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ÉTUDES
SUB
LÉONARD DE VINCI
CEUX QU'IL A LUS
ET CEUX QUI L'ONT LU
PAR
Pierre DUHEM
CORRESPONDANT DE L'iNSTITUT DE FRANCE
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES SCIENCES DE BORDEAUX
SECONDE SÉRIE
PARIS
LIBRAIRIE SCIENTIFIQUE A. HERMANN ET FILS
Libraires de S. M. le Roi de Suéde.
6, RUE DE LA SORBONNE, 6
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ÉTUDES
SUR
LÉONARD DE VINCI
CEUX QU'IL A LUS
ET CEUX QUI L'ONT LU
PAR
Pierre DUHEM
CORRESPONDANT DE L'iNSTITUT DE FRANCE
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES SCIENCES DE BORDEAUX
SECONDE SÉRIE
PARIS
LIBRAIRIE SCIENTIFIQUE A. HERMANN ET FILS
Libraires de S. M. le Roi de Suède.
6, RUE DE LA SORBONNE, 6
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AVANT-PROPOS
Cette seconde série de nos Études sur Léonard de Vinci se
compose de quatre pièces.
De ces quatre pièces, les deux premières sont publiées ici
pour la première fois ; les deux dernières ont déjà paru dans
le Bulletin Italien, entre le mois d'avril 1907 et le mois de
décembre 1908. Le Directeur de cette publication, M. G. Radet,
doyen de notre Faculté des Lettres, et le Secrétaire de la
rédaction, notre très vigilant Bibliothécaire, M. É. Bouvy,
nous ont continué la plus aimable hospitalité. Quil nous soit
permis de leur exprimer ici notre croissante gratitude.
Depuis l'impression, déjà ancienne, de ces études et, en
particulier, des deux premières, bien des textes sont venus à
notre connaissance, qui eussent pu être employés en la
rédaction de ces articles. Ces textes, nous les avons brièvement
analysés en des notes dont quelques-unes sont assez étendues.
Nous espérons que les quatre études ici réunies contri-
bueront à jeter quelque jour sur deux époques particulièrement
intéressantes du développement de la pensée moderne.
L'une de ces époques coïncide avec la fin du xnie siècle;
c'est alors qu'à Paris, à Oxford et dans les contrées soumises à
l'influence intellectuelle de ces deux grandes Universités, la
pensée chrétienne renverse la tyrannie du Péripatétisme; c'est
alors que l'on déclare possibles, en dépit du Philosophe et de
son Commentateur, le mouvement de la Terre, la pluralité des
inondes, le vide, la grandeur infinie.
La seconde époque avoisine l'an i5oo. La Scolastique Pari-
sienne née, au début du xive siècle, de la réaction contre le
Péripatétisme, s'alanguit et s'épuise à Paris et dans les Uni-
IV ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
versités Allemandes, colonies de notre Université Française;
mais au même moment, les doctrines des Terminalistes pari-
siens, mal reçues jusque-là par les Italiens, finissent par
triompher de l'Averroïsme de Bologne et de Padoue; le contact
avec la Géométrie antique leur infuse comme une vie nouvelle
dont témoigne la Renaissance des sciences en Italie. Léonard
de Vinci résume et condense, pour ainsi dire, en sa personne,
tout le conflit intellectuel par lequel la Renaissance Italienne
va devenir l'héritière de la Scolastique Parisienne.
Bordeaux, 12 janvier 1909.
IX
LÉONARD DE VINCI
ET
LES DEUX INFINIS
P. DLHEM.
Q
LÉONARD DE VINCI
ET
LES DEUX INFINIS
Bon nombre des pensées que Léonard a semées en ses
manuscrits sont des notes de lecture. Si on les prend isolé-
ment, sans chercher à connaître les circonstances qui ont
provoqué le grand peintre à les formuler, elles peuvent, bien
souvent, paraître banales et de peu d'importance; leur sens
même, quelquefois, demeure obscur. Il en est tout autrement
si l'on s'enquiert des livres que Léonard a pu avoir en mains,
des discussions qui s'agitaient dans les écoles de son temps.
Replongées alors dans le milieu qui les a vues naître, ses
réflexions s'animent et reprennent vie; la phrase qui semblait
morte et desséchée, s'épanouit, montrant à nos yeux étonnés
une plénitude de sens que nous ne soupçonnions pas ; elle
nous entr'ouvre, pour un instant, l'âme du penseur génial
et nous révèle les problèmes dont cette âme est agitée, les
solutions auxquelles elle s'est arrêtée.
Ainsi, çà et là, en ces manuscrits que les bibliothèques
gardent comme d'inappréciables trésors, nous trouvons
quelques brèves remarques sur l'infîniment grand et l' infini-
ment petit. Recueillies avec soin et mises à part, ces remar-
ques n'éveillent en nous qu'un sentiment de pieuse curiosité.
Mais cessons de les considérer en elles-mêmes, de faire
abstraction des circonstances où elles ont été engendrées ;
souvenons-nous que leur auteur vivait parmi des hommes qui
discutaient avec passion les problèmes de l'infini ; qu'avant ces
hommes, d'autres avaient agité les mêmes questions et en
4 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
avaient proposé des solutions variées; enquérons-nous avec
soin de ce que disaient les contemporains de Léonard, de ce
que ses prédécesseurs avaient écrit. Voici que ces courtes
phrases, tout à l'heure si insignifiantes, prennent une impor-
tance singulière; chacune d'elles nous montre l'esprit de
Léonard aux prises avec une des redoutables énigmes qui se
posaient à la philosophie de son siècle; et plusieurs nous
apprennent quelle réponse avait fixé son choix.
A la vérité, pour interpréter de la sorte ces notes brèves et
peu nombreuses, il nous faut reconstituer ce qu'était, au début
du xvi' siècle, la théorie de l'infiniment grand et de l'infini-
ment petit; l'œuvre est immense, car elle exige une étude
approfondie d'une foule de traités composés par les grands
docteurs de la Scolastique; elle est passionnante aussi, par la
puissance des distinctions logiques et des intuitions méta-
physiques qui ont révélé à ces penseurs les fondements de
leurs doctrines, aussi bien que par l'influence féconde de ces
doctrines sur le développement de la Mathématique moderne.
Nous ne pouvons avoir la prétention de mener à bien, dans
les étroites limites de cette étude, une œuvre aussi considé-
rable. Nous nous bornerons à en tracer le plan à grands traits.
Puisse cette simple esquisse inspirer à d'autres le désir d'ache-
ver ce que nous n'aurons fait qu'ébaucher.
L'infiniment grand et l'infiniment petit selon Aristote.
Au temps de Léonard de Vinci, les œuvres d'Aristote four-
nissent aux Universités les programmes de leurs enseigne-
ments ; les écrits philosophiques que l'imprimerie, encore au
berceau, commence à répandre avec profusion, sont, pour la
plupart, des commentaires d'Aristote; il nous serait donc
impossible de comprendre ce qui s'enseigne sur l'infiniment
grand et l'infiniment petit au voisinage de l'an i5oo, si nous
ne recherchions ce qu'en a dit le Stagirite.
LÉONARD DE VINCI ET LES DEUX INFINIS 5
Très sommairement, essayons de retracer l'enseignement du
Philosophe au sujet de l'infini1.
Lorsque Aristote traite de l'infiniment grand et de l'infini-
ment petit, il se place à un point de vue absolument distinct
de celui qu'a choisi le mathématicien, et c'est une première
remarque essentielle2.
Le mathématicien traite seulement de notions abstraites
conçues par sa raison (Itù vqq vo^aewç); c'est dans ce domaine
purement intellectuel qu'il pose la possibilité de surpasser
toute grandeur par voie d'addition, toute petitesse par voie de
division ; le Philosophe laisse libre cours à cette fantaisie, car
il se propose de discourir des mêmes questions, mais au point
de vue du réel (erà to3 xpay^atou).
L'infiniment petit, terme auquel on tend par la division
ininterrompue (âçatosatç ou Siaipsjiç), ne semble guère embarras-
ser Aristote3; « on ne peut marquer une partie si petite d'une
grandeur que l'on ne puisse, par division, en obtenir une plus
petite ; » toute grandeur est donc, en puissance (Suvajjiet), divi-
sible à l'infini, « car il n'est pas difficile de prouver la non-
existence des lignes insécables. »
Aristote, en effet, accable de ses arguments les atomes de
Leucippe et de Démocrite. Au sixième livre des Physiques
aussi bien qu'en divers passages du De Cœlo, il s'efforce de
prouver qu'il ne saurait exister de grandeur indivisible.
Plus singulière assurément, et plus contraire à nos habitudes
d'esprit, est la théorie que le Stagirite propose au sujet de
l'infiniment grand.
Et, d'abord, une grandeur infinie peut-elle exister en acte
(ivîpYÉta)? Certainement non. « Il ne peut pas exister de corps
actuellement infini, — hzpyiia ouv. èVci (7w;j.a axs'.pcv4. » C'est un
des axiomes fondamentaux de la philosophie d'Aristote. Le
i. On trouvera un exposé très documenté de cet enseignement dans : Kurd Lass-
witz, Geschichte der Atomistik vom Mittelalter bis Newton; Erster Band : Die Erncurung
der Korpuskular théorie, pp. 79-1 3Zi ; Berlin et Leipzig, 1890. — Voir également:
G. Milhaud, Études sur la pensée scientifique chez les Grecs et chez les Modernes;
III, Aristote et les mathématiques _, Paris, 1906.
2. Aristote, t&uffixîjç àxpoao-sto; xb F, r\ (1. llf, chap. 8).
3. Aristote, <ï>ucrix-?iç àxpoàaew; tô V, ç (1. III, chap. 6).
4. Aristote, <êu<tix-?)ç àxpoâdeio; 10 V, ç (1. III, chap. 6).
(J ÉTUDES SUK LÉONARD DE VINCI
Monde n'est pas infini; la sphère des étoiles en marque la
borne, au delà de laquelle il n'est plus de lieu; aucun volume
donné en acte ne peut être plus grand que le volume de cette
sphère; nulle ligne droite actuelle ne peut être plus longue
(pie le diamètre de cette figure.
Si donc il est permis de parler d'un infiniment grand, ce ne
pourra être que d'un infiniment grand en puissance. Et que
faudra-t-il entendre par là1 ?
Supposons que l'on prenne une grandeur, puis Une autre,
puis encore une autre; supposons que chacune de ces gran-
deurs soit finie et différente de celles qui ont déjà été prises;
ajoutons chacune d'elles à la somme de celles qui l'ont pré-
cédée; admettons que la môme opération puisse se répéter sans
fin et que, par cette addition indéfiniment continuée, nous
parvenions à surpasser n'importe quelle grandeur assignée
d'avance; nous aurons l'infiniment grand en puissance.
Mais cet infiniment grand en puissance n'existe pas plus que
l'infini en acte, et il n'existe pas précisément parce que l'infini
en acte ne peut pas être. Puisque le Monde est fini, il est des
grandeurs, savoir les dimensions mêmes du Monde, qu'aucune
addition ne saurait surpasser; on ne peut pas former une
grandeur qui dépasse n'importe quelle grandeur donnée
d'avance, «car il faudrait que quelque chose pût être plus
grand que le ciel — lvt\ yip o:Jv tt tou Oùpovsu y.eTÇsv2. »
Lorsque l'on marche, par voie de division, dans le sens des
grandeurs décroissantes, on peut, sans être arrêté par aucune
impossibilité, parvenir à une grandeur plus petite que n'importe
quelle limite assignée d'avance ; lorsqu'au contraire on s'avance,
par voie d'addition, dans le sens des grandeurs croissantes, on
atteint forcément une limite que l'on ne saurait franchir.
Ce que nous venons de constater dans le domaine de la
grandeur, nous le constatons, mais en ordre inverse, dans le
domaine du nombre* , — et par ce mot Àristotc désigne exclusi-
vement le nombre entier.
i. Aristotc, 4>uffixrj; àxpoâereco; xo l\ c (1. III, chap. G).
tristote, «h-jai/r,; àxpoâaswî xo r, Ç (1, III, chap. 7).
3 Aristote, $ ucrixr) ; ixpoâ<reu>; xo V, ç xa\ Ç (I. III, chapp. 6 et 7).
LÉONARD DE VINCI ET LES DEUX INFINIS 7
Si l'on progresse dans le sens des nombres croissants, on
peut marcher indéfiniment jusqu'à rencontrer des nombres
qui surpassent n'importe quelle multitude. Si l'on suit, au
contraire, l'ordre des nombres décroissants, on aboutit à un
terme que l'on ne peut franchir, car aucun nombre n'est infé-
rieur à l'unité.
Tel est, dans ses grandes lignes, l'enseignement d'Aristote
au sujet des deux infinis. C'est le thème sur lequel la science
du Moyen-Age va broder ses variations.
II
L'iNFINIMENT PETIT DANS LA ScOLASTIQUE.
De ces variations, nous ne ferons entendre ici que les phrases
tout à fait essentielles; les mille nuances qui les diversifient
ne sauraient trouver place en cet article.
La doctrine de Démocrite et de Leucippe, qui nie la divisi-
bilité à l'infini, eut assurément, en tout temps, des partisans;
ses adversaires s'efforçaient fréquemment de la ruiner au nom
de la Géométrie; ils se plaisaient à en tirer des conséquences
qui fussent en contradiction avec les enseignements des
mathématiciens.
Il semble qu'il faille regarder Roger Bacon comme l'initia-
teur de cette méthode; en son Opus majus, qu'il adressa en
1267 au Pape Clément IV, il emploie1 l'argument suivant :
Si les lignes sont composées d'atomes, la diagonale du carré
et le côté de cette même figure ont même rapport que les
nombres entiers d'atomes dont ces longueurs sont formées;
elles sont donc commensurables entre elles, contrairement à
ce qu'enseignent les mathématiciens.
L'indication contenue en ce passage a été grandement
1. Fratris Rogeri Bacon, Ordinis Minorum, Opus majus ad Clementem quartum,
Pontificem Romanum, ex MS. Codice Dubliniensi, eu m aliis quibusdam collato,
nunc primum edidit S. Jebb, M. D.; Londini, typis Gulielmi Browyer, MDCCXXXIII ;
p. 93.
8 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
développée par Jean de Duns Scot, en son commentaire aux
Quatre Livres des Sentences de Maître Pierre Lombard '.
Duns Scot distingue deux formes de la doctrine qu'il
prétend combattre : l'une consiste à affirmer que le continu est
composé à'indivisibilia, c'est-à-dire d'atomes discontinus, sépa-
rés les uns des autres; l'autre, à affirmer qu'il est composé
de minirna se soudant l'un à l'autre avec continuité.
A chacune de ces deux formes, il oppose l'argument de
Roger Bacon et d'autres arguments analogues; celui-ci par
exemple : « Des cercles concentriques sont tous rencontrés par
n'importe quel rayon issu du centre; il faudrait donc qu'ils
renfermassent tous le même nombre d'atomes et, par consé-
quent, qu'ils fussent égaux entre eux. »
La réfutation géométrique de la doctrine de Démocrite,
proposée par Duns Scot, fut aussitôt propagée par ses disciples;
elle eut dans l'École la plus grande vogue.
Guillaume d'Ockam (i 280-1347), dans ses Quodlibeta (Quod-
lib. 1, quaest. 9) donne en abrégé les raisons mathématiques que
le Docteur Subtil avait imaginées à l'encontre des indivisibles.
Un autre franciscain, disciple de Scot et contemporain d'Ockam,
Jean Marbres, dit Jean le Chanoine, donnait à Paris, vers l'an
i32o, un brillant enseignement; dans ses Questions sur la Phy-
sique d'Aristote, il reprend2 sommairement l'argumentation
de son maître.
Albert de Saxe en fait autant3, dans ses belles et importantes
Questions sur les huit livres des Physiques.
Marsile d'Inghen, qui fut recteur de l'Université de Heidel
1. H. P. F. Joannis Duns Scoti Opéra, tomi sexti pars prima, ainsi intitulée :
R. P. F. .loannis Duns Scoti, Doctoris subtilis, Ordinis Minorum, Quœsliones in
lib. II Sententiarum, nunc denuorecognita», annotationibus marginalibus,Doctorum
(pie celcbrioruni ante quamlibet quaostionem citationibus exornatae, et seboliis per
textum insertis illustrât^. Gum commentariis IV' P. F. Francisci Lycbeti Brixiensis,
Ordinis Minorum regularis observantiae olim ministri generalis, et supplemento
R. P. F. Joannis Poncii Hibcrni,ejusdem Ordinis, in Gollegio Hibernorum tbeologia^
primarti professons. Lugduni, sumplibus Laurentii Durand, MDGXXXIX. Lib. Il
ilist II, quœst. I\ : Utrum angélus possit moveri de loco ad locum motu eontinuo.
■1. Joannis Canonici Qnestiones super 17// libros physicorum irisLotelis perutiles,
[Padoue, \\<>: Venise, 1/481 ; Viceoce, i485; Venise, 1/187 (deux éditions); Venise,
• |; libri \ I quœst. unica.
icutissime qusestiones super libros de physica auscultations ab Alberto de Saxonia
édita? ; m librum \ l quœst. I.
LÉONARD DE VINCI ET LES DEUX INFINIS 9
berg et qui mourut dans cette ville en i3q3, a composé, sur le
même ouvrage d'Aristote, des Questions1 souvent imitées de
celles d'Albert de Saxe. A l'exemple d'Albertutius, Marsile
oppose9 aux indivisibles les arguments de Duns Scot.
Grégoire de Rimini était un contemporain d'Albert de Saxe ;
nommé en i357 général de l'ordre des Augustins, il mourut
à Vienne en i358. Il admirait grandement les raisonnements
géométriques du Docteur Subtil contre les atomistes; c'est, du
moins, ce que nous apprend Jean Majoris dans son traité Sur
l'infini, que nous aurons plusieurs fois à citer3.
Certains ne se contentaient pas de reproduire les arguments
du Docteur Subtil ou de les résumer; ils les étendaient par de
nouveaux développements. Tel Thomas Bradwardin, qui
mourut en i34g, au moment où le Souverain Pontife ratifiait
son élection à l'archevêché de Ganterbury. Il avait composé un
i. Qùestiones subtilissime Johannis Marcilii Inguen super octo libros physicorum
secundum nominalium viam. Colophon : Impresse Lugdini per honestum virum Johan-
nem Marion, anno Domini MCCCCCXVIU.
En 1617, ces Questions, jointes à un commentaire des Physiques qui pouvait avoir
été composé par Duns Scot, furent données comme une œuvre de Duns Scot sous ce
titre :
Jo. Duns Scoti, Doctoris subtilis, In VIII lib. Physicorum Aristotelis Quaestiones et
Expositio, in celeberrima et pervetusta Parisiensium Academia ab ipso Authore
publiée ex cathedra perlectae, nunc primum ex antiquissimo manuscripto exemplari
abstersis omnibus mendis in lucem editae et accuratis annotationibus illustratae,
a R. Adm. P. F. Francisco de Pitigianis Arretino, Ord. Minorum de Observantia
Provincial Tusci;e, olim Sereniss. Ferdinandi Gonzaga? Mantuœ et Montisferrati
Ducis, Theologo, Suœq. Serenissimae Dominationi, ab ipsomet vivente dicata?.
Venetiis, MDCXVII, apud Joannem Guerilium.
L'Exposition et les Questions furent insérées au tome II des Opéra omnia de Duns
Scot, dont les huit volumes parurent à Lyon, chez Laurent Durand, en 1639 ; elles y
portent ce titre :
R. P. F. Joannis Duns Scoti, Doctoris subtilis, Ordinis Minorum, dilucidissima
expositio et quœstiones in octo Ubros Physicorum Aristotelis.
Mais elles y sont précédées d'une remarquable Censura, due au savant P. Luc
Wadding, où il est prouvé que ces Questions ne sont pas de Duns Scot, qu'elles se
rattachent à l'École nominaliste de Paris, et où Marsile d'Inghen est cité comme un
de leurs auteurs probables.
2. Marsile d'Inghen, loc. cit.; in lib. VI quœst. 1.
3. Magister Johannes Majoris Scotus. Omnia opéra in artes quas libérales vocant
a perspicacissimo et famatissimo uno sanctarum litterarum professoreprofondissimo
Magislro Johanne Majoris majori accuratione elaborata atque castigata quam antehac
in lucem prodita sint majorique precio comparanda quam quispiam persolvere
possit si ea ab equo judice pensiculantur. — Colophon : Impressum Cadomi per
Laurentium Hostingue impensis virorum industriosorum Michaelis Augier prope
pontem ejusdem Cadomi commorantis et Johannis Mace e regione Sancti Salvatoris
Redonis residentis. (Sans date.)
L'allusion à Grégoire de Rimini se trouve au fol. III, col. b, du Propositum de
infînito.
IO ÉTUDES SLR LÉONARD DE VINCI
Tractatus continui dont le premier livre seul nous est parvenu
en manuscrit; Maximilien Gurlze en a donné une publication
sommaire1.
En cet écrit, dont la publication complète offrirait le plus
grand intérêt, le Doclor profundus entreprend de réfuter par
raisons mathématiques les atomistes des diverses sectes, ceux
qui composent un continu fini d'un nombre limité de corps
indivisibles contigus les uns aux autres, comme ceux qui le
forment d'un nombre limité de points séparés ; il combat aussi
ceux qui regardent le continu comme l'ensemble d'une
infinité de points actuellement existants.
Cette persévérance à argumenter contre l'atomisme nous
démontrerait à elle seule, à défaut d'autres preuves, la persi-
stance des doctrines atomistiques au cours du Moyen-Age;
d'ailleurs, il nous est facile de citer les noms de docteurs
célèbres qui ont formellement adhéré à ces doctrines.
Au premier rang de ceux-ci, il convient de citer un francis-
cain, disciple immédiat et illustre de Duns Scot, Gérard
d'Odon ; originaire de Ghâteauroux, il fut, en i32g, élu général
de l'ordre des Mineurs; il fut ensuite légat du pape, évêque
de Gatane en i342, patriarche d'Antioche en i348; en 1 3^9, il
revint mourir à Gatane.
Ce haut dignitaire de l'Église avait adopté plusieurs des
thèses de la Physique épicurienne. Jean le Chanoine nous a
conservé ce qu'il enseignait soit au sujet du vide2, soit au sujet
des indivisibles3. Gérard d'Odon soutenait que tout continu se
compose d'indivisibles et, avec une grande subtilité de dialec-
tique, il s'efforçait de dissoudre les preuves données par
Aristote et par Averroès en faveur de la divisibilité à l'infini.
Le dominicain Robert Holkot, mort à Northampton en i3/jo,
professait des opinions analogues à celles de Gérard d'Odon.
Si nous en croyons Jean Majoris^1, il se refusait à admettre
i. Maxirailian Curtze, Ueber die Handschrift P. 4° 2, Problematum Euclidis explicatio
der Kônigl. Gymnasialbibliothek zu Thorn (Zeitschrift fur Malhematik und Physik,
XIH'" Jahrgang, i$68, Supplément, p. 85).
a. Joannis Canonici Qusestiones super VIH libros physicorum; libri IV quaestio IV.
S. Joannes Canonicus, loc. rit. ; libri VI qutestio unica.
V Proposition de injînito Magistri Joannis Majoris, fol. III, col. </.
LEONARD DE VINCI ET LES DEUX INFINIS II
qu'en un espace de temps, si court soit-il, on pût concevoir une
infinité d'instants.
Nicolas d'Outricourt ou d'Àutrecourt, dont soixante propo-
sitions furent condamnées, en i348, par l'Université de Paris1,
avait adopté dans sa totalité la Physique épicurienne.
D'ailleurs, au début du xive siècle, l'atomisme prit une
forme plus subtile que celle dont s'étaient contentés Démocrite,
Leucippc et Épicure; cette forme lui fut surtout donnée par
un moine Augustin, disciple éminent de saint Thomas, le
bienheureux Gilles Golonna ou Gilles de Rome (i247-i3i6).
À la base de la doctrine soutenue par Gilles de Rome se
trouve une distinction essentielle 2 :
La grandeur peut être considérée de trois manières différentes.
On peut la considérer, en premier lieu, en tant que pure
grandeur, en faisant entière abstraction de la matière en
laquelle elle est réalisée.
On peut, en second lieu, la considérer d'une manière plus
concrète, comme réalisée en une certaine matière, mais sans
spécifier aucunement la nature de cette matière.
On peut, enfin, la considérer d'une manière encore plus
concrète, comme réalisée en une matière dont la nature soit
spécifiquement déterminée.
Ces trois points de vue doivent être nettement distingués
lorsque Ton se propose de donner une réponse juste à cette
question : La grandeur est-elle divisible à l'infini?
La grandeur pure et abstraite de toute matière, la grandeur telle
que le géomètre la conçoit, est évidemment divisible à l'infini.
Il en est encore de même de la grandeur réalisée en la
matière, mais en une matière dont la nature demeure indé-
terminée.
Il en est tout autrement de la grandeur réalisée en une
matière dont la nature est déterminée; cette grandeur ne
saurait être divisée indéfiniment sans changement de nature
de la matière où elle est concrétisée.
i. Bulaeus, Historia Univers itatis Parisîensis, t. IV, pp. 3o8 seqq.
2. Egïdii Romani In libros de physico auditu Aristotelis commentaria. In fine : Man-
date) et expensis heredum Octaviani Scoti civis Modoetiensis per Bonetum Locatel-
lum presbyterum. i5o2. Lib. III, text. Co. Go-Gi, fol. 5g, col. b.
12 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Ainsi, on pourra imaginer que l'on divise indéfiniment un
volume d'un pied cube abstrait de toute matière; on pourra
concevoir également que l'on divise à l'infini une quantité de
matière mesurant un pied cube ; mais si cette matière est de
l'eau, on ne pourra la diviser en parties toujours plus petites
sans qu'elle cesse à un certain moment d'être de l'eau, sans
quelle se transforme en une autre substance; il y a un volume
minimum d'eau dont la matière est encore divisible, mais dont
la forme s'altère par l'effet de cette division et cesse d'être la
forme de l'eau.
Assurément, cette puissante théorie n'a pas été créée de
toutes pièces par Gilles de Rome; on en trouve chez certains
de ses prédécesseurs les premiers linéaments.
Averroès semble, en divers endroits, admettre des minima
naturels.
Robert Grosse- Teste, né vers 1 175 dans le comté de Lincoln,
fut, en 1235, sacré évêque de Lincoln; il mourut dans
cette ville en 1253; on sait qu'il eut pour disciple Roger
Bacon. Il a donné des huit livres de la Physique d'Aristote un
commentaire1 très concis, puisqu'il remplit à peine quelques
pages, mais où se trouve en germe plus d'une idée féconde. Or,
à la fin du commentaire consacré au sixième livre, se lit une
très brève indication de la théorie que nous venons d'exposer.
Mais si Gilles Golonna a trouvé déjà formés les premiers
germes de cette théorie, il leur a donné un grand développe-
ment; dans ses commentaires à la Physique d'Aristote, il
expose cette doctrine à plusieurs reprises3 ; il la reprend dans
ses Questions sur le De generatione et corruptionc*.
1. Divi Roberti Linconicnsis Super octo libris physicorum brevis et utilis summa féli-
citer incipit. Cet écrit est adjoint à l'ouvrage ainsi intitulé : Emptor et lector aveto. Divi
Thome Aquinatis in Ubros physicorum Aristotelis interpretatio suni et expositio... Colo-
phon : lmpressuin in inclita Venetiarum urbe per Bonetum Locatellum Bergomen-
Bem presbyte™ m rnandato et sumptibus beredum nobilis viri Octaviani Scoti civis
Modoetiensis anno a nativitate Domini quarto supra millesiinum quinquiesque
centesimum. Sexto Idus Apriles.
■>.. Outre le passage déjà mentionné, cf. : Lib. I, text. Co. 17, fol. 7, col.c/;lib. VI,
te* t. Go. i5, fol. 121, col. d.
'.*>. Egidius cum Marsilioet Alberto De generatione. Colopbon : lnipressum Venetiis
rnandato et expeosis nobilis viri Luceaotonii de Giunta Florentini, anno Domini
Qaestiones super primo De generatione fundatissimi doctoris Domini Egidii ordi-
nis fratrum Heremitarum Sancti Augustini ; queestio X, fol. 56, col. a.
LEONARD DE VINCI ET LES DEUX INFINIS l3
Les démonstrations géométriques, toutes -puissantes en
faveur de la divisibilité à l'infini de la grandeur abstraite, ne
prouvent rien contre l'existence des minima naturels; c'est ce
que Gilles, avec infiniment de raison, soutient en ses Quodlibeta1 .
Cette opinion, toutefois, n'est pas adoptée par Duns Scot, qui
prétend3, par des arguments géométriques, prouver la non-
existence des minima naturels.
Il ne paraît pas, d'ailleurs, que la distinction si logique que
Gilles Golonna a posée ait eu grande vogue dans les écoles du
Moyen-Age; parmi les docteurs qui, dans leurs commentaires
à la Physique d'Aristote, consacrent les plus longs dévelop-
pements au problème des indivisibles, il en est qui ne parlent
pas des minima de nature; nous n'avons pu trouver aucune
allusion à cette forme nouvelle de la théorie atomistique en
feuilletant les écrits de Jean le Chanoine.
D'autres gardent quelque chose de la théorie de Gilles de
Rome, mais en la modifiant plus ou moins.
La modification paraît légère dans les quelques lignes que
Jean de Jandun consacre à cette doctrine en ses Questions
sur la Physique d'Aristote3. Si nous comprenons bien ces
lignes, elles signifient qu'aucune limite inférieure ne borne
la divisibilité d'une grandeur, mais que les parties obtenues
par la division ne peuvent être séparées du tout et subsister
isolément si elles ne surpassent un certain minimum.
Jean de Jandun est un peu plus explicite dans les Questions
qu'il a composées au sujet du De substantiel orbis d'Averroès;
parmi ces Questions, dont la vogue fut si grande en l'École
averroïste de Padoue, et qui furent si souvent reproduites par
l'imprimerie, il en est une-' où Jean de Jandun examine si
chaque forme naturelle est terminée par un certain maximum et
par un certain minimum. Après avoir répondu affirmativement
i. /Egidii Romani Quodlibeta. Quodlib. IV, quœst. 0, et Quodlib. VI, quœst. 7.
2. R. P. F. Duns Scoti Quxstiones in lib. II Sententiarum. Distinct. II quœst. IX.
Opéra omnia, tomi sexti pars prima, p. 238.
3. Joannis de Janduno, philosophi acutissimi, Super octo libros Aristotelis de
physico auditu subtilissitnx quxstiones. Venetiis, apud Junlas, MDLI. Lib. sexti
quœst. I, fol. 86, col. 6.
h. Joannis de Janduno, Quxstiones super Averrois sermonem de substantia orbis;
quœstio VIII. An forma naturalis ad maximum et minimum determinetur.
1 \ ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
à cette interrogation, Jean de Jandun examine quelques
difficultés que l'on pourrait lui objecter.
Toute forme naturelle est unie à une matière; cette matière,
selon la doctrine d'Averroès dont Jean de Jandun est le plus
ferme champion, possède nécessairement Irois dimensions;
cette matière est donc divisible à l'infini; n'en est-il pas
nécessairement de même de la substance que constitue cette
matière informée?
A cette objection, le célèbre Averroïste répond en ces
termes : Une substance naturelle, du feu par exemple, en
tant qu'elle est quantité, qu'elle occupe un certain volume,
est divisible à l'infini; en tant qu'elle est substance naturelle,
elle ne l'est pas; si l'on pousse jusqu'à un certain degré la
division de cette substance, sa forme est détruite; le feu, par
exemple, ainsi divisé, se transforme en l'élément, air ou eau,
au contact duquel il se trouve.
Mais, dira-ton, si l'on divise du feu de la sorte, au moment
où la division atteindra ce minimum de grandeur après lequel
le feu ne peut plus subsister, ce feu tout entier va se changer
instantanément en air ou en eau, ce qui ne saurait être.
Ce n'est pas ainsi qu'il faut comprendre l'opération par
laquelle le feu, lorsqu'on en pousse la division assez loin, se
transforme en l'élément au sein duquel il se trouve plongé. Il
ne faut pas s'imaginer que les parties résultant de cette divi-
sion se transforment tant qu'elles demeurent unies entre elles;
c'est seulement lorsqu'on veut les séparer de ce tout qu'elles
prennent la forme de l'élément qui les enveloppe et qu'elles
s'unissent à lui : « Il n'y a pas de minimum de grandeur
pour les parties d'une substance naturelle continue, tant que
ces parties demeurent unies au tout; il n'existe, pour ces par.
tics, de minimum naturel qu'autant qu'on les sépare du tout. »
\\ aller Burley indique très sommairement1 les deux opi-
nions de Gilles de Home et de Jean de Jandun : « On peut dire
que la grandeur en tant que réalisée dans la matière sensible
répugne à la division à l'infini, tandis que la grandeur sim-
plement réalisée dans la matière première, non sensible, est
i. Burleus Super oclu librus jihysicorum. Vcnctiis, lAgi, fol. 71, col. I
LEONARD DE VINCI ET LES DEUX INFINIS 10
divisible à l'infini. On peut aussi concevoir une autre inter-
prétation : La grandeur réalisée dans la matière sensible est
divisible à l'infini tant qu'il s'agit seulement de marquer
la division des diverses parties; mais cette grandeur réalisée
dans la matière sensible n'est plus divisible à l'infini lorsqu'il
s'agit, par des coupures actuelles, de séparer les parties les
unes des autres. » Burley néglige, d'ailleurs, de nous faire
connaître sa propre opinion.
Pour Ockam1, il est vrai qu'il existe pour chaque substance
un minimum naturel au-dessous duquel elle cesse de pouvoir
résister aux agents extérieurs de corruption et change de
forme; mais Dieu pourrait écarter ces agents et la substance
ne connaîtrait plus de minimum.
Albert de Saxe a soumis la théorie de Gilles Colonna à
l'analyse profondément pénétrante dont il fait communément
usage2; cette analyse, inspirée par l'opinion d'Ockam, ne
conserve la théorie de Gilles de Rome qu'après l'avoir complè-
tement transformée; et voici sous quelle forme elle la conserve :
Considérons une matière homogène. Il est bien vrai qu'en
un milieu donné, en des circonstances données, une parcelle
de cette matière ne pourra subsister sans corruption, à moins
que sa grandeur ne surpasse un certain minimum. Mais ce
minimum dépend du milieu et des circonstances, en sorte que
la portion de matière, trop petite pour subsister sans corrup-
tion en un certain milieu, peut fort bien demeurer inaltérée
en un autre milieu. Si donc on parle d'une manière absolue
et sans déterminer le milieu et les circonstances, il n'est pas
vrai de dire qu'il existe un minimum tel qu'une certaine
quantité de la substance homogène considérée ne puisse
subsister lorsqu'elle est moindre que ce minimum.
Sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, Jean Marsile
d'Inghen, traitant la Physique secundum nominalium viam,
adopte pleinement l'opinion d'Albert de Saxe3.
i. Guilhclmi de Ockam Annotationes in libros Scntentiaruin, libri II qiuest. VIII.
2. Acutissimce quœstiones super libros de pkysica auscullatione ab Alberto de Saxoaia
editœ. In librum I quœstio X.
3. Questiones subtilissime Johannis Marcilii Inguen super oclo libros physicorum
secundum nominalium viam. Lugduni, i5i8. In librum 1 quaRst. XIII.
l() ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Dans l' Abrégé de Physique qu'il a rédigé, selon l'enseigne-
ment de L'Université de Paris, pour ses élèves de Heidelberg,
Marsilc se borne à dire1 que « la forme d'une matière homo-
gène peut cire produite en une matière infiniment petite; par
exemple, la forme du feu peut être produite en une portion de
matière, si petite soit-clle, car une partie quelconque d'un feu
est encore du feu ».
Malgré ces transformations essentielles que lui imposaient
les maîtres de la Scolastique, la doctrine de Gilles Colonna,
prise sous sa forme première, ne fut pas entièrement oubliée, et
les partisans des théories de Démocrite la gardèrent avec soin.
Nous en avons pour garant une phrase de Jean Majoris.
Jean Majoris, de Hadington en Ecosse2, avait pris le bacca-
lauréat à Paris en i45o3; il fut licencié et débuta comme
maître es arts en 1 45i 4. En la seconde moitié du xvc siècle,
il était, à Paris, régent du Collège de Montaigu ; il y composa
de nombreux écrits, entre autres un Proposltum de infinito où
nous lisons ces lignes5 :
« Nous répondrons que cet argument a une grande force en
faveur de l'opinion de Démocrite, selon laquelle le continu
est composé d'indivisibles, et, si l'on parle au point de vue
purement naturel, c'est une opinion que l'on peut soutenir. »
Parmi les maîtres de l'École, ceux-là mêmes qui s'accor
daient pour admettre que la grandeur est divisible à l'infini,
sans restriction d'aucune sorte, se trouvaient encore séparés
au sujet d'autres questions.
i. Incipiunl subtiles doctrinaque plene abbrevialiones libri phisicorum édite a prestan-
lissimo philosophe- Marsilio Inguen doctore Parisicnsi (sans indication d'éditeur, de
date ni de lieu d'édition); : ixièmc feuillet, coll. c et d.
2. Dans ses écrits, il est souvent surnommé Hadingtoniensis et Scotus. — M. de
Wulf (Histoire de la philosophie médiévale, 2° édit., 1905, p. 532) attribue les écrits
de Jean Majoris à un Johannes Major Scotus qu'il fait vivre de 1/478 à i5^o; ces dates
montrent qu'il ne peut s'agir de notre auteur, dont les ouvrages étaient vraisembla-
blement imprimés avant l'an i5oo; lorsqu'on i5o6, Jean Dullacrt de Gand fait
imprimer ses Questions sur le De Cœlo, dont nous parlerons plus loin, il les présente
comme un complément au Propositum de infinito de son maître Jean Majoris.
.'S. Dcnillc et Châtelain, Auctarium chartularii Universitatis Parisiensis, tomus II,
MDGCGLXXXXVII. Liber procuratorum Nationis Anglicanœ, tomus II, ab anno
MCCCCV1 usque ad annum MCCGGLVI, col. 795.
!\. Dcnillc et Châtelain, Auctarium..., tomus II, coll. 850-857.
.'). Johannis Majoris Propositum de injinito, qusest. 11, fol. 7, col. a de l'édition
ciléc ci-dessus (p. 9).
LÉONARD DE VINCI ET LES DEUX INFINIS 17
L'une de ces questions controversées portait sur le degré de
réalité qu'il convient d'attribuer au point, à la ligne, à la
surface.
Une école affirmait que dans les notions de point, de ligne,
de surface, il n'y a rien de réel, rien de positif; seul, le
volume, la grandeur à trois dimensions, peut être réalisé en
un corps; la surface est une pure négation, la négation que
le volume d'un corps s'étende au delà d'un certain terme ; de
même, la ligne est la négation que l'étendue d'une surface
franchisse une certaine frontière ; le point, la négation qu'une
ligne se prolonge au delà d'une certaine borne.
Cette doctrine est celle que Guillaume d'Ockam soutenait
de la manière la plus nette et la plus formelle dans la plupart
de ses écrits1. Selon lui, l'existence réelle du point, de la
ligne, de la surface est si absolument contradictoire que Dieu
lui-même ne pourrait la conférer à ces indivisibles.
D'autres, avec Duns Scot2, tenaient pour une opinion diffé-
rente. Ils faisaient observer que certaines propriétés des corps,
telle la couleur, dépendent de la surface; ils en concluaient
qu'une certaine réalité appartient à la surface, et ils étendaient
cette conclusion à la ligne et au point.
Contentons- nous d'avoir mentionné ce débat et, sans y
insister davantage, venons à une théorie au progrès de
laquelle la plupart des maîtres scolastiques se sont efforcés
d'un commun accord.
Pour bien comprendre le sens du problème qui a si vive-
ment sollicité les efforts des docteurs de l'École, il nous faut
remonter un peu haut, jusqu'aux commentaires célèbres dont
Averroès a enrichi l'œuvre d'Aristote.
Nous avons vu qu'Aristote niait et qu'il y eût une grandeur
infinie en acte et qu'il pût y avoir une grandeur infinie en
puissance; nous avons vu aussi qu'il faisait dépendre la vérité
de cette seconde négation de la vérité de la première. C'est
cette dépendance qu'Averroès a cherché à préciser. « Si, »
1. Guillaume d'Ockam, Tractalus de Sacramento Altaris, capp. I, II et IV. —
Quodlibeta, Quodlib. I quaest. g. — Logica, cap. de quantitate, etc.
2. R. P. F. Joannis Duns Scoti Quœstiones in lib. II S entent iarum, distinct. II,
quaest. 9. — Opéra omnia, tomi sexti pars prima, pp. a56-a57.
p. duhem. 2
ï8 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
dit-il1, «une grandeur avait puissance pour devenir plus
grande que toute grandeur donnée, elle se trouverait en acte
plus grande que toute grandeur donnée; elle serait donc une
grandeur actuellement infinie. »
Sans l'énoncer formellement, ce raisonnement semble
supposer implicitement le principe suivant : Ce qui est en
puissance peut être réalisé en acte. >
Mais alors une grave difficulté se rencontre dans l'étude de
la divisibilité à l'infini de la grandeur; il n'y a pas, en effet,
de raison pour ne pas appliquer à cette étude le principe dont
on a usé dans l'étude de l'addition à l'infini; or, si ce qui est
en puissance peut toujours être réalisé en acte, la grandeur
qui, en puissance, est divisible à l'infini peut, en acte, être
divisée à l'infini. Gomme le remarque fort justement Walter
Burleya, « supposons que ce raisonnement soit exact : si une
certaine grandeur peut croître à l'infini, il est possible qu'une
certaine grandeur soit infinie en acte; cet autre raisonnement
semble également concluant: s'il est possible qu'une grandeur
soit divisée à l'infini, il est possible qu'une grandeur soit
actuellement divisée à l'infini. »
Le principe implicitement posé par Averroès conduit donc
à cette conséquence : Une grandeur peut être divisée à l'infini
d'une manière actuelle ; et cependant l'enseignement d'Aristote
repousse cette proposition.
Par là, la Scolastique fut amenée à réfuter le principe impli-
citement posé par Averroès et, pour ce faire, à approfondir,
plus qu'on ne l'avait fait auparavant, la relation de la puis-
sance et de l'acte. Elle distingua deux manières d'être en
puissance. Il est des puissances qui peuvent être pleinement
actualisées; ce qui est en puissance de cette manière peut être
réalisé en fait, in facto esse. Il est aussi des puissances dont la
réalisation en acte ne peut jamais être pleinement achevée; si
loin que l'on pousse cette réalisation, il demeure toujours de
la puissance non actualisée; ce qui est en puissance de la sorte
i ^ristotelis Dr i>kysico auditu libri octo, cuin Avcrrois Cordubensis variis in
eosdem commentante. Venetiis, apud Juntas, MDLXX1I1I; lib. III, text. Go. Go, p. n3.
■i. Burleus Super octo libros physicoruin. Venetiis, t4gi ; lib. 111, fol. 71, col. c.
LÉONARD DE VINCI ET LES DEUX INFINIS 19
ne peut jamais être conçu comme in facto esse, mais seulement
comme injieri.
Roger Bacon semble être un des premiers que ces idées
aient préoccupé » ; en son Opus tertium, il les exprime 3 avec
une remarquable netteté : « La puissance de division dans un
corps ne peut pas être réduite à l'acte pur et complet. C'est
une puissance que l'on peut seulement réduire à un acte
impur et incomplet, auquel demeure sans cesse mélangée une
certaine puissance pour un acte ultérieur; elle est réduite
à l'acte, mais de telle manière qu'il demeure une puissance
pour un nouvel acte de division. Telle est la puissance qu'a le
continu et qui constitue la divisibilité à l'infini ; lorsque cette
puissance se trouve réduite à la division actuelle, elle n'exclut
pas la possibilité d'un nouvel acte de division; bien mieux,
elle la pose; en effet, la partie qui résulte de la division est
une grandeur; partant, elle est encore divisible, et ainsi de
suite à l'infini. »
Ceux qui soutiennent la possibilité d'une division actuelle
à l'infini repoussent cette conception, et cela par l'argument
suivant :
Si chacune des propositions particulières est possible, si
chacune d'elles est possible en même temps que chacune des
autres, la proposition universelle est sûrement possible. Or, il
est possible qu'une ligne soit actuellement divisée au point A,
qu'elle le soit au point B, au point G; il est possible qu'elle
soit actuellement divisée à la fois au point A et au point B;
donc elle peut être actuellement divisée en tous ses points.
A cet argument Bacon répond en ces termes3 :
« Ici, chaque proposition particulière est possible en soi;
elle est compossible avec toute autre proposition particulière
1. On peut, cependant, regarder ce qu'il en dit comme suggéré par un passage
d'Averroès commentant le De generatione et corruptione d'Aristote*.
2. Fr. Rogeri Bacon Opéra quœdam hactenus inedita. Vol. I, conlaining: 1. Opus
tertium; II. Opus minus; III. Compendium philosophiœ. Edited by J. A. Brewer,
London, 1859. — Opus tertium, cap. XXXIX, pp. i3a-i33.
3. Roger bacon, loc. cit., pp. i3/i-i35.
a) Aristolelis De Cœlo, De generatione et corruptione, Mcteorologicorum, De plantis, cum
Averrois Cordubensis variis in eosdem commenlariis. Veneliis, apud Juntas, 1574. — Arislotelis
De generatione et cor ruptione liber primus cum Averrois Cordubensis média expositione ; summae
primae caput II, p. 330.
20 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
actuellement donnée; mais elle est incompatible avec une
proposition particulière qui n'est pas actuellement donnée,
qui est à donner dans l'avenir... On doit donc concéder que la
division au point À ne répugne aucunement à la division en
n'importe quel autre point donné présentement et en acte;
mais elle répugne à la division en quelque point qui reste
à donner; tous les points de division, en effet, ne sauraient
être donnés simultanément; ils sont donnés successivement et
par une succession qui se prolonge à l'infini... Voilà donc
brisée cette massue d'Hercule; non sans peine, il est vrai, car
le vulgaire entier ignore ces choses ; quelques habiles les
connaissent, mais ils sont fort peu nombreux. »
Roger Bacon marque quelque fierté de la réponse qu'il a
opposée aux partisans de la divisibilité actuelle à l'infini;
il est permis cependant de douter qu'elle soit entièrement
juste.
La division d'une ligne au point A est certainement com-
patible avec la division en n'importe quel point actuellement
donné; on ne voit pas pourquoi elle cesserait d'être compa-
tible avec la division en n'importe quel point à marquer dans
l'avenir; l'impossibilité ne s'introduit qu'au moment où l'on
considère la division en tous les points à la fois.
C'est ce qu'a fort bien vu le Docteur Subtil1.
A un certain instant (nunc) un continu peut être divisé réel-
lement en A parties; il peut être divisé réellement en B parties,
ou à la fois en A parties et en B parties. Mais il n'est pas pos-
sible qu'en un certain instant, même indéterminé, ce continu
se trouve réellement divisé en A parties, en B parties, en
G parties..., A, B, G,... étant tous les nombres possibles.
Chacune de ces divisions peut être réalisée en un certain
instant; il en est de même d'un groupe quelconque de telles
divisions ; mais elles ne sont pas toutes compossibles en un
même nunc. Les possibilités en nombre infini qui corres-
pondent à ces divers modes de division ne peuvent pas se
trouver toutes à la fois réduites à l'acte.
i. R. P. F. Joannis Duns Sroti, Doctoris subtilis, Quœstioncs in lib. II Sentcn-
liarum; dist. II, quœst. 9. Opéra omnia, tomi sexti pars prima, p. a5i.
LEONARD DE YINCÏ ET LES DEUX INFINIS 21
A ce propos, Duns Scot donne un ingénieux exemple de
possibilités dont chacune peut être réalisée isolément, ou
simultanément avec d'autres, mais qui ne peuvent être réali-
sées toutes ensemble :
Socrate peut porter 9 pierres et on en donne 10. Socrate
peut porter une quelconque des pierres ou un groupe quel-
conque de 2, de 3..., de 9 pierres; mais il ne saurait porter
les 10 pierres à la fois.
L'opinion de Duns Scot a été adoptée par plusieurs des
grands maîtres de la Scolastique; Walter Burley, en particu-
lier, l'a formulée avec netteté1.
Les méditations de Roger Bacon, de Duns Scot, de leurs
continuateurs, ont amené les docteurs de l'École à diviser
autrement que ne l'avait fait Aristote les propositions relatives
à l'infiniment grand et à l'infiniment petit. Aristote s'était
borné à distinguer les propositions qui traitent de l'infini en
acte de celles qui traitent de l'infini en puissance. Les Moder-
nes adoptent une distinction plus raffinée. Parmi les proposi-
tions qui traitent de l'infini, il en est où tous les termes sont
donnés comme actuellement réalisés ou comme susceptibles
d'être réduits à l'acte sans aucun mélange de puissance; en ces
propositions, on parle de l'infini d'une manière catégorique
(cathegoreumatice) . En d'autres propositions, on donne cer-
tains termes comme susceptibles seulement d'une réduction
à l'acte toujours incomplète, toujours mélangée de puissance;
on parle alors de l'infini d'une manière syncatégorique (synca-
thegoreumatice) . Les propositions catégoriques posent l'infini
in facto esse; les propositions syncatégoriques le posent seule-
ment infieri.
Cette distinction entre l'infini catégorique et l'infini synca-
tégorique paraît avoir été posée pour la première fois par
un dialecticien dont la logique a dominé, pendant tout le
xive siècle et tout le xve siècle, l'enseignement de l'Université
de Paris; nous voulons parler de Petrus Hispanus, c'est-à-dire
du Portugais Pedro Juliani (1 226-1 277) qui prit, en coiffant la
tiare, le nom de Jean XXI.
1. Burleus Super octo libros physicorum. Venetiis, i ^9 1 ; fol. i55, col. d.
2 2 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Au septième traité — le plus original — de ses Summnlœ
locjicales, Petrus Ilispanus distingue1 l'infini catégorique, qui
désigne la quantité du sujet auquel s'applique le prédicat
d'infini, et l'infini syncatégorlque qui ne désigne pas la quantité
du sujet de la proposition, mais seulement de quelle manière
le sujet se comporte à l'égard du prédicat; ce dernier infini
est une marque de la disposition du sujet, un signe distributif.
Toute proposition sur l'infini syncatégorique affirme que le
prédicat convient au sujet pris sous une certaine quantité, mais
en môme temps elle nie que le prédicat appartienne au sujet
seulement lorsqu'il est pris en telle quantité déterminée. Ainsi
cette proposition syncatégorique : Une infinité d'hommes
courent, signifie : Un certain nombre d'hommes courent, et
aussi un plus grand nombre, et plus grand d'autant que l'on
voudra.
On comprend qu'une proposition puisse être fausse au sens
catégorique et vraie au sens syncatégorique. Walter Burley en
cite un exemple2. Cette proposition : Dans toute grandeur
donnée, il y a une infinité de parties égales entre elles et
placées les unes hors les autres, peut être vraie ou fausse. Elle
est fausse si on la prend cathegoreumatice, entendant que l'on
peut, dans cette grandeur, distinguer actuellement une infinité
de parties égales entre elles et égales à une quantité donnée
d'avance. Elle est vraie si on la prend syncathegoreumatice,
comme affirmant la possibilité de trouver en la grandeur
donnée un nombre toujours croissant de parties dont la
grandeur n'est pas assignée d'avance.
A la base même de ses discussions sur l'infini3, Albert de
Saxe — l'un des plus profonds logiciens dont l'École ait pu
i. Pétri Mispani Summulae logicales cum Versorii Parisiensis clarissima expositione.
Parvorum item Logicalium eidem Petro Hispano ascriptum opus, nuper in partes ac
capita distinctum. Quae omnia a Martiano Rota, viro clariss., inlinitis fere erroribus
siirniiio studio, ac maxima sunt diligentia castigata. Venetiis, apud hœredes Mel-
chioris Sessœ, MDLXXXHI. — Pétri Hispani Tractatus septlmus parvorum logicalium
(subdivisé lui-même en sept traités) ; tractatus septimus, pars G" : De infiniti quinque
acception ibus, et propositionihus ex ipso formatis. — L'écrit intitulé: Petro Hispano
tucriptum opus parvorum logicalium, qui se trouve à la lin du livre, ne paraît pas être
du même auteur.
i. Burleus Super oclo libros physicorum. Venetiis, 1^91 ; lib. 111, fol. 7®, col. c.
3. Acutissimst qumstiones super libros de physica ausculiatione ab Alberto de Saxonia
édita-, in libruQQ III quœstio \.
LÉONARD DE VINCI ET LES DEUX INFINIS 23
s'enorgueillir au xrve siècle — pose cette distinction entre les
propositions qui parlent catégoriquement de l'infini et celles
qui en parlent syncatégoriquement. Il n'hésite pas à proclamer
ce principe : « Si l'on formule deux propositions semblables,
mais que l'infini soit tenu pour catégorique dans l'une et pour
syncatégorique dans l'autre, ces deux propositions sont radi-
calement hétérogènes (impertinentes) entre elles; elles ne résul
tent pas l'une de l'autre; elles ne répugnent pas non plus
l'une à l'autre. » La vérité de chacune d'elles doit être prouvée
en soi et sans souci de la vérité de l'autre. «C'est ainsi que
cette proposition : Le continu est infiniment divisible, n'en-
traîne pas cette autre : Le continu peut être divisé en une
infinité de parties l ; car, en la première, il s'agit d'un infini
syncatégorique et, en la seconde, d'un infini catégorique. »
Ces réflexions sur l'infini syncatégorique, où une puissance
peut être réalisée toujours plus complètement sans être jamais
réduite à l'acte pur, trouvaient mainte application; l'étude
d'une grandeur variable qui tend vers une limite sans jamais
l'atteindre, leur donnait occasion de prouver leur justesse et
leur utilité ; la sommation d'une progression géométrique de
raison fractionnaire est l'exemple auquel les scolastiques
s'adressaient ordinairement,
Le paralogisme célèbre d'Achille et de la tortue, attribué à
Zenon, paraît les avoir conduits à l'étude de cette question;
voici, en effet, ce que nous lisons clans Gilles de Rome2 :
« En ce qui concerne la division du temps à l'infini, il se
présente une difficulté. Si cette division à l'infini pouvait être
réalisée en acte, un cheval rapide n'atteindrait jamais une
fourmi. Supposons, en effet, qu'un cheval se meuve de la moi-
tié d'une palme et qu'il s'arrête; qu'il se meuve après cela de la
moitié de la demi-palme restante et qu'il s'arrête de nouveau,
i. Nous sommes obligé de rendre par des mots différents les différences de sens
que le latin d'Albert de Saxe rend par une simple transposition des mêmes mots ;
Albert énonce la première proposition : In infinitum continuant est divisibile, et la
seconde : Continuum est divisibile in infinitum; cette manière de distinguer les propo-
sitions catégoriques des propositions syncatégoriques, imaginée par Albert de Saxe,
a été conservée par tous les scolastiques.
2. Egidius cum Marsilio et Alberto De generatione. Venetiis, i5i8. — Questiones
super primo de generatione D. Egidii; quaest. XI, fol. 67, col. a.
3/j ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
et ainsi de suite; comme le continu est divisible à l'infini, il
n'achèvera jamais le parcours de la palme. Lors donc que l'on
divise un continu, si chaque partie a son existence propre et
séparée, et si ces parties sont produites par une division en
acte, la division de ce continu ne sera jamais achevée... Ainsi
tout temps est divisible à l'infini, mais ses parties sont seule-
ment en puissance. »
Ce que Gilles de Rome a indiqué au début de ce passage est
repris, sous forme plus précise, par Walter Burley.
« Ce que nous venons d'exposer, » dit Walter Burley «,
« prouve la vérité de la proposition suivante, dont la connais-
sance n'est point fort commune : Étant donnée une ligne, on
peut y marquer des segments dont la longueur décroisse en
progression géométrique, et l'on peut en même temps y dési-
gner un point auquel il sera impossible de parvenir par aucune
opération finie, tandis que tout point situé en deçà de celui-là
pourra être atteint par une opération finie. Gela aura lieu si
l'on prend comme premier segment la moitié de la longueur
à l'extrémité de laquelle ne doit conduire aucune division finie,
comme second segment la moitié du premier segment, etc. Au
contraire, tout point en deçà de l'extrémité pourra être atteint
par une division finie. Gela peut, sans peine, être démontré
géométriquement; mais, pour le moment, nous n'insisterons
pas sur cette démonstration. »
Ces considérations, « dont la connaissance n'était point fort
commune » au temps de Walter Burley, se répandirent bientôt
en se reliant à un autre problème. De ce problème, nous
allons emprunter l'exposition à Jean de Jandun 2.
Il existe, pour toute vertu naturelle, un maximum aux
œuvres qu'elle peut accomplir; ainsi, le nombre de livres
i. Burleus Saper octo libros physicorum. Venetiis, 1491 ; lib. III, fol. 70, col. b.
3. Joannis de Janduno, philosophi acutissimi, Super octo libros Aristotelis de
physico anditu subtilissimœ quœstiones. Venetiis, apud Juntas, anno MDLI. Libri sexti
qu.rstio I, foll. 85 (marqué par erreur 7/i) et 8G. Ce problème tire son origine des
considérations sur la puissance maximum d'une force qu'Aristote a indiquées au
premier livre du De Ccelo, et surtout des commentaires dont Averroès a enrichi ces
considérations '.
a,) Aristotelis De Cttlo, De ijeneratione et corruptione, Meteorologicorwn, De plantis, cum
Arerroia Cordubensis in eosdem commentariis. Venetiis, apud Juntas, 157't. — De Cœlo, liber priruus
ïamma décima, eap, 11 pari 2, foll, 78-80.
LÉONARD DE VINCI ET LES DEUX INFINIS 25
qu'un homme peut porter admet un certain maximum.
Certains philosophes veulent qu'il y ait un minimum pour les
œuvres que cette vertu ne peut accomplir, et que ce minimum
soit distinct du maximum précédent. Soit, par exemple, un
homme qui peut porter tous les poids jusqu'à cent livres au
maximum ; les poids qu'il ne peut pas porter admettraient un
certain minimum, et ce minimum ne serait pas cent livres.
C'est, en particulier, l'opinion que semble admettre saint
Thomas d'Aquin, commentant le De Cœlo d'Aristote l ; voici ses
propres termes : « De même que l'on détermine la puissance
que quelqu'un possède en indiquant le maximum de ce qu'il
peut accomplir, de même on détermine ce qui lui est impossible
par l'œuvre minimum parmi celles qu'il ne peut accomplir;
on caractérise ainsi sa faiblesse. Si, par exemple, le nombre
maximum de stades que quelqu'un peut parcourir est 20,
et si le nombre minimum de stades qu'il ne peut parcourir
est 21, c'est par ce dernier nombre que l'on doit caractériser
sa faiblesse, et non pas en disant qu'il ne peut faire 100 stades
ou 1000 stades. »
Jean de Jandun montre sans peine que le maximum et le
minimum dont il s'agit ne sauraient différer par quelque gran-
deur divisible que ce soit. Supposons, en effet, qu'ils diffèrent
de la sorte et prenons un poids intermédiaire entre le maxi-
mum et le minimum. L'homme peut porter ce poids, puisqu'il
esl inférieur au minimum des poids qu'il ne saurait porter; et
cependant ce poids surpasse le maximum des poids qu'il peut
porter.
La contradiction est manifeste. Elle ne s'évanouirait que si
le maximum et le minimum étaient séparés par un indivisible.
L'impossibilité des indivisibles ferme cette échappatoire, en
sorte que Jean de Jandun se croit autorisé à formuler cette
conclusion : « Il est vrai qu'à une vertu naturelle donnée
correspond un maximum des œuvres qu'elle peut accomplir ;
il n'est pas vrai qu'il lui corresponde un minimum des œuvres
qu'elle ne peut pas accomplir. »
1. Libri de Cœlo et Munlo Aristotelis cum expositione Sancti Thomae de Aquino; in
librum I lectio XXV.
2G ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
La question que nous venons d'entendre exposer par Jean
de Jandun a été reprise par maître Albert de Saxe; il l'a traitée
d'une manière approfondie en son commentaire au De Cœlo
d'Aristote '.
Les deux propositions qu'Albert de Saxe discute sont les
suivantes :
Étant donnée une puissance active, il existe une résistance
maximum parmi les résistances qu'elle peut surmonter (maxi-
mum in quod sic).
Étant donnée une puissance active, il existe une résistance
minimum parmi les résistances qu'elle ne peut pas surmonter
(minimum in quod non).
Mais avant de discuter ces deux propositions, il a soin d'en
fixer le sens 2 avec une minutie digne d'un mathématicien de
notre temps.
En disant qu'une résistance est maximum parmi toutes celles
que la puissance donnée peut surmonter, il entend que la
puissance peut surmonter cette résistance-là et toute résistance
moindre, tandis qu'elle ne peut surmonter aucune résistance
plus grande.
Pour définir le sens de cette phrase : Telle résistance est un
minimum parmi celles que la puissance donnée ne peut pas
surmonter, les prédécesseurs d'Albert se contentaient de dire :
La puissance donnée ne peut surmonter ni cette résistance -là
ni aucune résistance plus grande, mais elle peut surmonter
toute résistance moindre. Notre logicien pointilleux exige, et
non sans raison, une plus grande précision; la puissance
donnée, dit-il, ne peut surmonter ni la résistance minimum,
ni une résistance plus grande ; mais si l'on désigne une rési-
stance quelconque moindre que la résistance minimum, il
existera une résistance supérieure à celle que l'on a ainsi
assignée, et telle que la puissance donnée la puisse surmonter.
i. Quxstiones subtilissimse Albcrti de Saxonia in libros de Cœlo et Mundo ; in lib. I
quœstt. \IV el XV. — Selon J, Aschbach (Geschichte der Wiener Université, Band I,
S. 365), Albert de Save aurait composé un traité De maximo et minimo qui serait
conservé eo manuscrit à Venise; si ce traité existe réellement, il serait à croire qu'il
B pour objet le problème qui mous occupe en ce moment.
i. Mberl <!<• Saxe, h>c cit., quœst. \IY. quantum ad primum.
LÉONARD DE VINCI ET LES DEUX INFINIS 27
Ces définitions soigneusement posées, Albert formule ses
conclusions *.
Contrairement à ce qu'avait prétendu Jean de Jandun, il
n'est pas vrai qu'il existe un maximum parmi les résistances
qu'une puissance donnée peut surmonter (poienlia activa non
terminatur per maximum in quod sic); mais il existe un minimum
parmi les résistances qu'elle ne peut pas surmonter (terminatur
per minimum in quod non).
« Soit, en effet, A la puissance active; on peut se donner
une résistance qui lui soit égale et la désigner par B. Or, cette
résistance est la résistance minimum parmi celles que la
puissance A ne peut surmonter. La puissance A, en effet, ne
peut surmonter la résistance B, car elle ne l'excède point.
Mais si nous nous donnons une résistance quelconque infé-
rieure à B, nous pourrons trouver une résistance supérieure à
celle-là et que la puissance A puisse surmonter; soit, en effet,
une résistance inférieure à B; on peut trouver une résistance
supérieure à celle-là et inférieure à A; et comme le moindre
excès suffit à déterminer le mouvement, une résistance infé-
rieure à B étant donnée, on peut trouver une résistance supé-
rieure à celle-là que la puissance active A surmonte; dès lors,
d'après la définition du minimum in quod non donnée ci-dessus,
B est la résistance minimum parmi celles que A ne peut sur-
monter. »
« On peut donc dire que nous connaissons la grandeur
d'une puissance active en sachant quelle est la résistance
minimum qu'elle ne peut surmonter. En effet, nous savons
quelle est la force d'une puissance active lorsque nous savons
la distinguer de toute puissance plus forte et de toute puissance
plus faible ; or, c'est ce que nous savons lorsque nous connais-
sons la plus petite résistance qu'elle ne puisse surmonter; car
pour connaître ce minimum, il faut connaître trois choses :
savoir, d'abord, que la puissance donnée ne peut surmonter
ni telle résistance, ni aucune résistance plus forte, et ces
deux premiers renseignements nous permettent de distinguer
1. Albert de Saxe, loc. cit., quaest. XIV, quantum ad secundum articulum.
28 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
la puissance donnée de toute puissance plus grande; — savoir,
ensuite, que si l'on se donne une résistance quelconque infé-
rieure à ce minimum, on peut trouver une résistance supérieure
à celle-là que surmontera la puissance donnée, et ce dernier
renseignement suffit à la distinguer de toute puissance plus
faible. »
Les résistances qu'une puissance donnée peut surmonter
forment donc un ensemble de grandeurs qui admettent une
limite, mais qui ne peuvent atteindre cette limite, comme il
arrivait en l'exemple cité par Walter Burley. De là la possibi-
lité de formuler des propositions qui seront vraies ou fausses
selon que nous les prendrons au sens syncatégorique ou au
sens catégorique.
« Il ne serait pas logique1 de dire : Socrate a puissance pour
porter n'importe quelle partie de ce poids, il portera donc
n'importe quelle partie de ce poids. Considérons, en effet, un
poids A, qui pèse 8, et supposons que 8 soit la puissance de
Socrate; il est clair que Socrate a puissance pour porter
n'importe quelle partie du poids A ; et cependant il est impos-
sible qu'il en porte toute partie, car il porterait alors le poids A
lui-même; or, cela est faux, car il ne peut y avoir action quand
la puissance est égale à la résistance. »
Dans ce cas donc, « la proposition universelle est impossible,
tandis que chacune des propositions singulières est possible
et compossible avec chacune des autres. » « On passe ainsi d'un
sens divisé, qui est exact, à un sens composé, qui est faux. »
Albert parle ici en disciple de Duns Scot.
Au lieu de se donner une puissance active et de considérer
les diverses résistances qu'elle peut surmonter, on peut, tout
au contraire, fixer une résistance et considérer toutes les
puissances qui l'emporteront sur elle2. Les puissances qui
l'emportent sur elle n'admettent point de minimum in quod
sic; mais celles qui ne peuvent la surmonter admettent un
maximum i/t quod non.
i. Aeutissimse quœstiones super libros de physico auditu ab Alberto de Saxonia editœ;
in lib. III quœst. XIII.
a. Qusestfones subtilissimœ Alberti de Saxonia in libros de Ccelo et Mundo ; in lib. I
quœst. XV, quantum ad secundum articulum.
LÉONARD DE VINCI ET LES DEUX INFINIS 29
a Cette proposition peut être éclairée par un exemple : »
« Supposons que la puissance dont dispose Socrate pour
lever un poids et la résistance d'une livre soient égales entre
elles, en sorte que Socrate ait précisément autant de force pour
lever que la livre en a pour résister. La force de Socrate est le
maximum de toutes les puissances propres à soulever qui ne
peuvent soulever une livre, car aucune force inférieure à celle
de Socrate ne peut lever une livre, et toute force supérieure la
peut lever, en sorte que Socrate possède la plus grande puis-
sance parmi toutes celles qui ne peuvent soulever une livre;
ainsi la puissance active égale à la résistance est la puissance
maximum parmi celles à laquelle la résistance ne cède pas ; et
la résistance égale à la puissance active est le minimum des
résistances que la puissance ne puisse surmonter. »
D'après cet exposé, lorsque la puissance est égale à la résis-
tance, ni l'une ni l'autre de ces deux forces ne l'emporte sur
l'autre1. « Elles sont comme deux hommes également forts
dont chacun cherche à tirer l'autre; aucun de ces deux
hommes n'agit sur l'autre, mais chacun d'eux empêche
l'action de l'autre. » Il suffît que l'on augmente aussi peu que
l'on voudra l'une de ces deux puissances en équilibre pour
qu'elle l'emporte sur l'autre. Lorsque Socrate porte sur la tête
une pierre dont la résistance est précisément égale à sa puis-
sance, si l'on augmente si peu que ce soit la force de Socrate,
il soulèvera la pierre ; si l'on augmente le poids de la pierre,
elle fera fléchir Socrate.
Ainsi Albert de Saxe, considérant l'antagonisme dune puis-
sance et d'une résistance, distingue en deux catégories les
circonstances qui se peuvent présenter : d'une part, sont les
circonstances où le mouvement se fait dans le sens de la
puissance; d'autre part, les circonstances où le mouvement se
produit dans le sens de la résistance. Les deux catégories sont
séparées par une limite commune; et ces circonstances limites
n'appartiennent ni à l'une ni à l'autre des deux catégories ;
quand elles sont réalisées, il y a équilibre.
Ces considérations ne sont-elles pas de tout point conformes
1. Albert de Saxe, loc. cit., quaestt. XIV et XV, passim.
3q ÉTUDES SUR LEONARD Dl£ VINCI
à celles que développe notre Thermodynamique moderne
lorsqu'elle introduit la notion de modification réversible? Et
toute la théorie que nous venons d'exposer ne nous offre-t-elle
pas de continuelles occasions de comparer la logique du
xive siècle avec la science de notre temps, de constater entre
elles de saisissantes analogies?
La doctrine que nous venons de résumer fut certainement
très répandue dans les écoles, mais elle n'y fut pas toujours
comprise.
Marsile d'Inghen, lorsqu'il traite de la Physique secundurn
nominaliurn viam, suit presque toujours pas à pas Tordre des
questions relatives à la Physica auscultatio ou au De Cœlo
qu'Alhert de Saxe a examinées; mais il contredit volontiers à son
modèle et, presque toujours, d'une manière malencontreuse.
A l'étude des limites qui terminent l'effet d'une puissance
ou d'une résistance, il consacre en son commentaire à la
Physique d'Aristote1 trois questions visiblement inspirées des
deux questions qu'Albertutius a composées sur le De Cœlo.
Mais la précision et la rigueur logique de celui-ci ont été
méconnues et négligées par celui-là.
Après avoir défini comme Albert de Saxe le maximum in quod
sic, Marsile se contente d'ajouter2 : «On définirait de même le
minimum in quod non, le maximum in quod non et le minimum in
quod sic; » puis, abandonnant les distinctions qu'Albertutius
avait notées avec tant de précision, il émet cette affirmation
évidemment erronée : « Pour toute puissance active, il existe
un maximum in quod sic parmi les résistances qu'elle peut
surmonter et un minimum in quod non parmi celles qu'elle ne
peut surmonter, » et ce maximum et ce minimum sont une
môme résistance.
Dans ses Abréviations du livre des Physiques, Marsile d'Inghen
se montre plus fidèle disciple d'Albert de Saxe qu'il ne l'est
en ses Questions; il emprunte3 au maître sa définition du
minimum in quod non; il l'étend au maximum in quod non en
i. Qucstiunes subtilissime Johannis Marcilii In^ncn super oclo libros physicorum
secundurn nominaliurn viam. Lugduni, i5i8. In librum I quœslt. \1V, XV et XVI.
•j. Marsile d'Inghen, lor. cit., quœst XIV.
Marsile d'Inghen, Abbreviativnes libri physicorum, fol. G (non numéroté), col. a.
LÉONARD DE VINCI ET LES DEUX INFINIS 3l
déclarant que ces deux définitions sont meilleures que celles
dont on se contentait auparavant; mais il ne modifie pas les
conclusions auxquelles il s'est arrêté dans ses Questions.
Si certains scolastiques, comme Marsile d'Inghen, ont
méconnu la doctrine solide d'Albert de Saxe, d'autres, parmi
lesqtiels nous pouvons compter Maître Biaise de Parme, y ont
fermement adhéré. De cette adhésion de Pelacani nous trou-
vons le témoignage en son Tractatus de ponderibus ; en une
démonstration de ce traité1, il n'hésite pas à invoquer cette
proposition : Pour une puissance active donnée, il n'existe pas
de maximum des œuvres qu'elle peut accomplir (Aliter enim
potentia activa 1er minaret un affirmative per maximum).
Cette adhésion de Biaise de Parme à la doctrine d'Albert de
Saxe a pu avoir quelque influence sur l'attention que Léonard
de Vinci a accordée à celte doctrine ; nous savons, en effet, par
son propre témoignage, que le De ponderibus de Pelacani est
un des écrits qu'il avait en mains, tout comme les Quœstiones
in libros de Cœlo composées par Albert de Saxe.
Si grande qu'ait été, aux universités de Padoue et de Parme,
l'influence de Biagio Pelacani, elle le cède, assurément, à la
vogue que trouvèrent dans toute l'Italie du Nord, durant le
xve siècle et une partie du xvr" siècle, les doctrines de Paul de
Venise. Contemporain, ou peu s'en faut, de Biaise de Parme,
Paul Nicoletti d'Udiue, religieux de l'ordre des ermites de
Saint- Augustin, mourut à Padoue le i5 juin 1429. «Il fut2
l'un des docteurs les plus autorisés de son temps, comme
l'atteste le grand nombre des éditions et des copies manu-
scrites de ses œuvres. Il fut surnommé d'un commun accord
excellentissimus philosophorum monarcha. »
La Summa totius philosophiœ de Paul de Venise fut, pendant
cent ans, le plus répandu des traités de philosophie ; l'impri-
merie naissante en multiplia les éditions3. En 1/496, un décret
1. Tractatus de ponderibus, secundum Magistrum Blasium de Parnia, pars secunda,
prop. IV; Bibliothèque Nationale, fonds latin, ms. n° 10252, fol. i53, verso.
2. E. Renan, Averroès et l'Averroïsme, Essai historique; Paris, 1862, p. 273.
3. Ces éditions ont été données sous des litres variés; Hain (Heperlorium bibliogra-
phicum, vol. II, i83i, nos i25i5, i25iG et 12523) nous en fait connaître trois qui sont
antérieures a i5oo; ce sont les Sutnmulœ naturalium, publiées à Venise, en i4 /G, par
Johannes de Colonia et Johaunes Mathen de GherreUeni; VExpositio librorum natu-
32 ÉTUDES SLR LEONARD DE VINCI
de l'Université de Padoue imposait1 comme manuel classique
les Summulœ loglcœ de Paul Nicoletti.
Or, la Logique qu'exposaient les Summulœ, la Physique que
condensait la Summa lolius philosophiœ, étaient presque exclu-
sivement la Logique et la Physique d'Albert de Saxe et de
l'École parisienne.
En particulier, c'est la pure tradition d'Albertutius que nous
reconnaissons au chapitre où Paul de Venise examine2 si une
puissance passive a pour terme un maximum où elle puisse
encore agir, si une puissance passive a pour terme un mini-
mum où elle ne puisse plus pâtir.
« Et d'abord, » dit-il, « notons de quelle manière on expose
la question. »
« On formule cette proposition : A est le poids maximum
que Socrate puisse porter; Socrate ne peut donc porter ni le
poids A, ni un poids égal à celui-là ; mais si l'on se donne un
poids quelconque, inférieur à A, on pourra trouver un poids
plus grand que celui là que Socrate portera... »
« Ces prémisses posées, voici notre première conclusion : On
demande s'il existe un poids maximum que Socrate puisse
porter, ou un poids minimum qu'il ne puisse porter; on
répondra qu'il existe un poids minimum qu'il ne peut porter;
et c'est ce poids qui est la puissance de Socrate. »
Les commentaires dont Paul de Venise accompagne ce pro-
blème, la vogue extrême dont jouissait la Somme aux environs
de l'an i5oo, étaient bien propres à attirer et à retenir l'atten-
tion du Vinci sur les notions de maximum et de minimum.
D'ailleurs, cette attention n'a rien que de fort naturel, car au
temps même de Léonard le maximum in quod sic et le minimum
in quod non étaient, dans les écoles, thèmes à fréquentes
discussions dont nous allons retrouver la trace.
raliiim, publiée à Milan, en 1/176, par Christoforus Valdarfer Ratisponensis; la Summa
philosophiœ publiée en 1^77, sans indication de l'éditeur ni du lieu d'édition; M. Bar-
thélémy Haureau (art. Paul de Venise du Dictionnaire des Sciences philosophiques
d'Ad. Franck) cite cinq autres éditions; deux de ces éditions ont été données à Venise
(ii i'|i)i et en 1002, les trois autres ont été données à Paris en i5ia par Grandjon, en
i5i3 par Regnault, enfin en i5a 1 par Jossc Bade.
1. De \\ ulf, Histoire de la philosophie médiévale, 2' éd., Paris, iqo5, p. ^72.
a. Pauli de \ enetiis Summa tolius philosophie ; secundo? partis cap. XIII.
LÉONARD DE VINCI ET LES DEUX INFINIS 33
A la suite de son Propositam de infinito, auquel nous avons
fait divers emprunts, Jean Majoris a inséré une courte pièce
qui nous fournit plus d'un renseignement intéressant sur la
vie universitaire du xve siècle.
Cette pièce est intitulée : Trilogus inter duos logicos et magis-
trum.
Deux jeunes logiciens de la Faculté des Arts, Jean Forman
et Jean Dullaert de Gand *, échangent leurs doléances ; ils sont
indignés de l'avidité des maîtres es arts, de la cupidité du
régent qui réclame le droit de cappa; ils sont tentés de quitter
l'étude des arts pour celle du droit. A ce sujet, ils vont deman-
der conseil à maître Jean Annand, compatriote et ami de Jean
Dullaert.
Maître Jean Annand chante d'abord aux deux jeunes logi-
ciens les louanges de l'Université de Paris; la Sorbonne, jointe
au quartier des philosophes, peut rivaliser avec Athènes.
Mais Jean Forman presse le maître; est-il juste de payer la
cappa? La réponse de maître Annand s'inspire d'un genre
d'esprit qui ne serait point renié aujourd'hui aux abords de la
Sorbonne. Que veut dire C. A. P. P. A.? Capias a polentibus
pecuniam artlstis. Les étudiants en arts sont riches ; extorque-
leur de l'argent.
A la calembredaine du maître, Jean Dullaert répond en même
style; lui aussi, il interprète à sa façon le mot G. A. P. P. A :
Caveas accipere pecuniam pro artistis. Garde -toi de recevoir de
l'argent de la part des artistes.
Puis la conversation prend une forme plus sérieuse; les
logiciens se plaignent de l'aridité des sujets qu'ils discutent;
il leur faut traiter de l'infini, examiner si le continu se com-
pose de points, etc. Maître Jean Annand riposte en dénigrant
juristes et canonistes, en exaltant l'étude des arts et de la
Théologie.
Son éloquence était sans doute persuasive; elle convainquit
Jean Dullaert de Gand; nous voyons, en effet, que celui-ci
continua les études qu'il avait tout d'abord entreprises ; comme
i. M. de Wulf (Histoire de la philosophie médiévale, a° édit., 1905, p. 53a) fait vivre
Jean Dullaert, de Gand, de 1^71 (?) à i5i3.
p. dlhem. 3
34 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
lavait été son maître Jean Majoris, il devint régent du Collège
de Montaigu; l'accomplissement de cette fonction l'amena
à composer, sur les Physiques et sur le De Cœlo, de remarqua-
bles Questions qui furent imprimées à Paris en iôoô1.
Or, la seconde question examinée par Jean Dullaert au sujet
du De Cœlo consiste à chercher comment une puissance peut
être terminée par un maximum in quod sic ou par un minimum
in quod non. Parmi les arguties, les instances, les répliques qui
surchargent l'exposition de maître Jean Dullaert, il n'est pas
difficile de reconnaître la pensée et parfois les phrases mêmes
d'Albert de Saxe. Gomme Albertutius, Jean Dullaert soutient
qu'une puissance active n'est pas limitée par un maximum in
quod sic, mais qu'elle est limitée par un minimum in quod
non.
La discussion de ces problèmes, dont Albert de Saxe avait
donné une solution si nette, élait encore en faveur dans les
écoles à la fin du xve siècle et au début du xvie siècle ; nous le
voyons par l'exemple de Jean Dullaert. D'ailleurs, elle n'avait
cessé à aucun moment d'occuper les logiciens de la Scolas-
tique, car nous entendons Jean Dullaert de Gand mentionner
les opinions émises en cette discussion par Hentisberus et par
Paulus Venetus. Or, Guillaume de Heytesbury (Hentisberus) était
chanoine d'Oxford en 1871, tandis que Paul Nicoletti de Venise,
nous l'avons dit, est mort à Padoue en 1429.
Ainsi, de siècle en siècle, les maîtres de l'école poursuivent
l'analyse logique du concept de limite; ils préparent la voie
aux mathématiciens qui devaient si prodigieusement enrichir
ce concept.
Toutefois, les disciples des logiciens qui ont illustré l'École
de Paris au xive siècle ne gardent pas toujours la vigueur
de dialectique de leurs maîtres; en leurs écrits, plus d'une
distinction nécessaire s'efface, plus d'une conclusion perd de
i. Joannis Dullaert Questiones in libros phisicorum Aristotelis. L'ouvrage se termine
par deux importantes questions sur le De Cœlo et par le colophon suivant : Hic linem
accipiunt questiones phisicales Magistri Johannis Dullaert de Gandavo quas edidit in
cursu artium regentando Parisius in Gollegio Montisacuti, impensis honesti viri Oli-
verii Senant, solertia vero ac caracteribus Nicolai Depratis, viri hujus artis impresorie
SOlertissimi prout caractères indicant, anno Domini millesimo quiugentcsimo sexto
vigesiuui tertia Marlii.
LÉONARD DE VINCt ET LES DEUX INFINIS 35
sa netteté. A Padoue, Gaétan de Tiène enseigne1, à la fin du
xve siècle, qu'une puissance est terminée à la fois par un
maximum in quod sic et par un minimum in quod non ; selon que
l'on considère le premier terme ou le second, on la nomme
puissance ou impuissance. Cette conclusion peu logique n'était
même pas originale; en ce cas, comme en bien d'autres, les
Abbreviationes de Marsile d'Inghen avaient inspiré Gaétan
de Tiène.
D'ailleurs, à la fin du xv* siècle, et plus encore au début du
xvie siècle, c'est-à-dire au moment où Léonard méditait ces
questions, le goût de la plupart des philosophes s'en détour-
nait; le bel esprit de l'humanisme faisait fort au sens logique ;
les subtiles distinctions sans lesquelles il n'est point de véri-
table rigueur, le style technique sans lequel la confusion rend
la discussion impossible, semblaient insupportables à des
lettrés qui faisaient profession de priser le beau langage par-
dessus toutes choses; un Louis Vives (i/jg2-i54o) composait
sa diatribe In pseudodialecticos, où il déclarait que les leçons
données par Jean Dullaert au Collège de Montaigu l'avaient
dégoûté de la Scolastique, et où il condamnait l'emploi du
style de Paris, c'est-à-dire du langage technique2.
Ceux mêmes qui, comme Agostino Nifo, tenaient pour
l'antique méthode de l'École et revendiquaient3 le droit, pour
le philosophe, de parler un langage spécial, ne pouvaient
se défendre pleinement de l'affaiblissement du sens logique
qui régnait alors, semblable à une épidémie; le scepticisme
était la suprême ressource de leur raison énervée, en tous
les problèmes où une argumentation rigoureuse eût seule pu
saisir et fixer la vérité.
En son exposition sur le De Cœlo, qu'il date du i5 octobre
i. Gaietani Expositio in libro de Celo et Mundo. Cum questione Domini Egidii
de materia Celi nuperrime impressa et quam diligentissime emendata. Colophon :
Venetiis, mandate- impensisque heredum nobilis viri Octaviani Scoti Modoetiensis.
Per Bonetum Locatellum presbyterum Bergomcnsem. Anne- Domini i5oa. Tertio
Idus Julias.
2. Cf. : De Wulf, Histoire de la philosophie médiévale, 2' édit., igo5, p. 696. —
Ernest Renan, A verroès et l'Averroïsme, Essai historique ; Paris, i85a, pp. 3i2 sqq.
3. Augustini Niphi philosophi Suessani In XII Metaphysicorum libros expositio ;
proœmium.
36 ÉTUDES SUR LEONARD DE VI>CI
i5i4, Nifo emprunte1 au «savant péripatéticien Albertilla »,
c'est-à-dire à Albert de Saxe, la distinction des propositions
sur l'infini en propositions catégoriques et propositions synca-
tégoriques; il lui emprunte également la forme de phrase qui
sert à marquer cette distinction; mais, lorsqu'il s'agit d'ex-
primer ses propres opinions, il les fait précéder de cette for-
mule dubitative : « Pour moi, en une si grave question, sauf
jugement meilleur auquel je suis toujours prêt à m'en
remettre, je dirais... »
Ailleurs2, lorsqu'il s'agit de traiter cette question : Toute
puissance active est -elle terminée par un maximum? Nifo ne
veut pas que le physicien imite le mathématicien, qui raisonne
dans l'abstrait et considère des grandeurs si petites soient-elles ;
il veut qu'on ne tienne compte, en philosophie naturelle, que
des quantités sensibles. Toutefois, les considérations des
«juniores », c'est-à-dire des disciples d'Albert de Saxe, qui pro-
cèdent à la manière des mathématiciens, ne lui déplaisent pas.
« Voilà, » conclut-il, « ce qui me semble vrai pour le moment,
bien que j'aie écrit des choses toutes différentes à propos du
livre De generatione ; car je tiens qu'en philosophie naturelle,
rien n'est certain; j'écris donc mes pensées comme elles me
viennent à la bouche; les opinions changent avec le temps,
comme dit Empédocle. »
En son commentaire au De generatione, dont la dernière
rédaction porte la date du 3 avril 1 52 1 , Nifo ne marque pas
moins d'incertitude. Il discute3 la théorie de Gilles de Rome en
déclarant qu'il s'agit « d'un doute très caché ». Les problèmes
relatifs à l'augmentation indéfinie d'une grandeur, à sa divisi-
bilité à l'infini, provoquent cette déclaration de la part du
célèbre professeur de l'Université de Padoue :
aCe sont là des difficultés très grandes; je les ai touchées
au 3° livre des Physiques et en divers autres endroits ; toujours,
i. Aristotelis Stagiritœ De Cœlo et Mtindo libri quatuor, c grxco in latinum nb
Augustino Nipho philosophe) Suessano conversi, et ab eodem etiain... aucti expositione...
Venetiis, apud Hieronymum Scrotum, MDXLIX, lih. I, foll. 3i cl 3a.
a. Augustinus Niphus, toc. cit., lih. I, fol. 6'4, coll. a et b.
3. Augustini Niphi medices philosophi Suessani in libros Aristotelis de generatione
et corruptione interpretationes et commentaria... Venetiis, apud Hieronymum Scotum,
i55o, lib. I, fol. 5, col. a.
LÉONARD DE VINCI ET LES DEUX INFINIS S*]
à ce sujet, je me suis montré hésitant; sans cesse, j'ai varié
dans ce que j'ai écrit. C'est ce qui m'arrive, d'ailleurs, en tout
ce qui me concerne. En philosophie, je tiens que rien n'est
certain, qu'une opinion et l'opinion contraire sont également
probables. A titre donc de solution des difficultés qui se
présentent en ce moment à nous, je vais formuler certaines
propositions; mais je proteste que je m'exprimerais tout
autrement si les circonstances venaient à changer... »
Ainsi, au début du xvie siècle, un scepticisme déconcertant
ruine tout ce que la logique terminaliste de l'École de Paris
avait précisé au xive siècle, tout ce qu'elle avait dit de net et
de rigoureux sur l'infîniment petit.
Les problèmes qu'elle avait abordés vont être repris par les
géomètres et ceux-ci vont en faire sortir le calcul infinitésimal ;
mais il faudra aux mathématiciens des efforts séculaires pour
renouer la tradition rompue par le bel esprit des humanistes;
il leur faudra attendre jusqu'au xixe siècle pour retrouver l'art
de raisonner, en de telles questions, avec la rigueur et la pré-
cision qu'un Albert de Saxe s'efforçait déjà d'atteindre.
III
L'infîniment grand dans la Scolastique.
Tout problème sur l'infîniment petit est un problème sur
l'infîniment grand; l'étude de l'un des deux infinis ne se
sépare pas de l'étude de l'autre; en parcourant rapidement les
doctrines que l'École a introduites dans l'étude de l'infîniment
grand, nous reconnaîtrons sans cesse l'analogie de ces doc-
trines avec celles que les scolastiques ont professées lorsqu'ils
analysaient l'infîniment petit.
Pour Aristote, aucune grandeur infinie n'existe en acte, car
l'Univers est limité. Elle ne saurait non plus exister en puis-
sance; on a beau réaliser une quantité de plus en plus grande,
il existe sûrement une limite qu'elle ne saurait franchir, car
elle ne peut excéder les bornes du Monde. Aucune puissance
38 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
ne saurait donc réaliser une grandeur qui surpasse n'importe
quelle grandeur donnée d'avance.
Ce raisonnement vaut pour une puissance qui est tenue de
prendre le Monde tel qu'il est, qui ne peut ajouter aucun corps
aux corps qui existent déjà, en un mot pour une puissance à
qui il n'est pas donné de créer; il ne vaut point pour une puis-
sance créatrice à qui il est permis de produire sans cesse des
corps nouveaux, de reculer indéfiniment les bornes de l'Univers.
Aristote n'admettait aucune puissance créatrice; il pouvait
donc, sans restriction aucune, soutenir qu'il n'y a pas d'infi-
niment grand en puissance. La Scolastique chrétienne ne
pouvait admettre l'absolutisme de cette proposition ; l'infini
potentiel ne saurait être, à l'égard des puissances de ce monde,
privées du pouvoir créateur; mais il est possible à Dieu.
L'autorité ecclésiastique, précédant la raison, avait affirmé
que le monde d'Aristote, éternel mais d'étendue finie, ne
saurait épuiser la toute-puissance créatrice de Dieu. Parmi les
erreurs qu'Etienne Tempier, évêque de Paris, condamnait en
l'an 1277, après avoir pris conseil des maîtres en théologie,
nous trouvons celle-ci1 : « Quod Deus est infinitae virtutis in
duratione, non in actione ; talis enim infinitas non est, nisi in
corpore finito, si esset. »
La philosophie scolastique ne tarda pas à mettre, sur ce
point, ses enseignements d'accord avec ceux de l'Église.
Déjà saint Thomas d'Aquin a aperçu la modification essen-
tielle que réclame la pensée d'Aristote; alors que celui-ci
déclare qu'il n'existe aucune puissance capable de produire
par addition successive une grandeur qui surpasse toute quan-
tité, le Docteur Angélique a soin d'ajouter cette précision2 : Il
n'existe aucune puissance dans la nature (in natura); il sauve-
garde par là le pouvoir créateur de Dieu.
D'une manière plus explicite, Walter Burley montre l'anti-
1. Collectio errorum Parisiis condemnatorum. Cette collection se trouve à la fin de
presque toutes les éditions des : Pétri Lombardi, Episcopi Parisiensis, Sententiarum
libri IV. Le texte de la condamnation portée par Etienne Tempier se trouve dans
Denifle et Châtelain, Chartularium Universitatis Parisiensis, t. I, p. 545 sqq.; l'erreur
en question y est citée sous le n° 29.
2. Sancti Thomas Aquinatis Expositio in libros physicorum. Aristotelis; in libruni III
lectio IX, in fine.
LÉONARD DE VTNCI ET LES DEUX INFINIS 3g
nomie qui existe entre l'idée d'une puissance créatrice et
l'opinion qu'Aristote et Averroès ont soutenue en niant l'infi-
niment grand en puissance. Ce qu'il dit de cette antinomie
mérite d'être cité1 :
« Si l'on admet que l'addition se fait non par la génération
de nouvelles parties, mais par l'addition indéfinie de parties
préexistantes, la conclusion du Philosophe est logique. Et
c'est bien de la sorte que le Philosophe entend que cette
addition doit être faite; car, selon lui, la matière première est
ingénérable et incorruptible ; aucune portion de matière pre-
mière ne saurait donc être produite à nouveau. De même, pour
le Commentateur, toute portion de matière est éternelle, car
toute quantité de matière est ou bien une portion de matière
céleste, éternelle selon lui; ou bien elle est en la matière
première et inséparable de celle-ci. Une quantité nouvelle
de matière ne saurait donc être produite. Lors donc qu'on veut
ajouter un corps à un autre corps ou une grandeur à une autre
grandeur, cette addition ne peut se faire par génération d'une
nouvelle portion et d'une nouvelle grandeur; elle ne peut se
faire que par addition d'une grandeur préexistante; si l'on veut
que l'addition se poursuive indéfiniment, il faudra qu'on enlève
à une autre grandeur préexistante la partie que l'on veut
ajouter à la grandeur en formation. Telle est la véritable
intention du Commentateur... »
« De ce qui vient d'être dit résulte clairement cette consé-
quence : Les théologiens qui soutiennent que Dieu peut créer
une nouvelle quantité de matière, et l'ajouter à un autre corps
fini, et ainsi de suite indéfiniment, ne sauraient faire usage de
cette proposition du Philosophe : Si une grandeur existe en
puissance, il est en acte une grandeur égale. Cette proposition,
en effet, doit être entendue au sens où l'entend le Philosophe,
et ce sens est celui-ci : Si une grandeur est en puissance par la
seule addition de parties préexistantes et sans génération de
parties nouvelles, une grandeur égale à celle-là est en acte... »
Guillaume d'Ockam s'était constitué, en quelque sorte,
l'avocat de la puissance créatrice de Dieu; avec une impi-
i. Burleus Super octo libros physicorum ; Venetiis, 1691; lib. III, fol. 75, coll. 6 et c.
ZJO ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
toyablc logique, il s'appliquait à briser les chaînes dont cer-
taines philosophies prétendaient entraver le libre exercice de
cette puissance. Il n'a pas manqué de repousser les objections
d'Aristote et d'Averroès contre l'infini en puissance.
Dieu, dit-il1, peut créer indéfiniment des individus de même
espèce; il peut créer chacun d'eux sans détruire ceux qui
existent déjà. Ainsi, après avoir créé une certaine quantité
d'eau, il pourra, sans la détruire, en créer une autre, puis
encore une autre, et unir chacune d'elles à celles qui ont été
faites auparavant. Le volume de l'eau ainsi créé par Dieu
croîtra indéfiniment. « Quelle que soit la forme susceptible
d'augmentation que l'on donne, Dieu pourra toujours en faire
une plus grande... Quelle que soit, par exemple, la quantité
d'eau finie qui soit déjà faite, je ne vois pas ce qui pourrait
empêcher Dieu de créer une nouvelle goutte d'eau et de l'unir
à l'eau préexistante. »
a Le Philosophe nierait la possibilité de ce développement
à l'infini; il lui imposerait un terme... On ne doit donc
accepter, en cette question, ni son autorité, ni celle du Com-
mentateur. »
Mais cette doctrine se heurte à une grave objection : Si l'on
admet l'infini potentiel, au moins à l'égard de la puissance
créatrice de Dieu, n'est-on pas tenu d'admettre l'existence de
l'infini actuel? Certains philosophes le prétendent. Pour passer
de la première proposition à la seconde, ils raisonnent comme
ceux qui delà divisibilité à l'infini du continu, concluent à la
possibilité de diviser actuellement ce continu en une infinité de
parties; ils invoquent de nouveau l'axiome d'Aristote et d'Aver-
roès, selon lequel ce qui est en puissance peut être en acte.
Nous avons entendu Walter Burley analyser cet axiome et
marquer avec précision les conditions hors desquelles il est
interdit d'en faire usage. Le passage que nous avons cité est
immédiatement suivi de celui-ci: « Certains théologiens accor-
i. Magistri Guilhelmi de Ockam Super quatuor libros sententiarum annotationes...
Colophon: (mpressum est hoc opus Lugduni perM. JohannemTrechsel Alemannum,
virum hujus artis solertissimum. Anno Domini nostri MCCCCXCV, du- vero
décima mensis Novembris. Laus omnipotenti Deo. — Libri primi distinctio XVII,
quœstio VIII.
LÉONARD DE VINCI ET LES DEUX INFINIS 4l
dent que Dieu pourrait accroître le volume du Ciel, qu'il
pourrait, par exemple, rendre le Ciel deux fois plus grand,
et ainsi de suite indéfiniment; de telle sorte qu'étant donnée
n'importe quelle grandeur finie, Dieu pourrait créer une
grandeur double de celle-là Ces théologiens, cependant, nie-
raient que Dieu pût créer une grandeur actuellement infinie,
car cette dernière proposition entraîne peut-être contradiction;
et, d'ailleurs, il est vrai que cette proposition : Étant donnée
une grandeur, Dieu peut faire une grandeur double de celle-là,
et une double de la seconde, n'entraîne pas formellement
celle-ci : Dieu peut faire une grandeur actuellement infinie. »
« On dira peut-être que toute grandeur qui peut être conçue
en puissance peut aussi exister en acte; qu'elle pourrait être
formée par l'addition simultanée de toutes ces parties qui ont
été créées; je dis que cette proposition est fausse. Ce n'est pas
ainsi que doit être comprise cette proposition fameuse, mais
bien comme il a été dit plus haut, c'est-à-dire de la manière
suivante : Si une grandeur peut être conçue en puissance par
simple addition de parties préexistantes et sans aucune création
de parties nouvelles, une grandeur égale peut exister en acte.
Cette remarque permet, on le voit sans peine, de répondre
à toutes les difficultés que l'on peut opposer à l'accroissement
des formes à l'infini. »
Ockam admet que Dieu peut toujours, étant donnée une
grandeur, en produire une qui la surpasse, en sorte qu'à
l'égard de son pouvoir créateur, l'infiniment grand existe en
puissance ; mais il nie formellement l'existence actuelle de cet
infini1; ceux qui de la première proposition veulent conclure
la seconde commettent une erreur semblable à celle qui a été
commise à propos de la divisibilité à l'infini ; les raisons par
lesquelles Roger Bacon a réfuté cette erreur-ci, Ockam les
oppose textuellement à celle-là.
i. Guillaume d'Ockam, loc. cit. Les jésuites de l'Université de Coïmbre, se référant
à ce même passage, mettent* Ockam au nombre de ceux qui ont soutenu cette pro-
position : Potest infinitum actu divinx virtutis produci. L'attribution de cette opinion
au chef de l'École nominaliste est une erreur formelle.
aj Commenta/ni Collegii Conimbricensis, Societatis Jesu, in octo libros physicorum Aristo-
telis, lib. III, cap. VIII, quaest. 2.
Il 2 ÉTUDES SLR LÉONARD DE VINCI
« Il est faux, » dit -il, « que dans les choses permanentes il
soit possible de réaliser par une opération unique la grandeur
telle qu'il n'en soit pas de plus petite ou telle qu'il n'en soit
pas de plus grande. Il y a plus, et voici ce que j'énonce comme
vérité : Dans les choses permanentes divisibles à l'infini,
comme sont tous les continus , on ne peut donner de
minimum, car si petite que soit la partie donnée, la puissance
divine en pourrait réaliser une qui soit plus petite; et, de
même, on ne saurait donner un maximum, car, quelque
grande que soit une quantité donnée, la puissance divine en
peut produire une plus grande. »
« Dira-ton que, quelque grande que soit une quantité, elle
peut être produite par une opération unique? Je l'accorde.
De même, si l'on se donne une division quelconque d'un
continu, on peut la réduire en acte par une seule action. »
« Dira-ton que cette possibilité n'est pas seulement une
possibilité à l'existence in fieri, mais à l'existence in facto
esse? Si par possibilité à l'existence in facto esse on entend la
possibilité d'être réduit simplement à l'acte, de telle sorte
qu'il ne demeure plus aucune puissance ultérieure, je dis qu'il
ne s'agit pas ici d'Line telle possibilité à l'existence in facto
esse. ))
« On ne parvient donc jamais par là à un infini, ni à une
grandeur qui soit, en acte, tout ce qu'elle est en puissance;
jamais, en effet, cette puissance ne peut être épuisée de telle
sorte qu'il ne reste plus aucune possibilité d'une opération
nouvelle. »
La théorie dont Walter Burley et Guillaume d'Ockam ont
posé les principes se trouve complètement développée dans
les écrits de maître Albert de Saxe.
Celui-ci, imitant ce que Duns Scot avait fait pour l'infi-
niment petit, montre d'abord1 à quelles conséquences para-
doxales on serait conduit si l'on admettait, en Géométrie,
l'existence actuelle de l'infiniment grand; parmi ces corollaires
étranges, nous trouvons la proposition célèbre d'Hermès
i. Acutissimm qiurstiones super Ubros de physica auscultatione ab Alberto de Saxonia
editœ ; in lib. III quaost. XIII.
LÉONARD DE VINCI ET LES DEUX INFINIS 43
Trismégiste : « Un cercle infini se comporterait comme si son
centre était partout et sa circonférence nulle part. »
L'esprit éminemment logique d'Albert de Saxe ne confond
point l'étonnement que de telles propositions engendrent en
l'intelligence avec la répugnance qu'y produit une véritable
contradiction. « Ces raisons, » dit-il, « ne m'inspirent pas
grande foi en la conclusion qu'elles prétendent établir. Il y a
plus : Si quelqu'un voulait admettre qu'une grandeur infinie
peut exister, il accorderait, je pense, toutes ces propositions.
Mais je vais maintenant exposer un raisonnement qui entraîne
ma conviction. »
Examinons ce raisonnement.
On peut partager une heure en laps de temps dont les durées
décroissent en progression géométrique ; telles les durées d'une
demi-heure, d'un quart d'heure, d'un huitième d'heure, etc. ;
c'est ce qu'Albert appelle diviser l'heure en parties conti-
nuellement proportionnelles ou, simplement, en parties propor-
tionnelles.
Imaginons alors qu'en la première partie proportionnelle
d'une heure, Dieu crée une pierre d'un pied cube ; qu'en la
seconde partie proportionnelle de cette heure, il crée une
seconde pierre de même grandeur et l'ajoute à la première, et
ainsi de suite. A la fin de l'heure, Dieu aura créé une pierre
infinie. « Si une grandeur infinie pouvait être réalisée en acte,
ce serait par ce procédé. »
Mais ce procédé implique contradiction ; en effet, de ces
pierres que Dieu a créées, il en est une qui a été créée après
toutes les autres, partant en la dernière partie proportionnelle
de l'heure ; or, le temps est un continu ; et dans la division
d'un continu quelconque en parties proportionnelles il n'y a
pas de dernière partie; il est impossible de parvenir au terme
de la division. Cette proposition qu'Albert prend pour majeure
de son argument, c'est celle-là même que Walter Burley a
exposée en nous avertissant que « la connaissance n'en était
point fort commune ».
Albert de Saxe ne manque pas de remarquer à ce sujet
qu'une même proposition peut être vraie ou fausse, selon qu'on
44 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
la prend au sens syncatégorique ou au sens catégorique; telle
cette proposition : En toute partie proportionnelle d'une
heure, Dieu peut créer une pierre d'un pied cube. Albertutius
rapproche cette proposition de cette autre : Si la puissance
qu'a Socrate pour lever un poids est mesurée par 8, Socrate
peut lever toute partie d'un poids dont la pesanteur est 8.
En chacun des deux cas, on doit bien se garder de conclure du
sens divisé, qui est vrai, au sens composé, qui est faux. Chacune
des propositions singulières est vraie et compatible avec
chacune des autres, mais elles ne sont pas toutes compossibles,
en sorte que la proposition universelle n'est pas vraie.
L'argument que nous venons d'entendre développer à Albert
de Saxe lui sert à plusieurs reprises. Sans affirmer l'existence
actuelle d'un corps infini, plusieurs croyaient à la possibilité
de réaliser une ligne de longueur infinie ou une surface courbe
d'aire infinie; ne peut-on, par exemple, en un corps fini,
tracer une spirale de longueur infinie?
Albert n'admet pas plus1 ces propositions qu'il n'admet
l'actualité du corps infini.
Comment s'y prendrait-on, par exemple, pour tracer en un
corps fini une ligne de longueur infinie? On prendrait un
cylindre fini dont on diviserait la hauteur en parties propor-
tionnelles; à la surface de ce cylindre on tracerait une spire
d'hélice ayant pour pas la première partie proportionnelle de
la hauteur; on la ferait suivre d'une seconde spire d'hélice
ayant pour pas la seconde partie proportionnelle de la hauteur,
et ainsi de suite. On formerait de la sorte une espèce de spirale
de longueur infinie.
Albert de Saxe accorde bien que cette courbe, si elle était
tracée, serait de longueur infinie; mais cette courbe ne peut
pas être tracée en entier; il faudrait, en effet, pour qu'elle fût
terminée, que ses spires embrassassent toutes les parties pro-
portionnelles du cylindre; or, «il n'existe pas de parties dont
on puisse dire qu'elles sont toutes les parties proportionnelles
du cylindre, — nullse partes sunt omnes partes proportionnâtes
columnse. »
i. Albert do Saxe, loc. cit., in lib. III quœst. XII.
LÉONARD DE VINCI ET LES DEUX INFINIS 45
Par cette argumentation, l'impossibilité de l'infiniment
grand en acte se trouvait rattachée à l'impossibilité de réaliser
la division à l'infini du continu ; entre la théorie de l'infini-
ment grand et la théorie de l'infiniment petit elle établis-
sait une correspondance très exacte qu'Àristote et Averroès
n'avaient point entièrement reconnue.
Cette argumentation ravit assurément les suffrages de plu-
sieurs des grands logiciens nominalistes qui enseignaient à
Paris au milieu du xive siècle. En son Proposition de infinito que
nous avons plusieurs fois cité, Jean Majoris nous apprend
qu'elle n'avait pas seulement entraîné la conviction d'Albert
de Saxe, mais qu'elle était également employée par Jean
Buridan.
Entre ces deux propositions : L'infiniment grand en puis-
sance n'est pas contradictoire, — L'infiniment grand peut être
réalisé en acte, les logiciens du xive siècle, les Guillaume
d'Ockam, les Walter Burley, les Albert de Saxe, les Jean
Buridan, avaient élevé une barrière qu'ils croyaient solide et
infranchissable. Cette barrière, nous allons la voir s'effondrer;
non pas, cependant, qu'elle s'abatte tout d'un coup; sourde-
ment ruinée et minée, elle croule peu à peu, tandis que le
temps s'écoule de l'année i35o à l'année i5oo.
Déjà, Marsile d'Inghen, tout en suivant de très près Alber-
tutius en ce qu'il a dit du problème de l'infiniment grand,
abandonne, en ses Questions sur la Physique, plus d'une
conclusion formulée par le maître saxon. Les deux questions
qu'il consacre1 à examiner Si une grandeur infinie peut être
actuellement réalisée, et Si, de fait, un corps infini existe actuel-
lement dans la nature, procèdent suivant un ordre fort défec-
tueux. Le recteur de Heidelberg y reproduit ces arguments
mathématiques contre l'infini actuel qui n'inspiraient aucune
confiance à Albert de Saxe; il y reproduit également la
plupart des raisons en faveur de l'infini actuel qu'Albert
n'avait énumérées que pour les réfuter ; de ces réfutations,
il ne parle pas, non plus que du raisonnement qui avait
i. Questiones subtilissime Johannis Marcilii Inguen super octo libros physicorum
secundum nominaliuin viam; Lugduni, MCCCCCXVIIi. In librum 111 quaestt. IX et X.
46 ÉTLDES SUR LÉONARD DE VINCI
convaincu Albertutius et Jean Buridan ; il ajoute qu'Aristote
a nié la possibilité d'un corps infini parce qu'il ne concevait
pas l'existence d'une puissance active infinie ; mais à nous, à
qui la foi a révélé qu'il existe une telle puissance, l'existence
du corps infini n'apparaît plus comme impossible; du moins
cette impossibilité ne peut plus être démontrée.
De toute cette discussion, la rigueur logique, qui donne tant
de netteté à l'exposé d'Albert de Saxe, a complètement disparu;
on ne distingue plus entre les propositions catégoriques et les
propositions syncatégoriques ; l'argumentation devient vague
et indécise, et les conclusions paraissent hésitantes.
Ces conclusions les voici :
Une ligne de longueur infinie, une surface d'aire infinie
peuvent être réalisées actuellement.
Au contraire, « il n'existe en fait, et d'une manière actuelle,
aucun corps de volume infini; toutefois, cette proposition ne
saurait être démontrée; on peut seulement dire en sa faveur
qu'elle s'accorde mieux que toute autre avec notre expérience ;
tous les corps que nous percevons sont finis, en effet, et
aucune raison ne nous contraint de poser l'existence d'un
corps infini... »
Comme il arrive presque toujours, les Abréviations de Mar-
sile d'Inghen portent plus nettement, en ce problème, la
marque de l'enseignement d'Albert de Saxe que ne la portent
les Questions sur la Physique. Nous lisons, en ces Abréviations1,
les propositions que voici : « Il est impossible qu'une puis-
sance quelconque produise une pierre d'un pied cube en toute
partie proportionnelle de l'heure qui va venir; cela est évident,
car cela n'est pas plus possible que de diviser un continu en
deux parties proportionnelles pendant toute partie propor-
tionnelle de l'heure... La proposition est donc contraire à ce
qui a été démontré précédemment... Il ne peut donc exister
de grandeur infinie actuelle... Si elle était possible, en effet,
elle pourrait surtout être produite de la sorte : Dieu créerait
une pierre d'un pied cube en toute partie proportionnelle
i. Marsilc dlnghen, Abbreviationes libri physicorum, fol. 26 (non numérote),
coll. a cl h.
LÉONARD DE VINCI ET LES DEUX INFINIS l\~]
d'une heure; or, cela ne peut être, d'après ce qui vient
d'être dit. »
Que l'on n'aille pas, d'ailleurs, faire cette objection : En une
partie proportionnelle quelconque de l'heure, Dieu peut faire
une pierre d'un pied cube; il peut donc créer une telle pierre
en toutes les parties proportionnelles de l'heure; il ne serait
pas exact de prétendre ici que la vérité de chacune des propo-
sitions singulières entraîne la vérité de la proposition univer-
selle; «cela est exact dans le cas où ces propositions singu-
lières sont toutes les propositions singulières qui correspondent
à la proposition universelle; c'est ce qui n'a pas lieu ici. »
« Un corps infini ne peut donc être produit par la puissance
divine que si l'on prend le mot infini au sens syncatégorique. »
Ce retour à la logique d'Albertutius n'empêche cependant
pas Marsile d'Inghen de maintenir en ses Abréviations, au sujet
de la ligne infinie et de la surface infinie, les conclusions qu'il
avait formulées dans ses Questions.
Paul de Venise est, plus que Marsile d'Inghen, fidèle à
l'enseignement d'Albert de Saxe; comme ses deux prédéces-
seurs, il admet1 que Dieu ne peut produire une ligne infinie en
créant, en toute partie proportionnelle d'une heure, une ligne
longue d'un pied; la vérité de la proposition syncatégorique
n'entraîne pas la vérité de la proposition catégorique. Avec
Albert de Saxe, et contre Marsile d'Inghen, il nie que l'on
puisse tracer actuellement une spirale de longueur infinie à
la surface d'un cylindre fini. Il pense % toutefois, que la notion
de grandeur infinie n'implique pas de contradiction et, comme
l'avait fait Albertutius, il détaille quelques-unes des propriétés
mathématiques étranges que posséderait cette grandeur infinie.
La dialectique de Jean Majoris est plus minutieuse et plus
raffinée que celle de Marsile d'Inghen ; les conclusions aux-
quelles elle aboutit sont aussi plus radicales et plus formelle-
ment opposées à celles d'Albert de Saxe.
Dans son exposé3, nous voyons reparaître la distinction
i. Pauli Vencti Suinma totius philosophiœ, parlis secimdae cap. VI.
2. Paulus Venetus, ibid,, cap. VII.
3. Johannis Majoris Proposition de infinito.
48 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
entre les jugements syncatégoriques et les jugements catégo-
riques, mais ce n'est pas pour opposer la vérité des uns à
l'erreur des autres.
Ainsi Jean Majoris n'hésite pas à déclarer que « tout continu
contient catégoriquement une infinité de parties ».
De même, à la question : Linfiniment grand est il possible?
il répond par quelques propositions « qui sont, je pense, des
vérités » ; et ces vérités, les voici :
« Première vérité : Dieu peut produire un corps de grandeur
indéfiniment croissante. »
« Deuxième vérité : Dieu peut produire un corps infiniment
grand au sens catégorique. »
« Troisième vérité : Dieu peut produire une multitude infi-
nie, au sens catégorique, d'objets séparés et sans continuité les
uns avec les autres. »
Voici la raison que le régent du Collège de Montaigu
invoque à l'appui de ces deux dernières « vérités » :
Le Monde aurait pu exister de toute éternité, comme le veut
Aristote; rien dans la raison ne s'y oppose; la révélation seule
nous enseigne qu'il a été créé dans le temps ; c'est l'opinion de
saint Thomas d'Aquin, et Duns Scot y souscrit. Dès lors, la mul-
titude actuelle des jours écoulés pourrait, sans contradiction,
être infinie; Dieu aurait pu chaque jour créer une pierre d'un
pied cube et l'ajouter aux pierres créées les jours précédents;
toutes ces pierres formeraient un corps actuellement infini.
Les partisans de l'opinion adverse, « terrifiés par cette consé-
quence, » s'efforcent de ruiner l'argument qui la justifie; selon
Jean Majoris, ils ne sauraient en dénouer le lien logique. Jean
Majoris n'ignore pas les considérations par lesquelles Albert
de Saxe et Buridan repoussent l'actualité de l'infiniment
grand; mais «il ne voit pas la contradiction qu'on prétend lui
opposer ». Il ne se rend pas davantage aux raisons d'Aristote
contre l'infinie grandeur du ciel; avec Grégoire de Rimini, il
déclare qu'elles ne lui semblent pas concluantes.
Plus encore que son maître, le disciple de Jean Majoris,
Jean Dullacrt de Gand, montre1 qu'il connaît les méthodes de
i. Johannis Dullaert de Gamlavo Qmcstiones in libres de Cœlo; qu.pst. I.
LÉONARD DE VINCI ET LES DEUX INFINIS ^9
raisonnement d'Albert de Saxe; mais non moins formellement
ses conclusions s'opposent à celles du logicien du xive siècle.
Jean Dullaert n'hésite pas à admettre la possibilité de l'infini
actuel.
« Le Monde, » dit-il, « aurait pu exister de toute éternité; une
infinité d'hommes auraient vécu depuis le commencement du
Monde; il existerait donc aujourd'hui une multitude infinie
d'âmes. » De là, il conclut à la possibilité du nombre actuelle-
ment infini. L'exemple de la ligne hélicoïdale, déjà considéré
par Albertutius, le conduit de même à admettre la possibilité
de la grandeur actuellement infinie. Dieu étant infini, contrai-
rement à l'opinion d'Aristote, peut fort bien créer une telle
longueur infinie, comme il peut créer toute espèce d'infini
en nombre, en grandeur, en durée et en intensité. Pour justi-
fier cette conclusion, Jean Dullaert fait constamment appel à
la division d'un continu en parties proportionnelles, c'est-à-dire
en parties qui décroissent en progression géométrique ;
constamment aussi, en dépit des profondes remarques de
Walter Burley et d'Albert de Saxe, il admet implicitement la
possibilité de terminer une semblable division. C'est ainsi
qu'au début du xvie siècle on cesse de comprendre les grandes
vérités si bien établies par les logiciens du xive siècle.
IV
L'iNFINIMENT GRAND ET l'ïNFINIMENT PETIT DANS LES NOTES
de Léonard de Vinci.
Les débats relatifs à l'infiniment grand et à l'infiniment
petit dont nous venons, très sommairement, de retracer les
phases, ont vivement sollicité l'attention de Léonard de Vinci;
de l'intérêt qu'il portait à ces problèmes, nous trouvons le
témoignage dans ses notes; et, bien souvent, les courtes
phrases qu'il a jetées sur ses cahiers montrent la plénitude du
sens qu'elles renferment lorsqu'on les rapproche des ensei-
gnements de l'École.
P. DUHEM. k
5o ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
Aristote admet la possibilité du nombre infini en puissance,
tandis qu'il n'est point de nombre plus petit que i ; la gran-
deur infiniment petite, au contraire, est concevable en
puissance, tandis que l'infinie grandeur ne l'est pas. Ockam
et tous ses successeurs modifient en ce dernier point la doc-
trine d'Àristote; ils admettent que les deux infinis en puissance
sont, pour la grandeur, également concevables.
L'opposition que manifeste alors la comparaison entre le
nombre et la grandeur, Léonard la marque en ces termes1 :
« La Géométrie est infinie parce que toute quantité continue
est divisible à l'infini dans
/ l'un et l'autre sens (fig. 1).
Mais la quantité discontinue
commence à l'unité et croit
à l'infini, et comme il a été
dit, la quantité continue
FlG t croît à l'infini et diminue
à l'infini. Et si tu prends
licence de dire que tu me donneras une lance de 20 brasses,
je te dirai d'en faire une de 21. »
La nature du point a vivement préoccupé le Vinci; il en
parle souvent comme le ferait un fidèle disciple d'Ockam.
a Les termes de la ligne, » dit- il quelque part2, « sont des
points, les termes de la surface sont des lignes, et les termes
du corps sont des surfaces. » Et ailleurs3 : « Le point n'est pas
partie de ligne. »
Une autre note va nous montrer, de la manière la plus
netle, quelles étaient les opinions de Léonard de Vinci sur
la divisibilité à l'infini; mais, pour comprendre exactement
cette note, il est nécessaire que nous disions un mot du pro-
blème au sujet duquel elle a été écrite.
Ce problème, c'est le problème de la composition des forces
1. Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; ms. M
de la Bibliothèque de l'Institut, fol. 18, recto.
a. Les manuscrits de Léonard de Vinci; ms. M de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 7, recto.
3. fl radier di Leonardo da Vinci nella biblioteca del Principe Trivuhio in Milano,
trascrillo ed annotato da Luca Beltrami, Milano, 1891, fol. 34, recto (68).
LÉONARD DE VINCI ET LES DEUX INFINIS 5l
concourantes posé et résolu par Léonard de la manière la plus
élégante.
Bornons-nous au cas particulier qui se trouve visé dans la
page que nous allons citer.
Deux poulies p, p' sont sur une même horizontale (fîg. 2) ;
une corde qui passe sur ces deux
poulies porte en son milieu un
poids P; deux poids égaux Q, Q'
tendent les brins qui pendent au
delà des poulies.
Léonard a découvert la règle
dont dépend l'équilibre d'un
pareil système. Par rapport à FlG
un point de la corde Pp', le
poids P doit avoir même moment que la tension de l'autre
corde, tension qui est égale àQ ; si donc de ce point A on abaisse
une perpendiculaire AB sur la direction de la corde pP, et une
autre perpendiculaire A G sur la verticale menée par le centre
de gravité du poids P, la première de ces perpendiculaires sera
à la seconde comme le poids P est au poids Q. Telle est la loi
que Léonard formule et prouve en divers passages du cahier E.
Dans son langage, AB est le levier potentiel de la tension et
AG le levier potentiel du poids tenseur.
Si grand que soit le poids tenseur Q, tant que le poids P
n'est pas nul, il est impossible que le levier potentiel AB de la
tension soit nul; impossible, par conséquent, que la corde pp'
soit horizontale. « Jamais la corde de grosseur ou puissance
quelconque ', posée dans la situation de l'égalité avec ses
extrémités opposées, ne se pourra redresser ayant quelque
poids au milieu de sa longueur. »
C'est à ce propos que Léonard écrit ces lignes 2 :
« Jamais le levier potentiel n'est consumé par aucune puis-
sance; on le prouve par la première qui dit : Toute quantité
continue est divisible à l'infini, etc.
i. Les manuscrits de Léonard de Vinci; ms. E de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 60, verso.
3. Les manuscrits de Léonard de Vinci; ms. E de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 60, recto.
5a ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
>) Mais ce qui est divisible en acte l'est encore en puissance ;
ce n'est pas à dire que ce qui est divisible en puissance le soit
en acte. Et si les divisions faites potentiellement vers l'infini
varient la substance de la matière divisée, ces divisions retour-
neront à la composition de leur tout, les parties se rejoignant
parles mêmes degrés par lesquels elles furent divisées. Par
exemple, nous prendrons la glace et nous la diviserons vers
l'infini; elle se changera en eau, et d'eau en air; et si l'air
revient à s'épaissir, il se fera en eau et d'eau en grêle, etc. »
Ces quelques lignes nous montrent à quel point Léonard
était informé des théories que les scolastiques avaient agitées
touchant la division à l'infini. Il admet que tout continu est,
en puissance, divisible à l'infini ; mais il n'en conclut pas qu'il
le soit en acte ; la vérité du jugement syncatégorique n'entraîne
pas celle du jugement catégorique.
Le Vinci, d'ailleurs, semble se prononcer en faveur de la
doctrine de Gilles le Romain. Lorsqu'on divise un corps en
parties assez petites, a la substance de cette matière est variée, »
sa forme est altérée; la glace admet un minimum naturel; si
l'on veut la briser jusqu'à la réduire en parties moindres que
ce minimum, elle se change en eau.
D'autres doctrines, chères aux maîtres de la Scolastique, se
laissent deviner dans les quelques lignes que nous venons de
citer; si Léonard y invoque la divisibilité à l'infini, c'est pour
expliquer comment le levier potentiel peut tendre vers 0, qui
est sa limite, sans l'atteindre jamais, et, par là, il se montre
disciple fidèle de Walter Burley et d'Albert de Saxe.
Mais l'influence d'Albert de Saxe apparaît bien plus profonde
en ce passage T :
« Pierre a puissance pour 12, et si on lui a donné 12 de
poids, il ne le meut pas, parce que les choses égales entre elles
ne se surpassent pas. Il portera bien 11, parce que des puis-
sances inégales, la plus grande surpasse la moindre, en sorle
que 12 fera mouvoir 11. Et ici il arrive un beau cas, c'est-à-
dire que si ce 12 peut mouvoir 11, il arrive que ce 12 fera
1. Les manuscrits de Léonard de Vinci; ms. K de la Bibliothèque de L'Institut,
fol. 6a [i4], verso.
LÉONARD DE VINCI ET LES DEUX INFINIS 53
mouvoir infiniment plus de poids que n, parce que toute
quantité continue est divisible à l'infini. L'unité qui est de
ii à 12 peut se diviser infiniment, car on peut dire que si
12 peut mouvoir it, il peut mouvoir n et 1/2, et puis 2/3, et
puis 11 et 3/4, pouvant croître ainsi dans le même ordre, en
sous-divisant le reste; en sorte que le dernier des minimes poids
est celui qu'il ne peut pas porter, c'est-à-dire celui qui accom-
plit 12. De sorte qu'ici deux choses paraissent qu'il est presque
impossible de proposer, savoir : que l'homme soit en puissance
de porter sur soi infiniment plus de poids que celui qu'il peut
porter, et que le minime poids soit celui qu'il ne peut porter.
» Exemple : 4 en balance résistent à 4, mais ne les peuvent
pas mouvoir; mais ils pourront mouvoir 3 et infiniment plus
de poids que 3; jamais, cependant, autant que 4, parce que
de 3 à 4 il y a une unité qui est quantité continue, et toute
quantité continue est divisible à l'infini. »
Assurément, Léonard avait profondément médité les ensei-
gnements de l'École touchant le minimum in quod non qui borne
toute puissance active. Déjà, les théories logiques établies, au
xive siècle, par les nominalistes de Paris, commençaient à
être oubliées et méconnues de leurs successeurs, des Marsile
d'Inghen, des Gaëtan de Tiène, des Jean Majoris et des Jean
Dullaert de Gand; mais le génie du Vinci savait reconnaître
en ces doctrines une source abondante de vérités.
X
LÉONARD DE VINCI
ET
LA PLURALITÉ DES MONDES
LÉONARD DE VINCI
ET
LA PLURALITÉ DES MONDES
Un texte de Léonard de Vinci.
Il est des problèmes qui ont longuement et fortement
sollicité l'attention de Léonard; les allusions à une semblable
question reviennent souvent alors en ses manuscrits; ces
multiples notes nous permettent de suivre les démarches de
l'esprit en quête de la solution, d'en reconnaître les tentatives
variées, les hésitations et les repentirs; elles apparaissent de
prime abord comme des documents très précieux, très propres
à nous enseigner l'histoire d'une invention.
Il est aussi des sujets que le Vinci semble avoir à peine
effleurés. En feuilletant un de ses cahiers, on rencontre une
courte phrase qui a trait à un certain problème; mais on
chercherait en vain ailleurs une autre note qui puisse être
rapprochée de celle-là ; la pensée qui s'était présentée une fois
au génie du grand peintre ne s'est plus jamais offerte comme
objet à ses méditations.
Volontiers, le lecteur jugerait qu'une pensée, à ce point
détachée, n'intéresse que médiocrement l'histoire des idées
du grand inventeur; l'isolement de cette pensée, d'ailleurs, ne
permet pas toujours d'en déterminer le sens exact et d'en
évaluer la pleine portée.
Le jugement que nous porterons sur la valeur de ce texte
sera tout autre si nous parvenons à deviner les conditions
dans lesquelles il a été écrit, le livre que Léonard lisait lors-
58 ÉTUDES SUR LÉONARD DE \INCI
qu'il a jeté ces quelques lignes sur le papier, la dispute d'école
dont son esprit était préoccupé en ce moment. Nous verrons
alors la menue phrase se dilater, s'épanouir, nous livrer dans
sa plénitude le sens qu'elle tenait condensé. Elle nous montrera
le Vinci jeté dans la mêlée des esprits de son temps; bien
souvent elle nous dira, en une querelle qui fut célèbre, de
quel parti il s'était rangé.
L'étude des quelques fragments où Léonard a parlé de
linfiniment grand et de l'infiniment petit nous a déjà permis1
de mettre en lumière quelques-unes de ses doctrines les plus
profondes; nous allons appliquer une méthode semblable à
l'analyse d'un nouveau texte.
Ce texte se trouve au cahier que Venturi a marqué de la
lettre F et que conserve la Bibliothèque de l'Institut; il y
occupe le verso du feuillet 83; le voici, selon la traduclion
de M. Charles Ravaisson-Mollien :
« Donné que serait le contact de deux corps terrestres avec
leurs éléments, quelle figure prendraient les éléments à leur
contact? »
« Donné un grave sphérique au contact de l'élément du feu
avec l'autre élément du feu, qui pèse autant vers l'un des
centres de tels éléments que vers le
centre des autres éléments, ce grave
descendra obliquement et se posera
sur le contact des deux corps terres-
f ^\f \ \ \ très, comme est la figure (fig. 1),
l Jl J I e* son mouvement sera oblique. »
« Donnés les centres de deux mon-
des sans éléments, très éloignés l'un
de l'autre, et donné un grave uniforme
dont le centre de gravité soit égale-
ment éloigné des deux dits centres,
puis un tel grave étant laissé tomber, quel sera son mouvement ? »
« Il ira longtemps se mouvant avec un mouvement ayant
toute partie de sa longueur également distante de chacun
des centres, et finalement il s'arrêtera à une égale distance
i Voir la précédente étude : Léonard de Vinci et les deux infinis.
Fig.
LÉONARD DE VINCI ET LA PLURALITÉ DES MONDES 5g
de chacun des deux centres, au plus prochain lieu qu'ait la
ligne de son mouvement; et ainsi ce grave ne s'approchera
d'aucun centre des deux mondes. »
Quelle signification précise, quelle exacte portée convient-il
d'attribuer à ce curieux fragment? Le mouvement que prend
un point, attiré par deux centres fixes suivant la loi de
Newton, sera un jour déterminé par la puissante analyse de
Léonhardt Euler; est ce un problème analogue à celui-là que
se propose le Vinci, et convient-il de ranger le fondateur de
l'Académie de Milan auprès de Kepler, parmi les précurseurs
de Newton?
La connaissance des livres que Léonard lisait, des querelles
qui, de son temps, se débattaient dans les écoles, vont nous
permettre de répondre à cette question ; nous allons montrer
de quelle manière le texte que nous avons cité avait trait au
problème de la pluralité des mondes.
II
Aristote et la pluralité des mondes.
C'est par des maîtres de l'École qu'avaient été composés les
livres où Léonard s'instruisait de la science du passé; c'est au
sein de l'Ecole que s'agitaient les controverses auxquelles ses
contemporains et lui prenaient part ou intérêt; or, les pensées,
même les plus originales, qui étaient émises et débattues dans
l'Ecole, étaient toujours données comme issues de la pensée
d'Aristote. Quels furent donc les dires d'Aristote touchant la
pluralité des mondes, quels furent à ce sujet les commentaires
de la Scolastique, c'est ce qu'il nous faut examiner tout
d'abord si nous voulons rendre son sens plein au texte de
Léonard.
« Nous entendons en général le mot Ciel (Oupavéç), » dit
Aristote1, « au sens de Tout, d'Univers, — oXov xai xo rcav. »
Dans son traité Du Ciel, il démontre tout d'abord que l'Univers
i. Aristote, llep\ OùpavoO, A, 6 (De Cœlo et Mundo, lib. I, cap. ix).
60 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
est limité; puis, tout aussitôt, il aborde1 cette question :
a Y a-t-il plusieurs Ciels, c'est-à-dire plusieurs Univers? »
Cette question, il la résout par la négative et, pour justifier
sa solution, il fait appel à deux principes :
Le premier de ces deux principes consiste à distinguer le
repos naturel et le mouvement naturel du repos violent et du
mouvement violent.
A ce sujet, Aristote pose deux axiomes :
i° Si un corps peut, sans aucune violence, demeurer immo-
bile en un certain lieu, qui est alors son lieu naturel, lorsqu'on
le placera hors de ce lieu, il se portera vers lui par nature; et,
réciproquement, si un corps se porte de mouvement naturel
vers un certain lieu, c'est que c'est son lieu naturel, où il
demeurerait immobile sans qu'aucune violence ait à l'y
contraindre.
Ainsi, le lieu naturel du feu est l'espace qui se trouve
immédiatement au-dessous de l'orbe de la Lune; si l'on place
du feu hors de ce lieu, par exemple sur la Terre, il montera
naturellement vers l'orbe de la Lune. De même, une masse de
terre se porte naturellement vers le centre du Monde; c'est
donc là que se trouve le lieu de son repos naturel.
2° S'il faut exercer une violence sur un corps pour le tenir
immobile en un certain lieu, placé hors de ce lieu, il ne se
portera pas vers lui sans violence.
Un fragment de terre, par exemple, ne demeurerait pas
immobile au voisinage de l'orbe de la Lune, à moins d'y être
détenu par une certaine violence; si donc on le place à la
surface du globe, il ne montera pas, à moins d'y être poussé
violemment.
Le second des principes auxquels Aristote appuie sa démons-
tration est le suivant :
S'il existe un monde en dehors de celui que nous connais-
sons, ce monde doit être formé identiquement des mêmes
éléments que le nôtre. Il ne saurait être formé d'éléments que
l'on nommerait terre, eau, air, feu, mais qui, sous cette simi-
litude purement verbale, seraient essentiellement différents de
i. Aristote, llso\ OupavoO, A, yj (De Cœlo et Mundo, lib. I, cap. vin).
LÉONARD DE VINCI ET LA PLURALITÉ DES MONDES 6l
notre terre, de notre eau, de notre air, de notre feu. S'il en
était ainsi, en effet, ce monde n'aurait, lui aussi, avec le nôtre
qu'une analogie toute verbale ; ce ne serait pas, en réalité, un
second monde. Il faut donc que la terre de ce monde-là ait
même forme substantielle (îâéa) que la terre de ce monde-ci ;
et l'on en peut dire autant du feu, de l'air et de l'eau.
Chacun des éléments du second monde, ayant même forme
substantielle que l'élément correspondant du premier, aura
aussi même puissance (SJva^tç) ; par exemple, puisque la terre,
en notre monde, cherche naturellement à en gagner le centre,
son mouvement naturel, dans le second monde, tendra aussi
au centre de ce monde ; de même, la nature du feu le portera
toujours à s'éloigner du centre du monde au sein duquel
il se trouve.
Fort de ses deux hypothèses, dont la seconde au moins ne
semblait pas découler nécessairement de sa Physique, Aristote
entreprend de prouver que l'existence simultanée de deux
mondes est une absurdité.
La terre du second monde a même forme substantielle que
la terre du premier, partant même puissance, partant aussi
même lieu naturel; si on la plaçait au centre du premier
monde, elle y demeurerait immobile sans aucune contrainte;
dès lors, placée sans contrainte hors de ce lieu, au sein du
second monde, par exemple, elle doit se porter vers ce lieu par
mouvement naturel; or, il faut pour cela qu'elle s'éloigne du
centre du second monde; et cela implique contradiction, car
nous avons vu que le mouvement naturel de la terre au sein
du second monde consistait à s'approcher du centre de ce
monde.
Au sujet du mouvement du feu, on peut répéter des consi-
dérations analogues ; elles conduisent à la même conclusion :
la coexistence de deux mondes est une absurdité.
A cette argumentation d'Aristote se peut opposer une doc-
trine qui paraîtrait beaucoup plus plausible à nos modernes
habitudes d'esprit.
Une portion de terre a tendance à se mouvoir à la fois vers
le centre du premier monde et vers le centre du second; en
62 ÉTUDES SUH LÉONARD DE VINCI
l'un comme en l'autre de ces deux centres, elle occuperait son
lieu naturel; mais la tendance qui la porte vers un centre
varie avec sa distance à ce centre; lorsque cette distance croît,
l'intensité de celte tendance s'affaiblit; des deux tendances qui
portent celte masse de terre vers les centres des deux mondes,
la plus forte est celle qui a trait au centre le plus voisin, et
c'est elle qui entraîne le corps.
Cette doctrine était courante, sans doute, au temps d'Aristote,
car, sans se mettre en peine de l'exposer, il prend soin de la
réfuter. Arrêtons -nous un instant à cette réfutation; elle
touche au point essentiel du sujet qui nous occupe.
Il est déraisonnable de prétendre qu'un corps grave se porte
au centre du monde d'autant plus fortement qu'il est plus
voisin de ce centre; ce qui le fait tendre vers ce point, c'est sa
nature même (?*j<nç) ; il faudrait donc admettre que la nature
d'un grave varie selon la distance qui le sépare de son lieu
naturel; mais en quoi celte distance peut-elle importer à la
nature du corps? Deux graves inégalement distants du centre
du monde sont bien différents pour notre intelligence; mais,
quant à la forme substantielle, ils sont identiques : « To 3' ilzzz
lo oÙto. »
D'ailleurs, il est aussi peu sensé de prétendre qu'un même
élément, la terre, par exemple, peut admettre deux lieux
naturels, de même espèce, mais numériquement distincts ; que
ce grave peut tendre et vers le centre de ce monde-ci et vers
le centre de l'autre monde ; à la forme substantielle unique qui
caractérise la terre dans un monde et dans l'autre doit corres-
pondre un lieu naturel unique, non seulement d'une unité
spécifique, mais aussi d'une unité numérique.
En dehors de la sphère éloil'ée qui borne notre monde, peut-
il se trouver une portion quelconque de matière? Non, répond
le Stagiritc1 à cette question; hors de la dernière sphère, un
corps ne peut demeurer ni naturellement ni par violence.
Un élément ne peut avoir son lieu naturel hors de la
huitième sphère; car il a déjà son lieu naturel à l'intérieur de
la huitième sphère, et, nous l'avons vu, un même élément ne
i. Arislotc, Llep'i O'JpocvoO, A, 0 {De C.œlo et Muiulo, lib. I, cap. ix).
LÉONARD DE VINCI ET LA PLURALITE DES MONDES 63
peut admettre deux lieux naturels. D'ailleurs, les mixtes étant
composés d'éléments, aucun mixte ne peut être naturellement
situé là où aucun élément n'a son lieu naturel.
Un corps ne peut, non plus, se trouver hors des bornes de
notre monde par l'effet de quelque violence; un corps, en
effet, est en un lieu par violence lorsque ce lieu convient
naturellement à un autre corps; mais on vient de prouver
qu'aucun corps n'avait son lieu naturel à l'extérieur de la
dernière sphère céleste.
Ainsi, hors des limites du monde, il n'y a aucune portion
de matière. Qu'y a-t-il donc? Le vide? Pas davantage; le nom
de vide désigne un lieu qui ne contient pas de corps, mais qui
pourrait en contenir un ; mais aucun corps ne peut se trouver
hors de la dernière sphère. Par delà cette sphère, donc, il n'y
a pas de lieu.
Il n'y a pas davantage de durée, car il n'y a rien de corpo-
rel, partant rien qui ne soit susceptible d'altération ni de
changement. Or, là où aucun changement n'est possible, il n'y
a jamais passage de la puissance à l'acte, il n'y a jamais mou-
vement. Avec le mouvement disparaît le temps, qui ne peut
être mesuré que par le mouvement. Tout être qui se trouve en
dehors de la dernière sphère céleste n'occupe aucun lieu, en
sorte qu'il est immatériel; il ignore la génération, la corruption
et le changement, en sorte qu'il est éternel.
Le monde comprend ainsi en son sein toute la matière
actuellement existante : « 'E; àiua-rj; yip i—*. zftq otxeixç uXyjç b -a;
-a6<j[j.zç. » Par là même, il comprend toute la matière qui a jamais
existé comme toute celle qui est possible; car la matière est
susceptible de transformations^ mais elle ne saurait être ni
créée, ni détruite. En sorte que le monde n'est pas seulement
unique actuellement; il est encore unique dans le temps;
aucun autre monde ne l'a précédé, aucun autre monde ne le
suivra; le Ciel est un, permanent et parfait : « AW' eTç y.at ^ovoç
%m xlXtioq ûjtsç Otipavoç exuiv. »
Telle est, en ses grands traits, la doctrine d'Aristote; nous
allons esquisser rapidement les modifications qu'y ont appor-
tées les commentateurs du Philosophe.
64 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
III
Le poids d'un grave varie-t-il avec la distance
au centre du monde? simpliclus, averroes, albert
le Grand, Saint Thomas d'Aquin.
Les arguments opposés par Arislote à l'hypothèse de la
pluralité des mondes ont donné lieu à d'innombrables com-
mentaires; nous ne saurions les analyser ici en leur entier;
nous fixerons seulement notre attention sur les passages
capables de donner tout son sens au texte de Léonard de Vinci.
C'est par sa nature même, a dit Aristote, qu'un grave tend
au centre du monde; cette nature ne change pas lorsque
change la distance du grave à son lieu naturel; donc cette
distance n'influe pas sur la tendance qui pousse le corps
pesant vers son lieu. En d'autres termes, le poids d'un corps
ne varie ni en grandeur, ni en direction lorsque l'on place ce
corps plus ou moins près du centre commun des graves. C'est
ainsi, semble-t-il, que doit être comprise la pensée d'Aristote;
et c'est bien de la sorte qu'elle a été interprétée par divers
commentateurs.
Simplicius paraît lui avoir attribué un autre sens. Voici, en
effet, ce qu'il écrit, dans ses Commentaires au De Cœlo, à propos
du passage qui nous occupe :
« L'auteur expose et réfute une instance que l'on pourrait
objecter à ce qu'il a dit; elle consiste à prétendre que la terre
d'un autre monde ne se porterait pas naturellement au centre
de celui-ci, par l'effet de la trop grande distance; dès lors,
tomberaient les contradictions qui ont été opposées aux tenants
de la pluralité des mondes; la terre de cet autre monde
n'aurait plus à se mouvoir en haut ni le feu à se mouvoir
en bas. 11 est déraisonnable, répond Aristote, de regarder la
distance comme capable de supprimer les vertus propres des
corps. Que les corps simples soient plus ou moins éloignés de
leurs lieux naturels, leur nature n'en devient point autre ni,
LÉONARD DE VINCI ET LA PLURALITÉ DES MONDES 65
partant, leur mouvement naturel différent. En ce monde -ci,
en effet, quelle propriété différente possède un corps, selon
qu'il est séparé de son lieu naturel par telle distance ou par
telle autre? Celle-ci seulement: il commence à se mouvoir
plus faiblement vers son lieu naturel lorsqu'il part d'une
position plus éloignée, et il y a un rapport constant entre la
faiblesse du mouvement et la grandeur de la distance; mais
que la distance soit plus grande ou plus petite, le mouvement
demeure de même espèce. Si donc il existait des corps sim-
ples dans un autre monde, ils se mettraient en mouvement
plus lentement que les corps situés en celui-ci, en proportion
de leur plus grande distance; mais l'espèce du mouvement
qui leur est naturel n'en serait pas changée, car cette espèce
résulte de leur substance même, et il serait déraisonnable de
prendre la grandeur de la distance comme cause de généra-
tion ou de corruption substantielle. »
Comme Aristote, Simplicius pense qu'à toute distance du
centre du monde, un corps grave se dirige vers ce centre,
tandis qu'un corps léger s'en éloigne; ni l'existence de cette
tendance, ni sa direction ne varient avec la distance ; mais
l'intensité de cette tendance est inversement proportionnelle
à la distance ; s'il existe un monde en dehors du nôtre, une
masse de terre, placée au sein de ce monde, continuera
à être portée vers le centre du nôtre, bien qu'avec une
très faible gravité. Ne peut-on, dès lors, raisonner ainsi?
Deux tendances sollicitent cette masse : l'une, faible, vers
le centre de notre monde; l'autre, forte, vers le centre de
l'autre monde; cette dernière l'emporte. C'est bien là, semble-
t-il, l'objection qu'Aristote prétendait réfuter et que Simpli-
cius, infidèle à la pensée du Stagirite, ne réfute nullement; le
philosophe athénien ne paraît pas avoir conçu que deux
tendances différentes pussent coexister en un même corps et
s'y composer entre elles.
Simplicius nous paraît donc, en ce point, avoir méconnu
la doctrine d'Aristote; Averroès semble, au contraire, en avoir
pénétré le sens exact.
Le philosophe de Cordoue expose très longuement, en ses
P. DLHEM. 5
06 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
commentaires au De Cœlo1, l'argumentation d'Aristote contre
la pluralité des mondes. Lorsqu'il parvient au passage qui
nous occupe en ce moment, il s'exprime en ces termes2 :
« Aristote examine ensuite une objection... On pourrait dire,
en effet, que la terre de l'autre monde ne se meut pas vers le
centre de ce monde-ci, ni inversement, bien que la terre soit de
même nature dans les deux mondes; et qu'il en est de même
des autres éléments. Si l'on prend, en effet, un corps formé de
l'un de ces éléments, il ne se trouve pas à égale distance des
lieux naturels semblables qui lui conviennent en ces deux
mondes; et bien qu'il demeure toujours le même, il se meut
vers celui de ces deux lieux naturels dont il est le plus voisin.
Par exemple, La terre de notre monde est plus voisine du centre
de ce même monde que du centre de l'autre univers; aussi se
meut-elle vers le premier centre et non vers le second; mais
si elle se trouvait dans l'autre monde, elle se dirigerait vers
le centre de ce monde- là. Ainsi donc, bien que sa nature
demeure toujours la même, cette terre serait susceptible de
deux mouvements contraires selon sa proximité ou son éloi-
gnement de deux lieux spécifiquement semblables, mais situés
différemment; elle pourrait se mouvoir soit du premier centre
vers le second, soit du second centre vers le premier, bien
que ces deux mouvements fussent opposés l'un à l'autre. Sans
doute, l'élément, en tant qu'il est simple, ne peut se mouvoir
de deux mouvements contraires; mais cela devient possible
par l'effet de la proximité ou de l'éloignement; car la proxi-
mité ou l'éloignement surajoutent quelque chose à la simpli-
cité de sa nature; en vertu de la composition qui en résulte,
ce corps peut, à deux époques différentes, se mouvoir de deux
mouvements opposés. »
« Aristote répond que ce discours n'est pas raisonnable.
Les mouvements naturels des corps ne diffèrent les uns des
autres que par suite des différences qui existent entre les
t. Aristotelis De Cœlo liber primus eum Averrois Cordubensis Commentariis ;
Suimna octava : Quod mundus est unus numéro tautum. Summa noua : Quod est
extra mundum neque vacuurn, neque plénum.
a. A\erroès, loc. cit. Summa octava: Quod mundus est unus numéro tantum.
Cap. ni : Dubitaliones solvit, quibus existimari potest plures esse mundos.
LÉONARD DE VINCI ET LA PLURALITÉ DES MONDES 67
formes substantielles; les différences qui peuvent subvenir
dans la relation, dans la quantité ou dans tout autre prédi-
cament ne sauraient rien changer à ces mouvements; or, un
changement de proximité ou d'éloignement n'atteint pas la
substance. »
(( Sachez, à ce sujet, que la proximité et l'éloignement n'ont
aucune influence, si ce n'est dans les mouvements des corps
qui se meuvent sous l'action d'une cause extérieure, car alors
ces corps peuvent être proches ou éloignés de leur moteur.
Aussi est-il opportun de prouver ici que les mouvements des
éléments n'ont point leur cause hors de ces éléments. Cette
proposition peut sembler évidente d'elle-même; Aristote,
toutefois, l'appuie de considérations destinées à contredire ce
que les anciens philosophes disaient du repos et du mouve-
ment des éléments, de la terre en particulier; en effet, au
repos et au mouvement de la terre, ces philosophes assi-
gnaient pour cause une attraction mutuelle entre la terre
entière et son lieu naturel. Or, il est manifeste qu'une
masse de terre ne se meut pas vers la terre entière, quelle que
soit la position du globe terrestre; en effet, si c'était vers la
terre entière que se meut une portion de la terre, il en serait
de ce mouvement comme du mouvement du fer vers l'aimant;
et, dès lors, il pourrait arriver que la terre se mût naturelle-
ment vers le haut. »
u Dès là que le mouvement de la terre vers le centre n'est
point l'effet d'une attraction produite soit par la nature du
lieu lui-même, soit par la nature du corps qui occupe ce lieu,
qu'il n'est point non plus l'effet d'une expulsion provenant
du mouvement du ciel, il est clair que le raisonnement
d'Aristote est concluant. »
Les développements par lesquels Averroès commente les
paroles du Stagirite sont très exactement conformes à la doc-
trine que celui-ci expose en d'autres passages ; ils lui sont
même presque textuellement empruntés. Voici, en effet, comme
s'exprime le Philosophe au quatrième livre du traité Du Ciel1 :
« Si certains éléments se meuvent vers le haut, si d'autres
1. Aristote, llepi OOpavo-j, A, y (De Cœlo et Mundo, lib. IV, cap. m).
68 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
éléments se meuvent vers le bas, c'est que chacun d'eux se
meut vers le lieu où il aura pour borne le corps qui lui con-
vient le mieux... Il faut donc que le mouvement de chaque
élément vers son lieu naturel soit un mouvement vers la
perfection de sa forme. C'est dans ce sens qu'il faut inter-
préter cette doctrine des anciens philosophes : Le semblable
se meut vers son semblable. Ils ne faut pas l'interpréter à la
manière de certains philosophes qui croient que la terre se meut
vers la terre. Cela, en effet, est certainement impossible. Si
l'on prenait la Terre et qu'on la mît à la place où se trouve la
Lune, ce n'est pas vers la Terre que se porterait une portion
de cette même terre, mais vers le lieu où la Terre se trouvait
auparavant. »
La pesanteur est- elle, comme le voulaient les pythagori-
ciens, l'effet d'une attraction élective, d'une sympathie, qui
cherche à réunir les divers fragments d'un même élément?
Est-elle, selon la doctrine péripatéticienne, une tendance par
laquelle la forme du grave s'efforce vers le lieu où elle
atteindra sa perfection? Telle est la discussion que nous
trouvons impliquée en cette autre question: Peut -il exister
deux Univers? Averroès nous a clairement montré la mutuelle
dépendance de ces deux problèmes.
Albert le Grand suit ici de très près le commentaire d' Aver-
roès; citons un passage1 de sa longue exposition :
« Peut-être quelque contradicteur prétendra -t- il que la
nature des corps élémentaires, lorsque ces corps sont situés
en des mondes différents, se trouve modifiée par suite de la
distance plus ou moins grande qui les sépare de leurs lieux
naturels; par exemple, de la terre, placée hors de notre monde,
est éloignée du centre de ce monde et rapprochée du centre
de l'autre; elle est donc influencée par la nature de ce dernier
centre et non par la nature du premier, en sorte qu'elle se
meut vers le dernier centre et non vers le premier; ainsi
voyons-nous que l'aimant attire un morceau de fer voisin,
i. Liber primus De Cœlo et Mundo Alberti Magni ; traclatus primus, iu quo
subtilissime habctur ulriim mundus sit unus velplures; capitulum secuudum, de
conlradictione eorum qui dicuut elementa divcrsorum mundorum moveri ad euu-
deni imtndum.
LÉONARD DE VINCI ET LA PLURALITE DES MONDES 69
car celui-ci acquiert une certaine propriété provenant de la
pierre attirante; mais l'aimant n'attire pas un morceau de fer
éloigné, car la vertu de la pierre ne parvient pas jusqu'à ce
morceau de fer. »
u Nous répondrons que ce discours n'est pas conforme aux
règles de la raison et qu'il est, par conséquent, erroné. Le
mouvement des éléments n'est pas l'effet d'une attraction; car
si les éléments se mouvaient par attraction, chacun d'eux
serait attiré par son semblable; en sorte que si l'on plaçait
une plus grande terre au-dessus d'une terre plus petite, celle-ci
monterait nécessairement vers celle-là. Ainsi donc, un mou-
vement qui dépend de la proximité ou de l'éloignement est
un mouvement produit par un moteur extrinsèque ; mais le
mouvement des éléments est dû à un moteur intrinsèque. »
« Nous avons dit, en effet, au huitième livre des Physiques :
Quand un élément est engendré, ce qui l'engendre lui donne
non seulement sa forme, mais tout ce qui résulte de cette
forme ; il lui donne, en particulier, le mouvement naturel et
le lieu naturel, qui sont des conséquences de la forme intrin-
sèque. Si donc la proximité ou l'éloignement du lieu naturel
avait quelque influence sur la forme substantielle de l'élé-
ment, il faudrait que cet élément fût composé de deux formes
ayant des propriétés opposées; l'une de ces formes tirerait le
corps vers ce qui est le plus voisin ; ce serait une forme
émanée du corps attirant, semblable à la forme que l'aimant
produit dans le fer; l'autre serait la forme naturelle donnée
par le générateur; sans qu'aucune attraction ait à intervenir,
elle déterminerait le mouvement du corps vers son lieu
naturel ; elle serait comparable à la forme pesante dans le fer
que l'aimant attire. Les éléments seraient donc composés; et
tout mouvement d'un tel élément serait composé de deux
mouvements distincts, tout comme le mouvement d'une terre
qui s'approcherait du centre d'un monde en s'éloignant du
centre d'un autre monde... »
« La coexistence de deux telles formes est impossible. Il en
faut donc conclure qu'un corps peut être plus ou moins
éloigné de son lieu naturel sans que sa forme en éprouve
-O ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
aucun changement; ...qu'il soit proche ou éloigné de son lieu
naturel, il se meut toujours d'un mouvement simple. »
La forme substantielle d'un élément grave, forme par
laquelle il tend à son lieu naturel, n'éprouve donc aucune
diversité de ce fait que le corps est plus ou moins éloigné du
centre du monde ; telle est la doctrine, conforme à l'enseigne-
ment d'Aristote et d'Averroès, qu'Albert le Grand soutient
d'une manière formelle; on peut, croyons-nous, la traduire en
langage moderne, sans trop la trahir, en la formulant ainsi :
Le poids d'un grave ne change pas de grandeur lorsque ce
corps s'approche ou s'éloigne du centre du monde.
Cette doctrine n'est assurément pas celle de saint Thomas
d'Aquin ; le Docteur Angélique semble suivre l'opinion de
Simplicius selon laquelle la distance au centre du monde, sans
changer aucunement l'espèce de la forme substantielle du
grave, en fait varier l'intensité; il précise même cette opinion;
selon lui, le changement d'intensité que la pesanteur éprouve
par suite de la proximité plus ou moins grande du terme auquel
elle tend explique l'accélération du mouvement du corps grave.
Voici comment s'exprime le Docteur Angélique 1 :
« Pour Aristote, on doit regarder comme déraisonnable l'opi-
nion d'après laquelle la nature d'un corps élémentaire serait
différente selon que ce corps serait plus ou moins distant de
son lieu propre, à tel point que ce corps se mouvrait vers son
lieu naturel lorsqu'il en est rapproché, mais non pas lorsqu'il
en est éloigné. En effet, il ne paraît pas que la distance plus
ou moins grande qui sépare un corps de son lieu puisse déter-
miner un changement dans la nature de ce corps ; la différence
mathématique des intermédiaires ne peut entraîner une
différence de nature. Il est raisonnable qu'un corps se meuve
d'autant plus rapidement qu'il approche davantage de son lieu
naturel, bien que l'espèce du mouvement et l'espèce du mobile
demeurent invariables; car la différence de vitesse est un
changement de quantité, et non un changement spécifique,
tout comme la différence de distance. »
i. Sancti Thom;p Aquinatis Commentaria in libros Aristotelis de Ccelo et Mundo ;
liber I, lcctio \\i.
LÉONARD DE VTNCI ET LA PLURALITE DES MONDES 71
D'ailleurs, en émettant une semblable opinion, saint
Thomas pouvait se prétendre fidèle interprète de la pensée
du Stagirite, bien qu'Averroès et Albert le Grand l'eussent
comprise autrement.
C'était pour la Physique péripatéticienne, en effet, un axiome
incontesté que cette proposition * :
u Si une certaine force (bx'J?) ou puissance ($ùvx\uq) meut un
certain corps avec une certaine vitesse, il faudra une force ou
puissance double pour mouvoir le même corps avec une
vitesse double. »
De cet axiome on tirait naturellement ce corollaire : Si un
corps tombe de plus en plus vite au fur et à mesure qu'il
s'approche du centre de la terre, c'est qu'en même temps son
poids va croissant.
Aristote paraît bien avoir reconnu ce corollaire de la Dyna-
mique qu'il professait, et en avoir fait usage. Au chapitre
même 2 où se trouve le passage qui nous occupe, il entreprend
de prouver qu'un corps ne peut se mouvoir indéfiniment :
« La terre, » dit-il, « nous le prouve, car elle se meut d'autant
plus rapidement qu'elle s'approche davantage du centre; de
même le feu se meut d'autant plus rapidement qu'il s'élève
davantage. Si donc le mouvement d'un de ces corps se pour-
suivait jusqu'à l'infini, la vitesse croîtrait à l'infini. Or, s'il en
était ainsi de la vitesse, il en serait de même de la gravité
ou de la légèreté, c'est-à-dire qu'elle croîtrait aussi à l'infini. »
Simplicius, qui commente ce passage, y voit l'affirmation
que « la pesanteur d'un corps se renforce au fur et à mesure
que ce corps s'approche de son lieu et que, par conséquent,
sa forme acquiert une perfection plus grande. »
Saint Thomas d'Aquin suit encore en ce point l'opinion de
Simplicius, lorsqu'il écrit3 : « La terre se meut d'autant plus
vite qu'elle descend davantage... Avec Aristote, il faut attri-
buer à cet accident la cause suivante : Plus le corps grave
1. Aristote, <Pu<xtxY]ç àxpodcaswç xo Z, s (Physicœ auscultationis lib. VI,
cap. v) — Uepi Oùpavod, I\ p (De Cœlo et Mundo, lib. III, cap. 11).
2. Aristote, Iïep\ Oùpavou, A, y) (De Cœlo et Mundo, lib. 1, cap. vin).
3. Sancti Thomae Aquinatis Commentaria in libros Aristotelis de Cœlo et Mundo,
liber I, lectio xvn.
-2 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
descend, plus sa pesanteur se trouve accrue par suite de la
plus grande proximité de son lieu naturel; de là, on peut
conclure que si la vitesse croissait à l'infini, la gravité croî-
trait aussi à l'infini. Et il en est de même de la légèreté. »
La pesanteur résulte- 1- elle d'une attraction que le corps
grave éprouve de la part des corps semblables? Est-elle l'effet
d'une tendance, intrinsèque au corps, par laquelle sa forme
substantielle cherche le lieu où elle atteindra sa perfection?
Le poids d'un corps demeure-t-il indépendant de la distance
de ce corps au centre du monde? Est-il, au contraire, d'autant
plus grand que le grave est plus près de son lieu naturel?
Ces graves questions sont, en la Physique scolastique,
indissolublement liées à ce problème : Existe-t-il un ou plu-
sieurs mondes?
Nous allons voir que ce problème soulevait encore des diffi-
cultés d'une tout autre nature.
IV
La pluralité des mondes et la toute-puissance de Dieu.
Michel Scot; Saint Thomas d'Aquin;
Etienne Tempier; Guillaume d'Ocram.
La doctrine d'Aristote, en effet, se trouve en contradiction
avec le dogme chrétien.
Aristote ne se borne pas à nier, en fait, l'existence actuelle
de plusieurs mondes; il prétend avoir démontré que la
coexistence de deux univers serait une absurdité. Cette affir-
mation concorde fort bien avec la Métaphysique du Philo-
sophe, qui n'attribue à Dieu aucun pouvoir créateur. Mais
n'est-elle pas en contradiction avec la notion chrétienne de
Dieu? Si Dieu est le Tout-Puissant, capable de faire de rien
le Ciel et la Terre, osera-t-on prétendre que sa puissance créa-
trice est épuisée par la formation d'un monde unique? Affir-
mera-t-on qu'il ne saurait, en dehors de ce monde, en
produire un ou plusieurs autres?
LÉONARD DE VINCI ET LA PLURALITÉ DES MONDES "fi
Dès le xme siècle, ces objections étaient formulées contre
Aristote; nous les trouvons, en effet, dans un commentaire1
à la Sphère de Sacro Bosco, qu'à la demande de l'empereur
Frédéric II, Michel Scot composa vers 12 25 ou i23o.
Une des premières questions examinées par Michel Scot est
celle-ci : Existe-t-il un ou plusieurs mondes?
Pour prouver l'impossibilité de plusieurs mondes, l'astro-
nome de Frédéric II reproduit sommairement le raisonnement
d'Aristote; mais il le fait précéder d'un argument nouveau et
fort étrange :
« Entre les surfaces convexes des sphères qui limitent les
divers mondes, il existerait nécessairement un certain espace.
Dès lors, ou bien il existerait un corps occupant cet espace,
ou bien non. Mais il ne peut exister de corps qui remplisse
ce lieu; ce corps, en effet, serait étranger à tout monde,
puisqu'il serait en dehors des sphères qui bornent tous
les mondes. S'il n'existe aucun corps qui remplisse cet
espace, cet espace est donc vide; or, il ne peut y avoir de vide
dans la nature, comme Aristote l'a démontré au quatrième
livre des Physiques; il ne peut donc y avoir plusieurs
mondes. »
A la suite de l'argumentation d'Aristote contre la pluralité
des mondes, Michel Scot ajoute : « Il en est qui prétendent
ceci : Dieu, qui est tout-puissant, a pu et peut encore créer,
outre ce monde-ci, un autre monde, ou plusieurs autres
inondes, ou même une infinité de mondes, en composant ces
mondes soit d'éléments semblables à ceux qui forment celui-ci,
soit d'éléments différents. » A cette proposition, Scot répond :
« Cela, Dieu peut le faire, mais la nature ne le peut subir.
Il résulte de la nature même du monde, de ses causes pro-
chaines et essentielles, que la pluralité des mondes est
une impossibilité; Dieu cependant pourrait faire plusieurs
1. Eximii atque excellentissimi physicorum motuum cursusque siderei indaga-
toris Michaelis Scoti super Auctore Spherœ, cum qusestionibus diligenter emendatis,
expositio confecta illustrissimi Imperatoris Domini D. Frederici prœcibus. Cet écrit se
trouve dans les collections de traités astronomiques imprimées à Venise, par
Octaviauo Scoto de Modène, en i5i8, et par Luca Antonio Giunta de Florence,
en i5i8 et en i53i.
-y4 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
mondes, s'il le voulait, n II faut, en effet, distinguer entre la
puissance de Dieu prise absolument, et sa puissance relative-
ment au sujet de son opération. Il est des choses dont la
puissance de Dieu, considérée absolument, est capable; mais
ces choses ne peuvent être réalisées par sa puissance, prise en
tant que relative, parce que la nature n'est pas susceptible de
recevoir ces actions de la puissance divine; c'est ainsi que la
nature ne saurait recevoir plusieurs mondes.
Ernest Renan a appelé1 Michel Scot : le fondateur de
l'Averroïsme. Le passage que nous venons d'analyser n'est
pas de nature à faire réformer ce jugement. Le Dieu de
Michel Scot, dont la puissance créatrice trouve devant elle une
nature déjà déterminée; ce Dieu qui ne peut agir, sinon dans
la limite où cette nature est apte à subir son opération, c'est
bien plutôt le Dieu d'Averroès que le Dieu des Chrétiens.
Saint Thomas d'Aquin s'est efforcé2 de sauvegarder à la
fois, et mieux que Michel Scot ne l'avait su faire, la doctrine
du Stagirite et la toute-puissance de Dieu.
« Sachez, » dit le Docteur Angélique, « que plusieurs s'effor-
cent de démontrer par d'autres voies la possibilité de plusieurs
mondes. »
« Voici un premier argument : Dieu a fait le monde; mais la
puissance de Dieu est infinie; la production de ce monde unique
n'en atteint donc pas les bornes; il est déraisonnable de pré-
tendre que le Créateur ne puisse produire aucun autre monde.
— A cet argument il faut répondre ainsi : Si Dieu faisait d'autres
mondes, ou bien il les ferait semblables à celui-ci, ou bien
il les ferait différents. S'il les faisait entièrement semblables
à celui-ci, il ferait œuvre vaine, ce qui ne convient pas à sa
sagesse. S'il les faisait dissemblables, c'est qu'alors aucun
d'entre eux ne comprendrait en lui-même la totalité de la
nature du corps sensible; aucun d'eux ne serait parfait, et c'est
leur ensemble qui constituerait un monde unique et parfait. »
« Un second argument est le suivant : Plus une chose est
i. Ernest Renan. Averroès et l'Averroïsme, essai historique; Paris, i85i>. p. i65.
a. Saucti Thomae Aquinatis Commentaria in libros Aristotelis de Cœlo et Muncio;
liber I, lertio xi\.
LÉONARD DE VINCI ET LA PLURALITE DES MONDES 75
noble, plus son espèce a de puissance pour se réaliser; or, le
monde est de plus noble espèce qu'aucun des objets naturels
qu'il renferme; si donc l'espèce d'un tel objet, par exemple
du cheval ou du bœuf, est capable de parfaire plusieurs
individus, a fortiori l'espèce de l'univers peut- elle parfaire
plusieurs individus. — A cela nous répondrons qu'il faut plus
grande puissance pour produire un seul individu parfait que
pour produire un grand nombre d'individus imparfaits; or,
les individus appartenant aux choses naturelles qui se trou-
vent en ce monde sont tous imparfaits; aucun d'eux ne
comprend en lui-même tout ce qui convient à son espèce;
mais, au contraire, le monde possède cette sorte de perfection;
cela suffît pour manifester que son espèce est plus puissante
que toutes les autres. »
« On peut, en troisième lieu, faire cette objection : Il vaut
mieux multiplier les meilleures choses que les choses moins
bonnes; il vaut donc mieux créer plusieurs mondes que plu-
sieurs animaux ou plusieurs plantes. À quoi nous répon-
drons : Il importe à la bonté même du monde qu'il soit
unique; l'unité est la raison même de sa bonté; nous voyons,
en effet, que la division suffît à faire déchoir certaines choses
de la bonté qui leur est propre. »
La subtile argumentation de saint Thomas ne parvint pas
à convaincre les théologiens chrétiens qu'il fût possible de
concilier ces deux affirmations : La puissance créatrice
de Dieu est illimitée. Il est impossible qu'il existe plus d'un
Univers limité.
Suivant les instructions du pape Jean XXI, Etienne Tem-
pier, évêque de Paris, fit une enquête sur les principales
erreurs péripatéticiennes et averroïstes qui contaminaient
l'enseignement de l'Université. Le 7 mars 1277, après avoir
pris conseil des maîtres en théologie et autres prud'hommes,
il porta condamnation contre deux cent dix-neuf propositions l.
Parmi ces propositions regardées comme erronées, se trou-
vaient toutes celles que le Philosophe et le Commentateur
1. Denifle et Châtelain, Chartularium Universitatis Parisiensis, tomus I, ab
anno MCG ad annum MCCLXXXVI. Art. ^3, p. 543.
-jG ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
avaient affirmées et qui contredisaient à la toute -puissance
créatrice de Dieu; on y lisait en particulier celle-ci, qui était
la trente-quatrième : « Quod prima causa non posset plures
mundos facere. »
Ce n'était évidemment pas assez faire que de déclarer erronée
l'opinion d'Aristote ; il fallait encore montrer en quoi le
Philosophe s'était trompé et réfuter ses arguments. Guil-
laume d'Ockam, toujours ardent à défendre la liberté de la
puissance divine et a briser les barrières par lesquelles la
raison péripatéticienne prétendait borner son domaine, Guil-
laume d'Ockam, disons- nous, assuma cette tâche; en son
commentaire aux Livres des sentences de Pierre Lombard, il
consacra une question entière1 à ruiner les arguments par
lesquels le Stagirite avait cru prouver l'impossibilité de deux
mondes.
Le Stagirite affirmait que les diverses parties d'un même
élément tendent toutes et nécessairement vers un lieu naturel
unique; qu'il ne peut donc exister deux mondes dont les
centres seraient, pour la terre, deux lieux naturels distincts.
Voici ce que Guillaume d'Ockam lui répond :
« Tous les individus appartenant à un élément de même
espèce se mouvront vers un même lieu naturel si on les place
successivement dans une même position hors de ce lieu; il
n'en résulte pas qu'ils se meuvent toujours vers un même lieu
naturel; il peut se faire qu'ils se meuvent simultanément vers
des lieux différents. »
En voici un exemple patent : « Si l'on place en deux
régions différentes de la Terre deux feux de même espèce, ils
s'élèveront tous deux vers le ciel, mais ils ne tendront pas vers
le même lieu; ils se mouvront vers deux lieux distincts; toute-
fois, si l'on prenait le premier de ces deux feux et qu'on le mit
à la place où se trouvait d'abord le second, ce premier feu
tendrait vers le lieu où le second tendait précédemment. »
« 11 en serait de même dans la question qui nous occupe.
i. Mayistri Guilhelmi de Ockam Super quatuor libros sententiarum unnotationes;
Lugduni, MCCÇCXCV. Libri primi sententiarum distinctio XLIV; quœstio unica :
Utruin Deus possel facere mundum meliorem isto nmndo.
LÉONARD DE VINCI ET LA PLURALITE DES MONDES 77
Si l'on prenait de la terre appartenant à l'autre univers et
qu'on la mît en cet univers-ci, elle tendrait au même lieu que
la terre de notre univers. Mais, lorsqu'elle se trouve hors de
cet univers-ci, lorsqu'elle est à l'intérieur de l'autre ciel, elle
ne se meut plus vers le centre de notre monde ; pas plus que
du feu placé à Oxford ne se meut vers le lieu auquel il tendrait
s'il était placé à Paris. Ce n'est donc pas simplement parce
que ces deux terres sont numériquement distinctes qu'elles se
meuvent vers deux lieux distincts, comme le prétendait l'objec-
tion que réfute Aristote; elles se meuvent vers des lieux
distincts parce qu'elles occupent des positions différentes à
l'intérieur de cieux différents; tout comme deux feux, par l'effet
de leurs situations différentes, se meuvent vers des parties
différentes du ciel. »
Les péripatéticiens seront-ils convaincus par cette argumen-
tation ? Non certes, car ils répondront avec leur maître : Le
mouvement naturel de la terre au sein du second monde la
portera au centre de ce second monde; par là, il arrivera qu'il
l'éloigné du centre du premier; la terre s'éloigne donc par
mouvement naturel du centre de notre monde ; partant, lors-
qu'elle tombe vers ce centre, c'est par mouvement violent, en
vertu de cet axiome : Si un corps s'éloigne d'un lieu par mou-
vement naturel, il ne peut s'approcher de ce lieu que par
mouvement violent.
Guillaume d'Ockam n'hésite pas à nier cet axiome ou, mieux,
à le corriger : « Si, » dit-il, « un corps s'éloigne naturellement
d'un lieu quelle que soil sa position initiale, il ne pourra tendre
vers ce lieu que par mouvement violent. Mais s'il ne s'éloigne
naturellement de ce lieu qu'à partir de certaines positions initiales,
il n'est pas nécessaire qu'il s'en approche toujours par mou-
vement violent. »
« Du feu placé entre le centre du monde et la circonférence
du ciel nous en donne un exemple; lorsqu'il tend vers la partie
la plus voisine de cette circonférence, il s'écarte de la partie
opposée; si7 toutefois, on le plaçait entre le centre et cette
dernière partie, c'est vers celle-ci qu'il tendrait naturellement. »
Le Philosophe a encore donné un autre argument contre la
n8 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
pluralité des mondes. Il ne peut exister plusieurs cieux, car le
ciel est formé de toute la matière qui convient à sa nature.
Que répondra Ockam à cet argument? « Que le ciel est composé
de toute la matière convenable déjà existante; mais non de
toute la matière qui peut exister. Dieu, en effet, peut créer
à nouveau de la matière céleste, comme il peut créer une
nouvelle quantité de matière de n'importe quel corps. »
V
La pluralité des mondes selon Albert de Saxe.
L'argumentation de Guillaume d'Ockam ne put, de prime
abord, convaincre les philosophes de l'École que la coexis-
tence de plusieurs mondes n'était point une absurdité et que
les démonstrations d'Aristote n'étaient nullement concluantes.
Jean de Jandun, par exemple, qui n'a pu ignorer la discus-
sion exposée par le chef des nominalistes, ne paraît en avoir
rien retenu. Il emprunte • à « frère Thomas » les raisons
que l'on fait valoir en faveur de la pluralité des mondes et
aussi la réfutation de ces raisons; il y joint un résumé des
preuves qu'ont données Aristote et le Commentateur, et, sans
souci de la condamnation portée par Etienne Tempier, il for-
mule cette conclusion : « Mundos plures esse est impossibile. »
Albert de Saxe, lui aussi, conclut contre la pluralité des
mondes, mais son opinion ne paraît pas aussi fermement
arrêtée que celle de Jean de Jandun. Cette opinion appelle
tout particulièrement notre examen attentif; Léonard, en effet,
avait en mains les Subtilissimse quœsllones composées par
Âlbertutius sur le De Cœlo d'Aristote; il les étudiait précisé-
ment à l'époque où il écrivait le texte que nous avons cité ;
et la comparaison du texte de Léonard avec l'exposition
d'Albert de Saxe nous montrera bien aisément que cette expo-
sition a suggéré la pensée du Vinci.
i. Joannis de Janduno/n libros Aristotelis de Cœlo et Mundo quxstiones subtilissimx ;
in librum I quiestio XXIV : An sit possibile esse plures mundos?
LÉONARD DE VINCI ET LA PLUll ALITÉ DES MONDES 79
Albert de Saxe connaît l les arguments favorables à la plu-
ralité des mondes qui ont été exposés par saint Thomas
d'Aquin : «Il vaut mieux multiplier ce qui est bon et parfait
que de ne le pas multiplier; mais le monde est bon et parfait;
il vaut donc mieux qu'il existe plusieurs mondes qu'un seul ;
et comme Dieu peut faire qu'il en soit ainsi, et que, parmi tous
les possibles, Dieu réalise toujours le meilleur, il existe
nécessairement plusieurs mondes. »
Cet argument, Albertutius le réfute : « Il n'est pas toujours
vrai que la mutiplication d'une bonne chose soit meilleure
que son unité ; car s'il en était ainsi, il serait mieux qu'il y
eût plusieurs dieux qu'un seul ; et cela est faux, parce qu'im-
possible. » Cette riposte avait été donnée déjà par Jean de
Jandun 2.
Albert de Saxe connaît également les objections par lesquelles
Ockam a prétendu ruiner les raisonnements du Slagirite3;
mais il s'en faut bien qu'il leur accorde la valeur que le grand
nominaliste leur attribue.
Selon Guillaume d'Ockam, les diverses parties d'un même
élément ne tendent pas forcément vers un lieu naturel unique:
« Nous voyons, en effet, qu'un feu peut tendre vers son lieu
naturel en montant vers le pôle nord et un autre en montant
vers le pôle sud, en sorte qu'ils tendent vers deux lieux numé-
riquement distincts. » A quoi Albert de Saxe répond : a Ces
deux feux se meuvent vers un lieu qui, pris dans son ensemble,
est numériquement unique; c'est la concavité de l'orbite
lunaire; bien que les diverses parties du feu élémentaire ten-
dent vers des lieux partiels qui sont numériquement distincts. »
C'est encore à Ockam qu'est empruntée cette objection :
« 11 semble que la distance ait quelque influence sur la gravité
et sur la légèreté. En effet, si une certaine masse de feu se
trouvait au centre du monde, elle se mouvrait vers le ciel, qui
1. Qusestiones subtilissimae Alberti de Saxonia in libros de Cœlo et Mundo; libri I
quaestio XIII : Utrum sint vel possint esse plures mundi.
2. Jean de Jandun, loc. cit.
3. Qusestiones subtilissimœ Alberti de Saxonia in libros de Cœlo et Mundo; libri I
quœstio XH : Utrum, supposito quod essent plures mundi, terra unius mundi
moveretur ad médium alterius mundi?
80 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
est le lieu du feu, de telle sorte qu'une partie se dirigerait vers
le pôle nord et une autre vers le pôle sud; tandis que si l'on
plaçait cette niasse de feu entre le centre du monde et le ciel,
elle se mouvrait tout entière vers une même partie du ciel, »
savoir, vers celle qui est la plus proche de ce feu. Mais Alber-
tulius n'est point embarrassé par cette objection : « La distance
peut bien faire que les diverses parties d'un même élément
tendent vers leur lieu par des voies diverses ; mais elle ne peut
faire qu'un corps cesse de tendre vers son lieu naturel. »
Une autre considération pourrait faire supposer que le poids
d'un corps dépend de sa distance au centre du monde :
« Lorsque la terre se trouve en ce centre, elle ne pèse plus ;
elle semble avoir perdu toute inclination vers son lieu natu-
rel. » « Bien au contraire, » répond Albert de Saxe; « lorsqu'elle
est en son lieu, sa tendance est d'y demeurer, tandis que lors-
qu'elle se trouve hors de son lieu, elle a tendance à s'y rendre...
Il est donc faux que la terre ne soit plus grave lorsqu'elle se
trouve en son lieu naturel; puisqu'elle est douée de gravité
lorsqu'elle se trouve hors de ce lieu, elle ne saurait, lorsqu'elle
y parvient, perdre cette gravité ; elle est donc grave en son
lieu naturel comme hors de ce lieu ; mais cette gravité a un
certain office lorsque la terre est hors de son lieu et un autre
lorsqu'elle se trouve en son lieu; dans le premier cas, elle
incline la terre au mouvement vers son lieu naturel et, dans
le second cas, elle l'incline au repos. »
Les considérations qu'Albert fait valoir ici se rattachent à
une de ses doctrines favorites, dont nous avons touché quel-
ques mots en une précédente étude l : La gravité d'un corps est
invariable, mais elle peut exister soit à l'état actuel, soit à l'état
potentiel.
Une autre doctrine d'Albert de Saxe — et l'une des plus
importantes qui lui soient dues — consiste à affirmer2 qu'une
masse de terre demeure en repos lorsque son centre de gravité
se trouve au centre du monde. Si donc de la terre formait une
i. ilbert de Saxe et Léonard de Vinci, II (Études sur Léonard de Vinci, première
série, p. 16).
3. Albert de Saxe et Léonard de Vinci, II (Études sur Léonard de Vinci, première série,
pp. 8 seqq.).
LÉONARD DE VINCI ET LA PLURALITE DES MONDES 8l
couche limitée par deux sphères concentriques ayant pour
centre le centre de l'Univers, cette terre serait en son lieu
naturel, bien que chacune de ses parties pût être fort éloignée
du centre commun des graves. De là cette curieuse conclusion «
d'Albertutius :
« S'il existait plusieurs mondes concentriques, la terre de l'un
de ces mondes ne tendrait pas vers la terre de l'autre; toutes ces
terres, en effet, auraient même centre; et l'on doit concevoir
qu'une terre qui aurait la forme d'une couche sphérique dont le
centre coïnciderait avec le centre du monde serait naturellement
en repos tout comme notre terre. Le raisonnement d'Aristote,
fondé sur ce que la terre d'un monde se mouvrait naturellement
vers le centre de l'autre, ne conclut donc pas contre la plura-
lité des mondes concentriques; il ne laisse pas de prouver cette
proposition que nous pouvons prendre pour seconde conclu-
sion : Il ne peut exister plusieurs mondes excentriques l'un
à l'autre, du moins naturellement. »
Que signifient ces derniers mots : « du moins naturellement»?
Albert de Saxe admet pleinement, avec Aristote, que la
coexistence de plusieurs mondes est une impossibilité ; mais,
sans doute dans l'intention de se mettre à couvert de la condam-
nation portée par Etienne Tempier, il admet que cette impos-
sibilité d'ordre naturel peut être surmontée d'une manière
surnaturelle par la toute-puissance divine; toutefois, la coexis-
tence des mondes ainsi créés par Dieu constituerait un miracle
permanent, une contradiction continuelle aux lois naturelles.
« Suivant la doctrine d'Aristote, nous concluons2 que l'exi-
stence de plusieurs mondes non concentriques est naturelle-
ment impossible. Il n'en est pas moins vrai que Dieu pourrait,
par sa toute-puissance, en créer plusieurs. »
« Dernière conclusion3, qui s'accorde avec les précédentes :
Par voie surnaturelle, il peut exister plusieurs mondes, simul-
tanés ou successifs, concentriques ou excentriques, au gré
de Dieu. »
i. Alberti de Saxonia Quaestiones in libros de Cœlo; libri I quaestio XIII.
a. Alberti de Saxonia Quœstiones in libros de Cœlo; libri I quaestio XII.
3. Alberti de Saxonia Quœstiones in Uhros de Cœlo: libri I quaestio XIII.
P. DUHBM.
82 ETUDES SUR LEONARD DE VlNCt
« Si donci, par miracle, il existait plusieurs mondes excen-
triques les uns aux autres, » qu'adviendrait-il des éléments
contenus en ces divers mondes ? On peut, à cet égard, donner
libre cours à son imagination et émettre toutes les suppositions
que l'on voudra, « en vertu de cette règle : De l'impossible,
on peut conclure n'importe quoi. » On peut, par exemple,
admettre que Dieu n'a donné à la terre de chaque monde
qu'une inclination vers le centre de ce même monde.
Parmi les conclusions qu'il devient loisible de formuler, dès
là que l'on admet la coexistence miraculeuse de plusieurs
mondes excentriques l'un à l'autre, Albert de Saxe range
celle-ci : « S'il existait deux mondes, la terre de l'un de ces
deux mondes ne tendrait pas vers la terre de l'autre, mais vers
le centre du monde auquel elle appartient, car elle tend à celui
des deux centres qui est le plus rapproché. Mais s'il arrivait
qu'elle fût équidistante des deux centres, elle demeurerait en
repos entre eux, comme un morceau de fer entre deux aimants
qui l'attireraient avec des puissances égales entre elles. »
Guillaume d'Ockam eût sans doute souscrit à cette conclu-
sion ; Albert de Saxe n'y voit qu'une conséquence impossible
d'une hypothèse également impossible: « Ad impossibile potest
sequi quodlibet. » C'est précisément cette conclusion que
Léonard de Vinci recueillera et développera.
VI
Le poids résulte-t-il d'une attraction exercée a distance ?
Jean de Jandun, Guillaume d'Ockam, Albert de Saxe.
L'argumentation qu'Aristote a construite pour prouver qu'il
ne peut exister plusieurs mondes suppose acquise cette vérité :
Le poids d'un grave ne change pas de grandeur si ce grave
vient à s'éloigner ou à se rapprocher du centre du monde.
Pour démontrer cette proposition, les deux commentateurs qui
i. Albcrti de Saxonia Qurrstionrs in librot de Ovlo ; libri 1 qu;vstio XIF.
LEONARD DE VlNCl Et LA PLURALITE DES MONDES 83
nous semblent avoir interprété le plus fidèlement, en cette
circonstance, la pensée du Stagirite ont eu recours aux consi-
dérations suivantes : Le poids d'un corps pourrait changer
avec la distance qui sépare ce corps de la Terre ou du centre
du Monde, si ce poids avait son principe en dehors du corps
grave, s'il résultait d'une attraction analogue à celle qu'une
masse de fer éprouve de la part d'une pierre d'aimant. Mais
un grave n'est pas attiré par la Terre en vertu d'une action
exercée par un corps sur un corps semblable ; il n'est pas attiré
non plus par son lieu naturel ; s'il se porte vers ce lieu, c'est
en vertu d'un principe intrinsèque de mouvement, c'est parce
qu'il tend à sa propre perfection et que cette perfection n'est
pas atteinte tant que le grave n'est pas en son lieu naturel. Ce
principe de mouvement, cette tendance à la perfection ne
devient ni moins intense parce que le grave est éloigné de
son lieu naturel, ni plus intense parce qu'il en est rapproché.
Telle est la doctrine soutenue par Averroès et par Albert le
Grand.
Sans nier les principes de cette doctrine, saint Thomas
d'Aquin en rejetait la conséquence ; il admettait avec Simpli-
cius que le poids d'un grave croissait au fur et à mesure que
ce grave était plus voisin du centre du monde ; comme preuve
de cet accroissement, il citait l'accélération qui précipite la
chute d'un grave vers le sol.
La Scolastique du xive siècle paraît avoir accordé une grande
importance à ce débat; et cette importance ne saurait être
contestée; la ruine de la doctrine soutenue par Averroès et
par Albert le Grand pouvait seule rendre possibles d'abord la
théorie de la gravité qu'adopteront Copernic et ses partisans,
puis la théorie de l'attraction universelle qui se perfectionnera
de Kepler à Newton.
Mais, au xive siècle, cette ruine ne semble nullement pro-
chaine ; les docteurs les plus en renom soutiennent que le poids
n'est pas une attraction exercée sur le corps grave par le lieu
qui lui est naturel ; ils en concluent que le poids du grave ne
dépend pas de sa distance à ce lieu.
Jean de Janduu termine ses questions sur le De Cœlo et Mundo
84 Études sur léonard de vincï
d'Aristote par l'examen du problème suivant l : « Le principe
qui produit le mouvement d'un grave vers le sol est-il une
certaine vertu propre au lieu naturel ? »
Parmi les raisons qu'il invoque à l'appui de sa conclusion
négative, il place celle-ci au premier rang : Admettre qu'un
grave tombe par l'effet d'une vertu qui appartient à son lieu
naturel, c'est compromettre l'argumentation d'Aristote contre
la pluralité des mondes.
Une autre raison lui paraît également propre à étayer cette
conclusion. Selon l'un des principes fondamentaux de la
Dynamique péripatéticienne, le moteur doit toujours accom-
pagner l'objet mû; le lieu naturel ne peut donc être le moteur
qui fait tomber un grave, car ce grave tombe lorsqu'il est
séparé de son lieu naturel et, au moment précis où il lui est
uni, il demeure en repos.
Jean de Jandun pose incidemment ici l'un des problèmes
les plus graves et les plus constamment débattus de la Philo-
sophie naturelle : Un corps peut-il mouvoir sans intermédiaire
un autre corps qu'il ne touche pas? En d'autres termes, l'action
à distance est-elle possible?
Pour un péripatéticien, la réponse n'est pas douteuse : Un
corps ne se meut que par l'effet d'un moteur étranger, et ce
moteur doit l'accompagner, le toucher ; il ne saurait donc y
avoir action à distance.
Il semble cependant que la nature nous offre des exemples
non douteux d'actions à distance ; une pierre d'aimant n'attire-
t-elle pas un morceau de fer qui ne la touche pas? De ces
attractions magnétiques, la Scolastique donne une explication
conforme aux principes d'où découle sa Dynamique, et cette
explication présente avec nos théories modernes de bien remar-
quables analogies : Entre la pierre d'aimant et le fer s'étend
un milieu susceptible d'éprouver, par l'effet de la pierre d'ai-
mant, une certaine modification, une certaine altération; les
parties du milieu qui touchent la pierre sont modifiées les pre-
mières ; elles transmettent cette altération aux parties voisines
i . Joannis de Janduno In libros Aristotelis de Cœlo et Mundo quœstiones subtilissimrr {
super librum IV quaest. XIX.
LÉONARD DE VINCI ET LA PLURALITÉ DES MONDES 85
et, de proche en proche, cette species magnetica se propage ;
les parties du milieu qui touchent le morceau de fer sont, à
leur tour, modifiées par cette espèce; au contact de ce milieu
modifié, le fer subit un changement, une altération ; cette alté-
ration consiste en la production d'une certaine vertu qui meut
le fer et le porte vers l'aimant, en sorte que le fer se déplace par
l'effet d'une vertu motrice qui lui est conjointe, qui est en lui.
Contre cet enseignement presque unanime une seule voix
s'élève, celle du grand contradicteur d'Aristote et d'Averroès,
celle de Guillaume d'Ockam.
De la théorie que nous venons d'exposer, Ockam nie tout,
et le principe, et les conséquences.
Il nie d'abord le principe * : « Je dis qu'il n'est pas toujours
vrai que le moteur accompagne l'objet mû, qu'il le touche d'un
contact mathématiquement exact. »
Il nie, en second lieu2, l'interprétation des actions magné-
tiques que suggérait ce principe.
« Je dis que l'aimant tire le fer immédiatement, et non par
l'intermédiaire d'une vertu qui existerait soit dans le milieu,
soit dans le fer; en conséquence, cette pierre agit sur le fer à
distance d'une manière immédiate, sans agir sur le milieu.
» Cette conséquence est évidente. Supposera-t-on, en effet,
que c'est une certaine vertu engendrée dans le fer par l'aimant
qui meut réellement le fer? Dans ce cas, je raisonnerai ainsi :
» Si l'agent demeure le même, si le patient demeure le
même, on devra, toutes choses égales d'ailleurs, observer tou-
jours le même effet. Si donc c'est la vertu produite au sein du
fer qui meut le fer, et non point l'aimant, le fer continuerait à
se mouvoir, en vertu de la puissance qui lui a été imprimée,
lors même que Dieu anéantirait la pierre d'aimant. Et alors, je
le demande, vers quel point du monde ce fer se dirigerait-il?
Se mouvrait-il vers le haut, ou bien horizontalement, ou bien
encore autrement? Ni d'une façon, ni de l'autre, et je le prouve :
Cette vertu, en effet, ne meut en haut que si la pierre est en
i. Magistri Guilhelmi de Ockam Super quatuor libros Sententiarum annotationes ;
lib. II, quaest. XVIII.
2. Guillaume d'Ockam, Op. cit., lib. II, quaest. XVIII.
86 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
haut, et il en est de même des autres directions de l'espace.
Mais, tandis que le fer a conservé sa vertu, la pierre a été
détruite par la toute -puissance divine; elle n'est plus ni en
haut, ni ailleurs. Ce n'est donc pas une vertu résidant au sein
du fer qui meut ce fer, mais la pierre d'aimant.
» Et de même on prouvera que le fer n'est pas mû par une
certaine vertu produite par la pierre au sein du milieu ; si Dieu,
en effet, détruisait la pierre tout en conservant la vertu du
milieu, celle-ci ne pourrait plus mouvoir le fer dans aucune
direction, car elle ne le meut jamais que vers le lieu où se
trouve la pierre.
» Je dis donc1 qu'il est parfaitement inutile de supposer
l'existence d'une telle vertu soit dans le fer, soit dans le milieu.
On peut fort bien admettre que l'aimant est, sans aucun inter-
médiaire, la cause totale de cet effet, dans la mesure où une
créature, c'est à-dire une cause seconde, peut être cause totale. »
La théorie d'Ockam au sujet des actions magnétiques s'écarte,
bien plus que l'enseignement commun de la Scolastique, des
opinions que l'influence de Faraday et de Maxwell a accréditées
auprès des physiciens de notre temps; en revanche, en pro-
clamant la possibilité de l'action à distance, elle prépare la
moderne doctrine de la gravitation.
Négateur audacieux d'Aristote, Ockam apparaît tantôt comme
un avant-coureur de Descartes, tantôt comme un précurseur
de Newton. Les propositions qu'il formulait et qui parfois,
aujourd'hui, nous semblent étrangement prophétiques, furent
le plus souvent rejetées par ses successeurs immédiats, en
particulier, par les maîtres parisiens du xive siècle; et ceux-ci
avaient raison. Ockam détruisait, en effet, mais il ne construi-
sait pas ; ravagée par sa critique, la Physique péripatéticienne
jonchait le sol de ses débris ; mais aucun édifice ne s'élevait
qui pût la remplacer. Doué d'un sens logique aussi aiguisé
peut-être que celui du Venerabilis inceptor de l'École termina-
liste, Albert de Saxe n'éprouvait pas le même besoin de ren-
verser de fond en comble la science traditionnelle; il aimait
i. Guillaume d'Ockam, Op. cit., Iib. ïf, queest. XX VJ,
LÉONARD DE VINCI ET LA PLURALITE DES MONDES 87
mieux consolider et agrandir cette antique demeure où les
connaissances du Moyen-Age trouvaient encore à se loger sans
contrainte, comme sans confusion.
Albert de Saxe soutient donc ' comme Jean de Jandun, dont
il reprend certains arguments, que « le lieu naturel ne meut
pas activement le grave qui tombe..., car le moteur doit
accompagner le mobile, et, bien loin d'être joint au grave, ce
lieu en est fort éloigné. »
« Le lieu d'un corps grave ou d'un corps léger n'attire point
non plus ce corps à la façon de l'aimant qui attire le fer...
Dans ce cas, en effet, le lieu naturel d'un grave attirerait plus
fortement ce grave lorsqu'il en est proche que lorsqu'il en est
éloigné, et le grave voisin de son lieu se mouvrait plus rapi-
dement que le grave éloigné ; c'est ce qui a lieu dans le cas du
fer attiré par l'aimant; mais cela n'a pas lieu dans le cas actuel.
Il est bien vrai, en effet, que le grave accélère sans cesse son
mouvement tandis qu'il tombe ; mais sa vitesse initiale n'est
pas plus grande lorsqu'il est rapproché du lieu naturel que
lorsqu'il en est éloigné. En outre, un corps devrait tomber
d'autant plus lentement qu'il est plus lourd, car un lourd
morceau de fer se meut plus lentement vers un aimant qu'un
fragment plus léger. »
L'accélération de la chute des graves était le fait constam-
ment invoqué par ceux qui prétendaient faire varier le poids
d'un corps avec sa distance au centre de la Terre; de ce fait,
ils tiraient un argument que leurs adversaires avaient à briser ;
s'il ne s'attarde guère à réfuter cet argument dans le passage
que nous venons de citer, c'est qu'Albert de Saxe l'a longue-
ment discuté dans une précédente question2.
En cette question, Albertutius examine les diverses explica-
tions qui ont été données de l'accélération dans la chute des
graves; parmi ces explications, il signale celles qui font
dépendre cette accélération d'un continuel accroissement du
poids et, en premier lieu, celle qui semble avoir séduit la raison
1. Alberti de Saxonia Qusestiones in libros de Cœlo et Mundo ; lib. III, quaîst. VII.
2. Alberti de Saxonia, Op. cit., lib. II, qua?st. XIV (apud edd. Venetiis 1/192 et
yoîo. Cette question est omise dans les éditions données à Paris en 1016 et en i5i8).
88 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
d'Aristote : « Le lieu est la fin à laquelle tend l'appétit par
lequel le corps se meut naturellement; plus le mobile est voisin
de son lieu naturel, plus cet appétit est intense et plus grand
est l'effort par lequel il meut le corps... Cette opinion ne vaut
rien, car l'appétit a pour raison la disette; plus donc le corps
est éloigné de son lieu, plus intense devrait être la tendance
qui l'y porte... »
« Une autre opinion prétend qu'il y a dans le lieu naturel
une certaine vertu capable de produire une certaine altération
au sein du corps qui s'y doit loger, et de l'y attirer ; cette vertu
attire plus fortement de près que de loin, en sorte que le corps
se meut plus rapidement à la fin de sa chute qu'au commen-
cement, car, à la fin de la chute, il est plus proche de son lieu
naturel qu'il ne l'était au début. »
Parmi les objections qu'il oppose à cette théorie et que nous
lui avons déjà entendu formuler, Albert de Saxe en apporte une
nouvelle, qu'il emprunte à son illustre homonyme Albert le
Grand : L'attraction du fer sur l'aimant ne se fait sentir que
jusqu'à une certaine distance, au delà de laquelle elle s'annule ;
ainsi en serait-il de l'attraction du lieu; un grave que l'on éloi-
gnerait suffisamment du centre du monde perdrait tout poids.
De l'une comme de l'autre de ces hypothèses, « on tirerait
cette conséquence; toutes choses égales d'ailleurs, un grave ne
commencerait pas à se mouvoir avec la même vitesse lorsqu'il
partirait de points situés à des distances différentes de son lieu
naturel; cette conséquence est contraire à l'expérience et
cependant elle est logiquement déduite ; la vertu attractive
serait plus forte de près que de loin ; si donc un corps com-
mençait à se mouvoir près de son lieu naturel, le début de son
mouvement serait plus rapide que s'il avait commencé à se
mouvoir loin de ce même lieu. »
Il résulterait aussi de ces hypothèses « qu'une même pierre
serait plus difficile à lever lorsqu'elle est près du sol que lors-
qu'elle est très éloignée ».
L'importance qu'Albert de Saxe attribuait à ce débat nous
est attestée par ce fait qu'avant de les développer en détail dans
ses Quœstiones in libros de Cœlo, il avait donné, dans ses Qiuvs-
LÉONARD DE VINCI ET LA PLURALITE DES MONDES 89
tiones in libros physicorum1, un résumé succinct, mais précis,
de ses arguments.
Ces arguments ont été, d'ailleurs, fidèlement repris partout
où la Physique parisienne faisait sentir sa puissante influence,
en Allemagne aussi bien qu'en Italie.
Albertutius a formulé sur cette proposition : si le grave était
attiré par son lieu naturel, il serait plus lourd lorsqu'il touche
le sol que lorsqu'il en est éloigné. Cette objection contre
l'hypothèse qui identifie le poids à une attraction est celle que
fait valoir Marsile d'Inghen dans Y Abrégé de Physique2 qu'il a
rédigé pour ses élèves de Heidelberg : « Si un grave est mû
vers le bas, ce n'est pas par l'effet d'une attraction émanée de
son lieu naturel. Une telle attraction serait plus forte auprès
de ce lieu qu'au loin, car l'agent produit un plus fort chan-
gement d'état en un corps voisin qu'en un corps éloigné. Le
même grave aurait donc un poids numériquement plus grand
près de terre qu'au sommet des tours de Notre-Dame. »
Les doctrines que Marsile d'Inghen transplantait de Paris
à Heidelberg n'avaient pas trouvé un terrain moins favorable
à l'Université de Padoue; elles y florissaient au xve siècle;
Gaétan de Tiène nous en est garant. En son commentaire à
la Physique d'Aristote, il reprend3 sommairement toute l'ar-
gumentation d'Albertutius contre l'hypothèse qui identifierait
le poids à une attraction exercée par le lieu naturel. Comme
lui, il pense que, selon cette hypothèse, « un corps ne se
mouvrait vers son lieu que s'il en était peu distant, car le lieu
ne pourrait propager sa vertu à grande distance... Elle serait
étrange, cette vertu du lieu naturel de la terre, si elle était
capable d'attirer une masse de terre qui toucherait la conca-
vité de l'orbite lunaire. » Comme Albert de Saxe, il dissipe
l'argument, tiré de la chute accélérée des graves, par lequel
on pensait confirmer cette hypothèse.
1. Alberti de Saxonia Quœstiones in libros de physica auscultatione, lib. VIII,
quaest. VI, quamtum ad secundum.
2. Abbreviationes libri phisicorum édite a prestantissimo philosopho Marsilio Inguen
doctore Parisiensi ; fol. 73 (non numéroté), col. a.
3. Recollecte Gaietani super octo libros physicorum cum annotationibus textuum, Vene-
tiis, per Bonetum Locatellum et Octavianum Scotum, 1^96; lib. VIII, fol. /j6, verso.
gO ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
L'École parisienne du xive siècle rejette donc résolument
l'hypothèse qui assimilerait le poids à une attraction exercée
à distance sur le corps grave par le centre de la Terre. Mais
pour réfuter cette hypothèse, elle a été contrainte d'en déve-
lopper les conséquences; elle a reconnu que, d'après cette
supposition, le poids d'un corps varierait avec la distance de
ce corps au centre d'attraction, diminuant en même temps que
cette distance augmenterait; elle en a conclu que ce corps,
en tombant, aurait une vitesse initiale d'autant plus faible que
son point de départ serait plus éloigné du centre.
Un jour, les physiciens et les astronomes seront contraints
par la révolution copernicaine d'abandonner la théorie de la
gravité qu'Aristote avait élevée; avec Copernic, ils mettront
en chaque astre un centre d'attraction capable de ramener ou
de retenir les parties de cet astre; mais cette supposition ne
s'offrira pas à eux imprévue et non dégrossie ; ils la trouveront
déjà préparée, éclaircie, analysée par les discussions des Aver-
roès, des Albert le Grand, des Albert de Saxe; pour formuler
leur théorie, il leur suffira de reprendre, en les changeant en
affirmations, les négations de la Scolastique. Bien souvent,
pour constituer la Science moderne, les hommes de la Renais-
sance n'ont pas eu besoin d'autre effort.
VII
Les discussions sur la pluralité des mondes au xve siècle.
Paul de Venise et Johannes Majoris.
Parmi les physiciens qui discutent de la pluralité des mondes
à la fin du Moyen-Age et au début de la Renaissance, il en
est qui se rangent au parti d'Albert de Saxe; ils admettent,
selon l'enseignement d'Aristote, que la coexistence de plusieurs
mondes est une impossibilité naturelle; ils accordent que la
toute -puissance de Dieu peut bien créer plusieurs mondes,
mais ces mondes multiples ne peuvent exister que par un
miracle permanent, mettant en suspens les lois de la nature.
LÉONARD DE VINCI ET LA PLURALITE DES MONDES 91
Il en est d'autres, au contraire, qui suivent l'exemple de
Guillaume d'Ockam; ils font bon marché des arguments
d'Aristote et n'hésitent pas à déclarer que la pluralité des
mondes n'a rien d'impossible.
Au nombre des premiers nous devons ranger Paul Nicoletti
de Venise, au nombre des seconds l'Écossais Johannes Majoris.
En sa Summa totias philosophiœ , Paul de Venise consacre un
chapitre1 au problème de la pluralité des mondes. Ce chapitre
ne fait que résumer assez fidèlement ce qu'Albert de Saxe avait
dit de la même question. Comme Albert de Saxe, Paul Nico-
letti conclut qu'il ne peut y avoir qu'un monde. « Supposons
toutefois qu'il y ait deux mondes; bien que cette terre ci fût de
même espèce que la terre de l'autre monde, elle ne pourrait
se mouvoir vers cette dernière terre; les cieux mettraient
obstacle à son mouvement et l'empêcheraient de passer d'un
monde à l'autre. Toutefois, si l'on imaginait qu'on prît une
parcelle de notre terre et qu'on la plaçât à l'intérieur de l'autre
monde, elle se mouvrait vers la terre de cet autre monde ; de
même, en notre hémisphère, le feu se meut vers le pôle arctique,
mais il se mouvrait vers le pôle antarctique, et cela en vertu
de la même inclination, si on le plaçait en l'autre hémisphère.
Par conséquent, s'il existait plusieurs mondes, le feu du
premier se dirigerait vers la concavité de l'orbe de la lune
du second, et inversement; et l'air du premier se mouvrait
vers la concavité de la sphère ignée du second, et réciproque-
ment. »
A ces considérations, où l'influence d'Ockam semble tem-
pérer la rigueur des conclusions d'Albert de Saxe, Paul de
Venise substitue des arguments plus personnels vers la fin
de son ouvrage Sur la composition du monde?.
1. Pauli de Venetiis Summa tolius philosophiœ, Pars secunda, cap. IV.
2. Primus liber incipit De compositione Mundi — Summa philosophie naturalis claris-
simi philosophi Pauli Veneti, una cum libro de compositions Mundi qui astronomie janua
nuncupari potest; novissimerecognita sine aliquo errore in luce emissa. Venumdantur
Parisius a Ponceto le Preux ejusdem civitatis bibliopola sab signo Lupi in vico divi
Jacobi sedente. — Golophon : Hic finem accipit aureum opus de compositione Mundi
a Paulo Veneto omnium hominum doctorum sui temporis facile principe. Impressum
Parisius a Thoma Rees calcographo expertissimo in platea carmelitarum commo-
rante, in domo rubea sic vocata. Anno Domini MCCCCCX.III, Xllf die mensis
Novembris — Cap. X\(N.
q2 ETUDES SUR LEONARD DE VINGT
(( Il n'y a, » dit- il, «qu'un monde et non plusieurs; nous
allons le prouver. »
« S'il existait plusieurs mondes, ou bien ils se contiendraient
l'un l'autre, ou bien chacun d'eux toucherait le suivant en un
point indivisible. »
« La première supposition est inadmissible; car s'il y avait
un monde qui enveloppât celui-ci, par la même raison il
faudrait qu'il y eût un troisième monde contenant le second à
son intérieur, et ainsi de suite à l'infini ; et cela ne peut être,
car on aurait de la sorte une suite indéfinie de moteurs
et de mobiles; l'existence d'une telle suite a été démontrée
impossible au VIIe livre des Physiques. »
« Il ne peut pas exister davantage un second monde qui
toucherait celui-ci en un point indivisible; car pour la même
raison, il existerait un troisième monde touchant le second,
et ainsi de suite à l'infini... »
« Cette supposition est encore fausse pour un autre motif :
elle exigerait qu'il y eût hors du monde un vide infini, et l'on
a prouvé, au IVe livre des Physiques, que cela ne saurait être. »
Ces raisonnements sont peu propres, assurément, à justifier
la réputation de grand logicien que Paul de Venise s'était
acquise en son temps; le dernier n'est même pas original; il
n'est qu'une réminiscence de Michel Scot.
A ces arguments, l'auteur a soin, d'ailleurs, de joindre un
correctif qui marque sa déférence à l'égard de la condamnation
portée par Etienne Tempier : « Toutefois, Dieu qui est tout-
puissant et infini pourrait, à l'encontre des tendances de la
nature, faire qu'il existât du vide et créer des mondes, en
nombre infini, qui se touchassent deux à deux en un point. »
Magister Johannes Majoris, qui régentait à Paris au Collège
de Montaigu, n'était convaincu ni par les arguments d'Aristote
ni, à plus forte raison, par ceux de Paul de Venise; en la pre-
mière question de sa dissertation De inflnito1, il affirme nette-
ment sa croyance non seulement à la pluralité des mondes,
mais encore à l'existence de mondes en nombre infini.
i. Nous avons décrit, en notre précédente étude (voir page $), l'édition de cet
oxivrage que nous avons eue entre les mains.
LÉONARD DE VINCI ET LA. PLURALITE DES MONDES q3
a A parler au point de vue naturel, » dit- il, « il y a une
infinité de mondes; à l'encontre de cet avis, on ne peut donner
aucune raison convaincante. Il est facile de réfuter l'objection,
formulée par Aristote, que la terre de l'un des mondes tendrait
vers le centre de l'autre ; il est facile également de réfuter toute
autre objection. Cet avis était, d'ailleurs, celui de Démocrite,
ce philosophe insigne dont Aristote fait si grand éloge au
premier livre du De generatione. »
Jean Majoris ne nous dit pas par quelle voie il était facile de
réfuter l'objection d'Aristote ; il entend sans doute faire allusion
à la voie tracée par Ockam.
D'ailleurs, à l'encontre du raisonnement du Philosophe, il a
soin de citer le cas d'exception signalé par Albert de Saxe :
« Les raisons d'Aristote ne concluent pas contre la pluralité
de mondes concentriques l. »
Ce n'est plus Aristote, mais saint Thomas d'Aquin, qui
semble visé dans ce passage :
u A parler au sens purement naturel, il ne me semble pas
que l'on puisse prouver d'une manière convaincante l'opinion
opposée à la nôtre, à savoir qu'il n'existe qu'un monde; con-
formément à l'usage, j'entends par monde l'ensemble des
sphères célestes et de ce qu'elles renferment. »
« Si tu dis : Tous ces mondes ne font qu'un monde, c'est
que tu n'entends pas toi-même tes propres paroles; s'il en
était ainsi, Aristote n'aurait pas pris la peine de discuter. »
Voici maintenant une riposte qui s'adresse sans doute à
Michel Scot et à Paul de Venise : « Si tu dis : Il y aura le vide
entre ces mondes, je te répondrai que ton argument serait
également valable contre Aristote, car il y aurait actuellement
le vide hors du ciel. »
Et Jean Majoris termine son argumentation par cette sorte
de défi : « Si tu me demandes les arguments par lesquels je
conclus à la pluralité des mondes, je te demande ceux par
lesquels tu soutiens l'opinion contraire; et ce que je dis là, je
le dis en me plaçant au point de vue purement naturel. »
Ainsi, à la fin du xve siècle, le problème de la pluralité des
i. Le texte» très fautif d'ailleurs, dit : eccentricorumt
g4 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINOI
mondes donnait lieu, dans les écoles, à des débats passionnés;
il n'est donc pas étonnant que Léonard de Vinci y ait pris
intérêt.
Vlll
Commentaire aux réflexions sur la pluralité des mondes
données par léonard de vlnci.
Nous sommes en mesure, désormais, de donner la plénitude
de leur sens aux notes que Léonard de Vinci a jetées sur le
papier et que nous avons citées au début de cet article.
Et d'abord, où ces notes se trouvent-elles? Nous les lisons
au verso du feuillet 83 du cahier que Venturi a marqué de la
lettre F. Or, le verso du feuillet 82, le recto du feuillet 83 sont
couverts des réflexions sur la sphéricité de la terre et des mers,
sur la convergence des verticales, qui ont conduit Léonard
de Vinci à découvrir les propriétés statiques du centre de
gravité et du polygone de sustentation1. Ces réflexions sont
inspirées de celles qu'Albert de Saxe a exposées dans ses
Quœstiones in libros de Cœlo et Mundo. Au recto du feuillet 84, se
trouve cette phrase latine : « Omne grave tendit deorsum nec
perpetuo potest sic sursum sustineri, quare jam totalis terra
esset facta sphserica; » cette phrase est extraite textuellement
de Tune des Questions2 d'Albertutius.
Ces constatations nous fournissent une première conclusion :
Au moment où Léonard a composé le fragment qui nous
occupe, il avait sûrement entre les mains, comme nous
l'avions déjà avancé, les Subtilissimde quœstiones in libros de
Cœlo et Mundo de Maître Albert de Saxe.
Elles nous fournissent encore un autre renseignement ; elles
nous montrent de quelle manière les problèmes dont elles
traitent se sont offerts à l'esprit du Vinci.
1. Voir notre étude sur Léonardde Vinci et Villalpand, IV et V (Études sur Léonard
de Vinci, première série, pp. 08 seqq.).
2. Albcrti de Saxonia Quœstiones in libros de Cœlo et Mundo; in libruni II
qu.Tstio XXVIH (edd. VenotiiSj 1^92 et i5ao) vel XXVI (cdd. Parisiis, i5i6 et i5i8).
LEONARD DE VINCI ET LA PLURALITE DES MONDES q5
Celui-ci vient de méditer au sujet de la corrélation qu'Aris-
tote, Adraste et leur comentateur Albert de Saxe ont établie
entre ces deux propositions : Tous les graves tendent, dans
leur chute, vers un même point; — Les divers éléments sont
limités par des surfaces sphériques ayant ce point pour centre.
L'esprit de généralisation, qui se confond si souvent avec le
génie d'invention, lui pose tout aussitôt cette question : S'il
existait non plus un seul centre commun des graves, mais
deux tels centres, comment conviendrait-il de transformer les
deux propositions qui viennent d'être énoncées ? La figure
que trace Léonard de Vinci, les deux premières phrases qu'il
rédige, n'ont d'autre objet que de répondre à cette question.
Léonard la transforme de nouveau, cette question, afin de
la simplifier et de la rendre plus claire ; il est ainsi amené à
se poser ce problème : Un grave se meut sur une perpendi-
culaire à la ligne de jonction des deux centres, menée par le
milieu de cette ligne ; quelle sera la loi de son mouvement ?
Les Questions d'Albert de Saxe fournissaient déjà une partie de
la réponse : Le point de la ligne de jonction qui est équidistant
des deux centres est, pour le grave, une position d'équilibre.
Léonard voit, en outre, que, pour le corps pesant mobile sur
la ligne équidistante des deux centres, cette position d'équi-
libre se comportera comme la position stable d'un pendule :
« Il ira longtemps se mouvant avec un mouvement ayant toute
partie de sa longueur également distante de chacun des
centres, et finalement il s'arrêtera à égale distance de chacun
des deux centres, au plus proche lieu qu'ait la ligne de son
mouvement. » Ce passage veut évidemment parler d'oscilla-
tions de part et d'autre de la position d'équilibre; on ne
saurait l'interpréter autrement.
Léonard, d'ailleurs, se trouvait naturellement conduit à
considérer de telles oscillations par la lecture d'un passage
d'Albert de Saxe i :
« Supposons que la terre soit perforée de part en part et que,
i. Alberti de Saxonia Quœstiones in libros de Cœlo et Mundo; in librum II
qua&stio XIV, apud edd. Venetiis 1&92 et i52o. Cette question ne se trouve pas dans
les éditions données à Paris, par Georges Lokert, en i5i6 et i5i8*
f)6 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
par le canal ainsi creusé, un grave descende très rapidement
vers le centre ; au moment où le centre de gravité de ce corps
sera devenu le centre du monde, ce corps continuera à se
mouvoir au delà et à se diriger vers la partie opposée du ciel
grâce à Yimpetus qu'il a acquis et qui ne sera pas encore
corrompu; lorsque, dans son ascension, cet impetus viendra
à manquer, le grave se remettra à descendre; il ira ainsi,
oscillant autour du centre, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus en lui
aucun impelas; alors il s'arrêtera. »
Les moindres détails de la note de Léonard ont donc été
suggérés par les Questions d'Albert de Saxe; et cependant
l'esprit de cette note est en opposition formelle avec la doctrine
que développent ces Questions; Léonard semble y faire siennes
des propositions qu'Albertutius considérait comme des con-
séquences arbitraires d'une hypothèse impossible : « Ad
impossibile potest sequi quodlibet. »
Cette pluralité des mondes qu'Albert de Saxe répute impos-
sible, si ce n'est par miracle, Léonard paraît la regarder
comme possible par voie naturelle. Quelle influence combat et
surmonte en son esprit l'influence de Magister Albertus de
Saxonia ? Cette influence prépondérante, c'est, nous Talions
voir, celle de Nicolas de Cues.
XI
NICOLAS DE CUES
ET
LÉONARD DE VINCI
P. duheM.
NICOLAS DE CUES
ET
LÉONARD DE VINCI
Un des auteurs qui ont le plus profondément médité la
pensée de Nicolas de Gués, Richard Falckenberg, a écrit1 :
« Nicolas veut être un philosophe du Moyen-Age, bien qu'avec
plus de liberté ; il est, sans le vouloir, un philosophe moderne,
mais plus réservé. » Félix Ravaisson a nommé Léonard de
Vinci « le grand initiateur de l'esprit moderne ».
Ces jugements rapprochent l'un de l'autre Nicolas de Cues
et Léonard de Vinci ; et, en effet, par sa souplesse qui le rend
apte aux études les plus diverses, par son audace qui lui fait
produire les pensées les plus originales, le génie de l'un de
ces hommes ressemble à celui de l'autre.
L'époque de leur naissance les a placés, dans le temps,
comme deux jalons plantés sur la route qui relie le Moyen- Age
à l'Age Moderne; la vie de Nicolas de Cues (i4oi-i464) s'écoule
avec les dernières années du Moyen- Age; la vie de Léonard
de Vinci (1452-1619) occupe le début de l'Age Moderne; Tune
commence alors que l'autre finit; le grand artiste semble être
né pour recueillir le flambeau de la tradition que le Cardinal
Allemand avait reçu de la Scolastique et que ses mains mou-
rantes laissaient échapper.
Ce précieux dépôt de la tradition intellectuelle a réellement
été transmis de Nicolas de Cues à Léonard de Vinci ; celui-ci a
lu les ouvrages de celui-là, il en a médité les enseignements,
1. Richard Falckenberg, Grundzùge der Philosophie des Nicolaus Cusanus mit
besonderer Berùcksichtigung der Lehre vom Ërkennen; Breslau, 1880 ; p. 3.
I00 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
il en a tiré les premiers germes de quelques-unes de ses pen
sées les plus originales. C'est la vérité que nous nous propo-
sons d'établir en ces pages.
Quelques mots sur la vie de Nicolas de Gués.
Très sommairement, afin de courir plus vite à notre but,
rappelons quelle a été la vie de Nicolas de Gués *.
Cues est un gros village de la Prusse Rhénane et du diocèse
de Trêves; il se trouve sur la rive droite de la Moselle, à peu
de distance en amont de la petite ville de Bernkastel. C'est là
que Nicolas Chrypfs naquit en i4oi, d'un simple pêcheur.
Chrypfs est, en patois mosellan, l'équivalent de l'Allemand
Krebs, écrevisse; d'où, la traduction Nicolaus Cancer que
Nicolas de Cues donnait de son nom; c'est ainsi que le registre
d'immatriculation de l'Université de Heidelberg mentionne,
en i4i6, Nicolaus Cancer de Cœsze clericus Trever. dyoc. De
Heidelberg, Nicolas Chrypfs passa en Italie; en i424, il prit
à Padoue le doctorat en droit. Revenu en Allemagne, il plaida
à Mayence son premier procès, le perdit, et se consacra exclu-
sivement dès lors à la Théologie et aux sciences.
En i43i, il assista comme archidiacre de Liège au concile
de Baie; en i436, il présenta à ce concile un projet de réforme
du calendrier. Lorsque le concile se sépara du Pape, Nicolas
de Cues fut de ceux qui demeurèrent fidèlement attachés au
pontife romain.
Eugène IV, Nicolas V, Pie II l'employèrent en d'importantes
i. Au sujet de cette vie, on peut consulter : Vita D. Nicolai de Cusa a Joan.
Trittenhemio, courte notice introduite, à la suite de l'Index, dans les Opéra de Nicolas
de Cues publiées à Bàle en 1675. — Prantl, art. ISikolaus Cusanus de VAllgemeine
deutsche Biographie, Bd. IV, pp. 655-6Ga — Moritz Cantor, Vorlesungen iïber die
Geschichte der Mathematik, 2" Aull., Ll Kap. , Bd. II, SS. i86-ao3 ; on trouvera dans ce
dernier ouvrage une étude très complète des travaux mathématiques de Nicolas de
Cues, dont nous ne pouvions traiter ici. Qu'il nous suffise de remarquer à ce sujet
que les problèmes de quadrature, qui ont longuement occupé le Cusan, ont été
également l'objet de profondes méditations du Ainci ; entre les méthodes qu'ils ont
sui\ies, nous n'avons pu saisir aucun rapprochement qui vaille d'être noté.
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI IOI
légations; en décembre i448, Nicolas V le nomma cardinal-
prêtre du titre de Saint-Pierre-ès-liens ; un cardinal allemand
était, à cette époque, au dire d'un historien, aussi rare qu'un
corbeau blanc; aussi Nicolas de Cues était-il souvent désigné
par le surnom de Cardlnalis Teutonicus.
En mars i45o, Nicolas V promut le nouveau cardinal à
l'évêché de Brixen en Tyrol. Nicolas de Cues, connu pour sa
piété et la rigidité de ses mœurs, voulut ramener le respect de la
morale et de la règle en certains couvents qui l'avaient oublié;
les moines, en révolte contre leur évêque, intéressèrent à leur
cause l'archiduc Sigismond III qui fit incarcérer le Cardinal
Allemand. Rendu à la liberté après plusieurs années de prison,
Nicolas de Cues vint passer la fin de sa vie en Ombrie, à Todi,
où il mourut le n août i/|64. Son corps fut enseveli à Rome,
mais son cœur, envoyé à Cues, y fut déposé dans le chœur de
la chapelle de l'Hôpital Saint-Nicolas. Le Cardinal avait fondé
cet hôpital, l'avait doté de dons et de revenus et y avait créé
une riche bibliothèque ; cette bibliothèque qui subsiste encore
en partie, malgré de nombreuses dilapidations, témoigne des
connaissances que possédait le Cusan dans les trois langues
latine, grecque et hébraïque.
II
Les diverses éditions des œuvres de Nicolas de Cues.
Tel fut l'homme dont Léonard de Vinci a lu presque tous les
écrits, laissant sur ses cahiers de notes la trace des réflexions
que lui inspiraient les pensées du Cardinal Allemand.
De ces écrits, comment le Vinci a-t-il eu connaissance? Il
aurait pu, sans aucun doute, les lire en manuscrits; plus
aisément encore, il a pu les lire en des ouvrages imprimés.
Du vivant de Léonard, la collection des œuvres de Nicolas
de Cues a été, à notre connaissance, imprimée à trois diffé-
rentes reprises.
Une première édition ne porte aucune date, aucune indica-
102 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
tion typographique; Hain, qui la regarde comme antérieure
à l'an i5oo, la fait figurer dans son Repertorium1.
Cet ouvrage est divisé en deux parties ; chacune des deux
parties porte le titre suivant :
In hoc volumine continentur certi tractatus et libri altissime
contemplationis et doctrine : a preclare memorie prestantissimo
doctlssimoque viro Nicolao de Cusa Sacrosancte Ro. Ecclesie tit.
Sancti Pétri ad vincala presbytero cardinali.
Le titre est suivi de la liste des traités qui forment la partie
de l'ouvrage dont il annonce le début.
La Pars I se compose des traités suivants : De docta igno-
rantia libri très. — Apologia docte ignorantie. — De conjectaris
libri dao. — De filiatione Dei. — Dyalogus de Genesi. — Ydiote
libri quatuor.
La Pars II contient : De visione Dei. — De pace fidei. — Repa-
ratio Kalendarii. — De mathematicis complementis. — Cribratio
Alchoran libri très. — De venatione sapientie. — De ludo
globi libri duo. — Compendium. — Trialogus de Possest. —
Contra Bohemos. — De mathematica perfectione. — De berillo.
— De dato Patris luminum. — De querendo Deum. — Dyalogus
de apice théorie.
La seconde édition des œuvres de Nicolas de Gués a été
composée en i5o2; de cet ouvrage, aujourd'hui fort rare,
M. Domenico Berti a donné2 une description d'après l'exem-
plaire que la Biblioteca Corsiniana de Rome conserve sous le
n° 65, E, 23.
En cet exemplaire, la feuille de titre semble manquer; dès
le début se trouve l'épître dédicatoire adressée par Roland,
marquis de Pallavicini, au Cardinal Georges d'Amboise ; cette
épître est ainsi datée : Ex Castro Lauro, MCCCCCII.
L'édition se compose de deux volumes que précède un
même prohemium. La composition des deux volumes est
presque identique à celle des deux parties de la première
édition. Toutefois, deux traités qui figuraient en celle-ci sont
i. Hain, Repertorium bibliographicum, n° §893.
a. Domenico Berti, Copernico e le vicende dei sistema copernicano in Italia nella
seconda meta dei Secolo wi e nella prima dei XVli ; Roma, 1876, p. 201,
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI 103
omis en celle-là ; ce sont les deux livres De ludo globi et le
Compendium theologicum.
La troisième édition des œuvres de Nicolas de Gués date de
i5i4; elle fut donnée à Paris par les soins de Jacques Lefèvre
d'Étaples; elle est ainsi intitulée :
Hœc accurata recognitio trium voluminurn operum clarissimi
P. Nlcolai Cusae, card., ex officina Ascensiana recenter emissa est,
cujus universalem indicem proxime sequens pagina monstrat.
L'épître dédicatoire, adressée par Lefèvre d'Etaples à Denys
Briconet, évêque de Toulon, est ainsi datée : Ex Parisiensi Aca-
demia, anno ejusdem Christi Dei Salvatoris nostri, MDXIIII.
Au sujet de cette édition, on peut faire une remarque bien
propre à montrer l'influence que les doctrines de Nicolas de
Cues exerçaient sur les meilleurs esprits au début du xvie siècle.
Peu d'années avant de la donner, Lefèvre d'Etaples (i455-
1537) avait composé Quatre dialogues pour servir à l'intelligence
de la Métaphysique1 ; or, ces dialogues ne sont, bien souvent,
qu'une paraphrase de certains enseignements de Nicolas de
Cues, en particulier de sa théorie de la trinité.
Les œuvres de Nicolas de Cues furent une quatrième fois
éditées à Baie, chez Henri Pétri, en 1575 ; cette édition, plus
complète et plus répandue que les précédentes, est la seule
qu'il nous ait été donné de consulter.
Des trois éditions plus anciennes, la dernière, imprimée
en i5i4, est venue bien tardivement pour servir à Léonard de
Vinci ; la plupart des réflexions que les pensées du Cardinal
Allemand ont suggérées au grand peintre sont sûrement
antérieures à la publication de cette édition.
1. In hoc opère continentur totius phylosophiœ naturalis paraphrases: hoc ordine
digestœ. Introductio in libros Physicorum. Octo Physicorum Aristotelis : paraphrasis.
Quatuor de Cœlo et Mundo completorum : paraphrasis. Duorum de Generatione et corrup-
tione: paraphrasis. Quatuor Meteororum completorum: paraphrasis. Introductio in libros de
Anima. Trium de Anima completorum : paraphrasis. Libri de Sensu et Sensato: paraphrasis.
Libri de Somno et Vigilia : paraphrasis. Libri de Longitudine et Brevitate vitœ : paraphrasis.
Dialogi insuper ad Physicorum | tumfacilium tum difficilium intelligentiam introductorii :
duo. Introductio Metaphysica. Dialogi quatuor \ ad Metaphysicorum intelligentiam introduc-
torii. — Au verso de la première page : Jacobi Fabri Stapulensis : philosophie paraphrases
ad dignissimum patrem Ambrosium Camberacum Parisiensis studii Cancellarium. —
Colophon : Impressum in aima Parrhisiorum achademia per Henricum Stephanum
in vico clausi brunelli et regione schole decretorum Anno Christi piissimi Salvatoris |
entis enthim | summique boni. i5i2, Pridie kalendas Februarii.
104 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Le Vinci, au contraire, a pu faire usage de l'une ou de l'autre
des deux premières éditions.
Toutefois, une remarque est ici nécessaire.
Ni l'une ni l'autre de ces deux éditions ne donne la collec-
tion complète des écrits de Nicolas de Gués. Si les indices qui
se trouvent en tête des volumes sont exacts, s'ils n'omettent
aucune des pièces renfermées en ces volumes, — ce dont
nous n'avons pu nous assurer, — la seconde ne contient pas
les deux livres De ludo globi. Or, ce traité de Nicolas de Cues est
parmi ceux que Léonard a le plus sûrement et le plus profon-
dément médités. Des deux premières éditions des œuvres de
l'Évêque de Brixen, la seconde n'est pas la seule que Léonard
ait lue ; elle ne contient pas tous les documents qu'il a eus en
mains.
Il en a pu avoir d'autres. Les divers opuscules de Nicolas de
Cues ont été très anciennement imprimés, soit isolément, soit
par groupes. Le prohemium de l'édition de i5o2 disait : « Con-
tinentur in hoc volumine certi tractatus inter alios plures
editi. » V index de l'édition de i5i4 mentionne que plusieurs
des opuscules cités ont déjà été imprimés en Allemagne. Ainsi
le De staticis experimentis , qui forme le quatrième livre des
dialogues intitulés Idiota, a été souvent publié à part; la pre-
mière édition est de 1476.
III
Esquisse du système philosophique de Nicolas de Cues.
Léonard était assurément intéressé d'une manière beaucoup
plus intense par les divers problèmes de l'Astronomie, de la
Mécanique et de la Physique que par les redoutables énigmes de
la Métaphysique ; est-il toutefois un ordre de pensées auquel ce
génie soit demeuré indifférent? Il a longuement médité ce que
Nicolas de Cues avait dit touchant la Mécanique, et ses médita-
tions ont produit de nombreux corollaires; il a sans doute lu
plus rapidement les écrits philosophiques du Cardinal Aile-
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI Io5
mand; il s'y est arrêté cependant, et plusieurs de ses notes
nous rappellent l'impression qu'il en a reçue.
Pour comprendre exactement la portée de certaines de ces
notes, il n'est pas inutile de connaître en son ensemble le
système philosophique au sujet duquel elles ont été écrites.
Pourrait-on, d'ailleurs, passer à côté de ce monument gran-
diose sans s'arrêter un instant pour le contempler?
Qu'il nous soit donc permis de retracer ici, en une esquisse
rapide, les principaux traits de la doctrine de Nicolas de Gués1.
A. L'ignorance savante. — Le plus ancien traité philosophi-
que 2 qu'ait composé Nicolas de Cues est aussi celui où nous
le voyons exposer le plan d'ensemble de toute sa doctrine. Les
écrits que le Cardinal Allemand a produits par la suite ne font,
bien souvent, que développer une idée dont le germe se trou-
vait au premier traité; on ne peut les parcourir sans admirer
la puissance logique avec laquelle ce génie a su grouper en
une vue d'une parfaite unité ses pensées sur les sujets les plus
divers.
Au livre qui renferme la clé de tout son système, Gusanus
a donné pour titre : De docta ignorantia; et ce titre est bien
choisi, car on ne saurait accepter aucun des axiomes que
postule l'Évêque de Brixen si l'on ne prenait, tout d'abord,
conscience de l'incapacité radicale où l'homme se trouve
de connaître la vérité absolue.
Il est impossible3 qu'une intelligence finie puisse s'assimiler
aucune vérité précise. Le vrai n'est pas, en effet, une chose
qui soit susceptible de plus et de moins; il consiste essentielle-
ment en quelque chose d'indivisible; et ce quelque chose ne
saurait être saisi par un être, si cet être n'est la vérité même.
De même, l'essence du cercle est quelque chose d'indivisible,
i. Les lecteurs désireux de pénétrer plus avant dans le détail de cette doctrine
pourront lire, parmi les nombreux écrits que les Allemands ont consacrés à Nicolas de
Cues, les deux ouvrages suivants :
Richard Falckenberg, Grundzùge der Philosophie des Nicolaus Cusanus mit besonderer
Beriieksichtigung der Lehre vom Erkennen. Breslau, 1880.
A. Glossner, Nicolaus von Cusa und Marias nizolius als Vorlaâfer der neuerer Philo-
sophie. Munster, 1891.
2. Selon M. Scharpff, les trois livres De docta ignorantia ont été composés en i/»4o.
3. Nicolai de Cusa De docta ignorantia lib. I, cap. III.
IOÔ ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
et ce qui n'est pas cercle ne peut s'assimiler ce quelque chose;
le polygone régulier que l'on inscrit dans un cercle n'est
pas semblable au cercle ; il lui ressemble d'autant plus que
l'on multiplie davantage le nombre de ses côtés; mais on
a beau multiplier indéfiniment ce nombre, jamais le polygone
ne devient égal au cercle; aucune figure ne peut être égale
à ce cercle, si ce n'est ce cercle lui-même.
Ainsi en est-il, à l'égard de la vérité, de notre intelligence
qui n'est pas la vérité même; jamais elle ne saisira la vérité
d'une manière si précise qu'elle ne la puisse saisir d'une
manière plus précise encore, et cela indéfiniment.
Le vrai s'oppose donc, en quelque sorte, à notre raison; il
est une nécessité qui n'admet ni diminution ni accroisse-
ment; elle est une possibilité, toujours susceptible d'un nou-
veau développement. En sorte que du vrai nous ne savons
rien, sinon que nous ne le pouvons comprendre.
Quelle conclusion devons -nous tirer de là? «Que l'essence
même des choses, qui est la véritable nature des êtres, ne
saurait être, par nous, atteinte en sa pureté. Tous les philoso-
phes l'ont cherchée; aucun ne l'a trouvée. Plus profondément
nous serons instruits de cette ignorance, plus nous approche-
rons de la vérité même. »
Quelle est donc la perfection que doit rechercher l'homme
d'études1? C'est d'être le plus savant possible en cette igno-
rance, qui est son état propre. « Il sera d'autant plus savant
qu'il se connaîtra plus ignorant. »
B. Le postulat fondamental : L'identité du maximum et du
minimum absolus. — Une semblable conclusion semble être,
pour l'esprit humain, une leçon de modestie et de défiance de
soi; puisque l'essence des choses échappe à ses prises, il ne
tentera pas de la saisir, il ne fera pas de Métaphysique.
La constatation du caractère relatif et borné de la science
humaine n'inspire pas à tous les philosophes, il s'en faut bien,
cette prudente réserve ; plusieurs, au contraire, y puisent un
surcroît d'audace; ils s'en autorisent pour construire les
i. Nicolaj de Gusa De docta ignorantia lib. I, cap I.
NICOLAS DE CURS ET LEONARD DE VINCI IO7
systèmes les plus hardis. Il n'est plus nécessaire que les consé-
quences d'une doctrine s'accordent toutes entre elles; l'antino-
mie n'a plus rien qui soit à redouter; l'esprit qui se confie en
la rigueur absolue de notre logique croit reconnaître en cette
antinomie une contradiction qui ruine la construction tout
entière; mais celui qui sait que le vrai nous échappe y voit
seulement une thèse et une antithèse dont la science exacte,
qui nous est inaccessible, comprendrait la synthèse. Ainsi
Hegel s'autorisera un jour du criticisme de Kant pour affirmer
l'identité des contradictoires. Ainsi Nicolas de Gués, fort de sa
docte ignorance, n'hésite point à dire : « La secte d'Aristote1
répute hérésie la coïncidence des contraires;... mais notre
loupe2 nous donne une vue plus pénétrante; elle nous montre
les contraires au sein du principe qui les unit, avant leur
dualité, c'est-à-dire avant qu'ils ne soient deux choses qui
s'opposent l'une à l'autre. »
C'est, en effet, une antinomie que l'Évêque de Brixen met
au point de départ de tout son système3: En tout ordre de
choses, le maximum absolu, dont la compréhension nous
échappe, est identique au minimum absolu, qui ne nous est
pas moins inaccessible. — « Maximum absolutum incompree-
hensibiliter intelligitur, cum quo minimum coincidit. »
L'affirmation est audacieuse; bien étranges les courtes con-
sidérations qui prétendent la justifier : « Ce principe vous
semblera clair si vous concrétisez en la quantité les idées de
maximum et de minimum. La quantité maximum est celle qui
est grande au maximum; la quantité minimum est celle qui
est petite au maximum. Et maintenant, séparez les idées de
maximum et de minimum de celle de quantité, en supprimant
par la pensée les mots grand et petit; vous voyez clairement
que le maximum et le minimum coïncident. »
C. L'existence et l'unité du maximum absolu. — Tout nombre
obtenu par une numération actuelle est fini; en puissance, le
1. Nicolai de Gusa De docta ignorantia lib. I, cap XXII.
2. Nicolai de Cusa Liber qui inscribitur De beryllo, cap. XXV.
3. Nicolai de Gusa De docta ignorantia lib. I, cap. III,
Io8 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
nombre est infiniment grand; étant donné un nombre, on
peut toujours, par voie d'addition, en former un plus grand.
On peut aussi, par soustraction, former un nombre plus petit
qu'un nombre donné, et cela jusqu'à ce qu'on arrive à l'unité,
qui n'est plus un nombre. Tel est l'enseignement d'Aristote,
unanimement répété parla Scolastique1.
Nicolas de Cues s'empare de cet enseignement ; il lui
applique son postulat, et voici ce qu'il en tire2 :
Dans le domaine des nombres, l'unité est un minimum
absolu; il n'y a pas de nombre plus petit que un. Il existe
donc aussi un maximum absolu, identique au minimum
absolu; et, en effet, ce maximum absolu est tel qu'il n'existe
aucun nombre plus grand que lui ; partant, il n'est pas sus-
ceptible de multiplication; il est nécessairement unique.
L'unité, minimum absolu des nombres, n'est pas un
nombre, mais elle est le principe de tous les nombres; elle
en est aussi la fin, puisqu'elle est identique au maximum
absolu.
Ce que nous venons de reconnaître dans le domaine des
nombres demeure vrai dans tout autre domaine3.
Par cela même que des choses sont finies, la série selon
laquelle elles se rangent doit être comprise entre deux termes,
un terme initial et un terme final, un minimum absolu et un
maximum absolu.
Ce maximum absolu n'est pas un des objets dont il termine
la série, car en parcourant cette série, il pourrait être actuel-
lement atteint; tandis que, dans l'énumération d'objets finis,
on ne peut jamais, d'une manière actuelle, atteindre un objet
tel qu'il n'en existe pas de plus grand.
Sans être aucun de ces objets, le maximum absolu est leur
fin à tous; identique, d'ailleurs, au minimum absolu, il est
aussi leur commun principe.
Ce maximum est tout ce qu'il peut être ; il ne peut donc être
multiplié, il ne peut devenir nombre; il est nécessairement un.
i. Léonard de Vinci et les deux infinis (Études sur Léonard de Vinci, a* série, IX).
2. Nicolai deCusa De docta ignorantia lib. I, cap. V.
3. Nicolai de Cusa De docta ignorantia lib. 1, cap. VI.
NICOLAS DE CUES ET LÉONARD DE VINCI 109
De cette affirmation, il faut comprendre toute la portée1.
En tout ordre de choses, il existe un maximum absolu,
identique au minimum ; il existe un maximum de quantité,
un de substance, un de qualité, et ainsi de suite. Mais ce ne
sont pas des maxima distincts; dans son incompréhensible,
mais parfaite unité, le même être est maximum absolu en
tout ordre de choses, en nombre, en substance, en quantité,
en qualité; il est aussi, en tout ordre de choses, le principe et
la fin de tout.
Le nom de cet être est Dieu2.
D. L'éternité de Dieu. La trinité divine^. — L'existence de
Dieu est établie; fort de sa docte ignorance, Nicolas de Gués
essaye d'en pénétrer la mystérieuse nature.
Ce qui est immuable est nécessairement éternel; l'éternité
est donc l'apanage de ce qui précède tout changement.
L'altération (alteritas) est changement; partant, ce qui
précède toute altération est éternel.
Or, qui dit altération dit : une chose, puis une autre;
l'altération implique la dualité, et la dualité, qui est nombre,
est postérieure à l'unité; dès lors, l'unité précède toute alté-
ration, en sorte que l'unité est éternelle.
La dualité, qui est la première des altérations, est aussi la
première des inégalités ; par nature, l'inégalité et l'altération
sont simultanées; il en résulte que l'égalité, qui, par nature,
précède toute inégalité, précède aussi toute altération ; l'égalité
est éternelle.
Si, de deux causes, l'une est, par nature, antérieure à l'autre,
tout effet de la première de ces causes précède naturellement
tout effet de la seconde. Or, l'unité est connexion ou cause de
connexion; des objets sont dits connexes quand ils sont unis
ensemble. La dualité, au contraire, est division ou principe
de division, car la dualité est la première des divisions. Mais
l'unité, cause de connexion, précède naturellement la dualité,
i. Nicolai de Cusa De docta ignorantia lib. II, cap. III.
2. Nicolai de Cusa De docla ignorantia lib. I, cap. V.
3. Nicolai de Cusa De docta ignorantia lib. I, cap. Vil.
HO ETUDES SUR LEONARD DE \1NCI
cause de division ; la connexion est donc, par nature, anté-
rieure à toute division. D'autre part, altération et division
sont, par nature, simultanées, en sorte que la connexion est
naturellement antérieure à toute division et que la connexion
est éternelle.
L'unité est éternelle, l'égalité est éternelle, la connexion est
éternelle. Mais rien de ce qui est éternel ne peut être pluralité,
car l'unité qui, par nature, est antérieure à la pluralité, précé-
derait l'éternité même, ce qui est impossible. L'un seul est
éternel. Si donc l'unité, l'égalité et la connexion sont éter-
nelles, c'est que l'unité, l'égalité et la connexion sont un seul
et même être. « Telle est cette trinité dans l'unité qui a été
proposée à notre adoration par Pythagore, le premier de tous
les philosophes, l'honneur de l'Italie et de la Grèce. »
En ses divers traités, Nicolas de Gués creuse la notion de
cette divine trinité.
L'analyse de toute chose finie nous y fait découvrir la puis-
sance, l'acte, et l'union de la puissance et de l'acte; tous ces
éléments, nous devons les retrouver en l'unité de Dieu, mais
portés au maximum absolu.
Dieu est donc l'acte infini1, l'acte absolument pur2. Mais
l'actualité infinie n'est autre chose que l'existence actuelle de
la toute-puissance3; en sorte que, dans l'absolu, la puissance
maximum ne diffère pas de l'acte maximum et que Dieu est
aussi l'absolue puissance 4; en Dieu, la puissance absolue,
l'acte pur et l'union de cette puissance et de cet acte sont
coéternels5.
L'acte présuppose6 logiquement la puissance, qui en est le
principe; la puissance, au contraire, ne présuppose rien. Le
Père est cette puissance qui, logiquement, est le principe de
l'acte; le Fils est l'éternelle mise en acte de la puissance du
Père; de l'un et de l'autre procède le Saint-Esprit qui est
i. Nicolai de Cusa De docta ignorantia lib. II, cap. VIII.
2. Nicolai de Cusa Apologia doctse ignorantise.
3. Nicolai de Cusa De docta ignorantia lib. I, cap. XVI, et lib. Il, cap. I.
h. Nicolai de Cusa De docta ignorantia lib. II, cap. VIII.
5. Nicolai de Cusa Trialogus de Possest.
6. Nicolai de Cusa Trialogus de Possest.
NICOLAS DE GUES ET LEONARD DE VINCI I I I
l'union, coéternelle à chacun d'eux, de la puissance absolue et
de l'acte pur. Le Fils est ce que le Père peut, et le Saint-Esprit
est le lien de la Toute-puissance et du Tout-puissant.
E. L'Univers contracté et la création. — En dehors de Dieu,
qui est le maximum absolu et l'unité parfaite, sont des êtres
finis dont l'ensemble compose ce que Nicolas de Gués nomme
l'Univers contracté ou concret (contractas).
Que nous enseigne l la docte ignorance touchant la manière
d'être de cet Univers?
Seul, le maximum absolu, qui est aussi l'absolue nécessité,
existe par soi; l'Univers contracté tient donc son existence non
de lui-même, mais du maximum absolu ; il est créature de Dieu.
L'être absolu est exempt de toute envie et de toute avarice ;
par conséquent, il ne peut rien communiquer de négatif, de
privatif, de diminué par essence.
En la créature donc, qui tient son existence du maximum,
rien de ce qui est diminution, tel que la corruptibilité, la divi-
sibilité, l'imperfection, la diversité, la pluralité, ne provient
de l'être maximum qui est éternel, indivisible, absolument
parfait, sans distinction, absolument un, De Dieu, la créature
tient son unité, son caractère distinctif et sa connexion avec
l'Univers; et plus elle est une, plus elle est semblable à Dieu.
Mais l'unité de la créature est altérée par la pluralité, son
caractère distinctif par la confusion, sa connexion avec le
reste de l'Univers par le désaccord; tout cela ne vient ni de
Dieu, ni d'aucune cause positive; cela vient de la contingence.
Qui donc pourrait comprendre comment l'être de la
créature résulte de la nécessité absolue, dont cet être provient,
en même temps que de la contingence, dont il ne saurait être
exempt? La créature n'est ni Dieu, ni le néant; elle est pour
ainsi dire, entre Dieu et le néant, après Dieu et avant le néant.
Et cependant, on ne peut prétendre qu'un être est un composé
A' être et de non être. La créature n'est donc ni Y être — car elle
descend de Fêtre — ni le non-être — car elle est supérieure au
néant — ni un composé de l'être et du non-être.
i. Nicolai de Cusa De docta ignorantia lib. II» cap. IL
tia études suk Léonard dé vinci
Notre intelligence ne peut, ni sous forme divisée, ni sous
forme composée, résoudre les contradictoires; elle ne peut
donc atteindre l'essence de la créature ; elle sait seulement que
la créature tient son existence de l'être absolu.
F. L'Univers est-il fini ou infini? — Notre esprit ne pourra
sonder l'être de la créature sans se heurter sans cesse à
des antinomies. Et tout d'abord, il rencontrera celle qui épou-
vante la Scolastique péripatéticienne et qui rend impossible
toute réponse à cette question : L'Univers contracté est-il fini
ou infini?
Seul, le maximum absolu est infini1, car seul il est tout ce
qui peut être. L'Univers contracté réunit tout ce qui existe hors
Dieu ; il n'est pas Dieu, donc il n'est pas positivement infini.
D'autre part, il n'existe aucun terme qui le borne, en sorte
que l'on peut dire qu'il est infini en prenant ces mots dans un
sens négatif, qui signifie l'absence de limite. Plus exactement,
on peut dire que l'Univers n'est ni fini ni infini.
Dire qu'il n'y a pas de bornes actuellement existantes qui
terminent le Monde, c'est dire qu'il n'y a pas, pour l'Univers,
une possibilité d'être qui outrepasse son actuelle existence;
c'est dire que l'Univers ne peut être plus qu'il n'est.
Mais alors se dresse devant nous une nouvelle antinomie :
La possibilité du Monde ne se laisse pas étendre au delà de son
existence actuelle, en sorte que le Monde ne pourrait être plus
grand qu'il n'est; et d'autre part, eu égard à la toute-puis-
sance de Dieu, le Monde pourrait être plus grand qu'il n'est
actuellement.
G. Dieu est la synthèse de la création et la création est le
développement de Dieu. — Sans s'effrayer de ces continuelles
antinomies, qu'elle a prévues, la docte ignorance poursuit ses
pénétrantes investigations sur les rapports de Dieu et de
l'Univers créé.
Deux notions se présentent à elle3, qui s'opposent l'une à
i. Nicolai de Cusa De docta ignoranlia lib. II, cap. I.
j. Nicolai de Cusa De docta ignorantia lib. Il, cap, 111.
NICOLAS DE CUËS ET LEONARD DE VINCI Il3
l'autre : la notion de synthèse ou d'implication (complicatio) et la
notion de développement (explicatiù) .
Tout nombre n'est qu'une répétition, un développement de
l'unité; d'autre part, l'unité, qui est le principe de tout
nombre, en est aussi le maximum absolu, en sorte que tout
nombre est compris, impliqué dans l'unité.
Tout nombre développe donc l'unité, qui est son principe;
et l'unité, qui est le maximum et la fin de tous les nombres,
les enveloppe tous ; elle en est la synthèse.
Ce que nous venons de dire du nombre peut se répéter de
tout ce qui compose l'Univers concret.
En une ligne, on ne trouve rien que le point ; partout où l'on
veut diviser la ligne, il y a un point, en sorte que le point
concentre et condense, pour ainsi dire, la ligne. Le point est
donc le principe et le terme, la perfection et la totalité de
toute longueur, de toute surface, de tout volume. La longueur
est le premier développement du point, la surface en est le
second développement, le volume en est le troisième.
Qu'est-ce que le mouvement? Une série d'états de repos se
succédant avec continuité, en sorte que le repos est l'unité où
le mouvement trouve sa synthèse, et que le mouvement est le
développement du repos.
Le présent implique le temps tout entier; le passé fut
présent, le futur sera présent; on ne trouve dans le temps
que des instants se succédant en une série continue et dont
chacun est présent à son tour. Le présent est donc la synthèse
du temps, comme le temps est le développement du présent;
et le présent, c'est l'unité.
De même, l'identité est la synthèse de la diversité, et la
diversité le développement de l'identité; de même, l'égalité
est la synthèse de l'inégalité, et l'inégalité le développement
de l'égalité; de même encore, la simplicité est la synthèse
de la division, et celle-ci ne fait que développer la simplicité.
Ainsi Dieu, qui est l'unité parfaite et le maximum absolu,
est la synthèse de toutes les choses concrètes ; et ces choses
concrètes, en leur pluralité, sont le développement de l'être
unique de Dieu.
P. DU HEM. 8
11^ ÉTUDES SUR LÉONARD DE VlNCÏ
« Cette synthèse et ce développement, comment se pro-
duisent-ils? Voilà une question qui excède les bornes de notre
intelligence. Nous est-il possible de comprendre que la plura-
lité des choses concrètes découle de l'intelligence divine, en
même temps que l'être de ces choses provient de Dieu, qui est
l'unité parfaite? »
H. De quelle manière Dieu et V Univers sont en toutes choses
créées, et inversement. — Toutes choses sont en Dieu1, qui est
la synthèse de la création, et Dieu est en toutes choses, car la
création est le développement de Dieu. Voilà une double
affirmation dont la docte ignorance va commenter le sens
profond3.
Les choses contractées, c'est-à-dire la création, tiennent tout
leur être de Dieu; aussi cet être imite-t-il l'être de Dieu autant
que sa nature le comporte.
Dieu est le maximum absolu et l'unité parfaite, en laquelle
toutes les distances, toutes les divisions, toutes les contra-
dictions deviennent union.
L'Univers est l'image contractée de cette unité absolue et de
ce maximum absolu.
Il est maximum non pas absolu, mais contracté, en ce qu'il
comprend non pas toutes choses, mais seulement toutes
les choses créées.
Le maximum absolu est l'unité parfaite, exempte de toute
pluralité; toutes choses sont impliquées en lui, mais en une
union complète qui exclut toute division, toute distinction.
L'Univers est un, lui aussi, mais d'une unité contractée qui
n'exclut pas la pluralité, qui se résout, au contraire, en
pluralité. Et de même que son unité se contracte en pluralité,
sa simplicité se contracte en composition, son éternité en
succession, et ainsi de suite.
Examinons de plus près encore de quelle manière l'Univers
un se résout en la pluralité des choses contractées.
L'essence (quidditas) de Dieu est d'être absolu ; partant, il
i. Nicolai de Cusa De docta ignorantia lib. II, cap. III.
a. Nicolai de Cusa De docta ignorantia lib. II, cap. IV.
NICOLAS DE GUES ET LEONARD DE VINCI Il5
existe en une unité parfaite, exempte de toute division.
L'essence de l'Univers est d'être contracté, c'est-à dire qu'il ne
peut être réalisé, à moins de se condenser, pour ainsi dire, en
objets particuliers.
L'Univers est en chacune des choses contractées comme une
abstraction est en chacun des objets concrets qui servent à la
former. L'humanité n'est ni Socrate, ni Platon; mais, en
Socrate, l'humanité abstraite est réalisée d'une manière con-
crète par Socrate, en Platon, elle l'est par Platon. De même,
l'Univers n'est ni le Soleil, ni la Lune; mais, dans le Soleil, il
est ce que le Soleil a d'universel, dans la Lune, ce que la Lune
a d'universel.
L'Univers est ainsi en chaque chose contractée particulière;
il y est ce que cette chose contient d'universel, ce qui
demeure lorsqu'on supprime toute diversité et toute pluralité.
Tout de même donc que chaque objet créé est dans l'Uni-
vers, on peut dire que l'Univers est en chaque objet créé.
Mais l'Univers, qui est le maximum contracté, est en Dieu,
qui est le maximum absolu et la synthèse de toutes choses ; et
Dieu est en l'Univers qui le développe ; car l'essence contractée
de l'Univers émane de l'essence absolue de Dieu. Comme Dieu
est en l'Univers, et l'Univers en chaque être particulier, Dieu
est en chaque être particulier. C'est par l'intermédiaire de
l'unité contractée de l'Univers que l'unité absolue de Dieu est
en chacune des choses créées et que la pluralité des choses
créées est en l'unité de Dieu.
On peut aller plus loin encore. Puisque Dieu est en toutes
choses par l'intermédiaire de l'Univers; puisque, par l'intermé-
diaire du même Univers, toutes choses sont en Dieu, on peut
répéter1 les paroles d'Anaxagore, en leur prêtant un sens pro-
fond qu'il ne leur donnait peut-être pas : Tout est dans tout*
Quodlibet in quolibet.
I. La trinité contractée de l'Univers. — L'Univers, qui est le
maximum contracté et l'unité contractée, imite, autant que sa
i. Nicolai de Gusa De doeta ignorantia lib» II, cap. V.
n6 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
nature le permet, Dieu, qui est le maximum absolu et l'unité
absolue. Nous n'avons pas épuisé les conséquences de ce prin-
cipe fécond.
Dieu est trinité; l'Univers est donc aussi trinité1.
A la vérité, entre la trinité divine et la trinité de l'Univers
subsistent des différences profondes et essentielles2.
Dieu étant unité absolue, sa trinité est identique à l'unité.
L'unité du Monde, au contraire, est une unité contractée ;
pour subsister, il lui faut se condenser en choses multiples;
elle ne pourra subsister qu'au sein d'une trinité.
En effet, pour qu'il y ait contraction, il faut trois choses : un
objet contractible qui la subit, un sujet contractant qui la pro-
duit, et un lien par lequel le sujet contractant est uni à l'objet
contractible en vue de produire l'acte de contraction.
Telle sera la trinité de l'Univers, image de la trinité divine,
descendue de cette trinité.
Qui dit contractibilité désigne une certaine possibilité; cette
contractibilité descend donc de la puissance suprême, qui
engendre la divine trinité.
L'agent contractant détermine la possibilité de contraction;
il la force à devenir ceci ou cela ; il la rend adéquate à tel ou
tel être particulier. On peut donc dire qu'il descend de cette
égalité qui, au sein de la trinité divine, est le Verbe.
La possibilité contractible est souvent nommée la matière de
l'Univers ; à l'agent contractant, on donne fréquemment le
nom déforme de l'Univers ou d'âme du Monde.
Pour que l'acte de la contraction s'achève, il faut que le sujet
contractant soit appliqué à l'objet contractible, que la matière
soit unie à la forme, qu'il y ait compénétration de la possi-
bilité à déterminer et de la nécessité qui la détermine. Ce lien,
on le nomme parfois la possibilité déterminée ; c'est une sorte
d'esprit d'amour, qui produit le mouvement par lequel la
forme et la matière de l'Univers s'unissent l'une à l'autre. Il
est clair que ce lien descend du Saint-Esprit qui, au sein de la
divine trinité, est le lien infini.
i. Nicolai de Cusa De docta ignorantia lib. Il, cap. VI.
a. Nicolai de Cusa De docta ignorantia lib. II, cap. VII.
NICOLAS DE GUES ET LÉONARD DE VINCI I I 7
Étudions de plus près encore cette union de Pâme du
Monde avec la matière universelle.
Parmi tous les possibles, il n'en est aucun qui existe moins
que la possibilité pure, exempte de toute détermination 1 ; la
possibilité pure est l'être minimum; partant, selon le postulat
fondamental de la docte ignorance, elle est identique à l'être
maximum. La possibilité pure, qu'aucun acte ne détermine,
ne subsiste donc qu'en Dieu, où elle est d'ailleurs identique
à l'acte pur. Hors de Dieu, la possibilité ne peut exister qu'à
la condition d'être contractée, d'être plus ou moins déterminée
par l'acte.
La possibilité pure est coéternelle à Dieu, puisqu'elle est
Dieu; quant à la possibilité contractée, c'est seulement par
nature qu'elle précède le Monde; elle ne lui est pas antérieure,
elle n'était pas avant lui; elle est contemporaine du Monde, et
non pas éternelle.
Tous les philosophes s'accordent en ce point s que, pour
déterminer la puissance à l'acte, il faut quelque chose qui soit
en acte; aucune puissance ne peut d'elle-même passer à l'acte.
La puissance de l'Univers, qui ne peut subsister à l'état de
pureté, qui doit nécessairement être déterminée par quelque
acte, requiert donc une chose douée d'existence actuelle qui
lui puisse imposer cette détermination; cette chose, qui est en
acte, c'est la forme et l'âme du Monde.
De même que la puissance pure ne peut exister hors de
Dieu, de même l'acte pur ne se trouve qu'en Dieu; hors de
Dieu, l'acte ne se trouve jamais que sous forme contractée, par
suite de son union avec une certaine puissance; la forme du
Monde ne saurait donc exister indépendamment de la possibi-
lité qu'elle réduit en acte, qu'elle contracte en objets particu-
liers; en d'autres termes, l'âme du Monde est inséparable de la
matière universelle.
La possibilité de l'Univers3 ne peut exister si elle ne reçoit
une forme déterminée ; il en résulte en elle un désir de rece-
i. Nicolai de Cusa De docta ignorantia lib. II, cap. VIII.
2. Nicolai de Cusa De docta ignorantia lib. II, cap. IX.
3. Nicolai de Cusa De docta ignorantia lib. II, cap. X.
n8 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
voir cette forme à laquelle elle est prédisposée, désir semblable
à celui par lequel ce qui est mauvais souhaite le bien, par
lequel la privation souhaite ce qui lui manque.
D'autre part, la forme ne peut être, d'une existence actuelle,
si elle ne vient contracter la possibilité ; et comme elle désire
d'être, elle tend à venir déterminer et achever la puissance.
Ainsi se produit une double aspiration : aspiration de la
matière qui veut s'élever vers la forme sans laquelle elle ne
peut être ; aspiration de la forme qui tend à descendre en la
matière où elle trouvera la possibilité d'exister actuellement.
De cette double tendance, ici ascendante, là descendante, naît
un mouvement par l'intermédiaire duquel se fait l'union de la
puissance et de l'acte; et ce mouvement, intermédiaire entre la
matière et la forme, procède à la fois de la matière, qui est le
mobile, et de la forme, qui est le moteur.
Ce mouvement est l'effet d'une aspiration mutuelle de la
puissance et de l'acte, d'une sorte de tendance amoureuse,
d'un esprit.
De même que la possibilité contractée de l'Univers descend
de la possibilité absolue de Dieu, possibilité qui est le Père; de
même que la forme contractée du Monde descend de l'acte
absolu, c'est-à-dire du Fils ou du Verbe de Dieu; de même, cet
esprit de connexion qui unit l'âme du Monde et la matière
universelle descend du Saint-Esprit; quant au mouvement
qu'engendre cet esprit de connexion, il descend du mouve-
ment absolu, qui est identique au repos absolu.
Ce mouvement d'amoureuse union a un double effet.
C'est par lui, en premier lieu, que la puissance de chaque
chose est en acte et que l'acte de cette chose en détermine la
puissance; c'est donc par lui que chaque chose subsiste dans
son unité, distincte de toutes les autres choses, et de telle sorte
qu'elle soit aussi parfaite que le comporte sa nature.
C'est par lui, en second lieu, que chacune des choses créées
participe de toutes les autres, immédiatement ou médiatement,
de telle sorte que leur ensemble constitue un monde dont
toutes les parties sont solidaires les unes les autres, un Univers
aussi un que possible,
NICOLAS DE CUES ET LÉONARD DE VINCI II9
L'esprit contracté qui détermine ce double mouvement
d'union est l'émanation du Saint-Esprit qui, par son intermé-
diaire, meut toutes choses.
J. Les cléments et les mixtes. — Dans l'édifice philosophique
élevé par Nicolas de Gués, toutes les parties se tiennent avec
une remarquable unité. Les mêmes principes généraux diri-
gent la solution des questions les plus diverses et les plus
spéciales. En particulier, la doctrine que l'Évêque de Brixen
professe au sujet des quatre éléments et des mixtes formés par
leur combinaison — sa doctrine chimique — est un corollaire
très immédiat de sa théorie métaphysique.
La nature est douée d'unité; elle existe en toutes choses
sensibles, et c'est par elle que l'ensemble des choses sensibles
est un. On peut donc dire1 très justement que la nature est
Vêlement universel.
Mais la Nature ne subsiste pas dans l'unité absolue, car elle
n'est pas Dieu; pour subsister, il faut qu'elle se contracte dans
les choses sensibles, que son unité se résolve en pluralité
(alteritas).-
Cette contraction se fait d'ailleurs par degrés; au premier
degré, l'unité de l'élément universel se résout en une pluralité
de quatre éléments principaux.
Chacun de ces quatre éléments principaux est affecté à l'une
des quatre régions que l'on peut tracer autour du centre de la
Terre; c'est parce que chacune de ces régions est occupée par
un élément qu'elle a, dans le Monde, une existence actuelle;
c'est parce qu'elle est occupée par un même élément qu'elle est
une région unique. Chacun des quatre éléments principaux est
donc l'actualité et l'unité de la région à laquelle il est affecté.
Mais dans la nature créée, il n'existe ni acte pur, ni unité
absolue. Tout acte est mêlé de puissance, toute unité se résout
en pluralité. L'élément pur, l'élément un, ne se trouve donc
jamais dans le Monde; il n'y peut exister que des mixtes, et
jamais aucun de ces mixtes ne peut être réduit en éléments
simples.
1. Nicolai de Cusa De conjecturis lib. II, cap. IV.
120 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
Bien qu'il contracte en lui-même la pluralité des quatre
éléments, un mixte peut s'approcher plus ou moins de la sim-
plicité de l'un d'entr'eux qui est, en sa composition, l'élément
dominant et qui lui donne son nom; ainsi, un mixte, tout en
contenant en lui de l'air, du feu, de l'eau et de la terre, peut
s'approcher plus ou moins de l'air élémentaire; on donne
alors à ce mixte le nom d'air.
Les quatre corps auxquels nous donnons les noms de feu,
d'air, d'eau et de terre sont constitués de la sorte; en chacun
d'eux se trouvent les quatre corps élémentaires; chacun d'eux
prend le nom de l'élément qui prédomine en sa composition ;
les quatre corps dont nous venons de parler ne sont donc
plus des éléments premiers, mais des mixtes principaux ou
généraux.
Dieu, d'ailleurs, par une mathématique admirable1, a
minutieusement fixé les proportions des quatre éléments
premiers qui concourent à former chacun des mixtes géné-
raux; il les a fixées de telle sorte qu'aucun d'eux ne puisse
intégralement se convertir en quelqu'un de ses congénères.
Ces mixtes généraux peuvent2, à leur tour, se combiner
entre eux pour former des mixtes spéciaux qui sont les corps
individuels.
Le mixte spécial est le dernier degré de cette contraction qui
est issue de l'élément universel et qui, par l'intermédiaire de
l'élément principal et du mixte général, s'est élevée jusqu'à
l'individu. L'universalité élémentaire s'élève vers l'individu
en qui elle reçoit l'existence actuelle, et l'individu descend
vers l'élément universel sans lequel il ne pourrait subsister,
non plus que l'acte sans la puissance.
Cette théorie chimique porte, profondément gravée, l'em-
preinte de la Métaphysique de Nicolas de Cues; il ne faudrait
pas croire, cependant, que le Cardinal Allemand l'eût inventée
de toutes pièces; ce qu'elle contient de proprement physique
était, avant lui, d'usage courant; toute l'École enseignait,
notamment, que le feu, l'air, l'eau et la terre, tels que nous les
i. Nicolai de Cusa De docta ignorantia lib. II, cap. XIV.
2. Nicolai de Cusa De conjecturis lib. II, cap. V.
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI 131
connaissons, ne sont pas des éléments; que ce sont des mixtes
et qu'en chacun d'eux, un élément prédominant, dont le mixte
prend le nom, se trouve uni aux trois autres; l'originalité
de Nicolas de Gués est de s'être emparé de ces enseignements
et de les avoir incorporés à son système philosophique.
K. L'homme; l'union de l'âme et du corps. — Le microcosme
est constitué comme le macrocosme; ce qu'on a dit de l'union
de l'Ame du Monde avec la Matière, on peut le répéter presque
textuellement de l'union de l'âme humaine avec le corps
humain.
C'est encore1 l'amour qui forme le lien entre l'âme et le
corps, et qui maintient la vie.
L'âme, qui a puissance de donner la vie au corps, désire
mettre cette puissance en acte, être dans le corps pour le
vivifier; en sorte qu'elle aime le corps. Le corps, qui ne
pourrait demeurer en vie sans l'âme, aime cette âme et désire
lui être uni. Cette mutuelle aspiration, cet amour qui cherche
la connexion de l'âme et du corps, est un esprit qui leur est
commun à tous deux; ce commun esprit participe de la nature
de l'âme, en ce que l'âme descend pour vivifier le corps; il
participe de la nature du corps, en ce que le corps monte pour
se préparer à recevoir la vie.
Lorsque la vigueur de cet esprit vient à manquer, le corps
cesse de vivre.
L. Les facultés de l'âme humaine. — L'âme humaine nous
offre en ses facultés, elle aussi, l'image de la Trinité. Elle se
compose, en effet2, de l'intellect (intellectus) , du sens (sensus)
et de la raison (ratio) qui est intermédiaire entre l'intellect et
le sens, et qui les unit l'un à l'autre. L'ordre de prééminence
place la raison au-dessus du sens et l'intellect au-dessus de la
raison. L'intellect3 n'est ni dans le temps, ni dans l'espace; il
i . Nicolai de Cusa Excitationum ex sermonibus lib. III ; ex sermone : Confide,
filia; fides...
2. Nicolai de Cusa De docta ignorantia lib. III, cap. VI.
3. Nicolai de Cusa De docta ignorantia liber III, cap. VI et cap. VII.
Ï32 ETUDES SUR LEOXARD DE VINCI
en est indépendant; le sens, au contraire, dépend du temps et
de l'espace ; il est soumis au mouvement, tandis que l'intellect
plane dans une région plus élevée où s'exerce son intuition.
Approfondissons davantage cette union de l'intellect et du
sens par l'intermédiaire de la raison1.
Nous devons, pour concevoir l'âme humaine, imaginer
l'intellect comme l'unité et le sens comme la diversité (alteri-
tas). La lumière intellectuelle descend en l'ombre sensuelle,
tandis que le sens monte vers l'intellect; et par ce double
mouvement, un troisième degré est produit, la raison, qui est
intermédiaire entre le sens et l'intellect.
Cette raison elle-même, produite par un mouvement de
descente et par un mouvement d'ascension, est double; elle se
compose d'une partie supérieure, qui est la plus voisine de
l'intellect et qu'on peut nommer la faculté appréhensive, et
d'une partie inférieure, plus rapprochée du sens, à laquelle
on peut attribuer le nom de fantaisie ou d'imagination ; nous
avons ainsi, en l'âme humaine, quatre facultés qui en sont
comme les quatre éléments. De ces quatre facultés2 « il en est
deux, la sensibilité et l'imagination, qui s'exercent dans le
corps, tandis que les deux autres, la raison et l'intelligence
s'exercent hors du corps».
Ainsi l'unité de l'intellect descend en la diversité (alieritas)
de la raison appréhensive ; l'unité de la raison en la diversité
de l'imagination; l'unité de l'imagination en la diversité du
sens ; et, en même temps que ce mouvement de descente, se
produit un mouvement d'ascension de chaque faculté vers la
faculté supérieure.
Pourquoi cette descente de l'intellect vers le sens? L'inten-
tion de l'intellect est-elle de devenir sens? Non pas, mais
d'acquérir sa perfection en devenant intellect en acte. L'in-
tellect est la puissance de connaître; il ne peut devenir
connaissance actuelle qu'en s'unissant au sens, qu'en devenant
sens ; il se fait sens afin de pouvoir passer de la puissance
à l'acte. L'intellect ne sort donc de lui-même en descendant
i. Nicolai de Gusa De conjecturis lib. III, cap. XVI.
2. Nicolai de Cusa De ludo globi lib, I.
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI 123
vers le sens que pour revenir à lui-même par une ascension
qui ferme le cycle de ce mouvement.
Ce mouvement, nous l'avons dit, a pour objet la perfection
même de l'intellect; lorsque l'intellect comprend, sa puissance
passe à l'acte, sa perfection augmente ; lors donc que l'intellect
se fait intelligible, il progresse dans l'ordre de l'intellect, il se
féconde lui-même.
Plus la lumière de l'intellect pénètre profondément au sein
des espèces multiples du sens, plus à leur tour ces espèces
sont absorbées et unifiées dans la lumière intellectuelle; la
diversité (alteritas) de l'intelligible tend de plus en plus à se
fondre dans l'unité de l'intellect ; en sorte que cette unité
de l'intellect devient de plus en plus parfaite au fur et à mesure
que la puissance intellectuelle tend à l'acte; le mouvement
intellectuel tend au repos.
C'est en vue de sa propre perfection que l'intellect descend
vers le sens pour remonter vers lui-même; c'est aussi en vue
de la perfection de la vie sensitive que le sens monte vers
l'intellect. Ainsi l'intellect ne descend point vers le sens, si ce
n'est pour que le sens monte vers lui; et de même, le sens ne
monte point vers l'intelligence, si ce n'est pour que l'intelli-
gence descende vers le sens. Par là, la descente de l'intelli-
gence vers le sens et l'ascension du sens vers l'intelligence
ne sont qu'un seul et même mouvement; les contraires sont
identiques, selon les principes de la Métaphysique de Nicolas
de Cues.
Ce double mouvement par lequel l'intellect descend et le
sens monte pour se rencontrer en la raison intermédiaire
explique tout le mécanisme de la connaissance humaine. Rien
ne peut se trouver dans l'intellect1 qui ne descende aussitôt en
la raison; rien ne peut tomber sous le sens qui ne monte en
la raison ; et ainsi se doit comprendre le fameux axiome péri-
patéticien : Nihil est in intellectu quod non prias fueril in sensu.
M. La charité, anion de Diea et de l'âme hamaine. — Nicolas
de Cues nous a décrit de quelle manière l'intellect et le sens se
I. Nicolai de Cusa Jdiotœ lib. JII ; De Mente; cap. III.
124 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
trouvaient unis en l'esprit de l'homme. C'est d'une manière
toute semblable qu'il conçoit, en la vie chrétienne, l'union du
souverain bien, qui est Dieu, avec l'âme de l'homme.
Nous ressentons en nous-mêmes1 une tendance qui déter-
mine un certain mouvement, et l'objet de cette tendance est le
bien. C'est le bien qui est le but de cette aspiration, mais
c'est lui aussi qui la détermine, lui qui, par sa propre force,
attire notre esprit. Notre esprit ne tient son désir du bien que
du bien lui-même; c'est le bien qui crée notre aspiration vers
lui; il en est à la fois le principe et la fin; et notre tendance
ne peut trouver le repos qu'en son principe.
Notre âme tend donc vers Dieu 2 parce qu'elle désire s'unir à
lui pour vivre de la vie surnaturelle. Mais ce désir, elle le tient
de Dieu même, en sorte que le mouvement de notre âme pour
aller à la vie, c'est-à-dire à Dieu, n'est autre chose que la venue
de Dieu vers nous. Ici encore nous constatons l'identité des
contraires, principe de la Théologie de Nicolas de Cues.
Comme tout amour, l'amour entre Dieu et l'âme humaine
tend à transformer l'un en l'autre chacun des deux objets qui
s'aiment, à mettre Dieu en nous et nous en Dieu : Amor trans-
formatorim amantium.
Cette formule est, pour ainsi dire, la pierre angulaire de
tout l'édifice métaphysique élevé par Nicolas de Cues. En tout
être, le Cardinal Allemand découvre cette trilogie : le sujet qui
aime, l'objet aimé, l'amour qui les unit.
Le sujet qui aime sent en lui des puissances qu'il désire
mettre en acte, afin d'accroître sa perfection; or, il ne peut les
mettre en acte qu'en s'unissant à l'objet aimé, et c'est pourquoi
il l'aime.
L'objet aimé, de son côté, désire sortir de la puissance où il
demeurerait si le sujet aimant ne l'en tirait; il désire l'exis-
tence actuelle qui est sa perfection, et il aime le sujet en acte
qui, seul, peut la lui conférer.
Entre le sujet aimant et l'objet aimé naît ainsi l'amour,
i. Nicolai de Cusa Cribrationis Alchoran prologus.
2. Nicolai de Cusa Excitntionum ex sermonibus liber III; Ex sermonc : Sedete
quoadusquc induamini.
NICOLAS DE CUES ET LÉONARD DE VINCI 125
double aspiration qui les unit, qui procède du sujet en tant
qu'il cherche l'objet, et de l'objet en tant qu'il désire le sujet;
et chacune de ces deux tendances présente le même caractère;
ce qui aime veut s'unir à ce qui est aimé et se transformer en
lui : Amor1 transformât amantem in amatum.
Mais lorsque le sujet aimant tend de tout son pouvoir à
s'identifier à l'objet aimé2, il le fait non pour devenir autre,
mais pour être plus parfaitement lui-même; car sa propre vie
et son propre bonheur ne peuvent acquérir leur perfection
qu'autant qu'il est en l'objet aimé; et Ton peut vraiment dire
en ce sens qu'un ami est un autre soi-même; ainsi le mouve-
ment par lequel le sujet aimant se tourne vers l'objet aimé est
identique au mouvement par lequel il tourne l'objet aimé
vers lui-même. La descente du sujet aimant vers l'objet aimé,
l'ascension de l'objet aimé vers le sujet aimant sont les deux
termes d'une opposition que la docte ignorance résout en un
harmonieux accord.
Tel est, tracé à très grandes lignes, le plan du système
métaphysique que Nicolas de Gués a construit. Dans les cadres
dont nous avons donné une esquisse sommaire, une foule de
détails trouvent place. Nous ne saurions ici ni les exposer, ni
les énumérer. Du moins, lorsque nous aurons à faire allusion
à quelqu'un de ces détails, nous sera-t-il possible, par ce que
nous avons dit, de déterminer les rapports qui l'unissent à
l'ensemble de la doctrine.
IV
Les sources ou Nicolas de Cues a puisé.
La Scolastique, la Philosophie néo-platonicienne,
la Théologie d'Aristote.
Nous verrons que Léonard de Vinci a médité cette doctrine.
Mais les pensées qu'elle lui a suggérées tiraient-elles uniquement
i. Nicolai de Cusa Excitationum ex sermonibus liber V; Ex sermone : Hic est verus
propheta qui venturus est.
2. Nicolai de Cusa Excitationum ex sermonibus liber VIII ; Ex sermone : Venite
post me.
126 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
leur origine de la raison de Nicolas de Gués? Celle-ci, à son
tour, n'était-elle pas débitrice de philosophes plus anciens?
Nous n'aurions pas une exacte connaissance des liens qui
unissent les réflexions de Léonard à la science des siècles pré-
cédents si nous ne disions quelques mots des sources aux-
quelles Nicolas de Cues a puisé.
Ces sources, il ne saurait être question de les énumérer en
détail et de rechercher ce que la philosophie de PÉvêque de
Brixen doit à chacune d'elles ; en effet, elles sont innombrables.
Le Cardinalis Teulonicus était éminemment érudit ; sa biblio-
thèque était remarquablement riche pour son temps; aussi ses
œuvres sont -elles nourries de la lecture des auteurs païens,
grecs ou latins, aussi bien que des rabbins juifs, des penseurs
arabes et des théologiens chrétiens1. Notre tâche serait donc
immense si nous prétendions relever les traces de tant d'in-
fluences diverses. Nous ne tenterons pas un pareil travail,
et nous nous contenterons de dire quelle est l'origine de
certaines tendances qui paraissent prédominer en l'œuvre de
Nicolas de Cues.
Ce profond métaphysicien semble avoir été préoccupé, en
premier lieu, des antinomies auxquelles se heurte la raison
humaine toutes les fois qu'elle veut sortir de l'analyse du fini
pour s'élever à la contemplation de l'infini.
Une telle préoccupation n'avait rien, chez un penseur de
son temps, qui ne fût parfaitement naturel. Les recherches des
logiciens du xive siècle, des Guillaume d'Ockam et des Albert
de Saxe, avaient contribué plutôt à formuler nettement ces
antinomies qu'à les résoudre ; et certains des plus brillants
disciples de ces maîtres, tel Marsile d'Inghen, n'hésitaient pas
à déclarer que ces antinomies étaient insolubles.
Ces antinomies qui semblent à notre raison d'insur-
montables contradictions, Nicolas de Cues admet qu'elles se
concilient dans l'intelligence transcendante de Dieu. Ici
encore, il n'innove guère ; dès le xme siècle, certains théolo-
giens cherchaient à concilier de la sorte l'enseignement de la
i. On aura une idée de l'érudition de Nicolas de Cues si l'on relève la liste des
auteurs cités dans VApologia doclœ ignoranliœ.
NICOLAS DE CUES ET LÉONARD DE VINCI I27
philosophie péripatéticienne, selon lequel le monde est éternel,
et le dogme chrétien, selon lequel le monde a été créé dans le
temps; de leurs tentatives, nous avons pour témoin le décret
de 1277, où Etienne Tempier condamne cet article : « Il est
impossible de résoudre les raisons d'Aristote en faveur de
l'éternité du monde, à moins de prétendre que des choses non
coinpossibles peuvent être impliquées en la volonté de Dieu. »
En beaucoup de doctrines philosophiques, les antinomies
se dressent lorsque le système entier est construit; elles y
apparaissent comme des difficultés à surmonter, comme des
objections à écarter. Au contraire, la doctrine de Nicolas de
Cues présente ce caractère, qui la distingue de toutes celles qui
l'ont précédée : le postulat fondamental sur lequel elle repose
est lui-même une antinomie, la plus formelle qui se puisse
concevoir, l'identité du minimum et du maximum, de l'unité
et de ce qui surpasse tout nombre.
Toutefois, si originale que soit la méthode qui, à ses débuts,
pose un tel principe, on se tromperait, croyons-nous, en
prétendant que l'Fvêque de Brixen a imaginé de toutes pièces
cette hypothèse, sans qu'aucun écrit plus ancien pût la lui
suggérer. Ne transparaît -elle pas, en effet, cette hypothèse
selon laquelle l'unité est identique au maximum absolu, dans
ce passage des Ennéades1 où Plotin cherche à définir l'unité de
Dieu?
«Dans quel sens disons -nous qu'il est un? De quelle
manière comprendrons -nous le mieux possible cette affirma-
tion? Evidemment nous devons donner au mot un une signi-
fication plus complète que celle où nous le prenons ordinaire-
ment lorsque nous parlons de l'unité. Dans ce dernier cas, en
effet, l'esprit fait subir une suite de soustractions à la grandeur
ou au nombre; il parvient enfin à un minimum; il s'arrête à
une certaine chose qui est, il est vrai, un individu, mais qui
faisait partie d'une certaine multitude susceptible de division
qui était comprise en un autre objet. Mais l'Un lui-même n'est
pas impliqué en un autre objet; il ne réside pas en une multi-
1. Plotini Ennéades; Enneadis sextae lib. IX, art. 6 (Édition Ambroise Firmin-
Didot, Paris, i855; p. 534).
128 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
tude; son individualité n'est pas celle d'un minimum. Il est,
en effet, le maximum de toutes choses, non en grandeur, mais
en puissance. »
D'ailleurs, cet Un, que Plotin place au sommet et à l'origine
de tous les êtres, concilie en sa substance les contradictoires,
comme les concilie le maximum absolu de Nicolas de Cues.
L'Un de Plotin est la puissance de toutes choses1 et, en même
temps, il est tout acte2. De même le maximum absolu, selon
Nicolas de Cues, est, à la fois, la puissance suprême et l'acte
pur.
Ces rapprochements ne sont pas les seuls que l'on puisse
faire entre la philosophie de Plotin et celle de Nicolas de
Cues. Nous avons entendu, par exemple, l'Évêque de Brixen
nous exposer comment Dieu est en toutes choses et comment
toutes choses sont en Dieu. Ne doit-on pas croire que cette
doctrine s'inspire des passages où Plotin décrit l'existence de
l'âme universelle au sein des âmes particulières et des âmes
particulières au sein de l'âme universelle? Ces passages des
Ennéades sont trop nombreux pour que nous songions à les
reproduire ici; contentons -nous de citer l'admirable résumé
qu'en a donné Félix Ravaisson3 :
«...L'âme universelle est tout entière dans chacune des
âmes. Et partout présente sans aucune division, elle demeure
aussi, par conséquent, tout entière en elle-même. Elle se donne
ainsi à la multitude des âmes particulières, et en même temps
ne se donne pas. Elle s'abandonne à toutes et n'en demeure
pas moins une. L'âme universelle n'empêche pas les âmes
particulières, ni celles-ci n'empêchent l'universelle. Quelque
peine qu'ait notre esprit à se persuader une chose si étrange,
l'unité, ici, ne fait pas obstacle à la multitude, ni la multitude
à l'unité. »
« L'âme universelle est une, et elle est toutes les autres en
même temps ; et cela ne veut pas dire qu'elles viennent se
i. Plotini Ennéades; Enneadis quintœ lib. 1, art. 7 (édition Didot, p. 3o3) et
lib. IV, art. 2 (édition Didot, p. 3a8).
2. Plotini Ennéades; Enneadis sexta? lib. VIII, art. 20 (édition Didot, p. 5aG).
3. Félix Havaisson, Essai sur la Métaphysique d'Aristote, Paris, i8'iiî. tome 11,
pp. 391-392.
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI I29
perdre en elle. Seulement elles en partent, et en même temps
elles restent là d'où elles partent. Tels sont les rayons consi-
dérés dans leur point de départ et leur commune origine, le
centre, qui se multiplie en eux, et qui n'en demeure pas
moins un et indivisible. »
Ces rapprochements, que l'on pourrait multiplier, nous
permettent d'affirmer que la pensée de Plotin a profondément
influé sur la pensée de Nicolas de Gués. Mais les Ennéades ne
paraissent pas être la seule source néo-platonicienne où
l'Évêque de Brixen ait puisé. Il semble bien que ses médita-
tions aient recueilli la doctrine de l'auteur inconnu qui a
composé la Théologie d'Aristote1.
L'ouvrage intitulé Théologie d'Aristote ou Philosophie mys-
tique selon les Égyptiens est un écrit néo-platonicien, l'une des
dernières œuvres notables de la philosophie grecque.
« Le texte en est malheureusement perdu, » dit F. Ravais-
son2; «ce texte existait encore du temps de saint Thomas
d'Aquin, qui atteste l'avoir vu. » Voici, en effet, les propres
paroles de saint Thomas 3 : « Hujusmodi autem quaestiones
certissime colligi potest Aristotelem scripsisse in his libris
quos patet eum scripsisse de substantiis separatis, ex his quae
dicit in principio duodecimi Metaphysicae, quos etiam libros
vidimus numéro decimoquarto, licet nondum translates in
lingua nostra. »
Saint Thomas, en ce passage, dit bien que l'écrit en quatorze
livres qu'il a vu n'était pas encore traduit « in lingua nostra »,
c'est-à-dire en latin; il ne nous dit pas s'il était rédigé en grec
ou en arabe. Le témoignage du Docteur Angélique ne vaudrait
donc pas contre ceux qui veulent voir dans la Théologie
d'Aristote un apocryphe islamique, et non pas hellénique. Or,
au préambule de l'édition latine qu'il a donnée en 1572, et dont
1. Sur ce curieux ouvrage apocryphe, on peut consulter :
Félix Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d'Aristote, Paris, i846; tome II, pp. 54a-
555. (Cet écrit renferme un excellent résumé des doctrines de la Théologie.)
Ernest Renan, Averroes et l'Averroïsme, essai historique, Paris, i852 ; p. 70 et p. 100.
Carra de Vaux, Avicenne, Paris, 1905; p. 73.
2. Cf. Félix Ravaisson, loc. cit.} p. 542.
3. Sancti Thomce Aquinatis Opuscula; opusc. XVI: De unitate intellectus advenus
Averroistas.
P. DUHEM.
y
l3o ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
nous parlerons dans un instant, Jacques Charpentier nous
apprend que cette opinion avait été soutenue, au xvie siècle,
par Thessalus Methodicus en la préface de ses Scholse meta-
physicœ; d'autre part, sans nier l'origine hellénique de la
Théologie d'Aristote, Renan reconnaît1 qu'on la « pourrait
croire composée par un Arabe » .
La version arabe existe encore; la Bibliothèque nationale en
possède un exemplaire2. Selon le préambule de cet exemplaire,
le texte grec aurait été traduit en arabe par Abd-Almessyh,
fils d'Abd-Allah, fils de Naïmah, originaire de la ville d'Émesse.
Il a été ensuite amélioré pour Ahmed, fils d'Ahmed Motassem
Billah, par Abou Youssouf Yacoub, fils de Ishac Alkendy3.
La soi-disant Théologie d'Aristote eut certainement la plus
grande influence sur les penseurs arabes. Avec le livre Des
causes, autre apocryphe également attribué à Aristote, elle fit
pénétrer dans la philosophie musulmane les doctrines néo-
platoniciennes de l'École d'Alexandrie et fit d'El-Kindi, d'Alfa-
rabi, d'Avempace, d'Avicenne, d'Averroès et d'Avicébron des
disciples de Plotin et de Proclus, qu'ils ne connaissaient pas4.
En i5iq parut, à Rome, une traduction latine de la Théologie
d'Aristote*. Les épîtres dédicatoires qui précèdent cette traduc-
tion nous en font connaître l'histoire.
En i5i6, un humaniste, Francesco Roseo, voyageant en
Syrie, découvrit à la bibliothèque de Damas un exemplaire
de la traduction arabe de la Théologie d'Aristote; à prix d'or,
il se procura clandestinement cet ouvrage important dont on
connaissait l'existence, mais que l'on croyait perdu. Francesco
1. E. Renaû, Averroes et VAverroïsme, p. 70.
2. Gf; Félix Ravaisson, loc. cit., pp. 54a-5i3.
3. Selon M. Carra de Vaux (loc. cit., p. 73), la première traduction serait l'œuvre
d'ibn Nâimah d'Émesse* qui l'aurait donnée aux environs de l'an 226 de l'hégire
(84o de noire ère); la revision de cette traduction aurait pour auteur le célèbre El-Kindi
lui-même. Le même érudit nous apprend que le juif Moïse ben Ezra parle de cet
écrit apocryphe en le nommant Dedolach.
/j. Voir à ce sujet Ernest Renan, Averroes et VAverroïsme, pp. 70-71 et p. 100, et tout
l'ouvrage de M. Carra de Vaux sur Avicenne.
5. Sapientissimi philosophi Aristotelis Stagiritae Theologia sive mistica Phylosophia
secundum Aegyptios noviter reperta et in latinum castigatissime redacta. Cum privilegio.
Colophon : Excussum in aima urbium principe Ronia apud Iacobum Mazochium
Romanœ Academia> bibliopolam. Anno lncarnatiouis Dominions MDX1X. kl. Iunii.
Pont. Sanct. D. N. D. Lconis X. Pont. Max. Anno eius Septimo.
NICOLAS DE CUES ET LÉONARD DE VINCI l3l
Roseo rapporta son acquisition à Chypre où un juif, Moïse
Rova, en fit une traduction littérale en italien; cette traduction
fut, à son tour, mise en latin par Pietro Nicolo de Gastellani,
philosophe et médecin de Faenza.
Un peu plus tard, en 1572, le savant humaniste Jacques
Charpentier donna1 une paraphrase plus élégante de cette
première traduction latine. D'ailleurs, en ce livre attribué
à Aristote, Jacques Charpentier avait fort justement soupçonné
un apocryphe, tout imprégné d'idées Alexandrines ; il avait
pris soin d'y relever les traces nombreuses des influences
platoniciennes2.
Ces influences ne sont pas niables. Il est certain, en parti-
culier, que l'auteur inconnu de la Philosophie mystique selon
les Égyptiens a lu les Ennéades de Plotin. Il ne faudrait pas,
toutefois, exagérer l'importance des emprunts qu'il a faits à
cet ouvrage. Félix Ravaisson dit3, au sujet de la Théologie
cf Aristote : « On y rencontre souvent des passages de Plotin,
reproduits presque mot pour mot; » et il cite les chapitres II à V
du sixième livre, le chapitre III du huitième livre. M. Carra
de Vaux va plus loin encore, car il écrit h que « la Théologie
d' Aristote est formée d'extraits des Ennéades IV à VI de Plotin. »
C'est trop dire, nous semble-t-il; c'est dénaturer, en les exagé-
rant, les rapports très réels de notre apocryphe et de l'écrit où
Porphyre a réuni les enseignements de Plotin.
Des passages cités par M. Ravaisson comme empruntés
î. Libri quatuordecim qui Aristotelis essè dicuntur, de secretiorê parte divinœ sapientiaî
secundum /Egyptios. Qui, si illius sunt, ejusdem metaphysica vere continent, cum Platonicis
magna ex parte convenientia. Opus nunquam Lutetiae editum, ante arlnos quinqua-
ginta ex lingua Arabica in Latinam maie conversum, nunc vero de integro reco-
gnitum et illustratum scholiis, quibus hujus capita singula, cum Platonica doctrina
sedulo conferentur. Per Jacobum Carpentarium, Claromontanum Bellovacum. Pari-
siis, ex officina Iacobi du Puys, è regione collegii Cameracensis, sub insigne Sama-
ritanae. 1572. Ex privilégie- Régis. — La paraphrase de Jacques Charpentier a été
reproduite dans les trois éditions des œuvres complètes d'Aristote données au
xvii' siècle par Du Val : Aristotelis Opéra omnia quse extant, grae.ee et latine, veterutn
ac recentiorum interpretum studiis emendatissima. . . Huic editioni accessit breVis ac
perpetuus commentarius authore Guillelmo Du Val. Lutetiae Parisiorum, typis
Regiis, MDCX1X (tomus II). Ibid., MDCXXIX (tomus II). Parisiis, apud J. Billaine,
MDCLIV(tomus IV).
2. La Théologie d'Aristote a été traduite en allemand par Dieterici sous le titre:
Die sogenannte Théologie des Aristoteles, 2 vol., Leipzig, 1882-1883»
3. Félix Ravaisson, loc. cit., p. 5/»4.
'a. Carra de Vaux, loc. cit., p. 78.
l32 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCÎ
presque mot pour mot à Plotin, choisissons celui qui ressemble
le plus au texte des Ennéades et mettons-le en présence de ce
texte. Il s'agit d'exposer la théorie platonicienne selon laquelle
le Monde intelligible est le modèle du Monde sensible. Voici,
tout d'abord, comment parle Plotin * :
«... Ce Monde-ci est fabriqué comme à l'exemple de celui-là ;
il faut donc que là, plus encore qu'ici, l'Univers soit un être
animé ; et comme son essence est parfaite, il faut qu'il soit toutes
choses. Il faut donc que le ciel du Monde supérieur soit animé.
Il ne saurait être vide d'étoiles, puisqu'on constate qu'il y a
des étoiles dans le ciel de notre Monde et qu'en ces étoiles,
réside l'essence même du ciel. La terre de ce Monde supérieur
ne peut non plus être vide ; elle est certainement bien plus
vivante que notre terre ; elle doit être pleine de vie ; elle doit
renfermer tous les animaux terrestres qui marchent ici -bas;
elle doit porter les plantes qui sont enracinées en notre sol.
Là aussi, il y a une mer; et dans cette eau, bien qu'elle forme
des fleuves dénués de cours, on trouve toute la vie qu'on
trouve en nos eaux, tous nos animaux aquatiques. La nature
de l'air qui se trouve en ce monde -là fait également partie de
cet Univers ; en cet air sont des animaux aériens appropriés
à sa nature. »
Écoutons maintenant l'auteur de la Théologie d'Aristote trai-
tant du même sujet3 :
« Nous affirmons que ce Monde sensible est, en entier,
l'image de l'autre Monde; partant, comme le premier est
vivant, il faut à plus forte raison que le second soit vivant. Si
notre Monde est parfait, l'autre Monde est plus parfait encore,
car c'est ce dernier qui envoie au premier la vie, la puissance,
la perpétuité. Puisque cet Univers supérieur est au plus haut
degré de l'absolu, il n'est pas douteux que les êtres qu'il
contient participent de l'absolu plus que les êtres de notre
Monde. En cet autre Monde, donc, il y a d'autres cieux, pourvus
de vertus stellaires, comme les cieux de notre Univers; mais
•i. Plotini Ennéades; Enneadis sextœ lib. VI, art. ia (Éd. Firmin-Didot, p. 484.)
a. Aristotelis Theologiœ lib. VIII, cap. III : Quod qua3 species sunt in Mundo
infcriori sunt ctiam in superiori, et qualcs ibi sint. Éd. i5uj, fol. 35* verso; éd. 1072,
loi, 05, verso, et fol. 6G, recto.
NICOLAS DE CUES ET LÉONARD DE VINCI l33
ceux-là sont d'une espèce plus élevée, plus lucide, plus puis-
sante que ceux-ci; en outre, comme ils sont incorporels,
aucune distance ne les sépare les uns des autres. Là aussi
existe une terre dont la substance n'est point inanimée, mais
vivante ; sur cette terre se trouvent des animaux semblables
à ceux qui peuplent la nôtre, mais ils sont d'une espèce autre
et plus parfaite; il y a des plantes odorantes et des fleurs comme
celles qui ornent nos jardins; il y a des eaux qu'une force
animée fait couler; il y a des animaux aquatiques plus nobles
que les nôtres ; en ce Monde supérieur, il y a de l'air, et
dans cet air, des animaux qui lui sont propres et dont la vie
simple est douée d'immortalité. Quoique les animaux du
Monde supérieur aient une commune nature avec ceux du Monde
inférieur, ils sont cependant d'une plus haute dignité que
ceux-ci; étant intelligibles, ils sont perpétuels et inaltérables. »
La ressemblance de ces deux pièces n'est pas douteuse ; l'au-
teur de la seconde a sûrement imité la première, mais il ne l'a
pas copiée mot pour mot; il a accentué certaines nuances que
Plotin s'était contenté d'indiquer; beaucoup plus que celui-ci,
il a insisté sur les différences qui distinguent le Monde intelli-
gible du Monde sensible.
La comparaison des chapitres que les deux ouvrages consa-
crent à la magie1 donne lieu à des remarques analogues; l'au-
teur de la Théologie d'Aristote s'y est assurément inspiré des
Ennéades ; mais, moins encore qu'en l'exemple précédent, il
n'est possible de constater une reproduction textuelle.
D'ailleurs, l'originalité du Pseudo-Aristote ne saurait faire
le moindre doute ; si sa doctrine s'accorde fréquemment avec
la philosophie de Plotin, elle s'en écarte souvent, et les diver-
gences portent sur des questions essentielles.
Tout le monde connaît en ses lignes principales la doctrine
des émanations, telle que Plotin l'a formulée2.
i . Les chapitres II à V du sixième livre de la Théologie d'Aristote sont imités du
livre IV de la quatrième Ennéade. L'article 4o de ce livre IV a inspiré le chapitre II de
la Théologie; l'article 43 a inspiré le chapitre III; l'article 44, enfin, a inspiré les
chapitres III et IV.
2. On en trouve un exposé, aussi clair que profond, dans : Félix Ravaisson, Essai
sur la Métaphysique d'Aristote, tome II, pp. 382-467.
1 34 ÉTl DES SUR LÉONARD DE VINCI
Au sommet des êtres se trouve l'Un absolu, synthèse de
l'acte pur et de la puissance suprême ; par voie d'émanation,
l'Un crée l'Intelligence, et l'Intelligence crée l'Ame du Monde.
L'Un, l'Intelligence, l'Ame du Monde, telles sont les trois
hypostases de la Trinité divine selon Plotin ; chacune de ces
hypostases, créée par celle qui la précède, lui demeure infé-
rieure en perfection. L'Ame du Monde à son tour crée le
Monde; le Monde intelligible d'abord, modèle du Monde
sensible, et dont celui-ci tire son être.
En la Théologie d'Aristote, cette doctrine subit des modifi-
cations profondes.
L'Intelligence active (Intellectus agens) n'est plus la première
des créatures de l'Un suprême. La première créature de Dieu
est le Verbe ou la Pensée divine1. C'est ce Verbe qui crée l'In-
tellect agent 3 et, par l'intermédiaire de l'Intellect agent, toutes
les autres créatures.
F. Ravaisson a fort justement attribué3 cette introduction
du Verbe entre l'Un et l'Intelligence active à une influence des
philosophies juives et chrétiennes, à une imitation des théories
du Aàyoç données par Philon le Juif et par saint Jean. En effet,
nous entendons l'auteur de la Théologie d'Aristote déclarer4
que « le Verbe créateur est un avec la substance de Dieu, qu'il
en est le produit premier et absolu, qu'il en est la bonté et la
volonté. C'est le Verbe qui a produit tous les êtres grossiers
du Monde sensible aussi bien que tous les êtres subtils du
Monde intelligible; car tout ce qui est formé par l'Intelli-
gence active est aussi formé par le Verbe. » On ne peut lire ces
lignes sans songer que l'auteur connaissait le début de l'Évan-
gile de saint Jean et qu'il a cherché à mettre sa doctrine d'ac-
cord avec la doctrine de cet Évangile, autant du moins qu'il
le pouvait faire sans nier la création du Verbe.
L'auteur de la Théologie d'Aristote unit si intimement le
i. Aristotelis Theologiœ lib. X, cap. XIII. Éd. i5ig, fol. 5a, recto; éd. 1572, fol. 89,
recto.
2. Aristotelis Theologiœ lib. X, cap. XV. Éd. 1 5iq, fol. 54, recto; éd. 1672, fol. 92,
recto.
3. F. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d'Aristote, tome II, p. 5^8.
t\. Aristotelis Theologiœ lib. X, cap. XIII. Éd. 1 5 1 » ) , fol. 5a, recto; éd. 1572, fol. 89,
recto,
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI 1 35
Verbe à l'Unité absolue qu'il ne l'en distingue pas toujours
lorsqu'il énumère les diverses processions de l'être; parfois1
il nomme successivement Dieu, le Verbe, créature de Dieu
la plus voisine de l'Intelligence, l'Intelligence active, l'Ame
universelle et la Nature; parfois2 il désigne seulement Dieu,
l'Intelligence, l'Ame et la Nature.
L'Intelligence qui, dans l'ordre des créatures, vient immé-
diatement après le Verbe, préside au Monde intelligible; toutes
les autres substances intelligibles subsistent en cette Intelli-
gence, qui est la source de leur force3.
De l'Intelligence, idée pure en qui sont toutes les idées qui
forment le Monde intelligible, naît l'Ame du monde. L'Ame
du monde est forme pure4, exempte de toute matière, récep-
tacle de toutes les formes séparées. En informant la Matière
première, incréée et dépourvue de toute forme, elle engendre
la Nature, qui contient le Monde sensible, ensemble de tous
les êtres tant spirituels que corporels ; tous ceux-ci sont formés
par l'union de la matière et de la forme.
Bien que l'Ame du Monde doive être comptée au nombre
des substances divines, elle est intermédiaire entre le Monde
intelligible et le Monde sensible; elle est la fin des essences
intelligibles et le principe des essences sensibles ; elle est douée
simultanément de deux manières d'être : l'une, plus noble,
convient au Monde supérieur; l'autre, plus humble, au Monde
inférieur5.
Par la puissance de l'Intelligence, dont elle est la créature,
l'Ame universelle informe la Matière première et, par cette
opération, crée la Nature6.
La Nature est, dans le Monde sensible, ce que l'Intelligence
i. Aristotelis Theologiœ lib. VII, cap. III. Éd. i5iq, fol. 3a, verso; éd. 1572, fol. 57,
recto.
2. Aristotelis Theologiœ lib. VII, cap.JII. Éd. i5i9, fol. 32, recto; éd. 1572, fol. 56,
recto et verso.
3. Aristotelis Theologiœ lib. VII, cap. IV. Éd. i5ig, fol. 3a, verso; éd. 1572, fol. 58,
recto.
4. Aristotelis Theologiœ lib. XIII, cap. VI. Éd. i5ig, fol. 80, recto; éd. 1572, fol. i32,
verso.
5. Aristotelis Theologiœ lib. VII, cap. V. Éd. i5ig, fol. 33, recto; éd. 1572, fol. 58,
verso.
6. Aristotelis Theologiœ lib. I, cap. VI. Éd. i5iç), fol. 4, verso; éd. 1572, fol. 7, recto.
1 36 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
est dans le Monde intelligible; elle précède les diverses sub-
stances sensibles qui sont susceptibles de génération et de
corruption1; elle en est le principe2.
C'est par la puissance de l'Intelligence que l'Ame produit la
Nature; en sorte que l'Intelligence est, en définitive, la cause
créatrice de la Nature. De même, les substances intelligibles
sont les principes qui engendrent les substances sensibles3. Le
Monde sensible est ainsi l'image du Monde intelligible dont il
tire son existence et sa beauté.
Cette procession, qui va de l'Intelligence à l'Ame et de l'Ame
à la Nature, n'a rien qui ne s'accorde fort bien avec les ensei-
gnements de Plotin ; tout au plus, entre ces enseignements et
la doctrine qu'expose la Théologie d' Aristote, peut-on signaler
des distinctions de nuances. Le Pseudo-Aristote, par exemple,
insiste, beaucoup plus fortement que ne l'avait fait Plotin, sur
le rôle intermédiaire qui est dévolu à l'Ame universelle; l'exis-
tence de cette Ame se partage entre le Monde intelligible et le
Monde sensible; elle est à la fois la dernière des substances
divines et la première des substances sensibles.
Mais voici une théorie en laquelle l'auteur de la Théologie
d'Aristote marque une plus grande originalité.
Non pas qu'elle se présente à nous absolument imprévue et
sans aucun lien avec le passé; bien au contraire, il serait aisé
de relever certaines pensées, émises par d'anciens auteurs, et
qui l'ont pu suggérer.
De ce nombre seraient les considérations par lesquelles
Aristote établit4 que toute chose résulte de trois principes, qui
sont la matière (uXiq), la forme (vèoc) et la privation (<rcépKj<nç).
Il ajoute5 que la forme ne se désire pas elle-même, car elle ne
manque pas d'elle-même; elle ne désire pas non plus la priva-
tion, qui serait sa destruction; mais la matière désire la forme
« comme l'épouse désire l'époux et comme le laid désire le
i. Aristotelis Theologiœ lib. III, cap. IV. Éd. i5ic), fol. 16, recto; éd. 1572, fol. 25,
verso.
2. Aristotelis Theologiœ lib. I, cap. VI, Éd. i5ig, fol. 4, verso; éd. 1572, fol. 7, verso.
3. Aristotelis Theologiœ lib. VII, cap. III. Éd. i5ic), fol. 3a, verso; éd. 1672, fol. 57,
verso.
U. Arislote, <I>jatxr,ç àxpoàaeo); xb A, Ç (Physicx auscultationis lib. I, cap. VII).
5. Aristote, <f>u<riXY); àxpoâasto; xb A, r\ (Physicœ auscultationis lib. I, cap. VIII).
NICOLAS DE CUES ET LÉONARD DE VINCI l37
beau )>. Par là, le Stagirite prépare, en quelque sorte, la doc-
trine que la Théologie développera sous son nom; mais c'est
à peine s'il indique le point de départ de la théorie que va lui
prêter l'auteur apocryphe.
Cette théorie, à laquelle la Philosophie mystique selon les
Égyptiens fait de continuelles allusions, concerne l'opération
créatrice ; elle est une très heureuse et très remarquable syn-
thèse d'une Métaphysique très purement péripatéticienne et
d'une Théologie d'origine juive ou chrétienne.
Deux principes, empruntés de toutes pièces à la Métaphy-
sique d'Aristote, dominent toute la doctrine.
En premier lieu, ce qui est en puissance ne peut passer à
l'acte que par l'œuvre d'un être qui, déjà, se trouve en acte;
toute mise en acte est donc logiquement postérieure à
l'existence de l'agent1.
En second lieu, l'existence en acte est plus noble que
l'existence en puissance2, en sorte que le passage de la puis-
sance à l'acte perfectionne l'être qui le subit.
Toute substance existe actuellement par l'union de la matière
et de la forme3; elle devient plus parfaite lorsqu'en elle la
matière, c'est-à-dire la puissance, reçoit la forme qui la met
en acte; toute matière a donc appétit de la forme. Or, en la
matière, cette forme est imprimée par un être qui est l'exem-
plaire et le modèle de la substance à produire ; la matière désire
donc cet être en qui est sa forme ; elle se meut vers lui et, par
ce mouvement, acquiert l'existence actuelle. L'exemplaire est
le moteur de ce mouvement. De moteur en moteur, on remonte
ainsi jusqu'à Dieu, en sorte que toutes choses désirent Dieu,
que toutes se meuvent vers Dieu, que toutes existent actuel-
lement par Dieu. Seul, Dieu, étant à la fois toute -puissance et
tout acte, ne désire rien en dehors de lui-même, en sorte que
ce premier moteur de toutes choses est absolument immobile.
i. Aristotelis Theologias lib. III, cap. III. Éd. i5ig, fol. 4, verso; éd. 1572, fol. 24,
recto.
2. Aristotelis Theologiœ lib. III, cap. III. Éd. i5ic), fol. 5, recto; éd. 1572, fol. 24,
verso.
3. Aristotelis Theologiœ lib. IV, cap. I. Éd. 1519, fol. 18, verso, et fol. 19, recto;
éd. 1572, fol. 3i, recto et verso,
r 38 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Appliquons cette doctrine à ce à quoi se résout toute
substance lorsqu'on la dépouille de toute forme, à la Matière
première1.
La Matière première proprement dite, vide de toute forme,
n'a et ne peut avoir aucune existence ; elle n'existe actuelle-
ment qu'à la condition d'être informée, et ses transformations
consistent à perdre une forme pour en recevoir une autre. La
Matière première est susceptible de mouvement; ce mouve-
ment consiste à recevoir une forme ; et, comme tout mouve-
ment, celui-ci est produit par un désir; la Matière a appétit de
la forme comme l'imparfait a appétit de la perfection, comme
l'œil désire la vue, comme la femme désire un mari. C'est ce
désir qui produit en la Matière première le mouvement par
lequel elle reçoit la forme; et cette réception de la forme est
l'opération qui lui donne l'existence, en sorte que ce mouve-
ment, actas entis in potenlia, selon la définition d'Aristote,
engendre la perfection de l'être qui va à l'acte.
Mais, d'autre part2, Dieu ne serait pas principe et souverain
bien s'il ne produisait un être, l'Intelligence active, capable de
recevoir l'illumination de sa splendeur; il convient donc qu'il
produise cet être. Et, de même, il convient que l'Intellect pro-
duise l'Ame, œuvre capable d'être éclairée par lui. Et l'Ame, à
son tour, descend du Monde supérieur dans le Monde inférieur,
afin de pouvoir manifester les puissances que sa vie recèle. La
Nature, enfin, œuvre de l'Ame, a besoin d'un objet inférieur
à elle auquel elle puisse imposer sa forme, qui puisse recevoir
son impression et qui soit, par elle, attiré en haut. Ainsi,
chacun des êtres qui s'échelonnent entre l'Un et la Matière
première agit sur l'être qui se trouve immédiatement au-
dessous de lui et l'attire vers lui.
Si chacun de ces êtres agit ainsi sur l'être inférieur3, c'est
qu'il contient en lui des forces et des puissances; il désire
i. Aristotclis Theologiœ lib. IV, cap. IT. Éd. i5ig, fol. 19, recto; éd. 1 572, fol. 3a,
recto et verso.
3. Àristolelis Theologiœ lib. VII, cap. II. Éd. i5 19, fol. 3i, verso, et 3a, recto;
éd. 1573, fol. 56, recto et verso.
3. Aristolelis Theologiœ lib. Vil, cap. III. Éd. i5ig, fol. 33, recto; éd. 1673, fol. 56,
Yerso, fol. 57, recto et verso,
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI 1 3g
mettre ces forces en œuvre, transformer ces puissances en
actes; il faut pour cela qu'il trouve une matière capable de
subir ces opérations, capable de recevoir la forme qu'il veut
lui imposer.
En bas, donc, une puissance qui veut passer à l'acte, une
matière qui désire la forme; en haut, un agent qui aspire à
développer les pouvoirs contenus en lui et qui produit l'objet
capable de recevoir ses opérations. En bas, mouvement d'as-
cension de la puissance vers l'acte; en haut, mouvement par
lequel l'agent descend vers son objet afin de l'attirer vers lui ;
voilà ce que nous trouvons en toute création.
C'est le créateur1 qui envoie à la créature ce désir du bien,
cet appétit qui la meut vers lui, et il le lui envoie parce qu'elle
est le réceptacle au sein duquel les forces qui sont en lui
pourront produire leur effet. Lors donc que la créature aspire
au créateur afin de l'imiter, c'est par lui qu'elle est mue.
Comme le veut la Philosophie péripatéticienne, son mouve-
ment est produit par un moteur extérieur qui en est à la fois la
cause efficiente et la cause finale, a quo et ad quem.
La créature en puissance désire l'agent qui lui donnera
l'existence actuelle ; le créateur désire la créature en laquelle
ses forces développeront leurs effets ; le premier désir, l'auteur
de la Théologie d'Aristote l'a déjà, comme Aristote l'avait fait
avant lui, comparé à l'amour de la femme pour son époux;
le second, il va l'assimiler à l'amour du mari pour son épouse.
Le double mouvement de la créature vers le créateur et du
créateur vers la créature trouvera ainsi son image la plus
complète dans le double courant de l'amour conjugal.
Appliquons, par exemple, cette comparaison aux émanations
successives qui forment l'âme de l'homme.
L'Intelligence active, qui réside dans le Monde intelligible,
produit à son image2, dans le Monde inférieur, ce que l'auteur
de la Théologie d'Aristote nomme Y Intellect possible, Y Intellect
matériel ou encore Y Ame rationnelle. L'Intelligence active
i. Aristotelis Theologix lib. X, cap. XIX. Éd. i5ig, fol. 59, recto et verso; éd. 1672,
fol. 98, verso, et fol. 99, recto.
2. Aristotelis Theologiœ lib. X, cap. VII, Éd 1619, fol. 4g, recto; éd. i5y2, fol. 83,
verso, et fol. 84, recto,
I^O ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
engendre l'Ame rationnelle comme le père engendre le fils ;
en la produisant, en la faisant passer de la puissance à l'acte,
il en accroît la perfection.
L'Ame rationnelle, à son tour, produit Y Ame sensitive et, en
lui donnant l'existence actuelle, elle la perfectionne.
Mais, d'autre part, l'Ame rationnelle1 n'atteindrait pas sa
perfection sans le concours de l'Ame sensitive. Sans elle, elle
n'aurait aucune connaissance des choses qui tombent sous les
sens, des choses qui se voient, s'entendent ou se touchent;
et cette connaissance des choses sensibles développe, en l'Ame
rationnelle, la science des choses intelligibles, c'est-à-dire son
union avec l'Intelligence active.
Ainsi2 l'Ame sensitive désire son union avec l'Ame ration-
nelle dont elle tient son existence actuelle et sa perfection ; et,
inversement, l'Ame rationnelle désire être unie à l'âme sensi-
tive sans laquelle elle ne saurait épurer les formes naturelles
et les réduire à l'état où elles peuvent être comprises par son
essence. Chacune des deux âmes a besoin de l'autre. Ce mutuel
besoin engendre entre elles un mutuel amour. L'Ame ration-
nelle et l'Ame sensitive se désirent l'une l'autre, et ce désir
les unit au point qu'elles forment, pour ainsi dire, une sub-
stance unique qui est l'Ame de l'homme.
Le mutuel amour que nous venons de contempler entre
l'Ame rationnelle et l'Ame sensitive, nous le retrouvons égale-
ment entre l'Intelligence active et l'Ame rationnelle.
L'Ame rationnelle3 doit son existence à l'Intelligence active;
elle ne subsiste que par son union avec cette Intelligence; l'en
séparer, ce serait déterminer sa corruption ; aussi est-ce avec
un amour et une joie incomparables que l'Ame rationnelle se
conjoint à Y Intellectus agens au point de ne plus faire qu'un
avec lui.
En retour^», Y Intellectus agens désire exercer, en ce Monde
i. Aristotelis Theologiœ loc. cit. et lib. X, cap. X. Éd. i5ig, fol. 5o, verso; éd. 1672,
fol. 86, verso.
2. Aristotelis Theologiœ lib.X, cap. IX. Éd. 1619, fol. 5o, recto; éd. 1572, fol. 85, verso.
3. Aristotelis Theologiœ lib. X, cap. XV. Éd. i5i9, fol. 54, recto; éd. 1672, fol. 92,
recto.
4. Aristotelis Theologiœ lib. X, cap. V11I. Éd. 1519, fol. 49, verso; éd. 1572, fol. 84,
verso, et fol, 85, recto.
NICOLAS DE CUËS Et LÉONARD DE VINCI l4l
matériel, l'influence dont il est capable. Or, cette influence de
l'Intelligence active, nulle créature ici -bas n'est, au même
degré que l'Ame rationnelle, capable de la recevoir; c'est par
l'intermédiaire de YIntellectus possibilis que cette influence
s'exerce dans le monde matériel. Aussi l'Intelligence active
chérit -elle l'Ame rationnelle comme le père aime son enfant,
comme le maître aime son disciple, et aussi comme l'époux
aime son épouse.
Ce rôle de l'amour, si important dans le Monde matériel,
n'est pas moindre dans le Monde intelligible.
Pour comprendre les essences intelligibles, l'Intelligence
active n'a nul besoin qu'un mouvement la transporte hors
d'elle-même1; c'est en elle-même, en effet, que résident les
espèces intelligibles, objets de sa connaissance; elles lui sont
substantiellement identiques. Dans le Monde intelligible, donc,
on peut dire qu'il n'y a point de différence entre ce qui
comprend et ce qui est compris.
On peut dire également qu'il n'y a pas de différence entre ce
qui aime et ce qui est aimé ; l'Intelligence, en effet, ne peut
comprendre en l'absence de l'amour; sans l'amour, l'Intelli-
gence demeurerait isolée et solitaire; elle ne comprendrait
plus rien; seul, l'amour est capable d'adapter à l'Intelligence
l'objet que celle-ci veut saisir. Sans cesse, donc, coexistent ces
trois choses : Ce qui comprend, ce qui est compris, et l'amour
qui procède de l'un et de l'autre.
A ces trois choses, ajoutons le mouvement et le repos. C'est
par un mouvement, en effet, que l'Intelligence comprend
l'Intelligible; mais ce mouvement n'est point un passage,
un changement; c'est une perfection, une adaptation, qui
n'arrache pas l'Intelligence à son premier état, en sorte que ce
mouvement est un repos.
Ainsi, en toute création, le créateur aime la créature parce
qu'en lui donnant l'être, il met en acte ses propres puissances
et, par là, développe sa perfection ; la créature aime le créateur,
car lui seul la fait passer de l'existence potentielle à l'exis-
t. Aristotelis Theologise lib. X, cap. XIV. Éd. 1 5ig, fol, 53, recto et verso; éd. 1672,
fol. 89, verso et fol. 90, recto.
lli2 ETUDES SUR LEONARD DE VDïCl
tence actuelle, qui est meilleure; l'amour du créateur, en
descendant vers la créature, y produit l'amour de la créature,
qui remonte vers le créateur ; ce double courant d'amour par
lequel tendent à s'unir le créateur, qui s'abaisse vers la créa-
ture, et la créature, qui s'élève vers le créateur, détermine ce
mouvement qui est la création. Telle est la théorie qui relie
entre elles et qui vivifie les doctrines exposées en la Théologie
d'Aristote.
Mais cette théorie n'est-elle pas aussi celle qui domine le
système de Nicolas de Gués, qui s'impose sans cesse à ses
méditations, qui rapproche les unes des autres ses pensées
les plus diverses? Nous venons d'exposer à grands traits, d'une
part, la Philosophie mystique selon les Égyptiens et, d'autre part,
la Métaphysique de la Docte ignorance; la lecture de ces deux
exposés ne suffit-elle pas à prouver, et surabondamment, que
cette Métaphysique procède, pour une grande part, de cette
Philosophie ? Les pensées de l'Évêque de Brixen ne sont-
elles pas, en maintes circonstances, conformes aux pensées de
ce néo-platonicien inconnu qui a pris le nom d'Aristote ? Et les
expressions mêmes dont celui-ci s'est servi ne se retrouvent-
elles pas bien souvent, à peine modifiées, dans les écrits de
celui-là ? A plusieurs reprises, au cours de ce travail, il nous
arrivera de constater que Nicolas de Gués, pour exprimer une
idée déjà formulée par l'auteur de la Théologie d'Aristote, a
repris une comparaison dont cet auteur s'était servi; mais sans
attendre ce supplément de preuves, nous pouvons, semble-t-it,
affirmer que la Métaphysique de la Docte ignorance porte,
profondément gravée, la trace de l'influence que la Théologie
d'Aristote a exercée sur le Cardinal Allemand.
Il paraît donc que Nicolas de Gués avait lu la Théologie d'Aris-
tote. Comment et dans quel texte? L'Occident en possédait
vraisemblablement des textes arabes avant que Francesco
Roseo en eût rapporté un de son voyage en Syrie; aujourd'hui
encore on en trouve, à la Bibliothèque nationale, un exem-
plaire1 qui n'est point l'original de la traduction publiée
en i5iq. Nicolas de Gués, il est vrai, ne connaissait pas
i. Bibliothèque Nationale, Supplément arabe, n° yy'».
Nicolas de CtJËs et Léonard de Vuncî i43
l'arabe; mais, à l'occasion, il savait se faire traduire les livres
écrits en cette langue dont il avait besoin1. Il est d'ailleurs
permis de supposer qu'il a eu en mains, comme saint Thomas
d'Aquin, un texte grec de la Théologie d' Aristote, bien que ce
texte soit aujourd'hui perdu.
Nicolas de Gués ne cite nulle part la Théologie d'Aristole.
A la vérité, il écrit2 qu' « en sa Métaphysique, qu'il nommait
lui même Théologie, Aristote a démontré par la raison beau-
coup de choses conformes à la vérité » sur la nature du
premier Principe. On serait tenté de voir, en ce passage, une
allusion à la Théologie d'Aristole; ce serait une erreur que la
suite de la lecture rectifierait. Nous y reconnaîtrions, en effet,
que les théories attribuées par Nicolas de Gués à Aristote sont
bien celles de cet auteur et non point celles de l'apocryphe
Alexandrin; nous y verrions, en particulier3, que, selon ces
théories, toute chose est engendrée non pas par la matière, la
forme et l'amour, mais par la matière, la forme et la privation;
or, c'est bien la doctrine que le Stagirite expose au XIIe livre
de la Métaphysique.
Il n'en reste pas moins que, selon Nicolas de Gués, Aristote
donnait à sa Métaphysique le nom de Théologie. C'est une
erreur, car le titre qu' Aristote réservait à son ouvrage était
celui-ci : Sur la philosophie première — ïlepl -pwrr^ fXoizyiz^.
Cette erreur n'a-t-elle point pour origine la connaissance d'un
ouvrage qui a précisément pris ce titre : Théologie d' Aristote?
On le croirait aisément.
Il est très vraisemblable que Nicolas de Gués a connu la
'Philosophia mystica secundum JEgyplios; il est très certain que,
s'il l'a connue, il ne l'a pas attribuée à Aristote; son érudition
lui a fait découvrir le caractère apocryphe de cet ouvrage, que
Jacques Charpentier devait soupçonner de nouveau un siècle
plus tard; en la prétendue Théologie a" Aristote, il a vu l'œuvre
d'un philosophe platonicien.
Nous avons reconnu l'influence que Nicolas de Cues avait
t. Nicolai de Cusa Cribrationis Alchoi'ani prologus.
2. Nicolai de Cusa Liber qui inscribitur De bcryllo , cap. XXIV.
3i Nicolas de Cues, loc. cit., cap. XXV.
l44 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VlNCt
éprouvée de la philosophie néo-platonicienne et, particulière-
ment, de celle qui est exposée en la Théologie d'Aristote; il est
juste de montrer maintenant comment il a interprété les
enseignements de cette philosophie; il est temps de dire par
quel vigoureux effort il les a transfigurés de telle sorte qu'ils
devinssent conformes aux dogmes de l'orthodoxie chrétienne.
La philosophie néo-platonicienne échelonne, au-dessous du
Dieu un, une série de créatures de perfection décroissante :
le Verbe, puis l'Intelligence, en laquelle réside le Monde des
idées, exemplaire de notre Monde, puis l'Ame du monde,
enfin la Nature, que développe la multitude des individus du
monde sensible. Le Dogme catholique ne connaît pas cette
suite de processions. Il pose, d'une part, Dieu, substance
unique et incréée, en trois personnes égales et coéternelles,
le Père, le Verbe et l'Esprit -Saint; d'autre part, le Monde
créé.
Pour passer de la première théologie à la seconde, il faut
briser la descente graduelle des processions; entre les trois
personnes divines et le Monde créé, il faut pratiquer une
coupure infinie. C'est ce que fait Nicolas de Gués. Au niveau
du Dieu un, il remonte, s'il est permis de s'exprimer ainsi,
le Verbe et l'Intelligence active de la Théologie d'Aristote; il
en fait les trois personnes de la Trinité chrétienne; il abaisse
l'Ame du Monde, dont l'apocryphe Alexandrin faisait un être
intermédiaire entre Dieu et la Nature, et il l'incorpore au
Monde sensible.
Dans l'Intelligence active, la Théologie d'Aristote plaçait le
Monde des idées, exemplaires parfaits dont les individus d'ici-
bas ne sont que les imparfaites imitations. Dans l'Ame du
Monde, elle plaçait les formes, qui procèdent des idées
du Monde intelligible et qui, s'imprimant en la Matière pre-
mière, engendrent la Nature sensible.
Pour Nicolas de Gués1, plus de Monde intelligible. En
chaque ordre de choses, l'idée exemplaire, c'est le parfait,
c'est l'absolu; or, il n'y a pas plusieurs absolus distincts,
il n'y a qu'un seul absolu, qui est Dieu; il y a donc un
i. Nicolai de Cusa De docta ignorantia lib. II, cap. IX,
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI 1 4^
seul exemplaire, synthèse de toutes les idées, et cet exem-
plaire est Dieu lui-même.
De même, il n'existe pas d'Ame du monde existant isolé-
ment, forme universelle qui serait la synthèse de toutes les
formes créées. Il n'y a pas de formes séparées. Une forme
n'existe que de deux manières : Ou bien elle a l'existence
parfaite et absolue, et alors elle est en Dieu, elle est Dieu ;
ou bien elle est contractée, elle est telle ou telle créature du
Monde sensible. Au sens absolu, l'Ame du monde ne se
distingue pas de l'Intelligence divine; au sens contracté, elle
n'est que l'universalité des créatures.
Plus d'intermédiaire donc entre les créatures et Dieu.
Dieu séparé du Monde, il s'agit de reconstituer les trois
personnes de la Trinité divine. Tantôt sous les noms d'Un et
de Verbe, tantôt sous les noms d'Un et d'Intelligence, la phi-
losophie du néo-platonisme ne conçoit qu'une dualité divine1,
que l'on peut aisément, avec saint Augustin, rapprocher de
la dualité du Père et du Fils. Mais cette dualité ne se trans-
forme pas en Trinité; nulle hypostase néo-platonicienne ne
tient la place de l'Esprit-Saint.
Seule, la Théologie dArlslole admet trois principes divins :
l'Un, le Verbe et l'Intelligence active; ces trois principes,
Nicolas de Gués en corrige et en perfectionne la notion
jusqu'à ce qu'il puisse les identifier aux trois personnes de
la Trinité chrétienne.
Il n'est pas besoin, pour l'amener au point où elle devient
tout à fait orthodoxe, de modifier bien profondément la notion
de Verbe telle que la présente l'auteur de la Théologie d'Aris-
tote; il semble, en effet, nous l'avons dit, que cet auteur ait
conçu à l'image du Acyoç de saint Jean, le Verbe qu'il unit
à Dieu.
VI niellée lus agens de l'apocryphe Alexandrin s'écarte bien
davantage de l'Esprit-Saint du Christianisme. Il est une
créature du Verbe, seule créature directe du Dieu Un, tandis
que le Saint-Esprit, égal au Père et au Fils, et coéternel à tous
deux, procède de tous deux. Tout en lui gardant le nom et
i. Nicolai de Cusa Liber qui inscribitur De beryllo, cap. XXV.
P. DUHEM. m
I /46 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
une partie des caractères que lui attribue la Théologie d'Aris-
tote, Nicolas de Cues confère à l'Intelligence active cette
double procession qui émane à la fois de l'Un et du Verbe;
et il y parvient en transportant aux processions des personnes
divines, telles que le Christianisme les adore, la théorie que
la Théologie dArislote appliquait à toute émanation, à toute
création; il identifie l'Intelligence, le Saint-Esprit à l'amour
qui unit le Père, toute-puissance, au Fils, tout acte.
Nous pouvons maintenant caractériser d'un mot et les ana-
logies qui rapprochent la Métaphysique de Nicolas de Cues
de la Métaphysique exposée dans la Théologie dAristote, et
les différences qui les séparent : la première est la christiani
sation de la seconde.
Les réflexions de Léonard de Vinci
touchant la philosophie de nlcolas de cues.
Synthèse et développement.
Un manuscrit de Léonard de Vinci, dérobé autrefois par
Libri à la Bibliothèque de l'Institut, se trouve aujourd'hui
dans la bibliothèque du prince Trivulzio1. En ce manuscrit
se lisent des réflexions nombreuses, et pour la plupart fort
courtes, qui ont trait aux problèmes les plus divers de la Philo
sophie. Parmi ces réflexions, il en est qui se rapportent, de la
manière la plus certaine et la plus nette, aux théories méta-
physiques de Nicolas de Cues. Il n'en est aucune où l'on ne
puisse, sans effort, reconnaître une allusion à quelque partie
de l'œuvre de TÉvcque de Brixen; et par leur rapprochement
avec les écrits du Cardinal Allemand, certaines pensées de
Léonard, que leur isolement faisait paraître obscures, étranges
ou insignifiantes, s'éclairent et s'expliquent en prenant leur
véritable sens.
i. Il codice di Leonardo da Vinci nel biblioteca del principe Trivulzio in Milano,
trascritto r<l annotato <la Luca Beltrami. Milano. RIDGCCXCT.
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI I ^47
Signalons quelques-unes des doctrines de Nicolas de Cues
qui ont attiré l'attention du Vinci, et voyons quelles remarques
elles lui ont suggérées.
Dieu est la synthèse de la création et la création1 est le
développement de Dieu ; Dieu est donc à l'état contracté en
toutes choses, tandis que toutes choses, à Létat abstrait, sont
en Dieu.
Dieu étant ainsi, dans l'abstrait, l'essence même de chaque
chose, nous découvrons sans peine « le fondement de cette
vérité énoncée par Anaxagore : Tout est dans tout — quodlibet
in quolibet; et nous en avons peut-être une vue plus haute que
celle d'Anaxagore»2.
Cette formule : Tout est dans tout, est un des axiomes fonda-
mentaux de la doctrine de Nicolas de Cues ; nulle part, peut-
être, il n'y fait un plus constant appel que dans sa théorie des
éléments et des mixtes, dans ce que nous avons appelé sa
Chimie3.
Nous avons vu comment l'élément primitif, qui est la Nature,
se diversifiait en quatre éléments secondaires, de telle sorte
que l'élément primitif fût en chacun de ceux-ci et que chacun
d'eux fût en l'élément primitif. Nous avons vu que les éléments
secondaires se mélangeaient de telle sorte que chacun d'eux fût
en chacun des trois autres. Nous avons vu comment ces
éléments se combinaient pour former des mixtes de plus en
plus spécialisés, des individus où sont réunis tous les éléments
secondaires, en lesquels donc est l'élément suprême et qui sont
en cet élément : « L'individu ^ est ainsi la fin à laquelle aboutit
le flux des éléments, en même temps qu'il est le commence-
ment de leur reflux; l'élément le plus général, au contraire,
est le commencement de leur flux et la fin de leur reflux.
La vertu de spécialisation extrême conctracte la généralité des
éléments et les fait descendre au-dessous de leur propre région,
puis, après les avoir ainsi contractés, elle les fait écouler hors
du mixte afin qu'ils retournent à leur généralité première.
1. Vide supra : III, G.
2. Nicolai de Cusa De docta ignorantia liber II, cap. V,
3. Vide supra : III, J.
h. Mcolai de Cusa De conjecturis liber II, cap. Y.
1 48 KTUDES SLR LEONARD DE VINCI
De même, on dit que l'Océan est le père universel des fleuves ;
par des canaux très généraux, l'Océan vient se contracter en
une fontaine très spécialisée, mais la rivière finit par retourner
à l'Océan. Ainsi peut-on comparer les éléments universels
à l'Océan et les mixtes les plus spécialisés à la fontaine. »
Nous avons dit que cette théorie de Nicolas de Gués n'était
pas nouvelle de tout point; qu'on y pouvait reconnaître le
reflet de doctrines chères aux chimistes du Moyen -Age. En
particulier, cette théorie semble inspirée d'un auteur qui a
exercé sur la pensée de l'Évêque de Brixen une influence non
douteuse; nous voulons parler de Raymond Lulle.
Voici en effet, selon Raymond Lulle1, « comment on doit
comprendre les éléments » :
« Voici, mon fils, comment tu dois les comprendre : Les
éléments sont tous composés; la Nature, en effet, ne peut
subsister qu'en la matière d'un composé simple, et celui-ci
est formé d'éléments qui, à leur tour, sont composés au
moyen d'une matière fine et claire, vraiment élémentaire ;
cette composition des éléments est produite par la vertu
élémentative, en laquelle subsiste une puissance de végéta-
tion. C'est pourquoi, mon fils, tous nos éléments sont en
chacun d'eux, et chacun d'eux est en forme de cercle, et ces
cercles composent le cercle du mixte simple... A chacun des
éléments minéraux, nous donnons le nom de l'élément qui
domine en lui... Comprends donc, mon fils, de quelle manière
nos éléments sont composés et formés des éléments purs.
Dans notre terre, il y a du feu lumineux; le feu prend part
à sa composition dans un rapport approprié; de même, elle
contient de Fair et de l'eau; ces divers éléments participent
en plus ou moins grande proportion à la formation de notre
terre... Il en est de même de nos autres éléments; dans notre
eau, il y a du feu, de l'air et de la terre. »
i. Haymondi Lullii Maioricani philosophi sui temporis doctissimi Libri abquot
chemici; nunc primum, excepte Vade mecum, in lucem opéra Doctoris Toxita? editi.
Quorum omnium nomina versa pagina dabit. Cum privilegio Caes. Maiestat. ad
decennium. Basileœ, apud Petrum Pernam, MDLX.YII. Testamenti novissimi Raimondi
Lullii De practica liber secundus: Quomodo debes intelligerc clementa, capp. I el 11 :
|>|>- 89-91;
NICOLAS DE GUES ET LÉONARD DR VINCI I !\ij
Au degré suprême de simplicité, nous voyons Raymond
Lulle placer cette « matière fine et claire » que Nicolas de
Cues nommera l'élément primitif. Cette matière première
engendre quatre éléments qui, pour l'Évêque de Brixen, sont
les éléments principaux. Ces quatre éléments se mélangent à
leur tour pour former ce que Raymond Lulle nomme des
composés simples, des éléments minéraux ou encore nos
éléments, tandis que Nicolas de Cues les appelle des mixtes
généraux; ceux-là sont les corps les plus simples qui puissent
subsister dans la Nature. La Chimie du Cardinal Allemand est
exactement la même que la chimie du Doctor llluminatus ; leur
commune théorie est dominée par cet aphorisme : Quodlibet
in quolibet.
Comment ne pas reconnaître un résumé de cette théorie en
cette courte note1 du Vinci :
u Anaxagore. Toute chose vient de toute chose, et toute
chose se fait toute chose, et toute chose retourne en toute
chose, parce que ce qui existe parmi les éléments est fait de
ces mêmes éléments. »
En tout ordre de choses, le maximum absolu est identique
au minimum absolu ; l'un et l'autre sont en Dieu et sont Dieu.
Dans l'univers contracté, il est impossible d'atteindre ni le
maximum ni le minimum; si l'on se donne un objet, on peut
s'en donner un plus grand, puis encore un plus grand, et ainsi
de suite, sans fin; et l'on peut aussi s'en donner un plus petit,
puis encore un plus petit, à l'infini. De ces vérités, la considé-
ration des angles nous peut fournir des exemples :
u Dieu peut être considéré3 comme l'angle infini... Dieu est,
en effet, semblable à l'angle maximum, qui est en même
temps l'angle minimum. Considérons une demi-circonférence
et le rayon qui est perpendiculaire au diamètre ; ce rayon fait
avec le diamètre deux angles droits, Faisons tourner ce rayon
autour du centre comme si nous voulions l'amener à coïncider
avec le diamètre; il est clair qu'un des angles augmentera
i. Léonard de Vinci, Qodice Atlantico, (376, recto) 1168, recto. — J. P. Richter.
The Uterary Works of Leonardo da Vinci, Londres, i883 ; t. II, § i!t-jS.
2. Nicolai de Cusa Complément um theologicum figurât um in complementis mathematicis,
cap IX
l50 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
continuellement, tandis que l'autre diminuera d'autant. Tant
que le rayon ne coïncidera pas avec le diamètre, le premier
angle ne sera pas maximum absolu, car il pourra croître
davantage, et le second ne sera pas minimum absolu, car
il pourra encore décroître. Mais si l'on suppose qu'un de ces
angles devienne maximum absolu, il deviendra en même temps
minimum absolu, et cela n'aura lieu que par la coïncidence
de ses deux côtés. Vous voyez qu'alors ces deux côtés se
résolvent en une même ligne droite et que le nom d'angle ne
convient plus à la figure ainsi formée. Vous comprenez par là
comment, lorsqu'on tente de s'élever vers l'infinité divine, il
semble que l'on n'atteigne rien et non point que l'on saisisse
quelque chose, selon ce que dit saint Denys. »
Cette même pensée est, au moyen du même exemple, déve-
loppée en un autre écrit de Nicolas de Cues1 : « Tant que
l'angle le plus grand et l'angle le plus petit sont deux angles
distincts, le plus grand n'est pas maximum absolu, ni le plus
petit minimum absolu... Et d'autre part, lorsque la dualité
cesse, on ne voit plus d'angle... Seul donc le principe est à la
fois maximum et minimum ; ce qui découle du principe en
porte seulement la ressemblance, car il ne peut être ni plus
grand, ni plus petit que son principe. »
a Parmi les angles, par exemple, on ne saurait trouver un
angle si aigu que son acuité ne provienne de son principe
même ; on ne saurait non plus trouver un angle si obtus qu'il
ne soit tel en vertu de son principe. Dès lors, puisqu'un angle
ne peut être si aigu qu'il n'en puisse exister un plus aigu, il
faut que le principe ait le pouvoir de créer cet angle plus
aigu; et de même pour l'angle obtus.» Et Nicolas de Cues
conclut encore^ ce développement par la réflexion de Denys
l'Aréopagite.
Nous songeons à cette pensée de Nicolas de Cues lorsque
nous lisons celle-ci, qui est de Léonard de Vinci 3 :
« L'angle droit est dit être le premier parfait entre les autres
i. Nicolai de Cusa Liber qui inscribitur De beryllo, cap. I\.
j. Nicolas de Cues, loc. cit., cap. X.
.'{. Les manuscrits de Léonard de Vinci, ms. M. de la Bibliothèque do l'Institut,
verso de la couverture.
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI 10 L
angles, parce qu'il se trouve entre deux infinies extrémités
d'autres natures d'angles qui en diffèrent, c'est-à-dire d'infinis
angles obtus et d'infinis angles aigus; tous les infinis étant
égaux entre eux, il se trouve être équidistant à chacun d'eux,
être milieu. »
Mais la ressemblance de ces deux pensées prouve-t-elle que
la première a suggéré la seconde? N'est-elle pas l'effet d'une
simple coïncidence ? Il semble que Léonard ait voulu laisser
à sa réflexion comme une marque qui en indiquât l'origine ; il
Ta fait précéder, en effet, de ces deux mots : « Hermès, philo-
sophe.» Or, le passage de Nicolas de Cues que nous avons cité
en dernier lieu est enchâssé, pour ainsi dire, entre deux cita-
tions \ d'Hermès Trismégiste ; de part et d'autre, quelques
lignes seulement l'en séparent. De plus, la seconde de ces
allusions au Trismégiste est ainsi conçue : « On voit donc que
Dieu peut recevoir le nom de toutes choses et que cependant
aucun nom ne lui convient, comme le disait Hermès Mercure. »
Elle est la conclusion naturelle de la réflexion sur l'angle qui
est à la fois maximum absolu et minimum absolu, auquel le
nom d'angle ne convient plus.
Le nom du Trismégiste évoque de prime abord l'idée d'une
comparaison célèbre : Dieu est une sphère infinie dont le
centre est partout et la circonférence nulle part. Semblables
comparaisons ont trouvé grande faveur auprès des néo-plato-
niciens de tous les âges. Il en est une, en particulier, dont ils
ont fait un très fréquent usage. Dieu est l'Un, exempt de toute
division, de toute distinction; et cependant, il est en chacune
des créatures, qui sont multitude, et toutes les créatures sont
en lui. Ce mystère, Plotin en cherche2 l'image dans le centre
du cercle, qui demeure un et indivisible, d'où partent cepen-
dant et où reviennent les rayons, en nombre infini, qui abou-
tissent aux divers points de la circonférence « Autant il y a de
rayons qui parviennent au centre du cercle, autant il semble y
avoir de points réunis en ce centre. »
L'auteur de la Théologie d'Aristote reprend la même compa-
i. Nicolai de Cusa Liber qui inscribitur De beryllo, cap. VI et cap. XII.
2. Plotini Enneadis VI liber V, art, V. — Kd. Didot, p. 45o.
i5a études sub léonard de vinci
raison1; elle lui sert à montrer comment la multitude des
formes peut coexister en l'unité de l'Intellect : « L'Intellect est
comme le centre du cercle qui contient en lui-même tout ce
qu'il y a d'angles, de côtés, de lignes, de surfaces et d'autres
choses imaginables en ce cercle et dans les autres figures.
Il est indivisible et sans dimension. Toutes les lignes du cercle
sont issues de ce point et reviennent à lui. C'est pourquoi on
le nomme centre. »
Nicolas de Cues, à son tour, a accueilli cette métaphore; il
Fa modifiée légèrement, de telle sorte quelle exprime sa con-
ception particulière de la Trinité; le centre est l'image de
l'Unité; les rayons égaux qui en sont issus représentent l'Éga-
lité; du Lien entre le centre unique et les rayons égaux
procède la circonférence :
« Je me tourne maintenant2 vers le centre très simple, et j'y
vois le principe, le moyen et la fin de tous les cercles. Sa sim-
plicité est indivisible et éternelle; en son unité indivisible et
très stricte, il est la synthèse de toutes choses. Il est le com-
mencement de l'égalité; en effet, si les lignes qui joignent le
centre à la circonférence n'étaient pas toutes égales entre elles,
ce point ne serait pas centre d'un cercle. Ainsi l'indivisibilité
du centre est le commencement simple de l'égalité; sans
l'union de sa simplicité ponctuelle avec l'égalité des rayons, il
ne saurait y avoir de centre de cercle, car l'essence de ce centre
consiste dans son équidistance à la circonférence. Ainsi, en ce
point central, je vois à la fois l'Unité, l'Égalité, et le Lien qui
les conjoint... »
« Vous comprendrez encore mieux tout cela si vous consi-
dérez que l'unité absolument simple est la synthèse de toute
multitude et que, par là même, elle est exempte de toute mul-
tiplicité, parce qu'elle complique en elle toute multiplicité,
toute multitude. On reconnaît cette unité en toute multitude,
car la multitude n'est que le développement de l'unité. On
peut en dire autant du point, qui est la synthèse de toute gran-
i. Aristotelis Thcologiœ liber quartus, cap. IV. Éd. i5 1 9, fol. 20; éd. 1572, fol. 34,
recto.
2. Nicolai de Gusa De ludo globi liber II. — Cf. : Complementum theologicum figu-
ratum in complementis mathematicis, cap. VI.
NICOLAS DE CUES ET LÉONARD DE VINCI 10O
deur... Ouvrez donc votre esprit, et vous verrez que Dieu est
en toute multitude, parce qu'il est dans l'unité, et qu'il est en
toute grandeur, parce qu'il est dans le point... »
« Ainsi se tient profondément caché le centre de tous les
cercles; en sa simplicité réside une force qui synthétise toutes
choses... »
De ces pensées, cherchons maintenant l'écho parmi les
réflexions de Léonard de Vinci; nous le trouverons en une
courte note écrite au cahier1 où nous avons déjà lu le nom du
Trismégiste.
« Si l'angle (Jîg. 1) est le contact de deux lignes, les lignes
étant terminées en point, d'infinies lignes
peuvent commencer à ce point et, en sens
inverse, d'infinies lignes peuvent se terminer
ensemble en ce point ; donc le point peut être
commun au commencement et à la fin
d'innombrables figures. »
« Ici ce semble une étrange affaire que, le fig. i.
triangle étant, avec l'angle opposé à la base,
terminé en point, on puisse des extrémités de la base partager
le triangle en parties infinies; et il paraît ici que, le point
étant terme commun de toutes les divisions dites, le point,
aussi bien que le triangle, soit divisible à l'infini. »
Une remarque nous vient à l'esprit, qui nous paraît s'impo-
ser. Nous venons de voir Léonard s'inspirer de pensées sur
la Géométrie développées par Nicolas de Gués. Dans les écrits
de Nicolas de Cues, dans les livres des philosophes platoniciens
que le Cardinal Allemand a imités, ces pensées ont un objet
essentiellement théologique; elles ont pour but d'éveiller en
notre intelligence au moins un soupçon de l'essence divine, de
ses mytérieuses processions, de ses relations avec la nature
créée. En reprenant ces pensées, Léonard les transforme; il
garde ce qu'elles ont de géométrique et supprime tout ce
par quoi elles se rattachent à la Théologie; il en efface avec
soin le nom de Dieu. Quelle explication doit-on donner de cette
i. Les manuscrits de Léonard de Vinci ; ms. M. de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 87, verso.
[ £)4
ETUDES SUK LEONARD DE V1XC1
façon de procéder? Faut-il y reconnaître la manière d'un scep-
tique qui ne se soucie point d'élever son esprit jusqu'à ce qui
surpasse la science humaine? Faut-il y voir les scrupules d'un
croyant qui redoute de livrer au libre jeu de son imagination
des dogmes qu'il tient pour intangibles et sacrés? De la réserve
du Vinci, ces deux interprétations peuvent être également pro-
posées; il est malaisé de trouver des motifs suffisants pour
choisir entre elles.
Lorsque nous lisons, en un même feuillet, deux réflexions
qui sont sans relation apparente l'une avec l'autre, et que la
lecture des écrits de Nicolas de Cues nous explique ce rappro-
chement, nous sommes autorisés à penser que Léonard a conçu
ces pensées sous l'influence de l'Évêque de Brixen; si elles
eussent été isolées, nous n'en eussions peut-être pu deviner
l'origine.
C'est en une semblable incertitude qu'il nous faut demeurer
au sujet de la réflexion suivante, que le Vinci répète par deux
fois1, en des termes presque identiques :
« Bien que le temps soit mis au nombre des quantités conti-
nues, cependant, comme il est invisible et sans corps, il ne
tombe pas entièrement sous la puissance de la Géométrie ;
celle-ci [ne] le divise [pas] en figures et corps d'infinie variété,
comme elle fait pour le continu qui se rencontre dans les cho-
ses visibles et corporelles. Mais ils2 ne conviennent ensemble
que par leurs premiers principes, savoir [l'instant et la durée
avec] le point et la ligne; le point est à comparer, dans le temps,
avec l'instant, et la ligne a ressemblance avec la longueur
d'une certaine quantité de temps; et de même que les points
sont principe et fin de la susdite ligne, de même les instants
sont terme et principe de n'importe quel espace de temps
donné. Et si la ligne est divisible à l'infini, l'espace de temps
n'est pas étranger à une telle division; et si les parties en
lesquelles la ligne est divisée sont proportionnelles entre elles,
les parties du temps seront aussi proportionnelles entre elles. »
i. Léonard de Vinci, ms. Arundel 263 de la Bibliothèque du British Muséum, fol. 17S,
verso, et fol. 190, verso. — J. P. Richter, The literary Works of Leonardo da Vinci, t. 11.
S 916.
3. Le temps et le continu géométrique.
NICOLAS DE GUES ET LEONARD DE VINCI IDO
Il serait téméraire d'affirmer que ces pensées ont été suggé-
rées au Vinci par telle ou telle lecture ; elles se trouvaient déjà
en substance dans la Physique d'Àristote1, à propos de laquelle
tous les commentateurs de l'École les avaient développées à
l'envi.
Il semble, d'ailleurs, que Léonard ait tenté de parler du
temps en l'isolant de son image géométrique : « Décris, »
dit-il a, « la qualité du temps séparé de la Géométrie. » Nous
ignorons quel fut le résultat de cette tentative.
D'autres pensées émises par Léonard touchant l'espace et le
temps portent plus nettement la trace de l'influence exercée
par les doctrines de Nicolas de Cues.
En tout ordre de choses, le minimum absolu, identique au
maximum absolu, est la synthèse de toute existence concrète;
celle-ci n'est que le développement du minimum. Le point,
minimum absolu de longueur, complique en lui toute lon-
gueur; la longueur de la ligne n'est que le développement du
point. De même, l'instant présent est la synthèse de toute
durée ; de même encore le repos est la synthèse de tout mou-
vement. De cette doctrine, nous avons donné3 le résumé
d'après le traité De docta ignorantia. Empruntons maintenant
à un autre ouvrage, à l'écrit dont l'auteur prend cet étrange
pseudonyme : l'Idiot, deux passages4 qui ont trait à la même
doctrine.
« Penses-tu, » dit le Philosophe, « que le point soit divi-
sible?» Et l'Idiot de répondre : « Je pense que le point qui ter-
mine une ligne ne saurait être divisible; ce qui est un terme
ne saurait avoir de terme ; or, s'il était divisible, il aurait un
terme; il ne serait donc point terme de la ligne. Le point n'est
pas quantité; on ne saurait avec des points composer une
quantité, car une quantité ne peut être formée d'éléments non
quantitatifs. » — « Ton avis, » reprend le Philosophe, « s'ac-
corde avec celui de Boëce; celui-ci disait: «En ajoutant un
i. Aristote, fajmwrfe àxpoassto; to A, ay; Physicse auscultationis liber II, cap. III.
■i. Léonard de Vinci, ms. cit., fol. 176, recto.— J. P. Richter, Op. cit., t II,
S. Vide supra, III, G.
4. Nicolaide Cusa Idiotœ liber tertius : De mente; cap. IX.
F 56 ÉTUDES SLB LÉONARD DE VINCI
» point à un autre, tu ne fais rien de plus qu'en ajoutant rien
)) à rien. »
Un peu plus loin, l'Idiot émet cette assertion : « Le mouve-
ment est le développement du repos; dans le mouvement, on
ne trouve rien qu'une série d'états de repos. De même, le pré-
sent se développe dans le temps; dans le temps on ne trouve
rien que des instants présents. Et ainsi du reste. » — a Comment
peux-tu dire, interroge le Philosophe, qu'on ne trouve rien
dans le mouvement, si ce n'est le repos?» — «Se mouvoir,
répond l'Idiot, c'est passer d'un état à l'autre; tant que l'objet
persévère dans un même état, il ne se meut point, mais se
repose. Il est clair, alors, qu'on ne trouve dans le mouvement
que des repos. Le mouvement consiste à sortir d'un état; se
mouvoir, c'est cesser d'être dans un état pour se trouver dans
un autre état; en d'autres termes, c'est passer d'un repos à un
autre repos. Le mouvement, ce n'est donc qu'une succession
de repos développée en série. »
De ces deux passages, rapprochés l'un de l'autre par Nicolas
de Gués, comparons ces phrases que Léonard écrit « l'une
au-dessous de l'autre :
« Le point n'est pas une partie de ligne. »
« L'eau que tu touches dans le fleuve est la dernière partie
de la masse d'eau qui s'en va et la première partie de la masse
d'eau qui vient. Il en est de même du temps présent. »
Il est possible que ces courtes réflexions aient été jetées sur
le papier à propos des théories de l'Évêque de Brixen ; ce qui
nous le fait supposer, toutefois, c'est bien plus le recueil où
elles se trouvent, ce Codice Trivulzio où, si souvent, se marque
l'inspiration de Nicolas de Gués, que leur contenu même; ce
contenu ne porte pas, d'une manière particulièrement nette,
l'empreinte des doctrines du Cardinal Allemand; on le pourrait
tout aussi bien comparer à certains aphorismes purement
scolastiques.
Ouvrons, par exemple, un écrit qui semble avoir eu grande
vogue à la fin du xve siècle, et dont certains indices nous font
soupçonner la présence aux propres mains de Léonard : les
i. Léonard de Vinci, Codice Trivulzio, fol. 3i, recto
MCOLAS DE CUES ET LÉONAkjD DE VINCI 10";
Abréviations du livre des Physiques composées par Marsile
d'Inghen ; nous y lisons * la formule suivante, donnée comme
expression de la pensée d'Aristote : « Tout présent est la fin
du passé aussi bien que le commencement du futur. »
Les réflexions de Léonard que nous venons de citer sont
immédiatement suivies de cette simple phrase : « La vie bien
remplie est courte. » Cette pensée peut fort bien, elle aussi,
avoir été suggérée au grand peintre par les écrits du Cardinal
Allemand; à plusieurs reprises, celui-ci énonce2 que le temps,
instrument au moyen duquel l'esprit mesure le mouvement,
ne saurait mesurer l'activité de ce même esprit. Mais la propo-
sition formulée par Léonard peut bien avoir d'autres origines ;
Marsile d'Inghen n'écrit-il pas 3, au livre que nous citions tout
à l'heure : « Le plaisir fait paraître le temps court et la tristesse
le fait paraître long » ?
Les pensées dont nous venons de parler peuvent donc avoir
été notées par Léonard de Vinci alors qu'il lisait les œuvres
de l'Évêque de Brixen ; mais nous ne saurions affirmer qu'il
en soit ainsi; l'empreinte de Nicolas de Cues n'y est pas assez
nettement gravée.
Cette empreinte va se montrer, autrement reconnaissable,
en d'autres réflexions du Vinci.
Le point complique en lui le continu géométrique ; ce continu
n'est que le développement du point, qui est le principe de
toute grandeur; et cependant ce point, dont l'étendue de l'Uni-
vers créé est issue par voie de développement, est aussi près
qu'on peut l'être du néant : a Le Créateur4... a fait le point,
qui est presque le néant, car entre le néant et le point, il n'y
a pas d'intermédiaire. Le point est si voisin du néant qu'en
ajoutant un point à un point, on ne fait rien de plus qu'en
ajoutant rien à rien... Et cependant, en ce point unique est la
synthèse de l'Univers entier. »
i. Subtiles doctrinaque plene abbreviationes libri physicorurn édite a prestantissimo
philosopho Marsilio lnguen doctore Parisiensi (sans aucune indication typogra-
phique— antérieur à i5oo); trente -neuvième feuillet, non numéroté, verso.
2. Nicolai de Cusa Idiotœ liber tertius : De mente; cap. XV. — De ludo globi, lib. 11.
3. Marsile d'Inghen, loc. cit., quarante et unième feuillet, verso.
'4. Nicolai de Gusa Complementurn theologicum figuration in complementis mathe-
maticis, cap. IV
l58 ÉTUDES SUH LÉONARD DE VINCI
De même, le temps est tout entier impliqué dans le nunc,
dans l'instant présent; le mouvement est tout entier impliqué
dans le repos, dont il est le développement; et l'instant, le
repos, sont immédiatement voisins du néant.
Le point, minimum absolu d'étendue, l'instant, minimum
absolu de durée, le repos, minimum absolu de mouvement,
ne peuvent avoir d'existence actuelle en la Nature contractée;
en cet Univers créé, tout minimum absolu se présente comme
une impossibilité.
Le minimum absolu n'a d'existence actuelle qu'en Dieu ; ou
mieux, identique au maximum absolu, il est Dieu lui-même.
L'instant présent, en même temps qu'il est infiniment voisin
du néant, est identique à l'éternité, c'est-à-dire à Dieu lui
même; étant Dieu, il ne peut être absolument réalisé en aucune
des choses créées. Écoutons Nicolas de Cues développer ■ ces
propositions :
« Le lieu naturel du temps est l'éternité, autrement dit le
nunc, le présent, de même que le lieu du mouvement est le
repos, que le lieu du nombre est l'unité. De quoi constatons-
ncus l'existence au sein du temps, si ce n'est du présent? Le
temps coule, et son flux a pour origine son être même, et cet
être est le nunc, le présent; aussi disons -nous que du temps
nous ne possédons que le présent. Le présent est unique et non
multiple, car il ne passe point dans le passé, et du futur on
ne saurait dire : maintenant. Ce nunc qui est le point de départ
et le point d'arrivée de l'écoulement du temps, est l'essence
ou l'être du temps; nous le nommons Y aujourd'hui, ou Y éter-
nité, ou le nunc qui demeure dans une perpétuelle immobilité.
Le nunc de l'éternité est donc l'éternité elle-même; c'est pro-
prement l'être qui est l'essence du temps ; c'est Dieu éternel,
identique à son éternité... Or Dieu est en toutes choses, et il
n'est dans aucune; il est en chaque chose, en tant qu'être
absolu; il n'est en aucune chose, en tant qu'elle est tel être
particulier... Dieu n'est donc point, sinon en l'être absolu;
dès lors, comme le dit Maître Eckehart, il n'est point dans le
i. \icolai de Cusa Excitationum ex sermonibus liber Vil; ex sermone : Ubi est qui
nalus est rex .Imbrorum.
NICOLAS DE GUES ET LEONARD DE VINCI l5f)
temps, ni dans ce qui est susceptible de division, ni dans
le continu, qu'on nomme aussi la grandeur, ni dans aucune
chose capable de plus ou de moins, ni dans ce qui présente
des distinctions, ni dans aucune créature. »
Le présent n'a donc d'existence actuelle qu'en Dieu; mais
il est susceptible d'une autre existence l, purement intellec-
tuelle, en l'esprit qui conçoit les formes des choses, détachées
de toute union avec la nature contractée.
En effet, les grandeurs continues qui, seules, existent
actuellement dans la Nature créée, l'intellect les saisit par
l'intermédiaire de ce minimum en lequel elles ont leur syn-
thèse et dont elles sont le développement. Il n'a pas l'intujtion
du continu géométrique, mais du point; il ne l'a pas de la
durée, mais de l'instant présent ; il ne l'a pas du mouvement,
mais du repos.
«L'âme rationnelle2 est une force synthétique qui enve-
loppe en elle tous les concepts déjà synthétiques. Elle enve-
loppe la synthèse du nombre et la synthèse de la grandeur,
savoir l'unité et le point. Faute de l'unité et du point, elle ne
pourrait faire aucune distinction au sein du nombre et de la
grandeur. Elle enveloppe en elle la synthèse des mouvements,
et cette synthèse se nomme le repos; dans le mouvement, le
repos seul lui apparaît, car le mouvement va d'un état de
repos à un autre état de repos. Elle enveloppe la synthèse du
temps, qui se nomme maintenant ou le présent; car dans le
temps, elle ne trouve rien que le présent. On en peut dire
autant de toutes les synthèses; l'âme rationnelle est la simpli-
cité où se réunissent toutes les notions synthétiques. »
L'intellect, donc, « ne voit pas3 les choses temporelles dans
le temps, c'est-à-dire dans une succession instable; il en a
l'intuition dans un indivisible présent. Le présent, en effet, le
niinc même, synthèse de toute durée, n'appartient pas au
monde sensible, car le sens ne saurait l'atteindre; il. appartient
au monde intelligible. De même, l'intellect n'a pas l'intuition
i. Nicolai de Cusa De docta ignorantia liber II, cap. VII.
2. Nicolai de Cusa De ludo globi liber II.
.H. Nicolai de Cu<a De Jiliatione Dei libellus.
lÔO ÉTUDES SUR LÉONARD DE VUVCI
des grandeurs en une étendue corporelle et divisible, mais en
un point indivisible, qui est la synthèse intelligible de toute
quantité continue. »
En résumé, dans la Nature créée, les développements con-
tinus, l'étendue, le temps, le mouvement possèdent seuls
l'existence actuelle; les synthèses unes et indivisibles, le point,
le présent, le repos, y sont de pures impossibilités. D'autre
part, ces synthèses, immédiatement contiguës au néant, ont
seules accès dans l'intellect ; c'est par elles seules que celui-ci
saisit la Nature concrète.
Telle est la doctrine de Nicolas de Cues, doctrine très auda-
cieuse, très originale, fort différente de la théorie péripatéti-
cienne ; doctrine dont il serait aisé de relever les analogies
avec certaines opinions de la moderne École Bergsonienne.
Or, cette doctrine, Léonard l'avait faite sienne, si nous en
croyons le passage suivant ' :
« Toute quantité continue est, par Ja pensée, divisible à
l'infini. »
« En toutes les grandeurs qui sont en nous-mêmes, l'exis-
tence de la grandeur nulle tient la place principale; son office
s'étend à toutes les choses qui sont privées de l'existence
[actuelle]. En ce qui concerne le temps, son essence réside
entre le passé et le futur, et la grandeur nulle est en possession
du présent. En cette grandeur nulle, la partie est égale au
tout et le tout à la partie; elle est à la fois divisible et indivi-
sible; elle donne le même résultat par multiplication que par
division, le même par addition que par soustraction, comme
les mathématiciens le démontrent de leur dixième chiffre,
qui représente cette grandeur nulle. Mais sa puissance ne
s'étend pas aux choses de la nature. »
« C'est seulement dans le temps et dans le discours que se
rencontre ce que l'on nomme néant; dans le temps, il se
trouve entre le passé et le futur, et la grandeur nulle retient
le présent; dans le discours, il est représenté par les choses
dont on dit qu'elles ne sont pas ou qu'elles sont impossibles. »
i. Léonard de \ inci, ins. Arundel 203 de ta bibliothèque du Brtiish Muséum, fol. 101 .
recto.— J, P. Uichtcr, The literary Works of f.fonardo du Vinci, t. II, $ tai6.
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI l6l
« En ce qui concerne le temps, la grandeur nulle réside
entre le passé et le futur, et le néant est en possession du
présent; en ce qui concerne la nature, la grandeur nulle est
la compagne des choses impossibles, comme nous l'avons
dit, et le néant n'y a pas d'existence. En effet, si le néant
était donné dans la nature, le vide y serait donné. »
VI
Les réflexions de Léonard de Vinci
TOUCHANT LA PHILOSOPHIE DE NlCOLAS DE CuES (SUltej.
La CRÉATION ET l'aMOUR CRÉATEUR.
uL'Ame universelle,» avait dit l'auteur de la Théologie
d'Aristote1, «est le principe de toute forme spirituelle ou
corporelle; elle-même est une forme privée de toute matière;
l'influx qu'elle a reçu de l'Intelligence lui donne de refléter
en elle-même toute forme. Son œuvre, qui est la Nature,
apparaît par l'imposition de la forme à la Matière première. »
« Les procédés de l'art emploient les corps qui existent,
formés, dans la Nature; aussi en imitent-ils la génération. Si
un artisan voulait produire une certaine œuvre et s'il ne pos
sédait pas, pour la fabriquer, une matière déjà pourvue d'une
certaine forme, lui serait- il possible de suspendre la figure
artificielle qu'il conçoit dans une matière jusqu'alors dépourvue
de forme? ou de la réduire à une forme exempte de toute
matière? Cela ne se peut faire. »
« Si, par exemple, un potier veut réaliser une marmite ou
tout autre vase dont il a conçu le projet, il commence par
pétrir de l'argile; il lui donne alors la figure de la marmite
telle qu'il veut l'obtenir; puis il la cuit pour la durcir. Il n'est
point douteux que l'argile, que l'air, que le feu sont la matière
de la marmite. »
« Ainsi procède l'art. L'Ame universelle procède autrement;
i. Aristotelis Theologiœ liber tertius decimus, cap. VI. Éd. i5ig, fol. 80, recto;
éd. 1572, fol. 182, verso, et i33, recto.
p. DUHEM. 1 1
I ^3 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
elle est douée du pouvoir d'imposer une forme à ïa Matière
simple et jusqu'alors non informée; et c'est seulement en
cette Matière simple et incréée qu'elle produit des formes. »
Il n'est guère douteux que Nicolas de Gués ait lu ce passage
et qu'il s'en soit inspiré dans celui-ci1, où il explique com-
ment le Créateur informe la matière première, pure possibilité
qui n'a encore reçu aucune forme, mais qui est apte à les
recevoir toutes :
« Conrad. — Donne-moi, je te prie, une explication plus
complète de cette doctrine. »
« Nicolas. — Très volontiers. ...Tu as vu, sans doute, fabri-
quer des vases de verre? »
« Conrad. — Je l'ai vu. »
« Nicolas. — Voilà un exemple très propre à te faire com-
prendre cette doctrine. »
« Le verrier, en effet, réunit une certaine quantité de matière;
puis, dans un fourneau, à l'aide du feu, il la rend propre à son
travail; ensuite, avec une canne de fer à laquelle la matière
adhère, le verrier, par son souffle, va lui donner la forme du
vase que le maître a conçu; dans ce but, il insuffle de l'air;
cet air meut la matière selon l'intention du maître, et ainsi,
par l'action du maître, un vase de verre se trouve fait au
moyen d'une matière qui n'avait aucunement la forme d'un
vase. »
« Cette figure du vase informe la matière de telle sorte
qu'elle soit tel vase de telle espèce; et tant que la matière
demeure sous cette figure, elle perd son universelle capacité à
recevoir n'importe quelle forme de vase; sa possibilité univer-
selle est alors spécifiée et particularisée par l'acte. »
« Imaginons maintenant que de ce vase de cette espèce, le
maître se propose d'en faire un autre d'une autre espèce. M
ce vase ni ses fragments ne sont capables de ce qu'il désire ;
car ce vase est un tout un et parfait, et ses fragments ne sont
que les parties de ce tout. Alors le verrier ramène ce vase ou
les fragments de ce vase à la matière première; il leur ôte
i Nicolai <l<> Cusa Dialogua de Genrsi.
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VlISCl l63
la forme actuelle, en laquelle ils étaient figés; et lorsque la
matière est redevenue fluide, qu'elle a repris la possibilité
universelle, il emploie cette matière à faire un nouveau vase. »
Il est très vraisemblable que ce passage de Nicolas de Gués a
suggéré à Léonard de Vinci la pensée suivante ■ :
« Comparaison. — Un vase brisé peut être restauré en sa
forme s'il est cru, mais non s'il est cuit. »
Tout auprès2 de cette pensée, nous en lisons une autre qui
est conçue en ces termes :
« Souvent une même chose est tirée par deux violences,
savoir la nécessité et la puissance. L'eau de la pluie, la terre
l'absorbe par nécessité et le soleil la pompe non par nécessité,
mais par puissance. »
Prise isolément, cette pensée semble passablement obscure;
son véritable sens transparaît si on la rapproche de la philoso-
phie de Nicolas de Gués.
L'Évêque de Brixen distingue, en toute substance, la possi-
bilité indéterminée et l'acte qui détermine cette possibilité; à
cet acte, il donne souvent le nom de nécessité. 11 regarde le
mouvement de la nécessité, de l'acte qui informe la puissance,
comme une descente; il le compare à l'effet d'une force
dirigée de haut en bas. Au contraire, le mouvement de la
puissance est une ascension; il trahit une aspiration vers le
haut.
Ne semble-t-il pas que l'intention de Léonard ait été de trou-
ver une comparaison propre à éclairer cette doctrine?
Le mouvement qui fait descendre l'acte vers la puissance
qu'il doit déterminer, le mouvement qui fait monter la puis-
sance vers l'acte dont elle attend sa forme sont dus à un
mutuel amour, semblable à celui qui abaisse l'époux vers
l'épouse et qui élève l'épouse vers l'époux; et c'est l'acte même
qui engendre en la puissance le désir de la forme et, par
conséquent, le mouvement par lequel la puissance se meut
vers lui. L'union de l'acte et de la puissance, de la forme et de
la matière, en engendrant une substance, donne satisfaction à
i. Léonard de Vinci, Codice Trivulzio, fol. 38, recto.
■i. Léonard de Vinci, Codice Trivulzio, fol. 3g, recto.
ifi/j ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
cet atnour mutuel ; le double mouvement qu'il engendrait
aboutit au repos.
Ce rôle de l'amour, intermédiaire entre la puissance et
l'acte, est essentiel en la Métaphysique qu'expose l'auteur de la
Théologie d'Aristole; il caractérise cette Métaphysique et la
distingue des autres philosophies néo-platoniciennes. Nicolas
de Gués a emprunté à cet auteur l'idée de cetle trilogie partout
présente, la puissance, l'acte et leur mutuel amour; il en a fait
comme la clé de voûte de la doctrine qu'il a édifiée. Léonard, à
son tour, paraît s'être vivement intéressé à cette doctrine.
C'est à elle, sans doute, qu'a trait cette réflexion » :
« Aucune action ne peut s'exercer que par le mouvement. »
Elle est d'ailleurs la traduction presque textuelle de cette
phrase écrite par l'Évêque de Brixen3 : « Naturae opéra requi-
runt motum ut perficiantur. »
C'est à cette théorie de la Théologie d'Arislote et de "Nicolas
de Cues que se rapporte assurément cette suite de formules5,
où la doctrine dont il s'agit est parfois exprimée d'une manière
saisissante :
« Le sujet, à l'aide de la forme, meut celle qu'il aime, qui
aspire vers la chose aimée, de même que le sens nous meut
au moyen de l'objet sensible ; et le sujet s'unit avec elle et ne
forme plus avec elle qu'une seule chose. »
« L'œuvre est la première chose qui naît de l'union ; si la
chose aimée est vile, l'amant se fait vil 4. »
« Quand la chose qui est unie convient à celui qui s'unit
à elle, il en résulte délectation, plaisir et satisfaction. »
« Quand l'amant est joint à l'objet aimé, il se repose; quand
le poids est placé sur un support, il se repose. »
i. Léonard de Vinci, Codice Trivulzio, loi. 30, verso.
2. Nicolai de Cusa Excitai ionu m ex sermonibus liber V: ex sermone : Non in ^olo
pane vivit homo.
3. Léonard de Vinci, Codice Trivulzio, fol. 6, recto.
'4. Amor transformatorius amantium, eût dit Nicolas de Cues.
NICOLAS DE GUES ET LÉONARD DE VINCI 1 65
VIT
Les réflexions de Léonard de Vinci touchant
LA PHILOSOPHIE DE NlCOLAS DE GUES (suite). Les FACULTÉS
de l'Ame.
Le Codice Trivalzio renferme diverses réflexions relatives aux
facultés de l'âme humaine; moins nettement, peut-être, que les
précédentes, elles portent le sceau de la philosophie de Nicolas
de Cues; il en est qui s'adapteraient sans peine à des doc-
trines plus générales; il n'en est toutefois aucune qui ne se
puisse fort exactement appliquer à celle-là; nous Talions voir
tout à l'heure.
Pour Nicolas de Cues1, l'intelligence humaine est formée
par l'union de deux éléments, l'un d'essence supérieure et
spirituelle, qu'il nomme Y intellect, l'autre d'essence inférieure
et participant du corps, qu'il nomme le sens; de leur union
naît la raison, qui participe à la fois de l'intellect et du sens.
Le sens dépend du temps et de l'espace; l'intellect au
contraire est indépendant du temps et de l'espace; il plane
dans une région plus élevée, où il voit.
N'est-ce pas ce fondement essentiel de la doctrine de
l'Evêque de Brixen que Léonard de Vinci entend exprimer
lorsqu'il écrit2 :
« Les sens sont terrestres ; la raison se tient en dehors des
sens lorsqu'elle contemple » ?
Cette connaissance contemplative n'est pas la connaissance
naturelle à l'homme ; la raison humaine participe à la fois du
sens et de l'intellect; aussi point de connaissance qui ne soit
venue à la raison à partir du sens (nihil est in intellectu quod
non prius Juerit in sensu); point de connaissance, non plus,
où l'intellect ne prenne part. Cette doctrine de Nicolas de
i. Vide supra, III, L.
3. Léonard de Vinci. Codice Trivalzio. fol. 33, recto
l6G ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
Cues, nous en trouvons le résumé en ces deux phases du
Vinci :
«Toute notre connaissance1 tire son principe des senti-
ments. »
« La chose est connue au moyen de notre intellect2. »
Notons — la remarque a son prix — que la seconde de ces
pensées fait suite aux réflexions sur l'amour que nous avons
citées et où nous avons signalé la marque bien reconnaissable
de Nicolas de Cues.
Deux pages plus loin3, nous lisons ces lignes assez énigma-
tiques :
« U sono le potenfie. memoria. e intelletto lascibili. e choncupis-
cibili. »
« le 2 prime, son ragionevoli ellaltre sensuali. »
Il est classique, dans l'enseignement de l'École, de distin
guer quatre puissances en l'âme humaine : la raison, la
volonté et les deux passions principales, l'irascible et la con-
cupiscible. Nicolas de Cues reproduit cette division en un de
ses sermons 4. A la place du mot dénué de tout sens : lascibili,
il faut écrire, croyons-nous : irascibili, et traduire ainsi la
réflexion précédente :
« Quatre sont les puissances [de l'âme] : la mémoire et
l'intellect, l'irascible et la concupiscible. Les deux premières
sont raisonnables et les autres sensuelles. »
Mais ce passage présente encore quelques points qui méritent
examen.
Selon la division classique, les quatre puissances de l'âme
sont la raison et la volonté, la passion irascible et la passion
concupiscible. k la raison et à la volonté, Léonard substitue la
mémoire et l'intellect; cette substitution n'est-elle que le résul-
tat d'une inadvertance? N'a-t-elle pas une raison5 et cette
i. Léonard de Vinci, Codice Trivulzio, fol. ao, verso.
2. Léonard de Vinci, Codice Trivuhio, fol. G, recto.
.H. Léonard de Vinci, Codice Trivulzio, fol. 7, verso.
4. Nicolai de Cnsa Excitationum ex sermonilms liber VIII; ex sermone : Domiua-
buntur populis.
5. En son écril De sentu et sensato, Aristote indiquant ce qui, chez les animaux.
dépend à la lois <lo l'âme el du corps, commence son énumératîon par ces mots : « le
sens el la mémoire, la colère el le désir;» il y ajoute: « toute espèce d'appétit, ta joie
MCOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI lf>7
raison ne se laisserait-elle pas deviner par la lecture de Nicolas
de Gués?
Il existe un remarquable sermon i où l'Évêque de Brixen se
propose de développer cette pensée de saint Augustin : « L'image
de la Trinité se trouve en l'âme humaine; l'intelligence est
engendrée par la mémoire et la volonté procède de toutes
deux. »
Le Cardinal Allemand commence par distinguer deux modes
d'action de l'âme; unie aux organes corruptibles, son activité
est soumise à la succession du temps; elle sent, elle imagine,
elle se souvient dans la durée; mais son activité peut aussi
s'exercer sous une forme plus haute, où elle se trouve sous-
traite à la succession du temps; elle vit alors dans le temps
intemporel.
« L'âme donc, agissant en ce temps intemporel, voit à la
fois, dans sa propre essence, le passé, le présent et le futur ; le
passé, elle le nomme mémoire, le présent intellect, le futur
volonté ou désir. »
La mémoire dont il s'agit ici n'est pas la mémoire imagina-
tive. « C'est la mémoire purement intellectuelle, séparée de la
matière. Elle est capable, grâce à cette séparation, de saisir les
espèces du monde intelligible, et de les comprendre, donnant
ainsi naissance à l'intellect. Or, ce qu'elle comprend, elle en
voit la convenance avec l'être qui comprend, et de là résulte
la volonté. »
Ainsi « la propriété par laquelle l'âme peut retenir les
espèces intelligibles se nomme la mémoire. Celle par laquelle
elle se tourne vers les espèces intelligibles pour les connaître
se nomme l'intelligence. Celle par laquelle elle s'attache à ces
espèces après qu'elles lui sont connues se nomme volonté. »
« L'intellect suppose donc la mémoire abstraite ; l'intellect,
en effet, n'est rien autre chose que l'intelligence des idées qui
sont en la mémoire... On ne peut comprendre le mot intellect
et la tristesse; ce sont choses, en effet, qui sont communes à presque tous les ani-
maux;» les quatre premiers termes de cette énumération ne sont assurément pas
donnés comme représentant les quatre puissances de l'âme.
1. Nicolai de Cusa Excitationum ex sermonibus liber l; De eo quod scriptum est :
Vita erat lux hominum.
l68 * ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
que comme signifiant l'intelligence de quelque chose, et ce
quelque chose est la mémoire; tout comme on ne peut être fils
sans être le fils de quelqu'un, savoir du père. » Ainsi l'intellect
est le fils, le verbe, le Xovoç de la mémoire intellectuelle.
« Quant à la volonté, elle n'est rien que la volonté de la
mémoire et de l'intelligence réunies; ce qui ne se trouve pas
à la fois dans la mémoire et dans l'intelligence ne saurait se
trouver en la volonté » ; la volonté procède donc à la fois de la
mémoire, et de l'intellect qui en est le verbe.
Enfin la mémoire, l'intellect, la volonté, forment une trinité
qui se résout en unité dans l'essence indivisible de l'âme.
De telles pensées méritaient assurément d'arrêter l'attention;
il n'est pas surprenant qu'elles aient pu solliciter celle de
Léonard; leur influence expliquerait alors comment à la raison
et à la volonté, termes de rénumération classique, il a pu
substituer la mémoire et l'intellect; elle expliquerait surtout
comment, dans une gradation qui descend des plus nobles
puissances aux plus humbles, il adopte un ordre tout d'abord
surprenant et place l'intellect après la mémoire.
Mais tout n'est pas clair encore dans la courte réflexion que
nous avons citée; de ces deux puissances purement cognitives,
la mémoire et l'intellect, n'est-il pas singulier de voir rap-
procher les deux puissances passionnelles, l'irascible et la
concupiscible? La lecture de Nicolas de Cues a pu, cependant,
inciter Léonard à établir un tel rapprochement.
En un passage des dialogues intitulé : VIdiot l, l'Évêque de
Brixen donne le nom de passion au début du mouvement de
l'esprit, tandis qu'il réserve le nom d'intellect à l'état de perfec
tion auquel conduit l'accomplissement de ce mouvement :
« L'Idiot... On dit que l'esprit comprend dès là qu'il se
meut; le commencement de ce mouvement est plus particu-
lièrement désigné sous le nom de passion, et la perfection de
ce mouvement sous le nom d'intellect. Mais, de même que la
disposition et l'habitude sont une seule chose, que l'on nomme
disposition tandis qu'elle tend à sa perfection et habitude
i. Nicolai de Cusa Idiotœ liber 111 : De mente: cap. Vil).
NICOLAS DE GUES ET LEONAUD DE VINCI l6çj
lorsqu'elle y est parvenue, de même la passion de l'esprit et
l'intellect sont une seule chose... Le mouvement de l'esprit est
intellect et le début de ce mouvement est passion. »
Si Léonard a lu ce passage, nous n'avons plus lieu de nous
étonner de la classification qu'il impose aux puissances de
l'âme, classification qui met l'intellect immédiatement au-dessus
des deux passions sensuelles, l'irascible et la concupiscible.
Or d'autres considérations vont fortifier en nous l'hypothèse
que Léonard avait lu ce passage de Nicolas de Gués.
L'énumération des quatre puissances de l'âme, que nous
avons relevée au Codice Trivulzio, y est immédiatement suivie
des lignes que voici l :
« Des cinq sens, la vue, l'ouïe et l'odorat sont de peu
d'empêchement (di pocha proibitione); il n'en est pas de même
du tact et du goût. »
« L'odorat mène avec soi le goût chez le chien et autres
animaux pourvus de gueule. »
Au premier moment, il est difficile de n'être pas surpris de
la démarche singulière selon laquelle procède la pensée de
Léonard ; nous voyons cette pensée sauter brusquement d'une
énumération des facultés de l'âme à un partage des cinq sens
en deux catégories, puis s'achever en une remarque sur le flair
du chien. Par quelle transition insoupçonnée l'intelligence du
grand peintre reliait elle entre eux ces sujets si disparates?
Cette transition va nous apparaître si nous poursuivons la
lecture du chapitre2 où Nicolas de Gués a donné le nom de
passion au début du mouvement intellectuel.
Dans ce chapitre, en effet, l'Évêque de Brixen classe, suivant
une gradation descendante, d'abord les quatre formes de
l'esprit, puis les cinq sens du corps.
Les quatre degrés qu'il distingue dans l'esprit ne sont pas
ceux qu'y marque Léonard; ce sont, en allant du plus parfait
au moins parfait3, l'intellect, la faculté appréhensive, l'ima-
gination et le sens. Quant aux sens particuliers, leur ordre
i. Léonard de Vinci, Codice Trivulzio, fol. 7, verso.
2. Nicolai de Gusa Idiotse liber 111 : De mente; cap. VI 11.
i. Vide supra, III. L.
I7O LTUDES SUR LEONARD DE VINCI
hiérarchique décroissant est le suivant : la vue, l'ouïe, Fodoral,
le goût et le toucher.
L'idée de former une échelle unique au moyen des cinq
sens surmontés des quatre facultés de l'âme était évidemment
une idée chère à Nicolas de Cues ; il l'expose également en un
autre ouvrage1; il y voit la preuve que tout dans l'homme
procède suivant le nombre neuf, carré de la trinité.
Voilà qui déjà nous fait comprendre pourquoi Léonard énu-
mère les quatre puissances de l'âme selon l'ordre d'excellence
décroissante, puis, tout aussitôt après, les cinq sens, dans le
même ordre.
Mais allons plus loin, et comparons les deux passages où
l'Évêque de Brixen a donné semblable énumération.
Au De conjecturis, l'ordre hiérarchique selon lequel les sens
sont disposés est ainsi justifié : Les sens inférieurs, goût et
toucher, ne s'exercent qu'au contact; les sens supérieurs
s'exercent à distance, et d'autant plus qu'ils sont plus parfaits :
« Toute sensation est causée par l'approche de quelque chose
(obviatio). Certaines sensations ne sont causées que par
l'approche jusqu'au contact; d'autres sont déterminées par
l'approche de l'objet jusqu'à une distance plus ou moins
grande. L'odorat, qui se produit en un organe particulier, et
qui est d'une nature plus noble que les premiers sens, est
affecté par des objets même éloignés, au point que la sensation
en résulte. L'ouïe est affectée par des objets plus éloignés
encore. La vue, enfin, surpasse en excellence tous les autres
sens; aussi la sensation y est-elle déterminée par des objets
beaucoup plus distants que ceux dont les autres sens peuvent
être affectés. »
Le passage que nous venons de traduire ne nous donne-t-il
pas la clé de cette ligne si énigmatique : « de 5 sensi vedere
uldir odorato sono di pocha proibitione. latlo e guslo no. »? Ne
faut il pas l'interpréter ainsi : « Il est peu d'obstacles qui puis-
sent empêcher la vue, l'ouïe et l'odorat; il n'en est pas de
même du tact et du goût qui cessent par simple suppression
du contact » ?
1. Nicolai de Cusa De conjecturis liber II, cap. \IY
NICOLAS DE GUES ET LÉONARD DE VINCI 1 7 1
Au livre III des dialogues de l'Idiot1, Nicolas de Cues décrit
le procédé par lequel la sensation se produit en nous ; il y rap-
proche le goût de l'odorat et admet que celui-là, comme
celui-ci, peut se produire à distance :
« De même que l'ouïe se produit au sein d'un air très subtil,
l'odorat se produit au sein d'un air épais, ou mieux d'un air
chargé de fumées; cet air pénètre dans les narines; sa nature
fumeuse retarde l'esprit, afin d'exciter l'âme à saisir l'odeur de
ses fumées. Si le même air pénètre au contact des parois
humides et spongieuses du palais, il retarde l'esprit et excite
l'âme à goûter... »
N'est-ce pas chez les animaux qui suivent leur proie à la
piste et la dégustent d'avance par l'odorat que cette assimila-
tion se trouve surtout justifiée? Et ce passage de Nicolas de
Cues n'appelle-t-il pas tout aussitôt la remarque de Léonard :
« L'odorat mène avec soi le goût chez le chien et les autres
animaux pourvus de gueule » ?
Ajoutons que Léonard partage en toutes choses les opinions,
la plupart du temps fort justes, que Nicolas de Cues a émises
touchant le mécanisme de la perception; témoin ce fragment2,
où la pensée du grand peintre s'exprime à peu près comme
s'est exprimé l'Évêque de Brixen dans le passage que nous
venons de citer :
(( Les sens ne reçoivent pas la ressemblance des choses au
moyen d'une certaine vertu qu'ils projetteraient hors d'eux-
mêmes, mais bien par l'intermédiaire de l'air; celui-ci, qui se
trouve entre l'objet et le sens, incorpore les espèces émises
par les choses et, par le contact qu'il a avec le sens, il lui
apporte ces espèces. S'il faut, pour qu'il y ait odeur ou son,
que les objets envoient leurs puissances spirituelles à l'oreille
ou au nez, comment ne serait-ce pas nécessaire lorsqu'il s'agit
de la lumière?... »
Nous voyons par cet exemple que la lecture des œuvres de
Nicolas de Cues permet d'interpréter telle pensée obscure de
1. Nicolai de Cusa Idiotœ liber III : De mente; cap. VIII.
■>.. Léonard de Vinci, Codice Atlantico, fol. 89 a. — Cf.: .T. P. Richter, The literary
H orks of Leonardo da Vinci, Londres, 1 883 ; t. II, 5 834.
I -J-2 ÉTUDES SUH F.ÉONARD DE VINCI
Léonard, de justifier tel rapprochement d'aspect incohérent;
elle permet aussi de restituer leur sens véritable et complet à
des passages qui, pris en eux-mêmes, sembleraient réflexions
sans importance, voire même plaisanteries de goût douteux.
De ce nombre est le passage suivant, que nous reproduisons
tel que Léonard l'a écrit1 :
« Demetrio solea dire, non essere diferentia. dalle parole e voce
dellinperiti ignioranti chessia da soni e strepidi. causati dal ventre
ripieno di superfluo vento. »
« Ecquesto non senza cagion dicea imper ochellui non reputava.
esser diferentia da quai parte costoro mandassino. fuora la voce o
dalle parte inferiori o dalla bocha chelluna ellaltra era di pari
valimento. e substantia. »
Qu'est-ce là? Une grossière boutade, singulièrement déplacée
en ce cahier dont toutes les notes, hors celle-là, ont trait aux
sujets les plus relevés? Nous le pourrions croire si nous ne
recourions à Nicolas de Cues.
En son Dialogue sur la Genèse2, Nicolas de Cues veut expliquer
quels sont les trois degrés qu'il établit en la connaissance
humaine : La connaissance sensible, la connaissance ration-
nelle, la connaissance intellectuelle ; voici l'ingénieuse compa-
raison qu'il développe :
a La parole que le maître prononce implique elle même trois
ordres distincts. »
« Tout d'abord cette parole est sensible. Elle peut être recueillie
par le simple organe de l'ouïe, par des gens qui ignorent abso-
lument le sens des mots dont elle se compose. C'est là la
manière bestiale de la recevoir. Toutes les bêtes, en effet, sont
en cela semblables à l'homme qui ignore le sens des mots;
elles entendent seulement des sons articulés. »
u Après cela vient la parole rationnelle, celle qu'entendent les
hommes instruits du sens des mots. La raison seule comprend
le sens des mots, en sorte que la parole rationnelle du maître
est entendue par les hommes, et non par les bêtes. »
« Mais il peut arriver qu'un grammairien entende le dis-
i. Léonard de Vinci, Codice Trivulzio, folio 16. verso,
a, \ieolai de Cusa Dialogus de Genesi
NICOLAS DE CUES ET LÉONARD DE VINCI 1 7^
cours du maître et ne saisisse pas la pensée même de ce
maître, si celui-ci, par son discours, s'efforce d'expliquer une
idée mathématique ou théologique. Vous voyez donc que la
parole du maître est encore rationnelle, mais d'un ordre
supérieur. » C'est Tordre intellectuel.
Comprend-on maintenant le sens profond de la pensée de
Léonard? IN 'est-elle pas une comparaison, brutale assurément,
mais bien capable de mettre en lumière ce qu'il faut entendre
par la parole purement sensible ?
VI11
Les réflexions de Léonard de Vinci
TOUCHANT LA PHILOSOPHIE DE NlCOLAS DE CUES (SUlte).
L'immortalité de l'ame.
De quelle manière l'âme humaine est-elle unie au corps?
Comment la mort du corps n'entraîne -t-elle pas la mort de
l'âme? Ce sont questions qui ont, à plusieurs reprises, préoc-
cupé Léonard de Vinci. Les essais qu'il a tentés en vue d'y
répondre étaient guidés, en général, par les pensées que
Nicolas de Cues avait émises au sujet de ces problèmes ; et,
parfois, les idées de Nicolas de Cues avaient pour origine les
doctrines exposées en la Théologie d'Aristote. L'influence du
philosophe antique qui a composé ce livre parvenait ainsi, par
l'intermédiaire de l'Évêque de Brixen, jusqu'à Léonard.
« Tout mouvement d'union est un mouvement amoureux
qui tend au plus grand bien des objets qu'il unit1. Tout mou
vement d'une partie a pour objet la perfection du tout3. »
C'est par un tel esprit d'union que l'âme du monde, qui en
est la forme, s'unit à la matière3; la matière désire la forme
qu'elle est apte à recevoir ; « la forme qui désire être en acte
et qui ne peut subsister isolément... descend afin d'exister,
1. Nicolai de Cusa De docta ignorant ia liber secundus, cap. X.
2. Nicolas de Cues, ibid., cap. XII.
3. Nicolas de Cues, ibid., cap. X.
l-y/l ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
d'une manière contractée, en la possibilité » qui est la matière.
En l'homme, ce microcosme, l'union de l'âme et du corps est
produite par un semblable esprit de connexion amoureuse1,
dont la fin est la perfection plus grande de l'âme et du corps
qu'il fait vivre ensemble. Telle est, en ces grands traits, la
doctrine que Nicolas de Gués professe sur la nature du com-
posé humain.
N'est-ce pas cette même doctrine que résument ces courtes
phrases du Vinci :
« Toute partie a tendance2 à se réunir à son tout pour fuir
sa propre imperfection. »
« L'âme3 désire rester unie à son corps, parce que sans les
instruments organiques de ce corps, elle ne peut ni opérer ni
sentir. »
Au sujet de l'union de l'âme et du corps, l'auteur de la
Théologie dTArislote expose *, pour la réfuter et la rejeter, une
doctrine soutenue par certains pythagoriciens : « Quelques
philosophes de la secte de Pythagore ont comparé la compo-
sition de l'homme à celle de la cithare. Lorsque les cordes de
la cithare ont été tendues selon les règles et conformément
à une certaine proportion, il suffit que le musicien frappe
ces cordes pour que la cithare rende une harmonie. De même,
lorsque les humeurs se tempèrent exactement les unes les
autres, le corps se trouve en sa véritable complexion, et c'est
cette complexion que l'on désigne par le nom d'âme. Mais il
me semble impossible d'admettre cette opinion... »
Pas plus que l'auteur de la Théologie d'Arislote, Nicolas de
Gués n'entend réduire l'âme humaine à n'être que l'harmo-
nieux équilibre d'un corps sainement constitué. Mais la
théorie pythagoricienne qu'il repousse lui suggère du moins
une comparaison; celle-ci se trouve en un passage que nous
allons étudier.
Le microcosme est analogue au macrocosme; la création de
i. Nicolas de Gusa De docta ignorantia liber secundus, cap. XII.
}.. Léonard de Vinci, Codice Atlantico , fol. 58 a.
3. Léonard de Vinci, ibid., fol. 180 a.
\. Aristotelis Theologise liber tcrtius, cap. V. -Éd. iôig, fol. 10, recto; éd. 1 07^ ,
fol . at), verso.
NICOLAS DE GUES ET LEONAHD DE VINCt 1 7>5
l'Ame du monde et la création de l'âme humaine ont donc,
entre elles, la plus grande ressemblance; aussi le Cardinal
Allemand ne traite-t-il guère de l'une sans traiter de l'autre;
c'est ainsi que la considération de l'Ame du monde l'amène à
parler, dans le passage que nous allons citer1, de la formation
de Tâme de l'homme.
uL'Orateur. — Mais, dis -moi, comment l'âme se trouvé-
telle répandue dans le corps par l'acte créateur? »
« L'Idiot. — Tu m'en as déjà entendu parler en d'autres
circonstances. Aide-toi maintenant, pour le comprendre, de ce
nouvel exemple. »
« L'Auteur. — L'Idiot prit alors un verre; puis il le frappa
au moyen d'un petit pendule tenu entre le pouce et l'index; le
verre aussitôt rendit un son. Ce son ayant duré pendant
quelque temps, le verre se fendit et, sur-le-champ, le son cessa
de se faire entendre. L'Idiot prit alors la parole : »
u L'Idiot. — Ma puissance, par l'intermédiaire du pendule,
a produit dans le verre une certaine force; cette force a mis le
verre en mouvement, ce qui a produit le son. Au bout de
quelque temps fut détruite cette proportion du verre en
laquelle résidait le mouvement et, par conséquent, le son ;
aussitôt, le mouvement prit fin et, le mouvement cessant, le
son cessa également. Si cette vertu productrice du mouvement
ne dépendait pas du verre, elle ne serait pas supprimée par le
fait que le verre est rompu; elle persisterait en l'absence du
verre; tu aurais alors un excellent exemple de cette force qui
est créée en nous; qui y produit la mouvement et l'harmonie;
qui cesse de les y produire lorsque l'exacte proportion de
notre corps est détruite; et qui, cependant, ne cesse pas pour
cela d'exister. C'est ce qui aurait lieu, par exemple, si, sur une
cithare donnée, je t'enseignais l'art de jouer de la cithare; bien
que cet art te soit enseigné au moyen d'une certaine cithare, il
ne dépendrait pas de cette cithare; aussi la cithare pourrait être
brisée sans que ton talent de harpiste en fût dissipé; et cela,
lors même que tu ne trouverais dans le monde aucune cithare
dont tu pusses jouer. »
i. Nicolai de Cusa Idiotœ liber lertius : De mente; cap. XIII.
176 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
La première des deux comparaisons données par Nicolas de
Gués était malpropre à représenter l'union de l'âme et du
corps; la rupture de la cloche de verre met fin au mouvement
sonore qui résidait en cette cloche; à suivre cette compa-
raison, nous serions conduits à penser que l'âme périt lorsque
l'intégrité du corps est détruite. Nicolas de Cues a reconnu ce
défaut de son premier exemple et il en a cherché un second
qui fût apte à figurer une âme immortelle; il ne semble pas
que le choix auquel il s'est arrêté fût très heureux, car si l'art
de jouer de la cithare survit à la destruction de cette cithare,
il ne résidait point en cet instrument durant que celui-ci
demeurait entier. Léonard paraît avoir voulu remédier aux
défauts de ces deux exemples en écrivant ce qui suit l :
« L'âme ne peut se corrompre par suite de la corruption du
corps; elle agit dans le corps à la ressemblance du vent qui
produit le son dans un orgue; si l'on gâte un tuyau, le vent ne
produira plus bon effet en passant par ce tuyau2. »
La comparaison que nous venons de citer ne constitue pas
une théorie de l'union de l'âme et du corps. Or, Léonard
semble avoir conçu une telle théorie, et cela sous l'influence
de Nicolas de Cues qui s'inspirait lui-même de la Théologie
d'Aristote; c'est ce que nous allons nous efforcer de mettre en
évidence.
Voici d'abord la doctrine qu'exposes l'auteur de la Théologie
d'Aristote et qui se trouve au principe de cette évolution :
Les êtres du Monde intellectuel, directement produits par
l'Intelligence active, sont sans aucun défaut; il n'en est pas de
• . Léonard de Vinci, Codice Trivulzio, loi. ko, verso.
a. Non resultava per que'la del vento buono ejfetto. M. Beltrami a lu : del vote buono
effetto, ce qui n'a aucun sens; mais cette lecture est inadmissible; il y a, dans le texte
de Léonard, vôto ou veto; la forme de la lettre qui suit le v est indécise entre Ye et
l'o; mais le trait qui la surmonte et qui, dans l'orthographe de Léonard et de ses
contemporains, remplace la lettre n est très bien marqué; on a donc à choisir entre
la lecture vonto qui n'a aucun sens, et la lecture vento qui convient admirablement
au contexte; si une hésitation était permise, elle serait levée par la comparaison du
mot douteux avec le mot vento (veto), de lecture certaine, qui se trouve à la ligne
précédente. D'ailleurs, M. Jean Paul Richter et M. Eugène Miintz ont adopté cette
lecture: vento (Jean Paul Richter, The Uterary Works of Leonardo da Vinci; Londres,
i883, t. II, § ii4i. — Eugène Miintz, Léonard de Vinci, l'artiste, le penseur, le savant:
Paris, 1899, p. 3oa).
3. Aristotclis Theologiie liber tertius decimus, cap. VI 11. — Ed. i5iq, fol. 81 ,
vrrso. cl 8a. recto; éd. 1.^72, fol. i35, recto et verso, fol. i36, recto.
NICOLAS DE CUES ET LÉONARD DE VINCI 1 77
même des individus qui composent le Monde sensible; ceux-ci,
l'Intelligence les produit par l'intermédiaire de l'Ame univer-
selle, en laquelle on peut considérer une manière d'être
d'ordre inférieur. Il y a même des degrés en cette partie infé-
rieure de l'Ame. La forme la plus infime de l'Ame est la forme
végétative, car elle est celle dont le pouvoir de connaître est
le plus humble et le plus réduit; elle s'unit aux corps les plus
vils pour produire les plantes. Au-dessus, est l'âme sensitive
qui fait vivre les animaux. Au-dessus encore, se place l'âme
humaine, capable de réflexion et de raison.
L'âme d'une plante réside en sa racine; si Ton coupe la
racine, la plante meurt. Mais alors « l'âme de la plante, qui se
trouve séparée du corps qu'elle informait, subit-elle la corrup-
tion? A cette question, nous répondons qu'elle retourne à la
région qui lui est propre, et qui fait partie du Monde intellec-
tuel; elle y retourne pour ne plus la quitter. De même, lors-
qu'une âme sensitive semble se corrompre en un animal, elle
retourne en réalité au Monde intellectuel. L'Intelligence, en
effet, est le réceptacle de l'Ame; lorsque lame y est enfin
rentrée, elle ne le quitte plus. Si elle le quittait, elle ne serait
plus en aucun lieu ; car il faudrait que, sans subir aucune
division, elle se trouvât à la fois en haut, en bas et partout;
or, elle n'est pas répandue partout comme l'Etre universel,
car, en ce cas, elle occuperait simultanément tous lieux. »
« Dans son ascension, l'Ame ne monte pas jusqu'à l'orbite
suprême du Monde intellectuel; elle reste aux confins des deux
mondes, comme il convient à une substance qui est une sorte
d'intermédiaire entre les substances intellectuelles et les sub-
stances sensibles ; si elle le désire, elle descendra de cet orbite
supérieur à notre monde inférieur plus aisément qu'elle ne
s'est élevée de celui-ci à celui-là...
» Il importe de savoir que tous les êtres de la nature dépen-
dent les uns des autres et sont subordonnés les uns aux autres.
Quand l'un d'entre eux se corrompt, il fait retour à celui qui
se trouve immédiatement au-dessus de lui, et cela de proche
en proche jusqu'à ce qu'il parvienne aux cieux; de là, il
remonte à l'Ame universelle, puis à l'Intelligence active, en
P. DLHEM. 11
I78 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
laquelle coexistent toutes les créatures ; l'Intelligence active, à
son tour, existe au sein de l'Auteur premier, qui est le Verbe
créateur, auquel toutes choses font retour, car toutes choses
ont été créées par lui et subsistent en lui. »
Que ce passage de la Théologie d'Aristote ait vivement attiré
l'attention de Nicolas de Gués, nous n'en saurions douter.
Sans donner de l'immortalité de l'âme une théorie qui lui
soit personnelle, l'Évêque de Brixen se borne à rappeler1, en
leur donnant la forme conjecturale d'interrogations, diverses
doctrines, empruntées pour la plupart aux philosophies néo-
platoniciennes. Il termine cet exposé par ces paroles :
« Les formes qui appartiennent à une certaine région ne
trouveraient-elles pas leur repos dans une forme supérieure,
par exemple dans une forme intellectuelle? N'est-ce pas par
l'intermédiaire de cette forme qu'elles parviennent à leur fin,
qui est la fin même du Monde? Les formes inférieures, en
effet, n'atteindraient-elles pas leur fin en cette forme intellec-
tuelle et, par celle-ci, en Dieu? Cette forme supérieure ne
monterait-elle pas vers la circonférence, qui est Dieu, tandis
que le corps descendrait vers le centre, qui est également
Dieu? Le mouvement de toutes choses serait ainsi vers Dieu.
De même, en effet, que le centre et la circonférence sont une
même chose en Dieu, de même le corps, tout en descendant
vers le centre, tout en paraissant s'éloigner de l'âme qui
monte vers la circonférence, serait enfin réuni à l'âme en
Dieu, où cessera tout mouvement. »
L'hypothèse que la partie intellectuelle des âmes terrestres
s'élève, après la mort, vers une forme intellectuelle supé-
rieure qui monte elle-même se reposer en Dieu est celle
qu'a formulée la Théologie d'Aristote. Nicolas de Cues la
complète. Le philosophe néo-platonicien ne s'était point
soucié du sort qui attend le corps après la mort; l'Évêque
de Brixen veut qu'il descende tandis que l'âme monte, qu'il
tende vers un but absolument opposé à celui qui sollicite
l'âme; et, par conséquent, puisque les extrêmes opposés
1. Nicolai dcCusa De docta ignorantia lib. II, cap. XII.
Nicolas de gués et lèonard de viingi 179
s'identifient en Dieu, qu'il tende à rejoindre l'âme au sein de
Dieu. Le postulat de l'identité du maximum et du minimum
permet de souder à la théorie de l'Aristote apocryphe le dogme
chrétien de la résurrection de la chair. Ici encore, la philoso-
phie de Nicolas de Gués nous apparaît comme une adaptation
de la Théologie d'Aristote à la doctrine chrétienne.
Lorsque Nicolas de Gués, en ce passage, nous parle de
l'ascension de l'âme, de la descente du corps, il faut sans
doute entendre ces mots au sens métaphorique; il s'agit d'un
perfectionnement de plus en plus grand, d'un avilissement
croissant, et non pas d'un changement de lieu dans l'espace.
Mais, bien aisément, les lecteurs de Nicolas de Gués pou-
vaient prendre cette comparaison pour l'expression même
de la réalité; ils pouvaient regarder l'être vivant comme une
sorte de mélange d'un corps lourd et d'une âme légère, fort
analogue à ce mélange d'eau lourde et de feu léger qui, pour
les physiciens de ce temps, constituait la vapeur d'eau; la
mort dissociait ce mélange; le corps, devenu plus grave, ten-
dait plus fortement vers le centre du Monde; l'âme, légère,
s'élevait vers son lieu naturel, que la plupart des physiciens
et des théologiens s'accordaient à placer au delà de la dernière
sphère mobile des cieux.
D'ailleurs, bien des passages de l'œuvre même de Nicolas de
Gués incitaient le lecteur à prendre la théorie de l'immortalité
de l'âme en ce sens quelque peu matériel et grossier. Parfois,
l'Évêque de Brixen semblait assimiler le corps vivant à un
mélange d'éléments pris en proportions convenables; c'est
parce que1 « nulle science ne peut connaître l'exacte compo-
sition des mixtes » que « la médecine ne peut dépasser le degré
des simples conjectures, non plus que toute autre science
fondée sur les mesures » .
«La mort, d'ailleurs2, ne semble pas être autre chose que
la résolution d'un composé en ses composants. »
Les principes vitaux mélangés au corps durant la vie sont
légers; leur départ laisse le cadavre plus pesant; l'expérience
1. Nicolai de Cusa De conjecturis liber secundus, cap. V.
2. Nicolai de Cusa De docta ignorantia liber secundus, cap XII.
l8o ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
pourrait même nous conduire à la détermination de leur
légèreté ' :
« Le poids de l'homme est différent selon qu'il retient sa res-
piration après avoir aspiré de l'air ou qu'il émet son souffle; il
n'est pas le même lorsque l'homme est vivant et lorsqu'il est
mort; il en est ainsi pour tous les animaux. Il serait très inté-
ressant de noter ces variations de poids pour divers animaux
et pour des hommes de différents âges; nous pourrions alors,
par voie de conjecture, nous élever jusqu'à la connaissance
du poids des esprits vitaux. »
La lecture même de Nicolas de Gués incitait donc bien
souvent à prendre au pied de la lettre, et dans leur sens méca-
nique, les passages où il parlait de l'ascension de l'âme et de
la descente du corps après la mort. C'est ainsi, très certaine-
ment, que Léonard a compris ces passages.
Il assimile le corps humain à un mélange d'éléments dont
l'exacte proportion constitue la santé :
« La maladie2 n'est que le désaccord des éléments fondus
ensemble dans le corps vivant. »
<( La médecine répare l'inégalité qui s'est introduite entre
les éléments. »
Pour Léonard donc, comme pour Nicolas de Cues, la méde-
cine rationnelle reposerait sur l'exacte connaissance de la
composition de ce mixte qu'est le corps vivant; elle ne serait
qu'une sorte de Chimie particulièrement délicate.
Or, au nombre des éléments qui se mêlent ainsi pour com-
poser le corps vivant d'un homme, Léonard compte l'esprit :
« L'esprit est une puissance mêlée au corps3. »
Donc, parmi les éléments, graves ou légers, dont la « fusion »
constitue le corps vivant, il s'en trouve un, plus léger sans
doute que tous les autres, qui est l'esprit. Au moment de la
mort, cet élément-là se sépare des autres. Qu'advient-il alors?
C'est à la Physique de nous l'apprendre; et justement, dans ses
i. Nicolai de Cusa Jdiotœ dialogus quartus : De slaticis experimentis.
2. Léonard de Vinci, Codice Trivulzio, fol. h, recto.
3. Léonard de Vinci, Second manuscrit sur l'anatomie de la Bibliothèque du Château
de Windsor, fol. a^a, a. — J.-P. Richter, The literary Works of Leonardo da \inci,
t. Il, art. ! : i ',.
NICOLAS DK CUES ET LEONARD DE VINCI l8l
Questions sur le De Cœlo1 qui sont, entre les mains de Léonard,
d'un continuel usage, Albert de Saxe discute des problèmes de
ce genre; c'est donc à sa méthode que Léonard fera appel
pour les résoudre; et comme les questions les plus diverses
sollicitent en même temps le génie du Vinci, nous verrons, en
une même page du Codlce Trivulzio, les doctrines d'Albert de
Saxe s'opposer2 à la notion de pression telle que l'entend le
Précurseur de Léonard et préparer la théorie de l'immortalité
de l'âme.
Voici cette page du Codice Trivulzio^:
« Aucun élément ne pèse dans son propre élément lorsqu'il
lui est uni ; les parties supérieures de l'air ne pèsent donc pas
sur les parties inférieures. »
« Un corps dont la qualité diffère de la qualité de l'air ne
peut demeurer immobile au sein de l'air, s'il est libre ; en
effet, puisque ce corps n'est pas de même qualité que l'air, il
est nécessairement plus lourd ou plus léger que lui; s'il est
plus lourd, il tombera à la partie inférieure; s'il est plus léger,
il pénétrera en haut. »
« Plus une chose a de conformité avec l'élément qui l'en-
toure, plus est lent le mouvement par lequel cette chose sort
du sein de cet élément; plus au contraire cette chose diffère
de l'élément, plus est impétueux le mouvement par lequel elle
s'en échappe. »
« Au sein de chacun des trois éléments les plus légers, aucune
chose ne peut demeurer en équilibre stable si elle se trouve
hors de sa nature, » c'est-à-dire hors de son lieu naturel.
Cette règle souffre exception lorsqu'il s'agit de la terre; la
cohésion de cet élément lui permet de retenir en ses cavités un
élément moins lourd, de l'air ou de l'eau par exemple; aussi
Léonard a-t-il eu soin de préciser, en formulant cette loi, qu'il
l'appliquait seulement aux trois éléments les plus légers.
Il n'est question que de Physique dans les passages que
i. Alberti de Saxonia Subtilissimœ quœstiones in libros de Cœlo et Mundo ; libri
tertii quaestt. II et III.
■2. Cf. : P. Duhem, Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu,
i" série, p. 37/1-
3. Léonard de Vinci, Codice Trivulzio, fol. 6. verso (ia).
182 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
nous venons de citer; mais, n'en doutons point, cette discus-
sion de Physique prépare l'explication du mouvement par
lequel l'âme se sépare du corps après la mort; les considéra-
tions précédentes, en effet, forment une introduction toute
naturelle à celles que nous allons rapporter1.
Léonard se propose de réduire à néant les prétentions des
nécromanciens; dans ce but, il cherche à démontrer qu'un
esprit ne peut ni demeurer immobile, ni se mouvoir selon sa
volonté dans la région des éléments, s'il n'est uni à un corps;
s'il existait isolé dans le monde des corps, il y constituerait un
vide que les corps rempliraient aussitôt; s'il s'unissait à l'air, il
formerait un mixte plus léger que l'air, qui s'élèverait de suite
dans l'atmosphère. Voici le développement de ces pensées :
« Parmi les autres éléments, des choses incorporelles ne
sauraient exister; car là où il n'y a pas corps, il y a vide, et le
vide ne peut se trouver au sein des éléments, parce qu'il serait
aussitôt rempli par l'élément voisin. »
« Nous venons de voir que l'esprit est, par définition, une
puissance conjointe à un corps; car, de lui-même et isolé, il
ne pourrait nullement se diriger ni se mouvoir d'aucun mou-
vement local ; si tu veux prétendre qu'il se dirige de lui-même,
cela ne saurait être, du moins parmi les autres éléments; si,
en effet, l'esprit était une quantité incorporelle [un volume
dénué de corps], une telle quantité serait ce qu'on nomme
vide, et il n'y a pas de vide dans la nature; si l'on admettait
que le vide fût, il serait immédiatement rempli par la ruine
de l'élément au sein duquel il aurait été engendré. Or donc, la
définition du poids est la suivante : la pesanteur est une puis-
sance accidentelle créée par ce fait qu'un élément est tiré des
autres ou tenu en suspens dans un autre; elle est une relation
entre deux éléments, dont l'un contient l'autre ou cesse de le
contenir. Il suit de cette définition qu'un élément ne pèse pas
lorsqu'il est plongé dans un élément de même nature, mais
qu'il pèse dans l'élément supérieur qui est plus léger que lui;
i. Léonard de Vinci, Second* manuscrit sur l'anatomie de la Bibliothèque du Château
de Windsor, foll. 2A2 b, 2/12 a et 201 b. — J. P. Richter, The literary Works of Leonardo
du \ inci, t. Il, artt. 121 3, 121/» et 1 a 1 5 .
NICOLAS DE CUES ET LÉONARD DE VINCI l83
comme nous voyons que l'eau, dans d'autre eau, n'a ni pesan-
teur ni légèreté; mais si vous la placez dans l'air, alors cette
eau deviendra lourde; et si vous mettez de l'air dans l'eau, alors
l'eau qui se trouverait au-dessus de cet air acquerrait de la
pesanteur, laquelle pesanteur ne pourrait continuer à demeurer
en place d'elle-même, en sorte que sa chute serait nécessaire.
De même que l'eau tombe en bas dans le lieu qui serait vide
d'eau, ainsi arriverait-il de l'esprit qui se produirait d'une
façon continue au sein de l'élément quelconque où il se trou-
verait, et cette cause le déterminerait nécessairement à fuir
vers le Ciel jusqu'à ce qu'il fût sorti de ces éléments. »
« Nous avons prouvé qu'un esprit privé de tout corps ne
pourrait de lui-même ni demeurer immobile au sein des
éléments, ni s'y mouvoir de mouvement volontaire; il ne
pourrait que monter. Nous dirons maintenant comment cet
esprit, flottant au sein de l'air, doit nécessairement se mêler
à l'air; s'il cessait, en effet, de lui être uni, s'il s'en séparait, il
se produirait un vide, ainsi qu'il a été dit plus haut. Puis donc
qu'il veut rester dans l'air, il est nécessaire qu'il se mélange
à une certaine quantité d'air. Mais s'il se mêle à l'air, il en
résulte deux inconvénients; il allège la quantité d'air à laquelle
il est uni, et cet air, ainsi allégé, s'envole vers le haut et ne
demeure point au sein de l'air plus grossier que lui-même; en
outre, cette vertu spirituelle, ainsi répandue dans une masse
d'air, perd sa simplicité et altère sa nature, de telle sorte
qu'elle devient inférieure à la vertu primitive... »
« Il est impossible que l'esprit infus à une certaine quantité
d'air meuve cet air; cela est manifeste par ce qui vient d'être
dit; l'esprit rend plus légère la masse d'air à laquelle il se
mêle ; un tel air montera donc ; il s'élèvera au-dessus de l'autre
air; et cet air se mouvra ainsi en vertu de sa légèreté, non par
la volonté de l'esprit... »
La fuite de l'esprit vers le Ciel, après que la mort a dissocié
la combinaison qui le tenait uni aux éléments, est donc un
simple corollaire de la Science hydrostatique qu'Albert de
Saxe avait empruntée à un antique traité De ponderibus fausse-
ment attribué à Archimède,
l84 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Délivré de son union avec les éléments, l'esprit s'enfuit
donc hors de ces éléments, se dirigeant vers le Ciel. Quel est
le terme de cette fuite? C'est, évidemment, le Heu naturel de
l'esprit. Mais quel est ce lieu?
A cette question, Léonard répond de la manière la plus
précise1 ; le lieu naturel de notre corps est au-dessous du Ciel,
mais le lieu naturel de l'esprit est au-dessus du Ciel : « // corpo
nostro essotto posto al cielo ello cielo essotto posto allô spirito.
Notre corps a sa place au-dessous du Ciel et le Ciel a sa place
au-dessous de l'esprit. »
Tout élément désire son lieu naturel ; là seulement, sa forme
atteint sa perfection; ce désir est, selon la pensée unanime de
l'École péripatéticienne, l'explication de tous les mouvements
non violents que l'on observe dans le monde des corps.
L'esprit désirera parvenir à son lieu naturel, au delà du Ciel
où se meuvent les astres; et pour y parvenir, il désirera sa
séparation d'avec le corps; en dépit donc des apparences, ce
que l'on trouve au fond des souhaits humains, c'est l'aspiration
vers la mort, par laquelle l'esprit de l'homme retourne au
monde spirituel, qui est sa véritable patrie. Pour exprimer
cette pensée, Léonard trouve 2 des accents d'une incomparable
éloquence :
« Vois, l'espérance et le désir de se rapatrier et de revenir à
son premier état est comme le vol du papillon à la lumière ; et
l'homme qui, dans de continuels désirs, avec une impatience
joyeuse, toujours attend le printemps nouveau, toujours le
nouvel été, toujours et de nouveaux mois et de nouvelles
années, trouvant que les choses désirées sont trop lentes à
venir, il ne s'aperçoit pas qu'il désire sa propre dissociation
(la sua disfazione) ; mais ce désir est [celui de] la cinquième
essence, esprit des éléments qui, se trouvant enfermée dans
l'âme humaine, toujours désire retourner du corps humain
vers Celui qui l'a envoyée (il suo Mandatario); et sachez que ce
i. Léonard de Vinci, Codice Trivulzio, fol. 36, verso (70).
1. Léonard de Vinci, ms. Arundel 263 de la Bibliothèque du British Muséum, fol. i5G,
verso; — cité par Jean Paul Richter, The Uterary Works of Leonardo da Vinci, Lon-
dres, i883 ; t. Il, § 1 ilij — et par Gabriel Séailles, Léonard de Vinci, l'artiste et le savant ;
a* édition, Paris, 190O, p. 3a 1 .
NICOLAS DE CUES ET LÉONARD DE VINCI 1 85
même désir est [aussi celui de] la cinquième essence, com-
pagne de la Nature, et que l'homme est le modèle du Monde. »
En lisant les diverses réflexions que Léonard nous a laissées
sur l'union de l'âme et du corps durant la vie, sur leur sépa-
ration après la mort, Eugène Muntz ne peut s'empêcher de
remarquer1 qu'« il n'est pas aisé de dégager un système du
milieu de tant d'assertions flottantes et contradictoires». Et,
en effet, quelques minuscules fragments sont épars sous nos
yeux; il est malaisé de dire quelle mosaïque ils devaient com-
poser et comment chacun d'eux devait concourir à la formation
de l'ensemble. Il n'en est plus de même si nous connaissons
le dessin que cette mosaïque devait reproduire; alors, nous
trouvons sans peine la place de chacun de ces fragments; nous
devinons comment ils s'agençaient entre eux; nous comblons
par la pensée les lacunes qui les séparent. Le plan qui permet
de réunir en un tout harmonieux les diverses réflexions de
Léonard sur l'immortalité de l'âme, c'est le système à la fois
platonicien et chrétien dont Nicolas de Gués nous a tracé
l'esquisse.
IX
La Dynamique de Nicolas de Cues et les sources
dont elle decoule.
« L'homme est le modèle du Monde, » disait Léonard en ter-
minant le fragment que nous venons de citer; partout donc,
dans le Monde, on doit retrouver des âmes semblables à l'âme
de l'homme, des âmes qui souhaitent ardemment le retour à
leur principe intellectuel, c'est-à-dire la mort; ces âmes, Léo-
nard va les découvrir par l'analyse du mouvement des choses
inertes; il va les découvrir, d'ailleurs, en se laissant guider
par certains passages où Nicolas de Cues a indiqué quelles
idées il professait en Dynamique.
Aucun écrit de Nicolas de Cues n'a pour objet spécial la
i. Eugène Mûntz, Léonard de Vinci, l'artiste, le penseur, le savant; Paris, 189g,
p. 3oa.
i86
ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
théorie du mouvement des projectiles; s'il est fait allusion à
cette théorie, c'est qu'elle fournit des exemples appropriés
à l'exposition de certaines doctrines métaphysiques; c'est à ce
titre, en particulier, que la Science du mouvement apparaît
dans les dialogues Sur le jeu de globe 1 qui s'établissent entre
le Cardinal Allemand et Jean, Duc de Bavière.
En quoi consistait le jeu de globe? Une gravure qui se trouve
en tête des Dialogues nous l'apprend. Un seigneur allemand
tient à la main un projectile qu'il va lancer; c'est un hémi-
sphère dont la partie primitivement plane a été légèrement
creusée. Devant lui, sur le sol, des quilles sont disposées sui-
vant les contours d'une spirale; le globe qu'il va lancer doit
rouler en tournoyant de telle sorte qu'il abatte ces quilles.
Pourquoi le globe que le joueur a lancé tout droit devant lui
décrit-il cette trajectoire contournée? Nicolas de Cues n'en
donne pas d'autre explication que la forme même du projectile.
Réduit à un disque plan, à un anneau sans épaisseur ou à une
sphère, et roulant sur un plan parfait, le mobile se mouvrait
indéfiniment en ligne droite. Comment, en effet, pourrait-il
s'arrêter? Il faudrait qu'il demeurât en équilibre en reposant
sur un seul point, sur un atome, ce qui est impossible. Puis,
un corps en mouvement ne saurait s'arrêter si ce mouvement
n'est accompagné de quelque changement, si le mobile ne se
comporte à un instant autrement qu'à un autre instant; or,
lorsqu'une sphère roule sur un plan, ce mouvement n'entraîne
aucune variation dans l'état relatif de la sphère et du plan; il
doit donc durer indéfiniment. Si le globe lancé par le joueur,
au lieu de se mouvoir indéfiniment en ligne droite, tournoie,
puis s'arrête, c'est qu'il n'est pas sphérique, c'est que « sa
partie la plus volumineuse et la plus lourde ralentit son mou-
vement et le tire vers le centre ».
Si, au contraire, « la rotondité du globe était la rotondité
maximum, tellement qu'il n'en pût exister de plus parfaite,
cette sphère serait mobile par elle-même; en elle, le moteur et
le mobile ne feraient qu'un. »
« Le forme ronde est donc, de toutes les figures, la plus
i. Nicolai de Gusa Dialogorum de ludo globi liber primus.
NICOLAS DE CUES ET LÉONARD DE VINCI 187
apte au mouvement. Si le mouvement lui est naturellement
donné, il n'aura jamais de fin. C'est ce qui arrive lorsque la
sphère tourne sur elle-même, de manière que son centre soit
le centre de son mouvement; dans ce cas, son mouvement est
perpétuel. Tel est le mouvement naturel dont, sans violence
comme sans fatigue, se meut la dernière sphère céleste, au
mouvement de laquelle participent tous les corps doués de
mouvement naturel. »
Cette explication provoque, de la part du Duc de Bavière la
question suivante : « Comment Dieu a-t-il créé le mouvement
de la dernière sphère? » — « Exactement, répond le Cardinal
Allemand, comme tu crées le mouvement de la boule que tu
lances. Cette sphère, en effet, n'est pas mue directement par
Dieu créateur ou par l'esprit de Dieu ; pas plus que ce n'est toi
ni ton esprit qui meus immédiatement le globe que tu vois
courir devant toi. C'est toi, cependant, qui l'a mis en mouve-
ment; car l'impulsion de ta main, qui suivait ta volonté,
y a produit un impetus et, tant que dure cet impetus, le globe
continue à se mouvoir. »
« Jean : Ne peut- on en dire autant de l'âme? Tant qu'elle
existe dans le corps humain, celui-ci se meut. »
« Le Cardinal : Il n'est peut-être pas d'exemple mieux appro-
prié à faire comprendre la création de l'âme, d'où résulte le
mouvement du corps humain. Car Dieu n'est pas l'âme, et ce
n'est pas l'esprit de Dieu qui meut l'homme... Observe que le
mouvement du globe prend fin au bout d'un certain temps,
bien que le globe demeure sain et entier; il en est ainsi parce
que le mouvement qui affecte ce globe ne lui est pas naturel,
mais accidentel et violent. Le mouvement cesse donc lorsque
vient à faire défaut Yimpetus qui a été communiqué au globe.
Mais, comme nous l'avons dit plus haut, si ce globe était
parfaitement rond, le mouvement lui serait naturel et non
point violent; alors ce mouvement ne cesserait point. C'est
ainsi que le mouvement vital d'un animal ne cesse point d'en
vivifier le corps, tant que ce corps demeure sain et susceptible
de vie; ce mouvement, en effet, est naturel. »
La fin de ce passage développe une idée que nous retrou-
1 88 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
vons dans un autre écrit de Nicolas de Gués1. C'est ici le jeu
du toton qui lui sert d'exemple et au sujet duquel il écrit ces
lignes :
« L'enfant prend ce toton qui est mort, c'est-à-dire dénué
de mouvement, et il veut le rendre vivant; pour cela, par le
procédé qu'il a inventé, et qui est l'instrument de son intelli-
gence, il imprime en ce toton la rassemblance de l'idée qu'il a
conçue ; par un mouvement de ses mains qui est à la fois droit
et oblique, qui consiste simultanément en une pression et en
une traction, il imprime un mouvement qui, pour le toton, est
surnaturel; par nature, ce jouet n'a d'autre mouvement que le
mouvement vers le bas, commun à tout grave; l'enfant lui
donne de se mouvoir circulairement comme le Ciel. Cet esprit
moteur, conféré par l'enfant, se trouve invisiblement présent
en la matière du toton ; il y demeure plus ou moins long-
temps, selon la force de l'impression qui a communiqué cette
vertu; lorsque cet esprit cesse de vivifier le toton, celui-ci
reprend son mouvement vers le centre, comme au préalable.
N'avons-nous pas là une image de ce qui se produit lorsque le
Créateur veut donner l'esprit de vie à un corps non vivant? »
Ce que ces divers passages ont suggéré à Léonard de Vinci,
nous le verrons tout à l'heure ; fidèles à notre méthode, avant
de dire quelles influences Nicolas de Cues a exercées, nous
allons rechercher quelles influences il avait subies.
L'idée que la figure circulaire est plus apte au mouvement
que toute autre figure est une des plus anciennes opinions qui
aient eu cours en Dynamique; elle est aussi une de celles qui
sont demeurées en vogue le plus longtemps. Parmi les Ques-
tions mécaniques attribuées à Aristote, il en est une, la hui-
tième, qui a pour principal objet de justifier cette idée; on y
rapporte l'opinion de certains philosophes selon lesquels le
mouvement du cercle sur lui-même est perpétuel; c'est bien
l'opinion que devait soutenir Nicolas de Cues.
Le Cardinal Allemand admet que le mouvement de révolu
tion sur soi-même est naturel à toute sphère, partant à la
dernière sphère céleste, du fait de sa figure sphérique ; l'auteur
i. Nicolai de Cusa Dialogus trilocutorius de Posaest.
NICOLAS DE GUES ET LEONARD DE VINCI 1 89
des Questions mécaniques eût peut-être admis cette manière de
voir, car il ne critique nullement l'opinion qu'il rapporte ;
mais, au De Cœlo et Mundo, Aristote ne s'y range point; s'il
attribue aux sphères célestes, à titre de mouvement naturel,
le mouvement de révolution uniforme, ce n'est point en vertu
de leur figure sphérique, mais en vertu de la nature particu-
lière de la substance qui les constitue.
Arrivons à cet impetus impressus auquel Nicolas de Gués
attribue la conservation du mouvement des projectiles.
Plusieurs fois, déjà1, nous avons fait allusion à cette théorie
de V impetus; il nous y faut revenir encore pour mettre en
évidence certains points que nous avions laissés dans l'ombre
et qui sont, maintenant, d'importance.
Selon la Dynamique d'Aristote, la production comme la
conservation de tout mouvement suppose la continuelle action
d'un moteur distinct de la chose mue. Pour que la flèche
demeure en mouvement après qu'elle a quitté l'arc, il faut
qu'un moteur continue à la pousser; ce moteur, Aristote et ses
premiers commentateurs le trouvent dans l'air ébranlé au
moment de la projection.
A quelle époque eut- on l'idée de prendre pour moteur
capable de maintenir le projectile en mouvement une certaine
vertu imprimée au projectile par l'instrument qui l'a lancé?
Nous l'ignorons. Tout ce que nous pouvons affirmer, c'est que
cette doctrine est déjà exposée, avec une grande netteté, dans
l'écrit 2 où Jean Philopon combat la Physique d'Aristote plus
encore qu'il ne la commente.
Un projectile ne pourrait se mouvoir dans le vide, au dire
d'Aristote, puisque l'air seul entretient son mouvement. Jean
le Grammairien s'élève contre cette assertion du philosophe.
Après avoir exposé et réfuté, de la manière la plus convain-
i. P. Duhem, Léonard de Vinci et Bernardino Baldi, art. IV (Études sur Léonard de
Vinci, première série, pp. 108- n 4). — Bernardino Baldi, Roberval et Descartes, art. I
(Ibid., pp. 128-139).
3. Joannis Grammatici cognomento Philopon i Eruditissima commentaria in primis
quatuor A ristotelis de naturali auscuil atione libros, nunc primum e Greco in Latinum
fideliter translata, Guilelmo Dorotheo Veneto theologo interprète. Cautum est pri-
vilegio Senati Veneti, ne quis hune librum inlra decennium imprimat vendatne.
Venetiis, MDXXXX1I. In fine : Impressum Venetiis per Brandinum et Octavianum
Scotum, MDXXX1X. Lib. IV, fol. 24, coll. c. et d.
I()0 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
cante, la théorie qui prend l'air pour moteur du projectile, il
s'exprime en ces termes :
« Les considérations que nous venons de développer, et
bien d'autres considérations analogues, permettent de recon-
naître que les corps qui se meuvent de mouvement violent ne
sont point mus de la sorte. Celui qui lance un tel projectile
donne et confère au corps qu'il projette une certaine puissance
propre à le mouvoir. Lors même que l'air aurait reçu une
impulsion, il ne concourrait aucunement à ce mouvement ou,
s'il y concourait, ce serait pour une part insignifiante. Puis
donc que les corps mus violemment se meuvent de la sorte, il
est clair que si on lançait, violemment et contre nature, une
pierre ou une flèche dans le vide, ce corps s'y mouvrait
encore mieux; il n'aurait nul besoin de l'impulsion d'un
milieu ambiant. Or cette explication ne saurait être révoquée
en doute alors que l'on peut appeler l'évidence même à
témoigner en sa faveur. Supposons que l'on accorde cette
supposition : celui qui lance un projectile infuse en ce pro-
jectile une certaine action, une certaine puissance de mouvoir,
qui est incorporelle; il ne sera plus nécessaire que ce qui
meut le projectile continue sans cesse à le toucher1. Il est
certain, et c'est l'avis d'Aristote, que certaines actions éma-
nées des corps visibles parviennent jusqu'à notre œil. Nous
voyons que, de certaines couleurs, émanent certaines actions,
certaines forces incorporelles, et que ces forces incorporelles
peuvent colorer d'autres corps; c'est ce qui arrive lorsqu'un
rayon de soleil traverse de telles couleurs, lorsqu'il passe au
travers d'une vitre colorée, par exemple; le corps sur lequel
vient tomber le rayon de soleil se colore comme l'était le verre
que ce rayon de soleil a traversé. Il est donc bien certain que
certaines actions incorporelles, émanées d'un corps, peuvent
affecter un autre corps. De même, rien n'empêche un homme
de lancer une pierre ou une flèche lors même qu'il n'y aurait
d'autre milieu que le vide. Le milieu gêne le mouvement des
projectiles qui ne peuvent avancer sans le diviser; ceux-ci,
i. Le texte, par une erreur évidente, dit le contraire: Oportet projicientern tangere
projectum.
NICOLAS DE GUES ET LEONARD DE VINCI 191
toutefois, se meuvent au sein de ce milieu; rien donc n'em-
pêchera qu'une flèche, une pierre ou tout autre corps puisse
être lancé dans le vide; sont présents, en effet, le moteur, le
mobile et l'espace qui doit recevoir le projectile. »
La Physique de Jean Philopon était bien connue des pen-
seurs arabes qui, maintes fois, la combattirent; les Arabes ne
pouvaient donc ignorer l'explication du mouvement des pro-
jectiles qu'avait soutenue le Grammairien. Et, en effet, nous
voyons cette théorie fournir, au xne sièle, une comparaison i
à l'astronome Al Bitrogi (Alpetragius).
Selon Al Bitrogi, l'action que l'orbite suprême exerce sur les
sphères inférieures s'affaiblit au fur et à mesure que s'accroît
la distance entre ce premier ciel et l'orbe qui en ressent
l'influence : « Le corps suprême se trouve séparé de la vertu
qu'il a conférée aux orbes célestes tout comme celui qui a
lancé une pierre ou une flèche se trouve séparé de cette pierre
ou de cette flèche; celui-ci ne demeure pas uni à la vertu qu'il
a conféré à la pierre ou à la flèche afin de la mouvoir; il
continue à la mouvoir, mais au moyen d'une vertu qui
demeure appliquée à la pierre ou à la flèche après que le
projecteur l'a lancée; plus la flèche se trouve éloignée de son
moteur, plus cette vertu s'affaiblit. De même que cette vertu
se trouve consumée lorsque la flèche tombe, de même la vertu
que le mobile suprême confère aux orbes inférieurs va conti-
nuellement en s'affaiblissant jusqu'à ce qu'elle parvienne à la
Terre, qui demeure naturellement immobile. »
Traduit au xme siècle par Michel Scot, l'écrit d'Al Bitrogi
était fort connu d'Albert le Grand, de Vincent de Beauvais,
de saint Thomas d'Aquin. Nous ne savons s'il contribua seul
à propager dans l'École la théorie de Jean Philopon, mais
nous pouvons assurer que cette opinion était déjà répandue
au xme siècle, car saint Thomas d'Aquin prend soin de la
repousser : « Il ne faut point supposer, » dit3 le Docteur
1. Alpetragii Arabi Ptanetarum theorica phisicis rationibus probata, nuperrime latinis
litteris mandata a Calo Calonymos Hebreo Neapolitano. In fine : Venetiis in aedibus
Luceantonii lunte Florentini anno Domini MDX.XXI, Mense lanuario. Fol. 9, recto.
2. Sancti Thoma? Aquinatis, Doctoris Angelici, Opéra omnia jussu impensaque
Leonis XIII, P. M., édita. Tomus tertius : Cornmentaria in libros Aristotelis de Caelo et
Mundo, lib. III, lect. VII, p. 262. Romae, 1886.
[Q2 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Angélique, « que le moteur par lequel la violence est pro-
duite imprime dans la pierre mue violemment une certaine
vertu qui meuve cette pierre, de même que la chose qui
engendre produit dans la chose engendrée une forme d'où
résulte le mouvement naturel de celle-ci. S'il en était ainsi,
en effet, le mouvement violent proviendrait d'un principe
intrinsèque au mobile, ce qui est contraire à la notion même
de mouvement violent. En outre, il en résulterait que la
pierre, par le fait même qu'elle se meut de mouvement local,
est altérée dans sa forme substantielle, ce qui est contraire au
bon sens. » D'ailleurs, saint Thomas d'Aquin, Albert le Grand,
Roger Bacon, Pierre d'Auvergne, Gilles de Rome, Walter
Burley, Jean de Jandun s'accordent tous à prôner l'opinion
d'Aristote et de ses commentateurs grecs et arabes. C'est le
mouvement de Pair ébranlé qui entretient seul le mouvement
de la flèche, après que celle-ci s'est séparée de l'arc.
La première voix discordante que l'on entende dans l'École
est celle de Guillaume d'Ockam. Celle-ci éclate, opposant une
négation brutale aux affirmations les plus autorisées du Péri-
patétisme.
La Dynamique d'Aristote veut que tout mobile soit accom-
pagné d'un moteur qui le touche sans se confondre avec lui.
Or, ce moteur, où est-il1, dans la flèche qui a quitté l'arc,
dans la pierre que ma main a lancée?
Est-ce l'appareil ou l'organe qui a mis en mouvement le
projectile? Mais cet appareil ou cet organe pourrait être détruit
après que le projectile l'a quitté, et le projectile n'en conti-
nuerait pas moins sa course.
Est-ce l'air ébranlé? Mais deux archers peuvent tirer l'un
contre l'autre, leurs flèches peuvent se heurter; si le mouve-
ment de l'air était la cause du mouvement de ces flèches, il
faudrait donc que le même air se mût, en même temps, de
deux mouvements contraires.
Dira-ton que le mouvement du projectile est entretenu par
une vertu qui se trouve dans ce corps? Où est la cause qui a
i. Magistri Guilhelmi de Ockam Aaglici Saper quatuor libros Sentcntiarum subti-
lissiinx qu;e$tiones earumque decisiones; libri socuadi quœstioucs X.VII1 et XXVI.
NICOLAS DE CLES ET LEONARD DE VINCI I f)3
produit cette vertu? Dira-ton que c'est le moteur qui a lancé le
mobile? Mais un même agent naturel, approché également d'un
même objet, produit toujours le même effet; or, je puis appro-
cher ma main de cette pierre de telle sorte qu'elle ne l'ébranlé
pas ; je puis aussi l'approcher de telle sorte que la pierre soit
vivement lancée; il suffit que je l'approche lentement dans
le premier cas et rapidement dans le second; ce n'est donc
pas ma main qui crée en la pierre la vertu motrice. Dira t- on
que cette vertu est engendrée par le mouvement du corps pro-
jetant? Mais le mouvement local ne saurait avoir d'autre effet
que d'approcher le corps agissant du corps qui subit l'action.
Il faut donc renoncer purement et simplement à l'axiome
d'Aristote; pour qu'un corps se meuve, il n'est nullement
nécessaire qu'il soit accompagné par un moteur qui le touche
sans se confondre avec lui. Après que le projectile s'est séparé
de l'instrument qui l'a lancé, il est à lui-même son propre
moteur; en lui, on ne peut établir aucune distinction entre ce
qui meut et ce qui est mû.
Et que l'on n'aille pas dire : tout effet nouveau suppose une
cause; or, le mouvement local est un effet sans cesse nouveau;
il exige donc la constante présence d'une cause motrice.
Ni d'une manière absolue, ni d'une manière relative, le mou-
vement local n'est un effet sans cesse nouveau; il est bien vrai
que le corps en mouvement traverse à une certaine époque
une région de l'espace qu'il ne traversait pas à une autre
époque : mais on ne peut pas dire qu'à tel moment, telle
région soit quelque chose de nouveau; elle n'est nouvelle
que par rapport au mobile.
Cette affirmation que la continuation du mouvement local
n'exige aucune cause motrice, c'est la loi même de l'inertie,
telle que Descartes la formulera; au temps d'Ockam, elle était
trop nouvelle pour être admise; les plus fidèles disciples du
maître anglais, les Terminalistes de l'Université de Paris, ne
suivirent pas sur ce point la doctrine du Venerabilis inceptor1.
i. Cette doctrine ne fut, cependant, jamais oubliée. Marsile d'Inghen, nous le
verrons bientôt, la rejette, mais la mentionne. Au début du xvi' siècle, Jean Dullaert
de Gand, l'expose au Collège de Montaigu, à Paris, concurremment avec la théorie
P. DLHEM. j3
If)4 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Du moins ne revinrent-ils pas à la doctrine d'Aristote.
Pour eux, la cause motrice qui entretient le mouvement du
projectile ne fut plus l'air ébranlé, mais une certaine vertu,
Yimpetus, créée dans le mobile par l'instrument qui l'a lancé.
La doctrine de Yimpetus fut magistralement exposée par
Albert de Saxe qui y revint à plusieurs reprises, dans son
Traité des proportions, dans ses Questions sur ta Physique*, dans
ses Questions sur te De Cœlo2. Nous ne saurions analyser ici
tous les développements qu'Albertutius donne à cette impor-
tante théorie; ceux-là seuls nous doivent retenir qu'il y a lieu
de comparer aux opinions de Nicolas de Cues.
Saint Thomas d'Aquin avait élevé contre la doctrine de Yim-
petus cette objection : cette théorie attribue le mouvement du
projectile à un principe intrinsèque; elle n'en fait donc pas
un mouvement violent, mais un mouvement naturel. Non pas,
répond Albert de Saxe3; pour que le mouvement créé par
Yimpetus fût un mouvement naturel, « il faudrait, en outre,
qu'il n'y eût point dans le mobile de tendance au mouvement
contraire. »
Or, c'est ce qui n'a pas lieu en général; lorsqu'on jette une
pierre vers le haut, cette pierre reçoit un impetus qui la porte
vers le haut; mais elle garde sa gravité naturelle qui tend à la
mouvoir vers le bas. L' impetus est donc, en ce cas, une qualité
imprimée au mobile par violence et à l'encontre de sa propre
nature; aussi va-t-il s'affaiblissant avec le temps jusqu'à s'éva-
nouir. Tant que Yimpetus est assez puissant pour surpasser la
gravité et la résistance du milieu 4, le projectile monte; il tombe
à partir du moment où la gravité est plus forte que Yimpetus
uni à la résistance de l'air.
qui regarde Yimpetus comme une qualité, et il laisse ses auditeurs libres d'opter eutre
les deux hypothèses (Joannis Dullaert de Gandavo Qusestiones in libros Physicorum
Aristotelis: Parisius, per Oliverium Senant et Nicolaum Depratis, i5o6; libri octavi
quaestio II).
i . Alberti de Saxonia Acutissimœ quœstiones in libros de physica auscultatione ; octavi
libri quœst. XIII.
2. Alberti de Saxonia Subtilissimse quasstiones in libros de Cœlo; secuudi libri
quaest. XIV (ap. edd. Venetiis 1/492 et i52o; cette question fait défaut dans les
éditions données à Paris en i5i6 et i5i8) ; tertii libri qurest. XII.
3. Alberti de Saxonia Qusestiones in libros de Cœlo; libri 111 quœst. XII.
U- Alberti de Saxonia Qusestiones in libros de physica auscultatione , libri octavi
quœst. Xll.
-NICOLAS DE GUES ET LEONARD DE VINCI 196
Celte doctrine d'Albert de Saxe était appelée à exercer une
influence considérable sur la Dynamique du Moyen-Age et de
la Renaissance; elle était portée en tous lieux par les maîtres
qui avaient recueilli les enseignements de l'Université de Paris;
lorsque Marsile d'Inghen, docteur parisien, écrit pour l'Univer-
sité de Heidelberg, dont il est le recteur, un « abrégé des livres
de Physique que l'on a l'habitude de lire à Paris»1, il le
termine en reproduisant presque exactement ce qu'Albert
de Saxe avait dit de ïimpetus.
Gomme Albertutius, Marsile d'Inghen déclare que c'est
ïimpetus qui maintient en mouvement la meule du forgeron
après que l'homme a cessé de tourner, le sabot que l'enfant
a cessé de fouetter, le navire qui remonte le cours d'eau après
que les chevaux de halage se sont arrêtés. «Au bout d'un
certain temps tous ces mobiles s'arrêtent, parce que ïimpetus
qu'ils ont reçu leur fait violence, en sorte qu'ils l'affaiblissent
sans cesse et finalement le détruisent, à moins qu'une cause
extérieure ne le conserve. »
Mais un impetus peut être naturel; il l'est, si le mobile ne tend
point par nature à un mouvement contraire à celui que produit
ïimpetus; il l'est surtout si le mouvement naturel du mobile
est conforme à ce dernier mouvement. « Lorsqu'on lance un
corps pesant vers le haut, on lui imprime un impetus violent;
lorsque la même main lance ce corps vers le bas, elle lui
communique un impetus naturel; alors, bien loin d'affaiblir cet
impetus, le mobile le renforce, attendu qu'il a une inclination
naturelle à se mouvoir de la sorte lorsqu'il est hors de son
lieu. »
Des idées professées au xive siècle, nous retrouvons aisément
le reflet dans les écrits de Nicolas de Gués. Une différence
essentielle mérite cependant d'être signalée. Selon l'enseigne-
ment de l'Université de Paris, un impetus est violent lorsqu'il
pousse le mobile à un mouvement contraire à celui vers lequel
tend sa nature; hors ce cas il est naturel; il ne paraît pas que
1. Incipiunt subtiles doctrinaque plene abbreviationes libri phisicorum édite a prestan-
tissimo philosopho Marsilio Inguen doctore parisiensi. (Ce livre, certainement imprimé
avant l'an i5oo, ne porte ni date ni indication typographique.)
îg6 ÉTUDES SUH LEONARD DE VINCI
la figure du mobile puisse faire qu'uu impetus déterminé soit
violent ou naturel; de même, Yimpetus d'un mobile peut
être affaibli et détruit par la tendance intrinsèque du mobile
à un mouvement contraire ou par des causes extrinsèques telles
que la résistance de l'air; il ne paraît pas que la figure du
mobile puisse être par elle-même une cause de diminution ni
de suppression de Yimpetus. Nous avons vu au contraire que
Nicolas de Cues attribuait, en ces circonstances, un rôle essen-
tiel à la figure du corps mobile.
Quelle est la nature de cet impetus communiqué par le
moteur au projectile? « C'est, » dit Albert de Saxe1, « une
certaine qualité qui est, par nature, apte à mouvoir dans la
direction même vers laquelle se fait la projection du moteur,
cela à moins qu'elle ne soit empêchée par quelque autre
cause. » Cette définition une fois posée, Albertutius ne paraît
guère disposé à approfondir davantage la nature de cette
vertu; «Est-ce une substance ou un accident2? Si c'est un
accident, de quelle catégorie est-il? Est-il quantité ou qualité?
Si cette vertu est qualité, est- elle qualité de première espèce,
ou de seconde, ou de quelque autre? Ces considérations
dépendent d'une science plus élevée; elles sont objets de Méta-
physique et non de Physique. » Toutefois, en ses questions sur
le De Cœlo qui sont, croyons -nous, postérieures à ses ques-
tions sur la Physique, Albert est un peu moins réservé ; il
déclare3 que Yimpetus « est une qualité de seconde espèce,
consistant en une certaine aptitude et facilité au mouvement. »
Ces questions métaphysiques, posées seulement par Albert
de Saxe, Marsile d'Inghen n'hésite pas à y répondre; il rejette
en même temps et l'opinion d'Ockam, qui identifiait Yimpetus
avec le mouvement même, et l'opinion de saint Thomas
d'Aquin, qui ne voulait pas que le fait de projeter un mobile
pût altérer sa forme substantielle. « Cet impetus, » dit-il A, « est
une qualité imprimée au mobile et qui produit en lui le
i. Alberti de Saxon i a Qusestiones in libros de physica auscultatione ; libri VII,
quaest. XIII.
2. Albert de Saxe, ibid.
3. Alberti de Saxonia Qusestiones in libros de Cœlo ; libri II quœst. XIII.
U. Marsilii Ingucn Abbreviationes libri Physicorum ; avant-dernier feuillet, col. c.
NICOLAS DE GUES ET LÉONARD DE VINCI 197
mouvement. Elle diffère du mouvement local comme la cause
diffère de l'effet; mais, au moment où elle est imprimée dans
le mobile, elle constitue un mouvement d'altération, de même
que la science est mouvement d'altération au moment où elle
est introduite dans l'esprit. » En outre, Marsile d'Inghen trouve
que Yimpetus doit être rangé à la fois parmi les qualités de
première espèce (habitas vel dispositio) qui s'acquièrent soit
par la production même du sujet, soit par sa disposition vers
le mieux ou vers le pire — et parmi les qualités de troisième
espèce (actio vel passio) .
Marsile d'Inghen s'est contenté de comparer l'impression
de Yimpetas en un mobile à l'action qui fait pénétrer la science
dans l'esprit; mais, par là, il a préparé la \7oie à la compa-
raison de Nicolas de Gués qui assimile cette impression à la
création d'une âme au sein d'un corps; cette comparaison
domine tout ce que le Cardinal allemand a écrit au sujet de
Yimpetas.
En la théorie du mouvement des projectiles qu'a esquissée
l'Évêque de Brixen, un passage mérite d'arrêter tout particu-
lièrement notre attention.
Aristote et tous ceux de ses disciples qui sont demeurés
fidèles à sa doctrine ont regardé le mouvement des diverses
sphères célestes comme un mouvement entretenu par le mou-
vement de la dernière sphère, de celle qui contient toutes les
autres à son intérieur. Quant à celle-ci, son mouvement doit
être aussi entretenu d'une manière continuelle par un moteur
qui lui soit extérieur ; en un corps non vivant, pas de mouve-
ment dont la continuation ne soit liée à la présence actuelle
d'un moteur extérieur à ce corps; c'est le principe fonda-
mental de la Dynamique péripatéticienne. Le moteur qui,
directement, actuellement, continuellement, meut la dernière
sphère, c'est le Moteur premier, celui auquel il faut bien que
l'on parvienne puisque la série des moteurs ne peut être
poursuivie à l'infini, celui qui, ne subissant lui-même l'action
d'aucun moteur, demeure éternellement immobile ; en un
mot, c'est Dieu.
Cette théorie occupait la place d'honneur en la philosophie
198 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
péripatéticienne; celle-ci ne donnait point d'autre preuve de
l'existence de Dieu que la nécessité du premier moteur. Or, le
changement que les enseignements des Terminalistes amenè-
rent dans l'explication du mouvement des projectiles devait
bouleverser cette théorie. Après qu'il a été lancé, un projectile
garde un impetus acquisitus, en sorte qu'il continue à se
mouvoir un certain temps hors de l'influence du moteur. La
continuation d'un mouvement ne requiert donc pas la pré-
sence et l'influence actuelle d'un moteur étranger au corps mû,
et la majeure de l'argumentation d'Aristote se trouve ruinée.
Quelle transformation résulte de là en la théorie du Moteur
premier, nous le voyons en lisant Nicolas de Gués. Il n'est
plus nécessaire que l'influence actuelle et permanente de ce
Moteur entretienne directement le mouvement de la dernière
sphère et, par l'intermédiaire de celle-ci, le mouvement des
autres sphères célestes; il suffit que le Créateur, en produisant
ces sphères, leur ait imprimé un impetus qui suffira à main-
tenir indéfiniment leur mouvement. L'impulsion persistante
qui représente, selon l'École péripatéticienne, l'action du pre-
mier Moteur, devient inutile; cette action se réduit à la « chi-
quenaude » initiale dont Descartes devait faire un des postu-
lats de son système.
Or, cette profonde transformation apportée à la théorie du
premier Moteur, Nicolas de Cues l'adopte, mais il n'en est pas
l'auteur. Il semble bien que celui qui a osé le premier, en
acceptant la doctrine de Y impetus, en tirer cette grave consé-
quence soit Maître Albert de Saxe; s'il ne l'a pas imaginée, du
moins l'a-t-il formulée de la manière la plus nette1.
A l'appui de l'opinion qui attribue l'accélération de la chute
d'un corps pesant à une accumulation d' impetus acquisifi,
Albertutius écrit ceci :
u En faveur de cette opinion, nous pouvons citer l'expérience
que voici : Supposons qu'une meule de forgeron, très grande
et très lourde, ait été tournée jusqu'à ce qu'elle se meuve très
i. Alberti do Saxonia Sublissimae quœstiones in libros de Cœlo et Mundo ; in lib. Il
queest, XIV ap. edd. Venetiia t'»<)2 et i5ao. (Cette importante question est omise dans
les éditions données à Paris en [5i6el i5i8.)
NICOLAS DE GUES ET LEONARD DE VINCI 1 99
rapidement, et qu'on cesse alors de la tourner; elle demeurera
longtemps en mouvement. Gela ne peut provenir que d'un
impetus acquisitus qui vient du dehors et qui lui a été imprimé
par l'homme chargé de la tourner. Lorsqu'on cesse de tourner
cette meule, cet impetus diminue continuellement, si bien que
la meule finit par s'arrêter; cela est dû à ce que la forme
substantielle de cette meule a une tendance opposée à celle
de Yimpetus... Si cette meule pouvait durer indéfiniment
sans diminution ni altération, si aucune résistance ne venait
corrompre cet impetus qui a été engendré en la meule, peut-
être que cet impetus lui communiquerait un mouvement per-
pétuel. Si l'on admettait cette manière de voir, il serait inutile
d'imaginer des intelligences propres à mouvoir les orbites
célestes. On pourrait, en effet, tenir le langage suivant :
Lorsque Dieu créa les sphères célestes, il mit chacune d'elles
en mouvement comme il lui plut; et elles se meuvent, mainte-
nant encore, par Yimpetus qu'il leur a communiqué de la sorte;
cet impetus ne subit ni corruption ni diminution, car le mobile
n'a aucune inclination qui lui soit contraire, en sorte qu'il n'y
a ici aucune cause de corruption. »
Albert de Saxe avait assurément conscience de l'extrême
importance d'une telle opinion; à diverses reprises, elle avait
dû solliciter ses méditations; avant de l'exposer en ses ques-
tions sur le De Cœlo, il en avait donné la formule à la fin de
ses questions sur la Physique1 : « Selon cette opinion, on peut
dire qu'il n'est pas nécessaire de supposer autant d'intelligences
qu'il y a d'orbites célestes; on peut prétendre que la Cause
première a créé les orbites célestes et qu'elle a imprimé à
chacune d'elles une certaine qualité motrice, qui meuve cette
orbite d'une manière déterminée; et cette vertu ne se détruit
pas parce que cette orbite n'a rien qui la dispose au mouve-
ment en sens contraire. »
Entre la doctrine d'Albert de Saxe et celle de Nicolas de
Cues, l'analogie est profonde; si profonde qu'on ne saurait
mettre en doute l'influence de la première sur la seconde.
i. Alberti de Saxonia Quœstiones in libros de physica auscultatione ; libri octavi
quaest. XIII.
200 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
L'analogie, toutefois, ne doit pas nous faire oublier les
différences. Pour Albertutius comme pour Nicolas de Cues, le
mouvement de révolution de la dernière sphère céleste est
entretenu par un impelus qui agit, sans perdre son intensité,
depuis le moment de la création, et cet impetus est permanent
parce qu'il est naturel. Mais ce n'est pas pour la même raison
que les deux auteurs le regardent comme naturel ; Albert veut
que Yimpetus par lequel se meut une orbite soit naturel parce
que cette orbite, formée d'une substance incorruptible, ne
connaît pas les causes externes d'altération qui usent peu à
peu la meule de forgeron et qui constituent le frottement;
parce qu'en outre elle ne renferme aucune forme intrinsèque,
analogue à la gravité, qui l'incite au mouvement contraire à
celui que produit Yimpetus; selon l'Évêque de Brixen, si cet
impetus est naturel, c'est parce qu'il tend à faire tourner sur
elle-même une figure sphérique parfaite.
Puis, pour Albert de Saxe, Yimpetus n'est sûrement qu'une
qualité corporelle ; le Cardinal Allemand n'en détermine pas
la nature ; mais il aime à rapprocher l'opération qui imprime
Yimpetus à un corps, immobile jusque-là, de la création de
l'âme au sein d'un corps inanimé ; bien aisément, celui qui lit
les dialogues Sur le jeu de globe ou Sur le Possest peut serrer
cette comparaison d'un peu plus près, peut-être, que l'auteur
ne le souhaitait; il peut assimiler pleinement Yimpetus à une
âme; alors, il se trouve amené à interpréter la doctrine de
Nicolas de Cues en admettant que chaque orbite est mue par
une âme qui y fut créée au commencement des temps; par là,
il revient précisément à la théorie averroïste contre laquelle
Albert de Saxe s'inscrivait en faux.
Qu'on ait pu interpréter de la sorte la doctrine de Nicolas
de Cues touchant Yimpetus, l'exemple de Kepler nous servira
à le prouver.
NICOLAS DE GUES ET LEONARD DE VINGT ÏÎOI
X
La Dynamique de Nicolas de Cues et la Dynamique
de Kepler.
Nicolas de Cues n'a écrit que de courtes réflexions sur le
mouvement des projectiles; mais ces réflexions ont exercé
sur le développement de la Dynamique une influence pro-
fonde et prolongée; mainte trace de cette influence se peut
découvrir dans les écrits des grands mécaniciens des xvie et
xvne siècles.
Ouvrons, par exemple, le traité Des révolutions des orbites
célestes; voici en quels termes1 Copernic établit que «chacun
des corps célestes se meut d'un mouvement circulaire, uniforme
et perpétuel ou d'un mouvement composé de mouvements
circulaires » :
« La mobilité propre de la sphère consiste en effet à tourner
en cercle, de telle manière que par son acte même elle
exprime sa propre forme dans le corps le plus simple, dans
celui où l'on ne peut discerner une partie d'une autre, puisque
cette sphère se meut sur elle-même en traversant toujours les
mêmes régions de l'espace. »
Ne semble-t-il pas entendre, en ces paroles du Chanoine de
Thorn, un écho de la voix de l'Évêque de Brixen?
Cette voix, mêlée aux accents d'Albert de Saxe, retentit
avec une netteté et une force particulières dans l'œuvre de
Kepler. Les théories mécaniques du grand astronome semblent
parfois bien obscures et bien étranges; elles s'éclaircissent
en s'expliquant lorsqu'on les rattache aux deux traditions
dont elles sont issues, d'une part à la tradition de l'École
terminaliste de Paris, d'autre part à la tradition de Nicolas
de Cues.
Sans rechercher dans les divers écrits de Kepler les marques
i. Nicolai Copernici De revolutionibus orbinm cœlestium libri sex; lib. I, cap. IV.
202 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
multiples où se peuvent reconnaître ces deux traditions1,
contentons-nous de lire celui de ces écrits qui les résume,
YEpitome astronomie Copernicanœ 2 ; et dans ce livre même,
empruntons seulement quelques passages au chapitre qui traite
du mouvement diurne de la Terre3.
Kepler a rejeté la théorie de la pesanteur imaginée par
Aristote; après Fracastor et Copernic, avec Guillaume Gilbert
et Galilée, il a repris la doctrine Pythagoricienne que Nicolas
de Gués lui-même semble parfois adopter : Un grave terrestre
ne tend pas au centre du Monde; il tend à se réunir à son
tout, à la Terre entière ; il en est de même en chaque astre,
qui tend à conserver son intégrité.
« Si donc on considère la Terre entière ^, dans son intégrité
et par rapport à la matière qui la forme, elle n'est absolument
douée d'aucun mouvement naturel ; le caractère propre de la
matière qui forme la plus grande partie de la Terre, c'est
l'inertie; elle répugne au mouvement, et cela d'autant plus
fortement qu'une plus grande quantité de matière se trouve
resserrée dans un plus petit espace. »
« Cette inertie matérielle du corps terrestre à l'égard du
mouvement5, cette densité de ce même corps constituent
précisément le sujet dans lequel est imprimé Yimpetus du
mouvement de rotation; il y est imprimé exactement comme
i. Kepler connaissait assurément les divers traités de Nicolas de Cues; au cha-
pitre II de son Mysterium Cosmographicum a, qui est un de ses premiers écrits, il
nomme le Cardinal Allemand «divinus mihi Cusanus»; il le cite également en sa
Dissertatio cum Sidereo nuncio h, en sa Narratio de observatis a se quatuor Jovis satelli-
tibus erronibus c, en son écrit De Stella nova in pede Serpentarii d; ces citations ont trait
tantôt aux hypothèses astronomiques de Nicolas de Cues, tantôt à ses théories géomé-
triques, tantôt enfin à ses considérations mathématiques sur l'infini.
■2. Efâtome astronomiœ Copernicanœ, usitaïa forma quaîstionum et responsionum
circumscripta,inque VII libros digesta, quorum très hi priores sunt de Doctrina sph.r-
rira... auctore Joanne Kepplero; Lentiis ad Danubium, exxudebat Joannes Plancus,
anno MDCXVIII. — Joannis Kepleri astronomi Opéra omnia edidit Ch. Frisch ;
Frankfort sur le Mein etErlangen, i858; t. III (Toutes nos citations se rapportent à
cette édition).
3. Principiorum doctrinœ physicae pars quinta : De motu diurno.
4. J. Kepleri Opéra omnia, t. III, p. 17/1.
5. J. Kepleri Opéra omnia, t. 111, p. 175.
a) Joannis Kepleri astronomi Opéra omnia edidit Ch. Frisch ; Frankfort sur le Mein et Krlangen, 1858 :
tomiiB I, p. 122.
b) Ibid., tomus II, p. 490.
c) Ibid., tomus II, p. 509.
ih Ibid., tomus II, p. 595.
NICOLAS DE GUES ET LEONARD DE VINCI 2o3
dans la toupie qui tourne par violence; plus est pesante la
matière de cette toupie, mieux elle reçoit en elle le mouve-
ment imprimé par la force externe, et plus est durable ce
mouvement; au contraire, les plumes et les autres corps de
semblable légèreté, qui n'opposent aucune résistance, ne
reçoivent pas aisément le mouvement; ils ne sauraient servir
aux frondes et aux machines de guerre. »
Ce que nous venons de lire n'est qu'un écho de l'enseigne-
ment d'Albert de Saxe : « Celui qui lance un projectile im-
prime à ce projectile une certaine vertu motrice1... Comme
une pierre a plus de matière qu'une plume et qu'elle est plus
dense, elle reçoit davantage de cette vertu motrice; elle la
garde plus longtemps que la plume, et voilà pourquoi elle se
meut plus longtemps après qu'elle a quitté l'instrument qui
la projette. C'est aussi parce qu'elle possède davantage de cette
vertu motrice imprimée qu'elle produit une percussion plus
violente. » La théorie de Yimpetus « explique aisément tous les
phénomènes que présente le mouvement des projectiles2; elle
explique, en premier lieu, pourquoi le même moteur lance une
pierre plus loin qu'une plume; et en voici la raison : il y a dans
la pierre plus de matière que dans la plume et elle y est plus
compacte; aussi imprime-t-on à la pierre une vertu motrice
plus puissante et plus intense qu'à la plume, et cette vertu est
retenue plus longtemps dans le premier corps que dans le
second; de même voyons-nous que l'on peut imprimer au fer
une plus forte chaleur qu'au bois parce que la matière du
fer est plus dense et plus compacte que celle du bois. La même
théorie explique également pourquoi une lance très longue
perfore mieux que le fer détaché de la lance; il y a, en effet,
plus d'impetus dans la lance entière que dans le fer seul. »
Cette théorie d'Albert de Saxe, origine des notions de masse
et de force vive, se propagea d'université en université avec
l'enseignement de l'Université de Paris.
A la fin du xive siècle, Marsile d'Inghen3 professe celte
i. Alberti de Saxonia Quœstiones in libros de physica auscultatione ; libri octavi
quapst. XIII.
2. Alberti de Saxonia Quœstiones in libros de Cœlo; libri tertii quaest. XII.
3. Marsilii Inguen Abbreviationes ; avant-dernier feuillet, col. d.
204 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
doctrine à Heidelberg. « C'est par suite du défaut d'impetas
que le même homme ne peut pas lancer une fève aussi loin
qu'une demi-livre de plomb; Yimpetas fait défaut dans l'objet
qui le reçoit par suite de la petitesse du mobile, d'où résulte
la petitesse de sa propre quantité; en effet, un impelas assez
grand pour projeter au loin ne saurait être reçu en un si petit
corps. »
Vers la moitié du xve siècle, à Padoue, Gaétan de Tiène
expose1 la doctrine qui attribue la conservation du mouvement
des projectiles à une vertu que l'on nomme parfois gravité ou
légèreté accidentelle et, plus souvent, impetas; cette théorie,
que Gaétan nomme la doctrine des Parisiens, permet de
résoudre maint problème; elle explique « pourquoi un poids
de juste proportion peut être projeté plus fortement et plus
loin qu'une plume; cela tient à ce qu'il renferme une plus
grande quantité de matière; il acquiert donc de cet impetas
une quantité plus grande qui suffît à le mouvoir plus rapide-
ment et à une plus grande distance; de même, comme le fer
contient plus de matière que le bois, il peut recevoir plus de
chaleur. »
Aux Universités de Padoue et de Bologne, pendant tout le
cours du xve siècle, cette doctrine n'était pas moins familière
aux adversaires des Terminalistes qu'à leurs partisans.
En la seconde moitié du xve siècle, Nicolô Vernias est, à
Padoue, l'un des plus fermes champions de l'Averroïsme :
« Albertutius, » dit-il2, « et les autres Terminalistes, se sont
écartés d'Aristote et de toute vérité en prétendant que les
projectiles sont mus non par l'air ou par l'eau qui les envi-
ronne, mais par un impetas qui leur est communiqué... Nous
allons répondre aux raisons qu'ils invoquent. »
« Ils disent, en premier lieu, que si le projectile était mû
par l'air, un homme jetterait une plume plus loin qu'il ne
i. Recollecte Gaietani super octo libros Physicorum cum annotationibus textuum.
Colophon : Impressum est hoc opus Venetiis per Bonetum Locatellum impensis...
Octaviani Scoti, anno Salutis 1/196, nonis sextilibus; fol. 5i, col. a.
■2. Nicoleti Theatini in celeberrino studio Patavino ordinariam philosophie legentis
Questio de gravibus et levibus. Cette question est imprimée à la fin dos Quœstiones de
Physica auscultatione, d'Albert de Saxe, publiées à Venise, en iôiô, par les héritiers
d'Octaviano Scoto.
NICOLAS DE GUES ET LÉONARD DE VINCI 2O0
jette un petit morceau de fer, de grandeur appropriée à sa
main, ce qui est contraire à l'expérience. A leur avis, cette
expérience s'explique fort bien, comme le dit Maître Gaëtan;
comme le fer a plus de matière, il reçoit plus d' impetus, en
sorte qu'il est projeté à une plus grande distance.»
« Je m'étonne que les Terminalistes aient prétendu soutenir
une telle erreur; si l'on en croyait leur réponse, on en dédui-
rait cette conséquence : Une pierre et un morceau de fer étant
donnés, tous deux de même grandeur, et de grandeur appro-
priée à la main de celui qui les jette, le morceau de fer serait
jeté plus loin que la pierre; ce qui est faux, je pense. »
« Pour moi, je dis que le fait considéré provient de ce que
la puissance motrice est moins bien appliquée à la plume
qu'au morceau de fer...»
« Une considération semblable rend compte du second fait
invoqué par les Terminalistes, à savoir du mouvement circu-
laire que garde le toton après qu'il a quitté la main de celui
qui le lance. Ils ne peuvent comprendre, en effet, comment
ce toton se mouverait, sinon par l'effet d'un impetus qui lui a
été communiqué. »
Yernias mort, le plus brillant représentant, à Padoue, puis
à Bologne, de la Physique averroïste, fut Alexandre Achillini,
l'adversaire du célèbre Pomponat. Au sujet de Yimpetus,
Achillini ne s'exprime pas autrement que Vernias1.
« L'opinion des Parisiens, » dit-il, «est que Yimpetus consiste
en une certaine qualité attachée au projectile et le mouvant;
d'ailleurs, comme cette qualité est engendrée par violence,
elle va toujours en s'affaiblissant... » Puis il énumère les doutes
que les Parisiens font valoir contre la théorie d'Aristote :
« Premier doute : Gomment se fait-il que la roue qui tourne
autour d'un axe se meut plus violemment après que celui qui
la tourne l'a abandonnée à elle-même qu'elle ne se mouvait
auparavant? Gela ne peut être, semble-t-il, que par un certain
impetus qui n'est plus réglé, tandis qu'auparavant il était réglé
i. Alexandri Achillini Bononiensis De démentis lib. III, in: Alexandri Achillini
Bononiensis philosophi celeberrimi Opéra omnia in unum collecta; Venetiis apud
Hieronymum Scotum, MDXLV, foll. i35, verso, et i36, recto.
206 ÉTUDES SUK LÉONARD DE VlNOt
par le moteur... De même : Pourquoi une lance d'une certaine
longueur se meut-elle plus rapidement qu'une lance moins
longue? De même encore : Pourquoi une plume ne peut-elle
être lancée aussi loin qu'une pierre? Il semble que cela tient
à cette raison qu'ayant trop peu de matière, elle ne peut
recevoir un aussi grand impetus de celui qui la lance. » Nous
Taisons grâce au lecteur des raisons par lesquelles Achillini
s'efforce d'accommoder ces observations à la théorie d'Aristote.
Ce n'est pas seulement dans les Universités italiennes que
ces doctrines parisiennes sont familières à la fin du xve siècle
et au commencement du xvie siècle; on les enseigne aussi
à l'Université de Paris, qui les a produites.
Dans ses Questions de Physique, imprimées en i5o6, et que
nous avons déjà citées, Jean Dullaert de Gand en donne un
exposé très complet où nous lisons ces lignes l :
« L'hypothèse [d'Aristote] ne peut expliquer comment un
homme ne saurait projeter une fève plus loin qu'une flèche.
Il y a plus; si cette hypothèse était vraie, on en pourrait tirer
la conclusion opposée; si c'est l'air, en effet, qui meut le
projectile, comme l'air porte plus aisément un petit poids
qu'un grand poids, il devra porter la fève qu'on a lancée
plus loin qu'il ne porte la flèche. Il suivrait de même de
cette hypothèse qu'une machine de guerre devrait lancer un
boulet de bois plus loin qu'un boulet de fer; et cela est
faux. »
Jean Dullaert invoque également contre l'hypothèse d'Aris-
tote l'expérience du toton « qui se meut d'un mouvement
giratoire, en demeurant à la même place, et qui ne peut donc
être mû par l'impulsion de l'air. »
Les théories parisiennes avaient également cours dans les
Universités allemandes où l'influence de Marsile d'Inghen les
avait apportées; vers l'an i5oo, à l'Université d'Ingolstadt,
Frédéric Sunczel donne un exposé très complet3 de la théorie
i. Johannis Dullaert de Gandavo Qusestiones physicales ; lib. VIII, quaest. 11.
a. Collecta et exercitata Friderici Sunczel Mosellani libcralium studiorum magistri
in octo libros Phisicorum Arestotelis : il almo studio Ingolstadiensi. Colophon : lmpcnsis
Leouardi Alautse bibliopole Viennensis, arte vero et iugenio Pétri Lichlcnstciu Colo-
niensis anno MDVI die X.XV1II mensis Madii... Liber VI11, quœst. M.
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI 207
de ïimpetus; et la marque d'Albert de Saxe et de Matsile
d'Inghen se reconnaît à chaque ligne de cet exposé.
A la théorie d'Aristote, Sunczel ne manque pas d'objecter
que « selon cette opinion, une plume pourrait être lancée plus
vivement et plus loin qu'une pierre, car elle opposerait moins
de résistance à l'impulsion de l'air. L'expérience nous enseigne
le contraire, et la raison en est que la plume ne reçoit pas
autant à'impetus qu'un corps solide et pesant. »
Il cite également « la meule de l'artisan que Ton meut en
exerçant sur elle une certaine action et en l'abandonnant
ensuite; ce n'est pas l'air qui la meut; il ne saurait mouvoir
une masse aussi considérable, d'autant que la meule continue
de se mouvoir longtemps après qu'elle a été abandonnée par
celui qui la tournait. Par analogie avec cette expérience, cer-
tains des plus anciens philosophes prétendaient que le premier
Moteur avait, au commencement, communiqué au Ciel un tel
impetus... Les jeunes gens savent lancer un toton et l'animer
d'un mouvement giratoire tel qu'il demeure en place, comme
immobile; ce n'est pas l'air qui produit cet effet, puisque le
toton demeure comme immobile. »
Kepler ne pouvait guère manquer de connaître soit par la
lecture même des œuvres du maître, soit par l'enseignement
des Universités, la relation qu'Albert de Saxe avait établie entre
la masse d'un corps et sa capacité à recevoir Yimpetas. C'est
encore l'influence d'Albert de Saxe et, semble t-il, une influence
immédiate, perçue par la lecture des Questions sur la Physique
et sur le De Cœlo, que nous révèle l'étude du passage suivant1 :
«Les enfants savent fort bien faire tourner un toton de
manière qu'il demeure dans une position bien déterminée; le
mouvement de ce toton est d'autant plus régulier et plus
uniforme que l'impulsion qu'il a reçue a été donnée avec plus
de soin; une fois mis en mouvement parYimpetus qu'il a reçu,
ce toton effectue sur lui-même un grand nombre de révolu
tions; mais il est heurté par les inégalités de la table, par le
choc de l'air; son propre poids triomphe de lui; aussi son mou-
vement s'alanguit-il peu a peu, et le toton finit par tomber. »
1. J. Kepleri Opéra omnia, tomus III, p. 176.
208 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
« Dieu n'a-t-il pas pu, lui aussi, au commencement des
temps, produire en la Terre, comme de l'extérieur, une telle
impression? C'est cette impression qui aurait produit toutes
les rotations ultérieures de la Terre; c'est elle qui les entre-
tiendrait encore aujourd'hui, bien que leur nombre surpasse
déjà deux millions; cette impression, en effet, garde toute sa
vigueur parce que la rotation de la terre n'est gênée ni par
le choc d'aucune aspérité extérieure, ni par le fluide éthéré
qui est dépourvu de densité; elle n'est gênée non plus par
aucun poids, par aucune gravité interne; quant à l'inertie de
la matière, elle est le sujet même qui reçoit Yirnpetus et qui
le conserve afin que la rotation se continue. »
C'est bien la pure doctrine d'Albert de Saxe, transposée par
la substitution de la Terre aux orbites célestes, que nous
reconnaissons en ce passage. L'influence de Nicolas de Cues ne
s'y perçoit guère; si Kepler y attribue la perpétuité à Yirnpetus
par lequel est entretenu le mouvement diurne de la Terre, c'est
parce qu'aucun frottement externe, aucune tendance interne
vers un mouvement différent ne tend à affaiblir cet impelas;
ce n'est pas parce que la Terre est parfaitement sphérique.
Mais Nicolas de Cues a comparé l'impression de Yirnpetus
en un mobile à la création de l'âme en un corps ; c'est cette
comparaison, semble- 1 -il, qui suggère à Kepler les considé-
rations nouvelles qu'il va maintenant développer.
Dans le toton1, la species motus, Yirnpetus produit par l'action
des mains de l'enfant a pu se détacher de la cause motrice,
s'imprimer dans le corps du mobile et y demeurer un certain
temps, bien qu'il n'y fût qu'un hôte. Mais cette species motus
par laquelle le Dieu créateur a, tout d'abord, mis en branle le
globe terrestre, cet impetus initial a fort bien pu s'insinuer
plus profondément et d'une manière plus durable dans le
corps de la terre, s'y transformer en une forme corporelle
spéciale; cette forme corporelle a pu organiser la matière
terrestre en vue du mouvement qu'elle produit, la disposer en
libres annulaires dont tous les centres se trouvent sur l'axe
de rotation du globe; à cette information en fibres annulaires
i. .1. Keplcri Opéra omnia, lomus 111, p. 17G.
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI 20Q
correspond une faculté motrice; la disposition de ces fibres
confère à la terre une raison de se mouvoir d'un mouvement
de révolution; Yimpetus, devenu forme corporelle particulière,
n'est plus simplement un hôte pour la Terre, comme il l'était
pour le toton ; il se trouve chez elle comme un fermier; il en
a vaincu et dompté la matière ; et l'on comprend qu'une telle
cause motrice garde une constante vigueur beaucoup mieux
que ne l'aurait fait un simple impetas.
Que la distribution en fibres annulaires de la matière qui
compose un corps puisse prédisposer un corps au mouvement
de révolution sur lui-même, c'est une opinion où Kepler se
complaît, ainsi qu'en d'autres suppositions analogues; mais
cette opinion ne se rencontre- t-elle pas déjà dans les écrits de
Nicolas de Gués, et ce dernier n'admet- il pas que le mouve-
ment de rotation sur lui-même est naturel à tout corps de
révolution?
Cette organisation fibreuse qu'il imagine en la Terre, Kepler
la compare à la disposition des fibres musculaires dans le
cœur; et voilà que cette comparaison le conduit naturellement
à une opinion nouvelle où, plus encore qu'en la précédente,
nous reconnaissons l'influence de Nicolas de Gués :
« Sans doute ', cette organisation de la Terre en fibres circu-
laires la prédispose au mouvement qu'elle doit recevoir; il
semble toutefois que ces fibres soient plutôt les instruments
d'une cause motrice que cette cause motrice elle-même. De
même, dans notre corps, les nerfs, les muscles, les ligaments,
les articulations, les os sont parfaitement adaptés au mouve-
ment, mais ils ne sont point la cause première du mouvement ;
ils sont seulement les instruments dont l'âme se sert pour
mouvoir le corps. »
L'impetus communiqué par le Créateur à la Terre ne s'est
donc pas seulement transformé en une faculté corporelle; il est
devenu une âme. « C'est, d'ailleurs3, une âme d'une espèce
particulière; elle ne confère à la Terre ni la croissance, ni la
sensibilité, ni la raison discursive; elle la meut simplement. »
i. J. Keplcri Opéra omnia, tomus III, p. 178.
2. J. Keplcri Opéra omnia, tomus III, p. 179.
p. duhem. i4
2IO ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
Mais, bien mieux que le simple impetus, bien mieux même
qu'une faculté corporelle, cette âme motrice assure la perpé-
tuelle régularité du mouvement diurne. Ce mouvement, en
effet, n'est plus aucunement pour la Terre un mouvement
violent : « On nomme l proprement mouvement violent un
mouvement, venu du dehors, qui meut un corps à rencontre
de sa propre nature; mais nous ne pouvons regarder comme
contre nature un mouvement que la forme communique à la
matière, que la faculté ou l'âme donne au corps auquel elle est
jointe? Qu'y a-t-il, en effet, qui soit plus naturel à une matière
que sa forme, à un corps que sa faculté ou son âme? »
En ses jeunes années, Jean Kepler avait été conduit, par la
lecture des œuvres de Jules César Scaliger, à admettre la doc-
trine averroïste et à attribuer le mouvement de chaque astre
à une intelligence particulière; il résolut ensuite de renoncer
à toute hypothèse de cette sorte et de demander aux seules
causes physiques l'explication des mouvements célestes; la
théorie de Yimpetus, telle qu'Albert de Saxe l'avait exposée,
était bien propre à le servir dans l'accomplissement d'un tel
dessein; mais l'analogie entre Yimpetus et l'âme, indiquée par
Nicolas de Gués, contribua sans doute à l'en détourner et à le
ramener vers les explications animistes dont il s'était d'abord
détaché.
Il semble même que Kepler ait emprunté à l'Évêque de
Brixen cette hiérarchie des puissances de plus en plus indes-
tructibles qui s'engendrent l'une l'autre afin d'assurer le mou-
vement perpétuel de la Terre : Yimpetus, d'abord, puis la
faculté corporelle qui donne à la Terre son organisation
interne, enfin l'âme motrice immortelle. De même, Nicolas de
Gués avait considéré d'abord Yimpetus « qui peut faire défaut
et cesser lors même que le globe demeure sain et entier, parce
que le mouvement communiqué au globe est un mouvement
accidentel et violent, et non point un mouvement naturel»;
ce mouvement engendré par Yimpetus, il l'avait assimilé ensuite
au « mouvement vital qui ne cesse de vivifier le corps de
l'animal, auquel il est naturel, tant que ce corps demeure sain
i. J. Kcpleri Opéra omnia, totnus III, p. 175.
NICOLAS DE GUES ET LEONARD DE VINCI 2 1 t
et capable de vie », mais qui, lié à l'organisation du corps,
est détruit lorsque cette organisation s'altère; enfin, il l'avait
comparé au mouvement de l'âme intellectuelle, mouvement
qui ne peut prendre fin, car, indépendante du corps, l'âme se
meut elle-même.
Si nous avons esquissé ici l'histoire de la double influence
qu'ont exercée en l'esprit de Kepler la théorie de Yimpetus
selon Albert de Saxe et la théorie de Yimpetus selon Nicolas de
Gués, ce n'est point sans intention; nous allons voir, en effet,
que ces deux théories ont influé, et d'une manière analogue,
sur la constitution de la Dynamique de Léonard de Vinci.
XI
La Dynamique de Nicolas de Gués et la Dynamique
de Léonard de Vinci. Théorie de l'impeto composé.
En analysant brièvement la Dynamique de Kepler, nous
avons vu deux traditions s'y mêler, l'une issue d'Albert de
Saxe et l'autre de Nicolas de Gués; ces deux mêmes traditions
influent sur la Dynamique de Léonard de Vinci et l'orientent
en un sens ou en l'autre selon que l'une ou l'autre prédomine;
l'influence d'Albert de Saxe porte Léonard à se poser des
problèmes de Mécanique pure; celle de Nicolas de Gués le
presse de faire œuvre de philosophe. Voyons, en cet article,
ce qu'a produit la première tendance; l'article suivant nous
dira ce que l'on peut attribuer à la seconde.
Nous savons que Léonard avait profondément médité les
Questions qu'Albert de Saxe avait composées sur le De Cœlo
d'Arislote ; il avait donc étudié la théorie de Yimpetus qui est
développée en cet ouvrage; de cette étude, d'ailleurs, ses notes
portent mainte trace; on n'eu pourrait souhaiter aucune qui
lut plus nette que celle-ci * :
ce Si une roue dont le mouvement est devenu de plus en
i. Les manuscrits de Léonard de Vinci; ms. B de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. a 6, verso.
2 12 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
plus violent donne d'elle-même, après que son moteur l'aban-
donne, beaucoup de tours, il paraît clair que si ce moteur
persévère à la faire tourner en sus de la dite vitesse, cette
persévérance peut avoir lieu avec peu de force. Et je conclus
que pour vouloir maintenir ce mouvement, le moteur n'aura
toujours que peu de fatigue, et d'autant plus que, par nature,
il se fixera. »
Pénétré des doctrines qu'Albert de Saxe a développées tou-
chant Yimpeius, Léonard va s'en servir pour commenter ce
qu'a dit Nicolas de Cues au sujet de cette même notion; la
lecture des dialogues De Possest ou De ludo globi va ainsi lui
suggérer des problèmes de Mécanique auxquels il appliquera
sa théorie de Yimpeto composé.
Voyons d'abord en quoi consiste cette théorie.
Léonard semble avoir conçu sa théorie de Yimpeto composé
sous l'influence d'une doctrine d'Albert de Saxe.
Albertutius examine cette opinion, émise par Aristote en sa
Physique : un mouvement réfléchi est toujours séparé du mou-
vement direct qui l'a précédé par un repos intermédiaire; c'est
à ce propos qu'il écrit ces lignes i :
« Lorsqu'une pierre ou une flèche est lancée vers le haut,
le mouvement d'ascension, qui est violent, et le mouvement
de descente, qui est naturel, sont séparés l'un de l'autre par un
repos intermédiaire, à moins que le choc contre un obstacle
ne mette empêchement à ce repos... En effet, considérons un
grave qui est projeté vers le haut; pour que ce grave cesse de
monter, il faut que Yimpetus qui le porte vers le haut cesse
de surpasser l'ensemble de la gravité du mobile et de la rési-
stance du milieu ; mais le projectile ne commence point aussitôt
à descendre ; en effet, pour qu'il puisse descendre, il faut que
cette vertu impulsive s'affaiblisse non pas seulement jusqu'à
ce que la gravité du mobile surpasse cette vertu impulsive,
mais jusqu'à ce qu'elle surpasse la somme de Yimpetus et de la
résistance du milieu ; or, cela demande un certain temps pen-
dant lequel le projectile ne monte ni ne descend. »
i. Aculissiinx quœstiones in libros de physica auscultatione ab Alberto de Saxonia
edit.r ; octavi libri quœst. XII.
NICOLAS DE CUES ET LÉONARD DE VINCI 2l3
Cette curieuse théorie suppose, contrairement à nos opi-
nions modernes, que la résistance de l'air au mouvement d'un
projectile ne s'annule pas en même temps que la vitesse du
projectile; elle attribue à cette résistance une certaine valeur
finie, même dans le cas où le projectile est immobile; elle
l'assimile donc à ce que nous nommerions aujourd'hui un
frottement. Cette façon de traiter la résistance de l'air se
retrouve constamment dans les écrits d'Albert de Saxe et de
ses disciples, tels que Marsile d'Inghen ou Biaise de Parme.
La théorie contenue dans le passage que nous venons de
citer paraît avoir vivement sollicité l'attention des successeurs
d'Albert de Saxe. Marsile d'Inghen la reproduit dans ses divers
écrits l sur la Physique d'Aristote.
« Supposons, » dit -il en ses Abréviations, « qu'une pierre
lancée vers le haut pèse 3 et que la résistance du milieu qu'elle
doit traverser soit i ; la résistance totale au mouvement vers
le haut sera 4. Aucune action ne peut être effectuée si la puis-
sance est égale ou inférieure à la résistance; il faut donc, pour
que la pierre monte, que ïimpetus qui la pousse vers le haut
surpasse 4- Or, il s'écoulera un certain temps pendant lequel
cet impetus sera inférieur à 4 et supérieur à i ; pendant ce
temps, la pierre ne pourra ni monter, ni descendre ; en effet,
puisque Y impetus est plus petit que 4, il est inférieur à la
résistance qui s'oppose au mouvement vers le haut; d'autre
part, comme il surpasse 2, en s'unissant à la résistance du
milieu, il donne, à l'encontre du mouvement vers le bas,
une résistance qui surpasse 3 ; comme le poids de la pierre
est précisément égal à 3, il ne suffît pas à faire descendre
la pierre. »
Léonard de Vinci a-t-il connu les Questions sur la Physique
d'Albert de Saxe? Nous n'en avons pas d'indice certain. Plu-
sieurs de ses notes nous feraient volontiers supposer qu'il
avait lu les Abréviations de Marsile d'Inghen. En tout cas, il
ne paraît pas qu'il ait pu ignorer la théorie dont nous venons
1. Abbreviationes libri phisicorum édite a Marsilio Inguendoctore Parisiensi ; 75" fol.
imprimé, col. d. — Quœstiones subtilissimœ Johannis Marcilii Inguen super octo libros
physicorum secundum nominalium viam; libri octavi qunestio VIII.
<2\[x ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
de parler; elle était, de son temps, tout à fait classique dans
les écoles.
En la seconde moitié du xve siècle, l'Averroïste TNicolô
Vernias de Chieti enseigne à l'Université de Padoue; avec le
Philosophe et le Commentateur, il enseigne1 que le mouve-
ment du projectile est entretenu par l'agitation du milieu; il
regarde comme contraire ii toute vérité la théorie de Yimpetus
soutenue par Albertutius et par les autres Terminalistes; pour
la réfuter, il cherche à prouver qu'elle est contredite par le
phénomène de la balle qui rebondit après avoir touché terre;
dans ce but, il développe un calcul tout semblable à celui que
nous venons de citer et qu'il attribue à Marsile d'Inghen.
L'un des philosophes dont Vernias critique les opinions
touchant Yimpetus est Gaétan de Tiène, son collègue à l'Uni-
versité de Padoue; celui-ci venait, en effet, de donner ses com-
mentaires à la Physique d'Àristote; or en ces commentaires,
où la théorie de Yimpetus est très exactement présentée selon
la tradition des Terminalistes de Paris, nous retrouvons2 le
calcul que nous avions lu dans les Abréviations de Marsile
d'Inghen.
La théorie si bien connue à Padoue n'était pas oubliée à
Paris; vers l'an i5oo, Jean Dullaert de Gand, régent du
Collège de Montaigu, enseignait en ce collège la doctrine de
Yimpetus; son exposition n'était guère autre chose que le déve-
loppement de celle qu'avait donnée Marsile d'Inghen dans ses
Abréviations ; aussi y trouvait-on 3 le raisonnement par lequel
Marsile démontrait l'existence d'un temps de repos entre la
montée et la descente d'un projectile.
Enfin, la théorie du repos intermédiaire entre l'ascension
et la descente d'un projectile n'était pas moins connue en
Allemagne qu'à Paris et en Italie; Frédéric Sunczel, qui, vers
l'an i5oo, enseignait à l'Université d'Ingolstadt, et qui citait
i. Nicoleti Theatini Quœstio de gravibus et levibus. Cette question est imprimée à
la lin des Quœsliones in libros de physica auscultations d'Albert de Saxe, publiées
à Venise, en i5i6, par les héritiers d'Octaviano Scoto.
■2. Ttecollete Gaietani super octo libros Physicornm ; Venetiis, per Bonetum Locatel-
lum et Octavianum Scotum, i4g6 ; fol. 4q, col. d.
,'i. Johannis Dullaert de Gandavo Qusestiones in libros physicorum Aristotelis ; in
octavum librum quœstio II ; Parisius, perOlivierum SenantetNicolaum Depratis,i5o6.
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI 2l5
volontiers Marsile d'Inghen dans ses leçons, expose *~ en ses
commentaires à la Physique d'Aristote le raisonnement ima-
giné par Albert de Saxe.
Léonard de Vinci, si curieux de tout ce qui concerne la
science du mouvement, n'a pu ignorer une doctrine si généra-
lement enseignée de son temps ; il l'a sûrement connue et
méditée, il s'en est visiblement inspirée, mais il l'a profon-
dément modifiée.
Selon la doctrine d'Albert de Saxe, le mouvement de tout
projectile se partage en trois périodes; durant ces trois
périodes, le mobile est soumis aux trois mêmes actions qui
sont Yimpetus, la gravité naturelle et les résistances extérieures,
telles que le frottement ou la résistance du milieu; mais les
proportions de ces trois forces varient selon la période que
l'on considère; durant la première période, Yimpetus est supé
rieur à la somme de la gravité et de la résistance extérieure;
durant la seconde période, Yimpetus est inférieur à cette somme,
mais supérieur à l'excès de la gravité sur la résistance (cette
seconde période est celle de quies média) ; durant la troisième
période, enfin, Yimpetus est moindre que l'excès de la gravité
sur la résistance extérieure.
Léonard de Vinci décompose aussi en trois périodes le mou-
vement d'un projectile et, pour y parvenir, il considère les
trois mêmes actions que maître Albert de Saxe; mais voici
comment il caractérise ces trois périodes :
En la première, Yimpetus ou, comme dit Léonard, Yimpeto
est assez puissant pour annihiler complètement la gravité
naturelle; le projectile se meut d'un mouvement purement
violent comme s'il était dénué de poids.
En la dernière période, Yimpeto qui avait été communiqué
au mobile s'est totalement évanoui; le mobile, qui n'est plus
soumis qu'à sa gravité, se meut d'un mouvement purement
naturel.
i. Collecta et exercitata Friderici Sunczel Mosellani liberalium studiorum magistri
in octo libros Physicorum Arestotelis, in almo studio Tngolstadiensi, Colophon : Laus
Deo : finiunt... impressa sub hemisperio Veneto impensis Leonardi Alantse, biblio-
pole Viennensis, arte A'ero et ingenio Pétri Lichfenstein Coloniensis. Knno MDVI...
In librum octavum quaestio VIII.
2l6 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
Entre ces deux périodes extrêmes s'écoule une période
intermédiaire durant laquelle la gravité et Yimpeto coexistent
et luttent l'un contre l'autre; c'est la période d'impeto composé;
le mobile se meut d'un mouvement mélangé de naturel et de
violent.
S'agit- il, par exemple, d'un projectile qu'une pièce d'artil-
lerie a lancé? Durant la première période du mouvement, ce
projectile se meut en ligne droite dans la direction où la pièce
a été pointée; durant la troisième période, il tombe vertica-
lement; c'est seulement durant la période d'impeto mixte que
le boulet suit une trajectoire curviligne par laquelle sont
raccordés ces deux segments de ligne droite.
Telle est la théorie de Yimpeto composé, créée par Léonard
en transformant la doctrine d'Albert de Saxe. Plagiée par
Tartaglia, par Cardan, par Bernardino Baldi1, elle a exercé la
plus grande influence sur le développement de la Dynamique.
Nous allons réunir quelques-uns des fragments de cette doc-
trine qui se rencontrent, épars, dans les notes du grand
peintre.
Ces fragments, nous les recueillerons en deux cahiers que
nous savons postérieurs au Codice Trivulzio; l'un est le
cahier A de la Bibliothèque de l'Institut ; de même format que
le Codice Trivulzio, il en est la suite naturelle2; l'autre est le
cahier E, conservé en la même Bibliothèque; les pensées que
l'on y trouve consignées sont, bien souvent, le développe-
ment3 de celles que renferment le Codice Trivulzio et le
cahier A ; nous aurons soin d'ailleurs de lire ce cahier E dans
l'ordre où il a été écrit, c'est-à-dire en ordre inverse de la
pagination.
Voici d'abord, au cahier A4, un fragment où Léonard établit
i . P. Duhem, De l'accélération produite par une force constante, notes pour servir à
l'histoire de la Dynamique; §§ IV et V {Congres international de Philosophie tenu à Genève
du h au 8 septembre 1904; pp. 875-880). — Léonard de Vinci et Bernardino Baldi, IV
(Études sur Léonard de Vinci, première série, pp. 1 16- 118).
2. P. Duhem, La Scientia de ponde ribus et Léonard de Vinci, IV (Études sur Léonard
de Vinci, première série, p. 272).
3. P. Duhem, La Scientia de ponderibus et Léonard de Vinci, passim (Études sur
Léonard de Vinci, première série).
4. Les manuscrits de Léonard do Vinci; ms. A do la Bibliothèque do l'Institut,
fol. 4, recto.
NICOLAS DE CLES ET LÉONARD DE VINCI 317
l'existence de la troisième période du mouvement, de celle où,
Yimpeto s'étant entièrement évanoui, le mobile se meut exclu-
sivement par nature :
« La pierre ou autre chose pesante, jetée avec furie, chan-
gera la ligne de sa course à moitié chemin. Et si tu connais
une tienne arbalète qui tire à 200 brasses, place -toi à une
distance de 100 brasses d'un clocher, mets le point de mire
au-dessus de ce clocher et tire ta flèche; tu verras qu'à
100 brasses au delà de ce clocher la flèche se fichera en ligne
perpendiculaire; et si tu la trouves ainsi, c'est signe qu'elle
avait fini le mouvement violent et qu'elle entrait dans le mou-
vement naturel, c'est-à-dire qu'étant pesante, elle tombait,
libre, vers le centre. »
Vimpelo, que Léonard nomme souvent aussi la gravité acci-
dentelle ou la forza, la gravité naturelle et, enfin, la résistance
extrinsèque, telles sont les trois actions qu'il y a lieu de
considérer en cette théorie du mouvement mixte; en voici
l'énumération » :
« Répartition du poids. — Trois sont les natures du grave ;
l'une est sa gravité simple naturelle; la seconde est sa gravité
accidentelle; la troisième est le frottement produit par lui.
Mais le poids naturel est, en soi, immuable; l'accidentel, qui se
joint à lui, est infini avec la forza; et le frottement est variable
selon que les lieux où il se fait sont âpres ou délicats. »
Léonard parle ici du frottement et non point de la résistance
de l'air; au cahier E, en effet, où l'étude du frottement tient
d'ailleurs une grande place, la théorie de Yimpeto composé
n'est pas appliquée à des projectiles jetés en l'air, mais à des
mobiles qui roulent sur le sol.
C'est ainsi que les trois périodes en lesquelles se décompose
tout mouvement mixte sont mises en évidence par l'analyse
du mouvement de la toupie. Nicolas de Gués nous avait
dépeint, en son dialogue De Possest, Yimpetus que l'enfant a
imprimé en la matière du toton : « 11 y demeure plus ou moins
longtemps, selon la force d'impression qui a communiqué
1. Les manuscrits de Léonard de Vinci; Ms. E de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 54, verso.
2ï8 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
cette vertu ; lorsque cet esprit cesse de vivifier le toton, celui-ci
reprend son mouvement vers le centre, comme au préalable. »
Léonard, inspiré sans doute par ce passage, va nous décrire,
en la toupie qui meurt, la lutte de Yimpeto de circonvolution
contre la gravité naturelle; celle-ci, en effet, voit sa tendance
contrariée par celui-là, car le centre de gravité ne se trouve
pas sur l'axe de la toupie ; par là, ce jouet désire naturellement
se coucher et non pas demeurer debout :
u Du mouvement de circonvolution1. — La toupie qui, par la
rapidité de sa circonvolution, perd la puissance qu'a l'inégalité
de sa pesanteur autour du centre de sa circonvolution, par
cause de Yimpeto qui domine ce corps, est un corps qui n'aura
jamais la tendance à l'abaissement que désire l'inégalité de sa
pesanteur tant que la puisance de Yimpeto moteur de ce corps
ne se fait pas moindre que la puissance de l'inégalité. »
« Mais quand la puissance de l'inégalité surpasse la puissance
de Yimpeto, alors elle se fait centre du mouvement de circon-
volution, et ainsi ce corps, amené à rester gisant, finit sur ce
centre le reste du susdit impeto. »
« Et quand la puissance de l'inégalité se fait égale à la puis-
sance de Yimpeto, alors la toupie s'infléchit obliquement et les
deux puissances combattent avec mouvement composé, et elles
se meuvent l'une l'autre avec un grand circuit, jusqu'à ce que
s'établisse le centre de la seconde espèce de circonvolution; et
en celui-ci Yimpeto termine sa puissance. »
En ce passage, Léonard caractérise avec netteté la première
période du mouvement, celle où Yimpeto, plus puissant que la
gravité, supprime complètement l'influence de cette dernière
et détermine seul le mouvement du mobile ; en cette première
période, la toupie, délivrée de sa pesanteur, est animée d'un
mouvement de rotation parce que Yimpeto qui la possède le
veut ainsi; s'il s'agissait d'un mobile auquel quelque instru-
ment de projection aurait communiqué un mouvement de
translation, durant cette première période, il irait en ligne
droite dans la direction que Yimpeto, triomphant de la pesnn-
i. Léonard do Vinci, loc. cit., fol. 5o, verso.
NICOLAS DE GUES ET LEONARD DE VINCI 319
leur, lui imposerait; Léonard a soin de nous en avertir» tout
aussitôt après le passage que nous venons de citer :
« Le mouvement fait par le mobile qui est de figure longue
et de côtés uniformes autour de sa ligne centrale sera droit
dans l'air aussi lontemps que subsistera celui qui vit en lui,
c'est-à-dire Yimpeto fourni par son moteur. »
Cette note porte le titre : Théorie des volatiles; Léonard
voulait donc appliquer la proposition qui en est l'objet à la
tbéorie du vol des oiseaux; cette théorie, en effet, sujet constant
de ses méditations, ne cesse de le préoccuper tandis qu'il
rédige le cahier E. Quelques feuillets après celui que nous
venons de lire, nous trouvons une nouvelle note 3 qui développe
la précédente :
« Des oiseaux. — Pourquoi Voiseau fait un mouvement de
circonvolution en ployant la queue. — Tous les corps qui ont
une longueur et qui se meuvent en ayant les extrémités laté-
rales également distantes de la ligne centrale de leur grosseur,
feront leurs mouvements droits, et surtout le mouvement
naturel, mais aussi le violent et de même le demi-naturel, la
puissance de Yimpeto conducteur de tels corps ne se variant
pas. ))
« Mais si les extrémités latérales des corps qui ont une lon-
gueur sont inégalement distantes de la ligne centrale de leur
grosseur, alors le mouvement de ce corps se courbera dans
l'air où il se meut, et cette courbure aura la partie concave
du côté où l'extrémité du corps déjà dit est plus éloignée de
ladite ligne centrale. »
Un corps dissymétrique qu'on lance en l'air ou qu'on fait
rouler sur le sol a, généralement, une trajectoire courbe, par
suite de la résistance de l'air ou du frottement; Léonard, qui
constate le fait, semble l'attribuer à une influence directe de
la forme du corps sur Yimpeto qui se varierait par suite de l'iné-
galité de cette forme; si telle est sa pensée, elle rappelle celle
que Nicolas de Gués émet dans son De ludo globi et Ton pour-
rait croire qu'elle a subi l'influence de cette dernière.
i. Léonard de Vinci, loc. cit., fol. 5o, recto.
2. Léonard de Vinci, Inc. cit., fol. 35, verso.
220
ETUDES SUR LEONARD DE VTNCI
FlG.
Si nous doutions que ces pensées de Léonard aient subi
l'influence du dialogue De ludo globi, il nous suffirait, pour en
acquérir la certitude, de tourner le feuillet du cahier E ; tout
aussitôt1, en effet, nos yeux rencontre-
raient un dessin (fig. 2) qui représente
une spirale; un hémisphère touche le
sol en un point de la circonférence qui
circonscrit sa base et roule le long de
cette spirale; c'est la figure même du jeu
de globe que Léonard a tracée et c'est à
ce jeu, décrit par Nicolas de Cues, qu'il
va appliquer ses théories dynamiques.
Tout à côté de ce dessin s'en trouve
un autre (fig. 3) qui diffère peu du pre-
mier; le mobile n'a plus la forme d'un
hémisphère, mais d'un tronc de cône; ce
tronc de cône se meut d'abord en ligne
droite suivant une trajectoire AGF le
long de laquelle Léonard a écrit : « mouvement simple ; » cette
trajectoire prend ensuite la figure
d'une spirale F B G qui porte ces
mots : « mouvement composé; »
enfin, le tronc de cône roule de
telle sorte que le sommet du cône
dont il fait partie demeure fixe; le
point par lequel la circonférence de
sa grande base touche le sol décrit
alors une trajectoire circulaire G D E
que désignent les mots : « mouve-
ment simple. »
Cette figure est accompagnée d'ex-
plications que voici :
«De /'impeto composé. — On
nomme mouvement composé celui
qui participe de Yimpeto du moteur et de Y impeto du mobile,
comme est le mouvement FBG, qui est au milieu de deux
Fig. 3
i. Léonard do Vinci, lac. cit., fol. 35, recto.
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI 22 1
mouvements simples. L'un de ceux-ci est auprès du principe
du mouvement et l'autre auprès de la fin; A G est le premier,
CDE celui qui est près de la fin. Mais le premier obéit seu-
lement au moteur et le dernier est seulement de la figure du
mobile. »
« De /'impeto décomposé . — L'impelo décomposé accompagne
le mobile avec trois natures à'impeto. Deux d'entre elles nais-
sent du moteur et la troisième du mobile; mais les deux du
moteur, c'est le mouvement droit du moteur mêlé avec le
mouvement courbe du mobile, et la troisième est le mouve-
ment simple du mobile, qui tend seul à se tourner avec le
milieu de sa convexité au contact du plan où il se tourne
et pose. »
Léonard avait sûrement l'intention d'écrire un traité de
Yimpeto composé et d'y introduire un chapitre sur le jeu du
globe; aussi le fragment que nous venons de reproduire est-il
immédiatement suivi de notes1 où l'on reconnaît une sorte
de brouillon du chapitre projeté ; Léonard y donne la défini-
tion de l'hélice et de l'hémisphère; il y trace un dessin (fig. U)
où l'on voit un hémisphère
qui roule en touchant le sol
par un point de sa tranche,
tandis qu'un autre hémi-
sphère, reposant par son pôle,
demeure en équilibre; à côté
de ce dessin, il écrit : Fig. 4.
« Le mouvement de l'hémi-
sphère, commencé sur un point de la circonférence de son
plus grand cercle, finit sur le point milieu de cet hémisphère;
il décrit la ligne hélice. On le prouve par la seconde de Yimpeto
» composé qui dit : « De Yimpeto composé une partie sera plus
» lente que l'autre d'autant qu'elle sera plus courte. » Et :
« Celle-là sera d'autant plus courte qu'elle est plus distante
» de la rectitude du mouvement fait par son moteur. » Donc
le mouvement de l'hémisphère est composé d'un mouvement
1. Léonard de Vinci, loc. cit., fol. 34, verso.
222 ETUDES SUK LEONARD DE VINCI
de beaucoup de révolutions entières et d'un mouvement d'une
demi -révolution. »
La théorie de Vimpeto composé, empruntée à Léonard par
divers mécaniciens du xvie siècle, a joué un rôle important
dans le développement de la Dynamique; une doctrine d'Al-
bert de Saxe, profondément transformée, lui a donné nais-
sance sans que l'influence de Nicolas de Cues ait aucunement
contribué à la suggérer; mais les diverses questions de Dyna-
mique auxquelles le Cardinal Allemand avait fait allusion dans
ses écrits ont fourni au Vinci des problèmes auxquels il put
appliquer cette théorie. En choisissant le curieux jeu de globe
comme exemple de sa doctrine sur le mouvement des projec-
tiles, Léonard nous a formellement témoigné qu'il connaissait
les œuvres de l'Évêque de Brixen; si les indices recueillis
jusqu'ici pouvaient laisser place au moindre doute touchant
cette connaissance, cette dernière preuve suffirait, et au delà,
à le dissiper.
Nous venons de voir Léonard de Vinci appliquer à des
problèmes de Dynamique posés par Nicolas de Cues une
théorie que l'influence d'Albert de Saxe lui avait suggérée;
c'est maintenant l'influence même de l'Évêque de Brixen que
nous allons voir s'insinuer dans l'esprit du grand peintre où
elle engendrera toute une Philosophie de la Mécanique.
XII
La Dynamique de Nicolas de Cues
et la Dynamique de Léonard de Vinci (Suite).
La théorie métaphysique du mouvement.
A deux reprises, Nicolas de Cues, voulant expliquer l'acte
qui crée une àme dans un corps jusque-là sans vie, le compare
à l'acte qui infuse Yitnpetas dans une masse jusqu'alors sans
mouvement; de là à assimiler Yimpelus à une âme, il n'y a
qu'un pas, et ce pas, les lecteurs de Nicolas de Cues devaient
être grandement tentés de le franchir.
NICOLAS DE CLES ET LEONARD DE VLNC1 22Ô
Kepler Fa franchi; il a voulu que Yirnpetus communiqué
dès le commencement par le Créateur à chacune des planètes
se transformât d'abord en une faculté corporelle, puis en une
âme immortelle. Bien avant Kepler, Léonard de Vinci avait,
sous l'influence des écrits de Nicolas de Cues, conçu une
semblable doctrine; il avait regardé Yirnpetus comme un être
spirituel tout semblable à une âme.
Il ne s'était pas borné, d'ailleurs, à indiquer cette assimi-
lation; il en avait fait la proposition fondamentale d'une vaste
doctrine métaphysique qui embrassait tous les effets de la
force et du mouvement.
Les notes nombreuses et étendues où Léonard expose sa
philosophie de la Mécanique ont, parfois, attiré l'attention
de ceux qu'intéresse son génie l ; ils y ont trouvé bien des
énigmes qui ont exercé leur sagacité sans qu'ils en pussent
donner une solution pleinement satisfaisante. C'est que les
pensées que le grand artiste a émises à ce sujet sont un
véritable labyrinthe; on ne peut les suivre avec ordre si l'on
n'en possède le fil conducteur, et ce fil ne se peut découvrir
par la seule lecture de ces pensées ; il les faut éclairer et expli-
quer par les doctrines qui les ont suggérées, par la Mécanique
de l'École terminaliste qui en a bien souvent fourni la matière,
et surtout par la Métaphysique de Nicolas de Cues qui leur a
imposé sa propre forme.
Aidé par la connaissance des sources auxquelles Léonard a
puisé, nous allons nous efforcer de retracer, autant que faire
se peut, le cours qu'a suivi sa Métaphysique du mouvement.
Et d'abord, voyons cette Métaphysique naître de la lecture
même des écrits de Nicolas de Cues.
Dans ses curieux dialogues de VIdiot, Nicolas de Cues a com-
paré la vie de l'âme dans le corps à la persistance du mouve-
ment sonore dans la cloche; en son De ludo globi, en son
dialogue De Possest, il l'a assimilée à l'existence de Yirnpetus
dans le mobile ; entre la cause qui maintient un corps sonore
en vibration et la cause qui maintient un projectile en mouve-
i. Voir, en particulier, Gabriel Séailles. Léonard de Vinci, l'artiste et le savant
(i4ôa-i5ig); essai de biographie psychologique ; 2* édition, Paris, 190G, pp. 3i8-3ao.
22Z| ÉTUDES SUR LÉONARD DE. VINCI
ment, il y a là une assimilation qui n'a point échappé au
Vinci, témoin cette page du Codice Trivulzlo1 :
« De la violence. — Je dis que tout corps mû ou frappé retient
en lui-même, pendant un certain temps, la nature de ce mou-
vement ou de cette percussion ; il la retiendra plus ou moins
selon que la puissance ou la force de ce mouvement ou de
ce coup sera plus ou moins grande. »
« Exemple. — Vois combien de temps une cloche qui a été
frappée retient en soi la rumeur de la percussion. »
« Vois combien de temps une pierre projetée par une bom-
barde conserve la nature du mouvement. »
a Un coup donné dans un corps dense produit un son qui
dure plus longtemps que s'il était donné dans un corps plus
rare, et dans ce dernier corps, il durera davantage que dans
un corps suspendu et subtil. »
a L'œil garde quelque temps en soi les images des corps
lumineux. »
Aux deux exemples donnés par Nicolas de Cues, Léonard en
a joint ici un troisième : la persistance des impressions lumi-
neuses; il enjoint un quatrième dans cette pensée1 que nous
lisons au cahier A, suite naturelle du Codice Trivulzlo :
« Le coup donné dans la cloche laisse après lui sa ressem-
blance imprimée comme le Soleil dans l'œil et l'odeur dans
l'air; mais il faut voir si la ressemblance du coup demeure
dans la cloche ou dans l'air; et cela, tu l'apprendras en
posant, après ce coup, ton oreille à la surface de la cloche. »
La préoccupation qui dicte cette pensée est évidente. Tous
les physiciens sont d'accord pour attribuer le mouvement du
projectile à une certaine ressemblance persistante du mouve-
ment du moteur; mais pour les Péripatéticiens et pour les
Averroïstes, cette ressemblance est empreinte dans l'air qui
avoisine le mobile, tandis que les Terminalisles en font un
impelas imprimé dans le mobile même; l'analogie du mouve-
ment d'un projectile avec la trépidation sonore d'une cloche
suggère à Léonard un moyen de résoudre la question.
i. Léonard do Vinci, Codice Trivulzio, fol. 43, recto (81).
2. Les manuscrits de Léonard de Vinci; ms. A de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. as, verso.
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI 220
Il la résout assurément dans le sens voulu par les Termina-
listes; c'est dans le projectile même qu'il fait résider cette
vertu qu'il nommera plus tard impeto, en traduisant littéra-
lement le mot impetus employé par l'École.
Ce nom à1 impeto est, notamment, celui que nous rencon-
trons au cahier que Venturi a marqué de la lettre G et que
conserve la Bibliothèque de l'Institut; disons quelques mots
de ce manuscrit.
Le recto du dernier feuillet de la couverture porte ces mots :
« i5io. Au jour 26 de septembre, Antoine se cassa la jambe;
il a à ne pas bouger [\o jours. » Au verso du premier feuillet de
la même couverture, nous lisons : « Le magnifique Julien de
Medicis s'en alla au jour 9 de janvier i5i5, à l'aurore, de
Rome, pour aller épouser sa femme en Savoie; et en ce jour
nous arriva la nouvelle de la mort du roi de France. »
Le cahier G a donc servi à plusieurs reprises, entre i5io
et i5i5, à recueillir les réflexions de Léonard; d'autres cahiers
se couvraient également de notes durant ces mêmes années;
tel le cahier E, où se lisent plusieurs dates relatives à l'an-
née i5i4-
Que maint feuillet du cahier G ait été rempli à peu près en
même temps que Léonard couvrait de ses pensées les pages
du cahier E, on le devinerait à la similitude des sujets traités
comme des expressions qui servent à les traiter. On pourrait
prouver ici cette similitude par une infinité de rapproche-
ments; un seul suffira.
Nous lisons au cahier E l :
« Définition de V impeto. — U impeto est une vertu créée par
le mouvement et transmise par le moteur au mobile, mobile
qui a de mouvement ce que Y impeto a de vie. »
Au cahier G, nous trouvons ces réflexions2 :
« U impeto est impression de mouvement transmise par le
moteur au mobile. »
1. Les manuscrits de Léonard de Vinci, ms. E de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 22, recto.
2. Les manuscrits de Léonard de Vinci, ms. G de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 73, recto.
p. duhem. i5
22Ô ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
« L'impeto est une puissance imprimée par le moteur dans
le mobile. »
« Toute impression tend à la permanence ou désire la per-
manence. On le prouve dans l'impression faite par le soleil
dans l'œil du spectateur et dans l'impression du son fait par
le marteau qui frappe la cloche. »
« Toute impression désire permanence, comme nous montre
la ressemblance du mouvement imprimée dans le mobile. »
Ces deux citations ne nous marquent pas seulement la
grande analogie que l'on peut souvent reconnaître entre les
réflexions du cahier E et celles du cahier G; elles nous per-
mettent encore de rapprocher ces dernières de celles que
Léonard consignait au Codice Trivulzio ou au cahier A, alors
qu'il écrivait sous l'influence manifeste d'Albert de Saxe et
de Nicolas de Gués. Cette remarque a son importance;
nous aurons bientôt occasion de nous en souvenir, en notre
article XIII.
C'est assez tard, semble- t-il, que Léonard a appelé impeto la
vertu que les scolas tiques nommaient impetus; aux cahiers A
et B, il la nomme forza, nom auquel, pour prévenir toute
confusion avec notre moderne notion de force, nous garde-
rons sa forme italienne.
Léonard va donc chercher à préciser, en de nombreuses
notes du cahier A, la nature métaphysique de cette forza; il
y reviendra au cahier B ; c'est à ce cahier que nous emprun-
terons une première définition I :
« Quelle chose esl la forza. — Je dis que la forza est une puis-
sance spirituelle, incorporelle, invisible, qui, avec une courte
vie, se cause dans ces corps qui, par une accidentelle violence,
se trouvent hors de leur être et repos naturels. J'ai dit spiri-
tuelle, parce que dans cette forza il y a une vie active, incor-
porelle, et je dis invisible, parce que le corps où elle naît ne
croît ni en poids ni en forme; de peu de vie, parce que
toujours elle désire vaincre sa cause et, celle-là vaincue, se
tue. »
i. Les manuscrits de Léonard de Vinci ; ma. B de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 63, recto.
NICOLAS DE CUES ET LÉONARD DE VINCI 227
Cette définition se trouvait déjà, sous une forme plus détaillée,
au cahier A i :
« Ce que c'est que la forza. — Je dis que la forza est une
vertu spirituelle, une puissance invisible qui, au moyen d'une
violence accidentelle extérieure, est causée par le mouvement,
introduite et infuse dans les corps, qui se trouvent tirés et
détournés de leur habitude naturelle; elle leur donne une vie
active d'une merveilleuse puissance, elle contraint toutes les
choses créées à changer de forme et de place, court avec furie
à sa mort désirée et va se diversifiant suivant les causes. La
lenteur la fait grande et la vitesse la fait faible; elle naît par
violence et meurt par liberté. Et plus elle est grande, plus vite
elle se consume. Elle chasse avec furie ce qui s'oppose à sa
destruction, désire vaincre et tuer la cause de ce qui lui fait
obstacle et, vainquant, se tue elle-même. Elle devient plus
puissante en trouvant de plus grands obstacles. Toute chose fuit
volontiers sa mort. Toute chose qui est contrainte contraint
elle-même. Rien ne se meut sans elle. Le corps où elle naît
ne croît ni en poids ni en forme. Aucun mouvement fait par
elle n'est durable. Elle croît dans les fatigues et disparaît par
le repos. Le corps auquel elle est imposée n'a plus de liberté. »
La forza est donc un être spirituel, associé au mobile comme
l'âme l'est au corps dans un être vivant; elle est unie à ce
mobile comme la forme l'est à la matière, comme l'acte l'est à
la puissance. L'acte détermine et contraint la possibilité indé-
terminée; ainsi, la forza supprime la liberté du corps qui
était, jusque-là, en puissance de n'importe quel mouvement;
elle le dirige; elle lui impose un mouvement déterminé.
Cette assimilation de Yimpeto à l'âme est-elle, comme nous
l'avons dit, suggérée à Léonard par la lecture des écrits de
Nicolas de Cues? Si l'on en doutait, il suffirait, pour dissiper
ce doute, de rapprocher les deux notes que nous venons de
citer de ces quelques lignes empruntées à Févêque de Brixen 2 :
«Le Cardinal. — ...Cette vertu qu'on nomme l'âme est
î. Les manuscrits de Léonard de Vinci; ms. A de la Bibliothèque de l'Institut
fol. 34, verso.
2. Nicolai de Cusa De ludo globi liber primus.
2 28 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
circonscrite en un certain lieu, de telle sorte qu'elle n'est nulle
part ailleurs qu'en ce lieu; mais elle n'occupe aucun lieu, car
elle est esprit; sa présence n'a pas pour effet d'écarter l'air qui
entoure le corps; elle ne prend pas un certain espace, de telle
sorte que le même volume contienne, du corps, une part
moindre que par le passé. »
« Jean. — Cette comparaison me plaît fort, qui assimile le
globe au corps et le mouvement du globe à l'âme. L'homme
fabrique le globe; il crée aussi le mouvement qu'il lui imprime
au moyen de Y impelas; et ce mouvement, comme notre âme
même, est invisible, indivisible; il n'occupe aucun lieu... »
La forza diffère de l'âme en un point essentiel; l'âme est
immortelle parce que naturelle ; la forza est essentiellement
périssable; elle tend spontanément à sa destruction; en effet,
son action consiste à produire le mouvement violent et la forza
s'épuise par cette production même : « Le mouvement naît de
la mort de la forza l . »
« Si la chose qui meut une autre chose est la forza2, cette
forza accompagne la chose mue par elle, et elle la meut de
telle sorte qu'elle se consume elle-même. »
Si la forza s'épuise et se corrompt par son acte même, c'est
qu'elle est contraire à la nature ; c'est que son rôle consiste
à lutter contre le mouvement naturel alors que, nous Talions
voir, elle est engendrée par ce même mouvement naturel; elle
lutte donc contre sa propre cause; elle est donc « de peu
de vie, parce que toujours elle désire vaincre sa cause et,
celle-là vaincue, se tue. »
Wous venons de parler de la cause de la forza; comment
la forza est-elle engendrée? « Cette forza peut naître de deux
différents mouvements3. » De ces deux mouvements, Léonard
désigne souvent le premier par le nom d'opulence (divizia)
et le second par le nom de disetle (careslla). Voici comment
ils sont caractérisés 4 :
« Et d'abord la forza peut venir par l'accroissement subit
i. Léonard de Vinci, loc. cit., fol. 3/j, verso,
a. Léonard de Vinci, loc. cit., fol. ai, verso.
3. Léonard de Vinci, loc. cit., fol. 34, verso.
h. Léonard de Vinci, ibid.
NICOLAS DE CUES ET LÉONARD DE VINCI 229
d'un corps rare dans un corps dense, comme la multiplication
du feu dans la bombarde. Ce feu, ne se trouvant pas dans un
vide qui reçoive son accroissement, court avec furie dans
un lieu plus ample, en expulsant tout ce qui s'oppose à son
désir... »
« En second lieu, vient ce qui se crée dans les corps plies
et tordus contre leur nature, comme l'arbalète ou autres
machines semblables, qui ne se laissent pas volontiers ployer
et qui, quand elles sont chargées, désirent se redresser et
expulsent avec fureur, aussitôt que la liberté de le faire leur
est donnée, la chose qui s'opposait à leur course. »
A ces deux manières d'engendrer la forza, il conviendrait
d'en joindre une troisième : « Souvent la forza1 engendre elle-
même, moyennant le mouvement, une nouvelle forza. »
C'est ce qui arrive dans le choc, par exemple : « Si la chose
frappée est semblable à celle qui frappe 2, elle en reçoit coup,
poids [c'est-à-dire gravité accidentelle, forza] et mouvement;
elle s'enfuit de sa place en y laissant celle qui l'a frappée
privée en tout de toute sa puissance. »
La forza peut donc naître ainsi dans un choc, qui n'est lui-
même que la destruction du mouvement violent produit par
une autre forza : « Le coup3 est le terme du mouvement causé
par la forza et opéré par des corps sur des objets résistants. »
« Le coup h naît dans la mort du mouvement et le mouvement
naît de la mort de la forza. »
De quelque manière que naisse la forza, elle est engendrée
par un mouvement : « La forza** est causée par le mouvement
et infuse dans le corps pesant; et pareillement le coup est
causé par le mouvement infus dans le corps pesant. — ha forza
est cause du mouvement et le mouvement est cause de la
forza. Le mouvement infuse la forza et le coup dans le poids,
moyennant l'objet. »
Parmi ces mouvements qui engendrent la forza, considérons
1. Léonard de Vinci, loc. cit., fol. 34, verso.
2. Léonard de Vinci, loc. cit., fol. 27, recto.
3. Léonard de Vinci, ibid.
4. Léonard de Vinci, loc. cit., fol. 34, verso.
5. Léonard de Vinci, ibid.
23o ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
particulièrement le second, celui que Léonard nomme le mou-
vement de disette.
Ce mouvement est celui d'un corps qui, placé par contrainte
dans un état opposé à sa nature, et redevenu libre, retourne
à cette nature; c'est le mouvement que les Péripatéticiens
nomment naturel; pour Nicolas de Gués, répétant l'enseigne-
ment d'Aristote et de toute l'École, ce mouvement fait passer
la matière de la forme imparfaite qui lui avait été artificielle-
ment imposée aune forme plus parfaite; «la matière, » disait
Nicolas de Cues1, « étant apte à recevoir cette forme, éprouve
une sorte d'appétit à l'acquérir, de même que ce qui est mau-
vais désire ce qui est bon, que ce qui est privé d'une chose à
laquelle il est accoutumé souhaite cette chose. » Le mouve-
ment naturel est bien le mouvement de disette dont parle
le Vinci.
Le type de ces mouvements naturels est la chute d'un poids.
Selon Aristote, le poids, tiré hors du lieu naturel où sa forme
atteint sa perfection, tend à retourner à ce lieu. Selon les
Pythagoriciens, auxquels Aristote oppose sa doctrine, le grave
terrestre, détaché de l'astre auquel il appartient, tend à revenir
à son tout et à en reconstituer l'intégrité. C'est à cette dernière
doctrine que Léonard semble parfois donner la préférence :
« Toute partie, » dit-il2, « a une tendance à se réunir à son
tout pour échapper à son imperfection. » En tout cas, le mou-
vement naturel causé par le poids s'oppose au mouvement
violent engendré par l&forza.
Cette opposition, Léonard la marque avec netteté dans ce
fragment3, dont toutes les propositions trouvent leur expli-
cation dans les remarques précédentes :
« Tout poids désire descendre au centre par la voie la plus
courte; et où il y a plus de pesanteur, il y a un plus grand
désir, et la chose qui pèse le plus, laissée libre, tombe le plus
vite... Mais le poids passe par nature dans tout son sup-
i. Nicolai de Cusa De docta ignorantia liber II, cap. X.
2. Léonard de Vinci, Codice Atlantico, fol. 69, recto.
3. Les manuscrits de Léonard de Vinci, ms. A de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 35, recto.
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI 23 1
port; et ainsi, pénétrant de support en support, il pèse et
alourdit en passant de corps en corps jusqu'à ce qu'il satis-
fasse son désir. La nécessité l'attire et l'opulence le chasse.
Il est tout dans toute son opposition perpendiculaire et tout
dans chacun de ses degrés... Dans son office de presser et
alourdir, il est semblable à la forza. Le poids est vaincu par
la forza comme la forza par le poids. On peut voir le poids
sans la forza, mais on ne voit pas la forza sans le poids. Si le
poids n'a pas de voisin, il en cherche un avec furie; la forza
le chasse avec furie. Si le poids désire une position immuable,
la forza la fuit volontiers. Si le poids désire la stabilité et si la
forza est toujours en désir de fuite, le poids est par lui-même
sans fatigue, tandis que la forza n'en est jamais exempte. Plus
le poids tombe, et plus il augmente, et plus la forza tombe,
plus elle diminue. Si l'un est éternel, l'autre est mortelle. Le
poids est naturel et la forza accidentelle. Le poids désire stabi-
lité, et puis immobilité; la forza désire fuite et mort d'elle-
même. Le poids, la forza et le coup se ressemblent entre eux
dans la pression qu'ils exercent. »
Au peu de durée de la forza, Léonard se plaît à opposer
l'éternité du poids ; au premier abord, il semble que le poids,
lui aussi, n'ait qu'une existence éphémère; le grave, tiré hors
de son lieu naturel et abandonné à lui-même, tombe; mais sa
chute s'arrête bientôt, car il rencontre le sol ou un support;
que l'on ne croie pas, cependant, que le poids de ce grave a
été détruit au moment où le mouvement s'est arrêté; le poids
demeure indestructible, mais ne pouvant plus produire de
mouvement, il produit une pression sur les obstacles qui le
supportent et s'opposent à ce mouvement. Tel est l'enseigne-
ment formel d'Albert de Saxe1. Cet enseignement, Léonard le
médite sans cesse, en ce cahier A où il fonde la théorie de la
résistance des matériaux; et, en même temps, il en mêle
l'idée essentielle avec d'autres idées empruntées à Nicolas de
Gués, afin d'en composer sa Métaphysique du mouvement.
i. Alberti de Saxonia Quœstiones in libros de Cœlo et Mundo; libri I quaestio X et
libri III quaestio III. Cf. : Albert de Saxe et Léonard de Vinci, II (Études sur Léonard de
Vinci, première série, p. 16).
233 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
Nous la retrouvons, cette idée, dans le passage suivant1 :
g Le poids presse toujours son soutien ; il pénètre et passe,
par nature, des supports à leurs bases; il est tout dans tout le
support, tout dans toute la base de ce support, et tout dans
tout le soutien de la base; il pénètre de support en support
jusqu'au centre du Monde. »
« Le poids presse toujours son soutien; la forza vient à man-
quer dans le corps même où elle naît; le mouvement s'affaiblit
et se consume dans sa course; le coup meurt aussitôt qu'il
naît. »
A l'éternité du poids s'oppose la durée éphémère de la forza;
mais la forza n'est pas la seule puissance mortelle; le mouve-
ment violent qu'elle engendre est, lui aussi, de courte durée;
et de durée plus courte encore est le choc, que produit le
mouvement violent. En revanche, si chacune de ces puissances
est de plus courte vie que celle dont elle dérive, elle est aussi
de plus énergique violence.
Cette gradation des diverses puissances est une des pensées
auxquelles Léonard revient le plus volontiers :
« La violence, » dit-il2, « se compose de quatre choses,
c'est-à-dire de poids, forza, mouvement et coup. Et quelques-
uns disent que la forza est composée de trois puissances,
c'est-à-dire forza, mouvement et coup. Et celle qui est la plus
puissante est celle qui a le moins de vie, c'est-à-dire le coup;
la seconde est la forza; la troisième pour la faiblesse serait
le mouvement3; et si l'on acceptait le poids dans ce compte,
il est plus faible et plus éternel qu'aucune des autres sus-
dites. »
uLe coup4 est le terme du mouvement rapide, causé par la
forza et engendré par les corps sur les objets résistants; de lui
dérivent les sons, de lui les ruptures, et aucune chose n'est
de plus prompte action ni de plus grande puissance ; ses
i. Les manuscrits de Léonard de Vinci, ms. A. de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 35, verso.
2. Léonard de vinci, loc. cit., fol. 35, recto.
3. Léonard intervertit ici, sans doute par lapsus, Tordre qu'en toutes ses autres
notes il attribue à la forza et au mouvement.
4. Léonard de Vinci, loc. cit., fol. 27, verso.
NICOLAS DE CUES ET LÉONARD DE VINCI 233
résultats sont d'extrême rapidité et pénétration en toutes sortes
d'objets résistants. »
En même temps qu'il suit cette transformation du poids en
forza, de la forza en mouvement, puis en coup, Léonard est
continuellement hanté par la pensée de quelque chose qui
persiste au travers de ces changements successifs, d'une
équivalence qui s'établit entre ces puissances nées les unes
des autres; une puissance dont l'action est faible, mais de
longue durée, peut en engendrer une autre qui opère très
énergiquement, pendant un temps très court.
Cette pensée, aperception confuse de la grande loi qui sera
le principe de la conservation de l'énergie, se marque nette-
ment dans les fragments que nous venons de citer. Nous la
retrouvons dans les notes que nous allons reproduire; elle y
est reliée à ce principe qui germe déjà dans les Questions
mécaniques dWristote, qui se développe dans les écrits de
Gharistion et de Héron d'Alexandrie, pour s'affirmer un jour
dans la Mécanique de Galilée : Ce que l'on gagne en puis-
sance à l'aide d'une machine, on le perd en temps, et inver-
sement.
« Forza et mouvement1. — Si une roue est mue à un moment
par une quantité d'eau et que cette eau ne puisse augmenter
ni par courant, ni par quantité, ni par une plus grande chute,
l'office de cette eau est terminé. C'est à dire que si une roue
meut une machine, il est impossible que sans y employer une
fois plus de temps, elle en meuve deux; donc qu'elle fasse
autant de besogne en une heure que deux autres machines
avec une seconde heure; ainsi la même roue peut faire
tourner un nombre infini de machines, mais avec un très
long temps, elles ne feront pas plus de besogne que la pre-
mière machine en une heure. »
« Mouvement et forza. — Une cause [puissante et] lente pro-
duit un mouvement rapide et faible ; une cause rapide et faible
produit un mouvement lent et fort. »
(( De la disposition de la force pour bien tirer et pousser2. —
i. Léonard de Vinci, loc. cit., fol. 3o, recto.
2. Léonard de Vinci, loc. cit., fol. 35, verso.
234 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
Plus la force s'étend de roue en roue, de levier en levier, de
vis en vis, plus elle est puissante et lente. »
« Si deux forces sont produites par un même mouvement
et par une même forza, celle qui consommera le plus de temps
aura plus de puissance qu'aucune autre. Et une force sera plus
faible qu'une autre d'autant que le temps de l'une entre dans
celui de l'autre. »
« On peut voir le poids sans la forza, » a dit le Vinci1, « mais
on ne voit pas la forza sans le poids. » On pourrait entendre
ainsi cette pensée : La forza ne peut exister qu'infuse dans une
masse pesante; la masse pesante subsiste lors même qu'elle
est dénuée de forza. On n'en tiendrait pas, croyons -nous, le
véritable sens. Ce sens nous paraît être celui-ci : Toute forza
naît d'un mouvement naturel engendré par le poids.
Tout d'abord, cette affirmation surprend : Le mouvement
naturel de l'arc de l'arbalète qui revient à sa tension normale et,
ce faisant, infuse la forza dans la flèche, n'est pas identique à la
chute d'un poids. Mais à y regarder d'un peu plus près, c'est
encore la chute d'un poids que nous trouvons à l'origine de la
forza qui anime la flèche; pour mettre l'arc dans un état hors
nature, il a fallu lui communiquer un mouvement violent, lui
infuser une forza, antérieure à celle qui entraînera le projectile,
et mère de celle-ci; et cette première forza a été engendrée par
le mouvement naturel du poids qui a servi à bander l'arbalète :
« Autant2 tu emploieras de forza à la préparation de ton
arbalète, autant il en fuira lorsque l'arbalète reviendra à sa
liberté, et autant il s'en suivra dans la chose mue par elle...
En d'autres termes : Avec autant de forza tu auras préparé ton
arbalète, avec autant s'élancera la flèche lancée par elle...
Autant de poids naturel tu auras simplement employé à
charger, avec son mouvement naturel, à toute sa libre puis-
sance, ton arbalète, autant de poids accidentel3 s'infusera
clans la flèche qui s'enfuit de cette arbalète. »
i. Léonard de Vinci, loc. cit., fol. 35, recto.
2. Léonard de Vinci, loc. cit., fol. 3o, recto.
3. Rappelons que Léonard, comme tous ses contemporains, désigne par poids
accidentel la même chose que ce qu'il nomme impeto ou forza. — Cf. Léonard de Vinci
cl Bernardino Baldi, IV (Éludes sur Léonard de Vinci, première série, p. n4).
NICOLAS DE CUES ET LÉONARD DE VINCI 1 35
La forza donc, et le mouvement violent qu'elle engendre, et
le coup en lequel s'épuise ce mouvement violent ne sont, en
dernière analyse, que les transformations successives du mou-
vement naturel du poids :
«Le poids », qui éternellement opère dans la pression qu'il
exerce, est de moindre puissance que les trois autres passions
qui sont encore lui fche sono lui), c'est-à-dire la forza, le mou-
vement et le coup. La seconde chose, de seconde permanence,
est la forza, plus puissante que le poids, et son office dure
moins. La troisième permanence est le mouvement, qui est de
plus grande puissance que la forza et est dérivé par généra-
tion (degieneralo) de cette même forza. La quatrième chose, de
moindre permanence, est le coup, lequel est fils du mouve-
ment et petit-fils de la forza; et tous naissent du poids.»
Sous ces énoncés que l'imagination de l'artiste revêt d'une
forme poétique, mais qui n'ont pu atteindre encore la précision
du langage mathématique, n'entrevoit- on pas, selon une
remarque déjà faite, la première ébauche de ce qui sera le
principe de la conservation de l'énergie ?
Si grandioses et si féconds qu'ils nous paraissent, ces énoncés
n'épuisent pas encore la richesse des pensées de Léonard.
a La gravité 2, la forza, le mouvement et le coup sont les
quatre puissances en lesquelles toutes les œuvres visibles des
mortels trouvent leur existence et leur mort. » De ces quatre
puissances, le poids, par son mouvement naturel, engendre les
trois autres. N'y a-t-il pas lieu de remonter plus haut encore
et de chercher comment le poids lui même est engendré?
Un grave, selon l'enseignement d'Albert de Saxe3, n'a pas
de pesanteur actuelle lorsqu'il se trouve en son lieu naturel ;
pour qu'il acquière une pesanteur actuelle, capable de se
manifester par sa chute, s'il est libre, ou par la pression qu'il
exerce sur son support, s'il est empêché, il faut qu'il ait été tiré
i. Léonard de Vinci, loc. cit., fol. 35, verso.
2. Léonard de Vinci, vas. IP de la Forster Library, South Kensington Muséum, Lon-
dres, fol. 43, recto. — J. P. Richter, Op. cit., t. il, § 1137. — G. Séailles, Op. cit.,
p. 3i9.
3. Albert de Saxe et Léonard de Vinci, II (Études sur Léonard de Vinci, première série,
p. 16).
236 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
hors de son lieu naturel, il faut qu'il ait subi une violence;
le mouvement naturel a donc pour antécédent nécessaire le
mouvement violent.
Léonard fait sienne cette doctrine : « Le mouvement naturel, »
dit-il i, «a d'abord été accidentel; ainsi la pierre qui tombe
a d'abord été portée ou jetée en haut; on l'a appelé accidentel
quand il montait et naturel quand il descendait. »
Si donc toute forza provient d'un mouvement naturel déter-
miné par une pesanteur actuelle, toute pesanteur actuelle, à son
tour, présuppose un mouvement violent produit par une forza.
Où placerons-nous, dès lors, l'origine de toute puissance méca-
nique? Où prendrons -nous un point de départ en cette chaîne
où toute forza dérive d'une pesanteur actuelle et où toute
pesanteur actuelle dérive d'une forza? La série des actions
motrices ne peut sans absurdité être prolongée à l'infini. Il faut,
de toute nécessité, que nous posions un premier mouvement
naturel, engendré par une première pesanteur actuelle, et
à l'origine de cette première pesanteur actuelle, un premier
mouvement violent, dû à une première forza. Cette forza
elle-même n'a pu naître que d'un mouvement matériel;
mais ce mouvement premier, d'où provient-il lui-même? Il
n'est pas spontané, car « aucune chose insensible ne pourra
se mouvoir par elle-même »2. Il ne peut provenir ni de pesan-
teur ni de forza; et cependant la pesanteur et la forza sont les
deux seuls moteurs qui se trouvent en la matière inanimée :
« Aucune chose sans vie3 ne peut pousser ou tirer sans accom-
pagner la chose poussée; ces moteurs ne peuvent être que
forza ou pesanteur. » Il faut donc que ce premier mouvement
physique ait été produit, sans pesanteur m forza, en un corps
vivant; il faut qu'il ait été produit par la détermination d'une
volonté, c'est-à-dire par un mouvement purement intellectuel.
La première pesanteur actuelle est celle d'une pierre qui avait
été jetée en haut, la première forza celle qui a enlevé celte
i. Les manuscrits de Léonard de Vinci, ms. A de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 3i, recto.
2. Léonard de Vinci, loc. cit., fol. 22; verso.
3. Léonard de Vinci, loc. cit., fol. 21, verso.
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI 2$*]
pierre hors de sa nature ; le mouvement physique qui a infusé
cette forza dans la pierre était le mouvement d'une main, et
cette main était mue par la volonté d'un homme : « La forza l
est engendrée par la disette ou par l'opulence; elle est fille du
mouvement matériel, petite -fille du mouvement spirituel et
mère et origine du poids. »
De même que la forza, puissance spirituelle de peu de durée,
sorte d'âme mortelle, peut être engendrée par une autre forza,
grâce à l'intermédiaire du mouvement violent que celle-ci a
produit; de même, la première forza qu'il nous faut mettre
à l'origine de tout mouvement physique naît d'une âme
immortelle par l'intermédiaire du mouvement volontaire d'un
corps vivant.
Cette doctrine inspire la pensée suivante 2; la première partie
de cette pensée reproduit presque textuellement un passage
que Léonard a déjà écrit ailleurs et que nous avons cité il y
a un instant :
« La. forza, le mouvement matériel, le poids et la percussion
sont les quatre puissances accidentelles par lesquelles toutes
les œuvres des mortels ont leur existence et leur mort. »
« La forza tire son origine du mouvement spirituel ; ce
mouvement spirituel, coulant par les membres des animaux
sensibles, gonfle leurs muscles; ces muscles, en se gonflant,
se raccourcissent et tirent les tendons auxquels ils sont joints,
et de ces tendons, la forza est causée au sein des membres
humains. »
Par cette conclusion, l'analyse philosophique du mouve-
ment, si profondément poussée par Léonard de Vinci, retrouve
l'un des principes fondamentaux de la Métaphysique de
Nicolas de Gués : tout mouvement procède de l'esprit. La voie
même par laquelle elle est ramenée à ce principe lui a été
tracée par l'Évêque de Brixen :
« Un grand nombre d'objets, » disait celui-ci3, « participent
i. Léonard de Vinci, ms.Arundel 260 de la Bibliothèque du British Muséum, fol. i5i ,
recto. — J. P. Richter, Op. cit., t. II, S 85g. — G. Séailles, Op. cit., p. 320.
2. Léonard de Vinci, ms.Arundel 2<}3 de la Bibliothèque du British Muséum, fol. i5i,a.
— J. P. Richter, Op. cit., t. II, § 85g.
3. Nicolai de Cusa De ludo globi liber primus.
238 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
au mouvement et se meuvent ensuite par l'effet de leur partici-
pation à ce mouvement; il faut donc, en remontant, parvenir
à une chose qui se meuve d'elle-même; il faut que cette chose
se meuve non par accident et par participation au mouvement,
mais par son essence même ; cette chose est l'âme intellectuelle,
car l'intellect se meut lui-même... Le mouvement auquel nous
donnons le nom d'âme est créé en même temps que le corps ;
il n'est pas imprimé dans le corps par un autre mouvement,
comme celui qui anime le globe ; il se meut lui-même et il est
adjoint au corps de telle sorte qu'il en puisse être séparé; il est
donc substance. »
La philosophie de la Mécanique ébauchée par Léonard est
donc une émanation de la Métaphysique de Nicolas de Cues.
XIII
La Méganique de Nicolas de Cues et la Mécanique
de Léonard de Vinci.
L'hygromètre, le sulcomètre et le mouvement de la Terre.
L'un des plus curieux ouvrages de Nicolas de Cues est formé
par l'ensemble des quatre dialogues de l'Idiot; les trois pre-
miers de ces dialogues sont consacrés à une exposition de la
philosophie et de la théologie du Cardinal Allemand; le der-
nier, au contraire, est purement scientifique ; intitulé De staticis
experimentis, il a pour principal objet de décrire les multiples
applications de la balance ; d'une lecture aisée même pour
ceux qu'épouvantent les profondeurs de la Métaphysique, ce
dialogue a joui, semble-t-il, d'une grande vogue; maintes fois,
il a été imprimé séparément et sa plus ancienne édition remonte
à 1/176.
Léonard de Vinci, si curieux de tout ce qui touche à la
Mécanique, si constamment préoccupé des théories de la
Statique, a dû prêter à la lecture de cet écrit une attention toute
particulière; nous allons rechercher et analyser les idées que
cette lecture lui a suggérées.
NICOLAS DE GUES ET LEONARD DE VINCI 2^
L'une des pensées les plus ingénieuses qui se rencontrent
au dialogue De slaticis experimentis concerne la fabrication d'un
hygromètre à poids; voici en quels termes l'Idiot décrit cet
hygromètre :
« En un plateau d'une grande balance, que l'on mette un
monceau de laine bien sèche ; en l'autre plateau, que l'on
mette des pierres, jusqu'à ce que l'équilibre se trouve établi
au sein d'un air tempéré ; si l'air devient plus humide, on
observera que le poids de la laine augmente; on verra, au
contraire, que ce poids diminue si l'air tend à la sécheresse.
Ces différences de poids permettraient de peser l'air et de
former des conjectures vraisemblables au sujet des change-
ments de temps. »
Léonard de Vinci a proposé l'emploi d'un hygromètre ana-
logue à celui que Nicolas de Gués a imaginé. Un fléau de
balance se meut sur un cercle divisé qui permet d'en appré-
cier l'inclinaison ; à l'une des extrémités de ce fléau pend une
éponge dont le poids varie avec l'humidité de l'air; à l'autre
extrémité est attaché un contrepoids.
De cet instrument, Léonard nous a laissé deux croquis à
peu près semblables1. L'un de ces croquis (fig. 5) se trouve
parmi des dessins conservés
au Musée du Louvre; le mot
« éponge » y est écrit au-
dessous du corps hygromé-
trique; il est accompagné
de cette légende, qui est la
traduction presque textuelle
de la dernière phrase de
l'Idiot : « Moyen de peser
l'air et de savoir quand le
temps changera. » Fig. 5.
Le second de ces croquis
se trouve au Codlce Atlantico2; la légende qui l'accompagne
est à peu près la même : « Pour connaître la qualité et le
i. Mario Baratta, Leonardo da Vincied i problcmi délia terra, ïorino, 1903, pp. 92-95.
2. Léonard de Vinci, Codice Atlantico, fol. 2^9, verso, a.
2/,0 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
degré de grossièreté (grossezze) de l'air, et savoir quand il
pleuvra. »
Léonard a-t-il emprunté l'idée de cet hygromètre à Nicolas
de Gués ou à Léon- Baptiste Alberti? On peut se poser cette
question, car Alberti écrit, dans son Architettura1 : « Nous
avons prouvé qu'une éponge devient humide par l'effet de
l'humidité de l'air et nous en avons tiré une règle de pesée
qui nous permet de déterminer le degré de pesanteur et de
sécheresse des vents et de l'air. »
Mais la question ne nous paraît pas comporter de réponse
catégorique, car Léonard — nous le verrons tout à l'heure —
lisait Alberti en même temps que Nicolas de Gués; il compa-
rait les enseignements de l'un aux enseignements de l'autre.
L'invention de l'hygromètre n'est pas d'ailleurs, il s'en faut
bien, la seule marque que la lecture du De statlcis experimentis
ait laissée dans les notes du Vinci.
Les usages que Nicolas de Gués prétendait faire de la balance
n'étaient pas toujours justifiés par une exacte connaissance
de la Mécanique. Voici, par exemple, un fragment de dialogue3
où l'erreur est flagrante :
« L'Orateur. — Gomment peut- on connaître la force d'un
homme? »
a L'Idiot. — L'homme tirera le plateau vide d'une balance et
tu verras quel poids, placé dans l'autre plateau, cet homme
peut soulever jusqu'à ce que le fléau soit horizontal; du poids
soulevé, tu retrancheras le poids de l'homme, le poids restant
mesurera la force de l'homme. »
Léonard a lu ce passage; il a discerné avec sagacité l'erreur
qu'il renfermait; au procédé fautif proposé par Nicolas de
Gués, il a cherché à substituer une méthode correcte :
a De la force de Vhomme^. — L'homme qui tire un poids en
équilibre avec lui ne peut tirer qu'autant qu'il a de poids lui-
même; et s'il a à soulever des poids, mais non pas en pesant
i. Cf. Mario Baratla, Op. cit., p. 9/1.
2. Nicolai de Cusa Idiotœ liber IV : De staticis experimentis.
3. Les manuscrits de Léonard de Vinci, ms. A de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 3o, verso.
NICOLAS DE CUES ET LÉONARD DE VINCI 2^1
de son propre poids, il en soulèvera d'autant plus qu'il
dépasse davantage la force moyenne des aulres hommes. La
plus grande force que l'homme puisse déployer, à vitesse
égale et mouvement égal, est celle qu'il obtiendra en
mettant ses pieds sur une des têtes [extrémités du fléau] de la
balance, puis appuyant ses épaules contre quelque chose de
solide ; il soulèvera ainsi à l'autre tête de la balance autant
de poids qu'il pèse lui même et, en plus, autant de poids qu'il
aurait la force d'en porter sur les épaules. »
Arrivons maintenant à un passage du De staticls experi-
mentls qui paraît avoir vivement sollicité l'attention de Léonard.
Voici ce passage1 :
«L'Orateur. — Mais, dis-moi, ne peut-on connaître égale-
ment la vitesse avec laquelle se meut un navire ? »
« L'Idiot. — Comment cela? »
« L'Orateur. — Il suffît de laisser tomber un fruit dans l'eau
du haut de la proue du navire et de noter la quantité d'eau
qui s'écoule de la clepsydre jusqu'au moment où le fruit
arrive à la poupe; la comparaison des poids d'eau écoulés en
deux circonstances permettra de comparer les vitesses du
navire en ces deux circonstances. »
« L'Idiot. — Assurément on peut se servir de ce procédé et
d'un autre encore. Il suffît de tirer un trait avec une balliste
et de noter, au moyen de l'eau de la clepsydre, la vitesse plus
ou moins grande avec laquelle le navire s'approche de ce
trait. »
Ce dernier moyen n'est pas seulement impraticable, il est
théoriquement faux. La flèche tirée par un archer qui se
trouve sur le pont du navire garde, au cours de son mouve-
ment, la vitesse que le mouvement du navire lui a communi-
quée au moment du départ; cette vitesse se compose à chaque
instant avec celle que lui aurait communiquée un archer
immobile, en sorte qu'une même flèche, tirée par un même
arc, a toujours le même mouvement relatif par rapport au
navire, quelle que soit la vitesse qui anime le navire.
t. Nicolai de Gusa Idiotœ liber IV : De staticis expcrimentis.
p. DUHEM. jt)
242 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VlNCt
Ces principes nous sont aujourd'hui familiers; mais leur
introduction dans la science est de date récente; soupçonnés,
mais non découverts, par Galilée, ils n'ont été clairement
aperçus qu'en 1 6^2, par Gassendi. Pour les anciens, le mou-
vement absolu de la flèche tirée par un archer qui se trouve
sur le pont d'un navire devait être indépendant de la marche
du navire; le mouvement relatif de cette flèche par rapport au
navire dépendait donc de la grandeur et de la direction de la
vitesse qui animait celui-ci.
La théorie du mouvement relatif a occupé Léonard de Vinci
à plusieurs reprises; ainsi, au Codice Trivulzio, nous trouvons
cette brève remarque1 qu'a fort bien pu suggérer le dialogue
De stalicis experimentis :
« Le mouvement d'une chose qui se trouve voisine d'un
objet immobile fait bien souvent que cet objet immobile
semble être animé du mouvement de la chose mobile, tandis
que la chose qui se meut paraît fixe et immobile. »
La chose qui se meut n'est-elle point le navire et l'objet
immobile le flotteur qu'on a jeté à l'eau?
Que le passage précédent ait été ou non suggéré par Nicolas
de Gués, il importe peu; nous allons, en effet, lire une suite
de réflexions, écrites par Léonard, et où l'influence de l'Évêque
de Brixen se marque, indéniable.
Ces réflexions se trouvent au cahier G que conserve la
Bibliothèque de l'Institut.
Nous avons signalé déjà2 la parenté de certaines notes insé-
rées au cahier G avec d'autres notes inscrites au cahier A, alors
que le Vinci subissait de la manière la plus nette l'influence de
Nicolas de Cues. Ne nous étonnons donc pas de trouver au
cahier G trois pages où la pensée de Léonard est visiblement
guidée par le passage du De stalicis experimentis que nous
avons cité tout à l'heure.
Le moyen par lequel l'Idiot a proposé d'évaluer la vitesse
d'un navire est indiqué dans la réflexion suivante3; celte
i . Léonard de Vinci, Codice Trivulzio, fol. 38, verso (7/1).
2. Vide suprà : pp. 225 et 22G.
3. Les manuscrits de Léonard de Vinci, Ms. G de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. ">'i, verso.
NICOLAS DE CUES ET LÉONARD DE VINCI 2^3
réflexion procède de la Dynamique erronée dont se réclame
l'invention de Nicolas de Gués :
« Du mouvement du mobile. — La flèche tirée de la proue du
navire contre le lieu vers lequel le navire se meut ne quittera
pas l'endroit d'où elle est chassée, si le mouvement du navire
est égal au mouvement de ladite flèche. »
a Mais si la flèche d'un tel navire est tirée vers le lieu d'où
le navire s'en va avec la susdite vitesse, alors cette flèche se
séparera du navire avec deux fois son mouvement. »
Les procédés de l'Orateur et de l'Idiot pour mesurer la
vitesse avec laquelle se déplace un navire rappellent à l'esprit
de Léonard les divers systèmes de sulcomètres qui ont été
proposés soit par Yitruve, soit par Léon-Baptiste Alberti1. La
critique de ces procédés suit immédiatement le passage que
nous venons de citer :
a Pour connaître combien le navire se meut par heure. — Nos
anciens ont usé de divers procédés pour voir quel voyage
un navire fait durant chaque heure. Parmi eux, Yitruve en
expose un dans son œuvre d'architecture; mais, ainsi que les
autres 2, c'est un moyen trompeur. Il consiste en une roue de
moulin touchée par les ondes marines à ses extrémités ; par
les révolutions entières de cette roue, il se décrit une ligne
droite qui représente la ligne circonférentielle de cette roue
réduite en rectitude. Mais cette invention- là n'a de valeur que
pour les surfaces planes et immobiles des lacs; si l'eau se
meut en même temps que le navire, avec un égal mouvement,
cette roue reste immobile, et si l'eau est de mouvement plus
ou moins rapide que le mouvement du navire, la roue encore
n'a pas un mouvement égal à celui du navire, en sorte qu'une
telle invention est de peu de valeur. »
« Il y a un autre procédé qui suppose que l'on fasse une
première expérience à l'aide de la distance connue d'une île à
une autre; ce procédé emploie une planche légère, frappée
par le vent, qui se fait d'autant plus ou moins oblique que le
t. On en trouvera la description, extraite des écrits mêmes de ces auteurs, dans
l'ouvrage cité de M. Mario Baratta, pp. 285-289.
2. Sans doute ceux que Nicolas de Cues a proposés.
244 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCt
vent qui la frappe est plus ou moins rapide; et ceci est dans
Baptiste Alberti. »
« Quant à ce procédé de Baptiste Alberti, qui suppose qu'on
fasse une première expérience à l'aide de la distance connue
d'une île à une autre, c'est une méthode qui ne réussit qu'avec
un vaisseau semblable à celui qui a servi à faire cette expé-
rience; et il faut qu'il soit avec la même charge, et la même
voile, et la même position de voile, et que les lames aient
même grandeur. Tandis que mon procédé sert à tout navire,
aussi bien à rames qu'à voile; qu'il soit Ipetit ou grand, étroit
au large, haut ou bas, il sert toujours. »
Quel est ce procédé que Léonard nomme sien et dont il fait
si grand cas? Au Codice Atlantico, on peut, avec M. Mario
Baratta1, relever des phrases telles que celle-ci : « Pour mesurer
combien de chemin on fait par heure avec le cours d'un cer-
tain vent, » ou bien celle-ci : « Pour connaître les milles de
mer. » Mais la première de ces phrases accompagne le croquis
d'une sorte d'horloge solaire, la seconde est jointe à des
esquisses de clepsydres à palettes. Auprès d'elles, on ne voit
aucun projet de sulcomètre, comme si le problème se réduisait
pour Léonard à une question de chronométrie précise.
On serait alors amené à penser que le procédé préconisé par
Léonard pour déterminer la vitesse d'un navire est celui-là
même auquel il a fait allusion avant de critiquer les systèmes
de Vitruve et d'Alberti, celui qui consiste à observer la vitesse
relative d'une flèche par rapport au vaisseau; le sulcomètre
revendiqué par Léonard ne différerait pas de celui que Nicolas
de Gués a proposé sous le nom de l'Idiot.
Nous allons être conduits à une autre hypothèse; le sulco-
mètre de Léonard ne serait pas celui de l'Idiot, mais il dépen-
drait du même faux principe.
En effet, la Dynamique erronée qui peut seule justifier
l'emploi du sulcomètre proposé par Nicolas de Gués, est aussi
celle dont se réclament les considérations que Léonard expose
ensuite.
t. Mario Baratta, Op. cit., pp. /17-48.
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI 2^5
Ces considérations ont pour objet de déterminer la forme
du jet d'eau qui s'écoule par un trou percé dans le fond d'un
vase mobile.
Ce problème a préoccupé Léonard à plusieurs reprises; au
cahier E, nous lisons la remarque suivante1 :
« Le mouvement circulaire du vase qui, par un trou, verse
l'eau, fait dans l'air une vis d'eau. »
Cette remarque fait suite à une réflexion sur Yimpelo qu'un
moteur animé d'un mouvement de révolution imprime à un
mobile. Il semble donc que Léonard, pour déterminer la
trajectoire de chacune des particules liquides, eût l'intention
de considérer l'impulsion initiale que le mouvement du vase
lui communique. Au cahier G, cet impeto engendré par le
mouvement même du vase est entièrement oublié; Léonard
raisonne2 sur le mouvement de chaque goutte d'eau comme
il a raisonné sur lé mouvement de la flèche tirée du pont d'un
navire en marche.
En outre, il ne tient aucun compte de l'accélération qui
affecte la chute de cette goutte ; tout ce qu'il dit suppose que
la goutte tombe avec une vitesse constante.
« Du mouvement du mobile qui, avec continuité, s'écoule sur un
endroit mobile, ou bien qui s'écoule tandis que se meut le vase qui le
verse. — Le mouvement du liquide
qui s'écoule par le fond du vase
mobile (Jig. 6) se fera par une ligne
droite située obliquement, obliquité
qui sera d'inclinaison plus ou moins
grande selon que le mouvement du
vase qui la produit sera de plus ou ■
moins grande vitesse. »
« Du mouvement que fait l'endroit
qui reçoit la chose écoulée du vase. — Il revient au même de
recevoir sur un endroit mobile la chose qui s'écoule d'un vase
Fig. 6.
i. Les manuscrits de Léonard de Vinci, ms. E de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 29, recto.
2. Les manuscrits de Léonard de Vinci, ms. G de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 54, verso.
2/j6 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
immobile ou de mouvoir au-dessus d'un endroit immobile le
vase qui fait écouler la chose. »
a Mais si le mouvement du vase qui verse est égal au mou-
vement de l'endroit qui reçoit la chose versée, alors le mouve-
ment de la chose qui descend est rectiligne et oblique, comme
on le montre ci-dessus. »
Léonard a grand soin de nous avertir qu'il s'agit d'un écou-
lement continu, tel que l'écoulement de l'eau ou du sable ;
il ne traite pas de la chute d'une masse isolée; nous devons
donc entendre, malgré l'ambiguïté de certaines expressions,
que la ligne oblique dessinée en la figure 5 représente non
pas la trajectoire d'une particule isolée, mais la forme du jet.
Dès lors, il est permis de penser que cette figure est celle
du sulcomètre de Léonard; un vase plein d'eau, dont le fond
est percé d'un trou, laisse écouler l'eau qu'il renferme sur le
pont d'un navire en marche; « le mouvement du vase qui
verse est égal au mouvement de l'endroit qui reçoit la
chose versée; » d'après ce qui vient d'être dit, le jet liquide a
la forme d'une ligne oblique qui suit dans leur mouvement
le vase et le navire, et cette ligne est d'autant plus oblique que
le navire marche plus vite; en mesurant, sur le pont, la di-
stance entre le point qui reçoit l'eau et le point qui se trouve
à l'aplomb du trou percé dans le vase, on pourra apprécier la
vitesse du navire. Telle est, croyons-nous, l'invention dont le
Vinci paraît faire si grand cas.
Si le navigateur a grand intérêt à connaître la vitesse du
vaisseau qui le porte, l'homme désire depuis de longs siècles
connaître le mouvement de la Terre qu'il habite; de tout
temps, les deux problèmes ont été comparés l'un à l'autre; il
n'est pas étonnant que Léonard de Vinci les rapproche et les
traite en une même page.
Ce rapprochement, d'ailleurs, lui était imposé avec une
force particulière par les auteurs dont la lecture lui était fami-
lière; le principe même dont Nicolas de Gués usait pour déter-
miner la vitesse d'un navire, tous les physiciens l'invoquaient
afin de démontrer que la Terre ne tourne pas sur elle-même
en vingt -quatre heures selon l'hypothèse des Pythagoriciens.
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI 2^7
Aristote mentionnait déjà l le fait suivant comme une preuve
de l'immobilité du globe terrestre : Un projectile, jeté vertica-
lement, retombe au lieu d'où il a été lancé, et cela plusieurs
fois de suite.
« Il y a, » disait Ptolémée 2, « des gens qui... prétendent que
rien n'empêche de supposer, par exemple, que le Ciel étant
immobile, la Terre tourne autour de son axe, d'occident en
orient, en faisant cette révolution une fois par jour à très
peu près... Il est vrai que, quant aux astres eux-mêmes, et en
ne considérant que les phénomènes, rien n'empêche peut-être
que, pour plus de simplicité, cela ne soit ainsi; mais ces
gens-là ne sentent pas combien, sous le rapport de ce qui se
passe autour de nous et dans l'air, leur opinion est ridicule...
Les corps qui ne seraient pas appuyés sur la Terre paraîtraient
toujours avoir un mouvement contraire au sien; et ni les
nuées ni aucun des corps lancés, ou des animaux qui volent
ne paraîtraient aller vers l'orient, car la Terre les précéderait
toujours dans cette direction et anticiperait sur eux par son
mouvement vers l'orient, en sorte qu'ils paraîtraient tous,
elle seule exceptée, reculer en arrière vers l'occident. »
Averroès, commentant le De Cœlo d'Aristote, s'exprime en
ces termes3 :
a Si d'un même lieu élevé, à plusieurs reprises, on lance un
corps, il tombera sur le sol toujours au même point; cela
signifie que la Terre ne se meut point, car si elle se mouvait,
il arriverait ce qui arrive à celui qui lance des pierres à parlir
du même lieu d'un navire en mouvement; ces pierres tombent
à l'eau en des endroits différents, en sorte qu'il arrive souvent,
lorsque le navire se meut rapidement, que la pierre vient
retomber sur celui qui l'a lancée ou auprès de lui. »
Ces propos d'Averroès sont reproduits presque textuellement
par Albert le Grande
1. Aristote, llep\ OùpocvoO to B, 18; De Cœlo et Mundo lib. II, cap. XIV.
2. Composition mathématique de Claude Ptolémée, traduite pour la première fois
de grec en français par M. Halma; Paris, i8i3. Livre I, chap. IV, t. I, pp. 19-21.
3. Aristotelis De Cœlo libri IV cum Averrois Cordubensis variis in eosdem commen-
tariis; lib. II, summa IV, cap. VI, comm. 101.
k. Beati Alberti Magni Ratisponensis Episcopi De Cœlo et Mundo liber secundus;
tract. IV, cap. VIII.
2^8 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
Saint Thomas d'Aquin, à son tour, commentant le passage
d'Aristote auquel nous faisions allusion naguère, écrit ceci » :
« Supposons qu'une pierre se trouve sur une table plane et
qu'on la jette en l'air; elle redescend suivant la verticale
même qu'elle a parcouru en montant; si la table horizontale
demeure immobile, elle retombe au lieu d'où elle est partie;
si, au contraire, la table se meut, la pierre retombera en un
autre lieu; et ce lieu sera d'autant plus distant du point
de départ que la pierre aura été jetée plus haut; en effet, il se
sera écoulé un plus long temps entre le moment où la pierre
a été jetée et celui où elle est revenue frapper la table. »
Le Traité de la sphère de Campanus de Novare est peut-être
l'œuvre astronomique la plus importante qui ait été composée
à la fin du xiue siècle; l'auteur marque nettement2 l'analogie
entre le problème du mouvement de la Terre et les questions
relatives au mouA^ement d'un navire :
« Il est des gens, » dit Campanus, « qui ont une fâcheuse
disposition d'esprit; ils sont plus aptes à imaginer l'impos-
sible qu'à comprendre le nécessaire. Ils disent donc que les
sphères célestes ne se meuvent pas; que la Terre, au contraire,
avec tout ce qu'elle renferme se meut et décrit chaque jour
une révolution entière; nous ne percevons ce mouvement ni
en nous-mêmes ni en la Terre qui se meut, mais nous imagi-
nons qu'il se produit dans le Ciel; il nous semble que les
parties du Ciel se meuvent vers l'occident, alors que c'est nous
qui nous mouvons vers l'orient. De même, si un navire quitte
un port qui se trouve à l'occident pour cingler vers l'orient, il
semble aux navigateurs que le navire demeure immobile et
que le port fuit vers l'occident; les sens, en effet, ne jugent
du mouvement d'une chose que par rapport à une autre chose
prise comme terme fixe. Aussi, lorsque des navigateurs se
trouvent au large, loin de tout repère immobile, lorsqu'ils ne
voient rien que la mer, il leur semble que c'est l'eau qui se
meut. )>
i. Libri de Cœlo et Mundo Aristotelis cum expoèitione Sancti Thomao de Aquino;
lib. II, lectio XXVI.
2. Traclatus de sphxra editus a Magistro Campano Euclidis interprète; cap. XVII :
Quod Terra non movclur.
NICOLAS DE CUES ET LÉONARD DE VINCI 2^9
«... L'erreur de ceux qui pensent ainsi est réfutée par
l'observation du mouvement local des corps terrestres ; tel
le mouvement de la flèche, de l'oiseau ou de n'importe quel
corps qui se meut à travers l'air; si la Terre se mouvait, nous
verrions ce corps se mouvoir plus rapidement vers l'occident
que vers l'orient, en rapportant son mouvement à un point
de repère fixé au sol; cela n'est pas; à partir d'un terme fixé
au sol, nous voyons les corps dont il s'agit se mouvoir dans
l'air avec une même vitesse, soit qu'ils se dirigent vers
l'orient, soient qu'ils se dirigent vers l'occident. »
Albert de Saxe, dont les Questions sur le De Cœlo ont si
profondément influé sur la science du Vinci, reproduit, à
l'encontre du mouvement de la Terre, les objections méca-
niques d'Aristote et de Ptolémée; il formule, entre autres,
cette difficulté l :
a Un corps projeté verticalement vers le haut ne retom-
berait pas au lieu même d'où son mouvement a pris naissance;
en effet, tandis que ce grave s'élèverait, la Terre poursuivrait
son mouvement; le grave donc, retombant verticalement, ne
tomberait pas sur la partie de la Terre qui se trouvait directe-
ment au-dessous de lui au moment de son départ. »
Peu d'écrits astronomiques ont été plus étudiés à la fin du
Moyen -Age que les Quatorze questions de Pierre d'Ailly sur
la Sphère de Sacro Bosco ; cet ouvrage s'inspire constamment,
et de très près, des Questions d'Albert de Saxe sur le De Cœlo;
en particulier, les objections de Pierre d'Ailly à l'encontre du
mouvement diurne de la Terre résument2 simplement les
objections d'Albertutius; elles se terminent ainsi: «Si la
Terre se mouvait, un projectile lancé verticalement vers le
haut ne pourrait revenir à son point de départ; en effet, par
suite du mouvement de la Terre, le projectile demeurerait en
arrière; cela se voit en une flèche mise en mouvement sur
un navire. »
i. Alberti do Saxonia Quxstiones in Ubros De Cœlo el Mando ; libri II quaes-
tio XIII.
2. Pétri de Aliaco, Cardinalis et Episcopi Cameracensis XIV Quœstioncs in Sphœram
Joannis de Sacro Bosco; quaestio III.
2 50 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
L'analogie entre le problème du mouvement de la Terre et le
problème du mouvement du navire est également signalée par
Nicolas de Gués1 :
« Il est certain, pour nous, que la Terre se meut, bien que
ce mouvement ne nous soit pas sensible; en effet, nous ne
percevons le mouvement que par comparaison avec un terme
fixe. Imaginons qu'un homme se trouve sur un navire au
milieu de l'eau, et qu'il n'aperçoive pas le rivage; s'il ignore
que l'eau est entraînée par un courant, comment pourrait- il
reconnaître que cette eau se meut? »
Enfin, à l'époque même où Léonard méditait les problèmes
de la Mécanique, Jean-Baptiste Gapuano de Manfredonia écri-
vait2, en son commentaire à la Sphère de Jean de Sacro
Bosco :
« Si la Terre éprouvait une révolution diurne, les pierres
jetées en haut ne retomberaient pas au lieu même d'où elles
ont été jetées, ce qui est faux, contraire au témoignage des
sens et à l'expérience. Gela est évident; si un homme, se
trouvant dans un navire, jetait une pierre en haut alors que
le navire se meut rapidement, cette pierre tomberait souvent
hors du navire, en un lieu très éloigné de son point de départ;
or la Terre se mouvrait beaucoup plus vite que le navire le
plus rapide; à plus forte raison, donc, on devrait, sur la Terre,
faire la même observation. »
Léonard de Yinci vient d'étudier le jet liquide qu'un vase
laisse écouler sur le pont d'un navire en marche; la forme de
ce jet lui a permis, croit-il, de résoudre cette question : Quelle
est la vitesse d'un navire qui se trouve au large de tout repère?
Par tous les écrits qu'il a lus ou qu'il a pu lire, la tradition
le presse d'aborder maintenant cet autre problème : La
Terre est- elle immobile, ou bien, au contraire, décrit- elle
i. Nicolai de Gusa De docta ignorantia liber secundus, cap. XII.
2. Spherae Tractatus Joannis de Sacro Busto Anglici viri clarissimi... Joannis
Baptiste Gapuani Sipontini Expositio in Sphœra et Theoricis... Colophon : Impressum
fuit volumen istud in urbe Vencta... et calcographica Luce Antonii Iuntne Floren-
tini... Anno Virginei partus MDXXXI. Labentc merise Martio. fol. 79, verso. Cet
écrit a été remanié au plus tôt en i5o5, car l'auteur y cite (fol. 73, verso) l'éclipsé de
lune du i5 août iao5. Les éditions plus anciennes du même ouvrage, dont la
première fut imprimée en 1^99, ne contiennent pas le texte que nous citons.
NICOLAS DE GUES ET LÉONARD DE VINCI 25 1
chaque jour, de l'occident vers l'orient, une révolution sur
elle même?
En effet, il va aborder ce problème; pour le résoudre, il va
étudier le mouvement relatif que prendrait, par rapport à une
Terre animée du mouvement diurne, une flèche lancée verti-
calement vers le haut; et ce mouvement, il va naturellement
le déduire des principes erronés qui l'ont conduit à imaginer
son sulcomètre, de la Dynamique admise par toute la tradition,
par Aristote, par Ptolémée, par Averroès, par Albert le Grand,
par Thomas d'Aquin, par Campanus, par Albert de Saxe, par
Pierre d'Ailly, par Nicolas de Gués.
Aussitôt après les phrases relatives au sulcomètre, que
nous avons citées, nous lisons celles-ci1 :
« Du mouvement de la flèche expulsée de Varc. — La flèche
tirée du centre du Monde à la plus haute partie des éléments
s'élèvera et descendra par une même ligne droite, encore que
les éléments soient en mouvement de circonvolution autour
du centre des éléments. »
« La gravité qui descend au travers des éléments en circon-
volution a toujours son mouvement selon la rectitude de la
ligne qui se dirige dès le commencement du mouvement vers
le centre du Monde. »
Le second de ces énoncés exprime une vérité si la gravité
est abandonnée sans vitesse initiale; il en est de même du
premier si la flèche est vraiment tirée du centre de la Terre,
car, dans ce cas, sa vitesse initiale est purement verticale; il
devient faux, au contraire, si on l'applique, comme Léonard
le fera tout à l'heure, à une flèche tirée de la surface du sol
et dont la vitesse initiale participe du mouvement de la Terre ;
il demeurerait vrai selon la Dynamique erronée qui inspire
Léonard en cet endroit.
Une autre erreur mécanique est sous- entendue dans les
considérations que Léonard va développer, comme elle est
sous entendue dans ce qu'il a dit du sulcomètre; la chute d'un
grave y est traitée comme un mouvement uniforme, alors
i. Les manuscrits de Léonard de Vinci, ms. G de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 5 k, verso.
252
ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
Fig. 7.
qu'en d'autres passages, Léonard de Vinci définit si exacte-
ment la loi selon laquelle la vitesse de cette chute s'accélère.
Ces préliminaires posés, il devient possible de comprendre
cette figure (fig. 7) et la phrase qui l'accompagne1 :
a Les huit lignes, avec les huit
divisions en lesquelles elles sont
partagées, ont à démontrer une
seule ligne, et celle-ci est droite,
car en chacune des huit divisions
de cette ligne passent les poids qui
descendent vers le centre des élé-
ments en circonvolution; cette ligne
revient à la fin à la même position
d'où elle s'était séparée; et le mou-
vement du grave a une double
dénomination, c'est-à-dire courbure hélice rectiligne. »
Au travers d'un langage embarrassé, la pensée de Léonard
se laisse, semble-t-il, deviner; la courbe tracée est la trajectoire
apparente, pour un observateur qui tourne avec les éléments,
d'un grave qui tombe en ligne droite vers le centre du Monde
et dont la chute dure vingt-quatre heures.
Auprès de la figure que nous avons reproduite se trouve une
autre figure où sont dessinées deux spirales de sens contraire,
issues du même centre et aboutissant au même point de la
circonférence. Cette figure se trouve à la suite de la phrase où
Léonard affirme que « la flèche tirée du centre du Monde à la
plus haute partie des éléments s'élèvera et descendra par une
même ligne droite. » La double spirale représente la trajectoire
apparente de cette flèche si l'on suppose que l'ascension et la
descente du projectile ont une égale durée de vingt- quatre
heures.
Léonard reprend à la page suivante2 le problème qui vient
de l'occuper; il en expose la solution avec plus de détails :
« Du grave descendant dans l'air, les éléments étant animés d'un
1. Les manuscrits de Léonard de Vinci, ms. G de la Bibliothèque de L'Institut,
fol. 5/i, verso.
2. Les manuscrits de Léonard de Vinci, ms. G de la Bibliothèque de L'Institut,
fol. 55, recto.
Nicolas de cuès Et Léonard de vrNcl a53
mouvement de circonvolution dont l'entière révolution a lieu en
vingt-quatre heures. — Le mobile descendant de la partie la
plus élevée de la sphère du feu fera un mouvement droit
jusqu'à la Terre, encore que les éléments soient en continuel
mouvement de circonvolution autour du centre du Monde. On
le prouve : soit B (fig. 8) le grave qui descend, à partir de A,
Fig. 8.
pour descendre au centre du Monde M; je dis qu'un tel grave,
encore qu'il fasse une descente courbe en manière de ligne
hélice, ne déviera jamais de sa descente rectiligne qui avance
continuellement entre le lieu d'où elle s'est séparée et le centre
du Monde; parce que, si ce grave est parti du point A et est
descendu au point B, dans le temps où elle est descendue en B,
elle a été portée en D, la position de A s'élant changée en celle
de G; ainsi le mobile se trouve dans la rectitude qui s'étend
entre G et le centre du Monde M. Si le mobile descend de D
a F, C, principe du mouvement, se meut dans le même temps
de G à E, et si F descend en H, ce principe du mouvement se
tourne en G. Ainsi, en vingt quatre heures, le mobile descend
2 54 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
à terre dans le lieu d'où il s'est d'abord séparé, et un tel mou-
vement est composé. »
« Si le mobile descend de la partie la plus élevée des éléments
à la plus basse en vingt-quatre heures, son mouvement est
composé de droit et de courbe. Je dis droit, parce qu'il ne
déviera jamais de la ligne la plus courte qui s'étend du lieu
d'où il s'est séparé jusqu'au centre des éléments, et il s'arrêtera
à l'extrémité la plus basse d'une telle rectitude, qui se trouve
toujours selon le zénith sous le lieu d'où ce mobile s'est séparé.
Et ce mouvement est courbe en soi avec toutes les parties de
la ligne, par conséquent est courbe à la fin avec toute la ligne.
De là naît que la pierre jetée de la tour ne frappe pas sur le
côté de la tour plutôt que par terre. »
Quelle conclusion Léonard pensait -il donner à ce curieux
problème? Youlait-il prouver que le mouvement diurne est dû
à une rotation de la Terre sur elle-même? Certains auteurs1
l'ont cru, mais nous ne saurions partager leur opinion. Ce
problème a été posé à Léonard par les écrits de ses prédéces-
seurs et, tout particulièrement, par une objection qu'Albert
de Saxe formule contre l'hypothèse de la rotation terrestre;
pour le résoudre, Léonard se sert de la même Dynamique
erronée qu'Albertutius ; la solution qu'il obtient s'accorde
exactement avec les dires du maître de l'Université de Paris;
elle ne fait guère que donner à ces dires, dans un cas parti-
culier, une forme précise; comment Léonard aurait -il pu
prendre pour arguments en faveur de la révolution terrestre
des conclusions qu'Àristote, que Ptolémée, qu'Averroès,
qu'Albert le Grand, que saint Thomas, que Campanus,
qu'Albert de Saxe, que Pierre d'Ailly ont unanimement
regardées comme des preuves certaines que la Terre ne se
meut point? Nous croyons, au contraire, que Léonard, dis-
ciple soumis de la tradition dont il s'inspire, s'est servi, pour
démontrer l'immobilité de la Terre, des principes au moyen
desquels il pensait déterminer la vitesse d'un navire en
marche. Cette interprétation explique seule tous les termes de
i. Voir notamment: Ilaïïacllo Gaverai, Storia del Melodo sperimcntalc in Italia.
Kircnze, i8q5; tomo IV, p. 78.
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI 255
ses notes manuscrites; les passages impossibles à comprendre
y abonderaient si l'on abandonnait cette explication en faveur
de l'interprétation contraire.
XIV
La nature des astres selon Nicolas de Gués
et Léonard de Vinci.
Selon la Physique péripatéticienne, le monde sublunaire est
formé de quatre éléments : le feu, l'air, l'eau et la terre. Trois
de ces éléments sont graves, c'est-à-dire que leur mouvement
naturel est un mouvement en ligne droite vers le centre du
Monde; un seul, le feu, est léger; son mouvement naturel est
un mouvement rectiligne qui l'éloigné du centre du Monde.
Ces quatre éléments sont susceptibles de génération et de
corruption; une certaine quantité d'un élément peut se cor-
rompre, c'est-à-dire se détruire, tandis que s'engendre une
quantité égale de l'un des éléments immédiatement contigus
au premier.
Les corps célestes sont formés d'une cinquième essence qui
n'a rien de commun avec les quatre éléments sublunaires.
Cette cinquième essence n'est ni grave ni légère; elle n'a pour
mouvement naturel ni un mouvement rectiligne centripète,
ni un mouvement rectiligne centrifuge, mais bien un mouve-
ment circulaire uniforme autour du centre du Monde. En
outre, l'essence dont sont formés les corps célestes n'est pas-
sible ni de génération ni de corruption.
De quelle nature est-elle, cette cinquième essence, cette
substance du Ciel? Ce problème soulève, au Moyen-Age,
d'ardents débats entre les doctes.
A la solution de cette question, Averroès consacre un écrit
spécial où il enseigne1 que « le Ciel n'est pas composé de
matière et de forme, comme le sont les corps passibles de
i. Averrois Cordubensis Sermo de substantiel orbis.
Î2 06 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VlNCi
génération et de corruption » ; il est forme pure ; « sa nature
est du même genre que la nature de l'âme » ; il n'y a en elle
aucun mélange d'acte et de puissance ; ou, du moins, la seule
puissance qui soit en lui, c'est la puissance d'être en un lieu;
c'est grâce à cette puissance qu'il se meut de mouvement
local; son mouvement, d'ailleurs, est le mouvement circu-
laire, qui est parfait.
Saint Thomas d'Àquin se sépare d'Àverroès en ce qu'il
admet, en la substance céleste, non seulement une forme, mais
aussi une matière1. Une fois ce principe posé, cependant, il
développe au sujet de cette matière et de cette forme des
considérations qui ont une grande affinité avec la pensée
d'Averroès.
La forme du Ciel satisfait, comble, tout ce qu'il y a de
potentiel en la matière céleste; il ne subsiste donc plus en cette
matière aucune capacité à recevoir une forme nouvelle et diffé-
rente de celle qu'elle possède, en sorte qu'il ne saurait s'y
produire aucune génération, aucune corruption. Une seule
puissance subsiste en cette matière; c'est la possibilité de se
trouver logée, d'être en certain lieu, qui la rend apte au mou-
vement local.
La matière du corps céleste n'a donc aucunement la même
nature que la matière des éléments susceptibles de génération
et de corruption; c'est seulement par analogie qu'on leur
donne le même nom.
Saint Bonaventure diminue2 quelque peu la profondeur de
l'abîme creusé par saint Thomas entre la matière des éléments
et la matière de la cinquième essence; dans ce but, il établit
une distinction. Pendant la période chaotique, avant que le
Ciel ait été créé, la matière qui devait être la matière céleste
était la même que la matière des éléments ; elle était revêtue
alors d'une forme imparfaite. Mais une fois le Ciel produit, la
i. Libri de Cœlo et Mundo Aristotelis cum expositionc Sancti Thomœ de Aquino;
lib. I, lect. VI. — Sancti Thomre Aquinatis Summa Iheologica; pars I, qinest. LXVI,
art. a.
■!. Cclcbralissimi Patris Domini Bonavcnturœ, Doctoris Seraphici, In sccundum
libriun S entent iarum disputata; dist. XII, pars 11, quœst. I: Utrum cœlcstium et
terrestrium una sit maleria quantum ad esse.
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI 2^^
matière dont il est constitué s'est trouvée revêtue d'une forme
incorruptible, tandis que la matière des éléments recevait une
forme susceptible de disparaître pour être remplacée par une
autre forme.
Gilles de Rome soutient1 l'identité essentielle de la matière
céleste et de la matière élémentaire ; mais, en dépit de cette
identité, la substance céleste demeure incorruptible ; il n'existe
pas, en effet, de forme contraire à la forme dont la matière
céleste est revêtue, et la substance du Ciel est exempte de
toute privation.
L'opposition entre la matière céleste et la matière des quatre
éléments est encore moins accentuée selon la doctrine de Jean
Duns Scot3.
A parler simplement, le corps céleste est corruptible; la
forme qui revêt la matière dont il est constitué ne supprime
pas, en cette matière, toute puissance à une forme nouvelle et
contraire ; mais bien que cette matière soit en puissance d'une
forme contraire à celle qu'elle possède, elle ne quitte jamais
celle-ci pour revêtir celle là ; pour que cela pût se faire, il
faudrait qu'un agent revêtu de cette forme contraire fût plus
puissant que le Ciel, qu'il pût imposer sa propre forme à la
matière céleste en la dépouillant de celle qui s'y trouve
imprimée; or un tel agent n'existe pas; le Ciel ne peut donc
être corrompu; il ne peut être transformé, par exemple, en feu,
en eau ou en quelque élément; mais, plus puissant que les
éléments, il peut, peut-être, les vaincre et les corrompre; il
peut, peut-être, imposer au feu sa propre forme et le changer
en substance céleste.
Les indications de Duns Scot sont développées et précisées
par Guillaume d'Ockam3.
Selon Ockam, les corps célestes et les corps inférieurs sont
formés d'une matière qui a absolument même nature dans les
i. Jïgidii Romani Heremitœ Quœstio de materia Cœli (Cette question est impri-
mée à la fin de l'ouvrage suivant : Gaietani Expositio in libro de Cœlo et Mundo;
Venetiis, per haeredes Octaviani Scoti et Bonctum Locatellum, i5o2).
2. Johannis Duns Scoti, Doctoris Subtilis, Quœstiones in quatuor libros Sententia-
rum; lib. II, dist. XIV, quaest. I : Utrum corpus cœleste sit essentia simplex.
3. Magistri Guilhelmi de Ockam Super quatuor libros Sententiarum annotationes ;
libri secundi quœstio XXII.
p. duhem. 17
258 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
uns et dans les autres. On ne peut démontrer cette proposition,
ajoute le Venerabills inceptor, mais on ne saurait davantage
démontrer la proposition contraire; d'ailleurs, tout ce qu'on
peut expliquer en admettant que la matière des corps célestes
est essentiellement distincte de la matière des éléments sub-
lunaires peut aussi s'expliquer en admettant que ces deux
matières sont de même nature ; or, selon le principe constam-
ment invoqué par le chef de l'École terminaliste, on ne doit
pas mettre la pluralité là où elle ne s'impose point (pluralitas
nunquam ponenda sine necessitate) ; on doit donc préférer la
seconde opinion à la première.
Toutefois, une différence subsiste, touchant leur aptitude à être
corrompus ou engendrés, entre les corps célestes et les corps
inférieurs. La matière céleste, tout comme la matière sublu-
naire, est en puissance de recevoir une forme autre que celle
dont elle est actuellement revêtue ; tout comme la matière
sublunaire, elle désire cette nouvelle forme; on peut donc
dire que ces deux matières sont également susceptibles d'alté-
ration, de génération et de corruption. Seulement, tandis qu'il
existe des agents naturels capables d'opérer un changement
de forme en la matière des éléments sublunaires, la matière
des corps célestes ne saurait être transformée par l'action
d'aucune substance créée; il y faudrait l'action directe de
Dieu. A l'égard de tous les agents naturels actuellement exis-
tants, la matière céleste est incorruptible.
L'opinion d'Ockam ne semble pas avoir recueilli d'adhérents
parmi les maîtres de la Scolastique.
Les Averroïstes, bien entendu, tenaient pour la distinction
absolue entre la nature des éléments sublunaires et la nature
de la cinquième essence, distinction qu'Aristote avait posée et
qu'Averroès avait accentuée dans son discours De substantiel
orbis.
Contemporain de Guillaume d'Ockam, Jean de Jandun
déclare1 que « le Ciel n'est formé ni de la même matière que
les corps inférieurs, ni d'une matière de même espèce, ni
i. Joannis de Janduno Quœstioncs in libros Aristotelis de Ccelo etMundo; in libruni I
quaestt. XII, XIII et XIV.
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI 2^g
d'une matière de même genre ; il y a seulement analogie entre
la matière de l'un et la matière des autres». C'est la doctrine
même de Saint Thomas d'Aquin. Dans ses Questions sur le
De substantia orbis, Jean de Jandun allait plus loin ; il admet-
tait1 dans son intégrité l'opinion du Commentateur et niait
que le Ciel fût composé de matière et de forme.
Les Terminalistes de l'École de Paris, qui saluaient Ockam
du titre de Vénérable initiateur, n'admettaient pas plus que les
Averroïstes l'identité de la matière céleste et de la matière
sublunaire; Albert de Saxe s'exprime2, à ce sujet, à peu près
dans les mêmes termes que Jean de Jandun : Le Ciel n'est
pas composé de matière et de forme; c'est une substance
simple auquel le nom de forme convient mieux que celui de
matière.
Le Péripatétisme médiéval donc, d'un accord presque una-
nime, pose une distinction essentielle entre la substance céleste
et les quatre éléments sublunaires ; l'originalité de la doctrine
de Nicolas de Cues touchant la nature des astres s'affirme
alors avec un éclat particulier; cette doctrine, en effet, efface
la distinction entre la substance des corps célestes et la sub-
stance des corps inférieurs, et cela bien plus complètement
que ne le faisaient les propositions de Guillaume d'Ockam.
Pour lui trouver des précurseurs, à cette doctrine, il faut
remonter bien en arrière, jusqu'au temps où l'École ne subis-
sait pas encore l'emprise de la Physique péripatéticienne.
Alors, en effet, les docteurs enseignaient volontiers que les
corps célestes étaient formés d'une substance que l'on pouvait
également rencontrer ici-bas ; beaucoup souscrivaient au sen-
timent exprimé par Saint Augustin et pensaient que les astres
étaient de nature ignée.
Saint Anselme, par exemple, insiste sur cette proposition3 :
Le soleil, les étoiles, la plupart des planètes sont des globes
i. Joannis de Janduno Expositio super Ubro de substantia orbis cum quœstionibus
ejusdem; quaestio I : An cœlum componatur ex materia et forma.
2. Alberti de Saxonia Quœstiones in libros de Cœlo et Mundo; libri I quaestt. I
et II.
3. Opuscula Beati Anselmi, archiepiscopi Cantuariensis, ordinis Sancti Benedicti.
Liber de imagine Mundi; lib. I, capp. XXIV et XXV.
260 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
de feu; la lune est aussi un globe de nature ignée, mais
mélangé d'eau; quant au firmament, auquel sont attachées les
étoiles fixes, c'est une voûte formée d'eau congelée, devenue
solide comme du cristal.
Aux Livres des Sentences, Pierre Lombard rappelle I l'avis
des anciens auteurs qui imaginent un ciel aqueux ou qui
veulent que les corps supérieurs soient de nature ignée.
C'est aux maîtres de l'ancienne Scolastique, tels que saint
Anselme, bien plutôt qu'aux docteurs de la Scolastique péri-
patéticienne qu'il faudrait rattacher Nicolas de Gués.
Résumons brièvement ce que le Cardinal Allemand a dit de
la constitution des corps célestes.
Il n'existe pas de surface qui termine actuellement le
Monde2 ; car, hors du Monde il y aurait encore un lieu, ce qui
est absurde. Le Monde n'est donc pas infini, mais il n'est pas
non plus fini, car il n'existe point de bornes actuelles qui
l'enferment.
Puisque aucune surface ne le limite, il ne saurait avoir de
centre.
Dès lors, la Terre ni aucun astre ne peut se trouver au
centre du Monde. D'ailleurs, ni la Terre ni aucun corps céleste
n'a de centre; tous les astres, en effet, ont une figure voisine
de la figure sphérique ; mais aucun d'eux n'est une sphère
parfaite, car, dans le Monde concret, le maximum de rotondité
ne saurait être atteint, non plus qu'aucun maximum absolu;
il ne saurait exister un corps tellement sphérique qu'on n'en
pût concevoir un autre qui le serait plus exactement, et ainsi
de suite à l'infini.
De même que la Terre ne peut être au centre du Monde,
centre qui n'existe pas, de même le Monde ne saurait être
contenu en une sphère céleste, qu'on veuille d'ailleurs nom-
mer cette sphère la huitième, la neuvième ou la dixième; le
Monde, en effet, n'admet aucune limite concrète.
« La machine du Monde3 se comporte donc comme si elle
i. Pétri Lombardi Episcopi Parisiensis Sententiarum libri IV; lib. II, dist. XI V,
artt. i et 2.
2. Nicolai de Casa De docla ignorantia liber secundus, cap. XI.
3. Nicolai de Cusa De docta ignorantia liber secundus, cap. XII.
NICOLAS DE CUES ET LÉONARD DE VINCI 26 1
avait son centre partout et sa circonférence nulle part, car
Dieu est à la fois son centre et sa circonférence. »
Ni la Terre ni aucun corps céleste ne peut être absolument
immobile 1, car, dans l'Univers contracté, le minimum absolu
de mouvement ne saurait être réalisé.
Tous ces corps donc se meuvent, les uns plus, les autres moins.
Le Soleil se meut d'orient en occident; Vénus se meut de
même, mais son mouvement est moindre; suivant la même
progression descendante, nous voyons Mercure se mouvoir
moins que Vénus, la Lune moins que Mercure, et la Terre
encore moins que la Lune2.
La Terre3 a donc une figure voisine de la sphère, mais elle
n'est pas exactement sphérique ; elle se meut suivant une
trajectoire qui est à peu près circulaire, mais qui n'est pas un
cercle parfait, car le cercle parfait ne saurait se rencontrer
dans le Monde créé.
La Terre n'est point essentiellement différente d'un astre tel
que le Soleil. S'il nous était donné de pénétrer à l'intérieur de
cette clarté solaire que nous voyons, nous y trouverions une
sorte de terre centrale, entourée d'une nuée aqueuse, puis
d'un air plus pur que le nôtre, enfin d'une zone ignée super-
ficielle ; ces quatre couches successives se comporteraient
comme les quatre éléments terrestres.
De même, si un homme se trouvait hors de la région du
feu, la Terre lui apparaîtrait semblable à une étoile lumineuse
ou à un soleil splendide.
La Lune est constituée comme la Terre et comme le Soleil;
elle aussi a une lumière propre; mais cette lumière, nous ne
pouvons pas la voir comme nous voyons la lumière du Soleil,
parce que la Terre ne se trouve pas en dehors de la zone ignée
de la Lune; elle se trouve plus près du centre de cet astre,
dans une région comparable à notre région aqueuse.
1. Nicolai de Gusa De docta ignorantia liber secundus, cap. XI.
2. Nous résumons ici ce que Nicolas de Cues enseigne, touchant les mouvements
des corps célestes, dans son écrit De docta ignorantia. Il a émis des opinions toutes
différentes dans une note manuscrite qui a été découverte par Clemens et publiée par
lui en 1847. Comme cette note n'a pu être connue de Léonard de Vinci, nous n'en
parlerons pas ici.
3. Nicolai de Cusa De docta ignorantia liber secundus, cap. XII.
262 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
La Terre est donc une noble étoile, et les étoiles ont une
constitution élémentaire semblable à celle de la Terre. Il est
à penser d'ailleurs que, comme la Terre, chaque astre a ses
habitants, différents d'un astre à l'autre et marquant, par leurs
caractères particuliers, la prédominance des influences spé-
ciales de l'astre où ils vivent.
Le Monde n'ayant pas de centre, on ne peut plus dire que
les corps graves ont pour mouvement naturel un mouvement
rectiligne dirigé vers le centre du Monde, que le mouvement
naturel des corps légers est un mouvement rectiligne qui fuit
ce même centre; la théorie de la pesanteur construite par
Aristote n'a plus de sens.
Par quoi Nicolas de Gués va-t-il remplacer cette théorie? Par
une doctrine pythagoricienne, plus ancienne que la doctrine
d' Aristote, et que celle-ci avait supplantée. Le mouvement
naturel d'une partie d'un élément tend à la réunir au reste de
cet élément; le semblable marche vers son semblable pour en
sauvegarder l'intégrité.
« Tout mouvement d'une partie a pour objet la perfection
du tout1; c'est pourquoi les graves se portent vers la Terre et
les corps légers vers le haut; c'est pourquoi la terre se porte
vers la terre, l'eau vers l'eau, l'air vers l'air et le feu vers le
feu ; autant que faire se peut, le mouvement du tout tend vers
le circulaire et toute figure vers la figure sphérique. »
Ce passage renferme en germe, semble-t-il, la théorie de la
gravité que Copernic substituera à la théorie péripatéticienne.
Selon cette nouvelle théorie, la Terre, prise dans son ensemble,
n'est ni grave ni légère, et il en est de même de tout astre. La
vérité de ce corollaire n'exige aucune hypothèse nouvelle.
C'est ce que Nicolas de Cues semble n'avoir pas aperçu. Il
indique 2 certaines considérations que leur brièveté rend
quelque peu obscures, mais qui ne paraissent pas susceptibles
d'une interprétation autre que celle-ci :
Les divers éléments qui composent une étoile, telle que la
Terre, sont les uns lourds — et ils tendent vers un certain
1. Nicolai de Gusa De docta ignorantia liber secundus, cap. XII.
2. Nicolai de Cusa De docta ignorantia liber secund-us, cap. XIV.
NICOLAS DE GUES ET LÉONARD DE VINCI 263
point — les autres légers — et ils fuient ce même point; l'astre
entier ne s'approche ni ne s'éloigne de ce point, il n'est ni
lourd ni léger, parce que la pesanteur de certains de ses
éléments est exactement compensée par la légèreté des autres;
grâce à cette exacte compensation, l'astre demeure supendu
dans l'espace. Pour créer le Monde, Dieu a fait appel aux
quatre sciences mathématiques, l'Arithmétique, la Géométrie,
la Musique et l'Astronomie; l'exacte balance dont nous parlons
est l'œuvre de la divine Géométrie.
N'est-ce pas le sens qu'il faut attribuer aux passages suivants :
« Par la Géométrie, Dieu a figuré la proportion des éléments,
de telle sorte que de cette proportion découle la fermeté, la
stabilité et la mobilité selon les conditions qu'il a voulues...
Les éléments ont donc été constitués par Dieu en un ordre
admirable; il a créé toutes choses avec nombre, poids et
mesure ; le nombre ressortit à l'Arithmétique, le poids à la
Géométrie, la mesure à la Musique. »
« La gravité, en effet, se soutient dans l'espace parce que la
légèreté l'y contraint; la terre, qui est grave, se trouve comme
suspendue dans l'espace par le moyen du feu; la légèreté lutte
contre la pesanteur comme, par exemple, le feu contre la
terre... »
« Qui pourrait se défendre d'admirer cet Ouvrier qui a usé
d'un art si parfait lorsqu'il a constitué les sphères célestes, les
étoiles et les diverses régions des astres? Par sa précision, la
variété est partout et cependant toutes choses concordent... Il
a réglé les rapports des diverses parties des astres de telle
sorte qu'en chacun d'eux, les parties se meuvent vers le tout,
que les corps graves se dirigent en bas A^ers le centre, que les
corps légers montent en s'éloignant du centre, et que l'ensem-
ble éprouve le mouvement orbiculaire autour du centre que
nous constatons dans les étoiles. »
Cherchons dans les notes de Léonard de Vinci la trace de
ces pensées de Nicolas de Gués.
En une précédente étude1, nous avons réuni et analysé bon
i. Albert de Saxe et Léonard de Vinci, V (Études sur Léonard de Vinci, première
série, pp. 39-49).
2 64 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
nombre de fragments contenus au cahier F ; nous y avons vu
Léonard étudier les diverses explications de la tache lunaire
qui se trouvent rapportées par Albert de Saxe dans ses Ques-
tions sur le De Cœlo, puis proposer à son tour une explication
nouvelle; cette explication attribue la splendeur lunaire à la
lumière solaire réfléchie par la surface d'un Océan que rident
les vagues ; les taches obscures sont des continents ou des îles;
la Lune et la Terre sont donc des astres analogues.
Par là, Léonard est conduit à formuler cette proposition1 :
« Gomment la Terre n'est pas au milieu du cercle du Soleil,
ni au milieu du Monde, mais bien au milieu de ses éléments,
qui l'accompagnent et lui sont unis. Et pour qui serait sur la
Lune, autant elle est au-dessus de nous avec le Soleil, autant
paraîtrait notre Terre avec l'élément de l'eau, faisant le même
office que fait la Lune pour nous. »
Léonard est-il parvenu à une telle conclusion par la seule
force de ses méditations, ou bien a-t-il été guidé vers cette
audacieuse conséquence par la lecture de Nicolas de Cues? Il
est difficile de ne pas pencher vers celte seconde opinion si
l'on compare cette note du grand peintre2 : « Tout ton discours
a à conclure que la Terre est une étoile presque semblable à
la Lune, et ainsi tu prouveras la noblesse de notre Monde » à
cette phrase3 écrite par l'Évêque de Brixen : « Notre Terre est
donc une noble étoile. »
D'ailleurs, les cahiers où se trouvent en grand nombre les
réflexions inspirées à Léonard par la lecture des écrits de
Nicolas de Cues, nous offrent mainte note qui a trait à l'ana-
logie de la Lune, de la Terre et des étoiles.
C'est ainsi qu'au cahier A nous trouvons un passage^ où
Léonard résume sa théorie de la lumière lunaire :
« Ce que c'est que la Lune. — La Lune n'est pas lumineuse
par elle-même, mais elle est bien apte à recevoir la nature de
i. Les manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. fn, verso.
■i. Les manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 5G, recto.
3. Nicolai de Cusa De docta ignorantia liber secundus, cap. XII.
6. Les manuscrits de Léonard de Vinci, ms. A. de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 64, recto.
NICOLAS DE CUES ET LÉONARD DE VINCI 265
la lumière, à la ressemblance du miroir ou de l'eau ou d'un
autre corps luisant... Si tu vois se mirer le Soleil ou la Lune
dans une eau qui te soit voisine, leur grandeur te paraîtra
dans cette eau être la même qu'elle te paraît dans le Ciel. Et si
tu t'éloignes d'un mille, elle te paraîtra cent fois plus grande;
si tu vois le Soleil se mirer dans la mer, au moment où il se
couche, il te paraîtra grand de plus de dix milles, parce que
son image dans l'eau occupera plus de dix milles marins. Si
tu étais où est la Lune, le Soleil te semblerait se mirer dans
autant de mers qu'il en éclaire à la journée, et la terre ferme
te paraîtrait dans cette eau comme te paraissent les taches obs-
cures qui sont dans la Lune, taches qui font aux hommes qui
sont sur la Terre juste le même effet que ferait notre monde à
des hommes qui habiteraient la Lune. »
Au cahier G, nous retrouvons l des raisonnements analogues
que termine cette conclusion : « Donc il est nécessaire que
cette Lune soit eau. »
Ces pensées sur la constitution du globe lunaire hantaient
l'esprit de Léonard dans le temps même que la Métaphy-
sique de Nicolas de Cues lui inspirait une philosophie de la
forza, dans le temps que la lecture du De statlcis experimentis
lui suggérait des procédés propres à étudier le mouvement
d'un navire au large ou de la Terre dans l'espace. Il est
donc permis de penser que les hypothèses astronomiques de
l'Évêque de Brixen n'ont pas été sans influence sur celles du
grand peintre.
Comme Nicolas de Cues l'avait supposé avant lui, le Vinci
admet que la Lune ne se compose pas seulement d'un corps
solide en partie recouvert d'eau, mais qu'elle comprend encore,
comme notre Terre, une couche d'air et une couche de feu :
« Si la Lune a des ondes2, ces ondes ne peuvent exister sans
vent ; le vent ne peut exister sans vapeurs terrestres qui sortent
de l'humidité, attirées par la chaleur et demeurent au-dessous
de l'air. Il est donc nécessaire que le corps de la Lune ait terre,
i. Les manuscrits de Léonard de Vinci, ms. G de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 20, recto.
2. Léonard de Vinci, Codice Atlantico, fol. 112, verso, a. — Cf. Mario Baratta,
Op. cit., p. 20.
2Ô6 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
eau, air et feu, avec les mêmes conditions de mouvements que
nos éléments. »
Ces conditions auxquelles les éléments lunaires sont soumis
en leurs mouvements semblent avoir grandement préoccupé
Léonard. Le corps de la Lune est dense, dit le grand artiste,
entendant certainement par là qu'il est solide; il doit donc être
pesant; dès lors, pourquoi ne descend-il pas vers le centre du
Monde comme nos graves terrestres ?
Nous trouvons déjà comme un rapide énoncé de ce problème
dans cette note au crayon par laquelle débute le cahier K l :
u La Lune dense et grave; dense et grave comme est la
Lune... »
Ce problème est plus nettement posé et la solution en est
comme esquissée dans le fragment suivant 2 :
a II n'y a pas de corps très léger qui soit opaque. »
« Aucun corps plus léger ne peut demeurer sous un corps
moins léger. »
« La Lune est -elle, oui ou non, située au milieu de ses
éléments? Et si elle n'a pas une situation particulière en ses
éléments, comme la Terre, pourquoi ne tombe-t-elle pas au
centre de nos éléments? Si la Lune n'est pas au milieu de ses
éléments et si cependant elle ne descend pas, c'est donc qu'elle
est plus légère que l'autre élément3; et si elle est plus légère
que l'autre élément, pourquoi est -elle solide et non trans-
parente? »
La solution du problème posé se précise dans le remarquable
passage que voici * :
« De la Lune. — Aucun corps dense (solide) n'est plus léger
que l'air. »
« Nous avons prouvé que la partie de la Lune qui resplendit
est de l'eau, qui réfléchit le corps du Soleil et reflète la splen-
deur qu'elle en a reçue. Nous avons vu comment si une telle
i. Les manuscrits de Léonard de Vinci, ms. K de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. i, recto.
2. Léonard de Vinci, ms. Arundel 263 de la Bibliothèque du British Muséum, fol. g4,
recto. — Cf. Mario Baratta, Op. cit., p. iG.
3. C'est-à-dire : que tout élément terrestre.
k. Léonard de Vinci, ms. de la Bibliothèque du comte de Leicester. fol. 2. recto.
— Cf. Mario Baratta, Op. cit., p. 275.
NICOLAS DE GUES ET LÉONARD DE VINCI 267
eau était sans onde, elle se montrerait toute petite, avec une
splendeur presque égale à celle du Soleil. »
« A présent, il nous faut prouver si la Lune est un corps
grave ou léger. »
« Nous confessons que sur la Terre, à tout degré de hauteur
s'acquiert un degré de légèreté, en sorte que l'eau est plus
légère que la terre, l'air que l'eau, le feu que l'air, et ainsi
de suite. »
« Il semble que la Lune, ayant densité comme elle a en effet,
doit avoir gravité; et si elle a gravité, que l'espace au sein
duquel elle se trouve ne la peut soutenir ; et, par conséquent,
qu'il lui faut descendre vers le centre de l'Univers et se con-
joindre à la Terre; si elle ne descend elle-même, ses eaux du
moins devront tomber; la Lune en sera dépouillée et elles
tomberont vers le centre, et elles laisseront la Lune dépouillée
et sans lumière. La Lune ne se comportant pas de la sorte,
c'est un signe manifeste qu'une telle lune est revêtue de ses
éléments, à savoir d'eau, d'air et de feu et qu'ainsi elle se sou-
tient dans l'espace en soi et par soi, comme fait notre Terre
avec ses éléments en cet autre espace [où elle se trouve] ; et que
les graves de la Lune font même office en ses éléments que
font les autres graves [les graves terrestres] en nos éléments. »
Quel sens exact faut-il attribuer aux fragments que nous
venons de citer?
Faut-il y voir cette affirmation : les éléments lunaires sont
unis à la Lune et tendent vers elle lorsqu'ils en sont séparés
comme les éléments terrestres sont unis à la Terre et tendent
vers la Terre lorsqu'ils en sont détachés? Assurément, cette
proposition est dans l'esprit de Léonard. N'a-t-il pas écrit1 :
« Toute partie a une tendance à se réunir à son tout pour
échapper à son imperfection »? Et cette phrase n'était-elle pas
comme la traduction de celle-ci2, qui est de Nicolas de Gués :
« Omnis motus partis est propter perfectionem ad totum » ?
Cette proposition suffirait à expliquer que la Lune n'a aucune
tendance à tomber sur la Terre; elle a suffi à Copernic pour
1. Léonard de Vinci, Codice Atlantico, fol. 5g, recto.
2. Nicolai de Gusa De docta ignorantia liber secundus, cap. XII.
268 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
admettre que chaque astre gravite seulement vers lui-même
et nullement vers le centre du Monde, et Guillaume Gilbert
et Galilée s'en sont contentés après Copernic. Représente-t-elle
toute la pensée de Léonard? Nous ne le croyons pas; il nous
semble qu'elle laisse inexpliquée une partie de cette pensée.
Pourquoi Léonard, toutes les fois qu'il veut rendre compte de
l'équilibre de la Lune dans l'espace, insiste-t-il sur cette suppo-
sition qu'elle n'est pas seulement un noyau solide recou-
vert d'eau, mais qu'elle a aussi air et feu, que cet air et ce feu
l'enveloppent comme ils enveloppent la Terre? Si sa pensée
était simplement celle que développera Copernic, il n'aurait que
faire de cet air et de ce feu pour prouver que la Lune n'est ni
grave ni légère. Tout ce que dit Léonard s'entend au contraire
fort bien si l'on imagine que sa pensée soit celle même de
Nicolas de Cues; la présence du feu dans la Lune est indispen-
sable, car c'est la légèreté de ce feu qui compense exactement
le poids des autres éléments lunaires ; c'est cette légèreté qui
retient la Lune, qui l'empêche de choir au centre du Monde,
comme la lourdeur de la terre, de l'eau et de l'air qui se trou-
vent dans la Lune l'empêchent de fuir ce centre. Les éléments
terrestres assurent de la même manière l'équilibre indifférent
de la Terre dans l'espace ; tel est le sens véritable de ce
passage l : « Comment la Terre n'est pas au milieu du cercle
du Soleil, ni au milieu du Monde, mais bien au milieu de ses
éléments qui l'accompagnent et lui sont unis. »
Cette interprétation rend compte de tout ce que Léonard a
dit touchant la suspension de la Lune dans l'espace ; peut-être,
cependant, hésiterait-on à lui attribuer cette théorie trop naïve
si Ton ne songeait qu'elle lui a été suggérée par Nicolas
de Cues.
Parmi les influences si nombreuses que Léonard a subies, il
en est deux qui ont prédominé ; ce sont celle d'Albert de Saxe
et celle de Nicolas de Cues ; elles n'ont point agi séparément ni
à l'encontre l'une de l'autre, mais elles ont conflué dans son
esprit, elles s'y sont intimement mêlées, et leur union aengen-
i. Les manuscrits de Léonard de Vinci, ms. F de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. Zn, verso.
NICOLAS DE CUES ET LÉONARD DE VINCI 269
dré plusieurs de ses pensées les plus originales; en cette étude,
nous en avons vu maint exemple ; celui que nous venons
de rencontrer n'est pas le moins digne d'attention; lorsque
Léonard rejetait le système géocentrique, sa méditation était
nourrie à la fois de la lecture des Subtilissimae quœstiones in
libros de Cœlo et des De docta ignorantia libri très.
Léonard était de son siècle et de son pays; les livres qu'il
lisait étaient aussi ceux que ses contemporains, que ses com-
patriotes étudiaient. Son exemple nous montre qu'en l'Italie
du Nord, à l'aurore du xvie siècle, on méditait les enseigne-
ments de maître Albert de Saxe et du Cardinal Nicolas de
Cues. Or, en ces années-là, le jeune Nicolas Copernic parcourait
les Universités de Bologne, de Padoue, de Ferrare, de Rome,
recueillant avidement les enseignements des maîtres italiens;
à ces enseignements se mêlaient les échos de ceux qu'au
xive siècle, Albertutius avait donnés à Paris, de ceux qu'au
xve siècle, le ^Cardinal Allemand exposait en des traités d'une
si audacieuse originalité. Ces deux génies, que Léonard a si
profondément médités, ont contribué pour une grande part
à la révolution copernicaine.
APPENDICE
Denys l'Aréopagite, la Théologie d'Aristote
et Nicolas de Cues.
Les rares pensées métaphysiques que nous gardent les notes
de Léonard de Vinci semblent, presque toutes, inspirées par
la Métaphysique de Nicolas de Cues. A son tour, la philo-
sophie de Nicolas de Cues est constamment guidée par les
philosophies néo-platoniciennes. Parmi les sources néo-pla-
toniciennes auxquelles Nicolas de Cues a puisé, nous avons
cru pouvoir ranger l'apocryphe Théologie d'Aristote. C'est
une hypothèse dont la démonstration n'est pas fort aisée, car
Nicolas de Cues ne cite nulle part cet ouvrage.
27O ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
A l'appui de cette supposition, nous avions donné1 l'argu-
ment suivant : Selon Nicolas de Gués, Aristote donnait à la
Métaphysique le nom de Théologie; cette indication erronée
n'aurait-elle pas été suggérée à l'Évêque de Brixen par la
connaissance d'un écrit intitulé Théologie a" Aristote?
M. Victor Delbos nous a fait observer que l'indication
donnée par Nicolas de Cues ne pouvait être regardée comme
une erreur. Il paraît bien qu'en certaines circonstances, le
Stagirite désignait la Philosophie première par le nom de
Théologie. Nous en avons pour témoin ce texte de la Métaphy-
sique2 : « En sorte qu'il y aurait trois philosophies théoriques,
savoir la Mathématique, la Physique et la Théologie. — "ùz-i
Tpeïç àv £t£V çtXojoçiai OstopYjTtxai, jxaSyj^aTix^, (puer/*-/], OeoXoYtwrç. »
Cette remarque de M. Delbos ôte toute portée à l'argument
que nous avions invoqué; nous n'attribuions, d'ailleurs, à cet
argument qu'une fort minime importance.
Il ne nous reste donc qu'une seule raison pour prouver
l'influence de la Théologie a" Aristote sur Nicolas de Cues; cette
raison peut se formuler ainsi : On trouve dans les écrits de
Nicolas de Cues des doctrines qui y jouent un rôle essentiel ;
ces doctrines jouent également un rôle essentiel en la Théologie
d'Arlstole; elles ne se rencontrent en aucun autre traité néo-
platonicien.
Il est aisé de montrer que les mêmes pensées se retrouvent
dans la Théologie d' Aristote et dans la philosophie de Nicolas
de Cues, et qu'elles ont, en l'une et en l'autre, une égale
importance; cette démonstration a été donnée, d'une manière
suffisante, croyons-nous, en nos articles III et IV.
Ces pensées, l'Évêque de Brixen a pu les emprunter à
l'apocryphe Théologie. Les lui a-t-il sûrement empruntées?
N'a-t-il pu les tirer de quelque autre écrit néo- platonicien?
Cette seconde partie de notre raisonnement est, beaucoup
plus que la première, malaisée à parfaire. Pour la conduire
à bien, il faudrait posséder une connaissance approfondie de
toutes les œuvres néo-platoniciennes, tant païennes que chré-
1. Vide suprà : p. i43.
2. Aristote, Métaphysique, livre V, cap. 1.
NICOLAS DE CUES ET LEONARD DE VINCI 27 1
tiennes, que le Cardinal Allemand a pu consulter; et ces
œuvres sont nombreuses, car l'érudition de l'Évêque de
Brixen était, nous l'avons dit, d'une extrême étendue.
Il serait donc singulièrement difficile de passer en revue
toutes les philosophies néo- platoniciennes et de reconnaître
que, seule parmi ces philosophies, la Théologie tVAristote
a pu fournir à Nicolas de Gués certaines de ses doctrines
essentielles.
Toutefois, cette preuve que nous ne saurions donner dans
sa plénitude, nous pouvons, du moins, en ébaucher quel-
ques parties; nous pouvons lire ceux des écrits néo-platoni-
ciens qui paraissent avoir le plus influé sur Nicolas de Gués
et rechercher s'ils ont pu lui fournir toutes les pensées qu'il
pouvait également recevoir de la Théologie d'Arislote. Ainsi
avons-nous déjà montré que certains principes communs au
pseudo-Aristote et au Cardinal Allemand n'avaient pu être
empruntés à Plotin, bien que l'auteur des Ennéades ait assu-
rément suggéré plus d'une pensée à Fauteur de la Docte
ignorance.
Il est une œuvre, à la fois néo-platonicienne et chrétienne,
que Nicolas de Cues cite à maintes reprises, à laquelle il a
beaucoup emprunté; c'est l'œuvre qu'il attribue, avec tout le
Moyen-Age, à Denys l'Aréopagite. Ne serait-ce point du
pseudo-Aréopagïte qu'il tient les théories où nous avons cru
reconnaître l'empreinte de la Théologie d'Arislote? La question
mérite d'être examinée, et avec un soin d'autant plus minu-
tieux qu'entre les doctrines attribuées à Denys l'Aréopagite
et celles que la Théologie prête à Aristote, une grande ressem-
blance apparaît tout d'abord.
Efforçons-nous donc de tracer ici une esquisse fidèle de
la Métaphysique professée par le philosophe chrétien, à
jamais inconnu, que nous voile le nom du disciple de saint
Paul.
Cette Métaphysique découle plus ou moins immédiatement
du grand courant philosophique issu de Plotin et de Proclus ;
mais Denys s'attribue à lui-même un précurseur plus immé-
diat en la personne de saint Hiérothée, qu'il nomme son
272 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
maître et dont il nous conserve trois hymnes « ; ces hymnes
de saint Hiérothée, insérés par Denys au quatrième chapitre
de son traité Des noms divins, tracent, en quelque sorte, le
plan d'après lequel le pseudo-Aréopagite construit tout son
système philosophique.
De ces hymnes, le troisième2 formule les propositions
suivantes :
« Du Bien suprême émane une vertu simple qui est capable
par elle-même de déterminer un mouvement vers une amou-
reuse union; cette vertu se propage jusqu'aux extrêmes limites
de l'ensemble des choses qui existent; de ces limites, cette
vertu revient en arrière, à travers toutes choses, et retourne
vers le Bien suprême. »
Ce double mouvement par lequel le Bien absolu descend en
toutes choses pour y produire tout ce qu'elles ont de bon, et
déterminer en ces mêmes choses une tendance ascendante
vers le Bien suprême, c'est l'objet que Denys propose inces-
samment à ses méditations.
Dès le début du traité De la hiérarchie céleste, nous trouvons
la description de ce double mouvement3 :
« Tout bien qui est donné à un être, toute perfection qui lui
est accordée, viennent d'en haut; ils descendent du Père des
lumières. Toute émanation de l'éclairement que le Père
a produit vient s'épancher en nous; là, elle devient une
puissance d'union, qui nous simplifie en nous rappelant en
haut, qui nous tourne vers l'unité du Père en qui tout se
rassemble, vers la simplicité qui constitue la Divinité. » Et
Denys applique à ce double mouvement la parole de saint
Paul^ : « Toutes choses viennent de lui et vont à lui. »
Par le premier de ces deux mouvements, l'unité et la sim-
plicité de Dieu répandent leur bienfaisante émanation en la
1. Opéra S. Dionysii Areopagitae cum scholiis S. Maximi et paraphrasi Pachy-
meran a Balthasare Cordicro Soc. Jcsu doct. theol. latine interpretata et notis theolo-
gicis illustrata. Antverpiae, ex ofïicina Plantiniana Balthasaris Moreli, MDCXWIIII.
De divinis nominibus, cap. IV, artt. i5, 16 et 17; tomus I, pp. 5G8-570.
2. Dionysi Areopagita? De divinis nominibus, cap. IV, art. 17; édit. cit., t. I,
pp. 569-570.
3. Dionysi Arcopagilaî De ccelesti hicrarchia, Gap. I; édit. cit., t. I, pp. 1-2.
!\. Pauli Epistolœ ad Romanos, II, 3G.
NICOLAS DE GUES ET LÉONARD DL VINCI 2^3
multiplicité des créatures; par le second, la diversité des
créatures tend à se fondre en l'unité divine; écoutons Denys
développer ■ ces pensées en des termes où nous reconnaîtrons
comme un écho des enseignements de Plotin :
« L'Être qui est par lui-même procède de la Bonté suprême
et il réside en elle; en elle sont les principes des choses
et toutes les choses qui existent, et elles y sont quel que soit
leur mode d'existence; elles \ sont d'une manière que l'on
ne peut comprendre ; elles y sont réunies toutes ensemble
et en même temps chacune d'elles y subsiste en sa singula-
rité. »
« En effet, en l'unité, tout nombre préexiste uniformément,
en sorte que l'unité contient en elle chacun des nombres
particuliers ; et, en même temps, tout le nombre se trouve
rassemblé dans l'un ; il est dans l'unité. Plus le nombre
s'éloigne de l'unité dont il provient, plus il se divise, plus il
devient muîtiple. »
«De même, tous les rayons du cercle, rassemblés par une même
union, existent simultanémentdans le centre. Le point contient
tous ces rayons uniformément réunis les uns aux autres;
tous ces rayons se trouvent conjoints dans le centre, et joints
au principe unique dont ils sont issus. Tant qu'ils s'éloignent
peu du centre, ils sont faiblement séparés les uns des autres;
ils divergent davantage au fur et à mesure qu'augmente la
distance au centre. »
De même que tous les rayons partent du centre et abou-
tissent au centre, de même l'Etre divin est le point de départ
et le point d'arrivée de toutes choses. « Ce qui préexiste à
toutes choses2 est le principe et la fin de toutes choses. En tant
que cause, il est le principe de tout; en tant que cause finale,
il est la fin de tout... Il possède d'avance toutes choses dans
une absolue unité; il fait que toutes choses existent. Il est
partout présent à toutes choses; il y est présent en tant
qu'unité et identité ; il y est présent en même temps parce
i. Dionysi Areopagitae De divinis nominibus, Cap. V, art. 6; édit. cit., t. f,
pp. 692-693.
2. Denys l'Arcopagitc, loc. cit., art. 10; éd. cit., t. I, p. 697.
p. duhem. 18
274 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
qu'il est l'un qui est tout; il pénètre toutes choses en même
temps qu'il demeure en lui-même. »
On ne peut donc pas dire de l'Etre suprême «qu'il est cecii
et qu'il n'est point cela; qu'il est de cette manière et qu'il n'est
point de cette autre. Bien plutôt, il est toutes choses, car il est
. l'auteur de toutes choses ; il comprend d'avance en lui tous
les principes; il contient les fins de tout ce qui est; et en
même temps il est au-dessus de toutes choses ; il est avant
toutes choses d'une existence transcendante et supra-essen-
tielle. Aussi peut-on dire de lui qu'il est simultanément toutes
choses et qu'il n'est aucune de ces choses; il possède toute
forme et toute figure, et cependant, il est sans forme et sans
figure... »
Ainsi de l'Etre en soi on peut affirmer des propositions qui
semblent contradictoires3 : « Il est immobile, en même temps
qu'il se meut, et cependant il n'est ni en repos ni en mou-
vement. » Il est en toutes choses, il est toutes choses, et,
toutefois, «il n'est en aucune des choses qui existent, il n'est
aucune de ces choses. »
Revenons à l'étude de ce double mouvement par lequel Dieu
descend vers les choses afin que les choses remontent vers
lui.
Dieu est à la fois Beauté et Bonté3. Cette Bonté divine est la
raison d'être de l'amour de Dieu pour toutes choses; par elle,
Dieu « est cause de toutes choses 4; par l'excellence de sa
bonté, il aime toutes choses, il produit, perfectionne et
conserve toutes choses, il tourne toutes choses vers lui.
L'Amour divin est bon, il procède du Bien, il a le Bien pour
objet. Cet Amour divin, qui engendre la bonté en tout ce qui
est, préexiste en la Bonté suprême ; mais il ne saurait demeurer
en lui-même, infécond; il se met donc en mouvement afin
d'agir en conformité avec l'excellence de sa vertu, qui crée
toutes choses. »
i. Denys l'Aréopagite, loc. cit., art. 7; éd. cit., t. I, p. G95.
2. Dionysi Arcopagitœ De divinis nominibus, Cap. Y, art. 10; éd. cit., t. I. p. 697.
— De mystica Theologia, Cap. IV; éd. cit., t. II, p. 45.
3. Dionysi AreopagiUn De divinis nominibus, Cap. IV, art. 8; éd. cit., pp. 55g-56o.
'1. Denys l'Aréopagite, loc. cit., art. 10; éd. cit., p. 5(i3.
MCOI.AS DE GUES 1.1 LÉONARD DE VINCI 2~]5
Mais d'autre part, « le Beau, le Bien1 sont dignes d'exciter
le désir et l'amour de toutes choses; toutes choses les chérissent.
C'est à cause du Bien et en vue du Bien que les choses infé-
rieures aiment les objets qui sont au-dessus d'elles et se
tournent vers ces objets. »
La Bonté descend ainsi vers les choses, car elle en est la
cause efficiente; les choses montent vers la Bonté, qui est leur
cause finale; ce double mouvement est une double aspiration
amoureuse.
« C'est là ce que veulent nous signifier les théologiens2
lorsqu'ils donnent à Dieu tantôt les noms d'amour et de
tendresse, tantôt les noms d'objet aimé, d'objet chéri. »
« Il est, en effet, l'auteur de l'amour et de la tendresse; il les
produit et les engendre; et, d'autre part, il est lui-même aimé
et chéri. Il est mû par l'amour et la tendresse; et c'est en tant
qu'objet aimé et chéri qu'il meut les choses; il se dirige vers
les choses, il les oriente vers lui. Voilà pourquoi les théologiens
le nomment objet aimable et chéri, car il est beau et bon.
D'autre part, ils le nomment amour et dilection, car il est
puissance motrice; il attire les choses en haut, vers lui-même
qui, seul, est bon et beau par soi; ils désignent par là cette
manifestation du Bien même par lui-même, cette bienveillante
procession vers une éminente union, cette mise en mouve-
ment amoureuse absolument simple, se mouvant elle-même,
opérant par elle-même, qui préexiste dans le Bien, qui, du
Bien, se répand en toutes les choses qui existent, et qui se
réfléchit pour revenir au Bien. En cette procession, l'Amour
divin manifeste qu'il n'a ni commencement ni fin; il est sem-
blable à un cercle éternel; il est en vue du Bien, il est issu du
Bien, il subsiste dans le Bien, et il revient au Bien; rien ne
saurait le faire dévier de cette perpétuelle circulation. »
En même temps que les rayons du cercle se rapprochent du
centre, ils se rapprochent les uns des autres; « plus ils
s'unissent au centre", plus ils se conjoignent entre eux; plus
i. Denys l'Aréopagite, loc. cit., art. 10; éd. cit., t. I, p. 563.
2. Denys l'Aréopagite, loc. cit., art. i/j; éd. cit., t. I, pp. 5O7-5G8.
3. Dionysi Arcopagitaî De divinis nominibus, Cap. V, art. 6; éd. cit., p. Gq3.
2^6 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
ils s'éloignent du centre, plus ils divergent. » Née de l'amour
du Bien suprême pour les choses, l'aspiration des choses vers
le Bien suprême doit s'accompagner d'une tendance des choses
les unes vers les autres. Au double mouvement que nous
avons décrit, mouvement de descente des choses d'en haut"
vers les choses d'en bas, mouvement d'ascension de celles-ci
vers les objets supérieurs, nous devons joindre l'étude d'un
troisième mouvement amoureux qui a pour but l'union entre
êtres de même niveau.
C'est ce que saint Hiérothée exprime en cet hymne1 :
« Qu'est-ce que l'amour? Qu'il soit divin ou angélique, qu'il
soit spirituel, animal ou qu'il siège en la matière inanimée,
nous dirons que c'est une force ou une puissance qui a pour effet
l'union et le mélange. Cette force meut les choses supérieures
afin qu'elles pourvoient aux choses inférieures; les objets qui
sont de même ordre, elle les meut vers une mutuelle com-
munion; enfin les choses inférieures, elles les tourne vers
celles qui se tiennent au-dessus d'elles. »
Denys répète presque textuellement ces paroles2. Il insiste
à plusieurs reprises sur la pensée qu'elle renferment : « C'est
en vue du Beau et du Bien, écrit-il3, c'est à cause du Beau et
du Bien que les choses inférieures aiment les objets supérieurs
et se tournent vers eux. C'est pour la même raison que les
choses de même ordre aiment leurs semblables et s'unissent à
elles; que les objets les plus élevés aiment les moindres et
exercent envers eux une providence; que chaque être s'aime
lui-même et tend à se conserver; c'est par désir du Beau et du
Bien que tous les êtres veulent et font ce que nous leur
voyons vouloir et faire. »
Le Bien suprême, en donnant naissance au mutuel amour
des objets inférieurs, y est un principe de paix. «Donnons4
nos louanges pacifiques à cette paix divine, princesse de la
conciliation. C'est elle qui conjoint toutes choses, qui
i. Dionysi Arcopagitao De divinis nominibus, Cap. IV, art. i5; éd. cit., t. 1,
p. 5G8-50.,.
2. Denys l'Aréopagite, loc. cit., art. 12; éd. cit., t. I, p. 566.
3. Dcnys l'Arcopagite, loc. cit., art, 10; éd. cit., t. I, p. 563.
4. Dionysi Arconagita; De divinis nominibus, Cap. XI, art. 1 ; éd. cit., t. I, p. 8&1.
.NICOLAS DE GUES ET LÉONARD DE VINCI 277
engendre et produit la concorde et l'union de toutes choses;
et c'est pourquoi toutes choses désirent cette paix qui peut
seule ramener leur multitude et leur division à l'unité et à
l'intégrité, qui, seule, est capable de faire succéder une
concorde durable à la guerre intestine de l'Univers... »
« C'est Dieu qui est, par lui-même, l'auteur de la paix1, de
la paix universelle aussi bien que des trêves particulières; c'est
lui qui rapproche toutes choses en une mutuelle union ; par
cette union, tous les êtres sont soudés les uns aux autres, sans
aucune distance ni divergence; et cependant chacun d'eux
garde son individualité; il conserve la pureté qui convient à
son espèce, sans être aucunement souillé par le mélange des
êtres qui lui sont contraires; rien ne trouble cette exacte union,
cette parfaite pureté. »
Cette paix n'exclut nullement la variété de l'Univers. « La
diversité, la distinction est une propriété de chaque chose2.
Or, chaque chose persévère en l'état qui lui est propre, car
elle ne veut point périr... Nous regarderons donc cette tendance
comme un désir de paix. Chaque être, en effet, aime à avoir
la paix avec lui-même, à demeurer uni à lui-même, à garder
toutes ses parties dans l'intégrité et l'immobilité. »
La paix de l'Univers n'est point non plus incompatible avec
la perpétuité de certains mouvements : « Si les choses qui se
meuvent3 n'aspirent point au repos, si leur volonté, au
contraire, est de se mouvoir d'un mouvement perpétuel,
ce désir de mouvement dépend, lui aussi, de la tendance vers
cette paix divine et universelle; cette paix garde chaque
chose et l'empêche d'échapper à sa nature; à tous les objets
qui se meuvent, elle conserve la vie motrice qui leur est
propre; elle empêche que cette vie ne se dissipe et ne se détruise
elle-même; elle veille afin que chacun des mobiles ait la paix
avec lui-même et qu'en conservant cet état de paix, il puisse
accomplir l'œuvre qui est sienne. »
Telle est, esquissée à grands traits, la doctrine méta-
1. Denys PAréopagitc, loc. cit., art. 2 ; cd. cit., t. I, p. 84a.
■2. Denys l'Aréopagite, loc. cit., art. 3; éd. cit., t. I, p. 844-
3. Denys l'Aréopagite, loc. cit., art. 4; éd. cit., t. I, p. 844-
'i'jS ÉTUDES SUR LEONARD DE V1>CI
physique de ce philosophe inconnu que Ion a si longtemps
nommé Denys l'Aréopagite. De cette doctrine, que retrouve-
t-on dans l'œuvre de cet autre inconnu qui a composé la
Théologie d'Arislote? On peut le déclarer sans crainte d'erreur;
toutes les pensées philosophiques qui constituent la première
doctrine, toutes celles que nous venons de résumer, s'insèrent,
bien reconnaissantes, en la seconde doctrine. Mais si la Méta-
physique du pseudo-Aristote comprend en elle tous les
principes purement philosophiques du pseudo-Aréopagite, elle
ne se les approprie que pour les unir à d'autres principes;
ceux-ci, le philosophe chrétien ne les a point invoqués ; ils sont
d'origine purement péripatéticienne.
Gomme le traité Des noms divins, la Théologie d'Arislote
connaît le double courant de l'amour. Par bonté, le supérieur
aime l'inférieur; et cette bonté du supérieur détermine en
l'inférieur un mouvement vers le haut, un amoureux désir du
bien dont l'inférieur est animé. Mais cette théorie de l'amour,
qui dérive si visiblement de la doctrine chrétienne delà grâce,
le pseudo-Aristote la transfigure à l'aide de principes qu'il
emprunte à l'enseignement authentique du Stagirite. Le
supérieur devient l'être en acte, la forme; l'inférieur s'identifie
avec l'être en puissance, avec la matière; le double mouvement
du supérieur vers l'inférieur, de l'inférieur vers le supérieur,
le double courant descendant et ascendant de l'amour, trouve
sa raison d'être dans le troisième élément de la trinité péripa-
téticienne, dans la privation; l'être en acte aime la matière,
car les possibilités de cette matière lui permettent seules de
développer son activité, d'engendrer les formes qu'il souhaite
de produire; la matière aime l'être en acte qui, seul, peut
réaliser les formes auxquelles aspirent ses puissances.
Cette théorie péripatéticienne de l'amour ne se rencontre pas
dans les écrits attribués autrefois à Denys l'Aréopagite; tout au
plus, un esprit prévenu pourrait-il en soupçonner le germe à
peine ébauché dans ces paroles» : « C'est la Bonté qui confère
une forme à toute chose privée de forme — Kat ixuto son -z
eî$01C0l0V TO)V aV£lSé(i)V. »
I, Dionysi \rcopa,uit;r De divinis nominibus, Cap. IV, art. 18; (''dit. cit., I. 1, p. ,'ro.
#
NICOLAS DE CUES ET LÉONARD DE VINCI 279
La théorie de l'amour en la Théologie d'Aristo/c est, avions-
nous dit1, « une très heureuse et très remarquable synthèse
d'une Métaphysique très purement péripatéticienne et d'une
Théologie d'origine juive ou chrétienne. » De ces deux
éléments qui se combinent pour engendrer l'œuvre du pseudo-
Aristote, le second seul se trouve développé en l'œuvre du
pseudo-Aréopagite.
Et maintenant il semble possible de répondre à la question
posée.
Toute la Métaphysique de Denys l'Aréopagite a passé en la
Philosophie de .Nicolas de Gués. En celle-ci, nous retrouvons
sans peine tout ce que nous avons lu au traité Des noms divins.
Nous ne saurions nous en étonner, car l'Évêque de Brixen cite
à maintes reprises cet ouvrage et le nom de son auteur. Mais
lorsque le Cardinal Allemand explique la théorie de l'amour,
il ne la présente pas purement et simplement telle que le
pseudo-Aréopagite l'avait développée; il la transforme, et la
transformation qu'il lui fait subir est indentique à celle que
lui a imposée l'auteur de la Théologie d'Aristoie. Il paraît donc
bien qu'il emprunte à cet auteur les principes péripatéticiens
par lesquels il transfigure le néoplatonisme de Denys et même,
parfois, les métaphores qui servent à exprimer ces principes.
Reprises ainsi par Nicolas de Gués, certaines pensées formulées
en la Théologie d'Aristote, certaines images destinées à rendre
ces pensées saisissables ont attiré et retenu l'attention de
Léonard de Vinci.
1. Vide supra : p. 137.
XII
LÉONARD DE VINCI
ET LES
ORIGINES DE LA GÉOLOGIE
LÉONARD DE VINCI
ET LES
ORIGINES DE LA GÉOLOGIE
A la fin de notre première étude sur Léonard de Vinci,
nous écrivions1 :
« En i5o8, Léonard avait formulé les principes les plus nets
touchant l'origine des fossiles. ...Mais lorsque Léonard ana-
lysait si exactement les divers modes de formation des
fossiles, il avait pour objet de prouver une thèse sur l'érosion
et les mouvements du sol, thèse formulée par Albert de Saxe. »
Alors que nous écrivions ces lignes, nous savions que
Léonard avait invoqué la véritable origine des fossiles afin de
justifier une doctrine soutenue, au xive siècle, par l'Université
de Paris; mais nous pensions qu'en la découverte de cette
origine, le grand peintre n'avait point eu de maître et que
l'observation avait été son seul guide. De nouvelles lectures
nous ont appris qu'il n'en était pas ainsi. Sans doute Léonard
a dû recueillir maintes fois des coquilles conservées au sein
des roches ; il a dû réfléchir sur les causes qui expliquaient
leur présence loin de la mer et leur transformation en pierre.
Mais sa curiosité avait dû être éveillée et sa sagacité conseillée
par l'enseignement des maîtres de la Scolastique, par les
écrits d'Albert le Grand et de Vincent de Beauvais.
Il nous a semblé particulièrement intéressant de rechercher
très minutieusement l'origine des opinions professées par le
Vinci touchant la nature des fossiles. Nous nous sommes
i. Albert de Saxe et Léonard de Vinci (Bulletin italien, t. V, p. i et p. n3; 1905.
Études sur Léonard de Vinci, première série, 1).
284 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
efforcé d'établir1, en effet, que les opinions de Léonard
avaient vraisemblablement inspiré celles de Cardan, et que
les idées de Cardan avaient été sûrement plagiées par Bernard
Palissy. Retracer, donc, la genèse des pensées que Léonard de
Vinci a émises au sujet des coquilles pétrifiées, c'est vraiment
conter la naissance de la Géologie moderne.
Aristote.
Au point de départ de la tradition que nous nous proposons
de suivre, c'est un écrit d'Aristote qu'il nous faut placer; le
Stagirite étudie, en un chapitre de ses Météores2, une hypo-
thèse qui paraît s'être présentée maintes fois à l'esprit des
hommes, et cela, dès une époque extrêmement reculée : Les
lieux où se trouve maintenant la terre ferme n'ont- ils pas,
autrefois, fait partie du fond de la mer? N'ont-ils pas émergé
alors que des continents s'abîmaient au sein des flots? Telle
est la question qu'ont débattue des sages de tous temps et de
tous pays et, qu'à son tour, examine Aristote.
« Ce ne sont pas toujours les mêmes parties de la terre,
dit-il, qui se trouvent sous les eaux ni les mêmes qui sont à
sec; il y a échange entre les lieux submergés et les lieux
émergés, grâce à la formation de fleuves nouveaux ou à la
disparition de fleuves anciens. Il se produit aussi une permu-
tation entre le continent et la mer; ces lieux-ci ne demeurent
pas toujours mer ni ceux-là terre ferme; là où se trouvait la
terre, une mer s'est maintenant formée; là où la mer s'étend
aujourd'hui, la terre reparaîtra de nouveau.
» Nous devons penser, d'ailleurs, que ces transformations se
produisent dans un certain ordre et qu'elles parcourent un
certain cycle. »
i. Léonard de Vinci, Cardan et Bernard Palissy (Bulletin italien, t. VI, p. 289; 1906.
Études sur Léonard de Vinci, première série, VI).
■2. Aristote, MsTEwpoXoy.xcov xh A, '.0 (Météores, livre 1, chapitre \IV).
LEONARD DE VINCI ET LES OIUGLNES DE LA GÉOLOGIE 285
Aristotc étudie quelques exemples de ces déplacements de
la terre ferme et des mers; il insiste tout particulièrement sur
les faits que présente le delta du Nil; il montre comment,
depuis les temps historiques, le delta n'a cessé de s'assécher
de plus en plus :
« Ce qui arrive en cet endroit restreint, il est à croire que
cela se produit aussi en des lieux plus étendus et même en des
pays entiers.
» Ceux donc qui ne savent regarder que les petites choses
assignent comme cause à ces changements la transforma-
tion de l'Univers et, pour ainsi dire, la naissance du Ciel;
aussi prétendent -ils que la mer diminue sans cesse, par cela
seul que certains terrains se sont asséchés et que l'on voit
aujourd'hui plus de terres émergées que l'on n'en voyait
autrefois.
» Mais si leur affirmation est en partie vraie, elle est aussi
en partie fausse; sans doute, bien des lieux qui étaient autre-
fois submergés sont maintenant terre ferme; mais la trans-
formation contraire se produit également; ceux qui voudront
bien tourner leur attention de ce côté verront qu'en bien des
endroits, la mer est venue recouvrir la terre.
» N'allons pas prétendre, cependant, que ces changements
sont dus à ce fait que le Monde a commencé. Il est ridicule
d'invoquer un changement de tout l'Univers pour expliquer
de petites choses qui ne pèsent pas plus qu'une plume. »
Aristote restreint donc autant que faire se peut l'importance
de ces échanges entre la terre et l'eau; l'abondance des pluies
hivernales qui, à certaines époques, diminue en un lieu pour
croître en un autre, suffît en grande partie à les expliquer.
Aristote s'est élevé à deux reprises, au cours du chapitre
que nous venons de citer, contre ceux qui invoquent l'émersion
de nouveaux continents pour prouver que le Monde a com-
mencé. Les deux allusions qu'il a faites à cette doctrine sont
fort brèves et, partant, quelque peu obscures. Elles vont
s'éclaircir par la lecture d'un passage écrit par Théophraste,
le disciple favori du Stagirite.
i86 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VI>iCl
II
Théophraste et le Traité du Monde faussement attribué
a Philon d'Alexandrie.
Parmi les nombreux écrits que l'on a attribués à Philon le
Juif se trouve un petit traité intitulé: Ihpl Ki^u, Du Monde,
ou IIspi àçOapcria; Kôa^ou, De V éternité du Monde. Guillaume Budé
qui, en i526, traduisit cet ouvrage et le fit imprimera Paris,
le regardait déjà comme apocryphe: «Philon, disait-il «, ou
celui, quel qu'il soit, qui a écrit ce livre; car je ne suis
nullement persuadé que celui qui l'a écrit soit ce Philon qui
passe pour avoir égalé Platon en éloquence. » En fait, il eût
fallu une bien grande naïveté pour regarder ce traité Du Monde
comme l'œuvre authentique et non remaniée d'un auteur né
trente ans avant Jésus-Christ; Boëce y était cité2! Personne,
aujourd'hui, n'attribue le Ilepî Kéqwo au juif Philon.
Quel qu'en soit l'auteur, ce livre Du Monde offre, à bien des
égards, un très grand intérêt; c'est ainsi qu'il nous donne
un résumé de doctrines que Théophraste soutenait en des
ouvrages qui sont aujourd'hui perdus. Théophraste, comme
son maître Aristote, voulait que le Monde eût existé de toute
éternité ; d'autres philosophes prétendaient qu'il avait eu un
commencement dans le temps; le Pseudo-Philon nous fait
connaître3 les arguments par lesquels ils soutenaient cette
prétention.
« Théophraste regarde comme étant dans l'erreur ceux qui
admettent le commencement et la fin du Monde, et cela pour
quatre raisons qui sont : l'inégalité de la surface terrestre, les
i. De Mundo Aristotelis liber I. Philonis liber /, Gulielmo Bud<ro interprète. Ocelli
Lucani, veteris philosophi, libellus de universa natura. Annolatiunculœ in libellant Aristo-
telis de Mundo, Simone Gryna^o authore. Parisiis, apud Iacobum Bogardum, sub
insigni I). Christophori, e regione gymnasii Cameracensis, i5&i-i5&a. Gulielmus
Budams Jacobo Tusano, fol. 2, recto. (Cette préface est celle de la traduction publiée
en i526.)
•}.. Philonis Liber de Mundo, éd. cit., fol. 36, recto. — Cette citation, il esl vrai,
pourrait être mise sur le compte d'une glose.
3. Philonis lÀber de Mundo, éd. cit., foll. 3g, verso- /ii, verso.
LEONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GEOLOGIE 287
retraits de la mer, la dissolution graduelle de chacune des
parties de l'Univers, enfin, la mort qui détruit chacune des
espèces d'êtres animés.
n Le premier argument se construit de la manière suivante :
« Si la terre n'avait pas eu de commencement, aucune de
ses parties ne se montrerait aujourd'hui plus haute que les
autres; tous les monts eussent été déjà aplanis, toutes les
collines eussent été ramenées au même niveau que les plaines.
Que l'on songe, en effet, aux innombrables pluies annuelles
qui seraient tombées de toute éternité; on comprendra que,
parmi les lieux qui s'élevaient, les uns eussent été, selon toute
vraisemblance, rongés et entraînés par les torrents, les autres
se fussent écroulés par leur propre poids, en sorte que la terre
qui les formait se trouverait uniformément répandue partout
et parfaitement aplanie. Les aspérités que nous rencontrons
aujourd'hui en foule, les innombrables montagnes dont les
sommets s'élèvent à de grandes hauteurs, sont autant d'indices
que la terre n'a pas existé de toute éternité. Sinon, comme
nous l'avons déjà dit, la force des pluies tombant depuis un
temps infini eût aplani la terre, pour ainsi dire, de la tête
aux pieds et l'eût rendue aussi égale qu'une grand'route.
Telle est la force de cette eau qui tombe et retombe sans
cesse, qu'elle arrache violemment certaines roches tandis que,
goutte à goutte, elle finit par en creuser d'autres, et qu'elle
affouille, semblable à un terrassier, le sol le plus dur et le plus
pierreux.
» D'ailleurs, disent-ils, la mer elle-même a diminué. Les
deux célèbres îles de Rhodes et de Délos en sont les marques.
Autrefois, elles étaient submergées, la mer les recouvrait,
on ne les voyait pas; puis, au bout d'un certain temps, elles
ont commencé à émerger peu à peu et à se montrer, tandis
qu'en même temps la mer s'abaissait graduellement; ce fait
nous a été conservé en d'antiques histoires qui ont été écrites
au sujet de ces îles On dit aussi que des golfes de grande
étendue et où la mer était très profonde se sont desséchés et
ont fait corps avec le continent; des terres qui étaient submer-
gées se sont montrées à découvert; ces terres présentaient des
288 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
régions riches et nullement stériles, comme on l'a reconnu
lorsqu'on a entrepris de les ensemencer et d'y planter des
arbres. Ces terres, d'ailleurs, portent des marques de la mer
qui les recouvrait autrefois et qui s'est maintenant retirée;
celle-ci se reconnaît, en effet, par des graviers, des coquilles
marines délaissées à sec, et divers autres objets du genre de
ceux que la mer rejette habituellement en ses tempêtes. —
Oïç <n)*{i.sia tyjç TraAataç èvaTïoXsXsTtpO;.'. 9aXaTT«<7c<*)ç ùrtoïozq te ylx\ /.i^yy.z
•/.al osa ô'J-otoTpc-a Kpbq aiyt^Xpuç eftoBev à-sêpàTiscrOa'. 1 . »
Laissons de côté les deux derniers arguments discutés par
Théophraste et, avant d'aborder la réfutation donnée par ce
philosophe, arrêtons-nous un moment à l'examen des deux
passages que nous venons de citer.
Il est à peine besoin de signaler l'importance des renseigne-
ments que le second argument nous apporte; avant le temps de
Théophraste, on avait compris l'origine marine des coquilles
que renferment certaines pierres et certaines roches ; on y
avait trouvé la preuve que les lieux où ces coquilles se ren-
contrent avaient autrefois formé le fond de la mer.
Le premier argument mérite également d'être remarqué.
En premier lieu, il met nettement en évidence l'importance
des phénomènes d'érosion dus aux eaux pluviales.
En second lieu, il insiste sur le fait que ces érosions tendent
sans cesse à ramener la surface de la terre à sa forme d'équi-
libre, c'est-à-dire, comme l'a enseigné Aristote, à la figure
d'une sphère concentrique au Monde. Si la terre avait toujours
existé, cette tendance, agissant dans le même sens depuis un
temps infini, aurait atteint son but; la terre aurait pris la
forme d'une sphère parfaite; les irrégularités que présente
encore sa surface attestent donc qu'elle n'a duré que pendant
un temps limité.
Cette preuve de la durée limitée de la terre, fondée sur le
sens invariable de certaines actions qui s'exercent à sa surface,
n'est-ellc pas analogue de tout point à un argument qui a eu
grande vogue de nos jours, et qui prouve que le Monde a du
i. Le texte grec est extrait de : Theophrasti Eresii Opéra, quœ sapersunt, omnui ;
Paris, Ambroise Firniin-Didot, 1 8 5 G ; pp. &ai-4aa.
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GÉOLOGIE 289
commencer et devra finir parce que chacun des phénomènes
qui s'y produisent en fait croître l'entropie?
Des deux arguments en faveur de la création du Monde que
nous venons de citer, d'après Théophraste, il en est un, celui
qui invoque la continuelle formation de nouveaux continents,
où nous reconnaissons la théorie qu'Aristote, en ses Météores,
déclarait ridicule. Nous serait-il possible de connaître l'auteur
ou les auteurs qui soutenaient cette théorie? Nous saurions
alors quels sages, dès avant le temps d'Aristote, attribuaient
aux fossiles leur origine véritable. Or, ces auteurs, il nous est
possible d'en indiquer les noms, au moins avec quelque pro-
babilité. Lorsque Alexandre d'Aphrodisie commente le premier
chapitre du second livre des Météores, il écrit :
« Quelques physiciens prétendent que la mer est ce qui reste
de l'eau primordiale. En effet, à l'époque où la région qui
entoure la terre était tout entière occupée par l'eau, les parties
superficielles de cette eau furent transformées en vapeurs par
la puissance du Soleil, et les vents naquirent de là... Mais une
partie de l'eau demeura aux lieux les plus creux de la terre ;
c'est cette partie qui est aujourd'hui la mer. Aussi la mer con-
tinue-t-elle à décroître, car le Soleil la dessèche peu à peu, en
sorte qu'un temps viendra enfin où la mer sera entièrement à
sec. Théophraste rapporte qu'Anaximandre et Diogène ont
soutenu cette opinion, »
C'est donc à Anaximandre et à Diogène d'Apollonie ou, du
moins, à l'un d'entre eux, qu'il faudrait attribuer cette pensée :
Les fossiles témoignent que les terres où on les trouve ont
formé autrefois le fond de la mer.
Aux deux arguments que nous venons de rapporter, le livre
du pseudo-Philon oppose des répliques qu'il emprunte, sans
doute, comme les arguments eux-mêmes, à Théophraste.
A la raison tirée de la continuelle érosion des lieux élevés
par les eaux pluviales, l'auteur objecte une théorie de la for-
mation des montagnes x :
« L'élément igné que la terre renferme et cache en elle-
même, entraîné par la force naturelle du feu qui cherche son
1. Philonis Liber de Mundo, éd. cit., foll. 4i-4a.
P. DUHEM. 1()
2(jO ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
lieu propre, se meut vers le haut...; il emporte avec lui une
grande quantité de l'élément terrestre ; il se fraye la voie la
plus courte possible, tandis qu'en même temps la terre semble
faire éruption. Ainsi l'élément terrestre, contraint de suivre
l'élément igné qui fait éruption, s'élève à une très grande hau-
teur, en même temps qu'il se resserre de plus en plus, pour
finir en une pointe acérée, à l'imitation de la nature ignée. »
En ces montagnes d'origine ignée, deux tendances contraires
se combattent sans cesse ; la légèreté du feu qui demeure mêlé
à la terre tend à soulever sans cesse le sommet de l'éminence
déjà produite ; au contraire, la lourdeur des matières terrestres
tend à ramener cette éminence au niveau général du sol ; par
l'équilibre de ces deux forces opposées, la cime de la montagne
demeure toujours à la même hauteur. « Les torrents que les
pluies engendrent ne détruisent donc pas les montagnes ; et
l'on ne saurait s'en étonner, puisque la force qui les maintient,
qui est aussi la force qui les soulève, se trouve impliquée en
elles-mêmes de la manière la plus constante et la plus puis-
sante. Si le lien qui en resserre les parties venait à se rompre,
il est certain qu'elles se désagrégeraient et se dissémineraient
au sein des eaux ; mais actuellement, cimentées par la puis-
sance du feu, elles opposent une opiniâtre résistance aux
chutes continuelles des eaux.
» La nature des montagnes est toute semblable à celle des
arbres. A certaines époques, les arbres perdent leurs feuilles;
à d'autres époques, ils reverdissent; de même, tour à tour,
certaines parties des montagnes s'écroulent, d'autres prennent
naissance. »
Les partisans de la création du Monde avaient montré que
les montagnes étaient soumises à une action, Gelle de l'érosion,
toujours orientée dans le même sens, tendant toujours à aplanir
toute éminence ; à l'action incessante d'une force de tendance
invariable, ïhéophraste ou les auteurs dont le pseudo-Philon
reproduit l'opinion 1 substituent la lutte et le triomphe alter-
i. Le pseudo-Philon dit, en effet, à propos de cette théorie plutonienne de la for-
mation des montagnes : « Ce que nous allons dire n'est ni nôtre, ni nouveau ; c'est
l'invention des anciens, d'hommes fort sages qui ont discuté eux-mêmes avec soin
tout ce qu'ils regardaient comme nécessaire à la Science. »
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GEOLOGIE 29 1
natif de deux forces opposées, l'éruption ignée et l'érosion
aqueuse.
C'est d'une manière analogue que Théophraste, développant
ce qu'avait dit Aristote, réfute le second argument des par-
tisans de la création. Il ne nie point l'émersion de terres
autrefois immergées, mais il refuse d'y voir la preuve d'un
incessant décaissement de la mer. Tandis que certaines terres
surgissent au sein des flots, d'autres s'enfoncent en la mer et
disparaissent; la Sicile, autrefois, était unie à l'Italie; près du
Péloponèse, trois villes, /Egire, Bure et Hélice, se sont, dit-on,
abîmées dans les flots ; Platon a conté, dans le Timée, comment
l'Atlantide fut engloutie en une nuit. « L'argument tiré de la
diminution continuelle de la mer ne peut donc servir à prouver
la fin du Monde ; s'il est véritable, en effet, que la mer se retire
de certains parages, il est certain qu'en d'autres lieux elle
s'avance et submerge les terres. »
Telles sont les discussions géologiques qui avaient déjà
cours avant le temps d'Aristote et de Théophraste.
III
Hérodote et Strabon.
Le témoignage de Théophraste, conservé par le pseudo-
Philon, nous a prouvé que, bien avant Aristote, on avait
remarqué l'existence de coquilles dans les roches terrestres
et que l'on en avait conclu à une antique présence de la mer
aux lieux maintenant asséchés. Anaximandre et Diogène
d'Apollonie nous sont apparus comme ayant émis semblable
opinion.
Hérodote se place, dans le temps, entre Diogène d'Apollonie
et Aristote. Or, Hérodote a, lui aussi, au cours de ses voyages
en Egypte, observé des coquilles fossiles; il y a vu le
témoignage que la mer recouvrait autrefois les terrains où
ces coquilles se rencontrent aujourd'hui.
292 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
«Au-dessus de Memphis, » dit-il1, ((l'intervalle entre les
deux chaînes de montagnes est visiblement à mes yeux un
ancien golfe de la mer, comme les terres qui entourent Ilion et
Éphèse, ou comme la plaine du Méandre; aucun des fleuves qui
ont déposé ces dernières alluvions n'est comparable au Nil...
Il y a encore des fleuves beaucoup moins considérables que le
Nil dont le travail est apparent; je ne citerai que l'Achéloùs qui,
se jetant dans la mer des Échinades (golfe de Patras), a déjà
réuni au continent la moitié de ces îles... Je pense que, dans
l'origine, l'Egypte a pu être un golfe de ce genre, portant jusqu'en
Ethiopie les eaux de la Méditerranée... J'en ai pour preuve les
coquillages qui se trouvent dans les montagnes, la saumure
partout efflorescente, ... le sol de l'Egypte qui est noir et friable
comme du limon, comme une alluvion entraînée de l'Ethiopie
par ce fleuve, tandis qu'à notre connaissance, le sol de la
Lybie est plus rouge, plus sablonneux, et celui de l'Arabie et
de la Syrie plus argileux, plus caillouteux. »
Hérodote ne suppose pas, avec Anaximandre et Diogène
d'Apollonie que le niveau de la mer s'abaisse constamment;
il admet seulement que certains rivages s'avancent sans cesse,
grâce aux alluvions des cours d'eau, et les exemples qu'il en
donne mettent hors de doute son talent d'observateur; il est,
toutefois, un fait qu'il a lui-même observé et dont ses explica-
tions ne rendent pas compte; ce fait, c'est la présence de
coquilles fossiles au sein de roches situées à une grande
hauteur dans les montagnes.
L'explication de ce fait continua, après Aristote, de solli-
citer vivement l'attention des physiologues hellènes; nous
avons vu ïhéophraste, successeur immédiat du Stagirite,
discuter les opinions géologiques des anciens. Le témoignage
de Strabon va nous montrer Slraton de Lampsaque et Érato-
sthène occupés de semblables discussions; ce témoignage nous
apprendra également qu'un historien plus ancien qu'Hérodote,
Xanthus le Lydien, avait déjà fait des observations analogues
à celles que le Père de l'Histoire a rapportées.
i. Hérodote, Histoire, 11, 10. Nous empruntons la traduction à M. L. De Launay,
La Science géologique, Paris, 1905, p. 45.
LÉONARD DE MNC1 ET LES ORIGINES DE LA GÉOLOGIE 2g3
Voici comment s'exprime Strabon1 :
« Ératosthène déclare qu'il est surtout une observation qui
pose une grave question : Gomment se peut-il qu'en des lieux
qui se trouvent au milieu des terres et que deux ou trois mille
stades séparent de la mer, on rencontre en maint endroit une
foule de coquilles, d'huîtres et de chéramydes, de même que
des lacs stagnants dont l'eau est salée. Ainsi, dit-il, autour
du temple d'Ammon, et au voisinage de la route qui y
conduit, laquelle est longue de trois mille stades, on rencontre
une grande quantité d'huîtres éparses sur le sol; on y trouve
aussi beaucoup de sel; des exhalaisons marines montent du
sol; on y montre des épaves de navires qui ont été brisés en
mer; on raconte que ces épaves ont été apportées et rejetées
par le mouvement de la mer...
» Cela dit, Ératosthène approuve l'opinion du physicien
Straton et, aussi, l'avis de Xanthus de Lydie.
» Xanthus avait rapporté qu'une grande sécheresse s'était
produite au temps d'A^rtaxerxès ; les lacs et les fleuves avaient
été desséchés, les puits avaient tari ; il avait observé alors çà
et là, fort loin de la mer, des pierres qui reproduisaient la
forme de coquillages, de peignes ou de chéramydes; il avait
également observé un lac salé en Arménie et un autre en la
Phrygie inférieure; par ces raisons, il avait été persuadé que
ces divers pays étaient autrefois une mer.
» Straton s'efforce de se rapprocher davantage de la cause
qui explique ces faits. Il suppose qu'autrefois, le Pont Euxin
était privé de ce débouché qui lui est maintenant ouvert
auprès de Byzance; mais par la puissance des fleuves qui
tombent en cette mer, ce détroit s'est ouvert, et l'eau du Pont
Euxin a pu faire irruption dans la Propontide et dans l'Helles-
pont. Il en a été de même pour la Méditerranée; cette mer se
trouvant remplie par les fleuves, a fini par s'ouvrir le débouché
des colonnes d'Hercule; l'eau de la Méditerranée se répandant
dans l'Océan, des lieux autrefois marécageux sont trouvés
asséchés... Il se peut que le temple d'Ammon ait été autrefois
i. Strabon, Géographie, 1. I, c. III, § k- L'importance de ce passage de Strabon
a été signalée par M. L. De Launay, La Science géologique, p. 5o.
294 études sur Léonard de vinci
en mer et que l'écoulement de la mer, qui s'est produit de
la sorte, l'ait laissé au milieu des terres... L'Egypte a été
autrefois sous les eaux de la mer jusqu'aux marécages qui
avoisinent Péluse, jusqu'au mont Gasius et au lac Sirbonis. En
effet, lorsque l'on creuse le sol, en Egypte, là où se rencontre
de l'eau saumâtre, on trouve que la tranchée est formée d'un
sable rempli de coquilles. Ce pays était autrefois couvert par
la mer; les lieux qui avoisinent le mont Casius et que Ton
nomme Gerrha étaient occupés par des marais qui les mettaient
en communication avec la Mer Rouge; plus tard, la mer
s'étant retirée, ces lieux se sont trouvés découverts, et le lac
Sirbonis est seul demeuré; plus tard encore, l'eau de ce lac s'est
échappée à son tour en rompant ses digues, et le lac s'est trans-
formé en marais. De même, les rivages du lac Mœris ressem-
blent plus aux côtes de la mer qu'aux rives d'un fleuve. »
Les coquilles fossiles marquent que certaines terres ont été
autrefois recouvertes par la mer; pour expliquer ce fait,
Straton de Lampsaque invoque un abaissement du niveau
de la mer; il ne pense pas, cependant, que cet abaissement
soit, comme l'ont pensé Anaximandre et Diogène d'Apollonie,
un changement incessant dû à une destruction graduelle de
l'élément de l'eau; il y voit un phénomène accidentel; le
niveau de telle ou telle mer s'est abaissé par suite de l'ouver-
ture d'un déversoir qui l'a mise en communication avec une
autre mer moins élevée.
D'ailleurs, l'ouverture des détroits qui font communiquer
entre elles les diverses mers ne suffit pas à assurer leur égal
niveau. Le fond de la mer va constamment en s'abaissant,
du Pont Euxin aux colonnes d'Hercule; il en est de même de
la surface, en sorte qu'un courant continu entraîne les eaux
du Pont Euxin et de la Méditerranée vers l'Océan. Aristote
avait déjà enseigné qu'il en était ainsi1; Straton de Lamp-
saque partage sur ce point l'opinion du Stagirite :
« Le Pont Euxin est la moins profonde de toutes les mers,
tandis que les mers de Crète, de Sicile et de Sardaigne sont les
i. Études sur Léonard de Vinci: V. Thémon le fils du Juif et Léonard de Vinci, S IV
(première série, p. i83).
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GÉOLOGIE 2q5
plus profondes. En effet, les fleuves les plus nombreux et les
plus grands sont ceux qui viennent du Nord ou de l'Est; leur
limon comble peu à peu le Pont Euxin, tandis que les autres
mers demeurent profondes; aussi l'eau du Pont Euxin est-elle
très douce, et se fait-il un constant écoulement dans la direc-
tion selon laquelle le fond de la mer est incliné. Straton de
Lampsaque pense que si cet afflux des fleuves se maintient,
le Pont Euxin finira par être entièrement comblé de terre
accumulée; déjà, la partie gauche (occidentale) du Pont où se
trouve Salmydesse, et celle que les marins nomment Stethe,
et qui avoisine Histrum et le désert des Scythes, sont conver-
ties en marais. »
On voit par ces citations que Straton de Lampsaque accor-
dait aux effets de l'alluvion une importance au moins égale
à celle que leur attribuait Hérodote.
Ces différences de niveau entre les mers diverses, cet écou-
lement constant des mers les unes vers les autres, cette
accumulation des dépôts d'alluvion, capables d'accroître les
continents, n'ont, à vrai dire, qu'un rapport fort éloigné avec
les causes capables d'expliquer l'existence des coquilles fossiles
à une certaine hauteur; parmi les hypothèses que développe
Straton, il n'en est qu'une qui puisse fournir cette explication;
c'est celle qu'il a donnée en premier lieu, celle selon laquelle
certaines mers avaient autrefois un niveau plus élevé qu'elles
n'ont aujourd'hui.
Contre Straton de Lampsaque qui a émis de telles hypo-
thèses, contre Ératosthène qui les a adoptées, Strabon déve-
loppe1 une pressante argumentation.
Il reproche à Straton de s'imaginer que « ce qui a lieu pour
les fleuves ait lieu aussi pour la mer, en sorte qu'il y ait
écoulement des parties les plus élevées vers les plus basses ».
Il ne croit pas que les terres d'alluvion puissent combler la
mer. « La terre que les fleuves apportent ne s'avance pas en
mer; la cause en est que la mer, par un flux en sens contraire,
la rejette sur le sol ferme. De même, en effet, que les animaux
présentent un mouvement alternatif et continuel d'inspiration
i. Strabon, loc. cit., S 5 à § 20.
2Çj6 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
et d'expiration, de même la mer éprouve sans aucune trêve
un mouvement d'oscillation qui la fait rentrer en elle-même,
puis sortir d'elle-même. Celui qui se tient à la limite même de
la partie de la plage que baigne la mer peut sentir ce mouvement ;
ses pieds sont recouverts par Teau, puis découverts, puis recou-
verts de nouveau, et ainsi de suite. L'onde, d'ailleurs, s'avance
en formant des flots, même lorsque le calme est parfait. Au
moment où elle se brise sur le rivage, elle a une plus grande
force qui lui permet de rejeter à terre les corps étrangers. »
C'est par ce mécanisme que la mer refoule les alluvions
amenées par les fleuves.
En ces passages, et en bien d'autres qu'il serait trop long de
citer, Strabon repousse toutes les explications de Straton de
Lampsaque afin de leur substituer celle qu'il croit vraie : « On
peut objecter à Straton qu'il a laissé de côté les causes véri-
tables, lesquelles sont fort nombreuses, pour en proposer de
fausses. La cause principale qu'il invoque est la différence de
niveau entre le fond d'une mer intérieure et le fond de la mer
extérieure, et la différence de profondeur entre ces deux mers.
Mais si la mer s'élève ou s'abaisse, si elle recouvre certains
lieux ou si elle les délaisse, cela ne provient nullement de ce
que le fond de certaines mers est plus haut ou plus bas que le
fond d'autres mers; cela provient de ce qu'un même fond
tantôt se soulève et tantôt s'abaisse ; la mer alors s'élève ou
s'abaisse en même temps que ce fond ; lorsqu'elle est soulevée,
elle inonde les régions riveraines; lorsqu'elle s'abaisse, elle
rentre en son lit. S'il n'en était pas ainsi, il faudrait admettre
que le débordement des eaux marines est dû à un accroisse-
ment subit de la mer, ainsi qu'il arrive en la marée montante
ou par la crue des fleuves; dans le premier cas, il y a trans-
port des eaux d'une région à une autre; dans le second cas, il
y a accroissement de leur masse. Mais les crues des fleuves ne
se produisent pas subitement, ni toutes à la fois; la marée
montante ne dure pas fort longtemps; elle est soumise à un
certain ordre, elle ne se produit pas en la mer Méditerranée,
ni en tout lieu. 11 reste donc que nous attribuions la cause du
phénomène en question au sol, soit au sol que le débordement
LEONARD DE VINCI ET LES OIUG1NES DE LA GÉOLOGIE 297
vient recouvrir, soit au sol qui forme le fond de la mer, mais
de préférence à ce dernier. En effet, le sol qui forme le fond
de la mer est beaucoup plus mobile et, grâce à son humidité,
il peut changer beaucoup plus rapidement. »
A l'appui de cette hypothèse, Strabon cite des exemples
fameux : « Afin que l'on trouve moins étonnants et moins
incroyables ces changements du fond de la mer que nous
prétendons être la cause des déluges et des autres désastres
analogues, de ceux par exemple qui se sont produits en Sicile,
dans les îles Éoliennes et dans l'île de Pithécuse (Ischia), nous
pouvons citer d'autres faits semblables qui ont eu lieu ou qui
ont lieu en divers autres endroits. En effet, lorsque de tels
exemples sont placés tous ensemble sous nos yeux, ils font
disparaître notre premier étonnement... C'est ce qui se
produira si l'on se souvient de ce qui s'est passé au voisinage
de Théra et de Thérasia, îles situées dans le bras de mer qui
sépare la Crète de la côte Cyrénaïque... En un lieu situé entre
Théra et Thérasia, des flammes sont sorties de la mer pendant
une durée de quatre jours, en sorte que la mer entière était
bouillante et brûlante; peu à peu, ces flammes firent émerger
une île de douze stades de tour, que l'on eût dit soulevée par
des instruments et composée de masses diverses. »
Les éruptions sous-marines de ce genre sont causes de
déluges par lesquels les eaux de la mer recouvrent momen-
tanément certains pays; les tremblements de terre déterminent
des inondations analogues. Strabon, sur l'autorité de Démoclès,
cite un tremblement de terre au cours duquel Troie fut sub-
mergée par la mer; pendant un voyage qu'il fît à Alexandrie,
la mer envahit de même la région qui se trouve entre Péluse
et le mont Casius, au point qu'entouré par les eaux, ce mont
était devenu semblable à une île et que la route qui conduit
du mont Casius en Phénicie était devenue navigable.
Il semble donc que Strabon, comme Straton de Lampsaque,
voie dans la présence des coquilles fossiles aux flancs des
montagnes, la preuve que la mer a subi des changements de
niveau. Mais Straton pense que l'ouverture d'un déversoir
a fait écouler l'eau d'une certaine mer en une mer plus basse,
2()<S ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
en sorte que la première de ces deux mers a délaissé les
terres qu'elle avait longtemps recouvertes avec les coquilles
qui y avaient vécues. Pour Strabon, au contraire, un soulève-
ment subit du fond de quelque mer a provoqué une inon-
dation soudaine, analogue à une marée montante, une sorte
de ras de marée, qu'il nomme volontiers un déluge; l'onde
qui s'avançait en submergeant les terres a pu y amener des
coquilles et d'autres débris d'origine marine; mais ces fossiles
sont des épaves apportées, puis délaissées par l'inondation
diluvienne; ce ne sont pas les restes d'êtres qui ont vécu là
où l'on trouve aujourd'hui leurs débris. Bien qu'ils n'aient
formulé à cet égard aucune proposition explicite, Straton de
Lampsaque et Strabon attribuaient visiblement une origine
très différente aux coquilles qu'ils avaient pu découvrir dans
des terrains fort éloignés de la mer. L'histoire de la Géologie
primitive va nous montrer l'esprit humain perpétuellement
hésitant entre ces deux hypothèses, l'une selon laquelle les
coquilles fossiles demeurent aux lieux où ont vécu les mollus-
ques qui les portaient; l'autre, selon laquelle ces coquilles ont
été charriées par des inondations temporaires.
On a relevé, en effet, dans les écrits des auteurs grecs et
latins, mainte allusion aux coquilles fossiles. L'une des plus
intéressantes se rencontre aux Métamorphoses d'Ovide.
Le poète, au XVe livre de son chef-d'œuvre, met dans la
bouche de Pythagore le récit des changements incessants dont
le Monde est le théâtre : « J'ai vu la mer, dit le Philosophe,
là où s'étendait autrefois le sol le plus ferme; j'ai vu des terres
qui étaient sorties du sein des flots; bien loin de la mer gisent
des coquilles marines, et une ancre antique a été trouvée au
sommet d'une montagne ; là où s'étendait une plaine, le
cours des eaux a tracé une vallée, tandis que le ruissellement
des torrents aplanissait la montagne :
« Vidi ego, quod fuerat quondam solidissima tellus.
Esse fretum ; vidi factas ex œquore terras;
Et procul a pelago conclue jacuere marins ;
Et vêtus inventa est in montibus anchora summis ;
Quodque fuit campus, vallem decursus aquarum
Fecit, ut eluvie nions est deducLus in œquor. »
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GÉOLOGIE 299
Toutefois, si l'alternance au même lieu de la mer et de la
terre ferme a préoccupé à maintes reprises les philosophes et,
en particulier, les commentateurs d'Aristote, ils n'ont pas tous
vu, dans l'existence des fossiles, une preuve péremptoire de
l'antique submersion des continents. Ils se sont efforcés,
parfois, de ruiner cette preuve en lui opposant des raisons qui
nous semblent puériles.
Olympiodore, par exemple, ne veut pas1 accorder à Aristote
que la basse Egypte et le delta du Nil avaient été autrefois
recouverts par la mer; il y veut voir seulement d'antiques
marais que les alluvions du fleuve ont peu à peu comblés et
asséchés. « Sans doute, » ajoute-t-il, « on trouve en cet endroit
des tests de coquillages ; mais cette raison ne démontre pas
nécessairement que l'Egypte ait été autrefois recouverte par la
mer. On trouve, en effet, de ces sortes de coquilles au sommet
de très hautes montagnes fort éloignées de la mer; peut-être
est-ce par l'effet de vents très violents qui les ont enlevées le
long des plages de la mer et les ont projetées jusqu'aux plus
hautes cimes des montagnes. »
Cette malencontreuse supposition d'Olympiodore n'a pas
trouvé, semble-t-il, beaucoup de crédit; les livres d'origine
arabe que nous allons analyser expriment, au sujet des coquilles
fossiles, de plus justes idées.
IY
Le livre Des propriétés des éléments faussement attribué
a Aristote.
L'apocryphe traité Du Monde, attribué à Philon le Juif, nous
a fait connaître les discussions géologiques qui avaient cours
parmi les anciens physiologues grecs. Nous allons voir ces
discussions se poursuivre en un autre apocryphe célèbre. Nous
1. Olympiodori philosophi Alexandrini In meteora Âristotelis commenlarii. Joannis
Grammatici Philoponi Sckolia in I meteorum Aristotelis. .Toanne Baptista Camotio
philosopho interprète. Venetiis, apud Aldi filios, MDLI ; fol. 3i, recto.
300 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
voulons parler de l'ouvrage que le Moyen-Age connaissait sous
ces divers titres : De démentis, De proprie tatibus elementorum, De
naturis rerum, etc., et qu'il croyait être d'Aristote. Cependant,
l'origine arabe de cet ouvrage se trahissait à chaque instant;
nul ne doute, et depuis bien longtemps, que le traité De ele-
mentis ne soit un de ces ouvrages que les Arabes composaient
et qu'ils attribuaient, pour leur donner plus d'autorité, au
Stagirite ou à quelque illustre philosophe grec l.
Le pseudo-Aristote connaît les théories géologiques dont,
bien avant Théophraste, les partisans de la durée limitée du
Monde tiraient argument ; ces théories, il ne les admet point.
a Certains hommes, » dit-il 2, « parmi ceux qui ont composé
des discours, prétendent que la mer a changé de place à la
surface de la sphère terrestre, et qu'il n'est sur la terre aucun
lieu qui n'ait été autrefois sous les eaux. Ils fondent leur avis
sur les traces (ex prœssionibus (?)) que Ton voit au sommet des
collines et à la cime des montagnes. Un de ces hommes raconte
qu'en creusant un puits, lorsqu'il arriva à la couche argileuse,
il trouva une argile compacte et dure ; il continua à creuser
cette argile, et il y découvrit un gouvernail de navire. Par là,
il fut assuré que la mer avait été autrefois en cet endroit, et
qu'elle change de place très lentement et pendant de très
longues périodes. »
Si ce changement de place de la mer était réel, déclare le
pseudo-Aristote, il serait sûrement déterminé par quelque action
astrale ; le retour de la mer au même lieu serait donc un effet
périodique, et sa période serait égale à celle de quelqu'un des
phénomènes astronomiques ; or, il n'est dans les cieux mou-
vement si lent qui n'entraînât pour la mer des déplacements
beaucoup trop rapides au gré de l'histoire; la plus lente des
révolutions célestes est celle de la sphère étoilée qui, selon
Hipparque et Ptolémée, s'accomplit en 36ooo ans; si le dépla-
cement des eaux de la mer suivait cette révolution, ces eaux
i. Nous citons cet apocryphe d'après l'édition des Opéra Aristotclis qui porte ce
colophon : Imprœssum (sic) est praesens opus Venetiis per Gregorium de Gregoriis
expensis Benedicti Fontanœ Anno salutifere incarnationis Doraini nostri MCCCCXCN I.
Die vero XIII Julii.
2. Aristotclis Liber de proprietatibus elementorum, fol. 400 (marqué 300), verso.
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GÉOLOGIE 3oi
s'avanceraient, à la surface de la terre, d'un degré par siècle;
or, l'histoire nous apprend qu'une foule de cités se trouvent,
depuis une longue suite de siècles, toujours à la même distance
de la mer.
« Ce que nous avons dit en ce traité détruit donc manifes-
tement et pleinement la théorie selon laquelle la mer aurait
changé de place à la surface de la terre ; l'erreur de ceux qui
ont admis cet avis est en évidence. »
« Certains philosophes, » poursuit le pseudo-Aristote l, « pré-
tendent que la terre, au moment de sa formation, était parfai-
tement ronde et qu'il ne s'y rencontrait ni vallée ni montagne;
sa figure était alors exactement sphérique comme celle des
corps célestes. Ces vallées et ces montagnes que nous voyons
à la surface de la terre n'ont pas d'autre cause que l'action des
eaux. Les eaux ont creusé les parties de la terre qui étaient les
moins compactes, et ainsi se sont formées les montagnes; ces
régions peu compactes, une fois creusées, sont devenues les
lieux des mers.
» Je dis que ceux qui tiennent ce discours et admettent cette
théorie en viennent à partager l'avis de ceux qui croient au
changement de la position des mers à la surface du globe. Or,
au commencement de ce livre, nous avons riposté au discours
de ces derniers et ruiné leur opinion à l'aide de démonstrations
manifestes. Revenons, cependant, à ceux qui tiennent un tel
discours
» Supposons qu'au début la terre ait été un corps parfai-
tement sphérique et parfaitement lisse, qu'il ne s'y soit ren-
contré ni vallée ni montagne ; il était alors nécessaire que la
masse terrestre fût entièrement recouverte par la masse des
eaux et que celle ci la revêtit d'une couche d'épaisseur uni-
forme ; dès lors, l'eau qui tombait en pluie du haut de l'air,
tombait à la surface de la couche d'eau qui recouvrait la terre ; »
cette pluie ne pouvait donc aucunement creuser le sol.
Invoquera-t-on l'action du vent, qui eût agité cette couche
d'eau dont la terre était recouverte ? Les mouvements de cette
eau eussent alors pu déniveler le sol qu'elle submergeait.
i. Aristotelis Liber de proprietatibus elemenlorum, fol. /iôg (marqué 36g), recto.
302 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
« Mais le vent n'est qu'une vapeur émise par la terre sèche; »
il ne pouvait donc y avoir de vent alors que les eaux de la
mer recouvraient toute la terre .
Ainsi se trouve réfutée l'opinion de ceux qui voulaient que
la terre, à l'origine, ne présentât ni vallée ni montagne, et
que les eaux eussent sculpté toutes les inégalités du sol.
L'auteur du Liber de démentis a réfuté la théorie purement
neptunienne de la formation des montagnes ; à l'origine de
celles-ci, il faut donc placer une cause plutonienne; c'est ce
que fera le petit traité dont nous allons maintenant nous
occuper.
Le Traité des minéraux attribué a Avicenne
Aristote avait-il écrit un traité Des minéraux? C'est une
question que l'on a agitée de tout temps, sans la résoudre.
A la suite de la paraphrase qu'il a composée sur les Météores
du Stagirite, Albert le Grand a donné un traité De mineralibus .
Au premier chapitre de ce traité1, il mentionne les écrits,
venus à sa connaissance, où il était parlé des minéraux; en ce
chapitre, il s'exprime en ces termes : « Nous n'avons pas vu
les livres d' Aristote sur ce sujet; nous n'en avons vu que des
extraits partiels. Ce qu'Avicenne a dit au troisième chapitre
du premier livre qu'il a composé sur ces questions est loin
d'être suffisant. »
Albert le Grand connaissait donc un ouvrage, attribué à
Avicenne, dont un chapitre traitait des minéraux, et il a fait
usage de cet écrit, tout en le complétant.
Est-il possible de retrouver la trace de cet écrit d' Avicenne?
Le manuscrit de i6i42 (latin) de la Bibliothèque Nationale
contient2, comme dernier chapitre du livre IV des Météores
d'Aristote, un paragraphe, intitulé De Mineris, où la main
i. Beati Alberti Magni, Ratisponensis episcopi, De mineralibus liber primus,
tract. I, cap. I : De quo est intciitio et quae divisio, modus et dicendoruin onlo.
•2. F. de Mély, Le lapidaire d" Aristote (lievue des Études grecques, t. VII, i>s<)'i,
p. 18.).
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GEOLOGIE 3o3
d'un auteur arabe se trahit à chaque instant. Il est facile de
voir que ce paragraphe fait partie de l'ouvrage qu'Albert le
Grand attribuait à Àvicenne.
Albert explique1 comment, pour qu'une pierre se puisse
former, il faut que la terre qui l'engendre soit mêlée d'eau :
« Si l'élément humide ne se trouvait pas bien infus parmi les
parties terrestres, s'il ne leur était adhérent, s'il s'évaporait
tandis que la terre se coagule, il ne resterait qu'une pous-
sière de terre discontinue. Il faut donc que cet élément humide
soit collant et visqueux, que ses parties enlacent les parties
terrestres comme se tiennent les maillons d'une chaîne. Alors
l'élément sec retient l'élément humide, tandis que la liqueur
humide, interposée aux parcelles de l'élément sec, en assure
la continuité. Et hoc testatur Avicenna cwn dicit quod terra
pura lapis non fît quia continuationem terra non facit sua
siccitate, sed potius comminutionem; vincens enim in ea
siccitas non permittit fîeri conglutinationem. Rationem dicit
idem philosophus quod aliquotiens desiccatur lutum, et fit
médium inter lapidern et lutum, et deinde in spatio temporis
fît lapis. Dicit iterum quod lutum aptius ad hoc quod trans-
mutetur in lapidern est unctuosum; quod enim taie non est
comminutivum, sive comminubile in pulverem, est propter
facilem humiditatis separabilitatem ab eodem. »
Or, au texte du xme siècle publié par M. de Mély, nous
lisons2 :
« Terra pura lapis non fit, quia continuationem non facit,
sed discontinuationem. Vincens in ea enim siccitas, non
permittit eam conglutinari. Fiunt autem lapides duobus
modis : aut conglutinatione, ut in quibus domina est terra;
aut congelatione, ut in quibus terra praedominatur. Aliquando
enim desiccatur lutum primum, et fît quoddam quod est
médium inter lutum et lapidern, quod deinceps fit lapis.
Lutum vero huic transmutationi aptius est viscosum, quoniam
continuativum ; quod enim taie non est comminutivum erit. »
Le rapprochement de ces deux citations ne saurait laisser
i. Albert le Grand, Op. cit., lib. I, tract. 1, cap. Il : De materia lapidum.
12. F. de Mély, Op. cit , p. 18G.
3c4 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
place au doute; pour formuler notre conclusion, il n'est pas
besoin d'attendre un second rapprochement du même genre
que nous aurons occasion de faire plus loin; le texte édité
par M. de Mély fait assurément partie de l'ouvrage qu'Albert
le Grand déclarait être d'Avicenne.
Roger Bacon attribue au chapitre en question une origine
différente de celle que lui donne Albert le Grand. En ses
Communia naturalium l, après un passage où il a cité, à propos
des principes de l'Alchimie, les noms d'Aristote et d'Averroès,
il poursuit en ces termes : « Silence aux sots qui abusent de
l'autorité du passage qu'ils trouvent à la fin de la première
traduction des Météores, bien que ce qu'ils soutiennent soit la
vérité. Ils disent qu'il est écrit en cet endroit : « Sciant arti-
» fices Alkimise species rerum transmutari non posse, » et ils
donnent cette phrase comme si elle était parole d'Aristote.
Mais rien n'est de lui, à partir du commencement de ce cha-
pitre : « Terra pura lapis non fit; » tout cela a été ajouté par
Alveredo. »
Au cours du Moyen-Age, le petit traité sur la formation des
pierres continua d'être attribué tantôt à Aristote et tantôt à
Avicenne.
Un certain dominicain, du nom de Frère Thomas, chapelain
de Robert, fils de Charles II d'Anjou, roi de Naples, a composé
un traité De essentiis essentiarum 2 . Les manuscrits, et même
les éditions imprimées, ont parfois attribué cet opuscule à saint
Thomas d'Aquin. La méprise était grossière. L'écrit de Frère
Thomas débute par cette dédicace :
« Magnifico Principi ac Illustrissimo Domino suo Roberto
primogenito Régis Hierusalem et Siciliae, Dei gratia Duci
Calabriae ac in Regno Siciliae Yicario generali, frater Thomas
de ordine Praedicatorum, ejus capellanus, ejusque factura,
reverentiam omni humilis devotionis obsequio. »
i. Fratris Rogeri Bacon Communia naturalium, Pars prima, dist. I, cap. II: De
numéro et ordine scientiarum naturalium. (Bibliothèque Mazarine, M s. n° 3076,
i'oll. 2 et 3.) — Cf. : Emile Charles, Roger Bacon, sa vie, ses ouvrages, ses doctrines:
Paris, 1861, p. 372.
2. Nous le citons d'après l'exemplaire manuscrit que l'on trouve, du loi. i5g r" au
loi. kj4 r°, dans le manuscrit : Lat., nouv. acq., n* 1715 de la Bibliothèque Nationale.
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GÉOLOGIE 3o5
Quétif et Échard ont discuté cette dédicace ■ ; ils ont montré
qu'elle ne pouvait avoir été écrite avant l'an 1296.
N'eût-on pas cet argument chronologique indiscutable,
comment oserait-on attribuer à saint Thomas un écrit dont
l'auteur affirme avoir vu un livre d'Alchimie editus par Abel
qui fut victime de Gain !
Le très naïf Frère Thomas est grand admirateur de Roger
Bacon; il le nomme : « Vir utique sapientissimus in scientiis,
atque promptissimus ; » il cite de lui les traités De injluentiis,
De speculis comburenlibus, De loco, De sensu.
Frère Thomas s'occupe de la nature des minéraux; étudiant
la matière des pierres, il écrit 2 : « La matière de la pierre est
l'eau, plus ou moins mélangée d'une substance terrestre, selon
la pureté de la pierre; cela est conforme à ce que dit Aristote
à la fin du livre des Météores (d'autres disent que ce chapitre
est d'Avicenne) : Terra pura lapis non fit. »
A l'époque de la Renaissance et dans les temps modernes,
le texte en question a continué d'être pris soit pour un écrit
d' Aristote, soit pour un traité d'Avicenne.
Au xvc siècle, Alessandro Achillini le regarde comme un
traité De mineralibus qu'il donne pour œuvre d'Aristote3. Au
xvne siècle Manget l'attribue à Avicenne et le publie dans sa
Bibliotheca chimica; il est imprimé également comme d'Avi-
cenne dans le Gebri régis Arabum opéra.
De nos jours, M. de Mély a pensé retrouver dans ce texte
un fragment d'un écrit d'Aristote. Sans doute, il ne pouvait
être question de regarder ce traité comme une œuvre authen-
tique et non remaniée du Stagirite : on y rapporte ce que les
Arabes pensaient du fer au moyen duquel les Allemands
fabriquaient leurs épées. Tout ce qui porte la trace manifeste
de l'influence arabe, tout ce qui se montre pénétré d'Alchimie,
1. Quétif et Échard, Scriptores ordinis Prœdicatorum, t. I, p. 344, col. b, et p. 345,
col. a (art. S. Thomas ab Aquino).
2. Tractatus fratris Thomœ de essentiis essentiarum. Tractatus sextus : De mineris.
Gap : De matcria lapidis. Ms. cit., fol. 174, r°.
3. Aristotelis, philosophorum maximi, Secretum secretorum ad Alexandrum...
Ejusdem De mineralibus... Alexandri Achillini De universalibus... Bononiœ, per
Benedictum Hectorem, anno Domini i5oi, die 26 Octobris.
Aristotelis Sécréta secretorum... Ejusdem Aristotelis De mineralibus... Alexandri
Achillini De universalibus... Lugduni, per A. Blanchard, 1628.
p. duhem. 20
3o6 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
M. de Mély le regarde comme glose et le retranche. Ce qui
reste, une fois ces retranchements opérés, lui paraît digne
d'Aristote et lui semble représenter un fragment d'un traité
des minéraux composé par le Stagirite.
On peut, croyons-nous, objecter à M. de Mély que les retran-
chements qu'il propose sont bien étendus et, surtout, bien
arbitraires. Il est tel de ces passages retranchés qui se soude
fort bien au contexte; s'il est regardé comme glose, c'est
uniquement parce qu'il ne saurait être d'Aristote et que l'on
convient d'avance d'attribuer le traité au Stagirite.
Encore est-il que les retranchements pratiqués par M. de
Mély semblent insuffisants si l'on admet le principe en vertu
duquel ils ont été opérés. Est-il vraisemblable, par exemple,
que le passage que voici ait été écrit par Aristote? « Alumen
autem et sal armoniacum sunt de génère salis, quia pars ignis
in sale armoniaco major est quam terra, unde et totum subli-
matur, et ipsum est aqua, cui admiscetur fumus, nimium
subtilis, multae igneitatis, coagulatum ex siccitate. » Ce pas-
sage conservé par M. de Mély, ne renferme-t-il pas à lui seul
autant de connaissances alchimiques que tous les passages
regardés comme gloses?
Sans doute, les idées sur la génération des minéraux que
renferme le texte en question se rattachent aisément aux
principes posés par Aristote, au troisième livre des Météores;
sans doute, encore, on y trouve un mot que les divers éditeurs
ont orthographié optesis> ephtesis, eptesis et qui paraît être
un mot grec, le mot I^y;<tiç continuellement employé aux
MsTctopoAsYtxa; mais ces remarques prouvent seulement que
l'auteur du traité a subi l'influence des écrits aristotéliciens;
cette conclusion ne saurait embarrasser ceux qui veulent
identifier cet auteur avec Avicenne.
La méthode suivie par M. de Mély conduirait tout aussi
bien à attribuer à Aristote le Liber de proprietatibus elemen-
torum et maint autre écrit que tout le monde s'accorde à
regarder comme d'origine arabe.
Nous admettrons donc que le traité dont Albert le Grand
a fait usage était un traité arabe; rien n'empêche de l'attribuer
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GÉOLOGIE So']
à Avicenne, selon l'exemple donné par l'évêque de Ratis-
bonne, ou à Alveredo, comme le voulait Roger Bacon.
Or le Traité des minéraux d'Avicenne renferme deux pas-
sages qui ont, pour l'histoire de la Géologie, une extrême
importance.
Voici le premier de ces passages * ; il concerne la pétrification
des animaux et des plantes :
« Les pierres peuvent donc se former, à partir d'une boue
visqueuse, par la chaleur du soleil, ou bien à partir de l'eau que
coagule une vertu sèche et terrestre ou une cause de chaleur
et de sécheresse. De même certains végétaux et certains ani-
maux peuvent être convertis en pierre par une certaine vertu
minérale et pétrifiante (virtute quadam minerait lapidificativa)
qui se rencontre dans les lieux pierreux... Ce changement de
nature des corps animaux ou végétaux est fort analogue à la
pétrification des eaux. Il est impossible, en effet, qu'un corps
complexe se convertisse en bloc et d'un seul coup en un
élément unique, mais les mixtes se peuvent changer l'un en
l'autre et passer graduellement à l'élément dominant. »
Le second passage2, plus important encore, forme comme
un dernier chapitre qui a pour titre : De causa montium. Le
voici :
« Parfois les monts sont produits par une cause essentielle;
c'est ce qui a lieu lorsqu'un violent tremblement de terre
soulève le sol et engendre une montagne. Parfois, au contraire,
ils sont produits accidentellement; ainsi en est- il lorsque le
vent ou le cours des eaux creuse profondément le sol; auprès
de l'excavation ainsi creusée subsiste une éminence élevée;
c'est là la principale cause de la formation des montagnes. Il y
a, en effet, des terres qui sont molles et d'autres qui sont
dures; les vents et les cours d'eau enlèvent les terres molles
tandis que les terres dures subsistent et forment éminence. Les
montagnes peuvent aussi être engendrées comme le sont les
pierres ; un cours d'eau amène en un certain lieu un dépôt
vaseux et visqueux qui, à la longue, se dessèche et se trans-
i. F. de Mély, Op. cit., p. 187.
2. F. de Mély, Op. cit., p. 188.
3o8
ETUDES SUR LEONARD DE YINCI
forme en pierre; il est même possible qu'une certaine force
minéralisante change les eaux en pierres. Voilà pourquoi on
trouve dans les pierres des restes d'animaux et de bêtes
aquatiques.
» Les montagnes se sont donc formées très lentement,
comme nous venons de le dire; mais aujourd'hui, elles
décroissent. On trouve en effet, dans les montagnes, des
couches terreuses qui ne sont pas formées de la substance
pierreuse dont nous venons de parler ; elles sont le résultat de
l'érosion des montagnes; elles sont une matière terreuse que
les eaux ont amenée avec des vases et des herbes... et qu'elles
ont mêlée avec la boue venant de la montagne. Peut-être
aussi que l'antique limon de la mer n'était pas partout de
même nature, en sorte que certaines parties se sont changées
en pierre, et d'autres non. Ce sont les parties demeurées
terreuses qui sont amollies et dissoutes par la puissance victo-
rieuse de l'eau.
» Le flux et le reflux de la mer creusent certains lieux et en
relèvent d'autres. Parfois, aussi, la mer couvre toute la terre ;
alors elle arrache les parties peu résistantes en laissant en
place les roches dures; les parties molles qu'elle a enlevées,
elle les accumule en certains points ; lorsque après cela elle se
retire, ces parties molles qu'elle a accumulées se dessèchent
et deviennent des montagnes. »
Avicenne ou l'auteur, quel qu'il soit, de ce Traité des miné-
raux commence par déclarer que l'origine essentielle des mon-
tagnes est le soulèvement du sol par les tremblements de
terre; cette doctrine s'accorde fort bien avec les principes
posés au Livre De démentis, et, mieux encore, avec les théories
développées au traité Du Monde par le pseudo-Philon. Mais,
après cette profession de foi en faveur de la doctrine pluto-
nienne, notre auteur s'attache presque exclusivement à l'ex-
posé des phénomènes neptuniens; ce ne sont, a-t-il déclaré,
que des causes accidentelles de la formation des montagnes;
mais, bien qu'accidentelles, il ne tarde pas à les déclarer prin-
cipales. Il reprend ainsi des considérations fort analogues à
celles qui ont été combattues par Théophraste, par le pseudo-
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GÉOLOGIE 3oQ
Philon et par l'auteur du traité De elementis. Il corrige seule-
ment ce qu'il y avait, en ces considérations, de trop exclusif.
Il admet, à l'origine, des soulèvements de la surface terrestre
par des actions internes ; mais la mer et les cours d'eau ont
sculpté le relief actuel du sol.
D'autres écrits arabes propageaient, d'ailleurs, la doctrine du
pseudo- Philon. Un livre intitulé1 : Le présent des frères de la
pureté et de la sincérité contient un grand nombre de citations
d'Aristote, parmi lesquelles se trouve un chapitre Des miné-
raux; on y lit ce passage :
« Les montagnes soulevées au sein des eaux par des vapeurs
intestines se fragmentent, et les eaux repoussées se nivellent
et dessinent les contours des contrées. »
Nous allons voir que toute la Géologie des savants chrétiens
du xuie siècle procède des Météores d'Aristote et des deux
livres que nous venons d'analyser : le Liber de proprietatibus
elementorum et le Traité des minéraux attribué à Avicenne.
VI
Albert le Grand.
Le livre Des propriétés des éléments, que l'on croyait être
d'Aristote, eut une grande influence sur les théories scienti-
fiques de la Scolastique; Albert le Grand en a composé un
long commentaire, où les fruits de ses propres observations se
trouvent semés au cours d'une paraphrase du traité apocryphe.
L'Évêque de Ratisbonne reproduit presque textuellement2
ce que le pseudo -Aristo te avait écrit du changement de place
de la mer et les arguments astrologiques par lesquels il avait
réfuté cette opinion; mais il y ajoute les remarques qu'il a
i. Bibliothèque Nationale, supplément arabe, ms. n° i845 ; cf. : F.deMély, Op. cit.,
p. 190.
2. Beati Alberti Magni, Ratisponensis episcopi, Liber de causis proprietatum elemen-
torum; lib. I, tract. II, cap. II: De opinione quae dixit mare transmutari de loco ad
locum; cap. III : De improbatione opinionis quae dicit mare transmutari de loco ad
locum.
3lO ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
recueillies au cours de ses voyages. « Peut-être obj cetera -t- on
que la mer d'Angleterre, qui est une partie de l'Océan, s'est
retirée de la ville que l'on nommait autrefois Tuag Octavia ;
nous avons, de nos propres yeux, constaté qu'auprès de cette
ville, la mer avait délaissé un grand espace en peu de temps.
De même pourra-ton dire que la mer s'éloigne sans cesse de
cette ville de Flandre qu'on nomme Burig (Bruges). Mais nous
dirons que ce retrait n'est pas continu, qu'il n'est nullement
causé par le mouvement du ciel des étoiles fixes, et qu'il est
purement accidentel... Il se produit, en effet, parce que des
dunes se forment à l'entrée des ports et que les lames de la
mer les élèvent sans cesse; la mer se ferme ainsi à elle-même
l'accès de ces villes et se retire peu à peu. Dans ces pays -là,
d'ailleurs, on chasse de force la mer du lit qu'elle occupe en
élevant des digues sur les rivages ; les habitants de ces contrées,
en refoulant ainsi la mer, conquièrent de grandes étendues de
terre. Le recul de la mer, en ces lieux, n'est donc pas naturel,
mais accidentel...
» Quant à cette rame qui fut trouvée, dit-on, par un homme
qui creusait un puits, cette rame avait été sans doute très
anciennement placée en ce lieu; puis de la terre avait été
amoncelée sur cet objet, que la fraîcheur du sol avait ensuite
protégé contre la putréfaction ; ou bien encore, la mer avait
pu se trouver autrefois en cet endroit et s'en être retirée acci-
dentellement. C'est ainsi qu'à Cologne nous avons vu creuser
des fosses très profondes au fond desquelles on a trouvé des
constructions dont le revêtement portait des dessins et des
décorations admirables; les hommes les avaient élevées dans
l'Antiquité; puis, par suite de la ruine des édifices, la terre
s'était accumulée par-dessus. »
Albert reproduit1 d'une manière presque textuelle les argu-
ments du pseudo-Aristote contre ceux qui attribuent la forma-
tion des inégalités du sol à l'action érosive des eaux pluviales.
Mais il fait suivre ces raisonnements d'un chapitre3 où il
i. Albert le Grand, Op. cit., lib. II, tract. III, cap. IV: De improbatione corum
qui dixerunt montes et valles causari a cavatione aquarnm.
2. Albert le Grand, Op. cit., lib. II, tract. III, cap. V: Et est digressio déclarons
causait) esseusialem et causas accidentales montium.
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GÉOLOGIE 3 1 I
expose quelles sont, selon lui, les causes de la génération des
montagnes; nous y trouvons une paraphrase bien reconnais-
sable du chapitre qui porte le même titre au Traité des miné-
raux d'Avicenne; nous y trouvons aussi la trace des observa-
tions personnelles du savant dominicain :
« Au sujet de la question actuellement posée touchant la
génération des montagnes et des vallées, voici la vérité : Les
montagnes et les vallées peuvent être engendrées par deux
causes; l'une de ces causes est essentielle et universelle;
l'autre est particulière, elle n'agit qu'à certaines époques et en
de certains lieux.
»La cause essentielle et universelle est la suivante: Les
montagnes naissent des tremblements de terre, en des régions
où la surface du sol est trop solide et trop compacte pour se
laisser briser; alors, en effet, les gaz (ventas) qui se sont for-
més en abondance à l'intérieur de la terre et qui sont violem-
ment agités, soulèvent le sol et forment des montagnes. Les
tremblements de terre sont fréquents auprès de la mer ou des
grands amas d'eau, parce que ces eaux bouchent les pores de
la terre, et empêchent le dégagement des vapeurs émises par
la terre et emprisonnées dans les entrailles du sol; aussi est-ce
près de la mer ou des grandes nappes d'eau que naissent, en
général, les montagnes les plus élevées. Sous ces montagnes
subsiste une cavité capable de contenir une grande quantité
d'eau; aussi les lieux montueux sont-ils bien souvent des lieux
où les sources abondent et qui, par leur ruissellement, engen-
drent de grands lacs.
» La surface soulevée ne devient point solide et résistante si
ce n'est aux dépens du limon gluant et visqueux que l'afflux
de l'eau y amène. On trouve donc dans les lieux montueux
des rochers immenses et nombreux; ils ont été engendrés par
ce limon et par la chaleur, car cette chaleur réunit les diverses
parties du limon; cette chaleur est elle-même produite soit
par les rayons du soleil, soit par le mouvement des vapeurs
terrestres.
» Nous trouvons une preuve de tout cela dans les parties
d'animaux aquatiques et peut-être aussi dans les engins prove-
3l2 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
nant de navires que l'on découvre dans les rochers des mon-
tagnes aux lieux concaves des monts; l'eau, sans doute, les y a
amenés avec le limon gluant qui les enveloppait; le froid et
la sécheresse de la pierre les ont ensuite empêchés de se putré-
fier en totalité. On trouve une très forte preuve de ce genre
dans les pierres de Paris, en lesquelles on rencontre très fré-
quemment des coquilles, les unes rondes, les autres en forme
de croissant de Lune, les autres encore bombées en forme
d'écaillé de tortue.
» Nous disons donc que c'est là la cause essentielle des mon-
tagnes; d'autre part, au lieu d'où a été enlevé ce qui s'est
ainsi soulevé, une vallée s'est produite.
» Lorsqu'une montagne est fort ancienne, le sommet, coagulé
en rocher par la chaleur, se dessèche; il s'effrite alors et tombe
par morceaux, à moins que ces rochers de la cime n'aient des
bases fort larges au-dessus desquelles ils s'élèvent, beaucoup
plus étroits, comme s'ils se trouvaient soutenus par des
colonnes et des murailles.
» Quant à la cause accidentelle des montagnes, elle peut, le
plus souvent, se partager en deux autres.
» La première de ces causes est l'alluvion et, surtout, l'allu-
vion marine; car les autres eaux ne peuvent produire une
alluvion bien considérable. La mer, en effet, soit par ses
vagues, soit par l'action du flux ou du reflux, enlève aux
rivages beaucoup de terre; elle accumule ensuite cette terre,
engendrant une montagne d'un côté et une vallée de l'autre...
» L'autre cause accidentelle se rencontre là où de grandes
étendues sablonneuses sont balayées par des vents violents.
En de tels lieux, en effet, il arrive fréquemment que le vent
enlève le sable d'un endroit pour l'accumuler en un autre
endroit; en ce dernier endroit, selon la masse du sable déplacé,
il se fait un mont grand ou petit... »
Nous savons, par le propre témoignage d'Albert le Grand,
qu'il connaissait le petit traité Des minéraux et qu'il l'attribuait
lui-même à Avicenne; nous ne nous étonnons donc pas de
retrouver, en ce que nous venons de lire, des souvenirs bien
reconnaissables du chapitre que ce traité consacre à la forma
LÉONARD DE V1NCÏ ET LES ORTGINES DE LA GÉOLOGIE 3l3
tion des montagnes; mais le docteur dominicain enrichit
l'enseignement d'Àvicenne en y introduisant ses propres
observations ; en outre, il le retouche de manière à le mieux
accorder avec les doctrines soutenues au livre De causis
proprietatum elementorum. Avicenne avait accordé, en la
genèse des vallées et des montagnes, une très grande impor-
tance aux bouleversements apportés par la mer à la surface
du sol ; ces bouleversements témoignaient de circonstances
où la terre entière avait été envahie par les eaux de l'Océan.
Albert le Grand ne fait jouer aucun rôle, en son Orogénie,
à ces débordements maritimes ; il n'en fait même pas men-
tion; il réduit l'action de la mer à la formation des dunes et
des dépôts littoraux.
Albert s'est inspiré à la fois du livre De causis proprietatum
elementorum et du traité Des minéraux d'Avicenne ; ces sources
sont-elles les seules auxquelles il ait puisé? En son petit traité,
Avicenne proclamait, à la vérité, que l'action plutonienne était
la cause essentielle de la formation des montagnes; mais, tout
en reléguant l'action neptunienne au rang de cause acciden-
telle, il lui laissait une telle importance qu'il lui arrivait
d'écrire : « C'est là la principale cause de la formation des
montagnes, » au risque de contredire aux principes qu'il avait
lui-même posés. Albert demeure conséquent avec ces prin-
cipes; non seulement il déclare, avec Avicenne, que l'action
plutonienne est la « cause essentielle et universelle » de la
genèse des monts, mais il s'en tient à cette déclaration. Le
rôle presque exclusif que son Orogénie attribue aux soulève-
ment éruptifs ne marque-telle pas une influence exercée sur
sa pensée par le traité Du monde du pseudo-Philon?
En un autre écrit d'Albert le Grand, nous relèverons des
indices qui nous permettront de regarder cette assertion
comme extrêmement probable : L'Évêque de Ratisbonne
connaissait l'apocryphe attribué à Philon d'Alexandrie. L'écrit
dont nous voulons parler est la paraphrase aux quatre livres
des Météores d'Aristote.
C'est encore aux phénomènes éruptifs qu'Albert, en son
traité Des Météores, attribue la formation exclusive des mon-
3l/j ÉTUDKS SUR LÉONARD DE VINCI
tagnes: «II se produit, » dit-il1, « un mouvement d'élévation et
de dépression du sol lorsque la vapeur emprisonnée est abon-
dante et que les parois qui la contiennent sont fort résistantes.
Alors, en effet, la vapeur soulève la partie supérieure du lieu
qui la contient; une partie de cette vapeur s'échappe au dehors
tandis qu'une autre partie demeure renfermée. Lorsqu'une
nouvelle quantité de vapeur vient à s'engendrer, le lieu qui la
contient est soulevé de nouveau. Il subit ainsi des alternatives
de soulèvement et de dépression, jusqu'à ce que la vapeur se
soit échappée en totalité. »
Après avoir étudié la génération des montagnes, le célèbre
docteur dominicain en étudie la destruction ; ce qu'il en dit2
rappelle ce qu'il a développé au Liber de causis proprie tatum
elementorum : « La ruine des montagnes peut se produire sans
tremblement de terre, et cela de deux manières. En premier
lieu, les bases d'une montagne peuvent être abrasées par une
cause quelconque; alors, privée de fondement, cette montagne
s'écroule en totalité ou en partie. En second lieu, lorsque la
montagne est fort élevée, la cime se dessèche extrêmement;
elle se fendille au sommet; les eaux alors pénètrent dans les
fissures ainsi formées; courant avec impétuosité, elles arra-
chent la partie fendue du reste de la montagne; et selon la
disposition de la fissure, une partie plus ou moins grande de
la cime vient à s'écrouler. »
Le cours des eaux a donc uniquement un rôle de destruc-
tion ; cette théorie d'Albert s'accorde fort bien, et jusque dans
le détail, avec les doctrines géologiques de Théophraste et du
pseudo-Philon.
Il en est de même des opinions qu'émet l'Évêque de Ratis-
bonne lorsqu'il examine3 cette question : Pourquoi certaines
terres sont- elles submergées tandis que d'autres terres émer-
gent du sein de la mer?
« Il y a des terres qui, autrefois, étaient recouvertes par les
i. Beati Alherti Magni, Ratisponensis episcopi, Metheororum liber tertius, tract. II,
cap. XVIII : De efï'ectu terrae motus in movendo locum in quo est.
2. Albert le (îrand, loc. cit.
3. Beati Albcrti Magni, Ratisponensis episcopi, Metheororum liber primas,
tract. Il, cap. \V : Quare terra* quœdam submerguntur et quœdam desiocuntur.
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GEOLOGIE 3l5
eaux douces ou par les mers et qui sont aujourd'hui à sec;
d'autres, au contraire, qui étaient terre ferme, sont mainte-
nant submergées... Les lieux qui se sont asséchés n'ont pas
émergé d'un seul coup; ils ont été délaissés peu à peu, selon
que la mer était plus profonde en un endroit et moins pro-
fonde en un autre. Lorsqu'un de ces lieux a atteint un degré
modéré de sécheresse, il est devenu habitable; alors on y a
planté des arbres, afin que les racines de ces arbres assurent à
la terre plus de cohésion, et on y a semé des graines. » Gom-
ment ne pas reconnaître, en cette dernière phrase, une
phrase empruntée à Théophraste par le pseudo - Philon :
« Ces terres présentaient des régions riches et nullement
stériles, comme on l'a reconnu lorsqu'on a entrepris de les
ensemencer et d'y planter des arbres ? »
Il semble donc fort probable que le traité Du monde,
longtemps attribué à Philon d'Alexandrie, a été connu d'Al-
bert le Grand qui s'en est inspiré en diverses circonstances.
Au sujet des changements de figure des continents et des
mers, ce traité soutenait des opinions fort concordantes avec
celles d'Aristote; ce sont ces dernières qu'Albert développe
surtout et qu'il adopte dans le chapitre que nous avons cité.
Ces changements de figure sont dus surtout aux transforma-
tions que subit le régime des pluies aux divers lieux de la
terre. Ces transformations elles-mêmes sont sous la dépen-
dance de causes astronomiques, telles que le mouvement lent
de la sphère des étoiles fixes et les conjonctions des planètes.
C'est sans doute l'influence de Théophraste et du pseudo-
Philon qui pousse Albert à l'examen de ces deux questions :
La mer a-t-elle, autrefois, couvert la terre entière? Peut-il
arriver qu'au cours des temps, elle se dessèche totalement?
Gomme les deux auteurs dont il paraît s'inspirer, il répond1
à ces deux questions par la négative : « Ce que nous avons dit
prouve que, selon la nature (Albert exclut par ces mots le
déluge universel qui, selon lui, fut miraculeux), la mer n'a
i. Beati Alberti Magni, Ratisponensis episcopi, Metheororum liber primus, tract.
III, cap. II : Et est digressio declarans an aqua aliquando totam terram operuit et
an siccabilis est per totum procedente tempus.
3l6 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
jamais recouvert la terre entière; cela prouve aussi que, selon
la nature, la mer ne sera jamais desséchée; elle demeurera
toujours égale à elle-même. »
En exposant la thèse qu'il se propose de réfuter, Albert
déclare qu'elle est d'Anaxagore; il ajoute qu'elle est soutenue
« par Ovide et par beaucoup d'autres philosophes illustres » ;
le très érudit dominicain connaissait donc les opinions
géologiques qui se trouvent exposées au poème des Métamor-
phoses.
En un autre de ses écrits, Albert le Grand nous fait con-
naître comment il comprenait le mécanisme de la pétrification
qui nous a conservé les restes d'animaux fossiles : « Il n'est
personne qui ne s'étonne, » dit-il1, c; de trouver des pierres qui,
tant à l'extérieur qu'à l'intérieur, portent l'image d'animaux.
Extérieurement, en effet, elles en montrent le dessin et lors-
qu'on les brise, on trouve en elles la figure des parties internes
de ces animaux. Avicenne nous enseigne que ces apparences
sont causées par ce fait que des animaux peuvent, en entier,
se transformer en pierres et, particulièrement, en pierres
salées. De même, dit-il, que la terre et l'eau sont la matière
habituelle des pierres, de même les animaux peuvent devenir
matière de certaines pierres; si les corps de ces animaux se
trouvent en certains lieux où s'exhale une puissance minérali-
sante (vis lapidiftcativa) , ils sont réduits en leurs éléments qui
sont saisis par les qualités particulières à ces lieux; les élé-
ments que contenaient les corps de ces animaux se transmuent
en l'élément terrestre, qui en était l'élément dominant; cet
élément terrestre demeure, toutefois, mêlé d'une certaine
quantité d'éléments aqueux; alors, la vertu minéralisante con-
vertit en pierre cet élément terrestre ; les diverses parties inté-
rieures ou extérieures de l'animal conservent la figure qu'elles
avaient auparavant. Le plus souvent ces pierres salées ne sont
pas dures. Il faut, en effet, une vertu très puissante pour
transmuer ainsi les corps des animaux ; cette transformation
i. Bcati Albcrti Magni, Ratisponensis episcopi, De mineralibus liber primus,
tract. Il, cap. VIII : De quibusdam Lapidibus liabentibus intus et extra effigies
animalium,
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GÉOLUG1E 3 1 7
brûle une partie de la matière terrestre au sein de l'élément
humide, ce qui engendre la saveur salée. »
Albert le Grand a pris soin, en exposant cette théorie de la
pétrification, de rappeler le nom d'Avicenne; et, en effet, nous
y trouvons de très reconnaissables souvenirs de ce que nous
avons lu, sur le même sujet, dans le traité Des minéraux, attri-
bué au célèbre philosophe arabe.
Récapitulons les sources auxquelles l'Évêque de Ratisbonne
a puisé les connaissances géologiques éparses dans ses divers
écrits :
Par son propre aveu, nous savons qu'il avait lu les quatre
livres des Météores d'Aristote, les Métamorphoses d'Ovide, le
livre De caasis proprietatum elementorum, enfin le traité Des
minéraux attribué à Avicenne; en outre, il est très probable
qu'il connaissait le livre Du monde attribué gratuitement à
Philon. Il connaissait donc bon nombre des écrits grecs, latins
ou arabes, parvenus jusqu'à nous, qui traitent de la formation
des montagnes et de l'origine des fossiles.
Mais cette grande érudition ne lui a pas servi à produire une
simple compilation. Non seulement il a enrichi d'observations
personnelles très nombreuses, et souvent très sensées et très
justes, les connaissances géologiques qu'il tenait de ses lec-
tures, mais encore il a fondu toutes ces connaissances pour en
composer une théorie logiquement coordonnée.
Il a rejeté tout à fait au second plan l'action orogénique des
eaux, douces ou marines, pour invoquer presque exclusi-
vement les soulèvements plutoniens. Il a nié les débordements
soudains et universels de l'Océan; il a réduit les changements
de figure des continents et des mers à des modifications très
lentes, limitées à des aires peu étendues. Les eaux douces ont
surtout pour rôle la destruction des montagnes; elles sont
intervenues, toutefois, pour durcir les terrains soulevés et les
transformer en roches ; c'est au cours de cette transformation
que des coquilles et d'autres débris animaux se sont trouvés
pétrifiés.
Telle est, résumée en quelques lignes, la théorie géologique
d'Albert le Grand.
3l8 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
VII
Vincent de Beauvais
Vers l'an i25o, le Dominicain Vincent le Bourguignon,
évêque de Beauvais, publiait une vaste encyclopédie 1 qui pré-
tendait refléter fidèlement la Physique, le Dogme, la Morale
et l'Histoire. Et, en effet, si l'on ne peut demander d'idées
neuves ni de théories originales à cette imposante compilation,
du moins y trouve-t-on l'exposé presque complet de ce que
l'on connaissait au milieu du xme siècle.
Ce qui rehausse le prix de cette marqueterie, c'est que
chacun des fragments qui la composent porte sa marque
d'origine. Vincent de Beauvais fait précéder du nom de l'auteur
ou du titre du livre qui l'a fournie chacune des citations qui,
mises bout à bout, forment son ouvrage.
Tout ce que le Spéculum naturelle contient d'intéressant au
sujet de la Géologie se trouve ainsi emprunté au traité Des
minéraux qu'Albert le Grand attribuait à Avicenne. Mais les
deux chapitres qui forment le fragment exhumé par M. de Mély
sont éparpillés en diverses parties de deux des livres du Miroir
de la Nature, et ils y sont donnés comme s'ils provenaient de
deux écrits différents.
La première partie du traité Des minéraux se retrouve, dissé-
minée, en divers chapitres du septième livre de Vincent de
Beauvais 2 ; ce livre est, d'ailleurs , entièrement consacré à
la science des pierres et des métaux; c'est, notamment, au
i. Vincenti Burgondi, ex ordine Praedicatorum, episcopi Bellovacensis, Spéculum
quadruplex, naturale, doctrinale, morale, historiale.
2. Au lib. VII du Spéculum naturale, le Gap. II : De quatuor corporum speciebus
reproduit le fragment publié par M. de Mély (loc. cit., p. 180) depuis le commence-
ment : Corpora mineralia... jusqu'à : ...nisi per ingénia naturalia. — Le Cap. LXX1I :
De sale harmoniaco, reproduit la suite, depuis : Alumen autem... jusqu'à : ...coagu-
latum ex siccitatc (loc. cit., p. 186). — Le Gap. LXXIX : De naturali generatione lapidum
mineralium, donne ce qui vient après, depuis : Terra pura lapis non fit... jusqu'à
...quai liquefaciunt certissime (loc. cit., p. 187). — Enfin, le Cap. LXXX : iLerum de
generatione lapidum et corporum mineralium, poursuit depuis : Fiunt ergo lapides...
jusqu'aux mots : per magnum temporis spatium, qui terminent (p. 188) le premier
chapitre du fragment publié par M. de Mély.
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GÉOLOGIE 3 1 9
quatre- vingtième chapitre de ce livre qu'est inséré le curieux
passage relatif à la pétrification des corps d'animaux.
Vincent de Beauvais n'attribue pas à Avicenne, mais bien à
Aristote, le chapitre dont il insère les divers fragments en son
septième livre; chacun de ces fragments, en effet, y est précédé
de cette mention : Ex quarto libro metheororam; nous avons
vu que le manuscrit du xme siècle étudié par M. de Mély attri-
buait, lui aussi, le traité De mineris au Stagirite et en faisait
le dernier chapitre du IVe livre des Météores.
Ce traité qu'Albert le Grand dit être d'Avicenne se termine
par un chapitre De causa montium dont nous avons dit l'im-
portance. Ce chapitre a passé entier, lui aussi, au Spéculum
naturale, mais il est inséré d'un seul bloc » au sixième livre de
cet ouvrage; en outre, Vincent le donne comme extrait non
point du quatrième livre des Météores, mais du traité qu'il
nomme De natura rerum; le traité qu'il intitule ainsi, en
général, est celui-là même qu'Albert le Grand a paraphrasé
sous le titre : De causis proprietalum e terne ntorum.
Vincent de Beauvais n'a rien ajouté au traité Des minéraux
qu'Albert attribuait à Avicenne ; mais en l'insérant en une
encyclopédie que tout le Moyen-Age n'a cessé de lire, il a gran-
dement contribué à la diffusion des doctrines que professait
l'auteur de ce traité.
VIII
Ristoro d'Arezzo.
Les écrits d'Albert le Grand et le Spéculum naturale de Vincent
de Beauvais ont eu la plus grande influence sur le développe-
ment de la science au Moyen-Age. Nous trouvons une marque
bien reconnaissable de cette influence en un traité écrit en
1282, en langue italienne, par Ristoro d'Arezzo2.
1. Vincenti Burgondi Spéculum naturale, lib. VI, cap. XY : De montibus et causis
eorum .
2. Ristoro d'Arezzo, La composizione del Mondo. Testo italiano del 1282, pubblicato
da Enrico Narducci. Roma, Tipografia délie Scienze matematiche e fisiche, 1859. —
Délia composizione del Mondo. Milano, i8G4(nos citations se rapportent à cette seconde
édition).
320 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
En effet, le chapitre * de son livre De la composition du Monde
où Ristoro traite de la génération et de la destruction des mon-
tagnes débute par une page qui pourrait presque être regardée
comme une paraphrase de ce qu'a écrit Avicenne et reproduit
Vincent de Beauvais; citons cette page :
« Étudions maintenant la génération et la corruption des
montagnes; voyons comment elles se peuvent faire et défaire.
Nous observons que l'eau dilue la terre, que cette terre descend
des montagnes pêle-mêle avec l'eau, qu'elle remplit les vallées
et en élève le niveau; d'un autre côté, nous voyons l'eau
excaver le sol, l'entailler et faire les vallées ; la vallée faite,
il reste une montagne ; nous voyons l'eau enlever la terre d'un
lieu et la porter en un autre ; nous la voyons prendre la
terre en un lieu bas et la remonter en un lieu élevé, ou bien,
au contraire, la ramener du lieu élevé au lieu bas; par tout
cela, il paraît qu'elle a vertu pour produire des montagnes et
des vallées. Gela se reconnaît à la suite des crues des fleuves;
lorsqu'ils viennent à s'abaisser, la terre que leurs eaux avaient
couverte et le sable qu'ils ont apporté se montrent tout sillon-
nés de monts et de vallées. Gela se voit encore sur les rivages
de la mer; en rejetant le sable hors de son sein, elle forme une
dune, à laquelle elle donne des figures de montagnes et de
vallées comme si elle s'étudiait à les produire. Nous voyons
au cours des saisons l'eau afïbuiller la terre, la tirer du fond
de son lit, la soulever et la porter en un lieu plus haut ; par
rapport à l'excavation ainsi produite, ce lieu devient un mont.
» Les montagnes peuvent encore avoir été produites par
l'eau du déluge. Alors que l'eau du déluge couvrait la terre,
qu'elle séjournait par toute la terre, par l'effet du vent ou de
quelque autre cause, elle a pu enlever la terre de certains
endroits et la porter en d'autres endroits ; car lorsque l'eau
séjourne à la surface de la terre, il est de sa nature d'y produire
des montagnes et des vallées ; il est de sa nature de laisser la
terre montueuse et vallonnée. »
Avicenne avait, d'une manière toute semblable, attribué la
i. Ristoro d'Arezzo, Op. cit., libro VI, capitolo VIII : Délia cagionc et del modo
délia gencrazione delli monti, e délia loro corruzione.
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GEOLOGIE 32 1
formation de certaines inégalités du sol à des envahissements
momentanés de la terre ferme par la mer; « parfois, » disait-il,
« la mer couvre la terre; » Ristoro d'Arezzo précise ; il ne con-
sidère qu'un seul envahissement de ce genre ; il le nomme
il diluvio; visiblement, il l'identifie avec le déluge universel de
la Genèse.
Que les eaux de la mer aient envahi la terre, produisant ce
que Ristoro nomme il diluvio, qu'elles aient engendré des
montagnes sur le sol qu'elles recouvraient, notre auteur en
trouve une preuve convaincante dans l'existence d'ossements
et de coquilles fossiles au sommet des montagnes :
« En fouillant presque au sommet d'une très haute mon-
tagne, nous avons trouvé une grande quantité d'os de ces
poissons que nous nommons escargots et aussi de ceux que
nous nommons coquilles ; celles-ci étaient toutes semblables à
celles dont se servent les peintres pour y garder leurs couleurs.
En ce lieu se trouvaient également une grande quantité de
sable, et des cailloux arrondis, gros ou petits, entremêlés
de place en place, comme s'ils eussent été déposés par un
fleuve. C'est un signe certain que cette montagne a été faite
par le déluge. Nous avons trouvé beaucoup de telles mon-
tagnes. »
Après avoir rapporté une autre observation du même genre,
Ristoro poursuit : « Le déluge a pu également produire des
montagnes sans y laisser ni sable, ni os de poissons; cela
dépend de la nature du terrain que les eaux ont rencontré
» Lorsqu'en une contrée, on rencontre de ces montagnes où
se trouvent du sable et des os de poissons, c'est un signe certain
que cette contrée a été autrefois recouverte par la mer ou par
des eaux analogues à la mer ; ailleurs qu'en la mer, en effet,
et particulièrement en des fleuves de petit débit, on ne trou-
verait pas une quantité de sable aussi grande que celle dont
sont formées ces montagnes qui contiennent des os de
poissons. »
Cette dernière remarque semble empruntée non pas à Avi-
cenne et à Vincent de Beauvais, mais à Albert le Grand, qui
écrivait : « La première cause de la formation des montagnes
P. DLHEM. 2 1
'6l'2 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
est l'alluvion, et, surtout, l'alluvion marine; les autres eaux,
en effet, ne peuvent produire une alluvion bien considérable. »
Cette phrase d'Albert était suivie d'observations sur la for-
mation des dunes que Ristoro a presque textuellement repro-
duites et que nous avons citées tout à l'heure. Il est visible
que le physicien d'Arezzo s'inspire à la fois d'Avicenne et du
savant dominicain.
C'est, en particulier, Albert le Grand qui a suggéré les pas-
sages suivants :
« Le tremblement de terre est, lui aussi, une cause éga-
lement capable de produire et de détruire les montagnes ;
lorsque la raison qui engendre le tremblement de terre, raison
qui a son siège sous terre, est puissante, elle peut projeter la
terre vers le haut et produire une montagne ; elle peut encore
enfler la terre par dessous, de telle sorte qu'au-dessous du mont
ainsi soulevé, il demeure seulement une cavité ; cette même
raison produit l'un ou l'autre effet selon la nature du terrain.
Il nous est arrivé de faire l'ascension de telles montagnes; en
nous promenant à leur surface, en les frappant pour les
étudier, nous les avons entendues retentir et résonner comme si
elles étaient creuses et élastiques à l'intérieur. »
A ces diverses causes qui ont pu produire les montagnes,
Ristoro d'Arezzo en adjoint une que ni le Liber de elementis, ni
Avicenne, ni Albert le Grand, ni Vincent de Beauvais n'avaient
invoquée ; il s'agit de l'attraction exercée sur certaines portions
de la terre par certaines étoiles du ciel. « Ces étoiles peuvent
rassembler de la terre, en amonceler les parties les unes sur
les autres, tirer cette terre vers elles, comme par sa vertu
l'aimant attire à lui le fer, construire enfin des montagnes
aussi nombreuses et aussi grandes qu'il convient à leur
métier. »
Cette explication de la formation des montagnes est tout à
fait dans le goût de la Physique astrologique qui avait vogue
en Italie. Nous trouverions des considérations analogues dans
les écrits publiés par Campano de Novare peu d'années avant
que Ristoro rédigeât sa Composition du monde; c'est par une
telle attraction des étoiles que Campano explique l'élévation
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GEOLOGIE 323
des continents au-dessus des mers. Cecco d'Ascoli, en son
Commentaire à la sphère de Jean de Sacro-Bosco, invoque des
influences célestes toutes semblables. En la célèbre Question de
la terre et de l'eau que l'on attribue à Dante Alighieri, les étoiles,
par une attraction analogue à celle que le fer exerce sur
l'aimant, assurent à l'émergence des continents et déterminent
les tremblements de terre qui produisent les montagnes. Un
peu plus tard encore, Pierre d'Abano suit les théories de ces
divers auteurs lorsqu'il veut rendre compte de l'existence de
la terre ferme. Mais nous n'insisterons point, car il nous
faudrait pénétrer beaucoup trop avant dans l'étude des doc-
trines astrologiques.
IX
La géologie italienne au xive SIÈCLE ET AU XVe SIÈCLE.
Paul de Venise. — Léonard Qualéa.
Ristoro d'Arezzo a exposé, sans y rien ajouter d'essentiel,
les théories géologiques d'Albert le Grand et de Vincent de
Beauvais. En son écrit Délia composizione del Mondo, ces théories
n'ont fait aucun progrès. Elles ne progressent pas davantage
par les traités que les savants italiens ont composés durant le
xivc siècle et le xvc siècle.
M. Mario Baratta, auquel nous devons un livre des plus
remarquables sur les doctrines géologiques du Vinci et de ses
prédécesseurs, a réuni1 les divers passages où Cecco d'Ascoli,
Giovanni Boccacci (Boccace), Léon Battista Alberti ont parlé
des fossiles; ce qu'ils en ont dit ne donne que peu de lumières
nouvelles sur les problèmes géologiques. En termes fort
obscurs, Cecco d'Ascoli, en son poème de YAcerba, exprime
son opinion ; il voit en des empreintes végétales la preuve
que les montagnes ont été jadis submergées ; la présence de
coquilles au flanc des montagnes démontre à Boccace la réalité
i. Mario Baratta, Leonardo da Vinci ed i Problemi délia Terra; Torino, 1903,
pp. 228-228.
3^4 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
des invasions de la mer dont la fable nous a gardé le souvenir ;
quaut à Alberti, il se borne à décrire un fossile qu'il possédait
et où nous reconnaissons bien aisément quelque échinide.
Tous ceux de ces auteurs qui se sont exprimés assez net-
tement pour que nous puissions connaître ou tout au moins
soupçonner leur pensée, semblent bien s'accorder en un point :
Ils paraissent regarder les fossiles comme des objets que la mer
a transportés lors de ses débordements ou déluges, et qu'elle a
délaissés sur la terre ferme lorsqu'elle est rentrée dans son lit;
ils ne pensent pas que les animaux dont nous retrouvons les
débris aient vécu là où ces débris sont demeurés; seuls, les
anciens philosophes que combattait ïhéophraste paraissent
avoir vu dans les coquilles fossiles autre chose que les témoins
d'une submersion momentanée ; ce sera précisément l'une des
marques distinctives des théories de Léonard de Vinci, et aussi
l'un de leurs titres les plus importants à la reconnaissance des
savants, que le retour à cette très ancienne opinion; nous
verrons Léonard s'efforcer de prouver, par de multiples argu-
ments, que les fossiles ne sont pas des épaves transportées à de
grandes distances par une mer accidentellement débordée,
mais bien les restes d'animaux qui, pendant de très longues
durées, ont vécu sous les flots, aux lieux mêmes où leurs
débris ont été ensevelis et pétrifiés.
D'ailleurs, l'enseignement que les Universités italiennes
donnaient au xve siècle ne semble pas avoir contribué à cette
découverte du grand peintre. Pour les maîtres italiens de ce
temps comme pour Albert le Grand, la cause essentielle de la
formation des montagnes n'est pas le soulèvement lent du fond
de la mer; cette cause est exclusivement éruptive, et c'est la
terre ferme qui est le plus souvent le théâtre de son action.
Déjà Gecco d'Ascoli, qui enseignait à Padoue au début du
xivc siècle, déclarait en son poème italien de VAcerba ' que
« les collines et les montagnes sont formées par le souffle des
vents que contient au-dessous d'elle la terre dure et épaisse. »
Cent ans après Gecco d'Ascoli, le maître qui a le plus de
i. Mario Baratta, Oj>. cit., p. 216.
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GÉOLOGIE 325
vogue en cette même Université de Padoue est Paul Nicoletti
d'Udine, surnommé Paul de Venise.
Parmi les nombreux écrits de Paul de Venise se trouve un
traité De compositione Mundi1 qui n'est, la plupart du temps,
qu'un sec résumé du livre Délia composizione del Mondo de
Ristoro d'Arezzo.
« Il est à noter, dit Paul de Venise, que les montagnes
peuvent être engendrées par quatre causes. En premier lieu,
elles peuvent l'être par un tremblement de terre qui pousse la
terre en grande quantité soit d'un seul côté, soit de deux côtés.
En second lieu, elles peuvent être produites par l'eau qui
transporte de la terre et des pierres d'un endroit à un autre.
En troisième lieu, elles peuvent être formées de main d'homme,
comme on le voit pour le mont Omnis terrae à Rome et pour
beaucoup d'autres montagnes faites en vue de conduire les
eaux. En quatrième lieu, elles peuvent être engendrées par le
ciel. De même, en effet, que le forgeron a besoin d'une
enclume, de même le ciel a besoin de la montagne pour agir
en la terre habitable. Mais un forgeron qui n'aurait pas d'en-
clume en ferait une; de même le ciel, par sa propre vertu,
accumulant la terre et transportant les pierres, ferait des mon-
tagnes s'il n'en trouvait pas qui fussent faites par les tremble-
ments de terre, ou par l'eau, ou par les hommes; et il les
ferait afin de pouvoir opérer en la terre habitable. »
Tout cela est textuellement extrait du livre de Ristoro.
Malheureusement, Paul de Venise néglige d'emprunter au
physicien d'Arezzo ses intéressantes observations sur les fos-
siles. Il aime mieux s'inspirer de toute l'Astrologie qu'enseigne
le traité De lia composizione del Mondo.
Ce que Paul de Venise enseignait, en la première moitié du
xve siècle, au sujet de la formation des montagnes, d'autres
l'écrivaient en la seconde moitié du même siècle.
C'est à cette époque que nous devons rapporter un traité
d'Astronomie médicale, composé par le vénitien Léonard
i. Expositio Magistri Pauli Veneti Super libros de generatione et corruptione Aris-
lotelis — Ejusdem De compositione mundi cum figuris. Colophon : Impressum Venetiis
mandato et expensis nobilis viri Domini Octaviani Scoti civis Modoetiensis duode-
cimo Kalendas Junias 1/198, per Bonetum Locatellum Bergomensem.
326 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Qualéa, et dont nous possédons une copie manuscrite1 achevée
par Arnauld de Bruxelles le 22 octobre i475.
Voici ce que nous lisons2 au troisième chapitre du traité
composé par le médecin vénitien :
« ... La terre, qui est l'élément le plus lourd, aurait, par son
mouvement naturel, gagné le centre du Monde, en sorte que
l'eau, moins lourde, l'eût recouverte tout entière d'une couche
sphérique.
» Pourquoi la terre n'est pas entièrement couverte par ïeau.
Mais l'homme et les autres animaux, qui devaient être com-
posés des quatre éléments, n'auraient pu vivre en l'un quel-
conque des quatre éléments, pris à l'état de simplicité et de
pureté. Aussi, par un effet de la bonté divine, la terre elle-
même, attirée et aidée par certaines influences [célestes] con-
formes à sa nature, s'est gonflée en certaines parties de sa
surface, elle s'est soulevée vers le haut; elle s'est trouvée, en
une certaine région, presque entièrement émergée; ailleurs,
elle s'est trouvée encore plus élevée, au point d'atteindre
presque à la région du feu...
» Du tremblement de terre. Les extumescences de la terre
ont cessé, dès lors, d'être couvertes par l'eau qui tendait à son
centre. Sous ces tumeurs se trouvaient des cavités; et comme
la nature ne peut souffrir le vide, ces cavités ont été remplies
des mêmes éléments unis entre eux, mêlés et viciés. Les qua-
lités diverses et les répugnances mutuelles des éléments ainsi
mêlés engendrent en ces cavités des exhalaisons qui, ne trou-
vant pas d'issue, deviennent de plus en plus denses et gros-
sières; parmi ces exhalaisons, il en est de chaudes et de sèches,
qui ont la nature des choses ignées et tendent au mouvement
de l'élément léger; toutefois, la dureté et la pesanteur de la
terre ne livrent passage à leur sortie qu'au prix d'une grande
i. Compendium clari viri Leonardi Qualea quod Aslronomiam medicinalem nuncupari
voluit. ex multis Syrorum: Indorum: Arabum: Persorum : Egiptiorum : Grecorum et
Latinorum volurninibus coinpilatum: in facilita tenu medicorum et commoditatem injirmorum
(Bibliothèque nationale, tonds latin, ms. n° 10*26/», fol. 57, recto, à fol. 96, recto).
— Voir, au sujet de ce texte : Pierre Duhem, Ce qu'on disait des Indes Orientales avant
Christophe Colomb (Revue générale des Sciences, 19e année, p. /10a, 3o mai 1908).
■i. Léonard Qualéa, Op. cit.t capitnlum tertium; ms. cit., foll. 5g, verso, et 60,
recto.
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GÉOLOGIE 827
violence. Alors, secondées et attirées par les influences de
certaines étoiles qui participent de leur complexion et de leur
nature, elles frappent la terre avec impétuosité, elles la heur-
tent puissamment, et finissent par se faire un passage, en com-
muniquant à la terre un mouvement ou tremblement très fort.
Par suite de ce choc très intense et très violent, il arrive que la
terre est, de nouveau, soulevée à une grande hauteur, ce qui,
sur la terre ferme, engendre des montagnes et, en mer, des îles.
» Des îles qui se sont montrées, récemment. C'est ce qui est
arrivé de notre temps, en ces dernières années, près de l'île de
Santorin, dans la mer Egée. Tout à coup, en un semblable
tremblement de terre, au milieu d'une violente éruption de
feu, une île a émergé. Tout auprès de là, au témoignage de
Justin et d'autres historiens, une île avait émergé du sein des
eaux chaudes, au temps du roi Antiochus. Nous avons vu ces
deux îles et nous les avons foulées de nos pas. »
L'éruption que Léonard Qualéa cite comme toute récente est
celle qui, en 1^57, a agrandi l'île de Paléo-Kaimeni. Nous en
pouvons conclure que son Astronomie médicale fut composée
au voisinage de l'an i46o.
Ce que nous trouvons dans les théories géologiques de tous
les savants italiens du Moyen Age, de Paul de Venise ou de
Léonard Qualéa comme de Risloro d'Arezzo, c'est un souvenir
de l'enseignement d'Albert le Grand et de Vincent de Beauvais,
auquel vient se mêler l'hypothèse des influences astrales. Rien,
dans cette science italienne, ne préparaît les géniales pensées
du Vinci sur les mouvements lents du sol et sur la véritable
origine des fossiles; ces pensées lui ont été exclusivement
suggérées par la lecture des traités d'Albert de Saxe.
X
Albert de Saxe.
Ge que nous avons rapporté de l'enseignement d'Albert le
Grand et de Vincent de Beauvais, si unanimement accepté
3 28 ÉTUDES SUU LÉONARD DE VINCI
pendant plus de deux siècles par les savants italiens, nous fait
mieux comprendre la puissance et l'originalité des doctrines
géologiques soutenues au xive siècle, en l'Université de Paris,
par Albert de Saxe.
Nous avons présenté, ailleurs1, ces théories; nous n'en
reprendrons pas l'exposé; nous nous bornerons à souligner
ce qui les distingue des opinions que l'on professait aupa-
ravant.
Beaucoup des prédécesseurs d'Albert de Saxe ont admis,
avec Avicenne, que l'action de l'eau pouvait engendrer des
montagnes en accumulant les terres les unes sur les autres.
Albert de Saxe assigne nettement à l'eau son rôle géologique
véritable ; l'eau détruit peu à peu toutes les éminences et tend
à niveler la surface du sol. Si aucune action ne contrebalançait
celle de l'eau, la terre finirait par être entièrement sphérique
et la mer la recouvrirait de toutes parts. Les vues d'Albertutius
touchant l'érosion sont tout à fait analogues à celles des phy-
siologues contre lesquels argumentait Théophraste.
Pas plus que Théophraste, pas plus que le pseudo-Philon, le
maître de l'Université de Paris ne croit à ce nivellement final
de la terre ferme, à cette extension de l'eau à la surface entière
du globe. C'est qu'à l'action toujours destructive et niveleuse
de l'érosion, il oppose, comme le pseudo-Philon, une action
antagoniste. Seulement, cette action n'est plus une puissance
éruptive qui ferait croître les montagnes tandis que l'eau des
pluies et des rivières les détruit peu à peu. Le phénomène,
antagoniste de l'érosion, qu'Albert invoque, c'est un soulève-
ment lent soit des continents eux-mêmes, soit du fond de
l'Océan; tandis que les continents, s'abaissant peu à peu par
l'érosion, finiraient par se trouver au-dessous du niveau des
mers, une tendance contraire les relève; en même temps, des
terres, aujourd'hui submergées, sortiront des flots; par une
très lente alternance, les continents deviennent océans et les
océans deviennent continents.
Ce soulèvement lent et incessant des continents, notre
i. Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu. Première série,
Paris, [906. I : Albert do Saxe et Léonard de Vinci, ill (Bulletin Italien, I. Y. 1905 ,
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GÉOLOGIE 329
auteur ne l'attribue nullement à une cause plutonienne; il en
trouve l'explication en sa théorie de la pesanteur. Toujours le
centre de gravité de l'élément terrestre doit coïncider avec le
centre immuable de l'Univers ; tout changement de figure ou
de densité de la surface terrestre détermine un changement de
situation du centre de gravité par rapport à la masse de la
terre; cette masse, alors, se déplace afin de remettre son centre
de gravité au centre du Monde. La diminution de densité des
contrées échauffées par le soleil, les transports de terre vers le
fond des mers par les cours d'eau sont deux actions de même
sens qui, sans cesse, tendent à placer le centre de gravité de
la masse terrestre plus près du fond de l'Océan ; ces deux
actions impriment ainsi à l'élément terrestre tout entier des
mouvements très lents, mais ininterrompus ; à chaque instant,
pour que le centre de gravité de la terre rejoigne le centre du
monde, le fond des mers descend tandis que la surface des
continents éprouve un soulèvement. Ce soulèvement com-
pense l'abaissement que l'érosion avait imposée à cette même
surface.
L'érosion qui transporte au fond de la mer la terre enlevée
à la surface des continents, le mouvement d'ensemble
par lequel la terre ferme remonte sans cesse, forment une
sorte de cycle qui se répète indéfiniment. Par ce déplacement
lent de l'élément terrestre, les alluvions qui composent
actuellement le sol de l'Océan vont se trouver repoussées peu
à peu jusqu'au centre de la terre; puis, continuant à pro-
gresser, elles dépasseront ce centre et finiront par arriver
jusqu'à la surface de la terre ferme. Les couches superficielles
de notre continent ont donc été autrefois submergées en l'autre
hémisphère; elles en sont venues peu à peu, franchissant
successivement tous les degrés que comporte l'épaisseur ter-
restre, en sorte que les plus voisines de la surface du sol sont les
plus anciennes.
Cette théorie, comme toute la doctrine de la pesanteur déve-
loppée par Albert de Saxe, est aujourd'hui pensée morte ; mais
les deux grands faits qu'elle tentait de relier l'un à l'autre
restent à la base de notre Géologie. Il demeure bien certain
33o ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
que l'érosion, qui a donné aux montagnes et aux vallées leur
actuelle configuration, tend à aplanir tous les reliefs du sol en
entraînant la terre au fond des mers. Il demeure bien certain
que de très lentes oscillations de la surface terrestre ont pro-
duit les continents en faisant émerger le fond des océans,
tandis qu'elles déprimaient peu à peu des terres fermes et les
faisaient disparaître sous les flots. De ces vérités, on trouve
des énoncés partiels chez les auteurs qui ont précédé Albert de
Saxe; mais nul d'entre eux ne les a aussi nettement formulées
que ce dernier; nul n'a aussi exactement assigné à chacune
d'elles le rôle qu'elle doit jouer dans l'explication des phéno-
mènes géologiques.
On peut s'étonner qu'Albert de Saxe n'invoque pas l'existence
des fossiles comme une preuve convaincante de cette affirma-
tion que les continents actuels ont fait autrefois partie du fond
des mers. Cette existence ne pouvait être ignorée d'un habi-
tant de Paris ; sans doute, il avait eu maintes fois occasion
d'observer les coquilles que l'on trouve, si abondantes et si
reconnaissables, dans la plupart des terrains du bassin pari-
sien; d'ailleurs, il avait sûrement lu les écrits d'Albert le
Grand et de Vincent de Beauvais, dont la vogue était extrême,
et ces écrits eussent suffi à signaler à son attention les restes
d'animaux qui demeurent au sein des pierres. Il serait invrai-
semblable que les fossiles lui fussent demeurés inconnus et
qu'il n'eût point vu le parti qu'il en pouvait tirer en faveur de
ses doctrines.
Il est plus probable que l'existence des fossiles, signalée par
les auteurs les plus lus, était connue non seulement d'Albert
de Saxe, mais de tous ceux, maîtres et étudiants, qui fréquen-
taient l'Université de Paris; Albert qui, visiblement, recher-
chait fort la concision, aura jugé oiseux de mentionner un fait
que nul n'ignorait autour de lui.
Nous avons eu, bien souvent, à parler des Questions sur les
Météores compilées par Thémon le fils du Juif. Nous avons vu1
que Nifo attribuait formellement ces questions à Albert de
i. Éludes sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus el ceux qui l'ont lu ; première série,
note II.
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GEOLOGIE 33 1
Saxe, et nous avons dit à quel point celte opinion de Nifo nous
paraissait fondée. Or les questions de Thémon le fils du Juif
nous fournissent1 un court résumé de la théorie géologique
d'Àlbertutius. Voici ce résumé :
« Si, en quelque endroit, la mer se trouve soulevée, elle se
meut vers un lieu plus bas; c'est ainsi qu'à certaines époques,
elle délaisse une partie de la terre et s'écoule jusqu'à ce
qu'elle recouvre une autre partie. Gela se produit de la
manière qui a été dite, à cause de la rareté de la terre;
en effet, à une certaine époque, la terre, étant plus rare
d'un côté, y est plus légère; puis, à une autre époque, les
parties qui étaient légères peuvent devenir beaucoup plus
graves qu'elles n'étaient auparavant; la mer alors, abandonnant
une région de la terre, se répand sur celle qui est devenue
plus grave. C'est de ce mouvement que parle Àristote lorsqu'il
dit que certaines parties de la terre, habitables aujourd'hui,
cesseront un jour de l'être parce qu'elles seront submergées.
C'est aussi de ce mouvement que parle Ovide lorsqu'il conte
qu'en une certaine montagne, une ancre fut trouvée sous
terre, signe manifeste que la mer avait autrefois occupé ce
lieu. »
Le passage d'Ovide auquel Thémon fait allusion est celui que
nous avons cité au § II; afin de prouver que la mer a séjourné
au sommet de certaines montagnes, Ovide ne mentionne pas
seulement cette légendaire découverte d'une ancre, mais la
présence incontestable de coquilles marines :
Et procul a pelago conchae jacuere marina?,
Et vêtus inventa est in montibus anchora summis.
De ce passage, Thémon, c'est-à-dire Albert de Saxe, retient ce
qui concerne l'ancre et non point ce qui fait allusion aux
fossiles. N'est-ce point que les élèves des deux maîtres parisiens
avaient maintes fois trouvé des coquilles dans les pierres qu'ils
avaient sous les yeux, tandis qu'assurément ils n'y avaient
découvert aucune ancre?
i. Quœstiones super quatuor libros Metheororum compilatae per doctissimum Philoso-
phiœ professorem Thimonem ; in lib. II quaest. I.
332 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
XI
Léonard de Vinci.
Si Albert de Saxe ni Thémon n'ont fait aux fossiles la moin-
dre allusion, Léonard de Vinci n'a cessé de porter son attention
sur ces débris; en ses notes manuscrites, maintes fois il en
parle; il en recherche l'origine, il analyse le procédé par lequel
ils ont été pétrifiés, il en discute la signification géologique.
Une foule d'écrits, il est vrai, lui suggéraient l'étude de ces
coquilles, de ces restes d'animaux dont abondait mainte roche
italienne. Parmi les ouvrages que nous avons étudiés au cours
des chapitres précédents, il n'en est guère dont il n'ait pu
prendre aisément connaissance.
En l'an i5oo, le traité Des météores d'Aristote, traduit en
latin, avait été plusieurs fois imprimé.
Presque toutes les anciennes éditions latines des œuvres
d'Aristote mettaient au nombre des ouvrages de cet auteur
le livre De elementls ou De proprietatibus elementorum; c'est
ainsi que nous avons étudié le livre dans une édition donnée
en 1^96, à Venise, par Gregorius de Gregoriis.
Le traité Des minéraux d'Avicenne était pris par Alessandro
Achillini pour une œuvre du Stagirite; il était compris, avec
d'autres écrits d'Aristote et d'Achillini, dans un recueil
imprimé à Bologne, par Benedictus Hector, en l'an i5oi.
Les divers fragments de ce même traité se retrouvent tous
dans le Spéculum naturale de Vincent de Beauvais; or, le
Spéculum naturale est splendidement imprimé à Strasbourg, en
l'an 1470, par Jean Mentelin; il l'est également à Nuremberg,
en i483, par Antoine Goburger, et à Venise, en i4q3, par
Hermann de Lichtenstein.
Le traité De minerallbus d'Albert le Grand est imprime
en 1476, à Padoue, par Pierre Maufer; en 1/191, à Pavie, par
C. de Canibus; en i4*)5, à Venise, par Joannes et Gregorius
de Gregoriis.
LÉONARD DE \LNCI ET LES ORIGINES DE LA GÉOLOGIE 333
Joanncs et Gregorius de Gregoriis donnent également à
Venise, en i/io5, une édition du traité Des météores d'Albert le
Grand.
La paraphrase du savant dominicain sur le De causls proprie-
tatum elementorum semble avoir été imprimée pour la première
fois en i5i7, à Venise, par les héritiers d'Octavianus Scotus,
avec les paraphrases sur les autres Parva naturalia; mais avant
cette publication, les textes manuscrits de cet ouvrage n'étaient
sans doute rien moins que rares.
Enfin, le traité De compositione mundi de Paul de Venise,
résumé de l'œuvre italienne de Ristoro d'Arezzo, fut imprimé
en 1/198 à Venise par Bonetus Locatellus; Octavianus Scotus
en était l'éditeur.
La plupart de ces textes, écrits en latin, étaient aisément
accessibles au Vinci; il en était sans doute de même de plus
d'un texte italien, imprimé ou manuscrit; ainsi M. Girolamo
Calvi a relevé r certains emprunts faits par Léonard au poème
de ÏAcerba de Gecco d'Ascoli.
Il est donc extrêmement vraisemblable que Léonard ait
connu quelques-uns au moins des écrits divers que nous avons
analysés et que la lecture de ces écrits ait contribué à signaler
l'étude des fossiles à sa sagace curiosité. Il semble bien que
les considérations développées par le grand peintre sur le
mécanisme de la pétrification rappellent par quelques traits ce
qu'Avicenne avait dit de cette question et, mieux encore, ce
qu'Albert le Grand en avait écrit.
Mais si Léonard a lu quelques-uns des livres que nous
venons d'énumérer, s'il leur a peut-être emprunté quelques
indications sommaires sur la fossilisation des débris animaux,
une chose demeure bien certaine et bien avérée : Les doctrines
que ces livres renfermaient, en dépit de la vogue dont elles
jouissaient auprès des savants italiens du xve siècle, sont
demeurées étrangères à la Géologie de Léonard. Une seule
influence a impérieusement dirigé toutes les recherches géolo-
giques du grand peintre; cette influence dominante, souve-
1. Toni, 77 manoscritto H di Leonardo da Vinci, e UFiore di Virth e VAcerba di Cecco
d'Ascoli (Archivio storico italiano, 1899).
334 ÉTUDES SUR LÉONARD DE V1NCÎ
raine est celle d'Albert de Saxe; tout ce que le Vinci a écrit
touchant l'émersion ou la submersion des continents, toutes
les observations et tous les raisonnements qu'il a accumulés au
sujet des fossiles, tout cela tend constamment à un but unique:
exposer, commenter, prouver la théorie d'Albert de Saxe sur
les mouvements lents de la terre.
Cette théorie, nous la trouvons maintes fois formulée, et de
la manière la plus nette, en ces précieuses notes que Léonard
jetait sur le papier. Nous avons extrait, dans une précédente
étude1, les énoncés de cette doctrine que nous avons pu
recueillir dans les divers manuscrits publiés par M. Gh.
Ravaisson-Mollien. D'autres manuscrits en renferment qui sont
encore plus complets et plus clairs, si possible.
Voici d'abord une phrase2 destinée au préambule du Traité
de l'eau auquel Léonard travaillait sans cesse :
« De ces livres, les premiers traitent de la nature de l'eau,
considérée en elle-même, et de ses mouvements; les autres
traitent des choses qu'elle fait dans son cours, qui change le
centre et la figure du Monde. »
A la seconde partie de ce programme se rapporte ce
passage3 :
« Cette partie de la terre s'est plus éloigné du centre du
Monde, qui s'est faite plus légère ; et cette partie de la
terre s'est faite plus légère sur laquelle a passé un plus
grand écoulement d'eau. Cette partie donc s'est faite plus
légère d'où s'écoulent un plus grand nombre de fleuves,
comme les Alpes, qui séparent l'Allemagne et la France de
l'Italie, et d'où sortent le Rhône au midi, le Rhin au nord, le
Danube au nord-est, le Pô au levant, ainsi que les innombra-
bles rivières qui les accompagnent; ces fleuves courent sans
cesse à la mer, troublés par la terre qu'ils emportent avec
eux. »
i. Albert de Saxe et Léonard de Vinci, III {Bulletin Italien, t. V, janvier-mars 1.905. —
Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, première série, I,
pp. 29-3i).
a. Léonard de Vinci, Ms. de la Bibliothèque du Comte de Leicester, Holkham Hall,
Norlbllk, fol. 5, recto. — J. P. llichter, The literary Works of Leonardo da \inei.
London, i883; l. II, art. 919.
3. Léonard do Vinci, Ms. cit., fol. 10, recto. — llichter. Op. cit., t. 11, art. io03.
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GEOLOGIE 335
Ailleurs1, nous retrouvons, en des termes peu différents,
celte même pensée, qui est essentiellement celle d'Albert de
Saxe :
« Cette partie de la surface d'un grave quelconque se fera
plus éloignée du centre de sa gravité, qui se fera de plus
grande légèreté.
» En l'élément terrestre, donc, le lieu d'où les fleuves empor-
tent la surface des montagnes pour la porter à la mer, est un
lieu dont la gravité diminue ; ce lieu se fera donc plus léger et,
par conséquent, plus éloigné du centre de gravité de la terre,
c'est-à-dire du centre de l'Univers, qui coïncide toujours avec
le centre de gravité de la terre. »
Au cahier où se trouve la réflexion précédente, nous lisons
encore celle-ci2 :
« Le centre du Monde change sans cesse de situation au sein
du corps de la terre, et cela en fuyant notre hémisphère.
» Cela se démontre par le terrain susdit, qui est continuelle-
ment enlevé des bords et des flancs des montagnes pour être
porté à la mer; plus est grande la quantité de ce terrain qui
est enlevée, plus il s'allège et, par conséquent, plus s'aggrave le
terrain dont la pesanteur était diminuée par les ondes mari-
times ; il est donc nécessaire que le centre dont il s'agit change
de situation. »
Voici encore, en un autre recueil3, l'énoncé de la même
doctrine :
a Le centre du Monde est, de soi, immobile; mais la situation
où il se trouve (par rapport au corps de la terre) est sans cesse
en mouvement de diverses façons. Le centre du Monde change
continuellement de situation; de ces changements, l'un est de
plus lent mouvement que l'autre; car l'un de ces changements
se produit toutes les six heures et l'autre s'accomplit en un
grand nombre de milliers d'années. Celui qui dure six heures
naît du flux et du reflux de la mer; l'autre dérive de la consom-
i. Léonard de Vinci, Ms. L. de la Bibliothèque de l'Institut, fol. 17, recto.
2. Léonard de Vinci, Ms. L. de la Bibliothèque de l'Institut, fol. i3, verso.
3. Léonard de Vinci, Il Codice Atlantico, fol. 102, recto b. — Del moto e misura dell'
acqua, lib. I, cap. XXX. — Cf. : Mario Baratta, Leonardo da Vinci e i problemi delta
terra, ïorino, 1903, p. 255.
336 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
mation des montagnes par les mouvements de l'eau, mouve-
ments qui naissent eux-mêmes des pluies et du cours continuel
des fleuves. La situation J change par rapport au centre du
Monde, et non pas le centre par rapport à la situation, car ce
centre est immobile, tandis que la situation se meut sans cesse
d'un mouvement rectiligne ; et jamais ce mouvement ne sera
curviligne. »
Si l'on réunit ces diverses citations à celles que nous avons
données en notre première étude sur Albert de Saxe et Léonard
de Vinci, on ne pourra, croyons-nous, se refuser à cette affir-
mation : La théorie des déplacements lents de la masse terrestre
proposée par Albert de Saxe n'a cessé, aux époques les plus
diverses, de préoccuper Léonard.
A cette affirmation, il en faut maintenant joindre une autre:
Si le Vinci a prêté la plus grande attention à l'étude des fos-
siles, c'est qu'il voyait en la présence de ces coquilles au sein
des roches une preuve convaincante en faveur de la doctrine
géologique d'Albertutius.
Que telle soit bien la pensée du grand peintre, voici un pas-
sage 2 qui ne nous permettra pas d'en douter :
« De la mer qui change le poids de la terre. — Les coquillages,
huîtres et autres semblables animaux qui naissent dans les
fanges marines témoignent du changement de la terre autour
du centre de nos éléments; on le prouve ainsi :
» Les fleuves royaux courent toujours troubles à cause de la
terre qui s'élève en eux par suite du frottement de leurs eaux
sur le fond et contre leurs rives; cette lente consommation
découvre le front des degrés faits aux couches du sol où sont
ces coquillages, qui se trouvent dans la surface de la fange
marine où ils naquirent, quand les eaux salées les couvraient.
Ces degrés étaient recouverts de temps en temps parles fanges
de diverses grosseurs conduites à la mer par les fleuves, selon
les diverses grandeurs des eaux diluviennes ; ainsi ces
coquillages restaient murés et morts sous ces fanges accu-
i. Il sito, le point variable de la substance terrestre qui, à ebaque instant, coïn-
cide avec le centre du Monde.
■2. Léonard de Vinci, Ms. E. de la Bibliothèque de l'Institut, fol. !\, verso.
LEONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GÉOLOGIE 33y
mulées de telle épaisseur que la surface en émergeait à F air.
Maintenant ces fonds sont à une telle hauteur qu'ils sont
devenus collines, ou hauts monts, et les fleuves qui consument
les flancs de ces monts découvrent les degrés des coquillages,
en sorte que si le côté allégé de la terre s'élève continuellement,
les antipodes s'approchent plus du centre du Monde, et les
antiques ondes de la mer sont faites sommets des monts. »
Ce passage fondamental établit le lien entre ce que Léonard
a dit des mouvements incessants du sol et ce qu'il a écrit au
sujet des fossiles. La présence des fossiles loin de la mer et
jusqu'au sommet des plus hautes montagnes lui paraît être un
argument probant en faveur de la théorie d'Albert de Saxe ;
mais la valeur de cet argument est subordonnée à l'acceptation
de cette proposition : Les coquilles que renferment les roches
sont des restes d'animaux marins qui ont vécu là même où on
les découvre aujourd'hui. C'est donc à l'établissement de cette
proposition que vont tous les efforts du Vinci.
Cette proposition, il entreprend de la démontrer directement
en développant une théorie de la pétrification qui en dérive,
et qui rende exactement compte de l'aspect des fossiles. Nous
avons cité, en notre étude sur Albert de Saxe et Léonard de Vinci,
une note extraite du cahier F de la Bibliothèque de l'Institut,
où Léonard analyse en détail le mécanisme de la pétrification ;
cette note fait logiquement suite, en quelque sorte, à celle que
nous venons de rapporter.
Cette preuve directe ne suffirait pas à mettre hors de doute
la proposition qu'il s'agit d'établir, si l'on n'y joignait la réfu-
tation des doctrines qui la contredisent.
Or, ces doctrines sont de deux sortes :
Une théorie, fort en faveur auprès des astrologues italiens,
prétend que les coquilles incluses en la substance des rochers
ne sont point les restes d'animaux ayant eu vie, mais des
«jeux de la nature», engendrés au sein de la terre par une
vertu astrale.
Une autre théorie admet que les fossiles sont les débris
d'êtres autrefois vivants, mais elle nie que ces êtres aient vécu
là où se trouvent leurs tests; elle veut voir en ces coquilles
P. DLHEM,
338 études s un Léonard de vin ci
des épaves apportées, puis délaissées, par la mer en ses débor-
dements diluviens.
Contre ces deux théories, Léonard de Vinci argumente avec
vivacité.
Nous Favons vu, en notre étude sur Albert de Saxe et Léonard
de Vinci, relever l'absurdité de l'hypothèse astrologique qui
attribue la formation des fossiles à l'influence céleste.
Plus pressante et plus instante est son argumentation contre
l'hypothèse diluvienne, car celle-ci ne partage point la criante
absurdité de l'hypothèse astrologique. Citons un des passages1
où il la combat :
«Comment dans les couches rocheuses2, entre l'une et
l'autre, se trouvent encore les traces de la marche des lombrics
qui cheminaient entre elles alors qu'elles n'étaient pas des-
séchées.
» Comment toutes les fanges marines retiennent encore des
coquilles et que les coquilles et la fange se sont pétrifiées
ensemble.
» De la sottise et de la simplicité de ceux qui veulent qu'en
ces lieux distants des mers les coquilles aient été portées par
le déluge.
» Gomment une autre secte d'ignorants affirme que la nature
ou le ciel les ont créés en de tels lieux par des influences
célestes ; comme si l'on n'y trouvait pas les os (les coquilles)
des poissons qui se sont accrus par la longueur du temps,
comme si dans l'écorce des coquilles et des colimaçons on ne
pouvait pas compter les années ou les mois de leur vie, ainsi
qu'on le peut faire pour les cornes des bœufs et des béliers, ou
pour les ramifications des plantes qui n'ont jamais été taillées
en aucune de leurs parties.
» Lorsque nous avons prouvé par de tels signes que la durée
de la vie de ces animaux est manifeste, il nous faut bien con-
i. Léonard de Vinci, Ms, de la Bibliothèque du Comte de Leicester, Holkham Hall,
Norfollk, fol. 10, recto. — Richter, The literary Work of Leonardo da Vinci, t. II,
art. 996.
2. Léonard avait observé avec beaucoup de soin les strates parallèles et super-
posées dont sont formées les roches sédimentaires; pour s'en assurer il suffit, au
Musée du Louvre, d'examiner le premier plan de la Vierge ans rochers et, mieux
encore, de la Sainte Anne.
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GEOLOGIE 33(J
fesser que ces animaux ne vivaient point sans se mouvoir pour
chercher leur nourriture, et nous ne voyons en eux aucun
instrument capable de creuser la terre ou la pierre où on les
trouve maintenant reclus. Mais comment peut-il se faire qu'en
une grande coquille de limaçon, on trouve les fragments et les
parties de beaucoup d'autres coquilles de diverses espèces,
sinon parce que, sur ce limaçon déjà mort et abandonné sur
la plage, ces débris ont été jetés par les ondes de la mer,
comme les autres choses légères qu'elle rejette sur la terre?
Pourquoi trouve-t-on tant de fragments de coquilles entre
deux couches de pierres, sinon parce que ces coquilles déjà
déposées sur la plage y furent recouvertes d'une terre rejetée
par la mer, laquelle terre est venue ensuite à se pétrifier? Si
le déluge en question avait transporté ces coquilles depuis la
mer, tu les trouverais à la limite d'une seule couche, et non
aux limites de couches multiples ; à tel point que l'on peut
compter les printemps des années, parce que la mer a mul-
tiplié les couches de sable et de vase que les fleuves voisins lui
ont apportées et qu'elle a déposées sur ses rivages. Si tu voulais
prétendre que plusieurs déluges ont contribué à produire ces
couches avec les coquilles qu'elles renferment, il te faudrait
affirmer en outre que, chaque année, il est arrivé un tel
déluge. »
Le manuscrit de Léonard de Vinci que l'on conserve en
la Bibliothèque du comte de Leicester renferme plusieurs
autres passages l où sont accumulés les arguments par les-
quels on peut réfuter l'hypothèse du transport diluvien des
fossiles.
Tous ces raisonnements, en lesquels nous voyons Léonard
développer ses qualités d'observateur merveilleusement curieux
et sagace, tendent à un même objet, la démonstration convain-
cante de la théorie géologique d'Albert de Saxe.
Après avoir cité les considérations sur les érosions et les
alluvions que contient le Traité des minéraux attribué à Avi-
i. Léonard de Vinci, Ms. cit., fol. 8, verso, fol. 9, recto et verso, fol. 10, recto et
verso. — J.-P. Richter, Op. cit., t. II, artt. 987 à 989, 991, 996. — Mario Baratta, Leo-
nardo da Vinci ed i problemi délia terra, pp. 297-302.
3Z|0 ÉTUDES SLR LEONARD DE VINCI
cenne par Albert le Grand, et à Aristote par M. de Mély, Eu-
gène Mûntz écrivait1 :
u II est hors de doute que plus d'une de ces idées se retrouve
chez Léonard de Vinci; mais les analogies ne sont qu'à la
surface. Une fois de plus, il faut tracer une ligne de démar-
cation des plus tranchées entre les deux parties de l'œuvre
écrite de Léonard : ou bien il copie textuellement, pour son
usage personnel, les textes de ses prédécesseurs, sans chercher
ni à les contrôler, ni à les développer; ou bien il vole de ses
propres ailes, sans nul souci de la bibliographie du sujet.
On serait fort embarrassé de citer, ne fût-ce qu'une seule de
ses expériences, tant soit peu déduite, qui ait un point de
départ dans les travaux d'un devancier. Bien plus, il montre
une sorte d'inaptitude à s'assimiler ceux-ci, si grande est
l'indépendance de sa vision.
» Les rapprochements qui viennent d'être établis prouvent
que le grand savant florentin se rencontrait à tout instant avec
les plus lumineux génies du Moyen Age ou de l'Antiquité,
mais cela à son insu plutôt que de propos délibéré ».
11 nous a semblé piquant de citer ce jugement porté sur
Léonard de Vinci savant par l'un des hommes qui ont le plus
étudié Léonard de Vinci artiste. Il nous paraît difficile d'en
formuler un qui soit plus exactement le contre -pied de la
vérité; et nous croyons que nos diverses études sur Léonard et
sur ceux qu'il a lus justifieraient une sentence qui contredit
mot pour mot la précédente.
Non seulement les notes manuscrites de Léonard prouvent
qu'il avait beaucoup lu, mais elle témoignent de l'admirable
puissance avec laquelle il s'assimilait tout ce qu'il lisait. En
quelqu'une des pages que ses doigts feuilletaient, une pensée
nouvelle s'offrait elle à son esprit? Il ne se bornait pas à la
copier; il l'examinait et la retournait longuement en tout sens,
afin de la contempler à plusieurs reprises sous chacune de ses
faces. De ce travail témoignent les formules diverses sous
lesquelles nous retrouvons cette même pensée en des notes
i. E. Mûntz, Léonard de Vinci cl les savants du Moyen-Age (Revue scientifique,
W série, l. XVI, p. 5i 5 ; i;G octobre 1901).
LÉONARD DE VINGT ET LES ORIGINES DE LA. GÉOLOGIE 3/| I
rédigées à des époques différentes ; il est telle proposition de
Mécanique, d'Hydraulique, de Géologie, dont nous avons pu,
avec certitude, indiquer la source, qui n'est assurément qu'un
souvenir de lecture, et dont il est facile de relever quatre,
cinq, six énoncés, légèrement différents les uns des autres, en
feuilletant trois ou quatre des cahiers manuscrits laissés par
le grand peintre.
Ce labeur n'était pas stérile. À force d'examiner une même
pensée sous tous ses aspects, le Vinci finissait par démêler
avec une extrême pénétration tous les tenants et aboutissants
de cette pensée. Parmi les autres idées recueillies au cours de
ses lectures, il découvrait celles qui pouvaient être rappro-
chées de cette pensée, qui l'éclaireraient ou qui en seraient
éclairées. Parmi les faits que son attentive curiosité avait
recueillis, il distinguait ceux qui pouvaient servir de preuves à
cette pensée ou qui allaient être expliqués par elle. A la solu-
tion des divers problèmes qui hantaient son esprit, il devinait
quel secours cette pensée pouvait apporter. Il marquait la place
de cette pensée en chacun des traités qu'il avait dessein
d'écrire. %
Chaque vérité à un lien, plus ou moins immédiat, avec
chaque vérité ; tel est le principe qui nous paraît dominer le
génie de Léonard et en commander toutes les démarches.
Dirigé par ce principe, le Vinci a su lire mieux que qui que ce
fût; bien lire, en effet, c'est non seulement recevoir la vérité
nouvelle que le livre met sous nos yeux, mais c'est encore
apercevoir clairement les rapports qu'a cette vérité avec toutes
les vérités que nous connaissons déjà, avec tous les problèmes
dont nous souhaitons la solution.
Et c'est précisément parce que Léonard lisait ainsi, parce
qu'il lisait bien, qu'il a été un grand inventeur. Toutes les fois
qu'en ses courtes notes, nous voyons apparaître une de ces
idées qui portent la marque du novateur génial, nous recon-
naissons que cette idée est née du rapprochement de deux
autres pensées; tantôt ces deux pensées, au contact fécond, ont
été tirées de deux livres; tantôt l'une d'elles est venue, par la
lecture, retrouver l'autre que l'observation avait tirée des faits.
3/|2 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
La doctrine géologique de Léonard est peut-être son inven-
tion scientifique la plus complète et la plus durable; or elle
semble singulièrement propre à confirmer tout ce que nous
venons d'avancer. Si nous remontons, en effet, à l'origine de
cette doctrine, que trouvons-nous? D'une part, des renseigne-
ments très précis sur les coquilles fossiles, sur la nature des
roches où elles se trouvent, sur leur disposition au sein de ces
roches, sur leur état de pétrification; tous ces renseignements
ont été recueillis sur le terrain par l'observation sagace du
naturaliste. D'autre part, une théorie de la gravité et des petits
mouvements du sol; cette théorie vient de Maître Albert de
Saxe et le liseur l'a rencontrée dans les Subtilissimœ quœstiones
in libros de Cœlo et Mando composées par cet auteur. Léonard
n'a cessé de discuter les constatations qu'il avait recueillies et
de méditer les propositions qu'il avait lues, jusqu'à ce qu'il fût
parvenu à reconnaître très exactement comment elles s'adap-
taient les unes aux autres.
XII
Léonard de Vinci et la tradition parisienne
en Italie.
Tandis que les Italiens admettaient, en général, une théorie
géologique plutonienne qui dérivait plus ou moins exac-
tement de l'enseignement d'Albert le Grand et de Ristoro
d'Arezzo, Léonard de Vinci a embrassé une doctrine neptu-
nienne dont les principes avaient été posés au xive siècle, à
Paris, par Albert de Saxe; cette doctrine, il l'a corroborée par
une étude minutieuse des fossiles. Léonard nous apparaît, de
prime abord, comme un homme qui ose penser tout autrement
que les savants de son temps et de son pays. Sa grande
originalité n'est pas douteuse; elle demande cependant à être
appréciée avec un peu plus de minutie. Léonard a-t il exhumé
une théorie scientifique délaissée depuis cent cinquante ans et
tombée dans un complet oubli? S'est-il borné à douer dune
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GÉOLOGIE 343
vigueur nouvelle une doctrine qu'une tradition ininterrompue
avait portée, vivante encore, jusqu'à lui? C'est ce que nous
voudrions examiner avant de clore cette étude.
La théorie des petits mouvements de la terre, créée par
Albert de Saxe, n'a cessé, après lui, d'être enseignée par les
maîtres de l'Université de Paris.
Ouvrons les Questions1 où Marsile d'Inghen commente la
Physique d'Aristote « selon la méthode des nominalistes » de
Paris. Nous y voyons2 que le futur recteur de Heidelberg
admet la continuelle mobilité du globe terrestre imaginée par
Albert de Saxe : « La Terre se meut fort souvent; cela a lieu
lorsqu'il se produit un grand changement de pesanteur en une
de ses parties, à la suite de construction de villes, par exemple,
ou d'inondations marines, ou d'effets analogues; alors la Terre
entière se trouve chassée hors de son lieu; il se fait un centre
(de gravité) autre que celui qui était auparavant; à la suite de
tels mouvements, les parties du globe qui, autrefois, étaient
centrales, deviendront superficielles. »
Marsile d'Inghen n'a pas seulement composé ses Questions
sur les livres des Physiques ; il a encore écrit des Abréviations
des mêmes livres, sorte de manuel qui semble avoir été très
fréquemment suivi dans l'enseignement des universités. Or,
en ces Abréviations, le mouvement lent et incessant du globe
terrestre est aussi formellement admis et plus complètement
étudié que dans les Questions.
« La terre entière, dit Marsile d'Inghen3, se meut sans cesse
d'un mouvement local de descente. On le prouve : Continuel-
lement, en effet, le centre de gravité de la terre se trouve en
dehors du centre du Monde, en sorte qu'il descend continuel-
lement. Cette conséquence est logiquement établie; en effet,
lorsque la terre se meut de mouvement naturel vers le centre
i. Quœstiones subtilissimœ Johannis Marcilii Inguen super octo libros Physicorum
secundum nominatium viam. Colophon : Impfessœ Lugduni per honestum virum
Johaunem Marion, anno Domini MCCCCCXVIII, die vero XVI mensis Julii.
2. Marsile d'Inghen, loc. cit., in librum II quaestio II.
3. Incipiunt subtiles doctrinaque plene abbreviationes libri phisicorum édite aprestan-
tissimo philosopho Marsilio Inguen doctore parisiensi (ce livre, imprimé aïant i5oo,
ne porte ni date, ni indication typographique, ni pagination), feuillet signé k. 3,
col. a.
3/|4 ÉTUDES SU II LÉONARD DE VINCI
du Monde, elle désire simplement que sa gravité se trouve
également répartie de tous côtés autour de ce centre; s'il n'en
est pas ainsi, et si aucun obstacle ne s'interpose, la terre se
meut jusqu'à ce que son centre de gravité soit le centre du
Monde; et d'ailleurs, il est certain qu'il n'existe aucun obstacle
naturel capable d'empêcher le mouvement d'un poids aussi
considérable que celui de la terre entière. D'autre part, l'hypo-
thèse faite est évidente; continuellement, en effet, la terre
émergée s'allège, en sorte que le centre de gravité de la terre
est constamment hors du centre du Monde. La conséquence de
ce raisonnement tient logiquement aux prémisses; supposons,
en effet, que la gravité soit également répartie tout autour du
centre, et enlevons un certain poids à l'une des moitiés du
globe sans l'enlever à l'autre; nous aurons produit une inéga-
lité dans la répartition des poids. Quant à l'antécédent, il est
évident, car les rayons du soleil rendent sans cesse plus légères
les terres émergées.
« Peut-être répondra-t on de la sorte à ce raisonnement :
Lors même que cette moitié-ci de la terre deviendrait plus
légère et l'autre plus lourde, un si petit excès de gravité ne suf-
firait pas à émouvoir une résistance telle qu'est le poids de
toute la terre. En second lieu, on pourra prétendre que la
sphère de l'air tout entière résiste à ce mouvement rectiligne,
et cette inégalité si modique en pesanteur et légèreté ne peut
constituer une puissance motrice capable de surmonter la
résistance de l'air. »
« A la première objection, nous répondrons que ce n'est pas
seulement le petit excès du poids ajouté qui s'efforce à mou-
voir la terre, mais que c'est la terre elle-même, et tout entière,
qui tend à se placer de la sorte; lors donc que rien ne l'em-
pêche de se placer ainsi, elle se mouvra d'elle-même vers une
telle situation. La solution de la seconde objection se donne
évidemment par un raisonnement tout semblable; cette objec-
tion est, en effet, sans valeur; c'est la terre entière qui produit
ce mouvement; elle a certainement plus de puissance pour
mouvoir que l'air pour résister, alors surtout que ce mouve-
ment ne produit aucune discontinuité au sein de l'air. »
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GÉOLOGIE 3^5
La seconde des objections que Marsile d'Inghen réfute en ce
passage avait été indiquée par Albert de Saxe lui-même \
« On peut répondre, » avait-il dit, « qu'un allégement quel-
conque apporté à l'une des faces de la Terre ne saurait suffire
à la faire mouvoir, à cause de la résistance que l'air oppose
sur l'autre face. » Albertutius n'avait d'ailleurs pas insisté sur
cette objection.
Après Marsile d'Inghen, l'Université de Paris ne connut sans
doute pas de maître plus réputé que Pierre d'Ailly qui fut
évêque de Cambrai, cardinal, et que l'on surnommait Aquila
Francise. Les Qualuordecim quœstiones in sphœram Johannis de
Sacro Bosco, composées par le très savant cardinal, eurent une
vogue extrême; elles furent souvent imprimées à la fin du
xve siècle et au début du xvic siècle. On trouve, en ces ques-
tions, un exposé très complet de la théorie d'Albert de Saxe.
« Au sujet de ce mouvement rectiligne de la Terre, dit Pierre
d'Ailly2, il faut supposer en premier lieu que le centre de
gravité de la terre se trouve continuellement au centre du
Monde. En effet, alors que tous les graves tendent au centre
du Monde, le corps le plus pesant doit avoir sans cesse son
centre au centre du Monde.
» Il faut supposer, en second lieu, que si l'on divisait la terre
en deux parties de même gravité, ces deux parties se compor-
teraient comme deux poids en équilibre; en sorte que si l'on
ajoutait à l'une des deux parties une surcharge si petite soit-
elle, cette partie tirerait l'autre vers le haut. D'ailleurs, la ligne
qui partagerait la terre en deux moitiés d'égal poids passerait
par le centre du Monde. Cette seconde supposition résulte de
la première.
» En troisième lieu, on suppose que si la terre était partagée
par la pensée en deux moitiés d'égal volume, ces deux moitiés
seraient de poids inégal; en effet, il est une partie de la terre
qui se trouve continuellement exposée aux rayons du soleil;
cette partie est sans cesse échauffée et allégée par la chaleur
i. Alberti de Saxonia Quœstiones in libros de Cœlo et Mundo; lib. II, quaest. X. —
Cf. : Alberti de Saxonia Quœstiones in libros physicorum ; lib. VIII, quanst. IV.
2. Pétri de Aliaco Quatiiordecim quœstiones in sphxram Joannis de Sacro Bosco,
quaestio MI,
3:'|6 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
solaire; l'autre partie, qui se trouve sous les eaux, est alourdie
par le froid de l'eau ; la moitié de la terre qui est émergée est
donc moins lourde que l'autre moitié.
» En quatrième lieu, on suppose que des parties de la terre
émergée s'écoulent constamment vers la mer; de même, cer-
taines parties de la terre, effritées par la sécheresse, sont
emportées sous forme de poussières par les vents et, fina-
lement, jetées à la mer.
» Ces hypothèses posées, nous formulerons une première
conclusion : La terre se meut constamment d'un certain mou-
vement rectiligne, car l'une des moitiés de la terre pousse
constamment l'autre moitié. En effet, l'une des deux moitiés
devient constamment plus lourde que l'autre; donc, par nos
deux premières suppositions, la première moitié repousse
constamment la seconde.
» De là découle ce corollaire que la partie de la terre qui
est maintenant au centre se trouvera un jour à la surface. En
effet, la partie qui est actuellement au centre s'éloigne de ce
centre par l'impulsion que lui communique la partie plus
lourde, en sorte qu'elle finira par arriver à la surface.
» De là résulte encore cette seconde conséquence, qui se
démontre comme la précédente : Le centre de gravité de la
terre varie sans cesse.
» Mais on pourrait formuler cette objection : Puisque la
terre se meut sans cesse vers le Ciel, elle devrait se trouver
déjà transportée jusqu'au Ciel. Pour répondre à cette objec-
tion, nous poserons cette seconde conclusion : Il est pro-
bable que la terre entière, prise dans son ensemble (loquendo
cathegoreumatice) demeure en repos au centre du Monde et ne
se meut nullement d'un mouvement rectiligne. L'ensemble de
la terre, en effet, est toujours à égale distance des diverses
parties du Ciel, en sorte qu'il est exempt de mouvement rec-
tiligne; car la terre entière ne pourrait être animée d'un mou-
vement rectiligne qu'elle ne s'approche ou ne s'éloigne du
Ciel, ce qui n'est pas. Il ne faut pas raisonner ainsi : Chacune
des parties de la terre est animée d'un mouvement rectiligne,
donc la terre entière est animée d'un semblable mouvement.
LÉONARD DR VINCI ET LES ORIGINES DE LV GEOLOGIE 34/
Cette remarque résout l'objection proposée. Que l'on empile,
par exemple, dix pierres l'une sur l'autre; que l'on prenne la
pierre la plus élevée, et qu'on la place sous la plus basse, en
soulevant celle-ci; que l'on prenne ensuite celle qui était la
seconde à partir du haut et qu'on la mette au-dessous de toutes
les autres, et que l'on continue ainsi ; il est clair que chacune
des pierres de la pile se meut et monte sans cesse, et cepen-
dant la pile, prise dans son ensemble, demeure en repos. »
Ces dernières réflexions de Pierre d'Ailly ne font d'ailleurs
que développer une courte indication d'Albert de Saxe; celui-
ci avait déjà, en effet, formulé cette conclusion » : « On peut
dire que la terre est toujours en repos, en ce sens qu'elle ne
peut, par mouvement naturel, s'écarter beaucoup de son lieu
propre; bien que la terre tout entière se meuve parfois, cepen-
dant, considérée dans son ensemble, elle demeure toujours au
même lieu, ou à peu près. »
La théorie, imaginée par Albert de Saxe, des petits mouve-
ments de la terre ferme était donc devenue, au xive siècle et au
début du xve siècle, une des doctrines caractéristiques de
l'École de Paris.
Les théories parisiennes étaient fort mal vues, au xve siècle,
des Averroïstes qui enseignaient aux universités de Bologne et
de Padoue ; pour cette gent à l'esprit servile, Aristote avait
découvert toute la Physique ; Averroès avait pleinement inter-
prété la pensée d'Aristote ; en professant des théories qu'Aris-
tote et Averroès n'avaient point formulées, Albert de Saxe,
Marsile d'Inghen, Pierre d'Ailly se jetaient fatalement dans
l'erreur; en affirmant que la terre, par l'effet même de sa gra-
vité, éprouvait des mouvements petits, mais incessants, dont
le Philosophe et le Commentateur n'avaient pas parlé, les
Parisiens émettaient une assertion fausse et qu'il fallait
repousser.
Nous allons donc voir que les Averroïstes italiens du Quat-
trocento connaissaient la théorie d'Albert de Saxe, mais qu'ils
la rejetaient.
Nul écrit philosophique n'eut plus de vogue, au sein des
i. Alberti de Saxonia Quaestiones in libros de Cselo et Mundo; lib. II, quaest. X.
3/|8 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Universités italiennes du xve siècle, que le manuel intitulé
Summa lolius philosophise et composé par Paul Nicoletti
d'Udine, plus connu sous le nom de Paul de Venise. Le manuel
rédigé par Paul de Venise est sous la continuelle inspiration
des doctrines émises par Albert de Saxe; bien souvent, il n'est
qu'un résumé des Questions discutées, au sujet de la Physique
d'Aristote, du De Caelo, du De generatione, des Météores, par
Albertutius, par Thémon ou par Marsile d'Inghen ; mais ce
résumé est orienté par les tendances averroïstes de l'auteur.
Ainsi en est-il des passages où il est fait allusion au continuel
mouvement de la Terre.
La terre se trouve en son lieu naturel lorsque le centre de
gravité de l'élément terrestre tout entier coïncide avec le
centre du Monde1.
Cela posé, on peut prétendre2 «que la terre n'est jamais en
repos, sans cesse, en effet, l'une des moitiés de la terre est plus
grave que l'autre, car sans cesse l'action des rayons solaires
dilate les parties superficielles de la terre et les rend plus
légères; dès lors, la terre se doit mouvoir continuellement
pour que son centre demeure au centre du Monde... Nous
nierons cette conséquence; sans doute, il y a continuellement
une certaine inégalité entre les poids des deux moitiés de la
terre; mais il n'en résulte pas que la terre se meuve jusqu'à ce
que son centre devienne le centre du Monde, et cela, à cause
de la résistance de l'air et de l'eau. On peut encore répliquer
ceci : Il est constant que si deux poids se trouvent en équilibre
dans une balance, on peut augmenter d'une certaine quantité
la gravité de l'un d'eux sans qu'il descende. »
Paul de Venise reprend3 ces mêmes considérations, sous une
i. Pauli Vcneti Summa totius philosophiœ ; pars II, cap. XX.
2. Pauli Veneti Summa totius philosophiœ ; pars II, cap. XIV.
3. Expositio Pauli Veneti Super octo libros phisicorum Aristotelis necnon super
comenlo Averois cum dubiis ejusdem. Golophon : Explicit liber Phisicorum aristotelis :
expositus per me fratrem Paulum de Venetiis: artium liberalium et sacre théologie
doctorem : ordinis fratrum heremitarum beati Augustini. Anno domini MCCCCIX.
die ultima mensis Junii : qua festum celebratur commemorationis doctoris gentium
et christianorum apostoli Pauli. Impressum Venetiis per providum virum doniinum
Gregorium de Gregoriis. Anno nativitatis domini MCGCGXGIX. die Wlll mensis
Aprilis. Physicorum lib. IV, tract. I, cap. IV, pars H; coll. b et c du pénultième fol.
avant le toi. signé X (l'ouvrage ne porte aucune pagination).
LÉONARD DE V1NCL ET LES OhlGliNES DE LA GÉOLOGIE O^J
forme plus précise, en ses volumineux commentaires à la Phy-
sique d'Aristote :
u ... La terre, elle aussi, semble se mouvoir continuellement
vers le haut, et cela soit du côté de notre hémisphère, soit de
l'autre côté ; en effet, par la lumière du soleil et par les autres
influences refroidissantes que le Ciel exerce, il apparaît qu'une
partie de la terre s'alourdit tandis que l'autre s'allège ; la
partie la plus lourde repousse donc sans cesse la partie la plus
légère, jusqu'à ce que le centre de gravité de la terre entière
se trouve au centre du Monde.
»... Mais l'élément terrestre, pris en sa totalité, ne se meut
jamais d'aucun mouvement, encore que ses parties deviennent
constamment plus ou moins lourdes. Il faut imaginer, en
effet, que le centre de gravité de la terre partage celle-ci en
deux parties dont les pesanteurs se comportent, l'une à l'égard
de l'autre, d'une manière toute semblable à celle de deux
poids égaux en une balance équilibrée; il est certain que si
chacun de ces poids avait une pesanteur mesurée par le nombre
deux, tandis que l'air placé au-dessous aurait une résistance
mesurée par le nombre trois, aucun des deux poids ne soulè-
verait l'autre si l'on ajoutait au premier un poids mesuré par
le nombre un; il ne le soulèverait pas, lors même qu'on lui
ajouterait un poids mesuré par deux ou trois. Si on lui ajoutait,
en effet, un poids mesuré par un ou deux, le poids serait
mesuré par trois ou quatre, et la résistance par cinq, car l'air
a une résistance mesurée par trois, et le poids de l'autre
plateau a une résistance mesurée par deux; s'il y avait mou-
vement, il serait produit par une puissance inférieure à la
résistance. Le premier poids ne descendrait pas, même s'il était
mesuré par cinq, car il n'y a pas mouvement lorsqu'il y a
égalité entre la puissance et la résistance1. Il en est de même
des deux parties également graves de la terre; si l'une devient
plus lourde, et l'autre plus légère, il n'en résulte pas que la
partie la plus lourde pousse la plus légère; non seulement, en
i. Tout ce raisonnement est parfaitement logique, si Ton admet les principes de
la Mécanique du Moyen-Age qui traitait toujours la résistance de l'air comme nous
traitons un frottement statique.
35o ÉTUDES SUR LEONARD DE VUNCI
effet, chacune des deux parties résiste à l'autre, mais l'air et
l'eau qui les entourent résistent également. »
Paul de Venise n'accorde donc pas le mouvement incessant
qu'Albert de Saxe attribuait à la terre; mais la raison même
pour laquelle il rejette cette hypothèse a été indiquée, à deux
reprises, par Albertutius et réfutée par Marsile d'Inghen; le
célèbre averroïste n'a point eu grand effort à faire pour décou-
vrir l'objection qu'il oppose à la théorie des Parisiens.
En la seconde moitié du xve siècle, le plus célèbre averroïste
qui enseigne aux Universités de Padoue et de Bologne est
sans doute Alessandro Achillini, l'adversaire de Pomponat.
Achillini connaît la théorie d'Albert de Saxe, et voici ce qu'il
en dit1 :
« Aucune partie de la terre n'est au centre du Monde; la
terre entière n'y est donc pas davantage. La conséquence est
évidente, car le tout ne diffère pas de ses parties. On prouve
l'antécédent : La moitié qui est au-dessus du centre n'est pas
au centre, non plus que la moitié qui est au-dessous du centre.
» Il est de la nature du centre de demeurer immobile; or la
terre ne demeure pas immobile, car le Soleil s'allège sans
cesse...
» A cela, on peut répondre que la terre est en son lieu
naturel et que ses parties sont, aussi, naturellement situées; le
centre de la terre est au centre du Monde, mais on ne saurait
faire que, de quelque manière que l'on partage la terre, le
centre de chacune de ses parties se trouve au centre du
Monde...
» La terre n'est pas placée au centre mathématique du
Monde comme en une balance, de telle sorte que la moindre
addition ou la moindre soustraction de poids suffise à changer
sa position. Elle est par elle-même un centre naturel ; elle
oppose une grande résistance à qui la meut ou à qui tente de la
mouvoir; il ne suffit donc pas de n'importe quel allégement
pour la mettre en mouvement. Toutefois le Soleil, tournant
autour d'elle en un jour, lui imprime un mouvement de même
i. Alexandri Achillini De démentis liber lertius, dubiura \\l : Utrum terra ait
cenlrum mundi.
LÉONARD DE VLNCI ET LES ORIGINES DE LA GÉOLOGIE 35 1
période; les fleuves qui transportent de la terre meuvent la
terre par parties.
» À l'encontre de ce qui vient d'être dit : 11 résulte de cette
réponse même que la terre n'a pas pour centre de gravité le
point mathématique qui est le centre du Monde. La consé-
quence est évidente, car les transports de terre, la construction
des grands édifices ne meuvent point la terre, tout en la ren-
dant, en certaines parties, plus grave qu'elle n'était auparavant.
» Je réponds, et j'accorde que cette conséquence est possible.»
Achillini n'hésite donc pas à révoquer en doute cette propo-
sition qui portait toute la théorie de la pesanteur conçue par
Albert de Saxe et enseignée par la Scolastique parisienne : Le
centre de gravité de la terre coïncide avec le centre du Monde.
Au sein même des Universités italiennes, TAverroïsme
trouvait des adversaires et les doctrines parisiennes des parti-
sans. Tandis qu'à Padoue, Achillini défendait les principes
astronomiques d'Averroès, son collègue Gapuano les attaquait
pour maintenir les théories de Ptolémée et, parfois aussi, les
opinions des Parisiens.
Francesco Gapuano de Manfredonia était docteur es arts et
docteur en médecine; il enseignait l'Astronomie, à la fin du
xv* siècle, à l'Université de Padoue ; plus tard, il devint
chanoine régulier de Saint Augustin et évêque de Saint-Jean-
de-Latran ; il échangea alors son prénom de Francesco contre
celui de Gianbattista; parfois, dans ses ouvrages, son nom, au
lieu d'être suivi de la mention : de Manfredonia, est qualifié
Sipuntinus (de Siponte, aujourd'hui Maria-Siponto).
Francesco Gapuano avait déjà donné un commentaire à la
Théorie nouvelle des planètes de Georges de Peurbach, lorsqu'il
fit imprimer1 en 1/199, avec une seconde édition de ce com-
mentaire, la première édition de son commentaire à la Sphère
1. Sphera mundi cum tribus commentis nuper editis, videlicet : Cicchi Esculani,
Francisci Capuani de Manfredonia, Jacobi Fabri Stapulensis. Colophon : Impressum
Venetiis per Simonem Papiensem dictum Bivilaquam et summa diligentia cor-
rectum, ut legentibus patebit. Anno Cristi (sic) siderum conditoris MCDXCIX, decimo
calendas Novembres. A cet ouvrage est joint celui-ci : Theoricae novœ planetarum
Georgïi Purbachii astronomi celebratissimi, et in eas eximii arrium (sic) et medecinar»
doctoris Domini Francisci Capuani de Manfredonia in studio Patavino astronomiam
publiée legentis sublimis expositio et luculentissimum scriptum.
352 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
de Sacro Bosco. Voici ce que nous lisons au premier chapitre
de cet écrit :
« Si la terre n'avait aucun mouvement, la partie qui se
trouve actuellement au centre ne le quitterait jamais; elle ne
se trouverait donc jamais en contact avec un corps qui lui soit
contraire, en sorte qu'elle ne cesserait jamais d'être et qu'elle
serait perpétuelle. Or cela ne saurait être vrai, car elle est
composée de matière et de forme, et tout ce qui a une sem-
blable composition est corruptible. »
A cette instance, l'auteur répond en ces termes :
« J'accorde la conclusion qui vient d'être formulée. La partie
de la terre qui est actuellement au centre doit être susceptible
de corruption, puisqu'elle est composée de matière et de
forme; et pour qu'elle puisse se corrompre, il faut qu'elle
arrive un jour à la surface. Pour cela, il faut imaginer que la
partie de la terre que les eaux ne couvrent point est constam-
ment subtilisée et consumée par les rayons solaires; elle se
convertit en vapeurs, comme nous le montre l'expérience, et
comme les météorologistes s'accordent à le reconnaître; les
exhalaisons qui s'élèvent de la terre s'échappent, sous forme
de vapeurs, de cette partie émergée; au contraire, du côté du
globe qui est couvert par les eaux, celles-ci sont condensées
grâce au froid des eaux voisines, et elles se convertissent en
terre; en sorte que de ce côté-là, la terre s'accroît. Mais il n'est
pas possible d'ajouter à la terre d'un côté et de retrancher de
l'autre sans changer le centre de la terre. La partie qui était
jadis au centre s'approchera de la circonférence; elle finira
par devenir tout à fait superficielle... Ainsi la terre se trouvera
mue tout entière... Aussi Aristote, au premier livre des
Météores, et Albert le Grand, au second traité du même livre,
disent-ils que la terre subit constamment de grandes varia-
tions; qu'elle se trouve aujourd'hui là où la mer était autrefois
et inversement. C'est, du reste, ce que j'ai vu de mon temps;
j'ai vu les rivages de la mer asséchés en peu d'années; là où
l'eau se trouvait, où les vaisseaux naviguaient, j'ai vu se
former la terre ferme. Toutefois, cette action par laquelle la
terre se consume d'un côté tandis qu'elle reçoit de nouveaux
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GÉOLOGIE 353
apports de l'autre côté est une action très lente; en un court
espace de temps, elle est insensible, et le mouvement de la
terre est, par conséquent, insensible; la terre semble immo-
bile; en tout cas, jamais elle n'éprouve un déplacement si
considérable qu'elle cesse de contenir le centre de l'Univers. »
En cet exposé, nous reconnaissons, malgré de sensibles
altérations, la doctrine d'Albert de Saxe.
Cette doctrine est encore plus nettement reconnaissable dans
les éditions ultérieures du commentaire de Capuano. Celui-ci,
en effet, a repris ce qu'il avait publié en 1/199 au sujet de la
Sphère de Sacro Bosco ; il a profondément remanié et grande-
ment développé sa première rédaction. En la seconde rédac-
tion, nous trouvons mentionnée, à propos des preuves de la
sphéricité de la terre, une observation d'éclipsé de la lune faite
par l'auteur le i5 août i5o5, en sorte que le remaniement du
commentaire n'est pas antérieur à cette époque.
Ce commentaire remanié fut compris dans les collections
de traités sur la Sphère que publièrent Juncta de Junctis, à
Florence, en i5o8; Melchior Sessa, à Venise, en i5i3; Octa-
vianus Scotus, à Venise, en i5 18 ; Lucas Antonius de Giunta,
à Florence, en i5i8 et en i53i.
En cette seconde édition, comme en la première, Capuano
examine la théorie des petits mouvements de la terre imaginée
par Albert de Saxe. Tout en conservant les lignes essentielles
de l'exposé qu'en donnait sa première rédaction, il retouche
cet exposé, afin qu'il reproduise moins infidèlement les idées
de l'inventeur. A ce qu'il avait dit sur les causes qui font
décroître la terre émergée et croître la terre immergée, il
ajoute cette remarque : « Gomme le fond de la mer est le lieu
le plus bas, tous les graves qui sont dans la mer tendent vers
ce lieu et y descendent. »
Ces transports de matière « déplacent le centre de gravité
de la terre; la partie immergée, devenant plus lourde que la
partie émergée, descend, devient plus voisine du centre du
Monde, et pousse en haut la partie émergée. La terre éprouve
ainsi un mouvement rectiligne tel que l'une des parties monte
tandis que l'autre descend. »
P. DLHEM. 23
35/j ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
L'adhésion de Capuano de Manfredonia à la théorie d'Albert
de Saxe est le seul suffrage nettement favorable à cette
doctrine qu'il nous soit donné de recueillir parmi les philo-
sophes italiens.
Agostino Nifo, par exemple, est assurément un de ceux qui
redoutent le moins d'embrasser les opinions des Parisiens,
des Juniores; à maintes reprises, il manifeste l'estime en
laquelle il tenait la vigueur logique d'Albert de Saxe, qu'il
nomme le plus souvent Albertilla; en son commentaire à la
Physique d'Aristote, qu'il nous déclare avoir été achevé en
i5o6, il formule expressément1 le principe de Mécanique sur
lequel Albert de Saxe fait reposer sa théorie des mouvements
de la terre : « La terre, » dit-il, « n'est point deorsum simpli-
citer tant que son centre de gravité ne coïncide pas simplement
avec le centre du monde. »
Cependant, en son commentaire au De Caelo qui fut achevé
en i5i3, Nifo se borne à mentionnera l'hypothèse nominaliste
des mouvements incessants du sol sans déclarer s'il l'accepte
ou la rejette : « Bien plus, les juniores affirment que la terre
se meut constamment par parties, parce qu'elle croît d'un
côté et décroît de l'autre d'une manière continue, et conti-
nuellement son centre se fait centre du monde. En outre, les
parties centrales de la terre ont tendance à être corrompues;
cette tendance exige que la terre se meuve afin que ces parties
parviennent au lieu où elles se peuvent corrompre. »
Aux temps mêmes qui ont suivi la mort du Vinci, la
doctrine parisienne trouvait des adversaires déterminés; de
ce nombre fut Louis Boccaferri (i 482-1 545).
En ses Leçons sur le premier livre des Météores, Louis
Boccaferri expose nettement la théorie d'Albert de Saxe. « Si
le quart de la terre que nous habitons,» dit-il3, «subissait
1. Augustini Niphi philosophi Suessani Expositiones super octo Aristotclis Stagi-
rit;e libros de physico auditu. Veneliis, apud Hieronymum Scotum, MDLVII1. Physi-
coruni liber IV, p. 307.
•2. Aristotclis Stagirilaï De Cœlo et Mundo libri quatuor, e grseco in latinum ab
Vugustino Nipho philosophe- Suessano conversi et ab eodem etiam... aucti expositione.
Venetiis, apud Hieronymum Scotum, MDXLIX; lib. Il, fol. 110, col. c.
3. Ludovici Buccaferrei Bononiensis Lectiones super primum libriun Metcarolo-
gicorum iristotelis. Venetiis, o\ offleina Joan. Baptistae Somaschi, MDLXV; fol. 106,
col. h.
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GEOLOGIE 355
des changements de configuration, il en résulterait que cette
partie deviendrait plus sèche et, partant, plus légère; au
contraire, la partie qui nous est opposée deviendrait plus
froide, grâce à la fraîcheur et à l'humidité de l'eau; dès lors,
le centre de gravité de la terre changerait sans cesse, il passe-
rait sans cesse d'un lieu à l'autre, ce serait un centre conti-
nuellement différent. Or, le centre de la terre, non point son
centre de grandeur, mais son centre de gravité, est au centre
du Monde. Car il y a deux centres; l'un est le centre de
grandeur, et c'est celui qui divise la terre en deux parties
d'égal volume; celui-là n'est pas le centre du Monde. Il y a un
autre centre, que l'on nomme le centre de gravité, et celui-là
divise la terre en deux parties également pesantes; c'est ce
centre-là qui est le centre du Monde. La gravité de la partie
qui se trouve au-dessus doit donc être égale à la gravité de
la partie qui se trouve au-dessous. Dès lors, si le quart de la
terre que nous habitons émerge davantage, il deviendra
plus léger par l'action des rayons solaires, puisque l'eau ne
le recouvre plus ; mais tandis que la partie que nous habitons
deviendra plus légère, la partie opposée s'alourdira; il se
produira, en la terre, un continuel changement de distribution
de la gravité; l'élément terrestre sera donc sans cesse en
mouvement, car la partie alourdie descendra, tandis que la
partie opposée montera. L'élément terrestre se trouvera donc
constamment en mouvement, contrairement au dire d'Aris-
tote... »
Boccaferri n'est point disposé à renoncer à l'opinion d'Aris-
tote : « Tous les Parisiens, » dit-il1, «prétendent que le centre
du Monde, qui est le centre de l'élément terrestre, est en perpé-
tuel mouvement; cela, parce qu'ils admettent que le centre de
gravité de la terre change sans cesse, car les diverses parties
de la terre de graves deviennent légères ou inversement...
Mais, Messieurs, cela va contre ce qu'Aristote dit au second
livre Du Ciel et au livre Du mouvement des animaux...
» Je nie cet argument, car l'action ne se produit pas
i. Boccaferri, lac. cit., fol. 107, coll. b et c.
356 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
quel que soit l'excès de la puissance sur la résistance ; il faut
que cet excès atteigne une certaine valeur; c'est ce qui n'a
pas lieu ici; sans doute, il y a parfois, au-dessus du centre du
Monde, un poids plus grand qu'au-dessous ; mais cette gravité
en excès est insensible par rapport au poids énorme de la
terre entière; elle ne cause donc aucun mouvement; ainsi il
n'est pas nécessaire que le centre de gravité se meuve, que
l'élément terrestre monte ou descende, car il faudrait que le
poids en excès fût sensible, qu'il eût une valeur déterminée...
Lorsqu'un grand poids est pesé dans une balance et qu'un
autre poids lui fait équilibre, si Ton pose un grain de mil
en l'un des deux plateaux, ce plateau-là ne va pas descendre,
car le poids ajouté est insensible. Lors donc que vous pré-
tendez que la partie la plus lourde de la terre doit descendre
vers le centre et soulever l'autre partie, je dis que vous vous
trompez. »
Les arguments de Boccaferri à rencontre de la doctrine
parisienne sont ceux que nous avons déjà entendus de la
bouche de Paul de Venise ou de celle d'Alessandro Achillini.
L'Averroïsme italien ne craignait pas les redites.
Nous sommes maintenant en état de donner une réponse
précise à cette question : Au voisinage de l'an i5oo, qu'en-
seignait-on, dans les Universités de l'Italie du Nord, au sujet
de la théorie parisienne de la gravité et des petits mouvements
de la Terre?
Cette théorie, sans doute, n'était point ignorée; mais les
Averroïstes ne la formulaient que pour la déclarer fausse ou
douteuse, tandis que leurs adversaires n'en donnaient que des
exposés défectueux. Nul ne songeait à appliquer cette doctrine
à des problèmes particuliers, à en déduire des lois de Statique,
à en tirer l'explication des phénomènes géologiques.
C'est alors que survint Léonard. Il reprit ces pensées dont
les cours et les manuels ne présentaient plus que l'enveloppe
vidée, et il en retrouva le contenu riche et varié. Elles demeu-
raient stériles dans leur isolement; il les rapprocha des pro-
blèmes qui hantaient son esprit, des observations que sa
curiosité avait recueillies; alors, elles se montrèrent fécondes,
LÉONARD DE VINCI ET LES ORIGINES DE LA GÉOLOGIE 357
elles produisirent des conséquences neuves et importantes.
L'originalité de Léonard de Vinci, en Statique comme en Géo-
logie, peut se définir en quelques mots : Elle a consisté à
comprendre pleinement les théories de la Scolastique pari-
sienne, à les faire triompher de la routine averroïste qui les
prétendait bannir de l'Italie, enfin, à en prouver la fécondité
par de nombreuses applications que les premiers inventeurs
n'avaient pas aperçues ou qu'ils avaient à peine soupçonnées.
Ce qui caractérise l'originalité de Léonard de Vinci est aussi
ce qui en fait un des promoteurs les plus clairvoyants et les
plus puissants de la Renaissance des Sciences en Italie ; car
cette Renaissance a commencé du jour où les doctrines ensei-
gnées par les maîtres parisiens du xive siècle ont fait taire le
psittacisme des commentateurs du Commentateur.
NOTES
NOTES
A. — SUR LA MÉCANIQUE DE LÉONARD DE VINCI
ET LES RECHERCHES DE RAFFAELLO CAYERNI
En 1895, s'imprimait un traité considérable, et malheureusement
inachevé, où RafTaello Gaverni étudiait l'histoire de la méthode expéri-
mentale en Italie «. Aussi bien en notre ouvrage sur Les Origines de
la Statique qu'en nos Études sur Léonard de Vinci, nous eussions eu
mainte occasion de citer cette œuvre si elle nous eût été connue.
Malheureusement, nos recherches de travailleur isolé, en la très pauvre
bibliothèque d'une université provinciale, nous avaient laissé en la plus
complète ignorance de la riche collection de faits et d'idées qu'avait
accumulés le laborieux prêtre toscan. De cette ignorance nous avons
été tiré par une aimable lettre de M. Marcolongo, professeur à l'Uni-
versité de Messine, dont les pénétrantes études sur l'histoire de la
Mécanique sont bien connues des géomètres érudits.
La lecture de l'ouvrage de Caverni nous a montré que nous avions
commis, à son préjudice, plus d'une injustice involontaire, aussi bien
en nos Origines de la Statique qu'en ces Études. Il est trop tard pour
réparer les omissions que l'on pourrait constater au premier de ces
traités; du moins voulons-nous, en cette note, combler celles que l'on
rencontre au cours du dernier écrit.
Gaverni a signalé le premier l'influence que la Mécanique de Jor-
danus de Nemore a exercée sur Léonard de Vinci et sur toute la Science
du xvie siècle. « En l'École péripatéticienne et en l'École d'Alexandrie
dont les doctrines avaient été résumées par Jordanus Nemorarius, se
trouvent naturellement compris, dit-il2, les principes féconds d'où
Léonard de Vinci a conclu ses merveilleux théorèmes de Mécanique
rationnelle. En effet, la composition des forces parallèles et celle des
forces non parallèles, les vitesses virtuelles, les moments des graves
le long des plans inclinés étaient choses enseignées en ces antiques
écoles. »
Malheureusement, pour étudier les traités attribués à Jordanus,
1. RafTaello Caverni, Storia del metodo sperimentale in Italia, Firenze, G. Civclli,
1895; 6 vol. in-8°.
2. R. Gaverni, Op. cit., vol. IV, p. 01.
362 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
Caverni ira pas eu l'idée ou le moyen de recourir aux manuscrits ; il
s'est contenté de lire les textes imprimés ; il semble même qu'il ait
ignoré le Liber Jordani Nemorarii de ponderibus qu'Apian fit imprimer
en i533, à Nuremberg, et qu'il ait connu seulement le Jordani opus-
culum de ponderositate, Nicolai Tartaleae studio correclum queCurtius
Trojanus fit imprimer à Venise en i565.
Trompé par les impudents mensonges de Nicolo Tartaglia1, Caverni
a cru que les énoncés seuls étaient, en cet- ouvrage, l'œuvre de Jor-
danus, tandis que les démonstrations avaient pour auteur le géomètre
de Brescia ; il ne lui est pas venu à l'esprit que ce dernier ne fût qu'un
fripon. « L'opuscule posthume De ponderositate, publié en i565, à
Venise, par Curtius Trojanus, est, dit-il2, important pour l'histoire,
car il nous révèle combien l'auteur tenait à commenter de près Nemo-
rarius, et avec quel fervent amour de disciple, comparable à celui avec
lequel Maurolycus commentait son grand géomètre de Syracuse. Mais
cet ouvrage est superflu comme document scientifique, car toutes les
propositions mécaniques qu'il démontre trouvent un ample dévelop-
pement dans les Quesiti e invenzioni publiées en i546 par le même
Tartaglia. »
Réduit au seul texte, souvent incompréhensible ou absurde, du
Jordani opusculum de ponderositate, Caverni ne pouvait être fort
exactement instruit de ce qu'enseignait l'École de Jordanus. On conçoit
donc qu'il ait attribué à cette École la connaissance de la loi de com-
position des forces concourantes, alors que cette loi semble avoir été
ignorée de tous jusqu'à Léonard de Vinci.
Léonard de Vinci a découvert, à l'aide des propriétés du levier
angulaire, la loi de composition des forces concourantes ; nous avons
minutieusement analysé l'histoire de cette découverte3.
Avant de parvenir à l'exacte connaissance de la loi des forces concou-
rantes, Léonard avait longtemps tâtonné; longtemps il s'était attaché
à une loi incorrecte. Caverni a mentionné 4 un seul des nombreux
passages où le grand artiste a parlé de la composition des forces con-
courantes, et ce passage est précisément consacré à l'énoncé de la
règle fausse. Mais, par suite d'un raisonnement géométrique erroné,
Caverni a pris cette règle fausse pour un corollaire de la règle exacte.
Il a donc affirmé que Léonard connaissait la loi de composition des
forces concourantes, ce qui est vrai, mais il l'a affirmé en vertu d'un
texte qui aurait dû lui faire porter le jugement contraire.
i. Les Origines de la Statique, t. 1, pp. 197-205.
a. R. Caverni, Op. cit., vol. IV, p. 87.
3. Léonard de Vinci et la composition des forces concourantes (Bibliotheca mathcmatica,
3* série, t. IV, p. 338, 190^). — Les Origines delà Statique, ch. VIII, § 2, t. I,pp. 172-179.
— La scicntia de ponderibus cl Léonard de Vinci, VI (Études sur Léonard de Vinci, première
série, pp. 3oi-3o5).
!\. II. Caverni, Op. cit., vol. IV, p. 59.
NOTES 363
Caverni a été beaucoup plus exactement informé lorsqu'il a parlé i
de « certains faits qui semblaient merveilleux aux gens du vulgaire et
même aux savants, et que Léonard expliquait naturellement en appli-
quant ce principe : Un corps ou plusieurs corps liés ensemble,
quelque étrange que soit leur figure ou leur position, demeurent en
équilibre stable lorsque le centre de gravité de l'ensemble se trouve en
la verticale du point de suspension. »
A l'appui de cette remarque, Caverni reproduit les deux cas para-
doxaux d'équilibre, étudiés par Léonard, que nous avons également
présentés 2. Il ne semble pas, d'ailleurs, s'être soucié de suivre les
pensées qui avaient conduit l'inventeur à la connaissance d'un tel
principe.
Caverni fait remarquer, d'après Libri, que Léonard a su déterminer
le centre de gravité de la pyramide; il observe à ce sujets, comme nous
l'avons observé depuis ^ que Libri a donné de fausses indications au
sujet des figures qui accompagnent l'énoncé formulé par le Vinci et
qu'il en a tiré une induction peu vraisemblable sur la démonstration
que le grand peintre avait pu employer.
Caverni a écrits : « Dire que Léonard a créé la Science expérimentale,
c'est une hyperbole telle que l'on pardonnerait difficilement à un
historien des Mathématiques de la formuler. De la part de l'homme,
la création serait une absurdité bien plutôt qu'un propre et véritable
prodige ; c'est l'office de l'historien de révéler les causes cachées qui
ont produit les soi-disant prodiges et, par là, de réduire ceux-ci à
l'ordre naturel.
» On découvrirait dans les traditions scientifiques des siècles qui ont
précédé le xvie les sources naturelles dont découle la variété encyclo-
pédique des doctrines professées par un artiste de cette époque. »
Nous ne connaissions pas ces lignes lorsque nous avons entrepris
nos Études sur Léonard de Vinci, et cependant elles esquissent, en
quelque sorte, le plan de notre ouvrage.
i. R. Caverni, Op. cit., vol. IV, p. kh.
2. Études sur Léonard de Vinci, première série, pp. 3o8-3oc).
3. R. Caverni, Op. cit., vol. IV, p. iol\.
k. Albert de Saxe et Léonard de Vinci, IV (Études sur Léonard de Vinci, première
série, p. 36).
5. R. Caverni, Op. cit., vol. IV, p. 3i.
364 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
B.— LES AUCTORES DE PONDERIBUS
ET LÉONARD DE VINCI
Nous avons analysé1 aussi minutieusement que nous avons pu le
faire l'influence exercée sur Léonard de Vinci par ces traités de Méca-
nique que le Moyen -Age attribuait aux Auctores de Ponderibus . Que
Léonard ait connu ces auteurs, on n'en saurait douter, croyons -nous,
après ce que nous avons dit; une seule fois, cependant, son propre
témoignage est venu confirmer nos inductions; nous avons entendu2
le Vinci citer formellement le Tractalus de ponderibus de Biagio
Pelacani, dit Biaise de Parme.
Les manuscrits conservés soit à la Bibliothèque nationale, soit à la
Bibliothèque de l'Institut, et publiés par M. Ch. Ravaisson-Mollien,
ne nous ont apporté aucun autre texte où Léonard citât quelqu'un des
Auciores de Ponderibus ; de tels textes se rencontrent, cependant, en
d'autres manuscrits; la publication de M. Jean Paul RichterS, qu'il
nous a été enfin donné de consulter, nous les a fait connaître.
« Prends le De ponderibus, » dit Léonard ^ en une note où il ne
désigne pas l'auteur du traité qu'il se propose de consulter.
Il ne le désigne pas davantage en cette note 5 :
« Fais montrer au frère de Brera le De ponderibus. »
Or, Léonard a connu trois traités portant ce titre : De ponderibus.
Il a connu, tout d'abord, un des Tractatus de ponderibus que les
copistes attribuent à Jordanus de Nemore, car en un Mémorandum
écrit de sa main, nous lisons 6 :
« Giordano De ponderibus. »
11 a connu ensuite l'écrit intitulé Liber Euclidis de ponderibus, car il
a mis dans ses notes le renseignement suivant7 :
«Maître Stefano Caponi, médecin, demeure à la piscine; il a un
Euclide De ponderibus . »
Ce Liber Euclidis de ponderibus, dont les manuscrits ne sont point
rares 8, est formé par les neuf propositions des Elementa Jordani super
i. La Scientia de Ponderibus et Léonard de Vinci (Études sur Léonard de Vinci, VII;
première série, pp. 267-3 1 6).
2. Loc. cit., p. 269.
3. J. P. Richtcr, The literary Works of Leonardo da Vinci, Londres, i883.
4- Il codice atlantico, a/|3 a, 727 a. — J. P. Richter, Op. cit., t. II, n° 1379.
5. Il codice atlantico, 222 a, 664 a. — J. P. Richtcr, Op. cit., t. II, n° 1/U8.
6. Fragments de la collection Leoni conservés à la Bibliothèque du château de Windsor,
fol. 1 4i a. — J. P. Richtcr, Op cit., t. Il, n° 1/10O.
7. Ms. III de la Forster Library, South Kcnsington Muséum, London, fol. g3 a —
J. P. Richtcr, Op. cit., t. II, n° 1488.
8. Au sujet de ce texte, voir Les origines de la Statique, ch. Vil, $ I; 1. 1, pp. 1 a l-i»8.
notes 365
demonstrationem pondcris, dont les démonstrations ont été longue-
ment étendues, et auxquelles on a soudé le De canonio.
Léonard a connu, enfin, le Tractatus de ponderibus de Maître Biaise
de Parme; nous en avons déjà, de sa bouche, reçu le témoignage; une
note » nous apprend de qui il tenait cet écrit : « Les héritiers de Maître
Giovanni Ghiringallo ont les œuvres de Pelacano. »
Ces quelques textes nous montrent avec quelle curiosité empressée
Léonard recherchait tous les documents où se trouvaient consignés
les enseignements de la Statique médiévale; quel usage il savait faire
des indications contenues en ces documents, nous l'avons vu et
admiré.
i. Ms. III de la Forsler Library, South Kensiiigton Muséum, London, fol. 36. —
J. P. Richter, Op. cit., t. II, n* 1/196.
366 ÉTUDES SU» LÉONARD DE VINCI
G. — SUR L'ORIGINE DE LA LOI DU POLYGONE
DE SUSTENTATION
Nous avons retracé (Première série, pp. 73-79) la série des tâton-
nements par lesquels Léonard était parvenu à la loi du polygone de
sustentation.
« Albert de Saxe avait remarqué que si l'on construisait deux tours
au fil à plomb, les couronnements s'écarteraient d'autant plus que les
tours seraient plus hautes. Léonard retourne, en quelque sorte, cette
remarque; il mène, en un certain lieu de la Terre, la verticale de ce
Heu; puis, de part et d'autre de ce lieu, à une certaine distance, il
imagine qu'on élève deux tours parallèles à cette verticale et, pat-
conséquent, parallèles entre elles. Il montre que ces deux tours
devront forcément s'écrouler si elles sont assez hautes. »
Cette manière de présenter la proposition d'Albert de Saxe est
essentielle; elle suggère tous les développements ultérieurs de la
pensée de Léonard. Or, il est curieux de remarquer qu'elle s'était déjà
offerte à l'esprit de Roger Bacon; voici, en effet, ce que nous lisons
dans YOpus majus l :
« Bien des choses nous semblent parallèles parce que leur concours
échappe à notre perception ; ainsi les murs d'une maison quelconque
semblent parallèles au témoignage de nos sens; mais ils ne le sont
pas ; car tout grave tend naturellement au centre du Monde, en sorte
que la maison s'écroulerait si ses murs étaient exactement parallèles. »
1. Fratris Rogeri Bacon Ordinis Minorum Opus majus ad Clementem quart uni Ponti-
ficem Romanum. Ex M S. Godice Dubliniensi, cura aliis quibusdam collato, nunc
primum edidit S. Jebb, M. D., Londini, typis Gulielmi Bowyer, MDCGXXX1II. Pars
quarta, dist. III, cap. III, p. 76.
HOTES 367
D. — SUR LA BIBLIOGRAPHIE DES ÉCRITS
D'ALBERT DE SAXE
ET DE T1IÉMON LE FILS DU JUIF
Nous avons signale ■ une édilion des Subtilissimae ((Uiesliones super
octo libros Physicorum Arislolelis donnée à Venise en i5o4; nous
pensions qu'elle avait été, comme celle de 1 5 1 0, imprimée par Bonetus
Localcllus aux frais d'Octavianus Scotus; selon un renseignement que
nous empruntons à M. Kobcrto Àlmagià2, elle est duc à Jacobus
Pentius.
Aux éditions des Qu;rstiones in libros de Cœlo et Mundo du même
auteur, que nous avons citées, nous en pouvons joindre une autre,
imprimée à Venise en i52o par les héritiers d'Octavianus Scotus;
cette édition, d'ailleurs, reproduit purement et simplement celle
de 1492.
Nous avons dits (pic les Questions sur les météores de Thémon, le
fils du Juif, avaient dû être imprimées à Venise avant i5i6; mais
nous n'avions pu citer aucune édition qui confirmât notre dire; nous
pouvons aujourd'hui l'appuyer par la mention du titre suivant:
Habes solerlissime lector in hoc codice libros melheor. Aristotelis
Stagirite peripathelicorum principis cum cornmenlariis felicissimi expo-
siloris Gaielani de Thienis noviter impressos : ac mendis erroribus^ue
purgalos. Tractatuin de reactione. Et tractalutn de intensione et
remissione ejusdem Gaielani. Quesliones perspicacissimi philosopki
Thimonis super qualluor libros melhoror.
Ce livre ne porte aucun nom d'éditeur; il ne mentionne ni date, ni
lieu d'impression; M. Henry Sotheran, le savant libraire de Londres,
dont un catalogue nous fait connaître ce rare ouvrage ■'», en place lu
publication au voisinage de l'an i5o5.
1. Etudes sur fJonard de Vinci, première série, p. 335.
2. Robcrto Almagià, La Doltrina délia Marea nell' Antidata classica e nel Medio evo
(Memorie délia fieale Accademia dei Lincei, auno CCCI1, kjo5, p. 102 du tirage à pari).
3. Éludes sur Léonard de Vinci, première série, p. 161.
f4. Sothcran's Price Current of Littérature N" 666 ; n" 1 :">;..
368 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VLNCI
E. — SUIl LES DEUX INFINIS.
I. Richard de Middleton.
L'un des faits les plus remarquables de l'histoire de la Scolaslique
est assurément la réaction violente qu'en la première partie du
xive siècle, Guillaume d'Ockam a menée contre la philosophie péri-
patéticienne.
Un mouvement de cette ampleur et de cette intensité ne se produit
jamais qu'il n'ait été longuement préparé; de plus, avant qu'il ne se
développe en sa pleine puissance, il est ordinairement précédé de
secousses qui l'annoncent. Mettre en évidence les causes de l'Occa-
misme, découvrir et étudier les précurseurs du Venerabilis Inceptor,
ce serait produire une œuvre du plus haut intérêt.
Sans prétendre ici accomplir cette œuvre, ni même l'entreprendre,
il nous est arrivé de signaler quelques particularités capables d'éclairer
les origines de l'Occamisme.
La cause première de la réaction occamiste se trouve assurément
dans les excès du Péripatétisme averroïste; les docteurs qui, au
xme siècle, combattirent les tendances de Siger de Brabant et de ses
émules furent les avant-coureurs d'Ockam; la condamnation des
Articuli parisienses, portée en 1277 par les théologiens de la Sorbonne
et par l'évêque de Paris, Etienne ïempier, formulait, en bien des
circonstances, le programme des doctrines que Guillaume d'Ockam
allait défendre; c'est une remarque qu'à plusieurs reprises, il nous
a été donné d'indiquer1.
L'Anti-aristotélisme de Roger Bacon a certainement influé, lui
aussi, sur l'Anti-aristotélisme du Venerabilis inceptor. Les pensées de
Bacon ont fortement contribué, à coup sûr, à orienter la philosophie
de l'École franciscaine. De cette action, nous avons eu parfois occasion
de relever les traits en étudiant soit Jean Duns Scot, soit Ockam».
Une autre raison du mouvement occamiste se trouve dans la com-
plication introduite en la Philosophie par le Docteur Subtil; le besoin
de simplifier au plus haut degré les doctrines, de diminuer autant
que possible le nombre des entités métaphysiques a été engendré par
l'excès inverse; mais cette raison-là est trop visible pour qu'il soit
nécessaire d'y insister.
Les causes qui devaient provoquer le vigoureux effort du Venera-
bilis Inceptor contre la philosophie d'Aristote exerçaient déjà leur
1. Voir p. 38 et p. 7G.
2. Voir pp. 7-8 et p. 4i.
NOTES oG(J
action depuis un certain temps lorsque ce maître commença d'en-
seigner; on ne saurait donc s'étonner qu'elles lui eussent suscité des
précurseurs ; Richard de Middleton nous paraît être un de ces avant-
coureurs de Guillaume d'Ockam.
Anglais et Franciscain comme Roger Racon, comme Duns Scot,
comme Ockam, Richard de Middleton est mort peu d'années avant le
Docteur Subtil ; il était, sans doute, plus âgé que ce dernier et ses
Questions sur les quatre livres des Sentences de Pierre Lombard durent
être composées au voisinage de l'an i3oo, alors que les anathèmes
portés par les théologiens de Paris, que les enseignements déve-
loppés par Roger Racon étaient encore tout récents. Des uns et des
autres, la trace se reconnaît fréquemment en ces Questions.
« Certaines gens, » s'écriait Pierre Lombard *, « se faisant gloire de
leur sens propre, se sont efforcés de restreindre la puissance de Dieu
et de lui assigner une mesure. Lorsqu'ils disent, en effet, Dieu peut
jusque-là, mais il ne peut pas davantage, qu'est cela, sinon enfermer
en des limites la puissance de Dieu, qui est infinie, et la restreindre
à une certaine mesure ? »
C'est en commentant ce que Pierre Lombard avait dit de la toute-
puissance divine que Richard de Middleton est amené à se demander
si Dieu peut réaliser un infini.
Il nie, tout d'abord2, que Dieu puisse produire, un être qui soit
infini sous tous rapports, qui soit infini sans que rien, en cet être,
soit fini.
Sa négation n'a plus la même rigueur lorsqu'il s'agit de savoir 3 « si
Dieu peut produire quelque chose qui soit naturellement infini
suivant une certaine dimension » ou, en d'autres termes, qui soit
infini sous quelque rapport sans l'être sous tous les rapports. A cette
question, «je réponds, » dit Richard, «que, sans fin, Dieu peut
produire une dimension plus grande, et une encore plus grande,
mais sous la condition qu'à chaque instant la grandeur déjà prise à
cet instant soit finie. C'est ce que l'on nomme habituellement l'infini
en acte avec mélange de puissance ou l'infini in fieri; mais il est
i. Pétri Lombard! Episcopi Parisiensis Sententiarum libri quatuor; Lib. I,
Dist. XLIII.
2. Clarissimi theologi Magistri Ricardi de Media Villa Seraphici ord. min. couvent.
Super quatuor libros Sententiarum Pétri Lombardi Quœstiones subtilissimœ, Nuncdemum
post alias editiones diligentius, ac laboriosius (quod fieri potuit) recognita?, et ab
erroribus innumeris castigatae, necnon conclusionibus, ac quotationibus ad singulas
Qusestiones adauctae, et illustratas, a R. P. F. Ludovico Silvestrio à S. Angelo in Vado,
Doctore Theologo, et ejusdem instituti professore. Cum Indice generali, ac locuple-
tissimo totius operis. Ad Illustrissimum et Reverendiss. D. D. Marcum Antonium
Gonzagam, Marchionem, Principemq. Rom. Imperii, et Episcopum Casalensem
Brixiae, de consensu Superiorum, MDXCI. Lib. I, dist. XLIII, art. 1, quaest. IV.
ïomus primus, pp. 382-383.
3. Riccardi de Media Villa Quœstiones in quatuor libros Sententiarum, lib. I, dist.
XLIII, art. I, quaest. V; éd. cit., tomus primus, pp. 383-386.
P. DUHEM. i'\
3;0 ÉTUDES SUIl LÉONARD DE VINCI
impossible que Dieu produise une dimension quelconque qui soit
infinie in facto esse ou, comme l'on dit couramment, qui soit un
infini in acta simpliciter. »
Voici, selon notre Franciscain, la raison métaphysique qui rend
contradictoire, pour toute créature, l'infinité in aclu simpliciter :
« Les mots : essence de la créature, expriment quelque chose qui est
indifférent à exister ou à ne pas exister d'une manière effective ; et
cela est évident, car les essences des créatures qui étaient, de toute
éternité, connues de Dieu, pouvaient fort bien ne pas exister effective-
ment; et beaucoup de ces essences sont encore aujourd'hui connues
de Dieu, auxquelles le Créateur peut donner ou ne pas donner
d'existence effective. Mais cette indifférence est déterminée du moment
même que l'essence est contrainte à l'un des partis de l'alternative, à
l'existence; une dimension qui existe effectivement reçoit, par l'effet
même de cette existence effective, une détermination, il ne s'agit pas,
d'ailleurs, d'une détermination par laquelle elle se trouverait placée en
tel genre ou en telle espèce; lors même qu'aucune surface n'existerait
en effet, le mot surface n'en désignerait pas moins une essence
appartenant au genre quantité. Il suit de là que, par son existence
effective, une essence reçoit une détermination de même nature que
celle qu'elle reçoit par division, c'est-à-dire une détermination par des
termes imposés à sa longueur, à sa largeur ou à sa profondeur. L'in-
finité répugne donc à toute dimension par cela même qu'elle est douée
d'existence effective. »
Cette doctrine se heurte visiblement à l'axiome d'Aristote : Toute
grandeur qui convient en puissance à un objet, lui convient aussi en
acte. Si donc Dieu peut, sans fin, créer un volume de plus en plus
grand, il peut créer un volume actuellement infini.
Richard répond : « Toute grandeur qui convient en puissance à un
objet lui convient aussi en acte à l'égard d'un opérateur qui opère au
moyen de quelque chose préexistante. Mais à l'égard de Dieu, qui
peut produire de rien, cette parole du Philosophe n'est plus vraie. »
Burley J et Ockama reprendront et développeront cette réponse.
L'impossibilité de la grandeur actuellement infinie entraîne, selon
Richard de Middleton 3, celle de la multitude infinie en acte : « Dieu
ne peut produire quelque chose qui soit, en nombre, actuellement
infini. En effet, toute multitude que Dieu peut réaliser au moyen de
choses incorporelles, il peut aussi bien la réaliser à l'aide de corps.
Mais Dieu ne peut produire une multitude infinie de corps, car de ces
corps, dont la multitude serait infinie, il pourrait également faire un
i . Voir p. 3y.
a. Voir p. !\i.
.'>. Kiccardi de Media Villa Qucestiones in quatuor libros Sententiarum, lib. I.
dist. XLlII,art. I, qua>st. VI; éd. cit., tomus primus, p. 386.
NOTES 07 1
tout continu; il produirait ainsi un volume continu actuellement
infini et, en la précédente question, on a prouvé que cela ne pouvait
être. »
A l'appui de l'opinion selon laquelle la multitude infinie peut être
réalisée, on cite volontiers cet argument : Toute grandeur continue
est indéfiniment divisible; il n'y a donc pas impossibilité à supposer
qu'elle est, d'une manière actuelle, divisée en une multitude infinie
de parties.
« Lorsqu'on dit que tout continu est divisible à l'infini, je réponds
que cela est vrai pourvu qu'on le comprenne ainsi : Il peut être divisé
sans fin, mais de telle façon que le nombre des parties formées soit
toujours fini. Si vous admettez qu'il soit ainsi divisé, il n'en résulte
aucune impossibilité ; il n'en résulte pas, en effet, l'existence d'un
infini in facto esse, mais seulement d'un infini in fier l que l'on nomme
habituellement un infini en acte avec mélange de puissance. »
Cette opinion touchant la divisibilité à l'infini est, dans le fond
comme dans la forme, toute semblable à celle qu'a soutenue Roger
Bacon1; nous voyons clairement que Richard de Middleton a tout
simplement appliqué à la solution des difficultés qui concernent l'infi-
niment grand cette notion d'acte mélangé de puissance par laquelle
Bacon résolvait le problème de l'infiniment petit; son exemple,
d'ailleurs, sera suivi très exactement par Guillaume d'Ockam; celui-ci
refusera également à Dieu le pouvoir de produire l'infiniment grand
in facto esse, tout en lui accordant de réaliser l'infini infteri. Richard
de Middleton nous apparaît ici comme l'intermédiaire entre Bacon et
le Venerabilis Inceplor.
Richard revient, en une de ses Questions quodlib étales 2 , au pro-
blème de la divisibilité à l'infini.
Il enseigne encore ici que la grandeur mathématique, telle que la
ligne, la surface ou le volume, est divisible en parties qui, elles-
mêmes, sont divisibles; en ce sens, la grandeur mathématique est
divisible à l'infini.
Mais, en sa question quodlibétale, Richard de Middleton ne se
borne pas à étudier la divisibilité de la grandeur mathématique; il
étudie également la divisibilité de la grandeur réalisée en un corps
naturel, la divisibilité d'un volume de feu, par exemple; voici, à cet
égard, quelle est sa doctrine :
Étant donné un volume de feu, on peut concevoir qu'il soit divisé
en petites étincelles, que ces étincelles soient, à leur tour, divisées en
parcelles plus petites, et ainsi sans fin. Chaque parcelle, si petite
1. Voir p. 19.
2. Quodlibeta Doctoris eximii Ricardi de Media Villa, ordinis minorum, qurestiones
octuaginta continentia. Brixia?, de consensu superiorum, MDXCI. Quodlibetum 111,
art. II, quaîst. V : Utrum magnitudo naturalis sit divisibilis in infinitum; pp. 91-93.
Ô~j2 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
soit-elle, serait réellement du feu ; en elle se trouveraient la matière
spécifique du feu, la forme spécifique du feu.
Dieu pourrait, de la sorte, diviser indéfiniment un volume de feu et
maintenir l'existence des parcelles de feu ainsi produites, si petites
soient-elles.
Mais cette division pourrait être poussée assez loin pour altérer, non
point la matière spécifique ni la forme spécifique du feu, mais
certaines propriétés ou vertus de ce feu.
« On pourrait, par exemple, parvenir à des parties si petites qu'elles
ne pourraient plus être maintenues en existence par les seules forces
créées, et cela parce qu'en de telles particules toute vertu se trouverait
affaiblie à un trop haut degré. Dieu, cependant, pourrait conserver
une telle particule; seul, il pourrait produire d'une manière réelle
une telle division; ni l'ange ni l'âme intellectuelle ne la peuvent
réaliser, mais ils la peuvent concevoir par la pensée. »
De même, une particule suffisamment petite de feu, tout en demeu-
rant spécifiquement du feu, n'aurait plus assez de vertu pour
engendrer son semblable, pour se mouvoir, pour émouvoir notre
sens; à l'égard de ces diverses propriétés, le feu n'est pas divisible
à l'infini.
Richard de Middleton pose ici, avec une extrême netteté, la doctrine
que Guillaume d'Ockam » et Jean Buridana se borneront à répéter,
qu'Albert de Saxe développera 3.
Mais revenons au problème de l'infini mathématique.
De l'impossibilité de l'infini en acte, Richard de Middleton tire
cette conclusion: Le Monde n'a pu exister de toute éternité. Son argu-
mentation mérite d'être rapportée; elle est, en effet, devenue comme
le thème d'une discussion ardente et d'une extrême importance entre
les tenants de l'infini in facto esse et les partisans de l'infini infieri.
« S'il était possible que le Monde eût été créé de toute éternité, dit
Richard 4, Dieu eût pu réaliser l'infini actuel soit en nombre, soit en
grandeur, il eût pu de même, en effet, créer des hommes de toute
éternité; de toute éternité, ces hommes eussent engendré d'autres
hommes, et leurs successeurs en eussent fait autant jusqu'à ce jour.
Gomme, d'ailleurs, les âmes rationnelles sont incorruptibles, il
existerait, d'une manière actuelle, une multitude infinie d'âmes
rationnelles.
»De même, Dieu aurait pu mouvoir continuellement le ciel jusqu'à
ce jour et, en chacune des révolutions du ciel, créer une pierre; il eût
i. Voir |). i5.
2. Voir p. 38^i .
3. Voir p. i5.
!\. Ricardi de Media Villa Qu.rstiones super qualuor libros Senlentiarum; lib. II.
dist. Il, art. III, quaest. IV; éd. cil., lomus secundus, p. 17.
NOTES 373
pu réunir toutes ces pierres en une seule; cela fait, un volume infini
existerait d'une manière actuelle. Mais au premier livre, nous avons
prouvé que Dieu ne pourrait produire, d'une manière actuelle, ni une
multitude infinie, ni une grandeur infinie. Dieu n'a donc pas pu créer
le Monde de toute éternité.
» De même encore, si Dieu avait pu créer le Monde de toute éternité,
il aurait pu, tout aussi bien, mouvoir le ciel de toute éternité, conti-
nuellement et jusqu'à ce jour. Dieu aurait donc pu faire qu'une
multitude infinie de jours fussent maintenant passés. Mais il est
impossible que Dieu ait fait une multitude de jours passés qui fût
infinie in accepto esse; il n'est pas possible, en effet, qu'il ait produit
quelque chose qui soit aujourd'hui passé et qui n'ait été futur; il
n'aurait donc pas pu produire une multitude de jours passés qui fût
infinie in accepto esse s'il n'y avait eu une infinité in accepto esse de
jours futurs. Mais Dieu n'a pas pu faire qu'une infinité de jours
fussent des jours futurs in accepto esse, mais seulement in accipiendo
esse ou in Jieri. Semblablement donc, Dieu n'eût pu produire une
multitude de jours passés qui fût infinie in accepto esse, mais seule-
ment in accipiendo esse. Il reste donc que le Monde n'a pas pu être
créé de toute éternité. »
Cet argument, Jean de Bassols va le retourner; il s'en servira pour
démontrer qu'Aristote, en admettant l'éternité du Monde, aurait dû,
pour demeurer conséquent avec lui-même, admettre l'existence
actuelle de la multitude infinie et de la grandeur infinie.
II. Jean de Bassols.
Jean de Bassols était, croit-on, compatriote de Duns Scot ; il fut, en
tout cas, disciple du Docteur Subtil; le maître, en ses leçons, gardait
sans cesse les yeux fixés sur ce disciple-là: «C'est mon auditoire, »
disait-il *.
En la formation intellectuelle de Jean de Bassols, l'influence de
Duns Scot est donc historiquement certaine; bien des indices,
croyons-nous, permettraient d'y déceler celle de Roger Bacon; enfin
1. Ces renseignements sont extraits d'une épître dédicatoire composée, en i5i 7,
par le franciscain Anastasius ïurrionus de Samarino et placée au verso du titre de
l'ouvrage suivant :
Opéra Joannis de Bassolis Doctoris Subtilis Scoti (sua tempestate) fidelis Disci-
puli | Philosophi | ac Theologi profundissimi \ In Quatuor Sentenliarum Libros (crédite)
Aurea. Quœ nuperrime Impensis non minimis | Curaque | et emendatione non medio-
cri ! Ad débitée integritatis sanitatem revocata \ Decoramentisque marginalibus | ac
Indicibus \ adnotata ; Opéra denique \ et Arte Impressionis mirifica Dextris Syderibus
elaborata fuere. Venundantur a Francisco Regnault : et Ioanne Frellon. Parisiis.
Cum gratia Et privilégie Colophon du premier livre: Hic finem accipiunt subtilis-
sime: et sane quam utiles quesliones R. P. Fratris Jo. de Bassolis Minorité | ac Théo-
3y4 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
celle qu'ont exercée les décisions de 1277 nous apparaît à la lecture de
l'écrit composé par notre auteur, car celui-ci cite très fréquemment
les articles de Paris et s'autorise de la condamnation portée contre
ces articles.
En bien des circonstances, Jean de Bassols se montre adversaire
aussi résolu de la philosophie du Stagirite que le sera Guillaume
d'Ockam; parfois même, ses conclusions sont plus absolues que ne le
seront celles du Venerabilis Inceptor. C'est ce qui a eu lieu, en parti-
culier, au sujet du problème de l'infiniment grand.
Aristote a commencé par établir que l'existence actuelle de la
grandeur infinie était une contradiction ; il en a conclu ensuite que
l'existence potentielle de la grandeur infinie était également contra-
dictoire ; pour que la grandeur infinie puisse exister en puissance, il
faudrait, affirme Aristote, qu'il existât actuellement une grandeur
infinie.
La négation de l'infiniment grand en puissance a semblé, aux théo-
logiens catholiques, une barrière opposée à la toute-puissance créatrice
de Dieu, et ils ont entrepris de faire tomber cette barrière; mais
à ceux d'entre eux qui s'y sont le plus appliqués, comme Richard de
Middleton, Walter Burley, Ockam et leurs successeurs, il n'a pas
semblé que l'omnipotence divine fût limitée par l'impossibilité de
la grandeur infinie actuelle; ils ont donc concédé au Stagirite cette
impossibilité, et tous leurs efforts ont eu pour objet de rompre le
lien, établi par le Philosophe, entre l'impossibilité de l'infini actuel
et l'absurdité de l'infini potentiel.
Tout autre, et bien plus nettement opposé au Péripatétisme, a été le
sentiment de Jean de Bassols ».
Le disciple de Duns Scot admet pleinement l'axiome formulé par
Aristote: L'infiniment grand potentiel suppose l'infiniment grand
actuel. Or, chrétien, il croit à la toute-puissance divine qui ne lui
permet pas de regarder l'infiniment grand potentiel comme une
absurdité. Il ne veut donc pas que l'infini actuel soit contradictoire et
il déclare Dieu capable de le créer.
logi profundissimi in primum Sententiarum. Nuper ab ORONTIO FINE Delphinate
(ctsi corruptum et maculatissimum exemplar nactus extiterit) priori integritati
quam integerrime et emendatissime valuit diligenter restitute. Ac marginariis
adnotamentis haud parum conducentibus I cum earum indicibus studiose ab eodem
decorate. Sumptibus autem non modicis Fidclium Bibliopolarum Aime universitatis
Parisiensis Francisci Regnault : et Joannis Frellon ïypis mandate. In Aedibus
scilicel Nycolai de Pratis Calcograpbi probatissimi. Anno JESU Acterni Régis
sesquimillesimo decimoseptimo Nono Idus Septembres | Sole sub \\V parte Vir-
ginia gradientc in hemispherio Parisiensi. Leonis Pape X pontiiicatus Anno Quinto.
— Les questions de Jean de Rassois sur les livres II, 111 et IV des Sentences ont été
imprimées respectivement en i5iG, i5i6 et i."»i-.
1. Joannis de Rassolis //( primum librum Sententiarum distinctio XLIII, quœst.
unira; éd. cit., foll. CCIX seqq.
NOTES 375
Que telle soit bien la démarche de la pensée de Jean de Bassols, le
passage que voici » nous en est garant :
« Une quantité qui surpasse toute grandeur déterminée est une
quantité infinie en acte; mais étant donnée une quantité d'une mesure
déterminée, on peut en donner une plus grande ; on peut donc donner
une quantité actuellement infinie. Donnez-moi, en effet, la longueur
que vous voudrez, de deux pieds par exemple, ou de trois pieds, ou
de telle autre mesure particulière; il n'y a rien, semble- 1- il, qui
répugne à ce que j'en puisse donner une plus grande, non pas seule-
ment en puissance et in fier ï, mais en acte; la longueur, en effet, ne
s'assigne pas à elle-même telle mesure déterminée. A l'appui de ce
raisonnement, on peut invoquer cette assertion d'Aristote au troisième
livre des Physiques : Si une grandeur peut être indéfiniment accrue,
elle peut être actuellement infinie; cette conséquence, énoncée par
Aristote, est valable. Mais une grandeur peut être indéfiniment accrue,
car, étant donnée une créature quelconque ou un individu quelconque
d'une espèce déterminée, Dieu pourrait produire une seconde créature
semblable ou un second individu de même espèce, et l'ajouter à la pre-
mière créature ou au premier individu; cette affirmation est confirmée
par Aristote lui-même, en son écrit De lineis indivisibilibus , car il y
enseigne que toute grandeur, pourvu qu'elle soit finie, peut être
amenée à toucher une autre grandeur et à la prolonger; de même, en
la suite des nombres on peut progresser indéfiniment; de même pour
les formes, etc.»
Que l'infini actuel n'implique aucune contradiction, que Dieu puisse
lui donner l'existence, c'est ce que Jean de Bassols va soutenir; mais
auparavant, il pose une distinction 2.
« L'infini actuel peut être entendu de deux façons :
» On peut, en premier lieu, entendre par ces mots l'infini simple,
qui est infini selon toute manière d'être et selon toute perfection.
» On peut, en second lieu, l'entendre d'un infini qui ne l'est pas
selon toute manière d'être et selon toute perfection, mais selon une
certaine manière d'être ou selon une perfection d'une nature spéciale. . . ,
par exemple de l'infini en longueur ou en quelque attribut analogue.
» Dieu ne peut créer d'infini actuel au premier sens du mot, car il
ne saurait exister un autre Dieu » et cet infini serait Dieu.
Mais il n'en est pas de même de l'infini pris au second sens du mot.
Parmi les diverses espèces d'infini qu'implique ce second sens, il en
est quatre 3 dont l'existence actuelle n'implique aucune contradiction
et peut, par conséquent, être réalisée par Dieu ; ce sont : L'infini en
grandeur géométrique (longueur, surface ou volume) ; l'infini en
1. Jean de Bassols, loc. cit., fol. ccxi, coll. b et c.
2. Jean de Bassols, loc. cit., fol. ccx, col. d.
3. Jean de Bassols, loc. cit., fol. ccxi, col. b.
O-G ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
nombre ; l'infini selon l'intensité ou la grandeur de quelque perfection
ou forme non géométrique, de la chaleur, par exemple; enfin l'infini
en force (virtusj.
Le pouvoir de réaliser un infini actuel est réservé, d'ailleurs, à Dieu ;
aucun agent naturel n'est apte à le produire1 : « L'accroissement d'une
grandeur progresse ou peut progresser indéfiniment ; il en résulte
qu'une grandeur infinie tant en puissance qu'en acte peut être donnée
parla vertu divine, non par vertu naturelle; si les forces naturelles
interviennent seules, une borne est imposée à la grandeur et à son
accroissement. »
L'argument direct que Jean de Bassols fait valoir à l'appui de sa
thèse est toujours l'axiome d'Aristote : L'infini potentiel serait irréali-
sable si l'infini actuel l'était; or l'infini potentiel ne peut être révoqué
en doute lorsqu'il s'agit de grandeur ou de nombre; toute grandeur,
tout nombre peut toujours être surpassé par une autre grandeur, par
un autre nombre.
Mais à cet argument direct, Jean de Bassols adjoint des arguments
indirects ; il s'attache à résoudre les contradictions qu'Aristote et les
autres philosophes avaient cru découvrir en la supposition d'une gran-
deur infinie ou d'un nombre infini actuellement existants ; il les
résout, d'ailleurs, avec beaucoup de sagacité, mettant à nu le paralo-
gisme qui fait presque toujours le fond de ces sortes d'objections.
Contre la grandeur infinie actuelle, par exemple, une foule d'im-
possibilités prétendues sont tirées de la figure que l'on attribue au
corps en lequel cette grandeur serait réalisée. Mais pourquoi, au
corps infini, attribuer une figure? «Il n'est nullement nécessaires, de
nécessité absolue, qu'un corps soit terminé et qu'il ait une figure;
en sorte qu'un corps infini n'est d'aucune figure; à moins que l'on
n'aime mieux dire que sa figure est actuellement infinie comme sa
grandeur ; mais, dans ce cas il faut ajouter que la définition de la figure
dont se tirent ces impossibilités ne convient qu'aux figures finies. »
Aristote a élevé contre l'infini actuel une objection tirée de l'impossi-
bilité où l'on est de lui attribuer des parties finies ; Jean de Bassols
ruine cette objection par cette remarque si simple 3 :
u L'infini a des parties [finies] qui ne sont pas des parties aliquotes ;
en prenant un nombre déterminé, quelconque d'ailleurs, de ces parties,
il est toujours impossible de reproduire le tout. »
Un autre argument, qui est de tous les temps, est le suivant '• :
« D'une grandeur actuellement infinie, il est possible, tout au
moins par la puissance de Dieu, de séparer une première partie finie,
i. Jean de Bassols, loc. cit., fol. ccxn, col. d.
2. Jean de Bassols, loc. cit., fol. ccxii, col. d.
3. Jean de Bassols, loc. cit., fol. ccxn, col. c.
4. Jean de Bassols, loc. cit., fol. ccxui, col. h.
NOTES 377
d'un pied, par exemple, ou de deux pieds; je demande alors si la
partie restante est finie ou infinie. On ne peut dire qu'elle est infinie,
car le tout étant plus grand que sa partie, il en résulterait qu'un infini
actuel étant donné, un être de même espèce pourrait être plus grand,
ce qui est faux et absurde. On ne peut dire non plus qu'elle est finie,
car de deux grandeurs finies on ne peut former un infini. »
Notre Franciscain répond1 : « Lorsque vous dites: Un infini pourrait
donc être plus grand qu'un autre infini du même genre? je dis qu'il
n'y a pas d'inconvénient à cela s'il ne s'agit pas de l'infini considéré
simplement, de celui qui l'est de toute manière et sous tout rapport;
c'est ainsi qu'une ligne qui n'a de terme ni du côté de l'Orient ni du
côté de l'Occident serait plus grande qu'une ligne illimitée du côté
de l'Orient, mais ayant un terme du côté de l'Occident. »
Formé à la dialectique la plus subtile par son maître Duns Scot,
Bassols n'hésite pas à signaler des illogismes même dans les raisonne-
ments du Stagirite. Il va plus loin ; il accuse le Philosophe de se con-
tredire lui-même en niant le nombre actuellement infini : « Si Aristote,
dit-il2, avait fait un tout de ses principes, il eût admis l'existence
actuelle du nombre infini. Au huitième livre des Physiques, en effet,
il a admis que le Monde était éternel et que les hommes s'étaient
engendrés les uns les autres de toute éternité. En second lieu, il a
admis que l'âme raisonnable était la forme et l'acte du corps; le
nombre des âmes est donc précisément le même que le nombre des
corps humains ; on ne voit pas qu'il ait admis l'opinion absurde sou-
tenue depuis par le Commentateur, opinion selon laquelle il n'existe
qu'un seul intellect pour tous les hommes; l'eût-il admise que l'on
pourrait, je le prétends, lui prouver efficacement le contraire, une fois
supposé ou démontré que l'âme est la forme du corps humain. En
troisième lieu, aux trois premiers livres De l'âme et au seizième Des
amimaux, il a admis que l'âme humaine était incorruptible, qu'elle
différait par sa perpétuité de ce qui est corruptible et extrinsèque. De
ces trois propositions découle cette conséquence inévitable : La multi-
tude des âmes humaines est infinie. Si donc, au troisième livre des
Physiques, Aristote entend nier, comme l'affirme le Commentateur, la
possibilité du nombre infini actuel, il en résulte qu'il se contredit lui-
même et que l'on peut, de ses dires, tirer également ces deux affirma-
tions : Il y a un infini en acte. Il n'y a pas d'infini en acte 3. »
1. Jean de Bassols, loc. cit., fol. ccxni, col. c.
2. Jean de Bassols, loc. cit., fol. ccxn, col c.
3. Jean de Bassols, en ce passage, se montre fermement opposé à la doctrine aver-
roïste de l'unité de l'intellect; d'ailleurs, il semble que cette doctrine, après avoir
recruté de nombreux adhérents, à Paris, durant le xin8 siècle, n'en comptait plus
guère au début du xiv" siècle; les condamnations formulées en 1277 lui avaient porté
un coup fatal. Qu'il en fût bien ainsi, la lecture même de Jean de Bassols nous
l'apprend. A propos de l'un des articles condamnés par Etienne Tempier, notre Fran-
378 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Les philosophes qui veulent nier la grandeur infinie actuelle et le
nombre infini actuel rattachent presque tous l'impossibilité de cet
infini à l'impossibilité d'une division actuellement infinie de la
grandeur finie. Si Dieu, disent-ils, pouvait réaliser actuellement
une multitude infinie, il pourrait, d'une manière actuelle, partager
toute grandeur finie en une infinité de parties indivisibles. Bassols,
comme ces philosophes, nie qu'une grandeur finie puisse être, d'une
manière actuelle, divisée à l'infini ; mais il nie également que cette
impossibilité entraîne celle de la multitude actuellement infinie.
« La division d'une quantité finie quelconque en parties dont les
grandeurs se succèdent selon un rapport constant, se poursuit,
dit-il1, à l'infini. Il en est de même de l'augmentation d'une quantité
par l'addition de semblables parties divisibles. La vertu divine elle-
même ne peut réduire cette division ou cet accroissement à l'acte in
facto esse, mais seulement à l'acte in fieri, et cela parce que la réalité
ou la nature des choses répugne à cette actualisation. Mais cela ne fait
point objection à notre proposition. »
La doctrine si vigoureusement anti-aristotélicienne de Bassols, en ce
problème de l'infini, prépare la réaction occamiste, en même temps
qu'elle la dépasse de beaucoup; il est difficile de croire que l'« Audi-
toire » de Duns Scot n'ait pas influé sur le Venerabilis Inceptor.
III. Durand de Saint- Pour çain.
Il semble bien, d'ailleurs, que la pensée de Jean de Bassols ait
éveillé un écho en la raison d'autres scolastiques de son temps ; Durand
de Saint-Pourçain, par exemple, paraît avoir connu cette pensée et
s'être trouvé sur le point de se laisser séduire par elle.
A quel moment Durand de Saint-Pourçain philosophait-il ? Il flo-
rissait, nous dit Trittenheim2, au voisinage de l'an i3i8. Mais l'activité
ciscain est amené à parler des circonstances dans lesquelles cette sentence fut rendue.
« Il y avait alors à Paris, dit-il % quelques hommes qui soutenaient cette opinion :
Comme aucune matière ne fait partie de l'àme, il ne peut y avoir plusieurs âmes
numériquement distinctes. »
1. Jean de Bassols, loc. cit., fol. ccxm, col. c.
2. D. Durandi a sancto Portiano super sententias theologicas Pétri Lombardi corn-
mentariorutn libri quatuor, per fratrein Iacobum Albertum Castrensem ad fidem veterum
exemplarium diligenter recogniti. Post omnes omnium œditioncs hactenus vulgatas
a) Profundissimi Sacre théologie p7*ofessoris F. Joannis de Bassolis minorité in secuiulum
sentenliarum Qucstiones inyeniosissime : et sane quam utiles... Venuradantur in vico Maturino-
rum apud Joanuem Frollon fidelissimum Bibliopolara sub sigoo Avicludii commorantera. Parhisius-
Colophon : Kxpliciunt preclarissime et sane quam utiles questiones super secundum seDtentiarum :a
profundissimo et ingenioso theologo Fratre Joanne de Bassolis sludiose composite | et discusse. Impressc
uovitor in aima Farhisiorum Lutecia... Sumptibus honestorum bibliopolarum Francisci Reg-nault et
Joannis Frellon. Arte vero et nitidissimis caracteribus Nicolai de Pratis Calcographi probatissirai. Anno
ab orbe redemplo millesimo quingentesimo decirao sexto | die ultimo meusis Octobris. Laus Jesu.
Dist. III, quïi'st. II ; fol. xxxiv, col. d.
NOTES 379
intellectuelle de ce Scolastique ne se laisse pas dater avec cette étroite
précision ni restreindre en l'espace d'une année; à la fin de son com-
mentaire aux Livres de Sentences, l'auteur nous apprend ' qu'il termine
dans la vieillesse cet ouvrage qu'il a commencé dans sa jeunesse; son
labeur semble donc avoir duré de longues années, comprises en la
première moitié du \iv° siècle.
Membre de l'ordre de saint Dominique, Durand fut, d'abord,
thomiste convaincu ; il abandonna ensuite la tradition du Docteur
Angélique. Il nous apparaît, d'ailleurs, comme un esprit hésitant, dont
les convictions ont dû changer bien souvent.
De ces variations, il nous fait lui-même l'aveu lorsqu'il traite de la
question de l'infini actuel.
Dieu peut- il produire un infini actuel, soit en nombre, soit en
grandeur? « L'opinion qui l'affirme, dit Durand de Saint-Pou rçain^,
est assez probable; elle a été adoptée par Avicenne, par Al-Gazali
et par quelques autres; à moi-même, elle a semblé parfois rece-
vable. Mais il est une autre manière de répondre qui semble plus
probable; c'est que Dieu ne peut, d'une manière actuelle, produire
de tels infinis, non par défaut de puissance, mais parce que la réalité
répugne à cette actualisation. »
Afin de justifier la préférence que lui inspire cette dernière opinion,
Durand examine avec grand soin les arguments qui ont été produits
pour ou contre l'infini actuel; en cette discussion, il semble surtout
viser les raisonnements de Jean de Bassols dont, parfois, il reproduit
presque textuellement les paroles. Si le Docteur dominicain a été
tenté d'attribuer à Dieu le pouvoir de produire un infini actuel, le
tentateur n'était-il pas le Docteur franciscain?
IV. Jean Buridan.
Au milieu du xive siècle, l'École parisienne se met à discuter les
questions relatives à l'infini avec une logique plus raffinée que celle
dont on avait usé jusque-là; en ces discussions, la distinction entre
l'infini catégorique et l'infini syncatégorique joue un rôle essentiel.
exeruimus, et cùm expatianter tum forsan accuratiùs, ut hanc nostram cum aliis
postremam œditionem conferenti liquidé apparebit. Authoris vitam, professionem
et opéra versa pagina indicabit. Venundantur Parisiis apud Ioannem Roigny sub
basilisco, et quatuor elemenlis, via ad divum Iacobum. i53g. — Extrait de : Joannis
Trittenhemii Abbatis Spanhemensis Catalogus scriptorum ecclesiaslicorurn, inséré au
verso du titre.
1. Durand de Saint-Pourçain, Op. cit., Conclusio operis, a tempore quo author
opus inceptum hoc perscripsit; éd. cit., fol. 32/4, verso.
2. Durand de Saint-Pourçain, Op. cit., libri primi dist. XLI1I, quaest. II; éd. cit.,
foll. 86-87.
38o ÉTUDES SI 11 LÉONARD DE VINCI
Nous avons vu i Petrus Hispanus introduire cette distinction, Burley
y faire une fois appel, Albert de Saxe, enfin, et ses successeurs en faire
un constant usage.
Un peu plus jeune que Walter Burley, sensiblement plus âgé
qu'Albert de Saxe, Jean Buridan vient se placer entre eux comme un
intermédiaire naturel; son influence sur l'enseignement d'Albertutius
a été souvent très profonde.
Nous n'avions pu, jusqu'ici, prendre connaissance des Questions
sur la Physique d'Aristote qu'a composées maître Jean Buridan ;
récemment, il nous a été donné de les étudier en l'exemplaire manu-
scrit que conserve la Bibliothèque nationale3. En 1590, à Paris, Jean
Dullaert de Gand fit imprimer ces Questions 3; nous n'avons pu
consulter cette édition.
Bien que Buridan n'ait pas apporté, en tout ce qu'il a dit de l'in-
fini, la même clarté et la même précision qu'Albert de Saxe, les
discussions du maître de Béthune ont assurément dirigé celles d'Al-
bertutius; en sorte que Léonard de Vinci, en lisant celles-ci, percevait
bien souvent un reflet de celles-là. Il nous faut donc arrêter un
instant aux doctrines que Buridan enseignait au sujet des deux
infinis.
Buridan attache une grande importance à la notion d'infini syn-
catégorique. Voici comment il définit 4 la grandeur syncatégorique-
ment infinie : C'est une grandeur quelconque, mais jamais si grande
qu'on n'en puisse trouver une encore plus grande (aliquantum, et non
tantum quin majus). Le nombre syncatégoriquement infini est suscep-
tible d'une définition analogue.
Tout aussitôt, Buridan donne un exemple de longueur syncaté-
goriquement infinie; il l'emprunte à cette sorte d'hélice 5 dont le pas
décroît en progression géométrique et que les. scolastiques ont si
souvent prise pour exemple; quelque longue que soit la partie décrite
de cette hélice, on en peut décrire une encore plus longue.
La grandeur catégoriquement infinie serait telle qu'on n'en puisse
donner une qui la surpasse. Buridan remarque que l'existence d'une
grandeur catégoriquement infinie rendrait impossible la grandeur
1. Voir pp. 21-23.
2. Questiones totius libri phisicorum édite a Magistro Johannc Buridam (Bibl. nat..
fonds lalin, ms. n° 1/4723).
3. Acutissimi philosophi reverendissimi magistri Johannis Buridani subtilissime
questiones super octo Phisicorum libros dilig enter recognite et revise a magistro Joanne
Dullaert de Gandavo antea nusquam impresse. Venum exponuntur in edibus Dionisi
Roce, Parisius, in vico divi Jacobi, sub divi Martini intersignio. Colophon : Hic
fi nom accipiunt questiones reverendi magistri Johannis Buridani super octo Phisi-
corum libros, impresse Parhisius opéra ac industria magistri Pétri Ledru, impensis...
Dionisi Boce... anno millesimo quingentcsimo nono, octavo calendas novembres.
4. Magistri Johannis Buridam questiones totius libri Phisicorum, lib. 111, quœst.
XVIII : Utrum in quolibet continuo infinité sint partes (ms. cit., loi. 58, col. c).
f>. Noir p. 'i'i.
NOTES û8l
syncatégoriquement infinie de même espèce, du moins tant que l'on
maintiendrait intégralement la définition qui a été donnée tout à
l'heure.
Supposons, par exemple1, l'existence du corps catégoriquement
infini. On ne pourrait dire qu'étant donné un corps quelconque, on
en peut toujours donner un plus grand, puisqu'il existerait un corps
tel qu'il n'en puisse exister de plus grand. 11 n'y aurait donc pas de
corps syncatégoriquement infini.
Toutefois, en ce cas, étant donné un corps fini quelconque, on
pourrait toujours trouver un autre corps fini qui soit plus grand; en
sorte que cette proposition demeurerait vraie : Le corps fini est synca-
tégoriquement infini (infinitam est corpus finitum).
C'est sous cette forme que Buridan énonce toujours l'existence d'un
infini syncatégorique, témoin ce passage si clair 2 :
« Il peut y avoir un mouvement éternel ou infini, et de même un
temps éternel, du moins dans le futur... Cette conclusion est évidente
si l'on prend ces mots : éternel et infini, au sens syncatégorique. Selon
Aristote, en effet, on devrait dire : il n'existe aucun mouvement,
aucun temps de si longue durée qu'il n'y ait un mouvement, un
temps de plus longue durée ; et selon la vérité de notre foi, » il en est de
même. « Le temps et le mouvement peuvent donc durer perpétuelle-
ment et à l'infini. Le mouvement fini peut donc être infini (Ergo
infinitus potest esse motus finitus), car un mouvement fini ne peut
être si long qu'il ne puisse exister un autre mouvement fini plus
long. »
Albert de Saxe, pour affirmer que la durée du mouvement est synca-
tégoriquement infinie, dirait3: In infinitum durât motus; il affir-
merait, au contraire, que cette durée est un infini catégorique s'il
disait : Motus durât in infinitum. Nifo lui attribue formellement ^
l'invention de cette forme de langage dont, en effet, nous ne trouvons
nulle trace dans les Questions sur la Physique de Maître Jean
Buridan.
La grandeur syncatégoriquement infinie peut- elle être? Contre
Aristote, mais avec Richard de Middleton, Durand de Saint-Pourçain,
Guillaume d'Ockam et Walter Burley, Buridan n'hésite pas à
admettre que la puissance divine est capable de la produire5.
« La grandeur infinie peut exister si l'on prend le mot infinie au
sens syncatégorique. Il ne peut, en effet, exister de grandeur finie si
1. Jean Buridan, loc. cit., fol. 58, col. d.
2. Magistri Johannis Buridam questiones totius libri Phisicorum ; lib. VIII,
quœst. III : Utrum sit aliquis motus œternus; ms. cit., fol. 97, coll. bet c.
3. Voir p. 23, en note.
k. Voir p. 36.
5. Magistri Johannis Buridam questiones tôt ius libri Phisicorum; lib. III, quœst. XIX :
Utrum possibile est infinitam esse magnitudinem; ms. cit., fol. 60, col. b.
'5$2 ÉTUDES SUR LEONARD DE M.NCI
considérable qu'il n'en puisse exister une plus considérable, une qui
soit, par rapport à la première, double, décuple, et ainsi de suite, sans
terme; et comme aucune grandeur ne saurait exister si elle n'est finie,
on peut dire plus simplement qu'étant donnée une grandeur quel-
conque longue d'un pied, il peut en exister une deux fois plus grande,
cent fois plus grande, etc. Mais cela ne peut être réalisé que par la
puissance divine. »
La réalisation de la grandeur catégoriquement infinie est-elle égale-
ment au pouvoir de Dieu? En faveur de l'affirmative, Buridan expose1
l'argument qui devait si fort préoccuper Albert de Saxea et, après lui,
la plupart des Scolastiques.
On peut imaginer qu'une heure ait été divisée en parties propor-
tionnelles, c'est-à-dire en parties dont les durées décroissent en
progression géométrique de raison {■; on peut supposer qu'en chacune
de ces parties proportionnelles, Dieu crée une pierre d'un pied cube;
à la fin de l'heure, il aura créé une pierre actuellement et catégori-
quement infinie.
« Ista quaestio apparet mihi bene difjicilis, » dit Buridan 3. Le philo-
sophe de Béthune la soumet, en effet, à une discussion qui n'est
exempte ni de chicanes ni d'obscurités. Il clôt 4 cependant cette
discussion par la remarque que voici : « S'il était possible que Dieu
agît ainsi, il en résulterait que la dernière partie proportionnelle d'une
heure pourrait être donnée, ce qui est faux, comme nous l'avons dit. »
Cette remarque est devenue la majeure du raisonnement par lequel
Albert de Saxe a réfuté5 l'argument produit en faveur de l'infini
actuel.
La discussion dont nous venons de parler contient un passage G qui
mérite d'attirer notre attention.
Buridan en prend occasion, en effet, de rappeler ce principe sur
lequel Duns Scot et Walter Burley ont insisté : « Une proposition
universelle peut être impossible alors que chacune des propositions
plus particulières qu'elle renferme est possible et qu'elles sont com-
possibles les unes avec les autres. » Selon le langage des logiciens
scolastiques, la proposition universelle qui est la synthèse de ces pro-
positions particulières est vraie au sens divisé et fausse au sens
composé, a De la possibilité d'une proposition prise au sens divisé, on
ne saurait conclure la possibilité de cette même proposition prise au
sens composé, lorsque ce dernier sens maintient l'universalité.)) En ce
i. Jean Buridan, (oc. cit., fol. 5<), col. c.
a. Voir p. /j3.
3. Jean Buridan, loc. cit., fol. 5g, col. d.
ti. Jean Buridan, loc cil., fol. Go, col. a.
5. Voir pp. tiS-l\l\.
G. Jean Buridan, loc. cil., fol. Go, col. b.
NOTES 080
même problème, Albert de Saxe, visiblement dirigé par l'enseignement
de Buridan, recourra au même principe1.
Tout être eht-il borné par un certain maximums qu'il lui est interdit
de surpasser? Si les puissances naturelles entrent seules en jeu, cela
peut être; mais aucun être naturel ne saurait être si grand que la
puissance divine ne fût capable de produire un autre être de même
espèce que celui-là et plus grand que lui; du moment que la puis-
sance divine entre en jeu, toute espèce d'être est capable d'infinité
syncatégorique.
Cette question amène Buridan à parler3 du maximum qui termine
les divers degrés d'une puissance. Nous avons vu comment cet antique
sujet de discussion de la Physique péripatéticienne avait pris, dans
les écrits d'Albert de Saxe, une forme particulièrement rigoureuse'1;
comment la plupart des successeurs d'Albertutius avaient longuement
traité ce problème; comment enfin Léonard de Vinci avait repris fort
exactement l'exposé d'Albert de Saxe5.
Cet exposé, nous le trouvons préparé par celui de Jean Buridan,
mais combien la rigueur et la précision sont plus grandes en l'œuvre
du Maître allemand qu'en l'œuvre du Maître picard ! Celui-ci se borne
à formuler des conclusions qu'il donne comme probables et commu-
nément reçues : « soient poni conclasiones probabiles. »
« Admettons que A soit la puissance capable de lever un grand
poids ; il n'est pas possible de donner le poids le plus grand que A
puisse lever ; cette conclusion est évidente si l'on admet que l'action
ne peut se produire lorsque la puissance agissante est égale ou infé-
rieure à la résistance.
»... Aux conclusions déjà posées, on peut en joindre d'autres que
l'on formule communément et avec raison.
» La première de ces conclusions est la suivante : On peut donner le
poids le plus petit parmi ceux que A ne peut lever. En effet, il est
certain que le poids peut tellement croître que A devienne incapable
de le lever. Il faut donc que cette puissance soit bornée à un certain
poids. Or, elle ne peut l'être que de l'une des deux manières que
voici : Ou bien la puissance A peut lever ce poids limite, tandis
qu'elle ne peut lever aucun poids plus grand ; ce poids-là serait alors
le poids maximum qu'elle puisse lever; et nous avons admis qu'un
tel poids ne pouvait être. Ou bien la puissance A est incapable de lever
ce poids; mais elle est capable de lever tout poids moindre; c'est pré-
1. Voir p. k'-x-
2. Magistri Johannis Buridam questiones totius libri Phisicorum; lib. I, qua3st. XII :
Utrum omnia naturalia siat determinata ad maximum ; ms. cit., fol. i/i, coll. dseqq,
3. Jean Buridan, loc. cit., fol. 16, coll. b et d.
/j. Voir pp. ik -3o.
5. Voir pp. 52-53.
38/| ÉTUDES SUK LÉOxNAHD DE VINCI
cisément là notre conclusion; ce poids, en effet, est le poids minimum
parmi ceux que A ne peut lever, car elle peut lever tout poids
moindre. »
Si Albert de Saxe a discuté avec sa minutieuse logique la question
du maximum in quod sic et du minimum in quod non, il n'a pas créé,
nous le voyons, la solution qu'il a adoptée; Buridan nous apprend
qu'en son temps, elle était communément reçue à l'Université de
Paris.
La question que Buridan vient de traiter le conduit tout aussitôt » à
l'examen de cette autre : Tous les êtres naturels sont-ils inférieurement
bornés à un certain minimum ?
Il ne s'agit nullement pour le maître de l'Université de Paris de
discuter la divisibilité syncatégoriquement infinie de la grandeur
abstraite ; la seule divisibilité qu'il mette en question est celle des
corps réels et concrets.
Au sujet de cette divisibilité, une conclusion lui paraît certaine;
cette conclusion, il la formule en ces termes :
« On peut donner une grandeur si petite qu'un corps de cette gran-
deur ou d'une grandeur moindre, qui serait isolé de tout autre corps
de même espèce, ne saurait être conservé pendant un temps prolongé
et notable; ce corps tendrait continuellement à sa corruption et les
corps qui lui sont voisins l'auraient bientôt corrompu. »
Cette conclusion reflète l'influence de Richard de Middleton et
d'Ockam, et va influer à son tour sur Albert de Saxe 2; mais elle ne
concerne pas directement la question du minimum naturel telle qu'elle
a été posée par Gilles de Rome3. Cette dernière question, Buridan la
formule en ces termes :
« Peut-être posera-t-ou l'interrogation suivante : Est-il possible de
donner un corps naturel, isolé de tout corps de même espèce que lui,
et si petit, qu'aucuu corps de cette même espèce, isolément existant,
ne puisse être moindre? Il est certain que la puissance divine peut
réaliser un corps de même espèce qui soit moindre que celui-là; mais
le doute soulevé est relatif aux puissances naturelles. »
Ce doute, Buridan ne trouve pas de certitude capable de l'éclairer ;
les solutions proposées ne lui inspirent aucune confiance; u il me
semble, observe-t-il, que tout cela est dit sans aucune preuve. — Sed
tune mihi videtur quod haec omnia dicta sunt sine aliqua probatione. »
i. Maglstri Johannis Buridam questiones totius libri Phisicorutn ; lib. 1, quœst. X11I :
Utrum omnia enlia naturalia sunt detcrminata ad minimum; ms. cit., fol. 17.
2. Voir p. i5.
3. Voir pp. 11-12.
ÎSUTES
o85
V. Grégoire de Rimini.
Aristote avait affirmé que la grandeur infinie était contradictoire,
non seulement si l'on voulait la supposer réalisée en acte, mais même
si l'on se bornait à lui attribuer une existence en puissance. Jean de
Bassols, poussant à l'extrême l'opposition à la doctrine péripatéti-
cienne, n'avait pas hésité à déclarer que l'infini, aussi bien actuel que
potenliel, n'était point contradictoire et que, sous une forme comme
sous l'autre, il pouvait être produit par la Puissance divine.
Après bien des hésitations, Durand de Saint-Pourçain est parvenu
à formuler une opinion qui fut une sorte de moyen terme entre
celle d' Aristote et celle de Jean de Bassols. Avec Aristote, Durand de
Saint-Pourçain regarde l'infini en acte comme contradictoire ; Dieu
même ne saurait le produire. En revanche, il admet que l'infini en
puissance n'a rien d'illogique; la Vertu divine le peut engendrer.
Cette opinion est celle qu'avait soutenue Richard de Middleton.
Cette doctrine de Richard de Middleton et de Durand de Saint-
Pourçain, Guillaume d'Ockam la professe avec la netteté qui lui
est habituelle. Walter Burley la soutient d'une manière non moins
formelle. Jean Buridan l'adopte ensuite; il l'expose et la défend avec
toute l'habileté logique à laquelle l'étude des Summulae de Petrus
Hispanus a habitué les Parisiens ; la distinction entre l'infini catégo-
rique et l'infini syncatégorique dirige toute sa discussion. Après Jean
Buridan, Albert de Saxe consacre toute la rigueur et toute la clarté
dont son génie est coutumier à exposer les doctrines de son maître.
Au temps même où Jean Buridan développait, au sujet de l'infini,
des pensées inspirées par celles de Guillaume d'Ockam, la tradition
de Jean de Bassols était reprise par un logicien d'une puissance et
d'une audace également rares ; c'est en i3A4, en effet, que Grégoire de
Rimini mettait la dernière main à ses Questions sur les livres des
Sentences.
Si Grégoire de Rimini se trouve parfois, et à propos de problèmes
essentiels, en contradiction avec le Venerabilis Inceptor, cette contra-
diction, cependant, n'est pas continuelle. Il est nombre de points où
les deux philosophes s'accordent. Ce que Grégoire de Rimini, par
exemple, dit des indivisibles de la Géométrie, du point, de la ligne,
de la surface, eût été avoué par Guillaume d'Ockam; il y eût reconnu
les principes qu'il opposait à l'École scotiste.
Comme Guillaume d'Ockam, Grégoire nie formellement! « qu'en
i. Gregorius de Arimino. In secundo sententiarum nuperrime impressus. Elquam dili-
gent issime sue integritati restitutus. Per venerabilem sacre théologie bacalarium fratrem
Paulum de Genezano. — Colophon : Explicit lectura secundi sententiarum Fratris
Gregorii de Arimino ; sacri ordinis Heremitarum Sancti Angustini : théologie profes-
i». nu hem. a 5
38G ETUDES SUR LEONARD DE \i.\Cl
aucune grandeur, il existe réellement quelque indivisible qui soit
intrinsèque à cette grandeur», et qui ne lui soit pas seulement présent
et coexistant comme l'âme l'est au corps.
Qu'une grandeur ne soit pas simplement formée par un certain
nombre d'indivisibles, on s'en peut aisément convaincre à l'aide des
arguments géométriques que Roger Bacon et Duns Scot ont mis à la
mode et que notre auteur développe avec complaisance i. Mais, sans
prétendre que la grandeur est composée d'indivisibles, que le volume,
par exemple, est un empilement de surfaces, on pourrait affirmer, et
c'est ce qu'a soutenu Duns Scot, qu'au sein de la grandeur, l'indivi-
sible jouit d'une existence réelle, que la surface qui termine un
volume, par exemple, est une entité distincte de ce volume, capable
de servir de sujet, de support, à certains attributs physiques tels que
la couleur.
C'est contre cette affirmation des Scotistes que s'élève avec force
Grégoire de Rimini, en formulant la proposition que nous avons
citée; «en aucune grandeur, » répète-t-il 2, «il n'existe de point. »
Comme les Scotistes empruntaient à la Physique leurs principaux
arguments en faveur de l'existence réelle des indivisibles, c'est surtout
à des raisons de Physique que notre auteur fait appel3 pour démontrer
que ces entités ne sauraient être admises ; le mouvement local d'un
point, par exemple, lui paraît être une absurdité.
Quelle est donc l'exacte nature de ces indivisibles que l'on nomme
point, ligne, surface ? Grégoire expose son opinion à ce sujet 4 avec
une parfaite clarté :
« Ces noms de ligne, de surface, de corps, peuvent être pris en deux
sens différents.
» En un premier sens, ils signifient des grandeurs véritables existant
réellement hors de l'âme.
» En ce premier sens, ce que l'on nomme ligne, surface et corps, c'est
une même grandeur, mais considérée à des points de vue (rationes)
différents. Cette grandeur, on la nomme ligne en tant qu'elle est
étendue selon une certaine dimension ou selon une certaine différence
de situation; en tant qu'elle est étendue selon deux dimensions, on la
nomme surface, et corps, en tant qu'elle est étendue suivant trois
soris excellentissimi : Prioris generalis quoadam prefati ordinis : qui legit Parisius
anno domitii i344°. Per venerabilem sacre théologie bacalarium fratrem Paulum de
Geneçano quamdiligentissime castigata et sue pristine integritati reslituta. — Après
la table: Venctiis sumptibus heredum quondam domini Octaviani Scoti Modoetiensis
ac sociorum. 8 octobris i5i8. — Dist. Il, Quaest. Il : Utrum angélus sit in loco divi-
sibili aut invisibili. Art. I : An magnitudo componitur ex indivisibilibus ; fol. 3a,
col. d.
1. Grégoire de Rimiui, loc. cit., fol. 28, col. a, à fol. 29, col. b.
2. Grégoire de Rimini, loc. cit., fol. 32, col. d.
3. Grégoire de Rimini, loc. cit., fol. 33, col. b.
*\. (Irégoire de Rimini, loc. cit., fol. .'>:>, col. d. cl fol. 34, col. a.
NOTES 387
dimensions. Or, toute grandeur qui existe hors de notre âme est
étendue à la fois selon une dimension, selon deux dimensions et selon
trois dimensions ; il n'en est aucune qui soit étendue seulement suivant
une ou deux dimensions.
» ... Donc, si l'on prend les mots en ce sens, toute ligne est en
même temps surface et corps, et on peut en dire autant, mutatis
mutandis, de la surface et du corps
» Les auteurs disent : La ligne est une grandeur qui n'a d'étendue
que suivant une seule dimension ; mais d'après ce qui vient d'être dit,
l'exclusion qui est ici formulée n'entend point signifier que cette
chose réelle qui est une ligne n'a pas d'extension suivant plus d'une
dimension; elle signifie que la définition de la ligne n'implique pas
que cette chose soit étendue suivant plusieurs dimensions, mais
seulement qu'elle est étendue selon une dimension
» Ces mots peuvent être pris en un second sens, comme signifiant
des grandeurs fictives et imaginaires ou des images de grandeurs que
l'âme feint en elle-même, non par une quelconque de ses puissances
sensitives, mais en son seul intellect. Dans la réalité extérieure, il n'y
a ni aire sans profondeur, ni longueur sans largeur ; cependant l'expé-
rience nous montre que nous pouvons, en nous-même; feindre et
considérer une certaine aire sans considérer aucune profondeur,
c'est-à-dire concevoir une certaine grandeur étendue seulement
suivant deux dimensions ; nous pouvons, de même, considérer une
pure longueur dénuée de largeur; nous pouvons encore considérer
une figure douée de profondeur, c'est-à-dire une grandeur étendue
suivant trois dimensions, suivant trois différences de situation.
Ce sont les grandeurs fictives de cette sorte que nous nommons
surfaces, lignes, corps. »
Ces principes fournissent l une réponse aisée à toutes les objections
que pourraient faire valoir les partisans de l'existence réelle des
indivisibles.
Une grandeur ne saurait être composée d'indivisibles ; elle ne peut
être composée que de grandeurs de même espèce ; il serait d'ailleurs
absurde de prétendre que le nombre de ses parties est incapable de
surpasser une certaine valeur finie ; il reste donc qu'elle admette une
infinité de parties; Grégoire de Rimini se trouve ainsi conduit à
analyser la redoutable notion d'infini.
L'analyse à laquelle il va procéder suppose, tout d'abord, que l'on
introduise, entre les diverses manières de concevoir l'infini, la célèbre
distinction posée par Petrus Hispanus.
« La discussion des opinions que certains philosophes professent en
cette matière, dit Grégoire de Rimini2, nous amène à poser une
1. Grégoire de Rimini, loc. cit., fol. 3/i, recto et verso-
2. Grégoire de Rimini, loc. cit., fol. 3o, col. b.
388 ÉTUDES SUU LÉONARD DE VINCI
distinction au sujet de ce terme : infini, qui peut être pris en deux
sens différents; selon le langage communément reçu, il peut être pris
au sens syncatégoriqae ou bien au sens catégorique.
» S'il s'agit des quantités continues, le premier sens équivaut à
cette phrase : Une quantité ne peut être si grande qu'il n'en existe
une plus grande (non tanlum quin majusj. S'il s'agit de multitudes
d'objets distincts, il équivaut à cette autre phrase : Une multitude ne
peut être si nombreuse qu'il n'en soit une plus nombreuse encore
(non lot quin plura). »
Ces définitions de l'infini syncatégorique, communément acceptées
au temps de Grégoire de flimini, sont celles-là même dont Jean
Buridan fait usage; elles ne satisfont pas entièrement le très subtil
Augustin qui propose une formule différente pour caractériser l'infini
syncatégorique : « Je crois qu'il serait plus exact de dire : Une
quantité finie, si grande soit-elle, étant donnée, il est quelque chose
de plus grand, ou bien un nombre fini, si considérable soit-il, étant
donné, il est quelque chose de plus considérable (quantocunque finito
majus, vel quotcunque finitis plura).
» Si l'on veut, au contraire, prendre l'infini au sens catégorique,
on explique ce sens par la phrase suivante, lorsqu'il s'agit de quantités
continues : Une quantité si grande qu'une quantité plus grande
n'existe pas et ne saurait exister. Lorsqu'il s'agit d'objets distincts, on
le définit : Une multitude si considérable qu'il n'en saurait exister de
plus considérable. »
Ici encore, Grégoire ne se montre pas disposé à accepter ces
manières courantes de parler : « Cette manière d'exposer la notion
d'infini catégorique ne semble pas convenable ; selon le Philosophe,
le premier ciel ou, tout au moins, l'Univers est un corps si grand
qu'il n'en existe pas et qu'il n'en saurait exister de plus grand;
cependant, ce n'est pas un corps infini. De même, suivant un très
grand nombre de docteurs modernes, il peut exister, bien plus! il
existe une multitude plus grande qu une multitude infinie.
» Aussi d'autres donnent- ils une meilleure définition de l'infini
[catégorique] en disant, s'il s'agit de quantités continues, qu'il est
plus grand qu'une grandeur d'un pied, qu'une grandeur de deux
pieds, qu'une grandeur de trois pieds et que toutes les grandeurs
finies que vous voudrez; et s'il s'agit d'objets distincts, en disant
qu'il est plus grand que deux, que trois, que quatre et que toutes
les multitudes finies. On peut dire encore que l'infini, pris en ce sens.
peut, en ce qui concerne les quantités continues, se définir par celle
phrase : Il est plus grand que toute quantité finie, si grande soit-ellr
(majus quantocunque finito). Il peut se caractériser par cette phrase.
s'il s'agit d'une multitude d'objets distincts : Elle est plus considérable
que tout nombre fini, si grand soit-il {plura quotcunque finitisj. n
non; s 389
Grégoire de Rimini caractérise donc par une simple transposition
de mots les deux acceptions du terme infini ; il dit : Qaantocunqiie
finito majus s'il s'agit d'un infini syncatégorique et : Majas quanto-
cunqiie finito s'il s'agit d'un infini catégorique. Cette manière de
parler, intraduisible en français, a été employée d'une manière tout à
fait systématique par Albert de Saxe et par ses successeurs i ; elle avait
le très grand avantage d'introduire dans les discussions beaucoup de
concision et de netteté.
Ces deux formules rappelaient, d'ailleurs, à l'esprit des logiciens
scolastiques, des idées clairement conçues.
Lorsqu'ils disaient : Quantocunque finito majas, ils entendaient
qu'une quantité finie étant donnée, on pouvait toujours prendre une
autre quantité finie plus grande que celle-là, quelle que soit d'ailleurs
celle-là; en cette opération, des quantités finies étaient seules posées,
mais l'opération, ne s'achevant jamais, définissait un infini in ficri.
Lorsqu'ils disaient, au contraire : Majas qaantocanqae finito, ils
entendaient que toutes les quantités finies concevables étaient données,
qu'aucune quantité finie plus grande ne pouvait plus être prise, et ils
concevaient un objet doué d'existence actuelle et plus grand que toute
quantité finie. C'est cet infini in facto esse que Grégoire de Rimini,
Albert de Saxe et leurs successeurs nommaient infini catégorique ;
aujourd'hui, nous le nommerions transfini.
Que telle soit bien l'exacte pensée de Grégoire de Rimini, nous
nous en convaincrons de plus en plus fermement au fur et à mesure
que nous pénétrerons plus avant dans l'étude de son écrit; mais pour
n'en pas douter, il nous suffirait de lire les lignes qui suivent immé-
diatement celles que nous avons citées en dernier lieu :
« Ces deux acceptions du mot infini diffèrent notablement : Le pré-
dicat infini, appliqué au sujet d'une proposition, et pris au sens caté-
gorique*, rend la proposition universelle; il ne la rend pas universelle
s'il est pris au sens syncatégorique. Or, il peut arriver qu'une propo-
sition soit vraie dans ce dernier cas et fausse dans le premier.» Et
Grégoire cite un exemple de proposition qui est vraie ou fausse selon
que le sens adopté est le sens syncatégorique ou le sens catégorique.
Contre la possibilité de l'infini catégorique, les objections sont
nombreuses et, pour la plupart, fort délicates à résoudre; par des arti-
fices variés, on tire de celle possibilité des conclusions de celte sorte3 :
On peut ajouter quelque chose à l'infini, il peut y avoir quelque chose
i. Voir p. ^3, en noie, p. 30 et p. 38 1.
■i. Dans le texte imprimé, les deux mots : syncalheyoreumatice et cathegoreumatice
ont été permutés par une erreur manifeste.
3. Gregorius de Arimino In primo sententiarum nuperrime impressus. Et quam
diligentissime sue integrilati restitutus. Per venerabilem sacre théologie bacalariumfratrem
Paulum de Genezano. — Colophon : Explicit lectura primi sententiarum fratris Gre-
gorii de Arimino : sacri ordinis heremitarum sancti Aug\ Théologie professons
3qO ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
de plus grand que l'infini, un infini peut être multiple d'un autre, etc.
Ces conclusions, on les répute absurdes, et on en conclut que la possi-
bilité de l'infini catégorique est contradictoire.
Valables contre un infini qui serait conçu comme une grandeur
telle qu'il n'en pût exister de plus grande, ces objections sont sans
force contre l'infini catégorique tel que Grégoire de Rimini l'a défini.
Déjà Jean de Bassols, pressentant obscurément cette définition, n'avait
pas hésité à admettre toutes ces conclusions, en se refusant à les taxer
d'absurdes ; il avait franchement accepté qu'un infini fût plus grand
qu'un autre infini, qu'un infini fût partie d'un autre infini ; il rappe-
lait1 qu'on pouvait, à ces objections, donner cette réponse: «La com-
paraison des quantités plus grandes ou plus petites ne peut se faire
qu'entre quantités finies»; mais cette réponse, il la traitait dédaigneu-
sement : a Je n'en ai cure. — Sed non euro. »
En dépit de l'indifférence avec laquelle elle est traitée par Jean de
Bassols, la question vaut la peine d'être examinée. Les mots plus
grand, plus petit, tout, partie ont-ils, lorsqu'il s'agit d'infinis, le même
sens que lorsqu'il s'agit de grandeurs finies ? Grégoire de Rimini ne le
pense pas et, avec une extrême sagacité logique, il s'efforce de distin-
guer et de définir les significations diverses de ces mots.
La rigueur de notre philosophe s'exerce d'abord au sujet des termes
tout et partie12. « Ces termes, en effet, peuvent être pris en deux sens
différents, au sens commun et au sens propre.
» Au premier sens, une chose quelconque qui comprend une seconde
chose et, en outre, une troisième chose distincte de la seconde et de
tout ce qui est compris en la seconde, est dite un tout par rapport à
cette seconde chose ; et toute chose ainsi comprise dans un tout est
dite partie du tout qui la comprend.
» Au second sens, pour qu'une chose soit dite un tout par rapport
à une autre chose, il faut non seulement qu'elle comprenne cette autre
chose comme le suppose le premier sens, mais il faut encore que le
tout comprenne un nombre déterminé de choses de grandeur déter-
minée (tôt tanta) que ne comprend pas la chose incluse; inversement,
precellentissimi : prioris generalis quondam prefati ordinis. Qui legit Parisius anno
domini 1 3/i4°. Per venerabilem sacre théologie bacalarium fratrem Paulum de Gene-
çano quamdiligentissime castigata et sue pristine integritati restituta. — Après la
table : Venetiis impensa heredum quondam domini Octaviani Scoti Modoetiensis ac
sociorum. 10 Julii i5i8. — Distt. XLII, XLIII, XLIV; quaest. IV: llriim Deus per
infinitam suam potentiam posset producere effectum aliquem actu infinitum ;
art. II, fol. i54, col. d. — Cf. : Lib. II, dist. III, quaest. I : Utrum per aliquam poten-
tiam fuerit possibile aliquam rem aliam a Deo fuisse ab aeterno ; art. II, fol. ia,
col. c.
i. Opéra Joannis de Bassolis in quatuor Sententiarum libros, Lib. I, dist. XLIII,
quaest. unica, fol. ccxiii, col. c.
■>.. (iregorius de Arimino, In primo sententiarum, Distt. XLII, XI. III, XLIV,
quaest. IV, art. Il, fol. i55, col. d.
NOTES 39 I
une chose incluse est dite partie d'un tout lorsqu'elle ne comprend
pas un certain nombre déterminé de grandeurs déterminées que
comprend la chose en laquelle elle est contenue. »
Ainsi, au sens commun, le tout c'est la partie et n'importe quelle
autre chose non comprise en la partie; au sens propre, le tout est la
partie et, en outre, un nombre déterminé d'objets finis et déterminés.
« Appliquons cette distinction aux multitudes, » poursuit Grégoire
de Rimini. « Au premier sens, une multitude quelconque est un tout
par rapport à une autre multitude, lorsque la première multitude
contient la seconde, lorsqu'elle comprend tous les objets qui forment
la seconde et lorsqu'elle contient, en outre, un objet ou des objets
distincts de tous ceux-là et de chacun d'eux. En ce sens, une multi-
tude infinie peut être partie d'une autre multitude infinie.
» Au second sens, pour qu'une multitude soit un tout par rapport
à une autre multitude, il faut d'abord, comme au premier sens, qu'elle
contienne cette seconde multitude ; il faut, en outre, qu'elle contienne
un nombre déterminé d'objets déterminés (tanta tôt), c'est-à-dire
d'objets dont la quantité soit déterminée, par exemple un nombre
déterminé de groupes de deux unités, ou de trois unités, qui ne soient
pas compris en la multitude contenue; inversement, celle-ci est dite
partie de la multitude contenante.
» En ce second sens, une multitude infinie ne peut être ni tout, ni
partie à l'égard d'une autre multitude infinie; il n'existe pas, en effet,
de nombre déterminé de groupes déterminés d'unités (tôt tanta) qui
soit contenu en l'une des multitudes et point en l'autre, car chacune
d'elles contient une infinité de fois un groupe de tant d'unités (inftni-
ties tantum) ou une infinité de groupes de tant d'objets (infinita
tanta). »
Grégoire de Rimini introduit 1 des distinctions analogues en la signi-
fication des mots plus grand, plus petit. « Ces mots peuvent être pris
au sens propre ; c'est ainsi qu'une multitude est dite plus grande
qu'une autre, lorsqu'elle contient non seulement un nombre aussi
grand d'unités que cette dernière, mais encore un nombre plus grand
(tantumdem et plures); une multitude, au contraire, est dite moindre
qu'une autre lorsqu'elle renferme un moindre nombre d'unités
(pauciores).
» Ces mots peuvent être pris aussi en un sens impropre ; si une
multitude contient toutes les unités d'une autre multitude, et certaines
unités différentes de celles-là, on dit qu'elle est plus grande que cette
dernière multitude, lors même qu'elle ne contient pas un plus grand
nombre d'unités (plures unitates) que la seconde multitude.
» En ce second sens, dire qu'une multitude est plus grande qu'une
1. Grégoire de Rimini, loc. cit., fol. i56, col. a.
ÉTUDES SDB LEONARD DE VINCI
autre, c'est dire simplement qu'elle comprend celte autre, qu'elle est
un tout par rapport à cette autre, en prenant le mot tout au premier
sens.
» Si l'on adopte la première définition, les mots plus grand, plus petit
ne doivent pas être employés dans la comparaison des infinis les uns
avec les autres; on ne doit les employer qu'en la comparaison des
grandeurs finies entre elles: on peut dire encore qu'un infini est
plus grand qu'une grandeur finie et qu'une grandeur finie est plus
petite qu'un infini.
» Selon la seconde définition, au contraire, un infini peut être plus
grand qu'un autre infini, de même qu'il peut être un tout à l'égard
de ce second infini, en prenant le mot tout au premier sens. »
Ces principes permettent à Grégoire de Rimini de dissiper, mieux
que ne l'avait fait Jean de Bassols, les objections accumulées contre
la possibilité de l'infini actuel.
Après avoir analysé les efforts par lesquels le subtil scolastique
qu'est Grégoire de Rimini a tenté de préciser la signification dont les
mots tout, partie, plus grand, plus petit sont susceptibles lorsqu'il
s'agit de grandeurs ou de multitudes infinies, il est piquant de lire les
premières pages de la Théorie des ensembles transfinis de M. Georges
Cantor1. Une évidente affinité rapproche l'une de l'autre les pensées
de ces deux puissants logiciens, alors que cinq siècles et demi
séparent les temps où ils ont écrit.
Grégoire de Rimini avait certainement entrevu la possibilité du
système logique que M. Cantor est parvenu à construire; à côté de la
Mathématique des nombres finis, des grandeurs finies, il a jugé qu'il
y avait place pour une Mathématique des multitudes infinies, des
grandeurs infinies ; il a pensé que ces deux doctrines devaient former
comme deux subdivisions d'une science plus générale : « Au sujet de
la multitude infinie, dit-il 2, nous avons employé ces deux mots :
combien et tant fquot et tôt); de même, rien ne nous empêche de dire,
au sujet de la grandeur infinie, combien et tant (quantum et tanium).
Si l'on suit, par exemple, l'opinion du Philosophe, et si l'on demande
combien de temps a précédé l'instant présent, on pourra convena-
blement répondre : Un temps infini. L'infini est donc soumis à la
question : combien (quantum), et il est quantité (tantum) si, comme
on le dit. tout ce qui répond à la question : combien est quantité
(tanium).
» Mais peut-être usera-t-on seulement du mot combien (quantum)
à l'égard des grandeurs qui sont de quelque mesure finie, et peut-être
1. George? Cantor, Sur les fondements de la théorie des ensembles transfinis; tra-
duction de M. F. Marotte. Premier article (Mémoires de lo Société des Sciences physiques
et naturelles de Bordeaux. 5* série, t. III. p. 343, sqq. ; 1S09.)
2. Grégoire de Rimini, loe. cit., fol. 1 56, col. 1».
NOTES 090
voudra- t-on de même que le mot quantité (tantum) soit dit uni-
quement de telles grandeurs. Dans ce cas, je dirais que la grandeur
infinie n'est pas quantité (quantitas), mais qu'elle est cependant gran-
deur (magnitudo); de même la multitude infinie ne serait pas quantité,
mais, toutefois, elle serait multitude. Ce nom de quantité (quantitas)
ne désignerait plus le genre le plus général du second prédicament;
pour ce prédicament, il faudrait forger un nom nouveau. Mais cette
acception restreinte du terme : quantité, n'est ni usitée, ni opportune...
» Je dis donc que la grandeur infinie est certainement comprise en
une certaine espèce de la quantité. La grandeur, par conséquent, se
divise tout d'abord en grandeur infinie et grandeur finie; la grandeur
finie se divise ensuite en grandeur de deux coudées, grandeur de
trois coudées, etc. »
Débarrassé, par les distinctions que sa Logique a précisées, des
conséquences paradoxales que l'on tire de la notion d'infini actuel
afin de présenter cette notion comme contradictoire, Grégoire de
Rimini ne l'est pas encore de toutes les objections auxquelles se
heurte l'acceptation de l'infini catégorique.
Selon les disciples de Richard de Middleton et de Guillaume
d'Ockam, admettre la possibilité d'un infini catégorique, c'est aller
contre la définition même de l'infini; cette définition, en effet,
pose l'infini comme ayant une existence in ficri, et non point une
existence in facto esse. « La définition de l'infini est la suivante1:
Lorsqu'on en a déjà pris une partie quelconque, il reste encore
quelque chose à prendre; l'infini n'est pas, comme certains le pré-
(endaient, ce en dehors de quoi il n'y a rien, mais bien un objet en
dehors duquel il y a toujours quelque chose, en dehors duquel il
reste toujours beaucoup d'objets semblables à celui-là. Par conséquent
poser, en la réalité de la nature, l'existence d'une chose permanente
ayant des parties et admettre que cette chose est infinie, c'est, on le
voit, poser une contradiction. En tant, en effet, que cette chose est
une chose permanente et actuelle, chacune des parties de cette chose,
et cette chose elle-même, sont des êtres complets et achevés; en tant
au contraire que cette chose est infinie, elle est toujours incomplète et
inachevée. »
Cet argument contre la notion même d'infini catégorique, Grégoire
s'y heurte à plusieurs reprises; il le rencontre2, par exemple, qui
s'oppose à la supposition d'un Monde créé de toute éternité :
« Si le Monde avait existé de toute éternité, un temps infini serait
aujourd'hui temps passé. Celte conséquence est impossible, il faut
1. Grégoire de Rimini, loc. cit., fol. i54, col. c.
2. Gregorius de Arimino In secundo Sententiarum, Dist. III, quaest. I : Utrum per
aliquam potentiam fuerit possibile aliquam rem aliam a Deo fuisse ab aeterno ;
art. II. fol. 12, col. c.
394 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
donc qu'il en soit de même de la première proposition. D'ailleurs,
l'impossibilité de la conséquence est évidente. 11 est, en effet, de la
nature même du passé qu'il soit un tout complet, que rien de ce
passé ne demeure en puissance et ne puisse être pris dans l'avenir.
Au contraire, il est de la nature même de l'infini d'être toujours
incomplet, de ne pas être un tout pris une fois pour toutes et posé en
acte; il est de sa nature que, toujours, quelque chose de lui soit en
puissance et reste encore à prendre. »
Sous une forme plus nette, nous reconnaissons ici un des raisonne-
ments de Richard de Middleton.
Cette définition qui réduit nécessairement l'infini à n'être qu'un
infini syncatégorique, Grégoire de Rimini la repousse comme trop
étroite1. «Je dis qu'il n'est pas de la nature de l'infini tout court
(simpliciter sumptum) que quelque chose de cet infini existe seulement
en puissance. »
A côté de l'infini syncatégorique, dont l'existence est perpétuel-
lement infierl, Grégoire de Rimini va nous montrer l'infini catégo-
rique, l'infini in facto esse.
La possibilité d'une grandeur infinie en acte résulterait de la
supposition d'un Monde éternel; les adversaires de cette supposition,
un Richard de Middleton, par exemple, le savent bien et, contre elle,
ils se font une arme de cette conséquence : « Dieu aurait pu, chaque
jour 2, créer une pierre d'un pied cube et l'unir à la pierre précé-
demment créée; il n'est pas douteux que cette multitude infinie de
pierres d'un pied cube formerait une grandeur infinie. »
Cette conséquence, notre logicien ne consent, pas plus que Jean de
Bassols, à y voir une absurdité qui puisse conclure contre l'éternité
du Monde; bien au contraire, il s'attache à prouver qu'on devrait
encore l'admettre lors même qu'on tiendrait pour la création dans le
temps. Que l'on divise, en effet, une heure en parties dont les durées
décroissent en raison géométrique ou, comme disent les scolastiques,
en parties proportionnelles. «S'il est certain 3 que Dieu aurait pu,
chaque jour, créer une pierre et opérer comme on l'a dit, il est certain
aussi qu'il pourrait, en chacune des parties proportionnelles de même
raison qui forment une heure, créer une pierre et continuer comme
il a été dit plus haut; à la fin de l'heure, la multitude infinie de ces
pierres composerait une pierre infinie. »
Cet argument qui conclut à la réalisation possible de l'infini caté-
gorique, était appelé à avoir la plus grande vogue dans les écoles ;
1. Gregorius de Arimino In primo Sententiarum, Distt. XLll, XLIII, XLIV,
quaest. IV, fol. i55, col. c.
2. Gregorius de Arimino In secundo Sententiarum, Dist. III, quaest. I, art. Il, fol. 12,
col. c.
3. Grégoire de Rimini, loc. cit., fol. i3, col. a.
NOTES 395
c'est contre lui que les partisans du seul infini syncatégorique, tels
que Jean Buridan et Albert de Saxe, aiguiseront leurs plus subtiles
répliques. Grégoire de Rimini en est-il l'inventeur? Nous l'ignorons.
Du moins voyons -nous qu'il en use à plusieurs reprises et qu'il
l'applique aux infinis les plus variés de nature. Tantôt il montre l
comment Dieu peut, de la sorte, réaliser un rectangle de base inva-
riable et de hauteur catégoriquement infinie. Tantôt il prouve 2 que
Dieu peut créer in facto une charité infinie; car il admet, avec
Guillaume d'OckamS, que toute forme susceptible d'intensités diffé-
rentes, que la charité aussi bien que la chaleur, atteint ses divers
degrés par addition les unes aux autres de parties de même nature.
Ces exemples, où nous voyons Dieu donner à un infini une exis-
tence actuelle, ne servent pas seulement à convaincre d'erreur l'opinion
selon laquelle l'infini est, par essence, quelque chose d'incomplet, un
mélange d'acte de puissance; ils mettent encore à nu la cause de cette
erreur.
« Lorsqu'on dit ^ : L'infini est une chose dont le parcours ne peut
jamais être consommé, je réponds : Il faut comprendre qu'il en est
ainsi si les parties infiniment nombreuses de cette chose sont acquises
en des durées égales entre elles; si, par exemple, chacune des parties
de cet infini est acquise au bout d'une heure, ou bien d'un moment,
ou bien d'une certaine autre quantité de temps bien déterminée. Dans
ce cas, en effet, il faudrait que ce temps eût une infinité de parties
égales entre elles et, par conséquent, qu'il fut infini. Gomme, d'ailleurs,
il est impossible qu'un temps infini dont la première partie est donnée
devienne temps passé, un infini ne saurait être, par ce moyen, con-
sommé en totalité ou franchi complètement. Mais cela suppose qu'il
existe, en cet infini, une première partie franchie ou acquise...
» Si l'on fait attention à cette remarque, on voit que cette impossi-
bilité cesserait dès là que l'on ne donnerait ni première partie de la
durée, ni première partie de l'infini. » Et c'est ce qu'Aristote lui-même
est obligé de concéder, comme Jean de Bassols en avait fait la
remarque ; si le Monde a existé de toute éternité, une infinité d'hommes
ont vécu jusqu'à ce jour et le Ciel a effectué une infinité de révo-
lutions.
*« On dits : L'infini est une chose telle que lorsqu'on en a pris une
partie quelconque, il reste encore et toujours une partie à prendre; je
1. Gregorius de Arimino In primo Sententiarum, Distt. X.LII, XLIII, XLIV,
quaest. IV, art. II, fol. i55, col. c.
a. Grégoire de Rimini, loc. cit., fol. i55, col. b.
3. Magistri Guilhelmi de Ockam Super quatuor Sententiarum libros annotationes ;
Lib. I, dist. XVII, quaest. VII : Utrum in augmentatione charitatis illud quod
additur sitejusdem speciei specialissimae cum charitate praecedente separata ab ea.
k. Grégoire de Rimini, loc. cit., fol. 167, col. a.
5. Grégoire de Rimini, loc. cit., fol. 157, col. a,
3f)0 ÉTUDES SUR LÉONARD DK VINCI
réponds que cette proposition doit être entendue comme la précédente,
en admettant que les parties prises successivement sont toutes de
même grandeur et qu'elles sont toutes prises en des temps égaux. Si
l'on prend, en effet, en tant de temps, une partie d'un infini, puis,
dans un temps égal à celui pendant lequel la première partie a été
prise, une partie égale à celle-là, et si l'on continue en procédant
toujours de même, il restera toujours, de cet infini, quelque chose à
prendre et jamais il ne se trouvera pris en totalité... Mais dès là que
des parties égales de l'infini ne sont pas franchies ou prises en des
temps égaux, mais en des durées qui décroissent en progression
géométrique,... il n'y a plus inconvénient à ce que cet infini puisse
être pris en totalité, à moins qu'il n'y ait à cela quelque obstacle
d'autre nature; de même qu'il n'y a pas inconvénient à ce que la
multitude infinie des parties du temps en lesquelles sont prises,
comme nous l'avons dit, les parties successives de l'infini, arrivent
à être complètement passées ; non seulement il n'y a pas inconvénient
à ce que cela soit, mais il est nécessaire que cela soit. »
Pour Grégoire de Rimini, donc, la possibilité de l'infini catégorique
ne soulève pas d'autre difficulté logique que la proposition suivante :
Si l'on considère cette suite infinie de durées : une demi-heure, un
quart d'heure, un huitième d'heure, etc., au bout d'une heure, la
multitude infinie de ces durées a été franchie.
Des affirmations analogues peuvent, d'ailleurs, être formulées non
seulement pour la durée, mais encore pour une foule de grandeurs
variables; si, par exemple, un chemin a été parcouru par un mobile
en une heure, on peut diviser cette heure en parties proportionnelles
de raison sous-double et considérer les trajets parcourus pendant
chacune de ces parties proportionnelles de la durée; au bout d'une
heure, la multitude infinie de ces trajets a été complètement par-
courue.
On peut répéter des considérations analogues au sujet d'une forme
d'intensité variable, de la chaleur par exemple, qui passe, en une
heure, d'un degré à un autre degré.
Les objections que l'on peut élever contre le procédé par lequel Dieu
pourrait, en une heure, créer un volume infini, une surface d'aire
infinie, une forme d'intensité infinie, on pourrait tout aussi bien 1rs
élever contre les propositions qui viennent d'être formulées; dans les
deux cas, elles peuvent être dissipées d'une manière analogue.
Ces objections que Buridan, qu'Albert de Saxe feront valoir, elles se
tirent toutes d'un même principe dont la connaissance, au dire de
Walter Burley ', n'est pas fort commune : Si l'on suppose^ un continu
divisé en parties proportionnelles, il n'est pas permis de dire que l'on
i. Voir p. 2/4.
2. Grégoire de Rimini, loccit., fol. 1 5 5 , col. a.
.NOTES 097
prend toutes les parties proportionnelles de ce continu, car il faudrait
qu'une de ces parties ait été prise en dernier lieu, et il n'y a pas de
dernière partie d'un tout divisé en parties proportionnelles.
Ce principe, Grégoire de Rimini en admet l'exactitude, mais à la
condition qu'il soit pris au sens syncatégorique (distributive). Et,
comme il l'a montré, cette condition en implique une autre; c'est que
les parties successives du continu soient supposées prises en des temps
égaux. Si l'on ne se soumet plus à cette condition, ce principe ne
pourra plus être invoqué. A des propositions qui, prises au sens syn-
catégorique, distribua/, seraient fausses peuvent correspondre des
propositions qui sont vraies au sens catégorique, collectif.
Si l'on considère un infini et des parties finies de cet infini, au sens
distributif, « il est impossible « que toutes les parties de l'infini
puissent être prises toutes ensemble ; quel que soit, en effet, le nombre
des parties déjà prises et de quelque manière qu'elles aient été prises,
elles sont toujours les parties d'un tout qui les comprend, qui a par
conséquent, hors d'elles, une autre partie ou d'autres parties. Les
parties qui ont été prises de la sorte ne sont donc pas toutes les parties
de l'infini. La proposition énoncée est donc fausse au sens propre
[distributif]. Il en est de même de ces autres propositions : Toutes les
parties prises simultanément forment le tout ; le tout est identique à
toutes ses parties prises simultanément. Et cependant ces propositions
sont vraies : L'ensemble des choses [omnia, par opposition à omnes
partes] dont chacune est une partie de ce tout, constitue ce tout.
Inversement, ce tout est X ensemble des choses dont chacune est une de
ses parties. En ces propositions, les mots ensemble des choses (omnia)
sont pris au sens collectif. »
Les logiciens avaient insisté sur cette affirmation : Une proposition
vraie au sens syncatégorique ou divisé peut devenir fausse au sens
catégorique ou composé. Grégoire de Rimini montre, par de nom.
breux exemples, qu'à une proposition fausse au sens distributif peut
correspondre une proposition vraie au sens collectif.
S'agit-il 2 d'une heure divisée en parties proportionnelles et de
l'instant qui la termine? Il serait faux de formuler cette proposition
distributive : Avant cet instant, toute partie de l'heure était passée; et
il est vrai de formuler cette proposition collective : Toute partie de
l'heure était passée avant cet instant. De même, s'agit-il d'une forme
qui, en une heure, passe avec une vitesse constante d'un degré à un
autre, croissant par parties proportionnelles qui correspondent aux
parties proportionnelles de l'heure? « Ces deux propositions sont
également vraies : Toute partie proportionnelle de cette forme qui
existe à l'instant final de l'heure, a existé avant cet instant ; en aucun
1. Grégoire de Rimini, loc. cit., fol. 167, col. c.
2. Grégoire de Rimini, loc. cit., fol. 1 57, col. b.
.')(j(S études sur Léonard ni; yixci
instant, en aucun temps avant cet instant final, il n'existait une
infinité de parties proportionnelles de cette forme. »
C'est par une semblable distinction que l'on résoudra ' l'argument
paradoxal d'Achille et de la tortue; c'est par une semblable distinction
que l'on accordera le principe de Burley : En une heure divisée en
parties proportionnelles il n'y a pas de dernière partie, et cette pro-
position : En une telle heure, Dieu peut créer un rectangle de hauteur
infinie. « A la fin de l'heure s il n'y a pas un certain rectangle ou une
certaine figure totale, il y a une grandeur infinie comprenant une
infinité de rectangles dont aucun n'est le dernier. De même, lors-
qu'une forme croît d'une manière continue, en chacun des instants
qui terminent les parties proportionnelles successives de l'heure, à
partir de la seconde, il existe un nombre toujours plus grand de
parties de la forme et cependant, à la fin de l'heure, il n'y a aucun
nombre qui soit le nombre de ces parties, il y a une multitude infinie
qui comprend une infinité de nombres de parties, et aucun de ces
nombres n'est le dernier. »
Si Dieu peut, en un temps fini divisé en parties proportionnelles,
créer une grandeur infinie par addition de grandeurs égales, il peut,
en ce même temps, subdiviser un continu en parties sous -doubles
les unes des autres; la possibilité de l'infini catégorique suppose donc
qu'un continu puisse être actuellement divisé à l'infini; à part Jean
de Bassols, la plupart des scolastiques ont admis cette corrélation des
deux propositions et, niant la divisibilité actuellement infinie d'un
continu, ils en ont conclu l'impossibilité de l'infini catégorique 3.
Grégoire de Rimini admet, lui aussi, cette corrélation, mais il en use
en sens inverse. Comme il admet l'existence de l'infini actuel, il admet
aussi la divisibilité actuellement infinie de toute grandeur continue.
Que le mot infini soit pris au sens catégorique ou au sens syncaté-
gorique, notre logicien enseigne 4 : « que toute grandeur est composée
d'une multitude infinie de grandeurs partielles. » Il formule expli-
citement ces deux propositions :
w Toute grandeur a une infinité de parties, le mot infinité étant pris
au sens syncatégorique
» Toute grandeur a une infinité de parties, le mot infinité étant pris
au sens catégorique. »
Cette dernière proposition fournit même à Grégoire5 un argument
i. Grégoire de Rimini, loc. cit., fol. 167, col. d.
2. Grégoire de Rimini, loc. cit., fol. i58, col. a.
3. Grégoire de Rirnini, loc. cit., fol. 1 55, col. a.
'\. Grcgorius de Arimino In secundo Sententiarum, Dist. 11, quaest. II : Utruni
angélus sit in loco divisibili aul indivisibili ; Art. II: An magnitudo componalur
ex indivisibilibus ; fol. 3o, col. b.
5. Grcgorius do Arimino In primo Sentent iurtun, Distt. \L1I, \LI1I. \l.l\.
quaest. IV, art. Il ; fol. i55, coll. c et d.
.NOTES 0()<)
dont il se sert pour prouver que l'existence actuelle n'est pas en
contradiction avec la notion d'infini : « Je dis qu'il n'est pas de la
nature de l'infini tout court (simpliciter sumpti) que quelque chose de
cet infini demeure toujours en puissance; cela se voit clairement en
la multitude infinie des parties d'un continu; chacune de ces parties
est en acte comme chacune des autres; il n'est pas vrai qu'une
certaine partie de ce continu soit en acte et une autre seulement en
puissance. »
VI. Robert Holkot.
Les Questions sur tes Sentences de Grégoire de Rimini sont datées
de i344; c'est à cette époque qu'elles furent professées à Paris. Sans
doute, avant que son enseignement eût pris la forme définitive sous
laquelle il nous a été conservé, Grégoire en avait fait connaître
diverses parties; de cet enseignement, en effet, l'influence se marque,
très nettement reconnaissable, en des écrits qui durent être composés
avant l'an i344-
La trace de Guillaume dOckam s'efface de l'histoire à partir de
l'année i347, ^m m* probablement celle de la mort du Venerabilis
inceptor; or celui-ci, en ses Summulae in libros Physicorum, dont la
composition pourrait être difficilement avancée jusqu'en i344, écrit,
au sujet du mouvement, des passages qui semblent nettement dirigés
contre une théorie de Grégoire de Rimini.
De même, le Dominicain anglais Robert Holkot mourut en i34o,
après avoir composé des Questions sur tes quatre livres des Sentences1;
ces questions sont, selon toute vraisemblance, antérieures à i344- Or,
ce que Robert Holkot dit de l'infini2 ressemble étrangement à ce
qu'en dit Grégoire de Rimini; les deux maîtres expriment souvent les
mêmes pensées, et à l'aide du même langage. On pourrait, à la vérité,
prétendre que l'exposé du Dominicain, beaucoup plus court et
beaucoup moins parfait que l'exposé de l'Augustin, a précédé ce
dernier exposé et en a été l'inspirateur. Nous ne croyons pas qu'une
telle opinion puisse résister à une lecture quelque peu attentive des
textes. Comparée à la théorie de Grégoire, la théorie de Robert n'offre
pas ce genre d'imperfections que montre le travail du précurseur
lorsqu'on le compare à l'œuvre achevée du dernier inventeur; ses
i. Magistri Roberti Holkot Super quatuor libros sententiarum questiones. Quedam
conferentie. De imputabilitate peccati questio longa. Determinationes quarundam aliarum
qaestionum. Tabule duplices omnium predictorum. Colophon : Hujus operis diligenter
impressi Lugduni a magistro Johanne Trechsel alemanno. anno salutis nostre.
MCCGCXCVII. ad nonas Aprilis... (suit le registrum). Les feuillets ne portent aucune
pagination.
2. Magistri Hoberti Holkot Super quatuor libros sententiarum questiones. Libri
secundi quaest. II; artic. V: An Deus potuit producere mundum ab aeterno?
400 ÉTUDES SUR LEU.NARD DE VINCI
défauts sont d'un autre genre; c'est l'obscurité, c'est le désordre, ce
sont les pensées incomplètes, imprécises et hésitantes qui décèlent un
enseignement reçu d'ailleurs; il semble que l'auteur n'ait pris la peine
ni de pénétrer exactement le sens des affirmations qu'il fait siennes,
ni d'asseoir fermement ses convictions à leur endroit; bien souvent,
la doctrine de Robert Holkot serait difficile à saisir si l'on ne recou-
rait, pour l'interpréter, à la doctrine si nette et si rigoureuse de
Grégoire de Rimini.
Cette question: Dieu a-t-il pu produire le Monde de toute éternité?
est, pour Holkot, l'occasion de développer ses vues sur l'infiniment
grand. Le Docteur Dominicain tient pour la possibilité de la création
ab aeterno; reproduisons quelques-unes des objections auxquelles il
s'attaque et les réponses par lesquelles il prétend les renverser.
Voici la première objection : « Il répugne à l'infini de pouvoir être
franchi; or, si le Monde avait existé de toute éternité, une multitude
infinie aurait pu être franchie; en effet, une multitude infinie
d'hommes seraient déjà morts; chacun d'eux aurait été un homme
futur; la multitude elle-même eût donc été future et, maintenant,
elle est passée; une multitude infinie aurait donc été franchie. »
Très exactement, Holkot meta nu les confusions auxquelles, en un
tel raisonnement, prête le mot: franchi. À chaque instant de la durée
le nombre des hommes déjà morts serait infini, tandis que le nombre
des hommes morts entre cet instant et l'instant actuel serait fini. Si
l'on veut désigner par le mot : franchir une opération qui a un
commencement et une fin, on ne peut dire que cette proposition:
Le Monde a existé de toute éternité, entraîne cette autre : Une multi-
tude infinie a pu être franchie.
Mais, ajoute notre auteur, «on dit : Il répugne à l'infini qu'il
puisse être franchi... Je dis, au contraire, qu'il n'y a aucun incon-
vénient à accorder cette proposition : » une multitude infinie peut
être franchie. « Toutes les fois, en effet, qu'un temps quelconque s'est
écoulé, une multitude infinie a été franchie; de même, lorsqu'une
grandeur, si petite soit-elle, est franchie, il faut bien accorder qu'une
multitude infinie a été franchie, car toute grandeur est une mul-
titude infinie. »
Cette réponse, trop concise, s'éclaire lorsqu'on la rapproche de l'en-
seignement de Grégoire de Rimini, qu'elle résume; comme ce maître,
Holkot admet évidemment que toute durée limitée, toute grandeur
finie est un nombre actuellement infini de parties infiniment petites.
Que telle soit bien la pensée du Docteur Dominicain1, nous en
i. En son Propositum de Injinito, Jean Majoris donuait ce renseignement que nous
avons reproduit (voir pp. 10-1 1): Roberl Holkot se refuse à admettre qu'en un inter-
valle de temps, si court soit-il, il y ait une infinité d'instants. Cette opinion parait
difficilement conciliante avec les affirmations que nous transcrivons en ce moment.
NOIES 401
aurons l'assurance en examinant ce qu'il répond à une seconde
objection.
Cette seconde objection est la suivante: Si le Monde avait existé de
toute éternité, «Dieu aurait pu, chaque jour, créer une âme et la
conserver; il existerait donc maintenant une multitude d'àmes, qui
serait infinie et en acte, » ce qui est absurde.
« Cette conclusion relative à l'existence actuelle d'une multitude
infinie peut être accordée,» répond Holkot, «pourvu que l'on dis-
tingue entre l'existence actuelle, et l'existence réelle et véritable en ce
Monde. En tout continu, par exemple, il y a une infinité de parties
qui se distinguent les unes des autres par leur situation... ; et cepen-
dant, l'ensemble de ces parties constitue un continu unique. Aussi,
Aristote, au troisième livre des Physiques, nomme-t-il cette multitude
infinie une multitude en puissance, parce qu'en son langage, toute
chose qui fait partie d'une autre est dite exister en puissance. »
Holkot tourne en dérision cette doctrine d' Aristote; à l'en croire, le
Soleil n'existerait qu'en puissance, car il fait partie de son orbite;
«Je crois toutefois, ajoute notre auteur, qu'en la Philosophie
d'Aristote, il ne saurait exister de multitude infinie en acte. »
C'est encore l'influence de Grégoire de Rimini que nous percevons
en ce passage; Grégoire, lui aussi, donnait l'existence actuelle, en tout
continu, d'une multitude infinie de parties infiniment petites comme
prouvant que la multitude infinie en acte n'implique pas contradiction.
Les formes de langage du Maître Augustin se retrouvent encore en
la réponse à cette objection : « Il est contradictoire que quelque chose
puisse surpasser l'infini; or si le Monde avait existé de toute éternité,
il y aurait une multitude infinie qui surpasserait une autre multitude
infinie; il y aurait eu, en effet, un plus grand nombre de doigts que
d'hommes et un plus grand nombre de révolutions de la Lune que de
révolutions du Soleil. »
«Je nie, déclare Holkot, que l'infini ne puisse, sans contradiction,
être surpassé... Quant à la proposition formulée en la preuve, qu'il y
aurait eu un plus grand nombre de doigts que d'hommes, un plus
grand nombre de révolutions de la Lune que de révolutions du Soleil,
on peut y répondre en la niant. En mille hommes, il y a un plus
grand nombre (plures) de doigts que d'hommes ; mais en une infinité
d'hommes, il n'y a pas un plus grand nombre (plures) de doigts
que d'hommes, car il y a une infinité d'hommes et une infinité de
doigts. »
«D'autres, poursuit notre auteur, s'expriment autrement; ils disent
qu'une multitude infinie peut être plus grande qu'une autre; ils
accordent qu'il y a un plus grand nombre de révolutions de la Lune
que du Soleil;» qu'une multitude infinie peut être double, triple
d'une autre; «qu'on peut ajouter quelque chose à un infini. C'est
P. DUHEM. 26
l\02 ETUDES S LU LEONARD DE VI Ml
l'opinion qu'exprime Robert de Lincoln en son écrit sur le livre des
Physiques. »
Cette dernière indication paraît complètement erronée; en sa
Summa1 si concise, mais si pleine d'idées, Robert Grosse-Teste ne dit
rien, au sujet de l'infini, qui ne soit très purement aristotélicien, rien,
en particulier, qui ressemble à ce que Robert Holkot lui attribue.
Comme Rimini, donc, Holkot réserve aux seuls nombres finis l'ex-
pression: un plus grand nombre (plures) ; voici un nouvel exemple
de l'emploi qu'il fait de cette restriction :
« La sixième objection dit : S'il existait une infinité d'âmes, Dieu ne
pourrait créer un nombre d'âmes plus grand (plures) qu'il n'en a déjà
créé. J'accorde cette conséquence, et cela en la prenant au pied de la
lettre (de virtute vocis); Dieu ne pourrait pas créer un plus grand
nombre de choses (plures res) qu'il n'en a créé; mais il peut créer
d'autres âmes, lors même qu'il en existerait déjà une infinité. »
A la possibilité de l'infini actuel, on peut encore faire cette objection
bien connue : Il en résulterait qu'une partie ne serait pas forcément
inférieure au tout. Cette proposition, Holkot ne fait point de difficulté
à l'accorder. Elle est manifeste lorsque l'on compare une droite que
l'on a prolongée à l'infini seulement dans un sens à une droite
infinie dans les deux sens. Mais du tout et de la partie, il ne nous
donne pas les définitions rigoureuses et précises qu'a formulées
Grégoire de Rimini. Ici, comme en toutes les circonstances qui
viennent d'être rapportées, l'affinité est grande entre la pensée du
Docteur Dominicain et la pensée du Docteur Augustin; mais si
celle-ci nous fût demeurée inconnue, nous eussions éprouvé quelque
peine à pénétrer celle-là.
Aux Questions sur les livres des Sentences de Robert Holkot sont
jointes les « Déterminations de quelques autres questions ». Ces déter-
minations sont-elles dues également au Docteur Dominicain? Josse
Bade, qui les a éditées, nous donne cet avertissement : « Beaucoup
supposent que ces questions ont été réunies par les disciples d'Holkol
ou que celui-ci, au cours de son enseignement, les a professées en
quelque gymnase public; d'autres prétendent qu'elles ont été écrites
par lui-même.» Il semble bien, en tout cas, que ces Déterminations
sont contemporaines de Robert Holkot ou qu'elles lui sont de fort peu
postérieures.
La première de ces Déterminations débute par un article où l'auteur
distingue le maximum in quod sic du minimum in quod non, le mini-
mum in quod sic du maximum in quod non. L'exemple classique de la
limite entre les poids que Socrate peut porter et ceux qu'il ne peut
i. Divi Roberti Linconiensis super octo libris phisicorum brevis et utilis summa
féliciter incipit; au sujet de l'ouvrage où cette Somme est insérée, voir: p. 13,
note i.
NOTES io3
porter est, bien entendu, le premier dont Robert fasse usage pour
éclairer ses définitions.
La discussion logique à laquelle le Maître Dominicain se livre au
sujet de ces diverses notions et de leurs mutuels rapports est longue
et minutieuse; mais en ces arguties quelque peu fastidieuses, nous ne
trouvons rien qui puisse retenir l'attention du mathématicien moderne,
rien, en particulier, de cette rigueur justifiée qu'un Albert de Saxe
apportera1 en la discussion de semblables questions.
Nous avons entendu Buridan 2 formuler les propriétés du maximum
in quod sic, du minimum in quod non, comme « des conclusions que
l'on a l'habitude de poser». La Décision de Robert Holkot nous
prouve, en effet, que l'analyse de ces notions était, dès le temps de ce
docteur et de Jean Buridan, familière aux maîtres de l'Université de
Paris; pendant près de deux siècles, ils n'ont cessé d'y exercer leur
dialectique.
VII. Johannes Majoris.
La Théologie catholique, en brisant toute barrière que l'on préten-
drait imposer à la toute-puissance de Dieu, a contraint les philosophes
de modifier l'enseignement d'Aristote au sujet de la grandeur infinie;
elle les a obligés à considérer une telle grandeur comme possible.
Mais au sujet de cette possibilité de la grandeur infinie, la Scolas-
tique s'est partagée, pendant les deux premiers tiers du xive siècle,
entre deux doctrines.
Timidement d'abord, avec Richard de Middleton et Durand de
Saint-Pourçain, puis d'une manière entièrement nette avec Guillaume
d'Ockam, Walter Burley, Jean Buridan et Albert de Saxe, les uns
n'ont admis d'autre grandeur infinie que l'infini syncatégorique; pour
eux, aucune grandeur ne peut être pleinement en acte si ce n'est une
grandeur finie ; toute grandeur infinie est en partie en acte, en partie
en puissance; elle existe in fier i, non in facto esse.
Les autres, avec Jean de Bassols, Grégoire de Rimini et Robert
Holkot, ont soutenu la possibilité de l'infini catégorique, de l'infini
en acte ; cette possibilité leur a semblé aussi bien établie que celle de
l'infini syncatégorique.
L'Université de Paris, qui tenait la Logique en si grand honneur, a
donc connu, à cette époque, deux écoles qui s'opposaient l'une à l'autre
en la question de l'infini. On pourrait — tant ces discussions ressem-
blent à celles qui mettent aux prises les géomètres de notre temps —
désigner ces deux écoles par les épithètes de finitiste et à'infinitiste
1. Voir pp. 26-29.
2. Voir p. 383.
[\(_)\ ÉTUDES SLR LEONARD DE VINCI
dont M. Couturat fait usage1 lorsqu'il veut classer les mathématiciens
contemporains. Volontiers, les finitistes du xivc siècle, les partisans du
seul infini syncatégorique, les Guillaume d'Ockam et les Jean Buridan
condenseraient leur doctrine en cette proposition2 : « La notion de
l'infini, dont il ne faut pas faire mystère en Mathématiques, se réduit
à ceci : après chaque nombre entier, il y en a un autre. » Les infini-
tistes, au contraire, ceux qui, avec Grégoire de Rimini, soutenaient la
réalité de l'infini catégorique, salueraient en la théorie des ensembles
transfinis la forme achevée de la doctrine dont ils ébauchaient les
premiers linéaments.
Après Albert de Saxe, en même temps que la rigueur logique des
Parisiens se détend peu à peu, la distinction entre l'École finitiste et
l'École infinitiste va s'atténuant. Nous avons vu 3 Marsile d'Inghen
hésiter entre les deux doctrines.
Au début du xvie siècle, la Logique est de nouveau en grande faveur
à l'École de Johannes Majoris; c'est, d'ailleurs, aux propositions de
Grégoire de Rimini que mène, en général, la dialectique, plus subtile
et chicanière que vraiment rigoureuse, du régent du Collège de Mon-
ta igu.
Nous avions cru 4 pouvoir identifier ce logicien avec un Johannes
Majoris qui prit le baccalauréat à la Faculté des Arts de Paris en i45o.
Cette identification nous semblait justifiée par ce fait que le Propo-
sition de infinito de Jean Majoris était cité dès i5o6 par Jean Dullaert
de Gand. Il nous semblait qu'un tel écrit ne pouvait être attribué à
l'auteur que M. De WulfS nomme Johannes Major et qu'il fait vivre de
1478 à i5/jo.
Il nous faut, aujourd'hui, renoncera notre ancienne opinion. Les doc-
trines soutenues au Propositum de infinito sont par le fond, et souvent
par la forme même, identiques à celles que Johannes Majoris a exposées
en commentant le premier livre des Sentences. Or, les questions com-
posées sur ce premier livre par le régent du Collège de Montaigu,
imprimées une première fois dès 15096, étaient, de nouveau, éditées
1. Louis Couturat, De l'infini mathématique, Paris, 1896; livre III, ch. II: Du
nombre infini concret.
2. Jules Tannery, Introduction à la théorie des fonctions d'une variable, Paris,
1886, p. VIII.
3. Voir pp. 45-47.
!\. Voir p. 16.
5. De Wulf, Histoire de la philosophie médiévale, 2e édition, 1900, p. 53a.
G. Nous n'avons pas eu en mains cette première édition ; nous en concluons l'exis-
tence d'une Epistola, adressée par Joannes Major (sic) à Georgius Hepburnensis, et
datée : Ex Monteacuto, 7 cal. Junii 1509. Cette lettre se trouve au verso du premier
feuillet de l'édition suivante : Joannes Major In primurn sententiarum ex recognitione
J. Badii. Vcnundantur apud eundem Badium.
La lettre dont nous avons parlé est suivie de ces mots : Impressit autem jam
Badins anno MDX1X. Elle se rapporte, croyons-nous, à une édition donnée pn
dominent, en i5oq, par les soins d'Antoine Coronel.
NOTES 4o5
en i53cm; et l'épitre dédicatoire, adressée par Johannes Major (sic) à
Eckius Suevus, datée du Collège de Montaigu, i53o, nous prouve que
l'auteur vivait encore à cette époque.
Nous avons déjà exposé, d'après le Proposition de infinito, les
opinions que Jean Majoris professait au sujet de la question de l'infini;
ces mêmes opinions, nous les retrouvons, plus développées, dans les
Questions sur le premier livre des Sentences, et plus développées en
l'édition de i5ig qu'en l'édition de i53o2.
L'analyse de Jean Majoris ajoute quelque chose à celle de Grégoire
de Rimini; ce quelque chose, il est vrai, elle l'emprunte à Marsile
d'InghenS. Le régent de Montaigu veut prouver 4 qu'il est possible de
donner actuellement et de montrer, pour ainsi dire, une longueur
infinie ; l'exemple qu'il prend est l'exemple, déjà considéré par Albert
de Saxe 5, d'une sorte d'hélice de hauteur totale finie dont le pas
décroît en progression géométrique ; cette hélice, il la regarde comme
actuellement tracée en sa totalité; Grégoire de Rimini, autrement exact
en ses raisonnements que ne l'est le régent du Collège de Montaigu,
eût fait remarquer à ce dernier que l'on ne saurait jamais parvenir à
tracer l'ensemble des spires de cette ligne si l'on suppose les spires
successives décrites en des temps égaux ; en prenant ainsi le mot toutes
au sens distributif, il eût accordé à Albert de Saxe qu' « il n'existe pas
de parties dont on puisse dire qu'elles sont toutes les parties propor-
tionnelles du cylindre » ; il eût maintenu, néanmoins, la possibilité de
concevoir, au sens collectif, Yensemble catégorique des parties du
cylindre; mais il eût ajouté que pour épuiser cet ensemble en prenant
les parties les unes après les autres, il les faudrait prendre avec une
vitesse indéfiniment croissante.
Toutes ces distinctions, si précises et si justes, échappent à Maître
Jean Majoris ; celui-ci reproduit en gros l'enseignement de Grégoire
de Rimini, alors qu'une doctrine aussi délicate devient méconnais-
sable et inadmissible si l'on n'en garde minutieusement toutes les
subtilités.
Dieu peut-il^, en une heure, créer un volume infini? Avec Grégoire
i. Joannis Majoris Hadingtonani, scholae Parisiensis Theologi, in Primum Magistri
Sententiarum disputaliones et decisiones nuper repositœ ; cum amplissimis materiarum
et quœstionum indicibus seu tabellis. Vaenundantur Joanni Parvo et Jodoco Badio.
i53o. Colophon : Sub prelo Joannis Badii Ascensii, communibus ejus et Joannis
Parvi impensis : ad Calendas Septembres MDXXX.
2. En l'épitre dédicatoire qui précède cette dernière, Joannes Majoris donne les
raisons pour lesquelles il y a restreint les discussions de pure Logique.
3. Voir pp. 46-47-
4. Joannes Majoris In primum Sententiarum, Dist. XLIV, quaest. II : An sit nunc
vel dari potest secundum naturam aliquod actu infinitum.
5. Voir p. 44.
6. Joannes Majoris In primum Sententiarum, Dist. XLIV, quaest. III: Utrum Deus
de sua potentia absoluta potest producere aliquod infinitum magnitudine vel inten-
sione; éd. i5i9, fol. cvn, col. d. ; éd. i53o, fol. lxxxij, col. d.
/|0() ÉTUDES SLR LEONARD DE VINCI
de Rimini, Jean Majoris enseigne qu'il le peut ; il suffît qu'en chaque
partie proportionnelle de l'heure, il crée une pierre d'un pied cube.
Le régent de Montaigu n'ignore pas les objections que les partisans
du seul infini syncatégorique font valoir contre cet argument; ces
objections, voici en quels termes il les réfute > :
«Vous direz: en chacune des parties proportionnelles de l'heure,
Dieu peut créer une pierre, si l'on entend la proposition au sens
divisé; mais il n'est pas possible, en prenant les mots au sens
composé, qu'en toute partie proportionnelle de l'heure, il crée une
pierre nouvelle de même volume que les pierres précédemment
créées. De même, de ce que Socrate peut porter n'importe quelle
partie d'un poids, il n'en résulte pas que Socrate puisse porter
l'ensemble des parties de ce poids; on le voit clairement lorsqu'on
démontre qu'il existe un minimum des poids qu'il ne peut porter.
» Je réponds : Bien qu'une proposition modale prise au sens divisé
n'implique pas toujours la même proposition modale prise au sens
composé, toutefois, lorsque aucune contradiction n'apparaît en la
modale composée, on ne doit pas nier qu'elle soit vraie en ce sens
composé, surtout lorsqu'il s'agit de la puissance absolue de Dieu. »
Mais le procédé imaginé implique lui-même contradiction 2 ; de
toutes les pierres créées, il en est une qui se trouve créée la dernière;
« celle-là n'a pu être créée qu'en la dernière partie proportionnelle de
l'heure; il y a donc, en une heure, une dernière partie proportionnelle
de l'heure; or cette proposition implique contradiction, donc...
» Quelqu'un 3 a dit que cet argument démontrait que l'infini ne
pouvait être donné [en acte] ; qu'il engendrait en lui la foi
» Pour moi, je nie que ce procédé implique contradiction Cet
argument ne m'émeut nullement, il ne saurait engendrer en moi
d'opinion. Le procédé imaginé n'exige en aucune façon que l'une des
parties proportionnelles de l'heure soit la dernière, ni qu'il y ait une
dernière pierre créée; mais après qu'une partie proportionnelle quel-
conque de l'heure est passée, il y a une infinité de pierres. Certes, je
m'étonne que cet auteur accorde quelque poids à un tel argument. »
Cet argument, cependant, valait la peine d'être examiné avec toute la
minutieuse rigueur qu'un Grégoire de Rimini savait mettre en une
telle discussion; les méthodes sommaires et les affirmations tran-
chantes dont use volontiers Johannes Majoris ne suffisent pas à juger
le litige qui sépare les partisans de l'infini syncatégorique des tenants
de l'infini catégorique.
Il est clair qu'après Albert de Saxe, nous assistons à la décadence
1. Johannes Majoris, loc. cit., éd. i5 19, fol. cvm, col. a ; éd., i53o, fol. lxxxiii,co1. a-
■2. Johannes Majoris, loc. cit., éd. iôio, fol. ex, col. d; éd. t53o, fol. lxxxv, col. a.
3. Ici, l'édition de i5iometcn marge: Albertus de Saxonia; le propos rapporté
par Jean Majoris est, en effet, d'Alberl de Saxe (Voir p. V>).
]\OTES /|07
des études logiques que l'École consacrait au problème de l'infini.
Parmi les causes de cette décadence il en est une, croyons -nous, qui
se laisse aisément saisir.
Les maîtres du xivfi siècle, auxquels nous devons de si profondes
remarques au sujet de l'infini syncatégorique et de l'infini catégorique,
étaient fort peu géomètres. Sous les discussions formelles qu'ils déve-
loppent avec une si rigoureuse subtilité, nous percevons un seul fait
mathématique, et ce fait est des plus élémentaires: Ces auteurs savent
former la somme des termes d'une progression géométrique de raison
fractionnaire. Ce seul théorème d'Arithmétique fournit tous les
exemples en lesquels leurs raisonnements viennent se particulariser.
On ne saurait trop admirer la puissance intellectuelle d'hommes
qui, munis d'un si faible bagage mathématique, ont su formuler avec
tant de netteté et examiner avec tant de pénétration les plus essentiels
des problèmes logiques que pose l'Analyse infinitésimale.
Mais le feu le plus vif s'éteint faute d'aliments. La Dialectique infi-
nitésimale ne pouvait progresser sans cesse, alors qu'elle n'avait, pour
éprouver la justesse de ses conclusions, que les propriétés de la pro-
gression géométrique. Dépourvus d'exemples particuliers et précis où
leur raison pût reprendre vigueur en touchant terre, les logiciens
devaient voir s'alanguir par degrés la force de leur esprit ; de leurs
discussions, qui semblaient sans objet, les étudiants devaient se
détourner peu à peu avec un dégoût croissant. La théorie de l'infini
était condamnée à la décrépitude où nous la voyons au temps de
Johannes Majoris. A ce moment, la Dialectique infinitésimale des
Parisiens semble une machine usée qui, avec des heurts et des grin-
cements, tourne à vide.
Mais, à ce même moment, de grandes transformations s'opèrent
dans le Monde intellectuel. La Science des Parisiens conquiert les
Italiens qui, jusque-là, lui étaient presque tous demeurés rebelles; en
même temps, elle sort des Universités pour se répandre parmi les
chercheurs indépendants. Léonard de Vinci est un des premiers
Italiens et, aussi, un des premiers penseurs étrangers aux Facultés
dont la Logique des Jean Buridan, des Grégoire de Rimini, des
Albert de Saxe ravisse l'attention ; mais bien d'autres le suivront. Or,
ces savants italiens reçoivent, en même temps, une aide précieuse qui
avait presque entièrement fait défaut à leurs précurseurs de la Sor-
bonne ou de la rue du Fouarre ; la Science antique leur est révélée ;
Archimède leur enseigne comment on peut résoudre des problèmes
difficiles et variés où l'idée d'infini se trouve impliquée. L'union, en
l'esprit des géomètres italiens, de la Logique parisienne et de la
Mathématique grecque va donner naissance à l'Analyse infinitésimale
des modernes.
/|08 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
F. — SUR LA PLURALITE DES MONDES
I. Guillaume d'Auvergne.
Nous avons vu (p. 73) comment, selon Michel Scot, l'existence de
plusieurs mondes exigerait que le vide fût réalisé entre ces mondes,
ce qui est une impossibilité. Nous avons retrouvé (p. 92) ce même
argument en la Summa totius philosophiae de Paul Nicoletti, de Venise.
Cette manière de raisonner contre la pluralité des mondes paraît
avoir joui d'une certaine vogue au Moyen-Age; elle a été reproduite
par plusieurs philosophes, et non des moindres ; nous voudrions
signaler ici l'adhésion qu'elle a reçue de Guillaume d'Auvergne.
Lorsque l'Averroïsme commençait à se répandre parmi les philo-
sophes chrétiens, grâce aux traductions données par Michel Scot et
par ses contemporains, Guillaume d'Auvergne, évêque de Paris, fut des
premiers à prendre parti, au nom de l'orthodoxie, contre les hérésies
arabes qu'il appelait les erreurs d'Aristote et de ses imitateurs, « errores
Aristotelis etejas sequacium. »
Par sa fidélité aux enseignements de l'Église, l'Évêque de Paris fut
bien souvent amené à combattre les opinions professées par l'Astro-
logue de Frédéric II ; mais son opposition n'avait rien de systématique,
et il suivait volontiers le sentiment de Michel Scot, toutes les fois que
ce sentiment ne lui paraissait pas contraire à la foi. C'est ainsi qu'au
sujet de la pluralité des mondes, Guillaume d'Auvergne n'a fait que
développer la doctrine du Traducteur d'Aristote.
Supposons, dit Guillaume d'Auvergne1, qu'il existe plusieurs
mondes ou une infinité de mondes extérieurs les uns des autres. Outre
ces mondes, existera-t-il quelque corps qui leur soit extérieur et
étranger ? Assurément non. L'existence d'un tel corps est impossible ;
elle l'est pour des raisons toutes semblables à celles qu'invoquent les
partisans de l'existence de notre monde lorsqu'ils veulent prouver que
hors de ce monde-ci, il n'existe aucun corps. « Nécessairement, en effet,
un monde contient ou simplement l'universalité des corps, ou bien
l'universalité des corps qui lui conviennent. Or, on ne saurait donc
imaginer un corps qui ne convienne ni à ce monde-ci, ni à aucun
autre monde. »
1. Guilielmi Parisiensis De Universo, opus celeberrimum et singulare, in duas partes
principales divisum. Primae partis principalis pars I, cap. XIII. Cet écrit se trouve
dans les éditions suivantes de : Guilielmi Parisiensis Opéra :
i° Parisius, ap. Franciscum Regnault, MDXVI (au tome 11);
20 Veneliis, ap. Damianum Zenarum, i5qi (au tome II);
3° Aureliae, ex typographia F. Hottot. Et vaeneunt Parisiis apud Ludovuuni
Hillaine, MDGLXXlV(au tome I).
NOTES /1O9
Puisque, entre ces divers mondes, il ne saurait exister aucun corps
de quelque nature que ce soit, voilà donc les diverses surfaces sphé-
riques qui les bornent obligées de se toucher les unes les autres non
pas seulement en un point, mais suivant certaines aires; aucune
distance, en effet, ne peut séparer ces sphères les unes des autres;
« seule, la présence d'un corps intermédiaire peut faire qu'il existe
une distance entre deux corps »
Dira-t-on qu'entre ces deux mondes que rien ne sépare, il y a le
vide? Mais le vide est une impossibilité que Guillaume d'Auvergne
établit ' par des arguments empruntés aux Péripatéticiens.
Voilà donc les partisans de la pluralité des mondes acculés à cette
absurdité : Deux sphères peuvent se toucher non pas en un point,
mais tout le long d'une surface.
Une hypothèse, il est vrai, éviterait cette contradiction. Elle consis-
terait à supposer qu'au delà de la sphère qui borne notre monde, un
autre monde s'étend ; ce second monde aurait pour enceinte une sphère
extrêmement éloignée de celle qui encercle le nôtre. « Mais alors,
comme la sphère ultime de ce monde-là enveloppe et contient les
cieux de ce second monde et aussi nos cieux, ceux qui se manifestent
à nos sens, il est clair que cette sphère et tout ce qui se trouve
enveloppé par elle forment un monde unique, contenant en lui toutes
choses. »
A l'encontre de cette thèse, le monde est unique, on peut élever
bien des objections2, celle-ci, par exemple: Un monde unique ne
suffirait pas à contenir toutes les choses existantes. Mais, riposte
Guillaume, ou bien l'on suppose que Dieu a créé une infinité de
mondes, ou bien il n'en a créé qu'un nombre fini ; si le nombre des
mondes est supposé fini, un seul grand monde peut contenir autant
de choses que beaucoup de petits mondes, et la création de ce monde
unique convient mieux à la majesté de Dieu. L'Évêque de Paris oublie,
en sa discussion, la seconde branche du dilemme qu'il a posé.
Cette difficulté n'est pas la seule; en voici une autre3 :
« Dieu a créé ce monde par pure et gratuite bonté; il eût pu tout
aussi facilement en créer un grand nombre d'autres; il les a donc
créés ; la cause qui lui en a fait créer un, à savoir la bonté, devra, pour
la même raison, lui en faire créer un grand nombre d'autres...
» Sa générosité n'a pas de fin et ses richesses n'en ont pas davan-
tage; comment donc l'effet de sa générosité et de ses richesses,
à savoir ses libéralités et ses dons, aurait-il un terme? Or ce monde-ci
est fini ; [s'il existe seul], les libéralités et les dons de Dieu sont finis,
la générosité divine est rétrécie et restreinte...
1. Guillaume d'Auvergne, loc. cit., cap. XIV.
2. Guillaume d'Auvergne, loc. cit., cap. XV.
3. Guillaume d'Auvergne, loc. cit., cap. XVI.
4lO ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
)) Vous voyez que ce raisonnement paraît conclure non seulement
contre la création d'un monde unique, mais encore contre la création
d'un nombre fini de mondes; lors même que des mondes, en nombre
quelconque, seraient créés, ils n'égaleraient pas la bonté et la géné-
rosité de Dieu, car toute chose qui existe en dehors de Dieu, bien loin
de lui être égale, n'est rien en comparaison de lui.
» Je déclare donc que Dieu n'a pu créer ni un nombre fini, ni une
infinité de mondes, et qu'il ne peut non plus les créer actuellement;
cette impossibilité n'a point pour cause un défaut de puissance en
Dieu ou un défaut qui provienne de Dieu, mais plutôt un défaut de la
part des mondes, qui ne peuvent pas être multiples, comme je vous
l'ai démontré en ce qui précède... De même, Dieu ne connaît pas le
rapport de la diagonale du carré au côté, non qu'il y ait en lui défaut
de science, mais parce que ce rapport ne peut pas être connu, »
Ainsi, selon Guillaume d'Auvergne comme selon Michel Scot, la
toute-puissance de Dieu trouve des bornes dans les impossibilités
décrétées par la Physique péripatéticienne.
II. Roger Bacon.
L'Évêque de Paris comme le Traducteur d'Aristote a établi un lien
qui lui semblait indissoluble entre l'impossibilité du vide et l'impos-
sibilité des mondes multiples. Ce lien a paru également fort à d'autres
philosophes, en particulier à Roger Bacon au xiir* siècle et à Walter
Burley au xive siècle.
Roger Bacon, en son Opus majus, consacre un chapitre» à l'examen
de ces deux questions: Peut-il exister plusieurs mondes? La matière
du monde s'étend-elle à l'infini? Voici ce qu'il écrit, en ce chapitre,
contre la pluralité des mondes :
« Aristote dit, au premier livre sur le Ciel et le Monde, que le
Monde réunit toute sa matière propre en un seul individu d'une seule
espèce, et qu'il en est de même de chacun des corps principaux dont
le Monde se compose; en sorte que le Monde est numériquement
unique, qu'il ne peut exister plusieurs mondes distincts appartenant
à cette même espèce, et qu'il ne peut davantage exister ni plusieurs
soleils, ni plusieurs lunes, bien que beaucoup de gens aient imaginé
de telles suppositions.
» En effet, s'il existait un autre monde, il serait de figure sphérique,
i. Fratris Rogeri Bacon, Ordinis Minorum, Opus majus ad Clementem quartutn,
Pontiflcem. Homanurn, ex. Ms. Codice Dubliniensi, cum aliis quibusdam collato, nunc
primum ediditS. Jebb, M. D., Londini, typis Gulielmi Bowyer, MDCCXXXHI, p. 102
(marquée, par erreur, 98) Pars quarta, Dist. IV, Cap. XII : An possint esse plures
mundi, et an materia mundi sit extonsa i 11 infinituni.
!SOTES 4i 1
comme celui-ci. Ces deux mondes ne pourraient être distincts l'un de
l'autre, car s'ils l'étaient, un espace vide serait désignable entre eux,
ce qui est faux. Il faudrait donc qu'ils se touchassent; mais par
la XIIe proposition du troisième livre des Éléments d'Euclide, ils ne
se pourraient toucher qu'en un point, ainsi qu'on l'a précédemment
démontré par le moyen de cercles. Dès lors, partout ailleurs qu'en ce
point, il y aurait entre eux un espace vide. »
En VOpus tertium1, Bacon reprend simplement et sommairement
l'argumentation d'Aristote contre la pluralité des mondes. Mais il y
joint le raisonnement fondé sur l'impossibilité du vide lorsqu'il écrit
ses Communia naturalium, ou mieux ce traité De caelestibus2 dont
le célèbre manuscrit de la Bibliothèque Mazarine fait le second livre
des Communia naturalium.
Aux raisons d'Aristote, à la preuve tirée de l'impossibilité du vide
Bacon ajoute maintenant ces réflexions :
u On ne peut pas, non plus, prétendre qu'un second monde entoure
le premier, car alors le centre de l'un serait le centre de l'autre, en
sorte qu'il n'y aurait pour tous deux qu'une seule terre; il en serait
de même des autres parties du monde3; il n'y aurait donc qu'un seul
monde.
» En outre, s'il existait une raison pour qu'il y eût deux mondes,
pour la même raison il y en aurait trois, quatre, et ainsi de suite
à l'infini, car tout ce qui concerne le monde est indifférent à tel ou
tel nombre. Il faut donc qu'il y ait une infinité de mondes ou bien
qu'il n'y en ait pas plus d'un; or, les mondes ne sauraient être en
nombre infini; donc il n'y en a qu'un. »
Nous ne saurions nous étonner de reconnaître dans les écrits de
Bacon l'influence de Michel Scot et de Guillaume d'Auvergne. A
plusieurs reprises, il cite le Traducteur d'Aristote, encore qu'il le juge
fort durement. Quant à l'Évêque de Paris, il nous conte qu'en sa
jeunesse, il en avait reçu l'enseignement.
III. Richard de Middleton.
En 1277, les docteurs de la Sorbonne, sous la présidence
d'Etienne Tempier, évêque de Paris, condamnèrent cette proposition :
« Quod prima causa non posset plures mundos facere . » Les théologiens
1. Fr. Rogeri Bacon Opéra quœdam hactenus inedita. Vol. I, contained : I. Opus
tertium. — II. Opus minus. — III. Compendium philosophise. Edited by J. S. Brewer.
London, 1859. Opus tertium, cap. XLI, pp. iAo-i^i.
2. Incipit secundus liber communium naturalium [fratris Rogeri Bacon], qui est de
celestibus, velde celo et mundo, pars III, cap. II (Bibliothèque Mazarine, ms. n° 3576,
fol. 108, coll. a et b).
3. Roger Bacon, loc. cit.
Z| 12 ETUDES SUli LEONARD DE VINCI
de Paris entendaient rompre les entraves que la Physique péripatéti-
cienne prétendait imposer à la toute-puissance de Dieu ; ils enten-
daient, en particulier, dénier toute valeur aux raisonnements que
l'on tirait de l'impossibilité du vide ; ce genre d'arguments n'était pas
explicitement visé dans la proposition que nous venons de rapporter,
mais il l'était en celle-ci : « Quod Deus non possit movere Caelam
motu recto. Et ratio est quia tanc relinqueret vacuum. »
L'orthodoxie chrétienne exigeait donc, semble-t-il, que l'on renonçât
à divers principes de la Physique péripatéticienne et, tout spécia-
lement, à l'impossibilité du vide, à l'immobilité du Monde, à la
nécessité, pour ce Monde, d'être unique. Affirmées par les condam-
nations qu'avaient portées les docteurs de Sorbonne, ces exigences
furent acceptées non seulement à Paris, mais à Oxford; elles
imprimèrent à la Science scolastique, aussi bien en France qu'en
Angleterre, une orientation nouvelle qui l'obligea à s'écarter en bien
des points, et non des moins essentiels, de la tradition Aristotéli-
cienne. S'il nous fallait assigner une date à la naissance de la Science
moderne, nous choisirions sans doute cette année 1277 où l'Évêque
de Paris proclama solennellement qu'il pouvait exister plusieurs
Mondes, et que l'ensemble des sphères célestes pouvait, sans contra-
diction, être animé d'un mouvement rectiligne.
L'un des premiers docteurs qui aient, en leur enseignement, invoqué
les condamnations portées contre les Articuli parisienses, est Richard
de Middleton. Ce Franciscain, mort entre i3oo et i3o8, a assurément
composé ses volumineuses Questions sur les livres des Sentences de
Pierre Lombard, alors que les décisions des théologiens de Paris
étaient encore toutes récentes.
Richard se demande 1 « si Dieu peut mouvoir le ciel ultime d'un
mouvement de translation ». A l'appui de la réponse affirmative, qu'il
soutient, il a soin d'invoquer cette raison : «Le Seigneur Etienne,
Évêque de Paris et Docteur en Théologie, a excommunié l'article
suivant : Dieu ne peut donner au ciel un mouvement de translation. »
A ce propos, notre auteur montre que Dieu pourrait, sans contra-
diction, produire le vide; mais il ajoute cette remarque fort sensée :
« Il y a un autre défaut dans l'argument » par lequel on prétendait
établir l'article quia été condamné à Paris. «En effet, si Dieu commu-
niquait au ciel un mouvement de translation, l'existence du vide n'en
résulterait pas, car le ciel ultime n'est en aucun lieu. »
De même que Richard de Middleton a accordé à Etienne Tempicr,
au risque de heurter de front les principes les plus fermes de la Phy-
sique péripatéticienne, que Dieu pourrait déplacer le ciel ultime et
1. Clarissimi theologi Magistri Ricardi de Media Villa seraphici ord. min. ronvrnt .
super quatuor libros sententiarum Pétri Lombardi quœstiones subtilissimx, Brixiœ,
MDXG1, tomus secundus, p. 186, lib. Il, dist. \1I11, art. III, quac>t. III.
NOTES l\lO
produire le vide, de même lui accorde-t-il i qu'il pourrait créer un
autre Univers.
« J'appelle Univers, dit-il, un ensemble de créatures qu'une même
surface enveloppe, y compris la surface enveloppante, et sous la
condition que cet ensemble ne soit pas borné, d'autre part, par une
autre surface qu'il entourerait. » Par cette précaution, Richard de
Middleton évite la supposition de mondes emboîtés les uns dans les
autres, supposition qui s'était présentée à l'esprit de Guillaume d'Au-
vergne et que tant d'autres devaient recueillir de celui-ci.
« Je dis alors, » poursuit notre Franciscain, « que Dieu a pu et
peut encore maintenant créer un autre Univers. Il n'y a, en effet,
aucune contradiction à attribuer cette puissance à Dieu.
» Une telle contradiction ne peut provenir de la chose dont cet
Univers devrait être fait, puisque Dieu n'a pas fait le Monde de quelque
chose.
» Elle ne provient pas du réceptacle de cet Univers, car le Monde,
pris en sa totalité, n'est pas reçu en quelque espace. Le Philosophe
dit, au premier livre Du Ciel et du Monde, qu'il n'y a, hors du Ciel, ni
lieu, ni vide, ni temps, ce qu'il faut entendre du ciel suprême.
» Cette contradiction ne saurait être en raison de la puissance
divine, car cette puissance de Dieu est infinie et, comme cet Univers-ci
est fini, il est impossible qu'il égale la puissance divine.
» Enfin, cette contradiction ne saurait être tirée de la nature des
êtres qui se trouveraient contenus en la surface de ce second Univers,
lors même que Dieu les aurait fait de même espèce que les êtres de
cet Univers-ci. De même que la terre de notre Univers repose natu-
rellement au centre de ce dernier, de même la terre de ce second
Univers demeurerait naturellement en repos au centre du Monde
auquel elle appartient. Si la terre de cet autre Univers était placée au
centre de notre Monde, elle y demeurerait naturellement immobile ;
et si la terre de notre Univers était placée par Dieu au centre de
l'autre, elle y trouverait son repos naturel. Si deux lieux, en effet, se
comportent indifféremment l'un de l'autre à l'égard de l'opération
naturelle de quelque créature, celle-ci demeurera en repos en celui de
ces deux lieux où on l'aura d'abord placée ; elle ne tendra pas vers
l'autre.
» En faveur de cette opinion, on peut invoquer la sentence du
Seigneur Etienne, Évêque de Paris et docteur en sacrée Théologie; il
a excommunié ceux qui enseignent que Dieu n'a pas pu créer
plusieurs mondes. »
Richard de Middleton ne se contente donc pas d'admettre que la
pluralité des mondes n'est pas chose contradictoire que la puissance
i. Ricardi de Media Villa Quaestiones super quatuor libros Sententiarum, lib. I,
dist. XLIIIT, artic. I, quaest. IIII ; éd. cit., tomus primus, p. 392.
/, I /, ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
même de Dieu ne saurait réaliser; il va plus loin; il entreprend de
ruiner la principale objection que la philosophie péripatéticienne
élevait, contre la possibilité de plusieurs mondes ; la réponse qu'il
adresse à cette objection renferme en germe celle que Guillaume
d'Ockam formulera quelques années plus tard k
Quant à l'objection tirée de l'impossibilité du vide, Richard de
Middleton ne s'y arrête pas ; il se contente d'indiquer, en passant, que
le Monde n'est point dans l'espace, et de nous rappeler cet enseigne-
ment du Philosophe : Il n'y a, hors du ciel, ni lieu, ni vide,, ni temps.
D'ailleurs, nous l'avons entendu affirmer, en une autre circonstance,
que la production du vide n'était pas impossible à Dieu; en cela, il a
été suivi par Walter Burley.
IV. Walter Burley.
Walter Burley croit qu'il n'est pas possible aux chrétiens d'admettre
le pouvoir créateur de Dieu, sans admettre en même temps la réalité
du vide. Il appuie2 cette opinion de plusieurs raisons; voici la
dernière :
« Il me paraît difficile d'éviter cette conséquence : Ceux qui parlent
conformément à notre religion et qui admettent la création du Monde
sont tenus de supposer que le vide existe hors de ce Monde.
Ils admettent en effet que Dieu, qui a créé ce Monde, en peut tout
aussi bien créer un autre. Supposons donc que Dieu crée un second
monde. Je pose alors la question suivante : Entre les surfaces
convexes qui limitent ces deux mondes, y a-t-il ou n'y a-t-il pas une
certaine distance? S'il y a quelque chose entre ces surfaces, c'est
le vide, car c'est un espace divisible qui ne renferme pas de corps,
bien qu'il soit susceptible de recevoir un corps. Si, au contraire, il
n'y a aucun intermédiaire entre ces surfaces sphériques, c'est donc
qu'elles se touchent soit en un seul point, soit tout le long d'une
étendue divisible. Elles ne sauraient se toucher seulement en un
point; alors, en effet, entre un point de la première sphère et un
point de la seconde, il y aurait quelque chose de divisible qui ne
i. Cette argumentation contre la raison par laquelle le Philosophe prétendait
établir l'impossibilité de deux Mondes, Richard de Middleton la reprend presque
textuellement en l'une de ses Questions quodlibétales*.
2. Burleus Saper octo libros physicorum. Golophon : ... Impressa arte et diligentia
Boneti Locatelli Bergomensis, sumptibus vero et expensis nobilis viri Octaviani
Scoti Modoetiensis... Venetiis, Anno salutis nonagesimo primo supra millesimum
et quadringentcsimum. Quarto nonas decembris. Physicorum liber IV, fol. 7S (nou
paginé), col. c.
&) Quodlibela Doctoris eximii Hicardi de Media Villa ordinis minorum, (/u.vstioiies octuaqinta
continentia. Brixiae, de consensu superiorum, HDXCL Quodlibetuin II, art. 11, quaest. I : L trum
plures muudos esse includat conlradiclioncm.
NOTES
/.i5
pourrait être que le vide; d'où la conclusion. Dira-ton qu'elles se
touchent tout le long d'une aire divisible? Cela ne saurait être; un
corps sphérique ne saurait toucher un autre corps sphérique tout le
long d'une aire divisible; si une surface touche une surface convexe
tout le long d'une aire divisible, c'est que celte première surface est
concave dans la région où le contact a lieu ; or il est impossible que
la surface sphérique qui termine un monde soit concave. On voit
donc que ceux qui parlent selon notre religion sont tenus d'admettre
le vide. Nous avons traité plus longuement cette question au premier
livre du Ciel. »
Walter Burley avait composé des commentaires au De Caelo et
Mundo; cette citation nous le montre; nous n'avons pu trouver
aucun indice de l'existence actuelle, sous forme imprimée, de ces
commentaires; mais ils sont conservés, sous forme manuscrite, ainsi
que les commentaires du même auteur sur les Météores d'Aristote,
à la Bibliothèque de l'Université d'Oxford1.
V. Gaétan de Tiène.
Nous avons vu qu'au xve siècle, Paul de Venise reproduisait l'argu-
mentation de Michel Scot, de Roger Bacon, de Walter Burley et en
tirait conclusion contre la pluralité des mondes; nous avons vu
également (p. 92) que l'écossais Jean Majoris avait refusé d'admettre
la validité de cette argumentation. Il avait été précédé par Gaëtan
de Tiène.
Voici, en effet, ce que nous lisons dans les commentaires de Gaëtan
de Tiène sur la Physique d'Aristote2.
« Burley... prétend que les chrétiens, parle fait qu'ils admettent
la création du Monde, sont tenus d'admettre également la réalité du
vide hors du Ciel. Dieu pourrait en effet, au delà des confins de ce
Monde, en engendrer un second. Admettons, par exemple, qu'il l'ait
fait ; on demandera alors si ces deux mondes sont distants les uns des
autres ou s'ils se touchent. S'ils sont distants, il y aurait le vide entre
eux, car il y aurait entre eux un espace divisible, capable de recevoir
un corps et, cependant, n'en contenant aucun. S'ils se touchaient, ce
ne serait pas par quelque aire divisible, car ils sont terminés par des
convexités parfaitement sphériques ; ce serait donc seulement en un
1. Houzeau et Laucaster, Bibliographie générale de V Astronomie, t. I, n°' 17,'n
et 1742.
3. Recollecte Gaietani super octo libros physicoram cum annotationibus tcxtuum.
Colophon : Impressum est hoc opus Venetiis per Bonetum Locatcllum jussu et
expensis nobilis viri domini Octaviani Scoti civis Modoetiensis, anno salutis 1&96,
nonis sextilibus. Liber IV, in principio ; fol. 28, col. d.
/|l6 ÉTUDES SLR LEONARD DE VINCI
point indivisible; alors dans l'espace divisible qui se trouve entre eux,
il y aurait encore le vide, comme précédemment.
» Mais rien de tout cela n'est nécessaire.... On peut dire que ces
deux mondes ne sont certainement pas séparés l'un de l'autre par de
la matière, car entre eux il ne se trouve aucun corps. Ils ne sont
pas, non plus, séparés par le vide; le vide, en effet, est un lieu
privé de corps; or, entre ces mondes, il n'y a aucun lieu, ni
vide, ni plein. Leur distance est purement formelle; elle consiste
en certains rapports qui sont causés en ces mondes. Et cela demeure
vrai lors même qu'ils se toucheraient. D'ailleurs, il y aurait peut-être
lieu d'admettre que deux mondes peuvent être entièrement extérieurs
l'un à l'autre sans que l'on puisse dire ni qu'ils sont séparés, ni
qu'ils se touchent... »
VI. Jean de Bassols.
Nous venons de voir l'influence exercée sur Burley et sur ses
successeurs par la décision théologique de 1277, affirmant que Dieu
peut créer plusieurs mondes. Nous avons vu également dans le corps
de cet ouvrage que Guillaume d'Ockam * avait pleinement accepté, sur
ce point, l'opinion des docteurs de Paris.
En cette circonstance comme en plusieurs autres, Ockam semble
avoir été précédé par Jean de Bassols.
Celui-ci enseigne2 que « Dieu peut faire un autre univers que
le nôtre, soit que cet univers-là ait même espèce que celui-ci, soit
qu'il appartienne à une autre espèce. En second lieu, » ajoute
Bassols, « je ne vois aucun inconvénient à ce que Dieu crée une
infinité de mondes de même espèce que celui-ci. En troisième lieu,
je ne vois non plus aucun inconvénient à ce qu'il crée un très grand
nombre de mondes spécifiquement différents de celui-ci. »
Ces conclusions se heurtent à diverses objections dont plusieurs ont
été formulées par Aristote; citons en seulement quelques-unes, avec
les réponses par lesquelles F « Auditoire » de Duns Scot prétend les
résoudre. Voici la première :
S'il existait un second monde, il faudrait nécessairement qu'il fût
de même nature que celui-ci, et alors la terre de chacun de ces deux
mondes se porterait vers le centre de l'autre.
« Il n'est pas nécessaire, » répond Jean de Bassols 3, uque la terre de
l'un de ces deux mondes se porte naturellement vers la terre de l'autre
monde, ni même qu'elle puisse se mouvoir ainsi vers l'autre terre ; la
t. Voir pp. 76-78.
2. Opéra Joannis de Bassolis in quatuor sententiarum libros; libri primi dist. XLlY,
quiiest. unica; éd. cit., fol. ccxiv, col. a.
3. Jean <!<> Bassols, loc. cit., fol. ccxiv, col. d.
NOTES 4l7
tendance naturelle d'une terre vers le centre ne dépasserait pas, en
efTet, les bornes de son propre monde; il va sans dire, toutefois, que
la vertu divine la pourrait mouvoir. Si vous me dites qu'en ce cas,
la terre de l'autre monde ne serait pas de même espèce que cette
terre-ci, je réponds qu'il n'est pas nécessaire qu'elle boit de même
espèce. Mais, en admettant que cette seconde terre fût de même
espèce que la nôtre, la terre de chacun des deux mondes ne se
mouvrait pas vers le centre de l'autre monde, mais seulement vers
le centre du monde dont elle fait partie, en sorte que l'appétit
naturel de cette terre ne s'étendrait pas au delà du tout auquel
elle appartient. »
« Ce qui est formé de la totalité de la matière qui lui est propre, »
objectera-t-on encore1, « ne saurait être multiplié, car c'est par la
matière seule qu'il y a multiplicité. Or, on voit au premier livre
Du Ciel que le Monde est ainsi formé.
» Je prétends, » répond Bassols 2, « que Dieu peut produire une
autre matière distincte numériquement ou même spécifiquement de
celle qui existe, et que le Monde ne contient pas toute la matière
possible. » C'est précisément ce que déclarera Guillaume d'Ockam.
VIL Robert Holkot.
Si l'influence de Jean de Bassols se montre clairement en l'écrit où
Guillaume d'Ockam traite de la pluralité des mondes, l'influence
de Guillaume d'Ockam, à son tour, transparaît non moins nettement
en ce que Robert Holkot dit du même problème.
L'opinion de Robert Holkot, au sujet de cette question, ne nous est
point présentée sous une forme qui exclue toute ambiguïté. En une
même question 3 sur le second livre des Sentances, le Docteur Domi-
nicain traite, à deux reprises, de la possibilité de mondes multiples,
et ce qu'il en dit en l'une de ces circonstances se soude malaisément à
ce qu'il en dit en l'autre.
La première difficulté que Robert examine est formulée en ces
termes : « Dieu a-t-il su de toute éternité qu'il créerait le Monde ? » Au
nombre des raisons qui concluraient à la négative, se place celle-ci 4 :
« Si Dieu a su de toute éternité qu'il créerait le Monde, il a su aussi,
1. Jean de Bassols, loc. cit., fol. ccxiv, col. b.
2. Jean de Bassols, loc. cit., fol. ccxiv, col. b.
3. Magistri Roberti Holkot Super quatuor libros sententiarum questiones'. Libri
secundi quaest. II.
l\. Robert Holkot, loc. cit., art. I : Utrum Deus ab aeterno sciverit seproducturum
mundum. Tertium principale.
a) Pour la description de cet ouvrage, voir p. 399, note 1.
P. DUHEM. 27
4 1 8 ÉTUDES SUR LÉOVYKD DL VINCI
de toute éternité, s'il créerait un seul monde ou s'il en créerait
plusieurs. »
A ce propos, notre auteur reproduit quelques-unes des objections
que l'on avait accoutumé, depuis Michel Scot et Guillaume d'Auvergne,
d'opposer à la pluralité des mondes, et, en particulier, celle-ci :
« Dieu aurait su, de toute éternité, s'il créerait des mondes en
nombre fini ou s'il en créerait une infinité. Mais il ne pouvait pas ne
créer qu'un nombre fini de mondes; la raison qui lui en eûl fait créer
six lui en eût aussi bien fait créer sept, huit, et ainsi de suite, à
l'infini. » D'autre part, s'il avait créé une infinité de mondes, tous
égaux entre eux, les cieux ultimes de ces mondes formeraient, par
leur ensemble, un corps infini ; si chacun de ces cieux était animé du
même mouvement diurne que le nôtre, l'ensemble des cieux formerait
un corps infini en mouvement, et le Philosophe a insisté sur l'impos-
sibilité d'un tel corps.
L'objection tirée de l'impossibilité du vide est présentée par Holkot
avec une rigueur qu'à notre connaissance, aucun autre physicien ne
lui avait donnée :
«Si Dieu avait pouvoir de créer un second monde, il faudrait qu'il
le créât en quelque lieu (alicubi), comme ce monde-ci, de telle sorte
qu'entre les diverses parties de ce monde-là, il y eût des distances.
Mais, je le demande, qu'y a-t-il actuellement là où ce monde eût été
créé, rien ou quelque chose? S'il y a quelque chose, il y a donc, en
fait, quelque chose hors du Monde. S'il n'y a rien, on peut raisonner
ainsi : hors du Monde, il n'y a rien, et, hors du Monde, il peut exister
un corps ; donc, hors du Monde, il y a le vide ; car là où un corps
peut exister et où il n'y a pas de corps, il y a le vide. Donc, mainte-
nant, le vide existe. »
Comment Holkot voulait-il qu'il fût répondu à ces objections, il ne
nous le dit pas; il ne les regardait cependant pas comme valables,
car il admet la vérité de la proposition contre laquelle elles avaient
été élevées; d'ailleurs, un peu plus loin, il accorde formellement à
Dieu le pouvoir de créer plusieurs mondes, et c'est alors qu'il se
montre fidèle disciple d'Ockam.
Celle nouvelle discussion sur la pluralité des mondes est amenée
par l'examen de cette proposition » : Dieu peut faire tout ce qui n'im-
plique aucune contradiction.
« Dieu, dit Holkot, peut créer tout ce qui n'implique aucune
contradiction. Mais il n'y a aucune contradiction à supposer l'exis-
tence d'un second monde qu'une différence numérique distinguerait
seule de celui-ci. Donc... Prouvons cette mineure. Il n'y a aucune
i. Robert Holkot, loc. cit., art. VI : Deus potest facere quicquid non includit
contradictionem.
XOTES L\ l ()
contradiction en ces propositions : il existe deux soleils, il existe deux
lunes, il existe deux mondes. Dieu pourrait donc créer d'autres corps
célestes de même espèce que les nôtres et, par conséquent, créer un
second monde de même espèce que le nôtre. »
Cette absence de contradiction en l'existence simultanée de deux
mondes de même espèce, les Péripatéticiens la nient; notre auteur
connaît leurs raisons et les résume fidèlement.
En premier lieu, « le Monde est formé de toute la matière qui lui est
propre;» hors de lui, il n'existe aucune matière en puissance d'un
second monde.
En second lieu, « il n'y aurait pas plus de raison pour qu'un grave
tendît vers le centre de ce monde-ci que vers le centre de l'autre
monde » .
En troisième lieu, « tout ce qui, par mouvement naturel, s'écarte
d'un lieu, ne peut tendre vers ce lieu que par mouvement violent;
mais un grave que l'on placerait en cet autre monde s'écarterait
par mouvement naturel du centre de celui-ci; ce serait donc par
mouvement violent que ce grave tendrait vers le centre de notre
monde. »
Les réponses que Robert Holkot adresse à ces objections sont
animées de l'esprit de Jean de Bassols et de Guillaume d'Ockam.
Il est bien vrai qu'il n'existe actuellement aucune matière qui soit
en puissance de devenir un second soleil ou une seconde lune; mais
Dieu peut, s'il le veut, créer une telle matière.
«Un grave, placé en l'un des deux mondes, se mouvrait naturelle-
ment vers le centre de ce monde au sein duquel il se trouve; un autre
grave, placé en l'autre monde, tendrait vers le centre de ce dernier
monde. »
Quant à la troisième objection, notre Dominicain la dissipe en
reproduisant presque textuellement l'habile discussion menée par
le Venerabills Incepior. Comme celui-ci, il s'autorise de l'exemple
fourni par les mouvements naturels, opposés l'un à l'autre, que pren-
draient deux masses de feu placées sur la terre, aux antipodes l'une
de l'autre.
A la suite des condamnations portées, en 1277, par les théologiens
de la Sorbonne, nous avons vu toute une lignée de penseurs rejeter
résolument les arguments que le Péripatétisme objectait à la pluralité
des mondes et attribuer à Dieu le pouvoir de créer des mondes mul-
tiples. Inaugurée par Richard de Middleton, cette tradition a été
maintenue par Jean de Bassols, Guillaume d'Ockam, Walter Burley
et Robert Holkot; elle s'est prolongée jusqu'à Gaétan de Tiène et
jusqu'à Jean Majoris. Avec Jean Buridan, l'École de Paris va, au
sujet de cette question, se soumettre de nouveau à l'enseignement
d'Aristote.
/|2() ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
VIII. Jean Buridan.
La question de la pluralité des mondes possibles a été l'occasion de
l'un des plus âpres débats qui aient mis aux prises la philosophie
péripatéticienne et la pensée chrétienne ; mais bien d'autres discus-
sions ont été soulevées par cette question. L'une des plus intéressantes
a pour objet l'origine de la pesanteur; la pesanteur est-elle ou non le
résultat d'une attraction exercée sur le grave par son lieu naturel, le
centre du Monde? Nous avons rapporté1 les principales opinions que
les maîtres de la Scolastique ont émises à ce sujet. Mais il en est une
dont nous n'avions pas alors connaissance et qui, cependant, a grande
importance; c'est celle de Jean Buridan. Réagissant contre les doc-
trines de Guillaume d'Ockam, Jean Buridan a formulé les principes
qu'Albert de Saxe a développés.
Tout d'abord, Buridan admet pleinement 2, au sujet de l'attraction
que l'aimant exerce sur le fer, l'explication qu'Averroès avait proposée
et que le Venerabilis Inceptor a rejetée.
« L'aimant, » dit-il, « altère l'air ou l'eau qui le touche immédiate-
ment; au travers de ce fluide se propage une certaine qualité qui,
grâce à une convenance particulière qu'a le fer avec l'aimant, est
propre à attirer le fer vers l'aimant; il ne paraît pas qu'elle ait cette
propriété attractive au sein des autres corps qui n'ont pas avec
l'aimant une telle convenance. »
Le mouvement du grave vers son lieu naturel n'a rien de compa-
rable à ce mouvement du fer vers l'aimant :
w Le grave qui se trouve soulevé, » dit Buridan 3, « n'est point mû
par son lieu naturel, c'est-à-dire par le lieu qui se trouve vers le bas,
au moyen d'un mouvement d'altération semblable à celui par lequel
l'aimant meut et attire le fer. On ne doit point, en effet, supposer
qu'un corps en attire un autre, si ce n'est par l'un de ces deux pro-
cédés : Ou bien ces deux corps sont liés l'un à l'autre ; ou bien le
premier corps imprime dans le milieu ambiant, et jusqu'au second
corps, quelque vertu ou qualité par laquelle le second corps est mis en
mouvement. Ce second procédé est celui auquel nous aurions recours
pour expliquer le mouvement du fer vers l'aimant. Mais, dans le cas
proposé, on ne saurait dire qu'il en soit ainsi, car cette vertu ou
1. Voir pp. 6V72 et pp. 82-90.
2. Magistri Johannis Buridam Qucstiones totius libri Phisicorum ;lib. Vil, quœst. I\ :
Utrum necesse est in omni motu movens esse simul cum moto. Bibl. nat., fonds
latin, ms. 1/4733 ; fol. 92, col. d.
3. Magistri Johannis Buridam Questiones tolius libri Phisicorum ; lib. VIII, quasst. IV:
Utrum actu grave existons sursum moveatur per se post remotionem prohibent is
vol a quo rnovoatur. Ms. cit., fol. 100, col. 1».
NOTES 42 1
qualité serait plus puissante auprès du lieu dont elle émane, que loin
de ce lieu ; le même grave se mouvrait donc vers son lieu avec une plus
grande vitesse s'il venait de près que s'il venait de loin, ainsi que cela
a lieu pour le fer qui se meut vers l'aimant ; mais on observe que cela
est faux en la chute des graves.
« Vous allez dire que ce raisonnement doit être rétorqué en sens
contraire; il est manifeste, en effet, qu'un grave, en sa chute, se meut
d'autant plus vite qu'il approche davantage de son lieu ; il ne semble
pas que cela puisse s'expliquer, sinon parce que le lieu exerce auprès
une vertu d'attraction plus grande qu'au loin. »
Cette riposte, Buridan ne l'a pas imaginée pour le plaisir de la
réfuter; Simplicius et saint Thomas d'Aquin avaient soutenu « l'opi-
nion qu'elle expose.
Or cette opinion implique une idée entièrement fausse sur la chute
accélérée des graves; la vitesse avec laquelle tombe un corps pesant
ne dépend nullement de la distance qui sépare ce corps du lieu
naturel auquel il tend; cette distance ayant, en des circonstances
différentes, la même valeur, la vitesse est cependant plus ou moins
grande selon que le poids a commencé à se mouvoir depuis plus ou
moins longtemps.
Cette réponse est celle que Buridan va faire à l'objection qu'il a
rapportée ; mais un autre l'a donnée avant lui, et cet autre est Richard
de Middleton ; seulement, Richard de Middleton y a joint une suppo-
sition erronée touchant la chute accélérée des graves ; à la suite du
géomètre hellène inconnu auquel nous devons les derniers livres du
Jordanl opusculum de ponderositate *, il attribue à une impulsion du
milieu ébranlé l'accroissement de la vitesse avec laquelle se meut
le poids; cette hypothèse fut ensuite, nous l'avons vu3, reprise par
Walter Burley et par Jean de Jandun ; nous avons entendu 4 Léonard
de Vinci la professer; nous avons dit5 quelle vogue elle avait eue à
l'époque de la Renaissance et au xvne siècle.
Voici les propres paroles de Richard de Middleton 6 :
« Certains prétendent que les corps sont mus par une vertu émanée
du lieu opposé à leur lieu naturel, vertu qui les repousse.
» Mais on ne peut dire que ce soit là la cause propre du mouvement
des corps pesants; plus, en effet, ces corps seraient éloignés du centre,
i. Voir p. 71 .
2. Voir: Première série, p. 12g et p. 276.
3. Voir: Première série, p. i3o.
k. Voir: Première série, p. i34 et p. 277.
5. Voir: Première série, pp. i34-i37.
6. Ricardi de Media Villa Qaaestiones super quatuor libros Sententiarum; lib. II,
dist. XIV, art. III, quaest. IV; éd. cit., tomus secundus, p. 180. Les premières
phrases, brouillées dans le texte au point de devenir peu compréhensibles, ont été
rétablies ici et rendues, croyons-nous, conformes aux intentions de l'auteur.
^22 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
plus ils se mouvraient rapidement, car ils seraient plus fortement
atteints par la cause qui les meut; or il est certain que le mouvement
des corps graves ou légers est plus rapide vers la fin qu'au commen-
cement.
)> D'autres disent que la cause de leur mouvement est une vertu
attractive émanée du lieu naturel, en sorte que le mouvement des
éléments vers leur lieu propre est un mouvement de traction.
» Mais à l'encontre de cette opinion, on peut produire l'argument
que voici : Le Commentateur dit qu'une attraction en laquelle le corps
attirant demeure immobile tandis que le corps attiré est seul en
mouvement n'est pas une attraction réelle et véritable; en ce cas,
le corps attiré se meut de lui-même vers le corps attirant, afin
d'atteindre sa perfection, tout comme la pierre se meut vers le bas et
le feu vers le haut.
» Voici donc, à mon avis, ce qu'il faut dire : Bien que les divers
éléments aient été déterminés par ce qui les a engendrés aux mou-
vements qui leur sont naturels, cependant c'est par leur propre vertu,
et [non pas] par la participation de quelque influence siégeant en
leurs lieux naturels, qu'ils exécutent les mouvements auxquels la
cause génératrice les a déterminés Mais l'efficacité de ce mou-
vement est aidée par l'ébranlement du milieu même, ébranlement
produit par le corps grave ou léger qui se meut, comme l'expérience
nous l'enseigne. Prenons, en effet, deux corps de même poids et de
même figure ; faisons commencer la chute du premier d'un lieu élevé
et la chute du second d'un lieu plus bas, et cela de telle sorte qu'au
moment où le second (celui qui part du lieu le plus bas) commencera
à descendre, le premier (celui qui part du lieu le plus élevé) soit déjà
parvenu à une distance du sol égale à celle à partir de laquelle le
second commence à se mouvoir. Le grave qui est parti du lieu le plus
élevé viendra à terre plus rapidement que l'autre grave; et cependant,
lorsqu'ils se trouvaient à égale distance du sol, ces deux corps se
comportaient de même à l'égard de l'influence du lieu. »
Buridan va raisonner exactement de même que Richard de
Middleton pour prouver que l'accélération de la chute des graves
ne s'explique pas par une influence du lieu naturel, influence d'au-
tant plus puissante que le corps pesant serait plus voisin du centre.
Mais à l'hypothèse du Franciscain anglais touchant la cause de cette
accélération, il substituera une hypothèse autrement heureuse.
Écoutons -le1 :
a A cela, je réponds que, toutes choses égales d'ailleurs, un grave
ne tombe pas plus vite lorsqu'il est voisin du lieu inférieur, lorsqu'il
en est, par exemple, distant de trois pieds ou de dix pieds, que
i. Jean Buridan, loc. cit.
NOTES 423
lorsqu'il en est éloigné et séparé par cent pieds ou par mille pieds.
Supposons, en effet, qu'un homme se trouve au sommet de l'une des
tours de Notre-Dame, et qu'une pierre, située à dix pieds au-dessus
de lui, tombe sur lui; cette pierre ne blesserait ni plus ni moins cet
homme que s'il se trouvait au plus bas lieu d'un puits profond, et
que cette même pierre lui tombât dessus de dix pieds de haut. On
voit bien par là que la pierre ne se meut pas plus vite en ce lieu-ci,
qui est si bas, qu'en ce lieu-là, qui est si élevé.
» Partant, il est manifeste que si un grave se meut plus vite ou plus
lentement, ce n'est pas parce qu'il est plus proche ou plus éloigné de
son lieu ; mais, comme nous le dirons plus loin, c'est parce que le
corps pesant acquiert de soi-même un certain impelas qui se joint à
sa gravité pour le mouvoir; le mouvement devient ainsi plus rapide
qu'au temps où le corps pesant était mû par sa seule gravité; plus le
mouvement devient rapide, plus ïimpetus devient vigoureux; au fur
et à mesure donc que le poids continue à descendre, son mouvement
devient de plus en plus rapide, parce qu'en continuant à descendre, il
s'éloigne de plus en plus du point à partir duquel il a commencé de
tomber; que cette chute se produise, d'ailleurs, en un lieu plus haut
ou en un lieu plus bas, il n'importe. »
Les discussions relatives à la pluralité des mondes et à la nature de
la pesanteur conduisent ainsi Buridan à développer les idées les plus
fécondes touchant la chute accélérée des graves.
!\'l\ ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
G. - DE QUELQUES SOURCES
AUXQUELLES NICOLAS DE CUES A PU PUISER
I. Jean Scot Ériugène.
Nous avons eu occasion de montrer T comment les idées chimiques
de Nicolas de Gués se reliaient à sa Philosophie générale. Cette Chimie,
en admettant que tous les corps réellement existants sont des mixtes
formés par des combinaisons de quatre éléments principaux, s'accorde
avec l'enseignement à peu près unanime de la Physique péripatéti-
cienne ; mais, en même temps, elle présente certains caractères qui la
distinguent de la Chimie du Stagirite et de ses commentateurs.
Celle-là. tout d'abord, insiste beaucoup plus que celle-ci sur
l'impossibilité de rencontrer, dans le Monde, les éléments à l'état de
pureté.
En second lieu, la Chimie de l'Évêque de Brixen voit, dans les
quatre éléments principaux, les résultats d'une première différenciation
(alteritas) d'un élément universel unique.
En troisième lieu, enfin (et c'est là une distinction essentielle entre
l'enseignement de l'École et celui de Nicolas de Cues) la Physique
péripatéticienne regarde les corps célestes comme formés d'une
cinquième essence absolument hétérogène aux quatre éléments ; le
Cardinal Allemand, au contraire, admet que les astres sont, eux
aussi, formés par les quatre éléments sublunaires.
Cette Chimie, nous l'avons dit, Nicolas de Cues ne l'a pas formée
de toutes pièces ; il n'a guère fait qu'incorporer à son système général
de Philosophie ce que divers penseurs avaient dit de la composition
des corps. Il n'est donc pas malaisé de lui découvrir des précurseurs,
et nous lui en avons trouvé.
Nous avons montré comment Raymond Lullea faisait dériver d'une
même « matière fine et claire » quatre éléments purs qui se mélangent
entre eux pour former nos éléments ou éléments minéraux, identiques
aux mixtes généraux de Nicolas de Cues ; ces éléments minéraux se
combinent entre eux pour donner les mixtes plus ou moins complexes
qui nous entourent.
Nous avons montré également 3 comment les chrétiens occidentaux
qui philosophaient avant que le Péripatétisme n'eût établi son empire
sur l'École, regardaient, presque tous, les astres et les cieux connut1
i. Voir p. 119.
2. Voir p. i48.
3. Voir pp. 259-260.
NOTES 42 5
formés de feu, ou bien de feu et d'eau, sans invoquer d'aucune
manière une cinquième essence.
D'autres philosophes médiévaux peuvent encore être cités comme
ayant influé sur la Chimie du Cardinal Allemand.
Ainsi ce que dit Nicolas de Cues, après Raymond Lulle, des éléments
principaux et des mixtes généraux; du mouvement d'analyse qui,
sans cesse, ramène les mixtes généraux aux éléments principaux et,
par l'intermédiaire de ceux-ci, à l'élément universel; du mouvement
de synthèse qui descend le chemin que le premier a remonté; ce
sont pensées dont l'analogie est fort grande avec celles que développe
Jean Scot Ériugène1.
Au point de départ de la création, il faut, selon Scot Ériugène2,
placer l'Universalité de la créature ; Dieu est la cause de cette Universa-
lité ; il lui donne l'être ; elle existe éternellement en lui ; il ne la précède
pas dans le temps; il lui est seulement antérieur par la raison, en
tant qu'il l'a formée.
Cette Universalité, éternellement subsistante au sein du Verbe
divin, est l'ensemble des raisons ou causes primordiales des choses 3 ;
ces raisons des choses, Scot les identifie aux fêéa platoniciennes.
Au sein du Verbe divin, l'Universalité de la création est un individu
unique et indivisible; le Verbe divin est l'unité indivise de toutes
choses, car il est lui-même toutes choses. En même temps qu'il est
absolument simple, le Verbe est infiniment multiple, car il est répandu
en toutes choses et ces choses ne subsistent que parce qu'il est
répandu en elles.
Ces raisons éternelles des choses, dont l'ensemble forme l'Univer-
salité de la création, « sont les causes de toutes les choses visibles et
invisibles 4; il n'y a rien, dans tout l'ordre des choses naturelles, qui
puisse être perçu par le sens, par la raison ou par l'intelligence, et qui
ne procède de ces causes, qui ne subsiste par elles. »
Parmi elles sont des corps simples invisibles, inaccessibles à toute
perception ; des grandeurs et qualités de ces corps rationnels se
forment, en premier lieu, des éléments que Scot nomme catholiques ou
universels.
Ces éléments catholiques, à leur tour, s'uniront entre eux pour
former tous les corps composés du Monde sensible.
Les corps rationnels et éternels, cause primordiales des éléments
1. Joannis Scoti lUpi <1>j<7S0); lu.spio,|j.o"j, id est de divisione Naturae libri quinque.
(Joannis Scoti Opéra quae supersunt oninia ad fidem Italicorum, Germanicorum,
Belgicorum, Franco-Gallicorum, Britannicorum codicum partim primus edidit,
partim recognovitHenricus Josephus Floss. — Patrologiae cursus completus; séries II :
Patrologia latina, accurante J. P. Migne ; t. CXXII, i853).
2. Joannis Scoti Eriugenae De diuisione naturae lib. III; éd. cit., col. 63g.
3. Scot Ériugène, loc. cit., col. 64 2.
4. Scot Ériugène, loc. cit., coll. 663-664.
42 6 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
simples, sont assurément de nature spirituelle 1. Au contraire, les
corps mixtes, soumis à la génération et à la corruption, sont d'une
nature exclusivement corporelle. Entre les uns et les autres se trouvent
les éléments catholiques. « Ceux-là ne sont pas entièrement de nature
corporelle, car pour former les corps, il faut qu'ils soient corrompus
par leur mutuelle union; ils ne sont pas non plus absolument
exempts de cette nature, puisque tous les corps proviennent d'eux et
se résolvent en eux. On ne peut davantage dire qu'ils sont pleinement
spirituels, puisqu'ils ne sont pas tout à fait exempts de nature corpo-
relle ; cependant, ils sont esprits en quelque mesure, puisqu'ils
subsistent par des causes primordiales qui sont purement spirituelles. »
Au travers de ce système formé par les causes primordiales, les
éléments simples et les corps mixtes, se produit un continuel mouve-
ment de synthèse, d'analyse, de transmutation a : « Les causes descen-
dent pour se transformer en éléments, les éléments en corps; à leur
tour, les corps dissociés rejaillissent, par l'intermédiaire des éléments,
jusqu'aux causes primordiales; enfin, les corps eux-mêmes se trans-
forment les uns dans les autres. »
Les élément simples ou catholiques sont au nombre de quatre3;
« les Grecs les ont nommés : TcOp, à-rçp, iiowp, y*3j c'est-à-dire : feu, air,
eau et terre, du nom des quatre grands corps qui sont formés au
moyen de ces éléments. »
Mais ils ne servent pas seulement à former notre feu, notre air,
notre eau, notre terre, et les corps plus petits en lesquels se divisent
ces quatre grands corps ; ils forment aussi le Ciel et les corps célestes '■*.
« Ces corps, en effet, que nous nommons célestes ou éthérés, semblent
être spirituels et incorruptibles; cependant, comme leur existence a
eu pour commencement la génération et la composition, ils arriveront
certainement un jour à la dissociation et à la destruction. »
Ainsi 5 « ces quatre élément simples, absolument purs, inaccessibles
à tout sens corporel, sont répandus partout; en se compénétrant les
uns les autres d'une manière invisible, en s'unissant selon certaines
proportions, ils forment tous les corps sensibles, les corps éthérés et
les corps aériens aussi bien que les corps aqueux et les corps terrestres,
les grands corps aussi bien que les corps de moyenne dimension et les
corps les plus petits. Toute la sphère céleste, dirai -je, tout ce qui se
trouve en elle et tout ce qui, de la surface au centre, est contenu en
la cavité qu'elle enceint, tout cela est né par le concours des éléments
catholiques; tout ce qui, au cours des siècles, naît des transforma-
i. Scot Ériugène, loc. cit., col. 6g5.
2. Scot Ériugène, loc. cit., col. 696.
3. Scot Ériugène, loc. cit., col. 712.
4. Scot Ériugène, loc. cit., col. 701.
5. Scot Ériugène, loc. cit., col. 712.
NOTES 427
tions des choses corruptibles, provient de ces éléments et retourne à
ces éléments. »
On ne saurait trouver aucun corps qui ne soit formé par le
concours de ces quatre éléments "'. Ce ne sont pas certains corps qui
sont formés par certains éléments, mais tous les corps qui sont formés
par tous les éléments ; non quaedam ex quibasdam, sed omnia ex
omnibus conftuunt.
Ces élément purs et universels sont doués, chacun, d'une qualité ;
aux quatre éléments correspondent ainsi quatre qualités, deux à deux
opposées, qui sont le chaud et le froid, le sec et l'humide : « Lors
donc qu'on les conçoit isolément 2, qu'on les considère comme purs
et séparés les uns des autres, ces éléments semblent être contraires
les uns aux autres... Mais lorsqu'ils se mêlent les uns aux autres, par
une harmonie admirable et ineffable, ils réalisent les compositions
de toutes les choses visibles. »
« Bien que certaines qualités3 soient plus sensibles en certains
corps et d'autres moins sensibles, cependant le concours (synodus) des
éléments catholiques a, en tous les corps, une mesure commune et
uniforme. L'Intelligence divine a équilibré avec une parfaite justesse
tous les corps du Monde entre deux extrémités opposées, entre
l'extrême pesanteur, veux -je dire, et l'extrême légèreté; c'est entre
ces deux extrêmes qu'a été pesée la constitution de tous les corps
visibles. Tous les corps reçoivent les qualités terrestres, qui sont la
solidité et l'immobilité, dans la mesure où ils participent de la pesan-
teur; au contraire, en la mesure où ils retiennent de la légèreté,
en cette même mesure ils ont part aux qualités célestes, qui sont la
rareté et la fluidité. Les corps intermédiaires, ceux dont la pesanteur
se balance à égale distance des deux extrêmes, participent également
de ces qualités opposées. En ces quatre éléments universels, on
trouve le même mouvement, le même repos, la même capacité, la
même possession. »
Toutes ces pensées de Jean Scot Ériugène, nous les avons retrou-
vées en étudiant la Chimie de Nicolas de Cues et, bien souvent, elles y
étaient exprimées presque dans les mêmes termes. Raymond Lulle
d'abord, l'Évêque de Brixen ensuite, ont assurément subi l'influence
du philosophe de Charles le Chauve.
Scot Ériugène admet que les corps célestes sont formés non pas par
un corps spécial, mais par une combinaison des quatre éléments. La
même pensée, que Nicolas de Cues devait accueillir, se trouve très
formellement exprimée dans un traité intitulé De constitutlone mundi
caelestis terres tris que liber que l'on attribue, en général, à Bède le
1. Scot Ériugène, loc. cit., col. 713.
2. Scot Ériugène, loc. cit., col. 706.
3. Scot Ériugène, loc. cit., col. 71^,
/|28 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Vénérable. Cette attribution est d'ailleurs insoutenable; l'auteur cle
cet écrit a vécu fort longtemps après Bède, puisqu'il cite à deux
reprises les Gesta Caroll que le Moine de Saint-Gall composa sous
Charles le Chauve.
Voici ce que nous lisons, en ce traité i , au sujet De la tache de la
lune :
« La Lune est formée par les quatre éléments. De ces éléments, il en
est trois qui sont bien mêlés et polis, car ils sont naturellement trans-
parents et rendent d'eux-mêmes de la lumière. Au contraire, au lieu
où se trouve la tache, la terre n'est point bien mêlée aux autres
éléments; elle est rugueuse en cet endroit et ne répand pas de
lumière. »
L'idée que les cieux et les corps célestes sont formés d'une substance
absolument hétérogène à celle des corps que nous voyons et touchons
ne s'est offerte à l'esprit des chrétiens d'Occident qu'au xme siècle,
alors que la Physique d'Aristote et de ses commentateurs s'était
emparée de cet esprit.
II. Jean Buridan.
Par ses idées sur les éléments, les mixtes et la constitution des
astres, Nicolas de Cues est tributaire du Moyen Age le plus reculé, de
celui qui s'est instruit aux écoles de Charlemagne. Par quelques autres
de ses doctrines, au contraire, il se rattache aux enseignements que
l'Université de Paris donnait au xrvc siècle.
Nous avons déjà signalé2 comment un Guillaume d'Ockam et un
Albert de Saxe avaient habitué leurs contemporains à méditer sur les
antinomies que la contemplation de l'infini offre de toutes paris
à notre raison; comment certains disciples de ces Nominalistes, tel
Marsile d'Inghen, n'hésitaient pas à déclarer que ces antinomies sont
insolubles pour notre intelligence; par là, l'esprit se trouvait préparé
à enfanter un système semblable à celui de Nicolas de Cues, à prendre
une antinomie formelle pour fondement même de la Métaphysique.
D'ailleurs, ce que l'Évêque de Brixen dit3 de l'infinité du Monde
porte la trace visible des discussions qui ont mis aux prises les
partisans de l'infini injîeri et les tenants de l'infini in facto esse.
Si les préoccupations qui ont amené le Cardinal Allemand à for-
muler son postulat fondamendal : le maximum est identique au
minimum, tirent en partie leur origine des enseignements parisiens
sur l'infini, d'autres parties de la doctrine de Nicolas de Cues semblent
i. Bedae Venerabilis Operum tomus I, col. 888 (Palrologiae cursus complétas;
séries II : Patrologia latina, accurante J. P. Migne; t. XC).
a. Voir p. 126.
3. Voir p. 112.
NOTES l\'2CJ
refléter quelque chose de ce que certains maîtres de Paris professaient
touchant les universaux et le principe d'individuation.
Entre tous les hommes, il y a quelque chose de commun, ce par
quoi ils méritent tous le nom d'homme, ce par quoi ils appartiennent
tous à une même espèce; ce quelque chose de commun à tous les
hommes, c'est l'essence spécifique, c'est la quidditas.
En un homme particulier et déterminé, en Socrate ou en Platon, il
n'y a pas seulement l'essence spécifique, par laquelle il est homme;
il y a aussi quelque chose par quoi il est tel homme et non pas tel
autre, par quoi il est Socrate et non pas Platon; ce quelque chose qui,
survenant à l'essence spécifique, distingue les individus les uns des
autres, c'est le principe d'individuation.
Quelle est la nature de l'essence spécifique, quelle est celle du prin-
cipe d'individuation? Cette question était posée déjà en la Philosophie
antique. Au Moyen Age, par les liens étroits qui la rattachent aux
discussions sur la théorie averroïste de l'unité de l'intellect, elle prend
une importance dominante.
Les solutions proposées sont si nombreuses, si diverses, que nous
ne pouvons songer à les décrire ici ; tout au plus nous est-il possible
de caractériser à grands traits les principales catégories en lesquelles
on les peut classer, sans marquer les nuances qui distinguent les unes
des autres les diverses solutions rangées en une même catégorie.
Boëce identifie l'essence spécifique avec la substance même de
l'être; les accidents seuls distinguent les uns des autres les divers
êtres d'une même espèce et constituent le principe d'individuation.
Selon une doctrine qui s'ébauche dans les écrits d'Aristote, qui
s'affirme par la bouche d'Averroès, qui se précise, avec des nuances
diverses, par les méditations de saint Thomas d'Aquin, l'essence
spécifique, la quidditas d'un être, est constituée par la forme de cet
être; la matière est, au contraire, le principe d'individuation; c'est
par les divisions de la matière que diffèrent les uns des autres les
individus d'une même espèce; des êtres qui sont constitués par des
formes dénuées de matière ne peuvent être distincts les uns des
autres que s'ils diffèrent spécifiquement; dans le monde des sub-
stances séparées, chaque individu est une espèce.
D'autres professent une doctrine toute contraire : « Une foule de
philosophes déclarent et soutiennent, non seulement en la forme
propre de la Philosophie, mais par les raisons dont use la Théologie,
que la matière est numériquement une en toutes choses et que la
seule diversité provient de la forme. C'est là, » poursuit Roger Bacon *,
u une erreur infinie; il n'en est pas de plus grande dans le domaine
de la spéculation; si on l'admet, il devient impossible d'expliquer la
i. Rogeri Bacon Opus majus, Pars IV, Dist. IV, Cap. Vil; éd. Jebb, p. 88.
>|3o ETUDES SUB LEONARD DE \ l.NGl
génération des choses, et le cours entier de la nature devient incon-
naissable. »
A l'encontre de cette doctrine, Bacon veut * que la différence spéci-
fique et la différence individuelle portent l'une et l'autre à la fois sur
la matière et sur la forme. Les autorités que l'on invoque contre cette
assertion s'expliquent par des confusions verbales 2 : « Lorsqu'une
chose est en puissance d'une autre chose, lorsqu'elle est le fondement
d'autres réalités, on la nomme principe matériel ou matière; voilà
pourquoi le genre est nommé matière, tandis que l'espèce et les diffé-
rences sont dites formes Mais en ces manières de parler, la
matière n'est pas prise au même sens qu'en l'erreur susdite; en cette
erreur, en effet, elle est considérée comme l'une des parties du
composé, comme une substance simple, essentiellement différente
de la forme; ici, au contraire, on entend par matière un composé
incomplet, qui est l'essence d'un certain genre; cette matière est en
puissance des espèces subséquentes à ce genre. »
L'opinion de Duns Scot diffère à l'extrême de celle de Bacon.
En un même individu, Jean de Duns Scot admet non pas une forme
unique, mais une pluralité de formes; ces formes se succèdent suivant
une certaine hiérarchie, chacune d'elles étant d'autant plus parfaite
qu'elle marque l'être d'un caractère plus particulier; une certaine
forme, commune à tous les êtres d'un même genre, constitue l'essence
générique; une forme plus parfaite est la quidditas, l'essence spéci-
fique; enfin une forme plus parfaite que toutes les autres vient
contraindre, contracter (contrahere) l'essence spécifique en existences
individuelles; chaque forme se comporte à l'égard de la forme infé-
rieure qu'elle particularise et contracte comme l'acte se comporte
à Tégard de la puissance qu'il détermine.
Cette théorie de la pluralité et de la gradation des formes, proposée
par Duns Scot, rappelle de très près la doctrine néo-platonicienne de la
pluralité des âmes en un même individu ; en un homme, par exemple,
il y a, selon cette dernière doctrine, d'abord une âme végétative par
laquelle il est un être vivant; puis une âme sensitive, plus élevée que
l'âme végétative, par laquelle il est animal; enfin, une âme raison-
nable par laquelle il est homme ; et chacune de ces âmes est à lame
immédiatement inférieure ce que la forme est à la matière, ce que
l'acte est à la puissance.
Telles sont, réduites à leurs grandes lignes, les théories de l'essence
spécifique et de l'individuation qui, au début du xive siècle, se parta-
geaient la faveur des philosophes ou, du moins, de ceux qui ne reje-
taient pas en bloc tous ces problèmes, comme le faisait Guillaume
d'Ockam.
i. Rogeri Bacon Opus tertium, Cap. WMIII; éd. Brewer, pp. iuo-i3i.
2. Roger Bacon, loc. cit., pp. 139-130.
NOTES /|ÔI
C'est alors que vient Jean Buridan dont nous voulons, d'une façon
sommaire, analyser les enseignements1, car ils ont, peut-être, influé
sur ceux de Nicolas de Gués.
Buridan ne veut pas identifier, comme le font les Averroïstes et les
Thomistes, l'essence spécifique avec la forme, le principe d'indivi-
duation avec la matière ; les textes d'Aristote et du Commentateur
que l'on invoque à l'appui de cette doctrine lui paraissent faussés par
des confusions verbales.
a Aristote et le Commentateur, dit-il 2, se sont souvent exprimés de
la manière suivante : Ce qui est la quidditas du composé singulier,
de Socrate ou de Platon, par exemple, ils l'ont appelé forme, quelle que
soit, d'ailleurs, la nature de cette quidditas; puis, ils ont nommé
matière les conditions par lesquelles l'espèce est contractée en termes
singuliers, sans rechercher quelles choses sont, en réalité, ces condi-
tions. » C'est ainsi qu'on a pu déclarer que l'essence spécifique était
la forme de l'être individuel et que le principe d'individuation en
était la matière ; mais cette affirmation résultait d'une confusion
verbale, due à une acception impropre des mots forme et matière.
« Cette acception, elle-même, tire son origine de l'opinion de Platon;
Platon croyait, en effet, qu'à parler proprement, le genre et l'espèce
désignent en premier lieu et principalement des substances séparées,
c'est-à-dire des formes dénuées de matière, qu'il nommait idées et qu'il
disait être les quidditates des substances singulières. »
Rebelle à la théorie averroïste et thomiste de l'essence spécifique
et de l'individuation, Buridan n'admet pas davantage3 la théorie
scotiste de la pluralité des formes ; cette théorie conduirait à des
conséquences qu'il rejette, celle-ci par exemple : « Le cheval possé-
derait une forme substantielle plus noble que n'est l'âme sensitive, ce
qui est impossible ; or, cette conséquence se prouverait ainsi : La
forme spéciale est acte par rapport à la forme générale; elle se com-
porte à l'égard de la forme plus générale comme la forme se comporte
à l'égard de la matière; il faut donc que la forme spéciale soit plus
noble que la forme générale; or, dans le cheval, dans l'âne, dans le
bœuf, l'âme sensitive est cette forme générale à laquelle ils doivent ce
1. Ces enseignements sont contenus dans l'ouvrage suivant : In Metaphysicen Aris-
totelis. Quœstiones argutissimœ Magistri Joannis Buridani in ultima prœlectione ab ipso
recognitœ et emissse : ne ad archelypon diligenter repositœ : cum duplice indicio : mate-
riarum videlicet in f route: et quœstionum in operis cake. Vaenundantur Badio. Golo-
phon: Hic terminantur Metaphysicales quaestiones brèves et utiles super libros
Metaphysice Aristotelis quae ab excellentissimo magistro Ioanne Buridano diligen-
tissima cura et correctione ac emendatione in forma m redactae fuerunt in ultima
praelectione ipsius Recognitae rursus accuratione et impensis Iodoci Badii Ascensii
ad quartum idus Octobris. MDXVIII. Deo gratias.
2. Joannis Buridani Quœstiones in Metaphysicen Aristotelis; lib. VII, quaest. XIII;
éd. cit., fol. xliii, col. a.
3. Joannis Buridani Quœstiones in Metaphysicen Aristotelis, lib. VII, quaest. XIV ;
éd. cit., fol. xlix (marqué xliii), col. a.
/|02 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
nom commun d'animal; il y aurait donc, dans le cheval, outre l'âme
sensitive, une forme spécifique ; il en serait de même dans l'âne et
dans le bœuf; et selon ce qui vient d'être dit, cette forme spécifique
serait plus noble que l'âme sensitive. »
Quelle sera donc l'opinion de Buridan touchant l'essence spécifique?
« Si nous prenons en leur sens propre les mots forme substantielle,
matière et composé de matière et de forme, je dis » que ces termes
généraux : homme, animal, ne signifient pas la forme prise à part de
la matière; qu'ils ne signifient pas non plus la matière considérée
séparément de la forme ; ils désignent la matière et la forme, distinctes
l'une de l'autre, mais considérées simultanément... L'homme, c'est
donc le composé de forme et de matière et non pas seulement la
forme. » Entre cette opinion et celle de Roger Bacon, l'analogie n'est
pas niable.
Maintenant que nous savons ce que signifie un terme universel tel
que homme ou animal, demandons-nous de quelle existence il est
doué.
Et, d'abord, le terme universel a-t-il une existence séparée des indi-
vidus auxquels il correspond2? Hors des divers hommes singuliers,
hors de Socrate, de Platon, existe-t-il quelque part un être réel qui
soit l'homme en général, l'homme-espèce? C'est la doctrine de Platon,
qu'Àristote réfute.
Contre cette doctrine, en effet, on peut faire valoir des arguments
tels que ceux-ci, qui paraissent avoir eu grande vogue dans les écoles :
Si l'homme-espèce est un être distinct et séparé des hommes-indi-
vidus, tels que Socrate ou Platon, on ne peut dire : Socrate est homme,
Platon est homme.
Ou bien encore : Puisque l'homme-espèce est, lui aussi, un être
individuel, on ne peut dire Socrate est homme, Platon est homme,
sans identifier Socrate et Platon avec cet homme et, par conséquent,
sans les identifier entre eux.
Buridan juge, fort justement, que ces arguments correspondent
à une forme trop grossière de la théorie des idées; ils supposent que
l'on n'a pas pénétré le fond même de la pensée de Platon. « Assuré-
ment, dit-il 3, on doit penser que Platon n'a jamais admis que les
réalités auxquelles se substituent ces termes : Socrate, homme, celles
pour lesquelles cette proposition : Socrate est homme, est une vérité,
soient des choses distinctes et séparées l'une de l'autre.
» On doit penser que son opinion au sujet de l'homme était analogue
i. Joannis Buridani Quœstiones in Melaphysicen Aristotelis, lib. VII, quacst. \lll ;
éd. cit., fol. xliii, col. a.
a. Joannis Buridani Quxstiones in Metaphysicen Aristotelis, lib. VII, quaest. XV.
3. Joannis Buridani Qiisestiones in Metaphysicen Aristotelis, lib. VII, quacst. W ;
éd. cit . fol. l. col. c
notes 433
à celle que le Commentateur professe au sujet de l'intellect humain.
Celui-ci croyait, en effet, comme on le voit au IIIe livre du De anima,
que tous les hommes comprennent à l'aide d'un intellect qui est
numériquement un; cet intellect unique est séparé des hommes,
en ce sens qu'il n'est inhérent à aucun d'eux ; mais il assiste chacun
d'eux par sa présence immédiate fpraesentialiter et indistanter) ; de
même disons-nous que Dieu assiste le Monde entier; ainsi, bien qu'il
y ait une multitude d'hommes intelligents, c'est par un seul et même
intellect qu'ils sont tous intelligents; ce terme: être intelligent, est
bien substitué aux hommes ; mais sa signification formelle porte sur
une réalité qui est séparée de tous les hommes, à savoir la compré-
hension qui existe en cet intellect.
)) On remarquera, à ce propos, qu'il n'y a pas inconvénient à ce
qu'un certain terme soit substitué à tel être, alors que sa signification
formelle désigne une réalité séparée de cet être. Ainsi le terme : agent,
est pris pour la chose qui agit, alors que, par sa signification formelle,
il désigne l'action en vertu de laquelle cette chose reçoit le nom
d'agent; cette action, cependant, n'est point dans la chose qui agit,
mais dans la chose qui pâtit. De même, lorsque je dis : Cette pierre
est vue, ce terme : vue, est attribué à la pierre; sa signification for-
melle, cependant, désigne la vision par laquelle cette pierre est vue,
et cette vision ne siège pas en la pierre, mais en l'œil.
» C'est donc en ce sens que Platon disait de l'humanité ou de
l'animalité qu'ellejest une forme séparée de tous les hommes indivi-
duels ou de tous les animaux particuliers ; qu'elle est absolument une,
et que, cependant, tous les hommes sont hommes par cette seule et
même humanité, que tous les animaux sont animaux par cette seule et
même animalité; il eût donc très certainement accordé que Socrate
est un certain homme et que Platon est un autre homme, tout en
maintenant que Socrate et que Platon sont hommes par la même
humanité. »
Encore que présentée sous cette forme plus subtile et plus déliée,
la théorie platonicienne des idées n'est point adoptée par Buridan ;
parmi les arguments qu'il fait valoir contre elle, celui-ci paraît être,
à ses yeux, le plus puissant : Pour expliquer tout ce que nous recon-
naissons en l'essence spécifique, il est inutile d'admettre l'existence
de cette forme séparée qu'est l'idée platonicienne.
Sans admettre que les universaux aient une existence séparée de
celle des individus auxquels ils correspondent, peut-on admettre que
leur existence, encore qu'indissolublement liée à celle des individus,
en soit cependant distincte? A cette question «très difficile»,
Buridan répond * que les universaux ne peuvent avoir une existence
i. Joannis Buridani Qusestiones in Metaphysicen Aristotelis, lib. VII, quaest. XVI;
éd. cit., fol. li, col. c.
p. duhem. 28
^34 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
distincte de celle des individus qui les particularisent; en Socrate,
l'humanité ne peut avoir une existence distincte de celle de Socrate,
car on ne pourrait dire : Socrate est homme. En outre, si l'humanité
était une chose distincte de Socrate et existant en Socrate, et aussi
une chose distincte de Platon et existant en Platon, on ne pourrait
soutenir que l'humanité de Socrate est la même que l'humanité
de Platon sans revenir à l'hypothèse de l'existence séparée des
idées. « Répondra- t-on qu'il y a des hommes différents, mais une
seule et même humanité, qui est la nature spécifique de ces
hommes? Parler ainsi, c'est poser de nouveau l'existence séparée
des universaux, telle que Platon l'admettait. Selon la nature, en
effet, il est impossible qu'une seule et même chose indivise se trouve
à la fois en Socrate et en Platon, qui sont séparés et distants l'un
de l'autre, à moins qu'elle n'y soit de la manière que nous concevons
lorsque nous disons que Dieu assiste chacune des parties du Monde
et qu'il lui est immédiatement présent. Cette manière d'être ne peut
convenir qu'à une substance séparée de toute grandeur. »
Si donc on rejette comme inutile la théorie platonicienne
des idées prises sous la forme où Buridan la conçoit, on ne peut
accorder à l'essence spécifique, signifiée par le terme universel, aucune
existence séparée ou distincte de l'existence individuelle. Dans le
domaine de la réalité, l'existence des universaux est identique
à l'existence même de l'individu. C'est seulement en la raison que
l'essence spécifique a une existence propre et distincte de celle
des individus. Cette essence, la raison lui confère une existence
conceptuelle en prenant tous les individus d'une même espèce et en
les dépouillant par abstraction de tous les caractères par lesquels ils
diffèrent les uns des autres i .
Que sont donc ces caractères individuels dont la raison devra faire
abstraction pour concevoir l'essence spécifique? Cette question nous
amène au problème du principe d'individuation que Buridan pose en
ces termes2 : « Ce qui, en une substance, contraint l'espèce à s'indi-
vidualiser, est-ce une différence essentielle ou une différence acci-
dentelle ? »
Le Maître parisien remarque d'abord que si l'on considère
uniquement les individus contractés sans tenir aucun compte des
concepts qui se forment en la raison, la question ne se pose pas.
« Dans ces conditions, en effet, l'existence de l'homme, ou de l'animal,
ou du corps, ou de la substance est une existence aussi particulière
que celle de Socrate ou de Platon; l'homme, en effet, n'est rien autre
i. Joannis Buridani Quœstiones in Metaphysicen Aristotelis ; lib. VII, quaest. XV;
éd. cit., fol. l, col. a.
2. Joannis Buridani Qinestiones in Metaphysicen Aristotelis; lib. VII, quaest. XVII ;
éd. rit., fol. lu, col. b.
NOTES 435
chose que Socrate, que Platon; puis donc que l'homme, ou que
l'animal, n'a pas d'autre existence que des existences particulières...,
l'homme, l'animal n'ont pas besoin qu'aucune contraction les réduise
à l'existence individuelle.
» Nous devons donc, lorsque nous parlons de ces contractions,
entendre qu'il est question des concepts ou des termes qui désignent
ces concepts. »
Buridan pose alors deux conclusions dont voici la première : « Les
différences par lesquelles les individus d'une même espèce nous
paraissent distincts les uns des autres sont des différences purement
accidentelles; elles portent, d'ailleurs, soit sur des accidents intrin-
sèques aux individus, soit sur des accidents extrinsèques, » telle la
différence de position qui nous permet de distinguer l'une de l'autre
deux pierres, parfaitement identiques d'ailleurs.
Buridan va-t-il conclure de là, avec Boëce, que deux individus
d'une même espèce ne diffèrent que par leurs accidents, que les
accidents constituent tout le principe d'individuation et que, par
conséquent, l'essence spécifique est identique à la substance ? Nul-
lement; il admet que deux individus de même espèce demeureraient
encore numériquement distincts, lors même que leurs accidents,
tant intrinsèques qu'extrinsèques, deviendraient parfaitement sem-
blables, et c'est pourquoi il pose cette seconde conclusion :
« Nonobstant ce qui précède, il faut dire que deux individus d'une
même espèce, comme Socrate et Platon, diffèrent substantiellement;
qu'il y a en eux différence de substance, aussi bien de forme que de
matière, en sorte que la forme de Socrate n'est pas la forme de
Platon, et que la matière de Socrate n'est pas non plus la matière
de Platon.
» Toutefois, comme nous l'avons vu, nous ne pouvons juger de
cette différence substantielle que par des différences accidentelles. »
Qu'est-ce à dire ? Ce qui distingue les uns des autres les individus
d'une même espèce est quelque chose qui atteint la substance même
des individus; ce principe d'individuation substantiel peut engendrer,
entre deux individus, des différences accidentelles qui soient, pour
nous, connaissables ; mais il pourrait aussi ne point engendrer de
semblables différences et deux individus, substantiellement distincts,
nous sembleraient alors n'en faire qu'un; le principe d'individuation
substantielle échappe donc à notre connaissance.
Buridan nous a appris d'ailleurs que pour concevoir l'essence
spécifique, il fallait considérer tous les individus d'une même espèce
et faire abstraction de ce qui les distingue les uns des autres. Si le
principe d'individuation nous est inconnaissable, n'est-il pas bien
évident que l'essence spécifique le sera aussi ? Cette conclusion qui
jaillit si facilement des réflexions de Buridan, pour peu qu'on les
436 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
presse, c'est celle-là même que Nicolas de Gués formule» dès
les débuts de sa Docte ignorance : « La quiddité des choses, qui est la
véritable nature des êtres, ne saurait être, par nous, atteinte en
sa pureté. »
D'autres rapprochements peuvent être tentés entre l'enseignement
de Buridan et celui de Nicolas de Gués.
L'un, comme l'autre enseigne nettement que, dans la création,
toute existence réelle est une existence contractée; il n'y a que des
individus; l'un, comme l'autre, admet que les universaux, les syn-
thèses ont une existence abstraite et conceptuelle en l'intellect
humain.
Nicolas de Gués rejette, comme Buridan, la théorie platonicienne
des idées ; il n'existe pas de formes séparées des choses individuelles ;
hors de Dieu, les formes n'ont d'autre existence réelle que l'existence
contractée. Mais, de plus, Nicolas de Gués accorde2 aux essences
spécifiques, aux synthèses, une existence en Dieu; elles n'y sont pas
à l'état d'idées, d'exemplaires distincts les uns des autres, car il ne
saurait exister plusieurs exemplaires, plusieurs maxima, plusieurs
parfaits ; elles constituent donc en Dieu un exemplaire unique, et cet
exemplaire, c'est le parfait, c'est Dieu lui-même.
De cette doctrine, trouvons-nous des signes avant-coureurs en la
Métaphysique de Buridan? Nous la devinons déjà, semble-t-il, en ce
que le Maître parisien enseigne au sujet de la théorie des raisons
séminales.
Selon cette doctrine fort ancienne, et qui eut si fort la faveur de
saint Augustin, des formes séparées, fort analogues aux idées plato-
niciennes, président aux générations et aux transformations dont la
matière est le siège; ces formes séparées, ces raisons séminales, on
pense les voir en œuvre, d'une façon particulièrement manifeste, dans
la génération, que l'on croit spontanée, d'êtres vivants au sein des
corps en putréfaction.
Cette théorie des raisons séminales donne lieu, au Moyen-Age,
à bien des débats. Certains docteurs, tel saint Bonaventure, adoptent
pleinement la pensée de saint Augustin. D'autres se rattachent à
Avicenne; ils nient l'existence de raisons séminales multiples; une
seule forme séparée, l'Ame du Monde, accomplit les effets que l'on
attribue à ces raisons. D'autres encore, comme saint Thomas d'Aquin,
nient résolument l'existence des raisons séminales aussi bien que de
l'Ame du Monde; Jean de Jandun enseigne 3 que les animaux sont
i. Voir p. 106.
->.. Voir pp. I&&-I&5.
3. Joannis de Janduno, philosophe perspicacissimi, acutissimœ quœstiones in duodecim
Ubros Metaphysicsp ; Venetiis, apud Hieronymum Scottum, i56o; lib. VII, quaest. XIII;
éd. cit., col. /170.
NOTES 437
engendrés au sein des matières en putréfaction par la vertu purement
physique des astres.
Buridan se demande 1 à son tour « s'il est nécessaire, pour expli-
quer la génération des substances, de supposer l'existence de
substances séparées».
L'existence des générations spontanées, à laquelle il croit, l'amène
à formuler cette conclusion : 0 II faut donc admettre qu'il existe une
substance incorporelle, plus noble que l'âme sensitive, et qui est le
principe générateur. »
Cette substance est-elle une ou multiple? Buridan va nous le dire
avec précision :
« Voilà, écrit-il, quelles sont les raisons données par Themistius et
par Avicenne; Themistius ajoute que ce furent les raisons données
par Platon; mais il dit avec raison que Platon s'est mis en défaut
lorsqu'il a multiplié les substances séparées à l'égal des espèces de
substances susceptibles d'être engendrées; Platon, en effet, invoquait,
en la génération de l'homme, le concours de l'homme séparé, qu'il
nommait idée, c'est-à-dire modèle. »
Comment donc Buridan veut-il que l'on transforme cette théorie
platonicienne des idées, en laquelle il implique la théorie des raisons
séminales? « Vous devez, dit-il, imaginer que cette substance séparée
se comporte à l'égard du Monde entier comme nous avons admis que
l'intellect humain se comportait à l'égard du corps humain, à cela
près, toutefois, que cette substance séparée n'est pas inhérente au
Monde et ne l'informe pas comme l'âme humaine informe le corps
humain. Mais entre ces deux cas, il y a le rapport ou la similitude
que voici : De même que l'âme intellectuelle existe tout entière en
tout le corps et tout entière en chacune des parties du corps, de même
cette substance séparée assiste par sa présence immédiate (praesen-
tialiter et indistanter) au Monde entier et à chacune des parties du
Monde. »
Buridan va-t-il, avec les Néo-platoniciens et Avicenne, faire de cette
substance séparée une Ame du Monde, intermédiaire entre Dieu et la
Nature sensible? Non point, car il ajoute tout aussitôt: a Et je crois
que cette substance séparée n'est autre que Dieu tout-puissant. »
Ainsi les essences spécifiques n'ont pas, dans la création, d'autre
existence réelle que l'existence contractée des individus ; dans l'intel-
ligence humaine, elles ont une existence abstraite et conceptuelle;
elles ont encore une existence séparée, à titre d'exemplaires et de
raisons séminales; mais à ce titre elles ne forment pas autant d'idées,
de substances diverses, qu'il y a d'espèces différentes; elles forment
une substance séparée unique, présente tout entière au Monde tout
1. Joannis Bu ri dan i Quœstiones in Metaphysicen Arislotelis, lib. VII, quaest. IX;
éd. cit., fol. XLVI, coll. c et d.
438 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
entier, et tout entière à chacune des parties du Monde; cette
substance séparée, c'est Dieu même.
Telle est, en toute son ampleur, la solution que le Maître parisien
donne à la question des universaux. Fort à la légère, on a fait de
Buridan un Nominaliste intransigeant, un disciple fanatique d'Ockam.
Bien au contraire, sa pensée nous apparaît ici toute voisine de celle de
saint Thomas d'Aquin.
Saint Thomas, en effet, distingue trois manières d'être des uni-
versaux ; ces manières d'être, il les caractérise par ces mots : in re,
posl rem, ante rem. In re, l'espèce n'a pas d'existence distincte de
celle des individus qui la réalisent sous forme concrète. Post rem, la
quiddité spécifique a une existence conceptuelle en l'entendement
humain. Ante rem, l'espèce a une existence idéale et exemplaire en
l'Intelligence divine.
Ces trois manières d'être, nous les retrouvons en ce que Buridan
expose au sujet de la Métaphysique, en sorte qu'il nous le faut ranger
bien plutôt parmi les Thomistes que parmi les Occamistes ; rien donc
ne justifie l'accusation de Nominalisme intransigeant habituellement
formulée contre ce maître, dont la pensée sait être fort indépendante
des enseignements du Venerabilis Inceptor.
Mais ce que nous voulons surtout remarquer en cette pensée, ce
n'est pas l'analogie qu'elle présente avec celle du Docteur Angélique;
c'est la grande similitude qu'elle offre, dans le fond comme dans la
forme, avec celle du Cardinal Allemand; cette similitude est telle que
la conclusion s'impose : Nicolas de Gués a profondément subi l'in-
fluence des enseignements que l'on donnait à Paris, au temps de Jean
Buridan.
III. Les Questions sur ï Éthique a Nicomaque
attribuées à Jean Buridan.
Il n'ignorait sans doute pas davantage les doctrines que professait
l'Université de Paris à une époque plus voisine de celle où il vivait.
On possède des Questions sur l'Éthique à Nicomaque que de nom-
breuses éditions attribuent à Jean Buridan. En un travail qui sera
prochainement publié, et qui prendra place en la troisième série de
nos Études sur Léonard de Vinci, nous montrerons que ces Questions
ne sont vraisemblablement pas du philosophe de Béthune, du maître
qui enseignait à Paris en la première moitié du xive siècle; elles
paraissent être l'œuvre d'un Flamand, qui portait peut-être le même
nom, et qui vivait au voisinage de l'an i/ioo.
Au sujet de l'amour, l'auteur de ces Questions formule certaines
pensées qu'il ne donne pas comme nouvelles et qui, sans doute, ne
l'étaient pas; ces pensées offrent, parfois, une remarquable analogie
NOTES
439
avec celles auxquelles Nicolas de Cues a attribué, en son œuvre, une
importance considérable et auxquelles Léonard de Vinci semble avoir
prêté attention. La doctrine de l'amour, qui forme comme la pierre
angulaire du système philosophique construit par le Cardinal Alle-
mand, a donc pu emprunter quelque chose aux leçons que l'on
donnait rue du Fouarre au début du xve siècle.
Deux passages des Questions sur l'Éthique à Nicomaquei nous ont
paru dignes d'être ici reproduits.
Au premier, l'auteur se demande « si l'amour et la délectation sont,
en réalité, une même chose». Parmi les raisons que l'on pourrait
invoquer à l'appui d'une réponse affirmative, il mentionne les sui-
vantes 2 :
« Ce qu'il y a d'actuel et d'effectif en l'amour consiste uniquement,
semble-t-il, à tendre vers l'objet aimé, ou à s'unir à cet objet, ou à
se transformer en lui, ou à se donner à l'objet aimé, ou à se reposer
en lui. Mais tous ces caractères conviennent également au désir ou à
la délectation ; celui qui se délecte ou qui se complaît en un certain
objet passe par la pensée, pour ainsi dire, en cet objet, il se donne à
lui, il s'unit à lui, il se repose en lui. Cela apparaît clairement à tous
les yeux. »
L'auteur ne regarde pas comme certaine cette identité de l'amour
et de la délectation; voici, en particulier, ce qu'il oppose aux raisons
qui viennent d'être données 3 :
« Tendre vers l'objet aimé, ce qui est l'acte immanent à l'appétit,
c'est le désir qui suit l'amour, et non pas l'amour même. Au contraire,
s'unir à l'objet aimé, non point en réalité, mais par la pensée seu-
lement, se donner à l'objet aimé, se transformer en lui, de telle sorte
que les deux amis veuillent les mêmes choses, s'opposent d'une
même volonté aux mêmes choses ; de telle sorte que, par suite de cette
transformation, chacun des deux amis veuille ce qui est bon à l'autre,
ne veuille pas ce qui est mauvais à l'autre, cela c'est véritablement
l'amour, et non pas la délectation. La délectation résulte de l'amour
lorsque l'objet aimé ou quelque chose qui soit un bien pour cet objet
aimé se trouve saisi par celui qui aime, est possédé par lui, lui est
1. L'édition que nous avons consultée n'a pas d'autre titre que ces mots : Proe-
mium Ioannis Buridani in questiones super X libros Aris. ad Nicomachum. Elle porte ce
colophon : Hue usque producte sunt questiones Buridani morales : robustiori etati
precipue perlegende quas Egidius delfus socius Sorbonicus : atque in sacris litteris
baccalarius formatus emendatius imprimi curavit. Impressore vuolfgango hopyl.
Anno incarnationis domini MCCCCLXXXIX, décima quarta die Iulii. — Cet ouvrage
a été également édité en i5i3, à Paris, par Poncet Lépreux; en i5i8, à Paris, par
Jean Petit et Bernard Aubri; en 1637, à Oxford, par H. Cripps.
2. Johannis Buridani Quaestiones super decem libros Ethicorum Aristotelis ad Nico-
machum; lib. Vil, quaest. XXIX : Utrum amor sive dilectio et delectatio sint idem
realiter. Éd. cit., fol. ccvni, col. c.
3. Jean Buridan, loc. cit., fol. ccix, col. b.
[\'\0 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
présent. On peut en dire autant du repos en l'objet aimé. L'amour
n'est donc ni cette union réelle ni ce repos; il n'en résulte pas; il
peut demeurer en même temps que la séparation et l'inquiétude qui
sont opposées à cette union et à ce repos. »
Ces réflexions offrent une analogie, bien aisée à reconnaître, avec
certaines pensées qui reviennent fréquemment dans les écrits de
Nicolas de Gués l . Cette analogie se marque mieux encore entre
certaines idées chères au Cardinal Allemand et un autre passage a des
Questions sur l'Éthique à Nicoinaque. En ce passage, l'auteur entre-
prend de déclarer quelle est, selon lui, la véritable nature de l'amour :
u Voici, me semble-t-il, ce qu'il faut dire : L'amour provient d'une
certaine conjonction ou convenance qui est naturelle à la fois à celui
qui aime et à l'objet aimé; c'est pourquoi nous disions, au huitième
livre de cet ouvrage, que toute amitié est fondée sur une certaine
ressemblance ou sur un certain rapport analogue à celui qui unit
l'agent au patient. L'agent et le patient, en effet, se trouvent conjoints
en leur commun acte, car l'un et l'autre ont même acte, comme
on le voit au troisième livre des Physiques. C'est pour cela,
semble-t-il, qu'au neuvième livre du présent ouvrage, il est dit qu'un
ami est un autre soi-même. Cela se manifeste encore par ce fait que
la délectation est fort proche parente de l'amour, à tel point que
beaucoup de philosophes, et non des moindres, ont cru que toute
délectation était amour, et que tout amour était désir ou délectation,
comme nous l'avons vu en la vingt -neuvième question du septième
livre. Or la délectation suppose l'union de l'objet qui l'engendre à
l'appétit qui l'éprouve Cela apparaît aussi en la nature inanimée;
les êtres inanimés n'éprouvent, à proprement parler, ni amour, ni
haine; il y a cependant, en eux, quelque chose de comparable à l'amour
ou à la haine, en sorte que ces êtres naturels se meuvent soit d'un
mouvement de fuite, soit d'un mouvement de poursuite. Par exemple,
le corps grave ou léger a, pour son lieu naturel, une sorte d'amour
grâce auquel il se meut vers ce lieu et s'unit naturellement à ce lieu;
ce mouvement a sa raison d'être en une certaine convenance naturelle,
comme on le voit au quatrième livre des Physiques; ce même corps a,
pour le lieu opposé, une sorte de haine qui provient d'une discon-
venance. De même, il semble que le froid a, pour le chaud, une sorte
de haine; il fuit le chaud ou bien, s'il est plus fort que lui, il le
détruit. En revanche, le froid semble avoir pour le froid une espèce
d'amitié; il le conserve; il l'augmente; il s'unit aisément à lui. »
11 semble qu'il y ait, en ces lignes, le germe de quelques-unes des
i. Voir pp. 124-125.
a. Johannis Buridani Quaestiones in decem libros Ethicorum Aristotelis ad .Xico-
machum; lib. IX, quaest. VII : Utruni homo debcat maxime amare seipsum. Éd. cit.,
fol. CCXLVIII, COl. 1).
NOTES 44l
idées que Nicolas de Gués développera avec le plus de complaisance :
telle l'assimilation de l'amour au lien qui conjoint en un même
acte l'agent et le patient « ; telle encore, la doctrine, reprise de l'École
pythagoricienne, selon laquelle les mouvements naturels s'expliquent
tous par certaines affinités entre les êtres animés, par le désir qu'a le
semblable de s'unir à son semblable^.
Les passages que nous avons extraits des Questions sur l'Éthique à
Nicomaque offrent également une très grande ressemblance avec
certaines réflexions de Léonard de Vinci 3, réflexions qui se trouvent
notées au Codice Trivulzio; si ces réflexions étaient isolées, nous
pourrions fort bien soutenir que Léonard les a empruntées à l'œuvre
donnée sous le nom de Jean Buridan et non pas aux écrits de Nicolas
de Cues. Mais le même Codice Trivulzio renferme un grand nombre
d'autres pensées qui n'ont aucun rapport avec les Questions sur
l'Éthique à Nicomaque, tandis que la lecture des ouvrages du Cardinal
Allemand paraît singulièrement propre à en donner l'interprétation.
i. Voir p. 116.
2. Voir p. 262.
3. Voir p. 164.
442 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
H. — RICHARD DE MIDDLETON ET LE MOUVEMENT
DES PROJECTILES
Nous avons vu * qu'Albert de Saxe, en ses Questions sur la Physique,
examinait ce problème, posé par Aristote : Un mouvement réfléchi
est- il toujours séparé du mouvement direct par un repos intermé-
diaire? Nous l'avons entendu, à ce sujet, analyser le mouvement
d'une pierre ou d'une flèche lancée vers le haut et, en ce mouvement,
distinguer trois phases : En la première phase, Yimpetus est plus
puissant que la gravité et la résistance de l'air; le projectile monte
par mouvement violent. En la troisième phase, la gravité surpasse
Yimpetus et la résistance de l'air; le projectile tombe par mouvement
naturel. Entre ces deux phases est une période d'immobilité.
Nous avons vu 2 Marsile d'Inghen, Jean Dullaert de Gand, Frédéric
Sunczel, exposer cette théorie; nous avons entendu 3 Nicolô Vernias
développer, au sujet du choc, des raisonnements imités de cette
doctrine; nous avons montré 4, enfin, comment Léonard de Vinci avait
quelque peu modifié cette analyse du mouvement d'un projectile et
en avait tiré sa théorie de Yimpeto composé, qui devait exercer, sur la
Dynamique du xvr* siècle, une si grande inflence.
Or cette théorie dont nous avons suivi l'histoire à partir des Ques-
tions d'Albert de Saxe, paraît avoir pris sa source beaucoup plus haut,
car nous la trouvons sommairement et nettement indiquée en une
des Questions quodlibétales de Richard de Middleton 5.
En cette question, notre Franciscain examine le problème péripa-
téticien du repos intermédiaire entre le mouvement direct et le mou-
vement réfléchi; il le pose sous une forme saisissante qui était appelée
à avoir grande vogue dans les discussions de la Scolastique pari-
sienne; cette forme, la voici :
Une fève est lancée vers le haut; en son mouvement ascensionnel,
elle heurte une meule qui tombe, et elle est rejetée vers le bas; entre
ses deux mouvements en sens contraire, cette fève est- elle demeurée
immobile?
Au cours de l'examen de cette question, Richard de Middleton écrit
les lignes suivantes :
« Il faut savoir que le mouvement ascensionnel de la fève est un
1. Voir p. a i2.
2. Voir pp. 2i3-2iô.
3. Voir p. ai4.
k. Voir pp. 315-217.
5. Quodlibela Doctoris cximii Ricardi de Media Villa, ordinis minorum, quxstiones
ocluaginla continentia. Brixiae, apud Vincentium Sabbium, MDXCI. Quodlibetum II,
art. II, quaest. \VI : Utrum faba ascendcns obvians lapidi molari qniescat, pp. T>.i-5G.
NOTES 443
mouvement violent; je dis donc qu'après que le mouvement de la
fève est devenu quelque peu éloigné de son principe, la vertu grâce à
laquelle la fève monte va en s'affaiblissant ; aussi le mouvement
violent est-il plus lent vers la fin qu'il n'était au commencement;
cette vertu finit par être tellement affaiblie qu'elle ne suffît plus à
mouvoir la fève vers le haut ; elle suffît encore, cependant, à en
empêcher la descente ; et alors il faut que la fève demeure, de soi,
immobile; plus tard, cette vertu s'affaiblit au point qu'elle ne peut
plus empêcher la descente ; la vertu naturelle de la fève l'emporte
alors sur celle-là, et la fève tombe. »
Nous avons là, en son germe, la doctrine que développeront Albert
de Saxe et Marsile d'Inghen ; d'ailleurs les propos de Richard de
Middleton semblent se rattacher très naturellement à ceux que nous
avons extraits 1 de la Théorie des planètes d'Àl Bitrogi, et ce dernier
ouvrage était, à la fin du xin8 siècle, l'objet de nombreuses études et
discussions.
Mieux encore, la doctrine de Richard de Middleton se rattache à
l'explication qu'Hipparque avait donnée de la chute accélérée des
graves, en son écrit intitulé : ilspt twv Stà jâapuTYjTa "/.axw çspopivwv.
Lorsqu'un grave est jeté en l'air, disait Hipparque, la vertu qui
l'entraîne vers le haut l'emporte tout d'abord sur la pesanteur; mais
cette vertu va en s'affaiblissant sans cesse ; elle surpasse de moins en
moins la pesanteur, en sorte que le projectile monte de moins en
moins vite. Un moment arrive où la force ascensionnelle est précisé-
ment égale à la pesanteur; le corps cesse alors de monter pour
commencer à descendre. La force ascensionnelle diminuant toujours,
la pesanteur l'emporte de plus en plus et le grave tombe de plus en
plus vite.
C'est Simplicius qui nous a conservé cette explication en son com-
mentaire au De Caelo d'Aristotea ; or cet ouvrage était fort lu à la fin
du xm° siècle ; Guillaume de Moerbeka venait d'en donner une tra-
duction qui demeura longtemps classique; Saint Thomas d'Aquin,
commentant le De Caelo, empruntait^ à Simplicius le raisonnement
d'Hipparque.
La théorie de Yimpeto composé présente ainsi à nos yeux l'image
d'une parfaite continuité.
1. Voir p. 191.
a. Simplicii In Aristotelis de Caelo comrnentaria edidit J.-L. Heiberg, Berolini,
MDCGCXCIV, p. 264. (Comm. in De Caelo, lib. I, cap. IV.)
3. Sancti Thomae Aquinatis Comrnentaria in libros Aristotelis de Caelo et Mundo,
lib. I, lect. XVII.
444 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
1. — SUR LES PETITS MOUVEMENTS DE LA TERRE
La terre est animée de mouvements petits, mais incessants. Ima-
ginée ou, plutôt, précisée par Albert de Saxe, cette hypothèse a été
constamment admise, jusqu'au temps de Léonard de Vinci, par les
Nominalistes parisiens et par ceux qui subissaient l'influence de ces
philosophes; à l'appui de cette affirmation, nous avons cité de
nombreux témoignages » ; à ces témoignages, nous aurions pu joindre
celui de Pierre Talaret.
Pierre Tataret, en la seconde partie du xve siècle, a composé des
commentaires sommaires aux divers écrits physiques, logiques,
métaphysiques et moraux d'Aristote; la réunion de ces commen-
taires forme une sorte de manuel de Philosophie qui a eu grande
vogue; sous des titres divers, il a été imprimé un très grand nombre
de fois; sept éditions sont antérieures à l'an i5oo, et on en donnait
encore au xvne siècle.
Tataret se déclare scotiste ; mais, né à Paris, il fait aux doctrines
parisiennes de fréquents emprunts.
Au huitième livre des Physiques, Tataret se demande : Si tout corps
se meut? Tout aussitôt, il écrit ceci : « La terre se meut continuellement
d'un mouvement local de descente. On le prouve : Parce que le centre
de gravité de la terre est continuellement hors du centre du Monde, la
terre descend continuellement. La conséquence est évidente; en effet,
comme, par nature, le terre se meut vers le centre du Monde, elle
tend à ce que de tous les côtés autour de ce centre, il y ait une
pesanteur égale; lors donc qu'il n'en est pas ainsi, et s'il n'existe,
d'ailleurs, aucun empêchement, la terre se meut de telle sorte que son
centre de gravité soit au centre du Monde ; et d'autre part, à l'égard
d'un poids aussi considérable que l'est le poids de la terre, il ne peut
y avoir d'empêchement naturel. Quant à la supposition faite, elle est
évidente, car la partie découverte s'allège continuellement ; le centre
de gravité de la terre vient donc hors du centre du Monde ; suppo-
sons, en effet, qu'il y ait autour du centre une pesanteur égale de
tous côtés, puis qu'un certain poids soit ôté à l'une des moitiés et non
à l'autre; alors, il y aurait autour du centre une pesanteur inégale.
L'antécédent va de soi, car les rayons solaires allègent sans cesse les
parties découvertes de la terre. On fera peut-être cette objection : Bien
qu'une partie de la terre devienne plus légère et l'autre plus lourde,
un si faible excès de pesanteur ne suffit pas à mouvoir la terre entière.
Nous répondrons que cet argument n'est pas concluant; ce n'est pas
i. Léonard de Vinci et les origines delà Géologie, § \II, pp. 3/43-347.
NOTES 445
seulement le léger excès de pesanteur ainsi ajouté qui tend à mouvoir
la terre, mais la terre entière qui tend à être logée de la sorte. On peut
conclure de là que la terre entière ébranle les châteaux et les tours,
mais la lenteur de ce mouvement nous empêche de le percevoir;
c'est pourquoi beaucoup ont prétendu que la terre ne se mouvait
pas. »
Cette théorie des petits mouvements de la terre a été, nous l'avons
dit, fort mal accueillie des Averroïstes italiens ; nous avons vu
Alessandro Achillini nier le principe même sur lequel elle repose, la
tendance du centre de gravité de la terre à se placer au centre du
Monde; au texte que nous avons cité *, nous aurions pu joindre
celui-ci 2 :
« Dire que la terre est au centre du Monde de telle sorte que si d'un
côté quelconque on lui ajoute un certain poids, ce poids fera mouvoir
toute la terre ou l'obligera à changer de place, c'est un rêve purement
imaginaire; les parties sphériques superposées de la terre qui ont
pour centre le centre du Monde ont une résistance tellement grande
que tous les dieux, unissant leurs efforts, ne pourraient ébranler la
terre; Aristote l'a dit, et aussi Averroès, au cinquième chapitre du
traité De substantia orbis; par dieux, il faut comprendre les intelli-
gences qui meuvent les cieux. »
i. Voir p. 35 1.
2. Alexandri Achillini Bononiensis De distributionibus ac de proportione motuum.
Bononie, per Benedictum Hectoris, 1/49^. Cet écrit n'a pas été compris dans la réim-
pression des Opéra d' Achillini donnée à Venise, sans nom d'éditeur; mais il se
trouve dans les éditions données à Venise, par Hieronymus Scotus, en i545, i55i,
i558. En l'édition de i5/j5, où nous l'avons consulté, il porte ce titre: Alexandri
Achillini Bononiensis De proportionibus motuum quaestio. Le texte cité est au fol. Lg3,
col. d. — Nous savons que Léonard de Vinci a eu en mains cet écrit d'Achillini, que
Fazio Gardano lui avait prêté. (Léonard de Vinci, Cardan et Bernard Palissy. Études sur
Léonard de Vinci, première série, p. 227.)
Z,Z|6 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
J. — QUELQUES TEXTES D'HENRI DE GAND
En la Philosophie péripatéticienne, deux propositions, assez dispa-
rates au premier abord, sont intimement liées l'une à l'autre; ce sont
ces deux propositions :
Il ne peut pas exister de grandeur infinie;
11 ne peut pas exister plusieurs mondes.
L'une et l'autre, en effet, s'identifient, pour ainsi dire, avec cette
troisième affirmation : Une matière première finie et déterminée existe
de toute éternité; aucune puissance, ni en la Nature ni en Dieu, ne
peut, d'aucune façon, ajouter à cette matière une nouvelle matière.
Le principe duquel nos deux propositions tirent immédiatement
leur raison d'être, est, en toute la Philosophie péripatéticienne, celui
qui s'oppose le plus radicalement à l'enseignement du dogme catho-
lique, puisqu'il refuse à Dieu les titres de Créateur et de Tout-
Puissant.
Niant le principe, la doctrine de l'Église catholique devait être
forcément amenée à rejeter les conséquences qui en résultaient si
simplement; la Scolaslique chrétienne devait être conduite à formuler
les deux affirmations opposées à ces conséquences :
La grandeur infinie peut exister, au moins en puissance;
L'existence de plusieurs mondes n'est pas contradictoire.
Ces deux affirmations, d'ailleurs, ouvraient comme deux larges
brèches dans le rempart, si solidement construit, de la Physique
aristotélicienne; elles ne ruinaient pas seulement, et en deux points
d'extrême importance, l'autorité du Stagirite et de son Commentateur;
elles livraient, en outre, un large passage à des spéculations nouvelles,
qui, brisant les barrières élevées par la Philosophie antique, allaient
travailler en toute liberté à l'édification de la Science moderne.
Le coup de bélier décisif, celui qui fit crouler tout un pan de la
muraille élevée par le Stagirite, fut, nous l'avons dit, porté en 1277,
par les docteurs en Sorbonne réunis sous la présidence d'Etienne
Tempier, évêque de Paris.
Tout aussitôt après ce vigoureux coup de sape, Richard de Middleton
entrait résolument dans la place; il admettait l'existence potentielle de
la grandeur infinie; il enseignait que Dieu peut créer plusieurs
mondes et qu'il peut produire le vide; il n'hésitait pas, en un mot,
à attaquer de front les doctrines fondamentales de la Physique d'Aris-
tote. Bientôt, Jean de Bassols, Guillaume d'Ockam, Walter Burley
allaient le suivre, bouleversant la tradition péripatéticienne et faisant
place nette à une Physique nouvelle.
NOTES [\t\~j
De ces condamnations, portées en 1277, et qui exercèrent, sur
révolution de l'esprit Immain, une si prodigieuse influence, quels
turent les artisans? Etienne Tempier les a confirmées de son autorité
épiscopale en les signant de son nom. Mais il avait convoqué, pour
s'éclairer, les docteurs en Théologie et « autres prud'hommes » ; en
ces conseils, bien des avis furent émis, dont les diverses condam-
nations formulées ont été les conséquences; en cette œuvre collective,
quelle fut la part de chacun? Quels furent, en particulier, les inspi-
rateurs de ces articles où ceux qui refusaient à Dieu le pouvoir de
créer plusieurs mondes étaient condamnés, où la possibilité du vide
était insinuée? On ne saurait, évidemment, répondre à cette dernière
question d'une manière catégorique et pleinement satisfaisante; du
moins, peut-on souhaiter quelque indication vraisemblable.
Au moment où l'imprimeur allait mettre sous presse la dernière
feuille de cet ouvrage, un passage de saint Denys le Chartreux 1
nous a suggéré une telle indication et a attiré notre attention sur le
nom d'Henri de Garni.
Henri Goethals (Henricus Bonicollas), né à Gand à une date
inconnue2, revêtit le froc des Servites; chanoine de Tournai en 1267,
archidiacre de Bruges en 1276, il joua, à partir de cette époque, un
grand rôle à l'Université de Paris; reçu docteur en Sorbonne en 1277,
il mourut en 1293.
Par sa Somme théologique et, plus encore, par ses Quodlibela, le
Doctor Solemnis a exercé une très grande influence sur l'enseignement
de la Philosophie scolastique, particulièrement à la fin du xme siècle
et au début du xiv8 siècle. Richard de Middleton a commenté ses
Qaodlibeta; Jean de Duns Scot et Jean de Bassols en citent et en
discutent fréquemment les affirmations.
Le Docteur Solennel a, sans doute, été au nombre des théologiens
qui ont conseillé Etienne Tempier; il est permis de le désigner, avec
vraisemblance, comme l'inspirateur ou, tout au moins, comme l'un
des inspirateurs des décisions qui nous intéressent.
I. Les opinions d'Henri de Gand touchant la pluralité
des mondes et la possibilité du vide.
En un de ses Quodlibeta, en effet, Henri de Gand aborde la question
1 . Divi Dionysii Carthusiani In Sententiarum librum I Commentarii Locupletissimi
In quibus de Sanctissima et Individua Trinitate, copiosissime, et Christianissime disseritur.
Post omnes editiones accuratissime recogniti. Venetiis, Sub signo Angeli Raphaelis.
MDLXXXIIII. Dist. XL1I, quaest. III, foll. 6o/,-6o5.
2. Voir: De Wulf, Histoire de la Philosophie scolastique dans les Pays-Bas et la
principauté de Liège, Louvain et Paris, 1895. — Histoire de la Philosophie médiévale,
2° éd., Louvain et Paris, igo5, pp. 389-390.
/^8 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
suivante « : « Dieu peut- il, hors du Ciel, créer un corps qui ne touche
pas le Ciel? »
« Dieu, » répond le Docteur Solennel, « peut fort bien, hors du ciel
ultime, créer un corps ou un autre monde, de même qu'il a créé la
terre en la région interne du monde ou du ciel, de même encore qu'il
a créé le monde lui-même et le ciel ultime. »
Mais où ce corps nouveau, ce monde nouveau seront-ils créés?
Existe-t-il, hors du ciel ultime, un espace vide de tout corps, des
dimensions séparées, comme l'enseignaient, par exemple, Cléomède
ou Jean Philopon? Faut -il dire que le nouveau corps ou le nouveau
monde est créé dans ce vide ou dans cet espace? Pour s'exprimer en
ces termes, Henri de Gand tient encore trop à l'enseignement du
Stagirite; selon cet enseignement, en effet, il n'y a, hors du monde,
ni lieu, ni vide.
Ce corps ou ce monde que Dieu pourrait produire hors du Ciel,
« il ne le produirait pas en quelque chose, mais dans le néant (in
nihiloj. Il ne faut pas entendre ces mots dans un sens matériel comme
si le néant était quelque chose. 11 faut entendre que ce corps succède
au néant, parce qu'il est créé là où, auparavant, il y avait le néant;
cela ne veut pas dire qu'alors il y eût là quelque chose comme un pur
espace (dimensio s eparata) et qu'en ce quelque chose, fût le néant;
qu'il y eût là comme quelque chose où les dimensions du corps
pussent être reçues après en avoir chassé le néant qui, auparavant,
existait en ce quelque chose. Il faut comprendre la proposition tout
entière au sens négatif, comme si l'on disait : il n'y a pas là quelque
chose, en prétendant nier à la fois et l'existence d'un lieu (ubitas) et
l'existence de quelque chose (aliqaitas). C'est en un sens analogue
que nous disons : ce corps ou ce monde a été fait de rien. »
Dieu peut donc, au delà du ciel ultime, créer un corps nouveau ou
un monde nouveau. Peut-il créer ce corps ou ce monde de telle sorte
qu'il ne touche pas le ciel? Roger Bacon et, avec lui, toute la Physique
péripatéticienne l'eussent nié. Entre ces deux mondes, entre ce monde
et ce corps, aucun autre corps ne se trouve; il n'y a donc, entre eux,
aucune distance, car la distance entre deux corps est un attribut des
corps qui sont interposés à ces deux premiers; l'existence d'une
distance entre deux mondes, alors qu'il n'y a pas de corps entre eux,
équivaut à l'existence d'un espace vide entre ces mondes ; aux yeux
du Péripatéticien, ces deux existences seraient affirmées par une même
proposition, et cette proposition implique contradiction.
i. Quodlibeta Magistri Henrici Goethals a Gandavo doctoris Solemnis : Socii Sor-
bonici : et archidiaconi Tornacensis, cum duplici tabella. Vœnundantur ab Jodoco
Badio Ascensio, sub gratia et privilégie» ad finem explicandis. Colophon : In chal-
chographia lodoci Badii Ascensii ab undecimo Kalcndas Septemb. Anno domini
MDWIII Quodlibetum XIII, quaest. III : Utrum Deus possit facere corpus aliquod
extra caelum quod non tangat caelum; fol. cccccxiv, verso.
NOTES 4^9
Il n'en est pas de même au jugement d'Henri de Gand, qui introduit
ici une distinction subtile : « Je prétends, dit -il, que deux corps
peuvent être distants l'un de l'autre de deux manières distinctes.
» D'une première manière, ils peuvent être distants à proprement,
parler (per se); c'est ce qui a lieu lorsqu'il existe entre eux une
distance réalisée (positiva) à l'aide d'une dimension d'un corps
interposé.
» D'une seconde manière, ils peuvent être distants par accident (per
accidens). Dans ce cas, il n'existe entre eux aucune distance réalisée
(positiva); mais à côté d'eux ou hors d'eux, il existe un objet en
lequel se trouve réalisée une certaine dimension, et cette dimension
permet de reconnaître la distance des deux corps.
» Supposons, par exemple, qu'entre deux corps se trouve le vide,
et que ces deux corps touchent l'un le bas et l'autre le haut d'un mur
de trois pieds ; on dira alors que trois pieds est la distance entre le
corps qui est au-dessus du vide et le corps qui est au-dessous.
» S'il n'existe donc rien entre deux corps, mais si un corps d'une
certaine dimension est apte à être reçu entre les deux premiers, on
jugera que- l'intervalle entre ces deux corps a précisément cette même
dimension, mais qu'il W par accident. »
Par là, le Docteur Solennel précise en quel sens il est permis
d'attribuer l'existence au vide. « Le vide n'est pas autre chose que la
dimension ou la distance entre deux corps » entre lesquels il n'existe
aucun autre corps ; « distance qui, comme nous l'avons dit, existe
seulement par accident, soit parce qu'une certaine dimension se
trouve réalisée (positiva) tout contre ces deux corps, soit parce qu'une
certaine dimension réelle (positiva) est susceptible d'être placée entre
ces deux corps ou à leur contact.
» Le vide lui-même n'a donc pas d'autre existence qu'une existence
par accident, en ce que les corps entre lesquels il existe sont disposés
de telle sorte qu'une certaine dimension d'un certain corps soit
susceptible de se placer entre les premiers corps. »
Selon l'exemple qu'Henri de Gand emploie en une autre question «.,
imaginons que Dieu anéantisse tous les éléments qui se trouvent
compris entre la terre et l'orbite de la Lune, sans rien changer à la
grandeur et à la situation de ces deux derniers corps. Entre ces deux
corps, le vide existera, mais il existera seulement par accident, cette
existence purement accidentelle consistera en ceci que Dieu pourrait
rendre l'existence aux éléments détruits, et que cette eau, cet air, ce
feu, trouveraient place entre la terre et l'orbe de la Lune. L'épaisseur
i. Henrici Goethals a Gandavo Quodlibeta; Quodlib. XV, quaest. I; Utrum Deus
possit facere quod vacuum esset; éd. cit., fol. ccccclxxv, verso. En cette question,
la doctrine d'Henri de Gand est exposée avec moins de développement, et aussi avec
moins de profondeur, qu'en celle dont nous avons donné l'analyse.
P. DUHEM. 3Q
450 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
de la couche sphérique que formeraient les trois éléments susceptibles
de se loger entre l'élément terrestre et l'orbite lunaire serait la distance
par accident entre ces deux derniers corps.
Le Docteur Solennel s'eflbrce de distinguer > entre le vide, tel qu'il
vient d'être défini, et le néant qui existe hors du Monde. Hors du
Ciel, dit- il, le vide n'existe pas, même par accident; « là, en effet, il
n'y a pas de distance par accident, car il n'existe aucun corps suscep-
tible d'être reçu en un certain vide intermédiaire. » Il n'y a donc hors
du Ciel, comme le voulait le Philosophe, ni plein, ni vide.
« Après qu'un nouveau corps ou qu'un autre monde aurait été créé
par Dieu, hors du dernier ciel et sans contact avec ce ciel, entre ce
corps ou ce monde et le ciel ultime, nous aurions à déclarer que le
vide existe; et ce vide aurait une dimension bien déterminée, à savoir
celle du corps qui pourrait être reçu entre le ciel extrême et le corps
nouvellement créé ; mais ailleurs qu'entre ce ciel et ce corps, nous ne
pourrions dire qu'il y a le vide ; de même qu'à présent, au delà du
ciel ultime, nous ne pouvons dire ni qu'il y ait le plein, ni qu'il y ait
le vide, mais seulement qu'il y a le pur néant
» Si donc Dieu créait, maintenant, hors du ciel, un corps qui ne
touchât pas le ciel, ce corps ne serait créé ni dans le plein, ni dans le
vide, mais dans le pur néant; et du côté qui ne regarde pas le ciel, ce
corps continuerait de subsister dans le pur néant, ce mot néant étant
pris comme une pure négation ; de même, le ciel a été créé dans le
pur néant ; et le pur néant était autrefois là où ce corps se trouve
maintenant; et tout cela doit être compris au sens purement négatif,
de la manière que nous avons exposée. »
Ce corps nouvellement créé par Dieu confinerait donc, d'un côté,
au vide et, de l'autre, au néant. De même, « si les éléments qui se
trouvent contenus par le Ciel étaient anéantis, nous devrions admettre
que le vide existe en la concavité du Ciel ; mais nous ne devrions en
aucune façon le supposer hors du ciel ; là, il n'y aurait que le pur
néant. »
Les corollaires mêmes qu'Henri de Gand déduit si clairement de sa
théorie sont la condamnation de cette théorie. Ce corps, créé hors du
ciel ultime, est dans le vide du côté qui regarde le ciel suprême et
dans le néant de l'autre côté; comment marquera-t-on, à la surface
de ce corps, la frontière entre l'aire qui confine au vide et l'aire qui
ne touche que le néant?
L'effort tenté par Henri de Gand pour attribuer à Dieu le pouvoir
do créer un corps hors du Monde, et pour accorder au Philosophe
qu'il n'y a, hors du Monde, ni plein ni vide, était d'avance condamné
à l'insuccès; la première affirmation entraînait la ruine de la seconde.
i. Henrici Goothals a Gandavo Quodlibeta : Quodlib. MIT. quaesl III.
NOTES 45 I
Si Ton veut que le Créateur puisse, au delà des bornes de l'Univers,
produire un nouveau corps ou un nouveau monde, on est naturel-
lement conduit à admettre que le vide existe au delà du ciel ultime;
c'est ce qu'ont fort bien vu Walter Burley et Robert Holkot.
II. L'opinion d'Henri de Gand touchant l'infini.
En admettant que Dieu peut créer plusieurs mondes, en attribuant
au vide une possibilité, au moins per accidens, le Docteur Solennel
rompait avec la Physique péripatéticienne beaucoup plus complètement
que n'avaient osé le faire, avant lui, les plus illustres docteurs de la
Scolastique, les Albert le Grand, les Bonaventure, les Thomas d'Aquin;
il rompait avec cette Physique exactement comme le faisaient, au
même moment, les décisions portées par Etienne Tempier ; il s'effor-
çait, toutefois, de garder de renseignement du Stagirite tout ce qu'il
en pouvait sauver sans restreindre la toute-puissance de Dieu.
Henri de Gand a été beaucoup moins audacieux lorsqu'il s'est
proposé de répondre à cette question : Dieu peut- il produire une
grandeur infinie? Comme saint Bonaventure1, comme saint Thomas
d'Aquin, il a dénié à Dieu le pouvoir de produire une grandeur infinie
soit en acte, soit en puissance; comme eux, en effet, et avec Aristote,
il a regardé l'existence actuelle ou potentielle d'une telle grandeur
comme une contradiction.
Pour bien comprendre l'argumentation que le Docteur Solennel
développe en cette circonstance, il nous faut remonter jusqu'à une
pensée émise par Aristote au sujet de l'infini.
Aristote cherche en quel ordre de causes l'infini doit être rangé :
a L'infini, dit-il2, est une cause de même espèce que la matière, car
l'essence de l'infini est la privation. »
Cette courte indication a vivement attiré l'attention d'Averroès qui
l'a ainsi commentée 3 :
a II est manifeste que la matière est la cause de l'infini; si l'infini
est regardé comme cause, il sera cause en tant que matière ; l'essence
de l'infini, en effet, c'est la privation de toute fin, et la matière est la
cause de toute privation. »
« L'essence de l'infini, dit encore Averroès 4, est d'être seulement en
puissance, et, par là, elle est semblable à l'essence de la matière, et
non pas à l'essence de la forme ; en effet, l'essence de la matière et de
1. D. Bonaventurae, Doctoris Seraphici, Scriptum in IV libros Sententiarum, lib. J,
dist. XLIII, quaest. III.
2. Aristote, <ï>v<7cxyi; àxpoâ«7£w; to F, ç (PJiysicae auscultationis, lib. III, cap. VI).
3. Aristotelis De physico aaditu libri octo cnm Averrois Gordubensis variis in eosdem
commentar iis, ; lib. III, comm, 72.
4 . Averroès, Op. cit., comm. 5g.
452 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
l'infini consiste en la puissance, tandis que l'essence de la forme et de
la limitation consiste en l'acte. Le fini est donc semblable à la forme
et l'infini à la matière. »
Ces pensées ont évidemment inspiré saint Thomas d'Aquin en
l'argumentation par laquelle il prétend prouver > que Dieu n'a pu
créer une grandeur actuellement infinie.
(( Aucune créature, dit-il, ne peut être infinie quant à son essence;
ce point accordé, il y a lieu de rechercher si une créature est ou peut
être infinie en grandeur.
» Or, il faut observer que le corps, qui est la grandeur parfaite,
peut être pris de deux manières. On peut le considérer du point de
vue mathématique et ne porter son attention que sur la seule grandeur
de ce corps. On peut aussi le considérer du point de vue physique ou
naturel, en le regardant comme un composé de matière et de forme.
» Que le corps naturel ne puisse être de grandeur infinie, cela
résulte de ce que la forme substantielle de ce corps exige une certaine
quantité comprise entre un maximum et un minimum déterminés ;
le Philosophe dit, en effet : « A la grandeur de tout être naturel,
» convient une certaine mesure et une certaine raison. »
» Une raison semblable s'oppose à ce que le corps mathématique
soit infiniment grand. Un tel corps, en effet, ne peut exister que sous
une certaine forme. Or la forme d'un tel volume, c'est sa figure.
Il faut donc que ce volume ait une certaine figure et, partant, qu'il
soit fini; car une figure est précisément ce qui est enclos par un
certain terme ou par de certains termes. »
L'assimilation de l'infini à la matière, du fini à la forme dirige de
plus près encore l'argumentation qu'Henri de Gand oppose à l'impos-
sibilité de la grandeur infinie; cette argumentation le conduit à
regarder comme contradictoire, dans l'univers créé, non seulement
l'infini en grandeur, mais encore l'infini en quelque perfection que ce
soit ; non seulement l'infini actuel, mais encore l'infini potentiel.
En une de ses discussions quodlibétales, le Docteur Solennel est
amené à répondre à la question que voici 2 : « Faut-il admettre, en
Dieu, une certaine infinité d'idées ou de notions? » L'examen de cette
question en soulève une autre, qui est ainsi formulée : « Selon l'es-
sence et la nature des créatures, doit -on supposer que des créa-
tures, en imitant la divine perfection, se puissent se surpasser les
unes les autres, de telle sorte que leur degré de perfection croisse à
l'infini? »
Ce progrès par lequel le degré d'une certaine perfection croît en
i. D. Thomae ab Aquino Sutnma theologica, pars I, quaest. VII, ad. I.
2. llcnrici a Gandavo Quodlibeta; Quodlib. V, quaest. III : Ut ru m in Dec sil
poncre aliquam inflnitatem idearum vel cognitorum; éd. cit., fol. ci v. verso et
fol. ci. vi, recto.
NOTES
453
intensité, par lequel cette perfection imite de mieux en mieux la per-
fection divine, Henri de Gand admet qu'il se fait par addition d'une
forme nouvelle à la forme préexistante. Ce progrès uper additionem
ad formant » est celui qu'admettront Guillaume d'Ockam et les Nomi-
nalistes parisiens; saint Thomas d'Aquin a rejeté cette opinion et
Walter Burley soutiendra que tout progrès en perfection se fait par
destruction d'une forme moins parfaite et substitution d'une forme
plus parfaite. Selon la manière de voir d'Henri de Gand, le progrès
d'une perfection est assimilable de tout point à l'accroissement d'une
grandeur. « Il n'y a, comme l'on voit, aucune différence à ce sujet
entre la grandeur d'un corps et le degré d'une perfection. »
La question posée se ramène alors à une question plus générale :
« Si ce perfectionnement d'une forme, dont nous avons parlé, pouvait
procéder à l'infini, il en résulterait que tout accroissement par
addition, considéré absolute et simpliciter, pourrait procéder à l'in-
fini. » En particulier, l'addition d'un volume à un autre volume
pourrait procéder à l'infini.
Le problème posé est ainsi ramené à un autre problème qu'Aristote
a résolu, et notre auteur admet pleinement la solution du Philosophe.
Il admet que le corps infini ne saurait exister d'une manière
actuelle.
Il admet que l'addition de grandeurs permanentes les unes aux
autres ne peut procéder à l'infini s'il n'existe, en acte, une grandeur
infinie de même espèce.
Il est ainsi amené à résumer toute son argumentation en ces
termes : « Si l'accroissement d'une forme pouvait se poursuivre à
l'infini, il faudrait accorder que l'existence du corps infini [en acte]
est possible. »
L'argumentation d'Henri de Gand repose tout entière, comme celle
d'Aristote, sur cet axiome : La possibilité de procéder à l'infini par
voie d'addition suppose l'existence de l'infiniment grand actuel.
D'autre part, le Docteur Solennel, comme le Philosophe, admet que
la division d'une grandeur peut être poussée à l'infini; il nie cependant
l'existence et la possibilité actuelle de l'infiniment petit. Pourquoi
cette opposition entre l'addition indéfinie et la division indéfinie?
Notre auteur va nous le dire :
uLe Commentateur enseigne que la puissance est l'essence de la
matière et de l'infini; au contraire, la forme et le fini sont en acte.
Le fini est donc semblable à la forme et l'infini à la matière. Voilà
pourquoi si nous admettions que la grandeur peut croître indéfi-
niment, l'existence de l'infini actuel en résulterait. Lorsqu'au contraire
nous admettons que la division peut être poussée à l'infini, il n'en
résulte aucune impossibilité, et voici quelle en est la cause : Toute
diminution d'une chose réelle va vers le néant, et la cause de ce néant
454 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
est la matière; au contraire, toute addition va vers l'être, et la forme
est la cause de l'être ; or, l'infini existe entièrement par la matière
comme le fini par la forme. »
De l'enseignement d'Aristote, Henri de Gand a gardé les propo-
sitions essentielles; comme le Stagirite, il nie l'existence de la
grandeur infinie en acte, et il prétend en conclure l'impossibilité de la
grandeur infinie purement potentielle. Mais comme il délaisse, en son
argumentation, la raison profonde et essentielle de la doctrine péripa-
téticienne! Dans la pensée du philosophe, l'impossibilité de la gran-
deur infinie, tant en acte qu'en puissance, découle entièrement de
cette doctrine essentielle : il existe, de toute éternité, une certaine
quantité limitée de matière première, quantité qu'aucun acte créateur
ne saurait accroître. C'est là, et non pas en l'analogie de la limitation
avec la forme, que git la raison du disparate entre l'addition à l'infini
et la division à l'infini. Dès là que cette raison disparaissait, dès là
que le Christianisme reconnaissait à Dieu le pouvoir de créer de rien
une nouvelle matière, toute la doctrine péripatéticienne au sujet de
l'infiniment grand était ruinée par la base.
Henri de Gand ne l'a pas vu. 11 a enseigné que hors des bornes de
ce monde, Dieu pouvait créer une nouvelle pierre ou un nouveau
monde; il n'a pas reconnu que cette proposition entraînait la possi-
bilité de la grandeur infinie, au moins en puissance. Il a combattu
cette possibilité, mais il a été des derniers à la combattre-
Contre la grandeur infinie en acte, Richard de Middleton a continué
à argumenter à peu près comme l'avaient fait saint Thomas d'Aquin
et Henri de Gand ; mais il n'a pas hésité à admettre l'infiniment grand
en puissance.
Sans paraître se prononcer formellement en cette grave question
de l'infini, Jean de Duns Scot a apporté1, en faveur de l'infini en
acte, un argument de poids, qui est celui-ci : L'impossibilité, pour
notre esprit, de concevoir autre chose que l'infini en puissance n'en-
traîne pas nécessairement l'impossibilité de l'infini en acte. En parti-
culier, le Docteur Subtil semble admettre qu'une heure contient une
infinité actuelle d'instants, bien que notre esprit n'y puisse concevoir
qu'une infinité potentielle de parties indéfiniment décroissantes.
Duns Scot a dit quelques mots de ces arguments, si fréquem-
ment employés : Si l'infini existait, la partie serait égale au tout,
et autres semblables; il a observé que plusieurs de ces arguments
étaient purement sophistiques. Il a formulé également cette remarque
que Jean de Bassols a traitée avec dédain, mais que Grégoire de
Himini a profondément creusée : « Les mots égal, plus grand, plus
petit, ne sauraient convenir au volume, à moins qu'il ne soit fini.
i. Joannis Duns Scoti Scriptum in secundum libriun Sententiarum, Disl. 1.
quœst. III : Utrura possibilc sit Dcuin proilucerc aliquid aliud a Be sin« principio.
NOTES 455
Avant, en effet, que l'on ne puisse appliquer à la quantité les mots
égal et inégal, il faut la diviser en quantité finie et quantité infinie ; la
raison de la quantité plus grande consiste dans le fait d'excéder,
la raison de l'égalité dans le fait d'avoir même mesure (commen-
surari), toutes choses qui semblent impliquer qu'il s'agit d'une
grandeur finie; on doit donc nier qu'un infini puisse être égal à un
autre infini ; plus et moins désignent des différences entre quantités
finies et non entre quantités infinies. »
Par ces diverses remarques, Duns Scot aplanissait la voie qui
conduisait à admettre l'existence de l'infini actuel.
Jean de Bassols a été plus loin ; en refusant d'accorder à Thomas
d'Aquin que tout corps dût être nécessairement borné par une
certaine figure, il a pu accorder la possibilité même à la grandeur
actuellement infinie.
«La Géométrie est infinie, a écrit Léonard de Vinci l , parce que
toute quantité continue est divisible à l'infini dans l'un et l'autre
sens La quantité continue croît à l'infini et diminue à l'infini.»
Et plus tard, Pascal a dit a : « 11 y a des propriétés communes à toutes
ces choses, dont la connaissance ouvre l'esprit aux plus grandes mer-
veilles de la nature. La principale comprend les deux infinités qui se
rencontrent dans toutes : l'une de grandeur, l'autre de petitesse. »
La Philosophie des chrétiens occidentaux a, dès l'origine, admis
1« infinité de petitesse » ; mais il lui a fallu de longs efforts pour se
dégager de la contrainte du Péripatétisme.qui lui déniait le droit de
contempler « l'infinité de grandeur ». Nous venons de reconnaître, en
l'histoire de cette Philosophie, l'instant précis où la pensée catholique
a rompu cette entrave imposée par Aristote; l'enseignement d'Henri
de Gand précède immédiatement cet instant; celui de Richard de
Middleton le suit de très près.
1. Voir p. 5o.
2. Pascal, De C esprit géométrique, I.
ERRATA
Première série, p. 60, lignes 6-7, au lieu de: élève immédiat du
Stagirite, Adraste vécut, pense-t-on, de 36o à 317 avant J.-C, lire : Adraste
d'Aphrodisie, qu'il ne faut pas confondre avec le disciple immédiat du
Stagirite, vécut à une époque mal connue, mais postérieure à celle d'Hip-
parque.
Seconde série, p. 5, ligne i3, au lieu de : Tupay^aTOO, lire: Tzpdyiwzoq.
Page 6, ligne 11 à partir du bas, au lieu de: tou, lire : xoD.
Page 36i, ligne 11, au lieu de : Messine, lire : Naples.
TABLE DES AUTEURS
CITÉS EN LA PREMIÈRE SÉRIE ET EN LA SECONDE SÉRIE
Achillim (Alessandro), première série, pp. 227, 228. — Seconde série,
pp. 2o5, 206, 3o5, 332, 35a, 35i, 356, 445.
Adlung, première série, p. (3.
Adraste d'Aphrodisie, première série, pp. 58, 60-62, 65, 68-70. —
Seconde série, p. 96, 457.
/Egidius Colonna ou Romanus, voir : Gilles de Rome.
Albert de Bollstaedt, dit A. le Grand, première série, pp. 21, 72, 110,
171, 175, 191, 192, 195, 217, i[\l\, 253, 334. — Seconde série, pp. 68-71, 83,
90, 191, 192, 2^7, 25i, 254, 283, 3o2 -3o4, 3o6, 307, 309-324, 327, 33o, 332,
333, 34o, 342, 45 1 .
Albert de Helmstaedt, dit Albert de Saxe ou Albertutius, première
série, pp. 1-50,63-73,75-77, 79, 101, m, n5, 123, 129, i3o, i32, i34,
137, i38, 159, 161, 162, 167, 178, i85. 225, 236, 241, 242, 253, 260, 261, 267,
268, 270, 274, 280, 288, 3o8, 3io, 3ig-338, 34i-345. — Seconde série, pp. 8,
9, i5, 22, 26-32, 34, 36, 37, 42-47, 49, 52, 78-82, 87-91, 94-96, 126, 181,
194-196, 198-201, 2o3, 204, 207, 208, 210-216, 222, 23i, 235, 249, a5i, 254,
259, 260, 268, 269, 283, 327-332, 334-34o, 342, 343, 345, 347, 35o, 35i, 353,
354, 366, 367, 372, 38o-385, 38g, 395, 396, 4o3, 4o4, 4o6, 407, 430, 428, 442-
444.
Albert de Ricmerstorp, dit faussement A. de Ruckmersdorff ou A. de
Saxe, première série, pp. 6, 3a7-33i.
Alberti (Léon Battista), première série, pp. 20, 21. — Seconde série,
pp. 240, 243, 244, 323, 324.
Albertutius, voir : Albert de Helmstaedt.
Al Bitrogi (Alpetragius), seconde série, pp. 191, 443.
Alexandre d'Aphrodisie, première série, pp. 22, 110. — Seconde série,
p. 289.
Al Gazali, seconde série, p. 379.
Almagià (Roberto), seconde série, p. 367.
Alveredo, seconde série, pp. 3o4, 307.
Anaxagore, seconde série, pp. 11 5, 147, '49, 3 16.
Anaximandre, seconde série, pp. 289, 291, 292, 294.
Anselme (Saint), seconde série, pp. 259, 260.
Apian (Peter Bienewttz, dit), première série, p. 263. — Seconde série,
p. 362.
Arago (François), première série, p. 245.
46o
ETUDES SUR LEONARD DE VlSCt
Archimède, première série, pp. 62, 100, 214, 261-263, 274, 297, 3i4,
3i5. — Seconde série, p. 407.
Aristote, première série, pp. 8, 9, 19, 22, 4o, 46, 58-66, 68, 76, 80, 84,
89, 92, 100, 101, io3, io5, 109-m, 128, 129, i32, i35, 170, 178-180, i83,
195, 196, 200, 268, 271, 272, 274, 275, 278, 280, 289-291, 295-299, 3oi, 3o2,
3o4, 3i2, 3i3. — Seconde série, pp. 4-7, 10, 17, 18, 24, 37-40, 46, 48-5o,
59-67, 70-73, 75, 76, 78, 79, 82, 83, 92, 93, 95, i36, i37, i43, i55, 166, 188,
189, 193, 194, 197, 198, 205-207, 23o, 233, 247-249» 25i, 254, 262, 278, 284,
288- 292, 294, 3o4, 3i3, 317, 33i, 332, 347, 355, 368, 370, 373- 377, 38i, 385,
392, 395, 4io, 4n, 4i6, 429, 442, 45o-455.
Aristote (Pseudo), auteur du traité De démentis, première série, p. 46.
— Seconde série, pp. 3oo-3o2, 3o6, 3o8-3io, 3i3, 317, 319, 322, 332.
Aristote (Pseudo-), auteur du traité De mineris, seconde série, pp. 3o2,
3o4-3o6, 309, 3i8, 319, 332.
Aristote (Pseudo-), auteur de la Théologie, seconde série, pp. 125, 129-
1 46, 161, 164, 174, 176-179, 269-271, 278-279.
Aschbach, première série, p. 338. — Seconde série, p. 26.
Augustin (Saint), seconde série, p. 436.
Averroès le Commentateur (Ibn Roschd, dit), première série, pp. 6, 2^,
110, 178. — Seconde série, pp. 10, i3, i4, 17-19, 24, 39, l\o, 65-68, 70, 71,
78, 79, 83, 90, 247, 25i, 254-256, 259, 3o4, 347, ^77, 420, 422, 429, 45i, 453.
Avicenne (Ibn Sinah, dit), première série, pp. 46, 48. — Seconde série,
pp. 302-309, 3n - 3i3, 3i6-322, 332, 333, 339, 34o, 379, 436, 437.
Bacon (Roger), première série, pp. 171, 260, 2Ô3> 342. — Seconde série,
pp. 7, 8, 19-21, 4i, 192, 3o4, 3o5, 307, 366, 368, 371, 373, 386, 4*o, 4n, 4i5,
429, 43o.
Bade (Josse), seconde série, p. 402.
Baldi (Bernardino), première série, pp. 89- 108, 116, 123, 127, 128, 137-
142, 1 44 - 1 47, i5o, i56, 208, 214, 219, 225, 253, 271, 289, 295, 346-349-
Baratta (Mario), première série, p. 227. — Seconde série, pp. 239, 243,
244? 266, 323.
Bassols (Jean de), voir : Jean de Bassols.
Bède le Vénérable (Pseudo-), seconde série, pp. 427, 428.
Beltrami, seconde série, p. 76.
Benedetti (Gianbattista), première série, pp. 54, i35, 207, 208,210, 212,
2l3, 220, 225, 241.
Berti (Domenico), seconde série, p. 102.
Biagio Pelacani, voir : Pelacam (Biagio).
Biondo, première série, p. 57.
Bjornbô (Axel Antiion), première série, p. 112.
Blaise de Parme, voir : Pelacani (Biagio).
Blancanus, première série, p. i4o.
Boccace (Giovainni Boccacci), seconde série, p. 3a3.
Boccaferri (Louis), seconde série, pp. 354-356.
Boëce, seconde série, pp. 286, 429, 435.
BoiNAYEiNTURE (Saint), seconde série, pp. 206, 436, 45i.
TABLE DES AUTEURS 46 I
Boncompagni (Le prince Baldassare), première série, pp. 4, 7, ai, 332,
333, 335, 346, 347.
Bradwardin (Thomas), seconde série, pp. 9, 10.
Budé (Guillaume), seconde série, p. 286.
Bulaeus, voir Du Boulay.
Buridan (Jean), première série, pp. 5, 161, 336, 34i, 345. — Seconde
série, pp. 45, 46, 48, 372, 379-385, 3g5, 396, 4o3, 4o4, 407, 4i9-4a3, 428,
43i-438.
Buridan (Pseudo), seconde série, pp. 438-44i.
Burley ou Burleigh (Walter ou Gautier), première série, pp. 110, ni,
n4, i3o, i3i, i34, 342. — Seconde série, pp. i4, i5, 18, ai, 22, 24, 28, 38,
39, 42, 43, 45, 49? 52> I92» 372> 37^ 38o-382, 385, 398, 4o3, 4io, 4i4-4i6,
419, 421, 45i, 453.
G
Galcagnini (Cœlio), première série, p. 253.
Galvi (Girolamo), seconde série, p. 333.
Campanus de Novare (Jean), première série, pp. 178, i85. — Seconde
série, pp. 248, 25 1, 254, $22.
Canonio (Tractatus de), première série, pp. 262, 3io, 3i2, 3i3, 3i4. —
Seconde série, p. 365.
Cantor (Georg), seconde série, p. 392.
Cantor (Moritz), première série, p. 226. — Seconde série, p. 100.
Gapuano de Manfredonia ou de Maria- Siponto (Giovanni Battista ou
Francesco), seconde série, pp. 25o, 35i-354.
Cardan (Girolamo Cardano), première série, pp. 3, 54, 57,117, 118, i34-
i38, i44, 208, 223, 224, 226-240, 243-253, 309. — Seconde série, p. 284.
Cardano (Fazio), première série, pp. 227, 228. — Seconde série, p. 445.
Carra de Vaux (Bernard), seconde série, pp. 129- i3i.
Castelli (Le P. Benedetto), première série, pp. 215-219,
Caverni (Raffaello), seconde série, pp. 254, 36 1 -363.
Cecco d'â.scoli (Francesco Stabili, dit), seconde série, pp. 323, 324, 333.
Cellini (Benvenuto), première série, pp. 57, 225.
Chambray (Roland Fréart, sieur de), première série, p. 56.
Charistion, première série, p. 262. — Seconde série, p. 233.
Charles (Emile), seconde série, p. 3o4-
Charpentier (Jacques), seconde série, pp. i3o, i3i, i43.
Châtelain (Emile), première série, pp. i63, 319. — Seconde série, pp. 16,
38, 75.
Chevalier (Ulysse), première série, p. 6.
Clemens, seconde série, p. 261.
Cléomède, seconde série, p. 448.
Colombe (Ludovico delle), première série, p. 2i5.
Commandin, première série, D_p. 35, 80, 84, 91, 92, 121.
Conimbres (Commentarii Collegii Conimbricencis, dits les), seconde
série, p. (\\.
Contarini (Gaspard), première série, p. i34.
Copernic (Nicolas), première série, pp. 3, 5o, 203, — Seconde série,
pp. 83, 90, 202, 267-269.
/,02 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
Gouturat (Louis), seconde série, p. l\o!\.
Crescimbeni, première série, pp. 91, g3.
Gurtius Trojanus, première série, pp. 187, 264, 275, 299, 3n. — Seconde
série, p. 362.
Curtze (Maximilian), première série, p. 346. — Seconde série, p. 10.
D
Dante Alighieri, seconde série, p. 323.
De Launay, seconde série, pp. 292, 298.
Delbos (Victor), seconde série, p. 270.
Démoclès, seconde série, p. 297.
Démocrite, seconde série, pp. 5, 7, 11, 16, 93.
Denifle (Le P. Helnrich), première série, pp. i63, 319. — Seconde série.
pp. 16, 38, 75.
Denys l'Aréopagite (Pseudo-), seconde série, pp. i5o, 271-279.
Dents le Chartreux (Saint, de Rijckel), seconde série, p. 447-
Descartes (René), première série, pp. 53, 108, 109, 127, i/|o, 142, i45
i56, 172, 289. - Seconde série, pp. 86, ig3, 198.
De Wulf, seconde série, pp. 16, 32, 35, 4o4.
Dieterici, seconde série, p. i3i.
D10GÈNE d'Apollome, seconde série, pp. 289, 291, 292, 294.
DoMiNis (de), première série, p. 172.
Du Boulay (Bulaels), première série, pp. 5, i63, 164, 3i 9. — Seconde
série, p. 11.
Dullaert de Gand (Jean), seconde série, pp. 33-35, 48, 4g, 53, 193, 194,
206, 21 4, 38o, 4o4, 442.
Duns Scot (Jean de), voir Jean de Duns Scot.
Durand de Saint- Pourçain, seconde série, pp. 378, 379. 38i, 385. 4o3.
Du Val, seconde série, p. i3i.
E
Échard, première série, p. 335. — Seconde série, p. 3o5.
Ecrehart, seconde série, p. i58.
Épicure, seconde série, p. 11.
Ératosthène, seconde série, pp. 292, 293, 295.
Euclide, première série, pp. 261, 262, 3i4. — Seconde série, p. 304.
Eudoxe, première série, pp. 58, 62, 66.
Euler (Leoinhardt), seconde série, p. 59.
F
Fabry (Le P. Honoré), première série, pp. 108, 147, i52, i53, i55, 1 56.
289.
Falckrnberg (Richahd), seconde série, pp. 99. io5.
TVRLE DES AUTEURS 463
Ferrari, première série, p. i3G.
Frvcastor (Girolamo), seconde série, p. 202.
Fréart (Roland, sieur de Chambray), voir: Chambray.
G
Gaétan de Tiène, première série, pp. 11 4, 11 5, i3i, i38, 161. — Seconde
série, pp. 35, 53, 89, 204, 2o5, 214, 367, ^i5. 419.
Galilée (Galileo Galilei), première série, pp. 3, 53, 2i3-2i5, 219. —
Seconde série, pp. 233, 242, 268.
Gassendi (Pierre Gassend, dit), seconde série, p. 242.
Genezano (Paul de), première série, p. 333.
Gérard d'Odon, seconde série, p. 10.
Gilbert (Guillaume), seconde série, pp. 202, 268.
Gilles de Rome (Jlgidius Golonna, dit JE. Romanus), première série,
pp. 6, 110, 333, 336, 34a. — Seconde série, pp. 11 -16, 23, 24, 52, 192, 257,
384.
Ciiuntini (Frédéric), dit Junctinus, première série, p. 225.
Glossner, seconde série, p. io5.
Graesse, première série, pp. 6, 7.
Grazia (Vincenzio di), première série, p. 21 5.
Grégoire de Rimini, seconde série, pp. 9, 48, 385 -^07, 454-
Grisogone de Zara (Frédéric), première série, p. 176.
Grosse -Teste ou Greathead (Robert), évèque de Lincoln, seconde
série, pp. 12, 402.
Guevara (Juan de), première série, pp. io5, i4o.
Guidobaldo dal Monte, première série, pp. 3, 81, 84, 92, 100, io3, 214,
268, 270, 271 .
Guillaume d'Auvergne, seconde série, pp. 4°8-4ii, 4 1 3 , 4i8.
Guillaume de Heytesbury (Hentisberus), seconde série, p. 34.
Guillaume de Moerbeka, seconde série, p. 443.
Guillaume d'Ockam, première série, pp. 337, 34 1, 342. — Seconde série,
pp. 8, i5, 17, 20, 21, 39-42, 45, 5o, 76-79, 85, SU, 91, 93, 126, 192, 193, 196,
257-259, 368-372, 374. 378, 38i, 384, 385, 3g3, 3g5, 399, \oS, 4o4, 4<4, 4i6-
420, 428, 438, 453.
H
Hain, première série, p. 335. — Seconde série, pp. 32, 102.
Hauréau (Barthélémy), seconde série, p. 32.
Henri de Gand (Henri Goethals, dit), seconde série, pp. 446-455.
Hentisberus, voir : Guillaume de Heytesbury.
Hermès Trismégiste, seconde série, pp. i5i, i53.
Hérodote, seconde série, pp. 291, 292, 295.
Héron d'àlexasdrie, première série, pp. 200, 265, 289-291, 297-299,
3oi, 3i2, 3i3, 3i5. — Seconde série, p. 233.
Hiérothée (Saint), seconde série, pp. 271, 272, 276.
Hipparque, seconde série, p. 443.
Holkot (Robert), seconde série, pp. 10, 399-403, 417-419, 45i.
464
ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
Houzeau, seconde série, p. 4i5.
Hultsch, première série, p. 3i3.
Huygens (Christian), première série, pp. 108, 147, i53-i56, 289.
Isolant (Isidoro), première série, pp. 332, 335
Jacoli, première série, p. 335.
Jean l'Évangéliste (Saint), seconde série, pp. i34, i45.
Jean XXI, voir : Petrus Hispanus.
Jean de Bassols, seconde série, pp. 373-379, 385, 390, 392, 3q^. 3g5, 398,
4o3, 4i6, 417, 4i8, 454, 455.
Jean de Duns Scot, première série, p. 342. — Seconde série, pp. 8-10,
i3, 17, 20, 21, 28, 42, 48, 257, 368, 369, 373, 374, 377, 382, 386, 43o, 454, 455.
Jean de Jandun, première série, pp. 110, 129, i34- — Seconde série,
pp. i3, i4, 24-27, 78, 79, 83, 84, 87, 192, 258, 259, 421, 436.
Jean de Sacro- Bosco, première série, pp. 63, 71, 72, 260. — Seconde
série, p. 73.
Jean le Chanoine (Jean Marbres, dit), première série, pp. 343, 345. —
Seconde série, pp. 8, 10.
Jean Philopon ou le Grammairien, seconde série, pp. 189-191.
Jean Scot Ériugène, seconde série, pp. 424-428.
Jordanus de Nemore, première série, pp. 3, 2i3, 225, 261-263, 270, 3o5,
3n, 3i2, 3i4, 3i5. — Seconde série, pp. 36i-363.
Jordanus de Nemore (Le Commentateur de), première série, pp. 263,
270.
K
Kepler (Jean), première série, p. 5o.
202, 208-2I I, 223.
— Seconde série, pp. 59, 83, 200-
Lancaster, seconde série, p. 4i5.
Lasswitz (Kurd), seconde série, p. 5.
Le Blanc (Richard), première série, pp. 227, 236, 245.
Lefèvre d'Étaples, seconde série, p. io3.
Leontceni de Tomes (Nicolas), première série, pp. 100, 268.
Leucippe, seconde série, pp. 5, 7, 11.
Libri, première série, pp. 4i, 55. — Seconde série, p. 363.
Linconiensis, voir : Grosse- Teste (Robert).
Lokert (Georges), première série, pp. 4> 5? 160, 161, 319, 336.
Lulle (Raymond), seconde série, pp. i48, 149. 4a4, 4a5, 427.
Luther (Martin), première série, p. 253.
TABLE DES AUTEURS 4^5
M
Majoris (Johannes), seconde série, pp. 9, 10, 33, 45, 47, 48, 53, 91-93,
4oo, 4o3-4o7, 4i5, 4i9-
Manget, seconde série, p. 3o5.
Mansion (Paul), première série, p. 3 16.
Marcolongo, seconde série, p. 36 1.
Marliano (Giovanni), première série, pp. 20-22, 227, 228.
Marsile d'Inghen (Jean), première série, pp. 260, 261, 333, 336, 342,
345. — Seconde série, pp. 8, 9, i5, 16, 3o, 3i, 35, 45-47, 53, 89, 126, 157,
193, 195-197, 2o3, 206, 207, 2i3-2i5, 343-345, 347, 348, 35o, 4o5, 428,
442, 443.
Maurolycus, première série, p. 35. — Seconde série, p. 362.
Media Villa (Ricardus de), voir : Richard de Middleton.
Mélanchthon (Philippe), première série, p. 253.
Mély (F. de), seconde série, pp. 3o2-3o6, 309, 3i8, 319, 34o.
Mersenne (Le P. Marin), première série, pp. 55, 83, 84, 108, 127, i4o-
i43, i45-i49, i52-i56, 207, 2io-2i3, 220, 289, 309.
Middleton (Richard de), voir : Richard de Middleton.
Milhaud (G.), seconde série, p. 5.
Moine de S* Gall (Le), seconde série, p. 428.
Monanteuil (Henri de), dit Monantolius, première série, p. i4o.
Mousnier (Pierre), première série, pp. 108, i52, i53, i55.
Mùntz (Eugène), première série, pp. 1, 20, 54, 57, 68, 257. — Seconde
série, pp. 176, i85, 34o.
N
Narducci (Enrico), première série, pp. 98, 346, 347.
Newton (Isaac), seconde série, pp. 59, 83, 86.
Nicéron (Le P.), première série, p. 91.
Nicolas de Gués (Nicolas Krypfs, dit), première série, p. 253. —
Seconde série, pp. 96-129, 142-180, i85-i88, 194-202, 208-212, 219, 220,
222-224, 227, 23o, 23i, 237-244, 246, 25o, 25i, 260-265, 267-271, 424, 425,
427, 428, 43i, 436, 438-44i.
Nicolas d'Outricourt ou d'Autricourt (N. de Ultricuria), seconde
série, p. 11.
Nifo (Agostino), dit Niphus, première série, pp. 3, 334, 345. — Seconde
série, pp. 35, 36, 33o, 33i, 354, 38i.
O
Ockam (Guillaume d'), voir : Guillaume d'Ocram.
Olympiodore, seconde série, p. 299.
Oresme (Nicole), première série, pp. 288, 338.
Ovide, seconde série, pp. 298, 3i6, 317, 33i.
P. DUHKM. . 3o
h6C) ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Pacioli di Borgo san Sepolcro (Luca), première série, pp. 56, 332, 333.
Palissy (Bernard), première série, pp. 5o, 237, 245-253. — Seconde
série, p. 284-
Pappus, première série, pp. 80, 102, io3, 121, 200, 265.
Pascal (Blaise), première série, pp. 201, 2o5, 207, 210-21/}, 219, 220, 2 4 5 .
— Seconde série, p. 455.
Paul (Saint), seconde série, p. 272.
Paul de Venise (Paul Nicoletti d'Udine, dit), seconde série, pp. 3i, 32,
34, 47) 91? 93, 325, 327, 333, 348-35o, 356, 408, 4i5.
Peckham (Jean), première série, p. 228.
Pelacani (Biagio), dit Blaise de Parme, première série, pp. 3, 260, 269-
271, 3io, 338. — Seconde série, pp. 3i, 2i3, 364, 365.
Pellechet (Mlle), première série, p. 336.
Pererius (Benedictls), première série, p. i34.
Petrus Hispanus (Pedro Juhani, puis Jean XXI), seconde série, pp. 21,
22, 75, 38o, 385, 387.
Philon le Juif, seconde série, p. i34.
Philon le Juif (Pseudo-), auteur du ÏIspi Koqxou, seconde série, pp. 286,
289-291, 299, 3o8, 309, 3i3-3i5, 317, 328.
Piccolomini (Alessandro), première série, pp. 100, 137, i38.
Pierre d'Abano ou de Padoue, seconde série, p. 323.
Pierre d'Ailly, première série, pp. 253, 260, 261, 342. — Seconde série.
pp. 249, 25i, 254, 345-347.
Pierre d'Auvergne, première série, p. 110. — Seconde série, p. 192.
Pierre de Maricourt, première série, p. 225.
Pierre le Lombard, seconde série, pp. 8, 260, 369.
Platon, première série, p. 4o. — Seconde série, p. 291.
Pline l'Ancien, première série, pp. 62, 63, 68-71, 180, 181, 244.
Plotin, seconde série, pp. 127-134, i36, i5i, 271, 273.
Porphyre, seconde série, p. i3i.
Poussin (Nicolas), première série, p. 78.
Pozzo (Le chevalier del), première série, p. 56.
Prado (Jérôme), première série, pp. 80, 89.
Prantl (Carl), seconde série, p. 100.
Précurseur de Léonard de Vinci (Le), auteur anonyme d'un traité De
ponderibus, première séiie, pp. io3, 129, i34, i36, 209, 263, 264, 271, 272,
275-278, 280, 281, 283, 284, 286-289, 291, 293, 299, 3oi, 3o2, 3o5, 3o6, 3io,
3i 1, 3i6, 421.
Proclus le Diadoque, seconde série, p. 271.
Prosdocimo de' Beldomandi, première série, p. 253.
Ptolémée (Claude), première série, pp. 63, 170, 3i3. — Seconde série,
pp. 247, 249, 25 1, 254.
Q
Qualéa (Léonard), seconde série, pp. 325-327.
Quétif, seconde série, p. 3o5.
TABLE DES AUTEURS 4^7
R
Ravaisson (Félix), seconde série, pp. 99, 128- i3i, i3/j.
Ravaisson -Mollien (Charles), première série, pp. 20, 2t, 55, 181, 272.
— Seconde série, pp. 58, 334, 36/i.
Renan (Ernest), seconde série, pp. 3i, 35, 74, 129, i3o.
Richard de Middleton (Ricardus de Media Villa), seconde série, pp. 368-
372, 374, 384, 385, 393, 394, 4o3, 4n-4i4, 419, 421, 422, 442, 443, 454, 455.
Richter (Jean- Paul), première série, p 56. — Seconde série, pp. 176,
3G5.
Ristoro d'Arezzo, seconde série, pp. 3ig-323, 325, 327, 333, 342.
Robert Grosse -Teste, évêque de Lincoln, voir : Grosse -Teste
(Robert).
Roberval (Gilles Personne de), première série, pp. 108, 109, 127, i4o,
142, i43, i45, 147, i48, i5o-i53, i55, i56, 289.
Roseo (Francesco), seconde série, pp. i3o, 142.
Sacro Rosco (Jean de), voir : Jean de Sacro Rosco.
Salomon de Gaus ou de Caux, première série, p. a4G.
Sanuto de Venise (Aurelio), première série, p. 33a.
Sarlio, première série, pp. 57, 225.
Sbaralea, première série, p. 6.
Scaliger (Jules César), première série, pp. i34, 24o-244- — Seconde
série, p. 210.
Scarloncini (Fabricio), première série, pp. 90-93, 98, 100, 102,
Scharpff, seconde série, p. io5.
Scot (Jean de Duns), voir : Jean de Duns Scot.
Scot Ériugène (Jean), voir : Jean Scot Értugène.
Scot (Michel), seconde série, pp. 73, 74, 92, g3, 191, 4o8, 4io, 4"> 4i5,
4i8.
Séailles (Gabriel), seconde série, p. 2i3.
Siger de Brabant, seconde série, p. 3G8.
Simplicius, première série, pp. 22, 63, 64, 71, 72, 110, 285, 3i3. —
Seconde série, pp. 64, 65, 70, 71, 4ai, 443.
Sotheran (Henry), seconde série, p. 367.
Soto, première série, p. 3.
Stabili (Francesco), voir : Cecco d'Ascoli.
Steinschneider (Moritz), première série, p. 346.
Stevin (Simon), première série, pp. 53, 84, 101, 210-212
Strabon, seconde série, pp. 292-298.
Straton de Lampsaque, première série, p. 285. — Seconde série, pp. 292-
298.
Suisset (Richard), première série, p. 228.
Sunczel (Frédéric), seconde série, pp. 206, 207, 214, ai5, 442.
Suter (Heinrich), première série, pp. 337, 338, 34 1, 343.
/|68 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Taisner, première série, p. 225.
Tannery (Jules), seconde série, p. 4o4.
Tannery (Paul), première série, p. 58, i56
Tartaglia ou Tartalea (Nicolô), première série, pp. 54, i36, 137, 1 44,
225, 261, 263. — Seconde série, p. 362.
Tataret (Pierre), seconde série, p. 444
Tempier (Etienne), seconde série, pp. 38, 75, 78, 92, 127, 368, 377, 4i 1-
4i3, 45i.
Thàbit ibn Kurrah, première série, p. 262.
Thémistius, première série, p. 110. — Seconde série, p. 437.
Thémon le fils du Juif (dit Thimon le Juif), première série, pp. 5, ^9-
180, i85, 192-196, 217, 244, 261, 3ig, 336, 34i, 345. — Seconde série,
pp. 33o-332, 347, 348.
Théon de Smyrne, première série, pp. 58, 60, 62, 64, 68-70.
ïhéophraste, seconde série, pp. 285, 286, 288-292, 3oo, 3o8, 3i4, 3i5,
324, 328.
Thessalus Methodicus, seconde série, p. i3o.
Thierry de Saxe, première série, p. 171.
Thomas d'Aquin (Saint), première série, pp. 6, 63, 110, in, 128, i32,
i33, i35, i38, 253. — Seconde série, pp. n, 25, 38, 48, 70, 71, 7/4, 75. 78,
79, 83, 93, 129, i43, 191, 192, 194, 196, 248, a5i, 254, 256, 259, 3o5, 379,
421, 429, 436, 438, 45i, 453-455.
Thomas l'Alchimiste, seconde série, pp. 3o4, 3o5.
Thurot (Charles), première série, pp. 4, 5, 3i3.
Tolet, première série, p. 3.
Toni, seconde série, p. 333.
Torricelli (Evangelista), première série, p. 261.
Trittenheim (Jean), seconde série, pp. 100, 378, 379.
u
Uzielli, première série, pp. 57, 3n.
V
Vailati (Giovanni), première série, pp. 264, 3 1 1 .
Valerio (Luca), première série, p. 84.
Varignon, première série, p. 268.
Venturi, première série, p. 53.
Vernias de Chieti (Nicolo), première série, pp. 6, 333, 334- — Seconde
série, pp. ao45 '<<>5, 2 14, 44a.
Vill\lpand (Jean-Baptiste), première série, pp. 5i, 53, 79-8'». 89, 101,
102, 123, 127, i4i, 208, 22;"), a53.
TABLE DES AUTEURS 1\<6(J
Vincent de Beauvais (V. le Bourguignon, dit), seconde série, pp. 191,
283, 3i8-323, 327, 33o, 332.
Vitellio (Witelo ou Witek), première série, p. 171.
VrriiuvE, première série, pp. 289, 296, 297, 299, 3oi. — Seconde série,
pp. 2/i3, 244.
Viïtori (Benedetto), première série, p. 335.
Vives (Louis), seconde série, p. 35.
W
Wadding (Luc), seconde série, p. 9.
WoHLWiLL (Emile), première série, p. 54-
X
Xanthus de Lydie, seconde série, pp. 292, 290.
TABLE DES MATIÈRES
Pages
Avant-propos ni
IX. Léonard de Vinci et les deux infinis i
I. L'infiniment grand et l'infiniment petit selon Aristote . . 4
II. L'infiniment petit dans la Scoiastique 7
III. L'infiniment grand dans la Scoiastique 07
IV. L'infiniment grand et l'infiniment petit dans les notes de
Léonard de Vinci 4y
X. LÉONARD DE VlNCI ET LA PLURALITÉ DES MONDES 55
I. Un texte de Léonard de Vinci 57
IL Aristote et la pluralité des mondes 59
III. Le poids d'un grave varie-t-il avec la distance au centre du
monde:* — Simplicius, Averroès, Albert le Grand, Saint
Thomas d'Aquin . 64
IV. La pluralité des mondes et la toute-puissance de Dieu.
Michel Scot; Saint Thomas d'Aquin; Etienne Tempier;
Guillaume d'Ockam 72
V. La pluralité des mondes selon Albert de Saxe 78
VI. Le poids résulte-t-il d'une attraction exercée à distance?
Jean de Jandun, Guillaume d'Ockam, Albert de Saxe. . 82
VIL Les discussions sur la pluralité des mondes au xve siècle.
Paul de Venise et Johannes Majoris 90
VIII. Commentaire aux réflexions sur la pluralité des mondes
données par Léonard de Vinci g4
XL Nicolas de Gués et Léonard de Vinci 97
I. Quelques mots sur la vie de Nicolas de Cues 100
II. Les diverses éditions des œuvres de Nicolas de Cues. ... 101
472 ÉTUDES SUR LÉONAKD DE VINCI
Pa •
III. Esquisse du système philosophique de Nicolas de Cues. . . io4
A. L'ignorance savante io5
B. Le postulat fondamental : L'identité du maximum et
du minimum 106
G. L'existence et l'unité du maximum absolu 107
D. L'éternité de Dieu. La trinité divine 109
E. L'Univers contracté et la création 11 1
F. L'Univers est-il fini ou infini? 112
G. Dieu est la synthèse de la création et la création est le
développement de Dieu 1 1 2
H. De quelle manière Dieu et l'Univers sont en toutes choses
créées et inversement n4
I. La trinité contractée de l'Univers n5
J. Les éléments et les mixtes 119
K. L'homme; l'union de l'âme et du corps 121
L. Les facultés de l'âme humaine 121
M. La charité, union de Dieu et de l'âme humaine 123
IV. Les sources où Nicolas de Cues a puisé. La Scolastique, la
Philosophie néo-platonicienne, la Théologie d'Aristote. . 120
V. Les réflexions de Léonard de Vinci touchant la philosophie
de Nicolas de Cues. Synthèse et développement i!\6
VI. Les réflexions de Léonard de Vinci touchant la philosophie
de Nicolas de Cues ( suite). La création et l'amour créateur. 161
VII. Les réflexions de Léonard de Vinci touchant la philosophie
de Nicolas de Cues (suite). Les facultés de l'Ame .... i65
VIII. Les réflexions de Léonard de Vinci touchant la philosophie
de Nicolas de Cues (suite). L'immortalité de l'Ame ... 17^
IX. La Dynamique de Nicolas de Cues et les sources dont elle
découle i85
X. La Dynamique de Nicolas de Cues et la Dynamique de
Kepler 201
XI. La Dynamique de Nicolas de Cues et la Dynamique de
Léonard de Vinci. Théorie de l'impeto composé 211
XII. La Dynamique de Nicolas de Cues et la Dynamique de
Léonard de Vinci ( suite). La théorie métaphysique du
mouvement 222
XIII. La Mécanique de Nicolas de Cues et la Mécanique de
Léonard de Vinci. L'hygromètre, le sulcomètre et le
mouvement de la Terre a38
XXV. La nature des astres selon Nicolas de Cues et Léonard de
Vinci :>.").')
Appendice. Denys l'Aréopagite, la Théologie d'Aristote et
Nicolas de Cues . . . a 69
TABLE DES MATIERES 47$
Pages.
XII. LÉONARD DE VlNCI ET LES ORIGINES DE LA GÉOLOGIE 281
T. Aristote 285
II. Théophraste et le Traité dix Monde faussement attribué à
Philon d'Alexandrie 286
III. Hérodote et Strabon 291
IV. Le livre Des propriétés des éléments faussement attribué à
Aristote 299
V. Le Traité des minéraux attribué à Avicenne. . • 3o2
VI. Albert le Grand 809
VII. Vincent de Beauvais 3 18
VIII. Ristoro d'Arezzo 319
IX. La Géologie italienne au xive siècle et au x\r siècle. Paul de
Venise. Léonard Qualéa 323
X. Albert de Saxe 327
XL Léonard de Vinci 332
XII. Léonard de Vinci et la tradition parisienne en Italie. . . . 342
Notes . 359
A. — Sur la Mécanique de Léonard de Vinci et les recherches de
Raffaello Caverni 36 1
B. — Les Auctores de ponderibus et Léonard de Vinci 364
G — Sur l'origine de la loi du polygone de sustentation .... 366
D. — Sur la bibliographie des écrits d'Albert de Saxe et de Thé-
mon le fils du Juif 367
E. — Sur les deux infinis 368
I. Richard de Middleton 368
II. Jean de Bassols 373
III. Durand de Saint-Pourçain 378
IV. Jean Buridan 379
V. Grégoire de Rimini 384
VI. Robert Holkot 399
VII. Johannes Majoris 4o3
F . — Sur la pluralité des mondes 4o8
I. Guillaume d'Auvergne 4o8
II. Roger Bacon 4 10
III. Richard de Middleton 4n
IV. Walter Burley /,i4
V. Gaétan de Tiène 4*5
VI. Jean de Bassols 4 16
VIT. Robert Holkot 4i7
VIII. Jean Buridan /t2o
474 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VTNCI
Pages.
G. — De quelques sources auxquelles Nicolas de Cues a pu
puiser 424
I. Jean Scot Ériugène 424
IL Jean Buridan '128
HT. Les Questions sur ^'Éthique à Nicomaque attribuées
à Jean Buridan 438
11. — Richard de Middleton et le mouvement des projectiles . . . \\c2
I. — Sur les petits mouvements de la terre 444
J. — Quelques textes d'Henri de Gand 446
I. La doctrine d'Henri de Gand touchant la pluralité des
mondes 447
II. L'opinion d'Henri de Gand touchant l'infini 4-r>i
Errata 4->7
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