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ÉTUDES
8UR
LEONAIIII DE VINCI
l'A H
Pierre DUHEM
CORRESPONDANT DE L'iNSTITUT DE FRANCE
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES SCIENCES DE BORDEAUX
TROISIÈME SÉRIE
LES PRÉCURSEURS PARISIENS
DE GALILÉE
PARIS
LIBRAIRIE SCIENTIFIQUE A. HERMANN ET FILS
Libraires de S. M. le Roi de Suède.
G, RUE DE LA SORBONNE, 6
I9l3
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ÉTUDES
SUR
LEONARD IIE VINCI
PAR
Pierre DUHEM
CORRESPONDANT DE L'iNSTITUT DE FRANCE
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES SCIENCES DE BORDEAUX
TROISIÈME SÉRIE
LES PRÉCURSEURS PARISIENS
DE GALILÉE
PARIS
LIBRAIRIE SCIENTIFIQUE A. HERMANN ET FILS
Libraires de S. M. le Roi de Suède.
6, RUE DE LA SORBONNE, 6
I9l3
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JUN 1 1 labS
g/ O 3
A. M. G.
MECHANICAE NOSTRAE SCIENTIAE
VERE GENITRICIS,
FACULTATIS ARTIUM
QUAE IN
UNIVERSITATE PARISIENSI
XIY° SAECULO FLOREBAT
PREFACE
A la troisième série de nos Études sur Léonard de Vinci, nous
donnons un sous-titre: Les précurseurs parisiens de Galilée. Ce
sous-titre annonce l'idée dont nos précédentes études avaient
déjà découvert quelques aspects et que nos recherches nou-
velles mettent en pleine lumière. La Science mécanique
inaugurée par Galilée, par ses émules, par ses disciples, les
Baliani, les Torricelli, les Descartes, les Beeckman, les
Gassendi, n'est pas une création; l'intelligence moderne ne
l'a pas produite de prime saut et de toutes pièces dès que
la lecture d'Archimède lui eut révélé l'art d'appliquer la
Géométrie aux effets naturels. L'habileté mathématique acquise
dans le commerce des géomètres de l'Antiquité, Galilée et ses
contemporains en ont usé pour préciser et développer une
Science mécanique dont le Moyen-Age chrétien avait posé les
principes et formulé les propositions les plus essentielles.
Cette Mécanique, les physiciens qui enseignaient, au xive
siècle, à l'Université de Paris l'avaient conçue en pre-
nant l'observation pour guide ; ils l'avaient substituée à la
Dynamique d'Aristote, convaincue d'impuissance à « sauver
les phénomènes ». Au temps de la Renaissance, l'archaïsme
superstitieux, où se complaisaient également le bel esprit des
Humanistes et la routine averroïste d'une Scolastique rétro-
grade, repoussa cette doctrine des « Modernes ». La réaction
fut puissante, particulièrement en Italie, contre la Dynamique
. U 5 0 î
VI PRÉFACE
des « Parisiens », en faveur de l'inadmissible Dynamique du
Stagirite. Mais, en dépit de cette résistance têtue, la tradi-
tion parisienne trouva, hors des écoles aussi bien que dans
les Universités, des maîtres et des savants pour la maintenir
et la développer. C'est de cette tradition parisienne que
Galilée et ses émules furent les héritiers. Lorsque nous voyons
la science d'un Galilée triompher du Péripatétisme buté d'un
Gremonini, nous croyons, mal informés de l'histoire de la
pensée humaine, que nous assistons à la victoire de la jeune
Science moderne sur la Philosophie médiévale, obstinée dans
son psittacisme ; en vérité, nous contemplons le triomphe,
longuement préparé, de la science qui est née à Paris au
xive siècle sur les doctrines d'Aristote et d'Averroès, remises en
honneur par la Renaissance italienne.
Nul mouvement ne peut durer s'il n'est entretenu par
l'action continuelle d'une puissance motrice, directement et
immédiatement appliquée au mobile. Tel est l'axiome sur
lequel repose toute la Dynamique d'Aristote.
Conformément à ce principe, le Stagirite veut, à la flèche
qui continue de voler après avoir quitté l'arc, appliquer une
puissance motrice qui la transporte ; cette puissance, il la croit
trouver en l'air ébranlé; c'est l'air, frappé par la main ou
par la machine balistique, qui soutient et entraîne le pro-
jectile.
Cette hypothèse, qui nous semble pousser l'invraisemblance
jusqu'au ridicule, parait avoir été admise presque à l'unanimité
par les physiciens de l'Antiquité ; un seul d'entre eux s'est
clairement prononcé contre elle, et celui-là, que le temps place
aux dernières années de la Philosophie grecque, se trouve, par
sa foi chrétienne, presque séparé de cette Philosophie; nous
avons nommé Jean d'Alexandrie, surnommé Philopon. Après
avoir montré ce qu'a d'inadmissible la théorie péripatéticienne
du mouvement des projectiles, Jean Philopon déclare que la
flèche continue de se mouvoir sans qu'aucun moteur lui soit
appliqué, parce que la corde de Parc y a engendré une énergie
qui joue le rôle de vertu motrice.
Les derniers penseurs de la Grèce, les philosophes arabes
PRÉFACE Vil
n'ont même pas accordé une mention ;« la doctrine de ce Jean
le Chrétien pour qui an Simplicius ou an \verroes n'ont eu
que des sarcasmes. Le Moyen Age chrétien, pris par L'admira
tion naïve (pic lui inspira la Science péripatéticienne lorsqu'elle
lui fut révélée, partagea d'abord, à L'égard de L'hypothèse de
Philopon, le dédain des commentateurs grecs et arabes; saint
Thomas d'Aquin ne la mentionne que pour mettre en garde
contre elle ceux qu'elle pourrait séduire.
Mais à la suite des condamnations portées, en 1277, par
l'évêque de Paris, Etienne ïempier, contre une foule de thèses
que soutenaient « Aristote et ceux de sa suite», voici qu'un
grand mouvement se dessine, qui va libérer la pensée chré-
tienne du joug du Péripatétisme et du Néoplatonisme, et pro-
duire ce que l'archaïsme de la Renaissance appellera la Science
des « Modernes. »
Guillaume d'Ockam attaque, avec sa vivacité coutumière,
la théorie du mouvement des projectiles proposée par Aristote ;
il se contente, d'ailleurs, de détruire sans rien édifier; mais
ses critiques remettent en honneur, auprès de certains disciples
de Duns Scot, la doctrine de Jean Philopon ; Y énergie, la vertu
motrice dont celui-ci avait parlé, reparait sous le nom d'impetus.
Cette hypothèse de Yimpetus, imprimé dans le projectile par la
main ou par la machine qui l'a lancé, un maître séculier de
la Faculté des Arts de Paris, un physicien de génie, s'en
empare; Jean Buridan la prend, vers le milieu du xive siècle,
pour fondement d'une Dynamique avec laquelle « s'accordent
tous les phénomènes » .
Le rôle que Yimpetus joue, en cette Dynamique de Buridan,
c'est très exactement celui que Galilée attribuera à Yimpeto ou
momento. Descartes à la quantité de mouvement, Leibniz enfin à
la force vive; si exacte est cette correspondance que pour
exposer, en ses Leçons Académiques, la Dynamique de Galilée,
Torricelli reprendra souvent les raisonnements et presque les
paroles de Buridan.
Cet impetus, qui demeurerait sans changement, au sein du
projectile, s'il n'était incessamment détruit par la résistance
du milieu et par l'action de la pesanteur, contraire au mouve-
VIII PREFACE
ment, cet impetus, disons-nous, Buridan le prend, à vitesse
égale, comme proportionnel à la quantité de matière première
que le corps renferme; cette quantité, il la conçoit et la décrit
en des termes presque identiques à ceux dont usera NeAvton
pour définir la masse, A masse égale, Y impetus est d'autant
plus grand que la vitesse est plus grande; prudemment,
Buridan s'abstient de préciser davantage la relation qui existe
entre la grandeur de Yimpetus et celle de la vitesse; plus osés,
Galilée et Descartes admettront que cette relation se réduit à
la proportionnalité; ils obtiendront ainsi de Yimpeto, de la
quantité de mouvement, une évaluation erronée que Leibniz
devra rectifier.
Gomme la résistance du milieu, la gravité atténue sans cesse
et finit par anéantir Yimpetus d'un mobile que l'on a lancé vers
le haut, parce qu'un tel mouvement est contraire à la ten-
dance naturelle de cette gravité; mais dans un mobile qui
tombe, le mouvement est conforme à la tendance de la gra-
vité; aussi Yimpetus doit-il aller sans cesse en augmentant et
la vitesse, au cours du mouvement, doit croître constamment.
Telle est, au gré de Buridan, l'explication de l'accélération que
l'on observe en la chute d'un grave, accélération que la
science d'Aristote connaissait déjà, mais dont les commenta-
teurs hellènes, arabes ou chrétiens du Stagirite avaient donné
d'inacceptables raisons.
Cette Dynamique exposée par Jean Buridan présente d'une
manière purement qualitative, mais toujours exacte, les vérités
que les notions de force vive et de travail nous permettent de
formuler en langage quantitatif.
Le philosophe de Béthune n'est pas seul à professer cette
Dynamique; ses disciples les plus brillants, les Albert de Saxe,
et les Nicole Oresme, l'adoptent et l'enseignent; les écrits
français d'Oresme la font connaître même à ceux qui ne sont
pas clercs.
Lorsque aucun milieu résistant, lorsque aucune tendance
naturelle analogue à la gravité ne s'oppose au mouvement,
Yimpetus garde une intensité invariable ; le mobile auquel on
a communiqué un mouvement de translation ou de rotation
PRÉFACE II
continue indéfiniment à se mouvoir avec une vitesse inva
riable. C'csi sous cette forme que la Loi d'inertie se présente
à l'esprit de Buridan ; c'est sous cette même forme qu'elle sera
encore reçue de (ialilée.
De cette loi d'inertie, Buridan tire un corollaire dont il nous
faut maintenant admirer la nouveauté.
Si les orbes célestes se meuvent éternellement avec une
vitesse constante, c'est, selon l'axiome de la Dynamique d'Aris-
tote, que chacun d'eux est soumis à un moteur éternel et de
puissance immuable; la philosophie du Stagirite requiert
qu'un tel moteur soit une intelligence séparée de la matière.
L'étude des intelligences motrices des orbes célestes n'est pas
seulement le couronnement de la Métaphysique péripatéti-
cienne; elle est la doctrine centrale autour de laquelle tour-
nent toutes les Métaphysiques néoplatoniciennes des Hellènes
et des Arabes, et les Scolastiques du xiii0 siècle n'hésitent pas
à recevoir, en leurs systèmes chrétiens, cet héritage des théo-
logies païennes.
Or, voici que Buridan a l'audace d'écrire ces lignes :
« Dès la création du monde, Dieu a mû les cieux de mouve-
ments identiques à ceux dont ils se meuvent actuellement;
il leur a imprimé alors des impetus par lesquels ils continuent
à être mus uniformément; ces impetus, en effet, ne rencon-
trant aucune résistance qui leur soit contraire, ne sont jamais
ni détruits ni affaiblis... Selon cette imagination, il n'est pas
nécessaire de poser l'existence d'intelligences qui meuvent les
corps célestes d'une manière appropriée. »
Cette pensée, Buridan l'énonce en diverses circonstances ;
Albert de Saxe l'expose à son tour; et Nicole Oresme, pour la
formuler, trouve cette comparaison : « Excepté la violence,
c'est aucunement semblable quand un homme a fait une
horloge, et le lesse aller et estre meu par soy. »
Si l'on voulait, par une ligne précise, séparer le règne de la
Science antique du règne de la Science moderne, il la faudrait
tracer, croyons-nous, à l'instant où Jean Buridan a conçu cette
théorie, à l'instant où l'on a cessé de regarderies astres comme
mus par des êtres divins, où l'on a admis que les mouvements
PREFACE
célestes et les mouvements sublunaires dépendaient d'une
même Mécanique.
Cette Mécanique, à la fois céleste et terrestre, à laquelle
Newton devait donner la forme que nous admirons aujourd'hui,
la voici, d'ailleurs, qui, dès le xrv e siècle, tente de se constituer.
Durant tout ce siècle, les témoignages de François de Meyronnes
et d'Albert de Saxe nous l'apprennent, il se trouva des physi-
ciens pour soutenir qu'en supposant la terre mobile et le ciel
des étoiles fixes immobile, on construisait un système astro-
nomique plus satisfaisant que celui où la terre est privée de
mouvement. De ces physiciens, Nicole Oresme développe les
raisons avec une plénitude, une clarté, une précision que
Copernic sera loin d'atteindre ; à la terre, il attribue un impetus
naturel semblable à celui que Buridan attribue aux orbes
célestes; pour rendre compte de la chute verticale des graves,
il admet que l'on doit composer cet impetus par lequel le
mobile tourne autour de la terre avec Yimpetus engendré par
la pesanteur. Le principe qu'il formule nettement, Copernic
se bornera à l'indiquer d'une manière obscure et Giordano
Bruno à le répéter; Galilée usera de la Géométrie pour en tirer
les conséquences, mais sans corriger la forme erronée de la loi
d'inertie qui s'y trouve impliquée.
Pendant que l'on fonde la Dynamique, on découvre peu à
peu les lois qui régissent la chute des poids.
En i368, Albert de Saxe propose ces deux hypothèses:
La vitesse de la chute est proportionnelle au temps écoulé
depuis le départ; — la vitesse de la chute est propor-
tionnelle au chemin parcouru. Entre ces deux lois, il ne
fait pas de choix. Le théologien Pierre ïataret, qui enseigne
à Paris vers la fin du xv6 siècle, reproduit textuellement
ce qu'avait dit Albert de Saxe. Grand lecteur d'Albert de
Saxe, Léonard de Vinci, après avoir admis la seconde de
ces deux hypothèses, se rallie à la première; mais il ne
parvient pas à découvrir la loi des espaces parcourus par un
grave qui tombe; d'un raisonnement que Baliani reprendra,
il conclut que les espaces parcourus en des laps de temps
égaux et successifs sont comme la série des nombres entiers,
PRÉFAC1 XI
tandis qu'ils sont, on vérité, comme la série «les nombi
impairs.
On connaissait depuis Longtemps, cependant, la règle qni
permet d'évaluer l'espace parcouru, en un certain temps, par
un mobile mu d'un mouvement uniformément varie; que cette
règle ait été découverte à Paris, au temps de Jean Buridan,
ou à Oxford, au temps de Swincshcad, elle se trouve clairement
formulée dans l'ouvrage où Nicole Oresmc pose les principes
essentiels de la Géométrie analytique; de plus, la démonstration
qui sert à l'y justifier est identique à celle que donnera Galilée.
Du temps de Nicole Oresme à celui de Léonard de Vinci,
cette règle ne fut nullement oubliée; formulée dans la plupart
des traités produits par la Dialectique épineuse d'Oxford, elle se
trouve discutée dans les nombreux commentaires dont ces traités
ont été l'objet, au cours du xve siècle, en Italie, puis dans les
divers ouvrages de Physique composés, au début du xvie siècle,
par la Scolastique parisienne.
Aucun des traités dont nous venons déparier n'a, cependant,
l'idée d'appliquer cette règle à la chute des corps. Cette idée,
nous la rencontrons pour la première fois dans les Questions
sur la Physique d'Aristote, publiées en i545 par Dominique
Soto. Élève des Scolastiques parisiens, dont il a été l'hôte
et dont il adopte la plupart des théories physiques, le dominicain
espagnol Soto admet que la chute d'un grave est uniformément
accélérée, que l'ascension verticale d'un projectile est unifor-
mément retardée, et pour calculer le chemin parcouru en
chacun de ces deux mouvements, il use correctement de la
règle formulée par Oresme. C'est dire qu'il connaît les lois
de la chute des corps dont on attribue la découverte à Galilée.
Ces lois, d'ailleurs, il n'en revendique pas l'invention; bien
plutôt, il semble les donner comme vérités communément
reçues; sans doute, elles étaient couramment admises par les
maîtres dont, à Paris, Soto a suivi les leçons. Ainsi, de
Guillaume d'Ockam à Dominique Soto, voyons-nous les phy-
siciens de l'École parisienne poser tous les fondements de la
Mécanique que développeront Galilée, ses contemporains
et ses disciples.
XII PREFACE
Parmi ceux qui, avant Galilée, ont reçu la tradition de la
Scolastique parisienne, il n'en est aucun qui mérite plus
d'attention que Léonard de Vinci. Au temps où il vécut, l'Italie
opposait une ferme résistance à la pénétration de la Mécanique
des «Modérai», des « J uniores » ; là, parmi les maîtres des
Universités, ceux-là mêmes qui penchaient vers les doctrines
terminalistes de Paris se bornaient à reproduire, sous une
forme abrégée et parfois hésitante, les affirmations essentielles
de cette Mécanique; ils étaient bien éloignés de lui faire
produire aucun des fruits dont elle était la fleur.
Léonard de Vinci, au contraire, ne s'est pas contenté
d'admettre les principes généraux de la Dynamique del'impetus;
ces principes, il les a médités sans cesse et retournés en tout
sens, les pressant, en quelque sorte, de donner les consé-
quences qu'ils renfermaient. L'hypothèse essentielle de cette
Dynamique était comme une première forme de la loi de la
force vive; Léonard y aperçoit l'idée de la conservation
de l'énergie, et cette idée, il trouve, pour l'exprimer, des
termes d'une prophétique clarté. Entre deux lois de la chute
des corps, l'une exacte et l'autre inadmissible, Albert de Saxe
avait laissé son lecteur en suspens; après quelques tâtonne-
ments que Galilée connaîtra, lui aussi, Léonard sait fixer son
choix sur la loi exaete; il l'étend avec bonheur à la chute
d'un poids le long d'un plan incliné. Par l'étude de Yimpeto
composé, il tente, le premier, l'explication de la trajectoire
curviligne des projectiles, explication qui recevra son achè-
vement de Galilée et de Torricelli. Il entrevoit la correction
qu'il conviendrait d'apporter à la loi d'inertie énoncée par
Buridan et prépare l'œuvre qu'accompliront Benedetti et
Descartes.
Sans doute, Léonard ne reconnaît pas toujours toutes les
richesses du trésor accumulé par la Scolastique parisienne ;
il en délaisse quelques-unes dont l'emprunt eût donné à sa
doctrine mécanique le plus heureux complément; il méconnaît
le rôle que Yimpetus doit jouer dans l'explication de la chute
accélérée des graves ; il ignore la règle qui permet de calculer
le chemin parcouru par un corps mû de mouvement uniforme-
PRÉ1 A M Mil
ment accéléré. Il n'en est pas moins vrai que ^ou* l'ensemble
de sa Physique le mot au nombre de ceux que les Italiens d<-
son temps appelaient Parisiens.
Ce titre, (railleurs, lui serait justement donné; les princip
de sa Physique, en effet, il les tire de La lecture assidue d'Albert
de Saxe, probablement aussi de La méditation des écrils de
\ieolas de Gués; oi\ Nicolas de Gués fut, lui aussi, un adepte
de la Mécanique de Paris. Léonard est donc à sa place parmi
les précurseurs parisiens de Galilée.
Jusqu'à ces dernières années, la Science du Moyen-Âge était
tenue pour inexistante. Un philosophe, qui connaît admira-
blement l'histoire de la Science dans l'Antiquité et durant les
temps modernes, écrivait naguère1 :
« Supposez que l'imprimerie eût été trouvée deux siècles
plus tôt; elle eût aidé à renforcer l'orthodoxie, et eût servi
surtout à propager, en dehors de la Somme de saint Thomas
et de quelques ouvrages de ce genre, les bulles d'excommuni-
cation et les décrets du Saint-Office. »
Aujourd'hui, croyons-nous, il nous est permis de dire :
« Si l'imprimerie avait été trouvée deux siècles plus tôt, elle
eût publié, au fur et à mesure qu'elles étaient composées, les
œuvres qui, sur les ruines de la Physique d'Aristote, ont posé
les fondements d'une Mécanique dont les temps modernes sont
justement fiers. »
Cette substitution de la Physique moderne à la Physique
d'Aristote a résulté d'un effort de longue durée et d'extra-
ordinaire puissance.
Cet effort, il a pris appui sur la plus ancienne et la plus
resplendissante des Universités médiévales, sur l'Université de
Paris. Gomment un parisien n'en serait-il pas fier?
Ses promoteurs les plus éminents ont été le picard Jean
Buridan et le normand Nicole Oresme. Gomment un français
n'en éprouverait-il pas un légitime orgueil?
Il a résulté de la lutte opiniâtre que l'Université de Paris,
i. G. Milhaud, Science grecque et Science moderne (Comptes rendus de l'Académie des
Sciences morales et politiques, 190/1). — G. Milhaud, Études sur la pensée scientifique chez
les Grecs et les Modernes, Paris, 1906, pp. 268-269.
XIV PREFACE
veVfeble gardienne, en ce temps-là, de l'orthodoxie catholique,
mena contre le paganisme péripatéticien et néoplatonicien.
Gomment un chrétien n'en rendrait-il pas grâce à Dieu?
i
Les études qui vont suivre ont paru soit dans le Bulletin
Italien, soit dans le Bulletin Hispanique ; à M. G. Radet, Doyen
de la Faculté des Lettres de Bordeaux, à nos collègues, M. E.
Bouvy et M. G. Cirot, nous sommes redevable de. cette large
hospitalité accordée à nos recherches ; qu'ils daignent accueillir
l'hommage de notre gratitude.
Pierre DUHEM.
Bordeaux, 2k Mai igi3.
XIII
JEAN I BURIDAN (DE BÉTHUNE)
ET
LÉONARD DE VINCI
P. IX HEM.
JKAN I MiltlDAN (DE BÉTHUNE)
i.i
LEONARD Di: VINCI
Une date relative a Maître Albert de Swe.
L'importance des écrits scientifiques d'Albert de Saxe avait
passé complètement inaperçue, au cours des temps modernes,
jusqu'au jour où Thurot, retraçant l'histoire du principe d'Ar-
chimède, fut amené à la signaler1. A ce propos, le savant
auteur mentionnait que la Bibliothèque Nationale possède, sous
le n° 1/17 23 du fonds latin, une copie des Subtilissimœ quses-
liones in llbros de Cœlo et Mundo composées par Albert; cette
copie, disait-il, est de l'an 1378. Sur la foi de Thurot, nous avions
reproduit cette indication en l'élude que nous avons intitulée :
Albert de Saxe et Léonard de Vinci2. Or, nous Talions voir, cette
indication était erronée.
L'Administration de la Bibliothèque Nationale a bien voulu
confier pendant trois mois à la Bibliothèque Universitaire de
Bordeaux le manuscrit cité par Thurot; cette obligeance nous
a permis d'examiner avec grand soin les pièces contenues en
ce recueil ; c'est de cet examen que sont nées la présente étude
et l'une de celles qui lui feront suite.
Le manuscrit latin 1/4723 de la Bibliothèque Nationale est un
volume épais; il contient près de trois cents feuillets de fort
1. Ch. Thurot, Recherches historiques sur le principe d'Archimède. 3° article {Revue
archéologique, nouvelle série, t. XIX; pp. 1 19-123).
2. P. Duhem, Albert de Saxe et Léonard de Vinci, I (Études sur Léonard de Vinci,
ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, I ; première série, p. /»).
4 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
papier vergé que couvre, sur deux colonnes, une écriture semi-
cursive du xve siècle, souvent très fine, et où les ligatures
abondent; il est relié en parchemin vert, et sur le premier plat
sont frappées les armes de l'abbaye de Saint-Victor; il provient,
en effet, du fonds Saint-Victor, où il figurait sous le n° 712.
Au recto du second feuillet, en bas, on retrouve les armes
de l'abbaye de Saint-Victor avec cette devise : Ihs — Maria —
S. Victor — S. Auguslinus. Au-dessous, se lit cette indication :
Tabulam hic contentorum repe ries folio 270.
En effet, le recto du folio 270 et dernier porte une sorte de
table des matières dont voici la teneur :
Que secuntur hic habentur, scilicet : Questioncs totius libri phisi-
corum édite a Magistro Johanne Buridam. 2. — Questiones super
totum librum de celo et mundo composite a Magistro Alberto de
Saxonia. 113. — Questiones super très primos libros melheororum
et super majorem partem quarli a Magistro Jo. Buridam. Î64. —
X scilicet tercii nec continuit B quiafrixata C. 269 et usque 272.
Le manuscrit a, d'ailleurs, été mutilé, de nouveau, depuis la
rédaction de cette table, car les folios 260 à 269 ont disparu.
Au folio 1 13, col. a, de ce manuscrit, commence, sans aucun
titre, le texte mentionné par Thurot; au folio 162, col. b, ce
même texte prend fin, et voici la formule qui le termine :
Et sic cum Dei adjutorio finile suut questiones super totalem
librum de celo et mundo per Magistrum Alberlum de Saxonia
juxta Ma que didicil a Magistris suis. Parisius in facultate arcium
anno Domini M°CeGeG°LXVIIJ.
C'est donc de l'année i368 que ce texte est daté, et non pas
de l'année 1378, comme une faute de copie ou d'impression l'a
fait dire à Gh. Thurot.
Mais à quoi cette date se rapporte-t-elle? Est-ce, comme le
pense Thurot, à l'œuvre du copiste? S'il en était ainsi, le
copiste qui a achevé, en i368, de transcrire les questions
d'Albert de Saxe, ne saurait être celui auquel nous devons le
manuscrit conservé à la Bibliothèque Nationale. L'écriture de
ce texte accuse nettement le xve siècle, et une preuve encore
plus convaincante nous contraint de faire descendre jusqu'à
cette époque la composition du recueil autrefois possédé par
JEAN i muiDVN (DE iu'tiii m i il LÉONARD DE VINCI 5
L'abbaye de Saint Victor; les trois pièces <|ui forment ce recueil
soni visiblement de La même main, et L'examen qu'en une
étude suivante nous ferons de La troisième de ces pièces, nous
montrera qu'elle reproduit un écrit du xv" siècle.
Si donc la date de i368 est celle (Tune copie, elle est celle
d'une ancienne copie dont le manuscrit conserve à la Biblio
thèque Nationale nous présente une réplique; le scribe auquel
nous devons cette réplique aurait religieusement conservé la
mention inscrite par le copiste primitif.
Cette hypothèse, toute gratuite, est rendue fort peu vraisem-
blable parla teneur même de cette mention; celle-ci, en effet,
fait remonter aux maîtres d'Albert de Saxe l'honneur des doc-
trines qui sont exposées dans les Quxstiones in llbros de Cxlo
et Mundo; il paraîtrait bien osé, le copiste assez irrévérencieux
pour dépouiller de tout mérite personnel l'auteur dont il repro-
duit l'œuvre; le cas serait fort rare, croyons-nous, et peut-être
unique en tout le Moyen-Age.
Combien cette mention semble naturelle, au contraire, si
nous l'attribuons à Albert de Saxe lui-même ! Nous y voyons,
alors, une preuve de la modestie de l'auteur et de la gratitude
qu'il vouait à ceux dont il avait suivi les leçons.
Ces sentiments , d'ailleurs , nous savons qu'Albert les
éprouvait. Lisons, en effet, la préface par laquelle débutent,
en notre manuscrit, les Quxstiones in libros de Cxlo; cette pré-
face, que toutes les éditions imprimées ont reproduite, se
termine ainsi :
« Secundum exigentiam islarum materiarum Domino conce-
dente quasdam conscribarn questiones super totalem librum Ares-
tolelis antedictum. In qaibus si quid minus bene dixero bénigne
correctioni melius dicentium me subjicio. Pro bene dictis autem
non mihi soli sed magistris meis reverendis de nobili facultate
arcium parisiensi qui me talia docuerunt peto dari grates et exhi-
bitionem honoris et reverentie. »
Celui qui plaçait cette déclaration au début de son ouvrage
n'est-il pas bien évidemment le même qui inscrivait, à la fin,
la mention faussement attribuée au copiste par Ch. Thurot?
Cette mention, c'est la signature même d'Albert de Saxe.
6 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
De cette signature, il résulte qu'Albert a rédigé en i368 ses
Quœstiones in libros de Cœlo et Mundo et qu'à cette époque, il
appartenait à la Faculté des Arts de l'Université de Paris. Une
opinion très répandue identifie Albert de Helmstedt, surnommé
Albert de Saxe, avec Albert de Ricmerstorp qui quitta Paris
en i365, pour devenir le premier recteur de l'Université de
Vienne. En une autre étude1, nous avions montré tout ce que
cette opinion renfermait d'invraisemblable ; les documents
contenus au Chartularium Universitatis Parisiensis et au Liber
procuratorum nationis Anglicanx nous avaient permis d'établir,
croyons-nous, qu'Albert de Helmstedt et Albert de Ricmerstorp
étaient deux personnages distincts. Le texte que nous venons
d'étudier ne laisse plus aucun doute à cet égard; en i368,
Albert de Helmstedt appartenait encore à la Faculté des Arts
de l'Université de Paris, tandis qu'à cette époque, Albert de
Ricmerstorp était, depuis deux ans, évêque d'Halberstadt.
II
Jean I Buridan (de Béthuïse).
Au début comme à la fin de ses Quœstiones in libros de
Cœlo et Mundo, Albert de Saxe prend soin de proclamer qu'il
doit beaucoup à ses maîtres; cette modestie fort louable n'est
pas, sans doute, dénuée de raisons; nous devons croire qu'en
effet, renseignement d'Albert reflète fréquemment celui qu'il
avait reçu « en la noble Faculté des Arts de l'Université de
Paris ». Est-il, d'ailleurs, un seul maître dont les leçons ne
soient, en grande partie, l'écho de celles qu'il a entendues
alors qu'il n'était que disciple?
L'aveu d'Albert nous pose un problème : Parmi les théories
qu'il expose en ses divers écrits, quelles sont celles qu'il tient
de ses prédécesseurs, quelles sont, au contraire, celles qui lui
sont personnelles? En particulier, lorsque Léonard de Vinci
i. P. Duhem, Albert de Saxe, II (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux
qui l'ont lu; VIII. Première série, pp. 3a7-33i).
JEAN i BURIDAN (i»i: m'iiii m.) i: i LÉONARD DE \i\m 7
puisait, pour alimenter le coins <ie ses propres pensées, aux
Qusesliones in libros de Cselo, les doctrines qu'il recueillait
étaient-elles prises à leur sonne même? Venaient-elles, au
contraire, d'ailleurs, et pour découvrir l;i Fontaine dont elles
étaient issues, faut-il remonter plus haut qu'Albert de Saxe?
Ce problème, nous nous sommes maintes fois efforcé de le
résoudre; mais, toujours, la solution esl demeurée; fort incom
plète. Pour l'obtenir pleine et certaine, il faudrait connaître
parfaitement renseignement qui se donnait a L'Université de
Paris au moment où Albert est venu s'asseoir sur les bancs de
la rue du Fouarre. Or, de cet enseignement, il ne nous reste que
des monuments peu nombreux; les rares livres qui le conser-
vent, qu'ils soient demeurés manuscrits ou qu'ils aient été
imprimés à l'époque de la Renaissance, sont souvent presque
introuvables; à la longue seulement, au prix de beaucoup de
recherches et d'efforts, nous voyons se reconstituer la filiation
des principales doctrines enseignées par Albertutius.
Le manuscrit que nous avons décrit au paragraphe précé-
dent, en reproduisant les Quœstiones totius libri physîcorum
de Jean Buridan, nous fournit un document qui importe
extrêmement à la restauration de l'enseignement reçu par
Albert; une comparaison, même très rapide, de cet écrit avec
les œuvres du Maître allemand suffît à reconnaître l'influence
très profonde que celui-ci a subie de la part du Maître picard.
A cette question : Qu'est-ce qu'Albert de Saxe doit à ses
maîtres? nous aurons répondu en très grande partie lorsque
nous aurons montré ce qu'Albert doit à Buridan.
Les données certaines relatives à la vie de Jean Buridan
sont peu nombreuses; la renommée de ce philosophe est due,
surtout, à des légendes douteuses.
Buridan est né à Béthune; c'est l'affirmation d'une tradition
qui n'a rien que de très vraisemblable, car de nombreux docu-
ments nous prouvent qu'il était du diocèse d'Arras.
Sa date de naissance est inconnue; on ne saurait, cepen-
dant, sans grande invraisemblance, la placer après l'an 1000.
En 1 3^7, en effet, Jean Buridan était déjà recteur de l'Univer-
sité de Paris. C'est à ce titre qu'il fut appelé à établir, le
8 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
9 février 1828, un statut dont le texte nous a été conservé1;
les étudiants aussi bien que les maîtres, pour les motifs les
plus futiles, citaient devant la Caria Conservationis de l'Univer-
sité ceux avec qui ils étaient en litige; pour mettre fin à cet
abus, il fut décidé qu'une lettre de citation ne serait accordée
au plaignant qu'après comparution devant le recteur et des
délégués de l'Université ; le statut se termine par ces mots :
u Data faerant hœc in nostra congregatione generali apad
S. Matharinum facla per venerabilem et discretam virum M. Joan-
nem Baridan rectorem Universitatis sapradictœ anno 1327? die
Martis in octava Parificationis B. Mariœ Virginis. »
Le 3o août 1829, Jean Buridan, « clerc du diocèse d'Arras, »
n'est encore pourvu d'aucun bénéfice ecclésiastique3. Mais
le 2 novembre i33o, nous voyons^» que, tout en continuant
à résider à Paris, il est titulaire de la cure d'Illies, en son
diocèse d'origine.
Faut-il, sous le pontificat de Jean XXII, placer un voyage de
notre philosophe à Avignon? Cette conclusion semble découler
d'un passage5 des Quœstiones in libram Aristotelis de sensa et
sensato que l'Écossais Georges Lokert publia à Paris, en i5i6
et en i5i8, comme étant l'œuvre de Jean Buridan. Voici ce
passage :
« J'ai vu un certain écolier breton qui était aveugle de nais-
sance; cependant, il discutait fort bien et fort clairement sur
la Logique et la Physique; je sais qu'il se rendit à la Curie
Romaine, car je m'y trouvais alors moi-même, au temps du
1. Bulrcus, Historia Universitatis Parisiensis, tomus IV, al) anno i3oo ad annum
1/400, p. 212. — Deniile et Châtelain, Chartularium Universitatis Parisiensis, tomus 11,
sectio I, abanno MGCLXXXVI ad annum MGCCL, pièce n<> 870, pp. 3oG-3o7.
2. L'année, à cette époque, ne commençait qu'à Pâques; cette date correspond
donc au 9 février 1828, octave de la Purification.
3. Iieg. Vatican. Comm. Joh. XXII, an. XIII, p. h, ep. 3iGg. — Cité par Deniile
et Châtelain, Chartularium Universitatis Pariensis, tomus II, sectio I, p. 307, en
note.
h. Reg. Vatican. Comm. Joh. XXII, an. XIV, p. 1, ep. 950. — Cité par Deniile et
Châtelain, lbid.
5. Joannis Buridani In librum Aristotelis de sensu et sensato quœst. III. (Quœs-
tiones et decisiones insignium virorum Alherti de Saxonia, Thimonis, Buridani... Pari-
sius, per Jodocum Badium Ascensium et Conrardum Resch, MDXVI et MDXVIII,
pars III, fol. XXX, col. a. — On trouvera la description de cette édition dans
nos Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui Vont lu, première série, p. 5,
en note.)
JEAN i iiihiiiW (DB HÉTHUNE) ET LÉONARD i»i VINCI <|
pape Jean ; par la belle discussion (jii il soutint devant les
cardinaux, il obtint qu'il lui pourvu à sa subsistance Sur l«
vc\ omis d'une abbaye. »
Le pontificat de Jean Wll a dure de [3l6 à [334. Il n'\
aurait donc aucune invraisemblance à ce (pic Buridan eût été
député vers lui, en une de ees missions qui assuraient de
constants rapports entre l'Université de Taris et la (Joui- ponti-
ficale. Une difficulté surgit, cependant; le passage cité parle
de la Curkt Romana, et Jean Wll résidait à Avignon; assu
rément, on peut prétendre que Caria Romana signifie simple-
ment la Cour pontificale, que celle-ci peut avoir été désignée
de la sorte alors même qu'elle se trouvait à Avignon; mais
une telle impropriété de termes surprend quelque peu dans
la bouche d'un maître habitué aux subtiles précisions de la
Scolastique; d'ailleurs, nous n'avons jamais trouvé le mot
Caria Romana dans les nombreux documents, relatifs aux
rapports de l'Université avec les papes d'Avignon, que nous
avons pu lire au Chartalariam Universitalis Paris ie ns is ; au
contraire, ce mot se rencontre à chaque instant dans les lettres
échangées entre les papes de Rome et l'Université.
Nous verrons que les Quœstiones in libram Aristotelis de lon-
gitadine et brevitate vitœ que Georges Lokert, dans les mêmes
éditions, attribue à Jean Buridan, n'étaient assurément pas
du Philosophe de Béthune; nous serons amené, en une pro-
chaine Étude, à les attribuer à un maître qui enseigna à Paris
pendant le premier quart du xve siècle. D'ailleurs les questions
sur les divers traités d'Aristote que l'on nomme Parva natu-
ralia, et aussi les questions sur le De anima, réunies sous le
nom de Jean Buridan dans les diverses éditions données par
Georges Lokert, forment un ensemble très homogène de style
et de doctrine; il est bien difficile de ne pas en faire l'ouvrage
d'un même auteur. Les Quœstiones in librum de sensu et sensato
ont donc été rédigées, sans aucun doute, par le maître qui, au
xve siècle, a composé les Quœstiones in librum de longitudine
et brevitate vitœ; le pape Jean mentionné au premier de ces
deux écrits n'est pas Jean XXII, qui résida à Avignon, mais
Jean XX 111, qui passa plusieurs années en la Curia Romana,
IO ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
où l'Université de Paris entretenait auprès de lui des nonces
chargés d'incessantes négociations1.
Pour retrouver un document authentique qui concerne le
Philosophe de Béthune, il nous faut arriver jusqu'à l'an i34o;
en cette année-là, selon le Livre des procureurs de la Nation
Anglaise *, « Maître Jean Brudan (sic), de la Nation Picarde, »
fut, de nouveau, nommé recteur de l'Université de Paris. Le
19 juin i3^2, « alors qu'il enseignait à Paris les livres de la
Physique, de la Métaphysique et de la Morale, » il fut nommé
chanoine d'Arras 3.
Plusieurs fois recteur, chanoine d'Arras, maître JeanBuridan
était assurément un très notable personnage de l'Université
de Paris; un exemple, que nous empruntons à Du Boulay^,
nous montrera dans quelle estime il y était tenu.
En i344, pour faire face aux dépenses de la guerre contre
les Anglais, Philippe VI de Valois créa l'impôt sur le sel et les
marais salants. La gabelle fut, dès l'origine, d'une impopularité
extrême; nul n'en était exempt, pas même l'Université. Contre
cette charge nouvelle, l'Université protesta. « A cette occasion,
Maître Jean Buridan, philosophe de grand nom et de grande
réputation, plusieurs fois nommé procureur de la Nation
Picarde, à laquelle il appartenait, et deux fois élu recteur de
l'Académie, fut chargé de haranguer le roi. Mais, » ajoute Du
Boulay, « nous ignorons quelle fut l'issue de cette harangue. »
De cette grande estime en laquelle était tenu Maître Jean
Buridan, il allait bientôt recevoir un nouveau témoignage.
En i3o8, Maître Jehan de ïhélu, docteur en droit, avait
légué une certaine somme pour qu'une charge de chapelain
fût fondée à l'église Saint-André-des-Arcs.
C'est seulement le 22 novembre i347 que les exécuteurs
testamentaires de Symon Vayret mirent l'Université en posses-
1. Dcnifle et Châtelain, Chartularium Universitalis Parisiensis, ann. i'ho scqq. ;
tomus IV, ab anno MCCCLWXXJV ad annum MCCCCLII, pp. 1 83 seqq.
2. Deniile et Châtelain, Auctarium Chartularii Universilatis Parisiensis ; Liber procu-
ratorum Nationis Anglicanse, tomus I, ab anno MCCCXXXI1I ad annum MCCCCVI,
col. t\\.
3. P.eg. Comm. Clément. VI, n° 1/49, fol. 37G. — Cité par Deniflc et Châtelain, Char-
tularium Universitatis Parisiensis, tomus II, sectio I, p. 307, en note.
4. Bulaeus, Historia Universitatis Parisiensis, tomus IV, ab anno i3oo ad annum
i4oo, p. 282,
h \\ i BURIDAN (DE BÉTHUNE) El LÉONARD DI VINCI il
sion ' de La somme Léguée par Jehan de Thélu; N niversib
lit aussitôt m» devoir de satisfaire à la volonté du docteur en
droit; le 5 août r348, elle présenta u discretum uirum Johannem
Buridan, magistrum in artibus», ;'i Faucon, évêque de Paris, afin
que celui ci lui conférai Le Mire de chapelain de Saint \ndrr
des Arcs; le 10 octobre de la même année, Faucon ratifia le
choix de l'Université ".
Jean Buridan nous apparaît, d'ailleurs, comme un maître zélé
en ses fondions, toujours dévoué aux intérêts de l'Université
et, spécialement, de la Nation Picarde. Le 22 décembre 1V17,
il figure :i parmi les maîtres qui règlent, en un statut, une série
de mesures, d'ordre pratique et financier, relatives à la Nation.
Les rôles remis au pape, à Avignon, le 22 mai i34q, mention-
nent le nom'1 de ce maître, non point parmi les « nichil actu
habentes » ni parmi les « modicum habenies », mais parmi les
« secundum statum eorum et sufficientiam modicum habentes » ;
c'étaient les maîtres les plus fortunés.
Le temps, en prolongeant le séjour de Maître Jean Buridan
à l'Université, ne fit qu'accroître sa réputation et l'ascendant
qu'il exerçait sur ses collègues; il était, en toute négociation
délicate, le représentant de la Nation Picarde.
Le 19 février 1807, la Nation Anglaise, dont Jean de Mynda
était alors procureur, eut à juger un cas embarrassant 5; un
nommé Jean Mast, du diocèse de Liège, après avoir subi chez
les Picards l'examen de déterminance, souhaitait de subir
auprès des Anglais l'épreuve de la licence. Maître Thémon, le
fils du Juif, voulait que cette requête fût rejetée; l'écolier
devait rester invariablement lié à la nation dont dépendait le
1. Dcniile et Châtelain, Chartularium Universitatis Parisiensis, tomus II, sectio I,
ab anno MCCLWWI adannum MGCGL, pièce n° ii55, pp. 619-620.
2. Toutes les pièces relatives à cette présentation, extraites des Livres des procu-
reurs des Nations de Gaule et de Picardie, sont reproduites dans : Bulœus, Historia
( niversitatis Parisiensis, tomus IV, ab anno i3oo ad annum 1A00, pp. 3o3-3o8. —
Dcniile et Châtelain (Chartularium Universitatis Parisiensis, tomus II, sectio I, ab
anno MCCLXXXVI ad annum MCCCL) reproduisent la présentation de Jean Buridan
faite par l'Université à Faucon, évoque de Paris (pièce n° n5G, pp. G2 1-622).
3. Denille et Châtelain, Chartularium. Universitatis Parisiensis, tomus II, sectio 1,
p. 608, pièce n° n46.
\. Denifle et Châtelain, Ibid., p. 645, pièce n° n65.
.). Denifle et Châtelain, Auctarium Chartularii Universitatis Parisiensis; Liber pro-
euratorum Nationis Arujlicanse, t. I, ab anno MCCCXWIII ad annum MCCCCVI,
COl, 2O0,
12
ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
lieu de sa naissance; à quoi Jean Mast répliquait que Liège
n'était pas plus picard que flamand. Au cours de ce débat,
deux maîtres picards se présentèrent, non comme délégués de
leur nation, mais à titre privé et comme amis du Liégeois ;
leur conférence amiable avec les maîtres de la Nation Anglaise
eut bientôt apaisé la querelle; Jean Mast fut admis, selon sa
requête, à prêter serment auprès des deux nations et à partager
entre elles les redevances qu'il devait solder. Les deux émis-
saires conciliants qui avaient obtenu cette transaction avaient
nom Johannes Juvenis et Jean Buridan.
Le litige qu'ils avaient heureusement contribué à aplanir
était de ceux qui se peuvent reproduire; pour en éviter le
retour, il importait que l'on fixât avec rigueur la commune
frontière des deux nations. Approuvé par le procureur de la
Nation Picarde, Buridan rédigea une pièce où une telle délimi-
tation se trouvait proposée; le 29 juin i357, il présenta1 cette
pièce à la Nation Anglaise assemblée sous la présidence de son
procureur, l'écossais William de Spyny. La proposition de
Buridan donna lieu, entre les deux Nations, à d'activés négo-
ciations; celles-ci aboutirent à un concordat où la ligne de
séparation entre Anglais et Picards était marquée avec préci-
sion; ce concordat, dont le texte nous est conservé en double
par les livres des procureurs des deux Nations^, fut arrêté en
présence de maîtres picards et anglais appartenant aux diverses
Facultés ; les maîtres es arts qui figuraient au nombre des
témoins étaient : Jean Buridan, Nicolas de Soissons, Kobert
fils de Godefroi et Albert de Saxe. Selon le Livre des procu-
reurs de la Nation Anglaise, ce document fut lu devant la
Nation assemblée, et scellé de son sceau, le 12 juillet i358.
Ce document, où le nom du vieux maître es arts Jean
Buridan figure à coté de celui d'Albert de Saxe, son jeune
collègue, est en même temps le dernier qui mentionne la pré-
sence, à l'Université de Paris, du Philosophe de Béthune.
1. Dcnifle et Châtelain, Op. cit., col. 212.
2. Bulœus, Historia Universitatis Parisiensis, tomus IV, p. 346. — Denifle et Châ-
telain, Chartularium Universitatis Parisiensis, tomus 111, ah anno MCCCL usque ad
annum MCCCLXXXXIIII, pp. 56-5g, pièce n" îa'io. — Denifle et Châtelain, Auctarium
Chartularii Universitatis Parisiensis ; Liber procuratorum Nalionis Anglican.e, tomus I,
ab anno MCCCXXXUI aJ annum MCGGCVI, coll. a33-a35.
.ir.AN i iiiimiiw du; BÉTHINE) i.i LÉONARD DE VI!I< I I
Selon la tradition, il aurait Légué à II ni ver si té, où il avait
si Longtemps enseigné, une maison «ju'il avajt achetée de ses
deniers el que L'on montrait encore an temps <le Du Boulav ».
Cette tradition semble prouver que Jean Buridan est morl
paisiblement en celle Université où il avait vécu réputé el
honoré. Une tradition toute contraire le montre chassé de
Paris parles Réalistes et se réfugiant à Vienne, où il fonde une
Université.
Celte dernière tradition est mentionnée pour la première
fois, en la première moitié du xvie siècle, par l'historien Jean
Thurrimaier, plus connu sous le nom d'Aventin. Aventin
donne à Buridan 2 un compagnon de fuite, MarcUius Balavus,
c'est-à-dire Marsilc d'Inghcn3, qui alla fonder l'Université de
Heildelberg; on montre encore à Vienne, ajoute Aventin, les
commentaires de Buridan sur l'Almageste de Ptolémée.
Tout ce récit d'Aventin respire l'invraisemblance. Marsile
d'Inghen était encore à Paris, où son succès était fort grand,
en 1379; le même succès l'attendait à Heidelberg, dont il
devint recteur en i386 et où il mourut en i3q6 ; rien ne prouve
que des persécutions provoquées par ses doctrines occamistes
eussent été cause de son départ ; la vogue extraordinaire dont
l'enseignement de Marsile jouissait à Paris (les salles de cours
étaient trop petites pour son auditoire), l'autorité dont Albert
de Saxe et Thémon étaient, peu d'années auparavant, investis
en cette même Université, tout prouve que les Nominalistes
n'y étaient nullement persécutés et que Buridan put parvenir
à une extrême vieillesse sans voir décroître autour de lui la
faveur dont jouissaient les doctrines qu'il avait professées.
Plus d'un historien a constaté avec étonnement cette faveur
constante où ont été tenus, à l'Université de Paris, les prin-
cipaux maîtres nominalistes qui y ont enseigné, de Jean
1. Bulaeus, Historia Universitatis Parisiensis, t. IV, p. 997.
2. Avcntini A nnalium ducum Boiarix libri septem, lib. VII, cap. XXI; éd. Rizler,
Bd. Il, p. iqk.
3. Du Boulay (Bukeus, Historia Universitatis Parisiensis, t. IV, p. 99G) pense que
Batavus est mis par erreur pour Patavinus: mais Marsile de Padoue avait quitté Paris
avant le 3o mai i3^9, époque où Jean XXII écrit à l'Université pour faire publier les
pièces du procès dont Jean de Jandun et Marsile de Padoue avaient été les condam-
nés (Denille et Châtelain, Chartularium Universitatis Parisiensis, t, II, sectio I, p. 3a6,
pièce n° 891).
l4 ETLDES SLR LEONARD DE VINCI
Buridan à Marsile d'Inghen; cette faveur leur a paru contre-
dire étrangement aux prohibitions répétées dont l'Occamisme
avait été l'objet. Peut-être auraient-ils pu en conclure a priori
que les doctrines enseignées par les maîtres parisiens différaient
notablement des théories soutenues par le Venerabilis Inceptor.
Nous avons montré déjà1 qu'en la question des Universaux,
Buridan professait une opinion plus voisine de celle de Saint
Thomas d'Aquin que de celle de Guillaume d'Ockam. En cette
étude même, nous aurons occasion de noter d'autres diver-
gences entre le Philosophe de Béthune et le chef de l'École
nominaliste; on conçoit donc fort bien que le premier ait pu
être traité avec honneur par ceux-là mêmes qui condamnaient
les excès du second.
D'ailleurs, aucun document ne vient corroborer le récit
d'Aventin; on n'en trouve point qui mentionne le nom du
Philosophe de Béthune parmi ceux des fondateurs de l'Uni-
versité de Vienne.
Lorsqu'en i365, Rodolphe IV, duc d'Autriche, créa cette
Université, le rectorat en fut confié à un jeune maître de
l'Université de Paris, à Albert de Ricmerstorpa, celui-là même
que l'on a souvent confondu avec Albert de Helmstedt ou
de Saxe.
A l'époque même où écrit Aventin, en i5i4, Georges
Tannstatter, professeur ordinaire d'Astronomie à l'Université
de Vienne, publie les Tables des éclipses de Georges de Peur
bach et les Tables du premier mobile de Regiomontanus 3.
Il fait précéder ces tables d'une précieuse introduction, où il
rappelle les titres glorieux de ceux qui ont enseigné avant lui
en la chaire qu'il occupe. Or celui qu'il célèbre comme l'ini-
tiateur astronomique de l'Université Autrichienne, ce n'est pas
Jean Buridan, dont il ne fait aucune mention; c'est Henri
i. Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui Vont lu; seconde série,
p. 438.
2. Heinrich Dcnille, Die Entsehung dcr Univcrsitàten des Mittelalters bis iUOQ,
Berlin, i885; p. 608.
3. Tabulœ eclypsium Magistri Georgii Purbachii. Tabula primi mobilis Joannis de
Monteregio. Indices prœterea monumenlorum quae clarissimi viri Studii Viennensis alurnni
in Astronomia et aliis Mathematicia disciplinis scripta reliquerunl... Vienna: Austria:,
i5i4.
.II;.VIN l BU RIDAIS (DE BÉTHUNe) ii LÉONARD DE \i\<i l5
Heinbuch de Messe. Voici, en effet, en quels termes il parle
de ce fondateur de L'École astronomique viennoi
« Henri de Messe, allemand, était un homme extrêmement
docte en toute science; issu (le l'antique I niversilé de l 'a ris • ,
il l'ut le premier, dès le début de la fondation <le notre Univer-
sité viennoise, à y introduire la Théologie, l'Astronomie, et
les autres éludes les plus nobles. Il fut, avec Henri de Oyta,
théologien très célèbre, le premier à enseigner la Théologie.
Quant à la profondeur et à la subtilité de ses connaissances
en Astronomie, elles sont clairement attestées par le premier
li\re de ses Commentaires sur la Genèse. Il fut, d'ailleurs, le
contemporain des plus savants astronomes de Paris, de l'alle-
mand Jean des Linières 2 et de Jean de Saxe. Il a écrit des
théories des planètes et quelques autres traités d'Astronomie.
En Théologie, il a composé des œuvres nombreuses et célèbres
qui sont conservées à Vienne, en la Bibliothèque du Collège
Ducal. Il mourut en 1897, le troisième jour des ides de février. »
Ce qu'écrivait Georges Tannstatter en i5i4, était si bien de
notoriété publique, à cette époque, que l'on surnommait Henri
de Hesse : Le planteur de l'Université de Vienne, planlator
Gymnasii Vienne/isis 3.
Où donc Aventin a-t-il pris ce qu'il a dit de la fuite de
Buridan et de son rôle en la création de l'Université de Vienne?
N'aurait-il pas confondu le Philosophe de Béthune avec Henri
de Hesse qui fut, en effet, contemporain de Marsile d'Ingh^n,
et qui quitta Paris à peu près en même temps que ce dernier?
Ce n'est pas la seule légende qu'Aventin conte au sujet de
Buridan; il le mêle aux écarts de conduite, d'ailleurs douteux,
1. Henri Heinbuch de Hesse avait subi la déterminance à Paris en i363 (Denifle
et Châtelain, Auctarium Chartularii Universitatis Parisiensis, t. I, col. 279). Maître
actif et réputé, ii était encore à Paris le 5 janvier 1378, jour où l'Université le choisit
pour aller haranguer en son nom l'empereur Charles IV qui, en compagnie de
VVenceslas, séjournait à Paris du 4 au 11 janvier (Denifle et Châtelain, Ibid.,
col. 53o).
2. Jean des Linières n'était ni Allemand ni contemporain d'Henri de Hesse.
Quant à Henri de Oyta et à Jean de Saxe, ils étaient encore à Paris le 11 janvier 1378
(Denifle et Châtelain, Auctarium Chartularii Universitatis Parisiensis, t. I, col. 53o). En
revanche, au 22 avril de la même année, Henri de Oyta était professeur à Prague.
3. Témoin ce titre de livre : Henricus de Hassia : plantator Gymnasii Viennensis in
Austria : contra disceptationes et contrarias predicationes fratrum mendicantium super
conceptionem Beatissime Marie Virginis et contra maculam sancto Bernhardo mendaciter
impositam. Argcntorati, Reinhard Beck, ioiG.
l6 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
de Jeanne de Navarre, femme de Philippe le Bel; Jeanne de
Navarre étant morte en i3o5, cette allégation est de toute
invraisemblance.
Villon fait, de notre philosophe, le complice des déporte-
ments auxquels Jeanne de Bourgogne, femme de Philippe le
Long, se livrait à la tour de Nesles, et la victime de la cruauté
de cette reine débauchée :
L'histoire dit que Buridan
Fut jeté en un sac en Seine.
De nos jours, Gaillardet et Alexandre Dumas ont accueilli
cette fable et lui ont fait un sort, en un mélodrame longtemps
populaire. Dès le xve siècle, cependant, l'historien Robert
Gaguin révoquait en doute ! ces relations de Buridan avec une
princesse qui, en i3i/i, était enfermée pour adultère.
Si le drame de la Tour de Nesle a autrefois popularisé le nom
de Buridan auprès du public qui demande au théâtre de vio-
lentes émotions, ce nom est demeuré célèbre, parmi les
étudiants en Philosophie, grâce à un curieux argument pour
ou contre (on ne Ta jamais bien su) la liberté d'indifférence;
mais les hésitations de l'âne affamé entre deux bottes de foin
toutes pareilles semblent tout aussi légendaires que les amours
du philosophe et de Jeanne de Bourgogne.
Nous avons vainement cherché l'argument de l'âne dans
les divers écrits attribués à Buridan; là où il aurait pu trouver
place, ce sont des exemples tout différents que nous avons
rencontrés.
Lorsqu'il examine, par exemple, s'il existe plusieurs âmes
distinctes en un même homme, Buridan écrit ceci 2 :
« La volonté combat parfois contre elle-même et semble
entraînée par des affections contraires, parce que les actes
volontaires se trouvent mêlés d'actes involontaires. Par
exemple, un marin qui voit la tempête de la mer désire vive-
ment, et d'une manière volontaire, le salut de son corps ;
i. Cite par BuIîrus, Historia Universitatis Parisiensis, t. IV, p. 99G.
2. Joarînis Buridani Quœstioncs in librus de anima; in lib. Il qua3st. V; édit. cit.,
fol. vu, col. b.
JEAN i iti uihVN (DB ni iiii mi ii i i ' » \ \ tt i> DE VINCI 17
miiis, (mi même temps, il est fort con triste de la perte des
objets qu'il lui faut jeter à ta mer pour être sauvé; il veut donc
les jeter à la mer et, de fait, il finit par les v jeter; mais il s \
résout avec grande douleur et tristesse, et il met fort Longtemps
à s'y résoudre; la cause en est aux divers actes volontaires cj 11 i
se combattent l'un l'autre; il veut échapper à la tempête et il
veut aussi sauver son bien. »
En la question suivante, Buridan répèle1 que «la volonté
combat parfois contre elle-même, comme il arrive en un
mariage volontaire », puis il reprend l'exemple que nous
venons de lui entendre développer; de l'âne sollicité par
l'attrait de deux bottes de foin, il n'est nullement question.
Voici encore une circonstance ' où cet exemple célèbre eût
pu être invoqué et où il ne l'a point été. Il s'agit de prouver
que l'âme sensitive des animaux joue, en la sensation, un rôle
actif, et non pas seulement un rôle passif : « Nous voyons, en
effet, que le cheval ou le chien, à l'aide du sens, compose,
divise et fait des raisonnements discursifs comme s'il usait du
syllogisme. S'il voit son maître de l'autre côté d'une mare ou
d'un fossé, il juge qu'il ne peut l'atteindre en suivant la ligne
droite, mais seulement par un chemin courbe, et il contourne
l'obstacle. Il n'est pas croyable que l'objet suffise à produire
une telle opération discursive; l'objet n'a point d'autre vertu
que d'imprimer sa species au sein du milieu; or ces actes
outrepassent ce dont une telle impression est capable. » Ne
serait-ce pas bien le cas de faire remarquer qu'un sens pure-
ment passif laisserait l'âne mourir de faim entre les impres-
sions équivalentes de deux picotins parfaitement égaux?
Aux Questions sur l'Éthique à Nicomaque, notre philosophe
examine tout spécialement le problème du libre arbitre, qu'il
formule en ces termes3 :
« La volonté étant placée entre deux partis opposés, et
1. Joannis Buridani Quœstiones in libros de anima; in lib. I quaest. VI ; édit. cit.,
fol. vnr, col. c.
2. Joannis Buridani Quœstiones in libros de anima, in lib. II quœst. XIII ; édit.
cit., fol. xii, col. a.
3. Proemium Ioannis Buridani in questiones super X libros Aris. ad Nicomachum.
Colophon : Hue usque producte sunt questiones Buridani morales : robustiori etati
precipue perlegende quas Egidius delfus socius Sorbonicus : atque in sacris litteris
P. DU HEM. 2
l8 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
toutes choses étant d'ailleurs parfaitement égales, peut-elle se
déterminer tantôt vers l'un des partis et tantôt vers l'autre?»
L'auteur des Questions sur l'Éthique ne trouve pas, en la
Philosophie, de raison péremptoire pour ou contre le libre
arbitre; s'il adhère à l'opinion qui répond affirmativement
à la question posée, c'est surtout, dit-il, pour se soumettre à
l'autorité de l'enseignement chrétien, autorité confirmée tout
particulièrement par l'une des condamnations prononcées à
Paris en 1277.
Au cours de sa longue et intéressante discussion, il n'invoque
aucunement l'argument de l'âne. « Je puis aller de Paris à
Avignon soit par Lyon, soit par Dun-le-Roi » ; telle est l'alter-
native qui lui sert d'exemple concret.
Ailleurs, il examine ce problème1 : « Les actes qui se font
par crainte, en ce sens qu'ils ne se feraient pas sans cette
crainte, tel l'acte de jeter des marchandises à la mer pendant
une tempête, sont-ils des actes involontaires? »
« Prenons, dit-il, exemple de cette action qui consiste à jeter
des marchandises à la mer. On peut, en premier lieu, deman-
der d'une manière générale si l'action de jeter des marchan-
dises à la mer est un acte volontaire; dans ce cas, on doit
purement et simplement répondre non... On peut demander,
en second lieu, si l'on fait un acte volontaire en jetant des
marchandises à la mer, pendant une tempête, pour son propre
salut et pour celui des autres; on doit alors répondre oui. »
Cet exemple, nous l'avions déjà rencontré, à deux reprises, en
parcourant les Quœstiones in libros de anima.
A vrai dire, cette discussion ne prouve pas que Buridan n'ait
pas, au xive siècle, invoqué le cas demeuré célèbre de cet âne
dans l'embarras. Nous ne relevons aucune allusion à cet
argument dans les Quœstiones in libros de anima; mais ces
baccalarius formatus emendatius imprimi curavit. Impressore vuolfgango hopyl.
Anno incarnationis domini MCCCCLXXXIX décima quarta die Iulii. In lib. III
quaest. I : Utrum sit possibile quod voluntas, caîteris omnibus eodemmodo se haben-
tibus, determinetur aliquando ad unum oppositorum, aliquando ad aliud. Éd. cit.,
fol. XL vi, col, c.
1. Joannis Buridani Quœstiones in X libros Aristotelis ad Nichomachum ; lib. III,
quaest. VIII : Utrum operationes qua? propter metum fiunt, scilicet quod alias non
fièrent, sunt involuntariœ, ut in tempestatibus maris si mercedes ejiciantur. Édit.
cit., fol. lviii, coll. a et b.
m vn i m iui>\n (DE m iiii \i i i i LÉONARD DE \ im i l£
Quœstiones sont elles du Philosophe de BéthuneP Elles Bem
blent intimement liées aux Quœstiones in parva naturalia que
Georges Lokert a publiées en même temps; un seul et même
auteur paraît bien avoir rédigé ces questions ci et celle- Là. Or,
en une prochaine élude, nous reporterons ;m début du xv* siècle
la composition des Quœstiones in parva naturalia. Ne devons-
nous pas agir de même au sujet des questions sur le De anima?
C'est, en effet, la conclusion à laquelle nous serons amené.
Nous serons amené, également, à penser que les Questions sur
l'Éthique à Nicomaque sont de l'auteur qui a rédigé les Quxslionrs
in libros de a/iitna et les Quœstiones in parva naturalia. Ce (pic
nous venons de dire semble bien prouver que cet auteur n'a
pas imaginé l'argument de l'âne ; mais nous n'en saurions
conclure que le Philosophe de Béthune n'ait pas proposé cette
comparaison célèbre. Venons donc à l'examen d'un ouvrage
qui soit indubitablement de ce philosophe ; nous voulons
parler des Questions sur la Métaphysique d'Arislote.
En cet ouvrage Buridan examine la question que voici l :
« Assigne-ton bien la différence entre les puissances ration-
nelles et les puissances irrationnelles, lorsque l'on dit : La
puissance rationnelle est également capable de deux actes
opposés ; il n'en est pas de même de la puissance irrationnelle;
elle ne peut produire qu'un seul acte. »
Quelle alternative Buridan propose -t- il à cette puissance
rationnelle qu'est notre volonté?
« Pour que la volonté, dit-il, produise l'acte de volition, il
faut que la raison ait auparavant jugé du bien et du mal.
Imaginons donc que l'intellect voie une somme d'argent; il
juge que cet argent serait utile, profitable, nécessaire, et qu'il
serait bon de prendre cette somme ; d'autre part, il juge que
cet argent ne lui appartient pas, qu'il serait malhonnête et
1. In Metaphysicen Aristotelis Quœstiones argutissimœ Magistri ïoannis Buridani in
ultima prœlectione ab ipso recognitœ et emissœ : ac ad archetypon diligenter repositse :
cum duplici indicio : materiarum videlicet in fronte : et quœstionum in operis calce.
Vœnundantur Badio. Colophon : Hic terminantur Metaphysicales quaestiones brèves
et utiles super libros Metaphysice Aristotelis quae ab excellentissimo magistro
Ioanne Buridano diligentissima cura et correctione ac emendatione in formam
redactœ fuerunt in ultima prœlectione ipsius Recognitœ rursus accuratione et
impensis lodoci Badii Ascensii ad quartum idus Octobris MDXVI1I. Deo gratias.
20 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
injuste de s'en emparer. Ces jugements étant posés, et toutes
les autres choses du monde se comportant d'une manière
semblable à l'égard de l'un et de l'autre parti, en l'absence de
toute autre cause déterminante, la volonté peut se décider à
prendre ce qu'elle juge utile; elle peut aussi se décider à ne
pas le prendre, parce qu'elle a jugé qu'il serait injuste et
malhonnête de le faire; elle peut encore demeurer en suspens,
sans produire ni l'acte de vouloir ni l'acte de ne pas vouloir;
elle peut différer sa décision jusqu'au moment où l'intellect
aura plus longuement considéré les deux partis et en aura
plus complètement délibéré. L'intellect ne suffît donc pas à
déterminer la volonté; la volonté tient sa détermination de sa
propre liberté.
« Considérons, au contraire, l'appétit sensitif ou toute autre
puissance non libre; si cette puissance est indifférente à deux
actes opposés l'un à l'autre, par exemple à l'acceptation ou au
refus, jamais elle ne se résoudra ni à l'un ni à l'autre de ces
deux effets, à moins que quelque autre cause ne l'y détermine.
L'appétit sensitif du cheval ou du chien est donc déterminé à
l'acte par le seul jugement du sens. Aussitôt que le cheval ou
le chien juge, par le sens dont il est doué, qu'une chose est
bonne, qu'elle lui convient, l'appétit l'incline vers cette chose.
A la vérité, on voit parfois concourir ici comme des jugements
contradictoires du sens. Un chien, par exemple, est à jeun ; il
est affamé; il voit de la nourriture et désire ardemment s'en
emparer ; mais aussi il voit son maître qui tient un bâton ; il
juge donc qu'il serait mauvais de s'emparer de cette viande, et
il craint de le faire. Mais celui de ces deux jugements : il faut
prendre cette nourriture, il ne faut pas la prendre, qui sera le
plus fort, déterminera l'acte le plus puissant de l'appétit, que
suivra à son tour l'acte extérieur. »
Cette opposition entre les puissances rationnelles et les
puissances irrationnelles est-elle appuyée d'arguments irréfu-
tables? « Il me semble, déclare Buridan, que pour admettre
une telle différence entre la liberté de notre volonté et la
privation de liberté dont est frappé l'appétit sensitif du chien,
il vaut mieux se fier à la foi qu'à la raison naturelle. Il ne
il \N i BURIDAN I DE BÉTHINB) m LEONARD i>i WHC1 SI
soi ii i i \)n< bien aisé de démontrer que notre volonté esl entiè
remeni indifférente à deux actes oppo [u'elle peut, ce que
ne peul L'appétit du chien, Be décider ;» l'un <»u ;i L'autre parti
sans que rien d'étranger ne l'\ | >< >rtc. »
A.u cours du débat que termine colle très prudente conclu
sion, un philosophe moderne cul sans doute fail quelque
allusion à L'embarras de l'âne; Buridan n'en parle pas
Aucun texte, donc, ne nous permet d'attribuer cette compa-
raison célèbre ni à Jean Buridan de Béthune ni au philosophe
son homonyme peut être, qui, au déhut du xv* siècle, corn
menta le De anima et {'Éthique à Nicomaque. L'un ou l'autre,
ou bien l'un et l'autre, ont pu remployer en l'exposition orale
des débats relatifs au libre arbitre. L'ont- ils fait? Nous ne
saurions ni l'affirmer ni le nier.
Jean Buridan de Béthune et Albert de Helmstcdt, sur-
nommé Albert de Saxe, enseignaient à la même époque en la
Faculté des Arts de l'Université de Paris; le premier y était,
de beaucoup, plus ancien que le second; l'enseignement de
celui-là a donc pu influer sur les opinions de celui-ci.
De cette influence nous retrouverons les traces manifestes si
nous comparons les divers écrits d'Albert de Saxe qui ont la
Physique pour objet aux Quœstiones totius lihri Physicorum de
Buridan.
Ces questions se trouvent conservées au manuscrit dont
le S i contient la description; elles en occupent 112 feuillets.
Elles ont été imprimées à Paris, en i5oq, par Pierre Ledru,
aux frais du libraire Denis Roce. et sous la direction de Jean
Dullaert. de Gand1. Nous n'avons pu consulter cette édition.
Nous avons déjà dit. et nous montrerons en une prochaine
étude, que bon nombre d'écrits attribués à Buridan doivent
être reportés au xve siècle. On ne saurait craindre qu'un tel sort
fut réservé aux Quœstiones totius tibri Physicorum; ces Questions
1. Acutissimi philosophi reverendi magistri Johannis Buridani subtilissime questiones
super octo phisicorum libros diligenter recognite et revise a magistro Johanne Dullaert
de Gandavo antea nusquarn impresse. Venum exponuntur in edibus Dkmisi Roce.
Parisius. in vico divi Jacobi, sub divi Martini intersignio. Colophon : Hic finem
accipiunt questiones reverendi magistri Johannis Buridani super octo phisicorum
libros, impresse Parhisiis opéra ae industria magistri Pétri Ledru. impensis...
Dionisii Roce... anno millesimo quingentesimo nono. octavo calendas novembres.
2 2 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
ont été sûrement rédigées au xivc siècle ; un savant libraire de
Munich, M. Jacques Rosenthal, nous a signalé la présence
entre ses mains d'une copie sur vélin des Questiones supra
libros phisicorum Aristotelis novissime Parisiis disputate, et cette
copie est datée de l'an 1371 .
Les Questions sur la Physique de Jean Buridan débutent par
un proœmium1 ; en ce proœmium, le Maître nous apprend qu'il
a rédigé son ouvrage à la prière d'un grand nombre de ses
collègues et de ses disciples; moins modeste qu'Albert de
Saxe, il a conscience que certaines inventions s'y trouvent
contenues, et il réclame la gratitude de ceux à qui ces inven-
tions auront plu : « Bonum, ut habetur primo Ethicorum, quanto
est multis communius, tanto est melius et divinius ; propter quod
multorum de discipulis seu sodalibus meis precibus inclinatus,
aliquot scribere prœsumpsi de difficultatibus libri Physicorum et
hanc illis scripturaux communicare, quia non possent, ut débet,
multa in scholis audita sine aliquo scripturœ admonilorio memoriœ
commandare ; super quibus peto et supplico de obmisso et minus
bene dicto obtinere veniam; de inventis autem, si quœ faciunt
convenientiam, multas habere grates. »
Quelles sont ces inventions, au sujet desquelles le Philo-
sophe de Béthune réclamait la reconnaissance de ses lecteurs?
Notre objet n'est point ici de les rechercher. Plus restreint de
beaucoup, il consiste à examiner si quelques-unes des idées
dont nous avons attribué la découverte à Albert de Saxe, ne
lui ont pas été suggérées par Buridan. Afin que cette étude
n'excède pas de justes limites, nous bornerons notre recherche
aux deux théories d'Albertutius qui ont le plus vivement attiré
l'attention du Vinci : la théorie du centre de gravité, et la
théorie de Yimpetus.
1. Ms. cit., fol. 2, col. b.
JEAN i BURIDAN (DE m'rniM) 11 LÉONARD i»i VINCI
III
Que la théorie du centre de gravité, enseignée par
ALBERT DE S AXE, N'EST AUCUNEMENT EMPR1 vil i; \ JEAN
BURIDAN.
Albert de Saxe a soutenu, au sujet du centre de gravité,
une doctrine qui prend, dans ses écrits, la plus grande impor-
tance1. Cette doctrine, nous l'avons vue naître du besoin de
résoudre certains problèmes. Si nous voulons apprécier le
rôle exact que Jean Buridan et Albert de Saxe ont pu jouer
en la création de cette théorie, il nous faut marquer d'une
manière précise où en était la solution de ces problèmes au
moment même où ces deux maîtres ont commencé de s'en
inquiéter.
Le premier de ces problèmes peut être formulé en ces
termes : Le lieu naturel de l'élément terrestre est- il la surface
concave de l'eau ou bien le centre du Monde? Sans rapporter
ici tout ce qui a été répondu à cette question depuis le temps
où Aristote l'a posée2, voyons ce qu'on en disait, à l'Université
de Paris, immédiatement avant Buridan et Albert de Helm-
stedt; Walter Burley va nous renseigner à cet égard.
Selon Burley3, le lieu naturel de l'élément terrestre n'est
pas la surface interne de l'élément de l'eau; « la terre n'est en
son lieu naturel que si sa sphère a pour centre le centre du
Monde. » « De même, l'eau n'est en son lieu naturel que si
sa sphère a pour centre le centre du Monde, qui est le même
i. Albert de Saxe et Léonard de Vinci; II. Quelques points de la Physique d'Albert
de Saxe (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, 1; première
série, pp. 8-i5).
2. On trouvera un résumé de ces réponses en notre ouvrage : Les origines de la
Statique, t. II, pp. io-i3.
3. Burleus Super octo libros physicorum, Colophon : Et in hoc finitur expositio
excellentissimi philosophi Gualterii de Burley Anglici in libros octo de physico
auditu Aristotelis Stagerite (sic) emendata diligentissime. Impressa arte et diligentia
lioneti Locatelli Bergomensis, sumptibus vero et expensis nobilis viri Octaviani
Scoti Modoetiensis... Venetiis, anno salutis 1^91, quarto nonas decembris. 93* fol.
(non numéroté).
24 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
que celui de la terre. » On peut en dire autant des autres
éléments : « Aucun élément n'est en son lieu naturel si son
centre n'est au centre du Monde. » a Une portion de la terre,
libre de tout obstacle, se meut vers le centre du Monde et non
vers la surface interne de l'eau. » Une difficulté, il est vrai,
se présente : « Lorsque la terre a pour centre le centre
du Monde, chacune de ses parties se trouve violentée, car,
libre de toute entrave, elle se mouvrait naturellement vers
le centre. » « De même si la terre était percée, de part en part,
d'un trou passant par le centre, une motte de terre, jetée dans
ce trou, se mouvrait jusqu'à ce que son milieu vienne au
milieu du Monde; une moitié de cette masse serait alors d'un
côté du centre du Monde et l'autre moitié de l'autre côté ;
mais cela ne peut se faire à moins qu'une partie de cette motte
de terre ne s'éloigne du centre de l'Univers pour se rapprocher
du Ciel; or, ce dernier mouvement est un mouvement vers le
haut, donc un mouvement violent, ce qui est impossible. »
A cela Burley répond « qu'une partie de la terre, détachée de
son tout, est violentée lorsque son milieu n'est pas le centre
du Monde, car, délivrée de tout obstacle, elle se mouvrait vers
le centre du Monde; mais lorsqu'elle est unie au reste de la
terre, elle peut, sans être violentée, reposer hors du centre
du Monde, car elle est en repos, non par elle-même, mais en
vertu du repos de l'ensemble. »
L'origine du second problème doit être cherchée dans les
écrits de Roger Bacon.
Aristote n'avait rien conçu, en sa Physique, qui fût analogue
à notre notion de masse; pour qu'un corps, soumis à une
certaine puissance, pût se mouvoir avec une vitesse finie, il
fallait qu'une certaine résistance le retînt ; en l'absence de
toute résistance, il parviendrait instantanément au terme de
son mouvement. Un grave, par exemple, soumis à sa seule
pesanteur, atteindrait le sol au moment même qu'il serait
libre de tomber; si sa chute dure un certain temps, c'est
qu'une certaine résistance lutte contre la gravité dont il est
doué. Cette résistance, Aristote l'attribue entièrement à l'air
ambiant; cette doctrine lui fournit un de ses principaux
U-
JBÀN i m iud\n (DE DÉTHUNE) ii LÉONARD DE HHCl
arguments contre la possibilité «lu vide; dans le \i<l<\ an
grave n'éprouverait aucune résistance ; ^a chute Berait donc
Instantanée.
A rencontre de cette théorie d'Aristote, Roger Bacon entre-
prend1 de prouver qu'en un grave qui tombe, il n'y a pas
seulement une pesanteur naturelle qui joue le rôle de puis
sauce, mais encore une violence interne qui résisterait à cette
puissance lors même que le milieu ambiant serait supprimé.
« Les physiciens estiment, dit le célèbre Franciscain, que la
descente des graves est entièrement naturelle et qu'il en est de
même de l'ascension des corps légers,
en sorte que ces deux mouvements ne
comportent aucune violence. Mais une
figure géométrique (fig. 1) suffît à nous
montrer le contraire. Soient, en effet,
D B C, une pierre ou un morceau de
bois placé dans l'air, A le centre du
Monde et G H un diamètre du Monde.
Gomme les trois points D, B, C gardent
toujours, au sein du tout, les mêmes
distances mutuelles, ils faut qu'ils des-
cendent vers le centre suivant des lignes parallèles ; D descendra
donc par la ligne D E, B par la ligne B A et G par la ligne
G 0. D tombera donc hors du centre du Monde, sur le diamètre
H G, en un point plus rapproché du Ciel, savoir le point E;
G tombera de même en 0. En cette descente, D s'éloignera du
centre A et s'approchera du Ciel selon la distance A E, et G
selon la distance A 0. Mais toutes les fois qu'un grave s'éloigne
du centre pour se rapprocher du Ciel, il y a violence. D et C
se meuvent donc de mouvement violent, et il en est de même
de toutes les parties du corps DBG, sauf de la partie B qui
va seule au centre. Il se produit donc ici une grande violence. »
Des deux questions dont Walter Burley, d'une part, et
H
e a. o
Fis. i.
i. Fratris Rogeri Bacon, Ordinis Minorum, Opus majus ad Clementem quartum,
Pontificem Bomanum. Edidit S. Jebb, Londini, typis Gulielmi Bowyer. MDCCXX.XI1I.
Partis quartre dist. IV, cap. XIV: An motus gravium et levium excludat omnem
violentiam? Et quomodo motus gignat calorem? Itemque de duplici modo sciendi.
pp. io3-io^, numérotées par erreur 99-100.
20* ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
Roger Bacon, d'autre part, nous ont donné les énoncés, nous
avons vu1 sortir la théorie de la gravité qu'enseigne Albert
de Saxe. Précisant ce qu'avaient à peine indiqué Aristote et
Simplicius, cette théorie pose les principes suivants, qui résol-
vent les difficultés soulevées :
La terre est en son lieu naturel lorsque son centre de gravité
coïncide avec le centre de l'Univers.
Lorsqu'un fragment terrestre est violemment séparé de l'en-
semble de la terre, ce fragment et le reste de l'élément terrestre
se meuvent naturellement de telle sorte que leur commun
centre de gravité revienne se placer au centre du Monde.
Lorsqu'il professait cette doctrine, Albert de Saxe était-il
simplement le disciple de Jean Buridan?
Jean Buridan a, lui aussi, examiné les deux problèmes en
vue desquels cette doctrine a été créée. La solution qu'il a pro-
posé d'en donner n'a aucun rapport avec celle qu'Albert
a adoptée. Celle-ci, par l'intermédiaire de Burley et de Saint
Thomas d'Aquin, se rattache à la tradition d'Aristote et de
Simplicius; celle-là découle directement des principes nomi-
nalistes posés par Guillaume d'Ockam.
Guillaume d'Ockam affirmait avec persistance2 que dans les
notions purement géométriques de point, de ligne, de surface,
il n'y a rien de réel, rien de positif; seul, le volume, la
grandeur à trois dimensions étendue en longueur, largeur et
profondeur, peut être réalisé. La surface est une pure néga-
tion, la négation que le volume dun corps s'étende au delà
d'un certain terme; de même, la ligne est la négation que
l'étendue d'une surface franchisse une certaine frontière, le
point, la négation qu'une ligne se prolonge au delà d'une
certaine borne.
Écoutons le célèbre Nominaliste gourmander3 avec sa fougue
habituelle les physiciens qui parlent des pôles immobiles
du Ciel, du centre immobile du Monde, réalisant ainsi des
i. Albert de Saxe et Léonard de Vinci, II (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a
lus et ceux qui Vont lu, I ; première série, pp. 8-19).
2. Gulielmi de Occam Tractatus de Sacramento Altaris, capp. I, II et IV. — Quod-
libeta, Quodlib. I, quœst. IX. — Logica, cap. de Quantitate, etc.
3. Gulielmi de Occam Summulx in libros Physicorum, lib. IV, cap. XXII.
JEAN i BURIDAN ( DE mViniM) 1.1 LÉONARD DE VIHCI '7
|)oiiils, des indivisibles, qui sont de pures abstractions de
géomètre :
« Ce qu'on dit de L'immobilité des pôles el du centre pro-
cède d'une fausse imagination, à savoir qu'il existe, dans le
Ciel, des pôles immobiles et, dans la terre, un centre; immo
bile. Gela est impossible. Lorsque le sujet est animé de mou-
vement local, si l'attribut demeure numériquement un, il se
meut de mouvement local. Mais le sujet de cet accident que sont
les pôles, c'est-à-dire la substance du Ciel, se meut de mouve-
ment local; ou bien donc les pôles seront incessamment
remplacés par d'autres pôles numériquement distincts des
premiers, ou bien ils seront en mouvement.
» Peut-être dira-t-on que le pôle, qui est un point indivisible,
n'est pas une partie du Ciel, car le Ciel est un continu et les
continus ne se composent pas d'indivisibles.
» Mais si le pôle existe, et s'il n'est pas une partie du Ciel,
c'est donc quelque substance corporelle et incorporelle. Si elle
est corporelle, elle est divisible et non pas indivisible. Si
elle est incorporelle, elle est de nature intellectuelle, et l'on
arrive à cette conclusion ridicule que le pôle du Ciel est une
intelligence. »
L'esprit qui a guidé Ockam lorsqu'il a écrit ce passage est
aussi celui qui a inspiré Buridan en la discussion des deux
problèmes dont nous avons parlé; l'opinion du Philosophe
de Béthune semble pouvoir se résumer en ces termes : Les
deux questions dont il s'agit sont dénuées de tout sens, car
elles attribuent la réalité et des propriétés physiques au
centre du Monde, tout en traitant ce centre comme un point
indivisible.
Voyons d'abord ce que le Philosophe de Béthune dit de la
question posée au sujet du lieu naturel de la terre1.
Selon Buridan2, le lieu naturel de l'élément terrestre est, en
partie, la surface interne de l'eau, en partie la surface interne
de l'air.
1. Magistri Johannis Buridam Questiones quarti libri Phisicorum. Queritur quinto
utrum terra sit in aqua sive in superficie aque tanquam in loco proprio et naturali
(Bibl. nat., fonds lat., ms. 1A723, fol. C3, col. d).
2. Jean Buridan, loc. cit., fol. O'i, col. c.
28 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
« A l'opinion qui prétend que le lieu propre et naturel de la
terre n'est point l'eau, mais le centre du Monde, nous répon-
drons1, en premier lieu, que le centre du Monde, c'est la
terre tout entière, et la terre ne saurait être à elle-même son
propre lieu. Si par centre nous entendons un point indi-
visible que l'imagination mathématique place au centre du
Monde, ce centre-là ne saurait être lieu, car il ne contient rien.
Si l'on supposait que la terre fût placée ailleurs, sous d'autres
éléments, elle ne se mouvrait pas vers ce point. » On dit, il est
vrai, à l'appui de cette opinion, que si la terre était percée de
part en part, un fragment terrestre, jeté dans ce trou, descen-
drait au centre du Monde; mais cette remarque est sans
valeur; « il faut bien que, selon la nature, le trou se remplisse
de quelque manière. »
L'esprit d'Ockam est bien reconnaissable dans le passage
que nous venons de citer; il l'est plus encore dans celui-ci, où
Buridan examine2 « si la durée successive qui affecte le mou-
vement des corps graves ou légers vers leurs lieux naturels
provient entièrement de la résistance du milieu ».
« Remarquez à ce sujet, dit le Philosophe de Béthune3, que
certains physiciens admettent bien aisément l'existence d'une
résistance intrinsèque au cours de la chute naturelle d'un
grave.
» Supposons qu'un gros homme descende; toutes les parties
de cet homme tendent en ligne droite au centre. Mais les
parties latérales extrêmes ne peuvent se diriger en ligne droite
vers le centre, car les parties médianes les en empêchent. Il
semble donc que les parties de ce grave éprouvent un certain
empêchement, une certaine résistance à l'encontre de l'incli-
nation qui les porte au centre. Gela paraît contraire à la con-
clusion précédemment posée » qui attribue, en la chute des
graves, toute résistance au milieu ambiant.
« Voici, ce me semble, ce qu'il faut répondre : Le centre ou
i. Jean Buridan, loc. cit., fol. G5, col. a.
2. Magistri Johannis Buridam Questiones qnarti libri Phisicorum. Queritur nono
utrum in motibus graviurn et levium ad sua loca naturalia Iota successio proveniat
a resistentia medii (Bibl. nat., fonds lat., ms. 1^7 >3, fol. GO, col. c).
3. Jean Buridan, loc. cit., fol. G7, col. a.
1 1 , v n I BURIDAN ihi. BÉTHUNE) ii LÉONARD DI \imi 'J\)
milieu du Monde n'est aucunement une chose Indivisible,
semblable au point que L'on peul imaginer sur une ligne, Le
centre ou milieu du Monde esl une chose qui a une certaine
grandeur, qui est longue, Large et profonde; c'est, par exemple,
toute la lerre ou une partie possédant un certain volume (pars
quaniitativa) de celle même terre. Le lieu inférieur, le lieu le
plus bas, ce n'es! pas le centre [indivisible] du Monde; bien
plutôt, ce lieu contient ce centre [indivisible] du Monde. Un
homme qui tombe n'a pas inclination, ne se dirige pas vers le
centre indivisible du Monde. Bien plus! S'il n'y avait aucun
corps grave à l'endroit vers lequel tombe cet homme, s'il y
avait seulement de l'air là où se trouvent actuellement la terre
et l'eau, cet homme aurait inclination et tendance à devenir
[en son entier] milieu du Monde; c'est à cela, et à cela seule-
ment, que ses diverses parties auraient toutes ensemble incli-
nation et tendance, à savoir que [le corps entier de] cet homme
devînt le milieu du Monde ; en cela, les parties ne se gêneraient
aucunement l'une l'autre.
» D'ailleurs, cet homme, pris en son ensemble, se mouvrait
beaucoup plus rapidement que ne se mouvrait une de ses
parties prises isolément; bien loin donc que ses diverses parties
s'empêchent et se retardent l'une l'autre, elles se rendent
mutuellement plus vives et plus vites.
» De même, en une grande masse d'eau continue, une partie
n'aspire pas à descendre au-dessous d'une autre partie, si elles
ont toutes deux même degré de pesanteur ou de légèreté. Voilà
pourquoi un marin qui descend au fond de la mer ne sent pas
la pesanteur de l'eau, bien qu'il en ait sur les épaules cent
tonnes ou mille tonnes; cette eau, en effet, qui se trouve au-
dessus de lui, ne tend pas à descendre davantage. Elle aurait,
au contraire, une semblable inclination par rapport à l'air, si
cet air se trouvait au-dessous d'elle.
» Lors même que cette masse d'eau ne se trouverait pas en
son lieu naturel, qu'elle serait fort élevée en un vase placé en
un sommet terrestre, une partie de cette eau ne tendrait pas
davantage à se placer au-dessous d'une autre partie. Suppo-
sons, en effet, qu'en un tel lieu, un homme se trouve dans un
3o ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
bain et que sa jambe soit au fond de ce bain, surmontée d'une
quantité d'eau que, dans l'air, cet homme ne pourrait porter;
l'homme, cependant, ne sentirait pas le poids de cette eau, car
cette eau n'aurait aucune inclination à se placer au-dessous de
l'eau qui l'entoure ou qui lui est sous-jacente.
» J'en dis autant de la terre tout entière, qui est le centre du
Monde. Non seulement la partie centrale de cette terre se
trouve naturellement en repos, mais il en est de même de ses
parties extrêmes; celles-ci n'éprouvent aucune inclination vers
ce point milieu que l'on imagine être le centre de la terre.
La terre entière, et ses diverses parties toutes ensemble,
tendent, par une inclination continuelle, à occuper autant
d'espace qu'elles en occupent actuellement; c'est pourquoi elles
se meuvent en ligne droite sans que ni les parties centrales, ni
les parties extrêmes, s'empêchent mutuellement ou résistent
les unes aux autres. »
Les principes que le Philosophe de Béthune expose en ces
divers passages se trouvent encore formulés par lui en un
autre lieu1. Lorsqu'au premier livre des Physiques, il examine
si tout être admet par nature une limite supérieure, il est
amené à formuler et à discuter cet argument :
Si l'opinion soutenue était exacte, « une fourmi, tombant à
terre, mettrait en mouvement la terre entière. Cette consé-
quence est absurde, et cependant elle est logiquement déduite.
Nous supposons, en effet, que la terre se trouve exactement
équilibrée en son centre. Si nous imaginions, en effet, que l'on
partageât la terre au moyen d'un plan passant par son centre
(j'entends son centre tel que le conçoivent les mathématiciens),
chacune des deux parties de la terre aurait même poids; cha-
cune d'elles tendrait à placer son milieu au centre du Monde
si l'autre ne l'en empêchait; mais aucune de ces deux parties
ne peut mouvoir l'autre, car elles concourent toutes deux au
même but et sont exactement égales en puissance et en rési-
stance. Si l'on ajoutait à l'une d'elles le poids d'une seule
i. Magistri Johannis Buridam Questiones primi libri Physicorum. Duodecimo que-
ritur utrum omnia entia naturalia sint determinata ad maximum (Bibl. Nat., fonda
latin, ms. 1A723, foll. 16, col. d, et 17, col. a).
JEAN I BURIDAN | i>i BÉTHUNB) m LÉONARD DE \iv.l Il
fourmi, il n > aurait plus cuire l<^ deux parties relation d'éga
lii(;; la partie qui porte I « » fourmi surpasserait l'autre; elle
mettrait donc en mouvement L'autre moitié, jusqu'à ce que le
tout fut en équilibre, comme précédemment. »
Voici ce que Buridan répond à cet argument : «Ce raison
nement suppose un principe faux, à savoir que toutes [es
parties de la terre tendent ou ont inclination vers un centre
que l'on imagine indivisible. Or, cela est faux. Lorsque la
terre entière se trouve en son lieu naturel, de telle sorte
qu'aucune de ses parties ne se trouve au-dessus de l'eau, de l'air
ou du feu, cette masse entière de la terre n'a plus aucune incli-
nation à descendre davantage ; elle tend seulement à demeurer
en repos là où elle se trouve ; et il en est de môme de chacune
de ses parties. Lorsqu'au contraire une partie de la terre se
trouve au-dessus d'une certaine partie de l'eau, de l'air ou du
feu, alors cette partie a inclination à venir se placer au-dessous
de cette eau, de cet air ou de ce feu. Mais le reste de la terre,
qui ne se trouve au-dessus d'aucune partie de l'eau, de l'air ou
du feu, est beaucoup plus grande; elle a, pour résister, une
puissance qui surpasse de beaucoup la puissance motrice des
parties situées au-dessus de corps plus légers. Une petite partie
de la terre ne suffît donc pas à mouvoir la terre entière. Il
faudrait une masse de terre très grande pour vaincre la rési-
stance de toute la terre, résistance qui provient du désir de
rester en repos en son lieu naturel, car elle est en son lieu
naturel selon sa totalité et aussi par toutes celles de ses parties
qui ne se trouvent pas au-dessus d'un élément plus léger. »
Ici Buridan paraît nier même la théorie péripatéticienne de la
gravité, fondement du système géocentrique ; sa pensée pourrait,
semble-t-il, se résumer en ces mots, qui sont de Léonard de
Vinci1 : « La terre n'est pas au milieu du cercle du Soleil, ni au
milieu du Monde, mais bien au milieu de ses éléments, qui
l'accompagnent et lui sont unis. » Et ces mots, reflets des doc-
trines de Nicolas de Gués2, préparaient la théorie de Copernic.
i. Les Manuscrits de Léonard de Vinci; ms. F de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 4i, verso.
2. Nicolas de Cues et Léonard de Vinci, XIV (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il
a lus et ceux qui Vont lu, XI ; seconde série, pp. 260-268).
32 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
Le principe occamiste selon lequel un point mathématique
ne peut avoir aucune réalité, selon lequel le centre physique
du Monde doit être non pas un point, mais un corps, guide
Buridan en toute discussion analogue à celles que nous venons
de rapporter.
Par exemple, en ses Questions sur la Métaphysique d Aristote1,
il est amené à définir ce que les astronomes désignent par les
noms de sphères homocentriques et de sphères excentriques ;
voici la précaution qui précède cette définition :
« Il faut savoir que, dans le Monde, le centre naturel est la
terre elle-même. On ne saurait y supposer un centre indi-
visible, si ce n'est par imagination. Imaginons toutefois un
point au milieu de la terre et regardons-le comme centre du
Monde. Alors, toutes les sphères qui auront pour centre ce
centre de la terre seront dites homocentriques... »
Buridan n'admet pas la théorie du centre de gravité qu'Albert
de Saxe devait enseigner après lui ; il ne la réfute pas non plus
d'une manière formelle; il semble qu'au temps où il com-
posait ses Questions sur la Physique et sur la Métaphysique,
cette théorie n'était pas encore constituée, qu'elle ne formait
pas un corps de doctrine. En tout cas, Buridan eût-il connu
cette doctrine en la plénitude de son développement, que ses
principes occamistes l'eussent obligé à la rejeter comme
dénuée de sens.
La théorie de la pesanteur soutenue par Albert de Saxe a
exercé la plus grande influence, non seulement sur les recher-
ches mécaniques de Léonard, mais encore sur tout le dévelop-
pement de la Statique jusqu'au milieu du xvne siècle2. En
outre, c'est cette théorie qui a engendré le système géologique
i. In Metaphysicen Aristotelis. Quœstiones argutissimœ Magistri Joannis Buridani in
ultima prœlectione ab ipso recognitœ et emissœ: ac ad archetypon diligenter repositœ: cum
duplice indicio : materiarum videlicet in fronte; et quœstionum in operis calce. Vœnun-
dantur Badio. Colophon : Hic terminantur Metaphysicales qua^stiones brèves et utiles
super libros Metaphysice Aristotelis quae ab excellentissimo magistro Ioanne Buridano
diligentissima cura et correctione ac emendatione in formam rcdacta3 fuerunt in
ultima prœlectione ipsius Becognitae rursus accuratione et impensis Iodoci Badii
Ascensii ad quartum idus Octobris MDXVII1. Deo gratias. Lib. XII, quacst. X: Utrum
in corporibus cœlestibus ponendi sunt epicycli. fol. lxxiii, col. b.
2. P. Duhem, Les origines de la Statique, Ch. XV : Les propriétés du centre de
gravité, d'Albert de Saxe à Evangelista Torricelli. — Ch. XVI : La doctrine d'Albert
de Saxe et les Géostaticiens. T. II, pp. i-i85.
il \n i BUB1DAN (DE hÎ.iimm.) 1.1 LÉONARD DE VIMCI
adopté pa* le Vinci1, !<• système qui .1 porté ce grand artiste
vers L'étude des fossiles où il devail entraîner Cardan et, par
Cardan, Bernard Palissy. Il est donc peu de doctrines qui
aient jour, en La formation de La Science moderne, \i\\ rôle
plus important que celle théorie. \ La composition de cette
théorie, Buridan n'a aucunement participé.
Après avoir joui Longtemps d'une vogue que sa fécondité
justifiait, la théorie du centre de grnvité enseignée par Albert
de Saxe a fini par être chassée de la Science; le principe sur
lequel elle reposait, après avoir été regardé comme une
« vérité de lumière naturelle », comme « un premier principe
dont jamais personne n'a douté», s'est vu reléguer au rang
des erreurs inadmissibles. Le premier qui ait osé douter de ce
principe est Jean Kepler3. Or, certaines des attaques que
Kepler a dirigées contre la proposition d'Albert de Saxe
semblent n'être qu'un écho de l'enseignement d'Ockam et de
Jean Buridan :
« Un point mathématique*, que ce soit le centre du Monde
ou que ce soit un autre point, ne saurait mouvoir effective-
ment les graves; il ne saurait non plus être l'objet vers lequel
ils tendent. Que les physiciens prouvent donc qu'une telle
force peut appartenir à un point, qui n'est pas un corps, et
qui n'est conçu que d'une manière toute relative!
» Il est impossible que la forme substantielle de la pierre,
mettant en mouvement le corps de cette pierre, cherche un
point mathématique, le centre du Monde par exemple, sans
souci du corps au sein duquel se trouve ce point. Que les phy-
siciens démontrent donc que les choses naturelles ont de la
sympathie pour ce qui n'existe pas! »
Au xvne siècle donc, les discussions qui mettaient aux prises
les initiateurs de la Science moderne subissaient encore les
i. Albert de Saxe et Léonard de Vinci, IV (Études sur Léonard de Vinci, I; première
série, p. 33) — Léonard de Vinci et les origines de la Géologie (Études sur Léonard de
Vinci, XII; deuxième série, p. a83).
3. Léonard de Vinci, Cardan et Bernard Palissy (Études sur Léonard de Vinci, VI;
première série, p. 223).
3. P. Duhem, Les origines de la Statique, ch. XVI; t. II, pp. i5a-i56.
4. Joannis Kcpleri De motibus stellx Martis commentarii, Prag-ae, 1609 (Kepleri
Opéra omnia, éd. Ch. Frisch, t. III, p. i5i).
P. DUHEM. 3
34 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
influences diverses des enseignements que l'Université de
Paris donnait au xive siècle.
IV
La Dynamique de Jean Buridan.
Jean Buridan n'a rien écrit qui ait directement influé sur le
développement de la Statique; la théorie du centre de gravité
qu'Albert de Saxe a enseignée ne lui était empruntée d'aucune
manière. En revanche, le système de Dynamique qu'il a
adopté, en ses Questions sur la Physique, était appelé à orien-
ter, pendant deux siècles, la pensée de l'École nominaliste
parisienne. Accueilli, non sans grande résistance, par les
Géomètres italiens qui, à la Renaissance, luttaient contre
l'Aristotélisme et l'Averroïsme routiniers des Universités, il
devait se développer grâce à leur science mathématique, et
engendrer la doctrine mécanique de Galilée et de ses émules.
C'est assez dire l'importance qu'a, pour l'histoire de la Méca-
nique, l'étude de la Dynamique du Philosophe de Béthune.
Non pas, sans doute, que la théorie de Yimpetus, qui est le
fondement de cette Dynamique, soit due en entier à Buridan.
Nous avons vu ailleurs1 comment elle avait été nettement
formulée par Jean Philopon; comment certains penseurs
arabes, tel l'astronome Al Bitrogi, semblaient l'avoir adoptée;
comment Saint Thomas d'Aquin et Walter Burley y avaient
fait allusion pour la rejeter; comment, enfin, Guillaume
d'Ockam lui avait accordé une adhésion formelle et fermement
établie par une vigoureuse discussion. Nulle part, cependant,
cette théorie n'a été exposée avec autant d'ampleur, de suite
et de détails qu'en la douzième question2 posée par le Philo-
i. Nicolas de Cues et Léonard de Vinci; IX. La Dynamique de Nicolas de Gués et
les sources dont elle découle. (Études sur Léonard de Vinci, XI, deuxième série,
pp. 189-193.)
2. Magistri Johannis Buridam Questiones octavi libri physicorum. Queritur 120
utrum projectum post exitum a manu projicientis moveatur ab aère, vel a quo
moveatur. Bibl. nat., fonds lat., ms. 1A723, foll. 106, col. a, et 107, col. b.
.1 i:\\ I iti lu i» \ \ ( i»i m' i ni \ OB IRD i»i \ IN( i
sophe de Béthune au sujet du huitième livre <!<• La Physique
<T \rislole.
Celle question est ainsi formulée : t< Le projectile, après
qu'il a quille la main de celui qui le lance, esl-il mfi par L'air?
Sinon, par quoi est-il mû? »>
En la table qui se trouve au début du huitième livre, les
matières Iraitécs en celle question sont énumérées dans Les
termes suivants :
« Duodecima questio. Utrutn projectum post exitutn a manu
projicientis tnoveatur ab aère, vel a quo movealur? Quare longius
projicio lapidera quam plumarn vel lanlumdem de ligno? Quod
movetur ab impela ei impresso a molore. Quare molus nalurales
gravium suai velociores in fine quam in principio. An oporlel
ponere inlelligentias ad movendum corpora celestia? Que res est
ille motus? Quare pila de chordaQ) longius reflectitur quam lapis
veloeius motus? »
Ce sommaire donne, dès l'abord, une idée de la gravité des
problèmes qu'aborde Buridan en cette partie de son œuvre.
Les solutions qu'il propose de donner à ces problèmes font de
cette douzième question l'un des monuments les plus impo-
sants de la Science médiévale. Aussi croyons-nous devoir en
donner la traduction textuelle et complète.
«Il paraît, » dit Buridan, que le projectile, après avoir quitté
la main qui le lance, une peut être mû par l'air; l'air, en effet,
qui doit être divisé par ce projectile, semble plutôt résister à
son mouvement.
» En outre, vous direz peut-être que celui qui lance le pro-
jectile meut, au début du mouvement, non seulement ce
projectile, mais aussi l'air voisin, et que cet air ébranlé meut
ensuite le projectile jusqu'à une certaine distance. Mais, à cela,
on fera cette réponse : Qu'est-ce qui meut cet air après qu'il
n'est plus mû par celui qui lance le projectile? La difficulté est
la même pour cet air que pour la pierre projetée.
» Àristote, au VIIIe livre du présent ouvrage, soutient
l'opinion contraire, et cela en ces termes : Si les projectiles
i. x\Is. cit., fol. g5, col. b.
36 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
continuent de se mouvoir après qu'ils ont subi le contact de
ce qui les lance, c'est ou bien par àviMcepCcrraffiç.* comme certains
le prétendent, ou bien parce que l'air pressé par le projectile
pousse, à son tour, d'un mouvement plus rapide, l'air qui se
trouve devant lui. Aristote répète la même chose au VIP livre
du présent ouvrage, en ce VIIIe livre et au IIIe livre du
De Cœlo.
» Cette question est, à mon avis, fort difficile, car, à ce qu'il
me semble, Aristote ne l'a pas bien résolue.
» Aristote examine deux opinions.
» La première invoque ce qu'il nomme l'âvRiueptataoïç. Le
projectile quitte rapidement le lieu où il se trouvait. La Nature,
qui ne permet pas l'existence d'un espace vide, envoie avec la
même vitesse de l'air derrière le projectile. Cet air, animé d'un
vif mouvement, rencontrant le projectile, le pousse en avant;
le même effet se reproduit jusqu'à ce que le corps mû par-
vienne à une certaine distance.
» Cette théorie n'a pas l'approbation d'Aristote ; il la réfute
au VIIIe livre de cet ouvrage, disant : L'àvTn:ep(<rua<riç meut et
fait mouvoir toutes choses. Ce que l'on doit, semble-t-il, com-
prendre ainsi : Si l'on n'invoque aucun autre procédé que la
dite flwnwspfffTOffiç, il faut que tous les corps qui se trouvent
derrière le projectile, y compris le Ciel même, suivent le mou-
vement du projectile ; l'air, en effet, qui vient occuper la
place du projectile, quitte lui aussi le lieu où il se trouvait ; il
faut donc qu'un autre corps le remplace, et ainsi de suite,
indéfiniment. Mais on peut immédiatement répondre à cela ce
que l'on a dit, au IVe livre du présent ouvrage, du mouvement
de progression ; on objectait, en effet, qu'il ne peut se produire
de mouvement rectiligne sans vide, à moins que tous les corps
placés devant le mobile ne se mettent en mouvement, puisque
les corps ne se peuvent compénétrer; on a résolu cette diffi-
culté en répondant que les corps placés au-devant du mobile
n'avaient pas tous besoin de progresser, qu'il suffisait que
quelques-uns d'entre eux éprouvassent une certaine conden-
sation. De même, nous dirions ici qu'il se produit une certaine
raréfaction des corps placés en arrière du projectile, en sorte
JEAN i BURIDAH (DE BBTHUNE) m LÉONARD DE nin'.i V
qu'il n'est pas nécessaire que ions les corps situés derrière l<-
mobile suivent le mouvement.
» Mais, en dépit de cette explication, il me semble que la
théorie proposée ne valait rien, el cela résulte de diverses
expériences.
» La première expérience est celle de la toupie ou de la meule
du forgeron; ce corps tourne très longtemps; cependant, ce
corps ne sort pas du lieu qu'il occupe, en sorte que l'air n'a
pas à le suivre pour remplir la place abandonnée ; cette tbéorie
ne peut donc dire ce qui meut cette toupie ou cette meule.
» Seconde expérience. Qu'on lance un javelot dont la partie
postérieure est armée d'une pointe aussi aiguë que la partie
antérieure. Ce trait va se mouvoir aussi rapidement que s'il ne
portait pas, en arrière, une pointe aiguë; cependant, l'air qui
suit le javelot ne saurait pousser fortement cette pointe, car il
serait aisément divisé par son acuité.
» Troisième expérience. Un navire que l'on haie rapidement
en un fleuve, contre le cours du fleuve, ne peut s'arrêter in-
stantanément; il continue à se mouvoir longtemps après qu'on
a cessé de le haler. Cependant, le batelier qui se tient debout
sur le pont ne sent nullement que l'air le pousse par derrière ;
il sent seulement, par devant, l'air qui résiste. Supposons, en
outre, que ce bateau soit chargé de foin ou de bois, et que le
batelier se trouve à l'arrière, contre le chargement; si l'air
avait une impétuosité si grande qu'il lui fût possible de
pousser le navire avec tant de force, cet homme se trouverait
violemment comprimé entre le chargement et l'air qui suit le
bateau, l'expérience montre que cela n'est pas. Si le bateau
était chargé de foin ou de paille, l'air qui le suit infléchirait,
dans le sens du mouvement, les fétus qui se trouvent à l'ar-
rière; et tout cela est faux.
» La seconde opinion est celle qu'Aristote semble approuver.
Selon cette opinion, celui qui lance le projectile meut, en
même temps, l'air ambiant ; et cet air, violemment ébranlé,
a puissance pour mouvoir à son tour ce projectile ; il ne faut
pas entendre par là que le même air se déplace du point où la
projection a eu lieu jusqu'au point où cesse le mouvement du
38 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
projectile, mais que l'air conjoint au projectile est mû par
celui qui lance le mobile, que cet air en meut un autre, et ainsi
de suite jusqu'à une certaine distance ; la première masse d'air
meut donc le projectile jusqu'à ce qu'il parvienne à une
seconde masse d'air, cette seconde masse jusqu'à une troisième
et ainsi de suite ; aussi Aristote dit-il qu'il n'y a pas là un seul
mobile, mais des mobiles successifs ; Aristote dit également
que le mouvement n'est pas un mouvement continu, mais une
série de mouvements consécutifs ou contigus.
» Mais, sans aucun doute, cette opinion et cette hypothèse
me semblent également impossibles à admettre, tout comme
l'opinion et l'hypothèse précédentes. Cette explication ne
permet pas de dire ce qui fait tourner la meule du forgeron ou
la toupie lorsque s'est retirée la main qui les a mises en mou-
vement; en effet, si Ton recouvrait entièrement la meule à
laide d'un linge qui la séparât de l'air ambiant, la meule ne
cesserait cependant pas de tourner; elle continuerait très long-
temps à se mouvoir ; ce n'est donc pas cet air qui la meut.
» Item, un bateau mû rapidement demeure en mouvement
après que les haleurs ont cessé de tirer; ce n'est pas l'air
ambiant qui meut ce bateau; s'il était couvert d'une bâche,
que l'on enlevât cette bâche et, en même temps, l'air qui lui
est contigu, le bateau ne s'arrêterait pas pour cela ; en outre,
si le bateau était chargé de foin ou de paille et qu'il fut mû par
l'air ambiant, cet air infléchirait vers l'avant les fétus qui se
trouvent à la surface du chargement; bien au contraire, ces
fétus s'infléchissent vers l'arrière par suite de la résistance de
l'air qui les entoure.
» Item, si vivement que l'air soit mû, il reste facile à diviser ;
on ne voit donc pas comment il pourrait porter une pierre du
poids de mille livres lancée par une fronde ou par une
machine.
» Item, avec votre main, sans rien tenir en cette main, vous
pouvez mouvoir l'air voisin aussi vite et même plus vite que
si vous aviez en cette même main une pierre que vous voulez
lancer; supposons donc que cet air, grâce à la vitesse de son
mouvement, ait assez d'impétuosité pour mouvoir rapidement
Ji:v\ i BURIDAH (DE BBTHUNB) BT LÉONARD DE VINCI 3g
cette pierre; il s** 1 1 1 1 >I<^ que si je poussais cet air rers vous avec
celle même vitesse, il devrait vous faire subir une impulsion
impétueuse et très sens ih le ; or, nous ne peree\ on s pas qu'il 611
soit ainsi.
» Hem, il en résulterait que vous projetteriez une plume
plus loin qu'une pierre, et un corps moins pesant plus loin
qu'un corps de plus grande pesanteur, leurs figures et leurs
volumes étant d'ailleurs Identiques; or, nous expérimentons
que cela est faux; et, cependant, la conséquence découle mani-
festement des principes, car l'air ébranlé soutiendrait, porterait
et mouvrait plus aisément une plume qu'une pierre, un corps
léger qu'un corps lourd.
a Item, à cette explication, on objecterait cette question :
Par quoi l'air est-il mû après que celui qui a lancé le projectile
a cessé de le mouvoir? A cette question, le Commentateur
répondra que cet air est mû par sa légèreté, qu'il est dans la
nature de l'air de retenir la force motrice lorsqu'il est ébranlé;
ainsi, c'est par ce mouvement de l'air que le son, avec le
temps, se propage au loin; nous devons, en effet, nous repré-
senter ce phénomène à l'image de ce que nous voyons dans
l'eau; que l'on projette une pierre en l'eau d'un étang parfai-
tement tranquille ; l'eau en laquelle tombe la pierre meut tout
autour d'elle l'eau qui lui est voisine, celle-ci en meut une
autre, et nous voyons se former ainsi des ondes circulaires qui
se succèdent jusqu'à ce qu'elles atteignent la rive; en l'air
donc, il se forme des ondes du même genre, et ces ondes se
propagent plus rapidement qu'en l'eau dans la proportion où
l'air est plus subtil et plus aisément mobile que l'eau.
» A cette réponse nous objecterons que la légèreté n'a point
la propriété de mouvoir si ce n'est vers le haut, tandis qu'un
mobile peut être projeté en toute direction, vers le haut, vers
le bas, ou de n'importe quel côté.
» Item, ou bien cette légèreté est celle-là même que l'air
possédait avant que le mobile fût lancé et qu'il conservera
après le mouvement du projectile, ou bien elle est une autre
chose, une disposition différente imprimée à l'air ébranlé par
celui qui a projeté le mobile, disposition qu'il a plu au Com-
^O ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCÏ
mentateur de nommer légèreté. Si cette légèreté est celle-là
même que l'air possédait auparavant et qu'il gardera ensuite,
l'air avait donc, avant le moment où le mobile a été lancé, la
même force motrice qu'à ce moment; il devait donc, avant ce
moment, mouvoir le projectile comme il le meut après, car,
en la nature, toute puissance active, dès là qu'elle est appli-
quée au patient, doit agir et agit en effet. Si, au contraire, cette
légèreté est autre chose, si c'est une disposition nouvelle,
propre à mouvoir l'air, qui lui est imprimée par celui qui
lance le projectile, nous pouvons et nous devons dire de
même qu'une telle chose est imprimée à la pierre ou au mobile
projeté, et que cette chose est la vertu qui meut ce corps; il
est clair qu'il vaut mieux faire cette supposition que de recou-
rir à l'air qui mouvrait le projectile ; bien plutôt, en effet, l'air
semble résister.
» Voici donc, ce me semble, ce que l'on doit dire : Tandis
que le moteur meut le mobile, il lui imprime un certain impe-
tus, une certaine puissance capable de mouvoir ce mobile dans
la direction même où le moteur meut le mobile, que ce soit
vers le haut, ou vers le bas, ou de côté, ou circulairement.
Plus grande est la vitesse avec laquelle le moteur meut le
mobile, plus puissant est Yi/npetus qu'il imprime en lui. C'est
cet impetus qui meut la pierre après que celui qui la lance a
cessé de la mouvoir; mais, par la résistance de l'air, et aussi
par la pesanteur qui incline la pierre à se mouvoir en un sens
contraire à celui vers lequel Y impetus a puissance de mouvoir,
cet impetus s'affaiblit continuellement; dès lors, le mouve-
ment de la pierre se ralentit sans cesse; cet impetus finit par
être vaincu et détruit à tel point que la gravité l'emporte sur
lui et, désormais, meut la pierre vers son lieu naturel.
» On doit, ce me semble, tenir pour cette explication, d'une
part, parce que les autres explications se montrent fausses et,
d'autre part, parce que tous les phénomènes s'accordent avec
cette explication -ci.
» Dira-ton, par exemple : Je puis lancer une pierre plus
loin qu'une plume, et un morceau de fer ou de plomb adapté
à ma main plus loin qu'un morceau de bois de même gran-
JEAH I BURIDAN (DE BETHl'NE) RT LÉONARD DE VTHCA l\ I
deur. Je réponds que la cause en est la suivante : Toutes les
formes et dispositions naturelles sont reçues <in la matière et
en proportion de la [quantité de] matière; partant, plus un
corps contient de matière, plus il peut recevoir de cet impetus,
et plus grande est L'intensité avec laquelle il peut le recevoir;
or, dans un corps dense et grave, il y a, toutes choses égales
d'ailleurs, plus de matière première qu'en un corps rare et
léger; un corps dense et grave reçoit donc davantage de cet
impetus, et il le reçoit avec plus d'intensité [qu'un corps rare
et léger]; de même, un certain volume de fer peut recevoir
plus de chaleur qu'un égal volume de bois ou d'eau. Une plume
reçoit un impetus si faible, que cet impetus se trouve détruit
aussitôt par la résistance de l'air. De même, si celui qui lance
des projectiles meut avec une égale vitesse un léger morceau
de bois et un lourd morceau de fer, ces deux morceaux ayant
d'ailleurs même volume et même figure, le morceau de fer ira
plus loin parce que Y impetus qui se trouve imprimé en lui est
plus intense. C'est pour la même cause qu'il est plus difficile
d'arrêter une grande meule de forgeron, mue rapidement,
qu'une meule plus petite; en la grande meule, en effet, il y. a,
toutes choses égales d'ailleurs, plus d'impetus qu'en la petite.
Toujours en vertu de la même cause, vous pourrez lancer plus
loin une pierre d'une livre ou d'une demi-livre que la millième
partie de cette pierre; en cette millième partie, en effet, Y impe-
tus est si petit qu'il est tout aussitôt vaincu par la résistance
de l'air.
» Cela semble aussi être la cause pour laquelle la chute
naturelle des graves va en s'accélérant sans cesse. Au début de
cette chute, en effet, la gravité mouvait seule le corps ; il tom-
bait donc plus lentement; mais, bientôt, cette gravité imprime
un certain impetus au corps pesant, impetus qui meut le corps
en même temps que la gravité; le mouvement devient alors
plus rapide; mais plus il devient rapide, plus Y impetus devient
intense; on voit donc que le mouvement ira continuellement
en s'accélérant.
» Celui qui veut sauter loin recule et court avec vivacité,
afin d'acquérir par cette course un impetus qui, durant le saut,
l\1 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
le porte à une grande distance. D'ailleurs, durant qu'il court
et saute, il ne sent nullement que l'air le meuve, mais il sent,
au-devant de lui, l'air qui lui résiste avec force.
» On ne voit pas dans la Bible qu'il existe des intelligences
chargées de communiquer aux orbes célestes le mouvement
qui leur est propre; il est donc permis de montrer qu'il n'y a
aucune nécessité à supposer l'existence de telles intelligences.
On pourrait dire, en effet, que Dieu, lorsqu'il a créé le Monde,
a mû comme il lui a plu chacun des orbes célestes ; il a
imprimé à chacun d'eux un impetus qui le meut depuis lors;
en sorte que Dieu n'a plus à mouvoir ces orbes, si ce n'est en
exerçant une influence générale, semblable à celle par laquelle
il donne son concours à toutes les actions qui se produisent;
c'est ainsi qu'il put se reposer, le septième jour, de l'œuvre
qu'il avait achevée, en confiant aux choses créées des actions et
des passions mutuelles. Ces impetus que Dieu a imprimés aux
corps célestes, ne se sont pas affaiblis ni détruits par la suite
du temps, parce qu'il n'y avait, en ces corps célestes, aucune
inclination vers d'autres mouvements, et qu'il n'y avait non
plus aucune résistance qui pût corrompre et réprimer ces
impetus. Tout cela, je ne le donne pas comme assuré; je
demanderai seulement à Messieurs les Théologiens de m'en-
seigner comment peuvent se produire toutes ces choses.
» Mais à l'occasion de cette opinion se présentent des diffi-
cultés qui ne sont pas petites.
» Première difficulté. La pierre jetée en l'air est mue par un
principe intrinsèque, à savoir par Y impetus qui lui a été
imprimé; il ne paraît pas que cela soit vrai, car tout le monde
s'accorde à regarder ce mouvement comme un mouvement
violent; or, selon le IIIe livre de Y Éthique, ce qui est violent
provient non d'un principe actif intrinsèque, mais d'un prin-
cipe extrinsèque.
» Deuxième difficulté. Cet impetus, qu'est- il? Est-ce le
mouvement lui-même, est-ce autre chose? Si c'est autre
chose que le mouvement, est-ce une réalité purement succes-
sive, comme le mouvement lui-même, ou bien une chose de
nature permanente? Quelle que soit, en effet, l'affirmation que
JEAN i BURTDÀN (DB m::im ni:) ET LÉONARD DE \i\<:i 43
l'on adopte, on \<>H apparaître des arguments en sens contraire
qui sont difficiles à résoudre.
» Au sujet de la première difficulté , on peut dire que le grave
jeté on l'air se meut bien par un principe injLrinsfrque qui lui
est inhérent; on dit toutefois que ce mouvement est violent,
parée que ce principe, savoir V impetus, est violent et non
naturel au mobile; il ne convient pas à la nature formelle de
ce corps; c'est un principe extrinsèque qui l'a imprimé par
violence en ce grave ; la nature du grave incline au mouve-
ment opposé et à la destruction de cet impelus.
» Au sujet du second doute, qui est fort difficile à dissiper,
il me paraît que l'on doit répondre en posant trois
conclusions.
» La première conclusion est la suivante : Cet impelus n'est
pas simplement le mouvement local selon lequel se meut le
projectile '. Cet impelus, en effet, meut le projectile, et le moteur
engendre le mouvement; cet impetus produit donc le mouve-
ment, tandis que le mouvement ne saurait s'engendrer lui-
même.
o Item, tout mouvement provient d'un moteur qui est
présent au mobile, qui coexiste à ce mobile; si donc cet
impelus était mouvement, il faudrait assigner un autre moteur
dont ce mouvement pût provenir, et l'on serait ainsi ramené
à la difficulté du début; il n'aurait servi à rien de poser
l'existence d'un tel impetus.
)) Quelques-uns ergotent à ce sujet. Ils prétendent que la
première partie du mouvement, celle qui lance le projectile,
engendre une autre partie du mouvement, celle qui suit immé-
diatement la première; et ainsi de suite jusqu'à la cessation de
tout mouvement. Mais cette opinion ne saurait être approuvée ;
ce qui produit une autre chose doit exister au moment où cette
autre chose est faite; or, la première partie du mouvement
n'est plus lorsque la seconde partie existe, comme nous l'avons
dit ailleurs. La conséquence que nous établissons ainsi peut
i. L'opinion que Buridan réfute en cette conclusion est celle que soutenait
Guillaume «J'Ockam. Voir : Nicolas de Cues et Léonard de Vinci, W : La Dynamique de
Nicolas de Cues et les sources dont elle découle (Études sur Léonard de Vinci, ceux
qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, XI ; seconde série, pp. 192-193).
^4 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
encore être rendue évidente par ceci, que nous avons dit
ailleurs : Être mû consiste uniquement dans le fait même
d'être produit ou d'être détruit ; le mouvement n'existe donc
pas quand il est fait, mais bien quand il se fait (Motum esse
nihil aliud est quam ipsum fiert et ipsum corrumpi; unde motus
non est quàndo factus est, sed quando fit).
» Voici la seconde conclusion : Cet impetus n'est pas une chose
purement successive ; le mouvement, en effet, est une réalité
purement successive, comme nous l'avons dit ailleurs, et nous
venons de déclarer que cet impetus n'était pas identique au
mouvement local.
» Item, toute réalité purement successive se détruit conti-
nuellement, il lui faut donc être sans cesse produite; or, on ne
peut assigner à cet impetus quelque chose qui l'engendre sans
cesse, car ce quelque chose lui serait semblable.
» La troisième conclusion est donc que cet impetus est une
réalité permanente distincte du mouvement local selon lequel
se meut le projectile. Cette conclusion résulte des deux précé-
dentes » et de ce qui a été dit auparavant. Il est vraisemblable
que cet impetus est une qualité dont la nature est de mouvoir
le corps auquel elle a été imprimée; de même dit-on qu'une
qualité imprimée dans le fer par l'aimant meut ce fer vers cet
aimant. Ceci est également vraisemblable : De même que cette
qualité a été imprimée dans le mobile par le moteur en même
temps que le mouvement, de même est-elle affaiblie, détruite
et empêchée par toute résistance et toute inclination contraire
qui affaiblit, empêche et détruit le mouvement.
» De même qu'un corps lucide qui engendre de la lumière
donne de la lumière réfléchie si un obstacle lui est opposé, de
i. Le raisonnement du Philosophe de Béthune suppose essentiellement qu'il
n'existe que deux sortes de réalités, les réalités permanentes et les réalités succes-
sives. C'est, du reste, ce que Buridan semble toujours admettre lorsqu'il discute, par
exemple, de la nature du mouvement (Phys. lib. III, qu.-rst. VII). On peut, de cette
remarque, tirer argument pour prouver que les Quœstiones in libros de Anima ne sont
pas du Philsophe de Béthune. L'auteur de ces questions, en effet, admet qu'il existe
non seulement des réalités purement permanentes et des réalités purement succes-
sives, mais encore des réalités qui sont permanentes d'une certaine manièreet succes-
sives d'une autre manière; c'est dans cette dernière catégorie qu'il range la lumière.
(Johannis Buridani Quœstiones in Aristolelis libros de anima ; in lib. II quaest. XIX;
éd. Parisiis i5i6, fol. xvi, col. c.)
JEAN i BURIDAH (DE iiiiiiimi m LÉONARD DE \i\m i »
même, à la rencontre d'un obstacle, cet impetus produit un
mouvement réfléchi. Il est vrai que d'autres causes concourent
avec cet impetus à produire un mouvement réfléchi de long
parcours. Par exemple, une de ces causes est celle grâce à
Laquelle une de ces halles dont nous nous servons pour jouer
à la paume rebondit plus haut qu'une pierre, après avoir frappé
la terre, cl cela alors même (pie la pierre est tombée à terre
avec plus de vitesse et d'impétuosité. Beaucoup de corps, en
effet, peuvent être courbés ou comprimés sur eux-mêmes par
violence ; ces corps ont la propriété de revenir très rapidement
à leur rectitude première ou à la disposition qui leur convient ;
en ce retour, ils peuvent tirer ou pousser avec impétuosité un
corps qui leur est joint; c'est ce qui apparaît en l'arc. Ainsi,
lorsque la balle frappe la terre dure, elle est comprimée sur
elle-même à cause de Yimpetus de son mouvement; immédia-
tement après, elle revient à sa sphéricité; en se relevant ainsi,
elle acquiert un impetus qui la meut en l'air à une grande
hauteur.
» De même une corde de cithare que l'on a fortement tendue
et que l'on a frappée demeure longtemps agitée d'un tremble-
ment grâce auquel elle émet un son d'une certaine durée, et
voici comment cela se fait : Après que le coup dont elle a été
frappée l'a incurvée violemment d'un certain côté, elle revient
si rapidement à sa rectitude première qu'elle dépasse cette
rectitude, à cause de Yimpetus, et s'en écarte en sens contraire;
elle revient alors en arrière et recommence un grand nombre
de fois. C'est par une cause semblable qu'une cloche continue
à se mouvoir tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, fort longtemps
après qu'on a cessé d'en tirer la corde; on ne peut l'arrêter
facilement ni rapidement.
» Voilà ce que j'avais à dire sur cette question; je me
réjouirais que d'autres trouvassent à lui faire une réponse
plus probable. »
On ne saurait trop admirer la précision avec laquelle
Buridan a défini cette qualité à laquelle il donne le nom
&' impetus.
Pour un mobile donné, cet impetus est d'autant plus grand
46 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
que la vitesse communiquée à ce corps est plus grande. « Plus
grande est la vitesse avec laquelle le corps meut le mobile,
plus est puissant ïimpetus qu'il imprime en lui. »
D'autre part, à vitesse égale, à Arolume égal, Yimpetus est
plus grand en un corps lourd qu'en un corps léger : « Si celui
qui lance des projectiles meut avec une vitesse égale un léger
morceau de bois et un lourd morceau de fer, ces deux mor-
ceaux ayant, d'ailleurs, même volume et même figure, le
morceau de fer ira plus loin parce que Yimpetus qui se trouve
imprimé en lui est plus intense. »
En effet « toutes les formes et dispositions naturelles sont
reçues en la matière et en proportion de la [quantité de]
matière; partant, plus un corps contient de matière, plus il
peut recevoir de cet impetus et plus grande est l'intensité avec
laquelle il peut le recevoir. »
Le sens de cette phrase est bien net : En des mobiles diffé-
rents, lancés avec une même vitesse, les intensités de Yimpetus
sont entre elles comme les quantités de matière que renferment
ces divers mobiles.
Cette matière, qu'est- elle? Buridan la nomme matière pre-
mière, materia prima. Ce n'est pas, cependant, ce ne saurait
être la matière première d'Aristote. Absolument indéterminée,
celle-ci n'est pas quantifiable. La matière première dont parle
Buridan, c'est donc cette matière première déjà pourvue de
dimensions et quantifiable en laquelle Saint Thomas place le
principe d'individuation «.
Comment se mesurera cette quantité de matière première
contenue en un corps déterminé? « Dans un corps dense et
grave, il y a, toutes choses égales d'ailleurs, plus de matière
première qu'en un corps rare et léger. Modo in denso et gravi,
cœteris paribus, est plus de materia prima quam in raro et levi. »
Forcerions- nous la pensée de Buridan en traduisant ainsi
cette proposition : La quantité de matière contenue en un corps
est proportionnelle au volume et à la densité de ce corps?
i. On remarquera l'analogie de la pensée exprimée ici par Jean Buridan avec
celle que le R. P. Bulliot a émise touchant l'identité de la matière première et de
la masse, telle que les mécaniciens modernes la définissent. — Cf. : A. Gardeil, La
Philosophie au Congrès de Bruxelles (Revue Thomiste, 2' année, 189A-1895, pp. 751-758).
.1 1; \ n i BURIDAN (m: i-.i'iiiimi m LÉONARD DE VINCI '\~
Si nous éprouvions quelque crainte à cet égard, il serait aisé
de calmer celle crainte. En une de ses questions sur la Mêla
physique d'Aristote, Buridan se pose à lui même cette
objection ■ :
« La densité et la rareté sont en raison de la quantité de
matière (ratîone materise); un corps dense est celui qui a beau-
coup de matière sous un faible volume (sub pauca magnitudine
seu quaniitate), un corps rare est celui qui contient peu de
matière sous un grand volume. »
A cette objection, le Maître répond :
u On peut fort bien accorder que les corps qui ont une
matière dense sont ceux qui contiennent plus de matière sous
un moindre volume. »
Mais cette densité elle-même, par quoi se mesure-t-elle?
Au temps où Jean Buridan composait ses questions, on
étudiait couramment dans les Écoles un petit ouvrage qui
provenait certainement de la science hellène et que l'on
attribuait faussement à Archimède. Ce Liber Archimedis de
ponderibus, nommé parfois : Archimedis de incidentibus in
humidum, se trouve reproduit en un grand nombre de manu-
scrits du xuie siècle et du xive siècle2.
Ce traité a été paraphrasé, d'une façon assez malheureuse
d'ailleurs, par Jean de Murs; sous ce titre : De ponderibus et
i. In Metaphysicen Aristotelis Quœstiones argutissimse Magistri Joannis Buridani.
Lib. VIII, quaest. unica : Utrum crclum habeat materiam subjectam formée sub-
stantiali sibi inhaerenti. Éd. cit., foll. LV et LVI.
a. Par exemple, aux manuscrits suivants du fonds latin de la Bibliothèque natio-
nale : Ms. 8680 A (xiii* siècle); Mss. 7215 et 7377 B (xive siècle). — Il a été imprimé
à deux reprises, au cours du xvi" siècle, dans les ouvrages suivants :
Sphera cum commentis in hoc volumine contentis : Cichi Esculani cum textu, etc.
Venetiis, hered. Octaviani Scoti ac soc. i5i8.
Iordani opusculum de ponderositate Nicolai Tartalex studio correction. Venetiis apud
Curtium Troianum. MDLXV. Fol. 16, v°, à fol. 19, v°.
En i565, l'abbé Forcadel, de Béziers, en publiait une traduction française, dont
les démonstrations étaient légèrement paraphrasées, sous le titre suivant :
Le livre cf Archimède des pois qui aussi est dict des choses tombantes en Vhumide, tra-
duict et commenté par Pierre Forcadel de Bezies lecteur ordinaire du Roy es Mathé-
matiques en l'Université de Paris. Ensemble ce qui se trouve du Livre d'Euclide intitulé
du léger et du pesant traduict et commenté par le mesme Forcadel. A Paris. Chez
Charles Perier.... i565.
Le titre adopté par Forcadel est la traduction exacte de celui-ci, qu'une main du
xm* siècle a mis en marge du texte contenu au Ms. lat. 8680 A de la Bibliothèque
nationale (fol. 12, r°) : De ponderibus Archimedis et intitulatur de incidentibus in humidum.
Ce titre est relatif à un passage où il est traité de la vitesse des corps tombant dans
48 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
metallis, il forme la quatrième partie de YOpus quadriparlitum
numerorum l auquel le géomètre normand mit la dernière main,
comme il nous l'apprend lui-même, le i3 novembre i343.
Ce même texte a été cité par Albert de Saxe2 en ses questions
sur le De Cœlo d'Aristote.
Enfin, au début du xve siècle, Biaise de Parme l'a cité à son
tour 3 et s'en est inspiré en la rédaction de la troisième partie
de son Tractatus de ponderibus.
Tous ces traités définissaient la notion de poids spécifique,
qu'ils nommaient gravitas secundum speciem; ils enseignaient
à comparer les poids spécifiques des divers corps soit par la
méthode dite de la balance hydrostatique, soit à l'aide de
l'aréomètre.
Nul doute que Jean Buridan n'ait, en son esprit, rapproché
la notion de densité, au moins pour les solides, les liquides et
les gaz, de la notion de poids spécifique, si bien élucidée au
temps où il enseignait; nul doute qu'il n'ait admis l'égalité
entre le rapport des densités de deux corps et le rapport des
les fluides. Ce passage manque à tous les textes imprimes et à la plupart des textes
manuscrits, notamment à celui que renferme le Ms. 8680 A dn fonds latin de la
Bibliothèque nationale. Il termine le texte contenu au Ms. 7377 B du même fonds.
Ce titre est également celui que Biaise de Parme, en son Tractatus de ponderibus,
donne au même écrit : « Nullum elementum in ejus propria regione pondérât. Hoc dicit
Alaminides in tractatu de incidentibus in liquido ». (Bibliothèque nationale, fonds latin,
Ms. 10252, fol. 167, v°.)
Tout semble indiquer que cet ouvrage, comme le De levi et ponderoso attribué à
Euclide, est d'origine antique. Il est visiblement incomplet et se terminait sans doute
par une description de l'aréomètre. Le texte complet existait peut-être encore au
xiv* siècle et au xv* siècle, car Albert de Saxe et Biaise de Parme font suivre d'une
grossière description de l'aréomètre les considérations théoriques qu'ils empruntent
au soi-disant traité d'Archimède.
Ainsi complété, ce traité représenterait probablement la source à laquelle a puisé
l'auteur latin du Carmen de ponderibus a.
Maximilian Curtze, qui ignorait tout de cette histoire, a publié b, en le donnant
comme un monument inédit de la Science du xiv' siècle, le texte qui nous occupe;
ce texte était extrait du Ms. Db. 86 de la Bibliothèque de Dresde, où il porte le titre
De insidentibus aquae.
1. Quadriparlitum numerorum Magistri Johannis de Mûris (Bibliothèque nationale,
fonds lat., Ms. n° 7190).
2. Quœstiones subtilissimœ Magistri Alberti de Saxonia in libros De Cœlo et Mundo ;
lib. I, quaîst. 111.
3. Tractatus de ponderibus secundum Magistrum Blasium de Parma. (Bibl. nat.,
fonds lat., Ms. n° 10262.)
a) Melrologicorum scriptorum reliquiœ. Éd. F. Hullsch, Lipsis, 1866; vol. II, pp. 96-200.
h) Maximilian Curtze, Ein Beitrag zur Geschichte der Physik im 14. Jahrhundcrt (Bibliotheca
Mathematica, 1890, p. 43).
JEAN I BURIDAN (DE BÉTHUNE) ii LÉONARD DE VINCI V|
poids spécifiques de /Ce s deux mêmes corps. Voilà pourquoi, en
la question dont nous avons rcprodiiil la traduction, non- Le
voyons unir, comme synonymes, Les deux adjectifs: densum
et grave, et, aussi, les deux adjectifs : rarum et levé.
On pourrait doin- très certainement traduire en langage
moderne ce (pic Jean Buridan pensait de Yimpetus commu-
niqué à un corps pesant en disant que L'intensité de cet impetus
était égale, pour lui, au produit de trois facteurs: une fonction
croissante de la vitesse, le volume du corps, et une densité
proportionnelle au poids spécifique. Si on lui eût demandé de
préciser la forme du premier facteur, il l'eût sans doute pris
proportionnel à la vitesse, et il eût ainsi identifié Y impetus à ce
que Galilée devait nommer un jour impeto ou momento, et
Descartes quantité de mouvement.
Mais tous les corps ne sont pas pesants ; la substance céleste,
en particulier, ne l'est pas; et cependant, Buridan n'hésite pas
à attribuer un impetus aux orbites du Ciel. L'intensité de cet
impetus est- il, pour ces orbites, déterminable par une règle
semblable à celle qui a été imposée aux corps pesants?
La solution de cette question est rendue singulièrement
délicate par l'opinion que notre auteur professe au sujet de la
substance céleste.
Nous avons vu1 combien, au Moyen- Age, les opinions
avaient été divergentes touchant la nature de la cinquième
essence. On peut les réduire à trois chefs principaux :
i° Le Ciel n'est pas composé de matière et de forme; c'est
une substance simple. C'est la doctrine d'Averroès, reprise par
Jean de Jandun en certains de ses ouvrages.
2° Le Ciel est composé de matière et de forme; mais il n'y a
pas identité de nature entre la matière céleste et la matière
sublunaire; ces deux matières sont seulement analogues. C'est
l'avis de Saint Thomas d'Aquin auquel Jean de Jandun s'est
parfois rangé.
3° Le Ciel est composé de matière et de forme; la matière du
i. Nicolas de Cues et Léonard de Vinci, XIV : La nature des astres selon Nicolas de
Gués et Léonard de Vinci (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui Vont
lu, XI; seconde série, pp. 255 -aôy).
P. 1)1 HEM. '|
00 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
Ciel est de même nature que la matière des corps soumis à la
génération et à la corruption. C'est l'hypothèse soutenue avec
une précision croissante par Saint Bonaventure, par Gilles de
Rome, par Jean de Duns Scot et par Guillaume d'Ockam.
Jean Buridan rompt nettement avec cette doctrine qui
paraissait avoir triomphé à l'Université de Paris.
« Gilles, » dit-il1, « oppose à Saint Thomas des arguments
très forts ; il lui prouve que la matière du Ciel et la matière
des êtres inférieurs ne peuvent pas être substantiellement
différentes. Mais on peut aussi prouver contre Gilles que ces
deux matières ne sauraient être de même nature.
» Gilles, en effet, se persuade bien que cette matière céleste
n'est affectée d'aucune privation, qu'elle ne désire aucune
forme autre que la sienne, parce que celle-ci contient virtuel-
lement en elle-même toutes les autres formes. Mais il est une
difficulté à laquelle il ne saurait échapper, et voici quelle elle
est : La matière des êtres inférieurs est privée de cette forme
céleste et, cependant, elle a une puissance naturelle à la
recevoir; elle ne possède pas cette forme, et, cependant, sa
nature intrinsèque la rend apte à être soumise à cette forme
céleste ou à une forme analogue, tout comme y est soumise la
matière que Gilles place dans le Ciel, puisque ces deux matières
sont de même nature. Ainsi la matière de ces êtres inférieurs
aurait appétit à acquérir la forme substantielle des corps cé-
lestes; et comme il est impossible qu'elle soit jamais soumise
à cette forme, sa puissance et son appétit naturels se trouve-
raient frustrés pour l'éternité, ce que nul ne peut admettre. »
La solution à une telle difficulté paraît tout indiquée; elle
consiste à revenir à la doctrine du Commentateur et à nier
qu'il y ait, en la substance céleste, une matière soumise à une
forme.
D'ailleurs, la seule raison pour laquelle Aristotc a admis une
matière dans les êtres sublunaires est tirée des transformations
substantielles auxquelles ces êtres sont soumis; la supposition
i. In Metaphysicen Aristotelis Quscstiones argutissimœ Magistri Joannis Buridani.
Lib. VIII, qusest. nnica : Ulrum c.vliim babcat materiam siibjectam tonna' sub-
stantiali sibi inhœrenti. Kd. cit., lbll. lv et lvi.
JEAN i m kidav (DE r.iVi iii m.j El LÉONARD DE VINCI >i
d'une semblable matière parait superflue au sein des cieux,
exempts <le toute génération el «le toute corruption.
Le Ciel n'est donc pas eoinposr par une matière SOUmise H
une forme; e'esl une substance simple qui est en aele d'elle
même. « Elle esl <liie simple dans le sens où ce mot s'oppose
à ceux-ci : composé de matière et (le forme; mais clic» esl
composée de parties douées de grandeur Il est permis de
lui donner le nom de matière, si l'on entend, par ce mol :
matière, désigner le sujet du mouvement local, quelque chose
qui soit capable de se trouver ici en ce moment et ailleurs à
un autre moment. »
Moyennant ces définitions on peut, pour une partie déter-
minée du Ciel, considérer la vitesse avec laquelle elle se meut,
la quantité de matière qui la forme; Buridan ne se contredira
donc pas, en attribuant un certain impetus à cette partie.
Tout en continuant à nier que la substance céleste soit com-
posée de matière et de forme, il pourra continuer à parler de
la densité de cette substance : « Dans le Ciel, une partie est
d'autant plus dense qu'elle renferme, sous un moindre volume,
davantage de cette substance céleste; il n'est pas nécessaire,
pour cela, d'y supposer l'existence d'une matière. »
L'intensité de Y impetus se doit donc mesurer, selon la pensée
de Buridan, par le produit d'une fonction croissante de la
vitesse, du volume du mobile et de la densité de la substance
qui forme ce mobile. Pour les corps pesants, cette densité est,
sans doute, proportionnelle à la pesanteur spécifique. Mais
elle représente un attribut bien plus général que la pesanteur
spécifique. Il y a une densité même pour les corps célestes qui
sont exempts de toute gravité comme de toute légèreté; ces
corps, eux aussi, peuvent se mouvoir en vertu de Y impetus qui
leur est imprimé.
Cette proposition de Buridan est, peut-être, la première
aperception claire d'une vérité que le xvne siècle aura la gloire
de mettre hors de contestation : Une même Dynamique doit
régir les mouvements célestes et les mouvements des corps
sublunaires.
On pourrait, parmi les questions que le Philosophe de
52 ÉTUDES SLR LEONARD DE VINCI
Béthune a examinées touchant la Physique, glaner bien des
passages où se trouveraient reprises, plus ou moins longue-
ment, quelques-unes des pensées dont nous venons de lire
et d'analyser l'exposé1. Ces passages, il serait trop long de les
transcrire tous ici. Nous nous contenterons d'en reproduire
un2 où le philosophe traite, comme il l'a fait au cours des
pages précédentes, de la conservation du mouvement des
orbes célestes.
« Il est une imagination, » dit Buridan, « que je ne saurais
réfuter d'une manière démonstrative. Selon cette imagination,
dès la création du Monde, Dieu a mû les cieux de mouvements
identiques à ceux dont ils se meuvent actuellement ; il leur a
imprimé alors des impetus par lesquels ils continuent à être
mus uniformément; ces impetus, en effet, ne rencontrant
aucune résistance qui leur soit contraire, ne sont jamais ni
détruits ni affaiblis. De même disons-nous qu'une pierre
lancée en l'air est mue, après qu'elle a quitté la main qui l'a
jetée, par un impetus imprimé en elle; mais la grande rési-
stance qui provient tant du milieu que de l'inclination de la
pierre vers un autre lieu, affaiblit continuellement cet impetus
et finit par le détruire. Selon cette imagination, il n'est pas
nécessaire de poser l'existence d'intelligences qui meuvent les
corps célestes d'une manière appropriée; bien plus, il n'est
pas nécessaire que Dieu les meuve, si ce n'est sous forme d'une
influence générale, de cette influence par laquelle nous disons
qu'il coopère à tout ce qui est. »
Cette explication du mouvement des sphères célestes tient
si fort à cœur à notre philosophe, qu'en un autre de ses écrits,
il en donne une troisième exposition. Le commentaire de la
Métaphysique d'Aristote l'amène à discuter la doctrine du
Stagirite selon laquelle chaque orbe céleste est mû par une
intelligence spéciale. En cette discussion, il faut, selon
i. Nous avons déjà cité ailleurs (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux
qui l'ont lu, seconde série, p. 4 23) un passage où Jean Buridan explique la chute
accélérée des graves exactement comme en la question qui vient d'être traduite; au
paragraphe prochain, nous retrouverons ce passage.
2. Magistri Johannis Buridam Questiones quarti libri Phisicorum. Queritur nono
utrum in motibus gravium et levium ad sua loca naturalia tota successio proveniat
ex resistentia medii. Bibl. Nat., fonds latin, ms. 14723, fol. 68, col. c.
JEAN i BURIDAN (DE BÉTHUNE) ii LÉONARD DE \w<\ 53
Buridan, distinguer les suppositions <l<% la sagesse profane
de L'enseignement de I;» foi catholique, \nssi, après .« \ « >i r
examiné les opinions d'Âristote et de ses commentateurs,
poursuit-il en ces termes • :
u On peut encore imaginer une autre hypothèse, mais je
ne sais si elle n'est pas extravagante (nescio an s'il fatua).
Beaucoup de physiciens, vous le savez, supposent que le
projectile, après avoir quitté le moteur qui l'a lancé, est mû par
un impetus que ce moteur lui a donné; il se meut tant que
['impetus reste plus fort que la résistance; cet impetus durerait
indéfiniment (in inflnitum duraret impetus) s'il n'était diminué et
détruit par quelque chose de contraire qui lui résiste ou bien
par quelque chose qui incline le mobile à un mouvement
contraire. Or, dans les mouvements célestes, il n'y a rien de
contraire qui résiste. En la création du Monde, donc, Dieu
mut chaque sphère avec la vitesse que sa volonté lui assignait,
puis il cessa de la mouvoir; dans la suite des temps, ces
mouvements ont toujours persisté en vertu des impetus
imprimés aux sphères elles-mêmes. C'est pourquoi il est dit
que Dieu se reposa, le septième jour, de toute l'œuvre qu'il
avait achevée. Je ne dis pas, toutefois, qu'il cessât d'agir au
point de ne pas continuer cette influence générale hors
laquelle un homme même, Socrate par exemple, ne pourrait
marcher; on dirait une erreur, en effet, si Ton prétendait que
quelque chose peut se mouvoir, ou même seulement exister,
hors de cette influence générale. »
Buridan conclut cet exposé de son audacieuse hypothèse
par les mots suivants : « Vous voyez que les opinions des
philosophes, précédemment rapportées, diffèrent grandement
de la vérité de la foi catholique. » Sa théorie du mouvement
des sphères célestes, où notre principe de l'inertie se trouve
en puissance, paraît à ses yeux comme le commentaire méca-
nique du texte où la Genèse contemple le repos divin, au
septième jour de la Création.
i. In Metaphysicen Aristotelis Qusestiones argutissimœ Magistri Joannis Buridani.
Lib. XII, quaest. IX : Utrum quot sint motus cœlestes, tôt sint intelligentiœ et
ecou verso. Édit cit., fol. lxxiii, col. a.
54 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Que la Dynamique de Léonard de Vinci procède, par
l'intermédiaire d'Albert de Saxe, de celle de Jean
Buridan. — En quel point elle s'en écarte, et
pourquoi . les diverses explications de la chute
accélérée des graves qui ont été proposées avant
Léonard.
Jean Buridan attachait assurément une extrême importance
à l'hypothèse selon laquelle les orbes célestes continuent à se
mouvoir en vertu de Yimpetus que le Créateur leur a imprimé
à l'origine; en attribuant un grand poids à cette opinion, son
jugement ne le trompait pas. Nous avons vu1 que cette doc-
trine avait été reproduite par Albert de Saxe; nous avons
reconnu aussi tout ce que cette théorie avait suggéré à Nicolas
de Gués et, par Nicolas de Gués, à Jean Kepler. Son influence
ne devait même pas s'arrêter là. La permanence de Yimpetus,
rectiligne ou circulaire, dans le cas où la tendance de cet
impetus ne se trouve contrariée ni par la résistance du milieu,
ni par la gravité naturelle du mobile, est l'hypothèse qui porte
toute la Dynamique de Galilée^. Descartes devait parvenir à
un énoncé plus correct de la loi de l'inertie; mais en rédui-
sant, comme on l'a dit, à « une première chiquenaude » le
rôle du Créateur dans le mouvement de l'Univers, il pouvait
s'autoriser de Jean Buridan.
D'ailleurs, cette théorie sur le mouvement des sphères
célestes n'est pas le seul passage qui mérite d'être remarqué
en la Question que nous venons de citer; il n'est aucune
partie de cette question qui ne soit grosse de découvertes que
la Science moderne se chargera de mettre au jour.
L'histoire de la Dynamique nous montrerait la notion
i. Nicolas de Cucs et Léonard de Vinci, IX et X (Etudes sur Léonard de Vinci, ceux
qu'il a lus et ceux qui Vont lu, XI; deuxième série, pp. 180-21 1).
2. Emil Wohlwill, Die Entdeckung des Beharrungsgesetzes, Il (Zeitschrift fur Volker-
psychologie und Sprachivissenschaft, Bd. XV, pp. 96 sqq.)
JEAN i BURIDAN (DE BETHUNE) m LÉONARD m \ i n« i
d'impetus traversant deux siècles et demi sans rien acquérir
que le Philosophe de Béthune ae lui eût déjà donné; elle
nous la montrerait ensuite se dépouillant de sa forme pure-
ment qualitative pour revêtir une forme quantitative plus
précise; (die nous la montrerait évaluée, tout d'abord, d'une
manière incorrecte et devenant ainsi le momeido de Galilée, la
quantité de mouvement de Descartes; elle nous la ferait enfin
reconnaître, sous sa figure mathématique correcte, dans la
force vive de Leibniz.
La même histoire nous dirait que Newton n'avait pas, de
la masse, une idée bien différente de celle que Buridan
a définie; ouvrons, en effet, le livre des Principes, et lisons
les lignes par lesquelles il débute :
« Définition I. — La quantité de matière est la mesure de cette
matière obtenue en multipliant la densité par le volume. La
quantité d'air de densité double que contient un espace double
est quadruple; un espace triple en contient une quantité
sextuple. Entendez la même chose de la neige et des poussières
que l'on peut condenser par liquéfaction ou par compression.
Il en est de même pour tous les corps qui sont susceptibles
de se condenser de diverses manières par l'effet de causes
quelconques... C'est cette quantité qu'en ce qui va suivre,
je désignerai parfois par les noms de corps et de masse. Elle
se manifeste, en chaque corps par le poids de ce corps; en
effet, à l'aide d'expériences très exactement faites sur des
pendules, j'ai trouvé qu'elle était proportionnelle au poids,
comme on l'enseignera plus loin.
» Définition II. — La quantité du mouvement est la mesure de
ce mouvement obtenue en multipliant la vitesse par la quantité
de matière. »
Assurément la pensée de Newton est, ici, bien proche encore
de celle du Philosophe de Béthune; et, d'ailleurs, ce que le vieux
maître es arts a dit de la masse porte en germe la méthode la
plus claire et la plus naturelle que nous puissions trouver
aujourd'hui pour introduire cette notion en notre Energétique.
Or, depuis le jour où Jean Buridan l'a proposée, cette notion
de masse, mesure de l'intensité à'impetus qui correspond à
56 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
une vitesse donnée, n'a cessé d'être définie1 de la même
manière, en France, en Allemagne, en Italie, par tous les
Nominalistes, par les Albert de Saxe, les Marsile d'Inghen,
les Jean Dullaert, les Frédéric Sunczel, les Gaétan de Tiène,
tandis que les Averroïstes, les Vernias et les Achillini, contri-
buaient à la faire connaître en la combattant. Kepler l'a
accueillie, il l'a nettement formulée et en a assuré la trans-
mission à NeAvton.
Enfin de l'explication présentée par Buridan pour rendre
compte de la chute accélérée des graves, une filiation continue
a fait sortir cette grande vérité de la Mécanique moderne : Une
force constante produit un mouvement uniformément accéléré 2 .
Cette Mécanique, si riche en fécondes pensées, que Buridan
enseignait rue du Fouarre au voisinage de l'an i35o, les
maîtres de l'École terminaliste de Paris en ont, pendant tout le
Moyen-Age, jalousement gardé le dépôt. Au début de la Renais-
sance, elle s'insinue en Italie, où les Averroïstes de Padoue ei
de Bologne lui avaient fait, jusque-là, un fort mauvais accueil;
désormais, elle y trouvera des adeptes que la lecture des
anciens a formés aux habiles procédés de la Géométrie, qui
la traduiront en langage mathématique, qui expliciteront
ainsi les vérités qu'elle contenait en puissance et la détermi-
neront à produire la Science moderne. Dans les écrits de
Léonard de Vinci, nous saisissons cette science parisienne
au moment même où elle passe de l'esprit médiéval à l'esprit
moderne. Cette Mécanique, en effet, à laquelle le grand
artiste songe sans cesse, qu'il tente d'appliquer à tous les
problèmes dont sa pensée est hantée, qu'il célèbre comme
« le paradis des sciences mathématiques », c'est la Dyna-
mique de Buridan; et la Question que nous avons reproduite
est en quelque sorte le thème dont les notes du grand peintre
développeront les variations.
i. Nicolas de Cues et Léonard de Vinci; X. La Dynamique de Nicolas de Cues et la
Dynamique de Kepler (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu,
XII; seconde série, pp. 201-207).
2. P. Duhcm, De l'accélération produite par une force constante ; notes pour servir
à l'histoire de la Dynamique (Congrès international de Philosophie tenu à Genève en VM)U;
rapports et comptes rendus, pp. 85o, seqq.),
JEAN I MiiiDW (Dl m'nii \i i il LÉONARD DE VINC! .~>~
N'allons pas conclure de là à mie influence directement
exercée sur le Vinci par le philosophe de Béthune; aucun
indice ne nous permet <le Bupposer que Léonard ait lu les
Questions sur la Physique de maître Jean Buridan. Mais il avail
lu et Longuement médité, nous Le Bavons, Les Qusestiones in
libros de Cselo et Mundo d'Alberl «le Saxe; en ce dernier
ouvrage, il avait trouvé un exposé concis, mais précis, de la
Dynamique que Le premier avait si magistralement formulée;
par L'intermédiaire d'Albertutius, c'est donc renseignement
du Philosophe de Béthune que Léonard avait reçu; c'est cet
enseignemenl que ses propres pensées ont développé.
Il est un point, cependant, où la Dynamique de Léonard est
demeurée fort en arrière de la Dynamique de Jean Buridan;
ce que celle-ci avait dit pour expliquer la chute accélérée des
graves ne se retrouve pas en celle-là.
Jean Buridan soutient l'opinion que la vitesse croissante du
grave est due à un impetus qui s'ajoute à la pesanteur du
mobile et va sans cesse en croissant.
Léonard de Vinci ne paraît pas avoir adopté cette théorie.
Si nous voulons nous rendre un compte exact de son senti-
ment à cet égard, il nous faut mesurer la puissance qui le
pouvait incliner vers l'explication que Buridan avait proposée,
et aussi les résistances qui le sollicitaient en faveur d'autres
explications; et, pour cela, il nous faut retracer brièvement
ce que les prédécesseurs du Vinci avaient imaginé au sujet
de la chute accélérée des graves1.
Lorsqu'un corps pesant tombe librement, la vitesse de sa
chute croît d'un instant à l'autre. Ce fait a sûrement été connu
dès la plus haute antiquité; Aristote en fait mention à plusieurs
reprises : a Toujours2, le mobile qui tend vers le lieu de son
repos semble se mouvoir d'un mouvement accéléré ; au
contraire, le corps qui se meut de mouvement violent ralentit
i. Nous avons déjà traité cette question, d'une manière beaucoup moins complète,
en récrit suivant : P. Duhem, De V 'accélération produite par une force constante. Notes
pour servir à l'histoire de la Dynamique (Congrès international de Philosophie tenu à
Genève en septembre 1904; Comptes rendus du Congres).
2. Aristote, $ucr»t7)ç àxpoccaewç xb E, ; (livre V, ch. VI). — (Édition Didot,
vol. II, p. 317.)
58 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
sa course — 'AXÀi te jj.sv JpTcqJLSvov «si oc*/.=T sspîo-ôat Osttcv, to oà
(3îa ToùvavTtcv * . »
Comment cette accélération de la chute des graves a-t-elle
pu être constatée? Simplicius cite2 deux observations propres
à la mettre en évidence :
Lorsqu'un filet d'eau tombe d'un lieu élevé, d'une gouttière,
par exemple, il se montre continu au voisinage de son origine;
mais bientôt l'accélération de la chute sépare les unes des
autres les gouttes d'eau qui tombent à terre isolées.
Quand une pierre tombe d'un lieu élevé, elle frappe l'ob-
stacle plus violemment si on l'arrête vers la fin de sa chute
qu'au milieu ou au commencement; ce choc plus violent est
la marque d'une plus grande vitesse.
Simplicius emprunte ces observations à un écrit intitulé :
rUpi xivYJa£<dç, composé par Straton de Lampsaque, qui fut
disciple de Théophraste. l'élève préféré d'Aristote. Mais il est
clair qu'elles ont pu être faites de tout temps et qu'il serait
puéril d'en chercher le premier auteur.
Quelle explication l'Antiquité donnait-elle de cette accélé-
ration?
Reportons-nous au principe fondamental de la Dynamique
péripatéticienne; fondé, en apparence, sur les observations les
plus fréquentes et les plus certaines, ce principe peut s'énoncer
en ces termes3 :
Si une certaine force (luyjç) ou puissance (Siîvajjitç) meut un
certain corps avec une certaine vitesse, il faudra une force ou
puissance double pour mouvoir le même corps avec une vitesse
double.
Ce principe, admis sans conteste pendant des siècles,
exigeait qu'à la vitesse croissante d'un grave qui tombe
correspondît une valeur croissante de la force qui entraîne
i. Cf. : Aristote, <I>-j<Tiy.f,; axpootasio; xo H, 0 (Livre VIII, ch. IX) — llept OùpavoO
to A, r, (livre I, ch. VIII); to l\ p (livre III, ch. II). — (Édition Didot, vol. II, pp. 363,
38o et 4i5.)
•i. Siinplicii in Arislotelis Physicorum libros quatluor posteriores conmentaria. Edidit
Hcrmannus Diels, Berolini, MDGXCV, p. 916 (Comment, in Physicorum lib. V,
cap. VI).
3. Aristote, «Êuffixite àxpoâffero; to Z, z (livre VI, ch. V) — IIcp\ OùpavoO xo W
p (livre III, ch. 11).
JEAN i BURIDAN (DB BÉTïIUNE) ET LÉONARD DE VINCI >Q
ce grave. Le problème posé par la chute accélérée des corps
pesants 86 transformait donc aussitôt, pour les anciens philo
sophes, en celui ci : 1 quoi est <lù le continuel accroissement
de la force qui culmine un grave, lundis que ce grave s'approche
du sol?
Si l'on doutait qu'en les lignes précédentes nous eussions
exactement interprété la doctrine des physiciens hellènes,
tout doute se trouverait dissipé par la lecture de Thémistius
Thémistius avait composé une Paraphrase au \\z?\ OupaveG
d'Aristote; cette Paraphrase avait été traduite du Grec en
Syriaque, du Syriaque en Arabe, et de l'Arabe en Hébreu; au
xvi" siècle, un juif de Spolète, Moïse Alatino, donna du texte
hébraïque une version latine qui, seule, aujourd'hui, nous
conserve cet ouvrage.
Or, en cet écrit, Thémistius traite de l'accroissement de
vitesse en la chute des graves; il y soutient1 que le lieu
naturel, terme du mouvement rectiligne, doit être néces-
sairement un lieu déterminé et situé à distance finie. « Qu'il
ne puisse pas y avoir de lieux non déterminés, qu'aucun
mobile ne puisse se mouvoir à l'infini (ce qui arriverait s'il
existait des lieux non déterminés), on peut encore le recon-
naître par la considération suivante : Toute terre a un
mouvement d'autant plus vif et d'autant plus rapide qu'elle
s'approche davantage du lieu inférieur; il en est de même
pour tout feu qui s'approche davantage du lieu supérieur;
s'ils se mouvaient donc indéfiniment, la vitesse et la rapidité
de leur mouvement devraient croître à l'infini. Si donc les lieux
ne sont pas situés à des distances déterminées, les propensions
vers ces lieux, c'est-à-dire la gravité ou la légèreté, n'auront
pas des grandeurs limitées; elles croîtront sans mesure.
Lorsqu'un corps, en effet, se meut vers le bas avec une
certaine vitesse, c'est de la gravité qu'il tient cette vitesse;
aussi, bien que la grandeur du mobile demeure invariable au
i. Themistii Peripatetici lucidissimi Paraphrasis In Libros Quatuor Aristotelis de
Cœlo nunc primum in lucem édita. Moyse Alatino Hebraeo Spoletino Medico, ac
Philosopho Interprète. Ad Aloysium Estensem Card. amplissimum. Cum Privilégie
Venetiis, apud Simonem Galignanum de Karera, MDLXXIIII. Lib. I, circa text. 88,
fol. i/»> verso.
6o ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
fur et à mesure que ce mobile progresse, il acquiert une
gravité plus intense. Or, nous avons enseigné ailleurs
qu'aucun corps fini ne peut posséder une force infinie; il
ne peut donc pas se faire que les corps qui se meuvent aient,
vers les lieux auxquels ils tendent, une propension infinie;
partant, ils ne pourront jamais acquérir une vitesse infinie;
dès lors, il est conforme à la raison que les lieux naturels
se trouvent à des distances limitées. »
11 est difficile d'exprimer mieux que Thémistius ne le fait
en ce passage, le principe essentiel de toutes les explications
que nous allons passer en revue. La vitesse avec laquelle un
mobile déterminé se meut dans un milieu déterminé est
proportionnelle à la force qui tire ce mobile; l'accélération
de la chute d'un grave suppose donc que le poids de ce grave
croisse sans cesse; l'existence de cet accroissement ne fait
point de doute; tout le problème consiste à en découvrir
la cause.
A la question ainsi formulée, on a fait des réponses très
nombreuses et très diverses.
Voici d'abord l'opinion que paraît avoir conçue Aristote :
La pesanteur est une qualité par laquelle le grave tend vers
son lieu naturel, c'est-à-dire vers le lieu où sa forme atteint sa
perfection, où sa propre conservation est le mieux assurée.
Plus le grave approche de ce lieu, plus cette qualité devient
intense; en d'autres termes, plus il s'approche du sol, plus
il devient pesant.
Que telle soit bien l'opinion d' Aristote, il n'est pas aisé de
le prouver par des citations formelles; tout au plus peut-on
dire que cette opinion n'est point en désaccord avec tel passage
de ses écrits1. Mais ses plus fidèles commentateurs ont ainsi
interprété la pensée du Stagirite; Simplicius, notamment, la
formule2 en ces termes : « 'Àpipro'uéXityç. . . vo|j.{Çet... (âapcuç yoOv
lUpOffÔTQlOj TYJV 7YJV OaTTGV ©ÉpEaÔa'. TUpèç TO) \)ÂZU) YlVOJJLSVYJV. »
D'ailleurs, que cette opinion soit ou non celle du Philo-
i. Cf. Aristote, J lsp\ Oùpavoû xo A, t\ (livre I, ch. VIII). — (Édition Didot, vol. II,
p. 38o.)
2. Simplicii in Aristotelis de Cœlo commentât ia edidit J.-L. Ileiberg, Berolin,
MDCGCXCIV, p. 2G4. (Comm. in de Cœlo, lib. I, cap. VIII.)
.il \\ i BURIDAN M)i. l . l l 1 1 ( Ni) il LEONARD DE VIWC1 01
Bophe, elle ;> été nettement formulée par Thémistius : « Les
mouvements rectilignes, dit-il1, qui sont produits par une
Impulsion et une violence contre nature ne soni certainement
pas uniformes. Mais il en est <le même des mouvements
naturels el spontanés; plus ils sont loin de leur début, plus
ils sont vifs et rapides. En effet, les corps qui se meuvent de
la sorte accroissent de plus en plus leur vitesse; car, pins ils
approchent du terme où ils tendent, pins ils soni près d'être
unis aux lieux qui leur sont apparentés et qui doivent assurer
leur salut. »
Cette explication, nous le verrons, était destinée à rencontrer
au xiii0 siècle une faveur à peu près universelle.
Une seconde explication de la chute accélérée des graves
a été proposée par Hipparque dans son écrit intitulé : Ilept xoW
oà PapÙTYjxa xàxw çspofAsvtov ; Simplicius nous l'a conservée2.
Lorsqu'un grave est jeté en l'air, la vertu qui l'entraîne vers
le haut l'emporte tout d'abord sur la pesanteur; mais cette
vertu va sans cesse s'affaiblissant; elle surpasse donc de moins
en moins la pesanteur, en sorte que le projectile monte de
moins en moins vite. Un moment arrive où la force ascen-
sionnelle est précisément égale à la pesanteur; le corps cesse
alors de monter pour commencer à descendre. La force ascen-
sionnelle diminuant toujours, la pesanteur l'emporte de plus
en plus et le grave tombe de plus en plus vite.
On a parfois invoqué3 ce texte pour prouver qu'Hipparque,
au lieu d'attribuer au milieu fluide l'entretien du mouvement
des projectiles, mettait cet entretien sur le compte d'une vertu,
d'un impetus imprimé en la substance même du mobile.
Qu'Hipparque ait admis l'existence d'une telle vertu, cela
est fort possible; mais il serait imprudent de s'en croire
pleinement assuré par ce que le grand astronome, au témoi-
gnage de Simplicius, disait de la chute accélérée des graves.
i. Themistii Peripatetici lucidissimi Paraphrasis in Aristotelis Posteriora, et
Pkysica... Hermolao Barbaro Patrick) Veneto Interprète. Venetiis, apud Hierony-
mum Scotum. i542. Lib. VIII, circa text. 76; p. 207.
2. Simplicii in Aristotelis de Cœlo commentaria edidit J.-L. Heiberg, Berolini,
MDCCCXCIV, p. 26Z,. (Comm. in de Cœlo lib. I, cap. VIII.)
3. Arthur E. Haas, Ueber die Originalitàt der physikalischen Lehren des Johannes
Philoponus (Bibliotheca Mathetnatica, 3' Folge, Bd. VI, p. 337, 1906).
62 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
La force qui projette vers le haut, L'âvipptyoffa \aybq dont il parle
pourrait fort bien être la traction que, selon la Physique péri-
patéticienne, l'air ébranlé exerce sur le projectile.
La trente-troisième des Questions mécaniques attribuées à
Aristote demande pourquoi les larges projectiles s'arrêtent
bientôt. « N'est-ce pas, répond-elle, parce que la force projetante
(îoXJç) prend fin, ou bien à cause de la rotation, ou bien
parce que le poids du mobile finit par devenir plus puissant
que la force projetante (ïsy;jç pupaaa). » L'expression employée
ici est la même que celle dont Hipparque a fait usage. Or, la
trente-quatrième Question mécanique semble bien n'être qu'un
résumé des considérations par lesquelles Aristote, en sa Phy-
sique, explique l'entretien du mouvement des projectiles par
les tractions successives de Pair ébranlé; et la trente-cinquième
Question mécanique invoque formellement cette théorie.
L'Antiquité grecque ne nous a donc laissé qu'un seul texte
où le mouvement du projectile fût clairement et formellement
attribué à un impetus impressus; c'est le commentaire composé
par Jean Philopon sur le quatrième livre des Physiques.
Revenons aux suppositions dont la chute accélérée des
graves a été l'objet.
Alexandre d'Aphrodisias1 ne s'en veut tenir ni à l'explication
d'Aristote, ni à l'explication d'Hipparque.
Comme Hipparque, il répute improbable l'accroissement
qu'éprouverait le poids d'un corps en s'approchant du sol;
mais à l'opinion d'Hipparque, il fait une objection; excellente
pour expliquer la chute accélérée qui suit un mouvement
violent, elle est en défaut lorsqu'aucune violence n'a précédé
le mouvement vers le bas.
A son tour, il propose une théorie qui n'est point sans
affinité avec celle d'Hipparque.
Lorsqu'un grave est maintenu dans une position élevée, sa
nature s'altère et se transforme en une nature contraire; de
grave, il tend à devenir léger. Que l'on supprime alors l'ob-
i. L'opinion et le texte même d'Alexandre d'Aphrodisias nous sont conservés par
Simplicius. Cf. : Simplicii in Aristotelis de Cœlo commentaria edidit J.-L. Heibcrg,
Berolini MDCCCMCIV, p. aG5. (Comm. in de Cœlo lib. I, cap. VIII.)
JEAN I BURIDAÎN (DE BéTHUNE) il LÉONARD DE VINCI
stacle <|ui le retenait, il \;i tomber; mais, durant les premiers
instants «le sa chute, il gardera quelque chose de cette légèreté
acquise par son séjour en haut li<'«i, de cette vertu qui
s'oppose ;i La descente; La pesanteur du mobile en sera
diminuée d'autant et la chute scia d'abord fort Lente. Puis,
peu à peu, celle Légèreté acquise ira s'affaiblissant ; elle
gênera de moins en moins la gravité et la chute s'accélérera.
'foutes ces opinions, professées par Aristote et ses commen
tateurs, par Hip parque, par Alexandre d'Aphrodisias ont ceci
de commun, qu'elles attribuent l'accélération constatée dans
la chute des graves à une propriété du corps pesant lui
même.
D'autres interprétations attribuent au milieu au sein duquel
la chute se produit l'accroissement de force que trahit cet
accroissement de vitesse.
Simplicius1 nous apprend que, de son temps, nombre de
physiciens (Ttvèç oï xat oix o/ivci) expliquaient de la manière
suivante l'accélération de la chute des graves :
Lorsqu'un corps est très éloigné du sol, une grande épais-
seur d'air se trouve au-dessous de lui ; cette épaisseur devient
plus faible au fur et à mesure que le grave se rapproche du
sol ; dès lors, en tombant, ce mobile divise plus aisément l'air
sous-jacent et, par là, semble plus pesant.
En nous rapportant ces diverses hypothèses, Simplicius
semble demeurer fort sceptique au sujet du crédit qu'il
convient de leur attribuer. Aux théories de Thémistius et
d'Alexandre d'Aphrodisias, il propose une épreuve; en la pro-
posant, il semble bien prévoir qu'elle donnera un résultat
défavorable à ces hypothèses, et aussi que les tenants de ces
suppositions trouveront moyen d'éluder le démenti : « Si, »
dit-il % « au fur et à mesure qu'un grave s'approche de son lieu
naturel, il y a accroissement de gravité, voici ce qui devrait
arriver lorsque Ton pèse un corps dans l'air : Que l'on se place
en haut d'une tour, ou d'un arbre, ou au sommet d'un rocher
i. Simplicii in Aristotelis de Cœlo commentaria edidit J.-L. Heiberg-, Berolini,
MDCCCXCIV, p. 26G. (Gomm. in de Gœlo lib. I, cap. VIII.)
■2. Simplicii, loc. cit., éd. cit., p. 267.
64 ÉTUDES SUR LÉONAUD DE VISCI
à pic, et que l'on pèse un corps porté par un fil qui descende de
là jusqu'à terre ; ce corps devra sembler plus lourd que si on
le pesait en se tenant au niveau du sol; cette supposition semble
fabuleuse; on pourrait, il est vrai, objecter à cette expérience
que la différence est insensible. »
Toutefois, l'opinion de Simplicius semble incliner vers celle
de Thémistius: «En ce monde-ci, » dit-il1, « quelle propriété
différente possède un corps, selon qu'il est séparé de son lieu
naturel par telle distance ou par telle autre? Celle ci seule-
ment : Il commence à se mouvoir plus faiblement vers son
lieu naturel lorsqu'il part d'une position plus éloignée, et il
y a un rapport constant entre la faiblesse du mouvement et la
grandeur de la distance. »
Simplicius nous a dit comment bon nombre de physiciens
cherchaient à expliquer l'accélération que l'on observe en la
chute des graves ; ils admettaient que la résistance de la
couche d'air à traverser diminue au fur et à mesure que cette
couche devient moins épaisse. Une autre théorie attribuait
aussi au milieu l'accroissement de la vitesse d'un poids qui
tombe; mais cette explication fut sans doute proposée après le
temps où écrivait le célèbre commentateur athénien, car
celui-ci n'y fait aucune allusion. Cette théorie, qui était appelée
à une grande vogue, se trouve en un traité De ponderlbus dont
nous avons établi l'origine hellénique2 et dont nous avons
désigné l'auteur inconnu comme étant le Précurseur de
Léonard de Vinci.
Au quatrième livre du traité De ponderlbus dont nous nous
occupons en ce moment, la quinzième proposition est ainsi
formulée3 :
« Un liquide qui s'écoule d'une manière conlinue forme un jet
dont la section est d'autant plus étroite que le liquide intéressé par
cette section coule depuis plus longtemps. »
i. Simplicius, loc. cit., éd. cit., p. 255. — Cf. Léonard de Vinci et la pluralité des
mondes : III : Le poids d'un grave varie-t-il avec la distance au centre du monde? —
Simplicius, Averroès, Albert le Grand, Saint Thomas d'Aquin (Études sur Léonard de
Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, X; seconde série, pp. 64-05).
2. La Scienlia de Ponderlbus et Léonard de Vinci, VI 11 : Conclusion (Études sur
Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, VIII ; première série, pp. 3io-3i6).
3. Loc. cit., p. 285.
n \\ i iti im>\\ (DE iu'iiii \i ! i i LÉONARD DE VINCI (i l
L'auteur grec inconnu explique ce phénomène <!«' la manière
suivante1 :
«Soit ab L'orifice par lequel se fait L'écoulement, el c la
première partie qui s'écoule. Lorsque cette partie esl parvenue
en d/j La partie e est à L'orifice. De même, Lorsque La partie e
est parvenue en df, la partie o est à L'orifice, etc. Plus une
partie descend, plus elle devient pesante; la partie c est donc
plus pesante en df qu'elle n'était en ab; elle est donc plus
pesante en df que ne l'est la partie e en ab; aussi tandis que e
parvient en df, c parvient en zl, de telle sorte que/2 soit plus
long que af\ le jet devient donc continuellement plus grêle,
parce que les parties qui sont sorties les premières sont les
plus rapides; aussi finissent-elles par se séparer les unes des
autres. »
C'est, on le voit, l'explication déjà donnée, au dire de Sim-
plicius, par Straton de Lampsaque. La précision que le Pré-
curseur de Léonard apporte en cette explication mérite d'être
signalée. Nous y trouvons, en effet, cette vérité formellement
signalée : La section d'un courant liquide de débit donné est
d'autant plus petite que le fluide s'écoule avec plus de vitesse.
Or, nous avons vu quel rôle la découverte de ce principe avait
joué dans l'évolution des idées de Léonard de Vinci2. Cette
découverte ne lui aurait-elle pas été suggérée par la lecture du
passage que nous venons de traduire?
Le Précurseur de Léonard attribue l'accélération de la chute
des graves à un accroissement de leur poids ; d'où provient cet
accroissement? Il nous le dit en la cinquième question du
même livre; voici cette question :
« Une chose grave se meut d'autant plus rapidement qu'elle
descend plus longtemps. Ceci est plus vrai dans l'air que dans
l'eau, car l'air est propre à toutes sortes de mouvements. Donc
un grave qui descend tire, en son premier mouvement, le
1. Le texte, très fautif et presque incompréhensible au manuscrit 7878 A du fonds
latin de la Bibliothèque nationale, est beaucoup plus correct au manuscrit 8680 A
du même fonds.
2. Thémon le fils du Juif et Léonard de Vinci, VI: L'écoulement uniforme des
cours d'eau (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui Vont lu, V; pre
mière série, pp. 195*198).
9. m m. \i. ,">
66 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VÎNCI
fluide qui se trouve derrière lui et met en mouvement le fluide
qui se trouve au-dessous, à son contact immédiat; les parties
du milieu ainsi mises en mouvement meuvent celles qui les
suivent, de telle sorte que celles-ci, déjà ébranlées, opposent
un moindre obstacle au grave qui descend. Par le fait, celui-ci
devient plus grave et donne une plus forte impulsion aux
parties du milieu qui cèdent devant lui, au point que celles-ci
ne sont plus simplement poussées par lui, mais qu'elles le
tirent. Il arrive ainsi que la gravité du mobile est aidée par
leur traction et que, réciproquement, leur mouvement est
accru par cette gravité, en sorte que ce mouvement augmente
continuellement la vitesse du grave. »
Il semble bien que, des opinions professées par les Hellènes
touchant la chute accélérée des graves, nous n'ayons aucun
texte plus récent que celui-là.
Averroès ne nous dit pas comment il rendait compte de cette
accélération et ce qu'il dit nous le laisserait malaisément
deviner.
En termes presque aussi explicites que ceux de Thémistius,
il déclare1 « que la cause pour laquelle des choses diverses se
meuvent avec des vitesses différentes est la diversité qui
existe en leur inclination, c'est-à-dire en leur gravité ou en
leur légèreté; il en résulte que plus un corps est grave ou léger,
plus il se meut rapidement; il est, d'ailleurs, manifeste que
cette proposition peut être renversée et que, plus le corps est
rapide en son mouvement, plus il doit être grave ou léger; s'il
en est ainsi, lorsque la vitesse sera infinie, la pesanteur ou la
légèreté sera aussi infinie. »
Mais Averroès ne suit pas davantage l'avis de Thémistius et
de Simplicius; il n'admet pas que le poids d'un corps varie
avec sa distance au centre du Monde. « Sachez à ce sujet, » dit-
il2, « que la proximité et l'éloignement n'ont aucune influence,
si ce n'est dans les mouvements des corps qui se meuvent
sous l'action d'une cause extérieure, car alors ces corps
i. Aristotelis De Cœlo... cum Averrois Cordubensis variis... commenta r us, lib. I,
summa V11I, cap. IV, comm. 88.
2. Averroès, loc. cit., cap. III, comm. 8i. — Cf. Études sur Léonard de Vinci, ceux
qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, seconde série, pp. 66-67.
JEAN I M'iunw (hi. BÉTHUNE) ii LEONA&D DI VIWC1 <>7
peuvent être pioches ou éloignés de leur moteur. » Lorsqu'un
morceau <le fer est attiré par l'aimant, l'attraction <p»'il
éprouve est d'autant plus grande qu'il est rapproché de la
pierre qui le meut. On n'observe rien d'analogue lorsque l'on
considère le poids d'un grave, car le grave porte en lui-même
le principe de son mouvement.
Il ne faut pas, en elle!,, au dire du Commentateur1, con-
fondre l'attraction que le lieu exerce sur le grave avec l'attrac
tion que l'aimant exerce sur le fer; encore que ces deux actions
portent improprement l'une et l'autre le nom d'attractions,
elles diffèrent grandement l'une de l'autre : « Toute attraction
en laquelle le corps attirant demeure immobile tandis que le
corps attiré se meut n'est pas, en réalité, une attraction. Le
corps attiré se meut de lui-même vers ce qui l'attire, en vue
de sa propre perfection. Ainsi en est-il de la pierre qui descend,
du feu qui monte; et l'on doit entendre qu'il en est de même
du mouvement du fer vers l'aimant... Mais il existe une diffé-
rence entre ce cas et celui des corps qui se meuvent vers leurs
lieux naturels. Un quelconque de ces corps, en effet, se meut
de même vers son lieu, qu'il en soit proche ou éloigné... Le
fer, au contraire, ne se meut vers l'aimant que lorsqu'il se
trouve doué d'une certaine qualité qui émane de l'aimant;
aussi, si l'on frotte l'aimant avec de l'ail, il perd sa vertu, car
alors le fer ne reçoit plus de la pierre ainsi disposée cette
qualité qui le rend apte à se mouvoir vers elle. »
En dépit de l'opposition d'Averroès, c'est l'hypothèse de
Thémistius qui triomphe chez les philosophes chrétiens du
xme siècle.
Albert le Grand démontre2, comme l'ont fait Aristote
et Thémistius, qu'un corps grave ou léger ne peut poursuivre
son mouvement rectiligne à l'infini. « La terre, le feu et,
d'une manière générale, tout corps grave ou léger nous
montrent que le mouvement [naturel] ne peut progresser
i. Aristotelis De physico auditu libri octo cum Averrois Cordubensis variis in eosdem
commentariis; lib. VII, summa III, comra, 10.
2. Beati Alberti Magni, Ratisponensis episcopi, De Cœlo et Mundo ; lib. I, tract. III,
cap. III : Illorum qui dicunt elementa mundorum non moveri adinvicem eo quod
distent in intinitum.
68 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
à l'infini. Tous ces corps, en effet, se meuvent plus vite vers
la fin de leur mouvement, et leur vitesse devient d'autant
plus intense qu'ils s'éloignent davantage du point de départ;
nous en avons, aux Physiques, indiqué la cause. Si donc le
mouvement de ces corps se poursuivait à l'infini, il faudrait
que la vitesse crût aussi à l'infini; comme, d'ailleurs, aucun
accroissement de vitesse ne peut provenir d'autre chose que
d'un accroissement de gravité ou de légèreté, il faudrait
que la gravité ou la légèreté devînt infinie ; et nous avons
précédemment démontré que cela est impossible. »
Le corps qui se meut vers son lieu naturel devient donc
continuellement plus pesant ou plus léger; cet accroissement
de pesanteur ou de légèreté n'est pas un accroissement acci-
dentel dû, par exemple, à quelque action du milieu; c'est un
accroissement véritable de la forme naturelle qui constitue la
pesanteur ou la légèreté : «Le mouvement naturel, en effet1,
est un progrès vers la forme naturelle ou le lieu (ubi) naturel;
plus donc le mobile s'avance, plus sa forme naturelle
acquiert de vigueur; dès lors, puisque le mouvement résulte
de la forme naturelle, il faut bien accorder que plus le
mobile acquiert de cette forme, plus il se meut avec vigueur
et vitesse; aussi tout mouvement naturel, qui est purement
naturel, est-il plus rapide à la fin qu'au commencement ou au
milieu, et plus rapide au milieu qu'au commencement. Dans
le mouvement violent, l'inverse se produit; toute chose mue
par violence perd quelque peu de la vigueur de sa forme;
lorque la forme reprend sa vigueur, le mobile revient au
mouvement naturel. »
Avcrroès déclarait impossible cet accroissement de la forme
qui constitue la gravité ou la légèreté éprouverait par suite de
l'approche au lieu naturel; Albert n'admet pas cette impossi-
bilité; selon lui, cet accroissement de forme a même cause que
la forme elle-même, et cette cause est celle qui a engendré le
corps grave ou léger : a On peut démontrer d'une manière
i. B. Alberti Magni, Ratisponensis cpiscopi, Liber physicorum sive physici auditus;
lib. V, tract. III, cap. VIII : De solutione quarumdam dubitationum quae oiiuntur
ex pmehabilis.
JEAS i m un» \ \ ( ni m i in m < i i LÉONARD m \ i m i 69
naturelle1, ;'« l'aide «les mouvements des corps simples ei dea
corps physiques, «*< mi n h* la terre, el le feu ei autres corp
semblables, que Le lieu es! une réalité. Du mouvement de ces
corps, en effet, on tire la preuve non seulement que le lieu esl
une réalité, mais encore qu'il possède une certaine propriété
par laquelle la forme des corps qui se meuvenl vers lui reçoit
son complément. Tout corps physique, en effet, dès là
qu'il n'en est pas empêché, se meut vers son lieu propre et
naturel comme vers ce qui doit lui donner sa forme parfaite.
Autant donc ce corps reçoit de forme de la part de sa cause généra-
trice, autant il reçoit de lieu. Une seule et même cause généra-
trice, en même temps qu'elle donne une forme à ce corps, lui
donne un lieu où cette forme sera complétée et conservée.»
Saint Thomas d'Aquin, comme tous les péripatéticiens qui
lui ont succédé, invoque2 l'accélération du mouvement
naturel afin de prouver que ce mouvement ne saurait se pour-
suivre à l'infini. Il ajoute les considérations suivantes, où
nous reconnaissons sous un résumé des commentaires de
Simplicius3 : « Il faut savoir qu'à cet accident, à ce fait
que la terre se meut d'autant plus vite qu'elle descend davan-
tage, Hipparque a assigné pour cause cela même qui a mû
violemment le corps; plus, en effet, le mouvement se pro-
longe, moins il demeure de la vertu du moteur, et ainsi le
mouvement se ralentit. C'est pour cette cause que le mouve-
ment violent est plus puissant au début; vers la fin, il s'affai-
blit de plus en plus, et un moment arrive où le grave ne peut
plus être porté vers le haut; il commence alors à descendre,
à cause de la petitesse de ce qui demeure de la vertu commu-
niquée par le moteur, auteur du mouvement violent; plus
cette vertu va s'affaiblissant, plus le mouvement contraire
devient rapide.
i. B. Alberti Magni Op. cit., lib. I, tract. I, cap. II : De probatione quod locus sit
aliquod in natura.
2. Sancti Thomae ab Aquino Commentaria in libros Aristotelis de Cselo et Mrxndo,
lib. I, lect. XVII.
3. Les commentaires au De Cœlo composés par Simplicius avaient été, en 1271,
traduits du grec en latin par Guillaume de Morbeka, qui était l'ami de Saint Thomas
d' \quin. Celui-ci put donc les utiliser et les utilisa largement, en son propre com-
entaire au De Cselo. Ce commentaire fut, en effet, le dernier ouvrage du Docteur
Angélique; lorsque celui-ci mourut, en 1 27^, cet écrit demeura inachevé.
70 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
» Mais cette raison n'est pas générale; elle s'applique seule-
ment aux corps qui, après un mouvement violent, se meuvent
de mouvement naturel; elle ne s'applique pas à ceux qui se
meuvent de mouvement naturel parce qu'ils ont été engen-
drés hors de leurs lieux propres.
» D'autres ont cherché la cause de cet effet dans la quantité
du milieu, de l'air par exemple, au travers duquel se produit
le mouvement; ils ont admis que cet air résistait d'autant
moins que le mouvement naturel progressait davantage et,
par conséquent, qu'il mettait de moins en moins obstacle à ce
mouvement naturel. Mais cette raison serait aussi valable pour
les mouvements violents que pour les mouvements naturels ;
et en ces mouvements violents, c'est l'effet contraire qui se
produit.
» Disons donc avec Aristote que la cause de cet effet est la
suivante : Plus le corps pesant descend, plus sa gravité prend
de force parce que ce corps s'approche de son lieu propre.
On prouve ainsi que pour que la vitesse crût à l'infini,
il faudrait que la pesanteur crût à l'infini. On en peut dire
antant de la légèreté. »
Il est probable que Saint Thomas rendait de cet accrois-
sement de gravité ou de légèreté par l'approche du lieu
naturel la même raison qu'Albert le Grand. C'est du moins ce
que faisait Pierre d'Auvergne, qui a terminé le commentaire
au De Cœlo interrompu par la mort du Docteur Angélique,
son maître. « Les corps graves, » disait-il1, « ou légers sont en
puissance du lieu naturel, comme ils le sont de la forme ;
ils sont donc mus par la cause génératrice qui leur donne
leur forme; dans la mesure où cette cause leur donne la forme,
en la même mesure elle leur donne le lieu. » Cette proposition
reproduit textuellement une affirmation d'Albert le Grand.
Saint Thomas d'Aquin ne fait aucune allusion à l'explica-
i. Libri de celo et mundo Aristotelis cum expositione Sancti Thome de aquino. et
cum additione Pétri de Alvernia. Colophon : Venetiis mandato et sumptibus Nobilis
viri domini Octaviani Scoti Givis modoetiensis. Per Bonetum Locatellum Ber-
gomcnsem. Anno a salutifero partu vir^inali nona^esimo supra millesimum ac qua-
dringentesimum. Sub Felici ducatu Sereuissimi principis Domini Augustini Barba-
dici. Quinto décime- kalendas Septembres. Lib. IV, comm. a4, fol. 71, col. c,
JEAN i BU RI DAN (DE hmiiim i m LÉONARD i>i VINCI - i
lion qu'en son traité De ponderibus, le Précurseur <!<• Léonard
de Vinci donne de La chute accélérée des graves, En revanche,
c'est par une supposition toute semblable qu'il rend compte1
de la prétendue accélération initiale des projectiles. Nous
avons dii ailleurs9 quelle vogue avait eue, au cours de l'his-
toire de la Dynamique, cette théorie du Docteur Angélique.
Roger Bacon s'est longuement étendu3 au sujet de l'expli-
cation, admise par Thémistius, de la chute accélérée des
graves, et des objections que le Commentateur avait élevées
contre cette explication. La discussion qu'il développe le
conduit à l'adoption d'une sorte de moyen terme. Tout
d'abord, de loin comme de près, le grave désire atteindre son
lieu naturel ; ce lieu le meut à titre de cause finale, et la puis-
sance motrice qui en résulte a une intensité qui ne varie pas
avec la distance. D'autre part, à partir d'une certaine distance,
le lieu meut comme cause efficiente, de même que l'aimant
meut le fer; il exerce sur le grave une action qui vient
renforcer la première puissance, et cela d'autant plus que le
corps pesant est plus près du terme auquel il tend.
Cette supposition compliquée n'est cependant qu'une sim-
plification de l'hypothèse émise par Saint Bonaventure. « Pour
expliquer le mouvement du grave, » dit le Docteur Séra-
phique4, « il ne suffit pas d'invoquer la gravité, qualité propre
au mobile ; une vertu émanée du lieu qui attire et une
autre vertu émanée du lieu qui repousse concourent à ce
mouvement. »
Des trois causes invoquées par Saint Bonaventure, Bacon en
a supprimé une, l'action répulsive du lieu dont le mobile
s'éloigne. Mais laissons la parole au célèbre Franciscain :
i. Sancti Thomae Aquinatis Commentaria in libros de Cselo et Mundo, lib. II,
cap. VI, lect. VIII.
2. Bernardino Baldi, Roberval et Descartes, I : Une opinion de Bernardino Baldi
touchant les mouvements accélérés (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et
ceuxqui l'ont lu, IV; première série, pp. 197-139).
3. Liber primus communium naturalium fratris Rogeri Bacon; pars III, dist. II,
cap. III : De Ioco ut est res naturalis conservans locatum. (Bibl. Mazarine, ms. 3576,
fol. 58*.
k. Celebratissimi Patris Domini Bonaventime, Doctoris Seraphici, In secundum
librum Sententiarum disputata. Dist. XIV, pars I, art. III, quaest. II : Utrum motus
cœlorum sit a propria forma vel ab intelligentia.
72 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
« Cette vertu, par laquelle le mobile se porte naturellement
vers son lieu, existe-t-elle en ce mobile en vertu d'une
influence émanée du lieu? Il semble qu'il en soit ainsi, car,
selon le dire d'Aristote, elle est admirable, cette puissance du
lieu, par laquelle tout corps, lorsqu'il n'en est pas empêché,
se porte vers son lieu propre.
» Item, le mouvement du corps vers le lieu est semblable au
mouvement du fer vers l'aimant; on le dit communément;
Averroès en parle au VIP livre des Physiques et ailleurs ; or ce
dernier mouvement est produit par l'influence d'une certaine
vertu.
» Item, le mouvement naturel est plus puissant vers la fin;
plus le grave descend, plus il descend rapidement, comme il
arrive pour le fer qui s'approche de l'aimant; mais la cause
de cette plus grande rapidité est la plus grande proximité entre
le mobile et le lieu; pour que le lieu puisse causer cette
rapidité, il faut, semble-t-il, qu'il exerce une certaine influence.
» Item, la force avec laquelle se meut le grave se renouvelle
continuellement lorsque le mobile approche de son terme ;
cela provient de ce qu'une certaine disposition se renouvelle
en ce corps; mais il n'est chose dont on puisse dire qu'elle se
renouvelle en ce grave si ce n'est la vertu du lieu.
» Sed contra : Ce qui meut un corps par l'influence d'une
certaine vertu ne le meut pas tant que ce corps ne se trouve
pas en deçà d'une distance convenable par rapport à la source
de cette influence; c'est ce qui a lieu pour l'aimant; l'aimant
ne meut pas le fer tant que celui-ci ne se trouve pas, par
rapport à celui-là, à une distance convenable, afin qu'il puisse
recevoir l'impression de cette vertu par laquelle se produit en
lui l'altération qui l'oblige à se mouvoir. Le grave, au contraire,
descend vers son lieu à quelque distance de ce lieu qu'on le
place, et cela, comme le dit Aristote au IVe livre Du Ciel et
du Monde, lors même qu'on le placerait en la concavité de
l'orbe de la Lune. Il est donc manifeste que le lieu n'exerce
aucune influence sur le corps qui se meut vers lui. C'est bien
là l'avis d'Averroès au VII0 livre des Physiques. Encore qu'il
y établisse un rapprochement entre le mouvement du fer vers
JEAN i BURIDAÏS (DE BÉTHUNE) h LÉONARD i»i VINCI 7»
raima.nl et le mouvemenl «lu corps mobile vers le lieu, il > ;»
cependant, entre ces deux mouvements, cette différence que
le fer, placé à une distance convenable de l'aimant, en reçoil
une certaine altération, tandis que le mobile n'en reçoit
aucune de la pari, du lieu.
» Item, à la Un, la matière a, pour la forme, un appétit plus
puissant, qu'au commencement; cependant la forme ne meut
pas la matière à litre de cause efficiente; il se peut donc qu'ici
il en soit de même.
» Voici ce qu'il faut dire : De près comme de loin, la vertu
du lieu meut le corps à titre de fin aimée et désirée; mais de
loin, cette vertu ne meut pas le mobile à titre de cause
efficiente; elle ne le meut à ce titre qu'en deçà d'une certaine
distance. Par suite de la convenance qui existe entre le grave
et son lieu propre, le grave se meut a toute distance vers ce
lieu ; il y tend naturellement, il se meut vers lui à quelque
distance qu'on le place. Mais, à partir du moment où le grave
n'est plus qu'à une distance déterminée du lieu, il reçoit de
ce lieu une certaine vertu qui produit en lui une altération
par laquelle il se meut plus rapidement. Le fer n'a pas, de
soi, un tel appétit vers l'aimant; il est seulement apte à
éprouver cet appétit; entre sa nature et celle de l'aimant, il n'y
a pas une convenance telle qu'il désire de soi-même se joindre
à l'aimant et qu'il se meuve vers ce but; la convenance qu'il
y a entre le fer et l'aimant rend seulement le fer apte à
recevoir la vertu émanée de l'aimant; c'est seulement lorsqu'il
a reçu cette vertu qu'il désire l'aimant et se meut vers lui. »
Les propositions formulées par les divers auteurs qui ont
pris part à ce débat pourraient, dans le langage de la Méca-
nique moderne, se formuler à peu près ainsi :
Selon Thémistius et ses sectateurs, le poids d'un grave varie
avec la distance de ce grave au centre du Monde; il diminue
lorsque cette distance augmente ; les affirmations de Simplicius
reviennent à déclarer que le poids est inversement propor-
tionnel à la distance au centre.
Selon Averroès, si une force d'attraction augmente lorsque
le mobile se rapproche du centre attirant, cette force doit
74 ÉTUDES SLR LEONARD DE VINCI
s'annuler lorsque la distance du mobile au centre surpasse une
certaine limite; c'est, croit-il, ce qui a lieu pour l'attraction
exercée par l'aimant sur le fer; il admet, d'autre part, qu'une
pierre demeure pesante à toute distance du centre du Monde;
il faut donc que le poids de cette pierre demeure indépendant
de la distance au centre du Monde.
Par une synthèse des deux opinions, Roger Bacon admet
que le poids d'un grave est la somme de deux forces : l'une de
ces forces est indépendante de la distance du grave au centre
du Monde ; l'autre est nulle tant que cette distance surpasse
une certaine limite; lorsque, inférieure à cette limite, cette
distance diminue, la seconde force devient de plus en plus
grande .
Ces discussions ont été d'un grand intérêt en ce qu'elles
ont habitué les philosophes à considérer des forces attractives
variables avec la distance ; au jour où les Kepler et les Gilbert
tenteront de fonder une Mécanique céleste sur l'emploi de
telles forces, ils trouveront, soigneusement conservées par
l'enseignement des Écoles, les idées que les discussions du
xuie siècle avaient analysées et éclaircies, et ces idées four-
niront les matériaux premiers et essentiels de leurs théories.
Mais en revanche, la théorie de Thémistius, inspirée par
Aristote et généralement adoptée au xiir" siècle, donnait de
la chute accélérée des graves une image entièrement fausse.
Selon cette théorie, la vitesse d'urt poids qui tombe dépendrait
non pas de la durée écoulée depuis le début de la chute ni du
chemin parcouru pendant ce temps, mais de la distance du
corps pesant au centre du Monde. Les observations les plus
courantes suffisaient à prouver qu'une telle conséquence était
grossièrement erronée; nous ne voyons pas, cependant,
qu'aucun maître de Scolastique en ait fait la remarque avant
Richard de Middleton; mais celui-ci a donné à cette remarque
une précision extrême.
Voici, en effet, ce que le Franciscain anglais écrivait1, dans
i. Clarissimi theologi Magistri Ricardi de Media Villa Seraphici ord. min. couvent.
Super quatuor libros Sententiarum Pétri Lombardi Quœstiones subtilissiinop, Nunc
tiemum post alias editiones diligentius, ac laboriosius (quod fieri potuit) recognita\
et ab erroribus innumeris castigatae, necnon condusionibus, ac quotationibus ad
.m \\ i MiunvN ii>i nriiii m i ii LÉONARD m \imi 7")
les dernières années «lu mm siècle, en commentanf lea Livra
des Sentences :
« Certains prétendent que les corps sont mus par une vertu
émanée du lieu opposé à leur lieu naturel, vertu qui l<i>
repousserait.
» Mais on ne peut dire que ce soit là la cause propre du
mouvement des corps pesants; plus, en effet, ces corps seraient
éloignés du centre, plus ils se mouvraient rapidement, car ils
seraient plus fortement atteints par la cause qui les meut;
or, il est certain que le mouvement des corps graves ou légers
est plus rapide vers la fin qu'au commencement.
» D'autres disent que la cause de leur mouvement est une
vertu attractive émanée du lieu naturel, en sorte que le
mouvement des éléments vers leur lieu propre est un mou-
vement de traction.
» Mais, à rencontre de cette opinion, on peut produire
l'argument que voici : Le Commentateur dit qu'une attraction
en laquelle le corps attirant demeure immobile tandis que
le corps attiré est seul en mouvement n'est pas une attraction
réelle et véritable; en ce cas, le corps attiré se meut de lui-
même vers le corps attirant, afin d'atteindre sa perfection,
tout comme la pierre se meut vers le bas et le feu vers le
haut. »
Contre la théorie de Thémistius, visée dans les lignes que
l'on vient de lire, Richard de Middleton produit cet argument
tiré de l'expérience :
« Prenons deux corps de même poids et de même figure;
faisons commencer la chute du premier d'un lieu élevé et
la chute du second d'un lieu plus bas, et cela de telle sorte
qu'au moment où le second (celui qui part du lieu le plus
bas) commencera à descendre, le premier (celui qui part du
lieu le plus élevé) soit déjà parvenu à une distance du sol
singulas Qurestiones adauctae, et illustrât», a R. P. F. Ludovico Silvestrio a
S. Angelo in Vado, Doctore Theologo, et ejusdem instituti professore. Cum indice
generali, ac locupletissimo totius operis. Ad Illustrissimum et Reverendiss. D. D.
Marcum Antonium Gonzagam, Marchionem, Principemq. Rom. Imperii, et Episco-
pum Casalensem. Brixiae, de consensu Superiorum, MDX.GI. Lib. II, dist. XIV,
art. III, quaH. IV; tomus secundus, p. 180.
76 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
égale à celle à partir de laquelle le second commence à se
mouvoir. Le grave qui est parti du lieu le plus élevé viendra
à terre plus rapidement que l'autre grave; et cependant
lorsqu'ils se trouvaient à égale distance du sol, ces deux
corps se comportaient de même à l'égard de l'influence du
lieu. »
Cette objection ruine l'explication que Thémistius avait
proposé de donner de l'accélération en la chute des graves.
A cette explication, quelle est celle qu'il convient de sub-
stituer, au gré de Richard de Middleton? Celle qu'en son traité
De ponderibus, donnait le Précurseur de Léonard de Vinci.
Richard écrit, en effet :
« Voici donc, à mon avis, ce qu'il faut dire : Bien que les
divers éléments aient été déterminés par ce qui les a engendrés
aux mouvements qui leur sont naturels, cependant c'est par
leur propre vertu et [non pas] par la participation de quelque
influence siégeant en leurs lieux naturels, qu'ils exécutent
les mouvements auxquels la cause génératrice les a déter-
minés... Mais l'efficacité de ce mouvement est aidée par
l'ébranlement du milieu même, ébranlement produit par le
corps grave ou léger qui se meut. »
L'hypothèse d'Hipparque était assurément bien connue dans
les Écoles au moment où écrivait Richard de Middleton ; la
traduction, donnée par Guillaume de Moerbeka, du commen-
taire au De Cœlo que Simplicius avait écrit, le commentaire
De Cœlo que Saint Thomas avait entrepris, n'avaient pu
manquer d'attirer l'attention sur les considérations du grand
astronome. Ce sont, sans doute, ces considérations qui ont
conduit Richard à écrire1, au sujet d'une fève que l'on jette
en l'air, les lignes suivantes :
« Il faut savoir que le mouvement ascensionnel de la fève
est un mouvement violent; je dis donc qu'après que le
mouvement de la fève est devenu quelque peu éloigné de
1. Quodlibcta Doctoris eximii Ricardi de Media Villa, ordinis minorum, quœstiones
octuaginta continentia. Brixun, apud Vinccntium Sabium, MD\CI. Ouodlibctum II,
art. Il, quaest. XVI : Utrum faba ascendens obvians lapidi molari quiescat; pp. 54-56.
— Cf. : Éludes sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui Vont lu. seconde série,
uote II, pi' '1 ïa-443.
JEAN i BURIDAIN ii»i iuiiiimi il LÉONARD DE VINCI 77
son principe, la \ cri 1 1 grâce à Laquelle la fève monte va en
s'alTai hlissan I ; aU8SJ I»' nionvemenl violent est-il pins I < • 1 1 1
vers la fin qu'il n'étail au commencement; celle vertu finit
par être tellement affaiblie qu'elle ne sullii plus à mouvoir
la lève vers le haut; elle suffil encore, cependant, ii en
empêcher la descente; et alors il faut (pie la fève demeure,
de soi, immobile; plus tard, cette vertu s'affaiblit au point
qu'elle ne peut plus empêcher la descente; la vertu naturelle
de la fève l'emporte alors sur celle-là, et la fève tombe. »
En la théorie d lïipparque, Richard de Middleton a introduit
quelque chose de nouveau; il a considéré le premier cette
période de repos qui séparerait le mouvement d'ascension,
qui est violent, du mouvement de descente, qui est naturel ;
nous avons dit ailleurs1 quelle fortune avait eue cette doctrine
de la qaies média et comment, par l'intermédiaire de la théorie
de Yimpeto composé de Léonard de Vinci, elle avait préparé
l'explication du mouvement des projectiles que Galilée devait
donner un jour.
La théorie de Thémistius semble bien avoir été frappée
à mort par les objections de Richard de Middleton; les auteurs
qui écrivent un peu avant l'an i3oo ou après cette date ne
l'invoquent plus pour rendre compte de l'accélération que
l'on observe en la chute des graves.
Gilles de Rome enseigne2 que le mouvement naturel est plus
rapide vers la fin, tandis que le mouvement violent est plus
vite au commencement. « Il faut remarquer, » ajoute-t-il, « que
le mouvement naturel commence à partir d'un repos violent,
tandis que le mouvement violent part d'un repos naturel.
Donc plus le mouvement naturel s'éloigne du repos à partir
duquel il a commencé, plus il s'approche du centre; c'est
1 . Nicolas de Cues et Léonard de Vinci, XI : La Dynamique de Nicolas de Cues et la
Dynamique de Léonard de Vinci. Théorie de Yimpeto composé (Études sur Léonard de
Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, XI; seconde série, pp. 211-212).
2. Egidii Romani in libros de physico auditu Aristotelis commentaria accuratissime
emendata : et in marginibus ornata quotationibus textuum et comentorum. ac aliis quam-
plurimis annotationibus : Cum tabula questionum in fine. Ejusdem questio de gradibus
formarum. Cum privilegio. Colophon : Preclarissimi summique philosophi Egidii
Romani De gradibus formarum tractatus Venetiis impressus mandato et expensis
Heredum Nobilis viri domini Octaviani Scoti civis Modoetiensis. per Bonetum
Localclkim presbyterum. 12* kal. Octobr. i5o2. Lib. V1I1, comm. 76, fol. 189, col. c.
78 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
pourquoi ce mouvement se fortifie sans cesse par l'éloignement
de l'état de repos d'où il est parti. Dans le mouvement
violent, c'est le contraire qui a lieu. »
Peut-être serait-on tenté de voir, dans les lignes que nous
venons de citer, une vague allusion à la théorie de Thémistius;
on est porté toutefois à les interpréter d'une tout autre
manière lorsqu'on les rapproche de celles-ci1, où Gilles de
Rome examine « ce que c'est qu'un repos violent et comment
un tel repos peut être engendré :
« Il faut dire que ce repos violent est engendré par le
mouvement violent. Mais on admet en général que tout ce
qui est engendré par un tel mouvement a plutôt une cause
négative (privativa) qu'une cause positive. Si, par exemple,
une pierre est jetée en l'air, elle se reposera au sommet d$ sa
course; mais ce repos provient d'un principe négatif, savoir
du manque d'impulsion, bien plutôt que d'un principe effectif
et positif. Nous devons imaginer, en effet, que lorsqu'une
pierre est jetée en l'air, il lui faut, pour se mouvoir rapide-
ment, une impulsion plus forte que pour se mouvoir len-
tement, et aussi qu'une impulsion plus forte est nécessaire
pour la faire progresser vers le haut que pour la maintenir
seulement au lieu qu'elle a déjà atteint. Or, au début, l'im-
pulsion est grande et forte; puis elle s'affaiblit continuellement;
la pierre donc, ou tout autre objet qu'on lance violemment
vers le haut, se meut tout d'abord avec force; puis, au fur
et à mesure que l'impulsion fait défaut, le projectile se meut
plus faiblement; il arrive que cette impulsion devient si faible
que l'air ainsi poussé ne suffit plus à faire monter la pierre
davantage, bien qu'il suffise à la maintenir en la place élevée
qu'elle a atteint; enfin, en une dernière période, la poussée
de l'air s'affaiblit tellement qu'elle ne peut plus soutenir le
corps grave que Ton avait lancé vers le haut; il faut, dès lors,
que ce corps retombe. On voit bien qu'un tel repos est causé
par une privation et un défaut bien plutôt qu'il ne procède
d'une cause positive et efficiente... Par là, on peut résoudre
1. jEgidii Romani Op. cit., lib. VI, comm. 64, dubium primum; éd. cit., fol. 117,
col. ci.
JEAN i iiiitinw (DE iiktih ni ) ET LEONARD DE vi\<i ~\\
les objections qui ont été faites précédemment. Lorsqu'on <lii
Le mouvement est toujours plus fort Lorsqu'il approche <lc son
terme, il faut entendre que ce terme ou ce repos final est
engendré par un mouvement don! La cause est positive h non
pas négative, ce qui n'est pas vrai du repos violent. » Cela est
vrai, au contraire, du repos naturel qu'un corps atteint lorsqu'il
parvient a son lieu propre; « dans ce cas, en effet, le repos
engendré par le mouvement naturel est le terme où tend le
mobile, car ce terme convient à la nature même de ce mobile;
ce repos a donc une cause positive et n'est pas engendré par
la privation. »
Ce passage de Gilles de Rome est remarquable à bien des
égards.
Nous y trouvons, en premier lieu, comme nous l'avons
trouvé en un Quodlibct de Richard de Middleton, l'idée qu'un
temps de repos sépare la période pendant laquelle un pro-
jectile s'élève de la période pendant laquelle il retombe. Nous
y trouvons également un exposé bien reconnaissable de la
théorie d'Hipparque; mais, en cet exposé, la continuation du
mouvement du projectile vers le haut est formellement attri-
buée à l'impulsion de l'air ébranlé; il est donc bien vrai que
l'adoption de la théorie d'Hipparque ne suppose nullement
qu'un impetus, imprimé au projectile par la main qui l'a lancé,
continue de le mouvoir après qu'il a quitté cette main.
Nous ne trouvons pas, cependant, en ces lignes écrites par
Gilles Colonna, la définition explicite de la cause qui accélère
la chute d'un grave. Cette définition, est-il bien malaisé de la
deviner? Au cours des deux passages que nous avons cités,
Gilles n'a cessé de comparer, comme le faisait Hipparque, la
chute accélérée du grave à l'ascension ralentie du projectile;
ce qui est positif en l'un de ces mouvements est privatif en
l'autre; nous dirions aujourd'hui que notre auteur passe de
l'un de ces mouvements à l'autre par un simple changement
de signe; or, le ralentissement que l'on observe en la montée
du projectile, il l'attribue formellement à la diminution de la
poussée que l'air exerce sur ce corps; n'est-il pas clair qu'en
sa pensée, l'accélération qui se produit en la chute d'un poids
8o ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
a pour cause l'impulsion croissante d'un air de plus en plus
ébranlé? Gomme Richard de Middleton, Gilles s'est rallié à
la théorie qu'avait proposée le Précurseur de Léonard ; dès
maintenant, il nous est difficile d'en douter; cela nous sera
impossible lorsque nous aurons lu les commentaires adjoints
par Walter Burley à la pensée de Gilles de Rome.
C'est au milieu traversé par le grave que Jean de Jandun
attribue l'accélération éprouvée par la chute de ce corps;
mais, en ses divers écrits, il fait jouer au milieu des rôles
différents.
Lisons d'abord le commentaire au De Cœlo1 ; à la théorie de
Thémistius, Jandun objecte diverses raisons; il lui reproche,
en particulier, de détruire l'un des arguments dirigés par
Aristote contre la pluralité des mondes; il termine par ces
paroles : a Nous accordons que le mouvement naturel est plus
rapide à la fin qu'au commencement et qu'un grave, libre de
tout empêchement, se meut d'autant plus vite qu'il est plus
proche de son lieu naturel. Mais l'on prétend que cela ne
saurait être si la chute de ce poids ne tirait son principe d'une
vertu du lieu; cette proposition, nous la nions; cela se produit
non pas parce que le poids est mû effectivement par la vertu
du lieu, mais parce que la pierre qui approche du centre est
suivie d'une plus grande quantité d'air qu'elle ne le serait
en un autre lieu, et cet air donne à la pierre une plus forte
impulsion; voilà pourquoi cette pierre se meut alors plus
rapidement. »
Jean de Jandun, en ce passage, paraît attribuer l'accélé-
ration de la chute des graves à la quantité d'air qui surmonte
le mobile et non pas à l'agitation de cet air. Nous Talions voir
préciser son opinion à ce sujet et la rapprocher de celle du
Précurseur de Léonard.
Lorsqu'en ses questions sur le De Cœlo d'Aristote, Jean de
Jandun cite Saint Thomas d'Aquin, il le nomme3 Fraler
i . Joannis de Janduno In libros Aristotelis de Cœlo et Manda Quœstiones subtilissimœ.
Lib. IV, quaest. XIX : An grave inanimatum quoquomodo moveatur virtute existente
in loco.
■2. Joannis de, Janduno In libros Aristotelis de Cœlo cl Mundo; in lib. I quœst. XXIV :
An sit possibile esse plures mundos.
.n w i BURIDAN (ni: BÉTHUNE) m LÉONARD i»i VINCI 8l
Thomas; lorsqu'il cite le même auteur, en ses questions sur
[es Physiques, il le nomme1 Sanclus Thomas; la canonisation
de Saint Thomas d'Àquin fut promulguée <im [323; nou
sommes donc conduits à penser que Jean de Jandun avail
rédigé ses questions sur le De Cash avant e3q3 et qu'il écrivil
après cette époque ses questions sur les Physiques.
Ces questions-ci étant postérieures à celles-là, on n<i saurait
s'étonner lorsque l'auteur y critique, rejette ou corrige
certaines doctrines qu'il avait plus anciennement professées.
C'est ainsi que nous Talions voir donner plus de précision
à son explication de la chute accélérée des graves.
Au sujet du huitième livre des Physiques, Jean de Jandun
examine cette question2 : Un grave inanimé se meut-il de lui-
même? La discussion à laquelle il soumet cette question est
une des plus développées que nous trouvions en l'œuvre de
notre auteur; elle a été aussi l'une des plus remarquées de la
part des maîtres de la Scolastique, Tune de celles à propos
desquelles le nom de l'Averroïste parisien était le plus souvent
cité.
Jandun ne méritait cependant pas qu'on lui fit honneur de
cette importante question, car voici l'aveu, plein de bonne foi,
par lequel il la termine :
« Qu'en notre postérité ceux qui, du fond de l'âme, seront
les amis de la vérité plus que de la renommée sachent bien
une chose : Les preuves ici données de la doctrine que je
soutiens ne sont pas entièrement de mon invention; je les
tiens d'un théologien que je crois être, parmi mes contem-
porains, l'un de ceux qui exposent Aristote et le Commen-
tateur avec le plus de subtilité. Toutefois, j'ai ajouté diverses
choses qui servent à mettre de l'ordre en l'explication et en la
confirmation de cette thèse. »
C'est donc à ce théologien anonyme, et non pas à Jandun
lui-même, que nous devons attribuer le passage suivant, où la
i. Joannis de Janduno Super octo Ubros Aristotelis de physico auditu acutissimœ
qusestiones; sup. lib. I quœst. II : An eus mobile, vel corpus mobile, sit scientiae natu-
ralis subjectum; sup. lib. IV quœst. VI : An locus sit immobilis.
i. Joannis de Janduno Op. cit., sup. lib. VIII qutest. XI : An grave inanimatum
moveat seipsum.
P. DUHEM. (i
82 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
théorie de Thémistius est, tout d'abord, réfutée à peu près
comme elle Fa été par Richard de Middleton :
a Ils disent que la vitesse de chute du grave, plus grande
lorsque ce grave est voisin du centre que lorsqu'il en est
éloigné, n'a pas d'autre cause qu'une certaine vertu, émanée du
lieu naturel dont le mobile est plus proche dans le premier
cas que dans le second. Cette proposition peut être niée; il en
résulterait, en effet, la conséquence suivante : Si l'on prenait
deux corps de même gravité, dont l'un commencerait à
descendre depuis la sphère du feu tandis que le point de
départ de l'autre serait voisin de la terre, à la fin du mou-
vement, ces deux graves parcourraient des espaces égaux avec
des vitesses égales; manifestement, c'est le contraire qui est
vrai.
» Si l'on vient dire ensuite que la vitesse plus grande est due
à la plus grande quantité d'air qui suit le mobile tombant d'un
lieu plus élevé, » — c'est précisément ce qu'enseignait Jandun
en ses questions sur le De Caelo — « ce n'est plus la vertu du
lieu ni le voisinage de ce lieu qui cause cette vitesse; on
s'écarte donc de la première affirmation.
» Mais si l'approche du lieu naturel n'est pas cause de cette
vitesse plus grande, on va demander quelle est cette cause.
Peut-être faut-il dire, comme certains le font, que cela provient
de ce que les parties de l'air que le grave a divisées et qui le
suivent sont plus nombreuses à la fin du mouvement qu'au
commencement. Il en résulte, afïîrment-ils, que le grave
acquiert une vitesse accidentelle plus grande d'un instant à
l'autre. »
Les mots : propter scissuram pluriwn partium aeris insequen-
tium semblent bien indiquer que la cause ici invoquée n'est
pas l'épaisseur de la masse d'air qui surmonte le grave, mais
l'agitation de la couche d'air qu'il a traversée.
La théorie d'IIipparque a attiré l'attention de notre Aver-
roïste; comme Gilles de Rome, il l'expose1 en admettant for-
mellement que le mouvement d'un projectile est entretenu par
i. Joannis de Janduno Op. cit., sup. lib. VIIJ quaest. XVIF : An motus reflexus
continuus esse valeat.
JEAN i Bl mi>\\ ii»i il m i i i LEONARD i>i \ i n * : i 83
L'agitation de l'air ambiant; mais entre Les <l<'u\ mouvements
opposés, il hésite fort à placer La période de repos inter
médiaire dont Richard de Middleton et Gilles de Rome ont
prétendu démontrer L'existence :
«Vous direz peut-être que cette partie de l'air qui, avec la
pierre, s'est mue jusqu'au lieu élevé où prend lin le mou-
vement d'ascension, soutient ce grave <in L'air pendant un
certain temps. Nous demanderons par quelle cause cet air
retient ainsi le mobile; alors, en effet, que cet air est très
aisément divisible et qu'il cède très facilement, il ne paraît pas
raisonnable qu'il puisse empêcher la chute du grave... Peut-
rire faut il dire ceci : La partie de l'air qui, par violence,
a monté en même temps que le grave conserve pendant une
certaine durée la vertu de mouvoir d'autres parties de l'air,
bien qu'en cette partie même, la vertu capable de mouvoir
directement le grave ait cessé d'être; pendant toute cette
durée, elle retient le grave en sa position élevée; lorsqu'en
cette partie de l'air, la première de ces deux vertus prend fin,
à son tour le grave se meut lui-même et meut cet air. Mais
quelle est cette vertu, pourquoi dure-t-elle tant de temps, ni
plus ni moins, par quoi est-elle détruite? C'est ce qui reste à
éclaircir. »
Lorsqu'en son commentaire aux Livres des Sentences, Du-
rand de Saint-Pourçain cite Thomas d'Aquin, il le nomme1 :
Sanctus Thomas; l'ouvrage est donc postérieur à i323.
D'ailleurs, en terminant cet écrit, Durand nous apprend2 qu'il
l'a commencé dans sa jeunesse et terminé dans sa vieillesse :
« Scripturam super quatuor Sententiarum libros juvenis inchoavi,
sed senex complevi. » Or Durand est mort en i332. C'est donc
après les écrits de Jean de Jandun qu'il nous faut placer le
Commentaire aux Sentences composé par le Docteur Domi-
nicain.
i. D. Durandi a Sancto Portiano super sententias theologicas Pétri Lombardi commen-
tariorum Libri quatuor, per fratem Iacobum Albertum Castrensem adfidem veterum exem-
plarium diligenter recogniti. Venundantur Parisiis apud loannem Roigny sub basi-
lisco, et quatuor elementis, via ad divum Iacobum. i53c). Lib. I, dist. XVII, quaest.
VII, fol. 45, col. a.
2. Durandi a Sancto Portiano Op. cit., conclusio Operis; éd. cit., fol. 324, verso.
84 ÉTUDES SU H LÉONARD DE VINCI
Touchant la chute accélérée des graves, l'opinion de Du-
rand de Saint-Pourçain est très voisine de celle que Simplicius
attribuait à bon nombre de physiciens dont, d'ailleurs, il
taisait les noms.
« Que la distance au lieu naturel diminue l'inclination du
mobile vers ce lieu, c'est faux, » dit Durand1. « L'inclination
qu'a le corps grave ou léger vers son lieu propre résulte de la
forme de ce corps; tant que cette forme demeure la même,
l'inclination ne subit aucun changement; la distance plus ou
moins grande au lieu naturel ne fait rien par elle-même. Si le
mouvement naturel est plus intense à la fin qu'au commen-
cement, la cause en est que la résistance du milieu devient
moindre, tandis que l'inclination du mobile est supposée
constante. En effet, plus l'air est voisin de la terre, moins il
a de légèreté et moins il lutte contre le mouvement du
grave. On doit en dire autant du mouvement du corps
léger. »
Durand de Saint-Pourçain ne voit pas que son expli-
cation est aussi fautive que l'explication de Thémistius;
comme celle-ci, elle attribue au poids qui tombe une vitesse
qui dépend seulement de la distance au sol.
Avec Walter Burley, nous retrouvons les pensées de Gilles
de Rome; mais nous les retrouvons accompagnées de pré-
cisions qui en dégagent nettement le sens, et ce sens est celui
que nous leur avons attribué.
Voici, d'abord, un passage2 concernant la théorie d'Hip-
parque et le repos violent qui sépare, selon Gilles de Rome, les
deux mouvements opposés du projectile jeté en l'air :
« La génération du repos violent ne se fait pas de la même
i. Durandi a Sancto Portiano Op. cit., lib. II, dist. XIV, quœst. I : Utrum aliqua:
aquae sint super coelos.
2. Burleus super octo libros physicorum. Colophon : Et in hoc iinitur cxpositio
excellentissimi philosophi Gualterii de burley anglici in libros octo de physico
auditu. Aristo. stageritc. emendata diligcntissimc. Impressa arte et diligentia Boneti
locatelli bergomensis. sumptibus vero et expensis Nobilis viri Octaviani scoti mo-
doetiensis. Et humato Jcsu ejusque gcnitrici virgini Marie sint gratie infinité.
\ enetiis. Anno salutis nonagesimoprimo supra millesimum et quadringentesimum.
Quarto nonas decembris. Tractatus tertius quinti libri in quo agitur de contrarietate
motuum et quietum. Caput 2m tractatus tcrtii : et est de contrarietate motus ad
quietem et quietum ad invicem ; fol. sign. v 2, col. a.
JEAN l m iui>\\ (i.i. 1:1.1111 \i ) i i LÉONARD DE \in< I
manière que la génération du repos naturel. Ce qui cause le
repos naturel, c'est l;» nature môme du mobile; c'est elle
aussi qui cause le mouvement naturel; le repos naturel ei le
mouvement naturel ont doue pour cause une même nature.
Le repos violent, au contraire, est causé par une vertu vio
Lente, lorsqu'elle vienl à l'aire défaut. La vertu violente est très
forte au commencement du mouvement; elle est assez puis
sante pour empêcher le mobile de se mouvoir vers son
lieu naturel et pour le mouvoir en sens contraire. Plus tard,
à la fin du mouvement [ascensionnel |, la vertu violente est
tellement affaiblie qu'elle ne suffit plus à mouvoir le mobile
dans la même direction ; elle suffit seulement à le maintenir
au lieu qu'il occupe; elle lui donne alors un repos violent.
En effet, pour empêcher le mobile de prendre le mouvement
naturel, il faut une moindre vertu que pour le mouvoir d'un
mouvement contraire ; lors donc que la vertu qui violente le
mobile est tellement débilitée qu'elle ne peut plus le faire
progresser, elle empêche encore le mouvement en sens
contraire et oblige le mobile à demeurer en repos. Lors-
qu'ensuite la vertu qui violente le mobile devient si faible
qu'elle ne peut plus obliger ce corps à progresser dans le sens
primitif, ni empêcher le mouvement naturel, alors le mobile
commence à se mouvoir de son mouvement naturel. Voilà
pourquoi la pierre, jetée en l'air, se repose au point de
réflexion, à moins qu'elle n'en soit empêchée. La force proje-
tante est cause de ce mouvement en ce qu'elle ne suffit plus
à faire monter le mobile, mais seulement à l'empêcher de
quitter le lieu qu'il occupe et de se mouvoir vers son lieu
naturel. C'est sans doute ce qu'entendent certains philo-
sophes lorsqu'ils disent que dans le mouvement violent est
engendré par défaut, tandis que dans le mouvement naturel,
la génération du repos est effective. »
Toutes ces considérations sur le repos violent portent, très
profondément imprimé, le sceau de Gilles de Rome.
Venons au passage1 où Walter Burley explique la chute
i. Gualterii Burlaei Op, cit., lib. VIII, tract. III, cap. III, in quo ostenditur quod
motus localis est primus motuum; éd. cit., fol. sign. DD, coll. c. et d.
86 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
accélérée des graves. Ce passage débute par une phrase
textuellement empruntée à Gilles de Rome :
« Il faut remarquer que le mouvement naturel commence
à partir d'un repos violent, tandis que le mouvement vio-
lent part d'un repos naturel. Donc, plus le mouvement
naturel s'éloigne du repos à partir duquel il a commencé1,
plus ce mouvement devient rapide, par suite de la distance
à l'état de repos d'où il est issu. Dans le mouvement violent,
c'est le contraire qui arrive. »
Ce texte de Gilles Colonna, Burley le commente en ces
termes :
a Cette proposition, donc : tout mobile se meut d'autant
plus vite qu'il s'éloigne davantage du repos, doit s'entendre du
mouvement naturel ; en effet, tout corps qui se meut de
mouvement naturel se meut d'autant plus vite qu'il s'éloigne
davantage du repos, c'est-à-dire du lieu où il demeurait
immobile par violence. On peut aussi l'appliquer aussi bien au
mouvement violent qu'au mouvement naturel; il faut alors
l'entendre ainsi : Tout corps mû de mouvement naturel
se meut d'autant plus vite qu'il est plus distant du repos vio-
lent à partir duquel il a commencé à se mouvoir; et tout
corps mû de mouvement violent se meut d'autant plus vite
qu'il est plus distant du repos violent auquel tend son
mouvement.
» On dit communément que le mouvement naturel s'accé-
lère vers la fin par suite de la proximité du terme auquel il
tend; il faut bien comprendre que cela n'est pas vrai; ce n'est
pas uniquement parce qu'il s'approche du centre qu'un
grave se meut plus rapidement. Prenons, en effet, deux corps
de même poids, et supposons toutes choses égales d'ailleurs;
nous voulons dire par là que ces deux corps sont de même
figure, de même grandeur, et qu'ils possèdent au même degré
tous les caractères qui ont rapport au mouvement; soient
A et B ces deux corps ; plaçons le corps A très haut en l'air,
i. Le texte de Gilles de Rome intercalait ici ces mots: «Plus il s'approche du
centre, » qui pouvaient sembler une allusion à la théorie de Thémistius. Burlrv :i
effacé ces mots qui prêtaient à confusion.
.1 1-: v n i BUR1DAN (DE BÉTHUNE) BT LÉONARD i»l VINCI 8"
en un Lieu donl La distance à la terre soit de dii stades, el ^>ii
C ce Lieu; quant à B, plaçons le en un I i«an donl, La distance
ù La terre soit seulement d'un stade, et soit D ce Lieu. Que l<'
corps A tombe et, au momenl <>ù ce corps \ viendra en un
lieu qu'un stade sépare du sol, que le corps B commence à
descendre; soit E L'instanl où ces corps A et l> sont séparés du
sol par la distance d'un stade. Il est clair qu'après L'instant E,
le corps A descendra plus rapidement que le corps B; et cepen
dant, à l'instant E, ces deux corps sont également près de la
terre. Ce n'est donc pas le plus proche voisinage du lieu
naturel qui cause la plus grande vitesse du mouvement
naturel, mais bien la plus grande distance au repos violent
à partir duquel le mouvement a débuté. A l'instant E, en effet,
et pendant toute la durée du mouvement après cet instant, le
corps A est plus éloigné du repos violent à partir duquel il a
commencé à se mouvoir que ne l'est le corps B du repos
violent d'où sa chute a débuté; aussi, après l'instant E, le
corps A se meut-il plus rapidement que le corps B, bien que ces
deux corps se trouvent équidistants de la terre et équidistants
de leur lieu naturel. C'est donc cette distance au repos violent
à partir duquel le corps s'est mis en mouvement qui est la
cause de la continuelle accélération du mouvement naturel.
» Mais c'en est là, semble-t-il, la cause éloignée; aussi
faut-il en assigner une cause plus prochaine et plus explicite.
» C'est pourquoi certains prétendent que le grave, en
sa chute, acquiert continuellement une nouvelle gravité acci-
dentelle; il devient continuellement de plus en plus lourd;
son mouvement s'accélère donc sans cesse. Il en est de même
d'un corps léger; en son mouvement vers Je haut, il acquiert
sans cesse une nouvelle légèreté accidentelle. Partant, plus
ces corps sont éloignés de l'état de repos violent à partir
duquel ils ont commencé à se mouvoir, plus ils se meuvent
rapidement.
» Pour moi, il me semble que l'air est grave avec les
corps graves et léger avec les corps légers. Lorsqu'un corps
grave tombe, la masse d'air qui se trouve devant lui et qu'il
pousse vers le bas est toujours de plus en plus grande, tandis
88 ÉTUDES SLR LÉONARD DE VINCI
que la masse d'air qui suit son mouvement croît, elle aussi,
continuellement; le mouvement s'accélère parce que le
milieu qui se trouve en avant du mobile et qui lui cède le
passage est de plus en plus grave, et que le milieu qui suit le
poids devient, lui aussi, de plus en plus grave et donne à ce
corps une impulsion de plus en plus forte ; ainsi le mobile se
meut d'autant plus vite qu'il vient de plus loin, parce que son
mouvement est, de plus en plus, secondé par le milieu, aussi
bien en avant qu'en arrière. »
L'explication que Burley vient de développer est une sorte
de synthèse où concourent les pensées de maint auteur de
l'antiquité.
Nous y reconnaissons, tout d'abord, la théorie péripatéti-
cienne qui attribue au milieu la continuation du mouvement
des projectiles.
Nous y retrouvons, ensuite, l'analogie entre l'accélération du
mouvement naturel et le ralentissement du mouvement violent,
telle qu'Hipparque l'avait signalée, au dire de Simplicius.
La résistance décroissante du milieu qui précède le mobile
y est invoquée comme elle Tétait par certains physiciens anté-
rieurs à Simplicius et, plus récemment, par Durand de
Saint-Pourçain.
Enfin, l'impulsion croissante du fluide qui suit le grave y est
admise comme elle l'était par le Précurseur de Léonard de Vinci.
Cette synthèse est le résultat d'efforts continus dont l'œuvre
de Richard de Middleton d'abord, les écrits de Gilles de
Rome, de Jean de Jandun et de Durand de Saint-Pourçain
ensuite nous ont apporté le témoignage.
Ces efforts remplissent toute une période du lent dévelop-
pement qu'a subi la théorie de la chute accélérée des graves.
En une période précédente, illustrée par les grands docteurs
scolastiques du xuie siècle, l'explication de Thémistius avait
été généralement admise.
De Richard de Middleton à Walter Burley, les maîtres dont
les tentatives caractérisent la seconde période débarrassent la
science de cette doctrine inadmissible de Thémistius; ils met-
tent clairement en évidence cette vérité : la vitesse de chute
JEAN l m KIDW (DE BÉTIIUNE) i.i LÉONARD Dl VINCI
d'un grave ne dépend |>;is de la distance d<* ce grave au centre
du Monde, nuiis bien de La distance du poids :,i sa position
initiale; ils sont moins licincu \ Lorsqu'il s'a^ii d'expliquer
L'accroissement de celle vitesse; ions, ils en cherchent La
raison en L'influence <Iu milieu.
Mais le texte même de P>urle\ nous annonce l'oux ■erlui e
d'une troisième période de L'histoire que nous retraçons ici.
Burley a fait allusion à certains philosophes qui attribuent
L'accélération du mouvement naturel au continuel accrois-
sement d'une gravité accidentelle. Or, au Moyen-Age, ce nom
de gravité accidentelle était assurément pris comme synonyme
d'impetus. «Certains,» dit Gaétan de Tiène1, «donnent
le nom de gravité ou de légèreté accidentelle à cette vertu
communiquée par le moteur au mobile, mais on l'appelle plus
communément impetus. » Gaétan était, d'ailleurs, un lecteur
assidu de Burley que ses écrit citent constamment. Donc, au
temps de Burley, il était des physiciens qui demandaient à un
impetus croissant d'.accélérer la chute des graves.
Quels étaient ces physiciens ?
Nommé chanoine d'Évreux en i3/i22 Walter Burley vivait
certainement encore en i343 ; il terminait sa carrière alors que
Jean Buridan commençait la sienne; l'allusion que contiennent
les commentaires aux Physiques composés par le Maître anglais
pourrait donc, à la rigueur, viser l'enseignement du Maître
picard; il est plus probable qu'elle a trait à l'opinion de phy-
siciens plus âgés, contemporains de Burley, dont Buridan a
été le disciple et dont il a adopté et développé les doctrines.
Nous avons déjà cité, au paragraphe précédent, un passage
où Buridan explique, à l'aide d'un impetus sans cesse croissant,
la vitesse accélérée d'un grave qui tombe; cette explication, il
la donne également en un autre endroit3, alors que le pro-
i. liecollectœ Gaietani super octo libros Physicorum cum annotationibus textuum,
fol. 5i. Colophon : Impressum est hoc opus per Bonetum Locatellum, jussu et
expensis nobilis viri Domini Octaviani Scoti civis Modoetiensis. Anno Salutis 1496.
2. Denifie et Châtelain, Chartularium Universitatis Parisiensis, tomus II, pars prior,
p. i54-
3. Magistri Johannis Buridam questiones totius libri Phisicorum ; lib. VIII, quaest. IV :
Utrum actu grave existens sursum moveatur per se post remotionem prohiberais,
vel a quo moveatur. Bibl. nat., fonds latin, ms. 14723, fol. 92, col. d. — Cf. : Études
sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui Vont tu, seconde série, pp. 420-421.
90 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
blême de l'origine de la pesanteur l'amène à poser cette affir-
mation : Un grave ne devient pas plus pesant lorsqu'il s'ap-
proche de son lieu naturel.
« Vous allez dire, » écrit Maître Jean Buridan, « que ce
raisonnement doit être rétorqué en sens contraire; il est mani-
feste, en effet, qu'un grave, en sa chute, se meut d'autant plus
vite qu'il approche davantage de son lieu; il ne semble pas que
cela puisse s'expliquer, sinon parce que le lieu exerce auprès
une vertu d'attraction plus grande qu'au loin.
» A cela je réponds que, toutes choses égales d'ailleurs, un
grave ne tombe pas plus vite lorsqu'il est voisin du lieu infé-
rieur, lorsqu'il en est, par exemple, distant de trois pieds ou
de dix pieds, que lorsqu'il en est éloigné et séparé par cent
pieds ou par mille pieds. Supposons, en effet, qu'un homme se
trouve au sommet de l'une des tours de Notre-Dame, et qu'une
pierre, située à dix pieds au-dessus de lui, tombe sur lui; cette
pierre ne blesserait ni plus ni moins cet homme que s'il se
trouvait au plus bas lieu d'un puits profond, et que cette
même pierre lui tombât dessus de dix pieds de haut. On voit
bien par là que la pierre ne se meut pas plus vite en ce lieu-ci,
qui est si bas, qu'en ce lieu-là, qui est si élevé.
» Partant, il est manifeste que si un grave se meut plus vite
ou plus lentement, ce n'est pas parce qu'il est plus proche ou
plus éloigné de son lieu; mais, comme nous le disons plus
loin, c'est parce que le corps pesant acquiert de soi-même un
certain impetus qui se joint à sa gravité pour le mouvoir; le
mouvement devient ainsi plus rapide qu'au temps où le corps
pesant était mû par sa seule gravité; plus le mouvement
devient rapide, plus Yimpetus devient vigoureux; au fur et à
mesure donc que le poids continue à descendre, son mouve-
ment devient de plus en plus rapide, parce qu'en continuant à
descendre, il s'éloigne de plus en plus du point à partir duquel
il a commencé de tomber ; que cette chute se produise, d'ailleurs,
en un lieu plus haut ou en un lieu plus bas, il n'importe. »
Quel va être, au cours des vicissitudes par lesquelles passera
renseignement de la Scolastique, le sort de cette théorie pro-
posée par Buridan ?
JEAN i BU RIDA II I DE m.iinvi.) il LÉONARD DE VINCI <>l
Albert de Saxe adopte, en son entier, La Dynamique <!<■
Vimpetùs telle que Jean Buridan l'a formulée1. Il la complète
même, en un point; il reprend', à l'aide de cette notion d'im-
petiis, l'analyse des diverses phases que présente le mouve
ment d'un projectile jeté vers le haut, et il lente de préciser La
démonstration de ce repos intermédiaire que ses prédécesseurs
y avaient introduit à l'aide de la Mécanique? péripatéticienne.
Gomme tous les physiciens qui, de Richard de Middleton à
Buridan, se sont succédé, Albert de Saxe ne veut pas que le
poids du grave varie avec la distance de ce grave au centre de
la terre. Il écrit, à ce sujet, une phrase remarquable, en ce que
l'intensité de la pesanteur y est donnée non point comme
déterminant la vitesse avec laquelle un grave se meut, mais
seulement comme déterminant la vitesse avec laquelle il com-
mence à se mouvoir. De l'hypothèse que le poids est d'autant
plus grand que le grave est plus près du centre du Monde, « on
tirerait, » dit-il3, « cette conclusion : Toutes choses égales
d'ailleurs, un grave ne commencerait pas à se mouvoir avec
la même vitesse lorsqu'il partirait de points situés à des
distances différentes de son lieu naturel. Cette conséquence est
contraire à l'expérience et, pourtant, elle est logiquement
déduite; la vertu attractive serait plus forte de près que de
loin; si donc un corps commençait à se mouvoir près de son
lieu naturel, le début de son mouvement serait plus rapide que
s'il avait commencé à se mouvoir loin de ce même lieu. »
Entre ces propos d'Albert de Saxe et notre proposition
moderne : Des forces diverses agissant sur le même mobile
sont entre elles comme les accélérations qu'elles impriment à
ce mobile, quelle différence y a-t-il? Visiblement, la pensée est
i. Nicolas de Cues et Léonard de Vinci, IX : La Dynamique de Nicolas de Gués et les
sources dont elle découle (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui
Vont lu, XI ; seconde série, pp. 19/4-200).
2. Nicolas de Cues et Léonard de Vinci, XI : La Dynamique de Nicolas de Cues et la
Dynamique de Léonard de Vinci. Théorie de Vimpeto composé (Études sur Léonard de
Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, XI; seconde série, pp. 212-213).
3. Alberti de Saxonia Subtilissimœ quœstiones in libros de Cœlo et Munào, lib. II,
quaest. X.IV (apud edd. Venetiis, 1/192 et i52o. Cette importante question est omise
dans les éditions données à Paris en i5i6 et i5i8). — Cf. Léonard de Vinci et la plu-
ralité des mondes, VI : Le poids d'un grave résulte-t-il d'une attraction exercée à
dislancni» Jean de Jandun, Guillaume d'Ockam, Albert de Saxe (Études sur Léonard
de [ inci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, X ; seconde série, p. 88).
g 2 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
la même; mais pour la formuler et la préciser, nous disposons
du merveilleux langage qu'a créé le calcul infinitésimal.
En trois de ses écrits, Albertutius traite, plus ou moins
longuement, de la chute accélérée des graves; nous avons cité
précédemment1 ce qu'il en dit en ses Questions sur la Physique
et en ses Questions sur le traité du Ciel et du Monde; sans le
repéter ici, reproduisons ce que le Tractatus proportionum
contient à ce sujet :
« Un grave qui descend en milieu uniforme descend plus
vite à la fin qu'au commencement; cela ne provient pas,
cependant, d'un plus grand rapport de la puissance à la rési-
stance, puisqu'on a supposé que la résistance était uniforme...
À cet argument, je réponds ceci : Lorsque le grave a, pendant
un certain temps, exercé son mouvement en descendant dans
le milieu uniforme, le rapport de la puissance motrice totale à
la résistance n'a plus, à la fin, même valeur qu'au commen-
cement; tandis, en effet, que la résistance demeure uniforme,
la puissance devient plus intense grâce à Yimpetus qui est
acquis par ce grave au fur et à mesure qu'il descend; cet
impetus, joint à la puissance motrice principale de la pierre,
la meut plus vite à la fin qu'au commencement. »
En notre étude sur Albert de Saxe et Léonard de Vinci, nous
avons vu que Léonard avait eu en mains et étudié avec grand
soin les Quœstiones in libros de Cxlo et Mundo d'Albert de Saxe.
Nous avons vu également, qu'en une liste de livres inscrite au
cahier F, le Vinci faisait figurer le De Calculatione d'Albertucco
à côté de celui de Marliano ; en ce De Calculatione, nous n'avons
pas hésité à reconnaître le Tractatus proportionum d'Albert de
Saxe.
Ce Tractatus proportionum, Léonard ne l'avait pas seulement
tenu entre ses mains; il l'avait étudié, il en avait discuté les
doctrines; témoin ce passage' :
« Du mouvement. Albert de Saxe, en son Des proportions,
dit que si une puissance meut un mobile avec une certaine
i. Bernardino Baldi, Boberval et Descartes, § I. (Éludes sur Léonard de Vinci, ceux
qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, première série, pp. i3o-i3i.)
2. Les manuscrits de Léonard de Vinci, ms. I de la Bibliothèque «W1 l'Institut,
fol. 120, recto.
h \m i BURIDAN mu BÉTHUNE) i.i LÉONARD i>i VINCI
\ liesse, cllr moiivi'ii la moitié de <<• mobile aVÔC une \iltsse
double; laquelle chose ne me paraît pas [exacte] n
La conclusion d'Âlberl <lc Saxe à Laquelle ce passage fait
allusion se lrou\e deux pages après le texte que nous venon>
de citer.
Des trois textes que nous avons empruntés à Aibertutius,
deux au inoins ont été sous les yeux du Vinci. Mais, Faut- il
l'avouer? Si ces textes portent l'empreinte bien reconnaissais
de l'enseignement de Buridan, cette empreinte y est pourl.au!
trop ellacée pour attirer vivement l'attention; en lisant les
divers écrits d'Albert de Saxe, Léonard a fort bien pu n'at-
tacher qu'une médiocre importance à ce qui s'y trouvait
exposé touchant la chute accélérée des graves.
Il semble, d'ailleurs, que les Terminalistes, tout en admettant
l'explication du mouvement des projectiles par la théorie de
ïimpetus, ne se soient guère souciés de l'application que l'on
pouvait faire de cette même théorie au mouvement des corps
pesants; cette application, Marsile d'Inghen n'en parle aucu-
nement en ses Questions sur la Physique d'Aristote; d'ailleurs,
en ces questions, c'est à peine si l'on découvre quelques vagues
et rares allusions à la Dynamique de Vimpetus.
Cette Dynamique trouve au contraire un exposé assez
étendu, et visiblement inspiré de Buridan et d'Albert de Saxe,
dans les Abbreviationes libri Physicorum* du même Marsile
d'Inghen. Aussi rencontre-ton, en cet ouvrage, une allusion
à la chute accélérée des graves et à l'explication qu'en donne
la théorie de Vimpetus. Marsile d'Inghen vient d'affirmer que la
pesanteur n'était pas une attraction du lieu naturel; il ajoute :
« On demandera peut-être si ce n'est pas parce qu'il est attiré
par le lieu que le grave se meut plus rapidement vers la fin
i. Incipiunt subtiles doctrinaque plene abbreviationes libri phisicorum édite a prestantis-
simo philosopho Marsilio Inguen doctore parisiensi. (Ce livre, imprimé avant l'an i5oo,
ne porte aucune indication touchant le nom de l'éditeur, la date ni le lieu de
l'édition. Les feuillets ne sont pas paginés.) La théorie de Vimpetus occupe les deux
derniers feuillets. Cf. : Nicolas de Cues et Léonard de Vinci, IX : La Dynamique de
Nicolas de Cues et les sources dont elle découle; X : La Dynamique de Nicolas de
Cues et la Dynamique de Kepler; XI : La Dynamique de Nicolas de Cues et la Dyna-
mique de Léonard de Vinci. Théorie de Vimpeto composé (Études sur Léonard de
Vinci, ceux (ju'il a lus et ceux qui l'ont lu, XI; seconde série, pp. 195-197, 2o3-2o/j,
2 1 3 — 2 1 4 ) -
Ç)4 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
de sa course. Nous répondrons que cet effet provient de Yim-
petus acquis par suite du mouvement. » Mais que cette allusion
est brève et peu explicite1 !
Si Marsile d'Inghen a glissé rapidement sur la chute accé-
lérée des graves, en revanche, il s'efforce2 d'expliquer
un phénomène tout imaginaire, la prétendue accélération
qu'éprouverait un projectile après qu'il vient de quitter la
main ou l'instrument qui l'a lancé3. JeanBuridan et Albert de
Saxe n'avaient pas parlé de cette accélération dont, probable-
ment, l'existence leur paraissait douteuse ou niable. Marsile
d'Inghen n'a garde d'imiter leur prudente réserve; voici le
passage qui termine ses Abbreviationes :
« Mais, direz -vous, Yimpetus a sa plus grande puissance
auprès de ce qui produit la projection; la flèche devrait donc
frapper, tout près de l'arc, plus fort qu'à une certaine distance ;
or cela est contraire à l'expérience.
» Cette question est bien difficile; aussi ne lui donnerons-
nous qu'une réponse évasive et probable.
» On peut, en premier lieu, répondre que celui qui lance
un projectile lui imprime un impetus en commençant à partir
du degré nul; que, tandis qu'il le lance, il imprime une
certaine puissance à l'air ambiant; que cet air se meut avec le
projectile, et que, jusqu'à une certaine distance, il augmente
l'intensité et la force de Yimpetus communiqué au mobile par
celui qui a projeté ce corps.
» On peut répondre, en second lieu, que Yimpetus a, en
effet, sa plus grande puissance au moment où celui qui lance
le projectile cesse de toucher ce corps, mais qu'il ne lui est
pas aussi bien appliqué que plus tard; ce mode d'application
s'améliore sans cesse jusqu'à ce que le mobile ait parcouru
une certaine distance; or, une meilleure application de la
force aide grandement à la vitesse du mouvement. On dirait
i. Marsile d'Inghen, Op. cit., col a. du fol. qui suit le folio signé K. 3.
2. Marsile d'Inghen, Op. cit., dernier folio, col a.
3. Au sujet de cette prétendue 'accélération, voir : Bernardino Baldi, Roberval et
Descartes, I : Une opinion de Bernardino Baldi touchant les mouvements accélérés
(Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, IV; première série,
pp. 127-139).
JEAN I itininw hiiiimi ii LEONARD DE VINCI
doue que c'est la nature môme <le Yimpetus qui détermine, à
une certaine distance, celle meilleure application.
» En troisième lieu on pourrait dire ceci : au début du mou
vement, un impetus très for! est imprimé à la partie <lu mobile
qui touche celui qui le lance; niais, clans les parties plus
éloignées, V impetus est faible et peu Intense. De même, si l'on
poussait Socrate, et Platon par l'intermédiaire de Sociale
V impetus communiqué serait, au début, confiné en Socrate?
puis, par l'intermédiaire de celui-ci, il passerait en Platon.
Ainsi, au début du mouvement, les parties du projectile qui se
trouvent les plus éloignées du moteur se mouvraient, il est
vrai, aussi vite que les parties les plus rapprochées du moteur;
mais il en serait ainsi parce que les parties postérieures por-
teraient, pour ainsi dire, et pousseraient en avant, par leur
propre vertu, les parties antérieures. Dans la suite, les parties
postérieures imprimeraient aux parties antérieures un impetus
aussi fort que celui qu'elles possèdent elles-mêmes, ou n'en
différant pas d'une manière notable; alors le projectile se
mouvrait avec plus de vitesse et d'impétuosité. Cet effet pro-
viendrait donc de ce qu'au début, Yimpetus n'était pas partout
également fort, mais de ce qu'il était débile au sein des parties
éloignées du moteur; puis il est devenu plus fort en se répar-
tissant d'une manière uniforme dans tout le mobile. C'est là,
je crois, l'explication la plus probable et la plus aisément
soutenable. »
L'effet que Marsile d'Inghen se proposait d'expliquer est
dénué de toute réalité; il est donc oiseux de rechercher si la
cause invoquée en pourrait rendre compte; mais il n'est pas
sans intérêt de s'arrêter un instant aux considérations que
nous venons de lire.
Marsile, comme Buridan, voit en Yimpetus une réalité per-
manente distincte du mouvement local; il peut donc, sans
illogisme, examiner comment cette forme se distribue à
chaque instant dans la masse du mobile, et cela indé-
pendamment de la distribution qu'y affectent les vitesses
locales.
Il trouvait, d'ailleurs, au traité De ponderibus du Précurseur
96 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
de Léonard des considérations du même genre x sur la répar-
tition de l'impulsion au sein du projectile; or, les manuscrits
en font foi, la connaissance de ce traité était commune au
xive siècle.
Il ne faudrait pas faire grand effort pour rapprocher les
considérations exposées par Marsile d'Inghen de celles que
nous développons aujourd'hui lorsque nous voulons expliquer
comment la perturbation produite par un choc brusque se
propage en un milieu fluide ou élastique; aussi, des consi-
dérations toutes semblables, où nous retrouverions aisément
l'influence du Précurseur de Léonard et celle de Jean Buridan,
servent- elles fort heureusement le futur recteur de Heidelberg
lorsqu'il se propose d'analyser2 le rebondissement d'une balle
qui frappe un obstacle.
Quelles furent les opinions professées, touchant la chute
accélérée des graves, par l'Université de Paris et par les Uni-
versités soumises à son influence, pendant le temps qui s'est
écoulé depuis l'époque de Marsile d'Inghen jusqu'à la seconde
moitié du xv° siècle? Nous manquons de documents qui nous
renseignent à cet égard. Ceux que nous possédons ont trait à
la fin du xvc siècle. Ils nous présentent des théories méca-
niques singulièrement déchues du degré où les avaient portées
les Jean Buridan et les Albert de Saxe.
Toutefois, chez quelques scolastiques de ce temps, nous
apercevons comme un reflet des doctrines qui .avaient eu
vogue à Paris au milieu du xive siècle; un tel reflet éclaire,
par exemple, l'œuvre de Pierre Tataret.
Vers la fin du xive siècle, le parisien Pierre Tataret composait
ses commentaires aux divers écrits d'Aristote; l'ensemble de
ces commentaires formait une sorte de manuel où toute la
Philosophie était traitée, et dont la vogue fut extrême3. En cet
i. La Scientia de Ponderibus et Léonard de Vinci, IV : Les réflexions de Léonard
sur le quatrième livre du Traclatus de ponderibus composé par son Précurseur (Études
sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, VII, p. 281 et p. 28G).
•2. Marsile d'Inghen, Op. cit., fol. sign. 1, col. a, et fol. précédent, coll. c et d.
3. Commentarii Magistri Pétri ïatareti in libros Philosophie naturalis et Melaphysice
Aristotelis — ou bien : Pétri Tatareli Clarissima singularisque totius Philosophie necnon
Melaphysice Aristotelis cxposilio — ou bien encore: Commcntaliones Pétri Tatareli in
Ubros Aristotelis secundum Sublilissimi Docloris Scoti sententiam. Selon le Kepertorium
il \n i BURIDAN ni BÉTH1 m » I I LÉONARD i>i VINCI \)~
écrit, Pierre Tataret se donne pour Scotiste; m;iis, bien
souvent, ses préférences délaissent Les doctrines <1n Docteur
Suhiil et vont aux théories enseignées par les Nominalistes
parisiens.
Ainsi, vers la lin de son commentaire au huitième livre des
Physiques, Pierre Tatarel explique par Vimpetus la continuation
du mouvement des projectiles. D'une manière Tort sommaire,
mais exacte, il indique comment cette hypothèse permet de
rendre compte de divers phénomènes : le rebondissement
d'une balle qui a frappé la terre, la rotation d'une meule que
l'artisan a cesse de tourner, le mouvement de la toupie que
l'enfant a lancée; « si une fève, dit- il, ne peut être lancée
aussi loin qu'une balle de plomb, c'est par défaut d' impetus,
car on ne peut, en cette fève, imprimer un impetus aussi
grand qu'en la balle de plomb. »
Ce résumé fidèle de la Dynamique parisienne se poursuit en
ces termes, où ni Buridan ni Albert de Saxe, n'eussent con-
senti à reconnaître l'expression de leur pensée : « On deman-
dera peut-être pourquoi le corps ainsi mû par Vimpetus se
meut parfois vers la fin ou au milieu de sa course plus vite
qu'au commencement; on répondra qu'en voici la raison :
Au début, cet impetus n'est pas imprimé à toutes les parties
du mobile, mais seulement aux parties qui avoisinent le
moteur; c'est par l'intermédiaire de ces parties qu'il se com-
munique aux parties éloignées, jusqu'à ce qu'enfin Vimpetus se
trouve réparti par tout le mobile; alors celui-ci se meut d'un
mouvement plus rapide. »
Si Tataret a abandonné, au sujet de la chute accélérée des
graves, la tradition de Buridan et d'Albertutius, il nous est
facile de dire quelle influence l'a entraîné; cette influence est
celle de Marsile d'Inghen; il s'est borné à étendre à l'accé-
lération du mouvement des graves ce que Marsile avait
imaginé pour expliquer la prétendue accélération initiale du
mouvement des projectiles.
bibliographicum de Hain, sept éditions de ce manuel existaient avant l'an iooo;
elles continuèrent à se multiplier pendant le premier quart du xvie siècle; il en fut
encore donné au xvn° siècle.
r. DLHEM.
g8 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
En son commentaire au second livre du De Caelo, Pierre
Tataret revient à l'étude de la chute accélérée des graves; il
cherche à énoncer la loi quantitative à laquelle cette accélé-
ration obéit et, à cet égard, il reproduit une remarquable page
due à Albert de Saxe; mais au sujet de la cause qui déter-
mine cet accroissement de vitesse, il se borne à cette décla-
ration : « Gomment Yimpetus ou qualité motrice augmente sans
cesse d'intensité dans le mobile, nous l'avons vu ailleurs. »
Si Pierre Tataret, en dépit du Scotisme qu'il affirme, garde
quelque chose de l'enseignement des Nominalistes, d'autres
affectent l'indifférence et le mépris pour cet enseignement
qu'ils jugent de date trop fraîche; délaissant tout ce qu'ont pu
dire les moderniores, les juniores, ils ne veulent s'autoriser que
de Saint Thomas d'Aquin ou de Duns Scot.
Jean Versor de Paris, mort vers i48o, est un Thomiste
convaincu; aussi, à l'exemple de son maître, le Docteur Angé-
lique, admet-il pleinement la théorie de Thémistius. Lorsqu'il
déclare, par exemple, que la pesanteur n'est pas due à une
attraction exercée par le centre du Monde sur le corps grave,
il écrit ces lignes1, dont la suite logique laisse grandement à
désirer: « Il en résulterait qu'une masse de terre qui tombe ne
descendrait pas plus vite à la fin de sa chute qu'au commen-
cement; en effet, les corps qui se meuvent par traction se
meuvent d'autant plus lentement qu'ils sont plus éloignés de
ce qui les pousse; or il est manifeste aux sens que la terre se
meut d'abord plus lentement, et que son mouvement s'accélère
d'autant plus qu'elle descend davantage. Aussi, selon Saint
Thomas, le mouvement naturel est-il plus rapide à la fin
qu'au commencement parce que plus le mobile approche du
lieu naturel où se trouve la vertu qui l'engendre et le conserve,
plus sa puissance motrice se fortifie; c'est pourquoi, vers la
fin, il se meut plus rapidement. »
i. Questiones magistri Johannis versoris super libros de celo et mundo cum textu
Arestotelis. Colopbon : El sic tcrminantur questiones versoris super duos libros de
generatione et corruptione Arestotelis secundum processum ejusdem versoris dili-
gentissime correcte. Anno incarnationis dominicc MCCCCLXXXIX penullimo die
Maii. Lib. I, quacst. XII, fol. XIII, col. d. — Ce même ouvrage fut imprimé en i485,
i488 et i4g3.
JEAN i BUR1DAN DE I'.iiimm.i il LÉONARD DE \ivci 99
Ce que Verso r d il ici d'après Sainl Thomas, il le prend à
son compte en un autre passage1 où, plus conséquent avec
lui même, il attribue au lieu une vertu attractive analogue à
celle de L'aimant: « Le mouvement naturel recti ligne, » écrit
il, « lorsqu'il se produit en un milieu uniforme, est plus
rapide à La lin qu'au commencement... Nous disons: Lorsqu'il
se produit en milieu uniforme; dans ce cas, en effet, La rési-
stance demeure constante tandis que la puissance augmente
sans cesse. Si le milieu n'était pas uniforme, s'il offrait à la
fin une résistance plus grande qu'au commencement, il se
pourrait que ce mouvement fût aussi lent ou même plus lent
à la fin qu'au commencement. Si l'on demande quelle est la
cause de cette accélération, on répondra qu'elle provient d'une
vertu attractive du lieu; naturellement, ce lieu attire d'autant
plus puissamment le corps qu'il peut loger que ce corps est
plus proche; de même, l'aimant attire un morceau de fer avec
d'autant plus de vitesse que ce fer est plus proche. »
Le Franciscain Nicolas Dorbellus ou de Orbellis, qui mourut
en i455 après avoir professé à Poitiers, était un Scotiste
convaincu; il a donné de tous les livres d'Aristote et des Sam-
mulx de Petrus Hispanus un bref commentaire, rédigé selon
l'esprit du Docteur Subtil; ce commentaire, maintes fois
imprimé2, a longtemps servi, dans les écoles franciscaines, de
manuel de Philosophie.
En ce manuel sec et routinier, il n'est plus question d'attri-
buer à ïlmpetus ni la chute accélérée des graves, à laquelle il
n'est fait aucune allusion, ni même le mouvement des projec-
tiles. « Bien que la pierre, » y est-il dit3, a ne demeure pas
toujours contiguë à la main qui la lance, elle demeure sans
1. Johannis Versoris Op. cit., lib. II, quaest. VIII, fol. xxvm, col. a.
2. L'édition que nous avons consultée est la suivante : Cursus librorum philosophie
naturalis venerabilis magistri Nicolai de Orbellis ordinis minorum secundum viamdoctoris
subtilis Scoti. — Colophon : Eximii ac peritissimi artium ac sacre théologie magistri
Nicolai Dorbelli ordinis minorum preclarissima logice expositio : parva quidem
volumine : maxima vero doctrine copiositate. Quod opus sicuteeteris logice volumi-
nibus est emendatius : ita profecto omnibus logice libris volentibus in dialectica : et
precipue secundum doctrinam doctoris subtilis erudiri est utilius : Imprcssum
Basilee : Anno domini millesimo quingentesimotertio. — Le même ouvrage avait été
publié auparavant sous le titre: Philosophiae peripateticae ad mentem Scoti compendium;
Bononiae, per Magistrum Henricum de Harlem et Matheum Grescentinum, i485.
ô. Nicolai de Orbellis Op. cit., Physicorum lib. Vil, cap. 11.
IOO ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
cesse au contact d'une certaine partie d'air qui est, pour elle,
le moteur prochain. En effet, celui qui lance la pierre, en
même temps qu'il communique une impulsion à cette pierre,
en communique également une à l'air, et l'air qui a reçu cette
impulsion continue à pousser la pierre... »
Ainsi, dans les écoles françaises, on oublie tout ce que les
méditations des Nominalistes avaient découvert. Laissons-les
pour écouter les enseignements des Universités de langue
allemande.
L'enseignement donné par Marsile d'Inghen avait grande-
ment contribué à répandre en Allemagne les doctrines nomi-
nalistes ; Frédéric Sunczel est un des maîtres qui se réclament
le plus volontiers des théories professées par le Recteur de
Heidelberg.
A l'étude du mouvement des projectiles, Sunczel a consacré
une importante question l où nous reconnaissons le résumé de
ce qu'ont écrit Buridan et Albert de Saxe; nous retrouvons
même, en cette question, une courte allusion à l'hypothèse que
ces auteurs ont proposée touchant le mouvement des sphères
célestes : « Une meule de forgeron, dit Sunczel, que Ton a
mue, puis cessé de mouvoir, tourne pendant un certain temps;
cependant, ce n'est pas l'air qui la pousse, car il ne saurait
mouvoir une telle masse; la meule se mouvrait encore lors
même que celui qui la tournait aurait, depuis longtemps,
cessé de le faire. Semblablement, certains anciens philosophes
disaient qu'au commencement, le Premier Moteur a produit
dans le ciel un tel impetus. »
Or, au sujet de la chute accélérée des graves, le même
Sunczel s'exprime d'une manière extrêmement vague. En ses
propos aussi concis qu'obscurs, nous devinons un pâle reflet de
l'idée émise par Buridan et par Albert, et un reflet un peu plus
net de la doctrine que Marsile d'Inghen nous a fait connaître.
i. Collecta et cxercitata Friderici Sunczel Mosellani liberalium sludiorum magistri
in octo libros Phisicorum Arestotelis: inalmo studio Ingolstadiensi. Cum adjectione textus
nove translationis Johannis Argiropoli bizatii (sic) circa questiones. Colophon : ...Impressa
sub hemisperio veneto Impensis Leonardi Alantse Bibliopolc viennensis Arte vero et
ingénie- Pétri Lichtenstein Goloniensis anno MDV1 Die XXVIII Mensis madii Maximi-
^liano primo Romanorum Rege faustissime imperante. Lib. VIII, qua-st. XI.
m \\ i BURÏDAN (Dl BÉTH1 \i i i LÉONARD DB \i\<;i [01
« On demandera peut-être, dit le professeur d'Ingolstadt, -i
Vimpetus csi plus fort au commencement <lu mouvement ou au
milieu de ce même mouvement. Nous répondrons qu'il esl
plus fort au commencement; c'est, en effet, dans !<■ mouve
ment violent que cet impetus est supposé; or, aux Livres II et
IV du De Caelo, fions voyons que le mouvement violent est plus
fort au début. Dès ce moment, Vimpetus commence à s'affai-
blir peu à peu, parce que la gravité du mobile cl le milieu lui
résistent; à la fin, il est si affaibli qu'il ne meut plus rien. Et
cela est évident, que l'on suppose l'existence de Vimpetus en
tout mouvement violent, dans le cas, par exemple, où un
corps pesant est jeté vers le haut ou un corps léger vers le bas,
dans le cas encore où un corps pesant est jeté vers le bas plus
rapidement qu'il ne se mouvrait de lui-même; on le suppose
aussi dans le mouvement naturel, car un grave, vers la fin
de son mouvement, acquiert de Vimpetus; on ne le suppose
point dans le mouvement volontaire ni dans le mouvement
des animaux, non plus que dans le mouvement d'origine
extra-naturelle, comme le mouvement des sphères célestes.
En second lieu, vous pourriez dire : L'expérience montre,
cependant, qu'un corps mû par Vimpetus frappe moins for-
tement au début de son mouvement ou à faible distance qu'au
milieu de sa course, c'est-à-dire à plus longue distance. Nous
répondrons qu'en voici la cause : Au début, Vimpetus n'a
pas pris assez d'extension; il est donc, au début, plus fort
intensivement, mais un peu plus tard, il devient plus fort
extensivement. »
Au sein des Universités allemandes, la lutte était vive; les
Moderni, comme Sunczel, suivaient l'influence de Marsile
d'Inghen et professaient la Philosophie suivant les principes
des Nominalistes de Paris ; les Veteres, au contraire, affectaient
de s'attacher exclusivement aux enseignements de Saint Thomas
et de Duns Scot ; quelques-uns, encore plus épris d'archaïsme
que les autres, trouvaient le Thomisme trop récent et se
donnaient pour disciples d'Albert le Grand.
Ainsi faisait Conrad Summenhard.
En 1477, Summenhard avait contribué, sous Eberhard V le
102 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
Barbu, comte de Wurtemberg, à la création de l'Université de
Tubingue; il fut à deux reprises, en i483 et en 1487, recteur
de cette Université; il mourut en i5oi,au couvent de Schùttern.
Après la mort de ce théologien, on publia un cours de Philo-
sophie qu'il avait composé1 et qu'il donnait pour un commen-
taire d'Albert le Grand.
En dépit de ses prétentions à l'archaïsme, Summenhard ne
peut se garder de toutes les influences postérieures à Maître
Albert; il cite constamment Saint Thomas et Duns Scot, et,
bien qu'anonymes, les doctrines parisiennes s'infiltrent parfois
en ses commentaires ; c'est ainsi qu'au sujet de la chute
accélérée des graves, il reproduit, beaucoup plus fidèlement
que Frédéric Sunczel, l'explicatiou donnée par Jean Buridan
et par Albert de Saxe.
«D'où vient, » dit Summenhard2, «que le mouvement natu-
rel soit plus rapide à la fin qu'au commencement? Il y a, à ce
sujet, trois opinions.
» La première opinion est celle des anciens philosophes. Ils
plaçaient dans le lieu naturel une vertu par laquelle il attirait
à lui le corps naturel. Plus le corps naturel est proche de son
lieu naturel, mieux cette vertu attractive peut agir et attirer
le corps ; le corps se meut donc plus vite à la fin qu'au
commencement.
» Cette opinion est fausse. Alors, en effet, un corps moins
pesant descendrait, vers la fin du mouvement, plus vite qu'un
corps de plus grand poids; la force attractive, en effet, exerce-
rait davantage sa domination sur un corps de moindre gravité
que sur un corps plus grave. . .
» Selon la seconde opinion, cet effet provient de ce qu'un être
tend d'autant plus fortement à sa fin qu'il en est plus proche.
Ainsi, plus un homme vertueux s'améliore, plus est puissant
1. Conradi Summenhard Commentaria in Summam physiceAlbertimagni.Golophon:
Vuolfgan. fa. hage. ad lectorem. Habes nunc Candidissime lector Conradi Summen-
hard Theologi eruditas commentationes in Albertum recognitas quamplenissime ex
corrupto exemplari recognosci potuere. Que miroingenio literis sunt excuse a solerli
Henrico gran Calcographo Hagenaw... Vale ex Hage. cursim Anno 1607 septimo kal.
maias.
2. Conradi Snmenhard Op. cit., tract. I, cap. VIII, vicesima difficultas, fol. sign. /* '1,
coll. a et b.
JE \\ I l',iuil>\N (i>i BÉTHUNE) ii LÉONARD Dl VINCI K)3
L'effort par Lequel il tend à la félicité. Or, le Lieu naturel est La
lin à Laquelle tend le corps qui s\ doit Loger.
» Celle opinion se réfute ainsi: Si le grave, à La fin <le son
mouvement, se dirigeai! plus rapidement vers le centre en
raison de L'appétit qu'il éprouve, comme, d'antre pari, L'appétit
se produit en raison de la privation, le grave devrait éprouver
l'appétit de son lieu naturel d'autant plus puissamment qu'il
en est privé davantage; il devrait donc se mouvoir d'autant
plus rapidement qu'il est plus éloigné de son lieu naturel ; dès
lors, le mouvement naturel serait plus rapide au commence-
ment qu'à la fin.
» La troisième opinion est la suivante : Par le mouvement
naturel, un certain impetus est acquis dans le corps qui se
meut naturellement; cet impelas, faible au commencement du
mouvement, s'accroît à la fin ; c'est en raison de cet impetus
que le mouvement naturel est plus rapide vers la fin, alors
que cet impetus est acquis, qu'il ne l'est au commencement.
Lorsqu'une pierre tombe de haut, plus sont grandes la hauteur
dont elle tombe et la durée de sa chute, plus est grand Y impetus
acquis par elle. Cet impetus est une certaine qualité qui s'ajoute
à la gravité naturelle et qui l'aide à mouvoir la pierre vers le
bas. Vers la fin du mouvement, cet impetus s'accroît par suite
de la vitesse du mouvement précédent; c'est pourquoi, à la fin,
ce mouvement est plus vite qu'au commencement. »
Summenhard poursuit en ces termes1: a D'où vient que le
mouvement violent est plus rapide au commencement et plus
Lent à la fin?... C'est parce que le mouvement violent est
causé par un certain impetus que le moteur a imprimé dans
le projectile et qui meut ce projectile. Comme le projectile
a une résistance naturelle contre cet impetus, celui-ci s'affaiblit
continuellement. »
En ce Vêtus, la Dynamique parisienne a trouvé un plus
fidèle interprète que dans le Modemus Sunczel.
L'explication, au moyen de Yimpetus, de l'accélération que
Ton observe en la chute des graves a donc été, bien souvent,
i. Conradi Summenhard Op. cit., tract. I, cap. VIII, difficultas vicesimaprima;
fol. sign. / 4, col. 6.
104 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
inconnue ou méconnue des Nominalistes de France ou d'Alle-
magne ; elle ne pouvait guère espérer une plus grande faveur
au sein des Universités italiennes que l'Averroïsme infestait.
Paul de Venise a constamment oscillé entre les doctrines
des Parisiens et les doctrines du Commentateur; de ses hésita-
tions, nous trouvons ici un saisissant exemple.
En sa Summa totius philosophiœ, Paul de Venise est partisan
des théories parisiennes. « La pierre, » dit-il1, « après qu'elle a
quitté le moteur qui la lance, est mue par une vertu que lui a
imprimée ce moteur extrinsèque. » En son résumé du sixième
et du septième livre de la Physique, on trouve une reproduc-
tion presque textuelle du Tractatus proportionum d'Albert de
Saxe ; en particulier, on y lit ce qui suit 2 : « En la descente
d'un grave, autant croît la vitesse, autant croît le rapport de la
puissance à la résistance; en effet, outre la gravité essentielle,
il y a continuelle acquisition d'une gravité accidentelle, que
l'on nomme impetus, et qui, sans cesse, fait croître ce rapport. »
En sa volumineuse Exposition de la Physique, Paul de Venise
est Averroïste. Il avoue3 que l'a opinion moderne» selon
laquelle le mouvement du projectile est entretenu par une cer-
taine « vertu », est « communément tenue » ; à l'appui de cette
opinion, il mentionne les principaux arguments donnés par
Buridan et par Albert de Saxe ; mais, ajoute-t-il, « bien que
cette opinion soit communément tenue, elle n'est pas vraie, »
et il reprend la théorie d'Aristote et du Commentateur ; de
l'emploi de Yimpetus en l'explication de la chute accélérée des
graves, il ne dit mot.
L'Exposltio de Paul de Venise est datée; au colophon de cet
ouvrage, l'auteur nous apprend qu'il l'a terminé en i/jog, le
3o juin, jour de la commémoration de l'apôtre Saint Paul.
i. Pauli Vcneti Summa totius Philosophise, Pars I, Physica, avant-dernier chapitre.
2. Paul de Venise, Ibid., cap. \\\l (Proœmium non compris).
3. Expositio Pauli Veneti super octo libros physicorum Aristotelis nernon suiicr
comento Averrois cum dubiis ejusdem. Colophon : Explicit liber Phisicorum Aristotelis :
expositus per me fratrem Paulum de Venetiis : artium liberalium et sacre théologie
doctorcm : ordinis fratrum heremitarum beatissimi Augustini. Anno domini
MGGGGIX, die ultima mensis Junii: qua festum celcbratur commemorationis doc
toris gentium et christianorum apostoli Pauli. Improssum Venetiis per providum
virum dominum Gregorium de Gregoriis. Anno nativitatis domini MGCCCXCIX die
WII1 mensis Aprilis. Fol. signé yV.
JEAN i iiiiiii>\\ (ni. iu.iiiim;) ET LEONARD i»i \in<i
Nous ignorons la date de la Summa totius philosopkise ; noua
ignorons donc si le célèbre Augustin a | > n s s < - de La Dynamique
averroïste à la Dynamique parisienne ou s'il a subi une con-
version de sens inverse. En tout cas, qu'il soutînt ou qu'il
combattît la Mécanique des Parisiens, il en révélait les prin-
cipes à ses élèves de Padoue.
« Paul de Venise, nous dit Pomponacc<, fut le précepteur
de Gaëtan de Tiène. »
Parmi les maîtres qui enseignaient, au xv" siècle, dans les
Universités italiennes nul, plus que Gaëtan de Tiène, ne s'est
montré soumis aux tendances parisiennes. En son commen-
taire à la Physique d'Aristote, Gaëtan a donné % du mouve-
ment des projectiles, une explication très conforme aux prin-
cipes développés par Jean Buridan. Mais lorsqu'il s'agit d'ex-
pliquer la chute accélérée des graves, le célèbre professeur de
Padoue hésite entre l'hypothèse proposée par Buridan et celles
qui avaient ravi l'adhésion de Richard de Middleton, de
Durand de Saint- Pourçain et de Walter Burley. Voici, en
effet, ce que nous lisons en la partie de son commentaire 3
où il s'efforce de prouver que la pesanteur n'est pas due à
l'attraction exercée sur le corps grave par le lieu naturel :
« Cette supposition est en défaut lorsqu'elle se propose d'as-
signer la cause pour laquelle le mouvement naturel finit par
s'accélérer; cette accélération, en effet, ne se produit pas pour
la raison qu'elle donne, mais bien parce qu'en la continuation
de son mouvement naturel, le corps grave ou léger acquiert
par sa propre nature une gravité ou une légèreté accidentelle ;
i. Pétri Pomponatii Mantuani. Tractatus acutissimi, utilissimi, et mère peripatetici.
De intensione et remissione formarum ac de parvitate et magnitudine. De reactione. De
modo agendi primarum qualitatum. De itnmortalitate anime. Apologie libri très. Contradic-
toris tractatus doctissimus. Defensorium autoris. Approbationes rationum defensorii, per
Fratrem Chrysostomum Theologum ordinis predieatorii divinum. De nutritione et aug-
mentatione . Colophon : Venetiis impressum arte et sumptibus heredum quondam
domini Octaviani Scoti, civis ac patricii Modoetiensis : ac sociorum. Anno ab incar-
natione dominica MDXXV calendis Martii. Tractatus de reactione, fol. 27, col. a.
2. Recollecte Gaietani Super octo libros Physicorum cum annotationibus textuum. Colo-
phon : Impressum est hoc opus Venetiis per Bonetum Locatellum jussu et expensis
nohilis viri domini Octaviani Scoti Modoetiensis. Anno salutis 1^96. Nonis sextilibus.
Augustino Barbadico Serenissimo Venetiarum Duce. Lib. VIII, foll. 5o, col. d, et 5i,
col. a.
3. Gaétan de Tiène, Op. cit., lib. VIII, fol. 46, col. d.
loO ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
celle-ci s'ajoute à la gravité ou à la légèreté naturelle qui
préexistait, et elle rend le mouvement plus rapide; ou bien
encore parce qu'à la fin du mouvement, le mobile a derrière lui
une quantité du milieu plus grande qu'au commencement, et
que ce milieu pousse le mobile et aide au mouvement. »
Le plus parisien des maîtres italiens n'osait se rallier fran-
chement à la théorie de la chute accélérée que Buridan et
Albertutius avaient proposée.
Au sujet de cette théorie, les Averroïstes de Bologne et de
Padoue gardaient, en général, le silence.
En sa Question touchant les corps graves et légers1, Nicolô
Vernias de Chieti déclare « qu'Albertutius et les autres ïermi-
nalistes s'écartent à la fois d'Aristote et de la vérité lorsqu'ils
prétendent que le mouvement des projectiles est dû à un
impetus conféré par celui qui les a lancés à ces projectiles
mêmes, et non pas à l'air ou à l'eau qui les entoure. » Les corps
solides, en effet, ne peuvent recevoir un tel impetus; seuls, les
corps fluides, comme l'ont voulu Averroès, Walter Burley et
Jean de Jandun, sont aptes à cet objet, parce qu'ils peuvent se
comprimer, puis, en se détendant pour revenir à leur état
naturel, communiquer à un autre corps l'impulsion qu'ils ont
reçue. Vernias admet la prétendue accélération qu'éprouverait
un projectile au début de sa course; il admet que le trait
lancé par une baliste frappe à une certaine distance plus
fortement qu'auprès de la machine; il explique cette préten-
due observation, que Gaëtan de Tiène avait eu le bon sens de
déclarer fausse, en attribuant une propriété toute semblable
à Yimpetus communiqué au milieu. Mais en cette question
consacrée au mouvement des corps graves et légers, il n'est
i. Nicoleti ïheatini in celeberrimo studio Patavino ordinarii philosophie legentis
Questio de gravibus et levibin ad integerrimum Philosophum et Medicorum principeni
Gerardurn Holderium Veronensem. Cette question s'étend du fol. 91, verso, au fol. 93,
verso, en l'ouvrage suivant : Acutissime Questiones super libros de Physica auscultatione
ab Alberto de Saxonia édite : jam diu in tenebris torpentes : nuperrime vero quain dili-
gentissime a vitiis puryate : ac summo studio emendate : et quantum aniti ars potuit fideliter
impresse. — Nicoleti Verniatis Theatini philosophi perspicacissimi contra perversam
Averrois opinionem de unitate intellectus : et de anime fclicitate Questiones divine : nuper
casligatissime in lucem prodeuntes. -- Ejusdem etiam de gravibus et levibus questio
subtilissima. Colophon : Venetiis sumptibus heredum q. D. Octaviani Scoti Modoe-
tiensis : ac Sociorum. 21 Augusli. i5i(i.
.Ii;\\ I III KIDAN (l)B ItKIIIIM i II LBONARO DB VINCI i<>~
fait aucune mention <!»' l'accélération qui se manifeste en la
chute d'un corps pesanl .
Uessandro Achillini1, comme Ver nias, connaît « l'opinion
des Parisiens; cette opinion est telle : Wimpetus est ane qualité
imprimée au projectile; elle meul ce projectile; mais comme
elle est en lui par violence, elle s'affaiblit sans cesse ». Il
n'ignore pas les raisons que les Nominalistes font valoir- en
faveur de cette opinion; mais ces raisons, il les réfute les unes
après les autres, afin de garder la théorie d'Aristote et du
Commentateur.
Achillini croit qu'une pierre lancée commence par accélérer
son mouvement et il explique ce prétendu fait à peu près
comme Saint Thomas d'Aquin l'a expliqué2. « Il faut savoir, »
dit-il, « que la pierre commence à se mouvoir plus lentement
qu'elle se mouvra ensuite ; au bout d'un certain temps, en
effet, la pierre est aidée par l'air; mais au début, elle ne l'est
pas; avant de se mouvoir, en effet, ou de mouvoir le projec-
tile, l'air attend d'être mû par un autre corps, car il se trouve
en sa sphère propre; mais une fois que la pierre a commu-
niqué une impulsion à l'air, celui-ci commence à se mouvoir
et à porter la pierre. »
Non content d'avoir expliqué ce fait imaginaire, Achillini
décrit un autre fait non moins fantaisiste, afin d'avoir le
plaisir d'en rendre compte : « On peut se demander, » dit-il,
« comment il se fait qu'une roue animée d'un mouvement de
rotation autour de son axe se meut, après qu'on l'a lancée,
puis abandonnée à elle-même, plus rapidement qu'elle ne se
mouvait auparavant. Ce ne peut être, semble -t-il, qu'en vertu
de Yimpetus acquis, impetus qui n'est plus réglé, tandis qu'aupa-
ravant, il était réglé par le moteur; il ne paraît pas, en effet,
que l'air, en ce cas, se meuve circulairement, surtout alors
que l'on peut mettre obstacle à ce mouvement circulaire de
l'air au moyen d'une toile ou d'un cadre de bois presque
i. Alexandri Achillini Bononiensis De démentis liber tertius, cap. II (Alexandri
\cliillini Opéra, Venetiis, apud Hieronymum Scotum, MDXLV; foll. i35-i36).
2. Bernardino Baldi, Hoberiwl et Descartes, § I (Études sur Léonard de Vinci, ceux
qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, première série, p. 129).
108 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
immédiatement contigu à la roue... A cela, je réponds que ce
mouvement de la roue est composé de mouvement naturel et
de mouvement violent; le mouvement violent est celui des
parties pesantes qui montent, le mouvement naturel est celui
des parties pesantes qui descendent; il y a donc ici un certain
mouvement qui se produit de lui-même, et cela fera durer le
mouvement, bien que l'air n'apporte aucune aide; ici, il y a
une autre aide, celle des parties lourdes qui, en descendant,
poussent les autres parties et les font monter... Mais cepen-
dant, comment le mouvement s'accélère-t-il? En effet, les
parties qui doivent être poussées vers le haut ont autant de
puissance pour résister au mouvement que les parties qui vont
descendre en ont pour les faire monter. ...Voici la réponse :
La main appliquée à la roue aidait le mouvement dans le
temps qu'elle tirait vers le bas, mais elle mettait un certain
obstacle à la vitesse dans le temps qu'on l'éloignait pour
la relever. » A sotte question, sotte réponse; c'est la seule
réflexion que méritent les divagations d'Achillini.
D'ailleurs notre Averroïste, qui a si péniblement expliqué
des accélérations purement imaginaires, ne dit pas un mot de
l'accélération très réelle qui s'observe en la chute des graves.
De sa Dynamique, donc, Jean Buridan avait tiré une ingé-
nieuse théorie du mouvement accéléré des corps pesants ; cette
théorie était appelée à exercer sur le développement de la
Mécanique la plus heureuse influence, mais sa fécondité ne
s'est pas manifestée tout d'abord; trois fois exposée, mais avec
une précision et un développement insuffisants, par Albert de
Saxe, elle a été oubliée, méconnue ou révoquée en doute par
la plupart des Nominalistes de l'École parisienne ; quant aux
Averroïstes italiens, ils l'ont ensevelie dans un profond silence.
Lors donc que nous voyons Léonard de .Vinci donner de
magnifiques développements à maint chapitre de la Dyna-
mique de Buridan, que la lecture d'Albert de Saxe lui avait
fait connaître, et délaisser en même temps la théorie de la
chute des graves que les deux maîtres parisiens avaient pro-
fessée, nous cessons de nous étonner de ce disparate.
Léonard, en effet, n'a cessé d'approfondir cette notion d'im-
JEAN I BURIDAN (DE BÉTH1 mi i i LEONARD m VINCI \<><)
peins à L'aide <l<k Laquelle L'Ecole de Paris avait construit l;i
théorie du mouvement des projectiles; combinant en son
esprit la Dynamique d'Albert de Saxe et La Métaphysique de
Nicolas de Cucs, il a construit ■ une Philosophie du mouvement
et de la force où circule, latente encore mais déjà féconde,
l'idée de conservation de L'énergie. Inspire' par ce <|ue les Pari
siens avaient dit du repos intermédiaire entre les deux mouve-
ments contraires d'un projectile, il a conçu u la notion à!impeto
composé; parla, il a introduit en Dynamique un principe
dont Galilée devait tirer d'admirables conséquences; il a fait
comprendre que la marche d'un projectile était sous la conti-
nuelle dépendance de deux causes, Yimpetus initial commu-
niqué par le moteur au mobile et la gravité naturelle de ce
mobile.
Celui qui a donné aux principes de la Dynamique pari-
sienne de si magnifiques développements s'est refusé à leur
demander l'explication des phénomènes d'accélération.
Ces phénomènes, en effet, ont constamment sollicité l'atten-
tion du Vinci ; il n'a pas cherché seulement à expliquer l'accé-
lération que les graves éprouvent en leur chute; il a admis
aussi que le mouvement d'un projectile croissait encore en
vitesse pendant un certain temps après la séparation du mobile
et du moteur. Or, une foule de textes en font foi3, Léonard a
constamment demandé l'explication de ces accélérations réelles
ou imaginaires à l'ébranlement du milieu; il a, à maintes
reprises, exposé la doctrine de son Précurseur, celle qui avait
ravi l'adhésion de Saint Thomas d'Aquin, de Walter Burley,
de Jean de Jandun.
C'est à cette opinion que Léonard s'est rangé d'une manière
i. Nicolas de Cues et Léonard de Vinci, XII : La Dynamique de Nicolas de Gués et
la Dynamique de Léonard de Vinci (suite). La théorie [métaphysique du mouvement
(Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, XI; seconde série,
pp. 232-238).
2. Nicolas de Cues et Léonard de Vinci, XI : La Dynamique de Nicolas de Cues et la
Dynamique de Léonard de Vinci. Théorie de Vimpeto composé (Ibid., pp. 211-222.)
3. Bernardino Baldi, Roberval et Descartes, 1 : Une opinion de Bernardino Baldi
touchant les mouvements accélérés (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et
ceux qui l'ont lu, IV; première série, pp. i32-i34). — La Scientia de Ponderibus et
Léonard de Vinci, IV : Les réflexions de Léonard sur le quatrième livre du Tractatus
de ponderibus composé par son Précurseur (Ibid,, VII; première série, pp. 376-277.)
ÎIO ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
si constante qu'il semble presque avoir ignoré, sut* ce point,
l'enseignement de Buridan; une seule fois, et dans une très
courte note, nous l'entendons faire allusion à cet enseigne-
ment; encore ne s'agit-il pas de la chute des graves, mais du
mouvement accéléré que prend la corde de l'arc à partir du
moment où elle est abandonnée par les doigts de l'archer;
voici cette note 1 :
« Du mouvement de la flèche. Bien que la force de l'arba-
lète soit grande au commencement et nulle en dernier lieu,
néanmoins le mouvement de la corde, par l'élan acquis, se fait
plus rapide vers la fin qu'au commencement de ce mouvement. »
Le peu d'importance que les Nominalistes eux-mêmes sem-
blent avoir accordé à l'explication de la chute accélérée des
graves par la continuelle acquisition d'un impetus, le complet
délaissement de cette doctrine par les Italiens du Quattrocento
ont, sans doute, détourné Léonard de l'adoption de cette
théorie. Toutefois, la puissance et l'originalité de son génie
étaient telles qu'il n'hésitait pas à suivre une pensée méconnue
de ses contemporains et de ses compatriotes, pourvu qu'il la
trouvât juste et féconde. Or, il n'a pu ignorer l'hypothèse qui
fait constamment croître V impetus en un grave qui tombe;
Albert de Saxe l'avait exposée en trois ouvrages, et nous savons
que deux de ces ouvrages, le De Cxlo et Mundo et le Tractatus
proportionum, avaient été très soigneusement étudiés par Léo-
nard. S'il a complètement délaissé la théorie de la chute des
graves que ces écrits esquissaient, c'est qu'une autre opinion
s'imposait trop fortement à sa pensée pour qu'il éprouvât le
besoin de s'attarder à quelque explication différente de celle
qui le séduisait.
Cette opinion prépondérante, c'est, nous l'avons vu, celle
que le Précurseur de Léonard avait soutenue en son Tractatus
de ponderibus. Gomment avait-elle pu ravir l'adhésion du
grand artiste au point d'abolir, au sujet d'un important pro-
blème, la curiosité si éveillée et si attentive de ce génie?
Peut-être le faut-il attribuer à ce caractère particulier qu'elle
i. Les manuscrits de Léonard de Vinci, ms. M. de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 74, verso.
.Il \\ I BURIDAN (M; BETHUNE) m LÉONARD DIS \in<i Ml
invoquait exclusivement l'action <lu milieu sur le corps grave
Léonard n'a cessé de méditer avec une extrême attention au
sujet de L'influence exercée sur le mouvement d'un projectile
par l'air que ce mouvement ébranle; il voyail avec raison en
celle Influence La clé du problème auquel il songeai! toujours,
du problème du vol des oiseaux; continuellement hanté par
la contemplation de l'onde condensée qui se propage à l'avanl
du projectile, des remous qui se précipitent à l'arrière, il dul
céder bien aisément à la tentation de leur attribuer plus d'im-
portance encore qu'ils n'en ont en réalité, d'y voir les agents
qui précipitent la chute d'un poids; et cependant ses médita-
tions mêmes, qui lui avaient fourni une analyse souvent si
exacte de l'action du fluide sur le projectile, auraient dû le
mettre en garde contre une pareille erreur; elles auraient dû
lui faire proclamer cette vérité que Buridan et Albert de Saxe
n'ignoraient pas : Le milieu retarde le mouvement du mobile,
il ne l'accélère point.
Cette vérité n'eût sans doute pas échappé au Vinci si une
erreur, acceptée comme incontestable vérité, ne l'eût incité à
recevoir l'explication de la chute accélérée des graves que son
Précurseur avait proposée.
Aristote ne croyait pas seulement à l'accélération du mouve-
ment naturel ; il croyait aussi que la vitesse du mouvement
violent commence par croître1. Cette idée fausse, Léonard
l'admet sans conteste. Or cette accélération initiale du mouve-
ment des projectiles, rien, en la Dynamique de Buridan et
d'Albert de Saxe, ne permet de l'expliquer; ces deux auteurs
n'ont pas dit un seul mot de cette accélération et Gaétan de
Tiène, leur disciple, l'a résolument niée. Saint Thomas d'Aquin,
au contraire, l'a admise et expliquée par l'agitation de l'air que
le mobile a ébranlé; Vernias et Achillini ont suivi la pensée
du Docteur Angélique. Léonard, qui a admis cette explication,
n'était-il pas tout naturellement porté à recevoir une explica-
tion analogue de la chute accélérée des graves, à se rallier
i . liernardino Baldi, Roberval et Descartes, I : Une opinion de Bernardino Baldi
touchant les mouvements accélérés (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et
ceux nui l'ont lu, IV; première série, pp. ia7-i3y).
112 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
à l'opinion de son Précurseur, de Richard de Middleton, de
Gilles de Rome, de Jean de Jandun, de Walter Rurley, à cette
opinion que Gaëtan de Tiène n'avait pas osé condamner for-
mellement?
Il semble donc que nous puissions poser cette affirmation :
Si Léonard de Vinci n'a pas admis, en sa plénitude, la Dyna-
mique de Buridan et d'Albert de Saxe, s'il a délaissé, en parti-
culier, l'explication féconde de la chute accélérée des graves
que cette Dynamique avait proposée, c'est que son intelligence
est demeurée captive d'une grave hérésie mécanique. Cette
hérésie, selon laquelle un projectile commence par accélérer
sa course, nous la verrons, pendant tout le xvie siècle, opposer
un solide obstacle aux progrès de la Dynamique en Italie.
XIV
LA TRADITION DE BUR1DAN
ET LA
SCIENCE ITALIENNE AU XVI0 SIÈCLE
P. DUHEM.
LA TRADITION ])K BURIDAN
ET LA
SCIENCE ITALIENNE AU XVIe SIÈCLE
La Dynamique des Italiens au temps de Léonard de Vinci,
averroïstes, alexandristes et humanistes.
L'explication par Yimpeius de la chute accélérée des graves
a trouvé une si mince faveur auprès des disciples mêmes de
Buridan et d'Albert de Saxe, elle a rencontré, chez les Aver-
roïstes italiens du xve siècle, un si complet mépris, que l'on
ne s'étonne guère de voir Léonard de Vinci l'ignorer ou la
méconnaître.
On ne s'en étonne pas, mais on en souffre. Ce que le grand
peintre a écrit, au sujet de la Dynamique, forme un imposant
ensemble, où abondent les pensées profondes et fécondes; on
aimerait à voir cet ensemble complété par des idées justes
touchant la cause qui accélère la chute des graves ; les opinions
erronées que Léonard professe à cet endroit déparent l'har-
monie de son œuvre.
Il nous sera facile de retrouver, pour cette œuvre, toute
l'admiration qu'elle mérite, d'en comprendre toute l'audace et
toute l'originalité; il nous suffira pour cela de la comparer
à ce que l'on pensait et écrivait en Italie, au sujet de la Dyna-
mique, au temps même où Léonard jetait sur le papier ses
profondes réflexions; Agostino Nifo va nous renseigner à cet
égard.
Il6 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
Il nous renseignera par l'intermédiaire de deux ouvrages
qu'il a composés au début du xvie siècle.
Le premier de ces deux ouvrages, YExposition sur les livres
de la Physique1, comprend, en réalité, deux écrits distincts:
un Commentaire détaillé, et des Recognitiones postérieures à
ce Commentaire. A la fin de l'ouvrage, nous lisons : « Comple-
tum in Aviano rure nostro, XV Maij MDVI, fœlicibus as tris. »
Cette date semble se rapporter au Commentaire; elle nous
laisse ignorer l'époque où furent rédigées les Recognitiones.
Le second des ouvrages de Nifo que nous aurons à citer est
YExposition sur les livres De Cselo et Mundo2. Cette exposition
est datée du i5 octobre i5i/j.
Les deux livres de Nifo ont donc été écrits à l'époque où
Léonard de Vinci lisait Albert de Saxe et donnait à maint
enseignement de cet auteur un si magnifique développement.
Pour combattre les doctrines des Parisiens, des Moderniores,
des Juniorcs, les Averroïstes italiens ne se contentaient pas de
leur opposer des arguments ; ils les ridiculisaient volontiers
par le sarcasme. Nous avons entendu Vernias désigner les
Nominalistes par l'épithète de Terminalistes (Terminislœ) qui
semblait dérisoire à ceux qu'il en gratifiait; Albert de Saxe,
que les Italiens prenaient volontiers comme la personnification
de l'École parisienne, a reçu du professeur de Padoue les sobri-
quets (YAlbertalius et d'Albertas parvus, qui peuvent difficile-
ment passer pour marques de vénération.
A l'égard des mêmes hommes, Nifo use de surnoms où la
nuance de moquerie s'est accentuée.
Au cours de leurs discussions d'une logique subtile au
xiv° siècle, ergoteuse et chicanière au xv°, les Nominalistes pari-
siens multipliaient les exemples hypothétiques ; le personnage
i. Augustini Niphi Philosophi Sucssani Expositio super oclo Arlstolclis Slaglritx
libros de Physico Audita : Cum duplici lexius translalionc, Antiqua videlicet, et Nova ejus,
ad Grœcorum cxcinplarium verilatem ab codera Auguslino quàm fidissime Casligalis: Avcr-
rois etlam Cordubensis in cosdem libros Proœmium, Commentaria, cum ipsius Augustini
Sucssani refertissima Exposilione, Annolationibus, ac Postremis in omnes libros Rccogni-
tionibus, Casligatissima conspiciuntur. Vcnctiis. Apud Hicronymum Scotum. MDLIX.
2. Aristotelis Stagiritœ de Cœlo et Mundo libri quatuor, c Grœco in Latinum ab
Augustino Nipho philosophe- Suessano conversi, et ab eodem cliam prceclara, neque non
longe omnibus aliis in hac scienlia resolutiore aucti exposilione.... Venctiis apud Hiero-
nymum Scotum. MDXLIX.
ï,A TRADITION DE BURIDA.N ET n B ITALIENNE Al CVI* SIECLE i 1 7
supposé qui servait en ces exemples recevait presque invaria-
blement le nom de Sociale qu'une antique coutume revêtait
de cette orthographe abrégée: Sortes* Ecorcher de la soi le
le nom du sage Athénien, c'était provoquer les risées <l<-s
Humanistes ; et Nifo compte assurément sur L'écho de ces risées
Lorsqu'il appelle Sorticoles ses adversaires parisiens. Parfois,
aussi, il transforme à leur usage le nom de Calculatores que
l'on donnait alors à tous ceux qui s'occupaient de discuter les
règles de la Dynamique et qu'ils devaient au Liber calcula-
tionum composé par l'un deux, le Calculalor Richard Suiscth ;
Nifo les nomme Captiunculalores , et il accole volontiers cette
épithète à celle de Sorticolœ1.
Quant à Albert de Saxe, ce n'est plus pour lui Albertutius ;
c'est Albcrtilla; ce sobriquet sautillant doit, semble-t-il, ôter
tout poids aux arguments du vieux maître allemand.
En son Exposition sur les livres de la Physique, Nifo traite du
mouvement des projectiles2; il commente le texte où Àristote
attribue la continuation de ce mouvement à l'onde condensée
qui précède le mobile ; en ce commentaire, les noms de Thé-
mistius et d'Averroès reviennent fréquemment; mais la théorie
de Yimpetus n'a même pas l'honneur d'une allusion.
A la fin de cet exposé de la doctrine péripatéticienne, notre
auteur se contente d'ajouter ces lignes : « Averroès dit avec
raison que ce texte est difficile, car les commentateurs
modernes (recentiores) ne l'ont aucunement compris. La diffi-
culté de ce sujet est la raison pour laquelle Albertilla a témé-
rairement repris Aristote, dont assurément il ignorait les
propres paroles ; et tous les Sorticoles de son temps sont tombés
en la même erreur. »
Aux Rccognitiones qui suivent celle exposition, Nifo nous
apprend que « les Juniorcs font des objections à l'opinion
d'Àristotc au sujet du mouvement des projectiles ». Il daigne
même mentionner quelques-unes de ces objections, celle-ci
entre autres : une plume devrait, selon cette opinion, se laisser
1. Voir, par exemple, en VExpositio librorum de physico auditu, à la fin du VII* livre.
■>.. Augustini Niphî Exposilio super oclo libros de physico audilu, lib. VIII; éd. cit.,
P 645
Il8 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
jeter plus loin qu'une pierre. Mais notre auteur ne prend
même pas la peine de résoudre ces difficultés ; « comme toutes
ces choses ont été exactement traitées dans nos commentaires,
passons outre, » dit-il.
En exposant la Physique, Nifo n'a pas parlé de la chute
accélérée des graves; il traite i ce sujet en son exposition du
De Cdelo.
Il reproduit tout d'abord, d'après Simplicius et Saint Thomas
d'Aquin, ce que les anciens ont pensé de cette accélération;
il y ajoute même quelques renseignements; il désigne, par
exemple, « Jamblique et d'autres Platoniciens » comme étant
ces physiciens dont Simplicius nous avait tu les noms et qui
attribuaient l'accélération de la chute des graves à la diminution
de l'épaisseur du milieu résistant. Que cette supposition soit
inadmissible, notre Averroïste le montre en reprenant l'argu-
ment que, depuis Richard de Middleton, l'École de Paris n'avait
cessé de faire valoir: « Supposons, » dit-il, «que le mobile M se
meuve vers son lieu naturel G en parcourant la ligne ABC.
Au moment où M arrive en B, supposons qu'un mobile R, de
même espèce et de même nature que le mobile M, commence,
lui aussi, à se mouvoir; il est clair que M arrivera en G plus
vite que R, bien que l'épaisseur d'air à traverser, BG, soit la
même pour tous deux ; ce n'est donc pas l'épaisseur du milieu
qui cause la vitesse plus ou moins grande du poids. »
Nifo présente alors l'explication de Saint Thomas d'Aquin à
laquelle il identifie, bien à tort, celle d'Alexandre d'Aphrodisie;
la raison qui lui a fait rejeter la précédente supposition est tout
aussi valable contre cette dernière; notre auteur, cependant,
ne semble plus la regarder comme aussi péremptoire, car il
s'exprime en ces termes :
« Je pense avec Alexandre et Saint Thomas qu'un grave se
meut plus vite lorsqu'il est voisin de son lieu propre que lors-
qu'il en est éloigné, parce que la gravité de ce corps est alors
plus grande ou, en d'autres termes, parce qu'elle est fortifiée,
accrue et augmentée. Mais je ne crois pas, comme eux, que
i. Augustini Niphi Expositio in libros de Cœlo et Mundo, liber I, éd. cit.., fol. 5o,
coll. a et 6,
LA TRADITION DE BUBIDAN 1T LA SCIENCE ITALIENNE m IVT imii. i m,
la seule cause de ce renforcement soit le voisinage du lieu
naturel; à partir d'une même position, en effet, un mobile
qui n'était pas mû auparavant se meut plus Lentement qu'un
autre corps déjà en mouvement, bien que ces deux mobiles
soient également proches du Lieu naturel.
n 11 y a lieu de remarquer à ce sujet qu'il existe deux soi les
de gravités. L'une est la gravité naturelle; elle a été don née au
corps, par l'intermédiaire de la forme, en La génération de ce
corps et par l'agent naturel qui l'a produit. . . L'autre est la
gravité accidentelle ou adventice; elle est accidentellement
produite dans le poids par des causes extrinsèques; quelques-
uns la nomment impelus, et avec raison. »
Nous pourrions, à la lecture de ce passage, croire que Nifo,
toujours si prompt à changer de sentiment au gré de son
septicisme intéressé, s'est converti à la doctrine parisienne et
qu'il adhère maintenant à l'hypothèse de Y impelus. Singulière
adhésion, en tous cas, et qui s'allie avec une connaissance
bien imparfaite de l'explication adoptée ! Voici, en effet,
comment Nifo la présente :
« Le fait qui nous occupe n'a pas pour seule cause le
voisinage du lieu, comme Alexandre et Saint Thomas parais-
sent le croire ; il me semble qu'il admet trois causes :
)> La première et principale cause est le mobile lui-même
que sa forme rend apte à se mouvoir de la sorte.
» La seconde cause est une cause dispositive; c'est le voisi-
nage du lieu; le voisinage du lieu dispose, en effet, le mobile à
la génération d'une telle gravité.
» La troisième cause est une cause instrumentaire et indispen-
sable (sine qua non); c'est le mouvement naturel, par lequel le
mobile se meut et s'approche du lieu ; sans ce mouvement, cette
gravité accidentelle ne saurait exister ; la preuve en est que le
mobile, une fois au repos, n'est pas plus lourd qu'auparavant. »
Et l'auteur d'un tel verbiage a lu les claires et concises
explications qu'Albert de Saxe donnait en ses Qusestiones in
libros De Cselo! Quelques lignes plus bas, il cite cet ouvrage
d'à Albertillus » ; c'est, il est vrai, pour s'écrier tout aussitôt ;
« Cet homme se trompe, errât hic virl »
120 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
Les Averroïstes n'étaient pas, au début du xvie siècle, les
maîtres incontestés de l'opinion au sein des Universités ita-
liennes. Devant eux, un parti nouveau venait de surgir. Les
Alexandristes tenaient Averroès pour un très infidèle inter-
prète de la pensée d'Aristote, particulièrement en la question
de l'immortalité de l'âme; le dépositaire de la véritable pensée
du Philosophe, ce n'était plus, pour eux, le Commentateur;
c'était Alexandre d'Aphrodisias.
Les Alexandristes reconnaissaient pour chef le successeur
de Vernias à l'Université de Padoue, Pierre Pomponazzi de
Mantoue. Transféré en la chaire de Philosophie de Bologne,
Pomponace y soutint contre Nifo des débats demeurés célèbres.
La lecture des écrits de Pomponace nous montre qu'il
connaissait fort bien certaines des théories en vogue à l'Uni-
versité de Paris, en particulier celles qui concernent l'intensité
des formes, l'action et la réaction, la conservation des formes
dans le mixte. Gaétan de Tiène paraît avoir été, dans les
Écoles italiennes, le plus actif introducteur de ces discussions;
il semble qu'elles aient surtout trouvé crédit auprès des
médecins; Gaétan était lui-même médecin; ses principaux
continuateurs ou contradicteurs, tels que Jacques de Forli ou
Jean Marliano, l'étaient également.
Pomponazzi a profondément étudié les théories parisiennes;
mais, dans la plupart des cas, c'est pour les mieux réfuter et
faire prévaloir plus sûrement les doctrines d'Aristote et de ses
commentateurs grecs. Les jugements qu'il porte sur les
maîtres de l'École terminaliste sont, bien souvent, fort sévères;
du moins sont-ils exempts des sarcasmes et des sobriquets que
Nifo substitue si volontiers aux arguments.
Le traité De intensione et remissione formarum que Pom-
ponace composa et fit imprimer à Bologne en 1 5i 4 ' est
consacré en entier à combattre certaines conclusions de Pun
i. Pétri Pomponalii Mantuani Traclatus, in quo disputalur pênes quid inlensio et
remissio formarum intendantur, nec minus parvitas et magniludo. Bononi;i>, apud II. Pla
tonidem, iGifi. — Pétri Pomponalii Mantuani. Traclatus acutissimi, utilissimi, et mère
peripatetici. De intensione et remissione formarum ac de parvitale et magnitudine. De
reactione. De modo agendi primarum qualitatum. De immortalitate anime. Apologie libri
très. Contradictoris tractatus doclissimus. Defensorium antoris. Approhationes rationiii"
i.\ TRADITION DE BURIDAN BT LA SCIENCE ITALIENNE m \m SIÈCLE 13 I
des auteurs les plus lus et les plus commentés par les Logicien
parisiens, de Richard Suiseth le Calculateur. Cet auteur,
Pomponace le reconnaît1 pour «un homme à L'esprit ti
aiguisé », et eVsi avec courtoisie qu'il en discute les opinions
auxquelles il préfère celles des philosophes de l'Antiquité.
Les disciples de Pomponace gardaient, d'ailleurs, moins de
réserve que le maître; en une épître adressée à l'auteur par-
Jean \ irgile d'Urbin !, il est parlé de gens « si bien entortillés
par les replis et les détours de ce Suiscth, qu'il leur est
impossible de voir la vérité ».
Au traité De rcaclione que Pomponace fit imprimer en 1 5 1 5 ,
le ton de la discussion devient plus acerbe. La tbéoric d'Aiis-
tote à ce sujet avait été, dit le professeur de Bologne3, admise
sans conteste par tous les commentateurs grecs et par les
anciens commentateurs latins. « Mais ceux qui sont venus
ensuite et, en particulier, les Anglais, ont élevé, contre la
proposition universellement accordée, des doutes si subtils et
des arguments si difficiles, que les hommes les plus célèbres
ont peiné pour les résoudre et qu'à mon avis ils n'y sont pas V
parvenus d'une manière entièrement satisfaisante. »
Sans doute, en ce traité De reactione, nous trouvons parfois \
cités avec éloges, les noms des maîtres qui sont regardés
comme les chefs de la secte parisienne; ces noms sont ceux
d'Albert de Saxe, de Marsile d'Inghen, de Paul de Venise, de
Jacques de Forli, de Gaétan de Tiène, que Pomponace nomme
constamment Gaétan de Yicence. Mais ce ne sont pas toujours
des éloges qui accompagnent les noms des Nominalistes trop
attachés, au gré de Pomponace, à leurs propres doctrines,
trop dédaigneux de celles d'Aristote.
defensorii per Fratrem Chrysostomum Thcologum ordinis predicatorum divinum. De
nutritione et augmentât ione . Colophon : Venetiis impressumarteetsumptibusheredum
quondam domini Octaviani Scoti, civis ac patritii Modoetiensis : etsociorum. Anno ab
incarnatione dominica MDXXV calcndas martii. (Xos citations et renvois se rap-
portent à cette édition.)
i. Pétri Pomponatii Tractatus de intensione et remissione formarum; prohemium ;
éd. cit., fol. 2, col a.
2. Pétri Pomponatii Tractatus utilissimi...; éd. cit., fol. i, verso.
3. Pétri Pomponatii Tractatus de reactione; proemium; éd. cit., fol. ai, col. a.
k- Pétri Pomponatii Tractatus de reactione, sect. I, cap. VI; éd. cit., fol. 23, col. c.
tl>id., sect. I, cap. XII; éd. cit., fol. 2G, coll. a et 6
122 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
Suiseth le Calculateur reçoit la plus forte part des brocards
que lance Pomponace : « Si le Calculateur veut bien me le
permettre », je lui dirai : Ce propos est d'un homme qui ignore
les premiers rudiments de la Philosophie... Il est clair et
évident que cette conclusion est d'un homme fort peu exercé
aux paroles d'Aristote... Que ce si savant homme lise donc
Aristote! »
Parfois, Jacques de Forli partage avec Suiseth les méchants
compliments de Pomponace2 :
« Il est étrange que ces très savants personnages adhèrent
aux conclusions du raisonnement plutôt qu'au témoignage
des sens. Aristote, cependant, au IIP livre de la Génération
des Animaux, vers la fin du 9" chapitre, dit qu'il vaut mieux
se fier aux sens qu'au raisonnement...; au VIII0 livre de la
Physique, il déclare que la recherche du raisonnement et
le délaissement des sens sont une preuve de faiblesse intellec-
tuelle... Ces hommes -là, rien ne les peut ébranler, ni le
» témoignage des sens, ni les arguments, ni une autorité, quelle
* qu'elle soit; ils ne se fient qu'à eux-mêmes et demeurent
fermement attachés à leurs fantastiques imaginations. Ils ne
sont pas seulement en contradiction avec Aristote, mais aussi
avec Galien et avec Avicenne; enfin ils détruisent toute la
Médecine. »
Suiseth et Jacques de Forli ne sont pas seuls à s'entendre
traiter de la sorte. Guillaume d'IIeytesbury (Hentisberus)
est appelé3 « le plus grand des sophistes ». Quant à Gaétan de
Tiène, l'écrit qu'il a composé contre Jean Marliano est jugé
avec la dernière sévérité ^ : « Une chose m'étonne en cet
homme si savant et si célèbre; les vérités qui se manifestent
aux sens, que démontrent les raisons les plus évidentes, que
proclame la claire et grande voix d'Aristote, il les délaisse, les
rejette et les nie. Des opinions à peine imaginables sont celles
qu'il poursuit. S'il était permis de parler ainsi d'un homme
1. Pétri Pomponatii Op. cit., sect. \, cap. III; éd. cit., fol. 22, col. b.
2. Pctri Pomponatii Op. cit., sect. I, cap. III; éd. cit., fol. 22, coll. b et c.
3. Pétri Pomponatii Op. cit., sect. I, cap. VIII; éd. cit., fol. 23, col. d.
!\. Pétri Pomponatii Op. cit., sect. I, cap. XI; éd. cit., fol. a/j, col. d et fol. 25,
col. a.
LA PRÀDITION DE BURIDAN ET LA SCIENCE ITALIENNE AU XVI' in.ir |
dont la réputation est si étendue, je dirais ; A.gir <!<• [a sorte
est le comble du ridicule... < le qui me parait !<■ plus à blâmei
en cet homme, c'est qu'il n'a aucunement prouvé ses conclu
sions ; ses preuves se renversent l'une L'autre; elles sont
fondées sur le faux et sur le vide; elles sont fort éloignées de
toute Physique raisonnable. »
Le traité De nutritione et augmentalioiie que Pierre Pomponace
composa en i5ai, nous apporte de nouvelles duretés à l'égard
des maîtres de la Scolastique parisienne. Une opinion que
Jean Buridan avait émise en ses questions sur le IVe livre des
Physiques est réfutée1 avec une certaine courtoisie. Mais
Grégoire de Rimini voit ses doctrines traitées avec la dernière
brutalité2: «Tout son discours est corrompu et monstrueux...
D'un bout à l'autre, c'est une pure folie... Ce qu'il dit
est inintelligible..., atteint le dernier degré de l'inintelligi-
bilité. C'est, je pense, le besoin de contredire, ou bien le désir
de garder son avis, selon lequel rien ne peut durer seulement
un instant isolé, qui a conduit cet homme -là à de si grandes
monstruosités. » Quant à Paul de Venise, s'il contredit Walter
Burley, c'est « par ambition »3.
Quelles étaient, en Dynamique, les opinions de' Pomponace?
Les textes que nous avons eus entre les mains ne nous donnent
aucun renseignement à ce sujet. Mais l'attachement de cet
auteur au sentiment d'Aristote et de ses commentateurs grecs,
la sévérité avec laquelle il traite la plupart des représentants
de l'École parisienne nous font croire que le chef de l'École
alexandriste ne professait point les mêmes doctrines méca-
niques que Buridan et Albert de Saxe.
En face des Averroïstes et des Alexandristes qui peuplent,
au voisinage de l'an i5oo, les universités, et notamment celles
de Bologne et de Padoue, l'Italie est fière de produire la
brillante pléiade de ses Humanistes.
Épris de poésie et d'éloquence, délicats admirateurs de
l'élégance romaine ou attique, les Humanistes n'éprouvaient
i. Pétri Pomponatii Mantuani De nutritione et augmentatione libellus, lib. H,
cap. IX; éd. cit., fol. i30, col. d.
2. Pétri Pomponatii Op. cit., lib. II, cap. XI; éd. cit., fol 137, col. c et d.
3. Pétri Pomponatii Op. cit., lib. I, cap. XIII; éd. cit., fol. 123, col. b.
124 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
nul désir de prendre part aux discussions qui s'agitaient en
Sorbonne, en la bruyante rue du Fouarre ou au Collège de
Montaigu; les sujets de ces discussions leur semblaient trop
abstraits ; les méthodes par lesquelles elles étaient menées leur
paraissaient trop subtiles; et surtout leur latinisme raffiné ne
pouvait souffrir le « style de Paris », le rude langage technique
dont ces argumentations ne savaient point se passer. Un Her-
molao Barbaro, par exemple1, a poursuit de ses outrages ces
philosophes barbares; on les tient communément, dit-il, pour
sordides, grossiers et incultes ; durant leur vie, ils n'étaient
pas vivants et, après leur mort, ils ne vivent pas davantage ;
ou s'ils vivent, c'est dans la peine et l'opprobre. » L'humilité
en laquelle ces moines et ces maîtres-ès-arts avaient enseveli
leur laborieuse existence rebutait jusqu'au dégoût les Italiens
de la Renaissance, assoiffés de renommée.
Les Parisiens, cependant, avaient un mérite qui les relevait
aux yeux des Humanistes attachés de cœur à la foi catho-
lique; même en Italie, il y avait de ces Humanistes, et ils y
étaient plus nombreux qu'on ne dit. En face des Alexandristes
et des Averroïstcs de Bologne et de Padoue, des Alexandristes
qui niaient l'immortalité de l'âme et des Averroïstes qui
soutenaient l'unité de l'intellect humain et rejetaient la
survie personnelle, la Sorbonne apparaissait comme la
gardienne de l'orthodoxie chrétienne. Les catholiques italiens
saluaient en elle la maîtresse de la saine Théologie : a J'ai
parlé conformément à la thèse de Saint Thomas, écrit Pic de la
Mirandolc en i /i 9 3 a , et conformément à la voie commune.
J'appelle voie commune des théologiens celle qui, à présent,
est communément tenue à Paris; c'est là, en effet, que fleurit
surtout l'étude de la Théologie. Or, au sujet de cette pré-
sence de l'âme en un lieu, presque tous, à Paris, marchent
1. D'après une lettre de Jean Pic de la Mirandolc à Ilermolao Barbaro, datée:
Florentiœ, III nouas Jnnias MCCCCLXXW (.ïoannis Pici Mirandulœ Omnia
opéra. Colophon, à la fin des Opuscula: Opuscula hase foannis Pici Mirandulœ
Concordia? Comitis Diligenter impressit Bernardinus Venetus, adhibita pro
Airibus solertia et diligentia ne ab arebetypo aberraret : Venetiis Anno Salulis
MCCGCLXXXXVIII, die IX Octobris).
2.. Apologia Joannis Pici Mirandulœ Concordiaî Comitis. Qnrestio prima. De
descensu Ghristi ad inferos. (Jannis Pici Mirandulœ Concordia^ Comitis Omnia opéra.)
LA in\i>rrm\ DE m mi)\N M i.\ scii \< i i i Mil \\r. \i w i n < Ll
avec Les Scotistes et les Nominalistes; c'est pour cette raison
seulement, par respect, donc, pour II diversité «le Paris, que
je n'ai point voulu poser ma conclusion, si ce D'est comme
probable. »
Ces Lignes nous montrent quelle était, auprès des catho
liques italiens, L'autorité de l'Université <l<; Paris; les condam
nations portées en 1277 par Etienne Tempier en avaient fait
la citadelle qui défendait la pensée chrétienne contre \r>
assauts du Péripalétismc et du Néoplatonisme hellènes ou
musulmans; pour pénétrer les doctrines des théologiens de
Paris, les Humanistes consentaient à apprendre le langage
dont ils avaient usé.
Ainsi avait fait Jean Pic de la Mirandolc : « Il avait, » nous
dit son neveu Jean-François Galeotti Pic1, «une connaissance
approfondie des théologiens modernes, de ceux qui usent de
ce style communément nommé style parisien. Telle était cette
connaissance que si l'on venait, à Fimproviste, à lui demander
l'explication d'une question abstruse et peu explicite formulée
par Fun de ces théologiens, » il en donnait aussitôt la plus
parfaite exposition.
Jean Pic de la Mirandole allait plus loin; contre les Huma-
nistes que rebutait le langage de l'École de Paris, il osait
prendre la défense de cette terminologie technique. « Que l'on
considère, à titre d'exemple, la production d'un homme par
le Soleil; nos auteurs vont dire : hominem causari. Aussitôt, »
écrit Jean Pic à Hermolao Barbaro2, «vous allez vous écrier :
Gela n'est pas latin. Jusque-là, vous dites vrai : Gela n'est
pas romain. Mais vous ajoutez : Donc c'est incorrect. Votre
argument pèche; un Arabe, un Égyptien pourront dire la
môme chose ; ils ne le diront pas en latin, mais ils le diront
correctement... Qui empêche ces philosophes que vous
nommez barbares d'avoir établi d'un commun accord une cer-
taine règle de langage et de la tenir pour consacrée, comme
1 . Joannis Plci Mirandulcc, viri omni disciplinaruni génère consummatissimi, vita per
Joanncm Franciscum Illustris Principis Galeotti Pici filium édita (Joannis Pici
Mirandulae Omnla opéra).
2. Lettre (déjà citée) de Jean Pic de la Mirandole à Hermolao Barbaro, Florentiae,
111 nonas Junias MCGGGLXXXV.
I2Ô ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
la langue romaine l'est pour vous? Pourquoi diriez-vous que
leur langage n'est pas correct et que le vôtre l'est? Il n'y a,
pour cela, aucune raison, puisque cette imposition de noms
est tout arbitraire. Si vous ne voulez pas que ce langage
mérite le nom de romain, appelez -le français, anglais,
espagnol, ou encore parisien, puisque c'est ainsi que le
vulgaire le nomme. Lorsque ceux qui l'emploient en useront
avec vous, il leur arrivera maintes fois d'être moqués,
maintes fois de demeurer incompris; mais la même chose
vous arriverait si vous parliez au milieu d'eux; 'Avàx«P^Ç
Tuap' 'Àôiqvaioiç uoXoiKt'Çei, 'AOyjvoïci oï rcapà ExuÔaiç, Anacharchis fait
des solécismes chez les Athéniens, les Athéniens en feraient
chez les Scythes. »
L'orthodoxie des Parisiens sauvait, auprès des Humanistes
chrétiens, la barbarie de leur langage et la subtilité de leur
dialectique; les Padouans auraient vainement compté sur une
semblable indulgence, eux dont tout l'effort allait à soutenir
«les dogmes impies1 d'Alexandre, d'Averroès et de plusieurs
autres philosophes anciens ».
C'est donc aux Averroïstes, autrement nombreux et influents
que les Nominalistes sur les chaires des Universités italiennes,
que s'attaquaient surtout les Humanistes. Le langage des
Averroïstes, émaillé de mots arabes, surpassait en rudesse le
style des Parisiens et, plus encore que celui-ci, offusquait
l'oreille délicate; le culte étroit et intolérant qu'ils professaient
pour Aristote et ses commentateurs révoltait les Platoniciens.
Le nom d'Averroès devint ainsi comme le symbole de tout ce
qui choquait l'Humanisme.
Voici, par exemple, Giorgio Valla de Plaisance; c'est un
lettré qui a enseigné l'éloquence à Milan, à Pavie en 1470, à
Venise en 1^81; c'est un helléniste qui a traduit plusieurs des
ouvrages d' Aristote, de Cléomède, de Ptolémée, de Plutarque,
de Proclus; c'est un latiniste raffiné qui a annoté et édité les
Tusculanes; de plus, c'est un chrétien orthodoxe; il est fidèle
aux enseignements des grands docteurs catholiques, d'Albert,
de Saint Thomas d'Aquin, de Duns Scot, de Gilles de Rome,
i; Apologia Joannis Pici Mirandulœ, in fine.
LA TRADITION DB BURIDA.N ET LA SCIENCE ITALIENNE \u \m BIÈ4 LE i :<7
<|ii il cilc avec vénération; tout le disposée être an fougueui
adversaire de l'Ecole averroïste; il l'est, en effet; ('coulons en
quels termes1 il parle d'Aristote et de son Commentateur:
k Ceux qui considèrent les choses d'un regard pénétrant ne
doivent guère s'étonner qu'Âristote, halluciné en celte cir-
constance, ait professé de semblables erreurs; il a donné bon
nombre de doctrines fort inférieures encore à celle-là; et, à ce
sujet, les Platoniciens lui reprochent son ignorance et son
manque de rectitude dans le jugement. C'est pourquoi on l'a
laissé longtemps de côté, gisant sous la rouille; on ne célébrait
alors que le seul Platon et la doctrine platonicienne. Mais
bientôt on vit émerger de la vase un barbare, un goinfre absolu-
ment stupide, cet Averroès au cerveau puant (Aliquanlo posl
Barbarus quidam ineptissimus lurcho, putidlque cerebro e lato
effossas Averroès); se complaisant aux discussions captieuses,
il parvint, à l'aide de sophistiques chicanes, à présenter un
Aristote à ce point platonicien que l'on ne connaît aucun
philosophe qui le fût autant. »
Cette haine fougueuse d'Aristote et de son Commentateur
pouvait prédisposer Georges Valla à faire bon accueil aux
nouveautés antipéripatéticiennes de l'École nominaliste ; aussi
devine-t-on, en ses écrits, une sorte de reflet de la Dynamique
parisienne ; mais comme ce reflet est pâle et vague !
Nous le percevons, ce reflet, en ce qu'enseigne notre huma-
niste2 au sujet de ce temps de repos par lequel la chute d'un
projectile serait séparée de l'ascension de ce corps :
a Si un mouvement dirigé en ligne droite se réfléchit, il pro-
duit, il est vrai, deux mouvements contigus, mais non pas
deux mouvements qui se continuent l'un l'autre. Entre ces
i. Gcorgii Vallae Placentini viri clariss. De expetendis etfugiendis rébus opus, in quo
haec continentur... In fine tomi secundi: Venetiis in aedibus Aldi Romani impensa ac
studio Joannis Pétri Vallae filii pientiss. Mense Decembri MDL — Totius operis
liber XXIII et Physiologiac quartus ac ultimus, de Coelo, quodque Mundus non sit
aeternus, et Aristotelis argumentorum confutatio; c. I. — Cette volumineuse compi-
lation, l'un des chefs-d'œuvre typographiques sortis des presses Aldines, a été publié
par Jean-Pierre Valla deux ans après la mort de son père; celui-ci, en effet, était
mort à Venise en 1/199.
2. Georgii Vallae Placentini Expetendorum ac fugiendorum quem struebat liber
vigesimus secundus, Physiologiac vero tertius, quartae hebdomadis liber primus.
De naturalibus principiis et causis. Gap. VI: De motu, et quiète.
128 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
deux mouvements, en effet, un repos se produit, qui inter-
rompt la continuité. Le premier mouvement prend fin, puis le
second s'accomplit comme à partir d'une autre origine; entre
la limite ultime du premier et le début du second, se trouve
un repos intermédiaire... Ainsi le terme de l'ascension de la
pierre jetée en l'air se distingue du début de la descente de ce
corps, qui tombe avec vitesse; cette distinction correspond à
l'écoulement d'une certaine durée; un certain repos s'observe
donc entre les deux mouvements opposés de la pierre. »
Si Valla admet l'existence de ce repos intermédiaire dont
Léonard de Vinci, au même temps, faisait sortir la notion
féconde d'impelo composé, il ne dit rien du raisonnement par
lequel tous les maîtres parisiens, de Richard de Middleton à
Marsile d'Inghen, avaient tenté d'en donner la cause.
Avec l'École nominaliste, et contre le sentiment unanime
des Péripatcticiens et des Averroïstes, Valla attribue le mouve-
ment des projectiles à une force imprimée (vis indita) au mobile.
Mais il n'attribue pas l'accélération du mouvement naturel à un
accroissement d'bnpetus; il adopte, au sujet de ce mouvement,
l'explication^ d'Aristote et de Thémistius. C'est ce que nous
voyons au passage suivant:
Seul le mouvement circulaire « possède l'uniformité qui lui
est apparentée et naturelle. Tous les corps qui se meuvent
en ligne droite, que ce soit par nature ou contre nature, se
meuvent à la fin avec une autre vitesse qu'au commencement.
Si un corps se meut contre nature par l'effet d'une traction, il
commence par se mouvoir plus lentement; puis il va plus vite
au fur et à mesure qu'il approche du moteur qui le tire, car
alors la puissance de ce moteur domine davantage. Au contraire,
les corps qui sont jetés se meuvent tout d'abord plus vite, puis
plus lentement lorsque vient à se détruire la force qui leur
avait été imprimée par celui qui les a jetés... Enfin les corps
qui se meuvent de mouvement naturel vont plus vite lorsqu'ils
sont voisins de leurs lieux propres; ils désirent, en effet,
atteindre leur intégrité, et de cette intégrité, ils tirent de
nouvelles forces, comme s'ils se trouvaient plus largement
pourvus de forme. Tout corps donc qui se meut de mouvement
LA TRADITION DE iiimnw ET tk SCIENCE iTALUBIflf 1 i\ IVI* SIECL1
rectiligne, que ce soil par nature ou contre nature, fournil
une course inégale. »
Pic de la Mirandole « n'a rien ignoré »>, nous dit sou bio
graphe Jean François l'ic ■ , « de toul ce < | < i i louche aux roueries,
aux sophistiques chicanes, aux broutilles à la Suiseth, que l'on
nomme calculs (captiunculse cavillœque sophistarum et sulsseticœ
quisquilide, quse calculationes vocantur); ce sont des considéra
lions mathématiques que l'on applique à des théories physiques
extrêmement subtiles et, dirai-je, extrêmement bizarres (moro-
siores). 11 était fort érudit eu ces matières et il avait lu beaucoup
décrits de ce genre, écrits que, peut-être, l'Italie ne connaît
pas bien... Toutefois, il semblait haïr et détester ces questions. »
Georges Yalla n'avait probablement pas, des calcalaliones de
Paris, la connaissance approfondie que Jean Pic avait acquise
et qui était, au témoignage de son biographe, fort rare en
Italie; mais sans doute, comme Jean Pic, il les détestait, et sa
Physique s'en ressent; elle garde soigneusement des erreurs
que les Parisiens avaient réfutées depuis longtemps.
Nifo a passé, moqueur, devant la Dynamique du captiuncu-
lator Albert de Saxe; Georges Valla l'a sans doute ignorée;
Léonard de Vinci, mieux inspiré, n'a cessé de méditer les
enseignements de cette Dynamique; presque seul parmi les
savants de son pays et de son temps, il a eu le très grand
mérite de deviner la plupart des idées fécondes que renfermait
cette Physique parisienne tant décriée.
II
L'esprit de la Scolastique parisienne
au temps de léonard de vlnci.
Tandis que la plupart des Italiens, bien loin d'imiter le
génial artiste, s'attachaient, avec la routine d'un Nifo, aux
théories surannées de la Mécanique d'Aristote et du Commen-
i. Joannis Pici Mirandulœ.... vita per Joannem Franciscum illustris principis
Galeotti Pici filium édita.
P. DLIIEM. Q
i3o études sur lêonard de vinci
tateur, que faisaient les Parisiens, ces Moderniores, ces Juniores,
ces Terminalistes, ces Captiunculatores et Sorticolœ? Qu'ensei-
gnait-on, durant les premières années du xvie siècle, sur les
rives de la Seine? Quel était l'esprit qui animait cet enseigne-
ment à l'heure même où Léonard abandonnait l'Italie et venait
mourir en France ?
A l'Averroïsme étroit de Bologne et de Padoue, Paris oppo-
sait l'éclectisme le plus large. De cet éclectisme, nous trouvons
la preuve constante dans les écrits des docteurs en Sorbonne
et des maîtres de la Faculté des Arts; mais il nous paraît inté-
ressant de l'entendre définir et justifier par l'un d'eux.
Sur les chaires de la Sorbonne et de la rue du Fouarre
siégeaient alors de nombreux Espagnols.
L'un de ceux-ci, Pedro Sanchez Cirvelo,de Daroca (province
de Saragosse), était assurément, vers la fin du xve siècle et au
début du xvic, un des maîtres les plus actifs de la Faculté
parisienne des Arts. On lui doit un traité d'Arithmétique
pratique » et un commentaire à la Géométrie spéculative de
Bradwardin2. On lui doit, surtout, un commentaire au traité
de la Sphère de Jean de Sacro-Bosco; joint au texte même de la
Sphère et aux Quatorze questions que Pierre d'Ailly avait compo-
sées au sujet de ce même écrit, ce commentaire forma une
sorte de manuel astronomique qui fut fréquemment imprimé3
à la fin du xve siècle et au début du xvie siècle.
Le commentaire de Pedro Girvelo de Daroca est suivi d'un
i. Pétri Cirveli Darocensis Hispani Tractatus Arilhmelice practicc qui dicilur
Algorismus. Imprcssus Parisius in Bellovisu, Anno Domini i5o5, die 29 aprilis. —
Id., Imprcssus Parisius per Anthonium Ausourt pro Johanne Lamberto. Anno
Domini i5i3.
2. Thoine Brcuardini Geometria speculativa recoligens omnes conclusiones geometricas...
Colophon : Et sic explicit Geometria Thome Brcuardini cum tractatu de quadratura
circuli benc revisa a Petro Sancliez Girvelo, expensis bonesti viri Johannis Petit,
diliirentissime impressa Parisiis in campo Gaillardi. Anno Domini i5n, G Marcii.
3. Johannis de Sacro- Bosco Sphaerae mundi opusculum una cum additionibus per-
opportunc insertis ac familiarissima textus expositione Pctri. Parisiis, per Wolfgangum
Ilopyl, 1/19/I.
Johannis de Sacro -Bosco Uberrimum sphère mundi commentum insertis etiam ques-
tionibus D"' Pctri de Aliaco. Parisius, in campo Gallardo, oppera atquc impensis
magislri Guidonis Mercatoris, anno 1/198 (certains exemplaires portent 1/1G8 ; au lieu
de la marque Guy Marchand, ils offrent celle de Jehan Petit, Johanncs Parvus).
Johannis de Sacro-Busco Sphera cum additionibus et commentis Pctri Cirveli insertis
questionibus Pétri de Aliaco, Parisiis, i5o8, i5i5, i5aG; Gompluti, i5aG.
LA. TRADITION Dfi BURIDAN El LA SCIENCE ITALIENNE AI \\T im.ii
dialogue ■ entre Darocensis, qui <isi L'auteur, el Burgensis, qui
rsi son ami Gonzalve (iillrs, de Burgos. Darocensis chercha
à établir le bien fondé des innovations que renferme son traité;
il est amené, par Là, à discuter \v degré <!<■ soumission que
l'on doit aux opinions des anciens auteurs; Burgensis, au
contraire, rêve d'une science disciplinée, d'où toute discussion
serait exclue. Voici quelques passages de ce dialogue :
a Dahocensis. Écoute ces quelques mots : Tu sais en quel
honneur la doctrine de Pierre Lombard a toujours été tenue;
les sentences de ce maître sont citées en guise de textes par
tous les théologiens ; ils ne croient pas, cependant, qu'il faille
se fier à Pierre Lombard en tout ce qu'il a avancé; bien au
contraire, ils n'en tiennent la plupart du temps aucun compte.
Thomas, le docteur solennel, argumente en une foule de cas
contre ceux qui furent ses maîtres. Tout l'enseignement de
Jean Scot n'a trait qu'à des réfutations des propositions
de Thomas et d'autres théologiens. Les très subtils Nomina-
listes, qui sont venus ensuite, ont dirigé leurs traits acérés
contre Thomas comme contre Jean Scot, et l'on ne voit pas
que tel d'entre eux en soit moins fameux. Combien d'autres
qui doivent les lauriers de l'immortalité à leurs mutuelles
discussions, pourraient plaider en faveur de notre cause! Les
autres que nous sont des hommes; comme tels, ils ont pu errer;
les interpréter ou les corriger avec déférence, et garder la
vérité de toutes ses forces, tel doit être le rôle d'un esprit loyal.
De ce que les prédécesseurs ont été d'une extrême habileté,
il n'en faut pas conclure que la voie de l'invention soit désor-
mais fermée à leurs successeurs; le Philosophe l'a dit : Les
sciences sont comme les fleuves; elles croissent par un afflux
continu... »
« Burgensis. Tu parles fort bien. Mais à ton tour, souviens-toi
de tout le mal que les altercations entre tenants d'opinions
différentes ont fait à la République des lettres. En dépit du
précepte d'Horace, tu trouveras bien peu d'hommes qui ne
i. Dialogus disputatorius. P. C. D. in additiones immutationesque opusculi de
sphera mundi nuper éditas disputatorius dyalogus. Interlocutores Darocensis
et Burgensis.
l32 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
soient asservis à la parole d'aucun maître et qui ne jurent pas
par cette parole :
» Nullius addictos jurare in verba magistri.
» L'un est Stoïcien, l'autre Péripatéticien . Celui-ci suit Thomas,
celui-là Scot, cet autre un troisième maître. Il en résulte qu'ils
sont bien rares ceux qui participent de la vérité et qui la gar-
dent. Y a-t-il, je te prie, rien de plus indigne d'un homme
d'étude, rien de plus honteux pour lui, que de mettre obstacle
au progrès de la science et de la vérité? Or, notre grand
Aristote l'affirme : L'attachement opiniâtre à la secte d'un
maître est un grand obstacle pour qui désire le savoir... »
« Darocensis. Tu prétends que les altercations des savants
ont eu pour résultat de cacher la lumière à tous, sauf à
un très petit nombre d'hommes. Rien n'est moins semblable
à la vérité. Gomme l'a dit le Philosophe, c'est précisément en
résolvant les questions débattues que la vérité se manifeste.
Ce sont les arguments des successeurs qui élucident, qui éclai-
rent les avis de leurs prédécesseurs. Celui donc qui cherche
doit douter; il doit demeurer dans le doute tant qu'il n'a pas
entendu les raisons alléguées de part et d'autre, tant qu'il n'a
pas apaisé les passions de son esprit afin qu'il puisse, libre de
toute émotion intellectuelle, se livrer à la recherche du vrai.
C'est ce qu'on réalisera au plus haut degré si l'on a soin de
discuter ce que les divers auteurs ont pensé de la question
débattue ; si l'on prend d'abord l'avis de l'un d'eux comme
base, pour examiner de là ce que les autres ont jugé du pro-
blème posé. Mais je ne dirais pas qu'on agit avec raison si l'on
imitait un docteur quelconque au point d'imaginer que ce
qu'il a dit est exempt de toute erreur. La fragilité de l'esprit
humain ne souffre pas qu'il en soit ainsi, à moins d'une aide
spéciale de Dieu. Aussi nos philosophes parisiens se gardent-
ils bien d'agir de la sorte. Sans doute, dans la plupart des cas,
ils marchent dans la voie tracée par Aristote; mais ils ne
refusent nullement d'entendre les avis d'autres maîtres, qui
ont ajouté un grand nombre de découvertes très brillantes
à l'œuvre d' Aristote ; quelques-uns, peut-être, font exception
LA TRADITION DE Bl RIDAIS ET LA BCU HCE n i\ Il RHE M 1YÏ [El I i
à cette conduite; il faut Les regarder comme Les disciples non
de la Philosophie, mais de la routine... d
Voilà ce que fait imprimer, en (494, un maître écouté de
la Faculté des Ails de Paris. Depuis l'époque OÙ Thomas
d'Aquin y enseignait, l'Université de Paris a gardé l<i même
esprit, respectueux des anciennes autorités, accueillant aux
opinions nouvelles; le traditionnalisme parisien sait, pendant
tout le Moyeu-Age et au temps même de la Renaissance,
demeurer en parfait équilibre entre la routine et le goût
excessif de la nouveauté.
Cet éclectisme apparaît, tout d'abord, à celui qui parcourt
les écrits composés par les maîtres parisiens; il se manifeste
en la variété des noms des auteurs cités. Aristote, Alexandre
d'Aphrodisias, ïhémistius, Averroès n'occupent pas, en ces
écrits, la place prépondérante et presque exclusive que leur
accordent les maîtres italiens; les grands docteurs de la Sco-
lastique, Albert le Grand et Thomas d'Aquin, Duns Scot et
Gilles de Rome sont écoutés avec déférence, mais leurs avis
sont librement discutés et fort souvent rejetés; une bonne part
des doctrines enseignées est empruntée à Guillaume d'Ockam,
à Grégoire de Rimini, à Robert Holkot; elle l'est surtout à ces
philosophes dont le génie, fait de mesure et de bon sens, a su
allier et tempérer, l'une par l'autre les doctrines thomiste,
scotiste et nominaliste, à Walter Rurley, à Jean Buridan,
à Albert de Saxe, à Marsile dTnghen ; les Averroïstes italiens
eux-mêmes ne sont pas négligés, et Paul de Venise est
fréquemment cité, encore que ses inconséquences et ses para-
logismes soient parfois relevés avec sévérité.
C'est surtout au Collège de Montaigu que la tradition des
Buridan et des Albert de Saxe semble gardée avec une particu-
lière fidélité ; les maîtres qui enseignent en ce Collège
s'efforcent de sauver de l'oubli les écrits des grands Nomina-
listes du xive siècle. Régent à Montaigu, l'Écossais Joannes
Majoris, qui, en i5o/i, fait imprimer à Paris les Summulœ de
Buridan; régent à Montaigu, Georges Lokert, un autre Écossais,
qui, en i5i6, publie les Questions d'Albert de Saxe sur la
Physique, le De Cselo, le De generatione, celles de Thémon sur
l34 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
les Météores, celles de Jean Buridan sur le De anima et les Parva
naturalia; régent à Montaigu, Jean Dullaert de Gand qui, en
1509, et toujours à Paris, donne une édition des Questions sur
la Physique composées par le Philosophe de Béthune. Le
même Dullaert, d'ailleurs, comme pour mieux affirmer son
éclectisme, faisait imprimer à Paris, en i5i3, par Thomas Rees,
la Summa totius philosophiœ naturalis et le De compositione
mundi de Paul de Venise.
La renaissance du Nominalisme dont le Collège de Montaigu
fut le théâtre au début du xvie siècle paraît avoir eu pour chef
le théologien Joannes Majoris.
Joannes Majoris naquit, vers 1478 S au petit bourg de
Glegorn2, voisin de Haddington, en Ecosse, d'où le surnom
de Haddinglonanus qui lui est souvent donné ; dès i5o/i, nous
le voyons publier les Summulœ de Buridan et, en i53o, il donne
encore une édition de son commentaire au premier livre des
Sentences; sa mort est datée de l'an i5/io.
En sa longue et active carrière de professeur, Jean Majoris a
formé bien des disciples. Il en est deux qui, au sujet des doc-
trines de Dynamique que l'on professait au Collège de Montaigu,
nous ont livré des documents d'une extrême importance.
L'un est Jean Dullaert de Gand (i4y 1 ?- i5i3); il nous a
laissé des Questions sur la Physique et le De Cœlo^ que Nicolas
Desprez imprima à Paris en i5o6; ces questions étaient un
écho de l'enseignement que Dullaert avait donné à Montaigu.
L'autre est l'Espagnol Luiz Nufiez Coronel, de Ségovie, dont
\es Physicœ perscrutationes, après avoir été également professées
au Collège de Montaigu, étaient éditées à Paris en i5ii l>.
1. Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, seconde série,
p. kot\.
1. Joannis Majoris doctoris theologi in Quartum sententiarum quœstiones utilissimx
... vaenundantur a suo impressore lodoco Badio. Colophon : ... in chalcographia
Jodoci Badii Ascensii. Anno a virginco partu Millesimo quingentesimo decimosexto :
circiter Calcndas Decembris. Deo Gratias. — Lettre de Joannes Major (sic) imprimée
an verso du litre.
3. Johannis Dullaert Questiones in libros Phisicorum Arislotelis. Colophon : Hic
linem accipiunt questiones phisicales Magistri ioliannis dullaert de gandavo quas
(îdidit in cursu artinrn regentando parisius in collegio montisacuti impensis honesli
\iri Oliverii senant solerlia vero ac caracteribns Nicolai depratis viri hujus artis
impressorie solertissimi prout caractères indicant anno domini millesimo quingente-
simo sexto vigesima tertia martii.
/j. Physicœ perscrutationes magistri Ludovici Coronel Ilispani Segoviensis. Prostanl
LA TRADITION M<: BURIDAN ET LA SCIENCE ITALIENNE M m IBCLE [35
D'ailleurs, si Montaigu gardait avec fidélité les traditions de
Buridan et d'Àlberl de Saxe, il n'en était pas le seul déposi
taire; à Sainte-Barbe, notamment, ces traditions étaient tenues
en grande estime; nous en avons pour témoin l'Espagnol
Juan de Cclaya ; au titre même de son Exposition et «le ses
Questions sur la Physique d'Aristote1, imprimées à Paris en
1517, cet auteur affirme son éclectisme, car il y déclare suivre
c< la triple voie de Saint Thomas, des Réalistes el des domina-
listes ».
Au livre de Jean de Celaya, le lexle d'Arislotc est encore
reproduit et accompagné d'une exposition ou commentaire
littéral; c'est seulement après ce commentaire que l'auteur
annonce par ce titre : sequitur glosa la discussion détaillée des
opinions plus modernes. Jean Dullaert abandonne entièrement
le commentaire du texte d'Aristote; à l'exemple de Jean de
Jandun, de Jean le Chanoine, de Buridan, d'Albert de Saxe
et de Marsile d'ïnghen, il se borne à examiner une suite de
questions soulevées par les divers chapitres de l'œuvre du Sta-
girite. Louis Coronel va encore plus loin; son écrit affecte la
forme d'un traité original sur la Physique; seul, l'ordre dans
in edibus Joannis Barbier librarii jurati Parrhisiensis académie sub signo ensis in via
regia ad divum Jacobum. — L'ouvrage ne porte pas de colophon. Le folio qui suit le
titre débute par une lettre : Ludovicus Nunius Coronel illustrissimo viro Inacho de Man-
docia; cette lettre, non datée, est écrite de Paris. Elle est suivie d'une autre lettre :
Simon Agobertus Bituricus fratri Joanni Agoberto. En cette lettre, datée : Parrhisiis,
MDXI, Simon Agobert parle avec de grands éloges de son précepteur Luiz Coronel
qui enseignait la Philosophie au Collège de Montaigu. — Il existe une seconde édition
de cet ouvrage : Physice perscrutationes egregii interpretis Magistri Ludovici Coronel...
Lugduni, in edibus J. Giunti. i53o. Nous n'avons pu consulter cette seconde édition.
i. Expositio magistri ioannis de Celaya Valentini in octo libros phisicorum Aristo-
telis : cum questionibus eiusdem, secundum triplicem viam beati Thome, realium, et
nominalium. Venundantur Parrhisijs ab Hemundo le Feure in vico sancti Jacobi prope
edem sancti Benedicti sub intersignio crescentis lune commorantis. Cum gralia et
Privilegio régis amplissimo. Colophon : Explicit in libros phisicorum Aristotelis
expositio a magistro Joanne de Celaya Hyspano deregno Valentie édita : dum regeret
Parisius in famatissimo dive Barbare gymnasio pro cursu secundo anno a virgineo
partu decimo septimo supra millesimum et quingentesimum. vu idus Decembris.
diligenter impressa arte Johannis de prato et Jacobi le messier in vico puretarum
prope collegium cluniacense commorantium : Sumptfbus vero honesti viri Hemundi
le feure in vico sancti Jacobi prope edem sancti benedicti Sub intersignio crescentis
lune moram trahentis. Laus deo.
En i5i8, Jean du Pré et Jacques le Messier imprimaient, Hémond le Fèvre mettait
en vente V Expositio magistri ioannis de Celaya Valentini, in quattuor libros de celo et
mundo Aristotelis : cum questionibus eiusdem, et aussi VExpositio magistri ioannis de
Celaya Valentini, in libros Aristotelis : de gêner alloue el corruptione : cum questionibus
eiusdem.
l36 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
lequel se présentent les dhrerses matières révèle l'influence de
la $u?txT) âxpoaaiç.
D'ailleurs, en dépit de cette variété de forme, c'est bien le
même esprit qui anime les ouvrages de ces trois auteurs. Les
problèmes qui y jouent un rôle prépondérant sont ceux qu'ont
posés ou renouvelés les grands Nominalistes parisiens, les
Guillaume d'Ockam, les Grégoire de Rimini, les Buridan,
les Albert de Saxe; la Logique, en ceux de ses chapitres qui
touchent aux Mathématiques, la Science de l'équilibre et du
mouvement, les principes de la Physique générale, au sens
que ces mots ont pris de nos jours, sont les sujets de la plupart
de ces problèmes. Sans doute, la forme sous laquelle la
solution en est proposée est faite, bien souvent, pour choquer
nos habitudes ; nous avons parfois quelque peine à suivre la
pensée de Fauteur au travers des videlur quod sic, des sed contra,
des arguilur, des confirmatur, chicanes auxquelles la logique
plus simple des Buridan et des Albert de Saxe ne nous avait
pas accoutumés, et auxquelles se complaisent ces trop habiles
dialecticiens ; sans doute, nous voyons Sortes constamment
placé en des cas hypothétiques que la Toute-puissance divine
pourrait seule réaliser et dont l'intérêt, parfois, nous échappe;
mais si nous nous enhardissons jusqu'à pénétrer sous celte
forme surannée, jusqu'à mettre à nu l'idée qu'elle cache ou
qu'elle affuble, nous nous étonnerons bien souvent de trouver
cette idée si jeune encore et si vivante. En particulier, «il nous
sera malaisé de ne point éprouver cet étonnement en étudiant
ce que les Jean Dullaert, les Louis Coronel et les Jean de
Gelaya ont enseigné au sujet de la Dynamique.
Cette Dynamique que l'on professe à Montaigu ou à Sainte-
Barbe, au début du xvie siècle, c'est celle des chefs de l'École
nominaliste du xivc siècle, de Guillaume d'Ockam, le Venerabilis
inceptor, de Jean Buridan, d'Albert de Saxe. En ces deux
collèges, on réfute minutieusement les arguments que les
Averroïstes italiens ont opposés à cette Dynamique; parfois,
on relève vertement les sarcasmes des Padouans à l'adresse des
maîtres vénérés de l'Université de Paris.
u Avant de mettre fin à cette question de Yimpetus, nous
LA TRADITION DE BURIDAN B1 LA BCIBlfCl itaiiinm. \i IV! BIECL1 i'»7
voulons, dii Louis Goronel», traiter ici de l'opinion de Nicole
de Chieti ; celui-ci occupe la première chaire de Philosophie
ordinaire à L'Université de Padoue et, connue il nous rapprend
Lui-même, il y enseigne sans concurrent. Il a public' sur le
mouvement du grave et du Léger une certaine petite question
qui nous esi parvenue récemment. Il > expose les opinions d'un
grand nombre de philosophes et, après les avoir réfutées, du
inoins à son avis, » il en soutient une selon laquelle le #ravc
qui tombe, aussi bien (pie le projectile, est mu par l'air ambiant.
« Il affirme que cet avis est celui d'Yristote et du Commentateur.
Il traite avec mépris le très subtil Albert de Saxe et le nomme
Albertutius; il donne à nos autres docteurs le nom de Termi-
nistes... Il s'étonne qu'un certain maître Gaétan ait voulu
soutenir de pareilles erreurs.
» Nous, nous ne changerons pas le nom de ce maître, par
respect pour lui ; mais nous montrerons simplement qu'il se
contredit... Si, pour parler comme Salluste, il a pris quelque
volupté à réprimander les autres, il la perdra en s'entendant
réprimander lui-même, pourvu toutefois que cet écrit lui
parvienne. » Lorsque Louis Coronel écrivait ces lignes, Vernias
était mort; mais de la leçon qu'elles renfermaient, Nifo eût pu
faire son profit.
III
La Dynamique parisienne au temps de Léonard de Vinci.
La Dynamique que Jean Dullaert3 et Louis Coronel^1 ensei-
gnent à Montaigu, que Jean de Celaya5 professe à Sainte-
i. Ludovici Coronel Op. cit., lib. III, pars I : De motu locali, fol. LU, col. b.
2. Luiz Coronel dit: IS'icoleti de Thienis (de Nicolô de Thiène) au lieu de Nicoleti
Theatini (de Nicolô de Chieti).
S. Joannis Dullaert de Gandavo Op. cit., Physicorum lib. VIII, quaest. II :
Quaeritur secundo utrum projectuin, dum reflectitur, in puncto reflexionis quiescat.
'i. Ludovici Coronel Op. cit., lib. III, pars I : De motu locali; éd. cit., fol. L, col. c
seqq. (En titre courant: De impetu.)
5. Joannis de Celaya Op. cit., lib. VIII, cap. XI, quaest. III : A quo movetur projec-
tum post separationem illius a quo projicitur; fol. CC, col. d et fol. CCI. (En titre
courant : De motu projecli.)
l38 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Barbe, c'est la Dynamique de Jean Buridan et d'Albert de Saxe,
c'est la Dynamique de Yimpetus.
Comment le projectile se meut-il après qu'il a quitté la main
ou la machine par laquelle il a été lancé? Tous rejettent les
explications qui attribuent à Fair la continuation de ce mouve-
ment, que l'action invoquée soit une poussée de l'air qui
tourbillonne à l'arrière du mobile ou une attraction de l'onde
condensée qui se propage à l'avant. « A rencontre de ces deux
manières de dire, » écrit Dullaert, a j'élève un seul et même argu-
ment: Un mobile peut se mouvoir d'un mouvement de rotation,
et cela en demeurant toujours au même lieu; il n'est assuré-
ment mû ni par l'air qui le pousse, ni par l'air qu'aurait
ébranle celui qui l'a lancé; ces deux explications sont donc
insuffisantes. La conséquence résulte clairement de l'anté-
cédent, et celui-ci est rendu manifeste par le mouvement du
sabot...
» Bien que l'une de ces deux opinions paraisse avoir été celle
du Philosophe, on en tient communément une troisième, que
voici : Après le repos du moteur qui l'a lancé, le mouvement
du projectile est produit par une certaine vertu imprimée en
ce mobile; c'est-à-dire que le premier moteur donne au pro-
jectile la vertu de se mouvoir dans telle direction qu'il vise,
de même que l'aimant, nous l'avons dit plus haut, donne au
fer la vertu de se mouvoir » vers lui.
Louis Coronel rejette également, par divers arguments, les
théories qui attribuent au mouvement de l'air la continuation
du mouvement des projectiles; l'un de ces arguments est le
suivant: « Cette explication ne rend pas compte dune manière
satisfaisante du mouvement de rotation de la roue que personne
ne tire et qui, en son mouvement, demeure toujours en contact
avec le même air; on ne peut dire, en effet, dans ce cas, que
les parois de Tair viennent se réunir après avoir été séparées,
puisque pendant toute la durée du mouvement, la roue demeure
au même lieu. »
Coronel nous apprend ensuite que « beaucoup de savants
s'accordent à imaginer un impelus distinct du mobile; en
premier lieu, lorsqu'un corps pesant est projeté en l'air ou
ï,A rit LDI HOU in: BURIDAN El LÀ SCIENCE ITALIEN!*] m ^ \ i n ■ i i
horizontalement, il ne pourrait, après avoir été lancé, continuer
à se mouvoir si l'on n > supposail une certaine qualité motrice
que L'instrument de projection \ a imprimée et que l'on
nomme impetus; si l'on n'admettait pus l'existence de cette
qualité, les physiciens ne sauraient quel moteur donner à ce
mobile. »
Dullacrt nous apprend non seulement que cette explication
est communément reçue, mais encore que l'on donne habituel
lemcnl à cette vertu imprimée dans le mobile le nom de gravité
accidentelle lorsque le projectile est lancé vers le bas, et de
légèreté (tccidenlelle lorsqu'il est lancé vers le haut. Ces déno-
minations ne lui plaisent pas; en un corps, en effet, que l'on
lance horizontalement, cette vertu ne peut être dite ni gravité
ni légèreté; il vaut donc mieux, dans tous les cas, l'appeler
impelas. Ce vœu paraît avoir été exaucé à Paris, car Coronel et
Celaya n'emploient plus, pour désigner cette vertu imprimée
au mobile, d'autre terme que celui à' impelas.
Quelle est, selon nos auteurs, la nature de cette vertu? Nous
passerons en revue, tout à l'heure, leurs opinions à cet égard.
Suivons, pour le moment, l'emploi qu'ils en font, d'après
Buridan et Albert de Saxe, pour expliquer les divers phéno-
mènes de la Dynamique.
« Une pierre, a dit Dullaert, « reçoit plus de cette vertu
que n'en reçoit une plume; elle peut donc être lancée plus
loin. »
Jean de Celaya, à l'imitation de Buridan, précise davantage :
« Vous demanderez peut-être pourquoi, selon cette opinion,
une pierre lancée se meut plus longtemps qu'une plume. On
répondra que la raison en est telle : La pierre a plus de matière
et est plus dense que la plume; elle reçoit donc un impetas
plus intense, et elle le retient plus longtemps ; dès lors, il
n'est pas étonnant qu'elle se meuve plus longtemps. »
A cette explication, Celaya prévoit une objection: « Un pro-
jectile de grandes dimensions se mouvrait donc plus rapidement
qu'un projectile plus petit ; cette conséquence est contraire à
l'expérience;... cependant, on la prouverait ainsi: U impetus
imprimé au grand projectile est plus considérable que Y impetus.
l4o ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
imprimé au petit; le grand projectile se meut donc plus vite
que le petit.
)) A cette réplique nous répondrons que la conséquence est
faussement déduite. Pour le démontrer, il nous faut distinguer
que Yimpetus imprimé à un projectile peut être plus considé-
rable ou bien intensivement (et nous nierons qu'il en soit ainsi
dans le cas considéré), ou bien extensivement ; nous accorderons
que ceci a lieu dans le cas considéré; mais alors nous nierons
la conséquence ; il n'y a, en effet, aucun inconvénient à ce
qu'un impetus qui est extensivement moindre qu'un autre impetus,
mais qui est intensivement plus considérable, produise un mou-
vement plus rapide que ce dernier. »
Les distinctions, si familières à la Scolastique, que marquent
les mots extensive et intensive, trouvent leur traduction adéquate
en cet énoncé de forme toute moderne : L'impetus total d'un
corps résulte d'impetus attribués à chaque élément de ce
corps; toutes choses égales d'ailleurs, Yimpetus élémentaire
est d'autant plus intense que la vitesse de l'élément est plus
grande.
La lecture de l'ouvrage de Jean de Celaya nous montre que
l'on songeait, à Paris, à la distribution extensive de Yimpetus
en la masse d'un corps; on y était, d'ailleurs, conduit par les
opinions de Marsilc d'Inghen que nous avons rapportées en
notre précédente étude l et que, tout à l'heure, nous verrons
discutées par Louis Coronel. Nous savons 2 comment cette notion
de la distribution extensive de Yimpetus a conduit Léonard de
Vinci et Bernardino Baldi à concevoir l'existence d'un centre
de la gravité accidentelle et, par là, à préparer la voie à Roberval,
à Descartes et à Huygens.
« Lorsqu'un corps est jeté en l'air, » déclare Dullaert, « il
se meut plus vite au commencement qu'à la fin, et plus vite
1. Jean 1 Buridan (de Déthune) et Léonard de Vinci, V : Que la Dynamique de
Léonard de Vinci procède, par l'intermédiaire d'Albert de Saxe, de celle de Jean
Buridan. — En quel point elle s'en écarte, et pourquoi. — Les diverses explications
de la chute accélérée des graves qui ont été proposées avant Léonard, pp. 9/1-96.
2. Léonard de Vinci et Bernardino Baldi, IV : Les emprunts de Bernardino Baldi à la
Mécanique de Léonard de Vinci (suite). Le centre de la gravité accidentelle (Études sur
Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, III ; première série, p. 108, seqq.)
— Bernardino Baldi, Boberval et Descaries (ibid., IV; première série, p. 127, ieqq.).
LA TRADmON DE BUIUDAN ET LA SCIENCE ITALIENNE Al \\i IÈCLE i '\ \
au milieu de sa course qu'à la fin, et cela pane que la vertu
imprimée en lui s'affaiblit sans cesse et de plus en plus. »
« Certains disent, » écrit le même auteur, « que VimpetUB,
causé par la violence, se corrompt par suite <le l'absence de
sa cause... Mais il vaul mieux, je crois, dire mie cet impetllS,
causé par la violence, est corrompu par la forme même
du projectile, forme qui incline le corps à un mouvcmeul
contraire à celui que produit V impetus. »
Louis Goroncl dit plus brièvement : « Le corps mu violem-
ment se meut d'un mouvement opposé au mouvement
naturel; tandis qu'il se meut, Yimpelus s'affaiblit sans cesse;
il est plus intense au début du mouvement et plus atténué à
la fin ; un tel mobile se meut donc de plus en plus lentement. »
C'est dans le traité de Jean de Celaya que nous trouvons
exposée de la manière la plus nette la loi de Viiierlie sous la
forme que Jean Buridan lui avait donnée et que Galilée gardera
encore presque textuellement :
« Contre cette solution, » dit le régent de Sainte-Barbe, « on
oppose l'argument suivant : Il résulterait de cette théorie
qu'un corps projeté se mouvrait toujours. Cette conséquence
est fausse et, cependant, le raisonnement est évident; rien,
en effet, ne détruirait cet impetus; il mouvrait donc toujours
le projectile.
)> Nous répondons à cette réplique en refusant de reconnaître
la valeur du raisonnement, et cela parce que nous nions
l'antécédent. Cet impetus, en effet, est détruit tantôt par le
milieu résistant, tantôt par la forme ou par la vertu du
projectile qui exerce une action résistante, tantôt enfin par
un obstacle.
»... Lorsque l'on jette un grave en l'air, la forme de ce
grave ne coopère pas au mouvement ascensionnel; elle y
résiste, au contraire, et elle diminue ïimpetus imprimé en ce
mobile. »
Uimpetus devrait donc durer indéfiniment s'il n'avait à
lutter contre aucune des trois causes de destruction qui ont
été énumérées; c'est bien ce qu'admet Celaya : « Selon cette
opinion, il ne serait pas nécessaire de supposer autant
1^2 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
d'intelligences qu'il y a d'orbes célestes; il suffirait de dire
qu'il y a en chaque orbe un impetus^ que cet impetus y a été
imprimé par la Cause première, et qu'il meut cet orbe; cet
impetus ne se corrompt pas, car un tel orbe céleste n'a aucune
inclination au mouvement contraire. »
Lorsque Buridan avait émis, au sujet des mouvements
célestes, cette audacieuse hypothèse, il avait humblement
sollicité le jugement des théologiens. Voici que par la voix
de Jean Majoris1, la Théologie déclare que cette supposition
est recevable.
Jean Majoris soutient que le Ciel est composé de matière
et de forme. A rencontre de cette opinion, il prévoit l'ob-
jection suivante :
« Si le Ciel était ainsi composé, il n'aurait nul besoin d'un
moteur extrinsèque, ce qui est pourtant l'avis de tous les sages;
donc il n'est pas ainsi composé.
» Nous répondrons que cet argument contredit à tous ceux
qui ont traité du mouvement du Ciel. S'il n'y avait aucune
objection à redouter que celles qui concernent le mouvement,
je dirais qu'il n'y a pas inconvénient à ce que le Ciel fût mû
par sa forme substantielle ; ou bien encore à ce qu'il fût mû
par une forme accidentelle qui lui serait connaturelle, de
même que le grave descend par sa pesanteur. Nous voyons la
meule du forgeron tourner par Y impetus qui lui a été imprimé;
nous ne devons donc pas nier que Dieu ait pu produire un
accident capable de mouvoir le Ciel d'un mouvement circu-
laire, naturellement et continuellement; il en faut dire autant
de la forme substantielle. »
Ainsi, dès le début du xvic siècle, la Théologie de l'Uni-
i. In secundum Sententiarum disputationes Theologicx Joannis Majoris Hadyngtonani
denuo recogn'dx et repurgatœ. Vœnundantur lodoco Badio et loanni Parvo. Colophon :
Finis disputa tionis Joannis Majoris natione scoti et professione Theologi Parrhi-
siensis penitus recognite et aucte Impresse impensis communibus Joannis Parvi et
Jodoci Badii Ascensii. Opéra ipsius Ascensii anno domini MDXXVIII circiter XV
calcndas septembres. Dco gratias. — Cet ouvrage débute par deux lettres, l'une de
Joannes Majoris à deux autres théologiens du Collège de Montaigu, Noël Bèdc et
Pierre Tempestc; l'autre de Pierre Peralta à Pierre Desjardins (ab Ilortis); en ces deux
lettres, il est fait allusion à une première édition du même livre donnée, « il y a un
grand nombre d'années », par les soins d'Antoine Coronel. — In dist. XII quacst. III :
Utrum cacluin sit ex materia et forma conflatum; éd. cit., fol. XXXIX. col. c.
LA TRADITION DE BURIDAN ET LA CIRNCE ITALIENNE AU XVI in.u. il'!
versité <lc Paris, celle < | n^ Les catholiques «le tous p;i\s saluenl
à ce moment comme la fidèle gardienne de L'orthodoxie, <;st
ralliée à celte pensée : Les mouvements des corps cèle
peuvent dépendre de La même Dynamique que les mouvements
des corps sublunaires. C'est seulement au temps de Kepler
et de Galilée que les astronomes adopteront franchement
cette opinion1. Il est intéressant, à ce sujet, d'observer que
Jean Majoria indique trois causes possibles de la persi-
stance d'un mouvement de rotation : Un irnpelus imprimé par
violence; une forme accidentelle mais connaturellc, semblable
à la pesanteur; une forme substantielle, analogue à faîne,
forme substantielle du corps. Ces pensées de Jean Majoris
offrent une ressemblance frappante avec celles que Nicolas
de Cues a émises, et surtout avec celles que Jean Kepler
adoptera2.
La continuelle diminution de Y irnpelus en un mouvement
violent a été invoquée par Albert de Saxe et par Marsile
d'Inghen pour démontrer avec précision qu'entre l'ascension
et la descente d'un projectile pesant se place un repos inter-
médiaire.
Tous les régents de Montaigu admettent cette théorie.
L'existence de ce repos intermédiaire est l'objet même de
la question où Jean Dullaert traite de Yimpetus. Aussi
trouvons-nous, vers la fin de cette question, la conclusion
suivante :
a Entre deux mouvements contraires, l'un direct, l'autre
réfléchi, dont l'un seulement provient d'une cause intrinsèque,
tombe un repos intermédiaire proprement dit; cela est évident :
Lorsqu'une pierre est jetée en l'air, et qu'elle est soustraite à
tout autre moteur, une vertu très forte est imprimée en elle,
selon l'opinion qui admet Yimpetus; la pierre se meut alors
vers le haut. Comme cette vertu s'affaiblit continuellement,
elle arrive à un tel degré de détente qu'elle ne peut plus
i. Voir P. Duhcm, £&>Çeiv :à çaivojieva. Essai sur la notion de théorie physique de
Platon à Galilée (Annales de Philosophie chrétienne, 79" année, 1908, et Paris, 1908).
\ <>ir, en particulier, la conclusion de ce travail.
2. Nicolas de Cues et Léonard de Vinci, X : La Dynamique de Kepler (Études sur
Léonard de 1 inci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, XI; seconde série, pp. 207- 211).
1^4 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
pousser le mobile vers le haut; elle résiste toutefois à la
gravité qui tire ce corps vers le bas. Enfin, elle atteint une
faiblesse telle qu'elle ne suffît plus à résister. Je prends
l'instant où cette vertu [cesse de mouvoir vers le haut mais
où elle] suffît à résister, et l'instant où elle ne suffît plus à
résister; pendant la durée intermédiaire, le corps demeure
en repos. »
Louis Goronel reproduit explicitement le calcul fait par
Marsile d'Inghen. Il a si grande confiance en ce calcul qu'il
n'hésite pas à en tirer la conclusion suivante, dont la naïveté
prête a sourire : « Il résulte clairement de là que l'on peut
imaginer des cas où une pierre jetée en l'air y demeurerait
en repos pendant une heure, ou pendant deux heures, ou
pendant trois heures. Mais, direz-vous peut-être, on ne perçoit
point ce repos de la pierre, en l'air. Cette objection ne conclut
pas ; la trop grande distance peut nous empêcher de percevoir
ce repos; ou bien encore, il peut se faire que la pierre demeure
seulement immobile pendant un temps imperceptible. »
Cette théorie tenait assurément une grande place en l'en-
seignement de la Physique au Collège de Montaigu; aussi,
ceux-là mêmes qui quittaient ce Collège, profondément
dégoûtés des leçons qu'ils y avaient reçues, demeuraient-ils
convaincus de cette quics inler média qui tenait le projectile
en suspens. Écoutons ce qu'en dit1, en i53i, Juan Luiz Vives,
cet élève de Jean Dullaert de Gand dont les imprécations
contre la Philosophie parisienne retiendront bientôt notre
attention :
« Le mouvement courbe ou circulaire est un ; le mouvement
brisé est multiple; la brisure du mouvement correspond à un
arrêt ou à un interstice...
» Qu'une interruption se place entre les deux parties d'une
telle trajectoire, non seulement la raison l'enseigne, mais
i. Jo. Ludovici Vivis Valcntini De prima plrilosophia, sive de intimo naturœ opijicio
liber secundus (Jo. Lodovici Vivis Valcntini Opéra, in duos dislincla tomos : quibus omnes
ipsius lucubrationes , quotquot unquam in lucem éditas volait, complectuntur : prœler
Commentarios in Augustinum De civitate Dei, quorum desiderio si quis afficiatur, apud
Frobenium inveniet. Basileae, anno MDLV. In fine: Basilea^ per Nie. Episcopimii
juniorem, anno MDLV. Tomus I, pp. 504-505). — Le De prima philosophia est daté:
Brugis, anno MDXXXI.
r,A TRADITION DE BURIDAN ET LA SCIENCE ITALIENNE kV \vi" SIÈCLE i /|5
encore les sens le perçoivent fréquemment. Toute chose, en
effet, se meut naturellement on par violence. Si elle se meuf
naturellement, elle demeurera en repos Lorsqu'elle aura atteint
sa lin. Si elle se meut par violence, entre La fin de la violence
et Le commencement de l'inclination naturelle, un certain
intervalle viendra se placer, intervalle pendant lequel la
violence fléchit tandis que la nature reprend le dessus; ainsi
en est-il de la pierre jetée en l'air. D'un mouvement violent
et d'un mouvement naturel, en effet, ne se peut former un
mouvement qui soit unique et d'un seul tenant. Toutes les
fois qu'une force nouvelle prend naissance et renverse le sens
du mouvement, il se produit un certain intervalle, encore que
trop bref pour être perçu, pendant lequel la première force,
fatiguée, cède la place à la force nouvelle qui entre en
vigueur; durant cet intervalle se produit un combat, une
lutte, qui ne saurait se passer en un simple instant indivisible,
qui exige un certain temps; à cette action très rapide suffît
un temps très bref, mais cependant divisible. 11 est des cas
où nous pouvons, à l'aide de nos sens, constater ce repos;
ainsi en est- il de la flèche tirée en l'air; au moment de
retomber, elle s'arrête quelque peu, puis commence son
second mouvement. »
Vives, en ce passage, s'exprime à peu près comme Georges
Valla; ce qu'il dit de la lutte entre la violence et la nature
rappelle également les considérations par lesquelles Léonard
de Vinci a été conduit à la notion à'impeto composé1.
La pensée de cette lutte s'est fortement imposée à l'esprit de
l'Humaniste espagnol, car il y revient un peu plus loin2 :
a En toute action, il y a effort pour parvenir au but; il y a
donc une distance entre le commencement et la fin de cette
action; c'est en cet intervalle que s'exerce l'effort et, sans cet
intervalle, l'effort serait inutile. Lorsque l'action est contraire
à la nature du patient, la lutte est continuelle; elle a lieu au
i. Nicolas de Cues et Léonard de Vinci, XI : La Dynamique de Nicolas de Cues et la
Dynamique de Léonard de Vinci. Théorie de Vimpeto composé (Études sur Léonard
de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui Vont lu, XI ; seconde série, pp. 215-222).
2. Luiz Vives, loc. cit., p. 5G8.
P. DUHEM. 10
l46 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
commencement, au milieu, à la fin ; la violence de l'agent et
la nature du patient ne sont jamais sans se combattre. Lorsque,
au contraire, l'action est selon la nature du patient, il n'y a
point de lutte au début du mouvement; ce mouvement, en
effet, est excité par la nature même du mobile, et cette nature
ne combat pas contre elle-même. Mais lors même que la force
est naturelle, aussitôt qu'elle entre en action, le milieu au
sein duquel elle agit entre en lutte avec l'agent; l'agent ou le
moteur, en effet, veut pénétrer le milieu pour atteindre sa fin ;
et le milieu, si mou soit-il, résiste à la pénétration; toute péné-
tration, en effet, est une sorte de division, et la division est le
commencement de la corruption, tandis que l'union aide à la
conservation. Plus le milieu est dur, plus ses parties sont
étroitement unies, et plus aussi ses forces sont grandes et sa
résistance puissante; c'est pourquoi le mouvement est plus
difficile dans l'eau que dans l'air, et plus difficile dans la vase
que dans l'eau pure. »
Ce passage ne porte pas seulement la trace de ce que Vives
avait entendu enseigner, au Collège de Montaigu, touchant le
mouvement violent; lorsque l'Humaniste espagnol nous
montre « la nature excitant le mouvement naturel », il se
souvient assurément de ce que ses maîtres lui ont dit de la
chute accélérée des graves. Mais avant de rechercher nous-
même ce qu'ils pensaient à ce sujet, il nous faut examiner ce
qu'ils disaient de la nature même de Yimpetus.
A ce sujet, les maîtres de l'Université de Paris avaient le
choix entre plusieurs doctrines.
La première était celle de Guillaume d'Ockam1.
Pour le Venerabilis Inceplor, il n'y a, au sein du projectile,
aucune entité, aucune vertu réellement existante que l'on
puisse regarder comme le moteur de ce projectile. D'ailleurs,
le mouvement n'est pas, lui non plus, une entité distincte du
mobile. Pour le chef de l'École nominalistc, moteur, mou-
vement, mobile ne sont ici qu'une seule et même chose; il n'y
i . Nicolas de Cues et Léonard de Vinci, IX : La Dynamique de Nicolas de Gués et les
sources dont elle découle (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui
Vont lu, XI; seconde série, pp. 192- 196).
LA TRADITION DE BURIDAN ET LÀ s<;ii;m:i nu.nwi \i \m m mi 1^7
a pas un impetus engendrant un mouvement en un corps ; il
y a seulement un corps mû impétueusement.
Buridan, nous l'avons vu, rejetait résolument celte théorie
de Guillaume d'Ockam. Pour lui, dans le projectile en
mouvement, il y a trois choses coexistantes, mais réellement
distinctes les unes des autres : en premier lieu, le mobile;
en second lieu, une réalité purement successive, une forma
Jlucns, qui est le mouvement local; en troisième lieu, une
réalité permanente, Yimpetus, qui produit le mouvement local
dans le mobile et joue ainsi le rôle de moteur.
Quelle est la nature de cette entité? Buridan n'essaye pas
de le deviner. Albert de Saxe, qui admet en sa plénitude la
théorie du mouvement local et de Yimpetus proposée par le
Philosophe de Béthune, hésite fort1 à trancher cette difficile
question qui ressortit plutôt, selon lui, à la Métaphysique qu'à
la Physique; il se décide cependant à déclarer que « Y impelas
est une qualité de seconde espèce, consistant en une certaine
aptitude et facilité au mouvement. »
C'est en conformité avec cette opinion, explicitement
professée en ses Quœstiones in libros de Caelo et Mundo,
qu'Albert, en sa Physique, s'exprimait, au sujet de la chute
accélérée des graves, dans les termes suivants2 :
« Le mobile animé du mouvement naturel acquiert une
certaine aptitude à ce mouvement, et cette aptitude acquise, en
s'unissant à la gravité, meut plus rapidement le mobile. »
Marsile d'Inghen trouve3 que Yimpetus doit être rangé à la
fois parmi les qualités de première espèce (habitus vel dispo-
sitio) qui s'acquièrent soit par la production même du sujet,
soit par sa disposition vers le mieux ou vers le pire, et
parmi les qualités de troisième espèce (actio vel passio).
1. Nicolas de Cues et Léonard de Vinci, IX : La Dynamique de Nicolas de Gués et
les sources dont elle découle (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui
l'ont lu, XI; seconde série, p. 19G).
3. Albcrti de Saxonia Quœstiones in libros de physica auscultatione ; in librum VII
quaîst XIII. — Cf. h'ernadino Baldi, Roberval et Descartes, I : Une opinion de Baldi
touchant les mouvements accélérés (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et
ceux qui Vont lu, IV ; première série, p. i3o).
3. Nicolas de Cues et Léonard de Vinci, IX : La Dynamique de Nicolas de Cues et
les sources dont elle découle (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui
l'ont lu, XI; seconde série, pp. 196-197).
l48 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
La comparaison de Yimpetus à une aptitude acquise, à une
habitude, avait sans doute attiré l'attention de Léonard de
Vinci lorsqu'il lisait les écrits d'Albert de Saxe; nous trouvons
en cette comparaison l'explication des derniers mots de cette
pensée1 :
ce Si une roue dont le mouvement est devenu de plus en
plus violent donne d'elle-même, après que son moteur l'aban-
donne, beaucoup de tours, il paraît clair que si ce moteur
persévère à la faire tourner en sus de la dite vitesse, cette
persévérance peut avoir lieu avec peu de force. Et je conclus
que pour vouloir maintenir ce mouvement, le moteur n'aura
toujours que peu de fatigue et d'autant plus que, par nature,
il se fixera. »
Cette assimilation de Yimpetus à une aptitude acquise, à une
habitude, était assurément bien connue, au temps de Léonard,
dans les écoles de Paris où les ouvrages d'Albert de Saxe et de
Marsile d'Inghen avaient grande vogue.
Jean Dullaert de Gand nous apprend que « de l'avis de
certains physiciens, Yimpetus engendré par violence se
corrompt peu à peu par suite de l'absence de sa cause, comme
la connaissance intuitive se corrompt par l'absence de son
obj et » .
Jean de Gelaya pense que Yimpetus est une qualité seconde
au sens large; il le compare « aux connaissances et aux dispo-
sitions de l'âme ».
Mais c'est à Louis Goronel qu'il nous faut adresser pour
connaître les arguments de ceux qui prétendaient, par cette
assimilation, justifier l'hypothèse d'un impetus distinct du
mobile et du mouvement local :
« Lorsque certains objets se sont mus, à plusieurs reprises,
de mouvement local, ils deviennent plus aptes à ce mou-
vement; il reste donc en eux une certaine aptitude, une certaine
disposition qu'ils ont acquise tandis qu'ils se mouvaient;
par conséquent, pendant la durée du mouvement, une certaine
entité actuelle était produite en ces corps; c'est cette entité
i. Les manuscrits de Léonard de Vinci; ms. B de la Bibliothèque de l'Institut)
fol. 26, verso.
LA TUA ON DE BURIDÀN ET LA SCIENCE ITALIEN*] il KVI" SIECLE i V)
qui a engendré Ladite aptitude, el cette entité était distincte
du mouvement local...
» L'antécédent de celle proposition est rendu manifeste par
un grand nombre d'expériences . En premier lieu, Lorsque les
doigts sont habitués à écrire, ils exécutent le mouvement
d'écrire beaucoup mieux qu'auparavant. » Et Coronel déve
loupe d'autres exemples, entre autres celui d'une connaissance
acquise par la répétition d'une même perception.
« Mais, » ajoute-t-il, « celui qui comprend bien cet argument
dira que l'on en conclut aussi bien le faux que le vrai. Si la
répétition de mouvements actuels produisait une aptitude au
mouvement, une pierre que Ton aurait jetée en l'air à plusieurs
reprises acquerrait une certaine aptitude à se mouvoir vers le
haut; par conséquent, toutes choses égales d'ailleurs, il serait
plus facile de la jeter en l'air qu'il notait auparavant; l'expé-
rience nous enseigne le contraire...
» Cette remarque ne supprime pas la force de l'argument.
En un homme qui a pris de mauvaises habitudes d'intempé-
rance, des actes répétés de tempérance ne suffisent pas à
engendrer l'habitude de la tempérance. De même, en une pierre
où la forme substantielle et la gravité résistent au mouvement
vers le haut, la répétition de plusieurs jets actuels ne produit
pas d'aptitude à se mouvoir vers le haut. L'argument semble
donc garder sa force. »
Nous venons d'entendre comparer Yimpetus à la disposition
physiologique par laquelle des doigts, habitués à écrire, écrivent
plus aisément. Nous ne nous étonnerons plus lorsque Kepler
enseignera1 que Yimpetus imprimé par le Créateur à la Terre a
engendré, au sein de cette Terre, une organisation anatomique,
a produit un agencement de fibres circulaires qui assurent la
permanence du mouvement de rotation ; il ne fera que suivre
une opinion bien connue à Paris, au début du xvie siècle.
Nous savons maintenant quelles opinions divergentes,
touchant la nature de Yimpetus, sollicitaient, à cette époque,
t . Nicolas de Cues et Léonard de Vinci, X : La Dynamique de Nicolas de Cues et la
Dynamique de Kepler (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu,
W\ seconde série, pp. 208-211),
IÔO ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
l'adhésion des maîtres parisiens. Entre ces partis divers, les
uns demeuraient en suspens ; les autres se portaient soit d'un
côté, soit de l'autre.
Des deux avis en présence, Jean de Celaya n'en mentionne
qu'un, celui qui assimile Vimpetus à une aptitude, à une dispo-
sition, qui en fait une qualité et, partant, une entité permanente
distincte du mobile; c'est assurément à cet avis qu'il se range.
Jean Dullaert connaît «l'autre avis, selon lequel on tient que
Vimpetus n'est pas une qualité réellement distincte de la chose
ou du corps qui est mû... Lorsqu'une flèche est lancée violem-
ment par une baliste, ...elle est mue par ce mouvement violent
et impétueux et non par une qualité nommée impetus, et l'on
en doit dire autant dans les autres cas. » Après avoir exposé
les arguments que l'on faisait valoir pour ou contre cette
opinion, le philosophe gantois semble demeurer en suspens.
Goronel, qui attache, semble-t-il, à cette discussion plus
d'importance que Dullaert et, surtout, que Celaya, prend une
position intermédiaire entre celle d'Ockam et celle de Buridan.
Avec Ockam il admet que Vimpetus est identique au mouvement
local, mais avec Buridan il pense que le mouvement local est
une entité distincte du mobile. Citons ses propres paroles, dont
la netteté est parfaite :
« Remarquez qu'entre Vimpetus et le mouvement local, je
n'assignerais pas d'autre différence qu'une différence du plus
au moins, en sorte que tout impetus serait un mouvement
local, mais que la réciproque ne serait pas vraie; Vimpetus est
un mouvement très intense. D'ailleurs, que le mouvement soit
intense ou faible, nous pourrions dire que tout mouvement
est impetus; il n'en résulterait pas que tout ce qui se meut, se
meuve avec impétuosité (impetuose) ; mais nous n'y verrions pas
d'inconvénient; il n'est pas nécessaire que tout ce qui se meut
avec impetus se meuve avec impétuosité... Volontiers, nous
aurions nommé impetus la qualité motrice lorsqu'elle est pro-
duite par une cause extrinsèque, tandis que nous l'aurions
nommée mouvement (motus) lorsqu'elle est produite par une
cause intrinsèque, si Vimpetus ne pouvait aussi être produit
par la forme substantielle et par la gravité d'un poids qui
LA TRADITION i»i BURIDAN BT LA BCIENGE ITALIENNE i\ \\i im.i.i l5l
tombe. Que l'on s'exprime (rime manière <>u de L'autre, non
n'en prendrons point souci, car la difficulté est toute verbale.
» Sachez, en second lieu, que le moteur produit dans le
mobile une certaine entité sans laquelle il ne pourrait se
mouvoir, et qui est une sorte d'instrument nécessaire requis
par la nature ; cette entité est le mouvement local. Le poids qui
se meut vers le haut n'a pas en lui d'autre mouvement que
Yimpetus] en un poids qui tombe, la forme substantielle el la
gravité produisent un mouvement que l'on peut nommer impelus
lorsqu'il est suffisamment intense. Bref, nous pouvons dire
qu'en toutes circonstances on un impelus est produit, un mou-
vement local est engendré; ...et tout ce qui se doit dire de
V impelus quanta sa production soit instantanée, soit successive,
se doit dire aussi du mouvement. »
Goronel eût pu traduire exactement sa pensée en donnant à
Yimpetus le nom de quanlilé de mouvemenl que Descartes lui
attribuera un jour.
h'impelus étant identique au mouvement local, les raisons
qui conduisent à distinguer Yimpetus du corps qu'il meut
établissent aussi la distinction entre le mouvement local et le
mobile. « On peut formuler l'argument suivant : L' impelus est
distinct de la chose qui se meut impétueusement; donc le
mouvement local est distinct du mobile. On peut justifier cette
conséquence de la manière suivante : Tout inconvénient qui
résulterait de la supposition d'un impelus distinct de la chose
qui se meut impétueusement (s'il en résultait quelqu'un),
découlerait aussi de l'hypothèse que le mouvement est distinct
du mobile, et inversement; et l'une des conséquences s'expli-
querait tout aussi bien que l'autre. »
Parmi les arguments propres à établir que Yimpetus est
réellement distinct du mobile, Goronel place l'explication de
la chute accélérée des graves. Il est donc temps d'examiner ce
que les maîtres de Montaigu ou de Sainte-Barbe enseignaient
au sujet de cette explication.
Jean Dullaert écrit : « Certain impelus est causé par la violence ;
certain autre impelus est engendré naturellement. Il faut remar-
quer, à ce sujet, que si un grave est retenu en l'air et si l'on
IÔ2 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
écarte ce qui l'empêchait de tomber, ce grave tombe plus vite
à la fin du mouvement qu'au commencement, donné que la
résistance soit uniforme. La cause en est que, dans le mouve-
ment de ce grave, Yimpetus du mobile part d'une intensité de
degré zéro (a non gradu intensionis) , commence à croître en
intensité, et croît sans cesse d'une manière continue jusqu'à
la fin du mouvement. »
Le philosophe gantois ajoute cette phrase digne de remarque:
« En des graves de grandeurs différentes, Yimpetus croît-il pro-
portionnellement à la grandeur du grave ou non? Ce serait
une sérieuse difficulté à examiner, mais je n'en parle pas. » Il
n'insiste pas davantage sur la cause qui fait croître Yimpetus
au cours du mouvement naturel.
Coronel est plus explicite.
Il rejette l'explication de la chute accélérée des graves qu'ont
donnée Aristote et Thémistius. Les raisons qu'il fait valoir
contre cette explication sont, parfois, d'une singulière naïveté;
il pense1 que si la pesanteur était une vertu émanée du lieu
naturel, il suffirait de recouvrir la terre d'un vêtement pour
empêcher cette vertu de passer; les corps placés au-dessus de
ce vêtement cesseraient de peser vers le centre du monde.
Coronel fait, d'ailleurs, cette autre remarque plus heureuse
que la théorie de Thémistius n'explique pas le ralentissement
du mouvement d'un projectile jeté en l'air.
L'hypothèse de Yimpetus, au contraire, sauve aussi bien
l'accélération du mouvement naturel que le ralentissement du
mouvement violent : a Un poids, en effet, qui tombe en un
milieu uniforme descend plus vite à la fin de son mouvement
car, pendant la durée de sa course, la gravité, ou bien sa
propre forme substantielle, ou toutes deux ensemble, ont
produit en lui un certain impetus, qualité qui le meut vers le
bas; et comme cet impetus est, alors que le mobile approche de
son terme, plus intense qu'il n'était au début du mouvement,
le poids tombe plus vite vers la fin de sa chute. »
Un peu plus loin, Coronel répète: « En descendant, la gravité
produit un impetus; ...pendant la durée successive de la des-
y. Ludovici Coronel Op. cit., lib. IV, pars I: Do loco; éd. cit., fol. kXXXUll, col. c.
LA. TRADITION DE BURIDAN BT LA SCIENCE ITALIEN!*] U IYI ii'.u [53
ccn le, la gravité produit an impetus. < C'est donc exclusivement
à la gravité ou à la forme substantielle du corps pesant qu'e I
dévolue celle génération d'un impetus de plus en plus intense.
Ce principe n'était pas affirmé avec une suffisante netteté
dans les écrits «les maîtres anciens; certaines tournures de
phrases employées pat* eux auraient pu donner à penser que
l'accroissement éprouvé par V impetus durant un certain momenl
avait pour cause Y impetus ou le mouvement local qui existait
aussitôt avant ce mouvement.
Buridan, par exemple, avait écrit:
«...Le mouvement devient alors plus rapide; mais plus il
devient rapide, plus Y impetus devient intense. »
Et aussi : « Plus le mouvement devient rapide, plus Y impetus
devient vigoureux. »
Plus explicitement encore, Summenhard disait : « Vers la
fin du mouvement, Yimpetus s'accroît par suite de la vitesse
du mouvement précédent. »
Certains auteurs semblaient donc attribuer à Yimpetus ou
au mouvement local (pour Coronel, c'est tout un) qui existe
à un instant donné une part en l'accroissement ultérieur de
Yimpetus; ils préparaient ainsi une doctrine que nous avons
vue formulée par Bernardino Baldi1 et adoptée par Roberval2.
Louis Coronel eût formellement rejeté l'opinion de ces der-
niers auteurs ; il leur eût objecté ce qu'il objectait, comme
nous le verrons tout à l'heure, à une théorie de Marsile
d'Inghen : « U impetus produit après le lancement du projectile
serait donc engendré par un autre impetus, par celui qu'a
produit l'auteur du lancement ; Yimpetus serait, par conséquent,
une qualité active, capable de produire une autre qualité
de même espèce qu'elle-même. »
En ce point, Jean de Celaya est, nous Talions voir, du même
avis que Louis Coronel.
Celaya traite à plusieurs reprises de l'accélération du mou-
vement naturel.
i. Bernardino Baldi, Boberval et Descartes, I: Une opinion de Bernardino Baldi
touchant les mouvements accélérés (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux
qui Vont lu, IV; première série, pp. i38-c3c)).
2. Ibid., III : Bernardino Baldi et ïlpberyal (Op. cit., pp. 1 4/4-1 45),
l54 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Voici un premier passage1 :
« Si vous demandez par quoi sont mus les corps graves
inanimés quand ils descendent et les corps légers quand ils
montent, nous répondrons qu'un corps pesant est mû par
sa forme substantielle à titre de principe et par sa gravité à
titre d'instrument... Vous direz peut-être : Nous voyons par
l'expérience qu'un grave se meut plus vite à la fin de son
mouvement qu'au commencement; mais à la fin de sa chute,
il est plus proche de son lieu naturel; il semble donc que
ce lieu naturel imprime au corps pesant une certaine vertu
qui le meut plus rapidement. Nous répondrons que la cause
de cette plus grande vitesse n'est pas une vertu émanée du
lieu naturel. La cause de cette vitesse croissante est Y impelas
qui est acquis au cours de la descente; uni à la gravité, il pro-
duit vers la fin un mouvement plus rapide que celui que la
gravité seule produisait au début. »
Voici un second passage a où le même sujet est traité de
nouveau :
u Lorsqu'un certain être se meut naturellement, une certaine
qualité est causée en cet être ; cette qualité, que l'on nomme
impetus, concourt au mouvement d'une manière active; au
début du mouvement, cette qualité n'existait pas; plus le
mobile avance, plus cette qualité devient intense et plus fort
est son concours à ce mouvement. Donc... le mouvement
naturel est plus rapide à la fin qu'au commencement. Cette
conclusion est évidente, car, à la fin, le mobile possède un
impeius qui lui vient en aide et, au début, il ne le possède
pas. »
A cette explication de la chute accélérée des graves, Jean de
Gelaya, poursuivant son exposition, en ajoute une autre, que
l'on avait déjà proposée avant Simplicius et que Durand de
Saint-Pourçain avait recueillie :
« En outre, à la fin du mouvement, le milieu oppose à sa
propre division une moindre résistance (je veux parler de
i. Joannis de Celaya Op. cit,, lib. VIII, cap. V, quaest. II : An animal niovealur
ex se; fol. CLXXXVIII, col. b.
i. Joannis de Celaya Op. cit., lib. VII, cap. X, quœst. III : An motus naturalis sit
velocior in fine quam in principio; fol. CXCVIII, col. 6.
LA TRADITION i>r. BUBIDAK BT LA scnvi iim.ii \m. \i \\i mi cm
sa résistance accidentelle) qu'au début; le milieu àtravei ei
est, en effet, moins ('puis vers la fin du mouvemenl qu'il
n'était au commencement; or, il <isi certain qu'un milieu <!<•
huit pieds d'épaisseur résiste; plus qu'un milieu (le quatre
pieds, du moins quant à la résistance accidentelle. Il n'est
doue pas étonnant qu'un tel mouvement naturel soit plus
rapide à la lin qu'au commencement. »
Citons enfin cette phrase digne de remarque ■ : « Nous
voyons par l'expérience que Vimpetus qui meut un corps pesant
vers le haut est corrompu par la gravité et par la forme
substantielle de ce corps; au contraire, la forme du corps
pesant conserve et accroît Vimpetus qui meut ce poids vers le
bas. » Pour Gelaya donc, comme pour Goronel, c'est la forme
substantielle et la pesanteur du grave qui, au cours de la
chute de ce grave, conservent Vimpetus déjà acquis et en
accroissent l'intensité.
Il nous reste à prendre, en un dernier débat, l'avis des
maîtres parisiens.
Nous avons vu qu'Aristote, et maint physicien après lui,
avaient admis la vérité de cette proposition : Dans les premiers
moments qui suivent son départ, un projectile accélère sa
course. Nous avons vu, également, que Jean Buridan et Albert
de Saxe n'avaient fait aucune allusion à cette prétendue accé-
lération initiale, que Marsile d'Inghen et Gaétan de Tiène
l'avaient résolument niée, tout en admettant, bien à tort, la
réalité des effets qu'on lui attribuait et en cherchant à donner
de ces effets une autre explication.
De cette question, Jean de Gelaya ne parle pas, mais les
deux régents de Montaigu y prêtent quelque attention.
Jean Dullaert semble avoir prévu la théorie que Bernardino
Baldi devait soutenir un jour et s'être attaché à contredire par
avance à cette théorie. Vimpetus qui meut un projectile a sa
plus grande intensité, dit-il, à l'instant même où le mobile
quitte son moteur. « Je prouve que Vimpetus ne pourra
pas, immédiatement après cet instant, avoir une plus grande
i. Joannis de Celaya Op. cit., lib. VIII, cap. XI, qnaîst. III : A quo movetur pro-
jectum post separationcm illius a quo projicitur; fol. CGI, coll. a et b.
l56 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
intensité; en effet, si, aussitôt après cet instant, il était plus
intense qu'en cet instant, c'est que son intensité irait en
croissant pendant un certain temps; il en résulterait donc que,
pendant ce temps, le projectile se mouvrait continuellement
de plus en plus vite ; or, cela est contraire à l'expérience
et à l'opinion de tous ceux qui ont traité de cette matière ; que
cela soit contraire à l'expérience, c'est manifeste, car, au début
de son mouvement, la flèche ne peut être perçue par le regard,
grâce à sa très grande vitesse.
«...De ce que la flèche lancée par la baliste se meut, au
début du mouvement, plus vite que lorsqu'elle est à une
certaine distance de la machine, il n'en résulte pas qu'elle ne
produise pas, lorsqu'elle est quelque peu distante de cette
machine, un choc plus violent qu'au commencement de sa
course. En effet, pour un même mobile, il n'y a pas un rapport
fixe entre la violence du coup et la vitesse du mouvement.
A cela, quelques uns assignent une cause tirée de la nature
même de l'objet; ce serait une conséquence de la nature même
de Yimpeius. Mais, quoi qu'il en soit, je n'en ai cure; il me
suffît que l'on ne puisse tenir cet argument comme prouvant
que le mobile se meut, à une plus grande distance de ce qui
l'a lancé, plus vite qu'il ne se meut à une moindre distance. »
Goronel admet, comme Dullacrt, qu'un mobile mû par
violence se meut de plus en plus lentement; il admet aussi
que la force du coup est plus grande lorsque le projectile est
à quelque distance de l'instrument qui l'a lancé; mais il
est, plus que le philosophe gantois, soucieux de concilier ces
deux affirmations.
Il commence par exposer l'explication que Marsile d'Inglicn
avait imaginée; mais il se refuse à admettre ce changement
progressif en la distribution de V impelas; en un passage que
nous avons cité il y a un instant, il refuse à Yimpetus le titre
de qualité active, capable d'engendrer son semblable et, par
là, de' se propager au sein du projectile.
Cette explication rejetée, il en propose une autre, que
voici :
a Le coup est d'autant plus fort que la quantité d'air
LA TRADITION DE BURID AN ET LA SCIENCE ITALIENNE m XVI BIÈCL] I \
divisée par l<* projectile est plus considérable, La véhémence
de L'impulsion étant supposée La môme; près «lu début «lu
mouvement, bien que Vimpetus soit plus intense, il □ > ;i que
peu d'air divisé ; vers La Un, au contraire, La quantité de l'air
ébranlé est grande, mais Vimpetus est très faible; à une
distance modérée, enfin, Vimpetus est bien intense cl l'air
ébranlé est en bonne quantité; la blessure est doue moins
(brie au commencement et vers la fin du mouvement; cVsl
au voisinage du milieu de la course que le coup est le plus
violent. »
Déjà Gaétan de ïiène avait hésité entre cette théorie et celle
de Marsite d'Inghen.
En un mouvement naturel, Vimpetus croît sans cesse;
il diminue continuellement en un mouvement violent ; de
cette proposition, qui résumait toute sa Dynamique, Buridan
avait fait une remarquable application aux mouvements vibra-
toires; le va-et-vient d'une corde écartée de sa position
d'équilibre, les oscillations d'une cloche ébranlée lui avaient
servi d'exemples.
Albert de Saxe avait delà même théorie déduit un autre corol-
laire1: «Supposons, avait-il écrit, que la terre soit perforée de
part en part et que, par le canal ainsi creusé, un grave descende
très rapidement vers le centre; au moment où le centre de gravité
de ce corps sera devenu le centre du Monde, ce corps continuera
à se mouvoir au delà et à se diriger vers la partie opposée du
Ciel grâce à Vimpetus qu'il a acquis et qui ne sera pas encore
corrompu; lorsqu'en l'ascension du corps, cet impetus viendra
à manquer, le grave se remettra à descendre; il ira ainsi,
oscillant autour du centre, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus en lui
aucun impetus; alors, il s'arrêtera. »
Nous avons vu2 que ce passage d'Albert de Saxe semblait
avoir inspiré une pensée de Léonard de Vinci.
i. Albcrti de Saxonia Quœstiones in libros de Cxlo et Mundo; in lib. II quœst. XIV,
apnd cdd. Vcnetiis, 1^92 et i52o. Cette question ne se trouve pas dans les éditions
données à Paris en i5i6 et en i5i8.
2. Léonard de Vinci et la pluralité des Mondes, VIII : Commentaire aux réflexions sur
la pluralité des mondes données par Léonard de Vinci (Études sur Léonard de Vinci,
ceux qu'il a lus et ceux qui Vont lu, X ; seconde série, p. 95).
l58 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
En i5i6, l'Écossais Georges Lokert, régent au Collège de
Montaigu, donna une édition des Quœstiones in libros de Cselo
et Mundo de Maître Albert de Saxe; en cette édition, deux
questions dont l'importance est extrême pour l'histoire de la
Dynamique furent omises, entre autres celle qui contient le
passage précédent.
N'allons pas en conclure que cette conséquence de la Méca-
nique de Buridan et d'Albert de Saxe fût ignorée au Collège
où professait Maître Georges Lokert; elle y était assurément
enseignée et commentée, au point de frapper les esprits les
plus rebelles à la Scolastique parisienne ; Didier Érasme de
Rotterdam qui fut, aux dernières années du xvc siècle, élève
du Collège de Montaigu, va nous en fournir le témoignage.
En i522, Érasme publiait à Baie, chez son ami Froben, ses
Colloquia, dont le succès fut extraordinaire1. Or, voici ce que
nous lisons au neuvième dialogue, intitulé Les questions2 :
« Alphius:... C'est le contraire dans le mouvement violent,
qui, plus prompt au commencement, se ralentit peu à peu;
ce qui est tout opposé au mouvement naturel...
» Curion : Mais dites-moi : si quelque Dieu s'avisoit de percer
la Terre par la moitié,... en jetant une pierre par ce trou-là,
où iroit-elle?
» Alphius : Elle décendroit jusqu'au centre de nôtre Globe;
puis elle auroit la bonté de s'y reposer; car ce Centre est le
Siège de tous les Corps pesans...
» Cuiuon : Je raisonnerois autrement : vous m'avez dit que
le mouvement naturel, quand il ne trouve point d'obstacle,
augmente de plus en plus, par le progrès; si votre thèse est
soûtenable, la Pierre ou le Plomb qu'on jctleroit par le trou
de la Terre, se trouvant près du Centre, dans un mouvement
très rapide, passeroit infailliblement plus loin, et alors ce
seroit un mouvement violent.
i. L'existence d'une édition antérieure à 1022 est peu probable (voir : Brunct,
Guide du libraire et de l'amateur de livres, 5° édition, 18G1, t. il, col. 10/n).
?. Les Colloques d'Erasme, Ouvrage très intéressant, par la diversité des sujets, par
l'Enjoûmenl, et pour l'Utilité Morale. Nouvelle Traduction par Monsr Gueudevillc, Avec
des Notes, et des Figures très ingénieuses. Tome cinquiesme, Qui contient, Les trois
principaux Mobiles de l'Homme; le Culte, la Nature et l'Art. A Leide, chez Pierre vander
Aa et Boudouin Jansson vander Aa Marcbands Libraires. MDCCXX; pp. 179-181.
LA TRADITION DE BUR1DAN ET LA SCIENCE ITA.L1EWFU m \m im.ii |
» Alphius : Pour Le Plomb, il feroit mauvoia yoïa ar,
se fondant nécessairement en chemin, il n'arriveroit que
goutte à goutte; mais si I;» pierre à cause de I « t rapidité de son
mouvement, n<> pouvoit pas s'arrêter au Centre, elle commen
ceroil aussitôt à se mouvoir plus lentement : et retourneroit au
Centre de I;» même manière qu'une Pierre jetée en l'air
retombe sur la Terre.
» Cuiuon : Mais comme ce scroit par mouvement naturel que
la Pierre retourneroit vers le Centre, elle passcroit encore par
la raison de la grande vitesse et ainsi cette pauvre Pierre sera
condamnée au mouvement perpétuel; elle n'aura jamais de
repos.
» Alphius : Elle se reposera enfin, après avoir couru et
recouru, jusqu'à ce qu'elle soit parvenue à l'équilibre. »
La vogue des Colloques d'Érasme fut prodigieuse. La pre-
mière édition, tirée à 2/1,000 exemplaires, fut enlevée à Paris
en quelques semaines. Les éditions et les traductions se succé-
dèrent, innombrables jusqu'à la fin du xvmc siècle. Par elles,
le problème d'Albert de Saxe se trouvait répandu partout.
C'est par les Colloques d'Érasme, nous le verrons, que l'abbé
Maurolycus, à Messine, connut ce problème parisien.
Un Didier Érasme, un Louis Yivès, pourront bien tourner
en dérision les maîtres sous lesquels ils ont étudié à Montaigu
et l'enseignement que ces maîtres leur ont donné; ils ne
parviendront pas à oublier les leçons qu'ils y ont reçues ;
lorsqu'ils revêtent d'élégante latinité une théorie de Méca-
nique, il nous suffit d'écarter le manteau dont ils l'ont affublée
pour reconnaître quelque antique pensée d'Albert de Saxe,
soigneusement conservée en la Faculté des Arts de l'Université
de Paris.
Telle est la Dynamique que l'on enseignait à Paris au début
du xvie siècle. Elle est l'héritière directe de la Dynamique
professée par Jean Buridan; depuis le milieu du xive siècle,
quelques points se sont précisés; d'autres se sont légèrement
obscurcis; l'ensemble est demeuré le même.
Si nous comparons cette Dynamique à celle qu'au même
moment, le Vinci consignait en ses notes, nous constatons
IÔO ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
entre ces deux doctrines de nombreuses et frappantes ana-
logies. Parmi les régents de Montaigu ou de Sainte-Barbe,
bien plus que parmi les maîtres de Bologne ou de Padoue,
Léonard eût rencontré des hommes dont les pensées eussent
fait écho aux siennes.
Entre la science des Parisiens et la science de Léonard,
si nous cherchons les différences, nous en trouvons une qui
est tout à l'avantage du grand peintre.
Lorsqu'un mobile est jeté en l'air, la pesanteur et Yimpetus
luttent entre eux pendant toute la durée du mouvement; c'est
une proposition qu'admettent également le Vinci et les conti-
nuateurs de Buridan ; mais ceux-ci invoquent cette proposition
pour en tirer une conclusion fausse, l'existence d'un temps
de repos entre la marche ascendante et la marche descen-
dante du projectile; celui là aperçoit cette idée féconde : 17m-
peto composé rend compte de la courbure de la trajectoire.
En revanche, les Parisiens pourraient montrer avec fierté
qu'en plusieurs de ses parties, leur doctrine surpasse celle de
Léonard ; résolument, ils nient qu'un projectile lancé hori-
zontalement commence par accélérer sa course; et surtout, ils
demandent à Yimpetus acquis l'explication correcte et féconde
de la chute accélérée des graves.
IV
La décadence de la Scolastique parisienne après la
mort de Léonard de Vinci. Les attaques de l'Huma-
nisme. Didier Erasme et Louis Vives.
Le 2 mai i5iq, Léonard de Vinci mourait à Amboise.
A l'heure où disparaissait un de ses plus pénétrants disciples,
et qu'elle n'avait pas connu, la Scolastique parisienne ressen-
tait les premières atteintes de la décrépitude; après avoir si
puissamment contribué au progrès de la Science moderne, elle
allait renoncer à la promouvoir.
Pour discuter avec clarté et précision les grands problèmes
LA TRADITION DE BUAtOAR ET LA SCIENCE ITALIENNE Al IV! SIÈCLE l6l
do la Physique, <l<* la Métaphysique et de lu Théologie, les
Bcolastiques parisiens avaient dû rendre L'outil dialectique
aussi aigu et aussi pénétrant que possible; la Logique déjà
raffinée d'Aristote ne leur oyait plus semblé assez délicate ; à la
suite de Petrus Hispanus, ils s'étaient efforcés <!<• surpasser
en finesse et en rigueur le Stagirite lui-même; el certes, ils
avaient donné d'admirables exemples de leur habileté à définir
et à argumenter; l'analyse de la notion d'infini, que nous
avons rapidement exposée ailleurs1, demeure comme un
monument de la force et de la souplesse de leur esprit.
Mais il arriva à la Logique parisienne ce qui est toujours
arrivé aux sciences où la Dialectique joue un rôle essentiel.
Cette Logique ne devait être qu'un moyen adapté à des fins
déterminées, et qui la dépassent; on la prit pour un but et on
Tétudia pour elle-même. Elle était une arme destinée à sauver
la vérité et à porter des coups mortels à l'erreur ; elle ne servit
bientôt plus qu'à des exercices d'escrime où chacun des deux
adversaires se souciait uniquement de montrer sa dextérité.
Cultivée pour elle-même et non pour l'usage qu'il convenait
d'en faire, la Dialectique ne tarda pas à produire une végéta-
tion abondante et enchevêtrée, à se surcharger de fruits aussi
étranges qu'inutiles. Déjà les écrits de Jean Majoris, et surtout
ceux de Jean Dullaert, se montrent tout encombrés de ces
subtiles arguties où l'auteur cherche bien moins à éclaircir la
proposition qu'il soutient qu'à nous faire admirer son talent
d'ergoteur.
Fatigantes pour la raison, dont elles tendaient outre mesure
l'attention, sans attrait pour l'imagination, à laquelle elles
échappaient par leur extrême abstraction, ces chicanes dont
l'utilité ne se laissait guère deviner, rebutaient les écoliers.
Elles les rebutaient d'autant plus sûrement que les subtilités
de la Logique n'assuraient aucune place lucrative à ceux
qui les maniaient habilement, tandis que juristes et cano-
nistes vendaient leurs roueries à beaux deniers comptants.
i. Léonard de Vinci et les deux infinis (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus
et ceux qui l'ont lu, IX; seconde série, pp. i-53). — Sur les deux infinis {lbid., seconde
série, note E, pp. 368-A07).
P. DLliEM. II
162 ÉTUDES SÛR LÉONARD DE VINCI
Ce dégoût des étudiants pour les théories savantes de la
Logique scolastique attristait profondément Jean Majoris.
Pour le combattre, il insérait, en ses divers écrits, des dialo-
gues où il mettait aux prises deux de ses élèves, l'un lassé par
les subtilités de la Dialectique, l'autre pénétré des beautés de
cet art et s'efforçant d'en convaincre son interlocuteur.
Nous avons analysé déjà un de ces dialogues l, celui où deux
étudiants en Logique, Jean Forman et Jean Dullaert, échan-
gent leurs doléances; les droits que leurs études les contrai-
gnent à payer leur semblent bien lourds ; et, d'autre part, Jean
Forman se plaint de perdre son temps à discuter « des cas que
Dieu pourrait réaliser, mais qui n'arrivent jamais, à traiter de
l'infini, de l'intensité des formes en la matière, à examiner si
le continu se compose de points, etc. » Maître Jean Annand,
survenant, rend courage à nos deux étudiants logiciens en
exaltant les théologiens aux dépens des juristes.
Un autre dialogue du même genre est inséré en l'édition
qui fut imprimée en i5ig, du commentaire au premier livre
des Sentences- composé par Jean Majoris.
Maître Gauvin de Douglas, curé de l'église de Saint-Gilles,
à Edimbourg, et David Granston, bachelier en Théologie,
échangent leurs pensées.
Gauvin se plaint des discussions de Logique ou de Physique
que l'on introduit au commentaire du premier livre des Sen-
tences; il est las des thèses que l'on soutient au sujet des
relations, de l'intensité de la forme; il est dégoûté de questions
telles que celle-ci : doit-on supposer qu'en un continu, il
existe des points. Il préfère l'étude du quatrième livre des
Sentences, où l'on ne traite que de Théologie.
David Granston excuse Jean Majoris des digressions logiques
qu'il introduit au premier livre des Sentences; le maître ne fait
que se conformer à un antique usage. Gauvin aurait tort de
i. Léonard de Vinci et les deux infinis, II : L'infinimcnt petit dans la Scolastique
(Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, IX ; seconde série, p. 33).
2. Joannes Major In primum Sententiarum ex recognitione Jo. Badii. Venundantur
apud eundem Badium. — Pas de colophon. Au verso du titre se troUvc une épître
de Joannes Major à Georges de Hepbnrn; elle est datée de Montaigu, septième jour
des calendes de juin i5og, et suivie de ces mots: Impressit autem jam Badius anno
MDXIX. Le dialogue dont nous parlons vient aussitôt après cette épître.
LA TRADITION DE BUMDÀN ET LA SCIENCE ITALIENNE l\ IV! IECL1 l63
croire, d'ailleurs, que ces discussions épineuses soient la i >ai
qui détourne les écoliers de s'adoniîer à la Théologie. A peine
oui ils terminé L'étude des Summulss que les jeunes Parisiens,
issus <le familles aisées, se ruent vers le Droit, abandonnant
Logique et Théologie, cl cela parce que La carrière de juriste
est lucrative. Aussi, aux Collèges de Navarre et de Bourgogne
trouve-t-on, pour entendre l'enseignement, d^ Summulœ, foule
d'étudiants de l)onnc famille; mais, à la fin de l'année, il y a si
peu de candidats à la licence que les régents s'en vont la
bourse vide.
A ce moment, déjà, à l'étude des questions épineuses de
Logique et de Physique qui hérissaient le premier livre des
Sentences, les écoliers de Sorbonnc préféraient l'explication
purement théologique, et partant plus aisée, du quatrième.
Très nombreux lorsqu'il s'agissait d'entendre commenter ce
quatrième livre, ils étaient à peine une douzaine pour suivre
l'enseignement du premier1.
Ce fut bien pis, nous apprend Jean Majoris, lorsque les
progrès de la Réformation protestante contraignirent les
étudiants catholiques de porter toute leur attention sur de
nouveaux sujets. « La nouvelle et détestable calamité de Martin
Luther, l'exécrable hérésie, » entraîne cette conséquence qu'en
Sorbonne on délaisse l'examen des anciennes questions de
Théologie pour s'occuper presque exclusivement d'Écriture
Sainte.
En dépit de ses préférences, le vieux théologien de Montaigu
se voit obligé de sacrifier à cette mode qu'il déplore; lorsqu'il
réédite ses commentaires au premier livre des Sentences, il
i. Joannis Majoris Hadingtonani, scholœ Parisiensis Theologi, in Primum Magistri
Scntentiarum disputationes et decisiones nuper repositœ ; cum amplissimis materiarum et
quœstionum indicibus seu tabellis. Vœnundantur Joanni Parvo et Jodoco Badio, i53o.
Colophon : Sub prelo Jodoci Badii Ascensii, communibus ejus et Joannis Parvi
impensis : ad Galendas Septembres. MDXXX. — Lettre, datée du Collège de Mon-
taigu, i53o, de Joannes Major (sic) à Joannes Major Eckius Suevus.
In secundum Sententiarum disputationes Theologicds Joannis Majoris Hadyngtonani
denuo recognitse. et repurgatœ. Vœnundantur iodoco Badio et loanni Parvo. Colophon :
Finis disputationis Joannis Majoris natione scoti et professione Theologi Parrhi-
siensis penitus recognite et aucte Impresse impensis communibus Joannis Parvi et
Jodoci Badii Ascensii. opéra ipsius Ascensii anno domini MDXXVIII circiter XV
calendas septembris. Deo gratias. — Épître de Joannes Major (sic) Hadyngtonanus
à Noël Bède et Pierre Tempeste, datée: Ex Collegio Montisacuti, Kal. sept. MDXXVIII»
l64 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
abrège ce qu'aux premières éditions il disait de l'intensité des
formes, de l'infini, de divers autres sujets relatifs aux arts
libéraux. Mais ces sacrifices ne suffiront pas à sauver la Scolas-
tique parisienne de la décadence où elle va être précipitée.
Nous avons entendu les cris d'alarme d'un vieillard, à la
pensée de la ruine prochaine qui menace la place où, long-
temps, il fut un chef respecté. Ceux qui, contre cette place,
mènent le plus rudement l'assaut sont des transfuges; ils ont
habité dans l'enceinte des murailles qu'ils veulent renverser.
Les deux plus ardents adversaires de la Scolastique pari-
sienne ont fait leurs études à Montaigu; plus tard, le culte
ardent des humanités n'a pu leur faire entièrement oublier,
nous l'avons vu, les leçons de Mécanique qu'ils avaient reçues
en cette maison. Ces deux champions de l'Anti-scolastique sont
Didier Érasme de Rotterdam et Louis Vives de Valence.
Aux Collèges de Navarre et de Bourgogne, on trouvait (c'est
Gauvin de Douglas qui nous Fa dit par la bouche de Jean
Majoris) un grand nombre de jeunes gens de bonne famille ;
mais la maison que Gilles Aycelin de Montaigu avait fondée
en i3i3 était l'asile des écoliers les plus gueux. On y faisait
maigre chère ; « Montaigu, esprit aigu, dent aigùe, » disaient
les bourgeois de Paris, égayés par la mine famélique des
subtils logiciens. D'ailleurs, s'il faut en croire Rabelais, le
couvert y valait le vivre; oyez plutôt ce que Pinocrate en conte
à Grand-Gousier :
« Seigneur, ne pensez pas que je Paye mis au collège de
pouillerye qu'on nomme Montaigu ; mieulx l'eusse voulu
mettre entre les guenaulx de Saint Innocent pour l'énorme
cruauté et villenie que j'y ay cognue ; car trop mieulx sont
traictez les forcez entre les Maures et les Tar tares, les meur-
triers en la prison criminelle, voyre certes les chiens en vostre
maison que ne sont ces malautrus au dit Collège. »
C'est en ce triste asile qu'en 1497 Didier Érasme vint, comme
boursier, terminer ses études ; il y contracta le germe des
infirmités qui empoisonnèrent sa vie, un étrange dégoût de
certains aliments, tels que le poisson, et une répugnance non
moins insurmontable pour la Scolastique.
i,\ TRADITION m in iui>\\ i i LA 8CIENC1 i i \i n 11IWB m IVI* mi'mi r65
Pauvres théologiens parisiens, régents de Montaigu, docteurs
en Sorbonne, collègues de Johannes Majoria ! Ecoutons ce
qu'en dii la Folie1, BOufOée par Erasme :
a Parlerai je des Théologiens ?... J'ai ordonné à ma Philautie,
à la Déesse Amour propre, de les favoriser plus que les autres
hommes; el effectivement, ils sont ses Mignons; comme si ces
Au^es corporels étaient établis dans le troisième Ciel, ils regar-
dent du faîte de leur élévation tous les Mortels comme des
bêtes rampantes; el ils en ont pitié; environnez d'une Troupe
de définitions magistrales, de conclusions, de corollaires, de
propositions explicites et implicites, ce qui compose la Milice
de l'École sacrée, ils trouvent tant de moïens d'échapper que
Vulcain même ne pourrait les retenir... Il n'y a point de nœu
que ces Messieurs ne coupent du premier coup avec le couteau
du Distinguo, couteau formé de tous ces termes monstrueux
qui sont nez dans le sein de la subtilité Scolastique...
» Ils ont encore bien d'autres subtilitez plus pointues : les
instants de la Génération Divine, les notions, les relations,
les formalitez, les quidditez, les eccéités, tant d'autres chimères
de cette nature : je défie qui que ce soit de les apercevoir, à
moins qu'il n'eût la vue assez perçante pour distinguer à travers
les ténèbres les plus épaisses des objets qui ne sont nulle part...
» Ce qui subtilise encore ces très profondes subtilitez, ce sont
toutes ces différentes routes de l'École : vous sortiriez plus
aisément d'un labirinte, que vous ne vous débarrasseriez des
enveloppes des Réaux, des Nominaux, des Thomistes, des Alber-
tistes, des Occanistes, des Scotistes; ah ! je pers haleine : et
cependant, ce ne sont là que les principales sectes de l'École;
vraiment, il y en a bien d'autres ! Combien pensez-vous qu'il y
ait de science et d'épines dans tous ces partis là ?
» ...Ces Ergoteurs sont si enflez du vent et de la fumée de
leur érudition vuide, et toute verbale, qu'ils n'en démordront
point : occupez jour et nuit à goûter la douceur de leur chicane,
i. L'Éloge de la Folie, composé en forme de déclamation par Érasme de Rotterdam...
Pièce qui, représentant au naturel l'homme tout défiguré par la Sottise, lui apprend agréa-
blement à rentrer dans le bon Sens et dans la Raison: traduite nouvellement en François par
M. Gueudeville. A Leyde, chez Pierre van den Aa, 17 13. — La préface d'Érasme,
adressée à Thomas Morus, est datée du 10 juin j5o8, pp, 177-195.
l66 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
ils ne se donnent même pas le temps de lire une fois l'Évangile
ou les Épîtres de Saint Paul. Cependant, appliquez à ces Sotises
dans leurs Écoles, ils ne laissent pas de s'imaginer que l'Église
tomberoit dès qu'ils cesseroient de la soutenir, ils s'en croient
les apuis et les Atlas...
» Nos Éplucheurs ont la cervelle si remplie, si agitée de
toutes ces fadaises, que Jupiter n'étoit pas plus gros du cerveau,
lorsque voulant accoucher de Pallas, il implora la hache de
Vulcain. Ne vous étonnez donc pas si, dans les Disputes publi-
ques, ils ont grand soin de se parer la tête de tant de bandes ;
c'est pour empêcher, par ces liens honorables, que leur
cervelle, surchargée de science, ne rompe de tous cotez. Je ne
puis m'empêcher de rire... quand j'écoute ces illustres Person-
nages : ils béguaïent plutôt qu'ils ne parlent; ils ne se réputent
tout à fait Théologiens que lorsqu'ils savent parfaitement leur
barbare et vilain jargon : il n'y a que ceux du métier qui
puissent les entendre; mais ils en font gloire, disant arrogam-
ment qu'ils ne parlent pas pour le vulgaire profane. C'est,
ajoutent-ils, c'est avilir la dignité de la sainte Écriture, de
l'assujettir aux règles de la Grammaire et aux vétilles du
Purisme. Admirons la majesté des Théologiens ! A eux seuls
permis de faire des fautes dans le langage; et il n'y a tout au
plus que la canaille qui ait le droit de leur disputer cette
prérogative. »
Trois sentiments inspirent cette déclamation d'Érasme.
Le premier de ces sentiments est la lassitude profonde qu'a
causée une dialectique subtile et pointilleuse à l'excès.
Le second est le désir de voir la Théologie délaisser l'appareil
logique, inutile et compliqué, qu'elle manœuvre sans relâche
comme sans fruit; le désir de la ramener aux études qui
fécondent et vivifient la foi, à la méditation des Écritures.
Ces deux sentiments, déjà Johannes Majoris nous les avait
montrés chez ses élèves; chez Érasme, ils ne sont peut-être pas
les plus puissants inspirateurs de l'esprit anti-scolastique; un
troisième sentiment lui souffle, plus violemment encore, la
haine des études auxquelles on a voulu assujettir sa jeunesse,
e* celui-là, c'est l'horreur du style technique dont l'Ecole fait
LA TRADITION DE BU RIDA H 11 i \ SCIENCE ITALIENNE il VTt SIECLE i(>7
usage, o'est Le goût du beau Langage ef le culte de I - « Grammaire,
c'est le Purisme.
Le souci d'élégance dont ne saurait se départir L'humaniste
de Rotterdam lui a interdit de mettre, eu ses diatribes, une
précision exagérée; il n'a pas voulu montrer du doigt ceux
qu'il tournait en dérision; il n'a pas expressément, désigné ses
maîtres et ses condisciples de Paris. Le bouillant Vives n'aura
pas de tels scrupules.
A la fin du xv° siècle et au début du xvi" siècle, les Espagnols
tenaient grande place en l'Université de Paris. Nous avons
eu occasion de signaler l'activité de Pedro Cirvelo, de com-
menter l'enseignement que Jean de Gelaya donnait à Sainte-
Barbe. Jean Majoris comptait plusieurs Espagnols au nombre
de ses élèves préférés. En un de ses écrits1, il cite avec affection
le nom de Louis Goronel, dont les Physicx perscrutationes ont
retenu notre attention; le nom d'Antoine Goronel, frère de
Louis, auteur de nombreux écrits, et éditeur de plusieurs
ouvrages du Théologien d'Hadington; enfin, le nom de Gas-
pard Lax, de Sarinyena en Aragon, qui, en i5i2, fit imprimer
à Paris trois livres de Logique, sur les Termini, les Obligationes
et les Insolubilia.
Comme un grand nombre de ses compatriotes, Juan Luiz
Vives, né à Valence en 1/192, s'était acheminé vers Paris, attiré
par la grande réputation de l'Université ; il avait pris place
parmi les élèves du Collège de Montaigu, où il eut pour maîtres
deux des disciples préférés de Jean Majoris, l'Espagnol Gaspard
Lax et le Gantois Jean Dullaert. Brillant humaniste, Vives ne sut
pas supporter bien longtemps la rude discipline de ces logiciens
minutieux; en 1519, nous le trouvons professeur à Louvain,
d'où il accable de sarcasmes l'Université parisienne, les maîtres
1. Magister Johannes Majoris Scotus. Omnia opéra in artes quas libérales vocant a
perspicacissimo ac famatissimo uno sactarum (sic) litterarum prof essore prof andissimo ma-
gistro Johanne Majoris, majori accuratione elaborata, atque castigata quam antehac in
lucem prodita sint majorique precio comparanda quam quispiam persolvere possit si ea ab
equo judice pensiculantur. Venumdantur vero a Michaele Augier cive Cadomensi ac
Religator Universitatis ejusdem juxta pontem Sancti Pétri et a Johanne Mace Redonis
commorante e vestigio Sancti Salvatoris sub divo Johanne Evangelista degente. Colo-
phon : Impressum Cadomi per Laurentium Hostingue impensis virorum indus-
triosorum Michaelis Augier prope pontem ejusdem Cadomi commorantis et Johannis
Mace e regione Sancti Salvatoris Redonis residentis.
l68 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
qui y enseignent et les leçons qu'ils y donnent. En Angleterre,
où il passe au sortir de Louvain, à Bruges, où il revient mourir
en i54o, il ne cesse de mener avec violence le combat de
l'Humanisme contre l'antique Scolastique.
Pauvres logiciens de Montaigu ! Ils ne se recrutaient pas,
David Granston nous l'a dit, parmi les fils de familles aisées ;
leurs examens délaissés ne versaient plus, en leur bourse
plate, qu'une infime contribution de droits, et les étudiants,
trouvant encore ces droits trop onéreux, s'ingéniaient à s'y
soustraire; aussi nos régents vivaient-ils besogneux et loque-
teux. Écoutons ce dialogue, que Vives fait tenir1 par Nugo et
Gracculus :
« Gracculus : Je tiens un sujet digne d'un poète.
n Nugo : Quoi donc, n'est-ce pas un sujet digne d'un philo-
sophe que tu attendais? Demandes en un à ces fameux nouveaux
maîtres Parisiens.
» Gracculus : Pour la plupart, c'est de costume qu'ils sont
philosophes, non de cerveau.
» Nugo : Philosophes de costume ? On dirait plutôt des
cuisiniers ou des muletiers.
» Gracculus : C'est qu'ils portent des vêtements crasseux,
râpés, déchirés, crottés, immondes et pouilleux.
» Nugo : Ce seront donc des philosophes Cyniques?
» Gracculus : Pis que cela! Des philosophes Punais2; ils
affectent de passer pour Péripatéticiens, mais ils ne le sont
pas, car Aristote, le chef de la secte, était des plus cultivés.
Pour moi, si je ne puis être philosophe d'autre manière, je
vais dire adieu à la Philosophie, et pour longtemps. »
Le portrait que Vives nous trace des maîtres parisiens n'est,
sans doute, guère flatté; en tout cas, il n'est pas flatteur. Les
études auxquelles ces maîtres président ne lui ont pas laissé
un meilleur souvenir. En un écrit qu'il compose à Louvain
dès i5iq, il accable ces études des plus violentes diatribes
i. Lodovici Vivis Excrcilationes linguse latinss. Garrientes (lo. Lodovici Vivis Valcn-
tini Opéra in duos distincta tomos... Basilca*, per Nicolaum Episcopium juniorcm.
An no MDLV. Tomus I, p. 21. — A la page 5g, ces Exercitationes portent la date ;
Breda? Brabanticœ, die Visilationis divae Virginis MDXXXVI1I).
a, Il y a ici, sur les adjectifs cynici et cimici, un jeu de mo]:s intraduisible.
LA TRADITION DE BURIDAN ET LA SCIENCE itu.ii.wi M IV1 [ECL1 I0g
dont ses compatriotes, les maîtres espagnols, sont copieusement
éclaboussés.
u De ce Paris, » dit-il ', « devrait rayonner la Lumière de la
civilisation la plus complète. Or, on y voit des hommes
embrasser avec acharnement la barbarie la plus sordide et, en
outre, se livrer à des études qui sont de véritables monstres;
tels les sophismata, comme ils les nomment eux-mêmes; rien
de plus vain, rien de plus sot que ces études. Si, parfois, un
homme intelligent s'y livre avec quelque attention, ses
qualités intellectuelles vont à leur perle; ainsi des champs
fertiles que l'on ne cultive pas procréent-ils une foule d'herbes
inutiles. Ces gens révent; ils imaginent des inepties; ils
inventent une langue nouvelle qu'ils sont seuls à comprendre.
» De cet état de choses, la plupart des gens instruits rejettent
la faute sur les Espagnols qui se trouvent à Paris; hommes in-
vincibles, ils gardent vaillamment la citadelle de l'ignorance...
»Y a-t-il, dans le langage des hommes, proverbe plus
rebattu que celui-ci : A Paris, on forme la jeunesse à ne rien
savoir, mais à délirer en un bavardage insensé? Dans les
autres Universités, on étudie assurément quelques questions
vaines et futiles ; mais on apprend aussi bon nombre de
choses solides; à Paris, on n'apprend que les plus creuses des
balivernes.
» Ces Espagnols et tous leurs sectateurs, on devrait ou bien
les contraindre de s'adonner à des sciences meilleures ou bien,
par édit public, les bannir comme corrupteurs et des mœurs
et de la civilisation. »
Vives met l'enseignement de Paris fort au-dessous de celui
que donnent les autres Universités; est-ce donc qu'il voudrait
voir les Parisiens adonnés à l'Averroïsme, comme leurs
émules de Padoue et de Bologne? Non, sans doute, si Ton en
croit la violence avec laquelle il invective Àverroès2 :
« Dis-moi, je te prie, Averroès, qu'avais-tu donc pour
i. Jo. Lodovicus Vives In pseudodialecticos ; cette pièce porte la date: Lovani,
MDXIX (Jo. Lodovici Vivis Opéra, tomus I, p. 272).
2. Joannis Ludovici Vivis De causis corruptarum artium liber V : De philosophiœ
naturœ, medicinoe et artium corruptione ; De philosophia naturrc, Pièce datée : Brugis,
anao MUXX.KI (Jo. Lodovici Vivis Opéra, tomus I, p, ^jaV
I7O ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
ravir ainsi l'esprit des hommes ou, plutôt, pour le leur ôter?
Certains auteurs ont pu entraîner beaucoup de gens par la
grâce du discours et la cajolerie des mots; mais rien n'est
plus hideux, plus inculte, plus obscène, plus puéril que toi...
Ils sont dignes de l'admiration et de la louange universelle
ceux qui ont formé des âmes, ceux qui ont enseigné à bien
vivre. Mais toi, rien n'est plus scélérat, plus irréligieux que
toi; quiconque s'adonne avec trop de véhémence à tes pré-
ceptes ne peut manquer de devenir un impie et un athée. »
Ce que Vives reproche à ses anciens maîtres, ce n'est donc
pas leur aversion pour l' Averroïsme ; cette aversion, il la
partage. Ce qu'il leur reproche, en premier lieu, c'est ce dont
Jean Forman se plaignait en sa conversation avec Dullaert, ce
qui excitait les doléances de Gauvin de Douglas en présence
de David Cranston, ce qui, très certainement, lassait et
dégoûtait au plus haut point les étudiants de Paris : La subti-
lité d'une Logique qui, longuement et minutieusement, analyse
des problèmes purement abstraits, résout des difficultés tout
hypothétiques, discute, selon le mot que Jean Majoris prête à
Forman, « des cas possibles pour Dieu, mais qui n'arrivent
jamais ». Écoutons les sarcasmes par lesquels Vives fait écho
aux plaintes des étudiants en Logique contre leurs régents » :
« Ce que ces gens pouvaient tirer des livres d'Aristote était
fort peu de chose; maintes discussions l'avaient déjà broyé,
agité, secoué à l'excès; aussi ce genre de combat semblait-il
des plus connus, môme aux conscrits; on a donc cherché une
nouvelle manière de faire la guerre et un nouveau sujet de
batailles. Ils se sont mis alors à chicaner de sottes subtilités,
qu'ils nomment eux-mêmes des calculs (calculationes) . C'est
l'Anglais Roger Suiseth qui a donné un grand développement
à ces calculs; aussi, Jean Pic avait-il accoutumé de les appeler
les broutilles à la Suiseth (quisquilix Suicelicx) ; c'est un nom
qui leur convient fort bien; ces calculs, en effet, ne s'appli-
quent ni à la science, ni à aucun usage pratique.
» Que ces subtilités n'aient aucun usage pratique, je ne
vois personne qui en doute, pas même les plus grands parmi
1. Louis Vives, loc. cit., pp. U 1 2-/1 1 3.
LA TRADITION DE BURIDÀH BT LA SCIENCE ITALIENNE ai \vi SIECLE 171
ceux qui les professent, parmi ceux que l'on estime pane
qu'ils ont de ces calculs une connaissance approfondie.
» Quant à la science, que peut-elle être «n de tels sujets si
éloignés, si complètement séparés de Dieu, d'une part, <lu
sens et de L'esprit, d'autre part? En un domaine OÙ, fondé nul-
le vide, on voit s'élever un vaste édifice d'assertions et d'avis
contradictoires touchant l'accroissement et le décaissement
de l'intensité, le dense et le rare, le mouvement uniforme, le
mouvement non uniforme, uniformément varié, non unifor-
mément variéP Ils sont innombrables ceux qui, sans mesure,
discutent des cas qui n'arrivent jamais, qui ne peuvent même
se présenter en la nature; qui parlent de corps infiniment
rares ou infiniment denses, qui divisent une heure en parties
proportionnelles de telle ou telle raison, qui imaginent, en
chacune de ces parties, un mouvement, ou une altération, ou
une raréfaction, variant dans un certain rapport... »
Ces exercices logiques, ces calculs, des hommes comme
Jacques de Forli les ont introduits jusque dans les études
médicales, au désespoir de Louis Vives1 :
« Les chicanes et les vétilles de Jacques de Forli ne sont ni
moins épineuses, ni moins inutiles que celles de Suiseth, dont
Jean Dullaert nous faisait, en nos exercices de Physique, de
fréquentes citations ; elles ne le cèdent aux calculs de Suiseth
ni en prolixité, ni en fâcheux ennui. »
Ces exercices de Dialectique ne donnent aux étudiants
aucune connaissance positive ; ils ne les habituent nullement
à observer les faits concrets; ils ne développent pas en eux
les qualités intellectuelles que requiert la pratique :
a Les jeunes gens et les adolescents que l'on a instruits à
l'aide de ces discussions captieuses et épineuses ne savent rien
des plantes, rien des animaux, rien des éléments ni de la
nalure entière; ils ne sont munis d'aucune expérience des
choses de la nature, d'aucune connaissance des réalités;
aucune prudence ne les soutient; leur jugement et leur
conseil sont excessivement faibles, et on les admet à l'accès
des honneurs ! »
1. Ludovici Vivis Op. cit., De medicina (Lodovici Vivis Opéra, tomus I, p. 4i5).
I72 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
Absence de toute connaissance concrète et pratique en
l'enseignement de l'Université de Paris, caractère abstrait et
idéal des problèmes traités, complication et subtilité des
méthodes qui servent à les résoudre, tout cela excite la verve
railleuse de Vives; mais ce qui l'irrite au plus haut point, ce
qui choque au suprême degré son goût délicat, c'est le langage
barbare à l'aide duquel se donne cet enseignement ; c'est à ce
« style de Paris » qu'il réserve ses plus fréquentes et ses plus
violentes invectives.
« Quelle est donc, je vous prie1, cette langue dont use votre
Dialectique? Du Français ou de l'Espagnol? Du Goth ou du
Vandale? Car du Latin, ce n'en est assurément pas...
» Ces hommes prétendent parler latin; or, non seulement
les latinistes les plus savants ne les comprennent pas, mais il
arrive fort souvent qu'ils ne s'entendent pas entre gens de
même farine ou plutôt de même son. Bon nombre des mots
qu'ils emploient sont inintelligibles pour tout autre que celui
qui les a forgés...
» Presque tout ce dont ces professeurs traitent à force de
syllogismes, d'oppositions, de conjonctions, de disjonctions,
d'explications de propositions, n'est que devinettes comme
l'on s'en propose en jouant, entre enfants et bonnes femmes. »
«Cette langue2 d'où barbarismes et solécismcs jaillissent à
profusion est la seule, paraît-il, qui se prête aux définitions
magistrales des questions théologiques...
» Un ouvrage est-il écrit d'une manière un peu moins
inculte? Quel qu'en soit le sujet, ces hommes sont tellement
ignorants, tellement stupides qu'ils ne le veulent nommer ni
Philosophie, ni Théologie, ni Droit, ni Médecine; ils l'ap-
pellent Grammaire. Les Offices, les Paradoxes, les Tusculanes,
les Académiques de Cicéron, c'est, disent-ils, de la Grammaire.
Seuls, les écrits qu'ils composent, ces écrits qui ne sont pas
soumis aux règles de la Grammaire, d'où débordent les trivia-
lités de toutes sortes, ne sont pas, pour eux, de la Grammaire;
1. Jo. Lodovicus Vives In pseudodialecticos (Jo. Lodovici Vivis Opéra, tomus ï,
p. 273).
Louis Vives, loc, cit., p. 381 .
LA TRADITION DE BURIDAN ET LA SCIENCE ITAL1BNN1 U IV! SIÈCLE I
el je L'avoue bien volontiers; ce n'est ni d<- La Grammaire,
ni quoi que ce soit d'autre. Scot, Ockam, Paul de Veni
Hentisber, Grégoire de Rimini, Suiseth, \d.nn Goddam, lin<
kingham, ce ae sont pas des grammairiens; ce sont des
philosophes ci des théologiens; Lis Les comprennent. Mais
Gicéron, Pline, Saint Jérôme, Saini Vmbroise, ils son! bannis
de L'École; que Les grammairiens Les comprennent! »
« Pour moi1, j'éprouve envers Dieu une extrême reconnais-
sance et je lui rends grâces d'avoir enfin quitté Paris, d'en être
sorti comme des ténèbres Cimméricnnes, d'être parvenu à La
lumière, d'avoir reconnu quelles étaient les études vraiment
dignes de l'homme, celles qui méritent par là le nom d'Huma-
nités. )>
L'Humanisme! Ce nom désigne l'ensemble de répulsions et
d'aspirations qui entraînent, au début du xvic siècle, les
écoliers de l'Université de Paris! Fuir les disciplines abstraites
parce qu'on n'en perçoit pas l'utilité immédiate, parce qu'elles
requièrent une minutieuse et laborieuse précision, parce que
cette précision réclame un langage technique dédaigneux de
ce qui charme l'oreille; s'adonner aux études dont l'emploi
est tout proche; recueillir en sa mémoire des observations
concrètes dont l'acquisition ne bande pas jusqu'à la fatigue
les ressorts de l'intelligence; à la langue qui fait bon marché
de l'harmonie, pourvu qu'elle définisse la pensée avec une
rigoureuse netteté, préférer le discours qui arrondit en
périodes oratoires ou voile d'images poétiques les contours de
la vérité; en un mot, délaisser la raison pour embrasser l'ima-
gination qui leur semblait plus belle; tel était le rêve de
maints bacheliers, en la bruyante rue du Fouarre, en l'austère
Sorbonne; et pour courir à la réalisation de ce beau rêve, ils
jetaient leurs cahiers, ils déchiraient les commentaires aux
Summulae de Petrus Hispanus, aux Cale ulatio ries de Suiseth,
aux Sentences de Pierre de Lombard.
Si puissamment s'exerçait cet attrait de l'Humanisme que
les maîtres eux-mêmes, ceux qui avaient vécu dans l'ensei-
gnement de la Dialectique, éprouvaient les séductions des
1. Louis Vives, loc. cit., p. 284.
1^4 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
études nouvelles et se désespéraient d'être trop vieux pour
s'y livrer : « On les entendait1 donner au diable la folie
qui avait entraîné leur intelligence, déplorer le temps qu'ils
avaient inutilement usé à traiter ces vaines bagatelles. Bien
souvent, » poursuit Louis Vives, «j'ai entendu mes anciens
maîtres, Dullaert et Gaspard Lax, se plaindre avec une pro-
fonde douleur d'avoir gaspillé un si grand nombre d'années
en des études aussi futiles et aussi creuses. »
Les maîtres parisiens ne s'attardaient pas tous, comme
Dullaert ou Lax, à pleurer le temps et la peine qu'ils avaient
donnés aux épineuses discussions de la Logique et de la
Physique; résolument ils se détournaient de ces anciennes
méthodes pour courir avec ardeur dans les voies nouvelles;
dédaigneux des connaissances péniblement acquises et minu-
tieusement analysées par les docteurs du Moyen Age, leurs
prédécesseurs, ils regardaient comme impur tout savoir qui
n'était pas puisé à la source même et refusaient de s'en
abreuver; écartant la foule des commentateurs, ils voulaient
que la Métaphysique leur fût immédiatement enseignée par
Platon et par Aristote; faisant table rase de toute la Théologie
scolastique, ils entendaient éclairer leur foi par la seule étude
des Saintes Lettres; en tout ordre de choses, ils souhaitaient
de séduire l'imagination et émouvoir le cœur bien plutôt que
de convaincre la raison.
Depuis longtemps, un tel mouvement avait commencé de
se produire, détournant de la Scolastique nominaliste certains
maîtres de F Université de Paris; dès le début du xve siècle, nous
trouvons, à la tête de ce mouvement, les deux personnages
les plus considérables de cette Université, le cardinal Pierre
d'Ailly et le chancelier Jean Gerson.
L'un et l'autre s'indignent de voir les Théologiens délaisser
l'étude de l'Écriture, véritable fondement de leur science,
pour ne plus chercher en celle-ci qu'un prétexte à discussions
purement profanes.
Pierre d'Ailly ne reproche pas seulement à ces « Pseudo-
I. Louis Vives, loc. cit., p. a84.
LA TRADITION DE BURIDAJ! ET LA. SCIENCE ITALIENNE Al I \ i llECLE 17.')
pasteurs »>' lom" peu (\r goût pour L'étude de la science sacn
mais encore leurs habitudes d'intempérance; et l«'s officiels
Livres des procureurs des diverses nations semblent bien
prouver qu'en ce point, les reproches de l'évoque de Cambrai,
si brutale qu'en fût la forme, portaient juste :
Tour ces Pseudo pasteurs, dit 11, « plus d'étude de la Sainte
Écriture, plus d'entretien sur la divine sagesse; ils s'occupent
uniquement de la sagesse de ce monde, qui est folie aux yeux
de Dieu. Et en effet, s'il leur arrivait par hasard, à Paris,
de murmurer quelques mots touchant la Sainte Ecriture, ils
ne le faisaient qu'en face des plats et entre les pots, dans
les dîners et les banquets; ce n'étaient plus pensers d'esprit
à jeun, mais éructations de ventre gavé. ...0 quelles viles
disputes sur toutes sortes de questions! 0 quel inutile conflit
d'arguments! Là, plus souvent que de juste, la question puait
le vin et la solution était gonflée de venin. On y blasphémait,
on y condamnait les sentences les mieux prouvées. »
Dune manière plus précise, Jean Gerson blâme l'envahis-
sement de la Théologie par les infinies subtilités de la Logique
des Modernes, et ses reproches sont exactement ceux qu'en
leurs doléances, les élèves de Jean Majoris reprendront un
siècle plus tard :
« Pourquoi, » disait, en ses leçons sur Saint Marc2, le Chan-
celier de l'Université de Paris, h pourquoi les théologiens de
notre temps sont-ils traités de sophistes verbeux, à l'ima-
gination déréglée? Uniquement pour la cause que voici :
Ce qui serait utile et intelligible, étant donnée la qualité de
leurs auditeurs, ils le laissent de côté pour s'adonner à la
pure Logique ou à la pure Métaphysique, voire même à la
Mathématique; alors, en un temps et en un lieu où cela n'a
que faire, tantôt ils traitent de l'intensité des formes, tantôt
de la division du continu; aujourd'hui ils exposent des
sophismes que voilent à peine des termes théologiques ;
i. Domini Pétri de Alliaco Invectiva contra Psendo-pastores, écrit inédit cité par
Launoy (Joannis Launoii Constantiensis, Paris. Theologi, De varia Aristotelis in
Academia Parisiensi fortuna, tertia editio, Lutetiae Parisiorum, apud Edmundum
Marti nu m, MDCLXH, pp. 97-98).
a. Cité par Launoy (Launoii, Op. laud.> éd. cit., pp. 98-99).
176 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
demain, ils distingueront, dans les choses divines, des priorités,
des mesures, des durées, des instants, des signes de nature
et autres semblables notions. Quand même tout cela serait
vrai et solide, ce qui n'est point, cela ne servirait le plus
souvent qu'à bouleverser l'esprit des auditeurs ou à exciter
leur rire, et non point à édifier leur foi avec rectitude. »
Pierre d'Ailly et Jean Gerson accusent la Logique nomi-
naliste de nuire à l'étude des Saintes Lettres ; qu'à ce reproche
vienne s'en joindre un autre, celui de fausser le sens des
philosophes antiques, et l'Humanisme chrétien aura formulé
tout son programme.
Dès la fin du xvc siècle, les Humanistes chrétiens compo-
saient, à l'Université de Paris, un parti puissant dont Jacques
Lefèvrc d'Étaples peut être regardé comme le chef1.
Parmi les écrits de Lefèvre d'Étaples, il en est peu qui aient
été aussi goûtés que ses Paraphrases des écrits philosophiques
d'Aristote !. Habitués à ne connaître la pensée du Philosophe
qu'au travers des commentaires, des gloses, des questions que
les Grecs, les Arabes et les maîtres de l'École latine avaient
multipliés à profusion, les lecteurs de Lefèvre s'imaginaient
que la doctrine du Stagirite venait d'être découverte et leur
était révélée pour la première fois.
Ecqutc Stagirites cœcis occlusa latebris
Abdiderat, clarum simt habitura dicm
écrivait Jossc Glichtove de Nieuport, docteur en Sorbonne,
dans la pièce de vers dont il accompagnait les Paraphrases de
1. Sur Lefèvre d'Étaples, humaniste chrétien, voir P. Imbart de la Tour, Les
Origines de la Réforme, t. II, ch. I.
2. Jacobi Fabri Stapulensis In ArisloLelis octo Physicos libros Paraphrasis. Colophon :
Impressum Parisiis Anno domini millésime- quingentesimo nonagesimo secundo
(Per Jobanncm Iligman). — In hoc opère conlinenlur iotius phylosophix naturalis para-
phrases : hoc ordine digestx. Introductio in libros Physicorum. Octo Physicorum Aristo-
lelis: paraphrasis. Quatuor de Cœlo et Mundo complctorum : paraphrasis. Dtiorum de
Generatione et corruptione : paraphrasis. Quatuor Meteorum complctorum : paraphrasis.
Introductio in libros de Anima. Trium de Anima completorum : paraphrasis. Libri de
Sensu et Sensato : paraphrasis. Libri de Sommo et Vigilia : paraphrasis. Libri de Longi-
tudinc et Brevilate vitœ : paraphrasis. Dialogi insuper ad Physicorum, tum facilium turn
difficilium intelligentiam introduclorii : duo. Introductio Metaphysica. Dialogi quatuor, ad
Metaphysicorum intelligentiam introduclorii. Impressum in aima Parrhisiorum acha-
demia per Ilcnricum Stephanum in vico clausi brunclli cregionc Scbole decretorum.
Anno Ghristi piissimi Salvatoris, entis entium, summique boni. i5ia. Pridie Kalen-
das Fcbruarii.
LA TRADITION DE BURIDAN BT LA SCIENCE H ILIBIflfE M' wi 8IBC1 B 177
son maître. Dans une lettre écrite à Paris et datée de l5o4j
qui accompagne certaines éditions de cet ouvrage, Mariua
Acquicolus d'Oliveto disait au cardinal François Soderino,
évêque de Yolterra : « Désormais, garde qui voudra ses Tlié-
mislius, ses Alexandre, ses Siinplicius ; Marins se contenter;!
de son cher Lefèvre. » Ces propos ne sont nullement flagor-
neries de flatteurs; ils peignent avec fidélité l'accueil enthou-
siaste qu'a reçu l'écrit de l'humaniste d'Etaples.
Or, lorsque nous parcourons la Paraphrasls libri Physicorum,
nous ne pouvons nous empêcher de trouver singulièrement
insipide cet exposé limpide, mais incolore, du grand traité
d'Aristote. Certes, les Commentaires et les Questions des Burley,
des Ockam, des Buridan, des Albert de Saxe n'avaient point cette
simplicité ; la pensée d'Aristote y était souvent comme enfouie
sous la luxuriante végétation à laquelle elle avait donné nais-
sance; mais c'est précisément par cette poussée scolastique
que la philosophie péripatéticienne devait être féconde; ces
branches touffues nortaient les fruits dont la science moderne
devait un jour exprimer le suc. Pour dégager la souche et la
manifester aux yeux de tous, l'humanisme de Lefèvre d'Étaples
a brutalement arraché cette ramure embroussaillée qu'il
prenait pour ronces parasites; sur le sol déblayé, il ne nous
montre plus qu'un tronc desséché.
Lefèvre d'Étaples avait pour disciple préféré Josse Clichtove1.
Né à Nieuport (Flandre occidentale) en 1472, docteur en Sor-
bonne, puis chanoine de Chartres, Clichtove mourut en i543.
Contemporain de Jean Majoris, il se trouva souvent aux côtés
de celui-ci dans les discussions théologiques; mais, en
général, en de telles disputes, Clichtove et Majoris ne tenaient
pas pour le même parti; le théologien écossais défendait, nous
l'avons vu, les antiques méthodes de la Scolastique parisienne;
il ne cédait que pied à pied, et de mauvaise grâce, aux exi-
gences de l'Humanisme; le théologien flamand, au contraire,
s'était élancé avec ardeur dans la voie que Lefèvre d'Étaples
lui avait ouverte.
1. J.-Al. Clerval, De Judoci Clichtovei Neoporluensis doctoris theologi Parisiensis et
Carnotensis canonici vita et operibus (i472-i5A3). Thèse de Paris, 189/j.
P. DUHEM. 12
I78 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Glichtove avait enrichi de Scholies les Paraphrases péripaté-
ticiennes de son maître; ainsi complétées, ces Paraphrases
eurent une vogue extraordinaire1.
Or, au début de la Paraphrasls libri Physicorum, Glichtove
avait mis une préface; en cette préface, l'auteur jugeait et
condamnait les discussions d'une si pointilleuse logique
auxquelles, jusqu'alors, la Physique donnait lieu dans les
écoles de Paris ; à l'égard de ces discussions, il s'exprimait en
termes moins violents, mais aussi sévères que ceux dont usait
Louis Vives.
a A dessein, disait Glichtove, je me suis montré sobre lors-
qu'il s'agissait de discuter des questions à la façon des
modernes, de secouer à tout vent des arguties contraires aux
preuves éprouvées de la Philosophie ; ces choses-là n'engen-
drent pas la véritable science; elles engendrent plutôt un
bavardage futile, un importun caquet qui abhorrent la tran-
quille et modeste Philosophie et s'en éloignent; en commen-
tant toutes ces petites raisons qui luttent contre la vérité des
sciences, on ne conduit nullement l'esprit à embrasser ces
sciences en leur certitude et en leur sincérité ; on l'en détourne
plutôt, on le fait tomber en des discussions captieuses et
sophistiques qui n'ont aucun commerce avec la véritable doc-
trine; imbus de ces discussions, les esprits des adolescents,
alors qu'ils devaient être poussés à recueillir le fruit mûr des
sciences, se dessèchent entièrement et produisent en vain
des herbes stériles. . . En ces scholies que nous avons jointes [à la
Paraphrase de Lefèvre d'Étaples], nous résolvons parfois, il est
vrai, des questions que pose la matière même du sujet et qui
méritent d'être agitées; mais nous ne les résolvons pas de cette
façon barbare, rebutante et grossière que l'on voit employer
de nos jours lorsque l'on veut examiner ces questions dans
l'enseignement. »
1. Totius philosophiez naturalis Paraphrases, adjecto ad litteram familiari commen*
tario declarato. Selon M. l'abbé Clerval (Op. cit., p. i5), les éditions complètes, conte-
nant la Paraphrasis libri Physicorum, sont les suivantes : Parisiis, W. Hopylius, i5oa;
H. Stephanus, i5io et 1612; Simon Colinaeus, i5ai et i53i; Pet. Vidoue, i533;
Joh. Parvus, i53(j. — Parisiis et Gadomi, Fr. Regnault et Pet. Vidove, i5a5. — Friburgi
Brisgoite, Fab. Emmeus, i5/jo. — Lipsiai, Jac. Thanner, 1006. — Cracoviu.', J. Hallcr,
i5io; Hier. Victor, i5i8; J. Haller, i5a2.
iv i K umiion m: m iui>\\ i;i LA SCIENCE ITALIENNE AI \vi BIECL1 i '»
\insi, drs le début <lu wr Biècle, il était à II niversité de
Paris dea maîtres que la Scolastique nominaliste avail lassés
et dégoûtés; fuyanl les discussions épineuses et subtiles, Les
captiuncul&j les calculationes, les Suiseticx quisquilise, ils
livraient aux charmes d'une Philosophie et d'une Théologie
enfin humanisées; ils n'avaient «pic pitié et dérision pour ceux
qui continuaient à traiter ces sciences selon le modus barbarus,
insulsus et crassus jusqu'alors en usage; ils se rangeaient autour
des Lefèvre d'Étaples et des Josse Clichtove auxquels allait
la faveur des étudiants; ils se détournaient des Majoris, des
Dullaert et des Goronel que, de leur côté, délaissaient les
écoliers.
Couverts d'habits râpés et la bourse vide, les malheureux
logiciens de l'Université de Paris songeaient tristement en
leur chaire que les élèves n'entouraient plus; ils écoutaient
les moqueries dont on accablait leur science, la science qu'ils
avaient acquise à grand'peine, la science à laquelle ils avaient
consacré leur laborieuse vie ; ils entendaient chanter les
louanges d'autres études plus utiles, plus aisées, plus sédui-
santes, plus humaines; d'un œil d'envie, ils voyaient le succès
et la vogue favoriser ceux de leurs collègues qui avaient
trahi et délaissé les vieilles disciplines pour ces nouvelles
études; ils sentaient le doute qui, douloureusement, venait
étreindre leur cœur, qui leur comptait les années perdues,
qui leur rappelait les travaux rudes et fastidieux accomplis
pour rien.
Si, du moins, leur mélancolique rêverie avait eu le loisir
de se dérouler dans le silence et dans la paix! Mais l'Huma-
nisme ne laissait même pas à leur tristesse ce dernier
adoucissement. L'Humanisme, le délicat Humanisme, si
soucieux de l'élégance de ses périodes, si craintif de la
moindre incorrection grammaticale, s'était complu, pour
combattre la Scolastique, à mettre en un latin très pur
les plus grossières invectives. Maintenant les violences de
langage ne lui suffisaient plus; contre les maîtres qu'il
traquait, contre les méthodes dialectiques qu'il pourchassait,
il déchaînait les charivaris menés par la gent écolière; c'est
l8o ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
ce que l'Humanisme appelait rétablir « la solide et véritable
Théologie ».
En i52i, un voyage amène Louis Vives à Paris; de là, il
écrit1 à son maître Érasme, demeuré à Louvain; il lui dit la
vogue et l'influence qu'ont, auprès des Parisiens, les écrits de
l'Humaniste néerlandais.
Les Parisiens, dit Vives, « vous exhortent et vous supplient
de continuer à bien mériter de la vraie religion, sans vous
laisser effrayer par les glapissements des ignorants... Pour
eux ils ont soin qu'aux cours des discussions théologi-
ques, ceux qui prennent part à la dispute ne disent pas de
sornettes. Et c'est ce qui a lieu. En Sorbonne, si quelqu'un
présente un argument tissu des fils d'araignée de Suiseth, on
voit, aussitôt, les spectateurs froncer le sourcil; ils s'exclament,
ils poussent des huées, ils chassent de l'école l'auteur de
l'argument. 11 en est ainsi même dans les altercations philo-
sophiques; qu'il y vienne quelque diseur d'énigmes, muni
d'une de ces propositions que surchargent les syncatego remata
et dont l'explication réclamerait un devin d'Étrurie; une telle
proposition est, d'ailleurs, en extrême faveur auprès de la
populace scolastique; aussitôt notre homme est accueilli par
des cris, par des sifflets, par des huées; en grand tumulte, on
le met à la porte de la salle où se tient le débat. Ces faits ont
été, pour moi, un délicieux spectacle, et je suis assuré que
vous vous en réjouirez en raison de l'amour que vous portez
aux bonnes études. »
« Que ne peut-on point espérer, » répond Érasme2, «puisque
la Sorbonne méprise enfin les pointilleuses subtilités pour
embrasser la solide et véritable Théologie 1 »
Pitoyables logiciens de Paris, réduits au délaissement ou
livrés aux huées ! Que ne leur était -il donné de sonder
l'avenir, et quel réconfort n'y eussent-ils pas trouvé ! Les
siècles futurs devaient se lasser bien vite de l'Humanisme;
i. Epistolarum D. Erasmi Roterodami Libri XXXI, et P. Melancthonis Libri IV.
Quibus adjiciuntur Th. Mori et Ludovici Vivis Epistolx... Londini. Excudebant
M. Flesher et R. Young. MDCXLII. Sumptibus Adriani Vlacq. — Erasmi Roterodami
Epistolarum liber XVII, epist. 10; fol. 753.
a. Erasmi Roterodami Epistolarum liber XVII, epist. ti; éd. cit., fol. 755.
LA TRADITION DE BURIDAN BT i.A SCIBNGE ITAUBHlfE AU xvi" mm i i 181
les élégances latines des Érasme <>u des Vives n'étaient guère
propres à retenir Longtemps la faveur <l<s gens de goût, alors
que les langues modernes se disposaient î\ produire leurs pi us
beaux chefs d'œuvre. En revanche, du champ labouré par les
[)hilosophcs et les théologiens de Paris allait surgir la plus mer-
veilleuse moisson que la Science ait jamais récoltée. Les <<tlcu-
lationes à la Suiseth, les discussions sur la division à l'infini,
sur l'intensité des formes, sur le mouvement uniforme ou
uniformément varié, étaient autant de graines qui devaient
lever au siècle suivant et produire la Géométrie analytique, le
Calcul infinitésimal, la Cinématique et la Dynamique. Ces
Grégoire de Rimini et ces Jean Buridan, ces Albert de Saxe et
ces Nicole Oresme que les Humanistes traitaient avec dédain,
ils étaient les précurseurs de Galilée et de Descartes, de Cava-
lieri et de Torricelli, de Fermât et de Pascal.
Comment, au xvie siècle, la Dynamique de Jean Buridan
s'est répandue en Italie.
De cette Dynamique que l'on allait cesser d'enseigner à Paris,
c'est Galilée, ce sont les amis de Galilée, comme Baliani et Torri-
celli, qui allaient, avec Descartes et Gassendi, se partager l'héri-
tage. Comment, du début à la fin du xvie siècle, cet héritage
allait-il leur être transmis ? Comment la Dynamique de Jean
Buridan, que Léonard lui-même n'avait pas admise en sa pléni-
tude, allait-elle s'infiltrer en la Science italienne? C'est ce que
nous essayerons maintenant de dire.
Cette infiltration de la Dynamique parisienne en la Science
italienne s'est produite, d'ailleurs, avec une extrême difficulté
et une extrême lenteur, car elle s'est faite en refoulant peu à
peu les préjugés péripatéticiens.
Ces préjugés étaient bien forts et bien tenaces au milieu du
xvie siècle, et nous en pouvons citer des témoins.
l82 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
Le premier de ces témoins est le Cardinal Gaspard Gontarini
(i483-i542).
Gontarini avait composé un petit livre intitulé De démentis
qui fut publié1, pour la première fois, en i548, six ans après
la mort de Fauteur, et qui eut, dans la suite, plusieurs éditions2.
Au livre I de son ouvrage, Gontarini se demande pourquoi
« tous les éléments, et tous les corps graves et légers qui se
meuvent dans la direction où la nature porte l'élément qui pré-
domine en eux, se meuvent de plus en plus vite jusqu'à ce
qu'ils parviennent au terme auquel ils tendent ».
La première explication que Contarini mentionne, mais pour
la rejeter aussitôt, c'est l'explication donnée par les Parisiens :
« Quelques-uns attribuent à Yimpetus la cause de cet effet. Ils
disent que tout cela arrive par suite d'un impetus qui croît sans
cesse, que c'est pour cette raison que les corps se meuvent de
plus en plus vite. Mais lorsque vous les pressez davantage et
leur demandez qu'est-ce que cet impetus ? quelle sorte de qua-
lité? d'où la tiennent les éléments? ou bien ils se taisent, ou
bien ils imaginent quelques commentaires inexistants et que
l'on ne peut comprendre. »
La seconde théorie que le Cardinal condamne est celle de
Thémistius ; il lui oppose l'objection qu'a élevée Richard
de Middleton et, après lui, toute l'École de Paris.
Il aborde ensuite l'énumération des causes multiples qu'il
pense devoir attribuer à la chute accélérée des graves ; il com-
mence cette énumération en ces termes :
« Aristote, au huitième livre de la Physique, traite du mou-
vement des projectiles ; il cherche ce qui les meut après qu'ils
ont quitté l'homme ou la machine qui les a lancés; à ce propos,
le Philosophe écrit : « Il est de la nature de l'eau et de l'air,
» lorsqu'ils se trouvent en leur sphère propre et naturelle, et
» lorsqu'ils ont été poussés dans une direction quelconque, de
» se déplacer aussitôt après cette impulsion, et par leur propre
i. Gasparis Contarini, cardinalis amplissimi,philosophi sua antate proestantissimi,
De démentis et eorum mixtionibus libri quinque. Parisiis, MDXLVII1.
2. Celle que nous avons sous les yeux porte : Parisiis, Apud Andream Wechelum,
i5G4.
LA TRADITION DE BURIDAN BT LA. 8CIENCB ITALIBNIÏI AI \m im.ii. I
» effort, d'une certaine longueur; leur mouvement est rapide
» pendant un moment]; puis il le ralentit peu à peu; enfin cei
» corps reviennent au repos.» Ajoutez à cela que I;» nature
éprouve une extrême horreur de L'existence d'un espace vide
quelconque, qui détruirait L'unité du Monde; Lors doue qu'un
corps se meut dans L'air ou dans l'eau, les parties voisines de
I air ou de l'eau se précipitent derrière le mobile; poussées
d'abord, elles poussent à leur tour le mobile par leur propre
effort et le font avancer. »
Bien que Contarini ne nous le dise pas d'une manière
formelle, il est clair qu'il se rallie à cette explication du mou-
vement des projectiles par la propulsion du milieu ébranlé.
C'est, d'ailleurs, à cette influence du milieu qu'il attribue
l'accélération qu'éprouve la chute des graves. Il invoque deux
causes pour expliquer cette accélération : d'une part, l'action
propulsive de l'air que l'horreur du vide oblige à se précipiter
à l'arrière du mobile; d'autre part, la diminution qu'éprouve
la résistance du milieu qui se trouve à l'avant du mobile
lorsque celui-ci le chasse.
« Quelques physiciens, » poursuit Gontarini, « invoquent
une troisième raison; la nature entière, disent-ils, est dirigée
par l'intelligence; il n'y a donc rien d'absurde à ce que nous
percevions parfois, dans les opérations des agents naturels, des
traces de raison... C'est pourquoi, selon ces physiciens, plus
un corps grave ou léger s'est mû longtemps en conformité
avec sa nature, plus, par conséquent, il s'est rapproché du
lieu qui lui convient, plus aussi il fait effort et pression; non
pas qu'aucune qualité nouvelle ou qu'aucun poids nouveau
vienne s'ajouter à sa gravité; c'est avec son même poids
naturel qu'il produit un effort de plus en plus grand, de plus
en plus véhément, au fur et à mesure qu'il a parcouru un
plus long espace et qu'il est plus voisin de sa fin
» Je crois ne devoir ni approuver ni désapprouver cette
raison. Les deux causes exposées ci-dessus me semblent parfai-
tement satisfaisantes ; elles me paraissent donner l'explication
de tous les accidents qui se rencontrent en ces mouvements
sans qu'il soit besoin d'invoquer le concours d'aucune intelli-
l84 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
gence ni d'aucune raison; je me contente donc de ces deux
causes. »
Les Commentaires à la Physique d'Aristote composés par
François Vicomercati de Milan1 ne portent pas de date; dédiés
à Henri II, ils sont précédés d'une épître de l'auteur à ce roi;
en cette épître, Vicomercati énumère les faits glorieux qui ont
signalé le règne du souverain; le dernier événement qu'il cite
est la restitution de Boulogne à la France; comme cette resti-
tution fut accomplie en l'an i55o, on doit supposer que les
Commentaires a la Physique d'Aristote ont suivi de près cette
année.
Vicomercati adopte pleinement2, au sujet du mouvement
des projectiles, l'opinion d'Aristote ; c'est le milieu fluide, mis
en branle par le moteur initial, qui continue à se mouvoir
lui-même et à promouvoir le projectile. « Quelqu'un fera
peut-être cette objection : Cette même force, qui est imprimée
en l'air par le moteur, pourrait tout aussi bien être infusée
à la pierre ou à la flèche que l'on lance, en sorte que la précé-
dente explication du mouvement des projectiles ne serait pas
exacte. Mais, nous l'avons déjà dit, c'est le propre de l'air et de
l'eau de recevoir un impetus par lequel ces corps continuent
à se mouvoir eux-mêmes lorsque le moteur initial est revenu
au repos, et par lequel, en même temps qu'ils se meuvent, ils
meuvent d'autres corps; ils meuvent ces derniers, d'ailleurs,
non du mouvement que possédait le moteur qui les a lancés,
mais du mouvement dont ces fluides se meuvent eux-mêmes. »
C'est là, déclare Vicomercati, le sens attribué par Alexandre
et par Simplicius à la doctrine d'Aristote; il y ajoute l'exposé
des opinions d'Averroès; il rappelle que, selon le Commen-
tateur, u l'essence de l'eau et de l'air est intermédiaire entre
l'essence corporelle et l'essence spirituelle;... mais,» pour-
suit-il, « ce que nous avons exposé d'après Alexandre et Sim-
i. Francisci Vicomercati Mediolanensis In octo libros Aristotelis de naturali auscul-
tatione commentarii, nunc denuo recogniti : et eorundem librorum e grœco in latinum per
eundem conversio. Ad Henr. II. Galliarum regem. Venetiis, Apud Hieronymum Scotum.
MDLXIIII.
2. Vicomercati Commentarii in libros de naturali auscultatione, lib. VIII; éd. cit.,
pp. 373 (marquée 36T>) et 37/» (marquée 373).
LA THADITIOH DE BURIDAN BT LA SCIENCE ITALIENNE AU xvi mi.ci.i-. [85
plicillS est plus solide et fournil plus aisément I « i solution (Je
tous Les doutes qui peuvent naître à propos de cette question. 0
Vicomercati a rejeté avec la plus sommaire désinvolture
la théorie du mouvement des projectiles que soutenaient les
Parisiens. L'explication de la chute accélérée; des graves, pro-
posée par Jean Buridan, est encore moins favorisée; Vico-
mercati n'en parle même pas. Contarini avait fait à cette
explication une courte allusion suivie d'une non moins brève
réfutation; Vicomercati biffe cette allusion et cette réfutation;
cela fait, il reproduit «, à peu près textuellement, ce qu'avait
dit le Cardinal; il déclare admettre les deux causes « qui ont
été approuvées, en son livre De démentis, par le Cardinal
Contarini, cet homme qu'ont paré les sciences et une foule
de vertus, ce philosophe doué d'un grand jugement et d'une
science profonde. Cependant, » poursuit Vicomercati, « de ces
deux explications, j'approuve surtout la première, bien que
Contarini soutienne de préférence la seconde. Sans doute, à
mon avis, celle-ci est de quelque poids, mais elle en a beaucoup
moins que la première. » C'est donc à la diminution d'épaisseur
du milieu que le grave doit traverser que Vicomercati attribue
le principal rôle en l'accélération de la chute des graves;
l'impulsion produite à l'arrière du projectile par l'air qui s'y
précipite en tourbillons lui paraît être d'un effet plus douteux ;
de deux explications inadmissibles, il s'empresse de choisir
la plus sotte.
Gaspard Contarini, Francesco Vicomercati sont des esprits
particulièrement routiniers; les seuls enseignements dont leur
Dynamique consente à tenir compte sont ceux d'Alexandre,
de Simplicius et d'Averroès. Entre ces physiciens retardataires
et ceux qui admettent les doctrines plus modernes de l'École
parisienne, il en est qui suivent un moyen terme; ils imitent
l'éclectisme assez étrange et peu rationnel dont Léonard de Vinci
a donné l'exemple ; ils attribuent à un impetus impressus la
continuation du mouvement des projectiles; mais à l'action
de l'air ébranlé, ils demandent d'expliquer toutes les accéléra-
tions, non seulement l'accélération que l'on observe réellement
i, Vicomercati, loc. cit.; éd. cit., pp. 367-368.
l86 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
en la chute des graves, mais encore et surtout l'accélération
imaginaire qu'un projectile éprouverait au début de sa course.
Entre la pensée de ces physiciens et celle de Léonard la ressem-
blance est si grande qu'il est permis de voir en celle-là un écho
de celle-ci; cette supposition est, d'ailleurs, d'autant plus
vraisemblable que le premier des géomètres qui aient suivi,
en cette question, les traces du Vinci est Tartaglia, un bandit
des Mathématiques1; que le second est Jérôme Cardan, dont
le De subtilitate est nourri d'emprunts clandestins 2 faits à l'ami
de Fazio Cardano.
En la Dynamique de Nicolo Tartaglia, on peut distinguer
deux phases : l'une correspond à l'exposé que l'auteur a donné,
en i537, au cours de sa Nova scientia; l'autre à ce qu'il
enseigne, en i5/i6, en ses Qaesiti et inventioni diverse; à neuf
ans de distance, le géomètre de Brescia se contredit à peu près
sur tous les points.
La première Dynamique de Tartaglia, celle de la Nova
scientia^, est purement péripatéticienne; on n'y perçoit aucun
reflet des doctrines de Léonard de Vinci.
De ce que le choc d'un corps est d'autant plus violent que
le corps tombe de plus haut, Tartaglia conclut cette propo-
sition k : « Si an corps également grave se méat de mouvement
naturel, plus il va s' éloignant de son principe ou Rapprochant de
sa fin, plus il va vite. » Au sujet de cette accélération, Tartaglia
ne donne point d'explication autre que celle-ci : « La môme
chose se vérifie pour quiconque va vers un lieu désiré; plus
il va, approchant de ce lieu, plus il se presse et s'efforce de
cheminer; comme il paraît en un pèlerin, qui vient d'un lieu
lointain : plus il est proche de son pays, plus il s'efforce de
cheminer de toute sa puissance, et cela d'autant plus qu'il vient
d'un pays plus lointain; ainsi fait le corps grave; il se hâte
i. P. Duhem, Les Origines de la Statique, ch. IX, t. I, pp. 194-202.
2. Léonard de Vinci, Cardan et Bernard Palissy (Études sur Léonard de Vinci, ceux
qu'il a lus et ceux qui Vont lu, VI; seconde série, pp. 223-245).
3. Nova scientia inventa da Nicolo Tartalea. Vinegia, Steph. da Sabio, MDXXXVII.
4. Nicolo Tartaglia, La nova scientia, primo libro, propositione prima. — 11 appelle
corps également grave celui qui, en raison de la gravité de sa matière et de sa ligure,
n'est apte à éprouver, d'une façon sensible, l'opposition de l'air à aucun de ses mou-
vements (déf. 1).
i.v TRADITION DE BUHIDAN ET r.A SCIENCE ITALIENNE il IW s" ' LE 187
(!<' même vers s<m propre nid, qui est le centre du Monde, et
plus il vient d'un endroit éloigné <lc ce centre, plus il va vite
en s'approchanl de lui. »
Les caractères du mouvement violent s'opposent exacte me ni
à ceux du mouvement naturel : « Plus un corps également
grave ■ s'éloigne du principe ou s'approche de lu fin du mouvement
violent, plus il va lentement... De là, il est manifeste qu'un corps
également grave a sa plus grande vitesse au commencement
du mouvement violent et sa plus petite à la fin. »
Tartaglia tire cette proposition de l'observation; il évite
de traiter de la nature de Yimpetus qui entretient le mouvement
violent.
Le mouvement d'un projectile se décompose rigoureusement
en deux périodes, une première période pendant laquelle le
mouvement est purement violent, une seconde période pendant
laquelle il est entièrement naturel. « Aucun corps également
grave 2 ne peut, pendant aucun espace de temps ni de lieu, marcher
à la fois de mou-
vement violent et
de mouvement na-
turel. »
Tandis que le
mobile se meut
de mouvement
violent, il décrit
d'abord3 une
ligne droite AB
(fig. 2), puis un Fig. 2.
arc de cercle BC;
en G, cet arc raccorde tangentiellement à la verticale CD
décrite de mouvement naturel; au point G, où finit le mou-
vement violent et où commence le mouvement naturel, la
vitesse atteint sa plus petite valeur4.
A cette balistique fondée sur des principes purement péri-
1. Nicolo Tartaglia, La nova scientia, lib. primo, prop. III.
2. Nicolo Tartaglia, La nova scientia, lib. I, prop. V.
3. Nicolo Tartaglia, La nova scientia, lib. II, suppos. III, propp. IV, V, VI.
U. Nicolo Tartaglia, La nova scientia, lib. I. prop. VI.
l88 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
patéticiens, Tartaglia apporta dans la suite des retouches qui
la rapprochèrent étroitement des opinions soutenues par
Léonard de Vinci, si étroitement qu'il est permis de croire
à une influence exercée sur les idées du grand géomètre " par
les notes posthumes du grand peintre.
En cette nouvelle balistique, contrairement à ce qu'il avait
soutenu dans la Nova scientia, Tartaglia affirme 2 que, hors
le cas où la pièce tirerait verticalement, la trajectoire du boulet
n'a aucune portion rectiligne, ne fût-elle que d'un pied. Ce qui
incurve la trajectoire, c'est la gravité naturelle, sans cesse
agissante. La grande vitesse est la propre cause de la rectitude
du mouvement; plus un corps grave est lancé rapidement dans
l'air, moins il est pesant; partant, plus il va droit au travers
de l'air qui soutient d'autant mieux un corps qu'il est plus
léger. Plus la vitesse décroît, plus la gravité va croissant,
et cette gravité sollicite sans cesse le corps et le tire vers la
terre. Or, dès l'instant que le boulet quitte l'âme de la pièce,
la vitesse du mouvement violent va sans cesse en diminuant,
et, par conséquent, la trajectoire s'incurve de plus en plus.
Nous reconnaissons, en cette théorie, l'antagonisme et la
lutte de Yimpeto et de la gravité, dont nous avons lu la descrip-
tion dans les notes de Léonard. A l'imitation de celui-ci,
Tartaglia invoque également une action accélératrice de l'air
mis en branle. Cette action lui sert à répondre à une question 3
posée par le Signor Gabriel Tadino di Martinengo, chevalier
de Rhodes et prieur de Barletta :
« Le Prieur : Si l'on tire une même pièce d'artillerie deux
fois coup sur coup, avec une même hausse, vers un même but
et avec deux charges égales, les deux tirs seront-ils égaux?
» Tartaglia : Sans aucun doute, ils seront inégaux; le second
coup portera plus loin que le premier.
» Le Prieur : Pour quelle raison?
i. Quesiti et inventioni diverse di Nicolo Tartalea. Vinegia, Vent. Ruffinelle, ab
instantia et requisitione et a propria spese de Nie. Tartalea Brisciano autore;
MDXLVI. Il primo libro delli quesili et inventioni diverse di Nicolo Tartaglia, sopra gli
tiri délie artiglierie, et altri suoi varii accidenti.
2. Nicolo Tartaglia, loc. cit., quesito terzo.
3. Nicolo Tartaglia, loc. cit., quesito quarto. — Cf. ; libro secondo, quesito primo.
LA TRADITION DE BURIDAK BT LA SCIENCE itw.iinm \i \vi SIECLE ify)
i) Tartaglia : Pour deux raisons. La première est que, lors
du premier tir, le houlel a trouvé l'air eu repos, tandis que,
lors du second tir, il le trouve non seulement toul ébranlé
par le houlel Lancé au premier tir, mais encore tendant forte-
ment, courant au lieu vers lequel on tire. Or, il est plus facile
de mouvoir et de pénétrer une chose déjà mue et pénétrée
qu'une chose qui est en repos et en équilibre. Par conséquent,
la halle tirée la seconde fois, rencontrant un moindre obstacle
à son mouvement que la première, ira plus loin que celle-ci... »
Tartaglia empruntait peut-être ces raisonnements à quel-
qu'une des notes laissées par Léonard de Vinci; peut-être aussi
les avait-il conçus en lisant le traité De ponderibus écrit par
ce mécanicien que nous avons nommé le Précurseur de
Léonard de Vinci. On peut le croire d'autant plus volontiers
qu'au septième livre des Quesiti et inventioni diverse, Tartaglia
a plagié la partie statique de ce traité avec une impudence que
Ferrari lui a durement reprochée; on sait également que cet
écrit fut publié par Curtius Trojanus d'après un manuscrit que
lui avait légué Tartaglia.
Mais ce que Tartaglia ne pouvait emprunter au Précurseur
de Léonard, c'est la notion à'impeto composé, si formellement
niée en la Nova scientia, c'est l'hypothèse que cette compo-
sition entre Vimpetus violent et la gravité naturelle est la cause
de la courbure de la trajectoire, hypothèse que nul jusque-là,
sauf le Vinci, ne paraît avoir conçue; si complet est le renon-
cement de Tartaglia à ses anciennes idées, qu'il va plus loin
que son prédécesseur; cette composition d'impetus et de gra-
vité, ainsi que la courbure qui en résulte pour la trajectoire,
il admet qu'on la doit considérer pendant toute la durée du
mouvement du projectile. Un si soudain et si complet change-
ment de front suppose quelque forte impulsion reçue du
dehors; il est difficile de ne pas mettre dans les notes de
Léonard l'origine de cette impulsion.
Si les opinions émises en Dynamique par Tartaglia ont, tout
d'abord, présenté une grande conformité aux doctrines de
l'École, pour se rapprocher ensuite des pensées de Léonard
de Vinci, c'est à celles-ci que se rapportent immédiatement les
190 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINGÎ
théories développées par Jérôme Cardan1. Entre la Mécanique
du grand peintre et celle du célèbre médecin, géomètre et
astrologue de Milan, les rapprochements sont si nombreux,
les analogies si intimes, que force nous est, bien souvent, de
regarder la seconde comme un plagiat de la première.
Cardan connaît les opinions diverses qui ont été émises
touchant la cause qui entretient le mouvement violent :
« Donques2 la première opinion est que la chose mouvée
comme la pierre soit mouvée par la vertu acquise de celui qui
la jette (oi acquisita a projiciente); ainsi, comme la chose
échauffée du feu, après échauffe les autres choses par sa vertu
acquise, et la matière demeure longtemps chaude; ainsi la
chose mouvée reçoit la force par celle qui mouve, par laquelle
l'autre est poussée tant qu'elle se repose. Cette opinion est
sensible, qui a esté rejetée par l'argument des anciens, allégué
d'Aristoteles. » Après avoir longuement exposé les théories
qui expliquent la propulsion du projectile par le mouvement
de l'air environnant, Cardan ajoute3 : « Mais la première
opinion nous est plus nécessaire, qui est simplement entendue
et ne contient tant de difficultés. Et quand on suppose que
tout ce qui est mouvé l'est de quelque chose, ce est très vrai ;
mais ce qui mouve, c'est une impétuosité acquise (impetus
acquisitus), ainsi que la chaleur en l'eau, qui est induite en
l'eau par le feu outre nature, et toutefois quand le feu est osté,
l'eau brûle la main de celui qui la touche; et ainsi l'accident,
violentement adhérent, retient sa force. »
Cardan attribue donc l'entretien du mouvement violent à un
irnpetus acquisitus, semblable à Yimpeto invoqué par Léonard
de Vinci ; et cet impetus, il se sert, pour en concevoir la nature,
de la comparaison même dont Alexandre d'Aphrodisias usait
à l'égard de la kivyjtixyj Buva^tç StSo^évYj qu'il conférait à l'air.
Comme Léonard de Vinci, Cardan distingue trois périodes
1. Hieronymi Gardant medici Mediolancnsis De sublilitate llbri XXI. Lugduni,
apud Gugliclmum Rouillium, sub Scuto Veneto. MDL1. — Les livres de Hiérome
Cardanus, médecin milannois, intitulés de la Subtilité et subtiles inventions, ensemble
les causes occultes et raisons d'icelles, traduis de latin en françois par Richard le Blanc.
Paris, Charles l'Angelier, MDLV1I.
2. Cardan, De la Subtilité, traduction do Richard le Blanc, edit. cit., fol. 46, recto.
3. Cardan, loc. cit., fol. 67, verso.
LA TRADITION DE BURIDA.H BT LA SCIENCE itaukvni: Ai xvf mm. m [Q1
dans le mouvement d'un projectile pesant : une première
période où !<• projectile se meut uniquement sous L'action <!<•
Vimpetas acquisitus ; une dernière période où il n'est plus
soumis qu'à la pesanteur; enfin une période intermédiaire où
la gravité et Vimpetus acquis violemment Luttent l'un contre
L'autre: «Les matières donc z qui sont jetées au Loing consistent
en trois mouvemens : le premier violent, le dernier du tout
naturel, et le moien composé des deux autres. »
Aux deux périodes extrêmes correspondent deux portions
rectilignes de la trajectoire, la première inclinée, la dernière
verticale; pendant la période intermédiaire, le mobile décrit
un arc de courbe : « Or quand la boule jetée2 est parvenue
droictement en son extrême lieu, elle ne descend en faisant la
figure du cercle,
ni aussi droicte-
ment, mais pres-
que par une ligne
moyenne entre les
deux qui repré-
sente presque la
ligne environnante
d'une quatrième
partie de cercle,
comme est BG Fig. 3.
(fig. 3); et finable-
ment aucune fois la boule descend tout droit de G en D par le
mouvement de la matière pesante. »
Avec Aristote et aussi avec Léonard de Vinci, Cardan admet3
que la plus grande vitesse du projectile n'est atteinte ni au
commencement ni à la fin, mais au milieu de la course : « Car
nous voions que les machines et les traits mesmement jetés
de la main, donnent cous plus véhémens en quelque distance,
qu'ils ne font de près, et quasi en l'artillerie. » Or, le concours
de Vimpetas et de la gravité ne sauraient expliquer cette pré-
i. Cardan, loc. cit., fol. 4g, recto.
2. Cardan, loc. cit., fol. 4g, recto.
3. Cardan, loc. cit., fol. 48, verso»
192 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
tendue vérité d'observation ; le mouvement « naturel est
augmenté en la fin, le violent au commencement »; le passage
du mouvement violent au mouvement naturel devrait donc
correspondre à un minimum de vitesse. L'existence d'un
maximum de vitesse entre le départ et l'arrivée du projectile
ne peut s'expliquer « que par une action accélératrice de l'air
ébranlé : « Car l'air au commencement n'aide point le mouve-
ment, sinon que bien peu; par succession de temps, le mou-
vement naturel de l'air, comme il est mouvé, est fait plus
valide; pourquoi par lui mesme il est nécessaire la célérité
du mouvement estre augmentée. »
Cette action accélératrice de l'air ébranlé, Cardan l'a étudiée
à plusieurs reprises ; dans un de ses derniers ouvrages, YOpus
novum de proportionibus2 , il la décompose, comme Léonard
l'avait fait avant lui, en deux autres actions : Une traction de
l'air chassé à l'avant du mobile et une impulsion du fluide
qui vient, en tourbillonnant, occuper la place que le projectile
laisse vide derrière lui. « Il résulte évidemment de là qu'en
tout mouvement soit naturel, soit violent, il se fait un certain
accroissement de vitesse depuis le début du mouvement
jusqu'à un certain instant. C'est pourquoi les machines de
guerre de tout genre exigent une certaine distance pour que
leur coup atteigne sa plus grande violence. » C'est donc à
l'action accélératrice de l'air que l'on doit attribuer3 la vitesse
croissante du mouvement naturel par lequel un grave tombe
à terre :
« Tout mouvement naturel, accompli en un milieu homogène,
est plus fort à la fin qu'au commencement; il en est au contraire
du mouvement violent.
» En effet, d'après ce qui précède, le mouvement naturel est
sans cesse accru par l'action du milieu ; d'autre part, la cause
1. Cardan, loc. cit., fol. 48, verso.
2. Hieronymi Cardani Mediolanensis, civisque Bononiensis, philosophi, medici
et mathematici clarissimi, Opus novum de proportionibus numerorum, motuum, pon-
derum, sonorum, aliarumque rerum mensurandarum, non solum geometrico more
stabilitum, sed etiam variis experimentis et observationibus rerum in natura, solerti
demonstratione illustratum, ad multipliées usus accommodatum, et in V libros digestum;
Basileae, ex officina Henricpetrina, Anno Salutis MDLXX, Mense Martio. Lib. V,
prop. XXX.
3. Cardani Opus novum de proportionibus, lib. V, prop. XXXI.
i..\ TRADITION m BUBIDAN BT LA SCIENCE ITALIENNE AU XVI1 BIBCLI |g i
qui meut est perpétuelle, elle découle d'un principe éternel;
d'apirs ce que nous avons dit, elle meut uniformément; ce
mouvemenl deviendra donc à la fin plus rapide <pTM n'est en
aucune autre partie <le sa durée. Au contraire, dans le mouve-
ment violent, lorsque le mobile approche du but, cette force
qui meut le projectile prend nécessairement lin; elle est sur-
passée par la force naturelle qui meut en sens contraire; avant
donc que le mouvement ne cesse entièrement, il devient, en
sa partie finale, extrêmement lent. »
Ce que Cardan, en YOpus novum de proporlionibus, explique
clairement au sujet de l'accélération du mouvement naturel
permet d'interpréter un passage assez obscur que nous lisons
au De subtilitate; en ce passage, il s'agit de déterminer1 « La
cause pourquoi une navire est menée tant légèrement des voiles. . .
Car à peine cette navire est mouvée du commencement.
Pourtant Aristoteles aurait quelque doute, qui estime que les
mouvemens violens sont diminués vers la fin. Il est manifeste
que le mouvement de la navire est rendu toujours plus léger
par vent égal... Le mouvement n'est-il point toujours, ainsi
seulement jusqu'à certain limite? Il est jà connu qu'il est
augmenté dès le commencement. Mais la cause en est, pour-
ceque quand ce qui mouve cesse, le mouvement violent,
comme j'ai dit, est augmenté; il sera donc d'autant plus
augmenté quand la cause qui mouve demeure. »
En son De rerum natura dont la première édition fut impri-
mée à Rome en i555, Bernardino Telesio professe une Dyna-
mique qui est assez semblable à celle de Cardan, partant
à celle de Léonard de Vinci.
Telesio expose2 l'explication qu'Aristote donne du mouve-
ment des projectiles; il ajoute tout aussitôt : « C'est une raison
vaine et qui repose sur un fondement entièrement faux; les
i. Les livres de Hiérome Cardanus, médecin Milannois, intitulés de la Subtilité et
subtiles inventions, traduis de latin en françois par Richard le Blanc; Paris, Charles
l'Angelier, 1 556, fol. 335. Ce passage n'est pas dans la première édition du De subtilitate,
parue en i55i; il fut introduit dans la seconde édition, imprimée en 1 554, sur
laquelle fut faite la traduction de Richard le Blanc.
2. Bernardini Telesii Cosentini De Rerum Natura iuxta propria principia, Liber
Primus, et Secundus, denuo editi. Neapoli, apud Iosephum Caccium. Anno MDLXX.
Liber primus, cap. liù : Cur gravium ad inferna motus assidue magis concitetur,
Peripateticorum nulli satis explicatum est; éd. cit., fol. 32, verso.
p. duhem. i3
194 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
corps qui sont projetés violemment, en effet, semblent mus
non pas, comme il plaît à Aristote de le soutenir, par l'air qui
les pousse en avant, mais bien par une vis impressa. » Si la
théorie du Stagirite était exacte, « tout corps mû par violence
se mouvrait éternellement; une petite quantité d'air est
suffisante, au gré d' Aristote, pour faire monter une pierre ;
à plus forte raison en pourrait elle faire autant lorsqu'elle est
devenue beaucoup plus considérable. Il n'en sera pas de
même si ces corps sont mus par une vis impressa, par un
motus inditas ; plus ils s'éloigneront du moteur qui les a lancés,
plus s'affaiblira d'une manière continue le mouvement de ces
projectiles ; par cet éloignement, en effet, la vis impressa, le
motus inditus s'affaiblissent et languissent de plus en plus. »
S'il demande à Yimpetus l'explication du mouvement des
projectiles, Telesio ne lui attribue aucunement l'accélération
de la chute des graves; de la théorie qui lui donne ce rôle,
il ne souffle mot. Quant aux diverses autres raisons qui ont été
données du même phénomène, il les passe en revue el les
trouve insuffisantes; celle qu'il propose comme nouvelle a de
grandes analogies avec celle que Tartaglia a donnée en sa Nova
scientia, avec celle aussi au sujet de laquelle Gontarini suspen-
dait son jugement :
« La cause pour laquelle la chute des graves n'est pas uni-
forme1, pour laquelle elle va s'accélérant d'une manière
continue, tous les Péripatéticicns l'ont recherchée avec grande
anxiété; mais, jusqu'ici, il ne paraît pas qu'ils aient pu rendre
raison de ce fait. Cette raison semble se manifester très claire-
ment à l'aide des principes que nous avons exposés. La nature
propre du grave reçoit son immobilité de son lieu propre, qui
est la Terre, et de l'universalité abstraite qui lui convient ;
mais le lieu qui lui est absolument opposé, le contact de corps
qui lui sont étrangers et qui l'ont en haine, confèrent à cette
nature une certaine force; elle se précipite alors vers son lieu
propre, vers les corps qui lui sont apparentés; elle tombe
d'autant plus rapidement que ces corps étrangers, qui la
haïssent et la rebutent, accélèrent continuellement son mouve-
1. Bcrnardino Telcsio> loc. cit.; éd. cit., fol. 33, recto.
LA TRADITION m BURlDAtt ET LA SCIENCE ITALIENNE au xvi su -i i. 196
ment afin qu'elle jouisse le plus vite possible de L'immobilité
au sein des corps <|ui lui sont apparentés. »
Tartaglia et Cardan sont vraiment, en Dynamique, disciples
de Léonard de Vinci; Tclesio se rapproche du grand peintre
en ce qu'il attribue à un impetus imprimé au projectile la conti-
nuation du mouvement de celui-ci, tandis qu'il n'invoque pas
cet impetus pour expliquer l'accélération de la chute des graves.
Les physiciens qui acce[)taient, à ce sujet, la doctrine des
Parisiens, étaient assurément fort rares, en Italie, au déhut du
xvi' siècle.
Il serait peut-être téméraire de prendre pour une adhésion
formelle à cette doctrine l'allusion que fait Maurolycus à
Y impetus créé par le poids. En sa Cosmographia, qu'il acheva
le 21 octobre i535, mais qu'il publia seulement en i543, le
savant abbé de Messine insère le dialogue suivant1 :
« Antimaque : Si les graves disposaient d'un chemin qui leur
permît d'accéder au centre, de quelque endroit qu'on les laissât
tomber, ils concourraient en ce point.
» Nigomède : Sans doute, mais je vais vous éprouver à l'aide
de cette question : Faites que la terre soit percée de part en
part, comme pourrait l'être une boule de bois, d'un trou
passant par le centre; dans ce trou, laissez tomber une lourde
pierre; jusqu'où pensez- vous qu'elle ira ?
» Antimaque : Ne sera-ce point au centre ?
» Nicomède : C'est précisément ce que dirait un homme qui
ne connaîtrait pas à fond cette matière. Mais sachez que cette
pierre, ainsi abandonnée à elle-même, ne s'arrêterait pas tout
d'abord au centre. Emportée par Y impetus du poids, elle
dépasserait le centre d'une certaine longueur et monterait vers
l'hémisphère opposé; elle retomberait alors et, de nouveau,
dépasserait le centre, remontant au delà d'une longueur
moindre que la précédente; elle irait et reviendrait ainsi, sui-
1. Cosmographia Francisci Maurolyci Messanensis Siculi, In très dialogos distincta :
in quibus de forma, situ, numeroque tam cœlorum quam elementorum, aiiisque rébus ad
astronornica rudimenta spectantibus satis disseritur. Ad Reverendiss . Cardinalem
Bembum. Venetiis MDXXXXIII. In fine : Completum opus Messanae in freto siculo
die Jovis XXI Octobris Vllll indictionis anno salutis MDXXXV. quo die Carolus V
Cresar ab africana expeditione reversus Messanam venit. Venetiis apud haeredes Luca?'
antonii luntae Florentini mense lanuario MDXL1II. Dialog. I, pp. i5-iG.
196 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
vant un trajet qui décroîtrait sans cesse, tandis que ïimpetus
s'affaiblirait peu à peu, jusqu'au moment où elle se reposerait
au centre. De même, un plomb suspendu par un fil que Ton
a écarté de la position verticale ne revient pas immédiatement
à cette position; il la dépasse, tout d'abord, d'un certain écart,
puis il va et revient un certain nombre de fois; chaque fois, la
force qui le meut est plus faible et l'écart plus petit; il finit par
demeurer en repos dans la position verticale.
» Antimaque : Vous avez raisonné d'une manière très péné-
trante et vous appuyez votre spéculation d'un exemple fort
bien adapté. Je me souviens maintenant qu'en ses Colloques,
Érasme de Rotterdam propose la même question. »
Maurolycus se souvenait, sans doute, d'avoir lu cette ques-
tion en un autre écrit que les Colloquia d'Érasme. Le dialogue
où il nous la présente est tout rempli de considérations sur le
centre de gravité de la terre et sur la convergence des verticales
qui sont empruntées au De Cœlo d'Albert de Saxe. Mais si un
érudit italien pouvait sans honte, en i535, faire allusion aux
écrits de Didier Érasme, eût-il pu, sans rougir, avouer qu'il
demandait ses inspirations à un traité composé, au xive siècle,
par un scolastique de Paris?
L'année qui vit imprimer la Cosmog raphia de Maurolycus vit
également paraître l'immortel traité de Copernic. Il est piquant
de remarquer que ce traité renfermait lui aussi une brève
allusion à Yimpetas engendré par le poids : « Les corps qui sont
mus vers le haut ou vers le bas, » écrit le chanoine de Thorn1,
« n'accomplissent pas un mouvement simple, uniforme et égal.
En eux, en effet, on ne peut régler la légèreté ou ïimpetus
causé par leur propre poids. Tous les corps qui tombent
éprouvent, au début, un mouvement très lent; puis, en tom-
bant, ils accroissent leur vitesse. »
Les allusions à ïimpetus ponderis que nous avons trouvées en
la Cosmographia de Maurolycus, sans impliquer une adhésion
formelle et complète à la doctrine parisienne de la chute accé-
lérée des graves, nous montrent toutefois que cette doctrine
n'était pas inconnue de l'Abbé de Messine.
i. Nicolai Gopernici De revolutionibus orbium cœlestium libri VI ; lib. I, cap. VIII.
LA TRADITION Dl BURIDAH BT I ^ SCIENCE ITALIENNE ai \\i SIÈCLE lûn
Aiessandro Piccolomini, en s;i Paraphrase aux Questions
mécaniques d'Aristote, dont La première édition esl de I547S
admet nettement cette théorie de Buridan ei d'Albert de Saxe.
Aristote ou L'auteur, quel qu'il soit, des MYj%«vtxi -. wr ;y x
avait déjà comparé', en un corps qui tombe, La gravité (jâapoç)
et le mouvement (©cpà ou kévyjwç); très vaguement d'ailleurs, il
avait paru indiquer que le mouvement peut s'ajouter au poids
et l'accroître; ce sont ces pensées llottantes et indécises que
Piccolomini, en sa Paraphrase, interprète à l'aide de la doctrine
parisienne; cette doctrine, d'ailleurs, il se garde bien d'en
nommer les auteurs; à la façon dont elle est présentée par lui,
on la croirait issue de la Science hellène.
Cette doctrine il l'expose, en même temps que toute sa
théorie du mouvement violent, dans son XXXVIIe Chapitre,
consacré à l'examen de la trente-deuxième question d'Aristote.
« Il faut remarquer, » écrit Piccolomini, « qu'il y a deux
sortes de pesanteurs : l'une qui a sa source dans la nature
même du corps; l'autre, superficielle, que les Grecs nomment
ImiroXatav. Celle-ci n'est point autre chose qu'un certain impetus
non permanent qui peut, ou bien s'acquérir dans le corps
même mû par sa propre tendance (qui vel acquiritur in re ipsa
ex suo nutu mota), ou bien être imprimé par un moteur mou-
vant violemment.
» En effet, lorsqu'une pierre tend vers le bas, elle devient
sans cesse plus rapide, parce que sans cesse, par suite du
mouvement, elle acquiert une plus grande pesanteur (j'entends
parler de la pesanteur superficielle)...
» De même, lorsqu'une pierre est projetée violemment, elle
reçoit une certaine gravité ou une certaine légèreté superfi-
cielle imprimée par ce qui la projette. Ce n'est pas autre chose
qu'un impetus accidentellement acquis, qui meut la pierre
violemment et qui la rend comme mobile d'elle-même, jusqu'à
ce que cet impetus vienne à s'alanguir et à s'évanouir... »
Pas plus pour Piccolomini que pour Léonard de Vinci,
i. Alexandri Piccolominei In mechanicas quaestiones Aristotelis paraphrasis paulo
quidem plenior, ad Nicholaum Ardinghellum Cardinalem amplissimum. Excussum
Romac, apud Antonium Bladum Asulanum, MDXLV1I.
a, Aristote, M*)xavixà upop)>^p.aTa, XVIII et XX (éd, Didot, t. IV, pp. 64 et 65).
ig8 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Yimpetus n'est, de soi, perpétuel : « Cette pesanteur ou légèreté
superficielle ne saurait devenir durable ni parfaite, car la forme
substantielle du corps qui la subit, à savoir, la pesanteur ou
légèreté qui est naturelle à ce corps, s'oppose à ce qu'elle s'im-
prime parfaitement et profondément. »
Ce qui affaiblit Yimpetus et finit par le tuer, ce n'est pas
seulement la résistance des obstacles extérieurs, c'est la gravité
naturelle : « La vertu impulsive prend fin, ce qui peut arriver
soit par la résistance de quelque objet qui repousse le mobile,
soit par la tendance du mobile lui-même, effort qui résulte de
sa propre nature et qui devient plus puissant que cette gravité
ou légèreté superficielle.
« Aussitôt que la véritable pesanteur surpasse, par la puis-
sance de son effort, Yimpetus que le moteur a imprimé dans la
pierre, celle-ci cesse de se mouvoir violemment et, par son
mouvement propre, elle tend en bas1. »
La Dynamique des Parisiens , presque universellement
ignorée des Italiens, va se rappeler à leur attention sous une
forme qui ne sera exempte ni de violence, ni d'amertume; c'est
un Italien émigré en France, Jules-César Scaliger, qui en sera
le porte-parole; par la voix de Scaliger, elle opposera ses théo-
ries nettes et cohérentes aux indécisions et aux contradictions
de Cardan.
En i557, Jules -César Scaliger publie2, du De Subtititate de
Cardan, qui trouvait en France une vogue extrême et que
Richard Le Blanc venait de traduire en français, une critique
des plus vives ; cette critique, que Scaliger donne comme for-
mant le XVe livre de ses Exotericx exercitaiiones, est intitulée :
De Subtititate ad Hieronymum Cardanum. Comme l'ouvrage dont
il donnait la plus malveillante des critiques, l'écrit de Jules-
César Scaliger fut extrêmement lu3.
Scaliger est un admirateur fanatique des maîtres de l'Ecole
1. Piccolomini, loc. cit.; cf.: cap. XXXVIII, quaest. trigesimatertia.
a. Julii Cœsaris Scaligeri Exotericarum exercitationum liber XV. De Subtilitate ad
Hieronymum Cardanum. Lutetiae, apud Vascosanum, MDLVII.
3. Outre la première édition : Lutotia^, apud Vascosanum, i557, nous avons eu
entre les mains les éditions suivantes : Francofurti, apud A. VVechelum, 1G01 ; Fran-
cofurti, apud A. Wechelum, 1612; Lugduni, apud A. de Harsy, 161 5.
LA TRADITION DE BURIDAN ET LA SCIBNCl iimiinm m wi SIECLE 19g
parisienne; un»' citation nous donnera la mesure de cette
admiration extraordinaire.
Au \\ I livre De l<t Subtilité, Cardan avait eu l'idée ass<v
naïve de ranger les génies par ordre de grandeur décroissante.
Il avait attribué le premier rang à Archimède, en invoquant
comme raison de ectte préférence, les inventions mécaniques
du Géomètre syracusain. Le second rang était réservé à \ ii s
tote. Euclide venait au troisième; Jean Duns Scot occupait le
quatrième ; le cinquième était accordé à Suiseth le Calculateur,
dont Cardan faisait un Ecossais du prénom de Jean; notre
médecin milanais regardait, d'ailleurs, ces trois hommes,
Euclide, Duns Scot, Suiseth, comme ayant possédé un égal
génie; l'ancienneté plus ou moins grande du temps où ils
vécurent déterminait seule entre eux un ordre de préséance.
Plus bas en l'échelle de l'intelligence humaine, Cardan plaçait
•Apollonius de Perge, Archytas de Tarente, et une foule d'autres
génies.
La prééminence accordée à Archimède révolte la raison de
Jules-César Scaliger1 :
« Tu as donné à un simple artisan le pas sur Aristote qui,
d'ailleurs, ne fut pas moins savant que lui en ces mêmes arts
mécaniques; sur Jean de Duns Scot, qui fut comme la lime de
la vérité; sur Jean Suiseth le Calculateur, qui a presque
dépassé la mesure imposée à l'intelligence humaine ! Tu as
passé sous silence Ockam, dont le génie a renversé tous les
génies passés, qui, à des folies que l'on n'avait pu vaincre
jusqu'à lui, à cause de leur insaisissable subtilité, opposa les
arguments nouveaux qu'il avait fabriqués et mis en forme !
Tu as placé Euclide après Archimède, le flambeau après la
lanterne ! Il semble que tu sois emporté par le tourbillon et la
tempête de ton mauvais génie; ce c'est pas toi qui le tiens en
bride, c'est lui qui te donne de l'éperon! »
, Celui qui prise si haut Guillaume d'Ockam et Suiseth le
Calculateur va professer la Dynamique des Parisiens, et nous
n'en serons point étonnés.
1. Julii Caesaris Scaligeri Op. cit., exercitatio CCGXXIV : Sapientum census.
200 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
Nous trouvons, en effet, en l'ouvrage de Jules-César Scaliger i
une exposition et une réfutation très étendues des diverses
théories qui attribuent à l'air la persistance du mouvement
des projectiles.
a Qu'une telle raison soit sans valeur, voici, dit notre auteur,
une démonstration qui le mettra suffisamment en évidence :
» Soit une légère planchette, en laquelle un disque a été
découpé à l'aide du tour ou d'un compas tranchant; supposons
que ce disque puisse tourner dans la cavité circulaire sans
frotter contre les bords. La planchette étant fixée verticalement
quelque part, percez le disque à l'aide d'un axe muni d'une
manivelle ; faites reposer sur deux fourchettes les extrémités
de cet axe. Après avoir lancé ce disque circulaire, vous verrez
manifestement que ce disque, une fois le moteur écarté, con-
tinue à tourner en la cavité circulaire, bien qu'aucun air ne le
pousse. En ce mouvement de rotation, en effet, le mobile ne
laisse derrière lui aucun lieu que l'air puisse venir remplir.
D'ailleurs, l'air qui se trouve entre le disque et la planchette
est en si petite quantité qu'il est incapable d'exercer aucune
force propre à entretenir le mouvement considéré. Le contour
du disque, parfaitement lisse et poli, ne peut ressentir aucune
impulsion par l'effet de l'agitation de l'air ambiant. »
En cette réfutation expérimentale des théories péripatéti-
ciennes, nous retrouvons la trace des discussions si clairement
et si fermement menées par Jean Buridan.
Ce n'est pas l'air ébranlé qui maintient le projectile en
mouvement. Qu'est-ce donc?
A la cause qui entretient ce mouvement, Scaliger ne donne
pas le nom à' impelas; il l'appelle motion, motio; mais ce chan-
gement de dénomination n'influe pas sur le contenu même de
l'idée; la motio qu'il considère est identique à Vimpelus de Jean
Buridan et d'Albert de Saxe: « La motio est une forme qui est
imprimée dans le mobile et qui s'y peut conserver lors même
que le moteur primitif est écarté. Je dis: le moteur primitif,
celui qui a fait pénétrer cette forme dans le mobile; car il n'est
i. Julii Caesaris Scaligeri Op. cit., exerçitatio XXVIII : De motu projectorum,
Motus violentus quis,
LA TRADITION DE BURIDAN BT LA SCIENCE ITALIENNE LU VTV BIE< LI SOI
pas nécessaire que la (anse efficiente persiste à coexister à son
effet. »
Cette forme se fatigue1 et périt avec le temps, pane qu'elle
est hors de la nature des éléments en lesquels (die est Imprimée.
Ces doctrines sont communes à un grand nombre de physi
ciens du xvie siècle. Mais voici un passage9 <>ù Scaliger marque
clairement, au sujet du mouvement accéléré qu'engendre un
moteur constant, l'idée que Piccolomini avait seulement l'ait
entrevoir à son lecteur:
« Les corps pesants, une pierre par exemple, n'ont rien qui
favorise la mise en mouvement; ils y sont, au contraire, tout
à fait opposés. La pierre que l'on met en mouvement sur un
plan horizontal ne se meut pas de mouvement naturel...
Pourquoi donc la pierre se meut-elle plus aisément après que
le mouvement a commencé? Parce que, conformément à ce
que nous avons dit ci-dessus au sujet du mouvement des pro-
jectiles, la pierre a déjà reçu l'impression du mouvement. A
une première part du mouvement en succède une seconde; et,
toutefois, la première demeure. En sorte que, bien qu'un seul
moteur exerce son action, les mouvements qu'il imprime en
cette succession continue sont multiples. Car la première impul-
sion est gardée par la seconde, et la seconde par la troisième. »
Bien que Scaliger ait fort clairement exposé la théorie pari-
sienne de la chute accélérée des graves, il s'en faut qu'il soit
parvenu à la faire communément recevoir en Italie ; il n'a
même pas pu convaincre Cardan.
Lorsqu'en i56o, Cardan publie la troisième édition de son
De Subtilitate$, il y joint une Apologie contre un calomniateur^,
apologie destinée à répondre aux critiques de Scaliger.
i. Julii Caesaris Scaligeri Op. cit., exercitatio LXXVI : Quare sidéra motu non
frapguntur. Quare non fatigant motores suos.
■i. Julii CsBsaris Scaligeri Op. cit., exercitatio LXXVI1 : Quamobrem mota rota
i'acilius moveatur postea.
3. Hieronymi Gardani Mediolanensis medici de Subtilitate libri XXI. Ab authorc
plusquam mille locis illustrati, nonnullis etiam cum additionibus. Addita insuper Apologia
advenus calumniatorem, qua vis horum librorum aperitur. Basileae. In fine : Basilea?, ex
ofïicina Petrina, anno MDLX. Mense Martio.
'». Hieronymi Gardani Mediolanensis medici In calumniatorem librorum de Subtili-
tate actio prima ad Francisçum Ahundium, S, Abundii Commendatarium perpetuum. Éd.
cit., pp. 13 05 seqtj.
202 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
La riposte n'est pas moins vive que l'attaque. Pour affubler
Scaliger d'un costume qui soit particulièrement déshonoré aux
yeux des Humanistes italiens, Cardan habille son contradicteur
non pas en Parisien, mais en Averroïste 1 . « Que direz-vous de
son jugement?» s'écrie-t-il. «Toutes les fois qu'il veut disputer
de la Philosophie naturelle, il s'appuie aux principes et à l'auto-
rité d'Aristote et d'Averroès ; or, ceux-ci prouvent l'éternité du
Monde, supposition qui enlève au Christ sa divinité et, à tous,
l'espoir d'une juste rémunération des bonnes et des mauvaises
actions. Et après cela, il ose m'accuser d'impiété ! »
Si Cardan accuse Scaliger d'un attachement trop opiniâtre à
l'avis d'Aristote et d'Averroès, il se refuse à partager, envers
les maîtres de l'École nominaliste, la fervente admiration de
son contradicteur2:
« Quel souci un âne peut-il avoir dune lyre, et pourquoi
vanter la marjolaine à des pourceaux? Il admire l'extrême
subtilité d'Ockam et d'Hentisber3 ; ils les place plus haut que
le faîte de l'humanité. Sans doute, ils ont écrit sur tout d'une
manière ingénieuse et claire; mais en eux, l'invention est
nulle; niez-leur une seule proposition, quinze pages vont vous
écraser. Mais comme ces auteurs sont fort bien accommodés
aux disputes des écoles, il sourit à cela et le comble d'éloges.
Il est clair qu'il ne les comprend pas; mais il loue pour se
donner l'air de comprendre. »
Encore qu'il ne partage pas l'avis d'Aristote au sujet du
mouvement des projectiles, Cardan n'épargne pas ses sarcasmes
à l'expérience par laquelle Scaliger a prétendu réfuter cette
théorie4:
« Si soigneusement que cette roue ait été exécutée, il ne voit
pas, tant il est stupide, que la manivelle est entraînée par l'air
en un mouvement de rotation et, avec la manivelle, la roue
elle-même... Il eût mieux fait de la faire tourner sans l'aide de
manivelle, avec le doigt qu'il eût soudainement retiré. »
Quant à l'explication du mouvement accéléré que prend une
i. Hieronymi Cardani Apologia; éd. cit., p. 1268.
2. Hieronymi Cardani Apologia, art. 32&; éd. cit., p. 1412.
3. C'est-à-dire de Guillaume d'Heytesbury, dont Scaliger n'a point parlé.
/j. Hieronymi Cardani Apologia, art. 29; édit. cit., p. i3o/i.
LA TRADITION DE BU RIDAIS 1:1 LA SCIENCE ITALIBNNB il] IVÏ SIECLE ">•>
meule soumise à une action constante, explication <in laquelle
Scaliger n'a fait que suivie L'enseignement de Paris, voici ce
qu'en pense Cardan1: « Il se trompe du tout au tout; ce n'esl
pas seulement celle roue, mais tout mobile, «pii se meut avec
plus de facilité et de rapidité lorsqu'il a déjà pris une certaine
vitesse, et cela, comme nous l'avons enseigné au second livre,
parce que l'air du premier mouvement vient en aide au mouve-
ment suivant. »
Aussi, en 1570, en son Opus novum de proporlio/ilbus, Cardan
persistait-il, nous l'avons vu, à expliquer l'accélération de la
chute des graves par l'impulsion de l'air ébranlé.
Si Scaliger n'a pas converti Cardan, il n'a pas convaincu
davantage Bento Pereira d'embrasser la Dynamique parisienne.
Né à Valence en i535, Bento Pereira' entra de bonne heure
dans la Compagnie de Jésus; il vint alors à Rome où s'écoula
son existence et où il mourut le 6 mars 16 10. C'est à Rome que
Bento Pereira publia, en i562, la première édition de ses quinze
livres sur la Physique3. Cet ouvrage eut une très grande vogue ;
de nombreuses éditions le répandirent en tous lieux^; Galilée,
qui l'avait étudié dans sa jeunesse, le cite en ses premiers
écrits5.
Bento Pereira consacre tout un chapitre6 de son ouvrage à
exposer les diverses explications du mouvement violent des
projectiles; parmi ces explications, il n'a garde d'oublier celle
que soutenait l'École parisienne. « Certains philosophes, »
dit-il, « qui ne sont ni peu nombreux, ni des moindres, mais
nobles entre les premiers, soutiennent ceci : Lorsqu'une pierre
est jetée, par la force et l'impulsion qui la lancent, celui qui la
1. Hieronymi Gardani Apologia, art. 77; éd. cit., p. 1020.
2. Nouvelle Biographie générale publiée par Firmia Didot frères, t. XXXIX, p. 571,
1862.
3. Benedicti Pererii, societatis Jesu, De communibus omnium rerum naturalium prin-
cipiis et ajjectionibus libri quindecim, qui plurimum conferunt, adeos octo libros Aristotelis,
qui de Physico auditu inscribuntur, intellig endos ; Pioma% impensis Venturini Tramezini,
apud Franciscum Zanettum et Bartholomœum Tosium, MDLXII.
k. Outre la première édition, nous avons relevé les suivantes: Roma>, 1076;
Parisiis, 1579; Romœ, i585; Venetiis, 1609.
5. Le opère di Galileo Galilei ristampate fedelmente sopra la edizione nationale, vol. I,
Juvenilia; Firenze, 1890; pp. 2/i, 35, i/|5, 3i8, &11.
6. Benedicti Pererii Op. cit., lib. XIV, cap. IV : De caussa motus violenti eorum
qui projiciuntur.
204 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
met en mouvement imprime en elle une certaine vertu
motrice qui demeure inhérente à cette pierre et qui continue
à la mouvoir après qu'elle s'est séparée de celui qui l'a pro-
jetée. » Notre auteur fait connaître les principaux arguments
dont se prévaut cette opinion et, à cette occasion, il cite les
Exercilationes de Scaliger. Mais, tout aussitôt, un nouveau et
long chapitre vient réfuter1 cette théorie et sauver l'opinion
péripatéticienne.
L'explication parisienne de la chute accélérée des graves est
moins heureuse que la théorie de Yimpetus; Bento Pereira ne
l'honore même pas d'une mention.
Au sujet de cette chute accélérée, notre auteur expose avec
beaucoup de soin3 les diverses hypothèses antiques que
Simplicius nous a conservées; il y joint la supposition qui
attribue cette accélération à l'impulsion de l'air ébranlé à
l'arrière du projectile, supposition au sujet de laquelle il cite
Walter Burley et Gontarini. « Ce dernier avis, » ajoute-t-il,
« me paraît être le plus probable. En premier lieu, les autres
opinions se trouvent réfutées par des raisons manifestes et
nécessaires, tandis qu'à l'encontre de celle-ci, on ne saurait
même imaginer quelque argument probable. En second lieu,
cette explication ne suppose rien qui ne s'accorde parfai-
tement avec la raison et l'expérience, rien qui ne soit tiré de
la nature même des choses. En cette opinion, plus qu'en toute
autre, mon esprit se complaît, en celle-là seule il goûte un
profond repos. »
Bento Pereira est de l'École des Contarini et des Vicomer-
cati ; en cette École, la Dynamique parisienne est tenue pour
nulle et non avenue; ou bien, si l'on en tient quelque compte,
c'est pour en réfuter les assertions.
De cette École sont aussi Césalpin et Borro.
En ses Quxstiones peripateticœ, dont la première édition
parut à Florence en i56(), André Césalpin ne dit que quelques
i. Benedicti Pererii Op. cit., lib. XIV, cap. V: Refellitur opinio faciens caussam
motus projectorum, virtutem quandam impressam projectis.
a. Benedicti Pererii Op. cit., lib. XIV, cap. III : Tractatur secunda divisio motus
in naturalem et violentum,
LA TRADITION DE BURÏDAfl BT LA SCIENCE ITALIENNE ai; xvf mi ui |o5
mots1 du mouvement des projectiles; m.iis ces quelques mots
sont une adhésion formelle à la théorie d'Aristote .
Girolamo Borro était d'Arezzo, comme Gésalpin. En 1676, il
publia un traité assez volumineux consacré en entier .ni iiidii-
veinent des graves5. \u début de ce traité, Borro donne la liste
des « noms des anciens philosophes dont les Opinions sont,
en ce livre, soit admises, soit réfutées. » Cinquante noms de
sa^cs grecs ou latins, parmi lesquels on trouve même ceux
d'Homère et d'Orphée, sont accompagnés des noms de quatre
philosophes arahes: Algazcl (Al (Jazali), Avempace (Ibn Badja),
Averroès et Avicenne ; mais pas un philosophe chrétien
n'obtient même l'honneur d'une citation.
Ce mépris, poussé jusqu'à l'oubli absolu, de la Science
chrétienne occidentale, de ce colossal mouvement intellectuel
1. Andreae Gaesalpini Aretini medici clarissimi, atque philosophi subtilissimi
peritissimique Peripateticarum Qusestionum libri quinque. Ad Potentissimum et fœlicis-
simum Franciscum Medicen Florentiae Et Senarum Principem. Cum Privilegiis. Venetiis,
Apud Iuntas. MDLXXI. Lib. IV, qurcst. I, fol. 70, recto et verso. — Nous n'avons pu
consulter la première édition de cet ouvrage.
3. Nous avons vu Buridan admettre que Vimpetus d'un corps, mû avec une vitesse
donnée, était proportionnel à la quantité de matière première de ce corps; cette pro-
position, il la tirait de ce principe : Receptio omnium formarum et dispos itionum natura-
lium est in materia et ratione materise. Nous avons cherché à montrer que la quantité de
matière première considérée ici par Buridan était, du moins dans le cas des corps
graves, le produit du volume par une quantité proportionnelle au poids spécifique,
qu'elle était donc identique à la quantité de matière ou masse définie par Newton.
Que telle soit bien l'idée attachée par les Scolastiques à ces mots : quantité de
matière, nous en trouvons la preuve singulièrement nette en une question examinée
par Césalpin (lib. IV, quaest. II; éd. cit., fol. 71, verso, à fol. 7/i, verso), question
dont le titre est précisément: Omnem virtutis intensionem remissionemque ex mater iœ
quantitate provenir e. « Une vertu,» dit Césalpin (fol. 72. recto), « n'est pas mesurée par
le volume ou l'étendue de la masse, mais parla quantité de matière; celle-ci, en effet,
étant par elle-même indéterminée, peut tantôt se reserrer en des bornes plus étroites,
et tantôt s'étendre en un plus ample volume... Tous les corps qui se portent simple-
ment vers le centre (fol. 74, verso), c'est-à-dire tous les corps qui sont simplement
graves [ceux qui ne sont pas formés par la mixtion d'un ou plusieurs éléments
graves avec un élément léger], tous ces corps, dis-je, sont plus graves les uns que
les autres à cause de la quantité de matière qu'ils renferment; le plomb est plus
lourd que la pierre parce qu'en ce plomb il y a plus de matière grave qu'en une
pierre de même volume ; il est, en effet, plus dense. On peut comparer également
entre eux des graves d'espèces différentes [des solides, des liquides, des gaz], de l'eau
et de la terre par exemple, mais en un lieu, tel que l'air, où ils sont graves tous
deux ; il est encore vrai que le plus grave est celui où se trouve le plus de matière. »
Cette quantité de matière demeure, d'ailleurs, invariable en toutes les transfor-
mations que les corps graves peuvent éprouver : « Si une poignée d'eau se transforme
en dix poignées d'air, il y aura même vertu en dix volumes d'air qu'en un volume
d'eau, car de part et d'autre il y aura une égale portion de matière » (fol. 7a, recto).
3. Hieronymus Borrius Arretinus De Motu Gravium, et Levium. Ad Franciscum
Medicem Magnum Etrurias Ducem II. Florentiae, In Officina Georgii Marescotti.
MDLXXVI.
2o6 ÉTUDES SUR LEONARD t>E VINCI
qui a reçu le nom de Scolastique est la marque propre de
l'Averroïsme italien. Que Borro soit un fervent averroïste, il
l'affirme à chaque page de son écrit. Le nom d'Averroès s'y
présente auréolé des épithètes les plus flatteuses. « Averroes,
omni génère laudis abundans philosophus . . . J . » « Philosophas
nunquam satis laudatus Averroes...2. » « Averroes divinissime pro-
bavit...*.» Toute la doctrine de notre auteur peut se résumer
en ces termes : Aristote est infaillible; Averroes est le défen-
seur jaloux et autorisé de cette infaillibilité. D'ailleurs, ce
résumé de sa pensée, c'est Borro lui-même qui nous le
fournit4 : « Averroes, qui in Aristotelem erroris notam, nec levissi-
mam illam quidem, ab alio quovis inuri non patitur, sed eundem
ab omni injuria nunquam non vindicat, ne in hac parte indefensus
relinquatur. . ., ait. . . »
Ce n'est pas en un tel écrit, assurément, que nous verrons
triompher les doctrines dynamiques des Parisiens ; en fait, à
ces doctrines Borro n'accorde même pas la plus légère allu-
sion ; tout ce que les Nominalistes ont pu dire au sujet du
mouvement des projectiles ou de la chute des graves n'existe
aucunement pour lui; évidemment, il est convaincu qu'entre
Averroes et lui, l'humanité a cessé de penser.
Ce qui maintient le projectile en mouvement, c'est, bien
entendu, pour Borro5 comme pour Aristote, l'air dont l'ébran-
lement se propage au-devant du mobile. Le physicien
d'Arezzo ne paraît pas même se douter que cette absurde expli-
cation ait été cent fois réfutée.
L'ébranlement du milieu joue aussi son rôle en l'accélération
du mouvement naturel6, Borro expose7 les diverses expli-
cations qui ont été proposées en vue de rendre compte de
î. Girolamo Borro, Op. cit., p. 5i.
i. Girolamo Borro, Op. cit., p. 184.
3. Girolamo Borro, Op. cit., Index, indication de la question traitée à la
page iSlt.
4. Girolamo Borro, Op. cit., pars III, cap. XXV : Demonstratio, quam Aristoteles
libro septimo Physicorum literis consignavit, ad veritatis trutinam examinatur;
p. 371.
5. Girolamo Borro, Op. cit., pars III, cap. XIII : Quomodo elementorum motus
a medio pendeat; pp. 234-235.
6. Girolamo Borro, Op. cit., pars III, cap. XIII: Quomodo elementorum motus
a medio pendeat.
7. Girolamo Borro, Op. cit., pars III, capp. XIV, XV et XVI.
LA TRADITION DE BURIDAN BT LA SCIENCE ITALIENNE au xvi' BIECLE ">;
cette accélération; en cette exposition, cela % ; i «le soi, il n'est
fait aucune allusion à La théorie des Parisiens; notre auteur
résume en ces termes1 L'opinion qu'il adopte :
« La gravité ou la Légèreté des éléments est accrue par le
plus grand nombre des parties du milieu qui se précipitent à
lanière du mobile; par la moindre résistance du milieu à la
lin du mouvement; par la plus forte impulsion de l'air qui
suit le mobile; par la perfection que les corps graves ou légers
acquièrent, d'autant plus complète qu'ils s'approchent davan-
tage de leurs lieux naturels. L'accroissement que la gravité
ou la légèreté reçoit vers la lin du mouvement accroît ce
mouvement et le rend plus rapide. »
Que l'on ait, plus de deux siècles après Jean Buridan et
Albert de Saxe, écrit à Rome, à Florence, des livres comme
ceux de Bento Pereira, d'André Gésalpin, de Girolamo Borro;
que l'absurde théorie du mouvement des projectiles, proposée
par Aristote, ait pu être regardée comme sauve de toutes les
objections qui lui avaient été faites ; bien plus, qu'elle ait été
traitée comme une doctrine incontestée et incontestable, c'est
un fait bien digne d'arrêter l'attention; il donne la mesure
de l'opiniâtre résistance que le Péripatétisme italien savait
opposer à la pénétration de toute idée nouvelle. Cette même
résistance, nous la constatons, d'ailleurs, chez des hommes de
situations fort diverses : un Jésuite dont la doctrine religieuse
est des plus orthodoxes; un médecin, professeur d'Université,
qui donne fort dans le Panthéisme averroïste ; un philosophe,
non moins grand admirateur d'Averroès, mais étranger aux
Universités; un peu plus tôt, nous l'avions constatée à la fois
chez un Vénitien, prince de l'Église, comme Gaspard Gontarini,
et chez un humaniste milanais comme Vicomercati. L'état
d'esprit qu'elle caractérise est assurément très général en
l'Italie du xvie siècle.
En dépit de cette résistance, les principes que les Parisiens
avaient donnés à l'étude de la Dynamique parvenaient quel-
i. Girolamo Borro, Op. cit., pars III, cap. XVI: Quae sint verae Peripateticorum
causae, propter quas ca, quœ natura moventur, velocius in fine, quam in principio
moveantur ; p. 24^.
208 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
quefois à s'insinuer en la Science italienne; vers le milieu du
xvie siècle, nous les avons vus se glisser parmi les écrits
d'Àlessandro Piccolomini; durant le dernier quart de ce
même siècle, nous allons les retrouver dans l'œuvre de
Bernardino Baldi, dans celle de Gianbattista Benedetti.
C'est en i582 que Bernardino Baldi avait rédigé ses Exercices
sur les Questions mécaniques (TAristote. Cet écrit fut imprimé
seulement en 162 1, vingt-huit ans après la mort de l'auteur.
Nous avons étudié autrefois les Exercilationes composées par
l'abbé de Guastalla; nous y avons signalé1 la marque particu-
lièrement reconnaissable du Vinci; nous avons dit également2
comment certaines idées que Baldi tenait de Léonard avaient
attiré l'attention de Mersenne et provoqué Boberval et Descartes
à d'importantes découvertes.
Si Baldi dissimule l'influence qu'il a éprouvée de la part du
Vinci, il avoue celle qu'Alessandro Piccolomini a exercée sur
lui. C'est en une question3 où se trouve citée avec éloge la
Paraphrase de Piccolomini que nous lisons ce passage :
« Les projectiles cessent de se mouvoir parce que l'impres-
sion dont Yimpelus et la vertu les portent n'est point une pro-
jection naturelle ; elle est purement accidentelle et violente ; or,
rien de ce qui est accidentel et violent, rien de ce qui est non
naturel, ne saurait être perpétuel. Cette impression accidentelle
prend donc fin; tandis qu'elle cesse peu à peu, le mouvement
du projectile s'alanguit et le corps parvient enfin au repos. »
Baldi n'attribue pas seulement à ïimpetus la continuation
du mouvement des projectiles; avec les Parisiens et avec
Piccolomini, il attribue ^ l'accélération de la chute des graves
à un continuel accroissement de cet impetus.
1. Léonard de Vinci et Bernardino Baldi (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a
lus et ceux qui l'ont lu, III ; première série, pp. 89, seqq.).
2. Bernardino Baldi, Boberval et Descartes (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a
lus et ceux qui l'ont lu, IV; première série, pp. 127, seqq.).
3. Bernardini Baldi Urbinatis Guastallae Abbatis In Mechanica Aristotelis proble-
mata exercilationes : adjecta succincta narralione de autoris vita et scriptis. Moguntiae,
Typis et Sumptibus Viduœ Joannis Albini. MDCXXI. Quajst. XXXII : Quaeritur hic,
cur ea quae projiciuntur, cessent a latione? P. 279.
4- Bernardino Baldi, Op. cit., quaest. XXXI : Cur facilius moveatur commolum
quam manens, veluti currus commotos citius agitant, quam moveri incipientes?
Hoc quaeritur. Pp. ^78-279.
LA TRADITION DE BURIDAII BT LA BC1BNCE ITALIENS! \i Vf] BIBCL1 '"><>
« Par là se résout celle question < | n i est tenue, parmi i
physiciens, pour très difficile : Pourquoi, dans le mouvement
naturel, la vitesse est elle constamment accrue? [ci, en effet,
c'est la nature qui meut; eoinine elle est inséparable du
mobile, elle le presse continuellement, d'abord lentement,
puis, pour la cause que nous axons dite, de plus en plus
rapidement. Le mouvement donc est produit dans le mouve-
ment même; et comme ce mouvement se trouve toujours
accru à la fois par le moteur et par le mouvement, il progresse
à l'infini. Personne, je pense, ne niera que la cause de cette
accélération ne soit celle-là, à savoir que la puissance mou-
vante meut le mobile alors que celui-ci est déjà en mouvement.
En effet, le corps mû acquiert une certaine pesanteur acciden-
telle; et comme cette pesanteur est accrue par le mouvement,
elle rend ce mouvement plus facile et plus rapide. »
Nous avons dit ailleurs1 comment Baldi avait étendu cette
explication à la prétendue accélération qu'un projectile éprou-
verait au début de sa course. Nous ne reviendrons pas ici sur
cette théorie.
Il semble bien qu'au passage dont nous venons de donner
la traduction, Baldi identifie la gravité accidentelle au mou-
vement lui-même ; le mouvement y est traité comme une
puissance motrice; et cette opinion, qui est celle qu'Ockam
avait soutenue, semble conforme à la pensée de l'auteur même
des Questions mécaniques.
Précisant cette pensée, Bernardino Baldi n'hésite pas à
regarder non seulement le mouvement comme une puissance
motrice, mais encore le repos comme une puissance résistante.
Quelques lignes avant le passage que nous venons de citer, il
écrit2 : « La résistance de l'objet que l'on fait passer de l'état
de repos à l'état de mouvement est semblable à un certain
mouvement en sens opposé. Le contraire arrive à celui qui
meut un mobile qui se trouve déjà en mouvement; dans ce
cas, il est grandement aidé par le mouvement même du
i. Bernardino Baldi, Roberval et Descartes : I. Une opinion de Bernardino Baldi
touchant les mouvements accélérés (Études sur Léonard de Vinci, ceuxqu'il a lus et ceux
qui l'ont lu, IV; première série, pp. i38-i3g).
2. Bernardino Baldi, loc. cit., pp. 177-178.
p. duhem. 1 '»
2IO ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
mobile; le mouvement coopère à l'action que le moteur exerce
sur le mobile. Le mobile augmente en une certaine mesure la
puissance du moteur; ce que ce mobile éprouverait de la part
du moteur, il le fait de lui-même. »
Ces lignes portent la marque d'une influence autre que
celle de Piccolomini; elles rappellent fort exactement, en effet,
un passage qu'au sujet de la même question, Cardan avait
écrit en son Opus novum de proportionibus l :
« Imaginons, » dit Cardan, « un corps pesant en équilibre,
reposant, par exemple, sur le sol; si nous voulons le soulever,
il opposera au mouvement violent une certaine résistance ;
pourquoi cela? Parce qu'il se meut d'un certain mouvement
naturel occulte; la puissance de ce mouvement mesure la
force avec laquelle le corps résistera au mouvement contraire.
» On comprend, dès lors, pourquoi les navires et les chars
s'émeuvent tout d'abord lentement et difficilement; lorsque
ensuite ils ont commencé à se mouvoir, leur mouvement
devient plus rapide; ils résistent en effet par le mouvement
naturel occulte, et celui-ci avait sa plus grande intensité alors
qu'ils étaient en repos, comme l'enseigne Aristote en ses
Mécaniques ; ce mouvement occulte est, en effet, un mou-
vement naturel et contraire au mouvement violent. Lorsque le
corps a commencé à éprouver le mouvement violent, il est
animé d'un moindre mouvement naturel et il résiste moins. »
Galilée devait un jour accueillir ces pensées de Cardan et de
Bernardino Baldi sur la mise en mouvement d'un corps qui
se trouve au repos3.
La théorie de la chute accélérée des graves, donnée par
l'Abbé de Guastalla, nous présente comme un reflet de la
théorie parisienne; mais ce reflet est singulièrement déformé
et obscurci. C'est sous une forme autrement claire et nette que
nous reconnaissons, dans les écrits de Gianbattista Benedetti,
les principes de la Dynamique qu'ont enseignée Jean Buridan
et Albert de Saxe.
i. Hieronymi Cardani Opus novum de proportionibus, prop. XXXVIIII, p. 4».
2. Galilei De motu {Le opère di Galileo Galilei, ristampate fedelmente sopra la
Eduione nazionale. VoL I. Juvcilia. Firenze» successori Le Monnier, 1890, p. 3 18).
iv TRADITION DE BURIDAM il LA SCIENCE ITALIENNE \v IVÏ SIÈCLE ail
Ces écrits, composés sans doute à des époques diverses el
qui ne nous sont point connues, ont été réunis par L'auteur,
on [585, sous ce titre : Spéculations diverses de Mathématiques
et de Physique1] c'est en ce recueil que nous relevons de
fréquents emprunts à la Mécanique des Parisiens.
Toujours le mou veinent des projectiles abandonnés par le
moteur gui les a lancés y est attribue à une impressio impetus3,
à une impression, naturelle, à une impétuosité reçue par le
mobile.
Cet impetus meut tout d'abord le corps en ligne droite;
puis, lorsqu'il est assez affaibli, la pesanteur commence à
exercer son action et à détourner le mobile de la trajectoire
rectiligne. « Cet impetus impressus3 décroît peu à peu et conti
nuellcment; alors l'inclination de gravité du corps s'insinue
en lui, se mêle peu à peu à l'impression acquise; elle ne permet
pas que la trajectoire demeure longtemps droite; elle l'oblige à
s'incurver; le corps est mû simultanément par deux vertus:
d'une part, la violence imprimée; de l'autre, la nature; et cela
contre l'opinion de Tartalea qui niait qu'un corps pût être
animé à la fois d'un mouvement violent et d'un mouvement
naturel. »
L'opinion soutenue ici par Benedetti contredit, en effet,
celle que Tartaglia a exposée dans sa Nova scienlia, mais elle
concorde avec celle que ce même géomètre a professée en ses
Quesiti et inventioni diverse, et qui est celle de Léonard de
Vinci, de Piccolomini et de Cardan.
Benedetti a fort clairement affirmé qu'un moteur constant
devait engendrer un mouvement accéléré : « Dans les mou-
vements naturels et rectilignes, » dit-il *, « Y impressio, Yimpe-
tuositas recepta croît continuellement, car le mobile a en lui-
même la cause mouvante, c'est-à-dire la propension à se
i. Io. Baptistae Benedicti Patritii Veneti Philosophi. Diversarum Speculationum
Mathematicarum, et Physicarum Liber. Quarum séries sequens pagina indicabit. Ad Sere-
nissimum Carolum Emmanuelem Allobrogum, et Subalpinorwn Ducem invictissimum.
Taurini, Apud Hseredem Nicolai Bevilaquae, MDLXXXV.
2. Benedetti, Op. cit., De Mechanicis, cap. XVII, p. 160. — Disputationes de quibusdam
placitis Aristotelisy cap. XXIV, p. i84. — Responsa physica et mathematica , p. 287.
3. Benedetti, Op. cit., De Mechanicis, cap. XVII, p. 160.
k. Benedetti, Op. cit., Disputationes de quibusdam placitis Aristotelis, cap. XXIV,
p. 18/,.
2 12 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
rendre au lieu qui lui est assigné; Aristote n'aurait pas dû
déclarer qu'un corps est d'autant plus rapide qu'il s'approche
davantage de son but (terminus ad quem), mais bien plutôt que
ce corps est d'autant plus prompt qu'il s'éloigne davantage de
son point de départ (terminus a quo). Car Vimpressio croît au
fur et à mesure que le mouvement naturel se prolonge, le
corps recevant continuellement un nouvel impetus; en effet,
il contient en lui-même la cause du mouvement, qui est l'incli-
nation à regagner son lieu naturel hors duquel il se trouve
placé par violence. »
Ailleurs1, traitant du mouvement de la roue qui sert à hisser
un seau hors d'un puits, Benedetti écrit ceci : « Tout corps
grave, qu'il se meuve naturellement ou violemment, reçoit en
lui-même un impetus, une impression du mouvement, de telle
sorte que, séparé de la vertu mouvante, il continue à se mouvoir
de lui-même pendant un certain laps de temps. Lors donc que
ce corps se meut d'un mouvement naturel, sa vitesse augmen-
tera sans cesse ; en effet, Y impetus et Vimpressio qui existent en
lui croîtront sans cesse, car il est constamment uni à la vertu
mouvante. De là aussi il résulte que si, après avoir mis la
roue en mouvement avec la main, on enlève la main, la roue
ne s'arrête pas de suite, elle continue à tourner un certain
temps. »
C'est à Jean-Baptiste Benedetti que les auteurs les mieux
informés de l'histoire de la Mécanique ont attribué2, en général,
cette explication du mouvement accéléré produit par un
moteur persistant. Combien cette opinion s'éloigne de la
vérité, nous le savons. Cette explication était connue de
Walter Burley en la première moitié du xive siècle ; au milieu
de ce même siècle, Jean Buridan et Albert de Saxe l'ensei-
gnaient; elle était communément admise à l'Université de
Paris au début du xvie siècle; Scaliger, au milieu du xvie siècle,
i. Benedetti, Op. cit., Physica et mathematica responsa, p. 287.
2. Emil Wohlwill, Die Entdeckung der Beharrungsgesetzes (Zeitschrift fur Vôlkerpsy-
chologie und Sprachwissenschaft, XVlter Band, p. 3g4).
Giovanni Vailati, Le speculazioni di Giovanni Benedetti sul moto dei gravi (Bendiconti
dell' Accademia Beale délie Scienze di Torino, 1897-1898).
Ernst Mach, La Mécanique, exposé historique et critique de son développement; Paris,
1904, p. 120.
LA TRADITION in: m iuiun i.i LA SCIBlfCB mai.ii.nm; \i \\i Bit» Ll
avait vivement reproché à Cardan de ne s'y être point rallié;
à la création de eette théorie, Benedetti n';i en absolument
aucune part; mais il est le premier qui, en Italie, ail donné
à celte doctrine nue franche et complète adhésion; Aiessandro
Piccolomini et Bernardino Baldi lavaient paraphrasée bien
plutôt que nettement formulée.
Benedetti a-t-il connu la théorie que Bernardino Baldi pro
posait pour rendre compte de la prétendue accélération qu'un
projectile éprouverait au début de sa course? Il est malaisé de
répondre péremptoirement à cette question. Mais ceci mérite
d'être remarqué : Benedetti a proposé la même explication que
Baldi, tout en indiquant qu'il ne tenait pas pour assuré le
phénomène auquel elle prétend s'appliquer. C'est en une lettre
où notre auteur corrige diverses erreurs de Tartaglia que se
trouve le passage suivant ' :
« La raison que Tartaglia invoque... est absolument vaine;
l'air qui était primitivement enfermé dans la bombarde en est
tout aussitôt chassé; il cède devant le boulet, il est divisé par
ce corps... Que le boulet se meuve à une certaine distance plus
rapidement qu'au début de sa course, si cela était vrai, cela
dépendrait d'une autre cause ; cette cause serait en partie sem-
blable à celle qui, dans les mouvements naturels, rend les
corps d'autant plus vites qu'ils sont plus éloignés du terme
à partir duquel ils ont commencé à se mouvoir naturellement;
le long d'une certaine distance, ce corps se mouvrait de la
même manière que s'il était emporté par son mouvement
naturel. »
Gomme Bernardino Baldi, Benedetti croit pouvoir donner
à la théorie des Parisiens une extension illégitime et contre
laquelle Jean Dullaert avait protesté d'avance ; il sera mieux
inspiré en d'autres propositions qu'il rattachera à cette même
théorie.
i. To. Baptistae Benedicti Diversarum speculationum liber; Physica et mathematica
responsa, p. 209.
2l4 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
VI
Des premiers progrès accomplis en la Dynamique
PARISIENNE PAR LES ITALIENS. GlOVANNI BaTTISTA BeNEDETTI.
Du jour où un géomètre italien, répudiant la routine des
Péripatéticiens et des Averroïstes, osa recevoir en leur pléni-
tude les principes de la Dynamique parisienne, son génie,
exercé à la précision par l'étude d'Euclide et d'Archimède,
leur fît produire des fruits qu'ils n'avaient pas portés jus-
qu'alors. Aux doctrines de Buridan et d'Albert de Saxe,
Benedetti apporta tout d'abord un complément d'une extrême
importance.
Bappelons ce passage1 où Albert de Saxe expose une idée
particulièrement chère au Philosophe de Béthune :
« Supposons que l'on fasse rapidement tourner une meule
de forgeron très grande et très lourde, puis que l'on cesse de
la mouvoir; elle continue à tourner très longtemps, ce qui ne
peut se faire, semble-t-il, que par un certain impetus intrin-
sèque qu'elle a acquis, qui lui a été imprimé par celui qui l'a
mise en mouvement. Si l'on cesse de tourner cette meule, son
mouvement diminue continuellement et s'arrête enfin, et cela
parce que la forme naturelle de cette meule a une tendance
opposée à ce mouvement... Et, peut-être, si cette meule ainsi
mise en mouvement pouvait durer toujours, sans éprouver
aucune diminution, aucune altération; s'il n'existait, non
plus, aucune résistance capable de corrompre Yimpelus qui
a été ainsi engendré, peut-être, dis-je, que cette meule serait
mue perpétuellement par cet impelus. Si cette supposition était
agréée, il ne serait plus nécessaire d'imaginer que des intelli-
gences meuvent les orbes célestes. On pourrait dire, en effet,
que Dieu, au moment où il créa les sphères célestes, a com-
mencé à mouvoir chacune d'elles comme il lui a plu, et
i. Magistri Alberti de Saxonia Subtilissimx quxstionts in Ubros de Cœlo et Mundo ,
lib. II, quœst. XIV.
l.\ TRADITION DE Bl RIDA \ Il LA SCIENCE ITALIENNE 10 x VI su < i i | i »
qu'elles se meuvent encore par Vimpetus que Dieu leur;» alors
donné; en ces corps, <••'( impetus ne subit ni corruption, ni
diminution, car le mobile n'a aucune inclination opposée au
mouvement qui le porte. »
Albert de Saxe, connue Jean Buridan, ne reconnaît que deux
causes capables de détruire V impetus: la forme naturelle, qui
inclinerait le mobile à un mouvement opposé; les résistances
extérieures telles que la résistance de l'air et le frottement des
supports. En une meule exactement centrée, le poids ne ferait
aucune opposition au mouvement de rotation; sans la rési
stance de l'air, sans le frottement de l'axe sur les coussinets, ce
mouvement durerait indéfiniment.
Cette proposition, qui est fort juste, Benedetti n'y veut point
souscrire; mais pour soutenir sa négation, qui est une erreur,
il est amené à formuler une vérité essentielle et que personne,
semble t-il, n'avait encore clairement aperçue1.
Benedetti ne veut pas que le mouvement de la meule soit
perpétuel, même dans les conditions idéales qu'Albert de
Saxe a imaginées; il lui faut donc découvrir, en la propre
substance de cette meule, une cause intrinsèque de résistance
au mouvement de rotation, une cause capable de corrompre
Y impetus ; et voici, selon lui, quelle est cette cause : « Ce n'est
pas à un mouvement de rotation, c'est à un mouvement recti-
ligne que chacune des petites parties de la meule serait
entraînée par son impetus, si elle était libre; pendant le mou-
vement de rotation, chacun de ces impetus partiels est violenté
et, partant, il se corrompt. »
« Imaginons, » dit Benedetti3, « une roue horizontale, aussi
parfaitement égale que possible et reposant sur un seul point;
imprimons-lui un mouvement de rotation avec toute la force
que nous pourrons employer, puis abandonnons-la; d'où
vient que son mouvement de rotation ne sera pas perpétuel?
» Cela a lieu pour quatre causes.
i. Giovanni Vailati est, croyons-nous, le premier qui ait signalé ces décou-
vertes de Benedetti (Giovanni Vailati, Le speculazioni di Giovanni Benedetti sul moto
dei gravi. Accademia fieale délie Scienze di Torino, anno 1897- 1898).
3. Jo. Baptistœ Benedicti Dioersarum speculationum liber; De mechanicis. cap. XIV,
p. 169.
2l6 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
» La première est qu'un tel mouvement n'est pas naturel
à la roue.
» La seconde consiste en ceci que la roue, lors même qu'elle
reposerait sur un point mathématique, requerrait nécessai-
rement, au-dessus d'elle, un second pôle capable de la main-
tenir horizontale, et ce pôle devrait être réalisé par quelque
mécanisme corporel; il en résulterait un certain frottement,
d'où proviendrait une résistance.
» La troisième cause est due à l'air contigu à cette roue
qui la refrène continuellement et, par ce moyen, résiste au
mouvement.
» Voici maintenant la quatrième cause : Considérons cha-
cune des parties corporelles qui se meut elle-même à l'aide de
Yimpetus qui lui a été imprimé par une vertu mouvante extrin-
sèque; cette partie a une inclination naturelle au mouvement
rectiligne, et non pas au mouvement curviligne; si une parti-
cule prise en la circonférence de ladite roue était disjointe de
ce corps, il n'est point douteux que, pendant un certain temps,
cette partie détachée se mouvrait en ligne droite au travers de
l'air; nous pouvons le reconnaître en un exemple tiré des
frondes à l'aide desquelles on jette des pierres; en ces frondes,
Yimpetus du mouvement, qui a été imprimé au projectile,
décrit, par une sorte de propension naturelle, un chemin
rectiligne; la pierre lancée commence un chemin rectiligne suivant
la droite qui est tangente au cercle qu'elle décrivait tout d'abord,
et qui le touche au point ou la pierre se trouvait lorsqu 'elle a été
abandonnée, comme il est raisonnable de l'admettre.
» Cette même raison fait que, plus une roue est grande, plus
grand est Yimpetus ou l'impression que reçoivent les diverses
parties de la circonférence de cette roue; aussi arrive-t-il bien
souvent, lorsque nous voulons l'arrêter, que nous n'y parve-
nions pas sans effort ni difficulté; plus est grand, en effet, le
diamètre d'un cercle, moins est courbe la circonférence
de ce cercle... Le mouvement des parties qui se trouvent sur
ladite circonférence approche donc d'autant plus du mouve-
ment conforme à l'inclination que la nature leur a attribuée,
inclination qui consiste à se déplacer suivant la ligne droite. »
LA TRADITION DE BU1UDAK il LA SCIENCE iiaiunni \i wi gltCLl ■>. \ 7
Ces pensées, assurément, plaisaient fort à Benedetti; il
y revient à deux reprises; il les complète et les précise,
(railleurs, en ces deux circonstances, eu y joignant l'affir-
mation d'une importante vérité ; Cette tendance <lu mobile,
mù d'un mouvement circulaire, à s'échapper suivant la tan
gente à la trajectoire courbe est la cause qui tend la corde de
la fronde et tire la main qui retient cette corde.
Cette dernière proposition, Benedetti la formule en la lettre
même ■ où il a expliqué, selon la Dynamique parisienne, com-
ment s'accélère le mouvement d'une meule que tourne une
puissance constante :
a Tout corps grave qui se meut soit par nature, soit par
violence, désire naturellement se mouvoir en ligne droite;
nous pouvons clairement le reconnaître lorsque nous tour-
nons le bras pour jeter des pierres avec une fronde ; les cordes
acquièrent un poids d'autant plus grand et tirent d'autant plus
la main, que la fronde tourne plus vite et que le mouvement
est plus rapide; cela provient de l'appétit naturel qui a son
siège en la pierre et qui la pousse à marcher en ligne droite. »
La même vérité se trouve exprimée de nouveau, et presque
dans les mêmes termes, au passage suivant2, qui a également
trait à la manœuvre de la fronde :
« La main tourne, autant que possible, suivant un cercle;
ce mouvement en cercle de la main oblige le projectile à
prendre, lui aussi, un mouvement circulaire, tandis que, par
son inclination naturelle, ce corps, dès là qu'il a reçu un
léger impetus, voudrait continuer son chemin en ligne droite...
jNe passons pas sous silence un effet, bien digne de remarque,
qui se produit en cette circonstance. Plus l'accroissement
de vitesse du mouvement giratoire fait croître Y impetus du
projectile, plus il faut que la main se sente tirée par ce corps*
et cela au moyen de la corde; plus est grand, en effet, Yimpetus
de mouvement qui est imprimé au corps, plus est puissante
l'inclination de ce corps à se mouvoir en ligne droite; plus
i. Jo. Baptistae Benedicti Diversarum speculationum liber; Physica et mathematica
resfjonsa, p. 287.
3, Benedetti, Op. cit,, De mechanicis, cap. XVII, pp. 160-161.
2l8 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
grande aussi est la force avec laquelle il tire afin de pouvoir
prendre ce mouvement. »
Buridan et ses disciples avaient admis qu'un impetus imprimé
à un corps peut, selon la manière dont il a été engendré,
tendre à mouvoir ce corps en droite ligne ou en cercle;
Benedetti, méditant l'enseignement de ces philosophes, rectifie
ce qu'il contenait d'erroné; lorsqu'un très petit corps est libre,
Y impetus tend toujours à le mouvoir en ligne droite; en un
grand corps, les liaisons des diverses parties peuvent imposer
à celles-ci des mouvements courbes ; mais il en résulte des
pressions ou des tractions qui témoignent de l'effort exercé
par chaque élément pour suivre une trajectoire rectiligne.
En attribuant à ces actions de liaisons le pouvoir d'ôter la per-
pétuité à un mouvement de rotation, Benedetti contredisait a
tort à une très belle et très importante proposition de Buridan
et d'Albert de Saxe ; ceux-ci avaient découvert une des faces
du vrai; Benedetti en apercevait clairement une autre; l'avenir
de la Mécanique devait mettre en évidence l'exacte position
que ces deux vérités partielles occupent en la vérité totale.
Ces découvertes, si importantes et si précises, comment
Benedetti est-il parvenu à les faire? Un intéressant passage
de l'une de ses lettres va nous renseigner au sujet des démar-
ches de sa pensée.
Voici ce que Benedetti écrit à Paul Capra de Novare 1 :
« Vous me demandez en vos lettres si le mouvement circu-
laire d'une meule de moulin, qui aurait été une fois lancée,
pourrait durer perpétuellement, au cas où cette meule repo-
serait, pour ainsi dire, sur un point mathématique et où elle
serait supposée parfaitement ronde et parfaitement polie.
» Je réponds qu'un tel mouvement ne saurait être perpétuel
et même qu'il ne saurait durer bien longtemps; tout d'abord,
il est refréné par l'air qui fait une certaine résistance sur le
pourtour de la meule; mais, en outre, il est refréné par la
résistance des parties mêmes du mobile. Une fois ces parties
mises en mouvement, elles ont un impetus qui les porte natu-
i. Io. Baptistae Benedicti Diversarum speculalionum liber; Physica et mathematica
responsa, pp. 28D-28G.
LA TRADITION DE Bl M DAN 1:1 LA SCIENCE ITALIENNE ai \\i SIÈCLE 2ig
rellement à se mouvoir en ligne droite; mais comme elles sont
jointes ensemble, qu'elles se continuent Inné L'autre, elles
souffrent violence lorsqu'elles sont mues en cercle; c'est par
force qu'en un tel mouvement elles demeurent unies entre
elles; plus leur mouvement devient rapide, plus b' accroît
en elles cette naturelle inclination à se mouvoir en ligne
droite, plus est contraire à leur propre nature l'obligation
de tourner en cercle. Min donc qu'elles demeurent en leur
naturel repos, puisque leur tendance propre est de se mouvoir
en droite ligne lorsqu'elles sont lancées, il faut que chacune
d'elles résiste d'autant plus à l'autre, que chacune d'elles tire,
pour ainsi dire, plus vivement en arrière celle qui se trouve
devant elle, que le mouvement de rotation est plus rapide.
» Grâce à cette inclination que les diverses parties d'un
corps rond ont à la rectitude du mouvement, il arrive que
le sabot qui se fait tourner lui-même avec grande violence
demeure, pendant un certain laps de temps, parfaitement droit
et en repos sur la pointe de fer dont il est armé ; pas plus d'un
côté que de l'autre, il n'incline vers le centre du Monde ; en ce
mouvement, en effet, aucune de ses parties n'incline vers
le centre du Monde; chacune d'elles incline bien plutôt à se
mouvoir suivant une ligne transversale, perpendiculaire à la
fois à la ligne de direction ou verticale et à l'axe de l'horizon;
nécessairement donc, un tel corps doit demeurer droit.
» Lorsque je dis que ces parties n'inclinent aucunement vers
le centre du Monde, je le dis seulement sous ce rapport;
jamais, en effet, elles ne sont absolument privées de cette
inclination, et c'est pourquoi le corps fait effort en son point
d'a^)ui. Il est vrai, toutefois, que plus le sabot tourne avec
vitesse, moins il presse au point d'appui, plus ce corps devient
léger.
» Ceci se voit clairement si Ton prend exemple de la balle
lancée par une arbalète ou par quelque autre instrument ou
machine balistique. Plus, en son mouvement violent, la balle
est rapide, plus est grande sa propension à aller en droite
ligne, moindre est son inclination à aller au centre du Monde;
par cette cause, elle est rendue plus légère.
2 20 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
» Si vous désirez apercevoir plus clairement cette vérité,
imaginez que ce corps, le sabot, mû d'un très rapide mouve-
ment de rotation, soit découpé ou divisé en une foule de
parties. Vous verrez que ces diverses parties ne descendent pas
immédiatement vers le centre du Monde, mais qu'elle se meu-
vent, si je puis dire, tout droit suivant une ligne horizontale.
Personne, que je sache, n'a encore fait cette observation au
sujet du mouvement du sabot.
« Ce mouvement du sabot ou des autres corps analogues
nous montre à quel point les Péripatéticiens sont dans l'erreur
au sujet du mouvement violent; ils pensent, en effet, que le
corps est poussé par l'air qui se précipite pour occuper le lieu
délaissé par le mobile; c'est plutôt l'effet contraire qui naît de
ce mouvement de l'air. »
Nous nous souvenons d'avoir lu1, dans les Exercitationes
de Bernardino Baldi, des considérations presque semblables
à quelques-unes de celles que nous venons de transcrire, et
lorsque nous les avons rencontrées au livre de l'abbé de Guas-
talla, nous n'avons pas hésité à en marquer l'origine ; ce sont,
avons- nous dit, pensées de Léonard; ce jugement, nous le
devons répéter ici et le rendre encore plus formel, car le sceau
du Vinci se montre encore plus nettement imprimé en ce que
Benedetti vient d'exposer.
La pensée fondamentale d'où découlent tous les raisonne-
ments de Benedetti est la suivante : Uimpetus causé par la
violence est analogue à la gravité naturelle; Yimpetus, lorsqu'il
agit seul, comme la gravité naturelle, lorsqu'elle agit seule,
meut le mobile en ligne droite : « Tout corps grave qui se
meut soit par nature, soit par violence, désire naturellement
se mouvoir en ligne droite. »
Or, cette pensée est, en la Dynamique du Vinci, un principe
essentiel.
A la fin de son mouvement, un projectile décrit un chemin
rectiligne, parce qu'il est alors mû par nature, sans aucun
mélange de violence : « La flèche se fichera en ligne perpen-
i. Léonard de Vinci et Bernardino Baldi, IV (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il
a lus et ceux qui l'ont lu, III; première série, pp. ioo-u5).
LA TRADITION DE Bl RIDAN BT LA SCIENCE ITALIENNE u wi SIECLE I'à \
diculaire », et si tu la trouves ainsi, c'est signe qu'elle avait
fini le mouvement violent et qu'elle entrait dans Le mouve
ment naturel, c'esl à dire qu'étant pesante, elle tombait, libre,
vers le centre. »
Au début du mouvement, la trajectoire est également recti-
ligne, car Vimpeto annihile alors la gravité naturelle; la gravité
accidentelle demeure seule, et celle-ci pèse dans la direction
selon laquelle le moteur a lancé le mobile; le boulet que la
bombarde, pointée horizontalement, a tiré, se meut suivant une
droite horizontale, parce que la violence lui a fait perdre sa
gravité naturelle, dirigée suivant la verticale : « Tout grave qui
se meut selon la position de l'égalité ne pèse que par la ligne
de son mouvement3. On le prouve dans la première partie que
fait le mouvement du boulet de la bombarde, mouvement qui
est dans la position de l'égalité. »
De cette phrase de Léonard, il est bien naturel de rapprocher
celle-ci, qui est de Benedetti : « Plus, en son mouvement vio-
lent, la balle est rapide, plus est grande sa propension à aller
en ligne droite, moindre est son inclination à aller au centre
du Monde; par cette cause, elle est rendue plus légère. »
Entre les pensées des deux auteurs, une seule nuance est à
signaler. Léonard admet que la première partie de la trajec-
toire est purement rectiligne, car alors, selon lui, la violence
anéantit complètement la gravité naturelle. Uimpetus, selon
Benedetti, atténue cette gravité naturelle sans la détruire entiè-
rement, si violent soit-il; aussi la trajectoire, d'autant plus
voisine de la ligne droite que le mouvement est plus rapide,
n'atteint-elle jamais cette ligne droite. Ici, Benedetti corrige la
pensée du Vinci comme l'avait fait son maître Tartaglia.
Pour Léonard donc, et pour tous ceux qui paraissent avoir
subi son influence, pour Tartaglia, pour Cardan, pour Bernar-
dino Baldi, pour Benedetti, le mouvement purement violent est
rectiligne, tout comme le mouvement purement naturel.
i. Les manuscrits de Léonard de Vinci; ms. A de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 4, recto.
a. Les manuscrits de Léonard de Vinci, ms. G. de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 77, recto.
32 2 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
« Du mouvement en général, » écrit Léonard en un de ses
cahiers1. « Quelle chose est le mouvement en soi. — Quelle
chose est celle qui est mise davantage en acte par le mouve-
ment. — Quelle chose est ïimpeto. — Quelle chose est la cause
de Ylmpeto et du milieu où il se crée. — Quelle chose est la
percussion. — Quelle chose en est la cause. — Quelle chose
est l'incurvation du mouvement droit et quelle en est la cause.
Aristote, 3e de la Physique, et Albert, et Thomas, et les
autres; du mouvement réfléchi de (risaltatione) au 7e de la
Physique. »
Les principes que nous venons de rappeler posent, en effet,
cette question : Quelle est la cause qui détermine la courbure
de la trajectoire décrite par un projectile, par les diverses
parties d'un mobile éloigné de son moteur ? Cette cause, c'est
que le mobile n'est pas sollicité par une gravité purement
naturelle ou par un impeto simple; elle réside en ce fait que
Yitnpelo est composé.
Une première forme à'impeto composé est mise en évidence
par ce qui précède. Elle résulte de la lutte entre Yimpeto simple
qui a lancé le projectile et la pesanteur naturelle de ce même
projectile. C'est un impeto composé de cette sorte qui, selon
Léonard, selon Cardan et Bernardino Baldi, incurve la partie
moyenne de la trajectoire d'un projectile, qui, selon Tartaglia
et Benedetti, incurve cette trajectoire en tout son parcours.
A côté de cette sorte d'impeto composé, Léonard en a défini
une seconde espèce2. En ce nouvel impeto, dont l'existence
paraît lui avoir été révélée par le jeu du globe que Nicolas de
Cues avait décrit, la forme du mobile intervient; il y a
conflit entre Yimpeto imprimé par le moteur et ce que Léonard
nomme Yimpeto du mobile.
Cet impeto du mobile, le Vinci lui accorde une extrême
importance en la théorie du vol des oiseaux; mais il ne parait
pas qu'il soit jamais parvenu à s'en faire une idée bien nette.
1. Les manuscrits de Léonard de Vinci, ms. I de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. i3o, verso.
2. Nicolas de Caes et Léonard de Vinci, XI: La Dynamique de Nicolas de Cues et la
Dynamique de Léonard de Vinci. Théorie de Yimpeto composé (Études sur Léonard
de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, \I ; seconde série, pp. 215-223).
l.\ TRADITION DE BUttIDAN ET LA SCIENCE ITALIENNE AU XVI UÈCLl
C'est celle notion, demeurée obscure chez Léonard, <|u<
Benedettj précise dans les divers passages «pic nous ayons cités.
Chacune des parties d'un mobile qui se meut d'un mouvement
giratoire est le siège d'un conflit entre deux tendance
d'abord, Y impelas simple, qui tend à entraîner cette particule
suivant La ligne droite; puis une réaction, conséquence du
lien qui unit cette partie aux parties voisines, réaction qui
s'oppose à la continuation du mouvement rectiligne.
Quelles indications Bcnedctli trouvait-il, au sujet de ces deux
éléments de Virnpeto composé, en la science de ses prédéces-
seurs ?
Nous avons vu que Léonard attribuait formellement à ïimpelo
simple la propriété de mouvoir le mobile en ligne droite ; en
avait il déduit cette conséquence, que Benedetti énonce si for-
mellement : Chacune des parties d'un mobile animé d'un
mouvement giratoire s'échapperait tout aussitôt en ligne droite,
si l'on brisait les liens qui unissent cette partie.au reste du
corps; cette droite serait la dernière tangente à la trajectoire
curviligne que décrivait cette partie avant qu'elle ne fût libre ?
Le Vinci était certainement parvenu, mais après bien des
tâtonnements, à reconnaître au moins la première partie de
cette loi; la lecture de ses manuscrits nous le prouvera.
Voici un premier fragment où1, à la place de la loi véritable,
est énoncée une loi erronée :
« Toute chose mue avec violence suivra dans l'air la ligne
du mouvement de son moteur. Si quelqu'un meut la chose en
cercle et qu'elle soit lâchée dans son mouvement, son mouve-
ment est courbe; et si le mouvement est commencé en cercle
et fini en droiture, en droiture sera sa course. »
Un second fragment2 nous rend témoins des doutes de
Léonard au sujet de la loi qui nous occupe. La première des
deux phrases qui composent ce fragment est biffée dans le
manuscrit.
i. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien, Ms n° 2o38,
Italien, de la Bibliothèque nationale (Acq. 8070 Libri), folio 1, verso. Paris, 1891.
2. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Gh. Ravaisson-Mollien, ms. I de
la Bibliothèque de l'Institut, fol. 98 [5o], recto. Paris, 1889.
2 24 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
« Autant le mobile retient en soi d'impeto acquis, autant il
suit la rectitude de la ligne du moteur.
n Pour quelle cause une route courbe étant donnée à un
moteur, la chose qui se sépare fuit par la ligne... »
Un dernier fragment1, enfin, contient des affirmations bien
voisines de la vérité :
« Du mouvement circulaire. Mais le mouvement circulaire de
vitesse uniforme chassera autant le mobile avec une révolution
entière qu'avec plusieurs.
» Mais il le chassera dans la création de la première circula-
tion d'autant plus loin que cette création est plus voisine de
son intégrité ; et le mouvement de son mobile n'observera pas
un tel mouvement circulaire, après qu'il s'est divisé de la roue,
mais suit le mouvement droit. »
Il y a, en cette note, une ébauche de ce que Benedetti dira
avec beaucoup plus de précision. Il est à remarquer que cette
note se trouve en ce cahier E où Léonard, par l'étude du jeu
du globe, est conduit à la notion d'impeto composé.
La lecture même des notes de Léonard conduisait donc à
admettre cette première vérité formulée par Benedetti : En un
corps animé d'un mouvement de rotation, chaque partie tend,
à chaque instant, à se mouvoir en ligne droite.
A cette première vérité, le Géomètre vénitien en joint une
seconde : Ce qui s'oppose à la continuation de ce mouvement
rectiligne, c'est une force qui tire la particule vers le centre du
cercle dont elle décrit la circonférence ; plus ce cercle est petit,
plus cette force est grande.
Cette nouvelle proposition, elle était pour ainsi dire dictée à
Benedetti par un ouvrage qu'il avait minutieusement analysé
et discuté, par les Questions mécaniques d'Aristote. C'est d'une
proposition toute semblable, en effet, qu'Aristote ou l'auteur,
quel qu'il soit, de ces Questions tirait la loi du levier, à laquelle
il ramenait ensuite la plupart des problèmes de Mécanique3 : Le
i. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien, ms. E de
la Bibliothèque de l'Institut, fol. 29, recto. Paris, 1888.
2. Voir, à ce sujet, nos Origines de la Statique, chap. VI, t. I, pp. 108-110, et t. II,
note A, pp. 298-301.
LA TRADITION DE Bl ninw F.T r,A BGIBlfCE ITALIENNE w \ \ i' IEG1 B
levier, au lieu de permettre au poids qu'il supporte de -c mou
voir en ligne droite, L'oblige à se mouvoir eu cercle; cette
contrainte est exercée par une force émanée du centre du cercle;
elle est d'autant plus grande (pic le chemin opposé au poids
s'éloigne davantage de la rectitude, que le cercle décrit par ce
poids est plus petit.
Cette doctrine eut des fortunes diverses. Admise plus ou
moins vaguement par le Commentateur péripatéticien de
Jordanus de Nemore1 et par Biaise de Parme2, elle a été ingé-
nieusement réfutée par Léonard de Vinci3; mais Guidobaldo
dal Monte Ta reprise^ en 1677, au temps donc où Benedetti
méditait sur la Mécanique.
A la vérité, les considérations d'Aristote ou de Guidobaldo
avaient trait à une masse qui est sollicitée au mouvement recti-
ligne par sa gravité naturelle et non point par un impetus
violemment imprimé; mais l'assimilation entre la gravité
naturelle et la gravité accidentelle, admise par la plupart des
mécaniciens et, en particulier, par Benedetti, conduisait aisé-
ment du premier cas au second.
De la vérité que le Géomètre vénitien a formulée avec une
sorte de prédilection, les éléments étaient donc, depuis
longtemps, entrevus et plus qu'à demi dégagés; il restait,
cependant, à les réunir et à en composer une proposition
claire et précise; c'est ce qu'a fait Benedetti, et le mérite
d'avoir accompli une telle besogne ne saurait être mis à trop
haut prix.
Benedetti nous apparaît comme un adversaire de la Phy-
sique péripatéticienne.
Son traité De mechanicis suit pas à pas les Questions méca-
niques d'Aristote afin de les critiquer, de les corriger, de les
compléter.
Un autre de ses écrits est intitulé : Disputationes de quïbusdam
placitis Aristotelis. Nous savons, par le témoignage même de
1. Les Origines de la Statique, t. I, p. i34-
2. Ibid., t. I, p. i5o.
3. Ibid., t. I, pp. 160-161.
k. Ibid., 1. 1, p. 218.
p. ni 11 nu.
2 26 ÉTUDES SDR LEONARD DE VINCI
l'auteur1, que cet écrit était composé dès i553. Benedetti le
fait précéder de cette courte déclaration 2 :
« L'importance et l'autorité d'Aristote sont si grandes qu'il
est dangereux et très difficile d'écrire quoi que ce soit contre
ce qu'il a enseigné; cela l'est surtout à moi, à qui la sagesse
de ce grand homme a toujours paru admirable. Poussé,
cependant, par l'étude de la vérité, dont l'amour armerait
Àristote contre lui-même s'il vivait encore, je n'ai pas hésité
à publier certaines conclusions contraires à l'avis du Philo-
sophe; la philosophie des Mathématiques, en laquelle je
m'affermis toujours comme en une base inébranlable, m'a
contraint de ne pas partager son sentiment. »
Par ses doctrines contraires à celles d'Aristote, Benedetti se
trouvait assurément au nombre des adversaires de la Scolas-
tique italienne, si fermement attachée encore, à cette époque,
aux principes péripatéticiens et averroïstes. Ses pensées
n'étaient pas en un antagonisme aussi marqué avec les ensei-
gnements de la Scolastique parisienne.
Il trouvait3 erronée la doctrine d'Aristote touchant l'infini ;
il soutenait, par exemple, qu'un corps infini pourrait actuel-
lement s'étendre hors du ciel; que les parties infiniment
nombreuses d'un continu ont une existence actuelle; que la
multitude actuellement infinie est concevable tout aussi bien
que le nombre fini et constitue, aussi bien que celui-ci, un
genre de quantité. Toutes ces affirmations devaient sembler
d'effroyables hérésies aux Alexandristes ou aux Averroïstes
italiens. Mais en quoi eussent-elles offusqué le moins du
monde les Nominalistes parisiens? Ces propositions, ne les
avaient-ils pas entendu soutenir, dès le début du xive siècle,
par Jean de Bassols, puis, au cours du xive siècle, par Grégoire
de Rimini, le subtil et puissant logicien, et par Robert Holkot?
En la première moitié du xvic siècle, Jean Majoris et ses élèves
i. Resolutio omnium Euclidis problematum aliorumque ad hoc necessario inventorum
una tantummodo circini data apertura, pcr Ioannem Baptistam de Benedictis inventa.
Venetiis MDLIII. In fine : Vcnetiis apud Bartholomaîiim Cœsarum. MDL11I. Épître
dédicatoire à Gabriel de Guzman, sixième folio non paginé, verso.
3. Io. Baptistœ Benedicti Diversarum speculationum liber, p. 1G8.
3. Io. Baptistae Benedicti Diversarum speculationum liber; Disputaliones de quibusdarn
placitis AristoteliS) cap. XXI, p. 181»
LA ïhuhtiun DE BUMDAN ET LA SCIENCE ITALIENNE ai \\i* SIECL1
ne les avaient ils p;is formellement adoptées? A la Sorbônne,
rue du Fouarre, à Montaigu, elles eussent rencontré «les
partisans et des contradicteurs, mais elles n'eussent effrayé ni
étonné qui que ce fût.
Benedetti, d'ailleurs, se montrait, eu bien des points,
disciple des physiciens de Paris. Sa Dynamique avait, avee
celle de Jean Buridan et d'Albert de Saxe, une étroite parenté.
Il admettait également le principe de Statique formulé par
Albert de Saxe; après avoir rappelé les définitions du centre
de gravite proposées par Pappus et par Gommandin, il
ajoutait1 : « D'autres disent que le centre de gravité de chaque
corps particulier est le point au moyen duquel ce corps
s'unirait au centre de l'Univers, s'il n'en était pas empêché;
et tous s'accordent en ceci que la Terre s'unit au centre
proprement dit de l'Univers par l'intermédiaire de «on centre
de gravité. »
C'est à la Logique, à la Physique des Parisiens qu'en Italie,
les initiateurs de la Science moderne empruntent des armes
pour combattre les enseignements surannés du Philosophe et
du Commentateur; ceux qui s'efforcent de secouer le joug de
la tyrannique routine ont les yeux fixés sur Paris, dont la
Scolastique nominaliste est, depuis des siècles, en possession
de la liberté intellectuelle.
VII
Des premiers progrès accomplis en la Dynamique
PARISIENNE PAR LES ITALIENS (suite) . GlORDANO BRUNO.
Au moment où Benedetti fait imprimer ses Spéculations
diverses, l'adversaire le plus acharné et le plus fameux de la
Physique péripatéticienne est, sans doute, Giordano Bruno.
Aussi est-ce à Paris, au Collège de France, que Bruno est
i. Consideratione di Gio. Battista Benedetti. Filosofo del Sereniss. S. Duca di
Savoia. D'intorno al Discorso délia grandezza délia Terra, et deW Acqua. Del Eccellent.
Sig. Antonio Berga Filosofo nella université di Torino. In Torino. Presso gli heredi del
Bevilarqua, i57<j, p. 18.
2 28 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
venu enseigner ses doctrines. En i585, alors que paraissent
les Diversœ speculationes, il rentre à Paris, après un voyage
à Londres. C'est de Paris qu'il adresse à toutes les Universités
une sorte de cartel où il formule une longue suite de propo-
sitions contraires à celles qu'Aristote enseigne aux huit livres
De physico auditu et aux deux livres De Cœlo et Mundo1.
Ce défi, Bruno ne s'attend sans doute pas à le voir chevale-
resquement relevé et courtoisement débattu au sein des
Universités averroïstes de l'Italie. Mais des Parisiens il
escompte un meilleur accueil. « Je ne vous aurais pas proposé
la discussion de ces articles, » écrit-il2 en sa lettre au Recteur
Jean Filesac, « si j'avais pu croire que vous fussiez prêts à
approuver perpétuellement la discipline péripatéticienne
comme si elle était plus que vraie, que vous crussiez votre
Université plus redevable à Aristote qu'Aristote n'est redevable
à cette Université. » Assurément, Giordano connaît des
Universités où règne ce respect superstitieux du Péripatétisme ;
mais il sait que Paris en est exempt, et c'est pourquoi il fera
soutenir ses articles à Paris, et point ailleurs.
Et, en effet, en i586, au moment des fêtes de la Pentecôte,
pendant trois jours, Jean Hennequin, nobilis Parisiensis, se
tint au Collège de Cambrai, où se donnaient alors les cours
du Collège Royal, prêt à défendre contre tout péripatéticien
qui affronterait la joute les cent vingt articles du Philosophe
de Noie.
Quelle fut, au sujet de ce débat, l'opinion des Scolastiques
parisiens? Nous l'ignorons.
Sans doute, en la forme claire et simple jusqu'à la brutalité
que Giordano Bruno donnait à son argumentation, ils ne retrou-
vaient ni la Dialectique compliquée, ni le style hérissé de termes
techniques dont ils avaient accoutumé d'user; la pensée du
philosophe de Noie était habillée d'une tout autre mode que
i. Jordani Bruni Nolani Camoeracensis Acrotixmus seu Rationes articulorum physi-
corum advenus Peripateticos Parisiis propositorum... Vitebergae, apud Zachariam Crato-
nem. Anno i588. — Réimprimé dans: Jordani Bruni Nolani Opéra latine conscripta
recensebat F. Fiorentino. Vol. I, pars I. Neapoli, 1879. Nos citations et renvois se rap-
portent à cette réimpression.
2. Jordani Bruni Opéra latina, vol. I, pars 1, p. 57.
LA m IDITION DB B1 un» w ET LA SCIENCE ITALIENNE m lf\ n I m
la leur. Mais s'ils écartaient ce vêtement, n*- retrouvaient-iifi
pas. en r(»ttc pensée réduite à son essentielle nudité, une foule
de (rails apparentés à leurs propres idées? Tirs profondément,
la philosophie de Bruno était imprégnée des doctrines de
Nicolas de Gués, et celles-ci, à leur tour, étaient bien souvent
pénétrées des enseignements que les Nominalistes parisiens
donnaient au temps du Cardinal Allemand. Bruno, d'ailleurs,
n'avait pas su garder à la pensée de l'Éveque de Brixen toute la
délicate souplesse avec laquelle celle-ci pénétrait jusqu'au cœur
des problèmes métaphysiques; il l'avait simplifiée et, pour
ainsi dire, rendue plus massive et plus grossière. Or, cette
transformation, en faussant bien souvent les idées de Nicolas
de Cues, les avait rapprochées de celles qu'au début du
xvie siècle on soutenait à Montaigu ou à Sainte- Barbe. Les
Nominalistes parisiens pouvaient relever, dans le cartel de
Bruno, bon nombre de propositions qu'ils soutenaient eux
aussi, et depuis longtemps, contre le Philosophe et contre
le Commentateur.
Suivons, en quelques-uns de ses traits, la comparaison qui
s'imposait sans doute à leur esprit.
Nicolas de Cues avait enseigné que le Monde n'est ni fini,
ni infini ; sa docte ignorance s'était respectueusement inclinée
devant cette antinomie1.
Une si prudente réserve ne saurait convenir à l'impétueux
dogmatisme de Giordano Bruno. «Nous disons2 que l'Univers
est une substance infinie dans un espace infini, c'est-à-dire
dans un infini à la fois vide et plein. L'Univers est un; mais
les mondes sont innombrables; chacun des corps du Monde,
en effet, est de grandeur finie, mais pris en leur ensemble, ils
sont numériquement infinis. » Ces propositions dominent,
peut-on dire, toute la philosophie de Giordano Bruno.
Ces propositions, Nicolas de Cues ne les eût point avouées
pour siennes; mais les disciples des Nominalistes parisiens ne
i. Nicolas de Cues et Léonard de Vinci, III : Esquisse du système philosophique de
Nicolas de Cues (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, XI ;
seconde série, p. na).
2. Jordani Bruni Nolani Camoeracensis acrotismus, art. L\ (Jordani Bruni Opéra
latina, tomus I, pars I, p. 173).
230 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
devaient pas se trouver fort éloignés de les accueillir; ce que
le Philosophe de Noie, en effet, donnait comme réel, bon
nombre d'entre eux l'avaient tenu pour possible.
Duns Scot avait, le premier1, contesté certaines raisons
qui niaient la possibilité de l'infiniment grand actuel; son
o auditoire », Jean de Bassols2, avait formellement affirmé la
possibilité d'un tel infini; Grégoire de Rimini3 et Robert
Holkot^ avaient développé avec rigueur l'enseignement de
Jean de Bassols.
Cette tradition de Bassols et de Rimini était d'ailleurs bien
vivante, en l'Université de Paris, au commencement du
xvie siècle. Jean Majoris déclarait avec insistance5 que la
réalisation actuelle d'une grandeur infinie n'implique aucune
contradiction et qu'elle est au pouvoir de Dieu. Son disciple,
le gantois Jean Dullaert0, suivait, en cette question, la doctrine
de son maître.
L'éclectique Jean de Celaya partageait, au sujet de l'infini-
ment grand actuel, les opinions de Johannes Majoris.
En son écrit sur la Physique, lorsqu'il traite de infuiito
supranaturaliter loquendo1, Celaya commence par rapporter
l'opinion de saint Thomas d'Aquin, qui refuse à Dieu le
pouvoir de réaliser l'infiniment grand; il lui préfère « l'opi-
nion de Grégoire de Rimini et d'autres modernes qui magni-
fient la puissance de Dieu » ; cette opinion implique ces
propositions : « Dieu peut produire une multitude infinie
d'êtres qui ne constituent pas un tout continu... Dieu peut
produire une grandeur infinie... Dieu peut produire une forme
d'intensité infinie... » Après avoir longuement discuté les
arguments que l'on a opposés à ces propositions, Celaya
ajoute : « Quelques-uns ont coutume d'opposer à ces conclu-
i. Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu; seconde série,
p. 454-
2. Ibid., pp. 373-378.
3. Ibid., pp. 385-3gg.
4. Ibid., pp. 3g9-4o3.
5. Ibid., pp. 47-48 et pp. 4o3-4o7-
6. Ibid., pp. 48-4g.
7. Expositio Magistri Joannis de Celaya Valentini in octo libros phisicorum Aris-
totelis; fol. cxxv, col. c, à fol. cxxx, col. 6.
iv riiADiiioN DE ni iumvn i i i \ SCIENCE iTai.ikwi: \i \\i -ii< m >'.U
sions l'autorité du Philosophe el celle du Commentateui
mais dès là qu'il esi question de la puissance de Dieu, ces
opinions ne sauraient aucunemenl être reçues, s
Le problème de L'infini paraît avoir longuement préoccupé
Louis Goroncl ' sans que ses méditations l'aient pu l'cnin'iiicnl
attacher à l'une des solutions proposées par ses prédécesseurs.
Il semble, cependant, que ses préférences soient celles qu'il
marque en ce passage ,J :
« Lorsque nous formulons des propositions au sujet de
l'infini, considéré à l'égard de la puissance divine (et c'est
seulement en tenant compte de cette puissance que nous
traitons ici de l'infini), nous admettons les sens qui consistent
à affirmer ceci : Dieu peut produire un infini syncatégorique;
et à nier ceci : Dieu peut produire un infini catégorique.
Presque tous les anciens docteurs ont été de cet avis; il ont
admis qu'un infini ne pouvait d'aucune manière être doué
d'existence actuelle. »
Parmi ces anciens docteurs, il en est un dont l'opinion
semble, à Louis Coronel, particulièrement respectable, et ce
maître est Jean Buridan; lisons, en effet, ce que notre philo-
sophe espagnol dit du problème célèbre de la ligne spirale
infinie; après avoir rapporté les propos d'Hentisber et de
Gaétan de Tiène, il poursuit en ces termes3 :
« Tout bien considéré, voici, semble-t-il, ce qu'il faut dire :
Buridan a fait preuve, en règle générale, d'un jugement très
droit touchant les questions qu'il a traitées en ses écrits; son
intelligence, naturellement amie de la vérité, acquiesçait avec
raison à cette proposition : Il existe une ligne spirale infinie
au sens syncatégorique, mais il n'existe pas de ligne spirale
infinie au sens catégorique k. Mais il s'est trouvé en défaut
lorsqu'il s'est agi de la prouver. »
Après avoir traité une première fois de la question de l'in-
i. Ludovici Coronel Physicx perscrutationes, lib.VIII, pars II. De infînito : Nullum
infinitum magnitudine continetur sub orbe Lune. Éd. cit., fol. cxx, col. c.
2. Ludovici Coronel Op. cit., éd. cit., fol. cxx, col. d.
3. Ludovici Coronel Op. cit., éd. cit., fol. cxxim, coll. b et c.
U. Coronel emploie ici la manière de parler introduite par Albert de Saxe; il dit :
Infinita est linea girativa et nulla linea girativa est infinita.
232 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
finiment grand à l'égard de la puissance divine, Louis Coronel
revient à cette question, à la demande, nous dit- il, de Maître
Simon Agobert, son élève préféré. Il formule alors ces con-
clusions, qui semblent contradictoires les unes aux autres1,
mais qui ne le sont pas, car, nous dit l'auteur, « le mot infini
est pris au sens catégorique dans les premières et au sens
syncatégorique dans lés secondes. »
a Même par pouvoir surnaturel, aucun corps de grandeur
infinie n'a d'existence actuelle.
» Même par pouvoir surnaturel, il ne peut exister actuelle-
ment aucune multitude infinie qui ne constitue pas un tout
unique.
)> Même par pouvoir surnaturel, il n'existe actuellement
aucun accident corporel d'intensité infinie.
» Pour sauver la vigueur infinie de la Cause première,
il n'est pas nécessaire d'accorder quelle puisse produire un
effet infini [catégorique].
» Pour sauver la vigueur infinie de la Cause première, il faut
accorder qu'elle peut produire un effet infini [syncatégorique].
» Par puissance surnaturelle, une grandeur infinie peut être
produite.
» Par puissance surnaturelle, une multitude infinie peut
être produite.
» Par puissance surnaturelle, un accident d'intensité infinie
peut être produit. »
Ces conclusions, qui s'opposent à celles de Jean de Celaya,
sont fort nettes; la discussion, assez diffuse et confuse, par
laquelle Louis Coronel les appuie décèle une fermeté moindre
en la pensée intime de l'auteur.
Cette incertitude se révèle encore en une sorte de repentir
de deux feuillets que l'auteur ajoute à son ouvrage, après le
colophon : « Je reviens, » dit-il2, « à la question qui concerne
l'infinie vigueur du premier Moteur; c'est à l'égard de cette
vigueur infinie que j'ai, ici, traité de l'infini; je dis que
l'opinion qui le déclare capable de produire l'infini n'implique
i. Ludovici Coronel Op. cit., éd. cit., fol. cxxxvi, col. d, et fol. cxxxix, col. 6.
2. Ludovici Coronel Op. cil., éd. cit., fol. cl, col. a.
i \ TRADITION DE BUMDA.H il LA ICIENCE 11 ILIElflfE m IVÏ BIBCLE
aucune contradiction, bien que sa vigueur Infinie puisse le
manifester autrement. » Il est visible que Coronel n'est point
absolument décidé à refuser à Dieu le pouvoir de créer un
infini actuel e( catégorique.
Que l'on vienne donc affirmer l'existence, au delà du <iel
suprême considéré par les astronomes, d'un espace illimité
occupé par des corps ; notre philosophe n'est assurément pas
disposé à acquiescer d'emblée à cette affirmation; mais encore
moins voudrait- il la rejeter sans plus ample examen; ses
intentions, à l'égard d'une telle proposition, il nous les déclare
nettement1 :
« Nous devons dire qu'au delà de la sphère ultime il n'y a
aucun corps infini, ni même, qui plus est, aucun corps fini ;
car aucun mouvement, aucun effet sur les corps inférieurs ne
nous fournit la preuve qu'un tel corps se trouve là; celui qui
affirmerait, au delà de l'orbe suprême, l'existence d'un tel
corps, qu'il nous expose le motif de son opinion ; nous répon-
drons à ce motif ou bien, s'il nous paraît efficace, nous en
approuverons la conclusion.
» En cette circonstance, tenir pour la négative est un parti
que justifie l'absence de motif [rationnel] et de révélation; le
parti qui consiste à tenir pour l'affirmative requerrait un motif
ou une révélation. »
Si Louis Goronel eût pris part à la discussion de la thèse
proposée par Giordano Bruno en faveur de l'extension de
l'Univers à l'infini, il eût sans doute pesé sans parti pris les
arguments du philosophe de Noie.
Le 7 mars 1277, les théologiens de Paris, présidés par
l'évêque Etienne Tempier, avaient condamné cet article :
« Quod prima causa non posset plares mundos facere. » De ce
jour, on compta, en l'École de Paris, de nombreux maîtres
qui ne regardèrent plus la pluralité des mondes comme une
absurdité. Henri de Gand2 et Richard de Middleton3 furent les
1. Ludovici Coronel Physicœ perscruiationes, lib. VIII, pars II : De infinito. Nullum
caelum est infinité magnum; éd. cit., fol. cxxix, col. d, à fol. cxxx, col. c.
2. Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu; seconde série,
pp. M7-M8.
3. lbid., pp. /ji i-4t4-
234 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
premiers de ces maîtres. Guillaume d'Ockam1, Walter Burley2,
Robert Holkot3, Gaëtan de Tiène4 soutinrent, à leur tour, que
Dieu aurait pu créer plusieurs mondes.
Tous ces auteurs, il est vrai, se contentaient d'affirmer la
possibilité d'un nombre fini de mondes ; d'autres allaient plus
loin ; ils admettaient que Dieu aurait pu créer une multitude
actuellement infinie de mondes distincts. Au premier rang de
ceux-ci, nous trouvons Jean de Bassols5.
La doctrine de Jean de Bassols, nous la voyons défendue
à Montaigu, au début du xvie siècle, par maître Jean Majoris0;
Jean Majoris soutient que l'on ne saurait trouver une contra-
diction en cette hypothèse : Il existe une infinité de mondes.
Jean de Celaya se contente, au Collège de Sainte Barbe,
d'examiner7 s'il existe plusieurs mondes; il n'examine pas si
la multitude de ces mondes peut être infinie. De son ensei-
gnement, quelques passages méritent d'être ici rapportés.
« Actuellement, il n'existe qu'un seul Monde. Cette
conclusion se prouve par ceci : La foi catholique ne nous
fournit aucune autorité d'où découle l'existence de plusieurs
mondes, et, en outre, il n'existe aucune raison capable de
nous contraindre à supposer la pluralité des mondes; bien
plus, quelques-unes des raisons que le Philosophe invoque
contre cette pluralité ont une certaine apparence de vérité.
Actuellement, donc, nous n'avons pas à supposer l'existence
de plusieurs mondes...
» Si Ton parle au point de vue surnaturel, il peut exister
i. Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu; seconde série,
pp. 76-78.
2. Ibid., pp. 4 1 4-4 1 5.
3. Ibid., pp. 417-419.
4. Ibid., pp. 4 1 5-4 16.
5. Ibid., pp. 416-417.
6. Ibid., pp. 92-94.
7. Expositio Magistri ioannis de Celaya Valentini, in quatuor libros de celo et mundo
Aristotelis: cum questionibus ejusdem. Venundantur in edibus Hedmundi le Feure in
via divi Jacobi prope edem sancti Benedicti sub signo crescentis Lune moram trahentis.
Cum Gratia et Privilegio régis amplissimo. Colophon : Explicit expositio Magislri
Joannis de Celaya Valentini in quatuor Libros Aristotelis de Celo et Mundo cum
questionibus ejusdem, novissime et cum maxima vigilantia in lucem redacta : ac
impressa arte ac artificio Joannis du pre et Jacobi le messier. Anno a partu virgineo
Millesimo Quingentesimo decimooctavo die vicesimaprima Mensis Junii Surnptibus
vero Hedmundi le feure : in vico sancti Jacobi prope edem sancti Benedicti, sub
intersignio crescentis Lune moram trahentis. Fol. xv, col. a.
LA TRADITION DE BURUMfl BT LA SCIENCE n m.ii.nm \i KVÏ SIEC1 I 2 35
plusieurs mondes, simultanés ou successifs, concentriques ou
excentriques Les uns aux autres. Prouvons cette conclusion :
Dieu peut faire tout ce qui n'implique aucune contradiction;
or, l'existence (le plusieurs mondes, simultanés ou successifs,
concentriques ou excentriques, n'implique aucune contra
diction. Donc, par la puissance surnaturelle de Dieu, il peut
exister plusieurs mondes.
» Les raisons du Philosophe n'ont, à rencontre de cette
conclusion, aucune valeur. Nous nierons, en effet, que ce
Monde-ci contienne toute la matière possihle; cette affirmation
est hérétique et jamais le Philosophe ne pourrait la prouver.
Il n'est pas non plus nécessaire, en ce cas, que la terre d'un
monde se porte vers le centre de l'autre monde, car c'est au
centre de son propre monde que résiderait la vertu qui
la conserve. Les raisons du Philosophe n'auront donc plus
aucune apparence de vérité. »
Au sujet de la pluralité des mondes, l'opinion de Louis
Goronel est très semblable à celle de Jean de Gelaya.
« Il nous faut examiner, » dit-il1, « s'il existe une infinité de
mondes tels que celui en lequel nous sommes... Mais, direz-
vous peut être, nous n'avons pas le droit de regarder cette
proposition comme douteuse, car nous sommes catholiques,
et elle est condamnée comme hérétique2. »
Cette conclusion, Goronel ne la rejette pas, bien qu'il fasse
cette remarque : « Gratien n'allègue aucunement le concile ou
la lettre décrétale où cette opinion aurait été condamnée. »
« Mais, » ajoute-t-il, «je procède ici d'une manière purement
naturelle, et selon ce que l'on peut affirmer par la lumière
naturelle. »
Qu'est-ce que la raison naturelle va donc dicter à notre
régent de Montaigu? Le voici :
u Si, outre ce monde-ci, on admet qu'il en existe un autre,
on ne voit pas qu'il en résulte aucun inconvénient; il n'y en
a donc pas davantage à admettre deux autres mondes ou trois
i. Ludovici Coronel Physicœ perscrutationes, lib. VIII, pars II: De infinito; éd.
cit., fol. gxxxii, col. a, à fol. cxxxni, col. 6.
2. Gratiani Decretum, quœst. XXIV, cap. III.
236 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
ou quatre, et ainsi sans fin... En effet, si cette supposition pouvait
présenter quelque inconvénient, ce serait surtout celui qu'in-
voque Aristote, à savoir que la terre d'un monde se porterait
au lieu naturel de la terre d'un autre monde; mais cet
argument n'est pas convainquant... Car la terre du premier
monde trouvant, au lieu qu'elle occupe, les conditions d'une
bonne conservation, n'aurait aucune raison pour se mouvoir
vers le lieu propre d'une autre terre; de même, lorsqu'une
partie de la terre est logée d'une manière convenable et
naturelle, elle ne se meut point naturellement vers le lieu
qu'occupe une autre partie de terre. »
Notre scolastique pense donc que l'on peut, sans contra-
diction, admettre l'existence de plusieurs mondes concen-
triques ou excentriques; il ajoute que celte seconde hypothèse
« contient moins d'improbabilité que la première ».
Mais, ces mondes multiples, dont l'existence n'est pas
contradictoire, existent-ils en fait? En laissant de côté la con-
damnation dogmatique contenue au Décret de Gratien, « et en
procédant par voie purement naturelle, personne n'a le droit
d'affirmer qu'il existe plusieurs mondes, car personne n'a de
motif pour formuler cette affirmation ; si quelqu'un possède
un tel motif, qu'il l'apporte...
»... La pluralité ne doit jamais être supposée sans nécessité;
nous ne devons donc pas admettre l'existence de plusieurs
mondes, car rien de ce que l'expérience nous enseigne ne
requiert la réalité d'un autre monde...
»... Étant donné que tout ce qui arrive en ce monde-ci peut
s'expliquer hors de l'hypothèse d'un autre monde, il semble
que Ton n'ait pas à se demander s'il existe un autre monde
tant que l'on n'aura pas manifesté, en la nature, quelque
inconvénient qu'entraînerait l'absence de ce monde. »
A l'égard de la pluralité des mondes, Goronel observe la
même attitude qu'à l'égard de la grandeur infinie de l'Univers;
il rejette ces deux hypothèses parce qu'il n'a aucun motif de les
admettre; mais il est prêt à les accepter le jour où un sem-
blable motif lui serait fourni.
Gomment les Scolastiqùes de Paris, gardiens de la tradition
i.\ TRADITION DE BUR1DAN ET LA SCIENCE [TA LIE UNE m wi LÉCLE
de Jean Majoris, <lc Louis Coronel ou d<* Jean de Gelaya, se
fassent-ils scandalisés de L'enseignement <l<i Giordano Bruno
touchant la grandeur Infinie de l'Univers et la multitude
infinie des mondes?
Mais, dira - 1 on peut-être, au temps où Giordano Bruno
proposait YAcrotismus Camœracensis, les enseignements de
Johannes Majoris et de Jean de Gelaya devaient être oubliés
el leurs livres fort peu lus. Que l'on se rassure; les plagiaires
travaillaient à conserver et à répandre les enseignements de la
Scolastique parisienne.
De ces plagiaires, le plus cynique que l'on ait vu depuis
Nicolô Tartaglia est, sans contredit, Francesco Giuntini, de
Florence; médecin, astrologue, tour à tour prêtre catholique,
puis protestant, puis de nouveau catholique, Giuntini nous
apparaît comme le type de ces êtres, dépourvus de tout sens
moral, que le temps de la Renaissance a produits avec une
si généreuse profusion.
En 1577 et 1578, Francesco Giuntini fit imprimer à Lyon
un commentaire à la Sphère de Jean de Sacro-Bosco. La
composition de ce commentaire ne lui avait demandé qu'un
fort médiocre effort1.
Giuntini, en effet, a formé son ouvrage en copiant de
longues pages empruntées à d'autres auteurs. Quand les pages
copiées sont des vers du Dante, notre astrologue nomme le
poète; il lui eût été difficile de faire prendre ces vers pour son
œuvre. Mais il ne se croit plus tenu à semblable probité
lorsque les passages qu'il s'approprie ont été écrits par quelque
Scolastique parisien. Du nom du propriétaire, alors, il n'est
plus question.
C'est ainsi qu'une bonne partie du De Cxlo d'Albert de Saxe
a passé, sous le voile de l'anonyme, dans le Commentaire de
1. Fr. Iunctini Florentini, Sacrae Theologiae Doctoris, Commentaria in Sphœram
Ioannis de Sacro Bosco accuratissima. Lugduni, apud Philippum Tinghium,
MDLXXXVIII. — Fr. Iunctini Florentini, Sacrae Théologies Doctoris, Commentaria
in tertium et quartum capitulum Sphserœ Io. de Sacro Bosco accuratissima. Lugduni,
apud Philippum Tinghium, MDLXXXV1I. — Les bibliographes pensent en général,
en se fiant à ces titres, que le second volume a été imprimé avant le premier; mais
cela ne peut être, car il renferme un Index reram où les matières du premier volume
sont indiquées ainsi que les pages où ces matières sont traitées.
238 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
Giuntini; c'est ainsi que les considérations de notre astro-
logue sur la nature des excentriques et des épicycles sont
empruntées1 textuellement au Commentaire de Pedro Girvelo.
Lorsque Giuntini veut traiter de la pluralité des mondes, il
pille un nouvel auteur; c'est YExpositio in libros de Cœlo et
Mundo de Jean de Gelaya qui est, cette fois, mise à contri-
bution; le Commentaire de Giuntini reproduit9, de cet ouvrage,
tout le chapitre dont nous avons extrait quelques passages. Ce
chapitre ne pouvait, dès lors, être oublié au moment où Jean
Hennequin soutenait les propositions de Giordano Bruno.
Si donc les thèses du Philosophe de Noie touchant l'infini-
tude de l'Univers et la pluralité des mondes rencontraient, au
Collège de Cambrai, des contradicteurs obstinés, décidés à les
rejeter comme contradictoires ou hérétiques, ce n'est point dans
les rangs des Nominalistes quelles les pouvaient trouver. Bien
plutôt risquaient-elles de heurter les convictions des Huma-
nistes fidèles aux traditions de Lefèvre d'Étaples. Écoutons ce
que ce dernier mettait dans la bouche de ses interlocuteurs
lorsqu'il écrivait, sous forme de dialogues, son Introduction
à la Métaphysique d'Aristote3 :
« Theoreticus : Par là, Eutycherus, tu pourras imaginer
pourquoi quelques philosophes, qui ont eu du mystère de
l'unité, de l'égalité et de la connexion une intelligence défec-
tueuse, comme Anarque d'Abdère, ont affirmé qu'il existait
une infinité de mondes.
» Eutycherus : Pourquoi cela?
» Theoreticus : Afin que l'infinie plénitude de la Bonté
divine se communiquât et se propageât à l'infini, pour que
d'aucune part ils ne fussent contraints de la déclarer vaine ou
oiseuse. Mais le monde a été créé aussi bon qu'il pouvait être;
i. Fr. Junctini Op. cit., pars II, pp. 3oi-3o/i. Ce plagiat était une récidive;
Giuntini l'avait déjà commis en sa Sphœra Ioannis de Sacro Bosco emendata dont la
première édition, qui fut suivie de beaucoup d'autres, parut en i56£. La Sphœra
emendata renfermait d'ailleurs bien des pages textuellement copiées au De Cœlo
d'Albert de Saxe.
2. Fr. Junctini, Op. cit., lib. I, cap. I, pp. 85-87.
3. Jacobi Fabri Stapulensis In introductionein metaphysicorum Aristotelis commen-
tarii per dialogos digesti. Dialogus tertius. (In hoc opère continentur totius phylosoplu.r
naturalis paraphrases... Dialogi quatuor ad Metaphysicorum intelligentiam introductorii}
Parrhisiis, Henricus Stephanus, i5i a, fol, 337.)
l.K TRADITION DB m RIDAIS BT LA SCIENCE I i m.ii.nm; ai x\ i' mi m i
et il était meilleur qu'il fût un, afin de ressembler davantage
à son Artisan divin; par son unité, en effet, le monde est
l'émule de L'unité suprême de Celui qui l'a fait, comme il est,
par sa bonté, l'émule de la bonté du Créateur. Ce monde
existe, il est un, bon, vrai et plein dans la limite où sa nature
a pu être capable d'existence, d'unité, de bonté, de vérité et de
plénitude. Ceux donc qui ont affirmé l'existence de plusieurs
mondes ne te semblent-ils pas l'avoir fait à tort?
» Eutycherus : Ils l'ont fait à tort.
» Theoheticus : Et l'avis de ceux qui ont affirmé l'existence
d'une infinité de mondes n'offrait-il pas, avec la vérité, un bien
plus grand désaccord?
» Eutycherus : Un plus grand désaccord, assurément, car
rien n'est plus opposé à la souveraine unité...
» Theoreticus : D'autres, en grand nombre, ont admis que
ce monde corporel était unique; mais ils se sont efforcés de
prouver qu'il était infini.
)> Eutycherus : C'est, je pense, pour la même raison.
» Theorericus : Pour la même raison; savoir, pour que la bonté
suprême se pût répandre et propager à l'infini. Mais cette opinion
n'est pas sensée. Tandis, en effet, que cette masse corporelle
met obstacle à la plénitude de la perfection, ils ne voient pas
qu'ils la font égale à la souveraine plénitude; bien plus, qu'ils
égalent l'entité totale de ce monde infini à l'entité infinie de
Dieu, et l'unité du monde à l'unité de Dieu. Sinon la suprême
entité, la suprême unité et la suprême bonté ne se répandraient
pas et ne se communiqueraient pas à l'infini, comme ils le
veulent. Mais leurs suppositions et celles des philosophes
précédents se heurtent à des difficultés qu'Aristote a signalées. »
Contre les thèses de Bruno, les disciples de Lefèvre d'ÉtapIes
affermissaient la Physique d'Aristote à l'aide de la Métaphy-
sique de Nicolas de Cues; pour soutenir cette même Physique,
les disciples de Mélanchthon invoquaient les textes de l'Écriture.
Pour démontrer que le monde est fini, Mélanchthon résume
brièvement quelques-uns des plus faibles arguments d'Aristote1.
i. Initia doctrinœ physicx, Dictata ia Academia Vuitebergensi. Philip. Melanth.
Iterum édita, Wittergre, per Iohannem LufFt. i55o. Lib. I. Gap. intitul. : Est ne
2/jO ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
(( Cette démonstration manifeste,» dit-il, « convainc à la fois
les yeux et l'esprit de toute personne saine et la contraint
d'avouer que le monde est fini. »
Contre la pluralité des mondes, Mélanchthon rappelle1, d'une
manière très concise, quelques arguments péripatéticiens : « Ces
conséquences absurdes, » dit -il, « suivraient l'affirmation de
celui qui imaginerait plusieurs mondes; il en résulte donc
qu'il existe seulement un monde unique... »
« Mais pour nous, qui sommes dans l'Église, nous avons une
preuve plus facile et plus certaine pour affirmer l'existence
d'un monde unique. La science céleste, en effet, nous affirme
que ce monde en lequel Dieu s'est manifesté, en lequel il a
livré sa doctrine aux hommes, en lequel il a envoyé son Fils
au genre humain, a été fondé par Dieu. Ensuite, elle ajoute
expressément que Dieu s'est arrêté et qu'il n'a créé ni d'autres
corps ni d'autres êtres animés. En effet, au second chapitre du
premier livre de Moïse, il est dit : Cessavit ab omni opère suo,
ce que l'on doit comprendre ainsi : Il n'a pas créé d'autres
mondes, ni d'autres êtres animés, ni aucune espèce nouvelle. Il
est donc nécessaire qu'il y ait un monde unique et qu'il
n'existe pas plusieurs mondes. »
Mélanchthon n'a point, contre la Philosophie d'Aristote, la
bouillante hostilité qui anime Pierre La Ramée, plus connu
sous le nom de Petrus Ramus. On sait que les violentes attaques
de Ramus contre le Stagirite lui avaient valu une condamna-
tion de l'Université avant que son fanatisme huguenot ne le
fit chasser de cette même Université. Réfugié en Allemagne,
il continuait à combattre avec acharnement les doctrines péri-
patéticiennes. En i562, ses Scholx physicx entreprenaient tout
particulièrement de réformer ce qu'Aristote avait enseigné
au sujet de l'infini; mais la réforme proposée par Ramus ne
ressemblait pas, tant s'en faut, à celle que Giordano Bruno
allait proclamer. Ramus veut que la notion d'infiniment
grand et celle d'infiniment petit n'aient aucune place hors des
mundus finitus an infinitus? — La première édition de cet ouvrage, qui en eut
un grand nombre, est de i54g; nous n'avons pu la consulter. — Éd. cit. fol. 38.
i. Philippi Melanchthonis Op. cit., lib. 1, cap. intitul. : Quomodo confirmari
potest unum esse mundum, et non plures; éd. cit., foll. 1*9. et /«3.
LA TBADIT10N DE BU RIDA H ET LA SCIENCE ITALIEN* H Al \\i BIECL1 3 'i I
Mathématiques. En la réalité physique, tout est essentielle
ment fini « Non seulement en la nature des choses, il n\ ;i
nul Infini en acte"...; mais il n'y a pas davantage d'infini en
puissance; rien de physique, rien de sensible n'esl infini ;
tout ce qui est physique et sensible est fini cl n'est susceptible
que de division finie... Et toutefois, Àrislole mérite une
éternelle reconnaissance, car s'il a conçu le mal, il a aussi
montré le remède de ce mal à ceux qui savent regarder avec
attention. Ce mal, en effet, avait fait irruption dans nos
écoles en même temps que cette peste du sophisme, la plus
mortelle qui fût jamais pour la religion chrétienne. Mais
j'aborde les autres parties de la Physique d'Aristote l'âme
remplie d'une grande joie et d'une vive gaîté ; maintenant
que nous avons émoussé, ou plutôt radicalement écrasé cette
corne de l'infini, on dirait que le reste n'est plus que jeux et
badinages auprès de ce monstre sans pareil produit par
l'impiété. »
Humanistes catholiques et Humanistes réformés étaient donc
fort peu disposés à souscrire aux thèses de Giordano Bruno
sur l'infinie grandeur de l'Univers ou sur la pluralité des
mondes; leur sentiment à l'égard de ces propositions ne
différait guère, sans doute, de l'opinion des Averroïstes les
plus endurcis; seuls, les Scotistes et les Nominalistes devaient
écouter ces affirmations sans effroi et les discuter sans parti
pris.
L'hypothèse de la multiplicité des Mondes entraîne le rejet
de la théorie de la gravité proposée par Aristote ; les corps
graves qui se trouvent en ces divers mondes ne peuvent
tendre tous vers un même point.
Jean de Bassols écrit donc2 : « Il n'est pas nécessaire que la
terre de l'un de ces deux mondes se porte naturellement vers
la terre de l'autre monde, ni même qu'elle puisse se mouvoir
ainsi vers l'autre terre; la tendance d'une terre vers le centre
i. P. Rami Schollarum physicorum libri octo, in totidem acroamaticos libros Aristotelis.
Recens emendati per Joannem Piscatorem Argent. Francofurti, apud haeredes
Andréas Wecheli, MDLXXXIII. Lib III in tertium physicum, in cap. VIII ; pp. 97-98.
a. Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, seconde série,
pp. 4 16-4 17.
P. DUHFM. 16
242 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
ne dépasserait pas, en effet, les bornes de son propre monde...
Si vous me dites qu'en ce cas, la terre de l'autre monde ne
serait pas de même espèce que cette terre-ci,-je réponds qu'il
n'est pas nécessaire qu'elle soit de même espèce. Mais en
admettant que cette seconde terre fût de même espèce que la
notre, la terre de chacun de ces deux mondes ne se mouvrait
pas vers le centre de l'autre monde, mais seulement vers le
centre du monde dont elle fait partie, en sorte que l'appétit
naturel de cette terre ne s'étendrait pas au delà du tout auquel
elle appartient. »
« Un grave, placé en l'un des deux mondes, » écrit à son
tour Robert Holkot1, « se mouvrait naturellement vers le
centre de ce inonde au sein duquel il se trouve; un autre
grave, placé en l'autre monde, tendrait vers le centre de ce
dernier monde. »
Enfin, il y a un instant, nous avons entendu Jean de Celaya :
« Il n'est pas nécessaire que la terre d'un monde se porte vers
le centre de l'autre monde, car c'est au centre de son propre
monde que résiderait la vertu qui la conserve. »
Louis Goronel corrige d'une manière différente et, dirai-je*
plus moderne, la théorie péripatéticienne de la gravité; selon
lui, une masse de terre, placée hors des centres des divers
mondes, se dirigerait vers le centre le plus voisin; c'est,
du moins, l'opinion que l'on conclura bien aisément de ce
que Coronel dit2 au sujet du mouvement du feu :
« A supposer qu'il existât plusieurs mondes, on pourrait
poser la question suivante : Le lieu naturel au feu de l'un
de ces mondes conviendrait-il également au feu d'un autre
monde? Si l'on répond affirmativement, il faudrait dire aussi,
semble-t-il, que le feu de l'un des mondes se doit mouvoir
vers le feu de l'autre monde ou vers le lieu de ce feu. C'est
ainsi, d'ailleurs, qu'argumente Àristote au premier livre
Du Ciel... Il semble qu'on ne saurait nier cette proposition >
puisqu'aux lieux semblables, pris en des mondes différents,
i. Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, seconde série,
p. Z,Kj.
2. Ludovici Coronel Physicx perscrutationes, lib. IV, pars prima quai est de loco;
éd. cit., fol. LXXX1V, col. c.
LA TRADITION m m m h an i i i v Bi tl m.i. 1 1 ILIENlfE ai xvi' in.n
se trouveraient Les mêmes qualités de conservation... M
dans le cas présent, il faut dire que les êtres naturels
s'efforcent d'acquérir ec qui leur convient, < i qu'ils s'efforcent
de l'acquérir par le moyen qui leur es1 le plus faeile dans le
coneours de eireonslances où ils se trouvent; c'est pour cela
qu'un grave, en l'absence de tout empêchement, descend
par la ligne droite, et non par la ligne courbe qui est plus
longue; de même, s'il existait un autre monde, la concavité
de l'orbe lunaire de cet autre monde serait un lieu convenable
pour le feu de notre monde; ce feu-ci, cependant, ne se
mouvrait pas vers ce lieu-là, car il lui serait plus facile de
se loger en l'orbe lunaire de notre monde. »
Les disciples de Jean de Bassols, de Robert Holkot, de Jean
de Gelaya n'étaient-ils pas tout disposés à accueillir favora-
blement les pensées suivantes, que Giordano Bruno conçoit'
sous l'inspiration de Copernic?
« Elles sont dénuées de sens et bien éloignées de la contem-
plation de la nature, ces paroles d'Aristote : Si quelqu'un
transportait la Terre là où la Lune se trouve à présent,
chacune des parties de la Terre se porterait non pas vers
celle-ci, mais vers son lieu propre. Bien mieux! Nous disons
que les parties d'une terre n'ont pas plus le pouvoir de
devenir parties d'une autre terre, que les parties d'un certain
animal n'ont le pouvoir de devenir les parties d'un autre
animal. »
Bruno poursuit en ces termes : « Le mouvement rectiligne
n'est naturel à aucune des sphères ; il est seulement naturel à
une partie d'une sphère lorsque cette partie est située hors de
sa région propre ; lorsque cette partie se trouve au sein même
de sa sphère, elle ne se meut plus de mouvement rectiligne »
et dirigé vers le centre.
Comment le Philosophe de Noie confirme-t-il2 cette pensée?
« Les diverses parties de la terre », dit- il, « ont un mouvement
circulaire. . . Il y a continuellement, en la terre, un flux divergent
i. Jordani Bruni Nolani Camœracensis acrotismus, art. LXXIV (Jordani Bruni
Opéra latina, tomus I, pars I, p. 186).
2. Giordano Bruno, loc. cit.
244 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
et un flux convergent des diverses parties, semblablement à
ce qui a lieu pour les particules des animaux. Aussi, les parties
qui se trouvaient au centre finissent-elles par arriver à la
circonférence, pour retourner ensuite de la circonférence au
centre ou à quelque lieu différent. De là un changement
continuel en la face de la terre ; tantôt on voit la mer occuper
les régions où se trouvait la terre ferme, tantôt des montagnes
apparaissent là où des vallées se creusaient... En tous ces
changements, je ne saurais accorder qu'il y ait rien de violent;
je n'y reconnais qu'un mouvement absolument naturel ; je
n'appelle violent, en effet, que ce qui est étranger ou contraire
à l'œuvre de la nature et à la fin à laquelle elle tend. Il est
donc contre nature que toutes les parties de la terre ne
viennent pas, à tour de rôle, en occuper le centre, qu'elles ne
se trouvent pas toutes, à un moment ou à un autre, à la
surface... La nature veut que tout ce qui est né pour se mou-
voir d'un mouvement centrifuge soit également né pour se
porter vers le centre. On ne voit pas les particules de la terre
demeurer en repos, non plus que les parties d'un animal. »
En cet argument que Bruno semble avoir développé avec
une sorte de prédilection, ne reconnaissons -nous pas la
théorie d'Albert de Saxe touchant les mouvements incessants
de la terre, cette théorie dont Léonard de Vinci avait tiré
toute sa Géologie?
N'allons pas nous imaginer, d'ailleurs, qu'il s'agisse là d'une
théorie oubliée depuis le xive siècle et que Bruno ressuscite;
jamais cette théorie n'a cessé d'être étudiée dans les écoles de
Paris; acceptée ou rejetée, elle y était sans cesse discutée.
Jean de Gelaya, par exemple, nous donne, en son écrit sur
le De Cœlo, un exposé très clair1 des principes sur lesquels
repose cette théorie; en des termes qui sont presque textuel-
lement empruntés à Albert de Saxe, il distingue, en la terre,
le centre de gravité du centre de grandeur; il enseigne que le
centre de gravité est au milieu du Monde, tandis que le centre
de grandeur est excentrique au Monde ; il en conclut qu'une
i. Joannis de Celaya Expositio in libros de Cela et Mundo, lib. II, cap. XIII,
fol. xli, col. d et fol. xlii, col. a.
LA TRADITION DE BURIDAN El LA SCIBNC1 mmiiwi ai wi'micii
partie de La terre, que la chaleur du soleil et de l'air maintien 1
plus légère, émerge de la sphère des eaux, dont le (-entre est
au centre; du Monde; il rejette, en effet, et par les mêmes
raisons qu'Albert de Saxe, l'opinion qui place au centre du
Monde le centre de gravité commun de la terre et de l'eau.
C'est de ces principes qu'Albertutius avait conclu aux
mouvements incessants de la terre; par deux fois, Jean de
Celaya fait emprunt à ce qu'il en avait dit.
En son Exposition à la Physique, il écrit1 : « Il peut se faire
que, continuellement, l'excès de la pesanteur de l'une des
parties de la terre sur la pesanteur de l'autre partie soit si
grand que le poids de la première moitié surpasse le poids de
la seconde moitié augmenté de la résistance de l'air qui
recouvre cette dernière ; s'il en était ainsi, la terre se mouvrait
continuellement. »
A cette remarque, il répond : « Il n'est pas nécessaire que la
terre soit en continuel mouvement; bien plus, peut-être ne se
meut- elle pas actuellement. Cette conclusion est évidente;
en effet, alors même qu'une moitié de la terre serait plus
pesante que l'autre moitié, il n'en résulterait pas nécessai-
rement que la première repousse la seconde vers le haut, et
cela, à cause de la résistance de l'air qui entoure la moitié la
moins grave. »
Ce doute avait également fait hésiter Albert de Saxe qui,
cependant, avait fini par le rejeter; Celaya, lui aussi, en son
écrit sur le De Cxlo, nous donne une conclusion plus ferme2 :
« Il est vraisemblable que la terre, selon certaines de ses
parties, se meut de mouvement rectiligne; cette conclusion
est évidente; en effet, de cette terre élémentaire, en la région
qui n'est pas couverte par les eaux, continuellement des
parties sont entraînées par les fleuves jusqu'au fond de la mer;
la terre s'accroît ainsi en la partie couverte par les eaux
tandis qu'elle décroît en la partie émergée; elle se meut donc
sans cesse, par ses parties, d'un mouvement rectiligne. »
i. Joannis de Celaya Expositio in libros phisicorum, lib. VIII, cap. V, fol. cltxxvii,
coll. c et d.
a. Joannis de Celaya Expositio in libros de Celo et Mundo, lib. II, cap. XIV, fol. xli,
col. 6,
246 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
Ce transport des terres par les eaux pluviales est, en effet,
selon Albert de Saxe, auquel les lignes précédentes sont
textuellement empruntées, la cause qui alourdit sans cesse une
moitié du globe aux dépens de l'autre, qui force la partie
allégée à s'éloigner du milieu du Monde, qui finit par amener
à la surface les parties terrestres qui se trouvaient au centre ;
Jean de Celaya enseignait, à Sainte -Barbe, tous les prin-
cipes de cette doctrine qui devait si puissamment solliciter
l'attention de Léonard, et dont Giordano Bruno devait se faire
une arme contre la théorie péripatéticienne de la gravité.
Selon la doctrine d'Albert de Saxe, on devait distinguer en
la terre deux régions : l'une, plus légère, émergée en sa plus
grande partie; l'autre, plus lourde, presque entièrement
submergée. Les grandes découvertes géographiques, en mon-
trant que la constitution des terres et des mers n'avait pas
une semblable régularité, amenèrent les physiciens à modifier
cette opinion ; ils pensèrent que le centre de gravité de la
terre était peu distant de son centre de grandeur; cette
manière de voir fut, en particulier, celle de Copernic.
A Paris, certains adversaires de la Philosophie d'Albert de
Saxe et des Modernes profitèrent de ce changement pour
contester les mouvements incessants que les Nominalistes
avaient attribués à la masse terrestre. De ce nombre fut Jean
Fernel, premier médecin d'Henri II. En un écrit publié en
1628, Jean Fernel opposa1 cette quasi-identité des deux centres
de la terre à la théorie en faveur parmi les philosophi juniores;
selon lui, la terre, ainsi disposée, demeure absolument immo-
bile; par là se trouve rejetée l'opinion de nos philosophes
« selon laquelle, contrairement à la doctrine d'Aristote, la
terre pouvait se mouvoir hors du centre ».
Ainsi préparée par la discussion de la théorie d'Albert de
1. Joannis Fernelii Ambianatis Cosmotheoria, libros duas complexa. — Prior, mundi
totius et formant et compositionem : ejus subinde partium (qux elementa et cœlestia sunt
corpora) situs et magnitudines : orbium tandem motus quosvis solerter référât. — Posterior
ex motibus, siderum loco et passiones disquirit : interspersis documentis haud pxnitendum
aditum ad astronomicas tabulas suppeditantibus. Hxcque seiunctim tandem expedite prœbet
Planethodium. — Cuique capiti, perbrevia, demonstrationum loco, adiecta sunt scholia.
Parisiis, in aedibus Simonis Golini, i5a8. Cosmotheoriae liber primus, et elemen
torum, et cœlestium corporum magnitudines, situs, motusque universim aperiens.
— De omnimoda terrae et maris dispositione, cap. I.
LA TRADITION DE BURIDAN ET LA SCIBHC1 inmwi 11 KVl* SlfeCLI :\-
Saxe, La Scolastique parisienne ne devait poinl s'étonner outre
mesure que Copernic <>.sài attribuer à la terre des mouvements
varies cl que Giordano Bruno acceptai ces hypothèse
Ce n'est pas à dire que le système de Copernic comptât <'n
Il niversité de Paris, au xw" siècle, des adeptes notoires; loin
de là; le système de Ptolémée régnait sans conteste en Va/t/ui
Parisiorum Academia; on y admettait donc que la Terre est
immobile, que le Ciel suprême tourne d'un mouvement de
rotation uniforme qui est le mouvement diurne ; mais à ces
hypothèses, on attribuait une valeur et un sens tout différents
de la valeur et du sens que leur reconnaissaient les Péripaté-
ticiens1.
Pour Aristote, le Ciel suprême est contraint, par sa nature
propre, de se mouvoir en une rotation uniforme et éter-
nelle; la possibilité même de cette rotation exige que le point
autour duquel elle s'effectue appartienne à un corps fixe par
essence. Nier le mouvement de rotation uniforme du Ciel, nier
l'immobilité de la Terre, c'était formuler deux propositions
frappées d'absurdité métaphysique, de contradiction logique;
le premier moteur lui-même était incapable d'arrêter le Ciel
ou d'en modifier le mouvement ; et, en son écrit Sur le
mouvement des animaux, le Stagirite faisait sienne l'affirmation
contenue en ce vers d'Homère : Tous les dieux et toutes les
déesses, en réunissant leurs efforts, ne pourraient ébranler la
Terre. Le Commentateur avait accru encore la rigueur de ces
enseignements du Philosophe, et les Péripatéticiens averroïstes
avaient renchéri sur le dogmatisme absolu des maîtres auxquels
ils attribuaient une infaillible omniscience.
L'orthodoxie catholique ne pouvait admettre que de telles
limitations fussent imposées par la Physique péripatéticienne
à la toute-puissance de Dieu. En 1277, l'évêque de Paris,
1. Nous nous bornons à résumer ici en quelques lignes un chapitre d'histoire
de la Physique que nous avons complètement traité ailleurs; le lecteur désireux de
connaître les textes qui étayent nos assertions les trouvera dans l'étude intitulée : Le
mouvement absolu et le mouvement relatif, essai historique, qu'a bien voulu publier la
Bévue de Philosophie, en ses numéros qui portent les dates suivantes : i" septembre 1907»
1" octobre 1907, 1" décembre 1907, 1" février 1908, 1" mars 1908, 1" avril 1908»
1" mai 1908, 1" juin 1908, 1" août 1908, 1" septembre 1908, 1" novembre 1908,
1" décembre 1908, i,r février 1909, 1" mars 1909, 1" avril 1909, 1" mai 1909.
2^8 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
Etienne Tempier, et les théologiens de l'Université mirent au
nombre des articles qu'ils condamnaient les deux propositions
suivantes :
Dieu ne pourrait donner au Ciel un mouvement de trans-
lation.
Les théologiens se trompent lorsqu'ils prétendent que le Ciel
peut s'arrêter.
Il est difficile de mesurer l'importance qu'eut cette décision
et le changement qui en résulta en l'opinion des philosophes
touchant les mouvements célestes. A Paris, à Oxford, en toutes
les Universités qui prenaient le mot d'ordre de ces deux
illustres académies, on continua de penser que le Ciel se
mouvait d'un mouvement de rotation uniforme, que la Terre
était immobile; mais on cessa de regarder ces deux propo-
sitions comme des vérités nécessaires, de nécessité métaphy-
sique ou logique; on les regarda comme des vérités de fait,
purement contingentes; on admit qu'il était possible de les
nier sans contradiction ; il fut permis de les discuter sans
passer pour fou.
Après 1277, les Parisiens crurent encore au repos de la Terre,
mais ils y crurent en vertu d'une expérience1 : une pierre,
jetée verticalement en l'air, retombe exactement au lieu d'où
elle a été lancée; ils ne savaient comment concilier le résultat
de cette expérience avec l'hypothèse du mouvement de la Terre.
Ils crurent surtout à l'immobilité de la Terre parce que cette
immobilité était un des postulats du système de Ptolémée et
que ce système était le seul qui permît de décrire et de calculer
les mouvements des astres, le seul qui sauvât les phénomènes
célestes2.
Mais, en leurs discussions sur la nature du mouvement
local, les Scotistes et les Nominalistes parisiens n'hésitent point
1. Au sujet de cette expérience, voir: Nicolas de Cues et Léonard de Vinci, XIII :
La Mécanique de Xicolas de Cues et la Mécanique de Léonard de Vinci. L'hygromètre,
le sulcomètre et le mouvement de la terre (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus
et ceux qui l'ont lu, XI; seconde série, pp. 267-250).
2. A ce sujet, nous renverrons le lecteur à l'étude que nous avons publiée sous ce
titre : EoôÇeiv xk çatvotxeva. Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilér
(Annales de Philosophie chrétienne, mai 1908, juin 1908, juillet 1908, août 1908, sep-
tembre 1908, et Paris, A. Hermann, 1908).
LA. TRADITION DE BURIDAN ET LA SCIENCE ITALIENNE M \u" SIÈCU i'i<|
à étudier des hypothèses où Dieu aurail imprimé à la Terre ou
au Ciel des mouvements différents de ceux que leur attribuait
la Physique péripatéticienne. Richard de Middleton examine
le cas où Dieu donnerail au Ciel un mouvement de translation;
Jean île Duns Scot traite de l'hypothèse où l'Univers sérail
réduit à une sphère homogène douée de rotation ; Guillaume
d'Oekam, Jean Buridan, Albert de Saxe admettent que la Terre
aurait pu être animée d'un mouvement de rotation, identique
ou non à celui qu'ils attribuent au Ciel.
Ce n'est pas seulement à titre d'hypothèse philosophique et
pour discuter de la nature du mouvement local que les Pari-
siens du xive siècle admettaient le mouvement de la Terre ou
le repos du Ciel; il s'en trouvait qui n'eussent point répugné
à prendre cette supposition comme fondement d'un système
astronomique.
« Un de mes maîtres, écrit Albert de Saxe1, semble vouloir
soutenir cette opinion: On ne saurait démontrer que l'hypo-
thèse du mouvement de la Terre et du repos du Ciel ne s'accorde
pas avec les faits ; mais, sauf le respect que je lui dois, c'est le
contraire qui me semble vrai, et cela pour la raison suivante:
En supposant que le Ciel est immobile et que la Terre se meut,
nous ne pourrions aucunement sauver les conjonctions et les
oppositions des planètes, non plus que les éclipses de Lune et
de Soleil. Il est vrai que mon maître ne pose ni ne résout cette
objection, bien qu'il pose et résolve plusieurs autres arguments
destinés à prouver que la Terre est immobile et que le Ciel se
meut. »
Le maître dont parle Albert de Saxe attribuait sans doute à
la Terre un simple mouvement de rotation diurne ; assurément,
une telle supposition ne suffisait pas à sauver tous les phéno-
mènes célestes ; n'est-il pas bien remarquable, cependant, qu'à
la Faculté des Arts de l'Université de Paris, en la première
moitié du xi\' siècle, on ait pu regarder cette supposition
comme une hypothèse astronomique défendable?
Albert de Saxe, d'ailleurs, a éprouvé quelque velléité d'attri
i. Alberti de Saxonia Subtilissimœ quœstiones in libros de Cselo et Mundo; lib. If,
quaest. XXVI.
aÔO ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
buer le phénomène de la précession des équinoxes non plus
à un mouvement d'une sphère céleste spéciale, mais à un
déplacement lent de la Terre.
« On peut soutenir, a dit-il1, a qu'il n'existe que huit orbes...
et que, cependant, la huitième sphère ne se meut pas de
plusieurs mouvements ; si cette sphère semble se mouvoir de
plusieurs mouvements, cela provient de la combinaison sui-
vante : Tandis que la huitième sphère tourne d'orient en
occident sur les pôles du Monde, la Terre elle-même tourne
d'occident en orient autour d'une ligne imaginaire que termi-
nent les pôles du zodiaque ; et ce mouvement est tel qu'en
cent ans, la Terre ait tourné d'un degré.
» Comment, dira-t-on peut-être, sauverez-vous le mouvement
d'accès et de recès de la huitième sphère, mouvement que
Thâbit a imaginé? Je répondrai que ce phénomène pourrait,
lui aussi, être sauvé en attribuant à la Terre un autre mouve-
ment à l'image de celui que Thâbit attribue à la huitième
sphère. On déclarerait ainsi que, par ce double mouvement de
la Terre, la huitième sphère semble animée, outre le mouve-
ment diurne, de deux autres mouvements, savoir, d'un mou
vement par lequel elle semble tourner, d'occident en orient,
d'un degré en cent ans, et du mouvement que Thâbit nomme
mouvement d'accès et de recès; la huitième sphère, cependant,
se mouvrait d'une seule rotation uniforme d'orient en occident.
» Cette théorie ne semble pas absolument sûre ; en effet, ce
qui fait ainsi mouvoir la Terre n'apparaît pas à première vue;
toutefois, si quelqu'un consacrait ses efforts à défendre cette
opinion, peut-être concevrait-il aisément un moyen d'éviter
cette difficulté et trouverait-il plusieurs raisons capables de
donner à cette théorie une forte teinte de vérité. »
Cela s'écrivait « en la Faculté des Arts de l'Université de
Paris et en la MCCCLXVIIP année du Seigneur ».
Ces enseignements, d'ailleurs, non plus que le livre où ils
étaient consignés, n'étaient oubliés à Paris, au début du
xvie siècle; c'est à ce livre, par exemple, que Jean de Celaya
*** r. Alberti de Saxonia Op. cit., lib. II, quaest. VI.
i.\ TRADITION DE BU B IDA H il LA SCIBNC1 ITALIEN!* B M w f SIK4 Ll 3 M
empruntait presque textuellement les passages dont nous
pallions il \ a un instant.
De oe que l'on pensait communément à Paris, quelque
temps ayant VAcrotismus Camœracensis: du système astrono
mique d'Aristarque et de Copernic, Duhamel nous fournit un
précieux témoignage.
Duhamel était « mathématicien royal », c'est à dire profes-
seur de mathématiques au Collège royal, où Giordano Bruno
devait enseigner quelques années après lui. En i.'joy, Duhamel
donna1 un commentaire à VArénaire d'Archimède. C'est en cet
ouvrage que le grand Syracusain nous fait connaître le sys-
tème astronomique d'Aristarque de Samos, première ébauche
du système de Copernic; les calculs de VArénaire sont conduits
comme si le lecteur admettait l'exactitude de ce système.
Ce système, Duhamel ne le croit pas recevable : « Que la
Terre, » dit-il % « soit privée de tout mouvement d'ensemble,
qu'elle se trouve au centre du Monde, que le Soleil soit doué
d'un double mouvement, que les étoiles fixes et la sphère qui
les porte embrassent le reste de l'Univers, on peut, par des
démonstrations très claires, le prouver et réfuter les hypo-
thèses contraires, comme je l'ai montré en un autre ouvrage.
Je crois donc qu'une seule tâche me reste et convient à mon
présent objet; c'est d'exposer comment nous déduirons la
même grandeur pour le Monde, comment nous conclurons
des apparences fort peu différentes, que nous ayons adopté
l'une ou l'autre supposition ; soit que, conformément à ce qui
est, nous regardions la Terre comme immobile et située au
centre du Monde, soit que nous attribuions ces propriétés
au Soleil et que nous transférions à la Terre la sphère et les
mouvements qui sont ceux du Soleil. »
Ces paroles sont celles d'un adversaire du système de
Copernic. Duhamel pensait avoir de bonnes preuves à opposer
à ce système; il ne songeait nullement à le traiter comme une
i. Paschasii Hamellii Begii mathematici Commentarius in Archimedis Syracusani
prœclari Mathematici librum de numéro arenœ, multis locis per eundem Hamellium
emendatum. Lutetiae Apud Gulielmum Cavellat, sub pingui Gallina, ex adverse»
collegii Cameracensis, 1567.
3. Paschasii Hamellii loc. cit., pp. 10-11. nf Hl£Dl4£"V.)
2 52 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
impossibilité métaphysique ou comme une absurdité logique,
à regarder comme des fous ceux qui adoptaient une opinion
contraire à la sienne.
Les sentiments qui animaient les Parisiens à l'égard de
l'hypothèse du mouvement de la Terre se peuvent encore
deviner, croyons-nous, si l'on compare l'attitude de Pierre
Ramus à celle de Mélanchthon.
Membre de cette Université de Wittemberg qu'illustrent
de nombreux astronomes, où enseigne Érasme Reinhold,
Mélanchthon n'ignore ni l'œuvre de Copernic, ni l'importance
astronomique de cette œuvre. Mais s'il consent à ce que l'on
disserte du mouvement de la Terre, c'est à la condition que
cette discussion sera un pur jeu d'esprit, un pur exercice de
géomètres.
« Les hommes de science à l'esprit délié, dit-il à ce sujet1,
se plaisent à discuter une foule de questions où s'exerce leur
ingéniosité; mais que les jeunes gens sachent bien que ces
savants n'ont point l'intention d'affirmer de telles choses. Que
ces jeunes gens accordent donc leurs faveurs, en premier lieu,
aux avis qui bénéficient du commun consentement des gens
compétents, avis qui ne sont nullement absurdes; et dès là
qu'ils comprennent que la vérité a été manifestée par Dieu,
qu'ils l'embrassent avec respect et qu'ils se reposent en elle. »
Mélanchthon s'efforce alors de prouver que la Terre est véri-
tablement en repos; non seulement il résume dans ce but les
raisons que fournit la Physique péripatéticienne, mais encore
et surtout, il accumule les textes tirés de l'Écriture Sainte ;
raisons et textes sont exactement ceux que l'Inquisition invo-
quera pour déclarer, contre Galilée, que l'hypothèse du mou-
vement de la Terre est \falsa in philosophia et formaliter hœretica.
Ramus, élevé à Paris, et dont la vie s'est passée en grande
partie à y enseigner, professe une opinion toute différente.
Dirons-nous qu'il regarde le système de Copernic comme une
vérité assurée? Ce serait peut-être forcer sa pensée. Mais à coup
i. Initia doctrinae physicae dictata in Academia Vuitebergensi Philip. Melanth.
Iterum édita Witebergae, per Johannem Lufft, i55o. — Nous n'avons pu consulter la
première édition de cet ouvrage, qui est de i54ç). — Lib. I, cap: Quis est motus
mundi?
i.\ TRADITION DE Bl mi>.\\ BT LA SCIENCE itu.ii.wi. 40 IVf BIECLE 9 5 3
sur, il le regarde, en [56a, comme une hypothèse physique
ment plausible; et il n'hésite pas à opposer à la Physique
d'Aristote la possibilité d'une le 1 1 < * supposition.
Aiisioïc a prétendu que le temps était I;» mesure <lu mouve-
ment du Ciel. A quoi La Ramée répond ■ : « Copernic, le plus
grand astronome de notre temps, a ôté au Ciel tout mou\<
ment; et par le seul mouvement de la Terre, il mesure le temps
plus exactement qu'aucun astronome ne l'avait fait avant lui. »
Jean Ilennequin, dans le discours qu'il tint au Collège de
Cambrai, en la fête de la Pentecôte de l'an i586, pour présenter
les articles formulés par Bruno, ose prononcer ces mots2 :
« Les plus sots d'entre les hommes sont ceux au gré desquels
il n'y a que des sots qui puissent douter du repos de la Terre. »
Il pouvait s'exprimer ainsi sans paraître injurier les maîtres
de l'Université de Paris. La plupart d'entre eux, et peut-être
tous, croyaient à l'immobilité de la Terre et admettaient le
système de Ptolémée; mais, à coup sûr, il ne se trouvait
parmi eux aucun de ces stultissimi omnium qui traitaient de
sottise l'hypothèse du mouvement terrestre.
Nous ne pousserons pas plus loin ces rapprochements; ceux
que nous avons indiqués sont, croyons-nous, assez nombreux
et assez importants pour que notre conclusion ne semble pas
téméraire :
Les thèses anti -péripatéticiennes de Bruno étaient, bien
souvent, fort loin d'être admises, en l'Université de Paris,
comme vérités établies; mais encore moins les y regardait-on
comme des paradoxes que l'on ne pût soutenir sans scandale,
auxquels on ne pût croire sans folie. Bon nombre de ces
thèses n'étaient que des corollaires outrés des principes
opposés à Àristote et à Averroès, en 1277, par Etienne Tempier,
et soutenus depuis ce temps par les Scotistes ou par les Nomi-
nalistes. Quelques-unes d'entre elles, enfin, étaient défendues
1. P. Rami Scholarum physicarum libri octo, in totidem acroamaticos libros Aristo-
telis. Recens emendati per Joannem Piscatorem Argent. Francofurti. Apud haeredes
Wecheli, MDLXXXIII. Lib. IV, in cap. XIV; p. ia3.
2. Excubitor seu Joh. Hennequini apologetica declamatio habita in auditorio regio
Parisiensis Academix in fest. Pentec. anno 1586 pro Nolani articulis (Jordani Bruni
Opéra latina, tomus I, pars I, p. 70).
254 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VENCI
depuis longtemps par des docteurs de Sorbonne, par des
maîtres de la Faculté des Arts.
Il y a plus. En une certaine question, l'Anti-péripatétisme
de Bruno demeurait fort en arrière de l'Anti-péripatétisme
parisien; la question dont nous voulons parler est celle du
vide.
Pour Giordano Bruno, le vide, qu'il identifie d'ailleurs,
comme Jean Philopon, à l'espace et au lieu, ne saurait être
réalisé; il ne peut être conçu que par abstraction : « Nous ne
supposons nullement1 que le vide soit un espace dans lequel
rien n'existe d'une manière actuelle; nous admettons que c'est
un espace au sein duquel se trouve nécessairement tantôt un
corps, tantôt un autre corps... Le vide donc est ainsi défini
par nous : un espace ou un terme qui renferme des corps;
nullement un espace dans lequel il n'y a rien. Lorsque nous
disons que le vide est un lieu sans corps, ce n'est pas dans
la réalité, mais seulement dans la raison que nous séparons
le lieu et le corps contenu... Par ces considérations, il est
manifeste que le lieu, l'espace, le plein, le vide, sont une
même chose. »
En ce problème du vide, bon nombre de docteurs parisiens
ont osé adopter une solution bien plus audacieuse, bien plus
formelle en son opposition à l'enseignement du Stagirite.
Certains physiciens du xine siècle avaient raisonné ainsi :
« Dieu ne pourrait imprimer au Ciel un mouvement de trans-
lation, car ce mouvement produirait un vide dont l'existence
ne peut être admise sans absurdité. » A ce raisonnement, les
théologiens réunis en 1277 sous la présidence d'Etienne Tem-
pier opposèrent ce seul mot : error.
De ce jour, bon nombre de maîtres de l'Université de Paris
soutinrent la thèse que voici : Par les forces de la Nature, le
vide ne peut être réalisé ; les actions naturelles remplissent
aussitôt tout lieu dont on enlève le corps qu'il contenait. Mais
l'existence du vide n'est pas une absurdité et Dieu, qui peut
tout ce qui n'implique pas contradiction, pourrait produire et
1. Jordani Bruni Nolani Camoeracensis acrolismus, art. XXX11I (Jordani Bruni
Opéra latina, tomus I, pars I, pp. i3o-i33.)
l.A iiiu»iih»N Di m RIDAT) il LA BCIBIfCl CI u.ii UNS U VU* SI&CLE
conserver un espace libre. Cette opinion, si déconcertante
pour tout péripatéticien, fut formulée à [a Un du \m siècle par
Henri de Gand » et par Richard de Middleton3, Au m\ siècle,
Waltcr Burley allait encore plus loin; il pensait3 qu'un catho
li([iic ne peut, sans hérésie, nier l'existence actuelle du vide
hors du Ciel qui enferme le Monde.
Rejeté par Jean Buridan, par Albert de Saxe et par leurs
disciples, la doctrine de Middlelon sur la possibilité du vide
paraît avoir été accueillie avec grande faveur, au début du
xvie siècle, en la Scolastique parisienne; nous la trouvons
reproduite en effet, avec des nuances de minime importance,
dans les écrits de Jean Dullaert de Gand^, de Louis Coronel5
et de Jean de Celaya0. Ces maîtres de la Faculté des Arts de
l'Université de Paris eussent peut être reproché à Giordano
Bruno la timidité de ses thèses anti-péripatéticiennes.
La discussion des arguments qu'Aristote opposait à la
possibilité du vide amène Giordano Bruno à nous faire
connaître7 son sentiment touchant la cause qui meut les
projectiles : « Pour les corps qui sont lancés par volonté et
qui sont dénués de raison, Aristote prétend qu'ils tirent leur
vertu de l'air ou de tout autre corps qui compose le milieu ;
ils sont bien plutôt empêchés par ce corps. Le mobile possède
une certaine vertu innée ou imprimée capable de le porter
dans la direction vers laquelle il est lancé ; tant que dure cette
virlus impressa, elle pousse le corps. Celui, par exemple, qui
jette une balle en Pair lui imprime quelque chose qui est
comparable à la légèreté ».
Cette théorie de Yimpetus, si contraire à l'enseignement
i. Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui Vont lu; seconde série
pp. 447-45i.
2. Ibid., p. 412. — Le mouvement absolu et le mouvement relatif, appendice,
S VII bis (Revue de Philosophie, 1" février 190g).
3. Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu; seconde série,
pp. 4i4-4i5.
4. Joannis Dullaert Questiones in libros phisicorum Aristotelis, lib. IV, quaest. III,
fol. sign. oiu, col. 6.
5. Ludovici Coronel Per scrutations physicœ, lib. IV, secunda pars quae est de
vacuo; éd. cit., fol. lxxxiv, col. c, et fol. lxxxv, coll. a et b.
6. Expositio magistri Joannis de Celaya Valentini in octo libros phisicorum Aristotelis,
lib. IV, cap. XII, fol. cxliii, col. d.
7. Jordani Bruni Nolani Camœracencis acrotismus, art. XXXV (Jordani Bruni
Opéra latina, tomus I, pars I, p. 38.)
256 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
d'Aristote, nous savons avec quelle fermeté et quelle vigueur
les Parisiens n'avaient cessé, depuis Buridan, d'en défendre
les principes. Ces principes, tous les adversaires du Péripaté-
tisme les leur empruntaient. Avant Giordano Bruno, Ramus
n'avait pas hésité à s'en faire une arme contre l'étrange
explication que le Stagirite avait donnée du mouvement des
projectiles.
« Philopon, » disait la Ramée1, « s'oppose avec force à cette
explication de la cause du mouvement engendré par projec-
tion ; il la discute finement. La cause du mouvement c'est,
selon lui, la force de l'instrument projetant qui a été imprimée
dans le projectile et qui reçoit une certaine aide du vide
interposé.
» ...Ce Philopon dit donc qu'une certaine évépyeiaest imprimée
dans le projectile par ce qui le lance, et cette évspyeu traverse
plus aisément le vide que le plein. »
Cette théorie de Yitnpetus dont YAcrotlsmus Camœracensis
expose fort clairement le principe, Giordano Bruno venait d'en
déduire une conséquence de la plus haute imporlance et que
nul avant lui n'avait aperçue, du moins à notre connaissance.
Cette conséquence était formulée en un écrit italien, La cena
de le ceneri9, imprimé à Londres en i584, deux ans donc avant
que Jean Hennequin ne soutînt VAcrotismus Camœracensis.
A l'hypothèse du mouvement de la Terre, Aristote avait
opposé une expérience ; une pierre lancée verticalement en
l'air retombe toujours au lieu d'où elle est partie3. Ptolémée,
Averroès, tout le Moyen-Age chrétien avaient, à l'envi, invoqué
cette observation pour prouver que la Terre est immobile.
i. P. Rami Scliolarum physicarum libri octo, in totidem acroamaticos libros Aristotelis.
Recens emendati per Joannem Piscatorem Argent. Francofurti. Apud hœrcdcs
Andreœ Wecheli, MDLXXXIII. Lib. IV, in cap. VIII ; p. n4.
2. La cena de le ceneri. Descritta in cinqve dialogi, per quattro interlocutori, Con ire
Considérations, Circa doi sugyettj. AU' unico refugio de le Muse. Vlllustrissi. Michel de
Castelnuovo 1 584. — Reimprimé dans Le opère italiane di Giordano Bruno ristam-
pate da Paolo de Lagarde. Volume primo. Gottinga, 1888. Nos citations et renvois se
rapportent à cette édition.
3. Nous rappelons ici en quelques lignes ce que nous avons ailleurs exposé en
détail. [Nicolas de Cues et Léonard de Vinci, XIII : La Mécanique de Nicolas de Cues
et la Mécanique de Léonard de Vinci. L'hygromètre, le sulcomètre et le mouvement
de la Terre (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, X I ;
seconde série, pp. 24i-a55). ]
LA TUA m mon DE BUfUDAN ii LA SCIENCE ITALIEN Ni \i \\f mi | i i
(Nicolas de (lues avait, du principe erroné don M* tirait cette
conclusion, déduit d'autres corollaires non moins fautifs.
Léonard de Vinci en avait ajouté quelques autres; il avait, en
particulier, par la Mécanique erronée du Stagirite, déterminé
la trajectoire que semblerait décrire un projectile verticalement
lancé, si la Terre tournait sur elle-même. Copernic, après
avoir sommairement rappelé l'objection d'Àristote, dont il
attribuait d'ailleurs l'invention à IHolémcc, n'avait rien dit qui
fut vraiment capable de la lever.
Giordano Bruno condamne1 avec une netteté parfaite le
principe erroné sur lequel repose l'argumentation classique
contre le mouvement de la Terre. Lorsqu'un objet est lancé du
pont d'un navire en marche, il ne se meut pas comme s'il
était jeté d'un endroit immobile. « Si cela n'était pas vrai, il
serait impossible, lorsque le navire court sur la mer, de lancer
directement quelque chose d'un bord à l'autre; les pieds d'un
passager qui ferait un saut ne pourraient retomber à l'endroit
d'où ils se sont enlevés. Avec la Terre donc, se meuvent toutes
les choses qui se trouvent en la Terre. Si d'un lieu extérieur
à la Terre quelque chose était jeté à terre, cette chose semble-
rait, par suite du mouvement de la Terre, perdre la verticalité
de son mouvement. C'est ce que l'on voit lorsqu'un navire
descend un fleuve; que quelqu'un, debout sur la rive du
fleuve, lance une pierre tout droit vers le navire, son jet se
trouvera faussé dans la mesure où le comporte la vitesse du
navire.
» Mais que l'on place un homme au sommet du mât du navire
et que ce navire courre aussi vite que l'on voudra; cet homme
ne sera pas déçu en sa visée; d'un point situé à la pomme
du mât ou dans la hune à un autre point situé au pied du mât
ou dans la cale ou en quelque autre endroit du corps du
navire, la pierre ou tout autre objet que cet homme aura jeté
viendra en droite ligne. De même, si quelqu'un qui se trouve
dans le navire lance une pierre de la base à la pomme du mât,
cette pierre retombera par le même chemin, de quelque
i. Giordano Bruno, Lacena de le ceneri, dialogo terzo; Opère ilaliane, pp. 167-169.
P. Dl HUM. 17
258 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
manière que le navire se meuve, pourvu toutefois qu'il
n'éprouve aucune oscillation.
» Supposons donc que de deux hommes, l'un soit dans le
navire en marche, et l'autre au dehors [sur la rive du fleuve] ;
que Fun et l'autre aient la main à peu près au même endroit ;
que du même lieu, en même temps, chacun deux laisse tomber
une pierre [sur le pont du navire] sans lui donner aucune
secousse; la pierre du premier viendra, sans perdre la verticale
ni en dévier d'aucune manière, frapper le point fixé d'avance;
la pierre abandonnée par le second se trouvera transportée en
arrière. »
Ces vérités sont le contre-pied des propositions formulées
par Averroès et par ses successeurs, de celles que Nicolas de
Gués avait invoquées afin de mesurer la vitesse d'un navire en
marche ; c'est beaucoup, assurément, que d'avoir énoncé ces
vérités si souvent méconnues; mais ce n'est pas assez; il faut
encore en donner la raison, et c'est ce que fait Bruno :
« Gela ne provient d'aucune autre cause que de celle-ci : La
pierre qui quitte la main de l'homme porté par le navire se
meut du mouvement même de ce navire ; elle a donc une
certaine virtus impressa que ne possède pas l'autre pierre, celle
qui a été abandonnée par l'homme demeuré hors du navire;
et cela, bien que ces pierres aient même gravité, qu'elles
traversent le même air, quelles partent (autant que faire se
peut) du même point, quelles aient subi le même choc initial.
De cette diversité, nous ne saurions apporter aucune raison,
si ce n'est que les choses qui sont fixées au navire ou qui lui
appartiennent se meuvent avec lui; et que la première pierre
emporte avec elle la vertu de son moteur qui se mouvait avec
le navire, tandis qu'à cette vertu la seconde pierre ne participe
pas. On voit donc qu'un projectile ne prend la vertu d'aller en
ligne droite ni du terme d'où il part, ni du terme d'où il va,
ni du milieu au travers duquel il se meut, mais de l'efficace
de la vertu qui lui a été premièrement imprimée. »
Giordano Bruno avait publié La cène de le cenerl un an avant
que Benedetti ne fit imprimer ses Diversœ specalationes ; en
réunissant ce que ces deux ouvrages ajoutaient de nouveau à
LA TRADITION DE IIIIUDW II I \ si, Il \( I II Mil NM. M \ \ I II < I I /.)[)
la Dynamique de Jean Buridan, on obtient à peu prèi i<>m- l<
principes que Gassendi devait adopter, en [64i, en ses EpisloUe
fres de molu impresso a motore translate).
L'année où La cène <fc le ceneri parut est aussi colle ou
Galilée atteignit sa vingtième année. Le Pisan vermit bien à
son heure. Pendant des siècles, les philosophes avaient tourné
et retourné en tons sens les pensées qui contenaient en germe
la Science du mouvement; maintenant, ces pensées étaient
mures; elles attendaient qu'un géomètre de génie produisît à
la pleine lumière les vérités qui vivaient en elles et donnât
l'essor à la Mécanique des temps modernes. Galilée fut ce
géomètre.
XV
DOMINIQUE SOTO
ET LA
SCOLASTIQUE PARISIENNE
DOMINIOUE SOTO
ET LA
SCOLASTIQUK PARISIENNE
Avant- Propos.
La Science italienne du xve siècle et du xvie siècle a composé
un grand nombre d'ouvrages où il est parlé de la chute des
corps et du mouvement des projectiles; la lecture attentive
de ces ouvrages1 conduit bien aisément à quelques conclusions
que l'on peut formuler en ces termes :
Le progrès intellectuel qui devait produire la Dynamique
moderne a été engendré, avant le milieu du xive siècle, à
l'Université de Paris; il est né de la pensée que le mouve-
ment du projectile ne peut pas être entretenu, comme le voulait
Aristote, par le mouvement de l'air ambiant, qu'il se conserve
par l'effet d'un impetus imprimé au mobile lui-même. La
réfutation de la théorie d'Aristote avait été menée par la dia-
lectique rigoureuse en même temps que violente de Guillaume
d'Ockam ; l'exposition de la théorie de V impetus avait été
présentée d'une manière extrêmement claire et complète par
Jean Buridan et, peu après lui, par Albert de Saxe.
Pendant toute la fin du Moyen-Age et jusqu'au milieu du
xvie siècle, la Dynamique de Buridan et d'Albertutius fut
presque exclusivement professée à Paris et dans les universités
allemandes qui formaient, en quelque sorte, des colonies de
i . Voir les deux précédentes études : Jean I Buridan (de Béthune) et Léonard de Vinci.
La tradition de Jean Buridan et la Science italienne au XVI* siècle.
264 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
l'Université parisienne; soigneusement conservée pendant
cette longue suite d'années, elle n'avait, du reste, aucunement
progressé.
La Mécanique nouvelle eut grand peine à rallier les suffrages
des maîtres italiens; les Alexandristes, les Humanistes et,
surtout, les Averroïstes formaient, dans les universités et
autour d'elles, des partis puissants, ardemment rivaux les
uns des autres, mais qui se mettaient volontiers d'accord
pour combattre le langage et les doctrines de Paris.
Au début du xvie siècle, bien peu d'Italiens partagèrent
la clairvoyance de Léonard de Vinci et surent reconnaître, en
la Dynamique de Paris, la clé de la Mécanique, « de ce paradis
des sciences mathématiques, qui nous fait atteindre le fruit
mathématique ». Encore Léonard lui-même n'accepta-t-il pas
en sa plénitude l'enseignement mécanique de Buridan et
d'Albert de Saxe; il n'admit pas l'explication que ces auteurs
avaient donnée de la chute accélérée des graves; de cette
explication, cependant, devait un jour sortir une des pro-
positions sur lesquelles repose notre science du mouvement :
l'affirmation que la force qui meut un corps est proportionnelle
à l'accélération qu'éprouve la marche de ce corps.
Les trois premiers quarts du xvi* siècle sont témoins de la
lente infiltration de la Dynamique de Paris en la Science
italienne; et il s'en faut de beaucoup qu'à la fin de cette longue
période, la plupart des maîtres italiens aient renoncé à leur
opiniâtre résistance. Mais si les adeptes des nouvelles doctrines
sont peu nombreux, du moins sont-ils aptes à développer et
à faire fructifier les idées dont ils ont recueilli la semence;
grâce à Giovanni Battista Benedetti et à Giordano Bruno, les
principes parisiens, précisés et généralisés, commencent d'être
appliqués à la solution de nouveaux problèmes; ils préparent
l'avènement de la science que vont développer, en Italie,
Baliani, Galilée et Torricelli; en France, Descartes et Pierre
Gassend; en Hollande, Isaac Beckmann ; ainsi voyons-nous,
en tous ces grands hommes, les héritiers de Guillaume
d'Ockam, de Jean Buridan et d'Albert de Saxe.
L'étude de l'influence que la Sçolastique parisienne a exercée.
DOMINIQUE 80TO 11 i\ BCOLA8TIQUE PARI8IBNÏI1
au cours du wi" siècle, sur la Science italienne appelle une
sorte do contre-partie; il semble naturel de rechercher < j • j < - 1
furent, à celle même époque, les rapports des doctrines méca
niques enseignées dans les universités espagnoles avec les
théories créées par L'École de Paris.
Nous pouvons nous attendre à ce que cette nouvelle étude
nous découvre des faits bien différents de ceux que la première
nous a révélés; autant l'Italie a opposé une tenace réaction
à l'effort que les doctrines parisiennes faisaient pour pénétrer
en l'enseignement de ses écoles, autant devons -nous être
préparés à trouver l'Espagne accueillante aux théories que l'on
professait à la Sorbonne, rue du Fouarre ou à Montaigu.
La conquête des universités espagnoles et portugaises par
les idées venues de Paris va être la conséquence toute naturelle,
et comme la réciproque de la conquête des chaires de Paris par
les maîtres venus de la Péninsule ibérique.
Sur les rives de la Seine, en effet, les maîtres espagnols et
portugais étaient nombreux et influents, au xve siècle et au
début du xvie siècle l.
Vers la fin du xve siècle, nous avons constaté l'activité que
déploie, en la Faculté des Arts, Pedro Sanchez Giruelo de
Daroca, qui avait pris ses grades à Salamanque 2. Au début
du xvie siècle, une pléiade de maîtres espagnols entoure, au
Collège de Montaigu, l'Écossais Joannes Majoris ; là nous trou-
vons Antoine Nuîiez Goronel et son frère Louis Nufiez Coronel,
tous deux de Ségovie, en même temps que Gaspard Lax, de
Sarinena, qui sera un des maîtres de Vives; à la même
époque, Juan de Gelaya professe au Collège de Sainte-Barbe.
Les Espagnols, d'ailleurs, tenaient à ce moment une si grande
place en l'Université de Paris que leur compatriote Juan Luiz
Vives les regarde comme les principaux responsables des défauts
dont il accuse avec tant de rudesse l'enseignement parisien3.
i. La tradition de Buridan et la Science italienne au XVI* siècle, II: L'esprit de la
Scolastique parisienne au temps de Léonard de Vinci; pp. i3o seqq.
2. Demetrio Espurz Campodarbe, Discurso leido en la solemne apertura del curso
académico de 1909 a 1910 en la Universidad de Oviedo ; Oviedo, 190g.
3. La tradition de Buridan et la Science italienne au XVI» siècle, IV: La décadence
de la Scolastique parisienne après la mort de Léonard de Vinci. Les attaques de
l'Humanisme; Didier Érasme et Louis Vives; p. 1G9.
2 66 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Des nombreux étudiants espagnols qui, comme Vives,
étaient allés demander à l'Université parisienne de les initier
à sa très subtile Scolastique, célèbre en toute l'Europe,
plusieurs, comme Ciruelo, comme les deux Goronel, comme
Lax, comme Celaya, demeuraient à Paris et s'asseyaient à
leur tour en les chaires d'où ils avaient été enseignés.
Beaucoup, sans doute, reprenaient le chemin de leur patrie,
désireux d'y répandre le savoir qu'ils avaient acquis. Ils se
rendaient à Salamanque, fière de son Université, l'une des
plus anciennes et des plus célèbres de l'Europe; à Alcala de
Hénarès, l'antique Complutum, où, en i4g9, Ximénès avait
fondé une Université, bientôt rivale de Salamanque; d'autres
se dirigeaient vers le Portugal où, dès i3o8, Coïmbre avait
hérité de l'Université de Lisbonne.
Quel accueil les jeunes gens qui avaient étudié à Paris rece-
vaient en ces universités, Quétif et Échard nous le disent1 :
« On répétait partout, et d'une voix unanime, que l'étude
des belles-lettres était plus florissante à l'Académie de Paris
qu'en toute autre; ce seul nom de Paris valait un surcroît
d'honneur et de considération non seulement aux maîtres
diplômés par cette Université et à ceux qui y avaient professé,
mais encore à ceux qui avaient simplement, à titre d'auditeurs
ou d'élèves, étudié en cette Académie. »
Les chaires espagnoles et portugaises se trouvaient donc
bien souvent occupées par ceux qui étaient allés à Paris
prendre connaissance des doctrines à la mode ou qui y
avaient professé ces doctrines; Pedro Ciruelo, par exemple,
était revenu enseigner à Alcala 2 ; et l'histoire même de Domi-
nique Soto va nous permettre de constater cette emprise de
la Scolastique parisienne aussi bien sur l'antique Université
de Salamanque que sur la jeune Université d'Alcala.
i. Jacobus Quetif et Jacobus Echard, Scriptores ordinis prœdicatorum, tomus
secundus, p. 171 (Art. Dominions de Soto); Lutetiee Parisiorum, MDCCXXI.
2. Voir le Prohemium de l'écrit suivant : Opusculum de sphera mundi Joannis de
Sacrobusto : cum additionibus et familiarissimo commentario Pétri Ciruelli Darocensis :
nunc recenter correctis a suo auctore : intersertis etiam egregiis questionibus domini Pétri
de Aliaco. Colophon : Fuit excussum hoc opusculum in Aima Complutensi Univer-
sitate. Anno Domini Millesimo quingentesimo vigesimo sexto. Die verodecimaquinta
Decembris. Apud Michaelem de Eguia. E regione Divi Eugenii commorantem : ubi
venundatuv.
D0MINIQU1 BOTO I i i.\ SCOLAST1QUE l'Viusn.wi A')-
II
Vie de Dominique Soto, FRÈRE PRÊCHEUR.
Francisco Soto, père du savant religieux dont l'oeuvre va
nous occuper, était un très modeste jardinier de Ségovie1. En
1/194, Soto eut un fils qui reçut, comme son père, le prénom
de Francisco.
Les ressources de la famille étaient beaucoup trop modestes
pour que l'on pût faire instruire à Séville le jeune François;
on le plaça donc comme gardien de l'église paroissiale du
village d'Ochando, situé à peu de distance de Ségovie; là, il
reçut sans doute du clergé sa première initiation littéraire.
Désireux de pousser plus avant ses études, il se rendit à
l'Université, toute jeune encore, de Alcala de Hénarès. Il s'y
lia avec un jeune noble, Pedro Francisco de Saavedra, né à
Benalcazar en Andalousie. Solo et Saavedra suivirent ensemble
les leçons données par les maîtres de l'Université, entre autres
par Thomas de Villeneuve qui devait, un jour, être canonisé.
Mais la voix qui vantait la Science parisienne, qui acclamait
les élèves formés par l'Université de Paris, bruissait à leurs
oreilles; ils cédèrent à la tentation qui séduisait, en si grand
nombre, les étudiants espagnols; délaissant Alcala, ils prirent
ensemble le chemin de la France.
A Paris, nos deux étudiants furent accueillis « humaniter et
festive », disent les PP. Quétif et Échard, par deux maîtres célè-
bres en l'Université, les deux frères Nunez Coronel, Antoine
et Louis, qui, comme Soto, étaient natifs de Ségovie. Par ces
compatriotes de Soto, les deux jeunes Espagnols se trouvèrent
introduits au sein de l'un des cercles les plus vivants, les
plus intéressants qui se trouvassent à cette époque en l'Uni-
versité parisienne. Les deux frères Coronel étaient parmi les
1. Nous avons puisé tous nos renseignements touchant la vie de Soto dans :
Jacobus Quetif et Jacobus Echard, Scriptores ordinis prœdicatorum, tomus secundus,
pp. 171-172. Lutetiaj Parisiorum, MDCCX.XI.
2Ô8 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
disciples les plus actifs et les plus dévoués du vieux maître
écossais Joannes Majoris; et celui-ci était, assurément, comme
le chef du parti conservateur; il s'efforçait de garder, en l'étude
de la Théologie, les traditions de la Scolastique nominaliste;
il résistait avec vigueur aux tentatives que poussaient Lefèvre
d'Étaples et Josse Glichtove pour substituer aux discussions
d'une dialectique savante la seule étude de l'Écriture et des
Pères; la résistance de Joannes Majoris, d'ailleurs, n'était pas
d'une aveugle obstination; il savait retrancher de ses leçons
les arguties d'une logique trop subtile et les embarras d'une
langue trop barbare. Les disciples de Joannes Majoris n'étaient
pas indignes du maître ; si les Jean Dullaert de Gand et les
Louis Goronel de Ségovie s'attardent trop, à notre gré, aux
pointilleuses chicanes dont usaient volontiers les disputes
d'école, du moins ont-ils su conserver et exposer tous les
enseignements, gros de la Science moderne, que leur avait
apportés la tradition des Jean Buridan, des Albert de Saxe et
des Nicole Oresme.
G'est en ce milieu, où l'Humanisme ne parvenait pas à
exercer son influence, où le Nominalisme se dépouillait peu
à peu de son fatras dialectique, où la Science positive était
cultivée avec une particulière faveur, que Soto et Saavedra
vécurent pendant quelques années, achevant ensemble leurs
études de Théologie. Vers 1620, ils revinrent à Alcala.
A Alcala, François Soto emporte, après un brillant concours,
la chaire d'Arts au Collège Saint-Alphonse. Mais bientôt la
vocation monastique se fait entendre en lui. Il se retire d'abord
au Monastère du Monserrat, puis à Burgos; là, il prend l'habit
de frère prêcheur; en faisant profession, le 23 juillet i525, il
échange son prénom de François contre celui de Dominique.
Pedro Francisco de Saavedra ne tarda pas à suivre l'exemple
de son ami Soto ; il prit à Ségovie l'habit de dominicain en
même temps que le nom de Dominique de la Croix; le désir
d'évangéliser les Indiens l'entraîna en Amérique; après une
vie d'apostolat, il mourut au Mexique vers i5/jo.
La science de Soto fut vite remarquée en l'ordre de Saint-
Dominique, où il venait d'entrer. Ses supérieurs l'envoyèrent
DOMINIQUE BOTO Et LA 0COLA8TIQUË PAtUSlËNttE 109
d'abord à Bruges, afin qu'il y enseignât la Philosophie et la
Théologie à ses frères. Mais bientôt, rime des deux chaires
de Théologie de Salamanque, la chaire <iu soir, devint vacante;
Soto prit pari au concours qui devait désigner Le titulaire; son
succès fut très grand; le 22 novembre i532, il entra dans cette
chaire qu'il devait occuper pendant seize ans.
La renommée et l'inlluencc de Soto ne cessèrent plus de
croître dans l'ordre de .Saint-Dominique et dans l'Eglise tout
entière.
En décembre i545, le Concile de Trente ouvrit ses sessions.
Depuis plus d'un an, l'ordre des Dominicains avait perdu son
supérieur général, Albert de Gasaus, et ne l'avait pas remplacé.
Parmi les frères prêcheurs qui assistaient au Concile, plus de
cinquante étaient revêtus de la dignité épiscopaie; Dominique
Soto, simple moine, fut toutefois chargé de parler au nom de
l'ordre tout entier, comme l'eût fait le supérieur général; il
exerça ces importantes fonctions pendant les quatre premières
sessions du Concile. Le 12 juin i5^6, un nouveau supérieur
général, François Romeo, fut élu; mais, comme il ne pouvait
se rendre à Trente, il se fit représenter par Soto à la cinquième
session et à la sixième session du Concile.
Sur ces entrefaites, Charles-Quint ayant choisi Dominique
Soto comme confesseur, notre dominicain dut suivre l'Empe-
reur en Allemagne. Mais, dès i55o, il revient à Salamanque,
où il reçoit le titre de professeur honoraire. En i55i, il prêche
le carême à la cathédrale. En i552, l'illustre Melchior Cano,
nommé évêque des Canaries, laisse vacante une des chaires de
Théologie de l'Université, la chaire du matin; Soto monte en
cette chaire qu'il occupera jusqu'à sa mort.
Les conquérants de l'Amérique traitaient trop souvent les
Indiens avec la dernière barbarie ; Ginés de Sepûlveda crut
trouver dans les enseignements de l'Église la justification de
ces cruautés ; en son dialogue Démocrates Secundus, seu De
justis belli causis l , il osa soutenir que les chrétiens avaient le
droit et le devoir d'exterminer les infidèles rebelles à l'évan-
1. Publié par M. Menéndez Pelayo dans le Boletin de la Real Academia de la His-
loria, T. XXI, pp. 257-369, oct. 1892.
370 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
gélisation. Cette thèse monstrueuse souleva les protestations
indignées d'un pieux et héroïque dominicain, Barthélemi de
Las Gasas, évêque de Ghiapa. En i552, cet ancien compagnon
de Christophe Colomb publia à Séville sa Brevissima relacion
de la destruccion de las Indias, admirable plaidoyer en faveur
des malheureuses populations du Nouveau Monde.
Le différend entre Sepûlveda et Las Casas soulevait une
question théologique où la cause de l'Église et celle de l'hu-
manité étaient engagées; Soto fut chargé de la trancher; il
n'hésita pas à juger en faveur de la thèse soutenue par Las
Gasas.
Soto mourut à Salamanque le i5 novembre i56o, à l'âge de
soixante-six ans.
III
Dominique Soto et le Nominalisme parisien.
Soto avait étudié à Paris au moment où les plus furieux
assauts étaient menés contre la Scolastique des Nominalistes ;
les gens qui se piquaient d'Humanisme en condamnaient à la
fois la curiosité futile, la dialectique chicanière et le langage
barbare. Les maîtres qui avaient accueilli notre étudiant ne
suivaient pas les modes nouvelles introduites dans l'enseigne-
ment par un Lefèvrc d'Étaples et par un Josse Clichtove ;
encore moins faisaient-ils écho aux sarcasmes et aux railleries
qu'un Didier Érasme décochait contre la Théologie professée
en Sorbonne; conservateurs, mais avec modération, ils recon-
naissaient volontiers qu'il y avait lieu d'émonder l'arbre que
le Nominalisme du xive siècle avait planté et d'en retrancher
mainte subtilité inutile et encombrante; ils s'efforçaient de
leur mieux à introduire dans leurs leçons plus de simplicité
et de clarté que leurs prédécesseurs n'avaient accoutumé d'en
mettre.
Les élèves allaient souvent, en cette voie réformatrice,
beaucoup plus loin que les maîtres; de ce Collège de Mon-
taigu, illustré par la longue et active régence de Joannes
DOMINIQUE BOTO i i LA SCOLA.STIQUE PARISIENNE U71
Majoris, les plus fidèles disciples «lu vieux théologien éco ai
les Dullaert et les Lax, voyaient un de leurs auditeurs, I <*^ | >.»
gnol Louis Vives, accabler de persiflages et d'injures l< s
maîtres qui enseignaient à Paris cl, les doctrines qu'ils
professaient.
Soto n'alla pas jusqu'aux extrémités où se portail son
compatriote; il ne s'abaissa pas à envelopper en des périodes
cicéroniennes impeccables dos calembours de laquais et des
grossièretés de goujat; il ne donna pas dans l'Humanisme et
demeura philosophe scolastique; mais il se posa en adversaire
convaincu du Nominalisme.
Quétif et Échard nous montrent le jeune professeur d'Alcala
occupé à chasser de l'enseignement de l'Université « les
opinions ou, pour mieux dire, les nuages des Nominalistes »
qui y régnaient.
Plus tard, alors que Soto, depuis de longues années déjà,
enseignait la Théologie à Salamanque, le corps académique
de cette ville, désireux « d'éliminer de ses collèges la secte
des Nominalistes », demanda au savant dominicain de l'y
aider. Celui-ci rédigea dans ce but les Questions sur la Physique
d'Aristote que nous nous proposons d'étudier1.
Nous avons reconnu, d'ailleurs, quelle extraordinaire autorité
Soto avait acquise parmi les Dominicains; nous nous étonne-
rions donc de ne pas voir ses préférences philosophiques
se porter, en la plupart des problèmes, vers les solutions
1. Selon Quétif et Échard (Scriptores ordinis prœdicatorum, t. II, p. 172), la première
édition des : In octo libros physicorum commentarii et quœstiones, fut donnée à Sala-
manque en 1 545.
Nous avons consulté la seconde des éditions mentionnées par Quétif et Échard;
elle est ainsi intitulée :
Reverendi Patris Dominici Soto Segobiensis, Theologi ordinis Praedicatorum in
inclyta Salmanticensi Academia professons ac Caesareae Maiestati a sacris confes-
sionibus super octo libros Physicorum Aristotelis Commentaria. Tertia aeditio nuperrime
ab Authore recognita, multisque in locis aucta et à mendis quàm maxime fieri
potuit repurgata. Cum Privilegio. Salmanticae, In aedibus Dominici a Portonariis,
Cath. M. Typôgraphi. MDLXXII.
Le tome second est intitulé :
Reverendi Patris Dominici Soto Segobiensis Theologi ordinis prœdicatorum super
octo libros Physicorum Aristotelis Quœstiones. Salmanticae. In aedibus Dominici a Por-
tonariis, Cath. M. Typôgraphi. MDLXXII.
Quétif et Echard citent encore deux éditions postérieures à celle-là, savoir :
Salmanticae, per [ldephonsum a Terranova et Neyla, i582. Duaci, unà cum
Dialeclica, curis Jacobi Howerii Hoogstratani ordinis Prafdicatorum.
272 ÉTUDES SUR LÉONARD DÉ VÈNCt
thomistes qui ont toujours été tenues, par les Frères prê-
cheurs, en une estime particulière.
Mais on se tromperait fort si l'on pensait trouver en lui un
thomiste exclusif et obstiné, déterminé à embrasser, en tout
sujet et jusqu'aux extrêmes limites, les opinions de l'Ange de
l'École; on se tromperait également si l'on s'attendait à lui
voir condamner sans pitié toutes les doctrines professées par
les Nominalistes parisiens. Bien souvent, et même en des
questions de très grande importance, nous le verrons aban-
donner les positions que Saint Thomas avait tenues, et défendre
celles qu'avaient choisies les Buridan et les Albert de Saxe.
Cette manière de faire, d'ailleurs, était bien dans l'esprit de
la Scolastique parisienne. Largement éclectiques, les Parisiens
redoutaient fort l'attachement opiniâtre à l'opinion d'un seul
maître1; de leur éclectisme, un Espagnol, Pedro Ciruelo,
formulait, à la fin du xvc siècle, la très décisive affirmation; et
au temps même où Soto étudiait à Paris, un autre Espagnol,
Juan de Celaya, affectait d'éclairer son enseignement de Phy-
sique par la triple lumière que projettent le Thomisme, le
Scotisme et le Nominalisme.
Pendant son séjour aux rives de la Seine, Soto a appris de
ses maîtres à pratiquer cette justice intellectuelle qui se garde
de trancher un débat avant d'avoir entendu et pesé les avis des
parties en litige. Aussi, ce dominicain en qui ses biographes
nous montrent un adversaire résolu et persévérant du Nomi-
nalisme est-il merveilleusement informé des traités composés
par les maîtres dont les Nominalistes se réclamaient le plus
volontiers ; ses Questions sur la Physique d'Aristote révèlent une
connaissance approfondie non seulement des livres de Walter
Burlcy et de Paul de Venise, mais encore de ceux qu'ont écrits
Guillaume d'Ockam, Grégoire de Rimini, Marsile dTnghen et
Joannes Majoris.
Le désir de combattre sur leur propre terrain les philosophes
dont il se propose de réprimer les doctrines excessives le con-
duit à suivre de très près, en la rédaction de son ouvrage sur
1. La tradition de Jean Daridan et la Science Italienne au XVIe siècle, II : L'esprit de la
Scolastique parisienne au temps de Léonard de Vinci; pp. i3o seqq.
DOMINIQUE BOTO ET LA BGOLA8TIQUE PARISIEN!!]
la Physique, l'ordre et La méthode qu'avaient adoptés les
Nominalistes de Paris. Cet ouvrage offre une analogie m*
aisément reconnaissable avec tes Physicse perscrutaliones que
Luis Goronel avait publiées en i5n; les questions traitées et
les arguments vises en ees deux écrits sont bien souvent les
mêmes, encore que les solutions adoptées soient, en nombre
de cas, différentes.
Il arrive même que, pour rendre plus serrée son escrime
contre les Nominalistes, Soto en vienne à emprunter leur
jeu. Désireux de disserter d'une manière convaincante contre
des adversaires très subtils, il est souvent réduit à rivaliser
de subtilité avec eux. Par là, sa dialectique antinominaliste
devient quelquefois aussi entortillée, aussi chicanière que celle
des Nominalistes; en lisant ses Questions, Louis Vives eût sans
doute retrouvé les souvenirs exécrés de l'enseignement qu'il
avait reçu à Montaigu. Ce n'est pas seulement par la modéra-
tion d'un Thomisme accueillant aux solutions plus modernes
que Soto montre les liens qui l'attachent à l'école de Joannes
Majoris; c'est encore par la forme de son argumentation, bien
voisine de celle qui avait cours aux disputes de la Sorbonne.
A quel point le Thomisme de Soto se teintait de Nominalisme
parisien, et cela dans les thèses même les plus essentielles,
nous Talions voir en passant en revue quelques-unes de ses
opinions et, tout d'abord, en rapportant ce qu'il enseignait au
sujet de l'infini.
IV
L'Infini potetstiel et l'Infini actuel.
Au sujet de l'infini, les docteurs de la Scolastique se divisent
en trois partis principaux1.
Le premier parti tient pour la thèse d'Aristote et de son
commentateur Averroès : La grandeur infinie est irréalisable
i. Léonard de Vinci et les deux infinis (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus
et ceux qui l'ont lu, seconde série, pp. 3-53). — Sur les deux infinis (lbid., pp. 368-407).
p. dlhkm. 18
2 74 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
parce que contradictoire; non seulement aucune grandeur
infinie n'existe d'une manière actuelle, mais encore à la
grandeur infinie, on ne peut attribuer l'être en puissance;
aucune grandeur ne saurait être accrue de manière à sur-
passer toute limite.
Saint Thomas d'Aquin avait admis cette doctrine péripaté-
ticienne; même à la toute -puissance de Dieu, il déniait le
pouvoir de réaliser ni une grandeur infinie actuelle, ni une
grandeur infinie potentielle, car si Dieu peut tout ce qui
n'implique aucune contradiction, il ne peut réaliser l'absurde.
La logique raffinée introduite en l'École de Paris par les
Summulae de Petrus Hispanus ne se contenta pas de substituer
aux notions d'infini actuel et d'infini potentiel les notions
quelque peu différentes d'infini catégorique et d'infini synca-
tégorique; elle donna en outre naissance, au sujet de l'infini,
à deux théories bien différentes de la théorie péripatéticienne.
De ces deux théories, il en est une qui s'oppose, de la
manière la plus absolue, à la doctrine d'Aristote, d'Averroès
et de Saint Thomas d'Aquin; elle tient pour exempte de toute
contradiction l'existence de la grandeur infinie et de la mul-
titude infinie soit syncatégoriques, soit même catégoriques;
Dieu peut donc créer un volume catégoriquement infini, une
multitude catégoriquement infinie; il peut diviser d'une ma-
nière actuelle un continu en une infinité de parties infiniment
petites. Proposée tout d'abord, semble-t-il, par Jean de Bassols,
disciple immédiat de Duns Scot, cette opinion fut soutenue,
avec une prodigieuse vigueur logique, par Grégoire de
Rimini.
Entre la doctrine péripatéticienne et la doctrine de Grégoire
de Rimini, il est possible de tenir un parti intermédiaire;
on peut prétendre que l'infini catégorique ne saurait être
réalisé sans contradiction, mais que la réalisation de l'infini
syncatégorique est exempte d'absurdité. Selon cette manière
de voir, Dieu ne saurait produire ni une multitude ni une
grandeur qui fût catégoriquement infinie; mais la production
d'une multitude ou d'une grandeur qui croisse au delà de
toute limite, la division indéfinie d'un continu en parties dont
DOMINIQUE BOÎO BT LA 8GOLA8TIQUE PARISIEN M
la grandeur finisse par tomber au dessous de toute limite sont
choses qui sont en sa toute-puissance. Proposée dès la fin <lu
xm" siècle par Richard de Middlclon, celle doctrine rallia,
au xiv' siècle, les pins illustres parmi les docteurs parisiens;
Guillaume d'Ockam, Waller Burlcy, Jean Buridan, Albert de
Saxe l'ont professée et soutenue contre l'opinion de Grégoire
de Ri mini. Moins arrêté en ses opinions, Marsilc d'Inghen,
prenant exemple d'une certaine hélice dont le pas décroît en
progression géométrique, pense que la longueur catégorique-
ment infinie peut être réalisée, bien que l'existence du volume
catégoriquement infini implique contradiction.
Entre les tenants de l'infini catégorique et les partisans du
seul infini syncatégorique, la discussion était fort ardente au
temps où Soto vint s'asseoir sur les bancs de l'Université de
Paris. Joannes Majoris professait avec ostentation la possibilité
de l'infini catégorique, mais il n'avait pas reçu en partage,
pour soutenir cette opinion, la rigueur et la puissance logique
d'un Grégoire de Rimini. Jean Dullaert et Juan de Celaya se
ralliaient nettement, eux aussi, à l'opinion de Grégoire de
Rimini1, tandis que Luis Goronel, non sans avoir éprouvé
quelque tentation d'embrasser le même parti, jugeait plus
prudent de soutenir, avec Jean Buridan, la possibilité du seul
infini syncatégorique. Aucun de ces auteurs, d'ailleurs, ne
paraissait songer que l'on pût garder l'opinion d'Aristote,
d'Averroès, de Saint Thomas d'Aquin, et dénier à Dieu le
pouvoir de produire une grandeur infinie potentielle, une
multitude infinie potentielle.
Il faut croire que l'enseignement reçu à Paris avait fait
sur le jeune étudiant espagnol une bien profonde et bien
durable impression, car en cette grave question de l'infini,
le savant docteur dominicain délaisse entièrement la doctrine
de Saint Thomas pour s'attacher à celle de Jean Buridan et
d'Albert de Saxe, à celle qui avait ravi l'adhésion de son hôte
Luis Goronel.
i. La tradition de Buridan et la science italienne au JYl' siècle, VII: Des premiers
progrès accomplis en la Dynamique parisienne par les Italiens (suite). Giordano
Bruno.
276 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Soto, en effet, soutient que la grandeur infinie actuelle, que
la multitude infinie actuelle sont non seulement irréalisables
par les moyens naturels1, mais encore qu'elles sont contra-
dictoires2, en sorte que la toute-puissance de Dieu ne les
saurait produire. En revanche, il accorde3 que la grandeur
infinie et la multitude infinie, irréalisables en acte, sont
réalisables en puissance.
En l'exposition de cette thèse, Soto se défend autant qu'il
le peut d'employer la terminologie des Parisiens dont, cepen-
dant, il connaît fort bien les règles : « Les philosophes mo-
dernes (neoterici philosophi) , » dit-il *, « déclarent qu'en ce qui
concerne les grandeurs continues, le terme infini peut être
entendu de deux manières; en premier lieu, il peut être pris
catégoriquement...; en second lieu, il peut être pris syncaté-
goriquement; le sens de cet adverbe peut être expliqué par
ces mots : une quantité qui n'est jamais tellement grande
qu'elle ne puisse le devenir davantage (non tantum gain
majus)... En outre, ils posent cette règle : Lorsqu'en une pro-
position, le mot infini est mis du côté du prédicat, il est pris
au sens littéral (nominaliler) et catégorique, comme en ces
phrases : Deus est infinitus, continuum habet partes injinitas.
Lorsque, au contraire, le mot infini est mis du côté du sujet,
il est pris dans le sens syncatégorique et explicatif (cxponi-
bililer), comme en cette proposition : Infinita parva est pars
continui. »
Soto fait observer que ni Aristote ni Saint Thomas n'ont
usé de ces locutions : infini catégorique, infini syncatégorique,
qui correspondent aux dénominations : infini en acte, infini
en puissance, dont ils usaient. A l'exemple des grands péri-
patéticiens, le professeur de Salamanque se servira de ces
anciennes manières de parler plutôt que du langage courant
parmi lesjuniores, encore qu'il y fasse parfois appel.
1. Dominici Soto Quœstiones in libros Physicorum; in lib. III quaest. III : Utrum
infinitum sit naturaliter possibile; éd. cit., t. II, fol. 53, col. c.
2. Dominici Soto Op. land.; in lib. III quaest. IV : Utrum de potentia Dci abso-
luta possit fieri supranaturaliter infinitum in actu.
3. Dominici Soto Op. laud.; in lib. III quaest. III; éd. cit., t. II, fol. 53, col. d.
k. Dominici Soto Op. laud.; in lib. III quaest. III; éd. cit., t. II, fol. 53, col. a.
DOMINIQUE 80TO IT LA BCOLÀSTIQUE PARISIEN*!] '"
Mais si la forme du discours de Solo se garde, forl impar
faitement (railleurs, des innovations parisiennes, le fond en
est tout entier composé des argumentations que l'on (\r\i>
loppait à Montaigu, rue du Fouarrc cl à la Sorbonne. Com
ment, d'ailleurs, en pourrait il être autrement? La thèse que
notre auteur entreprend de réfuter, en la combattant pied à
pied, c'est celle de Grégoire de EUmini; il n'est donc pas
étonnant que le nom et les raisons de ce grand nominalistc
s'offrent presque à chaque page. Contre ces raisons de Gré
goirc de Rimini, comment ne point user des ripostes imaginées
par Jean Buridan et par Albert de Saxe, puisque c'est leur
opinion qu'il s'agit de faire prévaloir? Nous ne saurions donc
nous étonner lorsque nous trouvons, en l'ouvrage de Soto,
de longues discussions sur la division de l'heure en parties
proportionnelles et sur cette ligne hélicoïdale « de qua tam
se anxie afjUgunl malti » l.
L'Équilibre de la Terre et des Mers.
En voyant Dominique Soto délaisser la doctrine d'Aristote
et de Saint Thomas d'Aquin pour s'attacher à l'une des opinions
reçues par les Parisiens, alors que la question en litige est une
des plus graves de la Métaphysique, nous mesurons toute la
profondeur de l'impression que l'enseignement nominaliste
avait marquée en la raison du futur professeur de Salamanque.
Nous ne nous étonnerons plus lorsque notre auteur se montrera
fidèle disciple des philosophes modernes en certaines théories
de Physique où l'autorité de la discipline péripatéticienne
n'avait presque aucune occasion de s'exercer.
C'est ainsi que nous pouvons noter, en une des questions
traitées par Soto2, une adhésion pleine et entière à la théorie
i. Dominici Soto Op. laud.; in lib. III, quaest. IV; éd. cit., t. II, fol. 55, col. c.
2. Dominici Soto Op. laud.; in lib. IV, quœst. II : Utrum omne corpus locum
sibi vindicat naturalem, atque adeo, omne ens necessario sit in loco uno ; Art. 1:
Pe naturajibus locis corporum.
278 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
de l'équilibre de la terre et des mers qu'Albert de Saxe avait
sinon imaginée, du moins grandement développée1.
Soto admet2 que la terre est en son lieu naturel lorsque le
centre de gravité de cette masse est au centre du Monde : « Les
mots : lieu naturel n'expriment pas simplement, comme les
mots : lieu mathématique, une surface contenante ; ils expri-
ment en outre une vertu conservatrice ; cette vertu conser-
vatrice, sans doute, a son siège dans tout l'espace qui se trouve
borné par la surface concave de l'eau et aussi par la surface
concave de l'air, en toute la région où la terre n'est pas
couverte par l'eau ; mais elle réside de la manière la plus
parfaite au centre de gravité de la terre ; et c'est pourquoi la
terre se meut vers le centre du Monde. »
Voici maintenant3 la raison pour laquelle une partie de la
terre émerge au-dessus de la sphère de l'eau :
« Ne vous étonnez pas que la sphère de l'eau se trouve plus
basse que notre continent; cette partie de la terre qui est
émergée est beaucoup plus légère que la partie qui est recou-
verte par les eaux, car elle est plus sèche; aussi le centre de
gravité de la terre n'est-il pas le même que le centre de gran-
deur ; ce centre de gravité est beaucoup plus voisin de la
surface terrestre recouverte par les eaux qu'il ne l'est de notre
continent. Gomme, d'ailleurs, le centre de gravité coïncide
avec le centre du Monde où la terre descend, que la sphère de
l'eau doit être partout équidistante du centre du Monde, voici
ce qui arrive : Si, du côté où se trouve la mer, la surface de
l'eau est, par exemple, à cent mille pas de ce centre, de notre
côté, le lieu naturel de l'eau s'étendra aussi jusqu'à cent mille
pas du centre de gravité ; de notre côté, ce qui reste de la terre,
[au delà de ces cent mille pas, émerge, et la terre] occupe une
grande partie de la sphère naturelle de l'eau. »
1. Albert de Saxe et Léonard de Vinci, II : Quelques points de la Physique d'Albert
de Saxe (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui Vont lu, I; première
série, pp. 7 seqq.) — Léonard de Vinci et les origines de la Géologie, X : Albert de Saxe
(Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, XII ; deuxième série,
pp. 337 seqq.).
2. Soto, loc. cit.; éd. cit., t. II, fol. G2, col. b.
3- Soto, loc. cit.; éd, cit., t. Il, fol. 03, col. a,.
DOMINIQUE BOTO 11 LA SCOLASTIQUl PAR18IBMN1 -i 7<J
VI
La Dynamique de .)i:an Huiudan et la Dynamique de Soto.
Là où la Physique parisienne n'avait rien qui contredît
l'enseignement de Saint Thomas d'Aquin, Dominique Soto en
adoptait les affirmations avec empressement; il mettait, à s'y
rallier, un peu plus de façons lorsqu'il fallait, pour cela, aller
à la traverse de quelque conclusion formelle d'Aristote et du
Docteur Angélique ; il savait fort bien, toutefois, concilier le
respect, traditionnel en l'ordre de Saint Dominique, pour ces
maîtres du Péripatétisme avec le culte des vérités qu'on lui
avait, à Paris, démontrées par de solides arguments. De cette
liberté d'esprit qui pouvait, au besoin, mettre les exigences de
la Science au-dessus des influences thomistes, nous aurons un
témoignage manifeste en analysant les doctrines que Soto
professait au sujet de la Dynamique.
L'air ébranlé est la seule cause qui permette à un projectile
de poursuivre son mouvement; tel est l'enseignement d'Aristote
et de son commentateur Averroès ; à cet enseignement, Saint
Thomas a fait profession de formelle adhésion en son commen-
taire au De Cdelo, qui est un de ses derniers écrits et que la
mort l'a empêché d'achever.
Cette théorie, Guillaume d'Ockam montre avec la dernière
netteté à quel point elle est ridicule. Après lui, l'École de Paris
admet une explication que Saint Thomas connaissait déjà,
mais qu'il avait expressément rejetée : Le mouvement du
projectile est entretenu par une certaine qualité ou impetus
qui a été imprimée en ce mobile au moment où il a été lancé.
Jean Buridan et Albert de Saxe développent l'hypothèse de
Y impetus avec tant de clarté et de précision qu'on les peut
mettre au nombre des premiers initiateurs de la Dynamique
moderne.
Or, c'est cette doctrine de Y impetus que Soto enseigne avec
détails.
280 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
De l'explication donnée par Aristote, le professeur de Sala-
manque n'hésite pas à dire1 « qu'elle est difficile à prouver
et plus difficile encore à admettre : œgre probatur et œgrius
creditur. » Voici, d'ailleurs, en quels termes il développe2 les
arguments que l'on peut objecter à cette explication :
« La plupart des physiciens ne sauraient se persuader de
cette opinion du Philosophe.
» En premier lieu, ils ne voient pas qu'il soit possible à celui
qui lance le projectile de communiquer à l'air une force assez
grande pour qu'il soit capable de mouvoir une flèche ou un
trait encore plus pesant.
» En second lieu, l'air ne peut soutenir même une once de
plomb ; comment donc pourrait-il non seulement soutenir,
mais encore mouvoir un volumineux boulet avec une si grande
vitesse et sur une si grande distance?
» L'expérience nous permet, en outre, de constater que l'air
est parfois agité d'un vent très violent; ce vent, cependant,
n'est pas, à lui seul, assez forf pour mouvoir une pierre que
nous pouvons, nous, mouvoir en la jetant.
» La cause qui meut le projectile n'est donc pas le mouve-
ment de l'air, mais bien celui qui lance ce projectile ou mieux
Y impelas qu'il imprime à ce corps.
» Voici, d'ailleurs, qui confirme ce raisonnement: Si le
mouvement de l'air était en cause, il pousserait plus rapi-
dement une plume ou un flocon de laine qu'une pierre
ou un morceau de fer; or, l'expérience nous enseigne le
contraire.
» En troisième lieu, on cite cet argument : Lorsqu'un vent
impétueux vous souffle à la face, et que vous jetez une pierre
en sens contraire du cours rapide de ce vent, il est clair que
vous ne pouvez, en ce cas, pousser l'air en la direction opposée
à celle de son mouvement, et cependant, la pierre est mue à
l'encontre du cours de l'air; alors donc la pierre n'est pas mue
par l'air, mais bien par celui qui la jette.
i. Dominici Soto Quœstiones in libros Physicorum ; in lib. VIII quanst. III : Utrum
omne quod movetur moveatur ab alio; éd. cit., t. II, fol. 99, col. c,
2. Soto, loc. cit.; éd. cit., t. II, fol. 100, col. c,
DOMINIQUE BOTO BT LA BCOLA8TIQUE PARISIBlflVf a8f
» On peut encore tirer argument du mouvement de la meule
du barbier; qu'on lui donne une forte Impulsion en la faisant
tourner, puis qu'on l'abandonne à elle même; die continuera
à tourner ; il ne semble pas, cependant, que l'air se meuve ainsi
en cercle; quelle cause, en effet, lui communiquerait ce mou-
vement? D'autant plus que l'impulsion n'a pas été donnée à la
meule en sa circonférence, où l'air ambiant eût pu être touché
par celui qui donnait cette impulsion, mais en l'axe qui passe
au milieu de la meule.
» Un grand nombre de personnes, convaincues par ces
arguments et par d'autres preuves analogues, enseignent que
le mouvement des projectiles n'est point l'effet de l'air, mais
bien l'effet d'un impetus qui a été imprimé dans le mobile, au
moment même du jet, soit par l'homme, soit par la machine
qui a lancé ce corps. »
Ces arguments entraînent l'adhésion de Soto; voici, en effet,
les conclusions qu'il fait siennes1 :
« Première conclusion : On ne saurait nier que l'homme ou la
machine, en lançant le projectile, ébranle l'air en même
temps, comme le constate l'expérience lorsqu'elle nous
montre l'ébranlement circulaire de l'eau autour de la pierre
qu'on y a jetée. La vérité de cette conclusion est particulière-
ment manifeste pour les canons d'où l'air est chassé, sous
forme d'une très violente explosion, en même temps que le
boulet...
» Seconde conclusion : L'air n'est pas la seule cause qui
meuve le projectile; ce qui a lancé le mobile en est aussi
la cause, par l'intermédiaire de Yimpetus qu'il a imprimé au
projectile. »
L'argumentation par laquelle Soto a réfuté la théorie d'Aris-
tote est celle qui avait communément cours à Paris depuis le
temps d'Ockam, de Buridan et d'Albert de Saxe; les corollaires
qu'il déduit de la théorie de Yimpetus sont aussi ceux que les
Nominalistes avaient accoutumé d'en tirer.
«Par là, dit-il2, nous pouvons découvrir la cause pour
i. Soto, loc. cit.; éd. cit., t. II, fol. ioo, coll. c et d.
2. Soto, loc. cit.; éd. cit., t. II, fol. 101, col. a,
282 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
laquelle nous lançons un trait, proportionné à nos forces, avec
plus de violence et à plus grande distance que nous ne jette-
rions une petite pierre. La cause en est, dis-je, que là où il
y a moindre résistance, il y a aussi moindre capacité à recevoir
l'impression de Yimpetus; les forces exercées ne trouvent pas
alors un objet en lequel elles puissent se répandre pleinement.
C'est également la cause pour laquelle une plume ne vole pas
avec tant d'impétuosité [qu'une pierre]; en outre, elle n'est pas
aussi bien adaptée à fendre l'air...
» Le mouvement d'oscillation alternative par lequel, avant
de demeurer immobile, la meule tourne quelque peu dans
un sens, puis retourne en sens contraire, doit être attribué au
poids inégal et inégalement distribué des diverses parties de la
pierre; en effet, au moment où le mouvement prend fin par
suite de l'affaiblissement de Yimpetus, la meule ne peut se fixer
en la position qu'elle occupe; il faut que les parties qui ont été
soulevées retombent en soulevant celles qui se trouvent de
l'autre côté; à leur tour, lorsque celles-ci retombent, elles
soulèvent les premières, et il en est ainsi jusqu'à ce que les
parties les plus pesantes viennent à s'arrêter en la plus basse
position.
» Si l'on concevait une meule tellement uniforme qu'elle ne
pesât pas plus d'un côté que de l'autre, le mouvement s'arrê-
terait, je pense, à l'instant même où la force de Yimpetus
prendrait fin. A moins, cependant, que vous ne vouliez, selon
ce que d'autres supposent, tenir le langage suivant : Les parties
de l'air qui se trouvent sur le front de la meule, du côté vers
lequel tend le mouvement sont condensées; Yimpetus de la
meule éteint, elles se raréfient et repoussent la meule en
arrière; mais l'air qui se trouve de l'autre côté lance à son
tour la meule en avant, et cela jusqu'à ce que la raréfaction
de l'air ait atteint partout le degré voulu. »
Ce dernier passage nous montre, en Soto, le souci de ne
point tout attribuer à Yimpetus dans les divers effets du mouve-
ment des projectiles, et de tenir un certain compte du mou
vement de l'air. Ce souci se manifeste, en particulier, en ce
que notre auteur dit de la prétendue accélération initiale des
hOMiMui k siirn i.r i,\ ^i;oi.\^ i i'\iihii \m
projectiles, objet de tant de débats au Moyen \ge ei à L'époque
de la Renaissance ■ :
« Il est une autre expérience, dit Soto3, qui atteste que l'air
est, lui aussi, cause du mouvement des projectiles. Nous expé-
rimentons, en effet, <|n'une flèche ne frappe pas avec tanl de
violence un objet très rapproché qu'un objet un peu plus éloi-
gné; c'est pourquoi Aristotc dit, au second livre du Ciel, (pie
le mouvement naturel est plus intense vers la fin, tandis que
la plus grande intensité du mouvement des projectiles n'est
al teinte ni au commencement ni à la fin, mais vers le milieu.
» Certains supposent que, de cet effet, la cause est la sui-
vante : L'impelus n'est pas, dès le premier instant, imprimé en
totalité à la flèche; il devient ensuite plus intense ou bien il
se répand dans l'étendue de la flèche, de telle sorte qu'il la
meut d'une manière plus pressante. » C'est à l'explication
proposée par Marsile d'Inghen que Soto fait ici allusion. Il
poursuit en ces termes : « Mais cela n'est guère facile à com-
prendre. On ne voit pas, en effet, une fois la flèche éloignée
de la baliste, ce qui pourrait accroître l'intensité de Yimpetus,
car un accident ne devient pas de lui-même plus intense.
D'autre part, comme la flèche est un corps continu, Yimpetus
est imprimé simultanément à la totalité de ce corps ; il ne
saurait donc, ensuite, s'étendre davantage. »
Jean Dullaert et Luis Coronel avaient déjà opposé sembla-
bles objections à la théorie de Marsile d'Inghen; fort sagement,
ils en avaient conclu que la vitesse d'un projectile a sa plus
grande valeur au moment même où le mobile est lancé. Le
professeur de Salamanque a le tort de ne pas se ranger à leur
juste conclusion. Il se laisse ici entraîner par le désir de suivre
l'opinion d'Albert le Grand et de Saint Thomas d'Aquin.
i. Bernardino Baldi, Ftoberval et Descartes, I: Une opinion de Bernardino Baldi
touchant les mouvements accélérés (Études sur Léonard de Vinci, IV; première série,
pp. 127 seqq.) — Jean I Buridan (de Béthune) et Léonard de Vinci, Y : Que la Dynamique
de Léonard de Vinci procède, par l'intermédiaire d'Albert de Saxe, de celle de Jean
Buridan. En quel point elle s'en écarte, et pourquoi. Les diverses explications de la
chute accélérée des graves qui ont été proposées avant Léonard. — La tradition de Jean
Buridan et la science italienne au XVI* siècle, III : La Dynamique parisienne au temps de
Léonard de Vinci; V : Comment au XVI" siècle, la Dynamique de Jean Buridan s'est
répandue en Italie.
2. Soto, loc. cit.; éd. cit., t. II, fol. 100, col. d,
284 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
« C'est pourquoi, écrit-il, Saint Thomas, lorsqu'il commente
le même texte du second livre du De Cselo, attribue avec raison
cette expérience à la quantité de l'air ébranlé1. Une partie de
cet air en met une autre en mouvement, celle-ci en ébranle
une troisième, et la cause du mouvement s'en trouve accrue.
La pensée d'Albert le Grand tend au même objet lorsqu'il dit
au même endroit : L'impétuosité de l'air meut d'autant plus
fortement qu'elle est répandue en une plus grande masse. »
En ce point, Soto s'est montré malencontreusement infidèle
à l'enseignement de Louis Coronel et de ses maîtres de Paris ;
mais peut-on lui en faire un sévère reproche? Léonard de Vinci,
lui aussi, s'était, en la même question, nettement séparé de la
doctrine nominaliste ; et plusieurs années après que le profes-
seur de Salamanque eut publié ses Questions sur la Physique
d'Aristote, Tartaglia et Cardan ne pensaient pas autrement que
lui touchant le mouvement des projectiles.
Encore Soto n'accepte-t-il pas avec une pleine adhésion
l'opinion que Léonard, Tartaglia et Cardan ont si fortement
embrassée; il se demande si l'on ne pourrait pas expliquer
l'accélération du projectile, accélération qu'il ne songe nulle-
ment à révoquer en doute, en alléguant un principe posé par
Saint Thomas2 pour un tout autre objet : « Saint Thomas fait
un heureux appel à une autre cause : Comme toute chose
désire sa propre conservation, il arrive que sa vertu devient
d'autant plus intense que cette chose se heurte à une plus
grande résistance, pourvu, toutefois, qu'elle puisse vaincre
cette résistance; il peut donc se faire que Yimpetus de la flèche
elle même croisse en intensité grâce à la résistance qui lui est
opposée; mais comme il est, en la flèche, étranger et venu de
l'extérieur, il commence bientôt à s'affaiblir. »
Touchant la nature de Yimpetus, Soto formule cette conclu-
sion3 : « Vimpetus est, comme la gravité et la légèreté, une
qualité distincte du sujet où elle se rencontre. »
i. Études sur Léonard de Vinci, première série, p. 129.
2. Sancti Thomae Aquinatis Summa theologica, pars I, quœst. LXXV, art. G :
Utrum anima humana sit corruptibilis. Saint Thomas se borne à poser ce principe :
Unumquodque naturaliter suo modo esse desiderat, sans en faire aucune application au
mouvement des projectiles.
3. Soto, loc. cit.; éd. cit., t. II, fol. 101, col. a,
DOMINIQUE BOTO BT LA 8COLA8TIQU1 PARISIEMfl
L'assimilation de ['impetus à la gravité était, nous Le savons,
un lieu commun de L'enseignement parisien au début du
xvi* siècle; Vimpetus recevait fréquemment les appellations de
gravité accidentelle, de légèreté accidentelle; Léonard de Vimi,
lui aussi, donnait volontiers à Vimpeto OU forza le nom de
gravité accidentelle.
Cette assimilation, Soto la pousse aussi loin que possible;
il ne eroit pas pouvoir mieux préciser la nature de la gravité
ou de la légèreté qu'en la définissant comme un impetus
naturel • :
« Ce qui engendre une chose, en même temps qu'il donne
une forme à cette chose, lui donne toutes les propriétés qui
sont accidents propres à cette forme, qui résultent de cette
forme, qui sont nécessaires à la perfection naturelle de la chose
engendrée. Or, l'état parfait d'un grave, d'une pierre par
exemple, consiste à résider au centre du Monde. Donc, ce qui
engendre une pierre lui donne un certain impetus naturel, afin
qu'elle descende au centre lorsqu'elle n'en est pas empêchée.
C'est pourquoi le mouvement du grave est attribué à ce qui
a engendré ce grave. De la même manière, celui qui jette une
pierre lui imprime un impetus qui la meuve.....
» Lorsque des corps se trouvent hors de leurs lieux natu-
rels, ils sont toujours hors de l'état qui leur convient et de
leur perfection naturelle; le mouvement qui porte chacun
de ces corps à son lieu naturel est attribué à la cause qui l'a
engendré et qui, en quelque sorte, lance ce qu'elle a engendré
vers la perfection qui lui convient.
» Peut-être fera-ton cette objection : Lorsqu'un grave tombe,
il arrive que la cause qui l'a engendré ait cessé d'être.
» Voici ce que l'on répondra : une chose qui n'existe plus
peut continuer à mouvoir tant que dure la vertu qu'elle a
produite. Cela est manifeste dans l'exemple que nous fournit
la flèche lancée ou le boulet projeté par le canon. C'est le
feu qui meut ce boulet, encore qu'il le meuve à distance, par
Y impetus qu'il a imprimé. »
i. Dominici Soto Op. laud.; Super lib. II quaest. prima: De natura; utrum
definitio natura3 sit bona? Éd. cit., t. II, fol. 32, col. c.
286 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
L'explication du mouvement des projectiles à l'aide d'un
impetus imprimé au mobile a satisfait la raison de Soto à ce
point qu'elle lui sert à éclairer, à titre de comparaison, la
solution d'autres problèmes de Physique et, notamment,
à rechercher la cause du mouvement des corps pesants. Rien
n'est plus propre à manifester l'emprise durable de l'enseigne-
ment des Nominalistes parisiens sur l'esprit du professeur
de Salamanque.
VII
Soto teinte d'accorder les opinions d'Aristote
et de Saint Thomas avec l'hypothèse de l impetus.
Une rupture aussi complète avec la théorie du mouvement
des projectiles qu'avait imaginée Aristote, qu'avait soutenue
Saint Thomas d'Aquin, est particulièrement remarquable de
la part d'un membre éminent de l'ordre de Saint Dominique;
on sait assez, en effet, combien, en toutes circonstances, cet
ordre s'est montré fidèlement attaché à la Philosophie péripa-
téticienne, convertie au Christianisme par l'Ange de l'École.
Cette rupture, que le culte de la vérité imposait à Soto, il ne
put la méconnaître, mais il ne put la reconnaître sans en
souffrir. Il fit, cependant, tout ce qui était en son pouvoir
pour en atténuer la brutalité et pour en restreindre l'étendue.
Incapable de se contraindre à être de l'avis de ses maîtres, il
essaya de se persuader que ses maîtres avaient été de son avis
Touchant Aristote, l'entreprise était difficile; si formelle-
ment, et en tant de parties de son œuvre, le Philosophe avait
attribué au seul ébranlement de l'air la conservation du mou-
vement des projectiles ! Soto la tenta cependant. Il imagina
qu'/Vristote avait implicitement admis l'hypothèse de V impetus ;
qu'il avait seulement attribué à l'air, dans le mouvement des
projectiles, un rôle auxiliaire, analogue à celui que lui devaient
un jour attribuer Léonard de Vinci, Cardan et Soto lui-même ;
qu'il n'avait longuement insisté sur l'action motrice de l'air
DOMINIQUE BOTO ET LA BGOLÀ8TIQU1 PAEI8IIH1II 287
que pour mieux distinguer le problème du mouvement dei
projectiles du problème de La chute des graves.
u II ne faut pas croire, » dit Solo1, « qu'Aristote ait < I < » i j i < '
[de cette hypothèse de Vimpetus], mais il l'a passée sons silence,
la tenant pour évidente d'après L'analogie avec les corps légers
ou pesants; là est, en effet, la première raison d'affirmer la
réalité d'un impetus de ce genre. De même; que la cause géné-
ratrice d'un grave lui confère une qualité naturelle, qui est
la gravité, et qui le pousse jusqu'au centre du Monde, de
même celui qui lance un projectile lui imprime un certain
impetus, »
Il est à peine besoin de dire à quel point cette interprétation
de la pensée d'Aristote est indéfendable.
Soto se trouve en des conditions un peu moins défavorables
lorsqu'il prétend faire de Saint Thomas d'Àquin un partisan
de Y impetus impressas; il croit, en effet, reconnaître en deux
textes du Docteur Angélique, « mentis Arislolelis sedulus
explorator, » une allusion manifeste à cette qualité imprimée
dans le projectile.
Jetons les yeux sur ces deux textes ; en l'un comme en
l'autre, il s'agit d'expliquer comment la semence conserve la
puissance d'engendrer que le mâle lui a communiquée.
Voici le premier passage 2 :
« On regarde un instrument comme mû par l'agent qui a
été le principe de son mouvement, tant qu'il retient la vertu
qui a été imprimée en lui par cet agent principal; ainsi la
flèche est mue par ce qui l'a lancée tant que dure la force de
l'impulsion de l'agent qui l'a lancée. De même, parmi les corps
graves ou légers, un corps engendré est mû par la cause qui
l'a engendré, tant qu'il retient en lui la forme qui lui a été
donnée par cette cause; ainsi en est-il de la semence... 11 faut
que la chose qui meut et la chose mue soient jointes ensemble
au début du mouvement, mais non pas pendant toute la durée
i. Dominici Soto Op. laud.; in lib. VI11 quœst. III; éd. cit., t. II, fol. ioo, col. d.
2. Sancti Thomae Aquinatis Quœstiones disputatœ. De potentia Dei, quœst. 111 :
De creatione. Art. XI : Utrum anima sensibilis vel vegetabilis sit per creationcm vel
traducatur ex semine ?
288 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
du mouvement, comme on le voit dans le mouvement des
projectiles... »
Voici maintenant le second texte 1 :
« Cette vertu qui provient du père et se trouve dans la
semence est une vertu permanente et d'origine intrinsèque ;
elle ne provient pas de l'extérieur, comme la vertu provenant
de la cause motrice qui se trouve dans les projectiles...
Toutefois elle est, par un certain côté, semblable à cette der-
nière. De même, en effet, que la vertu de la cause projetante,
parce qu'elle est une vertu finie, ne meut de mouvement
local que jusqu'à une distance déterminée, de même, la vertu
de celui qui engendre ne meut de mouvement de génération
que jusqu'à une forme déterminée. »
L'authenticité de ces deux passages n'est pas douteuse2;
à première lecture, il est bien malaisé de n'y pas reconnaître
cette allusion manifeste à la théorie de Yimpctus que Soto y a
vue. Si on leur donne un tel sens, cependant, comment les
mettra-ton d'accord avec cet autre passage, d'authenticité
non moins certaine, que Saint Thomas écrit3 en son commen-
taire au De Cœlo d'Aristote :
« Il ne faut point supposer que le moteur par lequel la
violence est produite imprime dans la pierre mue violemment
une certaine vertu qui meuve cette pierre, de même que la
chose qui engendre produit dans la chose engendrée une
forme d'où résulte le mouvement naturel de celle-ci. S'il en
était ainsi, en effet, le mouvement violent proviendrait d'un
principe intrinsèque au mobile, ce qui est contraire à la
notion même de mouvement violent. En outre, il en résulte-
rait que la pierre, par le fait même qu'elle se meut de mou-
vement local, est altérée dans sa forme substantielle, ce qui
est contraire au bon sens. »
Soto qui, dans les deux textes précédents, avait pu voir une
1. Sancti Thomae Aquinatis Op. laud., De anima qua;st. unica. Art. XI : Utrum in
homine anima rationalis, sensibilis et vegetabilis sit una substantia?
2. Sur l'authenticité des Quxstiones disputatœ, voir: J. Quetif et J. Echard, Scrip-
tores ordinis prœdicatorum, t. 1, pp. 288-289.
3. Sancti Thomie Aquinatis Commentaria in libro^ Aristotelis de Cselo et Mundo ,
in lib. III, lect. VII.
DOMINIQUE BOTO BT LA BCOLAî i. PARISIENNE
confirmation de L'hypothèse de Vimpelus dont sa raison est
convaincue, trouverait, en ce nouveau texte, la condamnation
formelle des idées qui lui sont chères et, en particulier, de
L'assimilation entre Vimpelus violenl el la gravité naturelle.
Cette contradiction apparente n'a pas été sans jeter en
quelque embarras divers auteurs qui, après Soto, on\ voulu
retrouver, aux Quaestiones disputa tœ, des allusions ù la théorie
de Vimpetus; tel Jean de Saint Thomas1. Pour la résoudre, le
mieux est, croyons-nous, de demander des éclaircissements
à Saint Thomas lui-même.
Poursuivons, en effet, la lecture du commentaire au De
Cœlo dont nous avons cité le commencement :
u Le moteur qui meut violemment imprime donc à la pierre
seulement le mouvement, ce qui a lieu pendant que le moteur
est au contact de la pierre. Mais l'air est plus susceptible de
recevoir une telle impression, soit parce qu'il est plus subtil,
soit parce qu'il est doué d'une sorte de légèreté; il est donc
mù plus rapidement que la pierre par l'impression que lui
communique le moteur qui exerce la violence; lorsque ce
moteur violent cesse d'agir, l'air mû par lui pousse la pierre
et la fait avancer; il pousse aussi l'air qui lui est conjoint, et
celui-ci pousse la pierre plus loin ; et cela a lieu tant que dure
l'impression du premier moteur violent, comme il est dit au
VIIIe livre des Physiques. Il revient au même de dire ceci :
Bien que le moteur qui a produit la violence ne suive pas le
mobile qui est transporté par cette violence, la pierre par
exemple, de telle manière qu'il la meuve en lui demeurant
présent, il la meut toutefois par l'impression communiquée à
l'air (per impressionem aeris) ; s'il n'existait pas de corps tel
que l'air, il n'y aurait pas de mouvement violent. Il est donc
évident que l'air est l'instrument nécessaire du mouvement
violent; il ne contribue pas seulement à la perfection (propter
bene esse) de ce mouvement. »
i. R™' P. Joannis a Sancto Tlioma, ordinis praedicatorum, Cursus philosophicus
Thomisticus, secundum exaclam, verain et genuinam Aristotelis et Docloris Angelici méri-
tera. Qujostiones et articuli saper octo libros physicorum. Circa librum octavum, de
motus a'ternitate et reductione in primum motorem, qvuest. XXIII : De motu natu-
ralium et projectorum. Art. 2 : Qua vi moveantur projecta?
p. ulhem. 19
290 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Maintenant, il est, croyons-nous, impossible de mécon-
naître la pensée de Saint Thomas. En la pierre lancée, il n'y a
aucune qualité, aucun impetus imprimé par le moteur. Mais le
moteur imprime une telle qualité à l'air qui entoure le pro-
jectile. Toutes les comparaisons où la langue vulgaire parle
de la vertu conférée au mobile par celui qui le lance doivent,
pour le physicien, s'entendre de l'impression communiquée
à l'air par le moteur. Ces comparaisons peuvent alors être
reçues sans que l'on commette la moindre infidélité à la
Mécanique d'Aristote et d'Averroès.
C'est de cette Mécanique que Saint Thomas d'Aquin se pro-
clamait très formellement l'adepte convaincu, tandis qu'il
repoussait de toutes ses forces l'hypothèse de Y impetus sur
laquelle les Parisiens allaient, au siècle suivant, établir toute
leur Dynamique. En acceptant cette hypothèse, c'est de
l'enseignement nominaliste que Soto demeure le disciple; en
vain essaye-t-il de se donner le change à lui-même et de se
persuader qu'il ne s'écarte pas de la doctrine péripatéticienne.
Ces théories nominalistes dont le professeur de Salamanque
a subi l'influence durant son séjour à Paris, nous les allons voir
produire en ses ouvrages un de leurs résultats les plus impor-
tants. Mais pour comprendre comment le théologien domi-
nicain a été amené à formuler exactement, soixante ans avant
Galilée, les lois de la chute des corps, il nous faut remonter très
loin dans le passé et décrire une fort longue digression ; il nous
faut montrer, en effet, comment la double tradition d'Albert
de Saxe et de Nicole Oresme menait, pour ainsi dire, à cette
grande découverte.
VIII
Les origines de la Cinématique.
Le traité De proportionalitate motuum et magnitudinum.
Lorsqu'un grave tombe librement, il se meut d'un mouvement
uniformément accéléré.
Il en résulte que l'espace parcouru, en un certain temps, par
Dominique soto Et la jcol astique parisienne 191
un le/ (/rare est le produit de la durée de l<> chute par la moyenne
entre la vitesse initiale et la vitesse finale.
Ces deux l«>is dominent toute La théorie de la chute des corps.
La découverte en est, ordinairement, attribuée à Galilée. Nous
allons voir, cependant, que Dominique Solo en admet formel
lement L'exactitude; il L'admet, qui plus est, comme vérité
courante, à la façon donl il admettrait une proposition commu-
nément reçue, en son temps, dans les écoles. Et en effet, ces
deux lois ne devaient guère être révoquées en doute, dans les
Universités espagnoles, au début du xvT siècle, car elles résul-
taient fort naturellement de l'enseignement des Nominalistes
parisiens.
Mais cet enseignement, dont Dominique Soto et ses contem-
porains pouvaient tirer de tels corollaires, s'était lui-même
constitué par des progrès successifs dont nous allons nous
efforcer de retracer l'histoire.
Il nous faut tout d'abord examiner comment s'est éclaircie
la notion de mouvement uniformément accéléré.
Les physiciens et les astronomes de l'Antiquité, ceux du
Moyen-Age jusqu'au milieu du xivc siècle, n'ont considéré avec
quelque attention que deux sortes de mouvements : le mouve-
ment de translation uniforme et le mouvement de rotation
uniforme. Parfois, à la vérité, il leur arrivait de rencontrer,
au cours de leurs spéculations, un mouvement qui n'appar-
tint à aucune de ces deux catégories ; Aristote savait fort
bien, par exemple, qu'un grave se meut de plus en plus vite
au fur et à mesure que sa chute dure davantage, et bien d'autres
après lui avaient écrit sur ce mouvement accéléré; mais ceux
qui en parlaient se contentaient d'indications purement qua-
litatives; ils ne cherchaient pas à décrire avec une précision
géométrique ce changement de vitesse.
En deux translations uniformes, la comparaison des vitesses
se fait, pour ainsi dire, d'elle-même; les vitesses des deux
mobiles sont entre elles comme les longueurs décrites, pendant
le même temps, par un point du premier mobile et par un
point du second mobile; il n'est pas nécessaire de préciser
davantage le temps durant lequel les deux longueurs sont
292 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
décrites, ni de désigner, en chacun des deux mobiles, le point
dont on mesure le chemin.
La comparaison de deux rotations uniformes peut se faire
non moins aisément, en évaluant le rapport des deux vitesses
angulaires ; la notion de vitesse angulaire en une rotation uni-
forme s'est présentée si simplement et si naturellement à
l'esprit des astronomes, qu'on la trouve, dès l'origine de
l'Astronomie grecque, implicitement présente en tous les écrits
consacrés à la Science des mouvements célestes, sans qu'il en
soit donné aucune définition formelle.
Qu'est-ce que la vitesse en un corps dont les diverses parties
se meuvent d'une manière différente, ou bien qui ne se meut
pas de même à des époques différentes? Cette question ne s'est
explicitement posée à l'esprit des physiciens qu'en un temps
fort tardif.
Elle paraît avoir, tout d'abord, revêtu cette forme : Que
faut-il appeler vitesse en un corps dont toutes les parties ne
sont pas animées d'un même mouvement et, spécialement,
en un corps animé d'une rotation uniforme?
Répondre à cette question est, en effet, l'objet d'une jDièce
anonyme que l'imprimerie, croyons-nous, n'a jamais repro-
duite, et qui se trouve en un manuscrit de la fin du xinc siècle
conservé à la Bibliothèque Nationale1. Cette pièce semble
devoir être placée à l'origine de tout le mouvement intellectuel
que nous nous proposons d'étudier.
Ce court traité débute, à la manière Euclidienne, par l'énoncé
de sept postulats que nous allons reproduire en leur texte
latin :
Qux magis removentur a cenlro, magis moveniur, et qux minus,
minus.
Quando linea xqualiter, et uniformiter, et œquidistanter move-
tur, in omnibus partibus suis et inpunctis ipsis xqualiter movetur.
Quando medietales xqualiter et uniformiter moveniur a se
invicem, totum xqualiter movetur sux medietati.
1. Bibliothèque Nationale, fonds latin, ms. n° 8G80 A. La pièce en question com-
mence au bas du fol. 6, r°, par ces mots : Que magis renoventur [lisez : removentur] a
centra magis moventur et que minus minus. Elle finit en bas du fol. 7, r°, par ces mots :
Residuurn igitur quod est . g. f. equale est duplo . c. d. et linee . o. b. In tant uni erit . h. a.
DOMINIQUE smii r.T LA BCOLÀS PARISIBNTff
Inter lineas reclus sequales sequalibus temporibus motas, quse
majus spatiurn transit et ad majores terminos, magis movetur, et
<ju;r minus [spaiium] et "'I minores lermi/ios, if/u minus m<>r<-lur.
Quod née majus spatiurn née <ui majores terminos, magis non
movetur,
Quod née minus spatiurn née ad minores lermi/ios, minus non
movetur,
Proporlio moluum punctorum est tanquam linearum in eodem
le m pore descriplurum .
Le dernier de ces postulats, qui sous-cntend évidemment
que le mouvement est uniforme dans le temps, appelle une
remarque : Le mot mouvement (motus) y est pris, pour un point
qui progresse uniformément, comme ayant le sens que nous
attribuons aujourd'hui au mot vitesse. C'est une synonymie
que nous aurons bien souvent à invoquer pour interpréter les
textes que nous citerons au cours de cette histoire.
Les autres postulats ont pour objet de préciser les règles qui
permettront de comparer les mouvements de deux lignes droites
égales; la notion que l'auteur cherche par là à définir corres-
pond à ce que nous nommerions la vitesse moyenne des divers
points de cette droite.
La proposition fondamentale que l'auteur se propose de
démontrer est énoncée par lui en ces termes :
« Si, sur un rayon qui décrit un cercle, on prend une
portion, de longueur arbitraire, qui ne se termine pas au
centre, cette portion de droite a un mouvement égal (œquatiter
movetur) à celui de son point milieu. Il en résulte que le rayon
a aussi un mouvement égal à celui de son point milieu. »
Nous n'analyserons pas ici la démonstration assez compli-
quée que reçoit ce théorème; nous chercherons bien plutôt à
dégager la pensée exacte de l'auteur. En déclarant que cette
portion de rayon a un mouvement égal à celui de son point
milieu ou, en langage plus moderne, a une vitesse moyenne
égale à la vitesse de son point milieu, voici précisément ce
qu'il entend : Par son mouvement de rotation uniforme, ce
segment de droite balaye, en un temps donné, une aire égale
à celle qu'il balayerait, en un même temps, par un mouve-
2g4 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
ment de translation perpendiculaire à sa propre direction et
ayant pour vitesse la vitesse de son point milieu. Sous les arti-
fices du raisonnement, c'est bien là l'idée maîtresse que nous
parvenons à découvrir.
Le petit traité que nous venons d'analyser sommairement
semble avoir initié le Moyen-Age aux considérations de Ciné-
matique. A quel temps devons-nous rattacher cet écrit dont
l'auteur nous est inconnu? Faut-il croire qu'il a été rédigé par
quelque géomètre du Moyen-Age, par exemple par quelque
disciple de Jordanus de Nemore, comme tel autre traité con-
tenu au même recueil manuscrit? Faut-il le regarder comme
une relique de l'Antiquité? A ces questions, il paraît impos-
sible de répondre d'une manière catégorique. Tout ce que nous
pouvons observer, c'est que les lettres par lesquelles les divers
points des figures sont désignés ne se succèdent pas dans
l'ordre caractéristique de l'alphabet grec, comme il arrive
presque toujours aux traités d'origine hellénique ; c'est aussi
qu'aucun mot de forme grecque ou arabe ne se trouve dans le
latin en lequel cet opuscule est rédigé.
Au xiv" siècle, Thomas Bradwardine, en un écrit dont nous
parlerons au paragraphe suivant, cite le traité dont nous
venons de présenter une courte analyse; il lui donne ce
titre: De proportionalitate motuum et magnitudinum; mais il ne
connaît pas ou, du moins, ne nous fait pas connaître le nom
de celui qui l'a composé; il se borne, en effet, à le désigner
de la manière suivante * :
« Auctor vero de proportionalitate motuum et magnitudinum
subtiliorem istis intellecium ponit, quod linearum rectarum œqua-
lium, temporibus œqualibus quibuslibet motarum, quœ pertransit
majus spatium et ad majores terminos, moveri velocius; et quœ
minus et ad minores terminos, lardius ; et quœ œquale et ad
œquales terminos œqualiter moveri supponit ; et intelligit per termi-
nos majores terminos ad quos a terminis a quibus magis distantes. »
On peut remarquer que Bradwardine, à qui nous devons
cette allusion si reconnaissable au traité anonyme De propor-
i. Bradewardyn proporciones ; 2' pars quarti capituli. Bibl. Nat., fonds latin,
ms. n° G55ç), fol. 5G, col. d.
DOMINIQI I. SOTO El i\ SCOLABT1Q1 B PARIS» *
tionalitate motuum et magnitudinum, cite également, et dans l<*
même ouvrage, le De ponderibus <!<• Jordanus <l<- Nemore; a
deux écrits se m hl ci h, nous L'avons <lii , présenter quelques ana-
logies de forme, comme s'ils provenaient d'une même école.
Le livre De sex inconvenientibus rsi un ouvrage anonyme <jui
lui coniposr à Oxford, probablement vers la fin du \i\' Biècle;
cet ouvrage, dont nous aurons à nous occuper plus longue
ment en un prochain paragraphe1, est un de ceux qui citent
volontiers Jordanis (sic) et son traité De ponderibus. Nous y
trouvons une discussion détaillée9 de cette question : La vitesse
du mouvement de rotation d'un orbe sphérique est-elle
mesurée par la vitesse du point qui tient le milieu entre le
point le plus rapproché du centre et le point le plus éloigné !J
L'opinion qui tient pour l'affirmative est donnée comme celle
qui a été produite « en son traité, in tractatu suo » par un
auteur qu'un manuscrit3 nomme Magister Ricardus de Versellys
et qu'un autre manuscrit4 appelle Magister Ricardus de Vselis.
Mais ce maître Richard de Versellys ou de Uselis est-il l'auteur
du petit écrit que Bradwardine a cité et que nous avons ana-
lysé? Est-il seulement quelque philosophe plus récent et qui
avait adopté la doctrine formulée par cet écrit? Il nous est
impossible de le dire. Force nous est de respecter le mystère
où se cache le premier créateur d'une théorie dont nous allons
étudier le développement.
IX
Les origines de la Cinématique (suite).
Thomas Bradaaardine. Jean de Meurs. Jean Buridan.
Le premier auteur dont les recherches aient subi l'influence
du traité De proportionalifate motuum et magnitudinum, le
i. Voir S XX.
2. Liber sex inconvenientium. Quarta questio : Utrum in motu locali sit certa as-
signanda velontas ? Articulus secundus : Utrum velocitas motus spere cujuslibet
pênes punctum vel speram aliquod (sic) attendatur?
.!. Bibl. Nat., fonds latin, ms. n° G55g, fol. 34, col. a, et fol. 3G, col. a.
4. Bibl. Nat., fonds latin, ms. n° 73G8, fol. 102, col. a, et fol. 1O4, col. a.
296 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
premier qui ait tenté de préciser la notion de vitesse plus exac-
tement que ce traité ne l'avait fait, c'est Thomas Bradwardine.
Thomas Bradwardine était né, vers la fin du xme siècle,
à Hartfield, près Chichester. En i325, il était procureur de
l'Université d'Oxford. Confesseur d'Edouard III, il accom-
pagna ce roi en France. Il mourut le 26 août 13/jg, peu de jours
après sa nomination au siège archiépiscopal de Gantorbéry.
Tour à tour mathématicien, philosophe et théologien,
BradAvardine, par son enseignement et par ses écrits, a exercé
une profonde et durable influence sur toute la Scolastique
du Moyen-Age; mais cette influence fut particulièrement
puissante en l'Université d'Oxford, ainsi que nous aurons plus
tard occasion de le constater.
Parmi les écrits les plus lus, les plus souvent cités de
BradAvardine, il convient peut être de placer au premier rang
son Traité des proportions ; cet ouvrage était encore en grande
faveur au moment de la découverte de l'imprimerie, qui en
donna de multiples éditions l. De ces éditions, toutefois, l'his-
torien doit user avec précautions ; il en est de fort incomplètes 2,
où font défaut certaines parties, d'authenticité non dou-
teuses, et dont le Moyen-Age a constamment fait honneur au
Maître d'Oxford. Aussi, demanderons-nous à un manuscrit
le texte des Proportiones de Bradwardine ; ce manuscrit3, formé
i. En voici deux que nous n'avons pu consulter; la troisième, que nous avons
eue en mains, sera décrite en la note sui\ante :
i° Tractatus proportionum Alberti de Saxonia. — Tractatus proportiomim Thomae
Braduardini. — Tractatus proportionum Nicholai horen. — Vénales reperiuntur
Parisius in vico divi Jacobi juxta templum Sancti Yvonis sub signo Pellicani
(sans date).
20 Benedicti Victorii Faventini Comrnentaria in Tractatum proportionum Alberti de
Saxonia. — Thome Bravardini Anglici tractatus proportionum perutilis. Colophon : Et
sic impositus est finis subtilissimis tractatibus de proportionibus, proportionalitatibus
et motuum comparationibus in velocitate excellentis Doctoris Alberti de Saxonia una
cuni clarissimis annotationibus Benedicti Victorii Faventini. Et venerabilis sacre
pagine Doctoris Thome Bravardini Anglici. Impressi autem sunt Bononie per Bene-
dictum Hectoris bibliopolam Bononiensem. Anno domini MCGCCGV1. die XX Martii.
a. C'est le cas du Tractatus brevis proportionum : abbreviatus ex libro de Proportio-
nibus. D. Thome Braguardini Anglici qui se trouve dans le recueil suivant : Contenta
in hoc libello. Aritlunetica communis. Proportiones brèves. De latitudinibus formarum.
Algorithmus M. Georgii Peurbachii in integris. Algorithmus Magistri Joannis de
Gmunden de minuciis phisicis. Colophon : Impressum Vienne per Joannem Singrenium
Expensis >ero Leonardi et Luce Alantse fratrum Anno domini MCCCCCXV. Decimo-
nono die Maii.
3. Bibl. Nat., fonds latin, Ms. n" 655g. — Les Proporciones Bradewardyn com-
mencent au fol. kg, col. a, et finissent au fol. 58, col. a.
DOMINIQUE BOTO ET LA SCOLAS I puuminm ».,-
exclusivement de pièces écrites par des maîtres d'Oxford, nous
offrira de sérieuses garanties d'intégrité et d'exactitude.
La théorie arithmétique <lcs proportions n'es! pas l'objet «lu
livre composé par Thomas Bradwardine; c'est <!<• Mécanique
que cet autour entend surtout s'occuper, comme il nous
l'apprend en ce préambule ■ :
« Omne motum successïvum alteri in velocifate proportionari
convenu ; quapropter philosophia naturalis, qu& de molu consi-
dérât, proportionem mol nain et vclocltalam in motibas ignorare
non débet; et qala cognilio ejas est necessaria et maltam difficllis,
ideo de proportione vclocitatam in motibas fecimas illad opas ; et
(juin, testante Hoetio, primo Arismelicx saœ, qaisqais scientias
mathematicales prœtermisit, constat eam omnem philosophiœ
perdidisse doctrinam, ideo malhematicalia qaibas ad proposilam
indigemus prœmisimas »
Selon le programme que ce préambule a tracé, quatre
chapitres composent l'ouvrage entier, et le premier de ces
chapitres est seul consacré à l'étude arithmétique des rapports
et proportions.
Le second chapitre et le troisième ont pour objet l'analyse de
la relation qui existe entre la vitesse d'un mouvement, la gran-
deur de la puissance motrice et la grandeur de la résistance ; en
langage moderne, nous dirions qu'ils traitent de la Dynamique.
Au second chapitre, Bradwardine s'attache à réfuter les
opinions qu'il regarde comme erronées; c'est là que nous lui
voyons 2 invoquer « la première conclusion du De ponderibas,
qui dit : Inter qaœlibet gravia est velocitatis in descendendo et
ponderis eodem ordine sampta proportio. »
Le troisième chapitre est consacré à l'exposition de la loi
que le Maître d'Oxford regarde comme exacte et qu'il énonce
en ces termes 3 : « Dans les mouvements divers, la vitesse est
proportionnelle au rapport de la puissance à la résistance;
Proportio velocitatum in motibas seqaitar proportionem potentise
motoris ad potentiam rei motx. »
i. Bibl. Nat., fonds latin, ms. n° 6069; fol. 49, col. a.
2. Ms. cit., fol. 53, col. a.
3. Ms. cit., fol. 54, col. c.
298 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Cette loi, Bradwardine la confirme, entre autres raisons,
par l'autorité de divers passages d'Aristote et d'Averroès ; et,
en effet, il n'est pas niable qu'elle représente le principe le plus
communément admis et le plus clairement formulé par la
Dynamique péripatéticienne; le Mathématicien anglais n'avait
donc nullement reconnu à quel point cette Dynamique est peu
conciliable avec les vérités que l'observation nous révèle.
Il n'a même pas reconnu à quel point elle est incompatible
avec certaines autres affirmations de la Dynamique d'Aristote ;
le Stagirite admet, en effet, et BradAvardine avec lui, qu'il
n'y a aucun mouvement lorsque la puissance est égale à la
résistance; la vitesse est alors nulle.
Le Mathématicien d'Oxford ne remarque pas davantage que
certaines lois particulières qu'il a critiquées et rejetées sont de
simples corollaires de la loi générale qu'il regarde comme
exacte. En cette discussion de Dynamique, son sens logique
s'est laissé singulièrement prendre en défaut; mais les incon-
séquences de Bradwardine, en ce difficile sujet, se retrouvent
trop souvent, à peine atténuées, chez ses successeurs.
Bradwardine commence en ces termes1 le quatrième chapitre
de son Traité des proportions : a Après avoir déterminé d'une
manière générale quel rapport ont entre elles les vitesses de
divers mouvements lorsqu'on y compare les puissances
motrices et les résistances, nous allons, en ce qui suit, démon-
trer quelques propositions spéciales touchant les rapports qu'ont
entre elles les vitesses des mouvements circulaires lorsqu'on
tient compte de la grandeur du corps mû et de la grandeur
de l'espace parcouru. » C'est de la Cinématique du mouvement
de rotation uniforme qu'il va être question en ce chapitre.
L'auteur commence par passer en revue et par réfuter les
opinions qui lui semblent inadmissibles. C'est parmi celles-là
qu'il range, non sans quelque hésitation, l'opinion soutenue
au traité De proportionalitate ; selon cette opinion, remarque
Bradwardine2, « toute portion de rayon non terminée au centre,
i. Ms. cit., fol. 5G, col. b. — Ce chapitre manque en l'édition, imprimée à Vienne
en i5i5, dont nous avons précédemment donné le titre.
2. Ms. cit., fol. 56, col. d.
DOMINIQI i BOTO BT LA SC0LA8TIQU1 PARISIEN!!] 199
et même le rayon tout entier, se meuvent également v i ttr avec
leur point milieu. »
A cette doctrine, le Mathématicien d'Oxford en substitue une
autre qu'il formule en ces termes : « La vitesse du mouvement
local [en un corps qu'anime un mouvement <le rotation
uniforme] est mesurée par la vitesse du point qui, en < -e corps
mù de mouvement local, se meut le plus rapidement. — ldeo
videtur rationaliter magis dici quod velocitas motus localis atten-
ditur pênes velociiatem puncti velocissime moti in corpore moto
localiter. »
Cette manière de définir la vitesse en un mouvement de
rotation paraît bien singulière, et moins satisfaisante, assuré-
ment, que celle même dont le De proporlionalitate motuum et
magnitudinum tentait la justification. Elle n'en eut pas moins
la vogue la plus grande, et la Scolastique ne se lassa pas,
durant deux siècles, de la proposer en son enseignement. Elle
y demeura comme un témoin de la profonde influence exercée
par le traité que Bradwardine concluait en cette ingénieuse
invocation1 :
« Perfectum est igitur opus de proportione velocitatum in mo-
tibus, cum illius Motoris auxilio a quo motus cuncti procedunt;
cujus ad summum mobile proportio nulla reperitur ; cui sit honor
et gloria quamdiu fuerit ullus motus. Amen. »
D'ailleurs, nous connaissons la date de ce Traité des pro-
portions; il fut composé en i328, comme nous l'apprend la
mention par laquelle il se termine en deux des manuscrits
conservés à la Bibliothèque Nationale y, et qui est la suivante :
« Explicit tractatus de proportionibus editus a Magistro Thoma de
Breduardin anno domini M° CGC0 28°. »
L'influence de l'écrit de Bradwardine ne demeura pas
confinée à Oxford; très vite, elle se fit sentir à Paris; mais les
deux chapitres consacrés à la Dynamique semblent avoir, tout
d'abord, attiré l'attention; c'est à eux vraisemblablement qu'il
convient d'attribuer la composition de divers écrits destinés à
1. Ms. cit., fol. 58, col. a.
2. Bibliothèque Nationale, fonds latin, ms. n° 16G21, fol. 212, v° — ms. n° 1/457C,
fol. 2G1, col. c. En ce dernier ms., au lieu de Breduardin, on lit: Bradelbardin ; le
scribe a dû lire les lettres Ib là où le texte qu'il copiait portait un w.
300 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
fixer la relation qui existe entre la vitesse avec laquelle un
mobile se meut, la puissance qui met ce mobile en mouvement
et la puissance contraire qui le retient.
Il semble, par exemple, que l'influence de Bradwardine se
laisse deviner en ce que Walter Burley dit de cette relation1,
lorsqu'il commente le VIIe livre de la Physique d'Aristote ; les
termes en lesquels Burley affirme que la vitesse d'un mou-
vement est proportionnelle au rapport de la puissance à
la résistance rappellent ceux qu'emploie le mathématicien
dont il avait été sans doute, à Oxford, le condisciple ou le
collègue.
Il est permis également de croire que les théories dyna-
miques de Thomas BradAvardine ont contribué à suggérer les
théories, toutes semblables en leurs conclusions, que Maître
Jean de Meurs a longuement exposées en son Opus quadri-
partitum numerorum 2
De cet ouvrage, la date nous est connue avec précision, car
il se termine par cette mention3 :
« Laus et honor, motus (?), gloria, potestas sit summo Deo
a quo omnis sapientia derivatur, qui me servumsuum ad terminum
attulit prœoptatum. Actum anno Domini Jesu Chrisii i343,
Novembris i3 die, orto jam Sole, initio Serpentarii exeunle, Luna
quoque inLibra^infineprimsefaciei, secundum veritatem tabula-
rum illustris principis Alfonsi régis Castellœ quœ compositœ sunt
ad meridiem Toletanum. Explicit quadripartitum numerorum
Johannis de Mûris. »
Au quatrième livre du Quadripartitum numerorum, le pre-
mier traité, intitulé : De moventibus et motis, est en entier^
consacré à exposer cette loi, fondement de la Dynamique
péripatéticienne : Tout mobile soumis à une puissance con-
i. Burleus super octo libros physicorum. Colophon : Impressa artc et diligentia
Boneti locatelli bergomensis, sumptibus vcro et cxpcnsis Nobilis viri Octaviani scoti
modoetiensis... Venetiis. Anno salutis nonagesimoprimo supra millcsimuni et qua-
dringentesimum. Quarto nonas decembris.
2. Bibliothèque Nationale, fonds latin, ms.n°7ic)o, fol.i, r°, à fol. ioo, v°. — Sous
ce titre : Johannis de Mûris De mensurandi ratione, ce même traité se trouve aux
inss. 7380 et 7381 du même fonds; nous n'avons pas consulté ces deux derniers
manuscrits.
3. Ms. cit., fol. 100, v°.
h. Ms. cit., fol. 7a, r°, à fol. 81, r".
DOMINIQUE >< M o II i.a SCOLÀSTIQUE PARISIENNE 3oi
stante et à une résistance constante se meul d'un mouvement
uniforme dont la vitesse est proportionnelle à La grandeur de
la puissance et 6H raison inverse de l;i grandeur <le la
résistance.
En (-elle analyse de Jean de Meurs, il est explicitement
admis (nie tous les mouvements considérés sont uniformes et,
de plus, il est implicitement supposé que tous les points du
mobile se meuvent avec la même vitesse; les discussions de
Cinématique n'ont donc aucune place en l'œuvre du Maître
normand.
En acceptant sans restriction ni hésitation les règles
qu'Aristote, au VII0 livre de sa Physique, avait imposées à la
Dynamique, Thomas Bradwardine et Maître Jean de Meurs
se montraient beaucoup plus aisés à satisfaire que ne le sera,
peu d'années après eux, Maître Jean Buridan.
En son grand ouvrage sur la Physique d'Aristote, le Philo-
sophe de Béthune consacre deux questions l à discuter les
règles de Dynamique que le Stagirite avait posées ; et cette
discussion impitoyable met clairement en évidence cette
vérité : Il n'existe en la nature aucun mouvement auquel ces
règles soient correctement applicables.
Jean Buridan a, d'ailleurs, soin de remarquer, et cela à
plusieurs reprises, que certaines des règles posées par Aristote
sont manifestement fausses lorsque lé mouvement ne se
poursuit pas avec une vitesse constante ; mais de la vitesse
variable que présentent certains mouvements tels que la
chute des graves, il ne tente aucunement de faire une étude
précise; si les problèmes de Dynamique le préoccupent, les
questions de pure Cinématique ne sollicitent nullement son
attention.
i. Questiones totius libri phisicorum édite a Magistro Johanne Buridam. De motu.
Liber vu" phisicorum. Oueritur 70 circa ultimum capitulum hujus VII', in quo
Aristotiles ponit multas régulas de comparationibus motuum secundum habitu-
dinem ad motores, et est hec questio de primis duobus regulis, videlicet utrum
he due régule sunt vere. — Queritur 8° et ultimo magis generaliter de illis
regulis Aristotilis quas ipse ponit in ultimo capitulo hujus VIP phisicorum
utrum sint universaliter vere. (Bibl. Nat., fonds lat., ms. n° 14723, fol. 94, col a,
à fol. 95, col. a.)
So2 ÉTUDES SUR LEONARD DE VlNCl
X
Les origines de la Cinématique {suite). — Albert de Saxe.
Le premier auteur que nous voyions, après Bradwardine,
soucieux de préciser la notion de vitesse, c'est Albert de Saxe;
les écrits de cet auteur nous manifestent clairement, d'ailleurs,
la double influence qu'Albert a subie de la part de Thomas
Bradwardine et de la part de Jean Buridàn.
L'influence du maître d'Oxford saute aux yeux de celui qui
ouvre le petit ouvrage d'Albert de Saxe si souvent imprimé
sous ce titre : Tructatus proporlionum. Cet ouvrage, en effet,
que certains manuscrits T intitulent : De proportionibus
rnotuum, n'est pas un traité d'Arithmétique ; comme le De
proporiione velocitatum in motibus, c'est de Mécanique qu'il a
l'intention de discourir. Aussi le livre d'Albert de Saxe est-il
composé exactement sur le même plan que le livre de
Bradwardine.
En ce livre-là, comme en celui-ci, nous lisons, tout d'abord,
une théorie purement mathématique des rapports et propor-
tions; mais cette théorie n'est là qu'à titre d'introduction aux
considérations de Mécanique qui vont suivre.
Lorsque l'auteur aborde ces dernières, il s'empresse de nous
avertir qu'elles sont le principal objet de son enseignement :
« Ilis visis, videndum est de principali intento, sciticel pênes quid
attendalur proportio velocitatum in motibus ; et primo, pênes
quid tanquam pênes causam; secundo, pênes quid tanquam pênes
effectum. »
Non seulement le sujet dont Albert entend discourir est
celui dont Bradwardine s'est occupé, mais encore Albert
divisera son discours comme Bradwardine a divisé le sien.
11 examinera, en premier lieu, comment la vitesse d'un
i. Par exemple, le ms. n° 7368 (fonds latin) de la Bibliothèque Nationale qui, du
fol. i/i, r°, au fol. 26, v°, reproduit ce traité, et qui porte, au fol. 26, v° : Explicitait
proportiones rnotuum. Deo gratias.
hoMiM.Hi; solo ET LA 8COLÀ8ÏIQU] r\r.i iinm.
mouvement dépend de La cause qui produit ce mouvemenl
(pênes quid tanquam pênes causant, c'est-à dire qu'il recher
chera comment cette vitesse dépend de La grandeur de La
puissance et de la grandeur de la résistance. Ce premier
chapitre sera un chapitre de Dynamique.
Ell second lieu, le Maître parisien analysera le mode de
variation de la vitesse quant à son effet (peurs quid tanquam
pênes cjfeclum); il recherchera comment la grandeur de la
vitesse se relie à l'espace parcouru par les diverses parties du
mobile et au temps employé à les décrire. Ce second chapitre
formera un petit traité de Cinématique.
La Dynamique d'Albert de Saxe, comme celle de Bradwar-
dine, se résume en la grande loi péripatéticienne : La vitesse
avec laquelle un mobile se meut est proportionnelle au
rapport de la puissance à la résistance. Mais en l'admission de
cette loi, le Maître de Paris marque moins d'assurance que le
Maître d'Oxford ; visiblement, sa confiance a été ébranlée par
la discussion de Buridan ; en l'exposé que donne le Tractatus
proportionum, divers emprunts sont faits à cette discussion; ces
emprunts sont encore plus nombreux et plus reconnaissables
au cours des deux questions 1 qu'Albert de Saxe consacre à la
discussion des règles posées par Aristote au VIP livre de la
Physique. Parmi ces emprunts, il en est un que nous retrou-
vons en ces deux écrits d'Albert de Saxe, et qui mérite une
mention particulière; il concerne la supposition qui explique
l'accélération de la chute des graves par un impetus acquisitus.
Mais le chapitre du Tractatus proportionum qui est consacré
à la Dynamique ne nous doit pas retenir plus longtemps ici;
ce qui doit solliciter notre attention, c'est le chapitre, consacré
à la Cinématique, par lequel l'ouvrage se termine.
Ce chapitre commence par les paroles que voici :
« Nunc restât videre pênes quid attendatur velocitas motus
tanquam pênes ejfectum; et primo, de motu locali; secundo, de
motu augmentationis ; tertio, de motu alterationis . »
Ce programme ne nous marque pas seulement les divisions
i. Acutissimse quxstiones saper libros de physka auscultatione ab Alberto de Saxonia
editx; lib. VII, quaest. vu et quœst. vin.
3o4 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
du chapitre que nous nous proposons d'analyser; il en
découvre en même temps toute l'étendue. Formé par la Phi-
losophie péripatéticienne, Albert donne au mot mouvement
toute l'ampleur qu'il prend en la Physique d'Aristote; il ne
discourra pas seulement, comme Bradwardine et comme notre
Cinématique moderne, du mouvement local, mais encore du
mouvement- d'augmentation et du mouvement d'altération.
Par là, son Tractatus proportionum va devenir le type des
traités De tribus motibus, De tviplicl motn, De tribus prœdicamentis
in quibus fit motus que nous verrons se produire jusqu'aux
premières années du xvie siècle.
Ce qu'il dit du mouvement local, il le partage en deux
paragraphes dont l'un est consacré au mouvement local droit,
c'est-à-dire au mouvement de translation, et l'autre au mouve-
ment local circulaire, c'est-à-dire au mouvement de rotation.
La vitesse du mouvement rectiligne est mesurée, selon
Albert de Saxe, par la longueur de la ligne décrite en tant de
temps par un point du mobile.
Toutefois, en la formule qui énonce cette définition, une
complication est introduite; Albert lui donne cet énoncé :
« Velocitas motus localis recti attenditur pênes spatium lineale
verum vel imaginai am descriptum a puncto medio vel xquivalenti
corporis moti in tanto vel in tanto tempore. » Notre auteur, en
effet, ne veut pas d'une définition qui s'appliquerait seulement
à la translation d'un point ou d'un corps indéformable; il veut
que les divers points du corps animé d'un mouvement
rectiligne puissent, en même temps, se déplacer les uns par
rapport aux autres, que le corps puisse éprouver des conden-
sations et des dilatations. Les divers points du corps, en ce
cas, ne se meuvent plus tous avec la même vitesse; quel est
celui dont la vitesse doit être choisie comme propre à mesurer
la vitesse même du corps? Il est inadmissible, au gré d'Albert,
que ce soit le point dont le mouvement est le plus rapide.
La vitesse du mouvement rectiligne pris par le mobile, c'est,
en ce cas, la vitesse d'un certain point moyen qui peut être
matériellement réalisé au sein du corps, mais qui peut aussi,
d'un instant à l'autre, coïncider avec des parties matérielles
DOMINIQUE SOTO E1 LA 8COLASTIQUE PARISIENNE
différentes du corps, en sorte qu'il demeure le même point
seulement i><ir équivalence,
Visiblement, ces considérations portent la trace de L'influence
exercée par le petit traité /)<■ proportionalitaie motuum cl magnir
iudinum que nous avons analysé au $ VIII. Cette influence se
révèle de nouveau, et d'une manière encore plus nette, en ce
qu'Albcrtutius va dire du mouvement circulaire.
En un mouvement de rotation uniforme, que faut-il appeler
vitesse du mobile ?
La vitesse est-elle mesurée par l'espace linéaire que décrit
le point milieu du rayon du mobile, « sicut vult una opinio, »
ou bien par l'espace linéaire que décrit le point équidistant
de la concavité et de la convexité de l'orbe animé d'un mou-
vement de rotation, « sicut volait una opinio » ? L'opinion
à laquelle Albert fait cette double allusion est celle que soute-
nait le petit écrit auquel Bradwardine a attribué ce titre : De
proportionalitaie motuum et magnitudinum. Elle concorde fort
bien, semble-t-il, avec celle que le Maître parisien, probable-
ment inspiré par ce petit traité, a admise au sujet du mouve-
ment rectiligne. Il se refuse, cependant, à mesurer de la sorte
la vitesse du mouvement de rotation.
La définition à laquelle, assez malencontreusement, il donne
la préférence, c'est celle que nous avons entendu prôner par
Thomas Bradwardine : La vitesse du mouvement circulaire se
mesure par la longueur de la ligne que décrit le point du
mobile qui se meut le plus rapidement.
Si Albert de Saxe nous semble avoir été mal inspiré lorsqu'il
a suivi, en cette question, la trace de Thomas Bradwardine, il
nous paraît avoir reçu de son propre génie une plus heureuse
impulsion lorsqu'il a défini la velocitas circuitionis que nous
nommerions aujourd'hui la vitesse angulaire : « La vitesse de
rotation velocitas circuitionis), » dit-il, « se mesure par l'angle
décrit autour du centre ou de l'axe de cette rotation, cet angle
étant comparé au temps [employé à le décrire] ; en sorte que, si
deux mobiles tournent autour du même axe et, en un temps
égal, décrivent des angles égaux, on dira qu'ils circulent
également [vite] autour de cet axe; et si les angles décrits sont
V. DUHEM. 20
3o6 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
inégaux, qu'ils circulent inégalement vite. Cette conclusion
résulte évidemment de la manière de parler communément
employée par les astrologues. Il est à savoir qu'une telle
vitesse de rotation, à proprement parler, ne saurait être com-
parée ni à la vitesse du mouvement rectiligne ni à la vitesse
du mouvement circulaire, car un angle1 et une ligne ne sont
pas comparables entre eux. »
Assurément, comme Maître Albert de Saxe en fait ici la
remarque, la notion de vitesse angulaire fut, de tout temps,
impliquée dans le langage que les astronomes avaient accou-
tumé d'employer; encore est-il juste d'attribuer quelque
mérite à celui qui l'a, le premier, formellement définie.
Nous laisserons, pour le moment, ce que le Maître pari-
sien dit du mouvement d'augmentation et du mouvement
d'altération ; la suite de cette étude nous amènera à y
revenir.
L'analyse du Tractât us proportionum nous a montré comment
Albert de Saxe s'était attaché à l'étude delà vitesse en un corps
dont les diverses parties ne se meuvent pas aussi rapidement
les unes que les autres. Mais, en cet écrit, nous n'avons rien
rencontré qui traitât d'une vitesse variable d'un instant à
l'autre. Ce n'est pas que ce nouveau sujet fût étranger aux
méditations d'Albertutius, car il va nous en entretenir en une
de ses questions sur le De Cxlo d'Arislote2.
Cette question est ainsi formulée : « Le mouvement du Ciel,
d'orient en occident, est-il régulier? »
C'est afin d'y répondre qu'Albert de Saxe pose une
i. Le texto que nous avons sous les yeux est celui qui a pour colophon : Magistri
alberti de Saxonia proportionum libellus finit féliciter qui Venexie summa cum diligentia
fuit impressus per magislrum Andream catharensem Die XXI Iulii MCCCCXXXLVJI (sic).
En cet endroit, par une erreur évidente, il porte arcus au lieu d'angulus.
2. Questiones subtilissime Alberti de Saxonia in libros de celo et mundo. Colophon :
Expliciunt questiones... Impresse autem Venctiis Artc Boneti de locatellis Bergo-
mensis. Impensa vero nobilis viri Octaviani scoti civis modoetiensis. Anno salutis
nostre i A92 nono kalendas novembris Ducante inclito principe Augustino barbadico.
Lib. Il, qmest. XIII. Cette question, ainsi que la question XIV, dont il sera parlé au
prochain paragraphe, .ont été omises dans les éditions des Quœstiones d'Albert de
Saxe, Thémon et Buridan que Jossc Bade et Conrad Bcsch ont données à Paris,
en i5iGeten 1 5 18 . Nous nous sommes assuré que ces deux questions figuraient au
texte manuscrit que renferme h; Cod. n" 1^723 du fonds latin de la Bibliothèque
Nationale.
DOMINIQUE SOTO i;i i\ -< .< »i s - 1 i« n i PAHISIBNlfl
distinction doni Walter Burle) avait déjà fixé les principe»1 et
que nous allons reproduire :
« Il faut savoir, o dit il, « qu'il \ a une différence entre le
mouvement régulier et le mouvement uniforme L'uniformité
du mouvement csl relative aux diverses parties du mobile; on
nomme mouvement uniforme le mouvement dont se meul
un mobile, lorsqu'une partie de ee mobile se meut aussi vile
que toute autre partie. Si une pierre tombe, bien que son
mouvement soit, à la fin, plus rapide qu'au commencement,
il est dit cependant uniforme au sens propre du mol, parce
qu'une moitié de la pierre descend aussi vite que l'autre moitié.
» On nomme au contraire mouvement difforme un mouve-
ment où une partie se meut plus vite et une autre plus
lentement, tel le mouvement d'une roue; en effet, les parties
de cette roue qui sont voisines de l'axe ne se meuvent pas
aussi rapidement que celles qui sont voisines de la circonfé-
rence, bien que ces diverses parties aient même vitesse de
rotation. Il n'est pas contradictoire que le mouvement d'un
corps soit un mouvement difforme et que la rotation (circulatio)
de ce corps soit uniforme; en effet, la vitesse du mouvement
dépend d'une chose et la vitesse de rotation d'une autre chose;
des mouvements sont dits avoir des vitesses égales lorsqu'en
des temps égaux, ils décrivent des longueurs égales; et des
rotations sont dites avoir des vitesses égales lorsque les corps
mus par ces rotations décrivent, en des temps égaux, des
angles égaux autour des centres de leurs rotations.
» D'autre part, la régularité du mouvement est relative au
temps; ce mouvement est dit régulier en lequel le mobile
se meut avec une égale vitesse durant une certaine partie du
temps et durant toute autre partie; mais ce mouvement est dit
irrégulier par lequel le mobile est mû plus vite durant une
partie du temps et plus lentement durant une autre partie.
i. Burlcus super octo libros physicorum. Colophon : Et in hoc finit excellentissimi
philosophi Gualterii de burley anglici in libros octo de physico auditu. Aristo. stra-
gerite (sic), cmendata diligentissime. Impressa arte et diligentia Boneti locatelli
bergomensis. sumptibus vero et expensis Nobilis viri Octaviani scoti modoetiensis.. .
Venetiis. Anno salutis nonagesimo primo supra millesimum et quadringentesimum.
Quarto nonas decembris. i^e fol. (non numéroté), col. 6.
3o8 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
» Il est toutefois à savoir que certains font une distinction
au sujet de l'uniformité du mouvement, disant qu'elle peut
provenir soit de la part des diverses parties du mobile, soit de
la part des diverses parties du temps. L'uniformité entendue
au premier sens est exactement la même chose que l'unifor-
mité que nous avons distinguée de la régularité; l'uniformité
entendue au second sens est la même chose que la régularité.
Mais ces auteurs n'usent pas du terme uniformité avec autant
de propriété que nous le pouvons faire, moyennant lesdites
définitions.
» Il faut savoir, en outre, qu'il n'y a pas de contradiction à
ce qu'un certain mouvement soit uniforme et ne soit pas
régulier. Ainsi en est-il de la chute d'un grave en un milieu
uniforme; ce grave se meut uniformément, parce qu'une
partie se meut aussi vite que toute autre partie; et cependant,
il ne se meut pas régulièrement, parce qu'il se meut à la fin
plus vite qu'au commencement.
» De même, un mouvement peut, sans contradiction, être
régulier et n'être pas uniforme; cela se voit clairement par une
roue qui, en des temps égaux, décrirait des angles égaux;
un tel mouvement de cette roue serait régulier, mais il ne
serait pas uniforme, puisque les parties centrales de la roue
ne se mouvraient pas aussi vite que les parties périphériques.
» En troisième lieu, il faut remarquer qu'un même mouve-
ment pourrait, sans contradiction, être à la fois uniforme et
régulier; si, par exemple, quelque grave tombait en un milieu
dont la résistance serait si exactement proportionnée que ce
grave parcourût des espaces égaux en des temps égaux,
le mouvement de ce grave serait à la fois uniforme et
régulier. »
En ce passage d'une si parfaite clarté, le Maître parisien
nous montre comment deux problèmes se trouvaient rappro-
chés, en la pensée des philosophes de l'École, par leur
évidente analogie; l'un de ces problèmes consistait à étudier
comment, en un mouvement difforme, la vitesse varie d'une
partie à l'autre du mobile ; l'autre consistait à analyser
comment, en un mouvement irrégulier, la vitesse varie d'un
DOMINIQUE BOTO ET LA BCOLASTIQU1 PARISIEIfNl 3O0
Instant à l'autre. I,c premier problème ;i\;iii déjà sollicité
l'attention de l'auteur du De proportionalitate motuum et
magnitudinum, de Thomas Bradwardine, d'Albert de Saxe;
le second ne pouvait demeurer bien longtemps délaissé.
Dès le temps d'Albert de Saxe, la similitude des deux
problèmes avait conduit plusieurs scolastiques à les énoncer
en un langage semblable; les mots unifor mitas, diffbrmitat
étaient employés en un cas comme en l'autre; on se bornait
à les préciser par la mention quoad mobile ou par la mention
t/uoad tempus. Albert avait tenté, nous venons de le voir,
d'adapter aux deux questions des terminologies différentes;
mais sa tentative ne semble pas avoir été couronnée de succès;
les mots régulier, irrégulier furent délaissés et les mots uni"
forme, difforme eurent seuls cours.
Bientôt, on vit apparaître un vocable dont il nous serait
impossible de nommer l'inventeur; ce vocable servait à dési-
gner le mouvement dont la vitesse croît ou décroît propor-
tionnellement au temps, le mouvement que nous appelons
uniformément varié; un tel mouvement fut désigné par les
scolastiques comme étant uniformément difforme (uniformiter
dijformis). Nous trouverons cette expression dans l'usage
commun de maîtres de l'École d'Oxford qui furent contem-
porains d'Albert de Saxe ou qui furent même plus anciens
que lui.
XI
Albert de Saxe et la loi suivant laquelle
s'accélère la chute d'un grave.
Albert de Saxe ne s'est pas contenté de définir le mouvement
régulier ou irrégulier dans le temps; tout aussitôt1, il s'est
préoccupé de rechercher la loi qui préside au mouvement
qu'il avait pris comme exemple de mouvement irrégulier, à
i. Alberti de Saxonia Quœstiones in libros de Cxlo et Mando ; lib. II, qua?st. XIV:
Utrum omnis motus naturalis sit velocior in fine quam in principio? — Comme
nous l'avons dit, cette question manque dans les éditions données à Paris en i5i6 et
en i5i8.
3lO ÉTUDES SUR LEONARD DE VINGT
la chute accélérée d'un grave; et ce qu'il a dit à ce sujet peut
être, à bon droit, regardé comme un des plus remarquables
passages de ses Quœstiones sur le De Gselo d'Aristote.
Albert remarque, d'abord, que cette proposition : Le mouve-
ment devient plus intense vers la fin, peut s'entendre de
diverses manières. Selon un premier sens, le mouvement
(et par ce mot : motus, Albert, comme tous ses contemporains,
entend ce que nous entendons par vitesse instantanée) peut
croître en devenant double, triple, quadruple, etc. Selon un
second sens, il peut croître de telle manière qu'à sa valeur
première s'ajoute la moitié de cette valeur, puis la moitié de
cette moitié, etc. En langage moderne, on dirait que la vitesse
peut croître suivant une progression arithmétique, ou bien
que les accroissements successifs de cette vitesse peuvent
former une progression géométrique décroissante.
Ces énoncés nous paraissent incomplets. Quelle est la
variable indépendante à laquelle sont rapportées les valeurs
de la vitesse dont il y est fait mention? Le silence d'Albert
à cet égard provient de ce qu'il suppose son lecteur au courant
de la science de son temps, et la connaissance de cette science
nous permet de suppléer à ce silence. Lorsque les scoiastiques
du xive siècle traitaient de l'intensité d'une propriété quelcon-
que (intensio format), ils la regardaient comme fonction de
l'extension (extensio) de la même propriété; dans le cas du
mouvement, ils distinguaient deux sortes d'extensions, l'ex-
tension selon le chemin parcouru (extensio secundum distantiam)
et l'extension selon la durée (extensio secundum tempus).
Les énoncés abrégés d'Albert doivent donc s'entendre ainsi :
Lorsqu'on range suivant une progression arithmétique
croissante soit les chemins parcourus par le grave, soit les
durées de chute, on peut supposer ou bien que les valeurs
de la vitesse croissent suivant une progression arithmétique,
ou bien que les accroissements successifs de ces valeurs
suivent une progression géométrique de raison inférieure à
l'unité.
Admettre que la loi de la chute des corps appartient néces-
sairement à l'un de ces quatre types, c'est faire une sup-
DOMINIQUE BOTO BT LA 8COLA8TIQU] PARISIENNE ."> i i
position qui nous paraît Bingulièrement étroite; une infinité
d'autres lois nous apparaissent comme également possibles.
Que l'on puisse concevoir d'autres lois de La chute des graves,
Albert ne L'ignore pas et, tout à L'heure, il va en définir qu'il
discutera. Mais ces qualre là, par leur plus grande simplicité,
séduisent particulièrement son attention et lui semblent les
plus probables. Et d'ailleurs, Huygens, en i646», ne regardait-
il pas encore comme certain que la ebute des corps dût suivre
l'une de ces quatre lois, et ne lui paraissait-il pas suffisant de
décider, par l'exclusion de trois d'entre elles, que la quatrième
était exacte?
Albert de Saxe se propose un objet analogue à celui que
Cbristiaan Huygens devait, un jour, s'efforcer d'atteindre.
Pour fixer son choix, il invoque, à titre d'axiome, une
proposition qu'il regarde comme l'expression de la pensée
d'Aristote : Si un grave était placé infiniment loin du centre
du Monde et si on le laissait tomber, la vitesse de ce grave
croîtrait au delà de toute limite, et elle deviendrait infinie
avant que le mobile eût atteint le centre de l'Univers.
Fort de cet axiome, notre auteur exclut les lois de chute
de la seconde forme, car selon ces lois, quelque grande que
soit la durée de la chute ou quelque long que soit le chemin
parcouru par le mobile, la vitesse ne pourrait jamais dépasser
une certaine limite assignable d'avance.
Une considération du même genre lui permet d'exclure
certaines autres lois que l'on pourrait proposer; on pourrait
imaginer que la vitesse crût en progression arithmétique alors
que les accroissements successifs du temps formeraient une
progression géométrique de raison fractionnaire, de raison
~ par exemple, ou bien encore, alors que les accroissements
successifs de l'espace parcouru suivraient une semblable
progression. Ces hypbthèses, en effet, permettraient à la vitesse
de chute de prendre toute valeur, si grande soit-elle, avant
la fin du mouvement, et cela quelque petite que soit la durée
de ce mouvement ou quelque petit que soit l'espace par-
i. Huygens et Roberval, Documents nouveaux, par G. Henry; Leyde, 1880. Lettre
de Cljristiuan Huygens à Mersenne en date du 38 octobre 164O.
3l2 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
couru, ce qui est absurde : « Nam tune sequeretur quod
quilibet motus naturalis qui per quantumeunque tempus parvum
duraret, vel quo quantumeunque parvum spatium pertransiretur,
ad quemeunque gradum veloeitatis pertingeret ante finem ; modo
est falsum. »
Il est permis d'admirer la finesse et la précision avec laquelle,
au milieu du xive siècle, un maître-ès-arts savait mettre en
évidence l'absurdité de certaines suppositions touchant la loi
de la chute accélérée des graves.
A la discussion que nous venons d'analyser, Albert donne
la conclusion suivante :
« Il faut donc entendre que l'intensité du mouvement du
grave devient double, triple, etc., dans le sens suivant : Quand
un certain espace a été parcouru, ce mouvement aune certaine
intensité (vitesse); quand un espace double a été parcouru, la
vitesse est double; quand l'espace parcouru est triple, elle est
triple, et ainsi de suite. Et ideo teriia conclusio intelligitur, quod
intendilur per duplnm, triplum etc., ad istum inlellectum quod,
quando ipso pertransitum est aliquod spatium, est aliquantus; et
quando ipso est pertransitum duplum spatium, est in duplo
velocior; et quando ipso pertransitum est triplum spatium, est in
triplo velocior; et sic ultra. »
La loi ainsi formulée par Albert de Saxe comme loi possible
de la chute des graves n'est pas la proportionnalité de la vitesse
à la durée de la chute; c'est la proportionnalité de la vitesse
à l'espace parcouru par le mobile. On sait que cette loi devait
séduire Galilée dans sa jeunesse et qu'il en devait, plus tard,
démontrer l'absurdité. Mais on doit remarquer qu'en l'analyse
d'Albert, Yextensio secundum tempus est, constamment, mise en
parallèle de Yextensio secundum distant iam; sauf en la conclusion
que nous venons de citer, notre auteur a toujours soin de
répéter de l'une ce qu'il a dit de l'autre; la concision seule de
son exposé l'a, sans doute, détourné de prolonger cette répé-
tition jusqu'à la fin, et de signaler comme également reccvable
la proportionnalité de la vitesse à la durée de la chute ; entre
cette loi exacte et la loi erronée, son choix, très certainement,
demeurait suspendu; l'attention d'un lecteur intelligent pouvait
DOMINIQUE SOTO El LA 8COLA8TIQUE PARISIElfltl 3l3
Be porter aussi bien sur la loi exacte qu'Alberl n'avail pai
formulée que sur la loi erronée dont il ;i\;iii donné l'énoncé
explicite.
Chez aucun des contemporains ni des successeurs immé-
diats d'Albert de Saxe nous n'avons rien trouvé qui précisât
la loi selon laquelle croit la vitesse «de chute d'un grave. M « « î -
la grande vogue des Quœstiones in libros de Cselo composées
par notre auteur suffît à nous assurer que l'Ecole de Paris, au
cours du Moyen -Age, ne demeura pas ignorante de ce qu'il
avait enseigné touchant cette importante question. L'impri-
merie se chargea d'ailleurs, au moment de la Renaissance, de
donner à cet enseignement une plus grande extension. À la
vérité, deux éditions des Quœstiones in libros de Cselo, celles
qui furent données à Paris en i5i6 et en i5i8, ont omis la
question où se trouve étudiée la loi d'accroissement de la
vitesse en la chute accélérée d'un grave; mais les éditions
données à Pavie en i/j8i, à Venise en 1/192, en 1/497 e* en I^2°
suffisaient à réparer cette omission.
Qu'à la fin du xve siècle, qu'au début du xvie siècle, on lût
attentivement les Questions rédigées par Maître Albert de Saxe,
les témoignages en sont innombrables; que le passage dont
nous venons de faire l'analyse eût, à cette époque, attiré
l'attention de certains scolastiques, nous en pouvons citer une
preuve convaincante.
Vers la fin du xve siècle, le Parisien Pierre Tataret rédige
un manuel de Philosophie intitulé : Clarissima singulàrisque
totius Philosophie necnonMetaphysicœ Aristotelis exposilio, ou bien
encore : Comment ationes in libros Aristotelis secundum Subtilis-
simi Doctoris Scoli sentenliam. Gomme bon nombre de ceux
qui, au xve siècle, enseignaient la Théologie en Sorbonne,
Pierre Tataret, par ses doctrines métaphysiques, se rattache
à l'École scotiste, tandis qu'il emprunte ses théories de Méca-
nique à l'École nominaliste parisienne et, en particulier, à
Albert de Saxe ou à Marsile d'Inghen. C'est ainsi que son
manuel, en ce qui touche la loi suivant laquelle s'accélère la
chute d'un grave, se borne à reproduire textuellement T ce
1. Pétri Tatareti, Op. laud., De Cselo et Mundo lit». ïlus, tract. II, circa finem.
3l4 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
qu'Albertutius avait écrit en ses Quœstiones in libros de Caelo
et Mundo.
Or le résumé de Philosophie composé par Pierre Tataret
eut une vogue extrême ; le Repertorium bibliographie um de
Hain en mentionne sept éditions incunables, et d'autres
éditions, fort nombreuses, furent imprimées pendant le pre-
mier tiers du xvie siècle. Par là, la doctrine d'Albert de Saxe
reçut une nouvelle et très considérable diffusion. Nul ne
l'ignorait, sans doute, parmi les maîtres parisiens, au temps
où Léonard de Vinci vint en France terminer sa glorieuse
existence, au temps où Soto recueillit les enseignements de
l'Université parisienne. Lors donc que nous entendrons
Léonard de Vinci d'abord, Dominique Soto, ensuite, enseigner
que la chute d'un grave est un mouvement uniformément
accéléré, nous serons en droit de penser que leur affirmation
a été suggérée par les suppositions qu'Albert de Saxe avait
indiquées.
Nous aurons ainsi, semble-t-il, découvert la source de l'une
des lois essentielles de la chute des corps. D'où provient
la seconde loi, celle qui relie l'espace parcouru par le mobile
à la durée de la chute ? C'est ce que nous allons maintenant
rechercher; et cette recherche nous amènera à reconnaître
le très grand rôle qu'a joué, en cet acte du progrès scien-
tifique, un savant contemporain d'Albert de Saxe, Maître
Nicole Oresmc.
XII
De intensione et remissione formarum
Quantité et qualité constituaient, pour Aristote, deux
catégories essentiellement distinctes. Discontinue, comme le
nombre, la quantité est une somme d'unités ; le nombre croît
par l'addition de nouvelles unités à celles qui le compo-
saient déjà. Continue, comme la longueur, la surface ou le
volume, la quantité est une juxtaposition de parties ; les
parties d'une grandeur ont, toutes, même nature les unes
DOMINIQUE BOTO ET LA SCOLA8TIQUE PARItlBHNl 11 »
que les autres et même nature <|n<' l;» quantité formée par
leur réunion ; toutes l<s parties d'une longueur sont des
Longueurs, toutes Les parties d'une surface ^<>ni des surfai
toutes les parties d'un volume sont des volumes; une quantité
croit par l'addition de parties nouvelles aux parties préexis-
tantes, et les parties ajoutées sont de même espèee que les
parties auxquelles elles s'ajoutent.
Qu'il s'agisse donc de la quantité discontinue ou de la
quantité continue, certaines propositions demeurent égale-
ment vraies; des quantités de grandeurs différentes peuventetre
cependant de même nature, de même espèce; elles sont toutes
deux formées par la réunion de parties homogènes les unes
aux autres ; seulement, la plus grande des deux quantités
contient un plus grand nombre de parties que la plus petite ;
elle peut être engendrée, à partir de cette plus petite quantité,
par l'addition de nouvelles parties absolument semblables à
celles qui formaient cette plus petite quantité; dans la
quantité plus grande ainsi obtenue, la quantité plus petite
demeure contenue; l'opération par laquelle on l'a fait croître,
simple juxtaposition de parties nouvelles, ne l'a ni détruite,
ni modifiée.
La catégorie de la qualité est essentiellement distincte de la
catégorie de la quantité; rien de ce qui peut être dit de celle-ci
ne saurait être témérairement étendu à celle-là.
Il peut arriver que deux qualités de même sorte n'aient pas
même intensité ; un corps peut être plus chaud qu'un autre;
au premier corps, cette forme qualitative qu'est la chaleur est
plus intense (intenditur) ; au second, elle est plus atténuée
(remittitur). Gardons-nous bien de répéter au sujet de Yintensio
et de la remissio de la chaleur ce que nous sommes en droit
de dire de la grandeur et de la petitesse d'une quantité. Ni la
chaleur intense ni la chaleur atténuée n'est une réunion de
parties de chaleur qui soient toutes de même espèce, qui
soient toutes homogènes à des chaleurs plus intenses qu'elles
fourniraient en s'ajoutant les unes aux autres; la chaleur
plus intense ne saurait aucunement être engendrée en prenant,
sans la détruire ni la modifier, la chaleur moins intense
3i6
ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
et en adjoignant à celle-ci de nouvelles parties de chaleur;
la chaleur moins intense n'existe pas, actuellement et réelle-
ment, en la chaleur plus intense de la même manière que le
contenu plus petit existe, actuellement et réellement, à l'inté-
rieur du contenant plus grand. Chaque chaleur d'une intensité
donnée est une chaleur d'une espèce déterminée, et cette
espèce est distincte de l'espèce à laquelle appartient toute
chaleur d'une autre intensité ; une chaleur atténuée ne peut
être regardée comme une partie d'une chaleur plus intense;
toute chaleur d'intensité donnée est quelque chose d'essentiel-
lement indivisible. .
Puisqu'une chaleur atténuée ne se transforme pas en chaleur
intense par l'addition de nouvelles parties de chaleur, à la
façon d'une grandeur qui croît, comment donc se produit
cette transformation ? Cette question pose le problème de
l'exaltation d'intensité et de l'atténuation des formes qualita-
tives, de intensione et remissione formarurn, qui a si longue-
ment préoccupé la Scolastique médiévale. Elle se rattache par
des liens fort étroits et fort apparents à certaines discussions
do la Physique moderne; pouvons-nous, par exemple, définir
ce qu'il convient d'entendre par le mot température sans
analyser de nouveau, comme les analysaient les maîtres du
Moyen-Age, les caractères qui distinguent la catégorie de la
qualité de la catégorie de la quantité ?
Avides des précisions que marque la Logique comme des
vérités que découvre la Science positive, les théologiens du
Moyen-Age recherchaient volontiers, en l'étude du Dogme,
l'occasion de montrer leur subtilité de dialecticiens ou leurs
connaissances de physiciens; aussi la Science moderne a-t-elle,
bien plus que l'Apologétique, tiré profit de mainte discussion
dont les docteurs en Théologie ornaient ou surchargeaient
leur enseignement.
Ainsi en a-t-il été du problème de intensione et remissione
formarum. En son premier livre des Senlenees, Pierre Lombard
avait fait cette remarque1 : «En l'homme, la charité augmente
i. Pétri Lombardi Episcopi Parisiensis Sententiorum libri IV, Lib. I, Dist. XVII ;
De missione Spiritus sancti qua invisibiliter roittitur.
DOMINIQUE SOT0 El LA 8GOLA8TIQUE PAM8IEWN1 3l^
ou diminue et, à des époques diverses, elle y esi plus ou
moins Intense, n Ce texte «< fourni aui docteurs en Théologie
un prétexte qui leur permit <!<• développer leur manière de
voir sur l'exaltation el l'atténuation des formes qualitativi
et ainsi, des théories destinées à éclairer l'étude des propriétés
diverses que le physicien est appelé à considérer ont élé
exposées, tout d'abord, à propos de la charité.
Ces théories peuvent se classer en deux groupes; il en est
qui, fidèles aux principes de la Logique péripatéticienne,
établissent une extrême différence entre l'opération par
laquelle s'exalte l'intensité d'une forme qualitative cl l'addition
par laquelle s'accroît une quantité; il en est, au contraire,
qui supposent une grande analogie entre ces deux opérations
et qui, par là, tendent à effacer la ligne de frontière entre la
catégorie de la qualité et la catégorie de la quantité.
Saint Thomas d'Aquin se range nettement parmi les parti-
sans de la distinction péripatéticienne; écoutons ce qu'il dit,
en son Commentaire sur les livres des Sentences1, de l'opération
par laquelle la charité augmente d'intensité :
« Ceux qui soutiennent que la charité peut être accrue en
son essence professent des opinions qui se peuvent réduire à
deux. L'une d'elles prétend que cette vertu croit par addition
d'une charité à une autre charité, l'autre opinion soutient que
la charité croît en intensité parce qu'elle approche davantage
de son terme, c'est-à-dire de la perfection de charité... Mais je
ne puis comprendre la première supposition ; en toute addi-
tion, en effet, il faut entendre deux choses différentes dont
l'une est ajoutée à l'autre. Soient donc deux charités diffé-
rentes; elles se distinguent ou par différence spécifique ou
seulement par différence numérique; mais elles ne peuvent
différer d'espèce, car toutes les charités sont une vertu de
même espèce; elles ne peuvent non plus être numériquement
distinctes, car plusieurs formes accidentelles de même espèce
ne peuvent coexister en un sujet numériquement un, alors
surtout qu'il s'agit de formes absolues et non pas de formes
i. Sancti Thomae Aquinatis Scriptum super primum libruin Senlentiarum, Lib. I,
Dist. XVII, pars II, quaest. II: Utrum charitas augeatur per additionem?
3l8 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
relatives. Cette supposition donc provient d'une fausse imagi-
nation; certains conçoivent l'augmentation de la charité à la
façon de l'accroissement d'un corps, opération en laquelle il
y a addition d'une quantité à une autre quantité. Je dis donc
que, lorsque la charité croît, il ne se produit, en ce change-
ment, aucune addition ; de même, au quatrième livre des Phy-
siques, le Philosophe affirme qu'un corps devient plus blanc ou
plus chaud sans aucune addition de blancheur ni de chaleur;
mais la qualité préexistante devient plus intense parce qu'elle
s'approche davantage de son terme. »
Les mêmes pensées sont reprises, en sa Somme théologique,
par le Docteur Angélique1.
Selon Saint Thomas, donc, il est de l'essence même de la cha-
rité, de la blancheur, de la chaleur d'être plus ou moins voisines
de la charité parfaite, de la blancheur absolue, de l'extrême
chaleur, et cette proximité plus ou moins grande au terme
suprême constitue l'intensité, Yiniensio plus ou moins forte ;
pour une qualité, devenir plus intense, ce n'est pas s'accroître
par addition ; c'est se perfectionner en sa propre essence.
Gilles de Rome ne croit pas plus que Saint Thomas à l'addi-
tion par laquelle une charité s'associerait à une autre charité
pour donner une troisième charité plus intense que chacune
des deux premières ; mais il se sépare du Docteur dominicain
en ce qu'il place2 en l'existence (esse) la raison d'être de l'in-
tensité que Saint Thomas plaçait en l'essence (essentiel). Par
essence, selon Gilles de Rome, la charité n'est pas plus ou
moins intense, la blancheur n'est pas plus ou moins blanche;
il n'y a qu'un seul degré de charité, qu'un seul degré de
blancheur; mais cette charité unique, cette blancheur unique
sont plus ou moins complètement réalisées dans le sujet où
elles résident et, par là, ce sujet est charitable ou blanc à un
degré plus ou moins élevé.
Le débat entre Gilles de Rome et Saint Thomas d'Aquin
dépend ainsi de la distinction entre l'essence et l'existence,
i. Santi Thomœ Aquinatis Summa théologien, Ha II;»', quest. \XIV, art. 5.
2. Kgidii Komani In quatuor libros Sententiarum quœstiones; Lib. I, Dist. Wll.
/ligidii Romani Quodlibeta; Ouodlib. V, quœst. XIV.
D0MINIQ1 i IOTO i> LA BC0LA8TIQU1 P IRISIBlflll
distinction subtile miiis qui j< n j<* un rôle d'une extrême impoi
tance en la Métaphysique du Docteur Angélique el de
continuateurs.
En ce débat, Henri de < ■;< n< 1 (1217 1293) se range nettement
au parti de Saint Thomas d'Aquin : « U intensif) et 1;» remise io
des formes, » dit-il ■ , « se doivent produire en leur essence et par
leur nature même, car en leur essence même, elles possèdent
une certaine latitude (lalittido). Ce n'est donc pas en la nature
du sujet, mais en la nature même de la forme, considérée en
soi, qu'il faut chercher la raison et la cause de l'augmentation
dont cette forme est susceptihle. »
En son essence même, cette forme est capable de plusieurs
degrés; chaque degré inférieur est en puissance du degré plus
élevé; la mise en acte de ce degré plus élevé constitue lac
croissement de la forme.
Henri de Gand ne s'interdit pas de dire que chaque degré
est une certaine quantité de la forme, que le degré inférieur
est une partie du degré supérieur; mais ces termes, il les
entend assurément au sens métaphorique, au sens où l'on
peut dire que l'existence en puissance est une partie de l'exis-
tence en acte, que cette existence- ci est plus grande que
celle-là. Il se garde bien de croire que l'accroissement d'une
forme se fasse comme l'augmentation d'une grandeur, qu'elle
résulte de l'apposition de parties nouvelles à des parties
préexistantes. « L'augmentation des formes, dit-il, ne se fait
pas par une apposition de parties en leur substance ou en leur
essence; c'est un accroissement de force (in virtute), grâce
auquel la forme augmentée devient plus efficace en sa propre
opération, ce que ne saurait produire l'addition du semblable
à son semblable; une tiédeur ajoutée à une tiédeur égale ne
fait pas une chaleur plus grande. » L'exemple dont le Docteur
Solennel vient d'user pour mettre en évidence la distinction
qui existe entre l'augmentation d'une grandeur et l'exaltation
1. Quodlibeta Magistri Henrici Gocthals a Gandavo doctoris Solemnis : Socii Sorbo-
nici: et archidiaconi Tornacensis. cum. duplici tabella. Vcnundantur ab Iodoco Badio
Ascensio, sub gratia et privilcgio ad fine m explicandis. — Colophon : In chalcogra-
phia lodoci Badii Ascensii... undecimo kalcndas Septembres Anno domini MDXVI1I.
Quodlibetuin V, quapst. XIX; fol. excv, r° etv°.
320 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
d'intensité d'une qualité va être d'un constant usage dans les
discussions scolastiques.
L'essence même de la forme, selon la doctrine thomiste,
comprend divers degrés dont chacun, plus parfait que les
degrés inférieurs, possède en acte quelque chose qui était
seulement en puissance dans les degrés inférieurs; imitant
mieux la perfection divine que ne l'imitent les degrés infé-
rieurs, le degré supérieur est plus grand d'une grandeur de
perfection (magnitudo perfectionis) et non d'une grandeur de
masse (magnitudo molis) 1 .
Afin de faire comprendre les rapports qu'ont entre eux les
degrés de plus en plus parfaits d'une même forme qualitative,
Hervé de Nédellec (f i32 2) use d'une comparaison2 qui met
bien en évidence la pensée essentielle de la doctrine thomiste:
« le degré atténué, » dit le Docteur breton, « est contenu dans
le degré plus intense, comme l'âme végétative est impliquée
en l'âme sensitive et celle-ci en l'âme intellectuelle. »
Sous la plume d'Henri de Gand,nous avons rencontré, pour
la première fois, ce terme nouveau : latitude d'une forme
(lalitudo formas); ce terme désigne la propriété essentielle par
laquelle cette forme est plus ou moins voisine de son terme
suprême, plus ou moins parfaite, partant plus ou moins
intense; ce mot nouveau, nous Talions voir prendre une
singulière vogue en la Scolastique du xive siècle.
L'expression lalitudo formas est nettement délinie en une
Somme de Logique que l'on rencontre parmi les Opuscules de
Saint Thomas d'Aquin, mais qui fut sûrement rédigée long-
temps après l'époque où vécut le Docteur Angélique3. Voici
ce que nous lisons en cette Somme [i:
i. Hcnrici a (iandavo Quodlibeta; Ouodlibetuin V, quœst. Il 1 ; éd. cit., fol. CLVi, v°.
2. Sublilissima Hervci Natalis Britonis... quodlibeta undecim cum octo ipsius profun-
dissimis tractatibus... De beatitudine, De verbo, De eternitate mundi, De maleria celi, De
rclatione, De pluralitate formarum, De virtutibus, De motu angeli. — Venctiis, i5i3.
Quodlibctum VII, quœst. XV11.
3. Cari Prantl, Geschichte der Logik im Abendlande, Leipzig, 1867; ^d. '"> PP« J^°~
20']. — 1\ Duhem, Le mouvement absolu et le mouvement relatif. Note : Sur une Somme
de Logique attribuée à Saint Thomas d'Aquin (Revue de Philosophie, 9* année, 11° 4,
1" avril 1909; p. 43G). — P. Mandonnct 0. P., Des écrits authentù/ues de Saint Thomas
d'Aquin; Fribonrg, 1910 (Extrait de la Revue Thomiste, 1909-1910).
4. Sancti Thoma; Aquinalis Opuscula; Opusc. XLVIII : Totius logic.r Aristotrlis
summa; tract. II : De praîdicamentis; cap. IV.
DOMINIQUE SOTO ET i\ SCOLASTIQU1 PARISIEN!!] i'Jï
n La substance a, en commun avec certains accidents, deux
caractères: Elle n'admel rien qui lui boH contraire, el elle
n'est susceptible ni de plus ni de moins. Pour comprendre ces
propositions, il Paul savoir que certaines formes sont doué* -
de latitude ei d'autres non; el c'esl parce que certaines formes
son! susceptibles de la susdite latitude qu'elles admettent un
contraire, bien que cela ne soil pas vrai de toutes ces formes.
» Afin de savoir ce qu'est celle latitude, remarquez que,
pour les choses spirituelles, on conçoit L'augmentation pin-
extension de ce que Ton sait de la grandeur des choses corpo-
relles; or, lorsqu'il s'agit de quantité corporelle, on dit d'une
chose qu'elle est grande lorsqu'elle approche de la perfection
qui convient à sa grandeur; voilà pourquoi telle chose suscep-
tible de quantité est dite grande en un homme qui ne serait
point réputée grande en un éléphant. De même, lorsqu'il
s'agit de formes, une chose est dite grande dans la mesure où
elle est parfaite.
» iMais la perfection d'une forme peut être considérée à deux
points de vue, selon que l'on considère la forme elle-même,
ou bien la participation du sujet à cette forme. Dans le premier
cas la forme, est dite grande ou petite; on dira, par exemple,
une petite blancheur. Dans le second cas, on emploie les mots
plus ou moins; on dit d'un corps qu'il est plus ou moins
blanc. Lorsqu'une forme est douée par elle-même d'une indé-
termination telle qu'elle puisse être réalisée plus ou moins
dans le sujet, c'est-à-dire d'une manière plus ou moins par-
faite, on dit qu'elle est douée de latitude et qu'elle atteint tel
ou tel degré d'intensité ou de rémission. »
Henri de Gartd avait pris le mot latitude pour formuler la
théorie thomiste de l'intensité des formes; il faisait de la lati-
tude une propriété qui résidait en Y essence même de la forme.
C'est au sens égidien que l'auteur de la Somme de Logique
prend cette même expression; ce n'est pas par essence, mais
par existence que la forme est douée de latitude; indéterminée
par elle-même, elle est déterminée à telle ou telle latitude,
à tel ou tel degré d'intensité, selon qu'elle se trouve mise en
acte, au sein du sujet, d'une manière plus ou moins parfaite.
P. DLHEM. 31
022 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
Vintensio de la forme, qui marque son degré de perfection,
se doit bien distinguer de Yextensio, qui marque la grandeur
du sujet où cette forme est réalisée; autre chose, pour un
corps, est d'offrir aux yeux une blancheur plus ou moins
intense, autre chose d'être un objet blanc d'étendue plus ou
moins grande II est si naturel de faire cette distinction qu'on
la trouve, plus ou moins nettement marquée, par tous les
Scolasliques et, en particulier, par Saint Thomas d'Aquin.
L'auteur de la Somme de Logique la signale à son tour; il a
soin d'opposer la lalitudo à Yexten&k) :
« La perfection ou l'imperfection de la quantité dépend de
l'extension plus ou moins grande; c'est d'après cette extension
qu'un objet est dit plus grand ou plus petit. Mais une exten-
sion plus ou moins grande n'est pas toujours une cause suffi-
sante pour que l'on dise d'une chose qu'elle est plus ou moins,
car il se peut que Ton ne juge pas de son existence par l'ex-
tension... Certaines formes, on le voit, sont susceptibles de
plus ou de moins et certaines autres non; celles qui sont
susceptibles de plus ou de moins, ce sont celles qui sont
douées de ce que l'on a nommé latitude. »
C'est un égidien, nous l'avons fait remarquer, qui vient
d'user du mot latiludo formœ, alors qu'Henri de Gand s'en
était servi pour formuler la théorie thomiste. Ce mot, nous le
retrouvons constamment sous la plume de Durand de Saint-
Pourçain qui, en son Commentaire sur les Sentences, rédigé
vers i33o, adopte la théorie thomiste de l'intensité des formes1
et combat vivement la théorie égidienne. Durand émet, en
effet, des assertions telles que celles-ci :
« II nous faut affirmer que l'intensité et la rémission de la
forme dépendent des degrés divers de l'essence de cette forme.
Cela peut se prouver de la manière suivante: Ce que l'exten-
sion plus ou moins grande est pour la quantité, l'intensité
plus ou moins grande l'est pour la qualité. Mais l'extension
plus ou moins grande dépend de l'essence même de la quan-
tité; celle-ci, en effet, a, en son essence, une latitude capable
i. Durandi a Sancto Portiatio Super sentenlias Pétri Lombardi commentarii ;
Lib. I, Dist. XVII, qurcst. V: Utrum charitas possit augeri ?
1
DOMINIQUE solo ici la BCOLASTtQI i PAfelSlBltftS
de s'étendre plus ou moins. L'intensité plus ou moins grande
dépend donc, elle aussi, de L'essence même de la qualité, en
tanl que cette qualité est douée, à cet effet, d'une Latitude
susceptible de degrés divers.
n lui second lien, cela se voit encore de la manière suivante :
l'indivisibilité dune forme est la raison pour laquelle cette
forme n'est pas susceptible de plus ou de moins; de même, la
divisibilité en degrés est la raison qui rend la forme capable
de plus ou de moins; or l'indivisibilité d'une forme dépend de
l'essence de celte forme; il en doit donc être de même de la
divisibilité. »
La divisibilité de la forme en degrés ne ressemble d'ailleurs
aucunement, en la pensée de Durand de Saint-Pourçain, à la
divisibilité d'une quantité en parties ; les degrés successifs
désignent une perfection de plus en plus grande de la forme;
chacun d'eux est virtuellement contenu dans le degré plus
élevé; mais il n'en saurait être détaché comme une partie le
peut être d'un tout; la division d'une forme en degrés doit
être assimilée à la division d'un genre en espèces que l'on peut
échelonner selon leur degré plus ou moins élevé de perfection.
De cette comparaison, il est bien aisé de glisser à une
doctrine que Durand combat vivement1, mais qui, avant
comme après lui, eut de nombreux partisans.
Tous les auteurs dont nous avons, jusqu'ici, analysé les
opinions attribuent à une forme qualitative une certaine
indétermination, une certaine latitude; par cette latitude, la
forme peut, en un sujet, demeurer la même et, cependant,
atteindre des intensités diverses, des degrés divers; soit que
son essence approche plus ou moins de la perfection dont
elle est susceptible, soit que cette essence, sans devenir ni plus
ni moins parfaite, se trouve plus ou moins complètement
réalisée dans le sujet.
D'autres philosophes veulent, au contraire, qu'une forme ne
soit affectée d'aucune indétermination; pas d'indétermination
en l'essence de cette forme, par laquelle cette essence puisse
i. Durandi a Sancto Portiano Op. laud., Lib. I, Dist. XVII, quaest. VII : Utrum
eadem forma numéro possit esse intensa et remissa?
324 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
être dite plus ou moins parfaite; pas d'indétermination en
l'existence, par laquelle le sujet puisse participer à la forme
d'une manière plus ou moins complète. Chaque forme est
entièrement déterminée et dans son essence, et dans son
existence; elle n'est susceptible que d'une seule perfection
et ne peut affecter que d'une seule manière le sujet en lequel
elle est réalisée.
Chaque forme, donc, est incapable d'une plus ou moins
grande intensité; chacune d'elles possède un degré absolument
invariable. Lorsque, par un langage vicieux, on parle des divers
degrés d'une même forme, on veut, en réalité, désigner des
formes diverses, spécifiquement distinctes les unes des autres,
et appartenant seulement à un même genre; en ce genre, on les
peut ranger de telle sorte que chacune d'elles soit plus parfaite
que celle qui la précède et moins parfaite que celle qui la suit;
mais aucune d'elles ne peut, par intensio, se transformer en
celle qui la suit ni, par remissio, se réduire à celle qui la précède.
Comment donc doit-on concevoir l'accroissement d'une
qualité? Que sera, par exemple, un corps qui s'échauffe?
Que l'on admette la doctrine thomiste ou que l'on adopte la
théorie égidienne, en ce corps qui s'échauffe la chaleur est
numériquement une, elle est toujours la même forme; seule-
ment, d'instant en instant, l'essence de cette chaleur devient
de plus en plus parfaite ou bien encore son essence est de
mieux en mieux réalisée dans le corps échauffé.
En ce corps qui s'échauffe, la théorie que nous exposons en
ce moment voit non pas une seule et même chaleur qui
acquiert successivement des degrés de plus en plus élevés,
mais une infinité de chaleurs numériquement et spécifiquement
distinctes les unes des autres. A chaque instant, une chaleur
est détruite et, à sa place, une autre chaleur plus parfaite est
engendrée; en la seconde chaleur, il ne subsiste rien de la
première. L'échauflement n'est pas le mouvement par lequel
l'essence d'une forme unique tend vers sa perfection; ce n'est
pas non plus le mouvement par lequel une forme d'essence
déterminée s'actualise de mieux en mieux en un certain sujet;
c'est une continuelle succession de générations et de destruc-
DOMINIQUE BOTO BT LA BCOLA8TIQUE I'AHIsiinm. 3a5
lions par lesquelles une forme n'est produite que pour être tout
aussitôt anéantie.
Que cette opinion comptât déjà des partisans au temps de
Saint Thomas d'Aquin, nous n'en saurions douter; !<• Docteur
Angélique écrit, en effet1, en son Commentaire sur les Sentences :
«Certains prétendent (pie la charité ne subit, par essence,
aucune augmentation; que, Lorsque advient une charité plus
grande, la charité moindre qui existait auparavant se trouve
détruite; ainsi dit-on que les jours s'allongent lorsque des
jours plus longs succèdent à des jours plus courts. »
Cette doctrine est très certainement celle de l'auteur inconnu
auquel on doit attribuer un traité De la pluralité des formes mis
à tort2 parmi les opuscules de Saint Thomas. Voici ce qu'on
lit3, en effet, en ce traité, au sujet de l'accroissement des
quantités et de l'opération qui exalte l'intensité d'une forme;
la netteté de ce passage est digne de remarque :
« De deux formes qui sont de même genre, il en est une,
la plus parfaite, qui contient virtuellement l'autre, la moins
parfaite; si une forme de moindre perfection était conjointe
avec une forme plus parfaite, elle ne donnerait aucunement
une forme encore plus parfaite; cette adjonction serait opéra-
tion vaine. Or, dans la Nature, rien ne se fait en vain; il ne
peut donc, entre espèces différentes, y avoir une addition telle
qu'une forme préexistante demeure en même temps que la
forme qui survient. Voici, dès lors, comment il faut com-
prendre l'analogie dont nous avons parlé : Lorsqu'une forme
plus parfaite survient, la forme préexistante est détruite, de
telle sorte qu'une seule forme demeure dans le composé; cette
forme unique contient la forme moins parfaite et contient
davantage encore ; par conséquent, elle ajoute quelque chose
à la forme moins parfaite; de même que le nombre plus grand
contient en soi le nombre moindre qui existe aussi en dehors
i. Sancti Thomae Aqviinatis Scriplum in libros Sententiarum ; Lib. I, Dist. XVII,
pars II, quaest. I : Utrum charitas augeatur?
2. Sur la nature apocryphe de l'opuscule De pluralitate formarum, voir : P. Man-
donnet O. P., Des écrits authentiques de Saint Thomas d'Aquin, Fribourg, 19 10, p. 95
(Extrait de la Revue Thomiste, 1909-1910).
3. Sancti Thomae Aquinatis Opuscula; Opusc. XLV : De pluralitate formarum,
Cap. I.
32Ô ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
de lui, et qu'il y ajoute quelque chose; que, par exemple, le
nombre quatre contient en soi, d'une manière virtuelle et
quantitative, le nombre trois qui existe aussi à part, et qu'il
y ajoute une unité; de même, la forme la plus parfaite ajoute
une certaine perfection à la forme moins parfaite qu'elle
contient virtuellement. Mais, en ce qui concerne les nombres,
on peut, au plus petit nombre, au nombre trois par exemple,
ajouter une unité nouvelle qui constitue, avec les trois unités
précédentes, le nombre quatre qui est un nombre plus grand;
au sujet des formes, une semblable opération n'est plus pos-
sible; une nouvelle forme ne peut survenir et s'adjoindre à
une forme déjà existante en la matière pour constituer une
forme plus parfaite.
» Et double est la raison de cette différence. L'addition du
nombre au nombre se fait par parties entières et quantitatives
qui représentent la grandeur de l'excès d'un nombre sur
l'autre; et cet excès est d'une nature telle qu'il revient au
même, pour obtenir le plus grand nombre, que nous prenions
le plus petit nombre et que nous ajoutions quelque chose, ce
qui fait du plus petit nombre une partie du plus grand, ou
bien que nous formions le plus grand nombre d'une manière
indépendante en réunissant toutes les unités dont il se com-
pose; d'une manière comme de l'autre, le plus grand nombre
surpasse le plus petit de la même quantité. Mais si une forme
surpasse une autre forme de même genre, c'est en perfection
[et non pas en quantité]; toute la perfection qui se trouve en
la forme la moins parfaite est aussi, de soi, en la forme la
plus parfaite; en cette dernière, donc, la perfection ne croîtrait
aucunement si on lui adjoignait la forme moins parfaite.
Toute forme est simple; aucune d'elles n'est composée de
plusieurs formes; plus une forme est simple, plus elle est
parfaite; or, en ce qui concerne les nombres, il en est tout
au contraire, car un nombre est d'autant plus composé qu'il
est plus grand ; il ne saurait donc y avoir addition d'une forme
à une forme préexistante comme il peut y avoir addition d'un
nombre à un nombre préexistant.
» Voici la seconde raison de cette différence ; L,e nombre
DOMINIQUE SOTO BT LA SCOLASTIQUI PARI8IBHN] .^7
n'est pas quelque chose <| u i soit simplement un; c'esl un
agrégat d'unités; il est de sa nature d'avoir plusieurs parties
dont chacune existe d'une manière actuelle; en sorte que, de
quelque manière que L'on ajoute une partie à une autre partie,
On obtient un nombre plus grand. Mais une substance maté
rielle est quelque chose qui est simplement un; il ne peut
donc, en elle, se trouver plusieurs réalités en acte. Voilà
pourquoi lorsqu'une forme substantielle survient, il faut que
la forme substantielle préexistante lui cède la place... De même
en doit-il être de toute addition ou soustraction qui se fait en
la substance des choses; lorsqu'une forme nouvelle advient,
celle qui existait auparavant doit être anéantie. »
Godefroid de Fontaines est ordinairement tenu pour un
partisan déterminé de l'opinion qui vient d'être exposée;
cependant, sa conviction à cet égard a dû éprouver des
iluctuations. Ceux de ses Quodlibets qui ont élé publiés par
MM. De Wulf et Pelzer contiennent une question1 où l'auteur
professe une opinion très opposée à celle de saint Thomas,
très voisine de celle qu'a tenue Gilles de Rome. L'essence
spécifique de la charité ou d'une qualité analogue est essen-
tiellement indivisible, essentiellement incapable de plus ou de
moins; elle ne peut s'approcher ou s'éloigner de la perfection
qu'en changeant d'espèce. Si donc une qualité est capable de
présenter des degrés divers, si elle est susceptible de plus ou
de moins, ce ne peut être par essence, mais seulement par
accident, en tant que le sujet participe plus ou moins à cette
forme. « Si la blancheur était séparée de tout sujet, et si l'on
supposait qu'il pût y avoir plusieurs blancheurs séparées,
toutes ces blancheurs seraient également parfaites... Si donc
elles peuvent avoir certains degrés virtuels, tandis que les
formes substantielles ne sont pas considérées comme douées
de tels degrés et comme susceptibles de plus ou de moins,
voici ce que l'on doit certainement entendre par là : Ces
qualités ont une nature et une vertu telles que le sujet puisse
1. Magistri Godefridi de Fontibus Qnodlibeta reportata; Quodlibelum II,
quaest. II : Utrum cari ta s sive quicumque habitus possit augeri per essentiam? (Les
philosophes belgps; textes et éludes. Tome II : Les quatre premiers quodlibets de Godefroid
de Fontaines, par De Wulf et Pelzer; Louvain, 1904; pp. 1 3q seqq.)
328 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
participer d'elles à des degrés divers, soit plus, soit moins,
ou encore que le sujet soit apte à recevoir d'elles une
perfection plus ou moins grande. » C'est bien la doctrine
égidienne que formulent ces lignes.
En un autre Quodlibet encore inédit », Godefroid de Fontaines
entendait ainsi l'accroissement de la charité : La charité
moindre qui préexistait est anéantie; une autre charité est
engendrée, qui contient virtuellement la première, mais qui
la surpasse en perfection et qui, pour cette raison, est dite
plus intense que la première.
Gérard d'Odon, de Châteauroux, qui fut, en i32q, élu supé-
rieur générai de l'ordre franciscain; qui devint, en i3/Î2,
évoque de Gatane et, vers i348, patriarche d'Antioche; qui
mourut enfin à Catane en i34g, Gérard d'Odon, disons-nous,
avait adopté, touchant l'accroissement des formes qualitatives,
la théorie dont nous venons de donner l'exposé. C'est, du
moins, ce qu'affirme Jean le Chanoine : « Il faut savoir, »
dit- il2, u que l'opinion de Gérard d'Odon est la suivante :
lorsque quelque chose qui était blanc devient plus blanc ou
moins blanc, la forme précédente est détruite en totalité et une
forme nouvelle, qui est un individu nouveau, est engendrée. »
Mais aucun scolastique n'a, plus fermement que Walter
Burley, adhéré à cette opinion; toutefois, comme Godefroid de
Fontaines, notre auteur a, d'abord, admis la théorie égidienne.
Nous trouvons, en effet, un premier exposé des idées de
Burley dans le Commentaire aux Catégories dCAristote que ce
maître a composé ; voici cet exposé3 :
« Je dis qu'aucune forme n'est susceptible de plus ou de
i. Godefridi de Fontibus Quodlibeta; Quodlib. VII, quaest. VII. Nous tirons ce
renseignement de l'ouvrage suivant : Commentariorum in primum librum Sententiarum.
Pars prima. Auctore Petro Aureolo Verberio. Rom;e. Ex typographia Vaticana.
MDXCVI; p. 435, col. a.
2. Joannis Ganonici Quœstiones super VIII libros Physicorum Aristotelis; libri V
qusest. III; quantum ad km articulum.
3. Exposilio Burlei super libro predicamentorum ; coll. a et b du fol. qui suit le
fol. signé e k en l'édition dont le titre est : Preclarissimi viri Gualterii Burlei anglici
sacre pagine prof essor is excellentissimi super artem, veterem Porphyrii et Aristotelis expo-
silio sive scriptum féliciter incipit. Le colophon est le suivant : Explicit scriptum pre-
clarissimi viri Gualterii Burlei Anglici sacre pagine professons eximii. in artem
veterem Porphyrii et Aristotelis. arte et diligentia Boncti de locatellis sumptibus
vero D. Oclaviani Scoti Impressum Venetiis Anno i/|88. Octavo idus. Julii.
DOMINIQUE BOTO BT LA SCO L ASTIQUE PAMSlEffXI
moins, mais que la forme est plus ou moins reçue par le BUJet,
en sorte que ce sujet est plus parfait ou moins parfait, aucune
blancheur n'est susceptible de plus ou de moins, mais le corps
blanc est susceptible (le L'être plus OU moins parce qu'il prend
une blancheur plus ou moins parfaite quia suscipii albedinem
magis perfectam et minus perfectam. »
Les derniers mois de ce passage glissent déjà de la théorie
de Gilles de Kome vers la théorie que l'on attribue communé-
ment à Godefroid de Fontaines. Si aucune blancheur n'est
susceptible de changer d'intensité, ils impliquent l'existence
de blancheurs multiples, inégalement parfaites, et ils suppo-
sent qu'en un corps qui devient plus ou moins blanc, ces
blancheurs diverses se substituent les unes aux autres.
C'est cette doctrine que Burley a ensuite développée en un
traité spécial qu'il a intitulé : De intensione et remissione for-
marum1. Ce traité a, plus que tout autre, contribué à faire
connaître, parmi les Scolastiques, la théorie à laquelle nous
venons de faire allusion.
Le système de Godefroid de Fontaines, de Gérard d'Odon,
de Walter Burley est celui où se marque au plus haut point
l'opposition péripatéticienne entre la qualité et la quantité.
Tandis que certains Scolastiques s'attachaient à défendre
un tel système, d'autres s'efforçaient de rapprocher autant
que possible la catégorie de la qualité de la catégorie de la
quantité.
Nous avons entendu Saint Thomas d'Aquin s'élever vive-
ment, en son écrit sur les Sentences de Pierre Lombard, contre
ceux qui, en l'accroissement de la charité, voient l'addition
d'une charité nouvelle à une charité préexistante; il y avait
donc, en son temps, des philosophes pour lesquels l'intensité
d'une qualité s'exaltait par addition d'une partie à une autre
partie, comme grandit une quantité.
Ces philosophes vont devenir nombreux à partir des der-
nières années du xnie siècle, au moment de la réaction anti-
i. Burleus de intensione et remissione formarum. — Jacobus de forlivio de intensione
et remissione formarum. — Trùctatus proportionum Alberti de Saxonia. — Colophon :
Venetiis mandato et expensis nobilis viri domini Octaviani scoti civis Modoetiensis.
i^gG. quarto kal. decemb. per Bonetum locatellum bergomensem.
330 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
péripatéticienne qu'ont provoquée ou signalée les condamna-
tions portées, en 1277, par l'évêque de Paris, Etienne Tempier,
et par les théologiens de la Sorbonne.
L'un des promoteurs de la Scolastique affranchie du Péripa-
tétisme fut le Franciscain Richard de Middleton, dont les
Commentaires aux Sentences de Pierre Lombard furent probable-
ment composés peu après l'année 1281.
Richard de Middleton n'hésite pas à voir, en l'accroissement
d'une forme qualitative telle que la charité, le résultat d'une
addition de parties les unes aux autres ; l'analogie qui en
résulte entre l'intensité d'une qualité et la grandeur d'une quan-
tité ne lui échappe nullement; bien loin de cherchera dissimu-
ler cette analogie, il la déclare de la manière la plus formelle *;
à côté de la quantité entendue au sens d'Aristote, et qu'il
nomme quantité de masse (quantitas molis), il place l'inlensité
de la qualité, qu'il nomme quantité de force (quantitas virtutis).
« La charité peut augmenter, dit-il, parce que toute quantité
qui est imparfaite peut augmenter. Or il y a deux sortes de
quantités, savoir : la quantité de masse (quantitas molis) et la
quantité de force (quantitas virtutis); dès lors, il y a deux sortes
d'augmentations, l'augmentation relative à la quantité de
masse et l'augmentation relative à la quantité de force. La
charité étant une quantité, elle peut augmenter en force tant
qu'elle n'a pas atteint son terme. Et comme, par essence, la
charité est force, de telle sorte que la charité et la force de la
charité ne sont distinctes l'une de l'autre qu'en la seule raison,
il faut admetlre que la charité croît par essence
» La quantité de force ne se mesure pas seulement par le
nombre des objets (soumis à l'action de celte force), ce qui en
donne la mesure extensive, analogue à celle de la quantité
discontinue; elle se mesure encore par l'intensité de l'acte
produit en un même objet et, par là, elle ressemble davantage
à la quantité continue. C'est de cette seconde manière que la
charité augmente, non de la première. »
1. Clarissimi Theologi Magistri Hicardi de Modiavilla super quatuor Ubros Sententia-
rum Pétri Lombardi, quœstiones subtiiissimx. Brixiœ, MDXCI.Lib. I,Dist. XVII, arl. II,
quœsf. I : Utrum charilas possit augeri? Tum. I, p. 163,
DOMINIQUE BOTO BT LA BCOLA8TIQUE PARISIENNE
Que, d'ailleurs, celle augmentation de La charité résulte de
L'addition d'une charité nouvelle ;< une charité préexistante,
Richard de Middleton va L'affirmer1 :
u L'ûmc devient plus charitable parce qu'à la charité qui
préexiste en celle aine, la puissance divine ajoute un degré
nouveau de celle essence qu'est la charité; de ce degré
nouveau et du degré préexistant de cliarilé, une essence
de charité plus parfaite se trouve constituée; le premier degré,
en effet, était en puissance de recevoir le degré ultérieur, de
la même manière qu'une chose incomplète est en puissance
du degré plus complet. »
« ... Si l'on oppose à cette opinion l'objection suivante : L ne
chose simple ajoutée à une chose simple ne donne rien de plus
grand, je réponds en ces termes : Bien que la charité soit
simple en ce sens qu'elle n'a pas de quantité de masse, elle
possède cependant une quantité de force. Bien plus! Elle est,
à vrai dire, une certaine quantité de force (quantitas virtualis).
De même qu'une certaine quantité de masse (quantum mole),
ajoutée à une quantité semblable, donne quelque chose qui
est plus grand en masse; de même un certain degré d'une
quantité de force ajouté à un degré semblable produit quelque
chose qui est plus grand en force. On peut dire également,
selon l'opinion que le Philosophe expose au IIIe livre de la
Métaphysique : Bien qu'un indivisible ajouté à un indivisible
ne fasse pas quelque chose de plus grand, il donne néanmoins
quelque chose de plus. En ce qui concerne la charité, bien
que ce qui est ajouté soit simple et qu'il en soit de même de ce
à quoi on l'ajoute, de cette addition résulte cependant quelque
chose qui, en essence, est plus, parlant, quelque chose qui est
meilleur et, par conséquent, quelque chose qui est plus
grand; car, selon Saint Augustin (VI De Trinitate, capp. VII et
VIII): Dans le domaine des choses qui ne sont pas grandes par
la masse, être plus grand, c'est être meilleur. »
Le franciscain anglais Guillaume Vare ou Varon commenlait
assurément les Sentences vers la fin du xme siècle ; il a été,
i. Ricardi de Mediavilla Op. laud., Lib. I, Dist. XVII, quaest. II: Utrum charitas
augeatur per additionem oovae charitatis? T. 1, pp. 162-164.
332 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
en effet, le maître de Jean de Duns Scot. En ses Questions sur
l'écrit de Pierre Lombard1, il ne faut pas chercher la netteté et
la vigueur de pensée qui se marque en celles de Richard de
Middleton ; prolixe, confuse, peu ordonnée, la discussion de
Guillaume Varon n'aboutit bien souvent qu'à des conclusions
hésitantes, qui sont moins une synthèse des opinions émises
par divers auteurs qu'une cote mal taillée entre ces opinions.
La charité croît-elle par addition de quelque partie positive?
C'est une des questions que Guillaume Varon discute comme
l'ont discutée ses prédécesseurs2.
En faveur de la réponse affirmative, certains présentent cet
argument : « L'augmentation des qualités se comporte par
rapport à la qualité exactement comme l'augmentation des
quantités se comporte par rapport à la quantité; l'augmen-
tation des qualités se fait donc par addition. »
La réponse négative est, au contraire, commune à deux
théories, que Varon décrit sans en nommer les auteurs, mais
où nous reconnaissons sans peine la doctrine de Saint Thomas
d'Aquin et la doctrine de Gilles de Rome.
Selon cette doctrine-là, « lorsque Dieu a créé la première
charité qu'il a, tout d'abord, infusée à un homme, il a créé
en puissance, en cette charité, tous les degrés qu'elle est
susceptible de prendre en acte; lorsqu'il plaît à Dieu d'ac-
croître cette charité, il tire à l'acte un de ces degrés de charité
qui étaient en puissance et ainsi, l'habitude totale en devient
plus intense. »
i. Nous avons lu ces Questions dans le manuscrit n° 1 63 de la Bibliothèque muni-
cipale de Bordeaux. C'est un beau manuscrit du xiv* sièle, écrit sur parchemin, à
deux colonnes, orné de capitales rouges et bleues; l'écriture est très lisible, malgré
de nombreuses ligatures; malheureusement, le copiste, ignorant le latin aussi bien
que le sujet traité, a semé son ouvrage d'une multitude de fautes; un lecteur du
xiV siècle en a corrigé un bon nombre par des annotations marginales. L'ouvrage
ne porte pas de titre; il commence (fol. i, col. a) en ces termes : Queritur utrum Jinis
per se et proprias théologie ut est habitus scientificus perficiens viatorem sil cognitio veri
vel dileclio boni. Quod cognitio boni videtur quia Johannis 3' dicitur La dernière
phrase de l'ouvrage est : ... Quod non obstante quod sit cognocitivus qualitatum tangibi-
lium, tamen patitur qualilatibus tangibilibus. Elle est suivie de ces mots : Explicit liber
quartus Varonis. Vient ensuite une Summa omnium questionum hujus libri et une
fteduccio precedentium questionum per alfabetam.
2. Guillelmi Varonis Quœstiones m libros Sententiarum ; quaest 67": Queritur utrum
charitas augetur per additionem alicujus partis positiva?? (Circa Lib. I, Dist. XII;
ms. cit., fol. 54, col. o, à fol. 56, col. a.)
DOMINIQUE BOTO El LA SCOLASTIQUE PARISIENNE
A. cette doctrine là, les partisans de l'autre doctrine ripostent
que « la chaleur n'est pas, par Hic môme, <'m puissance d'une
plus grande chaleur; cette puissance à une chaleur plus
grande, c'est dans le Bujet même qu'elle se trouve; si l<- sujel
ne possédait celle puissance au changement, il ne pourrait
pas recevoir une chaleur plus grande; la chaleur plus grande
se tire donc de la puissance du sujet, et non pas de la puis-
sance de la chaleur. »
De l'une comme de l'autre doctrine, les tenants refusent de
voir en l'accroissement de la charité ou de la chaleur l'addi-
tion d'une nouvelle charité ou d'une nouvelle chaleur à une
charité ou à une chaleur préexistante. « Une telle addition
d'une partie à une autre partie ne peut pas faire que la charité
devienne plus grande. De même qu'une tiédeur ajoutée à une
autre tiédeur ne fait pas une chaleur plus intense, de même,
une partie de charité ou une charité tiède ajoutée à une autre
charité tiède ne fera pas qu'elle devienne plus grande. »
A cette argumentation, Varon répond en ces termes : « Ce
que l'on dit ici de la tiédeur ajoutée à la tiédeur est sans
valeur; voici, en effet, la raison pour laquelle une tiédeur
ajoutée à une autre tiédeur ne fait pas une chaleur plus
intense : Lorsqu'on ajoute ainsi une tiédeur à une autre, on
ajoute en même temps le sujet de l'une de ces tiédeurs, de
l'eau par exemple, au sujet de l'autre tiédeur; ces sujets,
ajoutés l'un à l'autre, empêchent la chaleur de devenir plus
intense. Si d'un corps tiède, on prenait ce qui est précisément
la chaleur, si l'on prenait de même ce qui est chaleur en un
autre corps tiède et que l'on plaçât ces deux chaleurs en un
même sujet, je dis que cela ferait une chaleur plus grande. »
Cette réponse vaut d'être notée; nous entendrons bientôt
Jean de Bassols la reprendre avec plus de précision.
Entre les diverses opinions qui ont été émises touchant
l'addition des qualités, la raison de Varon demeure singuliè-
rement flottante. Il admet que l'essence d'une qualité ne
comporte pas de parties essentielles et formelles, mais qu'elle
admet des parties matérielles et accidentelles ; ce sont ces der-
nières parties qui, s'ajoutant les unes aux autres, rendent la
334 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCt
qualité de plus en plus intense. D'autre part, il accorde à
Gilles de Rome que le sujet, plus ou moins disposé à recevoir
une qualité déterminée, contribue à l'intensité plus ou moins
grande de cette qualité.
La latiludo formée, selon Varon, ne se trouve pas en la forme
en tant que cette forme est à son degré infime ou à son
degré suprême; elle s'y trouve en raison des degrés intermé-
diaires entre le premier et le dernier; ce n'est ni une latitude
potentielle ni une latitude actuelle, mais une latiludo in
consequenti; par ces mots, il entend quelque attribut où se
rencontrent à la fois de la puissance et de l'acte. Lorsque la
forme est à son degré suprême, sa latitude n'a plus rien de
potentiel,; elle est en entier réduite à l'acte. Ce sont là pensées
qui nous ramènent de nouveau à la doctrine thomiste; c'est
bien ainsi, selon cette doctrine, que se doit concevoir la lati-
tude de la forme.
Plus ferme et plus cohérente que celle de son maître
Guillaume Yaron, l'opinion de Jean de Duns Scot semble
sêtre inspirée de la doctrine de Richard de Middleton dont
elle n'égale cependant pas la netteté.
Jean de Duns admet formellement, tout d'abord1, « que
cette réalité positive qui existait en une charité moindre
demeure réellement la même en une charité plus grande».
Par là, le Docteur Subtil rejette la théorie selon laquelle ce que
l'on nomme augmentation d'une qualité serait une suite inin-
terrompue de destructions et de générations, une qualité étant,
à chaque instant, anéantie et remplacée par une qualité plus
intense.
Après avoir ainsi repoussé le système de Godefroid de Fon-
taines, Duns Scot argumente vivement contre celui qu'avait
soutenu Gilles de Rome, et il conclut en ces termes :
« La réalité positive qui préexiste en une charité moindre
n'est pas toute la réalité positive qui existe en une charité plus
grande. Bien plus! Je dis que si cette charité plus grande et
cette charité moindre étaient toutes deux séparées du sujet où
i. Primus liber Joannis Duns Scoti Doctoris Subtilis super S entent ias ; Dist. XVII,
quaest. 111 .
DOMINIQUE 30TO h iv BCOLÀ8TIQUB PABISIBMI]
elles se trouvent, La plus grande aurait, en elle, La réalité posi
tive de la plus petite et, en outre, une autre réalité ajoutée
à celle là ; et cela en supposant, par impossible, que toute
relation avec le sujet fût supprimée. De même, si L'on suppo
sait que la quantité de musse (quantitas molis) fût séparée «le
sou sujet et, par impossible, qu'elle n'eût aucune inclination
vers ce sujet, une quantité étendue continuerait à être plus
grande qu'une autre; la plus grande contiendrait toute la
réalité positive de la plus petite et, en outre, quelque chose
qui serait ajouté à cette réalité. »
Gomme Richard de Middlcton, Duns Scot admet que la
forme qualitative « est douée de la simplicité qui s'oppose à
Lu quantité de masse; lorsqu'on ajoute une telle forme à une
forme semblable, on n'obtient rien qui soit plus grand en
masse (majus secundum molem)... Qu'on accorde donc à la
forme cette simplicité opposée à la quantité de masse; il
n'y aura rien là qui contredise à l'intensité, car celle-ci se
rapporte à la quantité de perfection et de force (quantitas
oerfectionis et virtutis) ».
La théorie dont Richard de Middleton et Jean de Duns Scot
ont tracé l'esquisse, nous la voyons dessinée en contours très
fermes par l'élève préféré de Duns Scot, Jean de Bassols.
Du premier coup1, la discussion de Jean de Bassols pénètre
au cœur même de la question; elle définit le sens étroit du
terme quantité en la Logique d'Aristote et le sens infiniment
plus large que lui ont attribué Richard de Middleton et Jean
de Duns.
« Je dis, en premier lieu, qu'il y a deux sortes de quantités.
n II y a, d'abord, la quantité de masse (quantitas molis) qui
est un rapport d'étendue2, ou la quantité discontinue (quantitas
discretionis) ; cette quantité-là est une catégorie; par le genre
dans lequel elle se range, elle est une détermination de l'être.
i . Opéra Joannis de Bassolis Docloris SubtUis Scoti (sua tempestate) fidelis Discipitti,
Pkilosophi, ac Theologi profundissimi, In Quatuor Sententiurum Libros (crédite) Aureu...
Vcnundantur a Francisco Regnault: Et Joanne Frellon. Parisiis. In fine : Anno JESL
Aeterni Régis sesquimillesimo decimoseptimo Nono Idus Septembres. Lib. 1,
Dist. XVII, quaest. II : Utrum charitas augeatur vel potest augeri? foll. cxim-cxvii.
a. Au lieu de: extensionis, le texte, très fautif, porte : intensionis.
336 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
)> Il y a, d'autre part, une quantité transcendante; c'est la
quantité de perfection en Vessence ou la quantité de force en
l'action (quantitas perfectionis in essendo vel virlutis in agendo) ;
cette quantité-là n'est d'aucun genre déterminé. »
A l'appui de cette distinction, Jean de Bassols, comme
l'avait fait Richard de Middleton, invoque ce texte de Saint
Augustin : « Dico quod in hiis quœ non sunt mole magna, illud
est majus quod melius. » Puis il poursuit en ces termes :
« De même qu'il y a deux sortes de quantités, il y a deux
sortes de mouvements de quantité.
» L'un de ces mouvements va d'une quantité de masse
imparfaite à une quantité de masse parfaite ou inverse-
ment; c'est le mouvement que l'on nomme augmentation ou
diminution.
» L'autre va d'un degré imparfait qu'atteignait une forme
en son essence ou une forme en son action à un degré parfait,
ou bien il va en sens contraire; il est proprement nommé
tension (intensio) ou détente (remiss io); mais on le désigne
aussi par le même nom que le mouvement précédent, savoir
augmentation ou diminution. »
Après avoir réfuté les diverses opinions émises, au sujet de
la tension et de la détente des formes, par Gilles de Rome,
d'une part, et par Godefroid de Fontaines, d'autre part, notre
auteur formule sa propre opinion :
« La charité et, de même, toute forme susceptible de tension
ou de détente augmente par l'apposition d'un nouveau degré
réel, de même sorte que le degré préexistant; ce degré nouveau
est ajouté au degré préexistant au sein du même sujet; ils
forment alors un individu unique de la même forme, mais
cet individu est plus parfait que celui qui existait auparavant. »
En effet, « en toute forme spécifique, en toute qualité
naturelle susceptible de tension ou de détente, il est possible
de marquer des degrés multiples qui en sont les parties
matérielles, au sens où Aristote, au septième livre de la
Métaphysique, prend le mot parties matérielles
» Par degré de charité ou d'une forme quelconque, j'entends
un certain individu de cette forme; cette forme se trouve, en
DOMINIQUE 80TO il i\ SCOLÀSTIQU1 PARISIEN!* 1 .'k'»7
cet individu, limitée el définie quantitativement de la manière
qui lui est propre, de I « t manière selon laquelle <>n peul dire
que la forme, en cet individu, ;i telle ou telle quantité
déterminée. Je donne doue Le même sens, en la proposition
qui m'occupe, aux mois : degré de forme, et aux mois :
individu limité de celle forme ; il revient au même de comparer
un sujet qui a un plus grand degré de celle forme à un autre
sujet qui en a un moindre degré ou de dire que l'on a affaire
à un individu plus parfait de cette forme et à un individu
moins parfait.
» De là resuite aussitôt la conséquence suivante : De même
qu'un sujet unique ne possède en soi qu'un seul individu
de la forme considérée, de même il ne possède cette forme,
en un même temps, que sous un seul degré. Lors donc qu'en
l'accroissement dont nous parlons, au degré de cette forme
qui préexistait dans le sujet vient s'adjoindre un nouvel
individu de la même forme, il est manifeste que du degré
précédent et du degré nouveau se constitue un individu total
unique, et l'on a la forme en un autre degré. »
Un exemple précisera pour nous la pensée de Jean de
Bassols.
Considérons des corps échauffés. En chacun de ces sujets,
la forme qualitative qu'est la chaleur aune certaine extension,
qui dépend de la grandeur du corps échauffé, et une certaine
intensité, qui fait dire que tel corps est plus chaud que tel
autre sans que l'on tienne compte de leurs grandeurs respec-
tives. Chacune de ces intensités est un individu de la même
forme spécifique que nous nommons chaleur; elle est aussi
un degré de chaleur. Ces chaleurs individuelles sont, d'ailleurs,
plus ou moins fortes, ces degrés de chaleur sont plus ou
moins élevés, selon que les divers sujets où nous les voyons
réalisés sont plus ou moins chauds. Mais en un même sujet,
à un même instant, il y a une seule chaleur individuelle, un
seul degré de chaleur.
Si nous prenons la chaleur individuelle ou le degré de
chaleur qui était réalisé en un certain corps tiède ; si nous
le supposons détaché du sujet où il se trouvait concrétisé
P. DUHBH. 22
338 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
pour le transporter en un autre corps tiède, il va se joindre
à la chaleur individuelle, au degré de chaleur qui préexistait
en ce dernier sujet, et de ces deux chaleurs individuelles se
formera une chaleur individuelle unique plus parfaite, partant
plus intense, que chacun des deux individus composants ;
de ces deux degrés de chaleur se constituera un degré unique
plus élevé que chacun des deux degrés préexistants ; en
ajoutant une tiédeur à une tiédeur, on aura produit une
chaleur.
Que Ion n'aille pas faire à notre auteur cette objection :
De l'eau tiède ajoutée à de l'eau tiède ne donne pas de l'eau
chaude; Guillaume Varon lui a appris à ne pas redouter
cette objection; il répond, fort justement d'ailleurs, qu'après
cette opération, les deux tiédeurs ne sont, pas plus qu'avant,
au sein du même sujet :
« Les deux corps chauds que voici sont quelque chose
de plus que chacun d'eux; cela résulte clairement de l'effet
qu'ils produisent, car, réunis, ils engendrent en un troisième
corps une chaleur plus intense que celle que chacun d'eux
y engendrerait isolément ; si donc on ajoutait la chaleur
de l'un à la chaleur de l'autre, on produirait quelque chose
de plus grand en intensité, de même que l'effet de ces deux
chaleurs est plus intense que l'effet de chacune d'elles prise
isolément. Cela se voit clairement en prenant exemple des
poids; deux pierres ou deux graves pris ensemble pèsent
plus que l'un d'entre eux, et cela d'une manière extensive:
mais si l'on ajoutait la pesanteur ou gravité de l'un de ces
corps à la pesanteur ou gravité de l'autre, et cela de manière
à faire une seule pesanteur ou gravité par l'union des deux
pesanteurs ou gravités, le résultat serait plus pesant en inten
site que chacune des deux pesanteurs prise isolément ; et cela
est naturel, bien qu'aucune de ces deux pesanteurs, considérée
séparément, ne soit plus parfaite que l'autre. »
Le choix de ce dernier exemple semble particulièrement
propre à rendre la pensée de Jean de Bassols accessible à nos
modernes intelligences; sous l'influence d'un texte de Saint
\ugustin, et à l'imitation de Richard de Middleton et do
bOMINlQUE son» h i.\ SC0LA8TIQUB r\iusu.\M
I > t i i i s Scot, Bassols ;i distingué deux Bortei de quantités, la
quantité de masse el la quantité de force; or, ici, il se trouve
que L'extension, qui est une quanlitas molis, correspond pr<
Bernent à ce que nous nommons masse, <'i que La quantilas
virtulis est ce que nous appelons force.
La netteté que nous venons d'admirer en La doctrine <1<-
Jean «le liassols ne se retrouve pas toujours dans les théories
de ses contemporains et de ses successeurs; d'ailleurs, parmi
ceux-ci, plus d'un, même parmi les Franciscains ou parmi
les disciples de Duns Scot, tendaient à abandonner la doctrine
inaugurée par Richard de Middleton pour revenir à des opi
nions plus voisines de celle de Saint Thomas.
\insi, Antonio d'Andrès, en son Commentaire aux Sentences1 .
admet bien qu'en un corps qui blanchit, le degré préexistant
de blancheur n'est pas détruit et que l'accroissement de blan-
cheur est dû à l'addition d'une réalité nouvelle, d'un degré
nouveau, qui s'unit au précédent pour composer une forme
individuelle unique; mais son exposition est fort concise, forl
peu explicite, en sorte qu'on la pourrait aussi bien solliciter-
dans le sens de renseignement thomiste que dans le sens de
l'enseignement scotiste.
C'est vers le premier de ces enseignements que semble
pencher Antonio d'Andrès lorsqu'il commente le Livre des six
principes de Gilbert de la Porrée2. A cette question : « En
l'essence d'une forme accidentelle, y a-t-il des degrés intrin-
sèques et essentiels par lesquels se produise l'accroissement ou
la diminution de cette forme? » il répond en ces termes :
« La forme accidentelle considérée possède de tels degrés. Et
j'ajoute que la raison précise qui permet à la forme de croître
i. Anl. Andreae Conventualis Franciscani, ex Aragoniae provincia ac Ioannis Scoti
Doctoris Subtilis dbeipuli celeberrimi In quatuor Sentenliarum Libros opus longe absoiu-
tissimum... Venetiis, Apud Damianum Zenarum. MDLXXVIII. In. I Lib. Distinct.
XVII, quaest. III, foll. 36 v° et 37 r<>.
i{. Questiones Scoti Super Universalia Porphy. neenon Aristotelis Predicamenta ac
Periarmenias — Item super libros Elenchorum. — Et Antonii Andrée super libro Ses
firincipiorum — Item questiones Joannis Angelici super questiones universales eiusdem
Scoti. Colophon : Subtilissime questiones... féliciter expliciunt. Impresse Venetiib
pet. Philippum pincium Mantuanum. Anno Domini i5i2. die 1 Decembris. —
Questiones clarissimi doctoris Antonii Andrée super sex principiis Gilberli Porretani.
Ouest. XVII : Utrum in essentia forme accidentalis sit dare gradus intrinsecos
< — <• n tiales secundum quos possit snscipere magis et minus ? fol. 61, coll. c et d.
34o ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
ou de diminuer est la latitude de degrés (latitado graduum) qui
est en elle; cetle latitude n'est pas autre chose qu'une absence
de limitation en la forme qui est susceptible de plus ou de
moins. » C'est, semble-t-il, l'opinion thomiste qui inspire ces
lignes où le mot latitado paraît employé au sens même que lui
donnait Henri de Gand, que lui conservait Durand de Saint
Pourcain.
L'opinion qu'Antonio d'Andrès esquisse brièvement, le
Franciscain Pierre Auriol la développe avec netteté en son
second commentaire au premier livre des Sentences, commen-
taire qui fut composé en i3i8 ou, au plus tard, en 1 3ig x.
Pierre Auriol admet, en premier lieu2, avec Duns Scot, que
toute forme dont l'intensité croît fait l'acquisition d'une
certaine réalité nouvelle; il admet, en second lieu3, à ren-
contre de l'opinion soutenue par Godefroid de Fontaines,
que cette acquisition d'une réalité nouvelle n'entraîne la
destruction d'aucune réalité contenue en la forme préexis-
tante. Mais il n'admet pas en sa plénitude la doctrine
soutenue par Richard de Middleton, par Jean de Duns Scot,
par Jean de Bassols. « Cette réalité, dit-il*, par laquelle une
charité moindre devient plus parfaite et plus intense n'est
pas une charité entière, qui puisse être distinguée d'une
manière précise; elle n'a pas reçu en partage la réalité,
la raison spécifique que possède une charité individuelle; elle
participe à la réalité, à la raison spécifique de la charité par
reflet d'une sorte de réduction ; elle est, pour ainsi dire, une
co-charité (concharilas). C'est une réalité qu'il est absolument
impossible, soit d'une manière effective, soit par abstraction,
de prendre séparément. La divine Puissance elle-même ne
pourrait la produire d'une manière isolée; elle ne peut ni
recevoir une existence distincte et déterminée, ni être conçue
i. Noël Valois, Pierre Auriol, frère mineur (Histoire littéraire de la France,
t. XXXIII, 1906; p. 485 et p. 5oo).
2 Commentariorum in primum librum Sententiarum. Pars prima. Auctore Petro
Aureolo Vcrberio Ordinis Minorum Archiepiscopo Aquensi S. H. E. Cardinali. Ad
Clementem VUI. Pont,. Opt. Max. Romae. Ex Typograpliia Vaticana. MDXGVI.
Lil). I, Dist. XVII, pars tertia, artic. secundus, p. 435.
3. Pelrus Aureoli, loc. cit., p. 436.
4. Petrus Aureoli, loc. cit., p. 44 1.
DOMINIQUE son. 1.1 i.\ BG0LASTIQU1 PARISIEN If I '\\i
par L'intuition; elle n'est intelligible qu'autan! qu'elle <ist
conçue avec autre chose qui la termine. L'intelligence même
d'un ange ne pourrait, par intuition, diviser en deux charités
distinctes la charité qui a subi une augmentation. Lorsque la
charité augmente, elle se comporte comme nn être auquel <>n
ajoute quelque chose qui n'esl pas une charité, mais qui fait
partie de la charité (aliquid charitatis, non charitas . On doit
comprendre de la même manière L'augmentation de la blan-
cheur, de la chaleur et de toute autre forme. »
Le Carme anglais Jean Bacon thorpc (f i346) emploie le
mot lai lludo for mœ en le définissant comme l'ont défini Henri
de Gand et Antonio d'Andrès : « La cause précise, dit-il1, pour
laquelle une forme est susceptible de plus ou de moins, c'est
la latitude que la forme possède, en son essence môme, d'acqué-
rir ou de perdre des degrés. Si vous me demandez pourquoi
la blancheur peut être, en un même sujet, tantôt plus intense
et tantôt plus affaiblie, je dis que la cause précise en est
la suivante : La blancheur peut tantôt affecter son sujet
et tantôt le délaisser, de telle manière qu'elle y ait une
existence plus intense ou moins intense. » De la théorie
thomiste,' l'auteur semble glisser, en ce passage, à la théorie
égidienne.
Mais lorsqu'il s'agit de préciser de quelle manière se fait, en
une forme qui croît, cette acquisition de degrés nouveaux,
Baconthorpe admet pleinement la théorie de Pierre Auriol
dont il invoque l'autorité2 et dont il cite à peu près textuelle-
ment les paroles.
C'est contre cette opinion de Pierre Auriol, son confrère en
l'ordre franciscain, que Guillaume d'Ockam argumente avec la
netteté et la rudesse dont il est coutumier3; et lorsqu'il veut,
i. En Lector Doctoris resoluti Ioannis Bacconis Anglici Carmelitœ radiantissimum
opus super quatuor sententiarum libris — Colophon du premier livre : Theologi excel-
lentissimi Joannis Bacconis Anglici Carmelitae Questiones disputate in primum
sententiarum. Explicite Mediolani. In officina libraria Leonardi Vegii auno MDX
die XXIII Aprilis. Lib. I, Dist. XIV, qusest. I, art. V; fol. cvm, col. c.
2. Joannis Bacconis Op. laud.. Lib. I, Dist. XVI, quaest. I, art. III; fol. cxvn,
col. 6.
3. Tabula ad diversas hujus operis Magistri Guilhelmi de Ockam super quatuor libros
sententiarum annotationes et ad centilogii theologici e/usdem conclusiones Jocile re.pe-
riendas opprime conducibiles. Colophon (à la fin des Questiones super quatuor senten-
3^2 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
avant de la réfuter, exposer cette opinion, ce sont les termes
mêmes d'Auriol qu'il reproduit sans y rien changer.
« Cette réalité qui advient à la charité préexistante, » répond
le Venerabilis Inceptor, « est une véritable charité, tout comme
une partie d'eau est de l'eau véritable, comme une partie de
blancheur, abstraction faite du lieu qu'elle occupe et du sujet
qu'elle informe, est une véritable blancheur. »
Lorsqu'on ajoute l'une à l'autre deux réalités qui se trouvent
en des sujets distincts, la somme a plus d'extension, mais non
plus d'intensité que les parties. « Mais lorsque deux réalités de
même espèce peuvent exister en un même sujet, l'addition de
Tune de ces réalités à l'autre ne fait pas qu'une même chose
devienne plus grande en extension, mais seulement en intensité ;
on dit non que cette chose est devenue plus grande (majus taie),
mais qu'elle est devenue plus de telle manière (magis laie)...
» Entre l'augmentation d'une quantité et l'accroissement
d'une qualité, il y a une ressemblance et une différence.
La différence consiste en ceci : En l'augmentation de la qualité,
il y a une certaine réalité absolue et totalement nouvelle qui,
avec la réalité précédente, forme une chose unique; il n'en est
pas de même en l'augmentation d'une quantité...
» Contre ce que nous venons de dire, un certain docteur
argumente de la sorte: Le semblable ajouté à son semblable
n'en est point accru. Cela est évident, car si l'on ajoute une
tiédeur à une autre tiédeur, la chaleur n'est point augmentée.
L'augmentation ne peut donc être l'effet d'une telle addition...
»> A cet argument, je réponds ainsi : Lorsqu'on ajoute une
tiédeur à une autre tiédeur, ces deux chaleurs atténuées
demeurent en des sujets distincts, comme auparavant ; aussi
la chaleur n'en est-elle pas augmentée; mais elle serait accrue
si l'addition des deux tiédeurs se faisait en un même sujet. »
Entre la pensée de Jean de Bassols et celle de Guillaume
d'Ockam, l'accord est parfait.
liarum libros): Impressvim est autem hoc opus Lugduni per M. Johannem Trechsel
Alemannum: virum hujus artis solertissimum. Anno domini nostri MCCGGXCV.
Die vero décima menais Novembris. Libri primi Dist. XVII ; quaest.^VH : Item quoero
iitrum in augmcntatione charitatis illud quod additur sit ejusdem speciei specialis-
sime cum charitate pra^cedente separata ab ea?
DOMINIQUE siini ii i\ (.(.i \si loi i PARISIEN!!]
Forte, à La lois, de l'autorité de Duns Scol et de celle de
Guillaume d'Ockam, ht théorie qui assimile l'accroissement
d'une qualité à L'augmentation d'une quantité ne manqua pas
de s'imposer aux maîtres Les plus célèbres de l'Ecole de Parii
Jean le Chanoine nous apprend1 qu'en l'opinion de certains
docteurs, tout degré qui vient b' ajouter à une forme préexis-
tante pour fortifier L'intensité de cette forme est plus parfait,
pins riche d'existence actuelle que le degré précédent. Il com-
bat cette opinion et, avec Guillaume d'Ockam, il soutient
« qu'une forme clouée d'intensité comprend plusieurs degrés
de même espèce, tels que le degré précédent et le degré sui-
vant; que le degré suivant, pris d'une manière précise qui le
distingue du degré précédent, n'est ni plus parfait, ni moins
parfait que celui-ci; que si, au contraire, on considère ce degré
comme comprenant en lui le degré inférieur, comme pris en
même temps que ce degré inférieur, il est plus parfait que ce
degré plus faible considéré isolément. » Il admet que deux
tiédeurs font, lorsqu'on les ajoute entre elles, une chaleur
plus forte, pourvu que l'addition se fasse au sein du même
sujet.
L' Augustin Grégoire de Rimini, en son célèbre commentaire
sur les deux premiers livres des Sentences, qu'il acheva en
i344, tient également pour la doctrine commune à Duns Scot
et à Ockam; il admet2 «qu'en toute tension d'une forme,
quelle se produise successivement ou qu'elle ait lieu subite-
ment, le sujet qui devient davantage de telle sorte (magis taie)
acquiert une certaine partie de forme qu'il ne possédait pas
auparavant; de même, en toute détente, le sujet perd une
partie de forme qu'il contenait antérieurement. » Grégoire
emploie toutes les ressources de sa très subtile et très puissante
dialectique à réfuter les opinions contraires à cette théorie,
particulièrement celle de Gilles de Rome et celle de Walter
Rurley. Il termine son exposé par ces lignes, qui sont la con-
tradiction formelle de ce que Saint Thomas avait dit de la
i. Joannis Canonici Quœstiones super VIII libros Physicorum Aristotelis perutiles ;
lu lib. V quaest. III; tertium dubium.
1. Gre^orius de Arimino In pr imam Sententiarum ; Dist, XVII, quaest. IV,
3^4 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
question qui nous occupe : « Si l'on dit qu'une forme est
d'autant plus imparfaite qu'elle est plus composée, je nie cette
proposition; au sujet de la composition que j'admets, je
prétends qu'une forme est d'autant plus parfaite qu'elle est
plus composée. »
En la première moitié du xive siècle, donc, les plus célèbres
des Scotistes et des Nominalistes ont conspiré à l'achèvement
de l'œuvre que Richard de Middleton et Jean de Duns Scot
avaient inaugurée; délaissant la doctrine péripatéticienne,
effaçant la distinction si tranchée qu'elle marquait entre la
catégorie de la quantité et la catégorie de la qualité, ils ont
établi une étroite analogie entre l'augmentation d'une quantité
et la tension d'une forme qualitative; l'accroissement d'une
intensité, comme l'accroissement d'une grandeur, résulte de
l'addition de parties à d'autres parties de même espèce.
Cette théorie entraine tout aussitôt un corollaire d'une
extrême importance : L'intensité d'une qualité est désormais
susceptible de mesure, comme l'est la grandeur d'une quantité;
dé même qu'ils s'appliquent à de telles grandeurs, les raison-
nements et les opérations de l'Arithmétique peuvent combiner
entre elles les diverses intensités de formes de même espèce;
il sera permis de considérer des latitudes multiples et sous-
multiples les unes des autres.
Sans même prendre la peine de formuler explicitement ce
principe que leur doctrine justifiait, les Scolastiques se sont
hâtés d'en faire un constant usage.
Déjà, en i344, Grégoire de Rimini considère1 des latitudes
qui sont doubles l'une de l'autre ; déjà il parle de la vitesse
avec laquelle se produit la tension d'une forme, distinguant le
cas où ce changement est uniforme (uniformis) et se fait avec
une vitesse constante du cas où cette vitesse change avec le
temps ; le même langage arithmétique lui sert à traiter du
mouvement d'altération et du mouvement local.
A la fin de son Tractalus proportionum, après avoir traité du
mouvement local et du mouvement de dilatation, Albert de
Saxe traite du mouvement d'altération. «. Il faut savoir, dit-il,
i. Grcgorii cje Arimino Op. laud., Lib, I, Dist, XVII, quaest. V.
DOMINIQUE 80TO il LA SCO L ASTIQUE PARI61ENN1
qu'en L'altération, <>n peut considérer deux sortes «l<- suc<
sions, la succession en extension et la succession en intensité. >
Il admet, d'ailleurs, que, << dans le mouvement d'altération, la
vitesse croit comme La qualité acquise en tant de temps... Si,
par exemple, des sujets inégaux acquièrent en une heure des
qualités égales, ils sont altérés avec une égale vitesse; si les
qualités acquises sont inégales, ces sujets ne sont pas altérés
avec une égale vitesse. »
Le langage qui avait cours pour traiter du mouvement
local ne tarde pas à s'étendre, afin qu'il soit possible de
discourir des formes qualitatives. Walter Burlcy et Albert de
Saxe nous ont appris qu'un mouvement devait être appelé
uniforme (uniformis) lorsque la vitesse a même grandeur en
tout point du mobile; s'il n'en est pas ainsi, le mouvement est
difforme (dijformis) . Ces qualificatifs : uniformis, dijformis, nous
les voyons bientôt servir à désigner une qualité selon qu'elle
atteint ou qu'elle n'atteint pas même intensité en tous les
points du sujet qu'elle affecte.
L'Arithmétique, d'ailleurs, ne manque pas de préciser
l'allure de certaines qualités difformes. Imaginons que le sujet
informé par une certaine qualité ait la figure d'une simple
ligne droite ; si l'accroissement que subit l'intensité de la forme
qualitative, lorsqu'on passe d'un point à l'autre de cette droite,
est proportionnel à l'augmentation de la distance entre le point
affecté et l'origine de la droite, la qualité est dite uniformément
difforme (uniformiter dijformis). Entre les latitudes uniformé-
ment difformes, on distingue celles qui commencent à zéro
(incipiens a non gradu) et celles qui commencent à tel ou tel degré.
Ce langage va bientôt devenir courant dans les écoles. Les
mots: chaleur uniforme, chaleur uniformément difforme (calor
uniformis, calor uniformiter dijformis) se rencontrent déjà en
l'une des questions qui sont adjointes aux Commentaires sur les
Sentences composés par Robert Holkot1. Or le Dominicain
i. Magistri Roberti Holkot Super quatuor libros senlentiarum questiones. Quedam
conferentie. De imputabilitate peccati questio longa. Determinaliones quarundam aliarum
questionum. Tabule duplices omnium predictorum. Colophon: Hujus operis diligenter
irnpressi Lugduni a magistro Johanne Trechsel alemanno. anno salutis nostre.
MCCCCXCVIJ. ad nonas Aprilis. Determinatio questionis I : De maximo et mioimo.
346 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
anglais Robert Holkot mourut en 1 3^9, après avoir enseigné
à Oxford et à Paris. A la vérité, il est permis de mettre en
doute l'authenticité des Determinatœ quœstiones qui lui sont
attribuées ; en les publiant, Josse Bade les fait précéder de
l'avertissement que voici : « Beaucoup supposent que ces
questions ont été réunies par les disciples d'Holkot ou que
celui-ci, au cours de son enseignement, les a professées en un
gymnase public. » En tout cas, que la question Sur le maxi-
mum et le minimum soit ou non d'Holkot, elle n'en témoigne
pas moins que ces expressions : qualitas uniformis, qualitas
unijbrmiter difformis étaient communément entendues, dans
les écoles, vers le milieu du xive siècle; et ces expressions
supposent de la manière la plus évidente que les formes quali-
tatives puissent, comme les grandeurs, être soumises à la
mesure et donner prise aux opérations de l'Arithmétique.
Les réflexions des physiciens modernes sur la définition de
certaines propriétés, telles que la température, nous ont appris
à suivre le détour logique par lequel il nous est possible de
repérer l'intensité de telles propriétés à l'aide de degrés, partant
d'en discourir en langage mathématique, sans les dépouiller
de leur caractère qualitatif, sans en faire des quantités compo-
sées de parties et susceptibles d'addition et de mesure. Mais ce
détour ne pouvait s'offrir, tout d'abord, à l'esprit des philoso-
phes. Il est naturel que la faculté de soumettre les latitudes des
formes qualitatives aux opérations arithmétiques ait été le prix
de l'hypothèse qui assimilait les intensités de ces formes à des
quantités. Ce que la Physique a gagné tout aussitôt par l'usage
d'une telle faculté, nous Talions connaître en étudiant l'œuvre
de Nicole Oresme.
XIII
NICOLE ORESME
Dès i3/j8, nous voyons > Maître Nicole Oresme, du diocèse
de Bayeux, étudier en Théologie à Paris. En 1 356, il est grand
i. Denille et Châtelain, Chirtularium Universitatis Parisiensis, tomus II, pars prior
(»3oo-i35o); pp. 638 et 6/ji, en note.
D0MIN1Q1 E BOTO I I I l 3COLA.81 [Ql B r IRISU N il
maître du Collège de Navarre, En i36a, déjà pourvu <lu grade
de maître en Théologie, il est nommé chanoine <!<• Rouen. Le
18 mars i364j • ' t>s' élevé au rang <1<* doyen <lu chapitre
Le .'> août 1 .' > 7 7 , il devient évêque de Lisieux. Il meurl à
Lisieux le 1 1 juillet 1 <>82.
A Maître Nicole Oresme, on doit un très grand nombre d'où
v rages, les uns écrits en latin, les uns composés en un français
clair, concis et savoureux '. De ces ouvrages, bon nombre oui
été imprimés au temps de la Renaissance. D'autres, et non
des moins importants, sont demeurés inédits; ainsi en esl
il, en particulier, de l'important écrit sur les latitudes des
formes qualitatives qui va nous occuper aux deux prochains
paragraphes.
Mais avant d'aborder l'analyse de cet ouvrage, il convient
d'examiner jusqu'à quel point les pensées d'Oresme suivaient
les tendances qui, de son temps, sollicitaient l'École de Paris.
Un peu plus jeune que Jean Buridan, contemporain d'Albert
de Saxe, Oresme partageait-il, sur les divers problèmes de la
Physique, les opinions de ces deux maîtres? Nous serons fort
exactement renseignés à cet égard par la lecture de deux des
ouvrages que notre auteur a composés en français : Le Traité
de la Sphère et le Commentaire aux livres du Ciel et du Monde
d'Aristote.
Le Traité du Ciel et du Monde, dont la Bibliothèque Nationale
possède plusieurs textes manuscrits contemporains d'Oresme^,
débute en ces termes 3 :
« Ou nom de Dieu, cy commence le livre d'Aristote appelle
1. Voir, au sujet des écrits d'Oresme : Francis Meunier, Essai sur la vie et les
ouvrages de Nicole Oresme; thèse de Paris, 1857. — Traictie de la première invention des
monnoies de Nicole Oresme, textes français et latin d'après les manuscrits de la Biblio-
thèque impériale, et Traité de la monnoie de Copernic, texte latin et traduction française
publiés et annotés par M. L. Wolowski; Paris, Guillaumin, 1864. — Charles Jourdain.
Mémoire sur les commencements de l'Économie politique dans les Écoles du Moyjn-Age.
(Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles- Lettres, t. XXVIII, 2 e partie, 187/i.) —
Moritz Cantor, Vorlesungen iiber die Geschichte der Mathematik, 2" Aufl., Leipzig, 1900 ;
II"1 Bd., pp. 128-137.
2. L'un de ces textes (fonds français, n° 565), orné de miniatures, porte la signa-
ture du duc de Berry, frère de Charles V, auquel il a appartenu; c'est sur un autre
texte, de la même époque, et fort correct (fonds français, n° io83) que, grâce à l'obli-
geance de M. Omont, conservateur du département des manuscrits à la Bibliothèque
nationale, nous avons pu étudier cet ouvrage.
3. Bibl. .\at., fonds français, ms. n° io83, fol. i,col. a.
3^8 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
du Ciel et du Monde, lequel, du commendement de très sou-
verein et très exellent prince Charles le quint de cest nom par
la grâce de Dieu Roy de France, désirant et amant toutes
nobles sciences,
» Je, Nicole Oresme, doyen de l'église de Rouen, propose
translater et exposer en françois. »
La fin du traité est la suivante l :
« Et ainsi, à laude de Dieu, J'ay accompli le livre du Ciel
et du Monde au commandement de très excellent prince
Charles quint de ce nom par la grâce de Dieu roy de France,
lequel, en ce faisant, m'a fait évesque de Lisieux.
» Et pour animer, exciter et esmouvoir les cuers des joenes
hommes qui ont subtilz et nobles engins et désir de science,
affin que il estudient à dire encontre et à moy reprendre pour
amour et affection de vérité, Je ose dire et me fais fort qu'il
n'est homme mortel qui onques veist plus bel ne meilleur
livre de philosophie naturelle que est cestuy, ne en hébreu,
ne en grec, ne en arabic, ne en latin, ne en françoys.
« Ecce librum celi Karolo pro rege peregi.
Régi celés ti gloria, laus et honor,
Nam naturalis liber unquam philosophie
Pulchrior aut potior nullus in orbe fuit. »
Cette fin nous fait connaître la date à laquelle fut écrit le
Traité du Ciel et du Monde; Oresme le composait lorsqu'il fut
nommé évêque de Lisieux, c'est-à-dire en 1377 ; ce fut, sans
doute, sa dernière œuvre philosophique; elle n'a jamais été
imprimée.
Le Traité de la Sphère est plus ancien que le commentaire
aux livres du Ciel et du Monde d'Àristote; en ce dernier
ouvrage, en effet, Oresme cite, à plusieurs reprises2, le pre-
mier; c'est ainsi qu'après avoir commenté le second livre
d'Aristote, il écrit3 :
« Et ainsi, à l'honneur de Dieu et par sa grâce, J'ay accompli/
le premier et le secunt livres De celo et mundo, pour lesquelx
1 . Ms. cit., fol. 122, coll. a et b.
■j. Ms. cit., fol. 90, col. c. : « Et ce ai ge autrefois déclairé ou XXXIX chapitre du
traictié en françois que je lis de l'espère. »
3. Ms. cit., fol. 95, col. d.
DOMINIQUE BOTO BT LA SCOLA8TIQUE PARISIENNE
mieulx entendre esi expédiant letraictiéde L'espère en françoii
dontj'a^ faicte mention. Et seroit bien que il feus! mis en un
volume ouvecquez ces II livres, el me semble que sera un
livre de naturelle philosophie noble el 1res excellent. »
Ce vœu de Nicole Oresme se trouve, d'ailleurs, exaucé dans
le manuscrit où nous avons étudié le Traité du Ciel et du
Monde, car le copiste a fait suivre cet ouvrage du Traité de In
Sphère ' .
En ce manuscrit, le Traité de la Sphère est suivi d'une série
de traités astrologiques « translatés de latin en françois »,
série qui débute par ce préambule :
u Ci commence le livre des jugemens d'Astrologie selon Aristole.
Le prologue du derrenier translateur.
» Aristote fist un livre des jugemens d'astrologie qui com-
mence : Signorum alia sunt masculini generis alia femini etc.
» Mais en le translatent de latin en françois pour très noble
et puissant prince Charles, aizné fils du Roy de France, duc
de Normandie et delphin de Vienne, l'avons autrement
ordrené. »
Ce recueil de traités astrologiques, traduits en français pour
le dauphin qui devait être Charles VI2, est-il l'ouvrage de
Nicole Oresme? Le style en lequel il est écrit, la place qu'il
occupe, après le Traité du Ciel et du Monde et le Traité de la
Sphère, en un même manuscrit contemporain d'Oresme, tout
semble favoriser cette conclusion. Si elle était exacte, elle nous
révélerait une œuvre d'Oresme que les érudits ne lui ont pas
attribuée jusqu'ici.
Mais revenons au Traité de la Sphère. Plus heureux que le
Traité du Ciel et du Monde, il a été deux fois imprimé à Paris,
par Simon du Bois; la première édition ne porte aucune
date3; la seconde est datée de i5o8.
i. Ms. cit., fol. 126, col a, à fol. i£5, col. 6.
2. Les Pronosticacions d'Aristote en françois se trouvaient, en effet, en la Biblio-
thèque de Charles VI (Inventaire de la Bibliothèque du Roi Charles VI fait au Louvre
en 1 h 23 par ordre du régent; Paris, 18O7; n° 620, P- i6i)«
3. Le traicte de la sphère : translate de latin en françois par maistre Nicole Oresme,
très docte, et renomme philosophe. On le vent à Paris, en la rue Judas, chez maistre
Simon du Bois, imprimeur: In fine: Imprime a Paris par maistre Simon du Bois.
— C'est de cette édition que nous avons fait usage.
35o ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCÎ
L'intention qu'Oresme se proposait de suivre en écrivant ce
traité est définie dans la préface :
« La figure et la disposicion du monde, le nombre et ordre
dez élémens et les mouvemens des corps du ciel appartiennent
à savoir à tout home qui est de france condicion et de noble
engin; et est bêle chose et délectable, profitable et honeste;
et avecques ce est nécessaire pour savoir philozophie et par
espécial pour astrologie. Mais afin que engin humain peusl
plus légièrement tele chose comprendre, les sages anciens
composèrent entre lez autres un instrument qui est appelle
espère matériel ou artificiel, lequel on peut regarder tout
entour, mouvoir et tourner, et y considérer en partie la
description et le mouvement du monde et du ciel aussi comme
en un exemplaire duquel je veul dire en françois généralmenl
et plainement ce qui est convenable pour savoir à tout home,
sans moi profunder es démonstracions et es subtilités qui
appartiennent aus astrologiens. »
Oresme demandait que l'on réunît son Traité de la Sphère
à son Traité du Ciel et du Monde; « et me semble, » ajoutait-il,
« que ce sera un livre de naturelle philosophie noble et très
excellent. » Si l'on songe que le Traité da Ciel et du Monde
soutenait la possibilité d'admettre le mouvement diurne de la
Terre1, qu'il prouvait cette possibilité par des arguments dont
la clarté et la précision surpassent de beaucoup ce que Copernic
a écrit sur le même sujet, on pensera qu'Oresme ne prisait pas
trop haut la valeur de son œuvre.
XIV
La Dynamique d'Oresme et la Dynamique de Buridvn.
C'est ce traité français de Philosophie naturelle que nous
allons lire, afin de rechercher les traits de parenté que les
doctrines d'Oresme offraient avec celles de Buridan et d'Albert
de Saxe.
i. Pierre Duhem, Un précurseur français de Copernic. Nicole Oresme (1377) (Revue
générale des Sciences pures i5 app liguées, no> . 1909).
bOMINIQI i. 8 Il i \ < "i \ i PARISIENNE
D'ailleurs, nous ne porterons pas notre attention sur toutes
Les Questions au sujet desquelles il était <!<' mode de disputer
dans Les écoles de Paris; nous m choisirons seulement deux
dont L'importance a été particulièrement déclarée <ui nos pré
cédehtes études; L'une concerne L'explication du mouvement
des projectiles et de la chute accélérée des graves; L'autre a
trait au lieu naturel de la terre.
A. quel parti Ores me se rangeait au sujet de la première
question, nous le saurons par la lecture du Traité du Ciel
et du Monde1; cette lecture nous apprendra, en même temps,
qu'Oresme tenait le même parti en un commentaire, aujour
d'hui perdu, qu'il avait composé sur les Physiques d'Aristote.
Oresme se propose de commenter un texte du Stagirite.
Icvte qu'il traduit de la manière suivante :
« Si l'isnelté3 estoit infinie, il conviendroit que la pesanteur
fust infinie, et ainsi de la légièreté; car tant plus descent la
chose pesante, tant est l'isnelté plus grande, et de tant est la
pesanteur plus grande et l'isnelté est plus grande. Et doneques
se l'addicion de la pesanteur est infinie, l'addicion de l'isnelté
sera infinie. »
A ce texte, voici la « glouse» qu'adjoint le Doven du Cha-
pitre de Rouen3 :
u De ce qu'il dit que la pesanteur est plus grande de tanl
comme l'isnelté est plus grande, ce n'est pas à entendre de la
pesanteur à prendre là pour qualité naturelle qui encline
en bas.
» Car se une pierre d'une livre descendoit d'une lieue de
hault et que le mouvement fust grandement plus isnel en
la fin que au commencement, nientmoins la pierre ne auroit
de pesanteur naturele plus à une fois que à autre.
» Mes l'en doit entendre par ceste pesanteur qui croist en
descendant, une qualité accidentele, laquelle est causée par
renforcement et l'accessement de l'isnelté, sicomme Je a\
i. Nicole Oresme, Traité du Ciel et du Monde, livre I, ch. XVIII; ms. cit., fol. rf>,
col. d.
2. Isnelté = vitesse; isnel = rapide; isnelment = vivement.
.'!. Nicole Oresme, loc. cit., fol. 17, col. n.
35 2 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
autres fois desclaré ou VIIe de Phisique, et ceste qualité peut
estre appelé impétuosité.
» Et n'est pas proprement pesanteur; car se un pertuis estoit
decy iusques au centre de la terre et encor oultre, et une
chose pesante descendoit par cest pertuis ou treu, quant elle
vendroit au centre, elle passeroit oultre et monteroit par ceste
qualité accidentele et aquise, et puis redescendroit et iroit et
vendroit plusieurs fois en la manière que nous voions d'une
chose pesante qui pent par une longue corde, et doncques
n'est ce pas proprement pesanteur puis qu'elle fait monter en
hault.
» Et telle qualité est en tout mouvement et naturel et vio-
lent touttefïbis que l'isnelté va en croissant, fors ou mouve-
ment du ciel.
» Et tele qualité est cause des choses jettées quant elles sont
hors de la main ou de l'instrument sicomme J'ay monstre
autreflbis sus le VIT de Phisiques. »
Nous retrouvons, en ce passage, tous les principes de Dyna-
mique que professent et défendent les écrits de Buridan et
d'Albert de Saxe; nous y trouvons même des considérations
sur les oscillations d'une pierre qu'on laisse tomber en un
trou qui perce la terre de part en part; ces considérations,
fort analogues à une remarque faite par Albert de Saxe1,
devinrent sans doute classiques à l'Université de Paris, où
elles piquaient vivement la curiosité des étudiants; Didier
Érasme, qui les avait apprises à Montaigu, les a reproduites
en ses Colloques, et Maurolycus les a empruntées aux Colloques
d'Érasme.
Elles plaisaient singulièrement, d'ailleurs, à Maître Nicole
Oresme, car il les a développées une seconde fois d'une
manière un peu plus détaillée.
« Je pose », dit il% « que la terre fust percée et que l'en veist
par un grand treu tout de oultre en oultre sicques de l'autre
part où seroient les antipodes si la terre estoit partout habitée.
i. Léonard de Vinci et la pluralité des Mondes, VIII: Commentaire aux réflexions
sur la pluralité des Mondes données par Léonard de Vinci (Étude sur Léonard de Vinci,
ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, X ; seconde série, p. g5).
2. Nicole Oresme, Op. laud., livre II, chap. XXXI ; ms. cit., loi. g5, coll. b et c.
DOMINIQUE son» m i\ BCOLASTlQUE PARISIENNE 153
.le di premièrement si l'en lessoit cheoir une pierre pai
treu, elle descendroit et passeroil oultre ce centre en montant
tout droit vers l'autre partie sicquea à un terme, et pois
retourneroil Bicques oultrc le centre par <lcc;i, et aprèl re-
descendroit arière et passeroit le centre moins que dev.int, et
iroit et vendroit pluseurs l'oiz en appetiçanl telles réflexions,
sicques à tant finablement quelle reposeroit au centre.
» Et la cause est pour l'impétuosité et embruissement
quelle a acquis par la cressance de l'isnelté de son movement
jouxt ce que fut dit plus à plain ou XIIIe chapitre.
» Et ce peut-l-en entendre légièrement par une chose que
nous veions sensiblement; car si une chose pesante est pendue
à une longue corde, si l'en la boute avant, elle branle et vient
et fait plusieurs réflexions tant que finablement elle repose
au plus droit et au plus près du centre qu'elle peut. »
Nous n'examinerons pas si ces considérations ont exercé
quelque influence même sur Galilée et sur ses contempo-
rains1; nous avons reconnu, en tout cas, que Dominique Soto
ne s'était pas soustrait à cette influence2.
Nicole Oresme ne demande pas seulement à la Dynamique
de Buridan des réflexions sur le mouvement oscillatoire du
pendule ; il lui emprunte encore une profonde pensée sur le
mouvement des orbes célestes.
Buridan avait osé avancer que les mouvements des sphères
célestes ne requéraient aucunement les intelligences motrices
auxquelles Aristote avait attribué ces circulations; Dieu,
créant les cieux, leur avait pu communiquer un impetus
initial, semblable à celui que l'on met en la pierre qu'on
lance; et cet impetus, indestructible parce qu'en la nature des
cieux il ne trouve rien qui lui soit contraire, entraîne chaque
i. A quel degré les doctrines mécaniques de Buridan et de l'École de Paris étaient
apparentées aux théories admises en l'École de Galilée, on le voit d'une manière
particulièrement manifeste lorsqu'on lit la leçon de Torricelli Sur la force de per-
cussion (Lezioni Accademiche d'Evangelista Torricelli, Mattematico, e Filosofo del
Sereniss. Ferdinando II. Gran Duca di Toscana, Lettore délie Mattematiche nello Studio
di Firtnze e Accademico délia Crusca. In Firenze MDCCXV, Nella Stamp. di S. A. R.
Per Jacopo Guiducci, e Santi Franchi. — Délia Forza délia Percossa, Lezione terza,
pp. i3-i7etpp. 19-21).
3. Voir S VI : La Dynamique de Jean Buridan et la Dynamique de Soto.
p. DUHEM. a3
354 ETUDES SUR LEONARD DE VINCt
astre en un cours indéfini1. Nous avons vu cette pensée
accueillie par Albert de Saxe2 et transmise par renseignement
de Paris à Nicolas de Cues3 et à Kepler *.
Cette pensée, Nicole Oresme l'adopte, mais avec une
nuance.
L'impetus imprimé dans un projectile pesant est violent,
parce qu'il est contrarié par la gravité naturelle du projec-
tile. Albert de Saxe le dit formellement5, et Marsile d'Inghen
n'hésite pas à déclarer6 qu'en un corps grave un impetus
dirigé vers le bas est naturel. C'est en vertu de cette doctrine
que Soto regarde7 la pesanteur comme un impetus naturel
communiqué au corps grave par la cause qui l'a engendré.
En la nature d'un orbe céleste, rien ne contrarie Y impetus
que Dieu a donné à cet orbe au moment où il l'a créé; cet
impetus est donc une vertu motrice naturelle; c'est le nom que
lui donne, en effet, Nicole Oresme dans le passage que nous
allons citer8.
Le chanoine de Rouen vient d'examiner quelques difficultés
relatives aux intelligences célestes dont la Physique péripaté-
ticienne admettait l'existence; il a raisonné « posé que les
cielz soient meus par intelligences. Car, » poursuit Oresme,
« par aventure quand Dieu les créa, il mist en eulz qualitez
et vertus mottives auxi comme il mist pesanteur es chouses
terrestres, et mist en eulz résistences contre ces vertus
mottives.
» Et sont ces vertus et ces résistences d'autre nature et
d'autre matière que quelconque chouse sensible ou qualité qui
sont icy bas.
i. Jean I Buridan (de Béthune) et Léonard de Vinci, IV: La Dynamique de Jean
Buridan; p. [12, p. 52 et p. 53.
2. Nicolas de Cues et Léonard de Vinci, IX : La Dynamique de Nicolas de Cues et
les sources dont elle découle. (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui
Vont lu; seconde série, p. 199).
3. Ibid., p. 187.
k. Nicolas de Cues et Léonard de Vinci, X : La Dynamique de Nicolas de Cues et la
Dynamique de Kepler (Op. laud., p. 208).
5. Nicolas de Cues et Léonard de Vinci, IX : La Dynamique de Nicolas de Cues et
les sources dont elle découle (Op. laud., p. ig4)-
6. Ibid., p. ig5.
7. Voir S VI : La Dynamique de Jean Buridan et la Dynamique de Soto, p. 285.
8. Nicole Oresme, Traité du Ciel et du Monde, livre II, chapitre II; ms. cit., fol. /10,
col. c.
DOMINIQUE SnlO II là S(.r»|.\M |..l | r\l;IM|\M
» Et BOIll ces vertUfl contre ers rrsislcnees tellement DlOdé
réel, atrempéea el accordées que les mouvemens sont faiz
sans violence.
» Et excepté la violence, e'esl aucuiicmcril semblable quant
un homme a fait une horloge, et le lesse aller cl estre mcii par
sov ; au\i lessa Dieu les cielz estre meus continuellement
selon les proporcions que les vertus motives ont aux résister) -
ces et selon l'ordrenance establic.
o Et pourec, quant le Prophète eut dit de Dieu: Laudalc eum
cssli cœloram, il dist après: Statuit ea in œternam, el in sxculum
sœculi prœcepturn posait, et non prœteribit. »
Simple Maître-ès-Arts, Jean Buridan avait humblement
soumis son hypothèse au jugement de « Messieurs les Théolo-
giens ». Par la bouche de Nicole Oresme, les Théologiens1
déclarent cette hypothèse recevable.
L'hypothèse de Yimpetas est mise, en l'École de Paris, à la
base de la théorie du mouvement des projectiles. Nous savons
comment cette théorie a été développée par Jean Buridan2,
dont Albert de Saxe semble avoir été, sur ce point, le très
fidèle disciple; Oresme s'écarte davantage, en quelques pro-
blèmes, de la tradition du philosophe de Béthune; rapportons
d'abord le texte3 qui nous fait connaître son opinion; nous
indiquerons ensuite les remarques qu'il suggère :
« Pour ce proprement entendre, l'an doit savoir que des
mouvemens localz qui ont commencement ou fin sont quatre
manières.
» Les uns sont purement naturelz, si comme quant la
chouse pesante descent de hault en bas.
» Les autres purement viollens, si comme quant chouse
pesante monte en hault.
» Les autres sont viollens et non pas purement, si comme
i. Oresme avait, à Paris, enseigné la Théologie et commenté les Sentences de
Pierre Lombard. En effet, au chapitre même que nous venons de citer, il écrit:
« Si comme J'ay monstre pieta sur Sentences... » (Nicole Oresme, Traité du Ciel et du
Monde, livre il, chapitre II; ms. cit., fol. 4i, col. d.)
2. Jean I Buridan (de Béthune) et Léonard de Vinci, IV: La Dynamique de Jean
Buridan.
3. Nicole Oresme, Traité du Ciel et du Monde, livre II, chapitre XIII; ms. cit.,
fol. 66, coll. c et d, fol. O7, coll. a, b et c.
356 ETUDES SUR LÉONARD DE VINCI
quant une chose est gettée ou traicte en travers, si comme
seroit une saecte1.
» Les autres sont par vertu de beste ou de homme, si comme
aller, voiler, noer.
» Les premiers ou le premier qui est pur naturel va toziours
en efforcent et. en cressence de isnelleté, si les autres chouses
sont pareilles, si comme quant une pierre descent tout droit
par l'aer.
» Le secunt, si comme quant d'une saecte traicte droit en
haut, va au commencement en efforcent et vers la fin en
affebliant et retardant.
» Et le tiers auxi, fors que il va plus longuement en effor-
sant, et est sa grant vertu ou force plus loing du commence-
ment que en celuy qui est pur viollent.
» Et le quart est plus fors vers le milieu.
» Et pour entendre les causes de ces chouses, je di première-
ment que tout mouvement de chose pesante ou légière
quelconques, il soit commencé en efforsant tellement que
quelconque degré de isnelleté soit en luy, il convient que il
eust devant mendre isnelleté, et mendre oultre toute propor-
tion, et est ce que l'an seul appeler: Commencer a non gradu,
» Et la cause est en général, car les excès de la vertu motive
sur la résistence ou Taplicacion d'elle à la résistence ne
peuvent estre faictes soudainement, mes convient que telles
chouses soient faictes partie après autre, et chascune partie
auxi, et rien n'en peus estre fait soudainement.
» Et se aucun obiçoit de ce que si aucune pesante meulle
descendoit et trouvast en sa voie une feuve ou une petite pierre
reposante soubs soy, cette meule commenceroit à mouvoir
cette pierre par certain et grant degré de isnelleté, et non pas
a non gradu.
» Je respon et di que par aventure seroit elle meue plus
tardifvement que la meulle vers ce commencement, et com-
menceroit a non gradu avant que la meulle la touchast.
» Et pousé que elle commençast à certain degré, ce ne
seroit pas contre ce que dit est, car ceste pierrette conioincte
i. Saecte == flèche (sagitta).
DOMINIQUE 80TO BT LA 8COLA8TIQUE PARIStElflfl
à la meulle l'ait un corps mobille ouvecques elle, el LU
meisme mouvement est du tout et de sa partie, et cest mouve
ment commença tout a non (jnulu pour les causes dessus dictes.
» Item, par l'acroissement de eeste isnelleté est acquise et
causée en la chouse mue une qualité motive novelle, laquelle
nous povons nommer force ou rèdeur ; et cestc qualité ou
rèdeur fait aide en mouvement naturel, et meut la chouse
meue viollentcment quant elle est séparée du premier moteur
ou mottif.
» Item, la génération de ceste qualité ou rèdeur croist et
enforce toziours tant comme l'acressement de l'isnelleté croist
et efforce; et quant l'acroissement de l'isnelté afaiblist, non
obstant que tel acressement dure auxi, appetice l'acroissement
de ceste qualité, non obstant qu'elle cresse1.
» Et pour ce, mouvement viollent a trois estaz ou trois parties.
» Une est quant la chouse meue est conioincte ouvecques
l'instrument qui fait la viollence, et lors le isnelleté va en
cressant, et la génération ou cressement de isnelleté2 va aussi
en cressant, se il n'y a empeschement par accident; et par ce
que dit est, s'ensuit que l'acressement de ceste quallité ou
rèdeur va auxi en cressant.
» Secondement, quant la chouse meue viollentement est
séparée de tel instrument ou premier motif, encor va isnelté
en cressant; mes la généracion ou forcement ou cressence de
ceste isnelleté vient en appétissant et finablement cesse; et
lors le isnellté ne croist plus, ne celle qualité ou rèdeur3.
» Et commence le tiers estât; et lors, la qualité naturelle de
la chouse meue, si comme est pesanteur, fait appeticer ceste
qualité ou rèdeur qui enclinoit contre le movement naturel de
la chouse, et va le mouvement en retardant et la viollence en
appétissant, et finablement cesse.
» Et par ceste manière, et non par autre quelconque, l'an
i . Ce passage doit se comprendre ainsi : Non seulement Vimpetus croît en même
temps que la vitesse du mobile, mais la vitesse avec laquelle croît Vimpetus augmente
ou diminue en même temps que l'accélération du mobile augmente ou diminue.
2. C'est-à-dire l'accélération.
3. Traduite en langage moderne, cette phrase devient : c la vitesse et Vimpetus
atteignent, chacun, leur valeur maximum lorsque l'accélération s'annule. »
358 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
peut rendre cause de toutez les apparences et de toutez les
expériences que l'an voit en mouvemens viollens, soit droit
en haut ou droit en bas ou en travers ou circulaires, quant
à leur isnelleté ou tardifveté, et réflexion et retour, et quant
à telles toutez chouses desquelles l'en ne peut assigner autre
cause suffisante, si comme J'ay autrefoiz déclairé plus à plain.
» Item, par ce appert que le coup d'une chouse gettée ou
traicte est plus grant non pas ou commencement du mouve-
ment ne en la fin, et pourquoy aucunes foiz près du commen-
cement, si comme de ce qui est traict droit en haut, et aucunez
foiz plus loing du commencement et plus vers le milieu, si
comme de ce qui est traict en travers; car le coup est plus
fort là où l'isnelleté est plus grande.
» Item, et pourquoy une chouse qui est compacte et plus
pesante, si comme pierre ou fer ou plum, donne plus fort coup
et plus fort ject que une moins compacte, si comme seroit drap
ou laine, car la cause est pour ce que telle chouse compacte
reçoit plus l'impression de ceste qualité nouvelle qui fait la
cressence de l'isnelleté, comme dit, que ne fait autre chose.
» Item, et pourquoy la chouse qui peut estre jectée par une
vertu mieux que quelconque autre chouse est de certain pois,
tellement que la vertu ne porroit si bien gecter plus pesante
ne moins pesante; et auxi pourquoy plus grande vertu requiert
chouse plus pesante quant au mieulx getter, et mendre vertu,
moins pesante.
» Et la cause est : car si la chose est trop petite ou trop
légière, elle ne peut tant recevoir de celle impression ou
qualité nouvelle que j'ay devant nommée rèdeur.
» Et si la chouse gettée est trop pesante, la vertu ne peut faire
grant violence a si grant pesanteur, et pour ce, qui veult très
bien gecter une chouse, il convient que la vertu qui giecte et
la chouse soient deuement proporcionnées une avec l'autre.
» Item, en mouvement naturel, si comme quant une pierre
descent, ceste qualité est toziours conioincte ouvecques la
pesanteur naturelle, et c'est la cause pourquoy la généracion
de l'isnelté et de ceste qualité viennent toziours en cressant,
car la pesanteur et la nouelle qualité tendent à un terme.
DOMINIQUE son» 11 i\ SC0LA8T1QU1 PARISIENNE
» Ifrm, et pour ce dit Aiisioie, ou xmu' chapitre, que si une
chouse pesante descendoit toziours sans lin, L'isnelleté d'elle
croistroit toziours sans fin, et auxi La pesanteur d<: elle.
Et par cestc pesanteur doit estre entendue ceste qualité nouelle,
car elle est connue pesanteur accidentelle, pource que, en ce
cas, elle encline à descendre, combien que, en autre cas, elle
enelinast en haut ou en travers ou autrement.
o Or avons doneques que nul mouvement de chouse pesante
ou légière ne peut estre régullicr du tout, car il est moins isnel
au commencement que après; combien que il soit possible,
au moins selon ymagination, que la vertu mottive et la rési-
stance soient tellement propoi données et modérées que aucune
partie de tel mouvement seroit régulière, non obstant celle
qualité dessus dicte. »
Comparée à la doctrine de Buridan, la doctrine d'Oresme,
telle que ce texte la présente, offre avec celle-là de nombreuses
analogies; mais elle offre aussi une différence qui met au
compte d'Oresme la reprise d'une grave erreur abandonnée
par ses prédécesseurs.
Aristote croyait que la vitesse d'un projectile continue de
croître pendant un certain temps après que ce corps a quitté
la main ou l'instrument qui l'a lancé. Albert le Grand et
Saint Thomas d'Aquin n'avaient pas hésité à recevoir cette
opinion erronée du Stagirite1.
Buridan et Albert de Saxe avaient eu la prudence de passer
sous silence cette prétendue accélération initiale du mouve-
ment des projectiles; on peut penser qu'ils n'y croyaient pas.
Oresme y croyait si bien qu'il ne s'est pas contenté d'en
affirmer la réalité dans le passage que nous venons de rap-
porter; ailleurs, après avoir cité ce texte d' Aristote2 : «Une
chose pesante ne seroit pas meue plus isnelment en la fin du
mouvement que au commencement se elle estoit meue par
violence et par trusion, car toutes choses meues par violence
i . Bernardino Baldi, Boberval et Descartes, I : Une opinion de Bernardino Baldi
touchant les mouvements accélérés (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus
et ceux qui Vont lu, IV; première série, pp. 137-139).
1. Nicole Oresme, Traité du Ciel et du Monde, livre I, chapitre xviii; ms. cit.,
fol. 19, coll. b et c.
360 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
sont meues plus tardivement quand elles sont plus loing, »
il ajoute ceci : « C'est assavoir vers la fin du mouvement; car
vers le commencement, leur isnelté va en croissant, si comme
d'un dart ou d'un vireton, comme il est meu par violence,
et est une distance certaine où l'isnelté est la plus grande,
et illuec seroit le plus grant coup; et après, l'isnelté va en
appétissant. »
En accordant à ce phénomène imaginaire sa confiance très
autorisée, Oresme l'a, semble-t-il, accrédité en l'enseignement
parisien; aussitôt après lui, nous voyons1 Marsile d'Inghen
s'efforcer d'expliquer comment Yimpetus, en se distribuant de
meilleure manière au sein du mobile, commence par accélérer
la marche de ce corps.
Ce fut, il faut bien le reconnaître, un fâcheux service
qu'Oresme rendit par là au progrès de la Dynamique.
Convaincus que la vitesse d'un mobile continuait à croître
après l'instant de la projection et, d'autre part, mécontents de
la théorie visiblement insuffisante de Marsile d'Inghen, les
mécaniciens cherchèrent quelque autre explication de ce
phénomène, dont la réalité leur semblait hors de doute; ils
furent ainsi conduits à mettre sur le compte de l'ébranlement
de l'air cette prétendue accélération initiale du projectile ; puis,
tout naturellement, ils furent tentés d'attribuer à la même
cause l'accélération qui se produit très réellement en la chute
d'un corps grave ; ils en vinrent de la sorte à méconnaître
l'heureuse et féconde explication de cette accélération que l'on
pouvait la lire dans les écrits de Jean Buridan, d'Albert de Saxe
et de Nicole Oresme lui-même. Nous avons vu comment cette
tendance malheureuse, à laquelle le Doyen de Rouen avait
communiqué un regain de puissance, a pu entraîner d'abord
Léonard de Vinci2, puis Tartaglia, Cardan3 etDominique Soto4.
i. Jean I Buridan (de Béthuae) et Léonard de Vinci, V : Que la Dynamique de
Léonard de Vinci procède, par l'intermédiaire d'Albert de Saxe, de celle de Jean
Buridan. — En quel point elle s'en écarte et pourquoi. — Les diverses explications de
la chute accélérée des graves qui ont été proposées avant Léonard.
2. lbid.
3. La tradition de Buridan et la Science italienne au xvi* siècle, V : Comment,
au xvi* siècle, la Dynamique de Jean Buridan s'est répandue en Italie.
l\. Voir S VF : La Dynamique de Jean Buridan et la Dynamique de Soto,
DOMINIQUE BOTO BT LA BCOLAS miumi.sm >*', i
XV
Le centre de gravité de la terre et le centre du Mon m
La terre n'a pas partout la même densité, en sorte que son
centre de gravité ne coïncide pas avec son centre de grandeur.
La terre entière est en repos lorsque son centre de gravité
coïncide avec le centre du Monde; partant, la surface qui la
termine n'est pas partout équidistante au centre du Monde.
Gomme l'eau est terminée par une surface sphérique concen-
trique au Monde, une partie de la terre, celle qui est la moins
dense, peut émerger, tandis que la partie la plus dense est
recouverte par les eaux.
Les déplacements de poids que diverses causes et, en parti-
culier, l'érosion des rivières, produisent à la surface de la
terre, déterminent un continuel changement de position du
centre de la gravité terrestre; la terre se meut donc sans cesse
afin que son centre de gravité regagne le centre du Monde.
Par ces mouvements incessants, mais très lents, les conti-
nents et les mers changent de place ; les parties de la terre qui
sont actuellement submergées finiront par émerger et inver-
sement. En outre, les parties centrales de la terre, au bout de
longs siècles, parviendront à la surface.
Ces propositions qu'Albert de Saxe a, sinon imaginées, du
moins formellement enseignées, ont pris une importance
extrême en l'enseignement de la Scolastique parisienne; elles
ont vivement attiré l'attention de ceux que séduisait cette
Scolastique et, particulièrement, de Léonard de Vinci, qui en
a déduit toute sa Géologie1 ; Soto ne les a pas ignorées2.
Or, ces propositions, nous les retrouvons toutes dans les
écrits d'Oresme; si elles n'y sont pas toujours affirmées d'une
i. Léonard de Vinci et les origines de la Géologie, XI : Léonard de Vinci (Études sur
Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, XII: seconde série, pp. 33s seqq.),
3, Voir $ V : L'équilibre de la terre et des mers.
36 2 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
manière catégorique, si certaines d'entre elles sont marquées
d'un accent de doute, ce doute est de ceux qui ont également
fait hésiter Albert de Saxe ; mais souvent l'hésitation sera plus
puissante en l'esprit du docteur normand qu'en l'esprit du
maître allemand.
Voici, d'abord, au Traité de la Sphère1, un bref résumé de
toute la doctrine :
« Après la terre est l'eau ou la mer, mais elle ne couvre pas
toute la terre; car aulcune partie de la terre n'est pas de si
pesante nature comme l'aultre. Ainsi comme nous voions que
estaing ne poise pas tant comme plomb. Et pource, la partie
moins pesante est plus haulte et plus loing du centre; et des-
couverte d'eau ; affîn que les bestes y puissent vivre ; et est
ainsi comme la face et le visaige de la terre, tout descouvert;
fors que parmy y a aulcunes petites mers, braz de mer et
fleuves ; et tout le demourant est ainsi comme enchaperonné,
vestu et affublé de la grant mer. »
Au Traité du Ciel et du Monde, cette courte indication va se
trouver développée et complétée, de telle sorte que toutes les
parties de la théorie d'Albert de Saxe nous soient successi-
vement présentées.
Voici, d'abord, l'énoncé du principe sur lequel repose cette
théorie2 :
« Le centre du monde est le lieu de la terre et de toute la
masse des choses pesantes, car telle masse est là où elle doit
estre, et en son propre lieu naturel, parce que le centre de sa
pesanteur est en milieu du monde, et que tel centre et le centre
du monde sont un mesme point, combien que ceste masse soit
ou fust environnée et contenue de eaue ou de air ou de tous
deux. »
Est-ce le centre de gravité du seul élément terrestre ou bien
le centre de gravité de toute la masse pesante qui se doit
trouver au centre du Monde? Albert de Saxe avait hésité entre
i . Le Traicté de la Sphère, translaté de latin en françois par Maistre Nicole Oresme.
Ghap. I : De la figure du monde et de ses parties principales.
a. Nicole Oresme, Traité du Ciel et du Monde, livre I, cli. xvn; ms. cit., fol. i5,
col. b.
DOMINIQUE son» 1:1 i..\ SGOL ASTIQUE PAEWIEKlfl 363
ces deux partis avant de choisir le second1. Jean de Jandun
avait déjà écrit quelques lignes qui semblaient avoir trait à ce
débat*, et Thémon, le fils du Juif, lavait nettement défini3
avant de prendre le même parti qu'Albert de Saxe.
C'est vers l'autre parti qu'Oresme semble peneber dans le
passage que nous venons de citer, et plus encore dans celui-ci,
qui en est tout proche ^ :
« Et selon ce, non pas seulement les parties de terre qui est
élément, mes toutes choses pesantes tendent à un lieu telle-
ment et afin qu'elles soient coniointes et unices à toute la
masse de la pesanteur, de laquelle le centre du monde soit
milieu et centre. »
Cette théorie, Oresme ne paraît pas s'y être arrêté d'une
manière définitive; il semble l'avoir abandonnée pour expli-
quer, comme le faisaient Albert de Saxe et Thémon, l'équilibre
de la terre et des mers; c'est, en effet, cette explication qu'il
indique au Traité de la Sphère; c'est elle qu'il expose plus
complètement dans le passage suivant du Traité du Ciel et du
Monde^:
« Je di que, en cest propos, trois centres sont à considérer,
c'est assavoir le centre du munde, le centre de la quantité de
la terre et le centre de la pesanteur; mes si elle estoit vers une
partie de pur or et, vers l'autre, fust mixtionnée de plus légier
mestal, le centre et le milieu de sa pesanteur ne seroient pas
le centre de sa quantité ; ce centre de sa pesanteur, et ce seroit
le centre du munde. »
En un passage que le copiste a sans doute omis de repro-
duire, le Doyen du chapitre de Rouen examinait, l'hypothèse
où le centre de grandeur et le centre de gravité de la terre
coïncideraient entre eux et, partant, avec le centre du Monde ;
il poursuivait en ces termes :
i. Albert de Saxe et Léonard de Vinci, II : Quelques points de la Physique d'Albert
de Saxe (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui Vont lu, 1 ; première
série, pp. i4-i5).
2. P. Duhem, Les origines de la Statique, t. H, p. i5.
3. Ibid., p. 5i.
4. Nicole Oresme, loc. cit.
5. Nicole Oresme, Traité du Ciel et du Monde, livre II, chapitre xxxi; ms. cit.,
fol. 9^, coll. c. et d.
364 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
« Et doncques une partie quelconque de sa superfice ne
seroit pas plus basse que l'autre et, par conséquent, il s'ensui-
vroit qu'elle feust toute couverte de eaue, ce n'estoit par
aventure le copeau d'une haute montaigne.
» Et pource qu'il n'est pas ainsi, il s'ensuit que la terre est
dessemblable selon ces parties, tellement que en la partie qui
est descouverte d'eaue n'est pas si grande pesanteur comme
en l'autre, pour ce, par aventure, que ce n'est pas terre pure,
mes a en elle mixtion d'autres ellémens ; et Dieu et nature ont
ordrené qu'elle soit descouverte afin que les hommes et les
bestes y peussent habiter; et pour ce, ceste partie est la plus
noble et est auxi comme le devant et la face ou visaige de la
terre; et le demorant ou l'autre partie est enveloppée d'eau et
vestu et covert de mer auxi comme d'un chaperon ou d'une
coeffe; et de ce dit l'Escripture : Abyssus sicut vestimentum
amictus ejus. Et le centre de la grandeur de la quantité de la
terre [est A] ; et le centre de sa pesanteur est plus bas, ou centre
du monde, en droit B, si comme l'en peut ymaginer en figure1 ;
et la superfice de la mer est concentrique au munde, et ont un
meisme centre le munde et la mer.
» Et parce que dit est, s'ensuit que si Dieu et nature faisoient
que la terre, vers la partie habitable, devenist et fust faicte
auxi pesante comme elle est vers l'autre partie, ou que la
pesanteur de celle autre partie appetiçast tant que toute
la terre fust uniforme et de semblable pesanteur en toutes
ses parties, il conviendroit que la partie qui est habitable
descendist et que toute la terre fust plungée en la mer et
toute coverte d'eaue, auxi comme un homme queuvre son
visage de son chapeau, et ainsi porroit estre un déluge, et
sanz plue.
» Je suppose que les élémens naturelment pevent, selon
leurs parties, croistre et appeticer par généracion ou corrup-
cion Et doncques, posé que par telle généracion feust
faicte addicion notable en aucune partie de terre, si comme,
pour exemple, en la partie où nous sommes, soubs le méridian
i. Dans le manuscrit que nous avons consulté, les figures n'ont pas été tracées;
les places qui leur étaient réservées sont demeurées blanches,
D0MIÎUQ1 l -<»i«» il LA 8GOLA8TIQ1 i. l'WUMi \\i
ou ligne du mydi, et soit celle partie de terre signée par li; ou
que, par oorrupcion, feust faicte diminucion en la partie
opposite; Je di que cest fait, il appert par Aristoi.e, ou chapitre
précédent, que le lieu où nous sommes, appelé B, descendroit
vers le centre du munde, appelé A, si comme l'en peut
ymaginer en figure. »
La moindre addition de poids à l'un des hémisphères
sufïira-t-elle à déterminer un semblable mouvement de la terre?
A cette question, voici la réponse1 :
u Si l'aer ne estoit, qui résiste au mouvement de la terre, si
très petit de terre ou d'autre chouse pesante ne porroit estre
adioustée ou engendrée d'une part de la terre plus que d'autre,
qu'elle ne feust aucun petit meue tant que le centre de la
pesanteur feust ou centre du munde.
» Mes pour ce que l'aer résiste au movement de la terre, une
petite addicion ne la peut faire movoir; mes elle porroit bien
estre si grande qu'elle seroit plus forte que la résistance de
l'aer qui contient la terre; et lors, pour certain, la terre seroit
meue toute ensemble tant que le milieu de sa pesanteur fust
ou centre du munde. »
Albert de Saxe, lui aussi, s'était inquiété2 de l'obstacle que
la résistance de l'atmosphère pourrait apporter aux petits mou-
vements du globe, causés par des déplacements de poids à la
surface ; il s'était, à cet égard, exprimé dans les termes
qu'Oresme vient d'employer.
Àristote tenait que, dans le monde sublunaire, tout est
soumis à la génération et à la destruction; il tenait aussi qu'un
élément ne se corrompt point s'il ne se trouve au contact d'un
autre élément doué d'une qualité contraire. Gomment concilier
ces deux affirmations ? Les parties centrales de l'élément
terrestre sont soustraites au contact de tout autre élément; il
semble donc qu'elles ne se puissent jamais corrompre.
En sa théorie des mouvements incessants de la terre,
i. Nicole Oresme, Traité du Ciel et du Monde, livre II, ch. XXX; ms. cit., fol. g3,
coll. c. et d-
a. Léonard de Vinci et les origines de la Géologie, XII: Léonard de Vinci et la tra-
dition parisienne en Italie (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui
Vont lu, XII ; seconde série, p. 345).
366 ETUlJÈS SUR LÉONARD DE VINCi
Albert de Saxe avait trouvé une réponse à cette embarrassante
question :
«La terre qui est maintenant au centre, » disait-il1, «viendra
un jour à la surface et, partant, au lieu où elle se corrompt;
et, en effet, de ce que certaines particules terrestres sont
constamment entraînées par les fleuves qui s'écoulent vers la
mer, il en résulte que la terre devient sans cesse plus lourde
en l'hémisphère opposé au nôtre, tandis qu'en celui-ci, elle
s'allège sans cesse; ainsi le centre de gravité de la terre
change continuellement de place; ce qui, à un certain instant,
était centre de la terre est constamment poussé vers la surface
et parviendra un jour à cette surface de la terre. y>
Nicole Oresme connaît cette solution proposée par Albert de
Saxe, mais il ne paraît pas en être entièrement convaincu.
« Et donques, » écrit le Doyen du chapitre de Rouen2, « peut
estre que la terre en aucun costé de elle soit corrompue et
apetissée, et l'autre costé ou partie soit creue, et ainsi elle
pèsera plus d'un costé que d'aultre. Et quant ce sera notable-
ment, il conviendra que la masse toute de la terre se meuve
tellement que le centre de la pesanteur de elle, lequel estoit
hors du centre du munde pour la mutacion dessus dicte,
viègne ou centre du munde, et ainsi la partie de terre qui
estoit ou centre se traira vers la circonférence, et par sembla-
ble transmutacion en un aultre temps s'aprochera encore plus
de la circonférence; et ainsi par procès de temps cette partie
qui était ou centre vendra vers la circonférence siques au lieu
où sunt faites altéracion et corrupcion, et sera corrumpue, et
ainsi des aultres parties de terre par long procès de temps et
par moult de milliers d'ans. »
Après avoir exposé en ces termes la thèse d'Albert de Saxe,
Oresme nous fait connaître ses doutes3 :
« Je di que c'est une belle ymagination que J'ay aultre foys
pensée; mais l'en peut dire que elle prouve possibilité et ne
i. Quaestiones subtilissimœ Magistri Alberti de Saxonia in libros de generatione et
corruptione Aristotelis. In lib. II qua3st. VI.
2. Nicole Oresme, Traité du Ciel et du Monde, livre I, chap. xxxvi; ms. cit.,
fol. 34, col. d, et fol. 35, col. a.
3. Ibid., fol. 35, coll. c et d.
DOMINIQUE! 80TO i:-!' LA 9COLA8TIQUË I'\ii!mi\m .;».-
arguë pas aécessitéde la corrupcion de la terre (jui est vers l<'
centre; car, posé <j u<; la partie qui est maintenant au centre
issist du centre selon celle imagination, enoor i porroil elle
retorner par semblable manière, car il n'est pas vraisem
blablc que tel apetissement de la masse de la terre soit tous
jours d'une part et de un costé et L'acroissement toujours
d'autre.
» Et donques quant l'acroissement sera d'autre partie,
celle portion de terre qui estoit issue et eslongnée du centre se
tournera vers le centre et jamais ne vendra siques au lieu de
corrupcion ne près de son contraire.
» Et d'autre part, se toute la terre estoit aucune foiz ainsi
meue comme dit est, il sembleroit que ce fust contre ce que
dit le Prophète à Dieu : Qui fundasti terrant saper stabilitatem
saam; non inclinabitur in sœcaloram sœculà. »
A la vérité, ce texte biblique n'aurait, pour déterminer la
conviction d'Oresme, qu'un faible poids; pour éviter l'objec-
tion tirée de l'Écriture, « l'en diroit qu'elle se conforme en
ceste partie à la manière de commun parler humain, » ainsi
que le déclare notre auteur1 au sujet du mouvement diurne de
la terre.
XVI
La pluralité des mondes et le lieu naturel
selon Nicole Oresme.
Nous avons pu reconnaître, par la lecture des textes divers
qui viennent d'être cités, d'une part, que Nicole Oresme avait
une connaissance très exacte de la théorie du lieu naturel de
la terre, telle qu'Albert de Saxe l'enseignait ; d'autre part,
qu'il ne donnait pas à cette théorie une adhésion exempte de
tout doute. Nous allons voir qu'une doctrine tout autre solli-
i. Nicole Oresme, Le traité du Ciel et du Monde, liv. II, ch. XXV; ms. cit., fol. 89,
col. a. — Cf. Un précurseur français de Copernic: Nicole Oresme (1377) (Revue générale
des Sciences pures et appliquées, i5 nov. 1909).
368 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
citait, elle aussi, si elle ne le ravissait pleinement, le consen-
tement du Doyen du chapitre de Rouen.
La doctrine dont nous allons parler est aussi nettement
antipéripatéticienne que la théorie d'Albert de Saxe est en
harmonieux accord avec la Physique d'Aristote ; elle ne fait
plus jouer au centre du Monde aucun rôle en l'explication de
la gravité; elle admet simplement que les corps graves ou
légers tendent à se disposer en une masse sphérique dont les
corps les plus lourds occupent le centre, tandis que les moins
lourds résident à la superficie ; tout mouvement qui tend
à déranger cet ordre est violent, tout mouvement qui tend à le
rétablir est naturel.
De cette doctrine, nous avons perçu comme une indication,
bien indécise encore, en analysant la Physique de Jean
Buridan1; nous allons entendre maître Nicole Oresme l'ex-
poser avec une complaisance marquée.
C'est le célèbre problème de la pluralité des mondes qui lui
donne occasion de le faire.
La théorie du lieu naturel fournissait a Aristote son plus
ferme argument contre la pluralité des mondes. Chaque élé-
ment a un lieu propre unique vers lequel il se meut natu-
rellement lorsqu'il en a été écarté par violence. Si donc des
éléments semblables à ceux de ce monde-ci se trouvaient aussi
hors de lui, ils se précipiteraient naturellement vers les lieux
propres que nous leur connaissons, la terre vers le centre de
notre monde, le feu vers la concavité de l'orbe de notre Lune.
Guillaume d'Ockam s'était élevé avec vivacité contre cet
axiome : A un élément de nature donnée convient un lieu
numériquement un. Il avait tenté de le ruiner par un argu-
ment2 que Nicole Oresme reprend à son compte3. A l'imitation
i. Jean I Buridan (de Bélhune) et Léonard de Vinci, III : Que la théorie du centre de
gravité, enseignée par Albert de Saie, n'est aucunement empruntée à Jean Buridan,
p. 3i.
2. Léonard de Vinci et la pluralité des mondes, IV: La pluralité des mondes et la
toute-puissance de Dieu. Michel Scot; Saint Thomas d'Aquin; Etienne Tempier;
Guillaume d'Ockam (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui Vont lu, X;
seconde série, p. 77).
3. Nicole Oresme, Traité du Ciel et du Monde; liv. I, ch. XVI; ms. cit., fol. i5,
coll. c. et d.
DOMINIQUE 8OT0 BT LA 8COLA8TIQUE PAR18I1 UNI 16g
de oet argument, le futur évêque de Lisieux imagine cette
remarque :
« Et l'on pourroit dire semblablement que se mie porcion
de terre estoit entre deux mondes par équale distance et se elle
se peust deviser, une partie iroit au centre d'un monde et
l'autre au centre de l'autre monde.
» Et se elle ne se pouvoit diviser, elle ne se mouvroit pour
l'indifférence et seroit aussi comme un fer entre deux aymans
équalz et équalement [forts. |
» Et se elle estoit plus près d'un monde que de l'autre, elle
tendroit vers le centre du plus prochain. »
D'ailleurs, au sujet des états d'équilibre qu'il vient de
considérer : équilibre d'une sphère de feu dont le centre serait
au centre du monde, équilibre d'une masse de terre équi-
distante des centres de deux mondes, notre auteur a reconnu
fort clairement qu'ils seraient frappés d'instabilité :
« Je cuide que ce soit vray si le cas estoit tel comme il est
devant mis; mes il ne pourroit par nature estre tel et durer
en tel estât, par les variacions ou altéracions ou autres mouve-
mens qui sont de commun cours; aussi comme une pesante
espée ne pourroit longuement estre en estant sus sa pointe. »
La remarque d'Oresme touchant l'équilibre d'une pierre
également éloignée des centres de deux mondes, Albert de
Saxe l'avait également donnée1, mais à titre de conséquence
arbitraire d'une hypothèse qu'il regardait comme inadmissible;
Léonard de Vinci devait un jour la reprendre2.
Parmi les considérations qu'Oresme développe afin d'énerver
l'argumentation d'Aristote contre la pluralité des mondes,
nous trouvons celles qui composent une théorie nouvelle de
la gravité et de la légèreté; ce sont celles-là que nous allons
maintenant reproduire :
« Il me semble, » dit notre auteur3, « que ces raisons ne
i. Léonard de Vinci et la pluralité des mondes, V: La pluralité des mondes selon
Albert de Saxe (Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui Vont lu, X ;
seconde série, p. 82).
2. Loc. cit. : I. Un texte de Léonard de Vinci (Ibid., pp. 58-5g).
3. Nicole Oresme, Traité du Ciel et du Monde, livre I, ch. XIX; ms. cit., fol. 20,
col. d, et fol. 21, coll. a, b et c.
p. dlhem. 24
37O ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
concludent pas évidemment ; car la première et la plus prin-
cipale est que se plusieurs telz mondes estoient, il s'ensuivroit
que la terre de l'autre monde fust encline a estre meue au
centre de cestui et econverso...
» Pour monstrer que cette conséquence ne est pas néces-
saire, Je di premièrement que combien que haut et baz
soient diz en plusieurs manières, si comme il sera dit ou
second livre, toutefois, quant au propos présent, ils sont dis
en une manière ou resgart de nous, si comme nous disons
que une moitié ou partie du ciel est hault sus nous et l'autre
est bas soubs nous.
» Mes autrement sont dis bas et hault ou regardt des choses
pesantes et des légières, si comme nous disons que les pesantes
tendent en bas et les légières en hault.
» Je di doncques que hault et bas, en ceste seconde ma-
nière, ne sont autre chose fors l'ordenance naturèle des choses
pesantes et des légières, la quelle est telle que les pesantes
toutes, selon ce que il est possible, soient ou milieu des légières
sans déterminer à elles autre lieu immobile...
0 Je di doncques là où seroit une chose pesante et que nulle
légière ne fust coniointe à elle ou à son tout, celle chose
pesante ne se mouvroit, car en tel lieu, ne seroit ne hault ne
bas pour ce que, tel cas estant, l'ordenance dessus dicte ne
seroit pas, ne par conséquent bas ne hault ne seroient pas
illuec
n Et par ce s'ensuit clèrement que se Dieu par sa puissance
créet une porcion de terre, et la metoit ou ciel où sont les
estoilles ou hors le ciel, ceste terre ne auroit quelconque incli-
nacion à estre meue vers le centre de cest monde. Et ainsi
appert que la conséquence de Aristote, devant récitée, ne est
pas nécessaire.
» Après Je di que se Dieu créet un autre monde semblable
à cestui, la terre et les élémens de cel autre monde seroient en
lui si comme en cestui les élémens de lui.
» Mes Aristote conforme sa conséquence par une autre
raison ou XVIIe chapitre, et est telle en sentence : Car toutes
parties de terre tendent à un seul lieu qui est un selon
Iximim.h i BOTO li i\ SC0LABT1QU1 I'Uii-iinm '■'>' I
nombre; ci doncques 1;» terre de L'autre inonde tendroit au
centre de cestui.
» .le respon que cesle raison a pou d aparanee, Considéré ee
(pie dit est maintenant et ce que fu dit ou \\ M* chapitre, cai
vérité est que, en cest monde, une partie de terre ne tent pas
vers un centre et L'autre \ers un autre centre, niez toutes les
choses pesantes de cest monde tendent à estre conjointes en
une masse tellement que le centre [de pesanteur de cesle
masse est uni au centre] de cest monde, et toutes sont un
corps selon nombre, et pour ce ont elles un lieu selon
nombre ; et se une partie de la terre de l'autre monde estoit
en cestui, elle tendroit à estre coniointe à la masse de cestui
et econverso.
» Mes, pour ce, ne s'ensuit il pas que les parties de la terre
ou les choses pesantes de l'autre monde, se il estoit, tendissent
au centre de cestui; car en leur monde, elles feroient une
masse qui seroit un corps selon nombre, et qui auroit un lieu
selon nombre, et seroit ordenée selon hault et bas en la
manière dessus dicte. »
Le principe de cette nouvelle théorie de la pesanteur, Nicole
Oresme l'a formulé avec une parfaite clarté : « L'ordenance
naturèle des choses pesantes et des légières est telle que les
pesantes toutes, selon ce qu'il est possible, soient au milieu
des légières sans déterminer à elles aucun lieu immobile. » Qui ne
voit les conséquences d'un pareil principe ? La pesanteur de
la terre n'exige plus, comme en la Physique d'Aristote, que la
terre demeure immobile au centre du monde; entourée de ses
éléments dont les plus légers enveloppent les plus lourds,
elle peut se mouvoir dans l'espace à la manière d'une planète;
et, d'autre part, rien n'empêche que chaque planète ne soit
formée par une terre grave qu'environnent une eau, un air,
un feu analogue aux nôtres. La doctrine nouvelle permet de
comparer entre elles la terre et les planètes, ce que la théorie
péripatéticienne de la pesanteur interdisait d'une manière
rigoureuse. Aussi l'opinion d'Oresme va-t-elle être adoptée par
tous ceux qui voudront mettre la terre au nombre des pla-
nèlcs; elle va être adoptée par Nicolas de Cues d'abord, par
372 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
Léonard de Vinci ensuite, puis par Copernic, enfin par Gior-
dano Bruno qui en fera une de ses thèses favorites.
D'ailleurs, cette théorie de la pesanteur, si fort opposée à
la théorie péripatéticienne, elle n'est pas nouvelle en Physique;
c'est celle que Platon soutenait au Timée ; et Platon en tirait,
pour le mouvement naturel, une définition bien différente de
celle que devait donner Aristote ; le mouvement naturel, ce n'est
pas le mouvement qui se dirige vers le centre du Monde ou le
mouvement qui s'en éloigne, selon que le mobile est grave
ou léger; c'est le mouvement par lequel un corps tend à
rejoindre l'ensemble de l'élément auquel il appartient et dont
il a été violemment détaché pour être placé au sein d'un élément
d'autre nature; ainsi l'air descend naturellement lorsqu'il est
en la sphère du feu comme il monte naturellement lorsqu'il
est environné d'eau, car, dans les deux cas, il cherche à se
rapprocher de la sphère de l'air; ces deux mouvements
contraires l'un à l'autre, le mouvement centripète et le mou-
vement centrifuge, sont également naturels à l'air ou lui sont
également violents; pour choisir celle des deux épithètes
qu'il convient d'attribuer à l'un d'eux, il faut connaître
le milieu au sein duquel l'air se trouve.
Cette opinion, qui se déduit d'une manière forcée des prin-
cipes posés au Timée, est en formelle contradiction avec la
Physique d'Aristote; car, selon cette Physique, à un corps
simple convient un seul mouvement naturel, toujours circu-
laire, toujours centripète ou toujours centrifuge. Or, cette
opinion, Oresme l'admet pleinement; il l'expose avec soin et
il se plaît à faire ressortir l'opposition qu'elle offre à la théorie
péripatéticienne du mouvement naturel.
Le Doyen du chapitre de Rouen s'exprime en ces termes1 :
« Posé par ymagination que un tuel ou canal de cuivre
ou d'autre matière soit si long que, du centre de la terre,
il ataigne iusques à la fin de la région des élémens, ce est
iusques au ciel.
» Je dis que se ce tuel estoit plain de feu, fors un petit de
aer qui fust par dessus tout au bout de hault, cest aer descen-
1. Nicole Oresme, Traité du Ciel et du Monde, livre I, ch. IV; ms. cit., fol. 5, col. d.
DOMINIQUE 80T0 BT LA BC0LA8TIQU1 PARIBIBlfltl
droit iusques au oentre de la terre, car tOUSJOUTl l<' moins
levier dcsccnl souhs le plus Ir^ier.
» El se ecst tuel estoit plain d'eauc lors que cest tantet de
aer fust près du centre, cet aer monterait iuscj nos au ciel,
car tous jours monte aer en cauenaturclment. Et par ce appert
que aer puet naturelment descendre et monter par le semi-
dyamètre de l'espère des élémens. Et ces deux mouvemens
sont simples et contraires, et doneques un simple corps est
mouvable naturelment par deux simples mouvemens et
contraires.
» Je respons que, par adventure, l'en pourroit dire que le
mouvement de cest tantet de aer, ou cas dessus mis, en descen-
dant est naturel siques à tant que cest aer soit en droit la
région où est le lieu naturel de aer.
» Et après ce , cest aer descent encor en bas par violence
pour ce que le feu, qui est plus légier, le foule et le met
dessoubs soy, et ainsi ceste descendue est partie naturele et
partie violence.
» Semblablement, le mouvement de cest aer en montant en
l'eaue est naturel iusques à tant que il monte du centre de la
terre iusques à la région de l'aer, là où est son lieu naturel.
» Et après ce, il monte par violence pour ce que l'eaue esliève
cest aer et se lance soubz lui par sa pesanteur.
» Et donques toute la descendue de cest aer et toute la
montée, ces deux mouvemens, entant comme ils sont con-
traires, un est naturel et l'autre violent. »
Qu'un corps simple ne puisse prendre naturellement deux
mouvements simples distincts l'un de l'autre, c'était, pour
Aristote, l'une des raisons qui rendaient inadmissible le mou-
vement diurne de la terre. Oresme sait bien que la ruine du
principe entraîne la ruine de la conséquence ; et c'est surtout,
sans doute, pour abattre celle-ci qu'il a sapé celui-là. Voici,
en effet, comment il répond l à l'argument qu'Aristote invo-
quait en faveur de l'immobilité de la terre :
« Au premier argument où il est dit que tout corps simple a
i. Nicole Oresme, Traité du Ciel et du Monde, livre II, ch, XXV; ms. cit., fol. 88,
coll. b et c.
37/i ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
un seul simple movement, ie di que la terre, qui est corps simple
selon soy toute, non a quelconque movement selon Aristote...
)) Et qui diroit qu'un tel corps a un seul movement simple,
non pas selon soy tout, mes selon ses parties, et seulement
quant elles sont hors de leur lieu, contre ce est forte instance de
Taer qui descent quant il est en la région du feu, et monte quant
il est en la région de l'eaue, et ce sont deux simples movemens.
» Et pour ce l'en peut dire moult plus raisonnablement que
chascun corps simple ou ellérnent du monde, excepté par
aventure le souverain ciel1, est meu en son ciel naturelment
de movement circulaire.
» Et si aucune partie de tel corps est hors de son lieu et
de son tout, elle y retorne plus droit qu'elle peut, osté
empeeschement.
» Et ainsy seroit il d'une partie du ciel si elle estoit hors
du ciel.
» Et n'est pas inconvénient que un corps simple selon soy
tout ait un simple movement en son lieu, et autre movement
selon ses parties, en retournant en leur lieu. »
Les mêmes principes de Mécanique ont permis à Nicole
Oresme de soutenir, contre l'opinion d'Aristote, qu'il pourrait
exister plusieurs mondes semblables à celui que forme notre
terre entourée de ses éléments, et que notre terre pourrait
tourner chaque jour sur elle-même; ces principes de Méca-
nique étaient ceux du Timée, qu'une sorte de revanche exhu-
mait du long oubli où le triomphe de la Physique péripaté-
ticienne les avait ensevelis; ils sont ceux que les précurseurs
de Copernic, que Copernic, que les premiers partisans du
réformateur de l'Astronomie invoqueront en faveur de leur
nouveau système; mais nul n'en aura donné avant Oresme,
nul n'en donnera après lui une exposition aussi ferme, aussi
claire, aussi complète que celle dont nous venons de lire des frag-
ments. Oresme n'a pas été seulement précurseur de Copernic
en défendant le mouvement diurne de la terre 2 contre les
1. L'Empyrée immobile.
2. Voir le fragment inportant du Traité du Ciel et du Monde que nous avons publié
dans : Un précurseur français de Copernic : Nicole Oresme (1877) {Revue générale des
Sciences pures et appliquées, i5 nov. 1909).
DOMINIQUE BOTO il i,\ SC0LA8TIQU1 PARISIEN!*]
argumenta péripatéticiens ; il L'a été aussi, et surtout, en formu
Lant une théorie de La pesanteur qui rendît possible la révo-
lution copernioaine. \udacieusement novatrice, car elle impose
des axiomes identiques à la Mécanique des mouvements
0
célestes et à la Mécanique des mouvements sublunaires, celte
théorie sera celle des astronomes de la nouvelle école, jusqu'au
jour où la théorie de la gravitation universelle, proposée pour
la première fois par Kepler, viendra la supplanter.
XVII
Nicole Oresme inventeur de la Géométrie analytique.
Nicole Oresme n'a pas été seulement le précurseur de
Copernic, il a été aussi le précurseur de Descartes et le pré-
curseur de Galilée; il a inventé la Géométrie analytique; il a
établi la loi des espaces qu'un mobile parcourt en un mouve-
ment varié.
Ces deux grandes découvertes sont consignées en un écrit,
rédigé en latin, qu'Oresme nomme lui-même le traité De dijfor-
mitate qualitatum. « Si comme je déclaray autrefois en un
traicté appelé De difformitate qualitatum, » écrit-il en sa traduc-
tion des Politiques d'Aristote1. Cette phrase nous apprend que
le traité en question était ancien déjà en l'an 1371, où Oresme
« translata de latin en françois et glousa » les Politiques, à la
demande et aux frais de Charles V2.
Ce traité, il nous a été donné de l'étudier minutieusement
en l'un des textes manuscrits 3 que possède la Bibliothèque
Nationale.
1. Nicole Oresme, Les Politiques d'Aristote, livre VIII, ch. VIII et ch.XII. Cf. Fran-
cis Meunier, La vie et les ouvrages de Nicole Oresme, pp. 3o-3i.
2. Francis Meunier, Op. laud., p. 17 et p. 87.
3. Bibl. Nat., fonds latin, ms. n° 7371 (autrefois, Golbertinus /j65o). La Biblio-
thèque Nationale possède encore, en son fonds latin, deux autres textes du même
traité. L'un, intitulé De uniformitate et difformitate intentionum, continens très partes
principales, se trouve au manuscrit n° 1 4579 (ancien fonds Saint- Victor, n° 1 1 1). L'autre,
intitulé : De configuratione qualitatum, se trouve au manuscrit n" i458o (ancien fonds
Saint-Victor, n° 100). Nous n'avons pas consulté ces deux textes mentionnés par
F. Meunier, Op. laud., p. 3o.
376 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
A ce texte, une main plus moderne que celle du copiste
a donné ce titre : De latitudinibus formarum ab Oresme • ; ce
titre, dont nous reparlerons au paragraphe XIX, n'est assuré-
ment pas de l'auteur.
La titre véritable est : Tractatus de Jiguratione potentiarum et
mensurarum difformitatum. Il précède une table des quatre-
vingt-douze chapitres en lesquels l'ouvrage se trouve divisé.
Ce titre est lui-même précédé d'un court préambule que
nous transcrivons2 :
« Assit ad inceptam Sancta Maria meum
» Cum ymaginationem veterum de difformitate et uniformitate
intentionum ordinare cepissem, occurerunt mihi quedam alia
que haie proposito sant consona, ut iste tractatus non solum
excitatorie procéder et, sed etiam distinctive; in quo ea, que aliqui
alii soient (?) circa hoc confuse sentire et obscure eloqui ac incon-
venienter aptare, studui dearticulatim et clare tradere et quibus-
dam aliis mater Us utiliter applicare. »
A la fin du XIIIe chapitre de la troisième partie3, Oresme
met, en ces termes, fin à son écrit :
a Multa quidem alia possunt ex predictis inferri. Sed hec,
tanquam quedam elementa, sufficiunt, gracia exercii et exempli.
Et hoc de uniformitate et difformitate dictum sit tantum. Et sic
est finis hujus tractatus. Deo laus. Amen. »
Le copiste, sans doute, éprouvait une grande lassitude
d'avoir transcrit ce traité, car il exprime ainsi sa satisfaction
d'avoir atteint le terme de sa besogne :
u Explicit tractatus magistri Nicholai Oresme de uniformitate
et difformitate intensionum. Deo gratias. Amen. Amen. Qui plus
scribere vult, scribat. Ego nolo plus. »
Le malheureux scribe n'était sans doute pas en état de
comprendre et d'admirer les idées neuves et fécondes qui, en
un ordre parfait, en une admirable clarté, se présentaient tour
à tour au long des pages qu'il grossoyait.
1. Bibl. Nat., fonds latin, ms. n* 7871, fol. 21&, r\
2. Nous avons dû interpréter ou corriger certains mots, les uns illisibles, les
autres dénués de sens.
3. Ms. cit., fol. 266 r\
DOMINIQUE BOTO BT LA SCOLA8TXQUE PARISIENNE '<~~
Oresme a divisé son ouvrage en trois parties principale!
qu'il a ainsi intitulées :
Piuma pars : De figurations et potentiarum uniformitate et
difformitate.
Segunda pars: De Jiguratione potentiarum successivarurn.
Tertia pars : De acquisilione et mensura qualitatis et velocitatis.
Nous n'analyserons pas ici les nombreux chapitres en
lesquels ces trois parties se subdivisent; les problèmes les plus
divers s'y trouvent traités; l'auteur y discute les questions les
plus variées; il y pose les fondements d'une Esthétique musi-
cale; il y argumente contre les principes de l'Astrologie et de
la Magie. Laissant de côté tout ce qui ne concourt pas à notre
objet, nous nous attacherons seulement à ce qui prépare la
découverte que Soto formulera.
Les philosophes qui, depuis Richard de Middleton, admet-
taient que l'accroissement d'une qualité se fait par addition de
parties avaient, pour la plupart, assimilé l'accroissement
d'une qualité à l'augmentation d'une grandeur continue et,
en particulier, d'une longueur. Cette pensée est celle qui va
guider Oresme et servir d'introduction à son système.
« A Fexception des nombres, écrit-il au début de son traité1,
toute chose mesurable doit être imaginée à la manière d'une
quantité continue. Pour la mesurer, il faut imaginer des
points, des surfaces, des lignes; selon l'avis d'Aristote, en
effet, ces objets sont ceux où la mesure ou la proportion se
rencontrent immédiatement; dans les autres objets, la mesure
ou proportion n'est connue que par analogie, en tant que la
raison compare ces objets-ci à ceux-là
» Donc, toute intensité susceptible d'être acquise d'une
manière successive doit être imaginée au moyen d'une ligne
droite élevée verticalement à partir de chaque point de l'espace
ou du sujet qu'affecte cette intensité Quelle que soit la
proportion qui existe entre deux intensités de même espèce,
une proportion semblable doit se retrouver entre les lignes
correspondantes et inversement. De même qu'une ligne est
i. Magistri Nicholai Oresme Tractatus de Jiguratione potentiarum. Pars I, cap. I:
De continuitate intensionis. Bibl. nat., fonds latin, ms. n* 7371, fol. 2i5 ve.
378 ÉTUDES SLR LEONARD DE VINCI
commensurable avec une autre ligne et incommensurable
avec une troisième ligne, ainsi en est-il des intensités; il en
est qui sont commensurables entre elles et d'autres qui sont
incommensurables. »
Les diverses intensités d'une qualité d'espèce donnée peuvent
donc être imaginées comme des longueurs de droites; « elles
peuvent surtout, et de la manière la plus convenable, être
représentées par des droites attachées au sujet et verticalement
élevées à partir de ses divers points. La considération de ces
lignes aide et conduit naturellement à la connaissance de
chaque intensité Des intensités égales sont figurées par des
lignes égales, des intensités doubles l'une de l'autre par des
lignes doubles l'une de l'autre, et ainsi de suite, les intensités
et les lignes procédant toujours suivant le même rapport.
» Et cette représentation s'étend, d'une manière universelle,
à toute intensité imaginable, qu'il s'agisse de l'intensité d'une
qualité active ou d'une qualité non active, que le sujet ou
l'objet affecté tombe ou ne tombe pas sous les sens »
« L'intensité que désigne la ligne en question devrait pro-
prement, » selon l'avis d'Oresme1, « être nommée longueur ou
longitude (longitudo). » Notre auteur appuie cet avis de diverses
raisons. Il ne juge pas convenable de donner à cette intensité
le nom de largeur ou latitude (latitudo). « Beaucoup de théolo-
giens, » remarque- t-il, « parlent de la largeur (latitudo) de la
charité; en effet, par largeur, ils entendent l'intensité, en sorte
que l'on peut avoir une largeur sans longueur. »
Ce n'est donc pas l'intensité (intensio) d'une qualité qu'il
faudrait nommer largeur (latitudo), mais bien l'extension
(extensio) de cette même qualité. « Il convient 2 de nommer
largeur (latitudo) d'une qualité étendue l'extension de cette
qualité ; la dite extension peut être représentée par une ligne
tracée au sein du sujet, ligne en chaque point de laquelle
s'élève perpendiculairement la ligne d'intensité de la même
qualité. Ainsi, comme toute qualité de ce genre a intensité et
1. Oresme, Op. laud., Pars I, cap. II: De latitudine qualitatis. Ms. cit., fol. 216
r* et v.
2. Oresme, Op. laud., Pars I, cap. III : De longitudine qualitatis. Ms. cit., fol. 216
v" et 217 r*.
DOMINIQUE SOTO BT LA 8COLÀ8TIQUE PARISIBHlfl .'»7<)
extension, dont il faut tenir compte pour la mesurer, si Ton
donnée L'intensité le nom de Longueur (longitudo), on donnera
à l'extension, qui est la seconde dimension, Le nom <1<* largeur
(latitude). »
Telles sont les dénominations qu'Oresmc aimerait employer;
mais il remarque que « selon le langage communément usité,
on attribue à l'extension la première dimension, c'est à-dire la
longueur (longitude*), et la largeur (latitudo) à l'intensité. Or
l'imposition de noms différents ou l'impropriété d'une locu-
tion ne fait rien à la réalité; on peut, des deux manières,
exprimer la même chose; je veux donc suivre la commune
mode, de peur qu'une forme de langage inaccoutumée ne
rende moins aisé à comprendre ce que je vais dire. »
Oresme va étudier, tout d'abord, une qualité étendue
suivant une ligne, soit que le sujet affecté par cette qualité soit
en réalité linéaire, soit qu'en un sujet qui présente deux ou
trois dimensions, il trace une ligne, et qu'il se propose d'étu-
dier l'intensité de la qualité aux divers points de cette ligne.
A une telle qualité, étendue seulement suivant une ligne, il
donne le nom de qualité linéaire (qualitas linealis)1.
Pour la représenter, il portera, sur une droite horizontale,
une longueur ou longitude (longitudo) égale à ïextensio; en
chaque point de cette droite, il élèvera une verticale dont la
hauteur (altitudo vel latitudo) sera proportionnelle à l'intensité
(intensio) de la qualité au point correspondant du corps. Il
obtiendra ainsi une figure géométrique dont les propriétés
correspondront exactement aux propriétés de la qualité qu'il
s'agit d'étudier. Mais, par ce mode de représentation, l'étude
de cette qualité sera rendue singulièrement plus aisée; les
propriétés « en seront examinées plus clairement et plus faci-
lement, dès là que quelque chose qui leur est semblable est
dessiné en une figure plane, et que cette chose, rendue claire
par un exemple visible, est saisie rapidement et parfaitement
par l'imagination... Car l'imagination des figures aide grande-
ment à la connaissance des choses mêmes. »
i. Oresme, Op. laud., Pars I, cap. IV: De quantitate qualitatis. Ms. cit., fol. 217
r* et v".
380 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Il est impossible de formuler plus exactement qu'Oresme
ne l'a fait le principe des représentations graphiques fondé
sur l'emploi des coordonnées rectangulaires, ni de mieux
marquer l'extrême commodité de telles représentations.
Toute qualité linéaire sera ainsi représentée par une figure
plane ; inversement, toute figure plane bornée supérieurement
par une ligne dont aucun point ne se projette hors de la base1
peut représenter une qualité linéaire. L'étude géométrique des
dispositions que peut affecter une semblable figure permettra
de classer les diverses manières dont se peut comporter l'in-
tensité d'une qualité.
Procédant, en cette étude, du simple au composé, Oresme
rencontre d'abord2 le cas où la figure qui représente la qualité
est un triangle rectangle et où la longitude est un côté de
l'angle droit. La qualité que représente un tel triangle « est
communément nommée qualité uniformément difforme ter-
minée à une intensité nulle. — Qualitas uniformiter dijformis
lerminata in intensione ad non gradum. »
Tout autre triangle3 représente l'ensemble de deux telles
qualités de même espèce qui se succèdent l'une à l'autre.
Un rectangle^ figure une qualité dont l'intensité est la même
en tous les points de la ligne qui lui sert d'extension. « Une telle
qualité est dite uniforme (uniformis) ou d'intensité égale en
toutes ses parties. »
Si la figure représentative est un trapèze dont les deux
bases sont les deux perpendiculaires élevées à la longitude en
ses deux points extrêmes, la qualité correspondante « est dite
qualité uniformément difforme terminée de part et d'autre
à un certain degré — Qualitas uniformiter dijformis utrinque
terminata ad gradum ».
« Toute autre qualité linéaire est dite difformément difforme
i. Oresme, Op. laud., Pars I, cap. V: De figuratione qualitatis. Ms. cit.,
fol. 218 r°.
2. Oresme, Op. laud., Pars I, cap. VIII : De qualitate trianguli rectanguli. Ms. cit.,
fol. 219 r* et V.
3. Oresme, Op, laud., Pars I, cap. IX: De qualitate aliter triangulari. Ms. cit.,
fol. 220 r*.
U. Oresme, Op. laud., Pars I, cap. X: De qualitate quadrangulari. Ms. cit.,
fol. 220 V. r M£^
DOMINIQUE BOTO BT LA SC0LA8T1QUE PARISIENNE 38l
(diJJorrnUer dijjormis)1 . »> Mais en la multitude de ces qualité!
uniformément difformes, Oresme cherche à introduire an
certain ordre. Toutefois, le choix du principe qui \a servir
à établir cette classification suppose que l 'on ait au préalable
examiné une certaine difficulté; en cet examen, le sens logique
de l'auteur va nous apparaître singulièrement sûr et affiné.
«Toute qualité linéaire, dit-il3, peut être représentée par
une figure élevée perpendiculairement sur la ligne qui lui
sert d'extension, pourvu que la hauteur de la figure soit
proportionnelle à l'intensité de la qualité. Une figure élevée
sur la ligne informée par la qualité est dite proportionnelle
en hauteur à l'intensité de la qualité lorsque toute droite
élevée, en un point de la base, perpendiculairement à cette
base, et prolongée jusqu'à la ligne qui termine supérieurement
la figure, a une hauteur proportionnelle à l'intensité de la
qualité qui affecte le même point...
» Mais, sur une même ligne AB, on peut élever plusieurs
figures planes qui soient, en hauteur, proportionnelles les
unes aux autres, et qui soient les unes plus grandes et les
autres plus petites... 11 en résulte que la même qualité de
la ligne A B peut être indifféremment représentée par l'une
quelconque de ces figures.
» Toutefois, si cette qualité a été représentée à l'aide de l'une
des figures dont il s'agit, tant que l'on gardera cette repré-
sentation, une qualité dont l'intensité sera analogue à celle
de la première, mais sera partout double de cette première
intensité, sera représentée par une figure analogue à la précé-
dente, mais deux fois plus haute; en quelque rapport que la
seconde qualité soit plus petite ou plus grande que la première,
en ce même rapport sera la hauteur de la seconde figure à la
hauteur de la première.
» Néanmoins, au début, la première qualité eût pu être
représentée par une figure plus grande ou plus petite en telle
proportion que l'on eût voulu choisir; ces diverses figures
i. Oresme, Op. laud., Pars I, cap. XI : De qualitate uniformi et difformi. Ms. cit.,
fol. 220 v*.
2. Oresme, Op. laud., Pars I, cap. VII: De figurarum coaptatione. Ms. cit.,
fol. 218 V et fol. 219 r°.
38a ETUDES SUR LEONARD DE VIïVCl
eussent pu être prises inégales en grandeur et dissemblables
d'aspect; mais elles eussent été, les unes aux autres, propor-
tionnelles en hauteur. »
En langage moderne, nous traduisons ce passage en disant
que la longueur par laquelle l'unité d'intensité sera représentée
peut être choisie arbitrairement; que, par conséquent, une
même qualité peut être représentée par une infinité de figures
distinctes ; que toutes ces figures peuvent se déduire de l'une
d'entre elles par une opération qui laisse les abscisses inva-
riables et multiplie toutes les ordonnées par un même nombre
arbitraire.
Pour qu'une propriété de la figure qui représente une
qualité puisse être regardée comme une propriété de cette
qualité même, il faut que cette propriété demeure invariable
lorsque la figure éprouve la transformation que nous venons
de définir.
C'est ce que Maître Nicole Oresme a vu avec une parfaite
lucidité; avant de conclure d'une propriété de la figure repré-
sentative à une propriété de la qualité même, il a toujours soin
de s'assurer que la première propriété est caractère invariant
en la transformation par multiplication des ordonnées.
Par exemple, il ne déclare pas d'emblée que le fait d'être
représentée par un triangle rectangle dont l'angle droit a la
longitude pour côté, caractérise une certaine manière d'être
de la qualité, celle que désigneront les mots : qualité unifor-
mément difforme terminée à une intensité nulle. Il commence
par établir1 que « toute qualité représentable par un triangle
rectangle dont l'angle droit a la longitude pour côté, peut être
représentée par tout autre triangle rectangle qui aurait un
angle droit placé de même, et ne peut être représentée par
aucune autre figure ». Il raisonne de même2 avant de définir
la qualité uniforme.
Il est des propriétés géométriques qui ne demeurent pas
invariables en l'opération qui augmente ou diminue toutes les
i. Oresme, Op. laud., Pars I, cap. VIII : De qualitate trianguli rectanguli. Ms. cit.,
fol. 219 r'*
2. Oresme, Op. laud., Pars I, cap. X : De qualitate quadrangulari. Ms. cit.,
fol. 220 v".
DOMINIQUE BOTO Kl i.a RCOL ASTIQUE PARtSlENNB
ordonnées dans un môme rapport ; cei propriétés-là ne peu-
vent figurer une propriété de la qualité représentée.
Supposons, par exemple «, qu'une qualité ait été représentée
par un demi cercle dont le diamètre figure la ligne que cette
qualité affecte. On pourra également représenter cette même
qualité par une ligure plus haute que ce demi cercle, el plus
haute en telle proportion que l'on voudra, ou bien par une
figure moins haute, et moins haute en telle proportion que
l'on voudra.
Ces figures obtenues en augmentant ou en diminuant dans
un certain rapport fixe toutes les ordonnées d'une demi-
circonférence sont des demi-ellipses. Oresme n'était pas assez
géomètre pour découvrir cette vérité; il n'a osé énoncer et
prouver qu'une proposition moins complète : « La figure,
moins haute que la demi -circonférence, par laquelle cette
qualité peut être représentée, est-elle un arc de cercle? Je
laisse ce point à discuter. Mais je dis qu'elle ne peut être
représentée par aucune figure plus haute que le demi-cercle
et qui soit une portion de cercle. »
Cette proposition suffît cependant à justifier la conclusion
que formule notre auteur : « La courbe qui termine cette
figure plus élevée n'est pas circulaire et, toutefois, elle termine
une figure qui est proportionnelle en hauteur à celle que
termine une demi -circonférence; ainsi, deux figures dont
l'une a une courbure circulaire et l'autre une courbure non
circulaire peuvent être proportionnelles l'une à l'autre en
hauteur. »
Le fait d'être figurée par une ligne qui est une portion
de cercle n'est donc pas un caractère intrinsèque de la qualité
étudiée. Oresme n'y fera pas appel pour classer les qualités
difïbrmément difformes.
La difformité difforme simple (simplex difformis difformitas)
sera caractérisée 2 par ce fait que la ligne figurative est formée
par une seule ligne courbe qui, en tout son parcours, tourne
i. Oresme, Op. laud., Pars I, cap. XIV : De simplici difformiter difformi. Ms. cit.,
fol. 323 v° et fol. 223 r\
3. Oresme, Op. laud., Pars I, cap. XV : De quatuor generibus difformiter
difformis. Ms. cit., fol. 223 r° et v\
384 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
sa convexité dans le même sens. Convexe ou concave, cette
ligne peut être rationnelle, c'est-à-dire circulaire, ou irra-
tionnelle, c'est-à-dire non circulaire; mais une même qualité
peut être représentée indifféremment soit par une ligne
rationnelle, soit par une ligne irrationnelle.
Si, laissant de côté les propriétés intrinsèques de la qualité,
nous considérons seulement les propriétés géométriques de
la représentation figurée, nous avons à distinguer quatre
genres de difformités difformes simples :
La difformité rationnelle convexe,
La difformité rationnelle concave,
La difformité irrationnelle convexe,
La difformité irrationnelle concave.
Si nous y joignons » :
L'uniformité,
La difformité uniforme,
nous voyons que les figurations simples sont au nombre
de six.
Mais nous pouvons obtenir des figurations composées, en
chacune desquelles se suivent deux ou plusieurs figurations
simples.
Ces figurations composées, Oresme les classe en espèces
d'autant plus complexes qu'il faut, pour les former, emprunter
des figurations simples à des genres plus nombreux. Ainsi
chacune des espèces les moins complexes sera formée au
moyen de figurations simples empruntées toutes au même
genre ; pour former une figuration dont l'espèce appartienne
au second degré de complexité, il faudra employer des figu-
rations simples de deux genres différents; et ainsi de suite.
« Dès lors, par les règles de l'Arithmétique, il en résulte ceci :
De chaque genre simple pris isolément, on peut effectuer une
et une seule combinaison et composition, ce qui nous donne
6 espèces de difformité difforme composée. Au moyen des
genres simples pris deux à deux, il se forme des combinaisons
et espèces composées jusqu'à i5. De ces genres pris trois
i. Oresme, Op. laud., Pars I, cap. XVI : De difformitate composita et qualitatc
hujusmodi secundum species. Ms. cit., fol. aa3 v° et 22U r°.
DOMINIQUE soin i: i i.a BG0LA8TIQ1 B i'AIiimiwi 385
h trois, il en naît ao. Des genres simples pris quatre à quatre,
il en naît i5. De ces genres pris cinq ;» cinq, il <'n résulte 6
Enfin, do tous ces genres pris ensemble, il en résulte «nie,
seule. Nous avons donc, en somme, 02 espèees de difformités
difformes composées. »
On le voit, au temps d'Oresme, la formule relative au nom-
bre des combinaisons était regardée comme une règle courante
d'Arithmétique !.
Jusqu'ici, nous avons vu Nicole Oresme étudier comment on
peut représenter graphiquement, à l'aide de deux coordonnées
rectangulaires, la longitude et la latitude, les variations d'une
propriété mesurable; mais rien, dans ce que nous avons cité,
ne permet de dire qu'il ait entrevu la Géométrie analytique,
qu'il ait compris l'équivalence qui fait correspondre l'une à
l'autre une certaine représentation graphique et une certaine
relation algébrique entre les valeurs simultanément variables
de la longitude et de la latitude. Pour parvenir au point d'où cet
aperçu peut être saisi, un nouveau progrès est nécessaire.
Que notre auteur ait au moins fait les premiers pas dans
cette voie, il est, croyons-nous, difficile de le nier, après avoir
lu les lignes suivantes % qui viennent aussitôt après les défini-
tions géométriques des termes : uniforme, uniformément
difforme :
« Les dites variations des intensités ne sauraient être mieux,
ni plus clairement, ni plus facilement expliquées et notées
que par de semblables imaginations, rapports et figures; on en
peut donner, toutefois, d'autres descriptions ou notifications
qui, d'ailleurs, sont également connues par les figures que
l'on imagine de la sorte. Ainsi, on peut dire que la qualité
1. Marsile d'Inghen était seulement de quelques années plus jeune que Nicole
Oresme. Or, dans ses questions sur le De generatione, Marsile d'Inghen donne la règle
qui fait connaître le nombre des combinaisons d'un certain nombre de termes deux
à deux : Tôt sunt combinationes terminorum... quanta est medietas numeri qui surgit ex
multitudine numeri terminorum in numerum immédiate precedentem. Il démontre cette
règle exactement comme nous le faisons aujourd'hui. (Egidius cum Marsilio et
Alberto de generatione. Golophon : Impressum venetiis mandato et expensis Nobilis
viri Luceantonii de giunta llorentini. Anno domini i5i8 die 12 mensis Februarii.
Questiones clarissimi philosophi Marsilii inguen super libris de generatione et corruptione.
Lib. IT, queest. XII, fol. 116, coll. c et d).
3. Oresme, Op. laud., Pars I, cap. XI : De qualitate uniformi et difformi. Ms. cit.,
fol. 220 v* et fol. 22i r°.
P. Dl HKM. 25
386 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
uniforme est celle qui est également intense en toutes les
parties du sujet ; que la qualité uniformément difforme est
telle que, trois points quelconques [du sujet] étant donnés,
le rapport de la distance entre le premier et le second à la
distance entre le second et le troisième est comme le rapport
de l'excès d'intensité du premier sur le second à l'excès
d'intensité du second sur le troisième1. » Et notre auteur
démontre que la représentation géométrique de l'intensité
uniformément difforme exige, en effet, qu'elle soit douée de
cette propriété.
Traduisons en langage moderne la proposition formulée
et démontrée par Oresme ; la traduction n'en peut être que
celle-ci :
Il revient au même de dire : L'intensité que l'on mesure
varie avec l'extension, de manière à être représentée par une
ligne droite inclinée sur l'axe des longitudes ou abscisses.
— Ou bien de dire : Étant donnés trois points quelconques
M,, M„ M8, dont xt, #8, xz sont les longitudes ou abscisses, et
yt, y„ y, les latitudes ou ordonnées, on a sans cesse l'égalité
g, — a?i yi — y«
xt — xz y, — y8 '
Et qu'est-ce là, sinon la mise en équation de la ligne droite,
sous une des formes les plus usitées en notre moderne Géo-
métrie analytique? N'est- il donc pas juste de dire que la
Géométrie analytique à deux dimensions a été créée par
Oresme?
Il a été plus loin; il a conçu également la possibilité
d'étendre aux figures tracées dans l'espace ce qu'il avait dit
des figures planes.
i. Vu le grand intérêt que ce passage nous paraît offrir, nous en donnons ici
le texte latin, tel qu'il est dans le manuscrit:
« Predicte differentie intentionum non melius nec clarius nec facilius declarari vel notari
possunt quam per taies ymaginationes et relationes et figuras, quamvis quedam alie
descriptiones seu notijîcationes dari possunt que etiam per hujusmodi figurarurn ymagina-
tiones sunt note. Ut si diceretur : qualitas uniformis est que in omnibus partibus subjecti
est equaliter intensa, qualitas vero uniformiter difformis est cujus omnium trium puncto-
rum proportio distantie inter primum et secundum ad distantiam inter secundum et
tertium est sicut proportio excessus primi super secundum ad excessum secundi super
tertium in intentione. »
DOMINIQUE SOTO ET LA SCOLA8TIQU1 PARISIEN!!] 387
Au Lieu de tracer seulement une ligne, dam le sujet, on >
peut tracer une surface, par exemple une surface plane, et
étudier la qualité qui Informe chacun des points de cette
surface; on aura ainsi affaire non plus à une qualité Linéaire,
mais à une qualité superficielle1.
L'intensité de la qualité sera représentée par une droite
perpendiculaire à la surface informée'; pour imaginer de
quelle manière cette intensité varie d'un point à l'autre de La
surface en question, on aura à considérer une figure géomé-
trique à trois dimensions.
Aux qualités superficielles ainsi représentées, on peut
étendre ce qui a été dit des qualités linéaires. « De même que,
parmi les qualités linéaires, on rencontre une qualité uniforme,
une qualité uniformément difforme, une qualité difformément
difforme, et cela de bien des manières différentes, ainsi en
est-il, de toute semblable façon, des qualités superficielles.
De même qu'une qualité linéaire uniforme est représentée
par un rectangle, de même une qualité superficielle uniforme
sera représentée par un corps qui présente huit trièdres
trirectangles (angulos rectos corporeos); cette qualité, tout
en demeurant la même, peut être représentée par un corps
plus ou moins haut, selon ce qui a été dit de la qualité
linéaire
n Ce qui a été dit de la qualité linéaire uniforme ou difforme
peut être répété de la qualité superficielle. Semblablement, en
effet, la sommité de la figure qui représente une qualité uni-
forme est une surface parallèle à la base tracée dans le sujet,
base que l'on a imaginée plane. La sommité de la figure à l'aide
de laquelle on imagine une qualité uniformément difforme est
une surface plane non parallèle à la base. La sommité de la
figure qui représente une qualité difformément difforme est
une surface courbe, ou bien est composée de surfaces qui se
coupent sous certains angles. »
Mais la qualité superficielle n'épuise pas notre notion de
î. Oresme, Op. laud., Pars I, cap. IV : De quantitate qualitatis. Ms. cit., fol. 217 v".
3. Oresme, Op. laud.. Pars I, cap. XVII : Dequalitate superficialis. Ms. cit., fol. 22k v°
et aa5 r°.
388 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
qualité. Le sujet informé par cette qualité n'est, dans la réalité,
ni une ligne, ni une surface, mais bien un corps ; c'est donc
à une qualité corporelle que nous avons toujours affaire.
Oresme, assurément, souhaiterait1 que l'on pût imaginer une
quatrième dimension de l'espace, afin que l'on pût étendre
aux qualités corporelles le mode de représentation qu'il a
employé pour les qualités linéaires et superficielles :
« La qualité superficielle est représentée par un corps, et il
n'existe pas de quatrième dimension; on ne saurait même en
imaginer une. Néanmoins, il faut concevoir la qualité corpo-
relle comme ayant une double corporéité; elle en a une véri-
table, par l'effet de l'extension du sujet, extension qui a lieu
suivant toutes les dimensions; mais elle en a aussi une autre,
qui est seulement imaginée; elle provient de l'intensité de la
qualité, qualité qui se trouve répétée une infinité de fois par la
multitude des surfaces que l'on peut tracer au sein du sujet. »
On préciserait sans doute la pensée d'Oresme beaucoup plus
qu'il n'eût été en état de le faire, mais il semble qu'on ne la
fausserait pas, en l'exprimant ainsi: Le sujet lui-même, et
chacun des solides que Ton obtient en représentant la qualité
superficielle de l'une des surfaces, en nombre infini, que l'on
peut tracer au sein du sujet, sont autant de figures à trois
dimensions tracées dans un même espace, purement idéal, à
quatre dimensions.
XVIII
Gomment Nicole Oresme a établi la loi du mouvement
uniformément varié.
Non seulement Nicole Oresme a devancé Copernic en soute-
nant contre la Physique péripatéticienne la possibilité du
mouvement diurne de la Terre; non seulement il a précédé
Descartes en faisant usage de représentations géométriques
i. Oresme, Op. laud., Parsl, cap. IV: De quantitate qualitatum. Ms. cit., fol. 217 V*
et fol. a 18 r\
DOMINIQUE soi'o BT LA SCOLAJTIQUB i*aiusii;\ni: 38û
obtenues à l'aide de coordonnées rectangulaires ;« deux ou
à Mois dimensions, et en établissant l'équation de la ligne
droite; il a encore fait une découverte que l'on attribue
communément à Galilée: il a reconnu la loi suivant laquelle
croît, avec le temps, la longueur parcourue par un mobile
qu'entraîne un mouvement uniformément varié; c'est cette
dernière partie de son œuvre qui va maintenant retenir notre
attention.
La seconde partie du Tractatus de dijformltate qualitatum a
pour titre: De figuratione et potentiarum successivarum uni/or
mitate et difformitale . C'est à l'étude des vitesses que cette partie
du traité est spécialement consacrée.
Les principes de Cinématique dont Oresme se réclame ne
diffèrent pas de ceux qu'Albert de Saxe a posés en son Tractatus
proportionum et en ses Quœstiones in libros de Cœlo et Mundo,
deux ouvrages qui, sûrement, furent à peu près contemporains
du Tractatus de difformitate qualitatum, soit qu'ils l'eussent
précédé, soit qu'ils l'eussent suivi.
Après Walter Burley, et presque exactement dans les termes
qu'a employés Albert de Saxe, Oresme nous apprend l que le
mouvement a deux sortes d'extensions, dont l'une dépend de
la distribution de la vitesse aux divers points du sujet, c'est-à-
dire du mobile, et l'autre du changement de la vitesse au
cours du temps. Comme Albert de Saxe, il voudrait que les
épithètes : uniforme, difforme, servissent exclusivement à
caractériser la distribution qu'affecte la vitesse au sein du
sujet, tandis que les qualificatifs : régulier, irrégulier, indi-
queraient de quelle manière les valeurs de la vitesse se
succèdent dans le temps. Mais il observe qu'il est d'usage
d'employer les mots uniforme et difforme même pour dési-
gner la régularité et l'irrégularité dans le temps, et il déclare
qu'il se conformera à cet usage.
Notre auteur se demande ensuite2 de quelle manière on
doit, en chaque espèce de mouvement, définir la grandeur de
i. Oresme. Op. laud., Pars II, cap. I: De difformitate motus. Ms. cit., fol. 336 r°.
a. Oresme, Op. laud., Pars II, cap. III : De quantitate velocitatis; cap. IV: De
diversis modis velocitatis. Ms. cit., fol. 237 r° et fol. a38 r\
3gO ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
la vitesse ; la vitesse du mouvement local, la vitesse angulaire
de rotation, la vitesse de descente, la vitesse de dilatation ou de
contraction, la vitesse d'altération sont successivement consi-
dérées et déterminées exactement comme elles le sont au
Tractatus proportionum d'Albert de Saxe ; ici et là, les mêmes
pensées se trouvent proposées, et éclaircies au moyen des
mêmes exemples.
Sans nous attarder à reproduire des considérations qui nous
sont déjà connues, indiquons seulement une précision intro-
duite par Oresme en la définition de la vitesse du mouvement
local.
Il dit d'abord «, comme Albert de Saxe: « Dans le mouve-
ment local, un degré de mouvement (motus) ou de vitesse (velo-
citas) est d'autant plus grand on plus intense que le mobile
parcourt un plus grand espace ou une plus grande distance
en un temps égal. » Mais cette définition devient insuffisante
pour déterminer ce que l'on doit appeler vitesse à chaque
instant, en un mouvement dont la vitesse change d'un instant
à l'autre; il convient alors de la compléter en ajoutant ce
membre de phrase : En supposant que, pendant tout ce
temps, le mobile continue à se mouvoir avec la vitesse qu'il
avait à cet instant. Cette addition, notre auteur ne la formule
pas en général; mais elle est bien dans sa pensée, et il lui
arrive de l'expliciter : « Le degré de la vitesse de descente. »
dit-il2 « est d'autant plus grand qu'en un temps égal, le sujet
mobile descend davantage ou qu'il descendrait davantage
si le mouvement continuait simplement (magis descendit vel des-
cenderet si continuaretur simpliciter). »
Ce qu'Oresme ajoute à la Cinématique d'Albert de Saxe, c'est
l'emploi des coordonnées. Comment les coordonnées rectan-
gulaires devront être employées en une telle étude, il le dit
avec son habituelle clarté, au début de la seconde partie de
son traité3 :
a On peut imaginer les deux extensions à la façon de deux
i. Oresme, Op. laud., Pars 11, cap. III. Ms. cit., fol. 237 r°.
2. Oresme, Op. laud., Pars II, cap. IV. Ms. cit., fol. 237 v°.
3. Oresme, Op. laud., Pars II, cap. I : De difformitate motus. Ms. cit., fol. 236 r*.
DOMINIQUE soin i:r i,\ BG0LA8TIQUE iuuminm ?>()i
droites qui se couperaient orthogonalement, <*m sorte que
L'extension relative au sujei sciait appelée latitude; L'intensité
du mouveinoiii. pourrait alors être nommée altitude en un
poinl (aliitudo localis) du mouvement f///.o/^ ou <I<; la vitesse
(velocitas).
» Mais selon ce qui a été dit au troisième chapitre de la pre-
mière partie, la vitesse considérée dans le temps est commu-
nément appelée latitude; alors chacune des deux extensions,
lorsqu'on la comparera avec l'intensité, pourra être nommée
longitude; ainsi, la vitesse aura une double longitude comme
elle a une double extension.
» En chacune de ces deux extensions, l'intensité de la vitesse
pourra varier selon des modes multiples ; comme la difformité
naît de ce que l'intensité peut se distribuer de manière variée
suivant l'extension, il en résulte que le mouvement ou vitesse
peut présenter deux sortes de difformités et aussi deux sortes
d'uniformités. »
Il est clair, dès lors, qu'à chacune des deux sortes de
difformités dont la vitesse est susceptible, on pourra appliquer1
toutes les dénominations, tous les procédés de classification
dont on a usé, d'une manière générale, pour des intensités
quelconques ; aussi bien par rapport à la durée que par rapport
à l'extension, la vitesse pourra être uniformément difforme
ou difformément difforme ; elle pourra commencer ou non au
degré nul.
En une qualité quelconque, aussi bien qu'en un mouve-
ment, Oresme ne se borne pas à considérer l'extension, figurée
par la longitude, et l'intensité, figurée parla latitude; il étudie,
en outre, ce qu'il nomme la quantité totale (quantitas totalis)2
ou la mesure (mensura). Cette mesure est l'un des principaux
sujets de la troisième partie du traité, partie qui a pour titre :
De acquisitione et mensura qualitatis et velocitatis.
« D'une manière universelle, » dit Oresme3, « la mesure ou
i. Oresme, Op. laud., Pars II, cap. VI : De difformitate velocitatis per partes quan-
titativas. Ms. cit., fol. 238 v°.
2. Oresme, Op. laud., Pars II, cap. III : De quantitate velocitatis. Ms. cit., fol. 237 r<\
3. Oresme, Op. laud., Pars III, cap. V: De mensura qualitatum uniformarum et
velocitatum. Ms. cit., fol. 261 r°.
392 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
le rapport de deux qualités, ou bien encore de deux vitesses,
est égal au rapport des deux figures, comparables entre elles
(ad invicem comparatse) , par lesquelles elles sont représentées.
Je dis : comparables entre elles, à cause d'une remarque qui
a été faite au chapitre septième de la première partie. » Cette
remarque, que nous avons analysée en son temps, nous
montre ce qu'Oresme entend par figures comparables; ce sont
des figures où des intensités égales d'une qualité de même
espèce sont représentées par une même longueur.
Le contexte se charge également de nous apprendre ce que
l'on doit entendre par rapport de deux figures ; c'est le rapport
des aires de ces deux figures si elles sont planes, de leurs
volumes si elles sont solides.
De la définition qui vient d'être donnée, se tire immédia-
tement le corollaire suivant : Les mesures de deux qualités
uniformes ont pour rapport le produit du rapport des exten-
sions par le rapport des intensités. « En la susdite mesure*, il
faut toujours prendre l'extension totale de la qualité, que cette
qualité soit linéaire, superficielle ou même corporelle. Il en
faut dire autant de la mesure de la vitesse, si ce n'est que,
par extension, il faut alors entendre le temps pendant
lequel dure cette vitesse, et par intensité, le degré de vitesse...
Par exemple, une vitesse uniforme qui dure pendant trois
jours est égale à une vitesse trois fois plus intense qui dure
pendant un seul jour. »
En ce cas où la vitesse est uniforme, la mesure ou quantité
de la vitesse, telle qu'Oresme vient de la définir, se confond
évidemment avec la longueur que le point mobile a parcourue
pendant le temps qui remplace ici l'extension. La vérité de
la même proposition se manifeste non moins clairement à
notre auteur en d'autres cas où le mouvement, sans être uni-
forme, est une succession de mouvements uniformes. C'est
ce qui a lieu dans un problème qu'il résout par une démons-
tration géométrique fort élégante2.
1. Oresme, Op. laud., Pars III, cap. VI : Adhuc de eodem. Ms. cit., fol. 261 V.
2. Oresme, Op. laud., Pars III, cap. VIII : De mensura et extensione in infinitum
quarundam qualitatum. Ms. cit., fol. 262 v° et fol. 263 r°.
DOMINIQUE BOTO BT LA SC0LA8TIQ1 B PAitisn.wi
Prenons La Longitude (rime figure qui représente une qualité
linéaire et, selon le Langage usité au Moyen Âge, divisons la
en parties proportionnelles. Pour cela, nous l;i partageons
d'abord en deux moitiés, la seconde moitié est ensuite divisée
en deux quarts, le dernier quart en deux huitièmes et ainsi
de suite. La longitude se trouve formée d'une suite de seg
menls mis bout à bout, et les longueurs de ces segments
forment une progression géométrique de raison |" Ce sont les
parties proportionnelles de la longitude.
On suppose que la première partie proportionnelle est
affectée par une qualité uniforme d'une certaine intensité; que
la seconde partie proportionnelle est affectée d'une qualité
uniforme de même espèce et d'intensité double; que la troi-
sième est affectée d'une qualité uniforme trois fois plus intense
que la première, etc. Les intensités des qualités uniformes qui
affectent les parties proportionnelles successives sont entre
elles comme les divers nombres entiers.
La figure représentative est formée par une suite de rectan-
gles de plus en plus étroits et de plus en plus élevés. Bien que
les hauteurs de ces rectangles croissent au delà de toute limite,
la somme de leurs aires demeure limitée; elle est quadruple
de l'aire du premier de ces rectangles.
Oresme applique aussitôt ce théorème au cas où la qualité
est remplacée par une vitesse : « Si un certain temps avait été
ainsi divisé en parties proportionnelles ; qu'en la première
partie de ce temps, un certain mobile se mût avec une certaine
vitesse; qu'en la seconde, il se mût deux fois plus vite, en la
troisième trois fois plus vite, et ainsi de suite, la vitesse
croissant toujours de même, cette vitesse serait exactement
quadruple de la hauteur de la première partie; en sorte qu'en
l'heure entière, ce mobile parcourrait un chemin quadruple
exactement de celui qu'il a parcouru en la première partie
proportionnelle, c'est-à-dire en la première demi-heure; si,
par exemple, en cette première partie proportionnelle, il a
parcouru une longueur d'un pied, pendant le reste du temps,
il parcourra trois pieds, et pendant la durée tout entière, il
parcourra quatre pieds. »
3g4 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
En ce cas, la définition qu'Oresme donnait de l'intensité de
la vitesse suffisait à lui prouver que l'aire de la figure représen-
tative mesurait la longueur décrite par le point mobile.
Savait-il qu'il en est de même en général? Pour qu'il le pût
démontrer, il eût fallu qu'il possédât une définition précise de
la vitesse instantanée, qu'il eût acquis les notions de dérivée
et d'intégrale. Assurément, une telle démonstration passait de
beaucoup les moyens que lui fournissait sa connaissance très
rudimentaire des Mathématiques. Mais incapable de démontrer
une telle proposition, en avait-il intuitivement reconnu la
vérité? Nous ne trouvons, en son traité, aucune phrase qui
l'affirme explicitement. Il semble, toutefois, que ce silence
résulte non pas d'un doute où l'auteur serait demeuré, mais
bien d'une parfaite assurance en l'exactitude de la proposition
qu'il sous-entend. Il ne dit pas que l'aire de la figure représen-
tative mesure, en toutes circonstances, le chemin parcouru par
le mobile parce qu'il pense que cela va de soi. Nous trouverons,
d'ailleurs, dans un instant, un passage qui suppose clairement
cette interprétation. Nous verrons, aussi, que beaucoup des
disciples d'Oresme et de ses commentateurs ont interprété de
la sorte la pensée du maître, et sans songer même que l'on pût
l'interpréter autrement.
Il importait que cette interprétation fût signalée, car elle
donne toute sa valeur au passage que nous allons maintenant
traduire1 :
« Toute qualité uniformément difforme a même quantité que
si elle informait uniformément le même sujet selon le degré
du point milieu (Omnis qualitas, si faerit uniformiter difformis,
secundum gradum puncti medii ipsa est tanta quanta qualitas
ejusdem subjecti). En disant: selon le degré du point milieu, je
sous-entends : si la qualité est linéaire; si elle est superficielle,
il faudra dire : selon le degré de la ligne moyenne
» Nous démontrerons cette proposition pour une qualité
linéaire.
» Soit donc une qualité qui puisse être représentée par un
1. Oresme, Op. laud., Pars III, cap. VII: Do mensura qualitatum et velocitatum
difformarum. Ms. cit., fol. 2G2 r" et v°.
DOMINIQUE soin i;i i. \ BCOL ASTIQUE PARISIBNïll
triangle A BC (Jlg. 1); c'esl une qualité uniformément difforme
qui, au point B, se termine au degré nul; soi! I) le point
milieu de la Ligne qui représente le sujet (subjectiva linea);
te degré ou L'intensité qui affecte ce point est figuré par la
ligne DE. La qualité qui aurait partout le degré ainsi désigné
est représentable par le quadri-
latère AFGB, ainsi qu'il résulte
du chapitre X de la première
partie. Mais par la XXVIe propo-
sition du premier livre d'Euclide,
les deux triangles EFG et EGB
sont égaux. Le triangle qui repré-
sente la qualité uniformément difforme et le quadrilatère AFG 4
qui représente la qualité uniforme selon le degré du point
moyen sont donc égaux entre eux; les deux qualités qui sont
imaginables l'une par le triangle et l'autre par le quadrilatère
sont aussi égales entre elles ; et c'est ce qu'on se proposait de
démontrer.
» On raisonne de la même manière au sujet d'une qualité
uniformément difforme qui, de part et d'autre, se termine à
un certain degré
» Au sujet de la vitesse, on peut dire exactement la même
chose que d'une qualité linéaire, seulement, au lieu de dire :
point milieu, il faut dire : instant milieu du temps pendant
lequel dure cette vitesse.
» Il est donc évident qu'une qualité ou une vitesse unifor-
mément difforme quelconque se trouve égalée a une qualité ou
à une vitesse uniforme. »
Si, comme nous le pensons, la quantité ou mesure d'une
vitesse s'identifie, dans l'esprit d'Oresme, avec l'espace linéaire
que le point mobile parcourt, le résultat auquel notre auteur
vient d'atteindre est singulièrement grave ; il peut, en effet, se
formuler ainsi : Lorsqu'un mobile se meut, pendant un certain
temps, d'un mouvement uniformément varié, le chemin qu'il
parcourt est égal à celui qu'il parcourrait en un mouvement
uniforme, de même durée, dont la vitesse serait égale à celle
qui est prise en l'instant moyen du premier mouvement.
396 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Que ce soit bien là la proposition qu'Oresme entendait, nous
en aurons l'assurance par la lecture de l'un des problèmes que
traite notre auteur.
Comme il l'a fait en un précédent problème, Oresme prend1
une certaine longitude qu'il divise en parties proportionnelles
de raison \ ; mais, en chacune de ces parties proportion-
nelles, il ne suppose plus que la longitude soit uniforme;
il la suppose seulement uniforme dans les parties de rang
impair et uniformément difforme dans les parties de rang pair.
Il admet donc qu'en la première partie, la longitude garde
uniformément un certain degré; qu'en la seconde, elle croisse
uniformément de ce degré au degré double; qu'en la troisième,
elle garde uniformément ce degré double ; qu'en la quatrième,
elle croisse uniformément de ce degré double au degré qua-
druple, et ainsi de suite. Il énonce alors ce théorème : La
mesure totale de la qualité est dans le rapport 7 à la mesure
de la qualité qui affecte la première partie. Pour démontrer
ce théorème, il se sert, bien entendu, de la règle qu'il
a posée au sujet de la mesure d'une qualité uniformément
difforme.
Une fois ce théorème démontré, Oresme ajoute : « On peut
prouver une proposition semblable au sujet de la vitesse, et
l'appliquer à la vitesse comme on l'a fait au chapitre pré-
cédent. » Or, au neuvième chapitre, Oresme avait appliqué
à la vitesse le théorème qu'il avait démontré, et cette appli-
cation supposait essentiellement que la mesure de la vitesse
pendant un temps donné fût l'espace qu'elle fait parcourir au
mobile pendant ce temps. Il est donc clair qu'il admet la
même supposition en son deuxième chapitre, qu'il l'admet
aussi en la règle de laquelle dépend la solution que ce
chapitre expose. Il entend que l'espace parcouru en un
mouvement uniformément varié soit égal à celui qui serait
parcouru en un mouvement uniforme de même durée, ayant
pour vitesse la vitesse qu'atteint le premier à son instant
moyen.
1. Oresme, Op. laud., Pars III, cap. X: Quoddam aliud exemplum. Ms. cit.,
fol. a 64 r° et v\
DOMINIQUE BOTO BT LA SCOLASTIQUB PARISIEN!*] '.)<)-]
Or, cette loi est celle < l <> 1 1 ( <m a coutume de faire l'un dei
litres de gloire de Galilée.
Gomment Oresme a-t-il été amené à concevoir cette féconde
pensée? On peut, je crois, le deviner.
Il lui arrive d'insister surcette idée (pie la vitesse a deux sortes
d'extensions, l'extension selon le sujet et L'extension selon la
durée; que chacune de ces deux extensions peut être traitée de
la même manière que l'autre; qu'il y a, par exemple, des
vitesses uniformes, uniformément difformes selon le sujet,
comme il y a des vitesses uniformes, uniformément difformes
dans le temps.
Or, veut-il donner un exemple de vitesse uniformément
difforme par rapport au sujet, et commençant au degré nul,
il cite1 la vitesse d'un rayon qui tourne autour du centre du
cercle.
C'est de cette vitesse que traitait le petit écrit : De proporlione
motuum et magnitudinum dont le texte était déjà connu au
xiii0 siècle. L'auteur anonyme de ce traité montrait qu'un rayon
ou une portion de rayon qui tourne autour du centre du
cercle balaye un espace égal à celui que cette même ligne
balayerait en une translation qui aurait pour vitesse la vitesse
de son point moyen; la démonstration qu'il donnait, fort
analogue à celle que nous venons de trouver sous la plume
d'Oresme, le conduisait à regarder la vitesse du rayon, variable
d'un point à l'autre, comme équivalente à la vitesse du point
moyen; en résumé, il formulait, pour la vitesse uniformément
difforme par rapport au sujet, la règle qu'Oresme devait for-
muler pour la vitesse uniformément difforme par rapport
au temps.
Très certainement connu de Bradwardine, très probablement
connu d'Albert de Saxe, le traité De proporlione motuum et
magnitudinum ne fut, sans doute, pas ignoré d'Oresme ; lors
même que ce livre ne lui fût pas venu entre les mains,
les idées qu'il contenait, résumées dans les Tractatus propor-
lionum de Bradwardine et d'Albert de Saxe, étaient assu-
i. Oresme, Op. laud., Pars II, cap. VII: De quadam differentia inter motum
localem et allerationem. Ms. cit., fol. a3g r°.
3g8 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
rément courantes à Paris au temps où le traité De diffor-
mitate qualitatum fut rédigé. Directement ou indirectement,
donc, le petit écrit De proportione motuum et magnitudinum
a pu inspirer au grand maître du Collège de Navarre la
règle que nous lui avons entendu formuler et que, désor-
mais, nous nommerons Règle d'Oresme. Par ce nom, d'ailleurs,
nous n'entendons pas affirmer qu'Oresme ait eu, le premier,
connaissance de cette règle; ce que nous dirons au para-
graphe XXIII montrera que cette affirmation ne serait nulle-
ment assurée.
En i368, Albert de Saxe rédigeait ses Quœstiones in libros de
Cxlo et Mundo; en 1871, Nicole Oresme regardait déjà comme
ancien son traité De difformitate qualitatum. Avant l'an 1370,
donc, deux grandes vérités avaient été l'une entrevue, l'autre
découverte; on avait émis l'hypothèse que la chute des graves
était un mouvement uniformément accéléré; on avait formulé
la loi qui, en un tel mouvement, lie l'espace parcouru au
temps employé à le parcourir. Il suffisait de donner la pre-
mière proposition comme assurée et de la comparer à la
seconde pour que les deux lois essentielles de la chute des
corps se trouvassent formulées. Le fruit, semble-t-il, était
mûr; le plus léger attouchement allait suffire à le détacher.
Or, en dépit de cette prévision, plus d'un siècle et demi
va s'écouler avant que ce fruit soit cueilli ; c'est seulement
dans les écrits de Dominique Soto que la supposition d'Albert
de Saxe d'une part, que la découverte d'Oresme d'autre part,
se compléteront en se rejoignant; jusqu'au jour où elles seront
réunies par le savant dominicain, ces deux idées vont se
transmettre d'âge en âge et d'école en école, mais en demeurant
séparées l'une de l'autre. Ce sont les péripéties diverses par
lesquelles cette longue tradition s'est maintenue qu'il nous
faut maintenant retracer.
DOMINIQUE BOTO BT LA BGOLA8TIQ1 i PAR1SIEHN1 'i<)|<
\l\
L'influence de Nicole Oresme a l'Université de Paris. —
Le tuaité De latitudinibus formarum. Albert de Saxe.
Mahsile d'Inghrn.
Le texte manuscrit que nous avons étudié aux deux paragra-
phes précédents porte en titre: Tractatusdejiguralionepoletiliarum
et mensurarum dijformitalum. Mais une main, moins ancienne
que celle du copiste, lui a attribué cet autre titre : De latitudi-
nibus Jorrnarum ab Oresme.
Ce dernier litre est celui d'un autre ouvrage, dont Maximi-
lian Gurtze a retrouvé un texte, datant probablement de la fin
du xive siècle, en un manuscrit de la bibliothèque du Gymnase
Royal de Thorn1.
Cet écrit a été imprimé, à plusieurs reprises, à la fin du
xvc siècle et au commencement du xvie siècle2.
i. Maximilian Gurtze, Ueber die Handschrift R. 4*. 2, Problematum Euclidis expli-
catio der Kônigl. Gymnasialbibliothek zu Thorn (Zeitschrift fur Mathemalik und Physik,
KIII*" Jahrgang, 1868. Supplément, pp. 92-97).
2. i* lncipit perutilis tractatus de latitudinibus formarum secundum Beverendum
doctorem magistrum Nicholaeum Horen. Die décima Tanuarij — (au fol. n r°)
Tractatus de latitudinibns formarum a venerabili doctore magistro Nicolao horen
editus fuit foeliciter. Impressus ac diligenti cura emendatus padue per magistrum
Matheum cerdonis de vuindisgrech. Anno domini i486. Dievero 18 mensis Februarij.
— (au fol. 12 r°) Incipiunt questiones super tractatu de latitudinibus formarum determi-
nate per venerandum doctorem magistrum blasium de parma de pelicanis. — (fol. 19, r°)
Expliciunt questiones super tractatum de latitudinibus formarum magistri
Iohannis (sic) Horen determinate per venerandum doctorem artium : magistrum
Blasium de parma de pelicanis. Impressum Padue Die : mense et anno supradictis.
In laude dei summi.
20 Questio de modalibus Bassani Politi. — Tractatus proportionum introductorius ad
calculationes Suiset. — Tractatus proportionum Thome Braduardini.— Tractatus propor-
tionum Nicholai Horen. — Tractatus de latitudinibus formarum ejusdem Nicholai. — Trac-
tatus de latitudinibus formarum Blasii de Parma. — Auctorsex inconvenientibus . — Questio
subtilis doctoris Johannis de Casali de velocitate motus alterationis. — Questio Blasii de
Parma de tactu corporum durorum. Golophon : Venetiis mandato et sumptibus
heredum quondam nobilis Viri D. Octaviani scoti Givis Modoetiensis per Bonetum
localellum bergomensem presbyterum Kal. Seplembris i5od.
3° Contenta in hoc libello. Arithmelica communis. — Proportiones brèves. — De latitu-
dinibus formarum. — Algorithmus M. Georgii Peurbachii in integris. — Algorithmus
Magistri Joanis de Gmunden de minuciis phisicis. Golophon : Impressum Viennae per
Joannem Singrenium Expensis vero Leonardi et Lucee Alantse fratrum Anno
domini MGGGGGXV. Decimonono die Maii.
400 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
L'édition de i5o5 semble attribuer ce traité à Oresme lui-
même ; mais l'édition de i486 se borne à dire qu'il est composé
secundum Nicholaum Horen, et l'édition de i5i5 marque, plus
explicitement, qu'il a été écrit secundum doctrinam Magistri
Nicolai Horem. Il est certain, en effet, que nous n'y trouvons
pas un ouvrage original du grand maître du Collège de
Navarre, mais bien un résumé, composé par quelque disciple,
du traité De dlfformitate qualitatum.
Réduit presque exclusivement à des définitions et à des
énoncés de propositions qu'aucun raisonnement n'accom-
pagne, ce sec compendium ne donne qu'une bien pauvre idée
de l'œuvre qui l'a inspiré ; telle est cependant la puissance
de cette œuvre qu'on en peut encore deviner quelque chose
en la médiocre imitation qu'en donne le traité De latitudinibus
formarum; Maximilian Gurtze et M. Maurice Gantor1 qui n'ont
connu la pensée d'Oresme que par le petit écrit de son disciple,
n'ont pas hésité, cependant, à regarder le futur évêque de
Lisieux comme le précurseur de Descartes.
Ils n'eussent pu, en tout cas, le saluer du titre de précurseur de
Galilée; la proposition que nous avons convenu d'appeler règle
d Oresme est passée sous silence au traité De latitudinibus forma-
rum; nous n'y trouvons qu'une indication rapide sur la propor-
tionnalité entre les quantités de deux qualités de même espèce
et les aires des figures qui représentent ces qualités : «Eadem
est proportio formœ adformam quœ est figuras adfiguram. »
Qu'un semblable manuel ait été rédigé, et cela, semble-t-il,
avant la fin du xive siècle, c'est, pour nous, la preuve manifeste
que les méthodes d'Oresme, que l'emploi de la latitude et.de
la longitude, c'est-à-dire des coordonnées rectangulaires, pour
figurer les variations des diverses propriétés mesurables se
sont très vite répandus dans les écoles, du moins à Paris.
Dans le corps du volume, les trois premiers traités sont ainsi intitulés:
Incipit Arithmetica communis ex divi Severini Boetii Arithmetica per M. Joannem de
mûris compendiose excerpta.
Tractatus brevis proportionum : abbraviatus ex libro de Proportionibus D. Thome
Braguardini Anglici.
Tractatus de latitudinibus formarum secundum doctrinam magistri Nicolai Horem.
i. Moritz Gantor, Vorlesungen uber die Geschichte der Mathematik. Bd. II, von 1200-
i GG8, 2" Aufl., Leipzig, njoo ; pp. 1 29- i3r .
DOMINIQUE BOTO BT i.\ SCOLA.8TIQUE PARISIENNE &OI
Do cette rapide diffusion «les doctrines proposées par l<:
grand maître <lu Collège de Navarre, nous allons trouver (Jeux
témoins contemporains : Albert de Saxe et iVlarsilc; d'Inghen.
En l'une de ses Questions sur la Physique, Albert de Saxe
écrit ce qui suit1 :
« Soit une Ligne sur laquelle on décrive un demi-cercle.
Supposons que chaque point marqué sur cette ligne soit blanc,
et que les blancheurs de deux quelconques de ces points soient
entre elles comme les lignes menées de ces points à la cir-
conférence; la difformité de cette blancheur sera semblable au
demi-cercle; ce demi-cercle, décrit sur la ligne [qu'affecte cette
blancheur], définit (causal) le rayon qui peut représenter
l'intensité de la blancheur au point milieu de cette ligne. »
Il est clair qu'Albert de Saxe emploie ici les coordonnées
rectangulaires selon les principes posés par Oresme; la der-
nière phrase s'inspire visiblement de cette pensée sur laquelle
le grand maître du Collège de Navarre avait insisté : Une
qualité, figurée par un demi-cercle lorsque l'on choisit d'une
certaine manière la longueur qui doit représenter l'unité
d'intensité de la qualité, cessera d'être figurée de la sorte si
l'on change cette longueur.
L'ouvrage imprimé où l'on a réuni2 les écrits de Gilles de
Rome, d'Albert de Saxe et de Marsile d'Inghen sur le De gene-
ratione et corruptione se termine par une table des questions
traitées par ces divers auteurs; cette table porte la date
suivante : i385, die i3 Aprilis; cette date est évidemment celle
du manuscrit que l'imprimeur a reproduit.
Donc, avant l'an i382, où la mort ravit l'évêque de Lisieux,
ou, au plus tard, dans le temps qui suivit immédiatement cette
i. Acutissime Quesliones super libros de Physica auscultatione ab Alberto de Saxonia
édite... Venetiis sumptibus heredum q. D. Octaviani Scoti Modoetiensis : ac Sociorum.
21 Augusti i5i6. Lib. VII, quaest. VI, fol. 74, col. a.
2. Egidius cum marsilio et alberto de generatione. Commentaria fidelissimi exposi-
toris D. Egidii Romani in libros de generatione et corruptione Aristotelis cum textu
intercluso singulis locis. — Questiones item subtilissime eiusdem doctoris super primo libro
de generatione : nunc quidam primum in publicum prodeuntes. — Questiones quoque claris-
simi doctoris Marsilii Inguem in prefatos libros de generatione. — Item questiones subti-
lissime magistri Alberti de saxonia in eosdem libros de gène, nusquam alias impresse. —
Omnia accuratissime revisa : alque castigata: ac quantum ars enitipotuit Fideliter impressa.
Colophon : Impressum venetiis mandato et expensis Nobilis viri Luceantonii de
giunta florentini. Anno domini i5i8. die 12 mensis Februarii.
p. dlhem. 26
402 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
mort, Marsile d'Inghen avait rédigé ses Quœstiones in libros de
géneratione et corruptione. Or, en ces Questions, il est fait de la
longitude et de la latitude un emploi qui est imité de Nicole
Oresme.
Indiquons en deux mots la théorie au sujet de laquelle cet
emploi se trouve être fait.
Cette théorie, assez singulière, avait été imaginée par Jean
Buridan1.
Concevons un certain sujet inégalement chaud en ses divers
points. Buridan supposait que chaque point était à la fois
chaud et froid, que l'intensité du froid en un point, ajoutée
à l'intensité de la chaleur au même point, donnait partout la
même somme, que notre auteur désignait comme étant le
gradus summus caloris.
Cette opinion qu'il n'eût pas fallu modifier beaucoup pour
la transformer en celle-ci : L'intensité du froid n'est que
l'intensité de la chaleur changée de signe, cette opinion, disons-
nous, attira vivement l'attention des scolastiques de Paris.
Albert de Saxe expose2 avec soin cette opinion et, aussitôt
après, l'opinion contraire, selon laquelle, aux divers points
d'un sujet inégalement chaud, existent seulement des chaleurs
inégalement intenses, sans aucun mélange de froid; puis il
ajoute, en manière de conclusion : « Je crois que cette seconde
opinion est plus exacte, mais la première est plus répandue. »
Entre ces deux opinions, Oresme ne veut pas discuter où se
trouve la doctrine véritable3; il se propose seulement de
montrer comment sa méthode permet de représenter géomé-
triquement la théorie de Buridan.
Il suppose que le sujet échauffé se réduise à une ligne droite.
En chaque point de cette droite, il élève une latitude propor-
tionnelle à l'intensité de chaleur en ce point; il prolonge cette
droite d'une longueur proportionnelle à l'intensité de froid
i. Magistri Joannis Buridam Quœstiones super octo Physicorum libros; lib. III,
qujcst. III.
a. Alberti de Saxonia Quœstiones in libros Physicorum ; lib. V, quicst. I\ ; éd. cit.,
fol. 62, coll. a et b.
3. Magistri Nicholai Oresme Tractalus de dijjormitate qualitatum; Pars I, cap. XIX :
De figuratione contrariorum ; ms. cit., fol. aa5, v°, et fol. 226, r\
DOMINIQUE SOTO BT LA BCOLABTIQUI l'Utisii. V»>>
au même point; la latitude totale ainsi obtenue ;«, en tout
point, la même Longueur. On se trouve ainsi avoir dressé, sur
la Longitude qui représente l'extension, une figure reetan-
gulaire; une Ligne divise ee rectangle en deux parties cjui
représentent respectivement les deux qualités contraires
associées Tune à l'autre au sein du sujet.
« Cette opinion, » dit Marsile d'Inghen ', « m'apparaît
probable; je ne sais si cela vient de ce que je me suis pris de
passion pour l'opinion de mon Maître Jean Buridan, qui l'a
proposée. » C'est au moyen de la représentation géométrique
imaginée par Oresme que Marsile expose la théorie qui lui
plaît si fort 3.
Marsile d'Inghen ne se contente pas de faire usage des
coordonnées rectangulaires, de la longitude et de la latitude ;
il connaît également et emploie la règle d'Oresme ; il la cite
comme une vérité incontestée, d'usage courant, que l'on
invoque à titre d'argument pour ou contre une proposition
soumise à la discussion. C'est ainsi que cette règle se trouve
rappelée 3 en une question sur le De generatione et corruptione ;
« S'il n'en était pas ainsi, » lisons-nous en une argumentation,
« une latitude uniformément difforme ne correspondrait pas
à son degré moyen. »
U Abrégé du livre des Physiques a certainement été composé
par Marsile d'Inghen à Paris, partant avant l'année i386, où
l'auteur était recteur de HeideLberg. Or, nous y trouvons
plusieurs allusions à la règle de Nicole Oresme.
En cet abrégé, par exemple, nous lisons, sur les vitesses
des divers mouvements, des considérations qui sont, pour la
plupart, empruntées au Tractatus proportionum d'Albert de
Saxe. Elles en diffèrent cependant en un point; contre
Bradwardine et Albertutius, Marsile reprend l'opinion soutenue
au traité De proportionalitate motuum et magnitudinum ; il admet
i. Questiones clarissimi philosophi Marsilii inguen super libris de generatione et
corruptione. Lib. II, quaest. VI; éd. cit., fol. 106, coll. c et d, et fol. 107, col. a.
3. Marsile se sert encore, en un autre endroit du même traité, de la représentation
par coordonnées rectangulaires (Marsilii Inguen, Op. laud., lib. I, quaest. XVIII;
éd. cit., fol. 77, col. c).
3. Marsile d'Inghen, Op. laud., lib. I, quaest. XX; éd. cit., fol. 90, col. c.
4o4 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
qu'en un corps dont les diverses parties se meuvent inégalement,
la vitesse doit être mesurée par la longueur que décrit un
point moyen ; or, à l'appui de cette opinion, l'auteur invoque1
la raison que voici :
« Une latitude difforme ne doit pas être dénommée par le
point le plus intense, mais bien plutôt par le point moyen. »
Ailleurs, Marsile se demande comment il faut entendre la
proportionnalité, admise par la Dynamique péripatéticienne,
entre la puissance qui meut un corps et la vitesse de ce corps,
dans le cas où la puissance varie d'un instant à l'autre; il
répond en ces termes2 :
« En ce cas, il n'y a pas de puissance3 uniforme qui demeure
toujours la même, mais il y a une puissance difforme constam-
ment la même, dénommée par son degré moyen ; de même,
il n'y a pas une vitesse qui demeure uniforme, mais une
vitesse difforme, dénommée par son degré moyen, ou par un
autre degré si elle n'est pas uniformément difforme. »
En ses Questions sur la Physique, Marsile d'Inghen revient
à l'opinion de Bradwardine et d'Albert de Saxe; il veut que
la vitesse d'un corps soit la vitesse du point qui se meut le
plus rapidement. La règle d'Oresme ne peut plus lui servir
d'argument en faveur d'une telle opinion; mais, à l'encontre
de cet avis, elle devient une objection qu'il faut examiner.
Marsile a soin de formuler h cette objection : « La blancheur
uniformément difforme n'est pas plus intense que son degré
moyen. » Cette objection sommairement écartée, la question
traitée par notre auteur se trouve extrêmement semblable, par
le fond comme par la forme, au Tractatus proportionum
d'Albert de Saxe.
Les diverses indications que nous venons de recueillir nous
montrent qu'au temps où Nicole Oresme, évêque de Lisieux,
i. Incipiunt subtiles doctrinaque plene abbreviation.es libri phisicorum édite a prestan-
tissimo philosopho Marsilio inguen doctore parisiensi (s. 1. n. d.) (Pavia, Antonius de
Carcano, ca. 1/190), 3e fol. (non paginé) après le fol. signé g 4, col. d.
2. Marsile d'Inghen, Op. laud., fol. signé i 3, col. 6.
3. Le texte, au lieu de puissance (potentix), dit proportion (proportio).
k. Question.es subtilissime Johannis Marcilii Inguen; super octo libros Physicorum
secundum nominalium viam. Lib. VI, quaest. V : Utrum velocitas motus sit attendenda
pênes spatium in tante tempore pertransitum.
DOMINIQUE SOTO BT LA 8GOLASTIQUI PABISIllflfl V> 5
vivait sos derniers jours, L'usage des coordonnées rectan
gulaires, qu'il avait Imaginé et recommandé, s'était répandu
dans les écoles de Paris; en particulier, la règle relative aux
latitudes uniformément difformes, que justifiait l'emploi de ces
coordonnées, était couramment invoquée dans les discussions
de Physique.
Nous allons voir que, vers le même temps, cette règle n'était
point ignorée à l'Université d'Oxford; peut-être même l'y
connaissait- on avant que Nicole Oresme l'eût exposée
à Paris.
XX
L'École d'Oxford au milieu du xive siècle. — Guillaume
Heytesbury. — Jean de Dumbleton. — Swineshead. —
Le Calculateur. — Le traité De sex inconvenientibus.
— Guillaume de Colligham.
Au préambule de son traité De figaratione potentiarum et
difformitate qualitatum, Oresme ne s'attribue pas le rôle d'in-
venteur, mais le rôle plus modeste de celui qui apporte, en un
sujet déjà traité, de l'ordre et de la clarté; cet ordre et cette
clarté découlent de l'emploi des représentations géométriques
dont il semble bien qu'il ait, le premier, imaginé d'user en
semblable matière; mais les considérations sur la mesure des
intensités, sur leur uniformité ou leur difformité étaient assu-
rément familières avant lui à ceux qu'il nomme les veteres.
Ces veteres, où devons-nous les chercher? Nous ne les avons
pas rencontrés à l'Université de Paris parmi ceux, tel Jean
Buridan, qui précédèrent immédiatement Oresme; il semble
qu'il faille plutôt espérer de les trouver à l'Université d'Oxford.
A l'Université d'Oxford, vers le milieu du xive siècle, nous
voyons paraître une foule d'écrits où l'on dispute de l'inten-
sité des formes, de leur longitude et de leur latitude, de leur
uniformité et de leur difformité. Que certains de ces écrits
soient antérieurs au traité d'Oresme et que le grand maître du
4o6 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Collège de Navarre en ait pu avoir connaissance, cela est
extrêmement probable, encore qu'il soit fort difficile de pré-
ciser plus exactement cette trop vague affirmation. Le traité
d'Oresme n'est pas daté et les écrits, émanés de l'École d'Ox-
ford, que nous aurons à lui comparer ne le sont pas davan-
tage; lorsque ces écrits ne sont pas anonymes, ce qui arrive
fort souvent, leurs auteurs sont, la plupart du temps, des
hommes dont nous ne savons rien ou presque rien; il est bien
difficile de décider si tel de ces écrits a pu inspirer l'auteur de
tel autre et, en particulier, Nicole Oresme.
Après donc que nous avons décrit le progrès accompli par
certaines idées , en l'École de Paris , vers le milieu du
xiv* siècle, nous allons suivre la marche que ces mêmes idées
ont faite, vers le même temps, en l'École d'Oxford, sans qu'il
nous soit possible de dire quelles furent les réactions mutuelles
de ces deux mouvements.
L'École des logiciens d'Oxford, au milieu du xive siècle, est
dominée et comme personnifiée par William Heytesbury; ce
dialecticien semble jouir, auprès des fellows du Merton Collège
ou du Queen's Collège, d'un prestige semblable à celui qui
entourait, un demi-siècle avant lui, la personne de Thomas
Bradwardine.
De ce personnage, la renommée passa, au xve siècle, de
l'Université d'Oxford aux Universités du continent; son nom
devint des plus célèbres dans les écoles; mais en se répandant,
il allait se déformant toujours davantage. Les documents
anglais, contemporains de la vie de notre logicien, le nom-
ment1 Hethelbury, Hegterbury, Hegtelbury; les Scolastiques
du continent, latinisant ce nom, en ont fait Hentisberus et,
fréquemment, Tisberus; c'est sous cette forme que les Aver-
roïstes et les Humanistes italiens le prenaient le plus souvent,
en leurs diatribes contre la Logique d'Oxford.
Les faits authentiquement connus de la vie de William
Heytesbury se réduisent à fort peu de chose.
En i33o, il est mentionné comme fellow du Merton Collège;
i. R. L. Poole, art. : Heytesbury (William) in Dictionary of National Biography,
edited by Sidney Lee ; vol. XXVI, pp. 337-328.
DOMINIQUE soin r/r i.a B COL A S TIQUE PARI 81 EN NI V>7
en i338, il en est boursier1; en «338 et i33g, on retrouve
son nom dans les listes d'examens de ce collège
En i3/|0, parmi les premiers follows du Qneens Collège, on
trouve un William Heigh tilbury 3 qui n'es! au Ire, probable-
ment, que lleytesbury.
De i3£o à 1371, aucun document ne nous présente plus
son nom; mais en KÎ71, nous retrouvons'1 William Heighter
bury ou Hctisbury docteur en Théologie et cbancelier de
l'Université d'Oxford.
De ce chancelier d'Oxford, nous n'avons que des ouvrages
de Logique ; ces ouvrages sont au nombre de cinq :
i° Le premier, très court, porte ce titre : De sensu composito
et diviso.
i° Le second est intitulé : Regulx solvendi sophismata; très
célèbre dans les écoles, il y était simplement désigné par le
nom de Regulœ. Il se compose, en réalité, de six petits traités
qui sont ainsi désignés : De insolubilibus . De scire et dubitare.
De relativis. De incipit et desinit. De maximo et minimo. De tribus
prœdieamentis . Le dernier de ces traités se subdivise lui-même
en trois parties : De motu locali. De motu augmentationis . De
motu alterationis .
3° En ses Reguide, Heytesbury avance un certain nombre de
propositions dont il ne donne pas la démonstration ; aussi
a-t-il complété son premier ouvrage par un second écrit où
sont données les preuves des assertions formulées aux Regulœ ;
ce second écrit est intitulé : Probationes profundissimse conclu-
sionum regulis positarum.
4° Un opuscule très concis traite De veritate et falsitate pro-
positionis.
5° Enfin, l'ouvrage le plus étendu du chancelier d'Oxford
a pour objet les Sophismata. Il est consacré à la discussion
d'une suite de trente- deux sophismes. L'étude d'un texte
1. G. C. Broderick, Mémorial of Merton Collège, Oxford, i885; p. 207. Cf. R. L.
Poole, art. cit.
2. J. E. Therold Rogers, History of Agriculture and Priées, vol. II, pp. 670-67/i;
Oxford, 1866. Cf. R. L. Poole, art. cit.
3. Wood, History and Antiquities of Oxford; Collège and Halls; éd. Gutch, p. 139.
Cf. R. L. Poole, art. cit.
(t. Wood, Fasti Oxonienses, éd. Gutch, p. 28. Cf. R. L. Poole, art. cit,
4o8 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
manuscrit conservé à la Bibliothèque Nationale1 nous fait
croire qu'une première rédaction contenait seulement trente
sophismes; l'auteur aurait ajouté plus tard les deux derniers :
Necesse est aliquid condensari si aliquid raréfiât. — Impossibile
est aliquid calefieri nisi aliquid frigefiat.
L'imprimerie a reproduit, à plusieurs reprises, divers traités
d'Hentisberus; mais une seule édition les réunit tous; en
même temps, elle donne certains commentaires importants
qu'ils ont provoqués, au xv* siècle, en Italie; cette édition,
à laquelle nous aurons constamment à nous référer, fut
imprimée à Venise en 1 494 2-
Au début du traité De insolubilïbus , qui ouvre les Regulœ,
Heytesbury énumère3 trois opinions relatives à la nature des
sophismes; ces opinions, il n'en nomme pas les auteurs, car
aucun nom ne se trouve jamais sous sa plume; mais Gaétan
de Tiène, commentant les Regulse, nous fait connaître ces
noms6 : « La première de ces positions, dit-il, est celle de
Suisset; la seconde est admise par Dulmenton, la troisième
est de Richard G Menton en ses Sophismata. »
Suisset, Dulmenton, Richard Glienton, voilà donc trois
noms de logiciens qui furent, à n'en pas douter, parmi les
prédécesseurs d'Heytesbury. Que savons-nous de ces hommes
experts en subtile dialectique?
« Ce Glienton nous est totalement inconnu, » écrit Prantl5.
Prantl était mal renseigné; nous possédons le texte manuscrit
des Sophismata auxquels Heytesbury et Gaëtan de Tiène
i. Bibl. Nat., fonds latin, ms. n* i6i3A ; fol. 81, col. a, à fol. i46, col. a.
a. Tractatus gulielmi Hentisberi de sensu composito et diviso. — Régule eiusdem cum
sophismatibus. — Declaratio gaetani supra easdem. — Expositio litteralis supra tracta-
tum de tribus. — Questio messini de motu locali cum expletione gaetani. — Scriptum supra
eodem angeli de fosambruno. — Bernardi torni annotata supra eodem. — Simon de
lendenaria supra sex sophismata. — Tractatus hentisberi de veritate et falsitate proposi-
tions. — Conclusiones eiusdem. — Colophon : Expliciunt probationes conclusionum
acutissimi doctoris Gulielmi hentisberi una cum ceteris opusculis. ut in prima facie
huius voluminis habetur. Que quidem omnia emendata ac in unum redacta fuere
per preclarum virum dominum Joannem Mariam Mapellum vincentinum philoso-
phum egregium accuratissimumque medicum. Impressa venetiis per Bonetum
locatellum bergomensem : sumptibus Nobilis viri Octaviani scoti Modoetiensis.
Millcsimo quadringentesimo nonagesimo quarto sexto Kalendas iunias.
3. Hentisberi De insolubilibus; éd. cit., fol. /», col. c.
4. Gaetani de Thienis Vicentini In régulas Gulielmi Hesburi recollecte; éd. cit.,
fol. 7, col. c.
5. Cari Prantl, Geschichte der Logik im Abendlande, IV"r Bd., p. 90.
DOMINIQUE soin 1:1 i.a BGOLABTIQUB PABISUTtltl ',<»'i
luisaient allusion; à la vérité, L'autour se nommait Clymeton
et non G lien ton. Le scribe qui, après avoir copié !<•* Sophie
mata d'Albert de Saxe, et avant de reproduire les derniers
Sophismata d'IIcylesbury, a transerit les Sophismata de Cly-
meton, en un cahier aujourd'hui conservé à la Bibliothèque
nationale», se nommait Jean; il a pris soin de dater sa copie,
non sans ambiguïté, d'ailleurs; il la termine, en effet, en ces
termes :
Et sic est finis horum sophismatum scriptorum per manum
cujusdam Johannis C. Et fuerunt compléta die lune post domini-
cam septuagesime anno domini M0 CGG° LXXXIXP (sic).
Explicit hoc totum; pro pena da mihi potum.
Expliciunt sophismata Clymelonis, Deo gratias, per manum
cujusdam Johannis.
Ce Clymeton Langley (c'était, paraît-il, son véritable nom)
fut célèbre en la Scolastique duxve siècle et du commencement
du xvie siècle; l'Écossais Jean Majoris, régent du Collège de
Montaigu au début du xvic siècle, le place2 au nombre des
illustrations de l'Université d'Oxford. « Cette Université, dit-il,
a donné autrefois des philosophes et des théologiens très
célèbres, tels que Alexandre de Halès, Middilton3; Jean Duns,
le Docteur Subtil; Ockam, Adam Hibernicus, Ro. Holkot,
Bokinkam, Eliphat, Climiton Langley, Jean Roditon, le
moine anglais; Suisset, le calculateur très pénétrant; Hen-
tisber, le dialecticien très exercé; Strodus, Bravardin et une
foule d'autres. »
De Climiton Langley, comme ils le nomment après Jean
Majoris, Conrad Gesner^ et Pitse5 font une courte mention.
i. Bibl. Nat., fondslatin, ms. n° i6i34; fol. 56, col. b, inc. : Ad utrumque dubitare
potentes facile speculabuntur verum et falsum...; fol. 73, col. a, des. : Per hoc satis
faciliter potest ad alia insolubilia, in quocunque fuerint génère, respondere.
2. Hisloria maioris britannise, tam Angliœ quam Scotiœ, per Ioannem Maiorem,
nomine quidem Scotum, professione autem Theologum, e veterum monumentis concinnata.
Vaenundatur Iodoco Badio Ascensio. In fine : Ex officina Ascensiana ad Idus Aprilis
MDXXI. Lib. I, cap. V, fol. VIII, recto.
3. C'est-à-dire Richard de Middleton.
/». Bibliotheca universalis,... authore Conrado Gesnero Tigurino doctore medico.
Tiguri, apud Christophorum Froschoverum, Mense Septembri, anno MDXLV.
5. Ioannis Pitsei Angli, S. Theologiae doctoris, Liverduni in Lotharingia, decani,
Iielationum Historicarum de Rébus Anglicis Tomus primus. Parisiis, apud Rollinum
Thierry, et Sebastianum Cramoisy, via Iacoba?a. MDGXIX, n° 56o, p. 46g.
4lO ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Ils le font vivre vers i35o et lui attribuent, outre ses Sophis-
mata, des Replicationes scholasticse et un traité De orbibus astro-
logicis.
L'auteur qu'en France et en Italie on nommait Dulmenton
se nommait en réalité Jean de Dumbleton.
Au Collège de Merton1, à Oxford, se trouve, dès i324, un
Thomas de Dumbleton; mais le nom de Jean de Dumbleton
n'apparaît pas avant i33i sur les registres de ce Collège.
Le 27 septembre i332, Jean de Dumbleton est présenté pour la
cure de Rotherfield Peppard, près Henley, en l'archidiaconé
d'Oxford; en i33/|, il résigne cette charge. En i338 et en i33(),
nous le voyons prendre part à des assemblées du Merton
Collège2. En février i34o (i34i style actuel), il est nommé
parmi les premiers fellows de Queen's Collège, aux statuts
originaux de ce collège. Nous le retrouvons de nouveau, en
i344 et i3/l9, au Collège de Merton.
De Jean de Dumbleton on cite et possède deux traités qui
n'ont jamais été imprimés.
L'un de ces traités, intitulé De logica intellectuali, est
conservé en manuscrit au Merton Collège d'Oxford.
L'autre, qui fut le plus célèbre, a pour titre Summa logicœ
et naturalis philosophiœ ou bien encore Summa de logicis etnatu-
ralibus; partagé tantôt en neuf livres, tantôt en huit livres, il
est conservé en manuscrit en diverses bibliothèques d'Oxford,
notamment au Merton Collège et au Magdalen Collège ; un
manuscrit de Magdalen Collège lui donne le titre, peu
conforme au contenu, de Summa de theologia major.
Le nombre des manuscrits de la Summa de Dumbleton que
l'on trouve dans les bibliothèques anglaises témoigne de la
vogue dont cet ouvrage a joui au xive siècle.
Cette vogue s'étendit jusqu'au résumé de cette Somme qui
fut fait, plus tard, par John Chilmark.
John Chilmark3 fut membre du Collège de Merton et maître
1. R. L. Poole, art. Dumbleton (John of) in Dictionary of National Biography,
édited by Sidney Lee; vol. XVI, p. i46.
3. Thorold Rogers. History of Agriculture and Priées, vol. II, pp. 670-674; Oxford,
1866. — Cf. R. L. Poole, art. cit.
3. R. L. Poole, art. Chilmark either Chylmark (John) in Dictionary of National Bio-
graphy edited by Sidney Lee; vol. X, p. 257.
DOMINIQUE son» RT i,.\ SCOLA8TIQU1 PÀBISIEIfTTE &I1
es arts; un compte, conservé dans les ;ircliivcs de l'Lxeter
Collège, à Oxford, nous apprend' qu'en [386, on lui paya dix
shillings « in parle solutionis scolarum bassarum iuxta scholas
ubi Scammum situatur in medio ». Entre Merton Collège et Lxeter
Collège, il se faisait un continuel échange de professeurs; en
i386, John Chilmark, memhre de Merton, avait donné des
leçons en des écoles qui dépendaient d'Exetcr.
Les diverses bihliothèques d'Oxford possèdent, de John Chil-
mark, les textes manuscrits de divers ouvrages; l'un d'eux est
intitulé : Compendium de aclione elementorum ; d'autres traitent
De motu, De augmenlatione, De alteralione . Or, le premier de
ces écrits n'est qu'un résumé d'une partie de la Somme de
Dumbleton; en un manuscrit de la Bodleian Library (cod.
Digby 77). en effet, il porte ce titre : Compendium de actione
elementorum abslraclum de quarta parte J. Dumbletoni. Il serait
intéressant de vérifier si les traités De motu, De augmentatione,
De alteratione, ne sont pas, eux aussi, des extraits de la Summa
de Dumbleton, car cette Summa contenait des chapitres ainsi
intitulés.
Le manuscrit n° 166-21 du fonds latin de la Bibliothèque
Nationale est un recueil de cahiers où, vers la fin du xive siècle,
un élève de l'Université de Paris a consigné une foule de
notes; le désordre de ces notes est grand et l'écriture en est
tracée avec peu de soin; elles fournissent, cependant, de pré-
cieuses indications à qui prend patience de les déchiffrer;
celui qui les a rédigées, en effet, y a réuni tous les renseigne-
ments qu'il avait pu recueillir sur les doctrines en vogue
à l'École d'Oxford. Parmi ces renseignements se trouvent,
en particulier, des extraits fort étendus de la Summa de
Dulmenton ; c'est à ces extraits que nous avons dû, tout
d'abord, la connaissance de certaines théories développées en
cette Somme.
Cette connaissance, nous les avons pu compléter ensuite
par la lecture du texte même de la Somme.
Ce texte, fort étendu, remplit cent quarante feuillets d'un
1. Wood, History and Antiquities of the University of Oxford, éd. Gutch, vol. II,
pt, II, p. 74a. — Cf. R. L. Poole. art. cit.
4ï2 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
manuscrit1 de grand format, à deux colonnes, écrit sur par-
chemin, d'une écriture dont la forme indique la nationalité
anglaise du copiste.
Au début du prologue, l'auteur présente son ouvrage aux
lecteurs en quelques phrases où il trouve occasion d'amener
le nom d'Oxford; voici, en effet, quel est ce début2 :
« Plurimorum scribentium grati laboris dignique memoria
particeps, ad mensuram mee facultatis doni, ex togicall materia
commuai et philosophica quandam summam> veluti spicarum
dispersarum manipulum quoquomodo materiatum et incompositum
recolatum, recolegi, nequaqaam, tanto bénéficie* libato, ut remu-
neratione eadem munificum me arbitratus, verum moderatam
discretionem non alta tenentibus et lectione potius privata con-
tentis ut degestam utilemque sensui offeram^. Itineranti via recta
Oxoniam tendens a pluribus edocetur, precisus pedum spacii
numerus nequaquam ostenditur. »
En ce même préambule, Jean de Dumbleton nous apprend
que sa Somme est divisée en dix parties4 : « Hujus summule
divisio decimembris. » Mais le manuscrit que nous avons
consulté en contient seulement neuf, soit parce qu'il est incom-
plet, soit parce que l'auteur n'a point terminé son ouvrage.
A la fin de la neuvième partie et avant la table des chapitres,
on lit5 : Explicit nona pars Magistri Johannis Dombilton.
En énumérant les logiciens de l'École d'Oxford dont Guil-
laume Heytesbury discutait les opinions, avant de nommer
Dulmenton et Richard Glienton, Gaëtan de Tiène avait cité
Suisset. Ce nom était, dès l'époque de Gaëtan et, surtout, au
xve siècle et au xvi° siècle, des plus connus en France et en
Italie; autant et plus encore que celui d'Hentisberus, il évo-
quait la pensée de la subtile dialectique d'Oxford, si fort
admirée des uns, si âprement dénigrée des autres. Cependant,
du personnage qui portait ce nom, nous allons voir combien
il est difficile de rien connaître de précis.
i. Bibl. Nat., fonds latin, ms. n° 16146.
2. Ms. cit., fol. 2, col. a.
3. Le manuscrit dit : ojjendam.
li. Ms. cit., fol. 2, col. a.
5. Ms. cit., fol. i/iï, col. a.
DOMINIQUE BOTO BT LA BCOLA8TIQUB PAJUSIINNE 'i I 3
Le nom (ou le surnom) qu'il convient de lui attribuer n'est
pas Suisset, mais Swineshead. Ce nom, que les manuscrits
anglais orthographient souvent Swynshed, est devenu, sur Le
continent, d'abord Suincet, puis Suieet, Suisset, Suisetb etc.
Le premier renseignement authentique que nous trouvions
au sujet d'un personnage portant ce nom est le suivant': En
i34S, un Swineshead, membre du Merton Collège, est l'un des
meneurs d'une émeute provoquée par l'élection du chancelier.
Un second renseignement nous est fourni par les textes
manuscrits d'ouvrages composés par Swineshead3. On cite
des Quœstiones super Seulentias conservées à l'Oriel Collège; un
traité, intitulé Descriptions moluum ou De molu cœli et simi-
libus, dont le Caius Collège garde un exemplaire; enfin, un
livre De insolubilibus qui est celui auquel Gaétan de Tiène
faisait allusion.
Ce livre De Insolubilibus n'est pas, sans doute, le seul écrit
de Logique que l'auteur ait composé. En un manuscrit3 dont
le dernier feuillet est daté du icr mars 1878, la Bibliothèque
Nationale possède, outre la Logique d'Albert de Saxe, outre
le De sensu composito et diviso de Richard de Belingham et
le De prœdestinatione de Guillaume d'Ockam, un traité De
obligationibus11 à la fin duquel nous lisons5: Et in hoc termi-
nantur obligationes Reverendi Magistri Jo. Swiinsed de Anglia
doctoris in sacra theologia.
Si nous en croyons ce colophon, Maître Swineshead, auquel
nous devons divers traités de Logique, aurait reçu le prénom
de John.
Les cahiers de Philosophie0 où un étudiant parisien a, vers
la fin du xive siècle, copié des fragments de la Summa de Dul-
menton, contiennent également des extraits nombreux et
1. Wood, History and Antiquities of Oxford, I, p. 448. — Cf. G. L. Kingsford, art.
Swineshead (Richard) in Dictionary of National Biography, edited by Sidney Lee,
vol. LV, p. a3i.
a. CL. Kingsford, art. cit.
3. Bibl. Nat., fonds latin, ms. n* 167 15 (ancien S. Victor 717).
4. Fol. 86, col. c, inc. : Gum in singulis secundum materiam subjectam sit certi-
tudo querenda, primo Ethycorum... Fol. 90, col. d, expl. : Igitur maie respondet,
igitur non est a.
5. Ms. cit., fol. 90, col. d.
6. Bibl. Nat., fonds latin, ms. n° 16621.
4l4 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
étendus d'un ouvrage que notre étudiant attribue à Suincet ;
à cet ouvrage, il donne constamment1 ce titre: De primo
motore. Il nous paraît probable que cet ouvrage ne diffère pas
de celui auquel les manuscrits d'Oxford donnent comme titre
Descriptlones motuum ou encore De motu cœli et similibus. Ce
traité de Swineshead, qui se compose de huit dijferentiœ, porte,
comme notre étudiant en a fait la remarque2, sur un grand
nombre de sujets qu'étudiait également la Summa de Dum-
bleton.
Or, le dernier extrait de YOpus de primo motore est suivi de
cette mention3: Explicit tractatus M. Rogero Suincet datas
eximio.
Le prénom de Swineshead ne serait donc plus Jean, mais
Roger.
La solution la plus simple de cette contradiction consiste-
rait, semble-t-il, à admettre qu'il y a eu deux Swineshead, un
Jean Swineshead qui serait l'auteur des traités de Logique De
insolubilibus et De obligationibus, et un Roger Swineshead
qui aurait composé le De primo motore. On peut aussi admettre
que ces divers ouvrages sont du même auteur et laisser au
compte des copistes ces variations de prénom.
Ces variations, d'ailleurs, nous ne les avons pas encore
toutes constatées.
Au commencement de son Tractatas de reactione1*, Gaétan
de Tiène dit: « Naper tractatas quidam in eadem materia recenter
compilatus ad manus meas pervenit. » De ce traité récemment
compilé, il ne nomme pas l'auteur.
En ses commentaires à la Physique d'Àristote, Gaétan
discutant une opinion qui se trouve émise au même ouvrage
i. Ms. cit., fol. i3, V; fol. 35, v°; fol. Gli, v°.
2. Ms. cit., fol. 195, r».
3. Ms. cit., fol. 84, v°.
4. Habes solertissime lector in hoc codice libros Metheororum Aristotelis Stagirite
peripatheticorum principis cum commentariis fidelissimi expositoris Gaietani de Thienis
noviter impressos: ac menais erroribusque purgatos. Tractaturn de reactione. Et tractatum
de intensione et remissione eiusdem Gaietani. Questiones perspicacissimi philosophi Thi-
monis saper quattuor libros metheororum (s. 1. n d. — ca. i5o5). — Une seconde édition,
donnée sous le même titre, porte le colophon suivant: Opuscula impressa fuerunt
Venetiis nutu ac impendio heredum quondam nobilis viri domini Octaviani Scoti
civis Modoetiensis : ac sociorum. Anno salutis i522. Die 20 Novembris.
DOMINIQUE soin 1:1 i.\ SG0LA8TIQU1 PÀMSIINÏII /j i 5
en appelle L'auteur Calculator, le Calculateur, sans men-
tionner le nom auquel il accorde ce surnom.
En ses commentaires aux Régula <!<' Guillaume Heytesbury,
Gaëtan de Tiène, qui a cité Suisset sans lui attribuer le surnom
de Calculateur, cite, en un autre endroit3, le Calculateur sans
lui donner aucun autre nom.
Le nom que l'on accolait constamment, au xve siècle et au
xvie siècle, à l'épithète de Calculateur, pour désigner l'auteur
de l'ouvrage que Gaëtan avait été des premiers à discuter, c'est
le nom de Suisset. Ainsi, en son opuscule De distribulionibus ac
de proportione motuum, qui fut imprimé pour la première fois
en i4q4, Alexandre Achillini cite3 : «Thomas Braduardin et,
à sa suite, Suiset le Calculateur et Nicole Orem. »
En effet, vers i48o4, paraissait un ouvrage dénué de tout
titre, mais qui portait ce colophon : « Subtilissimi Doctoris
Anglici Sidset Calculationum liber. Per Egregium Artium et
Medicine Doctorem Magistrum lohanem de Cipro diligentissime
emendatus. joeliciter Explicit. DEO GRATIAS. PADUE. »
Arsenal des subtilités, auxquelles se complaisait alors la
dialectique des Écoles, ce Calculationum liber répandait partout
la renommée de Suisset le Calculateur. Il fut réimprimé en
i4885, en i4q86, en i52o7.
i. Recollecte Gaietani super octo libros physicorum cum annotationibus textuum.
Colophon : Impressum est hoc opus Venetiis per Bonetum Locatellum iussu et
expensis nohilis viri domini Octaviani Scoti civis Modoetiensis. Anno salutis 1^96.
Nonis sextilibus. Augustino Barbadico Serenissimo Venetiarum Duce. Fol. 4i, col.d.
2. Tractatus gulielmi Hentisberi de sensu cornposito et diviso... Venetiis, i A94,
fol. 39, col. b.
3. Alexandri Achillini Bononiensis Opéra omnia. Venetiis, apud Hieronymum
Scotum, MDXLV, fol. i85, col. c.
!x. L'exemplaire que je possède porte, en marge de l'une de ses pages, des anno-
tations et des dessins d'un étudiant que l'analyse du mouvement local ennuyait.
Parmi ces annotations, se lit celle-ci: Anno domini MCCGCLXXXI0 die XVI<> Decembris;
c'est la date du jour où elles furent tracées.
5. Subtilissimi Anglici Doctoris Ricardi Suiseth. Opus aureum calculationum.
Papie, i488. En son Repertorium bibliographicum (vol. II, pars II, p. 368, col. a,
n* 16137), Hain cite cet incunable sans l'avoir vu. Au Guide du Libraire et de l'Amateur
de livres (58 édition, t. V, i864; col. 087), Brunet cite l'édition de 1498 comme la
première édition datée; il regarde donc celle de i488 comme n'existant pas.
6. Calculationes Suiseth Anglici. Colophon : Subtilissimi doctoris anglici Suiseth
Calculationum liber. Per egregium artium et medicine doctorem magistrum Ioannem
tollentinum veronensem diligentissime emendatum foeliciter explicit. Papie per
Franciscum gyrardengum. MCCCCLXXXXVII1. die IIII. Ianuarii.
7. Calculator. Subtilissimi Ricardi Suiseth Anglici calculationes noviter emendate
atque revise. Questio insuper de reactione juxta Aristotelis sententiam et commentarios.
4l6 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Or, les titres des éditions de i488 et de i52o donnent à
Suisset le Calculateur le prénom de Richard; le colophon de
l'édition de i52o transforme ce prénom en celui de Raymond.
Jean, Roger, Richard, Raymond, entre ces quatre prénoms,
les biographes de Swineshead n'auront que l'embarras du
choix, mais cet embarras sera grand.
C'est l'ouvrage de Raymond Suiseth que le dominicain
Isidoro Isolani cite à la fin du Tractatus proportionum d'Albert
de Saxe dont il vient de donner une nouvelle rédaction1.
Louis Vives accuses l'Anglais Roger Suicet d'avoir donné de
grands développements aux calculs dont il a horreur. Au xvie
livre De Sublilitate, Cardan classe les génies dont s'honore
l'humanité; le troisième rang est occupé par Euclide, par Duns
Scot et par l'Écossais « Jean Suisset que le vulgaire nomme le
Calculateur » .
Conrad Gesner3 et John Leland*, qui n'ont, sur notre auteur,
d'autre document que les diatribes de Louis Vives, le nom-
ment Roger Suicet; Leland parle de Swineshead5, membre du
Colophon : ... Magistri Raymundi Suiseth noviter impressus. Venetiis aère ac sollerti
cura haeredum Octaviani Scoti et sociorum i5ao. (D'après Briïcker in : Jacohi Bruckcri
Historia critica Philosophiae, tomus III, Lipsiae, MDCGXLIII, p. 85a).
Brunet (loc. cit.) cite un extrait du colophon de cette édition : Explicit questio de
reactione édita ab ... domino Victore Trincavello ... noviter impresse Venetiis ère ac
sollerti cura heredum Octaviani Scoti ... ac sociorum anno ... millesimo quingente-
simo vigesimo decimo Kal. Aprilis.
i. De velocitate motuum. Preclara dogmata de omnium motuum velocitate; ingenuo
Epitomate digesta a fratre Isidoro de Isolanis Mediolanense : ordinis predicatorum.
Colophon : Expliciunt proportiones fratris Alberti de Saxonia ordinis predicatorum
breviate. Qui a Thoma berduardi excipiens a nobis est breviatus : nihil minus: sed
aliquid amplius dicentes. Scito quod hune Thomam vocat Raymundus Suiseth
calculator in tractatu primo de intensione et remissione : Venerabilem magistrum
Thomam de Berduerdino : cujus dicta veneratur et recipit. — Cet ouvrage, avec
divers autres opuscules dTsidoro Isolani, est adjoint à l'ouvrage qui a pour titre:
Clarissimi sacre Théologie doctoris Fratris Pauli Soncinatis vite regularie ordinis
predicatorum : Divinum Epitoma Questionum in quatuor libros Sententiarum a principe
Thomistarum Joanne Capreolo Tholosano disputatarum. His additis : que idem morte
preventus perficere nequivit; per fratrem Isidorum de Isolanis Mediolanensem ejusdem
predicatorie professionis. — Colophon: ... Lugdunique exactissima cura impressum
persolertem virum Joannem Crespinum Annodomini Mcccccxxviij.
a. Joannis Ludovici Vivis De causis corruptarum artium liber V: De philosophiœ
naturset medicinœ et artium corruptione ; Brugis, MDXXXI (Jo. Ludovici Vivis Opéra,
Basilae, MDLV; tomus I, pp. /ua-4i3).
3. Bibliotheca universalis... authore Conrado Gesnero; ïiguri, MDXLV; p. 588,
recto.
6. Commentarii de Scriptoribus Britannicis, auctore Joanne Lelando Londinate.
Tomus secundus, Oxonii, MDCCIX; p. 38a, cap. CDXXXI. De Rogero Suicelo.
5. Leland, Op. laud., tom. II, p. 373, cap. CDXVI. De Suineshevcdo.
DOMINIQUE BOTO IT LÀ BCOLA8TIQU1 PA1UBIBN1II /* 1 7
Mcrtou Collège et commentateur de Pierre Lombard; mais
il n'identifie pas ce Siiincshevcdns à RogerUi Suicetuê ; seul,
L*éditeur qui a dresse la table de son ouvrage a indiqué1 cette
assimilation comme probable.
L'identité de Roger Suiset, Suicet ou Suinset avec Svvinsete
ou Suinshed est admise par Gabriel Naudé3, par Visch3, par
Pitse'1, par Baie5, par Fabricius0. De ce Roger Swinesbcad ils
font, on ne sait trop par quel renseignement, un moine
cistercien.
Le prénom de Jean, que Cardan donnait au Calculateur,
trouve quelques autres partisans7; mais c'est du « très subtil
anglais Richard Suisset » que Casaubon se félicite8 d'avoir pu
lire, à Oxford, les Calculationes ; Briicker, qui a consacré au
Calculateur un article extrêmement documenté9, se flatte
d'avoir établi que le prénom de cet auteur était bien Richard;
les auteurs du Dictionary of National Biography ont adopté
cette opinion10.
Jean, Roger, Raymond ou Richard Swineshead fut, grâce
à l'ouvrage intitulé Calculationes, l'un des hommes les plus
célèbres, les plus admirés, les plus décriés au xve et au
xvie siècle; sa subtilité était portée aux nues par les adeptes
de la Dialectique d'Oxford et de Paris; ses méticuleuses
chicanes, les quisquiliœ Suiceticse, excitaient jusqu'à la fureur
l'aversion que les Humanistes professaient pour les querelles
stériles des Écoles. Et longue fut la vogue des Calculationes,
i. Leland, Op. laud., index, art. Rogerus Suicetus.
a. Naudaeus, Additiones ad Historiam Ludovici XI, p. 2i£.
3. Car. de Visch., De Scriptoribus Ordinis Cisterciencis, p. 292.
l\. Ioannis Pitsei Angli Relationum Historicarum de Rébus Anglicis Tomus primus,
Parisiis, MDCXIX; n° 575, p. 677.
5. Scriptorum illustrium Maioris Brytaniœ (sic), quam nunc Angliam et Scotiam
vocanl : Catalogus... Authore Ioanne Baleo. Basileae, MDLIX. Pars I, Genturia sexta,
cap. II : Rogerus Swinsete, p. 456.
6. Jo. Alberti Fabricii Lipsiensis Bibliotheca latina médise et infirme œtatis.
Tomus V; Florentin, MDCCGLVIII; p. 4i8 : Rogerius Suiset.
7. Vossius, De Scientiis mathematicis, cap. XVIII, p. 78.
Gaddius, De Scriptoribus non-ecclesiasticis, t. II, p. 326.
8. Wolfîus, Casauboniana, p. 24.
9. Jacobi Bruckeri Historia critica Philosophiae, Tomus III, Lipsiae, MDCGXLIII;
p. 849-
10. G. L. Kingsford, art. Swineshead (Richard) in Dictionary of National Biography
edited by Sidney Lee; t. LV, p. 23 1.
p. DUHUM.
27
4l8 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
puisque Leibniz leur fit encore l'honneur d'en écrire à Wallis1
et de souhaiter qu'on les réimprimât3.
Or ce Calcalationum liber, cet Opus aureum calculationum, ces
Calculatlones qui valurent une renommée si grande à Swines-
head surnommé le Calculateur, ne portaient pas le titre de
Calculatlones et n'avaient pas Swineshead pour auteur.
Aucun des livres que nous avons lus ne signale l'existence
du texte manuscrit du traité qui fut imprimé sous ce titre; de
ce texte, cependant, il existe un exemplaire, à notre connais-
sance; cet exemplaire est conservé, sous le n° 6558, au fonds
latin de la Bibliothèque Nationale; écrit à la fin du xive siècle
ou au commencement du xv* siècle, ce texte ne diffère
que par d'insignifiantes variantes de celui qui fut imprimé
vers i48o.
Or, à la fin de ce traité3, le scribe qui l'a copié a écrit ceci :
« Explicit tractatus datas a Magistro Riccardo de Ghlymi Eshedi. »
Plus tard, une autre main a ajouté : « De Intensione et remis-
sione for marum, de actione et reactione, et de velocitate et tarditate
motus. »
Les lettres hly qui figurent dans le mot Ghlymi sont sur-
montées d'un trait horizontal, indice assuré d'une abréviation.
Quel est le nom complet qu'il conviendrait de substituer au
mot abrégé GhlymiP Nous n'avons pu le deviner, et bien
d'autres avant nous n'ont pas été plus heureux. Au verso du
premier folio (non numéroté), trois lecteurs ont, successive-
ment, reproduit le titre du traité qui allait suivre. Le premier
a simplement écrit :
Tractatus de intensione et remissione per Riccardum.
Le second a mis :
De intensione et remissione etc. Riccardi de Ghlymi Eshedi.
Le troisième, plus prolixe, a composé ce titre :
Tractatus de intensione et remissione formarum, de actione et
reactione, de velocitate et tarditate motus per Magistrum Ghlymum
Eshedum editus.
i. Lettre de Leibniz à Wallis (Jo. Wallisii Opéra, t, III, p. 673).
2. Leibniziana, p. 42. — Cf. Briicker, Op. laud., loc. cit.
3. Bibl. Nat., fonds latin, ms. n° 6558, fol. 70, col. c.
DOMINIQUE BOTO BT LA BCOLA8T1QUE PARISIENNE f\\\)
Les deux derniers ont, d'ailleurs, reproduit le trait horizontal
tracé au-dessus des lettres lily.
L'abréviation que ce trait signale, les auteurs du Catalogue
des manuscrits latins de la Bibliothèque Royale ne sont pas
parvenus, non plus, à l'expliciter, car le manuscrit dont nous
parlons est décrit par eux en ces termes : Codex mernbranaceus,
quo continetur Richardi de Ghlymi Eshedl Iractalus de intensione
et remissione formarum, de aclione el reaclione, de velocitate
et tarditate motus. Is codex decimo quarto sœculo videtur
exaratus.
A ce traité, donc, il semble que l'auteur n'ait donné aucun
titre, et que les premiers lecteurs n'aient pas songé à celui de
Calculationes ; de plus, si le prénom de l'auteur était Richard,
comme l'ont admis certains imprimeurs, son nom n'était
point Swineshead.
D'ailleurs, la comparaison de cet ouvrage au traité De primo
motore qui, lui, est incontestablement de Swineshead, montre,
au premier coup d'œil-, que ces deux ouvrages ne sauraient être
du même auteur. Le traité de Riccardus de Ghlymi Eshedi
porte sur des questions qui, toutes, sont également examinées
dans le traité de Swineshead ; un même auteur n'écrit pas
deux livres qui portent si visiblement sur les mêmes objets
et qui diffèrent si complètement dans tout le détail de la
rédaction. L'œuvre composée par Riccardus de Ghlymi Eshedi
appartient à la famille dont le De primo motore de Swineshead,
dont la Summa de Dumbleton sont les types ; mais elle semble
bien avoir été écrite après les ouvrages de Swineshead et de
Dumbleton; on y peut, en particulier, noter de manifestes
emprunts au traité De difformitate qualitatum de Nicole Oresme ;
la lecture du De primo motore et de la Summa ne nous révèle
aucun emprunt de ce genre.
D'ailleurs, un juge particulièrement compétent en la
matière, Pierre Pomponat, ce qui, au début du xvie siècle,
écrivit, comme nous le verrons, plusieurs traités sur les
doctrines de Guillaume Heytesbury et du Calculateur, a fort
bien discerné que celui-ci avait dû venir après celui-là ! « La
seconde raison, et la plus puissante de toutes, dit-il quelque
420 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
part1, était celle qui a été apportée par le Calculateur, bien
qu'avant lui (comme je le crois), Hentisberus ait donné cette
même raison ; il [le Calculateur] semblait suivre, en effet, un
parti qui avait déjà été tenu, tout en étant mû en même temps
par des motifs contraires, comme on le pouvait déduire assez
manifestement. »
Nous avons tenté de découvrir quelques renseignements au
sujet de ce Riccardus de Ghlymi Eshedi dont l'ouvrage, sous
le faux nom de Suiseth le Calculateur, était appelé à une si
grande vogue; tous nos efforts ont été vains. A peine osons-
nous signaler un rapprochement qui nous semble fort
douteux ; la bibliothèque de Charles VI contenait un traité
d'Astrologie- intitulé : Summa Eskilde Anglici de judiciis;
faut-il identifier Eshilde et Eshedi?
Clymeton, Dumbleton, Swineshead représenteront, pour
nous, l'opinion de l'École d'Oxford un peu avant le temps où
Guillaume Heytesbury y développa la subtile agilité de sa
Dialectique; un écrit anonyme nous fera connaître la pensée
d'un disciple de ce Jogicien.
Sous le titre de Tractatus de sex inconvenientibus, dont l'adap-
tation au sujet de l'ouvrage nous échappe, cet écrit anonyme
a été imprimé; il l'a été à Venise, en i5o5, en un recueil où
se rencontre le Tractatus de latitudinibus formarum inspiré de
Nicole Oresme; au § XIX, nous avons donné la description de
cette édition.
Ce n'est pas cette édition, mais deux textes manuscrits, que
nous avons consultés.
De ces deux textes manuscrits, il en est un qui nous renseigne
plus complètement que l'autre sur l'ouvrage qu'il reproduit.
i. Pétri Pomponatii Mantuani Tractatus de reactione, sect. I, cap. XIV (Pétri Pom-
ponatii Mantuaai. Tractatus acutissimi, utilissimi, et mère pcripatetici. De intensione et
remissione formarum ac de parvitate et magnitudine. De reactione. De modo agendi prima-
rum qualitatum. De immortalitate anime. Apologie libri très. Contradictoris tractatus
doctissimus. Defensorium autoris. Approbationes rationum defensorii, per Fratrem
Chrysostomum Theologum ordinis predicatorii divinum. De nutritione et augmentatione.
Golophon : Venetiis impressum arte et sumptibus tueredum quondam domioi
Octaviani Scoti, civis ac patritii Modeotiensis : et sociorum. Anno ab incarnatione
dominica MDXXV calendis Martii. Fol. 26, col. d.).
a. Inventaire de la bibliothèque du Roi Charles VI fait au Louvre en 1523 par ordre
du Régent, Duc de Bedford. Paris, 18G7; p. 187, n° 721.
DOMINIQUE BOTO BT LA BCOLASTIQUfl PARIBIBHH1 V' I
Ce premier texte se trouve 8H un recueil de pièce! ' qui oui
toutes été composées par des maîtres de L'Université d'Oxford ;
vraisemblablement, si Ton en juge par L'orthographe des noms
propres, le copiste ou les copistes riaient Anglais.
En ce recueil, le traité qui nous occupe n'a pas de titre;
il débute d'emblée :< par cette question : Ulrum in generatione
formarum sit certa ponenda velocilas. En son état actuel,
d'ailleurs, il est incomplet; il s'arrête brusquement au milieu
d'une question 3 et l'appel qui suit les derniers mots'1 permet
de constater l'absence du cahier qui devait suivre. Mais au
moment où le recueil a été constitué, le traité était complet,
et le copiste avait composé une table des matières5 qui nous
en fait connaître le contenu. L'ouvrage entier comprenait onze
questions ; en chacune des quatre premières s'inséraient, en
outre, sous le titre d'articles, des questions subsidiaires qui
y formaient comme des parenthèses. Ce que nous possédons
aujourd'hui renferme les quatre premières questions et une
partie de la cinquième; ce n'est guère que la moitié de l'ou-
vrage, puisque ce fragment prend fin avec le fol. 48 et que la
dernière question, la table nous l'apprend, commençait au
folio 82.
L'autre exemplaire manuscrit possédé par la Bibliothèque
Nationale6 est bien loin de combler cette vaste lacune; il a été
copié sur un texte où elle existait déjà ; le copiste, désireux de
ne reproduire que des questions complètes, a supprimé le
début de la cinquième question et n'a gardé que les quatre
premières. Il a disposé ses titres de telle sorte que les articles
subordonnés aux questions paraissent avoir la même impor-
tance que les questions mêmes. Aussi, sous le titre: Incipit
tabula questionum G inconvenientium, un copiste, donnant le
même rang aux articles et aux questions, a-t-il énuméré seize
1. Bibliothèque Nationale, fonds latin, ms. n* 6559 (olim Colbert. 2094, Regius
38ns).
2. Ms. cit., fol. 1, col. a.
3. Ms. cit., fol. ^8, col. d.
h. Cet appel est : in movendo orbes; le fol. 49, qui portait dans le recueil complet
la pagination 109, commence par ces mots : et per consequens.
5. Ms. cit., fol. 196, verso.
G. Bibl. Nat., fonds latin, ms. n" 6527.
42 2 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
questions groupées quatre par quatre sous ces titres : De genera-
tione. De alteratione. De quantitate. De motu locali. Poussant plus
loin l'erreur, le catalogue des manuscrits latins de la Biblio-
thèque Royale a nommé l'ouvrage en question : Tractatus
de sexdecim inconvenientibus. Plus exactement, le scribe qui
l'avait copié avait donné le titre véritable en cet étrange
explicit :
Explicit tractatus de sex inconvenientibus.
Finito libro sit laus et gloria Cristo.
Dabitur pro pena scriptori pulchra puella.
Ce copiste n'était point Anglais comme celui auquel nous
devons le premier texte ; il a estropié plusieurs des noms
propres anglais qu'il rencontrait sous sa plume; parfois même,
il les a supprimés.
Le texte imprimé du Tractatus de sex inconvenientibus est-il
plus complet que les textes manuscrits que nous avons lus?
C'est ce dont nous n'avons pu nous assurer.
Que le traité De sex inconvenientibus émane de l'École d'Ox-
ford, cela se voit clairement par ce fait que cette École et les
maîtres qui y étaient en honneur se trouvent seuls cités par
l'auteur.
a S'il faut, dans le mouvement d'altération, définir une
certaine vitesse, dit-il1, cette vitesse doit être prise en raison
des latitudes des intensités, comme l'admettent l'École d'Oxford
et Aristote au vne livre des Physiques, comm. fai. C'est cette
supposition... qu'il faut, je crois, regarder comme préférable
aux autres, et la vérité même la préfère. » L'autorité de l'École
d'Oxford est ici traitée sur le même pied que celle du Philo-
sophe.
Plusieurs fois sont invoquées2 les opinions embrassées par
Maître Thomas Bradwardine en son Traité des proportions.
Nous apprenons, d'ailleurs, que les théories de Mécanique
ébauchées en ce traité avaient été développées par d'autres
i. Tractatus de sex inconvenientibus. Quaest. II : Utrum in motu alterationis
velocitas sit signanda vel tarditas. Bibl. Nat., fonds latin, ms. a° G55g, fol. 16,
col. b.
9, Ms. cit., fol. 28, col. c, et fol. 34, col. b»
DOMINIQUE soin |.,r i,\ BCOLOBTIQVB PAMSIBlfW \> \ I
maîtres es ails, notamment par un certain maître Adam
Pipcwcll ou de Pippewell1.
Non seulement, l'auteur du traité De sex inconvenientibus a
écrit à racole d'Oxford, mais il y a écrit après Magister YVil
lelmus ïlcthysbyry dont il cite le traité De mot m; qu'il ait été
disciple de ce subtil logicien, on Le peut supposer lorsqu'on lit
les épithètes admiratives dont il entoure3 le nom de ce Maître:
« Unus solcmnis Magister, polissimus et famosus Helhysbyry. »
L'un des manuscrits de la Bibliothèque Nationale où se
trouve le Trac talus de sex inconvenientibus, renferme, en outre,
le Tractatus de proportionibas de Thomas Bradwardine, puis
une série4, d'ailleurs incomplète5, de onze questions dont les
sujets ressor tissent au De generaiione et corruptione ; les dix
premières questions ne portent aucun nom d'auteur, mais la
onzième se termine par ce colophon6: Et sic finitur questio
prima Magislri Willelmi de Colymgam Oxoniensis. A la suite de
cette question, on lit une exposition du texte d'Aristote qui
ouvre le premier livre des Physiques et auquel Averroès a
consacré son premier commentaire sur cet ouvrage; ce nouveau
fragment porte, à son tour, le colophon suivant7 : Et sic finis
est questionum Colligham cum expositione commentarii primi
primi Phisicorum. La rédaction de ce dernier colophon, non
moins que la lecture des onze questions relatives au De gène-
ratione et corruptione d'Aristote, nous a convaincu qu'elles
étaient toutes du même auteur, de ce Guillaume Colligham ou
de Colymgam, maître es arts de l'Université d'Oxford; seule-
ment, le désordre des copistes a fini par mettre la première au
dernier rang. Ces questions ne sont pas sans analogie avec
diverses parties du De primo motore de Swineshead ou de la
Summa de Dumbleton; elles pourraient être contemporaines
i. Ms. cit., fol. 28, col. c, et fol. 33, col. b. — Le ms. n° 6527 du fonds latin de la
Bibl. Nat. écrit, la première fois (fol. i58, col. c): Magister Adam Palpavie, et la seconde
fois (fol. 161, col. c): Magister Adam.
2. Bibl. Nat., fonds latin, ms. n° 6559, fol. 3G, col. a.
3. Ms. cit., fol. 22, col. c.
U. Bibl. Nat., fonds latin, ms. n" 655g, fol. 61. col. a à fol. i53, col. b.
5. L'appel qui se trouve au bas du fol. i32 (verso) ne correspond pas aux mots qui
commencent le fol. i33; il manque là un ou plusieurs cahiers.
6. Ms. cit., fol. i53, col. b.
7. M», cit., fol. 190, col c.
424 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
de ces deux ouvrages; en leur contenu, nous n'avons rien
trouvé qui nous pût fournir, à cet égard, une indication; hors
les noms d'Aristote et d'Averroès, le seul nom propre que ces
fragments nous aient présenté est celui de Lynconiensis, c'est-à-
dire de Robert Grosse-Teste, évêque de Lincoln; l'écrit de cet
auteur sur les Seconds analytiques est mentionné deux fois »
dans le commentaire relatif au début de la Physique d'Aristote.
XXI
L'esprit de l'Ecole d'Oxford au milieu du xive siècle.
I. La Physique.
Avant de rechercher, dans les divers traités dont nous
venons de parler, ce qu'ils enseignent touchant les questions
qui nous occupent en cette étude, il ne sera pas inutile de leur
demander quelques renseignements d'une nature plus géné-
rale; par eux, nous nous efforcerons de démêler les tendances
qui sollicitaient le plus fortement, vers le milieu du xive siècle,
les logiciens de l'École d'Oxford; nous essaierons aussi de
voir en quoi les doctrines qui avaient cours en cette Université
ressemblaient ou différaient de celles qui, vers le même temps,
étaient en vogue à Paris.
Parmi les particularités qui distinguent les enseignements
des deux écoles émules, on peut signaler, en premier lieu,
l'usage, beaucoup plus fréquent à Oxford qu'à Paris, des
divers traités de Mécanique composés par Jordanus de Nemore
et par ses disciples.
Sans doute, au xive siècle, les maîtres parisiens tels qu'Al-
bert de Saxe n'ignorent pas l'œuvre des Auctores de ponderibus,
et ils y font parfois allusion dans leurs propres écrits; mais
ils ne l'invoquent qu'en de rares circonstances, tandis que
certains maîtres d'Oxford paraissent en avoir fait un continuel
usage.
i. Ms. cit., fol. 162, col. c, et fol. i83, col. b.
DOMINIQUE BOTO BT LA BCOLA8TIQUB PARISIEN*!
Cette vogue «levait être fort ancienne en Angleterre;
coiïimeut expliquer autrement ce fait que Roger Bacon oon
naissail déjà et citait volontiers plusieurs des haiiés De ponde
ribus que ses contemporains du continent semblaient ignorer?
Car Roger Bacon, en [*OpU8 nui/us, cite1 Jordanns et son
Commentateur; aux Communia naturalium, il mentionne-1
le traité De pondérions attribué à Euclide et celui qu'a rédigé
Thâbit ibn Kourrab.
Déjà Bradwardine cite3 la première conclusion du traité
De ponderibus, attribué à Jordanus de Nemore, sans men-
tionner, d'ailleurs, le nom de cet auteur. Il cite aussi^, mais
sans en nommer davantage l'auteur, le traité De proportiona-
litate motuum et magnitudinum que Ton trouve parfois associé
aux écrits de l'École de Jordanus, et qui nous a occupés
au § VIII.
Le Tractatus de sex inconvenientibus cite à plusieurs reprises5
le traité De ponderibus ou De pensis ponderibus ; il orthographie
Jordanis le nom de l'auteur de ce traité. Il attribue également,
nous l'avons vu au § VIII, à un certain Ricardus de Yersellis
ou de Usellis un écrit qui était identique au De proportionalitate
motuum et magnitudinum ou qui, du moins, soutenait les
mêmes conclusions que ce dernier écrit.
Mais s'il est, à l'Université d'Oxford, un maître qui semble
avoir lu avec une particulière attention la plupart des opus-
cules attribués aux Auctores de ponderibus, c'est assurément
Jean de Dumbleton.
En sa Somme, il consacre un chapitre6 à discuter cette
question : <c Puisque la proportion du mouvement se fait
suivant la proportion de la plus grande inégalité, on se
i. Fr. Rogeri Bacon, Opus majus, Pars IV, Dist. IV, cap. XV. De motu librae
(Ed. Jebb, pp. io5-io8; éd. Bridges, vol. I, pp. 169-174).
2. Liber primus communium naturalium Fratris Rogeri Bacon; Prima pars princi-
palis; Prima distinctio; cap. II (Bibliothèque Mazarine, ms. n° 3576, fol. 2, col. b. —
Liber primus communium naturalium Fratris Rogeri. Partes prima et secunda. Edidit
Robert Steele, p. 6).
3. Tractatus de proportionibus a Magistro Thoma de Bradwardin editus; capi-
tuli II' pars IIP.
4. Bradwardine, Op. laud., capituli 1P pars IV.
5. Tractatus de sex inconvenientibus, Quaest. I, Quaest. IV, Art. I quaestionis IV.
6. Johannis de Dumbleton Summa, Pars tertia, Gap. XII". Bibl. Nat., fonds latin,
ms. n° 16146, fol. 3o, col. b. — ms. a" 16621, fol. 120, v\
426 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
demande (dubitatur) si le fini peut agir sur l'infini. » Les
considérations, fort embrouillées d'ailleurs, auxquelles se
livre Dumbleton concernent surtout la théorie du levier, où
l'on voit un très faible poids soulever un poids très lourd.
A cette occasion, l'auteur cite1 les Auctores de ponderibus.
Mais ce n'est pas en sa Somme que Dumbleton nous montre
le mieux la connaissance qu'il avait des écrits produits par
les mécaniciens de l'École de Jordanus. Cette connaissance
s'affirme surtout en un autre ouvrage qui n'a pas été signalé
par les biographes de l'auteur de la Summa.
En ce cahier de notes de Philosophie^ où un étudiant
parisien a recueilli une foule de documents relatifs aux
doctrines d'Oxford, les extraits de la Summa de Dumbleton
sont accompagnés d'un fragment qui ne provient pas de cette
Somme, mais que le copiste donne3 également comme œuvre
de Jean de Dumbleton. Ce fragment se compose de trois
parties. La première partie^', que précède ce titre : De motu
locali demonstraia per Dulmenton, discute suivant quelle règle
la vitesse d'un mobile dépend de la grandeur de la puissance
et de la grandeur de la résistance. La seconde partie5, que
termine ce colophon : Explicit sophisma. Deo gratias, examine
ce « sophisme » : Uniformiter continue variabitur alteratio unifor-
mis. La troisième partie0, annoncée par ces mots : Incipit alla
questio, traite de ce problème : « La vitesse d'un mouvement
local quelconque doit-elle être évaluée par l'espace linéaire
maximum qu'un point du mobile décrit en son mouvement? »
1. Jean de Dumbleton, loc. cit.; ms. n* 16146, fol. 3o, col. c; ras. n* 16G21,
fol. i2i, r°. L'auteur des extraits que contient ce dernier recueil a mis cette note au
bas de la page : Et vocatur gravius secundum situm.
2. Bibl. Nat., fonds latin, ms. n* 16621.
3. En une première table des matières qui se trouve au fol. i3 v*, le copiste
décrit ainsi ce fragment : Item de Dulmenton de uniformiter difformi varia cum quodam
sophismate forti de uniformiter difformi in sequenti cisterno [pour sexterno}. Item de
maximo spacio lineari pertransito questio, una cum articulis notabilibus. Hec in duobus
cisternis. — En une autre table des matières qui se trouve au fol. 64 v*, ce même
fragment est défini de la sorte : Dulmenton de proportionibus motuum, gradu medio et
similibus; unum sophisma de alteratione uniformiter difformi; questio una de maximo
spacio lineari cum quibusdam similis materie.
4. Ms. cit., fol. 11 4, v°, à fol. 116, v".
5. Ms. cit., fol. 124, r% à fol. i3o, r*.
6. Ms. cit., fol. i3o, v°, à fol. i3(), r*; en bas de ce dernier feuillet, on lit;
Explicit questio,
DOMINIQUE BOTO R LA BGOLAflTIQUfl PAMSIEHWI h''~i
Le problème ainsi formulé n'est autre, on Le voit, que le
sujet même «lu traite De proportionalitate motuum et magnitu
dinum. Longue et confuse est la discussion (Je Dumbleton,
à laquelle nous ne nous arrêterions pas si elle ne présentait
une intéressante particularité. En faveur des opinions qu'il
veut soutenir, à rencontre de celles qu'il veut combattre,
l'auteur invoque une foule d'arguments qu'il tire des lois de
la Statique, de la méthode des déplacements virtuels, de la
notion de gravitas secundum silum. Ces arguments, il prend
soin de désigner les livres auxquels il les emprunte. De ces
livres, le plus souvent cité est le traité de Jordanus de Nemore,
auquel Dumbleton donne parfois1 le titre complet que l'on
trouve dans les anciens manuscrits : Elemenla Jordanis saper
demonstrationem ponderls; parfois % également, il le nomme
plus brièvement : Jordanis de ponderibus , Jordanis saper demons-
trationem ponderis, Elementa Jordanis ou bien encore Elementa
Eaclidis et Jordanis; un grand nombre d'axiomes et de propo-
sitions de ce traité sont ainsi explicitement énoncés. Mais
Dumbleton n'invoque pas seulement l'autorité de Jordanus
de Nemore; il emprunte 3 deux théorèmes à YAuctor ou au
Liber de canonio1*. Enfin, il invoque5 l'autorité d'un certain
Magister de ponderibus qui démontre, au commencement de
son traité, cette proposition : Une plus grande portion d'un
plus grand cercle est moins courbe; nous reconnaissons
aussitôt l'auteur que nous avons nommé0 le Commentateur
péripatéticien de Jordanus.
Dumbleton, on le voit, connaissait le Liber de canonio qui,
vraisemblablement, donna occasion à Jordanus d'écrire son
traité; il connaissait ce traité ainsi que le Commentaire, ulté-
rieurement composé, auquel Bacon a fait également allusion;
des divers ouvrages qui témoignent, en Statique, de l'activité
de l'École de Jordanus, un seul n'est pas mentionné par lui;
i. Ms. cit., fol. i33, v', et fol. i34, r".
2. Ms. cit., fol. i3i, v*; fol. i32, r°; fol. i3a, v°; fol. i33, r*.
3. Ms. cit., fol. i3£, v°.
4. Sur cet ouvrage, voir P. Duhem, Les Origines de la Statique, ch. V, S 3;
tome I. pp. 93-97.
5. Ms. cit., fol. i3i, v*.
6. Les Origines de la Statique, ch, VII, S 2 ; tome I, pp. 1 28-1 34.
428 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
c'est, à la vérité, le plus beau, celui dont l'auteur, inconnu
jusqu'ici, a été nommé par nous le Précurseur de Léonard
de Vinci1.
La Statique n'était pas la seule partie de la Mécanique qui
préoccupât les maîtres d'Oxford; volontiers, ils disputaient
aussi de Dynamique et cherchaient par quelle relation sont
unies la puissance, la résistance et la vitesse du mobile. A cet
égard, la doctrine péripatéticienne, que Bradwardine avait
faite sienne en son Tractatus de proportionibus , était générale-
ment acceptée; on s'attachait seulement à en perfectionner
l'exposition et à en déduire divers corollaires.
Si nous en croyons l'auteur du traité De sex inconuenien-
iibus2. Maître Adam Pippewell avait appuyé de subtiles
démonstrations la théorie de Thomas Bradwardine.
Au De primo motore, Swineshead3 présente, sans y rien
ajouter d'essentiel, cette même théorie.
En sa Summa, Jean de Dumbleton examine 4, lui aussi,
quelles sont les diverses opinions qui ont été émises touchant
la loi qui lie la vitesse du mobile à la grandeur de la puissance
et à celle de la résistance. « Nous toucherons, dit-il, quelques
opinions afin que la connaissance du faux nous mène, comme
par un dilemme (per viam divisionis), à la vérité. » Et cette
vérité, la voici : « La troisième opinion est celle d'Aristote et
du Commentateur; c'est celle qu'il faut tenir; elle est la
suivante : Le mouvement devient plus intense ou s'affaiblit
selon une proportion géométrique... » Cet avis est bien celui
que soutenait Bradwardine.
Pour faciliter l'intelligence de cette loi, Jean de Dumbleton
consacre un chapitre de sa Sommeb à exposer les règles des
rapports et des proportions 0 à ceux qui ne sont pas exercés
1. Les Origines de la Statique, ch. VII, § 3; tome I, pp. i34-i^7.
2. Tractatus de sex inconvenientibus, quaest. IV : Utrum in motu locali sit certa
formanda velocitas. Bibl. Nat., fonds latin, ms. n* G55ç), fol. a8, col. c; ms. n* 6527,
fol. i58, col. c.
3. Suincet De primo motore, Differentia VIT, cap. I. Bibl. Nat., londs latin, ms.
n* 16621, fol. 76, r°.
U. Joannis de Dumbleton Summa, Pars tertia, capp IV" et V. Bibl. Nat., fonds
latin, ms. n* 16146, fol. 27, col. a, à fol. 28, col. a.
5. Joannis de Dumbleton Summa, Pars tertia, Gap. VI"; ms. n* 161 46, fol. 38,
col. a; ms. n" iG6ai, fol. ii4, v°.
D0MIIIIQ1 B soro il la BGOL48TIQ1 I i'AHhii.\M.
en Géométrie, afin que, par «les procédés grossiers et sensibles,
ils pénètrenl la vérité e( en voienl la cause. »
Notre auteur applique La loi dynamique formulée par
Aiistote, Avcrroès et Bradwardine, à la solution de certains
problèmes, celui ci par exemple1 : Un mobile se meut en un
milieu uniforme et invariable sous l'action dune puissance
qui croît avec une vitesse uniforme; quelle est la loi selon
laquelle varie la vitesse de ce mobile? » Aux problèmes de
cette sorte, les maîtres de l'École d'Oxford vont s'appliquer
avec passion.
Le mystérieux Calculateur, Hiccardus de Gblymi Eshedi, prend
pour certain le principe posé par « le Vénérable Maître Thomas
Bradwardine» 3. Hors Aristote et Averroès, c'est le seul auteur
dont il prononce le nojm. De ce principe, il déduit une longue
suite de règles 3 sur la variation de la vitesse d'un mobile lorsque
l'on fait croître ou décroître la puissance sans modifier la résis-
tance, ou lorsqu'on fait varier la résistance sans modifier la
puissance; l'influence exercée sur la grandeur de cette varia-
tion par les valeurs initiales de la puissance et de la résistance
est, de sa part, l'objet d'une attention particulière.
Ces règles, formulées par le Calculateur, nous les trouvons,
presque textuellement reproduites, et suivies de curieuses
applications à des problèmes théologiques, en un fragment^
dont notre étudiant parisien avait gonflé son cahier de notes
de Philosophie.
Ce fragment ne porte aucun nom d'auteur; mais peut-être
pouvons-nous deviner comment celui qui nous l'a conservé en
avait eu l'original.
Notre étudiant, en effet, transcrit5 « quelques indications qui
sont nécessaires pour comprendre les dires des Anglais », et il
nous apprend6 que « ces renseignements, nécessaires pour
i. Johannis de Dumbleton Summa, Pars tertia, Gap. XI"; ms. n* i6i46, fol. 3o,
col. b; ms. n* 16621, fol. 119, v°.
2. Subtilissimi Doctoris Anglici Suiset Calculationum Liber; éd. Paduae, ca. i48o;
col. c du troisième folio (les folios ne portent ni pagination ni signature).
3. Suiset Op. laud., Cap. XIV : De motu locali ; éd. cit., fol. 53, v° seqq.
!i- Bibl. Nat. , fonds latin, ms. n* 16621, fol. 52, r° et v<>, et fol. 65, r° et V.
5. Ms. cit., fol. 212, v*.
6. Voir la table du cahier, au ms. cit., fol. ig5, r°.
43o ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
comprendre ce que les Anglais disent de l'accroissement des
puissances par rapport aux résistances ont été donnés par
Maître Clay, Magister Claius. »
Ce Maître Clay, qui, sans doute, enseignait à Paris vers la
fin du xive siècle, après avoir étudié à Oxford, apprenait aux
Parisiens quelles doctrines étaient en faveur en la grande Uni-
versité anglaise. Après avoir parlé à notre étudiant de questions
de Dynamique, il discourait devant lui du mouvement de
l'aimant1. Or, ce que Maître Clay enseigne touchant l'accrois-
sement de la puissance ou de la résistance, ce sont quelques-
unes des règles que l'on peut lire au Liber calculattonum ou
bien encore au fragment copié par notre étudiant; et celui-ci
en fait la remarque: « Ces deux règles sont énoncées autre-
ment ci-dessus, » écrit-il2 en marge des notes où il résume la
conversation de Maître Clay; c'est peut-être de Maître Clay
qu'il tenait l'original des pages où elles sont énoncées.
En tout cas, notre étudiant, en une des tables des matières
dont il parsème son cahier3, décrit ainsi ce fragment: « Aliqua
dubia theologica per extraneum audita et cogitata ab aliis. » Nous
savons donc qu'un étranger le lui avait fourni.
Les renseignements donnés par Maître Clay nous ont appris
que, vers la fin du xivc siècle, l'Université d'Oxford était géné-
ralement acquise à la Dynamique péripatéticienne telle que
l'enseignait le Tractatus de proportionibus de Thomas Brad-
wardine, telle que la développaient les règles formulées au
livre du Calculateur. Clay, cependant, admettait, au moins à
titre d'hypothèse, une doctrine toute différente; les notes de
notre étudiant relatent4 l'exposé de cette doctrine, les doutes
qui faisaient hésiter le maître anglais, les raisons pour ou
contre sa théorie que lui présentaient ses auditeurs; elles nous
donnent de cette controverse un compte rendu succinct, quel-
que chose comme le procès-verbal d'une séance que la Société
de Physique aurait tenue vers la fin du xive siècle.
L'opinion de Maître Clay est la suivante: Appliquée à un
i. Ms. cit., fol. ai3, v*.
2. Ms. cit., fol. 212, V».
3. Ms. cit., fol. 64, v°.
U. Ms. cit., fol. 2i3, r°.
DOMINIQUE IOTO BT LA BGOLA8TIQUI PAEISIIBH1 /§ -'» i
mobile donné, une puissance donnée lui communiquerait, en
l'absence de tout milieu résistant, une vitesse déterminée. En
un milieu résistant, la vitesse du mobile serait moindre que
cette vitesse-là; elle serait moindre d'une quantité proportion
nclle à la résistance du milieu. Si l'on raréfiait de plus en plus
le milieu, la puissance demeurant constante, la vitesse du
mobile ne croîtrait pas au delà de toute limite comme le pré-
tendait Aristote; elle tendrait vers cette valeur déterminée
dont il a été question tout d'abord. Selon cette hypothèse,
donc, un mobile se mouvrait successivement dans le vide, et
un des auditeurs de Maître Clay lui objecte la contradiction
qui existe entre ce corollaire et la Physique péripatéticienne.
Le Maître anglais, lui, est soucieux d'une autre difficulté, et
ce souci fait grand honneur à sa perspicacité. En l'absence de
toute résistance, la puissance donnerait instantanément au
mobile cette vitesse déterminée dont nous avons parlé : « le
mobile passerait infiniment vite du degré zéro de mouvement
au mouvement total; » Maître Clay jugeait cette proposition
difficile à admettre.
L'opinion de Maître Clay dut, sans doute, trouver faveur à
Paris. Nous voyons en effet qu'elle était reçue, au xvie siècle,
par Dominique Soto, dont la Physique a si grandement subi
l'influence de l'enseignement parisien.
Soto admet1 que, dans le vide, un mobile ne se meut pas
instantanément; il se heurte alors à cette objection formulée
par Grégoire de Rimini et par d'autres auteurs : La suppres-
sion du milieu ayant supprimé ce qui retarde plus ou moins le
mouvement des divers corps, tous les graves tomberaient,
dans le vide, avec la même vitesse; « un morceau de fer très
lourd descendrait exactement dans le même temps qu'une
éponge très légère. »
Cette proposition est, pour nous, l'énoncé d'une loi fonda-
mentale de la chute des corps. Pour Soto et nombre de ses
contemporains, elle apparaît comme une inadmissible affir-
I. Reverendi Patris Domini Soto Segobiensis... Super octo libros Physicorum
Aristoielis Quœstiones. Salmanticae. In œdibus Dominici â Portonariis. MDLXXII.
Lib. IV, quaest. III, fol. 67, coll. b et c.
432 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
mation, capable de ruiner toute théorie dont elle résulterait
nécessairement. Pour montrer qu'elle ne découle pas forcé-
ment de la sienne, Soto invoque le principe de Dynamique qui
séduisait Maître Clay : « 11 faut, dit-il, admettre cette règle
qu'à chaque puissance motrice naturelle correspond une
certaine vitesse ou une certaine lenteur; cette lenteur peut
croître par suite de la résistance du milieu; cette résistance
supprimée, le mobile sera mû dans le vide avec cette vitesse
même qui correspond à la puissance. C'est pourquoi un corps
plus lourd descendra plus vite qu'un corps plus léger. »
Maître Clay, d'ailleurs, ne devait pas être, vers la fin du xive
siècle, le seul Anglais qui reconnût l'insuffisance de la Dyna-
mique d'Aristote; à cette Dynamique, l'auteur du Traité des six
inconvénients adresse des critiques ' analogues à celles que lui
avait adressées Jean Buridan; il semble, toutefois, qu'aux prin-
cipes de cette Dynamique Oxford se soit fié plus longtemps et
plus fermement que Paris.
Il est une question en laquelle Oxford parait être demeuré
fort en arrière de Paris ; nous voulons parler de l'accélération
en la chute des graves. L'explication de cette accélération à
laide d'un impetus graduellement croissant paraît avoir trouvé
peu de faveur en l'Université anglaise, si nous en jugeons, du
moins, par les dires du Traité des six inconvénients.
Un important article3 de ce traité est consacre à l'examen
de cette question : L'accélération du mouvement d'un grave
provient-elle d'une cause certaine?
L'auteur énumère les diverses causes qui peuvent être invo-
quées, qui ont été effectivement invoquées pour rendre compte
de cette accélération : La diminution de la résistance du milieu,
la continuation du mouvement, la proximité croissante du
mobile à son lieu naturel, l'impulsion du milieu ébranlé, la
gravité accidentelle que le poids acquiert en descendant, enfin
l'appétit par lequel il désire son lieu.
i. Tractalus de sex inconvenientibus, Quanst. IV : Utrtim in motu locali sit certa
assignanda velocitas; Bibl. Nat., fonds latin, ms. n° 655g, fol. a8, coll. c seqq.; ms.
n* 6527, fol. 1 58, coll. c seqq.
a. Op. cit., quaest. cit., Articulus 1 : Utrum velocitatio motus gravis sit ab aliqua
causa certa. Ms. n" G55c), fol. 3i,col. d, à fol. 33, col. d.
DOMINIQUE soi'o F r LA BCOLABTIQUE PARISIENNE 433
A l'cncontre de chacune de ces hypothèses, se dressent des
objections que le Traité des six inconvénients examine cl
discute.
Cette discussion n'est pas exempte de paralogismcs ; en par-
ticulier, les principes de la Statique formulés par Jordamifl de
Nemore y jouent un rôle que des confusions verbales auto-
risent seules. Ainsi, pour démontrer que la pesanteur d'un
grave ne saurait croître lorsque ce grave, en descendant, se
rapproche de son lieu naturel, notre auteur emprunte à Jor-
danus cette proposition : La gravitas secundum situm d'un poids
pendu à l'extrémité d'un fléau de balance diminue lorsque l'on
relève ce fléau. Ailleurs il identifie formellement la gravitas
secundum situm de Jordanus avec la gravité accidentelle que les
Parisiens nommaient aussi impetus ; la même proposition lui
sert alors à prouver que la gravité accidentelle ne peut croître
tandis que le grave descend, comme le prétendent ceux qui
invoquent cet accroissement de la gravité accidentelle pour
expliquer l'accélération.
Cette discussion, confuse et peu logique, conduit à la con-
clusion suivante :
« Comme conclusion de cet article, voici ce que je réponds
à cette question : L'accélération du mouvement d'un grave
dépend-elle d'une cause certaine? Si ce terme certaine est
entendu avec une telle précision qu'il signifie : il y a une
seule cause précise de l'accélération du grave, alors, à la
question posée, je réponds : non. En effet, l'accélération que
le grave éprouve en sa descente dépend de plusieurs causes.
Mais il est une cause qui l'emporte sur les autres; aussi dis-je,
avec Maître Adam de Pippewell, que la cause principale est la
diminution de la résistance; quant à la continuation du mou-
vement, à l'approche du milieu, à la gravité accidentelle, à
cette inclination naturelle qu'est l'appétit, ce sont des causes
partielles; chacune d'elles est une cause partielle et auxiliaire;
mais aucune d'entre elles n'est une cause nécessairement
requise pour l'accélération du mouvement du grave. »
L'auteur du Liber sex inconvenientium s'est défendu de
donner une conclusion précise; il est permis de penser qu'il
P. DLHEM. 38
434 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
s'en est trop bien gardé, et qu'il eût agi plus sagement en
concluant nettement dans le sens que lui prescrivaient les
Buridan et les Albert de Saxe.
En revanche, il est un point où il eût été bien inspiré
d'imiter la sage réserve de ces deux auteurs ; il n'hésite pas à
croire, en effet, qu'une flèche accélère son mouvement après
qu'elle a quitté l'arc; voici comment il termine l'article que
nous analysons :
« J'accorde qu'une flèche frappe plus fort un objet placé
à une distance plus grande qu'un objet placé à une distance
moindre; dans ce cas, la continuation du mouvement contri-
buerait beaucoup à cet effet; la puissance qui meut la flèche
serait plus grande à plus grande distance, et croîtrait par la
continuation du mouvement. »
Adam de Pippewell et le Traité des six inconvénients ne font
pas de Vimpetus graduellement acquis la cause essentielle de
l'accélération d'un grave qui tombe; ils méconnaissent les
idées par lesquelles Buridan, Albert de Saxe, Nicole Oresme
préparaient la Dynamique moderne; ces idées paraissent avoir
été entièrement ignorées ou méconnues à l'époque, contempo-
raine peut-être d'Adam de Pippewell, mais antérieure assuré-
ment à la rédaction du Traité des six inconvénients, où Jean de
Dumbleton enseignait à Oxford.
En sa Summa, Dumbleton consacre un long chapitre à l'ex-
plication du mouvement des projectiles1. Il aborde cette
explication par cette demande, qui semble étrange : « On se
demande si l'eau ou l'air ambiant se meuvent naturellement
en la projection des pierres et autres projectiles. » 11 com-
mence, d'ailleurs, par des considérations semblables à celles
auxquelles Nicolas de Cues et Léonard de Vinci accorderont,
plus tard, une longue attention2. «A ce sujet, dit-il, il faut
savoir, tout d'abord, que tout mouvement violent se ramène
au mouvement naturel. Cela se voit ainsi : Que A soit mû de
i. Johannis de Dumbleton Summa, Pars sexta, cap. IV". Bibl. Nat., fonds latin,
ms. n* 16146, fol. 61, col. b, à fol. 6a, col. a. — Aucun extrait de ce chapitre ne se
trouve au manuscrit n° 16621.
2. P. Duhem, Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, XI :
Nicolas de Cues et Léonard de Vinci, XII ; seconde série, pp. 222 seqq.
DOMINIQUE BOTO BT LA BCOLA8TIQUE PARISIENNE 435
mouvement violent; comme en tout mouvement, le moteur
accompagne le mobile, A a un certain moteur; soit li ce
moteur. Ce moteur est mu de mouvement naturel ou
non; si non, \\ a un certain moteur; soit G ce moteur.
Gomme une suite de mouvements distincts ne peut procéder
à l'infini, il est clair qu'il existe un moteur |mû naturelle-
ment] par lequel tous les moteurs intermédiaires sont mus
violemment. On voit donc qu'en tout mouvement violent, il
faut arriver, en définitive, à un moteur naturel; et non pas
seulement à un moteur naturel comme le serait la forme d'un
élément [pesanteur ou légèreté], mais à un moteur qui soit
naturel et volontaire. »
L'air ou l'eau qui entourent le projectile se meuvent-ils donc
naturellement? Dumbleton n'a pas de peine à prouver qu'il
n'en est rien. Meuvent-ils le projectile par transport? Il faut
alors admettre qu'une certaine forme a été induite en ce fluide
par ce qui a, tout d'abord, lancé la pierre. Il semble bien,
remarque fort justement Dumbleton, que ce soit l'opinion du
Commentateur. Il indique incidemment aussi qu'une telle
forme pourrait être induite au projectile et non pas au milieu
ambiant; mais à cette théorie que va développer l'École de
Paris et sur laquelle elle va asseoir les bases de la Dynamique
moderne, il ne prête aucune attention. Il se contente de
réfuter l'opinion d'Averroès, et de montrer que le moteur
du projectile n'est pas une forme infusée, au début du mouve-
ment, dans le milieu ambiant. Où donc va-t-il découvrir la
cause qui maintient le projectile en mouvement après qu'il
a quitté la main ou la machine balistique? En celle-là même
qui empêche la production du vide dans la nature :
« Un corps naturel, avait-il dit en traitant du vide1, peut
avoir des mouvements de deux sortes.
» Un de ces mouvements lui advient parce qu'il est de telle
espèce; ainsi au feu, en tant qu'il est feu, il advient d'être mû
par sa forme vers la concavité de l'orbe lunaire.
» Le second mouvement lui appartient en tant qu'il est un
i. Johannis de Dumbleton, Summa Pars sexta, cap. III". Ms. cit., fol. 60, col. c.
436 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
corps naturel ; et, sous ce rapport, tous les corps se comportent
de même
» Pour comprendre la seconde proposition, il faut supposer
ce principe tiré de l'expérience. Tout corps, lors même qu'il
serait en son lieu naturel, désire être conjoint à un autre corps.
Et cela se prouve de la manière suivante : Il répugne que le
vide soit, tandis qu'il ne répugne pas qu'un corps se trouve
hors de son lieu propre ; en fait, il arrive souvent qu'un corps
naturel se trouve hors de son lieu propre. Il est donc plus
naturel qu'un corps se meuve pour demeurer au contact
immédiat d'un autre corps plutôt que pour gagner son lieu
propre; la nature d'un corps est d'être conjoint à un autre
corps avant d'être en son lieu propre. Ce mouvement, par
lequel un corps demeure au contact immédiat d'un autre
corps, n'advient pas à un élément en tant qu'il est élément,
mais en tant qu'il est simplement corps naturel. De cette
manière, tout corps naturel est mobile vers tout lieu, que ce
lieu soit en haut ou en bas ; tout élément est indifféremment
mobile vers tout lieu afin de demeurer conjoint à un corps
naturel. De même que l'aimant induit dans le fer une forme
grâce à laquelle le fer suit le mouvement de l'aimant et
s'arrête là où s'arrête l'aimant, de même le corps qui en suit
un autre par ce mouvement, s'arrête lorsque cet autre corps
demeure en repos. »
Cette doctrine avait-elle Dumbleton pour auteur? Nous ne
saurions le dire. Mais elle eut, après ce maître, une très grande
et très durable fortune. Nous en trouverions un témoin, entre
beaucoup d'autres, en Dominique Soto, qui nous parlerait •
« de cet appétit universel à remplir le vide, de crainte que
l'harmonie de l'Univers ne se trouve dissoute ». Nous retrou-
verions cette même doctrine amplement développée, un peu
plus tard, par Jules-César Scaliger !. Elle fut cette hypothèse
i. Dominici Soto Segobiensis Super octo libros Physicorum Aristotelis quœstiones.
Lib. IV, quaest. 3a : Utrum si quid moveretur per vacuum moveretur in instanti.
Éd. cit., fol. 65, col. d.
3. Julii Caesaris Scaligeri Exotericararn exercitationum liber XV. De Subtilitate
ad Hieronymum Cardanum. Lutetiar, apud Vascosanum, 1557. Kxcrcitatio V : De
materia. De vacuo.
DOMINIQUE son» m n SC0LA8TIQUE PA.RISIBHNH \ '>~
de ['horreur du vide que, seules, les mémorables expériences
de Torricelli et de Pascal purent ruiner, et que l'on mit,
après qu'elle eut été abandonnée, sous une Tonne ridicule qui
n'était point sienne.
Or, c'est à cette horreur du vide que Jean de Dumbleton va
demander l'explication du mouvement des projectiles.
« Les projectiles suivent l'air1, grâce à la forme qui leur est
donnée en propre, afin qu'en un tel mouvement, il ne se
produise pas de vide; en effet, suivant ce qui a été démontré,
tout corps est naturellement mobile afin qu'il demeure au
contact d'un autre corps naturel... De même que l'eau suit
l'eau, que la fumée, qui est un corps igné, suit la fumée,
et que la flamme suit la flamme, de même les projectiles
suivent l'air ou tout autre corps qui est mû devant eux, comme
le fer suit l'aimant...
» Tout corps naturel a un double mouvement : Un premier
mouvement qui appartient à ce corps en tant qu'il est de telle
espèce, et un second mouvement par lequel ce corps suit un
autre corps. C'est par ce second mouvement que les projectiles
se meuvent en suivant l'eau ou l'air lancé devant eux; ensuite,
l'eau ou l'air suit le projectile par derrière et, par là, contribue
à le pousser. Cette pierre présente une surface qui est immé-
diatement contiguë à l'air; lorsque l'air qui se trouve en
avant de la pierre a été ébranlé par la main, et que la main
est retirée, cet air continue à se mouvoir; si la pierre demeu-
rait immobile, l'air ne pourrait, en un instant, se précipiter
en toute l'étendue de la face antérieure de la pierre; donc,
pour que la pierre ne cesse pas d'être immédiatement contiguë
à un autre corps, il faut qu'elle se meuve. »
A la fin de son exposé, Jean de Dumbleton énumère quel-
ques observations, fort contestables d'ailleurs, qui semble-
raient réclamer, du mouvement des projectiles, une explication
différente de celle qu'il a donnée, a Mais, ajoute-t-il2, pour
expliquer comment le milieu se meut lorsque l'impulsion
i. Johannis de Dumbleton Summa, Pars sexta, Cap. lVm ; ms. cit., fol. 61,
coll. c et d.
a. Jean de Dumbleton, loc. cit. ; ms. cit., fol. 6a, col. a.
438 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
a cessé, il faut donner une autre réponse, à savoir la dernière,
qui est la plus commune. » Il était donc courant, en l'École
d'Oxford, d'attribuer le mouvement des projectiles à l'horreur
du vide.
Ces pensées d'un contemporain de Jean Buridan nous
aident à mesurer la hauteur intellectuelle du Maître parisien.
Les doctrines de la Dynamiques parisienne, inconnues de
Dumbleton, semblent avoir été méconnues par le Calculateur.
Jean Buridan, Albert de Saxe, Nicole Oresme ont su fort
habilement user de la notion d'impetus pour expliquer com-
ment un grave oscille de part et d'autre de sa position
d'équilibre lorsqu'il en a été une fois écarté ; ce qu'ils ensei-
gnaient à ce sujet, Soto ne manquera pas de le recueillir.
Albert de Saxe et Oresme ont décrit, en particulier, comment
un grave, écarté du centre du Monde, exécuterait des oscil-
lations de part et d'autre de ce centre.
La Terre serait immobile si son centre coïncidait avec le
centre du Monde; écartée de cette position, elle se mettrait
en mouvement afin que le centre de gravité regagnât le centre
du Monde; ces deux points arriveraient-ils jamais à coïncider?
C'est la question que le Calculateur formule en ces termes1 :
Ulrum ornni elemento locus naturalis aliquis conveniat, omnibus-
que elemenlis ejusdem speciei. Il arrive à cette conclusion que
le centre de la masse terrestre se rapprocherait indéfiniment
du centre du Monde sans jamais l'atteindre ; au lieu d'être
périodique, comme l'ont admis Albert de Saxe et Nicole
Oresme, le mouvement de la Terre serait apériodique. Si
Magister Riccardus de Ghlymi Eshedi obtient ainsi un résultat
qui contredit à l'enseignement des Parisiens, c'est qu'il ne
tient aucun compte de Yimpetus.
En la partie du Tractatus de sex inconvénient ibus que nos
textes manuscrits ne contiennent plus, une question, la sep-
tième, avait pour titre ? : Ulrum omne corpus naturale kabeal
locum naturalem. A cette question, l'auteur répondait-il comme
i. Subtilissimi Doctoris Anglici Suiset Calculationum Liber. Éd. Paduae, ca. i&8o;
43' fol.
a. Voir la table au fol. 194, v°, du ms. n° 655g du fonds latin de la Bibl. nat.
DOMINIQUE SOTO F.T LA BCOLA8TIQDB l'AlUSM.NM \ 3< |
le Calculateur répond à la question qu'il formule presque
dans les mêmes termes? Il est permis de le croire.
Ces renseignements divers et tous concordants autorisent,
pensons-nous, cette affirmation : La Dynamique que l'on
enseignait à Oxford, en la seconde moitié du xive siècle,
différait grandement de celle que l'on professait à Paris vers
le même temps; la notion d'impetus, qui dominait celle-ci,
ne jouait presque aucun rôle en celle là.
D'autres théories de Physique, au contraire, trouvaient
auprès des deux Universités un accueil également favorable.
Ainsi semble-t-il que les docteurs d'Oxford aient couramment
admis ces mouvements de la Terre, très lents, mais incessants,
auxquels Albert de Saxe attribuait une si grande importance.
Guillaume Heytesbury regarde » la supposition suivante :
« Toute partie d'un élément tel que la terre ou le feu peut être
corrompue, car il n'en est aucune qui ne puisse être amenée
au contact d'un élément contraire, et peut-être y sera-t-elle
un jour amenée; supposons, en effet, comme cela est assez
probable, que la terre soit en continuel mouvement ou, tout
au moins, qu'elle se meuve fréquemment, en sorte que cette
portion de terre qui est maintenant près du centre puisse
peut-être, au cours du temps éternel, s'en trouver distante
d'un grand nombre de milles ; alors, en fait, un corps qui lui
est contraire pourra s'en approcher assez pour la pouvoir
corrompre. »
Lorsqu'il veut prouver que la continuation du mouvement
ne suffit pas à accélérer ce mouvement, le Tractatus de sex
inconvenientibas s'exprime ainsi2:
« Si la continuation du mouvement était la cause qui accélère
la chute du grave, comme la Terre, depuis qu'elle a commencé
d'exister et que le Soleil a, lui aussi, commencé d'exister, est
en mouvement continuel à cause de la chaleur du Soleil, elle
aurait, dès le commencement, accéléré son mouvement; main-
tenant, elle se mouvrait donc très vite, et son mouvement
i. Sophismata Hentisberi; Sophismatum sextum. Ed. Venetiis, 1494, fol. 89, col. b.
2. Tractatus de sex inconvenientibas; Quaest. IV: Utrum in motu local i sit certa
assignanda velocitas; art. I ; Utrum velocitatio motus gravis sit ab aliqua causa certa.
44o ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
serait sensible; la Terre aurait donc un mouvement continuel
et sensible qui renverserait les grands monuments, les maisons
et les châteaux. »
Parmi les renseignements que Maître Clay donnait aux
étudiants de Paris sur les doctrines de l'École d'Oxford, se
trouvent diverses considérations relatives aux actions de
l'aimant1. Ces considérations débutent par une phrase qui
vaut la peine d'être notée. « Si le centre du Monde était un
point, comme certains le pensent, et qu'il fût en mouvement,
il est certain que tout grave, si grand soit-il, suivrait ce point
avec une vitesse égale à celle de son déplacement, car ce point
est le lieu universel des graves. » La place même qu'occupe
cette réflexion nous montre que les tenants de cette opinion
assimilaient cette marche du grave vers le centre en mouve-
ment à la marche du fer vers un aimant qui se déplace.
Bien connue sans doute à l'École d'Oxford, cette opinion
n'y était pas universellement admise. Jean de Dumbleton
prend soin de la rejeter2. Il marque une profonde distinction
entre le mouvement des graves vers le centre du Monde et le
mouvement du fer vers l'aimant. « Ces corps-là, dit-il en par-
lant des graves, ne suivent pas ce vers quoi ils se meuvent,
comme le fer suit l'aimant lorsque l'on meut ce dernier. Lors
même que ce point qui est le centre du monde se mouvrait, la
terre ne le suivrait pas. »
Lorsqu'il émettait ou rapportait cette opinion, Maître Clay
ne pouvait sans doute entrevoir la fortune à laquelle elle était
appelée. Obligé de renoncer à la théorie aristotélicienne de la
gravité, Copernic devait un jour concevoir, en chaque astre,
un point qui se mût avec cet astre; il devait admettre que
toutes les parties de cet astre tendaient constamment à ce
point; plus tard, alors que cette vue de Copernic était adoptée
par un grand nombre de physiciens, Guillaume Gilbert devait
assimiler cette tendance qui porte les parties d'un astre vers
un point de cet astre à la tendance qui porte le fer vers
i. Bibl. Nat., fonds latin, ms. n* i66ai, fol. 2i3, v!.
2. Johannis de Dumbleton Summa, Pars VI, cap. X. Bibl. Nat., ms. n* iGi4C.
fol. 65, col. c.
DOMINIQUE SOTO ET i.\ BCOLASTIQU1 PARISIENNE Vu
L'aimant, il devait construire ainsi sa Philosophie aimantique,
destinée à pavir les suffrages de François Bacon et d'Otto <!<•
Guericke; or toute cette Philosophie aimantique était en germe
dans la réflexion de Maître Clay.
XXII
L'esprit de l'Ecole d'Oxford au milieu du xiv* siècle.
IL La Logique.
Il est facile, là du moins où les documents ne nous font pas
défaut, de dire quelles théories physiques étaient simultané-
ment admises à Oxford et à Paris, quelles doctrines, reçues en
l'une des Universités, étaient repoussées en l'autre. Il est plus
malaisé de décrire les nuances par lesquelles les deux Univer-
sités se distinguaient l'une de l'autre lorsqu'elles dissertaient
de Logique; ces nuances, cependant, semblent avoir offert
entre elles un très vif contraste.
Le caractère essentiel de la Logique d'Oxford nous semble
pouvoir être marqué en ces termes: Elle accordait une place
presque exclusive et, partant, une importance exagérée à la
solution des sophismes.
En l'étude de toute science, l'enseignement des principes
généraux serait, à lui seul, insuffisant; il faut que des exer-
cices habilement choisis habituent l'élève au maniement
de ces principes, l'accoutument à invoquer la règle qu'il faut
à l'endroit qu'il faut. Pour s'exercer, donc, le moraliste discu-
tera des cas de conscience, le juriste plaidera des espèces, le
mathématicien résoudra des problèmes. Et peu importe que les
exercices soient purement artificiels, que les questions pour
lesquelles ils réclament une réponse ne se soient jamais pré-
sentées et ne se doivent présenter jamais; s'ils ont accru la
sûreté avec laquelle l'esprit sait user à propos du principe
qu'il convient d'employer, ils ont atteint leur but; ils sont
semblables à une gymnastique qui oblige le corps à faire des
442 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VTNC1
mouvements inusités, mais propres à donner aux membres
plus de force et plus de souplesse.
Ce que la gymnastique est pour le corps, ce que la discussion
des cas de conscience est pour le moraliste, ce que la résolution
des problèmes est pour le mathématicien, la solution des
sophismes l'est pour le logicien ; mis en présence d'une propo-
sition fausse que semble justifier un raisonnement captieux, il
s'accoutume à discerner la règle que ce raisonnement viole et
dont l'emploi fera évanouir le fallacieux paralogisme.
La solution des sophismes se présente donc comme un
légitime exercice de Logique, tant qu'elle demeure un exer-
cice. Mais la gymnastique qui ne se propose plus simplement
de fortifier et d'assouplir le corps, la gymnastique qui cesse
d'être un moyen et se prend pour une fin, devient acrobatie;
de même, en toute étude, l'exercice artificiel qui perd de vue
l'objet réel pour lequel il a été combiné devient une acrobatie ;
ainsi la casuistique morale ou juridique peut dégénérer en acro-
batie, ainsi la solution des problèmes peut prêter à l'acrobatie
mathématique et la solution des sophismes à l'acrobatie logique.
Au temps de Guillaume Heytesbury, cette acrobatie logique
était le sport en vogue à l'École d'Oxford.
L'idée de collectionner des sophismata, des insolubilia propres
à exercer les jeunes dialecticiens, comme on collectionne des
problèmes pour exercer les jeunes géomètres, est trop naturelle
pour ne pas être très ancienne. Dès la seconde moitié du
xine siècle, on fit des recueils de ce genre. C'en est un, en effet,
que ces Jmpossïbilia de Siger de Brabant que le P. Mandonnet
a publiés ' , et que M. Glemens Bauemker a publiés de son côté 2,
mais en se méprenant d'une façon si étrange, à la suite de
Barthélémy Hauréau, sur leur véritable nature3. G'estégalement
un Sophisma que cette question de Siger de Brabant'* : Utrum
hœc sit vera : Homo est animal, nullo homine existente.
i. Pierre Mandonnet O. P., Siger de Brabant, II* Partie (Textes inédits); pp. 71-9/i.
(Les Philosophes Belges. Textes et études, t. VII. Louvain, 1908).
2. Glemens Bauemker, Die Impossibilia der Siger von Brabant, eine philosophische
Streitschrift aus dem XIII Jahrhundert. Munster, 1898.
3. Pierre Mandonnet O. P., Siger de Brabant, lr* Partie (Étude critique); pp. 127-
128, en note (Les Philosophes Belges, t. VI. Louvain, 191 1).
4. Pierre Mandonnet O. P., Siger de Brabant, 11* Partie (Textes inédits); pp. 63-70.
DOMINIQUE IOTO BT LA BCOLA8TIQU1 PAJH8IEHHI Vi 3
Au temps de Siger de Brabant, d'ailleurs, en l'Université de
Paris, la mode donnait fort en la discussion des affirmations
paralogiques1 ; des manuscrits divers conservent une collée
tion de SOphismes analysés par Pierre d'Auvergne et des
questions. sophistiques détachées dues à Pierre de Saint Amour,
à Boèce de Dacie, à Bonus Dacus, à Nicolas de Normandie
En 1270, Albert le Grand se plaignait-* que « beaucoup de
Parisiens abandonnassent la Philosophie pour s'adonner aux
sophismes ».
Devenue, dès 1252, en la Nation Anglaise de l'Université de
Paris, l'un des exercices scolaires obligatoires *, la discussion
des sophismes sollicita grandement, au xive siècle, l'activité
des maîtres parisiens. En la première moitié de ce siècle, un
maître qui, après avoir enseigné à Oxford, enseignait à Paris,
Walter Burley, réunissait une ample collection de Sophismata
insolubilia* . Il n'était sans doute pas le seul, à cette époque,
qui maintînt, à l'Université de Paris, la mode des collections
de sophismes ; nous pouvons, en tout cas, assurer qu'elle y
prit, par la suite, un grand développement; nous en avons
pour témoin l'ouvrage qu'Albert de Saxe a intitulé Sophismata.
En la copie manuscrite que nous avons eue sous les yeux, cet
ouvrage se termine par cette phrase6 qui semble être de
l'auteur même :
« Et sic est finis hujus tractatus in quo continentur 259*
sophismata principalia prêter minus principalia que interposita
sunt, quorum numerum nescio invenir e. »
Cette prodigieuse réunion de sophismes n'est cependant,
au gré d'Albert de Saxe, qu'un ouvrage élémentaire; le dialec-
ticien exercé, désireux de résoudre des sophismes plus spé-
cieux, les doit chercher aux traités des Insolubilia ou des
i. Pierre Mandonnet O. P., Siger de Brabant, I" Partie (Étude critique) ; p. i23.
2. Pierre Mandonnet O. P., loc. cit., pp. ia3-i24 en note.
3. Pierre Mandonnet O. P., Op. laud., II* partie, p. 35.
4. H. Deniile et E. Châtelain, Chartularium Universitatis Parisiensis, t. I, p. 228.
5. Bibl. Nat., fonds latin, ms. 16621; fol. 243, r* : Circa insolubilia queritur
primo circa insolubile... fol. 247, v° : Explici t (sic) sophismata insolubilia magistri
Gualterii de burlay anglici magistri théologie. Prantl (Geschichte der Logik in
Abendlande, ITl**r Band, pp. 297 seqq.) ne connaît pas cet écrit de Burley.
6. Bibl. Nat., fonds latin, ms. n* i6i34 (olim fonds Sorbonne, n* 848); fol. 56,
col. b.
444 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Obligationes contenus en la Logique d'Albertutius, car celui-ci
poursuit en ces termes :
« Si aillent aliquis voluerit videre sophismata alterius materie,
perlegat tractatus de insolubilibas et de obligationibus quos alias
scripsi, et in eis inveniet sophismata difficiliora et subtiliora
sophismatibus predictis . Et hic finis. Deo gratias. »
Les traités d'Albert de Saxe marquent en quel honneur les
exercices de Logique étaient tenus à l'Université de Paris vers
le milieu du xive siècle; il ne semble pas, cependant, que ces
exercices y eussent pris le pas sur toutes les autres études.
Un logicien tel qu'Albertutius ne se consacre pas exclusi-
vement aux habiletés de la Dialectique; ses Questions sur la
Physique, sur le De Cœlo, sur le De generatione et corruptione
nous montrent en lui un homme grandement soucieux des
problèmes de la Physique; il n'apporte aucunement, en l'exa-
men de ces problèmes, l'esprit de subtile chicane que déve-
loppe aisément la continuelle analyse des sophismes. A côté
de lui, un Nicole Oresme consacre la puissance de son génie
à la Théologie, à la Morale, à la Science économique, à la
Physique, aux Mathématiques; il ne paraît pas qu'il ait
composé aucun traité de pure Logique.
A Oxford, au contraire, on croirait volontiers qu'aucun
maître de quelque renom n'a omis d'écrire sur les Sophismata,
sur les Insolubilia, sur les Consequentiae, sur les Obligationes.
Avant Guillaume Heytesbury, nous avons rencontré Swines-
head, Dumbleton, Glymeton Langley ; presque aussitôt
après Heytesbury, nous trouverions Radulph Strodus et
Richard Ferabrich. Non seulement tous ceux qui étudient
consacrent une bonne part de leur activité aux exercices les
plus subtils de la Logique, mais le personnage le plus en vue
de l'Université, celui qu'elle choisit pour chancelier, celui que
l'on nomme : « Solemnis Magister, potissimus et famosissimus
flethysbery », n'a rien écrit qui ne soit consacré à la solution
de sophismes; ses Régulée même, en effet, sous des titres qui
semblent de Physique, ne sont que des règles propres à délier
les sophismes que l'on peut tresser à propos de certaines
questions de Physique.
DOMINIQUE BOTO il LA RGOLA8TIQU1 PAMISIKWfl
Et, en effet, le désir de découvrir partout dei occasions de
se montrer habile dialecticien en dénouant des sophisme»
compliqués ne tarde pas à envahir toutes Les études. I>a
méthode Bcolastique n'était que trop Favorable à cette dispo
sition d'esprit. Née «lit Sic et non d'Abélard, elle n'aborde
jamais la démonstration d'une proposition qu'elle n'ait
soigneusement exposé toutes les opinions qui vont à l'en
contre de cette proposition aussi bien que toutes les opinions
qui penchent vers elle; il lui faut alors réfuter une à une toutes
les objections des adversaires, et dresser à son tour des objec-
tions contre chacune dès opinions qui devront être rejetées;
la démonstration directe d'une vérité se trouve ainsi comme
encadrée d'une foule de petites querelles accessoires. Assuré-
ment, une telle méthode, lorsqu'elle est convenablement pra-
tiquée, se montre frappée au coin d'une très nette loyauté; elle
ne laisse rien ignorer de ce qui peut être opposé au parti que
l'on tient; elle ne permet pas de l'embrasser avant qu'on ne
l'ait lavé de toute accusation. Mais cette méthode présente des
dangers ; en cette multitude de combats singuliers que com-
porte toute démonstration, le champion de la vérité est gran-
dement tenté de prouver qu'il est bretteur habile ; lorsque les
adversaires viennent à lui manquer, il lui arrivera d'en susciter
pour le plaisir de les battre ; contre l'opinion dont il est le
tenant, il inventera de toutes pièces des objections sophis-
tiques pour montrer qu'il sait les résoudre.
A ce travers, les plus grands des scolastiques n'ont pas
échappé. On devine sans peine à quels excès ce vice intellectuel
a dû se porter en une École dont la dextérité dialectique semble
avoir été tout le souci. Tout problème de Théologie, de Morale,
de Physique est devenu un prétexte à imaginer des difficultés
captieuses et à en triompher par de subtiles roueries. Bientôt,
la démonstration directe, destinée à donner de la vérité une
aperception immédiate et face à face, a complètement disparu;
on s'est imaginé que l'on avait établi une opinion lorsqu'on
avait réfuté, en les acculant à quelques inconve/iientia, les
opinions, réelles ou fictives, que Ton avait énumérées à ren-
contre de celle-là; on n'a plus employé que cette sorte de
446 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
démonstration par l'absurde, nullement convaincante d'ailleurs,
car, bien entendu, rénumération des opinions possibles n'y était
jamais complète ; tout raisonnement n'a plus été que chicane.
L'idée, si féconde, que les intensités des diverses formes et
qualités se peuvent mesurer ou, tout au moins, représenter
par des nombres, est venue accroître encore l'épineuse
subtilité de la Dialectique scolastique; en y introduisant
les gradus, les formx uniformes, lesformœ uniformiter difformes,
elle a donné à cette Dialectique une sorte d'accoutrement
mathématique, et lui a fourni de nouveaux procédés pour
forger des sophismes aussi bien que pour les briser; à ces
arguties revêtues d'une parure arithmétique, on a donné le
nom de calculationes. Les calculationes sont déjà nombreuses
dans les Questions de Guillaume de Colligham, au De primo
molore de Swineshead,en la Summa de Dumbleton ; elles enva-
hissent tout, elles portent partout leur fausse précision et leur
apparente rigueur, au Liber sex inconvenienlium et au traité de
Riccardus de Ghlymi Eshedi, le Calculateur par excellence.
Les calculationes pénètrent alors partout, disons-nous ; elles
pénètrent même et surtout en des domaines qui semblent,
par nature, échapper aux prises du calcul; telle la Théologie.
D'ailleurs, n'est-ce pas en discutant sur l'accroissement de la
grâce en l'âme du chrétien que les' commentateurs de Pierre
Lombard ont conçu la pensée de représenter par des nombres
les divers degrés d'intensité d'une forme ou d'une qualité?
Tout naturellement, donc, les maîtres d'Oxford, fidèles à la
tradition de Richard de Middleton, ont été conduits à con-
struire une Morale et une Théologie mathématiques où la
ferveur de la grâce, où la gravité du péché s'évaluent en
nombres comme nous évaluons le degré de la température ou
le poids d'un corps.
Prenons, par exemple, certaines questions sur les Livres des
Sentences ' que termine la formule suivante :
Expliciunt questiones magislri Richardi Kyluxuton super librum
sente ntiarum.
i. Bibliothèque nationale, fonds latin, ms. n° 14576, fol. 117, col. a, à fol. 19g,
col. d.
DOMINIQUE BOTO BT la BCOLA8TIQ1 i i-wu-n nni /|'»7
Vinum scriptori debetur <le meliori,
L'auteur, que le copiste appelle Richardua Kyluxuton, est
appelé Rioardus Gliqueton par un autre scribe < | « j i ;i dressé
une table des matières1 du recueil manuscrit; peut être u'est-il
autre que ce Richard Glienton ou Clymdon Langley que nous
avons rencontré parmi les Logiciens.
Ouvrons cet ouvrage au hasard. Nous y trouvons que
« le mérite s'évalue par la latitude que la grâce a acquise,
et non pas seulement par le degré plus ou moins grand de la
grâce ». Nous y voyons3 un amour de Dieu et un amour du
prochain qui, tous deux, décroissent en progression géomé-
trique de raison 1/2.
S'agit-il de prouver qu'en un certain cas, Platon ne pèche
pas plus gravement que Sortes? Voici comment débute L
l'argumentation : « Supposons que Platon, dans le cas donné,
pèche plus gravement que Sortes; supposons que Sortes pèche
au degré À et Platon au degré B, plus grave que le degré A..
L'excès de B sur A est divisible ou indivisible. Mais il n'est pas
indivisible, car un certain excès, en matière de péché mortel,
serait alors indivisible, et l'on prouvera plus loin que cela
ne peut être. L'excès de B sur A est donc divisible. Je prends
alors un degré de péché qui soit le degré moyen entre A et B ;
soit G ce degré moyen. Quelqu'un pourrait, dès lors, pécher
précisément au degré C... »
Entre le degré de mérite ou de démérite d'un acte et la
vitesse d'un mouvement local, les comparaisons sont conti-
nuelles5; aussi rencontre-t-on fréquemment des phrases telles
que celles ci6 : « Si deux actes vicieux sont continués unifor-
mément pendant la durée d'un jour naturel, ils croîtront
également pendant ce jour... »
Ne croyons pas que Maître Kyluxuton fût, à Oxford, le seul
1. Ms. cit., verso du fol. de garde, non numéroté.
2. Magistri Richardi Kyluxuton Quœstiones ; quaest. I, 3° ad principale; ms. cit.,
foL i23, col. d.
3. Magistri Richardi Kyluxuton Quœstiones; quaest. I, 5° ad principale; ms. cit.,
fol. 126, col. d.
4. Magistri Richardi Kyluxuton Quœstiones ; quaest. II; ms. cit., fol. i4o, col. b.
5. Magistri Richardi Kyluxuton Quœstiones ; quaest. V; ms. cit., fol. 169, col. d.
6. Magistri Richardi Kyluxuton Quœstiones, quaest. V; ms. cit., fol. 188, col. d.
4Z|8 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VUNCI
théologien qui se livrât à cette casuistique mathématique;
d'autres sont venus après lui, qui ne l'ont rendue que plus
savante et plus compliquée.
Feuilletons encore ces cahiers désordonnés où un étudiant
parisien nous a conservé, sur l'École d'Oxford, tant de rensei-
gnements précieux. Nous y trouvons un court fragment1 dont
l'origine ne nous est pas indiquée. Ce fragment expose d'abord
une suite de règles, tirées de la Dynamique péripatéticienne,
touchant la relation entre la puissance, la résistance et la
vitesse du mobile; ces règles sont formulées en des termes
presque identiques à ceux qu'elles revêtent au traité du Calcu-
lateur; aussitôt après, la latitude uniformément difforme est
définie; on rappelle qu'en ce qui concerne l'espace parcouru,
le mouvement uniformément difforme correspond à son degré
moyen; on ajoute que « ces dires sont généraux, car ils peu-
vent s'appliquer d'une manière générale aux accroissements
et aux décroissements qui se produisent en tout mouvement».
Or, ces préambules de Mécanique ont pour objet de discuter
cette conclusion : Tout péché est volontaire; donc plus il est
volontaire, plus il est péché. Au cours de cette discussion,
nous entendons poser des questions telles que celle-ci : L'inten-
sité du péché peut-elle s'acquérir d'une manière uniformément
difforme? Nous avons sous les yeux un remarquable exemple
de ce que donnait la calculatio appliquée à la casuistique.
Un artifice eût pu rendre ces calculationes moins embrouil-
lées, moins pénibles à suivre; il eût consisté à employer la repré-
sentation géométrique par coordonnées dont Nicole Oresme
a si heureusement marqué les avantages. De cette représen-
tation, nous ne voyons pas que l'on ait jamais fait usage à
l'École d'Oxford; les calculationes ont toujours gardé une
forme purement arithmétique ; en aucun cas, elles n'ont été
remplacées par des constructions géométriques.
Non seulement nous ne trouvons aucune allusion à la
représentation par coordonnées dans les écrits de ceux qui ont
i. Bibl. Nat., fonds latin, ms. n8 1 6621 ; fol. 5a, r* et V et fol. 65, r* et v°. Nous
avons dit, au S précédent, que ce fragment avait sans doute été apporté d'Oxford à
Paris par Maître Clay ou par quelque autre Anglais.
DOMINIQUE BOTO BT LA ICÛLASTIQOE P uusii.nm: '\'\\)
pu être les aînés de Nicole Oicsnic ou ses contemporains,
comme Swineshead, Dumbleton ou Heytesbury, mais nous ne
trouvons pas trace de celle représentation dans Le Tractatus
de sc.r inconvenientibus dont l'auteur, venu après Heytesbury,
est assurément postérieur à Orcsmc; bien plus, nous ne La
rencontrons ni dans le traité de Kiccardus de (ililyrni Eshedi
ni dans un opuscule anonyme, intitule : 1 est unurn calidum,
dont nous parlerons plus loin ; or, nous aequerrons la certitude
que les auteurs de ces deux derniers écrits avaient lu le De
dlfformilale qualilalum d'Oresme.
L'usage de ces représentations géométriques eût, cependant,
grandement aidé à suivre les calculalioncs des maîtres anglais;
aussi, bien souvent, les copistes français ont-ils dessiné, en
marge des manuscrits, des figures propres à éclairer le texte;
ainsi en est-il pour le manuscrit, conservé à la Bibliothèque
Nationale, du traité de Riccardus de Ghlymi Eshedi ; mais il
suffît de lire le texte avec attention pour reconnaître que ces
figures n'ont été ni voulues ni prévues par l'auteur, et que
celui-ci n'ajamais fait appel qu'aux procédés de l'Arithmétique.
Cette Scolastique d'Oxford, qui trouvait en tout sujet occa-
sion d'inventer d'étranges sophismes pour le plaisir de les
résoudre, de développer des calculationes aussi nombreuses
qu'inutiles, dut singulièrement offusquer, tout d'abord, les
maîtres parisiens; ils ne retrouvaient pas là ces discussions,
menées, à la vérité, suivant la méthode du sic et non, mais
sobres, claires, ordonnées, exemptes d'inutiles chicanes et de
subtiles roueries, auxquelles les avaient habitués les Jean
Buridan, les Nicole Oresme, les Albert de Saxe, les Marsile
d'Inghen; entre la Scolastique de Paris et la Scolastique
d'Oxford, il leur était malaisé de ne pas donner la préférence
à la première.
De ce sentiment, il nous est arrivé de rencontrer le témoi-
gnage. L'étudiant parisien dont les cahiers nous ont si sou-
vent servi en cette étude sur la Scolastique d'Oxford, copie1 ce
que la Summa de Dumbleton dit de cette question : Peut- on et
doit-on comparer, au point de vue de la perfection, une chose
i. Bibl. Nat., fonds latin, ms. n* 16621, fol. 181, r*.
P. DLHEM. 29
450 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
d'une espèce avec une chose d'une autre espèce? En bas delà
page, il écrit : « Vous qui possédez ce qu'a dit Maître Nicole
Oresme, comparez : Vos habentes dicta M. N. Orem, comparate. »
Après avoir surpris et, peut-être, scandalisé les Parisiens,
la Scolastique d'Oxford finit par être en grande vogue à la
Sorbonne et rue du Fouarre. Quelle fut la cause de ce
triomphe? Qui rendra jamais raison des caprices de la mode?
Il est permis, en tout cas, de remarquer que les discussions
quodlibétiques, que les épreuves essentielles de maint examen,
durent singulièrement favoriser cette invasion de la Dialectique
anglaise; il avait beau jeu en ces tournois de syllogismes,
celui qui était habile à lier et à délier les arguments sophis-
tiques; aussi maint témoignage nous apprend-il que les
chicanes et les calculationes à la Suiseth étaient de continuel
usage en ces joutes logiques.
Il advint ainsi que la méthode d'Oxford fut, au xve siècle,
comme la caractéristique de l'École de Paris. Lorsque Aver-
roïstes ou Humanistes, au temps de la Renaissance, s'en
prenaient à la Scolastique parisienne, ce sont les habitudes
empruntées à l'École d'Oxford qu'ils tournaient en dérision;
Jean Pic de la Mirandole a horreur des quisquiliœ Suiceticx;
pour forger un sobriquet qui ridiculise les Parisiens, Nifo
transforme le titre de calculatôres en 1 epithète de captiuncula-
tores; c'est à Suiseth que s'en prend le plus volontiers la verve
sarcastique de Louis Vives. Ce que l'on reproche le plus
vivement aux Parisiens, c'est de s'être mis à la mode d'Oxford;
leurs vieux docteurs, ceux qui s'habillaient à la française,
échappent presque toujours à la dérision.
Les adversaires de la Scolastique parisienne, d'ailleurs, ne
s'y trompaient pas tous; plusieurs n'hésitaient pas à montrer
du doigt les véritables inventeurs de la forme nouvelle prise
par la Logique. Écoutons1 Leonardo Bruni d'Arezzo (f i444) :
« Que dirons-nous de la Dialectique, cet art si nécessaire
en la discussion? Son règne est-il florissant? A-t-elle échappé
entièrement à la calamité de la guerre que mène l'ignorance?
i. Leonardi Arretini De disputationum usa, Nûrnberg, Keuerlin, 1734, p. ^G; cité
par Prantl, Geschichle der Logik im Abendlande, IV" Bd, Leipzig, 1870; note 3g, p. 160.
hoMiMnm. SOfO il LA 8COLA8TIQUÉ l'unsiiwi. ', 5 I
Point du tout, car celle barbare <|ui habite au delà «le L'Océan
s'esi ruée sur elle. Mais quelles gens, grand Dieu! Leurs noms
mêmes me remplissent d'horreur : Ferabrich, Tysber ', Ockam,
Suisset, et antres de même sorte; ils me semblent tous avoir
emprunte leurs surnoms à la troupe de Radamanthe... Qu'y
a-t-il, dis-je, en la Dialectique qui n'ait été brouillé de fond
en comble par les sopbismcs des Anglais? o
Pomponace, qui nomme Guillaume Ilcytesbury « le plus
grand des sophistes », qui, sans cesse, combat les opinions du
Calculateur, sait également vers quel pays il lui faut diriger
ses attaques : «En la proposition dont il s'agit, » écrit il2
en i5i5, au préambule de son traité De reactione, «aucun des
Grecs n'a émis de doute, non plus qu'aucun des anciens parmi
nos compatriotes. Mais ceux qui sont venus ensuite, et en
particulier les Anglais, ont formulé des doutes subtils;
à rencontre de la proposition communément admise, ils ont
imaginé des arguments si difficiles qu'une foule d'hommes
célèbres ont peiné pour les résoudre; et cependant, à mon
avis, ils n'ont pas satisfait en perfection à cette tâche. »
Dès la Renaissance, donc, les esprits clairvoyants eussent
souscrit à ce jugement : La décadence de la Scolastique pari-
sienne commença le jour où elle oublia ses propres traditions
pour adopter la Dialectique de l'Université d'Oxford.
XXIII
La loi du mouvement uniformément varié
a l'Ecole d'Oxford.
A. Le De primo motore de Swlneshead et les Dubia parisiensia.
Après avoir tenté de retracer, en une esquisse rapide, la
physionomie de l'École d'Oxford au milieu du xive siècle,
i. Le texte dit : Busser; nous l'avons corrigé selon l'indication de Prantl.
Il est peu problable que Léonardo d'Arezzo entende parler de Guillaume Bucer, qui
se trouvait à Paris au temps d'Albert de Saxe.
2. Pétri Pomponatii Mantuani Tractatus acutissimii utilissimi, et mère peripatetici.t.
Venetiis, MDXXV; fol. 21, col. a.
452 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
essayons de résumer ce que cette École enseignait au sujet de
la latitude des formes et, particulièrement, de la latitude unifor-
mément difforme. Dans ce but, passons successivement en
revue les divers écrits dont nous avons signalé l'existence.
Commençons par le De primo motore de Swineshead ; il
nous présentera, en quelque sorte, le type de la famille de
traités que nous allons lire.
C'est encore notre étudiant parisien, ce sont ses précieux
brouillons qui nous dispenseront d'aller chercher à Oxford les
renseignements dont nous aurons besoin.
Cet étudiant a eu la très heureuse idée de nous donner1 une
table des matières assez détaillée du traité de Swineshead.
Le De primo motore comprend huit parties ou « différences ».
La première différence est formée par le préambule.
La seconde différence « expose certaines vérités peu répan-
dues, mais point nouvelles cependant, sur la génération ». Ni
l'une ni l'autre de ces deux premières différences ne comporte
de subdivisions.
La troisième différence est partagée en trois chapitres. Le
Chapitre I traite de la génération des éléments simples, le
Chapitre II de la génération des mixtes ; le Chapitre III expose
de quelle manière la génération a lieu pour les substances
simples.
La quatrième différence est consacrée à la solution des objec-
tions. Parmi les questions qui y sont traitées, il en est deux
principales qui sont celles-ci :
i° Les qualités premières sont-elles des effets produits par
le Ciel éthéré ?
2° Les quatre éléments sont-ils des corps corruptibles?
La cinquième différence est composée de trois parties. «La
première partie expose les opinions erronées touchant l'inten-
sité et la rémission de la forme. La seconde partie manifeste
quelle est la véritable sentence à ce sujet. La troisième partie
montre en fonction de quoi s'évalue la vitesse en un mou-
vement d'altération. » Incidemment, en cette différence, on
prouve que le mouvement est une cause de chaleur, ce qui
i. Bibliothèque Nationale, fonds latin, ms. n° iG62i, fol. 35, v°.
DOMINIQUE SOTO RT LA BCOL ASTIQUE PARISIBMtl 'i»">
amène à parler <lr La Lumière, et on traite du mouvement
d'augmentation.
Le mouvement d'augmentation el de diminution est L'objel
propre de la sixième différence qui se divise en deux parties.
La première partie étudie en détail <le quelle manière se fait
L'augmentation et la diminution. La principale question qui
s'y trouve traitée est celle-ci : En un objet qui croît, chaque
partie est-elle accrue? À cette occasion le mouvement de l'ali-
ment vers chaque membre du corps est examiné.
Deux chapitres se suivent en la septième différence.
Le premier chapitre traite des puissances qui produisent le
mouvement local et de leurs relations avec les corps qu'elles
meuvent; une première partie étudie la puissance qui engendre
un mouvement naturel, une seconde partie la puissance qui
engendre un mouvement violent.
Le second chapitre traite de la vitesse et de la lenteur du
mouvement local.
On trouve également deux chapitres en la huitième différence.
Le premier chapitre distingue les diverses sortes de maxima
et de minima qu'il convient de considérer en l'étude des
puissances actives et passives. Le second chapitre examine
comment et dans quelles limites ces distinctions se peuvent
étendre à d'autres cas.
Notre Parisien n'a rien reproduit du Proœmium de SAvineshead,
mais il a recopié1 l'invocation par laquelle cet auteur termi-
nait son livre : « Sola enim potentia potentiarum, accidentia non
quoquomodo passiva, infinita, totarumque potentiarum principium
est et finis ; solum igitur ejus Principium optimum et unum impas-
sibile consistit, cui per infinita sœcula sœculorum sit honor et
gloria. Amen. »
Il n'a, d'ailleurs, fait des trois premières différences que
des extraits insignifiants2 ; à la quatrième seulement commen-
cent3 ses emprunts intéressants.
La cinquième, la sixième et la septième différence, entière-
i. Ms. cit., fol. 84, v°.
•>.. Ms. cit., fol. 3g, r° et v% fol. ho, r\
3. Ms. cit., fol. 4o, v».
454 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
ment ou presque entièrement recopiées par notre étudiant de
Paris, sont celles qui doivent surtout retenir notre attention.
Là sont étudiées les trois espèces de mouvements que
reconnaissait la Physique péripatéticienne : le mouvement
d'altération, le mouvement d'augmentation et le mouvement
local. L'examen de ces trois prédicaments en lesquels le
mouvement est possible était déjà l'objet principal du Tractatus
proportionum d'Albert de Saxe, avec lequel les trois différences
dont nous venons de parler offrent, parfois, quelque analogie.
La huitième et dernière différence traite également dune
question qui a grandement occupé Albert, celle des maxima
et minima in quod sic et in quod non ' ; mais en cette question,
elle n'apporte pas le souci d'extrême rigueur et d'extrême
précision dont se piquait le Maître parisien.
C'est en la cinquième différence, consacrée à l'intensité des
formes et au mouvement d'altération, que Swineshead examine
les propriétés de la latitude uniformément difforme2. Une telle
latitude doit elle être évaluée à l'aide de son degré moyen
ou de son degré extrême? Il ne peut y avoir d'hésitation, lui
semble-t-il, qu'entre ces deux suppositions : « Igitur conclusio
sequitur : Ista intensio vel remissio latitudinis pênes gradum
médium vel extremum intensionis opportet altendi. » Mais, pour-
suit-il, elle ne peut être évaluée par son degré moyen, car
alors toutes les latitudes uniformément difformes qui ont
même degré moyen seraient égales entre elles. C'est donc par
son degré extrême qu'elle sera mesurée.
Cette solution s'autorise évidemment, en l'esprit de Swines-
head, de l'opinion, émise par Bradwardine et adoptée par
Albert de Saxe, selon laquelle la vitesse d'un corps animé
d'un mouvement de rotation, c'est la vitesse du point qui se
meut le plus vite. Cette opinion, Swineshead la fait sienne3;
il déclare que la vérité en apparaît suffisamment à qui lit un
certain chapitre du traité intitulé De proportionibus.
En sa discussion sur le maximum et le minimum, il
i. Léonard de Vinci et les deux infinis, II: L'infiniment petit dans la Scolastique
(Études sur Léonard de Vinci, IX; seconde série, pp. 26 seqq.).
2. Ms. cit., fol. 62, r°.
3. Ms. cit., fol. 78, v°: Pênes quid attendatur velocitas in motu locali.
DOMINIQUE BOTO BT LA SC0LA8TIQUE paiuminm \[^>
considère1 un mouvement uniformément difforme par rapport
au sujet, ei il affirme que « ce mouvement ;» même i il esse que
le degré qui Le termine». Pour justifier cette affirmation, il
prend exemple d'une droite qui tourne autour de l'un <1<: ses
points; selon la proposition précédente, la vitesse do cotte
droite est la vitesse de son extrémité mue plus rapidement.
Qu'il y a loin de tout cela aux considérations que nous avons
admirées dans le traité de Nicole Oresme!
Les passages que nous venons d'analyser ne paraissent pas
exprimer ce qui a été la pensée définitive de Swincshead.
L'étudiant ou le maître parisien qui nous renseigne au
sujet de l'œuvre de cet auteur a griffonné sur une page de son
cahier2 une liste des écrits qui y sont reproduits ou résumés.
En cette liste, immédiatement avant de nous annoncer le De
primo motore, il mentionne un « quaterne » 3 consacré à Suincet,
unus qualernus de Suincet, où se trouvent « une question sur
le degré moyen et deux déterminations sur le maximum et
le minimum ».
Les trois questions ainsi annoncées se lisent, en effet,
copiées à la suite l'une de l'autre, au manuscrit que7 nous
feuilletons.
De ces questions, la seconde est formulée en ces termes ^:
« Utrum sit dare maximum pondus quod Sortes potest portare. »
C'était là un des problèmes que traitaient tous les Scolas-
tiques parisiens; c'était, au fond, la notion de limite qu'ils
approfondissaient sous cette forme; de leurs considérations à
ce sujet, nous avons ailleurs5 marqué l'importance; nous avons
vu aussi qu'elles avaient retenu l'attention de Léonard de Vinci.
Ce problème est intimement lié aux notions de maximum in
quod non et de minimum in quod sic, dont Swineshead a déjà
parlé en la dernière « différence » du traité De primo motore;
il y revient au dernier des trois « doutes » 6 qui nous occupent.
i. Ms. cit., fol. 81 v°.
2. Ms. cit., fol. 6/j, \°.
3. Groupe de quatre feuillets.
li. Ms. cit., fol. 87, r\
5. Léonard de Vinci et les deux infinis, II: L'infiniment petit dans la Scolastique
(Études sur Léonard de Vinci, IX; seconde série, pp. 28-29 et pp. 52-53).
0. Ms. cit., fol. 88, v", à fol. 92, v<\
456 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Le premier de ces doutes est formulé en ces termes l :
« Utrum omnis motus uniformiter difformis correspondeat suo
gradui medio. »
Tout aussitôt, l'auteur présente une raison en faveur de
l'affirmative, une autre raison pour la négative.
Qu'il faille répondre oui, cela résulte de cette proposition:
Un mouvement uniforme, correspondant au degré moyen,
acquiert autant d'espace que le mouvement considéré.
Qu'il faille répondre non, cela est suggéré par cette remar-
que: Le mouvement du rayon du cercle est un mouvement
uniformément difforme pour les divers points de ce rayon;
cependant, il ne correspond pas à son degré moyen. Bradwar-
dine, en effet, et Albert de Saxe après lui, voulaient que l'on
prît pour vitesse de ce mouvement de rotation la vitesse du
point le plus rapidement mû ; notre auteur ne cite ni Bradwar-
dine ni, bien entendu, Albert de Saxe, mais il prend leur
opinion pour assurée.
Après une assez longue discussion, l'auteur conclut pour
l'affirmative2. Toute sa démonstration repose, en dernière
analyse, sur la première des raisons qu'il a invoquées et qu'il
regarde comme une vérité établie; il la reprend, en effet, et
lui donne le sixième rang3 parmi les suppositions qu'il admet
pour construire sa déduction.
Au De primo motore, Swineshead rejetait formellement
cette proposition : Une latitude uniformément difforme est
mesurée par son degré moyen. Il semble que, plus tard,
rédigeant les trois questions dont nous venons de parler, il ait
changé d'opinion; et ce changement d'opinion lui aurait été
dicté par cette proposition, qu'il regardait comme certaine:
Deux mouvements de même durée, l'un uniformément difforme
et l'autre uniforme, dont le second a constamment pour
degré le degré moyen du premier, font parcourir des espaces
égaux aux mobiles qu'ils déplacent.
Ces trois questions que notre étudiant semble, nous l'avons
i. Ms. cit., fol. 85, r*.
2. Ms. cit., fol 86, v°.
3. Ms. cit., fol. 85, r°.
DOMINIQUE soin r.r i.\ BCOLASTIQU1 PAM8IBHH] '1-7
vu, attribuer à Swineshead, il les nomme ailleurs1 les trois
Doutes de Paris; il nous annonce, <'n effet, que l'on trouvera
en son cahier : * Le De primo motore de Suincel en quatre
qu a ter ne s, avec trois doutes de Paris (cum tribus dubiis pari
siensibus), un sur ['uniformément difforme et deux sur le
maximum et le minimum. »
Nous devons donc supposer que Swineshead ou, peut être,
quelqu'un de ses disciples après lui, avait fait suivre le lie
primo motore des trois questions que nous venons d'analyser,
mais qu'il les tenait pourproblèmes importés de Taris à Oxford.
Par là, nous sommes, semblc-t-il, autorisés à penser que la loi
des espaces parcourus en un mouvement uniformément varié
avait été enseignée à l'Université d'Oxford par l'Université de
Paris. Le nom de Règle de ISicole Oresme, que nous lui avons
précédemment donné, serait loin d'être condamné par une
semblable conclusion. Cependant, il paraît difficile de placer,
dans le temps, Swineshead après Oresme ; il nous faut
admettre, sans doute, qu'avant l'époque où ce dernier compo-
sait le De difformitate qualitatum, la réduction à l'uniformité des
latitudes uniformément difformes était déjà discutée à Paris.
Or, de cette supposition, la lecture des Questions sur la Phy-
sique, composées par maître Jean Buridan, nous a donné
confirmation. Voici, en effet, le remarquable passage que nous
avons rencontré en ces Questions2 :
« Je suppose qu'une colonne soit aussi longue d'un côté
que de l'autre, de telle sorte qu'elle soit, des deux côtés,
longue de dix pieds; je suppose qu'une autre colonne soit de
longueur difforme, c'est-à-dire qu'elle ait dix pieds d'un côté
et neuf pieds de l'autre; la première colonne sera d'un demi
pied plus longue que l'autre, car la longueur d'un corps ne
1. Ms. cit., fol. i3, v°.
2. Acutissimi philosophi reverendi Magistri Johannis Buridani subtilissime questiones
super oclo phisicorum libros Aristotelis diligenter recognite et revise A magistro Johanne
dullaert de gandavo antea nusquam impresse. Venum exponuntur in edibus dionisii roce
parisius in vico divi Jacobi sub divi martini intersignio. — Colophon : Hic finem
accipiunt questiones reverendi magistri Johannis buridani super octo phisicorum
libros impresse parhisiis opéra ac industria Magistri Pétri ledru Impensis vero
honesti bibliopole Dionisii roce sub divo martino in via ad divum Jacobum Anno
miilesimo quingentesimo nono octavo calendas novembres. Lib. I, quaest. XII :
Utrum omnia entia naturalia sint determinata ad maximum, fol XV, col. c.
458 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
réside pas exclusivement en son côté droit ou en son côté
gauche ou en son milieu, mais elle réside, à la fois, en son
côté droit, en son milieu et en son côté gauche; on ne doit
donc pas dire que tel corps est long ou a telle longueur en
considérant purement et simplement son côté droit ou son
côté gauche, mais en considérant conjointement son côté
droit, son côté gauche et son milieu ; et s'il n'y a pas unifor-
mité de longueur, il faut comparer le côté le plus long au côté
le moins long, enlever quelque chose au côté le plus long et
l'ajouter au côté le moins long, afin de trouver la moyenne
(et si non sit uniformitas longlludlnis, oportet inferre longius ad
minas longum, aaferendo de longiori latere et apponendo minas
longo, ut inveniatur médium). »
Buridan cite alors d'autres exemples que lui fournissent
l'intensité lumineuse et la couleur, puis il poursuit en ces
termes :
« Donc pour dénommer simplement [une grandeur difforme]
il faut faire une compensation entre les parties afin que la
dénomination simple résulte de la moyenne; aussi est-il
manifeste que ceux qui font des mesures pour connaître la
grandeur d'une surface ou d'un corps, réduisent les difformités
à l'uniformité. (Ergo ad simpliciter denominandum oportet recom-
pensare inter partes ut a medio fiât simpliciter denominatio, et
ideo manifestum est quod mensuranles superficiem quanta sit, vel
corpus quantum sit, reducunt dijformitates ad uniformiiatem.)
» C'est pourquoi il me paraît bon de conclure ceci, à titre
de corollaire : Ce n'est pas par la vitesse du point situé sur la
circonférence et mû le plus rapidement que doit être sim-
plement dénommée la vitesse d'une sphère totale [animée d'un
mouvement de rotation); beaucoup de gens, cependant,
s'expriment communément ainsi, laissant de côté, en cette
dénomination, tout le reste de la sphère, alors que ce reste
surpasse infiniment en grandeur [ ce dont ils tiennent
compte]. »
Nous avons ici, ce n'est pas douteux, la première esquisse
des considérations que Nicole Oresme devait, un peu plus
tard, développer avec tant d'art. Nous avons aussi la preuve
DOMINIQUE solo IT i.a BCOLA8TIQ0E PABISIBMI1 i5g
qu'avant Nicole Ores me, on disputait, ;» l'mis, de I;» réduction
des grandeurs difformes à L'uniformité. Mais il y a plus. Tout
aussitôt après le passage « j n*- nous venons de citer, en la même
question, Buridan examine de quelle manière il convient de
définir la limite supérieure des effets dont une puissance
aelive est capable. Cet examen L'amène à résoudre cette
question : Peut-on assigner an poids maximum parmi ceux
qu'un homme est capable de porter? Nous trouvons ainsi, ;i La
suite l'un de l'autre, en une même question de la Physique de
Buridan, les sujets des trois Doutes de Paris, et, de part et
d'autre, ces sujets sont rangés dans le même ordre. Si Ton
observe que le sujet du premier des Dubla parisiensia n'a,
par lui-même, aucun rapport avec les sujets des deux derniers
Dubia, on ne pourra manquer d'être frappé d'une telle
coïncidence; malaisément on se défendra de formuler la
conclusion suivante : Les trois Doutes de Paris que Swineshead
prenait la peine de discuter à Oxford étaient issus de l'enseL
gnement de Jean Buridan.
Laissons de côté les trois Doutes de Paris pour revenir au
De primo motore.
Au commencement de la septième différence, qui est consa-
crée à l'étude du mouvement local, Sivineshead écrit ce qui suit1 :
« Pour étudier les vitesses et les lenteurs dans les mouve-
ments locaux, j'introduirai cinq latitudes que la raison seule
y distingue :
» La première est la latitude du mouvement local ; la seconde
est la vitesse de cette première latitude; la troisième est la
lenteur de cette même première latitude; la quatrième est la
latitude de l'acquisition de latitude du mouvement local
(latitudo acquisitionis latitudinis motus localis) ; la cinquième est
la latitude de déperdition de la même latitude (latitudo déper-
ditions ejusdem latitudinis). ))
Que sont ces deux nouvelles latitudes adjointes par Swines-
head à la vitesse et à la lenteur du mouvement local? Les
dénominations mêmes qui servent à les désigner nous font
deviner qu'elles correspondent à ce que nous appelons
i. Ms. cit., fol. 74 V.
46o ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
l'accélération positive et l'accélération négative. Dès le temps
donc où se composait le De primo motore, l'importance de la
notion d'accélération s'était manifestée aux logiciens d'Oxford.
Cette importance s'affirmera mieux encore dans les écrits de
William Heytesbury.
B. La Summa de Jean de Dumbleton.
Les cahiers de Philosophie d'où sont extraits les renseigne-
ments précédents nous ont donné la table des matières du De
primo motore; de la Summa de Dumbleton, ils ne reproduisent
pas la table; la reconstituer d'après les extraits que renfer-
ment ces cahiers serait tache malaisée; heureusement, il
nous a été donné, outre ces extraits, de consulter l'ouvrage
lui-même.
Pour présenter un aperçu des matières qui y sont traitées,
nous ne pouvons mieux faire, croyons-nous, que de reproduire
l'analyse donnée par l'auteur au préambule de sa Somme.
Cette Somme, nous dit-il1, est divisée en dix parties.
« La Première partie9 traite quatre articles.
» Au premier article, elle montre s'il existe quelque cause
naturelle de la signification du terme et de son imposition au
sujet; elle traite de diverses questions incidentes.
» Au second article, elle examine ce que c'est, pour une
vérité, d'en précéder une autre, d'être plus aisément connais-
sable par nature ou pour nous; comment on peut connaître
d'une manière plus confuse ou plus distincte; comment les
vérités universelles sont mieux connues que les vérités
particulières; elle compare .la connaissance delà définition à
celle du défini et de ses parties.
» Au troisième article, elle énonce quelques conclusions
i. Johannis de Dumbleton Summa, Proœmium. Bibliothèque Nationale, fonds
latin, Ms. n° i6i/»6, fol. 2, coll. a et b.
2. Cette première partie compte trente-neuf chapitres. Le premier chapitre com-
mence, au fol. 2, col. b, du ms. cité, par les mots : Incipiendum est a primis. Minimus
error in principio, in fine est maxima et maxime causa. Le dernier chapitre finit au
bas de la col. b du fol. i4.
DOMINIQUE 80TO II' i.\ BCOLA8TIQUI PARISIENNE 46 1
relatives aux principes <le notre science, et ;« L'intensité de La
connaissance et de la croyance.
» La seconde partie1 démontre rapidement quelques propo
sitions au sujet des premiers principes, qui sont la matière el
la l'orme; au sujet des nombreuses opinions <|u i ont été ('mises
touchant les formes substantielles et les intensités des qualités
premières et secondes; au sujet de L'intensité ou de la remis
sion d'une qualité qui est dite uniforme soit en réalité, soit
seulement de nom; au sujet, enfin, de la description de
l'intensité des mixtes.
» La Troisième partie ■>■ -pose des conclusions qui concernent
le mouvement relatif aux trois prédicaments ; elle montre
quelle proportion de mouvement résulte de la configuration
et de la distance; elle décide de quelle manière doit être vrai-
ment évaluée la vitesse du mouvement local, du mouvement
d'altération, du mouvement d'augmentation et du mouvement
relatif à la latitude de densité ou de rareté.
» En dernier lieu, elle recherche par diverses raisons ce que
sont le mouvement et le temps, quelles en sont les propriétés ;
elle démontre, en cette même partie, que le mouvement
uniformément acquis équivaut à son degré moyen, et quelques
autres conclusions.
» La Quatrième partie^, examinant, en un premier article,
la nature des éléments, s'efforce de montrer si les éléments
extrêmes possèdent au plus haut degré chacune des qualités,
et comment agissent les qualités premières.
» En un second article, elle traite de la réaction entre ces
mêmes qualités; elle définit de quelle manière les qualités
premières résultent naturellement des formes premières, de la
1. La seconde partie de la Summa contient quarante et un chapitres. Le premier
chapitre commence, en la col.edu fol. i4, par ces mots: Post logicalia, naturalia
aggredientes dubia... Le dernier chapitre prend fin en la col. b du fol. 26.
2. Cette troisième partie se divise en trente-huit chapitres ; au fol. 26, col. b, du
ms. cit., le premier chapitre commence en ces termes: Quia singulorum noticia
motu, tanquam signo naturali, nobis primum inesse [constat], superest aliquid de
eodem dicere et de ejusdem principiis pertractare. Cette partie s'achève à la col. d
du fol. 39.
3. La quatrième partie de la Summa de Dumbleton compte dix-sept chapitres. Au
fol. 3g, col. d, le premier chapitre commence ainsi : Peracta determinacione materie
communis, ad particularia descendamus, et de primis corporibus, scilicet elementis,
pertractemus. Cette partie prend fin en haut de la col. b du fol. 5i.
462 ETUDES SUR LEONARD DE VINCl
densité ou de la rareté extrêmement intense ou extrêmement
affaiblie des corps ; elle examine enfin si ces qualités pre-
mières sont réellement distinctes des autres qualités.
» En un troisième article, cette quatrième partie montre
comment les puissances des corps dépendent de leur grandeur;
elle examine si les mixtes s'altèrent entre eux et s'ils sont plus
pesants que les éléments purs.
» La Cinquième partie1 a pour objet l'action spirituelle; elle
expose si la lumière appartient en propre à un élément, si
elle est une qualité simple ou une qualité résultante.
» En outre, cette même partie examine les doutes que l'on
peut concevoir touchant la différence entre les formes supé-
rieures et les formes inférieures capables de produire de la
lumière, et touchant leur action uniforme ou difforme, soit
à l'égard de l'agent, soit à l'égard du patient.
» La Sixième partie2, qui traite des termes assignés aux
puissances, enseigne d'abord à déterminer d'une manière
définie une puissance active.
» En second lieu, parmi les autres parties, cette sixième
s'exprime particulièrement au sujet de l'action et du terme,
pris d'une manière universelle, de ces formes que sont le
repos et le mouvement; elle déduit si une telle forme est pro-
prement mobile, et si la forme et le lieu sont attribués d'une
manière égale au corps engendré.
» Ensuite, cette même partie agite des questions relatives
à la manière dont procède le Philosophe dans l'étude des
mouvements et des moteurs des cieux; elle détermine com-
ment les corps naturels sont limités en leur volume et si l'on
doit les soustraire au premier mouvement; elle ajoute quels
i. Cette cinquième partie compte, au ms. cité, six chapitres numérotés, auxquels
il faut peut-être joindre, à titre de chapitre non numéroté, le développement qui
commence au fol. 50, col. a, par : Quedam conclusiones in diversis materiis, admisso
contrario principio, restant probande. Le premier chapitre commence au fol. 5i,
col. b, de la manière suivante : Compléta determinacione de actione reali inter for-
mas et qualitates sensibiles communiter, de actione spirituali inquiramus duobus
requisitis. Cette partie prend fin en haut de la col. a du fol. 67.
2. Quatorze chapitres forment cette sixième partie. Le premier chapitre débute,
au fol. 57, col. a, par cette phrase: Cum omnia finem appetunt, ideo de lïnibus
potentiarum activarum et passivarum est equaliter determinandum ut, cum natura
scire desideramus, in istis potentiis activis et passivis, veritatem, que finis est, attin-
gamus. Le dernier chapitre, qui n'est pas numéroté, finit au fol. 70, col. b.
iximimmi i; SOfO ht i.\ B COL ASTIQUÉ i'\ui n ',i» »
sont ceux qui se meuvent d'eux mêmes e! quels en sonl
incapables.
o La Septième partie1 indique quelle est La cause <|ui assigne
un minimum aux individus et aux espèces soumis ;i la géné-
ration ei à La corruption, < 1 1 1 ï détermine l'ordre des puissances
de La matière ei tics agents; on > voit également si l'on peut
prouver par raison philosophique qu'il existe mi premier
Moteur de force infinie, cl que le Monde ;i commencé.
» En la Huitième partie3, on traite, tout d'abord, de la gêné
ration d'une substance à partir d'une substance semblable; on
traite aussi de la génération des animaux parfaits et de ceux
qui proviennent de la putréfaction.
» Cette partie acbève sa tâche en établissant l'unité numé-
rique de l'âme en un être animé pourvu à la fois du sens et
de l'intelligence, et en examinant les opérations de la faculté
intellective.
» La Neuvième partie^ poursuit l'ordre selon lequel procède
l'ouvrage, tranche les doutes relatifs à l'âme et aux cinq sens;
elle examine également bon nombre de questions qui ont trait
à la même matière.
» La Dixième ei dernière partie 4 traite des universaux qui
sont appelés idées dans Platon; elle étudie la passivité simple
et complexe de l'intelligence humaine, touchant l'extension
que peut recevoir sa propre opération; en concluant une sorte
de somme de ces sujets, elle met fin à cette Samma même. »
Ce résumé que Dulmenton nous donne de sa Samma suffit
à nous laisser entrevoir qu'une foule de sujets divers se trou-
veront étudiés en cet ouvrage; il nous fait également pressentir
que l'ordre selon lequel ils se succéderont ne sera, bien sou-
i. La septième partie compte dix-huit chapitres, dont trois seulement, les cha-
pitres I, XV et XVI, sont numérotés. Le premier chapitre commence, au fol. 70, col. b,
par ces mots : De primo principio et nobilissimo motore... Le dernier chapitre prend
fin au bas de la col. c du fol. 85.
2. La huitième partie, qui commence avec la col. d du fol. 85, comprend dix-huit
chapitres non numérotés. Le début du premier chapitre est: De actione et de molu
naturali corporum taliter exposito... La fin du dernier chapitre est au fol. 112, col. a.
3. La neuvième partie comprend quarante chapitres non numérotés. Elle com-
mence en ces termes : De virtute animali cognitiva que post vegetativam ponitur...
Le dernier chapitre prend fin au bas de la col. a du fol. iki. Elle est suivie de la table
qui occupe les trois autres colonnes du fol. i4i.
k. Cette dixième partie fait défaut dans le manuscrit que nous avons consulté.
464 ETUDES SUR LEONARD DE VlNCt
vent, ni très rationnel ni très rigoureux ; la lecture du traité
même ne dément malheureusement pas ce dernier pres-
sentiment.
Ce manque d'ordre se marque tout particulièrement en ce
que le logicien d'Oxford enseigne touchant la latitude unifor-
mément difforme et son équivalence au degré moyen; il nous
faut chercher en deux endroits différents de la Somme l'expo-
sition de sa pensée; encore la lecture de ce double exposé ne
nous évite-t-elle pas toute incertitude touchant le sentiment
de l'auteur.
La première des deux discussions auxquelles nous venons
de faire allusion se trouve en la seconde partie de la Somme;
elle y est précédée d'une étude générale sur l'intensité des
qualités.
« Il nous faut examiner, dit l'auteur1, comment les qualités
premières peuvent se tendre ou se relâcher; touchant cette
matière, il existe de nombreuses opinions. » Il consacre, en
effet, cinq chapitres2 à exposer trois opinions qu'il rejettera.
Puis il poursuit en ces termes3 : « La quatrième opinion, qui
est celle qu'il faut tenir, est la suivante : Aucune qualité ne
devient plus intense ni moins intense; c'est le sujet où réside
cette qualité qui devient plus intense ou moins intense par
une acquisition ou une déperdition réelle de qualités, de
même que la quantité augmente ou diminue par apposition ou
retranchement de parties. »
Ni Richard de Middlelon ni Guillaume d'Ockam n'avaient
plus formellement énoncé cette doctrine, que Jean de Dum-
bleton développe en cinq chapitres^.
C'est à la suite de ce développement qu'il aborde le problème
qui nous intéresse particulièrement: « Ces principes posés, il
nous reste à examiner, dit-il5, de quelle manière les qualités
i. Johannis de Dumblcton Suinina, Pars II, cap. XXIm ; ms. cit., fol. ai, col.c.
2. Johannis de Dumblcton Summa, Pars II, capp. XXIm, XXIlm, XXlir, XXlVm et
XX Vm; ms. cit , fol. 20, col. c, à fol. ai, col. c.
3. Johannis de Dumblcton Summa, Pars II, cap. XXVIm; ms. cit., fol. ai, col. c.
/,. Johannis de Dumblcton Summa, Pars II, capp. XXVIm, XXVIP, XXVIIlm,
XXIXm et XXXm; ms. cit., fol. ai, col. c, à fol. 22, col. d.
5. Johannis de Dumbleton Summa, Pars II, cap. XXXIm; ms. n" 1 6 1 40, fol. 22,
col. d. — Cf. ms. n* 1GG21, fol. 174, r* (En titre: De correspondent difformis cum
uniformi).
bOMINIQl i suit, ii i \ 8COLA3T1 'Auimi-.nm.
difformes sont intenses ou atténuées; à voir comment la lati
tude de ces qualités, en sa nature, par elle même et propre-
ment, est pinson moins intense; à rechercher si elle corn
pond à quelque degré qui lui Boil intrinsèque.
» Il \ a, à ce Sujet, trois opinions.
» La première dit (pic L'intensité d'une latitude ou qualil
difforme dépend de la manière dont elle esl étendue on son
sujet; par suite de cette extension, <-lltv peu! être égalée en
intensité à chacun des degrés qui se trouvent en elle.
» La seconde prétend que, proprement et par elle-même,
elle correspond à son degré moyen, c'est-à-dire à sa moitir.
» La troisième dit: Toutes les qualités de la même espèce,
qu'elles soient uniformes ou difformes, constituent des lati-
tudes, c'est-à-dire des distances qualitatives, et sont, en leur
nature, de même intensité. »
Selon la coutume scolastique, les opinions qui sont énumé-
rées tout d'abord sont celles que l'auteur se propose de rejeter.
Rien n'égale la faiblesse de l'argumentation1 par laquelle
Jean de Dumbleton prétend réfuter la seconde opinion; pour
en donner une idée, citons un des arguments qui lui paraissent
convaincants2.
« Aucun mouvement de qualité difforme ne peut procurer
l'acquisition d'une somme égale à celle qui serait acquise à
laide du mouvement uniforme auquel ce mouvement difforme
aboutit en son extrémité la plus intense, supposé qu'au mou-
vement considéré, une partie uniforme termine la partie
difforme. De tels mouvements ne sont donc pas et ne peuvent
pas être équivalents en qualité, si la qualité est nécessairement
affaiblie par la quantité ou par l'extension; le premier des deux
mouvements est nécessairement plus faible que le second, car
la vitesse en un mouvement est évaluée par l'espace acquis. »
Le lecteur, impatienté, ne peut retenir cette exclamation :
Mais qu'est-ce que cela prouve? Le maître parisien auquel
nous devons des extraits de la Summa a évidemment ressenti
i. Johannis de Dumbleton Summa, Pars II, cap. XXXII*"; ms. n° 16146, fol. *3,
col. a.
2. Jean de Dumbleton, loc. cit., ms. cit., fol. 23, col. b. — Cf. ms. n° 16621,
fol. 175, r*.
p. duhem. 3o
l\66 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
cette impatience. Après avoir reproduit ce que nous venons de
citer, il a hâtivement écrit1 : « Prouvons, cependant, qu'un
mouvement uniformément difforme suffît à parcourir autant
d'espace que le mouvement uniforme défini par son degré
moyen. » Sa démonstration, fort confuse d'ailleurs, s'achève
en ces termes : « Que ce mouvement soit équivalent à son
degré moyen, cela est, car [lorsqu'on le remplace par le mou-
vement uniforme], il est autant augmenté vers son extrémité
la plus faible qu'il est diminué vers son extrémité la plus
forte. » Cette phrase est une brève mais claire allusion à la
démonstration de Nicole Oresme, démonstration que l'annota-
teur connaissait, comme nous le verrons tout à l'heure.
Jean de Dumbleton vient maintenant à la démonstration de
l'opinion qu'il tient pour vraie et qui, en son énumération,
prenait le troisième rang2. A ce sujet, il pose quelques préci-
sions qui, poussées plus avant, eussent dissipé bien des malen-
tendus et amené la pensée du maître d'Oxford à concorder
avec celle de Nicole Oresme.
« Expliquons maintenant, dit-il, la troisième opinion, qui
est la vraie. Au sujet de cette opinion, il nous faut montrer que,
conformément à l'usage, nous entendons de deux manières
différentes cette proposition : Il existe une latitude en une
qualité difforme. L'un de ces sens est le sens propre, et l'autre
le sens impropre.
» Nous parlons au sens propre lorsque nous entendons dire
qu'elle contient tant, d'une manière intensive, sans la rapporter
à quelque extension ou à quelque grandeur prise dans le
sujet; lorsque nous voulons simplement dire qu'il existe telle
distance qualitative entre les degrés à l'aide desquels on évalue
le mouvement d'altération, de même qu'une ligne de deux
pieds est une ligne dont les extrémités sont distantes de deux
pieds; en ce sens, la latitude considérée, prise en sa totalité,
est le degré suprême de son espèce.
» C'est, au contraire, d'une manière impropre que Ton parle
i. Ms. n° 16621, fol. 175, v*.
2. Johannis de Dumbleton Summa, Pars II, cap. XXX1I1,B. Ms. n° 161/46, fol. a3,
col. b; ms. 1662 1, fol. 176, r°.
IHIMIMQI I siilli II I \ ■• <>| \ - | inl I. I'\llhli;wi. 407
de la Latitude d'une qualité dont les parties qualitatives sonl
inégalement intenses au sein du sujet ; h c'est * 1 « * cette raanièi <
seulement qu'en parlent ceux <i u i . considérant une qualité
difforme, disenl qu'elle a une certaine intensité, qu'elle
acquierl nue intensité particulière selon In manière variable
dont elle est coétendue au sujet, ou encore qu'elle équivaut à
quelque degré qui lui est proprement intrinsèque. »
Ce que Jean de Duuibleton appelle ici latitude proprement
dite d'une qualité, c'est ce à quoi Nicole Oresme réserve égale
ment ce nom de latitude; ce que le maître d'Oxford appelle
latitude improprement dite, c'est ce que le maître de Paris
nomme mesure de la qualité. Si celui-là eût posé ces distinc-
tions avec la même netteté que celui-ci, ses thèses en fussent
devenues beaucoup plus claires et bien plus aisément
acceptables.
On eût admis alors, comme parfaitement évident, ce qu'il
énonce au sujet de la latitude proprement dite1 : « De même
qu'une ligne de deux pieds, de quelque manière qu'on la
courbe, et pourvu qu'elle n'éprouve ni raréfaction ni conden-
sation, demeure toujours en elle-même également longue,
parce qu'elle contient toujours deux pieds mis bouta bout;
de même une chaleur difforme, de quelque manière qu'elle
soit étendue au sein du sujet, si elle garde égale latitude,
ne devient ni plus ni moins intense. Ainsi que toutes les
lignes qui contiennent une égale distance entre leurs extré-
mités sont égales en longueur à la première d'entre elles,
ainsi toutes les qualités de même espèce qui contiennent, en
elles, même distance qualitative sont également intenses
et existent sous le même degré; car ce degré n'est pas autre
chose que cette distance qualitative, de même que la longueur
d'une ligne est la distance entre les extrémités de cette ligne. »
La latitude étant ainsi comprise, on ne s'étonne plus
d'entendre Jean de Dumbleton déclarer2 ce qu'une qualité uni-
formément difforme n'est pas égale à son degré moyen ».
Après les explications que nous venons de recueillir en la
1. Ms. ii° iGi46, fol. 23, col. c. ; ms. n° 16621, fol. 176, r°.
a. Jean de Dumblelon, ibid.
468 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCt
Summa, nous n'accuserons pas l'auteur de se contredire, lui
qui a énoncé la proposition que nous venons de citer, lorsque
nous le verrons, en la partie de son ouvrage où il traite du
mouvement local, consacrer deux chapitres à démontrer que
« la latitude d'un mouvement uniformément difforme corres-
pond à son degré moyen»1. L'auteur prend ici le mot lati-
tude au sens qu'il a lui-même déclaré impropre; il l'identifie
avec l'espace que le mobile parcourt durant le mouvement.
Il développe longuement2 une première démonstration où
il fait marcher l'inévitable Sortes ; il n'en est pas satisfait, car
il en donne une seconde3; mais la seconde démonstration
suppose qu'en la première moitié de la durée, Sortes, par son
mouvement uniformément difforme, a parcouru le quart du
chemin qu'il parcourt en cette durée tout entière; c'est juste-
ment supposer ce qui est en question, comme Dumbleton en
fait la remarque4. « Vos habentes dicta Magistri Nicolai Orem,
comparate, » disait notre copiste; cette comparaison, il ne peut
s'empêcher de la faire pour son propre compte; en marge des
calculationes de Dumbleton, il lui arrive de tracer une figure
propre à les éclairer; bien plus, en quelques lignes qu'accom-
pagne un tracé géométrique5, il résume la démonstration,
donnée par Oresme, de cette proposition qui semble être une
pierre d'achoppement pour toute la Logique d'Oxford.
G. — Les Regulae solvendi sophismata et les Probationes
de Guillaume Heytesbury.
Nous avons dit," dans l'article XXI, quels chapitres for-
maient les Regulx solvendi sophismata de Guillaume Heytes-
bury. Le chapitre consacré au mouvement local est celui qui
doit nous arrêter ici.
i. Johannis de Dumbleton Summa, Pars III, cap. IXm; ms. n° 16146, fol. 29,
col. c; ms. n° 1662 1, fol. 117, v°.
2. Johannis de Dumbleton Summa, Pars III, cap. \m; ms. n° iGi/»G, fol. 2g,
col. c; ms. n* 16G21, fol. 118, r° et v\ ,
3. Johannis de Dumbleton Summa, Pars III. cap. X"; ms. n° 1G1 40, fol. 29,
col. d; ms. n° 16621, fol. 119, r°.
/u Ms. n° 1614G, fol. 3o,col. a; ms. n* 1G621, fol. 119, v°.
5. Ms. n° 1662 1, fol. 118, V.
DOMINIQUE BOTO B1 LA JCOLASTIQU1 PARISIEN V")
Avec Thomas Bradwardine, Hentisberus tient pour certain1
que la vitesse d'un corps animé d'un mouvement de rotation
n'est autre chose <| «h* La vitesse < 1 1 j point 1<^ plus rapidement
mû; son autorité a grandement contribué à répandre et à
affermir cette opinion.
Cette opinion, (railleurs, ne L'empêche pas d'admettre la
proposition suivante : Lorsqu'on un mouvement, la vitesse
croît avec le temps de telle manière qu'elle soit uniforme
ment difforme, le mobile mû de ce mouvement parcourt, en
un temps donné, le même chemin que s'il se mouvait unifor
moment avec la vitesse qu'il a acquise au milieu de ce temps.
Cette proposition, il la répote par deux fois3; il en use
comme d'une incontestable vérité; mais il n'en donne, en ses
Regulœ, aucune démonstration.
Les plus importantes, parmi les propositions que Guillaume
Heytesbury a invoquées au cours de ses Regulœ, sont démon-
trées, nous l'avons dit, dans un opuscule intitulé Proballones
conclasionum in regulls positarum; ainsi en est-il, en particulier,
de la proposition qui nous occupe. La démonstration
qu'Heytesbury expose à cette occasion3 est, à peu près, la
première qu'ait donnée Dumbleton, celle qu'il mêlait aux
considérations sur l'intensité des formes; elle est, en outre,
accompagnée de lemmes et de corollaires dont plusieurs sont
presque identiques à ceux qu'on lit au premier Doute de Paris;
il semblerait donc qu'Heytesbury, pour construire sa déduction,
ait combiné des indications empruntées à la Summa de Jean de
Dumbleton avec d'autres indications, tirées de ces Dubia pari-
siensia que Swineshead avait peut-être adjoints au traité De
primo motore. Ainsi sommes-nous, de plus en plus fortement,
tentés de voir, en cette évaluation du chemin parcouru par un
mobile qu'anime un mouvement uniformément difforme, un
emprunt que l'Université d'Oxford aurait contracté auprès de
l'Université de Paris.
i. Tractatus Gulielmi Hentisberi de sensu composito et diviso Venetiis, i4g4;
fol. 38, col. d.
2. Hentisberi Op. laud., éd. cit., fol. ko, col a et col. d.
3. Gulielmi Hentisberi Probationes conclusionum in regulis positarum. Conclusiones
déclarative de motu locali. cap. i, art. 9 (Tractatus Gulielmi Hentisberi de sensu
composito et diviso... Venetiis, i4q4; fol. 198, col. d, et fol. 199, col. a),
470 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Les écrits de William Heytesbury sont bien dignes de
remarque en ce qu'à côté de la notion de vitesse d'un mouve-
ment varié, nous y voyons apparaître, bien qu'encore confuse,
la notion d'accélération d'un tel mouvement.
En son traité De tribus prsedicamentis, Guillaume construit
divers sophismes touchant l'accélération (intensio) du mouve-
ment; pour les résoudre, il distingue1 entre la latitudo motus,
qui est la vitesse, et la velocitas intensionis vel remissionis motus;
celle-ci s'évalue par l'acquisition ou la déperdition de celle-là;
cette velocitas intensionis vel remissionis motus n'est autre que
l'accélération positive ou négative.
A ce sujet, il écrit le remarquable passage que voici2:
« Un corps peut se mouvoir plus rapidement et un autre plus
lentement; un corps peut accélérer (intendere) son mouvement
et un autre le ralentir; ainsi arrive-t-il qu'un mobile accélère
plus vite (intendit velocius) son mouvement et un autre
plus lentement; la même chose peut arriver pour des corps
qui ralentissent leur mouvement. De même, donc, qu'en un
mobile qui part du repos, on peut imaginer une latitude de
vitesse (latitudo velocilatis) qui monte indéfiniment, de même
y peut-on imaginer une latitude d'accélération ou de ralentis-
sement (latitudo intensionis et remissionis) selon~ laquelle un
moteur peut accélérer ou ralentir son mouvement avec une
vitesse ou une lenteur variable à l'infini. Cette latitude-là
se comporte à l'égard de la latitude du mouvement comme
le mouvement se comporte à l'égard de la grandeur ou
quantité qui est susceptible d'être parcourue successivement
d'une manière vraiment continue (Et illa latitudo consimiliter
se habet respectu latiludinis motus sicut se liabet motus res-
pectu magnitudinis et quantitatis continuai vere pertransibilis
successive). »
On définit souvent l'accélération comme la vitesse de la
vitesse; par là, on ne fait que reprendre l'idée que nous venons
d'entendre exprimer par Guillaume Heytesbury.
1. Tractatus Gulielmi Hentisberi de sensu composito et diviso Venetiis, 1/194;
fol. 4^» col. d.
3. William Heytesbury, loc. cit., éd. cit., fol, 4/4, col. b.
dominkmii: soin il LA SCOLASTKjtTl PAJU A71
D'ailleurs, en ses Probationes conclusionum, celui <-i ne parle
jamais d'un mouvement uniformément difforme, m;ii-> d'un
mouvemenl dont L'intensité croît uniformément (uniformiter
intenditur) , ni d'une latitude uniformément difforme, mais
d'une la titudo uniformiter acquisita vel deperdita; L'idée d'aci
lération uniforme semble précéder en sou esprit celle de
mouvement uniformément varié.
Mais cette différence de langage que l'on peut noter ici
entre les Regulae solvendi sophismala et les Probationes conclu-
sionum nous peut suggérer un doute : Ces écrits sont-ils bien,
tous deux, de William Heytesbury?
Les Probationes constituent un commentaire suivi des
Regulœ. Que le Chancelier d'Oxford se soit ainsi commenté
lui-même, c'est déjà un juste sujet d'étonnement. C'en est un
autre, et bien plus puissant, de constater une extrême
différence entre les manières de raisonner et d'écrire dont
aurait usé le même auteur selon qu'il composait les Regulae
ou les Probationes. Les Regulx sont un type de cette argumen-
tation désordonnée, enchevêtrée, sophistique, qui était de
mode à Oxford et dont Heytesbury ne s'est point départi
en ses autres écrits; par l'ordre, par la clarté, par la sobriété,
par la rigueur, les Probationes rappellent les écrits de Buridan
et d'Albert de Saxe; à ces maîtres, elles empruntent, la
plupart du temps, et leurs raisonnements et leur style.
Il nous paraît fort malaisé de ne pas regarder les Probationes
conclusionum comme un commentaire composé par quelque
maître parisien, par quelque disciple d'Albert de Saxe, sur les
Regulœ solvendi sophismata dues à William Heytesbury.
Quoi qu'il en soit de la supposition que nous venons
d'émettre, les commentateurs italiens se chargeront de pré-
ciser les indications, relatives à l'idée d'accélération, que le
Chancelier d'Oxford a données.
D. Le Tractatus de sex inconvenientibus.
Jamais, à l'Université d'Oxford, l'évaluation du chemin
parcouru dans un mouvement uniformément varié n'a revêtu
472 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
la forme si claire et si précise que Nicole Oresme lui avait
donnée par l'emploi des coordonnées.
Prenons, par exemple, ce Tractatus de sex inconvenientibus
dont l'auteur écrit après Heytesbury et, partant, très certai-
nement après Oresme.
Ce traité appartient à la même famille que le De primo motore
de Swineshead et que la Summa de Dumbleton ; pour nous en
convaincre, il nous suffira de parcourir la table des matières
de l'ouvrage complet, table que conserve un des textes manu-
scrits de la Bibliothèque Nationale1.
Voici cette table où plusieurs questions principales sont
accompagnées d'articles, consacrés à des sujets connexes, qui
y sont intercalés:
Prima quœstio: Utrum in generatione formx sit certa ponenda
velocitas.
Articulus I : Utrum generans tantum loci contribuât quantum
forma?.
Art. II : Utrum ex coloribus extremis intermedii generentur colores.
Art. III: Utrum cœlestia corpora génèrent qualitates primarias,
lumine mediante.
Secanda quœstio: Utrum in motu alterationis velocitas sit
signanda vel larditas.
Art. I: Utrum magnes suppositum sibi ferum sufficiat attrabere.
Art. II : Utrum altéra tio medii luminosi sit subita in distanti.
Art. III: Utrum quodlibet alterans in agendo repatiatur.
Tertia quxstio : Utrum augmentalum continuum in augendo
velocitet motum suum.
Art. I : Utrum rarefactio sit possibilis.
Art. II: Utrum rarefactio sit motus ad aliquam quantitatem.
Art. III: Utrum rarefactio sit per rarum et densum.
Quarta quœstio : Utrum in motu locali sit certa servanda velo-
citas.
Art. I. : Utrum velocitatio motus gravis sit ab aliqua causa certa.
Art. II: Utrum velocitas motus sphaerae cujuslibet pênes punctum
vel spatium aliquod attendatur.
Art. III : Utrum velocitas omnis motus uniformiter difformis inci-
piens a non gradu sit aequalis suo medio gradui.
1. Bibl. Nat., fonds latin, ms. n° 6559, fol. 194, V.
DOMINIQUE .s<»n> il LA BCOLASTIQU1 PARISIEttll r\~'\
Quinta qasestio : t trum cselum possii suo motu et lumine infe*
riora corpora transmutare,
Qusestio sexta : Utrum corporù gravia et levia in suis motibus
requirant médium,
Quxstio septima : Utrum omnc roi-pus naturelle habeat locum
naturalem.
Quœstio oc lava : Utrum tempus si/ conseillions motum.
Qasestio nona: Utrum le ni pus sit numerus motus secundum prias
et posterais.
Quœstio décima : Utrum motus reperiatur in tribus generihus
tantum.
Quœstio undecima : Utrum omnis motus sit de contrario in
contrarium.
Gomme nous l'avons dit en l'article XXI, les deux textes
manuscrits que nous avons eus en main sont incomplets; l'un1
ne contient que les quatre premières questions; l'autre3 pré-
sente, en outre, le commencement de la cinquième question.
C'est la quatrième question qui va, un instant, retenir notre
attention.
Le second article est consacré à l'examen de ce problème
qui a préoccupé presque tous les Scolastiques d'Oxford : Que
faut-il entendre par vitesse d'un corps animé d'un mouvement
de rotation? L'auteur du Traité des six inconvénients énumère
les diverses opinions émises avant lui. Il cite, en particulier,
l'opinion de Magister Ricardus de Versellis ou de Uselis : La
vitesse du rayon d'un cercle ou d'une portion de ce rayon, en
une rotation autour du centre, c'est la vitesse du point milieu
du segment qui tourne. Mais il ne regarde pas cette opinion
comme démontrée par le maître qui la propose; il lui préfère
la position prise par Maître Thomas Bradwardine en son
Tractatus de proportionibus : La vitesse du corps animé d'un
mouvement de rotation, c'est la vitesse du point de ce corps
qui se trouve le plus éloigné de Taxe.
La solution que l'auteur du Traité des six inconvénients a
donnée de ce premier problème contraste avec celle qu'en son
i. Bibl. Nat.. fonds latin, ms. n° 6527.
3. Bibl. Nat., fonds latin, ras. n* 6559.
474 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
troisième article, il va donner de cet autre problème : « La
vitesse de tout mouvement local uniformément difforme
est-elle équivalente à son degré moyen? »
Celui qui voudrait saisir la différence extrême qui distingue,
à cette époque, la Logique d'Oxford de la Logique de Paris ne
pourrait rien trouver de plus propre à son objet que la compa-
raison entre ce que le Tractatus de sex inconvenientibus écrit de
ce problème et ce que le Tractatus de difformitate qualitatum en
a dit. L'argumentation du premier de ces traités n'est qu'un
pitoyable entassement de sophismata. Elle prend pour point de
départ ce prétendu dilemme1 : « Si la vitesse de tout mouve-
ment local n'est pas équivalente à son degré moyen, elle est
équivalente à son degré le plus intense. » Par une accumula-
tion d'inconvenieniia, elle rend intenable la seconde position,
et elle en conclut que la première est la bonne.
Cet auteur donc, venu après Guillaume Heytesbury, n'a fait
faire aucun progrès à la démonstration de cette proposition2 :
« En tout mouvement uniformément difforme qui commence
au degré zéro et croît sans cesse, l'espace parcouru pendant un
certain temps est égal à celui que ferait parcourir, pendant le
même temps ou pendant un temps égal, son degré moyen de
vitesse. » Bien au contraire ! Les semblants de démonstration
des Dubla parisiensia ou de Jean de Dumbleton, pour insuffi-
sants qu'ils fussent, offraient aux yeux, toutefois, un reflet de
vérité; ce reflet, on le chercherait vainement en l'obscure
dialectique du Tractatus de sex inconvenientibus.
E. L'opuscule intitulé: A est unum calidum.
L'auteur du Traité des six inconvénients avait pu lire le
Tractatus de Jîguratione intensionum de maître Nicole Oresme;
l'avait-il lu en effet? Si oui, il avait tiré si peu de fruit de cette
lecture que rien, en son écrit, n'en garde le souvenir. Mais
l'École d'Oxford va nous présenter d'autres ouvrages où
i. Bibl. Nat., fonds latin, ms. n° 655g, fol. 38, col. c.
2. Ms. cit., fol. 39, coll. a et h.
DOMTTfIQUI BOTO n LA COLASTIQU1 PÀR1SIWH1 kjû
l'influence de Nicole Oresme a laissé une marque recon
aaissable.
En un manuscrit conservé à La Bibliothèque Nationale1, un
certain Jean a réuni quelques uns des traités les plus célèbi
sur les Sophismaia; les Sophismata d'Alberl de Saxe occupenl
le début du recueil ; puis \ iennenl les Sophismata de Cl) melon :
la copie de ces derniers a été achevée le lundi de La Septua
gésime de l'an MCCCLXXXIX1 sic). \. ces copies, probablement
faites à Paris, Jean a joint un cahier, venanl sans doute
d'Oxford et écrit, comme le d'il la table qu'il a mise à la fin de
son œuvre3, in littera anglicana veteri; ce cahier contient les
trente premiers sophismes d'IIeytesbury ; les deux derniers
ont été transcrits par Jean.
Or, immédiatement après les Sophismata de Clymeton et
avant les Sophismata d'Heytesbury, cette collection nous
présente3, transcrite de la main de Jean, une suite de vingt-
deux sophismes. Aucun nom d'auteur n'est joint à ce traité
qui ne porte point de titre; il commence d'emblée par cet
énoncé du premier sophisme : « A est unum calidum per totum
qaod per horam alterabitnr e gvadu unijormi, et tamen per illam
[horam] née alterabitnr nniformiter qnoad tempns nec qnoad partes
snbjecti. » Les premiers mots de ce premier sophisme servaient
de titre à la collection tout entière, comme en témoigne ce
proposa par lequel Jean termine sa transcription: « Explicil
iste liber qni intitnlatnr A est nnnm calidnm. Deo gratias. »
Ce recueil de sophismes est un parfait modèle du genre de
Logique qui était en vogue à l'École d'Oxford; les calculationes
les plus chicanières n'y sont que trop fréquentes.
Le vingt-deuxième et dernier sophisme est ainsi formulé 5:
« In aliquo instanti, extremo rémission [snbjecti] correspon-
dent gradns snmmns caliditatis; et, immédiate ante illnd instans,
terminabitnr latitndo caliditatis ad non gradum. »
1. Bibliothèque Nationale, fonds latin, ms. n° i6i34 (ancien fonds Sorbonne, ms.
n° 848).
2. Ms. cit., fol. i4G, col. a.
3. Ms. cit., fol. 73, col. bf à fol. 80, col. d.
6. Ms. cit., fol. 80, col. d.
5. Ms. cit., fol. 79, col. d.
476 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
C'est en discutant ce sophisme que l'auteur est amené à
formuler la proposition suivante1 dont la démonstration termi-
nera son traité :
« Un mobile se meut pendant une heure qui a été divisée
en parties proportionnelles, et son mouvement est de telle
sorte : Durant toute la première partie proportionnelle, il se
meut avec une certaine vitesse; durant la seconde partie pro-
portionnelle, il accélère continuellement son mouvement,
jusqu'à un degré double, en sorte qu'à la fin de la seconde
partie proportionnelle, il atteigne une vitesse double de celle
de la première partie; pendant la troisième partie proportion-
nelle, il se meut continuellement, d'une manière uniforme,
avec ce degré double de vitesse; au commencement de la
quatrième partie, il commence à accélérer son mouvement et,
pendant cette quatrième partie, il accroît continuellement sa
vitesse, d'une manière uniformément difforme, de telle sorte
qu'il ait à la fin une vitesse double de celle qu'il avait en la
troisième partie, et quadruple de celle qui correspondait à la
première partie; durant la cinquième partie proportionnelle,
il se meut avec une vitesse uniforme; durant la sixième, il
accélère uniformément son mouvement, comme ci-devant,
jusqu'à une vitesse double; durant la septième, il se meut
uniformément; et ainsi alternativement sans fin. Je dis qu'en
l'heure entière, le mobile parcourra un chemin qui est trois
fois et deux tiers de fois le chemin parcouru en la première
partie proportionnelle. »
Nous reconnaissons un des problèmes que Nicole Oresme
a résolus en son Tractatus de Jîguratlone intensionum. La solu-
tion donnée par le maître d'Oxford est équivalente, cela va
sans dire, à celle qu'a donnée le Maître parisien; nous pour-
rions dire plus exactement qu'elle lui est, au fond, identique;
mais Oresme a fait, pour l'exposer, un très heureux usage de
la représentation par coordonnées; le Logicien anglais ne veut
pas user de cette figuration géométrique ; il veut que sa
déduction conserve une allure purement arithmétique; il
\. Ms. cit., fol. 80, col. b,
Domimoi i 80T0 ii LA SCOLASTIQUÈ PAKlSIBïfHB /| 7 7
traduit donc en Langage arithmétique le raisonnement de
forme géométrique qu'Oresme a donné.
Le développement de ce raisonnement exige, 1 > i <- 1 1 entendu,
l'évaluation de l'espace qu'un mobile parcourt pendant un
certain temps lorsqu'un mouvement uniformément varié
l'entraîne; tout ce que nous venons de dire montre assez que
cette évaluation était alors familière aux Logiciens d'Oxford;
aussi notre auteur se borne t il à la rappeler comme vérité
banale : « Ipsa est uniformiter difformis; ergo est xqualis suo
grudai medio. »
VI. Le Liber calculationum de Riccardus de Ghlymi Eshedi.
Venons enfin à celui des écrits, engendrés par la Logique
d'Oxford, qui a connu, peut-être, la vogue la plus forte et la
plus étendue, à ce livre dont l'auteur, regardé comme le
Calculateur par excellence, a perdu son nom véritable de
Riccardus de Ghlymi Eshedi pour emprunter, on ne sait
comment, celui de Swineshead ou Suiseth.
Le traité qui va nous occuper est divisé en chapitres ; dans
la rédaction manuscrite que nous avons eue en mains et dans les
plus anciennes éditions imprimées, ces chapitres ne portent
pas de titres; l'édition donnée à Pavie, en i4q8, par Franciscus
Gyrardengus, leur en a attribué; voici la liste, complétée, de
ces chapitres:
I. De intensione et remissione. — II. De difformibus. — III. De
inlensione elementi. — IV. De intensione mixtorum. — V. De aug-
mentatione. — VI. De reactione. — VII. De potentia rei. —
VIII. De difficultate actionis. — IX. De maximo et minimo. —
X. De loco elementi. — XI. De luminosis. — - XII. De actione
laminosi. — XIII. De motu locali. — XIV. De medio non resistente.
— XV. De medio uniformiter difformi. — XVI. De inductione
gradus summi. — XVII. De acquisitione alterationis .
La seule lecture de cfette table manifeste l'analogie qui existe
entre le plan du traité du Calculateur et ceux de trois ouvrages
décrits en ce qui précède : Le Tractatus de primo motore de
47§ ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Swineshead, la Samma de Jean de Dumbleton, enfin le Trac*
latus de sex inconvenientibus ; nous sommes en présence de
quatre traités de la même famille. La comparaison entre la table
des matières du Liber calculationum et celle du Tractatus de
primo motore suffirait également à démontrer, à défaut de
témoignage direct, que ces deux ouvrages ne sauraient être
du même Swineshead; un seul et même auteur n'écrit pas
deux ouvrages si semblables par leur objet et si différents par
leur composition.
Le Liber calculationum nous présente, parvenus à leur plein
développement, tous les défauts de l'École d'Oxford; les dis-
cussions sophistiques en forment le fond constant; elles ont ravi
d'admiration les ergoteurs pour qui la Philosophie n'avait plus
d'autre objet que de fournir matière à dispute; en ce livre,
ils trouvaient un véritable arsenal de roueries et de chicanes ;
livre médiocre et sans originalité, d'ailleurs, où l'on ne saurait
découvrir la moindre pensée qui n'ait été maintes fois agitée,
retournée, examinée sous toutes ses faces par les docteurs de Paris
ou d'Oxford, le Liber calculationum est l'œuvre dune Science
sénile et qui commence à radoter; le succès prodigieux que
cette œuvre va rencontrer à Paris, la grande vogue dont elle
jouira auprès de tout un parti de maîtres italiens, {signalent
vraiment la décrépitude de la Scolastique; les Humanistes ne
s'y tromperont pas, et lorsqu'ils voudront cribler de traits
mortels les universités et ce qu'on y enseigne, ils sauront où
viser; les calculationes de Suiseth seront le point vulnérable vers
lequel, de préférence, ils dirigeront leur tir.
Cependant, les propos ennuyeux qu'un vieillard ressasse
peuvent être bons à entendre et précieux à retenir; ils nous
transmettent les connaissances acquises au temps où ce vieillard
était jeune; ils sont la tradition, sans laquelle aucun progrès
ne serait possible ; même en ce Liber calculationum, dont les
arguties compliquées les rebutaient, les étudiants de la Renais-
sance eussent pu trouver de précieuses vérités, héritage des
maîtres nominalistes du xiv° siècle; ils y eussent reconnu,
en particulier, les legs de Nicole Oresme.
En effet, tout comme la collection de sophismes intitulée :
ixmiMni i BOTO 1:1 LA 8C0LÀSTÎQUE PARI 'i7'i
t est ii/iiuii calidum, le traité <!<■ Riccardus <l<- Ghlymni Eshedj
porte la trace reconnaissable qu'a Laissée L'influence «lu Trac
talus de figura tio ne intenslonum,
Au chapitre De difformibus, qui est !<• second de tout
L'ouvrage, L'auteur esl amenée formuler1 la proposition sui-
vante: « Si l'on supposait que La première partie proportion-
nelle d'une certaine qualité eut une intensité déterminée, que
la seconde partie proportionnelle eut une intensité double,
que la troisième eût une intensité triple et ainsi à l'infini, le
tout aurait une intensité [moyenne] précisément égale à celle
de la seconde partie proportionnelle; ce qui, tout d'abord, ne
semble pas vrai, car cette qualité paraît infinie. »
Cette proposition est une de celles qu'Oresme a établies au
traité De difformUate qualltatum2 . La démonstration donnée par
Riccardus de Ghlymi Eshedi est la traduction en langage
arithmétique de la démonstration géométrique d'Oresme; le
Maître d'Oxford, en effet, comme tous ses compatriotes,
se refuse à employer la représentation par coordonnées ; mais
la traduction est textuelle, à ce point que le lecteur est porté
à tracer la figure qui éclairerait la déduction ; et c'est bien ce
qu'a fait un lecteur du manuscrit conservé à la Bibliothèque
Nationale; mais la lecture du texte montre sans peine que le
dessin de cette figure n'était nullement en l'intention de
l'auteur.
Le chapitre De difformibus, où se trouve traité le problème
dont nous venons de parler, débute par l'examen de cette
question: Une latitude uniformément difforme correspond-elle
à son degré moyen? L'auteur reproduit en ces termes3 l'argu-
ment qui conclut à l'affirmative :
a Que l'on prenne une telle latitude ou une telle chaleur;
que l'on atténue l'une des moitiés jusqu'au degré moyen et
que, d'une manière équivalente, on accroisse l'intensité de
l'autre moitié jusqu'au degré moyen; le tout n'en devient ni
plus ni moins intense, car il acquiert d'un côté une latitude
i. Bibl. Nat., fonds latin, ms. n° 6558, fol. 6, col. b. — Subtilissimi Doctoris
Anglici Suiset Calculationum Liber, Paduae (ca. i48o), 5" fol. imprimé, col. d.
2. Voir § XVIII.
3. M», cit., fol. 5, col. a; éd. Paduœ, ca. i48o, fol. sign. a 5, col. d.
480 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
aussi grande que celle qu'il perd de l'autre côté ; et maintenant,
il est uniformément intense sous un degré égal au degré
moyen; il correspond donc maintenant à ce degré moyen. »
Nous n'insisterons pas sur la discussion interminable, aux
sophismes enchevêtrés, par laquelle le Calculateur conteste la
valeur générale de cette proposition; qu'il nous suffise d'une
remarque : Cette proposition, il ne la révoque pas en doute
lorsque la latitude considérée est la vitesse d'un mouvement
local; il l'invoque alors comme vérité communément admise.
Traitant, par exemple, en son XVe chapitre, du mouvement
d'un mobile en milieu résistant, le Calculateur s'exprime
ainsi1 :
« Si le mobile accélérait uniformément son mouvement,
comme il a commencé à l'accélérer à partir du degré nul, il
parcourrait en la seconde moitié du temps trois fois plus de
chemin qu'en la première. »
Cette phrase suppose que l'on connaisse la loi qui relie, en
un mouvement uniformément varié, le chemin parcouru au
temps employé à le parcourir.
Cette loi, personne ne l'ignore à l'École d'Oxford au temps
où Swineshead, Jean de Dumbleton, Guillaume Heytesbury y
enseignent; personne ne l'ignore parmi les disciples de ces
maîtres. A-t-elle été découverte à Oxford ou, bien plutôt, n'est-
elle pas venue de Paris, comme ces « doutes » par lesquels
semble s'être complété le Traité du premier moteur de Swines-
head? C'est une question à laquelle toute réponse péremptoire
serait assurément fort mal justifiée. En tout cas, ignorants ou
dédaigneux de la représentation par coordonnées, les maîtres
d'Oxford n'ont pas su donner à leurs arguments en faveur de
cette proposition la netteté des déductions d'Oresme. Non pas
que ces déductions soient, ici, vraiment démonstratives; elles
supposent, en effet, ce grave postulat : Lorsqu'en un système
de coordonnées rectangulaires, les temps ont été pris pour
abscisses et les vitesses pour ordonnées, l'aire de la figure
représente le chemin parcouru par le mobile. Mais pour
justifier ce postulat, il faudra recourir au calcul infinitésimal;
i. Ms. cit., fol. 58, col. a; éd. Paduœ, ca. i48o, fol. sign. k 2, col. d.
DOMINIQUE SOTO BT LÀ \COLA «QUI PAEISŒTfKS /|8i
jusqu'à l'invention de ce calcul, La Physique n'aura, de La lpi
du mouvement uniformément varié, auoune démonstration
meilleure que celle d'Orcsme.
XXIV
Comment les doctrines de Nicole Oresme
se sont répandues en Italie.
Nous avons vu ce que Nicole Oresme enseignait, à Paris, au
sujet de la latitude des formes; nous avons vu comment
Albert de Saxe et, surtout, Marsile d'Inghen avaient fait usage
de cet enseignement; nous avons essayé de retracer, ensuite,
l'importance que cette doctrine de la latitude des formes avait
prise à Oxford et la forme particulière dont l'avait revêtue
la trop grande habitude de discuter des sophismes ; nous allons
essayer, maintenant, de dire comment elle s'est répandue dans
l'enseignement des Universités italiennes.
Les théories mathématiques conçues au sujet de l'intensité
des formes n'ont pas envahi en une seule fois les Universités
de Padoue et de Bologne ; semblables à une marée, elles ont
avancé par une succession de flots ; un premier flot a apporté
les idées parisiennes de Nicole Oresme; un second flot a poussé
la dialectique sophistique de Guillaume Heytesbury ; un troi-
sième flot a amené, dans toutes les écoles, les arguties compli-
quées du Calculateur.
Le principal initiateur des Universités italiennes à la Logique
de Paris semble avoir été Paul Nicoletti de Venise, mort à
Padoue le i5 juin 1429. Aussi trouvons-nous en ses écrits des
marques non douteuses laissées par les doctrines d'Oresme et
de ses disciples.
En son commentaire au De generatione et corruptione, Paul
de Venise cite1 très fréquemment les noms de Jean Buridan et
1. Expositio Magistri Pauli Veneti super libros de generatione et corruptione Aristo-
telis. Eiusdem de compositione mundi cum figuris. Colophon : Impressus Venetiis man-
date» et expensis nobilis Viri Dornini Octaviani Scoti Civis Modoetiensis duodecimo
kalendas Junias 1498. Per Bonetum Locatellum Bergomensem. Fol. 33, col. a; fol. 34,
P. Dl.HEM. 3l
482 ÉTUDES SLR LEONARD DE VINCI
de Marsile d'Inghen. En particulier, il connaît et discute1
l'opinion de ces maîtres, selon laquelle, en un corps inégale-
ment échauffé, la latitude du chaud et la latitude du froid ont
une somme dont la valeur est la même en tous les points du
corps; mais pour exposer cette théorie, qu'il rejette d'ailleurs,
il n'emploie pas la figuration géométrique qu'Oresme avait
imaginée et que Marsile avait adoptée.
La volumineuse Expositio super octo libros Physicorum, donnée
par Paul de Venise2, est datée; elle fut terminée le 3o juin i4og.
Partisan presque toujours fidèle de la Physique averroïste,
Fauteur de ce livre montre, cependant, qu'il connaît aussi la
Physique parisienne. C'est ainsi qu'à deux reprises3, nous
l'entendrons invoquer cette règle : Une latitude uniformément
difforme correspond à son degré moyen.
La Sunirna totius Physicœ de Paul de Venise est, sans doute,
postérieure à Y Expositio super octo libros Physicorum; en un
grand nombre de questions, l'auteur se montre maintenant
converti aux doctrines de Paris; nous ne serons pas surpris
d'apprendre qu'il y invoque4, comme vérité incontestée,
cette règle: « Ornais latitudo uniformiter difformis correspondet
suo gradui medio. » La lecture de la Summa, comme celle de
YExpositio, nous apprend donc que la connaissance de la
règle de Nicole Oresme était courante parmi les auditeurs de
Paul de Venise, vers l'an 1/120. Un manuscrit, en effet, copié»
en i42i, à Rimini, par J. de Beylario, contient déjà la Summa
naturalium, le De generatione et corruplione, la Logica et le
De Cœlo et Mundo de Paul de Venise5.
col. a; fol. 35, col. a; fol. 43, col. b; fol. 45, col. b; fol. 49, col. d; fol. 5o, col. a;
fol. 54, col. a.
1. Pauli Veneti Op. laud., fol. 72, col. c ; fol. 84, col. c; fol. 87, col. b.
2 . Expositio Pauli Veneti super octo libros phisicorum Aristotelis neenon super comento
Averois cum dubiis eiusdem. Colophon : Explicit liber Phisicorum aristotelis: expositus
per me fratrem Paulum de Venetiis: artium liberalium et sacre théologie doctorem :
ordinis fratrum heremitarum beatissimi Augustini. Anno domini. Mccccix. die
ultima mensis Junii: qua festum celebratur commemorationis doctoris gentium et
christiauorum apostoli Pauli. Impressum Venetijs per providum virum dominum
Gregorium de Gregoriis. Anno nativitatis domini. Mccccxcix. die xxiij mensis Aprilis.
3. Pauli Veneti Op. laud., col d du fol. qui suit immédiatement le fol. sign. Oiiij;
col. d du fol. sign. Pij.
4. Pauli Veneti Summa totius Physicœ, Pars I, cap. XXXVIII.
5. Catalogue de Manuscrits, autographes, incunables et livres rares de la librairie
T. de Marinis et G., Florence, 1911, p. 23, n° 71. — Au verso du fol. 174 du ms., on lit :
bOMXftlQUfl SÛTO m LA nm I I'Uiimi.nm. 483
Biagio Pelacani, dit l>Ia i s<* de Parme, étail à peu près contera
porain de Paul de Venise; docteur de l'Université de Pavie
en 107/1, '' enseigna l'astrologie à Bologne <le i.'^sà i384; il
professa ensuite à Padoue jusqu'en i388, puis, de nouveau,
à Bologne; en i lo4, i4o6 et [£07, nous le retrouvons à Pavic;
en 1407, il enseigne à Padoue1, niais quitte sa chaire cette
année même; il passe pour s'être rendu à Paris vers cette
époque; de 1/108 à i4n, il reprend sa chaire à Padoue; le
[5 mai 1/109, il est au nombre des juges qui confèrent à Pros-
docimo de' Beldomandi le titre de maître es arts2; il meurt
à Parme, sa ville natale, le 23 avril 1/4 16.
On doit à Biaise de Parme des Quœstiones super traclatu de
lidiludinibus Jormarum. A deux reprises, en i486 et en i5o5,
ces Quœstiones ont été imprimées3 à la suite du Tractatus de
latitudinibus formarum faussement attribué à Nicole Oresme.
Récemment, elles ont été étudiées par M. F. Amodeo^.
Ces questions sont au nombre de trois :
i° La latitude de toute forme est-elle nécessairement uni-
forme ou difforme?
20 Existe-t-il une forme uniformément difforme qui com-
mence a non gradu?
3° Toute latitude uniformément difforme correspond-elle à
son degré moyen?
Non, répond Biaise de Parme à la première question ; toute
forme n'est pas nécessairement soit uniforme, soit difforme.
Prenant, en effet, la notion scolastique de forme en toute sa
généralité, il distingue les formes en essentielles et acciden-
telles; selon qu'elle est ou non susceptible d'atteindre des
degrés divers, une forme accidentelle est, à son tour, graduelle
« Scriptum Arimini per me fratrem Johannem de beylario colonie provincie in studio
Ariminj sub anno domini M0cccc°xxj*. ultima die decembr. completum. Finito libro
sit laus et gloria christo. »
1. Antonio Favaro, Jntorno alla vita ed aile opère di Prosdocimo de' Beldomandi (Bul-
letino di Bibliografia e di Storia délie Scienze matematiche e fisiche pubblicato da B. Bon*
compagni, t. XII, 187g, pp. 24-25).
2. Antonio Favaro, Op. laud., p. 22.
3. Ces deux éditions ont été décrites ci-dessus, au S XIX.
4. F. Amodeo. Appunti su Biagio Pelacani da Parma [Atti del IV Congresso interna-
zionale dei Matemalici (Borna, 6-11 Aprile 1608), vol. III, pp. 549-553.] — C'est d'après ce
travail que nous parlons des Questions de Biaise de Parme; nous n'avons pu le»
consulter directement.
484 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
ou non graduelle; elle peut être divisible ou indivisible; seules
les formes accidentelles, graduelles et divisibles sont suscep-
tibles d'être uniformes ou difformes.
Le traité De latitudinibus formarum composé ad mentem
Oresme ne considère que des formes douées de longitude et
de latitude, susceptibles, par conséquent, d'être représentées
au moyen d'une figure plane ; Biaise de Parme s'élève à une
généralité plus grande; il considère également des formes qui
ont longueur, largeur et profondeur, formes qui se représen-
teront à l'aide de figures à trois dimensions; Nicole Oresme,
nous l'avons vu, avait longuement considéré de telles formes;
Pelacani nous apparaît ici sous les traits d'un homme qui a lu
le Tractatas de dijformitate qualitatum et qui s'en sert pour
compléter le Traclatas de latitudinibus formarum.
Une impression analogue se dégage de la lecture de la
deuxième question.
Le Tractatus de latitudinibus formarum avait donné de la
latitude uniformément difforme la définition suivante:
Latiludo uniformiler dijformis est illa cujus est xqualis excessus
graduum inter se xqualiter distantium.
Biaise de Parme critique cette définition ainsi que deux autres
définitions dont il ne nomme pas les auteurs, et il conclut en
proposant la suivante:
Latiludo uniformiler dijformis est latiludo dijformis cujus
quarumlibet trium partium exlensive œqualium ab invicem xque
distantium siluanlur ut primx ad secundam sicut secundœ ad
tertiam œquales intensive sunt excessus ; talis est primx ad
secundam sicut secundx ad tertiam, loquendo de partibus totalibus
quanlitatis intensive.
Cette définition se rapproche visiblement de celle qu'Oresme
avait donnée au Tractatus de difformitatibus qualitatum; mais
elle n'en atteint ni la clarté ni la généralité.
La troisième question traitée par Biaise de Parme est celle
qui nous intéresse le plus; selon l'analyse qu'en donne
M. Amodeo ' , la pensée de Pelacani y est très confuse : « Il pose,
tout d'abord, des prémisses qui ont trait aux diverses classes
i. F. Amodeo, loc. cit., p. 553.
DOMINIOUK BOTO il LA BGOLASTIQ1 E iwiusif.nni: /|8f>
de latitudes qu'il a caractérisées <'n commençant; nous ne
croyons pas utile de l'y suivie. Puis il s'attache à développer
des considérations géométriques très simples et à démontrer
que la ligne qui joint les milieux de deux cotés d'un triangle
est la moitié du troisième côté; que le parallélogramme qui a
pour côtés cette ligne et le troisième côté du triangle est équi-
valent au triangle; que le triangle détaché du triangle total
par cette ligne est le quart du triangle total.
» Il formule ensuite huit conclusions, parmi lesquelles nous
citerons la troisième: En toute latitude uniformément difforme
qui commence a non gradu ou qui se termine ad non gradum,
le degré milieu est la moitié du degré le plus intense. Nous
citerons également la cinquième conclusion : En toute latitude
uniformément difforme, il y a une infinité de parties qui ont
même degré moyen. Ces conclusions tendent, en substance, à
montrer que le degré milieu n'existe pas toujours en la forme. »
De cette règle : La latitude uniformément difforme correspond
à son degré moyen, il n'est aucunement question au Tractatus
de latitudinibus formarum. C'est sans doute, en lisant le
Tractatus de difformitate qualitatum que Biaise de Parme en
avait pris connaissance; de cette lecture, d'ailleurs, on doit,
semble-t-il, reconnaître la trace en la démonstration géomé-
trique qu'il a délayée à l'excès.
Nous apprenons, en tout cas, aussi bien par l'enseignement
de Biago Pelacani que par l'enseignement de Paolo Nicoletti,
que les Universités italiennes, vers l'an i/j20, étaient au courant
des doctrines de Nicole Oresme ; en particulier, on y connaissait
la loi qui relie, en un mouvement uniformément varié, le
chemin parcouru au temps employé à le parcourir.
Les hésitations de la discussion de Biaise de Parme semblent
marquer déjà l'influence de la Logique d'Oxford; cette même
influence a sans doute exercé quelque action sur un auteur
qui fut contemporain de Pelacani, sur Jacques de Forli.
Giacomo délia Torre, né à Forli, et nommé, dans les écrits
latins du xve siècle, Jacobus de Forlivio1, est médecin à
1. Il ne faut pas confondre l'auteur dont nous parlons avec Jacques de Forli qui
enseignait la philosophie à Bologne en 13/47.
486 ÉTUDES SUR LÉONARD DR VINCI
Padoue en 1^02; il quitte quelque temps cette ville, puis
y revient en 14071; en 1^09 et i4n, il enseigne la médecine
à l'Université; le i5 mai M09 il est, avec Biaise de Parm»,
au nombre des examinateurs devant lesquels Prosdocimo
de' Beldomandi subit les épreuves de la maîtrise es arts2; le
i5 avril i^n, il est un des juges qui -confèrent le doctorat
en médecine au même Prosdocimo3; il meurt à Padoue le
12 février d'une année qui, commençant à Pâques, portait
alors le millésime de i4i3 et qui doit, aujourd'hui, être
désignée comme l'année i4i4-
Jacques de Forli a composé un traité intitulé De intensione et
remissione formarum ; l'objet de ce traité était de discuter et de
combattre les doctrines que Walter Burley avait soutenues
en un écrit de même titre; aussi le livre de Walter Burley et
le livre de Jacques de Forli ont-ils été imprimés ensemble,
à Venise, en i/igô^.
Pour réfuter les opinions de Burley, Jacques de Forli use5
de tout ce qui avait été dit, en la seconde moitié du xive siècle,
sur la latitude des formes, sur les degrés de cette latitude, sur
l'uniformité et la difformité des qualités; bon nombre de
théories, chères aux physiciens de Paris, sont invoquées par
lui; ainsi, touchant la coexistence du chaud et du froid en
chaque point d'un sujet inégalement chauffé, il admet, ce que
ne fait pas Paul de Venise, l'opinion de Jean Buridan qui
avait si vivement séduit Marsile d'Inghen.
De la qualité uniformément difforme, Jacques de Forli
donne la définition suivante: « Qualitas uniformiter difformis
est Ma cujus, quibuscunque partibus duobus datis sequalibus, per
tantam distantiam excedit extremum intensius in una extremum
remissius ejusdem, per quantam in alia extremum intensius excedit
1 . Antonio Favaro, Intorno alla vita ed aile opère di Prosdocimo de' Beldomandi
(Bulletino di Bibliograjia e di Sloria délie Scienze matematiche e fisiche, t. XII, 1879,
pp. 27-28).
2. Antonio Favaro, Op. laud., p. 22.
3. Antonio Favaro, Op. laud., p. 23.
h. Cette édition a été décrite au § XII.
5. Nous n'avons pu consulter l'ouvrage de Jacques de Forli ; ce que nous en disons
est extrait des Perscrutation.es physicœ de Louis Coroncl; nous avons eu mainte occa-
sion de contrôler l'exactitude parfaite des informations de cet auteur.
DOllIIflQUl BOTO Wt i\ scoi.a^iidm: PAUfllIlflfl /187
extremum remissius ipsius. » Plus olaire que la définition
proposée par Biaise de Parme, elle lui est, au Fond, identique.
Jacques de Forli veut que cette latitude uniformément
difforme soit aussi intense que I»1 degré le plus Intense qu'elle
contienne ou qui lui serve de terme; «exactement, remarque
Louis Coronel1, comme Hentisber tient, en son traité du
mouvement local, qu'un mobile se meut avec la même vite
que son point le plus rapidement mû ». Le parti auquel se
range Jacques de Forli, c'est, comme nous l'avons vu en l'ar-
ticle précédent, celui que Swineshead tenait en son De primo
motore. Selon l'observation fort juste de Louis Coronel, ce parti
tire sa principale force de cette proposition : La vitesse d'un
corps animé d'un mouvement de rotation, c'est la vitesse du
point de ce corps qui se meut le plus rapidement. Nous avons
vu que cette proposition, formulée par Bradwardine, avait
ravi l'adhésion non seulement de toute l'École d'Oxford, mais
encore d'Albert de Saxe.
L'influence d'Oxford ne paraît pas s'être exercée seulement
sur Jacques de Forli en le pressant d'adhérer à telle ou
telle opinion particulière; elle semble lui avoir inspiré, par
une action plus générale, un goût immodéré pour les calcu-
lât iones.
Jacques de Forli était médecin, et il a beaucoup écrit sur la
médecine. On a de lui un commentaire2 des passages où les
Canons d'A.vicenne traitent d'embryologie. Mais trois ouvrages
ont surtout rendu célèbre le nom de Giacomo délia Torre
parmi les médecins, et cela jusqu'au milieu du xvr siècle. Ces
trois ouvrages sont: un commentaire, suivi de questions, sur
les Aphorismes d'Hippocrate3; un commentaire, suivi de ques-
1. Physicae perscrutationes magistri Ludovici Coronel Hispani Segoviensis; lib.III,
cap.: De difformibus. Éd. Parrhisiis, i5ii, fol. LXVI, col. a.
2. Jacobi de Forlivio Expositio in Avicennse capitulum de generationê embrii ac de
extensione graduum formationis fœtus in utero. Hain, dans son Repertorium bibliogra-
phicum, cite, de cet ouvrage, deux éditions incunables, l'une donnée à Pavie en 1/179,
l'autre à Bologne en i485.
3. Jacobi de Forlivio Expositio in aphorismos Hippocratis. Le Repertorium bibliogra-
phicurn de Hain cite, comme antérieures à i5oo, une édition sans aucune indication
typographique; deux éditions, sans indication de lieu ni d'imprimeur, datées l'une
de 1473 et l'autre de 1/477; Pu*s ^es éditions données à Pavie en i485, à Venise en
iigo et 1 A95. Celle que nous avons consultée porte le titre suivant : Super aphorismos,
488 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
tions, sur le traité de Galien intitulé Mapoil^vY]1; enfin un
commentaire et des questions sur le premier livre du Canon
d'Avicenne2.
Ces traités médicaux, il est difficile de ne les point juger
comme le faisait Louis Vives, et le jugement qu'il en portait
est fort dur :
« II faut voir, écrivait-il au sujet de la décadence de la
Médecine3, les chicanes et les complications introduites par
Jacques de Forli; elles ne sont ni moins épineuses ni moins
inutiles que les discussions de Suicet; elles ne le cèdent à
celles-ci ni pour la prolixité ni pour l'ennui. »
Les cavillationes, les tricœ dont se plaint Louis Vives sont
encore, aux Questions sur les aphorismes d'Hippocrate, con-
tenues en de certaines limites ; elles débordent dans les écrits
que Jacques de Forli consacre à Galien; là, les calculationes
qui avaient si étrangement envahi et corrompu la Logique, la
Physique et la Théologie de l'École d'Oxford commencent à
s'emparer de la Médecine italienne. Il nous suffit d'ouvrir
YExposition du MutpoféxVYî de Galien pour y lire des raison-
nements tels que celui-ci ^ :
« Supposons que Sortes passe de A, qui est le degré extrême
de sa santé, à G, qui est le degré extrême de la maladie la
Iacobi Foroliviensis In Hippocratis aphorismos, et Galeni super eisdem commentarios
expositio et quaesliones quamendatissimae. Additis Marsilii de Sancta Sophia interpreta-
tionibus in eos aphorismos, qui a lacobo expositi non fuerant. Venetiis apud Iuntas
MDXLVII.
i. Jacobi de Forlivio Super I, II et III tegni Galeni. Outre une édition qui ne porte
aucune indication typographique, et qui fut sans doute donnée à Padoueou à Venise,
le Repertorium bibliographicum mentionne trois autres éditions incunables : Venetiis,
1/170; Paduae, 1^175 ; Papiae, 1687. L'édition que nous avons lue est la suivante:
Iacobi Foroliviensis Medici Singularis expositio, et quaestiones in artem medicinalem
Galeni quae vulgo techni appellatur quamemendatissime (sic). Venetiis apud Iuntas
MDXLVII.
3. Jacobi de Forlivio Expositio in primum librum Canonis Avicennœ. Hain énumère
les éditions incunables suivantes : édition sans indication typographique donnée à
Milan; édition sans date donnée à Pavie; Venise, 1^79; Pavie, i£88; sans indication
de lieu, i&g5; Venise, i/igô. Voici le titre de celle que nous avons consultée : Iacobi
Foroliviensis Medici Singularis expositio et quaestiones in primum canonem Avicennae
adjecta Iacobi de partibus in Vil et VIII cap. Doct. ij. Fen. iij. expositione, ac Ugonis
qusestione, de malitia complexionis diversœ. Venetiis apud Iuntas MDXLVII.
3. Joannis Ludovici Vivis De causis corruptarum artium liber Vus. Dejphilosophia
naturae, medicina et artibus corruptis. De medicina (Io. Ludovici Vivis Opéra,
Basileae, MDLV, p. Zn5).
4. Iacobi Foroliviensis Expositio super libros techni Galeni, lib. I, text. 6; éd. cit.,
fol. 6, col. d.
DOMINIQUE 80TO R LA SCOLÀSTIQUB PARIfiIBNIf] ^89
plus proche, <i»% la fièvre par exemple; soit V> le degré <'<|ui
distant des deux extrêmes A et C. Il est évident qu'avant
d'atteindre l>, Sortes atteindra I « t disposition moyenne entre
A et B; il est également évident «pie le degré B une \n\>
acquis, il acquerra, avant d'atteindre C, la disposition
moyenne entre \\ et C... »
Voilà bien l'appareil de fausse rigueur, le langage inuti-
lement grimé en style mathématique qui rendent insuppor
table la lecture de Swineshead ou de Dumbleton, d'IIeytesbury
ou du Calculateur.
Les calculationes ne pourraient s'introduire dans le domaine
de la Médecine si les notions propres à cette science n'étaient
supposées mesurables, si l'on ne prétendait les exprimer en
nombres, si l'on n'attribuait à la santé et à la maladie des
latitudes divisibles en degrés; Jacques de Forli leur en attribue
donc :
« Voici évidemment1 comment procède l'ordre selon lequel
les corps doivent être placés en la latitude de la santé; au
premier ordre, se place le corps toujours sain; au second
ordre, le corps sain la plupart du temps; au troisième, le
corps qui est, la plupart du temps, à l'état neutre ; au quatrième,
le corps qui est toujours à l'état neutre; au cinquième, celui
qui est malade la plupart du temps; au sixième, le corps
toujours malade. »
La santé et la maladie sont donc douées d'une latitude qui
peut atteindre divers degrés, comme le sont les autres
qualités, le chaud et le froid, le sec et l'humide; le raison-
nement arithmétique a prise sur celles-là comme il a prise
sur celles-ci; aussi le voit-on s'introduire en mainte question
composée sur le MtxpoTs}çvTj de Galien, sur le Canon d'Avicenne.
Ce que, par l'emploi des latitudes, les physiciens de Paris
ou d'Oxford ont dit des qualités peut aussi s'étendre à la santé
et à la maladie; c'est ce qui amène Jacques de Forli, en une
de ses Questions sur le Canon d'Avicenne, à rappeler2 une
1. Iacobi Foroliviensis Quœstiones super libros techni Galeni; liber I, quaestio XI;
éd. cit., fol. 91, col. a. — Cf. quaest. XII; éd. cit., fol. 92, col. a.
2. Iacobi Foroliviensis Quxstiones saper duas primas f en primi canonis Abi halyabin
sceni, quaest. VI; éd. cit., fol. 190, col. d.
ftgO ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
théorie célèbre de Buridan : En un corps inégalement échauffé,
le degré le plus intense de chaleur coexiste avec le plus faible
degré de froid, le degré moyen de chaleur avec le degré
moyen de froid.
Cette théorie, il l'applique à la Physiologie en une de ses
Questions sur Galien, ce qui l'amène à citer son propre traité De
intensione formarum : « Les membres qui sont immédiatement
contigus, » écrit-il1, « peuvent donc réagir les uns sur les autres
d'une manière positive suivant les qualités contraires; pour
recevoir, à ce sujet, un enseignement plus complet, voyez mon
Traité de Vintensité des formes, où j'ai touché de la manière
probable de sauver la réaction à l'aide de qualités douées
d'intensité. »
Louis Vives accuse Jacques de Forli d'avoir, le premier,
introduit en Médecine ces discussions épineuses analogues
aux calculationes d'Oxford2. Il semble que ce reproche ne soit
pas tout à fait juste. Avant Giacomo délia Torre, les médecins
italiens avaient accoutumé de raisonner sur la latitude de la
santé et de la maladie; le médecin de Forli n'a fait, sans
doute, qu'exagérer la fausse rigueur de ses prédécesseurs et
que singer plus complètement la forme du raisonnement
mathématique. Le propre témoignage de Jacques de Forli
i. Iacobi Foroliviensis Quœstiones in librum techni Galeni; lib. II, quaest. XXXIII;
éd. cit., fol. i ^a, col. c.
2. Parfois, les opinions de Jacques de Forli prêtent à certains rapprochements
avec les doctrines qui avaient cours à Oxford; ainsi en est- il des opinions qu'il
professe touchant l'horreur du vide: «Le vide ne produit pas d'attraction, si ce
n'est dans ce sens... qu'une certaine attraction se produit afin d'empêcher le vide.
On pourra argumenter en sens contraire et dire que cette attraction, dont l'effet est
positif, doit être UDe certaine qualité positive; et comme elle n'est pas une qualité
élémentaire manifeste, elle doit être un principe occulte ou une propriété occulte
qu'il faut nommer forme ou vertu spécifique. A cet argument, nous répondrons que
tout principe occulte ou toute propriété odculte ne doit pas être nommé forme ou
vertu spécifique, car la forme spécifique, telle qu'on l'entend communément,
concerne un agent déterminé et un patient déterminé; mais il n'en est pas ainsi de
l'attraction qui se produit afin d'empêcher le vide; en effet, elle convient indiffé-
remment à tout corps; bien qu'à cette attraction concoure un principe occulte
qu'une vertu céleste a naturellement imprimé à tout être, principe par lequel la
nature de cet être est porté à sauver la continuité des parties de l'Univers, car, par
cette continuité, est sauvé l'ordre universel des corps qui constituent l'Univers,
ce principe, toutefois, ne mérite pas proprement le nom de forme spécifique. »
(Jacobi Foroliviensis Expositio super duas primas fen primi canonis Avicennx; Gan. 1,
fcn. I, doct. VI; éd. cit., fol. G3, col. a). — C'est exactement la doctrine que Dum-
bleton expose en sa Summa.
DOMI!fIQtTE SOTO BT LA COl.\ nm i i-\ui il nm f\<)\
nous peul renseigner à cet égard. Ici1, il nous apprend que
Les « anciens Polonais » distinguaient, pour les disposition
naturelles, une distance de latitude el nue distance de nature :
« par la première, ils entendaient la distance affectée de
degrés dont nous avons parlé ci-dessus, et par la seconde,
la distance en perfection». Là \ nous voyons des COnsidé
rations de même nature attribuées « à Gentilis et aux
Padouans ».
Jacques de Forli cite fréquemment l'École de Padoue et,
d'une manière incessante, les opinions de Gentilis.
Un certain Gcntile de Foligno était médecin de Jean XXII;
un autre Gentile de Foligno, qui était peut être fils du précédent,
et qui exerça la médecine à Padoue, mourut à Pérouse le
12 juin i348; c'est de ce dernier que le nom revient si souvent
sous la plume de Jacques de Forli.
Ce Gentile de Foligno écrivit abondamment sur les choses
de la médecine et ses écrits demeurèrent longtemps célèbres3.
On a de lui une Exposition du second livre du canon d'Avicenne,
une Exposition, composée en i3^6, de la première fen du
quatrième livre du canon d'Avicenne, un écrit Sur le cinquième
livre de ce canon, un traité De majoritate morbi qui est daté
de 1 344? un Traité sur les proportions selon lesquelles il faut
mélanger les médecines, un Traité des bains, un livre Sur
les usages de l'eau du bain de Porretta. Il semble que ce fécond
écrivain ait été, au moins pour une part, l'introducteur, en
Tétude de la médecine, de ces discussions subtiles auxquelles
s'est complu Jacques de Forli. Toutefois, les arguties de Gen-
tilis sont infiniment moins compliquées que celles de Giacomo
délia Torre et, surtout, elles ne se parent aucunement de la
forme mathématique; le goût des calculationes n'avait pas
encore passé d'Oxford en Italie.
Si les cavillationes et les iricœ auxquelles se complaît
Giacomo délia Torre nous semblent souvent mériter les
i. lacobi Foroliviensis Quœstiones in librum techni Galeni; lib. I, quaest. XII; éd.
cit., fol. 92, col. a.
2. lacobi Foroliviensis Op. laud., lib. I, quaest. XVI; éd. cit., fol. g5, col. a.
3. Le Repertorium bibliographicum de Hain énumère les multiples éditions
incunables de ces écrits.
[\Ç)2 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
sarcasmes dont les accablaient les humanistes et dont Louis
Vives s'est armé à leur égard, il s'en faut bien qu'elles aient,
à ce point, paru inutiles et fastidieuses aux médecins italiens
du xve siècle; elles plurent singulièrement, au contraire, à bon
nombre d'entre eux; les opinions auxquelles cet auteur avait
donné son adhésion se trouvaient souvent, dans la suite,
embrassées par la foule des médecins, « tota medicorum caterva, »
selon le mot de Louis Coronel1.
C'est, sans doute, parmi ces médecins, admirateurs de
Jacques de Forli, qu'il nous faut ranger Jean de Casai
(Johannes de Casali), dont nous ne connaissons rien, sinon
une Quœstio subtilis de velocitate motu alterationis qui fut
imprimée en i5o52 avec le traité De latitudinibus formarum
attribué à Oresme, les Quxstiones composées sur le même
sujet par Biaise de Parme, et le Tractatus de sex inconvenien-
tibus.
En dépit des méprisantes critiques de Vives, la faveur avec
laquelle les médecins italiens accueillirent les calculationes de
Jacques de Forli procédait d'un désir très légitime; ces médecins
souhaitaient ardemment de mettre, en leurs discussions, la
précision et la rigueur des raisonnements mathématiques; la
tentative par laquelle ils se sont efforcés d'y parvenir était
assurément prématurée; elle le serait encore aujourd'hui pour
la plupart des sujets qu'ils débattaient; du moins, peut-on
leur savoir gré d'avoir clairement aperçu cette vérité : toute
partie de la Science de la Nature accomplit un progrès consi-
dérable au moment où elle devient apte à revêtir la forme
mathématique; leur seul tort est d'avoir cru toute proche et
tout aisée la réalisation d'un idéal qui nous semble, même
aujourd'hui, immensément éloigné.
i. Ludovici Coronel Op. laud., lib. III, cap. : De compossibilitate qualitatum ; éd. cit.,
fol. LX, col. c.
3. Cette édition a été décrite au $ XIX.
DOMINIQUE SOTO BT LA SCOLASTIQU1 I'AIUmi.wi. ^(jZ
\\\
Gomment les doctiunes de l'école d'Oxi'oiu)
se sont répandus |.\ i talib.
Si les tendances d'Oxford ont déjà, peut être, sollicité
Jacques de Forli, les doctrines de la grande Université
anglaise semblent avoir attendu un peu plus longtemps avant
d'entrer de plain-pied dans la Science italienne; leur triomphe
se marqua bientôt par la vogue extraordinaire des divers
traités dus à Guillaume Heytesbury.
Vers le milieu du xve siècle et dans les années qui remplis-
sent la seconde moitié de ce siècle, un grand nombre de
philosophes et de médecins s'attachent à commenter les divers
ouvrages du chancelier d'Oxford; malheureusement, la vie de
la plupart de ces commentateurs nous est à peu près ou
tout à fait inconnue.
C'est ainsi que nous ne savons rien d'un certain Messino
qui avait entrepris de commenter le traité De tribus prœdica-
mentis inséré par Heytesbury en ses Regulœ solvendi sophismata.
Messino mourut sans avoir achevé son commentaire ; il le
laissa interrompu au milieu du chapitre consacré au mouve-
ment d'altération; Gaétan de Tiène y mit une fin; le traité
de Messino, ainsi complété, fut imprimé, en 1I19I11, dans la
collection des œuvres d'Hentisberus.
Gaëtan de Tiène qui a terminé le traité que Messino n'avait
pu achever, fut, des Universités italiennes, vers le milieu du
xvc siècle, l'un des maîtres les plus réputés. Né à Vicence
d'une famille illustre, Gaëtan fut, à Padoue, élève de Paul
de Venise; il enseigna longtemps avec éclat en' cette même
ville de Padoue, où il mourut en i465. Fière du lustre qu'il
avait jeté sur elle, la famille de Tiène donna souvent, par
la suite, à ceux qui naissaient d'elle, le prénom de Gaëtan;
i. Tractatus Gulielmi Hentisberi de sensu composito et diviso..., Venetiis, i4ç)4;
fol. 6a, col. c, à fol. 62, col. d. — Cette édition a été décrite au paragraphe XX.
&94 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
aussi un autre Gaëtan de Tiène naquit-il en i48o; après avoir
fondé l'ordre de Théatins, celui-ci mourut en i547 ; il eut
l'honneur de la canonisation.
Le philosophe Gaëtan de Tiène a consacré une bonne part
de son inlassable activité à commenter les divers traités de
Guillaume Heytesbury.
Non content d'avoir donné une fin à l'opuscule De tribus
prœdicamentis qu'avait écrit Messino, Gaëtan a composé, sous
le nom de Recollectae, une œuvre étendue où il commente de
très près, et souvent phrase par phrase, les Regulx solvendi
sophismata du Dialecticien anglais ; ce commentaire a été
imprimé avec les Regulœ, en 1/49/1, dans la collection des
œuvres de Guillaume Heytesbury1.
Gaëtan de Tiène a également commenté, sophisme par
sophisme, les Sophismata d'Hentisberus. Imprimé une première
fois à Venise en 1^83, ce commentaire, joint à l'œuvre qu'il
se proposait d'éclaircir, fut joint, en ihgh, à l'édition des
traités d'Heytesbury2.
Cette édition nous fait connaître, en outre, un certain
nombre d'autres commentaires que les écrits du Logicien
d'Oxford ont fait éclore en l'Italie du xve siècle.
Nous y voyons3, par exemple, qu'un certain Simon de
Lendinara (de Lendenaria) a, comme Gaëtan de Tiène, com-
menté, article par article, les trente-deux Sophismata du Maître.
Nous y lisons également^ un traité Da mouvement local,
composé par un nommé Ange de Fossombrone (Angélus
Forsemproniensis) à propos de ce qu'Hentisberus a écrit sur le
même sujet.
Ce traité d'Ange de Fossombrone avait déjà été imprimé5;
i. Tractatus Gulielmi Ilentisberi de sensu composito et diviso..., éd. cit., fol. 7,
col. b, à fol. 02, col. b.
2. Tractatus Gulielmi Ilentisberi de sensu composito et diviso..., éd. cit., fol. 81,
col. b, à fol. 170, col d.
3. Tractatus Gulielmi Ilentisberi de sensu composito et diviso..., éd. cit., fol. 171,
col. a, à fol. i83, col. c.
li. Tractatus Gulielmi Ilentisberi de sensu composito et diviso..., éd. cit., fol. 64,
col. a, à fol. 73, col. a.
5. Angeli de Fossambruno Tractatus de velocitate motus. Colopbon: Finis secundi
tractatus de vellocitate motus augmentationis secundum angelum de fosambruno...
s. 1. a et typ. nom. (Pavia, Hieronymus de Durantibus,circa 1 485) (Hain, Repertorium
bibliographicum, n* 7309).
D0MIWIQ1 i ' ET LA 8COLÀS1
niiiis, comme nous L'apprend la seconde édition1, cette pre
mière édition ajoutait, au ir;iii<; du mouvement local, un
second traité sm- le mouvemenl d'augmentation qui avait été
purement cl simplement emprunté à l'ouvrage de Messino.
I ii médecin de Florence, morl en l'an r5oo, Bernard Torni
ou Tornio, ayant lu ce traité d'Ange <1<* Fossombrone, >
découvrit des assertions qui lui semblèrent erronées; afin de
corriger ces défauts, il composa, à son tour, <lc> [nnotata
sur le traite De motu locali d'Heytesbury; en ces Annotata, il
ne se contentait pas de discuter les dires d'Ange de Fossom-
brone, mais aussi ceux de Jacques de Forli; bien que déjà
anciennes, les assertions de ce dernier étaient encore objets
d'activés controverses, car Bernard Torni nous parle des
discussions qu'il eut, à leur sujet, avec Jean-Pierre Apollinaire
de Arculis2 et le célèbre Jean Marliano, que nous retrouverons
dans un instant.
Les Annotata de Bernard Torni furent, tout d'abord, impri-
més à Pise3, en i484, en même temps qu'un écrit d'un autre
florentin, François Raphaël, intitulé : Verificatio universalis
in régulas Aristotelis de motu; le traité de François Pvaphaèl
était une discussion de la Dynamique qu'Aristote propose au
VIIe livre des Physiques.
Les Annotata de Bernard Torni furent imprimés une seconde
fois, en i/jg4, dans la collection des œuvres d'Hentisberus-'.
Bien que spécialement consacrés au commentaire des écrits
i. Tractatus Gulielmi Hentisberi de sensu composito et diviso..., fol. 73, col. b.
2. C'est sans doute ce même Apollinaire qui eut, avec Pierre de Mantoue,
une controverse touchant l'instant initial et l'état final, et composa, à ce sujet,
un écrit daté du 2 décembre il\oo [Illustris philosophi et medici Apolinaris Ojjredi
Cremonensis de primo et ultimo instanti in defensionem communis opinionis adversus
Petrum Mantuanum. Imprimé à Colle, en 1^78, par Maître Bonus Gallus, et, peut-être
à Pavie, en 1482, par un typographe inconnu (Hain, Repertorium bibliographicum,
n° 12000, et T. de Marinis, catalogue de Manuscrits, autographes, incunables et livres
rares, Florence, 191 1, n" 295 et 296.)!
3. Verificatio universalis in Régulas Aristotelis de motu non recedens a communi
malhematicorum doctrina; prœced. : Auctoris Raphaelis Francisci Florentini ad Cas-
parem Elephantucium Patricium Rononiensem scripta epistola — Bernardi ïornij
Florentini Medici ac Philosophi in Capitulum de Motu Locali Hentisberi quedam annotata
incipiunt. — Colophon : Finis quorundam dictorum supra capitulo de motu locali
Hentisberi cum quibusdam conclusionibus per Bernardum Tornium Florentinum
pisis impressa anno domini Mcccclxxxiiij.
k- Tractatus Gulielmi Hentisberi de sensu composito et diviso..., éd. cit., fol. 73,
col. c, à fol. 77, col. c.
496 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
d'Heytesbury, les divers traités que nous venons de citer ont,
pour la plupart, éprouvé non seulement l'influence du Chan-
celier d'Oxford, mais aussi celle du Calculateur; la vogue de
celui-ci, en effet, suivit de près la vogue de celui-là; Gaétan
de Tiène qui a si grandement contribué à répandre, dans
les Universités italiennes, l'étude d'Hentisberus, paraît avoir
introduit, en ces Universités, le traité de ce Calculateur que
l'on allait confondre avec Swineshead.
« Pênes qixtd habeant intensio et remissio qualitatis attendi? En
fonction de quoi faut-il déterminer l'intensité ou la rémission
d'une qualité? » C'est par l'examen de cette question que
Riccardus de Ghlymi Eshedi inaugurait son traité. Un des
chapitres de ce traité avait pour objet l'étude de la réaction
des qualités contraires les unes sur les autres, du chaud sur
le froid, du sec sur l'humide. Les opinions admises par le
Calculateur touchant l'intensité et la rémission d'une part,
touchant la réaction, d'autre part, eurent le don d'attirer, avec
une singulière force, l'attention des philosophes italiens.
Gaétan de Tiène avait écrit un traité De intensione et remis-
sione Jormarum1, à la fin duquel il abordait également le
problème de la réaction entre qualités contraires; il ne paraît
pas qu'au moment où il rédigea ce traité, il eût connaissance
de l'ouvrage du Calculateur, car il n'y fait aucune allusion;
toute son argumentation vise le traité de même titre composé
par Jacques de Forli.
Gaétan remarque, au cours de cette argumentation, que
Giacomo Fosinfronte a subi l'influence de l'École d'Oxford ;
le médecin de Forli ayant soutenu, touchant réchauffement
des corps, une opinion compliquée, « c'est, dit Gaétan2, une
objection anglaise, — sed hœc oppositio est brilannica. » Pierre
Pomponace, d'ailleurs, discutant plus tard certaines opinions
de Jacques de Forli, fait également remarquer3 qu'elles s'iden-
1. Nous avons décrit, au S XX, les deux éditions qui sont venues à notre connais^
sance, de ce traité et du traité De reactione.
2. Gaietani de Thienis Tractatus de intensione et remissione formarum ; cap. III;
éd. i523, fol. 86, coll. c et d.
3. Pétri Pomponatii Mantuani Tractatus de reactione; sectio 1, cap. II; fol. 21,
col. c de l'édition de i525 qui sera décrite plus loin.
DOMINIQUE SOTO B1 i\ COLA I i"i I PARI H 4q7
tificnt avec celles que le Calculateur soutenait sur le même
sujet.
Quelque temps après avoir donné son Tractatus de intérim
sione et remissione formaruni) Gaëtan <l<: Tiène composait un
Tractatus de reactione; cette fois, le Philosophe vicentin
connaissait l'écrit de lliccardus de Ghlyrni Eshedi : « En la
question de la réaction, » écrivait-il au commencement de son
opuscule, u les anciens aussi bien que les modernes ont
imaginé des thèses diverses. Dernièrement, un certain traité,
récemment composé sur cette matière, est venu entre mes
mains; après que j'en eus achevé la lecture, il m'a incité à
écrire quelque chose touchant ce que je pense de la réaction.
En cet opuscule, je n'ai pas l'intention de traiter à fond les
opinions de tous les philosophes, critiquant chacune des
assertions qu'ils ont émises, comme plusieurs s'efforcent de
le faire. Je veux seulement discuter deux opinions: la première
est l'opinion qui est affirmée dans le susdit traité; la seconde
est celle que j'ai suivie dans les commentaires que j'ai donnés
sur le troisième livre des Physiques. »
En son Tractatus de reactione, Gaëtan de Tiène ne donne
aucun nom à l'auteur du traité qu'il discute; mais dans les
ouvrages qu'il a composés par la suite, il le désigne toujours
par le surnom de Calculateur.
La discussion menée contre le Calculateur, en son Tractatus
de reactione, par Gaëtan de Tiène allait mettre celui-ci aux
prises avec un des plus célèbres médecins de ce temps-là;
nous voulons parler de Jean Marliano, qui fut médecin de Jean
Galeasz Sforza, et qui mourut à Milan, sa ville natale, en i/i83.
Au Tractatus de reactione de Gaëtan, Marliano opposa — et
ce fut le premier écrit du jeune médecin — un traité de même
titre; il y tenait certaines des thèses proposées par le Calcu-
lateur et combattait la doctrine de Gaëtan de Tiène. Il semble
que cet écrit fût le premier où le mystérieux Ricardus de
Ghlyrni Eshedi eût reçu le surnom de Calculateur. <a Cet
homme, dit Pierre Pomponace1 en parlant de Marliano, avec
i. Pétri Pomponatii Mantuani Tractatus de reactione, sectio I, cap. I; fol. a4,
col. b. de l'édition de i525, décrite un peu plus loin.
p, dlhem. 3a
49§ ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
son Calculateur (car c'est ainsi qu'il l'appelle continuel-
lement), tient l'avis suivant:...» Gaëtan riposta par un
opuscule où il tentait de défendre sa théorie contre les
attaques de Marliano. Celui-ci, à son tour, répliqua1.
Cette polémique entre deux des philosophes les plus célèbres
de l'Italie dut attirer très vivement l'attention de tous ceux que
préoccupaient les problèmes scolastiques ; elle dut contribuer
grandement à répandre parmi eux la renommée de l'ouvrage
composé par le Calculateur. D'ailleurs, le débat sur les diverses
théories de la réaction se prolongea bien après la mort de
Gaëtan de Tiène et de Jean Marliano ; il était encore ardent au
xvie siècle. En i5i5, Pierre Pomponace donnait2 un traité
De reactione dont l'objet principal était la discussion des
doctrines du Calculateur et de Jean Marliano. C^est également
contre « un certain philosophe, anglais d'origine, nommé
Suiset et surnommé le Calculateur », que le même Pierre
Pomponace avait, en i5i4, composé un Tractatus de intensione
et remissione Jormarum. Ni Marliano ni Gaëtan n'avaient
confondu le Calculateur avec Swineshead. Mais, dès i/i8o,
l'imprimerie avait vulgarisé cette confusion.
1. Les deux écrits de Marliano, avec la riposte de Gaëtan de Tiène au premier de
ces écrits, sont imprimés en la collection suivante : Clarissimi philosophi et medici
Iohannis marliani mediolanensis disputatio cum Magistro Ioanne de Arculis in diversis
materiis ad philosophiam et utramque partem medicinœ pertinentibus — Clarissimi philo-
sophi ac medici Iohannis Marliani de reactione subtilissimus tractatus et iuventutis sue
opus primum — Clarissimi philosophi Gaietani de tienis tractatus subtilissimus quo
conatur improbatam suam in materia de reactione opinionem deffendere — Clarissimi
philosophi et medici Iohannis Marliani secundus tractatus in materia de reactione ab
eodem editus in Prestantissimi philosophi Gaietani de tienis opinionem in eadem materia
maie in precedenti eiusdem tractatu corroboratam esse ostenderet suamque opinionem
defensaret. — Difjîcultates quedam misse per subtilissimi (sic) doctorem ac philosophorum
monarcham d. M. Io. de Marliano de philippo adjute veneto potentem (sic) ab eo dari
responsiones. Golophon : Expliciunt opéra subtilissima Clarissimi artium ac medicine
doctoris Iohannis Marliani ducalis phisici primi sue etatis omnium philosophorum
principis. Scilicet Questio de proportionibus. De reductione aque calide. Probatio
cujusdam consequentie calculatoris in de motu locali. Uterque tractatus de reactione
cum tractatu Gaietani. Conclusiones quedam cum responsionibus ac replicationibus
domini Philippi adiute. Laus deo. S. 1. a. et typ. n. (Papia3, Damianus Gonfalonierus).
2. Pétri Pomponatii Mantuani Tractatus acutissimi, utilissimi, et mère peripatetici.
De intensione et remissione jormarum ac de parvitate et magnitudine. De reactione. De modo
agendi primarum qualitatum. De immortalitate anime. Apologie libri très. Contradictoris
tractatus doctissimus. Defensoriumautoris. Approbationes rationum defensorii, per Fratrcm
Chrysostomum Theologum ordinis predicatorii divinum. De nutritione et augmentât ione.
Golophon : Venetiis impressum arte et sumptibus heredum quondam domini
Octaviani Scoti, civis ac patritii Modoetiensis : et sociorum. Anno ab incarnationc
dominica. MDXXV. calendis Martij.
DOMINIQUE soio ri i\ StiOLA riQUtt PAR] V)9
Si les chapitres consacrés par l<- Calculateur à l'intensité et
à la rémission des formes, h La réaction des qualités contraii
ont, tout particulièrement, attiré L'attention des maîtres
italiens, il ne faudrail |>a> croire que ceux ci eussent délaie
les autres chapitres éci ils pur Le môme auteur et, spécialement,
celui où il traitait du mouvement local.
A ce chapitre, il est vrai, non plus qu'au reste du livre
composé par Kiccardus de Ghlymi Bshedi, on ne trouve
aucune allusion dans le traité De {films prxdicamcnlis qu'a
écrit Messino ; il est permis de penser que celui-ci n'a pas eu
connaissance du Calculateur.
Gaétan de Tiène avait déjà lu cet auteur lorsqu'il commenta
les Regulx d'IIeytesbury; en exposant, en effet, le traité inti-
tulé : De incipit et desinit, il invoque x une opinion du Calculateur
touchant l'intensité des formes; lorsqu'il traite du mouvement
d'augmentation et de diminution, il fait connaître2 certaine
opinion du Chancelier d'Oxford et ajoute : « Il faut remarquer
que le Calculateur est d'une opinion contraire... Il argumente
d'un grand nombre de manières contre l'opinion de Tisberus. »
Toutefois, en ce que Gaétan dit du mouvement local, nous ne
reconnaissons rien qui soit emprunté à Ricardus de Ghlymi
Eshedi.
Jean Marliano s'est grandement intéressé au chapitre consa-
cré par le Calculateur à l'étude du mouvement local. Il en a
tiré parti en l'opuscule où il s'est occupé de la relation,
objet constant des recherches des mécaniciens de ce temps,
entre la puissance qui meut un mobile, la résistance qui
le retient et la vitesse du mouvement pris par ce mobile ;
imprimé à Pavie en i4823, cet opuscule fut ensuite reproduit
dans la collection des écrits de Marliano. Cette collection ren-
ferme, d'ailleurs, une autre pièce où le Médecin milanais
t. Tractatus Gulielmi Hentisberi de sensu composilo et diviso..., éd. Venetiis, i^,
fol. 29, col. b.
2. Tractatus Gulielmi Hentisberi de sensu composito et diviso..., éd. cit., fol. 5a, col. b.
3. IohannisMarliani sua etate philosophorum et medicorum principis et ducalis physici
primi de Proportione motuum in velocitate questio subtilisima incipit... Colophon :
Impressum Papiœ per Damianum de comphalonerii de binascho. Die 16 Decembris
anni M. 482. Amen. — Cette pièce est intitulée : Questio de proportionibus en la
collection des œuvres de Jean Marliano.
500 ETUDES SUR LÉONARD DE VÎNCÎ
s'attache à prouver une proposition que le Calculateur avait
avancée en son chapitre De motu locali.
Le nom du Calculateur, pas plus, du reste, qu'aucun autre
nom, ne figure au traité De motu locali composé par Ange de
Fossombrone; mais cet auteur formule1 toute une suite de
règles sur les changements qu'éprouve la vitesse d'un mobile
lorsqu'on fait varier soit la puissance, soit la résistance; ces
règles sont précisément celles auxquelles Riccardus de
Ghlymi Eshedi avait consacré, dans son ouvrage, le chapitre
du mouvement local.
Bernard Torni, dans son opuscule De motu locali, cite à plu-
sieurs reprises2 le Calculateur; d'ailleurs, pas plus que Gaëtan
de Tiène ni que Jean Marliano, il n'adjoint à ce surnom le
nom de Suiseth.
Nous trouvons, au contraire, ce nom et ce surnom unis
ensemble en un écrit d'un averroïste célèbre, professeur illustre
de l'Université de Padoue, Alessandro Achillini de Bologne
(i A63-i5i 2). Cet écrit, intitulé De dislributionibus ac de propor-
tione motuum, fut imprimé à Bologne, par Benedictus Hectoris,
en i^h ; sous ce titre : De proportionibus motuumy il fut compris
dans les éditions des Alexandri Achillini Opéra que Hieronymus
Scotus donna à Venise en i545, i55i et i5683. En cette étude
sur la relation qui lie la vitesse du mobile aux grandeurs de la
puissance et de la résistance, Achillini cite à plusieurs reprises *
le Calculateur; mais en une circonstance5, il le nomme Suiset
le Calculateur ; en cette circonstance, il l'associe à Nicole
Oresme et fait de tous deux des maîtres soumis à l'influence
de Thomas Bradwardine. Très érudit, Achillini joint encore
à ces noms ceux de Tisberus6 (Heytesbury) et de Marliano7.
1. Tractatus Gulielmi Hentisberi de sensu composito et diviso..., éd. Venetiis, 1 4g4 T
fol. Gg, col. c, à fol. 70, col. d.
2. Tractatus Gulielmi Hentisberi de sensu composito et diviso..., éd. cit., fol. 73,
col. d, et fol. 76, col. a.
3. L'édition de ces mêmes Opéra donnée à Venise, sans nom d'éditeur, en i5o8,
ne contient pas l'opuscule De proportionibus motuum.
4- Alexandri Achillini Bononiensis philosophi celeberrimi Opéra omnia in unum
collecta... Venetijs apud Hieronymum Scotum MDXLV; fol. 190, col. c; fol. 191»
col. a; fol. 193, col. b; fol. ig5, col. b.
5. Alessandro Achillini, ibid., fol. i85, col. c.
6. Alessandro Achillini, ibid., fol. 192, col. d.
7. Alessandro Achillini, ibid., fol. 192, col. c.
dominkmje soin i;r i.\ BC0LA8TIQUI PARISIIKIfl DOl
\cliillini, nous venons de le dire, a prononcé Le nom de
Nicole Oresme; mois il n'a \ is<- que le Traité de$ proportionê
composé par cet auteur. Bernard Torni, lui, connaît l<- traité
De difformitate qualilatum, encore qu'il le désigne sout le titre
inexact de Sophismata. A la lin <le son traité De in<>iu (ocali, il
écrit1 : « Ces joins ci, comme je me trouvais en vacances, il
me souvint d'une certaine conclusion que Nicole Oresme a
démontrée dans ses Sophismata et qu'il dit être étonnante. La
conclusion est belle, dirai-je, mais la démonstration en est
extrêmement belle. »
La conclusion, ou plutôt les deux conclusions de Nicole
Oresme qui excitent à ce point l'admiration de Bernard Torni,
ce sont celles que nous avons résumées en l'article XVIII;
une heure a été divisée en parties proportionnelles de raison ~ ;
pendant chacune de ces parties, un mobile se meut de mouve-
ment uniforme ou bien, alternativement, de mouvement uni-
forme et de mouvement uniformément accéléré; d'une partie
à la suivante, la vitesse de ce mouvement croît suivant une
certaine loi ; Oresme évalue le chemin qu'en l'heure entière,
le mobile a décrit.
Bernard Torni reprend les démonstrations de ces deux
conclusions et il les modifie afin de leur donner une forme
purement arithmétique, exempte de tout emploi des coordon-
nées; il résout, en outre, par une méthode semblable, deux
problèmes analogues : l'un où l'heure est divisée en parties
proportionnelles de raison |-, l'autre où elle est divisée en
parties proportionnelles de raison |-. « Sur le fondement
qu'Oresme a établi, disait Bernard Torni, je ferai reposer
quelques conclusions nouvelles, et je démontrerai les siennes
par un autre moyen; mais j'estime que le principe est, à lui
seul, plus de la moitié de l'œuvre; aussi, plutôt que de penser
que tout est sorti de moi, j'aimerais mieux que vous crussiez
que tout est venu de lui. »
Cette modestie seyait d'autant mieux à Bernard Torni qu'il
n'était pas le premier à mettre sous forme purement arithmé-
i. Tractatus Gulielmi Hentisberi de sensu composito et diviso..., éd. Venetiis, i^gA ;
fol. 76, col. d.
502 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
tique les démonstrations de Nicole Oresme; cette tâche, le
Calculateur l'avait accomplie pour le premier problème, et,
pour le second, on la voyait menée à bien dans l'opuscule
intitulé : A est unum calidum.
Or Bernard Torni qui, comme tous ses contemporains, avait
étudié le premier ouvrage, avait aussi lu le second; en son
traité De motu locali, il citait1 : « Illixd sophisma : A est unum
calidum. »
Par l'exemple de Bernard Torni, nous voyons à quel point
les Italiens, durant la seconde moitié du Quattrocento, étaient
curieux de tous les écrits parisiens ou anglais où l'on traitait
de la latitude des formes; nous allons rechercher maintenant
ce qu'ils avaient recueilli parmi les idées fécondes que ces
écrits renfermaient.
Bien que certains d'entre eux, comme Bernard Torni,
connussent le traité De diffbrmitate qualitatum composé par
Nicole Oresme, nous ne voyons pas qu'aucun d'eux eût, dans
ses raisonnements, suivi la méthode géométrique inaugurée
par ce traité. Comme les maîtres d'Oxford, les Italiens condui-
sent toujours leur argumentation par une voie purement
arithmétique qui ne requiert l'emploi d'aucune figure.
Parfois, cependant, les auteurs de traités ou, tout au moins,
les copistes ou les imprimeurs qui, au xve siècle, ont reproduit
ces traités tracent, à côté de la déduction arithmétique, la
figure qui permettrait de la reprendre selon la méthode
d'Oresme; cette figure devient ainsi une véritable illustration
qui, sans être indispensable à l'intelligence du texte, fait
collaborer l'imagination à cette intelligence.
Les illustrations de ce genre abondent en l'édition qui fut
donnée à Venise, en i4ç)4, du commentaire composé par
Gaétan de Tiène aux Regulse de Heytesbury; elles sont adjointes
non seulement aux éclaircissements rédigés par Gaétan, mais
encore au texte même de Heytesbury, dont les manuscrits
originaux ne contenaient assurément aucune figure.
Un exemple nous montrera quelle sorte de relation était
établie entre l'argumentation et l'illustration.
i. Tractatus Gulielmi Hentisberi de sensu composite» etdiviso,.., éd. cit., fol. 76,001.3.
DOMINIQUE BOTO R LÀ BGOI I ihut. PAUSIBRH]
En ses Régulée, au traité De tribus prœdicamentis, Heytesbur)
s'était exprimé en ces termes ■ :
» Quant à L'espace qui doit rire parcouru par un mobile qui
acquiert uniformément une Latitude de mouvement commen
çant à zéro et aboutissant à un certain degré fini, on a dit
plus haut que tout ce mouvement et que toute cette acquisition
correspond à son degré moyen. »
Gaëtan de Tiène ajoute:
« Le Maître dit ici que l'on peut, à L'aide de ce qui
précède, prouver et rendre évidente la règle suivante : Soit
un mobile qui se meut d'un mouvement de plus en plus
intense et uniformément difforme, depuis le degré zéro
jusqu'à un certain degré; il parcourt le même chemin que si,
pendant le même temps, il avait été mû uniformément, d'un
mouvement égal au degré moyen de cette latitude uniformé-
ment difforme qui commence à zéro et finit au degré qui la
doit terminer. Cette règle, le Maître ne la prouve pas, mais il
dit qu'elle peut être prouvée, et cela est vrai; je le démontre
ainsi : Le degré moyen entre o et k est égal à 2, comme on l'a
prouvé ci-dessus ; ajoute maintenant tous les degrés qui
surpassent 2 aux autres parties qui n'atteignent pas 2 et
tu auras 2. »
Ce raisonnement ou, plutôt, ce semblant de raisonnement
ne fait appel à aucune figure ; l'imprimeur, cependant, place
immédiatement au-dessous le dessin que voici :
Nous reconnaissons, en ce croquis, celui qu'il convient de
tracer lorsque l'on veut déduire le
raisonnement d'Oresme; et, en fait,
ce que Gaëtan a dit est bien une
sorte de résumé, grossièrement
esquissé, de l'argumentation de
Nicole Oresme.
Fig. 2.
Sans être des instruments de rai-
sonnement, de telles figures parlent aux yeux et les contrai-
gnent de seconder le travail de l'intelligence. L'usage en devint
1. Tractatus Gulielmi Hentiberi de sensu composite) et diviso..., éd. cit., fol. 4o,
col. d,
5o4 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
fréquent en Italie ; ainsi abondent-elles au traité De motu locali
d'Ange de Fossombrone ; ainsi voyons-nous Achillini en user
au quatrième Quodlibet1 de son traité De intelligentiis , au
troisième livre2 de son traité De elementis.
La remarque que nous venons de faire justifie, croyons-nous,
cette première assertion : Sans échapper entièrement à
l'influence parisienne, les logiciens italiens qui étudiaient la
latitude des formes ont surtout suivi la méthode d'Oxford.
Ajoutons, d'ailleurs, qu'ils Font suivie avec beaucoup plus
d'ordre et de clarté que les maîtres anglais.
Que faut-il entendre par vitesse, à chaque instant, en un
mouvement non uniforme? Précisant une vague indication
de Heytesbury3, Messino tente4 de répondre à cette question;
Ange de Fossombrone reprend5, d'une manière plus explicite
et plus claire, ce que Messino avait dit. Reproduisons donc ici
ce que contiennent d'essentiel les remarques d'Ange de
Fossombrone :
u En un mouvement qui, constamment, est difforme, la
vitesse ne doit pas être évaluée par l'espace que le mobile
parcourt pendant tout le temps que dure ce mouvement; mais
à chacun des instants du temps qui mesure ce mouvement, le
mobile se meut avec telle ou telle vitesse. La vitesse d'un tel
mobile [à un certain instant] doit être évaluée au moyen de
l'espace qu'il parcourrait en tant de temps si, pendant ce
temps, il se mouvait uniformément avec le même degré qu'en
cet instant. »
On constate, sans étonnement d'ailleurs, que nos logiciens
n'entrevoyaient aucunement l'idée de définir la vitesse instan-
tanée comme la dérivée du chemin parcouru par rapport au
temps employé à le parcourir; une telle pensée était encore
bien éloignée de leur raison.
En l'étude de la vitesse du mouvement local, le De primo
i. Alexandri Achillini Opéra, Venetiis, 1 5^5 ; fol. 21, col. a.
2. lbid., fol. i32, col. b.
3. Tractatus Gulielmi Hentisberi de sensu composito et diviso..., Venetiis, 1 4q4 ;
fol. 38, col. d.
4. Ibid., fol. 54, col. a.
5. Ibid., fol. 06, col. c, à fol. G7, col. a.
DOMINIQUE BOTO BT LA BGOLA8TIQU1 PAJUSIM 5û5
motore de Swineshead introduisait1 cinq Latitudes diitinctei
qu'il dénommait ainsi :
Latitudo moins localti;
Latitudo velocitatis latitudinis primée;
Laliludo tarditatis ejusdem;
Latitudo acquisitionis latitudinis moins localls;
Latitudo deperdilionis ejusdem latitudinis.
Nous avons dit * comment ces deux dernières latitudes nous
paraissaient devoir correspondre à l'accélération «positive et
à l'accélération négative, et nous avons entendu définir plus
clairement ces accélérations par William Heytesbury.
En son commentaire au traité De tribus prœdicamenlis de
Guillaume Heytesbury, Gaétan de Tiène distingue3, comme
le Chancelier d'Oxford, deux latitudes qu'il nomme latitudo
motus et latitudo intensionis motus; en ce qu'il dit de la
première, nous reconnaissons sans peine la vitesse instan-
tanée; de la seconde, il arrive moins aisément à donner une
définition précise ; mais que la notion d'accélération soit celle
qu'il a en vue, nous n'en doutons guère lorsque nous
l'entendons déclarer qu'en un mouvement uniformément
difforme, Yintensio motus est uniforme; ou bien encore lorsque
nous lui entendons dire : « Latitudo motus attenditur pênes
spatium tanquam pênes ejfectum; latitudo intensionis motus
attenditur pênes latitudinem motus partibiliter acquisitam. » Il
résulte, en effet, de cette dernière formule que la latitudo
intensionis motus est à la latitudo motus ce que celle-ci est à
l'espace parcouru; en d'autres termes, que la latitudo inten-
sionis motus est la vitesse de la vitesse.
Gaétan de Tiène reprend, d'ailleurs, un peu plus loin4 ces
considérations sur la latitudo motus et la latitudo intensionis
motus; il s'attache à démontrer ces deux conclusions :
En un mouvement où la latitudo intensionis motus est uni-
i. Bibliothèque Nationale, fonds latin, manuscrit n° 16621, fol. 7/4, v°.
2. Voir $ XXIII.
3. Tractatus Gulielmi Hentisberi de Sensu composito et di\iso..., éd. cit., fol. 43,
coll. a et b.
4. Ibid., fol. 44, coll. c et d.
5o6 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
forme, la latitudo motus et, partant, le mouvement lui-même
sont uniformément difformes.
En un mouvement où la latitudo intensionis motus est unifor-
mément difforme, la latitudo motus et le mouvement sont
difformément difformes.
Plus nettement que Gaëtan de Tiène, Messino précise1 la
distinction qu'il faut établir entre la latitudo motus et la latitudo
intensionis motus; de plus, il donne la première comme syno-
nyme de la vitesse (velocitas motus) et la seconde comme
synonyme de l'accélération (velocitatio motus); écoutons-le :
« De même que tout ce qui se meut, se meut d'une manière
uniforme ou d'une manière difforme, ainsi tout mobile qui
accélère (intendit) son mouvement l'accélère d'une manière
uniforme ou d'une manière difforme. Il [Heytesbury] définit2
donc ce que c'est qu'accélérer uniformément un mouvement;
il dit qu'un mobile accélère uniformément un mouvement
lorsque, en toute partie égale du temps, il acquiert une égale
latitude de mouvement ou de vitesse; de même qu'il a été dit
précédemment qu'un mobile se meut uniformément s'il
parcourt un espace égal en toute partie égale du temps.
Dans le cas qui nous occupe, on traite de Yintensio motus de
telle sorte que Yintensio se comporte à l'égard du mouvement
ou de la latitude du mouvement exactement comme le mou-
vement ou la latitude du mouvement se comporte à l'égard de
l'espace réel.
» Aussi faut-il remarquer que Yintensio motus ne se nomme
pas vitesse du mouvement (veloeitas motus) mais bien accélé-
ration ou acquisition du mouvement (velocitatio^ vel acquisitio
motus)... Lorsqu'une telle acquisition existe, on dit que le
mouvement croît en intensité, car il est alors de plus en plus
rapide (velocior et velocior), en sorte qu'il s'accélère (velocitatur).
C'est pourquoi on distingue entre la vitesse d'un mouvement
(velocitas motus) et l'accélération (velocitatio) de ce même
i. Ibid., fol. 54, coll. a et b.
2. En réalité, on ne retrouve, dans le traité d'Heytesbury, aucune des précisions
que Messino lui prête si heureusement.
3. En cet endroit, l'imprimeur, par une erreur qui saute aux yeux, a mis velocitas
pour velocitatio; le mot velocitatio est correctement employé un peu plus bas.
DOMINIQUE son» i.r LA 8COLA8TIQUB PARISIENS! ^07
mouvement. Gomme je l'ai prouvé ailleurs, la vitesse d'un
mouvement peui être constamment de plus eu plus grande
lundis (juc L'accélération en est de plus en plus petite. »
La distinction entre la latitudo moins et la latitudo intensionis
moins est reprise avec une grande netteté ' par Ange de I
sombrone eu son traité De motu locali; traduisons ici quelques
passages de ce traité :
« Pour comprendre ce qui va suivre, il faut savoir que le
mouvement (motus) diffère de Yintensio motus,... et que la
vitesse du mouvement (velocllas motus) diffère également de
la velocitas intensionis motus. Le mouvement et Yintensio motus
diffèrent, car, parfois, il y a mouvement sans qu'il y ait intensio
motus; c'est ce qui a lieu au mouvement uniforme, où le mou-
vement ne devient nullement plus intense. De même la vitesse
du mouvement et la velocitas intensionis motus sont différentes;
on voit, en effet, que là où il y a vitesse du mouvement, il
peut ne pas y avoir de velocitas intensionis motus; ainsi en est-il
dans le mouvement uniforme, où le mouvement ne croît
nullement en intensité.
» Elles diffèrent encore pour une autre raison qui est celle-ci :
L'effet de la vitesse du mouvement est l'espace qui a été par-
couru ; mais l'effet de la velocitas intensionis motus est la latitudo
motus qui a été acquise...
» Remarquons à ce propos qu'un mobile est dit se mouvoir
de mouvement local uniforme lorsque, toutes choses égales
d'ailleurs, en des parties égales de temps, il parcourt des
espaces égaux; de même on dit qu'il se meut avec un motus
intensionis uniforme ou qu'il s'accélère (intenditur) uniformé-
ment lorsqu'en des parties égales et quelconques du temps
pendant lequel dure le mouvement, il acquiert des latitudes
égales de mouvement...
» Inversement, on dit que Yintensio motus est difforme ou
que le mouvement s'accélère (intenditur) d'une manière
difforme, s'il acquiert, en des temps égaux, des latitudes de
mouvement inégales...
)) Dès lors, il nous faut imaginer que la latitudo motus uni-
1. Jbid,, fol. G7, coll. c et d,
5o8 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
formément difforme correspond à la latitudo intensionis motus
uniforme et inversement; il y a là, en effet, latitude uniforme de
Yinlensio et latitude uniformément difforme du mouvement » .
Nous sommes désormais autorisé par les maîtres italiens
eux-mêmes à substituer les mots : mouvement uniformément
accéléré,, aux mots: mouvement uniformément difforme.
Ces maîtres, que savaient-ils de la loi qui, en un mouve-
ment uniformément accéléré, relie le chemin parcouru par le
mobile au temps employé à le parcourir? Cette loi, elle était,
nous l'avons vu, regardée comme vérité acquise par Paul
Nicoletti de Venise; nous ne serons point étonnés de voir que
ses successeurs la connaissent et en admettent l'exactitude.
Élève de Paul de Venise, Gaétan de Tiène avait dû être, de
bonne heure, instruit de cette règle; nous avons vu comment,
au commentaire des Regulœ d'Heytesbury, il en esquissait une
démonstration qui semblait inspirée de Nicole Oresme; mais
il l'invoquait déjà en un écrit qui semble être de ses premiers,
en son Commentaire à la Physique d'Aristote1 ; il y repoussait un
mode de définition proposé pour une qualité, « parce que la
latitude uniformément difforme ne correspondrait pas à son
degré moyen ».
Messino admet2 également l'exactitude de cette règle. « La
seule raison, dit-il3, pour laquelle on affirme qu'une latitude
uniformément difforme correspond à son degré moyen, c'est
celle-ci : Son degré moyen lui est équivalent en ce qui concerne
le chemin parcouru... Il n'est pas nécessaire de donner ici la
démonstration de ce principe, car je l'ai suffisamment prouvé
au second doute principal de la première conclusion. » La
démonstration à laquelle Messino nous renvoie n'est guère
qu'une assez obscure paraphrase4 du raisonnement de Guil-
laume Heytesbury.
i. Recollecte Gaietani super octo libros physicorum cum annolationibus textuum. Colo-
phon : Impressum est hoc opus Venetiis per Bonetum Locatellum iussu et expensis
nobilis viri domini Octaviani Scoti civis Modoetiensis. Anno salutis 1^96. Nonissexti-
libus. Augustino Barbadico Serenissimo Venetiarum Duce. Lib. Vil, text. commenti
3a, fol. A3, col. d.
2. Tractatus Gulielmi Hentisberi de sensu composito et diviso..., Venetiis, 1A94;
fol. 54, col. a; fol. 55, col. c.
3. Ibid., fol. 54, col. c.
k. Ibid., fol. 53, coll. b et c.
DOMiMiM B SOTO N iv 9C0LASTIQt7fl PAR] n 5oq
Ange de Fossombrone écrit1 :
«C'est an principe communément reçu en cette matière que
toute Latitude de mouvemenl uniformément difforme, soit
qu'elle commence à zéro pour se terminer à un certain degré,
soit qu'elle se trouve acquise uniformément ou perdue unifor
mément, correspond à son degré moyen...
o Par là, voici ce qu'il faut effectivement comprendre: Le
mobile ainsi mû parcourt autant de chemin qu'il en serait
parcouru par le même mobile ou par un autre s'il se mouvait,
pendant le môme temps, d'un mouvement uniforme ayant
pour degré le degré moyen du premier. »
Ange de Fossombrone ne tente aucune démonstration de ce
a commune principium in Ma matériel».
De ce qui précède, écrit Bernard Torni2 à Mariano Romano,
à qui son traité est dédié, « vous déduirez facilement que toute
latitude de mouvement uniformément difforme correspond
d'une manière effective à son degré moyen; toujours, en effet,
le mobile qui se meut sous une semblable latitude, se mouvra,
en la seconde demi-heure, d'un mouvement qui surpasse le
degré moyen; il se mouvra d'un mouvement uniformément
difforme dont ce degré moyen pourra être dit son degré zéro ;
il se mouvra ainsi jusqu'à un degré qui excédera le degré
moyen autant que celui-ci surpasse le degré initial du mouve-
ment qui a été accompli en la première demi-heure. Mais
toutes ces choses sont communément reçues et vous sont très
connues ». 11 est clair que Bernard Torni veut ici résumer en
langage ordinaire la démonstration de Nicole Oresme, qu'il
avait lue.
Grâce à Nicole Oresme, à Guillaume Heytesbury et au Cal*
culateur, les maîtres italiens connaissent tous, au milieu du
Quattrocento, les lois du mouvement uniformément accéléré
ou uniformément retardé ; mais il ne semble pas qu'aucun
d'entre eux ait eu l'idée d'admettre que la chute des corps fût
uniformément accélérée ni, partant, la pensée de lui appliquer
ces lois.
i. Ibid., fol. 68, col. a.
a. Ibid., fol. 75, col. d.
5 10 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Léonard de Vinci, au contraire, a su et affirmé que la chute
des graves était un mouvement uniformément accéléré; mais,
par contre, il n'a pas songé à rechercher en ce mouvement
les propriétés, si connues au temps où il vivait, de la latitude
uniformément difforme.
XXVI
Léonard de Vinci et les lois de la chute des graves.
Léonard de Vinci vivait en un temps où l'étude du mouve-
ment local était, dans les écoles et parmi les doctes, un sujet
classique de discussion; passionné pour la Mécanique, il ne
pouvait pas ne pas prendre, à cette discussion, le plus vif
intérêt; et il l'a pris, en effet, car nous voyons qu'il a lu
presque tous les traités où l'on recherchait les lois des divers
mouvements, presque tous les livres dont nous avons eu à
parler en cet écrit.
Feuilletons ses notes, en effet, et relevons les noms des
auteurs dont il a consulté ou dont il cherche à se procurer les
ouvrages.
Voici d'abord1 une liste de a livres de Venise»; nous y
lisons :
« Albertuccio et Marliano, De calcalalione.
» Albert, De Cselo et Mundo. »
Ce dernier livre, un de ceux qui ont le plus souvent inspiré
Léonard, ce sont, nous l'avons amplement prouvé2, les Quœs-
tiones subtillssiinx in libros de Cselo et Mundo composées par
Albert de Saxe.
Quant aux deux traités De calculatione dont la mention pré-
cède celle du De Cselo et Mundo, ce sont le Tractatus propor^
tlonum d'Albert de Saxe, surnommé Albertutius, et, vraisem-
i. Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson Mollien; ms. F
de la Bibliothèque de l'Institut, verso de la couverture.
2. Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, l : Albert de Saxe
et Léonard de Vinci.
bOMIMQI i BÔfO m i\ ÔCOLA8TIQUB i'Uiimi.v \i. 5 1 I
blablementj In Qasestio sublilissima de proportione motuum in
velocitute <le Jeail \larli;mo.
Le passage que nous venons <l<i rapporter n'est pas le seul
où il soit fait allusion à ces deux derniers ouvrages.
En voici un' où se lisent ces mots : « El chaluo de fi ilberti
— Le cnlcul d'Albert. »
Ailleurs', le même écrit est désigné d'une manière plus
explicite : « Du mouvement. Albert de Saxe, en son Des pro-
portions, dit... »
Un feuillet du Codice Allanlico porte3 : « Fais-toi montrer
par Messer Fatio le De proportione... Les Proportions d'Al-
chino avec les considérations de Marliano, de Messer Fatio. »
Ce Messer Fatio n'est autre que Fazio Gardano, le père de
l'illustre Jérôme Cardan'1. Léonard lui veut emprunter les
Proportions d'Alchino, c'est-à-dire le De proportione motuum in
velocitate d'Achillini; il veut également se faire montrer, par
la même personne, les considérations de Marliano sur ce sujet,
c'es^-à-dire, sans doute, la Probatio cujusdam consequentix
Calculatoris in de motu locali.
Ce dernier écrit devait apprendre à Léonard le nom, si
souvent répété autour de lui dans les écoles, du Calculateur.
Assurément, il avait consulté le traité de cet auteur et aussi
ceux que Guillaume Heytesbury et Ange de Fossombrone
avaient composés sur le mouvement local; voici, en effet, une
liste5 où les noms que nous Amenons de citer se trouvent rap-
prochés de celui d'Abert de Saxe :
« Du mouvement local.
» Suisset, c'est-à-dire Calculateur.
» Tisber.
» Ange de Fossombrone.
» Albert. »
i. Codice Atlantico, iib, 37 b. — Cf. J. P. Richter, The Literary Works of Léo
nardo da Vinci, vol. II, § i43q.
2. Les manuscrits de Léonard de Vinci; ms. I de la Bibliothèque de l'Institut,
fol. 120, recto.
3. Codice Altantico, 222 a. 664 a — J. P. Richter, Op. laud., t. II, § i448.
4. Léonard de Vinci, Cardan et Bernard Palissy, I {Études sur Léonard de Vinci, ceux
qu'il a lus et ceux qui Vont lu, VI ; première série, pp. 227-228).
5. Les manuscrits de Léonard de Vinci ; ms. M de la Bibliothèque de l'Institut, fol. 8,
recto.
5l2 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
Enfin, Léonard qui a cité à plusieurs reprises le De ponde-
ribus de Biaise de Parme, a bien pu lire les Questions sur la
latitude des formes du même auteur, car il savait où trouver les
œuvres de Biagio Pelacani1 : « Les héritiers de Maître Gio-
vanni Ghiringallo ont les œuvres de Pelacano, » écrit-il en
ses notes.
De cette ample documentation, quel fut le parti tiré par le
Vinci? On peut, croyons-nous, le caractériser de la manière
suivante :
Léonard a précisé de la manière la plus heureuse les indi-
cations qu'il avait trouvées aux Quœstiones in libros de Cœlo et
Mundo composées par Albert de Saxe. Celui-ci avait présenté
comme également vraisemblables ces deux lois de la chute
des corps :
La vitesse croît proportionnellement à la durée écoulée
depuis le début de la chute.
La vitesse croît proportionnellement au chemin parcouru
depuis l'origine de la chute.
Il avait même plus fortement insisté sur la seconde loi que
sur la première.
Léonard sut voir, après des hésitations, que la première loi
était la loi exacte de la chute des corps; il la formula avec
précision et insistance.
En revanche, le Vinci ne saisit aucunement la portée des
considérations sur la latitude des formes. La proposition que
nous avons nommée Règle d'Oresme, cette proposition qu'Ange
de Fossombrone appelle « commune principium in illa materia»,
que Bernard Torni qualifie de « communis et notissima » , lui eût
fait connaître comment le chemin parcouru par un grave qui
tombe croît avec le temps de chute. A cette règle, si courante
parmi les doctes de son temps, Léonard de Vinci n'eut pas
l'idée de faire appel. Il préféra diviser le temps de chute en
un certain nombre de parties égales et, pendant chacune de
ces parties, traiter le mouvement comme un mouvement
uniforme accompli avec une vitesse égale à celle que le mou-
i. Léonard de Vinci, Manuscrit III de la Forster Library, South Kensington Muséum
à Londres, 3 6. — J. P. Richter, Op. laud., t. II, S i4g6.
DOMINIQUE SOTO BT LA BGOLA8TTQUE PAAISIMlfl 5i3
vement varié doit prendre à la fin d<> oette partie. Pour qu'une
semblable méthode pût oonduire ;» un résultat <v\;tH, il eût
fallu faire croître indéfiniment le nombre des divisions prati
quées en la (luire de chute, en même temps que chacune
crelles se fût indéfiniment raccourcie, et effectuer an passage
à la limite. Ce raisonnement infinitésimal ne semble aucune-
ment s'être présenté à L'esprit du Vinci. Il professa donc
constamment qu'en des parties de temps égales et qui se
suivent depuis le début de la chute, un grave parcourt des
chemins qui croissent comme les nombres entiers i, 2, 3, 4.
Il pouvait lire, cependant, dans le Traité du mouvement local
de Guillaume Ileytesbury la proposition suivante': a Lorsque
l'accélération (intensio) d'un mouvement est uniforme et que
ce mouvement part du degré zéro pour aboutir à un certain
degré, le chemin parcouru pendant la première moitié du
temps est précisément le tiers de celui qui est parcouru pen-
dant la seconde moitié. » Cette proposition, Gaétan de Tiène
avait développé2 le calcul qui la justifie. Messino3, Ange de
Fossombrone^1 et Bernard Torni5 avaient, à l'envi, reproduit et
commenté le théorème d'Heytesbury. Il suffisait de répéter
indéfiniment le raisonnement dont ils avaient fait usage pour
prouver que les chemins parcourus par un grave, en des
temps successifs et égaux, sont entre eux comme les nombres
impairs 1, 3, 5, 7... Ces vérités, les livres que Léonard lisait
les criaient pour ainsi dire à ses oreilles. Il ne les a pas
entendues.
Ainsi que tous les auteurs dont nous avons lu les écrits en
cette étude, Léonard parle toujours, comme de deux grandeurs
distinctes, du mouvement, que les Scolastiques nommaient
motus et qu'il nomme moto, et de la vitesse, que le Latin des
premiers appelait velocitas et que l'Italien du second appelle
velocità; toujours aussi, comme les Scolastiques, il admet
1. Tractatus Gulielmi Hentisberi de sensu composito et diviso..., Venetiis, i4g4,
fol. &o, col. d.
3. Ibid., fol. tu, col. a.
3. Ibid., fol. 55, coll. a et b.
U. Ibid., fol. 68, col. d.
5. Ibid., fol. 75, col. d.
P. DUHEM. 33
5l4 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
implicitement que, pour un mobile donné, ces deux quantités
sont proportionnelles entre elles, en sorte que les mêmes lois
régissent l'une et l'autre; on doit penser que le mouvement
est le produit de la vitesse par la quantité de matière du
mobile; c'est la relation que, déjà, Buridan semblait admettre1
entre Yimpetus et la velocitas ; c'est celle que, plus tard, Galilée
gardera entre Yimpeto ou moto et la velocità, que Descartes
maintiendra entre la quantité de mouvement et la vitesse. Cette
remarque éclairera les textes du Vinci que nous allons rappor-
ter; elle permettra au lecteur de reconnaître en ces textes,
sans aucune peine, les opinions que nous avons prêtées à
leur auteur.
Le premier des textes que nous allons citer2 est précédé de
ces mots : « A lieu dans l'air d'uniforme épaisseur, » c'est-à-dire
d'uniforme densité; Léonard n'avait donc pas imaginé ce que
nul, semble-t-il, n'a conçu avant Descartes, Beckman et
Galilée, savoir que dans le vide seul, la chute des graves serait
uniformément accélérée.
Voici donc, réunis ensemble, les divers passages où Léonard
a formulé tes lois de la chute des graves :
« A lieu dans l'air d'uniforme épaisseur.
» La gravité qui descend, à chaque degré de temps acquiert
un degré de mouvement de plus
12345678 ij'j* ' *
que le degré du temps passe, et
O O o O o de môme un degré de vitesse de
0 , plus que le degré de mouvement
passé. Donc à chaque quantité
doublée de temps, la longueur
° de la descente est doublée, ainsi
O • que la vitesse du mouvement.
q )> Ici se montre (fig. 3) comment
telle proportion qu'a une quan-
tité de temps avec une autre, telle aura une quantité de mou-
vement avec l'autre, et une quantité de vitesse avec l'autre.»
i. Jean I Buridan (de Béthune) et Léonard de Vinci, IV : La Dynamique de Jean
Buridan.
2. Les manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Gh. Ravaisson Mollien; ras. M.
de la Bibliothèque de l'Institut, fol. 44, verso.
DOMINIQUE soin ii i.\ BGOtASTtQUH PAMSISlfHI
« Preuve1 <le La proportion du temps d «lu mouvement en
même temps que <l<- La vitesBe «pii se trouvent dans [a descente
des corps graves avec la figure pyramidale (fîg. 'n. paire que
les susdites puissances ^<>iii toutes pyramidales,
attendu qu'elles commencent à rien et \<>ni crois-
sant par degrés <le proportion arithmétiqui
La figure tracée par Léonard nous rappelle celle
que les traités du temps ne manqueiil guère <le
dessiner chaque fois qu'il est question d'une latitude
uniformément difforme.
« Du mouvement 2. Le grave qui descend libre
acquiert à chaque degré de temps un degré de
mouvement et, à chaque degré de mouvement, il acquiert un
degré de vitesse.
» Disons qu'au premier degré du temps, il acquiert un degré
de mouvement et un degré de vitesse; au second degré de
T # temps, il acquerra deux degrés de mouvement
et deux degrés de vitesse, et ainsi de suite,
A* °Q comme il est dit ci-dessus. »
« Si deux corps égaux en poids et en figu-
res3 tombent l'un après l'autre d'une hauteur,
bo or à chaque degré de temps, l'un se fera d'un
degré plus distant de l'autre.
» Vois (fig. 5) que quand Q a fait le mou-
vement PQ, T n'avait pas encore bougé de
place; et quand le poids T avait acquis l'espace
jusqu'à A, c'est-à-dire un degré de mouvement,
Q en avait acquis deux jusqu'à R; et quand A
a été, dans le même temps, descendu en B et a acquis ses
deux degrés de mouvement, Q était déjà descendu en S et
avait, en un tel temps, acquis trois degrés. »
« La gravité qui descend libre4, à chaque degré de mouve-
ment acquiert un degré de vitesse.
« Et la partie du mouvement qui se fait à chaque degré de
i. Ibid., fol. 44, recto.
2. Ibid., fol. 45, recto.
3. Ibid., fol. 48, recto.
4. Ibid., fol. 49, recto.
5l6 ETUDES SUR LEONARD DE VINCÎ
temps est toujours plus longue, successivement, la nouvelle
que son antécédente. »
« Si beaucoup de corps égaux de poids et de figure » sont
laissés tomber l'un après l'autre en temps égaux, les excédents
de leurs intervalles seront égaux entre eux. — Démonstration :
Par la cinquième du premier qui dit comment la chose qui
descend, à chaque degré de mouvement acquiert des degrés
égaux de vitesse.
» Donc, pour cela, beaucoup plus rapide devient le mouve-
ment de la dernière en bas que de la première en tête.
» Et par la huitième du premier qui dit que : La paire supé-
rieure aura dans son intervalle telle proportion avec l'intervalle
de la paire inférieure qu'est la vitesse de la paire inférieure
avec la supérieure ; et réciproquement, la vitesse avec les
espaces comme les espaces avec la vitesse. »
« L'expérience2 de la susdite conclusion du mouvement se
doit faire de cette façon, c'est-à-dire : Qu'on prenne deux balles
égales de poids et de figure, et qu'on les fasse tomber de
grande hauteur, en sorte qu'au commencement de leur mou-
vement, elles se touchent l'une de l'autre, et que l'expérimen-
tateur soit à terre à voir si leur chute les a encore maintenues
en contact ou non. Et que cette expérience se fasse plusieurs
fois, afin que quelque accident ne vienne pas empêcher ou
fausser une telle épreuve, l'expérience pouvant être fausse et
tromper ou ne pas tromper son spéculateur. »
Les règles ainsi formulées touchant les espaces parcourus
par des corps qui tombent, Léonard les applique3 au filet d'eau
qui s'amincit dans sa chute et dont les gouttes successives
finissent par se disjoindre pour devenir de plus en plus
distantes.
Le passage qui contient cette application commence au verso
d'un feuillet et se poursuit au recto du même feuillet; Léonard
de Vinci, en effet, ne se contentait pas d'écrire de droite à
gauche ; bien souvent, lorsqu'il consignait ses notes en un
i. Ibid., fol. 57, verso.
3. Ibid., fol. 57, recto.
3. Ibid., fol. 47, verso et recto.
DOMINIQUE IOT0 i r i.\ BCOLA8TIQU1 PAN 017
cahier, il tournait l<ls pages dans la sens opposé à celui que
nous suivons, en sorte que le cahier commençait pour lui là
où il unit pour nous, pour ici n m \ er, en un semblable cahier,
l'ordre des pensées du grand peintre, il faut lire ;'• rebours.
Or, si nous lisons ainsi les divers fragments que nous venons
de citer, nous serons frappés de ce fait <jue l'énoncé de la loi
de la chute des corps s'y montre de plus en plus net, comme
si Léonard avait entrevu d'abord, puis reconnu de plus en
plus clairement (pic la vitesse croit proportionnellement à la
durée de la chute.
11 y a plus; en suivant ainsi à rebours le manuscrit M de la
Bibliothèque de l'Institut, nous rencontrons un fragment' que
nous sommes conduits à mettre avant ceux que nous avons
cités; or, en ce fragment, Léonard de Vinci paraît bien
admettre que la vitesse de chute d'un grave est proportion-
nelle non pas au temps écoulé depuis le début de la chute,
mais au chemin parcouru pendant ce temps. Voici ce frag-
ment :
« Pourquoi le mouvement naturel des choses graves acquiert
à chaque degré de descente un degré de vitesse.
» Et pour cela un tel mouvement se figure, en ce qu'il
acquiert de puissance, par une figure pyramidale, parce que
la pyramide acquiert de même à chaque degré de sa longueur
un degré de largeur. Ainsi une telle proportion d'acquis se
trouve en proportion arithmétique, attendu que les excédents
sont toujours égaux. »
Avant donc de reconnaître la loi véritable de la chute des
corps, le Vinci aurait, tout d'abord, admis la loi inexacte de la
proportionnalité entre la vitesse et le chemin parcouru; erreur
bien naturelle, si l'on songe qu'Albert de Saxe, sans donner
de préférence formelle à la loi fausse, la mettait plus vive-
ment en lumière que la loi véritable.
Cette loi fausse à laquelle Galilée, lui aussi, devait donner
son adhésion, en attendant qu'il en démontrât l'absurdité
et s'attachât fermement à la loi exacte, Léonard de Vinci l'avait
sûrement adoptée avant le temps où furent écrites les notes
1. Ibid., fol. 09, verso.
5l8 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
précédemment citées ; celles-ci sont, pour nous, comme les
témoins de sa conversion.
Voici, au contraire, un passage I qui témoigne clairement
de la croyance première professée par le grand artiste :
« Pour définir la descente ou l'inégalité des intervalles des
balles. Je dis en premier lieu, par la neuvième du présent
livre, que, la descente de chaque balle ayant été divisée en degrés
égaux entre eux par la hauteur, à chaque degré de ce mouvement,
cette balle acquiert un degré de vitesse en proportion arithmétique,
parce que se proportionnent ensemble les excès ou différences
de vitesses; d'où je conclus que tels espaces seront toujours
égaux, parce que toujours ils s'excèdent ou se surpassent l'un
l'autre par des accroissements égaux. »
Si la fin de ce passage est d'une obscure confusion, les lignes
qui ont été mises par nous en italiques sont aussi formelles
qu'il se peut désirer.
Au sujet donc de la loi des vitesses en la chute des graves,
l'esprit de Léonard de Vinci a suivi une démarche semblable
à celle que devait suivre l'esprit de Galilée ; il n'est parvenu
à la connaissance de la vérité qu'en traversant l'erreur.
Malheureusement, s'il a pu, par une voie analogue à celle
que suivra Galilée, découvrir que la chute des graves était un
mouvement uniformément accéléré, il n'a pas eu l'heureuse
inspiration qu'aura Galilée ; il n'a pas appliqué à ce mouve-
ment la règle que les calculateurs avaient formulée pour toute
latitude uniformément difforme, en reproduisant la démons-
tration qu'Oresme avait donnée de cette règle.
Il est, cependant, un point où Léonard a encore devancé
Galilée ; il a connu la relation qui existe entre la vitesse du
mouvement d'un grave qui glisse sur un plan incliné et la
vitesse qu'aurait ce même grave tombant en chute libre; il a
nettement formulé que la chute d'un grave le long d'un plan
incliné était un mouvement uniformément accéléré; à cet
énoncé, il a joint un dessin où il marque clairement que la
vitesse a même latitude lorsque le grave, partant d'un même
i. Codice Atlantico, fol. i45. Cité par Libri, Histoire des Sciences mathématiques en
Italie, t. III, note V, p. 213.
DOMINIQUE SOTO FT I.A sr.Ol.ASIK.ll l'\HIMI.NM 5 1 (J
point, atteint te même niveau soit par une chute verticale, soit
par une chute oblique. Voici ce texte ■ ei ce dessin (fig. 6) :
o Encore que le mouvement soit oblique, il observe & chacun
de ses degrés l'accroissement
du mouvement et de la vitesse
en proportion arithmétique. »
De cette loi, il est vrai,
Léonard n'aurait pu tirer le
parti qu'en a tire Galilée; il
n'aurait pu s'en servir pour
vérifier que la chute des graves
est uniformément accélérée, puisqu'il usait d'une règle erronée
pour déterminer le chemin parcouru en une telle chute.
XXVII
L'ÉTUDE DE LA LATITUDE DES FORMES
a l'Université de Paris, au début du xvie siècle.
Jean Majoris, Jean Dullaert de Gand.
Nous avons délaissé l'Université de Paris au moment où
Marsile d'Inghen la quittait; c'est le moment où les querelles
relatives au Grand Schisme vont se substituer aux paisibles
discussions de la Logique et de la Physique, et amoindrir le
prestige, jusqu'alors incontesté, de Y Aima Mater; c'est aussi le
moment où la guerre de Cent ans, où la rivalité des Armagnacs
et des Bourguignons, où les épidémies meurtrières vont
désoler Paris de la grande pitié qui est en tout le royaume de
France. Nous avons passé la mer pour nous initier aux
doctrines que l'Université d'Oxford professait au xive siècle;
puis nous sommes venus suivre, en Italie, la fortune que les
enseignements de France et d'Angleterre y ont rencontrée
pendant la durée du Quattrocento. Il est temps de revenir
i. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Cb» Ravaisson Mollien ;
ms. M de la Bibliothèque de l'Institut, fol. 42, verso.
520 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
à Paris et de nous enquérir du sort qu'y ont eu les vérités
découvertes au xive siècle.
Des débuts du Grand Schisme au commencement du
xve siècle, s'écoule une durée plus que séculaire pendant
laquelle la vie intellectuelle de l'Université parisienne nous
est fort mal connue; les documents peu nombreux que nous
avons pu consulter ne nous ont fourni que des renseignements
rares et insuffisants.
La moitié du xive siècle était, sans doute, déjà écoulée
lorsque Maître Jean Hennon, bachelier en Théologie, composa
un traité de Philosophie1 où il exposait successivement les
questions traitées dans les ouvrages suivants d'Aristote : Les
Physiques, le De Caelo et Mundo, le De generatione et corruptione,
les Météores y le De anima, le De sensu et sensato, le De memoria
et reminiscentia, le De somno et vigilia, le De causis longitu-
dinis et brevitatis vitœ, enfin les six premiers livres de la Méta-
physique.
François Fine, élève du collège de Navarre et de la Faculté
des Arts, qui a copié cet écrit et ingénieusement enluminé les
titres des diverses parties dont il se compose, a deux fois daté
son ouvrage.
A la fin de l'exposition du De anima2, il a écrit : « Explicit
liber 3u*de anima per me franc iscum fine die prima octobris anno
domini 1U63. »
Au dernier feuillet du texte manuscrit3, on lit : « Completus
est presens liber philosophie Aristotelis in aima Parisius univer-
sitate conditus ab eximio viro doctissimo magistro Johanne hennon
In sacra pagina pro tune baccalaureo formato. Scriptus per me
franciscum fine in preclara arcium facultale eo tune sludentem
in collegio provincie navarre in monte Sancte genovefe virginis.
anno domini nostri Jhesu christi millesimo CCCC0 LXIIP. Die
vero prima octobris. In fine cujus laudes extolle terno et uni
viventi in secula seculorum amen. »
En tout débat qui relève de la Métaphysique, Jean Hennon
i. Bibl. Nat., fonds latin, ms. n* 6539.
2. Ms. cit., fol. 281, v°.
3. Ms. cit., fol. 327, r°.
DOMIftlQUl SOT0 RT LA ICOLABTIQCl r \iumi \ m. 5^i
est nettement Bcotiste; presque toujours, c'est & L'opinion «lu
Doctor Subtilis qu'il acquiesce.
En tout ce qui concerne la Physique et La Mécanique, au
contraire, il suit, de préférence, L'opinion des Nominalistes
parisiens du uv* siècle; il semble, surtout, faire grand a âge
des traités <l 'Albert <l<> Saxe, don! il reproduit presque textuel-
lement certaines questions.
En particulier, maître Jean llennon admet pleinement la
Dynamique professée par Jean Buridan et par Albert de Saxe.
A la fin de la Physique, par exemple, il examine1 cette diffi-
culté : Par quoi sont mus les projectiles? Après avoir exposé
et discuté l'opinion péripatéticienne qui attribue à l'air ébranlé
la continuation du mouvement de ces corps, il poursuit en
ces termes :
« Une seconde opinion dit que cette première explication
est fausse. Cette seconde opinion est celle-ci : Celui qui lance
le projectile lui imprime un impetus ou une vertu impulsive
qui a son siège en ce projectile; à cet impetus font opposition
la gravité du mobile et la résistance du milieu; le projectile
se meut donc continuellement jusqu'à ce que cet impetus soit
corrompu.
» Et en effet, comme le dit cette opinion, il semble impos-
sible que le sabot, la meule du forgeron ou tout autre mobile
animé d'un mouvement de rotation sur place soit mû par
l'air qui l'entoure ; il semble impossible que la flèche ou la
lourde pierre que lance une machine de guerre puisse être
mue par l'air aussi vivement qu'elle est mue, ni qu'elle
puisse être soutenue si longtemps en Pair, si ce n'est par un
tel impetus. »
Jean Hennon n'ignore pas, d'ailleurs, qu'en se rangeant
à cette opinion, il va directement à l'encontre de la doctrine
d'Aristote. « Quoique cette opinion soit probable, dit-il, elle est
simplement et manifestement contraire au Philosophe et
i. Magistri Johannis Hennon Op. laud.; Physicorum lib. VIII, quaest. III:
Quaeritur utrum primus motor qui simpliciter est immobilis et nullam babet
magnitudinem, sit infinitae virtutis. Difïicultas secunda : A quo moventur projecta
post recessum a primo motore projiciente? Ms. cit., fol. i46, coll. b et c.
532 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
fausse selon lui. » Il n'en réfute pas moins les objections que
les Péripatéticiens avaient coutume d'élever contre la théorie
de Yimpetus.
L'exposition du De Cœlo amène notre auteur à rechercher1
pourquoi le mouvement naturel est plus rapide à la fin qu'au
commencement. Après avoir formulé et rejeté toutes les autres
explications de l'accélération en la chute des graves, il pour-
suit en ces termes :
a Ils disent donc que ce qui cause la plus grande vitesse
prise vers la fin par le mouvement naturel, c'est Yimpetus qui
se trouve acquis au sein même du mobile ; en sorte que, par
son mouvement, le grave gagne une certaine pesanteur acci-
dentelle qui vient en aide à la pesanteur essentielle et
naturelle, afin de mouvoir plus vite ce grave; il en est
semblablement de la légèreté. En effet, par le fait même que le
corps se meut plus longtemps, il acquiert un impetus plus
grand et, par conséquent, il se meut continuellement plus
vite, à moins qu'il n'en soit empêché par une résistance qui
croisse plus fortement que Yimpetus acquis par le mobile.
Un tel impetus est une qualité de la deuxième espèce; la forme
substantielle du mobile, par l'intermédiaire du mouvement,
engendre cette qualité; cette qualité se corrompt par l'absence
de ce qui l'a engendrée, c'est-à-dire du mouvement. »
Ces deux citations nous montrent qu'au xve siècle, le
scotiste Jean Hennon garde les principes essentiels de la
Dynamique formulée, au xvie siècle, par l'École nominaliste
parisienne. Mais de ce que cette École et, en particulier,
Nicole Oresme avaient enseigné touchant la latitude des
formes, nous ne trouvons pas trace au traité de Philosophie
que nous analysons; peut-être les problèmes sur l'unifor-
mément difforme étaient-ils regardés comme trop compliqués
pour qu'il en fût fait mention en un ouvrage aussi élémentaire.
Les Commentarii in libros Philosophiœ naturalis et Meta-
physicœ Aristotelis, publiés par Pierre Tataret, et dont la
i. Johannis Hennon Op. laud., De Cœlo et Mundo lib. II, dubium III: Utrum
omnis motus naturalis sit velocior in fine quam in principio. Ms. cit., fol. iG/j,
coll. a, b et c.
D0MINIQ1 i BOTO 1:1 i\ BCOLA nQUI 9 IRI8IEU 11
première édition parut «mi i'iu'iv procèdent exactement <lu
môme esprit que le traité de Jean Hennon. Soumis à L'influence
de Duns Scot en toutes l<vs questions que nous nommerions
aujourd'hui métaphysiques, L'auteur suh Les opinions des
Nominalistes toutes les fois qu'il débat an problème que nous
attribuerions à La Physique. Gomme Jean Hennon, Pierre
Tataret s'inspire volontiers .d'Albert de Saxe; il va même
jusqu'à lui emprunter textuellement des pages entières; c'est
par un emprunt de ce genre que les considérations d'Alber-
tutius sur la loi de la chule accélérée des graves ont, nous
l'avons dit en l'article XI, passé dans le traité de notre scotiste,
et bénéficié de la vogue extrême de ce traité.
Mais aux Commentaires de Pierre Tataret, non plus qu'aux
Commentaires de Jean Hennon, nous ne trouvons rien qui
nous rappelle les enseignements d'un Nicole Oresme sur la
difformité des qualités.
A côté de cette École, scotiste en Métaphysique, mais large-
ment accueillante à la Physique nominaliste, dont Hennon et
Tataret sont des représentants, l'Université de Paris compte,
au xve siècle, une École thomiste dont l'écrivain le plus fécond
semble avoir été Johannes Versoris3, qui mourut vers i48o.
Gomme Hennon et comme Tataret, Versoris a commenté
la Physique d'Aristote, le De Cselo et Mundo, le De generatione
et corruptione, les Météores, le De anima, les Parva naturalia et
la Métaphysique; comme Tataret, il a exposé les Summulœ de
i. Clarissima singularisque totius philosophie neenon metaphisice Aristotelis : magistri
Pétri tatareti expositio. Colophon : Fructuosum facileque opus introductorium in
logicam philosophiam neenon metaphisicam aristotelis doctissimi viri magistri pétri
tataret diligentissime castigatum impensis prudentis viri Iacobi bezanceau merca-
toris pictavensis consummatum parisii cura pervigili magistri andree bocard. Anno
domini millesimo CCCG nonagesimo quarto, décima die februarij.
2. Et non Johannes Versor, comme il est habituellement appelé. Une édition
des : Johannis Versoris Quœstiones super Metaphysicam Arestotelis, publiée à Lyon,
vers 1Û90, par un typographe inconnu, porte, à la première page, une épitaphe de
l'auteur; en cette épitaphe on lit :
Parisee jacet hic urbis studiique Johannes
Versoris dectis eximium doctissimus omnium.
Cet epitaphium est précédé d'une exortatio où on lit : « ...a divo precepiore nostro
Johanne Versoris. »
Cette édition de la Métaphysique de Johannes Versoris est décrite par le savant
libraire, M. Joseph Baer, de Francl'ort-sur-le-Mein, sous le n° 673, en son Lagerca-
talog 58ô (Incunabilia xylographica et typographica, i455-i5oo).
5a4 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Petrus Hispanus ; mais l'esprit qui le guide est bien différent
de celui qui anime ses émules scotistes. On ne saurait, en into-
lérante étroitesse, surpasser son Thomisme. Des progrès
accomplis, depuis le temps de l'Ange de l'École, en maint
chapitre de la Physique, il n'a cure; des doctrines comme
celles de ïimpetus n'obtiennent même pas l'honneur d'une
mention. Aveuglé par son préjugé, Yersoris croit sans doute
qu'il ressuscite saint Thomas d'Aquin ; et, en effet, il le fait
sortir de son tombeau, mais il ne lui rend pas l'âme; il ne
nous présente que la momie desséchée de ce génie qui eut une
vie si intense et si belle.
Assurément, ce n'est pas dans les Commentaires de Yersoris,
bien dignes de disputer le prix de routine aux traités des
Averroïstes italiens, que nous pourrons relever la moindre
trace des enseignements d'un Albert de Saxe sur la loi de la
chute des corps, d'un Nicole Oresme sur la difformité des
qualités.
Ainsi, au cours du xve siècle, nous n'avons recueilli aucune
pensée, émise ou reproduite à l'Université de Paris, touchant
les latitudes uniformément difformes. C'est seulement au
début du xvie siècle que furent composés les livres que nous
allons lire, et où nous entendrons des maîtres parisiens trai-
ter, avec grand détail, des latitudes et des problèmes qui s'y
rapportent. En ces traités, les noms de ceux qui enseignaient
à Paris au xive siècle seront souvent invoqués ; souvent aussi
seront cités Hentisberus et le Calculateur; enfin, les auteurs
auront mainte occasion de nommer Paul de Venise, Gaëtan de
Tiène, Jacques de Forli, Ange de Fossombrone ou Bernard
Torni; mais pas une fois, en leurs écrits, nous ne trouverons
la moindre allusion à un maître parisien plus jeune que Mar-
sile d'Inghen. Ainsi donc, tandis que l'École d'Oxford, d'abord,
que les Écoles italiennes, ensuite, se passionnaient pour les
méthodes, nouvellement découvertes, qui permettaient de
soumettre au calcul les latitudes des formes, il semble que
l'Université de Paris, oubliant la tradition d'Albert de Saxe et
de Nicole Oresme, ait délaissé ces problèmes depuis le début
du Grand Schisme jusqu'à la fin du xve siècle.
DOMINIQUE 8OT0 BT r a SCOl ISTIQUI PARI81BMV1 5a5
Au début du \m siècle, au contraire, les diatribes d'Erasme
et de Vives suffiraient au besoin ii nous l'apprendre, les
Facultés cl les Collèges de Paris devenaient autanl d'académies
d'escrime dialectique <>ù les calculationesy Imitées d'Heytes-
bury, de Suiseth et <le Jacques de Forli, étaient de continuel
usage pour l'attaque comme pour la riposte; les maîtres espa-
gnols se montraient, en ces duels, particulièrement acharnés
cl habiles. Des dires de Didier Érasme et de Louis Vives, de
nombreux documents vont nous confirmer l'exactitude.
Rendons-nous d'abord à ce Collège de Montaigu dont
Érasme a été le pensionnaire, dont Vives va être l'élève, et
qui restera un objet d'borreur pour ces deux humanistes.
A Montaigu, au début du xvc siècle, le régent le plus honoré
est le théologien écossais Jean Majoris.
Jusqu'en la Théologie de Majoris, nous trouvons des consi-
dérations sur la latitude des formes, sur les formes uniformé-
ment difformes, sur leur réduction à l'uniformité.
En son commentaire au premier livre des Sentences de Pierre
Lombard «, le Régent écossais est amené à définir la latitude
uniformément difforme3. Il pose ensuite, au sujet de cette
latitude, diverses conclusions dont voici la seconde :
« L'intensité d'une qualité uniformément difforme se mesure
par le degré moyen de cette intensité. Par exemple : Soit une
qualité uniformément difforme, de la chaleur si vous voulez,
qui est répandue, depuis le degré o jusqu'au degré 8, en un
sujet A long de deux pieds. Je dis que A a une chaleur égale
à h. Je le prouve. Supposons que la chaleur dont l'intensité
est comprise entre o et 4 augmente d'intensité jusqu'à être
uniformément égale à k ', à la fin de cette opération, la moitié
du corps où se trouve cette chaleur se trouve uniformément
échauffée au degré h. Supposons que, pendant ce temps, la
chaleur de la seconde moitié s'atténue jusqu'à ce qu'elle soit
i. Joannes Major In primum sententiarum ex recognitione Jo. Badii. Venundantur
apud eundem Badium. Au verso du titre, Epistola : Joannes Major Georgio Hepbur-
nensi. Cette lettre est datée de Montaigu et du 7 des calendes de juin i5og. Elle est
suivie de ces mots : Impressit autem jam Badius anno MDXIX. Cette édition de i5iq
semble donc reproduire une précédente édition de 1 509, que nous n'avons pu consulter.
a. Joannis Majoris Op. laud., éd. cit., lib. I, dist. XVII, qUaest. XVIII, fol. LXXX>
coll. b, c et d.
520* ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCÏ
uniforme et égale à 4. A la fin, le corps tout entier est chaud
au degré 4; or, autant il a acquis de chaleur en une moitié,
autant il en a perdu en l'autre; la chaleur d'un tel corps
équivalait donc à f\...
» De même, lorsque nos maîtres déposent entre les mains
du chancelier, au sujet des candidats à la licence, des notes
qui ne sont pas uniformes, il les faut réduire à l'uniformité;
une moitié des notes assignerait à Sortes le premier rang;
l'autre moitié lui donnerait le troisième rang; il y a alors
autant de raison pour qu'il occupe le premier rang que le
troisième; on le réduit au second rang. »
Jean Majoris devait être habile vulgarisateur; à des étudiants
en Théologie, probablement peu soucieux de Géométrie, il
sait présenter sous forme concrète la substance du raisonne-
ment de Nicole Oresme.
Parmi les objections dressées contre la règle qu'il vient de
formuler, Jean Majoris rencontre celle-ci : La vitesse d'une
roue, c'est la vitesse du point qui se meut le plus vite. Tel
était, nous le savons, l'enseignement de Bradwardine, d'Albert
de Saxe, d'Heytesbury. Cet enseignement, notre théologien
le repousse pour s'en tenir à l'antique opinion du Liber de
proportionalitate motuum et magnitudinum :
« La meule du forgeron, » dit-il, « se meut avec la même
vitesse que le point qui se trouve au milieu de la longueur du
rayon de la circonférence; et il en est de même de tout corps
entre les diverses parties duquel le mouvement est réparti
d'une manière uniformément difforme. »
Les problèmes théologiques ne prêtaient guère à débattre
longuement les propriétés des latitudes uniformes et difformes;
Maître Jean Majoris en devait discourir plus à plein lorsqu'il
traitait de la Physique; ce qu'il en disait, nous le saurons sans
doute à fort peu près en lisant les écrits de ses disciples.
L'un de ses élèves les plus marquants paraît avoir été Jean
Dullaert de Gand qui, comme son maître et en même temps
que son maître, régenta à Montaigu. Là, Jean Dullaert aimait
à développer les calculationes de Suiseth, au grand ennui de
l'élève Louis Vives. *
hoMINinl I. -nln il |\ .,|\ llnll l> WU -II.VM. .r>27
Que L'argumentation de Jean Dullaert soit souvent fasti
dieu se, on L'accorde volontiers à Vives Lorsqu'on lii l
Questions sur la Physique (PAristote que Le maître gantoi
publiées en i5ô6x. Ces questions, cependant, \<>ni nous
apporter de précieux renseignements au sujet des Leçons qui
se donnaient, à Montaigu, sur Les latitudes des formes.
Pour commenter ce qu'Aristote, au troisième livre des
Physiques, dit du mouvcmenl, Dullaert déclare 2 « qu'il faut
examiner diverses questions. Il faut examiner, tout d'abord, si
le mouvement est une entité successive réellement distincte
de toute chose permanente; il faut chercher, en second lieu,
par rapport à quoi doit être évaluée la vitesse du mouvement
local; en troisième lieu, par rapport à quoi doit être évaluée
la vitesse du mouvement d'augmentation ; en quatrième lieu,
par rapport à quoi doit être évaluée la vitesse du mouvement
d'altération ».
Laissons de côté la première question qui n'a pas trait à
notre sujet. Les trois dernières vont constituer un Tractatus
de tribus prœdicamentis , un traité de la vitesse dans les trois
sortes de mouvements que reconnaît la Physique péripatéti-
cienne. Si nous ajoutons que ce traité est précédé3 d'une
introduction mathématique sur les rapports et proportions,
nous aurons suffisamment annoncé qu'il va être construit sur
le même plan que le Tractatus proportionum d'Albert de Saxe.
Des divers chapitres qui composent le petit traité de Méca-
nique écrit par Albertutius, un seul n'a point ici son analo-
gue ; c'est le premier, celui qui étudie la relation du mouve-
ment avec les causes qui le produisent; Dullaert réserve
l'examen de cette question pour le commentaire au VIP livre
de la Physique.
Si l'influence du Tractatus proportionum d'Albert de Saxe
i. Johannis Dullaert questiones in libros phisicorum Aristotelis. Colophon : Hic finera
accipiunt questiones phisicales Magistri iohannis dullaert de gandavo quas edidit in
cursu artium regentando parisius in collegio montisacuti impensis honesti viri
Oliverii senant solertia vero ac caracteribus Nicolai depratis viri hujus artis impres-
sorie solertissimi prout caractères indicant anno domini millésime- quingentesimo
sexto vigesima tertia martii.
2. Johannis Dullaert Op. laud., lib. III, quaest. I, fol. sign. fj, col. c.
3. Johannis Dullaert Op. laud., loc. cit., fol. sign. gj, col. c.
5a8 ETUDES SUR LÉONARD DE VINCI
est bien reconnaissable en la rédaction de notre Philosophe
gantois, une autre influence y a, plus profondément encore,
imprimé sa marque ; c'est celle du Tractatus de tribus prœdi-
camentis de Guillaume Heytesbury; le nom d'Hentisberus,
d'ailleurs, apparaît souvent dans les discussions menées par
Jean Dullaert1 et, parfois, il apparaît tout auprès de celui d'Al-
bertus de Saxonia2. C'est l'influence d'Heytesbury, c'est celle
du Calculateur, dont le nom est également prononcé3, qui ont
introduit, en l'argumentation du Régent de Montaigu, d'inces-
sants sophismata ; dressés à titre d'objections contre chacune
des opinions entre lesquelles il y a lieu de choisir, ces
sophismes et les solutions qui en sont données mettent, en
l'examen de la moindre question, une inextricable confusion;
ce sont fagots d'épines qui entravent l'esprit désireux de courir
à la rencontre de la vérité.
Dullaert examine d'abord les problèmes relatifs à la distri-
bution du mouvement au sein du sujet. Pour lui, comme
pour Albert de Saxe, cet examen se réduit à l'étude du mou-
vement de translation et à l'étude du mouvement de rotation.
Pour définir la vitesse du mouvement de rotation, il refuse
de se mettre du parti auquel Jean Majoris s'était rallié; reve-
nant à l'opinion de Thomas Bradwardine et d'Albert de Saxe,
il veut que cette vitesse soit celle du point qui se meut le plus
vite parmi ceux qui appartiennent au mobile, « C'est, » dit-il 4,
« l'opinion d'Hentisber, et presque tous les calculateurs la
suivent comme subtile. » Elle a surtout donné à Heytesbury
l'occasion d'inventer et de résoudre de puérils sophismata que
notre Gantois se délecte à reproduire. Il est plus heureusement
inspiré lorsqu'il emprunte5 à Albert de Saxe la distinction
entre la vitesse des parties du mobile dans le mouvement de
rotation et la vitesse angulaire de rotation.
Ce qui mérite le mieux de retenir notre attention, dans le
i. Johannis Dullaert Op. laud., loc. cit., fol. sign. giij, col. b et c; fol. sign. iiij,
col. d; fol. suiv., col. a.
a. Johannis Dullaert Op. laud., loc. cit., fol. sign. giij, col. a.
3. Johannis Dullaert Op. laud., loc. cit., fol. sign. iiij, col. d.
li. Johannis Dullaert Op. laud., loc. cit., fol. sign. giij, col. c.
5. Johannis Dullaert Op. laud., loc. cit., fol. précédant le fol. sign. hj, col b.
DOMINIQUE soin i:i LA BC0LASTIQU1 PARISIBMfl
Tractatus </< tribus prœdicamentis dont Dullaert expose I
articles successifs, c'est le chapitre consacré1 au mouvement,
rectiligne ou circulaire, difforme i>;h- rapport au temps.
Pour représenter les diverses sortes <Ie difformités que le
mouvement peut présenter, Le Régent de Montaigu use volon-
tiers de figures géométriques qu'il construit en employant La
longitude et la latitude comme coordonnées; mais jamais il ne
tire parti de cette représentation comme Oresme a conseillé de
le faire; jamais il n'en use pour substituer des raisonnements
géométriques aux raisonnements arithmétiques sur les degrés
d'intensité des qualités; en son livre, comme en beaucoup de
textes, manuscrits ou imprimés, publiés auparavant, les coor-
données servent à construire des représentations graphiques;
elles ne servent pas à établir une équivalence entre des calculs
algébriques et des constructions géométriques, équivalence qui
est l'essence même de la Géométrie analytique.
Dullaert ne fait donc pas de Géométrie analytique.
Gela se marque clairement lorsqu'il se propose2 d'établir
« quelques règles qui sont très communes auprès de tous les
calculateurs » .
La première de ces règles est ainsi formulée : « Toute lati-
tude uniformément difforme, soit qu'elle commence à un cer-
tain degré, soit qu'elle commence à zéro pour se terminer à
un certain degré, correspond à son degré moyen. »
En voici la démonstration :
« Je veux dire ceci : soient deux mobiles A et B ; pendant une
heure, A se meut uniformément d'un mouvement 4, tandis
que B se meut d'un mouvement uniformément difforme qui
croît de o à 8. Je dis que ces deux mobiles parcourront des
espaces égaux, bien que, pendant toute la durée de la seconde
demi-heure, B se meuve plus vite que A ; et la raison en est
la suivante : Autant B se meut plus vite que A en cette seconde
demi-heure, autant A s'était mû plus vite que B en la première. »
Sans doute, la démonstration d'Oresme n'était pas, au fond,
i. Johannis Dullaert Op. laud., loc. cit., fol. sign. hij, col. a, à fol. sign. iiij,
col. c.
2. Johannis Dullaert Op. laud., loc. cit., fol. sign. hij, col. d.
p. duhem. 34
530 ETUDES SUR LÉONARD DE VINCI
plus probante que celle-là; mais combien elle était plus claire,
et combien, surtout, mieux orientée vers les idées qui devaient,
un jour, éclairer toute la Cinématique !
A la suite de ce qui vient d'être rapporté, Dullaert démontre
longuement diverses règles d'une enfantine facilité; ce sont
autant d'emprunts presque textuels au Tractatus de tribus
prœdicamentis et aux Probationes conclusionum de Guillaume
Heytesbury.
Bien des discussions sophistiques trouvent également place
en la fin des considérations de Dullaert sur le mouvement
local; en ces discussions, imitées du chancelier d'Oxford, le
mouvement uniformément difforme est toujours désigné
comme le mouvement « qui uniformiter intenditur vel unifor-
miter remittitur » ; implicitement, donc, il est admis que ce
mouvement est identique au mouvement uniformément
accéléré ou uniformément retardé; mais de l'argumentation
compliquée de notre Gantois, nous ne voyons pas la notion
d'accélération se dégager, comme elle se dégageait des Regulœ
d'Heytesbury, comme elle s'est précisée par les commentaires
italiens; les maîtres italiens ont introduit de l'ordre et de la
clarté dans l'œuvre anglaise qu'ils ont analysée; Dullaert en
a plutôt accru l'obscurité et la confusion.
Et cependant, Dullaert avait lu ces commentaires italiens
ou, tout au moins, le plus récent d'entre eux, celui de Bernard
Torni; nous allons en avoir la preuve.
uNous allons, » dit notre auteur1, «insérer ici quelques
conclusions et, en premier lieu, quatre conclusions de Nicole
Oresme (Orem), dont les démonstrations sont très belles et très
ingénieuses. »
Il s'agit de ces problèmes où, pendant des temps qui se
succèdent en progression géométrique décroissante, le mobile
se meut avec des vitesses qui croissent suivant certaines lois.
Des quatre conclusions que Dullaert attribue à Nicole
Oresme, les deux premières seules sont de ce maître; les deux
autres sont celles que Bernard Torni a imaginées. Même pour
celles qui sont d'Oresme, les démonstrations présentées par le
i. Johannis Dullaert Op. laud., loc. cit., fol. suivant le fol. sign. hiij, col. d.
DOMlfllQt B 80TO ET LA I tQl I PAJU8U nm.
Gantois ont la Forme arithmétique dont L'Italien Les avait
revêtues, non La forme géométrique proposée par l'inventeur.
Nous pouvons donc assurer que Dullaert avait lu Le Tractatm
de mohi locali de Bernard Torni; mais nous pouvons, en outn .
affirmer qu'il n'avait pas lu Le De dijformitate qualitaturn
d'Oresme; c'est mie remarque que nous nous bornons à
indiquer ici pour La retrouver en son temps.
Apres qu'il a résolu les quatre problèmes empruntés à
Bernard Torni, « voilà, » écrit Dullaert1, « ces quatre conclu-
rions de Nicole Oresinc, auxquelles j'en vais ajouter quelques
autres. »
Oresme avait considéré des « parties proportionnelles » dont
les durées formaient une progression géométrique de raison 1/2;
Bernard Torni en avait pris qui eussent pour raison soit i/3,
soit 2/3; le Régent de Montaigu en forme, à son tour, suivant
des progressions géométriques qui aient pour raison i/4, i/5, 1/6;
ce ne sont pas là des généralisations, mais de nouveaux cas
particuliers, tout semblables à ceux que l'inventeur avait traités;
la satisfaction que Dullaert semble avoir éprouvée en résolvant
ces problèmes ne nous donne pas une très haute idée de son
génie mathématique.
Nous allons trouver chez un maître portugais qui enseignait
à Paris en même temps que Dullaert, chez Alvarès Thomé,
une intelligence plus pénétrante de la science des nombres.
XXVIII
L'ÉTUDE DE LA LATITUDE DES FORMES A l'UnIVERSITÉ DE
Paris, au début du xvie siècle (suite). — Alvarès
Thomé de Lisbonne.
Si nous en croyons Louis Vives, les plus subtils, les plus
abstrus disputeurs de l'Université de Paris, au début du
xvi* siècle, étaient les maîtres venus d'Espagne ; en eux,
1. Johannis Dullaert Op. laud., loc. cit., second fol. après le foi. sign. hiij, col.d.
532 ETUDES SUR LEONARD DE VINCÎ
la Dialectique combinée à Oxford trouvait ses plus fermes
champions.
Aux minutieuses chicanes du Calculateur, les Scolastiques
portugais ne trouvaient pas moins d'attrait que les Scolastiques
espagnols, si nous en jugeons par Maître Alvarès Thomé ou
Alvarus Thomas de Lisbonne.
Ce maître était, au début du xvie siècle, régent au Collège,
peu connu, de Coqueret, à Paris1. Il y composa un traité sur
les trois mouvements : le mouvement local, le mouvement
d'augmentation et le mouvement d'altération. Dans la pensée
de l'auteur, ce Livre du triple mouvement avait pour principal
objet d'élucider les calculationes de celui que l'erreur générale
nommait Suiseth; et, en effet, c'était un véritable commentaire
de YOpus aureum calculationum. Achevé par son auteur le
ii février i5og, le Livre du triple mouvement fut, aussitôt après
sans doute, imprimé à Paris2. Cent soixante-deux feuillets
couverts, sur deux colonnes, d'un texte gothique très fin
y sont consacrés à ces calculationes qui avaient le don de
mettre les humanistes en fureur.
Le Tractatus de proporlionibus de Thomas Bradwardine
était, en réalité, un traité du mouvement local; le Tractatus
proporlionum d'Albert de Saxe était un traité des trois mouve-
ments, le premier que nous ayons rencontré. Chacun de ces
deux traités de Mécanique était précédé d'une introduction,
purement mathématique, où le lecteur trouvait les notions
d'Arithmétique utiles pour la lecture du reste de l'ouvrage.
Une telle introduction manquait au livre du Calculateur;
Riccardus de Ghlymi Eshedi supposait que son disciple eût
i. L'impasse Coqueret ou Coqueric s'ouvrait à l'angle de la rue des Juifs et de la
rue des Rosiers (Le Roux de Lincy et Tisserand, Paris et ses historiens aux XIV* et
XV siècles, Paris, 1867, p. 217, en note),
2. Liber de triplici motu proporlionibus annexis magistri Aluari Thome. Ulix-
bonensis philosophicas Suiseth calculationes ex parte declarans. Venundantur parrhisius
et a ponecto le preux eiusdem civitatis bibliopola ad signum potti stannei in vico
sancti iacobi prope divi yvonis edem commorante. — Premier colophon, à la fin
du texte de l'auteur : Explicit liber de triplici motu compositus per Magistrum
Aluarum Thomam ulixbonensem Regentem Parrhisius in Gollegio Coquereti. Anno
domini 1509. Die Februarii 11. — Second colophon, au verso du dernier feuillet:
Impressum parrisius per Guillermum Anabat commorantem apud parvum pontem
ante hospitium dei prope intersignium Imperatoris expensis ponseti le preux eius-
dem civitatis bibliopole. Omnia pro meliori.
DOMINIQUE §OTO i i LA BCOLA8TIQUE PARISIEHîll
appris ailleura la théorie des proportions, par exemple en
L'opuscule de Bradwardine, auquel il renvoyait explicitement.
Certains maîtres jugèrent que VOpus calculationum
plus parfait s'il était précédé (l'une introduction arithmétique
où les règles des rapports el proportions seraient établi
et ils entreprirent de compose!- une telle introduction. !)«• ce
nombre fut un certain Bassanus Politius; son Tractatus pro
portionum introductorius ad oalculationes Suisse/ fut imprimé
à Venise, en i5o5, en une collection1 qui contenait également
les Tractatus proportionwn de Thomas Bradwardine et de
NicoleOresme, le Tractatus de latitudinibus formarum faussement
attribué à Oresmc, et l'écrit sur le même sujet qu'avait
composé Biaise de Parme.
Maître Alvarès Thomé ne trouve nullement que Bassanus
Politius ait réussi en son entreprise d'écrire une introduction
aux Calculationes de Suiseth ; à cette introduction, il adresse
de vives critiques2. «En son exorde,» dit-il, «l'auteur professe
que son traité des proportions est introductoire aux calcu-
lations Suiséthiques; mais au sujet de la proportionnalité des
rapports, le Calculateur Suiseth pense tout autrement que lui
et s'écarte extrêmement de lui... Il n'a donc pas compris l'in-
tention du Calculateur; son traité, bien loin de nous intro-
duire en l'intelligence de cet auteur, nous en éconduit plutôt. »
Cette introduction arithmétique qu'il reproche à Bassanus
Politius d'avoir mal faite, Alvarus Thomas tente, à son tour,
de l'écrire, et il y consacre les deux premières parties de son
livre. Il se montre fort au courant des divers traités, tant
anciens que modernes, sur les proportions; il cite ceux de
Thomas Bradwardine3 et de Nicole Oresme, qu'il nomme
Horen^; il use des Elementa Jordanie, c'est-à-dire de l'Arithmé-
tique de Jordanus Nemorarius, alors fort à la mode, et que
Lefèvre d'Étaples avait fait imprimer, à Paris, en i4g6. Même
i. Nous avons décrit cette collection au § XIX.
2. Alvari Thomae Op. laud., pars I, capitulum quintum in quo recitatur paucis et
impugnatur opinio Basani Politi de proportione sive commensurabilitate propor-
tionum; fol. sign. diii, col. d; fol. sign. diii, recto et verso; fol. suivant, col. a.
3. Alvari Thomae Op. laud., fol. sign. eii, col. a.
.'». Alvari Thomae Op. laud., fol. suivant le fol. sign. diii, col. d.
5 Alvari Thomas Op. laud., fol. sign. diii, col. c.
534 ETUDES SUR LÉONARD DE VINCI
lorsqu'il recourt aux auteurs de l'Antiquité, il entend s'adresser
aux bonnes éditions, a Remarquez, » dit-il1, «que, chaque fois
que j'invoque Euclide, je me sers de la nouvelle traduction
de Bartholomaeus Zambertus. »
L'étude du triple mouvement fait l'objet de la seule troi-
sième partie du livre; cette partie est, il est vrai, de beaucoup
la plus étendue. Destinée surtout à commenter l'œuvre du
Calculateur, cette étude n'est cependant pas construite sur le
plan du traité de Riccardus de Ghlymi Eshedi; c'est le Trac-
latus proportionum d'Albert de Saxe qui continue à marquer
à Maître Alvarus Thomas l'ordre qu'il va suivre, comme il a
marqué l'ordre suivi par Guillaume Heytesbury au Tractalus
de tribus prœdicamentis , et, plus récemment, l'ordre adopté
par Jean Dullaert en son étude du mouvement. La seconde
partie du Liber de triplici motu est donc divisée en quatre
traités que caractérisent les titres suivants :
Tractatus Ids : De motu locali quoad causam.
Tractatus IIos : De motu locali quoad effectum.
Tractatus IIIus : De motu augmentationis.
Tractatus IVus : De motu alterationis .
Non seulement le Maître portugais a substitué au plan
adopté par le Calculateur un plan plus logiquement conçu,
mais il a mis, en ses discussions, beaucoup plus de clarté que
n'en avait introduit le logicien d'Oxford ; sans doute, nous repro-
cherions volontiers à beaucoup de ces discussions d'être encore
trop chicanières et trop compliquées; bien souvent, cependant,
on les peut suivre sans éprouver cette impression de mortel
ennui que cause la lecture de YOpus aureum calculalionum.
L'ordre plus logique adopté par Alvarus Thomas lui permet
d'être plus complet que ne l'a été le Calculateur; c'est ainsi
qu'en son quatrième traité, il examine le problème de l'inten-
sité et de la rémission des formes d'une tout autre manière que
Riccardus de Ghlymi Eshedi ne l'avait fait. Il distingue2 trois
i. Alvari Thomae Op. laud., fol. suivant le fol. sign. diii, col b.
a. Alvari Thomae Op. laud., pars III, tract. IV,capitulum secundumin quo agitur
de intensione et remissione formarum.
Dominique soro ET LA BGOU riQUI pahisifnni:
théories : celle de Saint Thomas d'Àquin, celle de Burl
enfin celle qu'ont développée Duns Soot ef des Nomina-
listeSj relie selon Laquelle l'intensité d'une forme s'accroît
par addition de degrés nouveaux à «les degrés de même
espèce.
Lorsqu'il se propose <le présenter La théorie thomiste, il
invoque non seulement l'autorité de l'Ange de l'École, mais
encore celle de son commentateur Du Chcvreul (Capreohiâ)1 .
Son érudition, d'ailleurs, se montre fort étendue; les diverses
discussions relatives au mouvement d'altération lui donnent
occasion de citer non seulement Saint Thomas d'Àquin, Duns
Scot, Grégoire de Rimini, Walter Burley et Robert Holkot2,
non seulement le Tractatus proportionum d'Albert de Saxe3,
les Sophismala d'IIeytesbury^ et les Calculationes du prétendu
Suiseth, mais encore le De generalione et corrupthne de
Marsile d'Inghen5 et la Summa philosophiœ de Paul de Venise0,
le traité que Jacques de Forli a intitulé De intensione et
remissione formarum1 et les commentaires qu'il a composés
sur les Canons d'Avicenne8, l'opuscule De motu alterationis
écrit par Jean de Casai9 et le livre De primo et ultimo instanti
de Pierre de Mantoue10.
Lorsqu'il cite soit le De motu locali11, soit les Sophismata12
de Guillaume Heytesbury, Alvarès Thomé dit parfois : « Hentis-
berus cum suo commentaire ». Le commentateur auquel il fait
allusion, il lui arrive aussi de le désigner par son nom, assez
étrangement déformé13; c'est Gaëtan de Tiène, qu'il appelle
Gaythanus de Thebis.
Quant à Nicole Oresme, nous avons vu que notre auteur le
i. Alvari Thomae Op. laud., loc. cit.., fol. sign. A. i, coll. a et b.
a. Alvari Thomas Op. laud., fol. sign. A i., col. a; fol. sign. B 2, col. a.
3. Alvari Thomae Op. laud., premier fol. après le fol. sign. yii, col. b.
U. Alvari Thomas Op. laud., fol. sign. B 1, col. a.
5. Alvari Thomae Op. laud., fol. sign. G 1, col. b.
6. Alvari Thomae Op. laud., premier fol. après le fol. sign. yii, coll. a et b.
7. Alvari Thomae Op. laud., premier fol. après le fol. sign. B. 3, col. d; troisième
fol. après B. 3, col. a.
8. Alvari Thomae Op. laud., premier fol. après yii, col. d; fol. sign. G 1, col. a.
9. Alvari Thomae Op. laud., premier fol. après le fol. sign. z 3, col. d.
10. Alvari Thomae Op. laud., ibld., et premier fol. après le fol. sign. A i, col. b.
11. Alvari Thomae Op. laud., fol. sign. x 3, col. d.
12. Alvari Thomae Op. laud., fol. sign. B 1, col. a.
i3. Alvari Thomae Op. laud., fol. sign. gii, col. a.
536 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
connaît et le cite; tout à l'heure il nous dira lui-même ce
qu'il lui doit.
Cette liste d'auteurs cités, qu'il serait facile d'allonger, nous
dit assez quelle était l'érudition de Maître Alvarus Thomas ; son
éclectisme n'est pas moindre. S'il commente le Calculateur,
ce n'est pas pour en suivre aveuglément toutes les opinions;
bien au contraire ; de ces opinions il en est beaucoup qu'il
condamne, et sévèrement. S'il a étudié de près Heytesbury, ce
n'est pas, tant s'en faut, pour adopter l'avis du logicien
d'Oxford. Enfin, malgré son admiration pour Nicole Oresme,
lorsqu'il rencontre, en lisant cet auteur, une démonstration
qui lui semble insuffisante, il signale ce défaut et le corrige1.
Le mouvement est capable de deux sortes d'uniformités ou
de difformités; l'une a trait au sujet et l'autre au temps. Cette
distinction classique trace à notre Maître portugais le plan de
son étude du mouvement local considéré comme effet; c'est la
difformité par rapport au sujet qui l'occupe tout d'abord.
Touchant le mouvement de rotation, une définition est
commune depuis le temps où Bradwardine l'a proposée : La
vitesse du corps qui tourne, c'est la vitesse du point qui se
meut le plus rapidement. Notre auteur connaît et expose cette
opinion qu'il nomme opinion de Guillaume Heytesbury2.
Chose digne de remarque, il la rejette, comme Jean Majoris le
faisait au même temps, pour reprendre la théorie soutenue en
ce traité De proportionalitate motuum et magnitudinum que nous
avons rencontré à l'origine même de la Cinématique3 : Lorsque
le rayon d'un cercle ou une partie de ce rayon tourne autour
du centre du cercle, le mouvement de ce segment de droite
est uniformiter difformis quoad subjectum; « la vitesse^ de ce
mouvement uniformément difforme par rapport au sujet doit
être regardée comme équivalente en mesure ( comme nsurari) au
degré moyen de la latitude totale de ce mouvement unifor-
mément difforme. »
Cette conclusion nous laisse entrevoir en quel sens Alvarès
i. Alvari Thomae Op. laud., premier fol. après le fol. sign. diii, col. d.
a. Alvari Thomae Op. laud., fol. suiv. le fol. sign. n 2, col. c.
3. VoirSVIll.
l\. Alvari Thomae Op. laud., fol. sign. o 3, col. c.
DOMINIQUE soin n i.a IC0LASTIQC1 PAHI8IBHT»!
Thomé, abordant l'étude du mouvement difforme par rapport
au temps, répondra aux questions suivantes1 ;
« Tout mouvement uniformément difforme par rapport au
temps doit il être mesuré par !<• degré moyen? Tout mou
vcmcnl difformément difforme par rapport au temps doit il
être mesuré par réduction à L'uniformité? »
Si nous eu croyons notre auteur, La discussion de ces
questions avait pris, à l'Université de Paris, une grande
ampleur en même temps qu'une extrême complication. « Nous
examinerons, » dit-il % « en fonction de quoi se doit mesurer
la vitesse du mouvement difïbrme par rapport au temps,
aussi bien du mouvement uniformément difforme que du
mouvement difformément difforme; nous discuterons cette
question dans la limite de notre faible intelligence. En cette
région, en effet, s'ouvre un gouffre profond; le labyrinthe qui
enserre cette matière est inextricable et incompréhensible
pour une raison finie; parmi les divers cas qui seront posés,
on verra quelles monstruosités et quelles difformités on peut
imaginer en des mouvements difformément difformes. »
En effet, les arguments de ceux qui veulent rejeter cette
opinion : Le mouvement uniformément difforme est mesuré
par son degré moyen, se dressent en une longue suite de sed
contra; c'est une belle liste de sophismata, propres à exercer la
sagacité des dialecticiens désireux de les résoudre; il suffît de
comparer cette discussion épineuse au chapitre si simple et si
clair où Oresme avait traité le même sujet, pour comprendre
tout le mal que la Logique oxfordienne a fait à la Logique
parisienne.
De celle-ci, cependant, Alvarès Thomé retrouve la netteté
lorsqu'il s'agit de rejeter la multitude de ces sed contra et
d'aboutir à une conclusion : « A l'opposé de ces objections, »
dit-il3, « est l'opinion commune des philosophes; et, en cette
partie, cette opinion a beaucoup de vigueur et de force.
En outre, en la durée totale d'un tel mouvement difforme,
i. Alvari Thomac Op. laud., fol. sign. o 3, col. d.
2. Alvari Thomas Op. laud., premier fol. après le fol. sign. n 2, col. d; fol. suiv.,
col. a.
3. Alvari Thomae Op. laud., troisième fol. après le fol. sign. o 3, col. b.
538 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
quel qu'il soit, un certain espace est franchi. Ce même espace
peut, dans le même temps, être franchi à l'aide d'une certaine
vitesse uniforme. Cette vitesse uniforme vaut donc autant que
la vitesse de ce mouvement difforme, puisqu'à l'aide de ces
deux vitesses, le même espace est franchi dans le même temps;
cela résulte évidemment de la définition des mouvements
égaux en vitesse. Donc, tout mouvement difforme correspond
à un certain mouvement uniforme auquel il équivaut. »
Ce passage définit d'une manière très claire ce que sera
la réduction à l'uniformité d'un mouvement difforme quel-
conque.
Gomment se fera cette réduction dans le cas du mouvement
uniformément difforme?
« Le mouvement uniformément difforme peut se terminer à
zéro en l'une de ses extrémités 1 ou bien il peut être terminé,
de part et d'autre, à un certain degré. De chacun de ces
mouvements uniformément difformes, on dit qu'il correspond
à son degré moyen, c'est-à-dire au degré de mouvement qu'il
a au milieu de sa durée. En effet, en la moitié la plus intense
du mouvement, le mobile mû de mouvement uniformément
difforme se meut plus vite [que ce degré moyen]; et en la
moitié moins intense, il se meut moins vite d'une quantité
égale; il se meut donc avec la même vitesse que s'il se mouvait
avec ce degré moyen. »
C'est là, on le voit sans peine, une sorte de résumé du
raisonnement de Nicole Oresme, fort semblable à celui que
Jean Majoris donnait à ses élèves.
Le Maître portugais poursuit en énumérant, du mouvement
uniformément difforme, diverses propriétés dont il emprunte
les énoncés et les démonstrations au Tractatus de moiu locall
et aux Probationes conclusionum de Guillaume Heytesbury.
En particulier, Heytesbury et ses commentateurs italiens lui
suggèrent la remarque suivante 2 : « Autre chose est, pour la
latitude du mouvement, de croître ou de décroître unifor-
mément en intensité, autre chose est, pour le mobile, de se
i. Alvari Thomae Op. laud., fol. cit., col. c.
a. Alvari Thomae Op. laud,f fol. sign. p a, col. c.
D0MINIQU1 SOTO 11 i\ SCOLA8TIQU1 PAMSIBlflfl
mouvoir uniformément. Lorsqu'on effet, la Latitude du mou-
yrementcroîl uniformémen! en intensité depuis zéro ou depuis
an certain degré jusqu'à un certain autre degré, !<• mobile
se meut toujours d'un mouvemenl uniformément difforme.
Et il*' même, quand la Latitude «lu mouvemenl se relâche
uniformément depuis un certain degré jusqu'à zéro ou jusqu'à
un certain autre degré, l<i mobile se meuf d'un mouvemenl
uniformément difforme. Il reste donc que tout mouvement
acquis ou perdu d'une manière uniforme est un mouvemenl
uniformément difforme. Vous pouvez étudier plus amplement
cette matière en recourant au premier chapitre du Traité du
mouvement local d'IIentisber, et aux commentaires du même
Hentisber, qui se trouvent adjoints à la fin de ce traité1. »
Guidé par les Probationes conclusionum d'Heytesbury et par
les Calculationes du Pseudo-Suiseth, Alvarès Thomé formule
et établit les propositions suivantes2 :
En tout mouvement dont l'intensité croît ou décroît d'une
manière uniforme, la vitesse correspond au degré moyen, car
un tel mouvement est uniformément difforme.
Tout mouvement dont l'intensité croît de plus en plus
vite correspond, en vitesse, à un degré moins intense que le
degré moyen entre les deux intensités extrêmes.
Tout mouvement dont l'intensité croît de plus en plus
lentement correspond, en ce qui concerne l'espace parcouru,
à un degré plus intense que la moyenne entre les deux
intensités extrêmes.
Après avoir ainsi développé les enseignements d'Hentis-
berus et du Calculateur, le Régent du Collège de Coqueret
va tirer parti des leçons d'Oresme; c'est à cet auteur, en
particulier, qu'il emprunte quatre lemmes au sujet desquels
il s'exprime en ces termes3 : « Pour ne pas paraître triompher
en portant des dépouilles qui ne sont pas nôtres, nous décla-
rerons ceci : Ces quatre conclusions sortent de la fabrique
et proviennent de l'intelligence perspicace du très docte
i. C'est-à-dire aux Probationes conclusionum.
a. Alvari Thomac Op. laud., fol. sign. p 2, coll. c et d; fol. suiv., coll. a, b et c.
3. Alvari ïhomae Op. laud., second fol. après le fol. sign. p 2; col d.
540 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Maître Nicole Horen; vous les trouverez au quatrième chapitre
de son Traité des proportions, pourvues de tous leurs appuis
et de leurs démonstrations mathématiques. »
Ces lemmes, d'ailleurs, vont servir à résoudre des problèmes
dont Oresme a donné le type1 : Une heure a été divisée en
parties proportionnelles successives dont les durées décroissent
en progression géométrique de raison 1/2; pendant chacune
de ces durées, un mobile se meut de mouvement uniforme;
les vitesses de ces mouvements uniformes successifs sont
entre elles comme les nombres entiers successifs ; quel est
l'espace parcouru par le mobile, en cette heure?
A ce problème, Oresme en avait joint un autre de même
sorte, où les mouvements uniformément variés alternaient
avec les mouvements uniformes ; Bernard Torni en avait traité
quelques-uns du même genre et Jean Dullaert en avait ajouté
d'autres. Alvarès Thomé se propose de résoudre des questions
beaucoup plus générales que celles qui avaient été étudiées
avant lui; soit qu'il laisse une entière indétermination à la
raison de la progression géométrique suivant laquelle décrois-
sent les parties proportionnelles de l'heure, soit qu'il impose
diverses lois à l'accroissement des vitesses successives, il ne
cherche plus à résoudre des problèmes numériquement parti-
cularisés, mais à établir des théorèmes d'algèbre dont chacun
comprenne une infinité de telles solutions numériques.
Les problèmes examinés parle Maître portugais se ramènent
fréquemment à des sommations de séries très simples et
apparentées à la progression géométrique; il sait alors mener
la solution jusqu'au bout, démontrer que l'espace franchi est
infini ou, s'il est fini, en donner la valeur.
En d'autres cas, il rencontre des séries qu'il ne sait pas
sommer, celle ci, par exemple, qui figure en sa douzième
conclusion 2 :
12 3 4 5
H h 1 1 f-
2 2a 2.23 3. 2^ 4-25
1. Voir S XVIII.
3. Alvari Thomae Op. laud., second fol. après le fol. sign. q 3, col. d, et fol. suiv. ,
coll. a et b.
D0MIMQ1 1. soi o i i i \ COLA riQUl v\ m '< \ i
Mais il remarque < | ii<- la somme en est plus grande que celle
do la progression géométrique
i i i i i
- + -+-— + -. I- — + i,
2 2 a 2 J 2 '»
et plus petite que celle de la série
i 2 3 5 5
+ + ., +* — r + — r+ =2
2 23 2e5 2 '• 25
qui a été évaluée par Oresme.
D'autres problèmes seraient moins aisés à résoudre, et
notre auteur pense qu'on en pourrait composer qui excédas-
sent la portée dune intelligence naturelle de capacité finie.
Il ne faut point se hâter, cependant, de déclarer que tel cas
particulier est insoluble. « Ici, en effet, il faut remarquer1 que,
parfois, un homme pensera qu'il n'y a aucune suite ni aucun
ordre de proportions en un cas qui lui est proposé; néan-
moins, s'il mûrit davantage la question, il pourra se faire que
cet ordre lui saute aux yeux. »
Ces sommations de séries plus ou moins compliquées et leur
emploi en des problèmes de Cinématique n'étaient nullement,
au temps où écrit le Régent de Coqueret, des exercices réservés
à quelques rares mathématiciens; les problèmes de ce genre
se proposaient couramment, en ces sortes de joutes dialectiques
qui trouvaient si grande faveur près de l'Université de Paris;
nous en lisons la preuve dans ces conseils qu'Alvarès Thomé
donne2 à celui qu'embarrasserait une telle question :
« Mais, me direz-vous, que faut-il riposter au calculateur
qui propose de tels cas, en un tournoi littéraire public, par
devant une nombreuse assistance?
» Pour répondre, j'admets une certaine proposition qu'a
admise le très docte auteur qui a étudié les proportions,
Maître Nicole Oresme : Lorsqu'on se trouve en présence d'un
très grand nombre de grandeurs et que les valeurs des rapports
de ces grandeurs n'apparaissent pas aisément, on doit penser
i. Alvari Thomae Op. laud., troisième fol. après le fol. sign. 3 q, col. d.
i. Alvari Thomae Op. laud., ibid.
542 ÉTUDES SUR LEONARD DE VlNCt
que beaucoup de ces grandeurs sont incommensurables entre
elles1. Ainsi, les espaces parcourus sont, généralement, incom-
mensurables entre eux. Lors donc qu'on vous propose un
semblable cas, il vous faut répondre que l'espace parcouru en
l'heure entière est incommensurable avec l'espace parcouru
en la première partie proportionnelle. »
En affirmant ainsi que la somme d'une série de nombres
commensurables sera, en général, un nombre incommen-
surable, notre Régent du Collège de Goqueret fait preuve
d'une divination qu'il est permis de déclarer fort perspicace.
Il prévoit cependant le cas où la réponse qu'il vient de dicter
ne satisferait pas le calculateur auquel elle serait donnée.
« Mais, me direz-vous, le calculateur va insister de toutes
ses forces, avec aigreur et brutalité; sa bouche distendue
fera rouler les paroles à grand effet; le sourcil relevé, le
front plissé, le visage tragique, il affirmera bruyamment que
son argument est insoluble ; par ses clameurs répétées, il
s'efforcera de démontrer au vulgaire que son adversaire est
vaincu et défait.
» En une semblable circonstance, répondrai-je, j'estime qu'il
vous faut user de deux sortes de ruses.
» Première ruse : Il vous faut tourner l'argument de l'adver-
saire en ridicule et en dérision, le traiter comme question
inutile et inintelligible; demandez que l'on vous donne une
plume et un encrier, afin qu'à grand renfort de multiplications
et d'algorithmes de toutes sortes, il vous soit possible de cal-
culer l'intensité de la vitesse dans le cas qu'il vous a proposé.
» Seconde ruse : Répondez brièvement' à celui qui vous
argumente que cette vitesse ne se peut calculer d'une manière
infaillible et précisément exacte; qu'il en est de même d'une
foule d'autres vitesses difformes que Ton ne saurait, d'une
manière naturelle, réduire à l'uniformité. Peut-être va-t-il, à
grands cris, en affirmant le contraire, chercher à mettre hors
de combat celui qui lui fait cette réponse. Que le répondant,
à son tour, lui propose un autre cas analogue et lui dise
i. Cette proposition est, en effet, le fondement du Traçtatus de proportionalitate
motuum cxlestlum composé par Nicole Oresme.
liHMINK.I I BOtO l.l LA 6< "I \ I lui F I' \l.i- ll'NM
d'évaluer l'espace parcouru par un mobile mû de telle trit<
difforme. S'il dil qu'il n'est | >;<s possible, en ce cas, <!<• trouver
d'une manière naturelle La vitesse équivalente, le répondanl
ajoutera aussi loi qu'i] en es1 de même, et pour la même raison,
dans Le cas proposé par le calculateur. Si celui-ci déclare, au
contraire, que cet espace est naturellement assignable mais
qu'il ne le veut pas assigner, qu'on Lui en dise autant. »
Grâce à Maître Alvarès Thomé, nous venons, pour ainsi
dire, d'assister à une de ces disputes scolaires pour lesquelles
les humanistes n'ont trouvé ni assez de inépris ni assez de
colères. A n'en regarder que la mise en scène, elles étaient,
il faut l'avouer, du dernier ridicule; ces deux maîtres es arts
qui se défient de sommer une série, avec les attitudes que
prenaient les héros d'Homère pour se provoquer au combat,
sont faits à souhait pour fournir des personnages à la comédie.
Mais combien l'impression change, si l'on considère les ques-
tions débattues avec tant de passion, et non plus la manière
de les débattre ! Les problèmes que ces maîtres et régents
s'acharnent à résoudre, dont ils entrevoient parfois la solution,
en dépit de leurs connaissances rudimentaires en Mathéma-
tiques, ce sont les deux grands problèmes de l'intégration des
fonctions et de la sommation des séries. Et l'on se demande
alors quels résultats ces hommes n'eussent point obtenus,
quelle promotion ils n'eussent point imprimée aux Mathé-
matiques s'il leur eût été donné de lire Archimède.
XXIX
L'ÉTUDE DE LA LATITUDE DES FORMES A L'UNIVERSITE DE
Paris, au début du xvie siècle (fia). — Les maîtres
espagnols. Jean de Celaya. Louis Coronel.
A l'Université de Paris, les Espagnols et les Portugais
faisaient partie de la même nation, la nation berrichonne ;
entre eux, les rapports devaient être intimes et fréquents.
544 ETUDES SUR LEONARD DE VINCI
Ainsi l'espagnol Jean de Celaya, originaire du Royaume de
Valence, est régent à Sainte-Barbe; son plus fidèle disciple est
un portugais, Jean Ribeyro, de Lisbonne.
A la fin de Y Exposition de la Physique de Jean de Celaya1, on
trouve une lettre que Jean Ribeyro adresse, de Paris, à son frère
Gonzalve. Après avoir navigué sur les côtes de l'Ethiopie dans
l'espoir de faire fortune, après avoir fort mal réussi dans ses
affaires, Jean Ribeyro s'est dirigé vers Paris afin d'y rentrer en
grâce auprès des belles-lettres. Là, il s'est attaché aux ensei-
gnements de Jean de Gelaya pour lequel il professe une si
grande admiration qu'il regrette de ne pas voir son frère
parmi les auditeurs d'un tel maître ; l'éloge qu.'il en fait atteint
aux plus hauts sommets du dithyrambe.
Jean Ribeyro devait marquer, plus tard, sa piété envers Jean
de Celaya en publiant et annotant les Introductions dialectiques,
composées par celui-ci2.
L'attachement de Jean Ribeyro pour Jean de Gelaya nous
montre quelles intimes relations s'établissaient parfois, à
Paris, entre maîtres espagnols et maîtres portugais. Il est
permis de croire que le régent espagnol du Collège Sainte-
Barbe, Jean de Gelaya, n'était point sans connaître le régent
portugais du Collège de Coqueret, Alvarès Thomé; les rap-
prochements que nous aurons à faire entre les écrits de ces
deux maîtres n'auront donc rien que de très naturel.
En ses Expositions sur les Physiques, sur le De Cdclo et
i. Expositio magislri ioannis de Gelaya Valentini in octo libros phisicorum Aristo-
telis : cum questionibus eiusdem, secundum triplicem viam beati Thome, realium et nomi-
nalium. Venundatur Parrhisiis ab Hemundo le Feure in vico sancti Jacobi propeedem
sancti Benedicti sub intersignio crescentis lune commorantis. Cum gratiaet Privilegio
régis amplissimo. — Colophon : Explicit in libros phisicorum Aristotelis expositio a
magistro Joanne de Celaya Hyspano de regno Valentie édita : dumregeret Parisiusin
famatissimo dive Barbare gymnasio pro cursu secundo anno a virgineopartu decimo-
septimo supra millesimum et quingentesimum VII idus Decembris. diligenter im-
pressa arte Johannis de prato et Jacobi le messier in vico puretarum propecollegium
cluniacense commorantium : Sumptibus vero honesti viri Hemundi le feure in vico
sancti Jacobi ^rope edem sancti benedicti Sub intersignio crescentis lune moram
trahentis. Laus deo.
2. Dialectice introdactiones sive termini Magistri Joannis de celaya Valentini: cum
nonnullis (Magistri Johannis ribeyro Ulyxbonensis sui discipuli) additionibus recenter
impresse: et per eundem sue integritati restitute. Colophon : Imprime a Caen pour Michel
et Girard dietz augier, et Jacquet berthelot libraires Demeurans audict lieu a lenseigne
du mont-Sainct Michel Près les Cordeliers. Et a este acheue le. xx viij. iour de
juillet MDXXVIJ.
DOMINIQUE 30T0 I I LA Bl 01 I riQl B PARISIENNE
Mundo, sur Le De generatione ei corruptione, Jean de Celaya
suit, en général, oet ordre : Il donne I»' i<'.\i<' d'Aristote, il en
expose le commentaire littéral, i>uis, sous ce titre : Sequitur
glosa, il discute Les opinions diverses e! formule celle <j«ii lui
esi propre, Il agit i<mi autrement au troisième livre des Physi-
ques, après qu'il a commenté ce qu'A ristote, aux trois premiers
chapitres de ce livre, dit du mouvement. Le titre : Sequitur
tractatus proportionum annonce1, entre le troisième chapitre
d'Aristote et le quatrième, L'insertion d'un écrit qui n'a plus
rien d'un commentaire à l'œuvre du Stagiritc, et qui ne rem-
plit pas moins de soixante-quatorze feuillets2.
« Gomme nous nous proposons de traiter la triple forme du
mouvement (molus Iriplicitalem rimatari) » C'est en ces
termes que débute le traité des proportions de Jean de Celaya.
Ces mots évoquent tout aussitôt, à notre esprit, le titre du Liber
de tripllci mola composé par Alvarès Thomé. Et en effet, le traité
que le Régent espagnol insère dans son Expos Mo in libros Physi-
coram suit exactement le même plan que le traité publié, peu
d'années auparavant, par son collègue portugais; celui-là ne
diffère guère de celui-ci que par une plus grande concision.
La documentation de Jean de Celaya est la même que celle
d'Alvarus Thomas. Le nom le plus souvent cité en son traité
est celui du Calculateur; il est prononcé un douzaine de fois.
Celui de Guillaume Heytesbury est prononcé presque aussi
souvent. Jacques de Forli est cité deux fois ; en l'une de ces
citations3, on rappelle qu'il voulait caractériser une latitude
uniformément difforme, non par son degré moyen, mais par
son degré le plus intense.
Le Régent de Sainte-Barbe a lu les commentateurs italiens
d'Heytesbury ; ici, à propos d'un sophisme relatif à l'accélé-
ration, il cite4 la réplique d'« Angélus Forsempionensis, corn-
mentator Entisberi » ; là, il rappelle5 comment Gaëtan de Tiène
démontre une conclusion d'Heytesbury.
i. Joannis de Celaya Expositio in libros physicorum, fol. 1 xi ij, col. d.
2. Joannis de Celaya Op. laud., fol. lxiij, col. d, à fol. cxvij, col. c.
3. Joannis de Celaya Op. laud., fol. lxxxiij, col. d.
k. Joannis de Celaya Op. laud., fol. lxxxv, col. a.
5. Joannis de Celaya Op. laud., fol. xcv, col. a.
p. duhem. 35
546 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Le nom de Gaëtan de Tiène avait été cité par Alvarès Thomé;
celui d'Ange de Fossombrone ne l'avait pas été ; le Régent
portugais n'avait pas davantage prononcé le nom de Bernard
Torni; nous allons le trouver sous la plume de Jean de Celaya,
en des circonstances qui méritent d'attirer notre attention.
Un chapitre1 du traité de Jean de Celaya porte ce titre :
Sequuntur conclusiones Nicolai Orem. Il commence en ces
termes :
« Ces préliminaires posés, nous allons formuler quelques
conclusions que Bernard Torni de Florence, commentateur
d'Hentisberus, attribue à Nicole Oresme. »
Jean de Celaya ne saurait déclarer plus nettement qu'il n'a
pas vérifié la justesse de l'attribution formulée par Bernard
Torni et, donc, qu'il n'a pas lu le De difformitate qualilatam de
Nicole Oresme.
Alvarès Thomé avait donné les solutions d'Oresme et de
Torni sans faire mention d'aucun nom d'auteur, et cela bien
qu'il eût soigneusement cité le nom d'Oresme chaque fois
qu'il empruntait une proposition au Tractaius proportionum.
Quant à Jean Dullaert, il avait attribué à Oresme quatre
conclusions dont deux étaient de cet auteur et deux de Bernard
Torni; visiblement, il ne connaissait l'œuvre du Maître nor-
mand que par le traité du Maître florentin.
De même, Louis Coronel de Ségovie, en ses Perscrutationes
physicse2 que nous allons étudier tout à l'heure, donne une
démonstration de la première proposition de Nicole Oresme;
il la fait suivre de ces réflexions3 :
« En son commentaire au traité du mouvement local
d'Heytesbury, Bernard Torni prouve cette conclusion; Nicole
Horent en a également donné, en ses Sophismata, une preuve
i. Joannis de Celaya Op. laud., fol. lxxxviij, col. b.
2. Physice perscrutationes magistri Ludovici Coronel Ilispani Segoviensis. Prostant
in edibus Joannis Barbier librarii jurati Parrhisiensis académie sub signo ensis in
via regia ad divum Jacobum. Au verso du premier feuillet, après le titre, une lettre
de Simon Agobert à Jean Agobert est datée : Parrbisiis, MDX1. — Une autre édition
de cet ouvrage a été donnée, en i53o, Lugduni, in edibus J. Giunti ; elle est intitu-
lée : Physice perscrutationes egregii interpretis magistri Ludovici Coronel. Nos citations
sont toutes tirées de la première édition.
3. Ludovici Coronel Op. laud., lib. III, De difformibus; édit. i5ii, fol. lxix,
col. d.
hOMiMori |0t0 El i \ PIQUl PARtSlElflfl 5^7
que Bernard déclare admirable; c'est une belle conclusion,
dii il, et la démonstration en esl extrêmement belle... Le Cal-
culateur Suiset, lui aussi, en son traité De d(fformibus} formule
celle conclusion, et il se sert d'une autre démonstration <jui
esl La sui\ ante... »
Les diverses remarques « j i §<» nous venons de produire
conduisent nécessairement à cette conséquence : A Paris, au
début du xvi" siècle, tous les maîtres Lisent couramment Le
Traclatus de motu locali <le Bernard Torni; aucun d'entre eux
ne lit le Trac ht lus de figuratione potentiarum et mensurarum
difformitatum de Nicole Oresme; de ce dernier ouvrage, on ne
connaît que ce qui a été répété par le premier.
De ce fait, quelle explication peut-on donner? Celle-ci et,
semble-t-il, celle-ci seulement : Le traité de Bernard Torni
était imprimé; celui d'Oresme était demeuré manuscrit.
#Si l'on parcourt, en effet, la liste des ouvrages cités par Jean
Dullaert, par Alvarès Thomé, par Jean de Celaya, par Louis
Goronel, on constate que ce sont tous livres que l'impri-
merie naissante avait reproduits. Le Calculateur, dont le traité
compte déjà plusieurs éditions, est l'auteur le plus constam-
ment lu. La collection imprimée à Venise en ligi fait
connaître Heytesbury et ses commentateurs. On cite les traités
des proportions de Thomas BradAvardine, d'Albert de Saxe, de
Nicole Oresme parce qu'ils ont tous été imprimés. En revanche,
nul ne lit le De difformitate qualitatum d'Oresme qu'aucun
imprimeur n'a édité; le même oubli atteint le De primo motore
de Swineshead et la Summa de Jean de Dumbleton.
Pendant le demi-siècle qui suivit sa naissance, l'imprimerie
assura vogue et durée à une foule d'écrits composés au Moyen-
Age ; mais, en même temps, elle habitua les doctes à ne plus lire
que les pages transcrites par la presse. Tout ce qui, pendant ce
demi-siècle, n'eut pas le bonheur d'être imprimé, tomba dans
un profond oubli, d'où beaucoup d'œuvres ne sont plus jamais
sorties.
Or le hasard, bien plutôt qu'un choix raisonné, avait désigné
les écrits que les premiers imprimeurs devaient publier. Il
advint ainsi que l'invention de l'imprimerie fut l'occasion de
548 ETUDES SUR LÉONARD DE VINCI
grandes injustices. En reproduisant en foule certains livres de
seconde main, la presse leur procura une renommée imméritée,
tandis qu'elle délaissait l'œuvre de l'inventeur, dont les rares
exemplaires manuscrits, oubliés des lecteurs, allaient devenir
la proie de la moisissure et des vers. L'Opus aureum calcu-
lationum, fatras ennuyeux, sans originalité, sans idée, fat
avidement lu, profondément étudié, ardemment discuté en
l'Université même où Nicole Oresme avait enseigné; et nul,
pendant des siècles, ne s'est avisé que le Tractatus de diffor-
mitate qualitatum abondât en vues géniales.
Revenons à Maître Jean de Celaya et aux problèmes qu'il
emprunte à Oresme par l'intermédiaire de Bernard Torni. Ces
problèmes, il les généralise de telle manière que chacun des
théorèmes formulés comporte une infinité de cas particu-
liers; ces théorèmes sont, d'ailleurs, presque textuellement
empruntés à Alvarès Thomé dont l'influence se marque, très
reconnaissable, en maint passage.
Au moment où il annonce ces problèmes, Celaya, pour en
faire valoir l'importance, tient ce curieux langage1 : « Ces
conclusions peuvent s'appliquer non seulement à la Médecine,
mais encore à la Théologie sacrée; il suffît, en effet, d'y rem-
placer les termes : se mouvoir, mouvement, par certains de
ceux-ci : avoir la fièvre, fièvre, ou bien : mériter, mérite. »
Nous avons là un exemple de cette étrange confiance en la
portée de la méthode mathématique que nous avions déjà
signalée en étudiant l'École d'Oxford. Forts de cette confiance,
les Scolastiques de Paris, au début du xviè siècle, n'hésitaient
pas à considérer non seulement des intensités de fièvre, mais
encore des degrés de mérite moral qui procédassent suivant
des séries convergentes ou divergentes ; non contents de créer
la Mécanique et la Physique mathématiques, ils rêvaient d'une
Médecine mathématique, d'une Morale mathématique, d'une
Théologie mathématique ; émerveillés par la puissance de
l'instrument qu'ils s'essayaient à manier, ils ne pensaient
pas qu'il existât aucune œuvre à laquelle cet instrument fût
i. Joannis de Celaya Op. laud., fol. lxxxviij, col. b»
DOMINIQUE soin RT LA BCOLA8TIQUB FAAISIEltN] ''ri
impropre. Les Humanistes se moquaienl de ce! enthousiasme,
et les rieurs étaient du côté «les Humanistes; les rieurs persi
lieront toujours l'inventeur, car entre la vérité qu'il entre-
voit et l'illusion dont le séduisant mirage prolonge cette vérité
jusqu'à L'infini, L'inventeur ne discerne jamais La frontière.
• Des quolibets dont La Scolastique parisienne était l'objet,
l'écho parvenail assurément aux oreilles de Gelaya. Or, en cette
Scolastique, tout semblait bonne aubaine pour les moqueurs,
faciles à réjouir à peu de frais. Que deux mobiles marchassent
de mouvements différents, que deux hommes eussent des
fièvres inégalement fortes, que deux chrétiens péchassent plus
gravement l'un que l'autre, ces deux mobiles, ces deux hom-
mes, ces deux chrétiens s'appelaient invariablement Socrate et
Platon ou, plutôt, Sortes et Plato; en tous les sophismata, en
toutes les calculationes qui encombraient la Physique, la
Médecine, la Théologie, on voyait réapparaître l'inévitable
Sortes; aussi les calculatores parisiens recevaient-ils de leurs
adversaires les sobriquets imaginés par Nifo : captiunculatores ,
Sorticolœ.
Celaya souffrait, sans doute, de s'entendre appeler Sorticole;
il s'excuse d'imposer si souvent à Sortes des mouvements de
difformité variée, « Ne vous étonnez pas, dit-il1, si, pour établir
ces conclusions, je me suis servi de noms tels que Sor tes et Plato,
et non pas de lettres de l'alphabet; ces lettres mettent beaucoup
de brouillard en l'intelligence d'un grand nombre d'écoliers ;
aussi, dans ce qui va suivre, je n'en userai que fort peu. »
L'extrême analogie que l'on peut reconnaître entre le Liber
de triplici motu d'Alvarès Thomé et le traité inséré par Jean de
Celaya en son Expositlo in octo libros Physicorum nous engage
à ne point analyser ce dernier traité; indiquons seulement,
en peu de mots, ce qu'il dit de la latitude uniformément
difforme.
Guillaume Heytesbury, Albert de Saxe et Paul de Venise
ont pensé que la vitesse d'une roue qui tourne était la vitesse
du point qui se meut le plus rapidement2 ; contre cette opinion,
i . Joannis de Celaya Op. laud., fol. lxxviij, col. a.
2. Joannis de Celaya Op. laud., fol. lxxxj, col. c.
550 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
on peut élever une foule d'objections, en sorte que l'on est
amené à faire intervenir une seconde opinion, soutenue par
d'autres Nominales1; selon cette opinion, la vitesse d'un mou-
vement uniformément difforme par rapport au sujet doit être
évaluée par la vitesse du point moyen ; si le mouvement est
difïormément difforme, cette évaluation doit se faire par
réduction à l'uniformité.
Par analogie avec la première de ces deux opinions, Jacques
de Forli voulait2 que la vitesse d'un mouvement difforme fût
la vitesse atteinte au moment où le mouvement est le plus
intense, a Une autre opinion est celle de Guillaume Heytesbury,
du Calculateur et de presque tous les autres philosophes; ils
tiennent qu'en un tel mouvement difforme par rapport au
temps, les difformités doivent être réduites à l'uniformité, et
que la vitesse doit être évaluée par le degré auquel conduit
cette réduction.
» De cette opinion découlent quelques corollaires. Le premier
est celui-ci: Tout mouvement uniformément difforme com-
mençant à zéro et finissant à un certain degré, ou commençant
à un certain degré et finissant à un certain degré, correspond
au degré moyen entre zéro et le degré extrême, ou bien entre
les deux degrés extrêmes... »
Cette opinion donne lieu à une longue argumentation où
les noms d'Heytesbury et du Calculateur reviennent sans
cesse, et avec justice, car, en cette théorie, leur influence est
incessante; mais l'influence d'Alvarès Thomé n'est ni moins
constante ni moins reconnaissable, bien que le nom du Maître
portugais ne soit pas prononcé.
La règle qui réduit à l'uniformité un mouvement uniformé-
ment difforme est fréquemment appliquée au cours de cette
argumentation ; elle ne s'y trouve pas démontrée. Pour en
obtenir une démonstration, il nous la faudra chercher là où
Celaya traite, d'une manière générale, des qualités difformes.
Dans le cas général d'une qualité difforme quelconque,
contrairement à ce que soutiendra Jacques de Forli, « le
i. Joannis de Celaya Op. laud., fol. lxxxij, col. c.
2. Joannis de Celaya Op. laud., fol. lxxxiij, col. d.
DiiMIMniF. SOTO ET LA nQUI PÀIISIIHHI
Calculateur' défend une opinion qni est communémenl tenue
comme la plus probable. L'intensité d une forme difforme ne
doit pas être évaluée par la partie La plus intense de cette
forme, mais par réduction des difformités à L'uniformité
En particulier, « une qualité uniformémenl diflforme entre
zéro et un certain degré est aussi intense que le degré moyen
entre zéro et ce degré extrême. Si, par exemple, une qualité
est uniformément difforme entre o et 8, elle es! aussi intense;
que le degré 4, qui est le degré moyen entre o et 8. Ce que je
démontre ainsi : Que l'on prenne l'excès par lequel la moilié
la plus intense surpasse 4; que l'on pose cet excès sur l'autre
moitié de telle manière que l'extrémité la plus intense de cet
excès soit posée sur l'extrémité où la moitié la plus faible
atteint le degré zéro, et que l'extrémité la moins intense de cet
excès soit placée du côté qui regarde la moitié la plus intense.
La qualité ainsi obtenue sera uniforme et de degré l\. Or, autant
elle a perdu en une de ses moitiés, autant elle a acquis en
l'autre. Auparavant, donc, elle correspondait aussi au degré 4-
» Et si vous demandez ce qu'est cet excès, je vous dirai que
c'est une qualité [uniformément difforme] commençant à o et
finissant au degré 4...
» Une seconde conclusion est celle-ci : Si une qualité uni-
formément difforme commence à un certain degré et finit à
un autre degré, elle correspond au degré moyen entre les
deux degrés extrêmes... Cette conclusion peut se prouver de la
même manière que la précédente. »
Aucun des maîtres anglais, italiens ou parisiens que nous
avons cités jusqu'ici n'a donné à cette démonstration une
forme plus voisine de celle qu'Oresme avait adoptée; à vrai
dire, c'est ici la démonstration même d'Oresme; il n'y manque
que la figure, qui y eût mis une plus grande clarté.
A regarder de près, il y manque aussi la définition de la
quantité d'une forme, définition qu'Oresme seul a donnée
explicitement.
Les quelques extraits du livre de Gelaya, donnés en ce qui
précède, suffisent à montrer que le Régent de Sainte-Barbe
i. Joannis de Celaya Op. laud., fol. ciij, coll. c. et d,
552 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
était des plus versés en la science des latitudes difformes et de
leur réduction à l'uniformité; l'intérêt qu'il portait à cette
étude se remarque même en d'autres ouvrages que YExpositio
in libros Physicorum. Ainsi, en YExpositio in libros de Cœlo et
Mundo qu'il donna un an plus tard, nous l'entendons1
rectifier une application illégitime de la règle d'Oresme.
Les écrits de Jean Dullaert de Gand, d'Alvarès Thomé de
Lisbonne, de Jean de Celaya de Valence nous ont montré quel
développement l'étude mathématique du triple mouvement,
du mouvement local, de l'augmentation et de l'altération,
avait pris, à Paris, au début du xvie siècle.
Les Quœstiones in libros Physicorum de Dullaert furent
imprimées en i5o6; le Liber de triplici motu d'Alvarès Thomé
est daté de i5oc); YExpositio in libros Physicorum de Celaya
parut en 1617 ; c'est donc entre ces deux derniers écrits que
l'ordre chronologique place les Perscrutationes physicx com-
posées par un régent espagnol du Collège de Montaigu,
Louis Coronel de Ségovie; la première édition2 de ces Perscru-
tationes porte, en effet, la date de i5ii.
Comme aux Questions de Dullaert, comme en Y Exposition de
Celaya, c'est le troisième livre des Physicx perscrutationes qui
nous apprendra ce que l'on doit penser des trois mouvements
et de leurs vitesses. Louis Coronel divise ce livre en quatre
parties. La première partie, consacrée au mouvement local,
traite de la nature de ce mouvement et, en particulier,
du mouvement des projectiles et de Yimpetus. La seconde
partie a pour objet le mouvement d'altération; on y trouve
non seulement la discussion des diverses doctrines sur l'in-
tensité des formes, mais aussi, sous le titre : de difformibusy
1. Exposilio magistri ioannis de Celaya Valentini in quator libros de celo et mundo
Aristotelis: cum questionibus eiusdem. Venundantur in edibus Hemundi le Feure in via
divi Jacobi prope edem sancti Benedicti sub signo crescentis Lune moram trahentis.
Cum Gratia et Privilégie» régis amplissimo. Colophon : Explicit expositio Magistri
Joannis de Celaya Valentini in quatuor Libros Aristotelis de Celo et Mundo, cum
questionibus eiusdem, novissime et cum maxima vigilantia in lucem redacta : ac
impressa arte ac artificio Joannis du pre et Jacobi le messier. Anno a partu virgineo
Millesimo, Quingentesimo decimooetavo die vicesimaprima Mensis Junii Sumptibus
vero Hedmundi le feure : in vico sancti Jacobi prope edem sancti Benedecti, sub
intersignio crescentis Lune moram trahentis; fol. xix, col. c.
a. Nous avons décrit plus haut (p. 546) cette édition, dont toutes nos citations
seront tirées.
DOMINIQUE soin 1.1 i\ situ \mimi i: i-\iu iinm 553
la plupart des considérations sur Les latitudes uniformes < i
difformes dont nous parlerons ici. La troffeième partie, trè
courte, étudie le mouvemenl d'augmentation. Enfin La qua-
trième recherche comment <l<>ii être évaluée la vitesse en
chacun de ces trois mouvements. L'analogie «!«' cette quatrième
partie avec le Traité des proportions d'Alberl de Saxe es1
visible et, d'ailleurs, avouée par l'auteur. « L'étroitesse du
temps, » écrit-il eu la terminant1, « me presse d'avancer avec
rapidité; je ne m'attarderai donc pas plus longtemps en
l'étude de la vitesse. Que ceux qui voudraient être informés
plus à plain de cette matière voient ce qu'Ilentisberus et le
Calculateur ont écrit sur le mouvement local, et ce qu'Albert
de Saxe en a dit dans le petit livre Des proportions. »
Ce passage nous apprend, à la fois, de quels auteurs Louis
Coronel s'est inspiré, et quelle forme résumée il a donnée aux
chapitres suggérés par eux.
Les principales sources auxquelles il puise sont, en effet,
celles qu'il vient de nommer : Le Tractatus proportionum
d'Albert de Saxe, le Tractatus de tribus prœdicamentis de
Guillaume Heytesbury, enfin le traité du Calculateur. Il a lu
également, et cite volontiers, la Summa philosophie de Paul de
Venise et le De intensione et remissione formarum de Jacques de
Forli. Enfin, il a sûrement étudié les commentateurs italiens
d'Heytesbury; il cite2 une opinion émise « par Gaétan en son
commentaire au traité du maximum et du minimum d'Hen-
tisberus » ; et nous avons vu qu'il emprunte à Bernard Torni
un théorème de Nicole Oresme.
La documentation de Louis Coronel est donc identique à
celle d'Alvarès Thomé et de Jean de Celaya; la doctrine qu'il
en extrait est aussi toute semblable à celle qu'ils en avaient
tirée; mais il ne lui accorde pas l'ample développement que
ses collègues de Coqueret et de Sainte-Barbe lui avaient donné.
De cette doctrine, le Bégent de Montaigu se borne à formuler
les propositions qui lui semblent les plus importantes.
Sur quelques problèmes de Nicole Oresme et de Bernard
i. Ludovici Coronel Op. laud., lib. III, pars IV; éd. i5ii, fol. lxxx, col. b.
a. Ludovici Coronel Op. laud., lib. II, pars III; éd. i5ii, fol. xl, col. a.
554 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Torni, Alvarès Thomé avait greffé une théorie mathématique
assez étendue, ébauche de la théorie des séries; Jean de Celaya
allait reproduire en entier cette théorie. Louis Coronel ne
reprend ni les quatre problèmes exposés par Bernard Torni
ni même les deux premiers, qui sont d'Oresme; il se borne
à résoudre le premier de ces problèmes.
En traitant de difformibus, Coronel énonce ' la règle par
laquelle une qualité uniformément difforme correspond à son
degré moyen; cette règle, il n'en produit aucune démons
tration; il se borne à détruire une interprétation erronée que
le Calculateur en avait donnée.
Cette règle, il l'invoque encore pour réduire à l'uniformité
une vitesse distribuée d'une manière uniformément difforme,
soit au sein du sujet, soit au cours du temps; ce qu'il dit de
cette réduction se termine en ces termes2 :
« Si l'un de ces deux mobiles ou tous deux se meuvent d'une
manière uniformément difforme, ou bien encore si la vitesse
est difformément difforme, la difformité devra être réduite
à l'uniformité selon son degré moyen, et l'on dira que le
mobile se meut d'une manière difforme avec ce degré de mou-
vement. Presque tout ce qui a été dit des qualités difformes
peut s'appliquer au mouvement difforme ; aussi n'insisté-je pas
davantage sur ces considérations. Que l'on consulte les règles
données par Heytesbury dans le Tractatus de motu locali; elles
sont assez bonnes et faciles. Quant à celui qui désire user son
temps en pure perte, qu'il voie les règles de Suiset; car, pour
moi, je juge inutile d'insister plus longuement sur ces
questions. »
Le désir d'être bref n'a pas seul, semble-t-il, dicté ce propos;
on y devine une grande lassitude de ces minutieuses chicanes
auxquelles se complaisait le Calculateur. Cette lassitude, que les
Humanistes portaient jusqu'au dégoût le plus profond, on en
ressentait les premières atteintes, nous le savons3, jusqu'en
1. Ludovici Coronel Op. laud., lib. II F, pars II; éd. i5ii. fol. lxix, col. a.
2. Ludovici Coronel Op. laud., lib. III, pars IV; éd. i5n, fol. lxxix. col. b.
3. La tradition de Jean Baridanet la Science italienne au XVI" siècle, IV : La décadence
de la Scolastique parisienne après la mort de Léonard de Vinci. Les attaques de
l'Humanisme. Didier Érasme et Louis Vives.
DOMINIQUE BOTO BT LA SC0LA8TIQUE PARISIEN*! r>T>5
L'entourage de Jean Majoris; au gré des disciples «lu Maître
écossais, et de ce maître lui même, il étail temps d'imposer
un terme aux excès dialectiques que l'influence d'Oxford avait
misa La mode; il étail urgenl de simplifier La Logique cl la
Physique. Les Perscrutationes physiese de Louis Coronel
s'efforcent, d'une manière visible, à cette simplification. Mal
heureusement, le départ entre La paille inutile et encombrante
qu'il convenait d'abandonner et le grain fécond qu'il était bon
de garder n'est pas, en ces Perscrutationes, toujours fait avec
un entier discernement; bien des « broutilles à la Suiseth » ont
été conservées, tandis que l'auteur rejette certaines théories
dont l'avenir prouvera la fertilité ; pour que Louis Coronel
évitât toute méprise de ce genre, il eût fallu qu'une prophétique
intuition lui découvrît tout le progrès futur de la Science.
XXX
Dominique Soto et les lois de la chute des graves.
Il est difficile de lire les écrits de Jean Dullaert, d'Alvarès
Thomé, de Louis Coronel, de Jean de Celaya, sans faire une
remarque, ni de faire cette remarque sans en être surpris.
Tous ces auteurs, à la suite d'Heytesbury, du Calculateur, de
leurs commentateurs italiens, traitent longuement du mouve-
ment uniformément difforme; aucun d'entre eux ne prend
soin de montrer par un exemple qu'un tel mouvement se
rencontre ou peut se rencontrer dans la nature. L'exemple,
cependant, paraissait être à l'immédiate disposition de nos
régents de Montaigu, de Coqueret et de Sainte-Barbe. Albert
de Saxe avait indiqué l'hypothèse du mouvement unifor-
mément accéléré comme étant Tune des deux suppositions que
l'on pouvait faire sur la chute des corps graves; cette opinion
était reproduite dans les diverses éditions, alors imprimées,
des Quœstiones in libros de cœlo et mundo; seules les éditions
données à Paris, en i5i6 et en i5i8, allaient l'omettre. Nos
556 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
scolastiques, qui lisaient et citaient si volontiers Albert de Saxe,
ne pouvaient guère n'y avoir pas rencontré cette hypothèse ;
l'y eussent-ils laissé passer inaperçue qu'ils l'eussent retrouvée
au manuel de Philosophie de Pierre Tataret, si souvent imprimé
de leur temps, où elle était recopiée. Si étonnant que le fait
puisse paraître, il est cependant de constatation sûre et facile;
aucun maître parisien, au début du xvr9 siècle, n'a eu la pensée
de citer la chute des graves comme exemple de mouvement
uniformément difforme.
Vers le même temps, Léonard de Vinci, guidé sans doute
par la lecture d'Albert de Saxe, s'est fortement attaché à
proclamer cette vérité: La chute des graves est un mouvement
uniformément accéléré. Mais, bien qu'il eût étudié les écrits
d'Heytesbury, du Calculateur, d'Ange de Fossombrone, il ne
paraît pas avoir tiré profit de ce que ces écrits enseignaient
au sujet du mouvement uniformément difforme; il n'a pas su
reconnaître avec exactitude la loi qui relie au temps écoulé
le chemin parcouru en un mouvement uniformément accéléré.
Au début du xvie siècle, donc, les deux propositions qui
règlent la chute des graves ont été formulées depuis cent cin-
quante ans; depuis ce temps, chacune d'elles a été répétée un
très grand nombre de fois; mais, toujours, ceux qui formulent
la première de ces propositions semblent ignorer la seconde,
ceux qui enseignent la seconde ne soufflent mot de la première;
personne encore ne semble avoir songé à les réunir et, en les
réunissant, à créer la théorie du mouvement des corps pesants.
Qui donc eut, le premier, l'idée de souder l'une à l'autre ces
deux propositions? Nous ne saurions le dire; mais en lisant les
Questions de Soto, nous constatons que la soudure est faite;
le savant Dominicain, d'ailleurs, ne paraît pas nous la présenter
comme chose nouvelle et dont il soit Fauteur.
Nous savons que Francisco Soto, lorsqu'il vint étudier à
Paris, fut reçu par son compatriote Louis Goronel de Ségovie;
nous ne serons donc pas étonné que Soto enseigne, touchant
la difformité des latitudes, une doctrine semblable à celle que
Goronel a professée; et en effet, si l'exposition que le professeur
de Salamanque donne de cette question diffère de celle qu'a
D0MINIQ1 i SOTO BT LA I PÂRX8I1 EfNB »'>7
donnée le régent <lr Montaigu, c'esl seulement par une plus
grande brièveté et pai un délaissement plus complet <i<-s
subtilités mathématiques.
C'est en ses Questions sut le septième livre de La Physique
d'Aristote que Soto développe son opinion touchant l;i \it<
du mouvemenl local; pour se conformer ;i un usage presque
constamment suivi depuis Bradwardine et Albert de Saxe, et
auquel Dullaert, Alvarès Thomé cl Jean de Cclaya n'ont eu
garde de se soustraire, il fait précéder ce développement d'une
introduction arithmétique qu'il intitule : Digressio de propor-
tionibus. Aussitôt après cette digression mathématique, vient
une question formulée en ces termes : « La vitesse d'un mou-
vement, considéré en son effet, s'évalue-t-elle par la grandeur
de l'espace qui est franchi2?»
La difformité du mouvement peut dépendre soit de sa répar-
tition au sein du mobile, soit de sa succession dans le temps;
c'est la difformité relative au sujet mobile qui, d'abord, retient
l'attention du Professeur de Salamanque.
En un mouvement de rotation, la vitesse est celle du point qui
est mû le plus rapidement. Soto se range3 à cette « conclusion
d'Hentisberus, que les philosophes admettent à juste titre. »
Mais, pour cela, il lui a fallu rejeter cette objection^: «En tout
genre de mouvement, on doit adopter la même mesure. Or,
dans le mouvement d'altération, lorsque la chaleur se distribue
d'une manière uniformément difforme en quelque sujet, du
degré zéro, par exemple, au degré 8, on dénomme cette chaleur
non par son degré le plus élevé, mais par son degré moyen,
savoir le degré k- Puis donc qu'en une roue, mue d'un mou-
vement de rotation, la vitesse du mouvement s'étend avec
une uniforme difformité du centre à la circonférence , la
vitesse du mouvement de toute la roue se devrait évaluer
par la vitesse du point milieu du rayon. »
i. Reverendi Patris Dominici Soto Segobiensis Theologi ordinis prœdicatorum super
octo libros Physicorum Aristotelis Qusestiones. Cum Privilégie Salmanticae. In aedibus
Dominici à Portonariis, Gath. M. Typographi. MDLXXII. Fol. 90, col. a à fol. 92 col. b.
2. Dominici Soto Op. laud, lib. VIII, quaest. III; éd. cit., fol. 92, col. b.
3. Dominici Soto Op. laud., quaest. cit.; éd. cit., fol. g3, col. b.
4. Dominici Soto Op. laud., quaest. cit.; éd. cit., fol. 92, col. c.
558 ÉTUDES SUR LEONARD DE VÏNCt
Venons à ce que le Professeur de Salamanque enseigne1 du
mouvement difforme dans le temps.
« Le mouvement uniformément difforme par rapport au
temps est celui dont la difformité est telle : Si on le divise
suivant le temps, c'est-à-dire suivant des parties qui se succè-
dent dans le temps, en chaque partie, le mouvement du point
milieu excède le mouvement extrême le plus faible de cette
même partie, d'une quantité égale à celle dont il est excédé
par le mouvement extrême le plus intense.
» Cette espèce de mouvement est celle qui est propre aux
corps qui se meuvent de mouvement naturel et aux projectiles.
» Toutes les fois, en effet, qu'une masse tombe d'une
certaine hauteur au sein d'un milieu homogène, elle se meut
à la fin plus vite qu'au commencement. Au contraire, le
mouvement des corps projetés [de bas en haut] est plus faible
à la fin qu'au commencement. Et même le premier s'accélère
uniformément, et le second se retarde uniformément. »
De ce passage si net et si important, donnons le texte latin
en son entier :
« Motus uniformlter dijjformis quoad tempus est motus ita
dijformis ut, si dividatur secundum tempus fscilicet secundum
prlus et poster ius), cujuscunque partis punctum médium illa
proportione excedit remissimum extremum illius partis qua exce-
ditur ab intensissimo.
» Hœc motus species proprie accidit naturaliter motis et projectis.
)> Ubi enim moles ab alto cadit per médium uniforme, velocius
movetur in fine quam in principio. Projectorum vero motus
remissior est in fine quam in principio. Atque adeo primus unifor-
miler dijformiler inlenditur, secundus vero uniformiter difformiter
remittitur. »
Une évidente inadvertance a introduit deux fois, en la
dernière phrase, le mot difformiter qui n'y devrait pas figurer ;
Soto veut que la chute du grave et l'ascension du projectile
soient deux mouvements uniformiter difformes ; dès lors,
comme Heytesbury le fait constamment, et une foule d'auteurs
après lui, il aurait dû dire du premier uniformiter intenditur }
i. Dominici Soto Op. laud. , quaest. cit.; éd. cil., fol. 92, col d.
DOMINIQUE BOTO RI LA SCOLÀSTIQUI PARISIENNE
61 du second, imijonnilrr rcniii lilur . NOUS avons vu, ;m | XXIV,
que Gaëtan de Tiène, Messino el ^nge de Foesombrone
avaient, ions trois, insisté sur la synonymie de cei expressions
avec la qualification uniformiter difformis*
Ces expressions, nous les avons ainsi traduites : le mOUVe
ment s'accélère uniformément, se retarde uniformément. Pour
justifier L'exactitude de cette traduction, nous pourrions
recourir à l'autorité de Messino; nous allons en invoquer
une plus probante encore; Jeun de Gelaya va nous dire que
ce sens est bien celui que l'on attribuait à de telles expressions
parmi les maîtres espagnols de l'Université de Paris, au
temps où Soto recueillait leurs enseignements.
u II est une chose, dit Gelaya1, dont il faut être averti ;
à parler proprement, on ne doit aucunement dire que le
mouvement est intense (inlensus) ou faible (remissus), mais
bien qu'il est rapide (velox) ou lent (tardas); mais la commune
manière de parler en a décidé au contraire; or c'est l'avis du
Philosophe qu'il faut parler comme la foule et penser comme
le petit nombre; nous emploierons donc constamment ces
termes : mouvement intense, mouvement faible, à la place
de ceux-ci : mouvement rapide, mouvement lent; nous
emploierons l'expression : croît en intensité (intenditar) à la
place des mots : s'accélère (velocitatar) , les mots : s'affaiblit
(remittitar) à la place des mots : se retarde (retardetar) . »
Ces diverses explications ne nous paraissent laisser place
à aucun doute; nous pouvons, avec assurance, attribuer ces
deux propositions à Dominique Soto :
La chute d'un grave est un mouvement uniformément
accéléré.
L'ascension d'un projectile est un mouvement uniformément
retardé.
En un tel mouvement, quelle loi fera connaître le chemin
décrit parle mobile en un temps donné? Soto va maintenant
nous le dire2 :
« Le mouvement uniformément difforme par rapport au
1. Magistri Johannis de Gelaya Expositio in Ubros Physicorum; fol. lxxxv, col. d.
a. Dominici Soto, Op. laud.f quaest. cit.; éd. cit., fol. g3, coi. d et fol. 94, col. a.
560 ÉTUDES SUR LEONARD DE VÎNCI
temps suit presque la même règle que le mouvement uniforme.
Si deux mobiles, en effet, parcourent en un même temps
des longueurs égales, bien que l'un se meuve uniformément
et l'autre d'une manière difforme quelconque, décrivant par
exemple un pied durant la première demi-heure et deux pieds
pendant la seconde, du moment que ce dernier, en l'heure
entière, parcourt juste autant de pieds que le premier, qui
se meut uniformément, ces deux mobiles se mouvront éga-
lement.
» Mais ici survient un doute : La vitesse d'un mobile mû
de mouvement uniformément difforme doit-elle être dénommée
par son degré le plus intense? Si, par exemple, la vitesse d'un
grave qui tombe pendant une heure croît du degré zéro au
degré 8, doit-on dire que ce grave a un mouvement de
degré 8? 11 semble que la réponse affirmative soit la vraie,
car c'est bien là la loi qui semble suivie par le mouvement
uniformément difforme quant au sujet mobile. Nous répon-
drons néanmoins que la vitesse du mouvement uniformément
difforme par rapport au temps s'évalue par le degré moyen
et doit recevoir sa dénomination de ce degré. On ne doit pas
raisonner à son égard comme à l'égard du mouvement uni-
formément difforme quant au sujet. En ce dernier cas, en
effet, la raison de la règle adoptée était la suivante: La ligne
que décrit le point le plus rapidement mû, tout le mobile
la décrit avec lui, en sorte que le tout se meut aussi vite que
ce point-là. Tandis qu'un mobile mû de mouvement unifor-
mément difforme par rapport au temps ne décrit pas un
chemin aussi grand que s'il se mouvait uniformément, pendant
la même durée, avec la vitesse qu'il atteint à son degré
suprême; cela est évident de soi. Nous pensons donc que
le mouvement uniformément difforme doit être dénommé par
son degré moyen. Exemple : Si le mobile A se meut pendant
une heure en accélérant constamment son mouvement du
degré zéro jusqu'au degré 8, il parcourra juste autant
de chemin que le mobile B qui, pendant le même temps, se
mouvrait uniformément avec le degré 4.
» 11 résulte de là que, toutes les fois que des mobiles sont
DOMINIQUE 80TO ET LA BCOLAêTIQUE iwiumi.nm 56 1
mus de mouvement difforme, il faut réduire ces mouvements
à l'uniformité. »
De cette réduction, Oresme a donné des exemples, qui sont
d'une analyse mathématique quelque peu relevée, et ees exem-
ples ont été à l'envi multipliés et généralisés par Bernard
Torni, Jean Dullaert et Alvarès Thomé; Jean de Cclaya avait
reproduit la théorie de Thomé, mais Louis Goronel s'était
borné à emprunter à Oresme un seul de ses problèmes, le pre-
mier et le plus simple. En cette étude mathématique, Soto
pénètre moins encore; il se borne à montrer, en traitant deux
cas particuliers, comment on peut réduire à l'uniformité un
mouvement de vitesse continue, formé par la succession de
deux mouvements uniformément accélérés.
Au cours de la lecture du passage qui vient d'être cité, deux
remarques peuvent être faites :
En premier lieu, la chute d'un grave y est prise comme
exemple de mouvement uniformément difforme ; par là se
trouve affirmée de nouveau cette proposition qu'une telle chute
est uniformément accélérée.
En second lieu, Soto discute si le degré moyen de mouve-
ment doit servir à dénommer un mouvement uniformément
difforme; mais au sujet de la règle qui permet de mesurer le
chemin parcouru en un semblable mouvement, il n'éprouve
aucune hésitation ; il affirme d'emblée que ce chemin est égal
à celui que le mobile décrirait, dans le même temps, par un
mouvement uniforme où la vitesse serait la moyenne entre
la plus grande et la plus petite vitesse du mouvement unifor-
mément difforme.
De cette règle, Soto n'esquisse aucune démonstration;
visiblement, il la regarde comme une vérité d'usage courant;
la lecture de Jean de Gelaya nous a d'ailleurs montré que ceux
qui la voulaient justifier savaient au besoin, en ce temps-là,
reprendre les considérations développées par Nicole Oresme.
Voici donc ce que le témoignage de Soto nous apprend :
Avant le milieu du xvie siècle, les Scolastiques parisiens
et leurs disciples regardaient ces vérités comme banales :
La chute libre d'un grave est un mouvement uniformément
P. DLHEM. 36
562 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
r r r
ACCELERE ; L ASCENSION VERTICALE D UN PROJECTILE EST UN MOUVE-
MENT UNIFORMÉMENT RETARDÉ.
En UN MOUVEMENT UNIFORMÉMENT VARIÉ, LE CHEMIN PARCOURU
EST LE MÊME QU'EN UN MOUVEMENT UNIFORME, DE MEME DURÉE,
DONT LA VITESSE SERAIT LA MOYENNE ENTRE LES DEUX VITESSES
EXTRÊMES DU PREMIER MOUVEMENT.
Le labeur immense dont les pages précédentes ont briève-
ment retracé l'histoire avait porté ses fruits; on connaissait
deux des lois essentielles de la chute des corps ; en faveur de
ces lois, Galilée pourra bien apporter de nouveaux arguments,
tirés soit du raisonnement, soit de l'expérience; mais, du
moins, il n'aura pas à les inventer.
XXXI
Conclusion.
La tradition parisienne et Galilée.
Ces deux propositions, il est de règle d'en attribuer l'inven-
tion à Galilée. Cette attribution est-elle légitime? Examinons
successivement les titres dont elle s'autorise1.
Le 16 octobre 160/i, Galilée écrivait à son ami Fra Paolo
Sarpiune lettre bien connue2. Galilée déclare que, pour rendre
compte des diverses particularités qu'il a observées dans la
chute des graves, il lui manque, jusqu'ici, « un principe tota-
lement indubitable » qui puisse être donné à titre d'« axiome ».
« Je me suis contenté, » poursuit-il, « d'une proposition qui
a beaucoup de naturel et d'évidence; cette proposition admise,
on peut démontrer tout le reste, savoir ; que les espaces
i. Nous n'examinerons pas ici l'ensemble des idées de Galilée sur la Dynamique
et, en particulier, sur la cause de la chute accélérée des graves. Nous renverrons le
lecteur désireux de connaître ces idées à notre étude intitulée : De l'accélération pro-
duite par une force constante. Notes pour servir à l'histoire de la Dynamique. Cette étude
a été publiée dans les Comptes rendus du 11° Congrès international de Philosophie,
Genève, septembre 1904, pp. 859-915.
2. Cette lettre est la première de celles qui ont été reproduites en l'édition des
Opère di Galileo Galilei donnée à Padoue en 17M (t. III, p. 3/ia). Elle a été repro-
duite depuis dans l'édition d'Albèri, Firenze, 18A7 (t. VI, pp. a4-25) et dans l'édition
nationale (t. X, p. n5).
immiiinium: SOtO rr i.\ BCOLA flQUl i-uu-u.nm
traversés par le mouvement naturel sont en raison doublée
des durées de chute; par conséquent, que Le ices Franchis
en «les temps égaux sonl entre eux comme les nombres impa
successifs à partir de l'unité, etc. I-»' principe en question est
celui-ci: Le corps qui se meut naturellement \a croissant de
vitesse dans le même rapport qu'il s'éloigne du principe de
son mouvement Ed il principio è questo, che il mobile naturelle
vadia crescendo di vélocité, con quella proporzione^ che si discosta
(lai principio del suo moto). »
Afin qu'aucun doute ne demeure dans l'esprit de son corres-
pondant, Galilée explique sa pensée à L'aide d'une figure;
parti de A, le grave tombe verticalement en B, puis en G; « le
degré de vitesse (grado di velocità) qu'il a en G est au degré
de vitesse qu'il a en B, comme la distance G A est à la dis-
tance B A. »
Galilée ajoute que, si un projectile est lancé verticalement
de bas en haut, les vitesses qu'il prend successivement seront
exactement reproduites en ordre inverse lorsqu'il tombera.
Donc, en i6o4, l'illustre Pisan connaît la loi qui relie au
temps de chute le chemin décrit par un grave qui tombe; mais
il admet, pour relier au même temps la vitesse qui anime ce
grave, une loi qui est fausse et dont la première ne se pourrait
déduire. Galilée affirmait à Sarpi que cette déduction était
possible, sans lui dire, cependant, comment il s'y prenait pour
l'effectuer.
On a retrouvé, au xixe siècle, bon nombre de fragments et
d'essais composés par Galilée; écrits de la main de Galilée ou
recopiés par quelqu'un de ses amis, ils n'avaient jamais été
imprimés. Ces fragments ont été soigneusement publiés en
l'édition nationale des œuvres de Galilée; malheureusement,
il est, en général, impossible de leur assigner une date déter-
minée ni même d'en fixer l'ordre chronologique.
Parmi ces fragments, il en est un, écrit en italien de la
main même de Galilée, qui développe les pensées indiquées
dans la lettre à Paolo Sarpi en leur conservant le même ordre
et presque exactement la même forme; il est permis de penser
que le fragment est à peu près contemporain de la lettre.
564 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Ce fragment va nous enseigner quelle était la démonstration
employée par Galilée. Donnons la traduction des principaux
passages1.
« Je suppose (et peut-être pourrai-je démontrer) que le grave
qui tombe va accroissant constamment sa vitesse en raison de
l'accroissement de sa distance à son point de départ. Si, par
exemple, le grave part du point A (fig. 7) et tombe par la
ligne AB, je suppose que le degré de vitesse
au point D surpasse le degré de vitesse au
point G dans le rapport où la distance DA
est plus grande que la distance G A; que, de
même, le degré de vitesse en E est au degré
de vitesse en D comme E A est à D A ; le grave
se trouve ainsi, en tout point de la ligne AB,
avec une vitesse proportionnelle à la distance
de ce même point à l'origine A. Ce principe
me paraît très naturel; il répond à toutes les
expériences que nous constatons aux ma-
chines et instruments dont l'œuvre est de frapper; en ces
machines, en effet, la pièce qui frappe produit un effet d'autant
plus grand qu'elle tombe de plus haut. Ce principe admis, je
démontrerai le reste.
» Que la ligne A K fasse un angle quelconque avec la ligne
A F, et par les points G, D, E, F, que l'on tire les parallèles G G,
DH, El, FK; puisque les lignes FK, El, DH, G G sont entre
elles comme les lignes FA, EA, DA, C A, les vitesses aux
points F, E, D, G sont donc entre elles comme les lignes FK,
El, DH, G G. Les degrés de vitesse en tous les points de la
ligne A F vont donc constamment en croissant selon l'accrois-
sement des parallèles tirées de ces mêmes points.
» En outre, comme la vitesse avec laquelle le mobile est
venu de A en D est composée de tous les degrés de vitesse
acquis en tous les points de la ligne AD, et que la vitesse avec
laquelle il a franchi la ligne A G est composée de tous les
Fig. 7
1. Le Opère di Galileo Galilei. Edizione Nazionale sotto gli auspicii di sua Maestà
il Re d'Italia. Vol. VIII, Firenze, 1908. Frammenti attenenti ai Discorsi e Dimostrazioni
matematiche intorno a due Nuove Scienze, pp. 373-374.
DOMINIQUE BOTO BT LA B< I »i I ! I U \\ B PAB1 BRUNI 565
degrés de vitesse qu'il a acquis en ions les pointa de la ligne
\ Gj l;i vitesse avec Laquelle il ;i parcouru la Ligne A I) a, ;■ La
vitesse avec Laquelle il ;i parcouru La Ligne A G, un rapport
égal à celui que toutes les parallèles tirées de ions Les points
de la Ligne A I) jusqu'à la Ligne A II ont à toutes les parallèles
tirées de ions Les points de La Ligne AC jusqu'à AG; et ce der
nier rapport est celui du triangle ADN au triangle ACG,
c'est-à-dire celui du carré de AD au carré de A G. Donc le
rapport de la vitesse avec laquelle le mobile a parcouru la
I ii^ ne A D à la vitesse avec laquelle il a franchi la ligne A G est
le carré du rapport de DA à G A.
» Mais le rapport de la vitesse à la vitesse est l'inverse du
rapport du temps au temps, car le temps décroît en môme
temps que croît la vitesse ; la durée du mouvement fait
suivant AD a donc à la durée du mouvement fait suivant A G
un rapport qui est la racine carrée du rapport de la distance
A D à la distance A G. Les distances au point de départ sont
ainsi comme les-carrés des temps; partant, les espaces parcou-
rus en des temps égaux sont entre eux comme les nombres
impairs successifs à partir de l'unité; cela répond à ce que j'ai
toujours dit et aux expériences observées; toutes les vérités
se trouvent ainsi d'accord. »
Galilée poursuit en démontrant que son principe entraîne
ce corollaire : Un projectile qui monte verticalement prend
successivement toutes les vitesses qu'il reprendra en ordre
inverse lorsqu'il retombera suivant la même ligne.
Analysons le passage que nous venons de reproduire.
Pour tirer de son principe faux une conclusion juste,
Galilée a commis successivement deux graves paralogismes.
En premier lieu, par cette proposition vague : « La vitesse
[moyenne] avec laquelle le mobile a parcouru la ligne AD est
composée des vitesses prises en tous les points de AD, » il a
été conduit à regarder cette vitesse moyenne comme mesurée
par l'aire du triangle ADH; c'est ce qui lui a permis de dire
que le rapport des deux vitesses moyennes avec lesquelles le
mobile a franchi successivement les distances AG, AD était
égal au rapport des aires des deux triangles ACG, ADH.
566 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
En second lieu, Galilée a invoqué ce principe : Les durées
sont en raison inverse des vitesses (La velocità alla velocità ha
contraria proporzione di quella che ha il tempo al tempo). Il a
oublié d'ajouter que ce principe compare les durées et les
vitesses avec lesquelles un même chemin a été parcouru en des
circonstances différentes. Il s'est empressé de l'appliquer à un
cas où les deux chemins parcourus, AG, AD, sont différents.
On est surpris de voir un tel génie commettre des erreurs
que l'on condamnerait chez un débutant en Géométrie. Ces
mêmes erreurs, nous allons les retrouver, du moins en partie,
sous la plume d'un autre homme de génie, de Descartes.
Le i3 novembre 1629, Descartes répond1 à une question que
Mersenne lui a posée au sujet du temps employé par un poids
à descendre de diverses hauteurs. En guise de réponse, dans sa
lettre qui est écrite en français, il insère un fragment qui est
rédigé en latin. Selon MM. Adam et Tannery2, ce fragment
doit avoir été composé lors du premier séjour de Descartes en
Hollande, c'est-à-dire entre 1617 et juillet 1619.
Descartes part de ce principe, cher à l'École terminaliste de
Paris : Le corps qui tombe de A en B, puis de B en C « décrit
beaucoup plus vite l'espace BG que l'espace AB, car, alors
qu'il parcourt cet espace BC, il retient
tout Yimpeius par lequel il se mouvait
le long du chemin AB et, en outre,
un nouvel impetus s'accroît en lui par
l'effet de la gravité qui le presse de
nouveau à chaque moment ».
La puissance de la vitesse ainsi im-
primée par cet impetus (vis celeritatis im-
pressa) croît donc d'un moment à l'au-
tre. Descartes poursuit en ces termes :
« En quelle proportion augmente
cette vitesse, c'est ce qui est démontré par le triangle ABCDE
(fig. 8). La première ligne, en effet, dénote la puissance de
1. Descartes, Œuvres publiées par Ch. Adam et Paul Tannery, Correspondance,
pièce n° XIX, t. I, pp. 69-73.
3. Note des éditeurs, ibid., p. 75.
DOMINIQUE SOTO ET i.A BGOLA8TIQUI pamsienm 567
vitesse imprimée au premier moment; I - > seconde, La puissance
imprimée au second momenl ; La troisième, La troisième puis-
sance communiquée (vis indita e1 ainsi <lc suite. Ou forme
ainsi le triangle ACD qui représente I augmentation de vit
du mouvemenl tandis que le poids descend de A en C; le
triangle A.BE qui représente L'augmentation de vitesse en la
première moitié de L'espace que Le grave parcourt; enfin le
trapèze BGDE qui représente l'augmentation de vitesse dans
la seconde moitié de l'espace que le grave parcourt. Gomme le
trapèze BCDE est trois fois plus grand que le triangle ABE,
ainsi qu'il est évident, il en résulte que le poids descend trois
fois plus vite de B en G que de A en B; c'est-à-dire que s'il
descend en trois moments de A en B, il descendra en un seul
moment de B en G; ainsi, en quatre moments, il fera deux
fois plus de chemin qu'en trois; par conséquent, en 12 mo-
ments, il en fera deux fois plus qu'en 9, en 16 moments quatre
fois plus qu'en 9 et ainsi de suite. »
Ce fragment de Descartes est clair si l'on a soin de tracer la
figure comme nous l'avons fait; il est absolument incompré-
hensible si l'on se sert de la figure qui se trouve dessinée dans
la lettre à Mersenne; les lignes que désignent les chiffres 1,2,
3, 4, n'y sont pas parallèles à CD; elles sont parallèles à AG
et s'éloignent de AG au fur et à mesure que leur ordre va
croissant. Que ce dernier tracé résulte d'une inadvertance,
commise peut-être lorsque Descartes a recopié ce fragment
pour l'insérer en la lettre destinée à Mersenne, cela ne nous
paraît aucunement douteux. Nous admettrons donc que la
figure par nous dessinée est bien celle que Descartes avait en
vue lorsqu'il construisait son raisonnement.
Dès lors, le passage que nous venons de citer prête à
diverses remarques.
i° Comme Galilée en 1604, Descartes admet clairement, en
ce passage, que la vitesse d'un grave qui tombe est propor-
tionnelle non pas à la durée de la chute, mais au chemin par-
couru par le mobile.
20 Cette vitesse est ainsi une latitude uniformément difforme
dont le chemin parcouru est la longitude. Cette latitude uni-
568 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
formément difforme, Descartes va la représenter comme Nicole
Oresme a enseigné à le faire, comme le font la plupart des
livres imprimés à la fin du xve siècle et au début du xvie siècle,
comme Galilée le faisait en ses notes de Padoue ; il va, selon
notre langage moderne, porter les longitudes ou les chemins
parcourus en abscisses et les latitudes ou les vitesses en ordon-
nées, en sorte que la latitude uniformément difforme soit
représentée par un triangle rectangle.
Or, le fragment que nous venons de citer serait, si nous
acceptons la date approximative que lui attribuent MM. Adam
et Tannery, la plus ancienne production du génie de Descartes
qui nous soit parvenue; il serait plus ancien que le temps où
Descartes a créé sa Géométrie. S'il en est ainsi, avant que Des-
cartes s'appliquât à la Géométrie, il connaissait l'emploi des
coordonnées sous la forme où Nicole Oresme l'avait proposé,
il usait des coordonnées pour un problème tout semblable à
ceux qu'Oresme avait traités.
3° A la latitude uniformément difforme ainsi tracée corres-
pond quelque chose que Nicole Oresme eût nommé la quantité
ou la mesure de la latitude ; ce quelque chose est mesuré par
l'aire de la figure représentative; ce quelque chose, Descartes
le nomme : augmentation de vitesse (augmentum velocitatis) .
Imitant alors une proposition qu'Heytesbury et tous ses com-
mentateurs ont formulée touchant la vitesse uniformément
difforme par rapport au temps, il peut énoncer ce théorème :
Pendant que le mobile parcourt la seconde moitié du chemin,
l'augmentation de vitesse est triple de ce qu'elle a été pendant
le parcours de la première moitié du chemin.
4° Tant que l'on ne précise pas autrement le sens des mots
augmentum velocitatis, cette proposition peut être reçue comme
absolument correcte ; mais il est visible qu'en l'esprit de Des-
cartes, la signification de ce mot se précise par une erreur
analogue à celle qui s'est rencontrée dans l'esprit de Galilée ;
Descartes identifie Yaugmentum velocitatis relatif au chemin
AB, Yaugmentum velocitatis relatif au chemin BG, avec la
vitesse moyenne le long de chacun de ces deux chemins.
Gomme les deux chemins AB, BG sont égaux entre eux,
DOMINIQUE SOTO BT LÀ BCOLASTXQUE PABISIBHlfl 56g
Descartea peut déclarer alors que les durées employées par
le grave à les parcourir sont en raison inverse dei rites
moyennes correspondantes et, partant, <|u<' la durée <lr La chute
suivant BC est le liera de La durée de I;» chute suivant \H.
Des deux paralogismes commis par Galilée, Descartes a
gardé le premier en évitant le second; aussi, parti «lu même
principe que Le Pisan, a i il abouti à une conclusion diffé-
rente.
Obtenue à partir d'un principe faux par une lourde faute de
raisonnement, celte conclusion est erronée; elle est une
malencontreuse inversion de ce théorème exact et classique
depuis Heytesbury : Le chemin parcouru par un grave pen-
dant la seconde moitié de la durée de la chute est triple du
chemin parcouru pendant la première moitié de cette même
durée.
Des premiers essais de Galilée et de Descartes sur les lois de
la chute des graves, se dégage une impression d'ensemble qui
peut se formuler ainsi :
Ces deux auteurs partent de ce principe faux : La vitesse du
mouvement du grave est proportionnelle à la durée de la
chute. D'autre part, ils sont hantés par les considérations que
la Scolastique de Paris et d'Oxford a développées touchant les
mouvements dont la vitesse croît proportionnellement au
temps. Ils s'efforcent donc d'adapter au principe dont ils
usent des considérations toutes semblables à celles-là, ce qu'ils
ne peuvent faire sans commettre de graves paralogismes.
Dans les papiers inédits de Descartes, Leibniz a copié divers
fragments composés de l'année 1619 à 1621, fragments que
Foucher de Gareil a publiés sous ce titre : Cogitationes privatœ.
Un de ces fragments1 a trait à la chute d'un grave dans le
vide. Moins détaillé que le fragment envoyé par Descartes à
Mersenne, il contient les mêmes erreurs et les mêmes paralo-
gismes. Après ce que nous avons écrit de la lettre à Mersenne,
l'analyse de ce fragment serait une redite.
1. Foucher de Careil, Op. laud., p. 18. — Œuvres de Descartes, publiées par
Gh. Adam et P. Tannery, t. X, pp. 219-220.
570 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Ce fragment débute en ces termes :
« Gontingit mihi ante paucos dies familiaritate uti ingenio-
sissimi viri, qui talem mihi quaestionem proposuit :
« Lapis, aiebat, descendit ab A ad B unâ horâ; attrahitur
autem a terra perpétua eâdem m, nec quid deperdit ab illâ celeri-
tate quae illi impressa est priori attractione. Quod enim in vacao
movetur, semper moveri existimabat. Quaeritur : quo tempore
taie spatium percurrat. »
Ce vir ingeniosissimus que Descartes recevait alors dans sa
familiarité et qui lui avait posé ce problème, qui était-il? La
découverte récente du journal d'Isaac Beeckman nous le fait
connaître.
Un premier fragment1 de ce journal porte ce titre : Pour-
quoi une pierre qui tombe dans le vide tombe-t-elle de plus en
plus vite? La réponse à cette question est la suivante :
« Voici de quelle manière les choses se meuvent vers le
centre de la terre, lorsque l'espace intermédiaire est vide.
» Durant le premier moment, le mobile parcourt autant
d'espace qu'il en peut être parcouru par l'effet de l'attraction
de la terre. Durant le second moment, tandis que le mobile
persévère en ce mouvement, un nouveau mouvement de trac-
tion se trouve surajouté, en sorte qu'un espace double est
parcouru en ce second mouvement. Pendant le troisième
moment, ce mouvement double 2 persévère et, par l'effet de
la traction de la terre, un troisième y est surajouté, en sorte
qu'en un seul moment, se trouve parcouru un espace triple
du premier. »
La proportionnalité de la vitesse à la durée de la chute est,
en ce passage, formellement admise et expliquée.
À la suite de ce premier fragment s'en trouve un autre3 qui
a pour titre : « Calcul de la durée de chute d'une pierre : Lopi-
dis cadentis tempus supputation. »
« Comme les moments dont il vient d'être parlé sont indi-
1. Descartes et Beeckman, Variaxn° XI. — Œuvres de Descartes, éd. Ch. Adam
et P. Tannery, t. X, p. G8.
2. Le texte porte : duplex spacium.
3. Descartes et Beeckman, Varia, n°XI bis. — Œuvres de Descartes, éd. cit., t. X,
pp. 58-6 1.
Fh
DOMiMiH i soi.» il i v SI "i M moi i PABismtm
visibles, écril Beeck man, on aura ^DE (flg. 9 pour valeur <l<-
l'espace parcouru par la chose en une heure. L'espace dont la
pierre tombe en deux heures csi en raison doublée <iu temps.
» [Ces deux espaces] sontdonc entre eux comme VDE est à
ACB, ce qui esi la raison dou-
blée de \l) à AG. — Cum auiem
momenla haec sint individua, lut
bebil spatium per quod res unft
horâ cadit, A DE. Spatium /»«'/• </uod
(luabiis fioris cadlt duplicat pro-
portionem temporis, id est A DE
ad ACB, quae est duplicata pro-
portio AD ad AC. »
Après donc qu'il a admis la
proportionnalité de la vitesse à
la durée de la chute, Beeckman
use correctement de )a règle d'Oresme pour évaluer le chemin
décrit, en un certain temps, par le corps qui tombe.
Il va plus loin ; il arrive à déduire correctement la seconde
vérité de la première. Si, dit-il, pendant le premier moment
de temps, le corps a parcouru un « moment d'espace » AIRS,
durant les deux premiers moments de temps, AJ, il aura
décrit trois moments d'espace, représentés par la figure AJT
URS. L'espace parcouru dans un temps quelconque sera donc
représenté par le triangle correspondant, augmenté des petits
triangles k, /,.... égaux entre eux. « Mais ces triangles égaux
ainsi ajoutés sont d'autant moindres que les moments d'es-
pace sont moindres ; ces aires ajoutées sont donc de grandeur
nulle lorsque Ton pose que le moment est de grandeur nulle.
Or ce moment est le moment de l'espace selon lequel la chose
tombe. Il reste donc que l'espace dont la chose tombe en une
heure est à l'espace dont elle tombe en deux heures comme le
triangle ADE est au triangle ACB. Cumque hae aequalia adjecta
semper eo minora fiant, quo momenta spatii minora sant : sequi-
tar haec adjecta nultius quantiiatisfore, quando momenium nullius
quantitatis statuitur. Taie autem moment um est spatii per quod
res cadit. Restât igitur spatium per quod res cadit unâ horâ, se
572 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
habere ad spatium per quod cadlt duabus horis, ut triangulum
A DE ad triangulum ACB. »
Beeckman ne se contente donc pas de reproduire deux proposi-
tions essentielles que la Scolastique parisienne possédait assu-
rément dès le xvie siècle, comme en témoigne Dominique
Soto. Il rattache encore l'une de ces propositions à l'autre par
un lien que la méthode des indivisibles, que Je procédé infini-
tésimal lui permettait seul de nouer. Tout cela est-il de son
invention? Non sans doute, car le passage que nous venons de
citer est, tout aussitôt, suivi de celui-ci :
« Haec ita demonstravit Mr. Peron, cùm ei ansam prae-
buissem, rogando an possit quis scire quantum spatium res
cadendo conficeret unicâ horâ, cum scitur quantum conficiat
duabus horis, secundum mea fundamenta, videlicet quod
semel movetur semper movetur, in vacuo, et supponendo inter
terram et lapidem cadentem esse vacuum. »
Beeckman ne nous donne donc pas cette doctrine comme
de lui; elle est la réponse que René Descartes, seigneur Du
Perron, a faite au problème qu'il avait posé.
Or, si nous comparons cette réponse rapportée par Beeck-
man à celle qui est conservée dans les papiers de Descartes ou
qui est transmise à Mersenne, nous constatons de profondes
divergences qui sont toutes, d'ailleurs, en faveur de la pre-
mière. Beeckman admet la proportionnalité de la vitesse à la
durée de la chute, tandis que Descartes prend cette vitesse
proportionnelle au chemin parcouru. Beeckman emploie avec
exactitude la règle d'Oresme, tandis que Descartes substitue à
cette règle une formule entièrement fausse.
De ces divergences, quelle explication convient-il de
proposer? Du problème énoncé par Beeckman, Descartes
a-t-il, à son interlocuteur, donné une solution juste, qu'il
a ensuite faussée lorsqu'il l'a rédigée pour la conserver dans
ses papiers? Ou bien « Mr. Peron » n'avait-il suggéré à
Beeckman que des erreurs, erreurs que Beeckman aurait
transformées en vérités sans même s'apercevoir de l'heureuse
modification qu'il leur faisait subir? Entre ces deux suppo-
sitions, il paraît malaisé de choisir.
DOMINIQUE SOTO 11 LA BGOLA8TIQUI PARISIENNE
Ce choix ne deviendra pas plus facile, lorsque noua auront
lu un autre passage1 que Beeckman consacre au même
problème et qu'il intitule : « Lapis in vacuo versus terres
centrum cadens quantum singulis momentis motu crescat, ratio
Des Cartes, »
« En la question proposée, <lii il, on imagine qu'à chaque
instant (singulis temporibus), une nouvelle force est ajoutée
par laquelle le grave tend vers le bas; je <lis que cette force est
accrue de la même manière que les lignes transversales IR,
JT, DE, et que les autres transversales, en nombre infini,
que l'on peut imaginer entre celles-là. »
Notre auteur s'attache à établir que les parallèles à la base
CD du triangle représentent les vitesses instantanées succes-
sives. Toute son argumentation suppose que les longueurs
diverses, portées sur la hauteur AC, mesurent les durées
de chute; il dit du reste explicitement que les divisions
marquées par lui sur cette hauteur sont des « minima temporisa.
Ce que nous lisons au début de sa note s'accorde donc fort
bien avec ce qu'il avait exposé au passage précédemment
résumé.
Mais voici qu'au moment de conclure la démonstration,
une inadvertance se glisse; les longueurs portées sur A G ne
représentent plus les durées de chute, mais les chemins
parcourus par le mobile ; cela se voit clairement en ces lignes :
« Ex quibus patet, si imaginetur, verbi gratiâ, lapis ex A
ad G trahi a terra in vacuo per vim quae aequaliter ab illâ
semper fluat, priori rémanente, motum primum in A se
habere ad ultimum qui est in G ut punctum A se habet ad
lineam CD; mediam vero partem DG triplo celerius pertransiri
à lapide, quam alia média pars AD, quia triplo majori vi a
terra trahitur; spatium enim LDGB triplum est spatii ALD,
ut facile probatur. »
Parti donc d'une supposition exacte, de la proportionnalité
entre la vitesse du mouvement à la durée de la chute,
Beeckman la troque, chemin faisant, contre la loi fausse
r. Descartes et Beeckman, Physico-Mathematica, II. — Œuvres de Descartes,
éd. cit., t. X, pp. 70-78.
674 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VÏNCÏ
qui prend la vitesse proportionnelle au chemin parcouru;
de plus, à la règle qui évalue correctement le chemin
parcouru dans un temps donné, il substitue la règle erronée
que nous avons lue dans les papiers de Descartes et qui prétend
évaluer la durée employée à parcourir un chemin donné.
Ainsi, après avoir connu, soit pour l'avoir reçue de
Descartes, soit pour l'avoir conçue de lui-même, la théorie
véritable de la chute des graves, Isaac Beeckman ne tarde pas
à l'oublier pour reprendre les erreurs auxquelles le grand
philosophe semble s'être arrêté. Lui aussi, après avoir raisonné
juste, il en vient à rivaliser de paralogismes avec les premiers
travaux de Galilée.
Ces paralogismes, Galilée allait s'en débarrasser en admettant
que la chute des graves est un mouvement uniformément
accéléré; il lui serait alors possible de garder, sans commettre
aucune contradiction, tout ce que la Scolastique avait dit du
mouvement uniformément accéléré.
En la seconde journée du Dialogho délie dui massimi sistemi
del mondo, Galilée admet qu'en la chute d'un grave, la vitesse
croît proportionnellement au temps, sans donner aucune
indication sur les raisons qui lui ont fait adopter ce principe
de préférence à celui qui l'avait séduit tout d'abord. La raison,
semble-t-il, peut aisément se deviner. Dès 160/i, la lettre à
Sarpi nous en est témoin, Galilée était assuré de la loi qui
relie le chemin parcouru à la durée de la chute; s'il admettait
la proportionnalité de la vitesse au chemin parcouru, c'est
seulement à titre de postulat propre à démontrer cette loi;
une plus attentive réflexion a dû lui faire reconnaître que
ce postulat, employé sans faute de raisonnement, était abso-
lument impropre à ce que Ton réclamait de lui; pour obtenir
la loi qu'il s'agissait de démontrer, il suffisait, comme les
Scolastiques l'avaient prouvé depuis le milieu du xive siècle,
dé supposer le mouvement uniformément accéléré.
« Gomme au mouvement accéléré, dit Galilée, l'augmen-
tation est continue, on ne peut répartir en un nombre
déterminé quelconque les degrés de la vitesse, laquelle croît
sans cesse, car, changeant de moment en moment, ils sont en
Fiff. 10.
DOMINIQUE SOTO ET iv 9C0LABTIQUE PAAISIBlUfl
nombre infini. Partant, noua pourrons mieux représenter
notre intention en figurant un triangle tel que AlBC (fig. 10),
en prenant sur Le côté \.Q autanl de parties égales AI), DE,
EF, FG qu'il nous plaira el en tirant par les points l>, E, F, G
des Lignes droites parallèles à la hase BC ; alors, si Les parties
marquées sur la Ligne AC sont des temps
(^aux, nous admettrons que les parallèles m
Urées par les points D, E, F, G représentent
les degrés de la vitesse accélérée, degrés qui
croissent également en des temps égaux...
» Mais parce que l'accélération se fait con-
tinuellement de moment en moment, et non
pas d'une manière interrompue de telle durée
en telle durée..., avant que le mobile ait
atteint le degré de vitesse DH acquis au bout
du temps AD, il a passé par une infinité
d'autres degrés de plus en plus petits, gagnés
aux instants en nombre infini que contient le temps DA,
instants qui correspondent à l'infinité de points qui sont en la
ligne DA; partant, pour représenter l'infinité des degrés de
vitesse qui précèdent le degré DH, il faut imaginer une infinité
de lignes, toujours de plus en plus petites, qui soient tirées,
parallèlement à DH, des divers points en nombre infini de la
ligne DA; à la limite (in ultimo), cette infinité de lignes repré-
sente la surface du triangle AHD.
» Achevons le parallélogramme entier A MB G et prolongeons
jusqu'à son côté BM non seulement les parallèles qui ont été
tracées dans le triangle, mais aussi les parallèles en nombre
infini que l'on conçoit issues de tous les points du côté A G.
La ligne BG, qui est la plus grande des parallèles tracées dans
le triangle, représente le plus haut degré de la vitesse acquise
par le mobile en son mouvement accéléré; la surface totale du
triangle est la masse et la somme de toute la vitesse (la massa
e la somma dl tulta la velocità) avec laquelle le mobile, dans le
temps A G, a parcouru un tel espace. De même, le parallélo-
gramme vient à être la masse et la réunion (la massa e aggre-
galo) d'autant de degrés de vitesse, dont chacun est égal au
576 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
degré maximum BC. Cette masse de vitesses vient à être
double de la masse des vitesses croissantes du triangle, de
même que le parallélogramme est double du triangle. Par
conséquent, si le mobile qui, en tombant, s'est servi des degrés
d'une vitesse accélérée conforme au triangle ABC, a franchi
en un tel temps un tel espace, il est bien raisonnable et
probable qu'en se servant des vitesses uniformes qui répondent
au parallélogramme, il eût dans le même temps, d'un mouve-
ment uniforme, franchi un espace double de celui qu'il a
parcouru par le mouvement accéléré. »
Pour obtenir cette proposition, équivalente à celle qui était
classique depuis le temps de Nicole Oresme, Galilée a, en
résumé, raisonné de la manière suivante :
L'aire de la figure qui a les durées de chute pour abscisses
et les vitesses pour ordonnées représente quelque chose que
Ton convient de nommer masse ou somme des vitesses.
On postule que cette masse ou somme est identique à l'espace
parcouru pendant le temps auquel elle se rapporte.
On postule, disons-nous, et non pas on démontre, car est-il
possible d'accorder le nom de démonstration à ce discours
où une aire est censée formée par l'accolement d'une infinité
de droites? Non certes, et la démonstration de Galilée, tout
comme celle d'Oresme, repose en définitive sur un postulat
implicite, sur le même postulat implicite que celle d'Oresme.
Si elle diffère de celle d'Oresme, c'est par ces considérations
illogiques où une aire est assimilée à une somme de droites
juxtaposées. Pour le logicien, donc, elle est plus vicieuse que
celle d'Oresme; mais pour l'historien, elle lui est supérieure,
et par cela même qui la déprécie aux yeux du logicien; c'est,
en effet, par de tels paralogismes que l'esprit humain a été
orienté dans la direction où il devait découvrir le calcul
intégral.
En cette direction, d'ailleurs, Galilée eût pu, sans beaucoup
d'efforts, progresser davantage. Ce que Beeckman avait dit,
à ce même propos, était d'une autre exactitude et d'une autre
perfection que les raisonnements du Mécanicien de Pise.
Beeckman donc, ou Descartes, dont il se déclare l'interprète»
DOMUflQUI SOTO BT LA BCOLASTIQUE PA1I81BNHE >77
est l(; véritable inventeur <lr la déduction propre ;> justifier la
règle qui détermine Le chemin parcouru en un mouvement
uniformément varié. M;»is cette découverte, que Descartes et
Beeckman ont eux-mêmes méconnue, n'eut auoune Influence
directe sur les démarches de la Dynamique; il fut nécessaire
que Gassendi la refit.
Kevcnons aux travaux de Galilée.
De itio/j à 1600, Galilée a transformé en théorie exacte ses
idées erronées sur la chute accélérée des graves, et cette
transformation a eu pour effet de rapprocher la pensée du
Pisan de la pensée des Scolastiques de Paris et d'Oxford;
de i63o à i638, ce rapprochement va devenir plus étroit en
même temps que la doctrine de Galilée va se préciser.
En la troisième journée des Dialoghi délie sclenze nuove, est
inséré un traité De motu naturaliler acceleralo. Dès le début
de ce traité, Galilée admet que la chute des graves est un
mouvement uniformément accéléré, et il n'en donne d'autre
raison que la simplicité de cette hypothèse: «Nous sommes
conduits comme par la main à l'étude du mouvement unifor-
mément accéléré lorsque nous observons quel est l'usage,
quelle est la règle que suit la nature en toutes ses autres
opérations; pour les accomplir, elle use habituellement de
moyens primitifs, les plus simples, les plus faciles; personne,
je pense, ne croira que l'on pourrait nager ou voler par un
procédé plus simple et plus facile que le moyen instinctif
et naturel employé par les poissons ou par les oiseaux. Lors
donc que je vois une pierre descendre du lieu élevé où elle
se tenait en repos, et acquérir de nouveaux accroissements
de vitesse, comment pourrai-je croire que ces accroissements
ne suivent pas la loi la plus simple et la plus obvie? Et d'autre
part, lorsque j'y réfléchis attentivement, je ne vois aucun
procédé d'addition et d'accroissement plus simple que celui
qui consiste à ajouter toujours de la même manière. »
La loi qui rendrait la vitesse de chute proportionnelle au
chemin parcouru par le grave ne serait pas moins simple,
et elle avait paru la plus aisée à recevoir alors que Galilée
commençait à traiter delà chute des corps pesants; mais,
P. DUHBM. 37
578
ETUDES SUR LEONARD DE TI1NCI
tC
G
maintenant, il a reconnu avec une admirable perspicacité,
encore qu'il la démontre d'une manière peu convaincante,
l'absurdité d'une telle loi.
Voyons maintenant comment, de l'accélération uniforme
attribuée à la chute des graves, Galilée va déduire cette
conséquence qui est le Théorème I de son traité De motu
naturaliter acceleralo :
« Le temps qu'un mobile partant du repos et mû d'un
mouvement uniformément accéléré emploie à parcourir un
certain espace est égal au temps que le même mobile emploierait
à parcourir le même espace d'un mouvement uniforme dont
le degré de vitesse serait la moitié du degré suprême et ultime
de la vitesse du mouvement uniformément accéléré.
» Représentons par la longueur AB (fig. n) le temps pen-
dant lequel le mobile, partant du repos
en C, parcourrait l'espace CD; repré-
sentons par EB le plus grand et le
dernier des degrés pris par la vitesse
qui a crû à chaque instant du temps
AB ; élevons EB perpendiculairement
sur AB ; joignons AE ; les lignes issues
des divers points de la ligne AB et
prolongées parallèlement à BE jusqu'à
AE représenteront les degrés crois-
sants de la vitesse à partir de l'instant
A. Divisons BE en deux parties égales
au point F et menons les parallèles
FG, AG aux lignes BA, BF; le parallé-
logramme AGFB ainsi construit sera
équivalent au triangle AEB et, par son côté GF, il partagera en
I la ligne AE en deux parties égales. Prolongeons jusqu'à GIF
les parallèles tracées dans le triangle AEB; l'agrégat (aggrega-
tum) de toutes les parallèles contenues dans le quadrilatère
sera égal à l'agrégat de toutes les parallèles comprises dans
le triangle; celles, en effet, qui sont dans le triangle IEF sont
égales à celles qui sont contenues dans le triangle GIA ; quant
à celles qui sont dans le trapèze AIFB, elles sont communes.
i
E
F
Fig. ii,
B
D
DOMINIQUE SOTO El LA BC0LA8TIQUE PAEIBIBHN1
Gomme les points de La ligne Ali correspondent un >i un ;»nx
instants du temps AB, et que les parallèles issues des divers
points de ia Ligne M> el comprises dans Le triangle IEB repré
sentenl Les degrés croissants de La vitesse accrue ; comme les
parallèles contenues dans Le parallélogramme représentent
tout autant de degré8 (l'une vitesse non pins accrue, mais
uniforme, il apparaît qu'il a été consomme Ion! autant de
moments de vitesse (totidem velocitatis momenta absumpta
esse) dans le mouvement accéléré que représentent les paral-
lèles croissantes du triangle Al] 15, que dans le mouvement
uniforme représenté par les parallèles du parallélogramme
GB. En effet, les moments qui manquent en la première
moitié du mouvement accéléré (manquent, en effet, les
mouvements représentés par les parallèles du triangle AGI)
sont compensés par les moments que représentent les
parallèles du triangle IEF. Il est donc évident que seront
égaux entre eux les espaces parcourus dans le même temps
par deux mobiles dont l'un, partant du repos, se mouvrait du
mouvement uniformément accéléré, tandis que l'autre se
mouvrait d'un mouvement uniforme avec un moment de
vitesse sous-double du plus grand moment du mouvement
accéléré ; c'est là ce qu'on avait l'intention de démontrer. »
Dépouillons la pensée de Galilée de la forme qu'elle a revê-
tue, forme qui demeurera inexacte, nous l'avons dit, jusqu'au
jour où, par l'emploi du calcul intégral, Gassendi, reprenant
la tradition de Descartes et de Beeckman, aura fait jaillir l'idée
juste qu'elle cache. Que reste-t-il en ce que nous venons de
citer, sinon des considérations que nous avons lues maintes
fois à l'appui de cet adage : Latitudo uniformiter difformis gra-
dui medio correspondet? Tout ce que Galilée vient de nous
dire, ne l'avions-nous pas rencontré au Tractatus de Jlgura-
tione potentiarum de Nicole Oresme, dans les notes qu'un
écolier parisien mettait en marge de la Summa de Dumbleton,
dans les Commentaires de Gaétan de Tiène aux Regulae d'Hey-
tesbury, dans YExposUlo in libros physicorum de Jean de
Celaya? Si quelque vue prophétique eût découvert les Dialoghi
délie scienze nuove à Nicole Oresrne, celui-ci n'eût-il pas été en
58o ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
droit de regarder Galilée comme son continuateur, tandis que
la révélation de la Géomécrie l'eût autorisé à revendiquer Des-
cartes pour son disciple?
Et maintenant, une dernière question se pose, inévitable :
Ces livres, issus de la tradition de Paris ou de la tradition
d'Oxford, qui préparaient l'œuvre de Galilée et de Descartes,
Descartes et Galilée les avaient-ils lus?
Touchant Descartes, nous n'avons trouvé aucun rensei-
gnement qui nous permît de donner à cette question une
réponse assurée. Mais il n'en est pas de même au sujet de
Galilée. Des ouvrages qui avaient introduit en Italie les
théories de l'École d'Oxford, des écrits italiens qui avaient
commenté ces théories, Galilée avait lu bon nombre.
Les monuments qui nous sont restés de la toute première
activité intellectuelle de Galilée sont trois traités, ou plutôt
trois fragments de traités, écrits en latin, que la plupart des
éditeurs du grand géomètre pisan avaient dédaignés et qu'enfin
M. A. Favaro a eu l'heureuse idée de publier en tête de l'édi-
tion nationale.
De ces traités, le premier, intitulé De Caelo, est une suite de
questions toutes semblables à celles que les Scolastiques
avaient coutume de débattre au sujet du llepl Oopavoti. Le
second, sans titre, est consacré aux degrés des formes, à l'ac-
tion et à la réaction, c'est-à-dire a des problèmes dont le De
generatione et corruptione avait fourni le texte. Le troisième,
enfin, est un traité De eletnentls, conçu dans le goût du traité
d'Achillini, qui y est fréquemment cité, ainsi que les écrits de
Paul de Venise.
Nous y trouvons cité, en outre, une foule d'ouvrages. Quel-
ques-unes de ces citations méritent de retenir notre attention.
Voici, d'abord1, l'exposé d'une opinion soutenue par « Mar-
sile, au second livre De Generatione ».
Un peu plus loin2, au sujet du problème de l'action et de la
i. Le Opère di Galileo Galilei ristampate fedelmente sopra la edizione nazionale.
Volume I, Firenze, 1890, p. 1G7 {Tractalus de elementis, Sccunda disputatio : De pri-
mis qualitatibus. Quaestio tertia : An omnes quatuor qualitates sint activae).
2. Galilée, loc. ci7.,p. 173 (Qua;stio quarta : Quomodo se habeant primae quali-
tates in activitate et resistentia).
DOMINIQUE BOTO BT LA BCOLA8TIQUE PARISIENNE f>-S i
réaction, nous lisons ces lignes : « Secundo, dubilatio . quomodo
se habént primae qualitates in activitate et resistentia. De hac re
lege Calculatorem in tractatu De reactione, Hentisberum in
sophismate An aliquidflat, Marlianum in suo introductorio De
reactione, Buccaferri 2° de generatione </ De reactione, Thienen
sein tract. De reactione, Pomponatium secP. />'. De reactione a
cap. 13, et a Met. dub, fi et 9, »
Galilée ne s'était pas contenté de lire les traités des auteurs
italiens, de Marliano, de Gaétan de Tiène, de Buccaferri et de
Pomponazzi ; il avait abordé les écrits abstrus qu'Oxford avait
vus naître ; il n'avait craint ni les épineux sophismes d'Iïeytes-
bury ni les fastidieuses chicanes du mystérieux Calculateur.
Mais peut être, en ces écrits, n'avait-il prêté aucune atten-
tion aux passages où il est question de latitudes uniformes,
difformes, uniformément difformes? Ne nous arrêtons pas à ce
doutç. Voici, dans le traité dénué de titre, une Quaestio ultima :
De partibus sive gradibus qualitalis ; et, en cette question, le
passage suivant1 dissipera notre incertitude :
« Il faut remarquer qu'une qualité réside toujours en un
sujet doué de grandeur; dès lors, outre ses degrés propres, elle
participe à la latitude de cette grandeur et se peut diviser
suivant les parties de la grandeur. Que l'on compare alors
les parties de la qualité avec les parties de la quantité;
ou bien, en toutes les parties de la quantité, il y aura
des degrés égaux de la qualité, et la qualité sera, alors, dite
uniforme; ou bien il y en aura des degrés inégaux, et elle
sera dite difforme. Supposons que les excès [des degrés de
qualité] qu'ont ces parties les unes sur les autres soient égaux
entre eux; qu'il y ait, par exemple, en la première partie,
2 degrés, en la seconde 4, en la troisième 6 et ainsi de suite,
l'excès étant toujours égal à i ; la qualité est dite uniformément
difforme; s'il n'en est pas ainsi, elle est dite difformément
difforme. Supposons maintenant que les excès inégaux de la
qualité se comportent de telle sorte qu'il y ait, par exemple,
dans la première partie, 4 degrés, dans la seconde 6, dans la
i. Galilée, loc. cit., p. 120.
582 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
troisième 9, et ainsi de suite; on dira que la qualité est unifor-
mément difformément difforme; si les excès ne sont pas
proportionnels [c'est-à-dire ne forment pas une progression
arithmétique] la qualité sera dite difformément difformément
difforme. »
Lorsque après avoir lu ce passage, nous entendrons Galilée
établir, par la célèbre démonstration du triangle, la loi de
l'espace parcouru en un mouvement uniformément accéléré,
pourrons-nous, un seul instant, hésiter à reconnaître une
réminiscence des théories enseignées par Heytesbury et par le
Calculateur ?
Galilée a connu la Cinématique de l'École d'Oxford et, de la
manière la plus heureuse, il en a subi l'influence.
A-t-il connu la Dynamique de Paris, cette Dynamique de
Jean Buridan et d'Albert de Saxe avec laquelle ses propres
pensées offrent souvent de si frappantes analogies ?
En ses écrits de jeunesse, Galilée cite par deux fois les
Docteurs Parisiens, Doctores Parisienses.
Au traité De elementis, il nous dit1 que « selon Aristote
qu'ont suivi les Docteurs Parisiens», les volumes des éléments
forment une progression de raison 10. Cette opinion est, en
effet, exposée en détail et admise par Témon le fils du Juif, en
la sixième question du premier livre de ses Météores.
La seconde citation est plus précise. En son De Caelo, Galilée
énumère les auteurs au sentiment desquels le Monde eût pu
exister de toute éternité. « Cette opinion, dit-il2, est celle
de Saint Thomas ,de Scot , d'Occam , et des Docteurs
Parisiens en la première question du huitième livre de la
Physique (Doclorum Paris iensium 8 Phys. q. p.a). »
Nous voyons ici que, par ce nom collectif, les Docteurs
Parisiens, Galilée ne désigne pas, d'une manière générale et
vague, une certaine école, mais, d'une manière précise, un
certain ouvrage bien déterminé.
1. Galilée, loc. cit., p. 1 38 (Trac tatus de elementis, Pars prima: De quidditate et
substantia elementorum ; quaestio quarta : An formae elementorum intendantur et
remittantur).
2. Galilée, loc. cit., p. 35 (De Cœlo, tractatio prima de mundo, quaestio quarta :
An mundus potuerit esse ab aeterno).
DOMINIQUE BOTO ET i\ BCOLABTIQtJl PARISIEN
Or nous constatons qu'en sa première question sur le huitième
livre d(i la Physique, Albert de Saxe déclare, en effets que, l'en-
seignement de la loi mis à part, le Monde et le mouvement
eussent pu exister de toute éternité.
Quel est donc cet ouvrage, composé par des Docteurs Parisiens,
où, à propos d'une question relative aux Météores, se rencontre
l'opinion que Témon a admise en ses Météores; qui, en la
première question du huitième livre de la Physique, enseigne
exactement ce qu'Albert de Saxe enseignait en la première
question du huitième livre de sa Physique? Mais ce signalement
ne laisse place à aucune ambiguïté; cet ouvrage, nous le con-
naissons; c'est la collection, publiée à Paris, à deux reprises,
en i5i6 et en i5i8, où Georges Lokert a réuni la Physique,
le De Caelo, le De generatione et corruptione d'Albert de Saxe, les
Météores de Témon, le De anima et les Parva naturalia de Jean
Buridan. C'est cette collection que Galilée lisait au temps où
il rédigeait des dissertations scolastiques; c'est par cette collec-
tion qu'il a été initié à la Dynamique de Paris.
Ne nous est-il pas permis maintenant d'invoquer le témoi-
gnage même du génial Pisan pour saluer ces Docteurs Parisiens
du titre de Précurseurs de Galilée?
EltRATA
Seconde série, p. 3o4, ligne 18, et p. 307, ligne 2, au lieu de: Alveredo,
lisez: Alfred, c'est-à-dire Alfred de Séreshel.
Troisième série, p. 69, ligne 18, effacez: sous; p. 49G, ligne 27, au lieu
de : Giacomo Fosinfronte, lisez : Giacomo délia Torre.
TABLE DES AUTEURS
ET PERSONNAGES CITÉS EN LA TROISIÈME SÉRIE
Abélard (Pierre), 445.
Achillini (Alessandro), 56, 107, 108, m, (\\ 5, 5oo, 5oi, 5o4, 5n, 58o.
Acquicolus d'Oliveto [Marias), 177.
Adam (Charles), 566, 568.
Adam Hibernicus, 409.
A est unum calidum (Traité anonyme), 449, 474-477-
Agobert (Jean), 547-
Agobert (Simon), 1Z1, 547.
Alatino (Moïse), 59.
Albert de Bollstaedt, dit Albert le Grand, 67-70, 101, 102, 126, i33,
222, 283, 284, 359, 443.
Albert de Gasaus, 269.
Albert de Ricmerstorp, 6, i4-
Albert de Saxe (A. de Helmstaedt, dit Albertutius), VIII-X, XII,
3-7, 12-14, 21-23, 26, 32, 33, 48, 54, 56, 57, 91-94, 96-98, 100, 104, 106, 108-
112, 1 i5-i 1 7, 119, 121, 123, 129, i33, i35-i39, i43, 147, i48, i55, 107-159,
177, 181, 196, 197, 200, 207, 210, 212, 214, 2i5, 218, 227, 23i, 237, 244-247,
249, 25o, 255, 263, 264, 268, 272, 275, 277-279, 281, 290, 296, 3o2-3i4, 329,
344, 345, 347, 35o, 352, 354, 355, 359-363, 365-369, 385, 389, 390, 397-399,
4oi-4o4, 4i3, 4i6, 434, 438, 43g, 443, 444, 449, 45i, 455, 456, 471, 475, 487,
5io-5i2, 517, 52i, 523, 524, 526-528, 532, 534, 535, 547, 54g, 553, 555-557,
582, 583.
Al Bitrogi (Alpetragius), voir: Bitrogi (Al).
Alexandre d'Aphrodisias, 62, 63, 1 18-120, 127, i33, 177, 184, i85, 190.
Alexandre de Halès, 409.
Alfred de Sereshel (Alveredus), 585.
Algazel, voir: Gazali (Al).
Alvarus Thomas, voir: Thomé (Alvarès).
Amodeo (F.), 483, 484.
Ambroise (Saint), 173.
Anarque d'Abdère, 238.
Ange de Fossombrone, 4o8, 494, 495, 5o4, 507,, 509, 5n-5i3, 524, 545,
546, 556, 559.
Annand (Jean), 162.
588 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Antonio d'Andrès, 33g, 34i.
Apollinaire d'Argoles (Jean-Pierre), 4g5.
Apollinaire Offredus de Crémone, 4g5.
Apollonius de Perge, 199.
Archimède,V, 199, 214, 543.
Archimède (Pseudo-), 47, 25 1.
Archytas de Tarente, 199.
Aristarque db Samos, 25l.
Aristote, V-VII, IX, XIII, 19, 24-26, 35-38, 46, 5o, 52, 53, 57-60, 62, 63,
67, 69, 72, 74, 81, 106, 107, ni, 117, 120-123, 126-129, i32, i33, 137, i52,
i55, 174, 176, 177, 184, 189, 190, 193, 194, 197, 199» 202, 205-207, 210, 212,
222, 224-226, 235, 239-241, 243, 247, 253, 255-257, 263, 273-277, 279-281, 283,
286-288, 290, 291, 298, 3o3, 3o4, 33i, 336, 347-349, 35i, 353, 35g, 365, 368-
375, 377, 4i4i 422-424, 4a8, 429, 43i, 495, 52o-523, 527, 545, 582.
Augustin (Saint), 33 1, 336, 338.
Auriol (Pierre), 3a8, 34o, 34i.
Ave mp ace, voir: Irn Bâd.ta.
Aventin, voir: Thurnmaïer (Jean).
Averroès (Ibn Roschd), dit le Commentateur, VI, 39, 4o, 49, 5o, 66-68,
72, 73, 81, 104-107, 117, 120, 129, i33, 137, 169, 184, i85, 202, 205-207, 2^7»
253, 258, 273-275, 279, 290, 298, 4^3, 424, 428, 429, 445.
Avicenne (Ibn Sinâ), 2o5, 487-491, 535.
Bacon (Francis), 44i.
Bacon (Roger), 24-27, 71-74, 425, 427.
Bacon de Bacontmorpe (Jean), 34 1.
Bade (Josse), 346.
Baer (Joseph), 523.
Baldi (Bernardino), i4o, i53, i55, 208-210, 2i3, 220-222.
Bale (John), 417.
Baliani (Giambattisia), V, X, 181, 2O4.
Barbaro (Ermolao), 124, i25.
Bassanus Politius, 399, 533.
Bauemrer (Clemens), 442.
Bède (Noël), 142, i63.
Beeckman (Isaac), V, 264, 5i4, 570-574, 576-579.
Beldomandi (Prosdocimo de'), 483, 486.
Benedetti (Giambattisia), XII, 208, 210-227, 258, 264.
Blaise de Parme, voir: Pelacani (Biagio).
Bitrogi (Al) (Alpetragius), 34.
Boëce, 297, 4oo.
Bokce de Dacie, 443.
bokinram ou bucringham, l^z, 409.
Bonaventure (Saint) (Jean de Fidanza), 5o, 71.
Bonus Dacus, 443.
i m'.i.i. DES m i El H-
Borro [Girolamo) ou Borrh i {Hieronymoi)t ïo5 307.
Bradwardinb (T/ioma*), i3o, 2q4-3o5, loo, lo3, 4o4j
4og, ri 1 : > , 416, 4aa, 4a3, | • », iafl l3o, 'in. |56, 47-'i, A <s 7 , 5oo, Ba6, 5a8,
.">;>.>, 536, 5^7, 557.
Broderigi (G. C.)i /i<>7-
BrÙCKER {Jacob), 4 1 7, li8.
Brunkt {Charles), ii5, '|H>.
Bruni d'Arbzzo (Leo/iarjdo), 45i.
Bruno de Nole ^iinrJano), \, 227-230, 233, a>7- ^ 1 1 , a 43, a44, ''i,s 247,
a5i, 253-209, s64i 372.
Bi cgafbrri (Luigi), 58i.
Bucer (Guillaume), 45 1.
Buluaeus, voir: Du Boulât.
Bulliot (R. P. J.), 46.
Buridan (Jean /), VII-X, XII, XIII, 4, 6-57, 89-91, 93-97, 101, io4-io6,
108, m, 112, iiô, ia3, i33-i36, i38-i42, 1^7, i5o, i53, 157-160, 177, 181,
i85, 197, 200, 2o5, 207, 210, 212, 214, ai5, 218, 227, a3i, 2/19, 255, 256, a5g,
263, 264, 268, 272, 275, 277, 279, 281, 295, 3oi-3o3, 3o6, 347, 35o, 352, 353,
355, 359, 36o, 368, 402, 4o3, 4o5, 432, 434, 438, 449, 457-459, 471, 48i, 486,
5i4, 52i, 58a, 583.
Burlet ou Burleigh (Walter ou Gautier), 23, 20, 34, 80, 84-89, io5, 109,
112, 123, i33, 177, 204, 212, 234, a55, 272, 275, 3oo, 307, 328, 329, 343, 3^5,
389, 443, 480, 535.
Cahiers de Philosophie anonymes (Bibl. Nat., fonds latin, ms.
n° 16621), 4n, 4i3, 426, 429-431, 449, 45o, 452-457, 46o, 465, 466, 468, 579.
Calculateur (Suiseth le), voir: Ricardus de Ghlymi Eshedi.
Câno (Melchior), 269.
Canonio (Liber de) (Traité anonyme;, 427.
Cantor (Moritz), 347, 4oo.
Gapra de Novare {Paul), 218.
Gapraeolus, voir: Du Ghevreul.
Cardan {Girolamo Gardano, dit), 33, 186, 190-193, 195, 198, 199,201-203,
210, 211, 2i3, 221, 222, 284, 286, 36o, 4i6, 417, 5n.
Gardano (Fazio), 186, 5n.
Carmen de ponderibus (Traité anonyme), 48.
Gasaubon, 417.
Gavalieri (Buonaventura), 181.
Gésalpin {Andréa Cesalpino, dit), 204, 2o5, 207.
Châtelain (Emile), ioi3, i5, 346, 443.
Chilmark (John), 4 10, 4n-
Cicéron, 172, 173.
Giruelo (Pedro Sanchez), i3o-i33, 167, 238, 265, 266, 272.
Glay ou Claius, 43o-432, 44o, 44i> 448.
Cléomède, 126.
5gO ÉTUDES SUR LÉONARD DE VOCI
Clerval (J. AL), 177, 178.
Glichtove (Josse), 176-179, 268, 270.
Clienton (Richard), voir: Clymeton Langley {Richard).
Cliqueton (Richard), voir: Kyluxuton {Richard).
Clymeton Langley {Richard), 4o8, 409, 4 12, 42o, 444, 475.
Golligham ou de Colymgam (William), 4o5, 423, 446.
Colomb (Christophe), 270.
Colonna (Gilles), voir: Gilles de Rome.
Commandin {Federigo Commandino, dit), 227.
Commentateur (le), voir: Averroès.
Commentateur péripatéticien de Jordanus de Nemore (le), voir: Jorda-
nus de Nemore (Le Commentateur péripatéticien de).
Contaruni (Gaspard), 182, i83, i85, 194, ao4, 207.
Copernic (Nicolas), X, 3i, 196, 243, 246, 247, 25i-253. 257, 347, ^72, 374,
388, 44o.
Coronel (Antonio Nunez), 142, 167, 265-267.
Coronel (Luis Nunez), i34, i3G-i4i, 1 44, i48, 149, i5i-i53, 1 55, i56,
167, 179, 23i-a33, 235-237, 242, 200, 265-268, 273, 276, 283, 284, 486, 487,
492, 543, 546, 547, 552-556, 56i.
Cranston (David), 162, 168, 170.
Gremonint, VI.
Clrtze (Maximilianj, 48, 399, 4oo.
D
Dante Alighieri, 237.
Demfle (Le R. P. Ileinrich), io-i5, 346, 443.
Descartes, V, VII, VIII, 54, i4o, 181, 208, 264, 388, 4oo, 5 1 4, 566-570,
572, 576, 577, 579, 58o.
Desjardins (Pierre), 142.
De Wulf (Maurice), 327.
Dominique de la Croix, voir : Saavedra (Pedro Francisco de).
Dorbellus {Nicolas), voir : Nicolas de Orbellis.
Dubia parisiensia (Ouvrage anonyme, probablement de Swineshead),
45i, 455-459, 469, 48o.
Du Bois (Simon), 349-
Du BOULAY (BULAEUS), 10, 12, l3, l6.
Du Chevreul (Gapraeolus), 535.
Duhamel (Paschase) [Hamellius (Paschasius)], 25i.
Dullaert de Gand (Jean), 21, 56, i34-i4o, i43, 1 44, i5o, i5i, i56, 161,
162, 167, 170, 171, 174, 179, ai3, 23o, 255, 268, 271, 275, 283, 457, 5ig, 526-
53i, 534, 54o, 546, 547, 552, 555, 557, 56i.
Dulmenton, voir : Jean de Dumbleton.
Dumas père (Alexandre), 16.
Duns Scot (Jean de), voir : Jean de Duns Scot.
Durand de Saint-Pourçain, 83, 84, 88, io5, i54, 322, 323, 34o.
A BLE in 18 m iiih.s
Eberhard le lUunu, coinic (li* Wurtemberg, 101, 102.
Echard (Le P. Jacques), a66, 267, J71 , ^hk.
Eliphat, Joq.
Erasme (Didier), t 58- 160, 164, 166, 1(17, 180, 181, 196, 370, 35a, 5a5.
Eshilde Anglicus, 4so.
Espi 11/. Gampodarbe \Dcmclrio), ali.V
Euclide, 48, 199, 4 16.
Euglide (Pseudo-) (Auteur d'un traite De ponderibusj, 420, 534-
Faber Stapulensis (Jacobus), voir : Lefèvre d'Étaples (Jacques)
Fabricius (Jo. Albertus), 4 1 7-
Faucon, évêque de Paris, 1 1.
Favaro (Antonio), 483, 486, 58o.
Ferabrich (Richard), 444, 45 1.
Fermât (Pierre de), 181.
Fernel (Jean), a46.
Ferrari (Luigi), 189.
Filesag (Jean), 228.
Fine (François), 520.
Forcadel de Béziers (Pierre), 47.
Forman (Jean), 162, 170.
Fosinfronte (Giacomo), 496, 585.
Foucher de Gareil, 569.
François de Meyronnes, IX.
Gadius, 417-
Gaétan de Tiène (Saint), 494-
Gaëtan de Tiène ou de Vicence, 56, 89, io5, 106, m, 112, 120-122, 1 55,
157, a3i, 234, 4o8, 4i2-4i5, 4g3, 494, 496-499, 5o2, 5o3, 5o5, 5o8, 5i3, 524,
535, 545, 546, 553, 559, 579, 58i.
Gaguin (Robert), 16.
Gaillardet, 16.
Galien, 488-491.
Galilée, V-VIII, X-X1I, XIV, 34, 54, i4i, i43, 181, 2o3, 210, 252, 259,
264, 290, 291, 3i2, 353, 389, 4oo, 5i4, 517-519, 562-569, 574-583.
Gardeil (Le R. P. A.), 46.
Gassendi (Pierre Gasseind, dit), V, 181, 259, 264, 577, 579.
Galvin de Douglas, 162, 170.
592 études sur léonard de vinci
GazÂli (Al), 2o5.
Gentile de Foligno, 491.
Georges de Hepburn, 162, 525.
Georges de Peurbach, i4, 296, 399.
Gérard d'Odon, 328, 329.
Gerson (Jean), 174-176.
Gesner (Conrad), 409, 4i6.
Ghirlngallo (Giovanni), 5 12.
Giacomo della Torre, voir : Jacques de Forli.
Gilbert (William), 74, 44o.
Gilbert de la Porrée, 339.
Gilles de Rome [Gilles Golonna (?), dit], 5o, 77-80, 82, 84-86, 88, 112,
127, i33, 3i8, 327, 332, 334, 336, 343, 385, 4oi.
Giuntim (Francesco) [Junctinus (Franciscus)], 237, 238.
Goddam (Adam), 173.
Godefroid de Fontaines, 327-329, 334, 336, 34o.
Gonzalve Gilles de Burgos, i3i, i32.
Gratien, 235, 236.
Grégoire de Rimini, 123, i33, i36, 173, 181, 226, 23o, 372, 274, 27a, 377,
343, 344, 43i, 535.
Grosse-Teste (Robert), évoque de Lincoln, dit Lincolniensis, 424.
Guericre (Otto de), 44 1.
Gueudeville, i58, i65.
Guidobaldo dal Monte, voir : Mointe (Guidobaldo dal).
Guillaume de Golymgam, voir : Colligham (William).
Guillaume de Moerbeke, 76.
Guillaume d'Ockam, VII, XI, i4, 26, 28, 33, 34, 43, 5o, i33, i36, i46,
147, i5o, 173, 177, 199, 202, 209, 234, 2^9, 363, 264, 272, 275, 279, 281, 34i-
343, 368, 409, 4i3, 45i, 464, 582.
H
Hain, 4i5, 487, 488, 491, 494, 4g5.
Hamellius (Paschasius) , voir: Duhamel (Paschase).
Heinbuch de Hesse (Henri), i5.
Hennequin (Jean), 228, 238, 252, 253, 256.
Hevno.n (Jean), 520-523.
Henri de Gand, 233, 255, 319-322, 34o, 34i.
Henri de FIesse, voir: Heiinbuch de Hesse (Henri).
Henri de Oyta, i5.
Hervé de Nedellec (Hervaeus Natalis ou Brito), 32o.
Heytesbury (William) (Hentisberus ou Tisberus), 122, 173, 202, 33i,
400-409, 4i3, 4i5, 419, 4ao, 423, 439, 44a, 444, 4^9, 45i, 46o, 468-473, 474,
47"), 48o, 487, 493-496, 499, 5oo, 5o2-5o6, 5o8, 509, 5n, 5i3, 524-526, 528,
53o, 534-536, 538, 53g, 545-547, 549, 55o> 553-557, 55<), 568, 569, 579, 58i, 582.
IIh'parqi 1:, 6i-63, 69, 76, 77, 79, 82, 84, 88.
Hippocrate, 487, 488.
i \iu.i. DES \i i m j«j.
Hispàni s Pefrat), \ « >i 1 Pibrri i i p ta roi .
Holeot [Robert), i33, 1 16, lo, s34, s4a, 943, 345, 346, fa
Homère, ao5, 247,
HUYGENS (Christidiui), i 4o, 3ll,
[bn Badjà (Avempace), ao5.
Iu\ RosCHD, voir: AvERROis.
Ibn SinÂ, voir: Avicenni;.
Imbart de La Tour (Pierre), 176.
Isolam (Isidoro), 4 16.
Jacques de Forli, philosophe à Bologne, 485.
Jacques de Forli (Giacomo della Torre), médecin à Padoue, 120-122,
171, 329, 485-493, 496, 5u4, 525, 535, 545, 55o, 553, 585.
Jamblique, i 18.
Jean (copiste de la fin du xive siècle), 409, 475.
Jean XXI, pape, 99.
Jean XXII, pape, 8, 9.
Jean XXIII, pape, 9.
Jean d'Alexandrie, dit Philopon, le Grammairien ou le Chrétien, VI,
VII, 34, 62, 254, 256.
Jean de Bassols, 226, 23o, 234, 241, 243, 274, 335-34o, 342.
Jean de Casal, 399, 492, 535.
Jean de Celaya, i35-i4i, i48, i5o, i53, i55, 167, 23o, 234, 235, 237, 238,
242-246, 25i, 255, 265, 266, 272, 275, 543-555, 557, 55g, 56i, 579.
Jean de Dumbleton, dit Dulmenton, 4o5, 4o8, 4io 4i3, 419, 420, 423, 425-
429, 434, 437, 438, 44o, 444, 446, 44g, 460-469, 474, 478, 480, 491, 547, 579.
Jean de Duns Scot, VII, 5o, 98, 99, 101, 127, i3i-i33, 173, 199, 23o, 249,
274, 332, 334, 335, 339, 34o, 343, 344, 409, 4*6, 52i, 535, 582.
Jean de Fidanza, voir : Bonaventure (Saint).
Jean de Gemlnden, 296, 399.
Jean de Jandun, i3, 4g, 8o-83, 88, 106, 109, 112, i35, 363.
Jean de Linières, i5.
Jean de Meurs, 47, 48, 295, 3oo, 3oi, 4oo.
Jean de Mynda, ii.
Jean de Saint Thomas, 289.
Jean de Saxe, i5.
Jean de Thélu, 10, 11.
Jean l'Anglais, 33g.
Jean le Chanoine, i35, 328, 343.
Jean Virgile d'Urbin, 121.
Jeanne de Bourgogne, 16.
p. dlhem. 38
5g4 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Jeanne de Navarre, 16.
Jérôme (Saint), 173.
Joannes de Beylario, 482, 483.
Joannes de Monte-Regio, voir : Muller de Koenigsberg (Jean).
Joannes de Sacro-Bosco, i3o, 237.
JORDANUS DE NeMORE, 2()4, 2Q&, l\2l\-!\2'], 433.
JORDANUS DE NEMORE (Le COMMENTATEUR PÉRIPATÉTICIEN DE), 225, 425,
427, 533.
Jourdain (Charles), 347.
Juliani (Pedro), voir : Pierre l'Espagnol.
Junctinus (Franciscas), voir: Giuntint (Francesco)
Juvenis (Joannes), 12.
K
Kepler (Jean), 33, 54, 56, 74, i43, 149, 354, 375.
Kingsford (C. L.), 4i3, 417.
Kyluxuton ou Gliqueton (Richard), 446, 447-
La Ramée (Pierre), voir : Ramus (Petrus).
Las Casas (Barthélemi de), 270.
Launoy (Jean), 175.
Lax (Gaspard), 167, 174, 265, 266, 271.
Le Blanc (Richard), 190, ig3, 198.
Lefèvre d'Étaples (Jacques), 176-179, 238, 23g, 268, 270, 533.
Leibniz, VII, VIII, 55, 4i8, 56g.
Leland (John), 4i6, 417-
Léonard de Vinci, V, X-XII, 6, 22, 3i-33, 54, 56, 57, 65, 92, 93, 108-112,
n5, i28-i3o, 137, 1 45, i48, 157, 159, 160, 181, i85, 186, 189-193, 195, 197,
208, 211, 220-225, 244, 246, 257, 264, 284-286, 3 1 4, 36o, 36i, 369, 372, 434,
455, 5io-5i9, 556.
Léonard de Vinci (Le Précurseur de), voir : Précurseur de Léonard de
Vinci (Le).
Le Roux de Lincy, 532.
Lincolniensis, voir : Grosse-Teste (Robert), évèque de Lincoln.
Lokert (Georges), 8, 19, i33, i58, 583.
Luther (Martin), 162.
M
Mach (Ernst), 212.
Major Ecrius Suevus (Johannes), i63.
Majoris (Joannes), de lladington, i33, i34, i4a, i43, 161-167, 170, 175,
i un i des u i lins 5g 5
177, [79, 226, -'">«), a34j a37, 3Ô8, 370*973, 275, &og, 5ig, 5a5, 5a6, i
538, 555.
Mandonnet (R. IV Pierre), 3 20, 3a5, 14a, i'i
MaUIAINO HOMAM», :»(>»).
Marinis (T. de), f\8-j, 4g5.
Maruano {('iionmmi), 9a, lao, [sa, lg5, 497 5oo, 5io, 'M, 58i.
Mahsu.k de Padoue, i3.
Marsile d'Inghen (Jean), i3-i5, 56, 93-97, 100, 101, iai, 12K, i33, [35,
i4o, i4->, [44i ' ri 7 ■> [48, [53, 1 T> 5 - 1 «r> 7 , -iyx, 275, 283, 3 1 3, 354, 36o, 4oi-4o4,
449,482, 487, 5i9, 535, 58o.
Mast (Jean), n, 12.
Mauhoijco (Franceseo) (Maurolycus), i5q, i<)5, 196,35a.
Mediavilla (Rigardus de), voir : Richard de Middletoiv.
Melanghthon (Philippe), 23g, 24o, 2Ô2.
Menéndez Pelayo, 269 .
Mersenne (Le P. Marin), 208, 566, 567, 56g, 572.
Messino, 4o8, 493-495, 499, 5o4, 5o6, 5o8, 5i3, 559.
Meunier (Francis), 347, ^5.
MlLHAUD (G.), XIII.
Monte (Guidobaldo dal), 225.
Morus (Thomas), i65.
MtfLLER DE KOExNIGSBERG (Jean) (JOANNES DE ReGIO-MoNTE OU REGIO-
MONTANUS), l4-
N
Naudé (Gabriel), 417.
Newton (Isaae), VII, IX, 55, 56, 2o5.
Nicolas de Gués (Nicolas Krypfs, dit), XII, 3i, 54, 109, i43, 222, 229,
239, 257, 258, 354, 371, 434.
Nicolas de Normandie, 443.
Nicolas de Orbellis, 99.
Nicolas de Soissons, 12.
Nicoletti (Paal), voir : Paul de Venise.
Nifo (Agostino) [Niphus (Auguslinus)], n5-iao, 129, 45o, 549.
Omont, 347.
Oresme (Nicole), V1II-XI, XIII, 181, 268, 290, 296, 3i4, 346-4o5, 4i5, 419,
420, 434, 444, 448-45o, 455, 457-45g, 466-468, 472, 474-485, 492, 5oo-5o3,
5o8, 509, 5i2, 5i8, 52*3, 524, 526, 529-531, 533, 535-54i, 546-548, 55i-554,
56i, 568, 572, 576, 579.
Orphée, 2o5.
5g6 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Palissy (Bernard), 33.
Pappus, 227.
Pascal (Biaise), 181, 437.
Paul de Venise (Paul Nicoletti d'Udine, dit), io4, io5, 123, i33, i34,
i73, 272, 48i-483, 485, 486, 4g3, 5o8, 524, 535, 54g, 553, 58o.
Pelacant (Biagio), dit Blaise de Parme, 48, 225, 398, 483-487, 492, 5i2.
Pelzer, 327.
Peralta (Pierre), 142,
Pereira (Bento) (Benedictus Pererius), 2o3, 204, 207.
Philopon (Jean), voir : Jean d'Alexandrie.
Piccolomini (Alessandro), 197, 198, 208, 210, 211, 2i3.
Pic de la Mirandole (Jean), 124, i25, 129, 170, 45o.
Pic de la Mirandole (Jean-François Galeotti), 125, 129.
Pierre d'Ailly, i3o, 174-176.
Pierre d'Auvergne, 70, 443.
Pierre de Mantoue, 495, 535.
Pierre de Saint-Amour, 443.
Pierre le Lombard, i3i, 173, 3i6, 329, 332, 355, 525.
Pierre l'Espagnol (Petrus Hispanus, peut-être le même que Pedro
Juliani, plus tard Jean XXJ, pape), 99, 161, 173, 274, 524-
Pipewell, Pippewell ou Palpavie (Adam), 423, 428, 433, 434.
PlTSE, 409, 4l7.
Platon, 127, 174, 372.
Pline le Naturaliste, 173.
Plutarque, 126.
Pomponace ou Pomponat (Pietro Pomponazzi), io5, 120-123, 419, 420,
45i, 496-/,98, 58i.
Poole (R. L.), !\o-, 4o8, 4 10, 4n-
Prantl (Cari), S20, 4o8, 443, 45o, 45 1.
Précurseur de Léonard de Vinci (Le), auteur anonyme d'un traité De
ponderibus, 64, 65, 71, 76, 80, 88, 95, 109-112, 189, 428.
Proclus, 126.
Proportionalitate motuum et magnitudinum (De), traité ano-
nyme, 290, 292-295, 3o5, 4a5, 536.
Ptolémée (Claude), 126, 248, 253, 256.
Purbachius, voir : Georges de Peurbach.
Q
Quétif (Le P. Jacques), 266, 267, 271, 288.
I Mil I 1)1 M M I II »')7
R v BEL vis, [64.
iumus (Petrus) (Pierre La Kvmée, <li!), ''i<». a4ij a5a, *j r» .'^ , g
Raphaël (François), lg5.
Regiomontanus, voir : Mùller de Koenigsbj rg (Jean
Kkimiold (Frasme), •>.">:>.
RiBETRO {Jean et Gonsaloe), 544'
lii« ahi>us du Giilymi Bsheoi, dit Suisetii ou le Calculateur, 117. 11,
iaa, iag, 170, 171, 173, 180, 181, 199, 4o5, 409, 4i4-4ao, iag, 438, 43g, 4 '17,
4^9*45 1, '177-/181, 496-5oo, 5o2, 509, 5n, 5a4i 5a6, 5a8, 53a-536, 53g, 545,
j'17, 55o, 55i, 553-556, 58 1, 58a.
RlCARDUS DE USELIS OU DE VeRSELLIS, 29."», /|25, 473.
RlCIIARD DE BeLINGHAM, 4 1 3.
Richard de Middleton (Ricardus de Mediavilla), 74-77, 79, 82, 83, 88,
91, io5, 112, 118, 128, 182, 233, 255, 275, 33o-332, 335, 330, 338-34o, 3'i4,
409, 440, 464.
Robert de Lincoln, voir : Grosse-Teste (Robert).
Robert fils de Godefroid, 12.
Roberval (Gilles Personne de), i4o, i53, 208.
Roditon (Jean), 409.
Romeo (Francesco), 269.
Rosenthal (Jacques), 22.
Saavedra (Pedro Francisco), en religion Dominique de la Croix, 2G7,
268.
Sarpi (Paolo), 562, 563, 574.
Scaliger (Jules César), 198-204, 436.
Sepûlveda (Ginés de), 269, 270.
Sex inconvenientibus (De), traité anonyme, 295, 399, 4o5, 420-423,
425, 428, 432-434, 439, 446, 471-474, 478.
SlGER DE BRABANT, 442, 443.
Simon de Lendinaria, 4o8, 494.
Simplicius, VI, 26, 58-6o, 62-64, 66, 69, 76, 84. 88, 118, i54, 177, 184,
i85.
Soderino (Francesco), 177.
Soto (Francisco et, en religion, Domengo), XI, 263, 266-273, 275-291,
3i4, 353, 354, 36o, 36i, 368, 43i, 432, 437, 438, 555-56i, 572.
Straton de Lampsaque, 58.
Strodus (Radulph), 409, 444.
Suicet, Suincet, Suiseth, noms donnés à deux personnages : i° Swines-
head; 20 Ricardus de Ghlymi Eshedi. Voir ces deux derniers noms.
Summenhard (Conrad), ioi-io3, i53.
5û8 ÉTUDES SUR LÉONARD DE VINCI
Sunczel (Frédéric), 56, ioo-io3.
Swineshead (Roger?), dit Suincet ou Suisset, X, 4o5, 408, 412-417, 4i9,
420, 4a3, 428, 444, 446, 448, 449» 45i-46o, 469, 477» 478, 48o, 487, 496, 498,
5o5, 547.
Tannery (Paul), 566, 568.
Tanstatter (Georges), i4, i5.
Tartaglia ou Tartalea (Nicolo), 186-189, 2II> 2I^> 22I> 222> 2^7, 2^4,
36o.
Tataret (Pierre), X, 96-98, 3 13, 3i4, 522, 523, 556.
Telesio (Bernardino), 193-195.
Tempeste (Pierre), 142, i63.
Tempier (Etienne), évêque de Paris, VII, 125, 233, 248, 253, 254, 33o.
Thabit ben Kourrah, 25o, 4s5.
Thémistius, 59, 6i-64, 66, 67, 69, 71, 73-77, 80, 82, 84, 86, 88, 98, 117,
128, i33, i52, 177, 182.
Thémon le fils du Juif (Temo Judaei), 11, i3, i33, 3o6, 363, 4i4, 582, 583.
Théophraste, 58.
Therold Rogers, 407, 4n.
Thomas d'Aquin (Saint), VII, XIII, i4, 26, 34, 49, 69-71, 76, 80, 81, 83, 98,
99, 101, 107, 109, in, 118, 119,124, i3i-i33, i35, 222, 23o, 272, 274-277,
279, 283, 284, 286-290, 317-320, 322, 325, 327, 329, 332, 339, 343, 359, 524,
535, 582.
Thomas d'Aquin (Pseudo-), auteur d'un traité De pluralitate for-
marum, 325-327.
Thomas d'Aquin (Pseudo-), auteur d'une Summa totius logicae,
320-322.
Thomas de Dumbleton, 4io.
Thomas de Villeneuve (Saint), 267.
Thomé (Alvarès), 53i-55o, 552-555, 557, 56i.
Thurnmaïer (Jean), dit Aventin, i3-i5.
Thurot (Charles), 3-5.
Tisberus, voir : Heytesbury (William).
Tisserand, 532.
Torni (Bernardo), 4o8, .495, 5oo-5o2, 5og, 5i2, 5i3, 524, 53o, 53i, 54o,
546-548, 553,554, 56i.
Torre (Giacomo della), voir : Jacques de Forli.
Torricelli (Evangelista), V, VII, XII, 181, 353, 437.
Trojanus (Curtius), 189.
Vailati (Giovanni), 212, 2i5.
Valla (Giorgio), 126-129, i45.
TABLE DES àUTEl
\ iLOia (Noël), ."> i<>.
Vareou \ iron (Guillaume), 33i-334< ;
VaTRET Million), ni.
Verni ta de ( Ihii i i ( \ir<>lù), ;>f;, 106, 1071 111,1 iti, 1 20, 1 '■'>-].
\ 1 rsoris (Joannes), 98, 99, 593, .">-',.
Vioomercati (Francesco), [84, (85, 204, 'j<>7-
\ ii.i.on 1 Françoû), 16.
Vittori de Fa en z a (Benedetto), 296.
Viscn (Cmolus de), /i 1 7 .
VivÈs (Juan Luis), i44-i46, i5<j, t6o, i(>4, 167-172, 17I, 179-181,265, ^fiO,
271, 273, |i6, i5o, 488, 490, 'i«i^, 5^5-5^7, 53 1 .
Vossius, 417.
w
Wallis (John), 4 18.
William de Spyny, 12.
Wohlwill (Emil), 54, 212.
Wolfius, 417.
Wolowski (L.), 347.
Wood, 407, 4n, 4i3.
X
Ximénès (Le cardinal), 266.
Zamberti (Bartolomeo), 534.
TABLE DES MANUSCRITS
CITÉS DA\s LA TROISIÈME SÉRIE
Les manuscrits inarqués d'un * n'ont pas été directement consultés.
Bibliothèque Nationale; fonds français.
*N» 565, p. 347.
N° 1083, pp. 347-3Go, 3Gs-374.
Bibliothèque Nationale; fonds latin.
N° 6527, pp. 421, 423, 428, 432, 4t3.
N° 6529, pp. 520-622.
N° 6558, pp. 4i8, 419, 479, 48o.
N° 6559, pp. 294-299, 421-424, 428, 432-434, 472-474.
N° 7190, pp. 48, 3oo-3oi.
N° 7215, p. 47.
N° 7368, p. 295.
N° 7371, pp. 375-397, 402.
N° 7377 B, pp. 47, 48.
N° 7378 A, pp. 65, 3o2.
*N° 7380, p. 3oo.
*N° 7381, p. 3oo.
N° 8680 A, pp. 47, 48, 65, 292-294.
N° 10252, p. 48,
N° 14576, pp. 299, 446, 447-
*N° 14579, p. 375.
*N° 14580, p. 375.
N» 14715, p. 4i3.
N° 14723, pp. 3-7, 22, 27-31, 34-46, 52, 89, 3oi.
N° 16134, pp. 4o8, 409, 443, 444, 475-477-
N° 16146, pp. 4n, 425, 426, 428, 429, 434-438, 44o, 46o-468.
N° 16621, pp. 299, 4n, 4i3, 4i4, 4a5-43a, 434, 443, 448, 452-457.
464, 466-468.
Bibliothèque Municipale de Bordeaux.
N° 163, pp. 332, 333.
TABLE DES MATIÈRES
DK LA TROISIÈME SÊlUt
Prkfack V
XIII. Jean I Buridan (de Béthune) et Léonard de Vinci. i
I. Une date relative à Maître Albert de Saxe 3
II. Jean I Buridan (de Béthune). 6
III. Que la théorie du centre de gravité, enseignée par Albert
de Saxe, n'est aucunement empruntée à Jean Buridan . . 23
IV. La Dynamique de Jean Buridan 34
V. Que la Dynamique de Léonard de Vinci procède, par l'in-
termédiaire d'Albert de Saxe, de celle de Jean Buridan.
En quel point elle s'en écarte, et pourquoi. Les diverses
explications de la chute accélérée des graves qui ont été
proposées avant Léonard 54
XIV. La tradition de Buridan et la Science italienne au
xvie siècle n3
I. La Dynamique des Italiens au temps de Léonard de Vinci .
Averroïstes, Alexandristes et Humanistes. ....... n5
II. L'esprit de la Scolastique parisienne au temps de Léonard
de Vinci 129
III. La Dynamique parisienne au temps de Léonard de Vinci. . 137
IV. La décadence de la Scolastique parisienne après la mort de
Léonard de Vinci. Les attaques de l'Humanisme. Didier
Érasme et Louis Vives 160
V. Comment, au xvie siècle, la Dynamique de Jean Buridan
s'est répandue en Italie 181
VI. Des premiers progrès accomplis en la Dynamique parisienne
par les Italiens. Giovanni Battista Benedetti 214
VII. Des premiers progrès accomplis en la Dynamique parisienne
par les Italiens (suite). Giordano Bruno 227
XV. Dominique Soto et la Scolastique parisienne 261
I. Avant-propos 263
II. Vie de Dominique Soto, frère prêcheur 267
6o4 ÉTUDES SUR LEONARD DE VINCI
Pages.
III. Dominique Soto et le Nominalisme parisien 270
IV. L'Infini potentiel et l'Infini actuel 273
V. L'Équilibre de la Terre et des Mers 277
VI. La Dynamique de Jean Buridan et la Dynamique de Soto . 279
VIT. Soto tente d'accorder les opinions d'Aristote et de Saint
Thomas avec l'hypothèse de Yimpetus 286
VIII. Les origines de la Cinématique. Le traité De proportiona-
lilate motuum et magnitudinum . 290
IX. Les origines de la Cinématique (suite). Thomas Bradwardine.
Jean de Meurs. Jean Buridan , . . . 295
X. Les origines delà Cinématique (suite). Albert de Saxe. . . 302
XI. Albert de Saxe et la loi suivant laquelle s'accélère la chute
d'un grave 309
XII. De intensione et remissione formarum ......... 3i4
XIII. Nicole Oresme 346
XIV. La Dynamique d'Oresme et la Dynamique de Buridan. . . 35o
XV. Le centre de gravité de la terre et le centre du Monde ... 36 1
XVI. La pluralité des mondes et le lieu naturel selon Nicole
Oresme 367
XVII. Nicole Oresme inventeur de la Géométrie analytique . . . 375
XVIII. Comment Nicole Oresme a établi la loi du mouvement uni-
formément varié 388
XIX. L'influence de Nicole Oresme à l'Université de Paris. Le
traité De latitudinibus formarum. Albert de Saxe. Marsile
dTnghen . , 399
XX. L'École d'Oxford au milieu du xive siècle. Guillaume
Heytesbury. Jean de Dumbleton. Swineshead. Le Calcu-
lateur. Le traité De sex inconuenientibus. Guillaume de
Colligham 4o5
XXI. L'esprit de V Ecole d'Oxford au milieu du xive siècle. I. La
Physique 424
XXII. L'esprit de l'Éèole d'Oxford au milieu du xive siècle. II. La
Logique 44 1
WIII. La loi du mouvement uniformément varié à l'École
d'Oxford . 45 1
A. Le De primo motore de Swineshead et les Dubia pari-
siensia 45 1
B. La Summa de Jean de Dumbleton 46o
C. Les liegulœ solvendi sophismata et les Probationes de
Guillaume Heytesbury 468
D. Le Tractatus de sex iuconvenientibus ........ 471
E. L'opuscule intitulé : A est unum calidum 474
F. Le Liber calculalionum de Ricardus de Ghlymi Eshedi. 477
XXIV. Comment les doctrines de Nicole Oresme se sont répan-
dues en Italie 48 1
XXV. Comment les doctrines de l'Ecole d'Oxford se sont répan-
dues en Italie 4q3
I \bi.i-: l>i> m \ i il ni s
XXVI. Léonard de Vinci et les lois de la chute des grave ... 5io
wyii. L'étude <i<' la Latitude des formes à L'Université <!<• Pari
au début du wi siècle. Jean Majorls. Jean Dullaerl de
Gand. 5 ig
\\ \ lll. L'étude tic La latitude des formes à l'Université de Paris, au
début du lvi' siècle {suite). Alvarès Thomé de Lisbonne ■
\\i\. L'étude <i<v la Latitude <!<•* formes à n université <!<■ Paris, au
début du xvi" siècle (./'/" Les maîtres espagnols. Jean de
Gelaya Louis Goroncl 543
\\\. Dominique Soto et les lois de la chute des graves 555
\\\l. La tradition parisienne et Galilée 56a
Errata 585
Table des auteurs et personnages cités dans la troisième
SÉRIE 587
Table des manuscrits cités dans la troisième série 601
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