Durant  la  première  période  du  mouvement,  ce 
projectile  se  meut  en  ligne  droite  dans  la  direction  où  la  pièce 
a  été  pointée;  durant  la  troisième  période,  il  tombe  vertica- 
lement; c'est  seulement  durant  la  période  d'impeto  mixte  que 
le  boulet  suit  une  trajectoire  curviligne  par  laquelle  sont 
raccordés  ces  deux  segments  de  ligne  droite. 

Telle  est  la  théorie  de  Yimpeto  composé,  créée  par  Léonard 
en  transformant  la  doctrine  d'Albert  de  Saxe.  Plagiée  par 
Tartaglia,  par  Cardan,  par  Bernardino  Baldi1,  elle  a  exercé  la 
plus  grande  influence  sur  le  développement  de  la  Dynamique. 
Nous  allons  réunir  quelques-uns  des  fragments  de  cette  doc- 
trine qui  se  rencontrent,  épars,  dans  les  notes  du  grand 
peintre. 

Ces  fragments,  nous  les  recueillerons  en  deux  cahiers  que 
nous  savons  postérieurs  au  Codice  Trivulzio;  l'un  est  le 
cahier  A  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut  ;  de  même  format  que 
le  Codice  Trivulzio,  il  en  est  la  suite  naturelle2;  l'autre  est  le 
cahier  E,  conservé  en  la  même  Bibliothèque;  les  pensées  que 
l'on  y  trouve  consignées  sont,  bien  souvent,  le  développe- 
ment3 de  celles  que  renferment  le  Codice  Trivulzio  et  le 
cahier  A  ;  nous  aurons  soin  d'ailleurs  de  lire  ce  cahier  E  dans 
l'ordre  où  il  a  été  écrit,  c'est-à-dire  en  ordre  inverse  de  la 
pagination. 

Voici  d'abord,  au  cahier  A4,  un  fragment  où  Léonard  établit 

i .  P.  Duhem,  De  l'accélération  produite  par  une  force  constante,  notes  pour  servir  à 
l'histoire  de  la  Dynamique;  §§  IV  et  V  {Congres  international  de  Philosophie  tenu  à  Genève 
du  h  au  8  septembre  1904;  pp.  875-880).  —  Léonard  de  Vinci  et  Bernardino  Baldi,  IV 
(Études  sur  Léonard  de  Vinci,  première  série,  pp.  1 16-  118). 

2.  P.  Duhem,  La  Scientia  de  ponde ribus  et  Léonard  de  Vinci,  IV  (Études  sur  Léonard 
de  Vinci,  première  série,  p.  272). 

3.  P.  Duhem,  La  Scientia  de  ponderibus  et  Léonard  de  Vinci,  passim  (Études  sur 
Léonard  de  Vinci,  première  série). 

4.  Les  manuscrits  de  Léonard  do  Vinci;  ms.  A  do  la  Bibliothèque  do  l'Institut, 
fol.  4,  recto. 


NICOLAS    DE    CLES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  317 

l'existence  de  la  troisième  période  du  mouvement,  de  celle  où, 
Yimpeto  s'étant  entièrement  évanoui,  le  mobile  se  meut  exclu- 
sivement par  nature  : 

«  La  pierre  ou  autre  chose  pesante,  jetée  avec  furie,  chan- 
gera la  ligne  de  sa  course  à  moitié  chemin.  Et  si  tu  connais 
une  tienne  arbalète  qui  tire  à  200  brasses,  place -toi  à  une 
distance  de  100  brasses  d'un  clocher,  mets  le  point  de  mire 
au-dessus  de  ce  clocher  et  tire  ta  flèche;  tu  verras  qu'à 
100  brasses  au  delà  de  ce  clocher  la  flèche  se  fichera  en  ligne 
perpendiculaire;  et  si  tu  la  trouves  ainsi,  c'est  signe  qu'elle 
avait  fini  le  mouvement  violent  et  qu'elle  entrait  dans  le  mou- 
vement naturel,  c'est-à-dire  qu'étant  pesante,  elle  tombait, 
libre,  vers  le  centre.  » 

Vimpelo,  que  Léonard  nomme  souvent  aussi  la  gravité  acci- 
dentelle ou  la  forza,  la  gravité  naturelle  et,  enfin,  la  résistance 
extrinsèque,  telles  sont  les  trois  actions  qu'il  y  a  lieu  de 
considérer  en  cette  théorie  du  mouvement  mixte;  en  voici 
l'énumération  »  : 

«  Répartition  du  poids.  —  Trois  sont  les  natures  du  grave  ; 
l'une  est  sa  gravité  simple  naturelle;  la  seconde  est  sa  gravité 
accidentelle;  la  troisième  est  le  frottement  produit  par  lui. 
Mais  le  poids  naturel  est,  en  soi,  immuable;  l'accidentel,  qui  se 
joint  à  lui,  est  infini  avec  la  forza;  et  le  frottement  est  variable 
selon  que  les  lieux  où  il  se  fait  sont  âpres  ou  délicats.  » 

Léonard  parle  ici  du  frottement  et  non  point  de  la  résistance 
de  l'air;  au  cahier  E,  en  effet,  où  l'étude  du  frottement  tient 
d'ailleurs  une  grande  place,  la  théorie  de  Yimpeto  composé 
n'est  pas  appliquée  à  des  projectiles  jetés  en  l'air,  mais  à  des 
mobiles  qui  roulent  sur  le  sol. 

C'est  ainsi  que  les  trois  périodes  en  lesquelles  se  décompose 
tout  mouvement  mixte  sont  mises  en  évidence  par  l'analyse 
du  mouvement  de  la  toupie.  Nicolas  de  Gués  nous  avait 
dépeint,  en  son  dialogue  De  Possest,  Yimpetus  que  l'enfant  a 
imprimé  en  la  matière  du  toton  :  «  11  y  demeure  plus  ou  moins 
longtemps,   selon   la   force  d'impression  qui   a  communiqué 

1.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci;  Ms.  E  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  54,  verso. 


2ï8  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

cette  vertu  ;  lorsque  cet  esprit  cesse  de  vivifier  le  toton,  celui-ci 
reprend  son  mouvement  vers  le  centre,  comme  au  préalable.  » 
Léonard,  inspiré  sans  doute  par  ce  passage,  va  nous  décrire, 
en  la  toupie  qui  meurt,  la  lutte  de  Yimpeto  de  circonvolution 
contre  la  gravité  naturelle;  celle-ci,  en  effet,  voit  sa  tendance 
contrariée  par  celui-là,  car  le  centre  de  gravité  ne  se  trouve 
pas  sur  l'axe  de  la  toupie  ;  par  là,  ce  jouet  désire  naturellement 
se  coucher  et  non  pas  demeurer  debout  : 

u  Du  mouvement  de  circonvolution1.  —  La  toupie  qui,  par  la 
rapidité  de  sa  circonvolution,  perd  la  puissance  qu'a  l'inégalité 
de  sa  pesanteur  autour  du  centre  de  sa  circonvolution,  par 
cause  de  Yimpeto  qui  domine  ce  corps,  est  un  corps  qui  n'aura 
jamais  la  tendance  à  l'abaissement  que  désire  l'inégalité  de  sa 
pesanteur  tant  que  la  puisance  de  Yimpeto  moteur  de  ce  corps 
ne  se  fait  pas  moindre  que  la  puissance  de  l'inégalité.  » 

«  Mais  quand  la  puissance  de  l'inégalité  surpasse  la  puissance 
de  Yimpeto,  alors  elle  se  fait  centre  du  mouvement  de  circon- 
volution, et  ainsi  ce  corps,  amené  à  rester  gisant,  finit  sur  ce 
centre  le  reste  du  susdit  impeto.  » 

«  Et  quand  la  puissance  de  l'inégalité  se  fait  égale  à  la  puis- 
sance de  Yimpeto,  alors  la  toupie  s'infléchit  obliquement  et  les 
deux  puissances  combattent  avec  mouvement  composé,  et  elles 
se  meuvent  l'une  l'autre  avec  un  grand  circuit,  jusqu'à  ce  que 
s'établisse  le  centre  de  la  seconde  espèce  de  circonvolution;  et 
en  celui-ci  Yimpeto  termine  sa  puissance.  » 

En  ce  passage,  Léonard  caractérise  avec  netteté  la  première 
période  du  mouvement,  celle  où  Yimpeto,  plus  puissant  que  la 
gravité,  supprime  complètement  l'influence  de  cette  dernière 
et  détermine  seul  le  mouvement  du  mobile  ;  en  cette  première 
période,  la  toupie,  délivrée  de  sa  pesanteur,  est  animée  d'un 
mouvement  de  rotation  parce  que  Yimpeto  qui  la  possède  le 
veut  ainsi;  s'il  s'agissait  d'un  mobile  auquel  quelque  instru- 
ment de  projection  aurait  communiqué  un  mouvement  de 
translation,  durant  cette  première  période,  il  irait  en  ligne 
droite  dans  la  direction  que  Yimpeto,  triomphant  de  la  pesnn- 

i.    Léonard  do  Vinci,  loc.  cit.,  fol.  5o,  verso. 


NICOLAS    DE    GUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  319 

leur,  lui  imposerait;  Léonard  a  soin  de  nous  en  avertir»  tout 
aussitôt  après  le  passage  que  nous  venons  de  citer  : 

«  Le  mouvement  fait  par  le  mobile  qui  est  de  figure  longue 
et  de  côtés  uniformes  autour  de  sa  ligne  centrale  sera  droit 
dans  l'air  aussi  lontemps  que  subsistera  celui  qui  vit  en  lui, 
c'est-à-dire  Yimpeto  fourni  par  son  moteur.  » 

Cette  note  porte  le  titre  :  Théorie  des  volatiles;  Léonard 
voulait  donc  appliquer  la  proposition  qui  en  est  l'objet  à  la 
tbéorie  du  vol  des  oiseaux;  cette  théorie,  en  effet,  sujet  constant 
de  ses  méditations,  ne  cesse  de  le  préoccuper  tandis  qu'il 
rédige  le  cahier  E.  Quelques  feuillets  après  celui  que  nous 
venons  de  lire,  nous  trouvons  une  nouvelle  note 3  qui  développe 
la  précédente  : 

«  Des  oiseaux.  —  Pourquoi  Voiseau  fait  un  mouvement  de 
circonvolution  en  ployant  la  queue.  —  Tous  les  corps  qui  ont 
une  longueur  et  qui  se  meuvent  en  ayant  les  extrémités  laté- 
rales également  distantes  de  la  ligne  centrale  de  leur  grosseur, 
feront  leurs  mouvements  droits,  et  surtout  le  mouvement 
naturel,  mais  aussi  le  violent  et  de  même  le  demi-naturel,  la 
puissance  de  Yimpeto  conducteur  de  tels  corps  ne  se  variant 
pas.  )) 

«  Mais  si  les  extrémités  latérales  des  corps  qui  ont  une  lon- 
gueur sont  inégalement  distantes  de  la  ligne  centrale  de  leur 
grosseur,  alors  le  mouvement  de  ce  corps  se  courbera  dans 
l'air  où  il  se  meut,  et  cette  courbure  aura  la  partie  concave 
du  côté  où  l'extrémité  du  corps  déjà  dit  est  plus  éloignée  de 
ladite  ligne  centrale.  » 

Un  corps  dissymétrique  qu'on  lance  en  l'air  ou  qu'on  fait 
rouler  sur  le  sol  a,  généralement,  une  trajectoire  courbe,  par 
suite  de  la  résistance  de  l'air  ou  du  frottement;  Léonard,  qui 
constate  le  fait,  semble  l'attribuer  à  une  influence  directe  de 
la  forme  du  corps  sur  Yimpeto  qui  se  varierait  par  suite  de  l'iné- 
galité de  cette  forme;  si  telle  est  sa  pensée,  elle  rappelle  celle 
que  Nicolas  de  Gués  émet  dans  son  De  ludo  globi  et  Ton  pour- 
rait croire  qu'elle  a  subi  l'influence  de  cette  dernière. 

i.  Léonard  de  Vinci,  loc.  cit.,  fol.  5o,  recto. 
2.  Léonard  de  Vinci,  Inc.  cit.,  fol.  35,  verso. 


220 


ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VTNCI 


FlG. 


Si  nous  doutions  que  ces  pensées  de  Léonard  aient  subi 
l'influence  du  dialogue  De  ludo  globi,  il  nous  suffirait,  pour  en 
acquérir  la  certitude,  de  tourner  le  feuillet  du  cahier  E  ;  tout 

aussitôt1,  en  effet,  nos  yeux  rencontre- 
raient un  dessin  (fig.  2)  qui  représente 
une  spirale;  un  hémisphère  touche  le 
sol  en  un  point  de  la  circonférence  qui 
circonscrit  sa  base  et  roule  le  long  de 
cette  spirale;  c'est  la  figure  même  du  jeu 
de  globe  que  Léonard  a  tracée  et  c'est  à 
ce  jeu,  décrit  par  Nicolas  de  Cues,  qu'il 
va  appliquer  ses  théories  dynamiques. 

Tout  à  côté  de  ce  dessin  s'en  trouve 
un  autre  (fig.  3)  qui  diffère  peu  du  pre- 
mier; le  mobile  n'a  plus  la  forme  d'un 
hémisphère,  mais  d'un  tronc  de  cône;  ce 
tronc  de  cône  se  meut  d'abord  en  ligne 
droite  suivant  une  trajectoire  AGF  le 
long  de  laquelle  Léonard  a  écrit  :  «  mouvement  simple  ;  »  cette 
trajectoire  prend  ensuite  la  figure 
d'une  spirale  F  B  G  qui  porte  ces 
mots  :  «  mouvement  composé;  » 
enfin,  le  tronc  de  cône  roule  de 
telle  sorte  que  le  sommet  du  cône 
dont  il  fait  partie  demeure  fixe;  le 
point  par  lequel  la  circonférence  de 
sa  grande  base  touche  le  sol  décrit 
alors  une  trajectoire  circulaire  G  D  E 
que  désignent  les  mots  :  «  mouve- 
ment simple.  » 

Cette  figure  est  accompagnée  d'ex- 
plications que  voici  : 

«De    /'impeto    composé.  —  On 
nomme  mouvement  composé  celui 

qui  participe  de  Yimpeto  du  moteur  et  de  Y  impeto  du  mobile, 
comme  est  le  mouvement  FBG,   qui  est  au  milieu  de  deux 


Fig.  3 


i.  Léonard  do  Vinci,  lac.  cit.,  fol.  35,  recto. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  22  1 

mouvements  simples.  L'un  de  ceux-ci  est  auprès  du  principe 
du  mouvement  et  l'autre  auprès  de  la  fin;  A  G  est  le  premier, 
CDE  celui  qui  est  près  de  la  fin.  Mais  le  premier  obéit  seu- 
lement au  moteur  et  le  dernier  est  seulement  de  la  figure  du 
mobile.  » 

«  De  /'impeto  décomposé .  — L'impelo  décomposé  accompagne 
le  mobile  avec  trois  natures  à'impeto.  Deux  d'entre  elles  nais- 
sent du  moteur  et  la  troisième  du  mobile;  mais  les  deux  du 
moteur,  c'est  le  mouvement  droit  du  moteur  mêlé  avec  le 
mouvement  courbe  du  mobile,  et  la  troisième  est  le  mouve- 
ment simple  du  mobile,  qui  tend  seul  à  se  tourner  avec  le 
milieu  de  sa  convexité  au  contact  du  plan  où  il  se  tourne 
et  pose.  » 

Léonard  avait  sûrement  l'intention  d'écrire  un  traité  de 
Yimpeto  composé  et  d'y  introduire  un  chapitre  sur  le  jeu  du 
globe;  aussi  le  fragment  que  nous  venons  de  reproduire  est-il 
immédiatement  suivi  de  notes1  où  l'on  reconnaît  une  sorte 
de  brouillon  du  chapitre  projeté  ;  Léonard  y  donne  la  défini- 
tion de  l'hélice  et  de  l'hémisphère;  il  y  trace  un  dessin  (fig.  U) 
où  l'on  voit  un  hémisphère 
qui  roule  en  touchant  le  sol 
par  un  point  de  sa  tranche, 
tandis  qu'un  autre  hémi- 
sphère, reposant  par  son  pôle, 
demeure  en  équilibre;  à  côté 
de  ce  dessin,  il  écrit  :  Fig.  4. 

«  Le  mouvement  de  l'hémi- 
sphère, commencé  sur  un  point  de  la  circonférence  de  son 
plus  grand  cercle,  finit  sur  le  point  milieu  de  cet  hémisphère; 
il  décrit  la  ligne  hélice.  On  le  prouve  par  la  seconde  de  Yimpeto 
»  composé  qui  dit  :  «  De  Yimpeto  composé  une  partie  sera  plus 
»  lente  que  l'autre  d'autant  qu'elle  sera  plus  courte.  »  Et  : 
«  Celle-là  sera  d'autant  plus  courte  qu'elle  est  plus  distante 
»  de  la  rectitude  du  mouvement  fait  par  son  moteur.  »  Donc 
le  mouvement  de  l'hémisphère  est  composé  d'un  mouvement 

1.  Léonard  de  Vinci,  loc.  cit.,  fol.  34,  verso. 


222  ETUDES  SUK  LEONARD  DE  VINCI 

de  beaucoup  de  révolutions  entières  et  d'un  mouvement  d'une 
demi -révolution.  » 

La  théorie  de  Vimpeto  composé,  empruntée  à  Léonard  par 
divers  mécaniciens  du  xvie  siècle,  a  joué  un  rôle  important 
dans  le  développement  de  la  Dynamique;  une  doctrine  d'Al- 
bert de  Saxe,  profondément  transformée,  lui  a  donné  nais- 
sance sans  que  l'influence  de  Nicolas  de  Cues  ait  aucunement 
contribué  à  la  suggérer;  mais  les  diverses  questions  de  Dyna- 
mique auxquelles  le  Cardinal  Allemand  avait  fait  allusion  dans 
ses  écrits  ont  fourni  au  Vinci  des  problèmes  auxquels  il  put 
appliquer  cette  théorie.  En  choisissant  le  curieux  jeu  de  globe 
comme  exemple  de  sa  doctrine  sur  le  mouvement  des  projec- 
tiles, Léonard  nous  a  formellement  témoigné  qu'il  connaissait 
les  œuvres  de  l'Évêque  de  Brixen;  si  les  indices  recueillis 
jusqu'ici  pouvaient  laisser  place  au  moindre  doute  touchant 
cette  connaissance,  cette  dernière  preuve  suffirait,  et  au  delà, 
à  le  dissiper. 

Nous  venons  de  voir  Léonard  de  Vinci  appliquer  à  des 
problèmes  de  Dynamique  posés  par  Nicolas  de  Cues  une 
théorie  que  l'influence  d'Albert  de  Saxe  lui  avait  suggérée; 
c'est  maintenant  l'influence  même  de  l'Évêque  de  Brixen  que 
nous  allons  voir  s'insinuer  dans  l'esprit  du  grand  peintre  où 
elle  engendrera  toute  une  Philosophie  de  la  Mécanique. 


XII 


La  Dynamique  de  Nicolas  de  Cues 

et   la  Dynamique  de   Léonard   de   Vinci  (Suite). 

La  théorie  métaphysique  du  mouvement. 

A  deux  reprises,  Nicolas  de  Cues,  voulant  expliquer  l'acte 
qui  crée  une  àme  dans  un  corps  jusque-là  sans  vie,  le  compare 
à  l'acte  qui  infuse  Yitnpetas  dans  une  masse  jusqu'alors  sans 
mouvement;  de  là  à  assimiler  Yimpelus  à  une  âme,  il  n'y  a 
qu'un  pas,  et  ce  pas,  les  lecteurs  de  Nicolas  de  Cues  devaient 
être  grandement  tentés  de  le  franchir. 


NICOLAS    DE    CLES    ET    LEONARD    DE    VLNC1  22Ô 

Kepler  Fa  franchi;  il  a  voulu  que  Yirnpetus  communiqué 
dès  le  commencement  par  le  Créateur  à  chacune  des  planètes 
se  transformât  d'abord  en  une  faculté  corporelle,  puis  en  une 
âme  immortelle.  Bien  avant  Kepler,  Léonard  de  Vinci  avait, 
sous  l'influence  des  écrits  de  Nicolas  de  Cues,  conçu  une 
semblable  doctrine;  il  avait  regardé  Yirnpetus  comme  un  être 
spirituel  tout  semblable  à  une  âme. 

Il  ne  s'était  pas  borné,  d'ailleurs,  à  indiquer  cette  assimi- 
lation; il  en  avait  fait  la  proposition  fondamentale  d'une  vaste 
doctrine  métaphysique  qui  embrassait  tous  les  effets  de  la 
force  et  du  mouvement. 

Les  notes  nombreuses  et  étendues  où  Léonard  expose  sa 
philosophie  de  la  Mécanique  ont,  parfois,  attiré  l'attention 
de  ceux  qu'intéresse  son  génie l  ;  ils  y  ont  trouvé  bien  des 
énigmes  qui  ont  exercé  leur  sagacité  sans  qu'ils  en  pussent 
donner  une  solution  pleinement  satisfaisante.  C'est  que  les 
pensées  que  le  grand  artiste  a  émises  à  ce  sujet  sont  un 
véritable  labyrinthe;  on  ne  peut  les  suivre  avec  ordre  si  l'on 
n'en  possède  le  fil  conducteur,  et  ce  fil  ne  se  peut  découvrir 
par  la  seule  lecture  de  ces  pensées  ;  il  les  faut  éclairer  et  expli- 
quer par  les  doctrines  qui  les  ont  suggérées,  par  la  Mécanique 
de  l'École  terminaliste  qui  en  a  bien  souvent  fourni  la  matière, 
et  surtout  par  la  Métaphysique  de  Nicolas  de  Cues  qui  leur  a 
imposé  sa  propre  forme. 

Aidé  par  la  connaissance  des  sources  auxquelles  Léonard  a 
puisé,  nous  allons  nous  efforcer  de  retracer,  autant  que  faire 
se  peut,  le  cours  qu'a  suivi  sa  Métaphysique  du  mouvement. 

Et  d'abord,  voyons  cette  Métaphysique  naître  de  la  lecture 
même  des  écrits  de  Nicolas  de  Cues. 

Dans  ses  curieux  dialogues  de  VIdiot,  Nicolas  de  Cues  a  com- 
paré la  vie  de  l'âme  dans  le  corps  à  la  persistance  du  mouve- 
ment sonore  dans  la  cloche;  en  son  De  ludo  globi,  en  son 
dialogue  De  Possest,  il  l'a  assimilée  à  l'existence  de  Yirnpetus 
dans  le  mobile  ;  entre  la  cause  qui  maintient  un  corps  sonore 
en  vibration  et  la  cause  qui  maintient  un  projectile  en  mouve- 

i.  Voir,  en  particulier,  Gabriel  Séailles.  Léonard  de  Vinci,  l'artiste  et  le  savant 
(i4ôa-i5ig);  essai  de  biographie  psychologique  ;  2*  édition,  Paris,  190G,  pp.  3i8-3ao. 


22Z|  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE.  VINCI 

ment,  il  y  a  là  une  assimilation  qui  n'a  point  échappé  au 
Vinci,  témoin  cette  page  du  Codice  Trivulzlo1  : 

«  De  la  violence. —  Je  dis  que  tout  corps  mû  ou  frappé  retient 
en  lui-même,  pendant  un  certain  temps,  la  nature  de  ce  mou- 
vement ou  de  cette  percussion  ;  il  la  retiendra  plus  ou  moins 
selon  que  la  puissance  ou  la  force  de  ce  mouvement  ou  de 
ce  coup  sera  plus  ou  moins  grande.  » 

«  Exemple.  —  Vois  combien  de  temps  une  cloche  qui  a  été 
frappée  retient  en  soi  la  rumeur  de  la  percussion.  » 

«  Vois  combien  de  temps  une  pierre  projetée  par  une  bom- 
barde conserve  la  nature  du  mouvement.  » 

a  Un  coup  donné  dans  un  corps  dense  produit  un  son  qui 
dure  plus  longtemps  que  s'il  était  donné  dans  un  corps  plus 
rare,  et  dans  ce  dernier  corps,  il  durera  davantage  que  dans 
un  corps  suspendu  et  subtil.  » 

a  L'œil  garde  quelque  temps  en  soi  les  images  des  corps 
lumineux.  » 

Aux  deux  exemples  donnés  par  Nicolas  de  Cues,  Léonard  en 
a  joint  ici  un  troisième  :  la  persistance  des  impressions  lumi- 
neuses; il  enjoint  un  quatrième  dans  cette  pensée1  que  nous 
lisons  au  cahier  A,  suite  naturelle  du  Codice  Trivulzlo  : 

«  Le  coup  donné  dans  la  cloche  laisse  après  lui  sa  ressem- 
blance imprimée  comme  le  Soleil  dans  l'œil  et  l'odeur  dans 
l'air;  mais  il  faut  voir  si  la  ressemblance  du  coup  demeure 
dans  la  cloche  ou  dans  l'air;  et  cela,  tu  l'apprendras  en 
posant,  après  ce  coup,  ton  oreille  à  la  surface  de  la  cloche.  » 

La  préoccupation  qui  dicte  cette  pensée  est  évidente.  Tous 
les  physiciens  sont  d'accord  pour  attribuer  le  mouvement  du 
projectile  à  une  certaine  ressemblance  persistante  du  mouve- 
ment du  moteur;  mais  pour  les  Péripatéticiens  et  pour  les 
Averroïstes,  cette  ressemblance  est  empreinte  dans  l'air  qui 
avoisine  le  mobile,  tandis  que  les  Terminalisles  en  font  un 
impelas  imprimé  dans  le  mobile  même;  l'analogie  du  mouve- 
ment d'un  projectile  avec  la  trépidation  sonore  d'une  cloche 
suggère  à  Léonard  un  moyen  de  résoudre  la  question. 

i.  Léonard  do  Vinci,  Codice  Trivulzio,  fol.  43,  recto  (81). 

2.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci;  ms.  A  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  as,  verso. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  220 

Il  la  résout  assurément  dans  le  sens  voulu  par  les  Termina- 
listes;  c'est  dans  le  projectile  même  qu'il  fait  résider  cette 
vertu  qu'il  nommera  plus  tard  impeto,  en  traduisant  littéra- 
lement le  mot  impetus  employé  par  l'École. 

Ce  nom  à1  impeto  est,  notamment,  celui  que  nous  rencon- 
trons au  cahier  que  Venturi  a  marqué  de  la  lettre  G  et  que 
conserve  la  Bibliothèque  de  l'Institut;  disons  quelques  mots 
de  ce  manuscrit. 

Le  recto  du  dernier  feuillet  de  la  couverture  porte  ces  mots  : 
«  i5io.  Au  jour  26  de  septembre,  Antoine  se  cassa  la  jambe; 
il  a  à  ne  pas  bouger  [\o  jours.  »  Au  verso  du  premier  feuillet  de 
la  même  couverture,  nous  lisons  :  «  Le  magnifique  Julien  de 
Medicis  s'en  alla  au  jour  9  de  janvier  i5i5,  à  l'aurore,  de 
Rome,  pour  aller  épouser  sa  femme  en  Savoie;  et  en  ce  jour 
nous  arriva  la  nouvelle  de  la  mort  du  roi  de  France.  » 

Le  cahier  G  a  donc  servi  à  plusieurs  reprises,  entre  i5io 
et  i5i5,  à  recueillir  les  réflexions  de  Léonard;  d'autres  cahiers 
se  couvraient  également  de  notes  durant  ces  mêmes  années; 
tel  le  cahier  E,  où  se  lisent  plusieurs  dates  relatives  à  l'an- 
née i5i4- 

Que  maint  feuillet  du  cahier  G  ait  été  rempli  à  peu  près  en 
même  temps  que  Léonard  couvrait  de  ses  pensées  les  pages 
du  cahier  E,  on  le  devinerait  à  la  similitude  des  sujets  traités 
comme  des  expressions  qui  servent  à  les  traiter.  On  pourrait 
prouver  ici  cette  similitude  par  une  infinité  de  rapproche- 
ments; un  seul  suffira. 

Nous  lisons  au  cahier  E l  : 

«  Définition  de  V impeto.  —  U  impeto  est  une  vertu  créée  par 
le  mouvement  et  transmise  par  le  moteur  au  mobile,  mobile 
qui  a  de  mouvement  ce  que  Y  impeto  a  de  vie.  » 

Au  cahier  G,  nous  trouvons  ces  réflexions2  : 

«  U impeto  est  impression  de  mouvement  transmise  par  le 
moteur  au  mobile.  » 


1.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  E  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  22,  recto. 

2.  Les   manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,   ms.  G  de  la   Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  73,  recto. 

p.  duhem.  i5 


22Ô  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

«  L'impeto  est  une  puissance  imprimée  par  le  moteur  dans 
le  mobile.  » 

«  Toute  impression  tend  à  la  permanence  ou  désire  la  per- 
manence. On  le  prouve  dans  l'impression  faite  par  le  soleil 
dans  l'œil  du  spectateur  et  dans  l'impression  du  son  fait  par 
le  marteau  qui  frappe  la  cloche.  » 

«  Toute  impression  désire  permanence,  comme  nous  montre 
la  ressemblance  du  mouvement  imprimée  dans  le  mobile.  » 

Ces  deux  citations  ne  nous  marquent  pas  seulement  la 
grande  analogie  que  l'on  peut  souvent  reconnaître  entre  les 
réflexions  du  cahier  E  et  celles  du  cahier  G;  elles  nous  per- 
mettent encore  de  rapprocher  ces  dernières  de  celles  que 
Léonard  consignait  au  Codice  Trivulzio  ou  au  cahier  A,  alors 
qu'il  écrivait  sous  l'influence  manifeste  d'Albert  de  Saxe  et 
de  Nicolas  de  Gués.  Cette  remarque  a  son  importance; 
nous  aurons  bientôt  occasion  de  nous  en  souvenir,  en  notre 
article  XIII. 

C'est  assez  tard,  semble- t-il,  que  Léonard  a  appelé  impeto  la 
vertu  que  les  scolas tiques  nommaient  impetus;  aux  cahiers  A 
et  B,  il  la  nomme  forza,  nom  auquel,  pour  prévenir  toute 
confusion  avec  notre  moderne  notion  de  force,  nous  garde- 
rons sa  forme  italienne. 

Léonard  va  donc  chercher  à  préciser,  en  de  nombreuses 
notes  du  cahier  A,  la  nature  métaphysique  de  cette  forza;  il 
y  reviendra  au  cahier  B  ;  c'est  à  ce  cahier  que  nous  emprun- 
terons une  première  définition I  : 

«  Quelle  chose  esl  la  forza.  —  Je  dis  que  la  forza  est  une  puis- 
sance spirituelle,  incorporelle,  invisible,  qui,  avec  une  courte 
vie,  se  cause  dans  ces  corps  qui,  par  une  accidentelle  violence, 
se  trouvent  hors  de  leur  être  et  repos  naturels.  J'ai  dit  spiri- 
tuelle, parce  que  dans  cette  forza  il  y  a  une  vie  active,  incor- 
porelle, et  je  dis  invisible,  parce  que  le  corps  où  elle  naît  ne 
croît  ni  en  poids  ni  en  forme;  de  peu  de  vie,  parce  que 
toujours  elle  désire  vaincre  sa  cause  et,  celle-là  vaincue,  se 
tue.  » 

i.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci  ;  ma.  B  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  63,  recto. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  227 

Cette  définition  se  trouvait  déjà,  sous  une  forme  plus  détaillée, 
au  cahier  A  i  : 

«  Ce  que  c'est  que  la  forza.  —  Je  dis  que  la  forza  est  une 
vertu  spirituelle,  une  puissance  invisible  qui,  au  moyen  d'une 
violence  accidentelle  extérieure,  est  causée  par  le  mouvement, 
introduite  et  infuse  dans  les  corps,  qui  se  trouvent  tirés  et 
détournés  de  leur  habitude  naturelle;  elle  leur  donne  une  vie 
active  d'une  merveilleuse  puissance,  elle  contraint  toutes  les 
choses  créées  à  changer  de  forme  et  de  place,  court  avec  furie 
à  sa  mort  désirée  et  va  se  diversifiant  suivant  les  causes.  La 
lenteur  la  fait  grande  et  la  vitesse  la  fait  faible;  elle  naît  par 
violence  et  meurt  par  liberté.  Et  plus  elle  est  grande,  plus  vite 
elle  se  consume.  Elle  chasse  avec  furie  ce  qui  s'oppose  à  sa 
destruction,  désire  vaincre  et  tuer  la  cause  de  ce  qui  lui  fait 
obstacle  et,  vainquant,  se  tue  elle-même.  Elle  devient  plus 
puissante  en  trouvant  de  plus  grands  obstacles.  Toute  chose  fuit 
volontiers  sa  mort.  Toute  chose  qui  est  contrainte  contraint 
elle-même.  Rien  ne  se  meut  sans  elle.  Le  corps  où  elle  naît 
ne  croît  ni  en  poids  ni  en  forme.  Aucun  mouvement  fait  par 
elle  n'est  durable.  Elle  croît  dans  les  fatigues  et  disparaît  par 
le  repos.  Le  corps  auquel  elle  est  imposée  n'a  plus  de  liberté.  » 

La  forza  est  donc  un  être  spirituel,  associé  au  mobile  comme 
l'âme  l'est  au  corps  dans  un  être  vivant;  elle  est  unie  à  ce 
mobile  comme  la  forme  l'est  à  la  matière,  comme  l'acte  l'est  à 
la  puissance.  L'acte  détermine  et  contraint  la  possibilité  indé- 
terminée; ainsi,  la  forza  supprime  la  liberté  du  corps  qui 
était,  jusque-là,  en  puissance  de  n'importe  quel  mouvement; 
elle  le  dirige;  elle  lui  impose  un  mouvement  déterminé. 

Cette  assimilation  de  Yimpeto  à  l'âme  est-elle,  comme  nous 
l'avons  dit,  suggérée  à  Léonard  par  la  lecture  des  écrits  de 
Nicolas  de  Cues?  Si  l'on  en  doutait,  il  suffirait,  pour  dissiper 
ce  doute,  de  rapprocher  les  deux  notes  que  nous  venons  de 
citer  de  ces  quelques  lignes  empruntées  à  Févêque  de  Brixen 2  : 

«Le  Cardinal. —  ...Cette  vertu    qu'on    nomme   l'âme    est 


î.  Les   manuscrits  de  Léonard  de  Vinci;  ms.  A  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut 
fol.  34,  verso. 

2.  Nicolai  de  Cusa  De  ludo  globi  liber  primus. 


2  28  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

circonscrite  en  un  certain  lieu,  de  telle  sorte  qu'elle  n'est  nulle 
part  ailleurs  qu'en  ce  lieu;  mais  elle  n'occupe  aucun  lieu,  car 
elle  est  esprit;  sa  présence  n'a  pas  pour  effet  d'écarter  l'air  qui 
entoure  le  corps;  elle  ne  prend  pas  un  certain  espace,  de  telle 
sorte  que  le  même  volume  contienne,  du  corps,  une  part 
moindre  que  par  le  passé.  » 

«  Jean.  —  Cette  comparaison  me  plaît  fort,  qui  assimile  le 
globe  au  corps  et  le  mouvement  du  globe  à  l'âme.  L'homme 
fabrique  le  globe;  il  crée  aussi  le  mouvement  qu'il  lui  imprime 
au  moyen  de  Y  impelas;  et  ce  mouvement,  comme  notre  âme 
même,  est  invisible,  indivisible;  il  n'occupe  aucun  lieu...  » 

La  forza  diffère  de  l'âme  en  un  point  essentiel;  l'âme  est 
immortelle  parce  que  naturelle  ;  la  forza  est  essentiellement 
périssable;  elle  tend  spontanément  à  sa  destruction;  en  effet, 
son  action  consiste  à  produire  le  mouvement  violent  et  la  forza 
s'épuise  par  cette  production  même  :  «  Le  mouvement  naît  de 
la  mort  de  la  forza l .  » 

«  Si  la  chose  qui  meut  une  autre  chose  est  la  forza2,  cette 
forza  accompagne  la  chose  mue  par  elle,  et  elle  la  meut  de 
telle  sorte  qu'elle  se  consume  elle-même.  » 

Si  la  forza  s'épuise  et  se  corrompt  par  son  acte  même,  c'est 
qu'elle  est  contraire  à  la  nature  ;  c'est  que  son  rôle  consiste 
à  lutter  contre  le  mouvement  naturel  alors  que,  nous  Talions 
voir,  elle  est  engendrée  par  ce  même  mouvement  naturel;  elle 
lutte  donc  contre  sa  propre  cause;  elle  est  donc  «  de  peu 
de  vie,  parce  que  toujours  elle  désire  vaincre  sa  cause  et, 
celle-là  vaincue,  se  tue.  » 

Wous  venons  de  parler  de  la  cause  de  la  forza;  comment 
la  forza  est-elle  engendrée?  «  Cette  forza  peut  naître  de  deux 
différents  mouvements3.  »  De  ces  deux  mouvements,  Léonard 
désigne  souvent  le  premier  par  le  nom  d'opulence  (divizia) 
et  le  second  par  le  nom  de  disetle  (careslla).  Voici  comment 
ils  sont  caractérisés 4  : 

«  Et  d'abord  la  forza  peut  venir  par  l'accroissement  subit 

i.  Léonard  de  Vinci,  loc.  cit.,  fol.  3/j,  verso, 
a.  Léonard  de  Vinci,  loc.  cit.,  fol.  ai,  verso. 
3.  Léonard  de  Vinci,  loc.  cit.,  fol.  34,  verso. 
h.   Léonard  de  Vinci,  ibid. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  229 

d'un  corps  rare  dans  un  corps  dense,  comme  la  multiplication 
du  feu  dans  la  bombarde.  Ce  feu,  ne  se  trouvant  pas  dans  un 
vide  qui  reçoive  son  accroissement,  court  avec  furie  dans 
un  lieu  plus  ample,  en  expulsant  tout  ce  qui  s'oppose  à  son 
désir...  » 

«  En  second  lieu,  vient  ce  qui  se  crée  dans  les  corps  plies 
et  tordus  contre  leur  nature,  comme  l'arbalète  ou  autres 
machines  semblables,  qui  ne  se  laissent  pas  volontiers  ployer 
et  qui,  quand  elles  sont  chargées,  désirent  se  redresser  et 
expulsent  avec  fureur,  aussitôt  que  la  liberté  de  le  faire  leur 
est  donnée,  la  chose  qui  s'opposait  à  leur  course.  » 

A  ces  deux  manières  d'engendrer  la  forza,  il  conviendrait 
d'en  joindre  une  troisième  :  «  Souvent  la  forza1  engendre  elle- 
même,  moyennant  le  mouvement,  une  nouvelle  forza.  » 

C'est  ce  qui  arrive  dans  le  choc,  par  exemple  :  «  Si  la  chose 
frappée  est  semblable  à  celle  qui  frappe  2,  elle  en  reçoit  coup, 
poids  [c'est-à-dire  gravité  accidentelle,  forza]  et  mouvement; 
elle  s'enfuit  de  sa  place  en  y  laissant  celle  qui  l'a  frappée 
privée  en  tout  de  toute  sa  puissance.  » 

La  forza  peut  donc  naître  ainsi  dans  un  choc,  qui  n'est  lui- 
même  que  la  destruction  du  mouvement  violent  produit  par 
une  autre  forza  :  «  Le  coup3  est  le  terme  du  mouvement  causé 
par  la  forza  et  opéré  par  des  corps  sur  des  objets  résistants.  » 
«  Le  coup  h  naît  dans  la  mort  du  mouvement  et  le  mouvement 
naît  de  la  mort  de  la  forza.  » 

De  quelque  manière  que  naisse  la  forza,  elle  est  engendrée 
par  un  mouvement  :  «  La  forza**  est  causée  par  le  mouvement 
et  infuse  dans  le  corps  pesant;  et  pareillement  le  coup  est 
causé  par  le  mouvement  infus  dans  le  corps  pesant.  —  ha  forza 
est  cause  du  mouvement  et  le  mouvement  est  cause  de  la 
forza.  Le  mouvement  infuse  la  forza  et  le  coup  dans  le  poids, 
moyennant  l'objet.  » 

Parmi  ces  mouvements  qui  engendrent  la  forza,  considérons 

1.  Léonard  de  Vinci,  loc.  cit.,  fol.  34,  verso. 

2.  Léonard  de  Vinci,  loc.  cit.,  fol.  27,  recto. 

3.  Léonard  de  Vinci,  ibid. 

4.  Léonard  de  Vinci,  loc.  cit.,  fol.  34,  verso. 

5.  Léonard  de  Vinci,  ibid. 


23o  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

particulièrement  le  second,  celui  que  Léonard  nomme  le  mou- 
vement de  disette. 

Ce  mouvement  est  celui  d'un  corps  qui,  placé  par  contrainte 
dans  un  état  opposé  à  sa  nature,  et  redevenu  libre,  retourne 
à  cette  nature;  c'est  le  mouvement  que  les  Péripatéticiens 
nomment  naturel;  pour  Nicolas  de  Gués,  répétant  l'enseigne- 
ment d'Aristote  et  de  toute  l'École,  ce  mouvement  fait  passer 
la  matière  de  la  forme  imparfaite  qui  lui  avait  été  artificielle- 
ment imposée  aune  forme  plus  parfaite;  «la  matière,  »  disait 
Nicolas  de  Cues1,  «  étant  apte  à  recevoir  cette  forme,  éprouve 
une  sorte  d'appétit  à  l'acquérir,  de  même  que  ce  qui  est  mau- 
vais désire  ce  qui  est  bon,  que  ce  qui  est  privé  d'une  chose  à 
laquelle  il  est  accoutumé  souhaite  cette  chose.  »  Le  mouve- 
ment naturel  est  bien  le  mouvement  de  disette  dont  parle 
le  Vinci. 

Le  type  de  ces  mouvements  naturels  est  la  chute  d'un  poids. 
Selon  Aristote,  le  poids,  tiré  hors  du  lieu  naturel  où  sa  forme 
atteint  sa  perfection,  tend  à  retourner  à  ce  lieu.  Selon  les 
Pythagoriciens,  auxquels  Aristote  oppose  sa  doctrine,  le  grave 
terrestre,  détaché  de  l'astre  auquel  il  appartient,  tend  à  revenir 
à  son  tout  et  à  en  reconstituer  l'intégrité.  C'est  à  cette  dernière 
doctrine  que  Léonard  semble  parfois  donner  la  préférence  : 
«  Toute  partie,  »  dit-il2,  «  a  une  tendance  à  se  réunir  à  son 
tout  pour  échapper  à  son  imperfection.  »  En  tout  cas,  le  mou- 
vement naturel  causé  par  le  poids  s'oppose  au  mouvement 
violent  engendré  par  l&forza. 

Cette  opposition,  Léonard  la  marque  avec  netteté  dans  ce 
fragment3,  dont  toutes  les  propositions  trouvent  leur  expli- 
cation dans  les  remarques  précédentes  : 

«  Tout  poids  désire  descendre  au  centre  par  la  voie  la  plus 
courte;  et  où  il  y  a  plus  de  pesanteur,  il  y  a  un  plus  grand 
désir,  et  la  chose  qui  pèse  le  plus,  laissée  libre,  tombe  le  plus 
vite...    Mais    le   poids  passe    par  nature  dans   tout  son   sup- 


i.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  liber  II,  cap.  X. 

2.  Léonard  de  Vinci,  Codice  Atlantico,  fol.  69,  recto. 

3.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  A  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  35,  recto. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  23 1 

port;  et  ainsi,  pénétrant  de  support  en  support,  il  pèse  et 
alourdit  en  passant  de  corps  en  corps  jusqu'à  ce  qu'il  satis- 
fasse son  désir.  La  nécessité  l'attire  et  l'opulence  le  chasse. 
Il  est  tout  dans  toute  son  opposition  perpendiculaire  et  tout 
dans  chacun  de  ses  degrés...  Dans  son  office  de  presser  et 
alourdir,  il  est  semblable  à  la  forza.  Le  poids  est  vaincu  par 
la  forza  comme  la  forza  par  le  poids.  On  peut  voir  le  poids 
sans  la  forza,  mais  on  ne  voit  pas  la  forza  sans  le  poids.  Si  le 
poids  n'a  pas  de  voisin,  il  en  cherche  un  avec  furie;  la  forza 
le  chasse  avec  furie.  Si  le  poids  désire  une  position  immuable, 
la  forza  la  fuit  volontiers.  Si  le  poids  désire  la  stabilité  et  si  la 
forza  est  toujours  en  désir  de  fuite,  le  poids  est  par  lui-même 
sans  fatigue,  tandis  que  la  forza  n'en  est  jamais  exempte.  Plus 
le  poids  tombe,  et  plus  il  augmente,  et  plus  la  forza  tombe, 
plus  elle  diminue.  Si  l'un  est  éternel,  l'autre  est  mortelle.  Le 
poids  est  naturel  et  la  forza  accidentelle.  Le  poids  désire  stabi- 
lité, et  puis  immobilité;  la  forza  désire  fuite  et  mort  d'elle- 
même.  Le  poids,  la  forza  et  le  coup  se  ressemblent  entre  eux 
dans  la  pression  qu'ils  exercent.  » 

Au  peu  de  durée  de  la  forza,  Léonard  se  plaît  à  opposer 
l'éternité  du  poids  ;  au  premier  abord,  il  semble  que  le  poids, 
lui  aussi,  n'ait  qu'une  existence  éphémère;  le  grave,  tiré  hors 
de  son  lieu  naturel  et  abandonné  à  lui-même,  tombe;  mais  sa 
chute  s'arrête  bientôt,  car  il  rencontre  le  sol  ou  un  support; 
que  l'on  ne  croie  pas,  cependant,  que  le  poids  de  ce  grave  a 
été  détruit  au  moment  où  le  mouvement  s'est  arrêté;  le  poids 
demeure  indestructible,  mais  ne  pouvant  plus  produire  de 
mouvement,  il  produit  une  pression  sur  les  obstacles  qui  le 
supportent  et  s'opposent  à  ce  mouvement.  Tel  est  l'enseigne- 
ment formel  d'Albert  de  Saxe1.  Cet  enseignement,  Léonard  le 
médite  sans  cesse,  en  ce  cahier  A  où  il  fonde  la  théorie  de  la 
résistance  des  matériaux;  et,  en  même  temps,  il  en  mêle 
l'idée  essentielle  avec  d'autres  idées  empruntées  à  Nicolas  de 
Gués,  afin  d'en  composer  sa  Métaphysique  du  mouvement. 


i.  Alberti  de  Saxonia  Quœstiones  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo;  libri  I  quaestio  X  et 
libri  III  quaestio  III.  Cf.  :  Albert  de  Saxe  et  Léonard  de  Vinci,  II  (Études  sur  Léonard  de 
Vinci,  première  série,  p.  16). 


233  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

Nous  la  retrouvons,  cette  idée,  dans  le  passage  suivant1  : 

g  Le  poids  presse  toujours  son  soutien  ;  il  pénètre  et  passe, 
par  nature,  des  supports  à  leurs  bases;  il  est  tout  dans  tout  le 
support,  tout  dans  toute  la  base  de  ce  support,  et  tout  dans 
tout  le  soutien  de  la  base;  il  pénètre  de  support  en  support 
jusqu'au  centre  du  Monde.  » 

«  Le  poids  presse  toujours  son  soutien;  la  forza  vient  à  man- 
quer dans  le  corps  même  où  elle  naît;  le  mouvement  s'affaiblit 
et  se  consume  dans  sa  course;  le  coup  meurt  aussitôt  qu'il 
naît.  » 

A  l'éternité  du  poids  s'oppose  la  durée  éphémère  de  la  forza; 
mais  la  forza  n'est  pas  la  seule  puissance  mortelle;  le  mouve- 
ment violent  qu'elle  engendre  est,  lui  aussi,  de  courte  durée; 
et  de  durée  plus  courte  encore  est  le  choc,  que  produit  le 
mouvement  violent.  En  revanche,  si  chacune  de  ces  puissances 
est  de  plus  courte  vie  que  celle  dont  elle  dérive,  elle  est  aussi 
de  plus  énergique  violence. 

Cette  gradation  des  diverses  puissances  est  une  des  pensées 
auxquelles  Léonard  revient  le  plus  volontiers  : 

«  La  violence,  »  dit-il2,  «  se  compose  de  quatre  choses, 
c'est-à-dire  de  poids,  forza,  mouvement  et  coup.  Et  quelques- 
uns  disent  que  la  forza  est  composée  de  trois  puissances, 
c'est-à-dire  forza,  mouvement  et  coup.  Et  celle  qui  est  la  plus 
puissante  est  celle  qui  a  le  moins  de  vie,  c'est-à-dire  le  coup; 
la  seconde  est  la  forza;  la  troisième  pour  la  faiblesse  serait 
le  mouvement3;  et  si  l'on  acceptait  le  poids  dans  ce  compte, 
il  est  plus  faible  et  plus  éternel  qu'aucune  des  autres  sus- 
dites. » 

uLe  coup4  est  le  terme  du  mouvement  rapide,  causé  par  la 
forza  et  engendré  par  les  corps  sur  les  objets  résistants;  de  lui 
dérivent  les  sons,  de  lui  les  ruptures,  et  aucune  chose  n'est 
de   plus   prompte   action  ni  de  plus  grande   puissance  ;   ses 


i.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  A.  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  35,  verso. 

2.  Léonard  de  vinci,  loc.  cit.,  fol.  35,  recto. 

3.  Léonard  intervertit  ici,  sans  doute  par  lapsus,  Tordre  qu'en  toutes  ses  autres 
notes  il  attribue  à  la  forza  et  au  mouvement. 

4.  Léonard  de  Vinci,  loc.  cit.,  fol.  27,  verso. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LÉONARD    DE   VINCI  233 

résultats  sont  d'extrême  rapidité  et  pénétration  en  toutes  sortes 
d'objets  résistants.  » 

En  même  temps  qu'il  suit  cette  transformation  du  poids  en 
forza,  de  la  forza  en  mouvement,  puis  en  coup,  Léonard  est 
continuellement  hanté  par  la  pensée  de  quelque  chose  qui 
persiste  au  travers  de  ces  changements  successifs,  d'une 
équivalence  qui  s'établit  entre  ces  puissances  nées  les  unes 
des  autres;  une  puissance  dont  l'action  est  faible,  mais  de 
longue  durée,  peut  en  engendrer  une  autre  qui  opère  très 
énergiquement,  pendant  un  temps  très  court. 

Cette  pensée,  aperception  confuse  de  la  grande  loi  qui  sera 
le  principe  de  la  conservation  de  l'énergie,  se  marque  nette- 
ment dans  les  fragments  que  nous  venons  de  citer.  Nous  la 
retrouvons  dans  les  notes  que  nous  allons  reproduire;  elle  y 
est  reliée  à  ce  principe  qui  germe  déjà  dans  les  Questions 
mécaniques  dWristote,  qui  se  développe  dans  les  écrits  de 
Gharistion  et  de  Héron  d'Alexandrie,  pour  s'affirmer  un  jour 
dans  la  Mécanique  de  Galilée  :  Ce  que  l'on  gagne  en  puis- 
sance à  l'aide  d'une  machine,  on  le  perd  en  temps,  et  inver- 
sement. 

«  Forza  et  mouvement1. —  Si  une  roue  est  mue  à  un  moment 
par  une  quantité  d'eau  et  que  cette  eau  ne  puisse  augmenter 
ni  par  courant,  ni  par  quantité,  ni  par  une  plus  grande  chute, 
l'office  de  cette  eau  est  terminé.  C'est  à  dire  que  si  une  roue 
meut  une  machine,  il  est  impossible  que  sans  y  employer  une 
fois  plus  de  temps,  elle  en  meuve  deux;  donc  qu'elle  fasse 
autant  de  besogne  en  une  heure  que  deux  autres  machines 
avec  une  seconde  heure;  ainsi  la  même  roue  peut  faire 
tourner  un  nombre  infini  de  machines,  mais  avec  un  très 
long  temps,  elles  ne  feront  pas  plus  de  besogne  que  la  pre- 
mière machine  en  une  heure.  » 

«  Mouvement  et  forza.  —  Une  cause  [puissante  et]  lente  pro- 
duit un  mouvement  rapide  et  faible  ;  une  cause  rapide  et  faible 
produit  un  mouvement  lent  et  fort.  » 

((  De  la  disposition  de  la  force  pour  bien  tirer  et  pousser2.  — 

i.  Léonard  de  Vinci,  loc.  cit.,  fol.  3o,  recto. 
2.  Léonard  de  Vinci,  loc.  cit.,  fol.  35,  verso. 


234  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

Plus  la  force  s'étend  de  roue  en  roue,  de  levier  en  levier,  de 
vis  en  vis,  plus  elle  est  puissante  et  lente.  » 

«  Si  deux  forces  sont  produites  par  un  même  mouvement 
et  par  une  même  forza,  celle  qui  consommera  le  plus  de  temps 
aura  plus  de  puissance  qu'aucune  autre.  Et  une  force  sera  plus 
faible  qu'une  autre  d'autant  que  le  temps  de  l'une  entre  dans 
celui  de  l'autre.  » 

«  On  peut  voir  le  poids  sans  la  forza,  »  a  dit  le  Vinci1,  «  mais 
on  ne  voit  pas  la  forza  sans  le  poids.  »  On  pourrait  entendre 
ainsi  cette  pensée  :  La  forza  ne  peut  exister  qu'infuse  dans  une 
masse  pesante;  la  masse  pesante  subsiste  lors  même  qu'elle 
est  dénuée  de  forza.  On  n'en  tiendrait  pas,  croyons -nous,  le 
véritable  sens.  Ce  sens  nous  paraît  être  celui-ci  :  Toute  forza 
naît  d'un  mouvement  naturel  engendré  par  le  poids. 

Tout  d'abord,  cette  affirmation  surprend  :  Le  mouvement 
naturel  de  l'arc  de  l'arbalète  qui  revient  à  sa  tension  normale  et, 
ce  faisant,  infuse  la  forza  dans  la  flèche,  n'est  pas  identique  à  la 
chute  d'un  poids.  Mais  à  y  regarder  d'un  peu  plus  près,  c'est 
encore  la  chute  d'un  poids  que  nous  trouvons  à  l'origine  de  la 
forza  qui  anime  la  flèche;  pour  mettre  l'arc  dans  un  état  hors 
nature,  il  a  fallu  lui  communiquer  un  mouvement  violent,  lui 
infuser  une  forza,  antérieure  à  celle  qui  entraînera  le  projectile, 
et  mère  de  celle-ci;  et  cette  première  forza  a  été  engendrée  par 
le  mouvement  naturel  du  poids  qui  a  servi  à  bander  l'arbalète  : 

«  Autant2  tu  emploieras  de  forza  à  la  préparation  de  ton 
arbalète,  autant  il  en  fuira  lorsque  l'arbalète  reviendra  à  sa 
liberté,  et  autant  il  s'en  suivra  dans  la  chose  mue  par  elle... 
En  d'autres  termes  :  Avec  autant  de  forza  tu  auras  préparé  ton 
arbalète,  avec  autant  s'élancera  la  flèche  lancée  par  elle... 
Autant  de  poids  naturel  tu  auras  simplement  employé  à 
charger,  avec  son  mouvement  naturel,  à  toute  sa  libre  puis- 
sance, ton  arbalète,  autant  de  poids  accidentel3  s'infusera 
clans  la  flèche  qui  s'enfuit  de  cette  arbalète.  » 

i.  Léonard  de  Vinci,  loc.  cit.,  fol.  35,  recto. 

2.  Léonard  de  Vinci,  loc.  cit.,  fol.  3o,  recto. 

3.  Rappelons  que  Léonard,  comme  tous  ses  contemporains,  désigne  par  poids 
accidentel  la  même  chose  que  ce  qu'il  nomme  impeto  ou  forza.  —  Cf.  Léonard  de  Vinci 
cl  Bernardino  Baldi,  IV  (Éludes  sur  Léonard  de  Vinci,  première  série,  p.  n4). 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  1 35 

La  forza  donc,  et  le  mouvement  violent  qu'elle  engendre,  et 
le  coup  en  lequel  s'épuise  ce  mouvement  violent  ne  sont,  en 
dernière  analyse,  que  les  transformations  successives  du  mou- 
vement naturel  du  poids  : 

«Le  poids  »,  qui  éternellement  opère  dans  la  pression  qu'il 
exerce,  est  de  moindre  puissance  que  les  trois  autres  passions 
qui  sont  encore  lui  fche  sono  lui),  c'est-à-dire  la  forza,  le  mou- 
vement et  le  coup.  La  seconde  chose,  de  seconde  permanence, 
est  la  forza,  plus  puissante  que  le  poids,  et  son  office  dure 
moins.  La  troisième  permanence  est  le  mouvement,  qui  est  de 
plus  grande  puissance  que  la  forza  et  est  dérivé  par  généra- 
tion (degieneralo)  de  cette  même  forza.  La  quatrième  chose,  de 
moindre  permanence,  est  le  coup,  lequel  est  fils  du  mouve- 
ment et  petit-fils  de  la  forza;  et  tous  naissent  du  poids.» 

Sous  ces  énoncés  que  l'imagination  de  l'artiste  revêt  d'une 
forme  poétique,  mais  qui  n'ont  pu  atteindre  encore  la  précision 
du  langage  mathématique,  n'entrevoit- on  pas,  selon  une 
remarque  déjà  faite,  la  première  ébauche  de  ce  qui  sera  le 
principe  de  la  conservation  de  l'énergie  ? 

Si  grandioses  et  si  féconds  qu'ils  nous  paraissent,  ces  énoncés 
n'épuisent  pas  encore  la  richesse  des  pensées  de  Léonard. 

a  La  gravité  2,  la  forza,  le  mouvement  et  le  coup  sont  les 
quatre  puissances  en  lesquelles  toutes  les  œuvres  visibles  des 
mortels  trouvent  leur  existence  et  leur  mort.  »  De  ces  quatre 
puissances,  le  poids,  par  son  mouvement  naturel,  engendre  les 
trois  autres.  N'y  a-t-il  pas  lieu  de  remonter  plus  haut  encore 
et  de  chercher  comment  le  poids  lui  même  est  engendré? 

Un  grave,  selon  l'enseignement  d'Albert  de  Saxe3,  n'a  pas 
de  pesanteur  actuelle  lorsqu'il  se  trouve  en  son  lieu  naturel  ; 
pour  qu'il  acquière  une  pesanteur  actuelle,  capable  de  se 
manifester  par  sa  chute,  s'il  est  libre,  ou  par  la  pression  qu'il 
exerce  sur  son  support,  s'il  est  empêché,  il  faut  qu'il  ait  été  tiré 


i.  Léonard  de  Vinci,  loc.  cit.,  fol.  35,  verso. 

2.  Léonard  de  Vinci,  vas.  IP  de  la  Forster  Library,  South  Kensington  Muséum,  Lon- 
dres, fol.  43,  recto.  —  J.  P.  Richter,  Op.  cit.,  t.  il,  §  1137.  —  G.  Séailles,  Op.  cit., 
p.  3i9. 

3.  Albert  de  Saxe  et  Léonard  de  Vinci,  II  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  première  série, 
p.    16). 


236  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

hors  de  son  lieu  naturel,  il  faut  qu'il  ait  subi  une  violence; 
le  mouvement  naturel  a  donc  pour  antécédent  nécessaire  le 
mouvement  violent. 

Léonard  fait  sienne  cette  doctrine  :  «  Le  mouvement  naturel,  » 
dit-il  i,  «a  d'abord  été  accidentel;  ainsi  la  pierre  qui  tombe 
a  d'abord  été  portée  ou  jetée  en  haut;  on  l'a  appelé  accidentel 
quand  il  montait  et  naturel  quand  il  descendait.  » 

Si  donc  toute  forza  provient  d'un  mouvement  naturel  déter- 
miné par  une  pesanteur  actuelle,  toute  pesanteur  actuelle,  à  son 
tour,  présuppose  un  mouvement  violent  produit  par  une  forza. 
Où  placerons-nous,  dès  lors,  l'origine  de  toute  puissance  méca- 
nique? Où  prendrons -nous  un  point  de  départ  en  cette  chaîne 
où  toute  forza  dérive  d'une  pesanteur  actuelle  et  où  toute 
pesanteur  actuelle  dérive  d'une  forza?  La  série  des  actions 
motrices  ne  peut  sans  absurdité  être  prolongée  à  l'infini.  Il  faut, 
de  toute  nécessité,  que  nous  posions  un  premier  mouvement 
naturel,  engendré  par  une  première  pesanteur  actuelle,  et 
à  l'origine  de  cette  première  pesanteur  actuelle,  un  premier 
mouvement  violent,  dû  à  une  première  forza.  Cette  forza 
elle-même  n'a  pu  naître  que  d'un  mouvement  matériel; 
mais  ce  mouvement  premier,  d'où  provient-il  lui-même?  Il 
n'est  pas  spontané,  car  «  aucune  chose  insensible  ne  pourra 
se  mouvoir  par  elle-même  »2.  Il  ne  peut  provenir  ni  de  pesan- 
teur ni  de  forza;  et  cependant  la  pesanteur  et  la  forza  sont  les 
deux  seuls  moteurs  qui  se  trouvent  en  la  matière  inanimée  : 
«  Aucune  chose  sans  vie3  ne  peut  pousser  ou  tirer  sans  accom- 
pagner la  chose  poussée;  ces  moteurs  ne  peuvent  être  que 
forza  ou  pesanteur.  »  Il  faut  donc  que  ce  premier  mouvement 
physique  ait  été  produit,  sans  pesanteur  m  forza,  en  un  corps 
vivant;  il  faut  qu'il  ait  été  produit  par  la  détermination  d'une 
volonté,  c'est-à-dire  par  un  mouvement  purement  intellectuel. 
La  première  pesanteur  actuelle  est  celle  d'une  pierre  qui  avait 
été  jetée  en  haut,  la  première  forza  celle  qui  a  enlevé  celte 


i.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  A  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  3i,  recto. 

2.  Léonard  de  Vinci,  loc.  cit.,  fol.  22;  verso. 

3.  Léonard  de  Vinci,  loc.  cit.,  fol.  21,  verso. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  2$*] 

pierre  hors  de  sa  nature  ;  le  mouvement  physique  qui  a  infusé 
cette  forza  dans  la  pierre  était  le  mouvement  d'une  main,  et 
cette  main  était  mue  par  la  volonté  d'un  homme  :  «  La  forza  l 
est  engendrée  par  la  disette  ou  par  l'opulence;  elle  est  fille  du 
mouvement  matériel,  petite -fille  du  mouvement  spirituel  et 
mère  et  origine  du  poids.  » 

De  même  que  la  forza,  puissance  spirituelle  de  peu  de  durée, 
sorte  d'âme  mortelle,  peut  être  engendrée  par  une  autre  forza, 
grâce  à  l'intermédiaire  du  mouvement  violent  que  celle-ci  a 
produit;  de  même,  la  première  forza  qu'il  nous  faut  mettre 
à  l'origine  de  tout  mouvement  physique  naît  d'une  âme 
immortelle  par  l'intermédiaire  du  mouvement  volontaire  d'un 
corps  vivant. 

Cette  doctrine  inspire  la  pensée  suivante  2;  la  première  partie 
de  cette  pensée  reproduit  presque  textuellement  un  passage 
que  Léonard  a  déjà  écrit  ailleurs  et  que  nous  avons  cité  il  y 
a  un  instant  : 

«  La.  forza,  le  mouvement  matériel,  le  poids  et  la  percussion 
sont  les  quatre  puissances  accidentelles  par  lesquelles  toutes 
les  œuvres  des  mortels  ont  leur  existence  et  leur  mort.  » 

«  La  forza  tire  son  origine  du  mouvement  spirituel  ;  ce 
mouvement  spirituel,  coulant  par  les  membres  des  animaux 
sensibles,  gonfle  leurs  muscles;  ces  muscles,  en  se  gonflant, 
se  raccourcissent  et  tirent  les  tendons  auxquels  ils  sont  joints, 
et  de  ces  tendons,  la  forza  est  causée  au  sein  des  membres 
humains.  » 

Par  cette  conclusion,  l'analyse  philosophique  du  mouve- 
ment, si  profondément  poussée  par  Léonard  de  Vinci,  retrouve 
l'un  des  principes  fondamentaux  de  la  Métaphysique  de 
Nicolas  de  Gués  :  tout  mouvement  procède  de  l'esprit.  La  voie 
même  par  laquelle  elle  est  ramenée  à  ce  principe  lui  a  été 
tracée  par  l'Évêque  de  Brixen  : 

«  Un  grand  nombre  d'objets,  »  disait  celui-ci3,  «  participent 

i.  Léonard  de  Vinci,  ms.Arundel  260  de  la  Bibliothèque  du  British  Muséum,  fol.  i5i  , 
recto.  —  J.  P.  Richter,  Op.  cit.,  t.  II,  S  85g.  —  G.  Séailles,  Op.  cit.,  p.  320. 

2.  Léonard  de  Vinci,  ms.Arundel  2<}3  de  la  Bibliothèque  du  British  Muséum,  fol.  i5i,a. 
—  J.  P.  Richter,  Op.  cit.,  t.  II,  §  85g. 

3.  Nicolai  de  Cusa  De  ludo  globi  liber  primus. 


238  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE   VINCI 

au  mouvement  et  se  meuvent  ensuite  par  l'effet  de  leur  partici- 
pation à  ce  mouvement;  il  faut  donc,  en  remontant,  parvenir 
à  une  chose  qui  se  meuve  d'elle-même;  il  faut  que  cette  chose 
se  meuve  non  par  accident  et  par  participation  au  mouvement, 
mais  par  son  essence  même  ;  cette  chose  est  l'âme  intellectuelle, 
car  l'intellect  se  meut  lui-même...  Le  mouvement  auquel  nous 
donnons  le  nom  d'âme  est  créé  en  même  temps  que  le  corps  ; 
il  n'est  pas  imprimé  dans  le  corps  par  un  autre  mouvement, 
comme  celui  qui  anime  le  globe  ;  il  se  meut  lui-même  et  il  est 
adjoint  au  corps  de  telle  sorte  qu'il  en  puisse  être  séparé;  il  est 
donc  substance.  » 

La  philosophie  de  la  Mécanique  ébauchée  par  Léonard  est 
donc  une  émanation  de  la  Métaphysique  de  Nicolas  de  Cues. 


XIII 


La  Méganique  de  Nicolas  de  Cues  et  la  Mécanique 

de  Léonard   de  Vinci. 

L'hygromètre,  le  sulcomètre  et  le  mouvement  de  la  Terre. 

L'un  des  plus  curieux  ouvrages  de  Nicolas  de  Cues  est  formé 
par  l'ensemble  des  quatre  dialogues  de  l'Idiot;  les  trois  pre- 
miers de  ces  dialogues  sont  consacrés  à  une  exposition  de  la 
philosophie  et  de  la  théologie  du  Cardinal  Allemand;  le  der- 
nier, au  contraire,  est  purement  scientifique  ;  intitulé  De  staticis 
experimentis,  il  a  pour  principal  objet  de  décrire  les  multiples 
applications  de  la  balance  ;  d'une  lecture  aisée  même  pour 
ceux  qu'épouvantent  les  profondeurs  de  la  Métaphysique,  ce 
dialogue  a  joui,  semble-t-il,  d'une  grande  vogue;  maintes  fois, 
il  a  été  imprimé  séparément  et  sa  plus  ancienne  édition  remonte 
à  1/176. 

Léonard  de  Vinci,  si  curieux  de  tout  ce  qui  touche  à  la 
Mécanique,  si  constamment  préoccupé  des  théories  de  la 
Statique,  a  dû  prêter  à  la  lecture  de  cet  écrit  une  attention  toute 
particulière;  nous  allons  rechercher  et  analyser  les  idées  que 
cette  lecture  lui  a  suggérées. 


NICOLAS    DE    GUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  2^ 

L'une  des  pensées  les  plus  ingénieuses  qui  se  rencontrent 
au  dialogue  De  slaticis  experimentis  concerne  la  fabrication  d'un 
hygromètre  à  poids;  voici  en  quels  termes  l'Idiot  décrit  cet 
hygromètre  : 

«  En  un  plateau  d'une  grande  balance,  que  l'on  mette  un 
monceau  de  laine  bien  sèche  ;  en  l'autre  plateau,  que  l'on 
mette  des  pierres,  jusqu'à  ce  que  l'équilibre  se  trouve  établi 
au  sein  d'un  air  tempéré  ;  si  l'air  devient  plus  humide,  on 
observera  que  le  poids  de  la  laine  augmente;  on  verra,  au 
contraire,  que  ce  poids  diminue  si  l'air  tend  à  la  sécheresse. 
Ces  différences  de  poids  permettraient  de  peser  l'air  et  de 
former  des  conjectures  vraisemblables  au  sujet  des  change- 
ments de  temps.  » 

Léonard  de  Vinci  a  proposé  l'emploi  d'un  hygromètre  ana- 
logue à  celui  que  Nicolas  de  Gués  a  imaginé.  Un  fléau  de 
balance  se  meut  sur  un  cercle  divisé  qui  permet  d'en  appré- 
cier l'inclinaison  ;  à  l'une  des  extrémités  de  ce  fléau  pend  une 
éponge  dont  le  poids  varie  avec  l'humidité  de  l'air;  à  l'autre 
extrémité  est  attaché  un  contrepoids. 

De  cet  instrument,  Léonard  nous  a  laissé  deux  croquis  à 
peu  près  semblables1.  L'un  de  ces  croquis  (fig.  5)  se  trouve 
parmi  des  dessins  conservés 
au  Musée  du  Louvre;  le  mot 
«  éponge  »  y  est  écrit  au- 
dessous  du  corps  hygromé- 
trique; il  est  accompagné 
de  cette  légende,  qui  est  la 
traduction  presque  textuelle 
de  la  dernière  phrase  de 
l'Idiot  :  «  Moyen  de  peser 
l'air  et  de  savoir  quand  le 
temps  changera.  »  Fig.  5. 

Le  second  de  ces  croquis 
se  trouve  au  Codlce  Atlantico2;  la  légende  qui  l'accompagne 
est  à  peu   près  la  même  :    «  Pour  connaître  la  qualité  et  le 

i.  Mario  Baratta,  Leonardo  da  Vincied  i  problcmi  délia  terra,  ïorino,  1903,  pp.  92-95. 
2.  Léonard  de  Vinci,  Codice  Atlantico,  fol.  2^9,  verso,  a. 


2/,0  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

degré  de  grossièreté   (grossezze)  de  l'air,   et  savoir  quand  il 
pleuvra.  » 

Léonard  a-t-il  emprunté  l'idée  de  cet  hygromètre  à  Nicolas 
de  Gués  ou  à  Léon- Baptiste  Alberti?  On  peut  se  poser  cette 
question,  car  Alberti  écrit,  dans  son  Architettura1  :  «  Nous 
avons  prouvé  qu'une  éponge  devient  humide  par  l'effet  de 
l'humidité  de  l'air  et  nous  en  avons  tiré  une  règle  de  pesée 
qui  nous  permet  de  déterminer  le  degré  de  pesanteur  et  de 
sécheresse  des  vents  et  de  l'air.  » 

Mais  la  question  ne  nous  paraît  pas  comporter  de  réponse 
catégorique,  car  Léonard  —  nous  le  verrons  tout  à  l'heure  — 
lisait  Alberti  en  même  temps  que  Nicolas  de  Gués;  il  compa- 
rait les  enseignements  de  l'un  aux  enseignements  de  l'autre. 

L'invention  de  l'hygromètre  n'est  pas  d'ailleurs,  il  s'en  faut 
bien,  la  seule  marque  que  la  lecture  du  De  statlcis  experimentis 
ait  laissée  dans  les  notes  du  Vinci. 

Les  usages  que  Nicolas  de  Gués  prétendait  faire  de  la  balance 
n'étaient  pas  toujours  justifiés  par  une  exacte  connaissance 
de  la  Mécanique.  Voici,  par  exemple,  un  fragment  de  dialogue3 
où  l'erreur  est  flagrante  : 

«  L'Orateur.  —  Gomment  peut- on  connaître  la  force  d'un 
homme?  » 

a  L'Idiot. —  L'homme  tirera  le  plateau  vide  d'une  balance  et 
tu  verras  quel  poids,  placé  dans  l'autre  plateau,  cet  homme 
peut  soulever  jusqu'à  ce  que  le  fléau  soit  horizontal;  du  poids 
soulevé,  tu  retrancheras  le  poids  de  l'homme,  le  poids  restant 
mesurera  la  force  de  l'homme.  » 

Léonard  a  lu  ce  passage;  il  a  discerné  avec  sagacité  l'erreur 
qu'il  renfermait;  au  procédé  fautif  proposé  par  Nicolas  de 
Gués,  il  a  cherché  à  substituer  une  méthode  correcte  : 

a  De  la  force  de  Vhomme^.  —  L'homme  qui  tire  un  poids  en 
équilibre  avec  lui  ne  peut  tirer  qu'autant  qu'il  a  de  poids  lui- 
même;  et  s'il  a  à  soulever  des  poids,  mais  non  pas  en  pesant 


i.  Cf.  Mario  Baratla,  Op.  cit.,  p.  9/1. 

2.  Nicolai  de  Cusa  Idiotœ  liber  IV  :  De  staticis  experimentis. 

3.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  A  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  3o,  verso. 


NICOLAS   DE    CUES   ET   LÉONARD    DE   VINCI  2^1 

de  son  propre  poids,  il  en  soulèvera  d'autant  plus  qu'il 
dépasse  davantage  la  force  moyenne  des  aulres  hommes.  La 
plus  grande  force  que  l'homme  puisse  déployer,  à  vitesse 
égale  et  mouvement  égal,  est  celle  qu'il  obtiendra  en 
mettant  ses  pieds  sur  une  des  têtes  [extrémités  du  fléau]  de  la 
balance,  puis  appuyant  ses  épaules  contre  quelque  chose  de 
solide  ;  il  soulèvera  ainsi  à  l'autre  tête  de  la  balance  autant 
de  poids  qu'il  pèse  lui  même  et,  en  plus,  autant  de  poids  qu'il 
aurait  la  force  d'en  porter  sur  les  épaules.  » 

Arrivons  maintenant  à  un  passage  du  De  staticls  experi- 
mentls  qui  paraît  avoir  vivement  sollicité  l'attention  de  Léonard. 
Voici  ce  passage1  : 

«L'Orateur.  —  Mais,  dis-moi,  ne  peut-on  connaître  égale- 
ment la  vitesse  avec  laquelle  se  meut  un  navire  ?  » 

«  L'Idiot.  —  Comment  cela?  » 

«  L'Orateur.  —  Il  suffît  de  laisser  tomber  un  fruit  dans  l'eau 
du  haut  de  la  proue  du  navire  et  de  noter  la  quantité  d'eau 
qui  s'écoule  de  la  clepsydre  jusqu'au  moment  où  le  fruit 
arrive  à  la  poupe;  la  comparaison  des  poids  d'eau  écoulés  en 
deux  circonstances  permettra  de  comparer  les  vitesses  du 
navire  en  ces  deux  circonstances.  » 

«  L'Idiot.  —  Assurément  on  peut  se  servir  de  ce  procédé  et 
d'un  autre  encore.  Il  suffît  de  tirer  un  trait  avec  une  balliste 
et  de  noter,  au  moyen  de  l'eau  de  la  clepsydre,  la  vitesse  plus 
ou  moins  grande  avec  laquelle  le  navire  s'approche  de  ce 
trait.  » 

Ce  dernier  moyen  n'est  pas  seulement  impraticable,  il  est 
théoriquement  faux.  La  flèche  tirée  par  un  archer  qui  se 
trouve  sur  le  pont  du  navire  garde,  au  cours  de  son  mouve- 
ment, la  vitesse  que  le  mouvement  du  navire  lui  a  communi- 
quée au  moment  du  départ;  cette  vitesse  se  compose  à  chaque 
instant  avec  celle  que  lui  aurait  communiquée  un  archer 
immobile,  en  sorte  qu'une  même  flèche,  tirée  par  un  même 
arc,  a  toujours  le  même  mouvement  relatif  par  rapport  au 
navire,  quelle  que  soit  la  vitesse  qui  anime  le  navire. 

t.  Nicolai  de  Gusa  Idiotœ  liber  IV  :  De  staticis  expcrimentis. 

p.  DUHEM.  jt) 


242  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VlNCt 

Ces  principes  nous  sont  aujourd'hui  familiers;  mais  leur 
introduction  dans  la  science  est  de  date  récente;  soupçonnés, 
mais  non  découverts,  par  Galilée,  ils  n'ont  été  clairement 
aperçus  qu'en  1 6^2,  par  Gassendi.  Pour  les  anciens,  le  mou- 
vement absolu  de  la  flèche  tirée  par  un  archer  qui  se  trouve 
sur  le  pont  d'un  navire  devait  être  indépendant  de  la  marche 
du  navire;  le  mouvement  relatif  de  cette  flèche  par  rapport  au 
navire  dépendait  donc  de  la  grandeur  et  de  la  direction  de  la 
vitesse  qui  animait  celui-ci. 

La  théorie  du  mouvement  relatif  a  occupé  Léonard  de  Vinci 
à  plusieurs  reprises;  ainsi,  au  Codice  Trivulzio,  nous  trouvons 
cette  brève  remarque1  qu'a  fort  bien  pu  suggérer  le  dialogue 
De  stalicis  experimentis  : 

«  Le  mouvement  d'une  chose  qui  se  trouve  voisine  d'un 
objet  immobile  fait  bien  souvent  que  cet  objet  immobile 
semble  être  animé  du  mouvement  de  la  chose  mobile,  tandis 
que  la  chose  qui  se  meut  paraît  fixe  et  immobile.  » 

La  chose  qui  se  meut  n'est-elle  point  le  navire  et  l'objet 
immobile  le  flotteur  qu'on  a  jeté  à  l'eau? 

Que  le  passage  précédent  ait  été  ou  non  suggéré  par  Nicolas 
de  Gués,  il  importe  peu;  nous  allons,  en  effet,  lire  une  suite 
de  réflexions,  écrites  par  Léonard,  et  où  l'influence  de  l'Évêque 
de  Brixen  se  marque,  indéniable. 

Ces  réflexions  se  trouvent  au  cahier  G  que  conserve  la 
Bibliothèque  de  l'Institut. 

Nous  avons  signalé  déjà2  la  parenté  de  certaines  notes  insé- 
rées au  cahier  G  avec  d'autres  notes  inscrites  au  cahier  A,  alors 
que  le  Vinci  subissait  de  la  manière  la  plus  nette  l'influence  de 
Nicolas  de  Cues.  Ne  nous  étonnons  donc  pas  de  trouver  au 
cahier  G  trois  pages  où  la  pensée  de  Léonard  est  visiblement 
guidée  par  le  passage  du  De  stalicis  experimentis  que  nous 
avons  cité  tout  à  l'heure. 

Le  moyen  par  lequel  l'Idiot  a  proposé  d'évaluer  la  vitesse 
d'un   navire  est   indiqué   dans    la  réflexion    suivante3;    celte 

i .  Léonard  de  Vinci,  Codice  Trivulzio,  fol.  38,  verso  (7/1). 

2.  Vide  suprà  :  pp.  225  et  22G. 

3.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  Ms.  G  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  ">'i,  verso. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  2^3 

réflexion  procède  de  la  Dynamique  erronée  dont  se  réclame 
l'invention  de  Nicolas  de  Gués  : 

«  Du  mouvement  du  mobile.  —  La  flèche  tirée  de  la  proue  du 
navire  contre  le  lieu  vers  lequel  le  navire  se  meut  ne  quittera 
pas  l'endroit  d'où  elle  est  chassée,  si  le  mouvement  du  navire 
est  égal  au  mouvement  de  ladite  flèche.  » 

a  Mais  si  la  flèche  d'un  tel  navire  est  tirée  vers  le  lieu  d'où 
le  navire  s'en  va  avec  la  susdite  vitesse,  alors  cette  flèche  se 
séparera  du  navire  avec  deux  fois  son  mouvement.  » 

Les  procédés  de  l'Orateur  et  de  l'Idiot  pour  mesurer  la 
vitesse  avec  laquelle  se  déplace  un  navire  rappellent  à  l'esprit 
de  Léonard  les  divers  systèmes  de  sulcomètres  qui  ont  été 
proposés  soit  par  Yitruve,  soit  par  Léon-Baptiste  Alberti1.  La 
critique  de  ces  procédés  suit  immédiatement  le  passage  que 
nous  venons  de  citer  : 

a  Pour  connaître  combien  le  navire  se  meut  par  heure.  —  Nos 
anciens  ont  usé  de  divers  procédés  pour  voir  quel  voyage 
un  navire  fait  durant  chaque  heure.  Parmi  eux,  Yitruve  en 
expose  un  dans  son  œuvre  d'architecture;  mais,  ainsi  que  les 
autres  2,  c'est  un  moyen  trompeur.  Il  consiste  en  une  roue  de 
moulin  touchée  par  les  ondes  marines  à  ses  extrémités  ;  par 
les  révolutions  entières  de  cette  roue,  il  se  décrit  une  ligne 
droite  qui  représente  la  ligne  circonférentielle  de  cette  roue 
réduite  en  rectitude.  Mais  cette  invention- là  n'a  de  valeur  que 
pour  les  surfaces  planes  et  immobiles  des  lacs;  si  l'eau  se 
meut  en  même  temps  que  le  navire,  avec  un  égal  mouvement, 
cette  roue  reste  immobile,  et  si  l'eau  est  de  mouvement  plus 
ou  moins  rapide  que  le  mouvement  du  navire,  la  roue  encore 
n'a  pas  un  mouvement  égal  à  celui  du  navire,  en  sorte  qu'une 
telle  invention  est  de  peu  de  valeur.  » 

«  Il  y  a  un  autre  procédé  qui  suppose  que  l'on  fasse  une 
première  expérience  à  l'aide  de  la  distance  connue  d'une  île  à 
une  autre;  ce  procédé  emploie  une  planche  légère,  frappée 
par  le  vent,  qui  se  fait  d'autant  plus  ou  moins  oblique  que  le 

t.  On  en  trouvera  la  description,  extraite  des  écrits  mêmes  de  ces  auteurs,  dans 
l'ouvrage  cité  de  M.  Mario  Baratta,  pp.  285-289. 

2.  Sans  doute  ceux  que  Nicolas  de  Cues  a  proposés. 


244  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCt 

vent  qui  la  frappe  est  plus  ou  moins  rapide;  et  ceci  est  dans 
Baptiste  Alberti.  » 

«  Quant  à  ce  procédé  de  Baptiste  Alberti,  qui  suppose  qu'on 
fasse  une  première  expérience  à  l'aide  de  la  distance  connue 
d'une  île  à  une  autre,  c'est  une  méthode  qui  ne  réussit  qu'avec 
un  vaisseau  semblable  à  celui  qui  a  servi  à  faire  cette  expé- 
rience; et  il  faut  qu'il  soit  avec  la  même  charge,  et  la  même 
voile,  et  la  même  position  de  voile,  et  que  les  lames  aient 
même  grandeur.  Tandis  que  mon  procédé  sert  à  tout  navire, 
aussi  bien  à  rames  qu'à  voile;  qu'il  soit  Ipetit  ou  grand,  étroit 
au  large,  haut  ou  bas,  il  sert  toujours.  » 

Quel  est  ce  procédé  que  Léonard  nomme  sien  et  dont  il  fait 
si  grand  cas?  Au  Codice  Atlantico,  on  peut,  avec  M.  Mario 
Baratta1,  relever  des  phrases  telles  que  celle-ci  :  «  Pour  mesurer 
combien  de  chemin  on  fait  par  heure  avec  le  cours  d'un  cer- 
tain vent,  »  ou  bien  celle-ci  :  «  Pour  connaître  les  milles  de 
mer.  »  Mais  la  première  de  ces  phrases  accompagne  le  croquis 
d'une  sorte  d'horloge  solaire,  la  seconde  est  jointe  à  des 
esquisses  de  clepsydres  à  palettes.  Auprès  d'elles,  on  ne  voit 
aucun  projet  de  sulcomètre,  comme  si  le  problème  se  réduisait 
pour  Léonard  à  une  question  de  chronométrie  précise. 

On  serait  alors  amené  à  penser  que  le  procédé  préconisé  par 
Léonard  pour  déterminer  la  vitesse  d'un  navire  est  celui-là 
même  auquel  il  a  fait  allusion  avant  de  critiquer  les  systèmes 
de  Vitruve  et  d'Alberti,  celui  qui  consiste  à  observer  la  vitesse 
relative  d'une  flèche  par  rapport  au  vaisseau;  le  sulcomètre 
revendiqué  par  Léonard  ne  différerait  pas  de  celui  que  Nicolas 
de  Gués  a  proposé  sous  le  nom  de  l'Idiot. 

Nous  allons  être  conduits  à  une  autre  hypothèse;  le  sulco- 
mètre de  Léonard  ne  serait  pas  celui  de  l'Idiot,  mais  il  dépen- 
drait du  même  faux  principe. 

En  effet,  la  Dynamique  erronée  qui  peut  seule  justifier 
l'emploi  du  sulcomètre  proposé  par  Nicolas  de  Gués,  est  aussi 
celle  dont  se  réclament  les  considérations  que  Léonard  expose 
ensuite. 

t.  Mario  Baratta,  Op.  cit.,  pp.  /17-48. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  2^5 

Ces  considérations  ont  pour  objet  de  déterminer  la  forme 
du  jet  d'eau  qui  s'écoule  par  un  trou  percé  dans  le  fond  d'un 
vase  mobile. 

Ce  problème  a  préoccupé  Léonard  à  plusieurs  reprises;  au 
cahier  E,  nous  lisons  la  remarque  suivante1  : 

«  Le  mouvement  circulaire  du  vase  qui,  par  un  trou,  verse 
l'eau,  fait  dans  l'air  une  vis  d'eau.  » 

Cette  remarque  fait  suite  à  une  réflexion  sur  Yimpelo  qu'un 
moteur  animé  d'un  mouvement  de  révolution  imprime  à  un 
mobile.  Il  semble  donc  que  Léonard,  pour  déterminer  la 
trajectoire  de  chacune  des  particules  liquides,  eût  l'intention 
de  considérer  l'impulsion  initiale  que  le  mouvement  du  vase 
lui  communique.  Au  cahier  G,  cet  impeto  engendré  par  le 
mouvement  même  du  vase  est  entièrement  oublié;  Léonard 
raisonne2  sur  le  mouvement  de  chaque  goutte  d'eau  comme 
il  a  raisonné  sur  lé  mouvement  de  la  flèche  tirée  du  pont  d'un 
navire  en  marche. 

En  outre,  il  ne  tient  aucun  compte  de  l'accélération  qui 
affecte  la  chute  de  cette  goutte  ;  tout  ce  qu'il  dit  suppose  que 
la  goutte  tombe  avec  une  vitesse  constante. 

«  Du  mouvement  du  mobile  qui,  avec  continuité,  s'écoule  sur  un 
endroit  mobile,  ou  bien  qui  s'écoule  tandis  que  se  meut  le  vase  qui  le 
verse.  —  Le  mouvement  du  liquide 
qui  s'écoule  par  le  fond  du  vase 
mobile  (Jig.  6)  se  fera  par  une  ligne 
droite  située  obliquement,  obliquité 
qui  sera  d'inclinaison  plus  ou  moins 
grande  selon  que  le  mouvement  du 
vase  qui  la  produit  sera  de  plus  ou  ■ 

moins  grande  vitesse.  » 

«  Du  mouvement  que  fait  l'endroit 
qui  reçoit  la  chose  écoulée  du  vase.  —  Il  revient  au  même   de 
recevoir  sur  un  endroit  mobile  la  chose  qui  s'écoule  d'un  vase 


Fig.  6. 


i.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  E  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  29,  recto. 

2.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  G  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  54,  verso. 


2/j6  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

immobile  ou  de  mouvoir  au-dessus  d'un  endroit  immobile  le 
vase  qui  fait  écouler  la  chose.  » 

a  Mais  si  le  mouvement  du  vase  qui  verse  est  égal  au  mou- 
vement de  l'endroit  qui  reçoit  la  chose  versée,  alors  le  mouve- 
ment de  la  chose  qui  descend  est  rectiligne  et  oblique,  comme 
on  le  montre  ci-dessus.  » 

Léonard  a  grand  soin  de  nous  avertir  qu'il  s'agit  d'un  écou- 
lement continu,  tel  que  l'écoulement  de  l'eau  ou  du  sable  ; 
il  ne  traite  pas  de  la  chute  d'une  masse  isolée;  nous  devons 
donc  entendre,  malgré  l'ambiguïté  de  certaines  expressions, 
que  la  ligne  oblique  dessinée  en  la  figure  5  représente  non 
pas  la  trajectoire  d'une  particule  isolée,  mais  la  forme  du  jet. 

Dès  lors,  il  est  permis  de  penser  que  cette  figure  est  celle 
du  sulcomètre  de  Léonard;  un  vase  plein  d'eau,  dont  le  fond 
est  percé  d'un  trou,  laisse  écouler  l'eau  qu'il  renferme  sur  le 
pont  d'un  navire  en  marche;  «  le  mouvement  du  vase  qui 
verse  est  égal  au  mouvement  de  l'endroit  qui  reçoit  la 
chose  versée;  »  d'après  ce  qui  vient  d'être  dit,  le  jet  liquide  a 
la  forme  d'une  ligne  oblique  qui  suit  dans  leur  mouvement 
le  vase  et  le  navire,  et  cette  ligne  est  d'autant  plus  oblique  que 
le  navire  marche  plus  vite;  en  mesurant,  sur  le  pont,  la  di- 
stance entre  le  point  qui  reçoit  l'eau  et  le  point  qui  se  trouve 
à  l'aplomb  du  trou  percé  dans  le  vase,  on  pourra  apprécier  la 
vitesse  du  navire.  Telle  est,  croyons-nous,  l'invention  dont  le 
Vinci  paraît  faire  si  grand  cas. 

Si  le  navigateur  a  grand  intérêt  à  connaître  la  vitesse  du 
vaisseau  qui  le  porte,  l'homme  désire  depuis  de  longs  siècles 
connaître  le  mouvement  de  la  Terre  qu'il  habite;  de  tout 
temps,  les  deux  problèmes  ont  été  comparés  l'un  à  l'autre;  il 
n'est  pas  étonnant  que  Léonard  de  Vinci  les  rapproche  et  les 
traite  en  une  même  page. 

Ce  rapprochement,  d'ailleurs,  lui  était  imposé  avec  une 
force  particulière  par  les  auteurs  dont  la  lecture  lui  était  fami- 
lière; le  principe  même  dont  Nicolas  de  Gués  usait  pour  déter- 
miner la  vitesse  d'un  navire,  tous  les  physiciens  l'invoquaient 
afin  de  démontrer  que  la  Terre  ne  tourne  pas  sur  elle-même 
en  vingt -quatre  heures  selon  l'hypothèse  des  Pythagoriciens. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  2^7 

Aristote  mentionnait  déjà l  le  fait  suivant  comme  une  preuve 
de  l'immobilité  du  globe  terrestre  :  Un  projectile,  jeté  vertica- 
lement, retombe  au  lieu  d'où  il  a  été  lancé,  et  cela  plusieurs 
fois  de  suite. 

«  Il  y  a,  »  disait  Ptolémée  2,  «  des  gens  qui...  prétendent  que 
rien  n'empêche  de  supposer,  par  exemple,  que  le  Ciel  étant 
immobile,  la  Terre  tourne  autour  de  son  axe,  d'occident  en 
orient,  en  faisant  cette  révolution  une  fois  par  jour  à  très 
peu  près...  Il  est  vrai  que,  quant  aux  astres  eux-mêmes,  et  en 
ne  considérant  que  les  phénomènes,  rien  n'empêche  peut-être 
que,  pour  plus  de  simplicité,  cela  ne  soit  ainsi;  mais  ces 
gens-là  ne  sentent  pas  combien,  sous  le  rapport  de  ce  qui  se 
passe  autour  de  nous  et  dans  l'air,  leur  opinion  est  ridicule... 
Les  corps  qui  ne  seraient  pas  appuyés  sur  la  Terre  paraîtraient 
toujours  avoir  un  mouvement  contraire  au  sien;  et  ni  les 
nuées  ni  aucun  des  corps  lancés,  ou  des  animaux  qui  volent 
ne  paraîtraient  aller  vers  l'orient,  car  la  Terre  les  précéderait 
toujours  dans  cette  direction  et  anticiperait  sur  eux  par  son 
mouvement  vers  l'orient,  en  sorte  qu'ils  paraîtraient  tous, 
elle  seule  exceptée,  reculer  en  arrière  vers  l'occident.  » 

Averroès,  commentant  le  De  Cœlo  d'Aristote,  s'exprime  en 
ces  termes3  : 

a  Si  d'un  même  lieu  élevé,  à  plusieurs  reprises,  on  lance  un 
corps,  il  tombera  sur  le  sol  toujours  au  même  point;  cela 
signifie  que  la  Terre  ne  se  meut  point,  car  si  elle  se  mouvait, 
il  arriverait  ce  qui  arrive  à  celui  qui  lance  des  pierres  à  parlir 
du  même  lieu  d'un  navire  en  mouvement;  ces  pierres  tombent 
à  l'eau  en  des  endroits  différents,  en  sorte  qu'il  arrive  souvent, 
lorsque  le  navire  se  meut  rapidement,  que  la  pierre  vient 
retomber  sur  celui  qui  l'a  lancée  ou  auprès  de  lui.  » 

Ces  propos  d'Averroès  sont  reproduits  presque  textuellement 
par  Albert  le  Grande 

1.  Aristote,  llep\  OùpocvoO  to  B,  18;  De  Cœlo  et  Mundo  lib.  II,  cap.  XIV. 

2.  Composition  mathématique  de  Claude  Ptolémée,  traduite  pour  la  première  fois 
de  grec  en  français  par  M.  Halma;  Paris,  i8i3.  Livre  I,  chap.  IV,  t.  I,  pp.  19-21. 

3.  Aristotelis  De  Cœlo  libri  IV  cum  Averrois  Cordubensis  variis  in  eosdem  commen- 
tariis;  lib.  II,  summa  IV,  cap.  VI,  comm.  101. 

k.  Beati  Alberti  Magni  Ratisponensis  Episcopi  De  Cœlo  et  Mundo  liber  secundus; 
tract.  IV,  cap.  VIII. 


2^8  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

Saint  Thomas  d'Aquin,  à  son  tour,  commentant  le  passage 
d'Aristote  auquel  nous  faisions  allusion  naguère,  écrit  ceci »  : 

«  Supposons  qu'une  pierre  se  trouve  sur  une  table  plane  et 
qu'on  la  jette  en  l'air;  elle  redescend  suivant  la  verticale 
même  qu'elle  a  parcouru  en  montant;  si  la  table  horizontale 
demeure  immobile,  elle  retombe  au  lieu  d'où  elle  est  partie; 
si,  au  contraire,  la  table  se  meut,  la  pierre  retombera  en  un 
autre  lieu;  et  ce  lieu  sera  d'autant  plus  distant  du  point 
de  départ  que  la  pierre  aura  été  jetée  plus  haut;  en  effet,  il  se 
sera  écoulé  un  plus  long  temps  entre  le  moment  où  la  pierre 
a  été  jetée  et  celui  où  elle  est  revenue  frapper  la  table.  » 

Le  Traité  de  la  sphère  de  Campanus  de  Novare  est  peut-être 
l'œuvre  astronomique  la  plus  importante  qui  ait  été  composée 
à  la  fin  du  xiue  siècle;  l'auteur  marque  nettement2  l'analogie 
entre  le  problème  du  mouvement  de  la  Terre  et  les  questions 
relatives  au  mouA^ement  d'un  navire  : 

«  Il  est  des  gens,  »  dit  Campanus,  «  qui  ont  une  fâcheuse 
disposition  d'esprit;  ils  sont  plus  aptes  à  imaginer  l'impos- 
sible qu'à  comprendre  le  nécessaire.  Ils  disent  donc  que  les 
sphères  célestes  ne  se  meuvent  pas;  que  la  Terre,  au  contraire, 
avec  tout  ce  qu'elle  renferme  se  meut  et  décrit  chaque  jour 
une  révolution  entière;  nous  ne  percevons  ce  mouvement  ni 
en  nous-mêmes  ni  en  la  Terre  qui  se  meut,  mais  nous  imagi- 
nons qu'il  se  produit  dans  le  Ciel;  il  nous  semble  que  les 
parties  du  Ciel  se  meuvent  vers  l'occident,  alors  que  c'est  nous 
qui  nous  mouvons  vers  l'orient.  De  même,  si  un  navire  quitte 
un  port  qui  se  trouve  à  l'occident  pour  cingler  vers  l'orient,  il 
semble  aux  navigateurs  que  le  navire  demeure  immobile  et 
que  le  port  fuit  vers  l'occident;  les  sens,  en  effet,  ne  jugent 
du  mouvement  d'une  chose  que  par  rapport  à  une  autre  chose 
prise  comme  terme  fixe.  Aussi,  lorsque  des  navigateurs  se 
trouvent  au  large,  loin  de  tout  repère  immobile,  lorsqu'ils  ne 
voient  rien  que  la  mer,  il  leur  semble  que  c'est  l'eau  qui  se 
meut.  )> 

i.  Libri  de  Cœlo  et  Mundo  Aristotelis  cum  expoèitione  Sancti  Thomao  de  Aquino; 
lib.  II,  lectio  XXVI. 

2.  Traclatus  de  sphxra  editus  a  Magistro  Campano  Euclidis  interprète;  cap.  XVII  : 
Quod  Terra  non  movclur. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  2^9 

«...  L'erreur  de  ceux  qui  pensent  ainsi  est  réfutée  par 
l'observation  du  mouvement  local  des  corps  terrestres  ;  tel 
le  mouvement  de  la  flèche,  de  l'oiseau  ou  de  n'importe  quel 
corps  qui  se  meut  à  travers  l'air;  si  la  Terre  se  mouvait,  nous 
verrions  ce  corps  se  mouvoir  plus  rapidement  vers  l'occident 
que  vers  l'orient,  en  rapportant  son  mouvement  à  un  point 
de  repère  fixé  au  sol;  cela  n'est  pas;  à  partir  d'un  terme  fixé 
au  sol,  nous  voyons  les  corps  dont  il  s'agit  se  mouvoir  dans 
l'air  avec  une  même  vitesse,  soit  qu'ils  se  dirigent  vers 
l'orient,  soient  qu'ils  se  dirigent  vers  l'occident.  » 

Albert  de  Saxe,  dont  les  Questions  sur  le  De  Cœlo  ont  si 
profondément  influé  sur  la  science  du  Vinci,  reproduit,  à 
l'encontre  du  mouvement  de  la  Terre,  les  objections  méca- 
niques d'Aristote  et  de  Ptolémée;  il  formule,  entre  autres, 
cette  difficulté  l  : 

a  Un  corps  projeté  verticalement  vers  le  haut  ne  retom- 
berait pas  au  lieu  même  d'où  son  mouvement  a  pris  naissance; 
en  effet,  tandis  que  ce  grave  s'élèverait,  la  Terre  poursuivrait 
son  mouvement;  le  grave  donc,  retombant  verticalement,  ne 
tomberait  pas  sur  la  partie  de  la  Terre  qui  se  trouvait  directe- 
ment au-dessous  de  lui  au  moment  de  son  départ.  » 

Peu  d'écrits  astronomiques  ont  été  plus  étudiés  à  la  fin  du 
Moyen -Age  que  les  Quatorze  questions  de  Pierre  d'Ailly  sur 
la  Sphère  de  Sacro  Bosco  ;  cet  ouvrage  s'inspire  constamment, 
et  de  très  près,  des  Questions  d'Albert  de  Saxe  sur  le  De  Cœlo; 
en  particulier,  les  objections  de  Pierre  d'Ailly  à  l'encontre  du 
mouvement  diurne  de  la  Terre  résument2  simplement  les 
objections  d'Albertutius;  elles  se  terminent  ainsi:  «Si  la 
Terre  se  mouvait,  un  projectile  lancé  verticalement  vers  le 
haut  ne  pourrait  revenir  à  son  point  de  départ;  en  effet,  par 
suite  du  mouvement  de  la  Terre,  le  projectile  demeurerait  en 
arrière;  cela  se  voit  en  une  flèche  mise  en  mouvement  sur 
un  navire.  » 


i.  Alberti  do  Saxonia  Quxstiones  in  Ubros  De  Cœlo  el  Mando ;  libri  II  quaes- 
tio  XIII. 

2.  Pétri  de  Aliaco,  Cardinalis  et  Episcopi  Cameracensis  XIV  Quœstioncs  in  Sphœram 
Joannis  de  Sacro  Bosco;  quaestio  III. 


2  50  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

L'analogie  entre  le  problème  du  mouvement  de  la  Terre  et  le 
problème  du  mouvement  du  navire  est  également  signalée  par 
Nicolas  de  Gués1  : 

«  Il  est  certain,  pour  nous,  que  la  Terre  se  meut,  bien  que 
ce  mouvement  ne  nous  soit  pas  sensible;  en  effet,  nous  ne 
percevons  le  mouvement  que  par  comparaison  avec  un  terme 
fixe.  Imaginons  qu'un  homme  se  trouve  sur  un  navire  au 
milieu  de  l'eau,  et  qu'il  n'aperçoive  pas  le  rivage;  s'il  ignore 
que  l'eau  est  entraînée  par  un  courant,  comment  pourrait- il 
reconnaître  que  cette  eau  se  meut?  » 

Enfin,  à  l'époque  même  où  Léonard  méditait  les  problèmes 
de  la  Mécanique,  Jean-Baptiste  Gapuano  de  Manfredonia  écri- 
vait2, en  son  commentaire  à  la  Sphère  de  Jean  de  Sacro 
Bosco  : 

«  Si  la  Terre  éprouvait  une  révolution  diurne,  les  pierres 
jetées  en  haut  ne  retomberaient  pas  au  lieu  même  d'où  elles 
ont  été  jetées,  ce  qui  est  faux,  contraire  au  témoignage  des 
sens  et  à  l'expérience.  Gela  est  évident;  si  un  homme,  se 
trouvant  dans  un  navire,  jetait  une  pierre  en  haut  alors  que 
le  navire  se  meut  rapidement,  cette  pierre  tomberait  souvent 
hors  du  navire,  en  un  lieu  très  éloigné  de  son  point  de  départ; 
or  la  Terre  se  mouvrait  beaucoup  plus  vite  que  le  navire  le 
plus  rapide;  à  plus  forte  raison,  donc,  on  devrait,  sur  la  Terre, 
faire  la  même  observation.  » 

Léonard  de  Yinci  vient  d'étudier  le  jet  liquide  qu'un  vase 
laisse  écouler  sur  le  pont  d'un  navire  en  marche;  la  forme  de 
ce  jet  lui  a  permis,  croit-il,  de  résoudre  cette  question  :  Quelle 
est  la  vitesse  d'un  navire  qui  se  trouve  au  large  de  tout  repère? 
Par  tous  les  écrits  qu'il  a  lus  ou  qu'il  a  pu  lire,  la  tradition 
le  presse  d'aborder  maintenant  cet  autre  problème  :  La 
Terre  est- elle   immobile,   ou    bien,   au  contraire,    décrit- elle 

i.  Nicolai  de  Gusa  De  docta  ignorantia  liber  secundus,  cap.  XII. 

2.  Spherae  Tractatus  Joannis  de  Sacro  Busto  Anglici  viri  clarissimi...  Joannis 
Baptiste  Gapuani  Sipontini  Expositio  in  Sphœra  et  Theoricis...  Colophon  :  Impressum 
fuit  volumen  istud  in  urbe  Vencta...  et  calcographica  Luce  Antonii  Iuntne  Floren- 
tini...  Anno  Virginei  partus  MDXXXI.  Labentc  merise  Martio.  fol.  79,  verso.  Cet 
écrit  a  été  remanié  au  plus  tôt  en  i5o5,  car  l'auteur  y  cite  (fol.  73,  verso)  l'éclipsé  de 
lune  du  i5  août  iao5.  Les  éditions  plus  anciennes  du  même  ouvrage,  dont  la 
première  fut  imprimée  en  1^99,  ne  contiennent  pas  le  texte  que  nous  citons. 


NICOLAS    DE    GUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  25 1 

chaque  jour,  de  l'occident  vers  l'orient,  une  révolution  sur 
elle  même? 

En  effet,  il  va  aborder  ce  problème;  pour  le  résoudre,  il  va 
étudier  le  mouvement  relatif  que  prendrait,  par  rapport  à  une 
Terre  animée  du  mouvement  diurne,  une  flèche  lancée  verti- 
calement vers  le  haut;  et  ce  mouvement,  il  va  naturellement 
le  déduire  des  principes  erronés  qui  l'ont  conduit  à  imaginer 
son  sulcomètre,  de  la  Dynamique  admise  par  toute  la  tradition, 
par  Aristote,  par  Ptolémée,  par  Averroès,  par  Albert  le  Grand, 
par  Thomas  d'Aquin,  par  Campanus,  par  Albert  de  Saxe,  par 
Pierre  d'Ailly,  par  Nicolas  de  Gués. 

Aussitôt  après  les  phrases  relatives  au  sulcomètre,  que 
nous  avons  citées,  nous  lisons  celles-ci1  : 

«  Du  mouvement  de  la  flèche  expulsée  de  Varc.  —  La  flèche 
tirée  du  centre  du  Monde  à  la  plus  haute  partie  des  éléments 
s'élèvera  et  descendra  par  une  même  ligne  droite,  encore  que 
les  éléments  soient  en  mouvement  de  circonvolution  autour 
du  centre  des  éléments.  » 

«  La  gravité  qui  descend  au  travers  des  éléments  en  circon- 
volution a  toujours  son  mouvement  selon  la  rectitude  de  la 
ligne  qui  se  dirige  dès  le  commencement  du  mouvement  vers 
le  centre  du  Monde.  » 

Le  second  de  ces  énoncés  exprime  une  vérité  si  la  gravité 
est  abandonnée  sans  vitesse  initiale;  il  en  est  de  même  du 
premier  si  la  flèche  est  vraiment  tirée  du  centre  de  la  Terre, 
car,  dans  ce  cas,  sa  vitesse  initiale  est  purement  verticale;  il 
devient  faux,  au  contraire,  si  on  l'applique,  comme  Léonard 
le  fera  tout  à  l'heure,  à  une  flèche  tirée  de  la  surface  du  sol 
et  dont  la  vitesse  initiale  participe  du  mouvement  de  la  Terre  ; 
il  demeurerait  vrai  selon  la  Dynamique  erronée  qui  inspire 
Léonard  en  cet  endroit. 

Une  autre  erreur  mécanique  est  sous- entendue  dans  les 
considérations  que  Léonard  va  développer,  comme  elle  est 
sous  entendue  dans  ce  qu'il  a  dit  du  sulcomètre;  la  chute  d'un 
grave    y    est   traitée   comme  un  mouvement  uniforme,  alors 

i.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  G  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  5 k,  verso. 


252 


ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 


Fig.  7. 


qu'en  d'autres  passages,  Léonard  de  Vinci  définit   si  exacte- 
ment la  loi  selon  laquelle  la  vitesse  de  cette  chute  s'accélère. 
Ces  préliminaires  posés,  il  devient  possible  de  comprendre 
cette  figure  (fig.  7)  et  la  phrase  qui  l'accompagne1  : 

a  Les  huit  lignes,  avec  les  huit 
divisions  en  lesquelles  elles  sont 
partagées,  ont  à  démontrer  une 
seule  ligne,  et  celle-ci  est  droite, 
car  en  chacune  des  huit  divisions 
de  cette  ligne  passent  les  poids  qui 
descendent  vers  le  centre  des  élé- 
ments en  circonvolution;  cette  ligne 
revient  à  la  fin  à  la  même  position 
d'où  elle  s'était  séparée;  et  le  mou- 
vement du  grave  a  une  double 
dénomination,  c'est-à-dire  courbure  hélice  rectiligne.  » 

Au  travers  d'un  langage  embarrassé,  la  pensée  de  Léonard 
se  laisse,  semble-t-il,  deviner;  la  courbe  tracée  est  la  trajectoire 
apparente,  pour  un  observateur  qui  tourne  avec  les  éléments, 
d'un  grave  qui  tombe  en  ligne  droite  vers  le  centre  du  Monde 
et  dont  la  chute  dure  vingt-quatre  heures. 

Auprès  de  la  figure  que  nous  avons  reproduite  se  trouve  une 
autre  figure  où  sont  dessinées  deux  spirales  de  sens  contraire, 
issues  du  même  centre  et  aboutissant  au  même  point  de  la 
circonférence.  Cette  figure  se  trouve  à  la  suite  de  la  phrase  où 
Léonard  affirme  que  «  la  flèche  tirée  du  centre  du  Monde  à  la 
plus  haute  partie  des  éléments  s'élèvera  et  descendra  par  une 
même  ligne  droite.  »  La  double  spirale  représente  la  trajectoire 
apparente  de  cette  flèche  si  l'on  suppose  que  l'ascension  et  la 
descente  du  projectile  ont  une  égale  durée  de  vingt- quatre 
heures. 

Léonard  reprend  à  la  page  suivante2  le  problème  qui  vient 
de  l'occuper;  il  en  expose  la  solution  avec  plus  de  détails  : 
«  Du  grave  descendant  dans  l'air,  les  éléments  étant  animés  d'un 

1.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  G  de  la  Bibliothèque  de  L'Institut, 
fol.  5/i,  verso. 

2.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  G  de  la  Bibliothèque  de  L'Institut, 
fol.  55,  recto. 


Nicolas  de  cuès  Et  Léonard  de  vrNcl  a53 

mouvement  de  circonvolution  dont  l'entière  révolution  a  lieu  en 
vingt-quatre  heures.  —  Le  mobile  descendant  de  la  partie  la 
plus  élevée  de  la  sphère  du  feu  fera  un  mouvement  droit 
jusqu'à  la  Terre,  encore  que  les  éléments  soient  en  continuel 
mouvement  de  circonvolution  autour  du  centre  du  Monde.  On 
le  prouve  :  soit  B  (fig.  8)  le  grave  qui  descend,  à  partir  de  A, 


Fig.  8. 


pour  descendre  au  centre  du  Monde  M;  je  dis  qu'un  tel  grave, 
encore  qu'il  fasse  une  descente  courbe  en  manière  de  ligne 
hélice,  ne  déviera  jamais  de  sa  descente  rectiligne  qui  avance 
continuellement  entre  le  lieu  d'où  elle  s'est  séparée  et  le  centre 
du  Monde;  parce  que,  si  ce  grave  est  parti  du  point  A  et  est 
descendu  au  point  B,  dans  le  temps  où  elle  est  descendue  en  B, 
elle  a  été  portée  en  D,  la  position  de  A  s'élant  changée  en  celle 
de  G;  ainsi  le  mobile  se  trouve  dans  la  rectitude  qui  s'étend 
entre  G  et  le  centre  du  Monde  M.  Si  le  mobile  descend  de  D 
a  F,  C,  principe  du  mouvement,  se  meut  dans  le  même  temps 
de  G  à  E,  et  si  F  descend  en  H,  ce  principe  du  mouvement  se 
tourne  en  G.  Ainsi,  en  vingt  quatre  heures,  le  mobile  descend 


2 54  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

à  terre  dans  le  lieu  d'où  il  s'est  d'abord  séparé,  et  un  tel  mou- 
vement est  composé.  » 

«  Si  le  mobile  descend  de  la  partie  la  plus  élevée  des  éléments 
à  la  plus  basse  en  vingt-quatre  heures,  son  mouvement  est 
composé  de  droit  et  de  courbe.  Je  dis  droit,  parce  qu'il  ne 
déviera  jamais  de  la  ligne  la  plus  courte  qui  s'étend  du  lieu 
d'où  il  s'est  séparé  jusqu'au  centre  des  éléments,  et  il  s'arrêtera 
à  l'extrémité  la  plus  basse  d'une  telle  rectitude,  qui  se  trouve 
toujours  selon  le  zénith  sous  le  lieu  d'où  ce  mobile  s'est  séparé. 
Et  ce  mouvement  est  courbe  en  soi  avec  toutes  les  parties  de 
la  ligne,  par  conséquent  est  courbe  à  la  fin  avec  toute  la  ligne. 
De  là  naît  que  la  pierre  jetée  de  la  tour  ne  frappe  pas  sur  le 
côté  de  la  tour  plutôt  que  par  terre.  » 

Quelle  conclusion  Léonard  pensait -il  donner  à  ce  curieux 
problème?  Youlait-il  prouver  que  le  mouvement  diurne  est  dû 
à  une  rotation  de  la  Terre  sur  elle-même?  Certains  auteurs1 
l'ont  cru,  mais  nous  ne  saurions  partager  leur  opinion.  Ce 
problème  a  été  posé  à  Léonard  par  les  écrits  de  ses  prédéces- 
seurs et,  tout  particulièrement,  par  une  objection  qu'Albert 
de  Saxe  formule  contre  l'hypothèse  de  la  rotation  terrestre; 
pour  le  résoudre,  Léonard  se  sert  de  la  même  Dynamique 
erronée  qu'Albertutius  ;  la  solution  qu'il  obtient  s'accorde 
exactement  avec  les  dires  du  maître  de  l'Université  de  Paris; 
elle  ne  fait  guère  que  donner  à  ces  dires,  dans  un  cas  parti- 
culier, une  forme  précise;  comment  Léonard  aurait -il  pu 
prendre  pour  arguments  en  faveur  de  la  révolution  terrestre 
des  conclusions  qu'Àristote,  que  Ptolémée,  qu'Averroès, 
qu'Albert  le  Grand,  que  saint  Thomas,  que  Campanus, 
qu'Albert  de  Saxe,  que  Pierre  d'Ailly  ont  unanimement 
regardées  comme  des  preuves  certaines  que  la  Terre  ne  se 
meut  point?  Nous  croyons,  au  contraire,  que  Léonard,  dis- 
ciple soumis  de  la  tradition  dont  il  s'inspire,  s'est  servi,  pour 
démontrer  l'immobilité  de  la  Terre,  des  principes  au  moyen 
desquels  il  pensait  déterminer  la  vitesse  d'un  navire  en 
marche.  Cette  interprétation  explique  seule  tous  les  termes  de 

i.  Voir  notamment:  Ilaïïacllo  Gaverai,  Storia  del  Melodo  sperimcntalc  in  Italia. 
Kircnze,  i8q5;  tomo  IV,  p.  78. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  255 

ses  notes  manuscrites;  les  passages  impossibles  à  comprendre 
y  abonderaient  si  l'on  abandonnait  cette  explication  en  faveur 
de  l'interprétation  contraire. 


XIV 

La  nature  des  astres   selon   Nicolas  de   Gués 
et  Léonard  de  Vinci. 

Selon  la  Physique  péripatéticienne,  le  monde  sublunaire  est 
formé  de  quatre  éléments  :  le  feu,  l'air,  l'eau  et  la  terre.  Trois 
de  ces  éléments  sont  graves,  c'est-à-dire  que  leur  mouvement 
naturel  est  un  mouvement  en  ligne  droite  vers  le  centre  du 
Monde;  un  seul,  le  feu,  est  léger;  son  mouvement  naturel  est 
un  mouvement  rectiligne  qui  l'éloigné  du  centre  du  Monde. 
Ces  quatre  éléments  sont  susceptibles  de  génération  et  de 
corruption;  une  certaine  quantité  d'un  élément  peut  se  cor- 
rompre, c'est-à-dire  se  détruire,  tandis  que  s'engendre  une 
quantité  égale  de  l'un  des  éléments  immédiatement  contigus 
au  premier. 

Les  corps  célestes  sont  formés  d'une  cinquième  essence  qui 
n'a  rien  de  commun  avec  les  quatre  éléments  sublunaires. 
Cette  cinquième  essence  n'est  ni  grave  ni  légère;  elle  n'a  pour 
mouvement  naturel  ni  un  mouvement  rectiligne  centripète, 
ni  un  mouvement  rectiligne  centrifuge,  mais  bien  un  mouve- 
ment circulaire  uniforme  autour  du  centre  du  Monde.  En 
outre,  l'essence  dont  sont  formés  les  corps  célestes  n'est  pas- 
sible ni  de  génération  ni  de  corruption. 

De  quelle  nature  est-elle,  cette  cinquième  essence,  cette 
substance  du  Ciel?  Ce  problème  soulève,  au  Moyen-Age, 
d'ardents  débats  entre  les  doctes. 

A  la  solution  de  cette  question,  Averroès  consacre  un  écrit 
spécial  où  il  enseigne1  que  «  le  Ciel  n'est  pas  composé  de 
matière  et  de  forme,  comme  le  sont  les  corps  passibles  de 

i.  Averrois  Cordubensis  Sermo  de  substantiel  orbis. 


Î2  06  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VlNCi 

génération  et  de  corruption  »  ;  il  est  forme  pure  ;  «  sa  nature 
est  du  même  genre  que  la  nature  de  l'âme  »  ;  il  n'y  a  en  elle 
aucun  mélange  d'acte  et  de  puissance  ;  ou,  du  moins,  la  seule 
puissance  qui  soit  en  lui,  c'est  la  puissance  d'être  en  un  lieu; 
c'est  grâce  à  cette  puissance  qu'il  se  meut  de  mouvement 
local;  son  mouvement,  d'ailleurs,  est  le  mouvement  circu- 
laire, qui  est  parfait. 

Saint  Thomas  d'Àquin  se  sépare  d'Àverroès  en  ce  qu'il 
admet,  en  la  substance  céleste,  non  seulement  une  forme,  mais 
aussi  une  matière1.  Une  fois  ce  principe  posé,  cependant,  il 
développe  au  sujet  de  cette  matière  et  de  cette  forme  des 
considérations  qui  ont  une  grande  affinité  avec  la  pensée 
d'Averroès. 

La  forme  du  Ciel  satisfait,  comble,  tout  ce  qu'il  y  a  de 
potentiel  en  la  matière  céleste;  il  ne  subsiste  donc  plus  en  cette 
matière  aucune  capacité  à  recevoir  une  forme  nouvelle  et  diffé- 
rente de  celle  qu'elle  possède,  en  sorte  qu'il  ne  saurait  s'y 
produire  aucune  génération,  aucune  corruption.  Une  seule 
puissance  subsiste  en  cette  matière;  c'est  la  possibilité  de  se 
trouver  logée,  d'être  en  certain  lieu,  qui  la  rend  apte  au  mou- 
vement local. 

La  matière  du  corps  céleste  n'a  donc  aucunement  la  même 
nature  que  la  matière  des  éléments  susceptibles  de  génération 
et  de  corruption;  c'est  seulement  par  analogie  qu'on  leur 
donne  le  même  nom. 

Saint  Bonaventure  diminue2  quelque  peu  la  profondeur  de 
l'abîme  creusé  par  saint  Thomas  entre  la  matière  des  éléments 
et  la  matière  de  la  cinquième  essence;  dans  ce  but,  il  établit 
une  distinction.  Pendant  la  période  chaotique,  avant  que  le 
Ciel  ait  été  créé,  la  matière  qui  devait  être  la  matière  céleste 
était  la  même  que  la  matière  des  éléments  ;  elle  était  revêtue 
alors  d'une  forme  imparfaite.  Mais  une  fois  le  Ciel  produit,  la 


i.  Libri  de  Cœlo  et  Mundo  Aristotelis  cum  expositionc  Sancti  Thomœ  de  Aquino; 
lib.  I,  lect.  VI.  —  Sancti  Thomre  Aquinatis  Summa  Iheologica;  pars  I,  qinest.  LXVI, 
art.  a. 

■!.  Cclcbralissimi  Patris  Domini  Bonavcnturœ,  Doctoris  Seraphici,  In  sccundum 
libriun  S  entent  iarum  disputata;  dist.  XII,  pars  11,  quœst.  I:  Utrum  cœlcstium  et 
terrestrium  una  sit  maleria  quantum  ad  esse. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  2^^ 

matière  dont  il  est  constitué  s'est  trouvée  revêtue  d'une  forme 
incorruptible,  tandis  que  la  matière  des  éléments  recevait  une 
forme  susceptible  de  disparaître  pour  être  remplacée  par  une 
autre  forme. 

Gilles  de  Rome  soutient1  l'identité  essentielle  de  la  matière 
céleste  et  de  la  matière  élémentaire  ;  mais,  en  dépit  de  cette 
identité,  la  substance  céleste  demeure  incorruptible  ;  il  n'existe 
pas,  en  effet,  de  forme  contraire  à  la  forme  dont  la  matière 
céleste  est  revêtue,  et  la  substance  du  Ciel  est  exempte  de 
toute  privation. 

L'opposition  entre  la  matière  céleste  et  la  matière  des  quatre 
éléments  est  encore  moins  accentuée  selon  la  doctrine  de  Jean 
Duns  Scot3. 

A  parler  simplement,  le  corps  céleste  est  corruptible;  la 
forme  qui  revêt  la  matière  dont  il  est  constitué  ne  supprime 
pas,  en  cette  matière,  toute  puissance  à  une  forme  nouvelle  et 
contraire  ;  mais  bien  que  cette  matière  soit  en  puissance  d'une 
forme  contraire  à  celle  qu'elle  possède,  elle  ne  quitte  jamais 
celle-ci  pour  revêtir  celle  là  ;  pour  que  cela  pût  se  faire,  il 
faudrait  qu'un  agent  revêtu  de  cette  forme  contraire  fût  plus 
puissant  que  le  Ciel,  qu'il  pût  imposer  sa  propre  forme  à  la 
matière  céleste  en  la  dépouillant  de  celle  qui  s'y  trouve 
imprimée;  or  un  tel  agent  n'existe  pas;  le  Ciel  ne  peut  donc 
être  corrompu;  il  ne  peut  être  transformé,  par  exemple,  en  feu, 
en  eau  ou  en  quelque  élément;  mais,  plus  puissant  que  les 
éléments,  il  peut,  peut-être,  les  vaincre  et  les  corrompre;  il 
peut,  peut-être,  imposer  au  feu  sa  propre  forme  et  le  changer 
en  substance  céleste. 

Les  indications  de  Duns  Scot  sont  développées  et  précisées 
par  Guillaume  d'Ockam3. 

Selon  Ockam,  les  corps  célestes  et  les  corps  inférieurs  sont 
formés  d'une  matière  qui  a  absolument  même  nature  dans  les 

i.  Jïgidii  Romani  Heremitœ  Quœstio  de  materia  Cœli  (Cette  question  est  impri- 
mée à  la  fin  de  l'ouvrage  suivant  :  Gaietani  Expositio  in  libro  de  Cœlo  et  Mundo; 
Venetiis,  per  haeredes  Octaviani  Scoti  et  Bonctum  Locatellum,  i5o2). 

2.  Johannis  Duns  Scoti,  Doctoris  Subtilis,  Quœstiones  in  quatuor  libros  Sententia- 
rum;  lib.  II,  dist.  XIV,  quaest.  I  :  Utrum  corpus  cœleste  sit  essentia  simplex. 

3.  Magistri  Guilhelmi  de  Ockam  Super  quatuor  libros  Sententiarum  annotationes  ; 
libri  secundi  quœstio  XXII. 

p.  duhem.  17 


258  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

uns  et  dans  les  autres.  On  ne  peut  démontrer  cette  proposition, 
ajoute  le  Venerabills  inceptor,  mais  on  ne  saurait  davantage 
démontrer  la  proposition  contraire;  d'ailleurs,  tout  ce  qu'on 
peut  expliquer  en  admettant  que  la  matière  des  corps  célestes 
est  essentiellement  distincte  de  la  matière  des  éléments  sub- 
lunaires peut  aussi  s'expliquer  en  admettant  que  ces  deux 
matières  sont  de  même  nature  ;  or,  selon  le  principe  constam- 
ment invoqué  par  le  chef  de  l'École  terminaliste,  on  ne  doit 
pas  mettre  la  pluralité  là  où  elle  ne  s'impose  point  (pluralitas 
nunquam  ponenda  sine  necessitate)  ;  on  doit  donc  préférer  la 
seconde  opinion  à  la  première. 

Toutefois,  une  différence  subsiste,  touchant  leur  aptitude  à  être 
corrompus  ou  engendrés,  entre  les  corps  célestes  et  les  corps 
inférieurs.  La  matière  céleste,  tout  comme  la  matière  sublu- 
naire, est  en  puissance  de  recevoir  une  forme  autre  que  celle 
dont  elle  est  actuellement  revêtue  ;  tout  comme  la  matière 
sublunaire,  elle  désire  cette  nouvelle  forme;  on  peut  donc 
dire  que  ces  deux  matières  sont  également  susceptibles  d'alté- 
ration, de  génération  et  de  corruption.  Seulement,  tandis  qu'il 
existe  des  agents  naturels  capables  d'opérer  un  changement 
de  forme  en  la  matière  des  éléments  sublunaires,  la  matière 
des  corps  célestes  ne  saurait  être  transformée  par  l'action 
d'aucune  substance  créée;  il  y  faudrait  l'action  directe  de 
Dieu.  A  l'égard  de  tous  les  agents  naturels  actuellement  exis- 
tants, la  matière  céleste  est  incorruptible. 

L'opinion  d'Ockam  ne  semble  pas  avoir  recueilli  d'adhérents 
parmi  les  maîtres  de  la  Scolastique. 

Les  Averroïstes,  bien  entendu,  tenaient  pour  la  distinction 
absolue  entre  la  nature  des  éléments  sublunaires  et  la  nature 
de  la  cinquième  essence,  distinction  qu'Aristote  avait  posée  et 
qu'Averroès  avait  accentuée  dans  son  discours  De  substantiel 
orbis. 

Contemporain  de  Guillaume  d'Ockam,  Jean  de  Jandun 
déclare1  que  «  le  Ciel  n'est  formé  ni  de  la  même  matière  que 
les  corps  inférieurs,   ni  d'une  matière  de   même  espèce,   ni 

i.  Joannis  de  Janduno  Quœstioncs  in  libros  Aristotelis  de  Ccelo  etMundo;  in  libruni  I 
quaestt.  XII,  XIII  et  XIV. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  2^g 

d'une  matière  de  même  genre  ;  il  y  a  seulement  analogie  entre 
la  matière  de  l'un  et  la  matière  des  autres».  C'est  la  doctrine 
même  de  Saint  Thomas  d'Aquin.  Dans  ses  Questions  sur  le 
De  substantia  orbis,  Jean  de  Jandun  allait  plus  loin  ;  il  admet- 
tait1 dans  son  intégrité  l'opinion  du  Commentateur  et  niait 
que  le  Ciel  fût  composé  de  matière  et  de  forme. 

Les  Terminalistes  de  l'École  de  Paris,  qui  saluaient  Ockam 
du  titre  de  Vénérable  initiateur,  n'admettaient  pas  plus  que  les 
Averroïstes  l'identité  de  la  matière  céleste  et  de  la  matière 
sublunaire;  Albert  de  Saxe  s'exprime2,  à  ce  sujet,  à  peu  près 
dans  les  mêmes  termes  que  Jean  de  Jandun  :  Le  Ciel  n'est 
pas  composé  de  matière  et  de  forme;  c'est  une  substance 
simple  auquel  le  nom  de  forme  convient  mieux  que  celui  de 
matière. 

Le  Péripatétisme  médiéval  donc,  d'un  accord  presque  una- 
nime, pose  une  distinction  essentielle  entre  la  substance  céleste 
et  les  quatre  éléments  sublunaires  ;  l'originalité  de  la  doctrine 
de  Nicolas  de  Cues  touchant  la  nature  des  astres  s'affirme 
alors  avec  un  éclat  particulier;  cette  doctrine,  en  effet,  efface 
la  distinction  entre  la  substance  des  corps  célestes  et  la  sub- 
stance des  corps  inférieurs,  et  cela  bien  plus  complètement 
que  ne  le  faisaient  les  propositions  de  Guillaume  d'Ockam. 

Pour  lui  trouver  des  précurseurs,  à  cette  doctrine,  il  faut 
remonter  bien  en  arrière,  jusqu'au  temps  où  l'École  ne  subis- 
sait  pas  encore  l'emprise  de  la  Physique  péripatéticienne. 
Alors,  en  effet,  les  docteurs  enseignaient  volontiers  que  les 
corps  célestes  étaient  formés  d'une  substance  que  l'on  pouvait 
également  rencontrer  ici-bas  ;  beaucoup  souscrivaient  au  sen- 
timent exprimé  par  Saint  Augustin  et  pensaient  que  les  astres 
étaient  de  nature  ignée. 

Saint  Anselme,  par  exemple,  insiste  sur  cette  proposition3  : 
Le  soleil,  les  étoiles,  la  plupart  des  planètes  sont  des  globes 


i.  Joannis  de  Janduno  Expositio  super  Ubro  de  substantia  orbis  cum  quœstionibus 
ejusdem;  quaestio  I  :  An  cœlum  componatur  ex  materia  et  forma. 

2.  Alberti  de  Saxonia  Quœstiones  in   libros  de  Cœlo  et  Mundo;  libri  I  quaestt.  I 
et  II. 

3.  Opuscula  Beati  Anselmi,  archiepiscopi  Cantuariensis,  ordinis  Sancti  Benedicti. 
Liber  de  imagine  Mundi;  lib.  I,  capp.  XXIV  et  XXV. 


260  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

de  feu;  la  lune  est  aussi  un  globe  de  nature  ignée,  mais 
mélangé  d'eau;  quant  au  firmament,  auquel  sont  attachées  les 
étoiles  fixes,  c'est  une  voûte  formée  d'eau  congelée,  devenue 
solide  comme  du  cristal. 

Aux  Livres  des  Sentences,  Pierre  Lombard  rappelle I  l'avis 
des  anciens  auteurs  qui  imaginent  un  ciel  aqueux  ou  qui 
veulent  que  les  corps  supérieurs  soient  de  nature  ignée. 

C'est  aux  maîtres  de  l'ancienne  Scolastique,  tels  que  saint 
Anselme,  bien  plutôt  qu'aux  docteurs  de  la  Scolastique  péri- 
patéticienne qu'il  faudrait  rattacher  Nicolas  de  Gués. 

Résumons  brièvement  ce  que  le  Cardinal  Allemand  a  dit  de 
la  constitution  des  corps  célestes. 

Il  n'existe  pas  de  surface  qui  termine  actuellement  le 
Monde2  ;  car,  hors  du  Monde  il  y  aurait  encore  un  lieu,  ce  qui 
est  absurde.  Le  Monde  n'est  donc  pas  infini,  mais  il  n'est  pas 
non  plus  fini,  car  il  n'existe  point  de  bornes  actuelles  qui 
l'enferment. 

Puisque  aucune  surface  ne  le  limite,  il  ne  saurait  avoir  de 
centre. 

Dès  lors,  la  Terre  ni  aucun  astre  ne  peut  se  trouver  au 
centre  du  Monde.  D'ailleurs,  ni  la  Terre  ni  aucun  corps  céleste 
n'a  de  centre;  tous  les  astres,  en  effet,  ont  une  figure  voisine 
de  la  figure  sphérique  ;  mais  aucun  d'eux  n'est  une  sphère 
parfaite,  car,  dans  le  Monde  concret,  le  maximum  de  rotondité 
ne  saurait  être  atteint,  non  plus  qu'aucun  maximum  absolu; 
il  ne  saurait  exister  un  corps  tellement  sphérique  qu'on  n'en 
pût  concevoir  un  autre  qui  le  serait  plus  exactement,  et  ainsi 
de  suite  à  l'infini. 

De  même  que  la  Terre  ne  peut  être  au  centre  du  Monde, 
centre  qui  n'existe  pas,  de  même  le  Monde  ne  saurait  être 
contenu  en  une  sphère  céleste,  qu'on  veuille  d'ailleurs  nom- 
mer cette  sphère  la  huitième,  la  neuvième  ou  la  dixième;  le 
Monde,  en  effet,  n'admet  aucune  limite  concrète. 

«  La  machine  du  Monde3  se  comporte  donc  comme  si  elle 

i.  Pétri  Lombardi  Episcopi  Parisiensis  Sententiarum  libri  IV;  lib.  II,  dist.  XI V, 
artt.  i  et  2. 

2.  Nicolai  de  Casa  De  docla  ignorantia  liber  secundus,  cap.  XI. 

3.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  liber  secundus,  cap.  XII. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  26 1 

avait  son  centre  partout  et   sa  circonférence  nulle  part,  car 
Dieu  est  à  la  fois  son  centre  et  sa  circonférence.  » 

Ni  la  Terre  ni  aucun  corps  céleste  ne  peut  être  absolument 
immobile  1,  car,  dans  l'Univers  contracté,  le  minimum  absolu 
de  mouvement  ne  saurait  être  réalisé. 

Tous  ces  corps  donc  se  meuvent,  les  uns  plus,  les  autres  moins. 

Le  Soleil  se  meut  d'orient  en  occident;  Vénus  se  meut  de 
même,  mais  son  mouvement  est  moindre;  suivant  la  même 
progression  descendante,  nous  voyons  Mercure  se  mouvoir 
moins  que  Vénus,  la  Lune  moins  que  Mercure,  et  la  Terre 
encore  moins  que  la  Lune2. 

La  Terre3  a  donc  une  figure  voisine  de  la  sphère,  mais  elle 
n'est  pas  exactement  sphérique  ;  elle  se  meut  suivant  une 
trajectoire  qui  est  à  peu  près  circulaire,  mais  qui  n'est  pas  un 
cercle  parfait,  car  le  cercle  parfait  ne  saurait  se  rencontrer 
dans  le  Monde  créé. 

La  Terre  n'est  point  essentiellement  différente  d'un  astre  tel 
que  le  Soleil.  S'il  nous  était  donné  de  pénétrer  à  l'intérieur  de 
cette  clarté  solaire  que  nous  voyons,  nous  y  trouverions  une 
sorte  de  terre  centrale,  entourée  d'une  nuée  aqueuse,  puis 
d'un  air  plus  pur  que  le  nôtre,  enfin  d'une  zone  ignée  super- 
ficielle ;  ces  quatre  couches  successives  se  comporteraient 
comme  les  quatre  éléments  terrestres. 

De  même,  si  un  homme  se  trouvait  hors  de  la  région  du 
feu,  la  Terre  lui  apparaîtrait  semblable  à  une  étoile  lumineuse 
ou  à  un  soleil  splendide. 

La  Lune  est  constituée  comme  la  Terre  et  comme  le  Soleil; 
elle  aussi  a  une  lumière  propre;  mais  cette  lumière,  nous  ne 
pouvons  pas  la  voir  comme  nous  voyons  la  lumière  du  Soleil, 
parce  que  la  Terre  ne  se  trouve  pas  en  dehors  de  la  zone  ignée 
de  la  Lune;  elle  se  trouve  plus  près  du  centre  de  cet  astre, 
dans  une  région  comparable  à  notre  région  aqueuse. 

1.  Nicolai  de  Gusa  De  docta  ignorantia  liber  secundus,  cap.  XI. 

2.  Nous  résumons  ici  ce  que  Nicolas  de  Cues  enseigne,  touchant  les  mouvements 
des  corps  célestes,  dans  son  écrit  De  docta  ignorantia.  Il  a  émis  des  opinions  toutes 
différentes  dans  une  note  manuscrite  qui  a  été  découverte  par  Clemens  et  publiée  par 
lui  en  1847.  Comme  cette  note  n'a  pu  être  connue  de  Léonard  de  Vinci,  nous  n'en 
parlerons  pas  ici. 

3.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  liber  secundus,  cap.  XII. 


262  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

La  Terre  est  donc  une  noble  étoile,  et  les  étoiles  ont  une 
constitution  élémentaire  semblable  à  celle  de  la  Terre.  Il  est 
à  penser  d'ailleurs  que,  comme  la  Terre,  chaque  astre  a  ses 
habitants,  différents  d'un  astre  à  l'autre  et  marquant,  par  leurs 
caractères  particuliers,  la  prédominance  des  influences  spé- 
ciales de  l'astre  où  ils  vivent. 

Le  Monde  n'ayant  pas  de  centre,  on  ne  peut  plus  dire  que 
les  corps  graves  ont  pour  mouvement  naturel  un  mouvement 
rectiligne  dirigé  vers  le  centre  du  Monde,  que  le  mouvement 
naturel  des  corps  légers  est  un  mouvement  rectiligne  qui  fuit 
ce  même  centre;  la  théorie  de  la  pesanteur  construite  par 
Aristote  n'a  plus  de  sens. 

Par  quoi  Nicolas  de  Gués  va-t-il  remplacer  cette  théorie?  Par 
une  doctrine  pythagoricienne,  plus  ancienne  que  la  doctrine 
d' Aristote,  et  que  celle-ci  avait  supplantée.  Le  mouvement 
naturel  d'une  partie  d'un  élément  tend  à  la  réunir  au  reste  de 
cet  élément;  le  semblable  marche  vers  son  semblable  pour  en 
sauvegarder  l'intégrité. 

«  Tout  mouvement  d'une  partie  a  pour  objet  la  perfection 
du  tout1;  c'est  pourquoi  les  graves  se  portent  vers  la  Terre  et 
les  corps  légers  vers  le  haut;  c'est  pourquoi  la  terre  se  porte 
vers  la  terre,  l'eau  vers  l'eau,  l'air  vers  l'air  et  le  feu  vers  le 
feu  ;  autant  que  faire  se  peut,  le  mouvement  du  tout  tend  vers 
le  circulaire  et  toute  figure  vers  la  figure  sphérique.  » 

Ce  passage  renferme  en  germe,  semble-t-il,  la  théorie  de  la 
gravité  que  Copernic  substituera  à  la  théorie  péripatéticienne. 
Selon  cette  nouvelle  théorie,  la  Terre,  prise  dans  son  ensemble, 
n'est  ni  grave  ni  légère,  et  il  en  est  de  même  de  tout  astre.  La 
vérité  de  ce  corollaire  n'exige  aucune  hypothèse  nouvelle. 

C'est  ce  que  Nicolas  de  Cues  semble  n'avoir  pas  aperçu.  Il 
indique 2  certaines  considérations  que  leur  brièveté  rend 
quelque  peu  obscures,  mais  qui  ne  paraissent  pas  susceptibles 
d'une  interprétation  autre  que  celle-ci  : 

Les  divers  éléments  qui  composent  une  étoile,  telle  que  la 
Terre,  sont  les  uns   lourds  —  et  ils  tendent  vers  un  certain 

1.  Nicolai  de  Gusa  De  docta  ignorantia  liber  secundus,  cap.  XII. 

2.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  liber  secund-us,  cap.  XIV. 


NICOLAS    DE    GUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  263 

point  —  les  autres  légers  —  et  ils  fuient  ce  même  point;  l'astre 
entier  ne  s'approche  ni  ne  s'éloigne  de  ce  point,  il  n'est  ni 
lourd  ni  léger,  parce  que  la  pesanteur  de  certains  de  ses 
éléments  est  exactement  compensée  par  la  légèreté  des  autres; 
grâce  à  cette  exacte  compensation,  l'astre  demeure  supendu 
dans  l'espace.  Pour  créer  le  Monde,  Dieu  a  fait  appel  aux 
quatre  sciences  mathématiques,  l'Arithmétique,  la  Géométrie, 
la  Musique  et  l'Astronomie;  l'exacte  balance  dont  nous  parlons 
est  l'œuvre  de  la  divine  Géométrie. 

N'est-ce  pas  le  sens  qu'il  faut  attribuer  aux  passages  suivants  : 

«  Par  la  Géométrie,  Dieu  a  figuré  la  proportion  des  éléments, 
de  telle  sorte  que  de  cette  proportion  découle  la  fermeté,  la 
stabilité  et  la  mobilité  selon  les  conditions  qu'il  a  voulues... 
Les  éléments  ont  donc  été  constitués  par  Dieu  en  un  ordre 
admirable;  il  a  créé  toutes  choses  avec  nombre,  poids  et 
mesure  ;  le  nombre  ressortit  à  l'Arithmétique,  le  poids  à  la 
Géométrie,  la  mesure  à  la  Musique.  » 

«  La  gravité,  en  effet,  se  soutient  dans  l'espace  parce  que  la 
légèreté  l'y  contraint;  la  terre,  qui  est  grave,  se  trouve  comme 
suspendue  dans  l'espace  par  le  moyen  du  feu;  la  légèreté  lutte 
contre  la  pesanteur  comme,  par  exemple,  le  feu  contre  la 
terre...  » 

«  Qui  pourrait  se  défendre  d'admirer  cet  Ouvrier  qui  a  usé 
d'un  art  si  parfait  lorsqu'il  a  constitué  les  sphères  célestes,  les 
étoiles  et  les  diverses  régions  des  astres?  Par  sa  précision,  la 
variété  est  partout  et  cependant  toutes  choses  concordent...  Il 
a  réglé  les  rapports  des  diverses  parties  des  astres  de  telle 
sorte  qu'en  chacun  d'eux,  les  parties  se  meuvent  vers  le  tout, 
que  les  corps  graves  se  dirigent  en  bas  A^ers  le  centre,  que  les 
corps  légers  montent  en  s'éloignant  du  centre,  et  que  l'ensem- 
ble éprouve  le  mouvement  orbiculaire  autour  du  centre  que 
nous  constatons  dans  les  étoiles.  » 

Cherchons  dans  les  notes  de  Léonard  de  Vinci  la  trace  de 
ces  pensées  de  Nicolas  de  Gués. 

En  une  précédente  étude1,  nous  avons  réuni  et  analysé  bon 

i.  Albert  de  Saxe  et  Léonard  de  Vinci,  V  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  première 
série,  pp.  39-49). 


2  64  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

nombre  de  fragments  contenus  au  cahier  F  ;  nous  y  avons  vu 
Léonard  étudier  les  diverses  explications  de  la  tache  lunaire 
qui  se  trouvent  rapportées  par  Albert  de  Saxe  dans  ses  Ques- 
tions sur  le  De  Cœlo,  puis  proposer  à  son  tour  une  explication 
nouvelle;  cette  explication  attribue  la  splendeur  lunaire  à  la 
lumière  solaire  réfléchie  par  la  surface  d'un  Océan  que  rident 
les  vagues  ;  les  taches  obscures  sont  des  continents  ou  des  îles; 
la  Lune  et  la  Terre  sont  donc  des  astres  analogues. 

Par  là,  Léonard  est  conduit  à  formuler  cette  proposition1  : 

«  Gomment  la  Terre  n'est  pas  au  milieu  du  cercle  du  Soleil, 
ni  au  milieu  du  Monde,  mais  bien  au  milieu  de  ses  éléments, 
qui  l'accompagnent  et  lui  sont  unis.  Et  pour  qui  serait  sur  la 
Lune,  autant  elle  est  au-dessus  de  nous  avec  le  Soleil,  autant 
paraîtrait  notre  Terre  avec  l'élément  de  l'eau,  faisant  le  même 
office  que  fait  la  Lune  pour  nous.  » 

Léonard  est-il  parvenu  à  une  telle  conclusion  par  la  seule 
force  de  ses  méditations,  ou  bien  a-t-il  été  guidé  vers  cette 
audacieuse  conséquence  par  la  lecture  de  Nicolas  de  Cues?  Il 
est  difficile  de  ne  pas  pencher  vers  celte  seconde  opinion  si 
l'on  compare  cette  note  du  grand  peintre2  :  «  Tout  ton  discours 
a  à  conclure  que  la  Terre  est  une  étoile  presque  semblable  à 
la  Lune,  et  ainsi  tu  prouveras  la  noblesse  de  notre  Monde  »  à 
cette  phrase3  écrite  par  l'Évêque  de  Brixen  :  «  Notre  Terre  est 
donc  une  noble  étoile.  » 

D'ailleurs,  les  cahiers  où  se  trouvent  en  grand  nombre  les 
réflexions  inspirées  à  Léonard  par  la  lecture  des  écrits  de 
Nicolas  de  Cues,  nous  offrent  mainte  note  qui  a  trait  à  l'ana- 
logie de  la  Lune,  de  la  Terre  et  des  étoiles. 

C'est  ainsi  qu'au  cahier  A  nous  trouvons  un  passage^  où 
Léonard  résume  sa  théorie  de  la  lumière  lunaire  : 

«  Ce  que  c'est  que  la  Lune.  —  La  Lune  n'est  pas  lumineuse 
par  elle-même,  mais  elle  est  bien  apte  à  recevoir  la  nature  de 

i.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  fn,  verso. 

■i.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  5G,  recto. 

3.  Nicolai  de  Cusa  De  docta  ignorantia  liber  secundus,  cap.  XII. 

6.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  A.  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  64,  recto. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  265 

la  lumière,  à  la  ressemblance  du  miroir  ou  de  l'eau  ou  d'un 
autre  corps  luisant...  Si  tu  vois  se  mirer  le  Soleil  ou  la  Lune 
dans  une  eau  qui  te  soit  voisine,  leur  grandeur  te  paraîtra 
dans  cette  eau  être  la  même  qu'elle  te  paraît  dans  le  Ciel.  Et  si 
tu  t'éloignes  d'un  mille,  elle  te  paraîtra  cent  fois  plus  grande; 
si  tu  vois  le  Soleil  se  mirer  dans  la  mer,  au  moment  où  il  se 
couche,  il  te  paraîtra  grand  de  plus  de  dix  milles,  parce  que 
son  image  dans  l'eau  occupera  plus  de  dix  milles  marins.  Si 
tu  étais  où  est  la  Lune,  le  Soleil  te  semblerait  se  mirer  dans 
autant  de  mers  qu'il  en  éclaire  à  la  journée,  et  la  terre  ferme 
te  paraîtrait  dans  cette  eau  comme  te  paraissent  les  taches  obs- 
cures qui  sont  dans  la  Lune,  taches  qui  font  aux  hommes  qui 
sont  sur  la  Terre  juste  le  même  effet  que  ferait  notre  monde  à 
des  hommes  qui  habiteraient  la  Lune.  » 

Au  cahier  G,  nous  retrouvons  l  des  raisonnements  analogues 
que  termine  cette  conclusion  :  «  Donc  il  est  nécessaire  que 
cette  Lune  soit  eau.  » 

Ces  pensées  sur  la  constitution  du  globe  lunaire  hantaient 
l'esprit  de  Léonard  dans  le  temps  même  que  la  Métaphy- 
sique de  Nicolas  de  Cues  lui  inspirait  une  philosophie  de  la 
forza,  dans  le  temps  que  la  lecture  du  De  statlcis  experimentis 
lui  suggérait  des  procédés  propres  à  étudier  le  mouvement 
d'un  navire  au  large  ou  de  la  Terre  dans  l'espace.  Il  est 
donc  permis  de  penser  que  les  hypothèses  astronomiques  de 
l'Évêque  de  Brixen  n'ont  pas  été  sans  influence  sur  celles  du 
grand  peintre. 

Comme  Nicolas  de  Cues  l'avait  supposé  avant  lui,  le  Vinci 
admet  que  la  Lune  ne  se  compose  pas  seulement  d'un  corps 
solide  en  partie  recouvert  d'eau,  mais  qu'elle  comprend  encore, 
comme  notre  Terre,  une  couche  d'air  et  une  couche  de  feu  : 

«  Si  la  Lune  a  des  ondes2,  ces  ondes  ne  peuvent  exister  sans 
vent  ;  le  vent  ne  peut  exister  sans  vapeurs  terrestres  qui  sortent 
de  l'humidité,  attirées  par  la  chaleur  et  demeurent  au-dessous 
de  l'air.  Il  est  donc  nécessaire  que  le  corps  de  la  Lune  ait  terre, 

i.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  G  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  20,  recto. 

2.  Léonard  de  Vinci,  Codice  Atlantico,  fol.  112,  verso,  a.  —  Cf.  Mario  Baratta, 
Op.  cit.,  p.  20. 


2Ô6  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

eau,  air  et  feu,  avec  les  mêmes  conditions  de  mouvements  que 
nos  éléments.  » 

Ces  conditions  auxquelles  les  éléments  lunaires  sont  soumis 
en  leurs  mouvements  semblent  avoir  grandement  préoccupé 
Léonard.  Le  corps  de  la  Lune  est  dense,  dit  le  grand  artiste, 
entendant  certainement  par  là  qu'il  est  solide;  il  doit  donc  être 
pesant;  dès  lors,  pourquoi  ne  descend-il  pas  vers  le  centre  du 
Monde  comme  nos  graves  terrestres  ? 

Nous  trouvons  déjà  comme  un  rapide  énoncé  de  ce  problème 
dans  cette  note  au  crayon  par  laquelle  débute  le  cahier  K  l  : 

u  La  Lune  dense  et  grave;  dense  et  grave  comme  est  la 
Lune...  » 

Ce  problème  est  plus  nettement  posé  et  la  solution  en  est 
comme  esquissée  dans  le  fragment  suivant 2  : 

a  II  n'y  a  pas  de  corps  très  léger  qui  soit  opaque.  » 

«  Aucun  corps  plus  léger  ne  peut  demeurer  sous  un  corps 
moins  léger.  » 

«  La  Lune  est -elle,  oui  ou  non,  située  au  milieu  de  ses 
éléments?  Et  si  elle  n'a  pas  une  situation  particulière  en  ses 
éléments,  comme  la  Terre,  pourquoi  ne  tombe-t-elle  pas  au 
centre  de  nos  éléments?  Si  la  Lune  n'est  pas  au  milieu  de  ses 
éléments  et  si  cependant  elle  ne  descend  pas,  c'est  donc  qu'elle 
est  plus  légère  que  l'autre  élément3;  et  si  elle  est  plus  légère 
que  l'autre  élément,  pourquoi  est -elle  solide  et  non  trans- 
parente? » 

La  solution  du  problème  posé  se  précise  dans  le  remarquable 
passage  que  voici  *  : 

«  De  la  Lune.  —  Aucun  corps  dense  (solide)  n'est  plus  léger 
que  l'air.  » 

«  Nous  avons  prouvé  que  la  partie  de  la  Lune  qui  resplendit 
est  de  l'eau,  qui  réfléchit  le  corps  du  Soleil  et  reflète  la  splen- 
deur qu'elle  en  a  reçue.  Nous  avons  vu  comment  si  une  telle 

i.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  K  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  i,  recto. 

2.  Léonard  de  Vinci,  ms.  Arundel  263  de  la  Bibliothèque  du  British  Muséum,  fol.  g4, 
recto.  —  Cf.  Mario  Baratta,  Op.  cit.,  p.  iG. 

3.  C'est-à-dire  :  que  tout  élément  terrestre. 

k.  Léonard  de  Vinci,  ms.  de  la  Bibliothèque  du  comte  de  Leicester.  fol.  2.  recto. 
—  Cf.  Mario  Baratta,  Op.  cit.,  p.  275. 


NICOLAS   DE   GUES   ET    LÉONARD   DE   VINCI  267 

eau  était  sans  onde,  elle  se  montrerait  toute  petite,  avec  une 
splendeur  presque  égale  à  celle  du  Soleil.  » 

«  A  présent,  il  nous  faut  prouver  si  la  Lune  est  un  corps 
grave  ou  léger.  » 

«  Nous  confessons  que  sur  la  Terre,  à  tout  degré  de  hauteur 
s'acquiert  un  degré  de  légèreté,  en  sorte  que  l'eau  est  plus 
légère  que  la  terre,  l'air  que  l'eau,  le  feu  que  l'air,  et  ainsi 
de  suite.  » 

«  Il  semble  que  la  Lune,  ayant  densité  comme  elle  a  en  effet, 
doit  avoir  gravité;  et  si  elle  a  gravité,  que  l'espace  au  sein 
duquel  elle  se  trouve  ne  la  peut  soutenir  ;  et,  par  conséquent, 
qu'il  lui  faut  descendre  vers  le  centre  de  l'Univers  et  se  con- 
joindre  à  la  Terre;  si  elle  ne  descend  elle-même,  ses  eaux  du 
moins  devront  tomber;  la  Lune  en  sera  dépouillée  et  elles 
tomberont  vers  le  centre,  et  elles  laisseront  la  Lune  dépouillée 
et  sans  lumière.  La  Lune  ne  se  comportant  pas  de  la  sorte, 
c'est  un  signe  manifeste  qu'une  telle  lune  est  revêtue  de  ses 
éléments,  à  savoir  d'eau,  d'air  et  de  feu  et  qu'ainsi  elle  se  sou- 
tient dans  l'espace  en  soi  et  par  soi,  comme  fait  notre  Terre 
avec  ses  éléments  en  cet  autre  espace  [où  elle  se  trouve]  ;  et  que 
les  graves  de  la  Lune  font  même  office  en  ses  éléments  que 
font  les  autres  graves  [les  graves  terrestres]  en  nos  éléments.  » 

Quel  sens  exact  faut-il  attribuer  aux  fragments  que  nous 
venons  de  citer? 

Faut-il  y  voir  cette  affirmation  :  les  éléments  lunaires  sont 
unis  à  la  Lune  et  tendent  vers  elle  lorsqu'ils  en  sont  séparés 
comme  les  éléments  terrestres  sont  unis  à  la  Terre  et  tendent 
vers  la  Terre  lorsqu'ils  en  sont  détachés?  Assurément,  cette 
proposition  est  dans  l'esprit  de  Léonard.  N'a-t-il  pas  écrit1  : 
«  Toute  partie  a  une  tendance  à  se  réunir  à  son  tout  pour 
échapper  à  son  imperfection  »?  Et  cette  phrase  n'était-elle  pas 
comme  la  traduction  de  celle-ci2,  qui  est  de  Nicolas  de  Gués  : 
«  Omnis  motus  partis  est  propter  perfectionem  ad  totum  »  ? 

Cette  proposition  suffirait  à  expliquer  que  la  Lune  n'a  aucune 
tendance  à  tomber  sur  la  Terre;  elle  a  suffi  à  Copernic  pour 

1.  Léonard  de  Vinci,  Codice  Atlantico,  fol.  5g,  recto. 

2.  Nicolai  de  Gusa  De  docta  ignorantia  liber  secundus,  cap.  XII. 


268  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

admettre  que  chaque  astre  gravite  seulement  vers  lui-même 
et  nullement  vers  le  centre  du  Monde,  et  Guillaume  Gilbert 
et  Galilée  s'en  sont  contentés  après  Copernic.  Représente-t-elle 
toute  la  pensée  de  Léonard?  Nous  ne  le  croyons  pas;  il  nous 
semble  qu'elle  laisse  inexpliquée  une  partie  de  cette  pensée. 
Pourquoi  Léonard,  toutes  les  fois  qu'il  veut  rendre  compte  de 
l'équilibre  de  la  Lune  dans  l'espace,  insiste-t-il  sur  cette  suppo- 
sition qu'elle  n'est  pas  seulement  un  noyau  solide  recou- 
vert d'eau,  mais  qu'elle  a  aussi  air  et  feu,  que  cet  air  et  ce  feu 
l'enveloppent  comme  ils  enveloppent  la  Terre?  Si  sa  pensée 
était  simplement  celle  que  développera  Copernic,  il  n'aurait  que 
faire  de  cet  air  et  de  ce  feu  pour  prouver  que  la  Lune  n'est  ni 
grave  ni  légère.  Tout  ce  que  dit  Léonard  s'entend  au  contraire 
fort  bien  si  l'on  imagine  que  sa  pensée  soit  celle  même  de 
Nicolas  de  Cues;  la  présence  du  feu  dans  la  Lune  est  indispen- 
sable, car  c'est  la  légèreté  de  ce  feu  qui  compense  exactement 
le  poids  des  autres  éléments  lunaires  ;  c'est  cette  légèreté  qui 
retient  la  Lune,  qui  l'empêche  de  choir  au  centre  du  Monde, 
comme  la  lourdeur  de  la  terre,  de  l'eau  et  de  l'air  qui  se  trou- 
vent dans  la  Lune  l'empêchent  de  fuir  ce  centre.  Les  éléments 
terrestres  assurent  de  la  même  manière  l'équilibre  indifférent 
de  la  Terre  dans  l'espace  ;  tel  est  le  sens  véritable  de  ce 
passage l  :  «  Comment  la  Terre  n'est  pas  au  milieu  du  cercle 
du  Soleil,  ni  au  milieu  du  Monde,  mais  bien  au  milieu  de  ses 
éléments  qui  l'accompagnent  et  lui  sont  unis.  » 

Cette  interprétation  rend  compte  de  tout  ce  que  Léonard  a 
dit  touchant  la  suspension  de  la  Lune  dans  l'espace  ;  peut-être, 
cependant,  hésiterait-on  à  lui  attribuer  cette  théorie  trop  naïve 
si  Ton  ne  songeait  qu'elle  lui  a  été  suggérée  par  Nicolas 
de  Cues. 

Parmi  les  influences  si  nombreuses  que  Léonard  a  subies,  il 
en  est  deux  qui  ont  prédominé  ;  ce  sont  celle  d'Albert  de  Saxe 
et  celle  de  Nicolas  de  Cues  ;  elles  n'ont  point  agi  séparément  ni 
à  l'encontre  l'une  de  l'autre,  mais  elles  ont  conflué  dans  son 
esprit,  elles  s'y  sont  intimement  mêlées,  et  leur  union  aengen- 

i.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  F  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  Zn,  verso. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  269 

dré  plusieurs  de  ses  pensées  les  plus  originales;  en  cette  étude, 
nous  en  avons  vu  maint  exemple  ;  celui  que  nous  venons 
de  rencontrer  n'est  pas  le  moins  digne  d'attention;  lorsque 
Léonard  rejetait  le  système  géocentrique,  sa  méditation  était 
nourrie  à  la  fois  de  la  lecture  des  Subtilissimae  quœstiones  in 
libros  de  Cœlo  et  des  De  docta  ignorantia  libri  très. 

Léonard  était  de  son  siècle  et  de  son  pays;  les  livres  qu'il 
lisait  étaient  aussi  ceux  que  ses  contemporains,  que  ses  com- 
patriotes étudiaient.  Son  exemple  nous  montre  qu'en  l'Italie 
du  Nord,  à  l'aurore  du  xvie  siècle,  on  méditait  les  enseigne- 
ments de  maître  Albert  de  Saxe  et  du  Cardinal  Nicolas  de 
Cues.  Or,  en  ces  années-là,  le  jeune  Nicolas  Copernic  parcourait 
les  Universités  de  Bologne,  de  Padoue,  de  Ferrare,  de  Rome, 
recueillant  avidement  les  enseignements  des  maîtres  italiens; 
à  ces  enseignements  se  mêlaient  les  échos  de  ceux  qu'au 
xive  siècle,  Albertutius  avait  donnés  à  Paris,  de  ceux  qu'au 
xve  siècle,  le  ^Cardinal  Allemand  exposait  en  des  traités  d'une 
si  audacieuse  originalité.  Ces  deux  génies,  que  Léonard  a  si 
profondément  médités,  ont  contribué  pour  une  grande  part 
à  la  révolution  copernicaine. 


APPENDICE 

Denys  l'Aréopagite,    la  Théologie  d'Aristote 
et  Nicolas  de   Cues. 

Les  rares  pensées  métaphysiques  que  nous  gardent  les  notes 
de  Léonard  de  Vinci  semblent,  presque  toutes,  inspirées  par 
la  Métaphysique  de  Nicolas  de  Cues.  A  son  tour,  la  philo- 
sophie de  Nicolas  de  Cues  est  constamment  guidée  par  les 
philosophies  néo-platoniciennes.  Parmi  les  sources  néo-pla- 
toniciennes auxquelles  Nicolas  de  Cues  a  puisé,  nous  avons 
cru  pouvoir  ranger  l'apocryphe  Théologie  d'Aristote.  C'est 
une  hypothèse  dont  la  démonstration  n'est  pas  fort  aisée,  car 
Nicolas  de  Cues  ne  cite  nulle  part  cet  ouvrage. 


27O  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

A  l'appui  de  cette  supposition,  nous  avions  donné1  l'argu- 
ment suivant  :  Selon  Nicolas  de  Gués,  Aristote  donnait  à  la 
Métaphysique  le  nom  de  Théologie;  cette  indication  erronée 
n'aurait-elle  pas  été  suggérée  à  l'Évêque  de  Brixen  par  la 
connaissance  d'un  écrit  intitulé  Théologie  a"  Aristote? 

M.  Victor  Delbos  nous  a  fait  observer  que  l'indication 
donnée  par  Nicolas  de  Cues  ne  pouvait  être  regardée  comme 
une  erreur.  Il  paraît  bien  qu'en  certaines  circonstances,  le 
Stagirite  désignait  la  Philosophie  première  par  le  nom  de 
Théologie.  Nous  en  avons  pour  témoin  ce  texte  de  la  Métaphy- 
sique2 :  «  En  sorte  qu'il  y  aurait  trois  philosophies  théoriques, 
savoir  la  Mathématique,  la  Physique  et  la  Théologie.  —  "ùz-i 
Tpeïç  àv  £t£V  çtXojoçiai  OstopYjTtxai,  jxaSyj^aTix^,  (puer/*-/],  OeoXoYtwrç.  » 

Cette  remarque  de  M.  Delbos  ôte  toute  portée  à  l'argument 
que  nous  avions  invoqué;  nous  n'attribuions,  d'ailleurs,  à  cet 
argument  qu'une  fort  minime  importance. 

Il  ne  nous  reste  donc  qu'une  seule  raison  pour  prouver 
l'influence  de  la  Théologie  a"  Aristote  sur  Nicolas  de  Cues;  cette 
raison  peut  se  formuler  ainsi  :  On  trouve  dans  les  écrits  de 
Nicolas  de  Cues  des  doctrines  qui  y  jouent  un  rôle  essentiel  ; 
ces  doctrines  jouent  également  un  rôle  essentiel  en  la  Théologie 
d'Arlstole;  elles  ne  se  rencontrent  en  aucun  autre  traité  néo- 
platonicien. 

Il  est  aisé  de  montrer  que  les  mêmes  pensées  se  retrouvent 
dans  la  Théologie  d' Aristote  et  dans  la  philosophie  de  Nicolas 
de  Cues,  et  qu'elles  ont,  en  l'une  et  en  l'autre,  une  égale 
importance;  cette  démonstration  a  été  donnée,  d'une  manière 
suffisante,  croyons-nous,  en  nos  articles  III  et  IV. 

Ces  pensées,  l'Évêque  de  Brixen  a  pu  les  emprunter  à 
l'apocryphe  Théologie.  Les  lui  a-t-il  sûrement  empruntées? 
N'a-t-il  pu  les  tirer  de  quelque  autre  écrit  néo- platonicien? 
Cette  seconde  partie  de  notre  raisonnement  est,  beaucoup 
plus  que  la  première,  malaisée  à  parfaire.  Pour  la  conduire 
à  bien,  il  faudrait  posséder  une  connaissance  approfondie  de 
toutes  les  œuvres  néo-platoniciennes,  tant  païennes  que  chré- 

1.  Vide  suprà  :  p.  i43. 

2.  Aristote,  Métaphysique,  livre  V,  cap.  1. 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LEONARD    DE    VINCI  27 1 

tiennes,  que  le  Cardinal  Allemand  a  pu  consulter;  et  ces 
œuvres  sont  nombreuses,  car  l'érudition  de  l'Évêque  de 
Brixen  était,  nous  l'avons  dit,  d'une  extrême  étendue. 

Il  serait  donc  singulièrement  difficile  de  passer  en  revue 
toutes  les  philosophies  néo- platoniciennes  et  de  reconnaître 
que,  seule  parmi  ces  philosophies,  la  Théologie  tVAristote 
a  pu  fournir  à  Nicolas  de  Gués  certaines  de  ses  doctrines 
essentielles. 

Toutefois,  cette  preuve  que  nous  ne  saurions  donner  dans 
sa  plénitude,  nous  pouvons,  du  moins,  en  ébaucher  quel- 
ques parties;  nous  pouvons  lire  ceux  des  écrits  néo-platoni- 
ciens qui  paraissent  avoir  le  plus  influé  sur  Nicolas  de  Gués 
et  rechercher  s'ils  ont  pu  lui  fournir  toutes  les  pensées  qu'il 
pouvait  également  recevoir  de  la  Théologie  d'Arislote.  Ainsi 
avons-nous  déjà  montré  que  certains  principes  communs  au 
pseudo-Aristote  et  au  Cardinal  Allemand  n'avaient  pu  être 
empruntés  à  Plotin,  bien  que  l'auteur  des  Ennéades  ait  assu- 
rément suggéré  plus  d'une  pensée  à  Fauteur  de  la  Docte 
ignorance. 

Il  est  une  œuvre,  à  la  fois  néo-platonicienne  et  chrétienne, 
que  Nicolas  de  Cues  cite  à  maintes  reprises,  à  laquelle  il  a 
beaucoup  emprunté;  c'est  l'œuvre  qu'il  attribue,  avec  tout  le 
Moyen-Age,  à  Denys  l'Aréopagite.  Ne  serait-ce  point  du 
pseudo-Aréopagïte  qu'il  tient  les  théories  où  nous  avons  cru 
reconnaître  l'empreinte  de  la  Théologie  d'Arislote?  La  question 
mérite  d'être  examinée,  et  avec  un  soin  d'autant  plus  minu- 
tieux qu'entre  les  doctrines  attribuées  à  Denys  l'Aréopagite 
et  celles  que  la  Théologie  prête  à  Aristote,  une  grande  ressem- 
blance apparaît  tout  d'abord. 

Efforçons-nous  donc  de  tracer  ici  une  esquisse  fidèle  de 
la  Métaphysique  professée  par  le  philosophe  chrétien,  à 
jamais  inconnu,  que  nous  voile  le  nom  du  disciple  de  saint 
Paul. 

Cette  Métaphysique  découle  plus  ou  moins  immédiatement 
du  grand  courant  philosophique  issu  de  Plotin  et  de  Proclus  ; 
mais  Denys  s'attribue  à  lui-même  un  précurseur  plus  immé- 
diat en   la  personne   de  saint  Hiérothée,   qu'il  nomme  son 


272  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

maître  et  dont  il  nous  conserve  trois  hymnes  «  ;  ces  hymnes 
de  saint  Hiérothée,  insérés  par  Denys  au  quatrième  chapitre 
de  son  traité  Des  noms  divins,  tracent,  en  quelque  sorte,  le 
plan  d'après  lequel  le  pseudo-Aréopagite  construit  tout  son 
système  philosophique. 

De  ces  hymnes,  le  troisième2  formule  les  propositions 
suivantes  : 

«  Du  Bien  suprême  émane  une  vertu  simple  qui  est  capable 
par  elle-même  de  déterminer  un  mouvement  vers  une  amou- 
reuse union;  cette  vertu  se  propage  jusqu'aux  extrêmes  limites 
de  l'ensemble  des  choses  qui  existent;  de  ces  limites,  cette 
vertu  revient  en  arrière,  à  travers  toutes  choses,  et  retourne 
vers  le  Bien  suprême.  » 

Ce  double  mouvement  par  lequel  le  Bien  absolu  descend  en 
toutes  choses  pour  y  produire  tout  ce  qu'elles  ont  de  bon,  et 
déterminer  en  ces  mêmes  choses  une  tendance  ascendante 
vers  le  Bien  suprême,  c'est  l'objet  que  Denys  propose  inces- 
samment à  ses  méditations. 

Dès  le  début  du  traité  De  la  hiérarchie  céleste,  nous  trouvons 
la  description  de  ce  double  mouvement3  : 

«  Tout  bien  qui  est  donné  à  un  être,  toute  perfection  qui  lui 
est  accordée,  viennent  d'en  haut;  ils  descendent  du  Père  des 
lumières.  Toute  émanation  de  l'éclairement  que  le  Père 
a  produit  vient  s'épancher  en  nous;  là,  elle  devient  une 
puissance  d'union,  qui  nous  simplifie  en  nous  rappelant  en 
haut,  qui  nous  tourne  vers  l'unité  du  Père  en  qui  tout  se 
rassemble,  vers  la  simplicité  qui  constitue  la  Divinité.  »  Et 
Denys  applique  à  ce  double  mouvement  la  parole  de  saint 
Paul^  :  «  Toutes  choses  viennent  de  lui  et  vont  à  lui.  » 

Par  le  premier  de  ces  deux  mouvements,  l'unité  et  la  sim- 
plicité de  Dieu  répandent  leur  bienfaisante  émanation  en  la 

1.  Opéra  S.  Dionysii  Areopagitae  cum  scholiis  S.  Maximi  et  paraphrasi  Pachy- 
meran  a  Balthasare  Cordicro  Soc.  Jcsu  doct.  theol.  latine  interpretata  et  notis  theolo- 
gicis  illustrata.  Antverpiae,  ex  ofïicina  Plantiniana  Balthasaris  Moreli,  MDCXWIIII. 
De  divinis  nominibus,  cap.  IV,  artt.  i5,  16  et  17;  tomus  I,  pp.  5G8-570. 

2.  Dionysi  Areopagita?  De  divinis  nominibus,  cap.  IV,  art.  17;  édit.  cit.,  t.  I, 
pp.  569-570. 

3.  Dionysi  Arcopagilaî  De  ccelesti  hicrarchia,  Gap.  I;  édit.  cit.,  t.  I,  pp.  1-2. 
!\.  Pauli  Epistolœ  ad  Romanos,  II,  3G. 


NICOLAS    DE    GUES    ET    LÉONARD    DL    VINCI  2^3 

multiplicité  des  créatures;  par  le  second,  la  diversité  des 
créatures  tend  à  se  fondre  en  l'unité  divine;  écoutons  Denys 
développer  ■  ces  pensées  en  des  termes  où  nous  reconnaîtrons 
comme  un  écho  des  enseignements  de  Plotin  : 

«  L'Être  qui  est  par  lui-même  procède  de  la  Bonté  suprême 
et  il  réside  en  elle;  en  elle  sont  les  principes  des  choses 
et  toutes  les  choses  qui  existent,  et  elles  y  sont  quel  que  soit 
leur  mode  d'existence;  elles  \  sont  d'une  manière  que  l'on 
ne  peut  comprendre  ;  elles  y  sont  réunies  toutes  ensemble 
et  en  même  temps  chacune  d'elles  y  subsiste  en  sa  singula- 
rité. » 

«  En  effet,  en  l'unité,  tout  nombre  préexiste  uniformément, 
en  sorte  que  l'unité  contient  en  elle  chacun  des  nombres 
particuliers  ;  et,  en  même  temps,  tout  le  nombre  se  trouve 
rassemblé  dans  l'un  ;  il  est  dans  l'unité.  Plus  le  nombre 
s'éloigne  de  l'unité  dont  il  provient,  plus  il  se  divise,  plus  il 
devient  muîtiple.  » 

«De  même,  tous  les  rayons  du  cercle,  rassemblés  par  une  même 
union,  existent  simultanémentdans  le  centre.  Le  point  contient 
tous  ces  rayons  uniformément  réunis  les  uns  aux  autres; 
tous  ces  rayons  se  trouvent  conjoints  dans  le  centre,  et  joints 
au  principe  unique  dont  ils  sont  issus.  Tant  qu'ils  s'éloignent 
peu  du  centre,  ils  sont  faiblement  séparés  les  uns  des  autres; 
ils  divergent  davantage  au  fur  et  à  mesure  qu'augmente  la 
distance  au  centre.  » 

De  même  que  tous  les  rayons  partent  du  centre  et  abou- 
tissent au  centre,  de  même  l'Etre  divin  est  le  point  de  départ 
et  le  point  d'arrivée  de  toutes  choses.  «  Ce  qui  préexiste  à 
toutes  choses2  est  le  principe  et  la  fin  de  toutes  choses.  En  tant 
que  cause,  il  est  le  principe  de  tout;  en  tant  que  cause  finale, 
il  est  la  fin  de  tout...  Il  possède  d'avance  toutes  choses  dans 
une  absolue  unité;  il  fait  que  toutes  choses  existent.  Il  est 
partout  présent  à  toutes  choses;  il  y  est  présent  en  tant 
qu'unité  et  identité  ;    il    y  est  présent  en  même  temps  parce 

i.  Dionysi  Areopagitae  De  divinis  nominibus,  Cap.  V,  art.  6;  édit.  cit.,  t.  f, 
pp.  692-693. 

2.  Denys  l'Arcopagitc,  loc.  cit.,  art.  10;  éd.  cit.,  t.  I,  p.  697. 

p.  duhem.  18 


274  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

qu'il  est  l'un    qui  est  tout;  il  pénètre  toutes  choses  en  même 
temps  qu'il  demeure  en  lui-même.  » 

On  ne  peut  donc  pas  dire  de  l'Etre  suprême  «qu'il  est  cecii 
et  qu'il  n'est  point  cela;  qu'il  est  de  cette  manière  et  qu'il  n'est 
point  de  cette  autre.  Bien  plutôt,  il  est  toutes  choses,  car  il  est 
.  l'auteur  de  toutes  choses  ;  il  comprend  d'avance  en  lui  tous 
les  principes;  il  contient  les  fins  de  tout  ce  qui  est;  et  en 
même  temps  il  est  au-dessus  de  toutes  choses  ;  il  est  avant 
toutes  choses  d'une  existence  transcendante  et  supra-essen- 
tielle. Aussi  peut-on  dire  de  lui  qu'il  est  simultanément  toutes 
choses  et  qu'il  n'est  aucune  de  ces  choses;  il  possède  toute 
forme  et  toute  figure,  et  cependant,  il  est  sans  forme  et  sans 
figure...  » 

Ainsi  de  l'Etre  en  soi  on  peut  affirmer  des  propositions  qui 
semblent  contradictoires3  :  «  Il  est  immobile,  en  même  temps 
qu'il  se  meut,  et  cependant  il  n'est  ni  en  repos  ni  en  mou- 
vement. »  Il  est  en  toutes  choses,  il  est  toutes  choses,  et, 
toutefois,  «il  n'est  en  aucune  des  choses  qui  existent,  il  n'est 
aucune  de  ces  choses.  » 

Revenons  à  l'étude  de  ce  double  mouvement  par  lequel  Dieu 
descend  vers  les  choses  afin  que  les  choses  remontent  vers 
lui. 

Dieu  est  à  la  fois  Beauté  et  Bonté3.  Cette  Bonté  divine  est  la 
raison  d'être  de  l'amour  de  Dieu  pour  toutes  choses;  par  elle, 
Dieu  «  est  cause  de  toutes  choses  4;  par  l'excellence  de  sa 
bonté,  il  aime  toutes  choses,  il  produit,  perfectionne  et 
conserve  toutes  choses,  il  tourne  toutes  choses  vers  lui. 
L'Amour  divin  est  bon,  il  procède  du  Bien,  il  a  le  Bien  pour 
objet.  Cet  Amour  divin,  qui  engendre  la  bonté  en  tout  ce  qui 
est,  préexiste  en  la  Bonté  suprême  ;  mais  il  ne  saurait  demeurer 
en  lui-même,  infécond;  il  se  met  donc  en  mouvement  afin 
d'agir  en  conformité  avec  l'excellence  de  sa  vertu,  qui  crée 
toutes  choses.  » 

i.  Denys  l'Aréopagite,  loc.  cit.,  art.  7;  éd.  cit.,  t.  I,  p.  G95. 

2.  Dionysi  Arcopagitœ  De  divinis  nominibus,  Cap.  Y,  art.   10;  éd.  cit.,  t.  I.  p.  697. 
—  De  mystica  Theologia,  Cap.  IV;  éd.  cit.,  t.  II,  p.  45. 

3.  Dionysi  AreopagiUn  De  divinis  nominibus,  Cap.  IV,  art.  8;  éd.  cit.,  pp.  55g-56o. 
'1.   Denys  l'Aréopagite,  loc.  cit.,  art.  10;  éd.  cit.,  p.  5(i3. 


MCOI.AS    DE    GUES    1.1     LÉONARD    DE    VINCI  2~]5 

Mais  d'autre  part,  «  le  Beau,  le  Bien1  sont  dignes  d'exciter 
le  désir  et  l'amour  de  toutes  choses;  toutes  choses  les  chérissent. 
C'est  à  cause  du  Bien  et  en  vue  du  Bien  que  les  choses  infé- 
rieures aiment  les  objets  qui  sont  au-dessus  d'elles  et  se 
tournent  vers  ces  objets.  » 

La  Bonté  descend  ainsi  vers  les  choses,  car  elle  en  est  la 
cause  efficiente;  les  choses  montent  vers  la  Bonté,  qui  est  leur 
cause  finale;  ce  double  mouvement  est  une  double  aspiration 
amoureuse. 

«  C'est  là  ce  que  veulent  nous  signifier  les  théologiens2 
lorsqu'ils  donnent  à  Dieu  tantôt  les  noms  d'amour  et  de 
tendresse,  tantôt  les  noms  d'objet  aimé,  d'objet  chéri.  » 

«  Il  est,  en  effet,  l'auteur  de  l'amour  et  de  la  tendresse;  il  les 
produit  et  les  engendre;  et,  d'autre  part,  il  est  lui-même  aimé 
et  chéri.  Il  est  mû  par  l'amour  et  la  tendresse;  et  c'est  en  tant 
qu'objet  aimé  et  chéri  qu'il  meut  les  choses;  il  se  dirige  vers 
les  choses,  il  les  oriente  vers  lui.  Voilà  pourquoi  les  théologiens 
le  nomment  objet  aimable  et  chéri,  car  il  est  beau  et  bon. 
D'autre  part,  ils  le  nomment  amour  et  dilection,  car  il  est 
puissance  motrice;  il  attire  les  choses  en  haut,  vers  lui-même 
qui,  seul,  est  bon  et  beau  par  soi;  ils  désignent  par  là  cette 
manifestation  du  Bien  même  par  lui-même,  cette  bienveillante 
procession  vers  une  éminente  union,  cette  mise  en  mouve- 
ment amoureuse  absolument  simple,  se  mouvant  elle-même, 
opérant  par  elle-même,  qui  préexiste  dans  le  Bien,  qui,  du 
Bien,  se  répand  en  toutes  les  choses  qui  existent,  et  qui  se 
réfléchit  pour  revenir  au  Bien.  En  cette  procession,  l'Amour 
divin  manifeste  qu'il  n'a  ni  commencement  ni  fin;  il  est  sem- 
blable à  un  cercle  éternel;  il  est  en  vue  du  Bien,  il  est  issu  du 
Bien,  il  subsiste  dans  le  Bien,  et  il  revient  au  Bien;  rien  ne 
saurait  le  faire  dévier  de  cette  perpétuelle  circulation.  » 

En  même  temps  que  les  rayons  du  cercle  se  rapprochent  du 
centre,  ils  se  rapprochent  les  uns  des  autres;  «  plus  ils 
s'unissent  au  centre",  plus  ils  se  conjoignent  entre  eux;  plus 

i.  Denys  l'Aréopagite,  loc.  cit.,  art.  10;  éd.  cit.,  t.  I,  p.  563. 

2.  Denys  l'Aréopagite,  loc.  cit.,  art.  i/j;  éd.  cit.,  t.  I,  pp.  5O7-5G8. 

3.  Dionysi  Arcopagitaî  De  divinis  nominibus,  Cap.  V,  art.  6;  éd.  cit.,  p.  Gq3. 


2^6  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

ils  s'éloignent  du  centre,  plus  ils  divergent.  »  Née  de  l'amour 
du  Bien  suprême  pour  les  choses,  l'aspiration  des  choses  vers 
le  Bien  suprême  doit  s'accompagner  d'une  tendance  des  choses 
les  unes  vers  les  autres.  Au  double  mouvement  que  nous 
avons  décrit,  mouvement  de  descente  des  choses  d'en  haut" 
vers  les  choses  d'en  bas,  mouvement  d'ascension  de  celles-ci 
vers  les  objets  supérieurs,  nous  devons  joindre  l'étude  d'un 
troisième  mouvement  amoureux  qui  a  pour  but  l'union  entre 
êtres  de  même  niveau. 

C'est  ce  que  saint  Hiérothée  exprime  en  cet  hymne1  : 

«  Qu'est-ce  que  l'amour?  Qu'il  soit  divin  ou  angélique,  qu'il 
soit  spirituel,  animal  ou  qu'il  siège  en  la  matière  inanimée, 
nous  dirons  que  c'est  une  force  ou  une  puissance  qui  a  pour  effet 
l'union  et  le  mélange.  Cette  force  meut  les  choses  supérieures 
afin  qu'elles  pourvoient  aux  choses  inférieures;  les  objets  qui 
sont  de  même  ordre,  elle  les  meut  vers  une  mutuelle  com- 
munion; enfin  les  choses  inférieures,  elles  les  tourne  vers 
celles  qui  se  tiennent  au-dessus  d'elles.  » 

Denys  répète  presque  textuellement  ces  paroles2.  Il  insiste 
à  plusieurs  reprises  sur  la  pensée  qu'elle  renferment  :  «  C'est 
en  vue  du  Beau  et  du  Bien,  écrit-il3,  c'est  à  cause  du  Beau  et 
du  Bien  que  les  choses  inférieures  aiment  les  objets  supérieurs 
et  se  tournent  vers  eux.  C'est  pour  la  même  raison  que  les 
choses  de  même  ordre  aiment  leurs  semblables  et  s'unissent  à 
elles;  que  les  objets  les  plus  élevés  aiment  les  moindres  et 
exercent  envers  eux  une  providence;  que  chaque  être  s'aime 
lui-même  et  tend  à  se  conserver;  c'est  par  désir  du  Beau  et  du 
Bien  que  tous  les  êtres  veulent  et  font  ce  que  nous  leur 
voyons  vouloir  et  faire.  » 

Le  Bien  suprême,  en  donnant  naissance  au  mutuel  amour 
des  objets  inférieurs,  y  est  un  principe  de  paix.  «Donnons4 
nos  louanges  pacifiques  à  cette  paix  divine,  princesse  de  la 
conciliation.     C'est    elle    qui    conjoint    toutes     choses,     qui 

i.  Dionysi  Arcopagitao  De  divinis  nominibus,  Cap.  IV,  art.  i5;  éd.  cit.,  t.  1, 
p.  5G8-50.,. 

2.  Denys  l'Aréopagite,  loc.  cit.,  art.  12;  éd.  cit.,  t.  I,  p.  566. 

3.  Dcnys  l'Arcopagite,  loc.  cit.,  art,  10;  éd.  cit.,  t.  I,  p.  563. 

4.  Dionysi  Arconagita;  De  divinis  nominibus,  Cap.  XI,  art.  1  ;  éd.  cit.,  t.  I,  p.  8&1. 


.NICOLAS    DE    GUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  277 

engendre  et  produit  la  concorde  et  l'union  de  toutes  choses; 
et  c'est  pourquoi  toutes  choses  désirent  cette  paix  qui  peut 
seule  ramener  leur  multitude  et  leur  division  à  l'unité  et  à 
l'intégrité,  qui,  seule,  est  capable  de  faire  succéder  une 
concorde  durable  à  la  guerre  intestine  de  l'Univers...  » 

«  C'est  Dieu  qui  est,  par  lui-même,  l'auteur  de  la  paix1,  de 
la  paix  universelle  aussi  bien  que  des  trêves  particulières;  c'est 
lui  qui  rapproche  toutes  choses  en  une  mutuelle  union  ;  par 
cette  union,  tous  les  êtres  sont  soudés  les  uns  aux  autres,  sans 
aucune  distance  ni  divergence;  et  cependant  chacun  d'eux 
garde  son  individualité;  il  conserve  la  pureté  qui  convient  à 
son  espèce,  sans  être  aucunement  souillé  par  le  mélange  des 
êtres  qui  lui  sont  contraires;  rien  ne  trouble  cette  exacte  union, 
cette  parfaite  pureté.  » 

Cette  paix  n'exclut  nullement  la  variété  de  l'Univers.  «  La 
diversité,  la  distinction  est  une  propriété  de  chaque  chose2. 
Or,  chaque  chose  persévère  en  l'état  qui  lui  est  propre,  car 
elle  ne  veut  point  périr...  Nous  regarderons  donc  cette  tendance 
comme  un  désir  de  paix.  Chaque  être,  en  effet,  aime  à  avoir 
la  paix  avec  lui-même,  à  demeurer  uni  à  lui-même,  à  garder 
toutes  ses  parties  dans  l'intégrité  et  l'immobilité.  » 

La  paix  de  l'Univers  n'est  point  non  plus  incompatible  avec 
la  perpétuité  de  certains  mouvements  :  «  Si  les  choses  qui  se 
meuvent3  n'aspirent  point  au  repos,  si  leur  volonté,  au 
contraire,  est  de  se  mouvoir  d'un  mouvement  perpétuel, 
ce  désir  de  mouvement  dépend,  lui  aussi,  de  la  tendance  vers 
cette  paix  divine  et  universelle;  cette  paix  garde  chaque 
chose  et  l'empêche  d'échapper  à  sa  nature;  à  tous  les  objets 
qui  se  meuvent,  elle  conserve  la  vie  motrice  qui  leur  est 
propre;  elle  empêche  que  cette  vie  ne  se  dissipe  et  ne  se  détruise 
elle-même;  elle  veille  afin  que  chacun  des  mobiles  ait  la  paix 
avec  lui-même  et  qu'en  conservant  cet  état  de  paix,  il  puisse 
accomplir  l'œuvre  qui  est  sienne.  » 

Telle    est,    esquissée    à    grands    traits,    la   doctrine    méta- 


1.  Denys  PAréopagitc,  loc.  cit.,  art.  2  ;  cd.  cit.,  t.  I,  p.  84a. 
■2.  Denys  l'Aréopagite,  loc.  cit.,  art.  3;  éd.  cit.,  t.  I,  p.  844- 
3.  Denys  l'Aréopagite,  loc.  cit.,  art.  4;  éd.  cit.,  t.  I,  p.  844- 


'i'jS  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    V1>CI 

physique  de  ce  philosophe  inconnu  que  Ion  a  si  longtemps 
nommé  Denys  l'Aréopagite.  De  cette  doctrine,  que  retrouve- 
t-on  dans  l'œuvre  de  cet  autre  inconnu  qui  a  composé  la 
Théologie  d'Arislote?  On  peut  le  déclarer  sans  crainte  d'erreur; 
toutes  les  pensées  philosophiques  qui  constituent  la  première 
doctrine,  toutes  celles  que  nous  venons  de  résumer,  s'insèrent, 
bien  reconnaissantes,  en  la  seconde  doctrine.  Mais  si  la  Méta- 
physique du  pseudo-Aristote  comprend  en  elle  tous  les 
principes  purement  philosophiques  du  pseudo-Aréopagite,  elle 
ne  se  les  approprie  que  pour  les  unir  à  d'autres  principes; 
ceux-ci,  le  philosophe  chrétien  ne  les  a  point  invoqués  ;  ils  sont 
d'origine  purement  péripatéticienne. 

Gomme  le  traité  Des  noms  divins,  la  Théologie  d'Arislote 
connaît  le  double  courant  de  l'amour.  Par  bonté,  le  supérieur 
aime  l'inférieur;  et  cette  bonté  du  supérieur  détermine  en 
l'inférieur  un  mouvement  vers  le  haut,  un  amoureux  désir  du 
bien  dont  l'inférieur  est  animé.  Mais  cette  théorie  de  l'amour, 
qui  dérive  si  visiblement  de  la  doctrine  chrétienne  delà  grâce, 
le  pseudo-Aristote  la  transfigure  à  l'aide  de  principes  qu'il 
emprunte  à  l'enseignement  authentique  du  Stagirite.  Le 
supérieur  devient  l'être  en  acte,  la  forme;  l'inférieur  s'identifie 
avec  l'être  en  puissance,  avec  la  matière;  le  double  mouvement 
du  supérieur  vers  l'inférieur,  de  l'inférieur  vers  le  supérieur, 
le  double  courant  descendant  et  ascendant  de  l'amour,  trouve 
sa  raison  d'être  dans  le  troisième  élément  de  la  trinité  péripa- 
téticienne, dans  la  privation;  l'être  en  acte  aime  la  matière, 
car  les  possibilités  de  cette  matière  lui  permettent  seules  de 
développer  son  activité,  d'engendrer  les  formes  qu'il  souhaite 
de  produire;  la  matière  aime  l'être  en  acte  qui,  seul,  peut 
réaliser  les  formes  auxquelles  aspirent  ses  puissances. 

Cette  théorie  péripatéticienne  de  l'amour  ne  se  rencontre  pas 
dans  les  écrits  attribués  autrefois  à  Denys  l'Aréopagite;  tout  au 
plus,  un  esprit  prévenu  pourrait-il  en  soupçonner  le  germe  à 
peine  ébauché  dans  ces  paroles»  :  «  C'est  la  Bonté  qui  confère 
une  forme  à  toute  chose  privée  de  forme  —  Kat  ixuto  son  -z 

eî$01C0l0V    TO)V    aV£lSé(i)V.  » 

I,    Dionysi  \rcopa,uit;r  De  divinis  nominibus,  Cap.  IV,  art.  18;  (''dit.  cit.,  I.  1,  p.  ,'ro. 
# 


NICOLAS    DE    CUES    ET    LÉONARD    DE    VINCI  279 

La  théorie  de  l'amour  en  la  Théologie  d'Aristo/c  est,  avions- 
nous  dit1,  «  une  très  heureuse  et  très  remarquable  synthèse 
d'une  Métaphysique  très  purement  péripatéticienne  et  d'une 
Théologie  d'origine  juive  ou  chrétienne.  »  De  ces  deux 
éléments  qui  se  combinent  pour  engendrer  l'œuvre  du  pseudo- 
Aristote,  le  second  seul  se  trouve  développé  en  l'œuvre  du 
pseudo-Aréopagite. 

Et  maintenant  il  semble  possible  de  répondre  à  la  question 
posée. 

Toute  la  Métaphysique  de  Denys  l'Aréopagite  a  passé  en  la 
Philosophie  de  .Nicolas  de  Gués.  En  celle-ci,  nous  retrouvons 
sans  peine  tout  ce  que  nous  avons  lu  au  traité  Des  noms  divins. 
Nous  ne  saurions  nous  en  étonner,  car  l'Évêque  de  Brixen  cite 
à  maintes  reprises  cet  ouvrage  et  le  nom  de  son  auteur.  Mais 
lorsque  le  Cardinal  Allemand  explique  la  théorie  de  l'amour, 
il  ne  la  présente  pas  purement  et  simplement  telle  que  le 
pseudo-Aréopagite  l'avait  développée;  il  la  transforme,  et  la 
transformation  qu'il  lui  fait  subir  est  indentique  à  celle  que 
lui  a  imposée  l'auteur  de  la  Théologie  d'Aristoie.  Il  paraît  donc 
bien  qu'il  emprunte  à  cet  auteur  les  principes  péripatéticiens 
par  lesquels  il  transfigure  le  néoplatonisme  de  Denys  et  même, 
parfois,  les  métaphores  qui  servent  à  exprimer  ces  principes. 
Reprises  ainsi  par  Nicolas  de  Gués,  certaines  pensées  formulées 
en  la  Théologie  d'Aristote,  certaines  images  destinées  à  rendre 
ces  pensées  saisissables  ont  attiré  et  retenu  l'attention  de 
Léonard  de  Vinci. 

1.  Vide  supra  :  p.  137. 


XII 


LÉONARD  DE  VINCI 


ET    LES 


ORIGINES  DE  LA  GÉOLOGIE 


LÉONARD   DE  VINCI 


ET    LES 


ORIGINES  DE  LA  GÉOLOGIE 


A  la  fin  de  notre  première  étude  sur  Léonard  de  Vinci, 
nous  écrivions1  : 

«  En  i5o8,  Léonard  avait  formulé  les  principes  les  plus  nets 
touchant  l'origine  des  fossiles.  ...Mais  lorsque  Léonard  ana- 
lysait si  exactement  les  divers  modes  de  formation  des 
fossiles,  il  avait  pour  objet  de  prouver  une  thèse  sur  l'érosion 
et  les  mouvements  du  sol,  thèse  formulée  par  Albert  de  Saxe.  » 

Alors  que  nous  écrivions  ces  lignes,  nous  savions  que 
Léonard  avait  invoqué  la  véritable  origine  des  fossiles  afin  de 
justifier  une  doctrine  soutenue,  au  xive  siècle,  par  l'Université 
de  Paris;  mais  nous  pensions  qu'en  la  découverte  de  cette 
origine,  le  grand  peintre  n'avait  point  eu  de  maître  et  que 
l'observation  avait  été  son  seul  guide.  De  nouvelles  lectures 
nous  ont  appris  qu'il  n'en  était  pas  ainsi.  Sans  doute  Léonard 
a  dû  recueillir  maintes  fois  des  coquilles  conservées  au  sein 
des  roches  ;  il  a  dû  réfléchir  sur  les  causes  qui  expliquaient 
leur  présence  loin  de  la  mer  et  leur  transformation  en  pierre. 
Mais  sa  curiosité  avait  dû  être  éveillée  et  sa  sagacité  conseillée 
par  l'enseignement  des  maîtres  de  la  Scolastique,  par  les 
écrits  d'Albert  le  Grand  et  de  Vincent  de  Beauvais. 

Il  nous  a  semblé  particulièrement  intéressant  de  rechercher 
très  minutieusement  l'origine  des  opinions  professées  par  le 
Vinci    touchant   la   nature   des   fossiles.   Nous   nous  sommes 

i.  Albert  de  Saxe  et  Léonard  de  Vinci  (Bulletin  italien,  t.  V,  p.  i  et  p.  n3;  1905. 
Études  sur  Léonard  de  Vinci,  première  série,  1). 


284  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

efforcé  d'établir1,  en  effet,  que  les  opinions  de  Léonard 
avaient  vraisemblablement  inspiré  celles  de  Cardan,  et  que 
les  idées  de  Cardan  avaient  été  sûrement  plagiées  par  Bernard 
Palissy.  Retracer,  donc,  la  genèse  des  pensées  que  Léonard  de 
Vinci  a  émises  au  sujet  des  coquilles  pétrifiées,  c'est  vraiment 
conter  la  naissance  de  la  Géologie  moderne. 


Aristote. 

Au  point  de  départ  de  la  tradition  que  nous  nous  proposons 
de  suivre,  c'est  un  écrit  d'Aristote  qu'il  nous  faut  placer;  le 
Stagirite  étudie,  en  un  chapitre  de  ses  Météores2,  une  hypo- 
thèse qui  paraît  s'être  présentée  maintes  fois  à  l'esprit  des 
hommes,  et  cela,  dès  une  époque  extrêmement  reculée  :  Les 
lieux  où  se  trouve  maintenant  la  terre  ferme  n'ont- ils  pas, 
autrefois,  fait  partie  du  fond  de  la  mer?  N'ont-ils  pas  émergé 
alors  que  des  continents  s'abîmaient  au  sein  des  flots?  Telle 
est  la  question  qu'ont  débattue  des  sages  de  tous  temps  et  de 
tous  pays  et,  qu'à  son  tour,  examine  Aristote. 

«  Ce  ne  sont  pas  toujours  les  mêmes  parties  de  la  terre, 
dit-il,  qui  se  trouvent  sous  les  eaux  ni  les  mêmes  qui  sont  à 
sec;  il  y  a  échange  entre  les  lieux  submergés  et  les  lieux 
émergés,  grâce  à  la  formation  de  fleuves  nouveaux  ou  à  la 
disparition  de  fleuves  anciens.  Il  se  produit  aussi  une  permu- 
tation entre  le  continent  et  la  mer;  ces  lieux-ci  ne  demeurent 
pas  toujours  mer  ni  ceux-là  terre  ferme;  là  où  se  trouvait  la 
terre,  une  mer  s'est  maintenant  formée;  là  où  la  mer  s'étend 
aujourd'hui,  la  terre  reparaîtra  de  nouveau. 

»  Nous  devons  penser,  d'ailleurs,  que  ces  transformations  se 
produisent  dans  un  certain  ordre  et  qu'elles  parcourent  un 
certain  cycle.  » 


i.  Léonard  de  Vinci,  Cardan  et  Bernard  Palissy  (Bulletin  italien,  t.  VI,  p.  289;  1906. 
Études  sur  Léonard  de  Vinci,  première  série,  VI). 

■2.  Aristote,  MsTEwpoXoy.xcov  xh  A,  '.0    (Météores,  livre  1,  chapitre  \IV). 


LEONARD    DE    VINCI    ET    LES    OIUGLNES    DE    LA    GÉOLOGIE  285 

Aristotc  étudie  quelques  exemples  de  ces  déplacements  de 
la  terre  ferme  et  des  mers;  il  insiste  tout  particulièrement  sur 
les  faits  que  présente  le  delta  du  Nil;  il  montre  comment, 
depuis  les  temps  historiques,  le  delta  n'a  cessé  de  s'assécher 
de  plus  en  plus  : 

«  Ce  qui  arrive  en  cet  endroit  restreint,  il  est  à  croire  que 
cela  se  produit  aussi  en  des  lieux  plus  étendus  et  même  en  des 
pays  entiers. 

»  Ceux  donc  qui  ne  savent  regarder  que  les  petites  choses 
assignent  comme  cause  à  ces  changements  la  transforma- 
tion de  l'Univers  et,  pour  ainsi  dire,  la  naissance  du  Ciel; 
aussi  prétendent -ils  que  la  mer  diminue  sans  cesse,  par  cela 
seul  que  certains  terrains  se  sont  asséchés  et  que  l'on  voit 
aujourd'hui  plus  de  terres  émergées  que  l'on  n'en  voyait 
autrefois. 

»  Mais  si  leur  affirmation  est  en  partie  vraie,  elle  est  aussi 
en  partie  fausse;  sans  doute,  bien  des  lieux  qui  étaient  autre- 
fois submergés  sont  maintenant  terre  ferme;  mais  la  trans- 
formation contraire  se  produit  également;  ceux  qui  voudront 
bien  tourner  leur  attention  de  ce  côté  verront  qu'en  bien  des 
endroits,  la  mer  est  venue  recouvrir  la  terre. 

»  N'allons  pas  prétendre,  cependant,  que  ces  changements 
sont  dus  à  ce  fait  que  le  Monde  a  commencé.  Il  est  ridicule 
d'invoquer  un  changement  de  tout  l'Univers  pour  expliquer 
de  petites  choses  qui  ne  pèsent  pas  plus  qu'une  plume.  » 

Aristote  restreint  donc  autant  que  faire  se  peut  l'importance 
de  ces  échanges  entre  la  terre  et  l'eau;  l'abondance  des  pluies 
hivernales  qui,  à  certaines  époques,  diminue  en  un  lieu  pour 
croître  en  un  autre,  suffît  en  grande  partie  à  les  expliquer. 

Aristote  s'est  élevé  à  deux  reprises,  au  cours  du  chapitre 
que  nous  venons  de  citer,  contre  ceux  qui  invoquent  l'émersion 
de  nouveaux  continents  pour  prouver  que  le  Monde  a  com- 
mencé. Les  deux  allusions  qu'il  a  faites  à  cette  doctrine  sont 
fort  brèves  et,  partant,  quelque  peu  obscures.  Elles  vont 
s'éclaircir  par  la  lecture  d'un  passage  écrit  par  Théophraste, 
le  disciple  favori  du  Stagirite. 


i86  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VI>iCl 


II 


Théophraste  et  le   Traité  du  Monde  faussement  attribué 
a  Philon  d'Alexandrie. 

Parmi  les  nombreux  écrits  que  l'on  a  attribués  à  Philon  le 
Juif  se  trouve  un  petit  traité  intitulé:  Ihpl  Ki^u,  Du  Monde, 
ou  IIspi  àçOapcria;  Kôa^ou,  De  V éternité  du  Monde.  Guillaume  Budé 
qui,  en  i526,  traduisit  cet  ouvrage  et  le  fit  imprimera  Paris, 
le  regardait  déjà  comme  apocryphe:  «Philon,  disait-il «,  ou 
celui,  quel  qu'il  soit,  qui  a  écrit  ce  livre;  car  je  ne  suis 
nullement  persuadé  que  celui  qui  l'a  écrit  soit  ce  Philon  qui 
passe  pour  avoir  égalé  Platon  en  éloquence.  »  En  fait,  il  eût 
fallu  une  bien  grande  naïveté  pour  regarder  ce  traité  Du  Monde 
comme  l'œuvre  authentique  et  non  remaniée  d'un  auteur  né 
trente  ans  avant  Jésus-Christ;  Boëce  y  était  cité2!  Personne, 
aujourd'hui,  n'attribue  le  Ilepî  Kéqwo  au  juif  Philon. 

Quel  qu'en  soit  l'auteur,  ce  livre  Du  Monde  offre,  à  bien  des 
égards,  un  très  grand  intérêt;  c'est  ainsi  qu'il  nous  donne 
un  résumé  de  doctrines  que  Théophraste  soutenait  en  des 
ouvrages  qui  sont  aujourd'hui  perdus.  Théophraste,  comme 
son  maître  Aristote,  voulait  que  le  Monde  eût  existé  de  toute 
éternité  ;  d'autres  philosophes  prétendaient  qu'il  avait  eu  un 
commencement  dans  le  temps;  le  Pseudo-Philon  nous  fait 
connaître3  les  arguments  par  lesquels  ils  soutenaient  cette 
prétention. 

«  Théophraste  regarde  comme  étant  dans  l'erreur  ceux  qui 
admettent  le  commencement  et  la  fin  du  Monde,  et  cela  pour 
quatre  raisons  qui  sont  :  l'inégalité  de  la  surface  terrestre,  les 

i.  De  Mundo  Aristotelis  liber  I.  Philonis  liber  /,  Gulielmo  Bud<ro  interprète.  Ocelli 
Lucani,  veteris  philosophi,  libellus  de  universa  natura.  Annolatiunculœ  in  libellant  Aristo- 
telis de  Mundo,  Simone  Gryna^o  authore.  Parisiis,  apud  Iacobum  Bogardum,  sub 
insigni  I).  Christophori,  e  regione  gymnasii  Cameracensis,  i5&i-i5&a.  Gulielmus 
Budams  Jacobo  Tusano,  fol.  2,  recto.  (Cette  préface  est  celle  de  la  traduction  publiée 
en  i526.) 

•}..  Philonis  Liber  de  Mundo,  éd.  cit.,  fol.  36,  recto.  —  Cette  citation,  il  esl  vrai, 
pourrait  être  mise  sur  le  compte  d'une  glose. 

3.   Philonis  lÀber de  Mundo,  éd.  cit.,  foll.  3g,  verso- /ii,  verso. 


LEONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GEOLOGIE  287 

retraits  de  la  mer,  la  dissolution  graduelle  de  chacune  des 
parties  de  l'Univers,  enfin,  la  mort  qui  détruit  chacune  des 
espèces  d'êtres  animés. 

n  Le  premier  argument  se  construit  de  la  manière  suivante  : 
«  Si  la  terre  n'avait  pas  eu  de  commencement,  aucune  de 
ses  parties  ne  se  montrerait  aujourd'hui  plus  haute  que  les 
autres;  tous  les  monts  eussent  été  déjà  aplanis,  toutes  les 
collines  eussent  été  ramenées  au  même  niveau  que  les  plaines. 
Que  l'on  songe,  en  effet,  aux  innombrables  pluies  annuelles 
qui  seraient  tombées  de  toute  éternité;  on  comprendra  que, 
parmi  les  lieux  qui  s'élevaient,  les  uns  eussent  été,  selon  toute 
vraisemblance,  rongés  et  entraînés  par  les  torrents,  les  autres 
se  fussent  écroulés  par  leur  propre  poids,  en  sorte  que  la  terre 
qui  les  formait  se  trouverait  uniformément  répandue  partout 
et  parfaitement  aplanie.  Les  aspérités  que  nous  rencontrons 
aujourd'hui  en  foule,  les  innombrables  montagnes  dont  les 
sommets  s'élèvent  à  de  grandes  hauteurs,  sont  autant  d'indices 
que  la  terre  n'a  pas  existé  de  toute  éternité.  Sinon,  comme 
nous  l'avons  déjà  dit,  la  force  des  pluies  tombant  depuis  un 
temps  infini  eût  aplani  la  terre,  pour  ainsi  dire,  de  la  tête 
aux  pieds  et  l'eût  rendue  aussi  égale  qu'une  grand'route. 
Telle  est  la  force  de  cette  eau  qui  tombe  et  retombe  sans 
cesse,  qu'elle  arrache  violemment  certaines  roches  tandis  que, 
goutte  à  goutte,  elle  finit  par  en  creuser  d'autres,  et  qu'elle 
affouille,  semblable  à  un  terrassier,  le  sol  le  plus  dur  et  le  plus 
pierreux. 

»  D'ailleurs,  disent-ils,  la  mer  elle-même  a  diminué.  Les 
deux  célèbres  îles  de  Rhodes  et  de  Délos  en  sont  les  marques. 
Autrefois,  elles  étaient  submergées,  la  mer  les  recouvrait, 
on  ne  les  voyait  pas;  puis,  au  bout  d'un  certain  temps,  elles 
ont  commencé  à  émerger  peu  à  peu  et  à  se  montrer,  tandis 
qu'en  même  temps  la  mer  s'abaissait  graduellement;  ce  fait 
nous  a  été  conservé  en  d'antiques  histoires  qui  ont  été  écrites 

au  sujet  de  ces  îles On  dit  aussi  que  des  golfes  de  grande 

étendue  et  où  la  mer  était  très  profonde  se  sont  desséchés  et 
ont  fait  corps  avec  le  continent;  des  terres  qui  étaient  submer- 
gées se  sont  montrées  à  découvert;  ces  terres  présentaient  des 


288  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

régions  riches  et  nullement  stériles,  comme  on  l'a  reconnu 
lorsqu'on  a  entrepris  de  les  ensemencer  et  d'y  planter  des 
arbres.  Ces  terres,  d'ailleurs,  portent  des  marques  de  la  mer 
qui  les  recouvrait  autrefois  et  qui  s'est  maintenant  retirée; 
celle-ci  se  reconnaît,  en  effet,  par  des  graviers,  des  coquilles 
marines  délaissées  à  sec,  et  divers  autres  objets  du  genre  de 
ceux  que  la  mer  rejette  habituellement  en  ses  tempêtes.  — 
Oïç  <n)*{i.sia  tyjç  TraAataç  èvaTïoXsXsTtpO;.'.  9aXaTT«<7c<*)ç  ùrtoïozq  te  ylx\  /.i^yy.z 
•/.al  osa  ô'J-otoTpc-a  Kpbq  aiyt^Xpuç  eftoBev  à-sêpàTiscrOa'. 1 .  » 

Laissons  de  côté  les  deux  derniers  arguments  discutés  par 
Théophraste  et,  avant  d'aborder  la  réfutation  donnée  par  ce 
philosophe,  arrêtons-nous  un  moment  à  l'examen  des  deux 
passages  que  nous  venons  de  citer. 

Il  est  à  peine  besoin  de  signaler  l'importance  des  renseigne- 
ments que  le  second  argument  nous  apporte;  avant  le  temps  de 
Théophraste,  on  avait  compris  l'origine  marine  des  coquilles 
que  renferment  certaines  pierres  et  certaines  roches  ;  on  y 
avait  trouvé  la  preuve  que  les  lieux  où  ces  coquilles  se  ren- 
contrent avaient  autrefois  formé  le  fond  de  la  mer. 

Le  premier  argument  mérite  également  d'être  remarqué. 

En  premier  lieu,  il  met  nettement  en  évidence  l'importance 
des  phénomènes  d'érosion  dus  aux  eaux  pluviales. 

En  second  lieu,  il  insiste  sur  le  fait  que  ces  érosions  tendent 
sans  cesse  à  ramener  la  surface  de  la  terre  à  sa  forme  d'équi- 
libre, c'est-à-dire,  comme  l'a  enseigné  Aristote,  à  la  figure 
d'une  sphère  concentrique  au  Monde.  Si  la  terre  avait  toujours 
existé,  cette  tendance,  agissant  dans  le  même  sens  depuis  un 
temps  infini,  aurait  atteint  son  but;  la  terre  aurait  pris  la 
forme  d'une  sphère  parfaite;  les  irrégularités  que  présente 
encore  sa  surface  attestent  donc  qu'elle  n'a  duré  que  pendant 
un  temps  limité. 

Cette  preuve  de  la  durée  limitée  de  la  terre,  fondée  sur  le 
sens  invariable  de  certaines  actions  qui  s'exercent  à  sa  surface, 
n'est-ellc  pas  analogue  de  tout  point  à  un  argument  qui  a  eu 
grande  vogue  de  nos  jours,  et  qui  prouve  que  le  Monde  a  du 

i.  Le  texte  grec  est  extrait  de  :  Theophrasti  Eresii  Opéra,  quœ  sapersunt,  omnui  ; 
Paris,  Ambroise  Firniin-Didot,  1 8 5 G  ;  pp.  &ai-4aa. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GÉOLOGIE  289 

commencer  et  devra  finir  parce  que  chacun  des  phénomènes 
qui  s'y  produisent  en  fait  croître  l'entropie? 

Des  deux  arguments  en  faveur  de  la  création  du  Monde  que 
nous  venons  de  citer,  d'après  Théophraste,  il  en  est  un,  celui 
qui  invoque  la  continuelle  formation  de  nouveaux  continents, 
où  nous  reconnaissons  la  théorie  qu'Aristote,  en  ses  Météores, 
déclarait  ridicule.  Nous  serait-il  possible  de  connaître  l'auteur 
ou  les  auteurs  qui  soutenaient  cette  théorie?  Nous  saurions 
alors  quels  sages,  dès  avant  le  temps  d'Aristote,  attribuaient 
aux  fossiles  leur  origine  véritable.  Or,  ces  auteurs,  il  nous  est 
possible  d'en  indiquer  les  noms,  au  moins  avec  quelque  pro- 
babilité. Lorsque  Alexandre  d'Aphrodisie  commente  le  premier 
chapitre  du  second  livre  des  Météores,  il  écrit  : 

«  Quelques  physiciens  prétendent  que  la  mer  est  ce  qui  reste 
de  l'eau  primordiale.  En  effet,  à  l'époque  où  la  région  qui 
entoure  la  terre  était  tout  entière  occupée  par  l'eau,  les  parties 
superficielles  de  cette  eau  furent  transformées  en  vapeurs  par 
la  puissance  du  Soleil,  et  les  vents  naquirent  de  là...  Mais  une 
partie  de  l'eau  demeura  aux  lieux  les  plus  creux  de  la  terre  ; 
c'est  cette  partie  qui  est  aujourd'hui  la  mer.  Aussi  la  mer  con- 
tinue-t-elle  à  décroître,  car  le  Soleil  la  dessèche  peu  à  peu,  en 
sorte  qu'un  temps  viendra  enfin  où  la  mer  sera  entièrement  à 
sec.  Théophraste  rapporte  qu'Anaximandre  et  Diogène  ont 
soutenu  cette  opinion,  » 

C'est  donc  à  Anaximandre  et  à  Diogène  d'Apollonie  ou,  du 
moins,  à  l'un  d'entre  eux,  qu'il  faudrait  attribuer  cette  pensée  : 
Les  fossiles  témoignent  que  les  terres  où  on  les  trouve  ont 
formé  autrefois  le  fond  de  la  mer. 

Aux  deux  arguments  que  nous  venons  de  rapporter,  le  livre 
du  pseudo-Philon  oppose  des  répliques  qu'il  emprunte,  sans 
doute,  comme  les  arguments  eux-mêmes,  à  Théophraste. 

A  la  raison  tirée  de  la  continuelle  érosion  des  lieux  élevés 
par  les  eaux  pluviales,  l'auteur  objecte  une  théorie  de  la  for- 
mation des  montagnes  x  : 

«  L'élément  igné  que  la  terre  renferme  et  cache  en  elle- 
même,  entraîné  par  la  force  naturelle  du  feu  qui  cherche  son 

1.   Philonis  Liber  de  Mundo,  éd.  cit.,  foll.  4i-4a. 

P.   DUHEM.  1() 


2(jO  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

lieu  propre,  se  meut  vers  le  haut...;  il  emporte  avec  lui  une 
grande  quantité  de  l'élément  terrestre  ;  il  se  fraye  la  voie  la 
plus  courte  possible,  tandis  qu'en  même  temps  la  terre  semble 
faire  éruption.  Ainsi  l'élément  terrestre,  contraint  de  suivre 
l'élément  igné  qui  fait  éruption,  s'élève  à  une  très  grande  hau- 
teur, en  même  temps  qu'il  se  resserre  de  plus  en  plus,  pour 
finir  en  une  pointe  acérée,  à  l'imitation  de  la  nature  ignée.  » 

En  ces  montagnes  d'origine  ignée,  deux  tendances  contraires 
se  combattent  sans  cesse  ;  la  légèreté  du  feu  qui  demeure  mêlé 
à  la  terre  tend  à  soulever  sans  cesse  le  sommet  de  l'éminence 
déjà  produite  ;  au  contraire,  la  lourdeur  des  matières  terrestres 
tend  à  ramener  cette  éminence  au  niveau  général  du  sol  ;  par 
l'équilibre  de  ces  deux  forces  opposées,  la  cime  de  la  montagne 
demeure  toujours  à  la  même  hauteur.  «  Les  torrents  que  les 
pluies  engendrent  ne  détruisent  donc  pas  les  montagnes  ;  et 
l'on  ne  saurait  s'en  étonner,  puisque  la  force  qui  les  maintient, 
qui  est  aussi  la  force  qui  les  soulève,  se  trouve  impliquée  en 
elles-mêmes  de  la  manière  la  plus  constante  et  la  plus  puis- 
sante. Si  le  lien  qui  en  resserre  les  parties  venait  à  se  rompre, 
il  est  certain  qu'elles  se  désagrégeraient  et  se  dissémineraient 
au  sein  des  eaux  ;  mais  actuellement,  cimentées  par  la  puis- 
sance du  feu,  elles  opposent  une  opiniâtre  résistance  aux 
chutes  continuelles  des  eaux. 

»  La  nature  des  montagnes  est  toute  semblable  à  celle  des 
arbres.  A  certaines  époques,  les  arbres  perdent  leurs  feuilles; 
à  d'autres  époques,  ils  reverdissent;  de  même,  tour  à  tour, 
certaines  parties  des  montagnes  s'écroulent,  d'autres  prennent 
naissance.  » 

Les  partisans  de  la  création  du  Monde  avaient  montré  que 
les  montagnes  étaient  soumises  à  une  action,  Gelle  de  l'érosion, 
toujours  orientée  dans  le  même  sens,  tendant  toujours  à  aplanir 
toute  éminence  ;  à  l'action  incessante  d'une  force  de  tendance 
invariable,  ïhéophraste  ou  les  auteurs  dont  le  pseudo-Philon 
reproduit  l'opinion  1  substituent  la  lutte  et  le  triomphe  alter- 

i.  Le  pseudo-Philon  dit,  en  effet,  à  propos  de  cette  théorie  plutonienne  de  la  for- 
mation des  montagnes  :  «  Ce  que  nous  allons  dire  n'est  ni  nôtre,  ni  nouveau  ;  c'est 
l'invention  des  anciens,  d'hommes  fort  sages  qui  ont  discuté  eux-mêmes  avec  soin 
tout  ce  qu'ils  regardaient  comme  nécessaire  à  la  Science.  » 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GEOLOGIE  29 1 

natif  de  deux  forces  opposées,  l'éruption  ignée  et  l'érosion 
aqueuse. 

C'est  d'une  manière  analogue  que  Théophraste,  développant 
ce  qu'avait  dit  Aristote,  réfute  le  second  argument  des  par- 
tisans de  la  création.  Il  ne  nie  point  l'émersion  de  terres 
autrefois  immergées,  mais  il  refuse  d'y  voir  la  preuve  d'un 
incessant  décaissement  de  la  mer.  Tandis  que  certaines  terres 
surgissent  au  sein  des  flots,  d'autres  s'enfoncent  en  la  mer  et 
disparaissent;  la  Sicile,  autrefois,  était  unie  à  l'Italie;  près  du 
Péloponèse,  trois  villes,  /Egire,  Bure  et  Hélice,  se  sont,  dit-on, 
abîmées  dans  les  flots  ;  Platon  a  conté,  dans  le  Timée,  comment 
l'Atlantide  fut  engloutie  en  une  nuit.  «  L'argument  tiré  de  la 
diminution  continuelle  de  la  mer  ne  peut  donc  servir  à  prouver 
la  fin  du  Monde  ;  s'il  est  véritable,  en  effet,  que  la  mer  se  retire 
de  certains  parages,  il  est  certain  qu'en  d'autres  lieux  elle 
s'avance  et  submerge  les  terres.  » 

Telles  sont  les  discussions  géologiques  qui  avaient  déjà 
cours  avant  le  temps  d'Aristote  et  de  Théophraste. 


III 

Hérodote  et  Strabon. 

Le  témoignage  de  Théophraste,  conservé  par  le  pseudo- 
Philon,  nous  a  prouvé  que,  bien  avant  Aristote,  on  avait 
remarqué  l'existence  de  coquilles  dans  les  roches  terrestres 
et  que  l'on  en  avait  conclu  à  une  antique  présence  de  la  mer 
aux  lieux  maintenant  asséchés.  Anaximandre  et  Diogène 
d'Apollonie  nous  sont  apparus  comme  ayant  émis  semblable 
opinion. 

Hérodote  se  place,  dans  le  temps,  entre  Diogène  d'Apollonie 
et  Aristote.  Or,  Hérodote  a,  lui  aussi,  au  cours  de  ses  voyages 
en  Egypte,  observé  des  coquilles  fossiles;  il  y  a  vu  le 
témoignage  que  la  mer  recouvrait  autrefois  les  terrains  où 
ces  coquilles  se  rencontrent  aujourd'hui. 


292  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

«Au-dessus  de  Memphis,  »  dit-il1,  ((l'intervalle  entre  les 
deux  chaînes  de  montagnes  est  visiblement  à  mes  yeux  un 
ancien  golfe  de  la  mer,  comme  les  terres  qui  entourent  Ilion  et 
Éphèse,  ou  comme  la  plaine  du  Méandre;  aucun  des  fleuves  qui 
ont  déposé  ces  dernières  alluvions  n'est  comparable  au  Nil... 
Il  y  a  encore  des  fleuves  beaucoup  moins  considérables  que  le 
Nil  dont  le  travail  est  apparent;  je  ne  citerai  que  l'Achéloùs  qui, 
se  jetant  dans  la  mer  des  Échinades  (golfe  de  Patras),  a  déjà 
réuni  au  continent  la  moitié  de  ces  îles...  Je  pense  que,  dans 
l'origine,  l'Egypte  a  pu  être  un  golfe  de  ce  genre,  portant  jusqu'en 
Ethiopie  les  eaux  de  la  Méditerranée...  J'en  ai  pour  preuve  les 
coquillages  qui  se  trouvent  dans  les  montagnes,  la  saumure 
partout  efflorescente, ...  le  sol  de  l'Egypte  qui  est  noir  et  friable 
comme  du  limon,  comme  une  alluvion  entraînée  de  l'Ethiopie 
par  ce  fleuve,  tandis  qu'à  notre  connaissance,  le  sol  de  la 
Lybie  est  plus  rouge,  plus  sablonneux,  et  celui  de  l'Arabie  et 
de  la  Syrie  plus  argileux,  plus  caillouteux.  » 

Hérodote  ne  suppose  pas,  avec  Anaximandre  et  Diogène 
d'Apollonie  que  le  niveau  de  la  mer  s'abaisse  constamment; 
il  admet  seulement  que  certains  rivages  s'avancent  sans  cesse, 
grâce  aux  alluvions  des  cours  d'eau,  et  les  exemples  qu'il  en 
donne  mettent  hors  de  doute  son  talent  d'observateur;  il  est, 
toutefois,  un  fait  qu'il  a  lui-même  observé  et  dont  ses  explica- 
tions ne  rendent  pas  compte;  ce  fait,  c'est  la  présence  de 
coquilles  fossiles  au  sein  de  roches  situées  à  une  grande 
hauteur  dans  les  montagnes. 

L'explication  de  ce  fait  continua,  après  Aristote,  de  solli- 
citer vivement  l'attention  des  physiologues  hellènes;  nous 
avons  vu  ïhéophraste,  successeur  immédiat  du  Stagirite, 
discuter  les  opinions  géologiques  des  anciens.  Le  témoignage 
de  Strabon  va  nous  montrer  Slraton  de  Lampsaque  et  Érato- 
sthène  occupés  de  semblables  discussions;  ce  témoignage  nous 
apprendra  également  qu'un  historien  plus  ancien  qu'Hérodote, 
Xanthus  le  Lydien,  avait  déjà  fait  des  observations  analogues 
à  celles  que  le  Père  de  l'Histoire  a  rapportées. 

i.  Hérodote,  Histoire,  11,  10.  Nous  empruntons  la  traduction  à  M.  L.    De  Launay, 

La  Science  géologique,  Paris,  1905,  p.  45. 


LÉONARD    DE    MNC1    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GÉOLOGIE  2g3 

Voici  comment  s'exprime  Strabon1  : 

«  Ératosthène  déclare  qu'il  est  surtout  une  observation  qui 
pose  une  grave  question  :  Gomment  se  peut-il  qu'en  des  lieux 
qui  se  trouvent  au  milieu  des  terres  et  que  deux  ou  trois  mille 
stades  séparent  de  la  mer,  on  rencontre  en  maint  endroit  une 
foule  de  coquilles,  d'huîtres  et  de  chéramydes,  de  même  que 
des  lacs  stagnants  dont  l'eau  est  salée.  Ainsi,  dit-il,  autour 
du  temple  d'Ammon,  et  au  voisinage  de  la  route  qui  y 
conduit,  laquelle  est  longue  de  trois  mille  stades,  on  rencontre 
une  grande  quantité  d'huîtres  éparses  sur  le  sol;  on  y  trouve 
aussi  beaucoup  de  sel;  des  exhalaisons  marines  montent  du 
sol;  on  y  montre  des  épaves  de  navires  qui  ont  été  brisés  en 
mer;  on  raconte  que  ces  épaves  ont  été  apportées  et  rejetées 
par  le  mouvement  de  la  mer... 

»  Cela  dit,  Ératosthène  approuve  l'opinion  du  physicien 
Straton  et,  aussi,  l'avis  de  Xanthus  de  Lydie. 

»  Xanthus  avait  rapporté  qu'une  grande  sécheresse  s'était 
produite  au  temps  d'A^rtaxerxès  ;  les  lacs  et  les  fleuves  avaient 
été  desséchés,  les  puits  avaient  tari  ;  il  avait  observé  alors  çà 
et  là,  fort  loin  de  la  mer,  des  pierres  qui  reproduisaient  la 
forme  de  coquillages,  de  peignes  ou  de  chéramydes;  il  avait 
également  observé  un  lac  salé  en  Arménie  et  un  autre  en  la 
Phrygie  inférieure;  par  ces  raisons,  il  avait  été  persuadé  que 
ces  divers  pays  étaient  autrefois  une  mer. 

»  Straton  s'efforce  de  se  rapprocher  davantage  de  la  cause 
qui  explique  ces  faits.  Il  suppose  qu'autrefois,  le  Pont  Euxin 
était  privé  de  ce  débouché  qui  lui  est  maintenant  ouvert 
auprès  de  Byzance;  mais  par  la  puissance  des  fleuves  qui 
tombent  en  cette  mer,  ce  détroit  s'est  ouvert,  et  l'eau  du  Pont 
Euxin  a  pu  faire  irruption  dans  la  Propontide  et  dans  l'Helles- 
pont.  Il  en  a  été  de  même  pour  la  Méditerranée;  cette  mer  se 
trouvant  remplie  par  les  fleuves,  a  fini  par  s'ouvrir  le  débouché 
des  colonnes  d'Hercule;  l'eau  de  la  Méditerranée  se  répandant 
dans  l'Océan,  des  lieux  autrefois  marécageux  sont  trouvés 
asséchés...  Il  se  peut  que  le  temple  d'Ammon  ait  été  autrefois 

i.  Strabon,  Géographie,  1.  I,  c.  III,  §  k-  L'importance  de  ce  passage  de  Strabon 
a  été  signalée  par  M.  L.  De  Launay,  La  Science  géologique,  p.  5o. 


294  études  sur  Léonard  de  vinci 

en  mer  et  que  l'écoulement  de  la  mer,  qui  s'est  produit  de 
la  sorte,  l'ait  laissé  au  milieu  des  terres...  L'Egypte  a  été 
autrefois  sous  les  eaux  de  la  mer  jusqu'aux  marécages  qui 
avoisinent  Péluse,  jusqu'au  mont  Gasius  et  au  lac  Sirbonis.  En 
effet,  lorsque  l'on  creuse  le  sol,  en  Egypte,  là  où  se  rencontre 
de  l'eau  saumâtre,  on  trouve  que  la  tranchée  est  formée  d'un 
sable  rempli  de  coquilles.  Ce  pays  était  autrefois  couvert  par 
la  mer;  les  lieux  qui  avoisinent  le  mont  Casius  et  que  Ton 
nomme  Gerrha  étaient  occupés  par  des  marais  qui  les  mettaient 
en  communication  avec  la  Mer  Rouge;  plus  tard,  la  mer 
s'étant  retirée,  ces  lieux  se  sont  trouvés  découverts,  et  le  lac 
Sirbonis  est  seul  demeuré;  plus  tard  encore,  l'eau  de  ce  lac  s'est 
échappée  à  son  tour  en  rompant  ses  digues,  et  le  lac  s'est  trans- 
formé en  marais.  De  même,  les  rivages  du  lac  Mœris  ressem- 
blent plus  aux  côtes  de  la  mer  qu'aux  rives  d'un  fleuve.  » 

Les  coquilles  fossiles  marquent  que  certaines  terres  ont  été 
autrefois  recouvertes  par  la  mer;  pour  expliquer  ce  fait, 
Straton  de  Lampsaque  invoque  un  abaissement  du  niveau 
de  la  mer;  il  ne  pense  pas,  cependant,  que  cet  abaissement 
soit,  comme  l'ont  pensé  Anaximandre  et  Diogène  d'Apollonie, 
un  changement  incessant  dû  à  une  destruction  graduelle  de 
l'élément  de  l'eau;  il  y  voit  un  phénomène  accidentel;  le 
niveau  de  telle  ou  telle  mer  s'est  abaissé  par  suite  de  l'ouver- 
ture d'un  déversoir  qui  l'a  mise  en  communication  avec  une 
autre  mer  moins  élevée. 

D'ailleurs,  l'ouverture  des  détroits  qui  font  communiquer 
entre  elles  les  diverses  mers  ne  suffit  pas  à  assurer  leur  égal 
niveau.  Le  fond  de  la  mer  va  constamment  en  s'abaissant, 
du  Pont  Euxin  aux  colonnes  d'Hercule;  il  en  est  de  même  de 
la  surface,  en  sorte  qu'un  courant  continu  entraîne  les  eaux 
du  Pont  Euxin  et  de  la  Méditerranée  vers  l'Océan.  Aristote 
avait  déjà  enseigné  qu'il  en  était  ainsi1;  Straton  de  Lamp- 
saque partage  sur  ce  point  l'opinion  du  Stagirite  : 

«  Le  Pont  Euxin  est  la  moins  profonde  de  toutes  les  mers, 
tandis  que  les  mers  de  Crète,  de  Sicile  et  de  Sardaigne  sont  les 

i.  Études  sur  Léonard  de  Vinci:  V.  Thémon  le  fils  du  Juif  et  Léonard  de  Vinci,  S  IV 
(première  série,  p.  i83). 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GÉOLOGIE  2q5 

plus  profondes.  En  effet,  les  fleuves  les  plus  nombreux  et  les 
plus  grands  sont  ceux  qui  viennent  du  Nord  ou  de  l'Est;  leur 
limon  comble  peu  à  peu  le  Pont  Euxin,  tandis  que  les  autres 
mers  demeurent  profondes;  aussi  l'eau  du  Pont  Euxin  est-elle 
très  douce,  et  se  fait-il  un  constant  écoulement  dans  la  direc- 
tion selon  laquelle  le  fond  de  la  mer  est  incliné.  Straton  de 
Lampsaque  pense  que  si  cet  afflux  des  fleuves  se  maintient, 
le  Pont  Euxin  finira  par  être  entièrement  comblé  de  terre 
accumulée;  déjà,  la  partie  gauche  (occidentale)  du  Pont  où  se 
trouve  Salmydesse,  et  celle  que  les  marins  nomment  Stethe, 
et  qui  avoisine  Histrum  et  le  désert  des  Scythes,  sont  conver- 
ties en  marais.  » 

On  voit  par  ces  citations  que  Straton  de  Lampsaque  accor- 
dait aux  effets  de  l'alluvion  une  importance  au  moins  égale 
à  celle  que  leur  attribuait  Hérodote. 

Ces  différences  de  niveau  entre  les  mers  diverses,  cet  écou- 
lement constant  des  mers  les  unes  vers  les  autres,  cette 
accumulation  des  dépôts  d'alluvion,  capables  d'accroître  les 
continents,  n'ont,  à  vrai  dire,  qu'un  rapport  fort  éloigné  avec 
les  causes  capables  d'expliquer  l'existence  des  coquilles  fossiles 
à  une  certaine  hauteur;  parmi  les  hypothèses  que  développe 
Straton,  il  n'en  est  qu'une  qui  puisse  fournir  cette  explication; 
c'est  celle  qu'il  a  donnée  en  premier  lieu,  celle  selon  laquelle 
certaines  mers  avaient  autrefois  un  niveau  plus  élevé  qu'elles 
n'ont  aujourd'hui. 

Contre  Straton  de  Lampsaque  qui  a  émis  de  telles  hypo- 
thèses, contre  Ératosthène  qui  les  a  adoptées,  Strabon  déve- 
loppe1 une  pressante  argumentation. 

Il  reproche  à  Straton  de  s'imaginer  que  «  ce  qui  a  lieu  pour 
les  fleuves  ait  lieu  aussi  pour  la  mer,  en  sorte  qu'il  y  ait 
écoulement  des  parties  les  plus  élevées  vers  les  plus  basses  ». 

Il  ne  croit  pas  que  les  terres  d'alluvion  puissent  combler  la 
mer.  «  La  terre  que  les  fleuves  apportent  ne  s'avance  pas  en 
mer;  la  cause  en  est  que  la  mer,  par  un  flux  en  sens  contraire, 
la  rejette  sur  le  sol  ferme.  De  même,  en  effet,  que  les  animaux 
présentent  un  mouvement  alternatif  et  continuel  d'inspiration 

i.  Strabon,  loc.  cit.,  S  5  à  §  20. 


2Çj6  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

et  d'expiration,  de  même  la  mer  éprouve  sans  aucune  trêve 
un  mouvement  d'oscillation  qui  la  fait  rentrer  en  elle-même, 
puis  sortir  d'elle-même.  Celui  qui  se  tient  à  la  limite  même  de 
la  partie  de  la  plage  que  baigne  la  mer  peut  sentir  ce  mouvement  ; 
ses  pieds  sont  recouverts  par  Teau,  puis  découverts,  puis  recou- 
verts de  nouveau,  et  ainsi  de  suite.  L'onde,  d'ailleurs,  s'avance 
en  formant  des  flots,  même  lorsque  le  calme  est  parfait.  Au 
moment  où  elle  se  brise  sur  le  rivage,  elle  a  une  plus  grande 
force  qui  lui  permet  de  rejeter  à  terre  les  corps  étrangers.  » 
C'est  par  ce  mécanisme  que  la  mer  refoule  les  alluvions 
amenées  par  les  fleuves. 

En  ces  passages,  et  en  bien  d'autres  qu'il  serait  trop  long  de 
citer,  Strabon  repousse  toutes  les  explications  de  Straton  de 
Lampsaque  afin  de  leur  substituer  celle  qu'il  croit  vraie  :  «  On 
peut  objecter  à  Straton  qu'il  a  laissé  de  côté  les  causes  véri- 
tables, lesquelles  sont  fort  nombreuses,  pour  en  proposer  de 
fausses.  La  cause  principale  qu'il  invoque  est  la  différence  de 
niveau  entre  le  fond  d'une  mer  intérieure  et  le  fond  de  la  mer 
extérieure,  et  la  différence  de  profondeur  entre  ces  deux  mers. 
Mais  si  la  mer  s'élève  ou  s'abaisse,  si  elle  recouvre  certains 
lieux  ou  si  elle  les  délaisse,  cela  ne  provient  nullement  de  ce 
que  le  fond  de  certaines  mers  est  plus  haut  ou  plus  bas  que  le 
fond  d'autres  mers;  cela  provient  de  ce  qu'un  même  fond 
tantôt  se  soulève  et  tantôt  s'abaisse  ;  la  mer  alors  s'élève  ou 
s'abaisse  en  même  temps  que  ce  fond  ;  lorsqu'elle  est  soulevée, 
elle  inonde  les  régions  riveraines;  lorsqu'elle  s'abaisse,  elle 
rentre  en  son  lit.  S'il  n'en  était  pas  ainsi,  il  faudrait  admettre 
que  le  débordement  des  eaux  marines  est  dû  à  un  accroisse- 
ment subit  de  la  mer,  ainsi  qu'il  arrive  en  la  marée  montante 
ou  par  la  crue  des  fleuves;  dans  le  premier  cas,  il  y  a  trans- 
port des  eaux  d'une  région  à  une  autre;  dans  le  second  cas,  il 
y  a  accroissement  de  leur  masse.  Mais  les  crues  des  fleuves  ne 
se  produisent  pas  subitement,  ni  toutes  à  la  fois;  la  marée 
montante  ne  dure  pas  fort  longtemps;  elle  est  soumise  à  un 
certain  ordre,  elle  ne  se  produit  pas  en  la  mer  Méditerranée, 
ni  en  tout  lieu.  11  reste  donc  que  nous  attribuions  la  cause  du 
phénomène  en  question  au  sol,  soit  au  sol  que  le  débordement 


LEONARD    DE    VINCI    ET    LES    OIUG1NES    DE    LA    GÉOLOGIE  297 

vient  recouvrir,  soit  au  sol  qui  forme  le  fond  de  la  mer,  mais 
de  préférence  à  ce  dernier.  En  effet,  le  sol  qui  forme  le  fond 
de  la  mer  est  beaucoup  plus  mobile  et,  grâce  à  son  humidité, 
il  peut  changer  beaucoup  plus  rapidement.  » 

A  l'appui  de  cette  hypothèse,  Strabon  cite  des  exemples 
fameux  :  «  Afin  que  l'on  trouve  moins  étonnants  et  moins 
incroyables  ces  changements  du  fond  de  la  mer  que  nous 
prétendons  être  la  cause  des  déluges  et  des  autres  désastres 
analogues,  de  ceux  par  exemple  qui  se  sont  produits  en  Sicile, 
dans  les  îles  Éoliennes  et  dans  l'île  de  Pithécuse  (Ischia),  nous 
pouvons  citer  d'autres  faits  semblables  qui  ont  eu  lieu  ou  qui 
ont  lieu  en  divers  autres  endroits.  En  effet,  lorsque  de  tels 
exemples  sont  placés  tous  ensemble  sous  nos  yeux,  ils  font 
disparaître  notre  premier  étonnement...  C'est  ce  qui  se 
produira  si  l'on  se  souvient  de  ce  qui  s'est  passé  au  voisinage 
de  Théra  et  de  Thérasia,  îles  situées  dans  le  bras  de  mer  qui 
sépare  la  Crète  de  la  côte  Cyrénaïque...  En  un  lieu  situé  entre 
Théra  et  Thérasia,  des  flammes  sont  sorties  de  la  mer  pendant 
une  durée  de  quatre  jours,  en  sorte  que  la  mer  entière  était 
bouillante  et  brûlante;  peu  à  peu,  ces  flammes  firent  émerger 
une  île  de  douze  stades  de  tour,  que  l'on  eût  dit  soulevée  par 
des  instruments  et  composée  de  masses  diverses.  » 

Les  éruptions  sous-marines  de  ce  genre  sont  causes  de 
déluges  par  lesquels  les  eaux  de  la  mer  recouvrent  momen- 
tanément certains  pays;  les  tremblements  de  terre  déterminent 
des  inondations  analogues.  Strabon,  sur  l'autorité  de  Démoclès, 
cite  un  tremblement  de  terre  au  cours  duquel  Troie  fut  sub- 
mergée par  la  mer;  pendant  un  voyage  qu'il  fît  à  Alexandrie, 
la  mer  envahit  de  même  la  région  qui  se  trouve  entre  Péluse 
et  le  mont  Casius,  au  point  qu'entouré  par  les  eaux,  ce  mont 
était  devenu  semblable  à  une  île  et  que  la  route  qui  conduit 
du  mont  Casius  en  Phénicie  était  devenue  navigable. 

Il  semble  donc  que  Strabon,  comme  Straton  de  Lampsaque, 
voie  dans  la  présence  des  coquilles  fossiles  aux  flancs  des 
montagnes,  la  preuve  que  la  mer  a  subi  des  changements  de 
niveau.  Mais  Straton  pense  que  l'ouverture  d'un  déversoir 
a  fait  écouler  l'eau  d'une  certaine  mer  en  une  mer  plus  basse, 


2()<S  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

en  sorte  que  la  première  de  ces  deux  mers  a  délaissé  les 
terres  qu'elle  avait  longtemps  recouvertes  avec  les  coquilles 
qui  y  avaient  vécues.  Pour  Strabon,  au  contraire,  un  soulève- 
ment subit  du  fond  de  quelque  mer  a  provoqué  une  inon- 
dation soudaine,  analogue  à  une  marée  montante,  une  sorte 
de  ras  de  marée,  qu'il  nomme  volontiers  un  déluge;  l'onde 
qui  s'avançait  en  submergeant  les  terres  a  pu  y  amener  des 
coquilles  et  d'autres  débris  d'origine  marine;  mais  ces  fossiles 
sont  des  épaves  apportées,  puis  délaissées  par  l'inondation 
diluvienne;  ce  ne  sont  pas  les  restes  d'êtres  qui  ont  vécu  là 
où  l'on  trouve  aujourd'hui  leurs  débris.  Bien  qu'ils  n'aient 
formulé  à  cet  égard  aucune  proposition  explicite,  Straton  de 
Lampsaque  et  Strabon  attribuaient  visiblement  une  origine 
très  différente  aux  coquilles  qu'ils  avaient  pu  découvrir  dans 
des  terrains  fort  éloignés  de  la  mer.  L'histoire  de  la  Géologie 
primitive  va  nous  montrer  l'esprit  humain  perpétuellement 
hésitant  entre  ces  deux  hypothèses,  l'une  selon  laquelle  les 
coquilles  fossiles  demeurent  aux  lieux  où  ont  vécu  les  mollus- 
ques qui  les  portaient;  l'autre,  selon  laquelle  ces  coquilles  ont 
été  charriées  par  des  inondations  temporaires. 

On  a  relevé,  en  effet,  dans  les  écrits  des  auteurs  grecs  et 
latins,  mainte  allusion  aux  coquilles  fossiles.  L'une  des  plus 
intéressantes  se  rencontre  aux  Métamorphoses  d'Ovide. 

Le  poète,  au  XVe  livre  de  son  chef-d'œuvre,  met  dans  la 
bouche  de  Pythagore  le  récit  des  changements  incessants  dont 
le  Monde  est  le  théâtre  :  «  J'ai  vu  la  mer,  dit  le  Philosophe, 
là  où  s'étendait  autrefois  le  sol  le  plus  ferme;  j'ai  vu  des  terres 
qui  étaient  sorties  du  sein  des  flots;  bien  loin  de  la  mer  gisent 
des  coquilles  marines,  et  une  ancre  antique  a  été  trouvée  au 
sommet  d'une  montagne  ;  là  où  s'étendait  une  plaine,  le 
cours  des  eaux  a  tracé  une  vallée,  tandis  que  le  ruissellement 
des  torrents  aplanissait  la  montagne  : 

«  Vidi  ego,  quod  fuerat  quondam  solidissima  tellus. 

Esse  fretum  ;  vidi  factas  ex  œquore  terras; 

Et  procul  a  pelago  conclue  jacuere  marins  ; 

Et  vêtus  inventa  est  in  montibus  anchora  summis  ; 

Quodque  fuit  campus,  vallem  decursus  aquarum 

Fecit,  ut  eluvie  nions  est  deducLus  in  œquor.  » 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GÉOLOGIE  299 

Toutefois,  si  l'alternance  au  même  lieu  de  la  mer  et  de  la 
terre  ferme  a  préoccupé  à  maintes  reprises  les  philosophes  et, 
en  particulier,  les  commentateurs  d'Aristote,  ils  n'ont  pas  tous 
vu,  dans  l'existence  des  fossiles,  une  preuve  péremptoire  de 
l'antique  submersion  des  continents.  Ils  se  sont  efforcés, 
parfois,  de  ruiner  cette  preuve  en  lui  opposant  des  raisons  qui 
nous  semblent  puériles. 

Olympiodore,  par  exemple,  ne  veut  pas1  accorder  à  Aristote 
que  la  basse  Egypte  et  le  delta  du  Nil  avaient  été  autrefois 
recouverts  par  la  mer;  il  y  veut  voir  seulement  d'antiques 
marais  que  les  alluvions  du  fleuve  ont  peu  à  peu  comblés  et 
asséchés.  «  Sans  doute,  »  ajoute-t-il,  «  on  trouve  en  cet  endroit 
des  tests  de  coquillages  ;  mais  cette  raison  ne  démontre  pas 
nécessairement  que  l'Egypte  ait  été  autrefois  recouverte  par  la 
mer.  On  trouve,  en  effet,  de  ces  sortes  de  coquilles  au  sommet 
de  très  hautes  montagnes  fort  éloignées  de  la  mer;  peut-être 
est-ce  par  l'effet  de  vents  très  violents  qui  les  ont  enlevées  le 
long  des  plages  de  la  mer  et  les  ont  projetées  jusqu'aux  plus 
hautes  cimes  des  montagnes.  » 

Cette  malencontreuse  supposition  d'Olympiodore  n'a  pas 
trouvé,  semble-t-il,  beaucoup  de  crédit;  les  livres  d'origine 
arabe  que  nous  allons  analyser  expriment,  au  sujet  des  coquilles 
fossiles,  de  plus  justes  idées. 


IY 


Le  livre  Des  propriétés  des  éléments  faussement  attribué 

a  Aristote. 

L'apocryphe  traité  Du  Monde,  attribué  à  Philon  le  Juif,  nous 
a  fait  connaître  les  discussions  géologiques  qui  avaient  cours 
parmi  les  anciens  physiologues  grecs.  Nous  allons  voir  ces 
discussions  se  poursuivre  en  un  autre  apocryphe  célèbre.  Nous 


1.  Olympiodori  philosophi  Alexandrini  In  meteora  Âristotelis  commenlarii.  Joannis 
Grammatici  Philoponi  Sckolia  in  I  meteorum  Aristotelis.  .Toanne  Baptista  Camotio 
philosopho  interprète.  Venetiis,  apud  Aldi  filios,  MDLI  ;  fol.  3i,  recto. 


300  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

voulons  parler  de  l'ouvrage  que  le  Moyen-Age  connaissait  sous 
ces  divers  titres  :  De  démentis,  De  proprie tatibus  elementorum,  De 
naturis  rerum,  etc.,  et  qu'il  croyait  être  d'Aristote.  Cependant, 
l'origine  arabe  de  cet  ouvrage  se  trahissait  à  chaque  instant; 
nul  ne  doute,  et  depuis  bien  longtemps,  que  le  traité  De  ele- 
mentis  ne  soit  un  de  ces  ouvrages  que  les  Arabes  composaient 
et  qu'ils  attribuaient,  pour  leur  donner  plus  d'autorité,  au 
Stagirite  ou  à  quelque  illustre  philosophe  grec  l. 

Le  pseudo-Aristote  connaît  les  théories  géologiques  dont, 
bien  avant  Théophraste,  les  partisans  de  la  durée  limitée  du 
Monde  tiraient  argument  ;  ces  théories,  il  ne  les  admet  point. 

a  Certains  hommes,  »  dit-il 2,  «  parmi  ceux  qui  ont  composé 
des  discours,  prétendent  que  la  mer  a  changé  de  place  à  la 
surface  de  la  sphère  terrestre,  et  qu'il  n'est  sur  la  terre  aucun 
lieu  qui  n'ait  été  autrefois  sous  les  eaux.  Ils  fondent  leur  avis 
sur  les  traces  (ex  prœssionibus  (?))  que  Ton  voit  au  sommet  des 
collines  et  à  la  cime  des  montagnes.  Un  de  ces  hommes  raconte 
qu'en  creusant  un  puits,  lorsqu'il  arriva  à  la  couche  argileuse, 
il  trouva  une  argile  compacte  et  dure  ;  il  continua  à  creuser 
cette  argile,  et  il  y  découvrit  un  gouvernail  de  navire.  Par  là, 
il  fut  assuré  que  la  mer  avait  été  autrefois  en  cet  endroit,  et 
qu'elle  change  de  place  très  lentement  et  pendant  de  très 
longues  périodes.  » 

Si  ce  changement  de  place  de  la  mer  était  réel,  déclare  le 
pseudo-Aristote,  il  serait  sûrement  déterminé  par  quelque  action 
astrale  ;  le  retour  de  la  mer  au  même  lieu  serait  donc  un  effet 
périodique,  et  sa  période  serait  égale  à  celle  de  quelqu'un  des 
phénomènes  astronomiques  ;  or,  il  n'est  dans  les  cieux  mou- 
vement si  lent  qui  n'entraînât  pour  la  mer  des  déplacements 
beaucoup  trop  rapides  au  gré  de  l'histoire;  la  plus  lente  des 
révolutions  célestes  est  celle  de  la  sphère  étoilée  qui,  selon 
Hipparque  et  Ptolémée,  s'accomplit  en  36ooo  ans;  si  le  dépla- 
cement des  eaux  de  la  mer  suivait  cette  révolution,  ces  eaux 

i.  Nous  citons  cet  apocryphe  d'après  l'édition  des  Opéra  Aristotclis  qui  porte  ce 
colophon  :  Imprœssum  (sic)  est  praesens  opus  Venetiis  per  Gregorium  de  Gregoriis 
expensis  Benedicti  Fontanœ  Anno  salutifere  incarnationis  Doraini  nostri  MCCCCXCN  I. 
Die  vero  XIII  Julii. 

2.  Aristotclis  Liber  de  proprietatibus  elementorum,  fol.  400  (marqué  300),  verso. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GÉOLOGIE  3oi 

s'avanceraient,  à  la  surface  de  la  terre,  d'un  degré  par  siècle; 
or,  l'histoire  nous  apprend  qu'une  foule  de  cités  se  trouvent, 
depuis  une  longue  suite  de  siècles,  toujours  à  la  même  distance 
de  la  mer. 

«  Ce  que  nous  avons  dit  en  ce  traité  détruit  donc  manifes- 
tement et  pleinement  la  théorie  selon  laquelle  la  mer  aurait 
changé  de  place  à  la  surface  de  la  terre  ;  l'erreur  de  ceux  qui 
ont  admis  cet  avis  est  en  évidence.  » 

«  Certains  philosophes,  »  poursuit  le  pseudo-Aristote  l,  «  pré- 
tendent que  la  terre,  au  moment  de  sa  formation,  était  parfai- 
tement ronde  et  qu'il  ne  s'y  rencontrait  ni  vallée  ni  montagne; 
sa  figure  était  alors  exactement  sphérique  comme  celle  des 
corps  célestes.  Ces  vallées  et  ces  montagnes  que  nous  voyons 
à  la  surface  de  la  terre  n'ont  pas  d'autre  cause  que  l'action  des 
eaux.  Les  eaux  ont  creusé  les  parties  de  la  terre  qui  étaient  les 
moins  compactes,  et  ainsi  se  sont  formées  les  montagnes;  ces 
régions  peu  compactes,  une  fois  creusées,  sont  devenues  les 
lieux  des  mers. 

»  Je  dis  que  ceux  qui  tiennent  ce  discours  et  admettent  cette 
théorie  en  viennent  à  partager  l'avis  de  ceux  qui  croient  au 
changement  de  la  position  des  mers  à  la  surface  du  globe.  Or, 
au  commencement  de  ce  livre,  nous  avons  riposté  au  discours 
de  ces  derniers  et  ruiné  leur  opinion  à  l'aide  de  démonstrations 
manifestes.  Revenons,  cependant,  à  ceux  qui  tiennent  un  tel 
discours 

»  Supposons  qu'au  début  la  terre  ait  été  un  corps  parfai- 
tement sphérique  et  parfaitement  lisse,  qu'il  ne  s'y  soit  ren- 
contré ni  vallée  ni  montagne  ;  il  était  alors  nécessaire  que  la 
masse  terrestre  fût  entièrement  recouverte  par  la  masse  des 
eaux  et  que  celle  ci  la  revêtit  d'une  couche  d'épaisseur  uni- 
forme ;  dès  lors,  l'eau  qui  tombait  en  pluie  du  haut  de  l'air, 
tombait  à  la  surface  de  la  couche  d'eau  qui  recouvrait  la  terre  ;  » 
cette  pluie  ne  pouvait  donc  aucunement  creuser  le  sol. 

Invoquera-t-on  l'action  du  vent,  qui  eût  agité  cette  couche 
d'eau  dont  la  terre  était  recouverte  ?  Les  mouvements  de  cette 
eau  eussent  alors   pu  déniveler  le   sol  qu'elle    submergeait. 

i.  Aristotelis  Liber  de  proprietatibus  elemenlorum,  fol.  /iôg  (marqué  36g),  recto. 


302  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

«  Mais  le  vent  n'est  qu'une  vapeur  émise  par  la  terre  sèche;  » 
il  ne  pouvait  donc  y  avoir  de  vent  alors  que  les  eaux  de  la 
mer  recouvraient  toute  la  terre . 

Ainsi  se  trouve  réfutée  l'opinion  de  ceux  qui  voulaient  que 
la  terre,  à  l'origine,  ne  présentât  ni  vallée  ni  montagne,  et 
que  les  eaux  eussent  sculpté  toutes  les  inégalités  du  sol. 

L'auteur  du  Liber  de  démentis  a  réfuté  la  théorie  purement 
neptunienne  de  la  formation  des  montagnes  ;  à  l'origine  de 
celles-ci,  il  faut  donc  placer  une  cause  plutonienne;  c'est  ce 
que  fera  le  petit  traité  dont  nous  allons  maintenant  nous 
occuper. 


Le   Traité  des  minéraux  attribué  a  Avicenne 

Aristote  avait-il  écrit  un  traité  Des  minéraux?  C'est  une 
question  que  l'on  a  agitée  de  tout  temps,  sans  la  résoudre. 

A  la  suite  de  la  paraphrase  qu'il  a  composée  sur  les  Météores 
du  Stagirite,  Albert  le  Grand  a  donné  un  traité  De  mineralibus . 
Au  premier  chapitre  de  ce  traité1,  il  mentionne  les  écrits, 
venus  à  sa  connaissance,  où  il  était  parlé  des  minéraux;  en  ce 
chapitre,  il  s'exprime  en  ces  termes  :  «  Nous  n'avons  pas  vu 
les  livres  d' Aristote  sur  ce  sujet;  nous  n'en  avons  vu  que  des 
extraits  partiels.  Ce  qu'Avicenne  a  dit  au  troisième  chapitre 
du  premier  livre  qu'il  a  composé  sur  ces  questions  est  loin 
d'être  suffisant.  » 

Albert  le  Grand  connaissait  donc  un  ouvrage,  attribué  à 
Avicenne,  dont  un  chapitre  traitait  des  minéraux,  et  il  a  fait 
usage  de  cet  écrit,  tout  en  le  complétant. 

Est-il  possible  de  retrouver  la  trace  de  cet  écrit  d' Avicenne? 

Le  manuscrit  de  i6i42  (latin)  de  la  Bibliothèque  Nationale 
contient2,  comme  dernier  chapitre  du  livre  IV  des  Météores 
d'Aristote,   un  paragraphe,   intitulé  De  Mineris,   où   la    main 

i.  Beati   Alberti   Magni,   Ratisponensis    episcopi,    De  mineralibus   liber    primus, 
tract.  I,  cap.  I  :  De  quo  est  intciitio  et  quae  divisio,  modus  et  dicendoruin  onlo. 
•2.  F.  de  Mély,   Le   lapidaire  d"  Aristote    (lievue  des   Études  grecques,   t.   VII,    i>s<)'i, 

p.  18.). 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GEOLOGIE  3o3 

d'un  auteur  arabe  se  trahit  à  chaque  instant.  Il  est  facile  de 
voir  que  ce  paragraphe  fait  partie  de  l'ouvrage  qu'Albert  le 
Grand  attribuait  à  Àvicenne. 

Albert  explique1  comment,  pour  qu'une  pierre  se  puisse 
former,  il  faut  que  la  terre  qui  l'engendre  soit  mêlée  d'eau  : 
«  Si  l'élément  humide  ne  se  trouvait  pas  bien  infus  parmi  les 
parties  terrestres,  s'il  ne  leur  était  adhérent,  s'il  s'évaporait 
tandis  que  la  terre  se  coagule,  il  ne  resterait  qu'une  pous- 
sière de  terre  discontinue.  Il  faut  donc  que  cet  élément  humide 
soit  collant  et  visqueux,  que  ses  parties  enlacent  les  parties 
terrestres  comme  se  tiennent  les  maillons  d'une  chaîne.  Alors 
l'élément  sec  retient  l'élément  humide,  tandis  que  la  liqueur 
humide,  interposée  aux  parcelles  de  l'élément  sec,  en  assure 
la  continuité.  Et  hoc  testatur  Avicenna  cwn  dicit  quod  terra 
pura  lapis  non  fît  quia  continuationem  terra  non  facit  sua 
siccitate,  sed  potius  comminutionem;  vincens  enim  in  ea 
siccitas  non  permittit  fîeri  conglutinationem.  Rationem  dicit 
idem  philosophus  quod  aliquotiens  desiccatur  lutum,  et  fit 
médium  inter  lapidern  et  lutum,  et  deinde  in  spatio  temporis 
fît  lapis.  Dicit  iterum  quod  lutum  aptius  ad  hoc  quod  trans- 
mutetur  in  lapidern  est  unctuosum;  quod  enim  taie  non  est 
comminutivum,  sive  comminubile  in  pulverem,  est  propter 
facilem  humiditatis  separabilitatem  ab  eodem.  » 

Or,  au  texte  du  xme  siècle  publié  par  M.  de  Mély,  nous 
lisons2  : 

«  Terra  pura  lapis  non  fit,  quia  continuationem  non  facit, 
sed  discontinuationem.  Vincens  in  ea  enim  siccitas,  non 
permittit  eam  conglutinari.  Fiunt  autem  lapides  duobus 
modis  :  aut  conglutinatione,  ut  in  quibus  domina  est  terra; 
aut  congelatione,  ut  in  quibus  terra  praedominatur.  Aliquando 
enim  desiccatur  lutum  primum,  et  fît  quoddam  quod  est 
médium  inter  lutum  et  lapidern,  quod  deinceps  fit  lapis. 
Lutum  vero  huic  transmutationi  aptius  est  viscosum,  quoniam 
continuativum  ;  quod  enim  taie  non  est  comminutivum  erit.  » 

Le  rapprochement  de  ces  deux  citations  ne  saurait  laisser 

i.  Albert  le  Grand,  Op.  cit.,  lib.  I,  tract.  1,  cap.  Il  :  De  materia  lapidum. 

12.   F.  de  Mély,  Op.  cit  ,  p.   18G. 


3c4  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

place  au  doute;  pour  formuler  notre  conclusion,  il  n'est  pas 
besoin  d'attendre  un  second  rapprochement  du  même  genre 
que  nous  aurons  occasion  de  faire  plus  loin;  le  texte  édité 
par  M.  de  Mély  fait  assurément  partie  de  l'ouvrage  qu'Albert 
le  Grand  déclarait  être  d'Avicenne. 

Roger  Bacon  attribue  au  chapitre  en  question  une  origine 
différente  de  celle  que  lui  donne  Albert  le  Grand.  En  ses 
Communia  naturalium l,  après  un  passage  où  il  a  cité,  à  propos 
des  principes  de  l'Alchimie,  les  noms  d'Aristote  et  d'Averroès, 
il  poursuit  en  ces  termes  :  «  Silence  aux  sots  qui  abusent  de 
l'autorité  du  passage  qu'ils  trouvent  à  la  fin  de  la  première 
traduction  des  Météores,  bien  que  ce  qu'ils  soutiennent  soit  la 
vérité.  Ils  disent  qu'il  est  écrit  en  cet  endroit  :  «  Sciant  arti- 
»  fices  Alkimise  species  rerum  transmutari  non  posse,  »  et  ils 
donnent  cette  phrase  comme  si  elle  était  parole  d'Aristote. 
Mais  rien  n'est  de  lui,  à  partir  du  commencement  de  ce  cha- 
pitre :  «  Terra  pura  lapis  non  fit;  »  tout  cela  a  été  ajouté  par 
Alveredo.  » 

Au  cours  du  Moyen-Age,  le  petit  traité  sur  la  formation  des 
pierres  continua  d'être  attribué  tantôt  à  Aristote  et  tantôt  à 
Avicenne. 

Un  certain  dominicain,  du  nom  de  Frère  Thomas,  chapelain 
de  Robert,  fils  de  Charles  II  d'Anjou,  roi  de  Naples,  a  composé 
un  traité  De  essentiis  essentiarum  2 .  Les  manuscrits,  et  même 
les  éditions  imprimées,  ont  parfois  attribué  cet  opuscule  à  saint 
Thomas  d'Aquin.  La  méprise  était  grossière.  L'écrit  de  Frère 
Thomas  débute  par  cette  dédicace  : 

«  Magnifico  Principi  ac  Illustrissimo  Domino  suo  Roberto 
primogenito  Régis  Hierusalem  et  Siciliae,  Dei  gratia  Duci 
Calabriae  ac  in  Regno  Siciliae  Yicario  generali,  frater  Thomas 
de  ordine  Praedicatorum,  ejus  capellanus,  ejusque  factura, 
reverentiam  omni  humilis  devotionis  obsequio.  » 


i.  Fratris  Rogeri  Bacon  Communia  naturalium,  Pars  prima,  dist.  I,  cap.  II:  De 
numéro  et  ordine  scientiarum  naturalium.  (Bibliothèque  Mazarine,  M  s.  n°  3076, 
i'oll.  2  et  3.) — Cf.  :  Emile  Charles,  Roger  Bacon,  sa  vie,  ses  ouvrages,  ses  doctrines: 
Paris,  1861,  p.  372. 

2.  Nous  le  citons  d'après  l'exemplaire  manuscrit  que  l'on  trouve,  du  loi.  i5g  r"  au 
loi.  kj4  r°,  dans  le  manuscrit  :  Lat.,  nouv.  acq.,  n*  1715  de  la  Bibliothèque  Nationale. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GÉOLOGIE  3o5 

Quétif  et  Échard  ont  discuté  cette  dédicace  ■  ;  ils  ont  montré 
qu'elle  ne  pouvait  avoir  été  écrite  avant  l'an  1296. 

N'eût-on  pas  cet  argument  chronologique  indiscutable, 
comment  oserait-on  attribuer  à  saint  Thomas  un  écrit  dont 
l'auteur  affirme  avoir  vu  un  livre  d'Alchimie  editus  par  Abel 
qui  fut  victime  de  Gain  ! 

Le  très  naïf  Frère  Thomas  est  grand  admirateur  de  Roger 
Bacon;  il  le  nomme  :  «  Vir  utique  sapientissimus  in  scientiis, 
atque  promptissimus  ;  »  il  cite  de  lui  les  traités  De  injluentiis, 
De  speculis  comburenlibus,  De  loco,  De  sensu. 

Frère  Thomas  s'occupe  de  la  nature  des  minéraux;  étudiant 
la  matière  des  pierres,  il  écrit 2  :  «  La  matière  de  la  pierre  est 
l'eau,  plus  ou  moins  mélangée  d'une  substance  terrestre,  selon 
la  pureté  de  la  pierre;  cela  est  conforme  à  ce  que  dit  Aristote 
à  la  fin  du  livre  des  Météores  (d'autres  disent  que  ce  chapitre 
est  d'Avicenne)  :  Terra  pura  lapis  non  fit.  » 

A  l'époque  de  la  Renaissance  et  dans  les  temps  modernes, 
le  texte  en  question  a  continué  d'être  pris  soit  pour  un  écrit 
d' Aristote,  soit  pour  un  traité  d'Avicenne. 

Au  xvc  siècle,  Alessandro  Achillini  le  regarde  comme  un 
traité  De  mineralibus  qu'il  donne  pour  œuvre  d'Aristote3.  Au 
xvne  siècle  Manget  l'attribue  à  Avicenne  et  le  publie  dans  sa 
Bibliotheca  chimica;  il  est  imprimé  également  comme  d'Avi- 
cenne dans  le  Gebri  régis  Arabum  opéra. 

De  nos  jours,  M.  de  Mély  a  pensé  retrouver  dans  ce  texte 
un  fragment  d'un  écrit  d'Aristote.  Sans  doute,  il  ne  pouvait 
être  question  de  regarder  ce  traité  comme  une  œuvre  authen- 
tique et  non  remaniée  du  Stagirite  :  on  y  rapporte  ce  que  les 
Arabes  pensaient  du  fer  au  moyen  duquel  les  Allemands 
fabriquaient  leurs  épées.  Tout  ce  qui  porte  la  trace  manifeste 
de  l'influence  arabe,  tout  ce  qui  se  montre  pénétré  d'Alchimie, 

1.  Quétif  et  Échard,  Scriptores  ordinis  Prœdicatorum,  t.  I,  p.  344,  col.  b,  et  p.  345, 
col.  a  (art.  S.  Thomas  ab  Aquino). 

2.  Tractatus  fratris  Thomœ  de  essentiis  essentiarum.  Tractatus  sextus  :  De  mineris. 
Gap  :  De  matcria  lapidis.  Ms.  cit.,  fol.  174,  r°. 

3.  Aristotelis,  philosophorum  maximi,  Secretum  secretorum  ad  Alexandrum... 
Ejusdem  De  mineralibus...  Alexandri  Achillini  De  universalibus...  Bononiœ,  per 
Benedictum  Hectorem,  anno  Domini  i5oi,  die  26  Octobris. 

Aristotelis  Sécréta  secretorum...  Ejusdem  Aristotelis  De  mineralibus...  Alexandri 
Achillini  De  universalibus...  Lugduni,  per  A.  Blanchard,  1628. 

p.  duhem.  20 


3o6  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

M.  de  Mély  le  regarde  comme  glose  et  le  retranche.  Ce  qui 
reste,  une  fois  ces  retranchements  opérés,  lui  paraît  digne 
d'Aristote  et  lui  semble  représenter  un  fragment  d'un  traité 
des  minéraux  composé  par  le  Stagirite. 

On  peut,  croyons-nous,  objecter  à  M.  de  Mély  que  les  retran- 
chements qu'il  propose  sont  bien  étendus  et,  surtout,  bien 
arbitraires.  Il  est  tel  de  ces  passages  retranchés  qui  se  soude 
fort  bien  au  contexte;  s'il  est  regardé  comme  glose,  c'est 
uniquement  parce  qu'il  ne  saurait  être  d'Aristote  et  que  l'on 
convient  d'avance  d'attribuer  le  traité  au  Stagirite. 

Encore  est-il  que  les  retranchements  pratiqués  par  M.  de 
Mély  semblent  insuffisants  si  l'on  admet  le  principe  en  vertu 
duquel  ils  ont  été  opérés.  Est-il  vraisemblable,  par  exemple, 
que  le  passage  que  voici  ait  été  écrit  par  Aristote?  «  Alumen 
autem  et  sal  armoniacum  sunt  de  génère  salis,  quia  pars  ignis 
in  sale  armoniaco  major  est  quam  terra,  unde  et  totum  subli- 
matur,  et  ipsum  est  aqua,  cui  admiscetur  fumus,  nimium 
subtilis,  multae  igneitatis,  coagulatum  ex  siccitate.  »  Ce  pas- 
sage conservé  par  M.  de  Mély,  ne  renferme-t-il  pas  à  lui  seul 
autant  de  connaissances  alchimiques  que  tous  les  passages 
regardés  comme  gloses? 

Sans  doute,  les  idées  sur  la  génération  des  minéraux  que 
renferme  le  texte  en  question  se  rattachent  aisément  aux 
principes  posés  par  Aristote,  au  troisième  livre  des  Météores; 
sans  doute,  encore,  on  y  trouve  un  mot  que  les  divers  éditeurs 
ont  orthographié  optesis>  ephtesis,  eptesis  et  qui  paraît  être 
un  mot  grec,  le  mot  I^y;<tiç  continuellement  employé  aux 
MsTctopoAsYtxa;  mais  ces  remarques  prouvent  seulement  que 
l'auteur  du  traité  a  subi  l'influence  des  écrits  aristotéliciens; 
cette  conclusion  ne  saurait  embarrasser  ceux  qui  veulent 
identifier  cet  auteur  avec  Avicenne. 

La  méthode  suivie  par  M.  de  Mély  conduirait  tout  aussi 
bien  à  attribuer  à  Aristote  le  Liber  de  proprietatibus  elemen- 
torum  et  maint  autre  écrit  que  tout  le  monde  s'accorde  à 
regarder  comme  d'origine  arabe. 

Nous  admettrons  donc  que  le  traité  dont  Albert  le  Grand 
a  fait  usage  était  un  traité  arabe;  rien  n'empêche  de  l'attribuer 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GÉOLOGIE  So'] 

à  Avicenne,    selon    l'exemple   donné    par  l'évêque   de  Ratis- 
bonne,  ou  à  Alveredo,  comme  le  voulait  Roger  Bacon. 

Or  le  Traité  des  minéraux  d'Avicenne  renferme  deux  pas- 
sages qui  ont,  pour  l'histoire  de  la  Géologie,  une  extrême 
importance. 

Voici  le  premier  de  ces  passages  *  ;  il  concerne  la  pétrification 
des  animaux  et  des  plantes  : 

«  Les  pierres  peuvent  donc  se  former,  à  partir  d'une  boue 
visqueuse,  par  la  chaleur  du  soleil,  ou  bien  à  partir  de  l'eau  que 
coagule  une  vertu  sèche  et  terrestre  ou  une  cause  de  chaleur 
et  de  sécheresse.  De  même  certains  végétaux  et  certains  ani- 
maux peuvent  être  convertis  en  pierre  par  une  certaine  vertu 
minérale  et  pétrifiante  (virtute  quadam  minerait  lapidificativa) 
qui  se  rencontre  dans  les  lieux  pierreux...  Ce  changement  de 
nature  des  corps  animaux  ou  végétaux  est  fort  analogue  à  la 
pétrification  des  eaux.  Il  est  impossible,  en  effet,  qu'un  corps 
complexe  se  convertisse  en  bloc  et  d'un  seul  coup  en  un 
élément  unique,  mais  les  mixtes  se  peuvent  changer  l'un  en 
l'autre  et  passer  graduellement  à  l'élément  dominant.  » 

Le  second  passage2,  plus  important  encore,  forme  comme 
un  dernier  chapitre  qui  a  pour  titre  :  De  causa  montium.  Le 
voici  : 

«  Parfois  les  monts  sont  produits  par  une  cause  essentielle; 
c'est  ce  qui  a  lieu  lorsqu'un  violent  tremblement  de  terre 
soulève  le  sol  et  engendre  une  montagne.  Parfois,  au  contraire, 
ils  sont  produits  accidentellement;  ainsi  en  est- il  lorsque  le 
vent  ou  le  cours  des  eaux  creuse  profondément  le  sol;  auprès 
de  l'excavation  ainsi  creusée  subsiste  une  éminence  élevée; 
c'est  là  la  principale  cause  de  la  formation  des  montagnes.  Il  y 
a,  en  effet,  des  terres  qui  sont  molles  et  d'autres  qui  sont 
dures;  les  vents  et  les  cours  d'eau  enlèvent  les  terres  molles 
tandis  que  les  terres  dures  subsistent  et  forment  éminence.  Les 
montagnes  peuvent  aussi  être  engendrées  comme  le  sont  les 
pierres  ;  un  cours  d'eau  amène  en  un  certain  lieu  un  dépôt 
vaseux  et  visqueux  qui,  à  la  longue,  se  dessèche  et  se  trans- 

i.  F.  de  Mély,  Op.  cit.,  p.  187. 
2.  F.  de  Mély,  Op.  cit.,  p.  188. 


3o8 


ETUDES  SUR  LEONARD  DE  YINCI 


forme  en  pierre;  il  est  même  possible  qu'une  certaine  force 
minéralisante  change  les  eaux  en  pierres.  Voilà  pourquoi  on 
trouve  dans  les  pierres  des  restes  d'animaux  et  de  bêtes 
aquatiques. 

»  Les  montagnes  se  sont  donc  formées  très  lentement, 
comme  nous  venons  de  le  dire;  mais  aujourd'hui,  elles 
décroissent.  On  trouve  en  effet,  dans  les  montagnes,  des 
couches  terreuses  qui  ne  sont  pas  formées  de  la  substance 
pierreuse  dont  nous  venons  de  parler  ;  elles  sont  le  résultat  de 
l'érosion  des  montagnes;  elles  sont  une  matière  terreuse  que 
les  eaux  ont  amenée  avec  des  vases  et  des  herbes...  et  qu'elles 
ont  mêlée  avec  la  boue  venant  de  la  montagne.  Peut-être 
aussi  que  l'antique  limon  de  la  mer  n'était  pas  partout  de 
même  nature,  en  sorte  que  certaines  parties  se  sont  changées 
en  pierre,  et  d'autres  non.  Ce  sont  les  parties  demeurées 
terreuses  qui  sont  amollies  et  dissoutes  par  la  puissance  victo- 
rieuse de  l'eau. 

»  Le  flux  et  le  reflux  de  la  mer  creusent  certains  lieux  et  en 
relèvent  d'autres.  Parfois,  aussi,  la  mer  couvre  toute  la  terre  ; 
alors  elle  arrache  les  parties  peu  résistantes  en  laissant  en 
place  les  roches  dures;  les  parties  molles  qu'elle  a  enlevées, 
elle  les  accumule  en  certains  points  ;  lorsque  après  cela  elle  se 
retire,  ces  parties  molles  qu'elle  a  accumulées  se  dessèchent 
et  deviennent  des  montagnes.  » 

Avicenne  ou  l'auteur,  quel  qu'il  soit,  de  ce  Traité  des  miné- 
raux commence  par  déclarer  que  l'origine  essentielle  des  mon- 
tagnes est  le  soulèvement  du  sol  par  les  tremblements  de 
terre;  cette  doctrine  s'accorde  fort  bien  avec  les  principes 
posés  au  Livre  De  démentis,  et,  mieux  encore,  avec  les  théories 
développées  au  traité  Du  Monde  par  le  pseudo-Philon.  Mais, 
après  cette  profession  de  foi  en  faveur  de  la  doctrine  pluto- 
nienne,  notre  auteur  s'attache  presque  exclusivement  à  l'ex- 
posé des  phénomènes  neptuniens;  ce  ne  sont,  a-t-il  déclaré, 
que  des  causes  accidentelles  de  la  formation  des  montagnes; 
mais,  bien  qu'accidentelles,  il  ne  tarde  pas  à  les  déclarer  prin- 
cipales. Il  reprend  ainsi  des  considérations  fort  analogues  à 
celles  qui  ont  été  combattues  par  Théophraste,  par  le  pseudo- 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GÉOLOGIE  3oQ 

Philon  et  par  l'auteur  du  traité  De  elementis.  Il  corrige  seule- 
ment ce  qu'il  y  avait,  en  ces  considérations,  de  trop  exclusif. 
Il  admet,  à  l'origine,  des  soulèvements  de  la  surface  terrestre 
par  des  actions  internes  ;  mais  la  mer  et  les  cours  d'eau  ont 
sculpté  le  relief  actuel  du  sol. 

D'autres  écrits  arabes  propageaient,  d'ailleurs,  la  doctrine  du 
pseudo- Philon.  Un  livre  intitulé1  :  Le  présent  des  frères  de  la 
pureté  et  de  la  sincérité  contient  un  grand  nombre  de  citations 
d'Aristote,  parmi  lesquelles  se  trouve  un  chapitre  Des  miné- 
raux; on  y  lit  ce  passage  : 

«  Les  montagnes  soulevées  au  sein  des  eaux  par  des  vapeurs 
intestines  se  fragmentent,  et  les  eaux  repoussées  se  nivellent 
et  dessinent  les  contours  des  contrées.  » 

Nous  allons  voir  que  toute  la  Géologie  des  savants  chrétiens 
du  xuie  siècle  procède  des  Météores  d'Aristote  et  des  deux 
livres  que  nous  venons  d'analyser  :  le  Liber  de  proprietatibus 
elementorum  et  le  Traité  des  minéraux  attribué  à  Avicenne. 


VI 

Albert   le  Grand. 

Le  livre  Des  propriétés  des  éléments,  que  l'on  croyait  être 
d'Aristote,  eut  une  grande  influence  sur  les  théories  scienti- 
fiques de  la  Scolastique;  Albert  le  Grand  en  a  composé  un 
long  commentaire,  où  les  fruits  de  ses  propres  observations  se 
trouvent  semés  au  cours  d'une  paraphrase  du  traité  apocryphe. 

L'Évêque  de  Ratisbonne  reproduit  presque  textuellement2 
ce  que  le  pseudo -Aristo te  avait  écrit  du  changement  de  place 
de  la  mer  et  les  arguments  astrologiques  par  lesquels  il  avait 
réfuté  cette  opinion;  mais  il  y  ajoute  les  remarques  qu'il  a 


i.  Bibliothèque  Nationale,  supplément  arabe,  ms.  n°  i845  ;  cf.  :  F.deMély,  Op.  cit., 
p.   190. 

2.  Beati  Alberti  Magni,  Ratisponensis  episcopi,  Liber  de  causis  proprietatum  elemen- 
torum; lib.  I,  tract.  II,  cap.  II:  De  opinione  quae  dixit  mare  transmutari  de  loco  ad 
locum;  cap.  III  :  De  improbatione  opinionis  quae  dicit  mare  transmutari  de  loco  ad 
locum. 


3lO  ÉTUDES    SUR   LÉONARD    DE    VINCI 

recueillies  au  cours  de  ses  voyages.  «  Peut-être  obj cetera -t- on 
que  la  mer  d'Angleterre,  qui  est  une  partie  de  l'Océan,  s'est 
retirée  de  la  ville  que  l'on  nommait  autrefois  Tuag  Octavia  ; 
nous  avons,  de  nos  propres  yeux,  constaté  qu'auprès  de  cette 
ville,  la  mer  avait  délaissé  un  grand  espace  en  peu  de  temps. 
De  même  pourra-ton  dire  que  la  mer  s'éloigne  sans  cesse  de 
cette  ville  de  Flandre  qu'on  nomme  Burig  (Bruges).  Mais  nous 
dirons  que  ce  retrait  n'est  pas  continu,  qu'il  n'est  nullement 
causé  par  le  mouvement  du  ciel  des  étoiles  fixes,  et  qu'il  est 
purement  accidentel...  Il  se  produit,  en  effet,  parce  que  des 
dunes  se  forment  à  l'entrée  des  ports  et  que  les  lames  de  la 
mer  les  élèvent  sans  cesse;  la  mer  se  ferme  ainsi  à  elle-même 
l'accès  de  ces  villes  et  se  retire  peu  à  peu.  Dans  ces  pays -là, 
d'ailleurs,  on  chasse  de  force  la  mer  du  lit  qu'elle  occupe  en 
élevant  des  digues  sur  les  rivages  ;  les  habitants  de  ces  contrées, 
en  refoulant  ainsi  la  mer,  conquièrent  de  grandes  étendues  de 
terre.  Le  recul  de  la  mer,  en  ces  lieux,  n'est  donc  pas  naturel, 
mais  accidentel... 

»  Quant  à  cette  rame  qui  fut  trouvée,  dit-on,  par  un  homme 
qui  creusait  un  puits,  cette  rame  avait  été  sans  doute  très 
anciennement  placée  en  ce  lieu;  puis  de  la  terre  avait  été 
amoncelée  sur  cet  objet,  que  la  fraîcheur  du  sol  avait  ensuite 
protégé  contre  la  putréfaction  ;  ou  bien  encore,  la  mer  avait 
pu  se  trouver  autrefois  en  cet  endroit  et  s'en  être  retirée  acci- 
dentellement. C'est  ainsi  qu'à  Cologne  nous  avons  vu  creuser 
des  fosses  très  profondes  au  fond  desquelles  on  a  trouvé  des 
constructions  dont  le  revêtement  portait  des  dessins  et  des 
décorations  admirables;  les  hommes  les  avaient  élevées  dans 
l'Antiquité;  puis,  par  suite  de  la  ruine  des  édifices,  la  terre 
s'était  accumulée  par-dessus.  » 

Albert  reproduit1  d'une  manière  presque  textuelle  les  argu- 
ments du  pseudo-Aristote  contre  ceux  qui  attribuent  la  forma- 
tion des  inégalités  du  sol  à  l'action  érosive  des  eaux  pluviales. 
Mais  il  fait   suivre  ces  raisonnements   d'un    chapitre3    où   il 

i.  Albert  le  Grand,  Op.  cit.,  lib.  II,  tract.  III,  cap.  IV:  De  improbatione  corum 
qui  dixerunt  montes  et  valles  causari  a  cavatione  aquarnm. 

2.  Albert  le  Grand,  Op.  cit.,  lib.  II,  tract.  III,  cap.  V:  Et  est  digressio  déclarons 
causait)  esseusialem  et  causas  accidentales  montium. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GÉOLOGIE  3 1  I 

expose  quelles  sont,  selon  lui,  les  causes  de  la  génération  des 
montagnes;  nous  y  trouvons  une  paraphrase  bien  reconnais- 
sable  du  chapitre  qui  porte  le  même  titre  au  Traité  des  miné- 
raux d'Avicenne;  nous  y  trouvons  aussi  la  trace  des  observa- 
tions personnelles  du  savant  dominicain  : 

«  Au  sujet  de  la  question  actuellement  posée  touchant  la 
génération  des  montagnes  et  des  vallées,  voici  la  vérité  :  Les 
montagnes  et  les  vallées  peuvent  être  engendrées  par  deux 
causes;  l'une  de  ces  causes  est  essentielle  et  universelle; 
l'autre  est  particulière,  elle  n'agit  qu'à  certaines  époques  et  en 
de  certains  lieux. 

»La  cause  essentielle  et  universelle  est  la  suivante:  Les 
montagnes  naissent  des  tremblements  de  terre,  en  des  régions 
où  la  surface  du  sol  est  trop  solide  et  trop  compacte  pour  se 
laisser  briser;  alors,  en  effet,  les  gaz  (ventas)  qui  se  sont  for- 
més en  abondance  à  l'intérieur  de  la  terre  et  qui  sont  violem- 
ment agités,  soulèvent  le  sol  et  forment  des  montagnes.  Les 
tremblements  de  terre  sont  fréquents  auprès  de  la  mer  ou  des 
grands  amas  d'eau,  parce  que  ces  eaux  bouchent  les  pores  de 
la  terre,  et  empêchent  le  dégagement  des  vapeurs  émises  par 
la  terre  et  emprisonnées  dans  les  entrailles  du  sol;  aussi  est-ce 
près  de  la  mer  ou  des  grandes  nappes  d'eau  que  naissent,  en 
général,  les  montagnes  les  plus  élevées.  Sous  ces  montagnes 
subsiste  une  cavité  capable  de  contenir  une  grande  quantité 
d'eau;  aussi  les  lieux  montueux  sont-ils  bien  souvent  des  lieux 
où  les  sources  abondent  et  qui,  par  leur  ruissellement,  engen- 
drent de  grands  lacs. 

»  La  surface  soulevée  ne  devient  point  solide  et  résistante  si 
ce  n'est  aux  dépens  du  limon  gluant  et  visqueux  que  l'afflux 
de  l'eau  y  amène.  On  trouve  donc  dans  les  lieux  montueux 
des  rochers  immenses  et  nombreux;  ils  ont  été  engendrés  par 
ce  limon  et  par  la  chaleur,  car  cette  chaleur  réunit  les  diverses 
parties  du  limon;  cette  chaleur  est  elle-même  produite  soit 
par  les  rayons  du  soleil,  soit  par  le  mouvement  des  vapeurs 
terrestres. 

»  Nous  trouvons  une  preuve  de  tout  cela  dans  les  parties 
d'animaux  aquatiques  et  peut-être  aussi  dans  les  engins  prove- 


3l2  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

nant  de  navires  que  l'on  découvre  dans  les  rochers  des  mon- 
tagnes aux  lieux  concaves  des  monts;  l'eau,  sans  doute,  les  y  a 
amenés  avec  le  limon  gluant  qui  les  enveloppait;  le  froid  et 
la  sécheresse  de  la  pierre  les  ont  ensuite  empêchés  de  se  putré- 
fier en  totalité.  On  trouve  une  très  forte  preuve  de  ce  genre 
dans  les  pierres  de  Paris,  en  lesquelles  on  rencontre  très  fré- 
quemment des  coquilles,  les  unes  rondes,  les  autres  en  forme 
de  croissant  de  Lune,  les  autres  encore  bombées  en  forme 
d'écaillé  de  tortue. 

»  Nous  disons  donc  que  c'est  là  la  cause  essentielle  des  mon- 
tagnes; d'autre  part,  au  lieu  d'où  a  été  enlevé  ce  qui  s'est 
ainsi  soulevé,  une  vallée  s'est  produite. 

»  Lorsqu'une  montagne  est  fort  ancienne,  le  sommet,  coagulé 
en  rocher  par  la  chaleur,  se  dessèche;  il  s'effrite  alors  et  tombe 
par  morceaux,  à  moins  que  ces  rochers  de  la  cime  n'aient  des 
bases  fort  larges  au-dessus  desquelles  ils  s'élèvent,  beaucoup 
plus  étroits,  comme  s'ils  se  trouvaient  soutenus  par  des 
colonnes  et  des  murailles. 

»  Quant  à  la  cause  accidentelle  des  montagnes,  elle  peut,  le 
plus  souvent,  se  partager  en  deux  autres. 

»  La  première  de  ces  causes  est  l'alluvion  et,  surtout,  l'allu- 
vion  marine;  car  les  autres  eaux  ne  peuvent  produire  une 
alluvion  bien  considérable.  La  mer,  en  effet,  soit  par  ses 
vagues,  soit  par  l'action  du  flux  ou  du  reflux,  enlève  aux 
rivages  beaucoup  de  terre;  elle  accumule  ensuite  cette  terre, 
engendrant  une  montagne  d'un  côté  et  une  vallée  de  l'autre... 

»  L'autre  cause  accidentelle  se  rencontre  là  où  de  grandes 
étendues  sablonneuses  sont  balayées  par  des  vents  violents. 
En  de  tels  lieux,  en  effet,  il  arrive  fréquemment  que  le  vent 
enlève  le  sable  d'un  endroit  pour  l'accumuler  en  un  autre 
endroit;  en  ce  dernier  endroit,  selon  la  masse  du  sable  déplacé, 
il  se  fait  un  mont  grand  ou  petit...  » 

Nous  savons,  par  le  propre  témoignage  d'Albert  le  Grand, 
qu'il  connaissait  le  petit  traité  Des  minéraux  et  qu'il  l'attribuait 
lui-même  à  Avicenne;  nous  ne  nous  étonnons  donc  pas  de 
retrouver,  en  ce  que  nous  venons  de  lire,  des  souvenirs  bien 
reconnaissables  du  chapitre  que  ce  traité  consacre  à  la  forma 


LÉONARD    DE    V1NCÏ    ET    LES    ORTGINES    DE    LA    GÉOLOGIE  3l3 

tion  des  montagnes;  mais  le  docteur  dominicain  enrichit 
l'enseignement  d'Àvicenne  en  y  introduisant  ses  propres 
observations  ;  en  outre,  il  le  retouche  de  manière  à  le  mieux 
accorder  avec  les  doctrines  soutenues  au  livre  De  causis 
proprietatum  elementorum.  Avicenne  avait  accordé,  en  la 
genèse  des  vallées  et  des  montagnes,  une  très  grande  impor- 
tance aux  bouleversements  apportés  par  la  mer  à  la  surface 
du  sol  ;  ces  bouleversements  témoignaient  de  circonstances 
où  la  terre  entière  avait  été  envahie  par  les  eaux  de  l'Océan. 
Albert  le  Grand  ne  fait  jouer  aucun  rôle,  en  son  Orogénie, 
à  ces  débordements  maritimes  ;  il  n'en  fait  même  pas  men- 
tion; il  réduit  l'action  de  la  mer  à  la  formation  des  dunes  et 
des  dépôts  littoraux. 

Albert  s'est  inspiré  à  la  fois  du  livre  De  causis  proprietatum 
elementorum  et  du  traité  Des  minéraux  d'Avicenne  ;  ces  sources 
sont-elles  les  seules  auxquelles  il  ait  puisé?  En  son  petit  traité, 
Avicenne  proclamait,  à  la  vérité,  que  l'action  plutonienne  était 
la  cause  essentielle  de  la  formation  des  montagnes;  mais,  tout 
en  reléguant  l'action  neptunienne  au  rang  de  cause  acciden- 
telle, il  lui  laissait  une  telle  importance  qu'il  lui  arrivait 
d'écrire  :  «  C'est  là  la  principale  cause  de  la  formation  des 
montagnes,  »  au  risque  de  contredire  aux  principes  qu'il  avait 
lui-même  posés.  Albert  demeure  conséquent  avec  ces  prin- 
cipes; non  seulement  il  déclare,  avec  Avicenne,  que  l'action 
plutonienne  est  la  «  cause  essentielle  et  universelle  »  de  la 
genèse  des  monts,  mais  il  s'en  tient  à  cette  déclaration.  Le 
rôle  presque  exclusif  que  son  Orogénie  attribue  aux  soulève- 
ment éruptifs  ne  marque-telle  pas  une  influence  exercée  sur 
sa  pensée  par  le  traité  Du  monde  du  pseudo-Philon? 

En  un  autre  écrit  d'Albert  le  Grand,  nous  relèverons  des 
indices  qui  nous  permettront  de  regarder  cette  assertion 
comme  extrêmement  probable  :  L'Évêque  de  Ratisbonne 
connaissait  l'apocryphe  attribué  à  Philon  d'Alexandrie.  L'écrit 
dont  nous  voulons  parler  est  la  paraphrase  aux  quatre  livres 
des  Météores  d'Aristote. 

C'est  encore  aux  phénomènes  éruptifs  qu'Albert,  en  son 
traité  Des  Météores,  attribue  la  formation  exclusive  des  mon- 


3l/j  ÉTUDKS    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

tagnes:  «II  se  produit,  »  dit-il1,  «  un  mouvement  d'élévation  et 
de  dépression  du  sol  lorsque  la  vapeur  emprisonnée  est  abon- 
dante et  que  les  parois  qui  la  contiennent  sont  fort  résistantes. 
Alors,  en  effet,  la  vapeur  soulève  la  partie  supérieure  du  lieu 
qui  la  contient;  une  partie  de  cette  vapeur  s'échappe  au  dehors 
tandis  qu'une  autre  partie  demeure  renfermée.  Lorsqu'une 
nouvelle  quantité  de  vapeur  vient  à  s'engendrer,  le  lieu  qui  la 
contient  est  soulevé  de  nouveau.  Il  subit  ainsi  des  alternatives 
de  soulèvement  et  de  dépression,  jusqu'à  ce  que  la  vapeur  se 
soit  échappée  en  totalité.  » 

Après  avoir  étudié  la  génération  des  montagnes,  le  célèbre 
docteur  dominicain  en  étudie  la  destruction  ;  ce  qu'il  en  dit2 
rappelle  ce  qu'il  a  développé  au  Liber  de  causis  proprie tatum 
elementorum  :  «  La  ruine  des  montagnes  peut  se  produire  sans 
tremblement  de  terre,  et  cela  de  deux  manières.  En  premier 
lieu,  les  bases  d'une  montagne  peuvent  être  abrasées  par  une 
cause  quelconque;  alors,  privée  de  fondement,  cette  montagne 
s'écroule  en  totalité  ou  en  partie.  En  second  lieu,  lorsque  la 
montagne  est  fort  élevée,  la  cime  se  dessèche  extrêmement; 
elle  se  fendille  au  sommet;  les  eaux  alors  pénètrent  dans  les 
fissures  ainsi  formées;  courant  avec  impétuosité,  elles  arra- 
chent la  partie  fendue  du  reste  de  la  montagne;  et  selon  la 
disposition  de  la  fissure,  une  partie  plus  ou  moins  grande  de 
la  cime  vient  à  s'écrouler.  » 

Le  cours  des  eaux  a  donc  uniquement  un  rôle  de  destruc- 
tion ;  cette  théorie  d'Albert  s'accorde  fort  bien,  et  jusque  dans 
le  détail,  avec  les  doctrines  géologiques  de  Théophraste  et  du 
pseudo-Philon. 

Il  en  est  de  même  des  opinions  qu'émet  l'Évêque  de  Ratis- 
bonne  lorsqu'il  examine3  cette  question  :  Pourquoi  certaines 
terres  sont- elles  submergées  tandis  que  d'autres  terres  émer- 
gent du  sein  de  la  mer? 

«  Il  y  a  des  terres  qui,  autrefois,  étaient  recouvertes  par  les 

i.  Beati  Alherti  Magni,  Ratisponensis  episcopi,  Metheororum  liber  tertius,  tract.  II, 
cap.  XVIII  :  De  efï'ectu  terrae  motus  in  movendo  locum  in  quo  est. 

2.  Albert  le  (îrand,  loc.  cit. 

3.  Beati  Albcrti  Magni,  Ratisponensis  episcopi,  Metheororum  liber  primas, 
tract.  Il,  cap.  \V  :  Quare  terra*  quœdam  submerguntur  et  quœdam  desiocuntur. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GEOLOGIE  3l5 

eaux  douces  ou  par  les  mers  et  qui  sont  aujourd'hui  à  sec; 
d'autres,  au  contraire,  qui  étaient  terre  ferme,  sont  mainte- 
nant submergées...  Les  lieux  qui  se  sont  asséchés  n'ont  pas 
émergé  d'un  seul  coup;  ils  ont  été  délaissés  peu  à  peu,  selon 
que  la  mer  était  plus  profonde  en  un  endroit  et  moins  pro- 
fonde en  un  autre.  Lorsqu'un  de  ces  lieux  a  atteint  un  degré 
modéré  de  sécheresse,  il  est  devenu  habitable;  alors  on  y  a 
planté  des  arbres,  afin  que  les  racines  de  ces  arbres  assurent  à 
la  terre  plus  de  cohésion,  et  on  y  a  semé  des  graines.  »  Gom- 
ment ne  pas  reconnaître,  en  cette  dernière  phrase,  une 
phrase  empruntée  à  Théophraste  par  le  pseudo  -  Philon  : 
«  Ces  terres  présentaient  des  régions  riches  et  nullement 
stériles,  comme  on  l'a  reconnu  lorsqu'on  a  entrepris  de  les 
ensemencer  et  d'y  planter  des  arbres  ?  » 

Il  semble  donc  fort  probable  que  le  traité  Du  monde, 
longtemps  attribué  à  Philon  d'Alexandrie,  a  été  connu  d'Al- 
bert le  Grand  qui  s'en  est  inspiré  en  diverses  circonstances. 

Au  sujet  des  changements  de  figure  des  continents  et  des 
mers,  ce  traité  soutenait  des  opinions  fort  concordantes  avec 
celles  d'Aristote;  ce  sont  ces  dernières  qu'Albert  développe 
surtout  et  qu'il  adopte  dans  le  chapitre  que  nous  avons  cité. 
Ces  changements  de  figure  sont  dus  surtout  aux  transforma- 
tions que  subit  le  régime  des  pluies  aux  divers  lieux  de  la 
terre.  Ces  transformations  elles-mêmes  sont  sous  la  dépen- 
dance de  causes  astronomiques,  telles  que  le  mouvement  lent 
de  la  sphère  des  étoiles  fixes  et  les  conjonctions  des  planètes. 

C'est  sans  doute  l'influence  de  Théophraste  et  du  pseudo- 
Philon  qui  pousse  Albert  à  l'examen  de  ces  deux  questions  : 
La  mer  a-t-elle,  autrefois,  couvert  la  terre  entière?  Peut-il 
arriver  qu'au  cours  des  temps,  elle  se  dessèche  totalement? 
Gomme  les  deux  auteurs  dont  il  paraît  s'inspirer,  il  répond1 
à  ces  deux  questions  par  la  négative  :  «  Ce  que  nous  avons  dit 
prouve  que,  selon  la  nature  (Albert  exclut  par  ces  mots  le 
déluge  universel  qui,  selon  lui,  fut  miraculeux),  la  mer  n'a 

i.  Beati  Alberti  Magni,  Ratisponensis  episcopi,  Metheororum  liber  primus,  tract. 
III,  cap.  II  :  Et  est  digressio  declarans  an  aqua  aliquando  totam  terram  operuit  et 
an  siccabilis  est  per  totum  procedente  tempus. 


3l6  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

jamais  recouvert  la  terre  entière;  cela  prouve  aussi  que,  selon 
la  nature,  la  mer  ne  sera  jamais  desséchée;  elle  demeurera 
toujours  égale  à  elle-même.  » 

En  exposant  la  thèse  qu'il  se  propose  de  réfuter,  Albert 
déclare  qu'elle  est  d'Anaxagore;  il  ajoute  qu'elle  est  soutenue 
«  par  Ovide  et  par  beaucoup  d'autres  philosophes  illustres  »  ; 
le  très  érudit  dominicain  connaissait  donc  les  opinions 
géologiques  qui  se  trouvent  exposées  au  poème  des  Métamor- 
phoses. 

En  un  autre  de  ses  écrits,  Albert  le  Grand  nous  fait  con- 
naître comment  il  comprenait  le  mécanisme  de  la  pétrification 
qui  nous  a  conservé  les  restes  d'animaux  fossiles  :  «  Il  n'est 
personne  qui  ne  s'étonne,  »  dit-il1,  c;  de  trouver  des  pierres  qui, 
tant  à  l'extérieur  qu'à  l'intérieur,  portent  l'image  d'animaux. 
Extérieurement,  en  effet,  elles  en  montrent  le  dessin  et  lors- 
qu'on les  brise,  on  trouve  en  elles  la  figure  des  parties  internes 
de  ces  animaux.  Avicenne  nous  enseigne  que  ces  apparences 
sont  causées  par  ce  fait  que  des  animaux  peuvent,  en  entier, 
se  transformer  en  pierres  et,  particulièrement,  en  pierres 
salées.  De  même,  dit-il,  que  la  terre  et  l'eau  sont  la  matière 
habituelle  des  pierres,  de  même  les  animaux  peuvent  devenir 
matière  de  certaines  pierres;  si  les  corps  de  ces  animaux  se 
trouvent  en  certains  lieux  où  s'exhale  une  puissance  minérali- 
sante  (vis  lapidiftcativa) ,  ils  sont  réduits  en  leurs  éléments  qui 
sont  saisis  par  les  qualités  particulières  à  ces  lieux;  les  élé- 
ments que  contenaient  les  corps  de  ces  animaux  se  transmuent 
en  l'élément  terrestre,  qui  en  était  l'élément  dominant;  cet 
élément  terrestre  demeure,  toutefois,  mêlé  d'une  certaine 
quantité  d'éléments  aqueux;  alors,  la  vertu  minéralisante  con- 
vertit en  pierre  cet  élément  terrestre  ;  les  diverses  parties  inté- 
rieures ou  extérieures  de  l'animal  conservent  la  figure  qu'elles 
avaient  auparavant.  Le  plus  souvent  ces  pierres  salées  ne  sont 
pas  dures.  Il  faut,  en  effet,  une  vertu  très  puissante  pour 
transmuer  ainsi  les  corps  des  animaux  ;  cette  transformation 


i.  Bcati  Albcrti  Magni,  Ratisponensis  episcopi,  De  mineralibus  liber  primus, 
tract.  Il,  cap.  VIII  :  De  quibusdam  Lapidibus  liabentibus  intus  et  extra  effigies 
animalium, 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GÉOLUG1E  3 1 7 

brûle  une  partie  de  la  matière  terrestre  au  sein   de  l'élément 
humide,  ce  qui  engendre  la  saveur  salée.  » 

Albert  le  Grand  a  pris  soin,  en  exposant  cette  théorie  de  la 
pétrification,  de  rappeler  le  nom  d'Avicenne;  et,  en  effet,  nous 
y  trouvons  de  très  reconnaissables  souvenirs  de  ce  que  nous 
avons  lu,  sur  le  même  sujet,  dans  le  traité  Des  minéraux,  attri- 
bué au  célèbre  philosophe  arabe. 

Récapitulons  les  sources  auxquelles  l'Évêque  de  Ratisbonne 
a  puisé  les  connaissances  géologiques  éparses  dans  ses  divers 
écrits  : 

Par  son  propre  aveu,  nous  savons  qu'il  avait  lu  les  quatre 
livres  des  Météores  d'Aristote,  les  Métamorphoses  d'Ovide,  le 
livre  De  caasis  proprietatum  elementorum,  enfin  le  traité  Des 
minéraux  attribué  à  Avicenne;  en  outre,  il  est  très  probable 
qu'il  connaissait  le  livre  Du  monde  attribué  gratuitement  à 
Philon.  Il  connaissait  donc  bon  nombre  des  écrits  grecs,  latins 
ou  arabes,  parvenus  jusqu'à  nous,  qui  traitent  de  la  formation 
des  montagnes  et  de  l'origine  des  fossiles. 

Mais  cette  grande  érudition  ne  lui  a  pas  servi  à  produire  une 
simple  compilation.  Non  seulement  il  a  enrichi  d'observations 
personnelles  très  nombreuses,  et  souvent  très  sensées  et  très 
justes,  les  connaissances  géologiques  qu'il  tenait  de  ses  lec- 
tures, mais  encore  il  a  fondu  toutes  ces  connaissances  pour  en 
composer  une  théorie  logiquement  coordonnée. 

Il  a  rejeté  tout  à  fait  au  second  plan  l'action  orogénique  des 
eaux,  douces  ou  marines,  pour  invoquer  presque  exclusi- 
vement les  soulèvements  plutoniens.  Il  a  nié  les  débordements 
soudains  et  universels  de  l'Océan;  il  a  réduit  les  changements 
de  figure  des  continents  et  des  mers  à  des  modifications  très 
lentes,  limitées  à  des  aires  peu  étendues.  Les  eaux  douces  ont 
surtout  pour  rôle  la  destruction  des  montagnes;  elles  sont 
intervenues,  toutefois,  pour  durcir  les  terrains  soulevés  et  les 
transformer  en  roches  ;  c'est  au  cours  de  cette  transformation 
que  des  coquilles  et  d'autres  débris  animaux  se  sont  trouvés 
pétrifiés. 

Telle  est,  résumée  en  quelques  lignes,  la  théorie  géologique 
d'Albert  le  Grand. 


3l8  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

VII 

Vincent  de  Beauvais 

Vers  l'an  i25o,  le  Dominicain  Vincent  le  Bourguignon, 
évêque  de  Beauvais,  publiait  une  vaste  encyclopédie  1  qui  pré- 
tendait refléter  fidèlement  la  Physique,  le  Dogme,  la  Morale 
et  l'Histoire.  Et,  en  effet,  si  l'on  ne  peut  demander  d'idées 
neuves  ni  de  théories  originales  à  cette  imposante  compilation, 
du  moins  y  trouve-t-on  l'exposé  presque  complet  de  ce  que 
l'on  connaissait  au  milieu  du  xme  siècle. 

Ce  qui  rehausse  le  prix  de  cette  marqueterie,  c'est  que 
chacun  des  fragments  qui  la  composent  porte  sa  marque 
d'origine.  Vincent  de  Beauvais  fait  précéder  du  nom  de  l'auteur 
ou  du  titre  du  livre  qui  l'a  fournie  chacune  des  citations  qui, 
mises  bout  à  bout,  forment  son  ouvrage. 

Tout  ce  que  le  Spéculum  naturelle  contient  d'intéressant  au 
sujet  de  la  Géologie  se  trouve  ainsi  emprunté  au  traité  Des 
minéraux  qu'Albert  le  Grand  attribuait  à  Avicenne.  Mais  les 
deux  chapitres  qui  forment  le  fragment  exhumé  par  M.  de  Mély 
sont  éparpillés  en  diverses  parties  de  deux  des  livres  du  Miroir 
de  la  Nature,  et  ils  y  sont  donnés  comme  s'ils  provenaient  de 
deux  écrits  différents. 

La  première  partie  du  traité  Des  minéraux  se  retrouve,  dissé- 
minée, en  divers  chapitres  du  septième  livre  de  Vincent  de 
Beauvais 2  ;  ce  livre  est,  d'ailleurs ,  entièrement  consacré  à 
la  science  des  pierres  et   des  métaux;  c'est,  notamment,   au 

i.  Vincenti  Burgondi,  ex  ordine  Praedicatorum,  episcopi  Bellovacensis,  Spéculum 
quadruplex,  naturale,  doctrinale,  morale,  historiale. 

2.  Au  lib.  VII  du  Spéculum  naturale,  le  Gap.  II  :  De  quatuor  corporum  speciebus 
reproduit  le  fragment  publié  par  M.  de  Mély  (loc.  cit.,  p.  180)  depuis  le  commence- 
ment :  Corpora  mineralia...  jusqu'à  :  ...nisi  per  ingénia  naturalia.  —  Le  Cap.  LXX1I  : 
De  sale  harmoniaco,  reproduit  la  suite,  depuis  :  Alumen  autem...  jusqu'à  :  ...coagu- 
latum  ex  siccitatc  (loc.  cit.,  p.  186).  —  Le  Gap.  LXXIX  :  De  naturali  generatione  lapidum 
mineralium,  donne  ce  qui  vient  après,  depuis  :  Terra  pura  lapis  non  fit...  jusqu'à 
...quai  liquefaciunt  certissime  (loc.  cit.,  p.  187).  —  Enfin,  le  Cap.  LXXX  :  iLerum  de 
generatione  lapidum  et  corporum  mineralium,  poursuit  depuis  :  Fiunt  ergo  lapides... 
jusqu'aux  mots  :  per  magnum  temporis  spatium,  qui  terminent  (p.  188)  le  premier 
chapitre  du  fragment  publié  par  M.  de  Mély. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GÉOLOGIE  3 1 9 

quatre- vingtième  chapitre  de  ce  livre  qu'est  inséré  le  curieux 
passage  relatif  à  la  pétrification  des  corps  d'animaux. 

Vincent  de  Beauvais  n'attribue  pas  à  Avicenne,  mais  bien  à 
Aristote,  le  chapitre  dont  il  insère  les  divers  fragments  en  son 
septième  livre;  chacun  de  ces  fragments,  en  effet,  y  est  précédé 
de  cette  mention  :  Ex  quarto  libro  metheororam;  nous  avons 
vu  que  le  manuscrit  du  xme  siècle  étudié  par  M.  de  Mély  attri- 
buait, lui  aussi,  le  traité  De  mineris  au  Stagirite  et  en  faisait 
le  dernier  chapitre  du  IVe  livre  des  Météores. 

Ce  traité  qu'Albert  le  Grand  dit  être  d'Avicenne  se  termine 
par  un  chapitre  De  causa  montium  dont  nous  avons  dit  l'im- 
portance. Ce  chapitre  a  passé  entier,  lui  aussi,  au  Spéculum 
naturale,  mais  il  est  inséré  d'un  seul  bloc  »  au  sixième  livre  de 
cet  ouvrage;  en  outre,  Vincent  le  donne  comme  extrait  non 
point  du  quatrième  livre  des  Météores,  mais  du  traité  qu'il 
nomme  De  natura  rerum;  le  traité  qu'il  intitule  ainsi,  en 
général,  est  celui-là  même  qu'Albert  le  Grand  a  paraphrasé 
sous  le  titre  :  De  causis  proprietalum  e terne ntorum. 

Vincent  de  Beauvais  n'a  rien  ajouté  au  traité  Des  minéraux 
qu'Albert  attribuait  à  Avicenne  ;  mais  en  l'insérant  en  une 
encyclopédie  que  tout  le  Moyen-Age  n'a  cessé  de  lire,  il  a  gran- 
dement contribué  à  la  diffusion  des  doctrines  que  professait 
l'auteur  de  ce  traité. 

VIII 

Ristoro  d'Arezzo. 

Les  écrits  d'Albert  le  Grand  et  le  Spéculum  naturale  de  Vincent 
de  Beauvais  ont  eu  la  plus  grande  influence  sur  le  développe- 
ment de  la  science  au  Moyen-Age.  Nous  trouvons  une  marque 
bien  reconnaissable  de  cette  influence  en  un  traité  écrit  en 
1282,  en  langue  italienne,  par  Ristoro  d'Arezzo2. 

1.  Vincenti  Burgondi  Spéculum  naturale,  lib.  VI,  cap.  XY  :  De  montibus  et  causis 
eorum . 

2.  Ristoro  d'Arezzo,  La  composizione  del  Mondo.  Testo  italiano  del  1282,  pubblicato 
da  Enrico  Narducci.  Roma,  Tipografia  délie  Scienze  matematiche  e  fisiche,  1859. — 
Délia  composizione  del  Mondo.  Milano,  i8G4(nos  citations  se  rapportent  à  cette  seconde 
édition). 


320  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

En  effet,  le  chapitre  *  de  son  livre  De  la  composition  du  Monde 
où  Ristoro  traite  de  la  génération  et  de  la  destruction  des  mon- 
tagnes débute  par  une  page  qui  pourrait  presque  être  regardée 
comme  une  paraphrase  de  ce  qu'a  écrit  Avicenne  et  reproduit 
Vincent  de  Beauvais;  citons  cette  page  : 

«  Étudions  maintenant  la  génération  et  la  corruption  des 
montagnes;  voyons  comment  elles  se  peuvent  faire  et  défaire. 
Nous  observons  que  l'eau  dilue  la  terre,  que  cette  terre  descend 
des  montagnes  pêle-mêle  avec  l'eau,  qu'elle  remplit  les  vallées 
et  en  élève  le  niveau;  d'un  autre  côté,  nous  voyons  l'eau 
excaver  le  sol,  l'entailler  et  faire  les  vallées  ;  la  vallée  faite, 
il  reste  une  montagne  ;  nous  voyons  l'eau  enlever  la  terre  d'un 
lieu  et  la  porter  en  un  autre  ;  nous  la  voyons  prendre  la 
terre  en  un  lieu  bas  et  la  remonter  en  un  lieu  élevé,  ou  bien, 
au  contraire,  la  ramener  du  lieu  élevé  au  lieu  bas;  par  tout 
cela,  il  paraît  qu'elle  a  vertu  pour  produire  des  montagnes  et 
des  vallées.  Gela  se  reconnaît  à  la  suite  des  crues  des  fleuves; 
lorsqu'ils  viennent  à  s'abaisser,  la  terre  que  leurs  eaux  avaient 
couverte  et  le  sable  qu'ils  ont  apporté  se  montrent  tout  sillon- 
nés de  monts  et  de  vallées.  Gela  se  voit  encore  sur  les  rivages 
de  la  mer;  en  rejetant  le  sable  hors  de  son  sein,  elle  forme  une 
dune,  à  laquelle  elle  donne  des  figures  de  montagnes  et  de 
vallées  comme  si  elle  s'étudiait  à  les  produire.  Nous  voyons 
au  cours  des  saisons  l'eau  afïbuiller  la  terre,  la  tirer  du  fond 
de  son  lit,  la  soulever  et  la  porter  en  un  lieu  plus  haut  ;  par 
rapport  à  l'excavation  ainsi  produite,  ce  lieu  devient  un  mont. 

»  Les  montagnes  peuvent  encore  avoir  été  produites  par 
l'eau  du  déluge.  Alors  que  l'eau  du  déluge  couvrait  la  terre, 
qu'elle  séjournait  par  toute  la  terre,  par  l'effet  du  vent  ou  de 
quelque  autre  cause,  elle  a  pu  enlever  la  terre  de  certains 
endroits  et  la  porter  en  d'autres  endroits  ;  car  lorsque  l'eau 
séjourne  à  la  surface  de  la  terre,  il  est  de  sa  nature  d'y  produire 
des  montagnes  et  des  vallées  ;  il  est  de  sa  nature  de  laisser  la 
terre  montueuse  et  vallonnée.  » 

Avicenne  avait,  d'une  manière  toute  semblable,  attribué  la 

i.  Ristoro  d'Arezzo,  Op.  cit.,  libro  VI,  capitolo  VIII  :  Délia  cagionc  et  del  modo 
délia  gencrazione  delli  monti,  e  délia  loro  corruzione. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GEOLOGIE  32  1 

formation  de  certaines  inégalités  du  sol  à  des  envahissements 
momentanés  de  la  terre  ferme  par  la  mer;  «  parfois,  »  disait-il, 
«  la  mer  couvre  la  terre;  »  Ristoro  d'Arezzo  précise  ;  il  ne  con- 
sidère qu'un  seul  envahissement  de  ce  genre  ;  il  le  nomme 
il  diluvio;  visiblement,  il  l'identifie  avec  le  déluge  universel  de 
la  Genèse. 

Que  les  eaux  de  la  mer  aient  envahi  la  terre,  produisant  ce 
que  Ristoro  nomme  il  diluvio,  qu'elles  aient  engendré  des 
montagnes  sur  le  sol  qu'elles  recouvraient,  notre  auteur  en 
trouve  une  preuve  convaincante  dans  l'existence  d'ossements 
et  de  coquilles  fossiles  au  sommet  des  montagnes  : 

«  En  fouillant  presque  au  sommet  d'une  très  haute  mon- 
tagne, nous  avons  trouvé  une  grande  quantité  d'os  de  ces 
poissons  que  nous  nommons  escargots  et  aussi  de  ceux  que 
nous  nommons  coquilles  ;  celles-ci  étaient  toutes  semblables  à 
celles  dont  se  servent  les  peintres  pour  y  garder  leurs  couleurs. 
En  ce  lieu  se  trouvaient  également  une  grande  quantité  de 
sable,  et  des  cailloux  arrondis,  gros  ou  petits,  entremêlés 
de  place  en  place,  comme  s'ils  eussent  été  déposés  par  un 
fleuve.  C'est  un  signe  certain  que  cette  montagne  a  été  faite 
par  le  déluge.  Nous  avons  trouvé  beaucoup  de  telles  mon- 
tagnes. » 

Après  avoir  rapporté  une  autre  observation  du  même  genre, 
Ristoro  poursuit  :  «  Le  déluge  a  pu  également  produire  des 
montagnes  sans  y  laisser  ni  sable,  ni  os  de  poissons;  cela 
dépend  de  la  nature  du  terrain  que  les  eaux  ont  rencontré 

»  Lorsqu'en  une  contrée,  on  rencontre  de  ces  montagnes  où 
se  trouvent  du  sable  et  des  os  de  poissons,  c'est  un  signe  certain 
que  cette  contrée  a  été  autrefois  recouverte  par  la  mer  ou  par 
des  eaux  analogues  à  la  mer  ;  ailleurs  qu'en  la  mer,  en  effet, 
et  particulièrement  en  des  fleuves  de  petit  débit,  on  ne  trou- 
verait pas  une  quantité  de  sable  aussi  grande  que  celle  dont 
sont  formées  ces  montagnes  qui  contiennent  des  os  de 
poissons.  » 

Cette  dernière  remarque  semble  empruntée  non  pas  à  Avi- 
cenne  et  à  Vincent  de  Beauvais,  mais  à  Albert  le  Grand,  qui 
écrivait  :  «  La  première  cause  de  la  formation  des  montagnes 

P.    DLHEM.  2  1 


'6l'2  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

est  l'alluvion,  et,  surtout,  l'alluvion  marine;  les  autres  eaux, 
en  effet,  ne  peuvent  produire  une  alluvion  bien  considérable.  » 
Cette  phrase  d'Albert  était  suivie  d'observations  sur  la  for- 
mation des  dunes  que  Ristoro  a  presque  textuellement  repro- 
duites et  que  nous  avons  citées  tout  à  l'heure.  Il  est  visible 
que  le  physicien  d'Arezzo  s'inspire  à  la  fois  d'Avicenne  et  du 
savant  dominicain. 

C'est,  en  particulier,  Albert  le  Grand  qui  a  suggéré  les  pas- 
sages suivants  : 

«  Le  tremblement  de  terre  est,  lui  aussi,  une  cause  éga- 
lement capable  de  produire  et  de  détruire  les  montagnes  ; 
lorsque  la  raison  qui  engendre  le  tremblement  de  terre,  raison 
qui  a  son  siège  sous  terre,  est  puissante,  elle  peut  projeter  la 
terre  vers  le  haut  et  produire  une  montagne  ;  elle  peut  encore 
enfler  la  terre  par  dessous,  de  telle  sorte  qu'au-dessous  du  mont 
ainsi  soulevé,  il  demeure  seulement  une  cavité  ;  cette  même 
raison  produit  l'un  ou  l'autre  effet  selon  la  nature  du  terrain. 
Il  nous  est  arrivé  de  faire  l'ascension  de  telles  montagnes;  en 
nous  promenant  à  leur  surface,  en  les  frappant  pour  les 
étudier,  nous  les  avons  entendues  retentir  et  résonner  comme  si 
elles  étaient  creuses  et  élastiques  à  l'intérieur.  » 

A  ces  diverses  causes  qui  ont  pu  produire  les  montagnes, 
Ristoro  d'Arezzo  en  adjoint  une  que  ni  le  Liber  de  elementis,  ni 
Avicenne,  ni  Albert  le  Grand,  ni  Vincent  de  Beauvais  n'avaient 
invoquée  ;  il  s'agit  de  l'attraction  exercée  sur  certaines  portions 
de  la  terre  par  certaines  étoiles  du  ciel.  «  Ces  étoiles  peuvent 
rassembler  de  la  terre,  en  amonceler  les  parties  les  unes  sur 
les  autres,  tirer  cette  terre  vers  elles,  comme  par  sa  vertu 
l'aimant  attire  à  lui  le  fer,  construire  enfin  des  montagnes 
aussi  nombreuses  et  aussi  grandes  qu'il  convient  à  leur 
métier.  » 

Cette  explication  de  la  formation  des  montagnes  est  tout  à 
fait  dans  le  goût  de  la  Physique  astrologique  qui  avait  vogue 
en  Italie.  Nous  trouverions  des  considérations  analogues  dans 
les  écrits  publiés  par  Campano  de  Novare  peu  d'années  avant 
que  Ristoro  rédigeât  sa  Composition  du  monde;  c'est  par  une 
telle  attraction  des  étoiles  que  Campano  explique  l'élévation 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GEOLOGIE  323 

des  continents  au-dessus  des  mers.  Cecco  d'Ascoli,  en  son 
Commentaire  à  la  sphère  de  Jean  de  Sacro-Bosco,  invoque  des 
influences  célestes  toutes  semblables.  En  la  célèbre  Question  de 
la  terre  et  de  l'eau  que  l'on  attribue  à  Dante  Alighieri,  les  étoiles, 
par  une  attraction  analogue  à  celle  que  le  fer  exerce  sur 
l'aimant,  assurent  à  l'émergence  des  continents  et  déterminent 
les  tremblements  de  terre  qui  produisent  les  montagnes.  Un 
peu  plus  tard  encore,  Pierre  d'Abano  suit  les  théories  de  ces 
divers  auteurs  lorsqu'il  veut  rendre  compte  de  l'existence  de 
la  terre  ferme.  Mais  nous  n'insisterons  point,  car  il  nous 
faudrait  pénétrer  beaucoup  trop  avant  dans  l'étude  des  doc- 
trines astrologiques. 


IX 


La  géologie  italienne  au  xive  SIÈCLE  ET  AU  XVe  SIÈCLE. 
Paul  de  Venise.  —  Léonard  Qualéa. 

Ristoro  d'Arezzo  a  exposé,  sans  y  rien  ajouter  d'essentiel, 
les  théories  géologiques  d'Albert  le  Grand  et  de  Vincent  de 
Beauvais.  En  son  écrit  Délia  composizione  del  Mondo,  ces  théories 
n'ont  fait  aucun  progrès.  Elles  ne  progressent  pas  davantage 
par  les  traités  que  les  savants  italiens  ont  composés  durant  le 
xivc  siècle  et  le  xvc  siècle. 

M.  Mario  Baratta,  auquel  nous  devons  un  livre  des  plus 
remarquables  sur  les  doctrines  géologiques  du  Vinci  et  de  ses 
prédécesseurs,  a  réuni1  les  divers  passages  où  Cecco  d'Ascoli, 
Giovanni  Boccacci  (Boccace),  Léon  Battista  Alberti  ont  parlé 
des  fossiles;  ce  qu'ils  en  ont  dit  ne  donne  que  peu  de  lumières 
nouvelles  sur  les  problèmes  géologiques.  En  termes  fort 
obscurs,  Cecco  d'Ascoli,  en  son  poème  de  YAcerba,  exprime 
son  opinion  ;  il  voit  en  des  empreintes  végétales  la  preuve 
que  les  montagnes  ont  été  jadis  submergées  ;  la  présence  de 
coquilles  au  flanc  des  montagnes  démontre  à  Boccace  la  réalité 

i.  Mario   Baratta,    Leonardo  da  Vinci  ed  i  Problemi   délia  Terra;   Torino,    1903, 
pp.  228-228. 


3^4  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

des  invasions  de  la  mer  dont  la  fable  nous  a  gardé  le  souvenir  ; 
quaut  à  Alberti,  il  se  borne  à  décrire  un  fossile  qu'il  possédait 
et  où  nous  reconnaissons  bien  aisément  quelque  échinide. 

Tous  ceux  de  ces  auteurs  qui  se  sont  exprimés  assez  net- 
tement pour  que  nous  puissions  connaître  ou  tout  au  moins 
soupçonner  leur  pensée,  semblent  bien  s'accorder  en  un  point  : 
Ils  paraissent  regarder  les  fossiles  comme  des  objets  que  la  mer 
a  transportés  lors  de  ses  débordements  ou  déluges,  et  qu'elle  a 
délaissés  sur  la  terre  ferme  lorsqu'elle  est  rentrée  dans  son  lit; 
ils  ne  pensent  pas  que  les  animaux  dont  nous  retrouvons  les 
débris  aient  vécu  là  où  ces  débris  sont  demeurés;  seuls,  les 
anciens  philosophes  que  combattait  ïhéophraste  paraissent 
avoir  vu  dans  les  coquilles  fossiles  autre  chose  que  les  témoins 
d'une  submersion  momentanée  ;  ce  sera  précisément  l'une  des 
marques  distinctives  des  théories  de  Léonard  de  Vinci,  et  aussi 
l'un  de  leurs  titres  les  plus  importants  à  la  reconnaissance  des 
savants,  que  le  retour  à  cette  très  ancienne  opinion;  nous 
verrons  Léonard  s'efforcer  de  prouver,  par  de  multiples  argu- 
ments, que  les  fossiles  ne  sont  pas  des  épaves  transportées  à  de 
grandes  distances  par  une  mer  accidentellement  débordée, 
mais  bien  les  restes  d'animaux  qui,  pendant  de  très  longues 
durées,  ont  vécu  sous  les  flots,  aux  lieux  mêmes  où  leurs 
débris  ont  été  ensevelis  et  pétrifiés. 

D'ailleurs,  l'enseignement  que  les  Universités  italiennes 
donnaient  au  xve  siècle  ne  semble  pas  avoir  contribué  à  cette 
découverte  du  grand  peintre.  Pour  les  maîtres  italiens  de  ce 
temps  comme  pour  Albert  le  Grand,  la  cause  essentielle  de  la 
formation  des  montagnes  n'est  pas  le  soulèvement  lent  du  fond 
de  la  mer;  cette  cause  est  exclusivement  éruptive,  et  c'est  la 
terre  ferme  qui  est  le  plus  souvent  le  théâtre  de  son  action. 

Déjà  Gecco  d'Ascoli,  qui  enseignait  à  Padoue  au  début  du 
xivc  siècle,  déclarait  en  son  poème  italien  de  VAcerba '  que 
«  les  collines  et  les  montagnes  sont  formées  par  le  souffle  des 
vents  que  contient  au-dessous  d'elle  la  terre  dure  et  épaisse.  » 

Cent  ans  après  Gecco  d'Ascoli,  le  maître  qui  a  le  plus  de 

i.   Mario  Baratta,  Oj>.  cit.,  p.  216. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GÉOLOGIE  325 

vogue  en  cette  même  Université  de  Padoue  est  Paul  Nicoletti 
d'Udine,  surnommé  Paul  de  Venise. 

Parmi  les  nombreux  écrits  de  Paul  de  Venise  se  trouve  un 
traité  De  compositione  Mundi1  qui  n'est,  la  plupart  du  temps, 
qu'un  sec  résumé  du  livre  Délia  composizione  del  Mondo  de 
Ristoro  d'Arezzo. 

«  Il  est  à  noter,  dit  Paul  de  Venise,  que  les  montagnes 
peuvent  être  engendrées  par  quatre  causes.  En  premier  lieu, 
elles  peuvent  l'être  par  un  tremblement  de  terre  qui  pousse  la 
terre  en  grande  quantité  soit  d'un  seul  côté,  soit  de  deux  côtés. 
En  second  lieu,  elles  peuvent  être  produites  par  l'eau  qui 
transporte  de  la  terre  et  des  pierres  d'un  endroit  à  un  autre. 
En  troisième  lieu,  elles  peuvent  être  formées  de  main  d'homme, 
comme  on  le  voit  pour  le  mont  Omnis  terrae  à  Rome  et  pour 
beaucoup  d'autres  montagnes  faites  en  vue  de  conduire  les 
eaux.  En  quatrième  lieu,  elles  peuvent  être  engendrées  par  le 
ciel.  De  même,  en  effet,  que  le  forgeron  a  besoin  d'une 
enclume,  de  même  le  ciel  a  besoin  de  la  montagne  pour  agir 
en  la  terre  habitable.  Mais  un  forgeron  qui  n'aurait  pas  d'en- 
clume en  ferait  une;  de  même  le  ciel,  par  sa  propre  vertu, 
accumulant  la  terre  et  transportant  les  pierres,  ferait  des  mon- 
tagnes s'il  n'en  trouvait  pas  qui  fussent  faites  par  les  tremble- 
ments de  terre,  ou  par  l'eau,  ou  par  les  hommes;  et  il  les 
ferait  afin  de  pouvoir  opérer  en  la  terre  habitable.  » 

Tout  cela  est  textuellement  extrait  du  livre  de  Ristoro. 
Malheureusement,  Paul  de  Venise  néglige  d'emprunter  au 
physicien  d'Arezzo  ses  intéressantes  observations  sur  les  fos- 
siles. Il  aime  mieux  s'inspirer  de  toute  l'Astrologie  qu'enseigne 
le  traité  De  lia  composizione  del  Mondo. 

Ce  que  Paul  de  Venise  enseignait,  en  la  première  moitié  du 
xve  siècle,  au  sujet  de  la  formation  des  montagnes,  d'autres 
l'écrivaient  en  la  seconde  moitié  du  même  siècle. 

C'est  à  cette  époque  que  nous  devons  rapporter  un  traité 
d'Astronomie    médicale,    composé    par    le     vénitien     Léonard 

i.  Expositio  Magistri  Pauli  Veneti  Super  libros  de  generatione  et  corruptione  Aris- 
lotelis  —  Ejusdem  De  compositione  mundi  cum  figuris.  Colophon  :  Impressum  Venetiis 
mandato  et  expensis  nobilis  viri  Domini  Octaviani  Scoti  civis  Modoetiensis  duode- 
cimo  Kalendas  Junias  1/198,  per  Bonetum  Locatellum  Bergomensem. 


326  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

Qualéa,  et  dont  nous  possédons  une  copie  manuscrite1  achevée 
par  Arnauld  de  Bruxelles  le  22  octobre  i475. 

Voici  ce  que  nous  lisons2  au  troisième  chapitre  du  traité 
composé  par  le  médecin  vénitien  : 

«  ...  La  terre,  qui  est  l'élément  le  plus  lourd,  aurait,  par  son 
mouvement  naturel,  gagné  le  centre  du  Monde,  en  sorte  que 
l'eau,  moins  lourde,  l'eût  recouverte  tout  entière  d'une  couche 
sphérique. 

»  Pourquoi  la  terre  n'est  pas  entièrement  couverte  par  ïeau. 
Mais  l'homme  et  les  autres  animaux,  qui  devaient  être  com- 
posés des  quatre  éléments,  n'auraient  pu  vivre  en  l'un  quel- 
conque des  quatre  éléments,  pris  à  l'état  de  simplicité  et  de 
pureté.  Aussi,  par  un  effet  de  la  bonté  divine,  la  terre  elle- 
même,  attirée  et  aidée  par  certaines  influences  [célestes]  con- 
formes à  sa  nature,  s'est  gonflée  en  certaines  parties  de  sa 
surface,  elle  s'est  soulevée  vers  le  haut;  elle  s'est  trouvée,  en 
une  certaine  région,  presque  entièrement  émergée;  ailleurs, 
elle  s'est  trouvée  encore  plus  élevée,  au  point  d'atteindre 
presque  à  la  région  du  feu... 

»  Du  tremblement  de  terre.  Les  extumescences  de  la  terre 
ont  cessé,  dès  lors,  d'être  couvertes  par  l'eau  qui  tendait  à  son 
centre.  Sous  ces  tumeurs  se  trouvaient  des  cavités;  et  comme 
la  nature  ne  peut  souffrir  le  vide,  ces  cavités  ont  été  remplies 
des  mêmes  éléments  unis  entre  eux,  mêlés  et  viciés.  Les  qua- 
lités diverses  et  les  répugnances  mutuelles  des  éléments  ainsi 
mêlés  engendrent  en  ces  cavités  des  exhalaisons  qui,  ne  trou- 
vant pas  d'issue,  deviennent  de  plus  en  plus  denses  et  gros- 
sières; parmi  ces  exhalaisons,  il  en  est  de  chaudes  et  de  sèches, 
qui  ont  la  nature  des  choses  ignées  et  tendent  au  mouvement 
de  l'élément  léger;  toutefois,  la  dureté  et  la  pesanteur  de  la 
terre  ne  livrent  passage  à  leur  sortie  qu'au  prix  d'une  grande 

i.  Compendium  clari  viri  Leonardi  Qualea  quod  Aslronomiam  medicinalem  nuncupari 
voluit.  ex  multis  Syrorum:  Indorum:  Arabum:  Persorum  :  Egiptiorum  :  Grecorum  et 
Latinorum  volurninibus  coinpilatum:  in  facilita  tenu  medicorum  et  commoditatem  injirmorum 
(Bibliothèque  nationale,  tonds  latin,  ms.  n°  10*26/»,  fol.  57,  recto,  à  fol.  96,  recto). 
—  Voir,  au  sujet  de  ce  texte  :  Pierre  Duhem,  Ce  qu'on  disait  des  Indes  Orientales  avant 
Christophe  Colomb  (Revue  générale  des  Sciences,  19e  année,  p.  /10a,  3o  mai  1908). 

■i.  Léonard  Qualéa,  Op.  cit.t  capitnlum  tertium;  ms.  cit.,  foll.  5g,  verso,  et  60, 
recto. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GÉOLOGIE  827 

violence.  Alors,  secondées  et  attirées  par  les  influences  de 
certaines  étoiles  qui  participent  de  leur  complexion  et  de  leur 
nature,  elles  frappent  la  terre  avec  impétuosité,  elles  la  heur- 
tent puissamment,  et  finissent  par  se  faire  un  passage,  en  com- 
muniquant à  la  terre  un  mouvement  ou  tremblement  très  fort. 
Par  suite  de  ce  choc  très  intense  et  très  violent,  il  arrive  que  la 
terre  est,  de  nouveau,  soulevée  à  une  grande  hauteur,  ce  qui, 
sur  la  terre  ferme,  engendre  des  montagnes  et,  en  mer,  des  îles. 

»  Des  îles  qui  se  sont  montrées,  récemment.  C'est  ce  qui  est 
arrivé  de  notre  temps,  en  ces  dernières  années,  près  de  l'île  de 
Santorin,  dans  la  mer  Egée.  Tout  à  coup,  en  un  semblable 
tremblement  de  terre,  au  milieu  d'une  violente  éruption  de 
feu,  une  île  a  émergé.  Tout  auprès  de  là,  au  témoignage  de 
Justin  et  d'autres  historiens,  une  île  avait  émergé  du  sein  des 
eaux  chaudes,  au  temps  du  roi  Antiochus.  Nous  avons  vu  ces 
deux  îles  et  nous  les  avons  foulées  de  nos  pas.  » 

L'éruption  que  Léonard  Qualéa  cite  comme  toute  récente  est 
celle  qui,  en  1^57,  a  agrandi  l'île  de  Paléo-Kaimeni.  Nous  en 
pouvons  conclure  que  son  Astronomie  médicale  fut  composée 
au  voisinage  de  l'an  i46o. 

Ce  que  nous  trouvons  dans  les  théories  géologiques  de  tous 
les  savants  italiens  du  Moyen  Age,  de  Paul  de  Venise  ou  de 
Léonard  Qualéa  comme  de  Risloro  d'Arezzo,  c'est  un  souvenir 
de  l'enseignement  d'Albert  le  Grand  et  de  Vincent  de  Beauvais, 
auquel  vient  se  mêler  l'hypothèse  des  influences  astrales.  Rien, 
dans  cette  science  italienne,  ne  préparaît  les  géniales  pensées 
du  Vinci  sur  les  mouvements  lents  du  sol  et  sur  la  véritable 
origine  des  fossiles;  ces  pensées  lui  ont  été  exclusivement 
suggérées  par  la  lecture  des  traités  d'Albert  de  Saxe. 


X 

Albert  de  Saxe. 

Ge  que  nous  avons  rapporté  de  l'enseignement  d'Albert  le 
Grand  et  de   Vincent  de  Beauvais,  si   unanimement  accepté 


3 28  ÉTUDES    SUU    LÉONARD    DE    VINCI 

pendant  plus  de  deux  siècles  par  les  savants  italiens,  nous  fait 
mieux  comprendre  la  puissance  et  l'originalité  des  doctrines 
géologiques  soutenues  au  xive  siècle,  en  l'Université  de  Paris, 
par  Albert  de  Saxe. 

Nous  avons  présenté,  ailleurs1,  ces  théories;  nous  n'en 
reprendrons  pas  l'exposé;  nous  nous  bornerons  à  souligner 
ce  qui  les  distingue  des  opinions  que  l'on  professait  aupa- 
ravant. 

Beaucoup  des  prédécesseurs  d'Albert  de  Saxe  ont  admis, 
avec  Avicenne,  que  l'action  de  l'eau  pouvait  engendrer  des 
montagnes  en  accumulant  les  terres  les  unes  sur  les  autres. 
Albert  de  Saxe  assigne  nettement  à  l'eau  son  rôle  géologique 
véritable  ;  l'eau  détruit  peu  à  peu  toutes  les  éminences  et  tend 
à  niveler  la  surface  du  sol.  Si  aucune  action  ne  contrebalançait 
celle  de  l'eau,  la  terre  finirait  par  être  entièrement  sphérique 
et  la  mer  la  recouvrirait  de  toutes  parts.  Les  vues  d'Albertutius 
touchant  l'érosion  sont  tout  à  fait  analogues  à  celles  des  phy- 
siologues  contre  lesquels  argumentait  Théophraste. 

Pas  plus  que  Théophraste,  pas  plus  que  le  pseudo-Philon,  le 
maître  de  l'Université  de  Paris  ne  croit  à  ce  nivellement  final 
de  la  terre  ferme,  à  cette  extension  de  l'eau  à  la  surface  entière 
du  globe.  C'est  qu'à  l'action  toujours  destructive  et  niveleuse 
de  l'érosion,  il  oppose,  comme  le  pseudo-Philon,  une  action 
antagoniste.  Seulement,  cette  action  n'est  plus  une  puissance 
éruptive  qui  ferait  croître  les  montagnes  tandis  que  l'eau  des 
pluies  et  des  rivières  les  détruit  peu  à  peu.  Le  phénomène, 
antagoniste  de  l'érosion,  qu'Albert  invoque,  c'est  un  soulève- 
ment lent  soit  des  continents  eux-mêmes,  soit  du  fond  de 
l'Océan;  tandis  que  les  continents,  s'abaissant  peu  à  peu  par 
l'érosion,  finiraient  par  se  trouver  au-dessous  du  niveau  des 
mers,  une  tendance  contraire  les  relève;  en  même  temps,  des 
terres,  aujourd'hui  submergées,  sortiront  des  flots;  par  une 
très  lente  alternance,  les  continents  deviennent  océans  et  les 
océans  deviennent  continents. 

Ce    soulèvement   lent   et    incessant    des    continents,    notre 

i.  Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu.  Première  série, 
Paris,  [906.  I  :  Albert  do  Saxe  et  Léonard  de  Vinci,  ill  (Bulletin  Italien,  I.  Y.  1905  , 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GÉOLOGIE  329 

auteur  ne  l'attribue  nullement  à  une  cause  plutonienne;  il  en 
trouve  l'explication  en  sa  théorie  de  la  pesanteur.  Toujours  le 
centre  de  gravité  de  l'élément  terrestre  doit  coïncider  avec  le 
centre  immuable  de  l'Univers  ;  tout  changement  de  figure  ou 
de  densité  de  la  surface  terrestre  détermine  un  changement  de 
situation  du  centre  de  gravité  par  rapport  à  la  masse  de  la 
terre;  cette  masse,  alors,  se  déplace  afin  de  remettre  son  centre 
de  gravité  au  centre  du  Monde.  La  diminution  de  densité  des 
contrées  échauffées  par  le  soleil,  les  transports  de  terre  vers  le 
fond  des  mers  par  les  cours  d'eau  sont  deux  actions  de  même 
sens  qui,  sans  cesse,  tendent  à  placer  le  centre  de  gravité  de 
la  masse  terrestre  plus  près  du  fond  de  l'Océan  ;  ces  deux 
actions  impriment  ainsi  à  l'élément  terrestre  tout  entier  des 
mouvements  très  lents,  mais  ininterrompus  ;  à  chaque  instant, 
pour  que  le  centre  de  gravité  de  la  terre  rejoigne  le  centre  du 
monde,  le  fond  des  mers  descend  tandis  que  la  surface  des 
continents  éprouve  un  soulèvement.  Ce  soulèvement  com- 
pense l'abaissement  que  l'érosion  avait  imposée  à  cette  même 
surface. 

L'érosion  qui  transporte  au  fond  de  la  mer  la  terre  enlevée 
à  la  surface  des  continents,  le  mouvement  d'ensemble 
par  lequel  la  terre  ferme  remonte  sans  cesse,  forment  une 
sorte  de  cycle  qui  se  répète  indéfiniment.  Par  ce  déplacement 
lent  de  l'élément  terrestre,  les  alluvions  qui  composent 
actuellement  le  sol  de  l'Océan  vont  se  trouver  repoussées  peu 
à  peu  jusqu'au  centre  de  la  terre;  puis,  continuant  à  pro- 
gresser, elles  dépasseront  ce  centre  et  finiront  par  arriver 
jusqu'à  la  surface  de  la  terre  ferme.  Les  couches  superficielles 
de  notre  continent  ont  donc  été  autrefois  submergées  en  l'autre 
hémisphère;  elles  en  sont  venues  peu  à  peu,  franchissant 
successivement  tous  les  degrés  que  comporte  l'épaisseur  ter- 
restre, en  sorte  que  les  plus  voisines  de  la  surface  du  sol  sont  les 
plus  anciennes. 

Cette  théorie,  comme  toute  la  doctrine  de  la  pesanteur  déve- 
loppée par  Albert  de  Saxe,  est  aujourd'hui  pensée  morte  ;  mais 
les  deux  grands  faits  qu'elle  tentait  de  relier  l'un  à  l'autre 
restent  à  la  base  de  notre  Géologie.  Il  demeure  bien  certain 


33o  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

que  l'érosion,  qui  a  donné  aux  montagnes  et  aux  vallées  leur 
actuelle  configuration,  tend  à  aplanir  tous  les  reliefs  du  sol  en 
entraînant  la  terre  au  fond  des  mers.  Il  demeure  bien  certain 
que  de  très  lentes  oscillations  de  la  surface  terrestre  ont  pro- 
duit les  continents  en  faisant  émerger  le  fond  des  océans, 
tandis  qu'elles  déprimaient  peu  à  peu  des  terres  fermes  et  les 
faisaient  disparaître  sous  les  flots.  De  ces  vérités,  on  trouve 
des  énoncés  partiels  chez  les  auteurs  qui  ont  précédé  Albert  de 
Saxe;  mais  nul  d'entre  eux  ne  les  a  aussi  nettement  formulées 
que  ce  dernier;  nul  n'a  aussi  exactement  assigné  à  chacune 
d'elles  le  rôle  qu'elle  doit  jouer  dans  l'explication  des  phéno- 
mènes géologiques. 

On  peut  s'étonner  qu'Albert  de  Saxe  n'invoque  pas  l'existence 
des  fossiles  comme  une  preuve  convaincante  de  cette  affirma- 
tion que  les  continents  actuels  ont  fait  autrefois  partie  du  fond 
des  mers.  Cette  existence  ne  pouvait  être  ignorée  d'un  habi- 
tant de  Paris  ;  sans  doute,  il  avait  eu  maintes  fois  occasion 
d'observer  les  coquilles  que  l'on  trouve,  si  abondantes  et  si 
reconnaissables,  dans  la  plupart  des  terrains  du  bassin  pari- 
sien; d'ailleurs,  il  avait  sûrement  lu  les  écrits  d'Albert  le 
Grand  et  de  Vincent  de  Beauvais,  dont  la  vogue  était  extrême, 
et  ces  écrits  eussent  suffi  à  signaler  à  son  attention  les  restes 
d'animaux  qui  demeurent  au  sein  des  pierres.  Il  serait  invrai- 
semblable que  les  fossiles  lui  fussent  demeurés  inconnus  et 
qu'il  n'eût  point  vu  le  parti  qu'il  en  pouvait  tirer  en  faveur  de 
ses  doctrines. 

Il  est  plus  probable  que  l'existence  des  fossiles,  signalée  par 
les  auteurs  les  plus  lus,  était  connue  non  seulement  d'Albert 
de  Saxe,  mais  de  tous  ceux,  maîtres  et  étudiants,  qui  fréquen- 
taient l'Université  de  Paris;  Albert  qui,  visiblement,  recher- 
chait fort  la  concision,  aura  jugé  oiseux  de  mentionner  un  fait 
que  nul  n'ignorait  autour  de  lui. 

Nous  avons  eu,  bien  souvent,  à  parler  des  Questions  sur  les 
Météores  compilées  par  Thémon  le  fils  du  Juif.  Nous  avons  vu1 
que   Nifo   attribuait  formellement  ces  questions  à   Albert   de 

i.  Éludes  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  el  ceux  qui  l'ont  lu  ;  première  série, 
note  II. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GEOLOGIE  33 1 

Saxe,  et  nous  avons  dit  à  quel  point  celte  opinion  de  Nifo  nous 
paraissait  fondée.  Or  les  questions  de  Thémon  le  fils  du  Juif 
nous  fournissent1  un  court  résumé  de  la  théorie  géologique 
d'Àlbertutius.  Voici  ce  résumé  : 

«  Si,  en  quelque  endroit,  la  mer  se  trouve  soulevée,  elle  se 
meut  vers  un  lieu  plus  bas;  c'est  ainsi  qu'à  certaines  époques, 
elle  délaisse  une  partie  de  la  terre  et  s'écoule  jusqu'à  ce 
qu'elle  recouvre  une  autre  partie.  Gela  se  produit  de  la 
manière  qui  a  été  dite,  à  cause  de  la  rareté  de  la  terre; 
en  effet,  à  une  certaine  époque,  la  terre,  étant  plus  rare 
d'un  côté,  y  est  plus  légère;  puis,  à  une  autre  époque,  les 
parties  qui  étaient  légères  peuvent  devenir  beaucoup  plus 
graves  qu'elles  n'étaient  auparavant;  la  mer  alors,  abandonnant 
une  région  de  la  terre,  se  répand  sur  celle  qui  est  devenue 
plus  grave.  C'est  de  ce  mouvement  que  parle  Àristote  lorsqu'il 
dit  que  certaines  parties  de  la  terre,  habitables  aujourd'hui, 
cesseront  un  jour  de  l'être  parce  qu'elles  seront  submergées. 
C'est  aussi  de  ce  mouvement  que  parle  Ovide  lorsqu'il  conte 
qu'en  une  certaine  montagne,  une  ancre  fut  trouvée  sous 
terre,  signe  manifeste  que  la  mer  avait  autrefois  occupé  ce 
lieu.  » 

Le  passage  d'Ovide  auquel  Thémon  fait  allusion  est  celui  que 
nous  avons  cité  au  §  II;  afin  de  prouver  que  la  mer  a  séjourné 
au  sommet  de  certaines  montagnes,  Ovide  ne  mentionne  pas 
seulement  cette  légendaire  découverte  d'une  ancre,  mais  la 
présence  incontestable  de  coquilles  marines  : 

Et  procul  a  pelago  conchae  jacuere  marina?, 

Et  vêtus  inventa  est  in  montibus  anchora  summis. 

De  ce  passage,  Thémon,  c'est-à-dire  Albert  de  Saxe,  retient  ce 
qui  concerne  l'ancre  et  non  point  ce  qui  fait  allusion  aux 
fossiles.  N'est-ce  point  que  les  élèves  des  deux  maîtres  parisiens 
avaient  maintes  fois  trouvé  des  coquilles  dans  les  pierres  qu'ils 
avaient  sous  les  yeux,  tandis  qu'assurément  ils  n'y  avaient 
découvert  aucune  ancre? 

i.  Quœstiones  super  quatuor  libros  Metheororum  compilatae  per  doctissimum  Philoso- 
phiœ  professorem  Thimonem  ;  in  lib.  II  quaest.  I. 


332  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 


XI 


Léonard  de  Vinci. 

Si  Albert  de  Saxe  ni  Thémon  n'ont  fait  aux  fossiles  la  moin- 
dre allusion,  Léonard  de  Vinci  n'a  cessé  de  porter  son  attention 
sur  ces  débris;  en  ses  notes  manuscrites,  maintes  fois  il  en 
parle;  il  en  recherche  l'origine,  il  analyse  le  procédé  par  lequel 
ils  ont  été  pétrifiés,  il  en  discute  la  signification  géologique. 

Une  foule  d'écrits,  il  est  vrai,  lui  suggéraient  l'étude  de  ces 
coquilles,  de  ces  restes  d'animaux  dont  abondait  mainte  roche 
italienne.  Parmi  les  ouvrages  que  nous  avons  étudiés  au  cours 
des  chapitres  précédents,  il  n'en  est  guère  dont  il  n'ait  pu 
prendre  aisément  connaissance. 

En  l'an  i5oo,  le  traité  Des  météores  d'Aristote,  traduit  en 
latin,  avait  été  plusieurs  fois  imprimé. 

Presque  toutes  les  anciennes  éditions  latines  des  œuvres 
d'Aristote  mettaient  au  nombre  des  ouvrages  de  cet  auteur 
le  livre  De  elementls  ou  De  proprietatibus  elementorum;  c'est 
ainsi  que  nous  avons  étudié  le  livre  dans  une  édition  donnée 
en  1^96,  à  Venise,  par  Gregorius  de  Gregoriis. 

Le  traité  Des  minéraux  d'Avicenne  était  pris  par  Alessandro 
Achillini  pour  une  œuvre  du  Stagirite;  il  était  compris,  avec 
d'autres  écrits  d'Aristote  et  d'Achillini,  dans  un  recueil 
imprimé  à  Bologne,  par  Benedictus  Hector,  en  l'an  i5oi. 

Les  divers  fragments  de  ce  même  traité  se  retrouvent  tous 
dans  le  Spéculum  naturale  de  Vincent  de  Beauvais;  or,  le 
Spéculum  naturale  est  splendidement  imprimé  à  Strasbourg,  en 
l'an  1470,  par  Jean  Mentelin;  il  l'est  également  à  Nuremberg, 
en  i483,  par  Antoine  Goburger,  et  à  Venise,  en  i4q3,  par 
Hermann  de  Lichtenstein. 

Le  traité  De  minerallbus  d'Albert  le  Grand  est  imprime 
en  1476,  à  Padoue,  par  Pierre  Maufer;  en  1/191,  à  Pavie,  par 
C.  de  Canibus;  en  i4*)5,  à  Venise,  par  Joannes  et  Gregorius 
de  Gregoriis. 


LÉONARD    DE    \LNCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GÉOLOGIE  333 

Joanncs  et  Gregorius  de  Gregoriis  donnent  également  à 
Venise,  en  i/io5,  une  édition  du  traité  Des  météores  d'Albert  le 
Grand. 

La  paraphrase  du  savant  dominicain  sur  le  De  causls  proprie- 
tatum  elementorum  semble  avoir  été  imprimée  pour  la  première 
fois  en  i5i7,  à  Venise,  par  les  héritiers  d'Octavianus  Scotus, 
avec  les  paraphrases  sur  les  autres  Parva  naturalia;  mais  avant 
cette  publication,  les  textes  manuscrits  de  cet  ouvrage  n'étaient 
sans  doute  rien  moins  que  rares. 

Enfin,  le  traité  De  compositione  mundi  de  Paul  de  Venise, 
résumé  de  l'œuvre  italienne  de  Ristoro  d'Arezzo,  fut  imprimé 
en  1/198  à  Venise  par  Bonetus  Locatellus;  Octavianus  Scotus 
en  était  l'éditeur. 

La  plupart  de  ces  textes,  écrits  en  latin,  étaient  aisément 
accessibles  au  Vinci;  il  en  était  sans  doute  de  même  de  plus 
d'un  texte  italien,  imprimé  ou  manuscrit;  ainsi  M.  Girolamo 
Calvi  a  relevé r  certains  emprunts  faits  par  Léonard  au  poème 
de  ÏAcerba  de  Gecco  d'Ascoli. 

Il  est  donc  extrêmement  vraisemblable  que  Léonard  ait 
connu  quelques-uns  au  moins  des  écrits  divers  que  nous  avons 
analysés  et  que  la  lecture  de  ces  écrits  ait  contribué  à  signaler 
l'étude  des  fossiles  à  sa  sagace  curiosité.  Il  semble  bien  que 
les  considérations  développées  par  le  grand  peintre  sur  le 
mécanisme  de  la  pétrification  rappellent  par  quelques  traits  ce 
qu'Avicenne  avait  dit  de  cette  question  et,  mieux  encore,  ce 
qu'Albert  le  Grand  en  avait  écrit. 

Mais  si  Léonard  a  lu  quelques-uns  des  livres  que  nous 
venons  d'énumérer,  s'il  leur  a  peut-être  emprunté  quelques 
indications  sommaires  sur  la  fossilisation  des  débris  animaux, 
une  chose  demeure  bien  certaine  et  bien  avérée  :  Les  doctrines 
que  ces  livres  renfermaient,  en  dépit  de  la  vogue  dont  elles 
jouissaient  auprès  des  savants  italiens  du  xve  siècle,  sont 
demeurées  étrangères  à  la  Géologie  de  Léonard.  Une  seule 
influence  a  impérieusement  dirigé  toutes  les  recherches  géolo- 
giques du  grand  peintre;    cette  influence  dominante,  souve- 

1.  Toni,  77  manoscritto  H  di  Leonardo  da  Vinci,  e  UFiore  di  Virth  e  VAcerba  di  Cecco 
d'Ascoli  (Archivio  storico  italiano,  1899). 


334  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    V1NCÎ 

raine  est  celle  d'Albert  de  Saxe;  tout  ce  que  le  Vinci  a  écrit 
touchant  l'émersion  ou  la  submersion  des  continents,  toutes 
les  observations  et  tous  les  raisonnements  qu'il  a  accumulés  au 
sujet  des  fossiles,  tout  cela  tend  constamment  à  un  but  unique: 
exposer,  commenter,  prouver  la  théorie  d'Albert  de  Saxe  sur 
les  mouvements  lents  de  la  terre. 

Cette  théorie,  nous  la  trouvons  maintes  fois  formulée,  et  de 
la  manière  la  plus  nette,  en  ces  précieuses  notes  que  Léonard 
jetait  sur  le  papier.  Nous  avons  extrait,  dans  une  précédente 
étude1,  les  énoncés  de  cette  doctrine  que  nous  avons  pu 
recueillir  dans  les  divers  manuscrits  publiés  par  M.  Gh. 
Ravaisson-Mollien.  D'autres  manuscrits  en  renferment  qui  sont 
encore  plus  complets  et  plus  clairs,  si  possible. 

Voici  d'abord  une  phrase2  destinée  au  préambule  du  Traité 
de  l'eau  auquel  Léonard  travaillait  sans  cesse  : 

«  De  ces  livres,  les  premiers  traitent  de  la  nature  de  l'eau, 
considérée  en  elle-même,  et  de  ses  mouvements;  les  autres 
traitent  des  choses  qu'elle  fait  dans  son  cours,  qui  change  le 
centre  et  la  figure  du  Monde.  » 

A  la  seconde  partie  de  ce  programme  se  rapporte  ce 
passage3  : 

«  Cette  partie  de  la  terre  s'est  plus  éloigné  du  centre  du 
Monde,  qui  s'est  faite  plus  légère  ;  et  cette  partie  de  la 
terre  s'est  faite  plus  légère  sur  laquelle  a  passé  un  plus 
grand  écoulement  d'eau.  Cette  partie  donc  s'est  faite  plus 
légère  d'où  s'écoulent  un  plus  grand  nombre  de  fleuves, 
comme  les  Alpes,  qui  séparent  l'Allemagne  et  la  France  de 
l'Italie,  et  d'où  sortent  le  Rhône  au  midi,  le  Rhin  au  nord,  le 
Danube  au  nord-est,  le  Pô  au  levant,  ainsi  que  les  innombra- 
bles rivières  qui  les  accompagnent;  ces  fleuves  courent  sans 
cesse  à  la  mer,  troublés  par  la  terre  qu'ils  emportent  avec 
eux.  » 

i.  Albert  de  Saxe  et  Léonard  de  Vinci,  III  {Bulletin  Italien,  t.  V,  janvier-mars  1.905.  — 
Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  première  série,  I, 
pp.  29-3i). 

a.  Léonard  de  Vinci,  Ms.  de  la  Bibliothèque  du  Comte  de  Leicester,  Holkham  Hall, 
Norlbllk,  fol.  5,  recto.  —  J.  P.  llichter,  The  literary  Works  of  Leonardo  da  \inei. 
London,  i883;  l.  II,  art.  919. 

3.   Léonard  do  Vinci,  Ms.  cit.,  fol.  10,  recto.  —  llichter.  Op.  cit.,  t.  11,  art.  io03. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GEOLOGIE  335 

Ailleurs1,  nous  retrouvons,  en  des  termes  peu  différents, 
celte  même  pensée,  qui  est  essentiellement  celle  d'Albert  de 
Saxe  : 

«  Cette  partie  de  la  surface  d'un  grave  quelconque  se  fera 
plus  éloignée  du  centre  de  sa  gravité,  qui  se  fera  de  plus 
grande  légèreté. 

»  En  l'élément  terrestre,  donc,  le  lieu  d'où  les  fleuves  empor- 
tent la  surface  des  montagnes  pour  la  porter  à  la  mer,  est  un 
lieu  dont  la  gravité  diminue  ;  ce  lieu  se  fera  donc  plus  léger  et, 
par  conséquent,  plus  éloigné  du  centre  de  gravité  de  la  terre, 
c'est-à-dire  du  centre  de  l'Univers,  qui  coïncide  toujours  avec 
le  centre  de  gravité  de  la  terre.  » 

Au  cahier  où  se  trouve  la  réflexion  précédente,  nous  lisons 
encore  celle-ci2  : 

«  Le  centre  du  Monde  change  sans  cesse  de  situation  au  sein 
du  corps  de  la  terre,  et  cela  en  fuyant  notre  hémisphère. 

»  Cela  se  démontre  par  le  terrain  susdit,  qui  est  continuelle- 
ment enlevé  des  bords  et  des  flancs  des  montagnes  pour  être 
porté  à  la  mer;  plus  est  grande  la  quantité  de  ce  terrain  qui 
est  enlevée,  plus  il  s'allège  et,  par  conséquent,  plus  s'aggrave  le 
terrain  dont  la  pesanteur  était  diminuée  par  les  ondes  mari- 
times ;  il  est  donc  nécessaire  que  le  centre  dont  il  s'agit  change 
de  situation.  » 

Voici  encore,  en  un  autre  recueil3,  l'énoncé  de  la  même 
doctrine  : 

a  Le  centre  du  Monde  est,  de  soi,  immobile;  mais  la  situation 
où  il  se  trouve  (par  rapport  au  corps  de  la  terre)  est  sans  cesse 
en  mouvement  de  diverses  façons.  Le  centre  du  Monde  change 
continuellement  de  situation;  de  ces  changements,  l'un  est  de 
plus  lent  mouvement  que  l'autre;  car  l'un  de  ces  changements 
se  produit  toutes  les  six  heures  et  l'autre  s'accomplit  en  un 
grand  nombre  de  milliers  d'années.  Celui  qui  dure  six  heures 
naît  du  flux  et  du  reflux  de  la  mer;  l'autre  dérive  de  la  consom- 

i.  Léonard  de  Vinci,  Ms.  L.  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  17,  recto. 

2.  Léonard  de  Vinci,  Ms.  L.  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  i3,  verso. 

3.  Léonard  de  Vinci,  Il  Codice  Atlantico,  fol.  102,  recto  b.  —  Del  moto  e  misura  dell' 
acqua,  lib.  I,  cap.  XXX.  —  Cf.  :  Mario  Baratta,  Leonardo  da  Vinci  e  i  problemi  delta 
terra,  ïorino,  1903,  p.  255. 


336  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

mation  des  montagnes  par  les  mouvements  de  l'eau,  mouve- 
ments qui  naissent  eux-mêmes  des  pluies  et  du  cours  continuel 
des  fleuves.  La  situation  J  change  par  rapport  au  centre  du 
Monde,  et  non  pas  le  centre  par  rapport  à  la  situation,  car  ce 
centre  est  immobile,  tandis  que  la  situation  se  meut  sans  cesse 
d'un  mouvement  rectiligne  ;  et  jamais  ce  mouvement  ne  sera 
curviligne.  » 

Si  l'on  réunit  ces  diverses  citations  à  celles  que  nous  avons 
données  en  notre  première  étude  sur  Albert  de  Saxe  et  Léonard 
de  Vinci,  on  ne  pourra,  croyons-nous,  se  refuser  à  cette  affir- 
mation :  La  théorie  des  déplacements  lents  de  la  masse  terrestre 
proposée  par  Albert  de  Saxe  n'a  cessé,  aux  époques  les  plus 
diverses,  de  préoccuper  Léonard. 

A  cette  affirmation,  il  en  faut  maintenant  joindre  une  autre: 
Si  le  Vinci  a  prêté  la  plus  grande  attention  à  l'étude  des  fos- 
siles, c'est  qu'il  voyait  en  la  présence  de  ces  coquilles  au  sein 
des  roches  une  preuve  convaincante  en  faveur  de  la  doctrine 
géologique  d'Albertutius. 

Que  telle  soit  bien  la  pensée  du  grand  peintre,  voici  un  pas- 
sage 2  qui  ne  nous  permettra  pas  d'en  douter  : 

«  De  la  mer  qui  change  le  poids  de  la  terre.  —  Les  coquillages, 
huîtres  et  autres  semblables  animaux  qui  naissent  dans  les 
fanges  marines  témoignent  du  changement  de  la  terre  autour 
du  centre  de  nos  éléments;  on  le  prouve  ainsi  : 

»  Les  fleuves  royaux  courent  toujours  troubles  à  cause  de  la 
terre  qui  s'élève  en  eux  par  suite  du  frottement  de  leurs  eaux 
sur  le  fond  et  contre  leurs  rives;  cette  lente  consommation 
découvre  le  front  des  degrés  faits  aux  couches  du  sol  où  sont 
ces  coquillages,  qui  se  trouvent  dans  la  surface  de  la  fange 
marine  où  ils  naquirent,  quand  les  eaux  salées  les  couvraient. 
Ces  degrés  étaient  recouverts  de  temps  en  temps  parles  fanges 
de  diverses  grosseurs  conduites  à  la  mer  par  les  fleuves,  selon 
les  diverses  grandeurs  des  eaux  diluviennes  ;  ainsi  ces 
coquillages  restaient  murés  et  morts   sous   ces  fanges   accu- 

i.  Il  sito,  le  point  variable  de  la  substance  terrestre  qui,  à  ebaque  instant,  coïn- 
cide avec  le  centre  du  Monde. 

■2.  Léonard  de  Vinci,  Ms.  E.  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  !\,  verso. 


LEONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GÉOLOGIE  33y 

mulées  de  telle  épaisseur  que  la  surface  en  émergeait  à  F  air. 
Maintenant  ces  fonds  sont  à  une  telle  hauteur  qu'ils  sont 
devenus  collines,  ou  hauts  monts,  et  les  fleuves  qui  consument 
les  flancs  de  ces  monts  découvrent  les  degrés  des  coquillages, 
en  sorte  que  si  le  côté  allégé  de  la  terre  s'élève  continuellement, 
les  antipodes  s'approchent  plus  du  centre  du  Monde,  et  les 
antiques  ondes  de  la  mer  sont  faites  sommets  des  monts.  » 

Ce  passage  fondamental  établit  le  lien  entre  ce  que  Léonard 
a  dit  des  mouvements  incessants  du  sol  et  ce  qu'il  a  écrit  au 
sujet  des  fossiles.  La  présence  des  fossiles  loin  de  la  mer  et 
jusqu'au  sommet  des  plus  hautes  montagnes  lui  paraît  être  un 
argument  probant  en  faveur  de  la  théorie  d'Albert  de  Saxe  ; 
mais  la  valeur  de  cet  argument  est  subordonnée  à  l'acceptation 
de  cette  proposition  :  Les  coquilles  que  renferment  les  roches 
sont  des  restes  d'animaux  marins  qui  ont  vécu  là  même  où  on 
les  découvre  aujourd'hui.  C'est  donc  à  l'établissement  de  cette 
proposition  que  vont  tous  les  efforts  du  Vinci. 

Cette  proposition,  il  entreprend  de  la  démontrer  directement 
en  développant  une  théorie  de  la  pétrification  qui  en  dérive, 
et  qui  rende  exactement  compte  de  l'aspect  des  fossiles.  Nous 
avons  cité,  en  notre  étude  sur  Albert  de  Saxe  et  Léonard  de  Vinci, 
une  note  extraite  du  cahier  F  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
où  Léonard  analyse  en  détail  le  mécanisme  de  la  pétrification  ; 
cette  note  fait  logiquement  suite,  en  quelque  sorte,  à  celle  que 
nous  venons  de  rapporter. 

Cette  preuve  directe  ne  suffirait  pas  à  mettre  hors  de  doute 
la  proposition  qu'il  s'agit  d'établir,  si  l'on  n'y  joignait  la  réfu- 
tation des  doctrines  qui  la  contredisent. 

Or,  ces  doctrines  sont  de  deux  sortes  : 

Une  théorie,  fort  en  faveur  auprès  des  astrologues  italiens, 
prétend  que  les  coquilles  incluses  en  la  substance  des  rochers 
ne  sont  point  les  restes  d'animaux  ayant  eu  vie,  mais  des 
«jeux  de  la  nature»,  engendrés  au  sein  de  la  terre  par  une 
vertu  astrale. 

Une  autre  théorie  admet  que  les  fossiles  sont  les  débris 
d'êtres  autrefois  vivants,  mais  elle  nie  que  ces  êtres  aient  vécu 
là  où  se  trouvent  leurs  tests;  elle  veut  voir  en   ces  coquilles 


P.    DLHEM, 


338  études  s  un  Léonard  de  vin  ci 

des  épaves  apportées,  puis  délaissées,  par  la  mer  en  ses  débor- 
dements diluviens. 

Contre  ces  deux  théories,  Léonard  de  Vinci  argumente  avec 
vivacité. 

Nous  Favons  vu,  en  notre  étude  sur  Albert  de  Saxe  et  Léonard 
de  Vinci,  relever  l'absurdité  de  l'hypothèse  astrologique  qui 
attribue  la  formation  des  fossiles  à  l'influence  céleste. 

Plus  pressante  et  plus  instante  est  son  argumentation  contre 
l'hypothèse  diluvienne,  car  celle-ci  ne  partage  point  la  criante 
absurdité  de  l'hypothèse  astrologique.  Citons  un  des  passages1 
où  il  la  combat  : 

«Comment  dans  les  couches  rocheuses2,  entre  l'une  et 
l'autre,  se  trouvent  encore  les  traces  de  la  marche  des  lombrics 
qui  cheminaient  entre  elles  alors  qu'elles  n'étaient  pas  des- 
séchées. 

»  Comment  toutes  les  fanges  marines  retiennent  encore  des 
coquilles  et  que  les  coquilles  et  la  fange  se  sont  pétrifiées 
ensemble. 

»  De  la  sottise  et  de  la  simplicité  de  ceux  qui  veulent  qu'en 
ces  lieux  distants  des  mers  les  coquilles  aient  été  portées  par 
le  déluge. 

»  Gomment  une  autre  secte  d'ignorants  affirme  que  la  nature 
ou  le  ciel  les  ont  créés  en  de  tels  lieux  par  des  influences 
célestes  ;  comme  si  l'on  n'y  trouvait  pas  les  os  (les  coquilles) 
des  poissons  qui  se  sont  accrus  par  la  longueur  du  temps, 
comme  si  dans  l'écorce  des  coquilles  et  des  colimaçons  on  ne 
pouvait  pas  compter  les  années  ou  les  mois  de  leur  vie,  ainsi 
qu'on  le  peut  faire  pour  les  cornes  des  bœufs  et  des  béliers,  ou 
pour  les  ramifications  des  plantes  qui  n'ont  jamais  été  taillées 
en  aucune  de  leurs  parties. 

»  Lorsque  nous  avons  prouvé  par  de  tels  signes  que  la  durée 
de  la  vie  de  ces  animaux  est  manifeste,  il  nous  faut  bien  con- 

i.  Léonard  de  Vinci,  Ms,  de  la  Bibliothèque  du  Comte  de  Leicester,  Holkham  Hall, 
Norfollk,  fol.  10,  recto.  —  Richter,  The  literary  Work  of  Leonardo  da  Vinci,  t.  II, 
art.  996. 

2.  Léonard  avait  observé  avec  beaucoup  de  soin  les  strates  parallèles  et  super- 
posées dont  sont  formées  les  roches  sédimentaires;  pour  s'en  assurer  il  suffit,  au 
Musée  du  Louvre,  d'examiner  le  premier  plan  de  la  Vierge  ans  rochers  et,  mieux 
encore,  de  la  Sainte  Anne. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GEOLOGIE  33(J 

fesser  que  ces  animaux  ne  vivaient  point  sans  se  mouvoir  pour 
chercher  leur  nourriture,  et  nous  ne  voyons  en  eux  aucun 
instrument  capable  de  creuser  la  terre  ou  la  pierre  où  on  les 
trouve  maintenant  reclus.  Mais  comment  peut-il  se  faire  qu'en 
une  grande  coquille  de  limaçon,  on  trouve  les  fragments  et  les 
parties  de  beaucoup  d'autres  coquilles  de  diverses  espèces, 
sinon  parce  que,  sur  ce  limaçon  déjà  mort  et  abandonné  sur 
la  plage,  ces  débris  ont  été  jetés  par  les  ondes  de  la  mer, 
comme  les  autres  choses  légères  qu'elle  rejette  sur  la  terre? 
Pourquoi  trouve-t-on  tant  de  fragments  de  coquilles  entre 
deux  couches  de  pierres,  sinon  parce  que  ces  coquilles  déjà 
déposées  sur  la  plage  y  furent  recouvertes  d'une  terre  rejetée 
par  la  mer,  laquelle  terre  est  venue  ensuite  à  se  pétrifier?  Si 
le  déluge  en  question  avait  transporté  ces  coquilles  depuis  la 
mer,  tu  les  trouverais  à  la  limite  d'une  seule  couche,  et  non 
aux  limites  de  couches  multiples  ;  à  tel  point  que  l'on  peut 
compter  les  printemps  des  années,  parce  que  la  mer  a  mul- 
tiplié les  couches  de  sable  et  de  vase  que  les  fleuves  voisins  lui 
ont  apportées  et  qu'elle  a  déposées  sur  ses  rivages.  Si  tu  voulais 
prétendre  que  plusieurs  déluges  ont  contribué  à  produire  ces 
couches  avec  les  coquilles  qu'elles  renferment,  il  te  faudrait 
affirmer  en  outre  que,  chaque  année,  il  est  arrivé  un  tel 
déluge.  » 

Le  manuscrit  de  Léonard  de  Vinci  que  l'on  conserve  en 
la  Bibliothèque  du  comte  de  Leicester  renferme  plusieurs 
autres  passages l  où  sont  accumulés  les  arguments  par  les- 
quels on  peut  réfuter  l'hypothèse  du  transport  diluvien  des 
fossiles. 

Tous  ces  raisonnements,  en  lesquels  nous  voyons  Léonard 
développer  ses  qualités  d'observateur  merveilleusement  curieux 
et  sagace,  tendent  à  un  même  objet,  la  démonstration  convain- 
cante de  la  théorie  géologique  d'Albert  de  Saxe. 

Après  avoir  cité  les  considérations  sur  les  érosions  et  les 
alluvions  que  contient  le  Traité  des  minéraux  attribué  à  Avi- 


i.  Léonard  de  Vinci,  Ms.  cit.,  fol.  8,  verso,  fol.  9,  recto  et  verso,  fol.  10,  recto  et 
verso.  —  J.-P.  Richter,  Op.  cit.,  t.  II,  artt.  987  à  989,  991,  996.  —  Mario  Baratta,  Leo- 
nardo  da  Vinci  ed  i  problemi  délia  terra,  pp.  297-302. 


3Z|0  ÉTUDES    SLR    LEONARD    DE    VINCI 

cenne  par  Albert  le  Grand,  et  à  Aristote  par  M.  de  Mély,  Eu- 
gène Mûntz  écrivait1  : 

u  II  est  hors  de  doute  que  plus  d'une  de  ces  idées  se  retrouve 
chez  Léonard  de  Vinci;  mais  les  analogies  ne  sont  qu'à  la 
surface.  Une  fois  de  plus,  il  faut  tracer  une  ligne  de  démar- 
cation des  plus  tranchées  entre  les  deux  parties  de  l'œuvre 
écrite  de  Léonard  :  ou  bien  il  copie  textuellement,  pour  son 
usage  personnel,  les  textes  de  ses  prédécesseurs,  sans  chercher 
ni  à  les  contrôler,  ni  à  les  développer;  ou  bien  il  vole  de  ses 
propres  ailes,  sans  nul  souci  de  la  bibliographie  du  sujet. 
On  serait  fort  embarrassé  de  citer,  ne  fût-ce  qu'une  seule  de 
ses  expériences,  tant  soit  peu  déduite,  qui  ait  un  point  de 
départ  dans  les  travaux  d'un  devancier.  Bien  plus,  il  montre 
une  sorte  d'inaptitude  à  s'assimiler  ceux-ci,  si  grande  est 
l'indépendance  de  sa  vision. 

»  Les  rapprochements  qui  viennent  d'être  établis  prouvent 
que  le  grand  savant  florentin  se  rencontrait  à  tout  instant  avec 
les  plus  lumineux  génies  du  Moyen  Age  ou  de  l'Antiquité, 
mais  cela  à  son  insu  plutôt  que  de  propos  délibéré  ». 

11  nous  a  semblé  piquant  de  citer  ce  jugement  porté  sur 
Léonard  de  Vinci  savant  par  l'un  des  hommes  qui  ont  le  plus 
étudié  Léonard  de  Vinci  artiste.  Il  nous  paraît  difficile  d'en 
formuler  un  qui  soit  plus  exactement  le  contre -pied  de  la 
vérité;  et  nous  croyons  que  nos  diverses  études  sur  Léonard  et 
sur  ceux  qu'il  a  lus  justifieraient  une  sentence  qui  contredit 
mot  pour  mot  la  précédente. 

Non  seulement  les  notes  manuscrites  de  Léonard  prouvent 
qu'il  avait  beaucoup  lu,  mais  elle  témoignent  de  l'admirable 
puissance  avec  laquelle  il  s'assimilait  tout  ce  qu'il  lisait.  En 
quelqu'une  des  pages  que  ses  doigts  feuilletaient,  une  pensée 
nouvelle  s'offrait  elle  à  son  esprit?  Il  ne  se  bornait  pas  à  la 
copier;  il  l'examinait  et  la  retournait  longuement  en  tout  sens, 
afin  de  la  contempler  à  plusieurs  reprises  sous  chacune  de  ses 
faces.  De  ce  travail  témoignent  les  formules  diverses  sous 
lesquelles  nous  retrouvons  cette  même   pensée  en  des  notes 

i.  E.  Mûntz,  Léonard  de  Vinci  cl  les  savants  du  Moyen-Age  (Revue  scientifique, 
W  série,  l.  XVI,  p.  5i  5  ;  i;G  octobre  1901). 


LÉONARD    DE    VINGT    ET    LES    ORIGINES    DE    LA.    GÉOLOGIE  3/|  I 

rédigées  à  des  époques  différentes  ;  il  est  telle  proposition  de 
Mécanique,  d'Hydraulique,  de  Géologie,  dont  nous  avons  pu, 
avec  certitude,  indiquer  la  source,  qui  n'est  assurément  qu'un 
souvenir  de  lecture,  et  dont  il  est  facile  de  relever  quatre, 
cinq,  six  énoncés,  légèrement  différents  les  uns  des  autres,  en 
feuilletant  trois  ou  quatre  des  cahiers  manuscrits  laissés  par 
le  grand  peintre. 

Ce  labeur  n'était  pas  stérile.  À  force  d'examiner  une  même 
pensée  sous  tous  ses  aspects,  le  Vinci  finissait  par  démêler 
avec  une  extrême  pénétration  tous  les  tenants  et  aboutissants 
de  cette  pensée.  Parmi  les  autres  idées  recueillies  au  cours  de 
ses  lectures,  il  découvrait  celles  qui  pouvaient  être  rappro- 
chées de  cette  pensée,  qui  l'éclaireraient  ou  qui  en  seraient 
éclairées.  Parmi  les  faits  que  son  attentive  curiosité  avait 
recueillis,  il  distinguait  ceux  qui  pouvaient  servir  de  preuves  à 
cette  pensée  ou  qui  allaient  être  expliqués  par  elle.  A  la  solu- 
tion des  divers  problèmes  qui  hantaient  son  esprit,  il  devinait 
quel  secours  cette  pensée  pouvait  apporter.  Il  marquait  la  place 
de  cette  pensée  en  chacun  des  traités  qu'il  avait  dessein 
d'écrire.  % 

Chaque  vérité  à  un  lien,  plus  ou  moins  immédiat,  avec 
chaque  vérité  ;  tel  est  le  principe  qui  nous  paraît  dominer  le 
génie  de  Léonard  et  en  commander  toutes  les  démarches. 
Dirigé  par  ce  principe,  le  Vinci  a  su  lire  mieux  que  qui  que  ce 
fût;  bien  lire,  en  effet,  c'est  non  seulement  recevoir  la  vérité 
nouvelle  que  le  livre  met  sous  nos  yeux,  mais  c'est  encore 
apercevoir  clairement  les  rapports  qu'a  cette  vérité  avec  toutes 
les  vérités  que  nous  connaissons  déjà,  avec  tous  les  problèmes 
dont  nous  souhaitons  la  solution. 

Et  c'est  précisément  parce  que  Léonard  lisait  ainsi,  parce 
qu'il  lisait  bien,  qu'il  a  été  un  grand  inventeur.  Toutes  les  fois 
qu'en  ses  courtes  notes,  nous  voyons  apparaître  une  de  ces 
idées  qui  portent  la  marque  du  novateur  génial,  nous  recon- 
naissons que  cette  idée  est  née  du  rapprochement  de  deux 
autres  pensées;  tantôt  ces  deux  pensées,  au  contact  fécond,  ont 
été  tirées  de  deux  livres;  tantôt  l'une  d'elles  est  venue,  par  la 
lecture,  retrouver  l'autre  que  l'observation  avait  tirée  des  faits. 


3/|2  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

La  doctrine  géologique  de  Léonard  est  peut-être  son  inven- 
tion scientifique  la  plus  complète  et  la  plus  durable;  or  elle 
semble  singulièrement  propre  à  confirmer  tout  ce  que  nous 
venons  d'avancer.  Si  nous  remontons,  en  effet,  à  l'origine  de 
cette  doctrine,  que  trouvons-nous?  D'une  part,  des  renseigne- 
ments très  précis  sur  les  coquilles  fossiles,  sur  la  nature  des 
roches  où  elles  se  trouvent,  sur  leur  disposition  au  sein  de  ces 
roches,  sur  leur  état  de  pétrification;  tous  ces  renseignements 
ont  été  recueillis  sur  le  terrain  par  l'observation  sagace  du 
naturaliste.  D'autre  part,  une  théorie  de  la  gravité  et  des  petits 
mouvements  du  sol;  cette  théorie  vient  de  Maître  Albert  de 
Saxe  et  le  liseur  l'a  rencontrée  dans  les  Subtilissimœ  quœstiones 
in  libros  de  Cœlo  et  Mando  composées  par  cet  auteur.  Léonard 
n'a  cessé  de  discuter  les  constatations  qu'il  avait  recueillies  et 
de  méditer  les  propositions  qu'il  avait  lues,  jusqu'à  ce  qu'il  fût 
parvenu  à  reconnaître  très  exactement  comment  elles  s'adap- 
taient les  unes  aux  autres. 


XII 


Léonard  de  Vinci  et  la  tradition  parisienne 

en   Italie. 

Tandis  que  les  Italiens  admettaient,  en  général,  une  théorie 
géologique  plutonienne  qui  dérivait  plus  ou  moins  exac- 
tement de  l'enseignement  d'Albert  le  Grand  et  de  Ristoro 
d'Arezzo,  Léonard  de  Vinci  a  embrassé  une  doctrine  neptu- 
nienne  dont  les  principes  avaient  été  posés  au  xive  siècle,  à 
Paris,  par  Albert  de  Saxe;  cette  doctrine,  il  l'a  corroborée  par 
une  étude  minutieuse  des  fossiles.  Léonard  nous  apparaît,  de 
prime  abord,  comme  un  homme  qui  ose  penser  tout  autrement 
que  les  savants  de  son  temps  et  de  son  pays.  Sa  grande 
originalité  n'est  pas  douteuse;  elle  demande  cependant  à  être 
appréciée  avec  un  peu  plus  de  minutie.  Léonard  a-t  il  exhumé 
une  théorie  scientifique  délaissée  depuis  cent  cinquante  ans  et 
tombée  dans  un  complet  oubli?  S'est-il  borné  à  douer  dune 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GÉOLOGIE  343 

vigueur  nouvelle  une  doctrine  qu'une  tradition  ininterrompue 
avait  portée,  vivante  encore,  jusqu'à  lui?  C'est  ce  que  nous 
voudrions  examiner  avant  de  clore  cette  étude. 

La  théorie  des  petits  mouvements  de  la  terre,  créée  par 
Albert  de  Saxe,  n'a  cessé,  après  lui,  d'être  enseignée  par  les 
maîtres  de  l'Université  de  Paris. 

Ouvrons  les  Questions1  où  Marsile  d'Inghen  commente  la 
Physique  d'Aristote  «  selon  la  méthode  des  nominalistes  »  de 
Paris.  Nous  y  voyons2  que  le  futur  recteur  de  Heidelberg 
admet  la  continuelle  mobilité  du  globe  terrestre  imaginée  par 
Albert  de  Saxe  :  «  La  Terre  se  meut  fort  souvent;  cela  a  lieu 
lorsqu'il  se  produit  un  grand  changement  de  pesanteur  en  une 
de  ses  parties,  à  la  suite  de  construction  de  villes,  par  exemple, 
ou  d'inondations  marines,  ou  d'effets  analogues;  alors  la  Terre 
entière  se  trouve  chassée  hors  de  son  lieu;  il  se  fait  un  centre 
(de  gravité)  autre  que  celui  qui  était  auparavant;  à  la  suite  de 
tels  mouvements,  les  parties  du  globe  qui,  autrefois,  étaient 
centrales,  deviendront  superficielles.  » 

Marsile  d'Inghen  n'a  pas  seulement  composé  ses  Questions 
sur  les  livres  des  Physiques  ;  il  a  encore  écrit  des  Abréviations 
des  mêmes  livres,  sorte  de  manuel  qui  semble  avoir  été  très 
fréquemment  suivi  dans  l'enseignement  des  universités.  Or, 
en  ces  Abréviations,  le  mouvement  lent  et  incessant  du  globe 
terrestre  est  aussi  formellement  admis  et  plus  complètement 
étudié  que  dans  les  Questions. 

«  La  terre  entière,  dit  Marsile  d'Inghen3,  se  meut  sans  cesse 
d'un  mouvement  local  de  descente.  On  le  prouve  :  Continuel- 
lement, en  effet,  le  centre  de  gravité  de  la  terre  se  trouve  en 
dehors  du  centre  du  Monde,  en  sorte  qu'il  descend  continuel- 
lement. Cette  conséquence  est  logiquement  établie;  en  effet, 
lorsque  la  terre  se  meut  de  mouvement  naturel  vers  le  centre 

i.  Quœstiones  subtilissimœ  Johannis  Marcilii  Inguen  super  octo  libros  Physicorum 
secundum  nominatium  viam.  Colophon  :  Impfessœ  Lugduni  per  honestum  virum 
Johaunem  Marion,  anno  Domini  MCCCCCXVIII,  die  vero  XVI  mensis  Julii. 

2.  Marsile  d'Inghen,  loc.  cit.,  in  librum  II  quaestio  II. 

3.  Incipiunt  subtiles  doctrinaque  plene  abbreviationes  libri  phisicorum  édite  aprestan- 
tissimo  philosopho  Marsilio  Inguen  doctore  parisiensi  (ce  livre,  imprimé  aïant  i5oo, 
ne  porte  ni  date,  ni  indication  typographique,  ni  pagination),  feuillet  signé  k.  3, 
col.  a. 


3/|4  ÉTUDES    SU  II    LÉONARD    DE    VINCI 

du  Monde,  elle  désire  simplement  que  sa  gravité  se  trouve 
également  répartie  de  tous  côtés  autour  de  ce  centre;  s'il  n'en 
est  pas  ainsi,  et  si  aucun  obstacle  ne  s'interpose,  la  terre  se 
meut  jusqu'à  ce  que  son  centre  de  gravité  soit  le  centre  du 
Monde;  et  d'ailleurs,  il  est  certain  qu'il  n'existe  aucun  obstacle 
naturel  capable  d'empêcher  le  mouvement  d'un  poids  aussi 
considérable  que  celui  de  la  terre  entière.  D'autre  part,  l'hypo- 
thèse faite  est  évidente;  continuellement,  en  effet,  la  terre 
émergée  s'allège,  en  sorte  que  le  centre  de  gravité  de  la  terre 
est  constamment  hors  du  centre  du  Monde. La  conséquence  de 
ce  raisonnement  tient  logiquement  aux  prémisses;  supposons, 
en  effet,  que  la  gravité  soit  également  répartie  tout  autour  du 
centre,  et  enlevons  un  certain  poids  à  l'une  des  moitiés  du 
globe  sans  l'enlever  à  l'autre;  nous  aurons  produit  une  inéga- 
lité dans  la  répartition  des  poids.  Quant  à  l'antécédent,  il  est 
évident,  car  les  rayons  du  soleil  rendent  sans  cesse  plus  légères 
les  terres  émergées. 

«  Peut-être  répondra-t  on  de  la  sorte  à  ce  raisonnement  : 
Lors  même  que  cette  moitié-ci  de  la  terre  deviendrait  plus 
légère  et  l'autre  plus  lourde,  un  si  petit  excès  de  gravité  ne  suf- 
firait pas  à  émouvoir  une  résistance  telle  qu'est  le  poids  de 
toute  la  terre.  En  second  lieu,  on  pourra  prétendre  que  la 
sphère  de  l'air  tout  entière  résiste  à  ce  mouvement  rectiligne, 
et  cette  inégalité  si  modique  en  pesanteur  et  légèreté  ne  peut 
constituer  une  puissance  motrice  capable  de  surmonter  la 
résistance  de  l'air.  » 

«  A  la  première  objection,  nous  répondrons  que  ce  n'est  pas 
seulement  le  petit  excès  du  poids  ajouté  qui  s'efforce  à  mou- 
voir la  terre,  mais  que  c'est  la  terre  elle-même,  et  tout  entière, 
qui  tend  à  se  placer  de  la  sorte;  lors  donc  que  rien  ne  l'em- 
pêche de  se  placer  ainsi,  elle  se  mouvra  d'elle-même  vers  une 
telle  situation.  La  solution  de  la  seconde  objection  se  donne 
évidemment  par  un  raisonnement  tout  semblable;  cette  objec- 
tion est,  en  effet,  sans  valeur;  c'est  la  terre  entière  qui  produit 
ce  mouvement;  elle  a  certainement  plus  de  puissance  pour 
mouvoir  que  l'air  pour  résister,  alors  surtout  que  ce  mouve- 
ment ne  produit  aucune  discontinuité  au  sein  de  l'air.  » 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GÉOLOGIE  3^5 

La  seconde  des  objections  que  Marsile  d'Inghen  réfute  en  ce 
passage  avait  été  indiquée  par  Albert  de  Saxe  lui-même \ 
«  On  peut  répondre,  »  avait-il  dit,  «  qu'un  allégement  quel- 
conque apporté  à  l'une  des  faces  de  la  Terre  ne  saurait  suffire 
à  la  faire  mouvoir,  à  cause  de  la  résistance  que  l'air  oppose 
sur  l'autre  face.  »  Albertutius  n'avait  d'ailleurs  pas  insisté  sur 
cette  objection. 

Après  Marsile  d'Inghen, l'Université  de  Paris  ne  connut  sans 
doute  pas  de  maître  plus  réputé  que  Pierre  d'Ailly  qui  fut 
évêque  de  Cambrai,  cardinal,  et  que  l'on  surnommait  Aquila 
Francise.  Les  Qualuordecim  quœstiones  in  sphœram  Johannis  de 
Sacro  Bosco,  composées  par  le  très  savant  cardinal,  eurent  une 
vogue  extrême;  elles  furent  souvent  imprimées  à  la  fin  du 
xve  siècle  et  au  début  du  xvic  siècle.  On  trouve,  en  ces  ques- 
tions, un  exposé  très  complet  de  la  théorie  d'Albert  de  Saxe. 

«  Au  sujet  de  ce  mouvement  rectiligne  de  la  Terre,  dit  Pierre 
d'Ailly2,  il  faut  supposer  en  premier  lieu  que  le  centre  de 
gravité  de  la  terre  se  trouve  continuellement  au  centre  du 
Monde.  En  effet,  alors  que  tous  les  graves  tendent  au  centre 
du  Monde,  le  corps  le  plus  pesant  doit  avoir  sans  cesse  son 
centre  au  centre  du  Monde. 

»  Il  faut  supposer,  en  second  lieu,  que  si  l'on  divisait  la  terre 
en  deux  parties  de  même  gravité,  ces  deux  parties  se  compor- 
teraient comme  deux  poids  en  équilibre;  en  sorte  que  si  l'on 
ajoutait  à  l'une  des  deux  parties  une  surcharge  si  petite  soit- 
elle,  cette  partie  tirerait  l'autre  vers  le  haut.  D'ailleurs,  la  ligne 
qui  partagerait  la  terre  en  deux  moitiés  d'égal  poids  passerait 
par  le  centre  du  Monde.  Cette  seconde  supposition  résulte  de 
la  première. 

»  En  troisième  lieu,  on  suppose  que  si  la  terre  était  partagée 
par  la  pensée  en  deux  moitiés  d'égal  volume,  ces  deux  moitiés 
seraient  de  poids  inégal;  en  effet,  il  est  une  partie  de  la  terre 
qui  se  trouve  continuellement  exposée  aux  rayons  du  soleil; 
cette  partie  est  sans  cesse  échauffée  et  allégée  par  la  chaleur 

i.  Alberti  de  Saxonia  Quœstiones  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo;  lib.  II,  quaest.  X.  — 
Cf.  :  Alberti  de  Saxonia  Quœstiones  in  libros  physicorum ;  lib.  VIII,  quanst.  IV. 

2.  Pétri  de  Aliaco  Quatiiordecim  quœstiones  in  sphxram  Joannis  de  Sacro  Bosco, 
quaestio  MI, 


3:'|6  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

solaire;  l'autre  partie,  qui  se  trouve  sous  les  eaux,  est  alourdie 
par  le  froid  de  l'eau  ;  la  moitié  de  la  terre  qui  est  émergée  est 
donc  moins  lourde  que  l'autre  moitié. 

»  En  quatrième  lieu,  on  suppose  que  des  parties  de  la  terre 
émergée  s'écoulent  constamment  vers  la  mer;  de  même,  cer- 
taines parties  de  la  terre,  effritées  par  la  sécheresse,  sont 
emportées  sous  forme  de  poussières  par  les  vents  et,  fina- 
lement, jetées  à  la  mer. 

»  Ces  hypothèses  posées,  nous  formulerons  une  première 
conclusion  :  La  terre  se  meut  constamment  d'un  certain  mou- 
vement rectiligne,  car  l'une  des  moitiés  de  la  terre  pousse 
constamment  l'autre  moitié.  En  effet,  l'une  des  deux  moitiés 
devient  constamment  plus  lourde  que  l'autre;  donc,  par  nos 
deux  premières  suppositions,  la  première  moitié  repousse 
constamment  la  seconde. 

»  De  là  découle  ce  corollaire  que  la  partie  de  la  terre  qui 
est  maintenant  au  centre  se  trouvera  un  jour  à  la  surface.  En 
effet,  la  partie  qui  est  actuellement  au  centre  s'éloigne  de  ce 
centre  par  l'impulsion  que  lui  communique  la  partie  plus 
lourde,  en  sorte  qu'elle  finira  par  arriver  à  la  surface. 

»  De  là  résulte  encore  cette  seconde  conséquence,  qui  se 
démontre  comme  la  précédente  :  Le  centre  de  gravité  de  la 
terre  varie  sans  cesse. 

»  Mais  on  pourrait  formuler  cette  objection  :  Puisque  la 
terre  se  meut  sans  cesse  vers  le  Ciel,  elle  devrait  se  trouver 
déjà  transportée  jusqu'au  Ciel.  Pour  répondre  à  cette  objec- 
tion, nous  poserons  cette  seconde  conclusion  :  Il  est  pro- 
bable que  la  terre  entière,  prise  dans  son  ensemble  (loquendo 
cathegoreumatice)  demeure  en  repos  au  centre  du  Monde  et  ne 
se  meut  nullement  d'un  mouvement  rectiligne.  L'ensemble  de 
la  terre,  en  effet,  est  toujours  à  égale  distance  des  diverses 
parties  du  Ciel,  en  sorte  qu'il  est  exempt  de  mouvement  rec- 
tiligne; car  la  terre  entière  ne  pourrait  être  animée  d'un  mou- 
vement rectiligne  qu'elle  ne  s'approche  ou  ne  s'éloigne  du 
Ciel,  ce  qui  n'est  pas.  Il  ne  faut  pas  raisonner  ainsi  :  Chacune 
des  parties  de  la  terre  est  animée  d'un  mouvement  rectiligne, 
donc  la  terre  entière  est  animée  d'un  semblable  mouvement. 


LÉONARD    DR    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LV    GEOLOGIE  34/ 

Cette  remarque  résout  l'objection  proposée.  Que  l'on  empile, 
par  exemple,  dix  pierres  l'une  sur  l'autre;  que  l'on  prenne  la 
pierre  la  plus  élevée,  et  qu'on  la  place  sous  la  plus  basse,  en 
soulevant  celle-ci;  que  l'on  prenne  ensuite  celle  qui  était  la 
seconde  à  partir  du  haut  et  qu'on  la  mette  au-dessous  de  toutes 
les  autres,  et  que  l'on  continue  ainsi  ;  il  est  clair  que  chacune 
des  pierres  de  la  pile  se  meut  et  monte  sans  cesse,  et  cepen- 
dant la  pile,  prise  dans  son  ensemble,  demeure  en  repos.  » 

Ces  dernières  réflexions  de  Pierre  d'Ailly  ne  font  d'ailleurs 
que  développer  une  courte  indication  d'Albert  de  Saxe;  celui- 
ci  avait  déjà,  en  effet,  formulé  cette  conclusion  »  :  «  On  peut 
dire  que  la  terre  est  toujours  en  repos,  en  ce  sens  qu'elle  ne 
peut,  par  mouvement  naturel,  s'écarter  beaucoup  de  son  lieu 
propre;  bien  que  la  terre  tout  entière  se  meuve  parfois,  cepen- 
dant, considérée  dans  son  ensemble,  elle  demeure  toujours  au 
même  lieu,  ou  à  peu  près.  » 

La  théorie,  imaginée  par  Albert  de  Saxe,  des  petits  mouve- 
ments de  la  terre  ferme  était  donc  devenue,  au  xive  siècle  et  au 
début  du  xve  siècle,  une  des  doctrines  caractéristiques  de 
l'École  de  Paris. 

Les  théories  parisiennes  étaient  fort  mal  vues,  au  xve  siècle, 
des  Averroïstes  qui  enseignaient  aux  universités  de  Bologne  et 
de  Padoue  ;  pour  cette  gent  à  l'esprit  servile,  Aristote  avait 
découvert  toute  la  Physique  ;  Averroès  avait  pleinement  inter- 
prété la  pensée  d'Aristote  ;  en  professant  des  théories  qu'Aris- 
tote  et  Averroès  n'avaient  point  formulées,  Albert  de  Saxe, 
Marsile  d'Inghen,  Pierre  d'Ailly  se  jetaient  fatalement  dans 
l'erreur;  en  affirmant  que  la  terre,  par  l'effet  même  de  sa  gra- 
vité, éprouvait  des  mouvements  petits,  mais  incessants,  dont 
le  Philosophe  et  le  Commentateur  n'avaient  pas  parlé,  les 
Parisiens  émettaient  une  assertion  fausse  et  qu'il  fallait 
repousser. 

Nous  allons  donc  voir  que  les  Averroïstes  italiens  du  Quat- 
trocento connaissaient  la  théorie  d'Albert  de  Saxe,  mais  qu'ils 
la  rejetaient. 

Nul  écrit  philosophique  n'eut  plus  de  vogue,  au  sein  des 

i.  Alberti  de  Saxonia  Quaestiones  in  libros  de  Cselo  et  Mundo;  lib.  II,  quaest.  X. 


3/|8  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

Universités  italiennes  du  xve  siècle,  que  le  manuel  intitulé 
Summa  lolius  philosophise  et  composé  par  Paul  Nicoletti 
d'Udine,  plus  connu  sous  le  nom  de  Paul  de  Venise.  Le  manuel 
rédigé  par  Paul  de  Venise  est  sous  la  continuelle  inspiration 
des  doctrines  émises  par  Albert  de  Saxe;  bien  souvent,  il  n'est 
qu'un  résumé  des  Questions  discutées,  au  sujet  de  la  Physique 
d'Aristote,  du  De  Caelo,  du  De  generatione,  des  Météores,  par 
Albertutius,  par  Thémon  ou  par  Marsile  d'Inghen  ;  mais  ce 
résumé  est  orienté  par  les  tendances  averroïstes  de  l'auteur. 
Ainsi  en  est-il  des  passages  où  il  est  fait  allusion  au  continuel 
mouvement  de  la  Terre. 

La  terre  se  trouve  en  son  lieu  naturel  lorsque  le  centre  de 
gravité  de  l'élément  terrestre  tout  entier  coïncide  avec  le 
centre  du  Monde1. 

Cela  posé,  on  peut  prétendre2  «que  la  terre  n'est  jamais  en 
repos,  sans  cesse,  en  effet,  l'une  des  moitiés  de  la  terre  est  plus 
grave  que  l'autre,  car  sans  cesse  l'action  des  rayons  solaires 
dilate  les  parties  superficielles  de  la  terre  et  les  rend  plus 
légères;  dès  lors,  la  terre  se  doit  mouvoir  continuellement 
pour  que  son  centre  demeure  au  centre  du  Monde...  Nous 
nierons  cette  conséquence;  sans  doute,  il  y  a  continuellement 
une  certaine  inégalité  entre  les  poids  des  deux  moitiés  de  la 
terre;  mais  il  n'en  résulte  pas  que  la  terre  se  meuve  jusqu'à  ce 
que  son  centre  devienne  le  centre  du  Monde,  et  cela,  à  cause 
de  la  résistance  de  l'air  et  de  l'eau.  On  peut  encore  répliquer 
ceci  :  Il  est  constant  que  si  deux  poids  se  trouvent  en  équilibre 
dans  une  balance,  on  peut  augmenter  d'une  certaine  quantité 
la  gravité  de  l'un  d'eux  sans  qu'il  descende.  » 

Paul  de  Venise  reprend3  ces  mêmes  considérations,  sous  une 


i.  Pauli  Vcneti  Summa  totius  philosophiœ ;  pars  II,  cap.  XX. 

2.  Pauli  Veneti  Summa  totius  philosophiœ  ;  pars  II,  cap.  XIV. 

3.  Expositio  Pauli  Veneti  Super  octo  libros  phisicorum  Aristotelis  necnon  super 
comenlo  Averois  cum  dubiis  ejusdem.  Golophon  :  Explicit  liber  Phisicorum  aristotelis  : 
expositus  per  me  fratrem  Paulum  de  Venetiis:  artium  liberalium  et  sacre  théologie 
doctorem  :  ordinis  fratrum  heremitarum  beati  Augustini.  Anno  domini  MCCCCIX. 
die  ultima  mensis  Junii  :  qua  festum  celebratur  commemorationis  doctoris  gentium 
et  christianorum  apostoli  Pauli.  Impressum  Venetiis  per  providum  virum  doniinum 
Gregorium  de  Gregoriis.  Anno  nativitatis  domini  MCGCGXGIX.  die  Wlll  mensis 
Aprilis.  Physicorum  lib.  IV,  tract.  I,  cap.  IV,  pars  H;  coll.  b  et  c  du  pénultième  fol. 
avant  le  toi.  signé  X (l'ouvrage  ne  porte  aucune  pagination). 


LÉONARD    DE    V1NCL    ET    LES    OhlGliNES    DE    LA    GÉOLOGIE  O^J 

forme  plus  précise,  en  ses  volumineux  commentaires  à  la  Phy- 
sique d'Aristote  : 

u  ...  La  terre,  elle  aussi,  semble  se  mouvoir  continuellement 
vers  le  haut,  et  cela  soit  du  côté  de  notre  hémisphère,  soit  de 
l'autre  côté  ;  en  effet,  par  la  lumière  du  soleil  et  par  les  autres 
influences  refroidissantes  que  le  Ciel  exerce,  il  apparaît  qu'une 
partie  de  la  terre  s'alourdit  tandis  que  l'autre  s'allège  ;  la 
partie  la  plus  lourde  repousse  donc  sans  cesse  la  partie  la  plus 
légère,  jusqu'à  ce  que  le  centre  de  gravité  de  la  terre  entière 
se  trouve  au  centre  du  Monde. 

»...  Mais  l'élément  terrestre,  pris  en  sa  totalité,  ne  se  meut 
jamais  d'aucun  mouvement,  encore  que  ses  parties  deviennent 
constamment  plus  ou  moins  lourdes.  Il  faut  imaginer,  en 
effet,  que  le  centre  de  gravité  de  la  terre  partage  celle-ci  en 
deux  parties  dont  les  pesanteurs  se  comportent,  l'une  à  l'égard 
de  l'autre,  d'une  manière  toute  semblable  à  celle  de  deux 
poids  égaux  en  une  balance  équilibrée;  il  est  certain  que  si 
chacun  de  ces  poids  avait  une  pesanteur  mesurée  par  le  nombre 
deux,  tandis  que  l'air  placé  au-dessous  aurait  une  résistance 
mesurée  par  le  nombre  trois,  aucun  des  deux  poids  ne  soulè- 
verait l'autre  si  l'on  ajoutait  au  premier  un  poids  mesuré  par 
le  nombre  un;  il  ne  le  soulèverait  pas,  lors  même  qu'on  lui 
ajouterait  un  poids  mesuré  par  deux  ou  trois.  Si  on  lui  ajoutait, 
en  effet,  un  poids  mesuré  par  un  ou  deux,  le  poids  serait 
mesuré  par  trois  ou  quatre,  et  la  résistance  par  cinq,  car  l'air 
a  une  résistance  mesurée  par  trois,  et  le  poids  de  l'autre 
plateau  a  une  résistance  mesurée  par  deux;  s'il  y  avait  mou- 
vement, il  serait  produit  par  une  puissance  inférieure  à  la 
résistance.  Le  premier  poids  ne  descendrait  pas,  même  s'il  était 
mesuré  par  cinq,  car  il  n'y  a  pas  mouvement  lorsqu'il  y  a 
égalité  entre  la  puissance  et  la  résistance1.  Il  en  est  de  même 
des  deux  parties  également  graves  de  la  terre;  si  l'une  devient 
plus  lourde,  et  l'autre  plus  légère,  il  n'en  résulte  pas  que  la 
partie  la  plus  lourde  pousse  la  plus  légère;  non  seulement,  en 


i.  Tout  ce  raisonnement  est  parfaitement  logique,  si  Ton  admet  les  principes  de 
la  Mécanique  du  Moyen-Age  qui  traitait  toujours  la  résistance  de  l'air  comme  nous 
traitons  un  frottement  statique. 


35o  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VUNCI 

effet,  chacune  des  deux  parties  résiste  à  l'autre,  mais  l'air  et 
l'eau  qui  les  entourent  résistent  également.  » 

Paul  de  Venise  n'accorde  donc  pas  le  mouvement  incessant 
qu'Albert  de  Saxe  attribuait  à  la  terre;  mais  la  raison  même 
pour  laquelle  il  rejette  cette  hypothèse  a  été  indiquée,  à  deux 
reprises,  par  Albertutius  et  réfutée  par  Marsile  d'Inghen;  le 
célèbre  averroïste  n'a  point  eu  grand  effort  à  faire  pour  décou- 
vrir l'objection  qu'il  oppose  à  la  théorie  des  Parisiens. 

En  la  seconde  moitié  du  xve  siècle,  le  plus  célèbre  averroïste 
qui  enseigne  aux  Universités  de  Padoue  et  de  Bologne  est 
sans  doute  Alessandro  Achillini,  l'adversaire  de  Pomponat. 
Achillini  connaît  la  théorie  d'Albert  de  Saxe,  et  voici  ce  qu'il 
en  dit1  : 

«  Aucune  partie  de  la  terre  n'est  au  centre  du  Monde;  la 
terre  entière  n'y  est  donc  pas  davantage.  La  conséquence  est 
évidente,  car  le  tout  ne  diffère  pas  de  ses  parties.  On  prouve 
l'antécédent  :  La  moitié  qui  est  au-dessus  du  centre  n'est  pas 
au  centre,  non  plus  que  la  moitié  qui  est  au-dessous  du  centre. 

»  Il  est  de  la  nature  du  centre  de  demeurer  immobile;  or  la 
terre  ne  demeure  pas  immobile,  car  le  Soleil  s'allège  sans 
cesse... 

»  A  cela,  on  peut  répondre  que  la  terre  est  en  son  lieu 
naturel  et  que  ses  parties  sont,  aussi,  naturellement  situées;  le 
centre  de  la  terre  est  au  centre  du  Monde,  mais  on  ne  saurait 
faire  que,  de  quelque  manière  que  l'on  partage  la  terre,  le 
centre  de  chacune  de  ses  parties  se  trouve  au  centre  du 
Monde... 

»  La  terre  n'est  pas  placée  au  centre  mathématique  du 
Monde  comme  en  une  balance,  de  telle  sorte  que  la  moindre 
addition  ou  la  moindre  soustraction  de  poids  suffise  à  changer 
sa  position.  Elle  est  par  elle-même  un  centre  naturel  ;  elle 
oppose  une  grande  résistance  à  qui  la  meut  ou  à  qui  tente  de  la 
mouvoir;  il  ne  suffit  donc  pas  de  n'importe  quel  allégement 
pour  la  mettre  en  mouvement.  Toutefois  le  Soleil,  tournant 
autour  d'elle  en  un  jour,  lui  imprime  un  mouvement  de  même 

i.  Alexandri  Achillini  De  démentis  liber  lertius,  dubiura  \\l  :  Utrum  terra  ait 
cenlrum  mundi. 


LÉONARD    DE    VLNCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GÉOLOGIE  35 1 

période;  les  fleuves  qui  transportent  de  la  terre  meuvent  la 
terre  par  parties. 

»  À  l'encontre  de  ce  qui  vient  d'être  dit  :  11  résulte  de  cette 
réponse  même  que  la  terre  n'a  pas  pour  centre  de  gravité  le 
point  mathématique  qui  est  le  centre  du  Monde.  La  consé- 
quence est  évidente,  car  les  transports  de  terre,  la  construction 
des  grands  édifices  ne  meuvent  point  la  terre,  tout  en  la  ren- 
dant, en  certaines  parties,  plus  grave  qu'elle  n'était  auparavant. 

»  Je  réponds,  et  j'accorde  que  cette  conséquence  est  possible.» 

Achillini  n'hésite  donc  pas  à  révoquer  en  doute  cette  propo- 
sition qui  portait  toute  la  théorie  de  la  pesanteur  conçue  par 
Albert  de  Saxe  et  enseignée  par  la  Scolastique  parisienne  :  Le 
centre  de  gravité  de  la  terre  coïncide  avec  le  centre  du  Monde. 

Au  sein  même  des  Universités  italiennes,  TAverroïsme 
trouvait  des  adversaires  et  les  doctrines  parisiennes  des  parti- 
sans. Tandis  qu'à  Padoue,  Achillini  défendait  les  principes 
astronomiques  d'Averroès,  son  collègue  Gapuano  les  attaquait 
pour  maintenir  les  théories  de  Ptolémée  et,  parfois  aussi,  les 
opinions  des  Parisiens. 

Francesco  Gapuano  de  Manfredonia  était  docteur  es  arts  et 
docteur  en  médecine;  il  enseignait  l'Astronomie,  à  la  fin  du 
xv*  siècle,  à  l'Université  de  Padoue  ;  plus  tard,  il  devint 
chanoine  régulier  de  Saint  Augustin  et  évêque  de  Saint-Jean- 
de-Latran  ;  il  échangea  alors  son  prénom  de  Francesco  contre 
celui  de  Gianbattista;  parfois,  dans  ses  ouvrages,  son  nom,  au 
lieu  d'être  suivi  de  la  mention  :  de  Manfredonia,  est  qualifié 
Sipuntinus  (de  Siponte,  aujourd'hui  Maria-Siponto). 

Francesco  Gapuano  avait  déjà  donné  un  commentaire  à  la 
Théorie  nouvelle  des  planètes  de  Georges  de  Peurbach,  lorsqu'il 
fit  imprimer1  en  1/199,  avec  une  seconde  édition  de  ce  com- 
mentaire, la  première  édition  de  son  commentaire  à  la  Sphère 

1.  Sphera  mundi  cum  tribus  commentis  nuper  editis,  videlicet  :  Cicchi  Esculani, 
Francisci  Capuani  de  Manfredonia,  Jacobi  Fabri  Stapulensis.  Colophon  :  Impressum 
Venetiis  per  Simonem  Papiensem  dictum  Bivilaquam  et  summa  diligentia  cor- 
rectum,  ut  legentibus  patebit.  Anno  Cristi  (sic)  siderum  conditoris  MCDXCIX,  decimo 
calendas  Novembres.  A  cet  ouvrage  est  joint  celui-ci  :  Theoricae  novœ  planetarum 
Georgïi  Purbachii  astronomi  celebratissimi,  et  in  eas  eximii  arrium  (sic)  et  medecinar» 
doctoris  Domini  Francisci  Capuani  de  Manfredonia  in  studio  Patavino  astronomiam 
publiée  legentis  sublimis  expositio  et  luculentissimum  scriptum. 


352  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

de  Sacro  Bosco.  Voici  ce  que  nous  lisons  au  premier  chapitre 
de  cet  écrit  : 

«  Si  la  terre  n'avait  aucun  mouvement,  la  partie  qui  se 
trouve  actuellement  au  centre  ne  le  quitterait  jamais;  elle  ne 
se  trouverait  donc  jamais  en  contact  avec  un  corps  qui  lui  soit 
contraire,  en  sorte  qu'elle  ne  cesserait  jamais  d'être  et  qu'elle 
serait  perpétuelle.  Or  cela  ne  saurait  être  vrai,  car  elle  est 
composée  de  matière  et  de  forme,  et  tout  ce  qui  a  une  sem- 
blable composition  est  corruptible.  » 

A  cette  instance,  l'auteur  répond  en  ces  termes  : 
«  J'accorde  la  conclusion  qui  vient  d'être  formulée.  La  partie 
de  la  terre  qui  est  actuellement  au  centre  doit  être  susceptible 
de  corruption,  puisqu'elle  est  composée  de  matière  et  de 
forme;  et  pour  qu'elle  puisse  se  corrompre,  il  faut  qu'elle 
arrive  un  jour  à  la  surface.  Pour  cela,  il  faut  imaginer  que  la 
partie  de  la  terre  que  les  eaux  ne  couvrent  point  est  constam- 
ment subtilisée  et  consumée  par  les  rayons  solaires;  elle  se 
convertit  en  vapeurs,  comme  nous  le  montre  l'expérience,  et 
comme  les  météorologistes  s'accordent  à  le  reconnaître;  les 
exhalaisons  qui  s'élèvent  de  la  terre  s'échappent,  sous  forme 
de  vapeurs,  de  cette  partie  émergée;  au  contraire,  du  côté  du 
globe  qui  est  couvert  par  les  eaux,  celles-ci  sont  condensées 
grâce  au  froid  des  eaux  voisines,  et  elles  se  convertissent  en 
terre;  en  sorte  que  de  ce  côté-là,  la  terre  s'accroît.  Mais  il  n'est 
pas  possible  d'ajouter  à  la  terre  d'un  côté  et  de  retrancher  de 
l'autre  sans  changer  le  centre  de  la  terre.  La  partie  qui  était 
jadis  au  centre  s'approchera  de  la  circonférence;  elle  finira 
par  devenir  tout  à  fait  superficielle...  Ainsi  la  terre  se  trouvera 
mue  tout  entière...  Aussi  Aristote,  au  premier  livre  des 
Météores,  et  Albert  le  Grand,  au  second  traité  du  même  livre, 
disent-ils  que  la  terre  subit  constamment  de  grandes  varia- 
tions; qu'elle  se  trouve  aujourd'hui  là  où  la  mer  était  autrefois 
et  inversement.  C'est,  du  reste,  ce  que  j'ai  vu  de  mon  temps; 
j'ai  vu  les  rivages  de  la  mer  asséchés  en  peu  d'années;  là  où 
l'eau  se  trouvait,  où  les  vaisseaux  naviguaient,  j'ai  vu  se 
former  la  terre  ferme.  Toutefois,  cette  action  par  laquelle  la 
terre  se  consume  d'un  côté  tandis  qu'elle  reçoit  de  nouveaux 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GÉOLOGIE  353 

apports  de  l'autre  côté  est  une  action  très  lente;  en  un  court 
espace  de  temps,  elle  est  insensible,  et  le  mouvement  de  la 
terre  est,  par  conséquent,  insensible;  la  terre  semble  immo- 
bile; en  tout  cas,  jamais  elle  n'éprouve  un  déplacement  si 
considérable  qu'elle  cesse  de  contenir  le  centre  de  l'Univers.  » 

En  cet  exposé,  nous  reconnaissons,  malgré  de  sensibles 
altérations,  la  doctrine  d'Albert  de  Saxe. 

Cette  doctrine  est  encore  plus  nettement  reconnaissable  dans 
les  éditions  ultérieures  du  commentaire  de  Capuano.  Celui-ci, 
en  effet,  a  repris  ce  qu'il  avait  publié  en  1/199  au  sujet  de  la 
Sphère  de  Sacro  Bosco  ;  il  a  profondément  remanié  et  grande- 
ment développé  sa  première  rédaction.  En  la  seconde  rédac- 
tion, nous  trouvons  mentionnée,  à  propos  des  preuves  de  la 
sphéricité  de  la  terre,  une  observation  d'éclipsé  de  la  lune  faite 
par  l'auteur  le  i5  août  i5o5,  en  sorte  que  le  remaniement  du 
commentaire  n'est  pas  antérieur  à  cette  époque. 

Ce  commentaire  remanié  fut  compris  dans  les  collections 
de  traités  sur  la  Sphère  que  publièrent  Juncta  de  Junctis,  à 
Florence,  en  i5o8;  Melchior  Sessa,  à  Venise,  en  i5i3;  Octa- 
vianus  Scotus,  à  Venise,  en  i5 18 ;  Lucas  Antonius  de  Giunta, 
à  Florence,  en  i5i8  et  en  i53i. 

En  cette  seconde  édition,  comme  en  la  première,  Capuano 
examine  la  théorie  des  petits  mouvements  de  la  terre  imaginée 
par  Albert  de  Saxe.  Tout  en  conservant  les  lignes  essentielles 
de  l'exposé  qu'en  donnait  sa  première  rédaction,  il  retouche 
cet  exposé,  afin  qu'il  reproduise  moins  infidèlement  les  idées 
de  l'inventeur.  A  ce  qu'il  avait  dit  sur  les  causes  qui  font 
décroître  la  terre  émergée  et  croître  la  terre  immergée,  il 
ajoute  cette  remarque  :  «  Gomme  le  fond  de  la  mer  est  le  lieu 
le  plus  bas,  tous  les  graves  qui  sont  dans  la  mer  tendent  vers 
ce  lieu  et  y  descendent.  » 

Ces  transports  de  matière  «  déplacent  le  centre  de  gravité 
de  la  terre;  la  partie  immergée,  devenant  plus  lourde  que  la 
partie  émergée,  descend,  devient  plus  voisine  du  centre  du 
Monde,  et  pousse  en  haut  la  partie  émergée.  La  terre  éprouve 
ainsi  un  mouvement  rectiligne  tel  que  l'une  des  parties  monte 
tandis  que  l'autre  descend.  » 

P.    DLHEM.  23 


35/j  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

L'adhésion  de  Capuano  de  Manfredonia  à  la  théorie  d'Albert 
de  Saxe  est  le  seul  suffrage  nettement  favorable  à  cette 
doctrine  qu'il  nous  soit  donné  de  recueillir  parmi  les  philo- 
sophes italiens. 

Agostino  Nifo,  par  exemple,  est  assurément  un  de  ceux  qui 
redoutent  le  moins  d'embrasser  les  opinions  des  Parisiens, 
des  Juniores;  à  maintes  reprises,  il  manifeste  l'estime  en 
laquelle  il  tenait  la  vigueur  logique  d'Albert  de  Saxe,  qu'il 
nomme  le  plus  souvent  Albertilla;  en  son  commentaire  à  la 
Physique  d'Aristote,  qu'il  nous  déclare  avoir  été  achevé  en 
i5o6,  il  formule  expressément1  le  principe  de  Mécanique  sur 
lequel  Albert  de  Saxe  fait  reposer  sa  théorie  des  mouvements 
de  la  terre  :  «  La  terre,  »  dit-il,  «  n'est  point  deorsum  simpli- 
citer  tant  que  son  centre  de  gravité  ne  coïncide  pas  simplement 
avec  le  centre  du  monde.  » 

Cependant,  en  son  commentaire  au  De  Caelo  qui  fut  achevé 
en  i5i3,  Nifo  se  borne  à  mentionnera  l'hypothèse  nominaliste 
des  mouvements  incessants  du  sol  sans  déclarer  s'il  l'accepte 
ou  la  rejette  :  «  Bien  plus,  les  juniores  affirment  que  la  terre 
se  meut  constamment  par  parties,  parce  qu'elle  croît  d'un 
côté  et  décroît  de  l'autre  d'une  manière  continue,  et  conti- 
nuellement son  centre  se  fait  centre  du  monde.  En  outre,  les 
parties  centrales  de  la  terre  ont  tendance  à  être  corrompues; 
cette  tendance  exige  que  la  terre  se  meuve  afin  que  ces  parties 
parviennent  au  lieu  où  elles  se  peuvent  corrompre.  » 

Aux  temps  mêmes  qui  ont  suivi  la  mort  du  Vinci,  la 
doctrine  parisienne  trouvait  des  adversaires  déterminés;  de 
ce  nombre  fut  Louis  Boccaferri  (i 482-1 545). 

En  ses  Leçons  sur  le  premier  livre  des  Météores,  Louis 
Boccaferri  expose  nettement  la  théorie  d'Albert  de  Saxe.  «  Si 
le  quart  de  la  terre  que  nous  habitons,»  dit-il3,   «subissait 

1.  Augustini  Niphi  philosophi  Suessani  Expositiones  super  octo  Aristotclis  Stagi- 
rit;e  libros  de  physico  auditu.  Veneliis,  apud  Hieronymum  Scotum,  MDLVII1.  Physi- 
coruni  liber  IV,  p.  307. 

•2.  Aristotclis  Stagirilaï  De  Cœlo  et  Mundo  libri  quatuor,  e  grseco  in  latinum  ab 
Vugustino  Nipho  philosophe-  Suessano  conversi  et  ab  eodem  etiam...  aucti  expositione. 
Venetiis,  apud  Hieronymum  Scotum,  MDXLIX;  lib.  Il,  fol.  110,  col.  c. 

3.  Ludovici  Buccaferrei  Bononiensis  Lectiones  super  primum  libriun  Metcarolo- 
gicorum  iristotelis.  Venetiis,  o\  offleina  Joan.  Baptistae  Somaschi,  MDLXV;  fol.  106, 
col.  h. 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GEOLOGIE  355 

des  changements  de  configuration,  il  en  résulterait  que  cette 
partie  deviendrait  plus  sèche  et,  partant,  plus  légère;  au 
contraire,  la  partie  qui  nous  est  opposée  deviendrait  plus 
froide,  grâce  à  la  fraîcheur  et  à  l'humidité  de  l'eau;  dès  lors, 
le  centre  de  gravité  de  la  terre  changerait  sans  cesse,  il  passe- 
rait sans  cesse  d'un  lieu  à  l'autre,  ce  serait  un  centre  conti- 
nuellement différent.  Or,  le  centre  de  la  terre,  non  point  son 
centre  de  grandeur,  mais  son  centre  de  gravité,  est  au  centre 
du  Monde.  Car  il  y  a  deux  centres;  l'un  est  le  centre  de 
grandeur,  et  c'est  celui  qui  divise  la  terre  en  deux  parties 
d'égal  volume;  celui-là  n'est  pas  le  centre  du  Monde.  Il  y  a  un 
autre  centre,  que  l'on  nomme  le  centre  de  gravité,  et  celui-là 
divise  la  terre  en  deux  parties  également  pesantes;  c'est  ce 
centre-là  qui  est  le  centre  du  Monde.  La  gravité  de  la  partie 
qui  se  trouve  au-dessus  doit  donc  être  égale  à  la  gravité  de 
la  partie  qui  se  trouve  au-dessous.  Dès  lors,  si  le  quart  de  la 
terre  que  nous  habitons  émerge  davantage,  il  deviendra 
plus  léger  par  l'action  des  rayons  solaires,  puisque  l'eau  ne 
le  recouvre  plus  ;  mais  tandis  que  la  partie  que  nous  habitons 
deviendra  plus  légère,  la  partie  opposée  s'alourdira;  il  se 
produira,  en  la  terre,  un  continuel  changement  de  distribution 
de  la  gravité;  l'élément  terrestre  sera  donc  sans  cesse  en 
mouvement,  car  la  partie  alourdie  descendra,  tandis  que  la 
partie  opposée  montera.  L'élément  terrestre  se  trouvera  donc 
constamment  en  mouvement,  contrairement  au  dire  d'Aris- 
tote...  » 

Boccaferri  n'est  point  disposé  à  renoncer  à  l'opinion  d'Aris- 
tote  :  «  Tous  les  Parisiens,  »  dit-il1,  «prétendent  que  le  centre 
du  Monde,  qui  est  le  centre  de  l'élément  terrestre,  est  en  perpé- 
tuel mouvement;  cela,  parce  qu'ils  admettent  que  le  centre  de 
gravité  de  la  terre  change  sans  cesse,  car  les  diverses  parties 
de  la  terre  de  graves  deviennent  légères  ou  inversement... 
Mais,  Messieurs,  cela  va  contre  ce  qu'Aristote  dit  au  second 
livre  Du  Ciel  et  au  livre  Du  mouvement  des  animaux... 

»  Je   nie    cet    argument,    car    l'action    ne    se    produit    pas 

i.  Boccaferri,  lac.  cit.,  fol.  107,  coll.  b  et  c. 


356  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

quel  que  soit  l'excès  de  la  puissance  sur  la  résistance  ;  il  faut 
que  cet  excès  atteigne  une  certaine  valeur;  c'est  ce  qui  n'a 
pas  lieu  ici;  sans  doute,  il  y  a  parfois,  au-dessus  du  centre  du 
Monde,  un  poids  plus  grand  qu'au-dessous  ;  mais  cette  gravité 
en  excès  est  insensible  par  rapport  au  poids  énorme  de  la 
terre  entière;  elle  ne  cause  donc  aucun  mouvement;  ainsi  il 
n'est  pas  nécessaire  que  le  centre  de  gravité  se  meuve,  que 
l'élément  terrestre  monte  ou  descende,  car  il  faudrait  que  le 
poids  en  excès  fût  sensible,  qu'il  eût  une  valeur  déterminée... 
Lorsqu'un  grand  poids  est  pesé  dans  une  balance  et  qu'un 
autre  poids  lui  fait  équilibre,  si  Ton  pose  un  grain  de  mil 
en  l'un  des  deux  plateaux,  ce  plateau-là  ne  va  pas  descendre, 
car  le  poids  ajouté  est  insensible.  Lors  donc  que  vous  pré- 
tendez que  la  partie  la  plus  lourde  de  la  terre  doit  descendre 
vers  le  centre  et  soulever  l'autre  partie,  je  dis  que  vous  vous 
trompez.  » 

Les  arguments  de  Boccaferri  à  rencontre  de  la  doctrine 
parisienne  sont  ceux  que  nous  avons  déjà  entendus  de  la 
bouche  de  Paul  de  Venise  ou  de  celle  d'Alessandro  Achillini. 
L'Averroïsme  italien  ne  craignait  pas  les  redites. 

Nous  sommes  maintenant  en  état  de  donner  une  réponse 
précise  à  cette  question  :  Au  voisinage  de  l'an  i5oo,  qu'en- 
seignait-on, dans  les  Universités  de  l'Italie  du  Nord,  au  sujet 
de  la  théorie  parisienne  de  la  gravité  et  des  petits  mouvements 
de  la  Terre? 

Cette  théorie,  sans  doute,  n'était  point  ignorée;  mais  les 
Averroïstes  ne  la  formulaient  que  pour  la  déclarer  fausse  ou 
douteuse,  tandis  que  leurs  adversaires  n'en  donnaient  que  des 
exposés  défectueux.  Nul  ne  songeait  à  appliquer  cette  doctrine 
à  des  problèmes  particuliers,  à  en  déduire  des  lois  de  Statique, 
à  en  tirer  l'explication  des  phénomènes  géologiques. 

C'est  alors  que  survint  Léonard.  Il  reprit  ces  pensées  dont 
les  cours  et  les  manuels  ne  présentaient  plus  que  l'enveloppe 
vidée,  et  il  en  retrouva  le  contenu  riche  et  varié.  Elles  demeu- 
raient stériles  dans  leur  isolement;  il  les  rapprocha  des  pro- 
blèmes qui  hantaient  son  esprit,  des  observations  que  sa 
curiosité  avait  recueillies;  alors,  elles  se  montrèrent  fécondes, 


LÉONARD    DE    VINCI    ET    LES    ORIGINES    DE    LA    GÉOLOGIE  357 

elles  produisirent  des  conséquences  neuves  et  importantes. 
L'originalité  de  Léonard  de  Vinci,  en  Statique  comme  en  Géo- 
logie, peut  se  définir  en  quelques  mots  :  Elle  a  consisté  à 
comprendre  pleinement  les  théories  de  la  Scolastique  pari- 
sienne, à  les  faire  triompher  de  la  routine  averroïste  qui  les 
prétendait  bannir  de  l'Italie,  enfin,  à  en  prouver  la  fécondité 
par  de  nombreuses  applications  que  les  premiers  inventeurs 
n'avaient  pas  aperçues  ou  qu'ils  avaient  à  peine  soupçonnées. 
Ce  qui  caractérise  l'originalité  de  Léonard  de  Vinci  est  aussi 
ce  qui  en  fait  un  des  promoteurs  les  plus  clairvoyants  et  les 
plus  puissants  de  la  Renaissance  des  Sciences  en  Italie  ;  car 
cette  Renaissance  a  commencé  du  jour  où  les  doctrines  ensei- 
gnées par  les  maîtres  parisiens  du  xive  siècle  ont  fait  taire  le 
psittacisme  des  commentateurs  du  Commentateur. 


NOTES 


NOTES 


A.  —  SUR  LA  MÉCANIQUE  DE  LÉONARD  DE  VINCI 
ET  LES  RECHERCHES  DE  RAFFAELLO  CAYERNI 

En  1895,  s'imprimait  un  traité  considérable,  et  malheureusement 
inachevé,  où  RafTaello  Gaverni  étudiait  l'histoire  de  la  méthode  expéri- 
mentale en  Italie  «.  Aussi  bien  en  notre  ouvrage  sur  Les  Origines  de 
la  Statique  qu'en  nos  Études  sur  Léonard  de  Vinci,  nous  eussions  eu 
mainte  occasion  de  citer  cette  œuvre  si  elle  nous  eût  été  connue. 
Malheureusement,  nos  recherches  de  travailleur  isolé,  en  la  très  pauvre 
bibliothèque  d'une  université  provinciale,  nous  avaient  laissé  en  la  plus 
complète  ignorance  de  la  riche  collection  de  faits  et  d'idées  qu'avait 
accumulés  le  laborieux  prêtre  toscan.  De  cette  ignorance  nous  avons 
été  tiré  par  une  aimable  lettre  de  M.  Marcolongo,  professeur  à  l'Uni- 
versité de  Messine,  dont  les  pénétrantes  études  sur  l'histoire  de  la 
Mécanique  sont  bien  connues  des  géomètres  érudits. 

La  lecture  de  l'ouvrage  de  Caverni  nous  a  montré  que  nous  avions 
commis,  à  son  préjudice,  plus  d'une  injustice  involontaire,  aussi  bien 
en  nos  Origines  de  la  Statique  qu'en  ces  Études.  Il  est  trop  tard  pour 
réparer  les  omissions  que  l'on  pourrait  constater  au  premier  de  ces 
traités;  du  moins  voulons-nous,  en  cette  note,  combler  celles  que  l'on 
rencontre  au  cours  du  dernier  écrit. 

Gaverni  a  signalé  le  premier  l'influence  que  la  Mécanique  de  Jor- 
danus  de  Nemore  a  exercée  sur  Léonard  de  Vinci  et  sur  toute  la  Science 
du  xvie  siècle.  «  En  l'École  péripatéticienne  et  en  l'École  d'Alexandrie 
dont  les  doctrines  avaient  été  résumées  par  Jordanus  Nemorarius,  se 
trouvent  naturellement  compris,  dit-il2,  les  principes  féconds  d'où 
Léonard  de  Vinci  a  conclu  ses  merveilleux  théorèmes  de  Mécanique 
rationnelle.  En  effet,  la  composition  des  forces  parallèles  et  celle  des 
forces  non  parallèles,  les  vitesses  virtuelles,  les  moments  des  graves 
le  long  des  plans  inclinés  étaient  choses  enseignées  en  ces  antiques 
écoles.  » 

Malheureusement,   pour  étudier   les  traités  attribués  à  Jordanus, 

1.  RafTaello  Caverni,  Storia  del  metodo  sperimentale  in  Italia,  Firenze,  G.  Civclli, 
1895;  6  vol.  in-8°. 

2.  R.  Gaverni,  Op.  cit.,  vol.  IV,  p.  01. 


362  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

Caverni  ira  pas  eu  l'idée  ou  le  moyen  de  recourir  aux  manuscrits  ;  il 
s'est  contenté  de  lire  les  textes  imprimés  ;  il  semble  même  qu'il  ait 
ignoré  le  Liber  Jordani  Nemorarii  de  ponderibus  qu'Apian  fit  imprimer 
en  i533,  à  Nuremberg,  et  qu'il  ait  connu  seulement  le  Jordani  opus- 
culum  de  ponderositate,  Nicolai  Tartaleae  studio  correclum  queCurtius 
Trojanus  fit  imprimer  à  Venise  en  i565. 

Trompé  par  les  impudents  mensonges  de  Nicolo  Tartaglia1,  Caverni 
a  cru  que  les  énoncés  seuls  étaient,  en  cet- ouvrage,  l'œuvre  de  Jor- 
danus,  tandis  que  les  démonstrations  avaient  pour  auteur  le  géomètre 
de  Brescia  ;  il  ne  lui  est  pas  venu  à  l'esprit  que  ce  dernier  ne  fût  qu'un 
fripon.  «  L'opuscule  posthume  De  ponderositate,  publié  en  i565,  à 
Venise,  par  Curtius  Trojanus,  est,  dit-il2,  important  pour  l'histoire, 
car  il  nous  révèle  combien  l'auteur  tenait  à  commenter  de  près  Nemo- 
rarius,  et  avec  quel  fervent  amour  de  disciple,  comparable  à  celui  avec 
lequel  Maurolycus  commentait  son  grand  géomètre  de  Syracuse.  Mais 
cet  ouvrage  est  superflu  comme  document  scientifique,  car  toutes  les 
propositions  mécaniques  qu'il  démontre  trouvent  un  ample  dévelop- 
pement dans  les  Quesiti  e  invenzioni  publiées  en  i546  par  le  même 
Tartaglia.  » 

Réduit  au  seul  texte,  souvent  incompréhensible  ou  absurde,  du 
Jordani  opusculum  de  ponderositate,  Caverni  ne  pouvait  être  fort 
exactement  instruit  de  ce  qu'enseignait  l'École  de  Jordanus.  On  conçoit 
donc  qu'il  ait  attribué  à  cette  École  la  connaissance  de  la  loi  de  com- 
position des  forces  concourantes,  alors  que  cette  loi  semble  avoir  été 
ignorée  de  tous  jusqu'à  Léonard  de  Vinci. 

Léonard  de  Vinci  a  découvert,  à  l'aide  des  propriétés  du  levier 
angulaire,  la  loi  de  composition  des  forces  concourantes  ;  nous  avons 
minutieusement  analysé  l'histoire  de  cette  découverte3. 

Avant  de  parvenir  à  l'exacte  connaissance  de  la  loi  des  forces  concou- 
rantes, Léonard  avait  longtemps  tâtonné;  longtemps  il  s'était  attaché 
à  une  loi  incorrecte.  Caverni  a  mentionné  4  un  seul  des  nombreux 
passages  où  le  grand  artiste  a  parlé  de  la  composition  des  forces  con- 
courantes, et  ce  passage  est  précisément  consacré  à  l'énoncé  de  la 
règle  fausse.  Mais,  par  suite  d'un  raisonnement  géométrique  erroné, 
Caverni  a  pris  cette  règle  fausse  pour  un  corollaire  de  la  règle  exacte. 
Il  a  donc  affirmé  que  Léonard  connaissait  la  loi  de  composition  des 
forces  concourantes,  ce  qui  est  vrai,  mais  il  l'a  affirmé  en  vertu  d'un 
texte  qui  aurait  dû  lui  faire  porter  le  jugement  contraire. 

i.  Les  Origines  de  la  Statique,  t.  1,  pp.  197-205. 

a.    R.  Caverni,  Op.  cit.,  vol.  IV,  p.  87. 

3.  Léonard  de  Vinci  et  la  composition  des  forces  concourantes  (Bibliotheca  mathcmatica, 
3*  série,  t.  IV,  p.  338,  190^).  —  Les  Origines  delà  Statique,  ch.  VIII,  §  2,  t.  I,pp.  172-179. 
—  La  scicntia  de  ponderibus  cl  Léonard  de  Vinci,  VI  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  première 
série,  pp.  3oi-3o5). 

!\.   II.  Caverni,  Op.  cit.,  vol.  IV,  p.  59. 


NOTES  363 

Caverni  a  été  beaucoup  plus  exactement  informé  lorsqu'il  a  parlé  i 
de  «  certains  faits  qui  semblaient  merveilleux  aux  gens  du  vulgaire  et 
même  aux  savants,  et  que  Léonard  expliquait  naturellement  en  appli- 
quant ce  principe  :  Un  corps  ou  plusieurs  corps  liés  ensemble, 
quelque  étrange  que  soit  leur  figure  ou  leur  position,  demeurent  en 
équilibre  stable  lorsque  le  centre  de  gravité  de  l'ensemble  se  trouve  en 
la  verticale  du  point  de  suspension.  » 

A  l'appui  de  cette  remarque,  Caverni  reproduit  les  deux  cas  para- 
doxaux d'équilibre,  étudiés  par  Léonard,  que  nous  avons  également 
présentés  2.  Il  ne  semble  pas,  d'ailleurs,  s'être  soucié  de  suivre  les 
pensées  qui  avaient  conduit  l'inventeur  à  la  connaissance  d'un  tel 
principe. 

Caverni  fait  remarquer,  d'après  Libri,  que  Léonard  a  su  déterminer 
le  centre  de  gravité  de  la  pyramide;  il  observe  à  ce  sujets,  comme  nous 
l'avons  observé  depuis  ^  que  Libri  a  donné  de  fausses  indications  au 
sujet  des  figures  qui  accompagnent  l'énoncé  formulé  par  le  Vinci  et 
qu'il  en  a  tiré  une  induction  peu  vraisemblable  sur  la  démonstration 
que  le  grand  peintre  avait  pu  employer. 

Caverni  a  écrits  :  «  Dire  que  Léonard  a  créé  la  Science  expérimentale, 
c'est  une  hyperbole  telle  que  l'on  pardonnerait  difficilement  à  un 
historien  des  Mathématiques  de  la  formuler.  De  la  part  de  l'homme, 
la  création  serait  une  absurdité  bien  plutôt  qu'un  propre  et  véritable 
prodige  ;  c'est  l'office  de  l'historien  de  révéler  les  causes  cachées  qui 
ont  produit  les  soi-disant  prodiges  et,  par  là,  de  réduire  ceux-ci  à 
l'ordre  naturel. 

»  On  découvrirait  dans  les  traditions  scientifiques  des  siècles  qui  ont 
précédé  le  xvie  les  sources  naturelles  dont  découle  la  variété  encyclo- 
pédique des  doctrines  professées  par  un  artiste  de  cette  époque.  » 

Nous  ne  connaissions  pas  ces  lignes  lorsque  nous  avons  entrepris 
nos  Études  sur  Léonard  de  Vinci,  et  cependant  elles  esquissent,  en 
quelque  sorte,  le  plan  de  notre  ouvrage. 


i.  R.  Caverni,  Op.  cit.,  vol.  IV,  p.  kh. 

2.  Études  sur  Léonard  de  Vinci,  première  série,  pp.  3o8-3oc). 

3.  R.  Caverni,  Op.  cit.,  vol.  IV,  p.  iol\. 

k.  Albert  de  Saxe  et  Léonard  de  Vinci,  IV  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  première 
série,  p.  36). 

5.  R.  Caverni,  Op.  cit.,  vol.  IV,  p.  3i. 


364  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 


B.—  LES  AUCTORES  DE  PONDERIBUS 
ET  LÉONARD  DE  VINCI 

Nous  avons  analysé1  aussi  minutieusement  que  nous  avons  pu  le 
faire  l'influence  exercée  sur  Léonard  de  Vinci  par  ces  traités  de  Méca- 
nique que  le  Moyen -Age  attribuait  aux  Auctores  de  Ponderibus .  Que 
Léonard  ait  connu  ces  auteurs,  on  n'en  saurait  douter,  croyons -nous, 
après  ce  que  nous  avons  dit;  une  seule  fois,  cependant,  son  propre 
témoignage  est  venu  confirmer  nos  inductions;  nous  avons  entendu2 
le  Vinci  citer  formellement  le  Tractalus  de  ponderibus  de  Biagio 
Pelacani,  dit  Biaise  de  Parme. 

Les  manuscrits  conservés  soit  à  la  Bibliothèque  nationale,  soit  à  la 
Bibliothèque  de  l'Institut,  et  publiés  par  M.  Ch.  Ravaisson-Mollien, 
ne  nous  ont  apporté  aucun  autre  texte  où  Léonard  citât  quelqu'un  des 
Auciores  de  Ponderibus  ;  de  tels  textes  se  rencontrent,  cependant,  en 
d'autres  manuscrits;  la  publication  de  M.  Jean  Paul  RichterS,  qu'il 
nous  a  été  enfin  donné  de  consulter,  nous  les  a  fait  connaître. 

«  Prends  le  De  ponderibus,  »  dit  Léonard ^  en  une  note  où  il  ne 
désigne  pas  l'auteur  du  traité  qu'il  se  propose  de  consulter. 

Il  ne  le  désigne  pas  davantage  en  cette  note  5  : 

«  Fais  montrer  au  frère  de  Brera  le  De  ponderibus.  » 

Or,  Léonard  a  connu  trois  traités  portant  ce  titre  :  De  ponderibus. 

Il  a  connu,  tout  d'abord,  un  des  Tractatus  de  ponderibus  que  les 
copistes  attribuent  à  Jordanus  de  Nemore,  car  en  un  Mémorandum 
écrit  de  sa  main,  nous  lisons 6  : 

«  Giordano  De  ponderibus.  » 

11  a  connu  ensuite  l'écrit  intitulé  Liber  Euclidis  de  ponderibus,  car  il 
a  mis  dans  ses  notes  le  renseignement  suivant7  : 

«Maître  Stefano  Caponi,  médecin,  demeure  à  la  piscine;  il  a  un 
Euclide  De  ponderibus .  » 

Ce  Liber  Euclidis  de  ponderibus,  dont  les  manuscrits  ne  sont  point 
rares 8,  est  formé  par  les  neuf  propositions  des  Elementa  Jordani  super 

i.  La  Scientia  de  Ponderibus  et  Léonard  de  Vinci  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  VII; 
première  série,  pp.  267-3 1 6). 

2.  Loc.  cit.,  p.  269. 

3.  J.  P.  Richtcr,  The  literary  Works  of  Leonardo  da  Vinci,  Londres,  i883. 
4-  Il  codice  atlantico,  a/|3  a,  727  a.  —  J.  P.  Richter,  Op.  cit.,  t.  II,  n°  1379. 

5.  Il  codice  atlantico,  222  a,  664  a.  —  J.  P.  Richtcr,  Op.  cit.,  t.  II,  n°  1/U8. 

6.  Fragments  de  la  collection  Leoni  conservés  à  la  Bibliothèque  du  château  de  Windsor, 
fol.  1 4i  a.  —  J.  P.  Richtcr,  Op  cit.,  t.  Il,  n°  1/10O. 

7.  Ms.  III  de  la  Forster  Library,  South  Kcnsington  Muséum,  London,  fol.  g3  a  — 
J.  P.  Richtcr,  Op.  cit.,  t.  II,  n°  1488. 

8.  Au  sujet  de  ce  texte,  voir  Les  origines  de  la  Statique,  ch.  Vil,  $ I;  1. 1,  pp.  1  a  l-i»8. 


notes  365 

demonstrationem  pondcris,  dont  les  démonstrations  ont  été  longue- 
ment étendues,  et  auxquelles  on  a  soudé  le  De  canonio. 

Léonard  a  connu,  enfin,  le  Tractatus  de  ponderibus  de  Maître  Biaise 
de  Parme;  nous  en  avons  déjà,  de  sa  bouche,  reçu  le  témoignage;  une 
note  »  nous  apprend  de  qui  il  tenait  cet  écrit  :  «  Les  héritiers  de  Maître 
Giovanni  Ghiringallo  ont  les  œuvres  de  Pelacano.  » 

Ces  quelques  textes  nous  montrent  avec  quelle  curiosité  empressée 
Léonard  recherchait  tous  les  documents  où  se  trouvaient  consignés 
les  enseignements  de  la  Statique  médiévale;  quel  usage  il  savait  faire 
des  indications  contenues  en  ces  documents,  nous  l'avons  vu  et 
admiré. 

i.  Ms.  III  de  la  Forsler  Library,  South  Kensiiigton  Muséum,  London,  fol.  36. — 
J.  P.  Richter,  Op.  cit.,  t.  II,  n*  1/196. 


366  ÉTUDES    SU»    LÉONARD    DE    VINCI 

G.  —  SUR  L'ORIGINE  DE  LA  LOI  DU  POLYGONE 
DE  SUSTENTATION 

Nous  avons  retracé  (Première  série,  pp.  73-79)  la  série  des  tâton- 
nements par  lesquels  Léonard  était  parvenu  à  la  loi  du  polygone  de 
sustentation. 

«  Albert  de  Saxe  avait  remarqué  que  si  l'on  construisait  deux  tours 
au  fil  à  plomb,  les  couronnements  s'écarteraient  d'autant  plus  que  les 
tours  seraient  plus  hautes.  Léonard  retourne,  en  quelque  sorte,  cette 
remarque;  il  mène,  en  un  certain  lieu  de  la  Terre,  la  verticale  de  ce 
Heu;  puis,  de  part  et  d'autre  de  ce  lieu,  à  une  certaine  distance,  il 
imagine  qu'on  élève  deux  tours  parallèles  à  cette  verticale  et,  pat- 
conséquent,  parallèles  entre  elles.  Il  montre  que  ces  deux  tours 
devront  forcément  s'écrouler  si  elles  sont  assez  hautes.  » 

Cette  manière  de  présenter  la  proposition  d'Albert  de  Saxe  est 
essentielle;  elle  suggère  tous  les  développements  ultérieurs  de  la 
pensée  de  Léonard.  Or,  il  est  curieux  de  remarquer  qu'elle  s'était  déjà 
offerte  à  l'esprit  de  Roger  Bacon;  voici,  en  effet,  ce  que  nous  lisons 
dans  YOpus  majus  l  : 

«  Bien  des  choses  nous  semblent  parallèles  parce  que  leur  concours 
échappe  à  notre  perception  ;  ainsi  les  murs  d'une  maison  quelconque 
semblent  parallèles  au  témoignage  de  nos  sens;  mais  ils  ne  le  sont 
pas  ;  car  tout  grave  tend  naturellement  au  centre  du  Monde,  en  sorte 
que  la  maison  s'écroulerait  si  ses  murs  étaient  exactement  parallèles.  » 

1.  Fratris  Rogeri  Bacon  Ordinis  Minorum  Opus  majus  ad  Clementem  quart  uni  Ponti- 
ficem  Romanum.  Ex  M  S.  Godice  Dubliniensi,  cura  aliis  quibusdam  collato,  nunc 
primum  edidit  S.  Jebb,  M.  D.,  Londini,  typis  Gulielmi  Bowyer,  MDCGXXX1II.  Pars 
quarta,  dist.  III,  cap.  III,  p.  76. 


HOTES  367 

D.  —  SUR  LA  BIBLIOGRAPHIE  DES  ÉCRITS 

D'ALBERT  DE  SAXE 

ET  DE  T1IÉMON  LE  FILS  DU  JUIF 

Nous  avons  signale  ■  une  édilion  des  Subtilissimae  ((Uiesliones  super 
octo  libros  Physicorum  Arislolelis  donnée  à  Venise  en  i5o4;  nous 
pensions  qu'elle  avait  été,  comme  celle  de  1 5 1 0,  imprimée  par  Bonetus 
Localcllus  aux  frais  d'Octavianus  Scotus;  selon  un  renseignement  que 
nous  empruntons  à  M.  Kobcrto  Àlmagià2,  elle  est  duc  à  Jacobus 
Pentius. 

Aux  éditions  des  Qu;rstiones  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo  du  même 
auteur,  que  nous  avons  citées,  nous  en  pouvons  joindre  une  autre, 
imprimée  à  Venise  en  i52o  par  les  héritiers  d'Octavianus  Scotus; 
cette  édition,  d'ailleurs,  reproduit  purement  et  simplement  celle 
de  1492. 

Nous  avons  dits  (pic  les  Questions  sur  les  météores  de  Thémon,  le 
fils  du  Juif,  avaient  dû  être  imprimées  à  Venise  avant  i5i6;  mais 
nous  n'avions  pu  citer  aucune  édition  qui  confirmât  notre  dire;  nous 
pouvons  aujourd'hui  l'appuyer  par  la  mention  du  titre  suivant: 

Habes  solerlissime  lector  in  hoc  codice  libros  melheor.  Aristotelis 
Stagirite  peripathelicorum  principis  cum  cornmenlariis  felicissimi  expo- 
siloris  Gaielani  de  Thienis  noviter  impressos  :  ac  mendis  erroribus^ue 
purgalos.  Tractatuin  de  reactione.  Et  tractalutn  de  intensione  et 
remissione  ejusdem  Gaielani.  Quesliones  perspicacissimi  philosopki 
Thimonis  super  qualluor  libros  melhoror. 

Ce  livre  ne  porte  aucun  nom  d'éditeur;  il  ne  mentionne  ni  date,  ni 
lieu  d'impression;  M.  Henry  Sotheran,  le  savant  libraire  de  Londres, 
dont  un  catalogue  nous  fait  connaître  ce  rare  ouvrage ■'»,  en  place  lu 
publication  au  voisinage  de  l'an  i5o5. 


1.  Etudes  sur  fJonard  de  Vinci,  première  série,  p.  335. 

2.  Robcrto  Almagià,  La  Doltrina  délia  Marea  nell'  Antidata  classica  e  nel  Medio  evo 
(Memorie  délia  fieale  Accademia  dei  Lincei,  auno  CCCI1,  kjo5,  p.  102  du  tirage  à  pari). 

3.  Éludes  sur  Léonard  de  Vinci,  première  série,  p.  161. 

f4.  Sothcran's  Price  Current  of  Littérature  N"  666  ;  n"  1  :">;.. 


368  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VLNCI 


E.  —  SUIl  LES  DEUX  INFINIS. 

I.  Richard  de  Middleton. 

L'un  des  faits  les  plus  remarquables  de  l'histoire  de  la  Scolaslique 
est  assurément  la  réaction  violente  qu'en  la  première  partie  du 
xive  siècle,  Guillaume  d'Ockam  a  menée  contre  la  philosophie  péri- 
patéticienne. 

Un  mouvement  de  cette  ampleur  et  de  cette  intensité  ne  se  produit 
jamais  qu'il  n'ait  été  longuement  préparé;  de  plus,  avant  qu'il  ne  se 
développe  en  sa  pleine  puissance,  il  est  ordinairement  précédé  de 
secousses  qui  l'annoncent.  Mettre  en  évidence  les  causes  de  l'Occa- 
misme,  découvrir  et  étudier  les  précurseurs  du  Venerabilis  Inceptor, 
ce  serait  produire  une  œuvre  du  plus  haut  intérêt. 

Sans  prétendre  ici  accomplir  cette  œuvre,  ni  même  l'entreprendre, 
il  nous  est  arrivé  de  signaler  quelques  particularités  capables  d'éclairer 
les  origines  de  l'Occamisme. 

La  cause  première  de  la  réaction  occamiste  se  trouve  assurément 
dans  les  excès  du  Péripatétisme  averroïste;  les  docteurs  qui,  au 
xme  siècle,  combattirent  les  tendances  de  Siger  de  Brabant  et  de  ses 
émules  furent  les  avant-coureurs  d'Ockam;  la  condamnation  des 
Articuli parisienses,  portée  en  1277  par  les  théologiens  de  la  Sorbonne 
et  par  l'évêque  de  Paris,  Etienne  ïempier,  formulait,  en  bien  des 
circonstances,  le  programme  des  doctrines  que  Guillaume  d'Ockam 
allait  défendre;  c'est  une  remarque  qu'à  plusieurs  reprises,  il  nous 
a  été  donné  d'indiquer1. 

L'Anti-aristotélisme  de  Roger  Bacon  a  certainement  influé,  lui 
aussi,  sur  l'Anti-aristotélisme  du  Venerabilis  inceptor.  Les  pensées  de 
Bacon  ont  fortement  contribué,  à  coup  sûr,  à  orienter  la  philosophie 
de  l'École  franciscaine.  De  cette  action,  nous  avons  eu  parfois  occasion 
de  relever  les  traits  en  étudiant  soit  Jean  Duns  Scot,  soit  Ockam». 

Une  autre  raison  du  mouvement  occamiste  se  trouve  dans  la  com- 
plication introduite  en  la  Philosophie  par  le  Docteur  Subtil;  le  besoin 
de  simplifier  au  plus  haut  degré  les  doctrines,  de  diminuer  autant 
que  possible  le  nombre  des  entités  métaphysiques  a  été  engendré  par 
l'excès  inverse;  mais  cette  raison-là  est  trop  visible  pour  qu'il  soit 
nécessaire  d'y  insister. 

Les  causes  qui  devaient  provoquer  le  vigoureux  effort  du  Venera- 
bilis Inceptor  contre  la  philosophie  d'Aristote  exerçaient  déjà  leur 

1.  Voir  p.  38  et  p.  7G. 

2.  Voir  pp.  7-8  et  p.  4i. 


NOTES  oG(J 

action  depuis  un  certain  temps  lorsque  ce  maître  commença  d'en- 
seigner; on  ne  saurait  donc  s'étonner  qu'elles  lui  eussent  suscité  des 
précurseurs  ;  Richard  de  Middleton  nous  paraît  être  un  de  ces  avant- 
coureurs  de  Guillaume  d'Ockam. 

Anglais  et  Franciscain  comme  Roger  Racon,  comme  Duns  Scot, 
comme  Ockam,  Richard  de  Middleton  est  mort  peu  d'années  avant  le 
Docteur  Subtil  ;  il  était,  sans  doute,  plus  âgé  que  ce  dernier  et  ses 
Questions  sur  les  quatre  livres  des  Sentences  de  Pierre  Lombard  durent 
être  composées  au  voisinage  de  l'an  i3oo,  alors  que  les  anathèmes 
portés  par  les  théologiens  de  Paris,  que  les  enseignements  déve- 
loppés par  Roger  Racon  étaient  encore  tout  récents.  Des  uns  et  des 
autres,  la  trace  se  reconnaît  fréquemment  en  ces  Questions. 

«  Certaines  gens,  »  s'écriait  Pierre  Lombard  *,  «  se  faisant  gloire  de 
leur  sens  propre,  se  sont  efforcés  de  restreindre  la  puissance  de  Dieu 
et  de  lui  assigner  une  mesure.  Lorsqu'ils  disent,  en  effet,  Dieu  peut 
jusque-là,  mais  il  ne  peut  pas  davantage,  qu'est  cela,  sinon  enfermer 
en  des  limites  la  puissance  de  Dieu,  qui  est  infinie,  et  la  restreindre 
à  une  certaine  mesure  ?  » 

C'est  en  commentant  ce  que  Pierre  Lombard  avait  dit  de  la  toute- 
puissance  divine  que  Richard  de  Middleton  est  amené  à  se  demander 
si  Dieu  peut  réaliser  un  infini. 

Il  nie,  tout  d'abord2,  que  Dieu  puisse  produire,  un  être  qui  soit 
infini  sous  tous  rapports,  qui  soit  infini  sans  que  rien,  en  cet  être, 
soit  fini. 

Sa  négation  n'a  plus  la  même  rigueur  lorsqu'il  s'agit  de  savoir  3  «  si 
Dieu  peut  produire  quelque  chose  qui  soit  naturellement  infini 
suivant  une  certaine  dimension  »  ou,  en  d'autres  termes,  qui  soit 
infini  sous  quelque  rapport  sans  l'être  sous  tous  les  rapports.  A  cette 
question,  «je  réponds,  »  dit  Richard,  «que,  sans  fin,  Dieu  peut 
produire  une  dimension  plus  grande,  et  une  encore  plus  grande, 
mais  sous  la  condition  qu'à  chaque  instant  la  grandeur  déjà  prise  à 
cet  instant  soit  finie.  C'est  ce  que  l'on  nomme  habituellement  l'infini 
en  acte  avec  mélange  de  puissance  ou  l'infini  in  fieri;  mais  il  est 

i.  Pétri  Lombard!  Episcopi  Parisiensis  Sententiarum  libri  quatuor;  Lib.  I, 
Dist.  XLIII. 

2.  Clarissimi  theologi  Magistri  Ricardi  de  Media  Villa  Seraphici  ord.  min.  couvent. 
Super  quatuor  libros  Sententiarum  Pétri  Lombardi  Quœstiones  subtilissimœ,  Nuncdemum 
post  alias  editiones  diligentius,  ac  laboriosius  (quod  fieri  potuit)  recognita?,  et  ab 
erroribus  innumeris  castigatae,  necnon  conclusionibus,  ac  quotationibus  ad  singulas 
Qusestiones  adauctae,  et  illustratas,  a  R.  P.  F.  Ludovico  Silvestrio  à  S.  Angelo  in  Vado, 
Doctore  Theologo,  et  ejusdem  instituti  professore.  Cum  Indice  generali,  ac  locuple- 
tissimo  totius  operis.  Ad  Illustrissimum  et  Reverendiss.  D.  D.  Marcum  Antonium 
Gonzagam,  Marchionem,  Principemq.  Rom.  Imperii,  et  Episcopum  Casalensem 
Brixiae,  de  consensu  Superiorum,  MDXCI.  Lib.  I,  dist.  XLIII,  art.  1,  quaest.  IV. 
ïomus  primus,  pp.  382-383. 

3.  Riccardi  de  Media  Villa  Quœstiones  in  quatuor  libros  Sententiarum,  lib.  I,  dist. 
XLIII,  art.  I,  quaest.  V;  éd.  cit.,  tomus  primus,  pp.  383-386. 

P.    DUHEM.  i'\ 


3;0  ÉTUDES    SUIl    LÉONARD    DE    VINCI 

impossible  que  Dieu  produise  une  dimension  quelconque  qui  soit 
infinie  in  facto  esse  ou,  comme  l'on  dit  couramment,  qui  soit  un 
infini  in  acta  simpliciter.  » 

Voici,  selon  notre  Franciscain,  la  raison  métaphysique  qui  rend 
contradictoire,  pour  toute  créature,  l'infinité  in  aclu  simpliciter  : 

«  Les  mots  :  essence  de  la  créature,  expriment  quelque  chose  qui  est 
indifférent  à  exister  ou  à  ne  pas  exister  d'une  manière  effective  ;  et 
cela  est  évident,  car  les  essences  des  créatures  qui  étaient,  de  toute 
éternité,  connues  de  Dieu,  pouvaient  fort  bien  ne  pas  exister  effective- 
ment; et  beaucoup  de  ces  essences  sont  encore  aujourd'hui  connues 
de  Dieu,  auxquelles  le  Créateur  peut  donner  ou  ne  pas  donner 
d'existence  effective.  Mais  cette  indifférence  est  déterminée  du  moment 
même  que  l'essence  est  contrainte  à  l'un  des  partis  de  l'alternative,  à 
l'existence;  une  dimension  qui  existe  effectivement  reçoit,  par  l'effet 
même  de  cette  existence  effective,  une  détermination,  il  ne  s'agit  pas, 
d'ailleurs,  d'une  détermination  par  laquelle  elle  se  trouverait  placée  en 
tel  genre  ou  en  telle  espèce;  lors  même  qu'aucune  surface  n'existerait 
en  effet,  le  mot  surface  n'en  désignerait  pas  moins  une  essence 
appartenant  au  genre  quantité.  Il  suit  de  là  que,  par  son  existence 
effective,  une  essence  reçoit  une  détermination  de  même  nature  que 
celle  qu'elle  reçoit  par  division,  c'est-à-dire  une  détermination  par  des 
termes  imposés  à  sa  longueur,  à  sa  largeur  ou  à  sa  profondeur.  L'in- 
finité répugne  donc  à  toute  dimension  par  cela  même  qu'elle  est  douée 
d'existence  effective.  » 

Cette  doctrine  se  heurte  visiblement  à  l'axiome  d'Aristote  :  Toute 
grandeur  qui  convient  en  puissance  à  un  objet,  lui  convient  aussi  en 
acte.  Si  donc  Dieu  peut,  sans  fin,  créer  un  volume  de  plus  en  plus 
grand,  il  peut  créer  un  volume  actuellement  infini. 

Richard  répond  :  «  Toute  grandeur  qui  convient  en  puissance  à  un 
objet  lui  convient  aussi  en  acte  à  l'égard  d'un  opérateur  qui  opère  au 
moyen  de  quelque  chose  préexistante.  Mais  à  l'égard  de  Dieu,  qui 
peut  produire  de  rien,  cette  parole  du  Philosophe  n'est  plus  vraie.  » 
Burley  J  et  Ockama  reprendront  et  développeront  cette  réponse. 

L'impossibilité  de  la  grandeur  actuellement  infinie  entraîne,  selon 
Richard  de  Middleton  3,  celle  de  la  multitude  infinie  en  acte  :  «  Dieu 
ne  peut  produire  quelque  chose  qui  soit,  en  nombre,  actuellement 
infini.  En  effet,  toute  multitude  que  Dieu  peut  réaliser  au  moyen  de 
choses  incorporelles,  il  peut  aussi  bien  la  réaliser  à  l'aide  de  corps. 
Mais  Dieu  ne  peut  produire  une  multitude  infinie  de  corps,  car  de  ces 
corps,  dont  la  multitude  serait  infinie,  il  pourrait  également  faire  un 

i .  Voir  p.  3y. 
a.  Voir  p.  !\i. 

.'>.  Kiccardi  de  Media  Villa  Qucestiones  in  quatuor  libros  Sententiarum,  lib.  I. 
dist.  XLlII,art.  I,  qua>st.  VI;  éd.  cit.,  tomus  primus,  p.  386. 


NOTES  07 1 

tout  continu;  il  produirait  ainsi  un  volume  continu  actuellement 
infini  et,  en  la  précédente  question,  on  a  prouvé  que  cela  ne  pouvait 
être.  » 

A  l'appui  de  l'opinion  selon  laquelle  la  multitude  infinie  peut  être 
réalisée,  on  cite  volontiers  cet  argument  :  Toute  grandeur  continue 
est  indéfiniment  divisible;  il  n'y  a  donc  pas  impossibilité  à  supposer 
qu'elle  est,  d'une  manière  actuelle,  divisée  en  une  multitude  infinie 
de  parties. 

«  Lorsqu'on  dit  que  tout  continu  est  divisible  à  l'infini,  je  réponds 
que  cela  est  vrai  pourvu  qu'on  le  comprenne  ainsi  :  Il  peut  être  divisé 
sans  fin,  mais  de  telle  façon  que  le  nombre  des  parties  formées  soit 
toujours  fini.  Si  vous  admettez  qu'il  soit  ainsi  divisé,  il  n'en  résulte 
aucune  impossibilité  ;  il  n'en  résulte  pas,  en  effet,  l'existence  d'un 
infini  in  facto  esse,  mais  seulement  d'un  infini  in  fier  l  que  l'on  nomme 
habituellement  un  infini  en  acte  avec  mélange  de  puissance.  » 

Cette  opinion  touchant  la  divisibilité  à  l'infini  est,  dans  le  fond 
comme  dans  la  forme,  toute  semblable  à  celle  qu'a  soutenue  Roger 
Bacon1;  nous  voyons  clairement  que  Richard  de  Middleton  a  tout 
simplement  appliqué  à  la  solution  des  difficultés  qui  concernent  l'infi- 
niment  grand  cette  notion  d'acte  mélangé  de  puissance  par  laquelle 
Bacon  résolvait  le  problème  de  l'infiniment  petit;  son  exemple, 
d'ailleurs,  sera  suivi  très  exactement  par  Guillaume  d'Ockam;  celui-ci 
refusera  également  à  Dieu  le  pouvoir  de  produire  l'infiniment  grand 
in  facto  esse,  tout  en  lui  accordant  de  réaliser  l'infini  infteri.  Richard 
de  Middleton  nous  apparaît  ici  comme  l'intermédiaire  entre  Bacon  et 
le  Venerabilis  Inceplor. 

Richard  revient,  en  une  de  ses  Questions  quodlib étales 2 ,  au  pro- 
blème de  la  divisibilité  à  l'infini. 

Il  enseigne  encore  ici  que  la  grandeur  mathématique,  telle  que  la 
ligne,  la  surface  ou  le  volume,  est  divisible  en  parties  qui,  elles- 
mêmes,  sont  divisibles;  en  ce  sens,  la  grandeur  mathématique  est 
divisible  à  l'infini. 

Mais,  en  sa  question  quodlibétale,  Richard  de  Middleton  ne  se 
borne  pas  à  étudier  la  divisibilité  de  la  grandeur  mathématique;  il 
étudie  également  la  divisibilité  de  la  grandeur  réalisée  en  un  corps 
naturel,  la  divisibilité  d'un  volume  de  feu,  par  exemple;  voici,  à  cet 
égard,  quelle  est  sa  doctrine  : 

Étant  donné  un  volume  de  feu,  on  peut  concevoir  qu'il  soit  divisé 
en  petites  étincelles,  que  ces  étincelles  soient,  à  leur  tour,  divisées  en 
parcelles  plus  petites,  et   ainsi   sans  fin.  Chaque   parcelle,  si  petite 

1.  Voir  p.  19. 

2.  Quodlibeta  Doctoris  eximii  Ricardi  de  Media  Villa,  ordinis  minorum,  qurestiones 
octuaginta  continentia.  Brixia?,  de  consensu  superiorum,  MDXCI.  Quodlibetum  111, 
art.  II,  quaîst.  V  :  Utrum  magnitudo  naturalis  sit  divisibilis  in  infinitum;  pp.  91-93. 


Ô~j2  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

soit-elle,  serait  réellement  du  feu  ;  en  elle  se  trouveraient  la  matière 
spécifique  du  feu,  la  forme  spécifique  du  feu. 

Dieu  pourrait,  de  la  sorte,  diviser  indéfiniment  un  volume  de  feu  et 
maintenir  l'existence  des  parcelles  de  feu  ainsi  produites,  si  petites 
soient-elles. 

Mais  cette  division  pourrait  être  poussée  assez  loin  pour  altérer,  non 
point  la  matière  spécifique  ni  la  forme  spécifique  du  feu,  mais 
certaines  propriétés  ou  vertus  de  ce  feu. 

«  On  pourrait,  par  exemple,  parvenir  à  des  parties  si  petites  qu'elles 
ne  pourraient  plus  être  maintenues  en  existence  par  les  seules  forces 
créées,  et  cela  parce  qu'en  de  telles  particules  toute  vertu  se  trouverait 
affaiblie  à  un  trop  haut  degré.  Dieu,  cependant,  pourrait  conserver 
une  telle  particule;  seul,  il  pourrait  produire  d'une  manière  réelle 
une  telle  division;  ni  l'ange  ni  l'âme  intellectuelle  ne  la  peuvent 
réaliser,  mais  ils  la  peuvent  concevoir  par  la  pensée.  » 

De  même,  une  particule  suffisamment  petite  de  feu,  tout  en  demeu- 
rant spécifiquement  du  feu,  n'aurait  plus  assez  de  vertu  pour 
engendrer  son  semblable,  pour  se  mouvoir,  pour  émouvoir  notre 
sens;  à  l'égard  de  ces  diverses  propriétés,  le  feu  n'est  pas  divisible 
à  l'infini. 

Richard  de  Middleton  pose  ici,  avec  une  extrême  netteté,  la  doctrine 
que  Guillaume  d'Ockam  »  et  Jean  Buridana  se  borneront  à  répéter, 
qu'Albert  de  Saxe  développera  3. 

Mais  revenons  au  problème  de  l'infini  mathématique. 

De  l'impossibilité  de  l'infini  en  acte,  Richard  de  Middleton  tire 
cette  conclusion:  Le  Monde  n'a  pu  exister  de  toute  éternité.  Son  argu- 
mentation mérite  d'être  rapportée;  elle  est,  en  effet,  devenue  comme 
le  thème  d'une  discussion  ardente  et  d'une  extrême  importance  entre 
les  tenants  de  l'infini  in  facto  esse  et  les  partisans  de  l'infini  infieri. 

«  S'il  était  possible  que  le  Monde  eût  été  créé  de  toute  éternité,  dit 
Richard  4,  Dieu  eût  pu  réaliser  l'infini  actuel  soit  en  nombre,  soit  en 
grandeur,  il  eût  pu  de  même,  en  effet,  créer  des  hommes  de  toute 
éternité;  de  toute  éternité,  ces  hommes  eussent  engendré  d'autres 
hommes,  et  leurs  successeurs  en  eussent  fait  autant  jusqu'à  ce  jour. 
Gomme,  d'ailleurs,  les  âmes  rationnelles  sont  incorruptibles,  il 
existerait,  d'une  manière  actuelle,  une  multitude  infinie  d'âmes 
rationnelles. 

»De  même,  Dieu  aurait  pu  mouvoir  continuellement  le  ciel  jusqu'à 
ce  jour  et,  en  chacune  des  révolutions  du  ciel,  créer  une  pierre;  il  eût 


i.  Voir  |).  i5. 

2.  Voir  p.  38^i . 

3.  Voir  p.  i5. 

!\.  Ricardi  de  Media    Villa  Qu.rstiones  super  qualuor  libros  Senlentiarum;  lib.    II. 
dist.  Il,  art.  III,  quaest.  IV;  éd.  cil.,  lomus  secundus,  p.  17. 


NOTES  373 

pu  réunir  toutes  ces  pierres  en  une  seule;  cela  fait,  un  volume  infini 
existerait  d'une  manière  actuelle.  Mais  au  premier  livre,  nous  avons 
prouvé  que  Dieu  ne  pourrait  produire,  d'une  manière  actuelle,  ni  une 
multitude  infinie,  ni  une  grandeur  infinie.  Dieu  n'a  donc  pas  pu  créer 
le  Monde  de  toute  éternité. 

»  De  même  encore,  si  Dieu  avait  pu  créer  le  Monde  de  toute  éternité, 
il  aurait  pu,  tout  aussi  bien,  mouvoir  le  ciel  de  toute  éternité,  conti- 
nuellement et  jusqu'à  ce  jour.  Dieu  aurait  donc  pu  faire  qu'une 
multitude  infinie  de  jours  fussent  maintenant  passés.  Mais  il  est 
impossible  que  Dieu  ait  fait  une  multitude  de  jours  passés  qui  fût 
infinie  in  accepto  esse;  il  n'est  pas  possible,  en  effet,  qu'il  ait  produit 
quelque  chose  qui  soit  aujourd'hui  passé  et  qui  n'ait  été  futur;  il 
n'aurait  donc  pas  pu  produire  une  multitude  de  jours  passés  qui  fût 
infinie  in  accepto  esse  s'il  n'y  avait  eu  une  infinité  in  accepto  esse  de 
jours  futurs.  Mais  Dieu  n'a  pas  pu  faire  qu'une  infinité  de  jours 
fussent  des  jours  futurs  in  accepto  esse,  mais  seulement  in  accipiendo 
esse  ou  in  Jieri.  Semblablement  donc,  Dieu  n'eût  pu  produire  une 
multitude  de  jours  passés  qui  fût  infinie  in  accepto  esse,  mais  seule- 
ment in  accipiendo  esse.  Il  reste  donc  que  le  Monde  n'a  pas  pu  être 
créé  de  toute  éternité.  » 

Cet  argument,  Jean  de  Bassols  va  le  retourner;  il  s'en  servira  pour 
démontrer  qu'Aristote,  en  admettant  l'éternité  du  Monde,  aurait  dû, 
pour  demeurer  conséquent  avec  lui-même,  admettre  l'existence 
actuelle  de  la  multitude  infinie  et  de  la  grandeur  infinie. 


II.  Jean  de  Bassols. 

Jean  de  Bassols  était,  croit-on,  compatriote  de  Duns  Scot  ;  il  fut,  en 
tout  cas,  disciple  du  Docteur  Subtil;  le  maître,  en  ses  leçons,  gardait 
sans  cesse  les  yeux  fixés  sur  ce  disciple-là:  «C'est  mon  auditoire,  » 
disait-il  *. 

En  la  formation  intellectuelle  de  Jean  de  Bassols,  l'influence  de 
Duns  Scot  est  donc  historiquement  certaine;  bien  des  indices, 
croyons-nous,  permettraient  d'y  déceler  celle  de  Roger  Bacon;  enfin 

1.  Ces  renseignements  sont  extraits  d'une  épître  dédicatoire  composée,  en  i5i 7, 
par  le  franciscain  Anastasius  ïurrionus  de  Samarino  et  placée  au  verso  du  titre  de 
l'ouvrage  suivant  : 

Opéra  Joannis  de  Bassolis  Doctoris  Subtilis  Scoti  (sua  tempestate)  fidelis  Disci- 
puli  |  Philosophi  |  ac  Theologi  profundissimi  \  In  Quatuor  Sentenliarum  Libros  (crédite) 
Aurea.  Quœ  nuperrime  Impensis  non  minimis  |  Curaque  |  et  emendatione  non  medio- 
cri  !  Ad  débitée  integritatis  sanitatem  revocata  \  Decoramentisque  marginalibus  |  ac 
Indicibus  \  adnotata  ;  Opéra  denique  \  et  Arte  Impressionis  mirifica  Dextris  Syderibus 
elaborata  fuere.  Venundantur  a  Francisco  Regnault  :  et  Ioanne  Frellon.  Parisiis. 
Cum  gratia  Et  privilégie  Colophon  du  premier  livre:  Hic  finem  accipiunt  subtilis- 
sime:  et  sane  quam  utiles  quesliones  R.  P.  Fratris  Jo.  de  Bassolis  Minorité  |  ac  Théo- 


3y4  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

celle  qu'ont  exercée  les  décisions  de  1277  nous  apparaît  à  la  lecture  de 
l'écrit  composé  par  notre  auteur,  car  celui-ci  cite  très  fréquemment 
les  articles  de  Paris  et  s'autorise  de  la  condamnation  portée  contre 
ces  articles. 

En  bien  des  circonstances,  Jean  de  Bassols  se  montre  adversaire 
aussi  résolu  de  la  philosophie  du  Stagirite  que  le  sera  Guillaume 
d'Ockam;  parfois  même,  ses  conclusions  sont  plus  absolues  que  ne  le 
seront  celles  du  Venerabilis  Inceptor.  C'est  ce  qui  a  eu  lieu,  en  parti- 
culier, au  sujet  du  problème  de  l'infiniment  grand. 

Aristote  a  commencé  par  établir  que  l'existence  actuelle  de  la 
grandeur  infinie  était  une  contradiction  ;  il  en  a  conclu  ensuite  que 
l'existence  potentielle  de  la  grandeur  infinie  était  également  contra- 
dictoire ;  pour  que  la  grandeur  infinie  puisse  exister  en  puissance,  il 
faudrait,  affirme  Aristote,  qu'il  existât  actuellement  une  grandeur 
infinie. 

La  négation  de  l'infiniment  grand  en  puissance  a  semblé,  aux  théo- 
logiens catholiques,  une  barrière  opposée  à  la  toute-puissance  créatrice 
de  Dieu,  et  ils  ont  entrepris  de  faire  tomber  cette  barrière;  mais 
à  ceux  d'entre  eux  qui  s'y  sont  le  plus  appliqués,  comme  Richard  de 
Middleton,  Walter  Burley,  Ockam  et  leurs  successeurs,  il  n'a  pas 
semblé  que  l'omnipotence  divine  fût  limitée  par  l'impossibilité  de 
la  grandeur  infinie  actuelle;  ils  ont  donc  concédé  au  Stagirite  cette 
impossibilité,  et  tous  leurs  efforts  ont  eu  pour  objet  de  rompre  le 
lien,  établi  par  le  Philosophe,  entre  l'impossibilité  de  l'infini  actuel 
et  l'absurdité  de  l'infini  potentiel. 

Tout  autre,  et  bien  plus  nettement  opposé  au  Péripatétisme,  a  été  le 
sentiment  de  Jean  de  Bassols  ». 

Le  disciple  de  Duns  Scot  admet  pleinement  l'axiome  formulé  par 
Aristote:  L'infiniment  grand  potentiel  suppose  l'infiniment  grand 
actuel.  Or,  chrétien,  il  croit  à  la  toute-puissance  divine  qui  ne  lui 
permet  pas  de  regarder  l'infiniment  grand  potentiel  comme  une 
absurdité.  Il  ne  veut  donc  pas  que  l'infini  actuel  soit  contradictoire  et 
il  déclare  Dieu  capable  de  le  créer. 


logi  profundissimi  in  primum  Sententiarum.  Nuper  ab  ORONTIO  FINE  Delphinate 
(ctsi  corruptum  et  maculatissimum  exemplar  nactus  extiterit)  priori  integritati 
quam  integerrime  et  emendatissime  valuit  diligenter  restitute.  Ac  marginariis 
adnotamentis  haud  parum  conducentibus  I  cum  earum  indicibus  studiose  ab  eodem 
decorate.  Sumptibus  autem  non  modicis  Fidclium  Bibliopolarum  Aime  universitatis 
Parisiensis  Francisci  Regnault  :  et  Joannis  Frellon  ïypis  mandate.  In  Aedibus 
scilicel  Nycolai  de  Pratis  Calcograpbi  probatissimi.  Anno  JESU  Acterni  Régis 
sesquimillesimo  decimoseptimo  Nono  Idus  Septembres  |  Sole  sub  \\V  parte  Vir- 
ginia gradientc  in  hemispherio  Parisiensi.  Leonis  Pape  X  pontiiicatus  Anno  Quinto. 
—  Les  questions  de  Jean  de  Rassois  sur  les  livres  II,  111  et  IV  des  Sentences  ont  été 
imprimées  respectivement  en  i5iG,  i5i6  et  i."»i-. 

1.  Joannis  de   Rassolis  //(  primum  librum  Sententiarum  distinctio    XLIII,   quœst. 
unira;  éd.  cit.,  foll.  CCIX  seqq. 


NOTES  375 

Que  telle  soit  bien  la  démarche  de  la  pensée  de  Jean  de  Bassols,  le 
passage  que  voici  »  nous  en  est  garant  : 

«  Une  quantité  qui  surpasse  toute  grandeur  déterminée  est  une 
quantité  infinie  en  acte;  mais  étant  donnée  une  quantité  d'une  mesure 
déterminée,  on  peut  en  donner  une  plus  grande  ;  on  peut  donc  donner 
une  quantité  actuellement  infinie.  Donnez-moi,  en  effet,  la  longueur 
que  vous  voudrez,  de  deux  pieds  par  exemple,  ou  de  trois  pieds,  ou 
de  telle  autre  mesure  particulière;  il  n'y  a  rien,  semble- 1- il,  qui 
répugne  à  ce  que  j'en  puisse  donner  une  plus  grande,  non  pas  seule- 
ment en  puissance  et  in  fier ï,  mais  en  acte;  la  longueur,  en  effet,  ne 
s'assigne  pas  à  elle-même  telle  mesure  déterminée.  A  l'appui  de  ce 
raisonnement,  on  peut  invoquer  cette  assertion  d'Aristote  au  troisième 
livre  des  Physiques  :  Si  une  grandeur  peut  être  indéfiniment  accrue, 
elle  peut  être  actuellement  infinie;  cette  conséquence,  énoncée  par 
Aristote,  est  valable.  Mais  une  grandeur  peut  être  indéfiniment  accrue, 
car,  étant  donnée  une  créature  quelconque  ou  un  individu  quelconque 
d'une  espèce  déterminée,  Dieu  pourrait  produire  une  seconde  créature 
semblable  ou  un  second  individu  de  même  espèce,  et  l'ajouter  à  la  pre- 
mière créature  ou  au  premier  individu;  cette  affirmation  est  confirmée 
par  Aristote  lui-même,  en  son  écrit  De  lineis  indivisibilibus ,  car  il  y 
enseigne  que  toute  grandeur,  pourvu  qu'elle  soit  finie,  peut  être 
amenée  à  toucher  une  autre  grandeur  et  à  la  prolonger;  de  même,  en 
la  suite  des  nombres  on  peut  progresser  indéfiniment;  de  même  pour 
les  formes,  etc.» 

Que  l'infini  actuel  n'implique  aucune  contradiction,  que  Dieu  puisse 
lui  donner  l'existence,  c'est  ce  que  Jean  de  Bassols  va  soutenir;  mais 
auparavant,  il  pose  une  distinction  2. 

«  L'infini  actuel  peut  être  entendu  de  deux  façons  : 

»  On  peut,  en  premier  lieu,  entendre  par  ces  mots  l'infini  simple, 
qui  est  infini  selon  toute  manière  d'être  et  selon  toute  perfection. 

»  On  peut,  en  second  lieu,  l'entendre  d'un  infini  qui  ne  l'est  pas 
selon  toute  manière  d'être  et  selon  toute  perfection,  mais  selon  une 
certaine  manière  d'être  ou  selon  une  perfection  d'une  nature  spéciale. . . , 
par  exemple  de  l'infini  en  longueur  ou  en  quelque  attribut  analogue. 

»  Dieu  ne  peut  créer  d'infini  actuel  au  premier  sens  du  mot,  car  il 
ne  saurait  exister  un  autre  Dieu  »  et  cet  infini  serait  Dieu. 

Mais  il  n'en  est  pas  de  même  de  l'infini  pris  au  second  sens  du  mot. 
Parmi  les  diverses  espèces  d'infini  qu'implique  ce  second  sens,  il  en 
est  quatre  3  dont  l'existence  actuelle  n'implique  aucune  contradiction 
et  peut,  par  conséquent,  être  réalisée  par  Dieu  ;  ce  sont  :  L'infini  en 
grandeur    géométrique   (longueur,    surface  ou   volume)  ;   l'infini  en 

1.  Jean  de  Bassols,  loc.  cit.,  fol.  ccxi,  coll.  b  et  c. 

2.  Jean  de  Bassols,  loc.  cit.,  fol.  ccx,  col.  d. 

3.  Jean  de  Bassols,  loc.  cit.,  fol.  ccxi,  col.  b. 


O-G  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

nombre  ;  l'infini  selon  l'intensité  ou  la  grandeur  de  quelque  perfection 
ou  forme  non  géométrique,  de  la  chaleur,  par  exemple;  enfin  l'infini 
en  force  (virtusj. 

Le  pouvoir  de  réaliser  un  infini  actuel  est  réservé,  d'ailleurs,  à  Dieu  ; 
aucun  agent  naturel  n'est  apte  à  le  produire1  :  «  L'accroissement  d'une 
grandeur  progresse  ou  peut  progresser  indéfiniment  ;  il  en  résulte 
qu'une  grandeur  infinie  tant  en  puissance  qu'en  acte  peut  être  donnée 
parla  vertu  divine,  non  par  vertu  naturelle;  si  les  forces  naturelles 
interviennent  seules,  une  borne  est  imposée  à  la  grandeur  et  à  son 
accroissement.  » 

L'argument  direct  que  Jean  de  Bassols  fait  valoir  à  l'appui  de  sa 
thèse  est  toujours  l'axiome  d'Aristote  :  L'infini  potentiel  serait  irréali- 
sable si  l'infini  actuel  l'était;  or  l'infini  potentiel  ne  peut  être  révoqué 
en  doute  lorsqu'il  s'agit  de  grandeur  ou  de  nombre;  toute  grandeur, 
tout  nombre  peut  toujours  être  surpassé  par  une  autre  grandeur,  par 
un  autre  nombre. 

Mais  à  cet  argument  direct,  Jean  de  Bassols  adjoint  des  arguments 
indirects  ;  il  s'attache  à  résoudre  les  contradictions  qu'Aristote  et  les 
autres  philosophes  avaient  cru  découvrir  en  la  supposition  d'une  gran- 
deur infinie  ou  d'un  nombre  infini  actuellement  existants  ;  il  les 
résout,  d'ailleurs,  avec  beaucoup  de  sagacité,  mettant  à  nu  le  paralo- 
gisme qui  fait  presque  toujours  le  fond  de  ces  sortes  d'objections. 

Contre  la  grandeur  infinie  actuelle,  par  exemple,  une  foule  d'im- 
possibilités prétendues  sont  tirées  de  la  figure  que  l'on  attribue  au 
corps  en  lequel  cette  grandeur  serait  réalisée.  Mais  pourquoi,  au 
corps  infini,  attribuer  une  figure?  «Il  n'est  nullement  nécessaires,  de 
nécessité  absolue,  qu'un  corps  soit  terminé  et  qu'il  ait  une  figure; 
en  sorte  qu'un  corps  infini  n'est  d'aucune  figure;  à  moins  que  l'on 
n'aime  mieux  dire  que  sa  figure  est  actuellement  infinie  comme  sa 
grandeur  ;  mais,  dans  ce  cas  il  faut  ajouter  que  la  définition  de  la  figure 
dont  se  tirent  ces  impossibilités  ne  convient  qu'aux  figures  finies.  » 

Aristote  a  élevé  contre  l'infini  actuel  une  objection  tirée  de  l'impossi- 
bilité où  l'on  est  de  lui  attribuer  des  parties  finies  ;  Jean  de  Bassols 
ruine  cette  objection  par  cette  remarque  si  simple  3  : 

u  L'infini  a  des  parties  [finies]  qui  ne  sont  pas  des  parties  aliquotes  ; 
en  prenant  un  nombre  déterminé,  quelconque  d'ailleurs,  de  ces  parties, 
il  est  toujours  impossible  de  reproduire  le  tout.  » 

Un  autre  argument,  qui  est  de  tous  les  temps,  est  le  suivant  '•  : 

«  D'une  grandeur  actuellement  infinie,  il  est  possible,  tout  au 
moins  par  la  puissance  de  Dieu,  de  séparer  une  première  partie  finie, 

i.  Jean  de  Bassols,  loc.  cit.,  fol.  ccxn,  col.  d. 

2.  Jean  de  Bassols,  loc.  cit.,  fol.  ccxii,  col.  d. 

3.  Jean  de  Bassols,  loc.  cit.,  fol.  ccxn,  col.  c. 

4.  Jean  de  Bassols,  loc.  cit.,  fol.  ccxui,  col.  h. 


NOTES  377 

d'un  pied,  par  exemple,  ou  de  deux  pieds;  je  demande  alors  si  la 
partie  restante  est  finie  ou  infinie.  On  ne  peut  dire  qu'elle  est  infinie, 
car  le  tout  étant  plus  grand  que  sa  partie,  il  en  résulterait  qu'un  infini 
actuel  étant  donné,  un  être  de  même  espèce  pourrait  être  plus  grand, 
ce  qui  est  faux  et  absurde.  On  ne  peut  dire  non  plus  qu'elle  est  finie, 
car  de  deux  grandeurs  finies  on  ne  peut  former  un  infini.  » 

Notre  Franciscain  répond1  :  «  Lorsque  vous  dites:  Un  infini  pourrait 
donc  être  plus  grand  qu'un  autre  infini  du  même  genre?  je  dis  qu'il 
n'y  a  pas  d'inconvénient  à  cela  s'il  ne  s'agit  pas  de  l'infini  considéré 
simplement,  de  celui  qui  l'est  de  toute  manière  et  sous  tout  rapport; 
c'est  ainsi  qu'une  ligne  qui  n'a  de  terme  ni  du  côté  de  l'Orient  ni  du 
côté  de  l'Occident  serait  plus  grande  qu'une  ligne  illimitée  du  côté 
de  l'Orient,  mais  ayant  un  terme  du  côté  de  l'Occident.  » 

Formé  à  la  dialectique  la  plus  subtile  par  son  maître  Duns  Scot, 
Bassols  n'hésite  pas  à  signaler  des  illogismes  même  dans  les  raisonne- 
ments du  Stagirite.  Il  va  plus  loin  ;  il  accuse  le  Philosophe  de  se  con- 
tredire lui-même  en  niant  le  nombre  actuellement  infini  :  «  Si  Aristote, 
dit-il2,  avait  fait  un  tout  de  ses  principes,  il  eût  admis  l'existence 
actuelle  du  nombre  infini.  Au  huitième  livre  des  Physiques,  en  effet, 
il  a  admis  que  le  Monde  était  éternel  et  que  les  hommes  s'étaient 
engendrés  les  uns  les  autres  de  toute  éternité.  En  second  lieu,  il  a 
admis  que  l'âme  raisonnable  était  la  forme  et  l'acte  du  corps;  le 
nombre  des  âmes  est  donc  précisément  le  même  que  le  nombre  des 
corps  humains  ;  on  ne  voit  pas  qu'il  ait  admis  l'opinion  absurde  sou- 
tenue depuis  par  le  Commentateur,  opinion  selon  laquelle  il  n'existe 
qu'un  seul  intellect  pour  tous  les  hommes;  l'eût-il  admise  que  l'on 
pourrait,  je  le  prétends,  lui  prouver  efficacement  le  contraire,  une  fois 
supposé  ou  démontré  que  l'âme  est  la  forme  du  corps  humain.  En 
troisième  lieu,  aux  trois  premiers  livres  De  l'âme  et  au  seizième  Des 
amimaux,  il  a  admis  que  l'âme  humaine  était  incorruptible,  qu'elle 
différait  par  sa  perpétuité  de  ce  qui  est  corruptible  et  extrinsèque.  De 
ces  trois  propositions  découle  cette  conséquence  inévitable  :  La  multi- 
tude des  âmes  humaines  est  infinie.  Si  donc,  au  troisième  livre  des 
Physiques,  Aristote  entend  nier,  comme  l'affirme  le  Commentateur,  la 
possibilité  du  nombre  infini  actuel,  il  en  résulte  qu'il  se  contredit  lui- 
même  et  que  l'on  peut,  de  ses  dires,  tirer  également  ces  deux  affirma- 
tions :  Il  y  a  un  infini  en  acte.  Il  n'y  a  pas  d'infini  en  acte  3.  » 

1.  Jean  de  Bassols,  loc.  cit.,  fol.  ccxni,  col.  c. 

2.  Jean  de  Bassols,  loc.  cit.,  fol.  ccxn,  col  c. 

3.  Jean  de  Bassols,  en  ce  passage,  se  montre  fermement  opposé  à  la  doctrine  aver- 
roïste  de  l'unité  de  l'intellect;  d'ailleurs,  il  semble  que  cette  doctrine,  après  avoir 
recruté  de  nombreux  adhérents,  à  Paris,  durant  le  xin8  siècle,  n'en  comptait  plus 
guère  au  début  du  xiv"  siècle;  les  condamnations  formulées  en  1277  lui  avaient  porté 
un  coup  fatal.  Qu'il  en  fût  bien  ainsi,  la  lecture  même  de  Jean  de  Bassols  nous 
l'apprend.  A  propos  de  l'un  des  articles  condamnés  par  Etienne  Tempier,  notre  Fran- 


378  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

Les  philosophes  qui  veulent  nier  la  grandeur  infinie  actuelle  et  le 
nombre  infini  actuel  rattachent  presque  tous  l'impossibilité  de  cet 
infini  à  l'impossibilité  d'une  division  actuellement  infinie  de  la 
grandeur  finie.  Si  Dieu,  disent-ils,  pouvait  réaliser  actuellement 
une  multitude  infinie,  il  pourrait,  d'une  manière  actuelle,  partager 
toute  grandeur  finie  en  une  infinité  de  parties  indivisibles.  Bassols, 
comme  ces  philosophes,  nie  qu'une  grandeur  finie  puisse  être,  d'une 
manière  actuelle,  divisée  à  l'infini  ;  mais  il  nie  également  que  cette 
impossibilité  entraîne  celle  de  la  multitude  actuellement  infinie. 
«  La  division  d'une  quantité  finie  quelconque  en  parties  dont  les 
grandeurs  se  succèdent  selon  un  rapport  constant,  se  poursuit, 
dit-il1,  à  l'infini.  Il  en  est  de  même  de  l'augmentation  d'une  quantité 
par  l'addition  de  semblables  parties  divisibles.  La  vertu  divine  elle- 
même  ne  peut  réduire  cette  division  ou  cet  accroissement  à  l'acte  in 
facto  esse,  mais  seulement  à  l'acte  in  fieri,  et  cela  parce  que  la  réalité 
ou  la  nature  des  choses  répugne  à  cette  actualisation.  Mais  cela  ne  fait 
point  objection  à  notre  proposition.  » 

La  doctrine  si  vigoureusement  anti-aristotélicienne  de  Bassols,  en  ce 
problème  de  l'infini,  prépare  la  réaction  occamiste,  en  même  temps 
qu'elle  la  dépasse  de  beaucoup;  il  est  difficile  de  croire  que  l'«  Audi- 
toire »  de  Duns  Scot  n'ait  pas  influé  sur  le  Venerabilis  Inceptor. 


III.  Durand  de  Saint- Pour çain. 

Il  semble  bien,  d'ailleurs,  que  la  pensée  de  Jean  de  Bassols  ait 
éveillé  un  écho  en  la  raison  d'autres  scolastiques  de  son  temps  ;  Durand 
de  Saint-Pourçain,  par  exemple,  paraît  avoir  connu  cette  pensée  et 
s'être  trouvé  sur  le  point  de  se  laisser  séduire  par  elle. 

A  quel  moment  Durand  de  Saint-Pourçain  philosophait-il  ?  Il  flo- 
rissait,  nous  dit  Trittenheim2,  au  voisinage  de  l'an  i3i8.  Mais  l'activité 

ciscain  est  amené  à  parler  des  circonstances  dans  lesquelles  cette  sentence  fut  rendue. 
«  Il  y  avait  alors  à  Paris,  dit-il  %  quelques  hommes  qui  soutenaient  cette  opinion  : 
Comme  aucune  matière  ne  fait  partie  de  l'àme,  il  ne  peut  y  avoir  plusieurs  âmes 
numériquement  distinctes.  » 

1.  Jean  de  Bassols,  loc.  cit.,  fol.  ccxm,  col.  c. 

2.  D.  Durandi  a  sancto  Portiano  super  sententias  theologicas  Pétri  Lombardi  corn- 
mentariorutn  libri  quatuor,  per  fratrein  Iacobum  Albertum  Castrensem  ad  fidem  veterum 
exemplarium  diligenter  recogniti.   Post    omnes  omnium  œditioncs   hactenus  vulgatas 

a)  Profundissimi  Sacre  théologie  p7*ofessoris  F.  Joannis  de  Bassolis  minorité  in  secuiulum 
sentenliarum  Qucstiones  inyeniosissime  :  et  sane  quam  utiles...  Venuradantur  in  vico  Maturino- 
rum  apud  Joanuem  Frollon  fidelissimum  Bibliopolara  sub  sigoo  Avicludii  commorantera.  Parhisius- 
Colophon  :  Kxpliciunt  preclarissime  et  sane  quam  utiles  questiones  super  secundum  seDtentiarum  :a 
profundissimo  et  ingenioso  theologo  Fratre  Joanne  de  Bassolis  sludiose  composite  |  et  discusse.  Impressc 
uovitor  in  aima  Farhisiorum  Lutecia...  Sumptibus  honestorum  bibliopolarum  Francisci  Reg-nault  et 
Joannis  Frellon.  Arte  vero  et  nitidissimis  caracteribus  Nicolai  de  Pratis  Calcographi  probatissirai.  Anno 
ab  orbe  redemplo  millesimo  quingentesimo  decirao  sexto  |  die  ultimo  meusis  Octobris.  Laus  Jesu. 
Dist.  III,  quïi'st.  II  ;  fol.  xxxiv,  col.  d. 


NOTES  379 

intellectuelle  de  ce  Scolastique  ne  se  laisse  pas  dater  avec  cette  étroite 
précision  ni  restreindre  en  l'espace  d'une  année;  à  la  fin  de  son  com- 
mentaire aux  Livres  de  Sentences,  l'auteur  nous  apprend  '  qu'il  termine 
dans  la  vieillesse  cet  ouvrage  qu'il  a  commencé  dans  sa  jeunesse;  son 
labeur  semble  donc  avoir  duré  de  longues  années,  comprises  en  la 
première  moitié  du  \iv°  siècle. 

Membre  de  l'ordre  de  saint  Dominique,  Durand  fut,  d'abord, 
thomiste  convaincu  ;  il  abandonna  ensuite  la  tradition  du  Docteur 
Angélique.  Il  nous  apparaît,  d'ailleurs,  comme  un  esprit  hésitant,  dont 
les  convictions  ont  dû  changer  bien  souvent. 

De  ces  variations,  il  nous  fait  lui-même  l'aveu  lorsqu'il  traite  de  la 
question  de  l'infini  actuel. 

Dieu  peut- il  produire  un  infini  actuel,  soit  en  nombre,  soit  en 
grandeur?  «  L'opinion  qui  l'affirme,  dit  Durand  de  Saint-Pou rçain^, 
est  assez  probable;  elle  a  été  adoptée  par  Avicenne,  par  Al-Gazali 
et  par  quelques  autres;  à  moi-même,  elle  a  semblé  parfois  rece- 
vable.  Mais  il  est  une  autre  manière  de  répondre  qui  semble  plus 
probable;  c'est  que  Dieu  ne  peut,  d'une  manière  actuelle,  produire 
de  tels  infinis,  non  par  défaut  de  puissance,  mais  parce  que  la  réalité 
répugne  à  cette  actualisation.  » 

Afin  de  justifier  la  préférence  que  lui  inspire  cette  dernière  opinion, 
Durand  examine  avec  grand  soin  les  arguments  qui  ont  été  produits 
pour  ou  contre  l'infini  actuel;  en  cette  discussion,  il  semble  surtout 
viser  les  raisonnements  de  Jean  de  Bassols  dont,  parfois,  il  reproduit 
presque  textuellement  les  paroles.  Si  le  Docteur  dominicain  a  été 
tenté  d'attribuer  à  Dieu  le  pouvoir  de  produire  un  infini  actuel,  le 
tentateur  n'était-il  pas  le  Docteur  franciscain? 


IV.  Jean  Buridan. 

Au  milieu  du  xive  siècle,  l'École  parisienne  se  met  à  discuter  les 
questions  relatives  à  l'infini  avec  une  logique  plus  raffinée  que  celle 
dont  on  avait  usé  jusque-là;  en  ces  discussions,  la  distinction  entre 
l'infini  catégorique  et  l'infini  syncatégorique  joue  un  rôle  essentiel. 


exeruimus,  et  cùm  expatianter  tum  forsan  accuratiùs,  ut  hanc  nostram  cum  aliis 
postremam  œditionem  conferenti  liquidé  apparebit.  Authoris  vitam,  professionem 
et  opéra  versa  pagina  indicabit.  Venundantur  Parisiis  apud  Ioannem  Roigny  sub 
basilisco,  et  quatuor  elemenlis,  via  ad  divum  Iacobum.  i53g.  —  Extrait  de  :  Joannis 
Trittenhemii  Abbatis  Spanhemensis  Catalogus  scriptorum  ecclesiaslicorurn,  inséré  au 
verso  du  titre. 

1.  Durand  de  Saint-Pourçain,  Op.  cit.,  Conclusio  operis,  a  tempore  quo  author 
opus  inceptum  hoc  perscripsit;  éd.  cit.,  fol.  32/4,  verso. 

2.  Durand  de  Saint-Pourçain,  Op.  cit.,  libri  primi  dist.  XLI1I,  quaest.  II;  éd.  cit., 
foll.  86-87. 


38o  ÉTUDES    SI  11    LÉONARD    DE    VINCI 

Nous  avons  vu i  Petrus  Hispanus  introduire  cette  distinction,  Burley 
y  faire  une  fois  appel,  Albert  de  Saxe,  enfin,  et  ses  successeurs  en  faire 
un  constant  usage. 

Un  peu  plus  jeune  que  Walter  Burley,  sensiblement  plus  âgé 
qu'Albert  de  Saxe,  Jean  Buridan  vient  se  placer  entre  eux  comme  un 
intermédiaire  naturel;  son  influence  sur  l'enseignement  d'Albertutius 
a  été  souvent  très  profonde. 

Nous  n'avions  pu,  jusqu'ici,  prendre  connaissance  des  Questions 
sur  la  Physique  d'Aristote  qu'a  composées  maître  Jean  Buridan  ; 
récemment,  il  nous  a  été  donné  de  les  étudier  en  l'exemplaire  manu- 
scrit que  conserve  la  Bibliothèque  nationale3.  En  1590,  à  Paris,  Jean 
Dullaert  de  Gand  fit  imprimer  ces  Questions  3;  nous  n'avons  pu 
consulter  cette  édition. 

Bien  que  Buridan  n'ait  pas  apporté,  en  tout  ce  qu'il  a  dit  de  l'in- 
fini, la  même  clarté  et  la  même  précision  qu'Albert  de  Saxe,  les 
discussions  du  maître  de  Béthune  ont  assurément  dirigé  celles  d'Al- 
bertutius; en  sorte  que  Léonard  de  Vinci,  en  lisant  celles-ci,  percevait 
bien  souvent  un  reflet  de  celles-là.  Il  nous  faut  donc  arrêter  un 
instant  aux  doctrines  que  Buridan  enseignait  au  sujet  des  deux 
infinis. 

Buridan  attache  une  grande  importance  à  la  notion  d'infini  syn- 
catégorique.  Voici  comment  il  définit  4  la  grandeur  syncatégorique- 
ment  infinie  :  C'est  une  grandeur  quelconque,  mais  jamais  si  grande 
qu'on  n'en  puisse  trouver  une  encore  plus  grande  (aliquantum,  et  non 
tantum  quin  majus).  Le  nombre  syncatégoriquement  infini  est  suscep- 
tible d'une  définition  analogue. 

Tout  aussitôt,  Buridan  donne  un  exemple  de  longueur  syncaté- 
goriquement infinie;  il  l'emprunte  à  cette  sorte  d'hélice 5  dont  le  pas 
décroît  en  progression  géométrique  et  que  les.  scolastiques  ont  si 
souvent  prise  pour  exemple;  quelque  longue  que  soit  la  partie  décrite 
de  cette  hélice,  on  en  peut  décrire  une  encore  plus  longue. 

La  grandeur  catégoriquement  infinie  serait  telle  qu'on  n'en  puisse 
donner  une  qui  la  surpasse.  Buridan  remarque  que  l'existence  d'une 
grandeur  catégoriquement  infinie   rendrait  impossible   la   grandeur 

1.  Voir  pp.  21-23. 

2.  Questiones  totius  libri  phisicorum  édite  a  Magistro  Johannc  Buridam  (Bibl.  nat.. 
fonds  lalin,  ms.  n°  1/4723). 

3.  Acutissimi  philosophi  reverendissimi  magistri  Johannis  Buridani  subtilissime 
questiones  super  octo  Phisicorum  libros  dilig enter  recognite  et  revise  a  magistro  Joanne 
Dullaert  de  Gandavo  antea  nusquam  impresse.  Venum  exponuntur  in  edibus  Dionisi 
Roce,  Parisius,  in  vico  divi  Jacobi,  sub  divi  Martini  intersignio.  Colophon  :  Hic 
fi  nom  accipiunt  questiones  reverendi  magistri  Johannis  Buridani  super  octo  Phisi- 
corum  libros,  impresse  Parhisius  opéra  ac  industria  magistri  Pétri  Ledru,  impensis... 
Dionisi  Boce...  anno  millesimo  quingentcsimo  nono,  octavo  calendas  novembres. 

4.  Magistri  Johannis  Buridam  questiones  totius  libri  Phisicorum,  lib.  111,  quœst. 
XVIII  :  Utrum  in  quolibet  continuo  infinité  sint  partes  (ms.  cit.,  loi.  58,  col.  c). 

f>.   Noir  p.  'i'i. 


NOTES  û8l 

syncatégoriquement  infinie  de  même  espèce,  du  moins  tant  que  l'on 
maintiendrait  intégralement  la  définition  qui  a  été  donnée  tout  à 
l'heure. 

Supposons,  par  exemple1,  l'existence  du  corps  catégoriquement 
infini.  On  ne  pourrait  dire  qu'étant  donné  un  corps  quelconque,  on 
en  peut  toujours  donner  un  plus  grand,  puisqu'il  existerait  un  corps 
tel  qu'il  n'en  puisse  exister  de  plus  grand.  11  n'y  aurait  donc  pas  de 
corps  syncatégoriquement  infini. 

Toutefois,  en  ce  cas,  étant  donné  un  corps  fini  quelconque,  on 
pourrait  toujours  trouver  un  autre  corps  fini  qui  soit  plus  grand;  en 
sorte  que  cette  proposition  demeurerait  vraie  :  Le  corps  fini  est  synca- 
tégoriquement infini  (infinitam  est  corpus  finitum). 

C'est  sous  cette  forme  que  Buridan  énonce  toujours  l'existence  d'un 
infini  syncatégorique,  témoin  ce  passage  si  clair 2  : 

«  Il  peut  y  avoir  un  mouvement  éternel  ou  infini,  et  de  même  un 
temps  éternel,  du  moins  dans  le  futur...  Cette  conclusion  est  évidente 
si  l'on  prend  ces  mots  :  éternel  et  infini,  au  sens  syncatégorique.  Selon 
Aristote,  en  effet,  on  devrait  dire  :  il  n'existe  aucun  mouvement, 
aucun  temps  de  si  longue  durée  qu'il  n'y  ait  un  mouvement,  un 
temps  de  plus  longue  durée  ;  et  selon  la  vérité  de  notre  foi,  »  il  en  est  de 
même.  «  Le  temps  et  le  mouvement  peuvent  donc  durer  perpétuelle- 
ment et  à  l'infini.  Le  mouvement  fini  peut  donc  être  infini  (Ergo 
infinitus  potest  esse  motus  finitus),  car  un  mouvement  fini  ne  peut 
être  si  long  qu'il  ne  puisse  exister  un  autre  mouvement  fini  plus 
long.  » 

Albert  de  Saxe,  pour  affirmer  que  la  durée  du  mouvement  est  synca- 
tégoriquement infinie,  dirait3:  In  infinitum  durât  motus;  il  affir- 
merait, au  contraire,  que  cette  durée  est  un  infini  catégorique  s'il 
disait  :  Motus  durât  in  infinitum.  Nifo  lui  attribue  formellement  ^ 
l'invention  de  cette  forme  de  langage  dont,  en  effet,  nous  ne  trouvons 
nulle  trace  dans  les  Questions  sur  la  Physique  de  Maître  Jean 
Buridan. 

La  grandeur  syncatégoriquement  infinie  peut- elle  être?  Contre 
Aristote,  mais  avec  Richard  de  Middleton,  Durand  de  Saint-Pourçain, 
Guillaume  d'Ockam  et  Walter  Burley,  Buridan  n'hésite  pas  à 
admettre  que  la  puissance  divine  est  capable  de  la  produire5. 

«  La  grandeur  infinie  peut  exister  si  l'on  prend  le  mot  infinie  au 
sens  syncatégorique.  Il  ne  peut,  en  effet,  exister  de  grandeur  finie  si 

1.  Jean  Buridan,  loc.  cit.,  fol.  58,  col.  d. 

2.  Magistri  Johannis  Buridam  questiones  totius  libri  Phisicorum ;  lib.  VIII, 
quœst.  III  :  Utrum  sit  aliquis  motus  œternus;  ms.  cit.,  fol.  97,  coll.  bet  c. 

3.  Voir  p.  23,  en  note. 
k.  Voir  p.  36. 

5.  Magistri  Johannis  Buridam  questiones  tôt ius  libri  Phisicorum;  lib.  III,  quœst.  XIX  : 
Utrum  possibile  est  infinitam  esse  magnitudinem;  ms.  cit.,  fol.  60,  col.  b. 


'5$2  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    M.NCI 

considérable  qu'il  n'en  puisse  exister  une  plus  considérable,  une  qui 
soit,  par  rapport  à  la  première,  double,  décuple,  et  ainsi  de  suite,  sans 
terme;  et  comme  aucune  grandeur  ne  saurait  exister  si  elle  n'est  finie, 
on  peut  dire  plus  simplement  qu'étant  donnée  une  grandeur  quel- 
conque longue  d'un  pied,  il  peut  en  exister  une  deux  fois  plus  grande, 
cent  fois  plus  grande,  etc.  Mais  cela  ne  peut  être  réalisé  que  par  la 
puissance  divine.  » 

La  réalisation  de  la  grandeur  catégoriquement  infinie  est-elle  égale- 
ment au  pouvoir  de  Dieu?  En  faveur  de  l'affirmative, Buridan  expose1 
l'argument  qui  devait  si  fort  préoccuper  Albert  de  Saxea  et,  après  lui, 
la  plupart  des  Scolastiques. 

On  peut  imaginer  qu'une  heure  ait  été  divisée  en  parties  propor- 
tionnelles, c'est-à-dire  en  parties  dont  les  durées  décroissent  en 
progression  géométrique  de  raison  {■;  on  peut  supposer  qu'en  chacune 
de  ces  parties  proportionnelles,  Dieu  crée  une  pierre  d'un  pied  cube; 
à  la  fin  de  l'heure,  il  aura  créé  une  pierre  actuellement  et  catégori- 
quement infinie. 

«  Ista  quaestio  apparet  mihi  bene  difjicilis,  »  dit  Buridan 3.  Le  philo- 
sophe de  Béthune  la  soumet,  en  effet,  à  une  discussion  qui  n'est 
exempte  ni  de  chicanes  ni  d'obscurités.  Il  clôt 4  cependant  cette 
discussion  par  la  remarque  que  voici  :  «  S'il  était  possible  que  Dieu 
agît  ainsi,  il  en  résulterait  que  la  dernière  partie  proportionnelle  d'une 
heure  pourrait  être  donnée,  ce  qui  est  faux,  comme  nous  l'avons  dit.  » 
Cette  remarque  est  devenue  la  majeure  du  raisonnement  par  lequel 
Albert  de  Saxe  a  réfuté5  l'argument  produit  en  faveur  de  l'infini 
actuel. 

La  discussion  dont  nous  venons  de  parler  contient  un  passage  G  qui 
mérite  d'attirer  notre  attention. 

Buridan  en  prend  occasion,  en  effet,  de  rappeler  ce  principe  sur 
lequel  Duns  Scot  et  Walter  Burley  ont  insisté  :  «  Une  proposition 
universelle  peut  être  impossible  alors  que  chacune  des  propositions 
plus  particulières  qu'elle  renferme  est  possible  et  qu'elles  sont  com- 
possibles  les  unes  avec  les  autres.  »  Selon  le  langage  des  logiciens 
scolastiques,  la  proposition  universelle  qui  est  la  synthèse  de  ces  pro- 
positions particulières  est  vraie  au  sens  divisé  et  fausse  au  sens 
composé,  a  De  la  possibilité  d'une  proposition  prise  au  sens  divisé,  on 
ne  saurait  conclure  la  possibilité  de  cette  même  proposition  prise  au 
sens  composé,  lorsque  ce  dernier  sens  maintient  l'universalité.))  En  ce 


i.  Jean  Buridan,  (oc.  cit.,  fol.  5<),  col.  c. 

a.  Voir  p.  /j3. 

3.  Jean  Buridan,  loc.  cit.,  fol.  5g,  col.  d. 

ti.  Jean  Buridan,  loc  cil.,  fol.  Go,  col.  a. 

5.  Voir  pp.  tiS-l\l\. 

G.  Jean  Buridan,  loc.  cil.,  fol.  Go,  col.  b. 


NOTES  080 

même  problème,  Albert  de  Saxe,  visiblement  dirigé  par  l'enseignement 
de  Buridan,  recourra  au  même  principe1. 

Tout  être  eht-il  borné  par  un  certain  maximums  qu'il  lui  est  interdit 
de  surpasser?  Si  les  puissances  naturelles  entrent  seules  en  jeu,  cela 
peut  être;  mais  aucun  être  naturel  ne  saurait  être  si  grand  que  la 
puissance  divine  ne  fût  capable  de  produire  un  autre  être  de  même 
espèce  que  celui-là  et  plus  grand  que  lui;  du  moment  que  la  puis- 
sance divine  entre  en  jeu,  toute  espèce  d'être  est  capable  d'infinité 
syncatégorique. 

Cette  question  amène  Buridan  à  parler3  du  maximum  qui  termine 
les  divers  degrés  d'une  puissance.  Nous  avons  vu  comment  cet  antique 
sujet  de  discussion  de  la  Physique  péripatéticienne  avait  pris,  dans 
les  écrits  d'Albert  de  Saxe,  une  forme  particulièrement  rigoureuse'1; 
comment  la  plupart  des  successeurs  d'Albertutius  avaient  longuement 
traité  ce  problème;  comment  enfin  Léonard  de  Vinci  avait  repris  fort 
exactement  l'exposé  d'Albert  de  Saxe5. 

Cet  exposé,  nous  le  trouvons  préparé  par  celui  de  Jean  Buridan, 
mais  combien  la  rigueur  et  la  précision  sont  plus  grandes  en  l'œuvre 
du  Maître  allemand  qu'en  l'œuvre  du  Maître  picard  !  Celui-ci  se  borne 
à  formuler  des  conclusions  qu'il  donne  comme  probables  et  commu- 
nément reçues  :  «  soient  poni  conclasiones  probabiles.  » 

«  Admettons  que  A  soit  la  puissance  capable  de  lever  un  grand 
poids  ;  il  n'est  pas  possible  de  donner  le  poids  le  plus  grand  que  A 
puisse  lever  ;  cette  conclusion  est  évidente  si  l'on  admet  que  l'action 
ne  peut  se  produire  lorsque  la  puissance  agissante  est  égale  ou  infé- 
rieure à  la  résistance. 

»...  Aux  conclusions  déjà  posées,  on  peut  en  joindre  d'autres  que 
l'on  formule  communément  et  avec  raison. 

»  La  première  de  ces  conclusions  est  la  suivante  :  On  peut  donner  le 
poids  le  plus  petit  parmi  ceux  que  A  ne  peut  lever.  En  effet,  il  est 
certain  que  le  poids  peut  tellement  croître  que  A  devienne  incapable 
de  le  lever.  Il  faut  donc  que  cette  puissance  soit  bornée  à  un  certain 
poids.  Or,  elle  ne  peut  l'être  que  de  l'une  des  deux  manières  que 
voici  :  Ou  bien  la  puissance  A  peut  lever  ce  poids  limite,  tandis 
qu'elle  ne  peut  lever  aucun  poids  plus  grand  ;  ce  poids-là  serait  alors 
le  poids  maximum  qu'elle  puisse  lever;  et  nous  avons  admis  qu'un 
tel  poids  ne  pouvait  être.  Ou  bien  la  puissance  A  est  incapable  de  lever 
ce  poids;  mais  elle  est  capable  de  lever  tout  poids  moindre;  c'est  pré- 


1.  Voir  p.  k'-x- 

2.  Magistri  Johannis  Buridam  questiones  totius  libri  Phisicorum;  lib.  I,  qua3st.  XII  : 
Utrum  omnia  naturalia  siat  determinata  ad  maximum  ;  ms.  cit.,  fol.  i/i,  coll.  dseqq, 

3.  Jean  Buridan,  loc.  cit.,  fol.  16,  coll.  b  et  d. 
/j.  Voir  pp.  ik  -3o. 

5.  Voir  pp.  52-53. 


38/|  ÉTUDES    SUK    LÉOxNAHD    DE    VINCI 

cisément  là  notre  conclusion;  ce  poids, en  effet,  est  le  poids  minimum 
parmi  ceux  que  A  ne  peut  lever,  car  elle  peut  lever  tout  poids 
moindre.  » 

Si  Albert  de  Saxe  a  discuté  avec  sa  minutieuse  logique  la  question 
du  maximum  in  quod  sic  et  du  minimum  in  quod  non,  il  n'a  pas  créé, 
nous  le  voyons,  la  solution  qu'il  a  adoptée;  Buridan  nous  apprend 
qu'en  son  temps,  elle  était  communément  reçue  à  l'Université  de 
Paris. 

La  question  que  Buridan  vient  de  traiter  le  conduit  tout  aussitôt  »  à 
l'examen  de  cette  autre  :  Tous  les  êtres  naturels  sont-ils  inférieurement 
bornés  à  un  certain  minimum  ? 

Il  ne  s'agit  nullement  pour  le  maître  de  l'Université  de  Paris  de 
discuter  la  divisibilité  syncatégoriquement  infinie  de  la  grandeur 
abstraite  ;  la  seule  divisibilité  qu'il  mette  en  question  est  celle  des 
corps  réels  et  concrets. 

Au  sujet  de  cette  divisibilité,  une  conclusion  lui  paraît  certaine; 
cette  conclusion,  il  la  formule  en  ces  termes  : 

«  On  peut  donner  une  grandeur  si  petite  qu'un  corps  de  cette  gran- 
deur ou  d'une  grandeur  moindre,  qui  serait  isolé  de  tout  autre  corps 
de  même  espèce,  ne  saurait  être  conservé  pendant  un  temps  prolongé 
et  notable;  ce  corps  tendrait  continuellement  à  sa  corruption  et  les 
corps  qui  lui  sont  voisins  l'auraient  bientôt  corrompu.  » 

Cette  conclusion  reflète  l'influence  de  Richard  de  Middleton  et 
d'Ockam,  et  va  influer  à  son  tour  sur  Albert  de  Saxe  2;  mais  elle  ne 
concerne  pas  directement  la  question  du  minimum  naturel  telle  qu'elle 
a  été  posée  par  Gilles  de  Rome3.  Cette  dernière  question,  Buridan  la 
formule  en  ces  termes  : 

«  Peut-être  posera-t-ou  l'interrogation  suivante  :  Est-il  possible  de 
donner  un  corps  naturel,  isolé  de  tout  corps  de  même  espèce  que  lui, 
et  si  petit,  qu'aucuu  corps  de  cette  même  espèce,  isolément  existant, 
ne  puisse  être  moindre?  Il  est  certain  que  la  puissance  divine  peut 
réaliser  un  corps  de  même  espèce  qui  soit  moindre  que  celui-là;  mais 
le  doute  soulevé  est  relatif  aux  puissances  naturelles.  » 

Ce  doute,  Buridan  ne  trouve  pas  de  certitude  capable  de  l'éclairer  ; 
les  solutions  proposées  ne  lui  inspirent  aucune  confiance;  u il  me 
semble,  observe-t-il,  que  tout  cela  est  dit  sans  aucune  preuve.  —  Sed 
tune  mihi  videtur  quod  haec  omnia  dicta  sunt  sine  aliqua  probatione.  » 


i.  Maglstri  Johannis  Buridam  questiones  totius  libri  Phisicorutn  ;  lib.  1,  quœst.  X11I  : 
Utrum  omnia  enlia  naturalia  sunt  detcrminata  ad  minimum;  ms.  cit.,  fol.  17. 

2.  Voir  p.  i5. 

3.  Voir  pp.  11-12. 


ÎSUTES 


o85 


V.   Grégoire  de  Rimini. 

Aristote  avait  affirmé  que  la  grandeur  infinie  était  contradictoire, 
non  seulement  si  l'on  voulait  la  supposer  réalisée  en  acte,  mais  même 
si  l'on  se  bornait  à  lui  attribuer  une  existence  en  puissance.  Jean  de 
Bassols,  poussant  à  l'extrême  l'opposition  à  la  doctrine  péripatéti- 
cienne, n'avait  pas  hésité  à  déclarer  que  l'infini,  aussi  bien  actuel  que 
potenliel,  n'était  point  contradictoire  et  que,  sous  une  forme  comme 
sous  l'autre,  il  pouvait  être  produit  par  la  Puissance  divine. 

Après  bien  des  hésitations,  Durand  de  Saint-Pourçain  est  parvenu 
à  formuler  une  opinion  qui  fut  une  sorte  de  moyen  terme  entre 
celle  d' Aristote  et  celle  de  Jean  de  Bassols.  Avec  Aristote,  Durand  de 
Saint-Pourçain  regarde  l'infini  en  acte  comme  contradictoire  ;  Dieu 
même  ne  saurait  le  produire.  En  revanche,  il  admet  que  l'infini  en 
puissance  n'a  rien  d'illogique;  la  Vertu  divine  le  peut  engendrer. 
Cette  opinion  est  celle  qu'avait  soutenue  Richard  de  Middleton. 

Cette  doctrine  de  Richard  de  Middleton  et  de  Durand  de  Saint- 
Pourçain,  Guillaume  d'Ockam  la  professe  avec  la  netteté  qui  lui 
est  habituelle.  Walter  Burley  la  soutient  d'une  manière  non  moins 
formelle.  Jean  Buridan  l'adopte  ensuite;  il  l'expose  et  la  défend  avec 
toute  l'habileté  logique  à  laquelle  l'étude  des  Summulae  de  Petrus 
Hispanus  a  habitué  les  Parisiens  ;  la  distinction  entre  l'infini  catégo- 
rique et  l'infini  syncatégorique  dirige  toute  sa  discussion.  Après  Jean 
Buridan,  Albert  de  Saxe  consacre  toute  la  rigueur  et  toute  la  clarté 
dont  son  génie  est  coutumier  à  exposer  les  doctrines  de  son  maître. 

Au  temps  même  où  Jean  Buridan  développait,  au  sujet  de  l'infini, 
des  pensées  inspirées  par  celles  de  Guillaume  d'Ockam,  la  tradition 
de  Jean  de  Bassols  était  reprise  par  un  logicien  d'une  puissance  et 
d'une  audace  également  rares  ;  c'est  en  i3A4,  en  effet,  que  Grégoire  de 
Rimini  mettait  la  dernière  main  à  ses  Questions  sur  les  livres  des 
Sentences. 

Si  Grégoire  de  Rimini  se  trouve  parfois,  et  à  propos  de  problèmes 
essentiels,  en  contradiction  avec  le  Venerabilis  Inceptor,  cette  contra- 
diction, cependant,  n'est  pas  continuelle.  Il  est  nombre  de  points  où 
les  deux  philosophes  s'accordent.  Ce  que  Grégoire  de  Rimini,  par 
exemple,  dit  des  indivisibles  de  la  Géométrie,  du  point,  de  la  ligne, 
de  la  surface,  eût  été  avoué  par  Guillaume  d'Ockam;  il  y  eût  reconnu 
les  principes  qu'il  opposait  à  l'École  scotiste. 

Comme  Guillaume  d'Ockam,  Grégoire  nie  formellement!  «  qu'en 

i.  Gregorius  de  Arimino.  In  secundo  sententiarum  nuperrime  impressus.  Elquam  dili- 
gent issime  sue  integritati  restitutus.  Per  venerabilem  sacre  théologie  bacalarium  fratrem 
Paulum  de  Genezano.  —  Colophon  :  Explicit  lectura  secundi  sententiarum  Fratris 
Gregorii  de  Arimino  ;  sacri  ordinis  Heremitarum  Sancti  Angustini  :  théologie  profes- 

i».  nu  hem.  a  5 


38G  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    \i.\Cl 

aucune  grandeur,  il  existe  réellement  quelque  indivisible  qui  soit 
intrinsèque  à  cette  grandeur»,  et  qui  ne  lui  soit  pas  seulement  présent 
et  coexistant  comme  l'âme  l'est  au  corps. 

Qu'une  grandeur  ne  soit  pas  simplement  formée  par  un  certain 
nombre  d'indivisibles,  on  s'en  peut  aisément  convaincre  à  l'aide  des 
arguments  géométriques  que  Roger  Bacon  et  Duns  Scot  ont  mis  à  la 
mode  et  que  notre  auteur  développe  avec  complaisance  i.  Mais,  sans 
prétendre  que  la  grandeur  est  composée  d'indivisibles,  que  le  volume, 
par  exemple,  est  un  empilement  de  surfaces,  on  pourrait  affirmer,  et 
c'est  ce  qu'a  soutenu  Duns  Scot,  qu'au  sein  de  la  grandeur,  l'indivi- 
sible jouit  d'une  existence  réelle,  que  la  surface  qui  termine  un 
volume,  par  exemple,  est  une  entité  distincte  de  ce  volume,  capable 
de  servir  de  sujet,  de  support,  à  certains  attributs  physiques  tels  que 
la  couleur. 

C'est  contre  cette  affirmation  des  Scotistes  que  s'élève  avec  force 
Grégoire  de  Rimini,  en  formulant  la  proposition  que  nous  avons 
citée;  «en  aucune  grandeur,  »  répète-t-il  2,  «il  n'existe  de  point.  » 
Comme  les  Scotistes  empruntaient  à  la  Physique  leurs  principaux 
arguments  en  faveur  de  l'existence  réelle  des  indivisibles,  c'est  surtout 
à  des  raisons  de  Physique  que  notre  auteur  fait  appel3  pour  démontrer 
que  ces  entités  ne  sauraient  être  admises  ;  le  mouvement  local  d'un 
point,  par  exemple,  lui  paraît  être  une  absurdité. 

Quelle  est  donc  l'exacte  nature  de  ces  indivisibles  que  l'on  nomme 
point,  ligne,  surface  ?  Grégoire  expose  son  opinion  à  ce  sujet  4  avec 
une  parfaite  clarté  : 

«  Ces  noms  de  ligne,  de  surface,  de  corps,  peuvent  être  pris  en  deux 
sens  différents. 

»  En  un  premier  sens,  ils  signifient  des  grandeurs  véritables  existant 
réellement  hors  de  l'âme. 

»  En  ce  premier  sens,  ce  que  l'on  nomme  ligne,  surface  et  corps,  c'est 
une  même  grandeur,  mais  considérée  à  des  points  de  vue  (rationes) 
différents.  Cette  grandeur,  on  la  nomme  ligne  en  tant  qu'elle  est 
étendue  selon  une  certaine  dimension  ou  selon  une  certaine  différence 
de  situation;  en  tant  qu'elle  est  étendue  selon  deux  dimensions,  on  la 
nomme  surface,  et  corps,  en  tant  qu'elle  est  étendue  suivant  trois 

soris  excellentissimi  :  Prioris  generalis  quoadam  prefati  ordinis  :  qui  legit  Parisius 
anno  domitii  i344°.  Per  venerabilem  sacre  théologie  bacalarium  fratrem  Paulum  de 
Geneçano  quamdiligentissime  castigata  et  sue  pristine  integritati  reslituta.  —  Après 
la  table:  Venctiis  sumptibus  heredum  quondam  domini  Octaviani  Scoti  Modoetiensis 
ac  sociorum.  8  octobris  i5i8.  —  Dist.  Il,  Quaest.  Il  :  Utrum  angélus  sit  in  loco  divi- 
sibili  aut  invisibili.  Art.  I  :  An  magnitudo  componitur  ex  indivisibilibus ;  fol.  3a, 
col.  d. 

1.  Grégoire  de  Rimiui,  loc.  cit.,  fol.  28,  col.  a,  à  fol.  29,  col.  b. 

2.  Grégoire  de  Rimini,  loc.  cit.,  fol.  32,  col.  d. 

3.  Grégoire  de  Rimini,  loc.  cit.,  fol.  33,  col.  b. 

*\.  (Irégoire  de  Rimini,  loc.  cit.,  fol.  .'>:>,  col.  d.  cl  fol.  34,  col.  a. 


NOTES  387 

dimensions.  Or,  toute  grandeur  qui  existe  hors  de  notre  âme  est 
étendue  à  la  fois  selon  une  dimension,  selon  deux  dimensions  et  selon 
trois  dimensions  ;  il  n'en  est  aucune  qui  soit  étendue  seulement  suivant 
une  ou  deux  dimensions. 

»  ...  Donc,  si  l'on  prend  les  mots  en  ce  sens,  toute  ligne  est  en 
même  temps  surface  et  corps,  et  on  peut   en   dire   autant,    mutatis 

mutandis,  de  la  surface  et  du  corps 

»  Les  auteurs  disent  :  La  ligne  est  une  grandeur  qui  n'a  d'étendue 
que  suivant  une  seule  dimension  ;  mais  d'après  ce  qui  vient  d'être  dit, 
l'exclusion  qui  est  ici  formulée  n'entend  point  signifier  que  cette 
chose  réelle  qui  est  une  ligne  n'a  pas  d'extension  suivant  plus  d'une 
dimension;  elle  signifie  que  la  définition  de  la  ligne  n'implique  pas 
que   cette   chose   soit   étendue   suivant   plusieurs   dimensions,   mais 

seulement  qu'elle  est  étendue  selon  une  dimension 

»  Ces  mots  peuvent  être  pris  en  un  second  sens,  comme  signifiant 
des  grandeurs  fictives  et  imaginaires  ou  des  images  de  grandeurs  que 
l'âme  feint  en  elle-même,  non  par  une  quelconque  de  ses  puissances 
sensitives,  mais  en  son  seul  intellect.  Dans  la  réalité  extérieure,  il  n'y 
a  ni  aire  sans  profondeur,  ni  longueur  sans  largeur  ;  cependant  l'expé- 
rience nous  montre  que  nous  pouvons,  en  nous-même;  feindre  et 
considérer  une  certaine  aire  sans  considérer  aucune  profondeur, 
c'est-à-dire  concevoir  une  certaine  grandeur  étendue  seulement 
suivant  deux  dimensions  ;  nous  pouvons,  de  même,  considérer  une 
pure  longueur  dénuée  de  largeur;  nous  pouvons  encore  considérer 
une  figure  douée  de  profondeur,  c'est-à-dire  une  grandeur  étendue 
suivant  trois  dimensions,  suivant  trois  différences  de  situation. 
Ce  sont  les  grandeurs  fictives  de  cette  sorte  que  nous  nommons 
surfaces,  lignes,  corps.  » 

Ces  principes  fournissent l  une  réponse  aisée  à  toutes  les  objections 
que  pourraient  faire  valoir  les  partisans  de  l'existence  réelle  des 
indivisibles. 

Une  grandeur  ne  saurait  être  composée  d'indivisibles  ;  elle  ne  peut 
être  composée  que  de  grandeurs  de  même  espèce  ;  il  serait  d'ailleurs 
absurde  de  prétendre  que  le  nombre  de  ses  parties  est  incapable  de 
surpasser  une  certaine  valeur  finie  ;  il  reste  donc  qu'elle  admette  une 
infinité  de  parties;  Grégoire  de  Rimini  se  trouve  ainsi  conduit  à 
analyser  la  redoutable  notion  d'infini. 

L'analyse  à  laquelle  il  va  procéder  suppose,  tout  d'abord,  que  l'on 
introduise,  entre  les  diverses  manières  de  concevoir  l'infini,  la  célèbre 
distinction  posée  par  Petrus  Hispanus. 

«  La  discussion  des  opinions  que  certains  philosophes  professent  en 
cette   matière,    dit  Grégoire  de  Rimini2,   nous  amène  à  poser  une 

1.  Grégoire  de  Rimini,  loc.  cit.,  fol.  3/i,  recto  et  verso- 

2.  Grégoire  de  Rimini,  loc.  cit.,  fol.  3o,  col.  b. 


388  ÉTUDES    SUU    LÉONARD    DE    VINCI 

distinction  au  sujet  de  ce  terme  :  infini,  qui  peut  être  pris  en  deux 
sens  différents;  selon  le  langage  communément  reçu,  il  peut  être  pris 
au  sens  syncatégoriqae  ou  bien  au  sens  catégorique. 

»  S'il  s'agit  des  quantités  continues,  le  premier  sens  équivaut  à 
cette  phrase  :  Une  quantité  ne  peut  être  si  grande  qu'il  n'en  existe 
une  plus  grande  (non  tanlum  quin  majusj.  S'il  s'agit  de  multitudes 
d'objets  distincts,  il  équivaut  à  cette  autre  phrase  :  Une  multitude  ne 
peut  être  si  nombreuse  qu'il  n'en  soit  une  plus  nombreuse  encore 
(non  lot  quin  plura).  » 

Ces  définitions  de  l'infini  syncatégorique,  communément  acceptées 
au  temps  de  Grégoire  de  flimini,  sont  celles-là  même  dont  Jean 
Buridan  fait  usage;  elles  ne  satisfont  pas  entièrement  le  très  subtil 
Augustin  qui  propose  une  formule  différente  pour  caractériser  l'infini 
syncatégorique  :  «  Je  crois  qu'il  serait  plus  exact  de  dire  :  Une 
quantité  finie,  si  grande  soit-elle,  étant  donnée,  il  est  quelque  chose 
de  plus  grand,  ou  bien  un  nombre  fini,  si  considérable  soit-il,  étant 
donné,  il  est  quelque  chose  de  plus  considérable  (quantocunque  finito 
majus,  vel  quotcunque  finitis  plura). 

»  Si  l'on  veut,  au  contraire,  prendre  l'infini  au  sens  catégorique, 
on  explique  ce  sens  par  la  phrase  suivante,  lorsqu'il  s'agit  de  quantités 
continues  :  Une  quantité  si  grande  qu'une  quantité  plus  grande 
n'existe  pas  et  ne  saurait  exister.  Lorsqu'il  s'agit  d'objets  distincts,  on 
le  définit  :  Une  multitude  si  considérable  qu'il  n'en  saurait  exister  de 
plus  considérable.  » 

Ici  encore,  Grégoire  ne  se  montre  pas  disposé  à  accepter  ces 
manières  courantes  de  parler  :  «  Cette  manière  d'exposer  la  notion 
d'infini  catégorique  ne  semble  pas  convenable  ;  selon  le  Philosophe, 
le  premier  ciel  ou,  tout  au  moins,  l'Univers  est  un  corps  si  grand 
qu'il  n'en  existe  pas  et  qu'il  n'en  saurait  exister  de  plus  grand; 
cependant,  ce  n'est  pas  un  corps  infini.  De  même,  suivant  un  très 
grand  nombre  de  docteurs  modernes,  il  peut  exister,  bien  plus!  il 
existe  une  multitude  plus  grande  qu  une  multitude  infinie. 

»  Aussi  d'autres  donnent- ils  une  meilleure  définition  de  l'infini 
[catégorique]  en  disant,  s'il  s'agit  de  quantités  continues,  qu'il  est 
plus  grand  qu'une  grandeur  d'un  pied,  qu'une  grandeur  de  deux 
pieds,  qu'une  grandeur  de  trois  pieds  et  que  toutes  les  grandeurs 
finies  que  vous  voudrez;  et  s'il  s'agit  d'objets  distincts,  en  disant 
qu'il  est  plus  grand  que  deux,  que  trois,  que  quatre  et  que  toutes 
les  multitudes  finies.  On  peut  dire  encore  que  l'infini,  pris  en  ce  sens. 
peut,  en  ce  qui  concerne  les  quantités  continues,  se  définir  par  celle 
phrase  :  Il  est  plus  grand  que  toute  quantité  finie,  si  grande  soit-ellr 
(majus  quantocunque  finito).  Il  peut  se  caractériser  par  cette  phrase. 
s'il  s'agit  d'une  multitude  d'objets  distincts  :  Elle  est  plus  considérable 
que  tout  nombre  fini,  si  grand  soit-il  {plura  quotcunque  finitisj.  n 


non;  s  389 

Grégoire  de  Rimini  caractérise  donc  par  une  simple  transposition 
de  mots  les  deux  acceptions  du  terme  infini  ;  il  dit  :  Qaantocunqiie 
finito  majus  s'il  s'agit  d'un  infini  syncatégorique  et  :  Majas  quanto- 
cunqiie  finito  s'il  s'agit  d'un  infini  catégorique.  Cette  manière  de 
parler,  intraduisible  en  français,  a  été  employée  d'une  manière  tout  à 
fait  systématique  par  Albert  de  Saxe  et  par  ses  successeurs  i  ;  elle  avait 
le  très  grand  avantage  d'introduire  dans  les  discussions  beaucoup  de 
concision  et  de  netteté. 

Ces  deux  formules  rappelaient,  d'ailleurs,  à  l'esprit  des  logiciens 
scolastiques,  des  idées  clairement  conçues. 

Lorsqu'ils  disaient  :  Quantocunque  finito  majas,  ils  entendaient 
qu'une  quantité  finie  étant  donnée,  on  pouvait  toujours  prendre  une 
autre  quantité  finie  plus  grande  que  celle-là,  quelle  que  soit  d'ailleurs 
celle-là;  en  cette  opération,  des  quantités  finies  étaient  seules  posées, 
mais  l'opération,  ne  s'achevant  jamais,  définissait  un  infini  in  ficri. 

Lorsqu'ils  disaient,  au  contraire  :  Majas  qaantocanqae  finito,  ils 
entendaient  que  toutes  les  quantités  finies  concevables  étaient  données, 
qu'aucune  quantité  finie  plus  grande  ne  pouvait  plus  être  prise,  et  ils 
concevaient  un  objet  doué  d'existence  actuelle  et  plus  grand  que  toute 
quantité  finie.  C'est  cet  infini  in  facto  esse  que  Grégoire  de  Rimini, 
Albert  de  Saxe  et  leurs  successeurs  nommaient  infini  catégorique  ; 
aujourd'hui,  nous  le  nommerions  transfini. 

Que  telle  soit  bien  l'exacte  pensée  de  Grégoire  de  Rimini,  nous 
nous  en  convaincrons  de  plus  en  plus  fermement  au  fur  et  à  mesure 
que  nous  pénétrerons  plus  avant  dans  l'étude  de  son  écrit;  mais  pour 
n'en  pas  douter,  il  nous  suffirait  de  lire  les  lignes  qui  suivent  immé- 
diatement celles  que  nous  avons  citées  en  dernier  lieu  : 

«  Ces  deux  acceptions  du  mot  infini  diffèrent  notablement  :  Le  pré- 
dicat infini,  appliqué  au  sujet  d'une  proposition,  et  pris  au  sens  caté- 
gorique*, rend  la  proposition  universelle;  il  ne  la  rend  pas  universelle 
s'il  est  pris  au  sens  syncatégorique.  Or,  il  peut  arriver  qu'une  propo- 
sition soit  vraie  dans  ce  dernier  cas  et  fausse  dans  le  premier.»  Et 
Grégoire  cite  un  exemple  de  proposition  qui  est  vraie  ou  fausse  selon 
que  le  sens  adopté  est  le  sens  syncatégorique  ou  le  sens  catégorique. 

Contre  la  possibilité  de  l'infini  catégorique,  les  objections  sont 
nombreuses  et,  pour  la  plupart,  fort  délicates  à  résoudre;  par  des  arti- 
fices variés,  on  tire  de  celle  possibilité  des  conclusions  de  celte  sorte3  : 
On  peut  ajouter  quelque  chose  à  l'infini,  il  peut  y  avoir  quelque  chose 

i.   Voir  p.  ^3,  en  noie,  p.  30  et  p.  38 1. 

■i.  Dans  le  texte  imprimé,  les  deux  mots  :  syncalheyoreumatice  et  cathegoreumatice 
ont  été  permutés  par  une  erreur  manifeste. 

3.  Gregorius  de  Arimino  In  primo  sententiarum  nuperrime  impressus.  Et  quam 
diligentissime  sue  integrilati  restitutus.  Per  venerabilem  sacre  théologie  bacalariumfratrem 
Paulum  de  Genezano.  —  Colophon  :  Explicit  lectura  primi  sententiarum  fratris  Gre- 
gorii  de  Arimino  :  sacri   ordinis   heremitarum   sancti   Aug\    Théologie   professons 


3qO  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

de  plus  grand  que  l'infini,  un  infini  peut  être  multiple  d'un  autre,  etc. 
Ces  conclusions,  on  les  répute  absurdes,  et  on  en  conclut  que  la  possi- 
bilité de  l'infini  catégorique  est  contradictoire. 

Valables  contre  un  infini  qui  serait  conçu  comme  une  grandeur 
telle  qu'il  n'en  pût  exister  de  plus  grande,  ces  objections  sont  sans 
force  contre  l'infini  catégorique  tel  que  Grégoire  de  Rimini  l'a  défini. 
Déjà  Jean  de  Bassols,  pressentant  obscurément  cette  définition,  n'avait 
pas  hésité  à  admettre  toutes  ces  conclusions,  en  se  refusant  à  les  taxer 
d'absurdes  ;  il  avait  franchement  accepté  qu'un  infini  fût  plus  grand 
qu'un  autre  infini,  qu'un  infini  fût  partie  d'un  autre  infini  ;  il  rappe- 
lait1 qu'on  pouvait,  à  ces  objections,  donner  cette  réponse:  «La  com- 
paraison des  quantités  plus  grandes  ou  plus  petites  ne  peut  se  faire 
qu'entre  quantités  finies»;  mais  cette  réponse,  il  la  traitait  dédaigneu- 
sement :  a  Je  n'en  ai  cure.  —  Sed  non  euro.  » 

En  dépit  de  l'indifférence  avec  laquelle  elle  est  traitée  par  Jean  de 
Bassols,  la  question  vaut  la  peine  d'être  examinée.  Les  mots  plus 
grand,  plus  petit,  tout,  partie  ont-ils,  lorsqu'il  s'agit  d'infinis,  le  même 
sens  que  lorsqu'il  s'agit  de  grandeurs  finies  ?  Grégoire  de  Rimini  ne  le 
pense  pas  et,  avec  une  extrême  sagacité  logique,  il  s'efforce  de  distin- 
guer et  de  définir  les  significations  diverses  de  ces  mots. 

La  rigueur  de  notre  philosophe  s'exerce  d'abord  au  sujet  des  termes 
tout  et  partie12.  «  Ces  termes,  en  effet,  peuvent  être  pris  en  deux  sens 
différents,  au  sens  commun  et  au  sens  propre. 

»  Au  premier  sens,  une  chose  quelconque  qui  comprend  une  seconde 
chose  et,  en  outre,  une  troisième  chose  distincte  de  la  seconde  et  de 
tout  ce  qui  est  compris  en  la  seconde,  est  dite  un  tout  par  rapport  à 
cette  seconde  chose  ;  et  toute  chose  ainsi  comprise  dans  un  tout  est 
dite  partie  du  tout  qui  la  comprend. 

»  Au  second  sens,  pour  qu'une  chose  soit  dite  un  tout  par  rapport 
à  une  autre  chose,  il  faut  non  seulement  qu'elle  comprenne  cette  autre 
chose  comme  le  suppose  le  premier  sens,  mais  il  faut  encore  que  le 
tout  comprenne  un  nombre  déterminé  de  choses  de  grandeur  déter- 
minée (tôt  tanta)  que  ne  comprend  pas  la  chose  incluse;  inversement, 


precellentissimi  :  prioris  generalis  quondam  prefati  ordinis.  Qui  legit  Parisius  anno 
domini  1 3/i4°.  Per  venerabilem  sacre  théologie  bacalarium  fratrem  Paulum  de  Gene- 
çano  quamdiligentissime  castigata  et  sue  pristine  integritati  restituta.  —  Après  la 
table  :  Venetiis  impensa  heredum  quondam  domini  Octaviani  Scoti  Modoetiensis  ac 
sociorum.  10  Julii  i5i8.  —  Distt.  XLII,  XLIII,  XLIV;  quaest.  IV:  llriim  Deus  per 
infinitam  suam  potentiam  posset  producere  effectum  aliquem  actu  infinitum  ; 
art.  II,  fol.  i54,  col.  d.  —  Cf.  :  Lib.  II,  dist.  III,  quaest.  I  :  Utrum  per  aliquam  poten- 
tiam fuerit  possibile  aliquam  rem  aliam  a  Deo  fuisse  ab  aeterno  ;  art.  II,  fol.  ia, 
col.  c. 

i.  Opéra  Joannis  de  Bassolis  in  quatuor  Sententiarum  libros,  Lib.  I,  dist.  XLIII, 
quaest.  unica,  fol.  ccxiii,  col.  c. 

■>..  (iregorius  de  Arimino,  In  primo  sententiarum,  Distt.  XLII,  XI. III,  XLIV, 
quaest.  IV,  art.  Il,  fol.  i55,  col.  d. 


NOTES  39 I 

une  chose  incluse  est  dite  partie  d'un  tout  lorsqu'elle  ne  comprend 
pas  un  certain  nombre  déterminé  de  grandeurs  déterminées  que 
comprend  la  chose  en  laquelle  elle  est  contenue.  » 

Ainsi,  au  sens  commun,  le  tout  c'est  la  partie  et  n'importe  quelle 
autre  chose  non  comprise  en  la  partie;  au  sens  propre,  le  tout  est  la 
partie  et,  en  outre,  un  nombre  déterminé  d'objets  finis  et  déterminés. 

«  Appliquons  cette  distinction  aux  multitudes,  »  poursuit  Grégoire 
de  Rimini.  «  Au  premier  sens,  une  multitude  quelconque  est  un  tout 
par  rapport  à  une  autre  multitude,  lorsque  la  première  multitude 
contient  la  seconde,  lorsqu'elle  comprend  tous  les  objets  qui  forment 
la  seconde  et  lorsqu'elle  contient,  en  outre,  un  objet  ou  des  objets 
distincts  de  tous  ceux-là  et  de  chacun  d'eux.  En  ce  sens,  une  multi- 
tude infinie  peut  être  partie  d'une  autre  multitude  infinie. 

»  Au  second  sens,  pour  qu'une  multitude  soit  un  tout  par  rapport 
à  une  autre  multitude,  il  faut  d'abord,  comme  au  premier  sens,  qu'elle 
contienne  cette  seconde  multitude  ;  il  faut,  en  outre,  qu'elle  contienne 
un  nombre  déterminé  d'objets  déterminés  (tanta  tôt),  c'est-à-dire 
d'objets  dont  la  quantité  soit  déterminée,  par  exemple  un  nombre 
déterminé  de  groupes  de  deux  unités,  ou  de  trois  unités,  qui  ne  soient 
pas  compris  en  la  multitude  contenue;  inversement,  celle-ci  est  dite 
partie  de  la  multitude  contenante. 

»  En  ce  second  sens,  une  multitude  infinie  ne  peut  être  ni  tout,  ni 
partie  à  l'égard  d'une  autre  multitude  infinie;  il  n'existe  pas,  en  effet, 
de  nombre  déterminé  de  groupes  déterminés  d'unités  (tôt  tanta)  qui 
soit  contenu  en  l'une  des  multitudes  et  point  en  l'autre,  car  chacune 
d'elles  contient  une  infinité  de  fois  un  groupe  de  tant  d'unités  (inftni- 
ties  tantum)  ou  une  infinité  de  groupes  de  tant  d'objets  (infinita 
tanta).  » 

Grégoire  de  Rimini  introduit  1  des  distinctions  analogues  en  la  signi- 
fication des  mots  plus  grand,  plus  petit.  «  Ces  mots  peuvent  être  pris 
au  sens  propre  ;  c'est  ainsi  qu'une  multitude  est  dite  plus  grande 
qu'une  autre,  lorsqu'elle  contient  non  seulement  un  nombre  aussi 
grand  d'unités  que  cette  dernière,  mais  encore  un  nombre  plus  grand 
(tantumdem  et  plures);  une  multitude,  au  contraire,  est  dite  moindre 
qu'une  autre  lorsqu'elle  renferme  un  moindre  nombre  d'unités 
(pauciores). 

»  Ces  mots  peuvent  être  pris  aussi  en  un  sens  impropre  ;  si  une 
multitude  contient  toutes  les  unités  d'une  autre  multitude,  et  certaines 
unités  différentes  de  celles-là,  on  dit  qu'elle  est  plus  grande  que  cette 
dernière  multitude,  lors  même  qu'elle  ne  contient  pas  un  plus  grand 
nombre  d'unités  (plures  unitates)  que  la  seconde  multitude. 

»  En  ce  second  sens,  dire  qu'une  multitude  est  plus  grande  qu'une 

1.  Grégoire  de  Rimini,  loc.  cit.,  fol.  i56,  col.  a. 


ÉTUDES    SDB    LEONARD    DE    VINCI 

autre,  c'est  dire  simplement  qu'elle  comprend  celte  autre,  qu'elle  est 
un  tout  par  rapport  à  cette  autre,  en  prenant  le  mot  tout  au  premier 
sens. 

»  Si  l'on  adopte  la  première  définition,  les  mots  plus  grand,  plus  petit 
ne  doivent  pas  être  employés  dans  la  comparaison  des  infinis  les  uns 
avec  les  autres;  on  ne  doit  les  employer  qu'en  la  comparaison  des 
grandeurs  finies  entre  elles:  on  peut  dire  encore  qu'un  infini  est 
plus  grand  qu'une  grandeur  finie  et  qu'une  grandeur  finie  est  plus 
petite  qu'un  infini. 

»  Selon  la  seconde  définition,  au  contraire,  un  infini  peut  être  plus 
grand  qu'un  autre  infini,  de  même  qu'il  peut  être  un  tout  à  l'égard 
de  ce  second  infini,  en  prenant  le  mot  tout  au  premier  sens.  » 

Ces  principes  permettent  à  Grégoire  de  Rimini  de  dissiper,  mieux 
que  ne  l'avait  fait  Jean  de  Bassols,  les  objections  accumulées  contre 
la  possibilité  de  l'infini  actuel. 

Après  avoir  analysé  les  efforts  par  lesquels  le  subtil  scolastique 
qu'est  Grégoire  de  Rimini  a  tenté  de  préciser  la  signification  dont  les 
mots  tout,  partie,  plus  grand,  plus  petit  sont  susceptibles  lorsqu'il 
s'agit  de  grandeurs  ou  de  multitudes  infinies,  il  est  piquant  de  lire  les 
premières  pages  de  la  Théorie  des  ensembles  transfinis  de  M.  Georges 
Cantor1.  Une  évidente  affinité  rapproche  l'une  de  l'autre  les  pensées 
de  ces  deux  puissants  logiciens,  alors  que  cinq  siècles  et  demi 
séparent  les  temps  où  ils  ont  écrit. 

Grégoire  de  Rimini  avait  certainement  entrevu  la  possibilité  du 
système  logique  que  M.  Cantor  est  parvenu  à  construire;  à  côté  de  la 
Mathématique  des  nombres  finis,  des  grandeurs  finies,  il  a  jugé  qu'il 
y  avait  place  pour  une  Mathématique  des  multitudes  infinies,  des 
grandeurs  infinies  ;  il  a  pensé  que  ces  deux  doctrines  devaient  former 
comme  deux  subdivisions  d'une  science  plus  générale  :  «  Au  sujet  de 
la  multitude  infinie,  dit-il 2,  nous  avons  employé  ces  deux  mots  : 
combien  et  tant  fquot  et  tôt);  de  même,  rien  ne  nous  empêche  de  dire, 
au  sujet  de  la  grandeur  infinie,  combien  et  tant  (quantum  et  tanium). 
Si  l'on  suit,  par  exemple,  l'opinion  du  Philosophe,  et  si  l'on  demande 
combien  de  temps  a  précédé  l'instant  présent,  on  pourra  convena- 
blement répondre  :  Un  temps  infini.  L'infini  est  donc  soumis  à  la 
question  :  combien  (quantum),  et  il  est  quantité  (tantum)  si,  comme 
on  le  dit.  tout  ce  qui  répond  à  la  question  :  combien  est  quantité 
(tanium). 

»  Mais  peut-être  usera-t-on  seulement  du  mot  combien  (quantum) 
à  l'égard  des  grandeurs  qui  sont  de  quelque  mesure  finie,  et  peut-être 

1.  George?  Cantor,  Sur  les  fondements  de  la  théorie  des  ensembles  transfinis;  tra- 
duction de  M.  F.  Marotte.  Premier  article  (Mémoires  de  lo  Société  des  Sciences  physiques 
et  naturelles  de  Bordeaux.  5*  série,  t.  III.  p.  343,  sqq.  ;  1S09.) 

2.  Grégoire  de  Rimini,  loe.  cit.,  fol.  1 56,  col.  1». 


NOTES  090 

voudra- t-on  de  même  que  le  mot  quantité  (tantum)  soit  dit  uni- 
quement de  telles  grandeurs.  Dans  ce  cas,  je  dirais  que  la  grandeur 
infinie  n'est  pas  quantité  (quantitas),  mais  qu'elle  est  cependant  gran- 
deur (magnitudo);  de  même  la  multitude  infinie  ne  serait  pas  quantité, 
mais,  toutefois,  elle  serait  multitude.  Ce  nom  de  quantité  (quantitas) 
ne  désignerait  plus  le  genre  le  plus  général  du  second  prédicament; 
pour  ce  prédicament,  il  faudrait  forger  un  nom  nouveau.  Mais  cette 
acception  restreinte  du  terme  :  quantité,  n'est  ni  usitée,  ni  opportune... 

»  Je  dis  donc  que  la  grandeur  infinie  est  certainement  comprise  en 
une  certaine  espèce  de  la  quantité.  La  grandeur,  par  conséquent,  se 
divise  tout  d'abord  en  grandeur  infinie  et  grandeur  finie;  la  grandeur 
finie  se  divise  ensuite  en  grandeur  de  deux  coudées,  grandeur  de 
trois  coudées,  etc.  » 

Débarrassé,  par  les  distinctions  que  sa  Logique  a  précisées,  des 
conséquences  paradoxales  que  l'on  tire  de  la  notion  d'infini  actuel 
afin  de  présenter  cette  notion  comme  contradictoire,  Grégoire  de 
Rimini  ne  l'est  pas  encore  de  toutes  les  objections  auxquelles  se 
heurte  l'acceptation  de  l'infini  catégorique. 

Selon  les  disciples  de  Richard  de  Middleton  et  de  Guillaume 
d'Ockam,  admettre  la  possibilité  d'un  infini  catégorique,  c'est  aller 
contre  la  définition  même  de  l'infini;  cette  définition,  en  effet, 
pose  l'infini  comme  ayant  une  existence  in  ficri,  et  non  point  une 
existence  in  facto  esse.  «  La  définition  de  l'infini  est  la  suivante1: 
Lorsqu'on  en  a  déjà  pris  une  partie  quelconque,  il  reste  encore 
quelque  chose  à  prendre;  l'infini  n'est  pas,  comme  certains  le  pré- 
(endaient,  ce  en  dehors  de  quoi  il  n'y  a  rien,  mais  bien  un  objet  en 
dehors  duquel  il  y  a  toujours  quelque  chose,  en  dehors  duquel  il 
reste  toujours  beaucoup  d'objets  semblables  à  celui-là.  Par  conséquent 
poser,  en  la  réalité  de  la  nature,  l'existence  d'une  chose  permanente 
ayant  des  parties  et  admettre  que  cette  chose  est  infinie,  c'est,  on  le 
voit,  poser  une  contradiction.  En  tant,  en  effet,  que  cette  chose  est 
une  chose  permanente  et  actuelle,  chacune  des  parties  de  cette  chose, 
et  cette  chose  elle-même,  sont  des  êtres  complets  et  achevés;  en  tant 
au  contraire  que  cette  chose  est  infinie,  elle  est  toujours  incomplète  et 
inachevée.  » 

Cet  argument  contre  la  notion  même  d'infini  catégorique,  Grégoire 
s'y  heurte  à  plusieurs  reprises;  il  le  rencontre2,  par  exemple,  qui 
s'oppose  à  la  supposition  d'un  Monde  créé  de  toute  éternité  : 

«  Si  le  Monde  avait  existé  de  toute  éternité,  un  temps  infini  serait 
aujourd'hui  temps  passé.   Celte  conséquence  est  impossible,   il  faut 

1.  Grégoire  de  Rimini,  loc.  cit.,  fol.  i54,  col.  c. 

2.  Gregorius  de  Arimino  In  secundo  Sententiarum,  Dist.  III,  quaest.  I  :  Utrum  per 
aliquam  potentiam  fuerit  possibile  aliquam  rem  aliam  a  Deo  fuisse  ab  aeterno  ; 
art.  II.  fol.  12,  col.  c. 


394  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

donc  qu'il  en  soit  de  même  de  la  première  proposition.  D'ailleurs, 
l'impossibilité  de  la  conséquence  est  évidente.  11  est,  en  effet,  de  la 
nature  même  du  passé  qu'il  soit  un  tout  complet,  que  rien  de  ce 
passé  ne  demeure  en  puissance  et  ne  puisse  être  pris  dans  l'avenir. 
Au  contraire,  il  est  de  la  nature  même  de  l'infini  d'être  toujours 
incomplet,  de  ne  pas  être  un  tout  pris  une  fois  pour  toutes  et  posé  en 
acte;  il  est  de  sa  nature  que,  toujours,  quelque  chose  de  lui  soit  en 
puissance  et  reste  encore  à  prendre.  » 

Sous  une  forme  plus  nette,  nous  reconnaissons  ici  un  des  raisonne- 
ments de  Richard  de  Middleton. 

Cette  définition  qui  réduit  nécessairement  l'infini  à  n'être  qu'un 
infini  syncatégorique,  Grégoire  de  Rimini  la  repousse  comme  trop 
étroite1.  «Je  dis  qu'il  n'est  pas  de  la  nature  de  l'infini  tout  court 
(simpliciter  sumptum)  que  quelque  chose  de  cet  infini  existe  seulement 
en  puissance.  » 

A  côté  de  l'infini  syncatégorique,  dont  l'existence  est  perpétuel- 
lement infierl,  Grégoire  de  Rimini  va  nous  montrer  l'infini  catégo- 
rique, l'infini  in  facto  esse. 

La  possibilité  d'une  grandeur  infinie  en  acte  résulterait  de  la 
supposition  d'un  Monde  éternel;  les  adversaires  de  cette  supposition, 
un  Richard  de  Middleton,  par  exemple,  le  savent  bien  et,  contre  elle, 
ils  se  font  une  arme  de  cette  conséquence  :  «  Dieu  aurait  pu,  chaque 
jour 2,  créer  une  pierre  d'un  pied  cube  et  l'unir  à  la  pierre  précé- 
demment créée;  il  n'est  pas  douteux  que  cette  multitude  infinie  de 
pierres  d'un  pied  cube  formerait  une  grandeur  infinie.  » 

Cette  conséquence,  notre  logicien  ne  consent,  pas  plus  que  Jean  de 
Bassols,  à  y  voir  une  absurdité  qui  puisse  conclure  contre  l'éternité 
du  Monde;  bien  au  contraire,  il  s'attache  à  prouver  qu'on  devrait 
encore  l'admettre  lors  même  qu'on  tiendrait  pour  la  création  dans  le 
temps.  Que  l'on  divise,  en  effet,  une  heure  en  parties  dont  les  durées 
décroissent  en  raison  géométrique  ou,  comme  disent  les  scolastiques, 
en  parties  proportionnelles.  «S'il  est  certain  3  que  Dieu  aurait  pu, 
chaque  jour,  créer  une  pierre  et  opérer  comme  on  l'a  dit,  il  est  certain 
aussi  qu'il  pourrait,  en  chacune  des  parties  proportionnelles  de  même 
raison  qui  forment  une  heure,  créer  une  pierre  et  continuer  comme 
il  a  été  dit  plus  haut;  à  la  fin  de  l'heure,  la  multitude  infinie  de  ces 
pierres  composerait  une  pierre  infinie.  » 

Cet  argument  qui  conclut  à  la  réalisation  possible  de  l'infini  caté- 
gorique, était  appelé  à  avoir  la  plus  grande  vogue  dans  les  écoles  ; 

1.  Gregorius  de  Arimino  In  primo  Sententiarum,  Distt.  XLll,  XLIII,  XLIV, 
quaest.  IV,  fol.  i55,  col.  c. 

2.  Gregorius  de  Arimino  In  secundo  Sententiarum,  Dist.  III,  quaest.  I,  art.  Il,  fol.  12, 
col.  c. 

3.  Grégoire  de  Rimini,  loc.  cit.,  fol.  i3,  col.  a. 


NOTES  395 

c'est  contre  lui  que  les  partisans  du  seul  infini  syncatégorique,  tels 
que  Jean  Buridan  et  Albert  de  Saxe,  aiguiseront  leurs  plus  subtiles 
répliques.  Grégoire  de  Rimini  en  est-il  l'inventeur?  Nous  l'ignorons. 
Du  moins  voyons -nous  qu'il  en  use  à  plusieurs  reprises  et  qu'il 
l'applique  aux  infinis  les  plus  variés  de  nature.  Tantôt  il  montre  l 
comment  Dieu  peut,  de  la  sorte,  réaliser  un  rectangle  de  base  inva- 
riable et  de  hauteur  catégoriquement  infinie.  Tantôt  il  prouve  2  que 
Dieu  peut  créer  in  facto  une  charité  infinie;  car  il  admet,  avec 
Guillaume  d'OckamS,  que  toute  forme  susceptible  d'intensités  diffé- 
rentes, que  la  charité  aussi  bien  que  la  chaleur,  atteint  ses  divers 
degrés  par  addition  les  unes  aux  autres  de  parties  de  même  nature. 

Ces  exemples,  où  nous  voyons  Dieu  donner  à  un  infini  une  exis- 
tence actuelle,  ne  servent  pas  seulement  à  convaincre  d'erreur  l'opinion 
selon  laquelle  l'infini  est,  par  essence,  quelque  chose  d'incomplet,  un 
mélange  d'acte  de  puissance;  ils  mettent  encore  à  nu  la  cause  de  cette 
erreur. 

«  Lorsqu'on  dit ^  :  L'infini  est  une  chose  dont  le  parcours  ne  peut 
jamais  être  consommé,  je  réponds  :  Il  faut  comprendre  qu'il  en  est 
ainsi  si  les  parties  infiniment  nombreuses  de  cette  chose  sont  acquises 
en  des  durées  égales  entre  elles;  si,  par  exemple,  chacune  des  parties 
de  cet  infini  est  acquise  au  bout  d'une  heure,  ou  bien  d'un  moment, 
ou  bien  d'une  certaine  autre  quantité  de  temps  bien  déterminée.  Dans 
ce  cas,  en  effet,  il  faudrait  que  ce  temps  eût  une  infinité  de  parties 
égales  entre  elles  et,  par  conséquent,  qu'il  fut  infini.  Gomme,  d'ailleurs, 
il  est  impossible  qu'un  temps  infini  dont  la  première  partie  est  donnée 
devienne  temps  passé,  un  infini  ne  saurait  être,  par  ce  moyen,  con- 
sommé en  totalité  ou  franchi  complètement.  Mais  cela  suppose  qu'il 
existe,  en  cet  infini,  une  première  partie  franchie  ou  acquise... 

»  Si  l'on  fait  attention  à  cette  remarque,  on  voit  que  cette  impossi- 
bilité cesserait  dès  là  que  l'on  ne  donnerait  ni  première  partie  de  la 
durée,  ni  première  partie  de  l'infini.  »  Et  c'est  ce  qu'Aristote  lui-même 
est  obligé  de  concéder,  comme  Jean  de  Bassols  en  avait  fait  la 
remarque  ;  si  le  Monde  a  existé  de  toute  éternité,  une  infinité  d'hommes 
ont  vécu  jusqu'à  ce  jour  et  le  Ciel  a  effectué  une  infinité  de  révo- 
lutions. 

*«  On  dits  :  L'infini  est  une  chose  telle  que  lorsqu'on  en  a  pris  une 
partie  quelconque,  il  reste  encore  et  toujours  une  partie  à  prendre;  je 

1.  Gregorius  de  Arimino  In  primo  Sententiarum,  Distt.  X.LII,  XLIII,  XLIV, 
quaest.  IV,  art.  II,  fol.  i55,  col.  c. 

a.  Grégoire  de  Rimini,  loc.  cit.,  fol.  i55,  col.  b. 

3.  Magistri  Guilhelmi  de  Ockam  Super  quatuor  Sententiarum  libros  annotationes  ; 
Lib.  I,  dist.  XVII,  quaest.  VII  :  Utrum  in  augmentatione  charitatis  illud  quod 
additur  sitejusdem  speciei  specialissimae  cum  charitate  praecedente  separata  ab  ea. 

k.  Grégoire  de  Rimini,  loc.  cit.,  fol.  167,  col.  a. 

5.  Grégoire  de  Rimini,  loc.  cit.,  fol.  157,  col.  a, 


3f)0  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DK    VINCI 

réponds  que  cette  proposition  doit  être  entendue  comme  la  précédente, 
en  admettant  que  les  parties  prises  successivement  sont  toutes  de 
même  grandeur  et  qu'elles  sont  toutes  prises  en  des  temps  égaux.  Si 
l'on  prend,  en  effet,  en  tant  de  temps,  une  partie  d'un  infini,  puis, 
dans  un  temps  égal  à  celui  pendant  lequel  la  première  partie  a  été 
prise,  une  partie  égale  à  celle-là,  et  si  l'on  continue  en  procédant 
toujours  de  même,  il  restera  toujours,  de  cet  infini,  quelque  chose  à 
prendre  et  jamais  il  ne  se  trouvera  pris  en  totalité...  Mais  dès  là  que 
des  parties  égales  de  l'infini  ne  sont  pas  franchies  ou  prises  en  des 
temps  égaux,  mais  en  des  durées  qui  décroissent  en  progression 
géométrique,...  il  n'y  a  plus  inconvénient  à  ce  que  cet  infini  puisse 
être  pris  en  totalité,  à  moins  qu'il  n'y  ait  à  cela  quelque  obstacle 
d'autre  nature;  de  même  qu'il  n'y  a  pas  inconvénient  à  ce  que  la 
multitude  infinie  des  parties  du  temps  en  lesquelles  sont  prises, 
comme  nous  l'avons  dit,  les  parties  successives  de  l'infini,  arrivent 
à  être  complètement  passées  ;  non  seulement  il  n'y  a  pas  inconvénient 
à  ce  que  cela  soit,  mais  il  est  nécessaire  que  cela  soit.  » 

Pour  Grégoire  de  Rimini,  donc,  la  possibilité  de  l'infini  catégorique 
ne  soulève  pas  d'autre  difficulté  logique  que  la  proposition  suivante  : 
Si  l'on  considère  cette  suite  infinie  de  durées  :  une  demi-heure,  un 
quart  d'heure,  un  huitième  d'heure,  etc.,  au  bout  d'une  heure,  la 
multitude  infinie  de  ces  durées  a  été  franchie. 

Des  affirmations  analogues  peuvent,  d'ailleurs,  être  formulées  non 
seulement  pour  la  durée,  mais  encore  pour  une  foule  de  grandeurs 
variables;  si,  par  exemple,  un  chemin  a  été  parcouru  par  un  mobile 
en  une  heure,  on  peut  diviser  cette  heure  en  parties  proportionnelles 
de  raison  sous-double  et  considérer  les  trajets  parcourus  pendant 
chacune  de  ces  parties  proportionnelles  de  la  durée;  au  bout  d'une 
heure,  la  multitude  infinie  de  ces  trajets  a  été  complètement  par- 
courue. 

On  peut  répéter  des  considérations  analogues  au  sujet  d'une  forme 
d'intensité  variable,  de  la  chaleur  par  exemple,  qui  passe,  en  une 
heure,  d'un  degré  à  un  autre  degré. 

Les  objections  que  l'on  peut  élever  contre  le  procédé  par  lequel  Dieu 
pourrait,  en  une  heure,  créer  un  volume  infini,  une  surface  d'aire 
infinie,  une  forme  d'intensité  infinie,  on  pourrait  tout  aussi  bien  1rs 
élever  contre  les  propositions  qui  viennent  d'être  formulées;  dans  les 
deux  cas,  elles  peuvent  être  dissipées  d'une  manière  analogue. 

Ces  objections  que  Buridan,  qu'Albert  de  Saxe  feront  valoir,  elles  se 
tirent  toutes  d'un  même  principe  dont  la  connaissance,  au  dire  de 
Walter  Burley ',  n'est  pas  fort  commune  :  Si  l'on  suppose^  un  continu 
divisé  en  parties  proportionnelles,  il  n'est  pas  permis  de  dire  que  l'on 

i.  Voir  p.  2/4. 

2.  Grégoire  de  Rimini,  loccit.,  fol.  1 5 5 ,  col.  a. 


.NOTES  097 

prend  toutes  les  parties  proportionnelles  de  ce  continu,  car  il  faudrait 
qu'une  de  ces  parties  ait  été  prise  en  dernier  lieu,  et  il  n'y  a  pas  de 
dernière  partie  d'un  tout  divisé  en  parties  proportionnelles. 

Ce  principe,  Grégoire  de  Rimini  en  admet  l'exactitude,  mais  à  la 
condition  qu'il  soit  pris  au  sens  syncatégorique  (distributive).  Et, 
comme  il  l'a  montré,  cette  condition  en  implique  une  autre;  c'est  que 
les  parties  successives  du  continu  soient  supposées  prises  en  des  temps 
égaux.  Si  l'on  ne  se  soumet  plus  à  cette  condition,  ce  principe  ne 
pourra  plus  être  invoqué.  A  des  propositions  qui,  prises  au  sens  syn- 
catégorique, distribua/,  seraient  fausses  peuvent  correspondre  des 
propositions  qui  sont  vraies  au  sens  catégorique,  collectif. 

Si  l'on  considère  un  infini  et  des  parties  finies  de  cet  infini,  au  sens 
distributif,  «  il  est  impossible  «  que  toutes  les  parties  de  l'infini 
puissent  être  prises  toutes  ensemble  ;  quel  que  soit,  en  effet,  le  nombre 
des  parties  déjà  prises  et  de  quelque  manière  qu'elles  aient  été  prises, 
elles  sont  toujours  les  parties  d'un  tout  qui  les  comprend,  qui  a  par 
conséquent,  hors  d'elles,  une  autre  partie  ou  d'autres  parties.  Les 
parties  qui  ont  été  prises  de  la  sorte  ne  sont  donc  pas  toutes  les  parties 
de  l'infini.  La  proposition  énoncée  est  donc  fausse  au  sens  propre 
[distributif].  Il  en  est  de  même  de  ces  autres  propositions  :  Toutes  les 
parties  prises  simultanément  forment  le  tout  ;  le  tout  est  identique  à 
toutes  ses  parties  prises  simultanément.  Et  cependant  ces  propositions 
sont  vraies  :  L'ensemble  des  choses  [omnia,  par  opposition  à  omnes 
partes]  dont  chacune  est  une  partie  de  ce  tout,  constitue  ce  tout. 
Inversement,  ce  tout  est  X ensemble  des  choses  dont  chacune  est  une  de 
ses  parties.  En  ces  propositions,  les  mots  ensemble  des  choses  (omnia) 
sont  pris  au  sens  collectif.  » 

Les  logiciens  avaient  insisté  sur  cette  affirmation  :  Une  proposition 
vraie  au  sens  syncatégorique  ou  divisé  peut  devenir  fausse  au  sens 
catégorique  ou  composé.  Grégoire  de  Rimini  montre,  par  de  nom. 
breux  exemples,  qu'à  une  proposition  fausse  au  sens  distributif  peut 
correspondre  une  proposition  vraie  au  sens  collectif. 

S'agit-il 2  d'une  heure  divisée  en  parties  proportionnelles  et  de 
l'instant  qui  la  termine?  Il  serait  faux  de  formuler  cette  proposition 
distributive  :  Avant  cet  instant,  toute  partie  de  l'heure  était  passée;  et 
il  est  vrai  de  formuler  cette  proposition  collective  :  Toute  partie  de 
l'heure  était  passée  avant  cet  instant.  De  même,  s'agit-il  d'une  forme 
qui,  en  une  heure,  passe  avec  une  vitesse  constante  d'un  degré  à  un 
autre,  croissant  par  parties  proportionnelles  qui  correspondent  aux 
parties  proportionnelles  de  l'heure?  «  Ces  deux  propositions  sont 
également  vraies  :  Toute  partie  proportionnelle  de  cette  forme  qui 
existe  à  l'instant  final  de  l'heure,  a  existé  avant  cet  instant  ;  en  aucun 

1.  Grégoire  de  Rimini,  loc.  cit.,  fol.  167,  col.  c. 

2.  Grégoire  de  Rimini,  loc.  cit.,  fol.  1 57,  col.  b. 


.')(j(S  études  sur  Léonard  ni;  yixci 

instant,    en  aucun   temps  avant  cet   instant  final,  il  n'existait   une 
infinité  de  parties  proportionnelles  de  cette  forme.  » 

C'est  par  une  semblable  distinction  que  l'on  résoudra  '  l'argument 
paradoxal  d'Achille  et  de  la  tortue;  c'est  par  une  semblable  distinction 
que  l'on  accordera  le  principe  de  Burley  :  En  une  heure  divisée  en 
parties  proportionnelles  il  n'y  a  pas  de  dernière  partie,  et  cette  pro- 
position :  En  une  telle  heure,  Dieu  peut  créer  un  rectangle  de  hauteur 
infinie.  «  A  la  fin  de  l'heure  s  il  n'y  a  pas  un  certain  rectangle  ou  une 
certaine  figure  totale,  il  y  a  une  grandeur  infinie  comprenant  une 
infinité  de  rectangles  dont  aucun  n'est  le  dernier.  De  même,  lors- 
qu'une forme  croît  d'une  manière  continue,  en  chacun  des  instants 
qui  terminent  les  parties  proportionnelles  successives  de  l'heure,  à 
partir  de  la  seconde,  il  existe  un  nombre  toujours  plus  grand  de 
parties  de  la  forme  et  cependant,  à  la  fin  de  l'heure,  il  n'y  a  aucun 
nombre  qui  soit  le  nombre  de  ces  parties,  il  y  a  une  multitude  infinie 
qui  comprend  une  infinité  de  nombres  de  parties,  et  aucun  de  ces 
nombres  n'est  le  dernier.  » 

Si  Dieu  peut,  en  un  temps  fini  divisé  en  parties  proportionnelles, 
créer  une  grandeur  infinie  par  addition  de  grandeurs  égales,  il  peut, 
en  ce  même  temps,  subdiviser  un  continu  en  parties  sous -doubles 
les  unes  des  autres;  la  possibilité  de  l'infini  catégorique  suppose  donc 
qu'un  continu  puisse  être  actuellement  divisé  à  l'infini;  à  part  Jean 
de  Bassols,  la  plupart  des  scolastiques  ont  admis  cette  corrélation  des 
deux  propositions  et,  niant  la  divisibilité  actuellement  infinie  d'un 
continu,  ils  en  ont  conclu  l'impossibilité  de  l'infini  catégorique 3. 

Grégoire  de  Rimini  admet,  lui  aussi,  cette  corrélation,  mais  il  en  use 
en  sens  inverse.  Comme  il  admet  l'existence  de  l'infini  actuel,  il  admet 
aussi  la  divisibilité  actuellement  infinie  de  toute  grandeur  continue. 

Que  le  mot  infini  soit  pris  au  sens  catégorique  ou  au  sens  syncaté- 
gorique,  notre  logicien  enseigne  4  :  «  que  toute  grandeur  est  composée 
d'une  multitude  infinie  de  grandeurs  partielles.  »  Il  formule  expli- 
citement ces  deux  propositions  : 

w  Toute  grandeur  a  une  infinité  de  parties,  le  mot  infinité  étant  pris 
au  sens  syncatégorique 

»  Toute  grandeur  a  une  infinité  de  parties,  le  mot  infinité  étant  pris 
au  sens  catégorique.  » 

Cette  dernière  proposition  fournit  même  à  Grégoire5  un  argument 

i.  Grégoire  de  Rimini,  loc.  cit.,  fol.  167,  col.  d. 

2.  Grégoire  de  Rimini,  loc.  cit.,  fol.  i58,  col.  a. 

3.  Grégoire  de  Rirnini,  loc.  cit.,  fol.  1 55,  col.  a. 

'\.  Grcgorius  de  Arimino  In  secundo  Sententiarum,  Dist.  11,  quaest.  II  :  Utruni 
angélus  sit  in  loco  divisibili  aul  indivisibili  ;  Art.  II:  An  magnitudo  componalur 
ex  indivisibilibus ;  fol.  3o,  col.  b. 

5.  Grcgorius  do  Arimino  In  primo  Sentent iurtun,  Distt.  \L1I,  \LI1I.  \l.l\. 
quaest.  IV,  art.  Il  ;  fol.  i55,  coll.  c  et  d. 


.NOTES  0()<) 

dont  il  se  sert  pour  prouver  que  l'existence  actuelle  n'est  pas  en 
contradiction  avec  la  notion  d'infini  :  «  Je  dis  qu'il  n'est  pas  de  la 
nature  de  l'infini  tout  court  (simpliciter  sumpti)  que  quelque  chose  de 
cet  infini  demeure  toujours  en  puissance;  cela  se  voit  clairement  en 
la  multitude  infinie  des  parties  d'un  continu;  chacune  de  ces  parties 
est  en  acte  comme  chacune  des  autres;  il  n'est  pas  vrai  qu'une 
certaine  partie  de  ce  continu  soit  en  acte  et  une  autre  seulement  en 
puissance.  » 

VI.  Robert  Holkot. 

Les  Questions  sur  tes  Sentences  de  Grégoire  de  Rimini  sont  datées 
de  i344;  c'est  à  cette  époque  qu'elles  furent  professées  à  Paris.  Sans 
doute,  avant  que  son  enseignement  eût  pris  la  forme  définitive  sous 
laquelle  il  nous  a  été  conservé,  Grégoire  en  avait  fait  connaître 
diverses  parties;  de  cet  enseignement,  en  effet,  l'influence  se  marque, 
très  nettement  reconnaissable,  en  des  écrits  qui  durent  être  composés 
avant  l'an  i344- 

La  trace  de  Guillaume  dOckam  s'efface  de  l'histoire  à  partir  de 
l'année  i347,  ^m  m*  probablement  celle  de  la  mort  du  Venerabilis 
inceptor;  or  celui-ci,  en  ses  Summulae  in  libros  Physicorum,  dont  la 
composition  pourrait  être  difficilement  avancée  jusqu'en  i344,  écrit, 
au  sujet  du  mouvement,  des  passages  qui  semblent  nettement  dirigés 
contre  une  théorie  de  Grégoire  de  Rimini. 

De  même,  le  Dominicain  anglais  Robert  Holkot  mourut  en  i34o, 
après  avoir  composé  des  Questions  sur  tes  quatre  livres  des  Sentences1; 
ces  questions  sont,  selon  toute  vraisemblance,  antérieures  à  i344-  Or, 
ce  que  Robert  Holkot  dit  de  l'infini2  ressemble  étrangement  à  ce 
qu'en  dit  Grégoire  de  Rimini;  les  deux  maîtres  expriment  souvent  les 
mêmes  pensées,  et  à  l'aide  du  même  langage.  On  pourrait,  à  la  vérité, 
prétendre  que  l'exposé  du  Dominicain,  beaucoup  plus  court  et 
beaucoup  moins  parfait  que  l'exposé  de  l'Augustin,  a  précédé  ce 
dernier  exposé  et  en  a  été  l'inspirateur.  Nous  ne  croyons  pas  qu'une 
telle  opinion  puisse  résister  à  une  lecture  quelque  peu  attentive  des 
textes.  Comparée  à  la  théorie  de  Grégoire,  la  théorie  de  Robert  n'offre 
pas  ce  genre  d'imperfections  que  montre  le  travail  du  précurseur 
lorsqu'on  le  compare  à  l'œuvre  achevée  du  dernier  inventeur;   ses 

i.  Magistri  Roberti  Holkot  Super  quatuor  libros  sententiarum  questiones.  Quedam 
conferentie.  De  imputabilitate  peccati  questio  longa.  Determinationes  quarundam  aliarum 
qaestionum.  Tabule  duplices  omnium  predictorum.  Colophon  :  Hujus  operis  diligenter 
impressi  Lugduni  a  magistro  Johanne  Trechsel  alemanno.  anno  salutis  nostre. 
MCCGCXCVII.  ad  nonas  Aprilis...  (suit  le  registrum).  Les  feuillets  ne  portent  aucune 
pagination. 

2.  Magistri  Hoberti  Holkot  Super  quatuor  libros  sententiarum  questiones.  Libri 
secundi  quaest.  II;  artic.  V:  An  Deus  potuit  producere  mundum  ab  aeterno? 


400  ÉTUDES    SUR    LEU.NARD    DE    VINCI 

défauts  sont  d'un  autre  genre;  c'est  l'obscurité,  c'est  le  désordre,  ce 
sont  les  pensées  incomplètes,  imprécises  et  hésitantes  qui  décèlent  un 
enseignement  reçu  d'ailleurs;  il  semble  que  l'auteur  n'ait  pris  la  peine 
ni  de  pénétrer  exactement  le  sens  des  affirmations  qu'il  fait  siennes, 
ni  d'asseoir  fermement  ses  convictions  à  leur  endroit;  bien  souvent, 
la  doctrine  de  Robert  Holkot  serait  difficile  à  saisir  si  l'on  ne  recou- 
rait, pour  l'interpréter,  à  la  doctrine  si  nette  et  si  rigoureuse  de 
Grégoire  de  Rimini. 

Cette  question:  Dieu  a-t-il  pu  produire  le  Monde  de  toute  éternité? 
est,  pour  Holkot,  l'occasion  de  développer  ses  vues  sur  l'infiniment 
grand.  Le  Docteur  Dominicain  tient  pour  la  possibilité  de  la  création 
ab  aeterno;  reproduisons  quelques-unes  des  objections  auxquelles  il 
s'attaque  et  les  réponses  par  lesquelles  il  prétend  les  renverser. 

Voici  la  première  objection  :  «  Il  répugne  à  l'infini  de  pouvoir  être 
franchi;  or,  si  le  Monde  avait  existé  de  toute  éternité,  une  multitude 
infinie  aurait  pu  être  franchie;  en  effet,  une  multitude  infinie 
d'hommes  seraient  déjà  morts;  chacun  d'eux  aurait  été  un  homme 
futur;  la  multitude  elle-même  eût  donc  été  future  et,  maintenant, 
elle  est  passée;  une  multitude  infinie  aurait  donc  été  franchie.  » 

Très  exactement,  Holkot  meta  nu  les  confusions  auxquelles,  en  un 
tel  raisonnement,  prête  le  mot:  franchi.  À  chaque  instant  de  la  durée 
le  nombre  des  hommes  déjà  morts  serait  infini,  tandis  que  le  nombre 
des  hommes  morts  entre  cet  instant  et  l'instant  actuel  serait  fini.  Si 
l'on  veut  désigner  par  le  mot  :  franchir  une  opération  qui  a  un 
commencement  et  une  fin,  on  ne  peut  dire  que  cette  proposition: 
Le  Monde  a  existé  de  toute  éternité,  entraîne  cette  autre  :  Une  multi- 
tude infinie  a  pu  être  franchie. 

Mais,  ajoute  notre  auteur,  «on  dit  :  Il  répugne  à  l'infini  qu'il 
puisse  être  franchi...  Je  dis,  au  contraire,  qu'il  n'y  a  aucun  incon- 
vénient à  accorder  cette  proposition  :  »  une  multitude  infinie  peut 
être  franchie.  «  Toutes  les  fois,  en  effet,  qu'un  temps  quelconque  s'est 
écoulé,  une  multitude  infinie  a  été  franchie;  de  même,  lorsqu'une 
grandeur,  si  petite  soit-elle,  est  franchie,  il  faut  bien  accorder  qu'une 
multitude  infinie  a  été  franchie,  car  toute  grandeur  est  une  mul- 
titude infinie.  » 

Cette  réponse,  trop  concise,  s'éclaire  lorsqu'on  la  rapproche  de  l'en- 
seignement de  Grégoire  de  Rimini,  qu'elle  résume;  comme  ce  maître, 
Holkot  admet  évidemment  que  toute  durée  limitée,  toute  grandeur 
finie  est  un  nombre  actuellement  infini  de  parties  infiniment  petites. 

Que  telle  soit  bien  la  pensée  du  Docteur  Dominicain1,  nous  en 

i.  En  son  Propositum  de  Injinito,  Jean  Majoris  donuait  ce  renseignement  que  nous 
avons  reproduit  (voir  pp.  10-1 1):  Roberl  Holkot  se  refuse  à  admettre  qu'en  un  inter- 
valle de  temps,  si  court  soit-il,  il  y  ait  une  infinité  d'instants.  Cette  opinion  parait 
difficilement  conciliante  avec  les  affirmations  que  nous  transcrivons  en  ce  moment. 


NOIES  401 

aurons  l'assurance  en  examinant  ce  qu'il  répond  à  une  seconde 
objection. 

Cette  seconde  objection  est  la  suivante:  Si  le  Monde  avait  existé  de 
toute  éternité,  «Dieu  aurait  pu,  chaque  jour,  créer  une  âme  et  la 
conserver;  il  existerait  donc  maintenant  une  multitude  d'àmes,  qui 
serait  infinie  et  en  acte,  »  ce  qui  est  absurde. 

«  Cette  conclusion  relative  à  l'existence  actuelle  d'une  multitude 
infinie  peut  être  accordée,»  répond  Holkot,  «pourvu  que  l'on  dis- 
tingue entre  l'existence  actuelle,  et  l'existence  réelle  et  véritable  en  ce 
Monde.  En  tout  continu,  par  exemple,  il  y  a  une  infinité  de  parties 
qui  se  distinguent  les  unes  des  autres  par  leur  situation...  ;  et  cepen- 
dant, l'ensemble  de  ces  parties  constitue  un  continu  unique.  Aussi, 
Aristote,  au  troisième  livre  des  Physiques,  nomme-t-il  cette  multitude 
infinie  une  multitude  en  puissance,  parce  qu'en  son  langage,  toute 
chose  qui  fait  partie  d'une  autre  est  dite  exister  en  puissance.  » 

Holkot  tourne  en  dérision  cette  doctrine  d' Aristote;  à  l'en  croire,  le 
Soleil  n'existerait  qu'en  puissance,  car  il  fait  partie  de  son  orbite; 
«Je  crois  toutefois,  ajoute  notre  auteur,  qu'en  la  Philosophie 
d'Aristote,  il  ne  saurait  exister  de  multitude  infinie  en  acte.  » 

C'est  encore  l'influence  de  Grégoire  de  Rimini  que  nous  percevons 
en  ce  passage;  Grégoire,  lui  aussi,  donnait  l'existence  actuelle,  en  tout 
continu,  d'une  multitude  infinie  de  parties  infiniment  petites  comme 
prouvant  que  la  multitude  infinie  en  acte  n'implique  pas  contradiction. 

Les  formes  de  langage  du  Maître  Augustin  se  retrouvent  encore  en 
la  réponse  à  cette  objection  :  «  Il  est  contradictoire  que  quelque  chose 
puisse  surpasser  l'infini;  or  si  le  Monde  avait  existé  de  toute  éternité, 
il  y  aurait  une  multitude  infinie  qui  surpasserait  une  autre  multitude 
infinie;  il  y  aurait  eu,  en  effet,  un  plus  grand  nombre  de  doigts  que 
d'hommes  et  un  plus  grand  nombre  de  révolutions  de  la  Lune  que  de 
révolutions  du  Soleil.  » 

«Je  nie,  déclare  Holkot,  que  l'infini  ne  puisse,  sans  contradiction, 
être  surpassé...  Quant  à  la  proposition  formulée  en  la  preuve,  qu'il  y 
aurait  eu  un  plus  grand  nombre  de  doigts  que  d'hommes,  un  plus 
grand  nombre  de  révolutions  de  la  Lune  que  de  révolutions  du  Soleil, 
on  peut  y  répondre  en  la  niant.  En  mille  hommes,  il  y  a  un  plus 
grand  nombre  (plures)  de  doigts  que  d'hommes  ;  mais  en  une  infinité 
d'hommes,  il  n'y  a  pas  un  plus  grand  nombre  (plures)  de  doigts 
que  d'hommes,  car  il  y  a  une  infinité  d'hommes  et  une  infinité  de 
doigts.  » 

«D'autres,  poursuit  notre  auteur,  s'expriment  autrement;  ils  disent 
qu'une  multitude  infinie  peut  être  plus  grande  qu'une  autre;  ils 
accordent  qu'il  y  a  un  plus  grand  nombre  de  révolutions  de  la  Lune 
que  du  Soleil;»  qu'une  multitude  infinie  peut  être  double,  triple 
d'une  autre;   «qu'on  peut  ajouter  quelque  chose  à  un  infini.  C'est 

P.    DUHEM.  26 


l\02  ETUDES    S  LU    LEONARD    DE    VI Ml 

l'opinion  qu'exprime  Robert  de  Lincoln  en  son  écrit  sur  le  livre  des 
Physiques.  » 

Cette  dernière  indication  paraît  complètement  erronée;  en  sa 
Summa1  si  concise,  mais  si  pleine  d'idées,  Robert  Grosse-Teste  ne  dit 
rien,  au  sujet  de  l'infini,  qui  ne  soit  très  purement  aristotélicien,  rien, 
en  particulier,  qui  ressemble  à  ce  que  Robert  Holkot  lui  attribue. 

Comme  Rimini,  donc,  Holkot  réserve  aux  seuls  nombres  finis  l'ex- 
pression: un  plus  grand  nombre  (plures)  ;  voici  un  nouvel  exemple 
de  l'emploi  qu'il  fait  de  cette  restriction  : 

«  La  sixième  objection  dit  :  S'il  existait  une  infinité  d'âmes,  Dieu  ne 
pourrait  créer  un  nombre  d'âmes  plus  grand  (plures)  qu'il  n'en  a  déjà 
créé.  J'accorde  cette  conséquence,  et  cela  en  la  prenant  au  pied  de  la 
lettre  (de  virtute  vocis);  Dieu  ne  pourrait  pas  créer  un  plus  grand 
nombre  de  choses  (plures  res)  qu'il  n'en  a  créé;  mais  il  peut  créer 
d'autres  âmes,  lors  même  qu'il  en  existerait  déjà  une  infinité.  » 

A  la  possibilité  de  l'infini  actuel,  on  peut  encore  faire  cette  objection 
bien  connue  :  Il  en  résulterait  qu'une  partie  ne  serait  pas  forcément 
inférieure  au  tout.  Cette  proposition,  Holkot  ne  fait  point  de  difficulté 
à  l'accorder.  Elle  est  manifeste  lorsque  l'on  compare  une  droite  que 
l'on  a  prolongée  à  l'infini  seulement  dans  un  sens  à  une  droite 
infinie  dans  les  deux  sens.  Mais  du  tout  et  de  la  partie,  il  ne  nous 
donne  pas  les  définitions  rigoureuses  et  précises  qu'a  formulées 
Grégoire  de  Rimini.  Ici,  comme  en  toutes  les  circonstances  qui 
viennent  d'être  rapportées,  l'affinité  est  grande  entre  la  pensée  du 
Docteur  Dominicain  et  la  pensée  du  Docteur  Augustin;  mais  si 
celle-ci  nous  fût  demeurée  inconnue,  nous  eussions  éprouvé  quelque 
peine  à  pénétrer  celle-là. 

Aux  Questions  sur  les  livres  des  Sentences  de  Robert  Holkot  sont 
jointes  les  «  Déterminations  de  quelques  autres  questions  ».  Ces  déter- 
minations sont-elles  dues  également  au  Docteur  Dominicain?  Josse 
Bade,  qui  les  a  éditées,  nous  donne  cet  avertissement  :  «  Beaucoup 
supposent  que  ces  questions  ont  été  réunies  par  les  disciples  d'Holkol 
ou  que  celui-ci,  au  cours  de  son  enseignement,  les  a  professées  en 
quelque  gymnase  public;  d'autres  prétendent  qu'elles  ont  été  écrites 
par  lui-même.»  Il  semble  bien,  en  tout  cas,  que  ces  Déterminations 
sont  contemporaines  de  Robert  Holkot  ou  qu'elles  lui  sont  de  fort  peu 
postérieures. 

La  première  de  ces  Déterminations  débute  par  un  article  où  l'auteur 
distingue  le  maximum  in  quod  sic  du  minimum  in  quod  non,  le  mini- 
mum in  quod  sic  du  maximum  in  quod  non.  L'exemple  classique  de  la 
limite  entre  les  poids  que  Socrate  peut  porter  et  ceux  qu'il  ne  peut 

i.  Divi  Roberti  Linconiensis  super  octo  libris  phisicorum  brevis  et  utilis  summa 
féliciter  incipit;  au  sujet  de  l'ouvrage  où  cette  Somme  est  insérée,  voir:  p.  13, 
note  i. 


NOTES  io3 

porter  est,  bien  entendu,  le  premier  dont  Robert  fasse  usage  pour 
éclairer  ses  définitions. 

La  discussion  logique  à  laquelle  le  Maître  Dominicain  se  livre  au 
sujet  de  ces  diverses  notions  et  de  leurs  mutuels  rapports  est  longue 
et  minutieuse;  mais  en  ces  arguties  quelque  peu  fastidieuses,  nous  ne 
trouvons  rien  qui  puisse  retenir  l'attention  du  mathématicien  moderne, 
rien,  en  particulier,  de  cette  rigueur  justifiée  qu'un  Albert  de  Saxe 
apportera1  en  la  discussion  de  semblables  questions. 

Nous  avons  entendu  Buridan  2  formuler  les  propriétés  du  maximum 
in  quod  sic,  du  minimum  in  quod  non,  comme  «  des  conclusions  que 
l'on  a  l'habitude  de  poser».  La  Décision  de  Robert  Holkot  nous 
prouve,  en  effet,  que  l'analyse  de  ces  notions  était,  dès  le  temps  de  ce 
docteur  et  de  Jean  Buridan,  familière  aux  maîtres  de  l'Université  de 
Paris;  pendant  près  de  deux  siècles,  ils  n'ont  cessé  d'y  exercer  leur 
dialectique. 


VII.  Johannes  Majoris. 

La  Théologie  catholique,  en  brisant  toute  barrière  que  l'on  préten- 
drait imposer  à  la  toute-puissance  de  Dieu,  a  contraint  les  philosophes 
de  modifier  l'enseignement  d'Aristote  au  sujet  de  la  grandeur  infinie; 
elle  les  a  obligés  à  considérer  une  telle  grandeur  comme  possible. 

Mais  au  sujet  de  cette  possibilité  de  la  grandeur  infinie,  la  Scolas- 
tique  s'est  partagée,  pendant  les  deux  premiers  tiers  du  xive  siècle, 
entre  deux  doctrines. 

Timidement  d'abord,  avec  Richard  de  Middleton  et  Durand  de 
Saint-Pourçain,  puis  d'une  manière  entièrement  nette  avec  Guillaume 
d'Ockam,  Walter  Burley,  Jean  Buridan  et  Albert  de  Saxe,  les  uns 
n'ont  admis  d'autre  grandeur  infinie  que  l'infini  syncatégorique;  pour 
eux,  aucune  grandeur  ne  peut  être  pleinement  en  acte  si  ce  n'est  une 
grandeur  finie  ;  toute  grandeur  infinie  est  en  partie  en  acte,  en  partie 
en  puissance;  elle  existe  in  fier i,  non  in  facto  esse. 

Les  autres,  avec  Jean  de  Bassols,  Grégoire  de  Rimini  et  Robert 
Holkot,  ont  soutenu  la  possibilité  de  l'infini  catégorique,  de  l'infini 
en  acte  ;  cette  possibilité  leur  a  semblé  aussi  bien  établie  que  celle  de 
l'infini  syncatégorique. 

L'Université  de  Paris,  qui  tenait  la  Logique  en  si  grand  honneur,  a 
donc  connu,  à  cette  époque,  deux  écoles  qui  s'opposaient  l'une  à  l'autre 
en  la  question  de  l'infini.  On  pourrait  —  tant  ces  discussions  ressem- 
blent à  celles  qui  mettent  aux  prises  les  géomètres  de  notre  temps  — 
désigner  ces  deux  écoles  par  les  épithètes  de  finitiste  et  à'infinitiste 

1.  Voir  pp.  26-29. 

2.  Voir  p.  383. 


[\(_)\  ÉTUDES    SLR    LEONARD    DE    VINCI 

dont  M.  Couturat  fait  usage1  lorsqu'il  veut  classer  les  mathématiciens 
contemporains.  Volontiers,  les  finitistes  du  xivc  siècle,  les  partisans  du 
seul  infini  syncatégorique,  les  Guillaume  d'Ockam  et  les  Jean  Buridan 
condenseraient  leur  doctrine  en  cette  proposition2  :  «  La  notion  de 
l'infini,  dont  il  ne  faut  pas  faire  mystère  en  Mathématiques,  se  réduit 
à  ceci  :  après  chaque  nombre  entier,  il  y  en  a  un  autre.  »  Les  infini- 
tistes,  au  contraire,  ceux  qui,  avec  Grégoire  de  Rimini,  soutenaient  la 
réalité  de  l'infini  catégorique,  salueraient  en  la  théorie  des  ensembles 
transfinis  la  forme  achevée  de  la  doctrine  dont  ils  ébauchaient  les 
premiers  linéaments. 

Après  Albert  de  Saxe,  en  même  temps  que  la  rigueur  logique  des 
Parisiens  se  détend  peu  à  peu,  la  distinction  entre  l'École  finitiste  et 
l'École  infinitiste  va  s'atténuant.  Nous  avons  vu  3  Marsile  d'Inghen 
hésiter  entre  les  deux  doctrines. 

Au  début  du  xvie  siècle,  la  Logique  est  de  nouveau  en  grande  faveur 
à  l'École  de  Johannes  Majoris;  c'est,  d'ailleurs,  aux  propositions  de 
Grégoire  de  Rimini  que  mène,  en  général,  la  dialectique,  plus  subtile 
et  chicanière  que  vraiment  rigoureuse,  du  régent  du  Collège  de  Mon- 
ta igu. 

Nous  avions  cru  4  pouvoir  identifier  ce  logicien  avec  un  Johannes 
Majoris  qui  prit  le  baccalauréat  à  la  Faculté  des  Arts  de  Paris  en  i45o. 
Cette  identification  nous  semblait  justifiée  par  ce  fait  que  le  Propo- 
sition de  infinito  de  Jean  Majoris  était  cité  dès  i5o6  par  Jean  Dullaert 
de  Gand.  Il  nous  semblait  qu'un  tel  écrit  ne  pouvait  être  attribué  à 
l'auteur  que  M.  De  WulfS  nomme  Johannes  Major  et  qu'il  fait  vivre  de 
1478  à  i5/jo. 

Il  nous  faut,  aujourd'hui,  renoncera  notre  ancienne  opinion.  Les  doc- 
trines soutenues  au  Propositum  de  infinito  sont  par  le  fond,  et  souvent 
par  la  forme  même,  identiques  à  celles  que  Johannes  Majoris  a  exposées 
en  commentant  le  premier  livre  des  Sentences.  Or,  les  questions  com- 
posées sur  ce  premier  livre  par  le  régent  du  Collège  de  Montaigu, 
imprimées  une  première  fois  dès  15096,  étaient,  de  nouveau,  éditées 

1.  Louis  Couturat,  De  l'infini  mathématique,  Paris,  1896;  livre  III,  ch.  II:  Du 
nombre  infini  concret. 

2.  Jules  Tannery,  Introduction  à  la  théorie  des  fonctions  d'une  variable,  Paris, 
1886,  p.  VIII. 

3.  Voir  pp.  45-47. 
!\.  Voir  p.  16. 

5.  De  Wulf,  Histoire  de  la  philosophie  médiévale,  2e  édition,  1900,  p.  53a. 

G.  Nous  n'avons  pas  eu  en  mains  cette  première  édition  ;  nous  en  concluons  l'exis- 
tence d'une  Epistola,  adressée  par  Joannes  Major  (sic)  à  Georgius  Hepburnensis,  et 
datée  :  Ex  Monteacuto,  7  cal.  Junii  1509.  Cette  lettre  se  trouve  au  verso  du  premier 
feuillet  de  l'édition  suivante  :  Joannes  Major  In  primurn  sententiarum  ex  recognitione 
J.  Badii.  Vcnundantur  apud  eundem  Badium. 

La  lettre  dont  nous  avons  parlé   est  suivie  de  ces  mots  :   Impressit  autem  jam 
Badins  anno  MDX1X.  Elle  se  rapporte,  croyons-nous,  à  une  édition   donnée  pn 
dominent,  en  i5oq,  par  les  soins  d'Antoine  Coronel. 


NOTES  4o5 

en  i53cm;  et  l'épitre  dédicatoire,  adressée  par  Johannes  Major  (sic)  à 
Eckius  Suevus,  datée  du  Collège  de  Montaigu,  i53o,  nous  prouve  que 
l'auteur  vivait  encore  à  cette  époque. 

Nous  avons  déjà  exposé,  d'après  le  Proposition  de  infinito,  les 
opinions  que  Jean  Majoris  professait  au  sujet  de  la  question  de  l'infini; 
ces  mêmes  opinions,  nous  les  retrouvons,  plus  développées,  dans  les 
Questions  sur  le  premier  livre  des  Sentences,  et  plus  développées  en 
l'édition  de  i5ig  qu'en  l'édition  de  i53o2. 

L'analyse  de  Jean  Majoris  ajoute  quelque  chose  à  celle  de  Grégoire 
de  Rimini;  ce  quelque  chose,  il  est  vrai,  elle  l'emprunte  à  Marsile 
d'InghenS.  Le  régent  de  Montaigu  veut  prouver  4  qu'il  est  possible  de 
donner  actuellement  et  de  montrer,  pour  ainsi  dire,  une  longueur 
infinie  ;  l'exemple  qu'il  prend  est  l'exemple,  déjà  considéré  par  Albert 
de  Saxe  5,  d'une  sorte  d'hélice  de  hauteur  totale  finie  dont  le  pas 
décroît  en  progression  géométrique  ;  cette  hélice,  il  la  regarde  comme 
actuellement  tracée  en  sa  totalité;  Grégoire  de  Rimini,  autrement  exact 
en  ses  raisonnements  que  ne  l'est  le  régent  du  Collège  de  Montaigu, 
eût  fait  remarquer  à  ce  dernier  que  l'on  ne  saurait  jamais  parvenir  à 
tracer  l'ensemble  des  spires  de  cette  ligne  si  l'on  suppose  les  spires 
successives  décrites  en  des  temps  égaux  ;  en  prenant  ainsi  le  mot  toutes 
au  sens  distributif,  il  eût  accordé  à  Albert  de  Saxe  qu'  «  il  n'existe  pas 
de  parties  dont  on  puisse  dire  qu'elles  sont  toutes  les  parties  propor- 
tionnelles du  cylindre  »  ;  il  eût  maintenu,  néanmoins,  la  possibilité  de 
concevoir,  au  sens  collectif,  Yensemble  catégorique  des  parties  du 
cylindre;  mais  il  eût  ajouté  que  pour  épuiser  cet  ensemble  en  prenant 
les  parties  les  unes  après  les  autres,  il  les  faudrait  prendre  avec  une 
vitesse  indéfiniment  croissante. 

Toutes  ces  distinctions,  si  précises  et  si  justes,  échappent  à  Maître 
Jean  Majoris  ;  celui-ci  reproduit  en  gros  l'enseignement  de  Grégoire 
de  Rimini,  alors  qu'une  doctrine  aussi  délicate  devient  méconnais- 
sable et  inadmissible  si  l'on  n'en  garde  minutieusement  toutes  les 
subtilités. 

Dieu  peut-il^,  en  une  heure,  créer  un  volume  infini?  Avec  Grégoire 

i.  Joannis  Majoris  Hadingtonani,  scholae  Parisiensis  Theologi,  in  Primum  Magistri 
Sententiarum  disputaliones  et  decisiones  nuper  repositœ ;  cum  amplissimis  materiarum 
et  quœstionum  indicibus  seu  tabellis.  Vaenundantur  Joanni  Parvo  et  Jodoco  Badio. 
i53o.  Colophon  :  Sub  prelo  Joannis  Badii  Ascensii,  communibus  ejus  et  Joannis 
Parvi  impensis  :  ad  Calendas  Septembres  MDXXX. 

2.  En  l'épitre  dédicatoire  qui  précède  cette  dernière,  Joannes  Majoris  donne  les 
raisons  pour  lesquelles  il  y  a  restreint  les  discussions  de  pure  Logique. 

3.  Voir  pp.  46-47- 

4.  Joannes  Majoris  In  primum  Sententiarum,  Dist.  XLIV,  quaest.  II  :  An  sit  nunc 
vel  dari  potest  secundum  naturam  aliquod  actu  infinitum. 

5.  Voir  p.  44. 

6.  Joannes  Majoris  In  primum  Sententiarum,  Dist.  XLIV,  quaest.  III:  Utrum  Deus 
de  sua  potentia  absoluta  potest  producere  aliquod  infinitum  magnitudine  vel  inten- 
sione;  éd.  i5i9,  fol.  cvn,  col.  d.  ;  éd.  i53o,  fol.  lxxxij,  col.  d. 


/|0()  ÉTUDES    SLR    LEONARD    DE    VINCI 

de  Rimini,  Jean  Majoris  enseigne  qu'il  le  peut  ;  il  suffît  qu'en  chaque 
partie  proportionnelle  de  l'heure,  il  crée  une  pierre  d'un  pied  cube. 

Le  régent  de  Montaigu  n'ignore  pas  les  objections  que  les  partisans 
du  seul  infini  syncatégorique  font  valoir  contre  cet  argument;  ces 
objections,  voici  en  quels  termes  il  les  réfute  >  : 

«Vous  direz:  en  chacune  des  parties  proportionnelles  de  l'heure, 
Dieu  peut  créer  une  pierre,  si  l'on  entend  la  proposition  au  sens 
divisé;  mais  il  n'est  pas  possible,  en  prenant  les  mots  au  sens 
composé,  qu'en  toute  partie  proportionnelle  de  l'heure,  il  crée  une 
pierre  nouvelle  de  même  volume  que  les  pierres  précédemment 
créées.  De  même,  de  ce  que  Socrate  peut  porter  n'importe  quelle 
partie  d'un  poids,  il  n'en  résulte  pas  que  Socrate  puisse  porter 
l'ensemble  des  parties  de  ce  poids;  on  le  voit  clairement  lorsqu'on 
démontre  qu'il  existe  un  minimum  des  poids  qu'il  ne  peut  porter. 

»  Je  réponds  :  Bien  qu'une  proposition  modale  prise  au  sens  divisé 
n'implique  pas  toujours  la  même  proposition  modale  prise  au  sens 
composé,  toutefois,  lorsque  aucune  contradiction  n'apparaît  en  la 
modale  composée,  on  ne  doit  pas  nier  qu'elle  soit  vraie  en  ce  sens 
composé,  surtout  lorsqu'il  s'agit  de  la  puissance  absolue  de  Dieu.  » 

Mais  le  procédé  imaginé  implique  lui-même  contradiction  2  ;  de 
toutes  les  pierres  créées,  il  en  est  une  qui  se  trouve  créée  la  dernière; 
«  celle-là  n'a  pu  être  créée  qu'en  la  dernière  partie  proportionnelle  de 
l'heure;  il  y  a  donc,  en  une  heure,  une  dernière  partie  proportionnelle 
de  l'heure;  or  cette  proposition  implique  contradiction,  donc... 

»  Quelqu'un  3  a  dit  que  cet  argument  démontrait  que  l'infini  ne 
pouvait  être  donné  [en  acte]  ;  qu'il  engendrait  en  lui  la  foi 

»  Pour  moi,  je  nie  que  ce  procédé  implique  contradiction Cet 

argument  ne  m'émeut  nullement,  il  ne  saurait  engendrer  en  moi 
d'opinion.  Le  procédé  imaginé  n'exige  en  aucune  façon  que  l'une  des 
parties  proportionnelles  de  l'heure  soit  la  dernière,  ni  qu'il  y  ait  une 
dernière  pierre  créée;  mais  après  qu'une  partie  proportionnelle  quel- 
conque de  l'heure  est  passée,  il  y  a  une  infinité  de  pierres.  Certes,  je 
m'étonne  que  cet  auteur  accorde  quelque  poids  à  un  tel  argument.  » 

Cet  argument,  cependant,  valait  la  peine  d'être  examiné  avec  toute  la 
minutieuse  rigueur  qu'un  Grégoire  de  Rimini  savait  mettre  en  une 
telle  discussion;  les  méthodes  sommaires  et  les  affirmations  tran- 
chantes dont  use  volontiers  Johannes  Majoris  ne  suffisent  pas  à  juger 
le  litige  qui  sépare  les  partisans  de  l'infini  syncatégorique  des  tenants 
de  l'infini  catégorique. 

Il  est  clair  qu'après  Albert  de  Saxe,  nous  assistons  à  la  décadence 

1.  Johannes  Majoris,  loc.  cit.,  éd.  i5 19,  fol.  cvm,  col.  a  ;  éd.,  i53o,  fol.  lxxxiii,co1.  a- 
■2.  Johannes  Majoris,  loc.  cit.,  éd.  iôio,  fol.  ex,  col.  d;  éd.  t53o,  fol.  lxxxv,  col.  a. 
3.  Ici,  l'édition  de  i5iometcn  marge:  Albertus  de  Saxonia;   le  propos  rapporté 
par  Jean  Majoris  est,  en  effet,  d'Alberl  de  Saxe  (Voir  p.  V>). 


]\OTES  /|07 

des  études  logiques  que  l'École  consacrait  au  problème  de  l'infini. 
Parmi  les  causes  de  cette  décadence  il  en  est  une,  croyons -nous,  qui 
se  laisse  aisément  saisir. 

Les  maîtres  du  xivfi  siècle,  auxquels  nous  devons  de  si  profondes 
remarques  au  sujet  de  l'infini  syncatégorique  et  de  l'infini  catégorique, 
étaient  fort  peu  géomètres.  Sous  les  discussions  formelles  qu'ils  déve- 
loppent avec  une  si  rigoureuse  subtilité,  nous  percevons  un  seul  fait 
mathématique,  et  ce  fait  est  des  plus  élémentaires:  Ces  auteurs  savent 
former  la  somme  des  termes  d'une  progression  géométrique  de  raison 
fractionnaire.  Ce  seul  théorème  d'Arithmétique  fournit  tous  les 
exemples  en  lesquels  leurs  raisonnements  viennent  se  particulariser. 

On  ne  saurait  trop  admirer  la  puissance  intellectuelle  d'hommes 
qui,  munis  d'un  si  faible  bagage  mathématique,  ont  su  formuler  avec 
tant  de  netteté  et  examiner  avec  tant  de  pénétration  les  plus  essentiels 
des  problèmes  logiques  que  pose  l'Analyse  infinitésimale. 

Mais  le  feu  le  plus  vif  s'éteint  faute  d'aliments.  La  Dialectique  infi- 
nitésimale ne  pouvait  progresser  sans  cesse,  alors  qu'elle  n'avait,  pour 
éprouver  la  justesse  de  ses  conclusions,  que  les  propriétés  de  la  pro- 
gression géométrique.  Dépourvus  d'exemples  particuliers  et  précis  où 
leur  raison  pût  reprendre  vigueur  en  touchant  terre,  les  logiciens 
devaient  voir  s'alanguir  par  degrés  la  force  de  leur  esprit  ;  de  leurs 
discussions,  qui  semblaient  sans  objet,  les  étudiants  devaient  se 
détourner  peu  à  peu  avec  un  dégoût  croissant.  La  théorie  de  l'infini 
était  condamnée  à  la  décrépitude  où  nous  la  voyons  au  temps  de 
Johannes  Majoris.  A  ce  moment,  la  Dialectique  infinitésimale  des 
Parisiens  semble  une  machine  usée  qui,  avec  des  heurts  et  des  grin- 
cements, tourne  à  vide. 

Mais,  à  ce  même  moment,  de  grandes  transformations  s'opèrent 
dans  le  Monde  intellectuel.  La  Science  des  Parisiens  conquiert  les 
Italiens  qui,  jusque-là,  lui  étaient  presque  tous  demeurés  rebelles;  en 
même  temps,  elle  sort  des  Universités  pour  se  répandre  parmi  les 
chercheurs  indépendants.  Léonard  de  Vinci  est  un  des  premiers 
Italiens  et,  aussi,  un  des  premiers  penseurs  étrangers  aux  Facultés 
dont  la  Logique  des  Jean  Buridan,  des  Grégoire  de  Rimini,  des 
Albert  de  Saxe  ravisse  l'attention  ;  mais  bien  d'autres  le  suivront.  Or, 
ces  savants  italiens  reçoivent,  en  même  temps,  une  aide  précieuse  qui 
avait  presque  entièrement  fait  défaut  à  leurs  précurseurs  de  la  Sor- 
bonne  ou  de  la  rue  du  Fouarre  ;  la  Science  antique  leur  est  révélée  ; 
Archimède  leur  enseigne  comment  on  peut  résoudre  des  problèmes 
difficiles  et  variés  où  l'idée  d'infini  se  trouve  impliquée.  L'union,  en 
l'esprit  des  géomètres  italiens,  de  la  Logique  parisienne  et  de  la 
Mathématique  grecque  va  donner  naissance  à  l'Analyse  infinitésimale 
des  modernes. 


/|08  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 


F.  —  SUR  LA  PLURALITE  DES  MONDES 

I.   Guillaume  d'Auvergne. 

Nous  avons  vu  (p.  73)  comment,  selon  Michel  Scot,  l'existence  de 
plusieurs  mondes  exigerait  que  le  vide  fût  réalisé  entre  ces  mondes, 
ce  qui  est  une  impossibilité.  Nous  avons  retrouvé  (p.  92)  ce  même 
argument  en  la  Summa  totius  philosophiae  de  Paul  Nicoletti,  de  Venise. 

Cette  manière  de  raisonner  contre  la  pluralité  des  mondes  paraît 
avoir  joui  d'une  certaine  vogue  au  Moyen-Age;  elle  a  été  reproduite 
par  plusieurs  philosophes,  et  non  des  moindres  ;  nous  voudrions 
signaler  ici  l'adhésion  qu'elle  a  reçue  de  Guillaume  d'Auvergne. 

Lorsque  l'Averroïsme  commençait  à  se  répandre  parmi  les  philo- 
sophes chrétiens,  grâce  aux  traductions  données  par  Michel  Scot  et 
par  ses  contemporains,  Guillaume  d'Auvergne,  évêque  de  Paris,  fut  des 
premiers  à  prendre  parti,  au  nom  de  l'orthodoxie,  contre  les  hérésies 
arabes  qu'il  appelait  les  erreurs  d'Aristote  et  de  ses  imitateurs,  «  errores 
Aristotelis  etejas  sequacium.  » 

Par  sa  fidélité  aux  enseignements  de  l'Église,  l'Évêque  de  Paris  fut 
bien  souvent  amené  à  combattre  les  opinions  professées  par  l'Astro- 
logue de  Frédéric  II  ;  mais  son  opposition  n'avait  rien  de  systématique, 
et  il  suivait  volontiers  le  sentiment  de  Michel  Scot,  toutes  les  fois  que 
ce  sentiment  ne  lui  paraissait  pas  contraire  à  la  foi.  C'est  ainsi  qu'au 
sujet  de  la  pluralité  des  mondes,  Guillaume  d'Auvergne  n'a  fait  que 
développer  la  doctrine  du  Traducteur  d'Aristote. 

Supposons,  dit  Guillaume  d'Auvergne1,  qu'il  existe  plusieurs 
mondes  ou  une  infinité  de  mondes  extérieurs  les  uns  des  autres.  Outre 
ces  mondes,  existera-t-il  quelque  corps  qui  leur  soit  extérieur  et 
étranger  ?  Assurément  non.  L'existence  d'un  tel  corps  est  impossible  ; 
elle  l'est  pour  des  raisons  toutes  semblables  à  celles  qu'invoquent  les 
partisans  de  l'existence  de  notre  monde  lorsqu'ils  veulent  prouver  que 
hors  de  ce  monde-ci,  il  n'existe  aucun  corps.  «  Nécessairement,  en  effet, 
un  monde  contient  ou  simplement  l'universalité  des  corps,  ou  bien 
l'universalité  des  corps  qui  lui  conviennent.  Or,  on  ne  saurait  donc 
imaginer  un  corps  qui  ne  convienne  ni  à  ce  monde-ci,  ni  à  aucun 
autre  monde.  » 

1.  Guilielmi  Parisiensis  De  Universo,  opus  celeberrimum  et  singulare,  in  duas  partes 
principales  divisum.  Primae  partis  principalis  pars  I,  cap.  XIII.  Cet  écrit  se  trouve 
dans  les  éditions  suivantes  de  :  Guilielmi  Parisiensis  Opéra  : 

i°  Parisius,  ap.  Franciscum  Regnault,  MDXVI  (au  tome  11); 

20  Veneliis,  ap.  Damianum  Zenarum,  i5qi  (au  tome  II); 

3°  Aureliae,  ex  typographia  F.  Hottot.  Et  vaeneunt  Parisiis  apud  Ludovuuni 
Hillaine,  MDGLXXlV(au  tome  I). 


NOTES  /1O9 

Puisque,  entre  ces  divers  mondes,  il  ne  saurait  exister  aucun  corps 
de  quelque  nature  que  ce  soit,  voilà  donc  les  diverses  surfaces  sphé- 
riques  qui  les  bornent  obligées  de  se  toucher  les  unes  les  autres  non 
pas  seulement  en  un  point,  mais  suivant  certaines  aires;  aucune 
distance,  en  effet,  ne  peut  séparer  ces  sphères  les  unes  des  autres; 
«  seule,  la  présence  d'un  corps  intermédiaire  peut  faire  qu'il  existe 
une  distance  entre  deux  corps   » 

Dira-t-on  qu'entre  ces  deux  mondes  que  rien  ne  sépare,  il  y  a  le 
vide?  Mais  le  vide  est  une  impossibilité  que  Guillaume  d'Auvergne 
établit  '  par  des  arguments  empruntés  aux  Péripatéticiens. 

Voilà  donc  les  partisans  de  la  pluralité  des  mondes  acculés  à  cette 
absurdité  :  Deux  sphères  peuvent  se  toucher  non  pas  en  un  point, 
mais  tout  le  long  d'une  surface. 

Une  hypothèse,  il  est  vrai,  éviterait  cette  contradiction.  Elle  consis- 
terait à  supposer  qu'au  delà  de  la  sphère  qui  borne  notre  monde,  un 
autre  monde  s'étend  ;  ce  second  monde  aurait  pour  enceinte  une  sphère 
extrêmement  éloignée  de  celle  qui  encercle  le  nôtre.  «  Mais  alors, 
comme  la  sphère  ultime  de  ce  monde-là  enveloppe  et  contient  les 
cieux  de  ce  second  monde  et  aussi  nos  cieux,  ceux  qui  se  manifestent 
à  nos  sens,  il  est  clair  que  cette  sphère  et  tout  ce  qui  se  trouve 
enveloppé  par  elle  forment  un  monde  unique,  contenant  en  lui  toutes 
choses.  » 

A  l'encontre  de  cette  thèse,  le  monde  est  unique,  on  peut  élever 
bien  des  objections2,  celle-ci,  par  exemple:  Un  monde  unique  ne 
suffirait  pas  à  contenir  toutes  les  choses  existantes.  Mais,  riposte 
Guillaume,  ou  bien  l'on  suppose  que  Dieu  a  créé  une  infinité  de 
mondes,  ou  bien  il  n'en  a  créé  qu'un  nombre  fini  ;  si  le  nombre  des 
mondes  est  supposé  fini,  un  seul  grand  monde  peut  contenir  autant 
de  choses  que  beaucoup  de  petits  mondes,  et  la  création  de  ce  monde 
unique  convient  mieux  à  la  majesté  de  Dieu.  L'Évêque  de  Paris  oublie, 
en  sa  discussion,  la  seconde  branche  du  dilemme  qu'il  a  posé. 

Cette  difficulté  n'est  pas  la  seule;  en  voici  une  autre3  : 

«  Dieu  a  créé  ce  monde  par  pure  et  gratuite  bonté;  il  eût  pu  tout 
aussi  facilement  en  créer  un  grand  nombre  d'autres;  il  les  a  donc 
créés  ;  la  cause  qui  lui  en  a  fait  créer  un,  à  savoir  la  bonté,  devra,  pour 
la  même  raison,  lui  en  faire  créer  un  grand  nombre  d'autres... 

»  Sa  générosité  n'a  pas  de  fin  et  ses  richesses  n'en  ont  pas  davan- 
tage; comment  donc  l'effet  de  sa  générosité  et  de  ses  richesses, 
à  savoir  ses  libéralités  et  ses  dons,  aurait-il  un  terme?  Or  ce  monde-ci 
est  fini  ;  [s'il  existe  seul],  les  libéralités  et  les  dons  de  Dieu  sont  finis, 
la  générosité  divine  est  rétrécie  et  restreinte... 

1.  Guillaume  d'Auvergne,  loc.  cit.,  cap.  XIV. 

2.  Guillaume  d'Auvergne,  loc.  cit.,  cap.  XV. 

3.  Guillaume  d'Auvergne,  loc.  cit.,  cap.  XVI. 


4lO  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

))  Vous  voyez  que  ce  raisonnement  paraît  conclure  non  seulement 
contre  la  création  d'un  monde  unique,  mais  encore  contre  la  création 
d'un  nombre  fini  de  mondes;  lors  même  que  des  mondes,  en  nombre 
quelconque,  seraient  créés,  ils  n'égaleraient  pas  la  bonté  et  la  géné- 
rosité de  Dieu,  car  toute  chose  qui  existe  en  dehors  de  Dieu,  bien  loin 
de  lui  être  égale,  n'est  rien  en  comparaison  de  lui. 

»  Je  déclare  donc  que  Dieu  n'a  pu  créer  ni  un  nombre  fini,  ni  une 
infinité  de  mondes,  et  qu'il  ne  peut  non  plus  les  créer  actuellement; 
cette  impossibilité  n'a  point  pour  cause  un  défaut  de  puissance  en 
Dieu  ou  un  défaut  qui  provienne  de  Dieu,  mais  plutôt  un  défaut  de  la 
part  des  mondes,  qui  ne  peuvent  pas  être  multiples,  comme  je  vous 
l'ai  démontré  en  ce  qui  précède...  De  même,  Dieu  ne  connaît  pas  le 
rapport  de  la  diagonale  du  carré  au  côté,  non  qu'il  y  ait  en  lui  défaut 
de  science,  mais  parce  que  ce  rapport  ne  peut  pas  être  connu,  » 

Ainsi,  selon  Guillaume  d'Auvergne  comme  selon  Michel  Scot,  la 
toute-puissance  de  Dieu  trouve  des  bornes  dans  les  impossibilités 
décrétées  par  la  Physique  péripatéticienne. 


II.  Roger  Bacon. 

L'Évêque  de  Paris  comme  le  Traducteur  d'Aristote  a  établi  un  lien 
qui  lui  semblait  indissoluble  entre  l'impossibilité  du  vide  et  l'impos- 
sibilité des  mondes  multiples.  Ce  lien  a  paru  également  fort  à  d'autres 
philosophes,  en  particulier  à  Roger  Bacon  au  xiir*  siècle  et  à  Walter 
Burley  au  xive  siècle. 

Roger  Bacon,  en  son  Opus  majus,  consacre  un  chapitre»  à  l'examen 
de  ces  deux  questions:  Peut-il  exister  plusieurs  mondes?  La  matière 
du  monde  s'étend-elle  à  l'infini?  Voici  ce  qu'il  écrit,  en  ce  chapitre, 
contre  la  pluralité  des  mondes  : 

«  Aristote  dit,  au  premier  livre  sur  le  Ciel  et  le  Monde,  que  le 
Monde  réunit  toute  sa  matière  propre  en  un  seul  individu  d'une  seule 
espèce,  et  qu'il  en  est  de  même  de  chacun  des  corps  principaux  dont 
le  Monde  se  compose;  en  sorte  que  le  Monde  est  numériquement 
unique,  qu'il  ne  peut  exister  plusieurs  mondes  distincts  appartenant 
à  cette  même  espèce,  et  qu'il  ne  peut  davantage  exister  ni  plusieurs 
soleils,  ni  plusieurs  lunes,  bien  que  beaucoup  de  gens  aient  imaginé 
de  telles  suppositions. 

»  En  effet,  s'il  existait  un  autre  monde,  il  serait  de  figure  sphérique, 


i.  Fratris  Rogeri  Bacon,  Ordinis  Minorum,  Opus  majus  ad  Clementem  quartutn, 
Pontiflcem.  Homanurn,  ex.  Ms.  Codice  Dubliniensi,  cum  aliis  quibusdam  collato,  nunc 
primum  ediditS.  Jebb,  M.  D.,  Londini,  typis  Gulielmi  Bowyer,  MDCCXXXHI,  p.  102 
(marquée,  par  erreur,  98)  Pars  quarta,  Dist.  IV,  Cap.  XII  :  An  possint  esse  plures 
mundi,  et  an  materia  mundi  sit  extonsa  i  11  infinituni. 


!SOTES  4i  1 

comme  celui-ci.  Ces  deux  mondes  ne  pourraient  être  distincts  l'un  de 
l'autre,  car  s'ils  l'étaient,  un  espace  vide  serait  désignable  entre  eux, 
ce  qui  est  faux.  Il  faudrait  donc  qu'ils  se  touchassent;  mais  par 
la  XIIe  proposition  du  troisième  livre  des  Éléments  d'Euclide,  ils  ne 
se  pourraient  toucher  qu'en  un  point,  ainsi  qu'on  l'a  précédemment 
démontré  par  le  moyen  de  cercles.  Dès  lors,  partout  ailleurs  qu'en  ce 
point,  il  y  aurait  entre  eux  un  espace  vide.  » 

En  VOpus  tertium1,  Bacon  reprend  simplement  et  sommairement 
l'argumentation  d'Aristote  contre  la  pluralité  des  mondes.  Mais  il  y 
joint  le  raisonnement  fondé  sur  l'impossibilité  du  vide  lorsqu'il  écrit 
ses  Communia  naturalium,  ou  mieux  ce  traité  De  caelestibus2  dont 
le  célèbre  manuscrit  de  la  Bibliothèque  Mazarine  fait  le  second  livre 
des  Communia  naturalium. 

Aux  raisons  d'Aristote,  à  la  preuve  tirée  de  l'impossibilité  du  vide 
Bacon  ajoute  maintenant  ces  réflexions  : 

u  On  ne  peut  pas,  non  plus,  prétendre  qu'un  second  monde  entoure 
le  premier,  car  alors  le  centre  de  l'un  serait  le  centre  de  l'autre,  en 
sorte  qu'il  n'y  aurait  pour  tous  deux  qu'une  seule  terre;  il  en  serait 
de  même  des  autres  parties  du  monde3;  il  n'y  aurait  donc  qu'un  seul 
monde. 

»  En  outre,  s'il  existait  une  raison  pour  qu'il  y  eût  deux  mondes, 
pour  la  même  raison  il  y  en  aurait  trois,  quatre,  et  ainsi  de  suite 
à  l'infini,  car  tout  ce  qui  concerne  le  monde  est  indifférent  à  tel  ou 
tel  nombre.  Il  faut  donc  qu'il  y  ait  une  infinité  de  mondes  ou  bien 
qu'il  n'y  en  ait  pas  plus  d'un;  or,  les  mondes  ne  sauraient  être  en 
nombre  infini;  donc  il  n'y  en  a  qu'un.  » 

Nous  ne  saurions  nous  étonner  de  reconnaître  dans  les  écrits  de 
Bacon  l'influence  de  Michel  Scot  et  de  Guillaume  d'Auvergne.  A 
plusieurs  reprises,  il  cite  le  Traducteur  d'Aristote,  encore  qu'il  le  juge 
fort  durement.  Quant  à  l'Évêque  de  Paris,  il  nous  conte  qu'en  sa 
jeunesse,  il  en  avait  reçu  l'enseignement. 


III.  Richard  de  Middleton. 

En  1277,  les  docteurs  de  la  Sorbonne,  sous  la  présidence 
d'Etienne  Tempier,  évêque  de  Paris,  condamnèrent  cette  proposition  : 
«  Quod  prima  causa  non  posset  plures  mundos  facere .  »  Les  théologiens 

1.  Fr.  Rogeri  Bacon  Opéra  quœdam  hactenus  inedita.  Vol.  I,  contained  :  I.  Opus 
tertium.  —  II.  Opus  minus.  —  III.  Compendium  philosophise.  Edited  by  J.  S.  Brewer. 
London,  1859.  Opus  tertium,  cap.  XLI,  pp.  iAo-i^i. 

2.  Incipit  secundus  liber  communium  naturalium  [fratris  Rogeri  Bacon],  qui  est  de 
celestibus,  velde  celo  et  mundo,  pars  III,  cap.  II  (Bibliothèque  Mazarine,  ms.  n°  3576, 
fol.  108,  coll.  a  et  b). 

3.  Roger  Bacon,  loc.  cit. 


Z|  12  ETUDES    SUli    LEONARD    DE    VINCI 

de  Paris  entendaient  rompre  les  entraves  que  la  Physique  péripatéti- 
cienne prétendait  imposer  à  la  toute-puissance  de  Dieu  ;  ils  enten- 
daient, en  particulier,  dénier  toute  valeur  aux  raisonnements  que 
l'on  tirait  de  l'impossibilité  du  vide  ;  ce  genre  d'arguments  n'était  pas 
explicitement  visé  dans  la  proposition  que  nous  venons  de  rapporter, 
mais  il  l'était  en  celle-ci  :  «  Quod  Deus  non  possit  movere  Caelam 
motu  recto.  Et  ratio  est  quia  tanc  relinqueret  vacuum.  » 

L'orthodoxie  chrétienne  exigeait  donc,  semble-t-il,  que  l'on  renonçât 
à  divers  principes  de  la  Physique  péripatéticienne  et,  tout  spécia- 
lement, à  l'impossibilité  du  vide,  à  l'immobilité  du  Monde,  à  la 
nécessité,  pour  ce  Monde,  d'être  unique.  Affirmées  par  les  condam- 
nations qu'avaient  portées  les  docteurs  de  Sorbonne,  ces  exigences 
furent  acceptées  non  seulement  à  Paris,  mais  à  Oxford;  elles 
imprimèrent  à  la  Science  scolastique,  aussi  bien  en  France  qu'en 
Angleterre,  une  orientation  nouvelle  qui  l'obligea  à  s'écarter  en  bien 
des  points,  et  non  des  moins  essentiels,  de  la  tradition  Aristotéli- 
cienne. S'il  nous  fallait  assigner  une  date  à  la  naissance  de  la  Science 
moderne,  nous  choisirions  sans  doute  cette  année  1277  où  l'Évêque 
de  Paris  proclama  solennellement  qu'il  pouvait  exister  plusieurs 
Mondes,  et  que  l'ensemble  des  sphères  célestes  pouvait,  sans  contra- 
diction, être  animé  d'un  mouvement  rectiligne. 

L'un  des  premiers  docteurs  qui  aient,  en  leur  enseignement,  invoqué 
les  condamnations  portées  contre  les  Articuli  parisienses,  est  Richard 
de  Middleton.  Ce  Franciscain,  mort  entre  i3oo  et  i3o8,  a  assurément 
composé  ses  volumineuses  Questions  sur  les  livres  des  Sentences  de 
Pierre  Lombard,  alors  que  les  décisions  des  théologiens  de  Paris 
étaient  encore  toutes  récentes. 

Richard  se  demande  1  «  si  Dieu  peut  mouvoir  le  ciel  ultime  d'un 
mouvement  de  translation  ».  A  l'appui  de  la  réponse  affirmative,  qu'il 
soutient,  il  a  soin  d'invoquer  cette  raison  :  «Le  Seigneur  Etienne, 
Évêque  de  Paris  et  Docteur  en  Théologie,  a  excommunié  l'article 
suivant  :  Dieu  ne  peut  donner  au  ciel  un  mouvement  de  translation.  » 

A  ce  propos,  notre  auteur  montre  que  Dieu  pourrait,  sans  contra- 
diction, produire  le  vide;  mais  il  ajoute  cette  remarque  fort  sensée  : 
«  Il  y  a  un  autre  défaut  dans  l'argument  »  par  lequel  on  prétendait 
établir  l'article  quia  été  condamné  à  Paris.  «En  effet,  si  Dieu  commu- 
niquait au  ciel  un  mouvement  de  translation,  l'existence  du  vide  n'en 
résulterait  pas,  car  le  ciel  ultime  n'est  en  aucun  lieu.  » 

De  même  que  Richard  de  Middleton  a  accordé  à  Etienne  Tempicr, 
au  risque  de  heurter  de  front  les  principes  les  plus  fermes  de  la  Phy- 
sique péripatéticienne,  que  Dieu  pourrait  déplacer  le  ciel  ultime  et 

1.  Clarissimi  theologi  Magistri  Ricardi  de  Media  Villa  seraphici  ord.  min.  ronvrnt . 
super  quatuor  libros  sententiarum  Pétri  Lombardi  quœstiones  subtilissimx,  Brixiœ, 
MDXG1,  tomus  secundus,  p.  186,  lib.  Il,  dist.  \1I11,  art.  III,  quac>t.  III. 


NOTES  l\lO 

produire  le  vide,  de  même  lui  accorde-t-il  i  qu'il  pourrait  créer  un 
autre  Univers. 

«  J'appelle  Univers,  dit-il,  un  ensemble  de  créatures  qu'une  même 
surface  enveloppe,  y  compris  la  surface  enveloppante,  et  sous  la 
condition  que  cet  ensemble  ne  soit  pas  borné,  d'autre  part,  par  une 
autre  surface  qu'il  entourerait.  »  Par  cette  précaution,  Richard  de 
Middleton  évite  la  supposition  de  mondes  emboîtés  les  uns  dans  les 
autres,  supposition  qui  s'était  présentée  à  l'esprit  de  Guillaume  d'Au- 
vergne et  que  tant  d'autres  devaient  recueillir  de  celui-ci. 

«  Je  dis  alors,  »  poursuit  notre  Franciscain,  «  que  Dieu  a  pu  et 
peut  encore  maintenant  créer  un  autre  Univers.  Il  n'y  a,  en  effet, 
aucune  contradiction  à  attribuer  cette  puissance  à  Dieu. 

»  Une  telle  contradiction  ne  peut  provenir  de  la  chose  dont  cet 
Univers  devrait  être  fait,  puisque  Dieu  n'a  pas  fait  le  Monde  de  quelque 
chose. 

»  Elle  ne  provient  pas  du  réceptacle  de  cet  Univers,  car  le  Monde, 
pris  en  sa  totalité,  n'est  pas  reçu  en  quelque  espace.  Le  Philosophe 
dit,  au  premier  livre  Du  Ciel  et  du  Monde,  qu'il  n'y  a,  hors  du  Ciel,  ni 
lieu,  ni  vide,  ni  temps,  ce  qu'il  faut  entendre  du  ciel  suprême. 

»  Cette  contradiction  ne  saurait  être  en  raison  de  la  puissance 
divine,  car  cette  puissance  de  Dieu  est  infinie  et,  comme  cet  Univers-ci 
est  fini,  il  est  impossible  qu'il  égale  la  puissance  divine. 

»  Enfin,  cette  contradiction  ne  saurait  être  tirée  de  la  nature  des 
êtres  qui  se  trouveraient  contenus  en  la  surface  de  ce  second  Univers, 
lors  même  que  Dieu  les  aurait  fait  de  même  espèce  que  les  êtres  de 
cet  Univers-ci.  De  même  que  la  terre  de  notre  Univers  repose  natu- 
rellement au  centre  de  ce  dernier,  de  même  la  terre  de  ce  second 
Univers  demeurerait  naturellement  en  repos  au  centre  du  Monde 
auquel  elle  appartient.  Si  la  terre  de  cet  autre  Univers  était  placée  au 
centre  de  notre  Monde,  elle  y  demeurerait  naturellement  immobile  ; 
et  si  la  terre  de  notre  Univers  était  placée  par  Dieu  au  centre  de 
l'autre,  elle  y  trouverait  son  repos  naturel.  Si  deux  lieux,  en  effet,  se 
comportent  indifféremment  l'un  de  l'autre  à  l'égard  de  l'opération 
naturelle  de  quelque  créature,  celle-ci  demeurera  en  repos  en  celui  de 
ces  deux  lieux  où  on  l'aura  d'abord  placée  ;  elle  ne  tendra  pas  vers 
l'autre. 

»  En  faveur  de  cette  opinion,  on  peut  invoquer  la  sentence  du 
Seigneur  Etienne,  Évêque  de  Paris  et  docteur  en  sacrée  Théologie;  il 
a  excommunié  ceux  qui  enseignent  que  Dieu  n'a  pas  pu  créer 
plusieurs  mondes.  » 

Richard  de  Middleton  ne  se  contente  donc  pas  d'admettre  que  la 
pluralité  des  mondes  n'est  pas  chose  contradictoire  que  la  puissance 

i.  Ricardi  de  Media  Villa  Quaestiones  super  quatuor  libros  Sententiarum,  lib.  I, 
dist.  XLIIIT,  artic.  I,  quaest.  IIII  ;  éd.  cit.,  tomus  primus,  p.  392. 


/,  I /,  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

même  de  Dieu  ne  saurait  réaliser;  il  va  plus  loin;  il  entreprend  de 
ruiner  la  principale  objection  que  la  philosophie  péripatéticienne 
élevait,  contre  la  possibilité  de  plusieurs  mondes  ;  la  réponse  qu'il 
adresse  à  cette  objection  renferme  en  germe  celle  que  Guillaume 
d'Ockam  formulera  quelques  années  plus  tard  k 

Quant  à  l'objection  tirée  de  l'impossibilité  du  vide,  Richard  de 
Middleton  ne  s'y  arrête  pas  ;  il  se  contente  d'indiquer,  en  passant,  que 
le  Monde  n'est  point  dans  l'espace,  et  de  nous  rappeler  cet  enseigne- 
ment du  Philosophe  :  Il  n'y  a,  hors  du  ciel,  ni  lieu,  ni  vide,,  ni  temps. 
D'ailleurs,  nous  l'avons  entendu  affirmer,  en  une  autre  circonstance, 
que  la  production  du  vide  n'était  pas  impossible  à  Dieu;  en  cela,  il  a 
été  suivi  par  Walter  Burley. 


IV.    Walter  Burley. 

Walter  Burley  croit  qu'il  n'est  pas  possible  aux  chrétiens  d'admettre 
le  pouvoir  créateur  de  Dieu,  sans  admettre  en  même  temps  la  réalité 
du  vide.  Il  appuie2  cette  opinion  de  plusieurs  raisons;  voici  la 
dernière  : 

«  Il  me  paraît  difficile  d'éviter  cette  conséquence  :  Ceux  qui  parlent 
conformément  à  notre  religion  et  qui  admettent  la  création  du  Monde 
sont  tenus  de  supposer  que  le  vide  existe  hors  de  ce  Monde. 
Ils  admettent  en  effet  que  Dieu,  qui  a  créé  ce  Monde,  en  peut  tout 
aussi  bien  créer  un  autre.  Supposons  donc  que  Dieu  crée  un  second 
monde.  Je  pose  alors  la  question  suivante  :  Entre  les  surfaces 
convexes  qui  limitent  ces  deux  mondes,  y  a-t-il  ou  n'y  a-t-il  pas  une 
certaine  distance?  S'il  y  a  quelque  chose  entre  ces  surfaces,  c'est 
le  vide,  car  c'est  un  espace  divisible  qui  ne  renferme  pas  de  corps, 
bien  qu'il  soit  susceptible  de  recevoir  un  corps.  Si,  au  contraire,  il 
n'y  a  aucun  intermédiaire  entre  ces  surfaces  sphériques,  c'est  donc 
qu'elles  se  touchent  soit  en  un  seul  point,  soit  tout  le  long  d'une 
étendue  divisible.  Elles  ne  sauraient  se  toucher  seulement  en  un 
point;  alors,  en  effet,  entre  un  point  de  la  première  sphère  et  un 
point  de  la  seconde,  il  y  aurait  quelque  chose  de  divisible  qui   ne 

i.  Cette  argumentation  contre  la  raison  par  laquelle  le  Philosophe  prétendait 
établir  l'impossibilité  de  deux  Mondes,  Richard  de  Middleton  la  reprend  presque 
textuellement  en  l'une  de  ses  Questions  quodlibétales*. 

2.  Burleus  Saper  octo  libros  physicorum.  Golophon  : ...  Impressa  arte  et  diligentia 
Boneti  Locatelli  Bergomensis,  sumptibus  vero  et  expensis  nobilis  viri  Octaviani 
Scoti  Modoetiensis...  Venetiis,  Anno  salutis  nonagesimo  primo  supra  millesimum 
et  quadringentcsimum.  Quarto  nonas  decembris.  Physicorum  liber  IV,  fol.  7S  (nou 
paginé),  col.  c. 

&)  Quodlibela  Doctoris  eximii  Hicardi  de  Media  Villa  ordinis  minorum,  (/u.vstioiies  octuaqinta 
continentia.  Brixiae,  de  consensu  superiorum,  HDXCL  Quodlibetuin  II,  art.  11,  quaest.  I  :  L  trum 
plures  muudos  esse  includat  conlradiclioncm. 


NOTES 


/.i5 


pourrait  être  que  le  vide;  d'où  la  conclusion.  Dira-ton  qu'elles  se 
touchent  tout  le  long  d'une  aire  divisible?  Cela  ne  saurait  être;  un 
corps  sphérique  ne  saurait  toucher  un  autre  corps  sphérique  tout  le 
long  d'une  aire  divisible;  si  une  surface  touche  une  surface  convexe 
tout  le  long  d'une  aire  divisible,  c'est  que  celte  première  surface  est 
concave  dans  la  région  où  le  contact  a  lieu  ;  or  il  est  impossible  que 
la  surface  sphérique  qui  termine  un  monde  soit  concave.  On  voit 
donc  que  ceux  qui  parlent  selon  notre  religion  sont  tenus  d'admettre 
le  vide.  Nous  avons  traité  plus  longuement  cette  question  au  premier 
livre  du  Ciel.  » 

Walter  Burley  avait  composé  des  commentaires  au  De  Caelo  et 
Mundo;  cette  citation  nous  le  montre;  nous  n'avons  pu  trouver 
aucun  indice  de  l'existence  actuelle,  sous  forme  imprimée,  de  ces 
commentaires;  mais  ils  sont  conservés,  sous  forme  manuscrite,  ainsi 
que  les  commentaires  du  même  auteur  sur  les  Météores  d'Aristote, 
à  la  Bibliothèque  de  l'Université  d'Oxford1. 


V.  Gaétan  de  Tiène. 

Nous  avons  vu  qu'au  xve  siècle,  Paul  de  Venise  reproduisait  l'argu- 
mentation de  Michel  Scot,  de  Roger  Bacon,  de  Walter  Burley  et  en 
tirait  conclusion  contre  la  pluralité  des  mondes;  nous  avons  vu 
également  (p.  92)  que  l'écossais  Jean  Majoris  avait  refusé  d'admettre 
la  validité  de  cette  argumentation.  Il  avait  été  précédé  par  Gaëtan 
de  Tiène. 

Voici,  en  effet,  ce  que  nous  lisons  dans  les  commentaires  de  Gaëtan 
de  Tiène  sur  la  Physique  d'Aristote2. 

«  Burley...  prétend  que  les  chrétiens,  parle  fait  qu'ils  admettent 
la  création  du  Monde,  sont  tenus  d'admettre  également  la  réalité  du 
vide  hors  du  Ciel.  Dieu  pourrait  en  effet,  au  delà  des  confins  de  ce 
Monde,  en  engendrer  un  second.  Admettons,  par  exemple,  qu'il  l'ait 
fait  ;  on  demandera  alors  si  ces  deux  mondes  sont  distants  les  uns  des 
autres  ou  s'ils  se  touchent.  S'ils  sont  distants,  il  y  aurait  le  vide  entre 
eux,  car  il  y  aurait  entre  eux  un  espace  divisible,  capable  de  recevoir 
un  corps  et,  cependant,  n'en  contenant  aucun.  S'ils  se  touchaient,  ce 
ne  serait  pas  par  quelque  aire  divisible,  car  ils  sont  terminés  par  des 
convexités  parfaitement  sphériques  ;  ce  serait  donc  seulement  en  un 


1.  Houzeau  et  Laucaster,  Bibliographie  générale  de  V Astronomie,  t.  I,  n°'  17,'n 
et  1742. 

3.  Recollecte  Gaietani  super  octo  libros  physicoram  cum  annotationibus  tcxtuum. 
Colophon  :  Impressum  est  hoc  opus  Venetiis  per  Bonetum  Locatcllum  jussu  et 
expensis  nobilis  viri  domini  Octaviani  Scoti  civis  Modoetiensis,  anno  salutis  1&96, 
nonis  sextilibus.  Liber  IV,  in  principio  ;  fol.  28,  col.  d. 


/|l6  ÉTUDES    SLR    LEONARD    DE    VINCI 

point  indivisible;  alors  dans  l'espace  divisible  qui  se  trouve  entre  eux, 
il  y  aurait  encore  le  vide,  comme  précédemment. 

»  Mais  rien  de  tout  cela  n'est  nécessaire....  On  peut  dire  que  ces 
deux  mondes  ne  sont  certainement  pas  séparés  l'un  de  l'autre  par  de 
la  matière,  car  entre  eux  il  ne  se  trouve  aucun  corps.  Ils  ne  sont 
pas,  non  plus,  séparés  par  le  vide;  le  vide,  en  effet,  est  un  lieu 
privé  de  corps;  or,  entre  ces  mondes,  il  n'y  a  aucun  lieu,  ni 
vide,  ni  plein.  Leur  distance  est  purement  formelle;  elle  consiste 
en  certains  rapports  qui  sont  causés  en  ces  mondes.  Et  cela  demeure 
vrai  lors  même  qu'ils  se  toucheraient.  D'ailleurs,  il  y  aurait  peut-être 
lieu  d'admettre  que  deux  mondes  peuvent  être  entièrement  extérieurs 
l'un  à  l'autre  sans  que  l'on  puisse  dire  ni  qu'ils  sont  séparés,  ni 
qu'ils  se  touchent...  » 

VI.  Jean  de  Bassols. 

Nous  venons  de  voir  l'influence  exercée  sur  Burley  et  sur  ses 
successeurs  par  la  décision  théologique  de  1277,  affirmant  que  Dieu 
peut  créer  plusieurs  mondes.  Nous  avons  vu  également  dans  le  corps 
de  cet  ouvrage  que  Guillaume  d'Ockam  *  avait  pleinement  accepté,  sur 
ce  point,  l'opinion  des  docteurs  de  Paris. 

En  cette  circonstance  comme  en  plusieurs  autres,  Ockam  semble 
avoir  été  précédé  par  Jean  de  Bassols. 

Celui-ci  enseigne2  que  «  Dieu  peut  faire  un  autre  univers  que 
le  nôtre,  soit  que  cet  univers-là  ait  même  espèce  que  celui-ci,  soit 
qu'il  appartienne  à  une  autre  espèce.  En  second  lieu,  »  ajoute 
Bassols,  «  je  ne  vois  aucun  inconvénient  à  ce  que  Dieu  crée  une 
infinité  de  mondes  de  même  espèce  que  celui-ci.  En  troisième  lieu, 
je  ne  vois  non  plus  aucun  inconvénient  à  ce  qu'il  crée  un  très  grand 
nombre  de  mondes  spécifiquement  différents  de  celui-ci.  » 

Ces  conclusions  se  heurtent  à  diverses  objections  dont  plusieurs  ont 
été  formulées  par  Aristote;  citons  en  seulement  quelques-unes,  avec 
les  réponses  par  lesquelles  F  «  Auditoire  »  de  Duns  Scot  prétend  les 
résoudre.  Voici  la  première  : 

S'il  existait  un  second  monde,  il  faudrait  nécessairement  qu'il  fût 
de  même  nature  que  celui-ci,  et  alors  la  terre  de  chacun  de  ces  deux 
mondes  se  porterait  vers  le  centre  de  l'autre. 

«  Il  n'est  pas  nécessaire,  »  répond  Jean  de  Bassols  3,  uque  la  terre  de 
l'un  de  ces  deux  mondes  se  porte  naturellement  vers  la  terre  de  l'autre 
monde,  ni  même  qu'elle  puisse  se  mouvoir  ainsi  vers  l'autre  terre  ;  la 

t.  Voir  pp.  76-78. 

2.  Opéra  Joannis  de  Bassolis  in  quatuor  sententiarum  libros;  libri  primi  dist.  XLlY, 
quiiest.  unica;  éd.  cit.,  fol.  ccxiv,  col.  a. 

3.  Jean  <!<>  Bassols,  loc.  cit.,  fol.  ccxiv,  col.  d. 


NOTES  4l7 

tendance  naturelle  d'une  terre  vers  le  centre  ne  dépasserait  pas,  en 
efTet,  les  bornes  de  son  propre  monde;  il  va  sans  dire,  toutefois,  que 
la  vertu  divine  la  pourrait  mouvoir.  Si  vous  me  dites  qu'en  ce  cas, 
la  terre  de  l'autre  monde  ne  serait  pas  de  même  espèce  que  cette 
terre-ci,  je  réponds  qu'il  n'est  pas  nécessaire  qu'elle  boit  de  même 
espèce.  Mais,  en  admettant  que  cette  seconde  terre  fût  de  même 
espèce  que  la  nôtre,  la  terre  de  chacun  des  deux  mondes  ne  se 
mouvrait  pas  vers  le  centre  de  l'autre  monde,  mais  seulement  vers 
le  centre  du  monde  dont  elle  fait  partie,  en  sorte  que  l'appétit 
naturel  de  cette  terre  ne  s'étendrait  pas  au  delà  du  tout  auquel 
elle  appartient.  » 

«  Ce  qui  est  formé  de  la  totalité  de  la  matière  qui  lui  est  propre,  » 
objectera-t-on  encore1,  «  ne  saurait  être  multiplié,  car  c'est  par  la 
matière  seule  qu'il  y  a  multiplicité.  Or,  on  voit  au  premier  livre 
Du  Ciel  que  le  Monde  est  ainsi  formé. 

»  Je  prétends,  »  répond  Bassols  2,  «  que  Dieu  peut  produire  une 
autre  matière  distincte  numériquement  ou  même  spécifiquement  de 
celle  qui  existe,  et  que  le  Monde  ne  contient  pas  toute  la  matière 
possible.  »  C'est  précisément  ce  que  déclarera  Guillaume  d'Ockam. 


VIL  Robert  Holkot. 

Si  l'influence  de  Jean  de  Bassols  se  montre  clairement  en  l'écrit  où 
Guillaume  d'Ockam  traite  de  la  pluralité  des  mondes,  l'influence 
de  Guillaume  d'Ockam,  à  son  tour,  transparaît  non  moins  nettement 
en  ce  que  Robert  Holkot  dit  du  même  problème. 

L'opinion  de  Robert  Holkot,  au  sujet  de  cette  question,  ne  nous  est 
point  présentée  sous  une  forme  qui  exclue  toute  ambiguïté.  En  une 
même  question  3  sur  le  second  livre  des  Sentances,  le  Docteur  Domi- 
nicain traite,  à  deux  reprises,  de  la  possibilité  de  mondes  multiples, 
et  ce  qu'il  en  dit  en  l'une  de  ces  circonstances  se  soude  malaisément  à 
ce  qu'il  en  dit  en  l'autre. 

La  première  difficulté  que  Robert  examine  est  formulée  en  ces 
termes  :  «  Dieu  a-t-il  su  de  toute  éternité  qu'il  créerait  le  Monde  ?  »  Au 
nombre  des  raisons  qui  concluraient  à  la  négative,  se  place  celle-ci  4  : 
«  Si  Dieu  a  su  de  toute  éternité  qu'il  créerait  le  Monde,  il  a  su  aussi, 

1.  Jean  de  Bassols,  loc.  cit.,  fol.  ccxiv,  col.  b. 

2.  Jean  de  Bassols,  loc.  cit.,  fol.  ccxiv,  col.  b. 

3.  Magistri  Roberti  Holkot  Super  quatuor  libros  sententiarum  questiones'.  Libri 
secundi  quaest.  II. 

l\.  Robert  Holkot,  loc.  cit.,  art.  I  :  Utrum  Deus  ab  aeterno  sciverit  seproducturum 
mundum.  Tertium  principale. 

a)  Pour  la  description  de  cet  ouvrage,  voir  p.  399,  note  1. 

P.    DUHEM.  27 


4 1 8  ÉTUDES    SUR    LÉOVYKD    DL    VINCI 

de  toute  éternité,  s'il  créerait  un  seul  monde  ou  s'il  en  créerait 
plusieurs.  » 

A  ce  propos,  notre  auteur  reproduit  quelques-unes  des  objections 
que  l'on  avait  accoutumé,  depuis  Michel  Scot  et  Guillaume  d'Auvergne, 
d'opposer  à  la  pluralité  des  mondes,  et,  en  particulier,  celle-ci  : 

«  Dieu  aurait  su,  de  toute  éternité,  s'il  créerait  des  mondes  en 
nombre  fini  ou  s'il  en  créerait  une  infinité.  Mais  il  ne  pouvait  pas  ne 
créer  qu'un  nombre  fini  de  mondes;  la  raison  qui  lui  en  eûl  fait  créer 
six  lui  en  eût  aussi  bien  fait  créer  sept,  huit,  et  ainsi  de  suite,  à 
l'infini.  »  D'autre  part,  s'il  avait  créé  une  infinité  de  mondes,  tous 
égaux  entre  eux,  les  cieux  ultimes  de  ces  mondes  formeraient,  par 
leur  ensemble,  un  corps  infini  ;  si  chacun  de  ces  cieux  était  animé  du 
même  mouvement  diurne  que  le  nôtre,  l'ensemble  des  cieux  formerait 
un  corps  infini  en  mouvement,  et  le  Philosophe  a  insisté  sur  l'impos- 
sibilité d'un  tel  corps. 

L'objection  tirée  de  l'impossibilité  du  vide  est  présentée  par  Holkot 
avec  une  rigueur  qu'à  notre  connaissance,  aucun  autre  physicien  ne 
lui  avait  donnée  : 

«Si  Dieu  avait  pouvoir  de  créer  un  second  monde,  il  faudrait  qu'il 
le  créât  en  quelque  lieu  (alicubi),  comme  ce  monde-ci,  de  telle  sorte 
qu'entre  les  diverses  parties  de  ce  monde-là,  il  y  eût  des  distances. 
Mais,  je  le  demande,  qu'y  a-t-il  actuellement  là  où  ce  monde  eût  été 
créé,  rien  ou  quelque  chose?  S'il  y  a  quelque  chose,  il  y  a  donc,  en 
fait,  quelque  chose  hors  du  Monde.  S'il  n'y  a  rien,  on  peut  raisonner 
ainsi  :  hors  du  Monde,  il  n'y  a  rien,  et,  hors  du  Monde,  il  peut  exister 
un  corps  ;  donc,  hors  du  Monde,  il  y  a  le  vide  ;  car  là  où  un  corps 
peut  exister  et  où  il  n'y  a  pas  de  corps,  il  y  a  le  vide.  Donc,  mainte- 
nant, le  vide  existe.  » 

Comment  Holkot  voulait-il  qu'il  fût  répondu  à  ces  objections,  il  ne 
nous  le  dit  pas;  il  ne  les  regardait  cependant  pas  comme  valables, 
car  il  admet  la  vérité  de  la  proposition  contre  laquelle  elles  avaient 
été  élevées;  d'ailleurs,  un  peu  plus  loin,  il  accorde  formellement  à 
Dieu  le  pouvoir  de  créer  plusieurs  mondes,  et  c'est  alors  qu'il  se 
montre  fidèle  disciple  d'Ockam. 

Celle  nouvelle  discussion  sur  la  pluralité  des  mondes  est  amenée 
par  l'examen  de  cette  proposition  »  :  Dieu  peut  faire  tout  ce  qui  n'im- 
plique aucune  contradiction. 

«  Dieu,  dit  Holkot,  peut  créer  tout  ce  qui  n'implique  aucune 
contradiction.  Mais  il  n'y  a  aucune  contradiction  à  supposer  l'exis- 
tence d'un  second  monde  qu'une  différence  numérique  distinguerait 
seule  de  celui-ci.   Donc...  Prouvons  cette  mineure.  Il  n'y  a  aucune 


i.  Robert   Holkot,  loc.   cit.,   art.  VI  :  Deus  potest  facere  quicquid  non   includit 
contradictionem. 


XOTES  L\  l  () 

contradiction  en  ces  propositions  :  il  existe  deux  soleils,  il  existe  deux 
lunes,  il  existe  deux  mondes.  Dieu  pourrait  donc  créer  d'autres  corps 
célestes  de  même  espèce  que  les  nôtres  et,  par  conséquent,  créer  un 
second  monde  de  même  espèce  que  le  nôtre.  » 

Cette  absence  de  contradiction  en  l'existence  simultanée  de  deux 
mondes  de  même  espèce,  les  Péripatéticiens  la  nient;  notre  auteur 
connaît  leurs  raisons  et  les  résume  fidèlement. 

En  premier  lieu,  «  le  Monde  est  formé  de  toute  la  matière  qui  lui  est 
propre;»  hors  de  lui,  il  n'existe  aucune  matière  en  puissance  d'un 
second  monde. 

En  second  lieu,  «  il  n'y  aurait  pas  plus  de  raison  pour  qu'un  grave 
tendît  vers  le  centre  de  ce  monde-ci  que  vers  le  centre  de  l'autre 
monde  » . 

En  troisième  lieu,  «  tout  ce  qui,  par  mouvement  naturel,  s'écarte 
d'un  lieu,  ne  peut  tendre  vers  ce  lieu  que  par  mouvement  violent; 
mais  un  grave  que  l'on  placerait  en  cet  autre  monde  s'écarterait 
par  mouvement  naturel  du  centre  de  celui-ci;  ce  serait  donc  par 
mouvement  violent  que  ce  grave  tendrait  vers  le  centre  de  notre 
monde.  » 

Les  réponses  que  Robert  Holkot  adresse  à  ces  objections  sont 
animées  de  l'esprit  de  Jean  de  Bassols  et  de  Guillaume  d'Ockam. 

Il  est  bien  vrai  qu'il  n'existe  actuellement  aucune  matière  qui  soit 
en  puissance  de  devenir  un  second  soleil  ou  une  seconde  lune;  mais 
Dieu  peut,  s'il  le  veut,  créer  une  telle  matière. 

«Un  grave,  placé  en  l'un  des  deux  mondes,  se  mouvrait  naturelle- 
ment vers  le  centre  de  ce  monde  au  sein  duquel  il  se  trouve;  un  autre 
grave,  placé  en  l'autre  monde,  tendrait  vers  le  centre  de  ce  dernier 
monde.  » 

Quant  à  la  troisième  objection,  notre  Dominicain  la  dissipe  en 
reproduisant  presque  textuellement  l'habile  discussion  menée  par 
le  Venerabills  Incepior.  Comme  celui-ci,  il  s'autorise  de  l'exemple 
fourni  par  les  mouvements  naturels,  opposés  l'un  à  l'autre,  que  pren- 
draient deux  masses  de  feu  placées  sur  la  terre,  aux  antipodes  l'une 
de  l'autre. 

A  la  suite  des  condamnations  portées,  en  1277,  par  les  théologiens 
de  la  Sorbonne,  nous  avons  vu  toute  une  lignée  de  penseurs  rejeter 
résolument  les  arguments  que  le  Péripatétisme  objectait  à  la  pluralité 
des  mondes  et  attribuer  à  Dieu  le  pouvoir  de  créer  des  mondes  mul- 
tiples. Inaugurée  par  Richard  de  Middleton,  cette  tradition  a  été 
maintenue  par  Jean  de  Bassols,  Guillaume  d'Ockam,  Walter  Burley 
et  Robert  Holkot;  elle  s'est  prolongée  jusqu'à  Gaétan  de  Tiène  et 
jusqu'à  Jean  Majoris.  Avec  Jean  Buridan,  l'École  de  Paris  va,  au 
sujet  de  cette  question,  se  soumettre  de  nouveau  à  l'enseignement 
d'Aristote. 


/|2()  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 


VIII.  Jean  Buridan. 


La  question  de  la  pluralité  des  mondes  possibles  a  été  l'occasion  de 
l'un  des  plus  âpres  débats  qui  aient  mis  aux  prises  la  philosophie 
péripatéticienne  et  la  pensée  chrétienne  ;  mais  bien  d'autres  discus- 
sions ont  été  soulevées  par  cette  question.  L'une  des  plus  intéressantes 
a  pour  objet  l'origine  de  la  pesanteur;  la  pesanteur  est-elle  ou  non  le 
résultat  d'une  attraction  exercée  sur  le  grave  par  son  lieu  naturel,  le 
centre  du  Monde?  Nous  avons  rapporté1  les  principales  opinions  que 
les  maîtres  de  la  Scolastique  ont  émises  à  ce  sujet.  Mais  il  en  est  une 
dont  nous  n'avions  pas  alors  connaissance  et  qui,  cependant,  a  grande 
importance;  c'est  celle  de  Jean  Buridan.  Réagissant  contre  les  doc- 
trines de  Guillaume  d'Ockam,  Jean  Buridan  a  formulé  les  principes 
qu'Albert  de  Saxe  a  développés. 

Tout  d'abord,  Buridan  admet  pleinement 2,  au  sujet  de  l'attraction 
que  l'aimant  exerce  sur  le  fer,  l'explication  qu'Averroès  avait  proposée 
et  que  le  Venerabilis  Inceptor  a  rejetée. 

«  L'aimant,  »  dit-il,  «  altère  l'air  ou  l'eau  qui  le  touche  immédiate- 
ment; au  travers  de  ce  fluide  se  propage  une  certaine  qualité  qui, 
grâce  à  une  convenance  particulière  qu'a  le  fer  avec  l'aimant,  est 
propre  à  attirer  le  fer  vers  l'aimant;  il  ne  paraît  pas  qu'elle  ait  cette 
propriété  attractive  au  sein  des  autres  corps  qui  n'ont  pas  avec 
l'aimant  une  telle  convenance.  » 

Le  mouvement  du  grave  vers  son  lieu  naturel  n'a  rien  de  compa- 
rable à  ce  mouvement  du  fer  vers  l'aimant  : 

w  Le  grave  qui  se  trouve  soulevé,  »  dit  Buridan 3,  «  n'est  point  mû 
par  son  lieu  naturel,  c'est-à-dire  par  le  lieu  qui  se  trouve  vers  le  bas, 
au  moyen  d'un  mouvement  d'altération  semblable  à  celui  par  lequel 
l'aimant  meut  et  attire  le  fer.  On  ne  doit  point,  en  effet,  supposer 
qu'un  corps  en  attire  un  autre,  si  ce  n'est  par  l'un  de  ces  deux  pro- 
cédés :  Ou  bien  ces  deux  corps  sont  liés  l'un  à  l'autre  ;  ou  bien  le 
premier  corps  imprime  dans  le  milieu  ambiant,  et  jusqu'au  second 
corps,  quelque  vertu  ou  qualité  par  laquelle  le  second  corps  est  mis  en 
mouvement.  Ce  second  procédé  est  celui  auquel  nous  aurions  recours 
pour  expliquer  le  mouvement  du  fer  vers  l'aimant.  Mais,  dans  le  cas 
proposé,  on  ne  saurait  dire  qu'il  en  soit  ainsi,  car  cette  vertu  ou 

1.  Voir  pp.  6V72  et  pp.  82-90. 

2.  Magistri  Johannis  Buridam  Qucstiones  totius  libri Phisicorum ;lib.  Vil,  quœst.  I\  : 
Utrum  necesse  est  in  omni  motu  movens  esse  simul  cum  moto.  Bibl.  nat.,  fonds 
latin,  ms.  1/4733  ;  fol.  92,  col.  d. 

3.  Magistri  Johannis  Buridam  Questiones  tolius  libri  Phisicorum  ;  lib.  VIII,  quasst.  IV: 
Utrum  actu  grave  existons  sursum  moveatur  per  se  post  remotionem  prohibent is 
vol  a  quo  rnovoatur.  Ms.  cit.,  fol.  100,  col.  1». 


NOTES  42  1 

qualité  serait  plus  puissante  auprès  du  lieu  dont  elle  émane,  que  loin 
de  ce  lieu  ;  le  même  grave  se  mouvrait  donc  vers  son  lieu  avec  une  plus 
grande  vitesse  s'il  venait  de  près  que  s'il  venait  de  loin,  ainsi  que  cela 
a  lieu  pour  le  fer  qui  se  meut  vers  l'aimant  ;  mais  on  observe  que  cela 
est  faux  en  la  chute  des  graves. 

«  Vous  allez  dire  que  ce  raisonnement  doit  être  rétorqué  en  sens 
contraire;  il  est  manifeste,  en  effet,  qu'un  grave,  en  sa  chute,  se  meut 
d'autant  plus  vite  qu'il  approche  davantage  de  son  lieu  ;  il  ne  semble 
pas  que  cela  puisse  s'expliquer,  sinon  parce  que  le  lieu  exerce  auprès 
une  vertu  d'attraction  plus  grande  qu'au  loin.  » 

Cette  riposte,  Buridan  ne  l'a  pas  imaginée  pour  le  plaisir  de  la 
réfuter;  Simplicius  et  saint  Thomas  d'Aquin  avaient  soutenu  «  l'opi- 
nion qu'elle  expose. 

Or  cette  opinion  implique  une  idée  entièrement  fausse  sur  la  chute 
accélérée  des  graves;  la  vitesse  avec  laquelle  tombe  un  corps  pesant 
ne  dépend  nullement  de  la  distance  qui  sépare  ce  corps  du  lieu 
naturel  auquel  il  tend;  cette  distance  ayant,  en  des  circonstances 
différentes,  la  même  valeur,  la  vitesse  est  cependant  plus  ou  moins 
grande  selon  que  le  poids  a  commencé  à  se  mouvoir  depuis  plus  ou 
moins  longtemps. 

Cette  réponse  est  celle  que  Buridan  va  faire  à  l'objection  qu'il  a 
rapportée  ;  mais  un  autre  l'a  donnée  avant  lui,  et  cet  autre  est  Richard 
de  Middleton  ;  seulement,  Richard  de  Middleton  y  a  joint  une  suppo- 
sition erronée  touchant  la  chute  accélérée  des  graves  ;  à  la  suite  du 
géomètre  hellène  inconnu  auquel  nous  devons  les  derniers  livres  du 
Jordanl  opusculum  de  ponderositate  *,  il  attribue  à  une  impulsion  du 
milieu  ébranlé  l'accroissement  de  la  vitesse  avec  laquelle  se  meut 
le  poids;  cette  hypothèse  fut  ensuite,  nous  l'avons  vu3,  reprise  par 
Walter  Burley  et  par  Jean  de  Jandun  ;  nous  avons  entendu  4  Léonard 
de  Vinci  la  professer;  nous  avons  dit5  quelle  vogue  elle  avait  eue  à 
l'époque  de  la  Renaissance  et  au  xvne  siècle. 

Voici  les  propres  paroles  de  Richard  de  Middleton  6  : 

«  Certains  prétendent  que  les  corps  sont  mus  par  une  vertu  émanée 
du  lieu  opposé  à  leur  lieu  naturel,  vertu  qui  les  repousse. 

»  Mais  on  ne  peut  dire  que  ce  soit  là  la  cause  propre  du  mouvement 
des  corps  pesants;  plus,  en  effet,  ces  corps  seraient  éloignés  du  centre, 


i.  Voir  p.  71 . 

2.  Voir:  Première  série,  p.  12g  et  p.  276. 

3.  Voir:  Première  série,  p.  i3o. 

k.  Voir:  Première  série,  p.  i34  et  p.  277. 

5.  Voir:  Première  série,  pp.  i34-i37. 

6.  Ricardi  de  Media  Villa  Qaaestiones  super  quatuor  libros  Sententiarum;  lib.  II, 
dist.  XIV,  art.  III,  quaest.  IV;  éd.  cit.,  tomus  secundus,  p.  180.  Les  premières 
phrases,  brouillées  dans  le  texte  au  point  de  devenir  peu  compréhensibles,  ont  été 
rétablies  ici  et  rendues,  croyons-nous,  conformes  aux  intentions  de  l'auteur. 


^22  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

plus  ils  se  mouvraient  rapidement,  car  ils  seraient  plus  fortement 
atteints  par  la  cause  qui  les  meut;  or  il  est  certain  que  le  mouvement 
des  corps  graves  ou  légers  est  plus  rapide  vers  la  fin  qu'au  commen- 
cement. 

)>  D'autres  disent  que  la  cause  de  leur  mouvement  est  une  vertu 
attractive  émanée  du  lieu  naturel,  en  sorte  que  le  mouvement  des 
éléments  vers  leur  lieu  propre  est  un  mouvement  de  traction. 

»  Mais  à  l'encontre  de  cette  opinion,  on  peut  produire  l'argument 
que  voici  :  Le  Commentateur  dit  qu'une  attraction  en  laquelle  le  corps 
attirant  demeure  immobile  tandis  que  le  corps  attiré  est  seul  en 
mouvement  n'est  pas  une  attraction  réelle  et  véritable;  en  ce  cas, 
le  corps  attiré  se  meut  de  lui-même  vers  le  corps  attirant,  afin 
d'atteindre  sa  perfection,  tout  comme  la  pierre  se  meut  vers  le  bas  et 
le  feu  vers  le  haut. 

»  Voici  donc,  à  mon  avis,  ce  qu'il  faut  dire  :  Bien  que  les  divers 
éléments  aient  été  déterminés  par  ce  qui  les  a  engendrés  aux  mou- 
vements qui  leur  sont  naturels,  cependant  c'est  par  leur  propre  vertu, 
et  [non  pas]  par  la  participation  de  quelque  influence  siégeant  en 
leurs  lieux  naturels,  qu'ils  exécutent  les  mouvements  auxquels  la 
cause  génératrice  les  a  déterminés Mais  l'efficacité  de  ce  mou- 
vement est  aidée  par  l'ébranlement  du  milieu  même,  ébranlement 
produit  par  le  corps  grave  ou  léger  qui  se  meut,  comme  l'expérience 
nous  l'enseigne.  Prenons,  en  effet,  deux  corps  de  même  poids  et  de 
même  figure  ;  faisons  commencer  la  chute  du  premier  d'un  lieu  élevé 
et  la  chute  du  second  d'un  lieu  plus  bas,  et  cela  de  telle  sorte  qu'au 
moment  où  le  second  (celui  qui  part  du  lieu  le  plus  bas)  commencera 
à  descendre,  le  premier  (celui  qui  part  du  lieu  le  plus  élevé)  soit  déjà 
parvenu  à  une  distance  du  sol  égale  à  celle  à  partir  de  laquelle  le 
second  commence  à  se  mouvoir.  Le  grave  qui  est  parti  du  lieu  le  plus 
élevé  viendra  à  terre  plus  rapidement  que  l'autre  grave;  et  cependant, 
lorsqu'ils  se  trouvaient  à  égale  distance  du  sol,  ces  deux  corps  se 
comportaient  de  même  à  l'égard  de  l'influence  du  lieu.  » 

Buridan  va  raisonner  exactement  de  même  que  Richard  de 
Middleton  pour  prouver  que  l'accélération  de  la  chute  des  graves 
ne  s'explique  pas  par  une  influence  du  lieu  naturel,  influence  d'au- 
tant plus  puissante  que  le  corps  pesant  serait  plus  voisin  du  centre. 
Mais  à  l'hypothèse  du  Franciscain  anglais  touchant  la  cause  de  cette 
accélération,  il  substituera  une  hypothèse  autrement  heureuse. 
Écoutons -le1  : 

a  A  cela,  je  réponds  que,  toutes  choses  égales  d'ailleurs,  un  grave 
ne  tombe  pas  plus  vite  lorsqu'il  est  voisin  du  lieu  inférieur,  lorsqu'il 
en   est,   par  exemple,  distant  de  trois  pieds  ou   de  dix  pieds,  que 

i.  Jean  Buridan,  loc.  cit. 


NOTES  423 

lorsqu'il  en  est  éloigné  et  séparé  par  cent  pieds  ou  par  mille  pieds. 
Supposons,  en  effet,  qu'un  homme  se  trouve  au  sommet  de  l'une  des 
tours  de  Notre-Dame,  et  qu'une  pierre,  située  à  dix  pieds  au-dessus 
de  lui,  tombe  sur  lui;  cette  pierre  ne  blesserait  ni  plus  ni  moins  cet 
homme  que  s'il  se  trouvait  au  plus  bas  lieu  d'un  puits  profond,  et 
que  cette  même  pierre  lui  tombât  dessus  de  dix  pieds  de  haut.  On 
voit  bien  par  là  que  la  pierre  ne  se  meut  pas  plus  vite  en  ce  lieu-ci, 
qui  est  si  bas,  qu'en  ce  lieu-là,  qui  est  si  élevé. 

»  Partant,  il  est  manifeste  que  si  un  grave  se  meut  plus  vite  ou  plus 
lentement,  ce  n'est  pas  parce  qu'il  est  plus  proche  ou  plus  éloigné  de 
son  lieu  ;  mais,  comme  nous  le  dirons  plus  loin,  c'est  parce  que  le 
corps  pesant  acquiert  de  soi-même  un  certain  impelas  qui  se  joint  à 
sa  gravité  pour  le  mouvoir;  le  mouvement  devient  ainsi  plus  rapide 
qu'au  temps  où  le  corps  pesant  était  mû  par  sa  seule  gravité;  plus  le 
mouvement  devient  rapide,  plus  ïimpetus  devient  vigoureux;  au  fur 
et  à  mesure  donc  que  le  poids  continue  à  descendre,  son  mouvement 
devient  de  plus  en  plus  rapide,  parce  qu'en  continuant  à  descendre,  il 
s'éloigne  de  plus  en  plus  du  point  à  partir  duquel  il  a  commencé  de 
tomber;  que  cette  chute  se  produise,  d'ailleurs,  en  un  lieu  plus  haut 
ou  en  un  lieu  plus  bas,  il  n'importe.  » 

Les  discussions  relatives  à  la  pluralité  des  mondes  et  à  la  nature  de 
la  pesanteur  conduisent  ainsi  Buridan  à  développer  les  idées  les  plus 
fécondes  touchant  la  chute  accélérée  des  graves. 


!\'l\  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

G.  -  DE  QUELQUES  SOURCES 
AUXQUELLES  NICOLAS  DE  CUES  A  PU  PUISER 

I.  Jean  Scot  Ériugène. 

Nous  avons  eu  occasion  de  montrer T  comment  les  idées  chimiques 
de  Nicolas  de  Gués  se  reliaient  à  sa  Philosophie  générale.  Cette  Chimie, 
en  admettant  que  tous  les  corps  réellement  existants  sont  des  mixtes 
formés  par  des  combinaisons  de  quatre  éléments  principaux,  s'accorde 
avec  l'enseignement  à  peu  près  unanime  de  la  Physique  péripatéti- 
cienne ;  mais,  en  même  temps,  elle  présente  certains  caractères  qui  la 
distinguent  de  la  Chimie  du  Stagirite  et  de  ses  commentateurs. 

Celle-là.  tout  d'abord,  insiste  beaucoup  plus  que  celle-ci  sur 
l'impossibilité  de  rencontrer,  dans  le  Monde,  les  éléments  à  l'état  de 
pureté. 

En  second  lieu,  la  Chimie  de  l'Évêque  de  Brixen  voit,  dans  les 
quatre  éléments  principaux,  les  résultats  d'une  première  différenciation 
(alteritas)  d'un  élément  universel  unique. 

En  troisième  lieu,  enfin  (et  c'est  là  une  distinction  essentielle  entre 
l'enseignement  de  l'École  et  celui  de  Nicolas  de  Cues)  la  Physique 
péripatéticienne  regarde  les  corps  célestes  comme  formés  d'une 
cinquième  essence  absolument  hétérogène  aux  quatre  éléments  ;  le 
Cardinal  Allemand,  au  contraire,  admet  que  les  astres  sont,  eux 
aussi,  formés  par  les  quatre  éléments  sublunaires. 

Cette  Chimie,  nous  l'avons  dit,  Nicolas  de  Cues  ne  l'a  pas  formée 
de  toutes  pièces  ;  il  n'a  guère  fait  qu'incorporer  à  son  système  général 
de  Philosophie  ce  que  divers  penseurs  avaient  dit  de  la  composition 
des  corps.  Il  n'est  donc  pas  malaisé  de  lui  découvrir  des  précurseurs, 
et  nous  lui  en  avons  trouvé. 

Nous  avons  montré  comment  Raymond  Lullea  faisait  dériver  d'une 
même  «  matière  fine  et  claire  »  quatre  éléments  purs  qui  se  mélangent 
entre  eux  pour  former  nos  éléments  ou  éléments  minéraux,  identiques 
aux  mixtes  généraux  de  Nicolas  de  Cues  ;  ces  éléments  minéraux  se 
combinent  entre  eux  pour  donner  les  mixtes  plus  ou  moins  complexes 
qui  nous  entourent. 

Nous  avons  montré  également  3  comment  les  chrétiens  occidentaux 
qui  philosophaient  avant  que  le  Péripatétisme  n'eût  établi  son  empire 
sur  l'École,  regardaient,  presque  tous,  les  astres  et  les  cieux  connut1 

i.  Voir  p.  119. 

2.  Voir  p.  i48. 

3.  Voir  pp.  259-260. 


NOTES  42 5 

formés  de  feu,  ou  bien  de  feu  et  d'eau,  sans  invoquer  d'aucune 
manière  une  cinquième  essence. 

D'autres  philosophes  médiévaux  peuvent  encore  être  cités  comme 
ayant  influé  sur  la  Chimie  du  Cardinal  Allemand. 

Ainsi  ce  que  dit  Nicolas  de  Cues,  après  Raymond  Lulle,  des  éléments 
principaux  et  des  mixtes  généraux;  du  mouvement  d'analyse  qui, 
sans  cesse,  ramène  les  mixtes  généraux  aux  éléments  principaux  et, 
par  l'intermédiaire  de  ceux-ci,  à  l'élément  universel;  du  mouvement 
de  synthèse  qui  descend  le  chemin  que  le  premier  a  remonté;  ce 
sont  pensées  dont  l'analogie  est  fort  grande  avec  celles  que  développe 
Jean  Scot  Ériugène1. 

Au  point  de  départ  de  la  création,  il  faut,  selon  Scot  Ériugène2, 
placer  l'Universalité  de  la  créature  ;  Dieu  est  la  cause  de  cette  Universa- 
lité ;  il  lui  donne  l'être  ;  elle  existe  éternellement  en  lui  ;  il  ne  la  précède 
pas  dans  le  temps;  il  lui  est  seulement  antérieur  par  la  raison,  en 
tant  qu'il  l'a  formée. 

Cette  Universalité,  éternellement  subsistante  au  sein  du  Verbe 
divin,  est  l'ensemble  des  raisons  ou  causes  primordiales  des  choses  3  ; 
ces  raisons  des  choses,  Scot  les  identifie  aux  fêéa  platoniciennes. 

Au  sein  du  Verbe  divin,  l'Universalité  de  la  création  est  un  individu 
unique  et  indivisible;  le  Verbe  divin  est  l'unité  indivise  de  toutes 
choses,  car  il  est  lui-même  toutes  choses.  En  même  temps  qu'il  est 
absolument  simple,  le  Verbe  est  infiniment  multiple,  car  il  est  répandu 
en  toutes  choses  et  ces  choses  ne  subsistent  que  parce  qu'il  est 
répandu  en  elles. 

Ces  raisons  éternelles  des  choses,  dont  l'ensemble  forme  l'Univer- 
salité de  la  création,  «  sont  les  causes  de  toutes  les  choses  visibles  et 
invisibles 4;  il  n'y  a  rien,  dans  tout  l'ordre  des  choses  naturelles,  qui 
puisse  être  perçu  par  le  sens,  par  la  raison  ou  par  l'intelligence,  et  qui 
ne  procède  de  ces  causes,  qui  ne  subsiste  par  elles.  » 

Parmi  elles  sont  des  corps  simples  invisibles,  inaccessibles  à  toute 
perception  ;  des  grandeurs  et  qualités  de  ces  corps  rationnels  se 
forment,  en  premier  lieu,  des  éléments  que  Scot  nomme  catholiques  ou 
universels. 

Ces  éléments  catholiques,  à  leur  tour,  s'uniront  entre  eux  pour 
former  tous  les  corps  composés  du  Monde  sensible. 

Les  corps  rationnels  et  éternels,  cause  primordiales  des  éléments 

1.  Joannis  Scoti  lUpi  <1>j<7S0);  lu.spio,|j.o"j,  id  est  de  divisione  Naturae  libri  quinque. 
(Joannis  Scoti  Opéra  quae  supersunt  oninia  ad  fidem  Italicorum,  Germanicorum, 
Belgicorum,  Franco-Gallicorum,  Britannicorum  codicum  partim  primus  edidit, 
partim  recognovitHenricus  Josephus  Floss.  —  Patrologiae  cursus  completus;  séries  II  : 
Patrologia  latina,  accurante  J.  P.  Migne  ;  t.  CXXII,  i853). 

2.  Joannis  Scoti  Eriugenae  De  diuisione  naturae  lib.  III;  éd.  cit.,  col.  63g. 

3.  Scot  Ériugène,  loc.  cit.,  col.  64  2. 

4.  Scot  Ériugène,  loc.  cit.,  coll.  663-664. 


42  6  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

simples,  sont  assurément  de  nature  spirituelle  1.  Au  contraire,  les 
corps  mixtes,  soumis  à  la  génération  et  à  la  corruption,  sont  d'une 
nature  exclusivement  corporelle.  Entre  les  uns  et  les  autres  se  trouvent 
les  éléments  catholiques.  «  Ceux-là  ne  sont  pas  entièrement  de  nature 
corporelle,  car  pour  former  les  corps,  il  faut  qu'ils  soient  corrompus 
par  leur  mutuelle  union;  ils  ne  sont  pas  non  plus  absolument 
exempts  de  cette  nature,  puisque  tous  les  corps  proviennent  d'eux  et 
se  résolvent  en  eux.  On  ne  peut  davantage  dire  qu'ils  sont  pleinement 
spirituels,  puisqu'ils  ne  sont  pas  tout  à  fait  exempts  de  nature  corpo- 
relle ;  cependant,  ils  sont  esprits  en  quelque  mesure,  puisqu'ils 
subsistent  par  des  causes  primordiales  qui  sont  purement  spirituelles.  » 

Au  travers  de  ce  système  formé  par  les  causes  primordiales,  les 
éléments  simples  et  les  corps  mixtes,  se  produit  un  continuel  mouve- 
ment de  synthèse,  d'analyse,  de  transmutation  a  :  «  Les  causes  descen- 
dent pour  se  transformer  en  éléments,  les  éléments  en  corps;  à  leur 
tour,  les  corps  dissociés  rejaillissent,  par  l'intermédiaire  des  éléments, 
jusqu'aux  causes  primordiales;  enfin,  les  corps  eux-mêmes  se  trans- 
forment les  uns  dans  les  autres.  » 

Les  élément  simples  ou  catholiques  sont  au  nombre  de  quatre3; 
«  les  Grecs  les  ont  nommés  :  TcOp,  à-rçp,  iiowp,  y*3j  c'est-à-dire  :  feu,  air, 
eau  et  terre,  du  nom  des  quatre  grands  corps  qui  sont  formés  au 
moyen  de  ces  éléments.  » 

Mais  ils  ne  servent  pas  seulement  à  former  notre  feu,  notre  air, 
notre  eau,  notre  terre,  et  les  corps  plus  petits  en  lesquels  se  divisent 
ces  quatre  grands  corps  ;  ils  forment  aussi  le  Ciel  et  les  corps  célestes  '■*. 
«  Ces  corps,  en  effet,  que  nous  nommons  célestes  ou  éthérés,  semblent 
être  spirituels  et  incorruptibles;  cependant,  comme  leur  existence  a 
eu  pour  commencement  la  génération  et  la  composition,  ils  arriveront 
certainement  un  jour  à  la  dissociation  et  à  la  destruction.  » 

Ainsi 5  «  ces  quatre  élément  simples,  absolument  purs,  inaccessibles 
à  tout  sens  corporel,  sont  répandus  partout;  en  se  compénétrant  les 
uns  les  autres  d'une  manière  invisible,  en  s'unissant  selon  certaines 
proportions,  ils  forment  tous  les  corps  sensibles,  les  corps  éthérés  et 
les  corps  aériens  aussi  bien  que  les  corps  aqueux  et  les  corps  terrestres, 
les  grands  corps  aussi  bien  que  les  corps  de  moyenne  dimension  et  les 
corps  les  plus  petits.  Toute  la  sphère  céleste,  dirai -je,  tout  ce  qui  se 
trouve  en  elle  et  tout  ce  qui,  de  la  surface  au  centre,  est  contenu  en 
la  cavité  qu'elle  enceint,  tout  cela  est  né  par  le  concours  des  éléments 
catholiques;  tout  ce  qui,  au  cours  des  siècles,  naît  des  transforma- 

i.  Scot  Ériugène,  loc.  cit.,  col.  6g5. 

2.  Scot  Ériugène,  loc.  cit.,  col.  696. 

3.  Scot  Ériugène,  loc.  cit.,  col.  712. 

4.  Scot  Ériugène,  loc.  cit.,  col.  701. 

5.  Scot  Ériugène,  loc.  cit.,  col.  712. 


NOTES  427 

tions  des  choses  corruptibles,  provient  de  ces  éléments  et  retourne  à 
ces  éléments.  » 

On  ne  saurait  trouver  aucun  corps  qui  ne  soit  formé  par  le 
concours  de  ces  quatre  éléments  "'.  Ce  ne  sont  pas  certains  corps  qui 
sont  formés  par  certains  éléments,  mais  tous  les  corps  qui  sont  formés 
par  tous  les  éléments  ;  non  quaedam  ex  quibasdam,  sed  omnia  ex 
omnibus  conftuunt. 

Ces  élément  purs  et  universels  sont  doués,  chacun,  d'une  qualité  ; 
aux  quatre  éléments  correspondent  ainsi  quatre  qualités,  deux  à  deux 
opposées,  qui  sont  le  chaud  et  le  froid,  le  sec  et  l'humide  :  «  Lors 
donc  qu'on  les  conçoit  isolément  2,  qu'on  les  considère  comme  purs 
et  séparés  les  uns  des  autres,  ces  éléments  semblent  être  contraires 
les  uns  aux  autres...  Mais  lorsqu'ils  se  mêlent  les  uns  aux  autres,  par 
une  harmonie  admirable  et  ineffable,  ils  réalisent  les  compositions 
de  toutes  les  choses  visibles.  » 

«  Bien  que  certaines  qualités3  soient  plus  sensibles  en  certains 
corps  et  d'autres  moins  sensibles,  cependant  le  concours  (synodus)  des 
éléments  catholiques  a,  en  tous  les  corps,  une  mesure  commune  et 
uniforme.  L'Intelligence  divine  a  équilibré  avec  une  parfaite  justesse 
tous  les  corps  du  Monde  entre  deux  extrémités  opposées,  entre 
l'extrême  pesanteur,  veux -je  dire,  et  l'extrême  légèreté;  c'est  entre 
ces  deux  extrêmes  qu'a  été  pesée  la  constitution  de  tous  les  corps 
visibles.  Tous  les  corps  reçoivent  les  qualités  terrestres,  qui  sont  la 
solidité  et  l'immobilité,  dans  la  mesure  où  ils  participent  de  la  pesan- 
teur; au  contraire,  en  la  mesure  où  ils  retiennent  de  la  légèreté, 
en  cette  même  mesure  ils  ont  part  aux  qualités  célestes,  qui  sont  la 
rareté  et  la  fluidité.  Les  corps  intermédiaires,  ceux  dont  la  pesanteur 
se  balance  à  égale  distance  des  deux  extrêmes,  participent  également 
de  ces  qualités  opposées.  En  ces  quatre  éléments  universels,  on 
trouve  le  même  mouvement,  le  même  repos,  la  même  capacité,  la 
même  possession.  » 

Toutes  ces  pensées  de  Jean  Scot  Ériugène,  nous  les  avons  retrou- 
vées en  étudiant  la  Chimie  de  Nicolas  de  Cues  et,  bien  souvent,  elles  y 
étaient  exprimées  presque  dans  les  mêmes  termes.  Raymond  Lulle 
d'abord,  l'Évêque  de  Brixen  ensuite,  ont  assurément  subi  l'influence 
du  philosophe  de  Charles  le  Chauve. 

Scot  Ériugène  admet  que  les  corps  célestes  sont  formés  non  pas  par 
un  corps  spécial,  mais  par  une  combinaison  des  quatre  éléments.  La 
même  pensée,  que  Nicolas  de  Cues  devait  accueillir,  se  trouve  très 
formellement  exprimée  dans  un  traité  intitulé  De  constitutlone  mundi 
caelestis  terres  tris  que  liber  que  l'on  attribue,  en  général,  à  Bède  le 

1.  Scot  Ériugène,  loc.  cit.,  col.  713. 

2.  Scot  Ériugène,  loc.  cit.,  col.  706. 

3.  Scot  Ériugène,  loc.  cit.,  col.  71^, 


/|28  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

Vénérable.  Cette  attribution  est  d'ailleurs  insoutenable;  l'auteur  cle 
cet  écrit  a  vécu  fort  longtemps  après  Bède,  puisqu'il  cite  à  deux 
reprises  les  Gesta  Caroll  que  le  Moine  de  Saint-Gall  composa  sous 
Charles  le  Chauve. 

Voici  ce  que  nous  lisons,  en  ce  traité  i ,  au  sujet  De  la  tache  de  la 
lune  : 

«  La  Lune  est  formée  par  les  quatre  éléments.  De  ces  éléments,  il  en 
est  trois  qui  sont  bien  mêlés  et  polis,  car  ils  sont  naturellement  trans- 
parents et  rendent  d'eux-mêmes  de  la  lumière.  Au  contraire,  au  lieu 
où  se  trouve  la  tache,  la  terre  n'est  point  bien  mêlée  aux  autres 
éléments;  elle  est  rugueuse  en  cet  endroit  et  ne  répand  pas  de 
lumière.  » 

L'idée  que  les  cieux  et  les  corps  célestes  sont  formés  d'une  substance 
absolument  hétérogène  à  celle  des  corps  que  nous  voyons  et  touchons 
ne  s'est  offerte  à  l'esprit  des  chrétiens  d'Occident  qu'au  xme  siècle, 
alors  que  la  Physique  d'Aristote  et  de  ses  commentateurs  s'était 
emparée  de  cet  esprit. 

II.  Jean  Buridan. 

Par  ses  idées  sur  les  éléments,  les  mixtes  et  la  constitution  des 
astres,  Nicolas  de  Cues  est  tributaire  du  Moyen  Age  le  plus  reculé,  de 
celui  qui  s'est  instruit  aux  écoles  de  Charlemagne.  Par  quelques  autres 
de  ses  doctrines,  au  contraire,  il  se  rattache  aux  enseignements  que 
l'Université  de  Paris  donnait  au  xrvc  siècle. 

Nous  avons  déjà  signalé2  comment  un  Guillaume  d'Ockam  et  un 
Albert  de  Saxe  avaient  habitué  leurs  contemporains  à  méditer  sur  les 
antinomies  que  la  contemplation  de  l'infini  offre  de  toutes  paris 
à  notre  raison;  comment  certains  disciples  de  ces  Nominalistes,  tel 
Marsile  d'Inghen,  n'hésitaient  pas  à  déclarer  que  ces  antinomies  sont 
insolubles  pour  notre  intelligence;  par  là,  l'esprit  se  trouvait  préparé 
à  enfanter  un  système  semblable  à  celui  de  Nicolas  de  Cues,  à  prendre 
une  antinomie  formelle  pour  fondement  même  de  la  Métaphysique. 

D'ailleurs,  ce  que  l'Évêque  de  Brixen  dit3  de  l'infinité  du  Monde 
porte  la  trace  visible  des  discussions  qui  ont  mis  aux  prises  les 
partisans  de  l'infini  injîeri  et  les  tenants  de  l'infini  in  facto  esse. 

Si  les  préoccupations  qui  ont  amené  le  Cardinal  Allemand  à  for- 
muler son  postulat  fondamendal  :  le  maximum  est  identique  au 
minimum,  tirent  en  partie  leur  origine  des  enseignements  parisiens 
sur  l'infini,  d'autres  parties  de  la  doctrine  de  Nicolas  de  Cues  semblent 

i.  Bedae  Venerabilis  Operum  tomus   I,  col.  888  (Palrologiae   cursus  complétas; 
séries  II  :  Patrologia  latina,  accurante  J.  P.  Migne;  t.  XC). 
a.   Voir  p.  126. 
3.  Voir  p.  112. 


NOTES  l\'2CJ 

refléter  quelque  chose  de  ce  que  certains  maîtres  de  Paris  professaient 
touchant  les  universaux  et  le  principe  d'individuation. 

Entre  tous  les  hommes,  il  y  a  quelque  chose  de  commun,  ce  par 
quoi  ils  méritent  tous  le  nom  d'homme,  ce  par  quoi  ils  appartiennent 
tous  à  une  même  espèce;  ce  quelque  chose  de  commun  à  tous  les 
hommes,  c'est  l'essence  spécifique,  c'est  la  quidditas. 

En  un  homme  particulier  et  déterminé,  en  Socrate  ou  en  Platon,  il 
n'y  a  pas  seulement  l'essence  spécifique,  par  laquelle  il  est  homme; 
il  y  a  aussi  quelque  chose  par  quoi  il  est  tel  homme  et  non  pas  tel 
autre,  par  quoi  il  est  Socrate  et  non  pas  Platon;  ce  quelque  chose  qui, 
survenant  à  l'essence  spécifique,  distingue  les  individus  les  uns  des 
autres,  c'est  le  principe  d'individuation. 

Quelle  est  la  nature  de  l'essence  spécifique,  quelle  est  celle  du  prin- 
cipe d'individuation?  Cette  question  était  posée  déjà  en  la  Philosophie 
antique.  Au  Moyen  Age,  par  les  liens  étroits  qui  la  rattachent  aux 
discussions  sur  la  théorie  averroïste  de  l'unité  de  l'intellect,  elle  prend 
une  importance  dominante. 

Les  solutions  proposées  sont  si  nombreuses,  si  diverses,  que  nous 
ne  pouvons  songer  à  les  décrire  ici  ;  tout  au  plus  nous  est-il  possible 
de  caractériser  à  grands  traits  les  principales  catégories  en  lesquelles 
on  les  peut  classer,  sans  marquer  les  nuances  qui  distinguent  les  unes 
des  autres  les  diverses  solutions  rangées  en  une  même  catégorie. 

Boëce  identifie  l'essence  spécifique  avec  la  substance  même  de 
l'être;  les  accidents  seuls  distinguent  les  uns  des  autres  les  divers 
êtres  d'une  même  espèce  et  constituent  le  principe  d'individuation. 

Selon  une  doctrine  qui  s'ébauche  dans  les  écrits  d'Aristote,  qui 
s'affirme  par  la  bouche  d'Averroès,  qui  se  précise,  avec  des  nuances 
diverses,  par  les  méditations  de  saint  Thomas  d'Aquin,  l'essence 
spécifique,  la  quidditas  d'un  être,  est  constituée  par  la  forme  de  cet 
être;  la  matière  est,  au  contraire,  le  principe  d'individuation;  c'est 
par  les  divisions  de  la  matière  que  diffèrent  les  uns  des  autres  les 
individus  d'une  même  espèce;  des  êtres  qui  sont  constitués  par  des 
formes  dénuées  de  matière  ne  peuvent  être  distincts  les  uns  des 
autres  que  s'ils  diffèrent  spécifiquement;  dans  le  monde  des  sub- 
stances séparées,  chaque  individu  est  une  espèce. 

D'autres  professent  une  doctrine  toute  contraire  :  «  Une  foule  de 
philosophes  déclarent  et  soutiennent,  non  seulement  en  la  forme 
propre  de  la  Philosophie,  mais  par  les  raisons  dont  use  la  Théologie, 
que  la  matière  est  numériquement  une  en  toutes  choses  et  que  la 
seule  diversité  provient  de  la  forme.  C'est  là,  »  poursuit  Roger  Bacon  *, 
u  une  erreur  infinie;  il  n'en  est  pas  de  plus  grande  dans  le  domaine 
de  la  spéculation;  si  on  l'admet,  il  devient  impossible  d'expliquer  la 

i.  Rogeri  Bacon  Opus  majus,  Pars  IV,  Dist.  IV,  Cap.  Vil;  éd.  Jebb,  p.  88. 


>|3o  ETUDES    SUB    LEONARD    DE    \  l.NGl 

génération  des  choses,  et  le  cours  entier  de  la  nature  devient  incon- 
naissable. » 

A  l'encontre  de  cette  doctrine,  Bacon  veut  *  que  la  différence  spéci- 
fique et  la  différence  individuelle  portent  l'une  et  l'autre  à  la  fois  sur 
la  matière  et  sur  la  forme.  Les  autorités  que  l'on  invoque  contre  cette 
assertion  s'expliquent  par  des  confusions  verbales 2  :  «  Lorsqu'une 
chose  est  en  puissance  d'une  autre  chose,  lorsqu'elle  est  le  fondement 
d'autres  réalités,  on  la  nomme  principe  matériel  ou  matière;  voilà 
pourquoi  le  genre  est  nommé  matière,  tandis  que  l'espèce  et  les  diffé- 
rences  sont   dites  formes Mais   en   ces   manières   de   parler,   la 

matière  n'est  pas  prise  au  même  sens  qu'en  l'erreur  susdite;  en  cette 
erreur,  en  effet,  elle  est  considérée  comme  l'une  des  parties  du 
composé,  comme  une  substance  simple,  essentiellement  différente 
de  la  forme;  ici,  au  contraire,  on  entend  par  matière  un  composé 
incomplet,  qui  est  l'essence  d'un  certain  genre;  cette  matière  est  en 
puissance  des  espèces  subséquentes  à  ce  genre.  » 

L'opinion  de  Duns  Scot  diffère  à  l'extrême  de  celle  de  Bacon. 

En  un  même  individu,  Jean  de  Duns  Scot  admet  non  pas  une  forme 
unique,  mais  une  pluralité  de  formes;  ces  formes  se  succèdent  suivant 
une  certaine  hiérarchie,  chacune  d'elles  étant  d'autant  plus  parfaite 
qu'elle  marque  l'être  d'un  caractère  plus  particulier;  une  certaine 
forme,  commune  à  tous  les  êtres  d'un  même  genre,  constitue  l'essence 
générique;  une  forme  plus  parfaite  est  la  quidditas,  l'essence  spéci- 
fique; enfin  une  forme  plus  parfaite  que  toutes  les  autres  vient 
contraindre,  contracter  (contrahere)  l'essence  spécifique  en  existences 
individuelles;  chaque  forme  se  comporte  à  l'égard  de  la  forme  infé- 
rieure qu'elle  particularise  et  contracte  comme  l'acte  se  comporte 
à  Tégard  de  la  puissance  qu'il  détermine. 

Cette  théorie  de  la  pluralité  et  de  la  gradation  des  formes,  proposée 
par  Duns  Scot,  rappelle  de  très  près  la  doctrine  néo-platonicienne  de  la 
pluralité  des  âmes  en  un  même  individu  ;  en  un  homme,  par  exemple, 
il  y  a,  selon  cette  dernière  doctrine,  d'abord  une  âme  végétative  par 
laquelle  il  est  un  être  vivant;  puis  une  âme  sensitive,  plus  élevée  que 
l'âme  végétative,  par  laquelle  il  est  animal;  enfin,  une  âme  raison- 
nable par  laquelle  il  est  homme  ;  et  chacune  de  ces  âmes  est  à  lame 
immédiatement  inférieure  ce  que  la  forme  est  à  la  matière,  ce  que 
l'acte  est  à  la  puissance. 

Telles  sont,  réduites  à  leurs  grandes  lignes,  les  théories  de  l'essence 
spécifique  et  de  l'individuation  qui,  au  début  du  xive  siècle,  se  parta- 
geaient la  faveur  des  philosophes  ou,  du  moins,  de  ceux  qui  ne  reje- 
taient pas  en  bloc  tous  ces  problèmes,  comme  le  faisait  Guillaume 
d'Ockam. 

i.  Rogeri  Bacon  Opus  tertium,  Cap.  WMIII;  éd.  Brewer,  pp.  iuo-i3i. 
2.  Roger  Bacon,  loc.  cit.,  pp.  139-130. 


NOTES  /|ÔI 

C'est  alors  que  vient  Jean  Buridan  dont  nous  voulons,  d'une  façon 
sommaire,  analyser  les  enseignements1,  car  ils  ont,  peut-être,  influé 
sur  ceux  de  Nicolas  de  Gués. 

Buridan  ne  veut  pas  identifier,  comme  le  font  les  Averroïstes  et  les 
Thomistes,  l'essence  spécifique  avec  la  forme,  le  principe  d'indivi- 
duation  avec  la  matière  ;  les  textes  d'Aristote  et  du  Commentateur 
que  l'on  invoque  à  l'appui  de  cette  doctrine  lui  paraissent  faussés  par 
des  confusions  verbales. 

a  Aristote  et  le  Commentateur,  dit-il 2,  se  sont  souvent  exprimés  de 
la  manière  suivante  :  Ce  qui  est  la  quidditas  du  composé  singulier, 
de  Socrate  ou  de  Platon,  par  exemple,  ils  l'ont  appelé  forme,  quelle  que 
soit,  d'ailleurs,  la  nature  de  cette  quidditas;  puis,  ils  ont  nommé 
matière  les  conditions  par  lesquelles  l'espèce  est  contractée  en  termes 
singuliers,  sans  rechercher  quelles  choses  sont,  en  réalité,  ces  condi- 
tions. »  C'est  ainsi  qu'on  a  pu  déclarer  que  l'essence  spécifique  était 
la  forme  de  l'être  individuel  et  que  le  principe  d'individuation  en 
était  la  matière  ;  mais  cette  affirmation  résultait  d'une  confusion 
verbale,  due  à  une  acception  impropre  des  mots  forme  et  matière. 
«  Cette  acception,  elle-même,  tire  son  origine  de  l'opinion  de  Platon; 
Platon  croyait,  en  effet,  qu'à  parler  proprement,  le  genre  et  l'espèce 
désignent  en  premier  lieu  et  principalement  des  substances  séparées, 
c'est-à-dire  des  formes  dénuées  de  matière,  qu'il  nommait  idées  et  qu'il 
disait  être  les  quidditates  des  substances  singulières.  » 

Rebelle  à  la  théorie  averroïste  et  thomiste  de  l'essence  spécifique 
et  de  l'individuation,  Buridan  n'admet  pas  davantage3  la  théorie 
scotiste  de  la  pluralité  des  formes  ;  cette  théorie  conduirait  à  des 
conséquences  qu'il  rejette,  celle-ci  par  exemple  :  «  Le  cheval  possé- 
derait une  forme  substantielle  plus  noble  que  n'est  l'âme  sensitive,  ce 
qui  est  impossible  ;  or,  cette  conséquence  se  prouverait  ainsi  :  La 
forme  spéciale  est  acte  par  rapport  à  la  forme  générale;  elle  se  com- 
porte à  l'égard  de  la  forme  plus  générale  comme  la  forme  se  comporte 
à  l'égard  de  la  matière;  il  faut  donc  que  la  forme  spéciale  soit  plus 
noble  que  la  forme  générale;  or,  dans  le  cheval,  dans  l'âne,  dans  le 
bœuf,  l'âme  sensitive  est  cette  forme  générale  à  laquelle  ils  doivent  ce 

1.  Ces  enseignements  sont  contenus  dans  l'ouvrage  suivant  :  In  Metaphysicen  Aris- 
totelis.  Quœstiones  argutissimœ  Magistri  Joannis  Buridani  in  ultima  prœlectione  ab  ipso 
recognitœ  et  emissse  :  ne  ad  archelypon  diligenter  repositœ  :  cum  duplice  indicio  :  mate- 
riarum  videlicet  in  f route:  et  quœstionum  in  operis  cake.  Vaenundantur  Badio.  Golo- 
phon:  Hic  terminantur  Metaphysicales  quaestiones  brèves  et  utiles  super  libros 
Metaphysice  Aristotelis  quae  ab  excellentissimo  magistro  Ioanne  Buridano  diligen- 
tissima  cura  et  correctione  ac  emendatione  in  forma  m  redactae  fuerunt  in  ultima 
praelectione  ipsius  Recognitae  rursus  accuratione  et  impensis  Iodoci  Badii  Ascensii 
ad  quartum  idus  Octobris.  MDXVIII.  Deo  gratias. 

2.  Joannis  Buridani  Quœstiones  in  Metaphysicen  Aristotelis;  lib.  VII,  quaest.  XIII; 
éd.  cit.,  fol.  xliii,  col.  a. 

3.  Joannis  Buridani  Quœstiones  in  Metaphysicen  Aristotelis,  lib.  VII,  quaest.  XIV  ; 
éd.  cit.,  fol.  xlix  (marqué  xliii),  col.  a. 


/|02  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

nom  commun  d'animal;  il  y  aurait  donc,  dans  le  cheval,  outre  l'âme 
sensitive,  une  forme  spécifique  ;  il  en  serait  de  même  dans  l'âne  et 
dans  le  bœuf;  et  selon  ce  qui  vient  d'être  dit,  cette  forme  spécifique 
serait  plus  noble  que  l'âme  sensitive.  » 

Quelle  sera  donc  l'opinion  de  Buridan  touchant  l'essence  spécifique? 

«  Si  nous  prenons  en  leur  sens  propre  les  mots  forme  substantielle, 
matière  et  composé  de  matière  et  de  forme,  je  dis  »  que  ces  termes 
généraux  :  homme,  animal,  ne  signifient  pas  la  forme  prise  à  part  de 
la  matière;  qu'ils  ne  signifient  pas  non  plus  la  matière  considérée 
séparément  de  la  forme  ;  ils  désignent  la  matière  et  la  forme,  distinctes 
l'une  de  l'autre,  mais  considérées  simultanément...  L'homme,  c'est 
donc  le  composé  de  forme  et  de  matière  et  non  pas  seulement  la 
forme.  »  Entre  cette  opinion  et  celle  de  Roger  Bacon,  l'analogie  n'est 
pas  niable. 

Maintenant  que  nous  savons  ce  que  signifie  un  terme  universel  tel 
que  homme  ou  animal,  demandons-nous  de  quelle  existence  il  est 
doué. 

Et,  d'abord,  le  terme  universel  a-t-il  une  existence  séparée  des  indi- 
vidus auxquels  il  correspond2?  Hors  des  divers  hommes  singuliers, 
hors  de  Socrate,  de  Platon,  existe-t-il  quelque  part  un  être  réel  qui 
soit  l'homme  en  général,  l'homme-espèce?  C'est  la  doctrine  de  Platon, 
qu'Àristote  réfute. 

Contre  cette  doctrine,  en  effet,  on  peut  faire  valoir  des  arguments 
tels  que  ceux-ci,  qui  paraissent  avoir  eu  grande  vogue  dans  les  écoles  : 

Si  l'homme-espèce  est  un  être  distinct  et  séparé  des  hommes-indi- 
vidus, tels  que  Socrate  ou  Platon,  on  ne  peut  dire  :  Socrate  est  homme, 
Platon  est  homme. 

Ou  bien  encore  :  Puisque  l'homme-espèce  est,  lui  aussi,  un  être 
individuel,  on  ne  peut  dire  Socrate  est  homme,  Platon  est  homme, 
sans  identifier  Socrate  et  Platon  avec  cet  homme  et,  par  conséquent, 
sans  les  identifier  entre  eux. 

Buridan  juge,  fort  justement,  que  ces  arguments  correspondent 
à  une  forme  trop  grossière  de  la  théorie  des  idées;  ils  supposent  que 
l'on  n'a  pas  pénétré  le  fond  même  de  la  pensée  de  Platon.  «  Assuré- 
ment, dit-il  3,  on  doit  penser  que  Platon  n'a  jamais  admis  que  les 
réalités  auxquelles  se  substituent  ces  termes  :  Socrate,  homme,  celles 
pour  lesquelles  cette  proposition  :  Socrate  est  homme,  est  une  vérité, 
soient  des  choses  distinctes  et  séparées  l'une  de  l'autre. 

»  On  doit  penser  que  son  opinion  au  sujet  de  l'homme  était  analogue 

i.  Joannis  Buridani  Quœstiones  in  Melaphysicen  Aristotelis,  lib.  VII,  quacst.  \lll  ; 
éd.  cit.,  fol.  xliii,  col.  a. 

a.  Joannis  Buridani  Quxstiones  in  Metaphysicen  Aristotelis,  lib.  VII,  quaest.  XV. 

3.  Joannis  Buridani  Qiisestiones  in  Metaphysicen  Aristotelis,  lib.  VII,  quacst.  W  ; 
éd.  cit  .  fol.  l.  col.  c 


notes  433 

à  celle  que  le  Commentateur  professe  au  sujet  de  l'intellect  humain. 
Celui-ci  croyait,  en  effet,  comme  on  le  voit  au  IIIe  livre  du  De  anima, 
que  tous  les  hommes  comprennent  à  l'aide  d'un  intellect  qui  est 
numériquement  un;  cet  intellect  unique  est  séparé  des  hommes, 
en  ce  sens  qu'il  n'est  inhérent  à  aucun  d'eux  ;  mais  il  assiste  chacun 
d'eux  par  sa  présence  immédiate  fpraesentialiter  et  indistanter) ;  de 
même  disons-nous  que  Dieu  assiste  le  Monde  entier;  ainsi,  bien  qu'il 
y  ait  une  multitude  d'hommes  intelligents,  c'est  par  un  seul  et  même 
intellect  qu'ils  sont  tous  intelligents;  ce  terme:  être  intelligent,  est 
bien  substitué  aux  hommes  ;  mais  sa  signification  formelle  porte  sur 
une  réalité  qui  est  séparée  de  tous  les  hommes,  à  savoir  la  compré- 
hension qui  existe  en  cet  intellect. 

))  On  remarquera,  à  ce  propos,  qu'il  n'y  a  pas  inconvénient  à  ce 
qu'un  certain  terme  soit  substitué  à  tel  être,  alors  que  sa  signification 
formelle  désigne  une  réalité  séparée  de  cet  être.  Ainsi  le  terme  :  agent, 
est  pris  pour  la  chose  qui  agit,  alors  que,  par  sa  signification  formelle, 
il  désigne  l'action  en  vertu  de  laquelle  cette  chose  reçoit  le  nom 
d'agent;  cette  action,  cependant,  n'est  point  dans  la  chose  qui  agit, 
mais  dans  la  chose  qui  pâtit.  De  même,  lorsque  je  dis  :  Cette  pierre 
est  vue,  ce  terme  :  vue,  est  attribué  à  la  pierre;  sa  signification  for- 
melle, cependant,  désigne  la  vision  par  laquelle  cette  pierre  est  vue, 
et  cette  vision  ne  siège  pas  en  la  pierre,  mais  en  l'œil. 

»  C'est  donc  en  ce  sens  que  Platon  disait  de  l'humanité  ou  de 
l'animalité  qu'ellejest  une  forme  séparée  de  tous  les  hommes  indivi- 
duels ou  de  tous  les  animaux  particuliers  ;  qu'elle  est  absolument  une, 
et  que,  cependant,  tous  les  hommes  sont  hommes  par  cette  seule  et 
même  humanité,  que  tous  les  animaux  sont  animaux  par  cette  seule  et 
même  animalité;  il  eût  donc  très  certainement  accordé  que  Socrate 
est  un  certain  homme  et  que  Platon  est  un  autre  homme,  tout  en 
maintenant  que  Socrate  et  que  Platon  sont  hommes  par  la  même 
humanité.  » 

Encore  que  présentée  sous  cette  forme  plus  subtile  et  plus  déliée, 
la  théorie  platonicienne  des  idées  n'est  point  adoptée  par  Buridan  ; 
parmi  les  arguments  qu'il  fait  valoir  contre  elle,  celui-ci  paraît  être, 
à  ses  yeux,  le  plus  puissant  :  Pour  expliquer  tout  ce  que  nous  recon- 
naissons en  l'essence  spécifique,  il  est  inutile  d'admettre  l'existence 
de  cette  forme  séparée  qu'est  l'idée  platonicienne. 

Sans  admettre  que  les  universaux  aient  une  existence  séparée  de 
celle  des  individus  auxquels  ils  correspondent,  peut-on  admettre  que 
leur  existence,  encore  qu'indissolublement  liée  à  celle  des  individus, 
en  soit  cependant  distincte?  A  cette  question  «très  difficile», 
Buridan  répond  *  que  les  universaux  ne  peuvent  avoir  une  existence 

i.  Joannis  Buridani  Qusestiones  in  Metaphysicen  Aristotelis,  lib.  VII,  quaest.  XVI; 
éd.  cit.,  fol.  li,  col.  c. 

p.  duhem.  28 


^34  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

distincte  de  celle  des  individus  qui  les  particularisent;  en  Socrate, 
l'humanité  ne  peut  avoir  une  existence  distincte  de  celle  de  Socrate, 
car  on  ne  pourrait  dire  :  Socrate  est  homme.  En  outre,  si  l'humanité 
était  une  chose  distincte  de  Socrate  et  existant  en  Socrate,  et  aussi 
une  chose  distincte  de  Platon  et  existant  en  Platon,  on  ne  pourrait 
soutenir  que  l'humanité  de  Socrate  est  la  même  que  l'humanité 
de  Platon  sans  revenir  à  l'hypothèse  de  l'existence  séparée  des 
idées.  «  Répondra- t-on  qu'il  y  a  des  hommes  différents,  mais  une 
seule  et  même  humanité,  qui  est  la  nature  spécifique  de  ces 
hommes?  Parler  ainsi,  c'est  poser  de  nouveau  l'existence  séparée 
des  universaux,  telle  que  Platon  l'admettait.  Selon  la  nature,  en 
effet,  il  est  impossible  qu'une  seule  et  même  chose  indivise  se  trouve 
à  la  fois  en  Socrate  et  en  Platon,  qui  sont  séparés  et  distants  l'un 
de  l'autre,  à  moins  qu'elle  n'y  soit  de  la  manière  que  nous  concevons 
lorsque  nous  disons  que  Dieu  assiste  chacune  des  parties  du  Monde 
et  qu'il  lui  est  immédiatement  présent.  Cette  manière  d'être  ne  peut 
convenir  qu'à  une  substance  séparée  de  toute  grandeur.  » 

Si  donc  on  rejette  comme  inutile  la  théorie  platonicienne 
des  idées  prises  sous  la  forme  où  Buridan  la  conçoit,  on  ne  peut 
accorder  à  l'essence  spécifique,  signifiée  par  le  terme  universel,  aucune 
existence  séparée  ou  distincte  de  l'existence  individuelle.  Dans  le 
domaine  de  la  réalité,  l'existence  des  universaux  est  identique 
à  l'existence  même  de  l'individu.  C'est  seulement  en  la  raison  que 
l'essence  spécifique  a  une  existence  propre  et  distincte  de  celle 
des  individus.  Cette  essence,  la  raison  lui  confère  une  existence 
conceptuelle  en  prenant  tous  les  individus  d'une  même  espèce  et  en 
les  dépouillant  par  abstraction  de  tous  les  caractères  par  lesquels  ils 
diffèrent  les  uns  des  autres  i . 

Que  sont  donc  ces  caractères  individuels  dont  la  raison  devra  faire 
abstraction  pour  concevoir  l'essence  spécifique?  Cette  question  nous 
amène  au  problème  du  principe  d'individuation  que  Buridan  pose  en 
ces  termes2  :  «  Ce  qui,  en  une  substance,  contraint  l'espèce  à  s'indi- 
vidualiser, est-ce  une  différence  essentielle  ou  une  différence  acci- 
dentelle ?  » 

Le  Maître  parisien  remarque  d'abord  que  si  l'on  considère 
uniquement  les  individus  contractés  sans  tenir  aucun  compte  des 
concepts  qui  se  forment  en  la  raison,  la  question  ne  se  pose  pas. 
«  Dans  ces  conditions,  en  effet,  l'existence  de  l'homme,  ou  de  l'animal, 
ou  du  corps,  ou  de  la  substance  est  une  existence  aussi  particulière 
que  celle  de  Socrate  ou  de  Platon;  l'homme,  en  effet,  n'est  rien  autre 

i.  Joannis  Buridani  Quœstiones  in  Metaphysicen  Aristotelis ;  lib.  VII,  quaest.  XV; 
éd.  cit.,  fol.  l,  col.  a. 

2.  Joannis  Buridani  Qinestiones  in  Metaphysicen  Aristotelis;  lib.  VII,  quaest.  XVII  ; 
éd.  rit.,  fol.  lu,  col.  b. 


NOTES  435 

chose  que  Socrate,  que  Platon;  puis  donc  que  l'homme,  ou  que 
l'animal,  n'a  pas  d'autre  existence  que  des  existences  particulières..., 
l'homme,  l'animal  n'ont  pas  besoin  qu'aucune  contraction  les  réduise 
à  l'existence  individuelle. 

»  Nous  devons  donc,  lorsque  nous  parlons  de  ces  contractions, 
entendre  qu'il  est  question  des  concepts  ou  des  termes  qui  désignent 
ces  concepts.  » 

Buridan  pose  alors  deux  conclusions  dont  voici  la  première  :  «  Les 
différences  par  lesquelles  les  individus  d'une  même  espèce  nous 
paraissent  distincts  les  uns  des  autres  sont  des  différences  purement 
accidentelles;  elles  portent,  d'ailleurs,  soit  sur  des  accidents  intrin- 
sèques aux  individus,  soit  sur  des  accidents  extrinsèques,  »  telle  la 
différence  de  position  qui  nous  permet  de  distinguer  l'une  de  l'autre 
deux  pierres,  parfaitement  identiques  d'ailleurs. 

Buridan  va-t-il  conclure  de  là,  avec  Boëce,  que  deux  individus 
d'une  même  espèce  ne  diffèrent  que  par  leurs  accidents,  que  les 
accidents  constituent  tout  le  principe  d'individuation  et  que,  par 
conséquent,  l'essence  spécifique  est  identique  à  la  substance  ?  Nul- 
lement; il  admet  que  deux  individus  de  même  espèce  demeureraient 
encore  numériquement  distincts,  lors  même  que  leurs  accidents, 
tant  intrinsèques  qu'extrinsèques,  deviendraient  parfaitement  sem- 
blables, et  c'est  pourquoi  il  pose  cette  seconde  conclusion  : 

«  Nonobstant  ce  qui  précède,  il  faut  dire  que  deux  individus  d'une 
même  espèce,  comme  Socrate  et  Platon,  diffèrent  substantiellement; 
qu'il  y  a  en  eux  différence  de  substance,  aussi  bien  de  forme  que  de 
matière,  en  sorte  que  la  forme  de  Socrate  n'est  pas  la  forme  de 
Platon,  et  que  la  matière  de  Socrate  n'est  pas  non  plus  la  matière 
de  Platon. 

»  Toutefois,  comme  nous  l'avons  vu,  nous  ne  pouvons  juger  de 
cette  différence  substantielle  que  par  des  différences  accidentelles.  » 

Qu'est-ce  à  dire  ?  Ce  qui  distingue  les  uns  des  autres  les  individus 
d'une  même  espèce  est  quelque  chose  qui  atteint  la  substance  même 
des  individus;  ce  principe  d'individuation  substantiel  peut  engendrer, 
entre  deux  individus,  des  différences  accidentelles  qui  soient,  pour 
nous,  connaissables  ;  mais  il  pourrait  aussi  ne  point  engendrer  de 
semblables  différences  et  deux  individus,  substantiellement  distincts, 
nous  sembleraient  alors  n'en  faire  qu'un;  le  principe  d'individuation 
substantielle  échappe  donc  à  notre  connaissance. 

Buridan  nous  a  appris  d'ailleurs  que  pour  concevoir  l'essence 
spécifique,  il  fallait  considérer  tous  les  individus  d'une  même  espèce 
et  faire  abstraction  de  ce  qui  les  distingue  les  uns  des  autres.  Si  le 
principe  d'individuation  nous  est  inconnaissable,  n'est-il  pas  bien 
évident  que  l'essence  spécifique  le  sera  aussi  ?  Cette  conclusion  qui 
jaillit  si  facilement  des  réflexions  de  Buridan,  pour  peu  qu'on  les 


436  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

presse,  c'est  celle-là  même  que  Nicolas  de  Gués  formule»  dès 
les  débuts  de  sa  Docte  ignorance  :  «  La  quiddité  des  choses,  qui  est  la 
véritable  nature  des  êtres,  ne  saurait  être,  par  nous,  atteinte  en 
sa  pureté.  » 

D'autres  rapprochements  peuvent  être  tentés  entre  l'enseignement 
de  Buridan  et  celui  de  Nicolas  de  Gués. 

L'un,  comme  l'autre  enseigne  nettement  que,  dans  la  création, 
toute  existence  réelle  est  une  existence  contractée;  il  n'y  a  que  des 
individus;  l'un,  comme  l'autre,  admet  que  les  universaux,  les  syn- 
thèses ont  une  existence  abstraite  et  conceptuelle  en  l'intellect 
humain. 

Nicolas  de  Gués  rejette,  comme  Buridan,  la  théorie  platonicienne 
des  idées  ;  il  n'existe  pas  de  formes  séparées  des  choses  individuelles  ; 
hors  de  Dieu,  les  formes  n'ont  d'autre  existence  réelle  que  l'existence 
contractée.  Mais,  de  plus,  Nicolas  de  Gués  accorde2  aux  essences 
spécifiques,  aux  synthèses,  une  existence  en  Dieu;  elles  n'y  sont  pas 
à  l'état  d'idées,  d'exemplaires  distincts  les  uns  des  autres,  car  il  ne 
saurait  exister  plusieurs  exemplaires,  plusieurs  maxima,  plusieurs 
parfaits  ;  elles  constituent  donc  en  Dieu  un  exemplaire  unique,  et  cet 
exemplaire,  c'est  le  parfait,  c'est  Dieu  lui-même. 

De  cette  doctrine,  trouvons-nous  des  signes  avant-coureurs  en  la 
Métaphysique  de  Buridan?  Nous  la  devinons  déjà,  semble-t-il,  en  ce 
que  le  Maître  parisien  enseigne  au  sujet  de  la  théorie  des  raisons 
séminales. 

Selon  cette  doctrine  fort  ancienne,  et  qui  eut  si  fort  la  faveur  de 
saint  Augustin,  des  formes  séparées,  fort  analogues  aux  idées  plato- 
niciennes, président  aux  générations  et  aux  transformations  dont  la 
matière  est  le  siège;  ces  formes  séparées,  ces  raisons  séminales,  on 
pense  les  voir  en  œuvre,  d'une  façon  particulièrement  manifeste,  dans 
la  génération,  que  l'on  croit  spontanée,  d'êtres  vivants  au  sein  des 
corps  en  putréfaction. 

Cette  théorie  des  raisons  séminales  donne  lieu,  au  Moyen-Age, 
à  bien  des  débats.  Certains  docteurs,  tel  saint  Bonaventure,  adoptent 
pleinement  la  pensée  de  saint  Augustin.  D'autres  se  rattachent  à 
Avicenne;  ils  nient  l'existence  de  raisons  séminales  multiples;  une 
seule  forme  séparée,  l'Ame  du  Monde,  accomplit  les  effets  que  l'on 
attribue  à  ces  raisons.  D'autres  encore,  comme  saint  Thomas  d'Aquin, 
nient  résolument  l'existence  des  raisons  séminales  aussi  bien  que  de 
l'Ame  du  Monde;  Jean  de  Jandun  enseigne 3  que  les  animaux  sont 


i.  Voir  p.  106. 

->..  Voir  pp.  I&&-I&5. 

3.  Joannis  de  Janduno,  philosophe  perspicacissimi,  acutissimœ  quœstiones  in  duodecim 
Ubros  Metaphysicsp ;  Venetiis,  apud  Hieronymum  Scottum,  i56o;  lib.  VII,  quaest.  XIII; 
éd.  cit.,  col.  /170. 


NOTES  437 

engendrés  au  sein  des  matières  en  putréfaction  par  la  vertu  purement 
physique  des  astres. 

Buridan  se  demande  1  à  son  tour  «  s'il  est  nécessaire,  pour  expli- 
quer la  génération  des  substances,  de  supposer  l'existence  de 
substances  séparées». 

L'existence  des  générations  spontanées,  à  laquelle  il  croit,  l'amène 
à  formuler  cette  conclusion  :  0  II  faut  donc  admettre  qu'il  existe  une 
substance  incorporelle,  plus  noble  que  l'âme  sensitive,  et  qui  est  le 
principe  générateur.  » 

Cette  substance  est-elle  une  ou  multiple?  Buridan  va  nous  le  dire 
avec  précision  : 

«  Voilà,  écrit-il,  quelles  sont  les  raisons  données  par  Themistius  et 
par  Avicenne;  Themistius  ajoute  que  ce  furent  les  raisons  données 
par  Platon;  mais  il  dit  avec  raison  que  Platon  s'est  mis  en  défaut 
lorsqu'il  a  multiplié  les  substances  séparées  à  l'égal  des  espèces  de 
substances  susceptibles  d'être  engendrées;  Platon,  en  effet,  invoquait, 
en  la  génération  de  l'homme,  le  concours  de  l'homme  séparé,  qu'il 
nommait  idée,  c'est-à-dire  modèle.  » 

Comment  donc  Buridan  veut-il  que  l'on  transforme  cette  théorie 
platonicienne  des  idées,  en  laquelle  il  implique  la  théorie  des  raisons 
séminales?  «  Vous  devez,  dit-il,  imaginer  que  cette  substance  séparée 
se  comporte  à  l'égard  du  Monde  entier  comme  nous  avons  admis  que 
l'intellect  humain  se  comportait  à  l'égard  du  corps  humain,  à  cela 
près,  toutefois,  que  cette  substance  séparée  n'est  pas  inhérente  au 
Monde  et  ne  l'informe  pas  comme  l'âme  humaine  informe  le  corps 
humain.  Mais  entre  ces  deux  cas,  il  y  a  le  rapport  ou  la  similitude 
que  voici  :  De  même  que  l'âme  intellectuelle  existe  tout  entière  en 
tout  le  corps  et  tout  entière  en  chacune  des  parties  du  corps,  de  même 
cette  substance  séparée  assiste  par  sa  présence  immédiate  (praesen- 
tialiter  et  indistanter)  au  Monde  entier  et  à  chacune  des  parties  du 
Monde.  » 

Buridan  va-t-il,  avec  les  Néo-platoniciens  et  Avicenne,  faire  de  cette 
substance  séparée  une  Ame  du  Monde,  intermédiaire  entre  Dieu  et  la 
Nature  sensible?  Non  point,  car  il  ajoute  tout  aussitôt:  a  Et  je  crois 
que  cette  substance  séparée  n'est  autre  que  Dieu  tout-puissant.  » 

Ainsi  les  essences  spécifiques  n'ont  pas,  dans  la  création,  d'autre 
existence  réelle  que  l'existence  contractée  des  individus  ;  dans  l'intel- 
ligence humaine,  elles  ont  une  existence  abstraite  et  conceptuelle; 
elles  ont  encore  une  existence  séparée,  à  titre  d'exemplaires  et  de 
raisons  séminales;  mais  à  ce  titre  elles  ne  forment  pas  autant  d'idées, 
de  substances  diverses,  qu'il  y  a  d'espèces  différentes;  elles  forment 
une  substance  séparée  unique,  présente  tout  entière  au  Monde  tout 

1.  Joannis  Bu  ri  dan  i   Quœstiones  in  Metaphysicen  Arislotelis,  lib.  VII,  quaest.  IX; 
éd.  cit.,  fol.  XLVI,  coll.  c  et  d. 


438  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

entier,  et  tout  entière  à  chacune  des  parties  du  Monde;  cette 
substance  séparée,  c'est  Dieu  même. 

Telle  est,  en  toute  son  ampleur,  la  solution  que  le  Maître  parisien 
donne  à  la  question  des  universaux.  Fort  à  la  légère,  on  a  fait  de 
Buridan  un  Nominaliste  intransigeant,  un  disciple  fanatique  d'Ockam. 
Bien  au  contraire,  sa  pensée  nous  apparaît  ici  toute  voisine  de  celle  de 
saint  Thomas  d'Aquin. 

Saint  Thomas,  en  effet,  distingue  trois  manières  d'être  des  uni- 
versaux ;  ces  manières  d'être,  il  les  caractérise  par  ces  mots  :  in  re, 
posl  rem,  ante  rem.  In  re,  l'espèce  n'a  pas  d'existence  distincte  de 
celle  des  individus  qui  la  réalisent  sous  forme  concrète.  Post  rem,  la 
quiddité  spécifique  a  une  existence  conceptuelle  en  l'entendement 
humain.  Ante  rem,  l'espèce  a  une  existence  idéale  et  exemplaire  en 
l'Intelligence  divine. 

Ces  trois  manières  d'être,  nous  les  retrouvons  en  ce  que  Buridan 
expose  au  sujet  de  la  Métaphysique,  en  sorte  qu'il  nous  le  faut  ranger 
bien  plutôt  parmi  les  Thomistes  que  parmi  les  Occamistes  ;  rien  donc 
ne  justifie  l'accusation  de  Nominalisme  intransigeant  habituellement 
formulée  contre  ce  maître,  dont  la  pensée  sait  être  fort  indépendante 
des  enseignements  du  Venerabilis  Inceptor. 

Mais  ce  que  nous  voulons  surtout  remarquer  en  cette  pensée,  ce 
n'est  pas  l'analogie  qu'elle  présente  avec  celle  du  Docteur  Angélique; 
c'est  la  grande  similitude  qu'elle  offre,  dans  le  fond  comme  dans  la 
forme,  avec  celle  du  Cardinal  Allemand;  cette  similitude  est  telle  que 
la  conclusion  s'impose  :  Nicolas  de  Gués  a  profondément  subi  l'in- 
fluence des  enseignements  que  l'on  donnait  à  Paris,  au  temps  de  Jean 
Buridan. 

III.    Les   Questions   sur  ï Éthique  a  Nicomaque 
attribuées  à  Jean  Buridan. 

Il  n'ignorait  sans  doute  pas  davantage  les  doctrines  que  professait 
l'Université  de  Paris  à  une  époque  plus  voisine  de  celle  où  il  vivait. 

On  possède  des  Questions  sur  l'Éthique  à  Nicomaque  que  de  nom- 
breuses éditions  attribuent  à  Jean  Buridan.  En  un  travail  qui  sera 
prochainement  publié,  et  qui  prendra  place  en  la  troisième  série  de 
nos  Études  sur  Léonard  de  Vinci,  nous  montrerons  que  ces  Questions 
ne  sont  vraisemblablement  pas  du  philosophe  de  Béthune,  du  maître 
qui  enseignait  à  Paris  en  la  première  moitié  du  xive  siècle;  elles 
paraissent  être  l'œuvre  d'un  Flamand,  qui  portait  peut-être  le  même 
nom,  et  qui  vivait  au  voisinage  de  l'an  i/ioo. 

Au  sujet  de  l'amour,  l'auteur  de  ces  Questions  formule  certaines 
pensées  qu'il  ne  donne  pas  comme  nouvelles  et  qui,  sans  doute,  ne 
l'étaient  pas;  ces  pensées  offrent,  parfois,  une  remarquable  analogie 


NOTES 


439 


avec  celles  auxquelles  Nicolas  de  Cues  a  attribué,  en  son  œuvre,  une 
importance  considérable  et  auxquelles  Léonard  de  Vinci  semble  avoir 
prêté  attention.  La  doctrine  de  l'amour,  qui  forme  comme  la  pierre 
angulaire  du  système  philosophique  construit  par  le  Cardinal  Alle- 
mand, a  donc  pu  emprunter  quelque  chose  aux  leçons  que  l'on 
donnait  rue  du  Fouarre  au  début  du  xve  siècle. 

Deux  passages  des  Questions  sur  l'Éthique  à  Nicomaquei  nous  ont 
paru  dignes  d'être  ici  reproduits. 

Au  premier,  l'auteur  se  demande  «  si  l'amour  et  la  délectation  sont, 
en  réalité,  une  même  chose».  Parmi  les  raisons  que  l'on  pourrait 
invoquer  à  l'appui  d'une  réponse  affirmative,  il  mentionne  les  sui- 
vantes 2  : 

«  Ce  qu'il  y  a  d'actuel  et  d'effectif  en  l'amour  consiste  uniquement, 
semble-t-il,  à  tendre  vers  l'objet  aimé,  ou  à  s'unir  à  cet  objet,  ou  à 
se  transformer  en  lui,  ou  à  se  donner  à  l'objet  aimé,  ou  à  se  reposer 
en  lui.  Mais  tous  ces  caractères  conviennent  également  au  désir  ou  à 
la  délectation  ;  celui  qui  se  délecte  ou  qui  se  complaît  en  un  certain 
objet  passe  par  la  pensée,  pour  ainsi  dire,  en  cet  objet,  il  se  donne  à 
lui,  il  s'unit  à  lui,  il  se  repose  en  lui.  Cela  apparaît  clairement  à  tous 
les  yeux.  » 

L'auteur  ne  regarde  pas  comme  certaine  cette  identité  de  l'amour 
et  de  la  délectation;  voici,  en  particulier,  ce  qu'il  oppose  aux  raisons 
qui  viennent  d'être  données  3  : 

«  Tendre  vers  l'objet  aimé,  ce  qui  est  l'acte  immanent  à  l'appétit, 
c'est  le  désir  qui  suit  l'amour,  et  non  pas  l'amour  même.  Au  contraire, 
s'unir  à  l'objet  aimé,  non  point  en  réalité,  mais  par  la  pensée  seu- 
lement, se  donner  à  l'objet  aimé,  se  transformer  en  lui,  de  telle  sorte 
que  les  deux  amis  veuillent  les  mêmes  choses,  s'opposent  d'une 
même  volonté  aux  mêmes  choses  ;  de  telle  sorte  que,  par  suite  de  cette 
transformation,  chacun  des  deux  amis  veuille  ce  qui  est  bon  à  l'autre, 
ne  veuille  pas  ce  qui  est  mauvais  à  l'autre,  cela  c'est  véritablement 
l'amour,  et  non  pas  la  délectation.  La  délectation  résulte  de  l'amour 
lorsque  l'objet  aimé  ou  quelque  chose  qui  soit  un  bien  pour  cet  objet 
aimé  se  trouve  saisi  par  celui  qui  aime,  est  possédé  par  lui,  lui  est 

1.  L'édition  que  nous  avons  consultée  n'a  pas  d'autre  titre  que  ces  mots  :  Proe- 
mium  Ioannis  Buridani  in  questiones  super  X  libros  Aris.  ad  Nicomachum.  Elle  porte  ce 
colophon  :  Hue  usque  producte  sunt  questiones  Buridani  morales  :  robustiori  etati 
precipue  perlegende  quas  Egidius  delfus  socius  Sorbonicus  :  atque  in  sacris  litteris 
baccalarius  formatus  emendatius  imprimi  curavit.  Impressore  vuolfgango  hopyl. 
Anno  incarnationis  domini  MCCCCLXXXIX,  décima  quarta  die  Iulii.  —  Cet  ouvrage 
a  été  également  édité  en  i5i3,  à  Paris,  par  Poncet  Lépreux;  en  i5i8,  à  Paris,  par 
Jean  Petit  et  Bernard  Aubri;  en  1637,  à  Oxford,  par  H.  Cripps. 

2.  Johannis  Buridani  Quaestiones  super  decem  libros  Ethicorum  Aristotelis  ad  Nico- 
machum; lib.  Vil,  quaest.  XXIX  :  Utrum  amor  sive  dilectio  et  delectatio  sint  idem 
realiter.  Éd.  cit.,  fol.  ccvni,  col.  c. 

3.  Jean  Buridan,  loc.  cit.,  fol.  ccix,  col.  b. 


[\'\0  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

présent.  On  peut  en  dire  autant  du  repos  en  l'objet  aimé.  L'amour 
n'est  donc  ni  cette  union  réelle  ni  ce  repos;  il  n'en  résulte  pas;  il 
peut  demeurer  en  même  temps  que  la  séparation  et  l'inquiétude  qui 
sont  opposées  à  cette  union  et  à  ce  repos.  » 

Ces  réflexions  offrent  une  analogie,  bien  aisée  à  reconnaître,  avec 
certaines  pensées  qui  reviennent  fréquemment  dans  les  écrits  de 
Nicolas  de  Gués l .  Cette  analogie  se  marque  mieux  encore  entre 
certaines  idées  chères  au  Cardinal  Allemand  et  un  autre  passage a  des 
Questions  sur  l'Éthique  à  Nicoinaque.  En  ce  passage,  l'auteur  entre- 
prend de  déclarer  quelle  est,  selon  lui,  la  véritable  nature  de  l'amour  : 

u  Voici,  me  semble-t-il,  ce  qu'il  faut  dire  :  L'amour  provient  d'une 
certaine  conjonction  ou  convenance  qui  est  naturelle  à  la  fois  à  celui 
qui  aime  et  à  l'objet  aimé;  c'est  pourquoi  nous  disions,  au  huitième 
livre  de  cet  ouvrage,  que  toute  amitié  est  fondée  sur  une  certaine 
ressemblance  ou  sur  un  certain  rapport  analogue  à  celui  qui  unit 
l'agent  au  patient.  L'agent  et  le  patient,  en  effet,  se  trouvent  conjoints 
en  leur  commun  acte,  car  l'un  et  l'autre  ont  même  acte,  comme 
on  le  voit  au  troisième  livre  des  Physiques.  C'est  pour  cela, 
semble-t-il,  qu'au  neuvième  livre  du  présent  ouvrage,  il  est  dit  qu'un 
ami  est  un  autre  soi-même.  Cela  se  manifeste  encore  par  ce  fait  que 
la  délectation  est  fort  proche  parente  de  l'amour,  à  tel  point  que 
beaucoup  de  philosophes,  et  non  des  moindres,  ont  cru  que  toute 
délectation  était  amour,  et  que  tout  amour  était  désir  ou  délectation, 
comme  nous  l'avons  vu  en  la  vingt -neuvième  question  du  septième 
livre.  Or  la  délectation  suppose  l'union  de  l'objet  qui  l'engendre  à 

l'appétit  qui  l'éprouve Cela  apparaît  aussi  en  la  nature  inanimée; 

les  êtres  inanimés  n'éprouvent,  à  proprement  parler,  ni  amour,  ni 
haine;  il  y  a  cependant,  en  eux,  quelque  chose  de  comparable  à  l'amour 
ou  à  la  haine,  en  sorte  que  ces  êtres  naturels  se  meuvent  soit  d'un 
mouvement  de  fuite,  soit  d'un  mouvement  de  poursuite.  Par  exemple, 
le  corps  grave  ou  léger  a,  pour  son  lieu  naturel,  une  sorte  d'amour 
grâce  auquel  il  se  meut  vers  ce  lieu  et  s'unit  naturellement  à  ce  lieu; 
ce  mouvement  a  sa  raison  d'être  en  une  certaine  convenance  naturelle, 
comme  on  le  voit  au  quatrième  livre  des  Physiques;  ce  même  corps  a, 
pour  le  lieu  opposé,  une  sorte  de  haine  qui  provient  d'une  discon- 
venance. De  même,  il  semble  que  le  froid  a,  pour  le  chaud,  une  sorte 
de  haine;  il  fuit  le  chaud  ou  bien,  s'il  est  plus  fort  que  lui,  il  le 
détruit.  En  revanche,  le  froid  semble  avoir  pour  le  froid  une  espèce 
d'amitié;  il  le  conserve;  il  l'augmente;  il  s'unit  aisément  à  lui.  » 
11  semble  qu'il  y  ait,  en  ces  lignes,  le  germe  de  quelques-unes  des 

i.  Voir  pp.  124-125. 

a.  Johannis    Buridani   Quaestiones   in   decem   libros  Ethicorum  Aristotelis  ad  .Xico- 
machum;  lib.  IX,  quaest.  VII  :  Utruni  homo  debcat  maxime  amare  seipsum.  Éd.  cit., 

fol.  CCXLVIII,  COl.   1). 


NOTES  44l 

idées  que  Nicolas  de  Gués  développera  avec  le  plus  de  complaisance  : 
telle  l'assimilation  de  l'amour  au  lien  qui  conjoint  en  un  même 
acte  l'agent  et  le  patient  «  ;  telle  encore,  la  doctrine,  reprise  de  l'École 
pythagoricienne,  selon  laquelle  les  mouvements  naturels  s'expliquent 
tous  par  certaines  affinités  entre  les  êtres  animés,  par  le  désir  qu'a  le 
semblable  de  s'unir  à  son  semblable^. 

Les  passages  que  nous  avons  extraits  des  Questions  sur  l'Éthique  à 
Nicomaque  offrent  également  une  très  grande  ressemblance  avec 
certaines  réflexions  de  Léonard  de  Vinci  3,  réflexions  qui  se  trouvent 
notées  au  Codice  Trivulzio;  si  ces  réflexions  étaient  isolées,  nous 
pourrions  fort  bien  soutenir  que  Léonard  les  a  empruntées  à  l'œuvre 
donnée  sous  le  nom  de  Jean  Buridan  et  non  pas  aux  écrits  de  Nicolas 
de  Cues.  Mais  le  même  Codice  Trivulzio  renferme  un  grand  nombre 
d'autres  pensées  qui  n'ont  aucun  rapport  avec  les  Questions  sur 
l'Éthique  à  Nicomaque,  tandis  que  la  lecture  des  ouvrages  du  Cardinal 
Allemand  paraît  singulièrement  propre  à  en  donner  l'interprétation. 

i.  Voir  p.  116. 

2.  Voir  p.  262. 

3.  Voir  p.  164. 


442  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

H.  —  RICHARD  DE  MIDDLETON  ET  LE  MOUVEMENT 

DES  PROJECTILES 

Nous  avons  vu  *  qu'Albert  de  Saxe,  en  ses  Questions  sur  la  Physique, 
examinait  ce  problème,  posé  par  Aristote  :  Un  mouvement  réfléchi 
est- il  toujours  séparé  du  mouvement  direct  par  un  repos  intermé- 
diaire? Nous  l'avons  entendu,  à  ce  sujet,  analyser  le  mouvement 
d'une  pierre  ou  d'une  flèche  lancée  vers  le  haut  et,  en  ce  mouvement, 
distinguer  trois  phases  :  En  la  première  phase,  Yimpetus  est  plus 
puissant  que  la  gravité  et  la  résistance  de  l'air;  le  projectile  monte 
par  mouvement  violent.  En  la  troisième  phase,  la  gravité  surpasse 
Yimpetus  et  la  résistance  de  l'air;  le  projectile  tombe  par  mouvement 
naturel.  Entre  ces  deux  phases  est  une  période  d'immobilité. 

Nous  avons  vu 2  Marsile  d'Inghen,  Jean  Dullaert  de  Gand,  Frédéric 
Sunczel,  exposer  cette  théorie;  nous  avons  entendu 3  Nicolô  Vernias 
développer,  au  sujet  du  choc,  des  raisonnements  imités  de  cette 
doctrine;  nous  avons  montré  4,  enfin,  comment  Léonard  de  Vinci  avait 
quelque  peu  modifié  cette  analyse  du  mouvement  d'un  projectile  et 
en  avait  tiré  sa  théorie  de  Yimpeto  composé,  qui  devait  exercer,  sur  la 
Dynamique  du  xvr*  siècle,  une  si  grande  inflence. 

Or  cette  théorie  dont  nous  avons  suivi  l'histoire  à  partir  des  Ques- 
tions d'Albert  de  Saxe,  paraît  avoir  pris  sa  source  beaucoup  plus  haut, 
car  nous  la  trouvons  sommairement  et  nettement  indiquée  en  une 
des  Questions  quodlibétales  de  Richard  de  Middleton  5. 

En  cette  question,  notre  Franciscain  examine  le  problème  péripa- 
téticien  du  repos  intermédiaire  entre  le  mouvement  direct  et  le  mou- 
vement réfléchi;  il  le  pose  sous  une  forme  saisissante  qui  était  appelée 
à  avoir  grande  vogue  dans  les  discussions  de  la  Scolastique  pari- 
sienne; cette  forme,  la  voici  : 

Une  fève  est  lancée  vers  le  haut;  en  son  mouvement  ascensionnel, 
elle  heurte  une  meule  qui  tombe,  et  elle  est  rejetée  vers  le  bas;  entre 
ses  deux  mouvements  en  sens  contraire,  cette  fève  est- elle  demeurée 
immobile? 

Au  cours  de  l'examen  de  cette  question,  Richard  de  Middleton  écrit 
les  lignes  suivantes  : 

«  Il  faut  savoir  que  le  mouvement  ascensionnel  de  la  fève  est  un 

1.  Voir  p.  a i2. 

2.  Voir  pp.  2i3-2iô. 

3.  Voir  p.  ai4. 

k.  Voir  pp.  315-217. 

5.  Quodlibela  Doctoris  cximii  Ricardi  de  Media  Villa,  ordinis  minorum,  quxstiones 
ocluaginla  continentia.  Brixiae,  apud  Vincentium  Sabbium,  MDXCI.  Quodlibetum  II, 
art.  II,  quaest.  \VI  :  Utrum  faba  ascendcns  obvians  lapidi  molari  qniescat,  pp.  T>.i-5G. 


NOTES  443 

mouvement  violent;  je  dis  donc  qu'après  que  le  mouvement  de  la 
fève  est  devenu  quelque  peu  éloigné  de  son  principe,  la  vertu  grâce  à 
laquelle  la  fève  monte  va  en  s'affaiblissant  ;  aussi  le  mouvement 
violent  est-il  plus  lent  vers  la  fin  qu'il  n'était  au  commencement; 
cette  vertu  finit  par  être  tellement  affaiblie  qu'elle  ne  suffît  plus  à 
mouvoir  la  fève  vers  le  haut  ;  elle  suffît  encore,  cependant,  à  en 
empêcher  la  descente  ;  et  alors  il  faut  que  la  fève  demeure,  de  soi, 
immobile;  plus  tard,  cette  vertu  s'affaiblit  au  point  qu'elle  ne  peut 
plus  empêcher  la  descente  ;  la  vertu  naturelle  de  la  fève  l'emporte 
alors  sur  celle-là,  et  la  fève  tombe.  » 

Nous  avons  là,  en  son  germe,  la  doctrine  que  développeront  Albert 
de  Saxe  et  Marsile  d'Inghen  ;  d'ailleurs  les  propos  de  Richard  de 
Middleton  semblent  se  rattacher  très  naturellement  à  ceux  que  nous 
avons  extraits  1  de  la  Théorie  des  planètes  d'Àl  Bitrogi,  et  ce  dernier 
ouvrage  était,  à  la  fin  du  xin8  siècle,  l'objet  de  nombreuses  études  et 
discussions. 

Mieux  encore,  la  doctrine  de  Richard  de  Middleton  se  rattache  à 
l'explication  qu'Hipparque  avait  donnée  de  la  chute  accélérée  des 
graves,  en  son  écrit  intitulé  :  ilspt  twv  Stà  jâapuTYjTa  "/.axw  çspopivwv. 

Lorsqu'un  grave  est  jeté  en  l'air,  disait  Hipparque,  la  vertu  qui 
l'entraîne  vers  le  haut  l'emporte  tout  d'abord  sur  la  pesanteur;  mais 
cette  vertu  va  en  s'affaiblissant  sans  cesse  ;  elle  surpasse  de  moins  en 
moins  la  pesanteur,  en  sorte  que  le  projectile  monte  de  moins  en 
moins  vite.  Un  moment  arrive  où  la  force  ascensionnelle  est  précisé- 
ment égale  à  la  pesanteur;  le  corps  cesse  alors  de  monter  pour 
commencer  à  descendre.  La  force  ascensionnelle  diminuant  toujours, 
la  pesanteur  l'emporte  de  plus  en  plus  et  le  grave  tombe  de  plus  en 
plus  vite. 

C'est  Simplicius  qui  nous  a  conservé  cette  explication  en  son  com- 
mentaire au  De  Caelo  d'Aristotea  ;  or  cet  ouvrage  était  fort  lu  à  la  fin 
du  xm°  siècle  ;  Guillaume  de  Moerbeka  venait  d'en  donner  une  tra- 
duction qui  demeura  longtemps  classique;  Saint  Thomas  d'Aquin, 
commentant  le  De  Caelo,  empruntait^  à  Simplicius  le  raisonnement 
d'Hipparque. 

La  théorie  de  Yimpeto  composé  présente  ainsi  à  nos  yeux  l'image 
d'une  parfaite  continuité. 


1.  Voir  p.  191. 

a.  Simplicii  In  Aristotelis  de  Caelo  comrnentaria  edidit  J.-L.  Heiberg,  Berolini, 
MDCGCXCIV,  p.  264.  (Comm.  in  De  Caelo,  lib.  I,  cap.  IV.) 

3.  Sancti  Thomae  Aquinatis  Comrnentaria  in  libros  Aristotelis  de  Caelo  et  Mundo, 
lib.  I,  lect.  XVII. 


444  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 


1.  —  SUR  LES  PETITS  MOUVEMENTS  DE  LA  TERRE 

La  terre  est  animée  de  mouvements  petits,  mais  incessants.  Ima- 
ginée ou,  plutôt,  précisée  par  Albert  de  Saxe,  cette  hypothèse  a  été 
constamment  admise,  jusqu'au  temps  de  Léonard  de  Vinci,  par  les 
Nominalistes  parisiens  et  par  ceux  qui  subissaient  l'influence  de  ces 
philosophes;  à  l'appui  de  cette  affirmation,  nous  avons  cité  de 
nombreux  témoignages  »  ;  à  ces  témoignages,  nous  aurions  pu  joindre 
celui  de  Pierre  Talaret. 

Pierre  Tataret,  en  la  seconde  partie  du  xve  siècle,  a  composé  des 
commentaires  sommaires  aux  divers  écrits  physiques,  logiques, 
métaphysiques  et  moraux  d'Aristote;  la  réunion  de  ces  commen- 
taires forme  une  sorte  de  manuel  de  Philosophie  qui  a  eu  grande 
vogue;  sous  des  titres  divers,  il  a  été  imprimé  un  très  grand  nombre 
de  fois;  sept  éditions  sont  antérieures  à  l'an  i5oo,  et  on  en  donnait 
encore  au  xvne  siècle. 

Tataret  se  déclare  scotiste  ;  mais,  né  à  Paris,  il  fait  aux  doctrines 
parisiennes  de  fréquents  emprunts. 

Au  huitième  livre  des  Physiques,  Tataret  se  demande  :  Si  tout  corps 
se  meut?  Tout  aussitôt,  il  écrit  ceci  :  «  La  terre  se  meut  continuellement 
d'un  mouvement  local  de  descente.  On  le  prouve  :  Parce  que  le  centre 
de  gravité  de  la  terre  est  continuellement  hors  du  centre  du  Monde,  la 
terre  descend  continuellement.  La  conséquence  est  évidente;  en  effet, 
comme,  par  nature,  le  terre  se  meut  vers  le  centre  du  Monde,  elle 
tend  à  ce  que  de  tous  les  côtés  autour  de  ce  centre,  il  y  ait  une 
pesanteur  égale;  lors  donc  qu'il  n'en  est  pas  ainsi,  et  s'il  n'existe, 
d'ailleurs,  aucun  empêchement,  la  terre  se  meut  de  telle  sorte  que  son 
centre  de  gravité  soit  au  centre  du  Monde  ;  et  d'autre  part,  à  l'égard 
d'un  poids  aussi  considérable  que  l'est  le  poids  de  la  terre,  il  ne  peut 
y  avoir  d'empêchement  naturel.  Quant  à  la  supposition  faite,  elle  est 
évidente,  car  la  partie  découverte  s'allège  continuellement  ;  le  centre 
de  gravité  de  la  terre  vient  donc  hors  du  centre  du  Monde  ;  suppo- 
sons, en  effet,  qu'il  y  ait  autour  du  centre  une  pesanteur  égale  de 
tous  côtés,  puis  qu'un  certain  poids  soit  ôté  à  l'une  des  moitiés  et  non 
à  l'autre;  alors,  il  y  aurait  autour  du  centre  une  pesanteur  inégale. 
L'antécédent  va  de  soi,  car  les  rayons  solaires  allègent  sans  cesse  les 
parties  découvertes  de  la  terre.  On  fera  peut-être  cette  objection  :  Bien 
qu'une  partie  de  la  terre  devienne  plus  légère  et  l'autre  plus  lourde, 
un  si  faible  excès  de  pesanteur  ne  suffit  pas  à  mouvoir  la  terre  entière. 
Nous  répondrons  que  cet  argument  n'est  pas  concluant;  ce  n'est  pas 

i.  Léonard  de  Vinci  et  les  origines  delà  Géologie,  §  \II,  pp.  3/43-347. 


NOTES  445 

seulement  le  léger  excès  de  pesanteur  ainsi  ajouté  qui  tend  à  mouvoir 
la  terre,  mais  la  terre  entière  qui  tend  à  être  logée  de  la  sorte.  On  peut 
conclure  de  là  que  la  terre  entière  ébranle  les  châteaux  et  les  tours, 
mais  la  lenteur  de  ce  mouvement  nous  empêche  de  le  percevoir; 
c'est  pourquoi  beaucoup  ont  prétendu  que  la  terre  ne  se  mouvait 
pas.  » 

Cette  théorie  des  petits  mouvements  de  la  terre  a  été,  nous  l'avons 
dit,  fort  mal  accueillie  des  Averroïstes  italiens  ;  nous  avons  vu 
Alessandro  Achillini  nier  le  principe  même  sur  lequel  elle  repose,  la 
tendance  du  centre  de  gravité  de  la  terre  à  se  placer  au  centre  du 
Monde;  au  texte  que  nous  avons  cité  *,  nous  aurions  pu  joindre 
celui-ci 2  : 

«  Dire  que  la  terre  est  au  centre  du  Monde  de  telle  sorte  que  si  d'un 
côté  quelconque  on  lui  ajoute  un  certain  poids,  ce  poids  fera  mouvoir 
toute  la  terre  ou  l'obligera  à  changer  de  place,  c'est  un  rêve  purement 
imaginaire;  les  parties  sphériques  superposées  de  la  terre  qui  ont 
pour  centre  le  centre  du  Monde  ont  une  résistance  tellement  grande 
que  tous  les  dieux,  unissant  leurs  efforts,  ne  pourraient  ébranler  la 
terre;  Aristote  l'a  dit,  et  aussi  Averroès,  au  cinquième  chapitre  du 
traité  De  substantia  orbis;  par  dieux,  il  faut  comprendre  les  intelli- 
gences qui  meuvent  les  cieux.  » 


i.  Voir  p.  35 1. 

2.  Alexandri  Achillini  Bononiensis  De  distributionibus  ac  de  proportione  motuum. 
Bononie,  per  Benedictum  Hectoris,  1/49^.  Cet  écrit  n'a  pas  été  compris  dans  la  réim- 
pression des  Opéra  d' Achillini  donnée  à  Venise,  sans  nom  d'éditeur;  mais  il  se 
trouve  dans  les  éditions  données  à  Venise,  par  Hieronymus  Scotus,  en  i545,  i55i, 
i558.  En  l'édition  de  i5/j5,  où  nous  l'avons  consulté,  il  porte  ce  titre:  Alexandri 
Achillini  Bononiensis  De  proportionibus  motuum  quaestio.  Le  texte  cité  est  au  fol.  Lg3, 
col.  d.  —  Nous  savons  que  Léonard  de  Vinci  a  eu  en  mains  cet  écrit  d'Achillini,  que 
Fazio  Gardano  lui  avait  prêté.  (Léonard  de  Vinci,  Cardan  et  Bernard  Palissy.  Études  sur 
Léonard  de  Vinci,  première  série,  p.  227.) 


Z,Z|6  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 


J.  —  QUELQUES  TEXTES  D'HENRI  DE  GAND 

En  la  Philosophie  péripatéticienne,  deux  propositions,  assez  dispa- 
rates au  premier  abord,  sont  intimement  liées  l'une  à  l'autre;  ce  sont 
ces  deux  propositions  : 

Il  ne  peut  pas  exister  de  grandeur  infinie; 

11  ne  peut  pas  exister  plusieurs  mondes. 

L'une  et  l'autre,  en  effet,  s'identifient,  pour  ainsi  dire,  avec  cette 
troisième  affirmation  :  Une  matière  première  finie  et  déterminée  existe 
de  toute  éternité;  aucune  puissance,  ni  en  la  Nature  ni  en  Dieu,  ne 
peut,  d'aucune  façon,  ajouter  à  cette  matière  une  nouvelle  matière. 

Le  principe  duquel  nos  deux  propositions  tirent  immédiatement 
leur  raison  d'être,  est,  en  toute  la  Philosophie  péripatéticienne,  celui 
qui  s'oppose  le  plus  radicalement  à  l'enseignement  du  dogme  catho- 
lique, puisqu'il  refuse  à  Dieu  les  titres  de  Créateur  et  de  Tout- 
Puissant. 

Niant  le  principe,  la  doctrine  de  l'Église  catholique  devait  être 
forcément  amenée  à  rejeter  les  conséquences  qui  en  résultaient  si 
simplement;  la  Scolaslique  chrétienne  devait  être  conduite  à  formuler 
les  deux  affirmations  opposées  à  ces  conséquences  : 

La  grandeur  infinie  peut  exister,  au  moins  en  puissance; 

L'existence  de  plusieurs  mondes  n'est  pas  contradictoire. 

Ces  deux  affirmations,  d'ailleurs,  ouvraient  comme  deux  larges 
brèches  dans  le  rempart,  si  solidement  construit,  de  la  Physique 
aristotélicienne;  elles  ne  ruinaient  pas  seulement,  et  en  deux  points 
d'extrême  importance,  l'autorité  du  Stagirite  et  de  son  Commentateur; 
elles  livraient,  en  outre,  un  large  passage  à  des  spéculations  nouvelles, 
qui,  brisant  les  barrières  élevées  par  la  Philosophie  antique,  allaient 
travailler  en  toute  liberté  à  l'édification  de  la  Science  moderne. 

Le  coup  de  bélier  décisif,  celui  qui  fit  crouler  tout  un  pan  de  la 
muraille  élevée  par  le  Stagirite,  fut,  nous  l'avons  dit,  porté  en  1277, 
par  les  docteurs  en  Sorbonne  réunis  sous  la  présidence  d'Etienne 
Tempier,  évêque  de  Paris. 

Tout  aussitôt  après  ce  vigoureux  coup  de  sape,  Richard  de  Middleton 
entrait  résolument  dans  la  place;  il  admettait  l'existence  potentielle  de 
la  grandeur  infinie;  il  enseignait  que  Dieu  peut  créer  plusieurs 
mondes  et  qu'il  peut  produire  le  vide;  il  n'hésitait  pas,  en  un  mot, 
à  attaquer  de  front  les  doctrines  fondamentales  de  la  Physique  d'Aris- 
tote.  Bientôt,  Jean  de  Bassols,  Guillaume  d'Ockam,  Walter  Burley 
allaient  le  suivre,  bouleversant  la  tradition  péripatéticienne  et  faisant 
place  nette  à  une  Physique  nouvelle. 


NOTES  [\t\~j 

De  ces  condamnations,  portées  en  1277,  et  qui  exercèrent,  sur 
révolution  de  l'esprit  Immain,  une  si  prodigieuse  influence,  quels 
turent  les  artisans?  Etienne  Tempier  les  a  confirmées  de  son  autorité 
épiscopale  en  les  signant  de  son  nom.  Mais  il  avait  convoqué,  pour 
s'éclairer,  les  docteurs  en  Théologie  et  «  autres  prud'hommes  »  ;  en 
ces  conseils,  bien  des  avis  furent  émis,  dont  les  diverses  condam- 
nations formulées  ont  été  les  conséquences;  en  cette  œuvre  collective, 
quelle  fut  la  part  de  chacun?  Quels  furent,  en  particulier,  les  inspi- 
rateurs de  ces  articles  où  ceux  qui  refusaient  à  Dieu  le  pouvoir  de 
créer  plusieurs  mondes  étaient  condamnés,  où  la  possibilité  du  vide 
était  insinuée?  On  ne  saurait,  évidemment,  répondre  à  cette  dernière 
question  d'une  manière  catégorique  et  pleinement  satisfaisante;  du 
moins,  peut-on  souhaiter  quelque  indication  vraisemblable. 

Au  moment  où  l'imprimeur  allait  mettre  sous  presse  la  dernière 
feuille  de  cet  ouvrage,  un  passage  de  saint  Denys  le  Chartreux  1 
nous  a  suggéré  une  telle  indication  et  a  attiré  notre  attention  sur  le 
nom  d'Henri  de  Garni. 

Henri  Goethals  (Henricus  Bonicollas),  né  à  Gand  à  une  date 
inconnue2,  revêtit  le  froc  des  Servites;  chanoine  de  Tournai  en  1267, 
archidiacre  de  Bruges  en  1276,  il  joua,  à  partir  de  cette  époque,  un 
grand  rôle  à  l'Université  de  Paris;  reçu  docteur  en  Sorbonne  en  1277, 
il  mourut  en  1293. 

Par  sa  Somme  théologique  et,  plus  encore,  par  ses  Quodlibela,  le 
Doctor  Solemnis  a  exercé  une  très  grande  influence  sur  l'enseignement 
de  la  Philosophie  scolastique,  particulièrement  à  la  fin  du  xme  siècle 
et  au  début  du  xiv8  siècle.  Richard  de  Middleton  a  commenté  ses 
Qaodlibeta;  Jean  de  Duns  Scot  et  Jean  de  Bassols  en  citent  et  en 
discutent  fréquemment  les  affirmations. 

Le  Docteur  Solennel  a,  sans  doute,  été  au  nombre  des  théologiens 
qui  ont  conseillé  Etienne  Tempier;  il  est  permis  de  le  désigner,  avec 
vraisemblance,  comme  l'inspirateur  ou,  tout  au  moins,  comme  l'un 
des  inspirateurs  des  décisions  qui  nous  intéressent. 

I.  Les  opinions  d'Henri  de  Gand  touchant  la  pluralité 
des  mondes  et  la  possibilité  du  vide. 

En  un  de  ses  Quodlibeta,  en  effet,  Henri  de  Gand  aborde  la  question 

1 .  Divi  Dionysii  Carthusiani  In  Sententiarum  librum  I  Commentarii  Locupletissimi 
In  quibus  de  Sanctissima  et  Individua  Trinitate,  copiosissime,  et  Christianissime  disseritur. 
Post  omnes  editiones  accuratissime  recogniti.  Venetiis,  Sub  signo  Angeli  Raphaelis. 
MDLXXXIIII.  Dist.  XL1I,  quaest.  III,  foll.  6o/,-6o5. 

2.  Voir:  De  Wulf,  Histoire  de  la  Philosophie  scolastique  dans  les  Pays-Bas  et  la 
principauté  de  Liège,  Louvain  et  Paris,  1895.  —  Histoire  de  la  Philosophie  médiévale, 
2°  éd.,  Louvain  et  Paris,  igo5,  pp.  389-390. 


/^8  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

suivante  «  :  «  Dieu  peut- il,  hors  du  Ciel,  créer  un  corps  qui  ne  touche 
pas  le  Ciel?  » 

«  Dieu,  »  répond  le  Docteur  Solennel,  «  peut  fort  bien,  hors  du  ciel 
ultime,  créer  un  corps  ou  un  autre  monde,  de  même  qu'il  a  créé  la 
terre  en  la  région  interne  du  monde  ou  du  ciel,  de  même  encore  qu'il 
a  créé  le  monde  lui-même  et  le  ciel  ultime.  » 

Mais  où  ce  corps  nouveau,  ce  monde  nouveau  seront-ils  créés? 
Existe-t-il,  hors  du  ciel  ultime,  un  espace  vide  de  tout  corps,  des 
dimensions  séparées,  comme  l'enseignaient,  par  exemple,  Cléomède 
ou  Jean  Philopon?  Faut -il  dire  que  le  nouveau  corps  ou  le  nouveau 
monde  est  créé  dans  ce  vide  ou  dans  cet  espace?  Pour  s'exprimer  en 
ces  termes,  Henri  de  Gand  tient  encore  trop  à  l'enseignement  du 
Stagirite;  selon  cet  enseignement,  en  effet,  il  n'y  a,  hors  du  monde, 
ni  lieu,  ni  vide. 

Ce  corps  ou  ce  monde  que  Dieu  pourrait  produire  hors  du  Ciel, 
«  il  ne  le  produirait  pas  en  quelque  chose,  mais  dans  le  néant  (in 
nihiloj.  Il  ne  faut  pas  entendre  ces  mots  dans  un  sens  matériel  comme 
si  le  néant  était  quelque  chose.  11  faut  entendre  que  ce  corps  succède 
au  néant,  parce  qu'il  est  créé  là  où,  auparavant,  il  y  avait  le  néant; 
cela  ne  veut  pas  dire  qu'alors  il  y  eût  là  quelque  chose  comme  un  pur 
espace  (dimensio  s eparata)  et  qu'en  ce  quelque  chose,  fût  le  néant; 
qu'il  y  eût  là  comme  quelque  chose  où  les  dimensions  du  corps 
pussent  être  reçues  après  en  avoir  chassé  le  néant  qui,  auparavant, 
existait  en  ce  quelque  chose.  Il  faut  comprendre  la  proposition  tout 
entière  au  sens  négatif,  comme  si  l'on  disait  :  il  n'y  a  pas  là  quelque 
chose,  en  prétendant  nier  à  la  fois  et  l'existence  d'un  lieu  (ubitas)  et 
l'existence  de  quelque  chose  (aliqaitas).  C'est  en  un  sens  analogue 
que  nous  disons  :  ce  corps  ou  ce  monde  a  été  fait  de  rien.  » 

Dieu  peut  donc,  au  delà  du  ciel  ultime,  créer  un  corps  nouveau  ou 
un  monde  nouveau.  Peut-il  créer  ce  corps  ou  ce  monde  de  telle  sorte 
qu'il  ne  touche  pas  le  ciel?  Roger  Bacon  et,  avec  lui,  toute  la  Physique 
péripatéticienne  l'eussent  nié.  Entre  ces  deux  mondes,  entre  ce  monde 
et  ce  corps,  aucun  autre  corps  ne  se  trouve;  il  n'y  a  donc,  entre  eux, 
aucune  distance,  car  la  distance  entre  deux  corps  est  un  attribut  des 
corps  qui  sont  interposés  à  ces  deux  premiers;  l'existence  d'une 
distance  entre  deux  mondes,  alors  qu'il  n'y  a  pas  de  corps  entre  eux, 
équivaut  à  l'existence  d'un  espace  vide  entre  ces  mondes  ;  aux  yeux 
du  Péripatéticien,  ces  deux  existences  seraient  affirmées  par  une  même 
proposition,  et  cette  proposition  implique  contradiction. 

i.  Quodlibeta  Magistri  Henrici  Goethals  a  Gandavo  doctoris  Solemnis  :  Socii  Sor- 
bonici  :  et  archidiaconi  Tornacensis,  cum  duplici  tabella.  Vœnundantur  ab  Jodoco 
Badio  Ascensio,  sub  gratia  et  privilégie»  ad  finem  explicandis.  Colophon  :   In  chal- 

chographia  lodoci  Badii  Ascensii ab  undecimo  Kalcndas  Septemb.  Anno  domini 

MDWIII Quodlibetum  XIII,  quaest.  III  :  Utrum  Deus  possit  facere  corpus  aliquod 

extra  caelum  quod  non  tangat  caelum;  fol.  cccccxiv,  verso. 


NOTES  4^9 

Il  n'en  est  pas  de  même  au  jugement  d'Henri  de  Gand,  qui  introduit 
ici  une  distinction  subtile  :  «  Je  prétends,  dit -il,  que  deux  corps 
peuvent  être  distants  l'un  de  l'autre  de  deux  manières  distinctes. 

»  D'une  première  manière,  ils  peuvent  être  distants  à  proprement, 
parler  (per  se);  c'est  ce  qui  a  lieu  lorsqu'il  existe  entre  eux  une 
distance  réalisée  (positiva)  à  l'aide  d'une  dimension  d'un  corps 
interposé. 

»  D'une  seconde  manière,  ils  peuvent  être  distants  par  accident  (per 
accidens).  Dans  ce  cas,  il  n'existe  entre  eux  aucune  distance  réalisée 
(positiva);  mais  à  côté  d'eux  ou  hors  d'eux,  il  existe  un  objet  en 
lequel  se  trouve  réalisée  une  certaine  dimension,  et  cette  dimension 
permet  de  reconnaître  la  distance  des  deux  corps. 

»  Supposons,  par  exemple,  qu'entre  deux  corps  se  trouve  le  vide, 
et  que  ces  deux  corps  touchent  l'un  le  bas  et  l'autre  le  haut  d'un  mur 
de  trois  pieds  ;  on  dira  alors  que  trois  pieds  est  la  distance  entre  le 
corps  qui  est  au-dessus  du  vide  et  le  corps  qui  est  au-dessous. 

»  S'il  n'existe  donc  rien  entre  deux  corps,  mais  si  un  corps  d'une 
certaine  dimension  est  apte  à  être  reçu  entre  les  deux  premiers,  on 
jugera  que- l'intervalle  entre  ces  deux  corps  a  précisément  cette  même 
dimension,  mais  qu'il  W  par  accident.  » 

Par  là,  le  Docteur  Solennel  précise  en  quel  sens  il  est  permis 
d'attribuer  l'existence  au  vide.  «  Le  vide  n'est  pas  autre  chose  que  la 
dimension  ou  la  distance  entre  deux  corps  »  entre  lesquels  il  n'existe 
aucun  autre  corps  ;  «  distance  qui,  comme  nous  l'avons  dit,  existe 
seulement  par  accident,  soit  parce  qu'une  certaine  dimension  se 
trouve  réalisée  (positiva)  tout  contre  ces  deux  corps,  soit  parce  qu'une 
certaine  dimension  réelle  (positiva)  est  susceptible  d'être  placée  entre 
ces  deux  corps  ou  à  leur  contact. 

»  Le  vide  lui-même  n'a  donc  pas  d'autre  existence  qu'une  existence 
par  accident,  en  ce  que  les  corps  entre  lesquels  il  existe  sont  disposés 
de  telle  sorte  qu'une  certaine  dimension  d'un  certain  corps  soit 
susceptible  de  se  placer  entre  les  premiers  corps.  » 

Selon  l'exemple  qu'Henri  de  Gand  emploie  en  une  autre  question  «., 
imaginons  que  Dieu  anéantisse  tous  les  éléments  qui  se  trouvent 
compris  entre  la  terre  et  l'orbite  de  la  Lune,  sans  rien  changer  à  la 
grandeur  et  à  la  situation  de  ces  deux  derniers  corps.  Entre  ces  deux 
corps,  le  vide  existera,  mais  il  existera  seulement  par  accident,  cette 
existence  purement  accidentelle  consistera  en  ceci  que  Dieu  pourrait 
rendre  l'existence  aux  éléments  détruits,  et  que  cette  eau,  cet  air,  ce 
feu,  trouveraient  place  entre  la  terre  et  l'orbe  de  la  Lune.  L'épaisseur 

i.  Henrici  Goethals  a  Gandavo  Quodlibeta;  Quodlib.  XV,  quaest.  I;  Utrum  Deus 
possit  facere  quod  vacuum  esset;  éd.  cit.,  fol.  ccccclxxv,  verso.  En  cette  question, 
la  doctrine  d'Henri  de  Gand  est  exposée  avec  moins  de  développement,  et  aussi  avec 
moins  de  profondeur,  qu'en  celle  dont  nous  avons  donné  l'analyse. 

P.    DUHEM.  3Q 


450  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

de  la  couche  sphérique  que  formeraient  les  trois  éléments  susceptibles 
de  se  loger  entre  l'élément  terrestre  et  l'orbite  lunaire  serait  la  distance 
par  accident  entre  ces  deux  derniers  corps. 

Le  Docteur  Solennel  s'eflbrce  de  distinguer  >  entre  le  vide,  tel  qu'il 
vient  d'être  défini,  et  le  néant  qui  existe  hors  du  Monde.  Hors  du 
Ciel,  dit- il,  le  vide  n'existe  pas,  même  par  accident;  «  là,  en  effet,  il 
n'y  a  pas  de  distance  par  accident,  car  il  n'existe  aucun  corps  suscep- 
tible d'être  reçu  en  un  certain  vide  intermédiaire.  »  Il  n'y  a  donc  hors 
du  Ciel,  comme  le  voulait  le  Philosophe,  ni  plein,  ni  vide. 

«  Après  qu'un  nouveau  corps  ou  qu'un  autre  monde  aurait  été  créé 
par  Dieu,  hors  du  dernier  ciel  et  sans  contact  avec  ce  ciel,  entre  ce 
corps  ou  ce  monde  et  le  ciel  ultime,  nous  aurions  à  déclarer  que  le 
vide  existe;  et  ce  vide  aurait  une  dimension  bien  déterminée,  à  savoir 
celle  du  corps  qui  pourrait  être  reçu  entre  le  ciel  extrême  et  le  corps 
nouvellement  créé  ;  mais  ailleurs  qu'entre  ce  ciel  et  ce  corps,  nous  ne 
pourrions  dire  qu'il  y  a  le  vide  ;  de  même  qu'à  présent,  au  delà  du 
ciel  ultime,  nous  ne  pouvons  dire  ni  qu'il  y  ait  le  plein,  ni  qu'il  y  ait 
le  vide,  mais  seulement  qu'il  y  a  le  pur  néant 

»  Si  donc  Dieu  créait,  maintenant,  hors  du  ciel,  un  corps  qui  ne 
touchât  pas  le  ciel,  ce  corps  ne  serait  créé  ni  dans  le  plein,  ni  dans  le 
vide,  mais  dans  le  pur  néant;  et  du  côté  qui  ne  regarde  pas  le  ciel,  ce 
corps  continuerait  de  subsister  dans  le  pur  néant,  ce  mot  néant  étant 
pris  comme  une  pure  négation  ;  de  même,  le  ciel  a  été  créé  dans  le 
pur  néant  ;  et  le  pur  néant  était  autrefois  là  où  ce  corps  se  trouve 
maintenant;  et  tout  cela  doit  être  compris  au  sens  purement  négatif, 
de  la  manière  que  nous  avons  exposée.  » 

Ce  corps  nouvellement  créé  par  Dieu  confinerait  donc,  d'un  côté, 
au  vide  et,  de  l'autre,  au  néant.  De  même,  «  si  les  éléments  qui  se 
trouvent  contenus  par  le  Ciel  étaient  anéantis,  nous  devrions  admettre 
que  le  vide  existe  en  la  concavité  du  Ciel  ;  mais  nous  ne  devrions  en 
aucune  façon  le  supposer  hors  du  ciel  ;  là,  il  n'y  aurait  que  le  pur 
néant.  » 

Les  corollaires  mêmes  qu'Henri  de  Gand  déduit  si  clairement  de  sa 
théorie  sont  la  condamnation  de  cette  théorie.  Ce  corps,  créé  hors  du 
ciel  ultime,  est  dans  le  vide  du  côté  qui  regarde  le  ciel  suprême  et 
dans  le  néant  de  l'autre  côté;  comment  marquera-t-on,  à  la  surface 
de  ce  corps,  la  frontière  entre  l'aire  qui  confine  au  vide  et  l'aire  qui 
ne  touche  que  le  néant? 

L'effort  tenté  par  Henri  de  Gand  pour  attribuer  à  Dieu  le  pouvoir 
do  créer  un  corps  hors  du  Monde,  et  pour  accorder  au  Philosophe 
qu'il  n'y  a,  hors  du  Monde,  ni  plein  ni  vide,  était  d'avance  condamné 
à  l'insuccès;  la  première  affirmation  entraînait  la  ruine  de  la  seconde. 

i.   Henrici  Goothals  a  Gandavo  Quodlibeta :  Quodlib.  MIT.  quaesl    III. 


NOTES  45 I 

Si  Ton  veut  que  le  Créateur  puisse,  au  delà  des  bornes  de  l'Univers, 
produire  un  nouveau  corps  ou  un  nouveau  monde,  on  est  naturel- 
lement conduit  à  admettre  que  le  vide  existe  au  delà  du  ciel  ultime; 
c'est  ce  qu'ont  fort  bien  vu  Walter  Burley  et  Robert  Holkot. 


II.  L'opinion  d'Henri  de  Gand  touchant  l'infini. 

En  admettant  que  Dieu  peut  créer  plusieurs  mondes,  en  attribuant 
au  vide  une  possibilité,  au  moins  per  accidens,  le  Docteur  Solennel 
rompait  avec  la  Physique  péripatéticienne  beaucoup  plus  complètement 
que  n'avaient  osé  le  faire,  avant  lui,  les  plus  illustres  docteurs  de  la 
Scolastique,  les  Albert  le  Grand,  les  Bonaventure,  les  Thomas  d'Aquin; 
il  rompait  avec  cette  Physique  exactement  comme  le  faisaient,  au 
même  moment,  les  décisions  portées  par  Etienne  Tempier  ;  il  s'effor- 
çait, toutefois,  de  garder  de  renseignement  du  Stagirite  tout  ce  qu'il 
en  pouvait  sauver  sans  restreindre  la  toute-puissance  de  Dieu. 

Henri  de  Gand  a  été  beaucoup  moins  audacieux  lorsqu'il  s'est 
proposé  de  répondre  à  cette  question  :  Dieu  peut- il  produire  une 
grandeur  infinie?  Comme  saint  Bonaventure1,  comme  saint  Thomas 
d'Aquin,  il  a  dénié  à  Dieu  le  pouvoir  de  produire  une  grandeur  infinie 
soit  en  acte,  soit  en  puissance;  comme  eux,  en  effet,  et  avec  Aristote, 
il  a  regardé  l'existence  actuelle  ou  potentielle  d'une  telle  grandeur 
comme  une  contradiction. 

Pour  bien  comprendre  l'argumentation  que  le  Docteur  Solennel 
développe  en  cette  circonstance,  il  nous  faut  remonter  jusqu'à  une 
pensée  émise  par  Aristote  au  sujet  de  l'infini. 

Aristote  cherche  en  quel  ordre  de  causes  l'infini  doit  être  rangé  : 
a  L'infini,  dit-il2,  est  une  cause  de  même  espèce  que  la  matière,  car 
l'essence  de  l'infini  est  la  privation.  » 

Cette  courte  indication  a  vivement  attiré  l'attention  d'Averroès  qui 
l'a  ainsi  commentée  3  : 

a  II  est  manifeste  que  la  matière  est  la  cause  de  l'infini;  si  l'infini 
est  regardé  comme  cause,  il  sera  cause  en  tant  que  matière  ;  l'essence 
de  l'infini,  en  effet,  c'est  la  privation  de  toute  fin,  et  la  matière  est  la 
cause  de  toute  privation.  » 

«  L'essence  de  l'infini,  dit  encore  Averroès  4,  est  d'être  seulement  en 
puissance,  et,  par  là,  elle  est  semblable  à  l'essence  de  la  matière,  et 
non  pas  à  l'essence  de  la  forme  ;  en  effet,  l'essence  de  la  matière  et  de 

1.  D.  Bonaventurae,  Doctoris  Seraphici,  Scriptum  in  IV  libros  Sententiarum,  lib.  J, 
dist.  XLIII,  quaest.  III. 

2.  Aristote,  <ï>v<7cxyi;  àxpoâ«7£w;  to  F,  ç  (PJiysicae  auscultationis,  lib.  III,  cap.  VI). 

3.  Aristotelis  De  physico  aaditu  libri  octo  cnm  Averrois  Gordubensis  variis  in  eosdem 
commentar iis, ;  lib.  III,  comm,  72. 

4 .  Averroès,  Op.  cit.,  comm.  5g. 


452  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

l'infini  consiste  en  la  puissance,  tandis  que  l'essence  de  la  forme  et  de 
la  limitation  consiste  en  l'acte.  Le  fini  est  donc  semblable  à  la  forme 
et  l'infini  à  la  matière.  » 

Ces  pensées  ont  évidemment  inspiré  saint  Thomas  d'Aquin  en 
l'argumentation  par  laquelle  il  prétend  prouver  >  que  Dieu  n'a  pu 
créer  une  grandeur  actuellement  infinie. 

((  Aucune  créature,  dit-il,  ne  peut  être  infinie  quant  à  son  essence; 
ce  point  accordé,  il  y  a  lieu  de  rechercher  si  une  créature  est  ou  peut 
être  infinie  en  grandeur. 

»  Or,  il  faut  observer  que  le  corps,  qui  est  la  grandeur  parfaite, 
peut  être  pris  de  deux  manières.  On  peut  le  considérer  du  point  de 
vue  mathématique  et  ne  porter  son  attention  que  sur  la  seule  grandeur 
de  ce  corps.  On  peut  aussi  le  considérer  du  point  de  vue  physique  ou 
naturel,  en  le  regardant  comme  un  composé  de  matière  et  de  forme. 

»  Que  le  corps  naturel  ne  puisse  être  de  grandeur  infinie,  cela 
résulte  de  ce  que  la  forme  substantielle  de  ce  corps  exige  une  certaine 
quantité  comprise  entre  un  maximum  et  un  minimum  déterminés  ; 
le  Philosophe  dit,  en  effet  :  «  A  la  grandeur  de  tout  être  naturel, 
»  convient  une  certaine  mesure  et  une  certaine  raison.  » 

»  Une  raison  semblable  s'oppose  à  ce  que  le  corps  mathématique 
soit  infiniment  grand.  Un  tel  corps,  en  effet,  ne  peut  exister  que  sous 
une  certaine  forme.  Or  la  forme  d'un  tel  volume,  c'est  sa  figure. 
Il  faut  donc  que  ce  volume  ait  une  certaine  figure  et,  partant,  qu'il 
soit  fini;  car  une  figure  est  précisément  ce  qui  est  enclos  par  un 
certain  terme  ou  par  de  certains  termes.  » 

L'assimilation  de  l'infini  à  la  matière,  du  fini  à  la  forme  dirige  de 
plus  près  encore  l'argumentation  qu'Henri  de  Gand  oppose  à  l'impos- 
sibilité de  la  grandeur  infinie;  cette  argumentation  le  conduit  à 
regarder  comme  contradictoire,  dans  l'univers  créé,  non  seulement 
l'infini  en  grandeur,  mais  encore  l'infini  en  quelque  perfection  que  ce 
soit  ;  non  seulement  l'infini  actuel,  mais  encore  l'infini  potentiel. 

En  une  de  ses  discussions  quodlibétales,  le  Docteur  Solennel  est 
amené  à  répondre  à  la  question  que  voici 2  :  «  Faut-il  admettre,  en 
Dieu,  une  certaine  infinité  d'idées  ou  de  notions?  »  L'examen  de  cette 
question  en  soulève  une  autre,  qui  est  ainsi  formulée  :  «  Selon  l'es- 
sence et  la  nature  des  créatures,  doit -on  supposer  que  des  créa- 
tures, en  imitant  la  divine  perfection,  se  puissent  se  surpasser  les 
unes  les  autres,  de  telle  sorte  que  leur  degré  de  perfection  croisse  à 
l'infini?  » 

Ce  progrès  par  lequel  le  degré  d'une  certaine  perfection  croît  en 

i.  D.  Thomae  ab  Aquino  Sutnma  theologica,  pars  I,  quaest.  VII,  ad.  I. 

2.  llcnrici  a  Gandavo  Quodlibeta;  Quodlib.  V,  quaest.  III  :  Ut  ru  m  in  Dec  sil 
poncre  aliquam  inflnitatem  idearum  vel  cognitorum;  éd.  cit.,  fol.  ci  v.  verso  et 
fol.  ci. vi,  recto. 


NOTES 


453 


intensité,  par  lequel  cette  perfection  imite  de  mieux  en  mieux  la  per- 
fection divine,  Henri  de  Gand  admet  qu'il  se  fait  par  addition  d'une 
forme  nouvelle  à  la  forme  préexistante.  Ce  progrès  uper  additionem 
ad  formant  »  est  celui  qu'admettront  Guillaume  d'Ockam  et  les  Nomi- 
nalistes  parisiens;  saint  Thomas  d'Aquin  a  rejeté  cette  opinion  et 
Walter  Burley  soutiendra  que  tout  progrès  en  perfection  se  fait  par 
destruction  d'une  forme  moins  parfaite  et  substitution  d'une  forme 
plus  parfaite.  Selon  la  manière  de  voir  d'Henri  de  Gand,  le  progrès 
d'une  perfection  est  assimilable  de  tout  point  à  l'accroissement  d'une 
grandeur.  «  Il  n'y  a,  comme  l'on  voit,  aucune  différence  à  ce  sujet 
entre  la  grandeur  d'un  corps  et  le  degré  d'une  perfection.  » 

La  question  posée  se  ramène  alors  à  une  question  plus  générale  : 
«  Si  ce  perfectionnement  d'une  forme,  dont  nous  avons  parlé,  pouvait 
procéder  à  l'infini,  il  en  résulterait  que  tout  accroissement  par 
addition,  considéré  absolute  et  simpliciter,  pourrait  procéder  à  l'in- 
fini. »  En  particulier,  l'addition  d'un  volume  à  un  autre  volume 
pourrait  procéder  à  l'infini. 

Le  problème  posé  est  ainsi  ramené  à  un  autre  problème  qu'Aristote 
a  résolu,  et  notre  auteur  admet  pleinement  la  solution  du  Philosophe. 

Il  admet  que  le  corps  infini  ne  saurait  exister  d'une  manière 
actuelle. 

Il  admet  que  l'addition  de  grandeurs  permanentes  les  unes  aux 
autres  ne  peut  procéder  à  l'infini  s'il  n'existe,  en  acte,  une  grandeur 
infinie  de  même  espèce. 

Il  est  ainsi  amené  à  résumer  toute  son  argumentation  en  ces 
termes  :  «  Si  l'accroissement  d'une  forme  pouvait  se  poursuivre  à 
l'infini,  il  faudrait  accorder  que  l'existence  du  corps  infini  [en  acte] 
est  possible.  » 

L'argumentation  d'Henri  de  Gand  repose  tout  entière,  comme  celle 
d'Aristote,  sur  cet  axiome  :  La  possibilité  de  procéder  à  l'infini  par 
voie  d'addition  suppose  l'existence  de  l'infiniment  grand  actuel. 
D'autre  part,  le  Docteur  Solennel,  comme  le  Philosophe,  admet  que 
la  division  d'une  grandeur  peut  être  poussée  à  l'infini;  il  nie  cependant 
l'existence  et  la  possibilité  actuelle  de  l'infiniment  petit.  Pourquoi 
cette  opposition  entre  l'addition  indéfinie  et  la  division  indéfinie? 
Notre  auteur  va  nous  le  dire  : 

uLe  Commentateur  enseigne  que  la  puissance  est  l'essence  de  la 
matière  et  de  l'infini;  au  contraire,  la  forme  et  le  fini  sont  en  acte. 
Le  fini  est  donc  semblable  à  la  forme  et  l'infini  à  la  matière.  Voilà 
pourquoi  si  nous  admettions  que  la  grandeur  peut  croître  indéfi- 
niment, l'existence  de  l'infini  actuel  en  résulterait.  Lorsqu'au  contraire 
nous  admettons  que  la  division  peut  être  poussée  à  l'infini,  il  n'en 
résulte  aucune  impossibilité,  et  voici  quelle  en  est  la  cause  :  Toute 
diminution  d'une  chose  réelle  va  vers  le  néant,  et  la  cause  de  ce  néant 


454  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

est  la  matière;  au  contraire,  toute  addition  va  vers  l'être,  et  la  forme 
est  la  cause  de  l'être  ;  or,  l'infini  existe  entièrement  par  la  matière 
comme  le  fini  par  la  forme.  » 

De  l'enseignement  d'Aristote,  Henri  de  Gand  a  gardé  les  propo- 
sitions essentielles;  comme  le  Stagirite,  il  nie  l'existence  de  la 
grandeur  infinie  en  acte,  et  il  prétend  en  conclure  l'impossibilité  de  la 
grandeur  infinie  purement  potentielle.  Mais  comme  il  délaisse,  en  son 
argumentation,  la  raison  profonde  et  essentielle  de  la  doctrine  péripa- 
téticienne! Dans  la  pensée  du  philosophe,  l'impossibilité  de  la  gran- 
deur infinie,  tant  en  acte  qu'en  puissance,  découle  entièrement  de 
cette  doctrine  essentielle  :  il  existe,  de  toute  éternité,  une  certaine 
quantité  limitée  de  matière  première,  quantité  qu'aucun  acte  créateur 
ne  saurait  accroître.  C'est  là,  et  non  pas  en  l'analogie  de  la  limitation 
avec  la  forme,  que  git  la  raison  du  disparate  entre  l'addition  à  l'infini 
et  la  division  à  l'infini.  Dès  là  que  cette  raison  disparaissait,  dès  là 
que  le  Christianisme  reconnaissait  à  Dieu  le  pouvoir  de  créer  de  rien 
une  nouvelle  matière,  toute  la  doctrine  péripatéticienne  au  sujet  de 
l'infiniment  grand  était  ruinée  par  la  base. 

Henri  de  Gand  ne  l'a  pas  vu.  11  a  enseigné  que  hors  des  bornes  de 
ce  monde,  Dieu  pouvait  créer  une  nouvelle  pierre  ou  un  nouveau 
monde;  il  n'a  pas  reconnu  que  cette  proposition  entraînait  la  possi- 
bilité de  la  grandeur  infinie,  au  moins  en  puissance.  Il  a  combattu 
cette  possibilité,  mais  il  a  été  des  derniers  à  la  combattre- 
Contre  la  grandeur  infinie  en  acte,  Richard  de  Middleton  a  continué 
à  argumenter  à  peu  près  comme  l'avaient  fait  saint  Thomas  d'Aquin 
et  Henri  de  Gand  ;  mais  il  n'a  pas  hésité  à  admettre  l'infiniment  grand 
en  puissance. 

Sans  paraître  se  prononcer  formellement  en  cette  grave  question 
de  l'infini,  Jean  de  Duns  Scot  a  apporté1,  en  faveur  de  l'infini  en 
acte,  un  argument  de  poids,  qui  est  celui-ci  :  L'impossibilité,  pour 
notre  esprit,  de  concevoir  autre  chose  que  l'infini  en  puissance  n'en- 
traîne pas  nécessairement  l'impossibilité  de  l'infini  en  acte.  En  parti- 
culier, le  Docteur  Subtil  semble  admettre  qu'une  heure  contient  une 
infinité  actuelle  d'instants,  bien  que  notre  esprit  n'y  puisse  concevoir 
qu'une  infinité  potentielle  de  parties  indéfiniment  décroissantes. 

Duns  Scot  a  dit  quelques  mots  de  ces  arguments,  si  fréquem- 
ment employés  :  Si  l'infini  existait,  la  partie  serait  égale  au  tout, 
et  autres  semblables;  il  a  observé  que  plusieurs  de  ces  arguments 
étaient  purement  sophistiques.  Il  a  formulé  également  cette  remarque 
que  Jean  de  Bassols  a  traitée  avec  dédain,  mais  que  Grégoire  de 
Himini  a  profondément  creusée  :  «  Les  mots  égal,  plus  grand,  plus 
petit,  ne  sauraient  convenir  au  volume,  à  moins  qu'il  ne  soit  fini. 

i.  Joannis  Duns  Scoti  Scriptum  in  secundum  libriun  Sententiarum,  Disl.  1. 
quœst.  III  :  Utrura  possibilc  sit  Dcuin  proilucerc  aliquid  aliud  a  Be  sin«  principio. 


NOTES  455 

Avant,  en  effet,  que  l'on  ne  puisse  appliquer  à  la  quantité  les  mots 
égal  et  inégal,  il  faut  la  diviser  en  quantité  finie  et  quantité  infinie  ;  la 
raison  de  la  quantité  plus  grande  consiste  dans  le  fait  d'excéder, 
la  raison  de  l'égalité  dans  le  fait  d'avoir  même  mesure  (commen- 
surari),  toutes  choses  qui  semblent  impliquer  qu'il  s'agit  d'une 
grandeur  finie;  on  doit  donc  nier  qu'un  infini  puisse  être  égal  à  un 
autre  infini  ;  plus  et  moins  désignent  des  différences  entre  quantités 
finies  et  non  entre  quantités  infinies.  » 

Par  ces  diverses  remarques,  Duns  Scot  aplanissait  la  voie  qui 
conduisait  à  admettre  l'existence  de  l'infini  actuel. 

Jean  de  Bassols  a  été  plus  loin  ;  en  refusant  d'accorder  à  Thomas 
d'Aquin  que  tout  corps  dût  être  nécessairement  borné  par  une 
certaine  figure,  il  a  pu  accorder  la  possibilité  même  à  la  grandeur 
actuellement  infinie. 

«La  Géométrie  est  infinie,  a  écrit  Léonard  de  Vinci l ,  parce  que 
toute  quantité  continue  est  divisible  à  l'infini  dans  l'un  et  l'autre 

sens La  quantité  continue  croît  à  l'infini  et  diminue  à  l'infini.» 

Et  plus  tard,  Pascal  a  dit  a  :  «  11  y  a  des  propriétés  communes  à  toutes 
ces  choses,  dont  la  connaissance  ouvre  l'esprit  aux  plus  grandes  mer- 
veilles de  la  nature.  La  principale  comprend  les  deux  infinités  qui  se 
rencontrent  dans  toutes  :  l'une  de  grandeur,  l'autre  de  petitesse.  » 

La  Philosophie  des  chrétiens  occidentaux  a,  dès  l'origine,  admis 
1«  infinité  de  petitesse  »  ;  mais  il  lui  a  fallu  de  longs  efforts  pour  se 
dégager  de  la  contrainte  du  Péripatétisme.qui  lui  déniait  le  droit  de 
contempler  «  l'infinité  de  grandeur  ».  Nous  venons  de  reconnaître,  en 
l'histoire  de  cette  Philosophie,  l'instant  précis  où  la  pensée  catholique 
a  rompu  cette  entrave  imposée  par  Aristote;  l'enseignement  d'Henri 
de  Gand  précède  immédiatement  cet  instant;  celui  de  Richard  de 
Middleton  le  suit  de  très  près. 

1.  Voir  p.  5o. 

2.  Pascal,  De  C  esprit  géométrique,  I. 


ERRATA 


Première  série,  p.  60,  lignes  6-7,  au  lieu  de:  élève  immédiat  du 
Stagirite,  Adraste  vécut,  pense-t-on,  de  36o  à  317  avant  J.-C,  lire  :  Adraste 
d'Aphrodisie,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  le  disciple  immédiat  du 
Stagirite,  vécut  à  une  époque  mal  connue,  mais  postérieure  à  celle  d'Hip- 
parque. 

Seconde  série,  p.  5,  ligne  i3,  au  lieu  de  :  Tupay^aTOO,  lire:  Tzpdyiwzoq. 
Page  6,  ligne  11  à  partir  du  bas,  au  lieu  de:  tou,  lire  :  xoD. 
Page  36i,  ligne  11,  au  lieu  de  :  Messine,  lire  :  Naples. 


TABLE  DES  AUTEURS 

CITÉS  EN  LA  PREMIÈRE  SÉRIE  ET  EN  LA  SECONDE  SÉRIE 


Achillim  (Alessandro),  première  série,  pp.  227,  228.  —  Seconde  série, 
pp.  2o5,  206,  3o5,  332,  35a,  35i,  356,  445. 

Adlung,  première  série,  p.  (3. 

Adraste  d'Aphrodisie,  première  série,  pp.  58,  60-62,  65,  68-70.  — 
Seconde  série,  p.  96,  457. 

/Egidius  Colonna  ou  Romanus,  voir  :  Gilles  de  Rome. 

Albert  de  Bollstaedt,  dit  A.  le  Grand,  première  série,  pp.  21,  72,  110, 
171,  175,  191,  192,  195,  217,  i[\l\,  253,  334.  —  Seconde  série,  pp.  68-71,  83, 
90,  191,  192,  2^7,  25i,  254,  283,  3o2  -3o4,  3o6,  307,  309-324,  327,  33o,  332, 
333,  34o,  342,  45 1 . 

Albert  de  Helmstaedt,  dit  Albert  de  Saxe  ou  Albertutius,  première 
série,  pp.  1-50,63-73,75-77,  79,  101,  m,  n5,  123,  129,  i3o,  i32,  i34, 
137,  i38,  159,  161,  162,  167,  178,  i85.  225,  236,  241,  242,  253,  260,  261,  267, 
268,  270,  274,  280,  288,  3o8,  3io,  3ig-338,  34i-345.  —  Seconde  série,  pp.  8, 
9,  i5,  22,  26-32,  34,  36,  37,  42-47,  49,  52,  78-82,  87-91,  94-96,  126,  181, 
194-196,  198-201,  2o3,  204,  207,  208,  210-216,  222,  23i,  235,  249,  a5i,  254, 
259,  260,  268,  269,  283,  327-332,  334-34o,  342,  343,  345,  347,  35o,  35i,  353, 
354,  366,  367,  372,  38o-385,  38g,  395,  396,  4o3,  4o4,  4o6,  407,  430,  428,  442- 
444. 

Albert  de  Ricmerstorp,  dit  faussement  A.  de  Ruckmersdorff  ou  A.  de 
Saxe,  première  série,  pp.  6,  3a7-33i. 

Alberti  (Léon  Battista),  première  série,  pp.  20,  21.  —  Seconde  série, 
pp.  240,  243,  244,  323,  324. 

Albertutius,  voir  :  Albert  de  Helmstaedt. 

Al  Bitrogi  (Alpetragius),  seconde  série,  pp.  191,  443. 

Alexandre  d'Aphrodisie,  première  série,  pp.  22,  110.  —  Seconde  série, 
p.  289. 

Al  Gazali,  seconde  série,  p.  379. 

Almagià  (Roberto),  seconde  série,  p.  367. 

Alveredo,  seconde  série,  pp.  3o4,  307. 

Anaxagore,  seconde  série,  pp.  11 5,  147,  '49,  3 16. 

Anaximandre,  seconde  série,  pp.  289,  291,  292,  294. 

Anselme  (Saint),  seconde  série,  pp.  259,  260. 

Apian  (Peter  Bienewttz,  dit),  première  série,  p.  263.  —  Seconde  série, 
p.  362. 

Arago  (François),  première  série,  p.  245. 


46o 


ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VlSCt 


Archimède,  première  série,  pp.  62,  100,  214,  261-263,  274,  297,  3i4, 
3i5.  —  Seconde  série,  p.  407. 

Aristote,  première  série,  pp.  8,  9,  19,  22,  4o,  46,  58-66,  68,  76,  80,  84, 
89,  92,  100,  101,  io3,  io5,  109-m,  128,  129,  i32,  i35,  170,  178-180,  i83, 
195,  196,  200,  268,  271,  272,  274,  275,  278,  280,  289-291,  295-299,  3oi,  3o2, 
3o4,  3i2,  3i3.  —  Seconde  série,  pp.  4-7,  10,  17,  18,  24,  37-40,  46,  48-5o, 
59-67,  70-73,  75,  76,  78,  79,  82,  83,  92,  93,  95,  i36,  i37,  i43,  i55,  166,  188, 
189,  193,  194,  197,  198,  205-207,  23o,  233,  247-249»  25i,  254,  262,  278,  284, 
288-  292,  294,  3o4,  3i3,  317,  33i,  332,  347,  355,  368,  370,  373-  377,  38i,  385, 
392,  395,  4io,  4n,  4i6,  429,  442,  45o-455. 

Aristote  (Pseudo),  auteur  du  traité  De  démentis,  première  série,  p.  46. 
—  Seconde  série,  pp.  3oo-3o2,  3o6,  3o8-3io,  3i3,  317,  319,  322,  332. 

Aristote  (Pseudo-),  auteur  du  traité  De  mineris,  seconde  série,  pp.  3o2, 
3o4-3o6,  309,  3i8,  319,  332. 

Aristote  (Pseudo-),  auteur  de  la  Théologie,  seconde  série,  pp.  125,  129- 
1 46,  161,  164,  174,  176-179,  269-271,  278-279. 

Aschbach,  première  série,  p.  338.  —  Seconde  série,  p.  26. 

Augustin  (Saint),  seconde  série,  p.  436. 

Averroès  le  Commentateur  (Ibn  Roschd,  dit),  première  série,  pp.  6,  2^, 
110,  178.  —  Seconde  série,  pp.  10,  i3,  i4,  17-19,  24,  39,  l\o,  65-68,  70,  71, 
78,  79,  83,  90,  247,  25i,  254-256,  259,  3o4,  347,  ^77,  420,  422,  429,  45i,  453. 

Avicenne  (Ibn  Sinah,  dit),  première  série,  pp.  46,  48.  —  Seconde  série, 
pp.  302-309,  3n  -  3i3,  3i6-322,  332,  333,  339,  34o,  379,  436,  437. 


Bacon  (Roger),  première  série,  pp.  171,  260,  2Ô3>  342.  —  Seconde  série, 
pp.  7,  8,  19-21,  4i,  192,  3o4,  3o5,  307,  366,  368,  371,  373,  386,  4*o,  4n,  4i5, 
429,  43o. 

Bade  (Josse),  seconde  série,  p.  402. 

Baldi  (Bernardino),  première  série,  pp.  89- 108,  116,  123,  127,  128,  137- 
142,  1 44 - 1 47,  i5o,  i56,  208,  214,  219,  225,  253,  271,  289,  295,  346-349- 

Baratta  (Mario),  première  série,  p.  227.  —  Seconde  série,  pp.  239,  243, 
244?  266,  323. 

Bassols  (Jean  de),  voir  :  Jean  de  Bassols. 

Bède  le  Vénérable  (Pseudo-),  seconde  série,  pp.  427,  428. 

Beltrami,  seconde  série,  p.  76. 

Benedetti  (Gianbattista),  première  série,  pp.  54,  i35,  207,  208,210,  212, 
2l3,  220,  225,  241. 

Berti  (Domenico),  seconde  série,  p.  102. 

Biagio  Pelacani,  voir  :  Pelacam  (Biagio). 

Biondo,  première  série,  p.  57. 

Bjornbô  (Axel  Antiion),  première  série,  p.  112. 

Blaise  de  Parme,  voir  :  Pelacani  (Biagio). 

Blancanus,  première  série,  p.  i4o. 

Boccace  (Giovainni  Boccacci),  seconde  série,  p.  3a3. 

Boccaferri  (Louis),  seconde  série,  pp.  354-356. 

Boëce,  seconde  série,  pp.  286,  429,  435. 

BoiNAYEiNTURE  (Saint),  seconde  série,  pp.  206,  436,  45i. 


TABLE    DES    AUTEURS  46 I 

Boncompagni  (Le  prince  Baldassare),  première  série,  pp.  4,  7,  ai,  332, 
333,  335,  346,  347. 

Bradwardin  (Thomas),  seconde  série,  pp.  9,  10. 

Budé  (Guillaume),  seconde  série,  p.  286. 

Bulaeus,  voir  Du  Boulay. 

Buridan  (Jean),  première  série,  pp.  5,  161,  336,  34i,  345. —  Seconde 
série,  pp.  45,  46,  48,  372,  379-385,  3g5,  396,  4o3,  4o4,  407,  4i9-4a3,  428, 
43i-438. 

Buridan  (Pseudo),  seconde  série,  pp.  438-44i. 

Burley  ou  Burleigh  (Walter  ou  Gautier),  première  série,  pp.  110,  ni, 
n4,  i3o,  i3i,  i34,  342.  —  Seconde  série,  pp.  i4,  i5,  18,  ai,  22,  24,  28,  38, 
39,  42,  43,  45,  49?  52>  I92»  372>  37^  38o-382,  385,  398,  4o3,  4io,  4i4-4i6, 
419,  421,  45i,  453. 


G 

Galcagnini  (Cœlio),  première  série,  p.  253. 

Galvi  (Girolamo),  seconde  série,  p.  333. 

Campanus  de  Novare  (Jean),  première  série,  pp.  178,  i85.  —  Seconde 
série,  pp.  248,  25 1,  254,  $22. 

Canonio  (Tractatus  de),  première  série,  pp.  262,  3io,  3i2,  3i3,  3i4.  — 
Seconde  série,  p.  365. 

Cantor  (Georg),  seconde  série,  p.  392. 

Cantor  (Moritz),  première  série,  p.  226.  —  Seconde  série,  p.  100. 

Gapuano  de  Manfredonia  ou  de  Maria- Siponto  (Giovanni  Battista  ou 
Francesco),  seconde  série,  pp.  25o,  35i-354. 

Cardan  (Girolamo  Cardano),  première  série,  pp.  3,  54,  57,117,  118,  i34- 
i38,  i44,  208,  223,  224,  226-240,  243-253,  309.  —  Seconde  série,  p.  284. 

Cardano  (Fazio),  première  série,  pp.  227,  228.  —  Seconde  série,  p.  445. 

Carra  de  Vaux  (Bernard),  seconde  série,  pp.  129- i3i. 

Castelli  (Le  P.  Benedetto),  première  série,  pp.  215-219, 

Caverni  (Raffaello),  seconde  série,  pp.  254,  36 1  -363. 

Cecco  d'â.scoli  (Francesco  Stabili,  dit),  seconde  série,  pp.  323,  324,  333. 

Cellini  (Benvenuto),  première  série,  pp.  57,  225. 

Chambray  (Roland  Fréart,  sieur  de),  première  série,  p.  56. 

Charistion,  première  série,  p.  262.  —  Seconde  série,  p.  233. 

Charles  (Emile),  seconde  série,  p.  3o4- 

Charpentier  (Jacques),  seconde  série,  pp.  i3o,  i3i,  i43. 

Châtelain  (Emile),  première  série,  pp.  i63,  319.  —  Seconde  série,  pp.  16, 
38,  75. 

Chevalier  (Ulysse),  première  série,  p.  6. 

Clemens,  seconde  série,  p.  261. 

Cléomède,  seconde  série,  p.  448. 

Colombe  (Ludovico  delle),  première  série,  p.  2i5. 

Commandin,  première  série,  D_p.  35,  80,  84,  91,  92,  121. 

Conimbres  (Commentarii  Collegii  Conimbricencis,  dits  les),  seconde 
série,  p.  (\\. 

Contarini  (Gaspard),  première  série,  p.  i34. 

Copernic  (Nicolas),  première  série,  pp.  3,  5o,  203,  —  Seconde  série, 
pp.  83,  90,  202,  267-269. 


/,02  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

Gouturat  (Louis),  seconde  série,  p.  l\o!\. 
Crescimbeni,  première  série,  pp.  91,  g3. 

Gurtius  Trojanus,  première  série,  pp.  187,  264,  275,  299,  3n.  —  Seconde 
série,  p.  362. 

Curtze  (Maximilian),  première  série,  p.  346.  —  Seconde  série,  p.  10. 


D 

Dante  Alighieri,  seconde  série,  p.  323. 

De  Launay,  seconde  série,  pp.  292,  298. 

Delbos  (Victor),  seconde  série,  p.  270. 

Démoclès,  seconde  série,  p.  297. 

Démocrite,  seconde  série,  pp.  5,  7,  11,  16,  93. 

Denifle  (Le  P.  Helnrich),  première  série,  pp.  i63,  319.  —  Seconde  série. 
pp.  16,  38,  75. 

Denys  l'Aréopagite  (Pseudo-),  seconde  série,  pp.  i5o,  271-279. 

Dents  le  Chartreux  (Saint,  de  Rijckel),  seconde  série,  p.  447- 

Descartes  (René),  première  série,  pp.  53,  108,   109,   127,   i/|o,    142,    i45 
i56,  172,  289.  -  Seconde  série,  pp.  86,  ig3,  198. 

De  Wulf,  seconde  série,  pp.  16,  32,  35,  4o4. 

Dieterici,  seconde  série,  p.  i3i. 

D10GÈNE  d'Apollome,  seconde  série,  pp.  289,  291,  292,  294. 

DoMiNis  (de),  première  série,  p.  172. 

Du  Boulay  (Bulaels),  première  série,  pp.  5,   i63,   164,   3i 9. —  Seconde 

série,  p.  11. 

Dullaert  de  Gand  (Jean),  seconde  série,  pp.  33-35,  48,  4g,  53,  193,  194, 

206,  21 4,  38o,  4o4,  442. 

Duns  Scot  (Jean  de),  voir  Jean  de  Duns  Scot. 

Durand  de  Saint- Pourçain,  seconde  série,  pp.  378,  379.  38i,  385.  4o3. 

Du  Val,  seconde  série,  p.  i3i. 


E 

Échard,  première  série,  p.  335.  —  Seconde  série,  p.  3o5. 

Ecrehart,  seconde  série,  p.  i58. 

Épicure,  seconde  série,  p.  11. 

Ératosthène,  seconde  série,  pp.  292,  293,  295. 

Euclide,  première  série,  pp.  261,  262,  3i4.  —  Seconde  série,  p.  304. 

Eudoxe,  première  série,  pp.  58,  62,  66. 

Euler  (Leoinhardt),  seconde  série,  p.  59. 


F 

Fabry  (Le  P.  Honoré),  première  série,  pp.  108,  147,  i52,  i53,  i55,   1 56. 

289. 

Falckrnberg  (Richahd),  seconde  série,  pp.  99.  io5. 


TVRLE    DES    AUTEURS  463 


Ferrari,  première  série,  p.  i3G. 

Frvcastor  (Girolamo),  seconde  série,  p.  202. 

Fréart  (Roland,  sieur  de  Chambray),  voir:  Chambray. 


G 

Gaétan  de  Tiène,  première  série,  pp.  11 4,  11 5,  i3i,  i38,  161.  —  Seconde 
série,  pp.  35,  53,  89,  204,  2o5,  214,  367,  ^i5.  419. 

Galilée  (Galileo  Galilei),  première  série,  pp.  3,  53,  2i3-2i5,  219.  — 
Seconde  série,  pp.  233,  242,  268. 

Gassendi  (Pierre  Gassend,  dit),  seconde  série,  p.  242. 

Genezano  (Paul  de),  première  série,  p.  333. 

Gérard  d'Odon,  seconde  série,  p.  10. 

Gilbert  (Guillaume),  seconde  série,  pp.  202,  268. 

Gilles  de  Rome  (Jlgidius  Golonna,  dit  JE.  Romanus),  première  série, 
pp.  6,  110,  333,  336,  34a.  —  Seconde  série,  pp.  11 -16,  23,  24,  52,  192,  257, 
384. 

Ciiuntini  (Frédéric),  dit  Junctinus,  première  série,  p.  225. 

Glossner,  seconde  série,  p.  io5. 

Graesse,  première  série,  pp.  6,  7. 

Grazia  (Vincenzio  di),  première  série,  p.  21 5. 

Grégoire  de  Rimini,  seconde  série,  pp.  9,  48,  385  -^07,  454- 

Grisogone  de  Zara  (Frédéric),  première  série,  p.  176. 

Grosse -Teste  ou  Greathead  (Robert),  évèque  de  Lincoln,  seconde 
série,  pp.  12,  402. 

Guevara  (Juan  de),  première  série,  pp.  io5,  i4o. 

Guidobaldo  dal  Monte,  première  série,  pp.  3,  81,  84,  92,  100,  io3,  214, 
268,  270,  271 . 

Guillaume  d'Auvergne,  seconde  série,  pp.  4°8-4ii,  4 1 3 ,  4i8. 

Guillaume  de  Heytesbury  (Hentisberus),  seconde  série,  p.  34. 

Guillaume  de  Moerbeka,  seconde  série,  p.  443. 

Guillaume  d'Ockam,  première  série,  pp.  337,  34 1,  342.  —  Seconde  série, 
pp.  8,  i5,  17,  20,  21,  39-42,  45,  5o,  76-79,  85,  SU,  91,  93,  126,  192,  193,  196, 
257-259,  368-372,  374.  378,  38i,  384,  385,  3g3,  3g5,  399,  \oS,  4o4,  4<4,  4i6- 
420,  428,  438,  453. 

H 

Hain,  première  série,  p.  335.  —  Seconde  série,  pp.  32,  102. 
Hauréau  (Barthélémy),  seconde  série,  p.  32. 
Henri  de  Gand  (Henri  Goethals,  dit),  seconde  série,  pp.  446-455. 
Hentisberus,  voir  :  Guillaume  de  Heytesbury. 
Hermès  Trismégiste,  seconde  série,  pp.  i5i,  i53. 
Hérodote,  seconde  série,  pp.  291,  292,  295. 

Héron  d'àlexasdrie,  première  série,  pp.  200,  265,  289-291,  297-299, 
3oi,  3i2,  3i3,  3i5.  —  Seconde  série,  p.  233. 

Hiérothée  (Saint),  seconde  série,  pp.  271,  272,  276. 

Hipparque,  seconde  série,  p.  443. 

Holkot  (Robert),  seconde  série,  pp.  10,  399-403,  417-419,  45i. 


464 


ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 


Houzeau,  seconde  série,  p.  4i5. 

Hultsch,  première  série,  p.  3i3. 

Huygens  (Christian),  première  série,  pp.  108,  147,  i53-i56,  289. 


Isolant  (Isidoro),  première  série,  pp.  332,  335 


Jacoli,  première  série,  p.  335. 

Jean  l'Évangéliste  (Saint),  seconde  série,  pp.  i34,  i45. 

Jean  XXI,  voir  :  Petrus  Hispanus. 

Jean  de  Bassols,  seconde  série,  pp.  373-379,  385,  390,  392,  3q^.  3g5,  398, 
4o3,  4i6,  417,  4i8,  454,  455. 

Jean  de  Duns  Scot,  première  série,  p.  342.  —  Seconde  série,  pp.  8-10, 
i3,  17,  20,  21,  28,  42,  48,  257,  368,  369,  373,  374,  377,  382,  386,  43o,  454,  455. 

Jean  de  Jandun,  première  série,  pp.  110,  129,  i34-  —  Seconde  série, 
pp.  i3,  i4,  24-27,  78,  79,  83,  84,  87,  192,  258,  259,  421,  436. 

Jean  de  Sacro- Bosco,  première  série,  pp.  63,  71,  72,  260.  —  Seconde 
série,  p.  73. 

Jean  le  Chanoine  (Jean  Marbres,  dit),  première  série,  pp.  343,  345.  — 
Seconde  série,  pp.  8,  10. 

Jean  Philopon  ou  le  Grammairien,  seconde  série,  pp.  189-191. 

Jean  Scot  Ériugène,  seconde  série,  pp.  424-428. 

Jordanus  de  Nemore,  première  série,  pp.  3,  2i3,  225,  261-263,  270,  3o5, 
3n,  3i2,  3i4,  3i5.  —  Seconde  série,  pp.  36i-363. 

Jordanus  de  Nemore  (Le  Commentateur  de),  première  série,  pp.  263, 
270. 


K 


Kepler  (Jean),  première  série,  p.  5o. 

202,  208-2I  I,   223. 


—  Seconde  série,  pp.  59,  83,  200- 


Lancaster,  seconde  série,  p.  4i5. 

Lasswitz  (Kurd),  seconde  série,  p.  5. 

Le  Blanc  (Richard),  première  série,  pp.  227,  236,  245. 

Lefèvre  d'Étaples,  seconde  série,  p.  io3. 

Leontceni  de  Tomes  (Nicolas),  première  série,  pp.  100,  268. 

Leucippe,  seconde  série,  pp.  5,  7,  11. 

Libri,  première  série,  pp.  4i,  55.  —  Seconde  série,  p.  363. 

Linconiensis,  voir  :  Grosse-  Teste  (Robert). 

Lokert  (Georges),  première  série,  pp.  4>  5?  160,  161,  319,  336. 

Lulle  (Raymond),  seconde  série,  pp.  i48,  149.  4a4,  4a5,  427. 

Luther  (Martin),  première  série,  p.  253. 


TABLE    DES    AUTEURS  4^5 


M 


Majoris  (Johannes),  seconde  série,  pp.  9,  10,  33,  45,  47,  48,  53,  91-93, 
4oo,  4o3-4o7,  4i5,  4i9- 

Manget,  seconde  série,  p.  3o5. 

Mansion  (Paul),  première  série,  p.  3 16. 

Marcolongo,  seconde  série,  p.  36 1. 

Marliano  (Giovanni),  première  série,  pp.  20-22,  227,  228. 

Marsile  d'Inghen  (Jean),  première  série,  pp.  260,  261,  333,  336,  342, 
345.  —  Seconde  série,  pp.  8,  9,  i5,  16,  3o,  3i,  35,  45-47,  53,  89,  126,  157, 
193,  195-197,  2o3,  206,  207,  2i3-2i5,  343-345,  347,  348,  35o,  4o5,  428, 
442,  443. 

Maurolycus,  première  série,  p.  35.  —  Seconde  série,  p.  362. 

Media  Villa  (Ricardus  de),  voir  :  Richard  de  Middleton. 

Mélanchthon  (Philippe),  première  série,  p.  253. 

Mély  (F.  de),  seconde  série,  pp.  3o2-3o6,  309,  3i8,  319,  34o. 

Mersenne  (Le  P.  Marin),  première  série,  pp.  55,  83,  84,  108,  127,  i4o- 
i43,  i45-i49,  i52-i56,  207,  2io-2i3,  220,  289,  309. 

Middleton  (Richard  de),  voir  :  Richard  de  Middleton. 

Milhaud  (G.),  seconde  série,  p.  5. 

Moine  de  S*  Gall  (Le),  seconde  série,  p.  428. 

Monanteuil  (Henri  de),  dit  Monantolius,  première  série,  p.  i4o. 

Mousnier  (Pierre),  première  série,  pp.  108,  i52,  i53,  i55. 

Mùntz  (Eugène),  première  série,  pp.  1,  20,  54,  57,  68,  257.  —  Seconde 
série,  pp.  176,  i85,  34o. 


N 

Narducci  (Enrico),  première  série,  pp.  98,  346,  347. 

Newton  (Isaac),  seconde  série,  pp.  59,  83,  86. 

Nicéron  (Le  P.),  première  série,  p.  91. 

Nicolas  de  Gués  (Nicolas  Krypfs,  dit),  première  série,  p.  253.  — 
Seconde  série,  pp.  96-129,  142-180,  i85-i88,  194-202,  208-212,  219,  220, 
222-224,  227,  23o,  23i,  237-244,  246,  25o,  25i,  260-265,  267-271,  424,  425, 
427,  428,  43i,  436,  438-44i. 

Nicolas  d'Outricourt  ou  d'Autricourt  (N.  de  Ultricuria),  seconde 
série,  p.  11. 

Nifo  (Agostino),  dit  Niphus,  première  série,  pp.  3,  334,  345.  —  Seconde 
série,  pp.  35,  36,  33o,  33i,  354,  38i. 


O 


Ockam  (Guillaume  d'),  voir  :  Guillaume  d'Ocram. 
Olympiodore,  seconde  série,  p.  299. 
Oresme  (Nicole),  première  série,  pp.  288,  338. 
Ovide,  seconde  série,  pp.  298,  3i6,  317,  33i. 


P.    DUHKM.      .  3o 


h6C)  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 


Pacioli  di  Borgo  san  Sepolcro  (Luca),  première  série,  pp.  56,  332,  333. 

Palissy  (Bernard),  première  série,  pp.   5o,    237,    245-253.   —    Seconde 
série,  p.  284- 

Pappus,  première  série,  pp.  80,  102,  io3,  121,  200,  265. 

Pascal  (Blaise),  première  série,  pp.  201,  2o5,  207,  210-21/},  219,  220,  2 4 5 . 
—  Seconde  série,  p.  455. 

Paul  (Saint),  seconde  série,  p.  272. 

Paul  de  Venise  (Paul  Nicoletti  d'Udine,  dit),  seconde  série,  pp.  3i,  32, 
34,  47)  91?  93,  325,  327,  333,  348-35o,  356,  408,  4i5. 

Peckham  (Jean),  première  série,  p.  228. 

Pelacani  (Biagio),  dit  Blaise  de  Parme,  première  série,  pp.  3,  260,  269- 
271,  3io,  338.  —  Seconde  série,  pp.  3i,  2i3,  364,  365. 

Pellechet  (Mlle),  première  série,  p.  336. 

Pererius  (Benedictls),  première  série,  p.  i34. 

Petrus  Hispanus  (Pedro  Juhani,  puis  Jean  XXI),  seconde  série,  pp.  21, 
22,  75,  38o,  385,  387. 

Philon  le  Juif,  seconde  série,  p.  i34. 

Philon  le  Juif  (Pseudo-),  auteur  du  ÏIspi  Koqxou,  seconde  série,  pp.  286, 
289-291,  299,  3o8,  309,  3i3-3i5,  317,  328. 

Piccolomini  (Alessandro),  première  série,  pp.  100,  137,  i38. 

Pierre  d'Abano  ou  de  Padoue,  seconde  série,  p.  323. 

Pierre  d'Ailly,  première  série,  pp.  253,  260,  261,  342.  —  Seconde  série. 
pp.  249,  25i,  254,  345-347. 

Pierre  d'Auvergne,  première  série,  p.  110.  —  Seconde  série,  p.  192. 

Pierre  de  Maricourt,  première  série,  p.  225. 

Pierre  le  Lombard,  seconde  série,  pp.  8,  260,  369. 

Platon,  première  série,  p.  4o.  —  Seconde  série,  p.  291. 

Pline  l'Ancien,  première  série,  pp.  62,  63,  68-71,  180,  181,  244. 

Plotin,  seconde  série,  pp.  127-134,  i36,  i5i,  271,  273. 

Porphyre,  seconde  série,  p.  i3i. 

Poussin  (Nicolas),  première  série,  p.  78. 

Pozzo  (Le  chevalier  del),  première  série,  p.  56. 

Prado  (Jérôme),  première  série,  pp.  80,  89. 

Prantl  (Carl),  seconde  série,  p.  100. 

Précurseur  de  Léonard  de  Vinci  (Le),  auteur  anonyme  d'un  traité  De 
ponderibus,  première  séiie,  pp.  io3,  129,  i34,  i36,  209,  263,  264,  271,  272, 
275-278,  280,  281,  283,  284,  286-289,  291,  293,  299,  3oi,  3o2,  3o5,  3o6,  3io, 
3i  1,  3i6,  421. 

Proclus  le  Diadoque,  seconde  série,  p.  271. 

Prosdocimo  de'  Beldomandi,  première  série,  p.  253. 

Ptolémée  (Claude),  première  série,  pp.  63,  170,  3i3.  —  Seconde  série, 
pp.  247,  249,  25 1,  254. 

Q 

Qualéa  (Léonard),  seconde  série,  pp.  325-327. 
Quétif,  seconde  série,  p.  3o5. 


TABLE    DES    AUTEURS  4^7 


R 

Ravaisson  (Félix),  seconde  série,  pp.  99,  128- i3i,  i3/j. 

Ravaisson -Mollien  (Charles),  première  série,  pp.  20,  2t,  55,  181,  272. 
—  Seconde  série,  pp.  58,  334,  36/i. 

Renan  (Ernest),  seconde  série,  pp.  3i,  35,  74,  129,  i3o. 

Richard  de  Middleton  (Ricardus  de  Media  Villa),  seconde  série,  pp. 368- 
372,  374,  384,  385,  393,  394,  4o3,  4n-4i4,  419,  421,  422,  442,  443,  454,  455. 

Richter  (Jean- Paul),  première  série,  p  56.  —  Seconde  série,  pp.  176, 
3G5. 

Ristoro  d'Arezzo,  seconde  série,  pp.  3ig-323,  325,  327,  333,  342. 

Robert  Grosse -Teste,  évêque  de  Lincoln,  voir  :  Grosse -Teste 
(Robert). 

Roberval  (Gilles  Personne  de),  première  série,  pp.  108,  109,  127,  i4o, 
142,  i43,  i45,  147,  i48,  i5o-i53,  i55,  i56,  289. 

Roseo  (Francesco),  seconde  série,  pp.  i3o,  142. 


Sacro  Rosco  (Jean  de),  voir  :  Jean  de  Sacro  Rosco. 

Salomon  de  Gaus  ou  de  Caux,  première  série,  p.  a4G. 

Sanuto  de  Venise  (Aurelio),  première  série,  p.  33a. 

Sarlio,  première  série,  pp.  57,  225. 

Sbaralea,  première  série,  p.  6. 

Scaliger  (Jules  César),  première  série,  pp.  i34,  24o-244-  —  Seconde 
série,  p.  210. 

Scarloncini  (Fabricio),  première  série,  pp.  90-93,  98,  100,  102, 

Scharpff,  seconde  série,  p.  io5. 

Scot  (Jean  de  Duns),  voir  :  Jean  de  Duns  Scot. 

Scot  Ériugène  (Jean),  voir  :  Jean  Scot  Értugène. 

Scot  (Michel),  seconde  série,  pp.  73,  74,  92,  g3,  191,  4o8,  4io,  4">  4i5, 
4i8. 

Séailles  (Gabriel),  seconde  série,  p.  2i3. 

Siger  de  Brabant,  seconde  série,  p.  3G8. 

Simplicius,  première  série,  pp.  22,  63,  64,  71,  72,  110,  285,  3i3.  — 
Seconde  série,  pp.  64,  65,  70,  71,  4ai,  443. 

Sotheran  (Henry),  seconde  série,  p.  367. 

Soto,  première  série,  p.  3. 

Stabili  (Francesco),  voir  :  Cecco  d'Ascoli. 

Steinschneider  (Moritz),  première  série,  p.  346. 

Stevin  (Simon),  première  série,  pp.  53,  84,  101,  210-212 

Strabon,  seconde  série,  pp.  292-298. 

Straton  de  Lampsaque,  première  série,  p.  285.  —  Seconde  série,  pp.  292- 
298. 

Suisset  (Richard),  première  série,  p.  228. 

Sunczel  (Frédéric),  seconde  série,  pp.  206,  207,  214,  ai5,  442. 

Suter  (Heinrich),  première  série,  pp.  337,  338,  34 1,  343. 


/|68  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 


Taisner,  première  série,  p.  225. 

Tannery  (Jules),  seconde  série,  p.  4o4. 

Tannery  (Paul),  première  série,  p.  58,  i56 

Tartaglia  ou  Tartalea  (Nicolô),  première  série,  pp.  54,  i36,  137,  1 44, 
225,  261,  263.  —  Seconde  série,  p.  362. 

Tataret  (Pierre),  seconde  série,  p.  444 

Tempier  (Etienne),  seconde  série,  pp.  38,  75,  78,  92,  127,  368,  377,  4i  1- 
4i3,  45i. 

Thàbit  ibn  Kurrah,  première  série,  p.  262. 

Thémistius,  première  série,  p.  110.  —  Seconde  série,  p.  437. 

Thémon  le  fils  du  Juif  (dit  Thimon  le  Juif),  première  série,  pp.  5,  ^9- 
180,  i85,  192-196,  217,  244,  261,  3ig,  336,  34i,  345.  —  Seconde  série, 
pp.  33o-332,  347,  348. 

Théon  de  Smyrne,  première  série,  pp.  58,  60,  62,  64,  68-70. 

ïhéophraste,  seconde  série,  pp.  285,  286,  288-292,  3oo,  3o8,  3i4,  3i5, 
324,  328. 

Thessalus  Methodicus,  seconde  série,  p.  i3o. 

Thierry  de  Saxe,  première  série,  p.  171. 

Thomas  d'Aquin  (Saint),  première  série,  pp.  6,  63,  110,  in,  128,  i32, 
i33,  i35,  i38,  253.  —  Seconde  série,  pp.  n,  25,  38,  48,  70,  71,  7/4,  75.  78, 
79,  83,  93,  129,  i43,  191,  192,  194,  196,  248,  a5i,  254,  256,  259,  3o5,  379, 
421,  429,  436,  438,  45i,  453-455. 

Thomas  l'Alchimiste,  seconde  série,  pp.  3o4,  3o5. 

Thurot  (Charles),  première  série,  pp.  4,  5,  3i3. 

Tolet,  première  série,  p.  3. 

Toni,  seconde  série,  p.  333. 

Torricelli  (Evangelista),  première  série,  p.  261. 

Trittenheim  (Jean),  seconde  série,  pp.  100,  378,  379. 


u 

Uzielli,  première  série,  pp.  57,  3n. 


V 

Vailati  (Giovanni),  première  série,  pp.  264,  3 1 1 . 

Valerio  (Luca),  première  série,  p.  84. 

Varignon,  première  série,  p.  268. 

Venturi,  première  série,  p.  53. 

Vernias  de  Chieti  (Nicolo),  première  série,  pp.  6,  333,  334-  —  Seconde 
série,  pp.  ao45  '<<>5,  2 14,  44a. 

Vill\lpand  (Jean-Baptiste),  première  série,  pp.  5i,  53,  79-8'».  89,  101, 
102,  123,  127,  i4i,  208,  22;"),  a53. 


TABLE    DES    AUTEURS  1\<6(J 

Vincent  de  Beauvais  (V.  le  Bourguignon,  dit),  seconde  série,  pp.  191, 
283,  3i8-323,  327,  33o,  332. 

Vitellio  (Witelo  ou  Witek),  première  série,  p.  171. 

VrriiuvE,  première  série,  pp.  289,  296,  297,  299,  3oi.  —  Seconde  série, 
pp.  2/i3,  244. 

Viïtori  (Benedetto),  première  série,  p.  335. 

Vives  (Louis),  seconde  série,  p.  35. 


W 

Wadding  (Luc),  seconde  série,  p.  9. 
WoHLWiLL  (Emile),  première  série,  p.  54- 


X 

Xanthus  de  Lydie,  seconde  série,  pp.  292,  290. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages 

Avant-propos ni 

IX.  Léonard  de  Vinci  et  les  deux  infinis i 

I.  L'infiniment  grand  et  l'infiniment  petit  selon  Aristote  .    .  4 

II.  L'infiniment  petit  dans  la  Scoiastique 7 

III.  L'infiniment  grand  dans  la  Scoiastique 07 

IV.  L'infiniment  grand  et  l'infiniment  petit  dans  les  notes  de 

Léonard  de  Vinci 4y 

X.  LÉONARD  DE  VlNCI  ET  LA  PLURALITÉ  DES  MONDES 55 

I.  Un  texte  de  Léonard  de  Vinci 57 

IL  Aristote  et  la  pluralité  des  mondes 59 

III.  Le  poids  d'un  grave  varie-t-il  avec  la  distance  au  centre  du 

monde:*  —  Simplicius,  Averroès,  Albert  le  Grand,  Saint 

Thomas  d'Aquin .  64 

IV.  La   pluralité  des   mondes   et  la   toute-puissance  de  Dieu. 

Michel  Scot;  Saint  Thomas  d'Aquin;  Etienne  Tempier; 

Guillaume  d'Ockam 72 

V.  La  pluralité  des  mondes  selon  Albert  de  Saxe 78 

VI.  Le   poids  résulte-t-il  d'une  attraction  exercée  à  distance? 

Jean  de  Jandun,  Guillaume  d'Ockam,  Albert  de  Saxe.    .  82 
VIL  Les  discussions  sur  la  pluralité  des  mondes  au  xve  siècle. 

Paul  de  Venise  et  Johannes  Majoris 90 

VIII.  Commentaire  aux  réflexions  sur  la  pluralité  des  mondes 

données  par  Léonard  de  Vinci g4 

XL  Nicolas  de  Gués  et  Léonard  de  Vinci 97 

I.  Quelques  mots  sur  la  vie  de  Nicolas  de  Cues 100 

II.  Les  diverses  éditions  des  œuvres  de  Nicolas  de  Cues.    ...  101 


472  ÉTUDES    SUR    LÉONAKD    DE    VINCI 

Pa  • 

III.  Esquisse  du  système  philosophique  de  Nicolas  de  Cues.    .    .      io4 

A.  L'ignorance  savante io5 

B.  Le  postulat  fondamental  :  L'identité  du    maximum  et 

du  minimum 106 

G.  L'existence  et  l'unité  du  maximum  absolu 107 

D.  L'éternité  de  Dieu.  La  trinité  divine 109 

E.  L'Univers  contracté  et  la  création 11 1 

F.  L'Univers  est-il  fini  ou  infini? 112 

G.  Dieu  est  la  synthèse  de  la  création  et  la  création  est  le 

développement  de  Dieu 1 1  2 

H.  De  quelle  manière  Dieu  et  l'Univers  sont  en  toutes  choses 

créées  et  inversement n4 

I.  La  trinité  contractée  de  l'Univers n5 

J.  Les  éléments  et  les  mixtes 119 

K.  L'homme;  l'union  de  l'âme  et  du  corps 121 

L.  Les  facultés  de  l'âme  humaine 121 

M.  La  charité,  union  de  Dieu  et  de  l'âme  humaine 123 

IV.  Les  sources  où  Nicolas  de  Cues  a  puisé.  La  Scolastique,  la 

Philosophie  néo-platonicienne,  la  Théologie  d'Aristote.   .     120 
V.  Les  réflexions  de  Léonard  de  Vinci  touchant  la  philosophie 

de  Nicolas  de  Cues.  Synthèse  et  développement i!\6 

VI.  Les  réflexions  de  Léonard  de  Vinci  touchant  la  philosophie 

de  Nicolas  de  Cues  ( suite).  La  création  et  l'amour  créateur.     161 
VII.  Les  réflexions  de  Léonard  de  Vinci  touchant  la  philosophie 

de  Nicolas  de  Cues  (suite).  Les  facultés  de  l'Ame  ....     i65 
VIII.  Les  réflexions  de  Léonard  de  Vinci  touchant  la  philosophie 

de  Nicolas  de  Cues  (suite).  L'immortalité  de  l'Ame  ...     17^ 
IX.  La  Dynamique  de  Nicolas  de  Cues  et  les  sources  dont  elle 

découle i85 

X.  La  Dynamique   de   Nicolas  de   Cues  et  la  Dynamique  de 

Kepler 201 

XI.  La   Dynamique   de  Nicolas  de  Cues  et  la  Dynamique  de 

Léonard  de  Vinci.  Théorie  de  l'impeto  composé 211 

XII.  La   Dynamique   de  Nicolas  de  Cues  et  la  Dynamique  de 
Léonard  de  Vinci  ( suite).  La  théorie  métaphysique  du 

mouvement 222 

XIII.  La   Mécanique  de   Nicolas   de   Cues  et    la   Mécanique   de 
Léonard   de  Vinci.    L'hygromètre,   le   sulcomètre  et  le 

mouvement  de  la  Terre a38 

XXV.  La   nature  des   astres  selon  Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de 

Vinci :>.").') 

Appendice.  Denys   l'Aréopagite,   la    Théologie   d'Aristote  et 
Nicolas  de  Cues  .    .    . a 69 


TABLE    DES    MATIERES  47$ 

Pages. 

XII.     LÉONARD  DE  VlNCI   ET   LES  ORIGINES  DE  LA  GÉOLOGIE 281 

T.  Aristote 285 

II.  Théophraste  et  le  Traité  dix  Monde  faussement  attribué  à 

Philon   d'Alexandrie 286 

III.  Hérodote  et  Strabon 291 

IV.  Le  livre  Des  propriétés  des  éléments  faussement  attribué  à 

Aristote 299 

V.  Le  Traité  des  minéraux  attribué  à  Avicenne.    .   • 3o2 

VI.  Albert  le  Grand 809 

VII.  Vincent  de  Beauvais 3 18 

VIII.  Ristoro  d'Arezzo 319 

IX.  La  Géologie  italienne  au  xive  siècle  et  au  x\r  siècle.  Paul  de 

Venise.  Léonard  Qualéa 323 

X.  Albert  de  Saxe 327 

XL  Léonard  de  Vinci 332 

XII.  Léonard  de  Vinci  et  la  tradition  parisienne  en  Italie.   .    .    .  342 


Notes .  359 

A.  —  Sur  la  Mécanique  de  Léonard  de  Vinci  et  les  recherches  de 

Raffaello  Caverni 36 1 

B.  —  Les  Auctores  de  ponderibus  et  Léonard  de  Vinci 364 

G  —  Sur  l'origine  de  la  loi  du  polygone  de  sustentation   ....  366 

D.  —  Sur  la  bibliographie  des  écrits  d'Albert  de  Saxe  et  de  Thé- 

mon  le  fils  du  Juif 367 

E.  —  Sur  les  deux  infinis 368 

I.  Richard  de  Middleton 368 

II.  Jean  de  Bassols 373 

III.  Durand  de  Saint-Pourçain 378 

IV.  Jean  Buridan 379 

V.  Grégoire  de  Rimini 384 

VI.  Robert  Holkot 399 

VII.  Johannes  Majoris 4o3 

F .  —  Sur  la  pluralité  des  mondes 4o8 

I.  Guillaume  d'Auvergne 4o8 

II.   Roger  Bacon 4 10 

III.  Richard  de  Middleton 4n 

IV.  Walter  Burley /,i4 

V.  Gaétan  de  Tiène 4*5 

VI.  Jean  de  Bassols 4 16 

VIT.  Robert  Holkot 4i7 

VIII.  Jean  Buridan /t2o 


474  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VTNCI 

Pages. 

G.  —  De  quelques  sources    auxquelles   Nicolas    de    Cues   a   pu 

puiser 424 

I.  Jean  Scot  Ériugène 424 

IL  Jean  Buridan '128 

HT.  Les  Questions  sur  ^'Éthique  à  Nicomaque  attribuées 

à  Jean  Buridan 438 

11.  —  Richard  de  Middleton  et  le  mouvement  des  projectiles  .    .    .  \\c2 

I.  —  Sur  les  petits  mouvements  de  la  terre 444 

J.  —  Quelques  textes  d'Henri  de  Gand 446 

I.  La  doctrine  d'Henri  de  Gand  touchant  la  pluralité  des 

mondes 447 

II.  L'opinion  d'Henri  de  Gand  touchant  l'infini 4-r>i 

Errata 4->7 

TARLE     ALPÏïARÉTIQUE    DES    AUTEURS    CTTÉS    E\     LA     PREMIERE    SÉRTE 

ET   EN    LA    SECONDE  SERTE &5q 


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