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Full text of "Études sur Léonard de Vinci .."

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in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/tudessurlona03duhe 


ÉTUDES 


8UR 


LEONAIIII  DE  VINCI 


l'A  H 


Pierre  DUHEM 

CORRESPONDANT    DE    L'iNSTITUT    DE    FRANCE 
PROFESSEUR    A    LA    FACULTÉ    DES    SCIENCES    DE    BORDEAUX 


TROISIÈME    SÉRIE 

LES  PRÉCURSEURS  PARISIENS 

DE  GALILÉE 


PARIS 

LIBRAIRIE    SCIENTIFIQUE    A.   HERMANN    ET    FILS 
Libraires  de  S.  M.  le  Roi  de  Suède. 

G,   RUE  DE  LA  SORBONNE,   6 
I9l3 


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ÉTUDES 


SUR 


LEONARD  IIE  VINCI 


PAR 


Pierre  DUHEM 

CORRESPONDANT    DE    L'iNSTITUT    DE    FRANCE 
PROFESSEUR    A    LA    FACULTÉ    DES    SCIENCES    DE    BORDEAUX 


TROISIÈME    SÉRIE 

LES  PRÉCURSEURS  PARISIENS 

DE  GALILÉE 


PARIS 

LIBRAIRIE    SCIENTIFIQUE    A.   HERMANN    ET    FILS 

Libraires  de  S.  M.  le  Roi  de  Suède. 
6,  RUE  DE  LA  SORBONNE,   6 

I9l3 


&   touQUç 


JUN  1 1  labS 
g/  O  3 


A.  M.  G. 


MECHANICAE    NOSTRAE    SCIENTIAE 


VERE    GENITRICIS, 


FACULTATIS  ARTIUM 


QUAE    IN 


UNIVERSITATE   PARISIENSI 


XIY°    SAECULO    FLOREBAT 


PREFACE 


A  la  troisième  série  de  nos  Études  sur  Léonard  de  Vinci,  nous 
donnons  un  sous-titre:  Les  précurseurs  parisiens  de  Galilée.  Ce 
sous-titre  annonce  l'idée  dont  nos  précédentes  études  avaient 
déjà  découvert  quelques  aspects  et  que  nos  recherches  nou- 
velles mettent  en  pleine  lumière.  La  Science  mécanique 
inaugurée  par  Galilée,  par  ses  émules,  par  ses  disciples,  les 
Baliani,  les  Torricelli,  les  Descartes,  les  Beeckman,  les 
Gassendi,  n'est  pas  une  création;  l'intelligence  moderne  ne 
l'a  pas  produite  de  prime  saut  et  de  toutes  pièces  dès  que 
la  lecture  d'Archimède  lui  eut  révélé  l'art  d'appliquer  la 
Géométrie  aux  effets  naturels.  L'habileté  mathématique  acquise 
dans  le  commerce  des  géomètres  de  l'Antiquité,  Galilée  et  ses 
contemporains  en  ont  usé  pour  préciser  et  développer  une 
Science  mécanique  dont  le  Moyen-Age  chrétien  avait  posé  les 
principes  et  formulé  les  propositions  les  plus  essentielles. 
Cette  Mécanique,  les  physiciens  qui  enseignaient,  au  xive 
siècle,  à  l'Université  de  Paris  l'avaient  conçue  en  pre- 
nant l'observation  pour  guide  ;  ils  l'avaient  substituée  à  la 
Dynamique  d'Aristote,  convaincue  d'impuissance  à  «  sauver 
les  phénomènes  ».  Au  temps  de  la  Renaissance,  l'archaïsme 
superstitieux,  où  se  complaisaient  également  le  bel  esprit  des 
Humanistes  et  la  routine  averroïste  d'une  Scolastique  rétro- 
grade, repoussa  cette  doctrine  des  «  Modernes  ».  La  réaction 
fut  puissante,  particulièrement  en  Italie,  contre  la  Dynamique 

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VI  PRÉFACE 

des  «  Parisiens  »,  en  faveur  de  l'inadmissible  Dynamique  du 
Stagirite.  Mais,  en  dépit  de  cette  résistance  têtue,  la  tradi- 
tion parisienne  trouva,  hors  des  écoles  aussi  bien  que  dans 
les  Universités,  des  maîtres  et  des  savants  pour  la  maintenir 
et  la  développer.  C'est  de  cette  tradition  parisienne  que 
Galilée  et  ses  émules  furent  les  héritiers.  Lorsque  nous  voyons 
la  science  d'un  Galilée  triompher  du  Péripatétisme  buté  d'un 
Gremonini,  nous  croyons,  mal  informés  de  l'histoire  de  la 
pensée  humaine,  que  nous  assistons  à  la  victoire  de  la  jeune 
Science  moderne  sur  la  Philosophie  médiévale,  obstinée  dans 
son  psittacisme  ;  en  vérité,  nous  contemplons  le  triomphe, 
longuement  préparé,  de  la  science  qui  est  née  à  Paris  au 
xive  siècle  sur  les  doctrines  d'Aristote  et  d'Averroès,  remises  en 
honneur  par  la  Renaissance  italienne. 

Nul  mouvement  ne  peut  durer  s'il  n'est  entretenu  par 
l'action  continuelle  d'une  puissance  motrice,  directement  et 
immédiatement  appliquée  au  mobile.  Tel  est  l'axiome  sur 
lequel  repose  toute  la  Dynamique  d'Aristote. 

Conformément  à  ce  principe,  le  Stagirite  veut,  à  la  flèche 
qui  continue  de  voler  après  avoir  quitté  l'arc,  appliquer  une 
puissance  motrice  qui  la  transporte  ;  cette  puissance,  il  la  croit 
trouver  en  l'air  ébranlé;  c'est  l'air,  frappé  par  la  main  ou 
par  la  machine  balistique,  qui  soutient  et  entraîne  le  pro- 
jectile. 

Cette  hypothèse,  qui  nous  semble  pousser  l'invraisemblance 
jusqu'au  ridicule,  parait  avoir  été  admise  presque  à  l'unanimité 
par  les  physiciens  de  l'Antiquité  ;  un  seul  d'entre  eux  s'est 
clairement  prononcé  contre  elle,  et  celui-là,  que  le  temps  place 
aux  dernières  années  de  la  Philosophie  grecque,  se  trouve,  par 
sa  foi  chrétienne,  presque  séparé  de  cette  Philosophie;  nous 
avons  nommé  Jean  d'Alexandrie,  surnommé  Philopon.  Après 
avoir  montré  ce  qu'a  d'inadmissible  la  théorie  péripatéticienne 
du  mouvement  des  projectiles,  Jean  Philopon  déclare  que  la 
flèche  continue  de  se  mouvoir  sans  qu'aucun  moteur  lui  soit 
appliqué,  parce  que  la  corde  de  Parc  y  a  engendré  une  énergie 
qui  joue  le  rôle  de  vertu  motrice. 

Les  derniers  penseurs  de  la  Grèce,  les  philosophes  arabes 


PRÉFACE  Vil 

n'ont  même  pas  accordé  une  mention  ;«  la  doctrine  de  ce  Jean 
le  Chrétien  pour  qui  an  Simplicius  ou  an  \verroes  n'ont  eu 

que  des  sarcasmes.  Le  Moyen  Age  chrétien,  pris  par  L'admira 
tion  naïve  (pic  lui  inspira  la  Science  péripatéticienne  lorsqu'elle 
lui  fut  révélée,  partagea  d'abord,  à  L'égard  de  L'hypothèse  de 

Philopon,  le  dédain  des  commentateurs  grecs  et  arabes;  saint 
Thomas  d'Aquin  ne  la  mentionne  que  pour  mettre  en  garde 
contre  elle  ceux  qu'elle  pourrait  séduire. 

Mais  à  la  suite  des  condamnations  portées,  en  1277,  par 
l'évêque  de  Paris,  Etienne  ïempier,  contre  une  foule  de  thèses 
que  soutenaient  «  Aristote  et  ceux  de  sa  suite»,  voici  qu'un 
grand  mouvement  se  dessine,  qui  va  libérer  la  pensée  chré- 
tienne du  joug  du  Péripatétisme  et  du  Néoplatonisme,  et  pro- 
duire ce  que  l'archaïsme  de  la  Renaissance  appellera  la  Science 
des  «  Modernes.  » 

Guillaume  d'Ockam  attaque,  avec  sa  vivacité  coutumière, 
la  théorie  du  mouvement  des  projectiles  proposée  par  Aristote  ; 
il  se  contente,  d'ailleurs,  de  détruire  sans  rien  édifier;  mais 
ses  critiques  remettent  en  honneur,  auprès  de  certains  disciples 
de  Duns  Scot,  la  doctrine  de  Jean  Philopon  ;  Y  énergie,  la  vertu 
motrice  dont  celui-ci  avait  parlé,  reparait  sous  le  nom  d'impetus. 
Cette  hypothèse  de  Yimpetus,  imprimé  dans  le  projectile  par  la 
main  ou  par  la  machine  qui  l'a  lancé,  un  maître  séculier  de 
la  Faculté  des  Arts  de  Paris,  un  physicien  de  génie,  s'en 
empare;  Jean  Buridan  la  prend,  vers  le  milieu  du  xive  siècle, 
pour  fondement  d'une  Dynamique  avec  laquelle  «  s'accordent 
tous  les  phénomènes  » . 

Le  rôle  que  Yimpetus  joue,  en  cette  Dynamique  de  Buridan, 
c'est  très  exactement  celui  que  Galilée  attribuera  à  Yimpeto  ou 
momento.  Descartes  à  la  quantité  de  mouvement,  Leibniz  enfin  à 
la  force  vive;  si  exacte  est  cette  correspondance  que  pour 
exposer,  en  ses  Leçons  Académiques,  la  Dynamique  de  Galilée, 
Torricelli  reprendra  souvent  les  raisonnements  et  presque  les 
paroles  de  Buridan. 

Cet  impetus,  qui  demeurerait  sans  changement,  au  sein  du 
projectile,  s'il  n'était  incessamment  détruit  par  la  résistance 
du  milieu  et  par  l'action  de  la  pesanteur,  contraire  au  mouve- 


VIII  PREFACE 

ment,  cet  impetus,  disons-nous,  Buridan  le  prend,  à  vitesse 
égale,  comme  proportionnel  à  la  quantité  de  matière  première 
que  le  corps  renferme;  cette  quantité,  il  la  conçoit  et  la  décrit 
en  des  termes  presque  identiques  à  ceux  dont  usera  NeAvton 
pour  définir  la  masse,  A  masse  égale,  Y  impetus  est  d'autant 
plus  grand  que  la  vitesse  est  plus  grande;  prudemment, 
Buridan  s'abstient  de  préciser  davantage  la  relation  qui  existe 
entre  la  grandeur  de  Yimpetus  et  celle  de  la  vitesse;  plus  osés, 
Galilée  et  Descartes  admettront  que  cette  relation  se  réduit  à 
la  proportionnalité;  ils  obtiendront  ainsi  de  Yimpeto,  de  la 
quantité  de  mouvement,  une  évaluation  erronée  que  Leibniz 
devra  rectifier. 

Gomme  la  résistance  du  milieu,  la  gravité  atténue  sans  cesse 
et  finit  par  anéantir  Yimpetus  d'un  mobile  que  l'on  a  lancé  vers 
le  haut,  parce  qu'un  tel  mouvement  est  contraire  à  la  ten- 
dance naturelle  de  cette  gravité;  mais  dans  un  mobile  qui 
tombe,  le  mouvement  est  conforme  à  la  tendance  de  la  gra- 
vité; aussi  Yimpetus  doit-il  aller  sans  cesse  en  augmentant  et 
la  vitesse,  au  cours  du  mouvement,  doit  croître  constamment. 
Telle  est,  au  gré  de  Buridan,  l'explication  de  l'accélération  que 
l'on  observe  en  la  chute  d'un  grave,  accélération  que  la 
science  d'Aristote  connaissait  déjà,  mais  dont  les  commenta- 
teurs hellènes,  arabes  ou  chrétiens  du  Stagirite  avaient  donné 
d'inacceptables  raisons. 

Cette  Dynamique  exposée  par  Jean  Buridan  présente  d'une 
manière  purement  qualitative,  mais  toujours  exacte,  les  vérités 
que  les  notions  de  force  vive  et  de  travail  nous  permettent  de 
formuler  en  langage  quantitatif. 

Le  philosophe  de  Béthune  n'est  pas  seul  à  professer  cette 
Dynamique;  ses  disciples  les  plus  brillants,  les  Albert  de  Saxe, 
et  les  Nicole  Oresme,  l'adoptent  et  l'enseignent;  les  écrits 
français  d'Oresme  la  font  connaître  même  à  ceux  qui  ne  sont 
pas  clercs. 

Lorsque  aucun  milieu  résistant,  lorsque  aucune  tendance 
naturelle  analogue  à  la  gravité  ne  s'oppose  au  mouvement, 
Yimpetus  garde  une  intensité  invariable  ;  le  mobile  auquel  on 
a  communiqué  un  mouvement  de  translation  ou  de  rotation 


PRÉFACE  II 

continue  indéfiniment  à  se  mouvoir  avec  une   vitesse   inva 
riable.  C'csi  sous  cette  forme  que  la  Loi  d'inertie  se  présente 
à  l'esprit  de  Buridan  ;  c'est  sous  cette  même  forme  qu'elle  sera 
encore  reçue  de  (ialilée. 

De  cette  loi  d'inertie,  Buridan  tire  un  corollaire  dont  il  nous 
faut  maintenant  admirer  la  nouveauté. 

Si  les  orbes  célestes  se  meuvent  éternellement  avec  une 
vitesse  constante,  c'est,  selon  l'axiome  de  la  Dynamique  d'Aris- 
tote,  que  chacun  d'eux  est  soumis  à  un  moteur  éternel  et  de 
puissance  immuable;  la  philosophie  du  Stagirite  requiert 
qu'un  tel  moteur  soit  une  intelligence  séparée  de  la  matière. 
L'étude  des  intelligences  motrices  des  orbes  célestes  n'est  pas 
seulement  le  couronnement  de  la  Métaphysique  péripatéti- 
cienne; elle  est  la  doctrine  centrale  autour  de  laquelle  tour- 
nent toutes  les  Métaphysiques  néoplatoniciennes  des  Hellènes 
et  des  Arabes,  et  les  Scolastiques  du  xiii0  siècle  n'hésitent  pas 
à  recevoir,  en  leurs  systèmes  chrétiens,  cet  héritage  des  théo- 
logies païennes. 

Or,  voici  que  Buridan  a  l'audace  d'écrire  ces  lignes  : 

«  Dès  la  création  du  monde,  Dieu  a  mû  les  cieux  de  mouve- 
ments identiques  à  ceux  dont  ils  se  meuvent  actuellement; 
il  leur  a  imprimé  alors  des  impetus  par  lesquels  ils  continuent 
à  être  mus  uniformément;  ces  impetus,  en  effet,  ne  rencon- 
trant aucune  résistance  qui  leur  soit  contraire,  ne  sont  jamais 
ni  détruits  ni  affaiblis...  Selon  cette  imagination,  il  n'est  pas 
nécessaire  de  poser  l'existence  d'intelligences  qui  meuvent  les 
corps  célestes  d'une  manière  appropriée.  » 

Cette  pensée,  Buridan  l'énonce  en  diverses  circonstances  ; 
Albert  de  Saxe  l'expose  à  son  tour;  et  Nicole  Oresme,  pour  la 
formuler,  trouve  cette  comparaison  :  «  Excepté  la  violence, 
c'est  aucunement  semblable  quand  un  homme  a  fait  une 
horloge,  et  le  lesse  aller  et  estre  meu  par  soy.  » 

Si  l'on  voulait,  par  une  ligne  précise,  séparer  le  règne  de  la 
Science  antique  du  règne  de  la  Science  moderne,  il  la  faudrait 
tracer,  croyons-nous,  à  l'instant  où  Jean  Buridan  a  conçu  cette 
théorie,  à  l'instant  où  l'on  a  cessé  de  regarderies  astres  comme 
mus  par  des  êtres  divins,  où  l'on  a  admis  que  les  mouvements 


PREFACE 


célestes  et  les  mouvements  sublunaires  dépendaient  d'une 
même  Mécanique. 

Cette  Mécanique,  à  la  fois  céleste  et  terrestre,  à  laquelle 
Newton  devait  donner  la  forme  que  nous  admirons  aujourd'hui, 
la  voici,  d'ailleurs,  qui,  dès  le  xrv e  siècle,  tente  de  se  constituer. 
Durant  tout  ce  siècle,  les  témoignages  de  François  de  Meyronnes 
et  d'Albert  de  Saxe  nous  l'apprennent,  il  se  trouva  des  physi- 
ciens pour  soutenir  qu'en  supposant  la  terre  mobile  et  le  ciel 
des  étoiles  fixes  immobile,  on  construisait  un  système  astro- 
nomique plus  satisfaisant  que  celui  où  la  terre  est  privée  de 
mouvement.  De  ces  physiciens,  Nicole  Oresme  développe  les 
raisons  avec  une  plénitude,  une  clarté,  une  précision  que 
Copernic  sera  loin  d'atteindre  ;  à  la  terre,  il  attribue  un  impetus 
naturel  semblable  à  celui  que  Buridan  attribue  aux  orbes 
célestes;  pour  rendre  compte  de  la  chute  verticale  des  graves, 
il  admet  que  l'on  doit  composer  cet  impetus  par  lequel  le 
mobile  tourne  autour  de  la  terre  avec  Yimpetus  engendré  par 
la  pesanteur.  Le  principe  qu'il  formule  nettement,  Copernic 
se  bornera  à  l'indiquer  d'une  manière  obscure  et  Giordano 
Bruno  à  le  répéter;  Galilée  usera  de  la  Géométrie  pour  en  tirer 
les  conséquences,  mais  sans  corriger  la  forme  erronée  de  la  loi 
d'inertie  qui  s'y  trouve  impliquée. 

Pendant  que  l'on  fonde  la  Dynamique,  on  découvre  peu  à 
peu  les  lois  qui  régissent  la  chute  des  poids. 

En  i368,  Albert  de  Saxe  propose  ces  deux  hypothèses: 
La  vitesse  de  la  chute  est  proportionnelle  au  temps  écoulé 
depuis  le  départ;  —  la  vitesse  de  la  chute  est  propor- 
tionnelle au  chemin  parcouru.  Entre  ces  deux  lois,  il  ne 
fait  pas  de  choix.  Le  théologien  Pierre  ïataret,  qui  enseigne 
à  Paris  vers  la  fin  du  xv6  siècle,  reproduit  textuellement 
ce  qu'avait  dit  Albert  de  Saxe.  Grand  lecteur  d'Albert  de 
Saxe,  Léonard  de  Vinci,  après  avoir  admis  la  seconde  de 
ces  deux  hypothèses,  se  rallie  à  la  première;  mais  il  ne 
parvient  pas  à  découvrir  la  loi  des  espaces  parcourus  par  un 
grave  qui  tombe;  d'un  raisonnement  que  Baliani  reprendra, 
il  conclut  que  les  espaces  parcourus  en  des  laps  de  temps 
égaux  et  successifs  sont  comme  la  série  des  nombres  entiers, 


PRÉFAC1  XI 

tandis  qu'ils  sont,   on  vérité,  comme  la  série  «les  nombi 

impairs. 

On  connaissait  depuis  Longtemps,  cependant,  la  règle  qni 
permet  d'évaluer  l'espace  parcouru,  en  un  certain  temps,  par 

un  mobile  mu  d'un  mouvement  uniformément  varie;  que  cette 
règle  ait  été  découverte  à  Paris,  au  temps  de  Jean  Buridan, 
ou  à  Oxford,  au  temps  de  Swincshcad,  elle  se  trouve  clairement 
formulée  dans  l'ouvrage  où  Nicole  Oresmc  pose  les  principes 
essentiels  de  la  Géométrie  analytique;  de  plus,  la  démonstration 
qui  sert  à  l'y  justifier  est  identique  à  celle  que  donnera  Galilée. 

Du  temps  de  Nicole  Oresme  à  celui  de  Léonard  de  Vinci, 
cette  règle  ne  fut  nullement  oubliée;  formulée  dans  la  plupart 
des  traités  produits  par  la  Dialectique  épineuse  d'Oxford,  elle  se 
trouve  discutée  dans  les  nombreux  commentaires  dont  ces  traités 
ont  été  l'objet,  au  cours  du  xve  siècle,  en  Italie,  puis  dans  les 
divers  ouvrages  de  Physique  composés,  au  début  du  xvie  siècle, 
par  la  Scolastique  parisienne. 

Aucun  des  traités  dont  nous  venons  déparier  n'a,  cependant, 
l'idée  d'appliquer  cette  règle  à  la  chute  des  corps.  Cette  idée, 
nous  la  rencontrons  pour  la  première  fois  dans  les  Questions 
sur  la  Physique  d'Aristote,  publiées  en  i545  par  Dominique 
Soto.  Élève  des  Scolastiques  parisiens,  dont  il  a  été  l'hôte 
et  dont  il  adopte  la  plupart  des  théories  physiques,  le  dominicain 
espagnol  Soto  admet  que  la  chute  d'un  grave  est  uniformément 
accélérée,  que  l'ascension  verticale  d'un  projectile  est  unifor- 
mément retardée,  et  pour  calculer  le  chemin  parcouru  en 
chacun  de  ces  deux  mouvements,  il  use  correctement  de  la 
règle  formulée  par  Oresme.  C'est  dire  qu'il  connaît  les  lois 
de  la  chute  des  corps  dont  on  attribue  la  découverte  à  Galilée. 
Ces  lois,  d'ailleurs,  il  n'en  revendique  pas  l'invention;  bien 
plutôt,  il  semble  les  donner  comme  vérités  communément 
reçues;  sans  doute,  elles  étaient  couramment  admises  par  les 
maîtres  dont,  à  Paris,  Soto  a  suivi  les  leçons.  Ainsi,  de 
Guillaume  d'Ockam  à  Dominique  Soto,  voyons-nous  les  phy- 
siciens de  l'École  parisienne  poser  tous  les  fondements  de  la 
Mécanique  que  développeront  Galilée,  ses  contemporains 
et  ses  disciples. 


XII  PREFACE 


Parmi  ceux  qui,  avant  Galilée,  ont  reçu  la  tradition  de  la 
Scolastique  parisienne,  il  n'en  est  aucun  qui  mérite  plus 
d'attention  que  Léonard  de  Vinci.  Au  temps  où  il  vécut,  l'Italie 
opposait  une  ferme  résistance  à  la  pénétration  de  la  Mécanique 
des  «Modérai»,  des  «  J uniores  »  ;  là,  parmi  les  maîtres  des 
Universités,  ceux-là  mêmes  qui  penchaient  vers  les  doctrines 
terminalistes  de  Paris  se  bornaient  à  reproduire,  sous  une 
forme  abrégée  et  parfois  hésitante,  les  affirmations  essentielles 
de  cette  Mécanique;  ils  étaient  bien  éloignés  de  lui  faire 
produire  aucun  des  fruits  dont  elle  était  la  fleur. 

Léonard  de  Vinci,  au  contraire,  ne  s'est  pas  contenté 
d'admettre  les  principes  généraux  de  la  Dynamique  del'impetus; 
ces  principes,  il  les  a  médités  sans  cesse  et  retournés  en  tout 
sens,  les  pressant,  en  quelque  sorte,  de  donner  les  consé- 
quences qu'ils  renfermaient.  L'hypothèse  essentielle  de  cette 
Dynamique  était  comme  une  première  forme  de  la  loi  de  la 
force  vive;  Léonard  y  aperçoit  l'idée  de  la  conservation 
de  l'énergie,  et  cette  idée,  il  trouve,  pour  l'exprimer,  des 
termes  d'une  prophétique  clarté.  Entre  deux  lois  de  la  chute 
des  corps,  l'une  exacte  et  l'autre  inadmissible,  Albert  de  Saxe 
avait  laissé  son  lecteur  en  suspens;  après  quelques  tâtonne- 
ments que  Galilée  connaîtra,  lui  aussi,  Léonard  sait  fixer  son 
choix  sur  la  loi  exaete;  il  l'étend  avec  bonheur  à  la  chute 
d'un  poids  le  long  d'un  plan  incliné.  Par  l'étude  de  Yimpeto 
composé,  il  tente,  le  premier,  l'explication  de  la  trajectoire 
curviligne  des  projectiles,  explication  qui  recevra  son  achè- 
vement de  Galilée  et  de  Torricelli.  Il  entrevoit  la  correction 
qu'il  conviendrait  d'apporter  à  la  loi  d'inertie  énoncée  par 
Buridan  et  prépare  l'œuvre  qu'accompliront  Benedetti  et 
Descartes. 

Sans  doute,  Léonard  ne  reconnaît  pas  toujours  toutes  les 
richesses  du  trésor  accumulé  par  la  Scolastique  parisienne  ; 
il  en  délaisse  quelques-unes  dont  l'emprunt  eût  donné  à  sa 
doctrine  mécanique  le  plus  heureux  complément;  il  méconnaît 
le  rôle  que  Yimpetus  doit  jouer  dans  l'explication  de  la  chute 
accélérée  des  graves  ;  il  ignore  la  règle  qui  permet  de  calculer 
le  chemin  parcouru  par  un  corps  mû  de  mouvement  uniforme- 


PRÉ1  A  M  Mil 

ment  accéléré.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  ^ou*  l'ensemble 
de  sa  Physique  le  mot  au  nombre  de  ceux  que  les  Italiens  d<- 
son  temps  appelaient  Parisiens. 

Ce  titre,  (railleurs,  lui  serait  justement  donné;  les  princip 
de  sa  Physique,  en  effet,  il  les  tire  de  La  lecture  assidue  d'Albert 
de  Saxe,  probablement  aussi  de  La  méditation  des  écrils  de 
\ieolas  de  Gués;  oi\  Nicolas  de  Gués  fut,  lui  aussi,  un  adepte 
de  la  Mécanique  de  Paris.  Léonard  est  donc  à  sa  place  parmi 
les  précurseurs  parisiens  de  Galilée. 

Jusqu'à  ces  dernières  années,  la  Science  du  Moyen-Âge  était 
tenue  pour  inexistante.  Un  philosophe,  qui  connaît  admira- 
blement l'histoire  de  la  Science  dans  l'Antiquité  et  durant  les 
temps  modernes,  écrivait  naguère1  : 

«  Supposez  que  l'imprimerie  eût  été  trouvée  deux  siècles 
plus  tôt;  elle  eût  aidé  à  renforcer  l'orthodoxie,  et  eût  servi 
surtout  à  propager,  en  dehors  de  la  Somme  de  saint  Thomas 
et  de  quelques  ouvrages  de  ce  genre,  les  bulles  d'excommuni- 
cation et  les  décrets  du  Saint-Office.  » 

Aujourd'hui,  croyons-nous,  il  nous  est  permis  de  dire  : 

«  Si  l'imprimerie  avait  été  trouvée  deux  siècles  plus  tôt,  elle 
eût  publié,  au  fur  et  à  mesure  qu'elles  étaient  composées,  les 
œuvres  qui,  sur  les  ruines  de  la  Physique  d'Aristote,  ont  posé 
les  fondements  d'une  Mécanique  dont  les  temps  modernes  sont 
justement  fiers.  » 

Cette  substitution  de  la  Physique  moderne  à  la  Physique 
d'Aristote  a  résulté  d'un  effort  de  longue  durée  et  d'extra- 
ordinaire puissance. 

Cet  effort,  il  a  pris  appui  sur  la  plus  ancienne  et  la  plus 
resplendissante  des  Universités  médiévales,  sur  l'Université  de 
Paris.  Gomment  un  parisien  n'en  serait-il  pas  fier? 

Ses  promoteurs  les  plus  éminents  ont  été  le  picard  Jean 
Buridan  et  le  normand  Nicole  Oresme.  Gomment  un  français 
n'en  éprouverait-il  pas  un  légitime  orgueil? 

Il  a  résulté  de  la  lutte  opiniâtre  que  l'Université  de  Paris, 

i.  G.  Milhaud,  Science  grecque  et  Science  moderne  (Comptes  rendus  de  l'Académie  des 
Sciences  morales  et  politiques,  190/1).  —  G.  Milhaud,  Études  sur  la  pensée  scientifique  chez 
les  Grecs  et  les  Modernes,  Paris,  1906,  pp.  268-269. 


XIV  PREFACE 


veVfeble  gardienne,  en  ce  temps-là,  de  l'orthodoxie  catholique, 
mena  contre  le  paganisme  péripatéticien  et  néoplatonicien. 
Gomment  un  chrétien  n'en  rendrait-il  pas  grâce  à  Dieu? 


i 


Les  études  qui  vont  suivre  ont  paru  soit  dans  le  Bulletin 
Italien,  soit  dans  le  Bulletin  Hispanique  ;  à  M.  G.  Radet,  Doyen 
de  la  Faculté  des  Lettres  de  Bordeaux,  à  nos  collègues,  M.  E. 
Bouvy  et  M.  G.  Cirot,  nous  sommes  redevable  de.  cette  large 
hospitalité  accordée  à  nos  recherches  ;  qu'ils  daignent  accueillir 
l'hommage  de  notre  gratitude. 

Pierre  DUHEM. 

Bordeaux,  2k  Mai  igi3. 


XIII 


JEAN  I  BURIDAN  (DE  BÉTHUNE) 


ET 


LÉONARD  DE  VINCI 


P.     IX   HEM. 


JKAN  I  MiltlDAN  (DE  BÉTHUNE) 


i.i 


LEONARD  Di:  VINCI 


Une  date  relative  a  Maître  Albert   de  Swe. 

L'importance  des  écrits  scientifiques  d'Albert  de  Saxe  avait 
passé  complètement  inaperçue,  au  cours  des  temps  modernes, 
jusqu'au  jour  où  Thurot,  retraçant  l'histoire  du  principe  d'Ar- 
chimède,  fut  amené  à  la  signaler1.  A  ce  propos,  le  savant 
auteur  mentionnait  que  la  Bibliothèque  Nationale  possède,  sous 
le  n°  1/17 23  du  fonds  latin,  une  copie  des  Subtilissimœ  quses- 
liones  in  llbros  de  Cœlo  et  Mundo  composées  par  Albert;  cette 
copie,  disait-il,  est  de  l'an  1378.  Sur  la  foi  de  Thurot,  nous  avions 
reproduit  cette  indication  en  l'élude  que  nous  avons  intitulée  : 
Albert  de  Saxe  et  Léonard  de  Vinci2.  Or,  nous  Talions  voir,  cette 
indication  était  erronée. 

L'Administration  de  la  Bibliothèque  Nationale  a  bien  voulu 
confier  pendant  trois  mois  à  la  Bibliothèque  Universitaire  de 
Bordeaux  le  manuscrit  cité  par  Thurot;  cette  obligeance  nous 
a  permis  d'examiner  avec  grand  soin  les  pièces  contenues  en 
ce  recueil  ;  c'est  de  cet  examen  que  sont  nées  la  présente  étude 
et  l'une  de  celles  qui  lui  feront  suite. 

Le  manuscrit  latin  1/4723  de  la  Bibliothèque  Nationale  est  un 
volume  épais;  il  contient  près  de  trois  cents  feuillets  de  fort 

1.  Ch.  Thurot,  Recherches  historiques  sur  le  principe  d'Archimède.  3°  article  {Revue 
archéologique,  nouvelle  série,  t.  XIX;  pp.  1 19-123). 

2.  P.  Duhem,  Albert  de  Saxe  et  Léonard  de  Vinci,  I  (Études  sur  Léonard  de  Vinci, 
ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  I  ;  première  série,  p.  /»). 


4  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

papier  vergé  que  couvre,  sur  deux  colonnes,  une  écriture  semi- 
cursive  du  xve  siècle,  souvent  très  fine,  et  où  les  ligatures 
abondent;  il  est  relié  en  parchemin  vert,  et  sur  le  premier  plat 
sont  frappées  les  armes  de  l'abbaye  de  Saint-Victor;  il  provient, 
en  effet,  du  fonds  Saint-Victor,  où  il  figurait  sous  le  n°  712. 

Au  recto  du  second  feuillet,  en  bas,  on  retrouve  les  armes 
de  l'abbaye  de  Saint-Victor  avec  cette  devise  :  Ihs  —  Maria  — 
S.  Victor  —  S.  Auguslinus.  Au-dessous,  se  lit  cette  indication  : 
Tabulam  hic  contentorum  repe ries  folio  270. 

En  effet,  le  recto  du  folio  270  et  dernier  porte  une  sorte  de 
table  des  matières  dont  voici  la  teneur  : 

Que  secuntur  hic  habentur,  scilicet  :  Questioncs  totius  libri  phisi- 
corum  édite  a  Magistro  Johanne  Buridam.  2.  —  Questiones  super 
totum  librum  de  celo  et  mundo  composite  a  Magistro  Alberto  de 
Saxonia.  113.  —  Questiones  super  très  primos  libros  melheororum 
et  super  majorem  partem  quarli  a  Magistro  Jo.  Buridam.  Î64.  — 
X  scilicet  tercii  nec  continuit  B  quiafrixata  C.  269  et  usque  272. 

Le  manuscrit  a,  d'ailleurs,  été  mutilé,  de  nouveau,  depuis  la 
rédaction  de  cette  table,  car  les  folios  260  à  269  ont  disparu. 

Au  folio  1 13,  col.  a,  de  ce  manuscrit,  commence,  sans  aucun 
titre,  le  texte  mentionné  par  Thurot;  au  folio  162,  col.  b,  ce 
même  texte  prend  fin,  et  voici  la  formule  qui  le  termine  : 

Et  sic  cum  Dei  adjutorio  finile  suut  questiones  super  totalem 
librum  de  celo  et  mundo  per  Magistrum  Alberlum  de  Saxonia 
juxta  Ma  que  didicil  a  Magistris  suis.  Parisius  in  facultate  arcium 
anno  Domini  M°CeGeG°LXVIIJ. 

C'est  donc  de  l'année  i368  que  ce  texte  est  daté,  et  non  pas 
de  l'année  1378,  comme  une  faute  de  copie  ou  d'impression  l'a 
fait  dire  à  Gh.  Thurot. 

Mais  à  quoi  cette  date  se  rapporte-t-elle?  Est-ce,  comme  le 
pense  Thurot,  à  l'œuvre  du  copiste?  S'il  en  était  ainsi,  le 
copiste  qui  a  achevé,  en  i368,  de  transcrire  les  questions 
d'Albert  de  Saxe,  ne  saurait  être  celui  auquel  nous  devons  le 
manuscrit  conservé  à  la  Bibliothèque  Nationale.  L'écriture  de 
ce  texte  accuse  nettement  le  xve  siècle,  et  une  preuve  encore 
plus  convaincante  nous  contraint  de  faire  descendre  jusqu'à 
cette  époque  la  composition  du  recueil  autrefois  possédé  par 


JEAN    i    muiDVN    (DE    iu'tiii  m  i    il    LÉONARD    DE    VINCI  5 

L'abbaye  de  Saint  Victor;  les  trois  pièces  <|ui  forment  ce  recueil 
soni  visiblement  de  La  même  main,  et  L'examen  qu'en  une 
étude  suivante  nous  ferons  de  La  troisième  de  ces  pièces,  nous 
montrera  qu'elle  reproduit  un  écrit  du  xv"  siècle. 

Si  donc  la  date  de  i368  est  celle  (Tune  copie,  elle  est  celle 
d'une  ancienne  copie  dont  le  manuscrit  conserve  à  la  Biblio 
thèque  Nationale  nous  présente  une  réplique;  le  scribe  auquel 
nous  devons  cette  réplique  aurait  religieusement  conservé  la 
mention  inscrite  par  le  copiste  primitif. 

Cette  hypothèse,  toute  gratuite,  est  rendue  fort  peu  vraisem- 
blable parla  teneur  même  de  cette  mention;  celle-ci,  en  effet, 
fait  remonter  aux  maîtres  d'Albert  de  Saxe  l'honneur  des  doc- 
trines qui  sont  exposées  dans  les  Quxstiones  in  llbros  de  Cxlo 
et  Mundo;  il  paraîtrait  bien  osé,  le  copiste  assez  irrévérencieux 
pour  dépouiller  de  tout  mérite  personnel  l'auteur  dont  il  repro- 
duit l'œuvre;  le  cas  serait  fort  rare,  croyons-nous,  et  peut-être 
unique  en  tout  le  Moyen-Age. 

Combien  cette  mention  semble  naturelle,  au  contraire,  si 
nous  l'attribuons  à  Albert  de  Saxe  lui-même  !  Nous  y  voyons, 
alors,  une  preuve  de  la  modestie  de  l'auteur  et  de  la  gratitude 
qu'il  vouait  à  ceux  dont  il  avait  suivi  les  leçons. 

Ces  sentiments ,  d'ailleurs ,  nous  savons  qu'Albert  les 
éprouvait.  Lisons,  en  effet,  la  préface  par  laquelle  débutent, 
en  notre  manuscrit,  les  Quxstiones  in  libros  de  Cxlo;  cette  pré- 
face, que  toutes  les  éditions  imprimées  ont  reproduite,  se 
termine  ainsi  : 

«  Secundum  exigentiam  islarum  materiarum  Domino  conce- 
dente  quasdam  conscribarn  questiones  super  totalem  librum  Ares- 
tolelis  antedictum.  In  qaibus  si  quid  minus  bene  dixero  bénigne 
correctioni  melius  dicentium  me  subjicio.  Pro  bene  dictis  autem 
non  mihi  soli  sed  magistris  meis  reverendis  de  nobili  facultate 
arcium  parisiensi  qui  me  talia  docuerunt  peto  dari  grates  et  exhi- 
bitionem  honoris  et  reverentie.  » 

Celui  qui  plaçait  cette  déclaration  au  début  de  son  ouvrage 
n'est-il  pas  bien  évidemment  le  même  qui  inscrivait,  à  la  fin, 
la  mention  faussement  attribuée  au  copiste  par  Ch.  Thurot? 
Cette  mention,  c'est  la  signature  même  d'Albert  de  Saxe. 


6  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

De  cette  signature,  il  résulte  qu'Albert  a  rédigé  en  i368  ses 
Quœstiones  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo  et  qu'à  cette  époque,  il 
appartenait  à  la  Faculté  des  Arts  de  l'Université  de  Paris.  Une 
opinion  très  répandue  identifie  Albert  de  Helmstedt,  surnommé 
Albert  de  Saxe,  avec  Albert  de  Ricmerstorp  qui  quitta  Paris 
en  i365,  pour  devenir  le  premier  recteur  de  l'Université  de 
Vienne.  En  une  autre  étude1,  nous  avions  montré  tout  ce  que 
cette  opinion  renfermait  d'invraisemblable  ;  les  documents 
contenus  au  Chartularium  Universitatis  Parisiensis  et  au  Liber 
procuratorum  nationis  Anglicanx  nous  avaient  permis  d'établir, 
croyons-nous,  qu'Albert  de  Helmstedt  et  Albert  de  Ricmerstorp 
étaient  deux  personnages  distincts.  Le  texte  que  nous  venons 
d'étudier  ne  laisse  plus  aucun  doute  à  cet  égard;  en  i368, 
Albert  de  Helmstedt  appartenait  encore  à  la  Faculté  des  Arts 
de  l'Université  de  Paris,  tandis  qu'à  cette  époque,  Albert  de 
Ricmerstorp  était,  depuis  deux  ans,  évêque  d'Halberstadt. 


II 


Jean  I  Buridan  (de  Béthuïse). 

Au  début  comme  à  la  fin  de  ses  Quœstiones  in  libros  de 
Cœlo  et  Mundo,  Albert  de  Saxe  prend  soin  de  proclamer  qu'il 
doit  beaucoup  à  ses  maîtres;  cette  modestie  fort  louable  n'est 
pas,  sans  doute,  dénuée  de  raisons;  nous  devons  croire  qu'en 
effet,  renseignement  d'Albert  reflète  fréquemment  celui  qu'il 
avait  reçu  «  en  la  noble  Faculté  des  Arts  de  l'Université  de 
Paris  ».  Est-il,  d'ailleurs,  un  seul  maître  dont  les  leçons  ne 
soient,  en  grande  partie,  l'écho  de  celles  qu'il  a  entendues 
alors  qu'il  n'était  que  disciple? 

L'aveu  d'Albert  nous  pose  un  problème  :  Parmi  les  théories 
qu'il  expose  en  ses  divers  écrits,  quelles  sont  celles  qu'il  tient 
de  ses  prédécesseurs,  quelles  sont,  au  contraire,  celles  qui  lui 
sont  personnelles?  En  particulier,  lorsque   Léonard  de  Vinci 

i.  P.  Duhem,  Albert  de  Saxe,  II  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux 
qui  l'ont  lu;  VIII.  Première  série,  pp.  3a7-33i). 


JEAN    i    BURIDAN   (i»i:    m'iiii  m.)   i:  i    LÉONARD    DE    \i\m  7 

puisait,  pour  alimenter  le  coins  <ie  ses  propres  pensées,  aux 
Qusesliones  in  libros  de  Cselo,  les  doctrines  qu'il  recueillait 
étaient-elles  prises  à  leur  sonne  même?  Venaient-elles,  au 
contraire,  d'ailleurs,  et  pour  découvrir  l;i  Fontaine  dont  elles 
étaient  issues,  faut-il  remonter  plus  haut  qu'Albert  de  Saxe? 

Ce  problème,  nous  nous  sommes  maintes  fois  efforcé  de  le 
résoudre;  mais,  toujours,  la  solution  esl  demeurée;  fort  incom 
plète.  Pour  l'obtenir  pleine  et  certaine,  il  faudrait  connaître 
parfaitement  renseignement  qui  se  donnait  a  L'Université  de 
Paris  au  moment  où  Albert  est  venu  s'asseoir  sur  les  bancs  de 
la  rue  du  Fouarre.  Or,  de  cet  enseignement,  il  ne  nous  reste  que 
des  monuments  peu  nombreux;  les  rares  livres  qui  le  conser- 
vent, qu'ils  soient  demeurés  manuscrits  ou  qu'ils  aient  été 
imprimés  à  l'époque  de  la  Renaissance,  sont  souvent  presque 
introuvables;  à  la  longue  seulement,  au  prix  de  beaucoup  de 
recherches  et  d'efforts,  nous  voyons  se  reconstituer  la  filiation 
des  principales  doctrines  enseignées  par  Albertutius. 

Le  manuscrit  que  nous  avons  décrit  au  paragraphe  précé- 
dent, en  reproduisant  les  Quœstiones  totius  libri  physîcorum 
de  Jean  Buridan,  nous  fournit  un  document  qui  importe 
extrêmement  à  la  restauration  de  l'enseignement  reçu  par 
Albert;  une  comparaison,  même  très  rapide,  de  cet  écrit  avec 
les  œuvres  du  Maître  allemand  suffît  à  reconnaître  l'influence 
très  profonde  que  celui-ci  a  subie  de  la  part  du  Maître  picard. 
A  cette  question  :  Qu'est-ce  qu'Albert  de  Saxe  doit  à  ses 
maîtres?  nous  aurons  répondu  en  très  grande  partie  lorsque 
nous  aurons  montré  ce  qu'Albert  doit  à  Buridan. 

Les  données  certaines  relatives  à  la  vie  de  Jean  Buridan 
sont  peu  nombreuses;  la  renommée  de  ce  philosophe  est  due, 
surtout,  à  des  légendes  douteuses. 

Buridan  est  né  à  Béthune;  c'est  l'affirmation  d'une  tradition 
qui  n'a  rien  que  de  très  vraisemblable,  car  de  nombreux  docu- 
ments nous  prouvent  qu'il  était  du  diocèse  d'Arras. 

Sa  date  de  naissance  est  inconnue;  on  ne  saurait,  cepen- 
dant, sans  grande  invraisemblance,  la  placer  après  l'an  1000. 
En  1 3^7,  en  effet,  Jean  Buridan  était  déjà  recteur  de  l'Univer- 
sité de  Paris.   C'est   à  ce  titre  qu'il  fut  appelé  à  établir,   le 


8  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

9  février  1828,  un  statut  dont  le  texte  nous  a  été  conservé1; 
les  étudiants  aussi  bien  que  les  maîtres,  pour  les  motifs  les 
plus  futiles,  citaient  devant  la  Caria  Conservationis  de  l'Univer- 
sité ceux  avec  qui  ils  étaient  en  litige;  pour  mettre  fin  à  cet 
abus,  il  fut  décidé  qu'une  lettre  de  citation  ne  serait  accordée 
au  plaignant  qu'après  comparution  devant  le  recteur  et  des 
délégués  de  l'Université  ;  le  statut  se  termine  par  ces  mots  : 
u  Data  faerant  hœc  in  nostra  congregatione  generali  apad 
S.  Matharinum  facla  per  venerabilem  et  discretam  virum  M.  Joan- 
nem  Baridan  rectorem  Universitatis  sapradictœ  anno  1327?  die 
Martis  in  octava  Parificationis  B.  Mariœ  Virginis.  » 

Le  3o  août  1829,  Jean  Buridan,  «  clerc  du  diocèse  d'Arras,  » 
n'est  encore  pourvu  d'aucun  bénéfice  ecclésiastique3.  Mais 
le  2  novembre  i33o,  nous  voyons^»  que,  tout  en  continuant 
à  résider  à  Paris,  il  est  titulaire  de  la  cure  d'Illies,  en  son 
diocèse  d'origine. 

Faut-il,  sous  le  pontificat  de  Jean  XXII,  placer  un  voyage  de 
notre  philosophe  à  Avignon?  Cette  conclusion  semble  découler 
d'un  passage5  des  Quœstiones  in  libram  Aristotelis  de  sensa  et 
sensato  que  l'Écossais  Georges  Lokert  publia  à  Paris,  en  i5i6 
et  en  i5i8,  comme  étant  l'œuvre  de  Jean  Buridan.  Voici  ce 
passage  : 

«  J'ai  vu  un  certain  écolier  breton  qui  était  aveugle  de  nais- 
sance; cependant,  il  discutait  fort  bien  et  fort  clairement  sur 
la  Logique  et  la  Physique;  je  sais  qu'il  se  rendit  à  la  Curie 
Romaine,  car  je  m'y  trouvais  alors  moi-même,  au  temps  du 


1.  Bulrcus,  Historia  Universitatis  Parisiensis,  tomus  IV,  al)  anno  i3oo  ad  annum 
1/400,  p.  212.  —  Deniile  et  Châtelain,  Chartularium  Universitatis  Parisiensis,  tomus  11, 
sectio  I,  abanno  MGCLXXXVI  ad  annum  MGCCL,  pièce  n<>  870,  pp.  3oG-3o7. 

2.  L'année,  à  cette  époque,  ne  commençait  qu'à  Pâques;  cette  date  correspond 
donc  au  9  février  1828,  octave  de  la  Purification. 

3.  Iieg.  Vatican.  Comm.  Joh.  XXII,  an.  XIII,  p.  h,  ep.  3iGg.  —  Cité  par  Deniile 
et  Châtelain,  Chartularium  Universitatis  Pariensis,  tomus  II,  sectio  I,  p.  307,  en 
note. 

h.  Reg.  Vatican.  Comm.  Joh.  XXII,  an.  XIV,  p.  1,  ep.  950.  —  Cité  par  Deniile  et 
Châtelain,  lbid. 

5.  Joannis  Buridani  In  librum  Aristotelis  de  sensu  et  sensato  quœst.  III.  (Quœs- 
tiones et  decisiones  insignium  virorum  Alherti  de  Saxonia,  Thimonis,  Buridani...  Pari- 
sius,  per  Jodocum  Badium  Ascensium  et  Conrardum  Resch,  MDXVI  et  MDXVIII, 
pars  III,  fol.  XXX,  col.  a.  —  On  trouvera  la  description  de  cette  édition  dans 
nos  Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  Vont  lu,  première  série,  p.  5, 
en  note.) 


JEAN    i    iiihiiiW    (DB    HÉTHUNE)    ET    LÉONARD    i»i     VINCI  <| 

pape  Jean  ;  par  la  belle  discussion  (jii  il  soutint  devant   les 

cardinaux,    il   obtint  qu'il  lui    pourvu   à  sa   subsistance  Sur  l« 

vc\ omis  d'une  abbaye.  » 

Le    pontificat   de    Jean    Wll    a    dure   de    [3l6   à    [334.    Il   n'\ 

aurait  donc  aucune  invraisemblance  à  ce  (pic  Buridan  eût  été 

député  vers  lui,  en  une  de  ees  missions  qui  assuraient  de 
constants  rapports  entre  l'Université  de  Taris  et  la  (Joui-  ponti- 
ficale. Une  difficulté  surgit,  cependant;  le  passage  cité  parle 
de  la  Curkt  Romana,  et  Jean  Wll  résidait  à  Avignon;  assu 
rément,  on  peut  prétendre  que  Caria  Romana  signifie  simple- 
ment la  Cour  pontificale,  que  celle-ci  peut  avoir  été  désignée 
de  la  sorte  alors  même  qu'elle  se  trouvait  à  Avignon;  mais 
une  telle  impropriété  de  termes  surprend  quelque  peu  dans 
la  bouche  d'un  maître  habitué  aux  subtiles  précisions  de  la 
Scolastique;  d'ailleurs,  nous  n'avons  jamais  trouvé  le  mot 
Caria  Romana  dans  les  nombreux  documents,  relatifs  aux 
rapports  de  l'Université  avec  les  papes  d'Avignon,  que  nous 
avons  pu  lire  au  Chartalariam  Universitalis  Paris ie ns is ;  au 
contraire,  ce  mot  se  rencontre  à  chaque  instant  dans  les  lettres 
échangées  entre  les  papes  de  Rome  et  l'Université. 

Nous  verrons  que  les  Quœstiones  in  libram  Aristotelis  de  lon- 
gitadine  et  brevitate  vitœ  que  Georges  Lokert,  dans  les  mêmes 
éditions,  attribue  à  Jean  Buridan,  n'étaient  assurément  pas 
du  Philosophe  de  Béthune;  nous  serons  amené,  en  une  pro- 
chaine Étude,  à  les  attribuer  à  un  maître  qui  enseigna  à  Paris 
pendant  le  premier  quart  du  xve  siècle.  D'ailleurs  les  questions 
sur  les  divers  traités  d'Aristote  que  l'on  nomme  Parva  natu- 
ralia,  et  aussi  les  questions  sur  le  De  anima,  réunies  sous  le 
nom  de  Jean  Buridan  dans  les  diverses  éditions  données  par 
Georges  Lokert,  forment  un  ensemble  très  homogène  de  style 
et  de  doctrine;  il  est  bien  difficile  de  ne  pas  en  faire  l'ouvrage 
d'un  même  auteur.  Les  Quœstiones  in  librum  de  sensu  et  sensato 
ont  donc  été  rédigées,  sans  aucun  doute,  par  le  maître  qui,  au 
xve  siècle,  a  composé  les  Quœstiones  in  librum  de  longitudine 
et  brevitate  vitœ;  le  pape  Jean  mentionné  au  premier  de  ces 
deux  écrits  n'est  pas  Jean  XXII,  qui  résida  à  Avignon,  mais 
Jean  XX 111,  qui  passa  plusieurs  années  en  la  Curia  Romana, 


IO  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

où  l'Université  de  Paris  entretenait  auprès  de  lui  des  nonces 
chargés  d'incessantes  négociations1. 

Pour  retrouver  un  document  authentique  qui  concerne  le 
Philosophe  de  Béthune,  il  nous  faut  arriver  jusqu'à  l'an  i34o; 
en  cette  année-là,  selon  le  Livre  des  procureurs  de  la  Nation 
Anglaise  *,  «  Maître  Jean  Brudan  (sic),  de  la  Nation  Picarde,  » 
fut,  de  nouveau,  nommé  recteur  de  l'Université  de  Paris.  Le 
19  juin  i3^2,  «  alors  qu'il  enseignait  à  Paris  les  livres  de  la 
Physique,  de  la  Métaphysique  et  de  la  Morale,  »  il  fut  nommé 
chanoine  d'Arras  3. 

Plusieurs  fois  recteur,  chanoine  d'Arras,  maître  JeanBuridan 
était  assurément  un  très  notable  personnage  de  l'Université 
de  Paris;  un  exemple,  que  nous  empruntons  à  Du  Boulay^, 
nous  montrera  dans  quelle  estime  il  y  était  tenu. 

En  i344,  pour  faire  face  aux  dépenses  de  la  guerre  contre 
les  Anglais,  Philippe  VI  de  Valois  créa  l'impôt  sur  le  sel  et  les 
marais  salants.  La  gabelle  fut,  dès  l'origine,  d'une  impopularité 
extrême;  nul  n'en  était  exempt,  pas  même  l'Université.  Contre 
cette  charge  nouvelle,  l'Université  protesta.  «  A  cette  occasion, 
Maître  Jean  Buridan,  philosophe  de  grand  nom  et  de  grande 
réputation,  plusieurs  fois  nommé  procureur  de  la  Nation 
Picarde,  à  laquelle  il  appartenait,  et  deux  fois  élu  recteur  de 
l'Académie,  fut  chargé  de  haranguer  le  roi.  Mais,  »  ajoute  Du 
Boulay,  «  nous  ignorons  quelle  fut  l'issue  de  cette  harangue.  » 

De  cette  grande  estime  en  laquelle  était  tenu  Maître  Jean 
Buridan,  il  allait  bientôt  recevoir  un  nouveau  témoignage. 

En  i3o8,  Maître  Jehan  de  ïhélu,  docteur  en  droit,  avait 
légué  une  certaine  somme  pour  qu'une  charge  de  chapelain 
fût  fondée  à  l'église  Saint-André-des-Arcs. 

C'est  seulement  le  22  novembre  i347  que  les  exécuteurs 
testamentaires  de  Symon  Vayret  mirent  l'Université  en  posses- 

1.  Dcnifle  et  Châtelain,  Chartularium  Universitalis  Parisiensis,  ann.  i'ho  scqq.  ; 
tomus  IV,  ab  anno  MCCCLWXXJV  ad  annum  MCCCCLII,  pp.  1 83  seqq. 

2.  Deniile  et  Châtelain,  Auctarium  Chartularii  Universilatis  Parisiensis  ;  Liber  procu- 
ratorum  Nationis  Anglicanse,  tomus  I,  ab  anno  MCCCXXXI1I  ad  annum  MCCCCVI, 
col.  t\\. 

3.  P.eg.  Comm.  Clément.  VI,  n°  1/49,  fol.  37G.  — Cité  par  Deniflc  et  Châtelain,  Char- 
tularium Universitatis  Parisiensis,  tomus  II,  sectio  I,  p.  307,  en  note. 

4.  Bulaeus,  Historia  Universitatis  Parisiensis,  tomus  IV,  ab  anno  i3oo  ad  annum 
i4oo,  p.  282, 


h  \\    i    BURIDAN    (DE    BÉTHUNE)    El    LÉONARD    DI    VINCI  il 

sion  '  de  La  somme  Léguée  par  Jehan  de  Thélu;  N  niversib 
lit  aussitôt  m»  devoir  de  satisfaire  à  la  volonté  du  docteur  en 
droit;  le  5  août  r348,  elle  présenta  u  discretum  uirum  Johannem 
Buridan,  magistrum  in  artibus»,  ;'i  Faucon,  évêque  de  Paris, afin 

que  celui  ci  lui  conférai    Le  Mire  de  chapelain   de  Saint   \ndrr 
des  Arcs;  le  10  octobre  de  la   même  année,  Faucon  ratifia   le 
choix  de  l'Université  ". 

Jean  Buridan  nous  apparaît,  d'ailleurs,  comme  un  maître  zélé 
en  ses  fondions,  toujours  dévoué  aux  intérêts  de  l'Université 
et,  spécialement,  de  la  Nation  Picarde.  Le  22  décembre  1V17, 
il  figure :i  parmi  les  maîtres  qui  règlent,  en  un  statut,  une  série 
de  mesures,  d'ordre  pratique  et  financier,  relatives  à  la  Nation. 
Les  rôles  remis  au  pape,  à  Avignon,  le  22  mai  i34q,  mention- 
nent le  nom'1  de  ce  maître,  non  point  parmi  les  «  nichil  actu 
habentes  »  ni  parmi  les  «  modicum  habenies  »,  mais  parmi  les 
«  secundum  statum  eorum  et  sufficientiam  modicum  habentes  »  ; 
c'étaient  les  maîtres  les  plus  fortunés. 

Le  temps,  en  prolongeant  le  séjour  de  Maître  Jean  Buridan 
à  l'Université,  ne  fit  qu'accroître  sa  réputation  et  l'ascendant 
qu'il  exerçait  sur  ses  collègues;  il  était,  en  toute  négociation 
délicate,  le  représentant  de  la  Nation  Picarde. 

Le  19  février  1807,  la  Nation  Anglaise,  dont  Jean  de  Mynda 
était  alors  procureur,  eut  à  juger  un  cas  embarrassant  5;  un 
nommé  Jean  Mast,  du  diocèse  de  Liège,  après  avoir  subi  chez 
les  Picards  l'examen  de  déterminance,  souhaitait  de  subir 
auprès  des  Anglais  l'épreuve  de  la  licence.  Maître  Thémon,  le 
fils  du  Juif,  voulait  que  cette  requête  fût  rejetée;  l'écolier 
devait  rester  invariablement  lié   à  la  nation  dont  dépendait  le 

1.  Dcniile  et  Châtelain,  Chartularium  Universitatis  Parisiensis,  tomus  II,  sectio  I, 
ab  anno  MCCLWWI  adannum  MGCGL,  pièce  n°  ii55,  pp.  619-620. 

2.  Toutes  les  pièces  relatives  à  cette  présentation,  extraites  des  Livres  des  procu- 
reurs des  Nations  de  Gaule  et  de  Picardie,  sont  reproduites  dans  :  Bulœus,  Historia 
(  niversitatis  Parisiensis,  tomus  IV,  ab  anno  i3oo  ad  annum  1A00,  pp.  3o3-3o8.  — 
Dcniile  et  Châtelain  (Chartularium  Universitatis  Parisiensis,  tomus  II,  sectio  I,  ab 
anno  MCCLXXXVI  ad  annum  MCCCL)  reproduisent  la  présentation  de  Jean  Buridan 
faite  par  l'Université  à  Faucon,  évoque  de  Paris  (pièce  n°  n5G,  pp.  G2  1-622). 

3.  Denille  et  Châtelain,  Chartularium.  Universitatis  Parisiensis,  tomus  II,  sectio  1, 
p.  608,  pièce  n°  n46. 

\.   Denifle  et  Châtelain,  Ibid.,  p.  645,  pièce  n°  n65. 

.).  Denifle  et  Châtelain,  Auctarium  Chartularii  Universitatis  Parisiensis;  Liber  pro- 
euratorum   Nationis   Arujlicanse,   t.  I,  ab  anno   MCCCXWIII    ad   annum   MCCCCVI, 

COl,    2O0, 


12 


ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 


lieu  de  sa  naissance;  à  quoi  Jean  Mast  répliquait  que  Liège 
n'était  pas  plus  picard  que  flamand.  Au  cours  de  ce  débat, 
deux  maîtres  picards  se  présentèrent,  non  comme  délégués  de 
leur  nation,  mais  à  titre  privé  et  comme  amis  du  Liégeois  ; 
leur  conférence  amiable  avec  les  maîtres  de  la  Nation  Anglaise 
eut  bientôt  apaisé  la  querelle;  Jean  Mast  fut  admis,  selon  sa 
requête,  à  prêter  serment  auprès  des  deux  nations  et  à  partager 
entre  elles  les  redevances  qu'il  devait  solder.  Les  deux  émis- 
saires conciliants  qui  avaient  obtenu  cette  transaction  avaient 
nom  Johannes  Juvenis  et  Jean  Buridan. 

Le  litige  qu'ils  avaient  heureusement  contribué  à  aplanir 
était  de  ceux  qui  se  peuvent  reproduire;  pour  en  éviter  le 
retour,  il  importait  que  l'on  fixât  avec  rigueur  la  commune 
frontière  des  deux  nations.  Approuvé  par  le  procureur  de  la 
Nation  Picarde,  Buridan  rédigea  une  pièce  où  une  telle  délimi- 
tation se  trouvait  proposée;  le  29  juin  i357,  il  présenta1  cette 
pièce  à  la  Nation  Anglaise  assemblée  sous  la  présidence  de  son 
procureur,  l'écossais  William  de  Spyny.  La  proposition  de 
Buridan  donna  lieu,  entre  les  deux  Nations,  à  d'activés  négo- 
ciations; celles-ci  aboutirent  à  un  concordat  où  la  ligne  de 
séparation  entre  Anglais  et  Picards  était  marquée  avec  préci- 
sion; ce  concordat,  dont  le  texte  nous  est  conservé  en  double 
par  les  livres  des  procureurs  des  deux  Nations^,  fut  arrêté  en 
présence  de  maîtres  picards  et  anglais  appartenant  aux  diverses 
Facultés  ;  les  maîtres  es  arts  qui  figuraient  au  nombre  des 
témoins  étaient  :  Jean  Buridan,  Nicolas  de  Soissons,  Kobert 
fils  de  Godefroi  et  Albert  de  Saxe.  Selon  le  Livre  des  procu- 
reurs de  la  Nation  Anglaise,  ce  document  fut  lu  devant  la 
Nation  assemblée,  et  scellé  de  son  sceau,  le  12  juillet  i358. 

Ce  document,  où  le  nom  du  vieux  maître  es  arts  Jean 
Buridan  figure  à  coté  de  celui  d'Albert  de  Saxe,  son  jeune 
collègue,  est  en  même  temps  le  dernier  qui  mentionne  la  pré- 
sence, à  l'Université  de  Paris,  du  Philosophe  de  Béthune. 

1.  Dcnifle  et  Châtelain,  Op.  cit.,  col.  212. 

2.  Bulœus,  Historia  Universitatis  Parisiensis,  tomus  IV,  p.  346.  —  Denifle  et  Châ- 
telain, Chartularium  Universitatis  Parisiensis,  tomus  111,  ah  anno  MCCCL  usque  ad 
annum  MCCCLXXXXIIII,  pp.  56-5g,  pièce  n"  îa'io.  —  Denifle  et  Châtelain,  Auctarium 
Chartularii  Universitatis  Parisiensis  ;  Liber  procuratorum  Nalionis  Anglican.e,  tomus  I, 
ab  anno  MCCCXXXUI  aJ  annum  MCGGCVI,  coll.  a33-a35. 


.ir.AN    i    iiiimiiw   du;   BÉTHINE)    i.i    LÉONARD   DE    VI!I<  I  I 

Selon  la  tradition,  il  aurait  Légué  à  II  ni  ver  si  té,  où  il  avait 
si  Longtemps  enseigné,  une  maison  «ju'il  avajt  achetée  de  ses 
deniers  el  que  L'on  montrait  encore  an  temps  <le  Du  Boulav  ». 

Cette  tradition  semble  prouver  que  Jean  Buridan  est  morl 
paisiblement  en  celle  Université  où  il  avait  vécu  réputé  el 
honoré.  Une  tradition  toute  contraire  le  montre  chassé  de 
Paris  parles  Réalistes  et  se  réfugiant  à  Vienne,  où  il  fonde  une 
Université. 

Celte  dernière  tradition  est  mentionnée  pour  la  première 
fois,  en  la  première  moitié  du  xvie  siècle,  par  l'historien  Jean 
Thurrimaier,  plus  connu  sous  le  nom  d'Aventin.  Aventin 
donne  à  Buridan  2  un  compagnon  de  fuite,  MarcUius  Balavus, 
c'est-à-dire  Marsilc  d'Inghcn3,  qui  alla  fonder  l'Université  de 
Heildelberg;  on  montre  encore  à  Vienne,  ajoute  Aventin,  les 
commentaires  de  Buridan  sur  l'Almageste  de  Ptolémée. 

Tout  ce  récit  d'Aventin  respire  l'invraisemblance.  Marsile 
d'Inghen  était  encore  à  Paris,  où  son  succès  était  fort  grand, 
en  1379;  le  même  succès  l'attendait  à  Heidelberg,  dont  il 
devint  recteur  en  i386  et  où  il  mourut  en  i3q6  ;  rien  ne  prouve 
que  des  persécutions  provoquées  par  ses  doctrines  occamistes 
eussent  été  cause  de  son  départ  ;  la  vogue  extraordinaire  dont 
l'enseignement  de  Marsile  jouissait  à  Paris  (les  salles  de  cours 
étaient  trop  petites  pour  son  auditoire),  l'autorité  dont  Albert 
de  Saxe  et  Thémon  étaient,  peu  d'années  auparavant,  investis 
en  cette  même  Université,  tout  prouve  que  les  Nominalistes 
n'y  étaient  nullement  persécutés  et  que  Buridan  put  parvenir 
à  une  extrême  vieillesse  sans  voir  décroître  autour  de  lui  la 
faveur  dont  jouissaient  les  doctrines  qu'il  avait  professées. 

Plus  d'un  historien  a  constaté  avec  étonnement  cette  faveur 
constante  où  ont  été  tenus,  à  l'Université  de  Paris,  les  prin- 
cipaux  maîtres  nominalistes  qui   y   ont    enseigné,    de   Jean 

1.  Bulaeus,  Historia  Universitatis  Parisiensis,  t.  IV,  p.  997. 

2.  Avcntini  A nnalium  ducum  Boiarix  libri  septem,  lib.  VII,  cap.  XXI;  éd.  Rizler, 
Bd.  Il,  p.  iqk. 

3.  Du  Boulay  (Bukeus,  Historia  Universitatis  Parisiensis,  t.  IV,  p.  99G)  pense  que 
Batavus  est  mis  par  erreur  pour  Patavinus:  mais  Marsile  de  Padoue  avait  quitté  Paris 
avant  le  3o  mai  i3^9,  époque  où  Jean  XXII  écrit  à  l'Université  pour  faire  publier  les 
pièces  du  procès  dont  Jean  de  Jandun  et  Marsile  de  Padoue  avaient  été  les  condam- 
nés (Denille  et  Châtelain,  Chartularium  Universitatis  Parisiensis,  t,  II,  sectio  I,  p.  3a6, 
pièce  n°  891). 


l4  ETLDES    SLR    LEONARD    DE    VINCI 

Buridan  à  Marsile  d'Inghen;  cette  faveur  leur  a  paru  contre- 
dire étrangement  aux  prohibitions  répétées  dont  l'Occamisme 
avait  été  l'objet.  Peut-être  auraient-ils  pu  en  conclure  a  priori 
que  les  doctrines  enseignées  par  les  maîtres  parisiens  différaient 
notablement  des  théories  soutenues  par  le  Venerabilis  Inceptor. 
Nous  avons  montré  déjà1  qu'en  la  question  des  Universaux, 
Buridan  professait  une  opinion  plus  voisine  de  celle  de  Saint 
Thomas  d'Aquin  que  de  celle  de  Guillaume  d'Ockam.  En  cette 
étude  même,  nous  aurons  occasion  de  noter  d'autres  diver- 
gences entre  le  Philosophe  de  Béthune  et  le  chef  de  l'École 
nominaliste;  on  conçoit  donc  fort  bien  que  le  premier  ait  pu 
être  traité  avec  honneur  par  ceux-là  mêmes  qui  condamnaient 
les  excès  du  second. 

D'ailleurs,  aucun  document  ne  vient  corroborer  le  récit 
d'Aventin;  on  n'en  trouve  point  qui  mentionne  le  nom  du 
Philosophe  de  Béthune  parmi  ceux  des  fondateurs  de  l'Uni- 
versité de  Vienne. 

Lorsqu'en  i365,  Rodolphe  IV,  duc  d'Autriche,  créa  cette 
Université,  le  rectorat  en  fut  confié  à  un  jeune  maître  de 
l'Université  de  Paris,  à  Albert  de  Ricmerstorpa,  celui-là  même 
que  l'on  a  souvent  confondu  avec  Albert  de  Helmstedt  ou 
de   Saxe. 

A  l'époque  même  où  écrit  Aventin,  en  i5i4,  Georges 
Tannstatter,  professeur  ordinaire  d'Astronomie  à  l'Université 
de  Vienne,  publie  les  Tables  des  éclipses  de  Georges  de  Peur 
bach  et  les  Tables  du  premier  mobile  de  Regiomontanus 3. 
Il  fait  précéder  ces  tables  d'une  précieuse  introduction,  où  il 
rappelle  les  titres  glorieux  de  ceux  qui  ont  enseigné  avant  lui 
en  la  chaire  qu'il  occupe.  Or  celui  qu'il  célèbre  comme  l'ini- 
tiateur astronomique  de  l'Université  Autrichienne,  ce  n'est  pas 
Jean  Buridan,   dont    il  ne  fait  aucune  mention;  c'est  Henri 

i.  Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  Vont  lu;  seconde  série, 
p.  438. 

2.  Heinrich  Dcnille,  Die  Entsehung  dcr  Univcrsitàten  des  Mittelalters  bis  iUOQ, 
Berlin,  i885;  p.  608. 

3.  Tabulœ  eclypsium  Magistri  Georgii  Purbachii.  Tabula  primi  mobilis  Joannis  de 
Monteregio.  Indices  prœterea  monumenlorum  quae  clarissimi  viri  Studii  Viennensis  alurnni 
in  Astronomia  et  aliis  Mathematicia  disciplinis  scripta  reliquerunl...  Vienna:  Austria:, 
i5i4. 


.II;.VIN    l    BU  RIDAIS    (DE    BÉTHUNe)    ii     LÉONARD    DE    \i\<i  l5 

Heinbuch  de  Messe.  Voici,  en  effet,  en  quels  termes  il  parle 
de  ce  fondateur  de  L'École  astronomique  viennoi 

«  Henri  de  Messe,  allemand,  était  un   homme  extrêmement 

docte  en  toute   science;  issu  (le  l'antique  I  niversilé  de  l 'a ris  • , 

il  l'ut  le  premier,  dès  le  début  de  la  fondation  <le  notre  Univer- 
sité viennoise,  à  y  introduire  la  Théologie,  l'Astronomie,  et 
les  autres  éludes  les  plus  nobles.  Il  fut,  avec  Henri  de  Oyta, 
théologien  très  célèbre,  le  premier  à  enseigner  la  Théologie. 
Quant  à  la  profondeur  et  à  la  subtilité  de  ses  connaissances 
en  Astronomie,  elles  sont  clairement  attestées  par  le  premier 
li\re  de  ses  Commentaires  sur  la  Genèse.  Il  fut,  d'ailleurs,  le 
contemporain  des  plus  savants  astronomes  de  Paris,  de  l'alle- 
mand Jean  des  Linières  2  et  de  Jean  de  Saxe.  Il  a  écrit  des 
théories  des  planètes  et  quelques  autres  traités  d'Astronomie. 
En  Théologie,  il  a  composé  des  œuvres  nombreuses  et  célèbres 
qui  sont  conservées  à  Vienne,  en  la  Bibliothèque  du  Collège 
Ducal.  Il  mourut  en  1897,  le  troisième  jour  des  ides  de  février.  » 

Ce  qu'écrivait  Georges  Tannstatter  en  i5i4,  était  si  bien  de 
notoriété  publique,  à  cette  époque,  que  l'on  surnommait  Henri 
de  Hesse  :  Le  planteur  de  l'Université  de  Vienne,  planlator 
Gymnasii  Vienne/isis  3. 

Où  donc  Aventin  a-t-il  pris  ce  qu'il  a  dit  de  la  fuite  de 
Buridan  et  de  son  rôle  en  la  création  de  l'Université  de  Vienne? 
N'aurait-il  pas  confondu  le  Philosophe  de  Béthune  avec  Henri 
de  Hesse  qui  fut,  en  effet,  contemporain  de  Marsile  d'Ingh^n, 
et  qui  quitta  Paris  à  peu  près  en  même  temps  que  ce  dernier? 

Ce  n'est  pas  la  seule  légende  qu'Aventin  conte  au  sujet  de 
Buridan;  il  le  mêle  aux  écarts  de  conduite,  d'ailleurs  douteux, 

1.  Henri  Heinbuch  de  Hesse  avait  subi  la  déterminance  à  Paris  en  i363  (Denifle 
et  Châtelain,  Auctarium  Chartularii  Universitatis  Parisiensis,  t.  I,  col.  279).  Maître 
actif  et  réputé,  ii  était  encore  à  Paris  le  5  janvier  1378,  jour  où  l'Université  le  choisit 
pour  aller  haranguer  en  son  nom  l'empereur  Charles  IV  qui,  en  compagnie  de 
VVenceslas,  séjournait  à  Paris  du  4  au  11  janvier  (Denifle  et  Châtelain,  Ibid., 
col.  53o). 

2.  Jean  des  Linières  n'était  ni  Allemand  ni  contemporain  d'Henri  de  Hesse. 
Quant  à  Henri  de  Oyta  et  à  Jean  de  Saxe,  ils  étaient  encore  à  Paris  le  11  janvier  1378 
(Denifle  et  Châtelain,  Auctarium  Chartularii  Universitatis  Parisiensis,  t.  I,  col.  53o).  En 
revanche,  au  22  avril  de  la  même  année,  Henri  de  Oyta  était  professeur  à  Prague. 

3.  Témoin  ce  titre  de  livre  :  Henricus  de  Hassia  :  plantator  Gymnasii  Viennensis  in 
Austria  :  contra  disceptationes  et  contrarias  predicationes  fratrum  mendicantium  super 
conceptionem  Beatissime  Marie  Virginis  et  contra  maculam  sancto  Bernhardo  mendaciter 
impositam.  Argcntorati,  Reinhard  Beck,  ioiG. 


l6  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

de  Jeanne  de  Navarre,  femme  de  Philippe  le  Bel;  Jeanne  de 
Navarre  étant  morte  en  i3o5,  cette  allégation  est  de  toute 
invraisemblance. 

Villon  fait,  de  notre  philosophe,  le  complice  des  déporte- 
ments auxquels  Jeanne  de  Bourgogne,  femme  de  Philippe  le 
Long,  se  livrait  à  la  tour  de  Nesles,  et  la  victime  de  la  cruauté 
de  cette  reine  débauchée  : 

L'histoire  dit  que  Buridan 
Fut  jeté  en  un  sac  en  Seine. 

De  nos  jours,  Gaillardet  et  Alexandre  Dumas  ont  accueilli 
cette  fable  et  lui  ont  fait  un  sort,  en  un  mélodrame  longtemps 
populaire.  Dès  le  xve  siècle,  cependant,  l'historien  Robert 
Gaguin  révoquait  en  doute  !  ces  relations  de  Buridan  avec  une 
princesse  qui,  en  i3i/i,  était  enfermée  pour  adultère. 

Si  le  drame  de  la  Tour  de  Nesle  a  autrefois  popularisé  le  nom 
de  Buridan  auprès  du  public  qui  demande  au  théâtre  de  vio- 
lentes émotions,  ce  nom  est  demeuré  célèbre,  parmi  les 
étudiants  en  Philosophie,  grâce  à  un  curieux  argument  pour 
ou  contre  (on  ne  Ta  jamais  bien  su)  la  liberté  d'indifférence; 
mais  les  hésitations  de  l'âne  affamé  entre  deux  bottes  de  foin 
toutes  pareilles  semblent  tout  aussi  légendaires  que  les  amours 
du  philosophe  et  de  Jeanne  de  Bourgogne. 

Nous  avons  vainement  cherché  l'argument  de  l'âne  dans 
les  divers  écrits  attribués  à  Buridan;  là  où  il  aurait  pu  trouver 
place,  ce  sont  des  exemples  tout  différents  que  nous  avons 
rencontrés. 

Lorsqu'il  examine,  par  exemple,  s'il  existe  plusieurs  âmes 
distinctes  en  un  même  homme,  Buridan  écrit  ceci 2  : 

«  La  volonté  combat  parfois  contre  elle-même  et  semble 
entraînée  par  des  affections  contraires,  parce  que  les  actes 
volontaires  se  trouvent  mêlés  d'actes  involontaires.  Par 
exemple,  un  marin  qui  voit  la  tempête  de  la  mer  désire  vive- 
ment, et  d'une  manière  volontaire,   le  salut  de  son   corps  ; 

i.  Cite  par  BuIîrus,  Historia  Universitatis  Parisiensis,  t.  IV,  p.  99G. 
2.  Joarînis  Buridani  Quœstioncs  in  librus  de  anima;  in  lib.   Il  qua3st.  V;  édit.  cit., 
fol.  vu,  col.  b. 


JEAN    i    iti  uihVN   (DB   ni  iiii  mi    ii    i  i  '  »  \  \  tt  i>   DE    VINCI  17 

miiis,  (mi  même  temps,  il  est  fort  con  triste  de  la  perte  des 
objets  qu'il  lui  faut  jeter  à  ta  mer  pour  être  sauvé;  il  veut  donc 
les  jeter  à  la  mer  et,  de  fait,  il  finit  par  les  v  jeter;  mais  il  s  \ 
résout  avec  grande  douleur  et  tristesse,  et  il  met  fort  Longtemps 

à  s'y  résoudre;  la  cause  en  est  aux  divers  actes  volontaires  cj  11  i 
se  combattent  l'un  l'autre;  il  veut  échapper  à  la  tempête  et  il 
veut  aussi  sauver  son  bien.  » 

En  la  question  suivante,  Buridan  répèle1  que  «la  volonté 
combat  parfois  contre  elle-même,  comme  il  arrive  en  un 
mariage  volontaire  »,  puis  il  reprend  l'exemple  que  nous 
venons  de  lui  entendre  développer;  de  l'âne  sollicité  par 
l'attrait  de  deux  bottes  de  foin,  il  n'est  nullement  question. 

Voici  encore  une  circonstance  '  où  cet  exemple  célèbre  eût 
pu  être  invoqué  et  où  il  ne  l'a  point  été.  Il  s'agit  de  prouver 
que  l'âme  sensitive  des  animaux  joue,  en  la  sensation,  un  rôle 
actif,  et  non  pas  seulement  un  rôle  passif  :  «  Nous  voyons,  en 
effet,  que  le  cheval  ou  le  chien,  à  l'aide  du  sens,  compose, 
divise  et  fait  des  raisonnements  discursifs  comme  s'il  usait  du 
syllogisme.  S'il  voit  son  maître  de  l'autre  côté  d'une  mare  ou 
d'un  fossé,  il  juge  qu'il  ne  peut  l'atteindre  en  suivant  la  ligne 
droite,  mais  seulement  par  un  chemin  courbe,  et  il  contourne 
l'obstacle.  Il  n'est  pas  croyable  que  l'objet  suffise  à  produire 
une  telle  opération  discursive;  l'objet  n'a  point  d'autre  vertu 
que  d'imprimer  sa  species  au  sein  du  milieu;  or  ces  actes 
outrepassent  ce  dont  une  telle  impression  est  capable.  »  Ne 
serait-ce  pas  bien  le  cas  de  faire  remarquer  qu'un  sens  pure- 
ment passif  laisserait  l'âne  mourir  de  faim  entre  les  impres- 
sions équivalentes  de  deux  picotins  parfaitement  égaux? 

Aux  Questions  sur  l'Éthique  à  Nicomaque,  notre  philosophe 
examine  tout  spécialement  le  problème  du  libre  arbitre,  qu'il 
formule  en  ces  termes3  : 

«  La   volonté   étant   placée  entre    deux   partis    opposés,  et 

1.  Joannis  Buridani  Quœstiones  in  libros  de  anima;  in  lib.  I  quaest.  VI  ;  édit.  cit., 
fol.  vnr,  col.  c. 

2.  Joannis  Buridani  Quœstiones  in  libros  de  anima,  in  lib.  II  quœst.  XIII  ;  édit. 
cit.,  fol.  xii,  col.  a. 

3.  Proemium  Ioannis  Buridani  in  questiones  super  X  libros  Aris.  ad  Nicomachum. 
Colophon  :  Hue  usque  producte  sunt  questiones  Buridani  morales  :  robustiori  etati 
precipue  perlegende  quas  Egidius  delfus  socius  Sorbonicus  :  atque  in  sacris  litteris 

P.    DU  HEM.  2 


l8  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

toutes  choses  étant  d'ailleurs  parfaitement  égales,  peut-elle  se 
déterminer  tantôt  vers  l'un  des  partis  et  tantôt  vers  l'autre?» 

L'auteur  des  Questions  sur  l'Éthique  ne  trouve  pas,  en  la 
Philosophie,  de  raison  péremptoire  pour  ou  contre  le  libre 
arbitre;  s'il  adhère  à  l'opinion  qui  répond  affirmativement 
à  la  question  posée,  c'est  surtout,  dit-il,  pour  se  soumettre  à 
l'autorité  de  l'enseignement  chrétien,  autorité  confirmée  tout 
particulièrement  par  l'une  des  condamnations  prononcées  à 
Paris  en  1277. 

Au  cours  de  sa  longue  et  intéressante  discussion,  il  n'invoque 
aucunement  l'argument  de  l'âne.  «  Je  puis  aller  de  Paris  à 
Avignon  soit  par  Lyon,  soit  par  Dun-le-Roi  »  ;  telle  est  l'alter- 
native qui  lui  sert  d'exemple  concret. 

Ailleurs,  il  examine  ce  problème1  :  «  Les  actes  qui  se  font 
par  crainte,  en  ce  sens  qu'ils  ne  se  feraient  pas  sans  cette 
crainte,  tel  l'acte  de  jeter  des  marchandises  à  la  mer  pendant 
une  tempête,  sont-ils  des  actes  involontaires?  » 

«  Prenons,  dit-il,  exemple  de  cette  action  qui  consiste  à  jeter 
des  marchandises  à  la  mer.  On  peut,  en  premier  lieu,  deman- 
der d'une  manière  générale  si  l'action  de  jeter  des  marchan- 
dises à  la  mer  est  un  acte  volontaire;  dans  ce  cas,  on  doit 
purement  et  simplement  répondre  non...  On  peut  demander, 
en  second  lieu,  si  l'on  fait  un  acte  volontaire  en  jetant  des 
marchandises  à  la  mer,  pendant  une  tempête,  pour  son  propre 
salut  et  pour  celui  des  autres;  on  doit  alors  répondre  oui.  » 
Cet  exemple,  nous  l'avions  déjà  rencontré,  à  deux  reprises,  en 
parcourant  les  Quœstiones  in  libros  de  anima. 

A  vrai  dire,  cette  discussion  ne  prouve  pas  que  Buridan  n'ait 
pas,  au  xive  siècle,  invoqué  le  cas  demeuré  célèbre  de  cet  âne 
dans  l'embarras.  Nous  ne  relevons  aucune  allusion  à  cet 
argument  dans  les  Quœstiones  in  libros  de  anima;  mais   ces 

baccalarius  formatus  emendatius  imprimi  curavit.  Impressore  vuolfgango  hopyl. 
Anno  incarnationis  domini  MCCCCLXXXIX  décima  quarta  die  Iulii.  In  lib.  III 
quaest.  I  :  Utrum  sit  possibile  quod  voluntas,  caîteris  omnibus  eodemmodo  se  haben- 
tibus,  determinetur  aliquando  ad  unum  oppositorum,  aliquando  ad  aliud.  Éd.  cit., 
fol.  XL vi,  col,  c. 

1.  Joannis  Buridani  Quœstiones  in  X  libros  Aristotelis  ad  Nichomachum  ;  lib.  III, 
quaest.  VIII  :  Utrum  operationes  qua?  propter  metum  fiunt,  scilicet  quod  alias  non 
fièrent,  sunt  involuntariœ,  ut  in  tempestatibus  maris  si  mercedes  ejiciantur.  Édit. 
cit.,  fol.  lviii,  coll.  a  et  b. 


m  vn    i    m  iui>\n   (DE    m  iiii  \i  i    i  i    LÉONARD    DE    \  im  i  l£ 

Quœstiones  sont  elles  du  Philosophe  de  BéthuneP  Elles  Bem 
blent  intimement  liées  aux  Quœstiones  in  parva  naturalia  que 
Georges  Lokert  a  publiées  en  même  temps;  un  seul  et  même 
auteur  paraît  bien  avoir  rédigé  ces  questions  ci  et  celle-  Là.  Or, 
en  une  prochaine  élude,  nous  reporterons  ;m  début  du  xv* siècle 
la  composition  des  Quœstiones  in  parva  naturalia.  Ne  devons- 
nous  pas  agir  de  même  au  sujet  des  questions  sur  le  De  anima? 
C'est,  en  effet,  la  conclusion  à  laquelle  nous  serons  amené. 
Nous  serons  amené,  également,  à  penser  que  les  Questions  sur 
l'Éthique  à  Nicomaque  sont  de  l'auteur  qui  a  rédigé  les  Quxslionrs 
in  libros  de  a/iitna  et  les  Quœstiones  in  parva  naturalia.  Ce  (pic 
nous  venons  de  dire  semble  bien  prouver  que  cet  auteur  n'a 
pas  imaginé  l'argument  de  l'âne  ;  mais  nous  n'en  saurions 
conclure  que  le  Philosophe  de  Béthune  n'ait  pas  proposé  cette 
comparaison  célèbre.  Venons  donc  à  l'examen  d'un  ouvrage 
qui  soit  indubitablement  de  ce  philosophe  ;  nous  voulons 
parler  des  Questions  sur  la  Métaphysique  d'Arislote. 

En  cet  ouvrage  Buridan  examine  la  question  que  voici l  : 
«  Assigne-ton  bien  la  différence  entre  les  puissances  ration- 
nelles et  les  puissances  irrationnelles,  lorsque  l'on  dit  :  La 
puissance  rationnelle  est  également  capable  de  deux  actes 
opposés  ;  il  n'en  est  pas  de  même  de  la  puissance  irrationnelle; 
elle  ne  peut  produire  qu'un  seul  acte.  » 

Quelle  alternative  Buridan  propose -t-  il  à  cette  puissance 
rationnelle  qu'est  notre  volonté? 

«  Pour  que  la  volonté,  dit-il,  produise  l'acte  de  volition,  il 
faut  que  la  raison  ait  auparavant  jugé  du  bien  et  du  mal. 
Imaginons  donc  que  l'intellect  voie  une  somme  d'argent;  il 
juge  que  cet  argent  serait  utile,  profitable,  nécessaire,  et  qu'il 
serait  bon  de  prendre  cette  somme  ;  d'autre  part,  il  juge  que 
cet  argent  ne  lui  appartient  pas,  qu'il  serait  malhonnête  et 

1.  In  Metaphysicen  Aristotelis  Quœstiones  argutissimœ  Magistri  ïoannis  Buridani  in 
ultima  prœlectione  ab  ipso  recognitœ  et  emissœ  :  ac  ad  archetypon  diligenter  repositse  : 
cum  duplici  indicio  :  materiarum  videlicet  in  fronte  :  et  quœstionum  in  operis  calce. 
Vœnundantur  Badio.  Colophon  :  Hic  terminantur  Metaphysicales  quaestiones  brèves 
et  utiles  super  libros  Metaphysice  Aristotelis  quae  ab  excellentissimo  magistro 
Ioanne  Buridano  diligentissima  cura  et  correctione  ac  emendatione  in  formam 
redactœ  fuerunt  in  ultima  prœlectione  ipsius  Recognitœ  rursus  accuratione  et 
impensis  lodoci  Badii  Ascensii  ad  quartum  idus  Octobris  MDXVI1I.  Deo  gratias. 


20  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

injuste  de  s'en  emparer.  Ces  jugements  étant  posés,  et  toutes 
les  autres  choses  du  monde  se  comportant  d'une  manière 
semblable  à  l'égard  de  l'un  et  de  l'autre  parti,  en  l'absence  de 
toute  autre  cause  déterminante,  la  volonté  peut  se  décider  à 
prendre  ce  qu'elle  juge  utile;  elle  peut  aussi  se  décider  à  ne 
pas  le  prendre,  parce  qu'elle  a  jugé  qu'il  serait  injuste  et 
malhonnête  de  le  faire;  elle  peut  encore  demeurer  en  suspens, 
sans  produire  ni  l'acte  de  vouloir  ni  l'acte  de  ne  pas  vouloir; 
elle  peut  différer  sa  décision  jusqu'au  moment  où  l'intellect 
aura  plus  longuement  considéré  les  deux  partis  et  en  aura 
plus  complètement  délibéré.  L'intellect  ne  suffît  donc  pas  à 
déterminer  la  volonté;  la  volonté  tient  sa  détermination  de  sa 
propre  liberté. 

«  Considérons,  au  contraire,  l'appétit  sensitif  ou  toute  autre 
puissance  non  libre;  si  cette  puissance  est  indifférente  à  deux 
actes  opposés  l'un  à  l'autre,  par  exemple  à  l'acceptation  ou  au 
refus,  jamais  elle  ne  se  résoudra  ni  à  l'un  ni  à  l'autre  de  ces 
deux  effets,  à  moins  que  quelque  autre  cause  ne  l'y  détermine. 
L'appétit  sensitif  du  cheval  ou  du  chien  est  donc  déterminé  à 
l'acte  par  le  seul  jugement  du  sens.  Aussitôt  que  le  cheval  ou 
le  chien  juge,  par  le  sens  dont  il  est  doué,  qu'une  chose  est 
bonne,  qu'elle  lui  convient,  l'appétit  l'incline  vers  cette  chose. 
A  la  vérité,  on  voit  parfois  concourir  ici  comme  des  jugements 
contradictoires  du  sens.  Un  chien,  par  exemple,  est  à  jeun  ;  il 
est  affamé;  il  voit  de  la  nourriture  et  désire  ardemment  s'en 
emparer  ;  mais  aussi  il  voit  son  maître  qui  tient  un  bâton  ;  il 
juge  donc  qu'il  serait  mauvais  de  s'emparer  de  cette  viande,  et 
il  craint  de  le  faire.  Mais  celui  de  ces  deux  jugements  :  il  faut 
prendre  cette  nourriture,  il  ne  faut  pas  la  prendre,  qui  sera  le 
plus  fort,  déterminera  l'acte  le  plus  puissant  de  l'appétit,  que 
suivra  à  son  tour  l'acte  extérieur.  » 

Cette  opposition  entre  les  puissances  rationnelles  et  les 
puissances  irrationnelles  est-elle  appuyée  d'arguments  irréfu- 
tables? «  Il  me  semble,  déclare  Buridan,  que  pour  admettre 
une  telle  différence  entre  la  liberté  de  notre  volonté  et  la 
privation  de  liberté  dont  est  frappé  l'appétit  sensitif  du  chien, 
il  vaut  mieux  se  fier  à  la  foi  qu'à  la  raison  naturelle.  Il  ne 


il  \N    i    BURIDAN    I  DE    BÉTHINB)    m     LEONARD    i>i     WHC1  SI 

soi ii i i  \)n<  bien  aisé  de  démontrer  que  notre  volonté  esl  entiè 
remeni  indifférente  à  deux  actes  oppo         [u'elle  peut,  ce  que 
ne  peul  L'appétit  du  chien,  Be  décider  ;»  l'un  <»u  ;i  L'autre  parti 
sans  que  rien  d'étranger  ne  l'\  | >< >rtc.  » 

A.u  cours  du  débat  que  termine  colle  très  prudente  conclu 
sion,    un    philosophe  moderne  cul    sans   doute    fail    quelque 
allusion  à  L'embarras  de  l'âne;  Buridan  n'en  parle  pas 

Aucun  texte,  donc,  ne  nous  permet  d'attribuer  cette  compa- 
raison célèbre  ni  à  Jean  Buridan  de  Béthune  ni  au  philosophe 
son  homonyme  peut  être,  qui,  au  déhut  du  xv*  siècle,  corn 
menta  le  De  anima  et  {'Éthique  à  Nicomaque.  L'un  ou  l'autre, 
ou  bien  l'un  et  l'autre,  ont  pu  remployer  en  l'exposition  orale 
des  débats  relatifs  au  libre  arbitre.  L'ont- ils  fait?  Nous  ne 
saurions  ni  l'affirmer  ni  le  nier. 

Jean  Buridan  de  Béthune  et  Albert  de  Helmstcdt,  sur- 
nommé Albert  de  Saxe,  enseignaient  à  la  même  époque  en  la 
Faculté  des  Arts  de  l'Université  de  Paris;  le  premier  y  était, 
de  beaucoup,  plus  ancien  que  le  second;  l'enseignement  de 
celui-là  a  donc  pu  influer  sur  les  opinions  de  celui-ci. 

De  cette  influence  nous  retrouverons  les  traces  manifestes  si 
nous  comparons  les  divers  écrits  d'Albert  de  Saxe  qui  ont  la 
Physique  pour  objet  aux  Quœstiones  totius  lihri  Physicorum  de 
Buridan. 

Ces  questions  se  trouvent  conservées  au  manuscrit  dont 
le  S  i  contient  la  description;  elles  en   occupent  112  feuillets. 

Elles  ont  été  imprimées  à  Paris,  en  i5oq,  par  Pierre  Ledru, 
aux  frais  du  libraire  Denis  Roce.  et  sous  la  direction  de  Jean 
Dullaert.  de  Gand1.  Nous  n'avons  pu  consulter  cette  édition. 

Nous  avons  déjà  dit.  et  nous  montrerons  en  une  prochaine 
étude,  que  bon  nombre  d'écrits  attribués  à  Buridan  doivent 
être  reportés  au  xve  siècle.  On  ne  saurait  craindre  qu'un  tel  sort 
fut  réservé  aux  Quœstiones  totius  tibri Physicorum;  ces  Questions 

1.  Acutissimi  philosophi  reverendi  magistri  Johannis  Buridani  subtilissime  questiones 
super  octo  phisicorum  libros  diligenter  recognite  et  revise  a  magistro  Johanne  Dullaert 
de  Gandavo  antea  nusquarn  impresse.  Venum  exponuntur  in  edibus  Dkmisi  Roce. 
Parisius.  in  vico  divi  Jacobi,  sub  divi  Martini  intersignio.  Colophon  :  Hic  finem 
accipiunt  questiones  reverendi  magistri  Johannis  Buridani  super  octo  phisicorum 
libros,  impresse  Parhisiis  opéra  ae  industria  magistri  Pétri  Ledru.  impensis... 
Dionisii  Roce...  anno  millesimo  quingentesimo  nono.  octavo  calendas  novembres. 


2  2  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

ont  été  sûrement  rédigées  au  xivc  siècle  ;  un  savant  libraire  de 
Munich,  M.  Jacques  Rosenthal,  nous  a  signalé  la  présence 
entre  ses  mains  d'une  copie  sur  vélin  des  Questiones  supra 
libros  phisicorum  Aristotelis  novissime  Parisiis  disputate,  et  cette 
copie  est  datée  de  l'an  1371 . 

Les  Questions  sur  la  Physique  de  Jean  Buridan  débutent  par 
un  proœmium1  ;  en  ce  proœmium,  le  Maître  nous  apprend  qu'il 
a  rédigé  son  ouvrage  à  la  prière  d'un  grand  nombre  de  ses 
collègues  et  de  ses  disciples;  moins  modeste  qu'Albert  de 
Saxe,  il  a  conscience  que  certaines  inventions  s'y  trouvent 
contenues,  et  il  réclame  la  gratitude  de  ceux  à  qui  ces  inven- 
tions auront  plu  :  «  Bonum,  ut  habetur  primo  Ethicorum,  quanto 
est  multis  communius,  tanto  est  melius  et  divinius  ;  propter  quod 
multorum  de  discipulis  seu  sodalibus  meis  precibus  inclinatus, 
aliquot  scribere  prœsumpsi  de  difficultatibus  libri  Physicorum  et 
hanc  illis  scripturaux  communicare,  quia  non  possent,  ut  débet, 
multa  in  scholis  audita  sine  aliquo  scripturœ  admonilorio  memoriœ 
commandare  ;  super  quibus  peto  et  supplico  de  obmisso  et  minus 
bene  dicto  obtinere  veniam;  de  inventis  autem,  si  quœ  faciunt 
convenientiam,   multas  habere  grates.  » 

Quelles  sont  ces  inventions,  au  sujet  desquelles  le  Philo- 
sophe de  Béthune  réclamait  la  reconnaissance  de  ses  lecteurs? 
Notre  objet  n'est  point  ici  de  les  rechercher.  Plus  restreint  de 
beaucoup,  il  consiste  à  examiner  si  quelques-unes  des  idées 
dont  nous  avons  attribué  la  découverte  à  Albert  de  Saxe,  ne 
lui  ont  pas  été  suggérées  par  Buridan.  Afin  que  cette  étude 
n'excède  pas  de  justes  limites,  nous  bornerons  notre  recherche 
aux  deux  théories  d'Albertutius  qui  ont  le  plus  vivement  attiré 
l'attention  du  Vinci  :  la  théorie  du  centre  de  gravité,  et  la 
théorie  de  Yimpetus. 

1.  Ms.  cit.,  fol.  2,  col.  b. 


JEAN    i    BURIDAN    (DE    m'rniM)    11    LÉONARD    i»i     VINCI 


III 


Que  la  théorie  du  centre  de  gravité,   enseignée   par 

ALBERT     DE     S  AXE,     N'EST     AUCUNEMENT     EMPR1  vil  i;      \     JEAN 
BURIDAN. 

Albert  de  Saxe  a  soutenu,  au  sujet  du  centre  de  gravité, 
une  doctrine  qui  prend,  dans  ses  écrits,  la  plus  grande  impor- 
tance1. Cette  doctrine,  nous  l'avons  vue  naître  du  besoin  de 
résoudre  certains  problèmes.  Si  nous  voulons  apprécier  le 
rôle  exact  que  Jean  Buridan  et  Albert  de  Saxe  ont  pu  jouer 
en  la  création  de  cette  théorie,  il  nous  faut  marquer  d'une 
manière  précise  où  en  était  la  solution  de  ces  problèmes  au 
moment  même  où  ces  deux  maîtres  ont  commencé  de  s'en 
inquiéter. 

Le  premier  de  ces  problèmes  peut  être  formulé  en  ces 
termes  :  Le  lieu  naturel  de  l'élément  terrestre  est- il  la  surface 
concave  de  l'eau  ou  bien  le  centre  du  Monde?  Sans  rapporter 
ici  tout  ce  qui  a  été  répondu  à  cette  question  depuis  le  temps 
où  Aristote  l'a  posée2,  voyons  ce  qu'on  en  disait,  à  l'Université 
de  Paris,  immédiatement  avant  Buridan  et  Albert  de  Helm- 
stedt;  Walter  Burley  va  nous  renseigner  à  cet  égard. 

Selon  Burley3,  le  lieu  naturel  de  l'élément  terrestre  n'est 
pas  la  surface  interne  de  l'élément  de  l'eau;  «  la  terre  n'est  en 
son  lieu  naturel  que  si  sa  sphère  a  pour  centre  le  centre  du 
Monde.  »  «  De  même,  l'eau  n'est  en  son  lieu  naturel  que  si 
sa  sphère  a  pour  centre  le  centre  du  Monde,  qui  est  le  même 


i.  Albert  de  Saxe  et  Léonard  de  Vinci;  II.  Quelques  points  de  la  Physique  d'Albert 
de  Saxe  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  1;  première 
série,  pp.  8-i5). 

2.  On  trouvera  un  résumé  de  ces  réponses  en  notre  ouvrage  :  Les  origines  de  la 
Statique,  t.  II,  pp.  io-i3. 

3.  Burleus  Super  octo  libros  physicorum,  Colophon  :  Et  in  hoc  finitur  expositio 
excellentissimi  philosophi  Gualterii  de  Burley  Anglici  in  libros  octo  de  physico 
auditu  Aristotelis  Stagerite  (sic)  emendata  diligentissime.  Impressa  arte  et  diligentia 
lioneti  Locatelli  Bergomensis,  sumptibus  vero  et  expensis  nobilis  viri  Octaviani 
Scoti  Modoetiensis...  Venetiis,  anno  salutis  1^91,  quarto  nonas  decembris.  93*  fol. 
(non  numéroté). 


24  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

que  celui  de  la  terre.  »  On  peut  en  dire  autant  des  autres 
éléments  :  «  Aucun  élément  n'est  en  son  lieu  naturel  si  son 
centre  n'est  au  centre  du  Monde.  »  a  Une  portion  de  la  terre, 
libre  de  tout  obstacle,  se  meut  vers  le  centre  du  Monde  et  non 
vers  la  surface  interne  de  l'eau.  »  Une  difficulté,  il  est  vrai, 
se  présente  :  «  Lorsque  la  terre  a  pour  centre  le  centre 
du  Monde,  chacune  de  ses  parties  se  trouve  violentée,  car, 
libre  de  toute  entrave,  elle  se  mouvrait  naturellement  vers 
le  centre.  »  «  De  même  si  la  terre  était  percée,  de  part  en  part, 
d'un  trou  passant  par  le  centre,  une  motte  de  terre,  jetée  dans 
ce  trou,  se  mouvrait  jusqu'à  ce  que  son  milieu  vienne  au 
milieu  du  Monde;  une  moitié  de  cette  masse  serait  alors  d'un 
côté  du  centre  du  Monde  et  l'autre  moitié  de  l'autre  côté  ; 
mais  cela  ne  peut  se  faire  à  moins  qu'une  partie  de  cette  motte 
de  terre  ne  s'éloigne  du  centre  de  l'Univers  pour  se  rapprocher 
du  Ciel;  or,  ce  dernier  mouvement  est  un  mouvement  vers  le 
haut,  donc  un  mouvement  violent,  ce  qui  est  impossible.  » 
A  cela  Burley  répond  «  qu'une  partie  de  la  terre,  détachée  de 
son  tout,  est  violentée  lorsque  son  milieu  n'est  pas  le  centre 
du  Monde,  car,  délivrée  de  tout  obstacle,  elle  se  mouvrait  vers 
le  centre  du  Monde;  mais  lorsqu'elle  est  unie  au  reste  de  la 
terre,  elle  peut,  sans  être  violentée,  reposer  hors  du  centre 
du  Monde,  car  elle  est  en  repos,  non  par  elle-même,  mais  en 
vertu  du  repos  de  l'ensemble.  » 

L'origine  du  second  problème  doit  être  cherchée  dans  les 
écrits  de  Roger  Bacon. 

Aristote  n'avait  rien  conçu,  en  sa  Physique,  qui  fût  analogue 
à  notre  notion  de  masse;  pour  qu'un  corps,  soumis  à  une 
certaine  puissance,  pût  se  mouvoir  avec  une  vitesse  finie,  il 
fallait  qu'une  certaine  résistance  le  retînt  ;  en  l'absence  de 
toute  résistance,  il  parviendrait  instantanément  au  terme  de 
son  mouvement.  Un  grave,  par  exemple,  soumis  à  sa  seule 
pesanteur,  atteindrait  le  sol  au  moment  même  qu'il  serait 
libre  de  tomber;  si  sa  chute  dure  un  certain  temps,  c'est 
qu'une  certaine  résistance  lutte  contre  la  gravité  dont  il  est 
doué.  Cette  résistance,  Aristote  l'attribue  entièrement  à  l'air 
ambiant;    cette   doctrine   lui    fournit    un    de    ses    principaux 


U- 


JBÀN    i    m  iud\n   (DE    DÉTHUNE)    ii    LÉONARD   DE    HHCl 

arguments  contre  la  possibilité  «lu  vide;  dans  le  \i<l<\  an 
grave  n'éprouverait  aucune  résistance  ;  ^a  chute  Berait  donc 
Instantanée. 

A  rencontre  de  cette  théorie  d'Aristote,  Roger  Bacon  entre- 
prend1 de  prouver  qu'en  un  grave  qui  tombe,  il  n'y  a  pas 
seulement  une  pesanteur  naturelle  qui  joue  le  rôle  de  puis 
sauce,  mais  encore  une  violence  interne  qui  résisterait  à  cette 
puissance  lors  même  que  le  milieu  ambiant  serait  supprimé. 

«  Les  physiciens  estiment,  dit  le  célèbre  Franciscain,  que  la 
descente  des  graves  est  entièrement  naturelle  et  qu'il  en  est  de 
même  de  l'ascension  des  corps  légers, 
en  sorte  que  ces  deux  mouvements  ne 
comportent  aucune  violence.  Mais  une 
figure  géométrique  (fig.  1)  suffît  à  nous 
montrer  le  contraire.  Soient,  en  effet, 
D  B  C,  une  pierre  ou  un  morceau  de 
bois  placé  dans  l'air,  A  le  centre  du 
Monde  et  G  H  un  diamètre  du  Monde. 
Gomme  les  trois  points  D,  B,  C  gardent 
toujours,  au  sein  du  tout,  les  mêmes 
distances  mutuelles,  ils  faut  qu'ils  des- 
cendent vers  le  centre  suivant  des  lignes  parallèles  ;  D  descendra 
donc  par  la  ligne  D  E,  B  par  la  ligne  B  A  et  G  par  la  ligne 
G  0.  D  tombera  donc  hors  du  centre  du  Monde,  sur  le  diamètre 
H  G,  en  un  point  plus  rapproché  du  Ciel,  savoir  le  point  E; 
G  tombera  de  même  en  0.  En  cette  descente,  D  s'éloignera  du 
centre  A  et  s'approchera  du  Ciel  selon  la  distance  A  E,  et  G 
selon  la  distance  A  0.  Mais  toutes  les  fois  qu'un  grave  s'éloigne 
du  centre  pour  se  rapprocher  du  Ciel,  il  y  a  violence.  D  et  C 
se  meuvent  donc  de  mouvement  violent,  et  il  en  est  de  même 
de  toutes  les  parties  du  corps  DBG,  sauf  de  la  partie  B  qui 
va  seule  au  centre.  Il  se  produit  donc  ici  une  grande  violence.  » 

Des    deux   questions   dont    Walter  Burley,  d'une   part,    et 


H 


e     a.    o 

Fis.  i. 


i.  Fratris  Rogeri  Bacon,  Ordinis  Minorum,  Opus  majus  ad  Clementem  quartum, 
Pontificem  Bomanum.  Edidit  S.  Jebb,  Londini,  typis  Gulielmi  Bowyer.  MDCCXX.XI1I. 
Partis  quartre  dist.  IV,  cap.  XIV:  An  motus  gravium  et  levium  excludat  omnem 
violentiam?  Et  quomodo  motus  gignat  calorem?  Itemque  de  duplici  modo  sciendi. 
pp.  io3-io^,  numérotées  par  erreur  99-100. 


20*  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

Roger  Bacon,  d'autre  part,  nous  ont  donné  les  énoncés,  nous 
avons  vu1  sortir  la  théorie  de  la  gravité  qu'enseigne  Albert 
de  Saxe.  Précisant  ce  qu'avaient  à  peine  indiqué  Aristote  et 
Simplicius,  cette  théorie  pose  les  principes  suivants,  qui  résol- 
vent les  difficultés  soulevées  : 

La  terre  est  en  son  lieu  naturel  lorsque  son  centre  de  gravité 
coïncide  avec  le  centre  de  l'Univers. 

Lorsqu'un  fragment  terrestre  est  violemment  séparé  de  l'en- 
semble de  la  terre,  ce  fragment  et  le  reste  de  l'élément  terrestre 
se  meuvent  naturellement  de  telle  sorte  que  leur  commun 
centre  de  gravité  revienne  se  placer  au  centre  du  Monde. 

Lorsqu'il  professait  cette  doctrine,  Albert  de  Saxe  était-il 
simplement  le  disciple  de  Jean  Buridan? 

Jean  Buridan  a,  lui  aussi,  examiné  les  deux  problèmes  en 
vue  desquels  cette  doctrine  a  été  créée.  La  solution  qu'il  a  pro- 
posé d'en  donner  n'a  aucun  rapport  avec  celle  qu'Albert 
a  adoptée.  Celle-ci,  par  l'intermédiaire  de  Burley  et  de  Saint 
Thomas  d'Aquin,  se  rattache  à  la  tradition  d'Aristote  et  de 
Simplicius;  celle-là  découle  directement  des  principes  nomi- 
nalistes  posés  par  Guillaume  d'Ockam. 

Guillaume  d'Ockam  affirmait  avec  persistance2  que  dans  les 
notions  purement  géométriques  de  point,  de  ligne,  de  surface, 
il  n'y  a  rien  de  réel,  rien  de  positif;  seul,  le  volume,  la 
grandeur  à  trois  dimensions  étendue  en  longueur,  largeur  et 
profondeur,  peut  être  réalisé.  La  surface  est  une  pure  néga- 
tion, la  négation  que  le  volume  dun  corps  s'étende  au  delà 
d'un  certain  terme;  de  même,  la  ligne  est  la  négation  que 
l'étendue  d'une  surface  franchisse  une  certaine  frontière,  le 
point,  la  négation  qu'une  ligne  se  prolonge  au  delà  d'une 
certaine  borne. 

Écoutons  le  célèbre  Nominaliste  gourmander3  avec  sa  fougue 
habituelle  les  physiciens  qui  parlent  des  pôles  immobiles 
du  Ciel,  du  centre  immobile  du  Monde,  réalisant  ainsi  des 

i.  Albert  de  Saxe  et  Léonard  de  Vinci,  II  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a 
lus  et  ceux  qui  Vont  lu,  I  ;  première  série,  pp.  8-19). 

2.  Gulielmi  de  Occam  Tractatus  de  Sacramento  Altaris,  capp.  I,  II  et  IV. —  Quod- 
libeta,  Quodlib.  I,  quœst.  IX.  —  Logica,  cap.  de  Quantitate,  etc. 

3.  Gulielmi  de  Occam  Summulx  in  libros  Physicorum,  lib.  IV,  cap.  XXII. 


JEAN    i    BURIDAN   (  DE    mViniM)   1.1     LÉONARD    DE    VIHCI  '7 

|)oiiils,    des   indivisibles,   qui     sont    de    pures    abstractions    de 

géomètre  : 

«  Ce  qu'on  dit  de  L'immobilité  des  pôles  el  du  centre  pro- 
cède d'une  fausse  imagination,  à  savoir  qu'il  existe,  dans  le 
Ciel,  des  pôles  immobiles  et,  dans  la  terre,  un  centre;  immo 
bile.  Gela  est  impossible.  Lorsque  le  sujet  est  animé  de  mou- 
vement local,  si  l'attribut  demeure  numériquement  un,  il  se 
meut  de  mouvement  local.  Mais  le  sujet  de  cet  accident  que  sont 
les  pôles,  c'est-à-dire  la  substance  du  Ciel,  se  meut  de  mouve- 
ment local;  ou  bien  donc  les  pôles  seront  incessamment 
remplacés  par  d'autres  pôles  numériquement  distincts  des 
premiers,  ou  bien  ils  seront  en  mouvement. 

»  Peut-être  dira-t-on  que  le  pôle,  qui  est  un  point  indivisible, 
n'est  pas  une  partie  du  Ciel,  car  le  Ciel  est  un  continu  et  les 
continus  ne  se  composent  pas  d'indivisibles. 

»  Mais  si  le  pôle  existe,  et  s'il  n'est  pas  une  partie  du  Ciel, 
c'est  donc  quelque  substance  corporelle  et  incorporelle.  Si  elle 
est  corporelle,  elle  est  divisible  et  non  pas  indivisible.  Si 
elle  est  incorporelle,  elle  est  de  nature  intellectuelle,  et  l'on 
arrive  à  cette  conclusion  ridicule  que  le  pôle  du  Ciel  est  une 
intelligence.  » 

L'esprit  qui  a  guidé  Ockam  lorsqu'il  a  écrit  ce  passage  est 
aussi  celui  qui  a  inspiré  Buridan  en  la  discussion  des  deux 
problèmes  dont  nous  avons  parlé;  l'opinion  du  Philosophe 
de  Béthune  semble  pouvoir  se  résumer  en  ces  termes  :  Les 
deux  questions  dont  il  s'agit  sont  dénuées  de  tout  sens,  car 
elles  attribuent  la  réalité  et  des  propriétés  physiques  au 
centre  du  Monde,  tout  en  traitant  ce  centre  comme  un  point 
indivisible. 

Voyons  d'abord  ce  que  le  Philosophe  de  Béthune  dit  de  la 
question  posée  au  sujet  du  lieu  naturel  de  la  terre1. 

Selon  Buridan2,  le  lieu  naturel  de  l'élément  terrestre  est,  en 
partie,  la  surface  interne  de  l'eau,  en  partie  la  surface  interne 
de  l'air. 

1.  Magistri  Johannis  Buridam  Questiones  quarti  libri  Phisicorum.  Queritur  quinto 
utrum  terra  sit  in  aqua  sive  in  superficie  aque  tanquam  in  loco  proprio  et  naturali 
(Bibl.  nat.,  fonds  lat.,  ms.  1A723,  fol.  C3,  col.  d). 

2.  Jean  Buridan,  loc.  cit.,  fol.  O'i,  col.  c. 


28  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

«  A  l'opinion  qui  prétend  que  le  lieu  propre  et  naturel  de  la 
terre  n'est  point  l'eau,  mais  le  centre  du  Monde,  nous  répon- 
drons1, en  premier  lieu,  que  le  centre  du  Monde,  c'est  la 
terre  tout  entière,  et  la  terre  ne  saurait  être  à  elle-même  son 
propre  lieu.  Si  par  centre  nous  entendons  un  point  indi- 
visible que  l'imagination  mathématique  place  au  centre  du 
Monde,  ce  centre-là  ne  saurait  être  lieu,  car  il  ne  contient  rien. 
Si  l'on  supposait  que  la  terre  fût  placée  ailleurs,  sous  d'autres 
éléments,  elle  ne  se  mouvrait  pas  vers  ce  point.  »  On  dit,  il  est 
vrai,  à  l'appui  de  cette  opinion,  que  si  la  terre  était  percée  de 
part  en  part,  un  fragment  terrestre,  jeté  dans  ce  trou,  descen- 
drait au  centre  du  Monde;  mais  cette  remarque  est  sans 
valeur;  «  il  faut  bien  que,  selon  la  nature,  le  trou  se  remplisse 
de  quelque  manière.  » 

L'esprit  d'Ockam  est  bien  reconnaissable  dans  le  passage 
que  nous  venons  de  citer;  il  l'est  plus  encore  dans  celui-ci,  où 
Buridan  examine2  «  si  la  durée  successive  qui  affecte  le  mou- 
vement des  corps  graves  ou  légers  vers  leurs  lieux  naturels 
provient  entièrement  de  la  résistance  du  milieu  ». 

«  Remarquez  à  ce  sujet,  dit  le  Philosophe  de  Béthune3,  que 
certains  physiciens  admettent  bien  aisément  l'existence  d'une 
résistance  intrinsèque  au  cours  de  la  chute  naturelle  d'un 
grave. 

»  Supposons  qu'un  gros  homme  descende;  toutes  les  parties 
de  cet  homme  tendent  en  ligne  droite  au  centre.  Mais  les 
parties  latérales  extrêmes  ne  peuvent  se  diriger  en  ligne  droite 
vers  le  centre,  car  les  parties  médianes  les  en  empêchent.  Il 
semble  donc  que  les  parties  de  ce  grave  éprouvent  un  certain 
empêchement,  une  certaine  résistance  à  l'encontre  de  l'incli- 
nation qui  les  porte  au  centre.  Gela  paraît  contraire  à  la  con- 
clusion précédemment  posée  »  qui  attribue,  en  la  chute  des 
graves,  toute  résistance  au  milieu  ambiant. 

«  Voici,  ce  me  semble,  ce  qu'il  faut  répondre  :  Le  centre  ou 

i.  Jean  Buridan,  loc.  cit.,  fol.  G5,  col.  a. 

2.  Magistri  Johannis  Buridam  Questiones  qnarti  libri  Phisicorum.  Queritur  nono 
utrum  in  motibus  graviurn  et  levium  ad  sua  loca  naturalia  Iota  successio  proveniat 
a  resistentia  medii  (Bibl.  nat.,  fonds  lat.,  ms.  1^7  >3,  fol.  GO,  col.  c). 

3.  Jean  Buridan,  loc.  cit.,  fol.  G7,  col.  a. 


1 1 ,  v  n    I    BURIDAN    ihi.    BÉTHUNE)    ii    LÉONARD    DI    \imi  'J\) 

milieu  du  Monde  n'est  aucunement  une  chose  Indivisible, 
semblable  au  point  que  L'on  peul  imaginer  sur  une  ligne,  Le 

centre  ou  milieu  du    Monde   esl    une  chose  qui    a    une  certaine 

grandeur,  qui  est  longue,  Large  et  profonde;  c'est,  par  exemple, 

toute  la  lerre  ou  une  partie  possédant  un  certain  volume  (pars 
quaniitativa)  de  celle  même  terre.  Le  lieu  inférieur,  le  lieu  le 
plus  bas,  ce  n'es!  pas  le  centre  [indivisible]  du  Monde;  bien 
plutôt,  ce  lieu  contient  ce  centre  [indivisible]  du  Monde.  Un 
homme  qui  tombe  n'a  pas  inclination,  ne  se  dirige  pas  vers  le 
centre  indivisible  du  Monde.  Bien  plus!  S'il  n'y  avait  aucun 
corps  grave  à  l'endroit  vers  lequel  tombe  cet  homme,  s'il  y 
avait  seulement  de  l'air  là  où  se  trouvent  actuellement  la  terre 
et  l'eau,  cet  homme  aurait  inclination  et  tendance  à  devenir 
[en  son  entier]  milieu  du  Monde;  c'est  à  cela,  et  à  cela  seule- 
ment, que  ses  diverses  parties  auraient  toutes  ensemble  incli- 
nation et  tendance,  à  savoir  que  [le  corps  entier  de]  cet  homme 
devînt  le  milieu  du  Monde  ;  en  cela,  les  parties  ne  se  gêneraient 
aucunement  l'une  l'autre. 

»  D'ailleurs,  cet  homme,  pris  en  son  ensemble,  se  mouvrait 
beaucoup  plus  rapidement  que  ne  se  mouvrait  une  de  ses 
parties  prises  isolément;  bien  loin  donc  que  ses  diverses  parties 
s'empêchent  et  se  retardent  l'une  l'autre,  elles  se  rendent 
mutuellement  plus  vives  et  plus  vites. 

»  De  même,  en  une  grande  masse  d'eau  continue,  une  partie 
n'aspire  pas  à  descendre  au-dessous  d'une  autre  partie,  si  elles 
ont  toutes  deux  même  degré  de  pesanteur  ou  de  légèreté.  Voilà 
pourquoi  un  marin  qui  descend  au  fond  de  la  mer  ne  sent  pas 
la  pesanteur  de  l'eau,  bien  qu'il  en  ait  sur  les  épaules  cent 
tonnes  ou  mille  tonnes;  cette  eau,  en  effet,  qui  se  trouve  au- 
dessus  de  lui,  ne  tend  pas  à  descendre  davantage.  Elle  aurait, 
au  contraire,  une  semblable  inclination  par  rapport  à  l'air,  si 
cet  air  se  trouvait  au-dessous  d'elle. 

»  Lors  même  que  cette  masse  d'eau  ne  se  trouverait  pas  en 
son  lieu  naturel,  qu'elle  serait  fort  élevée  en  un  vase  placé  en 
un  sommet  terrestre,  une  partie  de  cette  eau  ne  tendrait  pas 
davantage  à  se  placer  au-dessous  d'une  autre  partie.  Suppo- 
sons, en  effet,  qu'en  un  tel  lieu,  un  homme  se  trouve  dans  un 


3o  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

bain  et  que  sa  jambe  soit  au  fond  de  ce  bain,  surmontée  d'une 
quantité  d'eau  que,  dans  l'air,  cet  homme  ne  pourrait  porter; 
l'homme,  cependant,  ne  sentirait  pas  le  poids  de  cette  eau,  car 
cette  eau  n'aurait  aucune  inclination  à  se  placer  au-dessous  de 
l'eau  qui  l'entoure  ou  qui  lui  est  sous-jacente. 

»  J'en  dis  autant  de  la  terre  tout  entière,  qui  est  le  centre  du 
Monde.  Non  seulement  la  partie  centrale  de  cette  terre  se 
trouve  naturellement  en  repos,  mais  il  en  est  de  même  de  ses 
parties  extrêmes;  celles-ci  n'éprouvent  aucune  inclination  vers 
ce  point  milieu  que  l'on  imagine  être  le  centre  de  la  terre. 
La  terre  entière,  et  ses  diverses  parties  toutes  ensemble, 
tendent,  par  une  inclination  continuelle,  à  occuper  autant 
d'espace  qu'elles  en  occupent  actuellement;  c'est  pourquoi  elles 
se  meuvent  en  ligne  droite  sans  que  ni  les  parties  centrales,  ni 
les  parties  extrêmes,  s'empêchent  mutuellement  ou  résistent 
les  unes  aux  autres.  » 

Les  principes  que  le  Philosophe  de  Béthune  expose  en  ces 
divers  passages  se  trouvent  encore  formulés  par  lui  en  un 
autre  lieu1.  Lorsqu'au  premier  livre  des  Physiques,  il  examine 
si  tout  être  admet  par  nature  une  limite  supérieure,  il  est 
amené  à  formuler  et  à  discuter  cet  argument  : 

Si  l'opinion  soutenue  était  exacte,  «  une  fourmi,  tombant  à 
terre,  mettrait  en  mouvement  la  terre  entière.  Cette  consé- 
quence est  absurde,  et  cependant  elle  est  logiquement  déduite. 
Nous  supposons,  en  effet,  que  la  terre  se  trouve  exactement 
équilibrée  en  son  centre.  Si  nous  imaginions,  en  effet,  que  l'on 
partageât  la  terre  au  moyen  d'un  plan  passant  par  son  centre 
(j'entends  son  centre  tel  que  le  conçoivent  les  mathématiciens), 
chacune  des  deux  parties  de  la  terre  aurait  même  poids;  cha- 
cune d'elles  tendrait  à  placer  son  milieu  au  centre  du  Monde 
si  l'autre  ne  l'en  empêchait;  mais  aucune  de  ces  deux  parties 
ne  peut  mouvoir  l'autre,  car  elles  concourent  toutes  deux  au 
même  but  et  sont  exactement  égales  en  puissance  et  en  rési- 
stance.   Si  l'on  ajoutait  à  l'une  d'elles  le  poids   d'une  seule 


i.  Magistri  Johannis  Buridam  Questiones  primi  libri  Physicorum.  Duodecimo  que- 
ritur  utrum  omnia  entia  naturalia  sint  determinata  ad  maximum  (Bibl.  Nat.,  fonda 
latin,  ms.  1A723,  foll.  16,  col.  d,  et  17,  col.  a). 


JEAN    I    BURIDAN    |  i>i     BÉTHUNB)    m     LÉONARD    DE    \iv.l  Il 

fourmi,  il  n  >  aurait  plus  cuire  l<^  deux  parties  relation  d'éga 
lii(;;  la  partie  qui  porte  I  «  »  fourmi  surpasserait  l'autre;  elle 
mettrait  donc  en  mouvement  L'autre  moitié,  jusqu'à  ce  que  le 
tout  fut  en  équilibre,  comme  précédemment.  » 

Voici  ce  que  Buridan  répond  à  cet  argument  :  «Ce  raison 
nement  suppose  un  principe  faux,  à  savoir  que  toutes  [es 
parties  de  la  terre  tendent  ou  ont  inclination  vers  un  centre 
que  l'on  imagine  indivisible.  Or,  cela  est  faux.  Lorsque  la 
terre  entière  se  trouve  en  son  lieu  naturel,  de  telle  sorte 
qu'aucune  de  ses  parties  ne  se  trouve  au-dessus  de  l'eau,  de  l'air 
ou  du  feu,  cette  masse  entière  de  la  terre  n'a  plus  aucune  incli- 
nation à  descendre  davantage  ;  elle  tend  seulement  à  demeurer 
en  repos  là  où  elle  se  trouve  ;  et  il  en  est  de  môme  de  chacune 
de  ses  parties.  Lorsqu'au  contraire  une  partie  de  la  terre  se 
trouve  au-dessus  d'une  certaine  partie  de  l'eau,  de  l'air  ou  du 
feu,  alors  cette  partie  a  inclination  à  venir  se  placer  au-dessous 
de  cette  eau,  de  cet  air  ou  de  ce  feu.  Mais  le  reste  de  la  terre, 
qui  ne  se  trouve  au-dessus  d'aucune  partie  de  l'eau,  de  l'air  ou 
du  feu,  est  beaucoup  plus  grande;  elle  a,  pour  résister,  une 
puissance  qui  surpasse  de  beaucoup  la  puissance  motrice  des 
parties  situées  au-dessus  de  corps  plus  légers.  Une  petite  partie 
de  la  terre  ne  suffît  donc  pas  à  mouvoir  la  terre  entière.  Il 
faudrait  une  masse  de  terre  très  grande  pour  vaincre  la  rési- 
stance de  toute  la  terre,  résistance  qui  provient  du  désir  de 
rester  en  repos  en  son  lieu  naturel,  car  elle  est  en  son  lieu 
naturel  selon  sa  totalité  et  aussi  par  toutes  celles  de  ses  parties 
qui  ne  se  trouvent  pas  au-dessus  d'un  élément  plus  léger.  » 

Ici  Buridan  paraît  nier  même  la  théorie  péripatéticienne  de  la 
gravité,  fondement  du  système  géocentrique  ;  sa  pensée  pourrait, 
semble-t-il,  se  résumer  en  ces  mots,  qui  sont  de  Léonard  de 
Vinci1  :  «  La  terre  n'est  pas  au  milieu  du  cercle  du  Soleil,  ni  au 
milieu  du  Monde,  mais  bien  au  milieu  de  ses  éléments,  qui 
l'accompagnent  et  lui  sont  unis.  »  Et  ces  mots,  reflets  des  doc- 
trines de  Nicolas  de  Gués2,  préparaient  la  théorie  de  Copernic. 

i.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci;  ms.  F  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  4i,  verso. 

2.  Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de  Vinci,  XIV  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il 
a  lus  et  ceux  qui  Vont  lu,  XI  ;  seconde  série,  pp.  260-268). 


32  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

Le  principe  occamiste  selon  lequel  un  point  mathématique 
ne  peut  avoir  aucune  réalité,  selon  lequel  le  centre  physique 
du  Monde  doit  être  non  pas  un  point,  mais  un  corps,  guide 
Buridan  en  toute  discussion  analogue  à  celles  que  nous  venons 
de  rapporter. 

Par  exemple,  en  ses  Questions  sur  la  Métaphysique  d  Aristote1, 
il  est  amené  à  définir  ce  que  les  astronomes  désignent  par  les 
noms  de  sphères  homocentriques  et  de  sphères  excentriques  ; 
voici  la  précaution  qui  précède  cette  définition  : 

«  Il  faut  savoir  que,  dans  le  Monde,  le  centre  naturel  est  la 
terre  elle-même.  On  ne  saurait  y  supposer  un  centre  indi- 
visible, si  ce  n'est  par  imagination.  Imaginons  toutefois  un 
point  au  milieu  de  la  terre  et  regardons-le  comme  centre  du 
Monde.  Alors,  toutes  les  sphères  qui  auront  pour  centre  ce 
centre  de  la  terre  seront  dites  homocentriques...  » 

Buridan  n'admet  pas  la  théorie  du  centre  de  gravité  qu'Albert 
de  Saxe  devait  enseigner  après  lui  ;  il  ne  la  réfute  pas  non  plus 
d'une  manière  formelle;  il  semble  qu'au  temps  où  il  com- 
posait ses  Questions  sur  la  Physique  et  sur  la  Métaphysique, 
cette  théorie  n'était  pas  encore  constituée,  qu'elle  ne  formait 
pas  un  corps  de  doctrine.  En  tout  cas,  Buridan  eût-il  connu 
cette  doctrine  en  la  plénitude  de  son  développement,  que  ses 
principes  occamistes  l'eussent  obligé  à  la  rejeter  comme 
dénuée  de  sens. 

La  théorie  de  la  pesanteur  soutenue  par  Albert  de  Saxe  a 
exercé  la  plus  grande  influence,  non  seulement  sur  les  recher- 
ches mécaniques  de  Léonard,  mais  encore  sur  tout  le  dévelop- 
pement de  la  Statique  jusqu'au  milieu  du  xvne  siècle2.  En 
outre,  c'est  cette  théorie  qui  a  engendré  le  système  géologique 

i.  In  Metaphysicen  Aristotelis.  Quœstiones  argutissimœ  Magistri  Joannis  Buridani  in 
ultima  prœlectione  ab  ipso  recognitœ  et  emissœ:  ac  ad  archetypon  diligenter  repositœ:  cum 
duplice  indicio  :  materiarum  videlicet  in  fronte;  et  quœstionum  in  operis  calce.  Vœnun- 
dantur  Badio.  Colophon  :  Hic  terminantur  Metaphysicales  qua^stiones  brèves  et  utiles 
super  libros  Metaphysice  Aristotelis  quae  ab  excellentissimo  magistro  Ioanne  Buridano 
diligentissima  cura  et  correctione  ac  emendatione  in  formam  rcdacta3  fuerunt  in 
ultima  prœlectione  ipsius  Becognitae  rursus  accuratione  et  impensis  Iodoci  Badii 
Ascensii  ad  quartum  idus  Octobris  MDXVII1.  Deo  gratias.  Lib.  XII,  quacst.  X:  Utrum 
in  corporibus  cœlestibus  ponendi  sunt  epicycli.  fol.  lxxiii,  col.  b. 

2.  P.  Duhem,  Les  origines  de  la  Statique,  Ch.  XV  :  Les  propriétés  du  centre  de 
gravité,  d'Albert  de  Saxe  à  Evangelista  Torricelli.  —  Ch.  XVI  :  La  doctrine  d'Albert 
de  Saxe  et  les  Géostaticiens.  T.  II,  pp.  i-i85. 


il  \n    i    BUB1DAN    (DE   hÎ.iimm.)    1.1     LÉONARD    DE    VIMCI 

adopté  pa*  le  Vinci1,  !<•  système  qui  .1  porté  ce  grand  artiste 
vers  L'étude  des  fossiles  où  il  devail  entraîner  Cardan  et,  par 
Cardan,  Bernard  Palissy.  Il  est  donc  peu  de  doctrines  qui 
aient  jour,  en  La  formation  de  La  Science  moderne,  \i\\  rôle 
plus  important  que  celle  théorie.  \  La  composition  de  cette 
théorie,  Buridan  n'a  aucunement  participé. 

Après  avoir  joui  Longtemps  d'une  vogue  que  sa  fécondité 
justifiait,  la  théorie  du  centre  de  grnvité  enseignée  par  Albert 
de  Saxe  a  fini  par  être  chassée  de  la  Science;  le  principe  sur 
lequel  elle  reposait,  après  avoir  été  regardé  comme  une 
«  vérité  de  lumière  naturelle  »,  comme  «  un  premier  principe 
dont  jamais  personne  n'a  douté»,  s'est  vu  reléguer  au  rang 
des  erreurs  inadmissibles.  Le  premier  qui  ait  osé  douter  de  ce 
principe  est  Jean  Kepler3.  Or,  certaines  des  attaques  que 
Kepler  a  dirigées  contre  la  proposition  d'Albert  de  Saxe 
semblent  n'être  qu'un  écho  de  l'enseignement  d'Ockam  et  de 
Jean  Buridan  : 

«  Un  point  mathématique*,  que  ce  soit  le  centre  du  Monde 
ou  que  ce  soit  un  autre  point,  ne  saurait  mouvoir  effective- 
ment les  graves;  il  ne  saurait  non  plus  être  l'objet  vers  lequel 
ils  tendent.  Que  les  physiciens  prouvent  donc  qu'une  telle 
force  peut  appartenir  à  un  point,  qui  n'est  pas  un  corps,  et 
qui  n'est  conçu  que  d'une  manière  toute  relative! 

»  Il  est  impossible  que  la  forme  substantielle  de  la  pierre, 
mettant  en  mouvement  le  corps  de  cette  pierre,  cherche  un 
point  mathématique,  le  centre  du  Monde  par  exemple,  sans 
souci  du  corps  au  sein  duquel  se  trouve  ce  point.  Que  les  phy- 
siciens démontrent  donc  que  les  choses  naturelles  ont  de  la 
sympathie  pour  ce  qui  n'existe  pas!  » 

Au  xvne  siècle  donc,  les  discussions  qui  mettaient  aux  prises 
les  initiateurs  de  la  Science  moderne  subissaient  encore  les 


i.  Albert  de  Saxe  et  Léonard  de  Vinci,  IV  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  I;  première 
série,  p.  33)  —  Léonard  de  Vinci  et  les  origines  de  la  Géologie  (Études  sur  Léonard  de 
Vinci,  XII;  deuxième  série,  p.  a83). 

3.  Léonard  de  Vinci,  Cardan  et  Bernard  Palissy  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  VI; 
première  série,  p.  223). 

3.  P.  Duhem,  Les  origines  de  la  Statique,  ch.  XVI;  t.  II,  pp.  i5a-i56. 

4.  Joannis  Kcpleri  De  motibus  stellx  Martis  commentarii,  Prag-ae,  1609  (Kepleri 
Opéra  omnia,  éd.  Ch.  Frisch,  t.  III,  p.  i5i). 

P.    DUHEM.  3 


34  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

influences    diverses    des    enseignements   que   l'Université   de 
Paris  donnait  au  xive  siècle. 


IV 


La  Dynamique  de  Jean  Buridan. 

Jean  Buridan  n'a  rien  écrit  qui  ait  directement  influé  sur  le 
développement  de  la  Statique;  la  théorie  du  centre  de  gravité 
qu'Albert  de  Saxe  a  enseignée  ne  lui  était  empruntée  d'aucune 
manière.  En  revanche,  le  système  de  Dynamique  qu'il  a 
adopté,  en  ses  Questions  sur  la  Physique,  était  appelé  à  orien- 
ter, pendant  deux  siècles,  la  pensée  de  l'École  nominaliste 
parisienne.  Accueilli,  non  sans  grande  résistance,  par  les 
Géomètres  italiens  qui,  à  la  Renaissance,  luttaient  contre 
l'Aristotélisme  et  l'Averroïsme  routiniers  des  Universités,  il 
devait  se  développer  grâce  à  leur  science  mathématique,  et 
engendrer  la  doctrine  mécanique  de  Galilée  et  de  ses  émules. 
C'est  assez  dire  l'importance  qu'a,  pour  l'histoire  de  la  Méca- 
nique, l'étude  de  la  Dynamique  du  Philosophe  de  Béthune. 

Non  pas,  sans  doute,  que  la  théorie  de  Yimpetus,  qui  est  le 
fondement  de  cette  Dynamique,  soit  due  en  entier  à  Buridan. 
Nous  avons  vu  ailleurs1  comment  elle  avait  été  nettement 
formulée  par  Jean  Philopon;  comment  certains  penseurs 
arabes,  tel  l'astronome  Al  Bitrogi,  semblaient  l'avoir  adoptée; 
comment  Saint  Thomas  d'Aquin  et  Walter  Burley  y  avaient 
fait  allusion  pour  la  rejeter;  comment,  enfin,  Guillaume 
d'Ockam  lui  avait  accordé  une  adhésion  formelle  et  fermement 
établie  par  une  vigoureuse  discussion.  Nulle  part,  cependant, 
cette  théorie  n'a  été  exposée  avec  autant  d'ampleur,  de  suite 
et  de  détails  qu'en  la  douzième  question2  posée  par  le  Philo- 


i.  Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de  Vinci;  IX.  La  Dynamique  de  Nicolas  de  Gués  et 
les  sources  dont  elle  découle.  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  XI,  deuxième  série, 
pp.   189-193.) 

2.  Magistri  Johannis  Buridam  Questiones  octavi  libri  physicorum.  Queritur  120 
utrum  projectum  post  exitum  a  manu  projicientis  moveatur  ab  aère,  vel  a  quo 
moveatur.  Bibl.  nat.,  fonds  lat.,  ms.  1A723,  foll.  106,  col.  a,  et  107,  col.  b. 


.1  i:\\    I    iti  lu  i»  \  \    (  i»i     m'  i  ni  \ OB  IRD    i»i     \  IN(  i 

sophe  de  Béthune  au  sujet  du  huitième  livre  <!<•  La  Physique 
<T  \rislole. 

Celle  question  est  ainsi  formulée  :  t<  Le  projectile,  après 
qu'il  a  quille  la  main  de  celui  qui  le  lance,  esl-il  mfi  par  L'air? 
Sinon,  par  quoi  est-il  mû?  »> 

En  la  table  qui  se  trouve  au  début  du  huitième  livre,  les 
matières  Iraitécs  en  celle  question  sont  énumérées  dans  Les 
termes  suivants  : 

«  Duodecima  questio.  Utrutn  projectum  post  exitutn  a  manu 
projicientis  tnoveatur  ab  aère,  vel  a  quo  movealur?  Quare  longius 
projicio  lapidera  quam  plumarn  vel  lanlumdem  de  ligno?  Quod 
movetur  ab  impela  ei  impresso  a  molore.  Quare  molus  nalurales 
gravium  suai  velociores  in  fine  quam  in  principio.  An  oporlel 
ponere  inlelligentias  ad  movendum  corpora  celestia?  Que  res  est 
ille  motus?  Quare  pila  de  chordaQ)  longius  reflectitur  quam  lapis 
veloeius  motus?  » 

Ce  sommaire  donne,  dès  l'abord,  une  idée  de  la  gravité  des 
problèmes  qu'aborde  Buridan  en  cette  partie  de  son  œuvre. 
Les  solutions  qu'il  propose  de  donner  à  ces  problèmes  font  de 
cette  douzième  question  l'un  des  monuments  les  plus  impo- 
sants de  la  Science  médiévale.  Aussi  croyons-nous  devoir  en 
donner  la  traduction  textuelle  et  complète. 

«Il paraît,  »  dit  Buridan,  que  le  projectile,  après  avoir  quitté 
la  main  qui  le  lance,  une  peut  être  mû  par  l'air;  l'air,  en  effet, 
qui  doit  être  divisé  par  ce  projectile,  semble  plutôt  résister  à 
son  mouvement. 

»  En  outre,  vous  direz  peut-être  que  celui  qui  lance  le  pro- 
jectile meut,  au  début  du  mouvement,  non  seulement  ce 
projectile,  mais  aussi  l'air  voisin,  et  que  cet  air  ébranlé  meut 
ensuite  le  projectile  jusqu'à  une  certaine  distance.  Mais,  à  cela, 
on  fera  cette  réponse  :  Qu'est-ce  qui  meut  cet  air  après  qu'il 
n'est  plus  mû  par  celui  qui  lance  le  projectile?  La  difficulté  est 
la  même  pour  cet  air  que  pour  la  pierre  projetée. 

»  Àristote,  au  VIIIe  livre  du  présent  ouvrage,  soutient 
l'opinion  contraire,  et  cela  en  ces  termes  :  Si  les  projectiles 

i.  x\Is.  cit.,  fol.  g5,  col.  b. 


36  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

continuent  de  se  mouvoir  après  qu'ils  ont  subi  le  contact  de 
ce  qui  les  lance,  c'est  ou  bien  par  àviMcepCcrraffiç.*  comme  certains 
le  prétendent,  ou  bien  parce  que  l'air  pressé  par  le  projectile 
pousse,  à  son  tour,  d'un  mouvement  plus  rapide,  l'air  qui  se 
trouve  devant  lui.  Aristote  répète  la  même  chose  au  VIP  livre 
du  présent  ouvrage,  en  ce  VIIIe  livre  et  au  IIIe  livre  du 
De  Cœlo. 

»  Cette  question  est,  à  mon  avis,  fort  difficile,  car,  à  ce  qu'il 
me  semble,  Aristote  ne  l'a  pas  bien  résolue. 

»  Aristote  examine  deux  opinions. 

»  La  première  invoque  ce  qu'il  nomme  l'âvRiueptataoïç.  Le 
projectile  quitte  rapidement  le  lieu  où  il  se  trouvait.  La  Nature, 
qui  ne  permet  pas  l'existence  d'un  espace  vide,  envoie  avec  la 
même  vitesse  de  l'air  derrière  le  projectile.  Cet  air,  animé  d'un 
vif  mouvement,  rencontrant  le  projectile,  le  pousse  en  avant; 
le  même  effet  se  reproduit  jusqu'à  ce  que  le  corps  mû  par- 
vienne à  une  certaine  distance. 

»  Cette  théorie  n'a  pas  l'approbation  d'Aristote  ;  il  la  réfute 
au  VIIIe  livre  de  cet  ouvrage,  disant  :  L'àvTn:ep(<rua<riç  meut  et 
fait  mouvoir  toutes  choses.  Ce  que  l'on  doit,  semble-t-il,  com- 
prendre ainsi  :  Si  l'on  n'invoque  aucun  autre  procédé  que  la 
dite  flwnwspfffTOffiç,  il  faut  que  tous  les  corps  qui  se  trouvent 
derrière  le  projectile,  y  compris  le  Ciel  même,  suivent  le  mou- 
vement du  projectile  ;  l'air,  en  effet,  qui  vient  occuper  la 
place  du  projectile,  quitte  lui  aussi  le  lieu  où  il  se  trouvait  ;  il 
faut  donc  qu'un  autre  corps  le  remplace,  et  ainsi  de  suite, 
indéfiniment.  Mais  on  peut  immédiatement  répondre  à  cela  ce 
que  l'on  a  dit,  au  IVe  livre  du  présent  ouvrage,  du  mouvement 
de  progression  ;  on  objectait,  en  effet,  qu'il  ne  peut  se  produire 
de  mouvement  rectiligne  sans  vide,  à  moins  que  tous  les  corps 
placés  devant  le  mobile  ne  se  mettent  en  mouvement,  puisque 
les  corps  ne  se  peuvent  compénétrer;  on  a  résolu  cette  diffi- 
culté en  répondant  que  les  corps  placés  au-devant  du  mobile 
n'avaient  pas  tous  besoin  de  progresser,  qu'il  suffisait  que 
quelques-uns  d'entre  eux  éprouvassent  une  certaine  conden- 
sation. De  même,  nous  dirions  ici  qu'il  se  produit  une  certaine 
raréfaction  des  corps  placés  en  arrière  du  projectile,  en  sorte 


JEAN    i    BURIDAH    (DE    BBTHUNE)    m    LÉONARD    DE    nin'.i  V 

qu'il  n'est  pas  nécessaire  que  ions  les  corps  situés  derrière  l<- 
mobile  suivent  le  mouvement. 

»  Mais,  en  dépit  de  cette  explication,  il  me  semble  que  la 
théorie  proposée  ne  valait  rien,  el  cela  résulte  de  diverses 
expériences. 

»  La  première  expérience  est  celle  de  la  toupie  ou  de  la  meule 
du  forgeron;  ce  corps  tourne  très  longtemps;  cependant,  ce 
corps  ne  sort  pas  du  lieu  qu'il  occupe,  en  sorte  que  l'air  n'a 
pas  à  le  suivre  pour  remplir  la  place  abandonnée  ;  cette  tbéorie 
ne  peut  donc  dire  ce  qui  meut  cette  toupie  ou  cette  meule. 

»  Seconde  expérience.  Qu'on  lance  un  javelot  dont  la  partie 
postérieure  est  armée  d'une  pointe  aussi  aiguë  que  la  partie 
antérieure.  Ce  trait  va  se  mouvoir  aussi  rapidement  que  s'il  ne 
portait  pas,  en  arrière,  une  pointe  aiguë;  cependant,  l'air  qui 
suit  le  javelot  ne  saurait  pousser  fortement  cette  pointe,  car  il 
serait  aisément  divisé  par  son  acuité. 

»  Troisième  expérience.  Un  navire  que  l'on  haie  rapidement 
en  un  fleuve,  contre  le  cours  du  fleuve,  ne  peut  s'arrêter  in- 
stantanément; il  continue  à  se  mouvoir  longtemps  après  qu'on 
a  cessé  de  le  haler.  Cependant,  le  batelier  qui  se  tient  debout 
sur  le  pont  ne  sent  nullement  que  l'air  le  pousse  par  derrière  ; 
il  sent  seulement,  par  devant,  l'air  qui  résiste.  Supposons,  en 
outre,  que  ce  bateau  soit  chargé  de  foin  ou  de  bois,  et  que  le 
batelier  se  trouve  à  l'arrière,  contre  le  chargement;  si  l'air 
avait  une  impétuosité  si  grande  qu'il  lui  fût  possible  de 
pousser  le  navire  avec  tant  de  force,  cet  homme  se  trouverait 
violemment  comprimé  entre  le  chargement  et  l'air  qui  suit  le 
bateau,  l'expérience  montre  que  cela  n'est  pas.  Si  le  bateau 
était  chargé  de  foin  ou  de  paille,  l'air  qui  le  suit  infléchirait, 
dans  le  sens  du  mouvement,  les  fétus  qui  se  trouvent  à  l'ar- 
rière; et  tout  cela  est  faux. 

»  La  seconde  opinion  est  celle  qu'Aristote  semble  approuver. 
Selon  cette  opinion,  celui  qui  lance  le  projectile  meut,  en 
même  temps,  l'air  ambiant  ;  et  cet  air,  violemment  ébranlé, 
a  puissance  pour  mouvoir  à  son  tour  ce  projectile  ;  il  ne  faut 
pas  entendre  par  là  que  le  même  air  se  déplace  du  point  où  la 
projection  a  eu  lieu  jusqu'au  point  où  cesse  le  mouvement  du 


38  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

projectile,  mais  que  l'air  conjoint  au  projectile  est  mû  par 
celui  qui  lance  le  mobile,  que  cet  air  en  meut  un  autre,  et  ainsi 
de  suite  jusqu'à  une  certaine  distance  ;  la  première  masse  d'air 
meut  donc  le  projectile  jusqu'à  ce  qu'il  parvienne  à  une 
seconde  masse  d'air,  cette  seconde  masse  jusqu'à  une  troisième 
et  ainsi  de  suite  ;  aussi  Aristote  dit-il  qu'il  n'y  a  pas  là  un  seul 
mobile,  mais  des  mobiles  successifs  ;  Aristote  dit  également 
que  le  mouvement  n'est  pas  un  mouvement  continu,  mais  une 
série  de  mouvements  consécutifs  ou  contigus. 

»  Mais,  sans  aucun  doute,  cette  opinion  et  cette  hypothèse 
me  semblent  également  impossibles  à  admettre,  tout  comme 
l'opinion  et  l'hypothèse  précédentes.  Cette  explication  ne 
permet  pas  de  dire  ce  qui  fait  tourner  la  meule  du  forgeron  ou 
la  toupie  lorsque  s'est  retirée  la  main  qui  les  a  mises  en  mou- 
vement; en  effet,  si  Ton  recouvrait  entièrement  la  meule  à 
laide  d'un  linge  qui  la  séparât  de  l'air  ambiant,  la  meule  ne 
cesserait  cependant  pas  de  tourner;  elle  continuerait  très  long- 
temps à  se  mouvoir  ;  ce  n'est  donc  pas  cet  air  qui  la  meut. 

»  Item,  un  bateau  mû  rapidement  demeure  en  mouvement 
après  que  les  haleurs  ont  cessé  de  tirer;  ce  n'est  pas  l'air 
ambiant  qui  meut  ce  bateau;  s'il  était  couvert  d'une  bâche, 
que  l'on  enlevât  cette  bâche  et,  en  même  temps,  l'air  qui  lui 
est  contigu,  le  bateau  ne  s'arrêterait  pas  pour  cela  ;  en  outre, 
si  le  bateau  était  chargé  de  foin  ou  de  paille  et  qu'il  fut  mû  par 
l'air  ambiant,  cet  air  infléchirait  vers  l'avant  les  fétus  qui  se 
trouvent  à  la  surface  du  chargement;  bien  au  contraire,  ces 
fétus  s'infléchissent  vers  l'arrière  par  suite  de  la  résistance  de 
l'air  qui  les  entoure. 

»  Item,  si  vivement  que  l'air  soit  mû,  il  reste  facile  à  diviser  ; 
on  ne  voit  donc  pas  comment  il  pourrait  porter  une  pierre  du 
poids  de  mille  livres  lancée  par  une  fronde  ou  par  une 
machine. 

»  Item,  avec  votre  main,  sans  rien  tenir  en  cette  main,  vous 
pouvez  mouvoir  l'air  voisin  aussi  vite  et  même  plus  vite  que 
si  vous  aviez  en  cette  même  main  une  pierre  que  vous  voulez 
lancer;  supposons  donc  que  cet  air,  grâce  à  la  vitesse  de  son 
mouvement,  ait  assez  d'impétuosité  pour  mouvoir  rapidement 


Ji:v\    i    BURIDAH    (DE   BBTHUNB)    BT    LÉONARD    DE    VINCI  3g 

cette  pierre;  il  s** 1 1 1 1 >I<^  que  si  je  poussais  cet  air  rers  vous  avec 
celle  même  vitesse,  il  devrait  vous  faire  subir  une  impulsion 

impétueuse  et  très  sens ih le  ;  or,  nous  ne  peree\  on  s  pas  qu'il  611 
soit  ainsi. 

»  Hem,  il  en  résulterait  que  vous  projetteriez  une  plume 
plus  loin  qu'une  pierre,  et  un  corps  moins  pesant  plus  loin 
qu'un  corps  de  plus  grande  pesanteur,  leurs  figures  et  leurs 
volumes  étant  d'ailleurs  Identiques;  or,  nous  expérimentons 
que  cela  est  faux;  et,  cependant,  la  conséquence  découle  mani- 
festement des  principes,  car  l'air  ébranlé  soutiendrait,  porterait 
et  mouvrait  plus  aisément  une  plume  qu'une  pierre,  un  corps 
léger  qu'un  corps  lourd. 

a  Item,  à  cette  explication,  on  objecterait  cette  question  : 
Par  quoi  l'air  est-il  mû  après  que  celui  qui  a  lancé  le  projectile 
a  cessé  de  le  mouvoir?  A  cette  question,  le  Commentateur 
répondra  que  cet  air  est  mû  par  sa  légèreté,  qu'il  est  dans  la 
nature  de  l'air  de  retenir  la  force  motrice  lorsqu'il  est  ébranlé; 
ainsi,  c'est  par  ce  mouvement  de  l'air  que  le  son,  avec  le 
temps,  se  propage  au  loin;  nous  devons,  en  effet,  nous  repré- 
senter ce  phénomène  à  l'image  de  ce  que  nous  voyons  dans 
l'eau;  que  l'on  projette  une  pierre  en  l'eau  d'un  étang  parfai- 
tement tranquille  ;  l'eau  en  laquelle  tombe  la  pierre  meut  tout 
autour  d'elle  l'eau  qui  lui  est  voisine,  celle-ci  en  meut  une 
autre,  et  nous  voyons  se  former  ainsi  des  ondes  circulaires  qui 
se  succèdent  jusqu'à  ce  qu'elles  atteignent  la  rive;  en  l'air 
donc,  il  se  forme  des  ondes  du  même  genre,  et  ces  ondes  se 
propagent  plus  rapidement  qu'en  l'eau  dans  la  proportion  où 
l'air  est  plus  subtil  et  plus  aisément  mobile  que  l'eau. 

»  A  cette  réponse  nous  objecterons  que  la  légèreté  n'a  point 
la  propriété  de  mouvoir  si  ce  n'est  vers  le  haut,  tandis  qu'un 
mobile  peut  être  projeté  en  toute  direction,  vers  le  haut,  vers 
le  bas,  ou  de  n'importe  quel  côté. 

»  Item,  ou  bien  cette  légèreté  est  celle-là  même  que  l'air 
possédait  avant  que  le  mobile  fût  lancé  et  qu'il  conservera 
après  le  mouvement  du  projectile,  ou  bien  elle  est  une  autre 
chose,  une  disposition  différente  imprimée  à  l'air  ébranlé  par 
celui  qui  a  projeté  le  mobile,  disposition  qu'il  a  plu  au  Com- 


^O  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCÏ 

mentateur  de  nommer  légèreté.  Si  cette  légèreté  est  celle-là 
même  que  l'air  possédait  auparavant  et  qu'il  gardera  ensuite, 
l'air  avait  donc,  avant  le  moment  où  le  mobile  a  été  lancé,  la 
même  force  motrice  qu'à  ce  moment;  il  devait  donc,  avant  ce 
moment,  mouvoir  le  projectile  comme  il  le  meut  après,  car, 
en  la  nature,  toute  puissance  active,  dès  là  qu'elle  est  appli- 
quée au  patient,  doit  agir  et  agit  en  effet.  Si,  au  contraire,  cette 
légèreté  est  autre  chose,  si  c'est  une  disposition  nouvelle, 
propre  à  mouvoir  l'air,  qui  lui  est  imprimée  par  celui  qui 
lance  le  projectile,  nous  pouvons  et  nous  devons  dire  de 
même  qu'une  telle  chose  est  imprimée  à  la  pierre  ou  au  mobile 
projeté,  et  que  cette  chose  est  la  vertu  qui  meut  ce  corps;  il 
est  clair  qu'il  vaut  mieux  faire  cette  supposition  que  de  recou- 
rir à  l'air  qui  mouvrait  le  projectile  ;  bien  plutôt,  en  effet,  l'air 
semble  résister. 

»  Voici  donc,  ce  me  semble,  ce  que  l'on  doit  dire  :  Tandis 
que  le  moteur  meut  le  mobile,  il  lui  imprime  un  certain  impe- 
tus, une  certaine  puissance  capable  de  mouvoir  ce  mobile  dans 
la  direction  même  où  le  moteur  meut  le  mobile,  que  ce  soit 
vers  le  haut,  ou  vers  le  bas,  ou  de  côté,  ou  circulairement. 
Plus  grande  est  la  vitesse  avec  laquelle  le  moteur  meut  le 
mobile,  plus  puissant  est  Yi/npetus  qu'il  imprime  en  lui.  C'est 
cet  impetus  qui  meut  la  pierre  après  que  celui  qui  la  lance  a 
cessé  de  la  mouvoir;  mais,  par  la  résistance  de  l'air,  et  aussi 
par  la  pesanteur  qui  incline  la  pierre  à  se  mouvoir  en  un  sens 
contraire  à  celui  vers  lequel  Y  impetus  a  puissance  de  mouvoir, 
cet  impetus  s'affaiblit  continuellement;  dès  lors,  le  mouve- 
ment de  la  pierre  se  ralentit  sans  cesse;  cet  impetus  finit  par 
être  vaincu  et  détruit  à  tel  point  que  la  gravité  l'emporte  sur 
lui  et,  désormais,  meut  la  pierre  vers  son  lieu  naturel. 

»  On  doit,  ce  me  semble,  tenir  pour  cette  explication,  d'une 
part,  parce  que  les  autres  explications  se  montrent  fausses  et, 
d'autre  part,  parce  que  tous  les  phénomènes  s'accordent  avec 
cette  explication -ci. 

»  Dira-ton,  par  exemple  :  Je  puis  lancer  une  pierre  plus 
loin  qu'une  plume,  et  un  morceau  de  fer  ou  de  plomb  adapté 
à  ma  main  plus  loin  qu'un  morceau  de  bois  de   même  gran- 


JEAH    I    BURIDAN    (DE    BETHl'NE)    RT    LÉONARD    DE    VTHCA  l\  I 

deur.  Je  réponds  que  la  cause  en  est  la  suivante  :  Toutes  les 
formes  et  dispositions  naturelles  sont  reçues  <in  la  matière  et 

en  proportion  de  la  [quantité  de]  matière;  partant,  plus  un 
corps  contient  de  matière,  plus  il  peut  recevoir  de  cet  impetus, 
et  plus  grande  est  L'intensité  avec  laquelle  il  peut  le  recevoir; 

or,  dans  un  corps  dense  et  grave,  il  y  a,  toutes  choses  égales 
d'ailleurs,  plus  de  matière  première  qu'en  un  corps  rare  et 
léger;  un  corps  dense  et  grave  reçoit  donc  davantage  de  cet 
impetus,  et  il  le  reçoit  avec  plus  d'intensité  [qu'un  corps  rare 
et  léger];  de  même,  un  certain  volume  de  fer  peut  recevoir 
plus  de  chaleur  qu'un  égal  volume  de  bois  ou  d'eau.  Une  plume 
reçoit  un  impetus  si  faible,  que  cet  impetus  se  trouve  détruit 
aussitôt  par  la  résistance  de  l'air.  De  même,  si  celui  qui  lance 
des  projectiles  meut  avec  une  égale  vitesse  un  léger  morceau 
de  bois  et  un  lourd  morceau  de  fer,  ces  deux  morceaux  ayant 
d'ailleurs  même  volume  et  même  figure,  le  morceau  de  fer  ira 
plus  loin  parce  que  Y  impetus  qui  se  trouve  imprimé  en  lui  est 
plus  intense.  C'est  pour  la  même  cause  qu'il  est  plus  difficile 
d'arrêter  une  grande  meule  de  forgeron,  mue  rapidement, 
qu'une  meule  plus  petite;  en  la  grande  meule,  en  effet,  il  y. a, 
toutes  choses  égales  d'ailleurs,  plus  d'impetus  qu'en  la  petite. 
Toujours  en  vertu  de  la  même  cause,  vous  pourrez  lancer  plus 
loin  une  pierre  d'une  livre  ou  d'une  demi-livre  que  la  millième 
partie  de  cette  pierre;  en  cette  millième  partie,  en  effet,  Y  impe- 
tus est  si  petit  qu'il  est  tout  aussitôt  vaincu  par  la  résistance 
de  l'air. 

»  Cela  semble  aussi  être  la  cause  pour  laquelle  la  chute 
naturelle  des  graves  va  en  s'accélérant  sans  cesse.  Au  début  de 
cette  chute,  en  effet,  la  gravité  mouvait  seule  le  corps  ;  il  tom- 
bait donc  plus  lentement;  mais,  bientôt,  cette  gravité  imprime 
un  certain  impetus  au  corps  pesant,  impetus  qui  meut  le  corps 
en  même  temps  que  la  gravité;  le  mouvement  devient  alors 
plus  rapide;  mais  plus  il  devient  rapide,  plus  Y  impetus  devient 
intense;  on  voit  donc  que  le  mouvement  ira  continuellement 
en  s'accélérant. 

»  Celui  qui  veut  sauter  loin  recule  et  court  avec  vivacité, 
afin  d'acquérir  par  cette  course  un  impetus  qui,  durant  le  saut, 


l\1  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

le  porte  à  une  grande  distance.  D'ailleurs,  durant  qu'il  court 
et  saute,  il  ne  sent  nullement  que  l'air  le  meuve,  mais  il  sent, 
au-devant  de  lui,  l'air  qui  lui  résiste  avec  force. 

»  On  ne  voit  pas  dans  la  Bible  qu'il  existe  des  intelligences 
chargées  de  communiquer  aux  orbes  célestes  le  mouvement 
qui  leur  est  propre;  il  est  donc  permis  de  montrer  qu'il  n'y  a 
aucune  nécessité  à  supposer  l'existence  de  telles  intelligences. 
On  pourrait  dire,  en  effet,  que  Dieu,  lorsqu'il  a  créé  le  Monde, 
a  mû  comme  il  lui  a  plu  chacun  des  orbes  célestes  ;  il  a 
imprimé  à  chacun  d'eux  un  impetus  qui  le  meut  depuis  lors; 
en  sorte  que  Dieu  n'a  plus  à  mouvoir  ces  orbes,  si  ce  n'est  en 
exerçant  une  influence  générale,  semblable  à  celle  par  laquelle 
il  donne  son  concours  à  toutes  les  actions  qui  se  produisent; 
c'est  ainsi  qu'il  put  se  reposer,  le  septième  jour,  de  l'œuvre 
qu'il  avait  achevée,  en  confiant  aux  choses  créées  des  actions  et 
des  passions  mutuelles.  Ces  impetus  que  Dieu  a  imprimés  aux 
corps  célestes,  ne  se  sont  pas  affaiblis  ni  détruits  par  la  suite 
du  temps,  parce  qu'il  n'y  avait,  en  ces  corps  célestes,  aucune 
inclination  vers  d'autres  mouvements,  et  qu'il  n'y  avait  non 
plus  aucune  résistance  qui  pût  corrompre  et  réprimer  ces 
impetus.  Tout  cela,  je  ne  le  donne  pas  comme  assuré;  je 
demanderai  seulement  à  Messieurs  les  Théologiens  de  m'en- 
seigner  comment  peuvent  se  produire  toutes  ces  choses. 

»  Mais  à  l'occasion  de  cette  opinion  se  présentent  des  diffi- 
cultés qui  ne  sont  pas  petites. 

»  Première  difficulté.  La  pierre  jetée  en  l'air  est  mue  par  un 
principe  intrinsèque,  à  savoir  par  Y  impetus  qui  lui  a  été 
imprimé;  il  ne  paraît  pas  que  cela  soit  vrai,  car  tout  le  monde 
s'accorde  à  regarder  ce  mouvement  comme  un  mouvement 
violent;  or,  selon  le  IIIe  livre  de  Y  Éthique,  ce  qui  est  violent 
provient  non  d'un  principe  actif  intrinsèque,  mais  d'un  prin- 
cipe extrinsèque. 

»  Deuxième  difficulté.  Cet  impetus,  qu'est- il?  Est-ce  le 
mouvement  lui-même,  est-ce  autre  chose?  Si  c'est  autre 
chose  que  le  mouvement,  est-ce  une  réalité  purement  succes- 
sive, comme  le  mouvement  lui-même,  ou  bien  une  chose  de 
nature  permanente?  Quelle  que  soit,  en  effet,  l'affirmation  que 


JEAN    i    BURTDÀN   (DB   m::im  ni:)    ET   LÉONARD   DE    \i\<:i  43 

l'on  adopte,  on  \<>H  apparaître  des  arguments  en  sens  contraire 
qui  sont  difficiles  à  résoudre. 

»  Au  sujet  de  la  première  difficulté ,  on  peut  dire  que  le  grave 
jeté  on  l'air  se  meut  bien  par  un  principe  injLrinsfrque  qui  lui 
est  inhérent;  on  dit  toutefois  que  ce  mouvement  est  violent, 
parée  que  ce  principe,  savoir  V  impetus,  est  violent  et  non 
naturel  au  mobile;  il  ne  convient  pas  à  la  nature  formelle  de 
ce  corps;  c'est  un  principe  extrinsèque  qui  l'a  imprimé  par 
violence  en  ce  grave  ;  la  nature  du  grave  incline  au  mouve- 
ment opposé  et  à  la  destruction  de  cet  impelus. 

»  Au  sujet  du  second  doute,  qui  est  fort  difficile  à  dissiper, 
il  me  paraît  que  l'on  doit  répondre  en  posant  trois 
conclusions. 

»  La  première  conclusion  est  la  suivante  :  Cet  impelus  n'est 
pas  simplement  le  mouvement  local  selon  lequel  se  meut  le 
projectile  '.  Cet  impelus,  en  effet,  meut  le  projectile,  et  le  moteur 
engendre  le  mouvement;  cet  impetus  produit  donc  le  mouve- 
ment, tandis  que  le  mouvement  ne  saurait  s'engendrer  lui- 
même. 

o  Item,  tout  mouvement  provient  d'un  moteur  qui  est 
présent  au  mobile,  qui  coexiste  à  ce  mobile;  si  donc  cet 
impelus  était  mouvement,  il  faudrait  assigner  un  autre  moteur 
dont  ce  mouvement  pût  provenir,  et  l'on  serait  ainsi  ramené 
à  la  difficulté  du  début;  il  n'aurait  servi  à  rien  de  poser 
l'existence  d'un  tel  impetus. 

))  Quelques-uns  ergotent  à  ce  sujet.  Ils  prétendent  que  la 
première  partie  du  mouvement,  celle  qui  lance  le  projectile, 
engendre  une  autre  partie  du  mouvement,  celle  qui  suit  immé- 
diatement la  première;  et  ainsi  de  suite  jusqu'à  la  cessation  de 
tout  mouvement.  Mais  cette  opinion  ne  saurait  être  approuvée  ; 
ce  qui  produit  une  autre  chose  doit  exister  au  moment  où  cette 
autre  chose  est  faite;  or,  la  première  partie  du  mouvement 
n'est  plus  lorsque  la  seconde  partie  existe,  comme  nous  l'avons 
dit  ailleurs.    La  conséquence  que  nous   établissons   ainsi  peut 

i.  L'opinion  que  Buridan  réfute  en  cette  conclusion  est  celle  que  soutenait 
Guillaume  «J'Ockam.  Voir  :  Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de  Vinci,  W  :  La  Dynamique  de 
Nicolas  de  Cues  et  les  sources  dont  elle  découle  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux 
qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  XI  ;  seconde  série,  pp.  192-193). 


^4  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

encore  être  rendue  évidente  par  ceci,  que  nous  avons  dit 
ailleurs  :  Être  mû  consiste  uniquement  dans  le  fait  même 
d'être  produit  ou  d'être  détruit  ;  le  mouvement  n'existe  donc 
pas  quand  il  est  fait,  mais  bien  quand  il  se  fait  (Motum  esse 
nihil  aliud  est  quam  ipsum  fiert  et  ipsum  corrumpi;  unde  motus 
non  est  quàndo  factus  est,  sed  quando  fit). 

»  Voici  la  seconde  conclusion  :  Cet  impetus  n'est  pas  une  chose 
purement  successive  ;  le  mouvement,  en  effet,  est  une  réalité 
purement  successive,  comme  nous  l'avons  dit  ailleurs,  et  nous 
venons  de  déclarer  que  cet  impetus  n'était  pas  identique  au 
mouvement  local. 

»  Item,  toute  réalité  purement  successive  se  détruit  conti- 
nuellement, il  lui  faut  donc  être  sans  cesse  produite;  or,  on  ne 
peut  assigner  à  cet  impetus  quelque  chose  qui  l'engendre  sans 
cesse,  car  ce  quelque  chose  lui  serait  semblable. 

»  La  troisième  conclusion  est  donc  que  cet  impetus  est  une 
réalité  permanente  distincte  du  mouvement  local  selon  lequel 
se  meut  le  projectile.  Cette  conclusion  résulte  des  deux  précé- 
dentes »  et  de  ce  qui  a  été  dit  auparavant.  Il  est  vraisemblable 
que  cet  impetus  est  une  qualité  dont  la  nature  est  de  mouvoir 
le  corps  auquel  elle  a  été  imprimée;  de  même  dit-on  qu'une 
qualité  imprimée  dans  le  fer  par  l'aimant  meut  ce  fer  vers  cet 
aimant.  Ceci  est  également  vraisemblable  :  De  même  que  cette 
qualité  a  été  imprimée  dans  le  mobile  par  le  moteur  en  même 
temps  que  le  mouvement,  de  même  est-elle  affaiblie,  détruite 
et  empêchée  par  toute  résistance  et  toute  inclination  contraire 
qui  affaiblit,  empêche  et  détruit  le  mouvement. 

»  De  même  qu'un  corps  lucide  qui  engendre  de  la  lumière 
donne  de  la  lumière  réfléchie  si  un  obstacle  lui  est  opposé,  de 


i.  Le  raisonnement  du  Philosophe  de  Béthune  suppose  essentiellement  qu'il 
n'existe  que  deux  sortes  de  réalités,  les  réalités  permanentes  et  les  réalités  succes- 
sives. C'est,  du  reste,  ce  que  Buridan  semble  toujours  admettre  lorsqu'il  discute,  par 
exemple,  de  la  nature  du  mouvement  (Phys.  lib.  III,  qu.-rst.  VII).  On  peut,  de  cette 
remarque,  tirer  argument  pour  prouver  que  les  Quœstiones  in  libros  de  Anima  ne  sont 
pas  du  Philsophe  de  Béthune.  L'auteur  de  ces  questions,  en  effet,  admet  qu'il  existe 
non  seulement  des  réalités  purement  permanentes  et  des  réalités  purement  succes- 
sives, mais  encore  des  réalités  qui  sont  permanentes  d'une  certaine  manièreet  succes- 
sives d'une  autre  manière;  c'est  dans  cette  dernière  catégorie  qu'il  range  la  lumière. 
(Johannis  Buridani  Quœstiones  in  Aristolelis  libros  de  anima  ;  in  lib.  II  quaest.  XIX; 
éd.  Parisiis  i5i6,  fol.  xvi,  col.  c.) 


JEAN    i    BURIDAH    (DE    iiiiiiimi    m     LÉONARD    DE    \i\m  i  » 

même,  à  la  rencontre  d'un  obstacle,  cet  impetus  produit  un 
mouvement  réfléchi.  Il  est  vrai  que  d'autres  causes  concourent 
avec  cet  impetus  à  produire  un  mouvement  réfléchi  de  long 
parcours.    Par  exemple,  une  de  ces  causes  est  celle  grâce  à 

Laquelle  une  de  ces  halles  dont  nous   nous  servons  pour  jouer 

à  la  paume  rebondit  plus  haut  qu'une  pierre,  après  avoir  frappé 
la  terre,  cl  cela  alors  même  (pie  la  pierre  est  tombée  à  terre 
avec  plus  de  vitesse  et  d'impétuosité.  Beaucoup  de  corps,  en 
effet,  peuvent  être  courbés  ou  comprimés  sur  eux-mêmes  par 
violence  ;  ces  corps  ont  la  propriété  de  revenir  très  rapidement 
à  leur  rectitude  première  ou  à  la  disposition  qui  leur  convient  ; 
en  ce  retour,  ils  peuvent  tirer  ou  pousser  avec  impétuosité  un 
corps  qui  leur  est  joint;  c'est  ce  qui  apparaît  en  l'arc.  Ainsi, 
lorsque  la  balle  frappe  la  terre  dure,  elle  est  comprimée  sur 
elle-même  à  cause  de  Yimpetus  de  son  mouvement;  immédia- 
tement après,  elle  revient  à  sa  sphéricité;  en  se  relevant  ainsi, 
elle  acquiert  un  impetus  qui  la  meut  en  l'air  à  une  grande 
hauteur. 

»  De  même  une  corde  de  cithare  que  l'on  a  fortement  tendue 
et  que  l'on  a  frappée  demeure  longtemps  agitée  d'un  tremble- 
ment grâce  auquel  elle  émet  un  son  d'une  certaine  durée,  et 
voici  comment  cela  se  fait  :  Après  que  le  coup  dont  elle  a  été 
frappée  l'a  incurvée  violemment  d'un  certain  côté,  elle  revient 
si  rapidement  à  sa  rectitude  première  qu'elle  dépasse  cette 
rectitude,  à  cause  de  Yimpetus,  et  s'en  écarte  en  sens  contraire; 
elle  revient  alors  en  arrière  et  recommence  un  grand  nombre 
de  fois.  C'est  par  une  cause  semblable  qu'une  cloche  continue 
à  se  mouvoir  tantôt  d'un  côté,  tantôt  de  l'autre,  fort  longtemps 
après  qu'on  a  cessé  d'en  tirer  la  corde;  on  ne  peut  l'arrêter 
facilement  ni  rapidement. 

»  Voilà  ce  que  j'avais  à  dire  sur  cette  question;  je  me 
réjouirais  que  d'autres  trouvassent  à  lui  faire  une  réponse 
plus  probable.  » 

On  ne  saurait  trop  admirer  la  précision  avec  laquelle 
Buridan  a  défini  cette  qualité  à  laquelle  il  donne  le  nom 
&' impetus. 

Pour  un  mobile  donné,  cet  impetus  est  d'autant  plus  grand 


46  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

que  la  vitesse  communiquée  à  ce  corps  est  plus  grande.  «  Plus 
grande  est  la  vitesse  avec  laquelle  le  corps  meut  le  mobile, 
plus  est  puissant  ïimpetus  qu'il  imprime  en  lui.  » 

D'autre  part,  à  vitesse  égale,  à  Arolume  égal,  Yimpetus  est 
plus  grand  en  un  corps  lourd  qu'en  un  corps  léger  :  «  Si  celui 
qui  lance  des  projectiles  meut  avec  une  vitesse  égale  un  léger 
morceau  de  bois  et  un  lourd  morceau  de  fer,  ces  deux  mor- 
ceaux ayant,  d'ailleurs,  même  volume  et  même  figure,  le 
morceau  de  fer  ira  plus  loin  parce  que  Yimpetus  qui  se  trouve 
imprimé  en  lui  est  plus  intense.  » 

En  effet  «  toutes  les  formes  et  dispositions  naturelles  sont 
reçues  en  la  matière  et  en  proportion  de  la  [quantité  de] 
matière;  partant,  plus  un  corps  contient  de  matière,  plus  il 
peut  recevoir  de  cet  impetus  et  plus  grande  est  l'intensité  avec 
laquelle  il  peut  le  recevoir.  » 

Le  sens  de  cette  phrase  est  bien  net  :  En  des  mobiles  diffé- 
rents, lancés  avec  une  même  vitesse,  les  intensités  de  Yimpetus 
sont  entre  elles  comme  les  quantités  de  matière  que  renferment 
ces  divers  mobiles. 

Cette  matière,  qu'est- elle?  Buridan  la  nomme  matière  pre- 
mière, materia  prima.  Ce  n'est  pas,  cependant,  ce  ne  saurait 
être  la  matière  première  d'Aristote.  Absolument  indéterminée, 
celle-ci  n'est  pas  quantifiable.  La  matière  première  dont  parle 
Buridan,  c'est  donc  cette  matière  première  déjà  pourvue  de 
dimensions  et  quantifiable  en  laquelle  Saint  Thomas  place  le 
principe  d'individuation  «. 

Comment  se  mesurera  cette  quantité  de  matière  première 
contenue  en  un  corps  déterminé?  «  Dans  un  corps  dense  et 
grave,  il  y  a,  toutes  choses  égales  d'ailleurs,  plus  de  matière 
première  qu'en  un  corps  rare  et  léger.  Modo  in  denso  et  gravi, 
cœteris  paribus,  est  plus  de  materia  prima  quam  in  raro  et  levi.  » 

Forcerions- nous  la  pensée  de  Buridan  en  traduisant  ainsi 
cette  proposition  :  La  quantité  de  matière  contenue  en  un  corps 
est  proportionnelle  au  volume  et  à   la  densité  de  ce   corps? 

i.  On  remarquera  l'analogie  de  la  pensée  exprimée  ici  par  Jean  Buridan  avec 
celle  que  le  R.  P.  Bulliot  a  émise  touchant  l'identité  de  la  matière  première  et  de 
la  masse,  telle  que  les  mécaniciens  modernes  la  définissent.  —  Cf.  :  A.  Gardeil,  La 
Philosophie  au  Congrès  de  Bruxelles  (Revue  Thomiste,  2'  année,  189A-1895,  pp.  751-758). 


.1 1;  \  n    i    BURIDAN    (m:    i-.i'iiiimi    m    LÉONARD   DE    VINCI  '\~ 

Si  nous  éprouvions  quelque  crainte  à  cet  égard,  il  serait  aisé 

de  calmer  celle  crainte.  En  une   de   ses  questions   sur   la    Mêla 

physique   d'Aristote,    Buridan    se    pose    à    lui  même    cette 
objection  ■  : 

«  La  densité  et  la  rareté  sont  en  raison  de  la  quantité  de 
matière  (ratîone  materise);  un  corps  dense  est  celui  qui  a  beau- 
coup de  matière  sous  un  faible  volume  (sub  pauca  magnitudine 
seu  quaniitate),  un  corps  rare  est  celui  qui  contient  peu  de 
matière  sous  un  grand  volume.  » 

A  cette  objection,  le  Maître  répond  : 

u  On  peut  fort  bien  accorder  que  les  corps  qui  ont  une 
matière  dense  sont  ceux  qui  contiennent  plus  de  matière  sous 
un  moindre  volume.  » 

Mais  cette  densité  elle-même,  par  quoi  se  mesure-t-elle? 
Au  temps  où  Jean  Buridan  composait  ses  questions,  on 
étudiait  couramment  dans  les  Écoles  un  petit  ouvrage  qui 
provenait  certainement  de  la  science  hellène  et  que  l'on 
attribuait  faussement  à  Archimède.  Ce  Liber  Archimedis  de 
ponderibus,  nommé  parfois  :  Archimedis  de  incidentibus  in 
humidum,  se  trouve  reproduit  en  un  grand  nombre  de  manu- 
scrits du  xuie  siècle  et  du  xive  siècle2. 

Ce  traité  a  été  paraphrasé,  d'une  façon  assez  malheureuse 
d'ailleurs,  par  Jean  de  Murs;  sous  ce  titre  :  De  ponderibus  et 

i.  In  Metaphysicen  Aristotelis  Quœstiones  argutissimse  Magistri  Joannis  Buridani. 
Lib.  VIII,  quaest.  unica  :  Utrum  crclum  habeat  materiam  subjectam  formée  sub- 
stantiali  sibi  inhaerenti.  Éd.  cit.,  foll.  LV  et  LVI. 

a.  Par  exemple,  aux  manuscrits  suivants  du  fonds  latin  de  la  Bibliothèque  natio- 
nale :  Ms.  8680  A  (xiii*  siècle);  Mss.  7215  et  7377  B  (xive  siècle).  —  Il  a  été  imprimé 
à  deux  reprises,  au  cours  du  xvi"  siècle,  dans  les  ouvrages  suivants  : 

Sphera  cum  commentis  in  hoc  volumine  contentis  :  Cichi  Esculani  cum  textu,  etc. 
Venetiis,  hered.  Octaviani  Scoti  ac  soc.  i5i8. 

Iordani  opusculum  de  ponderositate  Nicolai  Tartalex  studio  correction.  Venetiis  apud 
Curtium  Troianum.  MDLXV.  Fol.  16,  v°,  à  fol.  19,  v°. 

En  i565,  l'abbé  Forcadel,  de  Béziers,  en  publiait  une  traduction  française,  dont 
les  démonstrations  étaient  légèrement  paraphrasées,  sous  le  titre  suivant  : 

Le  livre  cf  Archimède  des  pois  qui  aussi  est  dict  des  choses  tombantes  en  Vhumide,  tra- 
duict  et  commenté  par  Pierre  Forcadel  de  Bezies  lecteur  ordinaire  du  Roy  es  Mathé- 
matiques en  l'Université  de  Paris.  Ensemble  ce  qui  se  trouve  du  Livre  d'Euclide  intitulé 
du  léger  et  du  pesant  traduict  et  commenté  par  le  mesme  Forcadel.  A  Paris.  Chez 
Charles  Perier....  i565. 

Le  titre  adopté  par  Forcadel  est  la  traduction  exacte  de  celui-ci,  qu'une  main  du 
xm*  siècle  a  mis  en  marge  du  texte  contenu  au  Ms.  lat.  8680  A  de  la  Bibliothèque 
nationale  (fol.  12,  r°)  :  De  ponderibus  Archimedis  et  intitulatur  de  incidentibus  in  humidum. 
Ce  titre  est  relatif  à  un  passage  où  il  est  traité  de  la  vitesse  des  corps  tombant  dans 


48  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

metallis,  il  forme  la  quatrième  partie  de  YOpus  quadriparlitum 
numerorum l  auquel  le  géomètre  normand  mit  la  dernière  main, 
comme  il  nous  l'apprend  lui-même,  le  i3  novembre  i343. 

Ce  même  texte  a  été  cité  par  Albert  de  Saxe2  en  ses  questions 
sur  le  De  Cœlo  d'Aristote. 

Enfin,  au  début  du  xve  siècle,  Biaise  de  Parme  l'a  cité  à  son 
tour  3  et  s'en  est  inspiré  en  la  rédaction  de  la  troisième  partie 
de  son  Tractatus  de  ponderibus. 

Tous  ces  traités  définissaient  la  notion  de  poids  spécifique, 
qu'ils  nommaient  gravitas  secundum  speciem;  ils  enseignaient 
à  comparer  les  poids  spécifiques  des  divers  corps  soit  par  la 
méthode  dite  de  la  balance  hydrostatique,  soit  à  l'aide  de 
l'aréomètre. 

Nul  doute  que  Jean  Buridan  n'ait,  en  son  esprit,  rapproché 
la  notion  de  densité,  au  moins  pour  les  solides,  les  liquides  et 
les  gaz,  de  la  notion  de  poids  spécifique,  si  bien  élucidée  au 
temps  où  il  enseignait;  nul  doute  qu'il  n'ait  admis  l'égalité 
entre  le  rapport  des  densités  de  deux  corps  et  le  rapport  des 


les  fluides.  Ce  passage  manque  à  tous  les  textes  imprimes  et  à  la  plupart  des  textes 
manuscrits,  notamment  à  celui  que  renferme  le  Ms.  8680  A  dn  fonds  latin  de  la 
Bibliothèque  nationale.  Il  termine  le  texte  contenu  au  Ms.  7377  B  du  même  fonds. 

Ce  titre  est  également  celui  que  Biaise  de  Parme,  en  son  Tractatus  de  ponderibus, 
donne  au  même  écrit  :  «  Nullum  elementum  in  ejus  propria  regione  pondérât.  Hoc  dicit 
Alaminides  in  tractatu  de  incidentibus  in  liquido  ».  (Bibliothèque  nationale,  fonds  latin, 
Ms.  10252,  fol.  167,  v°.) 

Tout  semble  indiquer  que  cet  ouvrage,  comme  le  De  levi  et  ponderoso  attribué  à 
Euclide,  est  d'origine  antique.  Il  est  visiblement  incomplet  et  se  terminait  sans  doute 
par  une  description  de  l'aréomètre.  Le  texte  complet  existait  peut-être  encore  au 
xiv*  siècle  et  au  xv*  siècle,  car  Albert  de  Saxe  et  Biaise  de  Parme  font  suivre  d'une 
grossière  description  de  l'aréomètre  les  considérations  théoriques  qu'ils  empruntent 
au  soi-disant  traité  d'Archimède. 

Ainsi  complété,  ce  traité  représenterait  probablement  la  source  à  laquelle  a  puisé 
l'auteur  latin  du  Carmen  de  ponderibus  a. 

Maximilian  Curtze,  qui  ignorait  tout  de  cette  histoire,  a  publié b,  en  le  donnant 
comme  un  monument  inédit  de  la  Science  du  xiv'  siècle,  le  texte  qui  nous  occupe; 
ce  texte  était  extrait  du  Ms.  Db.  86  de  la  Bibliothèque  de  Dresde,  où  il  porte  le  titre 
De  insidentibus  aquae. 

1.  Quadriparlitum  numerorum  Magistri  Johannis  de  Mûris  (Bibliothèque  nationale, 
fonds  lat.,  Ms.  n°  7190). 

2.  Quœstiones  subtilissimœ  Magistri  Alberti  de  Saxonia  in  libros  De  Cœlo  et  Mundo  ; 
lib.  I,  quaîst.  111. 

3.  Tractatus  de  ponderibus  secundum  Magistrum  Blasium  de  Parma.  (Bibl.  nat., 
fonds  lat.,  Ms.  n°  10262.) 


a)  Melrologicorum  scriptorum  reliquiœ.  Éd.  F.  Hullsch,  Lipsis,  1866;  vol.  II,  pp.  96-200. 
h)  Maximilian  Curtze,  Ein  Beitrag  zur  Geschichte  der  Physik  im  14.  Jahrhundcrt  (Bibliotheca 
Mathematica,  1890,  p.  43). 


JEAN    I    BURIDAN    (DE    BÉTHUNE)    ii     LÉONARD    DE    VINCI  V| 

poids  spécifiques  de /Ce s  deux  mêmes  corps.  Voilà  pourquoi,  en 

la  question   dont   nous   avons    rcprodiiil    la   traduction,  non-    Le 

voyons  unir,  comme  synonymes,  Les  deux  adjectifs:  densum 
et  grave,  et,  aussi,  les  deux  adjectifs  :  rarum  et  levé. 

On  pourrait  doin-  très  certainement  traduire  en  langage 
moderne  ce  (pic  Jean  Buridan  pensait  de  Yimpetus  commu- 
niqué à  un  corps  pesant  en  disant  que  L'intensité  de  cet  impetus 
était  égale,  pour  lui,  au  produit  de  trois  facteurs:  une  fonction 
croissante  de  la  vitesse,  le  volume  du  corps,  et  une  densité 
proportionnelle  au  poids  spécifique.  Si  on  lui  eût  demandé  de 
préciser  la  forme  du  premier  facteur,  il  l'eût  sans  doute  pris 
proportionnel  à  la  vitesse,  et  il  eût  ainsi  identifié  Y  impetus  à  ce 
que  Galilée  devait  nommer  un  jour  impeto  ou  momento,  et 
Descartes  quantité  de  mouvement. 

Mais  tous  les  corps  ne  sont  pas  pesants  ;  la  substance  céleste, 
en  particulier,  ne  l'est  pas;  et  cependant,  Buridan  n'hésite  pas 
à  attribuer  un  impetus  aux  orbites  du  Ciel.  L'intensité  de  cet 
impetus  est- il,  pour  ces  orbites,  déterminable  par  une  règle 
semblable  à  celle  qui  a  été  imposée  aux  corps  pesants? 

La  solution  de  cette  question  est  rendue  singulièrement 
délicate  par  l'opinion  que  notre  auteur  professe  au  sujet  de  la 
substance  céleste. 

Nous  avons  vu1  combien,  au  Moyen- Age,  les  opinions 
avaient  été  divergentes  touchant  la  nature  de  la  cinquième 
essence.  On  peut  les  réduire  à  trois  chefs  principaux  : 

i°  Le  Ciel  n'est  pas  composé  de  matière  et  de  forme;  c'est 
une  substance  simple.  C'est  la  doctrine  d'Averroès,  reprise  par 
Jean  de  Jandun  en  certains  de  ses  ouvrages. 

2°  Le  Ciel  est  composé  de  matière  et  de  forme;  mais  il  n'y  a 
pas  identité  de  nature  entre  la  matière  céleste  et  la  matière 
sublunaire;  ces  deux  matières  sont  seulement  analogues.  C'est 
l'avis  de  Saint  Thomas  d'Aquin  auquel  Jean  de  Jandun  s'est 
parfois  rangé. 

3°  Le  Ciel  est  composé  de  matière  et  de  forme;  la  matière  du 


i.  Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de  Vinci,  XIV  :  La  nature  des  astres  selon  Nicolas  de 
Gués  et  Léonard  de  Vinci  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  Vont 
lu,  XI;  seconde  série,  pp.  255 -aôy). 

P.     1)1  HEM.  '| 


00  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

Ciel  est  de  même  nature  que  la  matière  des  corps  soumis  à  la 
génération  et  à  la  corruption.  C'est  l'hypothèse  soutenue  avec 
une  précision  croissante  par  Saint  Bonaventure,  par  Gilles  de 
Rome,  par  Jean  de  Duns  Scot  et  par  Guillaume  d'Ockam. 

Jean  Buridan  rompt  nettement  avec  cette  doctrine  qui 
paraissait  avoir  triomphé  à  l'Université  de  Paris. 

«  Gilles,  »  dit-il1,  «  oppose  à  Saint  Thomas  des  arguments 
très  forts  ;  il  lui  prouve  que  la  matière  du  Ciel  et  la  matière 
des  êtres  inférieurs  ne  peuvent  pas  être  substantiellement 
différentes.  Mais  on  peut  aussi  prouver  contre  Gilles  que  ces 
deux  matières  ne  sauraient  être  de  même  nature. 

»  Gilles,  en  effet,  se  persuade  bien  que  cette  matière  céleste 
n'est  affectée  d'aucune  privation,  qu'elle  ne  désire  aucune 
forme  autre  que  la  sienne,  parce  que  celle-ci  contient  virtuel- 
lement en  elle-même  toutes  les  autres  formes.  Mais  il  est  une 
difficulté  à  laquelle  il  ne  saurait  échapper,  et  voici  quelle  elle 
est  :  La  matière  des  êtres  inférieurs  est  privée  de  cette  forme 
céleste  et,  cependant,  elle  a  une  puissance  naturelle  à  la 
recevoir;  elle  ne  possède  pas  cette  forme,  et,  cependant,  sa 
nature  intrinsèque  la  rend  apte  à  être  soumise  à  cette  forme 
céleste  ou  à  une  forme  analogue,  tout  comme  y  est  soumise  la 
matière  que  Gilles  place  dans  le  Ciel,  puisque  ces  deux  matières 
sont  de  même  nature.  Ainsi  la  matière  de  ces  êtres  inférieurs 
aurait  appétit  à  acquérir  la  forme  substantielle  des  corps  cé- 
lestes; et  comme  il  est  impossible  qu'elle  soit  jamais  soumise 
à  cette  forme,  sa  puissance  et  son  appétit  naturels  se  trouve- 
raient frustrés  pour  l'éternité,  ce  que  nul  ne  peut  admettre.  » 

La  solution  à  une  telle  difficulté  paraît  tout  indiquée;  elle 
consiste  à  revenir  à  la  doctrine  du  Commentateur  et  à  nier 
qu'il  y  ait,  en  la  substance  céleste,  une  matière  soumise  à  une 
forme. 

D'ailleurs,  la  seule  raison  pour  laquelle  Aristotc  a  admis  une 
matière  dans  les  êtres  sublunaires  est  tirée  des  transformations 
substantielles  auxquelles  ces  êtres  sont  soumis;  la  supposition 

i.  In  Metaphysicen  Aristotelis  Quscstiones  argutissimœ  Magistri  Joannis  Buridani. 
Lib.  VIII,  qusest.  nnica  :  Ulrum  c.vliim  babcat  materiam  siibjectam  tonna'  sub- 
stantiali  sibi  inhœrenti.  Kd.  cit.,  lbll.  lv  et  lvi. 


JEAN    i    m  kidav    (DE    r.iVi  iii  m.j    El    LÉONARD    DE    VINCI  >i 

d'une  semblable  matière  parait  superflue  au  sein  des  cieux, 
exempts  <le  toute  génération  el  «le  toute  corruption. 

Le  Ciel  n'est  donc  pas  eoinposr    par    une   matière   SOUmise  H 

une  forme;  e'esl  une  substance    simple   qui    est  en   aele  d'elle 

même.  «  Elle  esl  <liie  simple  dans  le  sens  où  ce  mot  s'oppose 
à  ceux-ci  :  composé  de  matière  et  (le  forme;  mais  clic»  esl 
composée  de  parties  douées  de  grandeur Il  est  permis  de 

lui  donner  le  nom  de  matière,  si  l'on  entend,  par  ce  mol  : 
matière,  désigner  le  sujet  du  mouvement  local,  quelque  chose 
qui  soit  capable  de  se  trouver  ici  en  ce  moment  et  ailleurs  à 
un  autre  moment.  » 

Moyennant  ces  définitions  on  peut,  pour  une  partie  déter- 
minée du  Ciel,  considérer  la  vitesse  avec  laquelle  elle  se  meut, 
la  quantité  de  matière  qui  la  forme;  Buridan  ne  se  contredira 
donc  pas,  en  attribuant  un  certain  impetus  à  cette  partie. 

Tout  en  continuant  à  nier  que  la  substance  céleste  soit  com- 
posée de  matière  et  de  forme,  il  pourra  continuer  à  parler  de 
la  densité  de  cette  substance  :  «  Dans  le  Ciel,  une  partie  est 
d'autant  plus  dense  qu'elle  renferme,  sous  un  moindre  volume, 
davantage  de  cette  substance  céleste;  il  n'est  pas  nécessaire, 
pour  cela,  d'y  supposer  l'existence  d'une  matière.  » 

L'intensité  de  Y  impetus  se  doit  donc  mesurer,  selon  la  pensée 
de  Buridan,  par  le  produit  d'une  fonction  croissante  de  la 
vitesse,  du  volume  du  mobile  et  de  la  densité  de  la  substance 
qui  forme  ce  mobile.  Pour  les  corps  pesants,  cette  densité  est, 
sans  doute,  proportionnelle  à  la  pesanteur  spécifique.  Mais 
elle  représente  un  attribut  bien  plus  général  que  la  pesanteur 
spécifique.  Il  y  a  une  densité  même  pour  les  corps  célestes  qui 
sont  exempts  de  toute  gravité  comme  de  toute  légèreté;  ces 
corps,  eux  aussi,  peuvent  se  mouvoir  en  vertu  de  Y  impetus  qui 
leur  est  imprimé. 

Cette  proposition  de  Buridan  est,  peut-être,  la  première 
aperception  claire  d'une  vérité  que  le  xvne  siècle  aura  la  gloire 
de  mettre  hors  de  contestation  :  Une  même  Dynamique  doit 
régir  les  mouvements  célestes  et  les  mouvements  des  corps 
sublunaires. 

On    pourrait,    parmi   les   questions    que   le   Philosophe   de 


52  ÉTUDES    SLR    LEONARD    DE    VINCI 

Béthune  a  examinées  touchant  la  Physique,  glaner  bien  des 
passages  où  se  trouveraient  reprises,  plus  ou  moins  longue- 
ment, quelques-unes  des  pensées  dont  nous  venons  de  lire 
et  d'analyser  l'exposé1.  Ces  passages,  il  serait  trop  long  de  les 
transcrire  tous  ici.  Nous  nous  contenterons  d'en  reproduire 
un2  où  le  philosophe  traite,  comme  il  l'a  fait  au  cours  des 
pages  précédentes,  de  la  conservation  du  mouvement  des 
orbes  célestes. 

«  Il  est  une  imagination,  »  dit  Buridan,  «  que  je  ne  saurais 
réfuter  d'une  manière  démonstrative.  Selon  cette  imagination, 
dès  la  création  du  Monde,  Dieu  a  mû  les  cieux  de  mouvements 
identiques  à  ceux  dont  ils  se  meuvent  actuellement  ;  il  leur  a 
imprimé  alors  des  impetus  par  lesquels  ils  continuent  à  être 
mus  uniformément;  ces  impetus,  en  effet,  ne  rencontrant 
aucune  résistance  qui  leur  soit  contraire,  ne  sont  jamais  ni 
détruits  ni  affaiblis.  De  même  disons-nous  qu'une  pierre 
lancée  en  l'air  est  mue,  après  qu'elle  a  quitté  la  main  qui  l'a 
jetée,  par  un  impetus  imprimé  en  elle;  mais  la  grande  rési- 
stance qui  provient  tant  du  milieu  que  de  l'inclination  de  la 
pierre  vers  un  autre  lieu,  affaiblit  continuellement  cet  impetus 
et  finit  par  le  détruire.  Selon  cette  imagination,  il  n'est  pas 
nécessaire  de  poser  l'existence  d'intelligences  qui  meuvent  les 
corps  célestes  d'une  manière  appropriée;  bien  plus,  il  n'est 
pas  nécessaire  que  Dieu  les  meuve,  si  ce  n'est  sous  forme  d'une 
influence  générale,  de  cette  influence  par  laquelle  nous  disons 
qu'il  coopère  à  tout  ce  qui  est.  » 

Cette  explication  du  mouvement  des  sphères  célestes  tient 
si  fort  à  cœur  à  notre  philosophe,  qu'en  un  autre  de  ses  écrits, 
il  en  donne  une  troisième  exposition.  Le  commentaire  de  la 
Métaphysique  d'Aristote  l'amène  à  discuter  la  doctrine  du 
Stagirite  selon  laquelle  chaque  orbe  céleste  est  mû  par  une 
intelligence    spéciale.    En    cette    discussion,    il    faut,    selon 

i.  Nous  avons  déjà  cité  ailleurs  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux 
qui  l'ont  lu,  seconde  série,  p.  4  23)  un  passage  où  Jean  Buridan  explique  la  chute 
accélérée  des  graves  exactement  comme  en  la  question  qui  vient  d'être  traduite;  au 
paragraphe  prochain,  nous  retrouverons  ce  passage. 

2.  Magistri  Johannis  Buridam  Questiones  quarti  libri  Phisicorum.  Queritur  nono 
utrum  in  motibus  gravium  et  levium  ad  sua  loca  naturalia  tota  successio  proveniat 
ex  resistentia  medii.   Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  14723,  fol.  68,   col.  c. 


JEAN    i    BURIDAN    (DE    BÉTHUNE)    ii     LÉONARD    DE    \w<\  53 

Buridan,  distinguer  les  suppositions  <l<%  la  sagesse  profane 
de  L'enseignement  de  I;»  foi  catholique,  \nssi,  après  .« \ « >i r 
examiné  les  opinions  d'Âristote  et  de  ses  commentateurs, 
poursuit-il  en  ces  termes  •  : 

u  On  peut  encore  imaginer  une  autre  hypothèse,  mais  je 
ne  sais  si  elle  n'est  pas  extravagante  (nescio  an  s'il  fatua). 
Beaucoup  de  physiciens,  vous  le  savez,  supposent  que  le 
projectile,  après  avoir  quitté  le  moteur  qui  l'a  lancé,  est  mû  par 
un  impetus  que  ce  moteur  lui  a  donné;  il  se  meut  tant  que 
['impetus  reste  plus  fort  que  la  résistance;  cet  impetus  durerait 
indéfiniment  (in  inflnitum  duraret  impetus)  s'il  n'était  diminué  et 
détruit  par  quelque  chose  de  contraire  qui  lui  résiste  ou  bien 
par  quelque  chose  qui  incline  le  mobile  à  un  mouvement 
contraire.  Or,  dans  les  mouvements  célestes,  il  n'y  a  rien  de 
contraire  qui  résiste.  En  la  création  du  Monde,  donc,  Dieu 
mut  chaque  sphère  avec  la  vitesse  que  sa  volonté  lui  assignait, 
puis  il  cessa  de  la  mouvoir;  dans  la  suite  des  temps,  ces 
mouvements  ont  toujours  persisté  en  vertu  des  impetus 
imprimés  aux  sphères  elles-mêmes.  C'est  pourquoi  il  est  dit 
que  Dieu  se  reposa,  le  septième  jour,  de  toute  l'œuvre  qu'il 
avait  achevée.  Je  ne  dis  pas,  toutefois,  qu'il  cessât  d'agir  au 
point  de  ne  pas  continuer  cette  influence  générale  hors 
laquelle  un  homme  même,  Socrate  par  exemple,  ne  pourrait 
marcher;  on  dirait  une  erreur,  en  effet,  si  Ton  prétendait  que 
quelque  chose  peut  se  mouvoir,  ou  même  seulement  exister, 
hors  de  cette  influence  générale.  » 

Buridan  conclut  cet  exposé  de  son  audacieuse  hypothèse 
par  les  mots  suivants  :  «  Vous  voyez  que  les  opinions  des 
philosophes,  précédemment  rapportées,  diffèrent  grandement 
de  la  vérité  de  la  foi  catholique.  »  Sa  théorie  du  mouvement 
des  sphères  célestes,  où  notre  principe  de  l'inertie  se  trouve 
en  puissance,  paraît  à  ses  yeux  comme  le  commentaire  méca- 
nique du  texte  où  la  Genèse  contemple  le  repos  divin,  au 
septième  jour  de  la  Création. 


i.  In  Metaphysicen  Aristotelis  Qusestiones  argutissimœ  Magistri  Joannis  Buridani. 
Lib.  XII,  quaest.  IX  :  Utrum  quot  sint  motus  cœlestes,  tôt  sint  intelligentiœ  et 
ecou  verso.  Édit  cit.,  fol.  lxxiii,  col.  a. 


54  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 


Que  la  Dynamique  de  Léonard  de  Vinci  procède,  par 
l'intermédiaire  d'Albert  de  Saxe,  de  celle  de  Jean 
Buridan.    —    En     quel    point    elle     s'en     écarte,    et 

pourquoi  .   les   diverses   explications   de    la    chute 

accélérée    des    graves   qui    ont    été    proposées   avant 
Léonard. 

Jean  Buridan  attachait  assurément  une  extrême  importance 
à  l'hypothèse  selon  laquelle  les  orbes  célestes  continuent  à  se 
mouvoir  en  vertu  de  Yimpetus  que  le  Créateur  leur  a  imprimé 
à  l'origine;  en  attribuant  un  grand  poids  à  cette  opinion,  son 
jugement  ne  le  trompait  pas.  Nous  avons  vu1  que  cette  doc- 
trine avait  été  reproduite  par  Albert  de  Saxe;  nous  avons 
reconnu  aussi  tout  ce  que  cette  théorie  avait  suggéré  à  Nicolas 
de  Gués  et,  par  Nicolas  de  Gués,  à  Jean  Kepler.  Son  influence 
ne  devait  même  pas  s'arrêter  là.  La  permanence  de  Yimpetus, 
rectiligne  ou  circulaire,  dans  le  cas  où  la  tendance  de  cet 
impetus  ne  se  trouve  contrariée  ni  par  la  résistance  du  milieu, 
ni  par  la  gravité  naturelle  du  mobile,  est  l'hypothèse  qui  porte 
toute  la  Dynamique  de  Galilée^.  Descartes  devait  parvenir  à 
un  énoncé  plus  correct  de  la  loi  de  l'inertie;  mais  en  rédui- 
sant, comme  on  l'a  dit,  à  «  une  première  chiquenaude  »  le 
rôle  du  Créateur  dans  le  mouvement  de  l'Univers,  il  pouvait 
s'autoriser  de  Jean  Buridan. 

D'ailleurs,  cette  théorie  sur  le  mouvement  des  sphères 
célestes  n'est  pas  le  seul  passage  qui  mérite  d'être  remarqué 
en  la  Question  que  nous  venons  de  citer;  il  n'est  aucune 
partie  de  cette  question  qui  ne  soit  grosse  de  découvertes  que 
la  Science  moderne  se  chargera  de  mettre  au  jour. 

L'histoire    de    la    Dynamique    nous    montrerait   la  notion 

i.  Nicolas  de  Cucs  et  Léonard  de  Vinci,  IX  et  X  (Etudes  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux 
qu'il  a  lus  et  ceux  qui  Vont  lu,  XI;  deuxième  série,  pp.  180-21 1). 

2.  Emil  Wohlwill,  Die  Entdeckung  des  Beharrungsgesetzes,  Il  (Zeitschrift  fur  Volker- 
psychologie  und  Sprachivissenschaft,  Bd.  XV,  pp.  96  sqq.) 


JEAN    i    BURIDAN    (DE    BETHUNE)    m     LÉONARD    m     \  i  n«  i 

d'impetus  traversant  deux  siècles  et  demi  sans  rien  acquérir 
que  le  Philosophe  de  Béthune  ae  lui  eût  déjà  donné;  elle 
nous  la  montrerait  ensuite  se  dépouillant  de  sa  forme  pure- 
ment qualitative  pour  revêtir  une  forme  quantitative  plus 
précise;  (die  nous  la  montrerait  évaluée,  tout  d'abord,  d'une 
manière  incorrecte  et  devenant  ainsi  le  momeido  de  Galilée,  la 
quantité  de  mouvement  de  Descartes;  elle  nous  la  ferait  enfin 
reconnaître,  sous  sa  figure  mathématique  correcte,  dans  la 
force  vive  de  Leibniz. 

La  même  histoire  nous  dirait  que  Newton  n'avait  pas,  de 
la  masse,  une  idée  bien  différente  de  celle  que  Buridan 
a  définie;  ouvrons,  en  effet,  le  livre  des  Principes,  et  lisons 
les  lignes  par  lesquelles  il  débute  : 

«  Définition  I.  —  La  quantité  de  matière  est  la  mesure  de  cette 
matière  obtenue  en  multipliant  la  densité  par  le  volume.  La 
quantité  d'air  de  densité  double  que  contient  un  espace  double 
est  quadruple;  un  espace  triple  en  contient  une  quantité 
sextuple.  Entendez  la  même  chose  de  la  neige  et  des  poussières 
que  l'on  peut  condenser  par  liquéfaction  ou  par  compression. 
Il  en  est  de  même  pour  tous  les  corps  qui  sont  susceptibles 
de  se  condenser  de  diverses  manières  par  l'effet  de  causes 
quelconques...  C'est  cette  quantité  qu'en  ce  qui  va  suivre, 
je  désignerai  parfois  par  les  noms  de  corps  et  de  masse.  Elle 
se  manifeste,  en  chaque  corps  par  le  poids  de  ce  corps;  en 
effet,  à  l'aide  d'expériences  très  exactement  faites  sur  des 
pendules,  j'ai  trouvé  qu'elle  était  proportionnelle  au  poids, 
comme  on  l'enseignera  plus  loin. 

»  Définition  II.  —  La  quantité  du  mouvement  est  la  mesure  de 
ce  mouvement  obtenue  en  multipliant  la  vitesse  par  la  quantité 
de  matière.  » 

Assurément  la  pensée  de  Newton  est,  ici,  bien  proche  encore 
de  celle  du  Philosophe  de  Béthune;  et,  d'ailleurs,  ce  que  le  vieux 
maître  es  arts  a  dit  de  la  masse  porte  en  germe  la  méthode  la 
plus  claire  et  la  plus  naturelle  que  nous  puissions  trouver 
aujourd'hui  pour  introduire  cette  notion  en  notre  Energétique. 

Or,  depuis  le  jour  où  Jean  Buridan  l'a  proposée,  cette  notion 
de   masse,  mesure   de  l'intensité   à'impetus  qui  correspond  à 


56  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

une  vitesse  donnée,  n'a  cessé  d'être  définie1  de  la  même 
manière,  en  France,  en  Allemagne,  en  Italie,  par  tous  les 
Nominalistes,  par  les  Albert  de  Saxe,  les  Marsile  d'Inghen, 
les  Jean  Dullaert,  les  Frédéric  Sunczel,  les  Gaétan  de  Tiène, 
tandis  que  les  Averroïstes,  les  Vernias  et  les  Achillini,  contri- 
buaient à  la  faire  connaître  en  la  combattant.  Kepler  l'a 
accueillie,  il  l'a  nettement  formulée  et  en  a  assuré  la  trans- 
mission à  NeAvton. 

Enfin  de  l'explication  présentée  par  Buridan  pour  rendre 
compte  de  la  chute  accélérée  des  graves,  une  filiation  continue 
a  fait  sortir  cette  grande  vérité  de  la  Mécanique  moderne  :  Une 
force  constante  produit  un  mouvement  uniformément  accéléré 2 . 

Cette  Mécanique,  si  riche  en  fécondes  pensées,  que  Buridan 
enseignait  rue  du  Fouarre  au  voisinage  de  l'an  i35o,  les 
maîtres  de  l'École  terminaliste  de  Paris  en  ont,  pendant  tout  le 
Moyen-Age,  jalousement  gardé  le  dépôt.  Au  début  de  la  Renais- 
sance, elle  s'insinue  en  Italie,  où  les  Averroïstes  de  Padoue  ei 
de  Bologne  lui  avaient  fait,  jusque-là,  un  fort  mauvais  accueil; 
désormais,  elle  y  trouvera  des  adeptes  que  la  lecture  des 
anciens  a  formés  aux  habiles  procédés  de  la  Géométrie,  qui 
la  traduiront  en  langage  mathématique,  qui  expliciteront 
ainsi  les  vérités  qu'elle  contenait  en  puissance  et  la  détermi- 
neront à  produire  la  Science  moderne.  Dans  les  écrits  de 
Léonard  de  Vinci,  nous  saisissons  cette  science  parisienne 
au  moment  même  où  elle  passe  de  l'esprit  médiéval  à  l'esprit 
moderne.  Cette  Mécanique,  en  effet,  à  laquelle  le  grand 
artiste  songe  sans  cesse,  qu'il  tente  d'appliquer  à  tous  les 
problèmes  dont  sa  pensée  est  hantée,  qu'il  célèbre  comme 
«  le  paradis  des  sciences  mathématiques  »,  c'est  la  Dyna- 
mique de  Buridan;  et  la  Question  que  nous  avons  reproduite 
est  en  quelque  sorte  le  thème  dont  les  notes  du  grand  peintre 
développeront  les  variations. 


i.  Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de  Vinci;  X.  La  Dynamique  de  Nicolas  de  Cues  et  la 
Dynamique  de  Kepler  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu, 
XII;  seconde  série,  pp.  201-207). 

2.  P.  Duhcm,  De  l'accélération  produite  par  une  force  constante  ;  notes  pour  servir 
à  l'histoire  de  la  Dynamique  (Congrès  international  de  Philosophie  tenu  à  Genève  en  VM)U; 
rapports  et  comptes  rendus,  pp.  85o,  seqq.), 


JEAN    I    MiiiDW    (Dl     m'nii  \i  i    il     LÉONARD    DE    VINC!  .~>~ 

N'allons  pas  conclure  de  là  à  mie  influence  directement 
exercée  sur  le  Vinci  par  le  philosophe  de  Béthune;  aucun 
indice  ne  nous  permet  <le  Bupposer  que  Léonard  ait  lu  les 
Questions  sur  la  Physique  de  maître  Jean  Buridan.  Mais  il  avail 
lu  et  Longuement  médité,  nous  Le  Bavons,  Les  Qusestiones  in 
libros  de  Cselo  et  Mundo  d'Alberl  «le  Saxe;  en  ce  dernier 
ouvrage,  il  avait  trouvé  un  exposé  concis,  mais  précis,  de  la 
Dynamique  que  Le  premier  avait  si  magistralement  formulée; 
par  L'intermédiaire  d'Albertutius,  c'est  donc  renseignement 
du  Philosophe  de  Béthune  que  Léonard  avait  reçu;  c'est  cet 
enseignemenl  que  ses  propres  pensées  ont  développé. 

Il  est  un  point,  cependant,  où  la  Dynamique  de  Léonard  est 
demeurée  fort  en  arrière  de  la  Dynamique  de  Jean  Buridan; 
ce  que  celle-ci  avait  dit  pour  expliquer  la  chute  accélérée  des 
graves  ne  se  retrouve  pas  en  celle-là. 

Jean  Buridan  soutient  l'opinion  que  la  vitesse  croissante  du 
grave  est  due  à  un  impetus  qui  s'ajoute  à  la  pesanteur  du 
mobile  et  va  sans  cesse  en  croissant. 

Léonard  de  Vinci  ne  paraît  pas  avoir  adopté  cette  théorie. 
Si  nous  voulons  nous  rendre  un  compte  exact  de  son  senti- 
ment à  cet  égard,  il  nous  faut  mesurer  la  puissance  qui  le 
pouvait  incliner  vers  l'explication  que  Buridan  avait  proposée, 
et  aussi  les  résistances  qui  le  sollicitaient  en  faveur  d'autres 
explications;  et,  pour  cela,  il  nous  faut  retracer  brièvement 
ce  que  les  prédécesseurs  du  Vinci  avaient  imaginé  au  sujet 
de  la  chute  accélérée  des  graves1. 

Lorsqu'un  corps  pesant  tombe  librement,  la  vitesse  de  sa 
chute  croît  d'un  instant  à  l'autre.  Ce  fait  a  sûrement  été  connu 
dès  la  plus  haute  antiquité;  Aristote  en  fait  mention  à  plusieurs 
reprises  :  a  Toujours2,  le  mobile  qui  tend  vers  le  lieu  de  son 
repos  semble  se  mouvoir  d'un  mouvement  accéléré  ;  au 
contraire,  le  corps  qui  se  meut  de  mouvement  violent  ralentit 


i.  Nous  avons  déjà  traité  cette  question,  d'une  manière  beaucoup  moins  complète, 
en  récrit  suivant  :  P.  Duhem,  De  V 'accélération  produite  par  une  force  constante.  Notes 
pour  servir  à  l'histoire  de  la  Dynamique  (Congrès  international  de  Philosophie  tenu  à 
Genève  en  septembre  1904;  Comptes  rendus  du  Congres). 

2.  Aristote,  $ucr»t7)ç  àxpoccaewç  xb  E,  ;  (livre  V,  ch.  VI).  —  (Édition  Didot, 
vol.  II,  p.  317.) 


58  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

sa  course  —  'AXÀi  te  jj.sv  JpTcqJLSvov   «si  oc*/.=T  sspîo-ôat  Osttcv,   to  oà 
(3îa    ToùvavTtcv  * .  » 

Comment  cette  accélération  de  la  chute  des  graves  a-t-elle 
pu  être  constatée?  Simplicius  cite2  deux  observations  propres 
à  la  mettre  en  évidence  : 

Lorsqu'un  filet  d'eau  tombe  d'un  lieu  élevé,  d'une  gouttière, 
par  exemple,  il  se  montre  continu  au  voisinage  de  son  origine; 
mais  bientôt  l'accélération  de  la  chute  sépare  les  unes  des 
autres  les  gouttes  d'eau  qui  tombent  à  terre  isolées. 

Quand  une  pierre  tombe  d'un  lieu  élevé,  elle  frappe  l'ob- 
stacle plus  violemment  si  on  l'arrête  vers  la  fin  de  sa  chute 
qu'au  milieu  ou  au  commencement;  ce  choc  plus  violent  est 
la  marque  d'une  plus  grande  vitesse. 

Simplicius  emprunte  ces  observations  à  un  écrit  intitulé  : 
rUpi  xivYJa£<dç,  composé  par  Straton  de  Lampsaque,  qui  fut 
disciple  de  Théophraste.  l'élève  préféré  d'Aristote.  Mais  il  est 
clair  qu'elles  ont  pu  être  faites  de  tout  temps  et  qu'il  serait 
puéril  d'en  chercher  le  premier  auteur. 

Quelle  explication  l'Antiquité  donnait-elle  de  cette  accélé- 
ration? 

Reportons-nous  au  principe  fondamental  de  la  Dynamique 
péripatéticienne;  fondé,  en  apparence,  sur  les  observations  les 
plus  fréquentes  et  les  plus  certaines,  ce  principe  peut  s'énoncer 
en  ces  termes3  : 

Si  une  certaine  force  (luyjç)  ou  puissance  (Siîvajjitç)  meut  un 
certain  corps  avec  une  certaine  vitesse,  il  faudra  une  force  ou 
puissance  double  pour  mouvoir  le  même  corps  avec  une  vitesse 
double. 

Ce  principe,  admis  sans  conteste  pendant  des  siècles, 
exigeait  qu'à  la  vitesse  croissante  d'un  grave  qui  tombe 
correspondît  une  valeur  croissante   de  la  force  qui  entraîne 

i.  Cf.  :  Aristote,  <I>-j<Tiy.f,;  axpootasio;  xo  H,  0  (Livre  VIII,  ch.  IX) —  llept  OùpavoO 
to  A,  r,  (livre  I,  ch.  VIII);  to  l\  p  (livre  III,  ch.  II).  —  (Édition  Didot,  vol.  II,  pp.  363, 
38o  et  4i5.) 

•i.  Siinplicii  in  Arislotelis  Physicorum  libros  quatluor  posteriores  conmentaria.  Edidit 
Hcrmannus  Diels,  Berolini,  MDGXCV,  p.  916  (Comment,  in  Physicorum  lib.  V, 
cap.  VI). 

3.  Aristote,  «Êuffixite  àxpoâffero;  to  Z,  z  (livre  VI,  ch.  V)  —  IIcp\  OùpavoO  xo  W 
p  (livre  III,  ch.  11). 


JEAN    i    BURIDAN    (DB    BÉTïIUNE)    ET    LÉONARD    DE    VINCI  >Q 

ce  grave.  Le  problème  posé  par  la  chute  accélérée  des  corps 

pesants  86  transformait  donc  aussitôt,   pour  les  anciens  philo 

sophes,  en  celui  ci  :  1  quoi  est  <lù  le  continuel  accroissement 
de  la  force  qui  culmine  un  grave,  lundis  que  ce  grave  s'approche 
du  sol? 

Si  l'on  doutait  qu'en  les  lignes  précédentes  nous  eussions 
exactement  interprété  la  doctrine  des  physiciens  hellènes, 
tout  doute  se  trouverait  dissipé  par  la  lecture  de  Thémistius 

Thémistius  avait  composé  une  Paraphrase  au  \\z?\  OupaveG 
d'Aristote;  cette  Paraphrase  avait  été  traduite  du  Grec  en 
Syriaque,  du  Syriaque  en  Arabe,  et  de  l'Arabe  en  Hébreu;  au 
xvi"  siècle,  un  juif  de  Spolète,  Moïse  Alatino,  donna  du  texte 
hébraïque  une  version  latine  qui,  seule,  aujourd'hui,  nous 
conserve  cet  ouvrage. 

Or,  en  cet  écrit,  Thémistius  traite  de  l'accroissement  de 
vitesse  en  la  chute  des  graves;  il  y  soutient1  que  le  lieu 
naturel,  terme  du  mouvement  rectiligne,  doit  être  néces- 
sairement un  lieu  déterminé  et  situé  à  distance  finie.  «  Qu'il 
ne  puisse  pas  y  avoir  de  lieux  non  déterminés,  qu'aucun 
mobile  ne  puisse  se  mouvoir  à  l'infini  (ce  qui  arriverait  s'il 
existait  des  lieux  non  déterminés),  on  peut  encore  le  recon- 
naître par  la  considération  suivante  :  Toute  terre  a  un 
mouvement  d'autant  plus  vif  et  d'autant  plus  rapide  qu'elle 
s'approche  davantage  du  lieu  inférieur;  il  en  est  de  même 
pour  tout  feu  qui  s'approche  davantage  du  lieu  supérieur; 
s'ils  se  mouvaient  donc  indéfiniment,  la  vitesse  et  la  rapidité 
de  leur  mouvement  devraient  croître  à  l'infini.  Si  donc  les  lieux 
ne  sont  pas  situés  à  des  distances  déterminées,  les  propensions 
vers  ces  lieux,  c'est-à-dire  la  gravité  ou  la  légèreté,  n'auront 
pas  des  grandeurs  limitées;  elles  croîtront  sans  mesure. 
Lorsqu'un  corps,  en  effet,  se  meut  vers  le  bas  avec  une 
certaine  vitesse,  c'est  de  la  gravité  qu'il  tient  cette  vitesse; 
aussi,  bien  que  la  grandeur  du  mobile  demeure  invariable  au 

i.  Themistii  Peripatetici  lucidissimi  Paraphrasis  In  Libros  Quatuor  Aristotelis  de 
Cœlo  nunc  primum  in  lucem  édita.  Moyse  Alatino  Hebraeo  Spoletino  Medico,  ac 
Philosopho  Interprète.  Ad  Aloysium  Estensem  Card.  amplissimum.  Cum  Privilégie 
Venetiis,  apud  Simonem  Galignanum  de  Karera,  MDLXXIIII.  Lib.  I,  circa  text.  88, 
fol.  i/»>  verso. 


6o  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

fur  et  à  mesure  que  ce  mobile  progresse,  il  acquiert  une 
gravité  plus  intense.  Or,  nous  avons  enseigné  ailleurs 
qu'aucun  corps  fini  ne  peut  posséder  une  force  infinie;  il 
ne  peut  donc  pas  se  faire  que  les  corps  qui  se  meuvent  aient, 
vers  les  lieux  auxquels  ils  tendent,  une  propension  infinie; 
partant,  ils  ne  pourront  jamais  acquérir  une  vitesse  infinie; 
dès  lors,  il  est  conforme  à  la  raison  que  les  lieux  naturels 
se  trouvent  à  des  distances  limitées.  » 

11  est  difficile  d'exprimer  mieux  que  Thémistius  ne  le  fait 
en  ce  passage,  le  principe  essentiel  de  toutes  les  explications 
que  nous  allons  passer  en  revue.  La  vitesse  avec  laquelle  un 
mobile  déterminé  se  meut  dans  un  milieu  déterminé  est 
proportionnelle  à  la  force  qui  tire  ce  mobile;  l'accélération 
de  la  chute  d'un  grave  suppose  donc  que  le  poids  de  ce  grave 
croisse  sans  cesse;  l'existence  de  cet  accroissement  ne  fait 
point  de  doute;  tout  le  problème  consiste  à  en  découvrir 
la  cause. 

A  la  question  ainsi  formulée,  on  a  fait  des  réponses  très 
nombreuses  et  très  diverses. 

Voici  d'abord  l'opinion  que  paraît  avoir  conçue  Aristote  : 

La  pesanteur  est  une  qualité  par  laquelle  le  grave  tend  vers 
son  lieu  naturel,  c'est-à-dire  vers  le  lieu  où  sa  forme  atteint  sa 
perfection,  où  sa  propre  conservation  est  le  mieux  assurée. 
Plus  le  grave  approche  de  ce  lieu,  plus  cette  qualité  devient 
intense;  en  d'autres  termes,  plus  il  s'approche  du  sol,  plus 
il  devient  pesant. 

Que  telle  soit  bien  l'opinion  d' Aristote,  il  n'est  pas  aisé  de 
le  prouver  par  des  citations  formelles;  tout  au  plus  peut-on 
dire  que  cette  opinion  n'est  point  en  désaccord  avec  tel  passage 
de  ses  écrits1.  Mais  ses  plus  fidèles  commentateurs  ont  ainsi 
interprété  la  pensée  du  Stagirite;  Simplicius,  notamment,  la 
formule2  en  ces  termes  :    «  'Àpipro'uéXityç. . .    vo|j.{Çet...    (âapcuç    yoOv 

lUpOffÔTQlOj    TYJV    7YJV    OaTTGV    ©ÉpEaÔa'.    TUpèç    TO)    \)ÂZU)    YlVOJJLSVYJV.    » 

D'ailleurs,   que  cette  opinion   soit  ou  non  celle  du  Philo- 

i.  Cf.  Aristote,  J lsp\  Oùpavoû  xo  A,  t\  (livre  I,  ch.  VIII).  —  (Édition  Didot,  vol.  II, 
p.  38o.) 

2.  Simplicii  in  Aristotelis  de  Cœlo  commentât ia  edidit  J.-L.  Ileiberg,  Berolin, 
MDCGCXCIV,  p.  2G4.  (Comm.  in  de  Cœlo,  lib.  I,  cap.  VIII.) 


.il   \\    i    BURIDAN    M)i.    l .  l  l  1 1  (  Ni)    il     LEONARD    DE    VIWC1  01 

Bophe,  elle  ;>  été  nettement  formulée  par  Thémistius  :  «  Les 
mouvements  rectilignes,  dit-il1,  qui  sont  produits  par  une 
Impulsion  et  une  violence  contre  nature  ne  soni  certainement 
pas  uniformes.  Mais  il  en  est  <le  même  des  mouvements 
naturels  el  spontanés;  plus  ils  sont  loin  de  leur  début,  plus 
ils  sont  vifs  et  rapides.  En  effet,  les  corps  qui  se  meuvent  de 
la  sorte  accroissent  de  plus  en  plus  leur  vitesse;  car,  pins  ils 
approchent  du  terme  où  ils  tendent,  pins  ils  soni  près  d'être 
unis  aux  lieux  qui  leur  sont  apparentés  et  qui  doivent  assurer 
leur  salut.  » 

Cette  explication,  nous  le  verrons,  était  destinée  à  rencontrer 
au  xiii0  siècle  une  faveur  à  peu  près  universelle. 

Une  seconde  explication  de  la  chute  accélérée  des  graves 
a  été  proposée  par  Hipparque  dans  son  écrit  intitulé  :  Ilept  xoW 
oà  PapÙTYjxa  xàxw  çspofAsvtov ;  Simplicius  nous  l'a  conservée2. 

Lorsqu'un  grave  est  jeté  en  l'air,  la  vertu  qui  l'entraîne  vers 
le  haut  l'emporte  tout  d'abord  sur  la  pesanteur;  mais  cette 
vertu  va  sans  cesse  s'affaiblissant;  elle  surpasse  donc  de  moins 
en  moins  la  pesanteur,  en  sorte  que  le  projectile  monte  de 
moins  en  moins  vite.  Un  moment  arrive  où  la  force  ascen- 
sionnelle est  précisément  égale  à  la  pesanteur;  le  corps  cesse 
alors  de  monter  pour  commencer  à  descendre.  La  force  ascen- 
sionnelle diminuant  toujours,  la  pesanteur  l'emporte  de  plus 
en  plus  et  le  grave  tombe  de  plus  en  plus  vite. 

On  a  parfois  invoqué3  ce  texte  pour  prouver  qu'Hipparque, 
au  lieu  d'attribuer  au  milieu  fluide  l'entretien  du  mouvement 
des  projectiles,  mettait  cet  entretien  sur  le  compte  d'une  vertu, 
d'un  impetus  imprimé  en  la  substance  même  du  mobile. 

Qu'Hipparque  ait  admis  l'existence  d'une  telle  vertu,  cela 
est  fort  possible;  mais  il  serait  imprudent  de  s'en  croire 
pleinement  assuré  par  ce  que  le  grand  astronome,  au  témoi- 
gnage de  Simplicius,  disait  de  la  chute  accélérée  des  graves. 

i.  Themistii  Peripatetici  lucidissimi  Paraphrasis  in  Aristotelis  Posteriora,  et 
Pkysica...  Hermolao  Barbaro  Patrick)  Veneto  Interprète.  Venetiis,  apud  Hierony- 
mum  Scotum.  i542.  Lib.  VIII,  circa  text.  76;  p.  207. 

2.  Simplicii  in  Aristotelis  de  Cœlo  commentaria  edidit  J.-L.  Heiberg,  Berolini, 
MDCCCXCIV,  p.  26Z,.  (Comm.  in  de  Cœlo  lib.  I,  cap.  VIII.) 

3.  Arthur  E.  Haas,  Ueber  die  Originalitàt  der  physikalischen  Lehren  des  Johannes 
Philoponus  (Bibliotheca  Mathetnatica,  3'  Folge,  Bd.  VI,  p.  337,  1906). 


62  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

La  force  qui  projette  vers  le  haut,  L'âvipptyoffa  \aybq  dont  il  parle 
pourrait  fort  bien  être  la  traction  que,  selon  la  Physique  péri- 
patéticienne, l'air  ébranlé  exerce  sur  le  projectile. 

La  trente-troisième  des  Questions  mécaniques  attribuées  à 
Aristote  demande  pourquoi  les  larges  projectiles  s'arrêtent 
bientôt.  «  N'est-ce  pas,  répond-elle,  parce  que  la  force  projetante 
(îoXJç)  prend  fin,  ou  bien  à  cause  de  la  rotation,  ou  bien 
parce  que  le  poids  du  mobile  finit  par  devenir  plus  puissant 
que  la  force  projetante  (ïsy;jç  pupaaa).  »  L'expression  employée 
ici  est  la  même  que  celle  dont  Hipparque  a  fait  usage.  Or,  la 
trente-quatrième  Question  mécanique  semble  bien  n'être  qu'un 
résumé  des  considérations  par  lesquelles  Aristote,  en  sa  Phy- 
sique, explique  l'entretien  du  mouvement  des  projectiles  par 
les  tractions  successives  de  Pair  ébranlé;  et  la  trente-cinquième 
Question  mécanique  invoque  formellement  cette  théorie. 

L'Antiquité  grecque  ne  nous  a  donc  laissé  qu'un  seul  texte 
où  le  mouvement  du  projectile  fût  clairement  et  formellement 
attribué  à  un  impetus  impressus;  c'est  le  commentaire  composé 
par  Jean  Philopon  sur  le  quatrième  livre  des  Physiques. 

Revenons  aux  suppositions  dont  la  chute  accélérée  des 
graves  a  été  l'objet. 

Alexandre  d'Aphrodisias1  ne  s'en  veut  tenir  ni  à  l'explication 
d'Aristote,  ni  à  l'explication  d'Hipparque. 

Comme  Hipparque,  il  répute  improbable  l'accroissement 
qu'éprouverait  le  poids  d'un  corps  en  s'approchant  du  sol; 
mais  à  l'opinion  d'Hipparque,  il  fait  une  objection;  excellente 
pour  expliquer  la  chute  accélérée  qui  suit  un  mouvement 
violent,  elle  est  en  défaut  lorsqu'aucune  violence  n'a  précédé 
le  mouvement  vers  le  bas. 

A  son  tour,  il  propose  une  théorie  qui  n'est  point  sans 
affinité  avec  celle  d'Hipparque. 

Lorsqu'un  grave  est  maintenu  dans  une  position  élevée,  sa 
nature  s'altère  et  se  transforme  en  une  nature  contraire;  de 
grave,  il  tend  à  devenir  léger.  Que  l'on  supprime  alors  l'ob- 


i.  L'opinion  et  le  texte  même  d'Alexandre  d'Aphrodisias  nous  sont  conservés  par 
Simplicius.  Cf.  :  Simplicii  in  Aristotelis  de  Cœlo  commentaria  edidit  J.-L.  Heibcrg, 
Berolini  MDCCCMCIV,  p.  aG5.  (Comm.  in  de  Cœlo  lib.  I,  cap.  VIII.) 


JEAN    I    BURIDAÎN    (DE    BéTHUNE)    il     LÉONARD    DE    VINCI 

stacle  <|ui  le  retenait,  il  \;i  tomber;  mais,  durant  les  premiers 
instants  «le  sa  chute,  il  gardera  quelque  chose  de  cette  légèreté 
acquise  par  son  séjour  en  haut  li<'«i,  de  cette  vertu  qui 
s'oppose  ;i  La  descente;  La  pesanteur  du  mobile  en  sera 
diminuée  d'autant  et  la  chute  scia  d'abord  fort  Lente.  Puis, 
peu  à  peu,  celle  Légèreté  acquise  ira  s'affaiblissant ;  elle 
gênera  de  moins  en  moins  la  gravité  et  la  chute  s'accélérera. 

'foutes  ces  opinions,  professées  par  Aristote  et  ses  commen 
tateurs,  par  Hip parque,  par  Alexandre  d'Aphrodisias  ont  ceci 
de  commun,  qu'elles   attribuent  l'accélération  constatée  dans 
la  chute   des  graves   à  une    propriété  du    corps  pesant    lui 
même. 

D'autres  interprétations  attribuent  au  milieu  au  sein  duquel 
la  chute  se  produit  l'accroissement  de  force  que  trahit  cet 
accroissement  de  vitesse. 

Simplicius1  nous  apprend  que,  de  son  temps,  nombre  de 
physiciens  (Ttvèç  oï  xat  oix  o/ivci)  expliquaient  de  la  manière 
suivante  l'accélération  de  la  chute  des  graves  : 

Lorsqu'un  corps  est  très  éloigné  du  sol,  une  grande  épais- 
seur d'air  se  trouve  au-dessous  de  lui  ;  cette  épaisseur  devient 
plus  faible  au  fur  et  à  mesure  que  le  grave  se  rapproche  du 
sol  ;  dès  lors,  en  tombant,  ce  mobile  divise  plus  aisément  l'air 
sous-jacent  et,  par  là,  semble  plus  pesant. 

En  nous  rapportant  ces  diverses  hypothèses,  Simplicius 
semble  demeurer  fort  sceptique  au  sujet  du  crédit  qu'il 
convient  de  leur  attribuer.  Aux  théories  de  Thémistius  et 
d'Alexandre  d'Aphrodisias,  il  propose  une  épreuve;  en  la  pro- 
posant, il  semble  bien  prévoir  qu'elle  donnera  un  résultat 
défavorable  à  ces  hypothèses,  et  aussi  que  les  tenants  de  ces 
suppositions  trouveront  moyen  d'éluder  le  démenti  :  «  Si,  » 
dit-il  %  «  au  fur  et  à  mesure  qu'un  grave  s'approche  de  son  lieu 
naturel,  il  y  a  accroissement  de  gravité,  voici  ce  qui  devrait 
arriver  lorsque  Ton  pèse  un  corps  dans  l'air  :  Que  l'on  se  place 
en  haut  d'une  tour,  ou  d'un  arbre,  ou  au  sommet  d'un  rocher 

i.  Simplicii   in  Aristotelis   de   Cœlo  commentaria   edidit   J.-L.   Heiberg-,  Berolini, 
MDCCCXCIV,  p.  26G.  (Gomm.  in  de  Gœlo  lib.  I,  cap.  VIII.) 
■2.  Simplicii,  loc.  cit.,  éd.  cit.,  p.  267. 


64  ÉTUDES    SUR    LÉONAUD    DE    VISCI 

à  pic,  et  que  l'on  pèse  un  corps  porté  par  un  fil  qui  descende  de 
là  jusqu'à  terre  ;  ce  corps  devra  sembler  plus  lourd  que  si  on 
le  pesait  en  se  tenant  au  niveau  du  sol;  cette  supposition  semble 
fabuleuse;  on  pourrait,  il  est  vrai,  objecter  à  cette  expérience 
que  la  différence  est  insensible.  » 

Toutefois,  l'opinion  de  Simplicius  semble  incliner  vers  celle 
de  Thémistius:  «En  ce  monde-ci,  »  dit-il1,  «  quelle  propriété 
différente  possède  un  corps,  selon  qu'il  est  séparé  de  son  lieu 
naturel  par  telle  distance  ou  par  telle  autre?  Celle  ci  seule- 
ment :  Il  commence  à  se  mouvoir  plus  faiblement  vers  son 
lieu  naturel  lorsqu'il  part  d'une  position  plus  éloignée,  et  il 
y  a  un  rapport  constant  entre  la  faiblesse  du  mouvement  et  la 
grandeur  de  la  distance.  » 

Simplicius  nous  a  dit  comment  bon  nombre  de  physiciens 
cherchaient  à  expliquer  l'accélération  que  l'on  observe  en  la 
chute  des  graves  ;  ils  admettaient  que  la  résistance  de  la 
couche  d'air  à  traverser  diminue  au  fur  et  à  mesure  que  cette 
couche  devient  moins  épaisse.  Une  autre  théorie  attribuait 
aussi  au  milieu  l'accroissement  de  la  vitesse  d'un  poids  qui 
tombe;  mais  cette  explication  fut  sans  doute  proposée  après  le 
temps  où  écrivait  le  célèbre  commentateur  athénien,  car 
celui-ci  n'y  fait  aucune  allusion.  Cette  théorie,  qui  était  appelée 
à  une  grande  vogue,  se  trouve  en  un  traité  De  ponderlbus  dont 
nous  avons  établi  l'origine  hellénique2  et  dont  nous  avons 
désigné  l'auteur  inconnu  comme  étant  le  Précurseur  de 
Léonard  de  Vinci. 

Au  quatrième  livre  du  traité  De  ponderlbus  dont  nous  nous 
occupons  en  ce  moment,  la  quinzième  proposition  est  ainsi 
formulée3  : 

«  Un  liquide  qui  s'écoule  d'une  manière  conlinue  forme  un  jet 
dont  la  section  est  d'autant  plus  étroite  que  le  liquide  intéressé  par 
cette  section  coule  depuis  plus  longtemps.  » 

i.  Simplicius,  loc.  cit.,  éd.  cit.,  p.  255.  —  Cf.  Léonard  de  Vinci  et  la  pluralité  des 
mondes  :  III  :  Le  poids  d'un  grave  varie-t-il  avec  la  distance  au  centre  du  monde?  — 
Simplicius,  Averroès,  Albert  le  Grand,  Saint  Thomas  d'Aquin  (Études  sur  Léonard  de 
Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  X;  seconde  série,  pp.  64-05). 

2.  La  Scienlia  de  Ponderlbus  et  Léonard  de  Vinci,  VI 11  :  Conclusion  (Études  sur 
Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  VIII  ;  première  série,  pp.  3io-3i6). 

3.  Loc.  cit.,  p.  285. 


n  \\    i    iti  im>\\    (DE    iu'iiii  \i  !    i  i    LÉONARD    DE    VINCI  (i  l 

L'auteur  grec  inconnu  explique  ce  phénomène  <!«'  la  manière 
suivante1  : 

«Soit  ab  L'orifice  par  lequel  se  fait  L'écoulement,  el  c  la 
première  partie  qui  s'écoule.  Lorsque  cette  partie  esl  parvenue 
en  d/j  La  partie  e  est  à  L'orifice.  De  même,  Lorsque  La  partie  e 
est  parvenue  en  df,  la  partie  o  est  à  L'orifice,  etc.  Plus  une 
partie  descend,  plus  elle  devient  pesante;  la  partie  c  est  donc 
plus  pesante  en  df  qu'elle  n'était  en  ab;  elle  est  donc  plus 
pesante  en  df  que  ne  l'est  la  partie  e  en  ab;  aussi  tandis  que  e 
parvient  en  df,  c  parvient  en  zl,  de  telle  sorte  que/2  soit  plus 
long  que  af\  le  jet  devient  donc  continuellement  plus  grêle, 
parce  que  les  parties  qui  sont  sorties  les  premières  sont  les 
plus  rapides;  aussi  finissent-elles  par  se  séparer  les  unes  des 
autres.  » 

C'est,  on  le  voit,  l'explication  déjà  donnée,  au  dire  de  Sim- 
plicius,  par  Straton  de  Lampsaque.  La  précision  que  le  Pré- 
curseur de  Léonard  apporte  en  cette  explication  mérite  d'être 
signalée.  Nous  y  trouvons,  en  effet,  cette  vérité  formellement 
signalée  :  La  section  d'un  courant  liquide  de  débit  donné  est 
d'autant  plus  petite  que  le  fluide  s'écoule  avec  plus  de  vitesse. 
Or,  nous  avons  vu  quel  rôle  la  découverte  de  ce  principe  avait 
joué  dans  l'évolution  des  idées  de  Léonard  de  Vinci2.  Cette 
découverte  ne  lui  aurait-elle  pas  été  suggérée  par  la  lecture  du 
passage  que  nous  venons  de  traduire? 

Le  Précurseur  de  Léonard  attribue  l'accélération  de  la  chute 
des  graves  à  un  accroissement  de  leur  poids  ;  d'où  provient  cet 
accroissement?  Il  nous  le  dit  en  la  cinquième  question  du 
même  livre;  voici  cette  question  : 

«  Une  chose  grave  se  meut  d'autant  plus  rapidement  qu'elle 
descend  plus  longtemps.  Ceci  est  plus  vrai  dans  l'air  que  dans 
l'eau,  car  l'air  est  propre  à  toutes  sortes  de  mouvements.  Donc 
un  grave  qui  descend  tire,  en  son  premier  mouvement,  le 


1.  Le  texte,  très  fautif  et  presque  incompréhensible  au  manuscrit  7878  A  du  fonds 
latin  de  la  Bibliothèque  nationale,  est  beaucoup  plus  correct  au  manuscrit  8680  A 
du  même  fonds. 

2.  Thémon  le  fils  du  Juif  et  Léonard  de  Vinci,  VI:  L'écoulement  uniforme  des 
cours  d'eau  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  Vont  lu,  V;  pre 
mière  série,  pp.   195*198). 

9.   m  m. \i.  ,"> 


66  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VÎNCI 

fluide  qui  se  trouve  derrière  lui  et  met  en  mouvement  le  fluide 
qui  se  trouve  au-dessous,  à  son  contact  immédiat;  les  parties 
du  milieu  ainsi  mises  en  mouvement  meuvent  celles  qui  les 
suivent,  de  telle  sorte  que  celles-ci,  déjà  ébranlées,  opposent 
un  moindre  obstacle  au  grave  qui  descend.  Par  le  fait,  celui-ci 
devient  plus  grave  et  donne  une  plus  forte  impulsion  aux 
parties  du  milieu  qui  cèdent  devant  lui,  au  point  que  celles-ci 
ne  sont  plus  simplement  poussées  par  lui,  mais  qu'elles  le 
tirent.  Il  arrive  ainsi  que  la  gravité  du  mobile  est  aidée  par 
leur  traction  et  que,  réciproquement,  leur  mouvement  est 
accru  par  cette  gravité,  en  sorte  que  ce  mouvement  augmente 
continuellement  la  vitesse  du  grave.  » 

Il  semble  bien  que,  des  opinions  professées  par  les  Hellènes 
touchant  la  chute  accélérée  des  graves,  nous  n'ayons  aucun 
texte  plus  récent  que  celui-là. 

Averroès  ne  nous  dit  pas  comment  il  rendait  compte  de  cette 
accélération  et  ce  qu'il  dit  nous  le  laisserait  malaisément 
deviner. 

En  termes  presque  aussi  explicites  que  ceux  de  Thémistius, 
il  déclare1  «  que  la  cause  pour  laquelle  des  choses  diverses  se 
meuvent  avec  des  vitesses  différentes  est  la  diversité  qui 
existe  en  leur  inclination,  c'est-à-dire  en  leur  gravité  ou  en 
leur  légèreté;  il  en  résulte  que  plus  un  corps  est  grave  ou  léger, 
plus  il  se  meut  rapidement;  il  est,  d'ailleurs,  manifeste  que 
cette  proposition  peut  être  renversée  et  que,  plus  le  corps  est 
rapide  en  son  mouvement,  plus  il  doit  être  grave  ou  léger;  s'il 
en  est  ainsi,  lorsque  la  vitesse  sera  infinie,  la  pesanteur  ou  la 
légèreté  sera  aussi  infinie.  » 

Mais  Averroès  ne  suit  pas  davantage  l'avis  de  Thémistius  et 
de  Simplicius;  il  n'admet  pas  que  le  poids  d'un  corps  varie 
avec  sa  distance  au  centre  du  Monde.  «  Sachez  à  ce  sujet,  »  dit- 
il2,  «  que  la  proximité  et  l'éloignement  n'ont  aucune  influence, 
si  ce  n'est  dans  les  mouvements  des  corps  qui  se  meuvent 
sous   l'action    d'une   cause    extérieure,    car    alors    ces    corps 

i.  Aristotelis  De  Cœlo...  cum  Averrois  Cordubensis  variis...  commenta r us,  lib.  I, 
summa  V11I,  cap.  IV,  comm.  88. 

2.  Averroès,  loc.  cit.,  cap.  III,  comm.  8i.  —  Cf.  Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux 
qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  seconde  série,  pp.  66-67. 


JEAN    I    M'iunw    (hi.    BÉTHUNE)    ii     LEONA&D    DI    VIWC1  <>7 

peuvent  être  pioches  ou  éloignés  de  leur  moteur.  »  Lorsqu'un 
morceau  <le  fer  est  attiré  par  l'aimant,  l'attraction  <p»'il 
éprouve  est  d'autant  plus  grande  qu'il  est  rapproché  de  la 
pierre  qui  le  meut.  On  n'observe  rien  d'analogue  lorsque  l'on 
considère  le  poids  d'un  grave,  car  le  grave  porte  en  lui-même 
le  principe  de  son  mouvement. 

Il  ne  faut  pas,  en  elle!,,  au  dire  du  Commentateur1,  con- 
fondre l'attraction  que  le  lieu  exerce  sur  le  grave  avec  l'attrac 
tion  que  l'aimant  exerce  sur  le  fer;  encore  que  ces  deux  actions 
portent  improprement  l'une  et  l'autre  le  nom  d'attractions, 
elles  diffèrent  grandement  l'une  de  l'autre  :  «  Toute  attraction 
en  laquelle  le  corps  attirant  demeure  immobile  tandis  que  le 
corps  attiré  se  meut  n'est  pas,  en  réalité,  une  attraction.  Le 
corps  attiré  se  meut  de  lui-même  vers  ce  qui  l'attire,  en  vue 
de  sa  propre  perfection.  Ainsi  en  est-il  de  la  pierre  qui  descend, 
du  feu  qui  monte;  et  l'on  doit  entendre  qu'il  en  est  de  même 
du  mouvement  du  fer  vers  l'aimant...  Mais  il  existe  une  diffé- 
rence entre  ce  cas  et  celui  des  corps  qui  se  meuvent  vers  leurs 
lieux  naturels.  Un  quelconque  de  ces  corps,  en  effet,  se  meut 
de  même  vers  son  lieu,  qu'il  en  soit  proche  ou  éloigné...  Le 
fer,  au  contraire,  ne  se  meut  vers  l'aimant  que  lorsqu'il  se 
trouve  doué  d'une  certaine  qualité  qui  émane  de  l'aimant; 
aussi,  si  l'on  frotte  l'aimant  avec  de  l'ail,  il  perd  sa  vertu,  car 
alors  le  fer  ne  reçoit  plus  de  la  pierre  ainsi  disposée  cette 
qualité  qui  le  rend  apte  à  se  mouvoir  vers  elle.  » 

En  dépit  de  l'opposition  d'Averroès,  c'est  l'hypothèse  de 
Thémistius  qui  triomphe  chez  les  philosophes  chrétiens  du 
xme  siècle. 

Albert  le  Grand  démontre2,  comme  l'ont  fait  Aristote 
et  Thémistius,  qu'un  corps  grave  ou  léger  ne  peut  poursuivre 
son  mouvement  rectiligne  à  l'infini.  «  La  terre,  le  feu  et, 
d'une  manière  générale,  tout  corps  grave  ou  léger  nous 
montrent   que    le    mouvement  [naturel]  ne   peut  progresser 

i.  Aristotelis  De  physico  auditu  libri  octo  cum  Averrois  Cordubensis  variis  in  eosdem 
commentariis;  lib.  VII,  summa  III,  comra,  10. 

2.  Beati  Alberti  Magni,  Ratisponensis  episcopi,  De  Cœlo  et  Mundo ;  lib.  I,  tract.  III, 
cap.  III  :  Illorum  qui  dicunt  elementa  mundorum  non  moveri  adinvicem  eo  quod 
distent  in  intinitum. 


68  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

à  l'infini.  Tous  ces  corps,  en  effet,  se  meuvent  plus  vite  vers 
la  fin  de  leur  mouvement,  et  leur  vitesse  devient  d'autant 
plus  intense  qu'ils  s'éloignent  davantage  du  point  de  départ; 
nous  en  avons,  aux  Physiques,  indiqué  la  cause.  Si  donc  le 
mouvement  de  ces  corps  se  poursuivait  à  l'infini,  il  faudrait 
que  la  vitesse  crût  aussi  à  l'infini;  comme,  d'ailleurs,  aucun 
accroissement  de  vitesse  ne  peut  provenir  d'autre  chose  que 
d'un  accroissement  de  gravité  ou  de  légèreté,  il  faudrait 
que  la  gravité  ou  la  légèreté  devînt  infinie  ;  et  nous  avons 
précédemment  démontré  que  cela  est  impossible.  » 

Le  corps  qui  se  meut  vers  son  lieu  naturel  devient  donc 
continuellement  plus  pesant  ou  plus  léger;  cet  accroissement 
de  pesanteur  ou  de  légèreté  n'est  pas  un  accroissement  acci- 
dentel dû,  par  exemple,  à  quelque  action  du  milieu;  c'est  un 
accroissement  véritable  de  la  forme  naturelle  qui  constitue  la 
pesanteur  ou  la  légèreté  :  «Le  mouvement  naturel,  en  effet1, 
est  un  progrès  vers  la  forme  naturelle  ou  le  lieu  (ubi)  naturel; 
plus  donc  le  mobile  s'avance,  plus  sa  forme  naturelle 
acquiert  de  vigueur;  dès  lors,  puisque  le  mouvement  résulte 
de  la  forme  naturelle,  il  faut  bien  accorder  que  plus  le 
mobile  acquiert  de  cette  forme,  plus  il  se  meut  avec  vigueur 
et  vitesse;  aussi  tout  mouvement  naturel,  qui  est  purement 
naturel,  est-il  plus  rapide  à  la  fin  qu'au  commencement  ou  au 
milieu,  et  plus  rapide  au  milieu  qu'au  commencement.  Dans 
le  mouvement  violent,  l'inverse  se  produit;  toute  chose  mue 
par  violence  perd  quelque  peu  de  la  vigueur  de  sa  forme; 
lorque  la  forme  reprend  sa  vigueur,  le  mobile  revient  au 
mouvement  naturel.  » 

Avcrroès  déclarait  impossible  cet  accroissement  de  la  forme 
qui  constitue  la  gravité  ou  la  légèreté  éprouverait  par  suite  de 
l'approche  au  lieu  naturel;  Albert  n'admet  pas  cette  impossi- 
bilité; selon  lui,  cet  accroissement  de  forme  a  même  cause  que 
la  forme  elle-même,  et  cette  cause  est  celle  qui  a  engendré  le 
corps  grave  ou  léger  :    a  On    peut  démontrer  d'une  manière 

i.  B.  Alberti  Magni,  Ratisponensis  cpiscopi,  Liber  physicorum  sive  physici  auditus; 
lib.  V,  tract.  III,  cap.  VIII  :  De  solutione  quarumdam  dubitationum  quae  oiiuntur 
ex  pmehabilis. 


JEAS    i    m  un»  \  \    (  ni     m  i in  m  <    i  i     LÉONARD    m     \  i  m  i  69 

naturelle1,  ;'«  l'aide  «les  mouvements  des  corps  simples  ei  dea 
corps  physiques,  «*< mi n h*  la  terre,  el  le  feu  ei  autres  corp 
semblables,  que  Le  lieu  es!  une  réalité.  Du  mouvement  de  ces 
corps,  en  effet,  on  tire  la  preuve  non  seulement  que  le  lieu  esl 
une  réalité,  mais  encore  qu'il  possède  une  certaine  propriété 
par  laquelle  la  forme  des  corps  qui  se  meuvenl  vers  lui  reçoit 
son  complément.  Tout  corps  physique,  en  effet,  dès  là 
qu'il  n'en  est  pas  empêché,  se  meut  vers  son  lieu  propre  et 
naturel  comme  vers  ce  qui  doit  lui  donner  sa  forme  parfaite. 
Autant  donc  ce  corps  reçoit  de  forme  de  la  part  de  sa  cause  généra- 
trice, autant  il  reçoit  de  lieu.  Une  seule  et  même  cause  généra- 
trice, en  même  temps  qu'elle  donne  une  forme  à  ce  corps,  lui 
donne  un  lieu  où  cette  forme  sera  complétée  et  conservée.» 

Saint  Thomas  d'Aquin,  comme  tous  les  péripatéticiens  qui 
lui  ont  succédé,  invoque2  l'accélération  du  mouvement 
naturel  afin  de  prouver  que  ce  mouvement  ne  saurait  se  pour- 
suivre à  l'infini.  Il  ajoute  les  considérations  suivantes,  où 
nous  reconnaissons  sous  un  résumé  des  commentaires  de 
Simplicius3  :  «  Il  faut  savoir  qu'à  cet  accident,  à  ce  fait 
que  la  terre  se  meut  d'autant  plus  vite  qu'elle  descend  davan- 
tage, Hipparque  a  assigné  pour  cause  cela  même  qui  a  mû 
violemment  le  corps;  plus,  en  effet,  le  mouvement  se  pro- 
longe, moins  il  demeure  de  la  vertu  du  moteur,  et  ainsi  le 
mouvement  se  ralentit.  C'est  pour  cette  cause  que  le  mouve- 
ment violent  est  plus  puissant  au  début;  vers  la  fin,  il  s'affai- 
blit de  plus  en  plus,  et  un  moment  arrive  où  le  grave  ne  peut 
plus  être  porté  vers  le  haut;  il  commence  alors  à  descendre, 
à  cause  de  la  petitesse  de  ce  qui  demeure  de  la  vertu  commu- 
niquée par  le  moteur,  auteur  du  mouvement  violent;  plus 
cette  vertu  va  s'affaiblissant,  plus  le  mouvement  contraire 
devient  rapide. 

i.  B.  Alberti  Magni  Op.  cit.,  lib.  I,  tract.  I,  cap.  II  :  De  probatione  quod  locus  sit 
aliquod  in  natura. 

2.  Sancti  Thomae  ab  Aquino  Commentaria  in  libros  Aristotelis  de  Cselo  et  Mrxndo, 
lib.  I,  lect.  XVII. 

3.  Les  commentaires  au  De  Cœlo  composés  par  Simplicius  avaient  été,  en  1271, 
traduits  du  grec  en  latin  par  Guillaume  de  Morbeka,  qui  était  l'ami  de  Saint  Thomas 
d'  \quin.  Celui-ci  put  donc  les  utiliser  et  les  utilisa  largement,  en  son  propre  com- 

entaire  au  De  Cselo.  Ce  commentaire  fut,  en  effet,  le  dernier  ouvrage  du  Docteur 
Angélique;  lorsque  celui-ci  mourut,  en  1 27^,  cet  écrit  demeura  inachevé. 


70  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

»  Mais  cette  raison  n'est  pas  générale;  elle  s'applique  seule- 
ment aux  corps  qui,  après  un  mouvement  violent,  se  meuvent 
de  mouvement  naturel;  elle  ne  s'applique  pas  à  ceux  qui  se 
meuvent  de  mouvement  naturel  parce  qu'ils  ont  été  engen- 
drés hors  de  leurs  lieux  propres. 

»  D'autres  ont  cherché  la  cause  de  cet  effet  dans  la  quantité 
du  milieu,  de  l'air  par  exemple,  au  travers  duquel  se  produit 
le  mouvement;  ils  ont  admis  que  cet  air  résistait  d'autant 
moins  que  le  mouvement  naturel  progressait  davantage  et, 
par  conséquent,  qu'il  mettait  de  moins  en  moins  obstacle  à  ce 
mouvement  naturel.  Mais  cette  raison  serait  aussi  valable  pour 
les  mouvements  violents  que  pour  les  mouvements  naturels  ; 
et  en  ces  mouvements  violents,  c'est  l'effet  contraire  qui  se 
produit. 

»  Disons  donc  avec  Aristote  que  la  cause  de  cet  effet  est  la 
suivante  :  Plus  le  corps  pesant  descend,  plus  sa  gravité  prend 
de  force  parce  que  ce  corps  s'approche  de  son  lieu  propre. 
On  prouve  ainsi  que  pour  que  la  vitesse  crût  à  l'infini, 
il  faudrait  que  la  pesanteur  crût  à  l'infini.  On  en  peut  dire 
antant  de  la  légèreté.  » 

Il  est  probable  que  Saint  Thomas  rendait  de  cet  accrois- 
sement de  gravité  ou  de  légèreté  par  l'approche  du  lieu 
naturel  la  même  raison  qu'Albert  le  Grand.  C'est  du  moins  ce 
que  faisait  Pierre  d'Auvergne,  qui  a  terminé  le  commentaire 
au  De  Cœlo  interrompu  par  la  mort  du  Docteur  Angélique, 
son  maître.  «  Les  corps  graves,  »  disait-il1,  «  ou  légers  sont  en 
puissance  du  lieu  naturel,  comme  ils  le  sont  de  la  forme  ; 
ils  sont  donc  mus  par  la  cause  génératrice  qui  leur  donne 
leur  forme;  dans  la  mesure  où  cette  cause  leur  donne  la  forme, 
en  la  même  mesure  elle  leur  donne  le  lieu.  »  Cette  proposition 
reproduit  textuellement  une  affirmation  d'Albert  le  Grand. 

Saint  Thomas  d'Aquin  ne  fait  aucune  allusion  à  l'explica- 


i.  Libri  de  celo  et  mundo  Aristotelis  cum  expositione  Sancti  Thome  de  aquino.  et 
cum  additione  Pétri  de  Alvernia.  Colophon  :  Venetiis  mandato  et  sumptibus  Nobilis 
viri  domini  Octaviani  Scoti  Givis  modoetiensis.  Per  Bonetum  Locatellum  Ber- 
gomcnsem.  Anno  a  salutifero  partu  vir^inali  nona^esimo  supra  millesimum  ac  qua- 
dringentesimum.  Sub  Felici  ducatu  Sereuissimi  principis  Domini  Augustini  Barba- 
dici.  Quinto  décime-  kalendas  Septembres.  Lib.  IV,  comm.  a4,  fol.  71,  col.  c, 


JEAN    i    BU  RI  DAN    (DE    hmiiim  i    m     LÉONARD    i>i     VINCI  -  i 

lion  qu'en  son  traité  De  ponderibus,  le  Précurseur  <!<•  Léonard 
de  Vinci  donne  de  La  chute  accélérée  des  graves,  En  revanche, 
c'est  par  une  supposition  toute  semblable  qu'il  rend  compte1 
de  la  prétendue  accélération  initiale  des  projectiles.  Nous 
avons  dii  ailleurs9  quelle  vogue  avait  eue,  au  cours  de  l'his- 
toire de  la  Dynamique,  cette  théorie  du  Docteur  Angélique. 

Roger  Bacon  s'est  longuement  étendu3  au  sujet  de  l'expli- 
cation, admise  par  Thémistius,  de  la  chute  accélérée  des 
graves,  et  des  objections  que  le  Commentateur  avait  élevées 
contre  cette  explication.  La  discussion  qu'il  développe  le 
conduit  à  l'adoption  d'une  sorte  de  moyen  terme.  Tout 
d'abord,  de  loin  comme  de  près,  le  grave  désire  atteindre  son 
lieu  naturel  ;  ce  lieu  le  meut  à  titre  de  cause  finale,  et  la  puis- 
sance motrice  qui  en  résulte  a  une  intensité  qui  ne  varie  pas 
avec  la  distance.  D'autre  part,  à  partir  d'une  certaine  distance, 
le  lieu  meut  comme  cause  efficiente,  de  même  que  l'aimant 
meut  le  fer;  il  exerce  sur  le  grave  une  action  qui  vient 
renforcer  la  première  puissance,  et  cela  d'autant  plus  que  le 
corps  pesant  est  plus  près  du  terme  auquel  il  tend. 

Cette  supposition  compliquée  n'est  cependant  qu'une  sim- 
plification de  l'hypothèse  émise  par  Saint  Bonaventure.  «  Pour 
expliquer  le  mouvement  du  grave,  »  dit  le  Docteur  Séra- 
phique4,  «  il  ne  suffit  pas  d'invoquer  la  gravité,  qualité  propre 
au  mobile  ;  une  vertu  émanée  du  lieu  qui  attire  et  une 
autre  vertu  émanée  du  lieu  qui  repousse  concourent  à  ce 
mouvement.  » 

Des  trois  causes  invoquées  par  Saint  Bonaventure,  Bacon  en 
a  supprimé  une,  l'action  répulsive  du  lieu  dont  le  mobile 
s'éloigne.  Mais  laissons  la  parole  au  célèbre  Franciscain  : 


i.  Sancti  Thomae  Aquinatis  Commentaria  in  libros  de  Cselo  et  Mundo,  lib.  II, 
cap.  VI,  lect.  VIII. 

2.  Bernardino  Baldi,  Roberval  et  Descartes,  I  :  Une  opinion  de  Bernardino  Baldi 
touchant  les  mouvements  accélérés  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et 
ceuxqui  l'ont  lu,  IV;  première  série,  pp.  197-139). 

3.  Liber  primus  communium  naturalium  fratris  Rogeri  Bacon;  pars  III,  dist.  II, 
cap.  III  :  De  Ioco  ut  est  res  naturalis  conservans  locatum.  (Bibl.  Mazarine,  ms.  3576, 
fol.  58*. 

k.  Celebratissimi  Patris  Domini  Bonaventime,  Doctoris  Seraphici,  In  secundum 
librum  Sententiarum  disputata.  Dist.  XIV,  pars  I,  art.  III,  quaest.  II  :  Utrum  motus 
cœlorum  sit  a  propria  forma  vel  ab  intelligentia. 


72  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

«  Cette  vertu,  par  laquelle  le  mobile  se  porte  naturellement 
vers  son  lieu,  existe-t-elle  en  ce  mobile  en  vertu  d'une 
influence  émanée  du  lieu?  Il  semble  qu'il  en  soit  ainsi,  car, 
selon  le  dire  d'Aristote,  elle  est  admirable,  cette  puissance  du 
lieu,  par  laquelle  tout  corps,  lorsqu'il  n'en  est  pas  empêché, 
se  porte  vers  son  lieu  propre. 

»  Item,  le  mouvement  du  corps  vers  le  lieu  est  semblable  au 
mouvement  du  fer  vers  l'aimant;  on  le  dit  communément; 
Averroès  en  parle  au  VIP  livre  des  Physiques  et  ailleurs  ;  or  ce 
dernier  mouvement  est  produit  par  l'influence  d'une  certaine 
vertu. 

»  Item,  le  mouvement  naturel  est  plus  puissant  vers  la  fin; 
plus  le  grave  descend,  plus  il  descend  rapidement,  comme  il 
arrive  pour  le  fer  qui  s'approche  de  l'aimant;  mais  la  cause 
de  cette  plus  grande  rapidité  est  la  plus  grande  proximité  entre 
le  mobile  et  le  lieu;  pour  que  le  lieu  puisse  causer  cette 
rapidité,  il  faut,  semble-t-il,  qu'il  exerce  une  certaine  influence. 

»  Item,  la  force  avec  laquelle  se  meut  le  grave  se  renouvelle 
continuellement  lorsque  le  mobile  approche  de  son  terme  ; 
cela  provient  de  ce  qu'une  certaine  disposition  se  renouvelle 
en  ce  corps;  mais  il  n'est  chose  dont  on  puisse  dire  qu'elle  se 
renouvelle  en  ce  grave  si  ce  n'est  la  vertu  du  lieu. 

»  Sed  contra  :  Ce  qui  meut  un  corps  par  l'influence  d'une 
certaine  vertu  ne  le  meut  pas  tant  que  ce  corps  ne  se  trouve 
pas  en  deçà  d'une  distance  convenable  par  rapport  à  la  source 
de  cette  influence;  c'est  ce  qui  a  lieu  pour  l'aimant;  l'aimant 
ne  meut  pas  le  fer  tant  que  celui-ci  ne  se  trouve  pas,  par 
rapport  à  celui-là,  à  une  distance  convenable,  afin  qu'il  puisse 
recevoir  l'impression  de  cette  vertu  par  laquelle  se  produit  en 
lui  l'altération  qui  l'oblige  à  se  mouvoir.  Le  grave,  au  contraire, 
descend  vers  son  lieu  à  quelque  distance  de  ce  lieu  qu'on  le 
place,  et  cela,  comme  le  dit  Aristote  au  IVe  livre  Du  Ciel  et 
du  Monde,  lors  même  qu'on  le  placerait  en  la  concavité  de 
l'orbe  de  la  Lune.  Il  est  donc  manifeste  que  le  lieu  n'exerce 
aucune  influence  sur  le  corps  qui  se  meut  vers  lui.  C'est  bien 
là  l'avis  d'Averroès  au  VII0  livre  des  Physiques.  Encore  qu'il 
y  établisse  un  rapprochement  entre  le  mouvement  du  fer  vers 


JEAN    i    BURIDAÏS    (DE    BÉTHUNE)    h     LÉONARD    i»i     VINCI  7» 

raima.nl  et  le  mouvemenl  «lu  corps  mobile  vers  le  lieu,  il  >  ;» 
cependant,  entre  ces  deux  mouvements,  cette  différence  que 
le  fer,  placé  à  une  distance  convenable  de  l'aimant,  en  reçoil 
une  certaine  altération,  tandis  que  le  mobile  n'en  reçoit 
aucune  de  la  pari,  du  lieu. 

»  Item,  à  la  Un,  la  matière  a,  pour  la  forme,  un  appétit  plus 
puissant,  qu'au  commencement;  cependant  la  forme  ne  meut 
pas  la  matière  à  litre  de  cause  efficiente;  il  se  peut  donc  qu'ici 
il  en  soit  de  même. 

»  Voici  ce  qu'il  faut  dire  :  De  près  comme  de  loin,  la  vertu 
du  lieu  meut  le  corps  à  titre  de  fin  aimée  et  désirée;  mais  de 
loin,  cette  vertu  ne  meut  pas  le  mobile  à  titre  de  cause 
efficiente;  elle  ne  le  meut  à  ce  titre  qu'en  deçà  d'une  certaine 
distance.  Par  suite  de  la  convenance  qui  existe  entre  le  grave 
et  son  lieu  propre,  le  grave  se  meut  a  toute  distance  vers  ce 
lieu  ;  il  y  tend  naturellement,  il  se  meut  vers  lui  à  quelque 
distance  qu'on  le  place.  Mais,  à  partir  du  moment  où  le  grave 
n'est  plus  qu'à  une  distance  déterminée  du  lieu,  il  reçoit  de 
ce  lieu  une  certaine  vertu  qui  produit  en  lui  une  altération 
par  laquelle  il  se  meut  plus  rapidement.  Le  fer  n'a  pas,  de 
soi,  un  tel  appétit  vers  l'aimant;  il  est  seulement  apte  à 
éprouver  cet  appétit;  entre  sa  nature  et  celle  de  l'aimant,  il  n'y 
a  pas  une  convenance  telle  qu'il  désire  de  soi-même  se  joindre 
à  l'aimant  et  qu'il  se  meuve  vers  ce  but;  la  convenance  qu'il 
y  a  entre  le  fer  et  l'aimant  rend  seulement  le  fer  apte  à 
recevoir  la  vertu  émanée  de  l'aimant;  c'est  seulement  lorsqu'il 
a  reçu  cette  vertu  qu'il  désire  l'aimant  et  se  meut  vers  lui.  » 

Les  propositions  formulées  par  les  divers  auteurs  qui  ont 
pris  part  à  ce  débat  pourraient,  dans  le  langage  de  la  Méca- 
nique moderne,  se  formuler  à  peu  près  ainsi  : 

Selon  Thémistius  et  ses  sectateurs,  le  poids  d'un  grave  varie 
avec  la  distance  de  ce  grave  au  centre  du  Monde;  il  diminue 
lorsque  cette  distance  augmente  ;  les  affirmations  de  Simplicius 
reviennent  à  déclarer  que  le  poids  est  inversement  propor- 
tionnel à  la  distance  au  centre. 

Selon  Averroès,  si  une  force  d'attraction  augmente  lorsque 
le  mobile   se  rapproche  du   centre  attirant,    cette  force  doit 


74  ÉTUDES  SLR  LEONARD  DE  VINCI 

s'annuler  lorsque  la  distance  du  mobile  au  centre  surpasse  une 
certaine  limite;  c'est,  croit-il,  ce  qui  a  lieu  pour  l'attraction 
exercée  par  l'aimant  sur  le  fer;  il  admet,  d'autre  part,  qu'une 
pierre  demeure  pesante  à  toute  distance  du  centre  du  Monde; 
il  faut  donc  que  le  poids  de  cette  pierre  demeure  indépendant 
de  la  distance  au  centre  du  Monde. 

Par  une  synthèse  des  deux  opinions,  Roger  Bacon  admet 
que  le  poids  d'un  grave  est  la  somme  de  deux  forces  :  l'une  de 
ces  forces  est  indépendante  de  la  distance  du  grave  au  centre 
du  Monde  ;  l'autre  est  nulle  tant  que  cette  distance  surpasse 
une  certaine  limite;  lorsque,  inférieure  à  cette  limite,  cette 
distance  diminue,  la  seconde  force  devient  de  plus  en  plus 
grande . 

Ces  discussions  ont  été  d'un  grand  intérêt  en  ce  qu'elles 
ont  habitué  les  philosophes  à  considérer  des  forces  attractives 
variables  avec  la  distance  ;  au  jour  où  les  Kepler  et  les  Gilbert 
tenteront  de  fonder  une  Mécanique  céleste  sur  l'emploi  de 
telles  forces,  ils  trouveront,  soigneusement  conservées  par 
l'enseignement  des  Écoles,  les  idées  que  les  discussions  du 
xuie  siècle  avaient  analysées  et  éclaircies,  et  ces  idées  four- 
niront les  matériaux  premiers  et  essentiels  de  leurs  théories. 

Mais  en  revanche,  la  théorie  de  Thémistius,  inspirée  par 
Aristote  et  généralement  adoptée  au  xiir"  siècle,  donnait  de 
la  chute  accélérée  des  graves  une  image  entièrement  fausse. 
Selon  cette  théorie,  la  vitesse  d'urt  poids  qui  tombe  dépendrait 
non  pas  de  la  durée  écoulée  depuis  le  début  de  la  chute  ni  du 
chemin  parcouru  pendant  ce  temps,  mais  de  la  distance  du 
corps  pesant  au  centre  du  Monde.  Les  observations  les  plus 
courantes  suffisaient  à  prouver  qu'une  telle  conséquence  était 
grossièrement  erronée;  nous  ne  voyons  pas,  cependant, 
qu'aucun  maître  de  Scolastique  en  ait  fait  la  remarque  avant 
Richard  de  Middleton;  mais  celui-ci  a  donné  à  cette  remarque 
une  précision  extrême. 

Voici,  en  effet,  ce  que  le  Franciscain  anglais  écrivait1,  dans 

i.  Clarissimi  theologi  Magistri  Ricardi  de  Media  Villa  Seraphici  ord.  min.  couvent. 
Super  quatuor  libros  Sententiarum  Pétri  Lombardi  Quœstiones  subtilissiinop,  Nunc 
tiemum  post  alias  editiones  diligentius,  ac  laboriosius  (quod  fieri  potuit)  recognita\ 
et  ab  erroribus  innumeris   castigatae,  necnon  condusionibus,  ac   quotationibus  ad 


.m  \\    i    MiunvN    ii>i     nriiii  m  i    ii    LÉONARD    m     \imi  7") 

les  dernières  années  «lu  mm  siècle,  en  commentanf  lea  Livra 
des  Sentences  : 

«  Certains  prétendent  que  les  corps  sont  mus  par  une  vertu 
émanée  du   lieu  opposé  à   leur  lieu   naturel,   vertu  qui    l<i> 

repousserait. 

»  Mais  on  ne  peut  dire  que  ce  soit  là  la  cause  propre  du 
mouvement  des  corps  pesants;  plus, en  effet, ces  corps  seraient 
éloignés  du  centre,  plus  ils  se  mouvraient  rapidement,  car  ils 
seraient  plus  fortement  atteints  par  la  cause  qui  les  meut; 
or,  il  est  certain  que  le  mouvement  des  corps  graves  ou  légers 
est  plus  rapide  vers  la  fin  qu'au  commencement. 

»  D'autres  disent  que  la  cause  de  leur  mouvement  est  une 
vertu  attractive  émanée  du  lieu  naturel,  en  sorte  que  le 
mouvement  des  éléments  vers  leur  lieu  propre  est  un  mou- 
vement de  traction. 

»  Mais,  à  rencontre  de  cette  opinion,  on  peut  produire 
l'argument  que  voici  :  Le  Commentateur  dit  qu'une  attraction 
en  laquelle  le  corps  attirant  demeure  immobile  tandis  que 
le  corps  attiré  est  seul  en  mouvement  n'est  pas  une  attraction 
réelle  et  véritable;  en  ce  cas,  le  corps  attiré  se  meut  de  lui- 
même  vers  le  corps  attirant,  afin  d'atteindre  sa  perfection, 
tout  comme  la  pierre  se  meut  vers  le  bas  et  le  feu  vers  le 
haut.  » 

Contre  la  théorie  de  Thémistius,  visée  dans  les  lignes  que 
l'on  vient  de  lire,  Richard  de  Middleton  produit  cet  argument 
tiré  de  l'expérience  : 

«  Prenons  deux  corps  de  même  poids  et  de  même  figure; 
faisons  commencer  la  chute  du  premier  d'un  lieu  élevé  et 
la  chute  du  second  d'un  lieu  plus  bas,  et  cela  de  telle  sorte 
qu'au  moment  où  le  second  (celui  qui  part  du  lieu  le  plus 
bas)  commencera  à  descendre,  le  premier  (celui  qui  part  du 
lieu  le  plus  élevé)  soit  déjà  parvenu  à  une    distance  du   sol 


singulas  Qurestiones  adauctae,  et  illustrât»,  a  R.  P.  F.  Ludovico  Silvestrio  a 
S.  Angelo  in  Vado,  Doctore  Theologo,  et  ejusdem  instituti  professore.  Cum  indice 
generali,  ac  locupletissimo  totius  operis.  Ad  Illustrissimum  et  Reverendiss.  D.  D. 
Marcum  Antonium  Gonzagam,  Marchionem,  Principemq.  Rom.  Imperii,  et  Episco- 
pum  Casalensem.  Brixiae,  de  consensu  Superiorum,  MDX.GI.  Lib.  II,  dist.  XIV, 
art.  III,  quaH.  IV;  tomus  secundus,  p.  180. 


76  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

égale  à  celle  à  partir  de  laquelle  le  second  commence  à  se 
mouvoir.  Le  grave  qui  est  parti  du  lieu  le  plus  élevé  viendra 
à  terre  plus  rapidement  que  l'autre  grave;  et  cependant 
lorsqu'ils  se  trouvaient  à  égale  distance  du  sol,  ces  deux 
corps  se  comportaient  de  même  à  l'égard  de  l'influence  du 
lieu.  » 

Cette  objection  ruine  l'explication  que  Thémistius  avait 
proposé  de  donner  de  l'accélération  en  la  chute  des  graves. 
A  cette  explication,  quelle  est  celle  qu'il  convient  de  sub- 
stituer, au  gré  de  Richard  de  Middleton?  Celle  qu'en  son  traité 
De  ponderibus,  donnait  le  Précurseur  de  Léonard  de  Vinci. 
Richard  écrit,  en  effet  : 

«  Voici  donc,  à  mon  avis,  ce  qu'il  faut  dire  :  Bien  que  les 
divers  éléments  aient  été  déterminés  par  ce  qui  les  a  engendrés 
aux  mouvements  qui  leur  sont  naturels,  cependant  c'est  par 
leur  propre  vertu  et  [non  pas]  par  la  participation  de  quelque 
influence  siégeant  en  leurs  lieux  naturels,  qu'ils  exécutent 
les  mouvements  auxquels  la  cause  génératrice  les  a  déter- 
minés... Mais  l'efficacité  de  ce  mouvement  est  aidée  par 
l'ébranlement  du  milieu  même,  ébranlement  produit  par  le 
corps  grave  ou  léger  qui  se  meut.  » 

L'hypothèse  d'Hipparque  était  assurément  bien  connue  dans 
les  Écoles  au  moment  où  écrivait  Richard  de  Middleton  ;  la 
traduction,  donnée  par  Guillaume  de  Moerbeka,  du  commen- 
taire au  De  Cœlo  que  Simplicius  avait  écrit,  le  commentaire 
De  Cœlo  que  Saint  Thomas  avait  entrepris,  n'avaient  pu 
manquer  d'attirer  l'attention  sur  les  considérations  du  grand 
astronome.  Ce  sont,  sans  doute,  ces  considérations  qui  ont 
conduit  Richard  à  écrire1,  au  sujet  d'une  fève  que  l'on  jette 
en  l'air,  les  lignes  suivantes  : 

«  Il  faut  savoir  que  le  mouvement  ascensionnel  de  la  fève 
est  un  mouvement  violent;  je  dis  donc  qu'après  que  le 
mouvement   de   la   fève  est   devenu   quelque  peu  éloigné  de 

1.  Quodlibcta  Doctoris  eximii  Ricardi  de  Media  Villa,  ordinis  minorum,  quœstiones 
octuaginta  continentia.  Brixun,  apud  Vinccntium  Sabium,  MD\CI.  Ouodlibctum  II, 
art.  Il,  quaest.  XVI  :  Utrum  faba  ascendens  obvians  lapidi  molari  quiescat;  pp.  54-56. 
—  Cf.  :  Éludes  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  Vont  lu.  seconde  série, 
uote  II,  pi'    '1  ïa-443. 


JEAN    i    BURIDAIN    ii»i     iuiiiimi    il     LÉONARD    DE    VINCI  77 

son  principe,  la  \ cri 1 1  grâce  à  Laquelle  la  fève  monte  va  en 

s'alTai hlissan I  ;    aU8SJ    I»'    nionvemenl     violent    est-il    pins    I < •  1 1 1 

vers  la  fin  qu'il  n'étail  au  commencement;  celle  vertu  finit 
par  être  tellement  affaiblie  qu'elle  ne  sullii  plus  à  mouvoir 
la  lève  vers  le  haut;  elle  suffil  encore,  cependant,  ii  en 
empêcher  la  descente;  et  alors  il  faut  (pie  la  fève  demeure, 
de  soi,  immobile;  plus  tard,  cette  vertu  s'affaiblit  au  point 
qu'elle  ne  peut  plus  empêcher  la  descente;  la  vertu  naturelle 
de  la  fève  l'emporte  alors  sur  celle-là,  et  la  fève  tombe.  » 

En  la  théorie  d  lïipparque,  Richard  de  Middleton  a  introduit 
quelque  chose  de  nouveau;  il  a  considéré  le  premier  cette 
période  de  repos  qui  séparerait  le  mouvement  d'ascension, 
qui  est  violent,  du  mouvement  de  descente,  qui  est  naturel  ; 
nous  avons  dit  ailleurs1  quelle  fortune  avait  eue  cette  doctrine 
de  la  qaies  média  et  comment,  par  l'intermédiaire  de  la  théorie 
de  Yimpeto  composé  de  Léonard  de  Vinci,  elle  avait  préparé 
l'explication  du  mouvement  des  projectiles  que  Galilée  devait 
donner  un  jour. 

La  théorie  de  Thémistius  semble  bien  avoir  été  frappée 
à  mort  par  les  objections  de  Richard  de  Middleton;  les  auteurs 
qui  écrivent  un  peu  avant  l'an  i3oo  ou  après  cette  date  ne 
l'invoquent  plus  pour  rendre  compte  de  l'accélération  que 
l'on  observe  en  la  chute  des  graves. 

Gilles  de  Rome  enseigne2  que  le  mouvement  naturel  est  plus 
rapide  vers  la  fin,  tandis  que  le  mouvement  violent  est  plus 
vite  au  commencement.  «  Il  faut  remarquer,  »  ajoute-t-il,  «  que 
le  mouvement  naturel  commence  à  partir  d'un  repos  violent, 
tandis  que  le  mouvement  violent  part  d'un  repos  naturel. 
Donc  plus  le  mouvement  naturel  s'éloigne  du  repos  à  partir 
duquel  il  a  commencé,    plus   il  s'approche  du  centre;  c'est 

1 .  Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de  Vinci,  XI  :  La  Dynamique  de  Nicolas  de  Cues  et  la 
Dynamique  de  Léonard  de  Vinci.  Théorie  de  Yimpeto  composé  (Études  sur  Léonard  de 
Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  XI;  seconde  série,  pp.  211-212). 

2.  Egidii  Romani  in  libros  de  physico  auditu  Aristotelis  commentaria  accuratissime 
emendata  :  et  in  marginibus  ornata  quotationibus  textuum  et  comentorum.  ac  aliis  quam- 
plurimis  annotationibus  :  Cum  tabula  questionum  in  fine.  Ejusdem  questio  de  gradibus 
formarum.  Cum  privilegio.  Colophon  :  Preclarissimi  summique  philosophi  Egidii 
Romani  De  gradibus  formarum  tractatus  Venetiis  impressus  mandato  et  expensis 
Heredum  Nobilis  viri  domini  Octaviani  Scoti  civis  Modoetiensis.  per  Bonetum 
Localclkim  presbyterum.  12*  kal.  Octobr.  i5o2.  Lib.  V1I1,  comm.  76,  fol.  189,  col.  c. 


78  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

pourquoi  ce  mouvement  se  fortifie  sans  cesse  par  l'éloignement 
de  l'état  de  repos  d'où  il  est  parti.  Dans  le  mouvement 
violent,  c'est  le  contraire  qui  a  lieu.  » 

Peut-être  serait-on  tenté  de  voir,  dans  les  lignes  que  nous 
venons  de  citer,  une  vague  allusion  à  la  théorie  de  Thémistius; 
on  est  porté  toutefois  à  les  interpréter  d'une  tout  autre 
manière  lorsqu'on  les  rapproche  de  celles-ci1,  où  Gilles  de 
Rome  examine  «  ce  que  c'est  qu'un  repos  violent  et  comment 
un  tel  repos  peut  être  engendré  : 

«  Il  faut  dire  que  ce  repos  violent  est  engendré  par  le 
mouvement  violent.  Mais  on  admet  en  général  que  tout  ce 
qui  est  engendré  par  un  tel  mouvement  a  plutôt  une  cause 
négative  (privativa)  qu'une  cause  positive.  Si,  par  exemple, 
une  pierre  est  jetée  en  l'air,  elle  se  reposera  au  sommet  d$  sa 
course;  mais  ce  repos  provient  d'un  principe  négatif,  savoir 
du  manque  d'impulsion,  bien  plutôt  que  d'un  principe  effectif 
et  positif.  Nous  devons  imaginer,  en  effet,  que  lorsqu'une 
pierre  est  jetée  en  l'air,  il  lui  faut,  pour  se  mouvoir  rapide- 
ment, une  impulsion  plus  forte  que  pour  se  mouvoir  len- 
tement, et  aussi  qu'une  impulsion  plus  forte  est  nécessaire 
pour  la  faire  progresser  vers  le  haut  que  pour  la  maintenir 
seulement  au  lieu  qu'elle  a  déjà  atteint.  Or,  au  début,  l'im- 
pulsion est  grande  et  forte;  puis  elle  s'affaiblit  continuellement; 
la  pierre  donc,  ou  tout  autre  objet  qu'on  lance  violemment 
vers  le  haut,  se  meut  tout  d'abord  avec  force;  puis,  au  fur 
et  à  mesure  que  l'impulsion  fait  défaut,  le  projectile  se  meut 
plus  faiblement;  il  arrive  que  cette  impulsion  devient  si  faible 
que  l'air  ainsi  poussé  ne  suffit  plus  à  faire  monter  la  pierre 
davantage,  bien  qu'il  suffise  à  la  maintenir  en  la  place  élevée 
qu'elle  a  atteint;  enfin,  en  une  dernière  période,  la  poussée 
de  l'air  s'affaiblit  tellement  qu'elle  ne  peut  plus  soutenir  le 
corps  grave  que  Ton  avait  lancé  vers  le  haut;  il  faut,  dès  lors, 
que  ce  corps  retombe.  On  voit  bien  qu'un  tel  repos  est  causé 
par  une  privation  et  un  défaut  bien  plutôt  qu'il  ne  procède 
d'une  cause  positive  et  efficiente...  Par  là,  on  peut  résoudre 

1.  jEgidii  Romani  Op.  cit.,  lib.  VI,  comm.  64,  dubium  primum;  éd.  cit.,  fol.  117, 
col. ci. 


JEAN    i    iiiitinw    (DE    iiktih  ni  )    ET    LEONARD    DE    vi\<i  ~\\ 

les  objections  qui  ont  été  faites  précédemment.  Lorsqu'on  <lii 
Le  mouvement  est  toujours  plus  fort  Lorsqu'il  approche  <lc  son 
terme,  il  faut  entendre  que  ce  terme  ou  ce  repos  final  est 
engendré  par  un  mouvement  don!  La  cause  est  positive  h  non 
pas  négative,  ce  qui  n'est  pas  vrai  du  repos  violent.  »  Cela  est 
vrai,  au  contraire,  du  repos  naturel  qu'un  corps  atteint  lorsqu'il 
parvient  a  son  lieu  propre;  «  dans  ce  cas,  en  effet,  le  repos 
engendré  par  le  mouvement  naturel  est  le  terme  où  tend  le 
mobile,  car  ce  terme  convient  à  la  nature  même  de  ce  mobile; 
ce  repos  a  donc  une  cause  positive  et  n'est  pas  engendré  par 
la  privation.  » 

Ce  passage  de  Gilles  de  Rome  est  remarquable  à  bien  des 
égards. 

Nous  y  trouvons,  en  premier  lieu,  comme  nous  l'avons 
trouvé  en  un  Quodlibct  de  Richard  de  Middleton,  l'idée  qu'un 
temps  de  repos  sépare  la  période  pendant  laquelle  un  pro- 
jectile s'élève  de  la  période  pendant  laquelle  il  retombe.  Nous 
y  trouvons  également  un  exposé  bien  reconnaissable  de  la 
théorie  d'Hipparque;  mais,  en  cet  exposé,  la  continuation  du 
mouvement  du  projectile  vers  le  haut  est  formellement  attri- 
buée à  l'impulsion  de  l'air  ébranlé;  il  est  donc  bien  vrai  que 
l'adoption  de  la  théorie  d'Hipparque  ne  suppose  nullement 
qu'un  impetus,  imprimé  au  projectile  par  la  main  qui  l'a  lancé, 
continue  de  le  mouvoir  après  qu'il  a  quitté  cette  main. 

Nous  ne  trouvons  pas,  cependant,  en  ces  lignes  écrites  par 
Gilles  Colonna,  la  définition  explicite  de  la  cause  qui  accélère 
la  chute  d'un  grave.  Cette  définition,  est-il  bien  malaisé  de  la 
deviner?  Au  cours  des  deux  passages  que  nous  avons  cités, 
Gilles  n'a  cessé  de  comparer,  comme  le  faisait  Hipparque,  la 
chute  accélérée  du  grave  à  l'ascension  ralentie  du  projectile; 
ce  qui  est  positif  en  l'un  de  ces  mouvements  est  privatif  en 
l'autre;  nous  dirions  aujourd'hui  que  notre  auteur  passe  de 
l'un  de  ces  mouvements  à  l'autre  par  un  simple  changement 
de  signe;  or,  le  ralentissement  que  l'on  observe  en  la  montée 
du  projectile,  il  l'attribue  formellement  à  la  diminution  de  la 
poussée  que  l'air  exerce  sur  ce  corps;  n'est-il  pas  clair  qu'en 
sa  pensée,  l'accélération  qui  se  produit  en  la  chute  d'un  poids 


8o  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

a  pour  cause  l'impulsion  croissante  d'un  air  de  plus  en  plus 
ébranlé?  Gomme  Richard  de  Middleton,  Gilles  s'est  rallié  à 
la  théorie  qu'avait  proposée  le  Précurseur  de  Léonard  ;  dès 
maintenant,  il  nous  est  difficile  d'en  douter;  cela  nous  sera 
impossible  lorsque  nous  aurons  lu  les  commentaires  adjoints 
par  Walter  Burley  à  la  pensée  de  Gilles  de  Rome. 

C'est  au  milieu  traversé  par  le  grave  que  Jean  de  Jandun 
attribue  l'accélération  éprouvée  par  la  chute  de  ce  corps; 
mais,  en  ses  divers  écrits,  il  fait  jouer  au  milieu  des  rôles 
différents. 

Lisons  d'abord  le  commentaire  au  De  Cœlo1  ;  à  la  théorie  de 
Thémistius,  Jandun  objecte  diverses  raisons;  il  lui  reproche, 
en  particulier,  de  détruire  l'un  des  arguments  dirigés  par 
Aristote  contre  la  pluralité  des  mondes;  il  termine  par  ces 
paroles  :  a  Nous  accordons  que  le  mouvement  naturel  est  plus 
rapide  à  la  fin  qu'au  commencement  et  qu'un  grave,  libre  de 
tout  empêchement,  se  meut  d'autant  plus  vite  qu'il  est  plus 
proche  de  son  lieu  naturel.  Mais  l'on  prétend  que  cela  ne 
saurait  être  si  la  chute  de  ce  poids  ne  tirait  son  principe  d'une 
vertu  du  lieu;  cette  proposition,  nous  la  nions;  cela  se  produit 
non  pas  parce  que  le  poids  est  mû  effectivement  par  la  vertu 
du  lieu,  mais  parce  que  la  pierre  qui  approche  du  centre  est 
suivie  d'une  plus  grande  quantité  d'air  qu'elle  ne  le  serait 
en  un  autre  lieu,  et  cet  air  donne  à  la  pierre  une  plus  forte 
impulsion;  voilà  pourquoi  cette  pierre  se  meut  alors  plus 
rapidement.  » 

Jean  de  Jandun,  en  ce  passage,  paraît  attribuer  l'accélé- 
ration de  la  chute  des  graves  à  la  quantité  d'air  qui  surmonte 
le  mobile  et  non  pas  à  l'agitation  de  cet  air.  Nous  Talions  voir 
préciser  son  opinion  à  ce  sujet  et  la  rapprocher  de  celle  du 
Précurseur  de  Léonard. 

Lorsqu'en  ses  questions  sur  le  De  Cœlo  d'Aristote,  Jean  de 
Jandun    cite   Saint   Thomas    d'Aquin,   il    le    nomme3    Fraler 

i .  Joannis  de  Janduno  In  libros  Aristotelis  de  Cœlo  et  Manda  Quœstiones  subtilissimœ. 
Lib.  IV,  quaest.  XIX  :  An  grave  inanimatum  quoquomodo  moveatur  virtute  existente 
in  loco. 

■2.  Joannis  de, Janduno  In  libros  Aristotelis  de  Cœlo  cl  Mundo;  in  lib.  I  quœst.  XXIV  : 
An  sit  possibile  esse  plures  mundos. 


.n  w    i    BURIDAN    (ni:    BÉTHUNE)    m     LÉONARD    i»i     VINCI  8l 

Thomas;  lorsqu'il  cite  le  même  auteur,  en  ses  questions  sur 
[es  Physiques,  il  le  nomme1  Sanclus  Thomas;  la  canonisation 
de  Saint  Thomas  d'Àquin  fut  promulguée  <im  [323;  nou 
sommes  donc  conduits  à  penser  que  Jean  de  Jandun  avail 
rédigé  ses  questions  sur  le  De  Cash  avant  e3q3  et  qu'il  écrivil 
après  cette  époque  ses  questions  sur  les  Physiques. 

Ces  questions-ci  étant  postérieures  à  celles-là,  on  n<i  saurait 
s'étonner  lorsque  l'auteur  y  critique,  rejette  ou  corrige 
certaines  doctrines  qu'il  avait  plus  anciennement  professées. 
C'est  ainsi  que  nous  Talions  voir  donner  plus  de  précision 
à  son  explication  de  la  chute  accélérée  des  graves. 

Au  sujet  du  huitième  livre  des  Physiques,  Jean  de  Jandun 
examine  cette  question2  :  Un  grave  inanimé  se  meut-il  de  lui- 
même?  La  discussion  à  laquelle  il  soumet  cette  question  est 
une  des  plus  développées  que  nous  trouvions  en  l'œuvre  de 
notre  auteur;  elle  a  été  aussi  l'une  des  plus  remarquées  de  la 
part  des  maîtres  de  la  Scolastique,  Tune  de  celles  à  propos 
desquelles  le  nom  de  l'Averroïste  parisien  était  le  plus  souvent 
cité. 

Jandun  ne  méritait  cependant  pas  qu'on  lui  fit  honneur  de 
cette  importante  question,  car  voici  l'aveu,  plein  de  bonne  foi, 
par  lequel  il  la  termine  : 

«  Qu'en  notre  postérité  ceux  qui,  du  fond  de  l'âme,  seront 
les  amis  de  la  vérité  plus  que  de  la  renommée  sachent  bien 
une  chose  :  Les  preuves  ici  données  de  la  doctrine  que  je 
soutiens  ne  sont  pas  entièrement  de  mon  invention;  je  les 
tiens  d'un  théologien  que  je  crois  être,  parmi  mes  contem- 
porains, l'un  de  ceux  qui  exposent  Aristote  et  le  Commen- 
tateur avec  le  plus  de  subtilité.  Toutefois,  j'ai  ajouté  diverses 
choses  qui  servent  à  mettre  de  l'ordre  en  l'explication  et  en  la 
confirmation  de  cette  thèse.  » 

C'est  donc  à  ce  théologien  anonyme,  et  non  pas  à  Jandun 
lui-même,  que  nous  devons  attribuer  le  passage  suivant,  où  la 

i.  Joannis  de  Janduno  Super  octo  Ubros  Aristotelis  de  physico  auditu  acutissimœ 
qusestiones;  sup.  lib.  I  quœst.  II  :  An  eus  mobile,  vel  corpus  mobile,  sit  scientiae  natu- 
ralis  subjectum;  sup.  lib.  IV  quœst.  VI  :  An  locus  sit  immobilis. 

i.  Joannis  de  Janduno  Op.  cit.,  sup.  lib.  VIII  qutest.  XI  :  An  grave  inanimatum 
moveat  seipsum. 

P.    DUHEM.  (i 


82  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

théorie  de  Thémistius  est,  tout  d'abord,  réfutée  à  peu  près 
comme  elle  Fa  été  par  Richard  de  Middleton  : 

a  Ils  disent  que  la  vitesse  de  chute  du  grave,  plus  grande 
lorsque  ce  grave  est  voisin  du  centre  que  lorsqu'il  en  est 
éloigné,  n'a  pas  d'autre  cause  qu'une  certaine  vertu,  émanée  du 
lieu  naturel  dont  le  mobile  est  plus  proche  dans  le  premier 
cas  que  dans  le  second.  Cette  proposition  peut  être  niée;  il  en 
résulterait,  en  effet,  la  conséquence  suivante  :  Si  l'on  prenait 
deux  corps  de  même  gravité,  dont  l'un  commencerait  à 
descendre  depuis  la  sphère  du  feu  tandis  que  le  point  de 
départ  de  l'autre  serait  voisin  de  la  terre,  à  la  fin  du  mou- 
vement, ces  deux  graves  parcourraient  des  espaces  égaux  avec 
des  vitesses  égales;  manifestement,  c'est  le  contraire  qui  est 
vrai. 

»  Si  l'on  vient  dire  ensuite  que  la  vitesse  plus  grande  est  due 
à  la  plus  grande  quantité  d'air  qui  suit  le  mobile  tombant  d'un 
lieu  plus  élevé,  »  —  c'est  précisément  ce  qu'enseignait  Jandun 
en  ses  questions  sur  le  De  Caelo  —  «  ce  n'est  plus  la  vertu  du 
lieu  ni  le  voisinage  de  ce  lieu  qui  cause  cette  vitesse;  on 
s'écarte  donc  de  la  première  affirmation. 

»  Mais  si  l'approche  du  lieu  naturel  n'est  pas  cause  de  cette 
vitesse  plus  grande,  on  va  demander  quelle  est  cette  cause. 
Peut-être  faut-il  dire,  comme  certains  le  font,  que  cela  provient 
de  ce  que  les  parties  de  l'air  que  le  grave  a  divisées  et  qui  le 
suivent  sont  plus  nombreuses  à  la  fin  du  mouvement  qu'au 
commencement.  Il  en  résulte,  afïîrment-ils,  que  le  grave 
acquiert  une  vitesse  accidentelle  plus  grande  d'un  instant  à 
l'autre.  » 

Les  mots  :  propter  scissuram  pluriwn  partium  aeris  insequen- 
tium  semblent  bien  indiquer  que  la  cause  ici  invoquée  n'est 
pas  l'épaisseur  de  la  masse  d'air  qui  surmonte  le  grave,  mais 
l'agitation  de  la  couche  d'air  qu'il  a  traversée. 

La  théorie  d'IIipparque  a  attiré  l'attention  de  notre  Aver- 
roïste;  comme  Gilles  de  Rome,  il  l'expose1  en  admettant  for- 
mellement que  le  mouvement  d'un  projectile  est  entretenu  par 

i.  Joannis  de  Janduno  Op.  cit.,  sup.  lib.  VIIJ  quaest.  XVIF  :  An  motus  reflexus 
continuus  esse  valeat. 


JEAN    i    Bl  mi>\\    ii»i     il m  i    i  i    LEONARD   i>i     \  i  n  *  :  i  83 

L'agitation  de  l'air  ambiant;  mais  entre  Les  <l<'u\  mouvements 
opposés,   il   hésite  fort  à  placer  La   période  de    repos   inter 
médiaire  dont  Richard  de  Middleton  et  Gilles  de  Rome  ont 
prétendu  démontrer  L'existence  : 

«Vous  direz  peut-être  que  cette  partie  de  l'air  qui,  avec  la 
pierre,  s'est  mue  jusqu'au  lieu  élevé  où  prend  lin  le  mou- 
vement d'ascension,  soutient  ce  grave  <in  L'air  pendant  un 
certain  temps.  Nous  demanderons  par  quelle  cause  cet  air 
retient  ainsi  le  mobile;  alors,  en  effet,  que  cet  air  est  très 
aisément  divisible  et  qu'il  cède  très  facilement,  il  ne  paraît  pas 
raisonnable  qu'il  puisse  empêcher  la  chute  du  grave...  Peut- 
rire  faut  il  dire  ceci  :  La  partie  de  l'air  qui,  par  violence, 
a  monté  en  même  temps  que  le  grave  conserve  pendant  une 
certaine  durée  la  vertu  de  mouvoir  d'autres  parties  de  l'air, 
bien  qu'en  cette  partie  même,  la  vertu  capable  de  mouvoir 
directement  le  grave  ait  cessé  d'être;  pendant  toute  cette 
durée,  elle  retient  le  grave  en  sa  position  élevée;  lorsqu'en 
cette  partie  de  l'air,  la  première  de  ces  deux  vertus  prend  fin, 
à  son  tour  le  grave  se  meut  lui-même  et  meut  cet  air.  Mais 
quelle  est  cette  vertu,  pourquoi  dure-t-elle  tant  de  temps,  ni 
plus  ni  moins,  par  quoi  est-elle  détruite?  C'est  ce  qui  reste  à 
éclaircir.  » 

Lorsqu'en  son  commentaire  aux  Livres  des  Sentences,  Du- 
rand de  Saint-Pourçain  cite  Thomas  d'Aquin,  il  le  nomme1  : 
Sanctus  Thomas;  l'ouvrage  est  donc  postérieur  à  i323. 
D'ailleurs,  en  terminant  cet  écrit,  Durand  nous  apprend2  qu'il 
l'a  commencé  dans  sa  jeunesse  et  terminé  dans  sa  vieillesse  : 
«  Scripturam  super  quatuor  Sententiarum  libros  juvenis  inchoavi, 
sed  senex  complevi.  »  Or  Durand  est  mort  en  i332.  C'est  donc 
après  les  écrits  de  Jean  de  Jandun  qu'il  nous  faut  placer  le 
Commentaire  aux  Sentences  composé  par  le  Docteur  Domi- 
nicain. 


i.  D.  Durandi  a  Sancto  Portiano  super  sententias  theologicas  Pétri  Lombardi  commen- 
tariorum  Libri  quatuor,  per  fratem  Iacobum  Albertum  Castrensem  adfidem  veterum  exem- 
plarium  diligenter  recogniti.  Venundantur  Parisiis  apud  loannem  Roigny  sub  basi- 
lisco,  et  quatuor  elementis,  via  ad  divum  Iacobum.  i53c).  Lib.  I,  dist.  XVII,  quaest. 
VII,  fol.  45,  col.  a. 

2.  Durandi  a  Sancto  Portiano  Op.  cit.,  conclusio  Operis;  éd.  cit.,  fol.  324,  verso. 


84  ÉTUDES    SU  H    LÉONARD    DE    VINCI 

Touchant  la  chute  accélérée  des  graves,  l'opinion  de  Du- 
rand de  Saint-Pourçain  est  très  voisine  de  celle  que  Simplicius 
attribuait  à  bon  nombre  de  physiciens  dont,  d'ailleurs,  il 
taisait  les  noms. 

«  Que  la  distance  au  lieu  naturel  diminue  l'inclination  du 
mobile  vers  ce  lieu,  c'est  faux,  »  dit  Durand1.  «  L'inclination 
qu'a  le  corps  grave  ou  léger  vers  son  lieu  propre  résulte  de  la 
forme  de  ce  corps;  tant  que  cette  forme  demeure  la  même, 
l'inclination  ne  subit  aucun  changement;  la  distance  plus  ou 
moins  grande  au  lieu  naturel  ne  fait  rien  par  elle-même.  Si  le 
mouvement  naturel  est  plus  intense  à  la  fin  qu'au  commen- 
cement, la  cause  en  est  que  la  résistance  du  milieu  devient 
moindre,  tandis  que  l'inclination  du  mobile  est  supposée 
constante.  En  effet,  plus  l'air  est  voisin  de  la  terre,  moins  il 
a  de  légèreté  et  moins  il  lutte  contre  le  mouvement  du 
grave.  On  doit  en  dire  autant  du  mouvement  du  corps 
léger.  » 

Durand  de  Saint-Pourçain  ne  voit  pas  que  son  expli- 
cation est  aussi  fautive  que  l'explication  de  Thémistius; 
comme  celle-ci,  elle  attribue  au  poids  qui  tombe  une  vitesse 
qui  dépend  seulement  de  la  distance  au  sol. 

Avec  Walter  Burley,  nous  retrouvons  les  pensées  de  Gilles 
de  Rome;  mais  nous  les  retrouvons  accompagnées  de  pré- 
cisions qui  en  dégagent  nettement  le  sens,  et  ce  sens  est  celui 
que  nous  leur  avons  attribué. 

Voici,  d'abord,  un  passage2  concernant  la  théorie  d'Hip- 
parque  et  le  repos  violent  qui  sépare,  selon  Gilles  de  Rome,  les 
deux  mouvements  opposés  du  projectile  jeté  en  l'air  : 

«  La  génération  du  repos  violent  ne  se  fait  pas  de  la  même 


i.  Durandi  a  Sancto  Portiano  Op.  cit.,  lib.  II,  dist.  XIV,  quœst.  I  :  Utrum  aliqua: 
aquae  sint  super  coelos. 

2.  Burleus  super  octo  libros  physicorum.  Colophon  :  Et  in  hoc  iinitur  cxpositio 
excellentissimi  philosophi  Gualterii  de  burley  anglici  in  libros  octo  de  physico 
auditu.  Aristo.  stageritc.  emendata  diligcntissimc.  Impressa  arte  et  diligentia  Boneti 
locatelli  bergomensis.  sumptibus  vero  et  expensis  Nobilis  viri  Octaviani  scoti  mo- 
doetiensis.  Et  humato  Jcsu  ejusque  gcnitrici  virgini  Marie  sint  gratie  infinité. 
\  enetiis.  Anno  salutis  nonagesimoprimo  supra  millesimum  et  quadringentesimum. 
Quarto  nonas  decembris.  Tractatus  tertius  quinti  libri  in  quo  agitur  de  contrarietate 
motuum  et  quietum.  Caput  2m  tractatus  tcrtii  :  et  est  de  contrarietate  motus  ad 
quietem  et  quietum  ad  invicem  ;  fol.  sign.  v  2,  col.  a. 


JEAN    l    m  iui>\\    (i.i.    1:1.1111   \i  )    i  i     LÉONARD    DE    \in<  I 

manière  que  la  génération  du  repos  naturel.  Ce  qui  cause  le 
repos  naturel,  c'est  l;»  nature  môme  du  mobile;  c'est  elle 
aussi  qui  cause  le  mouvement  naturel;  le  repos  naturel  ei  le 
mouvement  naturel  ont  doue  pour  cause  une  même  nature. 
Le  repos  violent,  au  contraire,  est  causé  par  une  vertu  vio 
Lente,  lorsqu'elle  vienl  à  l'aire  défaut.  La  vertu  violente  est  très 
forte  au  commencement  du  mouvement;  elle  est  assez  puis 
sante  pour  empêcher  le  mobile  de  se  mouvoir  vers  son 
lieu  naturel  et  pour  le  mouvoir  en  sens  contraire.  Plus  tard, 
à  la  fin  du  mouvement  [ascensionnel |,  la  vertu  violente  est 
tellement  affaiblie  qu'elle  ne  suffit  plus  à  mouvoir  le  mobile 
dans  la  même  direction  ;  elle  suffit  seulement  à  le  maintenir 
au  lieu  qu'il  occupe;  elle  lui  donne  alors  un  repos  violent. 
En  effet,  pour  empêcher  le  mobile  de  prendre  le  mouvement 
naturel,  il  faut  une  moindre  vertu  que  pour  le  mouvoir  d'un 
mouvement  contraire  ;  lors  donc  que  la  vertu  qui  violente  le 
mobile  est  tellement  débilitée  qu'elle  ne  peut  plus  le  faire 
progresser,  elle  empêche  encore  le  mouvement  en  sens 
contraire  et  oblige  le  mobile  à  demeurer  en  repos.  Lors- 
qu'ensuite  la  vertu  qui  violente  le  mobile  devient  si  faible 
qu'elle  ne  peut  plus  obliger  ce  corps  à  progresser  dans  le  sens 
primitif,  ni  empêcher  le  mouvement  naturel,  alors  le  mobile 
commence  à  se  mouvoir  de  son  mouvement  naturel.  Voilà 
pourquoi  la  pierre,  jetée  en  l'air,  se  repose  au  point  de 
réflexion,  à  moins  qu'elle  n'en  soit  empêchée.  La  force  proje- 
tante est  cause  de  ce  mouvement  en  ce  qu'elle  ne  suffit  plus 
à  faire  monter  le  mobile,  mais  seulement  à  l'empêcher  de 
quitter  le  lieu  qu'il  occupe  et  de  se  mouvoir  vers  son  lieu 
naturel.  C'est  sans  doute  ce  qu'entendent  certains  philo- 
sophes lorsqu'ils  disent  que  dans  le  mouvement  violent  est 
engendré  par  défaut,  tandis  que  dans  le  mouvement  naturel, 
la  génération  du  repos  est  effective.  » 

Toutes  ces  considérations  sur  le  repos  violent  portent,  très 
profondément  imprimé,  le  sceau  de  Gilles  de  Rome. 

Venons   au  passage1  où  Walter  Burley  explique   la  chute 

i.  Gualterii  Burlaei  Op,  cit.,  lib.  VIII,  tract.  III,  cap.  III,  in  quo  ostenditur  quod 
motus  localis  est  primus  motuum;  éd.  cit.,  fol.  sign.  DD,  coll.  c.  et  d. 


86  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

accélérée    des    graves.    Ce  passage    débute   par    une   phrase 
textuellement  empruntée  à  Gilles  de  Rome  : 

«  Il  faut  remarquer  que  le  mouvement  naturel  commence 
à  partir  d'un  repos  violent,  tandis  que  le  mouvement  vio- 
lent part  d'un  repos  naturel.  Donc,  plus  le  mouvement 
naturel  s'éloigne  du  repos  à  partir  duquel  il  a  commencé1, 
plus  ce  mouvement  devient  rapide,  par  suite  de  la  distance 
à  l'état  de  repos  d'où  il  est  issu.  Dans  le  mouvement  violent, 
c'est  le  contraire  qui  arrive.  » 

Ce  texte  de  Gilles  Colonna,  Burley  le  commente  en  ces 
termes  : 

a  Cette  proposition,  donc  :  tout  mobile  se  meut  d'autant 
plus  vite  qu'il  s'éloigne  davantage  du  repos,  doit  s'entendre  du 
mouvement  naturel  ;  en  effet,  tout  corps  qui  se  meut  de 
mouvement  naturel  se  meut  d'autant  plus  vite  qu'il  s'éloigne 
davantage  du  repos,  c'est-à-dire  du  lieu  où  il  demeurait 
immobile  par  violence.  On  peut  aussi  l'appliquer  aussi  bien  au 
mouvement  violent  qu'au  mouvement  naturel;  il  faut  alors 
l'entendre  ainsi  :  Tout  corps  mû  de  mouvement  naturel 
se  meut  d'autant  plus  vite  qu'il  est  plus  distant  du  repos  vio- 
lent à  partir  duquel  il  a  commencé  à  se  mouvoir;  et  tout 
corps  mû  de  mouvement  violent  se  meut  d'autant  plus  vite 
qu'il  est  plus  distant  du  repos  violent  auquel  tend  son 
mouvement. 

»  On  dit  communément  que  le  mouvement  naturel  s'accé- 
lère vers  la  fin  par  suite  de  la  proximité  du  terme  auquel  il 
tend;  il  faut  bien  comprendre  que  cela  n'est  pas  vrai;  ce  n'est 
pas  uniquement  parce  qu'il  s'approche  du  centre  qu'un 
grave  se  meut  plus  rapidement.  Prenons,  en  effet,  deux  corps 
de  même  poids,  et  supposons  toutes  choses  égales  d'ailleurs; 
nous  voulons  dire  par  là  que  ces  deux  corps  sont  de  même 
figure,  de  même  grandeur,  et  qu'ils  possèdent  au  même  degré 
tous  les  caractères  qui  ont  rapport  au  mouvement;  soient 
A  et  B  ces  deux  corps  ;  plaçons  le  corps  A  très  haut  en  l'air, 


i.  Le  texte  de  Gilles  de  Rome  intercalait  ici  ces  mots:  «Plus  il  s'approche  du 
centre,  »  qui  pouvaient  sembler  une  allusion  à  la  théorie  de  Thémistius.  Burlrv  :i 
effacé  ces  mots  qui  prêtaient  à  confusion. 


.1 1-:  v  n    i    BUR1DAN    (DE    BÉTHUNE)    BT    LÉONARD    i»l     VINCI  8" 

en  un  Lieu  donl  La  distance  à  la  terre  soit  de  dii  stades,  el  ^>ii 
C  ce  Lieu;  quant  à  B,  plaçons  le  en  un  I i«an  donl,  La  distance 
ù  La  terre  soit  seulement  d'un  stade,  et  soit  D  ce  Lieu.  Que  l<' 
corps  A  tombe  et,  au  momenl  <>ù  ce  corps  \  viendra  en  un 
lieu  qu'un  stade  sépare  du  sol,  que  le  corps  B  commence  à 
descendre;  soit  E  L'instanl  où  ces  corps  A  et  l>  sont  séparés  du 
sol  par  la  distance  d'un  stade.  Il  est  clair  qu'après  L'instant  E, 
le  corps  A  descendra  plus  rapidement  que  le  corps  B;  et  cepen 
dant,  à  l'instant  E,  ces  deux  corps  sont  également  près  de  la 
terre.  Ce  n'est  donc  pas  le  plus  proche  voisinage  du  lieu 
naturel  qui  cause  la  plus  grande  vitesse  du  mouvement 
naturel,  mais  bien  la  plus  grande  distance  au  repos  violent 
à  partir  duquel  le  mouvement  a  débuté.  A  l'instant  E,  en  effet, 
et  pendant  toute  la  durée  du  mouvement  après  cet  instant,  le 
corps  A  est  plus  éloigné  du  repos  violent  à  partir  duquel  il  a 
commencé  à  se  mouvoir  que  ne  l'est  le  corps  B  du  repos 
violent  d'où  sa  chute  a  débuté;  aussi,  après  l'instant  E,  le 
corps  A  se  meut-il  plus  rapidement  que  le  corps  B,  bien  que  ces 
deux  corps  se  trouvent  équidistants  de  la  terre  et  équidistants 
de  leur  lieu  naturel.  C'est  donc  cette  distance  au  repos  violent 
à  partir  duquel  le  corps  s'est  mis  en  mouvement  qui  est  la 
cause  de  la  continuelle  accélération  du  mouvement  naturel. 

»  Mais  c'en  est  là,  semble-t-il,  la  cause  éloignée;  aussi 
faut-il  en  assigner  une  cause  plus  prochaine  et  plus  explicite. 

»  C'est  pourquoi  certains  prétendent  que  le  grave,  en 
sa  chute,  acquiert  continuellement  une  nouvelle  gravité  acci- 
dentelle; il  devient  continuellement  de  plus  en  plus  lourd; 
son  mouvement  s'accélère  donc  sans  cesse.  Il  en  est  de  même 
d'un  corps  léger;  en  son  mouvement  vers  Je  haut,  il  acquiert 
sans  cesse  une  nouvelle  légèreté  accidentelle.  Partant,  plus 
ces  corps  sont  éloignés  de  l'état  de  repos  violent  à  partir 
duquel  ils  ont  commencé  à  se  mouvoir,  plus  ils  se  meuvent 
rapidement. 

»  Pour  moi,  il  me  semble  que  l'air  est  grave  avec  les 
corps  graves  et  léger  avec  les  corps  légers.  Lorsqu'un  corps 
grave  tombe,  la  masse  d'air  qui  se  trouve  devant  lui  et  qu'il 
pousse  vers  le  bas  est  toujours  de  plus  en  plus  grande,  tandis 


88  ÉTUDES  SLR  LÉONARD  DE  VINCI 

que  la  masse  d'air  qui  suit  son  mouvement  croît,  elle  aussi, 
continuellement;  le  mouvement  s'accélère  parce  que  le 
milieu  qui  se  trouve  en  avant  du  mobile  et  qui  lui  cède  le 
passage  est  de  plus  en  plus  grave,  et  que  le  milieu  qui  suit  le 
poids  devient,  lui  aussi,  de  plus  en  plus  grave  et  donne  à  ce 
corps  une  impulsion  de  plus  en  plus  forte  ;  ainsi  le  mobile  se 
meut  d'autant  plus  vite  qu'il  vient  de  plus  loin,  parce  que  son 
mouvement  est,  de  plus  en  plus,  secondé  par  le  milieu,  aussi 
bien  en  avant  qu'en  arrière.  » 

L'explication  que  Burley  vient  de  développer  est  une  sorte 
de  synthèse  où  concourent  les  pensées  de  maint  auteur  de 
l'antiquité. 

Nous  y  reconnaissons,  tout  d'abord,  la  théorie  péripatéti- 
cienne qui  attribue  au  milieu  la  continuation  du  mouvement 
des  projectiles. 

Nous  y  retrouvons,  ensuite,  l'analogie  entre  l'accélération  du 
mouvement  naturel  et  le  ralentissement  du  mouvement  violent, 
telle  qu'Hipparque  l'avait  signalée,  au  dire  de  Simplicius. 

La  résistance  décroissante  du  milieu  qui  précède  le  mobile 
y  est  invoquée  comme  elle  Tétait  par  certains  physiciens  anté- 
rieurs à  Simplicius  et,  plus  récemment,  par  Durand  de 
Saint-Pourçain. 

Enfin,  l'impulsion  croissante  du  fluide  qui  suit  le  grave  y  est 
admise  comme  elle  l'était  par  le  Précurseur  de  Léonard  de  Vinci. 

Cette  synthèse  est  le  résultat  d'efforts  continus  dont  l'œuvre 
de  Richard  de  Middleton  d'abord,  les  écrits  de  Gilles  de 
Rome,  de  Jean  de  Jandun  et  de  Durand  de  Saint-Pourçain 
ensuite  nous  ont  apporté  le  témoignage. 

Ces  efforts  remplissent  toute  une  période  du  lent  dévelop- 
pement qu'a  subi  la  théorie  de  la  chute  accélérée  des  graves. 

En  une  période  précédente,  illustrée  par  les  grands  docteurs 
scolastiques  du  xuie  siècle,  l'explication  de  Thémistius  avait 
été  généralement  admise. 

De  Richard  de  Middleton  à  Walter  Burley,  les  maîtres  dont 
les  tentatives  caractérisent  la  seconde  période  débarrassent  la 
science  de  cette  doctrine  inadmissible  de  Thémistius;  ils  met- 
tent clairement  en  évidence  cette  vérité  :  la  vitesse  de  chute 


JEAN    l    m  KIDW    (DE    BÉTIIUNE)    i.i     LÉONARD    Dl     VINCI 

d'un  grave  ne  dépend  |>;is  de  la  distance  d<*  ce  grave  au  centre 
du  Monde,  nuiis  bien  de  La  distance  du  poids  :,i  sa  position 
initiale;  ils  sont  moins  licincu \  Lorsqu'il  s'a^ii  d'expliquer 
L'accroissement  de  celle  vitesse;  ions,  ils  en  cherchent  La 
raison  en  L'influence  <Iu  milieu. 

Mais  le  texte  même  de  P>urle\  nous  annonce  l'oux ■erlui e 
d'une  troisième  période  de  L'histoire  que  nous  retraçons  ici. 

Burley  a  fait  allusion  à  certains  philosophes  qui  attribuent 
L'accélération  du  mouvement  naturel  au  continuel  accrois- 
sement d'une  gravité  accidentelle.  Or,  au  Moyen-Age,  ce  nom 
de  gravité  accidentelle  était  assurément  pris  comme  synonyme 
d'impetus.  «Certains,»  dit  Gaétan  de  Tiène1,  «donnent 
le  nom  de  gravité  ou  de  légèreté  accidentelle  à  cette  vertu 
communiquée  par  le  moteur  au  mobile,  mais  on  l'appelle  plus 
communément  impetus.  »  Gaétan  était,  d'ailleurs,  un  lecteur 
assidu  de  Burley  que  ses  écrit  citent  constamment.  Donc,  au 
temps  de  Burley,  il  était  des  physiciens  qui  demandaient  à  un 
impetus  croissant  d'.accélérer  la  chute  des  graves. 

Quels  étaient  ces  physiciens  ? 

Nommé  chanoine  d'Évreux  en  i3/i22  Walter  Burley  vivait 
certainement  encore  en  i343  ;  il  terminait  sa  carrière  alors  que 
Jean  Buridan  commençait  la  sienne;  l'allusion  que  contiennent 
les  commentaires  aux  Physiques  composés  par  le  Maître  anglais 
pourrait  donc,  à  la  rigueur,  viser  l'enseignement  du  Maître 
picard;  il  est  plus  probable  qu'elle  a  trait  à  l'opinion  de  phy- 
siciens plus  âgés,  contemporains  de  Burley,  dont  Buridan  a 
été  le  disciple  et  dont  il  a  adopté  et  développé  les  doctrines. 

Nous  avons  déjà  cité,  au  paragraphe  précédent,  un  passage 
où  Buridan  explique,  à  l'aide  d'un  impetus  sans  cesse  croissant, 
la  vitesse  accélérée  d'un  grave  qui  tombe;  cette  explication,  il 
la  donne  également  en  un  autre  endroit3,  alors  que  le  pro- 

i.  liecollectœ  Gaietani  super  octo  libros  Physicorum  cum  annotationibus  textuum, 
fol.  5i.  Colophon  :  Impressum  est  hoc  opus  per  Bonetum  Locatellum,  jussu  et 
expensis  nobilis  viri  Domini  Octaviani  Scoti  civis  Modoetiensis.  Anno  Salutis  1496. 

2.  Denifie  et  Châtelain,  Chartularium  Universitatis  Parisiensis,  tomus  II,  pars  prior, 
p.  i54- 

3.  Magistri  Johannis  Buridam  questiones  totius  libri  Phisicorum ;  lib.  VIII,  quaest.  IV  : 
Utrum  actu  grave  existens  sursum  moveatur  per  se  post  remotionem  prohiberais, 
vel  a  quo  moveatur.  Bibl.  nat.,  fonds  latin,  ms.  14723,  fol.  92,  col.  d.  —  Cf.  :  Études 
sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  Vont  tu,  seconde  série,  pp.  420-421. 


90  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

blême  de  l'origine  de  la  pesanteur  l'amène  à  poser  cette  affir- 
mation :  Un  grave  ne  devient  pas  plus  pesant  lorsqu'il  s'ap- 
proche de  son  lieu  naturel. 

«  Vous  allez  dire,  »  écrit  Maître  Jean  Buridan,  «  que  ce 
raisonnement  doit  être  rétorqué  en  sens  contraire;  il  est  mani- 
feste, en  effet,  qu'un  grave,  en  sa  chute,  se  meut  d'autant  plus 
vite  qu'il  approche  davantage  de  son  lieu;  il  ne  semble  pas  que 
cela  puisse  s'expliquer,  sinon  parce  que  le  lieu  exerce  auprès 
une  vertu  d'attraction  plus  grande  qu'au  loin. 

»  A  cela  je  réponds  que,  toutes  choses  égales  d'ailleurs,  un 
grave  ne  tombe  pas  plus  vite  lorsqu'il  est  voisin  du  lieu  infé- 
rieur, lorsqu'il  en  est,  par  exemple,  distant  de  trois  pieds  ou 
de  dix  pieds,  que  lorsqu'il  en  est  éloigné  et  séparé  par  cent 
pieds  ou  par  mille  pieds.  Supposons,  en  effet,  qu'un  homme  se 
trouve  au  sommet  de  l'une  des  tours  de  Notre-Dame,  et  qu'une 
pierre,  située  à  dix  pieds  au-dessus  de  lui,  tombe  sur  lui;  cette 
pierre  ne  blesserait  ni  plus  ni  moins  cet  homme  que  s'il  se 
trouvait  au  plus  bas  lieu  d'un  puits  profond,  et  que  cette 
même  pierre  lui  tombât  dessus  de  dix  pieds  de  haut.  On  voit 
bien  par  là  que  la  pierre  ne  se  meut  pas  plus  vite  en  ce  lieu-ci, 
qui  est  si  bas,  qu'en  ce  lieu-là,  qui  est  si  élevé. 

»  Partant,  il  est  manifeste  que  si  un  grave  se  meut  plus  vite 
ou  plus  lentement,  ce  n'est  pas  parce  qu'il  est  plus  proche  ou 
plus  éloigné  de  son  lieu;  mais,  comme  nous  le  disons  plus 
loin,  c'est  parce  que  le  corps  pesant  acquiert  de  soi-même  un 
certain  impetus  qui  se  joint  à  sa  gravité  pour  le  mouvoir;  le 
mouvement  devient  ainsi  plus  rapide  qu'au  temps  où  le  corps 
pesant  était  mû  par  sa  seule  gravité;  plus  le  mouvement 
devient  rapide,  plus  Yimpetus  devient  vigoureux;  au  fur  et  à 
mesure  donc  que  le  poids  continue  à  descendre,  son  mouve- 
ment devient  de  plus  en  plus  rapide,  parce  qu'en  continuant  à 
descendre,  il  s'éloigne  de  plus  en  plus  du  point  à  partir  duquel 
il  a  commencé  de  tomber  ;  que  cette  chute  se  produise,  d'ailleurs, 
en  un  lieu  plus  haut  ou  en  un  lieu  plus  bas,  il  n'importe.  » 

Quel  va  être,  au  cours  des  vicissitudes  par  lesquelles  passera 
renseignement  de  la  Scolastique,  le  sort  de  cette  théorie  pro- 
posée par  Buridan  ? 


JEAN    i    BU  RIDA  II    I  DE    m.iinvi.)    il     LÉONARD    DE    VINCI  <>l 

Albert  de  Saxe  adopte,  en  son  entier,  La  Dynamique  <!<■ 
Vimpetùs  telle  que  Jean  Buridan  l'a  formulée1.  Il  la  complète 
même,  en  un  point;  il  reprend',  à  l'aide  de  cette  notion  d'im- 
petiis,  l'analyse  des  diverses  phases  que  présente  le  mouve 
ment  d'un  projectile  jeté  vers  le  haut,  et  il  lente  de  préciser  La 
démonstration  de  ce  repos  intermédiaire  que  ses  prédécesseurs 
y  avaient  introduit  à  l'aide  de  la  Mécanique?  péripatéticienne. 

Gomme  tous  les  physiciens  qui,  de  Richard  de  Middleton  à 
Buridan,  se  sont  succédé,  Albert  de  Saxe  ne  veut  pas  que  le 
poids  du  grave  varie  avec  la  distance  de  ce  grave  au  centre  de 
la  terre.  Il  écrit,  à  ce  sujet,  une  phrase  remarquable,  en  ce  que 
l'intensité  de  la  pesanteur  y  est  donnée  non  point  comme 
déterminant  la  vitesse  avec  laquelle  un  grave  se  meut,  mais 
seulement  comme  déterminant  la  vitesse  avec  laquelle  il  com- 
mence à  se  mouvoir.  De  l'hypothèse  que  le  poids  est  d'autant 
plus  grand  que  le  grave  est  plus  près  du  centre  du  Monde,  «  on 
tirerait,  »  dit-il3,  «  cette  conclusion  :  Toutes  choses  égales 
d'ailleurs,  un  grave  ne  commencerait  pas  à  se  mouvoir  avec 
la  même  vitesse  lorsqu'il  partirait  de  points  situés  à  des 
distances  différentes  de  son  lieu  naturel.  Cette  conséquence  est 
contraire  à  l'expérience  et,  pourtant,  elle  est  logiquement 
déduite;  la  vertu  attractive  serait  plus  forte  de  près  que  de 
loin;  si  donc  un  corps  commençait  à  se  mouvoir  près  de  son 
lieu  naturel,  le  début  de  son  mouvement  serait  plus  rapide  que 
s'il  avait  commencé  à  se  mouvoir  loin  de  ce  même  lieu.  » 

Entre  ces  propos  d'Albert  de  Saxe  et  notre  proposition 
moderne  :  Des  forces  diverses  agissant  sur  le  même  mobile 
sont  entre  elles  comme  les  accélérations  qu'elles  impriment  à 
ce  mobile,  quelle  différence  y  a-t-il?  Visiblement,  la  pensée  est 

i.  Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de  Vinci,  IX  :  La  Dynamique  de  Nicolas  de  Gués  et  les 
sources  dont  elle  découle  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui 
Vont  lu,  XI  ;  seconde  série,  pp.  19/4-200). 

2.  Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de  Vinci,  XI  :  La  Dynamique  de  Nicolas  de  Cues  et  la 
Dynamique  de  Léonard  de  Vinci.  Théorie  de  Vimpeto  composé  (Études  sur  Léonard  de 
Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  XI;  seconde  série,  pp.  212-213). 

3.  Alberti  de  Saxonia  Subtilissimœ  quœstiones  in  libros  de  Cœlo  et  Munào,  lib.  II, 
quaest.  X.IV  (apud  edd.  Venetiis,  1/192  et  i52o.  Cette  importante  question  est  omise 
dans  les  éditions  données  à  Paris  en  i5i6  et  i5i8).  —  Cf.  Léonard  de  Vinci  et  la  plu- 
ralité des  mondes,  VI  :  Le  poids  d'un  grave  résulte-t-il  d'une  attraction  exercée  à 
dislancni»  Jean  de  Jandun,  Guillaume  d'Ockam,  Albert  de  Saxe  (Études  sur  Léonard 
de  [  inci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  X  ;  seconde  série,  p.  88). 


g 2  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

la  même;  mais  pour  la  formuler  et  la  préciser,  nous  disposons 
du  merveilleux  langage  qu'a  créé  le  calcul  infinitésimal. 

En  trois  de  ses  écrits,  Albertutius  traite,  plus  ou  moins 
longuement,  de  la  chute  accélérée  des  graves;  nous  avons  cité 
précédemment1  ce  qu'il  en  dit  en  ses  Questions  sur  la  Physique 
et  en  ses  Questions  sur  le  traité  du  Ciel  et  du  Monde;  sans  le 
repéter  ici,  reproduisons  ce  que  le  Tractatus  proportionum 
contient  à  ce  sujet  : 

«  Un  grave  qui  descend  en  milieu  uniforme  descend  plus 
vite  à  la  fin  qu'au  commencement;  cela  ne  provient  pas, 
cependant,  d'un  plus  grand  rapport  de  la  puissance  à  la  rési- 
stance, puisqu'on  a  supposé  que  la  résistance  était  uniforme... 
À  cet  argument,  je  réponds  ceci  :  Lorsque  le  grave  a,  pendant 
un  certain  temps,  exercé  son  mouvement  en  descendant  dans 
le  milieu  uniforme,  le  rapport  de  la  puissance  motrice  totale  à 
la  résistance  n'a  plus,  à  la  fin,  même  valeur  qu'au  commen- 
cement; tandis,  en  effet,  que  la  résistance  demeure  uniforme, 
la  puissance  devient  plus  intense  grâce  à  Yimpetus  qui  est 
acquis  par  ce  grave  au  fur  et  à  mesure  qu'il  descend;  cet 
impetus,  joint  à  la  puissance  motrice  principale  de  la  pierre, 
la  meut  plus  vite  à  la  fin  qu'au  commencement.  » 

En  notre  étude  sur  Albert  de  Saxe  et  Léonard  de  Vinci,  nous 
avons  vu  que  Léonard  avait  eu  en  mains  et  étudié  avec  grand 
soin  les  Quœstiones  in  libros  de  Cxlo  et  Mundo  d'Albert  de  Saxe. 
Nous  avons  vu  également,  qu'en  une  liste  de  livres  inscrite  au 
cahier  F,  le  Vinci  faisait  figurer  le  De  Calculatione  d'Albertucco 
à  côté  de  celui  de  Marliano  ;  en  ce  De  Calculatione,  nous  n'avons 
pas  hésité  à  reconnaître  le  Tractatus  proportionum  d'Albert  de 
Saxe. 

Ce  Tractatus  proportionum,  Léonard  ne  l'avait  pas  seulement 
tenu  entre  ses  mains;  il  l'avait  étudié,  il  en  avait  discuté  les 
doctrines;  témoin  ce  passage'  : 

«  Du  mouvement.  Albert  de  Saxe,  en  son  Des  proportions, 
dit  que  si  une  puissance  meut  un   mobile  avec  une  certaine 

i.  Bernardino  Baldi,  Boberval  et  Descartes,  §  I.  (Éludes  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux 
qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  première  série,  pp.  i3o-i3i.) 

2.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  I  de  la  Bibliothèque  «W1  l'Institut, 
fol.  120,  recto. 


h  \m    i    BURIDAN    mu     BÉTHUNE)    i.i     LÉONARD    i>i     VINCI 
\  liesse,  cllr    moiivi'ii    la    moitié   de    <<•    mobile    aVÔC    une    \iltsse 

double;  laquelle  chose  ne  me  paraît  pas  [exacte] n 

La  conclusion  d'Âlberl  <lc  Saxe  à   Laquelle  ce  passage  fait 

allusion  se  lrou\e  deux  pages  après  le  texte  que  nous  venon> 
de  citer. 

Des  trois  textes  que  nous  avons  empruntés  à  Aibertutius, 

deux  au  inoins  ont  été  sous  les  yeux  du  Vinci.  Mais,  Faut- il 
l'avouer?  Si  ces  textes  portent  l'empreinte  bien  reconnaissais 
de  l'enseignement  de  Buridan,  cette  empreinte  y  est  pourl.au! 
trop  ellacée  pour  attirer  vivement  l'attention;  en  lisant  les 
divers  écrits  d'Albert  de  Saxe,  Léonard  a  fort  bien  pu  n'at- 
tacher qu'une  médiocre  importance  à  ce  qui  s'y  trouvait 
exposé  touchant  la  chute  accélérée  des  graves. 

Il  semble,  d'ailleurs,  que  les  Terminalistes,  tout  en  admettant 
l'explication  du  mouvement  des  projectiles  par  la  théorie  de 
ïimpetus,  ne  se  soient  guère  souciés  de  l'application  que  l'on 
pouvait  faire  de  cette  même  théorie  au  mouvement  des  corps 
pesants;  cette  application,  Marsile  d'Inghen  n'en  parle  aucu- 
nement en  ses  Questions  sur  la  Physique  d'Aristote;  d'ailleurs, 
en  ces  questions,  c'est  à  peine  si  l'on  découvre  quelques  vagues 
et  rares  allusions  à  la  Dynamique  de  Vimpetus. 

Cette  Dynamique  trouve  au  contraire  un  exposé  assez 
étendu,  et  visiblement  inspiré  de  Buridan  et  d'Albert  de  Saxe, 
dans  les  Abbreviationes  libri  Physicorum*  du  même  Marsile 
d'Inghen.  Aussi  rencontre-ton,  en  cet  ouvrage,  une  allusion 
à  la  chute  accélérée  des  graves  et  à  l'explication  qu'en  donne 
la  théorie  de  Vimpetus.  Marsile  d'Inghen  vient  d'affirmer  que  la 
pesanteur  n'était  pas  une  attraction  du  lieu  naturel;  il  ajoute  : 
«  On  demandera  peut-être  si  ce  n'est  pas  parce  qu'il  est  attiré 
par  le  lieu  que  le  grave  se  meut  plus  rapidement  vers  la  fin 

i.  Incipiunt  subtiles  doctrinaque  plene  abbreviationes  libri  phisicorum  édite  a  prestantis- 
simo  philosopho  Marsilio  Inguen  doctore  parisiensi.  (Ce  livre,  imprimé  avant  l'an  i5oo, 
ne  porte  aucune  indication  touchant  le  nom  de  l'éditeur,  la  date  ni  le  lieu  de 
l'édition.  Les  feuillets  ne  sont  pas  paginés.)  La  théorie  de  Vimpetus  occupe  les  deux 
derniers  feuillets.  Cf.  :  Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de  Vinci,  IX  :  La  Dynamique  de 
Nicolas  de  Cues  et  les  sources  dont  elle  découle;  X  :  La  Dynamique  de  Nicolas  de 
Cues  et  la  Dynamique  de  Kepler;  XI  :  La  Dynamique  de  Nicolas  de  Cues  et  la  Dyna- 
mique de  Léonard  de  Vinci.  Théorie  de  Vimpeto  composé  (Études  sur  Léonard  de 
Vinci,  ceux  (ju'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  XI;  seconde  série,  pp.  195-197,  2o3-2o/j, 
2 1 3 — 2 1 4  )  - 


Ç)4  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

de  sa  course.  Nous  répondrons  que  cet  effet  provient  de  Yim- 
petus  acquis  par  suite  du  mouvement.  »  Mais  que  cette  allusion 
est  brève  et  peu  explicite1  ! 

Si  Marsile  d'Inghen  a  glissé  rapidement  sur  la  chute  accé- 
lérée des  graves,  en  revanche,  il  s'efforce2  d'expliquer 
un  phénomène  tout  imaginaire,  la  prétendue  accélération 
qu'éprouverait  un  projectile  après  qu'il  vient  de  quitter  la 
main  ou  l'instrument  qui  l'a  lancé3.  JeanBuridan  et  Albert  de 
Saxe  n'avaient  pas  parlé  de  cette  accélération  dont,  probable- 
ment, l'existence  leur  paraissait  douteuse  ou  niable.  Marsile 
d'Inghen  n'a  garde  d'imiter  leur  prudente  réserve;  voici  le 
passage  qui  termine  ses  Abbreviationes  : 

«  Mais,  direz -vous,  Yimpetus  a  sa  plus  grande  puissance 
auprès  de  ce  qui  produit  la  projection;  la  flèche  devrait  donc 
frapper,  tout  près  de  l'arc,  plus  fort  qu'à  une  certaine  distance  ; 
or  cela  est  contraire  à  l'expérience. 

»  Cette  question  est  bien  difficile;  aussi  ne  lui  donnerons- 
nous  qu'une  réponse  évasive  et  probable. 

»  On  peut,  en  premier  lieu,  répondre  que  celui  qui  lance 
un  projectile  lui  imprime  un  impetus  en  commençant  à  partir 
du  degré  nul;  que,  tandis  qu'il  le  lance,  il  imprime  une 
certaine  puissance  à  l'air  ambiant;  que  cet  air  se  meut  avec  le 
projectile,  et  que,  jusqu'à  une  certaine  distance,  il  augmente 
l'intensité  et  la  force  de  Yimpetus  communiqué  au  mobile  par 
celui  qui  a  projeté  ce  corps. 

»  On  peut  répondre,  en  second  lieu,  que  Yimpetus  a,  en 
effet,  sa  plus  grande  puissance  au  moment  où  celui  qui  lance 
le  projectile  cesse  de  toucher  ce  corps,  mais  qu'il  ne  lui  est 
pas  aussi  bien  appliqué  que  plus  tard;  ce  mode  d'application 
s'améliore  sans  cesse  jusqu'à  ce  que  le  mobile  ait  parcouru 
une  certaine  distance;  or,  une  meilleure  application  de  la 
force  aide  grandement  à  la  vitesse  du  mouvement.  On  dirait 


i.  Marsile  d'Inghen,  Op.  cit.,  col  a.  du  fol.  qui  suit  le  folio  signé  K.  3. 

2.  Marsile  d'Inghen,  Op.  cit.,  dernier  folio,  col  a. 

3.  Au  sujet  de  cette  prétendue  'accélération,  voir  :  Bernardino  Baldi,  Roberval  et 
Descartes,  I  :  Une  opinion  de  Bernardino  Baldi  touchant  les  mouvements  accélérés 
(Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  IV;  première  série, 
pp.  127-139). 


JEAN    I    itininw hiiiimi    ii    LEONARD    DE    VINCI 

doue  que  c'est  la  nature  môme  <le  Yimpetus  qui  détermine,  à 
une  certaine  distance,  celle  meilleure  application. 

»  En  troisième  lieu  on  pourrait  dire  ceci  :  au  début  du  mou 
vement,  un  impetus  très  for!  est  imprimé  à  la  partie  <lu  mobile 
qui  touche  celui  qui  le  lance;  niais,  clans  les  parties  plus 
éloignées,  V impetus  est  faible  et  peu  Intense.  De  même,  si  l'on 
poussait  Socrate,  et  Platon  par  l'intermédiaire  de  Sociale 
V impetus  communiqué  serait,  au  début,  confiné  en  Socrate? 
puis,  par  l'intermédiaire  de  celui-ci,  il  passerait  en  Platon. 
Ainsi,  au  début  du  mouvement,  les  parties  du  projectile  qui  se 
trouvent  les  plus  éloignées  du  moteur  se  mouvraient,  il  est 
vrai,  aussi  vite  que  les  parties  les  plus  rapprochées  du  moteur; 
mais  il  en  serait  ainsi  parce  que  les  parties  postérieures  por- 
teraient, pour  ainsi  dire,  et  pousseraient  en  avant,  par  leur 
propre  vertu,  les  parties  antérieures.  Dans  la  suite,  les  parties 
postérieures  imprimeraient  aux  parties  antérieures  un  impetus 
aussi  fort  que  celui  qu'elles  possèdent  elles-mêmes,  ou  n'en 
différant  pas  d'une  manière  notable;  alors  le  projectile  se 
mouvrait  avec  plus  de  vitesse  et  d'impétuosité.  Cet  effet  pro- 
viendrait donc  de  ce  qu'au  début,  Yimpetus  n'était  pas  partout 
également  fort,  mais  de  ce  qu'il  était  débile  au  sein  des  parties 
éloignées  du  moteur;  puis  il  est  devenu  plus  fort  en  se  répar- 
tissant  d'une  manière  uniforme  dans  tout  le  mobile.  C'est  là, 
je  crois,  l'explication  la  plus  probable  et  la  plus  aisément 
soutenable.  » 

L'effet  que  Marsile  d'Inghen  se  proposait  d'expliquer  est 
dénué  de  toute  réalité;  il  est  donc  oiseux  de  rechercher  si  la 
cause  invoquée  en  pourrait  rendre  compte;  mais  il  n'est  pas 
sans  intérêt  de  s'arrêter  un  instant  aux  considérations  que 
nous  venons  de  lire. 

Marsile,  comme  Buridan,  voit  en  Yimpetus  une  réalité  per- 
manente distincte  du  mouvement  local;  il  peut  donc,  sans 
illogisme,  examiner  comment  cette  forme  se  distribue  à 
chaque  instant  dans  la  masse  du  mobile,  et  cela  indé- 
pendamment de  la  distribution  qu'y  affectent  les  vitesses 
locales. 

Il  trouvait,  d'ailleurs,  au  traité  De  ponderibus  du  Précurseur 


96  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

de  Léonard  des  considérations  du  même  genre  x  sur  la  répar- 
tition de  l'impulsion  au  sein  du  projectile;  or,  les  manuscrits 
en  font  foi,  la  connaissance  de  ce  traité  était  commune  au 
xive  siècle. 

Il  ne  faudrait  pas  faire  grand  effort  pour  rapprocher  les 
considérations  exposées  par  Marsile  d'Inghen  de  celles  que 
nous  développons  aujourd'hui  lorsque  nous  voulons  expliquer 
comment  la  perturbation  produite  par  un  choc  brusque  se 
propage  en  un  milieu  fluide  ou  élastique;  aussi,  des  consi- 
dérations toutes  semblables,  où  nous  retrouverions  aisément 
l'influence  du  Précurseur  de  Léonard  et  celle  de  Jean  Buridan, 
servent- elles  fort  heureusement  le  futur  recteur  de  Heidelberg 
lorsqu'il  se  propose  d'analyser2  le  rebondissement  d'une  balle 
qui  frappe  un  obstacle. 

Quelles  furent  les  opinions  professées,  touchant  la  chute 
accélérée  des  graves,  par  l'Université  de  Paris  et  par  les  Uni- 
versités soumises  à  son  influence,  pendant  le  temps  qui  s'est 
écoulé  depuis  l'époque  de  Marsile  d'Inghen  jusqu'à  la  seconde 
moitié  du  xv°  siècle?  Nous  manquons  de  documents  qui  nous 
renseignent  à  cet  égard.  Ceux  que  nous  possédons  ont  trait  à 
la  fin  du  xvc  siècle.  Ils  nous  présentent  des  théories  méca- 
niques singulièrement  déchues  du  degré  où  les  avaient  portées 
les  Jean  Buridan  et  les  Albert  de  Saxe. 

Toutefois,  chez  quelques  scolastiques  de  ce  temps,  nous 
apercevons  comme  un  reflet  des  doctrines  qui  .avaient  eu 
vogue  à  Paris  au  milieu  du  xive  siècle;  un  tel  reflet  éclaire, 
par  exemple,  l'œuvre  de  Pierre  Tataret. 

Vers  la  fin  du  xive  siècle,  le  parisien  Pierre  Tataret  composait 
ses  commentaires  aux  divers  écrits  d'Aristote;  l'ensemble  de 
ces  commentaires  formait  une  sorte  de  manuel  où  toute  la 
Philosophie  était  traitée,  et  dont  la  vogue  fut  extrême3.  En  cet 

i.  La  Scientia  de  Ponderibus  et  Léonard  de  Vinci,  IV  :  Les  réflexions  de  Léonard 
sur  le  quatrième  livre  du  Traclatus  de  ponderibus  composé  par  son  Précurseur  (Études 
sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  VII,  p.  281  et  p.  28G). 

•2.  Marsile  d'Inghen,  Op.  cit.,  fol.  sign.  1,  col.  a,  et  fol.  précédent,  coll.  c  et  d. 

3.  Commentarii  Magistri  Pétri  ïatareti  in  libros  Philosophie  naturalis  et  Melaphysice 
Aristotelis  —  ou  bien  :  Pétri  Tatareli  Clarissima  singularisque  totius  Philosophie  necnon 
Melaphysice  Aristotelis  cxposilio —  ou  bien  encore:  Commcntaliones  Pétri  Tatareli  in 
Ubros  Aristotelis  secundum  Sublilissimi  Docloris  Scoti  sententiam.  Selon    le  Kepertorium 


il  \n    i    BURIDAN      ni     BÉTH1  m  »    I  I     LÉONARD    i>i     VINCI  \)~ 

écrit,  Pierre  Tataret  se  donne  pour  Scotiste;  m;iis,  bien 
souvent,  ses  préférences  délaissent  Les  doctrines  <1n  Docteur 
Suhiil  et  vont  aux   théories  enseignées  par  les   Nominalistes 

parisiens. 

Ainsi,  vers  la  lin  de  son  commentaire  au  huitième  livre  des 
Physiques,  Pierre  Tatarel  explique  par  Vimpetus  la  continuation 
du  mouvement  des  projectiles.  D'une  manière  Tort  sommaire, 
mais  exacte,  il  indique  comment  cette  hypothèse  permet  de 
rendre  compte  de  divers  phénomènes  :  le  rebondissement 
d'une  balle  qui  a  frappé  la  terre,  la  rotation  d'une  meule  que 
l'artisan  a  cesse  de  tourner,  le  mouvement  de  la  toupie  que 
l'enfant  a  lancée;  «  si  une  fève,  dit- il,  ne  peut  être  lancée 
aussi  loin  qu'une  balle  de  plomb,  c'est  par  défaut  d' impetus, 
car  on  ne  peut,  en  cette  fève,  imprimer  un  impetus  aussi 
grand  qu'en  la  balle  de  plomb.  » 

Ce  résumé  fidèle  de  la  Dynamique  parisienne  se  poursuit  en 
ces  termes,  où  ni  Buridan  ni  Albert  de  Saxe,  n'eussent  con- 
senti à  reconnaître  l'expression  de  leur  pensée  :  «  On  deman- 
dera peut-être  pourquoi  le  corps  ainsi  mû  par  Vimpetus  se 
meut  parfois  vers  la  fin  ou  au  milieu  de  sa  course  plus  vite 
qu'au  commencement;  on  répondra  qu'en  voici  la  raison  : 
Au  début,  cet  impetus  n'est  pas  imprimé  à  toutes  les  parties 
du  mobile,  mais  seulement  aux  parties  qui  avoisinent  le 
moteur;  c'est  par  l'intermédiaire  de  ces  parties  qu'il  se  com- 
munique aux  parties  éloignées,  jusqu'à  ce  qu'enfin  Vimpetus  se 
trouve  réparti  par  tout  le  mobile;  alors  celui-ci  se  meut  d'un 
mouvement  plus  rapide.  » 

Si  Tataret  a  abandonné,  au  sujet  de  la  chute  accélérée  des 
graves,  la  tradition  de  Buridan  et  d'Albertutius,  il  nous  est 
facile  de  dire  quelle  influence  l'a  entraîné;  cette  influence  est 
celle  de  Marsile  d'Inghen;  il  s'est  borné  à  étendre  à  l'accé- 
lération du  mouvement  des  graves  ce  que  Marsile  avait 
imaginé  pour  expliquer  la  prétendue  accélération  initiale  du 
mouvement  des  projectiles. 

bibliographicum  de  Hain,  sept  éditions  de  ce  manuel  existaient  avant  l'an  iooo; 
elles  continuèrent  à  se  multiplier  pendant  le  premier  quart  du  xvie  siècle;  il  en  fut 
encore  donné  au  xvn°  siècle. 

r.    DLHEM. 


g8  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

En  son  commentaire  au  second  livre  du  De  Caelo,  Pierre 
Tataret  revient  à  l'étude  de  la  chute  accélérée  des  graves;  il 
cherche  à  énoncer  la  loi  quantitative  à  laquelle  cette  accélé- 
ration obéit  et,  à  cet  égard,  il  reproduit  une  remarquable  page 
due  à  Albert  de  Saxe;  mais  au  sujet  de  la  cause  qui  déter- 
mine cet  accroissement  de  vitesse,  il  se  borne  à  cette  décla- 
ration :  «  Gomment  Yimpetus  ou  qualité  motrice  augmente  sans 
cesse  d'intensité  dans  le  mobile,  nous  l'avons  vu  ailleurs.  » 

Si  Pierre  Tataret,  en  dépit  du  Scotisme  qu'il  affirme,  garde 
quelque  chose  de  l'enseignement  des  Nominalistes,  d'autres 
affectent  l'indifférence  et  le  mépris  pour  cet  enseignement 
qu'ils  jugent  de  date  trop  fraîche;  délaissant  tout  ce  qu'ont  pu 
dire  les  moderniores,  les  juniores,  ils  ne  veulent  s'autoriser  que 
de  Saint  Thomas  d'Aquin  ou  de  Duns  Scot. 

Jean  Versor  de  Paris,  mort  vers  i48o,  est  un  Thomiste 
convaincu;  aussi,  à  l'exemple  de  son  maître,  le  Docteur  Angé- 
lique, admet-il  pleinement  la  théorie  de  Thémistius.  Lorsqu'il 
déclare,  par  exemple,  que  la  pesanteur  n'est  pas  due  à  une 
attraction  exercée  par  le  centre  du  Monde  sur  le  corps  grave, 
il  écrit  ces  lignes1,  dont  la  suite  logique  laisse  grandement  à 
désirer:  «  Il  en  résulterait  qu'une  masse  de  terre  qui  tombe  ne 
descendrait  pas  plus  vite  à  la  fin  de  sa  chute  qu'au  commen- 
cement; en  effet,  les  corps  qui  se  meuvent  par  traction  se 
meuvent  d'autant  plus  lentement  qu'ils  sont  plus  éloignés  de 
ce  qui  les  pousse;  or  il  est  manifeste  aux  sens  que  la  terre  se 
meut  d'abord  plus  lentement,  et  que  son  mouvement  s'accélère 
d'autant  plus  qu'elle  descend  davantage.  Aussi,  selon  Saint 
Thomas,  le  mouvement  naturel  est-il  plus  rapide  à  la  fin 
qu'au  commencement  parce  que  plus  le  mobile  approche  du 
lieu  naturel  où  se  trouve  la  vertu  qui  l'engendre  et  le  conserve, 
plus  sa  puissance  motrice  se  fortifie;  c'est  pourquoi,  vers  la 
fin,  il  se  meut  plus  rapidement.  » 


i.  Questiones  magistri  Johannis  versoris  super  libros  de  celo  et  mundo  cum  textu 
Arestotelis.  Colopbon  :  El  sic  tcrminantur  questiones  versoris  super  duos  libros  de 
generatione  et  corruptione  Arestotelis  secundum  processum  ejusdem  versoris  dili- 
gentissime  correcte.  Anno  incarnationis  dominicc  MCCCCLXXXIX  penullimo  die 
Maii.  Lib.  I,  quacst.  XII,  fol.  XIII,  col.  d.  —  Ce  même  ouvrage  fut  imprimé  en  i485, 
i488  et  i4g3. 


JEAN    i    BUR1DAN      DE    I'.iiimm.i    il    LÉONARD    DE    \ivci  99 

Ce  que  Verso r  d il  ici  d'après  Sainl  Thomas,  il  le  prend  à 
son  compte  en  un  autre  passage1  où,  plus  conséquent  avec 
lui  même,  il  attribue  au  lieu  une  vertu  attractive  analogue  à 
celle  de  L'aimant:  «  Le  mouvement  naturel  recti ligne,  »  écrit 
il,  «  lorsqu'il  se  produit  en  un  milieu  uniforme,  est  plus 
rapide  à  La  lin  qu'au  commencement...  Nous  disons:  Lorsqu'il 
se  produit  en  milieu  uniforme;  dans  ce  cas,  en  effet,  La  rési- 
stance demeure  constante  tandis  que  la  puissance  augmente 
sans  cesse.  Si  le  milieu  n'était  pas  uniforme,  s'il  offrait  à  la 
fin  une  résistance  plus  grande  qu'au  commencement,  il  se 
pourrait  que  ce  mouvement  fût  aussi  lent  ou  même  plus  lent 
à  la  fin  qu'au  commencement.  Si  l'on  demande  quelle  est  la 
cause  de  cette  accélération,  on  répondra  qu'elle  provient  d'une 
vertu  attractive  du  lieu;  naturellement,  ce  lieu  attire  d'autant 
plus  puissamment  le  corps  qu'il  peut  loger  que  ce  corps  est 
plus  proche;  de  même,  l'aimant  attire  un  morceau  de  fer  avec 
d'autant  plus  de  vitesse  que  ce  fer  est  plus  proche.  » 

Le  Franciscain  Nicolas  Dorbellus  ou  de  Orbellis,  qui  mourut 
en  i455  après  avoir  professé  à  Poitiers,  était  un  Scotiste 
convaincu;  il  a  donné  de  tous  les  livres  d'Aristote  et  des  Sam- 
mulx  de  Petrus  Hispanus  un  bref  commentaire,  rédigé  selon 
l'esprit  du  Docteur  Subtil;  ce  commentaire,  maintes  fois 
imprimé2,  a  longtemps  servi,  dans  les  écoles  franciscaines,  de 
manuel  de  Philosophie. 

En  ce  manuel  sec  et  routinier,  il  n'est  plus  question  d'attri- 
buer à  ïlmpetus  ni  la  chute  accélérée  des  graves,  à  laquelle  il 
n'est  fait  aucune  allusion,  ni  même  le  mouvement  des  projec- 
tiles. «  Bien  que  la  pierre,  »  y  est-il  dit3,  a  ne  demeure  pas 
toujours  contiguë  à  la  main  qui  la  lance,  elle  demeure  sans 

1.  Johannis  Versoris  Op.  cit.,  lib.  II,  quaest.  VIII,  fol.  xxvm,  col.  a. 

2.  L'édition  que  nous  avons  consultée  est  la  suivante  :  Cursus  librorum  philosophie 
naturalis  venerabilis  magistri  Nicolai  de  Orbellis  ordinis  minorum  secundum  viamdoctoris 
subtilis  Scoti.  —  Colophon  :  Eximii  ac  peritissimi  artium  ac  sacre  théologie  magistri 
Nicolai  Dorbelli  ordinis  minorum  preclarissima  logice  expositio  :  parva  quidem 
volumine  :  maxima  vero  doctrine  copiositate.  Quod  opus  sicuteeteris  logice  volumi- 
nibus  est  emendatius  :  ita  profecto  omnibus  logice  libris  volentibus  in  dialectica  :  et 
precipue  secundum  doctrinam  doctoris  subtilis  erudiri  est  utilius  :  Imprcssum 
Basilee  :  Anno  domini  millesimo  quingentesimotertio.  —  Le  même  ouvrage  avait  été 
publié  auparavant  sous  le  titre:  Philosophiae  peripateticae  ad  mentem  Scoti  compendium; 
Bononiae,  per  Magistrum  Henricum  de  Harlem  et  Matheum  Grescentinum,  i485. 

ô.  Nicolai  de  Orbellis  Op.  cit.,  Physicorum  lib.  Vil,  cap.  11. 


IOO  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

cesse  au  contact  d'une  certaine  partie  d'air  qui  est,  pour  elle, 
le  moteur  prochain.  En  effet,  celui  qui  lance  la  pierre,  en 
même  temps  qu'il  communique  une  impulsion  à  cette  pierre, 
en  communique  également  une  à  l'air,  et  l'air  qui  a  reçu  cette 
impulsion  continue  à  pousser  la  pierre...  » 

Ainsi,  dans  les  écoles  françaises,  on  oublie  tout  ce  que  les 
méditations  des  Nominalistes  avaient  découvert.  Laissons-les 
pour  écouter  les  enseignements  des  Universités  de  langue 
allemande. 

L'enseignement  donné  par  Marsile  d'Inghen  avait  grande- 
ment contribué  à  répandre  en  Allemagne  les  doctrines  nomi- 
nalistes ;  Frédéric  Sunczel  est  un  des  maîtres  qui  se  réclament 
le  plus  volontiers  des  théories  professées  par  le  Recteur  de 
Heidelberg. 

A  l'étude  du  mouvement  des  projectiles,  Sunczel  a  consacré 
une  importante  question  l  où  nous  reconnaissons  le  résumé  de 
ce  qu'ont  écrit  Buridan  et  Albert  de  Saxe;  nous  retrouvons 
même,  en  cette  question, une  courte  allusion  à  l'hypothèse  que 
ces  auteurs  ont  proposée  touchant  le  mouvement  des  sphères 
célestes  :  «  Une  meule  de  forgeron,  dit  Sunczel,  que  Ton  a 
mue,  puis  cessé  de  mouvoir,  tourne  pendant  un  certain  temps; 
cependant,  ce  n'est  pas  l'air  qui  la  pousse,  car  il  ne  saurait 
mouvoir  une  telle  masse;  la  meule  se  mouvrait  encore  lors 
même  que  celui  qui  la  tournait  aurait,  depuis  longtemps, 
cessé  de  le  faire.  Semblablement,  certains  anciens  philosophes 
disaient  qu'au  commencement,  le  Premier  Moteur  a  produit 
dans  le  ciel  un  tel  impetus.  » 

Or,  au  sujet  de  la  chute  accélérée  des  graves,  le  même 
Sunczel  s'exprime  d'une  manière  extrêmement  vague.  En  ses 
propos  aussi  concis  qu'obscurs,  nous  devinons  un  pâle  reflet  de 
l'idée  émise  par  Buridan  et  par  Albert,  et  un  reflet  un  peu  plus 
net  de  la  doctrine  que  Marsile  d'Inghen  nous  a  fait  connaître. 


i.  Collecta  et  cxercitata  Friderici  Sunczel  Mosellani  liberalium  sludiorum  magistri 
in  octo  libros  Phisicorum  Arestotelis:  inalmo  studio  Ingolstadiensi.  Cum  adjectione  textus 
nove  translationis  Johannis  Argiropoli  bizatii (sic)  circa  questiones.  Colophon  :  ...Impressa 
sub  hemisperio  veneto  Impensis  Leonardi  Alantse  Bibliopolc  viennensis  Arte  vero  et 
ingénie-  Pétri  Lichtenstein  Goloniensis  anno  MDV1  Die  XXVIII  Mensis  madii  Maximi- 
^liano  primo  Romanorum  Rege  faustissime  imperante.  Lib.  VIII,  qua-st.  XI. 


m  \\    i    BURÏDAN    (Dl     BÉTH1  \i       i  i     LÉONARD    DB    \i\<;i  [01 

«  On  demandera  peut-être,  dit  le  professeur  d'Ingolstadt,  -i 
Vimpetus  csi  plus  fort  au  commencement  <lu  mouvement  ou  au 
milieu  de  ce  même  mouvement.  Nous  répondrons  qu'il  esl 
plus  fort  au  commencement;  c'est,  en  effet,  dans  !<■  mouve 
ment  violent  que  cet  impetus  est  supposé;  or,  aux  Livres  II  et 
IV  du  De  Caelo,  fions  voyons  que  le  mouvement  violent  est  plus 
fort  au  début.  Dès  ce  moment,  Vimpetus  commence  à  s'affai- 
blir peu  à  peu,  parce  que  la  gravité  du  mobile  cl  le  milieu  lui 
résistent;  à  la  fin,  il  est  si  affaibli  qu'il  ne  meut  plus  rien.  Et 
cela  est  évident,  que  l'on  suppose  l'existence  de  Vimpetus  en 
tout  mouvement  violent,  dans  le  cas,  par  exemple,  où  un 
corps  pesant  est  jeté  vers  le  haut  ou  un  corps  léger  vers  le  bas, 
dans  le  cas  encore  où  un  corps  pesant  est  jeté  vers  le  bas  plus 
rapidement  qu'il  ne  se  mouvrait  de  lui-même;  on  le  suppose 
aussi  dans  le  mouvement  naturel,  car  un  grave,  vers  la  fin 
de  son  mouvement,  acquiert  de  Vimpetus;  on  ne  le  suppose 
point  dans  le  mouvement  volontaire  ni  dans  le  mouvement 
des  animaux,  non  plus  que  dans  le  mouvement  d'origine 
extra-naturelle,  comme  le  mouvement  des  sphères  célestes. 
En  second  lieu,  vous  pourriez  dire  :  L'expérience  montre, 
cependant,  qu'un  corps  mû  par  Vimpetus  frappe  moins  for- 
tement au  début  de  son  mouvement  ou  à  faible  distance  qu'au 
milieu  de  sa  course,  c'est-à-dire  à  plus  longue  distance.  Nous 
répondrons  qu'en  voici  la  cause  :  Au  début,  Vimpetus  n'a 
pas  pris  assez  d'extension;  il  est  donc,  au  début,  plus  fort 
intensivement,  mais  un  peu  plus  tard,  il  devient  plus  fort 
extensivement.  » 

Au  sein  des  Universités  allemandes,  la  lutte  était  vive;  les 
Moderni,  comme  Sunczel,  suivaient  l'influence  de  Marsile 
d'Inghen  et  professaient  la  Philosophie  suivant  les  principes 
des  Nominalistes  de  Paris  ;  les  Veteres,  au  contraire,  affectaient 
de  s'attacher  exclusivement  aux  enseignements  de  Saint  Thomas 
et  de  Duns  Scot  ;  quelques-uns,  encore  plus  épris  d'archaïsme 
que  les  autres,  trouvaient  le  Thomisme  trop  récent  et  se 
donnaient  pour  disciples  d'Albert  le  Grand. 

Ainsi  faisait  Conrad  Summenhard. 

En  1477,  Summenhard  avait  contribué,  sous  Eberhard  V  le 


102  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

Barbu,  comte  de  Wurtemberg,  à  la  création  de  l'Université  de 
Tubingue;  il  fut  à  deux  reprises,  en  i483  et  en  1487,  recteur 
de  cette  Université;  il  mourut  en  i5oi,au  couvent  de  Schùttern. 
Après  la  mort  de  ce  théologien,  on  publia  un  cours  de  Philo- 
sophie qu'il  avait  composé1  et  qu'il  donnait  pour  un  commen- 
taire d'Albert  le  Grand. 

En  dépit  de  ses  prétentions  à  l'archaïsme,  Summenhard  ne 
peut  se  garder  de  toutes  les  influences  postérieures  à  Maître 
Albert;  il  cite  constamment  Saint  Thomas  et  Duns  Scot,  et, 
bien  qu'anonymes,  les  doctrines  parisiennes  s'infiltrent  parfois 
en  ses  commentaires  ;  c'est  ainsi  qu'au  sujet  de  la  chute 
accélérée  des  graves,  il  reproduit,  beaucoup  plus  fidèlement 
que  Frédéric  Sunczel,  l'explicatiou  donnée  par  Jean  Buridan 
et  par  Albert  de  Saxe. 

«D'où  vient,  »  dit  Summenhard2,  «que  le  mouvement  natu- 
rel soit  plus  rapide  à  la  fin  qu'au  commencement?  Il  y  a,  à  ce 
sujet,  trois  opinions. 

»  La  première  opinion  est  celle  des  anciens  philosophes.  Ils 
plaçaient  dans  le  lieu  naturel  une  vertu  par  laquelle  il  attirait 
à  lui  le  corps  naturel.  Plus  le  corps  naturel  est  proche  de  son 
lieu  naturel,  mieux  cette  vertu  attractive  peut  agir  et  attirer 
le  corps  ;  le  corps  se  meut  donc  plus  vite  à  la  fin  qu'au 
commencement. 

»  Cette  opinion  est  fausse.  Alors,  en  effet,  un  corps  moins 
pesant  descendrait,  vers  la  fin  du  mouvement,  plus  vite  qu'un 
corps  de  plus  grand  poids;  la  force  attractive,  en  effet,  exerce- 
rait davantage  sa  domination  sur  un  corps  de  moindre  gravité 
que  sur  un  corps  plus  grave.  .  . 

»  Selon  la  seconde  opinion,  cet  effet  provient  de  ce  qu'un  être 
tend  d'autant  plus  fortement  à  sa  fin  qu'il  en  est  plus  proche. 
Ainsi,  plus  un  homme  vertueux  s'améliore,  plus  est  puissant 

1.  Conradi  Summenhard  Commentaria  in  Summam  physiceAlbertimagni.Golophon: 
Vuolfgan.  fa.  hage.  ad  lectorem.  Habes  nunc  Candidissime  lector  Conradi  Summen- 
hard Theologi  eruditas  commentationes  in  Albertum  recognitas  quamplenissime  ex 
corrupto  exemplari  recognosci  potuere.  Que  miroingenio  literis  sunt  excuse  a  solerli 
Henrico  gran  Calcographo  Hagenaw...  Vale  ex  Hage.  cursim  Anno  1607  septimo  kal. 
maias. 

2.  Conradi  Snmenhard  Op.  cit.,  tract.  I,  cap.  VIII,  vicesima  difficultas,  fol.  sign.  /*  '1, 
coll.  a  et  b. 


JE  \\    I    l',iuil>\N    (i>i     BÉTHUNE)    ii     LÉONARD    Dl    VINCI  K)3 

L'effort  par  Lequel  il  tend  à  la  félicité.  Or,  le  Lieu  naturel  est  La 
lin  à  Laquelle  tend  le  corps  qui  s\  doit  Loger. 

»  Celle  opinion   se   réfute   ainsi:    Si   le  grave,  à  La   fin  <le  son 

mouvement,  se  dirigeai!  plus  rapidement  vers  le  centre  en 
raison  de  L'appétit  qu'il  éprouve,  comme,  d'antre  pari,  L'appétit 
se  produit  en  raison  de  la  privation,  le  grave  devrait  éprouver 
l'appétit  de  son  lieu  naturel  d'autant  plus  puissamment  qu'il 
en  est  privé  davantage;  il  devrait  donc  se  mouvoir  d'autant 
plus  rapidement  qu'il  est  plus  éloigné  de  son  lieu  naturel  ;  dès 
lors,  le  mouvement  naturel  serait  plus  rapide  au  commence- 
ment qu'à  la  fin. 

»  La  troisième  opinion  est  la  suivante  :  Par  le  mouvement 
naturel,  un  certain  impetus  est  acquis  dans  le  corps  qui  se 
meut  naturellement;  cet  impelas,  faible  au  commencement  du 
mouvement,  s'accroît  à  la  fin  ;  c'est  en  raison  de  cet  impetus 
que  le  mouvement  naturel  est  plus  rapide  vers  la  fin,  alors 
que  cet  impetus  est  acquis,  qu'il  ne  l'est  au  commencement. 
Lorsqu'une  pierre  tombe  de  haut,  plus  sont  grandes  la  hauteur 
dont  elle  tombe  et  la  durée  de  sa  chute,  plus  est  grand  Y  impetus 
acquis  par  elle.  Cet  impetus  est  une  certaine  qualité  qui  s'ajoute 
à  la  gravité  naturelle  et  qui  l'aide  à  mouvoir  la  pierre  vers  le 
bas.  Vers  la  fin  du  mouvement,  cet  impetus  s'accroît  par  suite 
de  la  vitesse  du  mouvement  précédent;  c'est  pourquoi,  à  la  fin, 
ce  mouvement  est  plus  vite  qu'au  commencement.  » 

Summenhard  poursuit  en  ces  termes1:  a  D'où  vient  que  le 
mouvement  violent  est  plus  rapide  au  commencement  et  plus 
Lent  à  la  fin?...  C'est  parce  que  le  mouvement  violent  est 
causé  par  un  certain  impetus  que  le  moteur  a  imprimé  dans 
le  projectile  et  qui  meut  ce  projectile.  Comme  le  projectile 
a  une  résistance  naturelle  contre  cet  impetus,  celui-ci  s'affaiblit 
continuellement.  » 

En  ce  Vêtus,  la  Dynamique  parisienne  a  trouvé  un  plus 
fidèle  interprète  que  dans  le  Modemus  Sunczel. 

L'explication,  au  moyen  de  Yimpetus,  de  l'accélération  que 
Ton  observe  en  la  chute  des  graves  a  donc  été,  bien  souvent, 

i.  Conradi  Summenhard  Op.  cit.,  tract.  I,  cap.  VIII,  difficultas  vicesimaprima; 
fol.  sign.  /  4,  col.  6. 


104  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

inconnue  ou  méconnue  des  Nominalistes  de  France  ou  d'Alle- 
magne ;  elle  ne  pouvait  guère  espérer  une  plus  grande  faveur 
au  sein  des  Universités  italiennes  que  l'Averroïsme  infestait. 

Paul  de  Venise  a  constamment  oscillé  entre  les  doctrines 
des  Parisiens  et  les  doctrines  du  Commentateur;  de  ses  hésita- 
tions, nous  trouvons  ici  un  saisissant  exemple. 

En  sa  Summa  totius  philosophiœ,  Paul  de  Venise  est  partisan 
des  théories  parisiennes.  «  La  pierre,  »  dit-il1,  «  après  qu'elle  a 
quitté  le  moteur  qui  la  lance,  est  mue  par  une  vertu  que  lui  a 
imprimée  ce  moteur  extrinsèque.  »  En  son  résumé  du  sixième 
et  du  septième  livre  de  la  Physique,  on  trouve  une  reproduc- 
tion presque  textuelle  du  Tractatus  proportionum  d'Albert  de 
Saxe  ;  en  particulier,  on  y  lit  ce  qui  suit 2  :  «  En  la  descente 
d'un  grave,  autant  croît  la  vitesse,  autant  croît  le  rapport  de  la 
puissance  à  la  résistance;  en  effet,  outre  la  gravité  essentielle, 
il  y  a  continuelle  acquisition  d'une  gravité  accidentelle,  que 
l'on  nomme  impetus,  et  qui,  sans  cesse,  fait  croître  ce  rapport.  » 

En  sa  volumineuse  Exposition  de  la  Physique,  Paul  de  Venise 
est  Averroïste.  Il  avoue3  que  l'a  opinion  moderne»  selon 
laquelle  le  mouvement  du  projectile  est  entretenu  par  une  cer- 
taine «  vertu  »,  est  «  communément  tenue  »  ;  à  l'appui  de  cette 
opinion,  il  mentionne  les  principaux  arguments  donnés  par 
Buridan  et  par  Albert  de  Saxe  ;  mais,  ajoute-t-il,  «  bien  que 
cette  opinion  soit  communément  tenue,  elle  n'est  pas  vraie,  » 
et  il  reprend  la  théorie  d'Aristote  et  du  Commentateur  ;  de 
l'emploi  de  Yimpetus  en  l'explication  de  la  chute  accélérée  des 
graves,  il  ne  dit  mot. 

L'Exposltio  de  Paul  de  Venise  est  datée;  au  colophon  de  cet 
ouvrage,  l'auteur  nous  apprend  qu'il  l'a  terminé  en  i/jog,  le 
3o  juin,  jour  de  la  commémoration  de   l'apôtre   Saint  Paul. 

i.  Pauli  Vcneti  Summa  totius  Philosophise,  Pars  I,  Physica,  avant-dernier  chapitre. 

2.  Paul  de  Venise,  Ibid.,  cap.  \\\l  (Proœmium  non  compris). 

3.  Expositio  Pauli  Veneti  super  octo  libros  physicorum  Aristotelis  nernon  suiicr 
comento  Averrois  cum  dubiis  ejusdem.  Colophon  :  Explicit  liber  Phisicorum  Aristotelis  : 
expositus  per  me  fratrem  Paulum  de  Venetiis  :  artium  liberalium  et  sacre  théologie 
doctorcm  :  ordinis  fratrum  heremitarum  beatissimi  Augustini.  Anno  domini 
MGGGGIX,  die  ultima  mensis  Junii:  qua  festum  celcbratur  commemorationis  doc 
toris  gentium  et  christianorum  apostoli  Pauli.  Improssum  Venetiis  per  providum 
virum  dominum  Gregorium  de  Gregoriis.  Anno  nativitatis  domini  MGCCCXCIX  die 
WII1  mensis  Aprilis.  Fol.  signé  yV. 


JEAN    i    iiiiiii>\\    (ni.    iu.iiiim;)    ET    LEONARD    i»i     \in<i 

Nous  ignorons  la  date  de  la  Summa  totius  philosopkise ;  noua 
ignorons  donc  si  le  célèbre  Augustin  a  |  >  n  s  s  <  -  de  La  Dynamique 
averroïste  à  la  Dynamique  parisienne  ou  s'il  a  subi  une  con- 
version de  sens  inverse.  En  tout  cas,  qu'il  soutînt  ou  qu'il 
combattît  la  Mécanique  des  Parisiens,  il  en  révélait  les  prin- 
cipes à  ses  élèves  de  Padoue. 

«  Paul  de  Venise,  nous  dit  Pomponacc<,  fut  le  précepteur 
de  Gaëtan  de  Tiène.  » 

Parmi  les  maîtres  qui  enseignaient,  au  xv"  siècle,  dans  les 
Universités  italiennes  nul,  plus  que  Gaëtan  de  Tiène,  ne  s'est 
montré  soumis  aux  tendances  parisiennes.  En  son  commen- 
taire à  la  Physique  d'Aristote,  Gaëtan  a  donné  %  du  mouve- 
ment des  projectiles,  une  explication  très  conforme  aux  prin- 
cipes développés  par  Jean  Buridan.  Mais  lorsqu'il  s'agit  d'ex- 
pliquer la  chute  accélérée  des  graves,  le  célèbre  professeur  de 
Padoue  hésite  entre  l'hypothèse  proposée  par  Buridan  et  celles 
qui  avaient  ravi  l'adhésion  de  Richard  de  Middleton,  de 
Durand  de  Saint- Pourçain  et  de  Walter  Burley.  Voici,  en 
effet,  ce  que  nous  lisons  en  la  partie  de  son  commentaire 3 
où  il  s'efforce  de  prouver  que  la  pesanteur  n'est  pas  due  à 
l'attraction  exercée  sur  le  corps  grave  par  le  lieu  naturel  : 

«  Cette  supposition  est  en  défaut  lorsqu'elle  se  propose  d'as- 
signer la  cause  pour  laquelle  le  mouvement  naturel  finit  par 
s'accélérer;  cette  accélération,  en  effet,  ne  se  produit  pas  pour 
la  raison  qu'elle  donne,  mais  bien  parce  qu'en  la  continuation 
de  son  mouvement  naturel,  le  corps  grave  ou  léger  acquiert 
par  sa  propre  nature  une  gravité  ou  une  légèreté  accidentelle  ; 


i.  Pétri  Pomponatii  Mantuani.  Tractatus  acutissimi,  utilissimi,  et  mère  peripatetici. 
De  intensione  et  remissione  formarum  ac  de  parvitate  et  magnitudine.  De  reactione.  De 
modo  agendi  primarum  qualitatum.  De  itnmortalitate  anime.  Apologie  libri  très.  Contradic- 
toris  tractatus  doctissimus.  Defensorium  autoris.  Approbationes  rationum  defensorii,  per 
Fratrem  Chrysostomum  Theologum  ordinis  predieatorii  divinum.  De  nutritione  et  aug- 
mentatione .  Colophon  :  Venetiis  impressum  arte  et  sumptibus  heredum  quondam 
domini  Octaviani  Scoti,  civis  ac  patricii  Modoetiensis  :  ac  sociorum.  Anno  ab  incar- 
natione  dominica  MDXXV  calendis  Martii.  Tractatus  de  reactione,  fol.  27,  col.  a. 

2.  Recollecte  Gaietani  Super  octo  libros  Physicorum  cum  annotationibus  textuum.  Colo- 
phon  :  Impressum  est  hoc  opus  Venetiis  per  Bonetum  Locatellum  jussu  et  expensis 
nohilis  viri  domini  Octaviani  Scoti  Modoetiensis.  Anno  salutis  1^96.  Nonis  sextilibus. 
Augustino  Barbadico  Serenissimo  Venetiarum  Duce.  Lib.  VIII,  foll.  5o,  col.  d,  et  5i, 
col.  a. 

3.  Gaétan  de  Tiène,  Op.  cit.,  lib.  VIII,  fol.  46,  col.  d. 


loO  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

celle-ci  s'ajoute  à  la  gravité  ou  à  la  légèreté  naturelle  qui 
préexistait,  et  elle  rend  le  mouvement  plus  rapide;  ou  bien 
encore  parce  qu'à  la  fin  du  mouvement,  le  mobile  a  derrière  lui 
une  quantité  du  milieu  plus  grande  qu'au  commencement,  et 
que  ce  milieu  pousse  le  mobile  et  aide  au  mouvement.  » 

Le  plus  parisien  des  maîtres  italiens  n'osait  se  rallier  fran- 
chement à  la  théorie  de  la  chute  accélérée  que  Buridan  et 
Albertutius  avaient  proposée. 

Au  sujet  de  cette  théorie,  les  Averroïstes  de  Bologne  et  de 
Padoue  gardaient,  en  général,  le  silence. 

En  sa  Question  touchant  les  corps  graves  et  légers1,  Nicolô 
Vernias  de  Chieti  déclare  «  qu'Albertutius  et  les  autres  ïermi- 
nalistes  s'écartent  à  la  fois  d'Aristote  et  de  la  vérité  lorsqu'ils 
prétendent  que  le  mouvement  des  projectiles  est  dû  à  un 
impetus  conféré  par  celui  qui  les  a  lancés  à  ces  projectiles 
mêmes,  et  non  pas  à  l'air  ou  à  l'eau  qui  les  entoure.  »  Les  corps 
solides,  en  effet,  ne  peuvent  recevoir  un  tel  impetus;  seuls,  les 
corps  fluides,  comme  l'ont  voulu  Averroès,  Walter  Burley  et 
Jean  de  Jandun,  sont  aptes  à  cet  objet,  parce  qu'ils  peuvent  se 
comprimer,  puis,  en  se  détendant  pour  revenir  à  leur  état 
naturel,  communiquer  à  un  autre  corps  l'impulsion  qu'ils  ont 
reçue.  Vernias  admet  la  prétendue  accélération  qu'éprouverait 
un  projectile  au  début  de  sa  course;  il  admet  que  le  trait 
lancé  par  une  baliste  frappe  à  une  certaine  distance  plus 
fortement  qu'auprès  de  la  machine;  il  explique  cette  préten- 
due observation,  que  Gaëtan  de  Tiène  avait  eu  le  bon  sens  de 
déclarer  fausse,  en  attribuant  une  propriété  toute  semblable 
à  Yimpetus  communiqué  au  milieu.  Mais  en  cette  question 
consacrée  au  mouvement  des  corps  graves  et  légers,  il  n'est 


i.  Nicoleti  ïheatini  in  celeberrimo  studio  Patavino  ordinarii  philosophie  legentis 
Questio  de  gravibus  et  levibin  ad  integerrimum  Philosophum  et  Medicorum  principeni 
Gerardurn  Holderium  Veronensem.  Cette  question  s'étend  du  fol.  91,  verso,  au  fol.  93, 
verso,  en  l'ouvrage  suivant  :  Acutissime  Questiones  super  libros  de  Physica  auscultatione 
ab  Alberto  de  Saxonia  édite  :  jam  diu  in  tenebris  torpentes  :  nuperrime  vero  quain  dili- 
gentissime  a  vitiis  puryate :  ac  summo  studio  emendate  :  et  quantum  aniti  ars  potuit  fideliter 
impresse.  —  Nicoleti  Verniatis  Theatini  philosophi  perspicacissimi  contra  perversam 
Averrois  opinionem  de  unitate  intellectus  :  et  de  anime  fclicitate  Questiones  divine  :  nuper 
casligatissime  in  lucem  prodeuntes.  --  Ejusdem  etiam  de  gravibus  et  levibus  questio 
subtilissima.  Colophon  :  Venetiis  sumptibus  heredum  q.  D.  Octaviani  Scoti  Modoe- 
tiensis  :  ac  Sociorum.  21  Augusli.  i5i(i. 


.Ii;\\     I     III  KIDAN     (l)B     ItKIIIIM    i     II      LBONARO     DB     VINCI  i<>~ 

fait  aucune  mention  <!»'  l'accélération  qui  se  manifeste  en  la 
chute  d'un  corps  pesanl . 

Uessandro  Achillini1,  comme  Ver  nias,  connaît  «  l'opinion 
des  Parisiens;  cette  opinion  est  telle  :  Wimpetus  est  ane qualité 
imprimée  au  projectile;  elle  meul  ce  projectile;  mais  comme 
elle  est  en  lui  par  violence,  elle  s'affaiblit  sans  cesse  ».  Il 
n'ignore  pas  les  raisons  que  les  Nominalistes  font  valoir-  en 
faveur  de  cette  opinion;  mais  ces  raisons,  il  les  réfute  les  unes 
après  les  autres,  afin  de  garder  la  théorie  d'Aristote  et  du 
Commentateur. 

Achillini  croit  qu'une  pierre  lancée  commence  par  accélérer 
son  mouvement  et  il  explique  ce  prétendu  fait  à  peu  près 
comme  Saint  Thomas  d'Aquin  l'a  expliqué2.  «  Il  faut  savoir,  » 
dit-il,  «  que  la  pierre  commence  à  se  mouvoir  plus  lentement 
qu'elle  se  mouvra  ensuite  ;  au  bout  d'un  certain  temps,  en 
effet,  la  pierre  est  aidée  par  l'air;  mais  au  début,  elle  ne  l'est 
pas;  avant  de  se  mouvoir,  en  effet,  ou  de  mouvoir  le  projec- 
tile, l'air  attend  d'être  mû  par  un  autre  corps,  car  il  se  trouve 
en  sa  sphère  propre;  mais  une  fois  que  la  pierre  a  commu- 
niqué une  impulsion  à  l'air,  celui-ci  commence  à  se  mouvoir 
et  à  porter  la  pierre.  » 

Non  content  d'avoir  expliqué  ce  fait  imaginaire,  Achillini 
décrit  un  autre  fait  non  moins  fantaisiste,  afin  d'avoir  le 
plaisir  d'en  rendre  compte  :  «  On  peut  se  demander,  »  dit-il, 
«  comment  il  se  fait  qu'une  roue  animée  d'un  mouvement  de 
rotation  autour  de  son  axe  se  meut,  après  qu'on  l'a  lancée, 
puis  abandonnée  à  elle-même,  plus  rapidement  qu'elle  ne  se 
mouvait  auparavant.  Ce  ne  peut  être,  semble -t-il,  qu'en  vertu 
de  Yimpetus  acquis,  impetus  qui  n'est  plus  réglé,  tandis  qu'aupa- 
ravant, il  était  réglé  par  le  moteur;  il  ne  paraît  pas,  en  effet, 
que  l'air,  en  ce  cas,  se  meuve  circulairement,  surtout  alors 
que  l'on  peut  mettre  obstacle  à  ce  mouvement  circulaire  de 
l'air  au    moyen   d'une   toile   ou  d'un   cadre  de  bois  presque 


i.  Alexandri  Achillini  Bononiensis  De  démentis  liber  tertius,  cap.  II  (Alexandri 
\cliillini  Opéra,  Venetiis,  apud  Hieronymum  Scotum,  MDXLV;  foll.  i35-i36). 

2.  Bernardino  Baldi,  Hoberiwl  et  Descartes,  §  I  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux 
qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  première  série,  p.  129). 


108  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

immédiatement  contigu  à  la  roue...  A  cela,  je  réponds  que  ce 
mouvement  de  la  roue  est  composé  de  mouvement  naturel  et 
de  mouvement  violent;  le  mouvement  violent  est  celui  des 
parties  pesantes  qui  montent,  le  mouvement  naturel  est  celui 
des  parties  pesantes  qui  descendent;  il  y  a  donc  ici  un  certain 
mouvement  qui  se  produit  de  lui-même,  et  cela  fera  durer  le 
mouvement,  bien  que  l'air  n'apporte  aucune  aide;  ici,  il  y  a 
une  autre  aide,  celle  des  parties  lourdes  qui,  en  descendant, 
poussent  les  autres  parties  et  les  font  monter...  Mais  cepen- 
dant, comment  le  mouvement  s'accélère-t-il?  En  effet,  les 
parties  qui  doivent  être  poussées  vers  le  haut  ont  autant  de 
puissance  pour  résister  au  mouvement  que  les  parties  qui  vont 
descendre  en  ont  pour  les  faire  monter.  ...Voici  la  réponse  : 
La  main  appliquée  à  la  roue  aidait  le  mouvement  dans  le 
temps  qu'elle  tirait  vers  le  bas,  mais  elle  mettait  un  certain 
obstacle  à  la  vitesse  dans  le  temps  qu'on  l'éloignait  pour 
la  relever.  »  A  sotte  question,  sotte  réponse;  c'est  la  seule 
réflexion  que  méritent  les  divagations  d'Achillini. 

D'ailleurs  notre  Averroïste,  qui  a  si  péniblement  expliqué 
des  accélérations  purement  imaginaires,  ne  dit  pas  un  mot  de 
l'accélération  très  réelle  qui  s'observe  en  la  chute  des  graves. 

De  sa  Dynamique,  donc,  Jean  Buridan  avait  tiré  une  ingé- 
nieuse théorie  du  mouvement  accéléré  des  corps  pesants  ;  cette 
théorie  était  appelée  à  exercer  sur  le  développement  de  la 
Mécanique  la  plus  heureuse  influence,  mais  sa  fécondité  ne 
s'est  pas  manifestée  tout  d'abord;  trois  fois  exposée,  mais  avec 
une  précision  et  un  développement  insuffisants,  par  Albert  de 
Saxe,  elle  a  été  oubliée,  méconnue  ou  révoquée  en  doute  par 
la  plupart  des  Nominalistes  de  l'École  parisienne  ;  quant  aux 
Averroïstes  italiens,  ils  l'ont  ensevelie  dans  un  profond  silence. 

Lors  donc  que  nous  voyons  Léonard  de  .Vinci  donner  de 
magnifiques  développements  à  maint  chapitre  de  la  Dyna- 
mique de  Buridan,  que  la  lecture  d'Albert  de  Saxe  lui  avait 
fait  connaître,  et  délaisser  en  même  temps  la  théorie  de  la 
chute  des  graves  que  les  deux  maîtres  parisiens  avaient  pro- 
fessée, nous  cessons  de  nous  étonner  de  ce  disparate. 

Léonard,  en  effet,  n'a  cessé  d'approfondir  cette  notion  d'im- 


JEAN    I    BURIDAN    (DE    BÉTH1  mi    i  i     LEONARD    m     VINCI  \<><) 

peins  à  L'aide  <l<k  Laquelle  L'Ecole  de  Paris  avait  construit  l;i 
théorie  du  mouvement  des  projectiles;  combinant  en  son 
esprit  la  Dynamique  d'Albert  de  Saxe  et  La  Métaphysique  de 
Nicolas  de  Cucs,  il  a  construit  ■  une  Philosophie  du  mouvement 
et  de  la  force  où  circule,  latente  encore  mais  déjà  féconde, 
l'idée  de  conservation  de  L'énergie.  Inspire'  par  ce  <|ue  les  Pari 
siens  avaient  dit  du  repos  intermédiaire  entre  les  deux  mouve- 
ments contraires  d'un  projectile,  il  a  conçu u  la  notion  à!impeto 
composé;  parla,  il  a  introduit  en  Dynamique  un  principe 
dont  Galilée  devait  tirer  d'admirables  conséquences;  il  a  fait 
comprendre  que  la  marche  d'un  projectile  était  sous  la  conti- 
nuelle dépendance  de  deux  causes,  Yimpetus  initial  commu- 
niqué par  le  moteur  au  mobile  et  la  gravité  naturelle  de  ce 
mobile. 

Celui  qui  a  donné  aux  principes  de  la  Dynamique  pari- 
sienne de  si  magnifiques  développements  s'est  refusé  à  leur 
demander  l'explication  des  phénomènes  d'accélération. 

Ces  phénomènes,  en  effet,  ont  constamment  sollicité  l'atten- 
tion du  Vinci  ;  il  n'a  pas  cherché  seulement  à  expliquer  l'accé- 
lération que  les  graves  éprouvent  en  leur  chute;  il  a  admis 
aussi  que  le  mouvement  d'un  projectile  croissait  encore  en 
vitesse  pendant  un  certain  temps  après  la  séparation  du  mobile 
et  du  moteur.  Or,  une  foule  de  textes  en  font  foi3,  Léonard  a 
constamment  demandé  l'explication  de  ces  accélérations  réelles 
ou  imaginaires  à  l'ébranlement  du  milieu;  il  a,  à  maintes 
reprises,  exposé  la  doctrine  de  son  Précurseur,  celle  qui  avait 
ravi  l'adhésion  de  Saint  Thomas  d'Aquin,  de  Walter  Burley, 
de  Jean  de  Jandun. 

C'est  à  cette  opinion  que  Léonard  s'est  rangé  d'une  manière 


i.  Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de  Vinci,  XII  :  La  Dynamique  de  Nicolas  de  Gués  et 
la  Dynamique  de  Léonard  de  Vinci  (suite).  La  théorie  [métaphysique  du  mouvement 
(Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  XI;  seconde  série, 

pp.    232-238). 

2.  Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de  Vinci,  XI  :  La  Dynamique  de  Nicolas  de  Cues  et  la 
Dynamique  de  Léonard  de  Vinci.  Théorie  de  Vimpeto  composé  (Ibid.,   pp.   211-222.) 

3.  Bernardino  Baldi,  Roberval  et  Descartes,  1  :  Une  opinion  de  Bernardino  Baldi 
touchant  les  mouvements  accélérés  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et 
ceux  qui  l'ont  lu,  IV;  première  série,  pp.  i32-i34).  —  La  Scientia  de  Ponderibus  et 
Léonard  de  Vinci,  IV  :  Les  réflexions  de  Léonard  sur  le  quatrième  livre  du  Tractatus 
de  ponderibus  composé  par  son  Précurseur  (Ibid,,  VII;  première  série,  pp.   376-277.) 


ÎIO  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

si  constante  qu'il  semble  presque  avoir  ignoré,  sut*  ce  point, 
l'enseignement  de  Buridan;  une  seule  fois,  et  dans  une  très 
courte  note,  nous  l'entendons  faire  allusion  à  cet  enseigne- 
ment; encore  ne  s'agit-il  pas  de  la  chute  des  graves,  mais  du 
mouvement  accéléré  que  prend  la  corde  de  l'arc  à  partir  du 
moment  où  elle  est  abandonnée  par  les  doigts  de  l'archer; 
voici  cette  note 1  : 

«  Du  mouvement  de  la  flèche.  Bien  que  la  force  de  l'arba- 
lète soit  grande  au  commencement  et  nulle  en  dernier  lieu, 
néanmoins  le  mouvement  de  la  corde,  par  l'élan  acquis,  se  fait 
plus  rapide  vers  la  fin  qu'au  commencement  de  ce  mouvement.  » 

Le  peu  d'importance  que  les  Nominalistes  eux-mêmes  sem- 
blent avoir  accordé  à  l'explication  de  la  chute  accélérée  des 
graves  par  la  continuelle  acquisition  d'un  impetus,  le  complet 
délaissement  de  cette  doctrine  par  les  Italiens  du  Quattrocento 
ont,  sans  doute,  détourné  Léonard  de  l'adoption  de  cette 
théorie.  Toutefois,  la  puissance  et  l'originalité  de  son  génie 
étaient  telles  qu'il  n'hésitait  pas  à  suivre  une  pensée  méconnue 
de  ses  contemporains  et  de  ses  compatriotes,  pourvu  qu'il  la 
trouvât  juste  et  féconde.  Or,  il  n'a  pu  ignorer  l'hypothèse  qui 
fait  constamment  croître  V impetus  en  un  grave  qui  tombe; 
Albert  de  Saxe  l'avait  exposée  en  trois  ouvrages,  et  nous  savons 
que  deux  de  ces  ouvrages,  le  De  Cxlo  et  Mundo  et  le  Tractatus 
proportionum,  avaient  été  très  soigneusement  étudiés  par  Léo- 
nard. S'il  a  complètement  délaissé  la  théorie  de  la  chute  des 
graves  que  ces  écrits  esquissaient,  c'est  qu'une  autre  opinion 
s'imposait  trop  fortement  à  sa  pensée  pour  qu'il  éprouvât  le 
besoin  de  s'attarder  à  quelque  explication  différente  de  celle 
qui  le  séduisait. 

Cette  opinion  prépondérante,  c'est,  nous  l'avons  vu,  celle 
que  le  Précurseur  de  Léonard  avait  soutenue  en  son  Tractatus 
de  ponderibus.  Gomment  avait-elle  pu  ravir  l'adhésion  du 
grand  artiste  au  point  d'abolir,  au  sujet  d'un  important  pro- 
blème, la  curiosité  si  éveillée  et  si  attentive  de  ce  génie? 

Peut-être  le  faut-il  attribuer  à  ce  caractère  particulier  qu'elle 

i.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  M.  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  74,  verso. 


.Il  \\    I    BURIDAN    (M;    BETHUNE)    m     LÉONARD    DIS    \in<i  Ml 

invoquait  exclusivement  l'action  <lu  milieu  sur  le  corps  grave 
Léonard  n'a  cessé  de  méditer  avec  une  extrême  attention  au 
sujet  de  L'influence  exercée  sur  le  mouvement  d'un  projectile 
par  l'air  que  ce  mouvement  ébranle;  il  voyail  avec  raison  en 
celle  Influence  La  clé  du  problème  auquel  il  songeai!  toujours, 
du  problème  du  vol  des  oiseaux;  continuellement  hanté  par 
la  contemplation  de  l'onde  condensée  qui  se  propage  à  l'avanl 
du  projectile,  des  remous  qui  se  précipitent  à  l'arrière,  il  dul 
céder  bien  aisément  à  la  tentation  de  leur  attribuer  plus  d'im- 
portance encore  qu'ils  n'en  ont  en  réalité,  d'y  voir  les  agents 
qui  précipitent  la  chute  d'un  poids;  et  cependant  ses  médita- 
tions mêmes,  qui  lui  avaient  fourni  une  analyse  souvent  si 
exacte  de  l'action  du  fluide  sur  le  projectile,  auraient  dû  le 
mettre  en  garde  contre  une  pareille  erreur;  elles  auraient  dû 
lui  faire  proclamer  cette  vérité  que  Buridan  et  Albert  de  Saxe 
n'ignoraient  pas  :  Le  milieu  retarde  le  mouvement  du  mobile, 
il  ne  l'accélère  point. 

Cette  vérité  n'eût  sans  doute  pas  échappé  au  Vinci  si  une 
erreur,  acceptée  comme  incontestable  vérité,  ne  l'eût  incité  à 
recevoir  l'explication  de  la  chute  accélérée  des  graves  que  son 
Précurseur  avait  proposée. 

Aristote  ne  croyait  pas  seulement  à  l'accélération  du  mouve- 
ment naturel  ;  il  croyait  aussi  que  la  vitesse  du  mouvement 
violent  commence  par  croître1.  Cette  idée  fausse,  Léonard 
l'admet  sans  conteste.  Or  cette  accélération  initiale  du  mouve- 
ment des  projectiles,  rien,  en  la  Dynamique  de  Buridan  et 
d'Albert  de  Saxe,  ne  permet  de  l'expliquer;  ces  deux  auteurs 
n'ont  pas  dit  un  seul  mot  de  cette  accélération  et  Gaétan  de 
Tiène,  leur  disciple,  l'a  résolument  niée.  Saint  Thomas  d'Aquin, 
au  contraire,  l'a  admise  et  expliquée  par  l'agitation  de  l'air  que 
le  mobile  a  ébranlé;  Vernias  et  Achillini  ont  suivi  la  pensée 
du  Docteur  Angélique.  Léonard,  qui  a  admis  cette  explication, 
n'était-il  pas  tout  naturellement  porté  à  recevoir  une  explica- 
tion analogue   de  la   chute  accélérée  des  graves,  à  se  rallier 


i .  liernardino  Baldi,  Roberval  et  Descartes,  I  :  Une  opinion  de  Bernardino  Baldi 
touchant  les  mouvements  accélérés  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et 
ceux  nui  l'ont  lu,  IV;  première  série,  pp.  ia7-i3y). 


112  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

à  l'opinion  de  son  Précurseur,  de  Richard  de  Middleton,  de 
Gilles  de  Rome,  de  Jean  de  Jandun,  de  Walter  Rurley,  à  cette 
opinion  que  Gaëtan  de  Tiène  n'avait  pas  osé  condamner  for- 
mellement? 

Il  semble  donc  que  nous  puissions  poser  cette  affirmation  : 
Si  Léonard  de  Vinci  n'a  pas  admis,  en  sa  plénitude,  la  Dyna- 
mique de  Buridan  et  d'Albert  de  Saxe,  s'il  a  délaissé,  en  parti- 
culier, l'explication  féconde  de  la  chute  accélérée  des  graves 
que  cette  Dynamique  avait  proposée,  c'est  que  son  intelligence 
est  demeurée  captive  d'une  grave  hérésie  mécanique.  Cette 
hérésie,  selon  laquelle  un  projectile  commence  par  accélérer 
sa  course,  nous  la  verrons,  pendant  tout  le  xvie  siècle,  opposer 
un  solide  obstacle  aux  progrès  de  la  Dynamique  en  Italie. 


XIV 


LA  TRADITION  DE  BUR1DAN 


ET    LA 


SCIENCE  ITALIENNE  AU  XVI0  SIÈCLE 


P.    DUHEM. 


LA  TRADITION  ])K  BURIDAN 


ET    LA 


SCIENCE  ITALIENNE  AU  XVIe  SIÈCLE 


La  Dynamique  des  Italiens  au  temps  de  Léonard  de  Vinci, 
averroïstes,  alexandristes  et  humanistes. 

L'explication  par  Yimpeius  de  la  chute  accélérée  des  graves 
a  trouvé  une  si  mince  faveur  auprès  des  disciples  mêmes  de 
Buridan  et  d'Albert  de  Saxe,  elle  a  rencontré,  chez  les  Aver- 
roïstes  italiens  du  xve  siècle,  un  si  complet  mépris,  que  l'on 
ne  s'étonne  guère  de  voir  Léonard  de  Vinci  l'ignorer  ou  la 
méconnaître. 

On  ne  s'en  étonne  pas,  mais  on  en  souffre.  Ce  que  le  grand 
peintre  a  écrit,  au  sujet  de  la  Dynamique,  forme  un  imposant 
ensemble,  où  abondent  les  pensées  profondes  et  fécondes;  on 
aimerait  à  voir  cet  ensemble  complété  par  des  idées  justes 
touchant  la  cause  qui  accélère  la  chute  des  graves  ;  les  opinions 
erronées  que  Léonard  professe  à  cet  endroit  déparent  l'har- 
monie de  son  œuvre. 

Il  nous  sera  facile  de  retrouver,  pour  cette  œuvre,  toute 
l'admiration  qu'elle  mérite,  d'en  comprendre  toute  l'audace  et 
toute  l'originalité;  il  nous  suffira  pour  cela  de  la  comparer 
à  ce  que  l'on  pensait  et  écrivait  en  Italie,  au  sujet  de  la  Dyna- 
mique, au  temps  même  où  Léonard  jetait  sur  le  papier  ses 
profondes  réflexions;  Agostino  Nifo  va  nous  renseigner  à  cet 
égard. 


Il6  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

Il  nous  renseignera  par  l'intermédiaire  de  deux  ouvrages 
qu'il  a  composés  au  début  du  xvie  siècle. 

Le  premier  de  ces  deux  ouvrages,  YExposition  sur  les  livres 
de  la  Physique1,  comprend,  en  réalité,  deux  écrits  distincts: 
un  Commentaire  détaillé,  et  des  Recognitiones  postérieures  à 
ce  Commentaire.  A  la  fin  de  l'ouvrage,  nous  lisons  :  «  Comple- 
tum  in  Aviano  rure  nostro,  XV  Maij  MDVI,  fœlicibus  as  tris.  » 
Cette  date  semble  se  rapporter  au  Commentaire;  elle  nous 
laisse  ignorer  l'époque  où  furent  rédigées  les  Recognitiones. 

Le  second  des  ouvrages  de  Nifo  que  nous  aurons  à  citer  est 
YExposition  sur  les  livres  De  Cselo  et  Mundo2.  Cette  exposition 
est  datée  du  i5  octobre  i5i/j. 

Les  deux  livres  de  Nifo  ont  donc  été  écrits  à  l'époque  où 
Léonard  de  Vinci  lisait  Albert  de  Saxe  et  donnait  à  maint 
enseignement  de  cet  auteur  un  si  magnifique  développement. 

Pour  combattre  les  doctrines  des  Parisiens,  des  Moderniores, 
des  Juniorcs,  les  Averroïstes  italiens  ne  se  contentaient  pas  de 
leur  opposer  des  arguments  ;  ils  les  ridiculisaient  volontiers 
par  le  sarcasme.  Nous  avons  entendu  Vernias  désigner  les 
Nominalistes  par  l'épithète  de  Terminalistes  (Terminislœ)  qui 
semblait  dérisoire  à  ceux  qu'il  en  gratifiait;  Albert  de  Saxe, 
que  les  Italiens  prenaient  volontiers  comme  la  personnification 
de  l'École  parisienne,  a  reçu  du  professeur  de  Padoue  les  sobri- 
quets (YAlbertalius  et  d'Albertas  parvus,  qui  peuvent  difficile- 
ment passer  pour  marques  de  vénération. 

A  l'égard  des  mêmes  hommes,  Nifo  use  de  surnoms  où  la 
nuance  de  moquerie  s'est  accentuée. 

Au  cours  de  leurs  discussions  d'une  logique  subtile  au 
xiv°  siècle,  ergoteuse  et  chicanière  au  xv°,  les  Nominalistes  pari- 
siens multipliaient  les  exemples  hypothétiques  ;  le  personnage 

i.  Augustini  Niphi  Philosophi  Sucssani  Expositio  super  oclo  Arlstolclis  Slaglritx 
libros  de  Physico  Audita  :  Cum  duplici  lexius  translalionc,  Antiqua  videlicet,  et  Nova  ejus, 
ad  Grœcorum  cxcinplarium  verilatem  ab  codera  Auguslino  quàm  fidissime  Casligalis:  Avcr- 
rois  etlam  Cordubensis  in  cosdem  libros  Proœmium,  Commentaria,  cum  ipsius  Augustini 
Sucssani  refertissima  Exposilione,  Annolationibus,  ac  Postremis  in  omnes  libros  Rccogni- 
tionibus,  Casligatissima  conspiciuntur.  Vcnctiis.  Apud  Hicronymum  Scotum.  MDLIX. 

2.  Aristotelis  Stagiritœ  de  Cœlo  et  Mundo  libri  quatuor,  c  Grœco  in  Latinum  ab 
Augustino  Nipho  philosophe-  Suessano  conversi,  et  ab  eodem  cliam  prceclara,  neque  non 
longe  omnibus  aliis  in  hac  scienlia  resolutiore  aucti  exposilione....  Venctiis  apud  Hiero- 
nymum  Scotum.  MDXLIX. 


ï,A  TRADITION  DE  BURIDA.N  ET  n  B  ITALIENNE  Al     CVI*  SIECLE      i  1 7 

supposé  qui  servait  en  ces  exemples  recevait  presque  invaria- 
blement le  nom  de  Sociale  qu'une  antique  coutume  revêtait 
de  cette  orthographe  abrégée:  Sortes*  Ecorcher  de  la  soi  le 
le  nom  du  sage  Athénien,  c'était  provoquer  les  risées  <l<-s 
Humanistes  ;  et  Nifo  compte  assurément  sur  L'écho  de  ces  risées 
Lorsqu'il  appelle  Sorticoles  ses  adversaires  parisiens.  Parfois, 
aussi,  il  transforme  à  leur  usage  le  nom  de  Calculatores  que 
l'on  donnait  alors  à  tous  ceux  qui  s'occupaient  de  discuter  les 
règles  de  la  Dynamique  et  qu'ils  devaient  au  Liber  calcula- 
tionum  composé  par  l'un  deux,  le  Calculalor  Richard  Suiscth  ; 
Nifo  les  nomme  Captiunculalores ,  et  il  accole  volontiers  cette 
épithète  à  celle  de  Sorticolœ1. 

Quant  à  Albert  de  Saxe,  ce  n'est  plus  pour  lui  Albertutius ; 
c'est  Albcrtilla;  ce  sobriquet  sautillant  doit,  semble-t-il,  ôter 
tout  poids  aux  arguments  du  vieux  maître  allemand. 

En  son  Exposition  sur  les  livres  de  la  Physique,  Nifo  traite  du 
mouvement  des  projectiles2;  il  commente  le  texte  où  Àristote 
attribue  la  continuation  de  ce  mouvement  à  l'onde  condensée 
qui  précède  le  mobile  ;  en  ce  commentaire,  les  noms  de  Thé- 
mistius  et  d'Averroès  reviennent  fréquemment;  mais  la  théorie 
de  Yimpetus  n'a  même  pas  l'honneur  d'une  allusion. 

A  la  fin  de  cet  exposé  de  la  doctrine  péripatéticienne,  notre 
auteur  se  contente  d'ajouter  ces  lignes  :  «  Averroès  dit  avec 
raison  que  ce  texte  est  difficile,  car  les  commentateurs 
modernes  (recentiores)  ne  l'ont  aucunement  compris.  La  diffi- 
culté de  ce  sujet  est  la  raison  pour  laquelle  Albertilla  a  témé- 
rairement repris  Aristote,  dont  assurément  il  ignorait  les 
propres  paroles  ;  et  tous  les  Sorticoles  de  son  temps  sont  tombés 
en  la  même  erreur.  » 

Aux  Rccognitiones  qui  suivent  celle  exposition,  Nifo  nous 
apprend  que  «  les  Juniorcs  font  des  objections  à  l'opinion 
d'Àristotc  au  sujet  du  mouvement  des  projectiles  ».  Il  daigne 
même  mentionner  quelques-unes  de  ces  objections,  celle-ci 
entre  autres  :  une  plume  devrait,  selon  cette  opinion,  se  laisser 


1.  Voir,  par  exemple,  en  VExpositio  librorum  de  physico  auditu,  à  la  fin  du  VII*  livre. 
■>..  Augustini  Niphî  Exposilio  super  oclo  libros  de  physico  audilu,  lib.  VIII;  éd.  cit., 
P    645 


Il8  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

jeter  plus  loin  qu'une  pierre.  Mais  notre  auteur  ne  prend 
même  pas  la  peine  de  résoudre  ces  difficultés  ;  «  comme  toutes 
ces  choses  ont  été  exactement  traitées  dans  nos  commentaires, 
passons  outre,  »  dit-il. 

En  exposant  la  Physique,  Nifo  n'a  pas  parlé  de  la  chute 
accélérée  des  graves;  il  traite i  ce  sujet  en  son  exposition  du 
De  Cdelo. 

Il  reproduit  tout  d'abord,  d'après  Simplicius  et  Saint  Thomas 
d'Aquin,  ce  que  les  anciens  ont  pensé  de  cette  accélération; 
il  y  ajoute  même  quelques  renseignements;  il  désigne,  par 
exemple,  «  Jamblique  et  d'autres  Platoniciens  »  comme  étant 
ces  physiciens  dont  Simplicius  nous  avait  tu  les  noms  et  qui 
attribuaient  l'accélération  de  la  chute  des  graves  à  la  diminution 
de  l'épaisseur  du  milieu  résistant.  Que  cette  supposition  soit 
inadmissible,  notre  Averroïste  le  montre  en  reprenant  l'argu- 
ment que,  depuis  Richard  de  Middleton,  l'École  de  Paris  n'avait 
cessé  de  faire  valoir:  «  Supposons,  »  dit-il,  «que  le  mobile  M  se 
meuve  vers  son  lieu  naturel  G  en  parcourant  la  ligne  ABC. 
Au  moment  où  M  arrive  en  B,  supposons  qu'un  mobile  R,  de 
même  espèce  et  de  même  nature  que  le  mobile  M,  commence, 
lui  aussi,  à  se  mouvoir;  il  est  clair  que  M  arrivera  en  G  plus 
vite  que  R,  bien  que  l'épaisseur  d'air  à  traverser,  BG,  soit  la 
même  pour  tous  deux  ;  ce  n'est  donc  pas  l'épaisseur  du  milieu 
qui  cause  la  vitesse  plus  ou  moins  grande  du  poids.  » 

Nifo  présente  alors  l'explication  de  Saint  Thomas  d'Aquin  à 
laquelle  il  identifie,  bien  à  tort,  celle  d'Alexandre  d'Aphrodisie; 
la  raison  qui  lui  a  fait  rejeter  la  précédente  supposition  est  tout 
aussi  valable  contre  cette  dernière;  notre  auteur,  cependant, 
ne  semble  plus  la  regarder  comme  aussi  péremptoire,  car  il 
s'exprime  en  ces  termes  : 

«  Je  pense  avec  Alexandre  et  Saint  Thomas  qu'un  grave  se 
meut  plus  vite  lorsqu'il  est  voisin  de  son  lieu  propre  que  lors- 
qu'il en  est  éloigné,  parce  que  la  gravité  de  ce  corps  est  alors 
plus  grande  ou,  en  d'autres  termes,  parce  qu'elle  est  fortifiée, 
accrue  et  augmentée.  Mais  je  ne  crois  pas,  comme  eux,  que 

i.  Augustini  Niphi  Expositio  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo,  liber  I,  éd.  cit..,  fol.  5o, 
coll.  a  et  6, 


LA  TRADITION  DE  BUBIDAN  1T  LA  SCIENCE  ITALIENNE   m     IVT     imii.      i  m, 

la  seule  cause  de  ce  renforcement  soit  le  voisinage  du  lieu 
naturel;  à  partir  d'une  même  position,  en  effet,  un  mobile 
qui  n'était  pas  mû  auparavant  se  meut  plus  Lentement  qu'un 
autre  corps  déjà  en  mouvement,  bien  que  ces  deux  mobiles 
soient  également  proches  du  Lieu  naturel. 

n  11  y  a  lieu  de  remarquer  à  ce  sujet  qu'il  existe  deux  soi  les 
de  gravités.  L'une  est  la  gravité  naturelle;  elle  a  été  don  née  au 
corps,  par  l'intermédiaire  de  la  forme,  en  La  génération  de  ce 
corps  et  par  l'agent  naturel  qui  l'a  produit.  .  .  L'autre  est  la 
gravité  accidentelle  ou  adventice;  elle  est  accidentellement 
produite  dans  le  poids  par  des  causes  extrinsèques;  quelques- 
uns  la  nomment  impelus,  et  avec  raison.  » 

Nous  pourrions,  à  la  lecture  de  ce  passage,  croire  que  Nifo, 
toujours  si  prompt  à  changer  de  sentiment  au  gré  de  son 
septicisme  intéressé,  s'est  converti  à  la  doctrine  parisienne  et 
qu'il  adhère  maintenant  à  l'hypothèse  de  Y  impelus.  Singulière 
adhésion,  en  tous  cas,  et  qui  s'allie  avec  une  connaissance 
bien  imparfaite  de  l'explication  adoptée  !  Voici,  en  effet, 
comment  Nifo  la  présente  : 

«  Le  fait  qui  nous  occupe  n'a  pas  pour  seule  cause  le 
voisinage  du  lieu,  comme  Alexandre  et  Saint  Thomas  parais- 
sent le  croire  ;  il  me  semble  qu'il  admet  trois  causes  : 

)>  La  première  et  principale  cause  est  le  mobile  lui-même 
que  sa  forme  rend  apte  à  se  mouvoir  de  la  sorte. 

»  La  seconde  cause  est  une  cause  dispositive;  c'est  le  voisi- 
nage du  lieu;  le  voisinage  du  lieu  dispose,  en  effet,  le  mobile  à 
la  génération  d'une  telle  gravité. 

»  La  troisième  cause  est  une  cause  instrumentaire  et  indispen- 
sable (sine  qua  non);  c'est  le  mouvement  naturel,  par  lequel  le 
mobile  se  meut  et  s'approche  du  lieu  ;  sans  ce  mouvement,  cette 
gravité  accidentelle  ne  saurait  exister  ;  la  preuve  en  est  que  le 
mobile,  une  fois  au  repos,  n'est  pas  plus  lourd  qu'auparavant.  » 

Et  l'auteur  d'un  tel  verbiage  a  lu  les  claires  et  concises 
explications  qu'Albert  de  Saxe  donnait  en  ses  Qusestiones  in 
libros  De  Cselo!  Quelques  lignes  plus  bas,  il  cite  cet  ouvrage 
d'à  Albertillus  »  ;  c'est,  il  est  vrai,  pour  s'écrier  tout  aussitôt  ; 
«  Cet  homme  se  trompe,  errât  hic  virl  » 


120  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

Les  Averroïstes  n'étaient  pas,  au  début  du  xvie  siècle,  les 
maîtres  incontestés  de  l'opinion  au  sein  des  Universités  ita- 
liennes. Devant  eux,  un  parti  nouveau  venait  de  surgir.  Les 
Alexandristes  tenaient  Averroès  pour  un  très  infidèle  inter- 
prète de  la  pensée  d'Aristote,  particulièrement  en  la  question 
de  l'immortalité  de  l'âme;  le  dépositaire  de  la  véritable  pensée 
du  Philosophe,  ce  n'était  plus,  pour  eux,  le  Commentateur; 
c'était  Alexandre  d'Aphrodisias. 

Les  Alexandristes  reconnaissaient  pour  chef  le  successeur 
de  Vernias  à  l'Université  de  Padoue,  Pierre  Pomponazzi  de 
Mantoue.  Transféré  en  la  chaire  de  Philosophie  de  Bologne, 
Pomponace  y  soutint  contre  Nifo  des  débats  demeurés  célèbres. 

La  lecture  des  écrits  de  Pomponace  nous  montre  qu'il 
connaissait  fort  bien  certaines  des  théories  en  vogue  à  l'Uni- 
versité de  Paris,  en  particulier  celles  qui  concernent  l'intensité 
des  formes,  l'action  et  la  réaction,  la  conservation  des  formes 
dans  le  mixte.  Gaétan  de  Tiène  paraît  avoir  été,  dans  les 
Écoles  italiennes,  le  plus  actif  introducteur  de  ces  discussions; 
il  semble  qu'elles  aient  surtout  trouvé  crédit  auprès  des 
médecins;  Gaétan  était  lui-même  médecin;  ses  principaux 
continuateurs  ou  contradicteurs,  tels  que  Jacques  de  Forli  ou 
Jean  Marliano,  l'étaient  également. 

Pomponazzi  a  profondément  étudié  les  théories  parisiennes; 
mais,  dans  la  plupart  des  cas,  c'est  pour  les  mieux  réfuter  et 
faire  prévaloir  plus  sûrement  les  doctrines  d'Aristote  et  de  ses 
commentateurs  grecs.  Les  jugements  qu'il  porte  sur  les 
maîtres  de  l'École  terminaliste  sont,  bien  souvent,  fort  sévères; 
du  moins  sont-ils  exempts  des  sarcasmes  et  des  sobriquets  que 
Nifo  substitue  si  volontiers  aux  arguments. 

Le  traité  De  intensione  et  remissione  formarum  que  Pom- 
ponace composa  et  fit  imprimer  à  Bologne  en  1 5i 4  '  est 
consacré  en  entier  à  combattre  certaines  conclusions  de  Pun 


i.  Pétri  Pomponalii  Mantuani  Traclatus,  in  quo  disputalur  pênes  quid  inlensio  et 
remissio  formarum  intendantur,  nec  minus  parvitas  et  magniludo.  Bononi;i>,  apud  II.  Pla 
tonidem,  iGifi.  —  Pétri  Pomponalii  Mantuani.  Traclatus  acutissimi,  utilissimi,  et  mère 
peripatetici.  De  intensione  et  remissione  formarum  ac  de  parvitale  et  magnitudine.  De 
reactione.  De  modo  agendi  primarum  qualitatum.  De  immortalitate  anime.  Apologie  libri 
très.  Contradictoris  tractatus  doclissimus.   Defensorium  antoris.  Approhationes  rationiii" 


i.\  TRADITION  DE  BURIDAN  BT  LA  SCIENCE  ITALIENNE   m    \m    SIÈCLE     13  I 

des  auteurs  les  plus  lus  et  les  plus  commentés  par  les  Logicien 
parisiens,  de  Richard  Suiseth  le  Calculateur.  Cet  auteur, 
Pomponace  le  reconnaît1  pour  «un  homme  à  L'esprit  ti 
aiguisé  »,  et  eVsi  avec  courtoisie  qu'il  en  discute  les  opinions 
auxquelles  il  préfère  celles  des  philosophes  de  l'Antiquité. 
Les  disciples  de  Pomponace  gardaient,  d'ailleurs,  moins  de 
réserve  que  le  maître;  en  une  épître  adressée  à  l'auteur  par- 
Jean  \  irgile  d'Urbin  !,  il  est  parlé  de  gens  «  si  bien  entortillés 
par  les  replis  et  les  détours  de  ce  Suiscth,  qu'il  leur  est 
impossible  de  voir  la  vérité  ». 

Au  traité  De  rcaclione  que  Pomponace  fit  imprimer  en  1 5 1 5 , 
le  ton  de  la  discussion  devient  plus  acerbe.  La  tbéoric  d'Aiis- 
tote  à  ce  sujet  avait  été,  dit  le  professeur  de  Bologne3,  admise 
sans  conteste  par  tous  les  commentateurs  grecs  et  par  les 
anciens  commentateurs  latins.  «  Mais  ceux  qui  sont  venus 
ensuite  et,  en  particulier,  les  Anglais,  ont  élevé,  contre  la 
proposition  universellement  accordée,  des  doutes  si  subtils  et 
des  arguments  si  difficiles,  que  les  hommes  les  plus  célèbres 
ont  peiné  pour  les  résoudre  et  qu'à  mon  avis  ils  n'y  sont  pas  V 
parvenus  d'une  manière  entièrement  satisfaisante.  » 

Sans  doute,  en  ce  traité  De  reactione,  nous  trouvons  parfois  \ 
cités  avec  éloges,  les  noms  des  maîtres  qui  sont  regardés 
comme  les  chefs  de  la  secte  parisienne;  ces  noms  sont  ceux 
d'Albert  de  Saxe,  de  Marsile  d'Inghen,  de  Paul  de  Venise,  de 
Jacques  de  Forli,  de  Gaétan  de  Tiène,  que  Pomponace  nomme 
constamment  Gaétan  de  Yicence.  Mais  ce  ne  sont  pas  toujours 
des  éloges  qui  accompagnent  les  noms  des  Nominalistes  trop 
attachés,  au  gré  de  Pomponace,  à  leurs  propres  doctrines, 
trop  dédaigneux  de  celles  d'Aristote. 


defensorii  per  Fratrem  Chrysostomum  Thcologum  ordinis  predicatorum  divinum.  De 
nutritione  et  augmentât ione .  Colophon  :  Venetiis  impressumarteetsumptibusheredum 
quondam  domini  Octaviani  Scoti,  civis  ac  patritii  Modoetiensis  :  etsociorum.  Anno  ab 
incarnatione  dominica  MDXXV  calcndas  martii.  (Xos  citations  et  renvois  se  rap- 
portent à  cette  édition.) 

i.  Pétri  Pomponatii  Tractatus  de  intensione  et  remissione  formarum;  prohemium  ; 
éd.  cit.,  fol.  2,  col  a. 

2.  Pétri  Pomponatii  Tractatus  utilissimi...;  éd.  cit.,  fol.  i,  verso. 

3.  Pétri  Pomponatii  Tractatus  de  reactione;  proemium;  éd.  cit.,  fol.  ai,  col.  a. 

k-  Pétri  Pomponatii  Tractatus  de  reactione,  sect.  I,  cap.  VI;  éd.  cit.,  fol.  23,  col.  c. 
tl>id.,  sect.  I,  cap.  XII;  éd.  cit.,  fol.  2G,  coll.  a  et  6 


122  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

Suiseth  le  Calculateur  reçoit  la  plus  forte  part  des  brocards 
que  lance  Pomponace  :  «  Si  le  Calculateur  veut  bien  me  le 
permettre »,  je  lui  dirai  :  Ce  propos  est  d'un  homme  qui  ignore 
les  premiers  rudiments  de  la  Philosophie...  Il  est  clair  et 
évident  que  cette  conclusion  est  d'un  homme  fort  peu  exercé 
aux  paroles  d'Aristote...  Que  ce  si  savant  homme  lise  donc 
Aristote!  » 

Parfois,  Jacques  de  Forli  partage  avec  Suiseth  les  méchants 
compliments  de  Pomponace2  : 

«  Il  est  étrange  que  ces  très  savants  personnages  adhèrent 
aux  conclusions  du  raisonnement  plutôt  qu'au  témoignage 
des  sens.  Aristote,  cependant,  au  IIP  livre  de  la  Génération 
des  Animaux,  vers  la  fin  du  9"  chapitre,  dit  qu'il  vaut  mieux 
se  fier  aux  sens  qu'au  raisonnement...;  au  VIII0  livre  de  la 
Physique,  il  déclare  que  la  recherche  du  raisonnement  et 
le  délaissement  des  sens  sont  une  preuve  de  faiblesse  intellec- 
tuelle... Ces  hommes -là,  rien  ne  les  peut  ébranler,  ni  le 
»  témoignage  des  sens,  ni  les  arguments,  ni  une  autorité,  quelle 
*  qu'elle  soit;  ils  ne  se  fient  qu'à  eux-mêmes  et  demeurent 
fermement  attachés  à  leurs  fantastiques  imaginations.  Ils  ne 
sont  pas  seulement  en  contradiction  avec  Aristote,  mais  aussi 
avec  Galien  et  avec  Avicenne;  enfin  ils  détruisent  toute  la 
Médecine.  » 

Suiseth  et  Jacques  de  Forli  ne  sont  pas  seuls  à  s'entendre 
traiter  de  la  sorte.  Guillaume  d'IIeytesbury  (Hentisberus) 
est  appelé3  «  le  plus  grand  des  sophistes  ».  Quant  à  Gaétan  de 
Tiène,  l'écrit  qu'il  a  composé  contre  Jean  Marliano  est  jugé 
avec  la  dernière  sévérité  ^  :  «  Une  chose  m'étonne  en  cet 
homme  si  savant  et  si  célèbre;  les  vérités  qui  se  manifestent 
aux  sens,  que  démontrent  les  raisons  les  plus  évidentes,  que 
proclame  la  claire  et  grande  voix  d'Aristote,  il  les  délaisse,  les 
rejette  et  les  nie.  Des  opinions  à  peine  imaginables  sont  celles 
qu'il  poursuit.  S'il  était  permis  de  parler  ainsi   d'un   homme 

1.  Pétri  Pomponatii  Op.  cit.,  sect.  \,  cap.  III;  éd.  cit.,  fol.  22,  col.  b. 

2.  Pctri  Pomponatii  Op.  cit.,  sect.  I,  cap.  III;  éd.  cit.,  fol.  22,  coll.  b  et  c. 

3.  Pétri  Pomponatii  Op.  cit.,  sect.  I,  cap.  VIII;  éd.  cit.,  fol.  23,  col.  d. 

!\.  Pétri  Pomponatii  Op.  cit.,  sect.  I,  cap.  XI;  éd.  cit.,  fol.  a/j,  col.  d  et  fol.  25, 
col.  a. 


LA    PRÀDITION  DE  BURIDAN  ET  LA  SCIENCE  ITALIENNE  AU  XVI'     in.ir      | 

dont  la  réputation  est  si  étendue,  je  dirais  ;  A.gir  <!<•  [a  sorte 
est  le  comble  du  ridicule...  <  le  qui  me  parait  !<■  plus  à  blâmei 
en  cet  homme,  c'est  qu'il  n'a  aucunement  prouvé  ses  conclu 
sions  ;  ses  preuves  se  renversent  l'une  L'autre;  elles  sont 
fondées  sur  le  faux  et  sur  le  vide;  elles  sont  fort  éloignées  de 
toute  Physique  raisonnable.  » 

Le  traité  De  nutritione  et  augmentalioiie  que  Pierre  Pomponace 
composa  en  i5ai,  nous  apporte  de  nouvelles  duretés  à  l'égard 
des  maîtres  de  la  Scolastique  parisienne.  Une  opinion  que 
Jean  Buridan  avait  émise  en  ses  questions  sur  le  IVe  livre  des 
Physiques  est  réfutée1  avec  une  certaine  courtoisie.  Mais 
Grégoire  de  Rimini  voit  ses  doctrines  traitées  avec  la  dernière 
brutalité2:  «Tout  son  discours  est  corrompu  et  monstrueux... 
D'un  bout  à  l'autre,  c'est  une  pure  folie...  Ce  qu'il  dit 
est  inintelligible...,  atteint  le  dernier  degré  de  l'inintelligi- 
bilité.  C'est,  je  pense,  le  besoin  de  contredire,  ou  bien  le  désir 
de  garder  son  avis,  selon  lequel  rien  ne  peut  durer  seulement 
un  instant  isolé,  qui  a  conduit  cet  homme -là  à  de  si  grandes 
monstruosités.  »  Quant  à  Paul  de  Venise,  s'il  contredit  Walter 
Burley,  c'est  «  par  ambition  »3. 

Quelles  étaient,  en  Dynamique,  les  opinions  de' Pomponace? 
Les  textes  que  nous  avons  eus  entre  les  mains  ne  nous  donnent 
aucun  renseignement  à  ce  sujet.  Mais  l'attachement  de  cet 
auteur  au  sentiment  d'Aristote  et  de  ses  commentateurs  grecs, 
la  sévérité  avec  laquelle  il  traite  la  plupart  des  représentants 
de  l'École  parisienne  nous  font  croire  que  le  chef  de  l'École 
alexandriste  ne  professait  point  les  mêmes  doctrines  méca- 
niques que  Buridan  et  Albert  de  Saxe. 

En  face  des  Averroïstes  et  des  Alexandristes  qui  peuplent, 
au  voisinage  de  l'an  i5oo,  les  universités,  et  notamment  celles 
de  Bologne  et  de  Padoue,  l'Italie  est  fière  de  produire  la 
brillante  pléiade  de  ses  Humanistes. 

Épris  de  poésie  et  d'éloquence,  délicats  admirateurs  de 
l'élégance  romaine  ou  attique,  les  Humanistes  n'éprouvaient 

i.  Pétri  Pomponatii  Mantuani  De  nutritione  et  augmentatione  libellus,  lib.  H, 
cap.  IX;  éd.  cit.,  fol.  i30,  col.  d. 

2.  Pétri  Pomponatii  Op.  cit.,  lib.  II,  cap.  XI;  éd.  cit.,  fol  137,  col.  c  et  d. 

3.  Pétri  Pomponatii  Op.  cit.,  lib.  I,  cap.  XIII;  éd.  cit.,  fol.  123,  col.  b. 


124  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

nul  désir  de  prendre  part  aux  discussions  qui  s'agitaient  en 
Sorbonne,  en  la  bruyante  rue  du  Fouarre  ou  au  Collège  de 
Montaigu;  les  sujets  de  ces  discussions  leur  semblaient  trop 
abstraits  ;  les  méthodes  par  lesquelles  elles  étaient  menées  leur 
paraissaient  trop  subtiles;  et  surtout  leur  latinisme  raffiné  ne 
pouvait  souffrir  le  «  style  de  Paris  »,  le  rude  langage  technique 
dont  ces  argumentations  ne  savaient  point  se  passer.  Un  Her- 
molao  Barbaro,  par  exemple1,  a  poursuit  de  ses  outrages  ces 
philosophes  barbares;  on  les  tient  communément,  dit-il,  pour 
sordides,  grossiers  et  incultes  ;  durant  leur  vie,  ils  n'étaient 
pas  vivants  et,  après  leur  mort,  ils  ne  vivent  pas  davantage  ; 
ou  s'ils  vivent,  c'est  dans  la  peine  et  l'opprobre.  »  L'humilité 
en  laquelle  ces  moines  et  ces  maîtres-ès-arts  avaient  enseveli 
leur  laborieuse  existence  rebutait  jusqu'au  dégoût  les  Italiens 
de  la  Renaissance,  assoiffés  de  renommée. 

Les  Parisiens,  cependant,  avaient  un  mérite  qui  les  relevait 
aux  yeux  des  Humanistes  attachés  de  cœur  à  la  foi  catho- 
lique; même  en  Italie,  il  y  avait  de  ces  Humanistes,  et  ils  y 
étaient  plus  nombreux  qu'on  ne  dit.  En  face  des  Alexandristes 
et  des  Averroïstcs  de  Bologne  et  de  Padoue,  des  Alexandristes 
qui  niaient  l'immortalité  de  l'âme  et  des  Averroïstes  qui 
soutenaient  l'unité  de  l'intellect  humain  et  rejetaient  la 
survie  personnelle,  la  Sorbonne  apparaissait  comme  la 
gardienne  de  l'orthodoxie  chrétienne.  Les  catholiques  italiens 
saluaient  en  elle  la  maîtresse  de  la  saine  Théologie  :  a  J'ai 
parlé  conformément  à  la  thèse  de  Saint  Thomas,  écrit  Pic  de  la 
Mirandolc  en  i /i 9 3 a ,  et  conformément  à  la  voie  commune. 
J'appelle  voie  commune  des  théologiens  celle  qui,  à  présent, 
est  communément  tenue  à  Paris;  c'est  là,  en  effet,  que  fleurit 
surtout  l'étude  de  la  Théologie.  Or,  au  sujet  de  cette  pré- 
sence  de  l'âme  en  un  lieu,  presque  tous,  à  Paris,  marchent 

1.  D'après  une  lettre  de  Jean  Pic  de  la  Mirandolc  à  Ilermolao  Barbaro,  datée: 
Florentiœ,  III  nouas  Jnnias  MCCCCLXXW  (.ïoannis  Pici  Mirandulœ  Omnia 
opéra.  Colophon,  à  la  fin  des  Opuscula:  Opuscula  hase  foannis  Pici  Mirandulœ 
Concordia?  Comitis  Diligenter  impressit  Bernardinus  Venetus,  adhibita  pro 
Airibus  solertia  et  diligentia  ne  ab  arebetypo  aberraret  :  Venetiis  Anno  Salulis 
MCCGCLXXXXVIII,  die  IX  Octobris). 

2..  Apologia  Joannis  Pici  Mirandulœ  Concordiaî  Comitis.  Qnrestio  prima.  De 
descensu  Ghristi  ad  inferos.  (Jannis  Pici  Mirandulœ  Concordia^  Comitis  Omnia  opéra.) 


LA    in\i>rrm\  DE  m  mi)\N  M    i.\  scii  \<  i    i  i  Mil  \\r.   \i    w  i       n  <  Ll 

avec  Les  Scotistes  et  les  Nominalistes;  c'est  pour  cette  raison 
seulement,  par  respect,  donc,  pour  II  diversité  «le  Paris,  que 
je  n'ai  point  voulu  poser  ma  conclusion,  si  ce  D'est  comme 
probable.  » 

Ces  Lignes  nous  montrent  quelle  était,  auprès  des  catho 
liques  italiens,  L'autorité  de  l'Université  <l<;  Paris;  les  condam 
nations  portées  en  1277  par  Etienne  Tempier  en  avaient  fait 
la  citadelle  qui  défendait  la  pensée  chrétienne  contre  \r> 
assauts  du  Péripalétismc  et  du  Néoplatonisme  hellènes  ou 
musulmans;  pour  pénétrer  les  doctrines  des  théologiens  de 
Paris,  les  Humanistes  consentaient  à  apprendre  le  langage 
dont  ils  avaient  usé. 

Ainsi  avait  fait  Jean  Pic  de  la  Mirandolc  :  «  Il  avait,  »  nous 
dit  son  neveu  Jean-François  Galeotti  Pic1,  «une  connaissance 
approfondie  des  théologiens  modernes,  de  ceux  qui  usent  de 
ce  style  communément  nommé  style  parisien.  Telle  était  cette 
connaissance  que  si  l'on  venait,  à  Fimproviste,  à  lui  demander 
l'explication  d'une  question  abstruse  et  peu  explicite  formulée 
par  Fun  de  ces  théologiens,  »  il  en  donnait  aussitôt  la  plus 
parfaite  exposition. 

Jean  Pic  de  la  Mirandole  allait  plus  loin;  contre  les  Huma- 
nistes que  rebutait  le  langage  de  l'École  de  Paris,  il  osait 
prendre  la  défense  de  cette  terminologie  technique.  «  Que  l'on 
considère,  à  titre  d'exemple,  la  production  d'un  homme  par 
le  Soleil;  nos  auteurs  vont  dire  :  hominem  causari.  Aussitôt,  » 
écrit  Jean  Pic  à  Hermolao  Barbaro2,  «vous  allez  vous  écrier  : 
Gela  n'est  pas  latin.  Jusque-là,  vous  dites  vrai  :  Gela  n'est 
pas  romain.  Mais  vous  ajoutez  :  Donc  c'est  incorrect.  Votre 
argument  pèche;  un  Arabe,  un  Égyptien  pourront  dire  la 
môme  chose  ;  ils  ne  le  diront  pas  en  latin,  mais  ils  le  diront 
correctement...  Qui  empêche  ces  philosophes  que  vous 
nommez  barbares  d'avoir  établi  d'un  commun  accord  une  cer- 
taine règle  de  langage  et  de  la  tenir  pour  consacrée,  comme 

1 .  Joannis  Plci  Mirandulcc,  viri  omni  disciplinaruni  génère  consummatissimi,  vita  per 
Joanncm  Franciscum  Illustris  Principis  Galeotti  Pici  filium  édita  (Joannis  Pici 
Mirandulae  Omnla  opéra). 

2.  Lettre  (déjà  citée)  de  Jean  Pic  de  la  Mirandole  à  Hermolao  Barbaro,  Florentiae, 
111  nonas  Junias  MCGGGLXXXV. 


I2Ô  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

la  langue  romaine  l'est  pour  vous?  Pourquoi  diriez-vous  que 
leur  langage  n'est  pas  correct  et  que  le  vôtre  l'est?  Il  n'y  a, 
pour  cela,  aucune  raison,  puisque  cette  imposition  de  noms 
est  tout  arbitraire.  Si  vous  ne  voulez  pas  que  ce  langage 
mérite  le  nom  de  romain,  appelez -le  français,  anglais, 
espagnol,  ou  encore  parisien,  puisque  c'est  ainsi  que  le 
vulgaire  le  nomme.  Lorsque  ceux  qui  l'emploient  en  useront 
avec  vous,  il  leur  arrivera  maintes  fois  d'être  moqués, 
maintes  fois  de  demeurer  incompris;  mais  la  même  chose 
vous  arriverait  si  vous  parliez  au  milieu  d'eux;  'Avàx«P^Ç 
Tuap'  'Àôiqvaioiç  uoXoiKt'Çei,  'AOyjvoïci  oï  rcapà  ExuÔaiç,  Anacharchis  fait 
des  solécismes  chez  les  Athéniens,  les  Athéniens  en  feraient 
chez  les  Scythes.  » 

L'orthodoxie  des  Parisiens  sauvait,  auprès  des  Humanistes 
chrétiens,  la  barbarie  de  leur  langage  et  la  subtilité  de  leur 
dialectique;  les  Padouans  auraient  vainement  compté  sur  une 
semblable  indulgence,  eux  dont  tout  l'effort  allait  à  soutenir 
«les  dogmes  impies1  d'Alexandre,  d'Averroès  et  de  plusieurs 
autres  philosophes  anciens  ». 

C'est  donc  aux  Averroïstes,  autrement  nombreux  et  influents 
que  les  Nominalistes  sur  les  chaires  des  Universités  italiennes, 
que  s'attaquaient  surtout  les  Humanistes.  Le  langage  des 
Averroïstes,  émaillé  de  mots  arabes,  surpassait  en  rudesse  le 
style  des  Parisiens  et,  plus  encore  que  celui-ci,  offusquait 
l'oreille  délicate;  le  culte  étroit  et  intolérant  qu'ils  professaient 
pour  Aristote  et  ses  commentateurs  révoltait  les  Platoniciens. 
Le  nom  d'Averroès  devint  ainsi  comme  le  symbole  de  tout  ce 
qui  choquait  l'Humanisme. 

Voici,  par  exemple,  Giorgio  Valla  de  Plaisance;  c'est  un 
lettré  qui  a  enseigné  l'éloquence  à  Milan,  à  Pavie  en  1470,  à 
Venise  en  1^81;  c'est  un  helléniste  qui  a  traduit  plusieurs  des 
ouvrages  d' Aristote,  de  Cléomède,  de  Ptolémée,  de  Plutarque, 
de  Proclus;  c'est  un  latiniste  raffiné  qui  a  annoté  et  édité  les 
Tusculanes;  de  plus,  c'est  un  chrétien  orthodoxe;  il  est  fidèle 
aux  enseignements  des  grands  docteurs  catholiques,  d'Albert, 
de  Saint  Thomas  d'Aquin,  de  Duns  Scot,  de  Gilles  de  Rome, 

i;  Apologia  Joannis  Pici  Mirandulœ,  in  fine. 


LA  TRADITION  DB  BURIDA.N  ET  LA  SCIENCE  ITALIENNE   \u   \m    BIÈ4  LE     i  :<7 

<|ii  il  cilc  avec  vénération;  tout  le  disposée  être  an  fougueui 
adversaire  de  l'Ecole  averroïste;  il  l'est,  en  effet;  ('coulons  en 
quels  termes1  il  parle  d'Aristote  et  de  son  Commentateur: 

k  Ceux  qui  considèrent  les  choses  d'un  regard  pénétrant  ne 
doivent  guère  s'étonner  qu'Âristote,  halluciné  en  celte  cir- 
constance, ait  professé  de  semblables  erreurs;  il  a  donné  bon 
nombre  de  doctrines  fort  inférieures  encore  à  celle-là;  et,  à  ce 
sujet,  les  Platoniciens  lui  reprochent  son  ignorance  et  son 
manque  de  rectitude  dans  le  jugement.  C'est  pourquoi  on  l'a 
laissé  longtemps  de  côté,  gisant  sous  la  rouille;  on  ne  célébrait 
alors  que  le  seul  Platon  et  la  doctrine  platonicienne.  Mais 
bientôt  on  vit  émerger  de  la  vase  un  barbare,  un  goinfre  absolu- 
ment stupide,  cet  Averroès  au  cerveau  puant  (Aliquanlo  posl 
Barbarus  quidam  ineptissimus  lurcho,  putidlque  cerebro  e  lato 
effossas  Averroès);  se  complaisant  aux  discussions  captieuses, 
il  parvint,  à  l'aide  de  sophistiques  chicanes,  à  présenter  un 
Aristote  à  ce  point  platonicien  que  l'on  ne  connaît  aucun 
philosophe  qui  le  fût  autant.  » 

Cette  haine  fougueuse  d'Aristote  et  de  son  Commentateur 
pouvait  prédisposer  Georges  Valla  à  faire  bon  accueil  aux 
nouveautés  antipéripatéticiennes  de  l'École  nominaliste  ;  aussi 
devine-t-on,  en  ses  écrits,  une  sorte  de  reflet  de  la  Dynamique 
parisienne  ;  mais  comme  ce  reflet  est  pâle  et  vague  ! 

Nous  le  percevons,  ce  reflet,  en  ce  qu'enseigne  notre  huma- 
niste2 au  sujet  de  ce  temps  de  repos  par  lequel  la  chute  d'un 
projectile  serait  séparée  de  l'ascension  de  ce  corps  : 

a  Si  un  mouvement  dirigé  en  ligne  droite  se  réfléchit,  il  pro- 
duit, il  est  vrai,  deux  mouvements  contigus,  mais  non  pas 
deux  mouvements  qui  se  continuent  l'un  l'autre.   Entre   ces 


i.  Gcorgii  Vallae  Placentini  viri  clariss.  De  expetendis  etfugiendis  rébus  opus,  in  quo 
haec  continentur...  In  fine  tomi  secundi:  Venetiis  in  aedibus  Aldi  Romani  impensa  ac 
studio  Joannis  Pétri  Vallae  filii  pientiss.  Mense  Decembri  MDL  —  Totius  operis 
liber  XXIII  et  Physiologiac  quartus  ac  ultimus,  de  Coelo,  quodque  Mundus  non  sit 
aeternus,  et  Aristotelis  argumentorum  confutatio;  c.  I.  —  Cette  volumineuse  compi- 
lation, l'un  des  chefs-d'œuvre  typographiques  sortis  des  presses  Aldines,  a  été  publié 
par  Jean-Pierre  Valla  deux  ans  après  la  mort  de  son  père;  celui-ci,  en  effet,  était 
mort  à  Venise  en  1/199. 

2.  Georgii  Vallae  Placentini  Expetendorum  ac  fugiendorum  quem  struebat  liber 
vigesimus  secundus,  Physiologiac  vero  tertius,  quartae  hebdomadis  liber  primus. 
De  naturalibus  principiis  et  causis.  Gap.  VI:  De  motu,  et  quiète. 


128  ÉTUDES    SUR    LEONARD   DE    VINCI 

deux  mouvements,  en  effet,  un  repos  se  produit,  qui  inter- 
rompt la  continuité.  Le  premier  mouvement  prend  fin,  puis  le 
second  s'accomplit  comme  à  partir  d'une  autre  origine;  entre 
la  limite  ultime  du  premier  et  le  début  du  second,  se  trouve 
un  repos  intermédiaire...  Ainsi  le  terme  de  l'ascension  de  la 
pierre  jetée  en  l'air  se  distingue  du  début  de  la  descente  de  ce 
corps,  qui  tombe  avec  vitesse;  cette  distinction  correspond  à 
l'écoulement  d'une  certaine  durée;  un  certain  repos  s'observe 
donc  entre  les  deux  mouvements  opposés  de  la  pierre.  » 

Si  Valla  admet  l'existence  de  ce  repos  intermédiaire  dont 
Léonard  de  Vinci,  au  même  temps,  faisait  sortir  la  notion 
féconde  d'impelo  composé,  il  ne  dit  rien  du  raisonnement  par 
lequel  tous  les  maîtres  parisiens,  de  Richard  de  Middleton  à 
Marsile  d'Inghen,  avaient  tenté  d'en  donner  la  cause. 

Avec  l'École  nominaliste,  et  contre  le  sentiment  unanime 
des  Péripatcticiens  et  des  Averroïstes,  Valla  attribue  le  mouve- 
ment des  projectiles  à  une  force  imprimée  (vis  indita)  au  mobile. 
Mais  il  n'attribue  pas  l'accélération  du  mouvement  naturel  à  un 
accroissement  d'bnpetus;  il  adopte,  au  sujet  de  ce  mouvement, 
l'explication^  d'Aristote  et  de  Thémistius.  C'est  ce  que  nous 
voyons  au  passage  suivant: 

Seul  le  mouvement  circulaire  «  possède  l'uniformité  qui  lui 
est  apparentée  et  naturelle.  Tous  les  corps  qui  se  meuvent 
en  ligne  droite,  que  ce  soit  par  nature  ou  contre  nature,  se 
meuvent  à  la  fin  avec  une  autre  vitesse  qu'au  commencement. 
Si  un  corps  se  meut  contre  nature  par  l'effet  d'une  traction,  il 
commence  par  se  mouvoir  plus  lentement;  puis  il  va  plus  vite 
au  fur  et  à  mesure  qu'il  approche  du  moteur  qui  le  tire,  car 
alors  la  puissance  de  ce  moteur  domine  davantage.  Au  contraire, 
les  corps  qui  sont  jetés  se  meuvent  tout  d'abord  plus  vite,  puis 
plus  lentement  lorsque  vient  à  se  détruire  la  force  qui  leur 
avait  été  imprimée  par  celui  qui  les  a  jetés...  Enfin  les  corps 
qui  se  meuvent  de  mouvement  naturel  vont  plus  vite  lorsqu'ils 
sont  voisins  de  leurs  lieux  propres;  ils  désirent,  en  effet, 
atteindre  leur  intégrité,  et  de  cette  intégrité,  ils  tirent  de 
nouvelles  forces,  comme  s'ils  se  trouvaient  plus  largement 
pourvus  de  forme.  Tout  corps  donc  qui  se  meut  de  mouvement 


LA  TRADITION  DE  iiimnw  ET  tk  SCIENCE  iTALUBIflf  1     i\    IVI*  SIECL1 

rectiligne,  que  ce  soil  par  nature  ou  contre  nature,  fournil 
une  course  inégale.  » 

Pic  de  la  Mirandole  «  n'a  rien  ignoré  »>,  nous  dit  sou  bio 
graphe  Jean  François  l'ic  ■ ,  «  de  toul  ce  < | < i i  louche  aux  roueries, 
aux  sophistiques  chicanes,  aux  broutilles  à  la  Suiseth,  que  l'on 
nomme  calculs  (captiunculse  cavillœque  sophistarum  et  sulsseticœ 
quisquilide,  quse  calculationes  vocantur);  ce  sont  des  considéra 
lions  mathématiques  que  l'on  applique  à  des  théories  physiques 
extrêmement  subtiles  et,  dirai-je,  extrêmement  bizarres  (moro- 
siores).  11  était  fort  érudit  eu  ces  matières  et  il  avait  lu  beaucoup 
décrits  de  ce  genre,  écrits  que,  peut-être,  l'Italie  ne  connaît 
pas  bien...  Toutefois,  il  semblait  haïr  et  détester  ces  questions.  » 

Georges  Yalla  n'avait  probablement  pas,  des  calcalaliones  de 
Paris,  la  connaissance  approfondie  que  Jean  Pic  avait  acquise 
et  qui  était,  au  témoignage  de  son  biographe,  fort  rare  en 
Italie;  mais  sans  doute,  comme  Jean  Pic,  il  les  détestait,  et  sa 
Physique  s'en  ressent;  elle  garde  soigneusement  des  erreurs 
que  les  Parisiens  avaient  réfutées  depuis  longtemps. 

Nifo  a  passé,  moqueur,  devant  la  Dynamique  du  captiuncu- 
lator  Albert  de  Saxe;  Georges  Valla  l'a  sans  doute  ignorée; 
Léonard  de  Vinci,  mieux  inspiré,  n'a  cessé  de  méditer  les 
enseignements  de  cette  Dynamique;  presque  seul  parmi  les 
savants  de  son  pays  et  de  son  temps,  il  a  eu  le  très  grand 
mérite  de  deviner  la  plupart  des  idées  fécondes  que  renfermait 
cette  Physique  parisienne  tant  décriée. 


II 


L'esprit  de  la  Scolastique  parisienne 
au  temps  de  léonard  de  vlnci. 

Tandis  que  la  plupart  des  Italiens,  bien  loin  d'imiter  le 
génial  artiste,  s'attachaient,  avec  la  routine  d'un  Nifo,  aux 
théories  surannées  de  la  Mécanique  d'Aristote  et  du  Commen- 

i.  Joannis  Pici  Mirandulœ....  vita  per  Joannem  Franciscum  illustris  principis 
Galeotti  Pici  filium  édita. 

P.    DLIIEM.  Q 


i3o  études  sur  lêonard  de  vinci 

tateur,  que  faisaient  les  Parisiens,  ces  Moderniores,  ces  Juniores, 
ces  Terminalistes,  ces  Captiunculatores  et  Sorticolœ?  Qu'ensei- 
gnait-on, durant  les  premières  années  du  xvie  siècle,  sur  les 
rives  de  la  Seine?  Quel  était  l'esprit  qui  animait  cet  enseigne- 
ment à  l'heure  même  où  Léonard  abandonnait  l'Italie  et  venait 
mourir  en  France  ? 

A  l'Averroïsme  étroit  de  Bologne  et  de  Padoue,  Paris  oppo- 
sait l'éclectisme  le  plus  large.  De  cet  éclectisme,  nous  trouvons 
la  preuve  constante  dans  les  écrits  des  docteurs  en  Sorbonne 
et  des  maîtres  de  la  Faculté  des  Arts;  mais  il  nous  paraît  inté- 
ressant de  l'entendre  définir  et  justifier  par  l'un  d'eux. 

Sur  les  chaires  de  la  Sorbonne  et  de  la  rue  du  Fouarre 
siégeaient  alors  de  nombreux  Espagnols. 

L'un  de  ceux-ci,  Pedro  Sanchez  Cirvelo,de  Daroca  (province 
de  Saragosse),  était  assurément,  vers  la  fin  du  xve  siècle  et  au 
début  du  xvic,  un  des  maîtres  les  plus  actifs  de  la  Faculté 
parisienne  des  Arts.  On  lui  doit  un  traité  d'Arithmétique 
pratique  »  et  un  commentaire  à  la  Géométrie  spéculative  de 
Bradwardin2.  On  lui  doit,  surtout,  un  commentaire  au  traité 
de  la  Sphère  de  Jean  de  Sacro-Bosco;  joint  au  texte  même  de  la 
Sphère  et  aux  Quatorze  questions  que  Pierre  d'Ailly  avait  compo- 
sées au  sujet  de  ce  même  écrit,  ce  commentaire  forma  une 
sorte  de  manuel  astronomique  qui  fut  fréquemment  imprimé3 
à  la  fin  du  xve  siècle  et  au  début  du  xvie  siècle. 

Le  commentaire  de  Pedro  Girvelo  de  Daroca  est  suivi  d'un 


i.  Pétri  Cirveli  Darocensis  Hispani  Tractatus  Arilhmelice  practicc  qui  dicilur 
Algorismus.  Imprcssus  Parisius  in  Bellovisu,  Anno  Domini  i5o5,  die  29  aprilis. — 
Id.,  Imprcssus  Parisius  per  Anthonium  Ausourt  pro  Johanne  Lamberto.  Anno 
Domini  i5i3. 

2.  Thoine  Brcuardini  Geometria speculativa  recoligens  omnes  conclusiones  geometricas... 
Colophon  :  Et  sic  explicit  Geometria  Thome  Brcuardini  cum  tractatu  de  quadratura 
circuli  benc  revisa  a  Petro  Sancliez  Girvelo,  expensis  bonesti  viri  Johannis  Petit, 
diliirentissime  impressa  Parisiis  in  campo  Gaillardi.  Anno  Domini  i5n,  G  Marcii. 

3.  Johannis  de  Sacro- Bosco  Sphaerae  mundi  opusculum  una  cum  additionibus  per- 
opportunc  insertis  ac  familiarissima  textus  expositione  Pctri.  Parisiis,  per  Wolfgangum 
Ilopyl,  1/19/I. 

Johannis  de  Sacro -Bosco  Uberrimum  sphère  mundi  commentum  insertis  etiam  ques- 
tionibus  D"'  Pctri  de  Aliaco.  Parisius,  in  campo  Gallardo,  oppera  atquc  impensis 
magislri  Guidonis  Mercatoris,  anno  1/198  (certains  exemplaires  portent  1/1G8  ;  au  lieu 
de  la  marque  Guy  Marchand,  ils  offrent  celle  de  Jehan  Petit,  Johanncs  Parvus). 

Johannis  de  Sacro-Busco  Sphera  cum  additionibus  et  commentis  Pctri  Cirveli  insertis 
questionibus  Pétri  de  Aliaco,  Parisiis,  i5o8,  i5i5,  i5aG;  Gompluti,  i5aG. 


LA.  TRADITION  Dfi  BURIDAN  El    LA  SCIENCE  ITALIENNE  AI    \\T     im.ii 

dialogue  ■  entre  Darocensis,  qui  <isi  L'auteur,  el  Burgensis,  qui 
rsi  son  ami  Gonzalve  (iillrs,  de  Burgos.  Darocensis  chercha 
à  établir  le  bien  fondé  des  innovations  que  renferme  son  traité; 

il  est  amené,  par  Là,  à  discuter  \v  degré  <!<■  soumission  que 
l'on  doit  aux  opinions  des  anciens  auteurs;  Burgensis,  au 
contraire,  rêve  d'une  science  disciplinée,  d'où  toute  discussion 
serait  exclue.  Voici  quelques  passages  de  ce  dialogue  : 

a  Dahocensis.  Écoute  ces  quelques  mots  :  Tu  sais  en  quel 
honneur  la  doctrine  de  Pierre  Lombard  a  toujours  été  tenue; 
les  sentences  de  ce  maître  sont  citées  en  guise  de  textes  par 
tous  les  théologiens  ;  ils  ne  croient  pas,  cependant,  qu'il  faille 
se  fier  à  Pierre  Lombard  en  tout  ce  qu'il  a  avancé;  bien  au 
contraire,  ils  n'en  tiennent  la  plupart  du  temps  aucun  compte. 
Thomas,  le  docteur  solennel,  argumente  en  une  foule  de  cas 
contre  ceux  qui  furent  ses  maîtres.  Tout  l'enseignement  de 
Jean  Scot  n'a  trait  qu'à  des  réfutations  des  propositions 
de  Thomas  et  d'autres  théologiens.  Les  très  subtils  Nomina- 
listes,  qui  sont  venus  ensuite,  ont  dirigé  leurs  traits  acérés 
contre  Thomas  comme  contre  Jean  Scot,  et  l'on  ne  voit  pas 
que  tel  d'entre  eux  en  soit  moins  fameux.  Combien  d'autres 
qui  doivent  les  lauriers  de  l'immortalité  à  leurs  mutuelles 
discussions,  pourraient  plaider  en  faveur  de  notre  cause!  Les 
autres  que  nous  sont  des  hommes;  comme  tels,  ils  ont  pu  errer; 
les  interpréter  ou  les  corriger  avec  déférence,  et  garder  la 
vérité  de  toutes  ses  forces,  tel  doit  être  le  rôle  d'un  esprit  loyal. 
De  ce  que  les  prédécesseurs  ont  été  d'une  extrême  habileté, 
il  n'en  faut  pas  conclure  que  la  voie  de  l'invention  soit  désor- 
mais fermée  à  leurs  successeurs;  le  Philosophe  l'a  dit  :  Les 
sciences  sont  comme  les  fleuves;  elles  croissent  par  un  afflux 
continu...  » 

«  Burgensis.  Tu  parles  fort  bien.  Mais  à  ton  tour,  souviens-toi 
de  tout  le  mal  que  les  altercations  entre  tenants  d'opinions 
différentes  ont  fait  à  la  République  des  lettres.  En  dépit  du 
précepte  d'Horace,  tu  trouveras  bien  peu  d'hommes   qui  ne 

i.  Dialogus  disputatorius.  P.  C.  D.  in  additiones  immutationesque  opusculi  de 
sphera  mundi  nuper  éditas  disputatorius  dyalogus.  Interlocutores  Darocensis 
et  Burgensis. 


l32  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

soient  asservis  à  la  parole  d'aucun  maître  et  qui  ne  jurent  pas 
par  cette  parole  : 

»  Nullius  addictos  jurare  in  verba  magistri. 

»  L'un  est  Stoïcien,  l'autre  Péripatéticien .  Celui-ci  suit  Thomas, 
celui-là  Scot,  cet  autre  un  troisième  maître.  Il  en  résulte  qu'ils 
sont  bien  rares  ceux  qui  participent  de  la  vérité  et  qui  la  gar- 
dent. Y  a-t-il,  je  te  prie,  rien  de  plus  indigne  d'un  homme 
d'étude,  rien  de  plus  honteux  pour  lui,  que  de  mettre  obstacle 
au  progrès  de  la  science  et  de  la  vérité?  Or,  notre  grand 
Aristote  l'affirme  :  L'attachement  opiniâtre  à  la  secte  d'un 
maître  est  un  grand  obstacle  pour  qui  désire  le  savoir...  » 

«  Darocensis.  Tu  prétends  que  les  altercations  des  savants 
ont  eu  pour  résultat  de  cacher  la  lumière  à  tous,  sauf  à 
un  très  petit  nombre  d'hommes.  Rien  n'est  moins  semblable 
à  la  vérité.  Gomme  l'a  dit  le  Philosophe,  c'est  précisément  en 
résolvant  les  questions  débattues  que  la  vérité  se  manifeste. 
Ce  sont  les  arguments  des  successeurs  qui  élucident,  qui  éclai- 
rent les  avis  de  leurs  prédécesseurs.  Celui  donc  qui  cherche 
doit  douter;  il  doit  demeurer  dans  le  doute  tant  qu'il  n'a  pas 
entendu  les  raisons  alléguées  de  part  et  d'autre,  tant  qu'il  n'a 
pas  apaisé  les  passions  de  son  esprit  afin  qu'il  puisse,  libre  de 
toute  émotion  intellectuelle,  se  livrer  à  la  recherche  du  vrai. 
C'est  ce  qu'on  réalisera  au  plus  haut  degré  si  l'on  a  soin  de 
discuter  ce  que  les  divers  auteurs  ont  pensé  de  la  question 
débattue  ;  si  l'on  prend  d'abord  l'avis  de  l'un  d'eux  comme 
base,  pour  examiner  de  là  ce  que  les  autres  ont  jugé  du  pro- 
blème posé.  Mais  je  ne  dirais  pas  qu'on  agit  avec  raison  si  l'on 
imitait  un  docteur  quelconque  au  point  d'imaginer  que  ce 
qu'il  a  dit  est  exempt  de  toute  erreur.  La  fragilité  de  l'esprit 
humain  ne  souffre  pas  qu'il  en  soit  ainsi,  à  moins  d'une  aide 
spéciale  de  Dieu.  Aussi  nos  philosophes  parisiens  se  gardent- 
ils  bien  d'agir  de  la  sorte.  Sans  doute,  dans  la  plupart  des  cas, 
ils  marchent  dans  la  voie  tracée  par  Aristote;  mais  ils  ne 
refusent  nullement  d'entendre  les  avis  d'autres  maîtres,  qui 
ont  ajouté  un  grand  nombre  de  découvertes  très  brillantes 
à  l'œuvre  d' Aristote  ;  quelques-uns,  peut-être,  font  exception 


LA  TRADITION  DE  Bl  RIDAIS  ET  LA  BCU  HCE  n  i\  Il  RHE   M    1YÏ     [El  I  i 

à  cette  conduite;  il  faut  Les  regarder  comme  Les  disciples  non 
de  la  Philosophie,  mais  de  la  routine...  d 
Voilà  ce  que  fait  imprimer,  en  (494,  un  maître  écouté  de 

la    Faculté    des    Ails    de    Paris.    Depuis    l'époque   OÙ    Thomas 

d'Aquin  y  enseignait,  l'Université  de  Paris  a  gardé  l<i  même 
esprit,  respectueux  des  anciennes  autorités,  accueillant  aux 
opinions  nouvelles;  le  traditionnalisme  parisien  sait,  pendant 
tout  le  Moyeu-Age  et  au  temps  même  de  la  Renaissance, 
demeurer  en  parfait  équilibre  entre  la  routine  et  le  goût 
excessif  de  la  nouveauté. 

Cet  éclectisme  apparaît,  tout  d'abord,  à  celui  qui  parcourt 
les  écrits  composés  par  les  maîtres  parisiens;  il  se  manifeste 
en  la  variété  des  noms  des  auteurs  cités.  Aristote,  Alexandre 
d'Aphrodisias,  ïhémistius,  Averroès  n'occupent  pas,  en  ces 
écrits,  la  place  prépondérante  et  presque  exclusive  que  leur 
accordent  les  maîtres  italiens;  les  grands  docteurs  de  la  Sco- 
lastique,  Albert  le  Grand  et  Thomas  d'Aquin,  Duns  Scot  et 
Gilles  de  Rome  sont  écoutés  avec  déférence,  mais  leurs  avis 
sont  librement  discutés  et  fort  souvent  rejetés;  une  bonne  part 
des  doctrines  enseignées  est  empruntée  à  Guillaume  d'Ockam, 
à  Grégoire  de  Rimini,  à  Robert  Holkot;  elle  l'est  surtout  à  ces 
philosophes  dont  le  génie,  fait  de  mesure  et  de  bon  sens,  a  su 
allier  et  tempérer,  l'une  par  l'autre  les  doctrines  thomiste, 
scotiste  et  nominaliste,  à  Walter  Rurley,  à  Jean  Buridan, 
à  Albert  de  Saxe,  à  Marsile  dTnghen  ;  les  Averroïstes  italiens 
eux-mêmes  ne  sont  pas  négligés,  et  Paul  de  Venise  est 
fréquemment  cité,  encore  que  ses  inconséquences  et  ses  para- 
logismes  soient  parfois  relevés  avec  sévérité. 

C'est  surtout  au  Collège  de  Montaigu  que  la  tradition  des 
Buridan  et  des  Albert  de  Saxe  semble  gardée  avec  une  particu- 
lière fidélité  ;  les  maîtres  qui  enseignent  en  ce  Collège 
s'efforcent  de  sauver  de  l'oubli  les  écrits  des  grands  Nomina- 
listes  du  xive  siècle.  Régent  à  Montaigu,  l'Écossais  Joannes 
Majoris,  qui,  en  i5o/i,  fait  imprimer  à  Paris  les  Summulœ  de 
Buridan;  régent  à  Montaigu,  Georges  Lokert,  un  autre  Écossais, 
qui,  en  i5i6,  publie  les  Questions  d'Albert  de  Saxe  sur  la 
Physique,  le  De  Cselo,  le  De  generatione,  celles  de  Thémon  sur 


l34  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

les  Météores,  celles  de  Jean  Buridan  sur  le  De  anima  et  les  Parva 
naturalia;  régent  à  Montaigu,  Jean  Dullaert  de  Gand  qui,  en 
1509,  et  toujours  à  Paris,  donne  une  édition  des  Questions  sur 
la  Physique  composées  par  le  Philosophe  de  Béthune.  Le 
même  Dullaert,  d'ailleurs,  comme  pour  mieux  affirmer  son 
éclectisme,  faisait  imprimer  à  Paris,  en  i5i3,  par  Thomas  Rees, 
la  Summa  totius  philosophiœ  naturalis  et  le  De  compositione 
mundi  de  Paul  de  Venise. 

La  renaissance  du  Nominalisme  dont  le  Collège  de  Montaigu 
fut  le  théâtre  au  début  du  xvie  siècle  paraît  avoir  eu  pour  chef 
le  théologien  Joannes  Majoris. 

Joannes  Majoris  naquit,  vers  1478  S  au  petit  bourg  de 
Glegorn2,  voisin  de  Haddington,  en  Ecosse,  d'où  le  surnom 
de  Haddinglonanus  qui  lui  est  souvent  donné  ;  dès  i5o/i,  nous 
le  voyons  publier  les  Summulœ  de  Buridan  et,  en  i53o,  il  donne 
encore  une  édition  de  son  commentaire  au  premier  livre  des 
Sentences;  sa  mort  est  datée  de  l'an  i5/io. 

En  sa  longue  et  active  carrière  de  professeur,  Jean  Majoris  a 
formé  bien  des  disciples.  Il  en  est  deux  qui,  au  sujet  des  doc- 
trines de  Dynamique  que  l'on  professait  au  Collège  de  Montaigu, 
nous  ont  livré  des  documents  d'une  extrême  importance. 

L'un  est  Jean  Dullaert  de  Gand  (i4y  1  ?-  i5i3);  il  nous  a 
laissé  des  Questions  sur  la  Physique  et  le  De  Cœlo^  que  Nicolas 
Desprez  imprima  à  Paris  en  i5o6;  ces  questions  étaient  un 
écho  de  l'enseignement  que  Dullaert  avait  donné  à  Montaigu. 

L'autre  est  l'Espagnol  Luiz  Nufiez  Coronel,  de  Ségovie,  dont 
\es  Physicœ  perscrutationes,  après  avoir  été  également  professées 
au  Collège  de  Montaigu,  étaient  éditées  à  Paris  en  i5ii  l>. 

1.  Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  seconde  série, 
p.  kot\. 

1.  Joannis  Majoris  doctoris  theologi  in  Quartum  sententiarum  quœstiones  utilissimx 
...  vaenundantur  a  suo  impressore  lodoco  Badio.  Colophon  : ...  in  chalcographia 
Jodoci  Badii  Ascensii.  Anno  a  virginco  partu  Millesimo  quingentesimo  decimosexto  : 
circiter  Calcndas  Decembris.  Deo  Gratias.  —  Lettre  de  Joannes  Major  (sic)  imprimée 
an  verso  du  litre. 

3.  Johannis  Dullaert  Questiones  in  libros  Phisicorum  Arislotelis.  Colophon  :  Hic 
linem  accipiunt  questiones  phisicales  Magistri  ioliannis  dullaert  de  gandavo  quas 
(îdidit  in  cursu  artinrn  regentando  parisius  in  collegio  montisacuti  impensis  honesli 
\iri  Oliverii  senant  solerlia  vero  ac  caracteribns  Nicolai  depratis  viri  hujus  artis 
impressorie  solertissimi  prout  caractères  indicant  anno  domini  millesimo  quingente- 
simo sexto  vigesima  tertia  martii. 

/j.  Physicœ  perscrutationes  magistri  Ludovici  Coronel  Ilispani  Segoviensis.  Prostanl 


LA  TRADITION  M<:  BURIDAN  ET  LA  SCIENCE  ITALIENNE  M     m      IBCLE     [35 

D'ailleurs,  si  Montaigu  gardait  avec  fidélité  les  traditions  de 
Buridan  et  d'Àlberl  de  Saxe,  il  n'en  était  pas  le  seul  déposi 
taire;  à  Sainte-Barbe,  notamment,  ces  traditions  étaient  tenues 
en  grande  estime;  nous  en  avons  pour  témoin  l'Espagnol 
Juan  de  Cclaya  ;  au  titre  même  de  son  Exposition  et  «le  ses 
Questions  sur  la  Physique  d'Aristote1,  imprimées  à  Paris  en 
1517,  cet  auteur  affirme  son  éclectisme,  car  il  y  déclare  suivre 
c<  la  triple  voie  de  Saint  Thomas,  des  Réalistes  el  des  domina- 
listes  ». 

Au  livre  de  Jean  de  Celaya,  le  lexle  d'Arislotc  est  encore 
reproduit  et  accompagné  d'une  exposition  ou  commentaire 
littéral;  c'est  seulement  après  ce  commentaire  que  l'auteur 
annonce  par  ce  titre  :  sequitur  glosa  la  discussion  détaillée  des 
opinions  plus  modernes.  Jean  Dullaert  abandonne  entièrement 
le  commentaire  du  texte  d'Aristote;  à  l'exemple  de  Jean  de 
Jandun,  de  Jean  le  Chanoine,  de  Buridan,  d'Albert  de  Saxe 
et  de  Marsile  d'ïnghen,  il  se  borne  à  examiner  une  suite  de 
questions  soulevées  par  les  divers  chapitres  de  l'œuvre  du  Sta- 
girite.  Louis  Coronel  va  encore  plus  loin;  son  écrit  affecte  la 
forme  d'un  traité  original  sur  la  Physique;  seul,  l'ordre  dans 

in  edibus  Joannis  Barbier  librarii  jurati  Parrhisiensis  académie  sub  signo  ensis  in  via 
regia  ad  divum  Jacobum.  —  L'ouvrage  ne  porte  pas  de  colophon.  Le  folio  qui  suit  le 
titre  débute  par  une  lettre  :  Ludovicus  Nunius  Coronel  illustrissimo  viro  Inacho  de  Man- 
docia;  cette  lettre,  non  datée,  est  écrite  de  Paris.  Elle  est  suivie  d'une  autre  lettre  : 
Simon  Agobertus  Bituricus  fratri  Joanni  Agoberto.  En  cette  lettre,  datée  :  Parrhisiis, 
MDXI,  Simon  Agobert  parle  avec  de  grands  éloges  de  son  précepteur  Luiz  Coronel 
qui  enseignait  la  Philosophie  au  Collège  de  Montaigu.  —  Il  existe  une  seconde  édition 
de  cet  ouvrage  :  Physice  perscrutationes  egregii  interpretis  Magistri  Ludovici  Coronel... 
Lugduni,  in  edibus  J.  Giunti.  i53o.  Nous  n'avons  pu  consulter  cette  seconde  édition. 

i.  Expositio  magistri  ioannis  de  Celaya  Valentini  in  octo  libros  phisicorum  Aristo- 
telis  :  cum  questionibus  eiusdem,  secundum  triplicem  viam  beati  Thome,  realium,  et 
nominalium.  Venundantur  Parrhisijs  ab  Hemundo  le  Feure  in  vico  sancti  Jacobi  prope 
edem  sancti  Benedicti  sub  intersignio  crescentis  lune  commorantis.  Cum  gralia  et 
Privilegio  régis  amplissimo.  Colophon  :  Explicit  in  libros  phisicorum  Aristotelis 
expositio  a  magistro  Joanne  de  Celaya  Hyspano  deregno  Valentie  édita  :  dum  regeret 
Parisius  in  famatissimo  dive  Barbare  gymnasio  pro  cursu  secundo  anno  a  virgineo 
partu  decimo  septimo  supra  millesimum  et  quingentesimum.  vu  idus  Decembris. 
diligenter  impressa  arte  Johannis  de  prato  et  Jacobi  le  messier  in  vico  puretarum 
prope  collegium  cluniacense  commorantium  :  Sumptfbus  vero  honesti  viri  Hemundi 
le  feure  in  vico  sancti  Jacobi  prope  edem  sancti  benedicti  Sub  intersignio  crescentis 
lune  moram  trahentis.  Laus  deo. 

En  i5i8,  Jean  du  Pré  et  Jacques  le  Messier  imprimaient,  Hémond  le  Fèvre  mettait 
en  vente  V Expositio  magistri  ioannis  de  Celaya  Valentini,  in  quattuor  libros  de  celo  et 
mundo  Aristotelis  :  cum  questionibus  eiusdem,  et  aussi  VExpositio  magistri  ioannis  de 
Celaya  Valentini,  in  libros  Aristotelis  :  de  gêner  alloue  el  corruptione  :  cum  questionibus 
eiusdem. 


l36  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

lequel  se  présentent  les  dhrerses  matières  révèle  l'influence  de 
la  $u?txT)  âxpoaaiç. 

D'ailleurs,  en  dépit  de  cette  variété  de  forme,  c'est  bien  le 
même  esprit  qui  anime  les  ouvrages  de  ces  trois  auteurs.  Les 
problèmes  qui  y  jouent  un  rôle  prépondérant  sont  ceux  qu'ont 
posés  ou  renouvelés  les  grands  Nominalistes  parisiens,  les 
Guillaume  d'Ockam,  les  Grégoire  de  Rimini,  les  Buridan, 
les  Albert  de  Saxe;  la  Logique,  en  ceux  de  ses  chapitres  qui 
touchent  aux  Mathématiques,  la  Science  de  l'équilibre  et  du 
mouvement,  les  principes  de  la  Physique  générale,  au  sens 
que  ces  mots  ont  pris  de  nos  jours,  sont  les  sujets  de  la  plupart 
de  ces  problèmes.  Sans  doute,  la  forme  sous  laquelle  la 
solution  en  est  proposée  est  faite,  bien  souvent,  pour  choquer 
nos  habitudes  ;  nous  avons  parfois  quelque  peine  à  suivre  la 
pensée  de  Fauteur  au  travers  des  videlur  quod  sic,  des  sed  contra, 
des  arguilur,  des  confirmatur,  chicanes  auxquelles  la  logique 
plus  simple  des  Buridan  et  des  Albert  de  Saxe  ne  nous  avait 
pas  accoutumés,  et  auxquelles  se  complaisent  ces  trop  habiles 
dialecticiens  ;  sans  doute,  nous  voyons  Sortes  constamment 
placé  en  des  cas  hypothétiques  que  la  Toute-puissance  divine 
pourrait  seule  réaliser  et  dont  l'intérêt,  parfois,  nous  échappe; 
mais  si  nous  nous  enhardissons  jusqu'à  pénétrer  sous  celte 
forme  surannée,  jusqu'à  mettre  à  nu  l'idée  qu'elle  cache  ou 
qu'elle  affuble,  nous  nous  étonnerons  bien  souvent  de  trouver 
cette  idée  si  jeune  encore  et  si  vivante.  En  particulier,  «il  nous 
sera  malaisé  de  ne  point  éprouver  cet  étonnement  en  étudiant 
ce  que  les  Jean  Dullaert,  les  Louis  Coronel  et  les  Jean  de 
Gelaya  ont  enseigné  au  sujet  de  la  Dynamique. 

Cette  Dynamique  que  l'on  professe  à  Montaigu  ou  à  Sainte- 
Barbe,  au  début  du  xvie  siècle,  c'est  celle  des  chefs  de  l'École 
nominaliste  du  xivc  siècle,  de  Guillaume  d'Ockam,  le  Venerabilis 
inceptor,  de  Jean  Buridan,  d'Albert  de  Saxe.  En  ces  deux 
collèges,  on  réfute  minutieusement  les  arguments  que  les 
Averroïstes  italiens  ont  opposés  à  cette  Dynamique;  parfois, 
on  relève  vertement  les  sarcasmes  des  Padouans  à  l'adresse  des 
maîtres  vénérés  de  l'Université  de  Paris. 

u  Avant  de  mettre  fin  à  cette  question  de  Yimpetus,  nous 


LA  TRADITION  DE  BURIDAN  B1    LA  BCIBlfCl    itaiiinm.   \i    IV!    BIECL1     i'»7 

voulons,  dii  Louis  Goronel»,  traiter  ici  de  l'opinion  de  Nicole 
de  Chieti  ;  celui-ci  occupe  la  première  chaire  de  Philosophie 
ordinaire  à  L'Université  de  Padoue  et,  connue  il  nous  rapprend 
Lui-même,  il  y  enseigne  sans  concurrent.  Il  a  public'  sur  le 
mouvement  du  grave  et  du  Léger  une  certaine  petite  question 
qui  nous  esi  parvenue  récemment.  Il  >  expose  les  opinions  d'un 
grand  nombre  de  philosophes  et,  après  les  avoir  réfutées,  du 
inoins  à  son  avis,  »  il  en  soutient  une  selon  laquelle  le  #ravc 
qui  tombe,  aussi  bien  (pie  le  projectile,  est  mu  par  l'air  ambiant. 
«  Il  affirme  que  cet  avis  est  celui  d'Yristote  et  du  Commentateur. 
Il  traite  avec  mépris  le  très  subtil  Albert  de  Saxe  et  le  nomme 
Albertutius;  il  donne  à  nos  autres  docteurs  le  nom  de  Termi- 
nistes...  Il  s'étonne  qu'un  certain  maître  Gaétan  ait  voulu 
soutenir  de  pareilles  erreurs. 

»  Nous,  nous  ne  changerons  pas  le  nom  de  ce  maître,  par 
respect  pour  lui  ;  mais  nous  montrerons  simplement  qu'il  se 
contredit...  Si,  pour  parler  comme  Salluste,  il  a  pris  quelque 
volupté  à  réprimander  les  autres,  il  la  perdra  en  s'entendant 
réprimander  lui-même,  pourvu  toutefois  que  cet  écrit  lui 
parvienne.  »  Lorsque  Louis  Coronel  écrivait  ces  lignes,  Vernias 
était  mort;  mais  de  la  leçon  qu'elles  renfermaient,  Nifo  eût  pu 
faire  son  profit. 


III 


La  Dynamique  parisienne  au  temps  de  Léonard  de  Vinci. 

La  Dynamique  que  Jean  Dullaert3  et  Louis  Coronel^1  ensei- 
gnent à  Montaigu,   que   Jean   de   Celaya5   professe  à  Sainte- 

i.  Ludovici  Coronel  Op.  cit.,  lib.  III,  pars  I  :  De  motu  locali,  fol.  LU,  col.  b. 

2.  Luiz  Coronel  dit:  IS'icoleti  de  Thienis  (de  Nicolô  de  Thiène)  au  lieu  de  Nicoleti 
Theatini  (de  Nicolô  de  Chieti). 

S.  Joannis  Dullaert  de  Gandavo  Op.  cit.,  Physicorum  lib.  VIII,  quaest.  II  : 
Quaeritur  secundo  utrum  projectuin,  dum  reflectitur,  in  puncto  reflexionis  quiescat. 

'i.  Ludovici  Coronel  Op.  cit.,  lib.  III,  pars  I  :  De  motu  locali;  éd.  cit.,  fol.  L,  col.  c 
seqq.  (En  titre  courant:  De  impetu.) 

5.  Joannis  de  Celaya  Op.  cit.,  lib.  VIII,  cap.  XI,  quaest.  III  :  A  quo  movetur  projec- 
tum  post  separationem  illius  a  quo  projicitur;  fol.  CC,  col.  d  et  fol.  CCI.  (En  titre 
courant  :  De  motu  projecli.) 


l38  ÉTUDES    SUR   LÉONARD    DE    VINCI 

Barbe,  c'est  la  Dynamique  de  Jean  Buridan  et  d'Albert  de  Saxe, 
c'est  la  Dynamique  de  Yimpetus. 

Comment  le  projectile  se  meut-il  après  qu'il  a  quitté  la  main 
ou  la  machine  par  laquelle  il  a  été  lancé?  Tous  rejettent  les 
explications  qui  attribuent  à  Fair  la  continuation  de  ce  mouve- 
ment, que  l'action  invoquée  soit  une  poussée  de  l'air  qui 
tourbillonne  à  l'arrière  du  mobile  ou  une  attraction  de  l'onde 
condensée  qui  se  propage  à  l'avant.  «  A  rencontre  de  ces  deux 
manières  de  dire,  »  écrit  Dullaert,  a  j'élève  un  seul  et  même  argu- 
ment: Un  mobile  peut  se  mouvoir  d'un  mouvement  de  rotation, 
et  cela  en  demeurant  toujours  au  même  lieu;  il  n'est  assuré- 
ment mû  ni  par  l'air  qui  le  pousse,  ni  par  l'air  qu'aurait 
ébranle  celui  qui  l'a  lancé;  ces  deux  explications  sont  donc 
insuffisantes.  La  conséquence  résulte  clairement  de  l'anté- 
cédent, et  celui-ci  est  rendu  manifeste  par  le  mouvement  du 
sabot... 

»  Bien  que  l'une  de  ces  deux  opinions  paraisse  avoir  été  celle 
du  Philosophe,  on  en  tient  communément  une  troisième,  que 
voici  :  Après  le  repos  du  moteur  qui  l'a  lancé,  le  mouvement 
du  projectile  est  produit  par  une  certaine  vertu  imprimée  en 
ce  mobile;  c'est-à-dire  que  le  premier  moteur  donne  au  pro- 
jectile la  vertu  de  se  mouvoir  dans  telle  direction  qu'il  vise, 
de  même  que  l'aimant,  nous  l'avons  dit  plus  haut,  donne  au 
fer  la  vertu  de  se  mouvoir  »  vers  lui. 

Louis  Coronel  rejette  également,  par  divers  arguments,  les 
théories  qui  attribuent  au  mouvement  de  l'air  la  continuation 
du  mouvement  des  projectiles;  l'un  de  ces  arguments  est  le 
suivant:  «  Cette  explication  ne  rend  pas  compte  dune  manière 
satisfaisante  du  mouvement  de  rotation  de  la  roue  que  personne 
ne  tire  et  qui,  en  son  mouvement,  demeure  toujours  en  contact 
avec  le  même  air;  on  ne  peut  dire,  en  effet,  dans  ce  cas,  que 
les  parois  de  Tair  viennent  se  réunir  après  avoir  été  séparées, 
puisque  pendant  toute  la  durée  du  mouvement,  la  roue  demeure 
au  même  lieu.  » 

Coronel  nous  apprend  ensuite  que  «  beaucoup  de  savants 
s'accordent  à  imaginer  un  impelus  distinct  du  mobile;  en 
premier  lieu,   lorsqu'un   corps   pesant  est  projeté  en  l'air  ou 


ï,A    rit  LDI  HOU   in:  BURIDAN  El    LÀ  SCIENCE  ITALIEN!*]     m     ^  \  i       n  ■  i  i 

horizontalement,  il  ne  pourrait,  après  avoir  été  lancé,  continuer 
à  se  mouvoir  si  l'on  n  >  supposail  une  certaine  qualité  motrice 
que  L'instrument  de  projection  \  a  imprimée  et  que  l'on 
nomme  impetus;  si  l'on  n'admettait  pus  l'existence  de  cette 
qualité,  les  physiciens  ne  sauraient  quel  moteur  donner  à  ce 
mobile.  » 

Dullacrt  nous  apprend  non  seulement  que  cette  explication 
est  communément  reçue,  mais  encore  que  l'on  donne  habituel 
lemcnl  à  cette  vertu  imprimée  dans  le  mobile  le  nom  de  gravité 
accidentelle  lorsque  le  projectile  est  lancé  vers  le  bas,  et  de 
légèreté  (tccidenlelle  lorsqu'il  est  lancé  vers  le  haut.  Ces  déno- 
minations ne  lui  plaisent  pas;  en  un  corps,  en  effet,  que  l'on 
lance  horizontalement,  cette  vertu  ne  peut  être  dite  ni  gravité 
ni  légèreté;  il  vaut  donc  mieux,  dans  tous  les  cas,  l'appeler 
impelas.  Ce  vœu  paraît  avoir  été  exaucé  à  Paris,  car  Coronel  et 
Celaya  n'emploient  plus,  pour  désigner  cette  vertu  imprimée 
au  mobile,  d'autre  terme  que  celui  à' impelas. 

Quelle  est,  selon  nos  auteurs,  la  nature  de  cette  vertu?  Nous 
passerons  en  revue,  tout  à  l'heure,  leurs  opinions  à  cet  égard. 
Suivons,  pour  le  moment,  l'emploi  qu'ils  en  font,  d'après 
Buridan  et  Albert  de  Saxe,  pour  expliquer  les  divers  phéno- 
mènes de  la  Dynamique. 

«  Une  pierre,  a  dit  Dullaert,  «  reçoit  plus  de  cette  vertu 
que  n'en  reçoit  une  plume;  elle  peut  donc  être  lancée  plus 
loin.  » 

Jean  de  Celaya,  à  l'imitation  de  Buridan,  précise  davantage  : 
«  Vous  demanderez  peut-être  pourquoi,  selon  cette  opinion, 
une  pierre  lancée  se  meut  plus  longtemps  qu'une  plume.  On 
répondra  que  la  raison  en  est  telle  :  La  pierre  a  plus  de  matière 
et  est  plus  dense  que  la  plume;  elle  reçoit  donc  un  impetas 
plus  intense,  et  elle  le  retient  plus  longtemps  ;  dès  lors,  il 
n'est  pas  étonnant  qu'elle  se  meuve  plus  longtemps.  » 

A  cette  explication,  Celaya  prévoit  une  objection:  «  Un  pro- 
jectile de  grandes  dimensions  se  mouvrait  donc  plus  rapidement 
qu'un  projectile  plus  petit  ;  cette  conséquence  est  contraire  à 
l'expérience;...  cependant,  on  la  prouverait  ainsi:  U  impetus 
imprimé  au  grand  projectile  est  plus  considérable  que  Y  impetus. 


l4o  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

imprimé  au  petit;  le  grand  projectile  se  meut  donc  plus  vite 
que  le  petit. 

))  A  cette  réplique  nous  répondrons  que  la  conséquence  est 
faussement  déduite.  Pour  le  démontrer,  il  nous  faut  distinguer 
que  Yimpetus  imprimé  à  un  projectile  peut  être  plus  considé- 
rable ou  bien  intensivement  (et  nous  nierons  qu'il  en  soit  ainsi 
dans  le  cas  considéré),  ou  bien  extensivement ;  nous  accorderons 
que  ceci  a  lieu  dans  le  cas  considéré;  mais  alors  nous  nierons 
la  conséquence  ;  il  n'y  a,  en  effet,  aucun  inconvénient  à  ce 
qu'un  impetus  qui  est  extensivement  moindre  qu'un  autre  impetus, 
mais  qui  est  intensivement  plus  considérable,  produise  un  mou- 
vement plus  rapide  que  ce  dernier.  » 

Les  distinctions,  si  familières  à  la  Scolastique,  que  marquent 
les  mots  extensive  et  intensive,  trouvent  leur  traduction  adéquate 
en  cet  énoncé  de  forme  toute  moderne  :  L'impetus  total  d'un 
corps  résulte  d'impetus  attribués  à  chaque  élément  de  ce 
corps;  toutes  choses  égales  d'ailleurs,  Yimpetus  élémentaire 
est  d'autant  plus  intense  que  la  vitesse  de  l'élément  est  plus 
grande. 

La  lecture  de  l'ouvrage  de  Jean  de  Celaya  nous  montre  que 
l'on  songeait,  à  Paris,  à  la  distribution  extensive  de  Yimpetus 
en  la  masse  d'un  corps;  on  y  était,  d'ailleurs,  conduit  par  les 
opinions  de  Marsilc  d'Inghen  que  nous  avons  rapportées  en 
notre  précédente  étude  l  et  que,  tout  à  l'heure,  nous  verrons 
discutées  par  Louis  Coronel.  Nous  savons  2  comment  cette  notion 
de  la  distribution  extensive  de  Yimpetus  a  conduit  Léonard  de 
Vinci  et  Bernardino  Baldi  à  concevoir  l'existence  d'un  centre 
de  la  gravité  accidentelle  et,  par  là,  à  préparer  la  voie  à  Roberval, 
à  Descartes  et  à  Huygens. 

«  Lorsqu'un  corps  est  jeté  en  l'air,  »  déclare  Dullaert,  «  il 
se  meut  plus  vite  au  commencement  qu'à  la  fin,  et  plus  vite 

1.  Jean  1  Buridan  (de  Déthune)  et  Léonard  de  Vinci,  V  :  Que  la  Dynamique  de 
Léonard  de  Vinci  procède,  par  l'intermédiaire  d'Albert  de  Saxe,  de  celle  de  Jean 
Buridan.  —  En  quel  point  elle  s'en  écarte,  et  pourquoi. —  Les  diverses  explications 
de  la  chute  accélérée  des  graves  qui  ont  été  proposées  avant  Léonard,  pp.  9/1-96. 

2.  Léonard  de  Vinci  et  Bernardino  Baldi,  IV  :  Les  emprunts  de  Bernardino  Baldi  à  la 
Mécanique  de  Léonard  de  Vinci  (suite).  Le  centre  de  la  gravité  accidentelle  (Études  sur 
Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  III  ;  première  série,  p.  108,  seqq.) 
—  Bernardino  Baldi,  Boberval  et  Descaries  (ibid.,  IV;  première  série,  p.  127,  ieqq.). 


LA  TRADmON  DE  BUIUDAN  ET  LA  SCIENCE  ITALIENNE  Al     \\i       IÈCLE     i  '\  \ 

au  milieu  de  sa  course  qu'à  la  fin,  et  cela  pane  que  la  vertu 
imprimée  en  lui  s'affaiblit  sans  cesse  et  de  plus  en  plus.  » 

«  Certains   disent,  »    écrit    le    même    auteur,  «  que  VimpetUB, 

causé  par  la  violence,  se  corrompt  par  suite  <le  l'absence  de 

sa  cause...  Mais  il  vaul  mieux,  je  crois,  dire  mie  cet  impetllS, 
causé  par  la  violence,  est  corrompu  par  la  forme  même 
du  projectile,  forme  qui  incline  le  corps  à  un  mouvcmeul 
contraire  à  celui  que  produit  V  impetus.  » 

Louis  Goroncl  dit  plus  brièvement  :  «  Le  corps  mu  violem- 
ment se  meut  d'un  mouvement  opposé  au  mouvement 
naturel;  tandis  qu'il  se  meut,  Yimpelus  s'affaiblit  sans  cesse; 
il  est  plus  intense  au  début  du  mouvement  et  plus  atténué  à 
la  fin  ;  un  tel  mobile  se  meut  donc  de  plus  en  plus  lentement.  » 

C'est  dans  le  traité  de  Jean  de  Celaya  que  nous  trouvons 
exposée  de  la  manière  la  plus  nette  la  loi  de  Viiierlie  sous  la 
forme  que  Jean  Buridan  lui  avait  donnée  et  que  Galilée  gardera 
encore  presque  textuellement  : 

«  Contre  cette  solution,  »  dit  le  régent  de  Sainte-Barbe,  «  on 
oppose  l'argument  suivant  :  Il  résulterait  de  cette  théorie 
qu'un  corps  projeté  se  mouvrait  toujours.  Cette  conséquence 
est  fausse  et,  cependant,  le  raisonnement  est  évident;  rien, 
en  effet,  ne  détruirait  cet  impetus;  il  mouvrait  donc  toujours 
le  projectile. 

)>  Nous  répondons  à  cette  réplique  en  refusant  de  reconnaître 
la  valeur  du  raisonnement,  et  cela  parce  que  nous  nions 
l'antécédent.  Cet  impetus,  en  effet,  est  détruit  tantôt  par  le 
milieu  résistant,  tantôt  par  la  forme  ou  par  la  vertu  du 
projectile  qui  exerce  une  action  résistante,  tantôt  enfin  par 
un  obstacle. 

»...  Lorsque  l'on  jette  un  grave  en  l'air,  la  forme  de  ce 
grave  ne  coopère  pas  au  mouvement  ascensionnel;  elle  y 
résiste,  au  contraire,  et  elle  diminue  ïimpetus  imprimé  en  ce 
mobile.  » 

Uimpetus  devrait  donc  durer  indéfiniment  s'il  n'avait  à 
lutter  contre  aucune  des  trois  causes  de  destruction  qui  ont 
été  énumérées;  c'est  bien  ce  qu'admet  Celaya  :  «  Selon  cette 
opinion,    il    ne    serait    pas    nécessaire    de    supposer    autant 


1^2  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

d'intelligences  qu'il  y  a  d'orbes  célestes;  il  suffirait  de  dire 
qu'il  y  a  en  chaque  orbe  un  impetus^  que  cet  impetus  y  a  été 
imprimé  par  la  Cause  première,  et  qu'il  meut  cet  orbe;  cet 
impetus  ne  se  corrompt  pas,  car  un  tel  orbe  céleste  n'a  aucune 
inclination  au  mouvement  contraire.  » 

Lorsque  Buridan  avait  émis,  au  sujet  des  mouvements 
célestes,  cette  audacieuse  hypothèse,  il  avait  humblement 
sollicité  le  jugement  des  théologiens.  Voici  que  par  la  voix 
de  Jean  Majoris1,  la  Théologie  déclare  que  cette  supposition 
est  recevable. 

Jean  Majoris  soutient  que  le  Ciel  est  composé  de  matière 
et  de  forme.  A  rencontre  de  cette  opinion,  il  prévoit  l'ob- 
jection suivante  : 

«  Si  le  Ciel  était  ainsi  composé,  il  n'aurait  nul  besoin  d'un 
moteur  extrinsèque,  ce  qui  est  pourtant  l'avis  de  tous  les  sages; 
donc  il  n'est  pas  ainsi  composé. 

»  Nous  répondrons  que  cet  argument  contredit  à  tous  ceux 
qui  ont  traité  du  mouvement  du  Ciel.  S'il  n'y  avait  aucune 
objection  à  redouter  que  celles  qui  concernent  le  mouvement, 
je  dirais  qu'il  n'y  a  pas  inconvénient  à  ce  que  le  Ciel  fût  mû 
par  sa  forme  substantielle  ;  ou  bien  encore  à  ce  qu'il  fût  mû 
par  une  forme  accidentelle  qui  lui  serait  connaturelle,  de 
même  que  le  grave  descend  par  sa  pesanteur.  Nous  voyons  la 
meule  du  forgeron  tourner  par  Y  impetus  qui  lui  a  été  imprimé; 
nous  ne  devons  donc  pas  nier  que  Dieu  ait  pu  produire  un 
accident  capable  de  mouvoir  le  Ciel  d'un  mouvement  circu- 
laire, naturellement  et  continuellement;  il  en  faut  dire  autant 
de  la  forme  substantielle.  » 

Ainsi,  dès  le   début  du  xvic  siècle,  la  Théologie  de  l'Uni- 


i.  In  secundum  Sententiarum  disputationes  Theologicx  Joannis  Majoris  Hadyngtonani 
denuo  recogn'dx  et  repurgatœ.  Vœnundantur  lodoco  Badio  et  loanni  Parvo. Colophon  : 
Finis  disputa tionis  Joannis  Majoris  natione  scoti  et  professione  Theologi  Parrhi- 
siensis  penitus  recognite  et  aucte  Impresse  impensis  communibus  Joannis  Parvi  et 
Jodoci  Badii  Ascensii.  Opéra  ipsius  Ascensii  anno  domini  MDXXVIII  circiter  XV 
calcndas  septembres.  Dco  gratias.  —  Cet  ouvrage  débute  par  deux  lettres,  l'une  de 
Joannes  Majoris  à  deux  autres  théologiens  du  Collège  de  Montaigu,  Noël  Bèdc  et 
Pierre  Tempestc;  l'autre  de  Pierre  Peralta  à  Pierre  Desjardins  (ab  Ilortis);  en  ces  deux 
lettres,  il  est  fait  allusion  à  une  première  édition  du  même  livre  donnée,  «  il  y  a  un 
grand  nombre  d'années  »,  par  les  soins  d'Antoine  Coronel.  —  In  dist.  XII  quacst.  III  : 
Utrum  cacluin  sit  ex  materia  et  forma  conflatum;  éd.  cit.,  fol.  XXXIX.  col.  c. 


LA  TRADITION  DE  BURIDAN  ET  LA     CIRNCE  ITALIENNE  AU  XVI       in.u.      il'! 

versité  <lc  Paris,  celle  < | n^  Les  catholiques  «le  tous  p;i\s  saluenl 
à  ce  moment  comme  la  fidèle  gardienne  de  L'orthodoxie,  <;st 
ralliée  à  celte  pensée  :  Les  mouvements  des  corps  cèle 
peuvent  dépendre  de  La  même  Dynamique  que  les  mouvements 
des  corps  sublunaires.  C'est  seulement  au  temps  de  Kepler 
et  de  Galilée  que  les  astronomes  adopteront  franchement 
cette  opinion1.  Il  est  intéressant,  à  ce  sujet,  d'observer  que 
Jean  Majoria  indique  trois  causes  possibles  de  la  persi- 
stance d'un  mouvement  de  rotation  :  Un  irnpelus  imprimé  par 
violence;  une  forme  accidentelle  mais  connaturellc,  semblable 
à  la  pesanteur;  une  forme  substantielle,  analogue  à  faîne, 
forme  substantielle  du  corps.  Ces  pensées  de  Jean  Majoris 
offrent  une  ressemblance  frappante  avec  celles  que  Nicolas 
de  Cues  a  émises,  et  surtout  avec  celles  que  Jean  Kepler 
adoptera2. 

La  continuelle  diminution  de  Y  irnpelus  en  un  mouvement 
violent  a  été  invoquée  par  Albert  de  Saxe  et  par  Marsile 
d'Inghen  pour  démontrer  avec  précision  qu'entre  l'ascension 
et  la  descente  d'un  projectile  pesant  se  place  un  repos  inter- 
médiaire. 

Tous  les  régents  de  Montaigu  admettent  cette  théorie. 

L'existence  de  ce  repos  intermédiaire  est  l'objet  même  de 
la  question  où  Jean  Dullaert  traite  de  Yimpetus.  Aussi 
trouvons-nous,  vers  la  fin  de  cette  question,  la  conclusion 
suivante  : 

a  Entre  deux  mouvements  contraires,  l'un  direct,  l'autre 
réfléchi,  dont  l'un  seulement  provient  d'une  cause  intrinsèque, 
tombe  un  repos  intermédiaire  proprement  dit;  cela  est  évident  : 
Lorsqu'une  pierre  est  jetée  en  l'air,  et  qu'elle  est  soustraite  à 
tout  autre  moteur,  une  vertu  très  forte  est  imprimée  en  elle, 
selon  l'opinion  qui  admet  Yimpetus;  la  pierre  se  meut  alors 
vers  le  haut.  Comme  cette  vertu  s'affaiblit  continuellement, 
elle  arrive  à  un   tel  degré  de  détente  qu'elle  ne  peut  plus 

i.  Voir  P.  Duhcm,  £&>Çeiv  :à  çaivojieva.  Essai  sur  la  notion  de  théorie  physique  de 
Platon  à  Galilée  (Annales  de  Philosophie  chrétienne,  79"  année,  1908,  et  Paris,  1908). 
\  <>ir,  en  particulier,  la  conclusion  de  ce  travail. 

2.  Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de  Vinci,  X  :  La  Dynamique  de  Kepler  (Études  sur 
Léonard  de  1  inci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  XI;  seconde  série,  pp.   207-  211). 


1^4  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

pousser  le  mobile  vers  le  haut;  elle  résiste  toutefois  à  la 
gravité  qui  tire  ce  corps  vers  le  bas.  Enfin,  elle  atteint  une 
faiblesse  telle  qu'elle  ne  suffît  plus  à  résister.  Je  prends 
l'instant  où  cette  vertu  [cesse  de  mouvoir  vers  le  haut  mais 
où  elle]  suffît  à  résister,  et  l'instant  où  elle  ne  suffît  plus  à 
résister;  pendant  la  durée  intermédiaire,  le  corps  demeure 
en  repos.  » 

Louis  Goronel  reproduit  explicitement  le  calcul  fait  par 
Marsile  d'Inghen.  Il  a  si  grande  confiance  en  ce  calcul  qu'il 
n'hésite  pas  à  en  tirer  la  conclusion  suivante,  dont  la  naïveté 
prête  a  sourire  :  «  Il  résulte  clairement  de  là  que  l'on  peut 
imaginer  des  cas  où  une  pierre  jetée  en  l'air  y  demeurerait 
en  repos  pendant  une  heure,  ou  pendant  deux  heures,  ou 
pendant  trois  heures.  Mais,  direz-vous  peut-être,  on  ne  perçoit 
point  ce  repos  de  la  pierre,  en  l'air.  Cette  objection  ne  conclut 
pas  ;  la  trop  grande  distance  peut  nous  empêcher  de  percevoir 
ce  repos; ou  bien  encore, il  peut  se  faire  que  la  pierre  demeure 
seulement  immobile  pendant  un  temps  imperceptible.  » 

Cette  théorie  tenait  assurément  une  grande  place  en  l'en- 
seignement de  la  Physique  au  Collège  de  Montaigu;  aussi, 
ceux-là  mêmes  qui  quittaient  ce  Collège,  profondément 
dégoûtés  des  leçons  qu'ils  y  avaient  reçues,  demeuraient-ils 
convaincus  de  cette  quics  inler média  qui  tenait  le  projectile 
en  suspens.  Écoutons  ce  qu'en  dit1,  en  i53i,  Juan  Luiz  Vives, 
cet  élève  de  Jean  Dullaert  de  Gand  dont  les  imprécations 
contre  la  Philosophie  parisienne  retiendront  bientôt  notre 
attention  : 

«  Le  mouvement  courbe  ou  circulaire  est  un  ;  le  mouvement 
brisé  est  multiple;  la  brisure  du  mouvement  correspond  à  un 
arrêt  ou  à  un  interstice... 

»  Qu'une  interruption  se  place  entre  les  deux  parties  d'une 
telle  trajectoire,    non    seulement  la   raison   l'enseigne,    mais 

i.  Jo.  Ludovici  Vivis  Valcntini  De  prima  plrilosophia,  sive  de  intimo  naturœ  opijicio 
liber  secundus  (Jo.  Lodovici  Vivis  Valcntini  Opéra,  in  duos  dislincla  tomos  :  quibus  omnes 
ipsius  lucubrationes ,  quotquot  unquam  in  lucem  éditas  volait,  complectuntur  :  prœler 
Commentarios  in  Augustinum  De  civitate  Dei,  quorum  desiderio  si  quis  afficiatur,  apud 
Frobenium  inveniet.  Basileae,  anno  MDLV.  In  fine:  Basilea^  per  Nie.  Episcopimii 
juniorem,  anno  MDLV.  Tomus  I,  pp.  504-505).  —  Le  De  prima  philosophia  est  daté: 
Brugis,  anno  MDXXXI. 


r,A  TRADITION  DE  BURIDAN  ET  LA  SCIENCE  ITALIENNE  kV  \vi"  SIÈCLE     i  /|5 

encore  les  sens  le  perçoivent  fréquemment.  Toute  chose,  en 
effet,  se  meut  naturellement  on  par  violence.  Si  elle  se  meuf 
naturellement,  elle  demeurera  en  repos  Lorsqu'elle  aura  atteint 

sa  lin.  Si  elle  se  meut  par  violence,  entre  La  fin  de  la  violence 
et  Le  commencement  de  l'inclination  naturelle,  un  certain 
intervalle  viendra  se  placer,  intervalle  pendant  lequel  la 
violence  fléchit  tandis  que  la  nature  reprend  le  dessus;  ainsi 
en  est-il  de  la  pierre  jetée  en  l'air.  D'un  mouvement  violent 
et  d'un  mouvement  naturel,  en  effet,  ne  se  peut  former  un 
mouvement  qui  soit  unique  et  d'un  seul  tenant.  Toutes  les 
fois  qu'une  force  nouvelle  prend  naissance  et  renverse  le  sens 
du  mouvement,  il  se  produit  un  certain  intervalle,  encore  que 
trop  bref  pour  être  perçu,  pendant  lequel  la  première  force, 
fatiguée,  cède  la  place  à  la  force  nouvelle  qui  entre  en 
vigueur;  durant  cet  intervalle  se  produit  un  combat,  une 
lutte,  qui  ne  saurait  se  passer  en  un  simple  instant  indivisible, 
qui  exige  un  certain  temps;  à  cette  action  très  rapide  suffît 
un  temps  très  bref,  mais  cependant  divisible.  11  est  des  cas 
où  nous  pouvons,  à  l'aide  de  nos  sens,  constater  ce  repos; 
ainsi  en  est- il  de  la  flèche  tirée  en  l'air;  au  moment  de 
retomber,  elle  s'arrête  quelque  peu,  puis  commence  son 
second  mouvement.  » 

Vives,  en  ce  passage,  s'exprime  à  peu  près  comme  Georges 
Valla;  ce  qu'il  dit  de  la  lutte  entre  la  violence  et  la  nature 
rappelle  également  les  considérations  par  lesquelles  Léonard 
de  Vinci  a  été  conduit  à  la  notion  à'impeto  composé1. 

La  pensée  de  cette  lutte  s'est  fortement  imposée  à  l'esprit  de 
l'Humaniste  espagnol,  car  il  y  revient  un  peu  plus  loin2  : 

a  En  toute  action,  il  y  a  effort  pour  parvenir  au  but;  il  y  a 
donc  une  distance  entre  le  commencement  et  la  fin  de  cette 
action;  c'est  en  cet  intervalle  que  s'exerce  l'effort  et,  sans  cet 
intervalle,  l'effort  serait  inutile.  Lorsque  l'action  est  contraire 
à  la  nature  du  patient,  la  lutte  est  continuelle;  elle  a  lieu  au 


i.  Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de  Vinci,  XI  :  La  Dynamique  de  Nicolas  de  Cues  et  la 
Dynamique  de  Léonard  de  Vinci.  Théorie  de  Vimpeto  composé  (Études  sur  Léonard 
de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  Vont  lu,  XI  ;  seconde  série,  pp.  215-222). 

2.   Luiz  Vives,  loc.  cit.,  p.  5G8. 

P.    DUHEM.  10 


l46  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

commencement,  au  milieu,  à  la  fin  ;  la  violence  de  l'agent  et 
la  nature  du  patient  ne  sont  jamais  sans  se  combattre.  Lorsque, 
au  contraire,  l'action  est  selon  la  nature  du  patient,  il  n'y  a 
point  de  lutte  au  début  du  mouvement;  ce  mouvement,  en 
effet,  est  excité  par  la  nature  même  du  mobile,  et  cette  nature 
ne  combat  pas  contre  elle-même.  Mais  lors  même  que  la  force 
est  naturelle,  aussitôt  qu'elle  entre  en  action,  le  milieu  au 
sein  duquel  elle  agit  entre  en  lutte  avec  l'agent;  l'agent  ou  le 
moteur,  en  effet,  veut  pénétrer  le  milieu  pour  atteindre  sa  fin  ; 
et  le  milieu,  si  mou  soit-il,  résiste  à  la  pénétration;  toute  péné- 
tration, en  effet,  est  une  sorte  de  division,  et  la  division  est  le 
commencement  de  la  corruption,  tandis  que  l'union  aide  à  la 
conservation.  Plus  le  milieu  est  dur,  plus  ses  parties  sont 
étroitement  unies,  et  plus  aussi  ses  forces  sont  grandes  et  sa 
résistance  puissante;  c'est  pourquoi  le  mouvement  est  plus 
difficile  dans  l'eau  que  dans  l'air,  et  plus  difficile  dans  la  vase 
que  dans  l'eau  pure.  » 

Ce  passage  ne  porte  pas  seulement  la  trace  de  ce  que  Vives 
avait  entendu  enseigner,  au  Collège  de  Montaigu,  touchant  le 
mouvement  violent;  lorsque  l'Humaniste  espagnol  nous 
montre  «  la  nature  excitant  le  mouvement  naturel  »,  il  se 
souvient  assurément  de  ce  que  ses  maîtres  lui  ont  dit  de  la 
chute  accélérée  des  graves.  Mais  avant  de  rechercher  nous- 
même  ce  qu'ils  pensaient  à  ce  sujet,  il  nous  faut  examiner  ce 
qu'ils  disaient  de  la  nature  même  de  Yimpetus. 

A  ce  sujet,  les  maîtres  de  l'Université  de  Paris  avaient  le 
choix  entre  plusieurs  doctrines. 

La  première  était  celle  de  Guillaume  d'Ockam1. 

Pour  le  Venerabilis  Inceplor,  il  n'y  a,  au  sein  du  projectile, 
aucune  entité,  aucune  vertu  réellement  existante  que  l'on 
puisse  regarder  comme  le  moteur  de  ce  projectile.  D'ailleurs, 
le  mouvement  n'est  pas,  lui  non  plus,  une  entité  distincte  du 
mobile.  Pour  le  chef  de  l'École  nominalistc,  moteur,  mou- 
vement, mobile  ne  sont  ici  qu'une  seule  et  même  chose;  il  n'y 


i .  Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de  Vinci,  IX  :  La  Dynamique  de  Nicolas  de  Gués  et  les 
sources  dont  elle  découle  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui 
Vont  lu,  XI;  seconde  série,  pp.  192- 196). 


LA  TRADITION  DE  BURIDAN  ET  LÀ  s<;ii;m:i    nu.nwi     \i    \m      m  mi       1^7 

a  pas  un  impetus  engendrant  un  mouvement  en   un  corps  ;  il 
y  a  seulement  un  corps  mû  impétueusement. 

Buridan,  nous  l'avons  vu,  rejetait  résolument  celte  théorie 
de  Guillaume  d'Ockam.  Pour  lui,  dans  le  projectile  en 
mouvement,  il  y  a  trois  choses  coexistantes,  mais  réellement 
distinctes  les  unes  des  autres  :  en  premier  lieu,  le  mobile; 
en  second  lieu,  une  réalité  purement  successive,  une  forma 
Jlucns,  qui  est  le  mouvement  local;  en  troisième  lieu,  une 
réalité  permanente,  Yimpetus,  qui  produit  le  mouvement  local 
dans  le  mobile  et  joue  ainsi  le  rôle  de  moteur. 

Quelle  est  la  nature  de  cette  entité?  Buridan  n'essaye  pas 
de  le  deviner.  Albert  de  Saxe,  qui  admet  en  sa  plénitude  la 
théorie  du  mouvement  local  et  de  Yimpetus  proposée  par  le 
Philosophe  de  Béthune,  hésite  fort1  à  trancher  cette  difficile 
question  qui  ressortit  plutôt,  selon  lui,  à  la  Métaphysique  qu'à 
la  Physique;  il  se  décide  cependant  à  déclarer  que  «  Y  impelas 
est  une  qualité  de  seconde  espèce,  consistant  en  une  certaine 
aptitude  et  facilité  au  mouvement.  » 

C'est  en  conformité  avec  cette  opinion,  explicitement 
professée  en  ses  Quœstiones  in  libros  de  Caelo  et  Mundo, 
qu'Albert,  en  sa  Physique,  s'exprimait,  au  sujet  de  la  chute 
accélérée  des  graves,  dans  les  termes  suivants2  : 

«  Le  mobile  animé  du  mouvement  naturel  acquiert  une 
certaine  aptitude  à  ce  mouvement,  et  cette  aptitude  acquise,  en 
s'unissant  à  la  gravité,  meut  plus  rapidement  le  mobile.  » 

Marsile  d'Inghen  trouve3  que  Yimpetus  doit  être  rangé  à  la 
fois  parmi  les  qualités  de  première  espèce  (habitus  vel  dispo- 
sitio)  qui  s'acquièrent  soit  par  la  production  même  du  sujet, 
soit  par  sa  disposition  vers  le  mieux  ou  vers  le  pire,  et 
parmi  les  qualités  de  troisième  espèce  (actio  vel  passio). 

1.  Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de  Vinci,  IX  :  La  Dynamique  de  Nicolas  de  Gués  et 
les  sources  dont  elle  découle  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui 
l'ont  lu,  XI;  seconde  série,  p.  19G). 

3.  Albcrti  de  Saxonia  Quœstiones  in  libros  de  physica  auscultatione  ;  in  librum  VII 
quaîst  XIII.  —  Cf.  h'ernadino  Baldi,  Roberval  et  Descartes,  I  :  Une  opinion  de  Baldi 
touchant  les  mouvements  accélérés  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et 
ceux  qui  Vont  lu,  IV  ;  première  série,  p.  i3o). 

3.  Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de  Vinci,  IX  :  La  Dynamique  de  Nicolas  de  Cues  et 
les  sources  dont  elle  découle  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui 
l'ont  lu,  XI;  seconde  série,  pp.  196-197). 


l48  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

La  comparaison  de  Yimpetus  à  une  aptitude  acquise,  à  une 
habitude,  avait  sans  doute  attiré  l'attention  de  Léonard  de 
Vinci  lorsqu'il  lisait  les  écrits  d'Albert  de  Saxe;  nous  trouvons 
en  cette  comparaison  l'explication  des  derniers  mots  de  cette 
pensée1  : 

ce  Si  une  roue  dont  le  mouvement  est  devenu  de  plus  en 
plus  violent  donne  d'elle-même,  après  que  son  moteur  l'aban- 
donne, beaucoup  de  tours,  il  paraît  clair  que  si  ce  moteur 
persévère  à  la  faire  tourner  en  sus  de  la  dite  vitesse,  cette 
persévérance  peut  avoir  lieu  avec  peu  de  force.  Et  je  conclus 
que  pour  vouloir  maintenir  ce  mouvement,  le  moteur  n'aura 
toujours  que  peu  de  fatigue  et  d'autant  plus  que,  par  nature, 
il  se  fixera.  » 

Cette  assimilation  de  Yimpetus  à  une  aptitude  acquise,  à  une 
habitude,  était  assurément  bien  connue,  au  temps  de  Léonard, 
dans  les  écoles  de  Paris  où  les  ouvrages  d'Albert  de  Saxe  et  de 
Marsile  d'Inghen  avaient  grande  vogue. 

Jean  Dullaert  de  Gand  nous  apprend  que  «  de  l'avis  de 
certains  physiciens,  Yimpetus  engendré  par  violence  se 
corrompt  peu  à  peu  par  suite  de  l'absence  de  sa  cause,  comme 
la  connaissance  intuitive  se  corrompt  par  l'absence  de  son 
obj  et  » . 

Jean  de  Gelaya  pense  que  Yimpetus  est  une  qualité  seconde 
au  sens  large;  il  le  compare  «  aux  connaissances  et  aux  dispo- 
sitions de  l'âme  ». 

Mais  c'est  à  Louis  Goronel  qu'il  nous  faut  adresser  pour 
connaître  les  arguments  de  ceux  qui  prétendaient,  par  cette 
assimilation,  justifier  l'hypothèse  d'un  impetus  distinct  du 
mobile  et  du  mouvement  local  : 

«  Lorsque  certains  objets  se  sont  mus,  à  plusieurs  reprises, 
de  mouvement  local,  ils  deviennent  plus  aptes  à  ce  mou- 
vement; il  reste  donc  en  eux  une  certaine  aptitude,  une  certaine 
disposition  qu'ils  ont  acquise  tandis  qu'ils  se  mouvaient; 
par  conséquent,  pendant  la  durée  du  mouvement,  une  certaine 
entité  actuelle  était  produite  en  ces  corps;   c'est  cette  entité 

i.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci;  ms.  B  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut) 
fol.  26,  verso. 


LA  TUA ON  DE  BURIDÀN  ET  LA  SCIENCE  ITALIEN*]    il    KVI"  SIECLE     i  V) 

qui  a  engendré  Ladite  aptitude,  el  cette  entité  était  distincte 
du  mouvement  local... 

»  L'antécédent  de  celle  proposition  est  rendu  manifeste  par 
un  grand  nombre  d'expériences .  En  premier  lieu,  Lorsque  les 
doigts  sont  habitués  à  écrire,  ils  exécutent  le  mouvement 
d'écrire  beaucoup  mieux  qu'auparavant.  »  Et  Coronel  déve 
loupe  d'autres  exemples,  entre  autres  celui  d'une  connaissance 
acquise  par  la  répétition  d'une  même  perception. 

«  Mais,  »  ajoute-t-il,  «  celui  qui  comprend  bien  cet  argument 
dira  que  l'on  en  conclut  aussi  bien  le  faux  que  le  vrai.  Si  la 
répétition  de  mouvements  actuels  produisait  une  aptitude  au 
mouvement,  une  pierre  que  Ton  aurait  jetée  en  l'air  à  plusieurs 
reprises  acquerrait  une  certaine  aptitude  à  se  mouvoir  vers  le 
haut;  par  conséquent,  toutes  choses  égales  d'ailleurs,  il  serait 
plus  facile  de  la  jeter  en  l'air  qu'il  notait  auparavant;  l'expé- 
rience nous  enseigne  le  contraire... 

»  Cette  remarque  ne  supprime  pas  la  force  de  l'argument. 
En  un  homme  qui  a  pris  de  mauvaises  habitudes  d'intempé- 
rance, des  actes  répétés  de  tempérance  ne  suffisent  pas  à 
engendrer  l'habitude  de  la  tempérance.  De  même,  en  une  pierre 
où  la  forme  substantielle  et  la  gravité  résistent  au  mouvement 
vers  le  haut,  la  répétition  de  plusieurs  jets  actuels  ne  produit 
pas  d'aptitude  à  se  mouvoir  vers  le  haut.  L'argument  semble 
donc  garder  sa  force.  » 

Nous  venons  d'entendre  comparer  Yimpetus  à  la  disposition 
physiologique  par  laquelle  des  doigts,  habitués  à  écrire,  écrivent 
plus  aisément.  Nous  ne  nous  étonnerons  plus  lorsque  Kepler 
enseignera1  que  Yimpetus  imprimé  par  le  Créateur  à  la  Terre  a 
engendré,  au  sein  de  cette  Terre,  une  organisation  anatomique, 
a  produit  un  agencement  de  fibres  circulaires  qui  assurent  la 
permanence  du  mouvement  de  rotation  ;  il  ne  fera  que  suivre 
une  opinion  bien  connue  à  Paris,  au  début  du  xvie  siècle. 

Nous  savons  maintenant  quelles  opinions  divergentes, 
touchant  la  nature  de  Yimpetus,  sollicitaient,  à  cette  époque, 

t .  Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de  Vinci,  X  :  La  Dynamique  de  Nicolas  de  Cues  et  la 
Dynamique  de  Kepler  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu, 
W\  seconde  série,  pp.  208-211), 


IÔO  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

l'adhésion  des  maîtres  parisiens.  Entre  ces  partis  divers,  les 
uns  demeuraient  en  suspens  ;  les  autres  se  portaient  soit  d'un 
côté,  soit  de  l'autre. 

Des  deux  avis  en  présence,  Jean  de  Celaya  n'en  mentionne 
qu'un,  celui  qui  assimile  Vimpetus  à  une  aptitude,  à  une  dispo- 
sition, qui  en  fait  une  qualité  et,  partant,  une  entité  permanente 
distincte  du  mobile;  c'est  assurément  à  cet  avis  qu'il  se  range. 

Jean  Dullaert  connaît  «l'autre  avis,  selon  lequel  on  tient  que 
Vimpetus  n'est  pas  une  qualité  réellement  distincte  de  la  chose 
ou  du  corps  qui  est  mû...  Lorsqu'une  flèche  est  lancée  violem- 
ment par  une  baliste,  ...elle  est  mue  par  ce  mouvement  violent 
et  impétueux  et  non  par  une  qualité  nommée  impetus,  et  l'on 
en  doit  dire  autant  dans  les  autres  cas.  »  Après  avoir  exposé 
les  arguments  que  l'on  faisait  valoir  pour  ou  contre  cette 
opinion,  le  philosophe  gantois  semble  demeurer  en  suspens. 

Goronel,  qui  attache,  semble-t-il,  à  cette  discussion  plus 
d'importance  que  Dullaert  et,  surtout,  que  Celaya,  prend  une 
position  intermédiaire  entre  celle  d'Ockam  et  celle  de  Buridan. 
Avec  Ockam  il  admet  que  Vimpetus  est  identique  au  mouvement 
local,  mais  avec  Buridan  il  pense  que  le  mouvement  local  est 
une  entité  distincte  du  mobile.  Citons  ses  propres  paroles,  dont 
la  netteté  est  parfaite  : 

«  Remarquez  qu'entre  Vimpetus  et  le  mouvement  local,  je 
n'assignerais  pas  d'autre  différence  qu'une  différence  du  plus 
au  moins,  en  sorte  que  tout  impetus  serait  un  mouvement 
local,  mais  que  la  réciproque  ne  serait  pas  vraie;  Vimpetus  est 
un  mouvement  très  intense.  D'ailleurs,  que  le  mouvement  soit 
intense  ou  faible,  nous  pourrions  dire  que  tout  mouvement 
est  impetus;  il  n'en  résulterait  pas  que  tout  ce  qui  se  meut,  se 
meuve  avec  impétuosité  (impetuose) ;  mais  nous  n'y  verrions  pas 
d'inconvénient;  il  n'est  pas  nécessaire  que  tout  ce  qui  se  meut 
avec  impetus  se  meuve  avec  impétuosité...  Volontiers,  nous 
aurions  nommé  impetus  la  qualité  motrice  lorsqu'elle  est  pro- 
duite par  une  cause  extrinsèque,  tandis  que  nous  l'aurions 
nommée  mouvement  (motus)  lorsqu'elle  est  produite  par  une 
cause  intrinsèque,  si  Vimpetus  ne  pouvait  aussi  être  produit 
par  la  forme  substantielle  et  par  la  gravité  d'un  poids  qui 


LA  TRADITION   i»i    BURIDAN  BT  LA  BCIENGE  ITALIENNE    i\    \\i       im.i.i       l5l 

tombe.  Que  l'on  s'exprime  (rime  manière  <>u  de  L'autre,  non 
n'en  prendrons  point  souci,  car  la  difficulté  est  toute  verbale. 

»  Sachez,  en  second  lieu,  que  le  moteur  produit  dans  le 
mobile  une  certaine  entité  sans  laquelle  il  ne  pourrait  se 
mouvoir,  et  qui  est  une  sorte  d'instrument  nécessaire  requis 
par  la  nature  ;  cette  entité  est  le  mouvement  local.  Le  poids  qui 
se  meut  vers  le  haut  n'a  pas  en  lui  d'autre  mouvement  que 
Yimpetus]  en  un  poids  qui  tombe,  la  forme  substantielle  el  la 
gravité  produisent  un  mouvement  que  l'on  peut  nommer  impelus 
lorsqu'il  est  suffisamment  intense.  Bref,  nous  pouvons  dire 
qu'en  toutes  circonstances  on  un  impelus  est  produit,  un  mou- 
vement local  est  engendré;  ...et  tout  ce  qui  se  doit  dire  de 
V impelus  quanta  sa  production  soit  instantanée,  soit  successive, 
se  doit  dire  aussi  du  mouvement.  » 

Goronel  eût  pu  traduire  exactement  sa  pensée  en  donnant  à 
Yimpetus  le  nom  de  quanlilé  de  mouvemenl  que  Descartes  lui 
attribuera  un  jour. 

h'impelus  étant  identique  au  mouvement  local,  les  raisons 
qui  conduisent  à  distinguer  Yimpetus  du  corps  qu'il  meut 
établissent  aussi  la  distinction  entre  le  mouvement  local  et  le 
mobile.  «  On  peut  formuler  l'argument  suivant  :  L' impelus  est 
distinct  de  la  chose  qui  se  meut  impétueusement;  donc  le 
mouvement  local  est  distinct  du  mobile.  On  peut  justifier  cette 
conséquence  de  la  manière  suivante  :  Tout  inconvénient  qui 
résulterait  de  la  supposition  d'un  impelus  distinct  de  la  chose 
qui  se  meut  impétueusement  (s'il  en  résultait  quelqu'un), 
découlerait  aussi  de  l'hypothèse  que  le  mouvement  est  distinct 
du  mobile,  et  inversement;  et  l'une  des  conséquences  s'expli- 
querait tout  aussi  bien  que  l'autre.  » 

Parmi  les  arguments  propres  à  établir  que  Yimpetus  est 
réellement  distinct  du  mobile,  Goronel  place  l'explication  de 
la  chute  accélérée  des  graves.  Il  est  donc  temps  d'examiner  ce 
que  les  maîtres  de  Montaigu  ou  de  Sainte-Barbe  enseignaient 
au  sujet  de  cette  explication. 

Jean  Dullaert  écrit  :  «  Certain  impelus  est  causé  par  la  violence  ; 
certain  autre  impelus  est  engendré  naturellement.  Il  faut  remar- 
quer, à  ce  sujet,  que  si  un  grave  est  retenu  en  l'air  et  si  l'on 


IÔ2  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

écarte  ce  qui  l'empêchait  de  tomber,  ce  grave  tombe  plus  vite 
à  la  fin  du  mouvement  qu'au  commencement,  donné  que  la 
résistance  soit  uniforme.  La  cause  en  est  que,  dans  le  mouve- 
ment de  ce  grave,  Yimpetus  du  mobile  part  d'une  intensité  de 
degré  zéro  (a  non  gradu  intensionis) ,  commence  à  croître  en 
intensité,  et  croît  sans  cesse  d'une  manière  continue  jusqu'à 
la  fin  du  mouvement.  » 

Le  philosophe  gantois  ajoute  cette  phrase  digne  de  remarque: 
«  En  des  graves  de  grandeurs  différentes,  Yimpetus  croît-il  pro- 
portionnellement à  la  grandeur  du  grave  ou  non?  Ce  serait 
une  sérieuse  difficulté  à  examiner,  mais  je  n'en  parle  pas.  »  Il 
n'insiste  pas  davantage  sur  la  cause  qui  fait  croître  Yimpetus 
au  cours  du  mouvement  naturel. 

Coronel  est  plus  explicite. 

Il  rejette  l'explication  de  la  chute  accélérée  des  graves  qu'ont 
donnée  Aristote  et  Thémistius.  Les  raisons  qu'il  fait  valoir 
contre  cette  explication  sont,  parfois,  d'une  singulière  naïveté; 
il  pense1  que  si  la  pesanteur  était  une  vertu  émanée  du  lieu 
naturel,  il  suffirait  de  recouvrir  la  terre  d'un  vêtement  pour 
empêcher  cette  vertu  de  passer;  les  corps  placés  au-dessus  de 
ce  vêtement  cesseraient  de  peser  vers  le  centre  du  monde. 
Coronel  fait,  d'ailleurs,  cette  autre  remarque  plus  heureuse 
que  la  théorie  de  Thémistius  n'explique  pas  le  ralentissement 
du  mouvement  d'un  projectile  jeté  en  l'air. 

L'hypothèse  de  Yimpetus,  au  contraire,  sauve  aussi  bien 
l'accélération  du  mouvement  naturel  que  le  ralentissement  du 
mouvement  violent  :  a  Un  poids,  en  effet,  qui  tombe  en  un 
milieu  uniforme  descend  plus  vite  à  la  fin  de  son  mouvement 
car,  pendant  la  durée  de  sa  course,  la  gravité,  ou  bien  sa 
propre  forme  substantielle,  ou  toutes  deux  ensemble,  ont 
produit  en  lui  un  certain  impetus,  qualité  qui  le  meut  vers  le 
bas;  et  comme  cet  impetus  est,  alors  que  le  mobile  approche  de 
son  terme,  plus  intense  qu'il  n'était  au  début  du  mouvement, 
le  poids  tombe  plus  vite  vers  la  fin  de  sa  chute.  » 

Un  peu  plus  loin,  Coronel  répète:  «  En  descendant,  la  gravité 
produit  un  impetus;  ...pendant  la  durée  successive  de  la  des- 

y.  Ludovici  Coronel  Op.  cit.,  lib.  IV,  pars  I:  Do  loco;  éd.  cit.,  fol.  kXXXUll,  col.  c. 


LA.  TRADITION  DE  BURIDAN  BT  LA  SCIENCE  ITALIEN!*]     U    IYI      ii'.u       [53 

ccn le,  la  gravité  produit  an  impetus.  <  C'est  donc  exclusivement 
à  la  gravité  ou  à  la  forme  substantielle  du  corps  pesant  qu'e  I 
dévolue  celle  génération  d'un  impetus  de  plus  en  plus  intense. 

Ce  principe  n'était  pas  affirmé  avec  une  suffisante  netteté 
dans  les  écrits  «les  maîtres  anciens;  certaines  tournures  de 
phrases  employées  pat*  eux  auraient  pu  donner  à  penser  que 
l'accroissement  éprouvé  par  V  impetus  durant  un  certain  momenl 
avait  pour  cause  Y  impetus  ou  le  mouvement  local  qui  existait 
aussitôt  avant  ce  mouvement. 

Buridan,  par  exemple,  avait  écrit: 

«...Le  mouvement  devient  alors  plus  rapide;  mais  plus  il 
devient  rapide,  plus  Y  impetus  devient  intense.  » 

Et  aussi  :  «  Plus  le  mouvement  devient  rapide,  plus  Y  impetus 
devient  vigoureux.  » 

Plus  explicitement  encore,  Summenhard  disait  :  «  Vers  la 
fin  du  mouvement,  Yimpetus  s'accroît  par  suite  de  la  vitesse 
du  mouvement  précédent.  » 

Certains  auteurs  semblaient  donc  attribuer  à  Yimpetus  ou 
au  mouvement  local  (pour  Coronel,  c'est  tout  un)  qui  existe 
à  un  instant  donné  une  part  en  l'accroissement  ultérieur  de 
Yimpetus;  ils  préparaient  ainsi  une  doctrine  que  nous  avons 
vue  formulée  par  Bernardino  Baldi1  et  adoptée  par  Roberval2. 

Louis  Coronel  eût  formellement  rejeté  l'opinion  de  ces  der- 
niers auteurs  ;  il  leur  eût  objecté  ce  qu'il  objectait,  comme 
nous  le  verrons  tout  à  l'heure,  à  une  théorie  de  Marsile 
d'Inghen  :  «  U  impetus  produit  après  le  lancement  du  projectile 
serait  donc  engendré  par  un  autre  impetus,  par  celui  qu'a 
produit  l'auteur  du  lancement  ;  Yimpetus  serait,  par  conséquent, 
une  qualité  active,  capable  de  produire  une  autre  qualité 
de  même  espèce  qu'elle-même.  » 

En  ce  point,  Jean  de  Celaya  est,  nous  Talions  voir,  du  même 
avis  que  Louis  Coronel. 

Celaya  traite  à  plusieurs  reprises  de  l'accélération  du  mou- 
vement naturel. 

i.  Bernardino  Baldi,  Boberval  et  Descartes,  I:  Une  opinion  de  Bernardino  Baldi 
touchant  les  mouvements  accélérés  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux 
qui  Vont  lu,  IV;  première  série,  pp.  i38-c3c)). 

2.  Ibid.,  III  :  Bernardino  Baldi  et  ïlpberyal  (Op.  cit.,  pp.  1 4/4-1 45), 


l54  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

Voici  un  premier  passage1  : 

«  Si  vous  demandez  par  quoi  sont  mus  les  corps  graves 
inanimés  quand  ils  descendent  et  les  corps  légers  quand  ils 
montent,  nous  répondrons  qu'un  corps  pesant  est  mû  par 
sa  forme  substantielle  à  titre  de  principe  et  par  sa  gravité  à 
titre  d'instrument...  Vous  direz  peut-être  :  Nous  voyons  par 
l'expérience  qu'un  grave  se  meut  plus  vite  à  la  fin  de  son 
mouvement  qu'au  commencement;  mais  à  la  fin  de  sa  chute, 
il  est  plus  proche  de  son  lieu  naturel;  il  semble  donc  que 
ce  lieu  naturel  imprime  au  corps  pesant  une  certaine  vertu 
qui  le  meut  plus  rapidement.  Nous  répondrons  que  la  cause 
de  cette  plus  grande  vitesse  n'est  pas  une  vertu  émanée  du 
lieu  naturel.  La  cause  de  cette  vitesse  croissante  est  Y  impelas 
qui  est  acquis  au  cours  de  la  descente;  uni  à  la  gravité,  il  pro- 
duit vers  la  fin  un  mouvement  plus  rapide  que  celui  que  la 
gravité  seule  produisait  au  début.  » 

Voici  un  second  passage  a  où  le  même  sujet  est  traité  de 
nouveau  : 

u  Lorsqu'un  certain  être  se  meut  naturellement,  une  certaine 
qualité  est  causée  en  cet  être  ;  cette  qualité,  que  l'on  nomme 
impetus,  concourt  au  mouvement  d'une  manière  active;  au 
début  du  mouvement,  cette  qualité  n'existait  pas;  plus  le 
mobile  avance,  plus  cette  qualité  devient  intense  et  plus  fort 
est  son  concours  à  ce  mouvement.  Donc...  le  mouvement 
naturel  est  plus  rapide  à  la  fin  qu'au  commencement.  Cette 
conclusion  est  évidente,  car,  à  la  fin,  le  mobile  possède  un 
impeius  qui  lui  vient  en  aide  et,  au  début,  il  ne  le  possède 
pas.  » 

A  cette  explication  de  la  chute  accélérée  des  graves,  Jean  de 
Gelaya,  poursuivant  son  exposition,  en  ajoute  une  autre,  que 
l'on  avait  déjà  proposée  avant  Simplicius  et  que  Durand  de 
Saint-Pourçain  avait  recueillie  : 

«  En  outre,  à  la  fin  du  mouvement,  le  milieu  oppose  à  sa 
propre  division  une   moindre   résistance  (je   veux  parler  de 

i.  Joannis  de  Celaya  Op.  cit,,  lib.  VIII,  cap.  V,  quaest.  II  :  An  animal  niovealur 
ex  se;  fol.  CLXXXVIII,  col.  b. 

i.  Joannis  de  Celaya  Op.  cit.,  lib.  VII,  cap.  X,  quœst.  III  :  An  motus  naturalis  sit 
velocior  in  fine  quam  in  principio;  fol.  CXCVIII,  col.  6. 


LA  TRADITION  i>r.  BUBIDAK  BT  LA  scnvi    iim.ii  \m.   \i    \\i    mi  cm 

sa  résistance  accidentelle)  qu'au  début;  le  milieu  àtravei  ei 
est,  en  effet,  moins  ('puis  vers  la  fin  du  mouvemenl  qu'il 
n'était  au  commencement;  or,  il  <isi  certain  qu'un  milieu  <!<• 
huit  pieds  d'épaisseur  résiste;  plus  qu'un  milieu  (le  quatre 
pieds,  du  moins  quant  à  la  résistance  accidentelle.  Il   n'est 

doue  pas  étonnant  qu'un  tel  mouvement  naturel  soit  plus 
rapide  à  la  lin  qu'au  commencement.  » 

Citons  enfin  cette  phrase  digne  de  remarque  ■  :  «  Nous 
voyons  par  l'expérience  que  Vimpetus  qui  meut  un  corps  pesant 
vers  le  haut  est  corrompu  par  la  gravité  et  par  la  forme 
substantielle  de  ce  corps;  au  contraire,  la  forme  du  corps 
pesant  conserve  et  accroît  Vimpetus  qui  meut  ce  poids  vers  le 
bas.  »  Pour  Gelaya  donc,  comme  pour  Goronel,  c'est  la  forme 
substantielle  et  la  pesanteur  du  grave  qui,  au  cours  de  la 
chute  de  ce  grave,  conservent  Vimpetus  déjà  acquis  et  en 
accroissent  l'intensité. 

Il  nous  reste  à  prendre,  en  un  dernier  débat,  l'avis  des 
maîtres  parisiens. 

Nous  avons  vu  qu'Aristote,  et  maint  physicien  après  lui, 
avaient  admis  la  vérité  de  cette  proposition  :  Dans  les  premiers 
moments  qui  suivent  son  départ,  un  projectile  accélère  sa 
course.  Nous  avons  vu,  également,  que  Jean  Buridan  et  Albert 
de  Saxe  n'avaient  fait  aucune  allusion  à  cette  prétendue  accé- 
lération initiale,  que  Marsile  d'Inghen  et  Gaétan  de  Tiène 
l'avaient  résolument  niée,  tout  en  admettant,  bien  à  tort,  la 
réalité  des  effets  qu'on  lui  attribuait  et  en  cherchant  à  donner 
de  ces  effets  une  autre  explication. 

De  cette  question,  Jean  de  Gelaya  ne  parle  pas,  mais  les 
deux  régents  de  Montaigu  y  prêtent  quelque  attention. 

Jean  Dullaert  semble  avoir  prévu  la  théorie  que  Bernardino 
Baldi  devait  soutenir  un  jour  et  s'être  attaché  à  contredire  par 
avance  à  cette  théorie.  Vimpetus  qui  meut  un  projectile  a  sa 
plus  grande  intensité,  dit-il,  à  l'instant  même  où  le  mobile 
quitte  son  moteur.  «  Je  prouve  que  Vimpetus  ne  pourra 
pas,  immédiatement  après  cet  instant,  avoir  une  plus  grande 

i.  Joannis  de  Celaya  Op.  cit.,  lib.  VIII,  cap.  XI,  qnaîst.  III  :  A  quo  movetur  pro- 
jectum  post  separationcm  illius  a  quo  projicitur;  fol.  CGI,  coll.  a  et  b. 


l56  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

intensité;  en  effet,  si,  aussitôt  après  cet  instant,  il  était  plus 
intense  qu'en  cet  instant,  c'est  que  son  intensité  irait  en 
croissant  pendant  un  certain  temps;  il  en  résulterait  donc  que, 
pendant  ce  temps,  le  projectile  se  mouvrait  continuellement 
de  plus  en  plus  vite  ;  or,  cela  est  contraire  à  l'expérience 
et  à  l'opinion  de  tous  ceux  qui  ont  traité  de  cette  matière  ;  que 
cela  soit  contraire  à  l'expérience,  c'est  manifeste,  car,  au  début 
de  son  mouvement,  la  flèche  ne  peut  être  perçue  par  le  regard, 
grâce  à  sa  très  grande  vitesse. 

«...De  ce  que  la  flèche  lancée  par  la  baliste  se  meut,  au 
début  du  mouvement,  plus  vite  que  lorsqu'elle  est  à  une 
certaine  distance  de  la  machine,  il  n'en  résulte  pas  qu'elle  ne 
produise  pas,  lorsqu'elle  est  quelque  peu  distante  de  cette 
machine,  un  choc  plus  violent  qu'au  commencement  de  sa 
course.  En  effet,  pour  un  même  mobile,  il  n'y  a  pas  un  rapport 
fixe  entre  la  violence  du  coup  et  la  vitesse  du  mouvement. 
A  cela,  quelques  uns  assignent  une  cause  tirée  de  la  nature 
même  de  l'objet;  ce  serait  une  conséquence  de  la  nature  même 
de  Yimpeius.  Mais,  quoi  qu'il  en  soit,  je  n'en  ai  cure;  il  me 
suffît  que  l'on  ne  puisse  tenir  cet  argument  comme  prouvant 
que  le  mobile  se  meut,  à  une  plus  grande  distance  de  ce  qui 
l'a  lancé,  plus  vite  qu'il  ne  se  meut  à  une  moindre  distance.  » 

Goronel  admet,  comme  Dullacrt,  qu'un  mobile  mû  par 
violence  se  meut  de  plus  en  plus  lentement;  il  admet  aussi 
que  la  force  du  coup  est  plus  grande  lorsque  le  projectile  est 
à  quelque  distance  de  l'instrument  qui  l'a  lancé;  mais  il 
est,  plus  que  le  philosophe  gantois,  soucieux  de  concilier  ces 
deux  affirmations. 

Il  commence  par  exposer  l'explication  que  Marsile  d'Inglicn 
avait  imaginée;  mais  il  se  refuse  à  admettre  ce  changement 
progressif  en  la  distribution  de  V impelas;  en  un  passage  que 
nous  avons  cité  il  y  a  un  instant,  il  refuse  à  Yimpetus  le  titre 
de  qualité  active,  capable  d'engendrer  son  semblable  et,  par 
là,  de' se  propager  au  sein  du  projectile. 

Cette  explication  rejetée,  il  en  propose  une  autre,  que 
voici  : 

a  Le    coup    est   d'autant    plus   fort   que    la   quantité   d'air 


LA  TRADITION  DE  BURID AN  ET  LA  SCIENCE  ITALIENNE    m    XVI     BIÈCL]       I   \ 

divisée  par  l<*  projectile  est  plus  considérable,  La  véhémence 
de  L'impulsion  étant  supposée  La  môme;  près  «lu  début  «lu 
mouvement,  bien  que  Vimpetus  soit  plus  intense,  il  □  >  ;i  que 
peu  d'air  divisé  ;  vers  La  Un,  au  contraire,  La  quantité  de  l'air 
ébranlé  est  grande,  mais  Vimpetus  est  très  faible;  à  une 
distance  modérée,  enfin,  Vimpetus  est  bien  intense  cl  l'air 
ébranlé  est  en  bonne  quantité;  la  blessure  est  doue  moins 
(brie  au  commencement  et  vers  la  fin  du  mouvement;  cVsl 
au  voisinage  du  milieu  de  la  course  que  le  coup  est  le  plus 
violent.  » 

Déjà  Gaétan  de  ïiène  avait  hésité  entre  cette  théorie  et  celle 
de  Marsite  d'Inghen. 

En  un  mouvement  naturel,  Vimpetus  croît  sans  cesse; 
il  diminue  continuellement  en  un  mouvement  violent  ;  de 
cette  proposition,  qui  résumait  toute  sa  Dynamique,  Buridan 
avait  fait  une  remarquable  application  aux  mouvements  vibra- 
toires; le  va-et-vient  d'une  corde  écartée  de  sa  position 
d'équilibre,  les  oscillations  d'une  cloche  ébranlée  lui  avaient 
servi  d'exemples. 

Albert  de  Saxe  avait  delà  même  théorie  déduit  un  autre  corol- 
laire1: «Supposons,  avait-il  écrit,  que  la  terre  soit  perforée  de 
part  en  part  et  que,  par  le  canal  ainsi  creusé,  un  grave  descende 
très  rapidement  vers  le  centre;  au  moment  où  le  centre  de  gravité 
de  ce  corps  sera  devenu  le  centre  du  Monde,  ce  corps  continuera 
à  se  mouvoir  au  delà  et  à  se  diriger  vers  la  partie  opposée  du 
Ciel  grâce  à  Vimpetus  qu'il  a  acquis  et  qui  ne  sera  pas  encore 
corrompu;  lorsqu'en  l'ascension  du  corps,  cet  impetus  viendra 
à  manquer,  le  grave  se  remettra  à  descendre;  il  ira  ainsi, 
oscillant  autour  du  centre,  jusqu'à  ce  qu'il  n'y  ait  plus  en  lui 
aucun  impetus;  alors,  il  s'arrêtera.  » 

Nous  avons  vu2  que  ce  passage  d'Albert  de  Saxe  semblait 
avoir  inspiré  une  pensée  de  Léonard  de  Vinci. 


i.  Albcrti  de  Saxonia  Quœstiones  in  libros  de  Cxlo  et  Mundo;  in  lib.  II  quœst.  XIV, 
apnd  cdd.  Vcnetiis,  1^92  et  i52o.  Cette  question  ne  se  trouve  pas  dans  les  éditions 
données  à  Paris  en  i5i6  et  en  i5i8. 

2.  Léonard  de  Vinci  et  la  pluralité  des  Mondes,  VIII  :  Commentaire  aux  réflexions  sur 
la  pluralité  des  mondes  données  par  Léonard  de  Vinci  (Études  sur  Léonard  de  Vinci, 
ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  Vont  lu,  X  ;  seconde  série,  p.  95). 


l58  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

En  i5i6,  l'Écossais  Georges  Lokert,  régent  au  Collège  de 
Montaigu,  donna  une  édition  des  Quœstiones  in  libros  de  Cselo 
et  Mundo  de  Maître  Albert  de  Saxe;  en  cette  édition,  deux 
questions  dont  l'importance  est  extrême  pour  l'histoire  de  la 
Dynamique  furent  omises,  entre  autres  celle  qui  contient  le 
passage  précédent. 

N'allons  pas  en  conclure  que  cette  conséquence  de  la  Méca- 
nique de  Buridan  et  d'Albert  de  Saxe  fût  ignorée  au  Collège 
où  professait  Maître  Georges  Lokert;  elle  y  était  assurément 
enseignée  et  commentée,  au  point  de  frapper  les  esprits  les 
plus  rebelles  à  la  Scolastique  parisienne  ;  Didier  Érasme  de 
Rotterdam  qui  fut,  aux  dernières  années  du  xvc  siècle,  élève 
du  Collège  de  Montaigu,  va  nous  en  fournir  le  témoignage. 

En  i522,  Érasme  publiait  à  Baie,  chez  son  ami  Froben,  ses 
Colloquia,  dont  le  succès  fut  extraordinaire1.  Or,  voici  ce  que 
nous  lisons  au  neuvième  dialogue,  intitulé  Les  questions2  : 

«  Alphius:...  C'est  le  contraire  dans  le  mouvement  violent, 
qui,  plus  prompt  au  commencement,  se  ralentit  peu  à  peu; 
ce  qui  est  tout  opposé  au  mouvement  naturel... 

»  Curion  :  Mais  dites-moi  :  si  quelque  Dieu  s'avisoit  de  percer 
la  Terre  par  la  moitié,...  en  jetant  une  pierre  par  ce  trou-là, 
où  iroit-elle? 

»  Alphius  :  Elle  décendroit  jusqu'au  centre  de  nôtre  Globe; 
puis  elle  auroit  la  bonté  de  s'y  reposer;  car  ce  Centre  est  le 
Siège  de  tous  les  Corps  pesans... 

»  Cuiuon  :  Je  raisonnerois  autrement  :  vous  m'avez  dit  que 
le  mouvement  naturel,  quand  il  ne  trouve  point  d'obstacle, 
augmente  de  plus  en  plus,  par  le  progrès;  si  votre  thèse  est 
soûtenable,  la  Pierre  ou  le  Plomb  qu'on  jctleroit  par  le  trou 
de  la  Terre,  se  trouvant  près  du  Centre,  dans  un  mouvement 
très  rapide,  passeroit  infailliblement  plus  loin,  et  alors  ce 
seroit  un  mouvement  violent. 

i.  L'existence  d'une  édition  antérieure  à  1022  est  peu  probable  (voir  :  Brunct, 
Guide  du  libraire  et  de  l'amateur  de  livres,  5°  édition,  18G1,  t.  il,  col.  10/n). 

?.  Les  Colloques  d'Erasme,  Ouvrage  très  intéressant,  par  la  diversité  des  sujets,  par 
l'Enjoûmenl,  et  pour  l'Utilité  Morale.  Nouvelle  Traduction  par  Monsr  Gueudevillc,  Avec 
des  Notes,  et  des  Figures  très  ingénieuses.  Tome  cinquiesme,  Qui  contient,  Les  trois 
principaux  Mobiles  de  l'Homme;  le  Culte,  la  Nature  et  l'Art.  A  Leide,  chez  Pierre  vander 
Aa  et  Boudouin  Jansson  vander  Aa  Marcbands  Libraires.  MDCCXX;  pp.  179-181. 


LA  TRADITION  DE  BUR1DAN  ET  LA  SCIENCE  ITA.L1EWFU    m    \m       im.ii       | 

»  Alphius  :  Pour  Le  Plomb,  il  feroit  mauvoia  yoïa  ar, 
se  fondant  nécessairement  en  chemin,  il  n'arriveroit  que 
goutte  à  goutte;  mais  si  I;»  pierre  à  cause  de  I « t  rapidité  de  son 
mouvement,  n<>  pouvoit  pas  s'arrêter  au  Centre,  elle  commen 
ceroil  aussitôt  à  se  mouvoir  plus  lentement  :  et  retourneroit  au 
Centre  de  I;»  même  manière  qu'une  Pierre  jetée  en  l'air 
retombe  sur  la  Terre. 

»  Cuiuon  :  Mais  comme  ce  scroit  par  mouvement  naturel  que 
la  Pierre  retourneroit  vers  le  Centre,  elle  passcroit  encore  par 
la  raison  de  la  grande  vitesse  et  ainsi  cette  pauvre  Pierre  sera 
condamnée  au  mouvement  perpétuel;  elle  n'aura  jamais  de 
repos. 

»  Alphius  :  Elle  se  reposera  enfin,  après  avoir  couru  et 
recouru,  jusqu'à  ce  qu'elle  soit  parvenue  à  l'équilibre.  » 

La  vogue  des  Colloques  d'Érasme  fut  prodigieuse.  La  pre- 
mière édition,  tirée  à  2/1,000  exemplaires,  fut  enlevée  à  Paris 
en  quelques  semaines.  Les  éditions  et  les  traductions  se  succé- 
dèrent, innombrables  jusqu'à  la  fin  du  xvmc  siècle.  Par  elles, 
le  problème  d'Albert  de  Saxe  se  trouvait  répandu  partout. 
C'est  par  les  Colloques  d'Érasme,  nous  le  verrons,  que  l'abbé 
Maurolycus,  à  Messine,  connut  ce  problème  parisien. 

Un  Didier  Érasme,  un  Louis  Yivès,  pourront  bien  tourner 
en  dérision  les  maîtres  sous  lesquels  ils  ont  étudié  à  Montaigu 
et  l'enseignement  que  ces  maîtres  leur  ont  donné;  ils  ne 
parviendront  pas  à  oublier  les  leçons  qu'ils  y  ont  reçues  ; 
lorsqu'ils  revêtent  d'élégante  latinité  une  théorie  de  Méca- 
nique, il  nous  suffit  d'écarter  le  manteau  dont  ils  l'ont  affublée 
pour  reconnaître  quelque  antique  pensée  d'Albert  de  Saxe, 
soigneusement  conservée  en  la  Faculté  des  Arts  de  l'Université 
de  Paris. 

Telle  est  la  Dynamique  que  l'on  enseignait  à  Paris  au  début 
du  xvie  siècle.  Elle  est  l'héritière  directe  de  la  Dynamique 
professée  par  Jean  Buridan;  depuis  le  milieu  du  xive  siècle, 
quelques  points  se  sont  précisés;  d'autres  se  sont  légèrement 
obscurcis;  l'ensemble  est  demeuré  le  même. 

Si  nous  comparons  cette  Dynamique  à  celle  qu'au  même 
moment,  le  Vinci  consignait  en  ses  notes,   nous   constatons 


IÔO  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

entre  ces  deux  doctrines  de  nombreuses  et  frappantes  ana- 
logies. Parmi  les  régents  de  Montaigu  ou  de  Sainte-Barbe, 
bien  plus  que  parmi  les  maîtres  de  Bologne  ou  de  Padoue, 
Léonard  eût  rencontré  des  hommes  dont  les  pensées  eussent 
fait  écho  aux  siennes. 

Entre  la  science  des  Parisiens  et  la  science  de  Léonard, 
si  nous  cherchons  les  différences,  nous  en  trouvons  une  qui 
est  tout  à  l'avantage  du  grand  peintre. 

Lorsqu'un  mobile  est  jeté  en  l'air,  la  pesanteur  et  Yimpetus 
luttent  entre  eux  pendant  toute  la  durée  du  mouvement;  c'est 
une  proposition  qu'admettent  également  le  Vinci  et  les  conti- 
nuateurs de  Buridan  ;  mais  ceux-ci  invoquent  cette  proposition 
pour  en  tirer  une  conclusion  fausse,  l'existence  d'un  temps 
de  repos  entre  la  marche  ascendante  et  la  marche  descen- 
dante du  projectile;  celui  là  aperçoit  cette  idée  féconde  :  17m- 
peto  composé  rend  compte  de  la  courbure  de  la  trajectoire. 

En  revanche,  les  Parisiens  pourraient  montrer  avec  fierté 
qu'en  plusieurs  de  ses  parties,  leur  doctrine  surpasse  celle  de 
Léonard  ;  résolument,  ils  nient  qu'un  projectile  lancé  hori- 
zontalement commence  par  accélérer  sa  course;  et  surtout,  ils 
demandent  à  Yimpetus  acquis  l'explication  correcte  et  féconde 
de  la  chute  accélérée  des  graves. 


IV 

La  décadence  de  la  Scolastique  parisienne  après  la 
mort  de  Léonard  de  Vinci.  Les  attaques  de  l'Huma- 
nisme. Didier  Erasme  et  Louis  Vives. 

Le  2  mai  i5iq,  Léonard  de  Vinci  mourait  à  Amboise. 
A  l'heure  où  disparaissait  un  de  ses  plus  pénétrants  disciples, 
et  qu'elle  n'avait  pas  connu,  la  Scolastique  parisienne  ressen- 
tait les  premières  atteintes  de  la  décrépitude;  après  avoir  si 
puissamment  contribué  au  progrès  de  la  Science  moderne,  elle 
allait  renoncer  à  la  promouvoir. 

Pour  discuter  avec  clarté  et  précision  les  grands  problèmes 


LA  TRADITION  DE  BUAtOAR  ET  LA  SCIENCE  ITALIENNE  Al    IV!    SIÈCLE     l6l 

do  la  Physique,  <l<*  la  Métaphysique  et  de  lu  Théologie,  les 
Bcolastiques  parisiens  avaient  dû  rendre  L'outil  dialectique 
aussi  aigu  et  aussi  pénétrant  que  possible;  la  Logique  déjà 
raffinée  d'Aristote  ne  leur  oyait  plus  semblé  assez  délicate  ;  à  la 
suite  de  Petrus  Hispanus,  ils  s'étaient  efforcés  <!<•  surpasser 
en  finesse  et  en  rigueur  le  Stagirite  lui-même;  el  certes,  ils 
avaient  donné  d'admirables  exemples  de  leur  habileté  à  définir 
et  à  argumenter;  l'analyse  de  la  notion  d'infini,  que  nous 
avons  rapidement  exposée  ailleurs1,  demeure  comme  un 
monument  de  la  force  et  de  la  souplesse  de  leur  esprit. 

Mais  il  arriva  à  la  Logique  parisienne  ce  qui  est  toujours 
arrivé  aux  sciences  où  la  Dialectique  joue  un  rôle  essentiel. 
Cette  Logique  ne  devait  être  qu'un  moyen  adapté  à  des  fins 
déterminées,  et  qui  la  dépassent;  on  la  prit  pour  un  but  et  on 
Tétudia  pour  elle-même.  Elle  était  une  arme  destinée  à  sauver 
la  vérité  et  à  porter  des  coups  mortels  à  l'erreur  ;  elle  ne  servit 
bientôt  plus  qu'à  des  exercices  d'escrime  où  chacun  des  deux 
adversaires  se  souciait  uniquement  de  montrer  sa  dextérité. 

Cultivée  pour  elle-même  et  non  pour  l'usage  qu'il  convenait 
d'en  faire,  la  Dialectique  ne  tarda  pas  à  produire  une  végéta- 
tion abondante  et  enchevêtrée,  à  se  surcharger  de  fruits  aussi 
étranges  qu'inutiles.  Déjà  les  écrits  de  Jean  Majoris,  et  surtout 
ceux  de  Jean  Dullaert,  se  montrent  tout  encombrés  de  ces 
subtiles  arguties  où  l'auteur  cherche  bien  moins  à  éclaircir  la 
proposition  qu'il  soutient  qu'à  nous  faire  admirer  son  talent 
d'ergoteur. 

Fatigantes  pour  la  raison,  dont  elles  tendaient  outre  mesure 
l'attention,  sans  attrait  pour  l'imagination,  à  laquelle  elles 
échappaient  par  leur  extrême  abstraction,  ces  chicanes  dont 
l'utilité  ne  se  laissait  guère  deviner,  rebutaient  les  écoliers. 
Elles  les  rebutaient  d'autant  plus  sûrement  que  les  subtilités 
de  la  Logique  n'assuraient  aucune  place  lucrative  à  ceux 
qui  les  maniaient  habilement,  tandis  que  juristes  et  cano- 
nistes  vendaient  leurs  roueries  à  beaux  deniers  comptants. 


i.  Léonard  de  Vinci  et  les  deux  infinis  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus 
et  ceux  qui  l'ont  lu,  IX;  seconde  série,  pp.  i-53).  —  Sur  les  deux  infinis  {lbid.,  seconde 
série,  note  E,  pp.  368-A07). 

P.    DLliEM.  II 


162  ÉTUDES  SÛR  LÉONARD  DE  VINCI 

Ce  dégoût  des  étudiants  pour  les  théories  savantes  de  la 
Logique  scolastique  attristait  profondément  Jean  Majoris. 
Pour  le  combattre,  il  insérait,  en  ses  divers  écrits,  des  dialo- 
gues où  il  mettait  aux  prises  deux  de  ses  élèves,  l'un  lassé  par 
les  subtilités  de  la  Dialectique,  l'autre  pénétré  des  beautés  de 
cet  art  et  s'efforçant  d'en  convaincre  son  interlocuteur. 

Nous  avons  analysé  déjà  un  de  ces  dialogues l,  celui  où  deux 
étudiants  en  Logique,  Jean  Forman  et  Jean  Dullaert,  échan- 
gent leurs  doléances;  les  droits  que  leurs  études  les  contrai- 
gnent à  payer  leur  semblent  bien  lourds  ;  et,  d'autre  part,  Jean 
Forman  se  plaint  de  perdre  son  temps  à  discuter  «  des  cas  que 
Dieu  pourrait  réaliser,  mais  qui  n'arrivent  jamais,  à  traiter  de 
l'infini,  de  l'intensité  des  formes  en  la  matière,  à  examiner  si 
le  continu  se  compose  de  points,  etc.  »  Maître  Jean  Annand, 
survenant,  rend  courage  à  nos  deux  étudiants  logiciens  en 
exaltant  les  théologiens  aux  dépens  des  juristes. 

Un  autre  dialogue  du  même  genre  est  inséré  en  l'édition 
qui  fut  imprimée  en  i5ig,  du  commentaire  au  premier  livre 
des  Sentences-  composé  par  Jean  Majoris. 

Maître  Gauvin  de  Douglas,  curé  de  l'église  de  Saint-Gilles, 
à  Edimbourg,  et  David  Granston,  bachelier  en  Théologie, 
échangent  leurs  pensées. 

Gauvin  se  plaint  des  discussions  de  Logique  ou  de  Physique 
que  l'on  introduit  au  commentaire  du  premier  livre  des  Sen- 
tences; il  est  las  des  thèses  que  l'on  soutient  au  sujet  des 
relations,  de  l'intensité  de  la  forme;  il  est  dégoûté  de  questions 
telles  que  celle-ci  :  doit-on  supposer  qu'en  un  continu,  il 
existe  des  points.  Il  préfère  l'étude  du  quatrième  livre  des 
Sentences,  où  l'on  ne  traite  que  de  Théologie. 

David  Granston  excuse  Jean  Majoris  des  digressions  logiques 
qu'il  introduit  au  premier  livre  des  Sentences;  le  maître  ne  fait 
que  se  conformer  à  un  antique  usage.  Gauvin  aurait  tort  de 

i.  Léonard  de  Vinci  et  les  deux  infinis,  II  :  L'infinimcnt  petit  dans  la  Scolastique 
(Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  IX  ;  seconde  série,  p.  33). 

2.  Joannes  Major  In  primum  Sententiarum  ex  recognitione  Jo.  Badii.  Venundantur 
apud  eundem  Badium.  —  Pas  de  colophon.  Au  verso  du  titre  se  troUvc  une  épître 
de  Joannes  Major  à  Georges  de  Hepbnrn;  elle  est  datée  de  Montaigu,  septième  jour 
des  calendes  de  juin  i5og,  et  suivie  de  ces  mots:  Impressit  autem  jam  Badius  anno 
MDXIX.  Le  dialogue  dont  nous  parlons  vient  aussitôt  après  cette  épître. 


LA  TRADITION  DE  BUMDÀN  ET  LA  SCIENCE  ITALIENNE   l\     IV!      IECL1       l63 

croire,  d'ailleurs,  que  ces  discussions  épineuses  soient  la  i >ai 
qui  détourne  les  écoliers  de  s'adoniîer  à  la  Théologie.  A  peine 
oui  ils  terminé  L'étude  des  Summulss  que  les  jeunes  Parisiens, 
issus  <le  familles  aisées,  se  ruent  vers  le  Droit,  abandonnant 
Logique  et  Théologie,  cl  cela  parce  que  La  carrière  de  juriste 
est  lucrative.  Aussi,  aux  Collèges  de  Navarre  et  de  Bourgogne 
trouve-t-on,  pour  entendre  l'enseignement,  d^  Summulœ,  foule 
d'étudiants  de  l)onnc  famille;  mais,  à  la  fin  de  l'année,  il  y  a  si 
peu  de  candidats  à  la  licence  que  les  régents  s'en  vont  la 
bourse  vide. 

A  ce  moment,  déjà,  à  l'étude  des  questions  épineuses  de 
Logique  et  de  Physique  qui  hérissaient  le  premier  livre  des 
Sentences,  les  écoliers  de  Sorbonnc  préféraient  l'explication 
purement  théologique,  et  partant  plus  aisée,  du  quatrième. 
Très  nombreux  lorsqu'il  s'agissait  d'entendre  commenter  ce 
quatrième  livre,  ils  étaient  à  peine  une  douzaine  pour  suivre 
l'enseignement  du  premier1. 

Ce  fut  bien  pis,  nous  apprend  Jean  Majoris,  lorsque  les 
progrès  de  la  Réformation  protestante  contraignirent  les 
étudiants  catholiques  de  porter  toute  leur  attention  sur  de 
nouveaux  sujets.  «  La  nouvelle  et  détestable  calamité  de  Martin 
Luther,  l'exécrable  hérésie,  »  entraîne  cette  conséquence  qu'en 
Sorbonne  on  délaisse  l'examen  des  anciennes  questions  de 
Théologie  pour  s'occuper  presque  exclusivement  d'Écriture 
Sainte. 

En  dépit  de  ses  préférences,  le  vieux  théologien  de  Montaigu 
se  voit  obligé  de  sacrifier  à  cette  mode  qu'il  déplore;  lorsqu'il 
réédite  ses  commentaires  au  premier  livre  des  Sentences,   il 

i.  Joannis  Majoris  Hadingtonani,  scholœ  Parisiensis  Theologi,  in  Primum  Magistri 
Scntentiarum  disputationes  et  decisiones  nuper  repositœ ;  cum  amplissimis  materiarum  et 
quœstionum  indicibus  seu  tabellis.  Vœnundantur  Joanni  Parvo  et  Jodoco  Badio,  i53o. 
Colophon  :  Sub  prelo  Jodoci  Badii  Ascensii,  communibus  ejus  et  Joannis  Parvi 
impensis  :  ad  Galendas  Septembres.  MDXXX.  —  Lettre,  datée  du  Collège  de  Mon- 
taigu, i53o,  de  Joannes  Major  (sic)  à  Joannes  Major  Eckius  Suevus. 

In  secundum  Sententiarum  disputationes  Theologicds  Joannis  Majoris  Hadyngtonani 
denuo  recognitse.  et  repurgatœ.  Vœnundantur  iodoco  Badio  et  loanni  Parvo.  Colophon  : 
Finis  disputationis  Joannis  Majoris  natione  scoti  et  professione  Theologi  Parrhi- 
siensis  penitus  recognite  et  aucte  Impresse  impensis  communibus  Joannis  Parvi  et 
Jodoci  Badii  Ascensii.  opéra  ipsius  Ascensii  anno  domini  MDXXVIII  circiter  XV 
calendas  septembris.  Deo  gratias.  —  Épître  de  Joannes  Major  (sic)  Hadyngtonanus 
à  Noël  Bède  et  Pierre  Tempeste,  datée:  Ex  Collegio  Montisacuti,  Kal.  sept.  MDXXVIII» 


l64  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

abrège  ce  qu'aux  premières  éditions  il  disait  de  l'intensité  des 
formes,  de  l'infini,  de  divers  autres  sujets  relatifs  aux  arts 
libéraux.  Mais  ces  sacrifices  ne  suffiront  pas  à  sauver  la  Scolas- 
tique  parisienne  de  la  décadence  où  elle  va  être  précipitée. 

Nous  avons  entendu  les  cris  d'alarme  d'un  vieillard,  à  la 
pensée  de  la  ruine  prochaine  qui  menace  la  place  où,  long- 
temps, il  fut  un  chef  respecté.  Ceux  qui,  contre  cette  place, 
mènent  le  plus  rudement  l'assaut  sont  des  transfuges;  ils  ont 
habité  dans  l'enceinte  des  murailles  qu'ils  veulent  renverser. 

Les  deux  plus  ardents  adversaires  de  la  Scolastique  pari- 
sienne ont  fait  leurs  études  à  Montaigu;  plus  tard,  le  culte 
ardent  des  humanités  n'a  pu  leur  faire  entièrement  oublier, 
nous  l'avons  vu,  les  leçons  de  Mécanique  qu'ils  avaient  reçues 
en  cette  maison.  Ces  deux  champions  de  l'Anti-scolastique  sont 
Didier  Érasme  de  Rotterdam  et  Louis  Vives  de  Valence. 

Aux  Collèges  de  Navarre  et  de  Bourgogne,  on  trouvait  (c'est 
Gauvin  de  Douglas  qui  nous  Fa  dit  par  la  bouche  de  Jean 
Majoris)  un  grand  nombre  de  jeunes  gens  de  bonne  famille  ; 
mais  la  maison  que  Gilles  Aycelin  de  Montaigu  avait  fondée 
en  i3i3  était  l'asile  des  écoliers  les  plus  gueux.  On  y  faisait 
maigre  chère  ;  «  Montaigu,  esprit  aigu,  dent  aigùe,  »  disaient 
les  bourgeois  de  Paris,  égayés  par  la  mine  famélique  des 
subtils  logiciens.  D'ailleurs,  s'il  faut  en  croire  Rabelais,  le 
couvert  y  valait  le  vivre;  oyez  plutôt  ce  que  Pinocrate  en  conte 
à  Grand-Gousier  : 

«  Seigneur,  ne  pensez  pas  que  je  Paye  mis  au  collège  de 
pouillerye  qu'on  nomme  Montaigu  ;  mieulx  l'eusse  voulu 
mettre  entre  les  guenaulx  de  Saint  Innocent  pour  l'énorme 
cruauté  et  villenie  que  j'y  ay  cognue  ;  car  trop  mieulx  sont 
traictez  les  forcez  entre  les  Maures  et  les  Tar tares,  les  meur- 
triers en  la  prison  criminelle,  voyre  certes  les  chiens  en  vostre 
maison  que  ne  sont  ces  malautrus  au  dit  Collège.  » 

C'est  en  ce  triste  asile  qu'en  1497  Didier  Érasme  vint,  comme 
boursier,  terminer  ses  études  ;  il  y  contracta  le  germe  des 
infirmités  qui  empoisonnèrent  sa  vie,  un  étrange  dégoût  de 
certains  aliments,  tels  que  le  poisson,  et  une  répugnance  non 
moins  insurmontable  pour  la  Scolastique. 


i,\  TRADITION  m    in  iui>\\  i  i    LA  8CIENC1    i  i  \i  n  11IWB   m    IVI*  mi'mi       r65 

Pauvres  théologiens  parisiens,  régents  de  Montaigu,  docteurs 
en  Sorbonne,  collègues  de  Johannes  Majoria  !  Ecoutons  ce 
qu'en  dii  la  Folie1,  BOufOée  par  Erasme  : 

a  Parlerai  je  des  Théologiens  ?...  J'ai  ordonné  à  ma  Philautie, 
à  la  Déesse  Amour  propre,  de  les  favoriser  plus  que  les  autres 
hommes;  el  effectivement,  ils  sont  ses  Mignons;  comme  si  ces 
Au^es  corporels  étaient  établis  dans  le  troisième  Ciel,  ils  regar- 
dent du  faîte  de  leur  élévation  tous  les  Mortels  comme  des 
bêtes  rampantes;  el  ils  en  ont  pitié;  environnez  d'une  Troupe 
de  définitions  magistrales,  de  conclusions,  de  corollaires,  de 
propositions  explicites  et  implicites,  ce  qui  compose  la  Milice 
de  l'École  sacrée,  ils  trouvent  tant  de  moïens  d'échapper  que 
Vulcain  même  ne  pourrait  les  retenir...  Il  n'y  a  point  de  nœu 
que  ces  Messieurs  ne  coupent  du  premier  coup  avec  le  couteau 
du  Distinguo,  couteau  formé  de  tous  ces  termes  monstrueux 
qui  sont  nez  dans  le  sein  de  la  subtilité  Scolastique... 

»  Ils  ont  encore  bien  d'autres  subtilitez  plus  pointues  :  les 
instants  de  la  Génération  Divine,  les  notions,  les  relations, 
les  formalitez,  les  quidditez,  les  eccéités,  tant  d'autres  chimères 
de  cette  nature  :  je  défie  qui  que  ce  soit  de  les  apercevoir,  à 
moins  qu'il  n'eût  la  vue  assez  perçante  pour  distinguer  à  travers 
les  ténèbres  les  plus  épaisses  des  objets  qui  ne  sont  nulle  part... 

»  Ce  qui  subtilise  encore  ces  très  profondes  subtilitez,  ce  sont 
toutes  ces  différentes  routes  de  l'École  :  vous  sortiriez  plus 
aisément  d'un  labirinte,  que  vous  ne  vous  débarrasseriez  des 
enveloppes  des  Réaux,  des  Nominaux,  des  Thomistes,  des  Alber- 
tistes,  des  Occanistes,  des  Scotistes;  ah  !  je  pers  haleine  :  et 
cependant,  ce  ne  sont  là  que  les  principales  sectes  de  l'École; 
vraiment,  il  y  en  a  bien  d'autres  !  Combien  pensez-vous  qu'il  y 
ait  de  science  et  d'épines  dans  tous  ces  partis  là  ? 

»  ...Ces  Ergoteurs  sont  si  enflez  du  vent  et  de  la  fumée  de 
leur  érudition  vuide,  et  toute  verbale,  qu'ils  n'en  démordront 
point  :  occupez  jour  et  nuit  à  goûter  la  douceur  de  leur  chicane, 

i.  L'Éloge  de  la  Folie,  composé  en  forme  de  déclamation  par  Érasme  de  Rotterdam... 
Pièce  qui,  représentant  au  naturel  l'homme  tout  défiguré  par  la  Sottise,  lui  apprend  agréa- 
blement à  rentrer  dans  le  bon  Sens  et  dans  la  Raison:  traduite  nouvellement  en  François  par 
M.  Gueudeville.  A  Leyde,  chez  Pierre  van  den  Aa,  17 13.  — La  préface  d'Érasme, 
adressée  à  Thomas  Morus,  est  datée  du  10  juin  j5o8,  pp,  177-195. 


l66  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

ils  ne  se  donnent  même  pas  le  temps  de  lire  une  fois  l'Évangile 
ou  les  Épîtres  de  Saint  Paul.  Cependant,  appliquez  à  ces  Sotises 
dans  leurs  Écoles,  ils  ne  laissent  pas  de  s'imaginer  que  l'Église 
tomberoit  dès  qu'ils  cesseroient  de  la  soutenir,  ils  s'en  croient 
les  apuis  et  les  Atlas... 

»  Nos  Éplucheurs  ont  la  cervelle  si  remplie,  si  agitée  de 
toutes  ces  fadaises,  que  Jupiter  n'étoit  pas  plus  gros  du  cerveau, 
lorsque  voulant  accoucher  de  Pallas,  il  implora  la  hache  de 
Vulcain.  Ne  vous  étonnez  donc  pas  si,  dans  les  Disputes  publi- 
ques, ils  ont  grand  soin  de  se  parer  la  tête  de  tant  de  bandes  ; 
c'est  pour  empêcher,  par  ces  liens  honorables,  que  leur 
cervelle,  surchargée  de  science,  ne  rompe  de  tous  cotez.  Je  ne 
puis  m'empêcher  de  rire...  quand  j'écoute  ces  illustres  Person- 
nages :  ils  béguaïent  plutôt  qu'ils  ne  parlent;  ils  ne  se  réputent 
tout  à  fait  Théologiens  que  lorsqu'ils  savent  parfaitement  leur 
barbare  et  vilain  jargon  :  il  n'y  a  que  ceux  du  métier  qui 
puissent  les  entendre;  mais  ils  en  font  gloire,  disant  arrogam- 
ment  qu'ils  ne  parlent  pas  pour  le  vulgaire  profane.  C'est, 
ajoutent-ils,  c'est  avilir  la  dignité  de  la  sainte  Écriture,  de 
l'assujettir  aux  règles  de  la  Grammaire  et  aux  vétilles  du 
Purisme.  Admirons  la  majesté  des  Théologiens  !  A  eux  seuls 
permis  de  faire  des  fautes  dans  le  langage;  et  il  n'y  a  tout  au 
plus  que  la  canaille  qui  ait  le  droit  de  leur  disputer  cette 
prérogative.  » 

Trois  sentiments  inspirent  cette  déclamation  d'Érasme. 

Le  premier  de  ces  sentiments  est  la  lassitude  profonde  qu'a 
causée  une  dialectique  subtile  et  pointilleuse  à  l'excès. 

Le  second  est  le  désir  de  voir  la  Théologie  délaisser  l'appareil 
logique,  inutile  et  compliqué,  qu'elle  manœuvre  sans  relâche 
comme  sans  fruit;  le  désir  de  la  ramener  aux  études  qui 
fécondent  et  vivifient  la  foi,  à  la  méditation  des  Écritures. 

Ces  deux  sentiments,  déjà  Johannes  Majoris  nous  les  avait 
montrés  chez  ses  élèves;  chez  Érasme,  ils  ne  sont  peut-être  pas 
les  plus  puissants  inspirateurs  de  l'esprit  anti-scolastique;  un 
troisième  sentiment  lui  souffle,  plus  violemment  encore,  la 
haine  des  études  auxquelles  on  a  voulu  assujettir  sa  jeunesse, 
e*  celui-là,  c'est  l'horreur  du  style  technique  dont  l'Ecole  fait 


LA  TRADITION  DE  BU  RIDA  H  11    i  \  SCIENCE  ITALIENNE   il     VTt    SIECLE     i(>7 

usage,  o'est  Le  goût  du  beau  Langage  ef  le  culte  de  I  -  «  Grammaire, 

c'est  le  Purisme. 
Le  souci  d'élégance  dont  ne  saurait  se  départir  L'humaniste 

de  Rotterdam  lui  a  interdit  de  mettre,  eu  ses  diatribes,  une 
précision  exagérée;  il  n'a  pas  voulu  montrer  du  doigt  ceux 
qu'il  tournait  en  dérision;  il  n'a  pas  expressément,  désigné  ses 
maîtres  et  ses  condisciples  de  Paris.  Le  bouillant  Vives  n'aura 
pas  de  tels  scrupules. 

A  la  fin  du  xv°  siècle  et  au  début  du  xvi"  siècle,  les  Espagnols 
tenaient  grande  place  en  l'Université  de  Paris.  Nous  avons 
eu  occasion  de  signaler  l'activité  de  Pedro  Cirvelo,  de  com- 
menter l'enseignement  que  Jean  de  Gelaya  donnait  à  Sainte- 
Barbe.  Jean  Majoris  comptait  plusieurs  Espagnols  au  nombre 
de  ses  élèves  préférés.  En  un  de  ses  écrits1,  il  cite  avec  affection 
le  nom  de  Louis  Goronel,  dont  les  Physicx  perscrutationes  ont 
retenu  notre  attention;  le  nom  d'Antoine  Goronel,  frère  de 
Louis,  auteur  de  nombreux  écrits,  et  éditeur  de  plusieurs 
ouvrages  du  Théologien  d'Hadington;  enfin,  le  nom  de  Gas- 
pard Lax,  de  Sarinyena  en  Aragon,  qui,  en  i5i2,  fit  imprimer 
à  Paris  trois  livres  de  Logique,  sur  les  Termini,  les  Obligationes 
et  les  Insolubilia. 

Comme  un  grand  nombre  de  ses  compatriotes,  Juan  Luiz 
Vives,  né  à  Valence  en  1/192,  s'était  acheminé  vers  Paris,  attiré 
par  la  grande  réputation  de  l'Université  ;  il  avait  pris  place 
parmi  les  élèves  du  Collège  de  Montaigu,  où  il  eut  pour  maîtres 
deux  des  disciples  préférés  de  Jean  Majoris,  l'Espagnol  Gaspard 
Lax  et  le  Gantois  Jean  Dullaert.  Brillant  humaniste,  Vives  ne  sut 
pas  supporter  bien  longtemps  la  rude  discipline  de  ces  logiciens 
minutieux;  en  1519,  nous  le  trouvons  professeur  à  Louvain, 
d'où  il  accable  de  sarcasmes  l'Université  parisienne,  les  maîtres 

1.  Magister  Johannes  Majoris  Scotus.  Omnia  opéra  in  artes  quas  libérales  vocant  a 
perspicacissimo  ac  famatissimo  uno  sactarum  (sic)  litterarum  prof  essore  prof andissimo  ma- 
gistro  Johanne  Majoris,  majori  accuratione  elaborata,  atque  castigata  quam  antehac  in 
lucem  prodita  sint  majorique  precio  comparanda  quam  quispiam  persolvere  possit  si  ea  ab 
equo  judice  pensiculantur.  Venumdantur  vero  a  Michaele  Augier  cive  Cadomensi  ac 
Religator  Universitatis  ejusdem  juxta  pontem  Sancti  Pétri  et  a  Johanne  Mace  Redonis 
commorante  e  vestigio  Sancti  Salvatoris  sub  divo  Johanne  Evangelista  degente.  Colo- 
phon  :  Impressum  Cadomi  per  Laurentium  Hostingue  impensis  virorum  indus- 
triosorum  Michaelis  Augier  prope  pontem  ejusdem  Cadomi  commorantis  et  Johannis 
Mace  e  regione  Sancti  Salvatoris  Redonis  residentis. 


l68  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

qui  y  enseignent  et  les  leçons  qu'ils  y  donnent.  En  Angleterre, 
où  il  passe  au  sortir  de  Louvain,  à  Bruges,  où  il  revient  mourir 
en  i54o,  il  ne  cesse  de  mener  avec  violence  le  combat  de 
l'Humanisme  contre  l'antique  Scolastique. 

Pauvres  logiciens  de  Montaigu  !  Ils  ne  se  recrutaient  pas, 
David  Granston  nous  l'a  dit,  parmi  les  fils  de  familles  aisées  ; 
leurs  examens  délaissés  ne  versaient  plus,  en  leur  bourse 
plate,  qu'une  infime  contribution  de  droits,  et  les  étudiants, 
trouvant  encore  ces  droits  trop  onéreux,  s'ingéniaient  à  s'y 
soustraire;  aussi  nos  régents  vivaient-ils  besogneux  et  loque- 
teux. Écoutons  ce  dialogue,  que  Vives  fait  tenir1  par  Nugo  et 
Gracculus  : 

«  Gracculus  :  Je  tiens  un  sujet  digne  d'un  poète. 

n  Nugo  :  Quoi  donc,  n'est-ce  pas  un  sujet  digne  d'un  philo- 
sophe que  tu  attendais?  Demandes  en  un  à  ces  fameux  nouveaux 
maîtres  Parisiens. 

»  Gracculus  :  Pour  la  plupart,  c'est  de  costume  qu'ils  sont 
philosophes,  non  de  cerveau. 

»  Nugo  :  Philosophes  de  costume  ?  On  dirait  plutôt  des 
cuisiniers  ou  des  muletiers. 

»  Gracculus  :  C'est  qu'ils  portent  des  vêtements  crasseux, 
râpés,  déchirés,  crottés,  immondes  et  pouilleux. 

»  Nugo  :  Ce  seront  donc  des  philosophes  Cyniques? 

»  Gracculus  :  Pis  que  cela!  Des  philosophes  Punais2;  ils 
affectent  de  passer  pour  Péripatéticiens,  mais  ils  ne  le  sont 
pas,  car  Aristote,  le  chef  de  la  secte,  était  des  plus  cultivés. 
Pour  moi,  si  je  ne  puis  être  philosophe  d'autre  manière,  je 
vais  dire  adieu  à  la  Philosophie,  et  pour  longtemps.  » 

Le  portrait  que  Vives  nous  trace  des  maîtres  parisiens  n'est, 
sans  doute,  guère  flatté;  en  tout  cas,  il  n'est  pas  flatteur.  Les 
études  auxquelles  ces  maîtres  président  ne  lui  ont  pas  laissé 
un  meilleur  souvenir.  En  un  écrit  qu'il  compose  à  Louvain 
dès  i5iq,   il  accable  ces  études  des  plus  violentes   diatribes 

i.  Lodovici  Vivis  Excrcilationes  linguse  latinss.  Garrientes  (lo.  Lodovici  Vivis  Valcn- 
tini  Opéra  in  duos  distincta  tomos...  Basilca*,  per  Nicolaum  Episcopium  juniorcm. 
An  no  MDLV.  Tomus  I,  p.  21.  —  A  la  page  5g,  ces  Exercitationes  portent  la  date  ; 
Breda?  Brabanticœ,  die  Visilationis  divae  Virginis  MDXXXVI1I). 

a,  Il  y  a  ici,  sur  les  adjectifs  cynici  et  cimici,  un  jeu  de  mo]:s  intraduisible. 


LA  TRADITION  DE  BURIDAN  ET  LA  SCIENCE  itu.ii.wi     M     IV1      [ECL1       I0g 

dont  ses  compatriotes,  les  maîtres  espagnols,  sont  copieusement 
éclaboussés. 
u  De  ce  Paris,  »  dit-il  ',  «  devrait  rayonner  la  Lumière  de  la 

civilisation  la  plus  complète.  Or,  on  y  voit  des  hommes 
embrasser  avec  acharnement  la  barbarie  la  plus  sordide  et,  en 
outre,  se  livrer  à  des  études  qui  sont  de  véritables  monstres; 
tels  les  sophismata,  comme  ils  les  nomment  eux-mêmes;  rien 
de  plus  vain,  rien  de  plus  sot  que  ces  études.  Si,  parfois,  un 
homme  intelligent  s'y  livre  avec  quelque  attention,  ses 
qualités  intellectuelles  vont  à  leur  perle;  ainsi  des  champs 
fertiles  que  l'on  ne  cultive  pas  procréent-ils  une  foule  d'herbes 
inutiles.  Ces  gens  révent;  ils  imaginent  des  inepties;  ils 
inventent  une  langue  nouvelle  qu'ils  sont  seuls  à  comprendre. 

»  De  cet  état  de  choses,  la  plupart  des  gens  instruits  rejettent 
la  faute  sur  les  Espagnols  qui  se  trouvent  à  Paris;  hommes  in- 
vincibles, ils  gardent  vaillamment  la  citadelle  de  l'ignorance... 

»Y  a-t-il,  dans  le  langage  des  hommes,  proverbe  plus 
rebattu  que  celui-ci  :  A  Paris,  on  forme  la  jeunesse  à  ne  rien 
savoir,  mais  à  délirer  en  un  bavardage  insensé?  Dans  les 
autres  Universités,  on  étudie  assurément  quelques  questions 
vaines  et  futiles  ;  mais  on  apprend  aussi  bon  nombre  de 
choses  solides;  à  Paris,  on  n'apprend  que  les  plus  creuses  des 
balivernes. 

»  Ces  Espagnols  et  tous  leurs  sectateurs,  on  devrait  ou  bien 
les  contraindre  de  s'adonner  à  des  sciences  meilleures  ou  bien, 
par  édit  public,  les  bannir  comme  corrupteurs  et  des  mœurs 
et  de  la  civilisation.  » 

Vives  met  l'enseignement  de  Paris  fort  au-dessous  de  celui 
que  donnent  les  autres  Universités;  est-ce  donc  qu'il  voudrait 
voir  les  Parisiens  adonnés  à  l'Averroïsme,  comme  leurs 
émules  de  Padoue  et  de  Bologne?  Non,  sans  doute,  si  Ton  en 
croit  la  violence  avec  laquelle  il  invective  Àverroès2  : 

«  Dis-moi,   je   te   prie,   Averroès,   qu'avais-tu   donc    pour 

i.  Jo.  Lodovicus  Vives  In  pseudodialecticos ;  cette  pièce  porte  la  date:  Lovani, 
MDXIX  (Jo.  Lodovici  Vivis  Opéra,  tomus  I,  p.  272). 

2.  Joannis  Ludovici  Vivis  De  causis  corruptarum  artium  liber  V :  De  philosophiœ 
naturœ,  medicinoe  et  artium  corruptione ;  De  philosophia  naturrc,  Pièce  datée  :  Brugis, 
anao  MUXX.KI  (Jo.  Lodovici  Vivis  Opéra,  tomus  I,  p,  ^jaV 


I7O  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

ravir  ainsi  l'esprit  des  hommes  ou,  plutôt,  pour  le  leur  ôter? 
Certains  auteurs  ont  pu  entraîner  beaucoup  de  gens  par  la 
grâce  du  discours  et  la  cajolerie  des  mots;  mais  rien  n'est 
plus  hideux,  plus  inculte,  plus  obscène,  plus  puéril  que  toi... 
Ils  sont  dignes  de  l'admiration  et  de  la  louange  universelle 
ceux  qui  ont  formé  des  âmes,  ceux  qui  ont  enseigné  à  bien 
vivre.  Mais  toi,  rien  n'est  plus  scélérat,  plus  irréligieux  que 
toi;  quiconque  s'adonne  avec  trop  de  véhémence  à  tes  pré- 
ceptes ne  peut  manquer  de  devenir  un  impie  et  un  athée.  » 

Ce  que  Vives  reproche  à  ses  anciens  maîtres,  ce  n'est  donc 
pas  leur  aversion  pour  l' Averroïsme  ;  cette  aversion,  il  la 
partage.  Ce  qu'il  leur  reproche,  en  premier  lieu,  c'est  ce  dont 
Jean  Forman  se  plaignait  en  sa  conversation  avec  Dullaert,  ce 
qui  excitait  les  doléances  de  Gauvin  de  Douglas  en  présence 
de  David  Cranston,  ce  qui,  très  certainement,  lassait  et 
dégoûtait  au  plus  haut  point  les  étudiants  de  Paris  :  La  subti- 
lité d'une  Logique  qui,  longuement  et  minutieusement,  analyse 
des  problèmes  purement  abstraits,  résout  des  difficultés  tout 
hypothétiques,  discute,  selon  le  mot  que  Jean  Majoris  prête  à 
Forman,  «  des  cas  possibles  pour  Dieu,  mais  qui  n'arrivent 
jamais  ».  Écoutons  les  sarcasmes  par  lesquels  Vives  fait  écho 
aux  plaintes  des  étudiants  en  Logique  contre  leurs  régents »  : 

«  Ce  que  ces  gens  pouvaient  tirer  des  livres  d'Aristote  était 
fort  peu  de  chose;  maintes  discussions  l'avaient  déjà  broyé, 
agité,  secoué  à  l'excès;  aussi  ce  genre  de  combat  semblait-il 
des  plus  connus,  môme  aux  conscrits;  on  a  donc  cherché  une 
nouvelle  manière  de  faire  la  guerre  et  un  nouveau  sujet  de 
batailles.  Ils  se  sont  mis  alors  à  chicaner  de  sottes  subtilités, 
qu'ils  nomment  eux-mêmes  des  calculs  (calculationes) .  C'est 
l'Anglais  Roger  Suiseth  qui  a  donné  un  grand  développement 
à  ces  calculs;  aussi,  Jean  Pic  avait-il  accoutumé  de  les  appeler 
les  broutilles  à  la  Suiseth  (quisquilix  Suicelicx)  ;  c'est  un  nom 
qui  leur  convient  fort  bien;  ces  calculs,  en  effet,  ne  s'appli- 
quent ni  à  la  science,  ni  à  aucun  usage  pratique. 

»  Que  ces  subtilités  n'aient  aucun  usage  pratique,  je  ne 
vois  personne  qui  en  doute,  pas  même  les  plus  grands  parmi 

1.  Louis  Vives,  loc.  cit.,  pp.  U 1 2-/1 1 3. 


LA  TRADITION  DE  BURIDÀH  BT  LA  SCIENCE  ITALIENNE  ai    \vi    SIECLE     171 

ceux  qui  les  professent,  parmi  ceux  que  l'on  estime  pane 
qu'ils  ont  de  ces  calculs  une  connaissance  approfondie. 

»  Quant  à  la  science,  que  peut-elle  être  «n  de   tels  sujets  si 

éloignés,  si  complètement  séparés  de  Dieu,  d'une  part,  <lu 
sens  et  de  L'esprit,  d'autre  part?  En  un  domaine  OÙ,  fondé  nul- 
le vide,  on  voit  s'élever  un  vaste  édifice  d'assertions  et  d'avis 
contradictoires  touchant  l'accroissement  et  le  décaissement 
de  l'intensité,  le  dense  et  le  rare,  le  mouvement  uniforme,  le 
mouvement  non  uniforme,  uniformément  varié,  non  unifor- 
mément variéP  Ils  sont  innombrables  ceux  qui,  sans  mesure, 
discutent  des  cas  qui  n'arrivent  jamais,  qui  ne  peuvent  même 
se  présenter  en  la  nature;  qui  parlent  de  corps  infiniment 
rares  ou  infiniment  denses,  qui  divisent  une  heure  en  parties 
proportionnelles  de  telle  ou  telle  raison,  qui  imaginent,  en 
chacune  de  ces  parties,  un  mouvement,  ou  une  altération,  ou 
une  raréfaction,  variant  dans  un  certain  rapport...  » 

Ces  exercices  logiques,  ces  calculs,  des  hommes  comme 
Jacques  de  Forli  les  ont  introduits  jusque  dans  les  études 
médicales,  au  désespoir  de  Louis  Vives1  : 

«  Les  chicanes  et  les  vétilles  de  Jacques  de  Forli  ne  sont  ni 
moins  épineuses,  ni  moins  inutiles  que  celles  de  Suiseth,  dont 
Jean  Dullaert  nous  faisait,  en  nos  exercices  de  Physique,  de 
fréquentes  citations  ;  elles  ne  le  cèdent  aux  calculs  de  Suiseth 
ni  en  prolixité,  ni  en  fâcheux  ennui.  » 

Ces  exercices  de  Dialectique  ne  donnent  aux  étudiants 
aucune  connaissance  positive  ;  ils  ne  les  habituent  nullement 
à  observer  les  faits  concrets;  ils  ne  développent  pas  en  eux 
les  qualités  intellectuelles  que  requiert  la  pratique  : 

a  Les  jeunes  gens  et  les  adolescents  que  l'on  a  instruits  à 
l'aide  de  ces  discussions  captieuses  et  épineuses  ne  savent  rien 
des  plantes,  rien  des  animaux,  rien  des  éléments  ni  de  la 
nalure  entière;  ils  ne  sont  munis  d'aucune  expérience  des 
choses  de  la  nature,  d'aucune  connaissance  des  réalités; 
aucune  prudence  ne  les  soutient;  leur  jugement  et  leur 
conseil  sont  excessivement  faibles,  et  on  les  admet  à  l'accès 
des  honneurs  !  » 

1.  Ludovici  Vivis  Op.  cit.,  De  medicina  (Lodovici  Vivis  Opéra,  tomus  I,  p.  4i5). 


I72  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

Absence  de  toute  connaissance  concrète  et  pratique  en 
l'enseignement  de  l'Université  de  Paris,  caractère  abstrait  et 
idéal  des  problèmes  traités,  complication  et  subtilité  des 
méthodes  qui  servent  à  les  résoudre,  tout  cela  excite  la  verve 
railleuse  de  Vives;  mais  ce  qui  l'irrite  au  plus  haut  point,  ce 
qui  choque  au  suprême  degré  son  goût  délicat,  c'est  le  langage 
barbare  à  l'aide  duquel  se  donne  cet  enseignement  ;  c'est  à  ce 
«  style  de  Paris  »  qu'il  réserve  ses  plus  fréquentes  et  ses  plus 
violentes  invectives. 

«  Quelle  est  donc,  je  vous  prie1,  cette  langue  dont  use  votre 
Dialectique?  Du  Français  ou  de  l'Espagnol?  Du  Goth  ou  du 
Vandale?  Car  du  Latin,  ce  n'en  est  assurément  pas... 

»  Ces  hommes  prétendent  parler  latin;  or,  non  seulement 
les  latinistes  les  plus  savants  ne  les  comprennent  pas,  mais  il 
arrive  fort  souvent  qu'ils  ne  s'entendent  pas  entre  gens  de 
même  farine  ou  plutôt  de  même  son.  Bon  nombre  des  mots 
qu'ils  emploient  sont  inintelligibles  pour  tout  autre  que  celui 
qui  les  a  forgés... 

»  Presque  tout  ce  dont  ces  professeurs  traitent  à  force  de 
syllogismes,  d'oppositions,  de  conjonctions,  de  disjonctions, 
d'explications  de  propositions,  n'est  que  devinettes  comme 
l'on  s'en  propose  en  jouant,  entre  enfants  et  bonnes  femmes.  » 

«Cette  langue2  d'où  barbarismes  et  solécismcs  jaillissent  à 
profusion  est  la  seule,  paraît-il,  qui  se  prête  aux  définitions 
magistrales  des  questions  théologiques... 

»  Un  ouvrage  est-il  écrit  d'une  manière  un  peu  moins 
inculte?  Quel  qu'en  soit  le  sujet,  ces  hommes  sont  tellement 
ignorants,  tellement  stupides  qu'ils  ne  le  veulent  nommer  ni 
Philosophie,  ni  Théologie,  ni  Droit,  ni  Médecine;  ils  l'ap- 
pellent Grammaire.  Les  Offices,  les  Paradoxes,  les  Tusculanes, 
les  Académiques  de  Cicéron,  c'est,  disent-ils,  de  la  Grammaire. 
Seuls,  les  écrits  qu'ils  composent,  ces  écrits  qui  ne  sont  pas 
soumis  aux  règles  de  la  Grammaire,  d'où  débordent  les  trivia- 
lités de  toutes  sortes,  ne  sont  pas,  pour  eux,  de  la  Grammaire; 


1.  Jo.  Lodovicus  Vives  In  pseudodialecticos  (Jo.  Lodovici  Vivis  Opéra,  tomus  ï, 
p.  273). 

Louis  Vives,  loc,  cit.,  p.  381 . 


LA  TRADITION  DE  BURIDAN  ET  LA  SCIENCE  ITAL1BNN1     U     IV!     SIÈCLE      I 

el  je  L'avoue  bien  volontiers;  ce  n'est  ni  d<-  La  Grammaire, 
ni  quoi  que  ce  soit  d'autre.  Scot,  Ockam,  Paul  de  Veni 
Hentisber,  Grégoire  de  Rimini,  Suiseth,  \d.nn  Goddam,  lin< 
kingham,  ce  ae  sont  pas  des  grammairiens;  ce  sont  des 
philosophes  ci  des  théologiens;  Lis  Les  comprennent.  Mais 
Gicéron,  Pline,  Saint  Jérôme,  Saini  Vmbroise,  ils  son!  bannis 
de  L'École;  que  Les  grammairiens  Les  comprennent!  » 

«  Pour  moi1,  j'éprouve  envers  Dieu  une  extrême  reconnais- 
sance et  je  lui  rends  grâces  d'avoir  enfin  quitté  Paris,  d'en  être 
sorti  comme  des  ténèbres  Cimméricnnes,  d'être  parvenu  à  La 
lumière,  d'avoir  reconnu  quelles  étaient  les  études  vraiment 
dignes  de  l'homme,  celles  qui  méritent  par  là  le  nom  d'Huma- 
nités. )> 

L'Humanisme!  Ce  nom  désigne  l'ensemble  de  répulsions  et 
d'aspirations  qui  entraînent,  au  début  du  xvic  siècle,  les 
écoliers  de  l'Université  de  Paris!  Fuir  les  disciplines  abstraites 
parce  qu'on  n'en  perçoit  pas  l'utilité  immédiate,  parce  qu'elles 
requièrent  une  minutieuse  et  laborieuse  précision,  parce  que 
cette  précision  réclame  un  langage  technique  dédaigneux  de 
ce  qui  charme  l'oreille;  s'adonner  aux  études  dont  l'emploi 
est  tout  proche;  recueillir  en  sa  mémoire  des  observations 
concrètes  dont  l'acquisition  ne  bande  pas  jusqu'à  la  fatigue 
les  ressorts  de  l'intelligence;  à  la  langue  qui  fait  bon  marché 
de  l'harmonie,  pourvu  qu'elle  définisse  la  pensée  avec  une 
rigoureuse  netteté,  préférer  le  discours  qui  arrondit  en 
périodes  oratoires  ou  voile  d'images  poétiques  les  contours  de 
la  vérité;  en  un  mot,  délaisser  la  raison  pour  embrasser  l'ima- 
gination qui  leur  semblait  plus  belle;  tel  était  le  rêve  de 
maints  bacheliers,  en  la  bruyante  rue  du  Fouarre,  en  l'austère 
Sorbonne;  et  pour  courir  à  la  réalisation  de  ce  beau  rêve,  ils 
jetaient  leurs  cahiers,  ils  déchiraient  les  commentaires  aux 
Summulae  de  Petrus  Hispanus,  aux  Cale ulatio ries  de  Suiseth, 
aux  Sentences  de  Pierre  de  Lombard. 

Si  puissamment  s'exerçait  cet  attrait  de  l'Humanisme  que 
les  maîtres  eux-mêmes,  ceux  qui  avaient  vécu  dans  l'ensei- 
gnement  de   la   Dialectique,   éprouvaient   les    séductions  des 

1.  Louis  Vives,  loc.  cit.,  p.  284. 


1^4  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

études  nouvelles  et  se  désespéraient  d'être  trop  vieux  pour 
s'y  livrer  :  «  On  les  entendait1  donner  au  diable  la  folie 
qui  avait  entraîné  leur  intelligence,  déplorer  le  temps  qu'ils 
avaient  inutilement  usé  à  traiter  ces  vaines  bagatelles.  Bien 
souvent,  »  poursuit  Louis  Vives,  «j'ai  entendu  mes  anciens 
maîtres,  Dullaert  et  Gaspard  Lax,  se  plaindre  avec  une  pro- 
fonde douleur  d'avoir  gaspillé  un  si  grand  nombre  d'années 
en  des  études  aussi  futiles  et  aussi  creuses.  » 

Les  maîtres  parisiens  ne  s'attardaient  pas  tous,  comme 
Dullaert  ou  Lax,  à  pleurer  le  temps  et  la  peine  qu'ils  avaient 
donnés  aux  épineuses  discussions  de  la  Logique  et  de  la 
Physique;  résolument  ils  se  détournaient  de  ces  anciennes 
méthodes  pour  courir  avec  ardeur  dans  les  voies  nouvelles; 
dédaigneux  des  connaissances  péniblement  acquises  et  minu- 
tieusement analysées  par  les  docteurs  du  Moyen  Age,  leurs 
prédécesseurs,  ils  regardaient  comme  impur  tout  savoir  qui 
n'était  pas  puisé  à  la  source  même  et  refusaient  de  s'en 
abreuver;  écartant  la  foule  des  commentateurs,  ils  voulaient 
que  la  Métaphysique  leur  fût  immédiatement  enseignée  par 
Platon  et  par  Aristote;  faisant  table  rase  de  toute  la  Théologie 
scolastique,  ils  entendaient  éclairer  leur  foi  par  la  seule  étude 
des  Saintes  Lettres;  en  tout  ordre  de  choses,  ils  souhaitaient 
de  séduire  l'imagination  et  émouvoir  le  cœur  bien  plutôt  que 
de  convaincre  la  raison. 

Depuis  longtemps,  un  tel  mouvement  avait  commencé  de 
se  produire,  détournant  de  la  Scolastique  nominaliste  certains 
maîtres  de  F  Université  de  Paris;  dès  le  début  du  xve  siècle,  nous 
trouvons,  à  la  tête  de  ce  mouvement,  les  deux  personnages 
les  plus  considérables  de  cette  Université,  le  cardinal  Pierre 
d'Ailly  et  le  chancelier  Jean  Gerson. 

L'un  et  l'autre  s'indignent  de  voir  les  Théologiens  délaisser 
l'étude  de  l'Écriture,  véritable  fondement  de  leur  science, 
pour  ne  plus  chercher  en  celle-ci  qu'un  prétexte  à  discussions 
purement  profanes. 

Pierre  d'Ailly  ne  reproche  pas  seulement  à  ces  «  Pseudo- 

I.  Louis  Vives,  loc.  cit.,  p.  a84. 


LA  TRADITION  DE  BURIDAJ!  ET  LA.  SCIENCE  ITALIENNE  Al     I  \  i     llECLE     17.') 

pasteurs  »>'  lom"  peu  (\r  goût  pour  L'étude  de  la  science  sacn 
mais  encore  leurs  habitudes  d'intempérance;  et  l«'s  officiels 
Livres   des   procureurs  des    diverses   nations   semblent   bien 
prouver  qu'en  ce  point,  les  reproches  de  l'évoque  de  Cambrai, 
si  brutale  qu'en  fût  la  forme,  portaient  juste  : 

Tour  ces  Pseudo  pasteurs,  dit  11,  «  plus  d'étude  de  la  Sainte 
Écriture,  plus  d'entretien  sur  la  divine  sagesse;  ils  s'occupent 
uniquement  de  la  sagesse  de  ce  monde,  qui  est  folie  aux  yeux 
de  Dieu.  Et  en  effet,  s'il  leur  arrivait  par  hasard,  à  Paris, 
de  murmurer  quelques  mots  touchant  la  Sainte  Ecriture,  ils 
ne  le  faisaient  qu'en  face  des  plats  et  entre  les  pots,  dans 
les  dîners  et  les  banquets;  ce  n'étaient  plus  pensers  d'esprit 
à  jeun,  mais  éructations  de  ventre  gavé.  ...0  quelles  viles 
disputes  sur  toutes  sortes  de  questions!  0  quel  inutile  conflit 
d'arguments!  Là,  plus  souvent  que  de  juste,  la  question  puait 
le  vin  et  la  solution  était  gonflée  de  venin.  On  y  blasphémait, 
on  y  condamnait  les  sentences  les  mieux  prouvées.  » 

Dune  manière  plus  précise,  Jean  Gerson  blâme  l'envahis- 
sement de  la  Théologie  par  les  infinies  subtilités  de  la  Logique 
des  Modernes,  et  ses  reproches  sont  exactement  ceux  qu'en 
leurs  doléances,  les  élèves  de  Jean  Majoris  reprendront  un 
siècle  plus  tard  : 

«  Pourquoi,  »  disait,  en  ses  leçons  sur  Saint  Marc2,  le  Chan- 
celier de  l'Université  de  Paris,  h  pourquoi  les  théologiens  de 
notre  temps  sont-ils  traités  de  sophistes  verbeux,  à  l'ima- 
gination déréglée?  Uniquement  pour  la  cause  que  voici  : 
Ce  qui  serait  utile  et  intelligible,  étant  donnée  la  qualité  de 
leurs  auditeurs,  ils  le  laissent  de  côté  pour  s'adonner  à  la 
pure  Logique  ou  à  la  pure  Métaphysique,  voire  même  à  la 
Mathématique;  alors,  en  un  temps  et  en  un  lieu  où  cela  n'a 
que  faire,  tantôt  ils  traitent  de  l'intensité  des  formes,  tantôt 
de  la  division  du  continu;  aujourd'hui  ils  exposent  des 
sophismes   que    voilent  à    peine    des    termes    théologiques  ; 

i.  Domini  Pétri  de  Alliaco  Invectiva  contra  Psendo-pastores,  écrit  inédit  cité  par 
Launoy  (Joannis  Launoii  Constantiensis,  Paris.  Theologi,  De  varia  Aristotelis  in 
Academia  Parisiensi  fortuna,  tertia  editio,  Lutetiae  Parisiorum,  apud  Edmundum 
Marti  nu  m,  MDCLXH,  pp.  97-98). 

a.  Cité  par  Launoy  (Launoii,  Op.  laud.>  éd.  cit.,  pp.  98-99). 


176  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

demain,  ils  distingueront,  dans  les  choses  divines,  des  priorités, 
des  mesures,  des  durées,  des  instants,  des  signes  de  nature 
et  autres  semblables  notions.  Quand  même  tout  cela  serait 
vrai  et  solide,  ce  qui  n'est  point,  cela  ne  servirait  le  plus 
souvent  qu'à  bouleverser  l'esprit  des  auditeurs  ou  à  exciter 
leur  rire,  et  non  point  à  édifier  leur  foi  avec  rectitude.  » 

Pierre  d'Ailly  et  Jean  Gerson  accusent  la  Logique  nomi- 
naliste  de  nuire  à  l'étude  des  Saintes  Lettres  ;  qu'à  ce  reproche 
vienne  s'en  joindre  un  autre,  celui  de  fausser  le  sens  des 
philosophes  antiques,  et  l'Humanisme  chrétien  aura  formulé 
tout  son  programme. 

Dès  la  fin  du  xvc  siècle,  les  Humanistes  chrétiens  compo- 
saient, à  l'Université  de  Paris,  un  parti  puissant  dont  Jacques 
Lefèvrc  d'Étaples  peut  être  regardé  comme  le  chef1. 

Parmi  les  écrits  de  Lefèvre  d'Étaples,  il  en  est  peu  qui  aient 
été  aussi  goûtés  que  ses  Paraphrases  des  écrits  philosophiques 
d'Aristote  !.  Habitués  à  ne  connaître  la  pensée  du  Philosophe 
qu'au  travers  des  commentaires,  des  gloses,  des  questions  que 
les  Grecs,  les  Arabes  et  les  maîtres  de  l'École  latine  avaient 
multipliés  à  profusion,  les  lecteurs  de  Lefèvre  s'imaginaient 
que  la  doctrine  du  Stagirite  venait  d'être  découverte  et  leur 
était  révélée  pour  la  première  fois. 

Ecqutc  Stagirites  cœcis  occlusa  latebris 
Abdiderat,  clarum  simt  habitura  dicm 

écrivait  Jossc  Glichtove  de  Nieuport,  docteur  en  Sorbonne, 
dans  la  pièce  de  vers  dont  il  accompagnait  les  Paraphrases  de 

1.  Sur  Lefèvre  d'Étaples,  humaniste  chrétien,  voir  P.  Imbart  de  la  Tour,  Les 
Origines  de  la  Réforme,  t.  II,  ch.  I. 

2.  Jacobi  Fabri  Stapulensis  In  ArisloLelis  octo  Physicos  libros  Paraphrasis.  Colophon  : 
Impressum  Parisiis  Anno  domini  millésime-  quingentesimo  nonagesimo  secundo 
(Per  Jobanncm  Iligman).  —  In  hoc  opère  conlinenlur  iotius  phylosophix  naturalis para- 
phrases :  hoc  ordine  digestx.  Introductio  in  libros  Physicorum.  Octo  Physicorum  Aristo- 
lelis:  paraphrasis.  Quatuor  de  Cœlo  et  Mundo  complctorum  :  paraphrasis.  Dtiorum  de 
Generatione  et  corruptione  :  paraphrasis.  Quatuor  Meteorum  complctorum  :  paraphrasis. 
Introductio  in  libros  de  Anima.  Trium  de  Anima  completorum  :  paraphrasis.  Libri  de 
Sensu  et  Sensato  :  paraphrasis.  Libri  de  Sommo  et  Vigilia  :  paraphrasis.  Libri  de  Longi- 
tudinc  et  Brevilate  vitœ  :  paraphrasis.  Dialogi  insuper  ad  Physicorum,  tum  facilium  turn 
difficilium  intelligentiam  introduclorii  :  duo.  Introductio  Metaphysica.  Dialogi  quatuor,  ad 
Metaphysicorum  intelligentiam  introduclorii.  Impressum  in  aima  Parrhisiorum  acha- 
demia  per  Ilcnricum  Stephanum  in  vico  clausi  brunclli  cregionc  Scbole  decretorum. 
Anno  Ghristi  piissimi  Salvatoris,  entis  entium,  summique  boni.  i5ia.  Pridie  Kalen- 
das  Fcbruarii. 


LA  TRADITION  DE  BURIDAN  BT  LA  SCIENCE  H  ILIBIflfE   M'   wi    8IBC1  B     177 
son   maître.  Dans   une    lettre  écrite  à   Paris   et  datée  de    l5o4j 

qui  accompagne  certaines  éditions  de  cet  ouvrage,  Mariua 
Acquicolus  d'Oliveto  disait  au   cardinal    François   Soderino, 

évêque  de  Yolterra  :  «  Désormais,  garde  qui  voudra  ses  Tlié- 
mislius,  ses  Alexandre,  ses  Siinplicius  ;  Marins  se  contenter;! 
de  son  cher  Lefèvre.  »  Ces  propos  ne  sont  nullement  flagor- 
neries de  flatteurs;  ils  peignent  avec  fidélité  l'accueil  enthou- 
siaste qu'a  reçu  l'écrit  de  l'humaniste  d'Etaples. 

Or,  lorsque  nous  parcourons  la  Paraphrasls  libri  Physicorum, 
nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  trouver  singulièrement 
insipide  cet  exposé  limpide,  mais  incolore,  du  grand  traité 
d'Aristote.  Certes,  les  Commentaires  et  les  Questions  des  Burley, 
des  Ockam,  des  Buridan,  des  Albert  de  Saxe  n'avaient  point  cette 
simplicité  ;  la  pensée  d'Aristote  y  était  souvent  comme  enfouie 
sous  la  luxuriante  végétation  à  laquelle  elle  avait  donné  nais- 
sance; mais  c'est  précisément  par  cette  poussée  scolastique 
que  la  philosophie  péripatéticienne  devait  être  féconde;  ces 
branches  touffues  nortaient  les  fruits  dont  la  science  moderne 
devait  un  jour  exprimer  le  suc.  Pour  dégager  la  souche  et  la 
manifester  aux  yeux  de  tous,  l'humanisme  de  Lefèvre  d'Étaples 
a  brutalement  arraché  cette  ramure  embroussaillée  qu'il 
prenait  pour  ronces  parasites;  sur  le  sol  déblayé,  il  ne  nous 
montre  plus  qu'un  tronc  desséché. 

Lefèvre  d'Étaples  avait  pour  disciple  préféré  Josse  Clichtove1. 
Né  à  Nieuport  (Flandre  occidentale)  en  1472,  docteur  en  Sor- 
bonne,  puis  chanoine  de  Chartres,  Clichtove  mourut  en  i543. 
Contemporain  de  Jean  Majoris,  il  se  trouva  souvent  aux  côtés 
de  celui-ci  dans  les  discussions  théologiques;  mais,  en 
général,  en  de  telles  disputes,  Clichtove  et  Majoris  ne  tenaient 
pas  pour  le  même  parti;  le  théologien  écossais  défendait,  nous 
l'avons  vu,  les  antiques  méthodes  de  la  Scolastique  parisienne; 
il  ne  cédait  que  pied  à  pied,  et  de  mauvaise  grâce,  aux  exi- 
gences de  l'Humanisme;  le  théologien  flamand,  au  contraire, 
s'était  élancé  avec  ardeur  dans  la  voie  que  Lefèvre  d'Étaples 
lui  avait  ouverte. 

1.  J.-Al.  Clerval,  De  Judoci  Clichtovei  Neoporluensis  doctoris  theologi  Parisiensis  et 
Carnotensis  canonici  vita  et  operibus  (i472-i5A3).  Thèse  de  Paris,  189/j. 

P.    DUHEM.  12 


I78  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

Glichtove  avait  enrichi  de  Scholies  les  Paraphrases  péripaté- 
ticiennes de  son  maître;  ainsi  complétées,  ces  Paraphrases 
eurent  une  vogue  extraordinaire1. 

Or,  au  début  de  la  Paraphrasls  libri  Physicorum,  Glichtove 
avait  mis  une  préface;  en  cette  préface,  l'auteur  jugeait  et 
condamnait  les  discussions  d'une  si  pointilleuse  logique 
auxquelles,  jusqu'alors,  la  Physique  donnait  lieu  dans  les 
écoles  de  Paris  ;  à  l'égard  de  ces  discussions,  il  s'exprimait  en 
termes  moins  violents,  mais  aussi  sévères  que  ceux  dont  usait 
Louis  Vives. 

a  A  dessein,  disait  Glichtove,  je  me  suis  montré  sobre  lors- 
qu'il s'agissait  de  discuter  des  questions  à  la  façon  des 
modernes,  de  secouer  à  tout  vent  des  arguties  contraires  aux 
preuves  éprouvées  de  la  Philosophie  ;  ces  choses-là  n'engen- 
drent pas  la  véritable  science;  elles  engendrent  plutôt  un 
bavardage  futile,  un  importun  caquet  qui  abhorrent  la  tran- 
quille et  modeste  Philosophie  et  s'en  éloignent;  en  commen- 
tant toutes  ces  petites  raisons  qui  luttent  contre  la  vérité  des 
sciences,  on  ne  conduit  nullement  l'esprit  à  embrasser  ces 
sciences  en  leur  certitude  et  en  leur  sincérité  ;  on  l'en  détourne 
plutôt,  on  le  fait  tomber  en  des  discussions  captieuses  et 
sophistiques  qui  n'ont  aucun  commerce  avec  la  véritable  doc- 
trine; imbus  de  ces  discussions,  les  esprits  des  adolescents, 
alors  qu'ils  devaient  être  poussés  à  recueillir  le  fruit  mûr  des 
sciences,  se  dessèchent  entièrement  et  produisent  en  vain 
des  herbes  stériles. . .  En  ces  scholies  que  nous  avons  jointes  [à  la 
Paraphrase  de  Lefèvre  d'Étaples],  nous  résolvons  parfois,  il  est 
vrai,  des  questions  que  pose  la  matière  même  du  sujet  et  qui 
méritent  d'être  agitées;  mais  nous  ne  les  résolvons  pas  de  cette 
façon  barbare,  rebutante  et  grossière  que  l'on  voit  employer 
de  nos  jours  lorsque  l'on  veut  examiner  ces  questions  dans 
l'enseignement.  » 

1.  Totius  philosophiez  naturalis  Paraphrases,  adjecto  ad  litteram  familiari  commen* 
tario  declarato.  Selon  M.  l'abbé  Clerval  (Op.  cit.,  p.  i5),  les  éditions  complètes,  conte- 
nant la  Paraphrasis  libri  Physicorum,  sont  les  suivantes  :  Parisiis,  W.  Hopylius,  i5oa; 
H.  Stephanus,  i5io  et  1612;  Simon  Colinaeus,  i5ai  et  i53i;  Pet.  Vidoue,  i533; 
Joh.  Parvus,  i53(j.  —  Parisiis  et  Gadomi,  Fr.  Regnault  et  Pet.  Vidove,  i5a5.  —  Friburgi 
Brisgoite,  Fab.  Emmeus,  i5/jo.  —  Lipsiai,  Jac.  Thanner,  1006.  —  Cracoviu.',  J.  Hallcr, 
i5io;  Hier.  Victor,  i5i8;  J.  Haller,  i5a2. 


iv    i  K  umiion  m:  m  iui>\\  i;i    LA  SCIENCE  ITALIENNE  AI    \vi    BIECL1      i    '» 

\insi,  drs  le  début  <lu  wr  Biècle,  il  était  à  II  niversité  de 
Paris  dea  maîtres  que  la  Scolastique  nominaliste  avail  lassés 
et  dégoûtés;  fuyanl  les  discussions  épineuses  et  subtiles,  Les 
captiuncul&j  les  calculationes,  les  Suiseticx  quisquilise,  ils 
livraient  aux  charmes  d'une  Philosophie  et  d'une  Théologie 
enfin  humanisées;  ils  n'avaient  «pic  pitié  et  dérision  pour  ceux 
qui  continuaient  à  traiter  ces  sciences  selon  le  modus  barbarus, 
insulsus  et  crassus  jusqu'alors  en  usage;  ils  se  rangeaient  autour 
des  Lefèvre  d'Étaples  et  des  Josse  Clichtove  auxquels  allait 
la  faveur  des  étudiants;  ils  se  détournaient  des  Majoris,  des 
Dullaert  et  des  Goronel  que,  de  leur  côté,  délaissaient  les 
écoliers. 

Couverts  d'habits  râpés  et  la  bourse  vide,  les  malheureux 
logiciens  de  l'Université  de  Paris  songeaient  tristement  en 
leur  chaire  que  les  élèves  n'entouraient  plus;  ils  écoutaient 
les  moqueries  dont  on  accablait  leur  science,  la  science  qu'ils 
avaient  acquise  à  grand'peine,  la  science  à  laquelle  ils  avaient 
consacré  leur  laborieuse  vie  ;  ils  entendaient  chanter  les 
louanges  d'autres  études  plus  utiles,  plus  aisées,  plus  sédui- 
santes, plus  humaines;  d'un  œil  d'envie,  ils  voyaient  le  succès 
et  la  vogue  favoriser  ceux  de  leurs  collègues  qui  avaient 
trahi  et  délaissé  les  vieilles  disciplines  pour  ces  nouvelles 
études;  ils  sentaient  le  doute  qui,  douloureusement,  venait 
étreindre  leur  cœur,  qui  leur  comptait  les  années  perdues, 
qui  leur  rappelait  les  travaux  rudes  et  fastidieux  accomplis 
pour  rien. 

Si,  du  moins,  leur  mélancolique  rêverie  avait  eu  le  loisir 
de  se  dérouler  dans  le  silence  et  dans  la  paix!  Mais  l'Huma- 
nisme ne  laissait  même  pas  à  leur  tristesse  ce  dernier 
adoucissement.  L'Humanisme,  le  délicat  Humanisme,  si 
soucieux  de  l'élégance  de  ses  périodes,  si  craintif  de  la 
moindre  incorrection  grammaticale,  s'était  complu,  pour 
combattre  la  Scolastique,  à  mettre  en  un  latin  très  pur 
les  plus  grossières  invectives.  Maintenant  les  violences  de 
langage  ne  lui  suffisaient  plus;  contre  les  maîtres  qu'il 
traquait,  contre  les  méthodes  dialectiques  qu'il  pourchassait, 
il  déchaînait  les  charivaris  menés  par  la  gent  écolière;  c'est 


l8o  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

ce  que  l'Humanisme  appelait  rétablir  «  la  solide  et  véritable 
Théologie  ». 

En  i52i,  un  voyage  amène  Louis  Vives  à  Paris;  de  là,  il 
écrit1  à  son  maître  Érasme,  demeuré  à  Louvain;  il  lui  dit  la 
vogue  et  l'influence  qu'ont,  auprès  des  Parisiens,  les  écrits  de 
l'Humaniste  néerlandais. 

Les  Parisiens,  dit  Vives,  «  vous  exhortent  et  vous  supplient 
de  continuer  à  bien  mériter  de  la  vraie  religion,  sans  vous 
laisser  effrayer  par  les  glapissements  des  ignorants...  Pour 
eux  ils  ont  soin  qu'aux  cours  des  discussions  théologi- 
ques, ceux  qui  prennent  part  à  la  dispute  ne  disent  pas  de 
sornettes.  Et  c'est  ce  qui  a  lieu.  En  Sorbonne,  si  quelqu'un 
présente  un  argument  tissu  des  fils  d'araignée  de  Suiseth,  on 
voit,  aussitôt,  les  spectateurs  froncer  le  sourcil;  ils  s'exclament, 
ils  poussent  des  huées,  ils  chassent  de  l'école  l'auteur  de 
l'argument.  11  en  est  ainsi  même  dans  les  altercations  philo- 
sophiques; qu'il  y  vienne  quelque  diseur  d'énigmes,  muni 
d'une  de  ces  propositions  que  surchargent  les  syncatego remata 
et  dont  l'explication  réclamerait  un  devin  d'Étrurie;  une  telle 
proposition  est,  d'ailleurs,  en  extrême  faveur  auprès  de  la 
populace  scolastique;  aussitôt  notre  homme  est  accueilli  par 
des  cris,  par  des  sifflets,  par  des  huées;  en  grand  tumulte,  on 
le  met  à  la  porte  de  la  salle  où  se  tient  le  débat.  Ces  faits  ont 
été,  pour  moi,  un  délicieux  spectacle,  et  je  suis  assuré  que 
vous  vous  en  réjouirez  en  raison  de  l'amour  que  vous  portez 
aux  bonnes  études.  » 

«  Que  ne  peut-on  point  espérer,  »  répond  Érasme2,  «puisque 
la  Sorbonne  méprise  enfin  les  pointilleuses  subtilités  pour 
embrasser  la  solide  et  véritable  Théologie  1  » 

Pitoyables  logiciens  de  Paris,  réduits  au  délaissement  ou 
livrés  aux  huées  !  Que  ne  leur  était -il  donné  de  sonder 
l'avenir,  et  quel  réconfort  n'y  eussent-ils  pas  trouvé  !  Les 
siècles   futurs  devaient  se  lasser  bien  vite  de  l'Humanisme; 

i.  Epistolarum  D.  Erasmi  Roterodami  Libri  XXXI,  et  P.  Melancthonis  Libri  IV. 
Quibus  adjiciuntur  Th.  Mori  et  Ludovici  Vivis  Epistolx...  Londini.  Excudebant 
M.  Flesher  et  R.  Young.  MDCXLII.  Sumptibus  Adriani  Vlacq.  —  Erasmi  Roterodami 
Epistolarum  liber  XVII,  epist.  10;  fol.  753. 

a.  Erasmi  Roterodami  Epistolarum  liber  XVII,  epist.  ti;  éd.  cit.,  fol.  755. 


LA  TRADITION  DE  BURIDAN  BT  i.A  SCIBNGE  ITAUBHlfE  AU  xvi"  mm  i  i      181 

les  élégances  latines  des  Érasme  <>u  des  Vives  n'étaient  guère 
propres  à  retenir  Longtemps  la  faveur  <l<s  gens  de  goût,  alors 
que  les  langues  modernes  se  disposaient  î\  produire  leurs  pi  us 
beaux  chefs  d'œuvre.  En  revanche,  du  champ  labouré  par  les 

[)hilosophcs  et  les  théologiens  de  Paris  allait  surgir  la  plus  mer- 
veilleuse moisson  que  la  Science  ait  jamais  récoltée.  Les  <<tlcu- 
lationes  à  la  Suiseth,  les  discussions  sur  la  division  à  l'infini, 
sur  l'intensité  des  formes,  sur  le  mouvement  uniforme  ou 
uniformément  varié,  étaient  autant  de  graines  qui  devaient 
lever  au  siècle  suivant  et  produire  la  Géométrie  analytique,  le 
Calcul  infinitésimal,  la  Cinématique  et  la  Dynamique.  Ces 
Grégoire  de  Rimini  et  ces  Jean  Buridan,  ces  Albert  de  Saxe  et 
ces  Nicole  Oresme  que  les  Humanistes  traitaient  avec  dédain, 
ils  étaient  les  précurseurs  de  Galilée  et  de  Descartes,  de  Cava- 
lieri  et  de  Torricelli,  de  Fermât  et  de  Pascal. 


Comment,  au  xvie  siècle,  la  Dynamique  de  Jean  Buridan 
s'est  répandue  en  Italie. 

De  cette  Dynamique  que  l'on  allait  cesser  d'enseigner  à  Paris, 
c'est  Galilée,  ce  sont  les  amis  de  Galilée,  comme  Baliani  et  Torri- 
celli, qui  allaient,  avec  Descartes  et  Gassendi,  se  partager  l'héri- 
tage. Comment,  du  début  à  la  fin  du  xvie  siècle,  cet  héritage 
allait-il  leur  être  transmis  ?  Comment  la  Dynamique  de  Jean 
Buridan,  que  Léonard  lui-même  n'avait  pas  admise  en  sa  pléni- 
tude, allait-elle  s'infiltrer  en  la  Science  italienne?  C'est  ce  que 
nous  essayerons  maintenant  de  dire. 

Cette  infiltration  de  la  Dynamique  parisienne  en  la  Science 
italienne  s'est  produite,  d'ailleurs,  avec  une  extrême  difficulté 
et  une  extrême  lenteur,  car  elle  s'est  faite  en  refoulant  peu  à 
peu  les  préjugés  péripatéticiens. 

Ces  préjugés  étaient  bien  forts  et  bien  tenaces  au  milieu  du 
xvie  siècle,  et  nous  en  pouvons  citer  des  témoins. 


l82  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

Le  premier  de  ces  témoins  est  le  Cardinal  Gaspard  Gontarini 
(i483-i542). 

Gontarini  avait  composé  un  petit  livre  intitulé  De  démentis 
qui  fut  publié1,  pour  la  première  fois,  en  i548,  six  ans  après 
la  mort  de  Fauteur,  et  qui  eut,  dans  la  suite,  plusieurs  éditions2. 

Au  livre  I  de  son  ouvrage,  Gontarini  se  demande  pourquoi 
«  tous  les  éléments,  et  tous  les  corps  graves  et  légers  qui  se 
meuvent  dans  la  direction  où  la  nature  porte  l'élément  qui  pré- 
domine en  eux,  se  meuvent  de  plus  en  plus  vite  jusqu'à  ce 
qu'ils  parviennent  au  terme  auquel  ils  tendent  ». 

La  première  explication  que  Contarini  mentionne,  mais  pour 
la  rejeter  aussitôt,  c'est  l'explication  donnée  par  les  Parisiens  : 

«  Quelques-uns  attribuent  à  Yimpetus  la  cause  de  cet  effet.  Ils 
disent  que  tout  cela  arrive  par  suite  d'un  impetus  qui  croît  sans 
cesse,  que  c'est  pour  cette  raison  que  les  corps  se  meuvent  de 
plus  en  plus  vite.  Mais  lorsque  vous  les  pressez  davantage  et 
leur  demandez  qu'est-ce  que  cet  impetus  ?  quelle  sorte  de  qua- 
lité? d'où  la  tiennent  les  éléments?  ou  bien  ils  se  taisent,  ou 
bien  ils  imaginent  quelques  commentaires  inexistants  et  que 
l'on  ne  peut  comprendre.  » 

La  seconde  théorie  que  le  Cardinal  condamne  est  celle  de 
Thémistius  ;  il  lui  oppose  l'objection  qu'a  élevée  Richard 
de  Middleton  et,  après  lui,  toute  l'École  de  Paris. 

Il  aborde  ensuite  l'énumération  des  causes  multiples  qu'il 
pense  devoir  attribuer  à  la  chute  accélérée  des  graves  ;  il  com- 
mence cette  énumération  en  ces  termes  : 

«  Aristote,  au  huitième  livre  de  la  Physique,  traite  du  mou- 
vement des  projectiles  ;  il  cherche  ce  qui  les  meut  après  qu'ils 
ont  quitté  l'homme  ou  la  machine  qui  les  a  lancés;  à  ce  propos, 
le  Philosophe  écrit  :  «  Il  est  de  la  nature  de  l'eau  et  de  l'air, 
»  lorsqu'ils  se  trouvent  en  leur  sphère  propre  et  naturelle,  et 
»  lorsqu'ils  ont  été  poussés  dans  une  direction  quelconque,  de 
»  se  déplacer  aussitôt  après  cette  impulsion,  et  par  leur  propre 


i.  Gasparis  Contarini,  cardinalis  amplissimi,philosophi  sua  antate  proestantissimi, 
De  démentis  et  eorum  mixtionibus  libri  quinque.  Parisiis,  MDXLVII1. 

2.  Celle  que  nous  avons  sous  les  yeux  porte  :  Parisiis,  Apud  Andream  Wechelum, 
i5G4. 


LA  TRADITION  DE  BURIDAN  BT  LA.  8CIENCB  ITALIBNIÏI  AI     \m       im.ii.     I 

»  effort,  d'une  certaine  longueur;  leur  mouvement  est  rapide 
»  pendant  un  moment];  puis  il  le  ralentit  peu  à  peu;  enfin  cei 
»  corps  reviennent  au  repos.»  Ajoutez  à  cela  que  I;»  nature 
éprouve  une  extrême  horreur  de  L'existence  d'un  espace  vide 
quelconque,  qui  détruirait  L'unité  du  Monde;  Lors  doue  qu'un 
corps  se  meut  dans  L'air  ou  dans  l'eau,  les  parties  voisines  de 
I  air  ou  de  l'eau  se  précipitent  derrière  le  mobile;  poussées 
d'abord,  elles  poussent  à  leur  tour  le  mobile  par  leur  propre 
effort  et  le  font  avancer.  » 

Bien  que  Contarini  ne  nous  le  dise  pas  d'une  manière 
formelle,  il  est  clair  qu'il  se  rallie  à  cette  explication  du  mou- 
vement des  projectiles  par  la  propulsion  du  milieu  ébranlé. 

C'est,  d'ailleurs,  à  cette  influence  du  milieu  qu'il  attribue 
l'accélération  qu'éprouve  la  chute  des  graves.  Il  invoque  deux 
causes  pour  expliquer  cette  accélération  :  d'une  part,  l'action 
propulsive  de  l'air  que  l'horreur  du  vide  oblige  à  se  précipiter 
à  l'arrière  du  mobile;  d'autre  part,  la  diminution  qu'éprouve 
la  résistance  du  milieu  qui  se  trouve  à  l'avant  du  mobile 
lorsque  celui-ci  le  chasse. 

«  Quelques  physiciens,  »  poursuit  Gontarini,  «  invoquent 
une  troisième  raison;  la  nature  entière,  disent-ils,  est  dirigée 
par  l'intelligence;  il  n'y  a  donc  rien  d'absurde  à  ce  que  nous 
percevions  parfois,  dans  les  opérations  des  agents  naturels,  des 
traces  de  raison...  C'est  pourquoi,  selon  ces  physiciens,  plus 
un  corps  grave  ou  léger  s'est  mû  longtemps  en  conformité 
avec  sa  nature,  plus,  par  conséquent,  il  s'est  rapproché  du 
lieu  qui  lui  convient,  plus  aussi  il  fait  effort  et  pression;  non 
pas  qu'aucune  qualité  nouvelle  ou  qu'aucun  poids  nouveau 
vienne  s'ajouter  à  sa  gravité;  c'est  avec  son  même  poids 
naturel  qu'il  produit  un  effort  de  plus  en  plus  grand,  de  plus 
en  plus  véhément,  au  fur  et  à  mesure  qu'il  a  parcouru  un 
plus  long  espace  et  qu'il  est  plus  voisin  de  sa  fin 

»  Je  crois  ne  devoir  ni  approuver  ni  désapprouver  cette 
raison.  Les  deux  causes  exposées  ci-dessus  me  semblent  parfai- 
tement satisfaisantes  ;  elles  me  paraissent  donner  l'explication 
de  tous  les  accidents  qui  se  rencontrent  en  ces  mouvements 
sans  qu'il  soit  besoin  d'invoquer  le  concours  d'aucune  intelli- 


l84  ÉTUDES    SUR   LÉONARD    DE    VINCI 

gence  ni  d'aucune  raison;  je  me  contente  donc  de  ces  deux 
causes.  » 

Les  Commentaires  à  la  Physique  d'Aristote  composés  par 
François  Vicomercati  de  Milan1  ne  portent  pas  de  date;  dédiés 
à  Henri  II,  ils  sont  précédés  d'une  épître  de  l'auteur  à  ce  roi; 
en  cette  épître,  Vicomercati  énumère  les  faits  glorieux  qui  ont 
signalé  le  règne  du  souverain;  le  dernier  événement  qu'il  cite 
est  la  restitution  de  Boulogne  à  la  France;  comme  cette  resti- 
tution fut  accomplie  en  l'an  i55o,  on  doit  supposer  que  les 
Commentaires  a  la  Physique  d'Aristote  ont  suivi  de  près  cette 
année. 

Vicomercati  adopte  pleinement2,  au  sujet  du  mouvement 
des  projectiles,  l'opinion  d'Aristote  ;  c'est  le  milieu  fluide,  mis 
en  branle  par  le  moteur  initial,  qui  continue  à  se  mouvoir 
lui-même  et  à  promouvoir  le  projectile.  «  Quelqu'un  fera 
peut-être  cette  objection  :  Cette  même  force,  qui  est  imprimée 
en  l'air  par  le  moteur,  pourrait  tout  aussi  bien  être  infusée 
à  la  pierre  ou  à  la  flèche  que  l'on  lance,  en  sorte  que  la  précé- 
dente explication  du  mouvement  des  projectiles  ne  serait  pas 
exacte.  Mais,  nous  l'avons  déjà  dit,  c'est  le  propre  de  l'air  et  de 
l'eau  de  recevoir  un  impetus  par  lequel  ces  corps  continuent 
à  se  mouvoir  eux-mêmes  lorsque  le  moteur  initial  est  revenu 
au  repos,  et  par  lequel,  en  même  temps  qu'ils  se  meuvent,  ils 
meuvent  d'autres  corps;  ils  meuvent  ces  derniers,  d'ailleurs, 
non  du  mouvement  que  possédait  le  moteur  qui  les  a  lancés, 
mais  du  mouvement  dont  ces  fluides  se  meuvent  eux-mêmes.  » 

C'est  là,  déclare  Vicomercati,  le  sens  attribué  par  Alexandre 
et  par  Simplicius  à  la  doctrine  d'Aristote;  il  y  ajoute  l'exposé 
des  opinions  d'Averroès;  il  rappelle  que,  selon  le  Commen- 
tateur, u  l'essence  de  l'eau  et  de  l'air  est  intermédiaire  entre 
l'essence  corporelle  et  l'essence  spirituelle;...  mais,»  pour- 
suit-il, «  ce  que  nous  avons  exposé  d'après  Alexandre  et  Sim- 


i.  Francisci  Vicomercati  Mediolanensis  In  octo  libros  Aristotelis  de  naturali  auscul- 
tatione  commentarii,  nunc  denuo  recogniti  :  et  eorundem  librorum  e  grœco  in  latinum  per 
eundem  conversio.  Ad  Henr.  II.  Galliarum  regem.  Venetiis,  Apud  Hieronymum  Scotum. 
MDLXIIII. 

2.  Vicomercati  Commentarii  in  libros  de  naturali  auscultatione,  lib.  VIII;  éd.  cit., 
pp.  373  (marquée  36T>)  et  37/»  (marquée  373). 


LA  THADITIOH  DE  BURIDAN  BT  LA  SCIENCE  ITALIENNE  AU  xvi    mi.ci.i-.     [85 
plicillS  est  plus  solide  et  fournil  plus  aisément  I « i    solution   (Je 

tous  Les  doutes  qui  peuvent  naître  à  propos  de  cette  question.  0 
Vicomercati  a  rejeté  avec  la  plus  sommaire  désinvolture 
la  théorie  du  mouvement  des  projectiles  que  soutenaient  les 
Parisiens.  L'explication  de  la  chute  accélérée;  des  graves,  pro- 
posée par  Jean  Buridan,  est  encore  moins  favorisée;  Vico- 
mercati n'en  parle  même  pas.  Contarini  avait  fait  à  cette 
explication  une  courte  allusion  suivie  d'une  non  moins  brève 
réfutation;  Vicomercati  biffe  cette  allusion  et  cette  réfutation; 
cela  fait,  il  reproduit  «,  à  peu  près  textuellement,  ce  qu'avait 
dit  le  Cardinal;  il  déclare  admettre  les  deux  causes  «  qui  ont 
été  approuvées,  en  son  livre  De  démentis,  par  le  Cardinal 
Contarini,  cet  homme  qu'ont  paré  les  sciences  et  une  foule 
de  vertus,  ce  philosophe  doué  d'un  grand  jugement  et  d'une 
science  profonde.  Cependant,  »  poursuit  Vicomercati,  «  de  ces 
deux  explications,  j'approuve  surtout  la  première,  bien  que 
Contarini  soutienne  de  préférence  la  seconde.  Sans  doute,  à 
mon  avis,  celle-ci  est  de  quelque  poids,  mais  elle  en  a  beaucoup 
moins  que  la  première.  »  C'est  donc  à  la  diminution  d'épaisseur 
du  milieu  que  le  grave  doit  traverser  que  Vicomercati  attribue 
le  principal  rôle  en  l'accélération  de  la  chute  des  graves; 
l'impulsion  produite  à  l'arrière  du  projectile  par  l'air  qui  s'y 
précipite  en  tourbillons  lui  paraît  être  d'un  effet  plus  douteux  ; 
de  deux  explications  inadmissibles,  il  s'empresse  de  choisir 
la  plus  sotte. 

Gaspard  Contarini,  Francesco  Vicomercati  sont  des  esprits 
particulièrement  routiniers;  les  seuls  enseignements  dont  leur 
Dynamique  consente  à  tenir  compte  sont  ceux  d'Alexandre, 
de  Simplicius  et  d'Averroès.  Entre  ces  physiciens  retardataires 
et  ceux  qui  admettent  les  doctrines  plus  modernes  de  l'École 
parisienne,  il  en  est  qui  suivent  un  moyen  terme;  ils  imitent 
l'éclectisme  assez  étrange  et  peu  rationnel  dont  Léonard  de  Vinci 
a  donné  l'exemple  ;  ils  attribuent  à  un  impetus  impressus  la 
continuation  du  mouvement  des  projectiles;  mais  à  l'action 
de  l'air  ébranlé,  ils  demandent  d'expliquer  toutes  les  accéléra- 
tions, non  seulement  l'accélération  que  l'on  observe  réellement 

i,   Vicomercati,  loc.  cit.;  éd.  cit.,  pp.  367-368. 


l86  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

en  la  chute  des  graves,  mais  encore  et  surtout  l'accélération 
imaginaire  qu'un  projectile  éprouverait  au  début  de  sa  course. 
Entre  la  pensée  de  ces  physiciens  et  celle  de  Léonard  la  ressem- 
blance est  si  grande  qu'il  est  permis  de  voir  en  celle-là  un  écho 
de  celle-ci;  cette  supposition  est,  d'ailleurs,  d'autant  plus 
vraisemblable  que  le  premier  des  géomètres  qui  aient  suivi, 
en  cette  question,  les  traces  du  Vinci  est  Tartaglia,  un  bandit 
des  Mathématiques1;  que  le  second  est  Jérôme  Cardan,  dont 
le  De  subtilitate  est  nourri  d'emprunts  clandestins 2  faits  à  l'ami 
de  Fazio  Cardano. 

En  la  Dynamique  de  Nicolo  Tartaglia,  on  peut  distinguer 
deux  phases  :  l'une  correspond  à  l'exposé  que  l'auteur  a  donné, 
en  i537,  au  cours  de  sa  Nova  scientia;  l'autre  à  ce  qu'il 
enseigne,  en  i5/i6,  en  ses  Qaesiti  et  inventioni  diverse;  à  neuf 
ans  de  distance,  le  géomètre  de  Brescia  se  contredit  à  peu  près 
sur  tous  les  points. 

La  première  Dynamique  de  Tartaglia,  celle  de  la  Nova 
scientia^,  est  purement  péripatéticienne;  on  n'y  perçoit  aucun 
reflet  des  doctrines  de  Léonard  de  Vinci. 

De  ce  que  le  choc  d'un  corps  est  d'autant  plus  violent  que 
le  corps  tombe  de  plus  haut,  Tartaglia  conclut  cette  propo- 
sition k  :  «  Si  an  corps  également  grave  se  méat  de  mouvement 
naturel,  plus  il  va  s' éloignant  de  son  principe  ou  Rapprochant  de 
sa  fin,  plus  il  va  vite.  »  Au  sujet  de  cette  accélération,  Tartaglia 
ne  donne  point  d'explication  autre  que  celle-ci  :  «  La  môme 
chose  se  vérifie  pour  quiconque  va  vers  un  lieu  désiré;  plus 
il  va,  approchant  de  ce  lieu,  plus  il  se  presse  et  s'efforce  de 
cheminer;  comme  il  paraît  en  un  pèlerin,  qui  vient  d'un  lieu 
lointain  :  plus  il  est  proche  de  son  pays,  plus  il  s'efforce  de 
cheminer  de  toute  sa  puissance,  et  cela  d'autant  plus  qu'il  vient 
d'un  pays  plus  lointain;  ainsi  fait  le  corps  grave;  il  se  hâte 

i.  P.  Duhem,  Les  Origines  de  la  Statique,  ch.  IX,  t.  I,  pp.  194-202. 

2.  Léonard  de  Vinci,  Cardan  et  Bernard  Palissy  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux 
qu'il  a  lus  et  ceux  qui  Vont  lu,  VI;  seconde  série,  pp.  223-245). 

3.  Nova  scientia  inventa  da  Nicolo  Tartalea.  Vinegia,  Steph.  da  Sabio,  MDXXXVII. 

4.  Nicolo  Tartaglia,  La  nova  scientia,  primo  libro,  propositione  prima. —  11  appelle 
corps  également  grave  celui  qui,  en  raison  de  la  gravité  de  sa  matière  et  de  sa  ligure, 
n'est  apte  à  éprouver,  d'une  façon  sensible,  l'opposition  de  l'air  à  aucun  de  ses  mou- 
vements (déf.  1). 


i.v  TRADITION  DE  BUHIDAN  ET  r.A  SCIENCE  ITALIENNE  il    IW    s"  '  LE     187 

(!<'  même  vers  s<m  propre  nid,  qui  est  le  centre  du  Monde,  et 
plus  il  vient  d'un  endroit  éloigné  <lc  ce  centre,  plus  il  va  vite 
en  s'approchanl  de  lui.  » 

Les  caractères  du  mouvement  violent  s'opposent  exacte  me  ni 
à  ceux  du  mouvement  naturel  :  «  Plus  un  corps  également 
grave  ■  s'éloigne  du  principe  ou  s'approche  de  lu  fin  du  mouvement 
violent,  plus  il  va  lentement...  De  là,  il  est  manifeste  qu'un  corps 
également  grave  a  sa  plus  grande  vitesse  au  commencement 
du  mouvement  violent  et  sa  plus  petite  à  la  fin.  » 

Tartaglia  tire  cette  proposition  de  l'observation;  il  évite 
de  traiter  de  la  nature  de  Yimpetus  qui  entretient  le  mouvement 
violent. 

Le  mouvement  d'un  projectile  se  décompose  rigoureusement 
en  deux  périodes,  une  première  période  pendant  laquelle  le 
mouvement  est  purement  violent,  une  seconde  période  pendant 
laquelle  il  est  entièrement  naturel.  «  Aucun  corps  également 
grave 2  ne  peut,  pendant  aucun  espace  de  temps  ni  de  lieu,  marcher 
à  la  fois  de  mou- 
vement violent  et 
de  mouvement  na- 
turel. » 

Tandis  que  le 
mobile  se  meut 
de  mouvement 
violent,  il  décrit 
d'abord3  une 
ligne  droite  AB 
(fig.  2),  puis  un  Fig.  2. 

arc  de  cercle BC; 

en  G,  cet  arc  raccorde  tangentiellement  à  la  verticale  CD 
décrite  de  mouvement  naturel;  au  point  G,  où  finit  le  mou- 
vement violent  et  où  commence  le  mouvement  naturel,  la 
vitesse  atteint  sa  plus  petite  valeur4. 

A  cette  balistique  fondée  sur  des  principes  purement  péri- 

1.  Nicolo  Tartaglia,  La  nova  scientia,  lib.  primo,  prop.  III. 

2.  Nicolo  Tartaglia,  La  nova  scientia,  lib.  I,  prop.  V. 

3.  Nicolo  Tartaglia,  La  nova  scientia,  lib.  II,  suppos.  III,  propp.  IV,  V,  VI. 
U.  Nicolo  Tartaglia,  La  nova  scientia,  lib.  I.  prop.  VI. 


l88  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE   VINCI 

patéticiens,  Tartaglia  apporta  dans  la  suite  des  retouches  qui 
la  rapprochèrent  étroitement  des  opinions  soutenues  par 
Léonard  de  Vinci,  si  étroitement  qu'il  est  permis  de  croire 
à  une  influence  exercée  sur  les  idées  du  grand  géomètre  "  par 
les  notes  posthumes  du  grand  peintre. 

En  cette  nouvelle  balistique,  contrairement  à  ce  qu'il  avait 
soutenu  dans  la  Nova  scientia,  Tartaglia  affirme  2  que,  hors 
le  cas  où  la  pièce  tirerait  verticalement,  la  trajectoire  du  boulet 
n'a  aucune  portion  rectiligne,  ne  fût-elle  que  d'un  pied.  Ce  qui 
incurve  la  trajectoire,  c'est  la  gravité  naturelle,  sans  cesse 
agissante.  La  grande  vitesse  est  la  propre  cause  de  la  rectitude 
du  mouvement;  plus  un  corps  grave  est  lancé  rapidement  dans 
l'air,  moins  il  est  pesant;  partant,  plus  il  va  droit  au  travers 
de  l'air  qui  soutient  d'autant  mieux  un  corps  qu'il  est  plus 
léger.  Plus  la  vitesse  décroît,  plus  la  gravité  va  croissant, 
et  cette  gravité  sollicite  sans  cesse  le  corps  et  le  tire  vers  la 
terre.  Or,  dès  l'instant  que  le  boulet  quitte  l'âme  de  la  pièce, 
la  vitesse  du  mouvement  violent  va  sans  cesse  en  diminuant, 
et,  par  conséquent,  la  trajectoire  s'incurve  de  plus  en  plus. 

Nous  reconnaissons,  en  cette  théorie,  l'antagonisme  et  la 
lutte  de  Yimpeto  et  de  la  gravité,  dont  nous  avons  lu  la  descrip- 
tion dans  les  notes  de  Léonard.  A  l'imitation  de  celui-ci, 
Tartaglia  invoque  également  une  action  accélératrice  de  l'air 
mis  en  branle.  Cette  action  lui  sert  à  répondre  à  une  question  3 
posée  par  le  Signor  Gabriel  Tadino  di  Martinengo,  chevalier 
de  Rhodes  et  prieur  de  Barletta  : 

«  Le  Prieur  :  Si  l'on  tire  une  même  pièce  d'artillerie  deux 
fois  coup  sur  coup,  avec  une  même  hausse,  vers  un  même  but 
et  avec  deux  charges  égales,  les  deux  tirs  seront-ils  égaux? 

»  Tartaglia  :  Sans  aucun  doute,  ils  seront  inégaux; le  second 
coup  portera  plus  loin  que  le  premier. 

»  Le  Prieur  :  Pour  quelle  raison? 


i.  Quesiti  et  inventioni  diverse  di  Nicolo  Tartalea.  Vinegia,  Vent.  Ruffinelle,  ab 
instantia  et  requisitione  et  a  propria  spese  de  Nie.  Tartalea  Brisciano  autore; 
MDXLVI.  Il  primo  libro  delli  quesili  et  inventioni  diverse  di  Nicolo  Tartaglia,  sopra  gli 
tiri  délie  artiglierie,  et  altri  suoi  varii  accidenti. 

2.  Nicolo  Tartaglia,  loc.  cit.,  quesito  terzo. 

3.  Nicolo  Tartaglia,  loc.  cit.,  quesito  quarto. —  Cf.  ;  libro  secondo,  quesito  primo. 


LA  TRADITION  DE  BURIDAK  BT  LA  SCIENCE  itw.iinm    \i     \vi    SIECLE     ify) 

i)  Tartaglia  :  Pour  deux  raisons.  La  première  est  que,  lors 

du    premier  tir,    le   houlel    a    trouvé  l'air  eu  repos,    tandis  que, 

lors  du  second  tir,  il  le  trouve  non  seulement  toul  ébranlé 
par  le  houlel  Lancé  au  premier  tir,  mais  encore  tendant  forte- 
ment, courant  au  lieu  vers  lequel  on  tire.  Or,  il  est  plus  facile 
de  mouvoir  et  de  pénétrer  une  chose  déjà  mue  et  pénétrée 
qu'une  chose  qui  est  en  repos  et  en  équilibre.  Par  conséquent, 
la  halle  tirée  la  seconde  fois,  rencontrant  un  moindre  obstacle 
à  son  mouvement  que  la  première,  ira  plus  loin  que  celle-ci...  » 

Tartaglia  empruntait  peut-être  ces  raisonnements  à  quel- 
qu'une des  notes  laissées  par  Léonard  de  Vinci;  peut-être  aussi 
les  avait-il  conçus  en  lisant  le  traité  De  ponderibus  écrit  par 
ce  mécanicien  que  nous  avons  nommé  le  Précurseur  de 
Léonard  de  Vinci.  On  peut  le  croire  d'autant  plus  volontiers 
qu'au  septième  livre  des  Quesiti  et  inventioni  diverse,  Tartaglia 
a  plagié  la  partie  statique  de  ce  traité  avec  une  impudence  que 
Ferrari  lui  a  durement  reprochée;  on  sait  également  que  cet 
écrit  fut  publié  par  Curtius  Trojanus  d'après  un  manuscrit  que 
lui  avait  légué  Tartaglia. 

Mais  ce  que  Tartaglia  ne  pouvait  emprunter  au  Précurseur 
de  Léonard,  c'est  la  notion  à'impeto  composé,  si  formellement 
niée  en  la  Nova  scientia,  c'est  l'hypothèse  que  cette  compo- 
sition entre  Vimpetus  violent  et  la  gravité  naturelle  est  la  cause 
de  la  courbure  de  la  trajectoire,  hypothèse  que  nul  jusque-là, 
sauf  le  Vinci,  ne  paraît  avoir  conçue;  si  complet  est  le  renon- 
cement de  Tartaglia  à  ses  anciennes  idées,  qu'il  va  plus  loin 
que  son  prédécesseur;  cette  composition  d'impetus  et  de  gra- 
vité, ainsi  que  la  courbure  qui  en  résulte  pour  la  trajectoire, 
il  admet  qu'on  la  doit  considérer  pendant  toute  la  durée  du 
mouvement  du  projectile.  Un  si  soudain  et  si  complet  change- 
ment de  front  suppose  quelque  forte  impulsion  reçue  du 
dehors;  il  est  difficile  de  ne  pas  mettre  dans  les  notes  de 
Léonard  l'origine  de  cette  impulsion. 

Si  les  opinions  émises  en  Dynamique  par  Tartaglia  ont,  tout 
d'abord,  présenté  une  grande  conformité  aux  doctrines  de 
l'École,  pour  se  rapprocher  ensuite  des  pensées  de  Léonard 
de  Vinci,  c'est  à  celles-ci  que  se  rapportent  immédiatement  les 


190  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINGÎ 

théories  développées  par  Jérôme  Cardan1.  Entre  la  Mécanique 
du  grand  peintre  et  celle  du  célèbre  médecin,  géomètre  et 
astrologue  de  Milan,  les  rapprochements  sont  si  nombreux, 
les  analogies  si  intimes,  que  force  nous  est,  bien  souvent,  de 
regarder  la  seconde  comme  un  plagiat  de  la  première. 

Cardan  connaît  les  opinions  diverses  qui  ont  été  émises 
touchant  la  cause  qui  entretient  le  mouvement  violent  : 
«  Donques2  la  première  opinion  est  que  la  chose  mouvée 
comme  la  pierre  soit  mouvée  par  la  vertu  acquise  de  celui  qui 
la  jette  (oi  acquisita  a  projiciente);  ainsi,  comme  la  chose 
échauffée  du  feu,  après  échauffe  les  autres  choses  par  sa  vertu 
acquise,  et  la  matière  demeure  longtemps  chaude;  ainsi  la 
chose  mouvée  reçoit  la  force  par  celle  qui  mouve,  par  laquelle 
l'autre  est  poussée  tant  qu'elle  se  repose.  Cette  opinion  est 
sensible,  qui  a  esté  rejetée  par  l'argument  des  anciens,  allégué 
d'Aristoteles.  »  Après  avoir  longuement  exposé  les  théories 
qui  expliquent  la  propulsion  du  projectile  par  le  mouvement 
de  l'air  environnant,  Cardan  ajoute3  :  «  Mais  la  première 
opinion  nous  est  plus  nécessaire,  qui  est  simplement  entendue 
et  ne  contient  tant  de  difficultés.  Et  quand  on  suppose  que 
tout  ce  qui  est  mouvé  l'est  de  quelque  chose,  ce  est  très  vrai  ; 
mais  ce  qui  mouve,  c'est  une  impétuosité  acquise  (impetus 
acquisitus),  ainsi  que  la  chaleur  en  l'eau,  qui  est  induite  en 
l'eau  par  le  feu  outre  nature,  et  toutefois  quand  le  feu  est  osté, 
l'eau  brûle  la  main  de  celui  qui  la  touche;  et  ainsi  l'accident, 
violentement  adhérent,  retient  sa  force.  » 

Cardan  attribue  donc  l'entretien  du  mouvement  violent  à  un 
irnpetus  acquisitus,  semblable  à  Yimpeto  invoqué  par  Léonard 
de  Vinci  ;  et  cet  impetus,  il  se  sert,  pour  en  concevoir  la  nature, 
de  la  comparaison  même  dont  Alexandre  d'Aphrodisias  usait 
à  l'égard  de  la  kivyjtixyj  Buva^tç  StSo^évYj  qu'il  conférait  à  l'air. 

Comme  Léonard  de  Vinci,  Cardan  distingue  trois  périodes 

1.  Hieronymi  Gardant  medici  Mediolancnsis  De  sublilitate  llbri  XXI.  Lugduni, 
apud  Gugliclmum  Rouillium,  sub  Scuto  Veneto.  MDL1.  —  Les  livres  de  Hiérome 
Cardanus,  médecin  milannois,  intitulés  de  la  Subtilité  et  subtiles  inventions,  ensemble 
les  causes  occultes  et  raisons  d'icelles,  traduis  de  latin  en  françois  par  Richard  le  Blanc. 
Paris,  Charles  l'Angelier,  MDLV1I. 

2.  Cardan,  De  la  Subtilité,  traduction  do  Richard  le  Blanc,  edit.  cit.,  fol.  46,  recto. 

3.  Cardan,  loc.  cit.,  fol.  67,  verso. 


LA  TRADITION  DE  BURIDA.H  BT  LA  SCIENCE  itaukvni:  Ai    xvf  mm. m       [Q1 

dans  le  mouvement  d'un  projectile  pesant  :  une  première 
période  où  !<•  projectile  se  meut  uniquement  sous  L'action  <!<• 
Vimpetas  acquisitus ;  une  dernière  période  où  il  n'est  plus 
soumis  qu'à  la  pesanteur;  enfin  une  période  intermédiaire  où 
la  gravité  et  Vimpetus  acquis  violemment  Luttent  l'un  contre 
L'autre:  «Les  matières  donc z  qui  sont  jetées  au  Loing  consistent 
en  trois  mouvemens  :  le  premier  violent,  le  dernier  du  tout 
naturel,  et  le  moien  composé  des  deux  autres.  » 

Aux  deux  périodes  extrêmes  correspondent  deux  portions 
rectilignes  de  la  trajectoire,  la  première  inclinée,  la  dernière 
verticale;  pendant  la  période  intermédiaire,  le  mobile  décrit 
un  arc  de  courbe  :  «  Or  quand  la  boule  jetée2  est  parvenue 
droictement  en  son  extrême  lieu,  elle  ne  descend  en  faisant  la 
figure  du  cercle, 
ni  aussi  droicte- 
ment, mais  pres- 
que par  une  ligne 
moyenne  entre  les 
deux  qui  repré- 
sente presque  la 
ligne  environnante 
d'une  quatrième 
partie    de    cercle, 

comme    est    BG  Fig.  3. 

(fig.  3);  et  finable- 

ment  aucune  fois  la  boule  descend  tout  droit  de  G  en  D  par  le 
mouvement  de  la  matière  pesante.  » 

Avec  Aristote  et  aussi  avec  Léonard  de  Vinci,  Cardan  admet3 
que  la  plus  grande  vitesse  du  projectile  n'est  atteinte  ni  au 
commencement  ni  à  la  fin,  mais  au  milieu  de  la  course  :  «  Car 
nous  voions  que  les  machines  et  les  traits  mesmement  jetés 
de  la  main,  donnent  cous  plus  véhémens  en  quelque  distance, 
qu'ils  ne  font  de  près,  et  quasi  en  l'artillerie.  »  Or,  le  concours 
de  Vimpetas  et  de  la  gravité  ne  sauraient  expliquer  cette  pré- 


i.  Cardan,  loc.  cit.,  fol.  4g,  recto. 

2.  Cardan,  loc.  cit.,  fol.  4g,  recto. 

3.  Cardan,  loc.  cit.,  fol.  48,  verso» 


192  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

tendue  vérité  d'observation  ;  le  mouvement  «  naturel  est 
augmenté  en  la  fin,  le  violent  au  commencement  »;  le  passage 
du  mouvement  violent  au  mouvement  naturel  devrait  donc 
correspondre  à  un  minimum  de  vitesse.  L'existence  d'un 
maximum  de  vitesse  entre  le  départ  et  l'arrivée  du  projectile 
ne  peut  s'expliquer «  que  par  une  action  accélératrice  de  l'air 
ébranlé  :  «  Car  l'air  au  commencement  n'aide  point  le  mouve- 
ment, sinon  que  bien  peu;  par  succession  de  temps,  le  mou- 
vement naturel  de   l'air,   comme  il  est  mouvé,  est   fait  plus 

valide; pourquoi  par  lui  mesme  il  est  nécessaire  la  célérité 

du  mouvement  estre  augmentée.  » 

Cette  action  accélératrice  de  l'air  ébranlé,  Cardan  l'a  étudiée 
à  plusieurs  reprises  ;  dans  un  de  ses  derniers  ouvrages,  YOpus 
novum  de  proportionibus2 ,  il  la  décompose,  comme  Léonard 
l'avait  fait  avant  lui,  en  deux  autres  actions  :  Une  traction  de 
l'air  chassé  à  l'avant  du  mobile  et  une  impulsion  du  fluide 
qui  vient,  en  tourbillonnant,  occuper  la  place  que  le  projectile 
laisse  vide  derrière  lui.  «  Il  résulte  évidemment  de  là  qu'en 
tout  mouvement  soit  naturel,  soit  violent,  il  se  fait  un  certain 
accroissement  de  vitesse  depuis  le  début  du  mouvement 
jusqu'à  un  certain  instant.  C'est  pourquoi  les  machines  de 
guerre  de  tout  genre  exigent  une  certaine  distance  pour  que 
leur  coup  atteigne  sa  plus  grande  violence.  »  C'est  donc  à 
l'action  accélératrice  de  l'air  que  l'on  doit  attribuer3  la  vitesse 
croissante  du  mouvement  naturel  par  lequel  un  grave  tombe 
à  terre  : 

«  Tout  mouvement  naturel,  accompli  en  un  milieu  homogène, 
est  plus  fort  à  la  fin  qu'au  commencement;  il  en  est  au  contraire 
du  mouvement  violent. 

»  En  effet,  d'après  ce  qui  précède,  le  mouvement  naturel  est 
sans  cesse  accru  par  l'action  du  milieu  ;  d'autre  part,  la  cause 

1.  Cardan,  loc.  cit.,  fol.  48,  verso. 

2.  Hieronymi  Cardani  Mediolanensis,  civisque  Bononiensis,  philosophi,  medici 
et  mathematici  clarissimi,  Opus  novum  de  proportionibus  numerorum,  motuum,  pon- 
derum,  sonorum,  aliarumque  rerum  mensurandarum,  non  solum  geometrico  more 
stabilitum,  sed  etiam  variis  experimentis  et  observationibus  rerum  in  natura,  solerti 
demonstratione  illustratum,  ad  multipliées  usus  accommodatum,  et  in  V  libros  digestum; 
Basileae,  ex  officina  Henricpetrina,  Anno  Salutis  MDLXX,  Mense  Martio.  Lib.  V, 
prop.  XXX. 

3.  Cardani  Opus  novum  de  proportionibus,  lib.  V,  prop.  XXXI. 


i..\  TRADITION  m    BUBIDAN  BT  LA  SCIENCE  ITALIENNE  AU  XVI1  BIBCLI       |g  i 

qui  meut  est  perpétuelle,  elle  découle  d'un  principe  éternel; 

d'apirs  ce  que  nous  avons  dit,  elle  meut  uniformément;  ce 
mouvemenl  deviendra  donc  à  la  fin  plus  rapide  <pTM  n'est  en 
aucune  autre  partie  <le  sa  durée.  Au  contraire,  dans  le  mouve- 
ment violent,  lorsque  le  mobile  approche  du  but,  cette  force 
qui  meut  le  projectile  prend  nécessairement  lin;  elle  est  sur- 
passée par  la  force  naturelle  qui  meut  en  sens  contraire;  avant 
donc  que  le  mouvement  ne  cesse  entièrement,  il  devient,  en 
sa  partie  finale,  extrêmement  lent.  » 

Ce  que  Cardan,  en  YOpus  novum  de  proporlionibus,  explique 
clairement  au  sujet  de  l'accélération  du  mouvement  naturel 
permet  d'interpréter  un  passage  assez  obscur  que  nous  lisons 
au  De  subtilitate;  en  ce  passage,  il  s'agit  de  déterminer1  «  La 
cause  pourquoi  une  navire  est  menée  tant  légèrement  des  voiles. . . 
Car  à  peine  cette  navire  est  mouvée  du  commencement. 
Pourtant  Aristoteles  aurait  quelque  doute,  qui  estime  que  les 
mouvemens  violens  sont  diminués  vers  la  fin.  Il  est  manifeste 
que  le  mouvement  de  la  navire  est  rendu  toujours  plus  léger 
par  vent  égal...  Le  mouvement  n'est-il  point  toujours,  ainsi 
seulement  jusqu'à  certain  limite?  Il  est  jà  connu  qu'il  est 
augmenté  dès  le  commencement.  Mais  la  cause  en  est,  pour- 
ceque  quand  ce  qui  mouve  cesse,  le  mouvement  violent, 
comme  j'ai  dit,  est  augmenté;  il  sera  donc  d'autant  plus 
augmenté  quand  la  cause  qui  mouve  demeure.  » 

En  son  De  rerum  natura  dont  la  première  édition  fut  impri- 
mée à  Rome  en  i555,  Bernardino  Telesio  professe  une  Dyna- 
mique qui  est  assez  semblable  à  celle  de  Cardan,  partant 
à  celle  de  Léonard  de  Vinci. 

Telesio  expose2  l'explication  qu'Aristote  donne  du  mouve- 
ment des  projectiles;  il  ajoute  tout  aussitôt  :  «  C'est  une  raison 
vaine  et  qui  repose  sur  un  fondement  entièrement  faux;  les 

i.  Les  livres  de  Hiérome  Cardanus,  médecin  Milannois,  intitulés  de  la  Subtilité  et 
subtiles  inventions,  traduis  de  latin  en  françois  par  Richard  le  Blanc;  Paris,  Charles 
l'Angelier,  1 556,  fol.  335.  Ce  passage  n'est  pas  dans  la  première  édition  du  De  subtilitate, 
parue  en  i55i;  il  fut  introduit  dans  la  seconde  édition,  imprimée  en  1 554,  sur 
laquelle  fut  faite  la  traduction  de  Richard  le  Blanc. 

2.  Bernardini  Telesii  Cosentini  De  Rerum  Natura  iuxta  propria  principia,  Liber 
Primus,  et  Secundus,  denuo  editi.  Neapoli,  apud  Iosephum  Caccium.  Anno  MDLXX. 
Liber  primus,  cap.  liù  :  Cur  gravium  ad  inferna  motus  assidue  magis  concitetur, 
Peripateticorum  nulli  satis  explicatum  est;  éd.  cit.,  fol.  32,  verso. 

p.  duhem.  i3 


194  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

corps  qui  sont  projetés  violemment,  en  effet,  semblent  mus 
non  pas,  comme  il  plaît  à  Aristote  de  le  soutenir,  par  l'air  qui 
les  pousse  en  avant,  mais  bien  par  une  vis  impressa.  »  Si  la 
théorie  du  Stagirite  était  exacte,  «  tout  corps  mû  par  violence 
se  mouvrait  éternellement;  une  petite  quantité  d'air  est 
suffisante,  au  gré  d' Aristote,  pour  faire  monter  une  pierre  ; 
à  plus  forte  raison  en  pourrait  elle  faire  autant  lorsqu'elle  est 
devenue  beaucoup  plus  considérable.  Il  n'en  sera  pas  de 
même  si  ces  corps  sont  mus  par  une  vis  impressa,  par  un 
motus  inditas  ;  plus  ils  s'éloigneront  du  moteur  qui  les  a  lancés, 
plus  s'affaiblira  d'une  manière  continue  le  mouvement  de  ces 
projectiles  ;  par  cet  éloignement,  en  effet,  la  vis  impressa,  le 
motus  inditus  s'affaiblissent  et  languissent  de  plus  en  plus.  » 

S'il  demande  à  Yimpetus  l'explication  du  mouvement  des 
projectiles,  Telesio  ne  lui  attribue  aucunement  l'accélération 
de  la  chute  des  graves;  de  la  théorie  qui  lui  donne  ce  rôle, 
il  ne  souffle  mot.  Quant  aux  diverses  autres  raisons  qui  ont  été 
données  du  même  phénomène,  il  les  passe  en  revue  el  les 
trouve  insuffisantes;  celle  qu'il  propose  comme  nouvelle  a  de 
grandes  analogies  avec  celle  que  Tartaglia  a  donnée  en  sa  Nova 
scientia,  avec  celle  aussi  au  sujet  de  laquelle  Gontarini  suspen- 
dait son  jugement  : 

«  La  cause  pour  laquelle  la  chute  des  graves  n'est  pas  uni- 
forme1, pour  laquelle  elle  va  s'accélérant  d'une  manière 
continue,  tous  les  Péripatéticicns  l'ont  recherchée  avec  grande 
anxiété;  mais,  jusqu'ici,  il  ne  paraît  pas  qu'ils  aient  pu  rendre 
raison  de  ce  fait.  Cette  raison  semble  se  manifester  très  claire- 
ment à  l'aide  des  principes  que  nous  avons  exposés.  La  nature 
propre  du  grave  reçoit  son  immobilité  de  son  lieu  propre,  qui 
est  la  Terre,  et  de  l'universalité  abstraite  qui  lui  convient  ; 
mais  le  lieu  qui  lui  est  absolument  opposé,  le  contact  de  corps 
qui  lui  sont  étrangers  et  qui  l'ont  en  haine,  confèrent  à  cette 
nature  une  certaine  force;  elle  se  précipite  alors  vers  son  lieu 
propre,  vers  les  corps  qui  lui  sont  apparentés;  elle  tombe 
d'autant  plus  rapidement  que  ces  corps  étrangers,  qui  la 
haïssent  et  la  rebutent,  accélèrent  continuellement  son  mouve- 

1.  Bcrnardino  Telcsio>  loc.  cit.;  éd.  cit.,  fol.  33,  recto. 


LA  TRADITION  m    BURlDAtt  ET  LA  SCIENCE  ITALIENNE  au  xvi    su  -i  i.     196 

ment  afin  qu'elle  jouisse  le  plus  vite  possible  de  L'immobilité 
au  sein  des  corps  <|ui  lui  sont  apparentés.  » 

Tartaglia  et  Cardan  sont  vraiment,  en  Dynamique,  disciples 
de  Léonard  de  Vinci;  Tclesio  se  rapproche  du  grand  peintre 
en  ce  qu'il  attribue  à  un  impetus  imprimé  au  projectile  la  conti- 
nuation du  mouvement  de  celui-ci,  tandis  qu'il  n'invoque  pas 
cet  impetus  pour  expliquer  l'accélération  de  la  chute  des  graves. 
Les  physiciens  qui  acce[)taient,  à  ce  sujet,  la  doctrine  des 
Parisiens,  étaient  assurément  fort  rares,  en  Italie,  au  déhut  du 
xvi'  siècle. 

Il  serait  peut-être  téméraire  de  prendre  pour  une  adhésion 
formelle  à  cette  doctrine  l'allusion  que  fait  Maurolycus  à 
Y  impetus  créé  par  le  poids.  En  sa  Cosmographia,  qu'il  acheva 
le  21  octobre  i535,  mais  qu'il  publia  seulement  en  i543,  le 
savant  abbé  de  Messine  insère  le  dialogue  suivant1  : 

«  Antimaque  :  Si  les  graves  disposaient  d'un  chemin  qui  leur 
permît  d'accéder  au  centre,  de  quelque  endroit  qu'on  les  laissât 
tomber,  ils  concourraient  en  ce  point. 

»  Nigomède  :  Sans  doute,  mais  je  vais  vous  éprouver  à  l'aide 
de  cette  question  :  Faites  que  la  terre  soit  percée  de  part  en 
part,  comme  pourrait  l'être  une  boule  de  bois,  d'un  trou 
passant  par  le  centre;  dans  ce  trou,  laissez  tomber  une  lourde 
pierre;  jusqu'où  pensez- vous  qu'elle  ira  ? 

»  Antimaque  :  Ne  sera-ce  point  au  centre  ? 

»  Nicomède  :  C'est  précisément  ce  que  dirait  un  homme  qui 
ne  connaîtrait  pas  à  fond  cette  matière.  Mais  sachez  que  cette 
pierre,  ainsi  abandonnée  à  elle-même,  ne  s'arrêterait  pas  tout 
d'abord  au  centre.  Emportée  par  Y  impetus  du  poids,  elle 
dépasserait  le  centre  d'une  certaine  longueur  et  monterait  vers 
l'hémisphère  opposé;  elle  retomberait  alors  et,  de  nouveau, 
dépasserait  le  centre,  remontant  au  delà  d'une  longueur 
moindre  que  la  précédente;  elle  irait  et  reviendrait  ainsi,    sui- 

1.  Cosmographia  Francisci  Maurolyci  Messanensis  Siculi,  In  très  dialogos  distincta  : 
in  quibus  de  forma,  situ,  numeroque  tam  cœlorum  quam  elementorum,  aiiisque  rébus  ad 
astronornica  rudimenta  spectantibus  satis  disseritur.  Ad  Reverendiss .  Cardinalem 
Bembum.  Venetiis  MDXXXXIII.  In  fine  :  Completum  opus  Messanae  in  freto  siculo 
die  Jovis  XXI  Octobris  Vllll  indictionis  anno  salutis  MDXXXV.  quo  die  Carolus  V 
Cresar  ab  africana  expeditione  reversus  Messanam  venit.  Venetiis  apud  haeredes  Luca?' 
antonii  luntae  Florentini  mense  lanuario  MDXL1II.  Dialog.  I,  pp.  i5-iG. 


196  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

vant  un  trajet  qui  décroîtrait  sans  cesse,  tandis  que  ïimpetus 
s'affaiblirait  peu  à  peu,  jusqu'au  moment  où  elle  se  reposerait 
au  centre.  De  même,  un  plomb  suspendu  par  un  fil  que  Ton 
a  écarté  de  la  position  verticale  ne  revient  pas  immédiatement 
à  cette  position;  il  la  dépasse,  tout  d'abord,  d'un  certain  écart, 
puis  il  va  et  revient  un  certain  nombre  de  fois;  chaque  fois,  la 
force  qui  le  meut  est  plus  faible  et  l'écart  plus  petit;  il  finit  par 
demeurer  en  repos  dans  la  position  verticale. 

»  Antimaque  :  Vous  avez  raisonné  d'une  manière  très  péné- 
trante et  vous  appuyez  votre  spéculation  d'un  exemple  fort 
bien  adapté.  Je  me  souviens  maintenant  qu'en  ses  Colloques, 
Érasme  de  Rotterdam  propose  la  même  question.  » 

Maurolycus  se  souvenait,  sans  doute,  d'avoir  lu  cette  ques- 
tion en  un  autre  écrit  que  les  Colloquia  d'Érasme.  Le  dialogue 
où  il  nous  la  présente  est  tout  rempli  de  considérations  sur  le 
centre  de  gravité  de  la  terre  et  sur  la  convergence  des  verticales 
qui  sont  empruntées  au  De  Cœlo  d'Albert  de  Saxe.  Mais  si  un 
érudit  italien  pouvait  sans  honte,  en  i535,  faire  allusion  aux 
écrits  de  Didier  Érasme,  eût-il  pu,  sans  rougir,  avouer  qu'il 
demandait  ses  inspirations  à  un  traité  composé,  au  xive  siècle, 
par  un  scolastique  de  Paris? 

L'année  qui  vit  imprimer  la  Cosmog raphia  de  Maurolycus  vit 
également  paraître  l'immortel  traité  de  Copernic.  Il  est  piquant 
de  remarquer  que  ce  traité  renfermait  lui  aussi  une  brève 
allusion  à  Yimpetas  engendré  par  le  poids  :  «  Les  corps  qui  sont 
mus  vers  le  haut  ou  vers  le  bas,  »  écrit  le  chanoine  de  Thorn1, 
«  n'accomplissent  pas  un  mouvement  simple,  uniforme  et  égal. 
En  eux,  en  effet,  on  ne  peut  régler  la  légèreté  ou  ïimpetus 
causé  par  leur  propre  poids.  Tous  les  corps  qui  tombent 
éprouvent,  au  début,  un  mouvement  très  lent;  puis,  en  tom- 
bant, ils  accroissent  leur  vitesse.  » 

Les  allusions  à  ïimpetus  ponderis  que  nous  avons  trouvées  en 
la  Cosmographia  de  Maurolycus,  sans  impliquer  une  adhésion 
formelle  et  complète  à  la  doctrine  parisienne  de  la  chute  accé- 
lérée des  graves,  nous  montrent  toutefois  que  cette  doctrine 
n'était  pas  inconnue  de  l'Abbé  de  Messine. 

i.  Nicolai  Gopernici  De  revolutionibus  orbium  cœlestium  libri  VI ;  lib.  I,  cap.  VIII. 


LA  TRADITION  Dl  BURIDAH  BT  I  ^  SCIENCE  ITALIENNE   ai    \\i    SIÈCLE     lûn 

Aiessandro  Piccolomini,  en  s;i  Paraphrase  aux  Questions 
mécaniques  d'Aristote,  dont  La  première  édition  esl  de  I547S 
admet  nettement  cette  théorie  de  Buridan  ei  d'Albert  de  Saxe. 
Aristote  ou  L'auteur,  quel  qu'il  soit,  des  MYj%«vtxi  -.  wr  ;y  x 
avait  déjà  comparé',  en  un  corps  qui  tombe,  La  gravité  (jâapoç) 
et  le  mouvement  (©cpà  ou  kévyjwç);  très  vaguement  d'ailleurs,  il 
avait  paru  indiquer  que  le  mouvement  peut  s'ajouter  au  poids 
et  l'accroître;  ce  sont  ces  pensées  llottantes  et  indécises  que 
Piccolomini,  en  sa  Paraphrase,  interprète  à  l'aide  de  la  doctrine 
parisienne;  cette  doctrine,  d'ailleurs,  il  se  garde  bien  d'en 
nommer  les  auteurs;  à  la  façon  dont  elle  est  présentée  par  lui, 
on  la  croirait  issue  de  la  Science  hellène. 

Cette  doctrine  il  l'expose,  en  même  temps  que  toute  sa 
théorie  du  mouvement  violent,  dans  son  XXXVIIe  Chapitre, 
consacré  à  l'examen  de  la  trente-deuxième  question  d'Aristote. 

«  Il  faut  remarquer,  »  écrit  Piccolomini,  «  qu'il  y  a  deux 
sortes  de  pesanteurs  :  l'une  qui  a  sa  source  dans  la  nature 
même  du  corps;  l'autre,  superficielle,  que  les  Grecs  nomment 
ImiroXatav.  Celle-ci  n'est  point  autre  chose  qu'un  certain  impetus 
non  permanent  qui  peut,  ou  bien  s'acquérir  dans  le  corps 
même  mû  par  sa  propre  tendance  (qui  vel  acquiritur  in  re  ipsa 
ex  suo  nutu  mota),  ou  bien  être  imprimé  par  un  moteur  mou- 
vant violemment. 

»  En  effet,  lorsqu'une  pierre  tend  vers  le  bas,  elle  devient 
sans  cesse  plus  rapide,  parce  que  sans  cesse,  par  suite  du 
mouvement,  elle  acquiert  une  plus  grande  pesanteur  (j'entends 
parler  de  la  pesanteur  superficielle)... 

»  De  même,  lorsqu'une  pierre  est  projetée  violemment,  elle 
reçoit  une  certaine  gravité  ou  une  certaine  légèreté  superfi- 
cielle imprimée  par  ce  qui  la  projette.  Ce  n'est  pas  autre  chose 
qu'un  impetus  accidentellement  acquis,  qui  meut  la  pierre 
violemment  et  qui  la  rend  comme  mobile  d'elle-même,  jusqu'à 
ce  que  cet  impetus  vienne  à  s'alanguir  et  à  s'évanouir...  » 

Pas   plus    pour   Piccolomini   que   pour  Léonard  de   Vinci, 

i.  Alexandri  Piccolominei  In  mechanicas  quaestiones  Aristotelis  paraphrasis  paulo 
quidem  plenior,  ad  Nicholaum  Ardinghellum  Cardinalem  amplissimum.  Excussum 
Romac,  apud  Antonium  Bladum  Asulanum,  MDXLV1I. 

a,  Aristote,  M*)xavixà  upop)>^p.aTa,  XVIII  et  XX  (éd,  Didot,  t.  IV,  pp.  64  et  65). 


ig8  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

Yimpetus  n'est,  de  soi,  perpétuel  :  «  Cette  pesanteur  ou  légèreté 
superficielle  ne  saurait  devenir  durable  ni  parfaite,  car  la  forme 
substantielle  du  corps  qui  la  subit,  à  savoir,  la  pesanteur  ou 
légèreté  qui  est  naturelle  à  ce  corps,  s'oppose  à  ce  qu'elle  s'im- 
prime parfaitement  et  profondément.  » 

Ce  qui  affaiblit  Yimpetus  et  finit  par  le  tuer,  ce  n'est  pas 
seulement  la  résistance  des  obstacles  extérieurs,  c'est  la  gravité 
naturelle  :  «  La  vertu  impulsive  prend  fin,  ce  qui  peut  arriver 
soit  par  la  résistance  de  quelque  objet  qui  repousse  le  mobile, 
soit  par  la  tendance  du  mobile  lui-même,  effort  qui  résulte  de 
sa  propre  nature  et  qui  devient  plus  puissant  que  cette  gravité 
ou  légèreté  superficielle. 

«  Aussitôt  que  la  véritable  pesanteur  surpasse,  par  la  puis- 
sance de  son  effort,  Yimpetus  que  le  moteur  a  imprimé  dans  la 
pierre,  celle-ci  cesse  de  se  mouvoir  violemment  et,  par  son 
mouvement  propre,  elle  tend  en  bas1.  » 

La  Dynamique  des  Parisiens ,  presque  universellement 
ignorée  des  Italiens,  va  se  rappeler  à  leur  attention  sous  une 
forme  qui  ne  sera  exempte  ni  de  violence,  ni  d'amertume;  c'est 
un  Italien  émigré  en  France,  Jules-César  Scaliger,  qui  en  sera 
le  porte-parole;  par  la  voix  de  Scaliger,  elle  opposera  ses  théo- 
ries nettes  et  cohérentes  aux  indécisions  et  aux  contradictions 
de  Cardan. 

En  i557,  Jules -César  Scaliger  publie2,  du  De  Subtititate  de 
Cardan,  qui  trouvait  en  France  une  vogue  extrême  et  que 
Richard  Le  Blanc  venait  de  traduire  en  français,  une  critique 
des  plus  vives  ;  cette  critique,  que  Scaliger  donne  comme  for- 
mant le  XVe  livre  de  ses  Exotericx  exercitaiiones,  est  intitulée  : 
De  Subtititate  ad  Hieronymum  Cardanum.  Comme  l'ouvrage  dont 
il  donnait  la  plus  malveillante  des  critiques,  l'écrit  de  Jules- 
César  Scaliger  fut  extrêmement  lu3. 

Scaliger  est  un  admirateur  fanatique  des  maîtres  de  l'Ecole 

1.  Piccolomini,  loc.  cit.;  cf.:  cap.  XXXVIII,  quaest.  trigesimatertia. 

a.  Julii  Cœsaris  Scaligeri  Exotericarum  exercitationum  liber  XV.  De  Subtilitate  ad 
Hieronymum  Cardanum.  Lutetiae,  apud  Vascosanum,  MDLVII. 

3.  Outre  la  première  édition  :  Lutotia^,  apud  Vascosanum,  i557,  nous  avons  eu 
entre  les  mains  les  éditions  suivantes  :  Francofurti,  apud  A.  VVechelum,  1G01  ;  Fran- 
cofurti,  apud  A.  Wechelum,  1612;  Lugduni,  apud  A.  de  Harsy,  161 5. 


LA  TRADITION   DE  BURIDAN  ET  LA  SCIBNCl    iimiinm     m     wi     SIECLE      19g 

parisienne;   un»'  citation   nous  donnera   la   mesure  de   cette 
admiration  extraordinaire. 

Au  \\  I  livre  De  l<t  Subtilité,  Cardan  avait  eu  l'idée  ass<v 
naïve  de  ranger  les  génies  par  ordre  de  grandeur  décroissante. 
Il  avait  attribué  le  premier  rang  à  Archimède,  en  invoquant 
comme  raison  de  ectte  préférence,  les  inventions  mécaniques 
du  Géomètre  syracusain.  Le  second  rang  était  réservé  à  \ ii s 
tote.  Euclide  venait  au  troisième;  Jean  Duns  Scot  occupait  le 
quatrième  ;  le  cinquième  était  accordé  à  Suiseth  le  Calculateur, 
dont  Cardan  faisait  un  Ecossais  du  prénom  de  Jean;  notre 
médecin  milanais  regardait,  d'ailleurs,  ces  trois  hommes, 
Euclide,  Duns  Scot,  Suiseth,  comme  ayant  possédé  un  égal 
génie;  l'ancienneté  plus  ou  moins  grande  du  temps  où  ils 
vécurent  déterminait  seule  entre  eux  un  ordre  de  préséance. 
Plus  bas  en  l'échelle  de  l'intelligence  humaine,  Cardan  plaçait 
•Apollonius  de  Perge,  Archytas  de  Tarente,  et  une  foule  d'autres 


génies. 


La  prééminence  accordée  à  Archimède  révolte  la  raison  de 
Jules-César  Scaliger1  : 

«  Tu  as  donné  à  un  simple  artisan  le  pas  sur  Aristote  qui, 
d'ailleurs,  ne  fut  pas  moins  savant  que  lui  en  ces  mêmes  arts 
mécaniques;  sur  Jean  de  Duns  Scot,  qui  fut  comme  la  lime  de 
la  vérité;  sur  Jean  Suiseth  le  Calculateur,  qui  a  presque 
dépassé  la  mesure  imposée  à  l'intelligence  humaine  !  Tu  as 
passé  sous  silence  Ockam,  dont  le  génie  a  renversé  tous  les 
génies  passés,  qui,  à  des  folies  que  l'on  n'avait  pu  vaincre 
jusqu'à  lui,  à  cause  de  leur  insaisissable  subtilité,  opposa  les 
arguments  nouveaux  qu'il  avait  fabriqués  et  mis  en  forme  ! 
Tu  as  placé  Euclide  après  Archimède,  le  flambeau  après  la 
lanterne  !  Il  semble  que  tu  sois  emporté  par  le  tourbillon  et  la 
tempête  de  ton  mauvais  génie;  ce  c'est  pas  toi  qui  le  tiens  en 
bride,  c'est  lui  qui  te  donne  de  l'éperon!  » 

,  Celui  qui  prise  si  haut  Guillaume  d'Ockam  et  Suiseth  le 
Calculateur  va  professer  la  Dynamique  des  Parisiens,  et  nous 
n'en  serons  point  étonnés. 

1.  Julii  Caesaris  Scaligeri  Op.  cit.,  exercitatio  CCGXXIV  :  Sapientum  census. 


200  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

Nous  trouvons,  en  effet,  en  l'ouvrage  de  Jules-César  Scaliger i 
une  exposition  et  une  réfutation  très  étendues  des  diverses 
théories  qui  attribuent  à  l'air  la  persistance  du  mouvement 
des  projectiles. 

a  Qu'une  telle  raison  soit  sans  valeur,  voici,  dit  notre  auteur, 
une  démonstration  qui  le  mettra  suffisamment  en  évidence  : 

»  Soit  une  légère  planchette,  en  laquelle  un  disque  a  été 
découpé  à  l'aide  du  tour  ou  d'un  compas  tranchant;  supposons 
que  ce  disque  puisse  tourner  dans  la  cavité  circulaire  sans 
frotter  contre  les  bords.  La  planchette  étant  fixée  verticalement 
quelque  part,  percez  le  disque  à  l'aide  d'un  axe  muni  d'une 
manivelle  ;  faites  reposer  sur  deux  fourchettes  les  extrémités 
de  cet  axe.  Après  avoir  lancé  ce  disque  circulaire,  vous  verrez 
manifestement  que  ce  disque,  une  fois  le  moteur  écarté,  con- 
tinue à  tourner  en  la  cavité  circulaire,  bien  qu'aucun  air  ne  le 
pousse.  En  ce  mouvement  de  rotation,  en  effet,  le  mobile  ne 
laisse  derrière  lui  aucun  lieu  que  l'air  puisse  venir  remplir. 
D'ailleurs,  l'air  qui  se  trouve  entre  le  disque  et  la  planchette 
est  en  si  petite  quantité  qu'il  est  incapable  d'exercer  aucune 
force  propre  à  entretenir  le  mouvement  considéré.  Le  contour 
du  disque,  parfaitement  lisse  et  poli,  ne  peut  ressentir  aucune 
impulsion  par  l'effet  de  l'agitation  de  l'air  ambiant.  » 

En  cette  réfutation  expérimentale  des  théories  péripatéti- 
ciennes, nous  retrouvons  la  trace  des  discussions  si  clairement 
et  si  fermement  menées  par  Jean  Buridan. 

Ce  n'est  pas  l'air  ébranlé  qui  maintient  le  projectile  en 
mouvement.  Qu'est-ce  donc? 

A  la  cause  qui  entretient  ce  mouvement,  Scaliger  ne  donne 
pas  le  nom  à' impelas;  il  l'appelle  motion,  motio;  mais  ce  chan- 
gement de  dénomination  n'influe  pas  sur  le  contenu  même  de 
l'idée;  la  motio  qu'il  considère  est  identique  à  Vimpelus  de  Jean 
Buridan  et  d'Albert  de  Saxe:  «  La  motio  est  une  forme  qui  est 
imprimée  dans  le  mobile  et  qui  s'y  peut  conserver  lors  même 
que  le  moteur  primitif  est  écarté.  Je  dis:  le  moteur  primitif, 
celui  qui  a  fait  pénétrer  cette  forme  dans  le  mobile;  car  il  n'est 

i.  Julii  Caesaris  Scaligeri  Op.  cit.,  exerçitatio  XXVIII  :  De  motu  projectorum, 
Motus  violentus  quis, 


LA  TRADITION  DE  BURIDAN  BT  LA  SCIENCE  ITALIENNE    LU   VTV  BIE<  LI     SOI 

pas  nécessaire  que  la  (anse  efficiente  persiste  à  coexister  à  son 
effet.  » 
Cette  forme  se  fatigue1  et  périt  avec  le  temps,  pane  qu'elle 

est  hors  de  la  nature  des  éléments  en  lesquels  (die  est  Imprimée. 
Ces  doctrines  sont  communes  à  un  grand  nombre  de  physi 
ciens  du  xvie  siècle.  Mais  voici  un  passage9  <>ù  Scaliger  marque 

clairement,  au  sujet  du  mouvement  accéléré  qu'engendre  un 
moteur  constant,  l'idée  que  Piccolomini  avait  seulement  l'ait 
entrevoir  à  son  lecteur: 

«  Les  corps  pesants,  une  pierre  par  exemple,  n'ont  rien  qui 
favorise  la  mise  en  mouvement;  ils  y  sont,  au  contraire,  tout 
à  fait  opposés.  La  pierre  que  l'on  met  en  mouvement  sur  un 
plan  horizontal  ne  se  meut  pas  de  mouvement  naturel... 
Pourquoi  donc  la  pierre  se  meut-elle  plus  aisément  après  que 
le  mouvement  a  commencé?  Parce  que,  conformément  à  ce 
que  nous  avons  dit  ci-dessus  au  sujet  du  mouvement  des  pro- 
jectiles, la  pierre  a  déjà  reçu  l'impression  du  mouvement.  A 
une  première  part  du  mouvement  en  succède  une  seconde;  et, 
toutefois,  la  première  demeure.  En  sorte  que,  bien  qu'un  seul 
moteur  exerce  son  action,  les  mouvements  qu'il  imprime  en 
cette  succession  continue  sont  multiples.  Car  la  première  impul- 
sion est  gardée  par  la  seconde,  et  la  seconde  par  la  troisième.  » 

Bien  que  Scaliger  ait  fort  clairement  exposé  la  théorie  pari- 
sienne de  la  chute  accélérée  des  graves,  il  s'en  faut  qu'il  soit 
parvenu  à  la  faire  communément  recevoir  en  Italie  ;  il  n'a 
même  pas  pu  convaincre  Cardan. 

Lorsqu'en  i56o,  Cardan  publie  la  troisième  édition  de  son 
De  Subtilitate$,  il  y  joint  une  Apologie  contre  un  calomniateur^, 
apologie  destinée  à  répondre  aux  critiques  de  Scaliger. 


i.  Julii  Caesaris  Scaligeri  Op.  cit.,  exercitatio  LXXVI  :  Quare  sidéra  motu  non 
frapguntur.  Quare  non  fatigant  motores  suos. 

■i.  Julii  CsBsaris  Scaligeri  Op.  cit.,  exercitatio  LXXVI1  :  Quamobrem  mota  rota 
i'acilius  moveatur  postea. 

3.  Hieronymi  Gardani  Mediolanensis  medici  de  Subtilitate  libri  XXI.  Ab  authorc 
plusquam  mille  locis  illustrati,  nonnullis  etiam  cum  additionibus.  Addita  insuper  Apologia 
advenus  calumniatorem,  qua  vis  horum  librorum  aperitur.  Basileae.  In  fine  :  Basilea?,  ex 
ofïicina  Petrina,  anno  MDLX.  Mense  Martio. 

'».  Hieronymi  Gardani  Mediolanensis  medici  In  calumniatorem  librorum  de  Subtili- 
tate actio  prima  ad  Francisçum  Ahundium,  S,  Abundii  Commendatarium  perpetuum.  Éd. 
cit.,  pp.  13 05  seqtj. 


202  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

La  riposte  n'est  pas  moins  vive  que  l'attaque.  Pour  affubler 
Scaliger  d'un  costume  qui  soit  particulièrement  déshonoré  aux 
yeux  des  Humanistes  italiens,  Cardan  habille  son  contradicteur 
non  pas  en  Parisien,  mais  en  Averroïste 1 .  «  Que  direz-vous  de 
son  jugement?»  s'écrie-t-il.  «Toutes  les  fois  qu'il  veut  disputer 
de  la  Philosophie  naturelle,  il  s'appuie  aux  principes  et  à  l'auto- 
rité d'Aristote  et  d'Averroès  ;  or,  ceux-ci  prouvent  l'éternité  du 
Monde,  supposition  qui  enlève  au  Christ  sa  divinité  et,  à  tous, 
l'espoir  d'une  juste  rémunération  des  bonnes  et  des  mauvaises 
actions.  Et  après  cela,  il  ose  m'accuser  d'impiété  !  » 

Si  Cardan  accuse  Scaliger  d'un  attachement  trop  opiniâtre  à 
l'avis  d'Aristote  et  d'Averroès,  il  se  refuse  à  partager,  envers 
les  maîtres  de  l'École  nominaliste,  la  fervente  admiration  de 
son  contradicteur2: 

«  Quel  souci  un  âne  peut-il  avoir  dune  lyre,  et  pourquoi 
vanter  la  marjolaine  à  des  pourceaux?  Il  admire  l'extrême 
subtilité  d'Ockam  et  d'Hentisber3  ;  ils  les  place  plus  haut  que 
le  faîte  de  l'humanité.  Sans  doute,  ils  ont  écrit  sur  tout  d'une 
manière  ingénieuse  et  claire;  mais  en  eux,  l'invention  est 
nulle;  niez-leur  une  seule  proposition,  quinze  pages  vont  vous 
écraser.  Mais  comme  ces  auteurs  sont  fort  bien  accommodés 
aux  disputes  des  écoles,  il  sourit  à  cela  et  le  comble  d'éloges. 
Il  est  clair  qu'il  ne  les  comprend  pas;  mais  il  loue  pour  se 
donner  l'air  de  comprendre.  » 

Encore  qu'il  ne  partage  pas  l'avis  d'Aristote  au  sujet  du 
mouvement  des  projectiles,  Cardan  n'épargne  pas  ses  sarcasmes 
à  l'expérience  par  laquelle  Scaliger  a  prétendu  réfuter  cette 
théorie4: 

«  Si  soigneusement  que  cette  roue  ait  été  exécutée,  il  ne  voit 
pas,  tant  il  est  stupide,  que  la  manivelle  est  entraînée  par  l'air 
en  un  mouvement  de  rotation  et,  avec  la  manivelle,  la  roue 
elle-même...  Il  eût  mieux  fait  de  la  faire  tourner  sans  l'aide  de 
manivelle,  avec  le  doigt  qu'il  eût  soudainement  retiré.  » 

Quant  à  l'explication  du  mouvement  accéléré  que  prend  une 

i.  Hieronymi  Cardani  Apologia;  éd.  cit.,  p.  1268. 

2.  Hieronymi  Cardani  Apologia,  art.  32&;  éd.  cit.,  p.  1412. 

3.  C'est-à-dire  de  Guillaume  d'Heytesbury,  dont  Scaliger  n'a  point  parlé. 
/j.  Hieronymi  Cardani  Apologia,  art.  29;  édit.  cit.,  p.  i3o/i. 


LA  TRADITION  DE  BU  RIDAIS  1:1   LA  SCIENCE  ITALIBNNB   il]  IVÏ  SIECLE     ">•> 

meule  soumise  à  une  action  constante,  explication  <in  laquelle 
Scaliger  n'a  fait  que  suivie  L'enseignement  de  Paris,  voici  ce 
qu'en  pense  Cardan1:  «  Il  se  trompe  du  tout  au  tout;  ce  n'esl 
pas  seulement  celle  roue,  mais  tout  mobile,  «pii  se  meut  avec 
plus  de  facilité  et  de  rapidité  lorsqu'il  a  déjà  pris  une  certaine 
vitesse,  et  cela,  comme  nous  l'avons  enseigné  au  second  livre, 
parce  que  l'air  du  premier  mouvement  vient  en  aide  au  mouve- 
ment suivant.  » 

Aussi,  en  1570,  en  son  Opus  novum  de  proporlio/ilbus,  Cardan 
persistait-il,  nous  l'avons  vu,  à  expliquer  l'accélération  de  la 
chute  des  graves  par  l'impulsion  de  l'air  ébranlé. 

Si  Scaliger  n'a  pas  converti  Cardan,  il  n'a  pas  convaincu 
davantage  Bento  Pereira  d'embrasser  la  Dynamique  parisienne. 

Né  à  Valence  en  i535,  Bento  Pereira'  entra  de  bonne  heure 
dans  la  Compagnie  de  Jésus;  il  vint  alors  à  Rome  où  s'écoula 
son  existence  et  où  il  mourut  le  6  mars  16 10.  C'est  à  Rome  que 
Bento  Pereira  publia,  en  i562,  la  première  édition  de  ses  quinze 
livres  sur  la  Physique3.  Cet  ouvrage  eut  une  très  grande  vogue  ; 
de  nombreuses  éditions  le  répandirent  en  tous  lieux^;  Galilée, 
qui  l'avait  étudié  dans  sa  jeunesse,  le  cite  en  ses  premiers 
écrits5. 

Bento  Pereira  consacre  tout  un  chapitre6  de  son  ouvrage  à 
exposer  les  diverses  explications  du  mouvement  violent  des 
projectiles;  parmi  ces  explications,  il  n'a  garde  d'oublier  celle 
que  soutenait  l'École  parisienne.  «  Certains  philosophes,  » 
dit-il,  «  qui  ne  sont  ni  peu  nombreux,  ni  des  moindres,  mais 
nobles  entre  les  premiers,  soutiennent  ceci  :  Lorsqu'une  pierre 
est  jetée,  par  la  force  et  l'impulsion  qui  la  lancent,  celui  qui  la 

1.  Hieronymi  Gardani  Apologia,  art.  77;  éd.  cit.,  p.  1020. 

2.  Nouvelle  Biographie  générale  publiée  par  Firmia  Didot  frères,  t.  XXXIX,  p.  571, 
1862. 

3.  Benedicti  Pererii,  societatis  Jesu,  De  communibus  omnium  rerum  naturalium  prin- 
cipiis  et  ajjectionibus  libri  quindecim,  qui  plurimum  conferunt,  adeos  octo  libros  Aristotelis, 
qui  de  Physico  auditu  inscribuntur,  intellig endos  ;  Pioma%  impensis  Venturini  Tramezini, 
apud  Franciscum  Zanettum  et  Bartholomœum  Tosium,  MDLXII. 

k.  Outre  la  première  édition,  nous  avons  relevé  les  suivantes:  Roma>,  1076; 
Parisiis,  1579;  Romœ,  i585;  Venetiis,  1609. 

5.  Le  opère  di  Galileo  Galilei  ristampate  fedelmente  sopra  la  edizione  nationale,  vol.  I, 
Juvenilia;  Firenze,  1890;  pp.  2/i,  35,  i/|5,  3i8,  &11. 

6.  Benedicti  Pererii  Op.  cit.,  lib.  XIV,  cap.  IV  :  De  caussa  motus  violenti  eorum 
qui  projiciuntur. 


204  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

met  en  mouvement  imprime  en  elle  une  certaine  vertu 
motrice  qui  demeure  inhérente  à  cette  pierre  et  qui  continue 
à  la  mouvoir  après  qu'elle  s'est  séparée  de  celui  qui  l'a  pro- 
jetée. »  Notre  auteur  fait  connaître  les  principaux  arguments 
dont  se  prévaut  cette  opinion  et,  à  cette  occasion,  il  cite  les 
Exercilationes  de  Scaliger.  Mais,  tout  aussitôt,  un  nouveau  et 
long  chapitre  vient  réfuter1  cette  théorie  et  sauver  l'opinion 
péripatéticienne. 

L'explication  parisienne  de  la  chute  accélérée  des  graves  est 
moins  heureuse  que  la  théorie  de  Yimpetus;  Bento  Pereira  ne 
l'honore  même  pas  d'une  mention. 

Au  sujet  de  cette  chute  accélérée,  notre  auteur  expose  avec 
beaucoup  de  soin3  les  diverses  hypothèses  antiques  que 
Simplicius  nous  a  conservées;  il  y  joint  la  supposition  qui 
attribue  cette  accélération  à  l'impulsion  de  l'air  ébranlé  à 
l'arrière  du  projectile,  supposition  au  sujet  de  laquelle  il  cite 
Walter  Burley  et  Gontarini.  «  Ce  dernier  avis,  »  ajoute-t-il, 
«  me  paraît  être  le  plus  probable.  En  premier  lieu,  les  autres 
opinions  se  trouvent  réfutées  par  des  raisons  manifestes  et 
nécessaires,  tandis  qu'à  l'encontre  de  celle-ci,  on  ne  saurait 
même  imaginer  quelque  argument  probable.  En  second  lieu, 
cette  explication  ne  suppose  rien  qui  ne  s'accorde  parfai- 
tement avec  la  raison  et  l'expérience,  rien  qui  ne  soit  tiré  de 
la  nature  même  des  choses.  En  cette  opinion,  plus  qu'en  toute 
autre,  mon  esprit  se  complaît,  en  celle-là  seule  il  goûte  un 
profond  repos.  » 

Bento  Pereira  est  de  l'École  des  Contarini  et  des  Vicomer- 
cati  ;  en  cette  École,  la  Dynamique  parisienne  est  tenue  pour 
nulle  et  non  avenue;  ou  bien,  si  l'on  en  tient  quelque  compte, 
c'est  pour  en  réfuter  les  assertions. 

De  cette  École  sont  aussi  Césalpin  et  Borro. 

En  ses  Quxstiones  peripateticœ,  dont  la  première  édition 
parut  à  Florence  en  i56(),  André  Césalpin  ne  dit  que  quelques 


i.  Benedicti  Pererii  Op.  cit.,  lib.  XIV,  cap.  V:  Refellitur  opinio  faciens  caussam 
motus  projectorum,  virtutem  quandam  impressam  projectis. 

a.  Benedicti  Pererii  Op.  cit.,  lib.  XIV,  cap.  III  :  Tractatur  secunda  divisio  motus 
in  naturalem  et  violentum, 


LA  TRADITION  DE  BURÏDAfl  BT  LA  SCIENCE  ITALIENNE  ai;  xvf  mi  ui       |o5 

mots1  du  mouvement  des  projectiles;  m.iis  ces  quelques  mots 
sont  une  adhésion  formelle  à  la  théorie  d'Aristote  . 
Girolamo  Borro  était  d'Arezzo,  comme  Gésalpin.  En  1676,  il 

publia  un  traité  assez  volumineux  consacré  en  entier  .ni   iiidii- 

veinent  des  graves5.  \u  début  de  ce  traité,  Borro  donne  la  liste 

des  «  noms  des  anciens  philosophes  dont  les  Opinions  sont, 
en  ce  livre,  soit  admises,  soit  réfutées.  »  Cinquante  noms  de 
sa^cs  grecs  ou  latins,  parmi  lesquels  on  trouve  même  ceux 
d'Homère  et  d'Orphée,  sont  accompagnés  des  noms  de  quatre 
philosophes  arahes:  Algazcl  (Al  (Jazali),  Avempace  (Ibn  Badja), 
Averroès  et  Avicenne  ;  mais  pas  un  philosophe  chrétien 
n'obtient  même  l'honneur  d'une  citation. 

Ce  mépris,  poussé  jusqu'à  l'oubli  absolu,  de  la  Science 
chrétienne  occidentale,  de  ce  colossal  mouvement  intellectuel 

1.  Andreae  Gaesalpini  Aretini  medici  clarissimi,  atque  philosophi  subtilissimi 
peritissimique  Peripateticarum  Qusestionum  libri  quinque.  Ad  Potentissimum  et  fœlicis- 
simum  Franciscum  Medicen  Florentiae  Et  Senarum  Principem.  Cum  Privilegiis.  Venetiis, 
Apud  Iuntas.  MDLXXI.  Lib.  IV,  qurcst.  I,  fol.  70,  recto  et  verso. —  Nous  n'avons  pu 
consulter  la  première  édition  de  cet  ouvrage. 

3.  Nous  avons  vu  Buridan  admettre  que  Vimpetus  d'un  corps,  mû  avec  une  vitesse 
donnée,  était  proportionnel  à  la  quantité  de  matière  première  de  ce  corps;  cette  pro- 
position, il  la  tirait  de  ce  principe  :  Receptio  omnium  formarum  et  dispos itionum  natura- 
lium  est  in  materia  et  ratione  materise.  Nous  avons  cherché  à  montrer  que  la  quantité  de 
matière  première  considérée  ici  par  Buridan  était,  du  moins  dans  le  cas  des  corps 
graves,  le  produit  du  volume  par  une  quantité  proportionnelle  au  poids  spécifique, 
qu'elle  était  donc  identique  à  la  quantité  de  matière  ou  masse  définie  par  Newton. 

Que  telle  soit  bien  l'idée  attachée  par  les  Scolastiques  à  ces  mots  :  quantité  de 
matière,  nous  en  trouvons  la  preuve  singulièrement  nette  en  une  question  examinée 
par  Césalpin  (lib.  IV,  quaest.  II;  éd.  cit.,  fol.  71,  verso,  à  fol.  7/i,  verso),  question 
dont  le  titre  est  précisément:  Omnem  virtutis  intensionem  remissionemque  ex  mater iœ 
quantitate  provenir  e.  «  Une  vertu,»  dit  Césalpin  (fol.  72.  recto),  «  n'est  pas  mesurée  par 
le  volume  ou  l'étendue  de  la  masse,  mais  parla  quantité  de  matière;  celle-ci,  en  effet, 
étant  par  elle-même  indéterminée,  peut  tantôt  se  reserrer  en  des  bornes  plus  étroites, 
et  tantôt  s'étendre  en  un  plus  ample  volume...  Tous  les  corps  qui  se  portent  simple- 
ment vers  le  centre  (fol.  74,  verso),  c'est-à-dire  tous  les  corps  qui  sont  simplement 
graves  [ceux  qui  ne  sont  pas  formés  par  la  mixtion  d'un  ou  plusieurs  éléments 
graves  avec  un  élément  léger],  tous  ces  corps,  dis-je,  sont  plus  graves  les  uns  que 
les  autres  à  cause  de  la  quantité  de  matière  qu'ils  renferment;  le  plomb  est  plus 
lourd  que  la  pierre  parce  qu'en  ce  plomb  il  y  a  plus  de  matière  grave  qu'en  une 
pierre  de  même  volume  ;  il  est,  en  effet,  plus  dense.  On  peut  comparer  également 
entre  eux  des  graves  d'espèces  différentes  [des  solides,  des  liquides,  des  gaz],  de  l'eau 
et  de  la  terre  par  exemple,  mais  en  un  lieu,  tel  que  l'air,  où  ils  sont  graves  tous 
deux  ;  il  est  encore  vrai  que  le  plus  grave  est  celui  où  se  trouve  le  plus  de  matière.  » 

Cette  quantité  de  matière  demeure,  d'ailleurs,  invariable  en  toutes  les  transfor- 
mations que  les  corps  graves  peuvent  éprouver  :  «  Si  une  poignée  d'eau  se  transforme 
en  dix  poignées  d'air,  il  y  aura  même  vertu  en  dix  volumes  d'air  qu'en  un  volume 
d'eau,  car  de  part  et  d'autre  il  y  aura  une  égale  portion  de  matière  »  (fol.  7a,  recto). 

3.  Hieronymus  Borrius  Arretinus  De  Motu  Gravium,  et  Levium.  Ad  Franciscum 
Medicem  Magnum  Etrurias  Ducem  II.  Florentiae,  In  Officina  Georgii  Marescotti. 
MDLXXVI. 


2o6  ÉTUDES    SUR    LEONARD    t>E    VINCI 

qui  a  reçu  le  nom  de  Scolastique  est  la  marque  propre  de 
l'Averroïsme  italien.  Que  Borro  soit  un  fervent  averroïste,  il 
l'affirme  à  chaque  page  de  son  écrit.  Le  nom  d'Averroès  s'y 
présente  auréolé  des  épithètes  les  plus  flatteuses.  «  Averroes, 
omni  génère  laudis  abundans  philosophus . . . J .  »  «  Philosophas 
nunquam  satis  laudatus  Averroes...2.  »  «  Averroes  divinissime  pro- 
bavit...*.»  Toute  la  doctrine  de  notre  auteur  peut  se  résumer 
en  ces  termes  :  Aristote  est  infaillible;  Averroes  est  le  défen- 
seur jaloux  et  autorisé  de  cette  infaillibilité.  D'ailleurs,  ce 
résumé  de  sa  pensée,  c'est  Borro  lui-même  qui  nous  le 
fournit4  :  «  Averroes,  qui  in  Aristotelem  erroris  notam,  nec  levissi- 
mam  illam  quidem,  ab  alio  quovis  inuri  non  patitur,  sed  eundem 
ab  omni  injuria  nunquam  non  vindicat,  ne  in  hac  parte  indefensus 
relinquatur. .  .,  ait. . .  » 

Ce  n'est  pas  en  un  tel  écrit,  assurément,  que  nous  verrons 
triompher  les  doctrines  dynamiques  des  Parisiens  ;  en  fait,  à 
ces  doctrines  Borro  n'accorde  même  pas  la  plus  légère  allu- 
sion ;  tout  ce  que  les  Nominalistes  ont  pu  dire  au  sujet  du 
mouvement  des  projectiles  ou  de  la  chute  des  graves  n'existe 
aucunement  pour  lui;  évidemment,  il  est  convaincu  qu'entre 
Averroes  et  lui,  l'humanité  a  cessé  de  penser. 

Ce  qui  maintient  le  projectile  en  mouvement,  c'est,  bien 
entendu,  pour  Borro5  comme  pour  Aristote,  l'air  dont  l'ébran- 
lement se  propage  au-devant  du  mobile.  Le  physicien 
d'Arezzo  ne  paraît  pas  même  se  douter  que  cette  absurde  expli- 
cation ait  été  cent  fois  réfutée. 

L'ébranlement  du  milieu  joue  aussi  son  rôle  en  l'accélération 
du  mouvement  naturel6,  Borro  expose7  les  diverses  expli- 
cations qui  ont  été  proposées  en  vue  de  rendre  compte  de 

î.  Girolamo  Borro,  Op.  cit.,  p.  5i. 
i.  Girolamo  Borro,  Op.  cit.,  p.  184. 

3.  Girolamo  Borro,  Op.  cit.,  Index,  indication  de  la  question  traitée  à  la 
page  iSlt. 

4.  Girolamo  Borro,  Op.  cit.,  pars  III,  cap.  XXV  :  Demonstratio,  quam  Aristoteles 
libro  septimo  Physicorum  literis  consignavit,  ad  veritatis  trutinam  examinatur; 
p.  371. 

5.  Girolamo  Borro,  Op.  cit.,  pars  III,  cap.  XIII  :  Quomodo  elementorum  motus 
a  medio  pendeat;  pp.  234-235. 

6.  Girolamo  Borro,  Op.  cit.,  pars  III,  cap.  XIII:  Quomodo  elementorum  motus 
a  medio  pendeat. 

7.  Girolamo  Borro,  Op.  cit.,  pars  III,  capp.  XIV,  XV  et  XVI. 


LA  TRADITION  DE  BURIDAN  BT  LA  SCIENCE  ITALIENNE  au  xvi'  BIECLE      ">; 

cette  accélération;  en  cette  exposition,  cela  %  ; i  «le  soi,  il  n'est 
fait  aucune  allusion  à  La  théorie  des  Parisiens;  notre  auteur 

résume  en  ces  termes1  L'opinion  qu'il  adopte  : 

«  La  gravité  ou  la  Légèreté  des  éléments  est  accrue  par  le 
plus  grand  nombre  des  parties  du  milieu  qui  se  précipitent  à 

lanière  du  mobile;  par  la  moindre  résistance  du  milieu  à  la 
lin  du  mouvement;  par  la  plus  forte  impulsion  de  l'air  qui 
suit  le  mobile;  par  la  perfection  que  les  corps  graves  ou  légers 
acquièrent,  d'autant  plus  complète  qu'ils  s'approchent  davan- 
tage de  leurs  lieux  naturels.  L'accroissement  que  la  gravité 
ou  la  légèreté  reçoit  vers  la  lin  du  mouvement  accroît  ce 
mouvement  et  le  rend  plus  rapide.  » 

Que  l'on  ait,  plus  de  deux  siècles  après  Jean  Buridan  et 
Albert  de  Saxe,  écrit  à  Rome,  à  Florence,  des  livres  comme 
ceux  de  Bento  Pereira,  d'André  Gésalpin,  de  Girolamo  Borro; 
que  l'absurde  théorie  du  mouvement  des  projectiles,  proposée 
par  Aristote,  ait  pu  être  regardée  comme  sauve  de  toutes  les 
objections  qui  lui  avaient  été  faites  ;  bien  plus,  qu'elle  ait  été 
traitée  comme  une  doctrine  incontestée  et  incontestable,  c'est 
un  fait  bien  digne  d'arrêter  l'attention;  il  donne  la  mesure 
de  l'opiniâtre  résistance  que  le  Péripatétisme  italien  savait 
opposer  à  la  pénétration  de  toute  idée  nouvelle.  Cette  même 
résistance,  nous  la  constatons,  d'ailleurs,  chez  des  hommes  de 
situations  fort  diverses  :  un  Jésuite  dont  la  doctrine  religieuse 
est  des  plus  orthodoxes;  un  médecin,  professeur  d'Université, 
qui  donne  fort  dans  le  Panthéisme  averroïste  ;  un  philosophe, 
non  moins  grand  admirateur  d'Averroès,  mais  étranger  aux 
Universités;  un  peu  plus  tôt,  nous  l'avions  constatée  à  la  fois 
chez  un  Vénitien,  prince  de  l'Église,  comme  Gaspard  Gontarini, 
et  chez  un  humaniste  milanais  comme  Vicomercati.  L'état 
d'esprit  qu'elle  caractérise  est  assurément  très  général  en 
l'Italie  du  xvie  siècle. 

En  dépit  de  cette  résistance,  les  principes  que  les  Parisiens 
avaient  donnés  à  l'étude  de  la  Dynamique  parvenaient  quel- 

i.  Girolamo  Borro,  Op.  cit.,  pars  III,  cap.  XVI:  Quae  sint  verae  Peripateticorum 
causae,  propter  quas  ca,  quœ  natura  moventur,  velocius  in  fine,  quam  in  principio 
moveantur  ;  p.  24^. 


208  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

quefois  à  s'insinuer  en  la  Science  italienne;  vers  le  milieu  du 
xvie  siècle,  nous  les  avons  vus  se  glisser  parmi  les  écrits 
d'Àlessandro  Piccolomini;  durant  le  dernier  quart  de  ce 
même  siècle,  nous  allons  les  retrouver  dans  l'œuvre  de 
Bernardino  Baldi,  dans  celle  de  Gianbattista  Benedetti. 

C'est  en  i582  que  Bernardino  Baldi  avait  rédigé  ses  Exercices 
sur  les  Questions  mécaniques  (TAristote.  Cet  écrit  fut  imprimé 
seulement  en  162 1,  vingt-huit  ans  après  la  mort  de  l'auteur. 

Nous  avons  étudié  autrefois  les  Exercilationes  composées  par 
l'abbé  de  Guastalla;  nous  y  avons  signalé1  la  marque  particu- 
lièrement reconnaissable  du  Vinci;  nous  avons  dit  également2 
comment  certaines  idées  que  Baldi  tenait  de  Léonard  avaient 
attiré  l'attention  de  Mersenne  et  provoqué  Boberval  et  Descartes 
à  d'importantes  découvertes. 

Si  Baldi  dissimule  l'influence  qu'il  a  éprouvée  de  la  part  du 
Vinci,  il  avoue  celle  qu'Alessandro  Piccolomini  a  exercée  sur 
lui.  C'est  en  une  question3  où  se  trouve  citée  avec  éloge  la 
Paraphrase  de  Piccolomini  que  nous  lisons  ce  passage  : 

«  Les  projectiles  cessent  de  se  mouvoir  parce  que  l'impres- 
sion dont  Yimpelus  et  la  vertu  les  portent  n'est  point  une  pro- 
jection naturelle  ;  elle  est  purement  accidentelle  et  violente  ;  or, 
rien  de  ce  qui  est  accidentel  et  violent,  rien  de  ce  qui  est  non 
naturel,  ne  saurait  être  perpétuel.  Cette  impression  accidentelle 
prend  donc  fin;  tandis  qu'elle  cesse  peu  à  peu,  le  mouvement 
du  projectile  s'alanguit  et  le  corps  parvient  enfin  au  repos.  » 

Baldi  n'attribue  pas  seulement  à  ïimpetus  la  continuation 
du  mouvement  des  projectiles;  avec  les  Parisiens  et  avec 
Piccolomini,  il  attribue ^  l'accélération  de  la  chute  des  graves 
à  un  continuel  accroissement  de  cet  impetus. 


1.  Léonard  de  Vinci  et  Bernardino  Baldi  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a 
lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  III ;  première  série,  pp.  89,  seqq.). 

2.  Bernardino  Baldi,  Boberval  et  Descartes  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a 
lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  IV;  première  série,  pp.  127,  seqq.). 

3.  Bernardini  Baldi  Urbinatis  Guastallae  Abbatis  In  Mechanica  Aristotelis  proble- 
mata  exercilationes  :  adjecta  succincta  narralione  de  autoris  vita  et  scriptis.  Moguntiae, 
Typis  et  Sumptibus  Viduœ  Joannis  Albini.  MDCXXI.  Quajst.  XXXII  :  Quaeritur  hic, 
cur  ea  quae  projiciuntur,  cessent  a  latione?  P.  279. 

4-  Bernardino  Baldi,  Op.  cit.,  quaest.  XXXI  :  Cur  facilius  moveatur  commolum 
quam  manens,  veluti  currus  commotos  citius  agitant,  quam  moveri  incipientes? 
Hoc  quaeritur.  Pp.  ^78-279. 


LA  TRADITION  DE  BURIDAII  BT  LA  BC1BNCE  ITALIENS!     \i     Vf]    BIBCL1     '"><> 

«  Par  là  se  résout  celle  question  < | n i  est  tenue,  parmi  i 
physiciens,  pour  très  difficile  :  Pourquoi,  dans  le  mouvement 
naturel,  la  vitesse  est  elle  constamment  accrue?  [ci,  en  effet, 
c'est  la  nature  qui  meut;  eoinine  elle  est  inséparable  du 
mobile,  elle  le  presse  continuellement,  d'abord  lentement, 
puis,  pour  la  cause  que  nous  axons  dite,  de  plus  en  plus 
rapidement.  Le  mouvement  donc  est  produit  dans  le  mouve- 
ment même;  et  comme  ce  mouvement  se  trouve  toujours 
accru  à  la  fois  par  le  moteur  et  par  le  mouvement,  il  progresse 
à  l'infini.  Personne,  je  pense,  ne  niera  que  la  cause  de  cette 
accélération  ne  soit  celle-là,  à  savoir  que  la  puissance  mou- 
vante meut  le  mobile  alors  que  celui-ci  est  déjà  en  mouvement. 
En  effet,  le  corps  mû  acquiert  une  certaine  pesanteur  acciden- 
telle; et  comme  cette  pesanteur  est  accrue  par  le  mouvement, 
elle  rend  ce  mouvement  plus  facile  et  plus  rapide.  » 

Nous  avons  dit  ailleurs1  comment  Baldi  avait  étendu  cette 
explication  à  la  prétendue  accélération  qu'un  projectile  éprou- 
verait au  début  de  sa  course.  Nous  ne  reviendrons  pas  ici  sur 
cette  théorie. 

Il  semble  bien  qu'au  passage  dont  nous  venons  de  donner 
la  traduction,  Baldi  identifie  la  gravité  accidentelle  au  mou- 
vement lui-même  ;  le  mouvement  y  est  traité  comme  une 
puissance  motrice;  et  cette  opinion,  qui  est  celle  qu'Ockam 
avait  soutenue,  semble  conforme  à  la  pensée  de  l'auteur  même 
des  Questions  mécaniques. 

Précisant  cette  pensée,  Bernardino  Baldi  n'hésite  pas  à 
regarder  non  seulement  le  mouvement  comme  une  puissance 
motrice,  mais  encore  le  repos  comme  une  puissance  résistante. 
Quelques  lignes  avant  le  passage  que  nous  venons  de  citer,  il 
écrit2  :  «  La  résistance  de  l'objet  que  l'on  fait  passer  de  l'état 
de  repos  à  l'état  de  mouvement  est  semblable  à  un  certain 
mouvement  en  sens  opposé.  Le  contraire  arrive  à  celui  qui 
meut  un  mobile  qui  se  trouve  déjà  en  mouvement;  dans  ce 
cas,  il   est  grandement   aidé    par   le   mouvement    même    du 

i.  Bernardino  Baldi,  Roberval  et  Descartes  :  I.  Une  opinion  de  Bernardino  Baldi 
touchant  les  mouvements  accélérés  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceuxqu'il  a  lus  et  ceux 
qui  l'ont  lu,  IV;  première  série,  pp.  i38-i3g). 

2.  Bernardino  Baldi,  loc.  cit.,  pp.  177-178. 

p.  duhem.  1  '» 


2IO  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

mobile;  le  mouvement  coopère  à  l'action  que  le  moteur  exerce 
sur  le  mobile.  Le  mobile  augmente  en  une  certaine  mesure  la 
puissance  du  moteur;  ce  que  ce  mobile  éprouverait  de  la  part 
du  moteur,  il  le  fait  de  lui-même.  » 

Ces  lignes  portent  la  marque  d'une  influence  autre  que 
celle  de  Piccolomini;  elles  rappellent  fort  exactement,  en  effet, 
un  passage  qu'au  sujet  de  la  même  question,  Cardan  avait 
écrit  en  son  Opus  novum  de  proportionibus l  : 

«  Imaginons,  »  dit  Cardan,  «  un  corps  pesant  en  équilibre, 
reposant,  par  exemple,  sur  le  sol;  si  nous  voulons  le  soulever, 
il  opposera  au  mouvement  violent  une  certaine  résistance  ; 
pourquoi  cela?  Parce  qu'il  se  meut  d'un  certain  mouvement 
naturel  occulte;  la  puissance  de  ce  mouvement  mesure  la 
force  avec  laquelle  le  corps  résistera  au  mouvement  contraire. 

»  On  comprend,  dès  lors,  pourquoi  les  navires  et  les  chars 
s'émeuvent  tout  d'abord  lentement  et  difficilement;  lorsque 
ensuite  ils  ont  commencé  à  se  mouvoir,  leur  mouvement 
devient  plus  rapide;  ils  résistent  en  effet  par  le  mouvement 
naturel  occulte,  et  celui-ci  avait  sa  plus  grande  intensité  alors 
qu'ils  étaient  en  repos,  comme  l'enseigne  Aristote  en  ses 
Mécaniques  ;  ce  mouvement  occulte  est,  en  effet,  un  mou- 
vement naturel  et  contraire  au  mouvement  violent.  Lorsque  le 
corps  a  commencé  à  éprouver  le  mouvement  violent,  il  est 
animé  d'un  moindre  mouvement  naturel  et  il  résiste  moins.  » 

Galilée  devait  un  jour  accueillir  ces  pensées  de  Cardan  et  de 
Bernardino  Baldi  sur  la  mise  en  mouvement  d'un  corps  qui 
se  trouve  au  repos3. 

La  théorie  de  la  chute  accélérée  des  graves,  donnée  par 
l'Abbé  de  Guastalla,  nous  présente  comme  un  reflet  de  la 
théorie  parisienne;  mais  ce  reflet  est  singulièrement  déformé 
et  obscurci.  C'est  sous  une  forme  autrement  claire  et  nette  que 
nous  reconnaissons,  dans  les  écrits  de  Gianbattista  Benedetti, 
les  principes  de  la  Dynamique  qu'ont  enseignée  Jean  Buridan 
et  Albert  de  Saxe. 


i.  Hieronymi  Cardani  Opus  novum  de  proportionibus,  prop.  XXXVIIII,  p.  4». 
2.  Galilei  De  motu  {Le  opère  di  Galileo   Galilei,   ristampate  fedelmente  sopra  la 
Eduione  nazionale.  VoL  I.  Juvcilia.  Firenze»  successori  Le  Monnier,  1890,  p.  3 18). 


iv  TRADITION  DE  BURIDAM  il   LA  SCIENCE  ITALIENNE   \v  IVÏ  SIÈCLE     ail 

Ces  écrits,  composés  sans  doute  à  des  époques  diverses  el 
qui  ne  nous  sont  point  connues,  ont  été  réunis  par  L'auteur, 
on  [585,  sous  ce  titre  :  Spéculations  diverses  de  Mathématiques 

et   de    Physique1]    c'est   en    ce    recueil    que    nous    relevons    de 

fréquents  emprunts  à  la  Mécanique  des  Parisiens. 

Toujours  le  mou  veinent  des  projectiles  abandonnés  par  le 
moteur  gui  les  a  lancés  y  est  attribue  à  une  impressio  impetus3, 
à  une  impression,  naturelle,  à  une  impétuosité  reçue  par  le 
mobile. 

Cet  impetus  meut  tout  d'abord  le  corps  en  ligne  droite; 
puis,  lorsqu'il  est  assez  affaibli,  la  pesanteur  commence  à 
exercer  son  action  et  à  détourner  le  mobile  de  la  trajectoire 
rectiligne.  «  Cet  impetus  impressus3  décroît  peu  à  peu  et  conti 
nuellcment;  alors  l'inclination  de  gravité  du  corps  s'insinue 
en  lui,  se  mêle  peu  à  peu  à  l'impression  acquise;  elle  ne  permet 
pas  que  la  trajectoire  demeure  longtemps  droite;  elle  l'oblige  à 
s'incurver;  le  corps  est  mû  simultanément  par  deux  vertus: 
d'une  part,  la  violence  imprimée;  de  l'autre,  la  nature;  et  cela 
contre  l'opinion  de  Tartalea  qui  niait  qu'un  corps  pût  être 
animé  à  la  fois  d'un  mouvement  violent  et  d'un  mouvement 
naturel.  » 

L'opinion  soutenue  ici  par  Benedetti  contredit,  en  effet, 
celle  que  Tartaglia  a  exposée  dans  sa  Nova  scienlia,  mais  elle 
concorde  avec  celle  que  ce  même  géomètre  a  professée  en  ses 
Quesiti  et  inventioni  diverse,  et  qui  est  celle  de  Léonard  de 
Vinci,  de  Piccolomini  et  de  Cardan. 

Benedetti  a  fort  clairement  affirmé  qu'un  moteur  constant 
devait  engendrer  un  mouvement  accéléré  :  «  Dans  les  mou- 
vements naturels  et  rectilignes,  »  dit-il  *,  «  Y  impressio,  Yimpe- 
tuositas  recepta  croît  continuellement,  car  le  mobile  a  en  lui- 
même  la   cause   mouvante,    c'est-à-dire    la    propension   à  se 

i.  Io.  Baptistae  Benedicti  Patritii  Veneti  Philosophi.  Diversarum  Speculationum 
Mathematicarum,  et  Physicarum  Liber.  Quarum  séries  sequens  pagina  indicabit.  Ad  Sere- 
nissimum  Carolum  Emmanuelem  Allobrogum,  et  Subalpinorwn  Ducem  invictissimum. 
Taurini,  Apud  Hseredem  Nicolai  Bevilaquae,  MDLXXXV. 

2.  Benedetti,  Op.  cit.,  De  Mechanicis,  cap.  XVII,  p.  160.  —  Disputationes de  quibusdam 
placitis  Aristotelisy  cap.  XXIV,  p.  i84.  —  Responsa  physica  et  mathematica ,  p.  287. 

3.  Benedetti,  Op.  cit.,  De  Mechanicis,  cap.  XVII,  p.  160. 

k.  Benedetti,  Op.  cit.,  Disputationes  de  quibusdam  placitis  Aristotelis,  cap.  XXIV, 
p.  18/,. 


2  12  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

rendre  au  lieu  qui  lui  est  assigné;  Aristote  n'aurait  pas  dû 
déclarer  qu'un  corps  est  d'autant  plus  rapide  qu'il  s'approche 
davantage  de  son  but  (terminus  ad  quem),  mais  bien  plutôt  que 
ce  corps  est  d'autant  plus  prompt  qu'il  s'éloigne  davantage  de 
son  point  de  départ  (terminus  a  quo).  Car  Vimpressio  croît  au 
fur  et  à  mesure  que  le  mouvement  naturel  se  prolonge,  le 
corps  recevant  continuellement  un  nouvel  impetus;  en  effet, 
il  contient  en  lui-même  la  cause  du  mouvement,  qui  est  l'incli- 
nation à  regagner  son  lieu  naturel  hors  duquel  il  se  trouve 
placé  par  violence.  » 

Ailleurs1,  traitant  du  mouvement  de  la  roue  qui  sert  à  hisser 
un  seau  hors  d'un  puits,  Benedetti  écrit  ceci  :  «  Tout  corps 
grave,  qu'il  se  meuve  naturellement  ou  violemment,  reçoit  en 
lui-même  un  impetus,  une  impression  du  mouvement,  de  telle 
sorte  que,  séparé  de  la  vertu  mouvante,  il  continue  à  se  mouvoir 
de  lui-même  pendant  un  certain  laps  de  temps.  Lors  donc  que 
ce  corps  se  meut  d'un  mouvement  naturel,  sa  vitesse  augmen- 
tera sans  cesse  ;  en  effet,  Y  impetus  et  Vimpressio  qui  existent  en 
lui  croîtront  sans  cesse,  car  il  est  constamment  uni  à  la  vertu 
mouvante.  De  là  aussi  il  résulte  que  si,  après  avoir  mis  la 
roue  en  mouvement  avec  la  main,  on  enlève  la  main,  la  roue 
ne  s'arrête  pas  de  suite,  elle  continue  à  tourner  un  certain 
temps.  » 

C'est  à  Jean-Baptiste  Benedetti  que  les  auteurs  les  mieux 
informés  de  l'histoire  de  la  Mécanique  ont  attribué2,  en  général, 
cette  explication  du  mouvement  accéléré  produit  par  un 
moteur  persistant.  Combien  cette  opinion  s'éloigne  de  la 
vérité,  nous  le  savons.  Cette  explication  était  connue  de 
Walter  Burley  en  la  première  moitié  du  xive  siècle  ;  au  milieu 
de  ce  même  siècle,  Jean  Buridan  et  Albert  de  Saxe  l'ensei- 
gnaient; elle  était  communément  admise  à  l'Université  de 
Paris  au  début  du  xvie  siècle;  Scaliger,  au  milieu  du  xvie  siècle, 

i.  Benedetti,  Op.  cit.,  Physica  et  mathematica  responsa,  p.  287. 

2.  Emil  Wohlwill,  Die  Entdeckung  der  Beharrungsgesetzes  (Zeitschrift  fur  Vôlkerpsy- 
chologie  und  Sprachwissenschaft,  XVlter  Band,  p.  3g4). 

Giovanni  Vailati,  Le  speculazioni  di  Giovanni  Benedetti  sul  moto  dei  gravi  (Bendiconti 
dell'  Accademia  Beale  délie  Scienze  di  Torino,  1897-1898). 

Ernst  Mach,  La  Mécanique,  exposé  historique  et  critique  de  son  développement;  Paris, 
1904,  p.  120. 


LA  TRADITION  in:  m  iuiun  i.i   LA  SCIBlfCB  mai.ii.nm;  \i    \\i    Bit»  Ll 

avait  vivement  reproché  à  Cardan  de  ne  s'y  être  point  rallié; 
à  la  création  de  eette  théorie,  Benedetti  n';i  en  absolument 
aucune  part;  mais  il  est  le  premier  qui,  en  Italie,  ail  donné 
à  celte  doctrine  nue  franche  et  complète  adhésion;  Aiessandro 
Piccolomini  et  Bernardino  Baldi  lavaient  paraphrasée  bien 
plutôt  que  nettement  formulée. 

Benedetti  a-t-il  connu  la  théorie  que  Bernardino  Baldi  pro 
posait  pour  rendre  compte  de  la  prétendue  accélération  qu'un 
projectile  éprouverait  au  début  de  sa  course?  Il  est  malaisé  de 
répondre  péremptoirement  à  cette  question.  Mais  ceci  mérite 
d'être  remarqué  :  Benedetti  a  proposé  la  même  explication  que 
Baldi,  tout  en  indiquant  qu'il  ne  tenait  pas  pour  assuré  le 
phénomène  auquel  elle  prétend  s'appliquer.  C'est  en  une  lettre 
où  notre  auteur  corrige  diverses  erreurs  de  Tartaglia  que  se 
trouve  le  passage  suivant  '  : 

«  La  raison  que  Tartaglia  invoque...  est  absolument  vaine; 
l'air  qui  était  primitivement  enfermé  dans  la  bombarde  en  est 
tout  aussitôt  chassé;  il  cède  devant  le  boulet,  il  est  divisé  par 
ce  corps...  Que  le  boulet  se  meuve  à  une  certaine  distance  plus 
rapidement  qu'au  début  de  sa  course,  si  cela  était  vrai,  cela 
dépendrait  d'une  autre  cause  ;  cette  cause  serait  en  partie  sem- 
blable à  celle  qui,  dans  les  mouvements  naturels,  rend  les 
corps  d'autant  plus  vites  qu'ils  sont  plus  éloignés  du  terme 
à  partir  duquel  ils  ont  commencé  à  se  mouvoir  naturellement; 
le  long  d'une  certaine  distance,  ce  corps  se  mouvrait  de  la 
même  manière  que  s'il  était  emporté  par  son  mouvement 
naturel.  » 

Gomme  Bernardino  Baldi,  Benedetti  croit  pouvoir  donner 
à  la  théorie  des  Parisiens  une  extension  illégitime  et  contre 
laquelle  Jean  Dullaert  avait  protesté  d'avance  ;  il  sera  mieux 
inspiré  en  d'autres  propositions  qu'il  rattachera  à  cette  même 
théorie. 

i.  To.  Baptistae  Benedicti  Diversarum  speculationum  liber;  Physica  et  mathematica 
responsa,  p.  209. 


2l4  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 


VI 


Des  premiers  progrès  accomplis  en  la  Dynamique 

PARISIENNE  PAR    LES   ITALIENS.  GlOVANNI  BaTTISTA  BeNEDETTI. 

Du  jour  où  un  géomètre  italien,  répudiant  la  routine  des 
Péripatéticiens  et  des  Averroïstes,  osa  recevoir  en  leur  pléni- 
tude les  principes  de  la  Dynamique  parisienne,  son  génie, 
exercé  à  la  précision  par  l'étude  d'Euclide  et  d'Archimède, 
leur  fît  produire  des  fruits  qu'ils  n'avaient  pas  portés  jus- 
qu'alors. Aux  doctrines  de  Buridan  et  d'Albert  de  Saxe, 
Benedetti  apporta  tout  d'abord  un  complément  d'une  extrême 
importance. 

Bappelons  ce  passage1  où  Albert  de  Saxe  expose  une  idée 
particulièrement  chère  au  Philosophe  de  Béthune  : 

«  Supposons  que  l'on  fasse  rapidement  tourner  une  meule 
de  forgeron  très  grande  et  très  lourde,  puis  que  l'on  cesse  de 
la  mouvoir;  elle  continue  à  tourner  très  longtemps,  ce  qui  ne 
peut  se  faire,  semble-t-il,  que  par  un  certain  impetus  intrin- 
sèque qu'elle  a  acquis,  qui  lui  a  été  imprimé  par  celui  qui  l'a 
mise  en  mouvement.  Si  l'on  cesse  de  tourner  cette  meule,  son 
mouvement  diminue  continuellement  et  s'arrête  enfin,  et  cela 
parce  que  la  forme  naturelle  de  cette  meule  a  une  tendance 
opposée  à  ce  mouvement...  Et,  peut-être,  si  cette  meule  ainsi 
mise  en  mouvement  pouvait  durer  toujours,  sans  éprouver 
aucune  diminution,  aucune  altération;  s'il  n'existait,  non 
plus,  aucune  résistance  capable  de  corrompre  Yimpelus  qui 
a  été  ainsi  engendré,  peut-être,  dis-je,  que  cette  meule  serait 
mue  perpétuellement  par  cet  impelus.  Si  cette  supposition  était 
agréée,  il  ne  serait  plus  nécessaire  d'imaginer  que  des  intelli- 
gences meuvent  les  orbes  célestes.  On  pourrait  dire,  en  effet, 
que  Dieu,  au  moment  où  il  créa  les  sphères  célestes,  a  com- 
mencé à   mouvoir  chacune    d'elles    comme  il   lui    a   plu,    et 

i.  Magistri  Alberti  de  Saxonia  Subtilissimx  quxstionts  in  Ubros  de  Cœlo  et  Mundo , 
lib.  II,  quœst.  XIV. 


l.\  TRADITION  DE  Bl  RIDA  \  Il    LA  SCIENCE  ITALIENNE   10  x  VI    su  <  i  i        |  i   » 

qu'elles  se  meuvent  encore  par  Vimpetus  que  Dieu  leur;»  alors 
donné;  en  ces  corps,  <••'(  impetus  ne  subit  ni  corruption,  ni 
diminution,  car  le  mobile  n'a  aucune  inclination  opposée  au 
mouvement  qui  le  porte.  » 

Albert  de  Saxe,  connue  Jean  Buridan,  ne  reconnaît  que  deux 
causes  capables  de  détruire  V impetus:  la  forme  naturelle,  qui 
inclinerait  le  mobile  à  un  mouvement  opposé;  les  résistances 
extérieures  telles  que  la  résistance  de  l'air  et  le  frottement  des 
supports.  En  une  meule  exactement  centrée,  le  poids  ne  ferait 
aucune  opposition  au  mouvement  de  rotation;  sans  la  rési 
stance  de  l'air,  sans  le  frottement  de  l'axe  sur  les  coussinets,  ce 
mouvement  durerait  indéfiniment. 

Cette  proposition,  qui  est  fort  juste,  Benedetti  n'y  veut  point 
souscrire;  mais  pour  soutenir  sa  négation,  qui  est  une  erreur, 
il  est  amené  à  formuler  une  vérité  essentielle  et  que  personne, 
semble  t-il,  n'avait  encore  clairement  aperçue1. 

Benedetti  ne  veut  pas  que  le  mouvement  de  la  meule  soit 
perpétuel,  même  dans  les  conditions  idéales  qu'Albert  de 
Saxe  a  imaginées;  il  lui  faut  donc  découvrir,  en  la  propre 
substance  de  cette  meule,  une  cause  intrinsèque  de  résistance 
au  mouvement  de  rotation,  une  cause  capable  de  corrompre 
Y  impetus  ;  et  voici,  selon  lui,  quelle  est  cette  cause  :  «  Ce  n'est 
pas  à  un  mouvement  de  rotation,  c'est  à  un  mouvement  recti- 
ligne  que  chacune  des  petites  parties  de  la  meule  serait 
entraînée  par  son  impetus,  si  elle  était  libre;  pendant  le  mou- 
vement de  rotation,  chacun  de  ces  impetus  partiels  est  violenté 
et,  partant,  il  se  corrompt.  » 

«  Imaginons,  »  dit  Benedetti3,  «  une  roue  horizontale,  aussi 
parfaitement  égale  que  possible  et  reposant  sur  un  seul  point; 
imprimons-lui  un  mouvement  de  rotation  avec  toute  la  force 
que  nous  pourrons  employer,  puis  abandonnons-la;  d'où 
vient  que  son  mouvement  de  rotation  ne  sera  pas  perpétuel? 

»  Cela  a  lieu  pour  quatre  causes. 

i.  Giovanni  Vailati  est,  croyons-nous,  le  premier  qui  ait  signalé  ces  décou- 
vertes de  Benedetti  (Giovanni  Vailati,  Le  speculazioni  di  Giovanni  Benedetti  sul  moto 
dei  gravi.  Accademia  fieale délie  Scienze  di  Torino,  anno  1897- 1898). 

3.  Jo.  Baptistœ  Benedicti  Dioersarum  speculationum  liber;  De  mechanicis.  cap.  XIV, 
p.  169. 


2l6  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

»  La  première  est  qu'un  tel  mouvement  n'est  pas  naturel 
à  la  roue. 

»  La  seconde  consiste  en  ceci  que  la  roue,  lors  même  qu'elle 
reposerait  sur  un  point  mathématique,  requerrait  nécessai- 
rement, au-dessus  d'elle,  un  second  pôle  capable  de  la  main- 
tenir horizontale,  et  ce  pôle  devrait  être  réalisé  par  quelque 
mécanisme  corporel;  il  en  résulterait  un  certain  frottement, 
d'où  proviendrait  une  résistance. 

»  La  troisième  cause  est  due  à  l'air  contigu  à  cette  roue 
qui  la  refrène  continuellement  et,  par  ce  moyen,  résiste  au 
mouvement. 

»  Voici  maintenant  la  quatrième  cause  :  Considérons  cha- 
cune des  parties  corporelles  qui  se  meut  elle-même  à  l'aide  de 
Yimpetus  qui  lui  a  été  imprimé  par  une  vertu  mouvante  extrin- 
sèque; cette  partie  a  une  inclination  naturelle  au  mouvement 
rectiligne,  et  non  pas  au  mouvement  curviligne;  si  une  parti- 
cule prise  en  la  circonférence  de  ladite  roue  était  disjointe  de 
ce  corps,  il  n'est  point  douteux  que,  pendant  un  certain  temps, 
cette  partie  détachée  se  mouvrait  en  ligne  droite  au  travers  de 
l'air;  nous  pouvons  le  reconnaître  en  un  exemple  tiré  des 
frondes  à  l'aide  desquelles  on  jette  des  pierres;  en  ces  frondes, 
Yimpetus  du  mouvement,  qui  a  été  imprimé  au  projectile, 
décrit,  par  une  sorte  de  propension  naturelle,  un  chemin 
rectiligne;  la  pierre  lancée  commence  un  chemin  rectiligne  suivant 
la  droite  qui  est  tangente  au  cercle  qu'elle  décrivait  tout  d'abord, 
et  qui  le  touche  au  point  ou  la  pierre  se  trouvait  lorsqu  'elle  a  été 
abandonnée,  comme  il  est  raisonnable  de  l'admettre. 

»  Cette  même  raison  fait  que,  plus  une  roue  est  grande,  plus 
grand  est  Yimpetus  ou  l'impression  que  reçoivent  les  diverses 
parties  de  la  circonférence  de  cette  roue;  aussi  arrive-t-il  bien 
souvent,  lorsque  nous  voulons  l'arrêter,  que  nous  n'y  parve- 
nions pas  sans  effort  ni  difficulté;  plus  est  grand,  en  effet,  le 
diamètre  d'un  cercle,  moins  est  courbe  la  circonférence 
de  ce  cercle...  Le  mouvement  des  parties  qui  se  trouvent  sur 
ladite  circonférence  approche  donc  d'autant  plus  du  mouve- 
ment conforme  à  l'inclination  que  la  nature  leur  a  attribuée, 
inclination  qui  consiste  à  se  déplacer  suivant  la  ligne  droite.  » 


LA  TRADITION   DE  BU1UDAK  il    LA   SCIENCE  iiaiunni     \i     wi    gltCLl      ■>.  \  7 

Ces  pensées,  assurément,  plaisaient  fort  à  Benedetti;  il 
y  revient  à  deux  reprises;  il  les  complète  et  les  précise, 
(railleurs,  en  ces  deux  circonstances,  eu  y  joignant  l'affir- 
mation d'une  importante  vérité  ;  Cette  tendance  <lu  mobile, 
mù  d'un  mouvement  circulaire,  à  s'échapper  suivant  la  tan 
gente  à  la  trajectoire  courbe  est  la  cause  qui  tend  la  corde  de 
la  fronde  et  tire  la  main  qui  retient  cette  corde. 

Cette  dernière  proposition,  Benedetti  la  formule  en  la  lettre 
même  ■  où  il  a  expliqué,  selon  la  Dynamique  parisienne,  com- 
ment s'accélère  le  mouvement  d'une  meule  que  tourne  une 
puissance  constante  : 

a  Tout  corps  grave  qui  se  meut  soit  par  nature,  soit  par 
violence,  désire  naturellement  se  mouvoir  en  ligne  droite; 
nous  pouvons  clairement  le  reconnaître  lorsque  nous  tour- 
nons le  bras  pour  jeter  des  pierres  avec  une  fronde  ;  les  cordes 
acquièrent  un  poids  d'autant  plus  grand  et  tirent  d'autant  plus 
la  main,  que  la  fronde  tourne  plus  vite  et  que  le  mouvement 
est  plus  rapide;  cela  provient  de  l'appétit  naturel  qui  a  son 
siège  en  la  pierre  et  qui  la  pousse  à  marcher  en  ligne  droite.  » 

La  même  vérité  se  trouve  exprimée  de  nouveau,  et  presque 
dans  les  mêmes  termes,  au  passage  suivant2,  qui  a  également 
trait  à  la  manœuvre  de  la  fronde  : 

«  La  main  tourne,  autant  que  possible,  suivant  un  cercle; 
ce  mouvement  en  cercle  de  la  main  oblige  le  projectile  à 
prendre,  lui  aussi,  un  mouvement  circulaire,  tandis  que,  par 
son  inclination  naturelle,  ce  corps,  dès  là  qu'il  a  reçu  un 
léger  impetus,  voudrait  continuer  son  chemin  en  ligne  droite... 
jNe  passons  pas  sous  silence  un  effet,  bien  digne  de  remarque, 
qui  se  produit  en  cette  circonstance.  Plus  l'accroissement 
de  vitesse  du  mouvement  giratoire  fait  croître  Y  impetus  du 
projectile,  plus  il  faut  que  la  main  se  sente  tirée  par  ce  corps* 
et  cela  au  moyen  de  la  corde;  plus  est  grand,  en  effet,  Yimpetus 
de  mouvement  qui  est  imprimé  au  corps,  plus  est  puissante 
l'inclination  de  ce  corps  à  se  mouvoir  en  ligne  droite;  plus 


i.  Jo.   Baptistae  Benedicti  Diversarum  speculationum  liber;  Physica  et  mathematica 
resfjonsa,  p.  287. 

3,  Benedetti,  Op.  cit,,  De  mechanicis,  cap.  XVII,  pp.  160-161. 


2l8  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

grande  aussi  est  la  force  avec  laquelle  il  tire  afin  de  pouvoir 
prendre  ce  mouvement.  » 

Buridan  et  ses  disciples  avaient  admis  qu'un  impetus  imprimé 
à  un  corps  peut,  selon  la  manière  dont  il  a  été  engendré, 
tendre  à  mouvoir  ce  corps  en  droite  ligne  ou  en  cercle; 
Benedetti,  méditant  l'enseignement  de  ces  philosophes,  rectifie 
ce  qu'il  contenait  d'erroné;  lorsqu'un  très  petit  corps  est  libre, 
Y  impetus  tend  toujours  à  le  mouvoir  en  ligne  droite;  en  un 
grand  corps,  les  liaisons  des  diverses  parties  peuvent  imposer 
à  celles-ci  des  mouvements  courbes  ;  mais  il  en  résulte  des 
pressions  ou  des  tractions  qui  témoignent  de  l'effort  exercé 
par  chaque  élément  pour  suivre  une  trajectoire  rectiligne. 
En  attribuant  à  ces  actions  de  liaisons  le  pouvoir  d'ôter  la  per- 
pétuité à  un  mouvement  de  rotation,  Benedetti  contredisait  a 
tort  à  une  très  belle  et  très  importante  proposition  de  Buridan 
et  d'Albert  de  Saxe  ;  ceux-ci  avaient  découvert  une  des  faces 
du  vrai;  Benedetti  en  apercevait  clairement  une  autre;  l'avenir 
de  la  Mécanique  devait  mettre  en  évidence  l'exacte  position 
que  ces  deux  vérités  partielles  occupent  en  la  vérité  totale. 

Ces  découvertes,  si  importantes  et  si  précises,  comment 
Benedetti  est-il  parvenu  à  les  faire?  Un  intéressant  passage 
de  l'une  de  ses  lettres  va  nous  renseigner  au  sujet  des  démar- 
ches de  sa  pensée. 

Voici  ce  que  Benedetti  écrit  à  Paul  Capra  de  Novare  1  : 

«  Vous  me  demandez  en  vos  lettres  si  le  mouvement  circu- 
laire d'une  meule  de  moulin,  qui  aurait  été  une  fois  lancée, 
pourrait  durer  perpétuellement,  au  cas  où  cette  meule  repo- 
serait, pour  ainsi  dire,  sur  un  point  mathématique  et  où  elle 
serait  supposée  parfaitement  ronde  et  parfaitement  polie. 

»  Je  réponds  qu'un  tel  mouvement  ne  saurait  être  perpétuel 
et  même  qu'il  ne  saurait  durer  bien  longtemps;  tout  d'abord, 
il  est  refréné  par  l'air  qui  fait  une  certaine  résistance  sur  le 
pourtour  de  la  meule;  mais,  en  outre,  il  est  refréné  par  la 
résistance  des  parties  mêmes  du  mobile.  Une  fois  ces  parties 
mises  en  mouvement,  elles  ont  un  impetus  qui  les  porte  natu- 

i.  Io.  Baptistae  Benedicti  Diversarum  speculalionum  liber;  Physica  et  mathematica 

responsa,  pp.  28D-28G. 


LA  TRADITION  DE  Bl  M  DAN  1:1    LA  SCIENCE  ITALIENNE  ai    \\i     SIÈCLE     2ig 

rellement  à  se  mouvoir  en  ligne  droite;  mais  comme  elles  sont 
jointes  ensemble,  qu'elles  se  continuent  Inné  L'autre,  elles 
souffrent  violence  lorsqu'elles  sont  mues  en  cercle;  c'est  par 
force  qu'en  un  tel  mouvement  elles  demeurent  unies  entre 
elles;  plus  leur  mouvement  devient  rapide,  plus  b' accroît 
en  elles  cette  naturelle  inclination  à  se  mouvoir  en  ligne 
droite,  plus  est  contraire  à  leur  propre  nature  l'obligation 
de  tourner  en  cercle.  Min  donc  qu'elles  demeurent  en  leur 
naturel  repos,  puisque  leur  tendance  propre  est  de  se  mouvoir 
en  droite  ligne  lorsqu'elles  sont  lancées,  il  faut  que  chacune 
d'elles  résiste  d'autant  plus  à  l'autre,  que  chacune  d'elles  tire, 
pour  ainsi  dire,  plus  vivement  en  arrière  celle  qui  se  trouve 
devant  elle,  que  le  mouvement  de  rotation  est  plus  rapide. 

»  Grâce  à  cette  inclination  que  les  diverses  parties  d'un 
corps  rond  ont  à  la  rectitude  du  mouvement,  il  arrive  que 
le  sabot  qui  se  fait  tourner  lui-même  avec  grande  violence 
demeure,  pendant  un  certain  laps  de  temps,  parfaitement  droit 
et  en  repos  sur  la  pointe  de  fer  dont  il  est  armé  ;  pas  plus  d'un 
côté  que  de  l'autre,  il  n'incline  vers  le  centre  du  Monde  ;  en  ce 
mouvement,  en  effet,  aucune  de  ses  parties  n'incline  vers 
le  centre  du  Monde;  chacune  d'elles  incline  bien  plutôt  à  se 
mouvoir  suivant  une  ligne  transversale,  perpendiculaire  à  la 
fois  à  la  ligne  de  direction  ou  verticale  et  à  l'axe  de  l'horizon; 
nécessairement  donc,  un  tel  corps  doit  demeurer  droit. 

»  Lorsque  je  dis  que  ces  parties  n'inclinent  aucunement  vers 
le  centre  du  Monde,  je  le  dis  seulement  sous  ce  rapport; 
jamais,  en  effet,  elles  ne  sont  absolument  privées  de  cette 
inclination,  et  c'est  pourquoi  le  corps  fait  effort  en  son  point 
d'a^)ui.  Il  est  vrai,  toutefois,  que  plus  le  sabot  tourne  avec 
vitesse,  moins  il  presse  au  point  d'appui,  plus  ce  corps  devient 
léger. 

»  Ceci  se  voit  clairement  si  Ton  prend  exemple  de  la  balle 
lancée  par  une  arbalète  ou  par  quelque  autre  instrument  ou 
machine  balistique.  Plus,  en  son  mouvement  violent,  la  balle 
est  rapide,  plus  est  grande  sa  propension  à  aller  en  droite 
ligne,  moindre  est  son  inclination  à  aller  au  centre  du  Monde; 
par  cette  cause,  elle  est  rendue  plus  légère. 


2  20  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

»  Si  vous  désirez  apercevoir  plus  clairement  cette  vérité, 
imaginez  que  ce  corps,  le  sabot,  mû  d'un  très  rapide  mouve- 
ment de  rotation,  soit  découpé  ou  divisé  en  une  foule  de 
parties.  Vous  verrez  que  ces  diverses  parties  ne  descendent  pas 
immédiatement  vers  le  centre  du  Monde,  mais  qu'elle  se  meu- 
vent, si  je  puis  dire,  tout  droit  suivant  une  ligne  horizontale. 
Personne,  que  je  sache,  n'a  encore  fait  cette  observation  au 
sujet  du  mouvement  du  sabot. 

«  Ce  mouvement  du  sabot  ou  des  autres  corps  analogues 
nous  montre  à  quel  point  les  Péripatéticiens  sont  dans  l'erreur 
au  sujet  du  mouvement  violent;  ils  pensent,  en  effet,  que  le 
corps  est  poussé  par  l'air  qui  se  précipite  pour  occuper  le  lieu 
délaissé  par  le  mobile;  c'est  plutôt  l'effet  contraire  qui  naît  de 
ce  mouvement  de  l'air.  » 

Nous  nous  souvenons  d'avoir  lu1,  dans  les  Exercitationes 
de  Bernardino  Baldi,  des  considérations  presque  semblables 
à  quelques-unes  de  celles  que  nous  venons  de  transcrire,  et 
lorsque  nous  les  avons  rencontrées  au  livre  de  l'abbé  de  Guas- 
talla,  nous  n'avons  pas  hésité  à  en  marquer  l'origine  ;  ce  sont, 
avons- nous  dit,  pensées  de  Léonard;  ce  jugement,  nous  le 
devons  répéter  ici  et  le  rendre  encore  plus  formel,  car  le  sceau 
du  Vinci  se  montre  encore  plus  nettement  imprimé  en  ce  que 
Benedetti  vient  d'exposer. 

La  pensée  fondamentale  d'où  découlent  tous  les  raisonne- 
ments de  Benedetti  est  la  suivante  :  Uimpetus  causé  par  la 
violence  est  analogue  à  la  gravité  naturelle;  Yimpetus,  lorsqu'il 
agit  seul,  comme  la  gravité  naturelle,  lorsqu'elle  agit  seule, 
meut  le  mobile  en  ligne  droite  :  «  Tout  corps  grave  qui  se 
meut  soit  par  nature,  soit  par  violence,  désire  naturellement 
se  mouvoir  en  ligne  droite.  » 

Or,  cette  pensée  est,  en  la  Dynamique  du  Vinci,  un  principe 
essentiel. 

A  la  fin  de  son  mouvement,  un  projectile  décrit  un  chemin 
rectiligne,  parce  qu'il  est  alors  mû  par  nature,  sans  aucun 
mélange  de  violence  :  «  La  flèche  se  fichera  en  ligne  perpen- 

i.  Léonard  de  Vinci  et  Bernardino  Baldi,  IV  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il 
a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  III;  première  série,  pp.  ioo-u5). 


LA  TRADITION  DE  Bl  RIDAN  BT  LA  SCIENCE  ITALIENNE   u    wi    SIECLE     I'à  \ 

diculaire  »,  et  si  tu  la  trouves  ainsi,  c'est  signe  qu'elle  avait 
fini  le  mouvement  violent  et  qu'elle  entrait  dans  Le  mouve 

ment  naturel,  c'esl  à  dire  qu'étant  pesante,  elle  tombait,  libre, 

vers  le  centre.  » 

Au  début  du  mouvement,  la  trajectoire  est  également  recti- 
ligne, car  Vimpeto  annihile  alors  la  gravité  naturelle;  la  gravité 
accidentelle  demeure  seule,  et  celle-ci  pèse  dans  la  direction 
selon  laquelle  le  moteur  a  lancé  le  mobile;  le  boulet  que  la 
bombarde,  pointée  horizontalement,  a  tiré,  se  meut  suivant  une 
droite  horizontale,  parce  que  la  violence  lui  a  fait  perdre  sa 
gravité  naturelle,  dirigée  suivant  la  verticale  :  «  Tout  grave  qui 
se  meut  selon  la  position  de  l'égalité  ne  pèse  que  par  la  ligne 
de  son  mouvement3.  On  le  prouve  dans  la  première  partie  que 
fait  le  mouvement  du  boulet  de  la  bombarde,  mouvement  qui 
est  dans  la  position  de  l'égalité.  » 

De  cette  phrase  de  Léonard,  il  est  bien  naturel  de  rapprocher 
celle-ci,  qui  est  de  Benedetti  :  «  Plus,  en  son  mouvement  vio- 
lent, la  balle  est  rapide,  plus  est  grande  sa  propension  à  aller 
en  ligne  droite,  moindre  est  son  inclination  à  aller  au  centre 
du  Monde;  par  cette  cause,  elle  est  rendue  plus  légère.  » 

Entre  les  pensées  des  deux  auteurs,  une  seule  nuance  est  à 
signaler.  Léonard  admet  que  la  première  partie  de  la  trajec- 
toire est  purement  rectiligne,  car  alors,  selon  lui,  la  violence 
anéantit  complètement  la  gravité  naturelle.  Uimpetus,  selon 
Benedetti,  atténue  cette  gravité  naturelle  sans  la  détruire  entiè- 
rement, si  violent  soit-il;  aussi  la  trajectoire,  d'autant  plus 
voisine  de  la  ligne  droite  que  le  mouvement  est  plus  rapide, 
n'atteint-elle  jamais  cette  ligne  droite.  Ici,  Benedetti  corrige  la 
pensée  du  Vinci  comme  l'avait  fait  son  maître  Tartaglia. 

Pour  Léonard  donc,  et  pour  tous  ceux  qui  paraissent  avoir 
subi  son  influence,  pour  Tartaglia,  pour  Cardan,  pour  Bernar- 
dino  Baldi,  pour  Benedetti,  le  mouvement  purement  violent  est 
rectiligne,  tout  comme  le  mouvement  purement  naturel. 


i.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci;  ms.  A  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  4,  recto. 

a.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  G.  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  77,  recto. 


32  2  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

«  Du  mouvement  en  général,  »  écrit  Léonard  en  un  de  ses 
cahiers1.  «  Quelle  chose  est  le  mouvement  en  soi.  —  Quelle 
chose  est  celle  qui  est  mise  davantage  en  acte  par  le  mouve- 
ment. —  Quelle  chose  est  ïimpeto.  —  Quelle  chose  est  la  cause 
de  Ylmpeto  et  du  milieu  où  il  se  crée.  —  Quelle  chose  est  la 
percussion.  —  Quelle  chose  en  est  la  cause.  —  Quelle  chose 
est  l'incurvation  du  mouvement  droit  et  quelle  en  est  la  cause. 
Aristote,  3e  de  la  Physique,  et  Albert,  et  Thomas,  et  les 
autres;  du  mouvement  réfléchi  de  (risaltatione)  au  7e  de  la 
Physique.  » 

Les  principes  que  nous  venons  de  rappeler  posent,  en  effet, 
cette  question  :  Quelle  est  la  cause  qui  détermine  la  courbure 
de  la  trajectoire  décrite  par  un  projectile,  par  les  diverses 
parties  d'un  mobile  éloigné  de  son  moteur  ?  Cette  cause,  c'est 
que  le  mobile  n'est  pas  sollicité  par  une  gravité  purement 
naturelle  ou  par  un  impeto  simple;  elle  réside  en  ce  fait  que 
Yitnpelo  est  composé. 

Une  première  forme  à'impeto  composé  est  mise  en  évidence 
par  ce  qui  précède.  Elle  résulte  de  la  lutte  entre  Yimpeto  simple 
qui  a  lancé  le  projectile  et  la  pesanteur  naturelle  de  ce  même 
projectile.  C'est  un  impeto  composé  de  cette  sorte  qui,  selon 
Léonard,  selon  Cardan  et  Bernardino  Baldi,  incurve  la  partie 
moyenne  de  la  trajectoire  d'un  projectile,  qui,  selon  Tartaglia 
et  Benedetti,  incurve  cette  trajectoire  en  tout  son  parcours. 

A  côté  de  cette  sorte  d'impeto  composé,  Léonard  en  a  défini 
une  seconde  espèce2.  En  ce  nouvel  impeto,  dont  l'existence 
paraît  lui  avoir  été  révélée  par  le  jeu  du  globe  que  Nicolas  de 
Cues  avait  décrit,  la  forme  du  mobile  intervient;  il  y  a 
conflit  entre  Yimpeto  imprimé  par  le  moteur  et  ce  que  Léonard 
nomme  Yimpeto  du  mobile. 

Cet  impeto  du  mobile,  le  Vinci  lui  accorde  une  extrême 
importance  en  la  théorie  du  vol  des  oiseaux;  mais  il  ne  parait 
pas  qu'il  soit  jamais  parvenu  à  s'en  faire  une  idée  bien  nette. 

1.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  ms.  I  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  i3o,  verso. 

2.  Nicolas  de  Caes  et  Léonard  de  Vinci,  XI:  La  Dynamique  de  Nicolas  de  Cues  et  la 
Dynamique  de  Léonard  de  Vinci.  Théorie  de  Yimpeto  composé  (Études  sur  Léonard 
de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  \I  ;  seconde  série,  pp.  215-223). 


l.\  TRADITION  DE  BUttIDAN  ET  LA  SCIENCE  ITALIENNE  AU  XVI     UÈCLl 

C'est  celle  notion,  demeurée  obscure  chez  Léonard,  <|u< 
Benedettj  précise  dans  les  divers  passages  «pic  nous  ayons  cités. 
Chacune  des  parties  d'un  mobile  qui  se  meut  d'un  mouvement 
giratoire  est  le  siège  d'un  conflit  entre  deux  tendance 
d'abord,  Y  impelas  simple,  qui  tend  à  entraîner  cette  particule 
suivant  La  ligne  droite;  puis  une  réaction,  conséquence  du 
lien  qui  unit  cette  partie  aux  parties  voisines,  réaction  qui 
s'oppose  à  la  continuation  du  mouvement  rectiligne. 

Quelles  indications  Bcnedctli  trouvait-il,  au  sujet  de  ces  deux 
éléments  de  Virnpeto  composé,  en  la  science  de  ses  prédéces- 
seurs ? 

Nous  avons  vu  que  Léonard  attribuait  formellement  à  ïimpelo 
simple  la  propriété  de  mouvoir  le  mobile  en  ligne  droite  ;  en 
avait  il  déduit  cette  conséquence,  que  Benedetti  énonce  si  for- 
mellement :  Chacune  des  parties  d'un  mobile  animé  d'un 
mouvement  giratoire  s'échapperait  tout  aussitôt  en  ligne  droite, 
si  l'on  brisait  les  liens  qui  unissent  cette  partie.au  reste  du 
corps;  cette  droite  serait  la  dernière  tangente  à  la  trajectoire 
curviligne  que  décrivait  cette  partie  avant  qu'elle  ne  fût  libre  ? 
Le  Vinci  était  certainement  parvenu,  mais  après  bien  des 
tâtonnements,  à  reconnaître  au  moins  la  première  partie  de 
cette  loi;  la  lecture  de  ses  manuscrits  nous  le  prouvera. 

Voici  un  premier  fragment  où1,  à  la  place  de  la  loi  véritable, 
est  énoncée  une  loi  erronée  : 

«  Toute  chose  mue  avec  violence  suivra  dans  l'air  la  ligne 
du  mouvement  de  son  moteur.  Si  quelqu'un  meut  la  chose  en 
cercle  et  qu'elle  soit  lâchée  dans  son  mouvement,  son  mouve- 
ment est  courbe;  et  si  le  mouvement  est  commencé  en  cercle 
et  fini  en  droiture,  en  droiture  sera  sa  course.  » 

Un  second  fragment2  nous  rend  témoins  des  doutes  de 
Léonard  au  sujet  de  la  loi  qui  nous  occupe.  La  première  des 
deux  phrases  qui  composent  ce  fragment  est  biffée  dans  le 
manuscrit. 


i.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Ch.  Ravaisson-Mollien,  Ms  n°  2o38, 
Italien,  de  la  Bibliothèque  nationale  (Acq.  8070  Libri),  folio  1,  verso.  Paris,  1891. 

2.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Gh.  Ravaisson-Mollien,  ms.  I  de 
la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  98  [5o],  recto.  Paris,  1889. 


2  24  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

«  Autant  le  mobile  retient  en  soi  d'impeto  acquis,  autant  il 
suit  la  rectitude  de  la  ligne  du  moteur. 

n  Pour  quelle  cause  une  route  courbe  étant  donnée  à  un 
moteur,  la  chose  qui  se  sépare  fuit  par  la  ligne...  » 

Un  dernier  fragment1,  enfin,  contient  des  affirmations  bien 
voisines  de  la  vérité  : 

«  Du  mouvement  circulaire.  Mais  le  mouvement  circulaire  de 
vitesse  uniforme  chassera  autant  le  mobile  avec  une  révolution 
entière  qu'avec  plusieurs. 

»  Mais  il  le  chassera  dans  la  création  de  la  première  circula- 
tion d'autant  plus  loin  que  cette  création  est  plus  voisine  de 
son  intégrité  ;  et  le  mouvement  de  son  mobile  n'observera  pas 
un  tel  mouvement  circulaire,  après  qu'il  s'est  divisé  de  la  roue, 
mais  suit  le  mouvement  droit.  » 

Il  y  a,  en  cette  note,  une  ébauche  de  ce  que  Benedetti  dira 
avec  beaucoup  plus  de  précision.  Il  est  à  remarquer  que  cette 
note  se  trouve  en  ce  cahier  E  où  Léonard,  par  l'étude  du  jeu 
du  globe,  est  conduit  à  la  notion  d'impeto  composé. 

La  lecture  même  des  notes  de  Léonard  conduisait  donc  à 
admettre  cette  première  vérité  formulée  par  Benedetti  :  En  un 
corps  animé  d'un  mouvement  de  rotation,  chaque  partie  tend, 
à  chaque  instant,  à  se  mouvoir  en  ligne  droite. 

A  cette  première  vérité,  le  Géomètre  vénitien  en  joint  une 
seconde  :  Ce  qui  s'oppose  à  la  continuation  de  ce  mouvement 
rectiligne,  c'est  une  force  qui  tire  la  particule  vers  le  centre  du 
cercle  dont  elle  décrit  la  circonférence  ;  plus  ce  cercle  est  petit, 
plus  cette  force  est  grande. 

Cette  nouvelle  proposition,  elle  était  pour  ainsi  dire  dictée  à 
Benedetti  par  un  ouvrage  qu'il  avait  minutieusement  analysé 
et  discuté,  par  les  Questions  mécaniques  d'Aristote.  C'est  d'une 
proposition  toute  semblable,  en  effet,  qu'Aristote  ou  l'auteur, 
quel  qu'il  soit,  de  ces  Questions  tirait  la  loi  du  levier,  à  laquelle 
il  ramenait  ensuite  la  plupart  des  problèmes  de  Mécanique3  :  Le 


i.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Ch.  Ravaisson-Mollien,  ms.  E  de 
la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  29,  recto.  Paris,  1888. 

2.  Voir,  à  ce  sujet,  nos  Origines  de  la  Statique,  chap.  VI,  t.  I,  pp.  108-110,  et  t.  II, 
note  A,  pp.  298-301. 


LA  TRADITION  DE  Bl  ninw  F.T  r,A  BGIBlfCE  ITALIENNE   w    \  \  i'     IEG1  B 

levier,  au  lieu  de  permettre  au  poids  qu'il  supporte  de  -c  mou 
voir  en  ligne  droite,  L'oblige  à  se  mouvoir  eu  cercle;  cette 

contrainte  est  exercée  par  une  force  émanée  du  centre  du  cercle; 
elle  est  d'autant  plus  grande  (pic  le  chemin  opposé  au  poids 
s'éloigne  davantage  de  la  rectitude,  que  le  cercle  décrit  par  ce 
poids  est  plus  petit. 

Cette  doctrine  eut  des  fortunes  diverses.  Admise  plus  ou 
moins  vaguement  par  le  Commentateur  péripatéticien  de 
Jordanus  de  Nemore1  et  par  Biaise  de  Parme2,  elle  a  été  ingé- 
nieusement réfutée  par  Léonard  de  Vinci3;  mais  Guidobaldo 
dal  Monte  Ta  reprise^  en  1677,  au  temps  donc  où  Benedetti 
méditait  sur  la  Mécanique. 

A  la  vérité,  les  considérations  d'Aristote  ou  de  Guidobaldo 
avaient  trait  à  une  masse  qui  est  sollicitée  au  mouvement  recti- 
ligne  par  sa  gravité  naturelle  et  non  point  par  un  impetus 
violemment  imprimé;  mais  l'assimilation  entre  la  gravité 
naturelle  et  la  gravité  accidentelle,  admise  par  la  plupart  des 
mécaniciens  et,  en  particulier,  par  Benedetti,  conduisait  aisé- 
ment du  premier  cas  au  second. 

De  la  vérité  que  le  Géomètre  vénitien  a  formulée  avec  une 
sorte  de  prédilection,  les  éléments  étaient  donc,  depuis 
longtemps,  entrevus  et  plus  qu'à  demi  dégagés;  il  restait, 
cependant,  à  les  réunir  et  à  en  composer  une  proposition 
claire  et  précise;  c'est  ce  qu'a  fait  Benedetti,  et  le  mérite 
d'avoir  accompli  une  telle  besogne  ne  saurait  être  mis  à  trop 
haut  prix. 

Benedetti  nous  apparaît  comme  un  adversaire  de  la  Phy- 
sique péripatéticienne. 

Son  traité  De  mechanicis  suit  pas  à  pas  les  Questions  méca- 
niques d'Aristote  afin  de  les  critiquer,  de  les  corriger,  de  les 
compléter. 

Un  autre  de  ses  écrits  est  intitulé  :  Disputationes  de  quïbusdam 
placitis  Aristotelis.  Nous  savons,  par  le  témoignage  même  de 


1.  Les  Origines  de  la  Statique,  t.  I,  p.  i34- 

2.  Ibid.,  t.  I,  p.  i5o. 

3.  Ibid.,  t.  I,  pp.  160-161. 
k.  Ibid.,  1. 1,  p.  218. 

p.   ni  11  nu. 


2  26  ÉTUDES    SDR    LEONARD    DE    VINCI 

l'auteur1,  que  cet  écrit  était  composé  dès  i553.  Benedetti  le 
fait  précéder  de  cette  courte  déclaration 2  : 

«  L'importance  et  l'autorité  d'Aristote  sont  si  grandes  qu'il 
est  dangereux  et  très  difficile  d'écrire  quoi  que  ce  soit  contre 
ce  qu'il  a  enseigné;  cela  l'est  surtout  à  moi,  à  qui  la  sagesse 
de  ce  grand  homme  a  toujours  paru  admirable.  Poussé, 
cependant,  par  l'étude  de  la  vérité,  dont  l'amour  armerait 
Àristote  contre  lui-même  s'il  vivait  encore,  je  n'ai  pas  hésité 
à  publier  certaines  conclusions  contraires  à  l'avis  du  Philo- 
sophe; la  philosophie  des  Mathématiques,  en  laquelle  je 
m'affermis  toujours  comme  en  une  base  inébranlable,  m'a 
contraint  de  ne  pas  partager  son  sentiment.  » 

Par  ses  doctrines  contraires  à  celles  d'Aristote,  Benedetti  se 
trouvait  assurément  au  nombre  des  adversaires  de  la  Scolas- 
tique  italienne,  si  fermement  attachée  encore,  à  cette  époque, 
aux  principes  péripatéticiens  et  averroïstes.  Ses  pensées 
n'étaient  pas  en  un  antagonisme  aussi  marqué  avec  les  ensei- 
gnements de  la  Scolastique  parisienne. 

Il  trouvait3  erronée  la  doctrine  d'Aristote  touchant  l'infini  ; 
il  soutenait,  par  exemple,  qu'un  corps  infini  pourrait  actuel- 
lement s'étendre  hors  du  ciel;  que  les  parties  infiniment 
nombreuses  d'un  continu  ont  une  existence  actuelle;  que  la 
multitude  actuellement  infinie  est  concevable  tout  aussi  bien 
que  le  nombre  fini  et  constitue,  aussi  bien  que  celui-ci,  un 
genre  de  quantité.  Toutes  ces  affirmations  devaient  sembler 
d'effroyables  hérésies  aux  Alexandristes  ou  aux  Averroïstes 
italiens.  Mais  en  quoi  eussent-elles  offusqué  le  moins  du 
monde  les  Nominalistes  parisiens?  Ces  propositions,  ne  les 
avaient-ils  pas  entendu  soutenir,  dès  le  début  du  xive  siècle, 
par  Jean  de  Bassols,  puis,  au  cours  du  xive  siècle,  par  Grégoire 
de  Rimini,  le  subtil  et  puissant  logicien,  et  par  Robert  Holkot? 
En  la  première  moitié  du  xvic  siècle,  Jean  Majoris  et  ses  élèves 

i.  Resolutio  omnium  Euclidis  problematum  aliorumque  ad  hoc  necessario  inventorum 
una  tantummodo  circini  data  apertura,  pcr  Ioannem  Baptistam  de  Benedictis  inventa. 
Venetiis  MDLIII.  In  fine  :  Vcnetiis  apud  Bartholomaîiim  Cœsarum.  MDL11I.  Épître 
dédicatoire  à  Gabriel  de  Guzman,  sixième  folio  non  paginé,  verso. 

3.  Io.  Baptistœ  Benedicti  Diversarum  speculationum  liber,  p.  1G8. 

3.  Io.  Baptistae  Benedicti  Diversarum  speculationum  liber;  Disputaliones  de quibusdarn 
placitis  AristoteliS)  cap.  XXI,  p.  181» 


LA   ïhuhtiun  DE  BUMDAN  ET  LA  SCIENCE  ITALIENNE  ai    \\i*  SIECL1 

ne  les  avaient  ils  p;is  formellement  adoptées?  A  la  Sorbônne, 
rue  du  Fouarre,  à  Montaigu,  elles  eussent  rencontré  «les 
partisans  et  des  contradicteurs,  mais  elles  n'eussent  effrayé  ni 

étonné  qui  que  ce  fût. 

Benedetti,  d'ailleurs,  se  montrait,  eu  bien  des  points, 
disciple  des  physiciens  de  Paris.  Sa  Dynamique  avait,  avee 
celle  de  Jean  Buridan  et  d'Albert  de  Saxe,  une  étroite  parenté. 
Il  admettait  également  le  principe  de  Statique  formulé  par 
Albert  de  Saxe;  après  avoir  rappelé  les  définitions  du  centre 
de  gravite  proposées  par  Pappus  et  par  Gommandin,  il 
ajoutait1  :  «  D'autres  disent  que  le  centre  de  gravité  de  chaque 
corps  particulier  est  le  point  au  moyen  duquel  ce  corps 
s'unirait  au  centre  de  l'Univers,  s'il  n'en  était  pas  empêché; 
et  tous  s'accordent  en  ceci  que  la  Terre  s'unit  au  centre 
proprement  dit  de  l'Univers  par  l'intermédiaire  de  «on  centre 
de  gravité.  » 

C'est  à  la  Logique,  à  la  Physique  des  Parisiens  qu'en  Italie, 
les  initiateurs  de  la  Science  moderne  empruntent  des  armes 
pour  combattre  les  enseignements  surannés  du  Philosophe  et 
du  Commentateur;  ceux  qui  s'efforcent  de  secouer  le  joug  de 
la  tyrannique  routine  ont  les  yeux  fixés  sur  Paris,  dont  la 
Scolastique  nominaliste  est,  depuis  des  siècles,  en  possession 
de  la  liberté  intellectuelle. 


VII 


Des  premiers  progrès  accomplis  en  la  Dynamique 

PARISIENNE      PAR      LES     ITALIENS      (suite) .     GlORDANO      BRUNO. 

Au  moment  où  Benedetti  fait  imprimer  ses  Spéculations 
diverses,  l'adversaire  le  plus  acharné  et  le  plus  fameux  de  la 
Physique  péripatéticienne  est,  sans  doute,  Giordano  Bruno. 
Aussi   est-ce   à  Paris,  au  Collège  de  France,  que  Bruno  est 

i.  Consideratione  di  Gio.  Battista  Benedetti.  Filosofo  del  Sereniss.  S.  Duca  di 
Savoia.  D'intorno  al  Discorso  délia  grandezza  délia  Terra,  et  deW  Acqua.  Del  Eccellent. 
Sig.  Antonio  Berga  Filosofo  nella  université  di  Torino.  In  Torino.  Presso  gli  heredi  del 
Bevilarqua,  i57<j,  p.  18. 


2  28  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

venu  enseigner  ses  doctrines.  En  i585,  alors  que  paraissent 
les  Diversœ  speculationes,  il  rentre  à  Paris,  après  un  voyage 
à  Londres.  C'est  de  Paris  qu'il  adresse  à  toutes  les  Universités 
une  sorte  de  cartel  où  il  formule  une  longue  suite  de  propo- 
sitions contraires  à  celles  qu'Aristote  enseigne  aux  huit  livres 
De  physico  auditu  et  aux  deux  livres  De  Cœlo  et  Mundo1. 

Ce  défi,  Bruno  ne  s'attend  sans  doute  pas  à  le  voir  chevale- 
resquement  relevé  et  courtoisement  débattu  au  sein  des 
Universités  averroïstes  de  l'Italie.  Mais  des  Parisiens  il 
escompte  un  meilleur  accueil.  «  Je  ne  vous  aurais  pas  proposé 
la  discussion  de  ces  articles,  »  écrit-il2  en  sa  lettre  au  Recteur 
Jean  Filesac,  «  si  j'avais  pu  croire  que  vous  fussiez  prêts  à 
approuver  perpétuellement  la  discipline  péripatéticienne 
comme  si  elle  était  plus  que  vraie,  que  vous  crussiez  votre 
Université  plus  redevable  à  Aristote  qu'Aristote  n'est  redevable 
à  cette  Université.  »  Assurément,  Giordano  connaît  des 
Universités  où  règne  ce  respect  superstitieux  du  Péripatétisme  ; 
mais  il  sait  que  Paris  en  est  exempt,  et  c'est  pourquoi  il  fera 
soutenir  ses  articles  à  Paris,  et  point  ailleurs. 

Et,  en  effet,  en  i586,  au  moment  des  fêtes  de  la  Pentecôte, 
pendant  trois  jours,  Jean  Hennequin,  nobilis  Parisiensis,  se 
tint  au  Collège  de  Cambrai,  où  se  donnaient  alors  les  cours 
du  Collège  Royal,  prêt  à  défendre  contre  tout  péripatéticien 
qui  affronterait  la  joute  les  cent  vingt  articles  du  Philosophe 
de  Noie. 

Quelle  fut,  au  sujet  de  ce  débat,  l'opinion  des  Scolastiques 
parisiens?  Nous  l'ignorons. 

Sans  doute,  en  la  forme  claire  et  simple  jusqu'à  la  brutalité 
que  Giordano  Bruno  donnait  à  son  argumentation,  ils  ne  retrou- 
vaient ni  la  Dialectique  compliquée,  ni  le  style  hérissé  de  termes 
techniques  dont  ils  avaient  accoutumé  d'user;  la  pensée  du 
philosophe  de  Noie  était  habillée  d'une  tout  autre  mode  que 


i.  Jordani  Bruni  Nolani  Camoeracensis  Acrotixmus  seu  Rationes  articulorum  physi- 
corum  advenus  Peripateticos  Parisiis  propositorum...  Vitebergae,  apud  Zachariam  Crato- 
nem.  Anno  i588. —  Réimprimé  dans:  Jordani  Bruni  Nolani  Opéra  latine  conscripta 
recensebat  F.  Fiorentino.  Vol.  I,  pars  I.  Neapoli,  1879.  Nos  citations  et  renvois  se  rap- 
portent à  cette  réimpression. 

2.  Jordani  Bruni  Opéra  latina,  vol.  I,  pars  1,  p.  57. 


LA  m  IDITION   DB  B1  un»  w   ET  LA   SCIENCE  ITALIENNE   m     lf\       n  I  m 

la  leur.  Mais  s'ils  écartaient  ce  vêtement,  n*-  retrouvaient-iifi 
pas.  en  r(»ttc  pensée  réduite  à  son  essentielle  nudité,  une  foule 
de  (rails  apparentés  à  leurs  propres  idées?  Tirs  profondément, 
la  philosophie  de  Bruno  était  imprégnée   des  doctrines   de 

Nicolas  de  Gués,  et  celles-ci,  à  leur  tour,  étaient  bien  souvent 
pénétrées  des  enseignements  que  les  Nominalistes  parisiens 

donnaient  au  temps  du  Cardinal  Allemand.  Bruno,  d'ailleurs, 
n'avait  pas  su  garder  à  la  pensée  de  l'Éveque  de  Brixen  toute  la 
délicate  souplesse  avec  laquelle  celle-ci  pénétrait  jusqu'au  cœur 
des  problèmes  métaphysiques;  il  l'avait  simplifiée  et,  pour 
ainsi  dire,  rendue  plus  massive  et  plus  grossière.  Or,  cette 
transformation,  en  faussant  bien  souvent  les  idées  de  Nicolas 
de  Cues,  les  avait  rapprochées  de  celles  qu'au  début  du 
xvie  siècle  on  soutenait  à  Montaigu  ou  à  Sainte- Barbe.  Les 
Nominalistes  parisiens  pouvaient  relever,  dans  le  cartel  de 
Bruno,  bon  nombre  de  propositions  qu'ils  soutenaient  eux 
aussi,  et  depuis  longtemps,  contre  le  Philosophe  et  contre 
le  Commentateur. 

Suivons,  en  quelques-uns  de  ses  traits,  la  comparaison  qui 
s'imposait  sans  doute  à  leur  esprit. 

Nicolas  de  Cues  avait  enseigné  que  le  Monde  n'est  ni  fini, 
ni  infini  ;  sa  docte  ignorance  s'était  respectueusement  inclinée 
devant  cette  antinomie1. 

Une  si  prudente  réserve  ne  saurait  convenir  à  l'impétueux 
dogmatisme  de  Giordano  Bruno.  «Nous  disons2  que  l'Univers 
est  une  substance  infinie  dans  un  espace  infini,  c'est-à-dire 
dans  un  infini  à  la  fois  vide  et  plein.  L'Univers  est  un;  mais 
les  mondes  sont  innombrables;  chacun  des  corps  du  Monde, 
en  effet,  est  de  grandeur  finie,  mais  pris  en  leur  ensemble,  ils 
sont  numériquement  infinis.  »  Ces  propositions  dominent, 
peut-on  dire,  toute  la  philosophie  de  Giordano  Bruno. 

Ces  propositions,  Nicolas  de  Cues  ne  les  eût  point  avouées 
pour  siennes;  mais  les  disciples  des  Nominalistes  parisiens  ne 

i.  Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de  Vinci,  III  :  Esquisse  du  système  philosophique  de 
Nicolas  de  Cues  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  XI  ; 
seconde  série,  p.  na). 

2.  Jordani  Bruni  Nolani  Camoeracensis  acrotismus,  art.  L\  (Jordani  Bruni  Opéra 
latina,  tomus  I,  pars  I,  p.  173). 


230  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE   VINCI 

devaient  pas  se  trouver  fort  éloignés  de  les  accueillir;  ce  que 
le  Philosophe  de  Noie,  en  effet,  donnait  comme  réel,  bon 
nombre  d'entre  eux  l'avaient  tenu  pour  possible. 

Duns  Scot  avait,  le  premier1,  contesté  certaines  raisons 
qui  niaient  la  possibilité  de  l'infiniment  grand  actuel;  son 
o  auditoire  »,  Jean  de  Bassols2,  avait  formellement  affirmé  la 
possibilité  d'un  tel  infini;  Grégoire  de  Rimini3  et  Robert 
Holkot^  avaient  développé  avec  rigueur  l'enseignement  de 
Jean  de  Bassols. 

Cette  tradition  de  Bassols  et  de  Rimini  était  d'ailleurs  bien 
vivante,  en  l'Université  de  Paris,  au  commencement  du 
xvie  siècle.  Jean  Majoris  déclarait  avec  insistance5  que  la 
réalisation  actuelle  d'une  grandeur  infinie  n'implique  aucune 
contradiction  et  qu'elle  est  au  pouvoir  de  Dieu.  Son  disciple, 
le  gantois  Jean  Dullaert0,  suivait,  en  cette  question,  la  doctrine 
de  son  maître. 

L'éclectique  Jean  de  Celaya  partageait,  au  sujet  de  l'infini- 
ment grand  actuel,  les  opinions  de  Johannes  Majoris. 

En  son  écrit  sur  la  Physique,  lorsqu'il  traite  de  infuiito 
supranaturaliter  loquendo1,  Celaya  commence  par  rapporter 
l'opinion  de  saint  Thomas  d'Aquin,  qui  refuse  à  Dieu  le 
pouvoir  de  réaliser  l'infiniment  grand;  il  lui  préfère  «  l'opi- 
nion de  Grégoire  de  Rimini  et  d'autres  modernes  qui  magni- 
fient la  puissance  de  Dieu  »  ;  cette  opinion  implique  ces 
propositions  :  «  Dieu  peut  produire  une  multitude  infinie 
d'êtres  qui  ne  constituent  pas  un  tout  continu...  Dieu  peut 
produire  une  grandeur  infinie...  Dieu  peut  produire  une  forme 
d'intensité  infinie...  »  Après  avoir  longuement  discuté  les 
arguments  que  l'on  a  opposés  à  ces  propositions,  Celaya 
ajoute  :   «  Quelques-uns  ont  coutume  d'opposer  à  ces  conclu- 


i.  Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu;  seconde  série, 
p.  454- 

2.  Ibid.,  pp.  373-378. 

3.  Ibid.,  pp.  385-3gg. 

4.  Ibid.,  pp.  3g9-4o3. 

5.  Ibid.,  pp.  47-48  et  pp.  4o3-4o7- 

6.  Ibid.,  pp.  48-4g. 

7.  Expositio  Magistri  Joannis  de  Celaya  Valentini  in  octo  libros  phisicorum  Aris- 
totelis;  fol.  cxxv,  col.  c,  à  fol.  cxxx,  col.  6. 


iv   riiADiiioN  DE  ni  iumvn  i  i    i  \  SCIENCE  iTai.ikwi:   \i    \\i    -ii<  m      >'.U 

sions  l'autorité   du    Philosophe  el   celle  du  Commentateui 
mais  dès  là  qu'il  esi  question  de  la  puissance  de  Dieu,  ces 
opinions  ne  sauraient  aucunemenl  être  reçues,  s 

Le  problème  de  L'infini  paraît  avoir  longuement  préoccupé 

Louis  Goroncl  '  sans  que  ses  méditations  l'aient  pu  l'cnin'iiicnl 
attacher  à  l'une  des  solutions  proposées  par  ses  prédécesseurs. 
Il  semble,  cependant,  que  ses  préférences  soient  celles  qu'il 
marque  en  ce  passage ,J  : 

«  Lorsque  nous  formulons  des  propositions  au  sujet  de 
l'infini,  considéré  à  l'égard  de  la  puissance  divine  (et  c'est 
seulement  en  tenant  compte  de  cette  puissance  que  nous 
traitons  ici  de  l'infini),  nous  admettons  les  sens  qui  consistent 
à  affirmer  ceci  :  Dieu  peut  produire  un  infini  syncatégorique; 
et  à  nier  ceci  :  Dieu  peut  produire  un  infini  catégorique. 
Presque  tous  les  anciens  docteurs  ont  été  de  cet  avis;  il  ont 
admis  qu'un  infini  ne  pouvait  d'aucune  manière  être  doué 
d'existence  actuelle.  » 

Parmi  ces  anciens  docteurs,  il  en  est  un  dont  l'opinion 
semble,  à  Louis  Coronel,  particulièrement  respectable,  et  ce 
maître  est  Jean  Buridan;  lisons,  en  effet,  ce  que  notre  philo- 
sophe espagnol  dit  du  problème  célèbre  de  la  ligne  spirale 
infinie;  après  avoir  rapporté  les  propos  d'Hentisber  et  de 
Gaétan  de  Tiène,  il  poursuit  en  ces  termes3  : 

«  Tout  bien  considéré,  voici,  semble-t-il,  ce  qu'il  faut  dire  : 
Buridan  a  fait  preuve,  en  règle  générale,  d'un  jugement  très 
droit  touchant  les  questions  qu'il  a  traitées  en  ses  écrits;  son 
intelligence,  naturellement  amie  de  la  vérité,  acquiesçait  avec 
raison  à  cette  proposition  :  Il  existe  une  ligne  spirale  infinie 
au  sens  syncatégorique,  mais  il  n'existe  pas  de  ligne  spirale 
infinie  au  sens  catégorique  k.  Mais  il  s'est  trouvé  en  défaut 
lorsqu'il  s'est  agi  de  la  prouver.  » 

Après  avoir  traité  une  première  fois  de  la  question  de  l'in- 


i.  Ludovici  Coronel  Physicx  perscrutationes,  lib.VIII,  pars  II.  De  infînito  :  Nullum 
infinitum  magnitudine  continetur  sub  orbe  Lune.  Éd.  cit.,  fol.  cxx,  col.  c. 

2.  Ludovici  Coronel  Op.  cit.,  éd.  cit.,  fol.  cxx,  col.  d. 

3.  Ludovici  Coronel  Op.  cit.,  éd.  cit.,  fol.  cxxim,  coll.  b  et  c. 

U.  Coronel  emploie  ici  la  manière  de  parler  introduite  par  Albert  de  Saxe;  il  dit  : 
Infinita  est  linea  girativa  et  nulla  linea  girativa  est  infinita. 


232  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

finiment  grand  à  l'égard  de  la  puissance  divine,  Louis  Coronel 
revient  à  cette  question,  à  la  demande,  nous  dit- il,  de  Maître 
Simon  Agobert,  son  élève  préféré.  Il  formule  alors  ces  con- 
clusions, qui  semblent  contradictoires  les  unes  aux  autres1, 
mais  qui  ne  le  sont  pas,  car,  nous  dit  l'auteur,  «  le  mot  infini 
est  pris  au  sens  catégorique  dans  les  premières  et  au  sens 
syncatégorique  dans  lés  secondes.  » 

a  Même  par  pouvoir  surnaturel,  aucun  corps  de  grandeur 
infinie  n'a  d'existence  actuelle. 

»  Même  par  pouvoir  surnaturel,  il  ne  peut  exister  actuelle- 
ment aucune  multitude  infinie  qui  ne  constitue  pas  un  tout 
unique. 

)>  Même  par  pouvoir  surnaturel,  il  n'existe  actuellement 
aucun  accident  corporel  d'intensité  infinie. 

»  Pour  sauver  la  vigueur  infinie  de  la  Cause  première, 
il  n'est  pas  nécessaire  d'accorder  quelle  puisse  produire  un 
effet  infini  [catégorique]. 

»  Pour  sauver  la  vigueur  infinie  de  la  Cause  première,  il  faut 
accorder  qu'elle  peut  produire  un  effet  infini  [syncatégorique]. 

»  Par  puissance  surnaturelle,  une  grandeur  infinie  peut  être 
produite. 

»  Par  puissance  surnaturelle,  une  multitude  infinie  peut 
être  produite. 

»  Par  puissance  surnaturelle,  un  accident  d'intensité  infinie 
peut  être  produit.  » 

Ces  conclusions,  qui  s'opposent  à  celles  de  Jean  de  Celaya, 
sont  fort  nettes;  la  discussion,  assez  diffuse  et  confuse,  par 
laquelle  Louis  Coronel  les  appuie  décèle  une  fermeté  moindre 
en  la  pensée  intime  de  l'auteur. 

Cette  incertitude  se  révèle  encore  en  une  sorte  de  repentir 
de  deux  feuillets  que  l'auteur  ajoute  à  son  ouvrage,  après  le 
colophon  :  «  Je  reviens,  »  dit-il2,  «  à  la  question  qui  concerne 
l'infinie  vigueur  du  premier  Moteur;  c'est  à  l'égard  de  cette 
vigueur  infinie  que  j'ai,  ici,  traité  de  l'infini;  je  dis  que 
l'opinion  qui  le  déclare  capable  de  produire  l'infini  n'implique 

i.  Ludovici  Coronel  Op.  cit.,  éd.  cit.,  fol.  cxxxvi,  col.  d,  et  fol.  cxxxix,  col.  6. 
2.  Ludovici  Coronel  Op.  cil.,  éd.  cit.,  fol.  cl,  col.  a. 


i  \  TRADITION  DE  BUMDA.H  il   LA  ICIENCE  11  ILIElflfE   m    IVÏ  BIBCLE 

aucune  contradiction,  bien  que  sa  vigueur  Infinie  puisse  le 
manifester  autrement.  »  Il  est  visible  que  Coronel  n'est  point 
absolument  décidé  à  refuser  à  Dieu  le  pouvoir  de  créer  un 
infini  actuel  e(  catégorique. 

Que  l'on  vienne  donc  affirmer  l'existence,  au  delà  du  <iel 
suprême  considéré  par  les  astronomes,  d'un  espace  illimité 
occupé  par  des  corps  ;  notre  philosophe  n'est  assurément  pas 
disposé  à  acquiescer  d'emblée  à  cette  affirmation;  mais  encore 
moins  voudrait- il  la  rejeter  sans  plus  ample  examen;  ses 
intentions,  à  l'égard  d'une  telle  proposition,  il  nous  les  déclare 
nettement1  : 

«  Nous  devons  dire  qu'au  delà  de  la  sphère  ultime  il  n'y  a 
aucun  corps  infini,  ni  même,  qui  plus  est,  aucun  corps  fini  ; 
car  aucun  mouvement,  aucun  effet  sur  les  corps  inférieurs  ne 
nous  fournit  la  preuve  qu'un  tel  corps  se  trouve  là;  celui  qui 
affirmerait,  au  delà  de  l'orbe  suprême,  l'existence  d'un  tel 
corps,  qu'il  nous  expose  le  motif  de  son  opinion  ;  nous  répon- 
drons à  ce  motif  ou  bien,  s'il  nous  paraît  efficace,  nous  en 
approuverons  la  conclusion. 

»  En  cette  circonstance,  tenir  pour  la  négative  est  un  parti 
que  justifie  l'absence  de  motif  [rationnel]  et  de  révélation;  le 
parti  qui  consiste  à  tenir  pour  l'affirmative  requerrait  un  motif 
ou  une  révélation.  » 

Si  Louis  Goronel  eût  pris  part  à  la  discussion  de  la  thèse 
proposée  par  Giordano  Bruno  en  faveur  de  l'extension  de 
l'Univers  à  l'infini,  il  eût  sans  doute  pesé  sans  parti  pris  les 
arguments  du  philosophe  de  Noie. 

Le  7  mars  1277,  les  théologiens  de  Paris,  présidés  par 
l'évêque  Etienne  Tempier,  avaient  condamné  cet  article  : 
«  Quod  prima  causa  non  posset  plares  mundos  facere.  »  De  ce 
jour,  on  compta,  en  l'École  de  Paris,  de  nombreux  maîtres 
qui  ne  regardèrent  plus  la  pluralité  des  mondes  comme  une 
absurdité.  Henri  de  Gand2  et  Richard  de  Middleton3  furent  les 

1.  Ludovici  Coronel  Physicœ  perscruiationes,  lib.  VIII,  pars  II  :  De  infinito.  Nullum 
caelum  est  infinité  magnum;  éd.  cit.,  fol.  cxxix,  col.  d,  à  fol.  cxxx,  col.  c. 

2.  Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu;  seconde  série, 
pp.  M7-M8. 

3.  lbid.,  pp.  /ji  i-4t4- 


234  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

premiers  de  ces  maîtres.  Guillaume  d'Ockam1,  Walter  Burley2, 
Robert  Holkot3,  Gaëtan  de  Tiène4  soutinrent,  à  leur  tour,  que 
Dieu  aurait  pu  créer  plusieurs  mondes. 

Tous  ces  auteurs,  il  est  vrai,  se  contentaient  d'affirmer  la 
possibilité  d'un  nombre  fini  de  mondes  ;  d'autres  allaient  plus 
loin  ;  ils  admettaient  que  Dieu  aurait  pu  créer  une  multitude 
actuellement  infinie  de  mondes  distincts.  Au  premier  rang  de 
ceux-ci,  nous  trouvons  Jean  de  Bassols5. 

La  doctrine  de  Jean  de  Bassols,  nous  la  voyons  défendue 
à  Montaigu,  au  début  du  xvie  siècle,  par  maître  Jean  Majoris0; 
Jean  Majoris  soutient  que  l'on  ne  saurait  trouver  une  contra- 
diction en  cette  hypothèse  :  Il  existe  une  infinité  de  mondes. 

Jean  de  Celaya  se  contente,  au  Collège  de  Sainte  Barbe, 
d'examiner7  s'il  existe  plusieurs  mondes;  il  n'examine  pas  si 
la  multitude  de  ces  mondes  peut  être  infinie.  De  son  ensei- 
gnement, quelques  passages  méritent  d'être  ici  rapportés. 

«  Actuellement,  il  n'existe  qu'un  seul  Monde.  Cette 
conclusion  se  prouve  par  ceci  :  La  foi  catholique  ne  nous 
fournit  aucune  autorité  d'où  découle  l'existence  de  plusieurs 
mondes,  et,  en  outre,  il  n'existe  aucune  raison  capable  de 
nous  contraindre  à  supposer  la  pluralité  des  mondes;  bien 
plus,  quelques-unes  des  raisons  que  le  Philosophe  invoque 
contre  cette  pluralité  ont  une  certaine  apparence  de  vérité. 
Actuellement,  donc,  nous  n'avons  pas  à  supposer  l'existence 
de  plusieurs  mondes... 

»  Si  Ton  parle  au  point  de  vue  surnaturel,  il  peut  exister 

i.  Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu;  seconde  série, 
pp.  76-78. 

2.  Ibid.,  pp.  4 1 4-4 1 5. 

3.  Ibid.,  pp.  417-419. 

4.  Ibid.,  pp.  4 1 5-4 16. 

5.  Ibid.,  pp.  416-417. 

6.  Ibid.,  pp.  92-94. 

7.  Expositio  Magistri  ioannis  de  Celaya  Valentini,  in  quatuor  libros  de  celo  et  mundo 
Aristotelis:  cum  questionibus  ejusdem.  Venundantur  in  edibus  Hedmundi  le  Feure  in 
via  divi  Jacobi  prope  edem  sancti  Benedicti  sub  signo  crescentis  Lune  moram  trahentis. 
Cum  Gratia  et  Privilegio  régis  amplissimo.  Colophon  :  Explicit  expositio  Magislri 
Joannis  de  Celaya  Valentini  in  quatuor  Libros  Aristotelis  de  Celo  et  Mundo  cum 
questionibus  ejusdem,  novissime  et  cum  maxima  vigilantia  in  lucem  redacta  :  ac 
impressa  arte  ac  artificio  Joannis  du  pre  et  Jacobi  le  messier.  Anno  a  partu  virgineo 
Millesimo  Quingentesimo  decimooctavo  die  vicesimaprima  Mensis  Junii  Surnptibus 
vero  Hedmundi  le  feure  :  in  vico  sancti  Jacobi  prope  edem  sancti  Benedicti,  sub 
intersignio  crescentis  Lune  moram  trahentis.  Fol.  xv,  col.  a. 


LA  TRADITION  DE  BURUMfl  BT  LA  SCIENCE  n  m.ii.nm     \i    KVÏ  SIEC1  I     2 35 

plusieurs  mondes,  simultanés  ou  successifs,  concentriques  ou 
excentriques  Les  uns  aux  autres.  Prouvons  cette  conclusion  : 
Dieu  peut  faire  tout  ce  qui  n'implique  aucune  contradiction; 

or,  l'existence  (le  plusieurs  mondes,  simultanés  ou  successifs, 
concentriques    ou    excentriques,    n'implique    aucune   contra 
diction.  Donc,  par  la  puissance  surnaturelle  de  Dieu,  il  peut 
exister  plusieurs  mondes. 

»  Les  raisons  du  Philosophe  n'ont,  à  rencontre  de  cette 
conclusion,  aucune  valeur.  Nous  nierons,  en  effet,  que  ce 
Monde-ci  contienne  toute  la  matière  possihle;  cette  affirmation 
est  hérétique  et  jamais  le  Philosophe  ne  pourrait  la  prouver. 
Il  n'est  pas  non  plus  nécessaire,  en  ce  cas,  que  la  terre  d'un 
monde  se  porte  vers  le  centre  de  l'autre  monde,  car  c'est  au 
centre  de  son  propre  monde  que  résiderait  la  vertu  qui 
la  conserve.  Les  raisons  du  Philosophe  n'auront  donc  plus 
aucune  apparence  de  vérité.  » 

Au  sujet  de  la  pluralité  des  mondes,  l'opinion  de  Louis 
Goronel  est  très  semblable  à  celle  de  Jean  de  Gelaya. 

«  Il  nous  faut  examiner,  »  dit-il1,  «  s'il  existe  une  infinité  de 
mondes  tels  que  celui  en  lequel  nous  sommes...  Mais,  direz- 
vous  peut  être,  nous  n'avons  pas  le  droit  de  regarder  cette 
proposition  comme  douteuse,  car  nous  sommes  catholiques, 
et  elle  est  condamnée  comme  hérétique2.  » 

Cette  conclusion,  Goronel  ne  la  rejette  pas,  bien  qu'il  fasse 
cette  remarque  :  «  Gratien  n'allègue  aucunement  le  concile  ou 
la  lettre  décrétale  où  cette  opinion  aurait  été  condamnée.  » 
«  Mais,  »  ajoute-t-il,  «je  procède  ici  d'une  manière  purement 
naturelle,  et  selon  ce  que  l'on  peut  affirmer  par  la  lumière 
naturelle.  » 

Qu'est-ce  que  la  raison  naturelle  va  donc  dicter  à  notre 
régent  de  Montaigu?  Le  voici  : 

u  Si,  outre  ce  monde-ci,  on  admet  qu'il  en  existe  un  autre, 
on  ne  voit  pas  qu'il  en  résulte  aucun  inconvénient;  il  n'y  en 
a  donc  pas  davantage  à  admettre  deux  autres  mondes  ou  trois 

i.  Ludovici  Coronel  Physicœ  perscrutationes,  lib.  VIII,  pars  II:  De  infinito;  éd. 
cit.,  fol.  gxxxii,  col.  a,  à  fol.  cxxxni,  col.  6. 
2.  Gratiani  Decretum,  quœst.  XXIV,  cap.  III. 


236  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

ou  quatre,  et  ainsi  sans  fin...  En  effet,  si  cette  supposition  pouvait 
présenter  quelque  inconvénient,  ce  serait  surtout  celui  qu'in- 
voque Aristote,  à  savoir  que  la  terre  d'un  monde  se  porterait 
au  lieu  naturel  de  la  terre  d'un  autre  monde;  mais  cet 
argument  n'est  pas  convainquant...  Car  la  terre  du  premier 
monde  trouvant,  au  lieu  qu'elle  occupe,  les  conditions  d'une 
bonne  conservation,  n'aurait  aucune  raison  pour  se  mouvoir 
vers  le  lieu  propre  d'une  autre  terre;  de  même,  lorsqu'une 
partie  de  la  terre  est  logée  d'une  manière  convenable  et 
naturelle,  elle  ne  se  meut  point  naturellement  vers  le  lieu 
qu'occupe  une  autre  partie  de  terre.  » 

Notre  scolastique  pense  donc  que  l'on  peut,  sans  contra- 
diction, admettre  l'existence  de  plusieurs  mondes  concen- 
triques ou  excentriques;  il  ajoute  que  celte  seconde  hypothèse 
«  contient  moins  d'improbabilité  que  la  première  ». 

Mais,  ces  mondes  multiples,  dont  l'existence  n'est  pas 
contradictoire,  existent-ils  en  fait?  En  laissant  de  côté  la  con- 
damnation dogmatique  contenue  au  Décret  de  Gratien,  «  et  en 
procédant  par  voie  purement  naturelle,  personne  n'a  le  droit 
d'affirmer  qu'il  existe  plusieurs  mondes,  car  personne  n'a  de 
motif  pour  formuler  cette  affirmation  ;  si  quelqu'un  possède 
un  tel  motif,  qu'il  l'apporte... 

»...  La  pluralité  ne  doit  jamais  être  supposée  sans  nécessité; 
nous  ne  devons  donc  pas  admettre  l'existence  de  plusieurs 
mondes,  car  rien  de  ce  que  l'expérience  nous  enseigne  ne 
requiert  la  réalité  d'un  autre  monde... 

»...  Étant  donné  que  tout  ce  qui  arrive  en  ce  monde-ci  peut 
s'expliquer  hors  de  l'hypothèse  d'un  autre  monde,  il  semble 
que  Ton  n'ait  pas  à  se  demander  s'il  existe  un  autre  monde 
tant  que  l'on  n'aura  pas  manifesté,  en  la  nature,  quelque 
inconvénient  qu'entraînerait  l'absence  de  ce  monde.  » 

A  l'égard  de  la  pluralité  des  mondes,  Goronel  observe  la 
même  attitude  qu'à  l'égard  de  la  grandeur  infinie  de  l'Univers; 
il  rejette  ces  deux  hypothèses  parce  qu'il  n'a  aucun  motif  de  les 
admettre;  mais  il  est  prêt  à  les  accepter  le  jour  où  un  sem- 
blable motif  lui  serait  fourni. 

Gomment  les  Scolastiqùes  de  Paris,  gardiens  de  la  tradition 


i.\  TRADITION  DE  BUR1DAN  ET  LA  SCIENCE  [TA  LIE  UNE    m     wi       LÉCLE 

de  Jean  Majoris,  <lc  Louis  Coronel  ou  d<*  Jean  de  Gelaya,  se 
fassent-ils  scandalisés  de  L'enseignement  <l<i  Giordano  Bruno 
touchant   la  grandeur   Infinie  de   l'Univers  et  la   multitude 

infinie  des   mondes? 

Mais,  dira  - 1  on  peut-être,  au  temps  où  Giordano  Bruno 
proposait  YAcrotismus  Camœracensis,  les  enseignements  de 
Johannes  Majoris  et  de  Jean  de  Gelaya  devaient  être  oubliés 
el  leurs  livres  fort  peu  lus.  Que  l'on  se  rassure;  les  plagiaires 
travaillaient  à  conserver  et  à  répandre  les  enseignements  de  la 
Scolastique  parisienne. 

De  ces  plagiaires,  le  plus  cynique  que  l'on  ait  vu  depuis 
Nicolô  Tartaglia  est,  sans  contredit,  Francesco  Giuntini,  de 
Florence;  médecin,  astrologue,  tour  à  tour  prêtre  catholique, 
puis  protestant,  puis  de  nouveau  catholique,  Giuntini  nous 
apparaît  comme  le  type  de  ces  êtres,  dépourvus  de  tout  sens 
moral,  que  le  temps  de  la  Renaissance  a  produits  avec  une 
si  généreuse  profusion. 

En  1577  et  1578,  Francesco  Giuntini  fit  imprimer  à  Lyon 
un  commentaire  à  la  Sphère  de  Jean  de  Sacro-Bosco.  La 
composition  de  ce  commentaire  ne  lui  avait  demandé  qu'un 
fort  médiocre  effort1. 

Giuntini,  en  effet,  a  formé  son  ouvrage  en  copiant  de 
longues  pages  empruntées  à  d'autres  auteurs.  Quand  les  pages 
copiées  sont  des  vers  du  Dante,  notre  astrologue  nomme  le 
poète;  il  lui  eût  été  difficile  de  faire  prendre  ces  vers  pour  son 
œuvre.  Mais  il  ne  se  croit  plus  tenu  à  semblable  probité 
lorsque  les  passages  qu'il  s'approprie  ont  été  écrits  par  quelque 
Scolastique  parisien.  Du  nom  du  propriétaire,  alors,  il  n'est 
plus  question. 

C'est  ainsi  qu'une  bonne  partie  du  De  Cxlo  d'Albert  de  Saxe 
a  passé,  sous  le  voile  de  l'anonyme,  dans  le  Commentaire  de 

1.  Fr.  Iunctini  Florentini,  Sacrae  Theologiae  Doctoris,  Commentaria  in  Sphœram 
Ioannis  de  Sacro  Bosco  accuratissima.  Lugduni,  apud  Philippum  Tinghium, 
MDLXXXVIII.  —  Fr.  Iunctini  Florentini,  Sacrae  Théologies  Doctoris,  Commentaria 
in  tertium  et  quartum  capitulum  Sphserœ  Io.  de  Sacro  Bosco  accuratissima.  Lugduni, 
apud  Philippum  Tinghium,  MDLXXXV1I.  —  Les  bibliographes  pensent  en  général, 
en  se  fiant  à  ces  titres,  que  le  second  volume  a  été  imprimé  avant  le  premier;  mais 
cela  ne  peut  être,  car  il  renferme  un  Index  reram  où  les  matières  du  premier  volume 
sont  indiquées  ainsi  que  les  pages  où  ces  matières  sont  traitées. 


238  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

Giuntini;  c'est  ainsi  que  les  considérations  de  notre  astro- 
logue sur  la  nature  des  excentriques  et  des  épicycles  sont 
empruntées1  textuellement  au  Commentaire  de  Pedro  Girvelo. 

Lorsque  Giuntini  veut  traiter  de  la  pluralité  des  mondes,  il 
pille  un  nouvel  auteur;  c'est  YExpositio  in  libros  de  Cœlo  et 
Mundo  de  Jean  de  Gelaya  qui  est,  cette  fois,  mise  à  contri- 
bution; le  Commentaire  de  Giuntini  reproduit9,  de  cet  ouvrage, 
tout  le  chapitre  dont  nous  avons  extrait  quelques  passages.  Ce 
chapitre  ne  pouvait,  dès  lors,  être  oublié  au  moment  où  Jean 
Hennequin  soutenait  les  propositions  de  Giordano  Bruno. 

Si  donc  les  thèses  du  Philosophe  de  Noie  touchant  l'infini- 
tude  de  l'Univers  et  la  pluralité  des  mondes  rencontraient,  au 
Collège  de  Cambrai,  des  contradicteurs  obstinés,  décidés  à  les 
rejeter  comme  contradictoires  ou  hérétiques,  ce  n'est  point  dans 
les  rangs  des  Nominalistes  quelles  les  pouvaient  trouver.  Bien 
plutôt  risquaient-elles  de  heurter  les  convictions  des  Huma- 
nistes fidèles  aux  traditions  de  Lefèvre  d'Étaples.  Écoutons  ce 
que  ce  dernier  mettait  dans  la  bouche  de  ses  interlocuteurs 
lorsqu'il  écrivait,  sous  forme  de  dialogues,  son  Introduction 
à  la  Métaphysique  d'Aristote3  : 

«  Theoreticus  :  Par  là,  Eutycherus,  tu  pourras  imaginer 
pourquoi  quelques  philosophes,  qui  ont  eu  du  mystère  de 
l'unité,  de  l'égalité  et  de  la  connexion  une  intelligence  défec- 
tueuse, comme  Anarque  d'Abdère,  ont  affirmé  qu'il  existait 
une  infinité  de  mondes. 

»  Eutycherus  :  Pourquoi  cela? 

»  Theoreticus  :  Afin  que  l'infinie  plénitude  de  la  Bonté 
divine  se  communiquât  et  se  propageât  à  l'infini,  pour  que 
d'aucune  part  ils  ne  fussent  contraints  de  la  déclarer  vaine  ou 
oiseuse.  Mais  le  monde  a  été  créé  aussi  bon  qu'il  pouvait  être; 

i.  Fr.  Junctini  Op.  cit.,  pars  II,  pp.  3oi-3o/i.  Ce  plagiat  était  une  récidive; 
Giuntini  l'avait  déjà  commis  en  sa  Sphœra  Ioannis  de  Sacro  Bosco  emendata  dont  la 
première  édition,  qui  fut  suivie  de  beaucoup  d'autres,  parut  en  i56£.  La  Sphœra 
emendata  renfermait  d'ailleurs  bien  des  pages  textuellement  copiées  au  De  Cœlo 
d'Albert  de  Saxe. 

2.  Fr.  Junctini,  Op.  cit.,  lib.  I,  cap.  I,  pp.  85-87. 

3.  Jacobi  Fabri  Stapulensis  In  introductionein  metaphysicorum  Aristotelis  commen- 
tarii  per  dialogos  digesti.  Dialogus  tertius.  (In  hoc  opère  continentur  totius  phylosoplu.r 
naturalis  paraphrases...  Dialogi  quatuor  ad  Metaphysicorum  intelligentiam  introductorii} 
Parrhisiis,  Henricus  Stephanus,  i5i a,  fol,  337.) 


l.K  TRADITION  DB  m  RIDAIS  BT  LA  SCIENCE  I  i  m.ii.nm;  ai    x\  i'  mi  m  i 

et  il  était  meilleur  qu'il  fût  un,  afin  de  ressembler  davantage 
à  son  Artisan  divin;  par  son  unité,  en  effet,  le  monde  est 
l'émule  de  L'unité  suprême  de  Celui  qui  l'a  fait,  comme  il  est, 
par  sa  bonté,  l'émule  de  la  bonté  du  Créateur.  Ce  monde 
existe,  il  est  un,  bon,  vrai  et  plein  dans  la  limite  où  sa  nature 
a  pu  être  capable  d'existence,  d'unité,  de  bonté,  de  vérité  et  de 
plénitude.  Ceux  donc  qui  ont  affirmé  l'existence  de  plusieurs 
mondes  ne  te  semblent-ils  pas  l'avoir  fait  à  tort? 

»  Eutycherus  :  Ils  l'ont  fait  à  tort. 

»  Theoheticus  :  Et  l'avis  de  ceux  qui  ont  affirmé  l'existence 
d'une  infinité  de  mondes  n'offrait-il  pas,  avec  la  vérité,  un  bien 
plus  grand  désaccord? 

»  Eutycherus  :  Un  plus  grand  désaccord,  assurément,  car 
rien  n'est  plus  opposé  à  la  souveraine  unité... 

»  Theoreticus  :  D'autres,  en  grand  nombre,  ont  admis  que 
ce  monde  corporel  était  unique;  mais  ils  se  sont  efforcés  de 
prouver  qu'il  était  infini. 

)>  Eutycherus  :  C'est,  je  pense,  pour  la  même  raison. 

»  Theorericus  :  Pour  la  même  raison;  savoir,  pour  que  la  bonté 
suprême  se  pût  répandre  et  propager  à  l'infini.  Mais  cette  opinion 
n'est  pas  sensée.  Tandis,  en  effet,  que  cette  masse  corporelle 
met  obstacle  à  la  plénitude  de  la  perfection,  ils  ne  voient  pas 
qu'ils  la  font  égale  à  la  souveraine  plénitude;  bien  plus,  qu'ils 
égalent  l'entité  totale  de  ce  monde  infini  à  l'entité  infinie  de 
Dieu,  et  l'unité  du  monde  à  l'unité  de  Dieu.  Sinon  la  suprême 
entité,  la  suprême  unité  et  la  suprême  bonté  ne  se  répandraient 
pas  et  ne  se  communiqueraient  pas  à  l'infini,  comme  ils  le 
veulent.  Mais  leurs  suppositions  et  celles  des  philosophes 
précédents  se  heurtent  à  des  difficultés  qu'Aristote  a  signalées.  » 

Contre  les  thèses  de  Bruno,  les  disciples  de  Lefèvre  d'ÉtapIes 
affermissaient  la  Physique  d'Aristote  à  l'aide  de  la  Métaphy- 
sique de  Nicolas  de  Cues;  pour  soutenir  cette  même  Physique, 
les  disciples  de  Mélanchthon  invoquaient  les  textes  de  l'Écriture. 

Pour  démontrer  que  le  monde  est  fini,  Mélanchthon  résume 
brièvement  quelques-uns  des  plus  faibles  arguments  d'Aristote1. 

i.  Initia  doctrinœ  physicx,  Dictata  ia  Academia  Vuitebergensi.  Philip.  Melanth. 
Iterum  édita,  Wittergre,  per  Iohannem  LufFt.    i55o.   Lib.   I.  Gap.  intitul.  :  Est  ne 


2/jO  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

((  Cette  démonstration  manifeste,»  dit-il,  «  convainc  à  la  fois 
les  yeux  et  l'esprit  de  toute  personne  saine  et  la  contraint 
d'avouer  que  le  monde  est  fini.  » 

Contre  la  pluralité  des  mondes,  Mélanchthon  rappelle1,  d'une 
manière  très  concise,  quelques  arguments  péripatéticiens  :  «  Ces 
conséquences  absurdes,  »  dit -il,  «  suivraient  l'affirmation  de 
celui  qui  imaginerait  plusieurs  mondes;  il  en  résulte  donc 
qu'il  existe  seulement  un  monde  unique...  » 

«  Mais  pour  nous,  qui  sommes  dans  l'Église,  nous  avons  une 
preuve  plus  facile  et  plus  certaine  pour  affirmer  l'existence 
d'un  monde  unique.  La  science  céleste,  en  effet,  nous  affirme 
que  ce  monde  en  lequel  Dieu  s'est  manifesté,  en  lequel  il  a 
livré  sa  doctrine  aux  hommes,  en  lequel  il  a  envoyé  son  Fils 
au  genre  humain,  a  été  fondé  par  Dieu.  Ensuite,  elle  ajoute 
expressément  que  Dieu  s'est  arrêté  et  qu'il  n'a  créé  ni  d'autres 
corps  ni  d'autres  êtres  animés.  En  effet,  au  second  chapitre  du 
premier  livre  de  Moïse,  il  est  dit  :  Cessavit  ab  omni  opère  suo, 
ce  que  l'on  doit  comprendre  ainsi  :  Il  n'a  pas  créé  d'autres 
mondes,  ni  d'autres  êtres  animés,  ni  aucune  espèce  nouvelle.  Il 
est  donc  nécessaire  qu'il  y  ait  un  monde  unique  et  qu'il 
n'existe  pas  plusieurs  mondes.  » 

Mélanchthon  n'a  point,  contre  la  Philosophie  d'Aristote,  la 
bouillante  hostilité  qui  anime  Pierre  La  Ramée,  plus  connu 
sous  le  nom  de  Petrus  Ramus.  On  sait  que  les  violentes  attaques 
de  Ramus  contre  le  Stagirite  lui  avaient  valu  une  condamna- 
tion de  l'Université  avant  que  son  fanatisme  huguenot  ne  le 
fit  chasser  de  cette  même  Université.  Réfugié  en  Allemagne, 
il  continuait  à  combattre  avec  acharnement  les  doctrines  péri- 
patéticiennes. En  i562,  ses  Scholx  physicx  entreprenaient  tout 
particulièrement  de  réformer  ce  qu'Aristote  avait  enseigné 
au  sujet  de  l'infini;  mais  la  réforme  proposée  par  Ramus  ne 
ressemblait  pas,  tant  s'en  faut,  à  celle  que  Giordano  Bruno 
allait  proclamer.  Ramus  veut  que  la  notion  d'infiniment 
grand  et  celle  d'infiniment  petit  n'aient  aucune  place  hors  des 

mundus  finitus  an  infinitus?  —  La  première  édition  de  cet  ouvrage,  qui  en  eut 
un  grand  nombre,  est  de  i54g;  nous  n'avons  pu  la  consulter.  —  Éd.  cit.  fol.  38. 

i.  Philippi  Melanchthonis  Op.  cit.,  lib.  1,  cap.  intitul.  :  Quomodo  confirmari 
potest  unum  esse  mundum,  et  non  plures;  éd.  cit.,  foll.  1*9.  et  /«3. 


LA  TBADIT10N  DE  BU  RIDA  H  ET  LA  SCIENCE  ITALIEN*  H  Al     \\i    BIECL1      3  'i  I 

Mathématiques.  En  la  réalité  physique,  tout  est  essentielle 
ment  fini  «  Non  seulement  en  la  nature  des  choses,  il  n\  ;i 
nul  Infini  en  acte"...;  mais  il  n'y  a  pas  davantage  d'infini  en 
puissance;  rien  de  physique,  rien  de  sensible  n'esl  infini  ; 
tout  ce  qui  est  physique  et  sensible  est  fini  cl  n'est  susceptible 
que  de  division  finie...  Et  toutefois,  Àrislole  mérite  une 
éternelle  reconnaissance,  car  s'il  a  conçu  le  mal,  il  a  aussi 
montré  le  remède  de  ce  mal  à  ceux  qui  savent  regarder  avec 
attention.  Ce  mal,  en  effet,  avait  fait  irruption  dans  nos 
écoles  en  même  temps  que  cette  peste  du  sophisme,  la  plus 
mortelle  qui  fût  jamais  pour  la  religion  chrétienne.  Mais 
j'aborde  les  autres  parties  de  la  Physique  d'Aristote  l'âme 
remplie  d'une  grande  joie  et  d'une  vive  gaîté  ;  maintenant 
que  nous  avons  émoussé,  ou  plutôt  radicalement  écrasé  cette 
corne  de  l'infini,  on  dirait  que  le  reste  n'est  plus  que  jeux  et 
badinages  auprès  de  ce  monstre  sans  pareil  produit  par 
l'impiété.  » 

Humanistes  catholiques  et  Humanistes  réformés  étaient  donc 
fort  peu  disposés  à  souscrire  aux  thèses  de  Giordano  Bruno 
sur  l'infinie  grandeur  de  l'Univers  ou  sur  la  pluralité  des 
mondes;  leur  sentiment  à  l'égard  de  ces  propositions  ne 
différait  guère,  sans  doute,  de  l'opinion  des  Averroïstes  les 
plus  endurcis;  seuls,  les  Scotistes  et  les  Nominalistes  devaient 
écouter  ces  affirmations  sans  effroi  et  les  discuter  sans  parti 
pris. 

L'hypothèse  de  la  multiplicité  des  Mondes  entraîne  le  rejet 
de  la  théorie  de  la  gravité  proposée  par  Aristote  ;  les  corps 
graves  qui  se  trouvent  en  ces  divers  mondes  ne  peuvent 
tendre  tous  vers  un  même  point. 

Jean  de  Bassols  écrit  donc2  :  «  Il  n'est  pas  nécessaire  que  la 
terre  de  l'un  de  ces  deux  mondes  se  porte  naturellement  vers 
la  terre  de  l'autre  monde,  ni  même  qu'elle  puisse  se  mouvoir 
ainsi  vers  l'autre  terre;  la  tendance  d'une  terre  vers  le  centre 

i.  P.  Rami  Schollarum  physicorum  libri  octo,  in  totidem  acroamaticos  libros  Aristotelis. 
Recens  emendati  per  Joannem  Piscatorem  Argent.  Francofurti,  apud  haeredes 
Andréas  Wecheli,  MDLXXXIII.  Lib   III  in  tertium  physicum,  in  cap.  VIII  ;  pp.  97-98. 

a.  Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  seconde  série, 
pp.  4 16-4 17. 

P.    DUHFM.  16 


242  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

ne  dépasserait  pas,  en  effet,  les  bornes  de  son  propre  monde... 
Si  vous  me  dites  qu'en  ce  cas,  la  terre  de  l'autre  monde  ne 
serait  pas  de  même  espèce  que  cette  terre-ci,-je  réponds  qu'il 
n'est  pas  nécessaire  qu'elle  soit  de  même  espèce.  Mais  en 
admettant  que  cette  seconde  terre  fût  de  même  espèce  que  la 
notre,  la  terre  de  chacun  de  ces  deux  mondes  ne  se  mouvrait 
pas  vers  le  centre  de  l'autre  monde,  mais  seulement  vers  le 
centre  du  monde  dont  elle  fait  partie,  en  sorte  que  l'appétit 
naturel  de  cette  terre  ne  s'étendrait  pas  au  delà  du  tout  auquel 
elle  appartient.  » 

«  Un  grave,  placé  en  l'un  des  deux  mondes,  »  écrit  à  son 
tour  Robert  Holkot1,  «  se  mouvrait  naturellement  vers  le 
centre  de  ce  inonde  au  sein  duquel  il  se  trouve;  un  autre 
grave,  placé  en  l'autre  monde,  tendrait  vers  le  centre  de  ce 
dernier  monde.  » 

Enfin,  il  y  a  un  instant,  nous  avons  entendu  Jean  de  Celaya  : 
«  Il  n'est  pas  nécessaire  que  la  terre  d'un  monde  se  porte  vers 
le  centre  de  l'autre  monde,  car  c'est  au  centre  de  son  propre 
monde  que  résiderait  la  vertu  qui  la  conserve.  » 

Louis  Goronel  corrige  d'une  manière  différente  et,  dirai-je* 
plus  moderne,  la  théorie  péripatéticienne  de  la  gravité;  selon 
lui,  une  masse  de  terre,  placée  hors  des  centres  des  divers 
mondes,  se  dirigerait  vers  le  centre  le  plus  voisin;  c'est, 
du  moins,  l'opinion  que  l'on  conclura  bien  aisément  de  ce 
que  Coronel  dit2  au  sujet  du  mouvement  du  feu  : 

«  A  supposer  qu'il  existât  plusieurs  mondes,  on  pourrait 
poser  la  question  suivante  :  Le  lieu  naturel  au  feu  de  l'un 
de  ces  mondes  conviendrait-il  également  au  feu  d'un  autre 
monde?  Si  l'on  répond  affirmativement,  il  faudrait  dire  aussi, 
semble-t-il,  que  le  feu  de  l'un  des  mondes  se  doit  mouvoir 
vers  le  feu  de  l'autre  monde  ou  vers  le  lieu  de  ce  feu.  C'est 
ainsi,  d'ailleurs,  qu'argumente  Àristote  au  premier  livre 
Du  Ciel...  Il  semble  qu'on  ne  saurait  nier  cette  proposition > 
puisqu'aux  lieux  semblables,  pris  en  des  mondes  différents, 

i.  Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  seconde  série, 
p.  Z,Kj. 

2.  Ludovici  Coronel  Physicx  perscrutationes,  lib.  IV,  pars  prima  quai  est  de  loco; 
éd.  cit.,  fol.  LXXX1V,  col.  c. 


LA  TRADITION  m    m  m  h  an  i  i    i  v  Bi  tl  m.i.  1 1  ILIENlfE  ai    xvi'     in.n 

se  trouveraient  Les  mêmes  qualités  de  conservation...  M 

dans  le  cas  présent,  il  faut  dire  que  les  êtres  naturels 
s'efforcent  d'acquérir  ec  qui  leur  convient,  <  i  qu'ils  s'efforcent 

de  l'acquérir  par  le  moyen  qui  leur  es1  le  plus  faeile  dans  le 
coneours  de  eireonslances  où  ils  se  trouvent;  c'est  pour  cela 
qu'un  grave,  en  l'absence  de  tout  empêchement,  descend 
par  la  ligne  droite,  et  non  par  la  ligne  courbe  qui  est  plus 
longue;  de  même,  s'il  existait  un  autre  monde,  la  concavité 
de  l'orbe  lunaire  de  cet  autre  monde  serait  un  lieu  convenable 
pour  le  feu  de  notre  monde;  ce  feu-ci,  cependant,  ne  se 
mouvrait  pas  vers  ce  lieu-là,  car  il  lui  serait  plus  facile  de 
se  loger  en  l'orbe  lunaire  de  notre  monde.  » 

Les  disciples  de  Jean  de  Bassols,  de  Robert  Holkot,  de  Jean 
de  Gelaya  n'étaient-ils  pas  tout  disposés  à  accueillir  favora- 
blement les  pensées  suivantes,  que  Giordano  Bruno  conçoit' 
sous  l'inspiration  de  Copernic? 

«  Elles  sont  dénuées  de  sens  et  bien  éloignées  de  la  contem- 
plation de  la  nature,  ces  paroles  d'Aristote  :  Si  quelqu'un 
transportait  la  Terre  là  où  la  Lune  se  trouve  à  présent, 
chacune  des  parties  de  la  Terre  se  porterait  non  pas  vers 
celle-ci,  mais  vers  son  lieu  propre.  Bien  mieux!  Nous  disons 
que  les  parties  d'une  terre  n'ont  pas  plus  le  pouvoir  de 
devenir  parties  d'une  autre  terre,  que  les  parties  d'un  certain 
animal  n'ont  le  pouvoir  de  devenir  les  parties  d'un  autre 
animal.  » 

Bruno  poursuit  en  ces  termes  :  «  Le  mouvement  rectiligne 
n'est  naturel  à  aucune  des  sphères  ;  il  est  seulement  naturel  à 
une  partie  d'une  sphère  lorsque  cette  partie  est  située  hors  de 
sa  région  propre  ;  lorsque  cette  partie  se  trouve  au  sein  même 
de  sa  sphère,  elle  ne  se  meut  plus  de  mouvement  rectiligne  » 
et  dirigé  vers  le  centre. 

Comment  le  Philosophe  de  Noie  confirme-t-il2  cette  pensée? 

«  Les  diverses  parties  de  la  terre  »,  dit- il,  «  ont  un  mouvement 
circulaire. . .  Il  y  a  continuellement,  en  la  terre,  un  flux  divergent 

i.  Jordani   Bruni  Nolani    Camœracensis   acrotismus,   art.  LXXIV  (Jordani  Bruni 
Opéra  latina,  tomus  I,  pars  I,  p.  186). 
2.  Giordano  Bruno,  loc.  cit. 


244  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

et  un  flux  convergent  des  diverses  parties,  semblablement  à 
ce  qui  a  lieu  pour  les  particules  des  animaux.  Aussi,  les  parties 
qui  se  trouvaient  au  centre  finissent-elles  par  arriver  à  la 
circonférence,  pour  retourner  ensuite  de  la  circonférence  au 
centre  ou  à  quelque  lieu  différent.  De  là  un  changement 
continuel  en  la  face  de  la  terre  ;  tantôt  on  voit  la  mer  occuper 
les  régions  où  se  trouvait  la  terre  ferme,  tantôt  des  montagnes 
apparaissent  là  où  des  vallées  se  creusaient...  En  tous  ces 
changements,  je  ne  saurais  accorder  qu'il  y  ait  rien  de  violent; 
je  n'y  reconnais  qu'un  mouvement  absolument  naturel  ;  je 
n'appelle  violent,  en  effet,  que  ce  qui  est  étranger  ou  contraire 
à  l'œuvre  de  la  nature  et  à  la  fin  à  laquelle  elle  tend.  Il  est 
donc  contre  nature  que  toutes  les  parties  de  la  terre  ne 
viennent  pas,  à  tour  de  rôle,  en  occuper  le  centre,  qu'elles  ne 
se  trouvent  pas  toutes,  à  un  moment  ou  à  un  autre,  à  la 
surface...  La  nature  veut  que  tout  ce  qui  est  né  pour  se  mou- 
voir d'un  mouvement  centrifuge  soit  également  né  pour  se 
porter  vers  le  centre.  On  ne  voit  pas  les  particules  de  la  terre 
demeurer  en  repos,  non  plus  que  les  parties  d'un  animal.  » 

En  cet  argument  que  Bruno  semble  avoir  développé  avec 
une  sorte  de  prédilection,  ne  reconnaissons -nous  pas  la 
théorie  d'Albert  de  Saxe  touchant  les  mouvements  incessants 
de  la  terre,  cette  théorie  dont  Léonard  de  Vinci  avait  tiré 
toute  sa  Géologie? 

N'allons  pas  nous  imaginer,  d'ailleurs,  qu'il  s'agisse  là  d'une 
théorie  oubliée  depuis  le  xive  siècle  et  que  Bruno  ressuscite; 
jamais  cette  théorie  n'a  cessé  d'être  étudiée  dans  les  écoles  de 
Paris;  acceptée  ou  rejetée,  elle  y  était  sans  cesse  discutée. 

Jean  de  Gelaya,  par  exemple,  nous  donne,  en  son  écrit  sur 
le  De  Cœlo,  un  exposé  très  clair1  des  principes  sur  lesquels 
repose  cette  théorie;  en  des  termes  qui  sont  presque  textuel- 
lement empruntés  à  Albert  de  Saxe,  il  distingue,  en  la  terre, 
le  centre  de  gravité  du  centre  de  grandeur;  il  enseigne  que  le 
centre  de  gravité  est  au  milieu  du  Monde,  tandis  que  le  centre 
de  grandeur  est  excentrique  au  Monde  ;   il  en  conclut  qu'une 

i.  Joannis  de  Celaya  Expositio    in   libros  de   Cela   et  Mundo,  lib.   II,  cap.    XIII, 
fol.  xli,  col.  d  et  fol.  xlii,  col.  a. 


LA  TRADITION  DE  BURIDAN  El    LA  SCIBNC1    mmiiwi    ai    wi'micii 

partie  de  La  terre,  que  la  chaleur  du  soleil  et  de  l'air  maintien  1 
plus  légère,  émerge  de  la  sphère  des  eaux,  dont  le  (-entre  est 
au  centre;  du  Monde;  il  rejette,  en  effet,  et  par  les  mêmes 
raisons  qu'Albert  de  Saxe,  l'opinion  qui  place  au  centre  du 
Monde  le  centre  de  gravité  commun  de  la  terre  et  de  l'eau. 

C'est  de  ces  principes  qu'Albertutius  avait  conclu  aux 
mouvements  incessants  de  la  terre;  par  deux  fois,  Jean  de 
Celaya  fait  emprunt  à  ce  qu'il  en  avait  dit. 

En  son  Exposition  à  la  Physique,  il  écrit1  :  «  Il  peut  se  faire 
que,  continuellement,  l'excès  de  la  pesanteur  de  l'une  des 
parties  de  la  terre  sur  la  pesanteur  de  l'autre  partie  soit  si 
grand  que  le  poids  de  la  première  moitié  surpasse  le  poids  de 
la  seconde  moitié  augmenté  de  la  résistance  de  l'air  qui 
recouvre  cette  dernière  ;  s'il  en  était  ainsi,  la  terre  se  mouvrait 
continuellement.  » 

A  cette  remarque,  il  répond  :  «  Il  n'est  pas  nécessaire  que  la 
terre  soit  en  continuel  mouvement;  bien  plus,  peut-être  ne  se 
meut- elle  pas  actuellement.  Cette  conclusion  est  évidente; 
en  effet,  alors  même  qu'une  moitié  de  la  terre  serait  plus 
pesante  que  l'autre  moitié,  il  n'en  résulterait  pas  nécessai- 
rement que  la  première  repousse  la  seconde  vers  le  haut,  et 
cela,  à  cause  de  la  résistance  de  l'air  qui  entoure  la  moitié  la 
moins  grave.  » 

Ce  doute  avait  également  fait  hésiter  Albert  de  Saxe  qui, 
cependant,  avait  fini  par  le  rejeter;  Celaya,  lui  aussi,  en  son 
écrit  sur  le  De  Cxlo,  nous  donne  une  conclusion  plus  ferme2  : 

«  Il  est  vraisemblable  que  la  terre,  selon  certaines  de  ses 
parties,  se  meut  de  mouvement  rectiligne;  cette  conclusion 
est  évidente;  en  effet,  de  cette  terre  élémentaire,  en  la  région 
qui  n'est  pas  couverte  par  les  eaux,  continuellement  des 
parties  sont  entraînées  par  les  fleuves  jusqu'au  fond  de  la  mer; 
la  terre  s'accroît  ainsi  en  la  partie  couverte  par  les  eaux 
tandis  qu'elle  décroît  en  la  partie  émergée;  elle  se  meut  donc 
sans  cesse,  par  ses  parties,  d'un  mouvement  rectiligne.  » 

i.  Joannis  de  Celaya  Expositio  in  libros  phisicorum,  lib.  VIII,  cap.  V,  fol.  cltxxvii, 
coll.  c  et  d. 

a.  Joannis  de  Celaya  Expositio  in  libros  de  Celo  et  Mundo,  lib.  II,  cap.  XIV,  fol.  xli, 
col.  6, 


246  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

Ce  transport  des  terres  par  les  eaux  pluviales  est,  en  effet, 
selon  Albert  de  Saxe,  auquel  les  lignes  précédentes  sont 
textuellement  empruntées,  la  cause  qui  alourdit  sans  cesse  une 
moitié  du  globe  aux  dépens  de  l'autre,  qui  force  la  partie 
allégée  à  s'éloigner  du  milieu  du  Monde,  qui  finit  par  amener 
à  la  surface  les  parties  terrestres  qui  se  trouvaient  au  centre  ; 
Jean  de  Celaya  enseignait,  à  Sainte -Barbe,  tous  les  prin- 
cipes de  cette  doctrine  qui  devait  si  puissamment  solliciter 
l'attention  de  Léonard,  et  dont  Giordano  Bruno  devait  se  faire 
une  arme  contre  la  théorie  péripatéticienne  de  la  gravité. 

Selon  la  doctrine  d'Albert  de  Saxe,  on  devait  distinguer  en 
la  terre  deux  régions  :  l'une,  plus  légère,  émergée  en  sa  plus 
grande  partie;  l'autre,  plus  lourde,  presque  entièrement 
submergée.  Les  grandes  découvertes  géographiques,  en  mon- 
trant que  la  constitution  des  terres  et  des  mers  n'avait  pas 
une  semblable  régularité,  amenèrent  les  physiciens  à  modifier 
cette  opinion  ;  ils  pensèrent  que  le  centre  de  gravité  de  la 
terre  était  peu  distant  de  son  centre  de  grandeur;  cette 
manière  de  voir  fut,  en  particulier,  celle  de  Copernic. 

A  Paris,  certains  adversaires  de  la  Philosophie  d'Albert  de 
Saxe  et  des  Modernes  profitèrent  de  ce  changement  pour 
contester  les  mouvements  incessants  que  les  Nominalistes 
avaient  attribués  à  la  masse  terrestre.  De  ce  nombre  fut  Jean 
Fernel,  premier  médecin  d'Henri  II.  En  un  écrit  publié  en 
1628,  Jean  Fernel  opposa1  cette  quasi-identité  des  deux  centres 
de  la  terre  à  la  théorie  en  faveur  parmi  les  philosophi  juniores; 
selon  lui,  la  terre,  ainsi  disposée,  demeure  absolument  immo- 
bile; par  là  se  trouve  rejetée  l'opinion  de  nos  philosophes 
«  selon  laquelle,  contrairement  à  la  doctrine  d'Aristote,  la 
terre  pouvait  se  mouvoir  hors  du  centre  ». 

Ainsi  préparée  par  la  discussion  de  la  théorie  d'Albert  de 

1.  Joannis  Fernelii  Ambianatis  Cosmotheoria,  libros  duas  complexa.  —  Prior,  mundi 
totius  et  formant  et  compositionem  :  ejus  subinde  partium  (qux  elementa  et  cœlestia  sunt 
corpora)  situs  et  magnitudines  :  orbium  tandem  motus  quosvis  solerter  référât.  —  Posterior 
ex  motibus,  siderum  loco  et  passiones  disquirit  :  interspersis  documentis  haud  pxnitendum 
aditum  ad  astronomicas  tabulas  suppeditantibus.  Hxcque  seiunctim  tandem  expedite  prœbet 
Planethodium.  —  Cuique  capiti,  perbrevia,  demonstrationum  loco,  adiecta  sunt  scholia. 
Parisiis,  in  aedibus  Simonis  Golini,  i5a8.  Cosmotheoriae  liber  primus,  et  elemen 
torum,  et  cœlestium  corporum  magnitudines,  situs,  motusque  universim  aperiens. 
—  De  omnimoda  terrae  et  maris  dispositione,  cap.  I. 


LA  TRADITION  DE  BURIDAN  ET  LA  SCIBHC1    inmwi    11     KVl*  SlfeCLI       :\- 

Saxe,  La  Scolastique  parisienne  ne  devait  poinl  s'étonner  outre 
mesure  que  Copernic  <>.sài  attribuer  à  la  terre  des  mouvements 
varies  cl  que  Giordano  Bruno  acceptai  ces  hypothèse 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  le  système  de  Copernic  comptât  <'n 
Il  niversité  de  Paris,  au  xw"  siècle,  des  adeptes  notoires;  loin 
de  là;  le  système  de  Ptolémée  régnait  sans  conteste  en  Va/t/ui 
Parisiorum  Academia;  on  y  admettait  donc  que  la  Terre  est 
immobile,  que  le  Ciel  suprême  tourne  d'un  mouvement  de 
rotation  uniforme  qui  est  le  mouvement  diurne  ;  mais  à  ces 
hypothèses,  on  attribuait  une  valeur  et  un  sens  tout  différents 
de  la  valeur  et  du  sens  que  leur  reconnaissaient  les  Péripaté- 
ticiens1. 

Pour  Aristote,  le  Ciel  suprême  est  contraint,  par  sa  nature 
propre,  de  se  mouvoir  en  une  rotation  uniforme  et  éter- 
nelle; la  possibilité  même  de  cette  rotation  exige  que  le  point 
autour  duquel  elle  s'effectue  appartienne  à  un  corps  fixe  par 
essence.  Nier  le  mouvement  de  rotation  uniforme  du  Ciel,  nier 
l'immobilité  de  la  Terre,  c'était  formuler  deux  propositions 
frappées  d'absurdité  métaphysique,  de  contradiction  logique; 
le  premier  moteur  lui-même  était  incapable  d'arrêter  le  Ciel 
ou  d'en  modifier  le  mouvement  ;  et,  en  son  écrit  Sur  le 
mouvement  des  animaux,  le  Stagirite  faisait  sienne  l'affirmation 
contenue  en  ce  vers  d'Homère  :  Tous  les  dieux  et  toutes  les 
déesses,  en  réunissant  leurs  efforts,  ne  pourraient  ébranler  la 
Terre.  Le  Commentateur  avait  accru  encore  la  rigueur  de  ces 
enseignements  du  Philosophe,  et  les  Péripatéticiens  averroïstes 
avaient  renchéri  sur  le  dogmatisme  absolu  des  maîtres  auxquels 
ils  attribuaient  une  infaillible  omniscience. 

L'orthodoxie  catholique  ne  pouvait  admettre  que  de  telles 
limitations  fussent  imposées  par  la  Physique  péripatéticienne 
à  la  toute-puissance   de  Dieu.    En    1277,    l'évêque    de   Paris, 

1.  Nous  nous  bornons  à  résumer  ici  en  quelques  lignes  un  chapitre  d'histoire 
de  la  Physique  que  nous  avons  complètement  traité  ailleurs;  le  lecteur  désireux  de 
connaître  les  textes  qui  étayent  nos  assertions  les  trouvera  dans  l'étude  intitulée  :  Le 
mouvement  absolu  et  le  mouvement  relatif,  essai  historique,  qu'a  bien  voulu  publier  la 
Bévue  de  Philosophie,  en  ses  numéros  qui  portent  les  dates  suivantes  :  i"  septembre  1907» 
1"  octobre  1907,  1"  décembre  1907,  1"  février  1908,  1"  mars  1908,  1"  avril  1908» 
1"  mai  1908,  1"  juin  1908,  1"  août  1908,  1"  septembre  1908,  1"  novembre  1908, 
1"  décembre  1908,  i,r  février  1909,  1"  mars  1909,  1"  avril  1909,  1"  mai  1909. 


2^8  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

Etienne  Tempier,  et  les  théologiens  de  l'Université  mirent  au 
nombre  des  articles  qu'ils  condamnaient  les  deux  propositions 
suivantes  : 

Dieu  ne  pourrait  donner  au  Ciel  un  mouvement  de  trans- 
lation. 

Les  théologiens  se  trompent  lorsqu'ils  prétendent  que  le  Ciel 
peut  s'arrêter. 

Il  est  difficile  de  mesurer  l'importance  qu'eut  cette  décision 
et  le  changement  qui  en  résulta  en  l'opinion  des  philosophes 
touchant  les  mouvements  célestes.  A  Paris,  à  Oxford,  en  toutes 
les  Universités  qui  prenaient  le  mot  d'ordre  de  ces  deux 
illustres  académies,  on  continua  de  penser  que  le  Ciel  se 
mouvait  d'un  mouvement  de  rotation  uniforme,  que  la  Terre 
était  immobile;  mais  on  cessa  de  regarder  ces  deux  propo- 
sitions comme  des  vérités  nécessaires,  de  nécessité  métaphy- 
sique ou  logique;  on  les  regarda  comme  des  vérités  de  fait, 
purement  contingentes;  on  admit  qu'il  était  possible  de  les 
nier  sans  contradiction  ;  il  fut  permis  de  les  discuter  sans 
passer  pour  fou. 

Après  1277,  les  Parisiens  crurent  encore  au  repos  de  la  Terre, 
mais  ils  y  crurent  en  vertu  d'une  expérience1  :  une  pierre, 
jetée  verticalement  en  l'air,  retombe  exactement  au  lieu  d'où 
elle  a  été  lancée;  ils  ne  savaient  comment  concilier  le  résultat 
de  cette  expérience  avec  l'hypothèse  du  mouvement  de  la  Terre. 
Ils  crurent  surtout  à  l'immobilité  de  la  Terre  parce  que  cette 
immobilité  était  un  des  postulats  du  système  de  Ptolémée  et 
que  ce  système  était  le  seul  qui  permît  de  décrire  et  de  calculer 
les  mouvements  des  astres,  le  seul  qui  sauvât  les  phénomènes 
célestes2. 

Mais,  en  leurs  discussions  sur  la  nature  du  mouvement 
local,  les  Scotistes  et  les  Nominalistes  parisiens  n'hésitent  point 

1.  Au  sujet  de  cette  expérience,  voir:  Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de  Vinci,  XIII  : 
La  Mécanique  de  Xicolas  de  Cues  et  la  Mécanique  de  Léonard  de  Vinci.  L'hygromètre, 
le  sulcomètre  et  le  mouvement  de  la  terre  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus 
et  ceux  qui  l'ont  lu,  XI;  seconde  série,  pp.  267-250). 

2.  A  ce  sujet,  nous  renverrons  le  lecteur  à  l'étude  que  nous  avons  publiée  sous  ce 
titre  :  EoôÇeiv  xk  çatvotxeva.  Essai  sur  la  notion  de  théorie  physique  de  Platon  à  Galilér 
(Annales  de  Philosophie  chrétienne,  mai  1908,  juin  1908,  juillet  1908,  août  1908,  sep- 
tembre  1908,  et  Paris,  A.  Hermann,  1908). 


LA.  TRADITION  DE  BURIDAN  ET  LA   SCIENCE  ITALIENNE    M    \u"   SIÈCU       i'i<| 

à  étudier  des  hypothèses  où  Dieu  aurail  imprimé  à  la  Terre  ou 
au  Ciel  des  mouvements  différents  de  ceux  que  leur  attribuait 
la  Physique  péripatéticienne.  Richard  de  Middleton  examine 
le  cas  où  Dieu  donnerail  au  Ciel  un  mouvement  de  translation; 
Jean  île  Duns  Scot  traite  de  l'hypothèse  où  l'Univers  sérail 
réduit  à  une  sphère  homogène  douée  de  rotation  ;  Guillaume 
d'Oekam,  Jean  Buridan,  Albert  de  Saxe  admettent  que  la  Terre 
aurait  pu  être  animée  d'un  mouvement  de  rotation,  identique 
ou  non  à  celui  qu'ils  attribuent  au  Ciel. 

Ce  n'est  pas  seulement  à  titre  d'hypothèse  philosophique  et 
pour  discuter  de  la  nature  du  mouvement  local  que  les  Pari- 
siens du  xive  siècle  admettaient  le  mouvement  de  la  Terre  ou 
le  repos  du  Ciel;  il  s'en  trouvait  qui  n'eussent  point  répugné 
à  prendre  cette  supposition  comme  fondement  d'un  système 
astronomique. 

«  Un  de  mes  maîtres,  écrit  Albert  de  Saxe1,  semble  vouloir 
soutenir  cette  opinion:  On  ne  saurait  démontrer  que  l'hypo- 
thèse du  mouvement  de  la  Terre  et  du  repos  du  Ciel  ne  s'accorde 
pas  avec  les  faits  ;  mais,  sauf  le  respect  que  je  lui  dois,  c'est  le 
contraire  qui  me  semble  vrai,  et  cela  pour  la  raison  suivante: 
En  supposant  que  le  Ciel  est  immobile  et  que  la  Terre  se  meut, 
nous  ne  pourrions  aucunement  sauver  les  conjonctions  et  les 
oppositions  des  planètes,  non  plus  que  les  éclipses  de  Lune  et 
de  Soleil.  Il  est  vrai  que  mon  maître  ne  pose  ni  ne  résout  cette 
objection,  bien  qu'il  pose  et  résolve  plusieurs  autres  arguments 
destinés  à  prouver  que  la  Terre  est  immobile  et  que  le  Ciel  se 
meut.  » 

Le  maître  dont  parle  Albert  de  Saxe  attribuait  sans  doute  à 
la  Terre  un  simple  mouvement  de  rotation  diurne  ;  assurément, 
une  telle  supposition  ne  suffisait  pas  à  sauver  tous  les  phéno- 
mènes célestes  ;  n'est-il  pas  bien  remarquable,  cependant,  qu'à 
la  Faculté  des  Arts  de  l'Université  de  Paris,  en  la  première 
moitié  du  xi\'  siècle,  on  ait  pu  regarder  cette  supposition 
comme  une  hypothèse  astronomique  défendable? 

Albert  de  Saxe,  d'ailleurs,  a  éprouvé  quelque  velléité  d'attri 

i.  Alberti  de  Saxonia  Subtilissimœ  quœstiones  in  libros  de  Cselo  et  Mundo;  lib.  If, 
quaest.  XXVI. 


aÔO  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

buer  le  phénomène  de  la  précession  des  équinoxes  non  plus 
à  un  mouvement  d'une  sphère  céleste  spéciale,  mais  à  un 
déplacement  lent  de  la  Terre. 

«  On  peut  soutenir,  a  dit-il1,  a  qu'il  n'existe  que  huit  orbes... 
et  que,  cependant,  la  huitième  sphère  ne  se  meut  pas  de 
plusieurs  mouvements  ;  si  cette  sphère  semble  se  mouvoir  de 
plusieurs  mouvements,  cela  provient  de  la  combinaison  sui- 
vante :  Tandis  que  la  huitième  sphère  tourne  d'orient  en 
occident  sur  les  pôles  du  Monde,  la  Terre  elle-même  tourne 
d'occident  en  orient  autour  d'une  ligne  imaginaire  que  termi- 
nent les  pôles  du  zodiaque  ;  et  ce  mouvement  est  tel  qu'en 
cent  ans,  la  Terre  ait  tourné  d'un  degré. 

»  Comment,  dira-t-on  peut-être,  sauverez-vous  le  mouvement 
d'accès  et  de  recès  de  la  huitième  sphère,  mouvement  que 
Thâbit  a  imaginé?  Je  répondrai  que  ce  phénomène  pourrait, 
lui  aussi,  être  sauvé  en  attribuant  à  la  Terre  un  autre  mouve- 
ment à  l'image  de  celui  que  Thâbit  attribue  à  la  huitième 
sphère.  On  déclarerait  ainsi  que,  par  ce  double  mouvement  de 
la  Terre,  la  huitième  sphère  semble  animée,  outre  le  mouve- 
ment diurne,  de  deux  autres  mouvements,  savoir,  d'un  mou 
vement  par  lequel  elle  semble  tourner,  d'occident  en  orient, 
d'un  degré  en  cent  ans,  et  du  mouvement  que  Thâbit  nomme 
mouvement  d'accès  et  de  recès;  la  huitième  sphère,  cependant, 
se  mouvrait  d'une  seule  rotation  uniforme  d'orient  en  occident. 

»  Cette  théorie  ne  semble  pas  absolument  sûre  ;  en  effet,  ce 
qui  fait  ainsi  mouvoir  la  Terre  n'apparaît  pas  à  première  vue; 
toutefois,  si  quelqu'un  consacrait  ses  efforts  à  défendre  cette 
opinion,  peut-être  concevrait-il  aisément  un  moyen  d'éviter 
cette  difficulté  et  trouverait-il  plusieurs  raisons  capables  de 
donner  à  cette  théorie  une  forte  teinte  de  vérité.  » 

Cela  s'écrivait  «  en  la  Faculté  des  Arts  de  l'Université  de 
Paris  et  en  la  MCCCLXVIIP  année  du  Seigneur  ». 

Ces  enseignements,  d'ailleurs,  non  plus  que  le  livre  où  ils 
étaient  consignés,  n'étaient  oubliés  à  Paris,  au  début  du 
xvie  siècle;  c'est  à  ce  livre,  par  exemple,  que  Jean  de  Celaya 

***    r.  Alberti  de  Saxonia  Op.  cit.,  lib.  II,  quaest.  VI. 


i.\  TRADITION  DE  BU  B  IDA  H  il    LA  SCIBNC1    ITALIEN!*  B   M    w  f  SIK4  Ll       3  M 

empruntait    presque   textuellement   les    passages   dont   nous 

pallions  il  \   a  un  instant. 

De  oe  que  l'on    pensait  communément  à  Paris,   quelque 
temps  ayant  VAcrotismus  Camœracensis:  du  système  astrono 
mique  d'Aristarque  et  de  Copernic,  Duhamel  nous  fournit  un 

précieux  témoignage. 

Duhamel  était  «  mathématicien  royal  »,  c'est  à  dire  profes- 
seur de  mathématiques  au  Collège  royal,  où  Giordano  Bruno 
devait  enseigner  quelques  années  après  lui.  En  i.'joy,  Duhamel 
donna1  un  commentaire  à  VArénaire  d'Archimède.  C'est  en  cet 
ouvrage  que  le  grand  Syracusain  nous  fait  connaître  le  sys- 
tème astronomique  d'Aristarque  de  Samos,  première  ébauche 
du  système  de  Copernic;  les  calculs  de  VArénaire  sont  conduits 
comme  si  le  lecteur  admettait  l'exactitude  de  ce  système. 

Ce  système,  Duhamel  ne  le  croit  pas  recevable  :  «  Que  la 
Terre,  »  dit-il  %  «  soit  privée  de  tout  mouvement  d'ensemble, 
qu'elle  se  trouve  au  centre  du  Monde,  que  le  Soleil  soit  doué 
d'un  double  mouvement,  que  les  étoiles  fixes  et  la  sphère  qui 
les  porte  embrassent  le  reste  de  l'Univers,  on  peut,  par  des 
démonstrations  très  claires,  le  prouver  et  réfuter  les  hypo- 
thèses contraires,  comme  je  l'ai  montré  en  un  autre  ouvrage. 
Je  crois  donc  qu'une  seule  tâche  me  reste  et  convient  à  mon 
présent  objet;  c'est  d'exposer  comment  nous  déduirons  la 
même  grandeur  pour  le  Monde,  comment  nous  conclurons 
des  apparences  fort  peu  différentes,  que  nous  ayons  adopté 
l'une  ou  l'autre  supposition  ;  soit  que,  conformément  à  ce  qui 
est,  nous  regardions  la  Terre  comme  immobile  et  située  au 
centre  du  Monde,  soit  que  nous  attribuions  ces  propriétés 
au  Soleil  et  que  nous  transférions  à  la  Terre  la  sphère  et  les 
mouvements  qui  sont  ceux  du  Soleil.  » 

Ces  paroles  sont  celles  d'un  adversaire  du  système  de 
Copernic.  Duhamel  pensait  avoir  de  bonnes  preuves  à  opposer 
à  ce  système;  il  ne  songeait  nullement  à  le  traiter  comme  une 

i.  Paschasii  Hamellii  Begii  mathematici  Commentarius  in  Archimedis  Syracusani 
prœclari  Mathematici  librum  de  numéro  arenœ,  multis  locis  per  eundem  Hamellium 
emendatum.  Lutetiae  Apud  Gulielmum  Cavellat,  sub  pingui  Gallina,  ex  adverse» 
collegii  Cameracensis,  1567. 

3.  Paschasii  Hamellii  loc.  cit.,  pp.  10-11.  nf    Hl£Dl4£"V.) 


2  52  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

impossibilité  métaphysique  ou  comme  une  absurdité  logique, 
à  regarder  comme  des  fous  ceux  qui  adoptaient  une  opinion 
contraire  à  la  sienne. 

Les  sentiments  qui  animaient  les  Parisiens  à  l'égard  de 
l'hypothèse  du  mouvement  de  la  Terre  se  peuvent  encore 
deviner,  croyons-nous,  si  l'on  compare  l'attitude  de  Pierre 
Ramus  à  celle  de  Mélanchthon. 

Membre  de  cette  Université  de  Wittemberg  qu'illustrent 
de  nombreux  astronomes,  où  enseigne  Érasme  Reinhold, 
Mélanchthon  n'ignore  ni  l'œuvre  de  Copernic,  ni  l'importance 
astronomique  de  cette  œuvre.  Mais  s'il  consent  à  ce  que  l'on 
disserte  du  mouvement  de  la  Terre,  c'est  à  la  condition  que 
cette  discussion  sera  un  pur  jeu  d'esprit,  un  pur  exercice  de 
géomètres. 

«  Les  hommes  de  science  à  l'esprit  délié,  dit-il  à  ce  sujet1, 
se  plaisent  à  discuter  une  foule  de  questions  où  s'exerce  leur 
ingéniosité;  mais  que  les  jeunes  gens  sachent  bien  que  ces 
savants  n'ont  point  l'intention  d'affirmer  de  telles  choses.  Que 
ces  jeunes  gens  accordent  donc  leurs  faveurs,  en  premier  lieu, 
aux  avis  qui  bénéficient  du  commun  consentement  des  gens 
compétents,  avis  qui  ne  sont  nullement  absurdes;  et  dès  là 
qu'ils  comprennent  que  la  vérité  a  été  manifestée  par  Dieu, 
qu'ils  l'embrassent  avec  respect  et  qu'ils  se  reposent  en  elle.  » 

Mélanchthon  s'efforce  alors  de  prouver  que  la  Terre  est  véri- 
tablement en  repos;  non  seulement  il  résume  dans  ce  but  les 
raisons  que  fournit  la  Physique  péripatéticienne,  mais  encore 
et  surtout,  il  accumule  les  textes  tirés  de  l'Écriture  Sainte  ; 
raisons  et  textes  sont  exactement  ceux  que  l'Inquisition  invo- 
quera pour  déclarer,  contre  Galilée,  que  l'hypothèse  du  mou- 
vement de  la  Terre  est  \falsa  in  philosophia  et  formaliter  hœretica. 

Ramus,  élevé  à  Paris,  et  dont  la  vie  s'est  passée  en  grande 
partie  à  y  enseigner,  professe  une  opinion  toute  différente. 
Dirons-nous  qu'il  regarde  le  système  de  Copernic  comme  une 
vérité  assurée?  Ce  serait  peut-être  forcer  sa  pensée.  Mais  à  coup 

i.  Initia  doctrinae  physicae  dictata  in  Academia  Vuitebergensi  Philip.  Melanth. 
Iterum  édita  Witebergae,  per  Johannem  Lufft,  i55o.  —  Nous  n'avons  pu  consulter  la 
première  édition  de  cet  ouvrage,  qui  est  de  i54ç). —  Lib.  I,  cap:  Quis  est  motus 
mundi? 


i.\  TRADITION  DE  Bl  mi>.\\  BT  LA  SCIENCE  itu.ii.wi.  40  IVf  BIECLE      9 5 3 

sur,  il  le  regarde,  en  [56a,  comme  une  hypothèse  physique 
ment  plausible;  et  il  n'hésite  pas  à  opposer  à  la    Physique 
d'Aristote  la  possibilité  d'une  le 1 1  < *  supposition. 

Aiisioïc  a  prétendu  que  le  temps  était  I;»  mesure  <lu  mouve- 
ment du  Ciel.  A  quoi  La  Ramée  répond  ■  :  «  Copernic,  le  plus 
grand  astronome  de  notre  temps,  a  ôté  au  Ciel  tout  mou\< 
ment;  et  par  le  seul  mouvement  de  la  Terre,  il  mesure  le  temps 
plus  exactement  qu'aucun  astronome  ne  l'avait  fait  avant  lui.  » 

Jean  Ilennequin,  dans  le  discours  qu'il  tint  au  Collège  de 
Cambrai,  en  la  fête  de  la  Pentecôte  de  l'an  i586,  pour  présenter 
les  articles  formulés  par  Bruno,  ose  prononcer  ces  mots2  : 
«  Les  plus  sots  d'entre  les  hommes  sont  ceux  au  gré  desquels 
il  n'y  a  que  des  sots  qui  puissent  douter  du  repos  de  la  Terre.  » 
Il  pouvait  s'exprimer  ainsi  sans  paraître  injurier  les  maîtres 
de  l'Université  de  Paris.  La  plupart  d'entre  eux,  et  peut-être 
tous,  croyaient  à  l'immobilité  de  la  Terre  et  admettaient  le 
système  de  Ptolémée;  mais,  à  coup  sûr,  il  ne  se  trouvait 
parmi  eux  aucun  de  ces  stultissimi  omnium  qui  traitaient  de 
sottise  l'hypothèse  du  mouvement  terrestre. 

Nous  ne  pousserons  pas  plus  loin  ces  rapprochements;  ceux 
que  nous  avons  indiqués  sont,  croyons-nous,  assez  nombreux 
et  assez  importants  pour  que  notre  conclusion  ne  semble  pas 
téméraire  : 

Les  thèses  anti -péripatéticiennes  de  Bruno  étaient,  bien 
souvent,  fort  loin  d'être  admises,  en  l'Université  de  Paris, 
comme  vérités  établies;  mais  encore  moins  les  y  regardait-on 
comme  des  paradoxes  que  l'on  ne  pût  soutenir  sans  scandale, 
auxquels  on  ne  pût  croire  sans  folie.  Bon  nombre  de  ces 
thèses  n'étaient  que  des  corollaires  outrés  des  principes 
opposés  à  Àristote  et  à  Averroès,  en  1277,  par  Etienne  Tempier, 
et  soutenus  depuis  ce  temps  par  les  Scotistes  ou  par  les  Nomi- 
nalistes.  Quelques-unes  d'entre  elles,  enfin,  étaient  défendues 


1.  P.  Rami  Scholarum  physicarum  libri  octo,  in  totidem  acroamaticos  libros  Aristo- 
telis.  Recens  emendati  per  Joannem  Piscatorem  Argent.  Francofurti.  Apud  haeredes 
Wecheli,  MDLXXXIII.  Lib.  IV,  in  cap.  XIV;  p.  ia3. 

2.  Excubitor  seu  Joh.  Hennequini  apologetica  declamatio  habita  in  auditorio  regio 
Parisiensis  Academix  in  fest.  Pentec.  anno  1586  pro  Nolani  articulis  (Jordani  Bruni 
Opéra  latina,  tomus  I,  pars  I,  p.  70). 


254  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VENCI 

depuis  longtemps  par  des  docteurs  de  Sorbonne,  par  des 
maîtres  de  la  Faculté  des  Arts. 

Il  y  a  plus.  En  une  certaine  question,  l'Anti-péripatétisme 
de  Bruno  demeurait  fort  en  arrière  de  l'Anti-péripatétisme 
parisien;  la  question  dont  nous  voulons  parler  est  celle  du 
vide. 

Pour  Giordano  Bruno,  le  vide,  qu'il  identifie  d'ailleurs, 
comme  Jean  Philopon,  à  l'espace  et  au  lieu,  ne  saurait  être 
réalisé;  il  ne  peut  être  conçu  que  par  abstraction  :  «  Nous  ne 
supposons  nullement1  que  le  vide  soit  un  espace  dans  lequel 
rien  n'existe  d'une  manière  actuelle;  nous  admettons  que  c'est 
un  espace  au  sein  duquel  se  trouve  nécessairement  tantôt  un 
corps,  tantôt  un  autre  corps...  Le  vide  donc  est  ainsi  défini 
par  nous  :  un  espace  ou  un  terme  qui  renferme  des  corps; 
nullement  un  espace  dans  lequel  il  n'y  a  rien.  Lorsque  nous 
disons  que  le  vide  est  un  lieu  sans  corps,  ce  n'est  pas  dans 
la  réalité,  mais  seulement  dans  la  raison  que  nous  séparons 
le  lieu  et  le  corps  contenu...  Par  ces  considérations,  il  est 
manifeste  que  le  lieu,  l'espace,  le  plein,  le  vide,  sont  une 
même  chose.  » 

En  ce  problème  du  vide,  bon  nombre  de  docteurs  parisiens 
ont  osé  adopter  une  solution  bien  plus  audacieuse,  bien  plus 
formelle  en  son  opposition  à  l'enseignement  du  Stagirite. 

Certains  physiciens  du  xine  siècle  avaient  raisonné  ainsi  : 
«  Dieu  ne  pourrait  imprimer  au  Ciel  un  mouvement  de  trans- 
lation, car  ce  mouvement  produirait  un  vide  dont  l'existence 
ne  peut  être  admise  sans  absurdité.  »  A  ce  raisonnement,  les 
théologiens  réunis  en  1277  sous  la  présidence  d'Etienne  Tem- 
pier  opposèrent  ce  seul  mot  :  error. 

De  ce  jour,  bon  nombre  de  maîtres  de  l'Université  de  Paris 
soutinrent  la  thèse  que  voici  :  Par  les  forces  de  la  Nature,  le 
vide  ne  peut  être  réalisé  ;  les  actions  naturelles  remplissent 
aussitôt  tout  lieu  dont  on  enlève  le  corps  qu'il  contenait.  Mais 
l'existence  du  vide  n'est  pas  une  absurdité  et  Dieu,  qui  peut 
tout  ce  qui  n'implique  pas  contradiction,  pourrait  produire  et 

1.  Jordani  Bruni  Nolani  Camoeracensis  acrolismus,  art.  XXX11I  (Jordani  Bruni 
Opéra  latina,  tomus  I,  pars  I,  pp.  i3o-i33.) 


l.A    iiiu»iih»N  Di    m  RIDAT)  il  LA  BCIBIfCl    CI  u.ii  UNS   U    VU*  SI&CLE 

conserver  un  espace  libre.  Cette  opinion,  si  déconcertante 
pour  tout  péripatéticien,  fut  formulée  à  [a  Un  du  \m  siècle  par 
Henri  de  Gand »  et  par  Richard  de  Middleton3,  Au  m\    siècle, 

Waltcr  Burley  allait  encore  plus  loin;  il  pensait3  qu'un  catho 
li([iic  ne  peut,  sans   hérésie,   nier  l'existence  actuelle  du   vide 
hors  du  Ciel  qui  enferme  le  Monde. 

Rejeté  par  Jean  Buridan,  par  Albert  de  Saxe  et  par  leurs 
disciples,  la  doctrine  de  Middlelon  sur  la  possibilité  du  vide 
paraît  avoir  été  accueillie  avec  grande  faveur,  au  début  du 
xvie  siècle,  en  la  Scolastique  parisienne;  nous  la  trouvons 
reproduite  en  effet,  avec  des  nuances  de  minime  importance, 
dans  les  écrits  de  Jean  Dullaert  de  Gand^,  de  Louis  Coronel5 
et  de  Jean  de  Celaya0.  Ces  maîtres  de  la  Faculté  des  Arts  de 
l'Université  de  Paris  eussent  peut  être  reproché  à  Giordano 
Bruno  la  timidité  de  ses  thèses  anti-péripatéticiennes. 

La  discussion  des  arguments  qu'Aristote  opposait  à  la 
possibilité  du  vide  amène  Giordano  Bruno  à  nous  faire 
connaître7  son  sentiment  touchant  la  cause  qui  meut  les 
projectiles  :  «  Pour  les  corps  qui  sont  lancés  par  volonté  et 
qui  sont  dénués  de  raison,  Aristote  prétend  qu'ils  tirent  leur 
vertu  de  l'air  ou  de  tout  autre  corps  qui  compose  le  milieu  ; 
ils  sont  bien  plutôt  empêchés  par  ce  corps.  Le  mobile  possède 
une  certaine  vertu  innée  ou  imprimée  capable  de  le  porter 
dans  la  direction  vers  laquelle  il  est  lancé  ;  tant  que  dure  cette 
virlus  impressa,  elle  pousse  le  corps.  Celui,  par  exemple,  qui 
jette  une  balle  en  Pair  lui  imprime  quelque  chose  qui  est 
comparable  à  la  légèreté  ». 

Cette  théorie  de   Yimpetus,    si   contraire  à   l'enseignement 

i.  Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  Vont  lu;  seconde  série 
pp.  447-45i. 

2.  Ibid.,  p.  412.  —  Le  mouvement  absolu  et  le  mouvement  relatif,  appendice, 
S  VII  bis  (Revue  de  Philosophie,  1"  février  190g). 

3.  Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu;  seconde  série, 
pp.  4i4-4i5. 

4.  Joannis  Dullaert  Questiones  in  libros  phisicorum  Aristotelis,  lib.  IV,  quaest.  III, 
fol.  sign.  oiu,  col.  6. 

5.  Ludovici  Coronel  Per scrutations  physicœ,  lib.  IV,  secunda  pars  quae  est  de 
vacuo;  éd.  cit.,  fol.  lxxxiv,  col.  c,  et  fol.  lxxxv,  coll.  a  et  b. 

6.  Expositio  magistri  Joannis  de  Celaya  Valentini  in  octo  libros  phisicorum  Aristotelis, 
lib.  IV,  cap.  XII,  fol.  cxliii,  col.  d. 

7.  Jordani  Bruni  Nolani  Camœracencis  acrotismus,  art.  XXXV  (Jordani  Bruni 
Opéra  latina,  tomus  I,  pars  I,  p.  38.) 


256  ÉTUDES    SUR   LEONARD    DE    VINCI 

d'Aristote,  nous  savons  avec  quelle  fermeté  et  quelle  vigueur 
les  Parisiens  n'avaient  cessé,  depuis  Buridan,  d'en  défendre 
les  principes.  Ces  principes,  tous  les  adversaires  du  Péripaté- 
tisme  les  leur  empruntaient.  Avant  Giordano  Bruno,  Ramus 
n'avait  pas  hésité  à  s'en  faire  une  arme  contre  l'étrange 
explication  que  le  Stagirite  avait  donnée  du  mouvement  des 
projectiles. 

«  Philopon,  »  disait  la  Ramée1,  «  s'oppose  avec  force  à  cette 
explication  de  la  cause  du  mouvement  engendré  par  projec- 
tion ;  il  la  discute  finement.  La  cause  du  mouvement  c'est, 
selon  lui,  la  force  de  l'instrument  projetant  qui  a  été  imprimée 
dans  le  projectile  et  qui  reçoit  une  certaine  aide  du  vide 
interposé. 

»  ...Ce  Philopon  dit  donc  qu'une  certaine  évépyeiaest  imprimée 
dans  le  projectile  par  ce  qui  le  lance,  et  cette  évspyeu  traverse 
plus  aisément  le  vide  que  le  plein.  » 

Cette  théorie  de  Yitnpetus  dont  YAcrotlsmus  Camœracensis 
expose  fort  clairement  le  principe,  Giordano  Bruno  venait  d'en 
déduire  une  conséquence  de  la  plus  haute  imporlance  et  que 
nul  avant  lui  n'avait  aperçue,  du  moins  à  notre  connaissance. 
Cette  conséquence  était  formulée  en  un  écrit  italien,  La  cena 
de  le  ceneri9,  imprimé  à  Londres  en  i584,  deux  ans  donc  avant 
que  Jean  Hennequin  ne  soutînt  VAcrotismus  Camœracensis. 

A  l'hypothèse  du  mouvement  de  la  Terre,  Aristote  avait 
opposé  une  expérience  ;  une  pierre  lancée  verticalement  en 
l'air  retombe  toujours  au  lieu  d'où  elle  est  partie3.  Ptolémée, 
Averroès,  tout  le  Moyen-Age  chrétien  avaient,  à  l'envi,  invoqué 
cette  observation    pour  prouver  que  la  Terre  est  immobile. 

i.  P.  Rami  Scliolarum  physicarum  libri  octo,  in  totidem  acroamaticos  libros  Aristotelis. 
Recens  emendati  per  Joannem  Piscatorem  Argent.  Francofurti.  Apud  hœrcdcs 
Andreœ  Wecheli,  MDLXXXIII.  Lib.  IV,  in  cap.  VIII  ;  p.  n4. 

2.  La  cena  de  le  ceneri.  Descritta  in  cinqve  dialogi,  per  quattro  interlocutori,  Con  ire 
Considérations,  Circa  doi  sugyettj.  AU'  unico  refugio  de  le  Muse.  Vlllustrissi.  Michel  de 

Castelnuovo 1 584.  —  Reimprimé  dans  Le  opère  italiane  di  Giordano  Bruno  ristam- 

pate  da  Paolo  de  Lagarde.  Volume  primo.  Gottinga,  1888.  Nos  citations  et  renvois  se 
rapportent  à  cette  édition. 

3.  Nous  rappelons  ici  en  quelques  lignes  ce  que  nous  avons  ailleurs  exposé  en 
détail.  [Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de  Vinci,  XIII  :  La  Mécanique  de  Nicolas  de  Cues 
et  la  Mécanique  de  Léonard  de  Vinci.  L'hygromètre,  le  sulcomètre  et  le  mouvement 
de  la  Terre  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  X I  ; 
seconde  série,  pp.  24i-a55).  ] 


LA  TUA  m  mon  DE  BUfUDAN   ii    LA  SCIENCE  ITALIEN  Ni     \i    \\f  mi  |  i  i 

(Nicolas  de  (lues  avait,  du  principe  erroné  don  M*  tirait  cette 
conclusion,  déduit  d'autres  corollaires  non  moins  fautifs. 
Léonard  de  Vinci  en  avait  ajouté  quelques  autres;  il  avait,  en 
particulier,  par  la  Mécanique  erronée  du  Stagirite,  déterminé 
la  trajectoire  que  semblerait  décrire  un  projectile  verticalement 
lancé,  si  la  Terre  tournait  sur  elle-même.  Copernic,  après 
avoir  sommairement  rappelé  l'objection  d'Àristote,  dont  il 
attribuait  d'ailleurs  l'invention  à  IHolémcc,  n'avait  rien  dit  qui 
fut  vraiment  capable  de  la  lever. 

Giordano  Bruno  condamne1  avec  une  netteté  parfaite  le 
principe  erroné  sur  lequel  repose  l'argumentation  classique 
contre  le  mouvement  de  la  Terre.  Lorsqu'un  objet  est  lancé  du 
pont  d'un  navire  en  marche,  il  ne  se  meut  pas  comme  s'il 
était  jeté  d'un  endroit  immobile.  «  Si  cela  n'était  pas  vrai,  il 
serait  impossible,  lorsque  le  navire  court  sur  la  mer,  de  lancer 
directement  quelque  chose  d'un  bord  à  l'autre;  les  pieds  d'un 
passager  qui  ferait  un  saut  ne  pourraient  retomber  à  l'endroit 
d'où  ils  se  sont  enlevés.  Avec  la  Terre  donc,  se  meuvent  toutes 
les  choses  qui  se  trouvent  en  la  Terre.  Si  d'un  lieu  extérieur 
à  la  Terre  quelque  chose  était  jeté  à  terre,  cette  chose  semble- 
rait, par  suite  du  mouvement  de  la  Terre,  perdre  la  verticalité 
de  son  mouvement.  C'est  ce  que  l'on  voit  lorsqu'un  navire 
descend  un  fleuve;  que  quelqu'un,  debout  sur  la  rive  du 
fleuve,  lance  une  pierre  tout  droit  vers  le  navire,  son  jet  se 
trouvera  faussé  dans  la  mesure  où  le  comporte  la  vitesse  du 
navire. 

»  Mais  que  l'on  place  un  homme  au  sommet  du  mât  du  navire 
et  que  ce  navire  courre  aussi  vite  que  l'on  voudra;  cet  homme 
ne  sera  pas  déçu  en  sa  visée;  d'un  point  situé  à  la  pomme 
du  mât  ou  dans  la  hune  à  un  autre  point  situé  au  pied  du  mât 
ou  dans  la  cale  ou  en  quelque  autre  endroit  du  corps  du 
navire,  la  pierre  ou  tout  autre  objet  que  cet  homme  aura  jeté 
viendra  en  droite  ligne.  De  même,  si  quelqu'un  qui  se  trouve 
dans  le  navire  lance  une  pierre  de  la  base  à  la  pomme  du  mât, 
cette   pierre   retombera   par   le    même   chemin,    de    quelque 

i.  Giordano  Bruno,  Lacena  de  le  ceneri,  dialogo  terzo;  Opère  ilaliane,  pp.  167-169. 

P.    Dl  HUM.  17 


258  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

manière  que  le  navire  se  meuve,  pourvu  toutefois  qu'il 
n'éprouve  aucune  oscillation. 

»  Supposons  donc  que  de  deux  hommes,  l'un  soit  dans  le 
navire  en  marche,  et  l'autre  au  dehors  [sur  la  rive  du  fleuve]  ; 
que  Fun  et  l'autre  aient  la  main  à  peu  près  au  même  endroit  ; 
que  du  même  lieu,  en  même  temps,  chacun  deux  laisse  tomber 
une  pierre  [sur  le  pont  du  navire]  sans  lui  donner  aucune 
secousse;  la  pierre  du  premier  viendra,  sans  perdre  la  verticale 
ni  en  dévier  d'aucune  manière,  frapper  le  point  fixé  d'avance; 
la  pierre  abandonnée  par  le  second  se  trouvera  transportée  en 
arrière.  » 

Ces  vérités  sont  le  contre-pied  des  propositions  formulées 
par  Averroès  et  par  ses  successeurs,  de  celles  que  Nicolas  de 
Gués  avait  invoquées  afin  de  mesurer  la  vitesse  d'un  navire  en 
marche  ;  c'est  beaucoup,  assurément,  que  d'avoir  énoncé  ces 
vérités  si  souvent  méconnues;  mais  ce  n'est  pas  assez;  il  faut 
encore  en  donner  la  raison,  et  c'est  ce  que  fait  Bruno  : 

«  Gela  ne  provient  d'aucune  autre  cause  que  de  celle-ci  :  La 
pierre  qui  quitte  la  main  de  l'homme  porté  par  le  navire  se 
meut  du  mouvement  même  de  ce  navire  ;  elle  a  donc  une 
certaine  virtus  impressa  que  ne  possède  pas  l'autre  pierre,  celle 
qui  a  été  abandonnée  par  l'homme  demeuré  hors  du  navire; 
et  cela,  bien  que  ces  pierres  aient  même  gravité,  qu'elles 
traversent  le  même  air,  quelles  partent  (autant  que  faire  se 
peut)  du  même  point,  quelles  aient  subi  le  même  choc  initial. 
De  cette  diversité,  nous  ne  saurions  apporter  aucune  raison, 
si  ce  n'est  que  les  choses  qui  sont  fixées  au  navire  ou  qui  lui 
appartiennent  se  meuvent  avec  lui;  et  que  la  première  pierre 
emporte  avec  elle  la  vertu  de  son  moteur  qui  se  mouvait  avec 
le  navire,  tandis  qu'à  cette  vertu  la  seconde  pierre  ne  participe 
pas.  On  voit  donc  qu'un  projectile  ne  prend  la  vertu  d'aller  en 
ligne  droite  ni  du  terme  d'où  il  part,  ni  du  terme  d'où  il  va, 
ni  du  milieu  au  travers  duquel  il  se  meut,  mais  de  l'efficace 
de  la  vertu  qui  lui  a  été  premièrement  imprimée.  » 

Giordano  Bruno  avait  publié  La  cène  de  le  cenerl  un  an  avant 
que  Benedetti  ne  fit  imprimer  ses  Diversœ  specalationes ;  en 
réunissant  ce  que  ces  deux  ouvrages  ajoutaient  de  nouveau  à 


LA    TRADITION    DE    IIIIUDW    II     I    \    si,  Il   \(    I     II   Mil  NM.    M      \  \  I         II  <    I  I         /.)[) 

la  Dynamique  de  Jean  Buridan,  on  obtient  à  peu  prèi  i<>m-  l< 
principes  que  Gassendi  devait  adopter,  en  [64i,  en  ses  EpisloUe 
fres  de  molu  impresso  a  motore  translate). 

L'année  où  La  cène  <fc  le  ceneri  parut  est  aussi  colle  ou 
Galilée  atteignit  sa  vingtième  année.  Le  Pisan  vermit  bien  à 
son  heure.  Pendant  des  siècles,  les  philosophes  avaient  tourné 
et  retourné  en  tons  sens  les  pensées  qui  contenaient  en  germe 
la  Science  du  mouvement;  maintenant,  ces  pensées  étaient 
mures;  elles  attendaient  qu'un  géomètre  de  génie  produisît  à 
la  pleine  lumière  les  vérités  qui  vivaient  en  elles  et  donnât 
l'essor  à  la  Mécanique  des  temps  modernes.  Galilée  fut  ce 
géomètre. 


XV 


DOMINIQUE    SOTO 


ET    LA 


SCOLASTIQUE    PARISIENNE 


DOMINIOUE    SOTO 


ET    LA 


SCOLASTIQUK    PARISIENNE 


Avant- Propos. 

La  Science  italienne  du  xve  siècle  et  du  xvie  siècle  a  composé 
un  grand  nombre  d'ouvrages  où  il  est  parlé  de  la  chute  des 
corps  et  du  mouvement  des  projectiles;  la  lecture  attentive 
de  ces  ouvrages1  conduit  bien  aisément  à  quelques  conclusions 
que  l'on  peut  formuler  en  ces  termes  : 

Le  progrès  intellectuel  qui  devait  produire  la  Dynamique 
moderne  a  été  engendré,  avant  le  milieu  du  xive  siècle,  à 
l'Université  de  Paris;  il  est  né  de  la  pensée  que  le  mouve- 
ment du  projectile  ne  peut  pas  être  entretenu,  comme  le  voulait 
Aristote,  par  le  mouvement  de  l'air  ambiant,  qu'il  se  conserve 
par  l'effet  d'un  impetus  imprimé  au  mobile  lui-même.  La 
réfutation  de  la  théorie  d'Aristote  avait  été  menée  par  la  dia- 
lectique rigoureuse  en  même  temps  que  violente  de  Guillaume 
d'Ockam  ;  l'exposition  de  la  théorie  de  V impetus  avait  été 
présentée  d'une  manière  extrêmement  claire  et  complète  par 
Jean  Buridan  et,  peu  après  lui,  par  Albert  de  Saxe. 

Pendant  toute  la  fin  du  Moyen-Age  et  jusqu'au  milieu  du 
xvie  siècle,  la  Dynamique  de  Buridan  et  d'Albertutius  fut 
presque  exclusivement  professée  à  Paris  et  dans  les  universités 
allemandes  qui   formaient,  en  quelque   sorte,  des  colonies  de 


i .  Voir  les  deux  précédentes  études  :  Jean  I  Buridan  (de  Béthune)  et  Léonard  de  Vinci. 
La  tradition  de  Jean  Buridan  et  la  Science  italienne  au  XVI*  siècle. 


264  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

l'Université  parisienne;  soigneusement  conservée  pendant 
cette  longue  suite  d'années,  elle  n'avait,  du  reste,  aucunement 
progressé. 

La  Mécanique  nouvelle  eut  grand  peine  à  rallier  les  suffrages 
des  maîtres  italiens;  les  Alexandristes,  les  Humanistes  et, 
surtout,  les  Averroïstes  formaient,  dans  les  universités  et 
autour  d'elles,  des  partis  puissants,  ardemment  rivaux  les 
uns  des  autres,  mais  qui  se  mettaient  volontiers  d'accord 
pour  combattre  le  langage  et  les  doctrines  de  Paris. 

Au  début  du  xvie  siècle,  bien  peu  d'Italiens  partagèrent 
la  clairvoyance  de  Léonard  de  Vinci  et  surent  reconnaître,  en 
la  Dynamique  de  Paris,  la  clé  de  la  Mécanique,  «  de  ce  paradis 
des  sciences  mathématiques,  qui  nous  fait  atteindre  le  fruit 
mathématique  ».  Encore  Léonard  lui-même  n'accepta-t-il  pas 
en  sa  plénitude  l'enseignement  mécanique  de  Buridan  et 
d'Albert  de  Saxe;  il  n'admit  pas  l'explication  que  ces  auteurs 
avaient  donnée  de  la  chute  accélérée  des  graves;  de  cette 
explication,  cependant,  devait  un  jour  sortir  une  des  pro- 
positions sur  lesquelles  repose  notre  science  du  mouvement  : 
l'affirmation  que  la  force  qui  meut  un  corps  est  proportionnelle 
à  l'accélération  qu'éprouve  la  marche  de  ce  corps. 

Les  trois  premiers  quarts  du  xvi*  siècle  sont  témoins  de  la 
lente  infiltration  de  la  Dynamique  de  Paris  en  la  Science 
italienne;  et  il  s'en  faut  de  beaucoup  qu'à  la  fin  de  cette  longue 
période,  la  plupart  des  maîtres  italiens  aient  renoncé  à  leur 
opiniâtre  résistance.  Mais  si  les  adeptes  des  nouvelles  doctrines 
sont  peu  nombreux,  du  moins  sont-ils  aptes  à  développer  et 
à  faire  fructifier  les  idées  dont  ils  ont  recueilli  la  semence; 
grâce  à  Giovanni  Battista  Benedetti  et  à  Giordano  Bruno,  les 
principes  parisiens,  précisés  et  généralisés,  commencent  d'être 
appliqués  à  la  solution  de  nouveaux  problèmes;  ils  préparent 
l'avènement  de  la  science  que  vont  développer,  en  Italie, 
Baliani,  Galilée  et  Torricelli;  en  France,  Descartes  et  Pierre 
Gassend;  en  Hollande,  Isaac  Beckmann  ;  ainsi  voyons-nous, 
en  tous  ces  grands  hommes,  les  héritiers  de  Guillaume 
d'Ockam,  de  Jean  Buridan  et  d'Albert  de  Saxe. 

L'étude  de  l'influence  que  la  Sçolastique  parisienne  a  exercée. 


DOMINIQUE   80TO    11    i\    BCOLA8TIQUE    PARI8IBNÏI1 

au  cours  du  wi"  siècle,  sur  la  Science  italienne  appelle  une 
sorte  do  contre-partie;  il  semble  naturel  de  rechercher  < j •  j < - 1 
furent,  à  celle  même  époque,  les  rapports  des  doctrines  méca 
niques  enseignées  dans  les  universités  espagnoles   avec    les 
théories  créées  par  L'École  de  Paris. 

Nous  pouvons  nous  attendre  à  ce  que  cette  nouvelle  étude 
nous  découvre  des  faits  bien  différents  de  ceux  que  la  première 
nous  a  révélés;  autant  l'Italie  a  opposé  une  tenace  réaction 
à  l'effort  que  les  doctrines  parisiennes  faisaient  pour  pénétrer 
en  l'enseignement  de  ses  écoles,  autant  devons -nous  être 
préparés  à  trouver  l'Espagne  accueillante  aux  théories  que  l'on 
professait  à  la  Sorbonne,  rue  du  Fouarre  ou  à  Montaigu. 

La  conquête  des  universités  espagnoles  et  portugaises  par 
les  idées  venues  de  Paris  va  être  la  conséquence  toute  naturelle, 
et  comme  la  réciproque  de  la  conquête  des  chaires  de  Paris  par 
les  maîtres  venus  de  la  Péninsule  ibérique. 

Sur  les  rives  de  la  Seine,  en  effet,  les  maîtres  espagnols  et 
portugais  étaient  nombreux  et  influents,  au  xve  siècle  et  au 
début  du  xvie  siècle  l. 

Vers  la  fin  du  xve  siècle,  nous  avons  constaté  l'activité  que 
déploie,  en  la  Faculté  des  Arts,  Pedro  Sanchez  Giruelo  de 
Daroca,  qui  avait  pris  ses  grades  à  Salamanque  2.  Au  début 
du  xvie  siècle,  une  pléiade  de  maîtres  espagnols  entoure,  au 
Collège  de  Montaigu,  l'Écossais  Joannes  Majoris  ;  là  nous  trou- 
vons Antoine  Nuîiez  Goronel  et  son  frère  Louis  Nufiez  Coronel, 
tous  deux  de  Ségovie,  en  même  temps  que  Gaspard  Lax,  de 
Sarinena,  qui  sera  un  des  maîtres  de  Vives;  à  la  même 
époque,  Juan  de  Gelaya  professe  au  Collège  de  Sainte-Barbe. 
Les  Espagnols,  d'ailleurs,  tenaient  à  ce  moment  une  si  grande 
place  en  l'Université  de  Paris  que  leur  compatriote  Juan  Luiz 
Vives  les  regarde  comme  les  principaux  responsables  des  défauts 
dont  il  accuse  avec  tant  de  rudesse  l'enseignement  parisien3. 

i.  La  tradition  de  Buridan  et  la  Science  italienne  au  XVI*  siècle,  II:  L'esprit  de  la 
Scolastique  parisienne  au  temps  de  Léonard  de  Vinci;  pp.  i3o  seqq. 

2.  Demetrio  Espurz  Campodarbe,  Discurso  leido  en  la  solemne  apertura  del  curso 
académico  de  1909  a  1910  en  la  Universidad  de  Oviedo  ;  Oviedo,  190g. 

3.  La  tradition  de  Buridan  et  la  Science  italienne  au  XVI»  siècle,  IV:  La  décadence 
de  la  Scolastique  parisienne  après  la  mort  de  Léonard  de  Vinci.  Les  attaques  de 
l'Humanisme;  Didier  Érasme  et  Louis  Vives;  p.  1G9. 


2 66  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

Des  nombreux  étudiants  espagnols  qui,  comme  Vives, 
étaient  allés  demander  à  l'Université  parisienne  de  les  initier 
à  sa  très  subtile  Scolastique,  célèbre  en  toute  l'Europe, 
plusieurs,  comme  Ciruelo,  comme  les  deux  Goronel,  comme 
Lax,  comme  Celaya,  demeuraient  à  Paris  et  s'asseyaient  à 
leur  tour  en  les  chaires  d'où  ils  avaient  été  enseignés. 
Beaucoup,  sans  doute,  reprenaient  le  chemin  de  leur  patrie, 
désireux  d'y  répandre  le  savoir  qu'ils  avaient  acquis.  Ils  se 
rendaient  à  Salamanque,  fière  de  son  Université,  l'une  des 
plus  anciennes  et  des  plus  célèbres  de  l'Europe;  à  Alcala  de 
Hénarès,  l'antique  Complutum,  où,  en  i4g9,  Ximénès  avait 
fondé  une  Université,  bientôt  rivale  de  Salamanque;  d'autres 
se  dirigeaient  vers  le  Portugal  où,  dès  i3o8,  Coïmbre  avait 
hérité  de  l'Université  de  Lisbonne. 

Quel  accueil  les  jeunes  gens  qui  avaient  étudié  à  Paris  rece- 
vaient en  ces  universités,  Quétif  et  Échard  nous  le  disent1  : 
«  On  répétait  partout,  et  d'une  voix  unanime,  que  l'étude 
des  belles-lettres  était  plus  florissante  à  l'Académie  de  Paris 
qu'en  toute  autre;  ce  seul  nom  de  Paris  valait  un  surcroît 
d'honneur  et  de  considération  non  seulement  aux  maîtres 
diplômés  par  cette  Université  et  à  ceux  qui  y  avaient  professé, 
mais  encore  à  ceux  qui  avaient  simplement,  à  titre  d'auditeurs 
ou  d'élèves,  étudié  en  cette  Académie.  » 

Les  chaires  espagnoles  et  portugaises  se  trouvaient  donc 
bien  souvent  occupées  par  ceux  qui  étaient  allés  à  Paris 
prendre  connaissance  des  doctrines  à  la  mode  ou  qui  y 
avaient  professé  ces  doctrines;  Pedro  Ciruelo,  par  exemple, 
était  revenu  enseigner  à  Alcala 2  ;  et  l'histoire  même  de  Domi- 
nique Soto  va  nous  permettre  de  constater  cette  emprise  de 
la  Scolastique  parisienne  aussi  bien  sur  l'antique  Université 
de  Salamanque  que  sur  la  jeune  Université  d'Alcala. 

i.  Jacobus  Quetif  et  Jacobus  Echard,  Scriptores  ordinis  prœdicatorum,  tomus 
secundus,  p.  171  (Art.  Dominions  de  Soto);  Lutetiee  Parisiorum,  MDCCXXI. 

2.  Voir  le  Prohemium  de  l'écrit  suivant  :  Opusculum  de  sphera  mundi  Joannis  de 
Sacrobusto  :  cum  additionibus  et  familiarissimo  commentario  Pétri  Ciruelli  Darocensis  : 
nunc  recenter  correctis  a  suo  auctore  :  intersertis  etiam  egregiis  questionibus  domini  Pétri 
de  Aliaco.  Colophon  :  Fuit  excussum  hoc  opusculum  in  Aima  Complutensi  Univer- 
sitate.  Anno  Domini  Millesimo  quingentesimo  vigesimo  sexto.  Die  verodecimaquinta 
Decembris.  Apud  Michaelem  de  Eguia.  E  regione  Divi  Eugenii  commorantem  :  ubi 
venundatuv. 


D0MINIQU1     BOTO    I  i     i.\    SCOLAST1QUE    l'Viusn.wi  A')- 

II 

Vie   de   Dominique   Soto,   FRÈRE  PRÊCHEUR. 

Francisco  Soto,  père  du  savant  religieux  dont  l'oeuvre  va 
nous  occuper,  était  un  très  modeste  jardinier  de  Ségovie1.  En 
1/194,  Soto  eut  un  fils  qui  reçut,  comme  son  père,  le  prénom 
de  Francisco. 

Les  ressources  de  la  famille  étaient  beaucoup  trop  modestes 
pour  que  l'on  pût  faire  instruire  à  Séville  le  jeune  François; 
on  le  plaça  donc  comme  gardien  de  l'église  paroissiale  du 
village  d'Ochando,  situé  à  peu  de  distance  de  Ségovie;  là,  il 
reçut  sans  doute  du  clergé  sa  première  initiation  littéraire. 

Désireux  de  pousser  plus  avant  ses  études,  il  se  rendit  à 
l'Université,  toute  jeune  encore,  de  Alcala  de  Hénarès.  Il  s'y 
lia  avec  un  jeune  noble,  Pedro  Francisco  de  Saavedra,  né  à 
Benalcazar  en  Andalousie.  Solo  et  Saavedra  suivirent  ensemble 
les  leçons  données  par  les  maîtres  de  l'Université,  entre  autres 
par  Thomas  de  Villeneuve  qui  devait,  un  jour,  être  canonisé. 
Mais  la  voix  qui  vantait  la  Science  parisienne,  qui  acclamait 
les  élèves  formés  par  l'Université  de  Paris,  bruissait  à  leurs 
oreilles;  ils  cédèrent  à  la  tentation  qui  séduisait,  en  si  grand 
nombre,  les  étudiants  espagnols;  délaissant  Alcala,  ils  prirent 
ensemble  le  chemin  de  la  France. 

A  Paris,  nos  deux  étudiants  furent  accueillis  «  humaniter  et 
festive  »,  disent  les  PP.  Quétif  et  Échard,  par  deux  maîtres  célè- 
bres en  l'Université,  les  deux  frères  Nunez  Coronel,  Antoine 
et  Louis,  qui,  comme  Soto,  étaient  natifs  de  Ségovie.  Par  ces 
compatriotes  de  Soto,  les  deux  jeunes  Espagnols  se  trouvèrent 
introduits  au  sein  de  l'un  des  cercles  les  plus  vivants,  les 
plus  intéressants  qui  se  trouvassent  à  cette  époque  en  l'Uni- 
versité parisienne.  Les  deux  frères  Coronel  étaient  parmi  les 


1.  Nous  avons  puisé  tous  nos  renseignements  touchant  la  vie  de  Soto  dans  : 
Jacobus  Quetif  et  Jacobus  Echard,  Scriptores  ordinis  prœdicatorum,  tomus  secundus, 
pp.  171-172.  Lutetiaj  Parisiorum,  MDCCX.XI. 


2Ô8  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

disciples  les  plus  actifs  et  les  plus  dévoués  du  vieux  maître 
écossais  Joannes  Majoris;  et  celui-ci  était,  assurément,  comme 
le  chef  du  parti  conservateur;  il  s'efforçait  de  garder,  en  l'étude 
de  la  Théologie,  les  traditions  de  la  Scolastique  nominaliste; 
il  résistait  avec  vigueur  aux  tentatives  que  poussaient  Lefèvre 
d'Étaples  et  Josse  Glichtove  pour  substituer  aux  discussions 
d'une  dialectique  savante  la  seule  étude  de  l'Écriture  et  des 
Pères;  la  résistance  de  Joannes  Majoris,  d'ailleurs,  n'était  pas 
d'une  aveugle  obstination;  il  savait  retrancher  de  ses  leçons 
les  arguties  d'une  logique  trop  subtile  et  les  embarras  d'une 
langue  trop  barbare.  Les  disciples  de  Joannes  Majoris  n'étaient 
pas  indignes  du  maître  ;  si  les  Jean  Dullaert  de  Gand  et  les 
Louis  Goronel  de  Ségovie  s'attardent  trop,  à  notre  gré,  aux 
pointilleuses  chicanes  dont  usaient  volontiers  les  disputes 
d'école,  du  moins  ont-ils  su  conserver  et  exposer  tous  les 
enseignements,  gros  de  la  Science  moderne,  que  leur  avait 
apportés  la  tradition  des  Jean  Buridan,  des  Albert  de  Saxe  et 
des  Nicole  Oresme. 

G'est  en  ce  milieu,  où  l'Humanisme  ne  parvenait  pas  à 
exercer  son  influence,  où  le  Nominalisme  se  dépouillait  peu 
à  peu  de  son  fatras  dialectique,  où  la  Science  positive  était 
cultivée  avec  une  particulière  faveur,  que  Soto  et  Saavedra 
vécurent  pendant  quelques  années,  achevant  ensemble  leurs 
études  de  Théologie.  Vers  1620,  ils  revinrent  à  Alcala. 

A  Alcala,  François  Soto  emporte,  après  un  brillant  concours, 
la  chaire  d'Arts  au  Collège  Saint-Alphonse.  Mais  bientôt  la 
vocation  monastique  se  fait  entendre  en  lui.  Il  se  retire  d'abord 
au  Monastère  du  Monserrat,  puis  à  Burgos;  là,  il  prend  l'habit 
de  frère  prêcheur;  en  faisant  profession,  le  23  juillet  i525,  il 
échange  son  prénom  de  François  contre  celui  de  Dominique. 

Pedro  Francisco  de  Saavedra  ne  tarda  pas  à  suivre  l'exemple 
de  son  ami  Soto  ;  il  prit  à  Ségovie  l'habit  de  dominicain  en 
même  temps  que  le  nom  de  Dominique  de  la  Croix;  le  désir 
d'évangéliser  les  Indiens  l'entraîna  en  Amérique;  après  une 
vie  d'apostolat,  il  mourut  au  Mexique  vers  i5/jo. 

La  science  de  Soto  fut  vite  remarquée  en  l'ordre  de  Saint- 
Dominique,  où  il  venait  d'entrer.  Ses  supérieurs  l'envoyèrent 


DOMINIQUE   BOTO    Et    LA    0COLA8TIQUË    PAtUSlËNttE  109 

d'abord  à  Bruges,  afin  qu'il  y  enseignât  la  Philosophie  et  la 
Théologie  à  ses  frères.  Mais  bientôt,  rime  des  deux  chaires 
de  Théologie  de  Salamanque,  la  chaire  <iu  soir,  devint  vacante; 
Soto  prit  pari  au  concours  qui  devait  désigner  Le  titulaire;  son 
succès  fut  très  grand;  le  22  novembre  i532,  il  entra  dans  cette 
chaire  qu'il  devait  occuper  pendant  seize  ans. 

La  renommée  et  l'inlluencc  de  Soto  ne  cessèrent  plus  de 
croître  dans  l'ordre  de  .Saint-Dominique  et  dans  l'Eglise  tout 
entière. 

En  décembre  i545,  le  Concile  de  Trente  ouvrit  ses  sessions. 
Depuis  plus  d'un  an,  l'ordre  des  Dominicains  avait  perdu  son 
supérieur  général,  Albert  de  Gasaus,  et  ne  l'avait  pas  remplacé. 
Parmi  les  frères  prêcheurs  qui  assistaient  au  Concile,  plus  de 
cinquante  étaient  revêtus  de  la  dignité  épiscopaie;  Dominique 
Soto,  simple  moine,  fut  toutefois  chargé  de  parler  au  nom  de 
l'ordre  tout  entier,  comme  l'eût  fait  le  supérieur  général;  il 
exerça  ces  importantes  fonctions  pendant  les  quatre  premières 
sessions  du  Concile.  Le  12  juin  i5^6,  un  nouveau  supérieur 
général,  François  Romeo,  fut  élu;  mais,  comme  il  ne  pouvait 
se  rendre  à  Trente,  il  se  fit  représenter  par  Soto  à  la  cinquième 
session  et  à  la  sixième  session  du  Concile. 

Sur  ces  entrefaites,  Charles-Quint  ayant  choisi  Dominique 
Soto  comme  confesseur,  notre  dominicain  dut  suivre  l'Empe- 
reur en  Allemagne.  Mais,  dès  i55o,  il  revient  à  Salamanque, 
où  il  reçoit  le  titre  de  professeur  honoraire.  En  i55i,  il  prêche 
le  carême  à  la  cathédrale.  En  i552,  l'illustre  Melchior  Cano, 
nommé  évêque  des  Canaries,  laisse  vacante  une  des  chaires  de 
Théologie  de  l'Université,  la  chaire  du  matin;  Soto  monte  en 
cette  chaire  qu'il  occupera  jusqu'à  sa  mort. 

Les  conquérants  de  l'Amérique  traitaient  trop  souvent  les 
Indiens  avec  la  dernière  barbarie  ;  Ginés  de  Sepûlveda  crut 
trouver  dans  les  enseignements  de  l'Église  la  justification  de 
ces  cruautés  ;  en  son  dialogue  Démocrates  Secundus,  seu  De 
justis  belli  causis l ,  il  osa  soutenir  que  les  chrétiens  avaient  le 
droit  et  le  devoir  d'exterminer  les  infidèles  rebelles  à  l'évan- 

1.  Publié  par  M.  Menéndez  Pelayo  dans  le  Boletin  de  la  Real  Academia  de  la  His- 
loria,  T.  XXI,  pp.  257-369,  oct.  1892. 


370  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

gélisation.  Cette  thèse  monstrueuse  souleva  les  protestations 
indignées  d'un  pieux  et  héroïque  dominicain,  Barthélemi  de 
Las  Gasas,  évêque  de  Ghiapa.  En  i552,  cet  ancien  compagnon 
de  Christophe  Colomb  publia  à  Séville  sa  Brevissima  relacion 
de  la  destruccion  de  las  Indias,  admirable  plaidoyer  en  faveur 
des  malheureuses  populations  du  Nouveau  Monde. 

Le  différend  entre  Sepûlveda  et  Las  Casas  soulevait  une 
question  théologique  où  la  cause  de  l'Église  et  celle  de  l'hu- 
manité étaient  engagées;  Soto  fut  chargé  de  la  trancher;  il 
n'hésita  pas  à  juger  en  faveur  de  la  thèse  soutenue  par  Las 
Gasas. 

Soto  mourut  à  Salamanque  le  i5  novembre  i56o,  à  l'âge  de 
soixante-six  ans. 

III 

Dominique  Soto  et  le  Nominalisme  parisien. 

Soto  avait  étudié  à  Paris  au  moment  où  les  plus  furieux 
assauts  étaient  menés  contre  la  Scolastique  des  Nominalistes  ; 
les  gens  qui  se  piquaient  d'Humanisme  en  condamnaient  à  la 
fois  la  curiosité  futile,  la  dialectique  chicanière  et  le  langage 
barbare.  Les  maîtres  qui  avaient  accueilli  notre  étudiant  ne 
suivaient  pas  les  modes  nouvelles  introduites  dans  l'enseigne- 
ment par  un  Lefèvrc  d'Étaples  et  par  un  Josse  Clichtove  ; 
encore  moins  faisaient-ils  écho  aux  sarcasmes  et  aux  railleries 
qu'un  Didier  Érasme  décochait  contre  la  Théologie  professée 
en  Sorbonne;  conservateurs,  mais  avec  modération,  ils  recon- 
naissaient volontiers  qu'il  y  avait  lieu  d'émonder  l'arbre  que 
le  Nominalisme  du  xive  siècle  avait  planté  et  d'en  retrancher 
mainte  subtilité  inutile  et  encombrante;  ils  s'efforçaient  de 
leur  mieux  à  introduire  dans  leurs  leçons  plus  de  simplicité 
et  de  clarté  que  leurs  prédécesseurs  n'avaient  accoutumé  d'en 
mettre. 

Les  élèves  allaient  souvent,  en  cette  voie  réformatrice, 
beaucoup  plus  loin  que  les  maîtres;  de  ce  Collège  de  Mon- 
taigu,   illustré   par    la  longue  et  active  régence  de   Joannes 


DOMINIQUE    BOTO    i  i     LA    SCOLA.STIQUE    PARISIENNE  U71 

Majoris,  les  plus  fidèles  disciples  «lu  vieux  théologien  éco    ai 
les  Dullaert  et  les  Lax,  voyaient  un  de  leurs  auditeurs,  I  <*^ | >.» 
gnol    Louis    Vives,   accabler  de   persiflages  et  d'injures   l<  s 
maîtres    qui    enseignaient   à    Paris    cl,    les    doctrines    qu'ils 
professaient. 

Soto  n'alla  pas  jusqu'aux  extrémités  où  se  portail  son 
compatriote;  il  ne  s'abaissa  pas  à  envelopper  en  des  périodes 
cicéroniennes  impeccables  dos  calembours  de  laquais  et  des 
grossièretés  de  goujat;  il  ne  donna  pas  dans  l'Humanisme  et 
demeura  philosophe  scolastique;  mais  il  se  posa  en  adversaire 
convaincu  du  Nominalisme. 

Quétif  et  Échard  nous  montrent  le  jeune  professeur  d'Alcala 
occupé  à  chasser  de  l'enseignement  de  l'Université  «  les 
opinions  ou,  pour  mieux  dire,  les  nuages  des  Nominalistes  » 
qui  y  régnaient. 

Plus  tard,  alors  que  Soto,  depuis  de  longues  années  déjà, 
enseignait  la  Théologie  à  Salamanque,  le  corps  académique 
de  cette  ville,  désireux  «  d'éliminer  de  ses  collèges  la  secte 
des  Nominalistes  »,  demanda  au  savant  dominicain  de  l'y 
aider.  Celui-ci  rédigea  dans  ce  but  les  Questions  sur  la  Physique 
d'Aristote  que  nous  nous  proposons  d'étudier1. 

Nous  avons  reconnu,  d'ailleurs,  quelle  extraordinaire  autorité 
Soto  avait  acquise  parmi  les  Dominicains;  nous  nous  étonne- 
rions donc  de  ne  pas  voir  ses  préférences  philosophiques 
se    porter,    en  la  plupart  des  problèmes,  vers   les    solutions 

1.  Selon  Quétif  et  Échard  (Scriptores  ordinis  prœdicatorum,  t.  II,  p.  172),  la  première 
édition  des  :  In  octo  libros  physicorum  commentarii  et  quœstiones,  fut  donnée  à  Sala- 
manque en  1 545. 

Nous  avons  consulté  la  seconde  des  éditions  mentionnées  par  Quétif  et  Échard; 
elle  est  ainsi  intitulée  : 

Reverendi  Patris  Dominici  Soto  Segobiensis,  Theologi  ordinis  Praedicatorum  in 
inclyta  Salmanticensi  Academia  professons  ac  Caesareae  Maiestati  a  sacris  confes- 
sionibus  super  octo  libros  Physicorum  Aristotelis  Commentaria.  Tertia  aeditio  nuperrime 
ab  Authore  recognita,  multisque  in  locis  aucta  et  à  mendis  quàm  maxime  fieri 
potuit  repurgata.  Cum  Privilegio.  Salmanticae,  In  aedibus  Dominici  a  Portonariis, 
Cath.  M.  Typôgraphi.  MDLXXII. 

Le  tome  second  est  intitulé  : 

Reverendi  Patris  Dominici  Soto  Segobiensis  Theologi  ordinis  prœdicatorum  super 
octo  libros  Physicorum  Aristotelis  Quœstiones.  Salmanticae.  In  aedibus  Dominici  a  Por- 
tonariis, Cath.  M.  Typôgraphi.  MDLXXII. 

Quétif  et  Echard  citent  encore  deux  éditions  postérieures  à  celle-là,  savoir  : 
Salmanticae,  per  [ldephonsum  a  Terranova  et  Neyla,  i582.  Duaci,  unà  cum 
Dialeclica,  curis  Jacobi  Howerii  Hoogstratani  ordinis  Prafdicatorum. 


272  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DÉ  VÈNCt 

thomistes  qui  ont  toujours  été  tenues,  par  les  Frères  prê- 
cheurs, en  une  estime  particulière. 

Mais  on  se  tromperait  fort  si  l'on  pensait  trouver  en  lui  un 
thomiste  exclusif  et  obstiné,  déterminé  à  embrasser,  en  tout 
sujet  et  jusqu'aux  extrêmes  limites,  les  opinions  de  l'Ange  de 
l'École;  on  se  tromperait  également  si  l'on  s'attendait  à  lui 
voir  condamner  sans  pitié  toutes  les  doctrines  professées  par 
les  Nominalistes  parisiens.  Bien  souvent,  et  même  en  des 
questions  de  très  grande  importance,  nous  le  verrons  aban- 
donner les  positions  que  Saint  Thomas  avait  tenues,  et  défendre 
celles  qu'avaient  choisies  les  Buridan  et  les  Albert  de  Saxe. 

Cette  manière  de  faire,  d'ailleurs,  était  bien  dans  l'esprit  de 
la  Scolastique  parisienne.  Largement  éclectiques,  les  Parisiens 
redoutaient  fort  l'attachement  opiniâtre  à  l'opinion  d'un  seul 
maître1;  de  leur  éclectisme,  un  Espagnol,  Pedro  Ciruelo, 
formulait,  à  la  fin  du  xvc  siècle,  la  très  décisive  affirmation;  et 
au  temps  même  où  Soto  étudiait  à  Paris,  un  autre  Espagnol, 
Juan  de  Celaya,  affectait  d'éclairer  son  enseignement  de  Phy- 
sique par  la  triple  lumière  que  projettent  le  Thomisme,  le 
Scotisme  et  le  Nominalisme. 

Pendant  son  séjour  aux  rives  de  la  Seine,  Soto  a  appris  de 
ses  maîtres  à  pratiquer  cette  justice  intellectuelle  qui  se  garde 
de  trancher  un  débat  avant  d'avoir  entendu  et  pesé  les  avis  des 
parties  en  litige.  Aussi,  ce  dominicain  en  qui  ses  biographes 
nous  montrent  un  adversaire  résolu  et  persévérant  du  Nomi- 
nalisme est-il  merveilleusement  informé  des  traités  composés 
par  les  maîtres  dont  les  Nominalistes  se  réclamaient  le  plus 
volontiers  ;  ses  Questions  sur  la  Physique  d'Aristote  révèlent  une 
connaissance  approfondie  non  seulement  des  livres  de  Walter 
Burlcy  et  de  Paul  de  Venise,  mais  encore  de  ceux  qu'ont  écrits 
Guillaume  d'Ockam,  Grégoire  de  Rimini,  Marsile  dTnghen  et 
Joannes  Majoris. 

Le  désir  de  combattre  sur  leur  propre  terrain  les  philosophes 
dont  il  se  propose  de  réprimer  les  doctrines  excessives  le  con- 
duit à  suivre  de  très  près,  en  la  rédaction  de  son  ouvrage  sur 

1.  La  tradition  de  Jean  Daridan  et  la  Science  Italienne  au  XVIe  siècle,  II  :  L'esprit  de  la 
Scolastique  parisienne  au  temps  de  Léonard  de  Vinci;  pp.  i3o  seqq. 


DOMINIQUE   BOTO    ET    LA    BGOLA8TIQUE    PARISIEN!!] 

la  Physique,  l'ordre  et  La  méthode  qu'avaient  adoptés  les 
Nominalistes  de  Paris.  Cet  ouvrage  offre  une  analogie  m* 
aisément  reconnaissable  avec  tes  Physicse  perscrutaliones  que 
Luis  Goronel  avait  publiées  en  i5n;  les  questions  traitées  et 
les  arguments  vises  en  ees  deux  écrits  sont  bien  souvent  les 
mêmes,  encore  que  les  solutions  adoptées  soient,  en  nombre 
de  cas,  différentes. 

Il  arrive  même  que,  pour  rendre  plus  serrée  son  escrime 
contre  les  Nominalistes,  Soto  en  vienne  à  emprunter  leur 
jeu.  Désireux  de  disserter  d'une  manière  convaincante  contre 
des  adversaires  très  subtils,  il  est  souvent  réduit  à  rivaliser 
de  subtilité  avec  eux.  Par  là,  sa  dialectique  antinominaliste 
devient  quelquefois  aussi  entortillée,  aussi  chicanière  que  celle 
des  Nominalistes;  en  lisant  ses  Questions,  Louis  Vives  eût  sans 
doute  retrouvé  les  souvenirs  exécrés  de  l'enseignement  qu'il 
avait  reçu  à  Montaigu.  Ce  n'est  pas  seulement  par  la  modéra- 
tion d'un  Thomisme  accueillant  aux  solutions  plus  modernes 
que  Soto  montre  les  liens  qui  l'attachent  à  l'école  de  Joannes 
Majoris;  c'est  encore  par  la  forme  de  son  argumentation,  bien 
voisine  de  celle  qui  avait  cours  aux  disputes  de  la  Sorbonne. 

A  quel  point  le  Thomisme  de  Soto  se  teintait  de  Nominalisme 
parisien,  et  cela  dans  les  thèses  même  les  plus  essentielles, 
nous  Talions  voir  en  passant  en  revue  quelques-unes  de  ses 
opinions  et,  tout  d'abord,  en  rapportant  ce  qu'il  enseignait  au 
sujet  de  l'infini. 


IV 

L'Infini  potetstiel  et  l'Infini  actuel. 

Au  sujet  de  l'infini,  les  docteurs  de  la  Scolastique  se  divisent 
en  trois  partis  principaux1. 

Le  premier  parti  tient  pour  la  thèse  d'Aristote  et  de  son 
commentateur  Averroès  :  La  grandeur  infinie  est  irréalisable 

i.  Léonard  de  Vinci  et  les  deux  infinis  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus 
et  ceux  qui  l'ont  lu,  seconde  série,  pp.  3-53). —  Sur  les  deux  infinis  (lbid.,  pp.  368-407). 

p.  dlhkm.  18 


2  74  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

parce  que  contradictoire;  non  seulement  aucune  grandeur 
infinie  n'existe  d'une  manière  actuelle,  mais  encore  à  la 
grandeur  infinie,  on  ne  peut  attribuer  l'être  en  puissance; 
aucune  grandeur  ne  saurait  être  accrue  de  manière  à  sur- 
passer toute  limite. 

Saint  Thomas  d'Aquin  avait  admis  cette  doctrine  péripaté- 
ticienne; même  à  la  toute -puissance  de  Dieu,  il  déniait  le 
pouvoir  de  réaliser  ni  une  grandeur  infinie  actuelle,  ni  une 
grandeur  infinie  potentielle,  car  si  Dieu  peut  tout  ce  qui 
n'implique  aucune  contradiction,  il  ne  peut  réaliser  l'absurde. 

La  logique  raffinée  introduite  en  l'École  de  Paris  par  les 
Summulae  de  Petrus  Hispanus  ne  se  contenta  pas  de  substituer 
aux  notions  d'infini  actuel  et  d'infini  potentiel  les  notions 
quelque  peu  différentes  d'infini  catégorique  et  d'infini  synca- 
tégorique;  elle  donna  en  outre  naissance,  au  sujet  de  l'infini, 
à  deux  théories  bien  différentes  de  la  théorie  péripatéticienne. 

De  ces  deux  théories,  il  en  est  une  qui  s'oppose,  de  la 
manière  la  plus  absolue,  à  la  doctrine  d'Aristote,  d'Averroès 
et  de  Saint  Thomas  d'Aquin;  elle  tient  pour  exempte  de  toute 
contradiction  l'existence  de  la  grandeur  infinie  et  de  la  mul- 
titude infinie  soit  syncatégoriques,  soit  même  catégoriques; 
Dieu  peut  donc  créer  un  volume  catégoriquement  infini,  une 
multitude  catégoriquement  infinie;  il  peut  diviser  d'une  ma- 
nière actuelle  un  continu  en  une  infinité  de  parties  infiniment 
petites.  Proposée  tout  d'abord,  semble-t-il,  par  Jean  de  Bassols, 
disciple  immédiat  de  Duns  Scot,  cette  opinion  fut  soutenue, 
avec  une  prodigieuse  vigueur  logique,  par  Grégoire  de 
Rimini. 

Entre  la  doctrine  péripatéticienne  et  la  doctrine  de  Grégoire 
de  Rimini,  il  est  possible  de  tenir  un  parti  intermédiaire; 
on  peut  prétendre  que  l'infini  catégorique  ne  saurait  être 
réalisé  sans  contradiction,  mais  que  la  réalisation  de  l'infini 
syncatégorique  est  exempte  d'absurdité.  Selon  cette  manière 
de  voir,  Dieu  ne  saurait  produire  ni  une  multitude  ni  une 
grandeur  qui  fût  catégoriquement  infinie;  mais  la  production 
d'une  multitude  ou  d'une  grandeur  qui  croisse  au  delà  de 
toute  limite,  la  division  indéfinie  d'un  continu  en  parties  dont 


DOMINIQUE   BOÎO   BT   LA    8GOLA8TIQUE   PARISIEN  M 

la  grandeur  finisse  par  tomber  au  dessous  de  toute  limite  sont 
choses  qui  sont  en  sa  toute-puissance.  Proposée  dès  la  fin  <lu 
xm"  siècle  par  Richard  de  Middlclon,  celle  doctrine  rallia, 
au  xiv'  siècle,  les  pins  illustres  parmi  les  docteurs  parisiens; 
Guillaume  d'Ockam,  Waller  Burlcy,  Jean  Buridan,  Albert  de 
Saxe  l'ont  professée  et  soutenue  contre  l'opinion  de  Grégoire 
de  Ri  mini.  Moins  arrêté  en  ses  opinions,  Marsilc  d'Inghen, 
prenant  exemple  d'une  certaine  hélice  dont  le  pas  décroît  en 
progression  géométrique,  pense  que  la  longueur  catégorique- 
ment infinie  peut  être  réalisée,  bien  que  l'existence  du  volume 
catégoriquement  infini  implique  contradiction. 

Entre  les  tenants  de  l'infini  catégorique  et  les  partisans  du 
seul  infini  syncatégorique,  la  discussion  était  fort  ardente  au 
temps  où  Soto  vint  s'asseoir  sur  les  bancs  de  l'Université  de 
Paris.  Joannes  Majoris  professait  avec  ostentation  la  possibilité 
de  l'infini  catégorique,  mais  il  n'avait  pas  reçu  en  partage, 
pour  soutenir  cette  opinion,  la  rigueur  et  la  puissance  logique 
d'un  Grégoire  de  Rimini.  Jean  Dullaert  et  Juan  de  Celaya  se 
ralliaient  nettement,  eux  aussi,  à  l'opinion  de  Grégoire  de 
Rimini1,  tandis  que  Luis  Goronel,  non  sans  avoir  éprouvé 
quelque  tentation  d'embrasser  le  même  parti,  jugeait  plus 
prudent  de  soutenir,  avec  Jean  Buridan,  la  possibilité  du  seul 
infini  syncatégorique.  Aucun  de  ces  auteurs,  d'ailleurs,  ne 
paraissait  songer  que  l'on  pût  garder  l'opinion  d'Aristote, 
d'Averroès,  de  Saint  Thomas  d'Aquin,  et  dénier  à  Dieu  le 
pouvoir  de  produire  une  grandeur  infinie  potentielle,  une 
multitude  infinie  potentielle. 

Il  faut  croire  que  l'enseignement  reçu  à  Paris  avait  fait 
sur  le  jeune  étudiant  espagnol  une  bien  profonde  et  bien 
durable  impression,  car  en  cette  grave  question  de  l'infini, 
le  savant  docteur  dominicain  délaisse  entièrement  la  doctrine 
de  Saint  Thomas  pour  s'attacher  à  celle  de  Jean  Buridan  et 
d'Albert  de  Saxe,  à  celle  qui  avait  ravi  l'adhésion  de  son  hôte 
Luis  Goronel. 


i.  La  tradition  de  Buridan  et  la  science  italienne  au  JYl'  siècle,  VII:  Des  premiers 
progrès  accomplis  en  la  Dynamique  parisienne  par  les  Italiens  (suite).  Giordano 
Bruno. 


276  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

Soto,  en  effet,  soutient  que  la  grandeur  infinie  actuelle,  que 
la  multitude  infinie  actuelle  sont  non  seulement  irréalisables 
par  les  moyens  naturels1,  mais  encore  qu'elles  sont  contra- 
dictoires2, en  sorte  que  la  toute-puissance  de  Dieu  ne  les 
saurait  produire.  En  revanche,  il  accorde3  que  la  grandeur 
infinie  et  la  multitude  infinie,  irréalisables  en  acte,  sont 
réalisables  en  puissance. 

En  l'exposition  de  cette  thèse,  Soto  se  défend  autant  qu'il 
le  peut  d'employer  la  terminologie  des  Parisiens  dont,  cepen- 
dant, il  connaît  fort  bien  les  règles  :  «  Les  philosophes  mo- 
dernes (neoterici  philosophi) ,  »  dit-il *,  «  déclarent  qu'en  ce  qui 
concerne  les  grandeurs  continues,  le  terme  infini  peut  être 
entendu  de  deux  manières;  en  premier  lieu,  il  peut  être  pris 
catégoriquement...;  en  second  lieu,  il  peut  être  pris  syncaté- 
goriquement;  le  sens  de  cet  adverbe  peut  être  expliqué  par 
ces  mots  :  une  quantité  qui  n'est  jamais  tellement  grande 
qu'elle  ne  puisse  le  devenir  davantage  (non  tantum  gain 
majus)...  En  outre,  ils  posent  cette  règle  :  Lorsqu'en  une  pro- 
position, le  mot  infini  est  mis  du  côté  du  prédicat,  il  est  pris 
au  sens  littéral  (nominaliler)  et  catégorique,  comme  en  ces 
phrases  :  Deus  est  infinitus,  continuum  habet  partes  injinitas. 
Lorsque,  au  contraire,  le  mot  infini  est  mis  du  côté  du  sujet, 
il  est  pris  dans  le  sens  syncatégorique  et  explicatif  (cxponi- 
bililer),  comme  en  cette  proposition  :  Infinita  parva  est  pars 
continui.  » 

Soto  fait  observer  que  ni  Aristote  ni  Saint  Thomas  n'ont 
usé  de  ces  locutions  :  infini  catégorique,  infini  syncatégorique, 
qui  correspondent  aux  dénominations  :  infini  en  acte,  infini 
en  puissance,  dont  ils  usaient.  A  l'exemple  des  grands  péri- 
patéticiens,  le  professeur  de  Salamanque  se  servira  de  ces 
anciennes  manières  de  parler  plutôt  que  du  langage  courant 
parmi  lesjuniores,  encore  qu'il  y  fasse  parfois  appel. 

1.  Dominici  Soto  Quœstiones  in  libros  Physicorum;  in  lib.  III  quaest.  III  :  Utrum 
infinitum  sit  naturaliter  possibile;  éd.  cit.,  t.  II,  fol.  53,  col.  c. 

2.  Dominici  Soto  Op.  land.;  in  lib.  III  quaest.  IV  :  Utrum  de  potentia  Dci  abso- 
luta  possit  fieri  supranaturaliter  infinitum  in  actu. 

3.  Dominici  Soto  Op.  laud.;  in  lib.  III  quaest.  III;  éd.  cit.,  t.  II,  fol.  53,  col.  d. 
k.  Dominici  Soto  Op.  laud.;  in  lib.  III  quaest.  III;  éd.  cit.,  t.  II,  fol.  53,  col.  a. 


DOMINIQUE   80TO    IT    LA    BCOLÀSTIQUE    PARISIEN*!]  '" 

Mais  si  la  forme  du  discours  de  Solo  se  garde,  forl  impar 

faitement  (railleurs,   des   innovations    parisiennes,   le   fond   en 

est  tout  entier  composé  des  argumentations  que  l'on  (\r\i> 
loppait  à  Montaigu,  rue  du  Fouarrc  cl  à  la  Sorbonne.  Com 
ment,  d'ailleurs,  en  pourrait  il  être  autrement?  La  thèse  que 

notre  auteur  entreprend  de  réfuter,  en  la  combattant  pied  à 
pied,  c'est  celle  de  Grégoire  de  EUmini;  il  n'est  donc  pas 
étonnant  que  le  nom  et  les  raisons  de  ce  grand  nominalistc 
s'offrent  presque  à  chaque  page.  Contre  ces  raisons  de  Gré 
goirc  de  Rimini,  comment  ne  point  user  des  ripostes  imaginées 
par  Jean  Buridan  et  par  Albert  de  Saxe,  puisque  c'est  leur 
opinion  qu'il  s'agit  de  faire  prévaloir?  Nous  ne  saurions  donc 
nous  étonner  lorsque  nous  trouvons,  en  l'ouvrage  de  Soto, 
de  longues  discussions  sur  la  division  de  l'heure  en  parties 
proportionnelles  et  sur  cette  ligne  hélicoïdale  «  de  qua  tam 
se  anxie  afjUgunl  malti  »  l. 


L'Équilibre  de  la  Terre  et  des  Mers. 

En  voyant  Dominique  Soto  délaisser  la  doctrine  d'Aristote 
et  de  Saint  Thomas  d'Aquin  pour  s'attacher  à  l'une  des  opinions 
reçues  par  les  Parisiens,  alors  que  la  question  en  litige  est  une 
des  plus  graves  de  la  Métaphysique,  nous  mesurons  toute  la 
profondeur  de  l'impression  que  l'enseignement  nominaliste 
avait  marquée  en  la  raison  du  futur  professeur  de  Salamanque. 
Nous  ne  nous  étonnerons  plus  lorsque  notre  auteur  se  montrera 
fidèle  disciple  des  philosophes  modernes  en  certaines  théories 
de  Physique  où  l'autorité  de  la  discipline  péripatéticienne 
n'avait  presque  aucune  occasion  de  s'exercer. 

C'est  ainsi  que  nous  pouvons  noter,  en  une  des  questions 
traitées  par  Soto2,  une  adhésion  pleine  et  entière  à  la  théorie 

i.  Dominici  Soto  Op.  laud.;  in  lib.  III,  quaest.  IV;  éd.  cit.,  t.  II,  fol.  55,  col.  c. 

2.  Dominici  Soto  Op.  laud.;  in  lib.  IV,  quœst.  II  :  Utrum  omne  corpus  locum 
sibi  vindicat  naturalem,  atque  adeo,  omne  ens  necessario  sit  in  loco  uno  ;  Art.  1: 
Pe  naturajibus  locis  corporum. 


278  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

de  l'équilibre  de  la  terre  et  des  mers  qu'Albert  de  Saxe  avait 
sinon  imaginée,  du  moins  grandement  développée1. 

Soto  admet2  que  la  terre  est  en  son  lieu  naturel  lorsque  le 
centre  de  gravité  de  cette  masse  est  au  centre  du  Monde  :  «  Les 
mots  :  lieu  naturel  n'expriment  pas  simplement,  comme  les 
mots  :  lieu  mathématique,  une  surface  contenante  ;  ils  expri- 
ment en  outre  une  vertu  conservatrice  ;  cette  vertu  conser- 
vatrice, sans  doute,  a  son  siège  dans  tout  l'espace  qui  se  trouve 
borné  par  la  surface  concave  de  l'eau  et  aussi  par  la  surface 
concave  de  l'air,  en  toute  la  région  où  la  terre  n'est  pas 
couverte  par  l'eau  ;  mais  elle  réside  de  la  manière  la  plus 
parfaite  au  centre  de  gravité  de  la  terre  ;  et  c'est  pourquoi  la 
terre  se  meut  vers  le  centre  du  Monde.  » 

Voici  maintenant3  la  raison  pour  laquelle  une  partie  de  la 
terre  émerge  au-dessus  de  la  sphère  de  l'eau  : 

«  Ne  vous  étonnez  pas  que  la  sphère  de  l'eau  se  trouve  plus 
basse  que  notre  continent;  cette  partie  de  la  terre  qui  est 
émergée  est  beaucoup  plus  légère  que  la  partie  qui  est  recou- 
verte par  les  eaux,  car  elle  est  plus  sèche;  aussi  le  centre  de 
gravité  de  la  terre  n'est-il  pas  le  même  que  le  centre  de  gran- 
deur ;  ce  centre  de  gravité  est  beaucoup  plus  voisin  de  la 
surface  terrestre  recouverte  par  les  eaux  qu'il  ne  l'est  de  notre 
continent.  Gomme,  d'ailleurs,  le  centre  de  gravité  coïncide 
avec  le  centre  du  Monde  où  la  terre  descend,  que  la  sphère  de 
l'eau  doit  être  partout  équidistante  du  centre  du  Monde,  voici 
ce  qui  arrive  :  Si,  du  côté  où  se  trouve  la  mer,  la  surface  de 
l'eau  est,  par  exemple,  à  cent  mille  pas  de  ce  centre,  de  notre 
côté,  le  lieu  naturel  de  l'eau  s'étendra  aussi  jusqu'à  cent  mille 
pas  du  centre  de  gravité  ;  de  notre  côté,  ce  qui  reste  de  la  terre, 
[au  delà  de  ces  cent  mille  pas,  émerge,  et  la  terre]  occupe  une 
grande  partie  de  la  sphère  naturelle  de  l'eau.  » 


1.  Albert  de  Saxe  et  Léonard  de  Vinci,  II  :  Quelques  points  de  la  Physique  d'Albert 
de  Saxe  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  Vont  lu,  I;  première 
série,  pp.  7  seqq.)  —  Léonard  de  Vinci  et  les  origines  de  la  Géologie,  X  :  Albert  de  Saxe 
(Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  XII  ;  deuxième  série, 
pp.  337  seqq.). 

2.  Soto,  loc.  cit.;  éd.  cit.,  t.  II,  fol.  G2,  col.  b. 
3-  Soto,  loc.  cit.;  éd,  cit.,  t.  Il,  fol.  03,  col.  a,. 


DOMINIQUE    BOTO    11    LA    SCOLASTIQUl     PAR18IBMN1  -i  7<J 


VI 

La  Dynamique  de  .)i:an  Huiudan  et  la  Dynamique  de  Soto. 

Là  où  la  Physique  parisienne  n'avait  rien  qui  contredît 
l'enseignement  de  Saint  Thomas  d'Aquin,  Dominique  Soto  en 
adoptait  les  affirmations  avec  empressement;  il  mettait,  à  s'y 
rallier,  un  peu  plus  de  façons  lorsqu'il  fallait,  pour  cela,  aller 
à  la  traverse  de  quelque  conclusion  formelle  d'Aristote  et  du 
Docteur  Angélique  ;  il  savait  fort  bien,  toutefois,  concilier  le 
respect,  traditionnel  en  l'ordre  de  Saint  Dominique,  pour  ces 
maîtres  du  Péripatétisme  avec  le  culte  des  vérités  qu'on  lui 
avait,  à  Paris,  démontrées  par  de  solides  arguments.  De  cette 
liberté  d'esprit  qui  pouvait,  au  besoin,  mettre  les  exigences  de 
la  Science  au-dessus  des  influences  thomistes,  nous  aurons  un 
témoignage  manifeste  en  analysant  les  doctrines  que  Soto 
professait  au  sujet  de  la  Dynamique. 

L'air  ébranlé  est  la  seule  cause  qui  permette  à  un  projectile 
de  poursuivre  son  mouvement;  tel  est  l'enseignement  d'Aristote 
et  de  son  commentateur  Averroès  ;  à  cet  enseignement,  Saint 
Thomas  a  fait  profession  de  formelle  adhésion  en  son  commen- 
taire au  De  Cdelo,  qui  est  un  de  ses  derniers  écrits  et  que  la 
mort  l'a  empêché  d'achever. 

Cette  théorie,  Guillaume  d'Ockam  montre  avec  la  dernière 
netteté  à  quel  point  elle  est  ridicule.  Après  lui,  l'École  de  Paris 
admet  une  explication  que  Saint  Thomas  connaissait  déjà, 
mais  qu'il  avait  expressément  rejetée  :  Le  mouvement  du 
projectile  est  entretenu  par  une  certaine  qualité  ou  impetus 
qui  a  été  imprimée  en  ce  mobile  au  moment  où  il  a  été  lancé. 
Jean  Buridan  et  Albert  de  Saxe  développent  l'hypothèse  de 
Y  impetus  avec  tant  de  clarté  et  de  précision  qu'on  les  peut 
mettre  au  nombre  des  premiers  initiateurs  de  la  Dynamique 
moderne. 

Or,  c'est  cette  doctrine  de  Y  impetus  que  Soto  enseigne  avec 
détails. 


280  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

De  l'explication  donnée  par  Aristote,  le  professeur  de  Sala- 
manque  n'hésite  pas  à  dire1  «  qu'elle  est  difficile  à  prouver 
et  plus  difficile  encore  à  admettre  :  œgre  probatur  et  œgrius 
creditur.  »  Voici,  d'ailleurs,  en  quels  termes  il  développe2  les 
arguments  que  l'on  peut  objecter  à  cette  explication  : 

«  La  plupart  des  physiciens  ne  sauraient  se  persuader  de 
cette  opinion  du  Philosophe. 

»  En  premier  lieu,  ils  ne  voient  pas  qu'il  soit  possible  à  celui 
qui  lance  le  projectile  de  communiquer  à  l'air  une  force  assez 
grande  pour  qu'il  soit  capable  de  mouvoir  une  flèche  ou  un 
trait  encore  plus  pesant. 

»  En  second  lieu,  l'air  ne  peut  soutenir  même  une  once  de 
plomb  ;  comment  donc  pourrait-il  non  seulement  soutenir, 
mais  encore  mouvoir  un  volumineux  boulet  avec  une  si  grande 
vitesse  et  sur  une  si  grande  distance? 

»  L'expérience  nous  permet,  en  outre,  de  constater  que  l'air 
est  parfois  agité  d'un  vent  très  violent;  ce  vent,  cependant, 
n'est  pas,  à  lui  seul,  assez  forf  pour  mouvoir  une  pierre  que 
nous  pouvons,  nous,  mouvoir  en  la  jetant. 

»  La  cause  qui  meut  le  projectile  n'est  donc  pas  le  mouve- 
ment de  l'air,  mais  bien  celui  qui  lance  ce  projectile  ou  mieux 
Y  impelas  qu'il  imprime  à  ce  corps. 

»  Voici,  d'ailleurs,  qui  confirme  ce  raisonnement:  Si  le 
mouvement  de  l'air  était  en  cause,  il  pousserait  plus  rapi- 
dement une  plume  ou  un  flocon  de  laine  qu'une  pierre 
ou  un  morceau  de  fer;  or,  l'expérience  nous  enseigne  le 
contraire. 

»  En  troisième  lieu,  on  cite  cet  argument  :  Lorsqu'un  vent 
impétueux  vous  souffle  à  la  face,  et  que  vous  jetez  une  pierre 
en  sens  contraire  du  cours  rapide  de  ce  vent,  il  est  clair  que 
vous  ne  pouvez,  en  ce  cas,  pousser  l'air  en  la  direction  opposée 
à  celle  de  son  mouvement,  et  cependant,  la  pierre  est  mue  à 
l'encontre  du  cours  de  l'air;  alors  donc  la  pierre  n'est  pas  mue 
par  l'air,  mais  bien  par  celui  qui  la  jette. 

i.   Dominici  Soto  Quœstiones  in  libros  Physicorum ;  in  lib.  VIII  quanst.  III  :  Utrum 
omne  quod  movetur  moveatur  ab  alio;  éd.  cit.,  t.  II,  fol.  99,  col.  c, 
2.  Soto,  loc.  cit.;  éd.  cit.,  t.  II,  fol.  100,  col.  c, 


DOMINIQUE   BOTO    BT    LA    BCOLA8TIQUE    PARISIBlflVf  a8f 

»  On  peut  encore  tirer  argument  du  mouvement  de  la  meule 
du  barbier;  qu'on  lui  donne  une  forte  Impulsion  en  la  faisant 
tourner,  puis  qu'on  l'abandonne  à  elle  même;  die  continuera 
à  tourner  ;  il  ne  semble  pas,  cependant,  que  l'air  se  meuve  ainsi 
en  cercle;  quelle  cause,  en  effet,  lui  communiquerait  ce  mou- 
vement? D'autant  plus  que  l'impulsion  n'a  pas  été  donnée  à  la 
meule  en  sa  circonférence,  où  l'air  ambiant  eût  pu  être  touché 
par  celui  qui  donnait  cette  impulsion,  mais  en  l'axe  qui  passe 
au  milieu  de  la  meule. 

»  Un  grand  nombre  de  personnes,  convaincues  par  ces 
arguments  et  par  d'autres  preuves  analogues,  enseignent  que 
le  mouvement  des  projectiles  n'est  point  l'effet  de  l'air,  mais 
bien  l'effet  d'un  impetus  qui  a  été  imprimé  dans  le  mobile,  au 
moment  même  du  jet,  soit  par  l'homme,  soit  par  la  machine 
qui  a  lancé  ce  corps.  » 

Ces  arguments  entraînent  l'adhésion  de  Soto;  voici,  en  effet, 
les  conclusions  qu'il  fait  siennes1  : 

«  Première  conclusion  :  On  ne  saurait  nier  que  l'homme  ou  la 
machine,  en  lançant  le  projectile,  ébranle  l'air  en  même 
temps,  comme  le  constate  l'expérience  lorsqu'elle  nous 
montre  l'ébranlement  circulaire  de  l'eau  autour  de  la  pierre 
qu'on  y  a  jetée.  La  vérité  de  cette  conclusion  est  particulière- 
ment manifeste  pour  les  canons  d'où  l'air  est  chassé,  sous 
forme  d'une  très  violente  explosion,  en  même  temps  que  le 
boulet... 

»  Seconde  conclusion  :  L'air  n'est  pas  la  seule  cause  qui 
meuve  le  projectile;  ce  qui  a  lancé  le  mobile  en  est  aussi 
la  cause,  par  l'intermédiaire  de  Yimpetus  qu'il  a  imprimé  au 
projectile.  » 

L'argumentation  par  laquelle  Soto  a  réfuté  la  théorie  d'Aris- 
tote  est  celle  qui  avait  communément  cours  à  Paris  depuis  le 
temps  d'Ockam,  de  Buridan  et  d'Albert  de  Saxe;  les  corollaires 
qu'il  déduit  de  la  théorie  de  Yimpetus  sont  aussi  ceux  que  les 
Nominalistes  avaient  accoutumé  d'en  tirer. 

«Par   là,  dit-il2,   nous   pouvons    découvrir  la  cause  pour 

i.  Soto,  loc.  cit.;  éd.  cit.,  t.  II,  fol.  ioo,  coll.  c  et  d. 
2.  Soto,  loc.  cit.;  éd.  cit.,  t.  II,  fol.  101,  col.  a, 


282  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

laquelle  nous  lançons  un  trait,  proportionné  à  nos  forces,  avec 
plus  de  violence  et  à  plus  grande  distance  que  nous  ne  jette- 
rions une  petite  pierre.  La  cause  en  est,  dis-je,  que  là  où  il 
y  a  moindre  résistance,  il  y  a  aussi  moindre  capacité  à  recevoir 
l'impression  de  Yimpetus;  les  forces  exercées  ne  trouvent  pas 
alors  un  objet  en  lequel  elles  puissent  se  répandre  pleinement. 
C'est  également  la  cause  pour  laquelle  une  plume  ne  vole  pas 
avec  tant  d'impétuosité  [qu'une  pierre];  en  outre,  elle  n'est  pas 
aussi  bien  adaptée  à  fendre  l'air... 

»  Le  mouvement  d'oscillation  alternative  par  lequel,  avant 
de  demeurer  immobile,  la  meule  tourne  quelque  peu  dans 
un  sens,  puis  retourne  en  sens  contraire,  doit  être  attribué  au 
poids  inégal  et  inégalement  distribué  des  diverses  parties  de  la 
pierre;  en  effet,  au  moment  où  le  mouvement  prend  fin  par 
suite  de  l'affaiblissement  de  Yimpetus,  la  meule  ne  peut  se  fixer 
en  la  position  qu'elle  occupe;  il  faut  que  les  parties  qui  ont  été 
soulevées  retombent  en  soulevant  celles  qui  se  trouvent  de 
l'autre  côté;  à  leur  tour,  lorsque  celles-ci  retombent,  elles 
soulèvent  les  premières,  et  il  en  est  ainsi  jusqu'à  ce  que  les 
parties  les  plus  pesantes  viennent  à  s'arrêter  en  la  plus  basse 
position. 

»  Si  l'on  concevait  une  meule  tellement  uniforme  qu'elle  ne 
pesât  pas  plus  d'un  côté  que  de  l'autre,  le  mouvement  s'arrê- 
terait, je  pense,  à  l'instant  même  où  la  force  de  Yimpetus 
prendrait  fin.  A  moins,  cependant,  que  vous  ne  vouliez,  selon 
ce  que  d'autres  supposent,  tenir  le  langage  suivant  :  Les  parties 
de  l'air  qui  se  trouvent  sur  le  front  de  la  meule,  du  côté  vers 
lequel  tend  le  mouvement  sont  condensées;  Yimpetus  de  la 
meule  éteint,  elles  se  raréfient  et  repoussent  la  meule  en 
arrière;  mais  l'air  qui  se  trouve  de  l'autre  côté  lance  à  son 
tour  la  meule  en  avant,  et  cela  jusqu'à  ce  que  la  raréfaction 
de  l'air  ait  atteint  partout  le  degré  voulu.  » 

Ce  dernier  passage  nous  montre,  en  Soto,  le  souci  de  ne 
point  tout  attribuer  à  Yimpetus  dans  les  divers  effets  du  mouve- 
ment des  projectiles,  et  de  tenir  un  certain  compte  du  mou 
vement  de  l'air.  Ce  souci  se  manifeste,  en  particulier,  en  ce 
que  notre  auteur  dit  de  la  prétendue  accélération  initiale  des 


hOMiMui  k   siirn    i.r   i,\    ^i;oi.\^ i     i'\iihii  \m 


projectiles,  objet  de  tant  de  débats  au  Moyen  \ge  ei  à  L'époque 
de  la  Renaissance  ■  : 

«  Il  est  une  autre  expérience,  dit  Soto3,  qui  atteste  que  l'air 
est,  lui  aussi,  cause  du  mouvement  des  projectiles.  Nous  expé- 
rimentons, en  effet,  <|n'une  flèche  ne  frappe  pas  avec  tanl  de 
violence  un  objet  très  rapproché  qu'un  objet  un  peu  plus  éloi- 
gné; c'est  pourquoi  Aristotc  dit,  au  second  livre  du  Ciel,  (pie 
le  mouvement  naturel  est  plus  intense  vers  la  fin,  tandis  que 
la  plus  grande  intensité  du  mouvement  des  projectiles  n'est 
al  teinte  ni  au  commencement  ni  à  la  fin,  mais  vers  le  milieu. 

»  Certains  supposent  que,  de  cet  effet,  la  cause  est  la  sui- 
vante :  L'impelus  n'est  pas,  dès  le  premier  instant,  imprimé  en 
totalité  à  la  flèche;  il  devient  ensuite  plus  intense  ou  bien  il 
se  répand  dans  l'étendue  de  la  flèche,  de  telle  sorte  qu'il  la 
meut  d'une  manière  plus  pressante.  »  C'est  à  l'explication 
proposée  par  Marsile  d'Inghen  que  Soto  fait  ici  allusion.  Il 
poursuit  en  ces  termes  :  «  Mais  cela  n'est  guère  facile  à  com- 
prendre. On  ne  voit  pas,  en  effet,  une  fois  la  flèche  éloignée 
de  la  baliste,  ce  qui  pourrait  accroître  l'intensité  de  Yimpetus, 
car  un  accident  ne  devient  pas  de  lui-même  plus  intense. 
D'autre  part,  comme  la  flèche  est  un  corps  continu,  Yimpetus 
est  imprimé  simultanément  à  la  totalité  de  ce  corps  ;  il  ne 
saurait  donc,  ensuite,  s'étendre  davantage.  » 

Jean  Dullaert  et  Luis  Coronel  avaient  déjà  opposé  sembla- 
bles objections  à  la  théorie  de  Marsile  d'Inghen;  fort  sagement, 
ils  en  avaient  conclu  que  la  vitesse  d'un  projectile  a  sa  plus 
grande  valeur  au  moment  même  où  le  mobile  est  lancé.  Le 
professeur  de  Salamanque  a  le  tort  de  ne  pas  se  ranger  à  leur 
juste  conclusion.  Il  se  laisse  ici  entraîner  par  le  désir  de  suivre 
l'opinion  d'Albert  le  Grand  et  de  Saint  Thomas  d'Aquin. 

i.  Bernardino  Baldi,  Ftoberval  et  Descartes,  I:  Une  opinion  de  Bernardino  Baldi 
touchant  les  mouvements  accélérés  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  IV;  première  série, 
pp.  127  seqq.)  —  Jean  I  Buridan  (de  Béthune)  et  Léonard  de  Vinci,  Y  :  Que  la  Dynamique 
de  Léonard  de  Vinci  procède,  par  l'intermédiaire  d'Albert  de  Saxe,  de  celle  de  Jean 
Buridan.  En  quel  point  elle  s'en  écarte,  et  pourquoi.  Les  diverses  explications  de  la 
chute  accélérée  des  graves  qui  ont  été  proposées  avant  Léonard.  —  La  tradition  de  Jean 
Buridan  et  la  science  italienne  au  XVI*  siècle,  III  :  La  Dynamique  parisienne  au  temps  de 
Léonard  de  Vinci;  V  :  Comment  au  XVI"  siècle,  la  Dynamique  de  Jean  Buridan  s'est 
répandue  en  Italie. 

2.  Soto,  loc.  cit.;  éd.  cit.,  t.  II,  fol.  100,  col.  d, 


284  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

«  C'est  pourquoi,  écrit-il,  Saint  Thomas,  lorsqu'il  commente 
le  même  texte  du  second  livre  du  De  Cselo,  attribue  avec  raison 
cette  expérience  à  la  quantité  de  l'air  ébranlé1.  Une  partie  de 
cet  air  en  met  une  autre  en  mouvement,  celle-ci  en  ébranle 
une  troisième,  et  la  cause  du  mouvement  s'en  trouve  accrue. 
La  pensée  d'Albert  le  Grand  tend  au  même  objet  lorsqu'il  dit 
au  même  endroit  :  L'impétuosité  de  l'air  meut  d'autant  plus 
fortement  qu'elle  est  répandue  en  une  plus  grande  masse.  » 

En  ce  point,  Soto  s'est  montré  malencontreusement  infidèle 
à  l'enseignement  de  Louis  Coronel  et  de  ses  maîtres  de  Paris  ; 
mais  peut-on  lui  en  faire  un  sévère  reproche?  Léonard  de  Vinci, 
lui  aussi,  s'était,  en  la  même  question,  nettement  séparé  de  la 
doctrine  nominaliste  ;  et  plusieurs  années  après  que  le  profes- 
seur de  Salamanque  eut  publié  ses  Questions  sur  la  Physique 
d'Aristote,  Tartaglia  et  Cardan  ne  pensaient  pas  autrement  que 
lui  touchant  le  mouvement  des  projectiles. 

Encore  Soto  n'accepte-t-il  pas  avec  une  pleine  adhésion 
l'opinion  que  Léonard,  Tartaglia  et  Cardan  ont  si  fortement 
embrassée;  il  se  demande  si  l'on  ne  pourrait  pas  expliquer 
l'accélération  du  projectile,  accélération  qu'il  ne  songe  nulle- 
ment à  révoquer  en  doute,  en  alléguant  un  principe  posé  par 
Saint  Thomas2  pour  un  tout  autre  objet  :  «  Saint  Thomas  fait 
un  heureux  appel  à  une  autre  cause  :  Comme  toute  chose 
désire  sa  propre  conservation,  il  arrive  que  sa  vertu  devient 
d'autant  plus  intense  que  cette  chose  se  heurte  à  une  plus 
grande  résistance,  pourvu,  toutefois,  qu'elle  puisse  vaincre 
cette  résistance;  il  peut  donc  se  faire  que  Yimpetus  de  la  flèche 
elle  même  croisse  en  intensité  grâce  à  la  résistance  qui  lui  est 
opposée;  mais  comme  il  est,  en  la  flèche,  étranger  et  venu  de 
l'extérieur,  il  commence  bientôt  à  s'affaiblir.  » 

Touchant  la  nature  de  Yimpetus,  Soto  formule  cette  conclu- 
sion3 :  «  Vimpetus  est,  comme  la  gravité  et  la  légèreté,  une 
qualité  distincte  du  sujet  où  elle  se  rencontre.  » 

i.  Études  sur  Léonard  de  Vinci,  première  série,  p.  129. 

2.  Sancti  Thomae  Aquinatis  Summa  theologica,  pars  I,  quœst.  LXXV,  art.  G  : 
Utrum  anima  humana  sit  corruptibilis.  Saint  Thomas  se  borne  à  poser  ce  principe  : 
Unumquodque  naturaliter  suo  modo  esse  desiderat,  sans  en  faire  aucune  application  au 
mouvement  des  projectiles. 

3.  Soto,  loc.  cit.;  éd.  cit.,  t.  II,  fol.  101,  col.  a, 


DOMINIQUE   BOTO    BT    LA    8COLA8TIQU1     PARISIEMfl 

L'assimilation  de  ['impetus  à  la  gravité  était,  nous  Le  savons, 
un  lieu  commun  de  L'enseignement  parisien  au  début  du 
xvi*  siècle;  Vimpetus  recevait  fréquemment  les  appellations  de 
gravité  accidentelle,  de  légèreté  accidentelle;  Léonard  de  Vimi, 

lui   aussi,  donnait  volontiers  à   Vimpeto   OU  forza    le    nom  de 
gravité  accidentelle. 

Cette  assimilation,  Soto  la  pousse  aussi  loin  que  possible; 
il  ne  eroit  pas  pouvoir  mieux  préciser  la  nature  de  la  gravité 
ou  de  la  légèreté  qu'en  la  définissant  comme  un  impetus 
naturel  •  : 

«  Ce  qui  engendre  une  chose,  en  même  temps  qu'il  donne 
une  forme  à  cette  chose,  lui  donne  toutes  les  propriétés  qui 
sont  accidents  propres  à  cette  forme,  qui  résultent  de  cette 
forme,  qui  sont  nécessaires  à  la  perfection  naturelle  de  la  chose 
engendrée.  Or,  l'état  parfait  d'un  grave,  d'une  pierre  par 
exemple,  consiste  à  résider  au  centre  du  Monde.  Donc,  ce  qui 
engendre  une  pierre  lui  donne  un  certain  impetus  naturel,  afin 
qu'elle  descende  au  centre  lorsqu'elle  n'en  est  pas  empêchée. 
C'est  pourquoi  le  mouvement  du  grave  est  attribué  à  ce  qui 
a  engendré  ce  grave.  De  la  même  manière,  celui  qui  jette  une 
pierre  lui  imprime  un  impetus  qui  la  meuve..... 

»  Lorsque  des  corps  se  trouvent  hors  de  leurs  lieux  natu- 
rels, ils  sont  toujours  hors  de  l'état  qui  leur  convient  et  de 
leur  perfection  naturelle;  le  mouvement  qui  porte  chacun 
de  ces  corps  à  son  lieu  naturel  est  attribué  à  la  cause  qui  l'a 
engendré  et  qui,  en  quelque  sorte,  lance  ce  qu'elle  a  engendré 
vers  la  perfection  qui  lui  convient. 

»  Peut-être  fera-ton  cette  objection  :  Lorsqu'un  grave  tombe, 
il  arrive  que  la  cause  qui  l'a  engendré  ait  cessé  d'être. 

»  Voici  ce  que  l'on  répondra  :  une  chose  qui  n'existe  plus 
peut  continuer  à  mouvoir  tant  que  dure  la  vertu  qu'elle  a 
produite.  Cela  est  manifeste  dans  l'exemple  que  nous  fournit 
la  flèche  lancée  ou  le  boulet  projeté  par  le  canon.  C'est  le 
feu  qui  meut  ce  boulet,  encore  qu'il  le  meuve  à  distance,  par 
Y  impetus  qu'il  a  imprimé.  » 

i.  Dominici  Soto  Op.  laud.;  Super  lib.  II  quaest.  prima:  De  natura;  utrum 
definitio  natura3  sit  bona?  Éd.  cit.,  t.  II,  fol.  32,  col.  c. 


286  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

L'explication  du  mouvement  des  projectiles  à  l'aide  d'un 
impetus  imprimé  au  mobile  a  satisfait  la  raison  de  Soto  à  ce 
point  qu'elle  lui  sert  à  éclairer,  à  titre  de  comparaison,  la 
solution  d'autres  problèmes  de  Physique  et,  notamment, 
à  rechercher  la  cause  du  mouvement  des  corps  pesants.  Rien 
n'est  plus  propre  à  manifester  l'emprise  durable  de  l'enseigne- 
ment des  Nominalistes  parisiens  sur  l'esprit  du  professeur 
de  Salamanque. 


VII 


Soto  teinte  d'accorder  les  opinions  d'Aristote 
et  de  Saint  Thomas  avec  l'hypothèse  de  l  impetus. 

Une  rupture  aussi  complète  avec  la  théorie  du  mouvement 
des  projectiles  qu'avait  imaginée  Aristote,  qu'avait  soutenue 
Saint  Thomas  d'Aquin,  est  particulièrement  remarquable  de 
la  part  d'un  membre  éminent  de  l'ordre  de  Saint  Dominique; 
on  sait  assez,  en  effet,  combien,  en  toutes  circonstances,  cet 
ordre  s'est  montré  fidèlement  attaché  à  la  Philosophie  péripa- 
téticienne, convertie  au  Christianisme  par  l'Ange  de  l'École. 
Cette  rupture,  que  le  culte  de  la  vérité  imposait  à  Soto,  il  ne 
put  la  méconnaître,  mais  il  ne  put  la  reconnaître  sans  en 
souffrir.  Il  fit,  cependant,  tout  ce  qui  était  en  son  pouvoir 
pour  en  atténuer  la  brutalité  et  pour  en  restreindre  l'étendue. 
Incapable  de  se  contraindre  à  être  de  l'avis  de  ses  maîtres,  il 
essaya  de  se  persuader  que  ses  maîtres  avaient  été  de  son  avis 

Touchant  Aristote,  l'entreprise  était  difficile;  si  formelle- 
ment, et  en  tant  de  parties  de  son  œuvre,  le  Philosophe  avait 
attribué  au  seul  ébranlement  de  l'air  la  conservation  du  mou- 
vement des  projectiles  !  Soto  la  tenta  cependant.  Il  imagina 
qu'/Vristote  avait  implicitement  admis  l'hypothèse  de  V impetus  ; 
qu'il  avait  seulement  attribué  à  l'air,  dans  le  mouvement  des 
projectiles,  un  rôle  auxiliaire,  analogue  à  celui  que  lui  devaient 
un  jour  attribuer  Léonard  de  Vinci,  Cardan  et  Soto  lui-même  ; 
qu'il  n'avait  longuement  insisté  sur  l'action  motrice  de  l'air 


DOMINIQUE   BOTO   ET    LA    BGOLÀ8TIQU1     PAEI8IIH1II  287 

que  pour  mieux  distinguer  le  problème  du  mouvement  dei 
projectiles  du  problème  de  La  chute  des  graves. 
u  II  ne  faut  pas  croire,  »  dit  Solo1,  «  qu'Aristote  ait  < I < » i j i < ' 

[de  cette  hypothèse  de  Vimpetus],  mais  il  l'a  passée  sons  silence, 

la  tenant  pour  évidente  d'après  L'analogie  avec  les  corps  légers 
ou  pesants;  là  est,  en  effet,  la  première  raison  d'affirmer  la 
réalité  d'un  impetus  de  ce  genre.  De  même;  que  la  cause  géné- 
ratrice d'un  grave  lui  confère  une  qualité  naturelle,  qui  est 
la  gravité,  et  qui  le  pousse  jusqu'au  centre  du  Monde,  de 
même  celui  qui  lance  un  projectile  lui  imprime  un  certain 
impetus,  » 

Il  est  à  peine  besoin  de  dire  à  quel  point  cette  interprétation 
de  la  pensée  d'Aristote  est  indéfendable. 

Soto  se  trouve  en  des  conditions  un  peu  moins  défavorables 
lorsqu'il  prétend  faire  de  Saint  Thomas  d'Àquin  un  partisan 
de  Y  impetus  impressas;  il  croit,  en  effet,  reconnaître  en  deux 
textes  du  Docteur  Angélique,  «  mentis  Arislolelis  sedulus 
explorator,  »  une  allusion  manifeste  à  cette  qualité  imprimée 
dans  le  projectile. 

Jetons  les  yeux  sur  ces  deux  textes  ;  en  l'un  comme  en 
l'autre,  il  s'agit  d'expliquer  comment  la  semence  conserve  la 
puissance  d'engendrer  que  le  mâle  lui  a  communiquée. 

Voici  le  premier  passage  2  : 

«  On  regarde  un  instrument  comme  mû  par  l'agent  qui  a 
été  le  principe  de  son  mouvement,  tant  qu'il  retient  la  vertu 
qui  a  été  imprimée  en  lui  par  cet  agent  principal;  ainsi  la 
flèche  est  mue  par  ce  qui  l'a  lancée  tant  que  dure  la  force  de 
l'impulsion  de  l'agent  qui  l'a  lancée.  De  même,  parmi  les  corps 
graves  ou  légers,  un  corps  engendré  est  mû  par  la  cause  qui 
l'a  engendré,  tant  qu'il  retient  en  lui  la  forme  qui  lui  a  été 
donnée  par  cette  cause;  ainsi  en  est-il  de  la  semence...  11  faut 
que  la  chose  qui  meut  et  la  chose  mue  soient  jointes  ensemble 
au  début  du  mouvement,  mais  non  pas  pendant  toute  la  durée 


i.  Dominici  Soto  Op.  laud.;  in  lib.  VI11  quœst.  III;  éd.  cit.,  t.  II,  fol.  ioo,  col.  d. 

2.  Sancti  Thomae  Aquinatis  Quœstiones  disputatœ.  De  potentia  Dei,  quœst.  111  : 
De  creatione.  Art.  XI  :  Utrum  anima  sensibilis  vel  vegetabilis  sit  per  creationcm  vel 
traducatur  ex  semine  ? 


288  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

du  mouvement,  comme  on  le  voit  dans   le  mouvement  des 
projectiles...  » 

Voici  maintenant  le  second  texte  1  : 

«  Cette  vertu  qui  provient  du  père  et  se  trouve  dans  la 
semence  est  une  vertu  permanente  et  d'origine  intrinsèque  ; 
elle  ne  provient  pas  de  l'extérieur,  comme  la  vertu  provenant 
de  la  cause  motrice  qui  se  trouve  dans  les  projectiles... 
Toutefois  elle  est,  par  un  certain  côté,  semblable  à  cette  der- 
nière. De  même,  en  effet,  que  la  vertu  de  la  cause  projetante, 
parce  qu'elle  est  une  vertu  finie,  ne  meut  de  mouvement 
local  que  jusqu'à  une  distance  déterminée,  de  même,  la  vertu 
de  celui  qui  engendre  ne  meut  de  mouvement  de  génération 
que  jusqu'à  une  forme  déterminée.  » 

L'authenticité  de  ces  deux  passages  n'est  pas  douteuse2; 
à  première  lecture,  il  est  bien  malaisé  de  n'y  pas  reconnaître 
cette  allusion  manifeste  à  la  théorie  de  Yimpctus  que  Soto  y  a 
vue.  Si  on  leur  donne  un  tel  sens,  cependant,  comment  les 
mettra-ton  d'accord  avec  cet  autre  passage,  d'authenticité 
non  moins  certaine,  que  Saint  Thomas  écrit3  en  son  commen- 
taire au  De  Cœlo  d'Aristote  : 

«  Il  ne  faut  point  supposer  que  le  moteur  par  lequel  la 
violence  est  produite  imprime  dans  la  pierre  mue  violemment 
une  certaine  vertu  qui  meuve  cette  pierre,  de  même  que  la 
chose  qui  engendre  produit  dans  la  chose  engendrée  une 
forme  d'où  résulte  le  mouvement  naturel  de  celle-ci.  S'il  en 
était  ainsi,  en  effet,  le  mouvement  violent  proviendrait  d'un 
principe  intrinsèque  au  mobile,  ce  qui  est  contraire  à  la 
notion  même  de  mouvement  violent.  En  outre,  il  en  résulte- 
rait que  la  pierre,  par  le  fait  même  qu'elle  se  meut  de  mou- 
vement local,  est  altérée  dans  sa  forme  substantielle,  ce  qui 
est  contraire  au  bon  sens.  » 

Soto  qui,  dans  les  deux  textes  précédents,  avait  pu  voir  une 


1.  Sancti  Thomae  Aquinatis  Op.  laud.,  De  anima  qua;st.  unica.  Art.  XI  :  Utrum  in 
homine  anima  rationalis,  sensibilis  et  vegetabilis  sit  una  substantia? 

2.  Sur  l'authenticité  des  Quxstiones  disputatœ,  voir:  J.  Quetif  et  J.  Echard,  Scrip- 
tores  ordinis  prœdicatorum,  t.  1,  pp.  288-289. 

3.  Sancti  Thomie  Aquinatis  Commentaria  in  libro^  Aristotelis  de  Cselo  et  Mundo  , 
in  lib.  III,  lect.  VII. 


DOMINIQUE   BOTO    BT    LA    BCOLAî i.    PARISIENNE 

confirmation  de  L'hypothèse  de  Vimpelus  dont  sa  raison  est 
convaincue,  trouverait,  en  ce  nouveau  texte,  la  condamnation 
formelle  des  idées  qui  lui  sont  chères  et,  en  particulier,  de 
L'assimilation  entre  Vimpelus  violenl  el  la  gravité  naturelle. 

Cette  contradiction  apparente  n'a  pas  été  sans  jeter  en 
quelque  embarras  divers  auteurs  qui,  après  Soto,  on\  voulu 
retrouver,  aux  Quaestiones  disputa tœ,  des  allusions  ù  la  théorie 
de  Vimpetus;  tel  Jean  de  Saint  Thomas1.  Pour  la  résoudre,  le 
mieux  est,  croyons-nous,  de  demander  des  éclaircissements 
à  Saint  Thomas  lui-même. 

Poursuivons,  en  effet,  la  lecture  du  commentaire  au  De 
Cœlo  dont  nous  avons  cité  le  commencement  : 

u  Le  moteur  qui  meut  violemment  imprime  donc  à  la  pierre 
seulement  le  mouvement,  ce  qui  a  lieu  pendant  que  le  moteur 
est  au  contact  de  la  pierre.  Mais  l'air  est  plus  susceptible  de 
recevoir  une  telle  impression,  soit  parce  qu'il  est  plus  subtil, 
soit  parce  qu'il  est  doué  d'une  sorte  de  légèreté;  il  est  donc 
mù  plus  rapidement  que  la  pierre  par  l'impression  que  lui 
communique  le  moteur  qui  exerce  la  violence;  lorsque  ce 
moteur  violent  cesse  d'agir,  l'air  mû  par  lui  pousse  la  pierre 
et  la  fait  avancer;  il  pousse  aussi  l'air  qui  lui  est  conjoint,  et 
celui-ci  pousse  la  pierre  plus  loin  ;  et  cela  a  lieu  tant  que  dure 
l'impression  du  premier  moteur  violent,  comme  il  est  dit  au 
VIIIe  livre  des  Physiques.  Il  revient  au  même  de  dire  ceci  : 
Bien  que  le  moteur  qui  a  produit  la  violence  ne  suive  pas  le 
mobile  qui  est  transporté  par  cette  violence,  la  pierre  par 
exemple,  de  telle  manière  qu'il  la  meuve  en  lui  demeurant 
présent,  il  la  meut  toutefois  par  l'impression  communiquée  à 
l'air  (per  impressionem  aeris)  ;  s'il  n'existait  pas  de  corps  tel 
que  l'air,  il  n'y  aurait  pas  de  mouvement  violent.  Il  est  donc 
évident  que  l'air  est  l'instrument  nécessaire  du  mouvement 
violent;  il  ne  contribue  pas  seulement  à  la  perfection  (propter 
bene  esse)  de  ce  mouvement.  » 

i.  R™'  P.  Joannis  a  Sancto  Tlioma,  ordinis  praedicatorum,  Cursus  philosophicus 
Thomisticus,  secundum  exaclam,  verain  et  genuinam  Aristotelis  et  Docloris  Angelici  méri- 
tera. Qujostiones  et  articuli  saper  octo  libros  physicorum.  Circa  librum  octavum,  de 
motus  a'ternitate  et  reductione  in  primum  motorem,  qvuest.  XXIII  :  De  motu  natu- 
ralium  et  projectorum.  Art.  2  :  Qua  vi  moveantur  projecta? 

p.  ulhem.  19 


290  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

Maintenant,  il  est,  croyons-nous,  impossible  de  mécon- 
naître la  pensée  de  Saint  Thomas.  En  la  pierre  lancée,  il  n'y  a 
aucune  qualité,  aucun  impetus  imprimé  par  le  moteur.  Mais  le 
moteur  imprime  une  telle  qualité  à  l'air  qui  entoure  le  pro- 
jectile. Toutes  les  comparaisons  où  la  langue  vulgaire  parle 
de  la  vertu  conférée  au  mobile  par  celui  qui  le  lance  doivent, 
pour  le  physicien,  s'entendre  de  l'impression  communiquée 
à  l'air  par  le  moteur.  Ces  comparaisons  peuvent  alors  être 
reçues  sans  que  l'on  commette  la  moindre  infidélité  à  la 
Mécanique  d'Aristote  et  d'Averroès. 

C'est  de  cette  Mécanique  que  Saint  Thomas  d'Aquin  se  pro- 
clamait très  formellement  l'adepte  convaincu,  tandis  qu'il 
repoussait  de  toutes  ses  forces  l'hypothèse  de  Y  impetus  sur 
laquelle  les  Parisiens  allaient,  au  siècle  suivant,  établir  toute 
leur  Dynamique.  En  acceptant  cette  hypothèse,  c'est  de 
l'enseignement  nominaliste  que  Soto  demeure  le  disciple;  en 
vain  essaye-t-il  de  se  donner  le  change  à  lui-même  et  de  se 
persuader  qu'il  ne  s'écarte  pas  de  la  doctrine  péripatéticienne. 

Ces  théories  nominalistes  dont  le  professeur  de  Salamanque 
a  subi  l'influence  durant  son  séjour  à  Paris,  nous  les  allons  voir 
produire  en  ses  ouvrages  un  de  leurs  résultats  les  plus  impor- 
tants. Mais  pour  comprendre  comment  le  théologien  domi- 
nicain a  été  amené  à  formuler  exactement,  soixante  ans  avant 
Galilée,  les  lois  de  la  chute  des  corps,  il  nous  faut  remonter  très 
loin  dans  le  passé  et  décrire  une  fort  longue  digression  ;  il  nous 
faut  montrer,  en  effet,  comment  la  double  tradition  d'Albert 
de  Saxe  et  de  Nicole  Oresme  menait,  pour  ainsi  dire,  à  cette 
grande  découverte. 


VIII 


Les  origines  de  la  Cinématique. 
Le  traité  De  proportionalitate  motuum  et  magnitudinum. 

Lorsqu'un  grave  tombe  librement,  il  se  meut  d'un  mouvement 
uniformément  accéléré. 

Il  en  résulte  que  l'espace  parcouru,  en  un  certain  temps,  par 


Dominique  soto  Et  la  jcol astique  parisienne  191 

un  le/  (/rare  est  le  produit  de  la  durée  de  l<>  chute  par  la  moyenne 
entre  la  vitesse  initiale  et  la  vitesse  finale. 

Ces  deux  l«>is  dominent  toute  La  théorie  de  la  chute  des  corps. 
La  découverte  en  est,  ordinairement,  attribuée  à  Galilée.  Nous 
allons  voir,  cependant,  que  Dominique  Solo  en  admet  formel 
lement  L'exactitude;  il  L'admet,  qui  plus  est,  comme  vérité 
courante,  à  la  façon  donl  il  admettrait  une  proposition  commu- 
nément reçue,  en  son  temps,  dans  les  écoles.  Et  en  effet,  ces 
deux  lois  ne  devaient  guère  être  révoquées  en  doute,  dans  les 
Universités  espagnoles,  au  début  du  xvT  siècle,  car  elles  résul- 
taient fort  naturellement  de  l'enseignement  des  Nominalistes 
parisiens. 

Mais  cet  enseignement,  dont  Dominique  Soto  et  ses  contem- 
porains pouvaient  tirer  de  tels  corollaires,  s'était  lui-même 
constitué  par  des  progrès  successifs  dont  nous  allons  nous 
efforcer  de  retracer  l'histoire. 

Il  nous  faut  tout  d'abord  examiner  comment  s'est  éclaircie 
la  notion  de  mouvement  uniformément  accéléré. 

Les  physiciens  et  les  astronomes  de  l'Antiquité,  ceux  du 
Moyen-Age  jusqu'au  milieu  du  xivc  siècle,  n'ont  considéré  avec 
quelque  attention  que  deux  sortes  de  mouvements  :  le  mouve- 
ment de  translation  uniforme  et  le  mouvement  de  rotation 
uniforme.  Parfois,  à  la  vérité,  il  leur  arrivait  de  rencontrer, 
au  cours  de  leurs  spéculations,  un  mouvement  qui  n'appar- 
tint à  aucune  de  ces  deux  catégories  ;  Aristote  savait  fort 
bien,  par  exemple,  qu'un  grave  se  meut  de  plus  en  plus  vite 
au  fur  et  à  mesure  que  sa  chute  dure  davantage,  et  bien  d'autres 
après  lui  avaient  écrit  sur  ce  mouvement  accéléré;  mais  ceux 
qui  en  parlaient  se  contentaient  d'indications  purement  qua- 
litatives; ils  ne  cherchaient  pas  à  décrire  avec  une  précision 
géométrique  ce  changement  de  vitesse. 

En  deux  translations  uniformes,  la  comparaison  des  vitesses 
se  fait,  pour  ainsi  dire,  d'elle-même;  les  vitesses  des  deux 
mobiles  sont  entre  elles  comme  les  longueurs  décrites,  pendant 
le  même  temps,  par  un  point  du  premier  mobile  et  par  un 
point  du  second  mobile;  il  n'est  pas  nécessaire  de  préciser 
davantage    le  temps   durant  lequel  les  deux  longueurs   sont 


292  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

décrites,  ni  de  désigner,  en  chacun  des  deux  mobiles,  le  point 
dont  on  mesure  le  chemin. 

La  comparaison  de  deux  rotations  uniformes  peut  se  faire 
non  moins  aisément,  en  évaluant  le  rapport  des  deux  vitesses 
angulaires  ;  la  notion  de  vitesse  angulaire  en  une  rotation  uni- 
forme s'est  présentée  si  simplement  et  si  naturellement  à 
l'esprit  des  astronomes,  qu'on  la  trouve,  dès  l'origine  de 
l'Astronomie  grecque,  implicitement  présente  en  tous  les  écrits 
consacrés  à  la  Science  des  mouvements  célestes,  sans  qu'il  en 
soit  donné  aucune  définition  formelle. 

Qu'est-ce  que  la  vitesse  en  un  corps  dont  les  diverses  parties 
se  meuvent  d'une  manière  différente,  ou  bien  qui  ne  se  meut 
pas  de  même  à  des  époques  différentes?  Cette  question  ne  s'est 
explicitement  posée  à  l'esprit  des  physiciens  qu'en  un  temps 
fort  tardif. 

Elle  paraît  avoir,  tout  d'abord,  revêtu  cette  forme  :  Que 
faut-il  appeler  vitesse  en  un  corps  dont  toutes  les  parties  ne 
sont  pas  animées  d'un  même  mouvement  et,  spécialement, 
en  un  corps  animé  d'une  rotation  uniforme? 

Répondre  à  cette  question  est,  en  effet,  l'objet  d'une  jDièce 
anonyme  que  l'imprimerie,  croyons-nous,  n'a  jamais  repro- 
duite, et  qui  se  trouve  en  un  manuscrit  de  la  fin  du  xinc  siècle 
conservé  à  la  Bibliothèque  Nationale1.  Cette  pièce  semble 
devoir  être  placée  à  l'origine  de  tout  le  mouvement  intellectuel 
que  nous  nous  proposons  d'étudier. 

Ce  court  traité  débute,  à  la  manière  Euclidienne,  par  l'énoncé 
de  sept  postulats  que  nous  allons  reproduire  en  leur  texte 
latin  : 

Qux  magis  removentur  a  cenlro,  magis  moveniur,  et  qux  minus, 
minus. 

Quando  linea  xqualiter,  et  uniformiter,  et  œquidistanter  move- 
tur, in  omnibus  partibus  suis  et  inpunctis  ipsis  xqualiter  movetur. 

Quando  medietales  xqualiter  et  uniformiter  moveniur  a  se 
invicem,  totum  xqualiter  movetur  sux  medietati. 

1.  Bibliothèque  Nationale,  fonds  latin,  ms.  n°  8G80  A.  La  pièce  en  question  com- 
mence au  bas  du  fol.  6,  r°,  par  ces  mots  :  Que  magis  renoventur  [lisez  :  removentur]  a 
centra  magis  moventur  et  que  minus  minus.  Elle  finit  en  bas  du  fol.  7,  r°,  par  ces  mots  : 
Residuurn  igitur  quod  est .  g.  f.  equale  est  duplo  .  c.  d.  et  linee .  o.  b.  In  tant  uni  erit .  h.  a. 


DOMINIQUE   smii    r.T    LA    BCOLÀS PARISIBNTff 

Inter  lineas  reclus  sequales  sequalibus  temporibus  motas,  quse 
majus  spatiurn  transit  et  ad  majores  terminos,  magis  movetur,  et 

<ju;r  minus  [spaiium]  et  "'I  minores  lermi/ios,   if/u  minus  m<>r<-lur. 

Quod  née  majus  spatiurn  née  <ui  majores  terminos,  magis  non 
movetur, 

Quod  née  minus  spatiurn  née  ad  minores   lermi/ios,  minus  non 

movetur, 

Proporlio  moluum  punctorum  est  tanquam  linearum  in  eodem 
le  m  pore  descriplurum . 

Le  dernier  de  ces  postulats,  qui  sous-cntend  évidemment 
que  le  mouvement  est  uniforme  dans  le  temps,  appelle  une 
remarque  :  Le  mot  mouvement  (motus)  y  est  pris,  pour  un  point 
qui  progresse  uniformément,  comme  ayant  le  sens  que  nous 
attribuons  aujourd'hui  au  mot  vitesse.  C'est  une  synonymie 
que  nous  aurons  bien  souvent  à  invoquer  pour  interpréter  les 
textes  que  nous  citerons  au  cours  de  cette  histoire. 

Les  autres  postulats  ont  pour  objet  de  préciser  les  règles  qui 
permettront  de  comparer  les  mouvements  de  deux  lignes  droites 
égales;  la  notion  que  l'auteur  cherche  par  là  à  définir  corres- 
pond à  ce  que  nous  nommerions  la  vitesse  moyenne  des  divers 
points  de  cette  droite. 

La  proposition  fondamentale  que  l'auteur  se  propose  de 
démontrer  est  énoncée  par  lui  en  ces  termes  : 

«  Si,  sur  un  rayon  qui  décrit  un  cercle,  on  prend  une 
portion,  de  longueur  arbitraire,  qui  ne  se  termine  pas  au 
centre,  cette  portion  de  droite  a  un  mouvement  égal  (œquatiter 
movetur)  à  celui  de  son  point  milieu.  Il  en  résulte  que  le  rayon 
a  aussi  un  mouvement  égal  à  celui  de  son  point  milieu.  » 

Nous  n'analyserons  pas  ici  la  démonstration  assez  compli- 
quée que  reçoit  ce  théorème;  nous  chercherons  bien  plutôt  à 
dégager  la  pensée  exacte  de  l'auteur.  En  déclarant  que  cette 
portion  de  rayon  a  un  mouvement  égal  à  celui  de  son  point 
milieu  ou,  en  langage  plus  moderne,  a  une  vitesse  moyenne 
égale  à  la  vitesse  de  son  point  milieu,  voici  précisément  ce 
qu'il  entend  :  Par  son  mouvement  de  rotation  uniforme,  ce 
segment  de  droite  balaye,  en  un  temps  donné,  une  aire  égale 
à  celle  qu'il  balayerait,  en  un  même  temps,  par  un  mouve- 


2g4  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

ment  de  translation  perpendiculaire  à  sa  propre  direction  et 
ayant  pour  vitesse  la  vitesse  de  son  point  milieu.  Sous  les  arti- 
fices du  raisonnement,  c'est  bien  là  l'idée  maîtresse  que  nous 
parvenons  à  découvrir. 

Le  petit  traité  que  nous  venons  d'analyser  sommairement 
semble  avoir  initié  le  Moyen-Age  aux  considérations  de  Ciné- 
matique. A  quel  temps  devons-nous  rattacher  cet  écrit  dont 
l'auteur  nous  est  inconnu?  Faut-il  croire  qu'il  a  été  rédigé  par 
quelque  géomètre  du  Moyen-Age,  par  exemple  par  quelque 
disciple  de  Jordanus  de  Nemore,  comme  tel  autre  traité  con- 
tenu au  même  recueil  manuscrit?  Faut-il  le  regarder  comme 
une  relique  de  l'Antiquité?  A  ces  questions,  il  paraît  impos- 
sible de  répondre  d'une  manière  catégorique.  Tout  ce  que  nous 
pouvons  observer,  c'est  que  les  lettres  par  lesquelles  les  divers 
points  des  figures  sont  désignés  ne  se  succèdent  pas  dans 
l'ordre  caractéristique  de  l'alphabet  grec,  comme  il  arrive 
presque  toujours  aux  traités  d'origine  hellénique  ;  c'est  aussi 
qu'aucun  mot  de  forme  grecque  ou  arabe  ne  se  trouve  dans  le 
latin  en  lequel  cet  opuscule  est  rédigé. 

Au  xiv"  siècle,  Thomas  Bradwardine,  en  un  écrit  dont  nous 
parlerons  au  paragraphe  suivant,  cite  le  traité  dont  nous 
venons  de  présenter  une  courte  analyse;  il  lui  donne  ce 
titre:  De  proportionalitate  motuum  et  magnitudinum;  mais  il  ne 
connaît  pas  ou,  du  moins,  ne  nous  fait  pas  connaître  le  nom 
de  celui  qui  l'a  composé;  il  se  borne,  en  effet,  à  le  désigner 
de  la  manière  suivante  *  : 

«  Auctor  vero  de  proportionalitate  motuum  et  magnitudinum 
subtiliorem  istis  intellecium  ponit,  quod  linearum  rectarum  œqua- 
lium,  temporibus  œqualibus  quibuslibet  motarum,  quœ  pertransit 
majus  spatium  et  ad  majores  terminos,  moveri  velocius;  et  quœ 
minus  et  ad  minores  terminos,  lardius  ;  et  quœ  œquale  et  ad 
œquales  terminos  œqualiter  moveri  supponit ;  et  intelligit  per  termi- 
nos majores  terminos  ad  quos  a  terminis  a  quibus  magis  distantes.  » 

On  peut  remarquer  que  Bradwardine,  à  qui  nous  devons 
cette  allusion  si  reconnaissable  au  traité  anonyme  De  propor- 

i.  Bradewardyn  proporciones ;  2'  pars  quarti  capituli.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin, 
ms.  n°  G55ç),  fol.  5G,  col.  d. 


DOMINIQI  I.    SOTO    El     i\    SCOLABT1Q1  B    PARIS»  * 

tionalitate  motuum  et  magnitudinum,  cite  également,  et  dans  l<* 
même  ouvrage,  le  De  ponderibus  <!<•  Jordanus  <l<-  Nemore;  a 
deux  écrits  se  m  hl  ci  h,  nous  L'avons  <lii ,  présenter  quelques  ana- 
logies de  forme, comme  s'ils  provenaient  d'une  même  école. 

Le  livre  De  sex  inconvenientibus  rsi  un  ouvrage  anonyme  <jui 
lui  coniposr  à  Oxford,  probablement  vers  la  fin  du  \i\'  Biècle; 
cet  ouvrage,  dont  nous  aurons  à  nous  occuper  plus  longue 
ment  en  un  prochain  paragraphe1,  est  un  de  ceux  qui  citent 
volontiers  Jordanis  (sic)  et  son  traité  De  ponderibus.  Nous  y 
trouvons  une  discussion  détaillée9  de  cette  question  :  La  vitesse 
du  mouvement  de  rotation  d'un  orbe  sphérique  est-elle 
mesurée  par  la  vitesse  du  point  qui  tient  le  milieu  entre  le 
point  le  plus  rapproché  du  centre  et  le  point  le  plus  éloigné !J 
L'opinion  qui  tient  pour  l'affirmative  est  donnée  comme  celle 
qui  a  été  produite  «  en  son  traité,  in  tractatu  suo  »  par  un 
auteur  qu'un  manuscrit3  nomme  Magister  Ricardus  de  Versellys 
et  qu'un  autre  manuscrit4  appelle  Magister  Ricardus  de  Vselis. 

Mais  ce  maître  Richard  de  Versellys  ou  de  Uselis  est-il  l'auteur 
du  petit  écrit  que  Bradwardine  a  cité  et  que  nous  avons  ana- 
lysé? Est-il  seulement  quelque  philosophe  plus  récent  et  qui 
avait  adopté  la  doctrine  formulée  par  cet  écrit?  Il  nous  est 
impossible  de  le  dire.  Force  nous  est  de  respecter  le  mystère 
où  se  cache  le  premier  créateur  d'une  théorie  dont  nous  allons 
étudier  le  développement. 


IX 

Les  origines  de  la  Cinématique  (suite). 
Thomas  Bradaaardine.  Jean  de  Meurs.  Jean  Buridan. 

Le  premier  auteur  dont  les  recherches  aient  subi  l'influence 
du    traité    De   proportionalifate   motuum   et   magnitudinum,    le 

i.  Voir  S  XX. 

2.  Liber  sex  inconvenientium.  Quarta  questio  :  Utrum  in  motu  locali  sit  certa  as- 
signanda  velontas  ?  Articulus  secundus  :  Utrum  velocitas  motus  spere  cujuslibet 
pênes  punctum  vel  speram  aliquod  (sic)  attendatur? 

.!.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  n°  G55g,  fol.  34,  col.  a,  et  fol.  3G,  col.  a. 

4.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  n°  73G8,  fol.  102,  col.  a,  et  fol.  1O4,  col.  a. 


296  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

premier  qui  ait  tenté  de  préciser  la  notion  de  vitesse  plus  exac- 
tement que  ce  traité  ne  l'avait  fait,  c'est  Thomas  Bradwardine. 

Thomas  Bradwardine  était  né,  vers  la  fin  du  xme  siècle, 
à  Hartfield,  près  Chichester.  En  i325,  il  était  procureur  de 
l'Université  d'Oxford.  Confesseur  d'Edouard  III,  il  accom- 
pagna ce  roi  en  France.  Il  mourut  le  26  août  13/jg,  peu  de  jours 
après  sa  nomination  au  siège  archiépiscopal  de  Gantorbéry. 

Tour  à  tour  mathématicien,  philosophe  et  théologien, 
BradAvardine,  par  son  enseignement  et  par  ses  écrits,  a  exercé 
une  profonde  et  durable  influence  sur  toute  la  Scolastique 
du  Moyen-Age;  mais  cette  influence  fut  particulièrement 
puissante  en  l'Université  d'Oxford,  ainsi  que  nous  aurons  plus 
tard  occasion  de  le  constater. 

Parmi  les  écrits  les  plus  lus,  les  plus  souvent  cités  de 
BradAvardine,  il  convient  peut  être  de  placer  au  premier  rang 
son  Traité  des  proportions  ;  cet  ouvrage  était  encore  en  grande 
faveur  au  moment  de  la  découverte  de  l'imprimerie,  qui  en 
donna  de  multiples  éditions  l.  De  ces  éditions,  toutefois,  l'his- 
torien doit  user  avec  précautions  ;  il  en  est  de  fort  incomplètes 2, 
où  font  défaut  certaines  parties,  d'authenticité  non  dou- 
teuses, et  dont  le  Moyen-Age  a  constamment  fait  honneur  au 
Maître  d'Oxford.  Aussi,  demanderons-nous  à  un  manuscrit 
le  texte  des  Proportiones  de  Bradwardine  ;  ce  manuscrit3, formé 

i.  En  voici  deux  que  nous  n'avons  pu  consulter;  la  troisième,  que  nous  avons 
eue  en  mains,  sera  décrite  en  la  note  sui\ante  : 

i°  Tractatus  proportionum  Alberti  de  Saxonia.  —  Tractatus  proportiomim  Thomae 
Braduardini.  —  Tractatus  proportionum  Nicholai  horen.  —  Vénales  reperiuntur 
Parisius  in  vico  divi  Jacobi  juxta  templum  Sancti  Yvonis  sub  signo  Pellicani 
(sans  date). 

20  Benedicti  Victorii  Faventini  Comrnentaria  in  Tractatum proportionum  Alberti  de 
Saxonia. — Thome  Bravardini  Anglici  tractatus  proportionum  perutilis.  Colophon  :  Et 
sic  impositus  est  finis  subtilissimis  tractatibus  de  proportionibus,  proportionalitatibus 
et  motuum  comparationibus  in  velocitate  excellentis  Doctoris  Alberti  de  Saxonia  una 
cuni  clarissimis  annotationibus  Benedicti  Victorii  Faventini.  Et  venerabilis  sacre 
pagine  Doctoris  Thome  Bravardini  Anglici.  Impressi  autem  sunt  Bononie  per  Bene- 
dictum  Hectoris  bibliopolam  Bononiensem.  Anno  domini  MCGCCGV1.  die  XX  Martii. 

a.  C'est  le  cas  du  Tractatus  brevis  proportionum  :  abbreviatus  ex  libro  de  Proportio- 
nibus. D.  Thome  Braguardini  Anglici  qui  se  trouve  dans  le  recueil  suivant  :  Contenta 
in  hoc  libello.  Aritlunetica  communis.  Proportiones  brèves.  De  latitudinibus  formarum. 
Algorithmus  M.  Georgii  Peurbachii  in  integris.  Algorithmus  Magistri  Joannis  de 
Gmunden  de  minuciis  phisicis.  Colophon  :  Impressum  Vienne  per  Joannem  Singrenium 
Expensis  >ero  Leonardi  et  Luce  Alantse  fratrum  Anno  domini  MCCCCCXV.  Decimo- 
nono  die  Maii. 

3.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  Ms.  n"  655g.  —  Les  Proporciones  Bradewardyn  com- 
mencent au  fol.  kg,  col.  a,  et  finissent  au  fol.  58,  col.  a. 


DOMINIQUE    BOTO    ET   LA    SCOLAS I     puuminm  ».,- 

exclusivement  de  pièces  écrites  par  des  maîtres  d'Oxford,  nous 
offrira  de  sérieuses  garanties  d'intégrité  et  d'exactitude. 

La  théorie  arithmétique  <lcs  proportions  n'es!  pas  l'objet  «lu 
livre  composé  par  Thomas  Bradwardine;  c'est  <!<•  Mécanique 
que  cet  autour  entend  surtout  s'occuper,  comme  il  nous 
l'apprend  en  ce  préambule  ■  : 

«  Omne  motum  successïvum  alteri  in  velocifate  proportionari 
convenu  ;  quapropter  philosophia  naturalis,  qu&  de  molu  consi- 
dérât, proportionem  mol  nain  et  vclocltalam  in  motibas  ignorare 
non  débet;  et  qala  cognilio  ejas  est  necessaria  et  maltam  difficllis, 
ideo  de  proportione  vclocitatam  in  motibas  fecimas  illad  opas  ;  et 
(juin,  testante  Hoetio,  primo  Arismelicx  saœ,  qaisqais  scientias 
mathematicales  prœtermisit,  constat  eam  omnem  philosophiœ 
perdidisse  doctrinam,  ideo  malhematicalia  qaibas  ad  proposilam 
indigemus  prœmisimas » 

Selon  le  programme  que  ce  préambule  a  tracé,  quatre 
chapitres  composent  l'ouvrage  entier,  et  le  premier  de  ces 
chapitres  est  seul  consacré  à  l'étude  arithmétique  des  rapports 
et  proportions. 

Le  second  chapitre  et  le  troisième  ont  pour  objet  l'analyse  de 
la  relation  qui  existe  entre  la  vitesse  d'un  mouvement,  la  gran- 
deur de  la  puissance  motrice  et  la  grandeur  de  la  résistance  ;  en 
langage  moderne,  nous  dirions  qu'ils  traitent  de  la  Dynamique. 

Au  second  chapitre,  Bradwardine  s'attache  à  réfuter  les 
opinions  qu'il  regarde  comme  erronées;  c'est  là  que  nous  lui 
voyons  2  invoquer  «  la  première  conclusion  du  De  ponderibas, 
qui  dit  :  Inter  qaœlibet  gravia  est  velocitatis  in  descendendo  et 
ponderis  eodem  ordine  sampta  proportio.  » 

Le  troisième  chapitre  est  consacré  à  l'exposition  de  la  loi 
que  le  Maître  d'Oxford  regarde  comme  exacte  et  qu'il  énonce 
en  ces  termes  3  :  «  Dans  les  mouvements  divers,  la  vitesse  est 
proportionnelle  au  rapport  de  la  puissance  à  la  résistance; 
Proportio  velocitatum  in  motibas  seqaitar  proportionem  potentise 
motoris  ad  potentiam  rei  motx.  » 


i.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  n°  6069;  fol.  49,  col.  a. 

2.  Ms.  cit.,  fol.  53,  col.  a. 

3.  Ms.  cit.,  fol.  54,  col.  c. 


298  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

Cette  loi,  Bradwardine  la  confirme,  entre  autres  raisons, 
par  l'autorité  de  divers  passages  d'Aristote  et  d'Averroès  ;  et, 
en  effet,  il  n'est  pas  niable  qu'elle  représente  le  principe  le  plus 
communément  admis  et  le  plus  clairement  formulé  par  la 
Dynamique  péripatéticienne;  le  Mathématicien  anglais  n'avait 
donc  nullement  reconnu  à  quel  point  cette  Dynamique  est  peu 
conciliable  avec  les  vérités  que  l'observation  nous  révèle. 

Il  n'a  même  pas  reconnu  à  quel  point  elle  est  incompatible 
avec  certaines  autres  affirmations  de  la  Dynamique  d'Aristote  ; 
le  Stagirite  admet,  en  effet,  et  BradAvardine  avec  lui,  qu'il 
n'y  a  aucun  mouvement  lorsque  la  puissance  est  égale  à  la 
résistance;  la  vitesse  est  alors  nulle. 

Le  Mathématicien  d'Oxford  ne  remarque  pas  davantage  que 
certaines  lois  particulières  qu'il  a  critiquées  et  rejetées  sont  de 
simples  corollaires  de  la  loi  générale  qu'il  regarde  comme 
exacte.  En  cette  discussion  de  Dynamique,  son  sens  logique 
s'est  laissé  singulièrement  prendre  en  défaut;  mais  les  incon- 
séquences de  Bradwardine,  en  ce  difficile  sujet,  se  retrouvent 
trop  souvent,  à  peine  atténuées,  chez  ses  successeurs. 

Bradwardine  commence  en  ces  termes1  le  quatrième  chapitre 
de  son  Traité  des  proportions  :  a  Après  avoir  déterminé  d'une 
manière  générale  quel  rapport  ont  entre  elles  les  vitesses  de 
divers  mouvements  lorsqu'on  y  compare  les  puissances 
motrices  et  les  résistances,  nous  allons,  en  ce  qui  suit,  démon- 
trer quelques  propositions  spéciales  touchant  les  rapports  qu'ont 
entre  elles  les  vitesses  des  mouvements  circulaires  lorsqu'on 
tient  compte  de  la  grandeur  du  corps  mû  et  de  la  grandeur 
de  l'espace  parcouru.  »  C'est  de  la  Cinématique  du  mouvement 
de  rotation  uniforme  qu'il  va  être  question  en  ce  chapitre. 

L'auteur  commence  par  passer  en  revue  et  par  réfuter  les 
opinions  qui  lui  semblent  inadmissibles.  C'est  parmi  celles-là 
qu'il  range,  non  sans  quelque  hésitation,  l'opinion  soutenue 
au  traité  De  proportionalitate ;  selon  cette  opinion,  remarque 
Bradwardine2,  «  toute  portion  de  rayon  non  terminée  au  centre, 


i.  Ms.  cit.,  fol.  5G,  col.  b.  —  Ce  chapitre  manque  en  l'édition,  imprimée  à  Vienne 
en  i5i5,  dont  nous  avons  précédemment  donné  le  titre. 
2.  Ms.  cit.,  fol.  56,  col.  d. 


DOMINIQI  i     BOTO    BT    LA    SC0LA8TIQU1     PARISIEN!!]  199 

et  même  le  rayon  tout  entier,  se  meuvent  également  v i ttr  avec 
leur  point  milieu.  » 

A  cette  doctrine,  le  Mathématicien  d'Oxford  en  substitue  une 
autre  qu'il  formule  en  ces  termes  :  «  La  vitesse  du  mouvement 
local  [en  un  corps  qu'anime  un  mouvement  <le  rotation 
uniforme]  est  mesurée  par  la  vitesse  du  point  qui,  en  < -e  corps 
mù  de  mouvement  local,  se  meut  le  plus  rapidement.  —  ldeo 
videtur  rationaliter  magis  dici  quod  velocitas  motus  localis  atten- 
ditur  pênes  velociiatem  puncti  velocissime  moti  in  corpore  moto 
localiter.  » 

Cette  manière  de  définir  la  vitesse  en  un  mouvement  de 
rotation  paraît  bien  singulière,  et  moins  satisfaisante,  assuré- 
ment, que  celle  même  dont  le  De  proporlionalitate  motuum  et 
magnitudinum  tentait  la  justification.  Elle  n'en  eut  pas  moins 
la  vogue  la  plus  grande,  et  la  Scolastique  ne  se  lassa  pas, 
durant  deux  siècles,  de  la  proposer  en  son  enseignement.  Elle 
y  demeura  comme  un  témoin  de  la  profonde  influence  exercée 
par  le  traité  que  Bradwardine  concluait  en  cette  ingénieuse 
invocation1  : 

«  Perfectum  est  igitur  opus  de  proportione  velocitatum  in  mo- 
tibus,  cum  illius  Motoris  auxilio  a  quo  motus  cuncti  procedunt; 
cujus  ad  summum  mobile  proportio  nulla  reperitur  ;  cui  sit  honor 
et  gloria  quamdiu  fuerit  ullus  motus.  Amen.  » 

D'ailleurs,  nous  connaissons  la  date  de  ce  Traité  des  pro- 
portions; il  fut  composé  en  i328,  comme  nous  l'apprend  la 
mention  par  laquelle  il  se  termine  en  deux  des  manuscrits 
conservés  à  la  Bibliothèque  Nationale y,  et  qui  est  la  suivante  : 
«  Explicit  tractatus  de  proportionibus  editus  a  Magistro  Thoma  de 
Breduardin  anno  domini  M°  CGC0  28°.  » 

L'influence  de  l'écrit  de  Bradwardine  ne  demeura  pas 
confinée  à  Oxford;  très  vite,  elle  se  fit  sentir  à  Paris;  mais  les 
deux  chapitres  consacrés  à  la  Dynamique  semblent  avoir,  tout 
d'abord,  attiré  l'attention;  c'est  à  eux  vraisemblablement  qu'il 
convient  d'attribuer  la  composition  de  divers  écrits  destinés  à 

1.  Ms.  cit.,  fol.  58,  col.  a. 

2.  Bibliothèque  Nationale,  fonds  latin,  ms.  n°  16G21,  fol.  212,  v°  —  ms.  n°  1/457C, 
fol.  2G1,  col.  c.  En  ce  dernier  ms.,  au  lieu  de  Breduardin,  on  lit:  Bradelbardin ;  le 
scribe  a  dû  lire  les  lettres  Ib  là  où  le  texte  qu'il  copiait  portait  un  w. 


300  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

fixer  la  relation  qui  existe  entre  la  vitesse  avec  laquelle  un 
mobile  se  meut,  la  puissance  qui  met  ce  mobile  en  mouvement 
et  la  puissance  contraire  qui  le  retient. 

Il  semble,  par  exemple,  que  l'influence  de  Bradwardine  se 
laisse  deviner  en  ce  que  Walter  Burley  dit  de  cette  relation1, 
lorsqu'il  commente  le  VIIe  livre  de  la  Physique  d'Aristote  ;  les 
termes  en  lesquels  Burley  affirme  que  la  vitesse  d'un  mou- 
vement est  proportionnelle  au  rapport  de  la  puissance  à 
la  résistance  rappellent  ceux  qu'emploie  le  mathématicien 
dont  il  avait  été  sans  doute,  à  Oxford,  le  condisciple  ou  le 
collègue. 

Il  est  permis  également  de  croire  que  les  théories  dyna- 
miques de  Thomas  BradAvardine  ont  contribué  à  suggérer  les 
théories,  toutes  semblables  en  leurs  conclusions,  que  Maître 
Jean  de  Meurs  a  longuement  exposées  en  son  Opus  quadri- 
partitum  numerorum 2 

De  cet  ouvrage,  la  date  nous  est  connue  avec  précision,  car 
il  se  termine  par  cette  mention3  : 

«  Laus  et  honor,  motus  (?),  gloria,  potestas  sit  summo  Deo 
a  quo  omnis  sapientia  derivatur,  qui  me  servumsuum  ad  terminum 
attulit  prœoptatum.  Actum  anno  Domini  Jesu  Chrisii  i343, 
Novembris  i3  die,  orto  jam  Sole,  initio  Serpentarii  exeunle,  Luna 
quoque  inLibra^infineprimsefaciei,  secundum  veritatem  tabula- 
rum  illustris  principis  Alfonsi  régis  Castellœ  quœ  compositœ  sunt 
ad  meridiem  Toletanum.  Explicit  quadripartitum  numerorum 
Johannis  de  Mûris.  » 

Au  quatrième  livre  du  Quadripartitum  numerorum,  le  pre- 
mier traité,  intitulé  :  De  moventibus  et  motis,  est  en  entier^ 
consacré  à  exposer  cette  loi,  fondement  de  la  Dynamique 
péripatéticienne  :  Tout  mobile  soumis  à  une  puissance  con- 

i.  Burleus  super  octo  libros  physicorum.  Colophon  :  Impressa  artc  et  diligentia 
Boneti  locatelli  bergomensis,  sumptibus  vcro  et  cxpcnsis  Nobilis  viri  Octaviani  scoti 
modoetiensis...  Venetiis.  Anno  salutis  nonagesimoprimo  supra  millcsimuni  et  qua- 
dringentesimum.  Quarto  nonas  decembris. 

2.  Bibliothèque  Nationale,  fonds  latin,  ms.n°7ic)o,  fol.i,  r°,  à  fol.  ioo,  v°.  —  Sous 
ce  titre  :  Johannis  de  Mûris  De  mensurandi  ratione,  ce  même  traité  se  trouve  aux 
inss.  7380  et  7381  du  même  fonds;  nous  n'avons  pas  consulté  ces  deux  derniers 
manuscrits. 

3.  Ms.  cit.,  fol.  100,  v°. 

h.  Ms.  cit.,  fol.  7a,  r°,  à  fol.  81,  r". 


DOMINIQUE    ><  M  o    II    i.a    SCOLÀSTIQUE    PARISIENNE  3oi 

stante  et  à  une  résistance  constante  se  meul  d'un  mouvement 
uniforme  dont  la  vitesse  est  proportionnelle  à  La  grandeur  de 

la     puissance    et    6H     raison     inverse    de     l;i     grandeur    <le    la 

résistance. 
En  (-elle  analyse  de  Jean  de   Meurs,  il    est  explicitement 

admis  (nie  tous  les  mouvements  considérés  sont  uniformes  et, 
de  plus,  il  est  implicitement  supposé  que  tous  les  points  du 
mobile  se  meuvent  avec  la  même  vitesse;  les  discussions  de 
Cinématique  n'ont  donc  aucune  place  en  l'œuvre  du  Maître 
normand. 

En  acceptant  sans  restriction  ni  hésitation  les  règles 
qu'Aristote,  au  VII0  livre  de  sa  Physique,  avait  imposées  à  la 
Dynamique,  Thomas  Bradwardine  et  Maître  Jean  de  Meurs 
se  montraient  beaucoup  plus  aisés  à  satisfaire  que  ne  le  sera, 
peu  d'années  après  eux,  Maître  Jean  Buridan. 

En  son  grand  ouvrage  sur  la  Physique  d'Aristote,  le  Philo- 
sophe de  Béthune  consacre  deux  questions  l  à  discuter  les 
règles  de  Dynamique  que  le  Stagirite  avait  posées  ;  et  cette 
discussion  impitoyable  met  clairement  en  évidence  cette 
vérité  :  Il  n'existe  en  la  nature  aucun  mouvement  auquel  ces 
règles  soient  correctement  applicables. 

Jean  Buridan  a,  d'ailleurs,  soin  de  remarquer,  et  cela  à 
plusieurs  reprises,  que  certaines  des  règles  posées  par  Aristote 
sont  manifestement  fausses  lorsque  lé  mouvement  ne  se 
poursuit  pas  avec  une  vitesse  constante  ;  mais  de  la  vitesse 
variable  que  présentent  certains  mouvements  tels  que  la 
chute  des  graves,  il  ne  tente  aucunement  de  faire  une  étude 
précise;  si  les  problèmes  de  Dynamique  le  préoccupent,  les 
questions  de  pure  Cinématique  ne  sollicitent  nullement  son 
attention. 


i.  Questiones  totius  libri  phisicorum  édite  a  Magistro  Johanne  Buridam.  De  motu. 
Liber  vu"  phisicorum.  Oueritur  70  circa  ultimum  capitulum  hujus  VII',  in  quo 
Aristotiles  ponit  multas  régulas  de  comparationibus  motuum  secundum  habitu- 
dinem  ad  motores,  et  est  hec  questio  de  primis  duobus  regulis,  videlicet  utrum 
he  due  régule  sunt  vere.  —  Queritur  8°  et  ultimo  magis  generaliter  de  illis 
regulis  Aristotilis  quas  ipse  ponit  in  ultimo  capitulo  hujus  VIP  phisicorum 
utrum  sint  universaliter  vere.  (Bibl.  Nat.,  fonds  lat.,  ms.  n°  14723,  fol.  94,  col  a, 
à  fol.  95,  col.  a.) 


So2  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VlNCl 


X 


Les  origines  de  la  Cinématique  {suite).  —  Albert  de  Saxe. 

Le  premier  auteur  que  nous  voyions,  après  Bradwardine, 
soucieux  de  préciser  la  notion  de  vitesse,  c'est  Albert  de  Saxe; 
les  écrits  de  cet  auteur  nous  manifestent  clairement,  d'ailleurs, 
la  double  influence  qu'Albert  a  subie  de  la  part  de  Thomas 
Bradwardine  et  de  la  part  de  Jean  Buridàn. 

L'influence  du  maître  d'Oxford  saute  aux  yeux  de  celui  qui 
ouvre  le  petit  ouvrage  d'Albert  de  Saxe  si  souvent  imprimé 
sous  ce  titre  :  Tructatus  proporlionum.  Cet  ouvrage,  en  effet, 
que  certains  manuscrits  T  intitulent  :  De  proportionibus 
rnotuum,  n'est  pas  un  traité  d'Arithmétique  ;  comme  le  De 
proporiione  velocitatum  in  motibus,  c'est  de  Mécanique  qu'il  a 
l'intention  de  discourir.  Aussi  le  livre  d'Albert  de  Saxe  est-il 
composé  exactement  sur  le  même  plan  que  le  livre  de 
Bradwardine. 

En  ce  livre-là,  comme  en  celui-ci,  nous  lisons,  tout  d'abord, 
une  théorie  purement  mathématique  des  rapports  et  propor- 
tions; mais  cette  théorie  n'est  là  qu'à  titre  d'introduction  aux 
considérations  de  Mécanique  qui  vont  suivre. 

Lorsque  l'auteur  aborde  ces  dernières,  il  s'empresse  de  nous 
avertir  qu'elles  sont  le  principal  objet  de  son  enseignement  : 
«  Ilis  visis,  videndum  est  de  principali  intento,  sciticel  pênes  quid 
attendalur  proportio  velocitatum  in  motibus  ;  et  primo,  pênes 
quid  tanquam  pênes  causam;  secundo,  pênes  quid  tanquam  pênes 
effectum.  » 

Non  seulement  le  sujet  dont  Albert  entend  discourir  est 
celui  dont  Bradwardine  s'est  occupé,  mais  encore  Albert 
divisera  son  discours  comme  Bradwardine  a  divisé  le  sien. 

11   examinera,   en  premier  lieu,   comment   la    vitesse  d'un 


i.  Par  exemple,  le  ms.  n°  7368  (fonds  latin)  de  la  Bibliothèque  Nationale  qui,  du 
fol.  i/i,  r°,  au  fol.  26,  v°,  reproduit  ce  traité,  et  qui  porte,  au  fol.  26,  v°  :  Explicitait 
proportiones  rnotuum.  Deo  gratias. 


hoMiM.Hi;   solo    ET    LA    8COLÀ8ÏIQU]     r\r.i    iinm. 

mouvement  dépend  de  La  cause  qui  produit  ce  mouvemenl 
(pênes  quid  tanquam  pênes  causant,  c'est-à  dire  qu'il  recher 
chera  comment  cette  vitesse  dépend  de  La  grandeur  de  La 
puissance  et  de  la  grandeur  de  la  résistance.  Ce  premier 
chapitre  sera  un  chapitre  de  Dynamique. 

Ell  second  lieu,  le  Maître  parisien  analysera  le  mode  de 
variation  de  la  vitesse  quant  à  son  effet  (peurs  quid  tanquam 
pênes  cjfeclum);  il  recherchera  comment  la  grandeur  de  la 
vitesse  se  relie  à  l'espace  parcouru  par  les  diverses  parties  du 
mobile  et  au  temps  employé  à  les  décrire.  Ce  second  chapitre 
formera  un  petit  traité  de  Cinématique. 

La  Dynamique  d'Albert  de  Saxe,  comme  celle  de  Bradwar- 
dine,  se  résume  en  la  grande  loi  péripatéticienne  :  La  vitesse 
avec  laquelle  un  mobile  se  meut  est  proportionnelle  au 
rapport  de  la  puissance  à  la  résistance.  Mais  en  l'admission  de 
cette  loi,  le  Maître  de  Paris  marque  moins  d'assurance  que  le 
Maître  d'Oxford  ;  visiblement,  sa  confiance  a  été  ébranlée  par 
la  discussion  de  Buridan  ;  en  l'exposé  que  donne  le  Tractatus 
proportionum,  divers  emprunts  sont  faits  à  cette  discussion;  ces 
emprunts  sont  encore  plus  nombreux  et  plus  reconnaissables 
au  cours  des  deux  questions  1  qu'Albert  de  Saxe  consacre  à  la 
discussion  des  règles  posées  par  Aristote  au  VIP  livre  de  la 
Physique.  Parmi  ces  emprunts,  il  en  est  un  que  nous  retrou- 
vons en  ces  deux  écrits  d'Albert  de  Saxe,  et  qui  mérite  une 
mention  particulière;  il  concerne  la  supposition  qui  explique 
l'accélération  de  la  chute  des  graves  par  un  impetus  acquisitus. 

Mais  le  chapitre  du  Tractatus  proportionum  qui  est  consacré 
à  la  Dynamique  ne  nous  doit  pas  retenir  plus  longtemps  ici; 
ce  qui  doit  solliciter  notre  attention,  c'est  le  chapitre,  consacré 
à  la  Cinématique,  par  lequel  l'ouvrage  se  termine. 

Ce  chapitre  commence  par  les  paroles  que  voici  : 

«  Nunc  restât  videre  pênes  quid  attendatur  velocitas  motus 
tanquam  pênes  ejfectum;  et  primo,  de  motu  locali;  secundo,  de 
motu  augmentationis ;  tertio,  de  motu  alterationis .  » 

Ce  programme  ne  nous  marque  pas  seulement  les  divisions 

i.  Acutissimse  quxstiones  saper  libros  de  physka  auscultatione  ab  Alberto  de  Saxonia 
editx;  lib.  VII,  quaest.  vu  et  quœst.  vin. 


3o4  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

du  chapitre  que  nous  nous  proposons  d'analyser;  il  en 
découvre  en  même  temps  toute  l'étendue.  Formé  par  la  Phi- 
losophie péripatéticienne,  Albert  donne  au  mot  mouvement 
toute  l'ampleur  qu'il  prend  en  la  Physique  d'Aristote;  il  ne 
discourra  pas  seulement,  comme  Bradwardine  et  comme  notre 
Cinématique  moderne,  du  mouvement  local,  mais  encore  du 
mouvement- d'augmentation  et  du  mouvement  d'altération. 
Par  là,  son  Tractatus  proportionum  va  devenir  le  type  des 
traités  De  tribus  motibus,  De  tviplicl  motn,  De  tribus  prœdicamentis 
in  quibus  fit  motus  que  nous  verrons  se  produire  jusqu'aux 
premières  années  du  xvie  siècle. 

Ce  qu'il  dit  du  mouvement  local,  il  le  partage  en  deux 
paragraphes  dont  l'un  est  consacré  au  mouvement  local  droit, 
c'est-à-dire  au  mouvement  de  translation,  et  l'autre  au  mouve- 
ment local  circulaire,  c'est-à-dire  au  mouvement  de  rotation. 

La  vitesse  du  mouvement  rectiligne  est  mesurée,  selon 
Albert  de  Saxe,  par  la  longueur  de  la  ligne  décrite  en  tant  de 
temps  par  un  point  du  mobile. 

Toutefois,  en  la  formule  qui  énonce  cette  définition,  une 
complication  est  introduite;  Albert  lui  donne  cet  énoncé  : 
«  Velocitas  motus  localis  recti  attenditur  pênes  spatium  lineale 
verum  vel  imaginai am  descriptum  a  puncto  medio  vel  xquivalenti 
corporis  moti  in  tanto  vel  in  tanto  tempore.  »  Notre  auteur,  en 
effet,  ne  veut  pas  d'une  définition  qui  s'appliquerait  seulement 
à  la  translation  d'un  point  ou  d'un  corps  indéformable;  il  veut 
que  les  divers  points  du  corps  animé  d'un  mouvement 
rectiligne  puissent,  en  même  temps,  se  déplacer  les  uns  par 
rapport  aux  autres,  que  le  corps  puisse  éprouver  des  conden- 
sations et  des  dilatations.  Les  divers  points  du  corps,  en  ce 
cas,  ne  se  meuvent  plus  tous  avec  la  même  vitesse;  quel  est 
celui  dont  la  vitesse  doit  être  choisie  comme  propre  à  mesurer 
la  vitesse  même  du  corps?  Il  est  inadmissible,  au  gré  d'Albert, 
que  ce  soit  le  point  dont  le  mouvement  est  le  plus  rapide. 
La  vitesse  du  mouvement  rectiligne  pris  par  le  mobile,  c'est, 
en  ce  cas,  la  vitesse  d'un  certain  point  moyen  qui  peut  être 
matériellement  réalisé  au  sein  du  corps,  mais  qui  peut  aussi, 
d'un  instant  à  l'autre,  coïncider  avec  des  parties  matérielles 


DOMINIQUE    SOTO    E1     LA    8COLASTIQUE    PARISIENNE 

différentes  du  corps,  en  sorte  qu'il  demeure  le  même  point 
seulement  i><ir  équivalence, 
Visiblement, ces  considérations  portent  la  trace  de  L'influence 

exercée  par  le  petit  traité  /)<■  proportionalitaie  motuum  cl  magnir 
iudinum  que  nous  avons  analysé  au  $  VIII.  Cette  influence  se 
révèle  de  nouveau,  et  d'une  manière  encore  plus  nette,  en  ce 
qu'Albcrtutius  va  dire  du  mouvement  circulaire. 

En  un  mouvement  de  rotation  uniforme,  que  faut-il  appeler 
vitesse  du  mobile  ? 

La  vitesse  est-elle  mesurée  par  l'espace  linéaire  que  décrit 
le  point  milieu  du  rayon  du  mobile,  «  sicut  vult  una  opinio,  » 
ou  bien  par  l'espace  linéaire  que  décrit  le  point  équidistant 
de  la  concavité  et  de  la  convexité  de  l'orbe  animé  d'un  mou- 
vement de  rotation,  «  sicut  volait  una  opinio  »  ?  L'opinion 
à  laquelle  Albert  fait  cette  double  allusion  est  celle  que  soute- 
nait le  petit  écrit  auquel  Bradwardine  a  attribué  ce  titre  :  De 
proportionalitaie  motuum  et  magnitudinum.  Elle  concorde  fort 
bien,  semble-t-il,  avec  celle  que  le  Maître  parisien,  probable- 
ment inspiré  par  ce  petit  traité,  a  admise  au  sujet  du  mouve- 
ment rectiligne.  Il  se  refuse,  cependant,  à  mesurer  de  la  sorte 
la  vitesse  du  mouvement  de  rotation. 

La  définition  à  laquelle,  assez  malencontreusement,  il  donne 
la  préférence,  c'est  celle  que  nous  avons  entendu  prôner  par 
Thomas  Bradwardine  :  La  vitesse  du  mouvement  circulaire  se 
mesure  par  la  longueur  de  la  ligne  que  décrit  le  point  du 
mobile  qui  se  meut  le  plus  rapidement. 

Si  Albert  de  Saxe  nous  semble  avoir  été  mal  inspiré  lorsqu'il 
a  suivi,  en  cette  question,  la  trace  de  Thomas  Bradwardine,  il 
nous  paraît  avoir  reçu  de  son  propre  génie  une  plus  heureuse 
impulsion  lorsqu'il  a  défini  la  velocitas  circuitionis  que  nous 
nommerions  aujourd'hui  la  vitesse  angulaire  :  «  La  vitesse  de 
rotation  velocitas  circuitionis),  »  dit-il,  «  se  mesure  par  l'angle 
décrit  autour  du  centre  ou  de  l'axe  de  cette  rotation,  cet  angle 
étant  comparé  au  temps  [employé  à  le  décrire]  ;  en  sorte  que,  si 
deux  mobiles  tournent  autour  du  même  axe  et,  en  un  temps 
égal,  décrivent  des  angles  égaux,  on  dira  qu'ils  circulent 
également  [vite]  autour  de  cet  axe;  et  si  les  angles  décrits  sont 

V.  DUHEM.  20 


3o6  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

inégaux,  qu'ils  circulent  inégalement  vite.  Cette  conclusion 
résulte  évidemment  de  la  manière  de  parler  communément 
employée  par  les  astrologues.  Il  est  à  savoir  qu'une  telle 
vitesse  de  rotation,  à  proprement  parler,  ne  saurait  être  com- 
parée ni  à  la  vitesse  du  mouvement  rectiligne  ni  à  la  vitesse 
du  mouvement  circulaire,  car  un  angle1  et  une  ligne  ne  sont 
pas  comparables  entre  eux.  » 

Assurément,  comme  Maître  Albert  de  Saxe  en  fait  ici  la 
remarque,  la  notion  de  vitesse  angulaire  fut,  de  tout  temps, 
impliquée  dans  le  langage  que  les  astronomes  avaient  accou- 
tumé d'employer;  encore  est-il  juste  d'attribuer  quelque 
mérite  à  celui  qui  l'a,  le  premier,  formellement  définie. 

Nous  laisserons,  pour  le  moment,  ce  que  le  Maître  pari- 
sien dit  du  mouvement  d'augmentation  et  du  mouvement 
d'altération  ;  la  suite  de  cette  étude  nous  amènera  à  y 
revenir. 

L'analyse  du  Tractât  us  proportionum  nous  a  montré  comment 
Albert  de  Saxe  s'était  attaché  à  l'étude  delà  vitesse  en  un  corps 
dont  les  diverses  parties  ne  se  meuvent  pas  aussi  rapidement 
les  unes  que  les  autres.  Mais,  en  cet  écrit,  nous  n'avons  rien 
rencontré  qui  traitât  d'une  vitesse  variable  d'un  instant  à 
l'autre.  Ce  n'est  pas  que  ce  nouveau  sujet  fût  étranger  aux 
méditations  d'Albertutius,  car  il  va  nous  en  entretenir  en  une 
de  ses  questions  sur  le  De  Cxlo  d'Arislote2. 

Cette  question  est  ainsi  formulée  :  «  Le  mouvement  du  Ciel, 
d'orient  en  occident,  est-il  régulier?  » 

C'est    afin    d'y    répondre    qu'Albert    de    Saxe    pose    une 


i.  Le  texto  que  nous  avons  sous  les  yeux  est  celui  qui  a  pour  colophon  :  Magistri 
alberti  de  Saxonia  proportionum  libellus  finit  féliciter  qui  Venexie  summa  cum  diligentia 
fuit  impressus  per  magislrum  Andream  catharensem  Die  XXI  Iulii  MCCCCXXXLVJI (sic). 
En  cet  endroit,  par  une  erreur  évidente,  il  porte  arcus  au  lieu  d'angulus. 

2.  Questiones  subtilissime  Alberti  de  Saxonia  in  libros  de  celo  et  mundo.  Colophon  : 
Expliciunt  questiones...  Impresse  autem  Venctiis  Artc  Boneti  de  locatellis  Bergo- 
mensis.  Impensa  vero  nobilis  viri  Octaviani  scoti  civis  modoetiensis.  Anno  salutis 
nostre  i A92  nono  kalendas  novembris  Ducante  inclito  principe  Augustino  barbadico. 
Lib.  Il,  qmest.  XIII.  Cette  question,  ainsi  que  la  question  XIV,  dont  il  sera  parlé  au 
prochain  paragraphe,  .ont  été  omises  dans  les  éditions  des  Quœstiones  d'Albert  de 
Saxe,  Thémon  et  Buridan  que  Jossc  Bade  et  Conrad  Bcsch  ont  données  à  Paris, 
en  i5iGeten  1 5 18 .  Nous  nous  sommes  assuré  que  ces  deux  questions  figuraient  au 
texte  manuscrit  que  renferme  h;  Cod.  n"  1^723  du  fonds  latin  de  la  Bibliothèque 
Nationale. 


DOMINIQUE   SOTO    i;i    i\     -<  .<  »i  s  - 1  i«  n  i     PAHISIBNlfl 

distinction  doni  Walter  Burle)  avait  déjà  fixé  les  principe»1  et 

que  nous  allons  reproduire  : 

«  Il  faut  savoir,  o  dit  il,  «  qu'il  \  a  une  différence  entre  le 
mouvement  régulier  et  le  mouvement  uniforme  L'uniformité 

du  mouvement  csl  relative  aux  diverses  parties  du  mobile;  on 
nomme  mouvement  uniforme  le  mouvement  dont  se  meul 
un  mobile,  lorsqu'une  partie  de  ee  mobile  se  meut  aussi  vile 
que  toute  autre  partie.  Si  une  pierre  tombe,  bien  que  son 
mouvement  soit,  à  la  fin,  plus  rapide  qu'au  commencement, 
il  est  dit  cependant  uniforme  au  sens  propre  du  mol,  parce 
qu'une  moitié  de  la  pierre  descend  aussi  vite  que  l'autre  moitié. 

»  On  nomme  au  contraire  mouvement  difforme  un  mouve- 
ment où  une  partie  se  meut  plus  vite  et  une  autre  plus 
lentement,  tel  le  mouvement  d'une  roue;  en  effet,  les  parties 
de  cette  roue  qui  sont  voisines  de  l'axe  ne  se  meuvent  pas 
aussi  rapidement  que  celles  qui  sont  voisines  de  la  circonfé- 
rence, bien  que  ces  diverses  parties  aient  même  vitesse  de 
rotation.  Il  n'est  pas  contradictoire  que  le  mouvement  d'un 
corps  soit  un  mouvement  difforme  et  que  la  rotation  (circulatio) 
de  ce  corps  soit  uniforme;  en  effet,  la  vitesse  du  mouvement 
dépend  d'une  chose  et  la  vitesse  de  rotation  d'une  autre  chose; 
des  mouvements  sont  dits  avoir  des  vitesses  égales  lorsqu'en 
des  temps  égaux,  ils  décrivent  des  longueurs  égales;  et  des 
rotations  sont  dites  avoir  des  vitesses  égales  lorsque  les  corps 
mus  par  ces  rotations  décrivent,  en  des  temps  égaux,  des 
angles  égaux  autour  des  centres  de  leurs  rotations. 

»  D'autre  part,  la  régularité  du  mouvement  est  relative  au 
temps;  ce  mouvement  est  dit  régulier  en  lequel  le  mobile 
se  meut  avec  une  égale  vitesse  durant  une  certaine  partie  du 
temps  et  durant  toute  autre  partie;  mais  ce  mouvement  est  dit 
irrégulier  par  lequel  le  mobile  est  mû  plus  vite  durant  une 
partie  du  temps  et  plus  lentement  durant  une  autre  partie. 

i.  Burlcus  super  octo  libros  physicorum.  Colophon  :  Et  in  hoc  finit  excellentissimi 
philosophi  Gualterii  de  burley  anglici  in  libros  octo  de  physico  auditu.  Aristo.  stra- 
gerite  (sic),  cmendata  diligentissime.  Impressa  arte  et  diligentia  Boneti  locatelli 
bergomensis.  sumptibus  vero  et  expensis  Nobilis  viri  Octaviani  scoti  modoetiensis.. . 
Venetiis.  Anno  salutis  nonagesimo  primo  supra  millesimum  et  quadringentesimum. 
Quarto  nonas  decembris.  i^e  fol.  (non  numéroté),  col.  6. 


3o8  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

»  Il  est  toutefois  à  savoir  que  certains  font  une  distinction 
au  sujet  de  l'uniformité  du  mouvement,  disant  qu'elle  peut 
provenir  soit  de  la  part  des  diverses  parties  du  mobile,  soit  de 
la  part  des  diverses  parties  du  temps.  L'uniformité  entendue 
au  premier  sens  est  exactement  la  même  chose  que  l'unifor- 
mité que  nous  avons  distinguée  de  la  régularité;  l'uniformité 
entendue  au  second  sens  est  la  même  chose  que  la  régularité. 
Mais  ces  auteurs  n'usent  pas  du  terme  uniformité  avec  autant 
de  propriété  que  nous  le  pouvons  faire,  moyennant  lesdites 
définitions. 

»  Il  faut  savoir,  en  outre,  qu'il  n'y  a  pas  de  contradiction  à 
ce  qu'un  certain  mouvement  soit  uniforme  et  ne  soit  pas 
régulier.  Ainsi  en  est-il  de  la  chute  d'un  grave  en  un  milieu 
uniforme;  ce  grave  se  meut  uniformément,  parce  qu'une 
partie  se  meut  aussi  vite  que  toute  autre  partie;  et  cependant, 
il  ne  se  meut  pas  régulièrement,  parce  qu'il  se  meut  à  la  fin 
plus  vite  qu'au  commencement. 

»  De  même,  un  mouvement  peut,  sans  contradiction,  être 
régulier  et  n'être  pas  uniforme;  cela  se  voit  clairement  par  une 
roue  qui,  en  des  temps  égaux,  décrirait  des  angles  égaux; 
un  tel  mouvement  de  cette  roue  serait  régulier,  mais  il  ne 
serait  pas  uniforme,  puisque  les  parties  centrales  de  la  roue 
ne  se  mouvraient  pas  aussi  vite  que  les  parties  périphériques. 

»  En  troisième  lieu,  il  faut  remarquer  qu'un  même  mouve- 
ment pourrait,  sans  contradiction,  être  à  la  fois  uniforme  et 
régulier;  si,  par  exemple,  quelque  grave  tombait  en  un  milieu 
dont  la  résistance  serait  si  exactement  proportionnée  que  ce 
grave  parcourût  des  espaces  égaux  en  des  temps  égaux, 
le  mouvement  de  ce  grave  serait  à  la  fois  uniforme  et 
régulier.  » 

En  ce  passage  d'une  si  parfaite  clarté,  le  Maître  parisien 
nous  montre  comment  deux  problèmes  se  trouvaient  rappro- 
chés, en  la  pensée  des  philosophes  de  l'École,  par  leur 
évidente  analogie;  l'un  de  ces  problèmes  consistait  à  étudier 
comment,  en  un  mouvement  difforme,  la  vitesse  varie  d'une 
partie  à  l'autre  du  mobile  ;  l'autre  consistait  à  analyser 
comment,  en  un  mouvement  irrégulier,  la  vitesse  varie  d'un 


DOMINIQUE   BOTO    ET    LA    BCOLASTIQU1    PARISIEIfNl  3O0 

Instant  à  l'autre.  I,c  premier  problème  ;i\;iii  déjà  sollicité 
l'attention  de  l'auteur  du  De  proportionalitate  motuum  et 
magnitudinum,  de  Thomas  Bradwardine,  d'Albert  de  Saxe; 
le  second  ne  pouvait  demeurer  bien  longtemps  délaissé. 

Dès  le  temps  d'Albert  de  Saxe,  la  similitude  des  deux 
problèmes  avait  conduit  plusieurs  scolastiques  à  les  énoncer 
en  un  langage  semblable;  les  mots  unifor mitas,  diffbrmitat 
étaient  employés  en  un  cas  comme  en  l'autre;  on  se  bornait 
à  les  préciser  par  la  mention  quoad  mobile  ou  par  la  mention 
t/uoad  tempus.  Albert  avait  tenté,  nous  venons  de  le  voir, 
d'adapter  aux  deux  questions  des  terminologies  différentes; 
mais  sa  tentative  ne  semble  pas  avoir  été  couronnée  de  succès; 
les  mots  régulier,  irrégulier  furent  délaissés  et  les  mots  uni" 
forme,  difforme  eurent  seuls  cours. 

Bientôt,  on  vit  apparaître  un  vocable  dont  il  nous  serait 
impossible  de  nommer  l'inventeur;  ce  vocable  servait  à  dési- 
gner le  mouvement  dont  la  vitesse  croît  ou  décroît  propor- 
tionnellement au  temps,  le  mouvement  que  nous  appelons 
uniformément  varié;  un  tel  mouvement  fut  désigné  par  les 
scolastiques  comme  étant  uniformément  difforme  (uniformiter 
dijformis).  Nous  trouverons  cette  expression  dans  l'usage 
commun  de  maîtres  de  l'École  d'Oxford  qui  furent  contem- 
porains d'Albert  de  Saxe  ou  qui  furent  même  plus  anciens 
que  lui. 


XI 


Albert  de  Saxe  et  la  loi  suivant  laquelle 
s'accélère  la  chute  d'un  grave. 

Albert  de  Saxe  ne  s'est  pas  contenté  de  définir  le  mouvement 
régulier  ou  irrégulier  dans  le  temps;  tout  aussitôt1,  il  s'est 
préoccupé  de  rechercher  la  loi  qui  préside  au  mouvement 
qu'il  avait  pris  comme  exemple  de  mouvement  irrégulier,  à 

i.  Alberti  de  Saxonia  Quœstiones  in  libros  de  Cxlo  et  Mando ;  lib.  II,  qua?st.  XIV: 
Utrum  omnis  motus  naturalis  sit  velocior  in  fine  quam  in  principio?  —  Comme 
nous  l'avons  dit,  cette  question  manque  dans  les  éditions  données  à  Paris  en  i5i6  et 
en  i5i8. 


3lO  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINGT 

la  chute  accélérée  d'un  grave;  et  ce  qu'il  a  dit  à  ce  sujet  peut 
être,  à  bon  droit,  regardé  comme  un  des  plus  remarquables 
passages  de  ses  Quœstiones  sur  le  De  Gselo  d'Aristote. 

Albert  remarque,  d'abord,  que  cette  proposition  :  Le  mouve- 
ment devient  plus  intense  vers  la  fin,  peut  s'entendre  de 
diverses  manières.  Selon  un  premier  sens,  le  mouvement 
(et  par  ce  mot  :  motus,  Albert,  comme  tous  ses  contemporains, 
entend  ce  que  nous  entendons  par  vitesse  instantanée)  peut 
croître  en  devenant  double,  triple,  quadruple,  etc.  Selon  un 
second  sens,  il  peut  croître  de  telle  manière  qu'à  sa  valeur 
première  s'ajoute  la  moitié  de  cette  valeur,  puis  la  moitié  de 
cette  moitié,  etc.  En  langage  moderne,  on  dirait  que  la  vitesse 
peut  croître  suivant  une  progression  arithmétique,  ou  bien 
que  les  accroissements  successifs  de  cette  vitesse  peuvent 
former  une  progression  géométrique  décroissante. 

Ces  énoncés  nous  paraissent  incomplets.  Quelle  est  la 
variable  indépendante  à  laquelle  sont  rapportées  les  valeurs 
de  la  vitesse  dont  il  y  est  fait  mention?  Le  silence  d'Albert 
à  cet  égard  provient  de  ce  qu'il  suppose  son  lecteur  au  courant 
de  la  science  de  son  temps,  et  la  connaissance  de  cette  science 
nous  permet  de  suppléer  à  ce  silence.  Lorsque  les  scoiastiques 
du  xive  siècle  traitaient  de  l'intensité  d'une  propriété  quelcon- 
que (intensio  format),  ils  la  regardaient  comme  fonction  de 
l'extension  (extensio)  de  la  même  propriété;  dans  le  cas  du 
mouvement,  ils  distinguaient  deux  sortes  d'extensions,  l'ex- 
tension selon  le  chemin  parcouru  (extensio  secundum  distantiam) 
et  l'extension  selon  la  durée  (extensio  secundum  tempus). 

Les  énoncés  abrégés  d'Albert  doivent  donc  s'entendre  ainsi  : 

Lorsqu'on  range  suivant  une  progression  arithmétique 
croissante  soit  les  chemins  parcourus  par  le  grave,  soit  les 
durées  de  chute,  on  peut  supposer  ou  bien  que  les  valeurs 
de  la  vitesse  croissent  suivant  une  progression  arithmétique, 
ou  bien  que  les  accroissements  successifs  de  ces  valeurs 
suivent  une  progression  géométrique  de  raison  inférieure  à 
l'unité. 

Admettre  que  la  loi  de  la  chute  des  corps  appartient  néces- 
sairement  à    l'un   de   ces   quatre  types,  c'est  faire  une  sup- 


DOMINIQUE   BOTO    BT    LA    8COLA8TIQU]     PARISIENNE  .">  i  i 

position  qui  nous  paraît  Bingulièrement  étroite;  une  infinité 
d'autres  lois  nous  apparaissent  comme  également  possibles. 

Que  l'on  puisse  concevoir  d'autres  lois  de  La  chute  des  graves, 

Albert  ne  L'ignore  pas  et,  tout  à  L'heure,  il  va  en  définir  qu'il 
discutera.  Mais  ces  qualre  là,  par  leur  plus  grande  simplicité, 
séduisent  particulièrement  son  attention  et  lui  semblent  les 
plus  probables.  Et  d'ailleurs,  Huygens,  en  i646»,  ne  regardait- 
il  pas  encore  comme  certain  que  la  ebute  des  corps  dût  suivre 
l'une  de  ces  quatre  lois,  et  ne  lui  paraissait-il  pas  suffisant  de 
décider,  par  l'exclusion  de  trois  d'entre  elles,  que  la  quatrième 
était  exacte? 

Albert  de  Saxe  se  propose  un  objet  analogue  à  celui  que 
Cbristiaan  Huygens  devait,  un  jour,  s'efforcer  d'atteindre. 

Pour  fixer  son  choix,  il  invoque,  à  titre  d'axiome,  une 
proposition  qu'il  regarde  comme  l'expression  de  la  pensée 
d'Aristote  :  Si  un  grave  était  placé  infiniment  loin  du  centre 
du  Monde  et  si  on  le  laissait  tomber,  la  vitesse  de  ce  grave 
croîtrait  au  delà  de  toute  limite,  et  elle  deviendrait  infinie 
avant  que  le  mobile  eût  atteint  le  centre  de  l'Univers. 

Fort  de  cet  axiome,  notre  auteur  exclut  les  lois  de  chute 
de  la  seconde  forme,  car  selon  ces  lois,  quelque  grande  que 
soit  la  durée  de  la  chute  ou  quelque  long  que  soit  le  chemin 
parcouru  par  le  mobile,  la  vitesse  ne  pourrait  jamais  dépasser 
une  certaine  limite  assignable  d'avance. 

Une  considération  du  même  genre  lui  permet  d'exclure 
certaines  autres  lois  que  l'on  pourrait  proposer;  on  pourrait 
imaginer  que  la  vitesse  crût  en  progression  arithmétique  alors 
que  les  accroissements  successifs  du  temps  formeraient  une 
progression  géométrique  de  raison  fractionnaire,  de  raison 
~  par  exemple,  ou  bien  encore,  alors  que  les  accroissements 
successifs  de  l'espace  parcouru  suivraient  une  semblable 
progression.  Ces  hypbthèses,  en  effet,  permettraient  à  la  vitesse 
de  chute  de  prendre  toute  valeur,  si  grande  soit-elle,  avant 
la  fin  du  mouvement,  et  cela  quelque  petite  que  soit  la  durée 
de  ce   mouvement  ou  quelque    petit   que   soit   l'espace   par- 

i.  Huygens  et  Roberval,  Documents  nouveaux,  par  G.  Henry;  Leyde,  1880.  Lettre 
de  Cljristiuan  Huygens  à  Mersenne  en  date  du  38  octobre  164O. 


3l2  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

couru,  ce  qui  est  absurde  :  «  Nam  tune  sequeretur  quod 
quilibet  motus  naturalis  qui  per  quantumeunque  tempus  parvum 
duraret,  vel  quo  quantumeunque  parvum  spatium  pertransiretur, 
ad  quemeunque  gradum  veloeitatis  pertingeret  ante  finem  ;  modo 
est  falsum.  » 

Il  est  permis  d'admirer  la  finesse  et  la  précision  avec  laquelle, 
au  milieu  du  xive  siècle,  un  maître-ès-arts  savait  mettre  en 
évidence  l'absurdité  de  certaines  suppositions  touchant  la  loi 
de  la  chute  accélérée  des  graves. 

A  la  discussion  que  nous  venons  d'analyser,  Albert  donne 
la  conclusion  suivante  : 

«  Il  faut  donc  entendre  que  l'intensité  du  mouvement  du 
grave  devient  double,  triple,  etc.,  dans  le  sens  suivant  :  Quand 
un  certain  espace  a  été  parcouru,  ce  mouvement  aune  certaine 
intensité  (vitesse);  quand  un  espace  double  a  été  parcouru,  la 
vitesse  est  double;  quand  l'espace  parcouru  est  triple,  elle  est 
triple,  et  ainsi  de  suite.  Et  ideo  teriia  conclusio  intelligitur,  quod 
intendilur  per  duplnm,  triplum  etc.,  ad  istum  inlellectum  quod, 
quando  ipso  pertransitum  est  aliquod  spatium,  est  aliquantus;  et 
quando  ipso  est  pertransitum  duplum  spatium,  est  in  duplo 
velocior;  et  quando  ipso  pertransitum  est  triplum  spatium,  est  in 
triplo  velocior;  et  sic  ultra.  » 

La  loi  ainsi  formulée  par  Albert  de  Saxe  comme  loi  possible 
de  la  chute  des  graves  n'est  pas  la  proportionnalité  de  la  vitesse 
à  la  durée  de  la  chute;  c'est  la  proportionnalité  de  la  vitesse 
à  l'espace  parcouru  par  le  mobile.  On  sait  que  cette  loi  devait 
séduire  Galilée  dans  sa  jeunesse  et  qu'il  en  devait,  plus  tard, 
démontrer  l'absurdité.  Mais  on  doit  remarquer  qu'en  l'analyse 
d'Albert,  Yextensio  secundum  tempus  est,  constamment,  mise  en 
parallèle  de  Yextensio  secundum  distant iam;  sauf  en  la  conclusion 
que  nous  venons  de  citer,  notre  auteur  a  toujours  soin  de 
répéter  de  l'une  ce  qu'il  a  dit  de  l'autre;  la  concision  seule  de 
son  exposé  l'a,  sans  doute,  détourné  de  prolonger  cette  répé- 
tition jusqu'à  la  fin,  et  de  signaler  comme  également  reccvable 
la  proportionnalité  de  la  vitesse  à  la  durée  de  la  chute  ;  entre 
cette  loi  exacte  et  la  loi  erronée,  son  choix,  très  certainement, 
demeurait  suspendu;  l'attention  d'un  lecteur  intelligent  pouvait 


DOMINIQUE    SOTO    El     LA    8COLA8TIQUE    PARISIElfltl  3l3 

Be  porter  aussi  bien  sur  la  loi  exacte  qu'Alberl  n'avail  pai 
formulée  que  sur  la  loi  erronée  dont  il  ;i\;iii  donné  l'énoncé 
explicite. 

Chez  aucun  des  contemporains  ni  des  successeurs  immé- 
diats d'Albert  de  Saxe  nous  n'avons  rien  trouvé  qui  précisât 
la  loi  selon  laquelle  croit  la  vitesse  «de  chute  d'un  grave.  M  «  «  î  - 
la  grande  vogue  des  Quœstiones  in  libros  de  Cselo  composées 
par  notre  auteur  suffît  à  nous  assurer  que  l'Ecole  de  Paris,  au 
cours  du  Moyen -Age,  ne  demeura  pas  ignorante  de  ce  qu'il 
avait  enseigné  touchant  cette  importante  question.  L'impri- 
merie se  chargea  d'ailleurs,  au  moment  de  la  Renaissance,  de 
donner  à  cet  enseignement  une  plus  grande  extension.  À  la 
vérité,  deux  éditions  des  Quœstiones  in  libros  de  Cselo,  celles 
qui  furent  données  à  Paris  en  i5i6  et  en  i5i8,  ont  omis  la 
question  où  se  trouve  étudiée  la  loi  d'accroissement  de  la 
vitesse  en  la  chute  accélérée  d'un  grave;  mais  les  éditions 
données  à  Pavie  en  i/j8i,  à  Venise  en  1/192,  en  1/497  e*  en  I^2° 
suffisaient  à  réparer  cette  omission. 

Qu'à  la  fin  du  xve  siècle,  qu'au  début  du  xvie  siècle,  on  lût 
attentivement  les  Questions  rédigées  par  Maître  Albert  de  Saxe, 
les  témoignages  en  sont  innombrables;  que  le  passage  dont 
nous  venons  de  faire  l'analyse  eût,  à  cette  époque,  attiré 
l'attention  de  certains  scolastiques,  nous  en  pouvons  citer  une 
preuve  convaincante. 

Vers  la  fin  du  xve  siècle,  le  Parisien  Pierre  Tataret  rédige 
un  manuel  de  Philosophie  intitulé  :  Clarissima  singulàrisque 
totius  Philosophie  necnonMetaphysicœ  Aristotelis  exposilio,  ou  bien 
encore  :  Comment ationes  in  libros  Aristotelis  secundum  Subtilis- 
simi  Doctoris  Scoli  sentenliam.  Gomme  bon  nombre  de  ceux 
qui,  au  xve  siècle,  enseignaient  la  Théologie  en  Sorbonne, 
Pierre  Tataret,  par  ses  doctrines  métaphysiques,  se  rattache 
à  l'École  scotiste,  tandis  qu'il  emprunte  ses  théories  de  Méca- 
nique à  l'École  nominaliste  parisienne  et,  en  particulier,  à 
Albert  de  Saxe  ou  à  Marsile  d'Inghen.  C'est  ainsi  que  son 
manuel,  en  ce  qui  touche  la  loi  suivant  laquelle  s'accélère  la 
chute  d'un  grave,   se  borne  à  reproduire  textuellement T  ce 

1.  Pétri  Tatareti,  Op.  laud.,  De  Cselo  et  Mundo  lit».  ïlus,  tract.  II,  circa  finem. 


3l4  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

qu'Albertutius  avait  écrit  en  ses  Quœstiones  in  libros  de  Caelo 
et  Mundo. 

Or  le  résumé  de  Philosophie  composé  par  Pierre  Tataret 
eut  une  vogue  extrême  ;  le  Repertorium  bibliographie um  de 
Hain  en  mentionne  sept  éditions  incunables,  et  d'autres 
éditions,  fort  nombreuses,  furent  imprimées  pendant  le  pre- 
mier tiers  du  xvie  siècle.  Par  là,  la  doctrine  d'Albert  de  Saxe 
reçut  une  nouvelle  et  très  considérable  diffusion.  Nul  ne 
l'ignorait,  sans  doute,  parmi  les  maîtres  parisiens,  au  temps 
où  Léonard  de  Vinci  vint  en  France  terminer  sa  glorieuse 
existence,  au  temps  où  Soto  recueillit  les  enseignements  de 
l'Université  parisienne.  Lors  donc  que  nous  entendrons 
Léonard  de  Vinci  d'abord,  Dominique  Soto,  ensuite,  enseigner 
que  la  chute  d'un  grave  est  un  mouvement  uniformément 
accéléré,  nous  serons  en  droit  de  penser  que  leur  affirmation 
a  été  suggérée  par  les  suppositions  qu'Albert  de  Saxe  avait 
indiquées. 

Nous  aurons  ainsi,  semble-t-il,  découvert  la  source  de  l'une 
des  lois  essentielles  de  la  chute  des  corps.  D'où  provient 
la  seconde  loi,  celle  qui  relie  l'espace  parcouru  par  le  mobile 
à  la  durée  de  la  chute  ?  C'est  ce  que  nous  allons  maintenant 
rechercher;  et  cette  recherche  nous  amènera  à  reconnaître 
le  très  grand  rôle  qu'a  joué,  en  cet  acte  du  progrès  scien- 
tifique, un  savant  contemporain  d'Albert  de  Saxe,  Maître 
Nicole  Oresmc. 


XII 


De  intensione  et  remissione  formarum 

Quantité  et  qualité  constituaient,  pour  Aristote,  deux 
catégories  essentiellement  distinctes.  Discontinue,  comme  le 
nombre,  la  quantité  est  une  somme  d'unités  ;  le  nombre  croît 
par  l'addition  de  nouvelles  unités  à  celles  qui  le  compo- 
saient déjà.  Continue,  comme  la  longueur,  la  surface  ou  le 
volume,  la  quantité  est  une  juxtaposition  de  parties  ;  les 
parties  d'une  grandeur   ont,  toutes,  même   nature    les   unes 


DOMINIQUE   BOTO   ET    LA    SCOLA8TIQUE   PARItlBHNl  11  » 

que  les  autres  et  même  nature  <|n<'  l;»  quantité  formée  par 
leur   réunion  ;   toutes   l<s    parties   d'une   longueur   sont  des 
Longueurs,  toutes  Les  parties  d'une  surface  ^<>ni  des  surfai 
toutes  les  parties  d'un  volume  sont  des  volumes;  une  quantité 

croit  par  l'addition  de  parties  nouvelles  aux  parties  préexis- 
tantes, et  les  parties  ajoutées  sont  de  même  espèee  que  les 
parties  auxquelles  elles  s'ajoutent. 

Qu'il  s'agisse  donc  de  la  quantité  discontinue  ou  de  la 
quantité  continue,  certaines  propositions  demeurent  égale- 
ment vraies;  des  quantités  de  grandeurs  différentes  peuventetre 
cependant  de  même  nature,  de  même  espèce;  elles  sont  toutes 
deux  formées  par  la  réunion  de  parties  homogènes  les  unes 
aux  autres  ;  seulement,  la  plus  grande  des  deux  quantités 
contient  un  plus  grand  nombre  de  parties  que  la  plus  petite  ; 
elle  peut  être  engendrée,  à  partir  de  cette  plus  petite  quantité, 
par  l'addition  de  nouvelles  parties  absolument  semblables  à 
celles  qui  formaient  cette  plus  petite  quantité;  dans  la 
quantité  plus  grande  ainsi  obtenue,  la  quantité  plus  petite 
demeure  contenue;  l'opération  par  laquelle  on  l'a  fait  croître, 
simple  juxtaposition  de  parties  nouvelles,  ne  l'a  ni  détruite, 
ni  modifiée. 

La  catégorie  de  la  qualité  est  essentiellement  distincte  de  la 
catégorie  de  la  quantité;  rien  de  ce  qui  peut  être  dit  de  celle-ci 
ne  saurait  être  témérairement  étendu  à  celle-là. 

Il  peut  arriver  que  deux  qualités  de  même  sorte  n'aient  pas 
même  intensité  ;  un  corps  peut  être  plus  chaud  qu'un  autre; 
au  premier  corps,  cette  forme  qualitative  qu'est  la  chaleur  est 
plus  intense  (intenditur)  ;  au  second,  elle  est  plus  atténuée 
(remittitur).  Gardons-nous  bien  de  répéter  au  sujet  de  Yintensio 
et  de  la  remissio  de  la  chaleur  ce  que  nous  sommes  en  droit 
de  dire  de  la  grandeur  et  de  la  petitesse  d'une  quantité.  Ni  la 
chaleur  intense  ni  la  chaleur  atténuée  n'est  une  réunion  de 
parties  de  chaleur  qui  soient  toutes  de  même  espèce,  qui 
soient  toutes  homogènes  à  des  chaleurs  plus  intenses  qu'elles 
fourniraient  en  s'ajoutant  les  unes  aux  autres;  la  chaleur 
plus  intense  ne  saurait  aucunement  être  engendrée  en  prenant, 
sans   la   détruire   ni   la   modifier,  la   chaleur   moins   intense 


3i6 


ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 


et  en  adjoignant  à  celle-ci  de  nouvelles  parties  de  chaleur; 
la  chaleur  moins  intense  n'existe  pas,  actuellement  et  réelle- 
ment, en  la  chaleur  plus  intense  de  la  même  manière  que  le 
contenu  plus  petit  existe,  actuellement  et  réellement,  à  l'inté- 
rieur du  contenant  plus  grand.  Chaque  chaleur  d'une  intensité 
donnée  est  une  chaleur  d'une  espèce  déterminée,  et  cette 
espèce  est  distincte  de  l'espèce  à  laquelle  appartient  toute 
chaleur  d'une  autre  intensité  ;  une  chaleur  atténuée  ne  peut 
être  regardée  comme  une  partie  d'une  chaleur  plus  intense; 
toute  chaleur  d'intensité  donnée  est  quelque  chose  d'essentiel- 
lement indivisible.   . 

Puisqu'une  chaleur  atténuée  ne  se  transforme  pas  en  chaleur 
intense  par  l'addition  de  nouvelles  parties  de  chaleur,  à  la 
façon  d'une  grandeur  qui  croît,  comment  donc  se  produit 
cette  transformation  ?  Cette  question  pose  le  problème  de 
l'exaltation  d'intensité  et  de  l'atténuation  des  formes  qualita- 
tives, de  intensione  et  remissione  formarurn,  qui  a  si  longue- 
ment préoccupé  la  Scolastique  médiévale.  Elle  se  rattache  par 
des  liens  fort  étroits  et  fort  apparents  à  certaines  discussions 
do  la  Physique  moderne;  pouvons-nous,  par  exemple,  définir 
ce  qu'il  convient  d'entendre  par  le  mot  température  sans 
analyser  de  nouveau,  comme  les  analysaient  les  maîtres  du 
Moyen-Age,  les  caractères  qui  distinguent  la  catégorie  de  la 
qualité  de  la  catégorie  de  la  quantité  ? 

Avides  des  précisions  que  marque  la  Logique  comme  des 
vérités  que  découvre  la  Science  positive,  les  théologiens  du 
Moyen-Age  recherchaient  volontiers,  en  l'étude  du  Dogme, 
l'occasion  de  montrer  leur  subtilité  de  dialecticiens  ou  leurs 
connaissances  de  physiciens;  aussi  la  Science  moderne  a-t-elle, 
bien  plus  que  l'Apologétique,  tiré  profit  de  mainte  discussion 
dont  les  docteurs  en  Théologie  ornaient  ou  surchargeaient 
leur  enseignement. 

Ainsi  en  a-t-il  été  du  problème  de  intensione  et  remissione 
formarum.  En  son  premier  livre  des  Senlenees,  Pierre  Lombard 
avait  fait  cette  remarque1  :  «En  l'homme,  la  charité  augmente 


i.  Pétri  Lombardi  Episcopi  Parisiensis  Sententiorum  libri  IV,  Lib.   I,  Dist.  XVII  ; 
De  missione  Spiritus  sancti  qua  invisibiliter  roittitur. 


DOMINIQUE   SOT0    El    LA    8GOLA8TIQUE    PAM8IEWN1  3l^ 

ou  diminue  et,  à  des  époques  diverses,  elle  y  esi  plus  ou 
moins  Intense,  n  Ce  texte  «<  fourni  aui  docteurs  en  Théologie 
un  prétexte  qui  leur  permit  <!<•  développer  leur  manière  de 
voir  sur  l'exaltation  el  l'atténuation  des  formes  qualitativi 
et  ainsi,  des  théories  destinées  à  éclairer  l'étude  des  propriétés 
diverses  que  le  physicien  est  appelé  à  considérer  ont  élé 
exposées,  tout  d'abord,  à  propos  de  la  charité. 

Ces  théories  peuvent  se  classer  en  deux  groupes;  il  en  est 
qui,  fidèles  aux  principes  de  la  Logique  péripatéticienne, 
établissent  une  extrême  différence  entre  l'opération  par 
laquelle  s'exalte  l'intensité  d'une  forme  qualitative  cl  l'addition 
par  laquelle  s'accroît  une  quantité;  il  en  est,  au  contraire, 
qui  supposent  une  grande  analogie  entre  ces  deux  opérations 
et  qui,  par  là,  tendent  à  effacer  la  ligne  de  frontière  entre  la 
catégorie  de  la  qualité  et  la  catégorie  de  la  quantité. 

Saint  Thomas  d'Aquin  se  range  nettement  parmi  les  parti- 
sans de  la  distinction  péripatéticienne;  écoutons  ce  qu'il  dit, 
en  son  Commentaire  sur  les  livres  des  Sentences1,  de  l'opération 
par  laquelle  la  charité  augmente  d'intensité  : 

«  Ceux  qui  soutiennent  que  la  charité  peut  être  accrue  en 
son  essence  professent  des  opinions  qui  se  peuvent  réduire  à 
deux.  L'une  d'elles  prétend  que  cette  vertu  croit  par  addition 
d'une  charité  à  une  autre  charité,  l'autre  opinion  soutient  que 
la  charité  croît  en  intensité  parce  qu'elle  approche  davantage 
de  son  terme,  c'est-à-dire  de  la  perfection  de  charité...  Mais  je 
ne  puis  comprendre  la  première  supposition  ;  en  toute  addi- 
tion, en  effet,  il  faut  entendre  deux  choses  différentes  dont 
l'une  est  ajoutée  à  l'autre.  Soient  donc  deux  charités  diffé- 
rentes; elles  se  distinguent  ou  par  différence  spécifique  ou 
seulement  par  différence  numérique;  mais  elles  ne  peuvent 
différer  d'espèce,  car  toutes  les  charités  sont  une  vertu  de 
même  espèce;  elles  ne  peuvent  non  plus  être  numériquement 
distinctes,  car  plusieurs  formes  accidentelles  de  même  espèce 
ne  peuvent  coexister  en  un  sujet  numériquement  un,  alors 
surtout  qu'il  s'agit  de  formes  absolues  et  non  pas  de  formes 

i.  Sancti  Thomae  Aquinatis  Scriptum  super  primum  libruin  Senlentiarum,  Lib.  I, 
Dist.  XVII,  pars  II,  quaest.  II:  Utrum  charitas  augeatur  per  additionem? 


3l8  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

relatives.  Cette  supposition  donc  provient  d'une  fausse  imagi- 
nation; certains  conçoivent  l'augmentation  de  la  charité  à  la 
façon  de  l'accroissement  d'un  corps,  opération  en  laquelle  il 
y  a  addition  d'une  quantité  à  une  autre  quantité.  Je  dis  donc 
que,  lorsque  la  charité  croît,  il  ne  se  produit,  en  ce  change- 
ment, aucune  addition  ;  de  même,  au  quatrième  livre  des  Phy- 
siques, le  Philosophe  affirme  qu'un  corps  devient  plus  blanc  ou 
plus  chaud  sans  aucune  addition  de  blancheur  ni  de  chaleur; 
mais  la  qualité  préexistante  devient  plus  intense  parce  qu'elle 
s'approche  davantage  de  son  terme.  » 

Les  mêmes  pensées  sont  reprises,  en  sa  Somme  théologique, 
par  le  Docteur  Angélique1. 

Selon  Saint  Thomas,  donc,  il  est  de  l'essence  même  de  la  cha- 
rité, de  la  blancheur,  de  la  chaleur  d'être  plus  ou  moins  voisines 
de  la  charité  parfaite,  de  la  blancheur  absolue,  de  l'extrême 
chaleur,  et  cette  proximité  plus  ou  moins  grande  au  terme 
suprême  constitue  l'intensité,  Yiniensio  plus  ou  moins  forte  ; 
pour  une  qualité,  devenir  plus  intense,  ce  n'est  pas  s'accroître 
par  addition  ;  c'est  se  perfectionner  en  sa  propre  essence. 

Gilles  de  Rome  ne  croit  pas  plus  que  Saint  Thomas  à  l'addi- 
tion par  laquelle  une  charité  s'associerait  à  une  autre  charité 
pour  donner  une  troisième  charité  plus  intense  que  chacune 
des  deux  premières  ;  mais  il  se  sépare  du  Docteur  dominicain 
en  ce  qu'il  place2  en  l'existence  (esse)  la  raison  d'être  de  l'in- 
tensité que  Saint  Thomas  plaçait  en  l'essence  (essentiel).  Par 
essence,  selon  Gilles  de  Rome,  la  charité  n'est  pas  plus  ou 
moins  intense,  la  blancheur  n'est  pas  plus  ou  moins  blanche; 
il  n'y  a  qu'un  seul  degré  de  charité,  qu'un  seul  degré  de 
blancheur;  mais  cette  charité  unique,  cette  blancheur  unique 
sont  plus  ou  moins  complètement  réalisées  dans  le  sujet  où 
elles  résident  et,  par  là,  ce  sujet  est  charitable  ou  blanc  à  un 
degré  plus  ou  moins  élevé. 

Le  débat  entre  Gilles  de  Rome  et  Saint  Thomas  d'Aquin 
dépend  ainsi   de  la  distinction  entre  l'essence  et  l'existence, 


i.  Santi  Thomœ  Aquinatis  Summa  théologien,  Ha  II;»',  quest.  \XIV,  art.  5. 
2.     Kgidii  Komani  In  quatuor  libros  Sententiarum  quœstiones;  Lib.  I,  Dist.  Wll. 
/ligidii  Romani  Quodlibeta;  Ouodlib.  V,  quœst.  XIV. 


D0MINIQ1  i     IOTO    i>    LA    BC0LA8TIQU1     P  IRISIBlflll 

distinction  subtile  miiis  qui  j< n j<*  un  rôle  d'une  extrême  impoi 
tance  en   la   Métaphysique  du   Docteur   Angélique  el  de 
continuateurs. 

En  ce  débat,  Henri  de  <  ■;< n<  1  (1217   1293)  se  range  nettement 

au  parti  de  Saint  Thomas  d'Aquin  :  «  U intensif)  et  1;»  remise io 
des  formes,  »  dit-il  ■ ,  «  se  doivent  produire  en  leur  essence  et  par 
leur  nature  même,  car  en  leur  essence  même,  elles  possèdent 
une  certaine  latitude  (lalittido).  Ce  n'est  donc  pas  en  la  nature 
du  sujet,  mais  en  la  nature  même  de  la  forme,  considérée  en 
soi,  qu'il  faut  chercher  la  raison  et  la  cause  de  l'augmentation 
dont  cette  forme  est  susceptihle.  » 

En  son  essence  même,  cette  forme  est  capable  de  plusieurs 
degrés;  chaque  degré  inférieur  est  en  puissance  du  degré  plus 
élevé;  la  mise  en  acte  de  ce  degré  plus  élevé  constitue  lac 
croissement  de  la  forme. 

Henri  de  Gand  ne  s'interdit  pas  de  dire  que  chaque  degré 
est  une  certaine  quantité  de  la  forme,  que  le  degré  inférieur 
est  une  partie  du  degré  supérieur;  mais  ces  termes,  il  les 
entend  assurément  au  sens  métaphorique,  au  sens  où  l'on 
peut  dire  que  l'existence  en  puissance  est  une  partie  de  l'exis- 
tence en  acte,  que  cette  existence- ci  est  plus  grande  que 
celle-là.  Il  se  garde  bien  de  croire  que  l'accroissement  d'une 
forme  se  fasse  comme  l'augmentation  d'une  grandeur,  qu'elle 
résulte  de  l'apposition  de  parties  nouvelles  à  des  parties 
préexistantes.  «  L'augmentation  des  formes,  dit-il,  ne  se  fait 
pas  par  une  apposition  de  parties  en  leur  substance  ou  en  leur 
essence;  c'est  un  accroissement  de  force  (in  virtute),  grâce 
auquel  la  forme  augmentée  devient  plus  efficace  en  sa  propre 
opération,  ce  que  ne  saurait  produire  l'addition  du  semblable 
à  son  semblable;  une  tiédeur  ajoutée  à  une  tiédeur  égale  ne 
fait  pas  une  chaleur  plus  grande.  »  L'exemple  dont  le  Docteur 
Solennel  vient  d'user  pour  mettre  en  évidence  la  distinction 
qui  existe  entre  l'augmentation  d'une  grandeur  et  l'exaltation 

1.  Quodlibeta  Magistri  Henrici  Gocthals  a  Gandavo  doctoris  Solemnis  :  Socii  Sorbo- 
nici:  et  archidiaconi  Tornacensis.  cum.  duplici  tabella.  Vcnundantur  ab  Iodoco  Badio 
Ascensio,  sub  gratia  et  privilcgio  ad  fine  m  explicandis.  —  Colophon  :  In  chalcogra- 
phia  lodoci  Badii  Ascensii...  undecimo  kalcndas  Septembres  Anno  domini  MDXVI1I. 
Quodlibetuin  V,  quapst.  XIX;  fol.  excv,  r°  etv°. 


320  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

d'intensité  d'une  qualité  va  être  d'un  constant  usage  dans  les 
discussions  scolastiques. 

L'essence  même  de  la  forme,  selon  la  doctrine  thomiste, 
comprend  divers  degrés  dont  chacun,  plus  parfait  que  les 
degrés  inférieurs,  possède  en  acte  quelque  chose  qui  était 
seulement  en  puissance  dans  les  degrés  inférieurs;  imitant 
mieux  la  perfection  divine  que  ne  l'imitent  les  degrés  infé- 
rieurs, le  degré  supérieur  est  plus  grand  d'une  grandeur  de 
perfection  (magnitudo  perfectionis)  et  non  d'une  grandeur  de 
masse  (magnitudo  molis) 1 . 

Afin  de  faire  comprendre  les  rapports  qu'ont  entre  eux  les 
degrés  de  plus  en  plus  parfaits  d'une  même  forme  qualitative, 
Hervé  de  Nédellec  (f  i32  2)  use  d'une  comparaison2  qui  met 
bien  en  évidence  la  pensée  essentielle  de  la  doctrine  thomiste: 
«  le  degré  atténué,  »  dit  le  Docteur  breton,  «  est  contenu  dans 
le  degré  plus  intense,  comme  l'âme  végétative  est  impliquée 
en  l'âme  sensitive  et  celle-ci  en  l'âme  intellectuelle.  » 

Sous  la  plume  d'Henri  de  Gand,nous  avons  rencontré,  pour 
la  première  fois,  ce  terme  nouveau  :  latitude  d'une  forme 
(lalitudo  formas);  ce  terme  désigne  la  propriété  essentielle  par 
laquelle  cette  forme  est  plus  ou  moins  voisine  de  son  terme 
suprême,  plus  ou  moins  parfaite,  partant  plus  ou  moins 
intense;  ce  mot  nouveau,  nous  Talions  voir  prendre  une 
singulière  vogue  en  la  Scolastique  du  xive  siècle. 

L'expression  lalitudo  formas  est  nettement  délinie  en  une 
Somme  de  Logique  que  l'on  rencontre  parmi  les  Opuscules  de 
Saint  Thomas  d'Aquin,  mais  qui  fut  sûrement  rédigée  long- 
temps après  l'époque  où  vécut  le  Docteur  Angélique3.  Voici 
ce  que  nous  lisons  en  cette  Somme [i: 

i.  Hcnrici  a  (iandavo  Quodlibeta;  Ouodlibetuin  V,  quœst.  Il  1  ;  éd.  cit.,  fol.  CLVi,  v°. 

2.  Sublilissima  Hervci  Natalis  Britonis...  quodlibeta  undecim  cum  octo  ipsius  profun- 
dissimis  tractatibus...  De  beatitudine,  De  verbo,  De  eternitate  mundi,  De  maleria  celi,  De 
rclatione,  De  pluralitate  formarum,  De  virtutibus,  De  motu  angeli.  —  Venctiis,  i5i3. 
Quodlibctum  VII,  quœst.  XV11. 

3.  Cari  Prantl,  Geschichte  der  Logik  im  Abendlande,  Leipzig,  1867;  ^d.  '">  PP«  J^°~ 
20'].  —  1\  Duhem,  Le  mouvement  absolu  et  le  mouvement  relatif.  Note  :  Sur  une  Somme 
de  Logique  attribuée  à  Saint  Thomas  d'Aquin  (Revue  de  Philosophie,  9*  année,  11°  4, 
1"  avril  1909;  p.  43G).  —  P.  Mandonnct  0.  P.,  Des  écrits  authentù/ues  de  Saint  Thomas 
d'Aquin;  Fribonrg,  1910  (Extrait  de  la  Revue  Thomiste,  1909-1910). 

4.  Sancti  Thoma;  Aquinalis  Opuscula;  Opusc.  XLVIII  :  Totius  logic.r  Aristotrlis 
summa;  tract.  II  :  De  praîdicamentis;  cap.  IV. 


DOMINIQUE    SOTO    ET    i\    SCOLASTIQU1     PARISIEN!!]  i'Jï 

n  La  substance  a,  en  commun  avec  certains  accidents,  deux 
caractères:  Elle  n'admel  rien  qui  lui  boH  contraire,  el  elle 
n'est  susceptible  ni  de  plus  ni  de  moins.  Pour  comprendre  ces 
propositions,  il  Paul  savoir  que  certaines  formes  sont  doué*  - 
de  latitude  ei  d'autres  non;  el  c'esl  parce  que  certaines  formes 
son!  susceptibles  de  la  susdite  latitude  qu'elles  admettent  un 
contraire,  bien  que  cela  ne  soil  pas  vrai  de  toutes  ces  formes. 

»  Afin  de  savoir  ce  qu'est  celle  latitude,  remarquez  que, 
pour  les  choses  spirituelles,  on  conçoit  L'augmentation  pin- 
extension  de  ce  que  Ton  sait  de  la  grandeur  des  choses  corpo- 
relles; or,  lorsqu'il  s'agit  de  quantité  corporelle,  on  dit  d'une 
chose  qu'elle  est  grande  lorsqu'elle  approche  de  la  perfection 
qui  convient  à  sa  grandeur;  voilà  pourquoi  telle  chose  suscep- 
tible de  quantité  est  dite  grande  en  un  homme  qui  ne  serait 
point  réputée  grande  en  un  éléphant.  De  même,  lorsqu'il 
s'agit  de  formes,  une  chose  est  dite  grande  dans  la  mesure  où 
elle  est  parfaite. 

»  iMais  la  perfection  d'une  forme  peut  être  considérée  à  deux 
points  de  vue,  selon  que  l'on  considère  la  forme  elle-même, 
ou  bien  la  participation  du  sujet  à  cette  forme.  Dans  le  premier 
cas  la  forme,  est  dite  grande  ou  petite;  on  dira,  par  exemple, 
une  petite  blancheur.  Dans  le  second  cas,  on  emploie  les  mots 
plus  ou  moins;  on  dit  d'un  corps  qu'il  est  plus  ou  moins 
blanc.  Lorsqu'une  forme  est  douée  par  elle-même  d'une  indé- 
termination telle  qu'elle  puisse  être  réalisée  plus  ou  moins 
dans  le  sujet,  c'est-à-dire  d'une  manière  plus  ou  moins  par- 
faite, on  dit  qu'elle  est  douée  de  latitude  et  qu'elle  atteint  tel 
ou  tel  degré  d'intensité  ou  de  rémission.  » 

Henri  de  Gartd  avait  pris  le  mot  latitude  pour  formuler  la 
théorie  thomiste  de  l'intensité  des  formes;  il  faisait  de  la  lati- 
tude une  propriété  qui  résidait  en  Y  essence  même  de  la  forme. 
C'est  au  sens  égidien  que  l'auteur  de  la  Somme  de  Logique 
prend  cette  même  expression;  ce  n'est  pas  par  essence,  mais 
par  existence  que  la  forme  est  douée  de  latitude;  indéterminée 
par  elle-même,  elle  est  déterminée  à  telle  ou  telle  latitude, 
à  tel  ou  tel  degré  d'intensité,  selon  qu'elle  se  trouve  mise  en 
acte,  au  sein  du  sujet,  d'une  manière  plus  ou  moins  parfaite. 

P.    DLHEM.  31 


022  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

Vintensio  de  la  forme,  qui  marque  son  degré  de  perfection, 
se  doit  bien  distinguer  de  Yextensio,  qui  marque  la  grandeur 
du  sujet  où  cette  forme  est  réalisée;  autre  chose,  pour  un 
corps,  est  d'offrir  aux  yeux  une  blancheur  plus  ou  moins 
intense,  autre  chose  d'être  un  objet  blanc  d'étendue  plus  ou 
moins  grande  II  est  si  naturel  de  faire  cette  distinction  qu'on 
la  trouve,  plus  ou  moins  nettement  marquée,  par  tous  les 
Scolasliques  et,  en  particulier,  par  Saint  Thomas  d'Aquin. 
L'auteur  de  la  Somme  de  Logique  la  signale  à  son  tour;  il  a 
soin  d'opposer  la  lalitudo  à  Yexten&k)  : 

«  La  perfection  ou  l'imperfection  de  la  quantité  dépend  de 
l'extension  plus  ou  moins  grande;  c'est  d'après  cette  extension 
qu'un  objet  est  dit  plus  grand  ou  plus  petit.  Mais  une  exten- 
sion plus  ou  moins  grande  n'est  pas  toujours  une  cause  suffi- 
sante pour  que  l'on  dise  d'une  chose  qu'elle  est  plus  ou  moins, 
car  il  se  peut  que  Ton  ne  juge  pas  de  son  existence  par  l'ex- 
tension... Certaines  formes,  on  le  voit,  sont  susceptibles  de 
plus  ou  de  moins  et  certaines  autres  non;  celles  qui  sont 
susceptibles  de  plus  ou  de  moins,  ce  sont  celles  qui  sont 
douées  de  ce  que  l'on  a  nommé  latitude.  » 

C'est  un  égidien,  nous  l'avons  fait  remarquer,  qui  vient 
d'user  du  mot  latiludo  formœ,  alors  qu'Henri  de  Gand  s'en 
était  servi  pour  formuler  la  théorie  thomiste.  Ce  mot,  nous  le 
retrouvons  constamment  sous  la  plume  de  Durand  de  Saint- 
Pourçain  qui,  en  son  Commentaire  sur  les  Sentences,  rédigé 
vers  i33o,  adopte  la  théorie  thomiste  de  l'intensité  des  formes1 
et  combat  vivement  la  théorie  égidienne.  Durand  émet,  en 
effet,  des  assertions  telles  que  celles-ci  : 

«  II  nous  faut  affirmer  que  l'intensité  et  la  rémission  de  la 
forme  dépendent  des  degrés  divers  de  l'essence  de  cette  forme. 
Cela  peut  se  prouver  de  la  manière  suivante:  Ce  que  l'exten- 
sion plus  ou  moins  grande  est  pour  la  quantité,  l'intensité 
plus  ou  moins  grande  l'est  pour  la  qualité.  Mais  l'extension 
plus  ou  moins  grande  dépend  de  l'essence  même  de  la  quan- 
tité; celle-ci,  en  effet,  a,  en  son  essence,  une  latitude  capable 

i.  Durandi  a  Sancto  Portiatio  Super  sentenlias  Pétri  Lombardi  commentarii ; 
Lib.  I,  Dist.   XVII,  qurcst.  V:  Utrum  charitas  possit  augeri  ? 


1 


DOMINIQUE   solo   ici    la    BCOLASTtQI  i     PAfelSlBltftS 

de  s'étendre  plus  ou  moins.  L'intensité  plus  ou  moins  grande 
dépend  donc,  elle  aussi,  de  L'essence  même  de  la  qualité,  en 
tanl  que  cette  qualité  est  douée,  à  cet  effet,  d'une  Latitude 
susceptible  de  degrés  divers. 

n  lui  second  lien,  cela  se  voit  encore  de  la  manière  suivante  : 
l'indivisibilité  dune  forme  est  la  raison  pour  laquelle  cette 
forme  n'est  pas  susceptible  de  plus  ou  de  moins;  de  même,  la 
divisibilité  en  degrés  est  la  raison  qui  rend  la  forme  capable 
de  plus  ou  de  moins;  or  l'indivisibilité  d'une  forme  dépend  de 
l'essence  de  celte  forme;  il  en  doit  donc  être  de  même  de  la 
divisibilité.  » 

La  divisibilité  de  la  forme  en  degrés  ne  ressemble  d'ailleurs 
aucunement,  en  la  pensée  de  Durand  de  Saint-Pourçain,  à  la 
divisibilité  d'une  quantité  en  parties  ;  les  degrés  successifs 
désignent  une  perfection  de  plus  en  plus  grande  de  la  forme; 
chacun  d'eux  est  virtuellement  contenu  dans  le  degré  plus 
élevé;  mais  il  n'en  saurait  être  détaché  comme  une  partie  le 
peut  être  d'un  tout;  la  division  d'une  forme  en  degrés  doit 
être  assimilée  à  la  division  d'un  genre  en  espèces  que  l'on  peut 
échelonner  selon  leur  degré  plus  ou  moins  élevé  de  perfection. 

De  cette  comparaison,  il  est  bien  aisé  de  glisser  à  une 
doctrine  que  Durand  combat  vivement1,  mais  qui,  avant 
comme  après  lui,  eut  de  nombreux  partisans. 

Tous  les  auteurs  dont  nous  avons,  jusqu'ici,  analysé  les 
opinions  attribuent  à  une  forme  qualitative  une  certaine 
indétermination,  une  certaine  latitude;  par  cette  latitude,  la 
forme  peut,  en  un  sujet,  demeurer  la  même  et,  cependant, 
atteindre  des  intensités  diverses,  des  degrés  divers;  soit  que 
son  essence  approche  plus  ou  moins  de  la  perfection  dont 
elle  est  susceptible,  soit  que  cette  essence,  sans  devenir  ni  plus 
ni  moins  parfaite,  se  trouve  plus  ou  moins  complètement 
réalisée  dans  le  sujet. 

D'autres  philosophes  veulent,  au  contraire,  qu'une  forme  ne 
soit  affectée  d'aucune  indétermination;  pas  d'indétermination 
en  l'essence  de  cette  forme,  par  laquelle  cette  essence  puisse 

i.  Durandi  a  Sancto  Portiano  Op.  laud.,  Lib.  I,  Dist.  XVII,  quaest.  VII  :  Utrum 
eadem  forma  numéro  possit  esse  intensa  et  remissa? 


324  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

être  dite  plus  ou  moins  parfaite;  pas  d'indétermination  en 
l'existence,  par  laquelle  le  sujet  puisse  participer  à  la  forme 
d'une  manière  plus  ou  moins  complète.  Chaque  forme  est 
entièrement  déterminée  et  dans  son  essence,  et  dans  son 
existence;  elle  n'est  susceptible  que  d'une  seule  perfection 
et  ne  peut  affecter  que  d'une  seule  manière  le  sujet  en  lequel 
elle  est  réalisée. 

Chaque  forme,  donc,  est  incapable  d'une  plus  ou  moins 
grande  intensité;  chacune  d'elles  possède  un  degré  absolument 
invariable.  Lorsque,  par  un  langage  vicieux,  on  parle  des  divers 
degrés  d'une  même  forme,  on  veut,  en  réalité,  désigner  des 
formes  diverses,  spécifiquement  distinctes  les  unes  des  autres, 
et  appartenant  seulement  à  un  même  genre;  en  ce  genre,  on  les 
peut  ranger  de  telle  sorte  que  chacune  d'elles  soit  plus  parfaite 
que  celle  qui  la  précède  et  moins  parfaite  que  celle  qui  la  suit; 
mais  aucune  d'elles  ne  peut,  par  intensio,  se  transformer  en 
celle  qui  la  suit  ni,  par  remissio,  se  réduire  à  celle  qui  la  précède. 

Comment  donc  doit-on  concevoir  l'accroissement  d'une 
qualité?  Que  sera,  par  exemple,  un  corps  qui  s'échauffe? 

Que  l'on  admette  la  doctrine  thomiste  ou  que  l'on  adopte  la 
théorie  égidienne,  en  ce  corps  qui  s'échauffe  la  chaleur  est 
numériquement  une,  elle  est  toujours  la  même  forme;  seule- 
ment, d'instant  en  instant,  l'essence  de  cette  chaleur  devient 
de  plus  en  plus  parfaite  ou  bien  encore  son  essence  est  de 
mieux  en  mieux  réalisée  dans  le  corps  échauffé. 

En  ce  corps  qui  s'échauffe,  la  théorie  que  nous  exposons  en 
ce  moment  voit  non  pas  une  seule  et  même  chaleur  qui 
acquiert  successivement  des  degrés  de  plus  en  plus  élevés, 
mais  une  infinité  de  chaleurs  numériquement  et  spécifiquement 
distinctes  les  unes  des  autres.  A  chaque  instant,  une  chaleur 
est  détruite  et,  à  sa  place,  une  autre  chaleur  plus  parfaite  est 
engendrée;  en  la  seconde  chaleur,  il  ne  subsiste  rien  de  la 
première.  L'échauflement  n'est  pas  le  mouvement  par  lequel 
l'essence  d'une  forme  unique  tend  vers  sa  perfection;  ce  n'est 
pas  non  plus  le  mouvement  par  lequel  une  forme  d'essence 
déterminée  s'actualise  de  mieux  en  mieux  en  un  certain  sujet; 
c'est  une  continuelle  succession  de  générations  et  de  destruc- 


DOMINIQUE   BOTO   BT    LA    BCOLA8TIQUE    I'AHIsiinm.  3a5 

lions  par  lesquelles  une  forme  n'est  produite  que  pour  être  tout 
aussitôt  anéantie. 

Que  cette  opinion  comptât  déjà  des  partisans  au  temps  de 
Saint  Thomas  d'Aquin,  nous  n'en  saurions  douter;  !<•  Docteur 
Angélique  écrit,  en  effet1,  en  son  Commentaire  sur  les  Sentences  : 
«Certains  prétendent  (pie  la  charité  ne  subit,  par  essence, 
aucune  augmentation;  que,  Lorsque  advient  une  charité  plus 
grande,  la  charité  moindre  qui  existait  auparavant  se  trouve 
détruite;  ainsi  dit-on  que  les  jours  s'allongent  lorsque  des 
jours  plus  longs  succèdent  à  des  jours  plus  courts.  » 

Cette  doctrine  est  très  certainement  celle  de  l'auteur  inconnu 
auquel  on  doit  attribuer  un  traité  De  la  pluralité  des  formes  mis 
à  tort2  parmi  les  opuscules  de  Saint  Thomas.  Voici  ce  qu'on 
lit3,  en  effet,  en  ce  traité,  au  sujet  de  l'accroissement  des 
quantités  et  de  l'opération  qui  exalte  l'intensité  d'une  forme; 
la  netteté  de  ce  passage  est  digne  de  remarque  : 

«  De  deux  formes  qui  sont  de  même  genre,  il  en  est  une, 
la  plus  parfaite,  qui  contient  virtuellement  l'autre,  la  moins 
parfaite;  si  une  forme  de  moindre  perfection  était  conjointe 
avec  une  forme  plus  parfaite,  elle  ne  donnerait  aucunement 
une  forme  encore  plus  parfaite;  cette  adjonction  serait  opéra- 
tion vaine.  Or,  dans  la  Nature,  rien  ne  se  fait  en  vain;  il  ne 
peut  donc,  entre  espèces  différentes,  y  avoir  une  addition  telle 
qu'une  forme  préexistante  demeure  en  même  temps  que  la 
forme  qui  survient.  Voici,  dès  lors,  comment  il  faut  com- 
prendre l'analogie  dont  nous  avons  parlé  :  Lorsqu'une  forme 
plus  parfaite  survient,  la  forme  préexistante  est  détruite,  de 
telle  sorte  qu'une  seule  forme  demeure  dans  le  composé;  cette 
forme  unique  contient  la  forme  moins  parfaite  et  contient 
davantage  encore  ;  par  conséquent,  elle  ajoute  quelque  chose 
à  la  forme  moins  parfaite;  de  même  que  le  nombre  plus  grand 
contient  en  soi  le  nombre  moindre  qui  existe  aussi  en  dehors 

i.  Sancti  Thomae  Aqviinatis  Scriplum  in  libros  Sententiarum  ;  Lib.  I,  Dist.  XVII, 
pars  II,  quaest.  I  :  Utrum  charitas  augeatur? 

2.  Sur  la  nature  apocryphe  de  l'opuscule  De  pluralitate  formarum,  voir  :  P.  Man- 
donnet  O.  P.,  Des  écrits  authentiques  de  Saint  Thomas  d'Aquin,  Fribourg,  19 10,  p.  95 
(Extrait  de  la  Revue  Thomiste,  1909-1910). 

3.  Sancti  Thomae  Aquinatis  Opuscula;  Opusc.  XLV  :  De  pluralitate  formarum, 
Cap.  I. 


32Ô  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

de  lui,  et  qu'il  y  ajoute  quelque  chose;  que,  par  exemple,  le 
nombre  quatre  contient  en  soi,  d'une  manière  virtuelle  et 
quantitative,  le  nombre  trois  qui  existe  aussi  à  part,  et  qu'il 
y  ajoute  une  unité;  de  même,  la  forme  la  plus  parfaite  ajoute 
une  certaine  perfection  à  la  forme  moins  parfaite  qu'elle 
contient  virtuellement.  Mais,  en  ce  qui  concerne  les  nombres, 
on  peut,  au  plus  petit  nombre,  au  nombre  trois  par  exemple, 
ajouter  une  unité  nouvelle  qui  constitue,  avec  les  trois  unités 
précédentes,  le  nombre  quatre  qui  est  un  nombre  plus  grand; 
au  sujet  des  formes,  une  semblable  opération  n'est  plus  pos- 
sible; une  nouvelle  forme  ne  peut  survenir  et  s'adjoindre  à 
une  forme  déjà  existante  en  la  matière  pour  constituer  une 
forme  plus  parfaite. 

»  Et  double  est  la  raison  de  cette  différence.  L'addition  du 
nombre  au  nombre  se  fait  par  parties  entières  et  quantitatives 
qui  représentent  la  grandeur  de  l'excès  d'un  nombre  sur 
l'autre;  et  cet  excès  est  d'une  nature  telle  qu'il  revient  au 
même,  pour  obtenir  le  plus  grand  nombre,  que  nous  prenions 
le  plus  petit  nombre  et  que  nous  ajoutions  quelque  chose,  ce 
qui  fait  du  plus  petit  nombre  une  partie  du  plus  grand,  ou 
bien  que  nous  formions  le  plus  grand  nombre  d'une  manière 
indépendante  en  réunissant  toutes  les  unités  dont  il  se  com- 
pose; d'une  manière  comme  de  l'autre,  le  plus  grand  nombre 
surpasse  le  plus  petit  de  la  même  quantité.  Mais  si  une  forme 
surpasse  une  autre  forme  de  même  genre,  c'est  en  perfection 
[et  non  pas  en  quantité];  toute  la  perfection  qui  se  trouve  en 
la  forme  la  moins  parfaite  est  aussi,  de  soi,  en  la  forme  la 
plus  parfaite;  en  cette  dernière,  donc,  la  perfection  ne  croîtrait 
aucunement  si  on  lui  adjoignait  la  forme  moins  parfaite. 
Toute  forme  est  simple;  aucune  d'elles  n'est  composée  de 
plusieurs  formes;  plus  une  forme  est  simple,  plus  elle  est 
parfaite;  or,  en  ce  qui  concerne  les  nombres,  il  en  est  tout 
au  contraire,  car  un  nombre  est  d'autant  plus  composé  qu'il 
est  plus  grand  ;  il  ne  saurait  donc  y  avoir  addition  d'une  forme 
à  une  forme  préexistante  comme  il  peut  y  avoir  addition  d'un 
nombre  à  un  nombre  préexistant. 

»  Voici  la  seconde  raison  de  cette  différence  ;  L,e  nombre 


DOMINIQUE   SOTO    BT    LA    SCOLASTIQUI    PARI8IBHN]  .^7 

n'est  pas  quelque  chose  <| u i  soit  simplement  un;  c'esl  un 
agrégat  d'unités;  il  est  de  sa  nature  d'avoir  plusieurs  parties 
dont  chacune  existe  d'une  manière  actuelle;  en  sorte  que,  de 
quelque  manière  que  L'on  ajoute  une  partie  à  une  autre  partie, 
On  obtient  un  nombre  plus  grand.  Mais  une  substance  maté 
rielle  est  quelque  chose  qui  est  simplement  un;  il  ne  peut 
donc,  en  elle,  se  trouver  plusieurs  réalités  en  acte.  Voilà 
pourquoi  lorsqu'une  forme  substantielle  survient,  il  faut  que 
la  forme  substantielle  préexistante  lui  cède  la  place...  De  même 
en  doit-il  être  de  toute  addition  ou  soustraction  qui  se  fait  en 
la  substance  des  choses;  lorsqu'une  forme  nouvelle  advient, 
celle  qui  existait  auparavant  doit  être  anéantie.  » 

Godefroid  de  Fontaines  est  ordinairement  tenu  pour  un 
partisan  déterminé  de  l'opinion  qui  vient  d'être  exposée; 
cependant,  sa  conviction  à  cet  égard  a  dû  éprouver  des 
iluctuations.  Ceux  de  ses  Quodlibets  qui  ont  élé  publiés  par 
MM.  De  Wulf  et  Pelzer  contiennent  une  question1  où  l'auteur 
professe  une  opinion  très  opposée  à  celle  de  saint  Thomas, 
très  voisine  de  celle  qu'a  tenue  Gilles  de  Rome.  L'essence 
spécifique  de  la  charité  ou  d'une  qualité  analogue  est  essen- 
tiellement indivisible,  essentiellement  incapable  de  plus  ou  de 
moins;  elle  ne  peut  s'approcher  ou  s'éloigner  de  la  perfection 
qu'en  changeant  d'espèce.  Si  donc  une  qualité  est  capable  de 
présenter  des  degrés  divers,  si  elle  est  susceptible  de  plus  ou 
de  moins,  ce  ne  peut  être  par  essence,  mais  seulement  par 
accident,  en  tant  que  le  sujet  participe  plus  ou  moins  à  cette 
forme.  «  Si  la  blancheur  était  séparée  de  tout  sujet,  et  si  l'on 
supposait  qu'il  pût  y  avoir  plusieurs  blancheurs  séparées, 
toutes  ces  blancheurs  seraient  également  parfaites...  Si  donc 
elles  peuvent  avoir  certains  degrés  virtuels,  tandis  que  les 
formes  substantielles  ne  sont  pas  considérées  comme  douées 
de  tels  degrés  et  comme  susceptibles  de  plus  ou  de  moins, 
voici  ce  que  l'on  doit  certainement  entendre  par  là  :  Ces 
qualités  ont  une  nature  et  une  vertu  telles  que  le  sujet  puisse 

1.  Magistri  Godefridi  de  Fontibus  Qnodlibeta  reportata;  Quodlibelum  II, 
quaest.  II  :  Utrum  cari  ta  s  sive  quicumque  habitus  possit  augeri  per  essentiam?  (Les 
philosophes  belgps;  textes  et  éludes.  Tome  II  :  Les  quatre  premiers  quodlibets  de  Godefroid 
de  Fontaines,  par  De  Wulf  et  Pelzer;  Louvain,  1904;  pp.  1  3q  seqq.) 


328  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

participer  d'elles  à  des  degrés  divers,  soit  plus,  soit  moins, 
ou  encore  que  le  sujet  soit  apte  à  recevoir  d'elles  une 
perfection  plus  ou  moins  grande.  »  C'est  bien  la  doctrine 
égidienne  que  formulent  ces  lignes. 

En  un  autre  Quodlibet  encore  inédit  »,  Godefroid  de  Fontaines 
entendait  ainsi  l'accroissement  de  la  charité  :  La  charité 
moindre  qui  préexistait  est  anéantie;  une  autre  charité  est 
engendrée,  qui  contient  virtuellement  la  première,  mais  qui 
la  surpasse  en  perfection  et  qui,  pour  cette  raison,  est  dite 
plus  intense  que  la  première. 

Gérard  d'Odon,  de  Châteauroux,  qui  fut,  en  i32q,  élu  supé- 
rieur générai  de  l'ordre  franciscain;  qui  devint,  en  i3/Î2, 
évoque  de  Gatane  et,  vers  i348,  patriarche  d'Antioche;  qui 
mourut  enfin  à  Catane  en  i34g,  Gérard  d'Odon,  disons-nous, 
avait  adopté,  touchant  l'accroissement  des  formes  qualitatives, 
la  théorie  dont  nous  venons  de  donner  l'exposé.  C'est,  du 
moins,  ce  qu'affirme  Jean  le  Chanoine  :  «  Il  faut  savoir,  » 
dit- il2,  u  que  l'opinion  de  Gérard  d'Odon  est  la  suivante  : 
lorsque  quelque  chose  qui  était  blanc  devient  plus  blanc  ou 
moins  blanc,  la  forme  précédente  est  détruite  en  totalité  et  une 
forme  nouvelle,  qui  est  un  individu  nouveau,  est  engendrée.  » 

Mais  aucun  scolastique  n'a,  plus  fermement  que  Walter 
Burley, adhéré  à  cette  opinion;  toutefois,  comme  Godefroid  de 
Fontaines,  notre  auteur  a,  d'abord,  admis  la  théorie  égidienne. 

Nous  trouvons,  en  effet,  un  premier  exposé  des  idées  de 
Burley  dans  le  Commentaire  aux  Catégories  dCAristote  que  ce 
maître  a  composé  ;  voici  cet  exposé3  : 

«  Je  dis  qu'aucune  forme    n'est   susceptible  de  plus  ou  de 

i.  Godefridi  de  Fontibus  Quodlibeta;  Quodlib.  VII,  quaest.  VII.  Nous  tirons  ce 
renseignement  de  l'ouvrage  suivant  :  Commentariorum  in  primum  librum  Sententiarum. 
Pars  prima.  Auctore  Petro  Aureolo  Verberio.  Rom;e.  Ex  typographia  Vaticana. 
MDXCVI;  p.  435,  col.  a. 

2.  Joannis  Ganonici  Quœstiones  super  VIII  libros  Physicorum  Aristotelis;  libri  V 
qusest.  III;  quantum  ad  km  articulum. 

3.  Exposilio  Burlei  super  libro  predicamentorum ;  coll.  a  et  b  du  fol.  qui  suit  le 
fol.  signé  e  k  en  l'édition  dont  le  titre  est  :  Preclarissimi  viri  Gualterii  Burlei  anglici 
sacre  pagine  prof  essor  is  excellentissimi  super  artem,  veterem  Porphyrii  et  Aristotelis  expo- 
silio sive  scriptum  féliciter  incipit.  Le  colophon  est  le  suivant  :  Explicit  scriptum  pre- 
clarissimi viri  Gualterii  Burlei  Anglici  sacre  pagine  professons  eximii.  in  artem 
veterem  Porphyrii  et  Aristotelis.  arte  et  diligentia  Boncti  de  locatellis  sumptibus 
vero  D.  Oclaviani  Scoti  Impressum  Venetiis  Anno  i/|88.  Octavo  idus.  Julii. 


DOMINIQUE   BOTO    BT    LA    SCO L ASTIQUE    PAMSlEffXI 

moins,  mais  que  la  forme  est  plus  ou  moins  reçue  par  le  BUJet, 

en  sorte  que  ce  sujet  est  plus  parfait  ou  moins  parfait,  aucune 
blancheur  n'est  susceptible  de  plus  ou  de  moins,  mais  le  corps 

blanc  est  susceptible  (le  L'être  plus  OU  moins  parce  qu'il    prend 

une  blancheur  plus  ou  moins  parfaite  quia  suscipii  albedinem 
magis  perfectam  et  minus  perfectam.  » 

Les  derniers  mois  de  ce  passage  glissent  déjà  de  la  théorie 
de  Gilles  de  Kome  vers  la  théorie  que  l'on  attribue  communé- 
ment à  Godefroid  de  Fontaines.  Si  aucune  blancheur  n'est 
susceptible  de  changer  d'intensité,  ils  impliquent  l'existence 
de  blancheurs  multiples,  inégalement  parfaites,  et  ils  suppo- 
sent qu'en  un  corps  qui  devient  plus  ou  moins  blanc,  ces 
blancheurs  diverses  se  substituent  les  unes  aux  autres. 

C'est  cette  doctrine  que  Burley  a  ensuite  développée  en  un 
traité  spécial  qu'il  a  intitulé  :  De  intensione  et  remissione  for- 
marum1.  Ce  traité  a,  plus  que  tout  autre,  contribué  à  faire 
connaître,  parmi  les  Scolastiques,  la  théorie  à  laquelle  nous 
venons  de  faire  allusion. 

Le  système  de  Godefroid  de  Fontaines,  de  Gérard  d'Odon, 
de  Walter  Burley  est  celui  où  se  marque  au  plus  haut  point 
l'opposition  péripatéticienne  entre  la  qualité  et  la  quantité. 
Tandis  que  certains  Scolastiques  s'attachaient  à  défendre 
un  tel  système,  d'autres  s'efforçaient  de  rapprocher  autant 
que  possible  la  catégorie  de  la  qualité  de  la  catégorie  de  la 
quantité. 

Nous  avons  entendu  Saint  Thomas  d'Aquin  s'élever  vive- 
ment, en  son  écrit  sur  les  Sentences  de  Pierre  Lombard,  contre 
ceux  qui,  en  l'accroissement  de  la  charité,  voient  l'addition 
d'une  charité  nouvelle  à  une  charité  préexistante;  il  y  avait 
donc,  en  son  temps,  des  philosophes  pour  lesquels  l'intensité 
d'une  qualité  s'exaltait  par  addition  d'une  partie  à  une  autre 
partie,  comme  grandit  une  quantité. 

Ces  philosophes  vont  devenir  nombreux  à  partir  des  der- 
nières années  du  xnie  siècle,  au  moment  de  la  réaction  anti- 

i.  Burleus  de  intensione  et  remissione  formarum.  —  Jacobus  de  forlivio  de  intensione 
et  remissione  formarum.  —  Trùctatus  proportionum  Alberti  de  Saxonia.  —  Colophon  : 
Venetiis  mandato  et  expensis  nobilis  viri  domini  Octaviani  scoti  civis  Modoetiensis. 
i^gG.  quarto  kal.  decemb.  per  Bonetum  locatellum  bergomensem. 


330  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

péripatéticienne  qu'ont  provoquée  ou  signalée  les  condamna- 
tions portées,  en  1277,  par  l'évêque  de  Paris,  Etienne  Tempier, 
et  par  les  théologiens  de  la  Sorbonne. 

L'un  des  promoteurs  de  la  Scolastique  affranchie  du  Péripa- 
tétisme  fut  le  Franciscain  Richard  de  Middleton,  dont  les 
Commentaires  aux  Sentences  de  Pierre  Lombard  furent  probable- 
ment composés  peu  après  l'année  1281. 

Richard  de  Middleton  n'hésite  pas  à  voir,  en  l'accroissement 
d'une  forme  qualitative  telle  que  la  charité,  le  résultat  d'une 
addition  de  parties  les  unes  aux  autres  ;  l'analogie  qui  en 
résulte  entre  l'intensité  d'une  qualité  et  la  grandeur  d'une  quan- 
tité ne  lui  échappe  nullement;  bien  loin  de  cherchera  dissimu- 
ler cette  analogie,  il  la  déclare  de  la  manière  la  plus  formelle  *; 
à  côté  de  la  quantité  entendue  au  sens  d'Aristote,  et  qu'il 
nomme  quantité  de  masse  (quantitas  molis),  il  place  l'inlensité 
de  la  qualité,  qu'il  nomme  quantité  de  force  (quantitas  virtutis). 

«  La  charité  peut  augmenter,  dit-il,  parce  que  toute  quantité 
qui  est  imparfaite  peut  augmenter.  Or  il  y  a  deux  sortes  de 
quantités,  savoir  :  la  quantité  de  masse  (quantitas  molis)  et  la 
quantité  de  force  (quantitas  virtutis);  dès  lors,  il  y  a  deux  sortes 
d'augmentations,  l'augmentation  relative  à  la  quantité  de 
masse  et  l'augmentation  relative  à  la  quantité  de  force.  La 
charité  étant  une  quantité,  elle  peut  augmenter  en  force  tant 
qu'elle  n'a  pas  atteint  son  terme.  Et  comme,  par  essence,  la 
charité  est  force,  de  telle  sorte  que  la  charité  et  la  force  de  la 
charité  ne  sont  distinctes  l'une  de  l'autre  qu'en  la  seule  raison, 
il  faut  admetlre  que  la  charité  croît  par  essence 

»  La  quantité  de  force  ne  se  mesure  pas  seulement  par  le 
nombre  des  objets  (soumis  à  l'action  de  celte  force),  ce  qui  en 
donne  la  mesure  extensive,  analogue  à  celle  de  la  quantité 
discontinue;  elle  se  mesure  encore  par  l'intensité  de  l'acte 
produit  en  un  même  objet  et,  par  là,  elle  ressemble  davantage 
à  la  quantité  continue.  C'est  de  cette  seconde  manière  que  la 
charité  augmente,  non  de  la  première.  » 


1.  Clarissimi  Theologi  Magistri  Hicardi  de  Modiavilla  super  quatuor  Ubros  Sententia- 
rum  Pétri  Lombardi,  quœstiones  subtiiissimx.  Brixiœ,  MDXCI.Lib.  I,Dist.  XVII,  arl.  II, 
quœsf.  I  :  Utrum  charilas  possit  augeri?  Tum.  I,  p.  163, 


DOMINIQUE  BOTO   BT    LA    BCOLA8TIQUE   PARISIENNE 

Que,  d'ailleurs,  celle  augmentation  de  La  charité  résulte  de 
L'addition  d'une  charité  nouvelle  ;<  une  charité  préexistante, 
Richard  de  Middleton  va  L'affirmer1  : 

u  L'ûmc  devient  plus  charitable  parce  qu'à  la  charité  qui 
préexiste  en  celle  aine,  la  puissance  divine  ajoute  un  degré 
nouveau  de  celle  essence  qu'est  la  charité;  de  ce  degré 
nouveau  et  du  degré  préexistant  de  cliarilé,  une  essence 
de  charité  plus  parfaite  se  trouve  constituée;  le  premier  degré, 
en  effet,  était  en  puissance  de  recevoir  le  degré  ultérieur,  de 
la  même  manière  qu'une  chose  incomplète  est  en  puissance 
du  degré  plus  complet.  » 

«  ...  Si  l'on  oppose  à  cette  opinion  l'objection  suivante  :  L  ne 
chose  simple  ajoutée  à  une  chose  simple  ne  donne  rien  de  plus 
grand,  je  réponds  en  ces  termes  :  Bien  que  la  charité  soit 
simple  en  ce  sens  qu'elle  n'a  pas  de  quantité  de  masse,  elle 
possède  cependant  une  quantité  de  force.  Bien  plus!  Elle  est, 
à  vrai  dire,  une  certaine  quantité  de  force  (quantitas  virtualis). 
De  même  qu'une  certaine  quantité  de  masse  (quantum  mole), 
ajoutée  à  une  quantité  semblable,  donne  quelque  chose  qui 
est  plus  grand  en  masse;  de  même  un  certain  degré  d'une 
quantité  de  force  ajouté  à  un  degré  semblable  produit  quelque 
chose  qui  est  plus  grand  en  force.  On  peut  dire  également, 
selon  l'opinion  que  le  Philosophe  expose  au  IIIe  livre  de  la 
Métaphysique  :  Bien  qu'un  indivisible  ajouté  à  un  indivisible 
ne  fasse  pas  quelque  chose  de  plus  grand,  il  donne  néanmoins 
quelque  chose  de  plus.  En  ce  qui  concerne  la  charité,  bien 
que  ce  qui  est  ajouté  soit  simple  et  qu'il  en  soit  de  même  de  ce 
à  quoi  on  l'ajoute,  de  cette  addition  résulte  cependant  quelque 
chose  qui,  en  essence,  est  plus,  parlant,  quelque  chose  qui  est 
meilleur  et,  par  conséquent,  quelque  chose  qui  est  plus 
grand;  car,  selon  Saint  Augustin  (VI  De  Trinitate,  capp.  VII  et 
VIII):  Dans  le  domaine  des  choses  qui  ne  sont  pas  grandes  par 
la  masse,  être  plus  grand,  c'est  être  meilleur.  » 

Le  franciscain  anglais  Guillaume  Vare  ou  Varon  commenlait 
assurément  les  Sentences  vers  la  fin  du  xme  siècle  ;   il  a  été, 

i.  Ricardi  de  Mediavilla  Op.  laud.,  Lib.  I,  Dist.  XVII,  quaest.  II:  Utrum  charitas 
augeatur  per  additionem  oovae  charitatis?  T.  1,  pp.  162-164. 


332  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

en  effet,  le  maître  de  Jean  de  Duns  Scot.  En  ses  Questions  sur 
l'écrit  de  Pierre  Lombard1,  il  ne  faut  pas  chercher  la  netteté  et 
la  vigueur  de  pensée  qui  se  marque  en  celles  de  Richard  de 
Middleton  ;  prolixe,  confuse,  peu  ordonnée,  la  discussion  de 
Guillaume  Varon  n'aboutit  bien  souvent  qu'à  des  conclusions 
hésitantes,  qui  sont  moins  une  synthèse  des  opinions  émises 
par  divers  auteurs  qu'une  cote  mal  taillée  entre  ces  opinions. 

La  charité  croît-elle  par  addition  de  quelque  partie  positive? 
C'est  une  des  questions  que  Guillaume  Varon  discute  comme 
l'ont  discutée  ses  prédécesseurs2. 

En  faveur  de  la  réponse  affirmative,  certains  présentent  cet 
argument  :  «  L'augmentation  des  qualités  se  comporte  par 
rapport  à  la  qualité  exactement  comme  l'augmentation  des 
quantités  se  comporte  par  rapport  à  la  quantité;  l'augmen- 
tation des  qualités  se  fait  donc  par  addition.  » 

La  réponse  négative  est,  au  contraire,  commune  à  deux 
théories,  que  Varon  décrit  sans  en  nommer  les  auteurs,  mais 
où  nous  reconnaissons  sans  peine  la  doctrine  de  Saint  Thomas 
d'Aquin  et  la  doctrine  de  Gilles  de  Rome. 

Selon  cette  doctrine-là,  «  lorsque  Dieu  a  créé  la  première 
charité  qu'il  a,  tout  d'abord,  infusée  à  un  homme,  il  a  créé 
en  puissance,  en  cette  charité,  tous  les  degrés  qu'elle  est 
susceptible  de  prendre  en  acte;  lorsqu'il  plaît  à  Dieu  d'ac- 
croître cette  charité,  il  tire  à  l'acte  un  de  ces  degrés  de  charité 
qui  étaient  en  puissance  et  ainsi,  l'habitude  totale  en  devient 
plus  intense.  » 


i.  Nous  avons  lu  ces  Questions  dans  le  manuscrit  n°  1 63  de  la  Bibliothèque  muni- 
cipale de  Bordeaux.  C'est  un  beau  manuscrit  du  xiv*  sièle,  écrit  sur  parchemin,  à 
deux  colonnes,  orné  de  capitales  rouges  et  bleues;  l'écriture  est  très  lisible,  malgré 
de  nombreuses  ligatures;  malheureusement,  le  copiste,  ignorant  le  latin  aussi  bien 
que  le  sujet  traité,  a  semé  son  ouvrage  d'une  multitude  de  fautes;  un  lecteur  du 
xiV  siècle  en  a  corrigé  un  bon  nombre  par  des  annotations  marginales.  L'ouvrage 
ne  porte  pas  de  titre;  il  commence  (fol.  i,  col.  a)  en  ces  termes  :  Queritur  utrum  Jinis 
per  se  et  proprias  théologie  ut  est  habitus  scientificus  perficiens  viatorem  sil  cognitio  veri 

vel  dileclio  boni.   Quod  cognitio   boni  videtur  quia  Johannis  3' dicitur La  dernière 

phrase  de  l'ouvrage  est  :  ...  Quod  non  obstante  quod  sit  cognocitivus  qualitatum  tangibi- 
lium,  tamen  patitur  qualilatibus  tangibilibus.  Elle  est  suivie  de  ces  mots  :  Explicit  liber 
quartus  Varonis.  Vient  ensuite  une  Summa  omnium  questionum  hujus  libri  et  une 
fteduccio  precedentium  questionum  per  alfabetam. 

2.  Guillelmi  Varonis Quœstiones  m  libros  Sententiarum ;  quaest  67":  Queritur  utrum 
charitas  augetur  per  additionem  alicujus  partis  positiva??  (Circa  Lib.  I,  Dist.  XII; 
ms.  cit.,  fol.  54,  col.  o,  à  fol.  56,  col.  a.) 


DOMINIQUE   BOTO    El    LA    SCOLASTIQUE    PARISIENNE 

A.  cette  doctrine  là,  les  partisans  de  l'autre  doctrine  ripostent 
que  «  la  chaleur  n'est  pas,  par  Hic  môme,  <'m  puissance  d'une 
plus  grande  chaleur;  cette  puissance  à  une  chaleur  plus 
grande,  c'est  dans  le  Bujet  même  qu'elle  se  trouve;  si  l<-  sujel 
ne  possédait  celle  puissance  au  changement,  il  ne  pourrait 
pas  recevoir  une  chaleur  plus  grande;  la  chaleur  plus  grande 
se  tire  donc  de  la  puissance  du  sujet,  et  non  pas  de  la  puis- 
sance de  la  chaleur.  » 

De  l'une  comme  de  l'autre  doctrine,  les  tenants  refusent  de 
voir  en  l'accroissement  de  la  charité  ou  de  la  chaleur  l'addi- 
tion d'une  nouvelle  charité  ou  d'une  nouvelle  chaleur  à  une 
charité  ou  à  une  chaleur  préexistante.  «  Une  telle  addition 
d'une  partie  à  une  autre  partie  ne  peut  pas  faire  que  la  charité 
devienne  plus  grande.  De  même  qu'une  tiédeur  ajoutée  à  une 
autre  tiédeur  ne  fait  pas  une  chaleur  plus  intense,  de  même, 
une  partie  de  charité  ou  une  charité  tiède  ajoutée  à  une  autre 
charité  tiède  ne  fera  pas  qu'elle  devienne  plus  grande.  » 

A  cette  argumentation,  Varon  répond  en  ces  termes  :  «  Ce 
que  l'on  dit  ici  de  la  tiédeur  ajoutée  à  la  tiédeur  est  sans 
valeur;  voici,  en  effet,  la  raison  pour  laquelle  une  tiédeur 
ajoutée  à  une  autre  tiédeur  ne  fait  pas  une  chaleur  plus 
intense  :  Lorsqu'on  ajoute  ainsi  une  tiédeur  à  une  autre,  on 
ajoute  en  même  temps  le  sujet  de  l'une  de  ces  tiédeurs,  de 
l'eau  par  exemple,  au  sujet  de  l'autre  tiédeur;  ces  sujets, 
ajoutés  l'un  à  l'autre,  empêchent  la  chaleur  de  devenir  plus 
intense.  Si  d'un  corps  tiède,  on  prenait  ce  qui  est  précisément 
la  chaleur,  si  l'on  prenait  de  même  ce  qui  est  chaleur  en  un 
autre  corps  tiède  et  que  l'on  plaçât  ces  deux  chaleurs  en  un 
même  sujet,  je  dis  que  cela  ferait  une  chaleur  plus  grande.  » 

Cette  réponse  vaut  d'être  notée;  nous  entendrons  bientôt 
Jean  de  Bassols  la  reprendre  avec  plus  de  précision. 

Entre  les  diverses  opinions  qui  ont  été  émises  touchant 
l'addition  des  qualités,  la  raison  de  Varon  demeure  singuliè- 
rement flottante.  Il  admet  que  l'essence  d'une  qualité  ne 
comporte  pas  de  parties  essentielles  et  formelles,  mais  qu'elle 
admet  des  parties  matérielles  et  accidentelles  ;  ce  sont  ces  der- 
nières parties  qui,  s'ajoutant  les  unes  aux  autres,  rendent  la 


334  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCt 

qualité  de  plus  en  plus  intense.  D'autre  part,  il  accorde  à 
Gilles  de  Rome  que  le  sujet,  plus  ou  moins  disposé  à  recevoir 
une  qualité  déterminée,  contribue  à  l'intensité  plus  ou  moins 
grande  de  cette  qualité. 

La  latiludo  formée,  selon  Varon,  ne  se  trouve  pas  en  la  forme 
en  tant  que  cette  forme  est  à  son  degré  infime  ou  à  son 
degré  suprême;  elle  s'y  trouve  en  raison  des  degrés  intermé- 
diaires entre  le  premier  et  le  dernier;  ce  n'est  ni  une  latitude 
potentielle  ni  une  latitude  actuelle,  mais  une  latiludo  in 
consequenti;  par  ces  mots,  il  entend  quelque  attribut  où  se 
rencontrent  à  la  fois  de  la  puissance  et  de  l'acte.  Lorsque  la 
forme  est  à  son  degré  suprême,  sa  latitude  n'a  plus  rien  de 
potentiel,;  elle  est  en  entier  réduite  à  l'acte.  Ce  sont  là  pensées 
qui  nous  ramènent  de  nouveau  à  la  doctrine  thomiste;  c'est 
bien  ainsi,  selon  cette  doctrine,  que  se  doit  concevoir  la  lati- 
tude de  la  forme. 

Plus  ferme  et  plus  cohérente  que  celle  de  son  maître 
Guillaume  Yaron,  l'opinion  de  Jean  de  Duns  Scot  semble 
sêtre  inspirée  de  la  doctrine  de  Richard  de  Middleton  dont 
elle  n'égale  cependant  pas  la  netteté. 

Jean  de  Duns  admet  formellement,  tout  d'abord1,  «  que 
cette  réalité  positive  qui  existait  en  une  charité  moindre 
demeure  réellement  la  même  en  une  charité  plus  grande». 
Par  là,  le  Docteur  Subtil  rejette  la  théorie  selon  laquelle  ce  que 
l'on  nomme  augmentation  d'une  qualité  serait  une  suite  inin- 
terrompue de  destructions  et  de  générations,  une  qualité  étant, 
à  chaque  instant,  anéantie  et  remplacée  par  une  qualité  plus 
intense. 

Après  avoir  ainsi  repoussé  le  système  de  Godefroid  de  Fon- 
taines, Duns  Scot  argumente  vivement  contre  celui  qu'avait 
soutenu  Gilles  de  Rome,  et  il  conclut  en  ces  termes  : 

«  La  réalité  positive  qui  préexiste  en  une  charité  moindre 
n'est  pas  toute  la  réalité  positive  qui  existe  en  une  charité  plus 
grande.  Bien  plus!  Je  dis  que  si  cette  charité  plus  grande  et 
cette  charité  moindre  étaient  toutes  deux  séparées  du  sujet  où 

i.  Primus  liber  Joannis  Duns  Scoti  Doctoris  Subtilis  super  S entent ias ;  Dist.  XVII, 
quaest.  111 . 


DOMINIQUE   30TO   h    iv    BCOLÀ8TIQUB   PABISIBMI] 

elles  se  trouvent,  La  plus  grande  aurait,  en  elle,  La  réalité  posi 
tive  de  la  plus  petite  et,  en  outre,  une  autre  réalité  ajoutée 
à  celle  là  ;  et  cela  en  supposant,  par  impossible,  que  toute 
relation  avec  le  sujet  fût  supprimée.  De  même,  si  L'on  suppo 
sait  que  la  quantité  de  musse  (quantitas  molis)  fût  séparée  «le 
sou  sujet  et,  par  impossible,  qu'elle  n'eût  aucune  inclination 
vers  ce  sujet,  une  quantité  étendue  continuerait  à  être  plus 
grande  qu'une  autre;  la  plus  grande  contiendrait  toute  la 
réalité  positive  de  la  plus  petite  et,  en  outre,  quelque  chose 
qui  serait  ajouté  à  cette  réalité.  » 

Gomme  Richard  de  Middlcton,  Duns  Scot  admet  que  la 
forme  qualitative  «  est  douée  de  la  simplicité  qui  s'oppose  à 
Lu  quantité  de  masse;  lorsqu'on  ajoute  une  telle  forme  à  une 
forme  semblable,  on  n'obtient  rien  qui  soit  plus  grand  en 
masse  (majus  secundum  molem)...  Qu'on  accorde  donc  à  la 
forme  cette  simplicité  opposée  à  la  quantité  de  masse;  il 
n'y  aura  rien  là  qui  contredise  à  l'intensité,  car  celle-ci  se 
rapporte  à  la  quantité  de  perfection  et  de  force  (quantitas 
oerfectionis  et  virtutis)  ». 

La  théorie  dont  Richard  de  Middleton  et  Jean  de  Duns  Scot 
ont  tracé  l'esquisse,  nous  la  voyons  dessinée  en  contours  très 
fermes  par  l'élève  préféré  de  Duns  Scot,  Jean  de  Bassols. 

Du  premier  coup1,  la  discussion  de  Jean  de  Bassols  pénètre 
au  cœur  même  de  la  question;  elle  définit  le  sens  étroit  du 
terme  quantité  en  la  Logique  d'Aristote  et  le  sens  infiniment 
plus  large  que  lui  ont  attribué  Richard  de  Middleton  et  Jean 
de  Duns. 

«  Je  dis,  en  premier  lieu,  qu'il  y  a  deux  sortes  de  quantités. 

n  II  y  a,  d'abord,  la  quantité  de  masse  (quantitas  molis)  qui 
est  un  rapport  d'étendue2,  ou  la  quantité  discontinue  (quantitas 
discretionis) ;  cette  quantité-là  est  une  catégorie;  par  le  genre 
dans  lequel  elle  se  range,  elle  est  une  détermination  de  l'être. 


i .  Opéra  Joannis  de  Bassolis  Docloris  SubtUis  Scoti  (sua  tempestate)  fidelis  Discipitti, 
Pkilosophi,  ac  Theologi  profundissimi,  In  Quatuor Sententiurum  Libros  (crédite)  Aureu... 
Vcnundantur  a  Francisco  Regnault:  Et  Joanne  Frellon.  Parisiis.  In  fine  :  Anno  JESL 
Aeterni  Régis  sesquimillesimo  decimoseptimo  Nono  Idus  Septembres.  Lib.  1, 
Dist.  XVII,  quaest.  II  :  Utrum  charitas  augeatur  vel  potest  augeri?  foll.  cxim-cxvii. 

a.  Au  lieu  de:  extensionis,  le  texte,  très  fautif,  porte  :  intensionis. 


336  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

)>  Il  y  a,  d'autre  part,  une  quantité  transcendante;  c'est  la 
quantité  de  perfection  en  Vessence  ou  la  quantité  de  force  en 
l'action  (quantitas  perfectionis  in  essendo  vel  virlutis  in  agendo)  ; 
cette  quantité-là  n'est  d'aucun  genre  déterminé.  » 

A  l'appui  de  cette  distinction,  Jean  de  Bassols,  comme 
l'avait  fait  Richard  de  Middleton,  invoque  ce  texte  de  Saint 
Augustin  :  «  Dico  quod  in  hiis  quœ  non  sunt  mole  magna,  illud 
est  majus  quod  melius.  »  Puis  il  poursuit  en  ces  termes  : 

«  De  même  qu'il  y  a  deux  sortes  de  quantités,  il  y  a  deux 
sortes  de  mouvements  de  quantité. 

»  L'un  de  ces  mouvements  va  d'une  quantité  de  masse 
imparfaite  à  une  quantité  de  masse  parfaite  ou  inverse- 
ment; c'est  le  mouvement  que  l'on  nomme  augmentation  ou 
diminution. 

»  L'autre  va  d'un  degré  imparfait  qu'atteignait  une  forme 
en  son  essence  ou  une  forme  en  son  action  à  un  degré  parfait, 
ou  bien  il  va  en  sens  contraire;  il  est  proprement  nommé 
tension  (intensio)  ou  détente  (remiss io);  mais  on  le  désigne 
aussi  par  le  même  nom  que  le  mouvement  précédent,  savoir 
augmentation  ou  diminution.  » 

Après  avoir  réfuté  les  diverses  opinions  émises,  au  sujet  de 
la  tension  et  de  la  détente  des  formes,  par  Gilles  de  Rome, 
d'une  part,  et  par  Godefroid  de  Fontaines,  d'autre  part,  notre 
auteur  formule  sa  propre  opinion  : 

«  La  charité  et,  de  même,  toute  forme  susceptible  de  tension 
ou  de  détente  augmente  par  l'apposition  d'un  nouveau  degré 
réel,  de  même  sorte  que  le  degré  préexistant;  ce  degré  nouveau 
est  ajouté  au  degré  préexistant  au  sein  du  même  sujet;  ils 
forment  alors  un  individu  unique  de  la  même  forme,  mais 
cet  individu  est  plus  parfait  que  celui  qui  existait  auparavant.  » 

En  effet,  «  en  toute  forme  spécifique,  en  toute  qualité 
naturelle  susceptible  de  tension  ou  de  détente,  il  est  possible 
de  marquer  des  degrés  multiples  qui  en  sont  les  parties 
matérielles,  au  sens  où  Aristote,  au  septième  livre  de  la 
Métaphysique,  prend  le  mot  parties  matérielles 

»  Par  degré  de  charité  ou  d'une  forme  quelconque,  j'entends 
un  certain  individu  de  cette  forme;  cette  forme  se  trouve,  en 


DOMINIQUE    80TO    il     i\    SCOLÀSTIQU1     PARISIEN!*  1  .'k'»7 

cet  individu,  limitée  el  définie  quantitativement  de  la  manière 
qui  lui  est  propre,  de  I « t  manière  selon  laquelle  <>n  peul  dire 
que  la  forme,  en  cet  individu,  ;i  telle  ou  telle  quantité 
déterminée.  Je  donne  doue  Le  même  sens,  en  la  proposition 

qui  m'occupe,  aux  mois  :  degré  de  forme,  et  aux  mois  : 
individu  limité  de  celle  forme  ;  il  revient  au  même  de  comparer 
un  sujet  qui  a  un  plus  grand  degré  de  celle  forme  à  un  autre 
sujet  qui  en  a  un  moindre  degré  ou  de  dire  que  l'on  a  affaire 

à  un  individu  plus  parfait  de  cette  forme  et  à  un  individu 
moins  parfait. 

»  De  là  resuite  aussitôt  la  conséquence  suivante  :  De  même 
qu'un  sujet  unique  ne  possède  en  soi  qu'un  seul  individu 
de  la  forme  considérée,  de  même  il  ne  possède  cette  forme, 
en  un  même  temps,  que  sous  un  seul  degré.  Lors  donc  qu'en 
l'accroissement  dont  nous  parlons,  au  degré  de  cette  forme 
qui  préexistait  dans  le  sujet  vient  s'adjoindre  un  nouvel 
individu  de  la  même  forme,  il  est  manifeste  que  du  degré 
précédent  et  du  degré  nouveau  se  constitue  un  individu  total 
unique,  et  l'on  a  la  forme  en  un  autre  degré.  » 

Un  exemple  précisera  pour  nous  la  pensée  de  Jean  de 
Bassols. 

Considérons  des  corps  échauffés.  En  chacun  de  ces  sujets, 
la  forme  qualitative  qu'est  la  chaleur  aune  certaine  extension, 
qui  dépend  de  la  grandeur  du  corps  échauffé,  et  une  certaine 
intensité,  qui  fait  dire  que  tel  corps  est  plus  chaud  que  tel 
autre  sans  que  l'on  tienne  compte  de  leurs  grandeurs  respec- 
tives. Chacune  de  ces  intensités  est  un  individu  de  la  même 
forme  spécifique  que  nous  nommons  chaleur;  elle  est  aussi 
un  degré  de  chaleur.  Ces  chaleurs  individuelles  sont,  d'ailleurs, 
plus  ou  moins  fortes,  ces  degrés  de  chaleur  sont  plus  ou 
moins  élevés,  selon  que  les  divers  sujets  où  nous  les  voyons 
réalisés  sont  plus  ou  moins  chauds.  Mais  en  un  même  sujet, 
à  un  même  instant,  il  y  a  une  seule  chaleur  individuelle,  un 
seul  degré  de  chaleur. 

Si  nous  prenons  la  chaleur  individuelle  ou  le  degré  de 
chaleur  qui  était  réalisé  en  un  certain  corps  tiède  ;  si  nous 
le   supposons   détaché   du   sujet  où   il   se   trouvait  concrétisé 

P.    DUHBH.  22 


338  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

pour  le  transporter  en  un  autre  corps  tiède,  il  va  se  joindre 
à  la  chaleur  individuelle,  au  degré  de  chaleur  qui  préexistait 
en  ce  dernier  sujet,  et  de  ces  deux  chaleurs  individuelles  se 
formera  une  chaleur  individuelle  unique  plus  parfaite,  partant 
plus  intense,  que  chacun  des  deux  individus  composants  ; 
de  ces  deux  degrés  de  chaleur  se  constituera  un  degré  unique 
plus  élevé  que  chacun  des  deux  degrés  préexistants  ;  en 
ajoutant  une  tiédeur  à  une  tiédeur,  on  aura  produit  une 
chaleur. 

Que  Ion  n'aille  pas  faire  à  notre  auteur  cette  objection  : 
De  l'eau  tiède  ajoutée  à  de  l'eau  tiède  ne  donne  pas  de  l'eau 
chaude;  Guillaume  Varon  lui  a  appris  à  ne  pas  redouter 
cette  objection;  il  répond,  fort  justement  d'ailleurs,  qu'après 
cette  opération,  les  deux  tiédeurs  ne  sont,  pas  plus  qu'avant, 
au  sein  du  même  sujet  : 

«  Les  deux  corps  chauds  que  voici  sont  quelque  chose 
de  plus  que  chacun  d'eux;  cela  résulte  clairement  de  l'effet 
qu'ils  produisent,  car,  réunis,  ils  engendrent  en  un  troisième 
corps  une  chaleur  plus  intense  que  celle  que  chacun  d'eux 
y  engendrerait  isolément  ;  si  donc  on  ajoutait  la  chaleur 
de  l'un  à  la  chaleur  de  l'autre,  on  produirait  quelque  chose 
de  plus  grand  en  intensité,  de  même  que  l'effet  de  ces  deux 
chaleurs  est  plus  intense  que  l'effet  de  chacune  d'elles  prise 
isolément.  Cela  se  voit  clairement  en  prenant  exemple  des 
poids;  deux  pierres  ou  deux  graves  pris  ensemble  pèsent 
plus  que  l'un  d'entre  eux,  et  cela  d'une  manière  extensive: 
mais  si  l'on  ajoutait  la  pesanteur  ou  gravité  de  l'un  de  ces 
corps  à  la  pesanteur  ou  gravité  de  l'autre,  et  cela  de  manière 
à  faire  une  seule  pesanteur  ou  gravité  par  l'union  des  deux 
pesanteurs  ou  gravités,  le  résultat  serait  plus  pesant  en  inten 
site  que  chacune  des  deux  pesanteurs  prise  isolément  ;  et  cela 
est  naturel,  bien  qu'aucune  de  ces  deux  pesanteurs,  considérée 
séparément,  ne  soit  plus  parfaite  que  l'autre.  » 

Le  choix  de  ce  dernier  exemple  semble  particulièrement 
propre  à  rendre  la  pensée  de  Jean  de  Bassols  accessible  à  nos 
modernes  intelligences;  sous  l'influence  d'un  texte  de  Saint 
\ugustin,  et  à   l'imitation   de   Richard    de    Middleton    et    do 


bOMINlQUE    son»    h     i.\    SC0LA8TIQUB    r\iusu.\M 

I > t i i i s  Scot,  Bassols  ;i  distingué  deux  Bortei  de  quantités,  la 
quantité  de  masse  el  la  quantité  de  force;  or,  ici,  il  se  trouve 
que  L'extension,  qui  est  une  quanlitas  molis,  correspond  pr< 
Bernent  à  ce  que  nous  nommons  masse,  <'i  que   La  quantilas 
virtulis  est  ce  que  nous  appelons  force. 

La  netteté  que  nous  venons  d'admirer  en  La  doctrine  <1<- 
Jean  «le  liassols  ne  se  retrouve  pas  toujours  dans  les  théories 
de  ses  contemporains  et  de  ses  successeurs;  d'ailleurs,  parmi 
ceux-ci,  plus  d'un,  même  parmi  les  Franciscains  ou  parmi 
les  disciples  de  Duns  Scot,  tendaient  à  abandonner  la  doctrine 
inaugurée  par  Richard  de  Middleton  pour  revenir  à  des  opi 
nions  plus  voisines  de  celle  de  Saint  Thomas. 

\insi,  Antonio  d'Andrès,  en  son  Commentaire  aux  Sentences1 . 
admet  bien  qu'en  un  corps  qui  blanchit,  le  degré  préexistant 
de  blancheur  n'est  pas  détruit  et  que  l'accroissement  de  blan- 
cheur est  dû  à  l'addition  d'une  réalité  nouvelle,  d'un  degré 
nouveau,  qui  s'unit  au  précédent  pour  composer  une  forme 
individuelle  unique;  mais  son  exposition  est  fort  concise,  forl 
peu  explicite,  en  sorte  qu'on  la  pourrait  aussi  bien  solliciter- 
dans  le  sens  de  renseignement  thomiste  que  dans  le  sens  de 
l'enseignement  scotiste. 

C'est  vers  le  premier  de  ces  enseignements  que  semble 
pencher  Antonio  d'Andrès  lorsqu'il  commente  le  Livre  des  six 
principes  de  Gilbert  de  la  Porrée2.  A  cette  question  :  «  En 
l'essence  d'une  forme  accidentelle,  y  a-t-il  des  degrés  intrin- 
sèques et  essentiels  par  lesquels  se  produise  l'accroissement  ou 
la  diminution  de  cette  forme?  »  il  répond  en  ces  termes  : 
«  La  forme  accidentelle  considérée  possède  de  tels  degrés.  Et 
j'ajoute  que  la  raison  précise  qui  permet  à  la  forme  de  croître 

i.  Anl.  Andreae  Conventualis  Franciscani,  ex  Aragoniae  provincia  ac  Ioannis  Scoti 
Doctoris  Subtilis  dbeipuli  celeberrimi  In  quatuor  Sentenliarum  Libros  opus  longe  absoiu- 
tissimum...  Venetiis,  Apud  Damianum  Zenarum.  MDLXXVIII.  In.  I  Lib.  Distinct. 
XVII,  quaest.  III,  foll.  36  v°  et  37  r<>. 

i{.  Questiones  Scoti  Super  Universalia  Porphy.  neenon  Aristotelis  Predicamenta  ac 
Periarmenias  —  Item  super  libros  Elenchorum.  —  Et  Antonii  Andrée  super  libro  Ses 
firincipiorum  —  Item  questiones  Joannis  Angelici  super  questiones  universales  eiusdem 
Scoti.  Colophon  :  Subtilissime  questiones...  féliciter  expliciunt.  Impresse  Venetiib 
pet.  Philippum  pincium  Mantuanum.  Anno  Domini  i5i2.  die  1  Decembris.  — 
Questiones  clarissimi  doctoris  Antonii  Andrée  super  sex  principiis  Gilberli  Porretani. 
Ouest.  XVII  :  Utrum  in  essentia  forme  accidentalis  sit  dare  gradus  intrinsecos 
< — <•  n  tiales  secundum  quos  possit  snscipere  magis  et  minus  ?  fol.  61,  coll.  c  et  d. 


34o  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

ou  de  diminuer  est  la  latitude  de  degrés  (latitado  graduum)  qui 
est  en  elle;  cetle  latitude  n'est  pas  autre  chose  qu'une  absence 
de  limitation  en  la  forme  qui  est  susceptible  de  plus  ou  de 
moins.  »  C'est,  semble-t-il,  l'opinion  thomiste  qui  inspire  ces 
lignes  où  le  mot  latitado  paraît  employé  au  sens  même  que  lui 
donnait  Henri  de  Gand,  que  lui  conservait  Durand  de  Saint 
Pourcain. 

L'opinion  qu'Antonio  d'Andrès  esquisse  brièvement,  le 
Franciscain  Pierre  Auriol  la  développe  avec  netteté  en  son 
second  commentaire  au  premier  livre  des  Sentences,  commen- 
taire qui  fut  composé  en  i3i8  ou,  au  plus  tard,  en  1 3ig x. 

Pierre  Auriol  admet,  en  premier  lieu2,  avec  Duns  Scot,  que 
toute  forme  dont  l'intensité  croît  fait  l'acquisition  d'une 
certaine  réalité  nouvelle;  il  admet,  en  second  lieu3,  à  ren- 
contre de  l'opinion  soutenue  par  Godefroid  de  Fontaines, 
que  cette  acquisition  d'une  réalité  nouvelle  n'entraîne  la 
destruction  d'aucune  réalité  contenue  en  la  forme  préexis- 
tante. Mais  il  n'admet  pas  en  sa  plénitude  la  doctrine 
soutenue  par  Richard  de  Middleton,  par  Jean  de  Duns  Scot, 
par  Jean  de  Bassols.  «  Cette  réalité,  dit-il*,  par  laquelle  une 
charité  moindre  devient  plus  parfaite  et  plus  intense  n'est 
pas  une  charité  entière,  qui  puisse  être  distinguée  d'une 
manière  précise;  elle  n'a  pas  reçu  en  partage  la  réalité, 
la  raison  spécifique  que  possède  une  charité  individuelle;  elle 
participe  à  la  réalité,  à  la  raison  spécifique  de  la  charité  par 
reflet  d'une  sorte  de  réduction  ;  elle  est,  pour  ainsi  dire,  une 
co-charité  (concharilas).  C'est  une  réalité  qu'il  est  absolument 
impossible,  soit  d'une  manière  effective,  soit  par  abstraction, 
de  prendre  séparément.  La  divine  Puissance  elle-même  ne 
pourrait  la  produire  d'une  manière  isolée;  elle  ne  peut  ni 
recevoir  une  existence  distincte  et  déterminée,  ni  être  conçue 


i.  Noël  Valois,  Pierre  Auriol,  frère  mineur  (Histoire  littéraire  de  la  France, 
t.  XXXIII,  1906;  p.  485  et  p.  5oo). 

2  Commentariorum  in  primum  librum  Sententiarum.  Pars  prima.  Auctore  Petro 
Aureolo  Vcrberio  Ordinis  Minorum  Archiepiscopo  Aquensi  S.  H.  E.  Cardinali.  Ad 
Clementem  VUI.  Pont,.  Opt.  Max.  Romae.  Ex  Typograpliia  Vaticana.  MDXGVI. 
Lil).  I,  Dist.  XVII,  pars  tertia,  artic.  secundus,  p.  435. 

3.  Pelrus  Aureoli,  loc.  cit.,  p.  436. 

4.  Petrus  Aureoli,  loc.  cit.,  p.  44 1. 


DOMINIQUE   son.    1.1    i.\    BG0LASTIQU1     PARISIEN  If  I  '\\i 

par  L'intuition;  elle  n'est  intelligible  qu'autan!  qu'elle  <ist 
conçue  avec  autre  chose  qui  la  termine.  L'intelligence  même 
d'un  ange  ne  pourrait,  par  intuition,  diviser  en  deux  charités 
distinctes  la  charité  qui  a  subi  une  augmentation.  Lorsque  la 
charité  augmente,  elle  se  comporte  comme  nn  être  auquel  <>n 

ajoute  quelque  chose  qui  n'esl  pas  une  charité,  mais  qui  fait 
partie  de  la  charité  (aliquid  charitatis,  non  charitas  .  On  doit 
comprendre  de  la  même  manière  L'augmentation  de  la  blan- 
cheur, de  la  chaleur  et  de  toute  autre  forme.  » 

Le  Carme  anglais  Jean  Bacon thorpc  (f  i346)  emploie  le 
mot  lai lludo  for mœ  en  le  définissant  comme  l'ont  défini  Henri 
de  Gand  et  Antonio  d'Andrès  :  «  La  cause  précise,  dit-il1,  pour 
laquelle  une  forme  est  susceptible  de  plus  ou  de  moins,  c'est 
la  latitude  que  la  forme  possède,  en  son  essence  môme,  d'acqué- 
rir ou  de  perdre  des  degrés.  Si  vous  me  demandez  pourquoi 
la  blancheur  peut  être,  en  un  même  sujet,  tantôt  plus  intense 
et  tantôt  plus  affaiblie,  je  dis  que  la  cause  précise  en  est 
la  suivante  :  La  blancheur  peut  tantôt  affecter  son  sujet 
et  tantôt  le  délaisser,  de  telle  manière  qu'elle  y  ait  une 
existence  plus  intense  ou  moins  intense.  »  De  la  théorie 
thomiste,'  l'auteur  semble  glisser,  en  ce  passage,  à  la  théorie 
égidienne. 

Mais  lorsqu'il  s'agit  de  préciser  de  quelle  manière  se  fait,  en 
une  forme  qui  croît,  cette  acquisition  de  degrés  nouveaux, 
Baconthorpe  admet  pleinement  la  théorie  de  Pierre  Auriol 
dont  il  invoque  l'autorité2  et  dont  il  cite  à  peu  près  textuelle- 
ment les  paroles. 

C'est  contre  cette  opinion  de  Pierre  Auriol,  son  confrère  en 
l'ordre  franciscain,  que  Guillaume  d'Ockam  argumente  avec  la 
netteté  et  la  rudesse  dont  il  est  coutumier3;  et  lorsqu'il  veut, 

i.  En  Lector  Doctoris  resoluti  Ioannis  Bacconis  Anglici  Carmelitœ  radiantissimum 
opus  super  quatuor  sententiarum  libris  —  Colophon  du  premier  livre  :  Theologi  excel- 
lentissimi  Joannis  Bacconis  Anglici  Carmelitae  Questiones  disputate  in  primum 
sententiarum.  Explicite  Mediolani.  In  officina  libraria  Leonardi  Vegii  auno  MDX 
die  XXIII  Aprilis.  Lib.  I,  Dist.  XIV,  qusest.  I,  art.  V;  fol.  cvm,  col.  c. 

2.  Joannis  Bacconis  Op.  laud..  Lib.  I,  Dist.  XVI,  quaest.  I,  art.  III;  fol.  cxvn, 
col.  6. 

3.  Tabula  ad  diversas  hujus  operis  Magistri  Guilhelmi  de  Ockam  super  quatuor  libros 
sententiarum  annotationes  et  ad  centilogii  theologici  e/usdem  conclusiones  Jocile  re.pe- 
riendas  opprime  conducibiles.  Colophon  (à  la  fin  des  Questiones  super  quatuor  senten- 


3^2  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

avant  de  la  réfuter,  exposer  cette  opinion,  ce  sont  les  termes 
mêmes  d'Auriol  qu'il  reproduit  sans  y  rien  changer. 

«  Cette  réalité  qui  advient  à  la  charité  préexistante,  »  répond 
le  Venerabilis  Inceptor,  «  est  une  véritable  charité,  tout  comme 
une  partie  d'eau  est  de  l'eau  véritable,  comme  une  partie  de 
blancheur,  abstraction  faite  du  lieu  qu'elle  occupe  et  du  sujet 
qu'elle  informe,  est  une  véritable  blancheur.  » 

Lorsqu'on  ajoute  l'une  à  l'autre  deux  réalités  qui  se  trouvent 
en  des  sujets  distincts,  la  somme  a  plus  d'extension,  mais  non 
plus  d'intensité  que  les  parties.  «  Mais  lorsque  deux  réalités  de 
même  espèce  peuvent  exister  en  un  même  sujet,  l'addition  de 
Tune  de  ces  réalités  à  l'autre  ne  fait  pas  qu'une  même  chose 
devienne  plus  grande  en  extension,  mais  seulement  en  intensité  ; 
on  dit  non  que  cette  chose  est  devenue  plus  grande  (majus  taie), 
mais  qu'elle  est  devenue  plus  de  telle  manière  (magis  laie)... 

»  Entre  l'augmentation  d'une  quantité  et  l'accroissement 
d'une  qualité,  il  y  a  une  ressemblance  et  une  différence. 
La  différence  consiste  en  ceci  :  En  l'augmentation  de  la  qualité, 
il  y  a  une  certaine  réalité  absolue  et  totalement  nouvelle  qui, 
avec  la  réalité  précédente,  forme  une  chose  unique;  il  n'en  est 
pas  de  même  en  l'augmentation  d'une  quantité... 

»  Contre  ce  que  nous  venons  de  dire,  un  certain  docteur 
argumente  de  la  sorte:  Le  semblable  ajouté  à  son  semblable 
n'en  est  point  accru.  Cela  est  évident,  car  si  l'on  ajoute  une 
tiédeur  à  une  autre  tiédeur,  la  chaleur  n'est  point  augmentée. 
L'augmentation  ne  peut  donc  être  l'effet  d'une  telle  addition... 

»>  A  cet  argument,  je  réponds  ainsi  :  Lorsqu'on  ajoute  une 
tiédeur  à  une  autre  tiédeur,  ces  deux  chaleurs  atténuées 
demeurent  en  des  sujets  distincts,  comme  auparavant  ;  aussi 
la  chaleur  n'en  est-elle  pas  augmentée;  mais  elle  serait  accrue 
si  l'addition  des  deux  tiédeurs  se  faisait  en  un  même  sujet.  » 

Entre  la  pensée  de  Jean  de  Bassols  et  celle  de  Guillaume 
d'Ockam,  l'accord  est  parfait. 

liarum  libros):  Impressvim  est  autem  hoc  opus  Lugduni  per  M.  Johannem  Trechsel 
Alemannum:  virum  hujus  artis  solertissimum.  Anno  domini  nostri  MCCGGXCV. 
Die  vero  décima  menais  Novembris.  Libri  primi  Dist.  XVII  ;  quaest.^VH  :  Item  quoero 
iitrum  in  augmcntatione  charitatis  illud  quod  additur  sit  ejusdem  speciei  specialis- 
sime  cum  charitate  pra^cedente  separata  ab  ea? 


DOMINIQUE    siini    ii    i\      (.(.i  \si  loi  i     PARISIEN!!] 

Forte,  à  La  lois,  de  l'autorité  de  Duns  Scol  et  de  celle  de 
Guillaume  d'Ockam,  ht  théorie  qui  assimile  l'accroissement 
d'une  qualité  à  L'augmentation  d'une  quantité  ne  manqua  pas 
de  s'imposer  aux  maîtres  Les  plus  célèbres  de  l'Ecole  de  Parii 

Jean  le  Chanoine  nous  apprend1  qu'en  l'opinion  de  certains 
docteurs,  tout  degré  qui  vient  b' ajouter  à  une  forme  préexis- 
tante pour  fortifier  L'intensité  de  cette  forme  est  plus  parfait, 
pins  riche  d'existence  actuelle  que  le  degré  précédent.  Il  com- 
bat cette  opinion  et,  avec  Guillaume  d'Ockam,  il  soutient 
«  qu'une  forme  clouée  d'intensité  comprend  plusieurs  degrés 
de  même  espèce,  tels  que  le  degré  précédent  et  le  degré  sui- 
vant; que  le  degré  suivant,  pris  d'une  manière  précise  qui  le 
distingue  du  degré  précédent,  n'est  ni  plus  parfait,  ni  moins 
parfait  que  celui-ci;  que  si,  au  contraire,  on  considère  ce  degré 
comme  comprenant  en  lui  le  degré  inférieur,  comme  pris  en 
même  temps  que  ce  degré  inférieur,  il  est  plus  parfait  que  ce 
degré  plus  faible  considéré  isolément.  »  Il  admet  que  deux 
tiédeurs  font,  lorsqu'on  les  ajoute  entre  elles,  une  chaleur 
plus  forte,  pourvu  que  l'addition  se  fasse  au  sein  du  même 
sujet. 

L' Augustin  Grégoire  de  Rimini,  en  son  célèbre  commentaire 
sur  les  deux  premiers  livres  des  Sentences,  qu'il  acheva  en 
i344,  tient  également  pour  la  doctrine  commune  à  Duns  Scot 
et  à  Ockam;  il  admet2  «qu'en  toute  tension  d'une  forme, 
quelle  se  produise  successivement  ou  qu'elle  ait  lieu  subite- 
ment, le  sujet  qui  devient  davantage  de  telle  sorte  (magis  taie) 
acquiert  une  certaine  partie  de  forme  qu'il  ne  possédait  pas 
auparavant;  de  même,  en  toute  détente,  le  sujet  perd  une 
partie  de  forme  qu'il  contenait  antérieurement.  »  Grégoire 
emploie  toutes  les  ressources  de  sa  très  subtile  et  très  puissante 
dialectique  à  réfuter  les  opinions  contraires  à  cette  théorie, 
particulièrement  celle  de  Gilles  de  Rome  et  celle  de  Walter 
Rurley.  Il  termine  son  exposé  par  ces  lignes,  qui  sont  la  con- 
tradiction formelle   de  ce  que   Saint  Thomas  avait  dit  de  la 


i.  Joannis  Canonici   Quœstiones  super  VIII  libros  Physicorum  Aristotelis  perutiles  ; 
lu  lib.  V  quaest.  III;  tertium  dubium. 

1.  Gre^orius  de  Arimino  In  pr imam  Sententiarum ;  Dist,  XVII,  quaest.  IV, 


3^4  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

question  qui  nous  occupe  :  «  Si  l'on  dit  qu'une  forme  est 
d'autant  plus  imparfaite  qu'elle  est  plus  composée,  je  nie  cette 
proposition;  au  sujet  de  la  composition  que  j'admets,  je 
prétends  qu'une  forme  est  d'autant  plus  parfaite  qu'elle  est 
plus  composée.  » 

En  la  première  moitié  du  xive  siècle,  donc,  les  plus  célèbres 
des  Scotistes  et  des  Nominalistes  ont  conspiré  à  l'achèvement 
de  l'œuvre  que  Richard  de  Middleton  et  Jean  de  Duns  Scot 
avaient  inaugurée;  délaissant  la  doctrine  péripatéticienne, 
effaçant  la  distinction  si  tranchée  qu'elle  marquait  entre  la 
catégorie  de  la  quantité  et  la  catégorie  de  la  qualité,  ils  ont 
établi  une  étroite  analogie  entre  l'augmentation  d'une  quantité 
et  la  tension  d'une  forme  qualitative;  l'accroissement  d'une 
intensité,  comme  l'accroissement  d'une  grandeur,  résulte  de 
l'addition  de  parties  à  d'autres  parties  de  même  espèce. 

Cette  théorie  entraine  tout  aussitôt  un  corollaire  d'une 
extrême  importance  :  L'intensité  d'une  qualité  est  désormais 
susceptible  de  mesure,  comme  l'est  la  grandeur  d'une  quantité; 
dé  même  qu'ils  s'appliquent  à  de  telles  grandeurs,  les  raison- 
nements et  les  opérations  de  l'Arithmétique  peuvent  combiner 
entre  elles  les  diverses  intensités  de  formes  de  même  espèce; 
il  sera  permis  de  considérer  des  latitudes  multiples  et  sous- 
multiples  les  unes  des  autres. 

Sans  même  prendre  la  peine  de  formuler  explicitement  ce 
principe  que  leur  doctrine  justifiait,  les  Scolastiques  se  sont 
hâtés  d'en  faire  un  constant  usage. 

Déjà,  en  i344,  Grégoire  de  Rimini  considère1  des  latitudes 
qui  sont  doubles  l'une  de  l'autre  ;  déjà  il  parle  de  la  vitesse 
avec  laquelle  se  produit  la  tension  d'une  forme,  distinguant  le 
cas  où  ce  changement  est  uniforme  (uniformis)  et  se  fait  avec 
une  vitesse  constante  du  cas  où  cette  vitesse  change  avec  le 
temps  ;  le  même  langage  arithmétique  lui  sert  à  traiter  du 
mouvement  d'altération  et  du  mouvement  local. 

A  la  fin  de  son  Tractalus  proportionum,  après  avoir  traité  du 
mouvement  local  et  du  mouvement  de  dilatation,  Albert  de 
Saxe  traite  du  mouvement  d'altération.  «.  Il  faut  savoir,  dit-il, 

i.  Grcgorii  cje  Arimino  Op.  laud.,  Lib,  I,  Dist,  XVII,  quaest.  V. 


DOMINIQUE   80TO   il    LA    SCO L ASTIQUE    PARI61ENN1 

qu'en  L'altération,  <>n  peut  considérer  deux  sortes  «l<-  suc< 
sions,  la  succession  en  extension  et  la  succession  en  intensité.  > 
Il  admet,  d'ailleurs,  que,  <<  dans  le  mouvement  d'altération,  la 
vitesse  croit  comme  La  qualité  acquise  en  tant  de  temps...  Si, 

par  exemple,  des  sujets  inégaux  acquièrent  en  une  heure  des 
qualités  égales,  ils  sont  altérés  avec  une  égale  vitesse;  si  les 
qualités  acquises  sont  inégales,  ces  sujets  ne  sont  pas  altérés 
avec  une  égale  vitesse.  » 

Le  langage  qui  avait  cours  pour  traiter  du  mouvement 
local  ne  tarde  pas  à  s'étendre,  afin  qu'il  soit  possible  de 
discourir  des  formes  qualitatives.  Walter  Burlcy  et  Albert  de 
Saxe  nous  ont  appris  qu'un  mouvement  devait  être  appelé 
uniforme  (uniformis)  lorsque  la  vitesse  a  même  grandeur  en 
tout  point  du  mobile;  s'il  n'en  est  pas  ainsi,  le  mouvement  est 
difforme  (dijformis) .  Ces  qualificatifs  :  uniformis,  dijformis,  nous 
les  voyons  bientôt  servir  à  désigner  une  qualité  selon  qu'elle 
atteint  ou  qu'elle  n'atteint  pas  même  intensité  en  tous  les 
points  du  sujet  qu'elle  affecte. 

L'Arithmétique,  d'ailleurs,  ne  manque  pas  de  préciser 
l'allure  de  certaines  qualités  difformes.  Imaginons  que  le  sujet 
informé  par  une  certaine  qualité  ait  la  figure  d'une  simple 
ligne  droite  ;  si  l'accroissement  que  subit  l'intensité  de  la  forme 
qualitative,  lorsqu'on  passe  d'un  point  à  l'autre  de  cette  droite, 
est  proportionnel  à  l'augmentation  de  la  distance  entre  le  point 
affecté  et  l'origine  de  la  droite,  la  qualité  est  dite  uniformément 
difforme  (uniformiter  dijformis).  Entre  les  latitudes  uniformé- 
ment difformes,  on  distingue  celles  qui  commencent  à  zéro 
(incipiens  a  non  gradu)  et  celles  qui  commencent  à  tel  ou  tel  degré. 

Ce  langage  va  bientôt  devenir  courant  dans  les  écoles.  Les 
mots:  chaleur  uniforme,  chaleur  uniformément  difforme  (calor 
uniformis,  calor  uniformiter  dijformis)  se  rencontrent  déjà  en 
l'une  des  questions  qui  sont  adjointes  aux  Commentaires  sur  les 
Sentences   composés  par   Robert   Holkot1.  Or   le  Dominicain 

i.  Magistri  Roberti  Holkot  Super  quatuor  libros  senlentiarum  questiones.  Quedam 
conferentie.  De  imputabilitate  peccati  questio  longa.  Determinaliones  quarundam  aliarum 
questionum.  Tabule  duplices  omnium  predictorum.  Colophon:  Hujus  operis  diligenter 
irnpressi  Lugduni  a  magistro  Johanne  Trechsel  alemanno.  anno  salutis  nostre. 
MCCCCXCVIJ.  ad  nonas  Aprilis.  Determinatio  questionis  I  :  De  maximo  et  mioimo. 


346  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

anglais  Robert  Holkot  mourut  en  1 3^9,  après  avoir  enseigné 
à  Oxford  et  à  Paris.  A  la  vérité,  il  est  permis  de  mettre  en 
doute  l'authenticité  des  Determinatœ  quœstiones  qui  lui  sont 
attribuées  ;  en  les  publiant,  Josse  Bade  les  fait  précéder  de 
l'avertissement  que  voici  :  «  Beaucoup  supposent  que  ces 
questions  ont  été  réunies  par  les  disciples  d'Holkot  ou  que 
celui-ci,  au  cours  de  son  enseignement,  les  a  professées  en  un 
gymnase  public.  »  En  tout  cas,  que  la  question  Sur  le  maxi- 
mum et  le  minimum  soit  ou  non  d'Holkot,  elle  n'en  témoigne 
pas  moins  que  ces  expressions  :  qualitas  uniformis,  qualitas 
unijbrmiter  difformis  étaient  communément  entendues,  dans 
les  écoles,  vers  le  milieu  du  xive  siècle;  et  ces  expressions 
supposent  de  la  manière  la  plus  évidente  que  les  formes  quali- 
tatives puissent,  comme  les  grandeurs,  être  soumises  à  la 
mesure  et  donner  prise  aux  opérations  de  l'Arithmétique. 

Les  réflexions  des  physiciens  modernes  sur  la  définition  de 
certaines  propriétés,  telles  que  la  température,  nous  ont  appris 
à  suivre  le  détour  logique  par  lequel  il  nous  est  possible  de 
repérer  l'intensité  de  telles  propriétés  à  l'aide  de  degrés,  partant 
d'en  discourir  en  langage  mathématique,  sans  les  dépouiller 
de  leur  caractère  qualitatif,  sans  en  faire  des  quantités  compo- 
sées de  parties  et  susceptibles  d'addition  et  de  mesure.  Mais  ce 
détour  ne  pouvait  s'offrir,  tout  d'abord,  à  l'esprit  des  philoso- 
phes. Il  est  naturel  que  la  faculté  de  soumettre  les  latitudes  des 
formes  qualitatives  aux  opérations  arithmétiques  ait  été  le  prix 
de  l'hypothèse  qui  assimilait  les  intensités  de  ces  formes  à  des 
quantités.  Ce  que  la  Physique  a  gagné  tout  aussitôt  par  l'usage 
d'une  telle  faculté,  nous  Talions  connaître  en  étudiant  l'œuvre 
de  Nicole  Oresme. 


XIII 


NICOLE     ORESME 

Dès   i3/j8,  nous  voyons  >  Maître  Nicole  Oresme,  du  diocèse 
de  Bayeux,  étudier  en  Théologie  à  Paris.  En  1 356,  il  est  grand 

i.   Denille  et  Châtelain,  Chirtularium  Universitatis  Parisiensis,  tomus  II,  pars  prior 
(»3oo-i35o);  pp.  638  et  6/ji,  en  note. 


D0MIN1Q1  E   BOTO    I  I    I  l    3COLA.81  [Ql  B    r  IRISU  N  il 

maître  du  Collège  de  Navarre,  En  i36a,  déjà  pourvu  <lu  grade 
de  maître  en  Théologie,  il  est  nommé  chanoine  <!<•  Rouen.  Le 
18  mars   i364j   •  '   t>s'  élevé  au  rang  <1<*  doyen  <lu  chapitre 
Le  .'>  août    1 .' > 7 7 ,   il  devient  évêque  de    Lisieux.    Il    meurl  à 
Lisieux  le  1 1  juillet  1  <>82. 

A  Maître  Nicole  Oresme,  on  doit  un  très  grand  nombre  d'où 
v rages,  les  uns  écrits  en  latin,  les  uns  composés  en  un  français 
clair,  concis  et  savoureux  '.  De  ces  ouvrages,  bon  nombre  oui 
été  imprimés  au  temps  de  la  Renaissance.  D'autres,  et  non 
des  moins  importants,  sont  demeurés  inédits;  ainsi  en  esl 
il,  en  particulier,  de  l'important  écrit  sur  les  latitudes  des 
formes  qualitatives  qui  va  nous  occuper  aux  deux  prochains 
paragraphes. 

Mais  avant  d'aborder  l'analyse  de  cet  ouvrage,  il  convient 
d'examiner  jusqu'à  quel  point  les  pensées  d'Oresme  suivaient 
les  tendances  qui,  de  son  temps,  sollicitaient  l'École  de  Paris. 
Un  peu  plus  jeune  que  Jean  Buridan,  contemporain  d'Albert 
de  Saxe,  Oresme  partageait-il,  sur  les  divers  problèmes  de  la 
Physique,  les  opinions  de  ces  deux  maîtres?  Nous  serons  fort 
exactement  renseignés  à  cet  égard  par  la  lecture  de  deux  des 
ouvrages  que  notre  auteur  a  composés  en  français  :  Le  Traité 
de  la  Sphère  et  le  Commentaire  aux  livres  du  Ciel  et  du  Monde 
d'Aristote. 

Le  Traité  du  Ciel  et  du  Monde,  dont  la  Bibliothèque  Nationale 
possède  plusieurs  textes  manuscrits  contemporains  d'Oresme^, 
débute  en  ces  termes  3  : 

«  Ou  nom  de  Dieu,  cy  commence  le  livre  d'Aristote  appelle 

1.  Voir,  au  sujet  des  écrits  d'Oresme  :  Francis  Meunier,  Essai  sur  la  vie  et  les 
ouvrages  de  Nicole  Oresme;  thèse  de  Paris,  1857. —  Traictie  de  la  première  invention  des 
monnoies  de  Nicole  Oresme,  textes  français  et  latin  d'après  les  manuscrits  de  la  Biblio- 
thèque impériale,  et  Traité  de  la  monnoie  de  Copernic,  texte  latin  et  traduction  française 
publiés  et  annotés  par  M.  L.  Wolowski;  Paris,  Guillaumin,  1864.  —  Charles  Jourdain. 
Mémoire  sur  les  commencements  de  l'Économie  politique  dans  les  Écoles  du  Moyjn-Age. 
(Mémoires  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles- Lettres,  t.  XXVIII,  2  e  partie,  187/i.) — 
Moritz  Cantor,  Vorlesungen  iiber  die  Geschichte  der  Mathematik,  2"  Aufl.,  Leipzig,  1900  ; 
II"1  Bd.,  pp.  128-137. 

2.  L'un  de  ces  textes  (fonds  français,  n°  565),  orné  de  miniatures,  porte  la  signa- 
ture du  duc  de  Berry,  frère  de  Charles  V,  auquel  il  a  appartenu;  c'est  sur  un  autre 
texte,  de  la  même  époque,  et  fort  correct  (fonds  français,  n°  io83)  que,  grâce  à  l'obli- 
geance de  M.  Omont,  conservateur  du  département  des  manuscrits  à  la  Bibliothèque 
nationale,  nous  avons  pu  étudier  cet  ouvrage. 

3.  Bibl.  .\at.,  fonds  français,  ms.  n°  io83,  fol.  i,col.  a. 


3^8  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

du  Ciel  et  du  Monde,  lequel,  du  commendement  de  très  sou- 
verein  et  très  exellent  prince  Charles  le  quint  de  cest  nom  par 
la  grâce  de  Dieu  Roy  de  France,  désirant  et  amant  toutes 
nobles  sciences, 

»  Je,  Nicole  Oresme,  doyen  de  l'église  de  Rouen,  propose 
translater  et  exposer  en  françois.  » 

La  fin  du  traité  est  la  suivante  l  : 

«  Et  ainsi,  à  laude  de  Dieu,  J'ay  accompli  le  livre  du  Ciel 
et  du  Monde  au  commandement  de  très  excellent  prince 
Charles  quint  de  ce  nom  par  la  grâce  de  Dieu  roy  de  France, 
lequel,  en  ce  faisant,  m'a  fait  évesque  de  Lisieux. 

»  Et  pour  animer,  exciter  et  esmouvoir  les  cuers  des  joenes 
hommes  qui  ont  subtilz  et  nobles  engins  et  désir  de  science, 
affin  que  il  estudient  à  dire  encontre  et  à  moy  reprendre  pour 
amour  et  affection  de  vérité,  Je  ose  dire  et  me  fais  fort  qu'il 
n'est  homme   mortel    qui   onques   veist  plus  bel  ne  meilleur 
livre  de  philosophie  naturelle  que  est  cestuy,  ne  en  hébreu, 
ne  en  grec,  ne  en  arabic,  ne  en  latin,  ne  en  françoys. 
«  Ecce  librum  celi  Karolo  pro  rege  peregi. 
Régi  celés ti  gloria,  laus  et  honor, 
Nam  naturalis  liber  unquam  philosophie 
Pulchrior  aut  potior  nullus  in  orbe  fuit.  » 

Cette  fin  nous  fait  connaître  la  date  à  laquelle  fut  écrit  le 
Traité  du  Ciel  et  du  Monde;  Oresme  le  composait  lorsqu'il  fut 
nommé  évêque  de  Lisieux,  c'est-à-dire  en  1377  ;  ce  fut,  sans 
doute,  sa  dernière  œuvre  philosophique;  elle  n'a  jamais  été 
imprimée. 

Le  Traité  de  la  Sphère  est  plus  ancien  que  le  commentaire 
aux  livres  du  Ciel  et  du  Monde  d'Àristote;  en  ce  dernier 
ouvrage,  en  effet,  Oresme  cite,  à  plusieurs  reprises2,  le  pre- 
mier; c'est  ainsi  qu'après  avoir  commenté  le  second  livre 
d'Aristote,  il  écrit3  : 

«  Et  ainsi,  à  l'honneur  de  Dieu  et  par  sa  grâce,  J'ay  accompli/ 
le  premier  et  le  secunt  livres  De  celo  et  mundo,  pour  lesquelx 

1 .  Ms.  cit.,  fol.  122,  coll.  a  et  b. 

■j.  Ms.  cit.,  fol.  90,  col.  c.  :  «  Et  ce  ai  ge  autrefois  déclairé  ou  XXXIX  chapitre  du 
traictié  en  françois  que  je  lis  de  l'espère.  » 
3.  Ms.  cit.,  fol.  95,  col.  d. 


DOMINIQUE   BOTO   BT    LA    SCOLA8TIQUE    PARISIENNE 

mieulx  entendre  esi  expédiant  letraictiéde  L'espère  en  françoii 
dontj'a^  faicte  mention.  Et seroit  bien  que  il  feus!  mis  en  un 
volume  ouvecquez  ces  II  livres,  el  me  semble  que  sera  un 
livre  de  naturelle  philosophie  noble  el  1res  excellent.  » 

Ce  vœu  de  Nicole  Oresme  se  trouve,  d'ailleurs,  exaucé  dans 
le  manuscrit  où  nous  avons  étudié  le  Traité  du  Ciel  et  du 
Monde,  car  le  copiste  a  fait  suivre  cet  ouvrage  du  Traité  de  In 
Sphère ' . 

En  ce  manuscrit,  le  Traité  de  la  Sphère  est  suivi  d'une  série 
de  traités  astrologiques  «  translatés  de  latin  en  françois  », 
série  qui  débute  par  ce  préambule  : 

u  Ci  commence  le  livre  des  jugemens  d'Astrologie  selon  Aristole. 
Le  prologue  du  derrenier  translateur. 

»  Aristote  fist  un  livre  des  jugemens  d'astrologie  qui  com- 
mence :  Signorum  alia  sunt  masculini  generis  alia  femini  etc. 

»  Mais  en  le  translatent  de  latin  en  françois  pour  très  noble 
et  puissant  prince  Charles,  aizné  fils  du  Roy  de  France,  duc 
de  Normandie  et  delphin  de  Vienne,  l'avons  autrement 
ordrené.  » 

Ce  recueil  de  traités  astrologiques,  traduits  en  français  pour 
le  dauphin  qui  devait  être  Charles  VI2,  est-il  l'ouvrage  de 
Nicole  Oresme?  Le  style  en  lequel  il  est  écrit,  la  place  qu'il 
occupe,  après  le  Traité  du  Ciel  et  du  Monde  et  le  Traité  de  la 
Sphère,  en  un  même  manuscrit  contemporain  d'Oresme,  tout 
semble  favoriser  cette  conclusion.  Si  elle  était  exacte,  elle  nous 
révélerait  une  œuvre  d'Oresme  que  les  érudits  ne  lui  ont  pas 
attribuée  jusqu'ici. 

Mais  revenons  au  Traité  de  la  Sphère.  Plus  heureux  que  le 
Traité  du  Ciel  et  du  Monde,  il  a  été  deux  fois  imprimé  à  Paris, 
par  Simon  du  Bois;  la  première  édition  ne  porte  aucune 
date3;  la  seconde  est  datée  de  i5o8. 

i.  Ms.  cit.,  fol.  126,  col   a,  à  fol.  i£5,  col.  6. 

2.  Les  Pronosticacions  d'Aristote  en  françois  se  trouvaient,  en  effet,  en  la  Biblio- 
thèque de  Charles  VI  (Inventaire  de  la  Bibliothèque  du  Roi  Charles  VI  fait  au  Louvre 
en  1  h 23  par  ordre  du  régent;  Paris,  18O7;  n°  620,  P-  i6i)« 

3.  Le  traicte  de  la  sphère  :  translate  de  latin  en  françois  par  maistre  Nicole  Oresme, 
très  docte,  et  renomme  philosophe.  On  le  vent  à  Paris,  en  la  rue  Judas,  chez  maistre 
Simon  du  Bois,  imprimeur:  In  fine:  Imprime  a  Paris  par  maistre  Simon  du  Bois. 
—  C'est  de  cette  édition  que  nous  avons  fait  usage. 


35o  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCÎ 

L'intention  qu'Oresme  se  proposait  de  suivre  en  écrivant  ce 
traité  est  définie  dans  la  préface  : 

«  La  figure  et  la  disposicion  du  monde,  le  nombre  et  ordre 
dez  élémens  et  les  mouvemens  des  corps  du  ciel  appartiennent 
à  savoir  à  tout  home  qui  est  de  france  condicion  et  de  noble 
engin;  et  est  bêle  chose  et  délectable,  profitable  et  honeste; 
et  avecques  ce  est  nécessaire  pour  savoir  philozophie  et  par 
espécial  pour  astrologie.  Mais  afin  que  engin  humain  peusl 
plus  légièrement  tele  chose  comprendre,  les  sages  anciens 
composèrent  entre  lez  autres  un  instrument  qui  est  appelle 
espère  matériel  ou  artificiel,  lequel  on  peut  regarder  tout 
entour,  mouvoir  et  tourner,  et  y  considérer  en  partie  la 
description  et  le  mouvement  du  monde  et  du  ciel  aussi  comme 
en  un  exemplaire  duquel  je  veul  dire  en  françois  généralmenl 
et  plainement  ce  qui  est  convenable  pour  savoir  à  tout  home, 
sans  moi  profunder  es  démonstracions  et  es  subtilités  qui 
appartiennent  aus  astrologiens.  » 

Oresme  demandait  que  l'on  réunît  son  Traité  de  la  Sphère 
à  son  Traité  du  Ciel  et  du  Monde;  «  et  me  semble,  »  ajoutait-il, 
«  que  ce  sera  un  livre  de  naturelle  philosophie  noble  et  très 
excellent.  »  Si  l'on  songe  que  le  Traité  da  Ciel  et  du  Monde 
soutenait  la  possibilité  d'admettre  le  mouvement  diurne  de  la 
Terre1,  qu'il  prouvait  cette  possibilité  par  des  arguments  dont 
la  clarté  et  la  précision  surpassent  de  beaucoup  ce  que  Copernic 
a  écrit  sur  le  même  sujet,  on  pensera  qu'Oresme  ne  prisait  pas 
trop  haut  la  valeur  de  son  œuvre. 

XIV 

La   Dynamique    d'Oresme   et   la    Dynamique   de    Buridvn. 

C'est  ce  traité  français  de  Philosophie  naturelle  que  nous 
allons  lire,  afin  de  rechercher  les  traits  de  parenté  que  les 
doctrines  d'Oresme  offraient  avec  celles  de  Buridan  et  d'Albert 
de  Saxe. 

i.  Pierre  Duhem,  Un  précurseur  français  de  Copernic.  Nicole  Oresme  (1377)  (Revue 
générale  des  Sciences  pures    i5  app  liguées,  no> .  1909). 


bOMINIQI  i.    8 Il     i  \      <  "i  \    i PARISIENNE 

D'ailleurs,  nous  ne  porterons  pas  notre  attention  sur  toutes 
Les  Questions  au  sujet  desquelles  il  était  <!<'  mode  de  disputer 
dans  Les  écoles  de  Paris;  nous  m  choisirons  seulement  deux 
dont  L'importance  a  été  particulièrement  déclarée  <ui  nos  pré 
cédehtes  études;  L'une  concerne  L'explication  du  mouvement 
des  projectiles  et  de  la  chute  accélérée  des  graves;  L'autre  a 
trait  au  lieu  naturel  de  la  terre. 

A.  quel  parti  Ores  me  se  rangeait  au  sujet  de  la   première 
question,    nous  le  saurons  par   la  lecture  du    Traité  du   Ciel 
et  du  Monde1;  cette  lecture  nous  apprendra,  en  même  temps, 
qu'Oresme  tenait  le  même  parti  en  un  commentaire,  aujour 
d'hui  perdu,  qu'il  avait  composé  sur  les  Physiques  d'Aristote. 

Oresme  se  propose  de  commenter  un  texte  du  Stagirite. 
Icvte  qu'il  traduit  de  la  manière  suivante  : 

«  Si  l'isnelté3  estoit  infinie,  il  conviendroit  que  la  pesanteur 
fust  infinie,  et  ainsi  de  la  légièreté;  car  tant  plus  descent  la 
chose  pesante,  tant  est  l'isnelté  plus  grande,  et  de  tant  est  la 
pesanteur  plus  grande  et  l'isnelté  est  plus  grande.  Et  doneques 
se  l'addicion  de  la  pesanteur  est  infinie,  l'addicion  de  l'isnelté 
sera  infinie.  » 

A  ce  texte,  voici  la  «  glouse»  qu'adjoint  le  Doven  du  Cha- 
pitre de  Rouen3  : 

u  De  ce  qu'il  dit  que  la  pesanteur  est  plus  grande  de  tanl 
comme  l'isnelté  est  plus  grande,  ce  n'est  pas  à  entendre  de  la 
pesanteur  à  prendre  là  pour  qualité  naturelle  qui  encline 
en  bas. 

»  Car  se  une  pierre  d'une  livre  descendoit  d'une  lieue  de 
hault  et  que  le  mouvement  fust  grandement  plus  isnel  en 
la  fin  que  au  commencement,  nientmoins  la  pierre  ne  auroit 
de  pesanteur  naturele  plus  à  une  fois  que  à  autre. 

»  Mes  l'en  doit  entendre  par  ceste  pesanteur  qui  croist  en 
descendant,  une  qualité  accidentele,  laquelle  est  causée  par 
renforcement    et  l'accessement  de  l'isnelté,   sicomme    Je  a\ 


i.  Nicole  Oresme,  Traité  du  Ciel  et  du  Monde,  livre  I,  ch.  XVIII;  ms.  cit.,  fol.  rf>, 
col.  d. 

2.  Isnelté  =  vitesse;  isnel  =  rapide;  isnelment  =  vivement. 
.'!.   Nicole  Oresme,  loc.  cit.,  fol.  17,  col.  n. 


35 2  ÉTUDES    SUR    LEONARD   DE    VINCI 

autres  fois  desclaré  ou  VIIe  de  Phisique,  et  ceste  qualité  peut 
estre  appelé  impétuosité. 

»  Et  n'est  pas  proprement  pesanteur;  car  se  un  pertuis  estoit 
decy  iusques  au  centre  de  la  terre  et  encor  oultre,  et  une 
chose  pesante  descendoit  par  cest  pertuis  ou  treu,  quant  elle 
vendroit  au  centre,  elle  passeroit  oultre  et  monteroit  par  ceste 
qualité  accidentele  et  aquise,  et  puis  redescendroit  et  iroit  et 
vendroit  plusieurs  fois  en  la  manière  que  nous  voions  d'une 
chose  pesante  qui  pent  par  une  longue  corde,  et  doncques 
n'est  ce  pas  proprement  pesanteur  puis  qu'elle  fait  monter  en 
hault. 

»  Et  telle  qualité  est  en  tout  mouvement  et  naturel  et  vio- 
lent touttefïbis  que  l'isnelté  va  en  croissant,  fors  ou  mouve- 
ment du  ciel. 

»  Et  tele  qualité  est  cause  des  choses  jettées  quant  elles  sont 
hors  de  la  main  ou  de  l'instrument  sicomme  J'ay  monstre 
autreflbis  sus  le  VIT  de  Phisiques.  » 

Nous  retrouvons,  en  ce  passage,  tous  les  principes  de  Dyna- 
mique que  professent  et  défendent  les  écrits  de  Buridan  et 
d'Albert  de  Saxe;  nous  y  trouvons  même  des  considérations 
sur  les  oscillations  d'une  pierre  qu'on  laisse  tomber  en  un 
trou  qui  perce  la  terre  de  part  en  part;  ces  considérations, 
fort  analogues  à  une  remarque  faite  par  Albert  de  Saxe1, 
devinrent  sans  doute  classiques  à  l'Université  de  Paris,  où 
elles  piquaient  vivement  la  curiosité  des  étudiants;  Didier 
Érasme,  qui  les  avait  apprises  à  Montaigu,  les  a  reproduites 
en  ses  Colloques,  et  Maurolycus  les  a  empruntées  aux  Colloques 
d'Érasme. 

Elles  plaisaient  singulièrement,  d'ailleurs,  à  Maître  Nicole 
Oresme,  car  il  les  a  développées  une  seconde  fois  d'une 
manière  un  peu  plus  détaillée. 

«  Je  pose  »,  dit  il%  «  que  la  terre  fust  percée  et  que  l'en  veist 
par  un  grand  treu  tout  de  oultre  en  oultre  sicques  de  l'autre 
part  où  seroient  les  antipodes  si  la  terre  estoit  partout  habitée. 

i.  Léonard  de  Vinci  et  la  pluralité  des  Mondes,  VIII:  Commentaire  aux  réflexions 
sur  la  pluralité  des  Mondes  données  par  Léonard  de  Vinci  (Étude  sur  Léonard  de  Vinci, 
ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  X  ;  seconde  série,  p.  g5). 

2.  Nicole  Oresme,  Op.  laud.,  livre  II,  chap.  XXXI  ;  ms.  cit.,  loi.  g5,  coll.  b  et  c. 


DOMINIQUE   son»    m     i\    BCOLASTlQUE    PARISIENNE  153 

.le  di  premièrement  si  l'en  lessoit  cheoir  une  pierre  pai 
treu,  elle  descendroit  et  passeroil  oultre  ce  centre  en  montant 
tout   droit  vers  l'autre    partie  sicquea  à    un   terme,  et  pois 

retourneroil  Bicques  oultrc  le  centre  par  <lcc;i,  et  aprèl  re- 
descendroit  arière  et  passeroit  le  centre  moins  que  dev.int,  et 
iroit  et  vendroit  pluseurs  l'oiz  en  appetiçanl  telles  réflexions, 
sicques  à  tant  finablement  quelle  reposeroit  au  centre. 

»  Et  la  cause  est  pour  l'impétuosité  et  embruissement 
quelle  a  acquis  par  la  cressance  de  l'isnelté  de  son  movement 
jouxt  ce  que  fut  dit  plus  à  plain  ou  XIIIe  chapitre. 

»  Et  ce  peut-l-en  entendre  légièrement  par  une  chose  que 
nous  veions  sensiblement;  car  si  une  chose  pesante  est  pendue 
à  une  longue  corde,  si  l'en  la  boute  avant,  elle  branle  et  vient 
et  fait  plusieurs  réflexions  tant  que  finablement  elle  repose 
au  plus  droit  et  au  plus  près  du  centre  qu'elle  peut.  » 

Nous  n'examinerons  pas  si  ces  considérations  ont  exercé 
quelque  influence  même  sur  Galilée  et  sur  ses  contempo- 
rains1; nous  avons  reconnu,  en  tout  cas,  que  Dominique  Soto 
ne  s'était  pas  soustrait  à  cette  influence2. 

Nicole  Oresme  ne  demande  pas  seulement  à  la  Dynamique 
de  Buridan  des  réflexions  sur  le  mouvement  oscillatoire  du 
pendule  ;  il  lui  emprunte  encore  une  profonde  pensée  sur  le 
mouvement  des  orbes  célestes. 

Buridan  avait  osé  avancer  que  les  mouvements  des  sphères 
célestes  ne  requéraient  aucunement  les  intelligences  motrices 
auxquelles  Aristote  avait  attribué  ces  circulations;  Dieu, 
créant  les  cieux,  leur  avait  pu  communiquer  un  impetus 
initial,  semblable  à  celui  que  l'on  met  en  la  pierre  qu'on 
lance;  et  cet  impetus,  indestructible  parce  qu'en  la  nature  des 
cieux  il  ne  trouve  rien  qui  lui  soit  contraire,  entraîne  chaque 


i.  A  quel  degré  les  doctrines  mécaniques  de  Buridan  et  de  l'École  de  Paris  étaient 
apparentées  aux  théories  admises  en  l'École  de  Galilée,  on  le  voit  d'une  manière 
particulièrement  manifeste  lorsqu'on  lit  la  leçon  de  Torricelli  Sur  la  force  de  per- 
cussion (Lezioni  Accademiche  d'Evangelista  Torricelli,  Mattematico,  e  Filosofo  del 
Sereniss.  Ferdinando  II.  Gran  Duca  di  Toscana,  Lettore  délie  Mattematiche  nello  Studio 
di  Firtnze  e  Accademico  délia  Crusca.  In  Firenze  MDCCXV,  Nella  Stamp.  di  S.  A.  R. 
Per  Jacopo  Guiducci,  e  Santi  Franchi.  —  Délia  Forza  délia  Percossa,  Lezione  terza, 
pp.  i3-i7etpp.  19-21). 

3.  Voir  S  VI  :  La  Dynamique  de  Jean  Buridan  et  la  Dynamique  de  Soto. 

p.    DUHEM.  a3 


354  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCt 

astre  en  un  cours  indéfini1.  Nous  avons  vu  cette  pensée 
accueillie  par  Albert  de  Saxe2  et  transmise  par  renseignement 
de  Paris  à  Nicolas  de  Cues3  et  à  Kepler *. 

Cette  pensée,  Nicole  Oresme  l'adopte,  mais  avec  une 
nuance. 

L'impetus  imprimé  dans  un  projectile  pesant  est  violent, 
parce  qu'il  est  contrarié  par  la  gravité  naturelle  du  projec- 
tile. Albert  de  Saxe  le  dit  formellement5,  et  Marsile  d'Inghen 
n'hésite  pas  à  déclarer6  qu'en  un  corps  grave  un  impetus 
dirigé  vers  le  bas  est  naturel.  C'est  en  vertu  de  cette  doctrine 
que  Soto  regarde7  la  pesanteur  comme  un  impetus  naturel 
communiqué  au  corps  grave  par  la  cause  qui  l'a  engendré. 

En  la  nature  d'un  orbe  céleste,  rien  ne  contrarie  Y  impetus 
que  Dieu  a  donné  à  cet  orbe  au  moment  où  il  l'a  créé;  cet 
impetus  est  donc  une  vertu  motrice  naturelle;  c'est  le  nom  que 
lui  donne,  en  effet,  Nicole  Oresme  dans  le  passage  que  nous 
allons  citer8. 

Le  chanoine  de  Rouen  vient  d'examiner  quelques  difficultés 
relatives  aux  intelligences  célestes  dont  la  Physique  péripaté- 
ticienne admettait  l'existence;  il  a  raisonné  «  posé  que  les 
cielz  soient  meus  par  intelligences.  Car,  »  poursuit  Oresme, 
«  par  aventure  quand  Dieu  les  créa,  il  mist  en  eulz  qualitez 
et  vertus  mottives  auxi  comme  il  mist  pesanteur  es  chouses 
terrestres,  et  mist  en  eulz  résistences  contre  ces  vertus 
mottives. 

»  Et  sont  ces  vertus  et  ces  résistences  d'autre  nature  et 
d'autre  matière  que  quelconque  chouse  sensible  ou  qualité  qui 
sont  icy  bas. 

i.  Jean  I  Buridan  (de  Béthune)  et  Léonard  de  Vinci,  IV:  La  Dynamique  de  Jean 
Buridan;  p.  [12,  p.  52  et  p.  53. 

2.  Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de  Vinci,  IX  :  La  Dynamique  de  Nicolas  de  Cues  et 
les  sources  dont  elle  découle.  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui 
Vont  lu;  seconde  série,  p.  199). 

3.  Ibid.,  p.  187. 

k.  Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de  Vinci,  X  :  La  Dynamique  de  Nicolas  de  Cues  et  la 
Dynamique  de  Kepler  (Op.  laud.,  p.  208). 

5.  Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de  Vinci,  IX  :  La  Dynamique  de  Nicolas  de  Cues  et 
les  sources  dont  elle  découle  (Op.  laud.,  p.  ig4)- 

6.  Ibid.,  p.  ig5. 

7.  Voir  S  VI  :  La  Dynamique  de  Jean  Buridan  et  la  Dynamique  de  Soto,  p.  285. 

8.  Nicole  Oresme,  Traité  du  Ciel  et  du  Monde,  livre  II,  chapitre  II;  ms.  cit.,  fol.  /10, 
col.  c. 


DOMINIQUE    SnlO     II      là     S(.r»|.\M  |..l    |      r\l;IM|\M 

»  Et  BOIll    ces   vertUfl   contre   ers    rrsislcnees  tellement  DlOdé 

réel,  atrempéea  el  accordées  que  les   mouvemens  sont   faiz 

sans  violence. 

»  Et  excepté  la  violence,  e'esl  aucuiicmcril  semblable  quant 
un  homme  a  fait  une  horloge,  et  le  lesse  aller  cl  estre  mcii  par 
sov  ;  au\i  lessa  Dieu  les  cielz  estre  meus  continuellement 
selon  les  proporcions  que  les  vertus  motives  ont  aux  résister)  - 
ces  et  selon  l'ordrenance  establic. 

o  Et  pourec,  quant  le  Prophète  eut  dit  de  Dieu:  Laudalc  eum 
cssli  cœloram,  il  dist  après:  Statuit  ea  in  œternam,  el  in  sxculum 
sœculi  prœcepturn  posait,  et  non  prœteribit.  » 

Simple  Maître-ès-Arts,  Jean  Buridan  avait  humblement 
soumis  son  hypothèse  au  jugement  de  «  Messieurs  les  Théolo- 
giens ».  Par  la  bouche  de  Nicole  Oresme,  les  Théologiens1 
déclarent  cette  hypothèse  recevable. 

L'hypothèse  de  Yimpetas  est  mise,  en  l'École  de  Paris,  à  la 
base  de  la  théorie  du  mouvement  des  projectiles.  Nous  savons 
comment  cette  théorie  a  été  développée  par  Jean  Buridan2, 
dont  Albert  de  Saxe  semble  avoir  été,  sur  ce  point,  le  très 
fidèle  disciple;  Oresme  s'écarte  davantage,  en  quelques  pro- 
blèmes, de  la  tradition  du  philosophe  de  Béthune;  rapportons 
d'abord  le  texte3  qui  nous  fait  connaître  son  opinion;  nous 
indiquerons  ensuite  les  remarques  qu'il  suggère  : 

«  Pour  ce  proprement  entendre,  l'an  doit  savoir  que  des 
mouvemens  localz  qui  ont  commencement  ou  fin  sont  quatre 
manières. 

»  Les  uns  sont  purement  naturelz,  si  comme  quant  la 
chouse  pesante  descent  de  hault  en  bas. 

»  Les  autres  purement  viollens,  si  comme  quant  chouse 
pesante  monte  en  hault. 

»  Les  autres  sont  viollens  et  non  pas  purement,  si  comme 

i.  Oresme  avait,  à  Paris,  enseigné  la  Théologie  et  commenté  les  Sentences  de 
Pierre  Lombard.  En  effet,  au  chapitre  même  que  nous  venons  de  citer,  il  écrit: 
«  Si  comme  J'ay  monstre  pieta  sur  Sentences...  »  (Nicole  Oresme,  Traité  du  Ciel  et  du 
Monde,  livre  il,  chapitre  II;  ms.  cit.,  fol.  4i,  col.  d.) 

2.  Jean  I  Buridan  (de  Béthune)  et  Léonard  de  Vinci,  IV:  La  Dynamique  de  Jean 
Buridan. 

3.  Nicole  Oresme,  Traité  du  Ciel  et  du  Monde,  livre  II,  chapitre  XIII;  ms.  cit., 
fol.  66,  coll.  c  et  d,  fol.  O7,  coll.  a,  b  et  c. 


356  ETUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

quant  une  chose  est  gettée  ou  traicte  en  travers,  si  comme 
seroit  une  saecte1. 

»  Les  autres  sont  par  vertu  de  beste  ou  de  homme,  si  comme 
aller,  voiler,  noer. 

»  Les  premiers  ou  le  premier  qui  est  pur  naturel  va  toziours 
en  efforcent  et. en  cressence  de  isnelleté,  si  les  autres  chouses 
sont  pareilles,  si  comme  quant  une  pierre  descent  tout  droit 
par  l'aer. 

»  Le  secunt,  si  comme  quant  d'une  saecte  traicte  droit  en 
haut,  va  au  commencement  en  efforcent  et  vers  la  fin  en 
affebliant  et  retardant. 

»  Et  le  tiers  auxi,  fors  que  il  va  plus  longuement  en  effor- 
sant,  et  est  sa  grant  vertu  ou  force  plus  loing  du  commence- 
ment que  en  celuy  qui  est  pur  viollent. 

»  Et  le  quart  est  plus  fors  vers  le  milieu. 

»  Et  pour  entendre  les  causes  de  ces  chouses,  je  di  première- 
ment que  tout  mouvement  de  chose  pesante  ou  légière 
quelconques,  il  soit  commencé  en  efforsant  tellement  que 
quelconque  degré  de  isnelleté  soit  en  luy,  il  convient  que  il 
eust  devant  mendre  isnelleté,  et  mendre  oultre  toute  propor- 
tion, et  est  ce  que  l'an  seul  appeler:  Commencer  a  non  gradu, 

»  Et  la  cause  est  en  général,  car  les  excès  de  la  vertu  motive 
sur  la  résistence  ou  Taplicacion  d'elle  à  la  résistence  ne 
peuvent  estre  faictes  soudainement,  mes  convient  que  telles 
chouses  soient  faictes  partie  après  autre,  et  chascune  partie 
auxi,  et  rien  n'en  peus  estre  fait  soudainement. 

»  Et  se  aucun  obiçoit  de  ce  que  si  aucune  pesante  meulle 
descendoit  et  trouvast  en  sa  voie  une  feuve  ou  une  petite  pierre 
reposante  soubs  soy,  cette  meule  commenceroit  à  mouvoir 
cette  pierre  par  certain  et  grant  degré  de  isnelleté,  et  non  pas 
a  non  gradu. 

»  Je  respon  et  di  que  par  aventure  seroit  elle  meue  plus 
tardifvement  que  la  meulle  vers  ce  commencement,  et  com- 
menceroit a  non  gradu  avant  que  la  meulle  la  touchast. 

»  Et  pousé  que  elle  commençast  à  certain  degré,  ce  ne 
seroit  pas  contre  ce  que  dit  est,  car  ceste  pierrette  conioincte 

i.  Saecte  ==  flèche  (sagitta). 


DOMINIQUE    80TO    BT    LA    8COLA8TIQUE    PARIStElflfl 

à  la  meulle  l'ait  un  corps  mobille  ouvecques  elle,  el  LU 
meisme  mouvement  est  du  tout  et  de  sa  partie,  et  cest  mouve 
ment  commença  tout  a  non  (jnulu  pour  les  causes  dessus  dictes. 

»  Item,  par  l'acroissement  de  eeste  isnelleté  est  acquise  et 
causée  en  la  chouse  mue  une  qualité  motive  novelle,  laquelle 
nous  povons  nommer  force  ou  rèdeur  ;  et  cestc  qualité  ou 
rèdeur  fait  aide  en  mouvement  naturel,  et  meut  la  chouse 
meue  viollentcment  quant  elle  est  séparée  du  premier  moteur 
ou  mottif. 

»  Item,  la  génération  de  ceste  qualité  ou  rèdeur  croist  et 
enforce  toziours  tant  comme  l'acressement  de  l'isnelleté  croist 
et  efforce;  et  quant  l'acroissement  de  l'isnelté  afaiblist,  non 
obstant  que  tel  acressement  dure  auxi,  appetice  l'acroissement 
de  ceste  qualité,  non  obstant  qu'elle  cresse1. 

»  Et  pour  ce,  mouvement  viollent  a  trois  estaz  ou  trois  parties. 

»  Une  est  quant  la  chouse  meue  est  conioincte  ouvecques 
l'instrument  qui  fait  la  viollence,  et  lors  le  isnelleté  va  en 
cressant,  et  la  génération  ou  cressement  de  isnelleté2  va  aussi 
en  cressant,  se  il  n'y  a  empeschement  par  accident;  et  par  ce 
que  dit  est,  s'ensuit  que  l'acressement  de  ceste  quallité  ou 
rèdeur  va  auxi  en  cressant. 

»  Secondement,  quant  la  chouse  meue  viollentement  est 
séparée  de  tel  instrument  ou  premier  motif,  encor  va  isnelté 
en  cressant;  mes  la  généracion  ou  forcement  ou  cressence  de 
ceste  isnelleté  vient  en  appétissant  et  finablement  cesse;  et 
lors  le  isnellté  ne  croist  plus,  ne  celle  qualité  ou  rèdeur3. 

»  Et  commence  le  tiers  estât;  et  lors,  la  qualité  naturelle  de 
la  chouse  meue,  si  comme  est  pesanteur,  fait  appeticer  ceste 
qualité  ou  rèdeur  qui  enclinoit  contre  le  movement  naturel  de 
la  chouse,  et  va  le  mouvement  en  retardant  et  la  viollence  en 
appétissant,  et  finablement  cesse. 

»  Et  par  ceste  manière,  et  non  par  autre  quelconque,   l'an 


i .  Ce  passage  doit  se  comprendre  ainsi  :  Non  seulement  Vimpetus  croît  en  même 
temps  que  la  vitesse  du  mobile,  mais  la  vitesse  avec  laquelle  croît  Vimpetus  augmente 
ou  diminue  en  même  temps  que  l'accélération  du  mobile  augmente  ou  diminue. 

2.  C'est-à-dire  l'accélération. 

3.  Traduite  en  langage  moderne,  cette  phrase  devient  :  c  la  vitesse  et  Vimpetus 
atteignent,  chacun,  leur  valeur  maximum  lorsque  l'accélération  s'annule.  » 


358  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

peut  rendre  cause  de  toutez  les  apparences  et  de  toutez  les 
expériences  que  l'an  voit  en  mouvemens  viollens,  soit  droit 
en  haut  ou  droit  en  bas  ou  en  travers  ou  circulaires,  quant 
à  leur  isnelleté  ou  tardifveté,  et  réflexion  et  retour,  et  quant 
à  telles  toutez  chouses  desquelles  l'en  ne  peut  assigner  autre 
cause  suffisante,  si  comme  J'ay  autrefoiz  déclairé  plus  à  plain. 

»  Item,  par  ce  appert  que  le  coup  d'une  chouse  gettée  ou 
traicte  est  plus  grant  non  pas  ou  commencement  du  mouve- 
ment ne  en  la  fin,  et  pourquoy  aucunes  foiz  près  du  commen- 
cement, si  comme  de  ce  qui  est  traict  droit  en  haut,  et  aucunez 
foiz  plus  loing  du  commencement  et  plus  vers  le  milieu,  si 
comme  de  ce  qui  est  traict  en  travers;  car  le  coup  est  plus 
fort  là  où  l'isnelleté  est  plus  grande. 

»  Item,  et  pourquoy  une  chouse  qui  est  compacte  et  plus 
pesante,  si  comme  pierre  ou  fer  ou  plum,  donne  plus  fort  coup 
et  plus  fort  ject  que  une  moins  compacte,  si  comme  seroit  drap 
ou  laine,  car  la  cause  est  pour  ce  que  telle  chouse  compacte 
reçoit  plus  l'impression  de  ceste  qualité  nouvelle  qui  fait  la 
cressence  de  l'isnelleté,  comme  dit,  que  ne  fait  autre  chose. 

»  Item,  et  pourquoy  la  chouse  qui  peut  estre  jectée  par  une 
vertu  mieux  que  quelconque  autre  chouse  est  de  certain  pois, 
tellement  que  la  vertu  ne  porroit  si  bien  gecter  plus  pesante 
ne  moins  pesante;  et  auxi  pourquoy  plus  grande  vertu  requiert 
chouse  plus  pesante  quant  au  mieulx  getter,  et  mendre  vertu, 
moins  pesante. 

»  Et  la  cause  est  :  car  si  la  chose  est  trop  petite  ou  trop 
légière,  elle  ne  peut  tant  recevoir  de  celle  impression  ou 
qualité  nouvelle  que  j'ay  devant  nommée  rèdeur. 

»  Et  si  la  chouse  gettée  est  trop  pesante,  la  vertu  ne  peut  faire 
grant  violence  a  si  grant  pesanteur,  et  pour  ce,  qui  veult  très 
bien  gecter  une  chouse,  il  convient  que  la  vertu  qui  giecte  et 
la  chouse  soient  deuement  proporcionnées  une  avec  l'autre. 

»  Item,  en  mouvement  naturel,  si  comme  quant  une  pierre 
descent,  ceste  qualité  est  toziours  conioincte  ouvecques  la 
pesanteur  naturelle,  et  c'est  la  cause  pourquoy  la  généracion 
de  l'isnelté  et  de  ceste  qualité  viennent  toziours  en  cressant, 
car  la  pesanteur  et  la  nouelle  qualité  tendent  à  un  terme. 


DOMINIQUE    son»    11    i\    SC0LA8T1QU1     PARISIENNE 

»  Ifrm,  et  pour  ce  dit  Aiisioie,  ou  xmu'  chapitre,  que  si  une 
chouse  pesante  descendoit  toziours  sans  lin,  L'isnelleté  d'elle 
croistroit  toziours  sans  fin,  et  auxi  La  pesanteur  d<:  elle. 
Et  par  cestc  pesanteur  doit  estre  entendue  ceste  qualité  nouelle, 
car  elle  est  connue  pesanteur  accidentelle,  pource  que,  en  ce 
cas,  elle  encline  à  descendre,  combien  que,  en  autre  cas,  elle 
enelinast  en  haut  ou  en  travers  ou  autrement. 

o  Or  avons  doneques  que  nul  mouvement  de  chouse  pesante 
ou  légière  ne  peut  estre  régullicr  du  tout,  car  il  est  moins  isnel 
au  commencement  que  après;  combien  que  il  soit  possible, 
au  moins  selon  ymagination,  que  la  vertu  mottive  et  la  rési- 
stance soient  tellement  propoi données  et  modérées  que  aucune 
partie  de  tel  mouvement  seroit  régulière,  non  obstant  celle 
qualité  dessus  dicte.  » 

Comparée  à  la  doctrine  de  Buridan,  la  doctrine  d'Oresme, 
telle  que  ce  texte  la  présente,  offre  avec  celle-là  de  nombreuses 
analogies;  mais  elle  offre  aussi  une  différence  qui  met  au 
compte  d'Oresme  la  reprise  d'une  grave  erreur  abandonnée 
par  ses  prédécesseurs. 

Aristote  croyait  que  la  vitesse  d'un  projectile  continue  de 
croître  pendant  un  certain  temps  après  que  ce  corps  a  quitté 
la  main  ou  l'instrument  qui  l'a  lancé.  Albert  le  Grand  et 
Saint  Thomas  d'Aquin  n'avaient  pas  hésité  à  recevoir  cette 
opinion  erronée  du  Stagirite1. 

Buridan  et  Albert  de  Saxe  avaient  eu  la  prudence  de  passer 
sous  silence  cette  prétendue  accélération  initiale  du  mouve- 
ment des  projectiles;  on  peut  penser  qu'ils  n'y  croyaient  pas. 

Oresme  y  croyait  si  bien  qu'il  ne  s'est  pas  contenté  d'en 
affirmer  la  réalité  dans  le  passage  que  nous  venons  de  rap- 
porter; ailleurs,  après  avoir  cité  ce  texte  d' Aristote2  :  «Une 
chose  pesante  ne  seroit  pas  meue  plus  isnelment  en  la  fin  du 
mouvement  que  au  commencement  se  elle  estoit  meue  par 
violence  et  par  trusion,  car  toutes  choses  meues  par  violence 

i .  Bernardino  Baldi,  Boberval  et  Descartes,  I  :  Une  opinion  de  Bernardino  Baldi 
touchant  les  mouvements  accélérés  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus 
et  ceux  qui  Vont  lu,  IV;  première  série,  pp.  137-139). 

1.  Nicole  Oresme,  Traité  du  Ciel  et  du  Monde,  livre  I,  chapitre  xviii;  ms.  cit., 
fol.  19,  coll.  b  et  c. 


360  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

sont  meues  plus  tardivement  quand  elles  sont  plus  loing,  » 
il  ajoute  ceci  :  «  C'est  assavoir  vers  la  fin  du  mouvement;  car 
vers  le  commencement,  leur  isnelté  va  en  croissant,  si  comme 
d'un  dart  ou  d'un  vireton,  comme  il  est  meu  par  violence, 
et  est  une  distance  certaine  où  l'isnelté  est  la  plus  grande, 
et  illuec  seroit  le  plus  grant  coup;  et  après,  l'isnelté  va  en 
appétissant.  » 

En  accordant  à  ce  phénomène  imaginaire  sa  confiance  très 
autorisée,  Oresme  l'a,  semble-t-il,  accrédité  en  l'enseignement 
parisien;  aussitôt  après  lui,  nous  voyons1  Marsile  d'Inghen 
s'efforcer  d'expliquer  comment  Yimpetus,  en  se  distribuant  de 
meilleure  manière  au  sein  du  mobile,  commence  par  accélérer 
la  marche  de  ce  corps. 

Ce  fut,  il  faut  bien  le  reconnaître,  un  fâcheux  service 
qu'Oresme  rendit  par  là  au  progrès  de  la  Dynamique. 
Convaincus  que  la  vitesse  d'un  mobile  continuait  à  croître 
après  l'instant  de  la  projection  et,  d'autre  part,  mécontents  de 
la  théorie  visiblement  insuffisante  de  Marsile  d'Inghen,  les 
mécaniciens  cherchèrent  quelque  autre  explication  de  ce 
phénomène,  dont  la  réalité  leur  semblait  hors  de  doute;  ils 
furent  ainsi  conduits  à  mettre  sur  le  compte  de  l'ébranlement 
de  l'air  cette  prétendue  accélération  initiale  du  projectile  ;  puis, 
tout  naturellement,  ils  furent  tentés  d'attribuer  à  la  même 
cause  l'accélération  qui  se  produit  très  réellement  en  la  chute 
d'un  corps  grave  ;  ils  en  vinrent  de  la  sorte  à  méconnaître 
l'heureuse  et  féconde  explication  de  cette  accélération  que  l'on 
pouvait  la  lire  dans  les  écrits  de  Jean  Buridan,  d'Albert  de  Saxe 
et  de  Nicole  Oresme  lui-même.  Nous  avons  vu  comment  cette 
tendance  malheureuse,  à  laquelle  le  Doyen  de  Rouen  avait 
communiqué  un  regain  de  puissance,  a  pu  entraîner  d'abord 
Léonard  de  Vinci2,  puis  Tartaglia,  Cardan3  etDominique  Soto4. 

i.  Jean  I  Buridan  (de  Béthuae)  et  Léonard  de  Vinci,  V  :  Que  la  Dynamique  de 
Léonard  de  Vinci  procède,  par  l'intermédiaire  d'Albert  de  Saxe,  de  celle  de  Jean 
Buridan.  —  En  quel  point  elle  s'en  écarte  et  pourquoi. —  Les  diverses  explications  de 
la  chute  accélérée  des  graves  qui  ont  été  proposées  avant  Léonard. 

2.  lbid. 

3.  La  tradition  de  Buridan  et  la  Science  italienne  au  xvi*  siècle,  V  :  Comment, 
au  xvi*  siècle,  la  Dynamique  de  Jean  Buridan  s'est  répandue  en  Italie. 

l\.  Voir  S  VF  :  La  Dynamique  de  Jean  Buridan  et  la  Dynamique  de  Soto, 


DOMINIQUE    BOTO    BT    LA    BCOLAS miumi.sm  >*',  i 


XV 

Le  centre  de  gravité  de  la  terre  et  le  centre  du  Mon  m 

La  terre  n'a  pas  partout  la  même  densité,  en  sorte  que  son 
centre  de  gravité  ne  coïncide  pas  avec  son  centre  de  grandeur. 

La  terre  entière  est  en  repos  lorsque  son  centre  de  gravité 
coïncide  avec  le  centre  du  Monde;  partant,  la  surface  qui  la 
termine  n'est  pas  partout  équidistante  au  centre  du  Monde. 
Gomme  l'eau  est  terminée  par  une  surface  sphérique  concen- 
trique au  Monde,  une  partie  de  la  terre,  celle  qui  est  la  moins 
dense,  peut  émerger,  tandis  que  la  partie  la  plus  dense  est 
recouverte  par  les  eaux. 

Les  déplacements  de  poids  que  diverses  causes  et,  en  parti- 
culier, l'érosion  des  rivières,  produisent  à  la  surface  de  la 
terre,  déterminent  un  continuel  changement  de  position  du 
centre  de  la  gravité  terrestre;  la  terre  se  meut  donc  sans  cesse 
afin  que  son  centre  de  gravité  regagne  le  centre  du  Monde. 

Par  ces  mouvements  incessants,  mais  très  lents,  les  conti- 
nents et  les  mers  changent  de  place  ;  les  parties  de  la  terre  qui 
sont  actuellement  submergées  finiront  par  émerger  et  inver- 
sement. En  outre,  les  parties  centrales  de  la  terre,  au  bout  de 
longs  siècles,  parviendront  à  la  surface. 

Ces  propositions  qu'Albert  de  Saxe  a,  sinon  imaginées,  du 
moins  formellement  enseignées,  ont  pris  une  importance 
extrême  en  l'enseignement  de  la  Scolastique  parisienne;  elles 
ont  vivement  attiré  l'attention  de  ceux  que  séduisait  cette 
Scolastique  et,  particulièrement,  de  Léonard  de  Vinci,  qui  en 
a  déduit  toute  sa  Géologie1  ;  Soto  ne  les  a  pas  ignorées2. 

Or,  ces  propositions,  nous  les  retrouvons  toutes  dans  les 
écrits  d'Oresme;  si  elles  n'y  sont  pas  toujours  affirmées  d'une 


i.  Léonard  de  Vinci  et  les  origines  de  la  Géologie,  XI  :  Léonard  de  Vinci  (Études  sur 
Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  XII:  seconde  série,  pp.  33s  seqq.), 
3,  Voir  $  V  :  L'équilibre  de  la  terre  et  des  mers. 


36  2  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

manière  catégorique,  si  certaines  d'entre  elles  sont  marquées 
d'un  accent  de  doute,  ce  doute  est  de  ceux  qui  ont  également 
fait  hésiter  Albert  de  Saxe  ;  mais  souvent  l'hésitation  sera  plus 
puissante  en  l'esprit  du  docteur  normand  qu'en  l'esprit  du 
maître  allemand. 

Voici,  d'abord,  au  Traité  de  la  Sphère1,  un  bref  résumé  de 
toute  la  doctrine  : 

«  Après  la  terre  est  l'eau  ou  la  mer,  mais  elle  ne  couvre  pas 
toute  la  terre;  car  aulcune  partie  de  la  terre  n'est  pas  de  si 
pesante  nature  comme  l'aultre.  Ainsi  comme  nous  voions  que 
estaing  ne  poise  pas  tant  comme  plomb.  Et  pource,  la  partie 
moins  pesante  est  plus  haulte  et  plus  loing  du  centre;  et  des- 
couverte d'eau  ;  affîn  que  les  bestes  y  puissent  vivre  ;  et  est 
ainsi  comme  la  face  et  le  visaige  de  la  terre,  tout  descouvert; 
fors  que  parmy  y  a  aulcunes  petites  mers,  braz  de  mer  et 
fleuves  ;  et  tout  le  demourant  est  ainsi  comme  enchaperonné, 
vestu  et  affublé  de  la  grant  mer.  » 

Au  Traité  du  Ciel  et  du  Monde,  cette  courte  indication  va  se 
trouver  développée  et  complétée,  de  telle  sorte  que  toutes  les 
parties  de  la  théorie  d'Albert  de  Saxe  nous  soient  successi- 
vement présentées. 

Voici,  d'abord,  l'énoncé  du  principe  sur  lequel  repose  cette 
théorie2  : 

«  Le  centre  du  monde  est  le  lieu  de  la  terre  et  de  toute  la 
masse  des  choses  pesantes,  car  telle  masse  est  là  où  elle  doit 
estre,  et  en  son  propre  lieu  naturel,  parce  que  le  centre  de  sa 
pesanteur  est  en  milieu  du  monde,  et  que  tel  centre  et  le  centre 
du  monde  sont  un  mesme  point,  combien  que  ceste  masse  soit 
ou  fust  environnée  et  contenue  de  eaue  ou  de  air  ou  de  tous 
deux.  » 

Est-ce  le  centre  de  gravité  du  seul  élément  terrestre  ou  bien 
le  centre  de  gravité  de  toute  la  masse  pesante  qui  se  doit 
trouver  au  centre  du  Monde?  Albert  de  Saxe  avait  hésité  entre 


i .  Le  Traicté  de  la  Sphère,  translaté  de  latin  en  françois  par  Maistre  Nicole  Oresme. 
Ghap.  I  :  De  la  figure  du  monde  et  de  ses  parties  principales. 

a.  Nicole  Oresme,  Traité  du  Ciel  et  du  Monde,  livre  I,  cli.  xvn;  ms.  cit.,  fol.  i5, 
col.  b. 


DOMINIQUE    son»    1:1     i..\    SGOL ASTIQUE    PAEWIEKlfl  363 

ces  deux  partis  avant  de  choisir  le  second1.  Jean  de  Jandun 
avait  déjà  écrit  quelques  lignes  qui  semblaient  avoir  trait  à  ce 

débat*,  et  Thémon,    le  fils  du  Juif,   lavait    nettement   défini3 
avant  de  prendre  le  même  parti  qu'Albert  de  Saxe. 

C'est  vers  l'autre  parti  qu'Oresme  semble  peneber  dans  le 
passage  que  nous  venons  de  citer,  et  plus  encore  dans  celui-ci, 
qui  en  est  tout  proche ^  : 

«  Et  selon  ce,  non  pas  seulement  les  parties  de  terre  qui  est 
élément,  mes  toutes  choses  pesantes  tendent  à  un  lieu  telle- 
ment et  afin  qu'elles  soient  coniointes  et  unices  à  toute  la 
masse  de  la  pesanteur,  de  laquelle  le  centre  du  monde  soit 
milieu  et  centre.  » 

Cette  théorie,  Oresme  ne  paraît  pas  s'y  être  arrêté  d'une 
manière  définitive;  il  semble  l'avoir  abandonnée  pour  expli- 
quer, comme  le  faisaient  Albert  de  Saxe  et  Thémon,  l'équilibre 
de  la  terre  et  des  mers;  c'est,  en  effet,  cette  explication  qu'il 
indique  au  Traité  de  la  Sphère;  c'est  elle  qu'il  expose  plus 
complètement  dans  le  passage  suivant  du  Traité  du  Ciel  et  du 
Monde^: 

«  Je  di  que,  en  cest  propos,  trois  centres  sont  à  considérer, 
c'est  assavoir  le  centre  du  munde,  le  centre  de  la  quantité  de 
la  terre  et  le  centre  de  la  pesanteur;  mes  si  elle  estoit  vers  une 
partie  de  pur  or  et,  vers  l'autre,  fust  mixtionnée  de  plus  légier 
mestal,  le  centre  et  le  milieu  de  sa  pesanteur  ne  seroient  pas 
le  centre  de  sa  quantité  ;  ce  centre  de  sa  pesanteur,  et  ce  seroit 
le  centre  du  munde.  » 

En  un  passage  que  le  copiste  a  sans  doute  omis  de  repro- 
duire, le  Doyen  du  chapitre  de  Rouen  examinait,  l'hypothèse 
où  le  centre  de  grandeur  et  le  centre  de  gravité  de  la  terre 
coïncideraient  entre  eux  et,  partant,  avec  le  centre  du  Monde  ; 
il  poursuivait  en  ces  termes  : 

i.  Albert  de  Saxe  et  Léonard  de  Vinci,  II  :  Quelques  points  de  la  Physique  d'Albert 
de  Saxe  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  Vont  lu,  1  ;  première 
série,  pp.  i4-i5). 

2.  P.  Duhem,  Les  origines  de  la  Statique,  t.  H,  p.  i5. 

3.  Ibid.,  p.  5i. 

4.  Nicole  Oresme,  loc.  cit. 

5.  Nicole  Oresme,  Traité  du  Ciel  et  du  Monde,  livre  II,  chapitre  xxxi;  ms.  cit., 
fol.  9^,  coll.  c.  et  d. 


364  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

«  Et  doncques  une  partie  quelconque  de  sa  superfice  ne 
seroit  pas  plus  basse  que  l'autre  et,  par  conséquent,  il  s'ensui- 
vroit  qu'elle  feust  toute  couverte  de  eaue,  ce  n'estoit  par 
aventure  le  copeau  d'une  haute  montaigne. 

»  Et  pource  qu'il  n'est  pas  ainsi,  il  s'ensuit  que  la  terre  est 
dessemblable  selon  ces  parties,  tellement  que  en  la  partie  qui 
est  descouverte  d'eaue  n'est  pas  si  grande  pesanteur  comme 
en  l'autre,  pour  ce,  par  aventure,  que  ce  n'est  pas  terre  pure, 
mes  a  en  elle  mixtion  d'autres  ellémens  ;  et  Dieu  et  nature  ont 
ordrené  qu'elle  soit  descouverte  afin  que  les  hommes  et  les 
bestes  y  peussent  habiter;  et  pour  ce,  ceste  partie  est  la  plus 
noble  et  est  auxi  comme  le  devant  et  la  face  ou  visaige  de  la 
terre;  et  le  demorant  ou  l'autre  partie  est  enveloppée  d'eau  et 
vestu  et  covert  de  mer  auxi  comme  d'un  chaperon  ou  d'une 
coeffe;  et  de  ce  dit  l'Escripture  :  Abyssus  sicut  vestimentum 
amictus  ejus.  Et  le  centre  de  la  grandeur  de  la  quantité  de  la 
terre  [est  A]  ;  et  le  centre  de  sa  pesanteur  est  plus  bas,  ou  centre 
du  monde,  en  droit  B,  si  comme  l'en  peut  ymaginer  en  figure1  ; 
et  la  superfice  de  la  mer  est  concentrique  au  munde,  et  ont  un 
meisme  centre  le  munde  et  la  mer. 

»  Et  parce  que  dit  est,  s'ensuit  que  si  Dieu  et  nature  faisoient 
que  la  terre,  vers  la  partie  habitable,  devenist  et  fust  faicte 
auxi  pesante  comme  elle  est  vers  l'autre  partie,  ou  que  la 
pesanteur  de  celle  autre  partie  appetiçast  tant  que  toute 
la  terre  fust  uniforme  et  de  semblable  pesanteur  en  toutes 
ses  parties,  il  conviendroit  que  la  partie  qui  est  habitable 
descendist  et  que  toute  la  terre  fust  plungée  en  la  mer  et 
toute  coverte  d'eaue,  auxi  comme  un  homme  queuvre  son 
visage  de  son  chapeau,  et  ainsi  porroit  estre  un  déluge,  et 
sanz  plue. 

» Je  suppose  que  les  élémens  naturelment  pevent,  selon 

leurs  parties,  croistre  et  appeticer  par  généracion  ou  corrup- 

cion Et  doncques,   posé  que  par  telle  généracion    feust 

faicte  addicion  notable  en  aucune  partie  de  terre,  si  comme, 
pour  exemple,  en  la  partie  où  nous  sommes,  soubs  le  méridian 

i.  Dans  le  manuscrit  que  nous  avons  consulté,  les  figures  n'ont  pas  été  tracées; 
les  places  qui  leur  étaient  réservées  sont  demeurées  blanches, 


D0MIÎUQ1  l     -<»i«»    il    LA    8GOLA8TIQ1  i.    l'WUMi  \\i 

ou  ligne  du  mydi,  et  soit  celle  partie  de  terre  signée  par  li;  ou 
que,  par   oorrupcion,   feust   faicte   diminucion  en    la    partie 

opposite;  Je  di  que  cest  fait,  il  appert  par  Aristoi.e,  ou  chapitre 
précédent,  que  le  lieu  où  nous  sommes,  appelé  B,  descendroit 

vers   le   centre    du    munde,    appelé   A,    si    comme    l'en    peut 
ymaginer  en  figure.  » 

La  moindre  addition  de  poids  à  l'un  des  hémisphères 
sufïira-t-elle  à  déterminer  un  semblable  mouvement  de  la  terre? 
A  cette  question,  voici  la  réponse1  : 

u  Si  l'aer  ne  estoit,  qui  résiste  au  mouvement  de  la  terre,  si 
très  petit  de  terre  ou  d'autre  chouse  pesante  ne  porroit  estre 
adioustée  ou  engendrée  d'une  part  de  la  terre  plus  que  d'autre, 
qu'elle  ne  feust  aucun  petit  meue  tant  que  le  centre  de  la 
pesanteur  feust  ou  centre  du  munde. 

»  Mes  pour  ce  que  l'aer  résiste  au  movement  de  la  terre,  une 
petite  addicion  ne  la  peut  faire  movoir;  mes  elle  porroit  bien 
estre  si  grande  qu'elle  seroit  plus  forte  que  la  résistance  de 
l'aer  qui  contient  la  terre;  et  lors,  pour  certain,  la  terre  seroit 
meue  toute  ensemble  tant  que  le  milieu  de  sa  pesanteur  fust 
ou  centre  du  munde.  » 

Albert  de  Saxe,  lui  aussi,  s'était  inquiété2  de  l'obstacle  que 
la  résistance  de  l'atmosphère  pourrait  apporter  aux  petits  mou- 
vements du  globe,  causés  par  des  déplacements  de  poids  à  la 
surface  ;  il  s'était,  à  cet  égard,  exprimé  dans  les  termes 
qu'Oresme  vient  d'employer. 

Àristote  tenait  que,  dans  le  monde  sublunaire,  tout  est 
soumis  à  la  génération  et  à  la  destruction;  il  tenait  aussi  qu'un 
élément  ne  se  corrompt  point  s'il  ne  se  trouve  au  contact  d'un 
autre  élément  doué  d'une  qualité  contraire.  Gomment  concilier 
ces  deux  affirmations  ?  Les  parties  centrales  de  l'élément 
terrestre  sont  soustraites  au  contact  de  tout  autre  élément;  il 
semble  donc  qu'elles  ne  se  puissent  jamais  corrompre. 

En   sa   théorie    des    mouvements    incessants    de   la   terre, 

i.  Nicole  Oresme,  Traité  du  Ciel  et  du  Monde,  livre  II,  ch.  XXX;  ms.  cit.,  fol.  g3, 
coll.  c.  et  d- 

a.  Léonard  de  Vinci  et  les  origines  de  la  Géologie,  XII:  Léonard  de  Vinci  et  la  tra- 
dition parisienne  en  Italie  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui 
Vont  lu,  XII  ;  seconde  série,  p.  345). 


366  ETUlJÈS    SUR    LÉONARD    DE    VINCi 

Albert  de  Saxe  avait  trouvé  une  réponse  à  cette  embarrassante 
question  : 

«La  terre  qui  est  maintenant  au  centre,  »  disait-il1,  «viendra 
un  jour  à  la  surface  et,  partant,  au  lieu  où  elle  se  corrompt; 
et,  en  effet,  de  ce  que  certaines  particules  terrestres  sont 
constamment  entraînées  par  les  fleuves  qui  s'écoulent  vers  la 
mer,  il  en  résulte  que  la  terre  devient  sans  cesse  plus  lourde 
en  l'hémisphère  opposé  au  nôtre,  tandis  qu'en  celui-ci,  elle 
s'allège  sans  cesse;  ainsi  le  centre  de  gravité  de  la  terre 
change  continuellement  de  place;  ce  qui,  à  un  certain  instant, 
était  centre  de  la  terre  est  constamment  poussé  vers  la  surface 
et  parviendra  un  jour  à  cette  surface  de  la  terre.  y> 

Nicole  Oresme  connaît  cette  solution  proposée  par  Albert  de 
Saxe,  mais  il  ne  paraît  pas  en  être  entièrement  convaincu. 

«  Et  donques,  »  écrit  le  Doyen  du  chapitre  de  Rouen2,  «  peut 
estre  que  la  terre  en  aucun  costé  de  elle  soit  corrompue  et 
apetissée,  et  l'autre  costé  ou  partie  soit  creue,  et  ainsi  elle 
pèsera  plus  d'un  costé  que  d'aultre.  Et  quant  ce  sera  notable- 
ment, il  conviendra  que  la  masse  toute  de  la  terre  se  meuve 
tellement  que  le  centre  de  la  pesanteur  de  elle,  lequel  estoit 
hors  du  centre  du  munde  pour  la  mutacion  dessus  dicte, 
viègne  ou  centre  du  munde,  et  ainsi  la  partie  de  terre  qui 
estoit  ou  centre  se  traira  vers  la  circonférence,  et  par  sembla- 
ble transmutacion  en  un  aultre  temps  s'aprochera  encore  plus 
de  la  circonférence;  et  ainsi  par  procès  de  temps  cette  partie 
qui  était  ou  centre  vendra  vers  la  circonférence  siques  au  lieu 
où  sunt  faites  altéracion  et  corrupcion,  et  sera  corrumpue,  et 
ainsi  des  aultres  parties  de  terre  par  long  procès  de  temps  et 
par  moult  de  milliers  d'ans.  » 

Après  avoir  exposé  en  ces  termes  la  thèse  d'Albert  de  Saxe, 
Oresme  nous  fait  connaître  ses  doutes3  : 

«  Je  di  que  c'est  une  belle  ymagination  que  J'ay  aultre  foys 
pensée;  mais  l'en  peut  dire  que  elle  prouve  possibilité  et  ne 

i.  Quaestiones  subtilissimœ  Magistri  Alberti  de  Saxonia  in  libros  de  generatione  et 
corruptione  Aristotelis.  In  lib.  II  qua3st.  VI. 

2.  Nicole  Oresme,  Traité  du  Ciel  et  du  Monde,  livre  I,  chap.  xxxvi;  ms.  cit., 
fol.  34,  col.  d,  et  fol.  35,  col.  a. 

3.  Ibid.,  fol.  35,  coll.  c  et  d. 


DOMINIQUE!   80TO    i:-!'    LA    9COLA8TIQUË   I'\ii!mi\m  .;».- 

arguë  pas  aécessitéde  la  corrupcion  de  la  terre  (jui  est  vers  l<' 
centre;  car,  posé  <j u<;  la  partie  qui  est  maintenant  au  centre 
issist  du  centre  selon  celle  imagination,  enoor  i  porroil  elle 
retorner  par  semblable  manière,  car  il  n'est  pas  vraisem 
blablc  que  tel  apetissement  de  la  masse  de  la  terre  soit  tous 
jours  d'une  part  et  de  un  costé  et  L'acroissement  toujours 
d'autre. 

»  Et  donques  quant  l'acroissement  sera  d'autre  partie, 
celle  portion  de  terre  qui  estoit  issue  et  eslongnée  du  centre  se 
tournera  vers  le  centre  et  jamais  ne  vendra  siques  au  lieu  de 
corrupcion  ne  près  de  son  contraire. 

»  Et  d'autre  part,  se  toute  la  terre  estoit  aucune  foiz  ainsi 
meue  comme  dit  est,  il  sembleroit  que  ce  fust  contre  ce  que 
dit  le  Prophète  à  Dieu  :  Qui  fundasti  terrant  saper  stabilitatem 
saam;  non  inclinabitur  in  sœcaloram  sœculà.  » 

A  la  vérité,  ce  texte  biblique  n'aurait,  pour  déterminer  la 
conviction  d'Oresme,  qu'un  faible  poids;  pour  éviter  l'objec- 
tion tirée  de  l'Écriture,  «  l'en  diroit  qu'elle  se  conforme  en 
ceste  partie  à  la  manière  de  commun  parler  humain,  »  ainsi 
que  le  déclare  notre  auteur1  au  sujet  du  mouvement  diurne  de 
la  terre. 


XVI 

La  pluralité  des  mondes  et  le  lieu  naturel 
selon  Nicole  Oresme. 

Nous  avons  pu  reconnaître,  par  la  lecture  des  textes  divers 
qui  viennent  d'être  cités,  d'une  part,  que  Nicole  Oresme  avait 
une  connaissance  très  exacte  de  la  théorie  du  lieu  naturel  de 
la  terre,  telle  qu'Albert  de  Saxe  l'enseignait  ;  d'autre  part, 
qu'il  ne  donnait  pas  à  cette  théorie  une  adhésion  exempte  de 
tout  doute.  Nous  allons  voir  qu'une  doctrine  tout  autre  solli- 


i.  Nicole  Oresme,  Le  traité  du  Ciel  et  du  Monde,  liv.  II,  ch.  XXV;  ms.  cit.,  fol.  89, 
col.  a.  —  Cf.  Un  précurseur  français  de  Copernic:  Nicole  Oresme  (1377)  (Revue  générale 
des  Sciences  pures  et  appliquées,  i5  nov.  1909). 


368  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

citait,  elle  aussi,  si  elle  ne  le  ravissait  pleinement,  le  consen- 
tement du  Doyen  du  chapitre  de  Rouen. 

La  doctrine  dont  nous  allons  parler  est  aussi  nettement 
antipéripatéticienne  que  la  théorie  d'Albert  de  Saxe  est  en 
harmonieux  accord  avec  la  Physique  d'Aristote  ;  elle  ne  fait 
plus  jouer  au  centre  du  Monde  aucun  rôle  en  l'explication  de 
la  gravité;  elle  admet  simplement  que  les  corps  graves  ou 
légers  tendent  à  se  disposer  en  une  masse  sphérique  dont  les 
corps  les  plus  lourds  occupent  le  centre,  tandis  que  les  moins 
lourds  résident  à  la  superficie  ;  tout  mouvement  qui  tend 
à  déranger  cet  ordre  est  violent,  tout  mouvement  qui  tend  à  le 
rétablir  est  naturel. 

De  cette  doctrine,  nous  avons  perçu  comme  une  indication, 
bien  indécise  encore,  en  analysant  la  Physique  de  Jean 
Buridan1;  nous  allons  entendre  maître  Nicole  Oresme  l'ex- 
poser avec  une  complaisance  marquée. 

C'est  le  célèbre  problème  de  la  pluralité  des  mondes  qui  lui 
donne  occasion  de  le  faire. 

La  théorie  du  lieu  naturel  fournissait  a  Aristote  son  plus 
ferme  argument  contre  la  pluralité  des  mondes.  Chaque  élé- 
ment a  un  lieu  propre  unique  vers  lequel  il  se  meut  natu- 
rellement lorsqu'il  en  a  été  écarté  par  violence.  Si  donc  des 
éléments  semblables  à  ceux  de  ce  monde-ci  se  trouvaient  aussi 
hors  de  lui,  ils  se  précipiteraient  naturellement  vers  les  lieux 
propres  que  nous  leur  connaissons,  la  terre  vers  le  centre  de 
notre  monde,  le  feu  vers  la  concavité  de  l'orbe  de  notre  Lune. 

Guillaume  d'Ockam  s'était  élevé  avec  vivacité  contre  cet 
axiome  :  A  un  élément  de  nature  donnée  convient  un  lieu 
numériquement  un.  Il  avait  tenté  de  le  ruiner  par  un  argu- 
ment2 que  Nicole  Oresme  reprend  à  son  compte3.  A  l'imitation 


i.  Jean  I  Buridan  (de  Bélhune)  et  Léonard  de  Vinci,  III  :  Que  la  théorie  du  centre  de 
gravité,  enseignée  par  Albert  de  Saie,  n'est  aucunement  empruntée  à  Jean  Buridan, 
p.  3i. 

2.  Léonard  de  Vinci  et  la  pluralité  des  mondes,  IV:  La  pluralité  des  mondes  et  la 
toute-puissance  de  Dieu.  Michel  Scot;  Saint  Thomas  d'Aquin;  Etienne  Tempier; 
Guillaume  d'Ockam  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  Vont  lu,  X; 
seconde  série,  p.  77). 

3.  Nicole  Oresme,  Traité  du  Ciel  et  du  Monde;  liv.  I,  ch.  XVI;  ms.  cit.,  fol.  i5, 
coll.  c.  et  d. 


DOMINIQUE   8OT0    BT    LA    8COLA8TIQUE    PAR18I1  UNI  16g 

de  oet  argument,  le  futur  évêque  de  Lisieux  imagine  cette 

remarque  : 

«  Et  l'on  pourroit  dire  semblablement  que  se  mie  porcion 
de  terre  estoit  entre  deux  mondes  par  équale  distance  et  se  elle 
se  peust  deviser,  une  partie  iroit  au  centre  d'un  monde  et 
l'autre  au  centre  de  l'autre  monde. 

»  Et  se  elle  ne  se  pouvoit  diviser,  elle  ne  se  mouvroit  pour 
l'indifférence  et  seroit  aussi  comme  un  fer  entre  deux  aymans 
équalz  et  équalement  [forts.  | 

»  Et  se  elle  estoit  plus  près  d'un  monde  que  de  l'autre,  elle 
tendroit  vers  le  centre  du  plus  prochain.  » 

D'ailleurs,  au  sujet  des  états  d'équilibre  qu'il  vient  de 
considérer  :  équilibre  d'une  sphère  de  feu  dont  le  centre  serait 
au  centre  du  monde,  équilibre  d'une  masse  de  terre  équi- 
distante  des  centres  de  deux  mondes,  notre  auteur  a  reconnu 
fort  clairement  qu'ils  seraient  frappés  d'instabilité  : 

«  Je  cuide  que  ce  soit  vray  si  le  cas  estoit  tel  comme  il  est 
devant  mis;  mes  il  ne  pourroit  par  nature  estre  tel  et  durer 
en  tel  estât,  par  les  variacions  ou  altéracions  ou  autres  mouve- 
mens  qui  sont  de  commun  cours;  aussi  comme  une  pesante 
espée  ne  pourroit  longuement  estre  en  estant  sus  sa  pointe.  » 

La  remarque  d'Oresme  touchant  l'équilibre  d'une  pierre 
également  éloignée  des  centres  de  deux  mondes,  Albert  de 
Saxe  l'avait  également  donnée1,  mais  à  titre  de  conséquence 
arbitraire  d'une  hypothèse  qu'il  regardait  comme  inadmissible; 
Léonard  de  Vinci  devait  un  jour  la  reprendre2. 

Parmi  les  considérations  qu'Oresme  développe  afin  d'énerver 
l'argumentation  d'Aristote  contre  la  pluralité  des  mondes, 
nous  trouvons  celles  qui  composent  une  théorie  nouvelle  de 
la  gravité  et  de  la  légèreté;  ce  sont  celles-là  que  nous  allons 
maintenant  reproduire  : 

«  Il  me  semble,  »  dit  notre  auteur3,  «  que  ces  raisons  ne 


i.  Léonard  de  Vinci  et  la  pluralité  des  mondes,  V:  La  pluralité  des  mondes  selon 
Albert  de  Saxe  (Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  Vont  lu,  X  ; 
seconde  série,  p.  82). 

2.  Loc.  cit.  :  I.  Un  texte  de  Léonard  de  Vinci  (Ibid.,  pp.  58-5g). 

3.  Nicole  Oresme,  Traité  du  Ciel  et  du  Monde,  livre  I,  ch.  XIX;  ms.  cit.,  fol.  20, 
col.  d,  et  fol.  21,  coll.  a,  b  et  c. 

p.  dlhem.  24 


37O  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

concludent  pas  évidemment  ;  car  la  première  et  la  plus  prin- 
cipale est  que  se  plusieurs  telz  mondes  estoient,  il  s'ensuivroit 
que  la  terre  de  l'autre  monde  fust  encline  a  estre  meue  au 
centre  de  cestui  et  econverso... 

»  Pour  monstrer  que  cette  conséquence  ne  est  pas  néces- 
saire, Je  di  premièrement  que  combien  que  haut  et  baz 
soient  diz  en  plusieurs  manières,  si  comme  il  sera  dit  ou 
second  livre,  toutefois,  quant  au  propos  présent,  ils  sont  dis 
en  une  manière  ou  resgart  de  nous,  si  comme  nous  disons 
que  une  moitié  ou  partie  du  ciel  est  hault  sus  nous  et  l'autre 
est  bas  soubs  nous. 

»  Mes  autrement  sont  dis  bas  et  hault  ou  regardt  des  choses 
pesantes  et  des  légières,  si  comme  nous  disons  que  les  pesantes 
tendent  en  bas  et  les  légières  en  hault. 

»  Je  di  doncques  que  hault  et  bas,  en  ceste  seconde  ma- 
nière, ne  sont  autre  chose  fors  l'ordenance  naturèle  des  choses 
pesantes  et  des  légières,  la  quelle  est  telle  que  les  pesantes 
toutes,  selon  ce  que  il  est  possible,  soient  ou  milieu  des  légières 
sans  déterminer  à  elles  autre  lieu  immobile... 

0  Je  di  doncques  là  où  seroit  une  chose  pesante  et  que  nulle 
légière  ne  fust  coniointe  à  elle  ou  à  son  tout,  celle  chose 
pesante  ne  se  mouvroit,  car  en  tel  lieu,  ne  seroit  ne  hault  ne 
bas  pour  ce  que,  tel  cas  estant,  l'ordenance  dessus  dicte  ne 
seroit  pas,  ne  par  conséquent  bas  ne  hault  ne  seroient  pas 
illuec 

n  Et  par  ce  s'ensuit  clèrement  que  se  Dieu  par  sa  puissance 
créet  une  porcion  de  terre,  et  la  metoit  ou  ciel  où  sont  les 
estoilles  ou  hors  le  ciel,  ceste  terre  ne  auroit  quelconque  incli- 
nacion  à  estre  meue  vers  le  centre  de  cest  monde.  Et  ainsi 
appert  que  la  conséquence  de  Aristote,  devant  récitée,  ne  est 
pas  nécessaire. 

»  Après  Je  di  que  se  Dieu  créet  un  autre  monde  semblable 
à  cestui,  la  terre  et  les  élémens  de  cel  autre  monde  seroient  en 
lui  si  comme  en  cestui  les  élémens  de  lui. 

»  Mes  Aristote  conforme  sa  conséquence  par  une  autre 
raison  ou  XVIIe  chapitre,  et  est  telle  en  sentence  :  Car  toutes 
parties   de    terre    tendent   à  un   seul   lieu   qui   est  un    selon 


Iximim.h  i     BOTO    li     i\    SC0LABT1QU1     I'Uii-iinm  '■'>'  I 

nombre;  ci  doncques  1;»  terre  de  L'autre  inonde  tendroit  au 
centre  de  cestui. 

»  .le  respon  que  cesle  raison   a   pou   d  aparanee,  Considéré  ee 

(pie  dit  est  maintenant  et  ce  que  fu  dit  ou  \\  M*  chapitre,  cai 
vérité  est  que,  en  cest  monde,  une  partie  de  terre  ne  tent  pas 
vers  un  centre  et  L'autre  \ers  un  autre  centre,  niez  toutes  les 
choses  pesantes  de  cest  monde  tendent  à  estre  conjointes  en 
une  masse  tellement  que  le  centre  [de  pesanteur  de  cesle 
masse  est  uni  au  centre]  de  cest  monde,  et  toutes  sont  un 
corps  selon  nombre,  et  pour  ce  ont  elles  un  lieu  selon 
nombre  ;  et  se  une  partie  de  la  terre  de  l'autre  monde  estoit 
en  cestui,  elle  tendroit  à  estre  coniointe  à  la  masse  de  cestui 
et  econverso. 

»  Mes,  pour  ce,  ne  s'ensuit  il  pas  que  les  parties  de  la  terre 
ou  les  choses  pesantes  de  l'autre  monde,  se  il  estoit,  tendissent 
au  centre  de  cestui;  car  en  leur  monde,  elles  feroient  une 
masse  qui  seroit  un  corps  selon  nombre,  et  qui  auroit  un  lieu 
selon  nombre,  et  seroit  ordenée  selon  hault  et  bas  en  la 
manière  dessus  dicte.  » 

Le  principe  de  cette  nouvelle  théorie  de  la  pesanteur,  Nicole 
Oresme  l'a  formulé  avec  une  parfaite  clarté  :  «  L'ordenance 
naturèle  des  choses  pesantes  et  des  légières  est  telle  que  les 
pesantes  toutes,  selon  ce  qu'il  est  possible,  soient  au  milieu 
des  légières  sans  déterminer  à  elles  aucun  lieu  immobile.  »  Qui  ne 
voit  les  conséquences  d'un  pareil  principe  ?  La  pesanteur  de 
la  terre  n'exige  plus,  comme  en  la  Physique  d'Aristote,  que  la 
terre  demeure  immobile  au  centre  du  monde;  entourée  de  ses 
éléments  dont  les  plus  légers  enveloppent  les  plus  lourds, 
elle  peut  se  mouvoir  dans  l'espace  à  la  manière  d'une  planète; 
et,  d'autre  part,  rien  n'empêche  que  chaque  planète  ne  soit 
formée  par  une  terre  grave  qu'environnent  une  eau,  un  air, 
un  feu  analogue  aux  nôtres.  La  doctrine  nouvelle  permet  de 
comparer  entre  elles  la  terre  et  les  planètes,  ce  que  la  théorie 
péripatéticienne  de  la  pesanteur  interdisait  d'une  manière 
rigoureuse.  Aussi  l'opinion  d'Oresme  va-t-elle  être  adoptée  par 
tous  ceux  qui  voudront  mettre  la  terre  au  nombre  des  pla- 
nèlcs;    elle   va  être  adoptée  par  Nicolas  de  Cues  d'abord,  par 


372  ETUDES    SUR   LEONARD    DE    VINCI 

Léonard  de  Vinci  ensuite,  puis  par  Copernic,  enfin  par  Gior- 
dano  Bruno  qui  en  fera  une  de  ses  thèses  favorites. 

D'ailleurs,  cette  théorie  de  la  pesanteur,  si  fort  opposée  à 
la  théorie  péripatéticienne,  elle  n'est  pas  nouvelle  en  Physique; 
c'est  celle  que  Platon  soutenait  au  Timée  ;  et  Platon  en  tirait, 
pour  le  mouvement  naturel,  une  définition  bien  différente  de 
celle  que  devait  donner  Aristote  ;  le  mouvement  naturel,  ce  n'est 
pas  le  mouvement  qui  se  dirige  vers  le  centre  du  Monde  ou  le 
mouvement  qui  s'en  éloigne,  selon  que  le  mobile  est  grave 
ou  léger;  c'est  le  mouvement  par  lequel  un  corps  tend  à 
rejoindre  l'ensemble  de  l'élément  auquel  il  appartient  et  dont 
il  a  été  violemment  détaché  pour  être  placé  au  sein  d'un  élément 
d'autre  nature;  ainsi  l'air  descend  naturellement  lorsqu'il  est 
en  la  sphère  du  feu  comme  il  monte  naturellement  lorsqu'il 
est  environné  d'eau,  car,  dans  les  deux  cas,  il  cherche  à  se 
rapprocher  de  la  sphère  de  l'air;  ces  deux  mouvements 
contraires  l'un  à  l'autre,  le  mouvement  centripète  et  le  mou- 
vement centrifuge,  sont  également  naturels  à  l'air  ou  lui  sont 
également  violents;  pour  choisir  celle  des  deux  épithètes 
qu'il  convient  d'attribuer  à  l'un  d'eux,  il  faut  connaître 
le  milieu  au  sein  duquel  l'air  se  trouve. 

Cette  opinion,  qui  se  déduit  d'une  manière  forcée  des  prin- 
cipes posés  au  Timée,  est  en  formelle  contradiction  avec  la 
Physique  d'Aristote;  car,  selon  cette  Physique,  à  un  corps 
simple  convient  un  seul  mouvement  naturel,  toujours  circu- 
laire, toujours  centripète  ou  toujours  centrifuge.  Or,  cette 
opinion,  Oresme  l'admet  pleinement;  il  l'expose  avec  soin  et 
il  se  plaît  à  faire  ressortir  l'opposition  qu'elle  offre  à  la  théorie 
péripatéticienne  du  mouvement  naturel. 

Le  Doyen  du  chapitre  de  Rouen  s'exprime  en  ces  termes1  : 

«  Posé  par  ymagination  que  un  tuel  ou  canal  de  cuivre 
ou  d'autre  matière  soit  si  long  que,  du  centre  de  la  terre, 
il  ataigne  iusques  à  la  fin  de  la  région  des  élémens,  ce  est 
iusques  au  ciel. 

»  Je  dis  que  se  ce  tuel  estoit  plain  de  feu,  fors  un  petit  de 
aer  qui  fust  par  dessus  tout  au  bout  de  hault,  cest  aer  descen- 

1.  Nicole  Oresme,  Traité  du  Ciel  et  du  Monde,  livre  I,  ch.  IV;  ms.  cit.,  fol.  5,  col.  d. 


DOMINIQUE   80T0    BT    LA    BC0LA8TIQU1     PARIBIBlfltl 

droit  iusques  au  oentre  de  la  terre,  car  tOUSJOUTl  l<'  moins 
levier  dcsccnl  souhs  le  plus  Ir^ier. 

»  El  se  ecst  tuel  estoit  plain  d'eauc  lors  que  cest  tantet  de 
aer  fust  près  du  centre,  cet  aer  monterait  iuscj nos  au  ciel, 
car  tous  jours  monte  aer  en  cauenaturclment.  Et  par  ce  appert 
que  aer  puet  naturelment  descendre  et  monter  par  le  semi- 
dyamètre  de  l'espère  des  élémens.  Et  ces  deux  mouvemens 
sont  simples  et  contraires,  et  doneques  un  simple  corps  est 
mouvable  naturelment  par  deux  simples  mouvemens  et 
contraires. 

»  Je  respons  que,  par  adventure,  l'en  pourroit  dire  que  le 
mouvement  de  cest  tantet  de  aer,  ou  cas  dessus  mis,  en  descen- 
dant est  naturel  siques  à  tant  que  cest  aer  soit  en  droit  la 
région  où  est  le  lieu  naturel  de  aer. 

»  Et  après  ce ,  cest  aer  descent  encor  en  bas  par  violence 
pour  ce  que  le  feu,  qui  est  plus  légier,  le  foule  et  le  met 
dessoubs  soy,  et  ainsi  ceste  descendue  est  partie  naturele  et 
partie  violence. 

»  Semblablement,  le  mouvement  de  cest  aer  en  montant  en 
l'eaue  est  naturel  iusques  à  tant  que  il  monte  du  centre  de  la 
terre  iusques  à  la  région  de  l'aer,  là  où  est  son  lieu  naturel. 

»  Et  après  ce,  il  monte  par  violence  pour  ce  que  l'eaue  esliève 
cest  aer  et  se  lance  soubz  lui  par  sa  pesanteur. 

»  Et  donques  toute  la  descendue  de  cest  aer  et  toute  la 
montée,  ces  deux  mouvemens,  entant  comme  ils  sont  con- 
traires, un  est  naturel  et  l'autre  violent.  » 

Qu'un  corps  simple  ne  puisse  prendre  naturellement  deux 
mouvements  simples  distincts  l'un  de  l'autre,  c'était,  pour 
Aristote,  l'une  des  raisons  qui  rendaient  inadmissible  le  mou- 
vement diurne  de  la  terre.  Oresme  sait  bien  que  la  ruine  du 
principe  entraîne  la  ruine  de  la  conséquence  ;  et  c'est  surtout, 
sans  doute,  pour  abattre  celle-ci  qu'il  a  sapé  celui-là.  Voici, 
en  effet,  comment  il  répond  l  à  l'argument  qu'Aristote  invo- 
quait en  faveur  de  l'immobilité  de  la  terre  : 

«  Au  premier  argument  où  il  est  dit  que  tout  corps  simple  a 

i.  Nicole  Oresme,  Traité  du  Ciel  et  du  Monde,  livre  II,  ch,  XXV;  ms.  cit.,  fol.  88, 
coll.  b  et  c. 


37/i  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

un  seul  simple  movement,  ie  di  que  la  terre,  qui  est  corps  simple 
selon  soy  toute,  non  a  quelconque  movement  selon  Aristote... 

))  Et  qui  diroit  qu'un  tel  corps  a  un  seul  movement  simple, 
non  pas  selon  soy  tout,  mes  selon  ses  parties,  et  seulement 
quant  elles  sont  hors  de  leur  lieu,  contre  ce  est  forte  instance  de 
Taer  qui  descent  quant  il  est  en  la  région  du  feu,  et  monte  quant 
il  est  en  la  région  de  l'eaue,  et  ce  sont  deux  simples  movemens. 

»  Et  pour  ce  l'en  peut  dire  moult  plus  raisonnablement  que 
chascun  corps  simple  ou  ellérnent  du  monde,  excepté  par 
aventure  le  souverain  ciel1,  est  meu  en  son  ciel  naturelment 
de  movement  circulaire. 

»  Et  si  aucune  partie  de  tel  corps  est  hors  de  son  lieu  et 
de  son  tout,  elle  y  retorne  plus  droit  qu'elle  peut,  osté 
empeeschement. 

»  Et  ainsy  seroit  il  d'une  partie  du  ciel  si  elle  estoit  hors 
du  ciel. 

»  Et  n'est  pas  inconvénient  que  un  corps  simple  selon  soy 
tout  ait  un  simple  movement  en  son  lieu,  et  autre  movement 
selon  ses  parties,  en  retournant  en  leur  lieu.  » 

Les  mêmes  principes  de  Mécanique  ont  permis  à  Nicole 
Oresme  de  soutenir,  contre  l'opinion  d'Aristote,  qu'il  pourrait 
exister  plusieurs  mondes  semblables  à  celui  que  forme  notre 
terre  entourée  de  ses  éléments,  et  que  notre  terre  pourrait 
tourner  chaque  jour  sur  elle-même;  ces  principes  de  Méca- 
nique étaient  ceux  du  Timée,  qu'une  sorte  de  revanche  exhu- 
mait du  long  oubli  où  le  triomphe  de  la  Physique  péripaté- 
ticienne les  avait  ensevelis;  ils  sont  ceux  que  les  précurseurs 
de  Copernic,  que  Copernic,  que  les  premiers  partisans  du 
réformateur  de  l'Astronomie  invoqueront  en  faveur  de  leur 
nouveau  système;  mais  nul  n'en  aura  donné  avant  Oresme, 
nul  n'en  donnera  après  lui  une  exposition  aussi  ferme,  aussi 
claire,  aussi  complète  que  celle  dont  nous  venons  de  lire  des  frag- 
ments. Oresme  n'a  pas  été  seulement  précurseur  de  Copernic 
en    défendant  le   mouvement   diurne  de  la   terre  2  contre   les 

1.  L'Empyrée  immobile. 

2.  Voir  le  fragment  inportant  du  Traité  du  Ciel  et  du  Monde  que  nous  avons  publié 
dans  :  Un  précurseur  français  de  Copernic  :  Nicole  Oresme  (1877)  {Revue  générale  des 
Sciences  pures  et  appliquées,  i5  nov.  1909). 


DOMINIQUE    BOTO    il     i,\    SC0LA8TIQU1     PARISIEN!*] 

argumenta  péripatéticiens  ;  il  L'a  été  aussi,  et  surtout,  en  formu 
Lant  une  théorie  de  La  pesanteur  qui  rendît  possible  la  révo- 
lution copernioaine.  \udacieusement  novatrice,  car  elle  impose 
des  axiomes    identiques   à    la    Mécanique   des   mouvements 

0 

célestes  et  à  la  Mécanique  des  mouvements  sublunaires,  celte 
théorie  sera  celle  des  astronomes  de  la  nouvelle  école,  jusqu'au 
jour  où  la  théorie  de  la  gravitation  universelle,  proposée  pour 
la  première  fois  par  Kepler,  viendra  la  supplanter. 


XVII 

Nicole  Oresme  inventeur  de  la  Géométrie  analytique. 

Nicole  Oresme  n'a  pas  été  seulement  le  précurseur  de 
Copernic,  il  a  été  aussi  le  précurseur  de  Descartes  et  le  pré- 
curseur de  Galilée;  il  a  inventé  la  Géométrie  analytique;  il  a 
établi  la  loi  des  espaces  qu'un  mobile  parcourt  en  un  mouve- 
ment varié. 

Ces  deux  grandes  découvertes  sont  consignées  en  un  écrit, 
rédigé  en  latin,  qu'Oresme  nomme  lui-même  le  traité  De  dijfor- 
mitate  qualitatum.  «  Si  comme  je  déclaray  autrefois  en  un 
traicté  appelé  De  difformitate  qualitatum,  »  écrit-il  en  sa  traduc- 
tion des  Politiques  d'Aristote1.  Cette  phrase  nous  apprend  que 
le  traité  en  question  était  ancien  déjà  en  l'an  1371,  où  Oresme 
«  translata  de  latin  en  françois  et  glousa  »  les  Politiques,  à  la 
demande  et  aux  frais  de  Charles  V2. 

Ce  traité,  il  nous  a  été  donné  de  l'étudier  minutieusement 
en  l'un  des  textes  manuscrits 3  que  possède  la  Bibliothèque 
Nationale. 

1.  Nicole  Oresme,  Les  Politiques  d'Aristote,  livre  VIII,  ch.  VIII  et  ch.XII.  Cf.  Fran- 
cis Meunier,  La  vie  et  les  ouvrages  de  Nicole  Oresme,  pp.  3o-3i. 

2.  Francis  Meunier,  Op.  laud.,  p.  17  et  p.  87. 

3.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  n°  7371  (autrefois,  Golbertinus  /j65o).  La  Biblio- 
thèque Nationale  possède  encore,  en  son  fonds  latin,  deux  autres  textes  du  même 
traité.  L'un,  intitulé  De  uniformitate  et  difformitate  intentionum,  continens  très  partes 
principales,  se  trouve  au  manuscrit  n°  1 4579  (ancien  fonds  Saint- Victor,  n°  1 1 1).  L'autre, 
intitulé  :  De  configuratione  qualitatum,  se  trouve  au  manuscrit  n"  i458o  (ancien  fonds 
Saint-Victor,  n°  100).  Nous  n'avons  pas  consulté  ces  deux  textes  mentionnés  par 
F.  Meunier,  Op.  laud.,  p.  3o. 


376  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

A  ce  texte,  une  main  plus  moderne  que  celle  du  copiste 
a  donné  ce  titre  :  De  latitudinibus  formarum  ab  Oresme •  ;  ce 
titre,  dont  nous  reparlerons  au  paragraphe  XIX,  n'est  assuré- 
ment pas  de  l'auteur. 

La  titre  véritable  est  :  Tractatus  de  Jiguratione  potentiarum  et 
mensurarum  difformitatum.  Il  précède  une  table  des  quatre- 
vingt-douze  chapitres  en  lesquels  l'ouvrage  se  trouve  divisé. 

Ce  titre  est  lui-même  précédé  d'un  court  préambule  que 
nous  transcrivons2  : 

«  Assit  ad  inceptam  Sancta  Maria  meum 

»  Cum  ymaginationem  veterum  de  difformitate  et  uniformitate 
intentionum  ordinare  cepissem,  occurerunt  mihi  quedam  alia 
que  haie  proposito  sant  consona,  ut  iste  tractatus  non  solum 
excitatorie  procéder et,  sed  etiam  distinctive;  in  quo  ea,  que  aliqui 
alii  soient  (?)  circa  hoc  confuse  sentire  et  obscure  eloqui  ac  incon- 
venienter  aptare,  studui  dearticulatim  et  clare  tradere  et  quibus- 
dam  aliis  mater  Us  utiliter  applicare.  » 

A  la  fin  du  XIIIe  chapitre  de  la  troisième  partie3,  Oresme 
met,  en  ces  termes,  fin  à  son  écrit  : 

a  Multa  quidem  alia  possunt  ex  predictis  inferri.  Sed  hec, 
tanquam  quedam  elementa,  sufficiunt,  gracia  exercii  et  exempli. 
Et  hoc  de  uniformitate  et  difformitate  dictum  sit  tantum.  Et  sic 
est  finis  hujus  tractatus.  Deo  laus.  Amen.  » 

Le  copiste,  sans  doute,  éprouvait  une  grande  lassitude 
d'avoir  transcrit  ce  traité,  car  il  exprime  ainsi  sa  satisfaction 
d'avoir  atteint  le  terme  de  sa  besogne  : 

u  Explicit  tractatus  magistri  Nicholai  Oresme  de  uniformitate 
et  difformitate  intensionum.  Deo  gratias.  Amen.  Amen.  Qui  plus 
scribere  vult,  scribat.  Ego  nolo  plus.  » 

Le  malheureux  scribe  n'était  sans  doute  pas  en  état  de 
comprendre  et  d'admirer  les  idées  neuves  et  fécondes  qui,  en 
un  ordre  parfait,  en  une  admirable  clarté,  se  présentaient  tour 
à  tour  au  long  des  pages  qu'il  grossoyait. 


1.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  n*  7871,  fol.  21&,  r\ 

2.  Nous  avons  dû  interpréter  ou  corriger  certains  mots,  les  uns  illisibles,   les 
autres  dénués  de  sens. 

3.  Ms.  cit.,  fol.  266  r\ 


DOMINIQUE   BOTO    BT    LA    SCOLA8TXQUE    PARISIENNE  '<~~ 

Oresme  a  divisé  son  ouvrage  en  trois  parties  principale! 
qu'il  a  ainsi  intitulées  : 

Piuma  pars  :  De  figurations  et  potentiarum  uniformitate  et 
difformitate. 

Segunda  pars:  De Jiguratione  potentiarum  successivarurn. 

Tertia  pars  :  De  acquisilione  et  mensura  qualitatis  et  velocitatis. 

Nous  n'analyserons  pas  ici  les  nombreux  chapitres  en 
lesquels  ces  trois  parties  se  subdivisent;  les  problèmes  les  plus 
divers  s'y  trouvent  traités;  l'auteur  y  discute  les  questions  les 
plus  variées;  il  y  pose  les  fondements  d'une  Esthétique  musi- 
cale; il  y  argumente  contre  les  principes  de  l'Astrologie  et  de 
la  Magie.  Laissant  de  côté  tout  ce  qui  ne  concourt  pas  à  notre 
objet,  nous  nous  attacherons  seulement  à  ce  qui  prépare  la 
découverte  que  Soto  formulera. 

Les  philosophes  qui,  depuis  Richard  de  Middleton,  admet- 
taient que  l'accroissement  d'une  qualité  se  fait  par  addition  de 
parties  avaient,  pour  la  plupart,  assimilé  l'accroissement 
d'une  qualité  à  l'augmentation  d'une  grandeur  continue  et, 
en  particulier,  d'une  longueur.  Cette  pensée  est  celle  qui  va 
guider  Oresme  et  servir  d'introduction  à  son  système. 

«  A  Fexception  des  nombres,  écrit-il  au  début  de  son  traité1, 
toute  chose  mesurable  doit  être  imaginée  à  la  manière  d'une 
quantité  continue.  Pour  la  mesurer,  il  faut  imaginer  des 
points,  des  surfaces,  des  lignes;  selon  l'avis  d'Aristote,  en 
effet,  ces  objets  sont  ceux  où  la  mesure  ou  la  proportion  se 
rencontrent  immédiatement;  dans  les  autres  objets,  la  mesure 
ou  proportion  n'est  connue  que  par  analogie,  en  tant  que  la 
raison  compare  ces  objets-ci  à  ceux-là 

»  Donc,  toute  intensité  susceptible  d'être  acquise  d'une 
manière  successive  doit  être  imaginée  au  moyen  d'une  ligne 
droite  élevée  verticalement  à  partir  de  chaque  point  de  l'espace 

ou  du  sujet  qu'affecte  cette  intensité Quelle  que  soit  la 

proportion  qui  existe  entre  deux  intensités  de  même  espèce, 
une  proportion  semblable  doit  se  retrouver  entre  les  lignes 
correspondantes  et  inversement.   De  même  qu'une  ligne  est 

i.  Magistri  Nicholai  Oresme  Tractatus  de  Jiguratione  potentiarum.  Pars  I,  cap.  I: 
De  continuitate  intensionis.  Bibl.  nat.,  fonds  latin,  ms.  n*  7371,  fol.  2i5  ve. 


378  ÉTUDES  SLR  LEONARD  DE  VINCI 

commensurable  avec  une  autre  ligne  et  incommensurable 
avec  une  troisième  ligne,  ainsi  en  est-il  des  intensités;  il  en 
est  qui  sont  commensurables  entre  elles  et  d'autres  qui  sont 
incommensurables.  » 

Les  diverses  intensités  d'une  qualité  d'espèce  donnée  peuvent 
donc  être  imaginées  comme  des  longueurs  de  droites;  «  elles 
peuvent  surtout,  et  de  la  manière  la  plus  convenable,  être 
représentées  par  des  droites  attachées  au  sujet  et  verticalement 
élevées  à  partir  de  ses  divers  points.  La  considération  de  ces 
lignes   aide  et  conduit   naturellement  à  la  connaissance  de 

chaque  intensité Des  intensités  égales  sont  figurées  par  des 

lignes  égales,  des  intensités  doubles  l'une  de  l'autre  par  des 
lignes  doubles  l'une  de  l'autre,  et  ainsi  de  suite,  les  intensités 
et  les  lignes  procédant  toujours  suivant  le  même  rapport. 

»  Et  cette  représentation  s'étend,  d'une  manière  universelle, 
à  toute  intensité  imaginable,  qu'il  s'agisse  de  l'intensité  d'une 
qualité  active  ou  d'une  qualité  non  active,  que  le  sujet  ou 
l'objet  affecté  tombe  ou  ne  tombe  pas  sous  les  sens » 

«  L'intensité  que  désigne  la  ligne  en  question  devrait  pro- 
prement, »  selon  l'avis  d'Oresme1,  «  être  nommée  longueur  ou 
longitude  (longitudo).  »  Notre  auteur  appuie  cet  avis  de  diverses 
raisons.  Il  ne  juge  pas  convenable  de  donner  à  cette  intensité 
le  nom  de  largeur  ou  latitude  (latitudo).  «  Beaucoup  de  théolo- 
giens, »  remarque- t-il,  «  parlent  de  la  largeur  (latitudo)  de  la 
charité;  en  effet,  par  largeur,  ils  entendent  l'intensité,  en  sorte 
que  l'on  peut  avoir  une  largeur  sans  longueur.  » 

Ce  n'est  donc  pas  l'intensité  (intensio)  d'une  qualité  qu'il 
faudrait  nommer  largeur  (latitudo),  mais  bien  l'extension 
(extensio)  de  cette  même  qualité.  «  Il  convient 2  de  nommer 
largeur  (latitudo)  d'une  qualité  étendue  l'extension  de  cette 
qualité  ;  la  dite  extension  peut  être  représentée  par  une  ligne 
tracée  au  sein  du  sujet,  ligne  en  chaque  point  de  laquelle 
s'élève  perpendiculairement  la  ligne  d'intensité  de  la  même 
qualité.  Ainsi,  comme  toute  qualité  de  ce  genre  a  intensité  et 

1.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  I,  cap.  II:  De  latitudine  qualitatis.  Ms.  cit.,  fol.  216 
r*  et  v. 

2.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  I,  cap.  III  :  De  longitudine  qualitatis.  Ms.  cit.,  fol.  216 
v"  et  217  r*. 


DOMINIQUE    SOTO    BT    LA    8COLÀ8TIQUE    PARISIBHlfl  .'»7<) 

extension,  dont  il  faut  tenir  compte  pour  la  mesurer,  si  Ton 
donnée  L'intensité  le  nom  de  Longueur  (longitudo),  on  donnera 
à  l'extension,  qui  est  la  seconde  dimension,  Le  nom  <1<*  largeur 

(latitude).  » 

Telles  sont  les  dénominations  qu'Oresmc aimerait  employer; 
mais  il  remarque  que  «  selon  le  langage  communément  usité, 
on  attribue  à  l'extension  la  première  dimension,  c'est  à-dire  la 
longueur  (longitude*),  et  la  largeur  (latitudo)  à  l'intensité.  Or 
l'imposition  de  noms  différents  ou  l'impropriété  d'une  locu- 
tion ne  fait  rien  à  la  réalité;  on  peut,  des  deux  manières, 
exprimer  la  même  chose;  je  veux  donc  suivre  la  commune 
mode,  de  peur  qu'une  forme  de  langage  inaccoutumée  ne 
rende  moins  aisé  à  comprendre  ce  que  je  vais  dire.  » 

Oresme  va  étudier,  tout  d'abord,  une  qualité  étendue 
suivant  une  ligne,  soit  que  le  sujet  affecté  par  cette  qualité  soit 
en  réalité  linéaire,  soit  qu'en  un  sujet  qui  présente  deux  ou 
trois  dimensions,  il  trace  une  ligne,  et  qu'il  se  propose  d'étu- 
dier l'intensité  de  la  qualité  aux  divers  points  de  cette  ligne. 
A  une  telle  qualité,  étendue  seulement  suivant  une  ligne,  il 
donne  le  nom  de  qualité  linéaire  (qualitas  linealis)1. 

Pour  la  représenter,  il  portera,  sur  une  droite  horizontale, 
une  longueur  ou  longitude  (longitudo)  égale  à  ïextensio;  en 
chaque  point  de  cette  droite,  il  élèvera  une  verticale  dont  la 
hauteur  (altitudo  vel  latitudo)  sera  proportionnelle  à  l'intensité 
(intensio)  de  la  qualité  au  point  correspondant  du  corps.  Il 
obtiendra  ainsi  une  figure  géométrique  dont  les  propriétés 
correspondront  exactement  aux  propriétés  de  la  qualité  qu'il 
s'agit  d'étudier.  Mais,  par  ce  mode  de  représentation,  l'étude 
de  cette  qualité  sera  rendue  singulièrement  plus  aisée;  les 
propriétés  «  en  seront  examinées  plus  clairement  et  plus  faci- 
lement, dès  là  que  quelque  chose  qui  leur  est  semblable  est 
dessiné  en  une  figure  plane,  et  que  cette  chose,  rendue  claire 
par  un  exemple  visible,  est  saisie  rapidement  et  parfaitement 
par  l'imagination...  Car  l'imagination  des  figures  aide  grande- 
ment à  la  connaissance  des  choses  mêmes.  » 

i.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  I,  cap.  IV:  De  quantitate  qualitatis.  Ms.  cit.,  fol.  217 
r*  et  v". 


380  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

Il  est  impossible  de  formuler  plus  exactement  qu'Oresme 
ne  l'a  fait  le  principe  des  représentations  graphiques  fondé 
sur  l'emploi  des  coordonnées  rectangulaires,  ni  de  mieux 
marquer  l'extrême  commodité  de  telles  représentations. 

Toute  qualité  linéaire  sera  ainsi  représentée  par  une  figure 
plane  ;  inversement,  toute  figure  plane  bornée  supérieurement 
par  une  ligne  dont  aucun  point  ne  se  projette  hors  de  la  base1 
peut  représenter  une  qualité  linéaire.  L'étude  géométrique  des 
dispositions  que  peut  affecter  une  semblable  figure  permettra 
de  classer  les  diverses  manières  dont  se  peut  comporter  l'in- 
tensité d'une  qualité. 

Procédant,  en  cette  étude,  du  simple  au  composé,  Oresme 
rencontre  d'abord2  le  cas  où  la  figure  qui  représente  la  qualité 
est  un  triangle  rectangle  et  où  la  longitude  est  un  côté  de 
l'angle  droit.  La  qualité  que  représente  un  tel  triangle  «  est 
communément  nommée  qualité  uniformément  difforme  ter- 
minée à  une  intensité  nulle.  —  Qualitas  uniformiter  dijformis 
lerminata  in  intensione  ad  non  gradum.  » 

Tout  autre  triangle3  représente  l'ensemble  de  deux  telles 
qualités  de  même  espèce  qui  se  succèdent  l'une  à  l'autre. 

Un  rectangle^  figure  une  qualité  dont  l'intensité  est  la  même 
en  tous  les  points  de  la  ligne  qui  lui  sert  d'extension.  «  Une  telle 
qualité  est  dite  uniforme  (uniformis)  ou  d'intensité  égale  en 
toutes  ses  parties.  » 

Si  la  figure  représentative  est  un  trapèze  dont  les  deux 
bases  sont  les  deux  perpendiculaires  élevées  à  la  longitude  en 
ses  deux  points  extrêmes,  la  qualité  correspondante  «  est  dite 
qualité  uniformément  difforme  terminée  de  part  et  d'autre 
à  un  certain  degré  —  Qualitas  uniformiter  dijformis  utrinque 
terminata  ad  gradum  ». 

«  Toute  autre  qualité  linéaire  est  dite  difformément  difforme 

i.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  I,  cap.  V:  De  figuratione  qualitatis.  Ms.  cit., 
fol.  218  r°. 

2.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  I,  cap.  VIII  :  De  qualitate  trianguli  rectanguli.  Ms.  cit., 
fol.  219  r*  et  V. 

3.  Oresme,  Op,  laud.,  Pars  I,  cap.  IX:  De  qualitate  aliter  triangulari.  Ms.  cit., 
fol.  220  r*. 

U.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  I,  cap.  X:  De  qualitate  quadrangulari.  Ms.  cit., 
fol.  220  V.  r    M£^ 


DOMINIQUE   BOTO    BT    LA    SC0LA8T1QUE    PARISIENNE  38l 

(diJJorrnUer  dijjormis)1 .  »>   Mais  en   la   multitude  de  ces  qualité! 

uniformément  difformes,   Oresme  cherche  à   introduire   an 

certain  ordre.  Toutefois,  le  choix  du  principe  qui  \a  servir 
à  établir  cette  classification  suppose  que  l 'on  ait  au  préalable 
examiné  une  certaine  difficulté;  en  cet  examen,  le  sens  logique 
de  l'auteur  va  nous  apparaître  singulièrement  sûr  et  affiné. 

«Toute  qualité  linéaire,  dit-il3,  peut  être  représentée  par 
une  figure  élevée  perpendiculairement  sur  la  ligne  qui  lui 
sert  d'extension,  pourvu  que  la  hauteur  de  la  figure  soit 
proportionnelle  à  l'intensité  de  la  qualité.  Une  figure  élevée 
sur  la  ligne  informée  par  la  qualité  est  dite  proportionnelle 
en  hauteur  à  l'intensité  de  la  qualité  lorsque  toute  droite 
élevée,  en  un  point  de  la  base,  perpendiculairement  à  cette 
base,  et  prolongée  jusqu'à  la  ligne  qui  termine  supérieurement 
la  figure,  a  une  hauteur  proportionnelle  à  l'intensité  de  la 
qualité  qui  affecte  le  même  point... 

»  Mais,  sur  une  même  ligne  AB,  on  peut  élever  plusieurs 
figures  planes  qui  soient,  en  hauteur,  proportionnelles  les 
unes  aux  autres,  et  qui  soient  les  unes  plus  grandes  et  les 
autres  plus  petites...  11  en  résulte  que  la  même  qualité  de 
la  ligne  A  B  peut  être  indifféremment  représentée  par  l'une 
quelconque  de  ces  figures. 

»  Toutefois,  si  cette  qualité  a  été  représentée  à  l'aide  de  l'une 
des  figures  dont  il  s'agit,  tant  que  l'on  gardera  cette  repré- 
sentation, une  qualité  dont  l'intensité  sera  analogue  à  celle 
de  la  première,  mais  sera  partout  double  de  cette  première 
intensité,  sera  représentée  par  une  figure  analogue  à  la  précé- 
dente, mais  deux  fois  plus  haute;  en  quelque  rapport  que  la 
seconde  qualité  soit  plus  petite  ou  plus  grande  que  la  première, 
en  ce  même  rapport  sera  la  hauteur  de  la  seconde  figure  à  la 
hauteur  de  la  première. 

»  Néanmoins,  au  début,  la  première  qualité  eût  pu  être 
représentée  par  une  figure  plus  grande  ou  plus  petite  en  telle 
proportion  que   l'on  eût  voulu   choisir;   ces  diverses  figures 

i.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  I,  cap.  XI  :  De  qualitate  uniformi  et  difformi.  Ms.  cit., 
fol.  220  v*. 

2.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  I,  cap.  VII:  De  figurarum  coaptatione.  Ms.  cit., 
fol.  218  V  et  fol.  219  r°. 


38a  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VIïVCl 

eussent  pu  être  prises  inégales  en  grandeur  et  dissemblables 
d'aspect;  mais  elles  eussent  été,  les  unes  aux  autres,  propor- 
tionnelles en  hauteur.  » 

En  langage  moderne,  nous  traduisons  ce  passage  en  disant 
que  la  longueur  par  laquelle  l'unité  d'intensité  sera  représentée 
peut  être  choisie  arbitrairement;  que,  par  conséquent,  une 
même  qualité  peut  être  représentée  par  une  infinité  de  figures 
distinctes  ;  que  toutes  ces  figures  peuvent  se  déduire  de  l'une 
d'entre  elles  par  une  opération  qui  laisse  les  abscisses  inva- 
riables et  multiplie  toutes  les  ordonnées  par  un  même  nombre 
arbitraire. 

Pour  qu'une  propriété  de  la  figure  qui  représente  une 
qualité  puisse  être  regardée  comme  une  propriété  de  cette 
qualité  même,  il  faut  que  cette  propriété  demeure  invariable 
lorsque  la  figure  éprouve  la  transformation  que  nous  venons 
de  définir. 

C'est  ce  que  Maître  Nicole  Oresme  a  vu  avec  une  parfaite 
lucidité;  avant  de  conclure  d'une  propriété  de  la  figure  repré- 
sentative à  une  propriété  de  la  qualité  même,  il  a  toujours  soin 
de  s'assurer  que  la  première  propriété  est  caractère  invariant 
en  la  transformation  par  multiplication  des  ordonnées. 

Par  exemple,  il  ne  déclare  pas  d'emblée  que  le  fait  d'être 
représentée  par  un  triangle  rectangle  dont  l'angle  droit  a  la 
longitude  pour  côté,  caractérise  une  certaine  manière  d'être 
de  la  qualité,  celle  que  désigneront  les  mots  :  qualité  unifor- 
mément difforme  terminée  à  une  intensité  nulle.  Il  commence 
par  établir1  que  «  toute  qualité  représentable  par  un  triangle 
rectangle  dont  l'angle  droit  a  la  longitude  pour  côté,  peut  être 
représentée  par  tout  autre  triangle  rectangle  qui  aurait  un 
angle  droit  placé  de  même,  et  ne  peut  être  représentée  par 
aucune  autre  figure  ».  Il  raisonne  de  même2  avant  de  définir 
la  qualité  uniforme. 

Il  est  des  propriétés  géométriques  qui  ne  demeurent  pas 
invariables  en  l'opération  qui  augmente  ou  diminue  toutes  les 

i.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  I,  cap.  VIII  :  De  qualitate  trianguli  rectanguli.  Ms.  cit., 
fol.  219  r'* 

2.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  I,  cap.  X  :  De  qualitate  quadrangulari.  Ms.  cit., 
fol.  220  v". 


DOMINIQUE    BOTO    Kl    i.a    RCOL ASTIQUE    PARtSlENNB 

ordonnées  dans  un  môme  rapport  ;  cei  propriétés-là  ne  peu- 
vent figurer  une  propriété  de  la  qualité  représentée. 

Supposons,  par  exemple  «,  qu'une  qualité  ait  été  représentée 
par  un  demi  cercle  dont  le  diamètre  figure  la  ligne  que  cette 
qualité  affecte.  On  pourra  également  représenter  cette  même 
qualité  par  une  ligure  plus  haute  que  ce  demi  cercle,  el  plus 
haute  en  telle  proportion  que  l'on  voudra,  ou  bien  par  une 
figure  moins  haute,  et  moins  haute  en  telle  proportion  que 
l'on  voudra. 

Ces  figures  obtenues  en  augmentant  ou  en  diminuant  dans 
un  certain  rapport  fixe  toutes  les  ordonnées  d'une  demi- 
circonférence  sont  des  demi-ellipses.  Oresme  n'était  pas  assez 
géomètre  pour  découvrir  cette  vérité;  il  n'a  osé  énoncer  et 
prouver  qu'une  proposition  moins  complète  :  «  La  figure, 
moins  haute  que  la  demi -circonférence,  par  laquelle  cette 
qualité  peut  être  représentée,  est-elle  un  arc  de  cercle?  Je 
laisse  ce  point  à  discuter.  Mais  je  dis  qu'elle  ne  peut  être 
représentée  par  aucune  figure  plus  haute  que  le  demi-cercle 
et  qui  soit  une  portion  de  cercle.  » 

Cette  proposition  suffît  cependant  à  justifier  la  conclusion 
que  formule  notre  auteur  :  «  La  courbe  qui  termine  cette 
figure  plus  élevée  n'est  pas  circulaire  et,  toutefois,  elle  termine 
une  figure  qui  est  proportionnelle  en  hauteur  à  celle  que 
termine  une  demi -circonférence;  ainsi,  deux  figures  dont 
l'une  a  une  courbure  circulaire  et  l'autre  une  courbure  non 
circulaire  peuvent  être  proportionnelles  l'une  à  l'autre  en 
hauteur.  » 

Le  fait  d'être  figurée  par  une  ligne  qui  est  une  portion 
de  cercle  n'est  donc  pas  un  caractère  intrinsèque  de  la  qualité 
étudiée.  Oresme  n'y  fera  pas  appel  pour  classer  les  qualités 
difïbrmément  difformes. 

La  difformité  difforme  simple  (simplex  difformis  difformitas) 
sera  caractérisée  2  par  ce  fait  que  la  ligne  figurative  est  formée 
par  une  seule  ligne  courbe  qui,  en  tout  son  parcours,  tourne 

i.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  I,  cap.  XIV  :  De  simplici  difformiter  difformi.  Ms.  cit., 
fol.  323  v°  et  fol.  223  r\ 

3.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  I,  cap.  XV  :  De  quatuor  generibus  difformiter 
difformis.  Ms.  cit.,  fol.  223  r°  et  v\ 


384  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

sa  convexité  dans  le  même  sens.  Convexe  ou  concave,  cette 
ligne  peut  être  rationnelle,  c'est-à-dire  circulaire,  ou  irra- 
tionnelle, c'est-à-dire  non  circulaire;  mais  une  même  qualité 
peut  être  représentée  indifféremment  soit  par  une  ligne 
rationnelle,  soit  par  une  ligne  irrationnelle. 

Si,  laissant  de  côté  les  propriétés  intrinsèques  de  la  qualité, 
nous  considérons  seulement  les  propriétés  géométriques  de 
la  représentation  figurée,  nous  avons  à  distinguer  quatre 
genres  de  difformités  difformes  simples  : 

La  difformité  rationnelle  convexe, 

La  difformité  rationnelle  concave, 

La  difformité  irrationnelle  convexe, 

La  difformité  irrationnelle  concave. 

Si  nous  y  joignons  »  : 

L'uniformité, 

La  difformité  uniforme, 
nous   voyons   que   les   figurations    simples  sont   au  nombre 
de  six. 

Mais  nous  pouvons  obtenir  des  figurations  composées,  en 
chacune  desquelles  se  suivent  deux  ou  plusieurs  figurations 
simples. 

Ces  figurations  composées,  Oresme  les  classe  en  espèces 
d'autant  plus  complexes  qu'il  faut,  pour  les  former,  emprunter 
des  figurations  simples  à  des  genres  plus  nombreux.  Ainsi 
chacune  des  espèces  les  moins  complexes  sera  formée  au 
moyen  de  figurations  simples  empruntées  toutes  au  même 
genre  ;  pour  former  une  figuration  dont  l'espèce  appartienne 
au  second  degré  de  complexité,  il  faudra  employer  des  figu- 
rations simples  de  deux  genres  différents;  et  ainsi  de  suite. 
«  Dès  lors,  par  les  règles  de  l'Arithmétique,  il  en  résulte  ceci  : 
De  chaque  genre  simple  pris  isolément,  on  peut  effectuer  une 
et  une  seule  combinaison  et  composition,  ce  qui  nous  donne 
6  espèces  de  difformité  difforme  composée.  Au  moyen  des 
genres  simples  pris  deux  à  deux,  il  se  forme  des  combinaisons 
et  espèces  composées  jusqu'à    i5.    De  ces   genres   pris   trois 

i.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  I,  cap.  XVI  :  De  difformitate  composita  et  qualitatc 
hujusmodi  secundum  species.   Ms.  cit.,  fol.  aa3  v°  et  22U  r°. 


DOMINIQUE    soin    i:  i    i.a    BG0LA8TIQ1  B    i'AIiimiwi  385 

h  trois,  il  en  naît  ao.  Des  genres  simples  pris  quatre  à  quatre, 
il  en  naît  i5.  De  ces  genres  pris  cinq  ;»  cinq,  il  <'n  résulte  6 
Enfin,  do  tous  ces  genres  pris  ensemble,   il  en  résulte   «nie, 
seule.  Nous  avons  donc,  en  somme,   02  espèees  de  difformités 
difformes  composées.  » 

On  le  voit,  au  temps  d'Oresme,  la  formule  relative  au  nom- 
bre des  combinaisons  était  regardée  comme  une  règle  courante 
d'Arithmétique  !. 

Jusqu'ici,  nous  avons  vu  Nicole  Oresme  étudier  comment  on 
peut  représenter  graphiquement,  à  l'aide  de  deux  coordonnées 
rectangulaires,  la  longitude  et  la  latitude,  les  variations  d'une 
propriété  mesurable;  mais  rien,  dans  ce  que  nous  avons  cité, 
ne  permet  de  dire  qu'il  ait  entrevu  la  Géométrie  analytique, 
qu'il  ait  compris  l'équivalence  qui  fait  correspondre  l'une  à 
l'autre  une  certaine  représentation  graphique  et  une  certaine 
relation  algébrique  entre  les  valeurs  simultanément  variables 
de  la  longitude  et  de  la  latitude.  Pour  parvenir  au  point  d'où  cet 
aperçu  peut  être  saisi,  un  nouveau  progrès  est  nécessaire. 

Que  notre  auteur  ait  au  moins  fait  les  premiers  pas  dans 
cette  voie,  il  est,  croyons-nous,  difficile  de  le  nier,  après  avoir 
lu  les  lignes  suivantes  %  qui  viennent  aussitôt  après  les  défini- 
tions géométriques  des  termes  :  uniforme,  uniformément 
difforme  : 

«  Les  dites  variations  des  intensités  ne  sauraient  être  mieux, 
ni  plus  clairement,  ni  plus  facilement  expliquées  et  notées 
que  par  de  semblables  imaginations,  rapports  et  figures;  on  en 
peut  donner,  toutefois,  d'autres  descriptions  ou  notifications 
qui,  d'ailleurs,  sont  également  connues  par  les  figures  que 
l'on  imagine  de  la  sorte.    Ainsi,  on  peut  dire  que  la  qualité 

1.  Marsile  d'Inghen  était  seulement  de  quelques  années  plus  jeune  que  Nicole 
Oresme.  Or,  dans  ses  questions  sur  le  De  generatione,  Marsile  d'Inghen  donne  la  règle 
qui  fait  connaître  le  nombre  des  combinaisons  d'un  certain  nombre  de  termes  deux 
à  deux  :  Tôt  sunt  combinationes  terminorum...  quanta  est  medietas  numeri  qui  surgit  ex 
multitudine  numeri  terminorum  in  numerum  immédiate  precedentem.  Il  démontre  cette 
règle  exactement  comme  nous  le  faisons  aujourd'hui.  (Egidius  cum  Marsilio  et 
Alberto  de  generatione.  Golophon  :  Impressum  venetiis  mandato  et  expensis  Nobilis 
viri  Luceantonii  de  giunta  llorentini.  Anno  domini  i5i8  die  12  mensis  Februarii. 
Questiones  clarissimi  philosophi  Marsilii  inguen  super  libris  de  generatione  et  corruptione. 
Lib.  IT,  queest.  XII,  fol.  116,  coll.  c  et  d). 

3.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  I,  cap.  XI  :  De  qualitate  uniformi  et  difformi.  Ms.  cit., 
fol.  220  v*  et  fol.  22i  r°. 

P.    Dl  HKM.  25 


386  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

uniforme  est  celle  qui  est  également  intense  en  toutes  les 
parties  du  sujet  ;  que  la  qualité  uniformément  difforme  est 
telle  que,  trois  points  quelconques  [du  sujet]  étant  donnés, 
le  rapport  de  la  distance  entre  le  premier  et  le  second  à  la 
distance  entre  le  second  et  le  troisième  est  comme  le  rapport 
de  l'excès  d'intensité  du  premier  sur  le  second  à  l'excès 
d'intensité  du  second  sur  le  troisième1.  »  Et  notre  auteur 
démontre  que  la  représentation  géométrique  de  l'intensité 
uniformément  difforme  exige,  en  effet,  qu'elle  soit  douée  de 
cette  propriété. 

Traduisons  en  langage  moderne  la  proposition  formulée 
et  démontrée  par  Oresme  ;  la  traduction  n'en  peut  être  que 
celle-ci  : 

Il  revient  au  même  de  dire  :  L'intensité  que  l'on  mesure 
varie  avec  l'extension,  de  manière  à  être  représentée  par  une 
ligne  droite  inclinée  sur  l'axe  des  longitudes  ou  abscisses. 
—  Ou  bien  de  dire  :  Étant  donnés  trois  points  quelconques 
M,,  M„  M8,  dont  xt,  #8,  xz  sont  les  longitudes  ou  abscisses,  et 
yt,  y„  y,  les  latitudes  ou  ordonnées,  on  a  sans  cesse  l'égalité 

g,  — a?i  yi  —  y« 

xt  —  xz  y,  —  y8  ' 

Et  qu'est-ce  là,  sinon  la  mise  en  équation  de  la  ligne  droite, 
sous  une  des  formes  les  plus  usitées  en  notre  moderne  Géo- 
métrie analytique?  N'est- il  donc  pas  juste  de  dire  que  la 
Géométrie  analytique  à  deux  dimensions  a  été  créée  par 
Oresme? 

Il  a  été  plus  loin;  il  a  conçu  également  la  possibilité 
d'étendre  aux  figures  tracées  dans  l'espace  ce  qu'il  avait  dit 
des  figures  planes. 


i.  Vu  le  grand  intérêt  que  ce  passage  nous  paraît  offrir,  nous  en  donnons  ici 
le  texte  latin,  tel  qu'il  est  dans  le  manuscrit: 

«  Predicte  differentie  intentionum  non  melius  nec  clarius  nec  facilius  declarari  vel  notari 
possunt  quam  per  taies  ymaginationes  et  relationes  et  figuras,  quamvis  quedam  alie 
descriptiones  seu  notijîcationes  dari  possunt  que  etiam  per  hujusmodi  figurarurn  ymagina- 
tiones sunt  note.  Ut  si  diceretur  :  qualitas  uniformis  est  que  in  omnibus  partibus  subjecti 
est  equaliter  intensa,  qualitas  vero  uniformiter  difformis  est  cujus  omnium  trium  puncto- 
rum  proportio  distantie  inter  primum  et  secundum  ad  distantiam  inter  secundum  et 
tertium  est  sicut  proportio  excessus  primi  super  secundum  ad  excessum  secundi  super 
tertium  in  intentione.  » 


DOMINIQUE   SOTO    ET    LA    SCOLA8TIQU1     PARISIEN!!]  387 

Au  Lieu  de  tracer  seulement  une  ligne,  dam  le  sujet,  on  > 
peut  tracer  une  surface,  par  exemple  une  surface  plane,  et 

étudier  la  qualité  qui  Informe  chacun  des  points  de  cette 
surface;  on  aura  ainsi  affaire  non  plus  à  une  qualité  Linéaire, 
mais  à  une  qualité  superficielle1. 

L'intensité  de  la  qualité  sera  représentée  par  une  droite 
perpendiculaire  à  la  surface  informée';  pour  imaginer  de 
quelle  manière  cette  intensité  varie  d'un  point  à  l'autre  de  La 
surface  en  question,  on  aura  à  considérer  une  figure  géomé- 
trique à  trois  dimensions. 

Aux  qualités  superficielles  ainsi  représentées,  on  peut 
étendre  ce  qui  a  été  dit  des  qualités  linéaires.  «  De  même  que, 
parmi  les  qualités  linéaires,  on  rencontre  une  qualité  uniforme, 
une  qualité  uniformément  difforme,  une  qualité  difformément 
difforme,  et  cela  de  bien  des  manières  différentes,  ainsi  en 
est-il,  de  toute  semblable  façon,  des  qualités  superficielles. 
De  même  qu'une  qualité  linéaire  uniforme  est  représentée 
par  un  rectangle,  de  même  une  qualité  superficielle  uniforme 
sera  représentée  par  un  corps  qui  présente  huit  trièdres 
trirectangles  (angulos  rectos  corporeos);  cette  qualité,  tout 
en  demeurant  la  même,  peut  être  représentée  par  un  corps 
plus  ou  moins  haut,  selon  ce  qui  a  été  dit  de  la  qualité 
linéaire 

n  Ce  qui  a  été  dit  de  la  qualité  linéaire  uniforme  ou  difforme 
peut  être  répété  de  la  qualité  superficielle.  Semblablement,  en 
effet,  la  sommité  de  la  figure  qui  représente  une  qualité  uni- 
forme est  une  surface  parallèle  à  la  base  tracée  dans  le  sujet, 
base  que  l'on  a  imaginée  plane.  La  sommité  de  la  figure  à  l'aide 
de  laquelle  on  imagine  une  qualité  uniformément  difforme  est 
une  surface  plane  non  parallèle  à  la  base.  La  sommité  de  la 
figure  qui  représente  une  qualité  difformément  difforme  est 
une  surface  courbe,  ou  bien  est  composée  de  surfaces  qui  se 
coupent  sous  certains  angles.  » 

Mais  la  qualité  superficielle   n'épuise  pas  notre  notion  de 


î.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  I,  cap.  IV  :  De  quantitate  qualitatis.  Ms.  cit.,  fol.  217  v". 
3.  Oresme,  Op.  laud..  Pars  I,  cap.  XVII  :  Dequalitate  superficialis.  Ms.  cit.,  fol.  22k  v° 
et  aa5  r°. 


388  ÉTUDES    SUR   LÉONARD    DE   VINCI 

qualité.  Le  sujet  informé  par  cette  qualité  n'est,  dans  la  réalité, 
ni  une  ligne,  ni  une  surface,  mais  bien  un  corps  ;  c'est  donc 
à  une  qualité  corporelle  que  nous  avons  toujours  affaire. 
Oresme,  assurément,  souhaiterait1  que  l'on  pût  imaginer  une 
quatrième  dimension  de  l'espace,  afin  que  l'on  pût  étendre 
aux  qualités  corporelles  le  mode  de  représentation  qu'il  a 
employé  pour  les  qualités  linéaires  et  superficielles  : 

«  La  qualité  superficielle  est  représentée  par  un  corps,  et  il 
n'existe  pas  de  quatrième  dimension;  on  ne  saurait  même  en 
imaginer  une.  Néanmoins,  il  faut  concevoir  la  qualité  corpo- 
relle comme  ayant  une  double  corporéité;  elle  en  a  une  véri- 
table, par  l'effet  de  l'extension  du  sujet,  extension  qui  a  lieu 
suivant  toutes  les  dimensions;  mais  elle  en  a  aussi  une  autre, 
qui  est  seulement  imaginée;  elle  provient  de  l'intensité  de  la 
qualité,  qualité  qui  se  trouve  répétée  une  infinité  de  fois  par  la 
multitude  des  surfaces  que  l'on  peut  tracer  au  sein  du  sujet.  » 

On  préciserait  sans  doute  la  pensée  d'Oresme  beaucoup  plus 
qu'il  n'eût  été  en  état  de  le  faire,  mais  il  semble  qu'on  ne  la 
fausserait  pas,  en  l'exprimant  ainsi:  Le  sujet  lui-même,  et 
chacun  des  solides  que  Ton  obtient  en  représentant  la  qualité 
superficielle  de  l'une  des  surfaces,  en  nombre  infini,  que  l'on 
peut  tracer  au  sein  du  sujet,  sont  autant  de  figures  à  trois 
dimensions  tracées  dans  un  même  espace,  purement  idéal,  à 
quatre  dimensions. 


XVIII 

Gomment  Nicole  Oresme  a  établi  la  loi  du  mouvement 

uniformément  varié. 

Non  seulement  Nicole  Oresme  a  devancé  Copernic  en  soute- 
nant contre  la  Physique  péripatéticienne  la  possibilité  du 
mouvement  diurne  de  la  Terre;  non  seulement  il  a  précédé 
Descartes  en  faisant   usage  de  représentations   géométriques 

i.  Oresme,  Op.  laud.,  Parsl,  cap.  IV:  De  quantitate  qualitatum.  Ms.  cit.,  fol.  217  V* 
et  fol.  a  18  r\ 


DOMINIQUE   soi'o   BT    LA    SCOLAJTIQUB    i*aiusii;\ni:  38û 

obtenues  à  l'aide  de  coordonnées  rectangulaires  ;«  deux  ou 
à  Mois  dimensions,  et  en  établissant  l'équation  de  la  ligne 
droite;  il  a  encore  fait  une  découverte  que  l'on  attribue 
communément  à  Galilée:  il  a  reconnu  la  loi  suivant  laquelle 
croît,  avec  le  temps,  la  longueur  parcourue  par  un  mobile 
qu'entraîne  un  mouvement  uniformément  varié;  c'est  cette 
dernière  partie  de  son  œuvre  qui  va  maintenant  retenir  notre 
attention. 

La  seconde  partie  du    Tractatus  de  dijformltate  qualitatum  a 
pour  titre:  De  figuratione  et  potentiarum  successivarum  uni/or 
mitate  et  difformitale .  C'est  à  l'étude  des  vitesses  que  cette  partie 
du  traité  est  spécialement  consacrée. 

Les  principes  de  Cinématique  dont  Oresme  se  réclame  ne 
diffèrent  pas  de  ceux  qu'Albert  de  Saxe  a  posés  en  son  Tractatus 
proportionum  et  en  ses  Quœstiones  in  libros  de  Cœlo  et  Mundo, 
deux  ouvrages  qui,  sûrement,  furent  à  peu  près  contemporains 
du  Tractatus  de  difformitate  qualitatum,  soit  qu'ils  l'eussent 
précédé,  soit  qu'ils  l'eussent  suivi. 

Après  Walter  Burley,  et  presque  exactement  dans  les  termes 
qu'a  employés  Albert  de  Saxe,  Oresme  nous  apprend l  que  le 
mouvement  a  deux  sortes  d'extensions,  dont  l'une  dépend  de 
la  distribution  de  la  vitesse  aux  divers  points  du  sujet,  c'est-à- 
dire  du  mobile,  et  l'autre  du  changement  de  la  vitesse  au 
cours  du  temps.  Comme  Albert  de  Saxe,  il  voudrait  que  les 
épithètes  :  uniforme,  difforme,  servissent  exclusivement  à 
caractériser  la  distribution  qu'affecte  la  vitesse  au  sein  du 
sujet,  tandis  que  les  qualificatifs  :  régulier,  irrégulier,  indi- 
queraient de  quelle  manière  les  valeurs  de  la  vitesse  se 
succèdent  dans  le  temps.  Mais  il  observe  qu'il  est  d'usage 
d'employer  les  mots  uniforme  et  difforme  même  pour  dési- 
gner la  régularité  et  l'irrégularité  dans  le  temps,  et  il  déclare 
qu'il  se  conformera  à  cet  usage. 

Notre  auteur  se  demande  ensuite2  de  quelle  manière  on 
doit,  en  chaque  espèce  de  mouvement,  définir  la  grandeur  de 

i.  Oresme.  Op.  laud.,  Pars  II,  cap.  I:  De  difformitate  motus.  Ms.  cit.,  fol.  336  r°. 
a.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  II,  cap.  III  :  De  quantitate  velocitatis;  cap.  IV:  De 
diversis  modis  velocitatis.  Ms.  cit.,  fol.  237  r°  et  fol.  a38  r\ 


3gO  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

la  vitesse  ;  la  vitesse  du  mouvement  local,  la  vitesse  angulaire 
de  rotation,  la  vitesse  de  descente,  la  vitesse  de  dilatation  ou  de 
contraction,  la  vitesse  d'altération  sont  successivement  consi- 
dérées et  déterminées  exactement  comme  elles  le  sont  au 
Tractatus  proportionum  d'Albert  de  Saxe  ;  ici  et  là,  les  mêmes 
pensées  se  trouvent  proposées,  et  éclaircies  au  moyen  des 
mêmes  exemples. 

Sans  nous  attarder  à  reproduire  des  considérations  qui  nous 
sont  déjà  connues,  indiquons  seulement  une  précision  intro- 
duite par  Oresme  en  la  définition  de  la  vitesse  du  mouvement 
local. 

Il  dit  d'abord  «,  comme  Albert  de  Saxe:  «  Dans  le  mouve- 
ment local,  un  degré  de  mouvement  (motus)  ou  de  vitesse  (velo- 
citas)  est  d'autant  plus  grand  on  plus  intense  que  le  mobile 
parcourt  un  plus  grand  espace  ou  une  plus  grande  distance 
en  un  temps  égal.  »  Mais  cette  définition  devient  insuffisante 
pour  déterminer  ce  que  l'on  doit  appeler  vitesse  à  chaque 
instant,  en  un  mouvement  dont  la  vitesse  change  d'un  instant 
à  l'autre;  il  convient  alors  de  la  compléter  en  ajoutant  ce 
membre  de  phrase  :  En  supposant  que,  pendant  tout  ce 
temps,  le  mobile  continue  à  se  mouvoir  avec  la  vitesse  qu'il 
avait  à  cet  instant.  Cette  addition,  notre  auteur  ne  la  formule 
pas  en  général;  mais  elle  est  bien  dans  sa  pensée,  et  il  lui 
arrive  de  l'expliciter  :  «  Le  degré  de  la  vitesse  de  descente.  » 
dit-il2  «  est  d'autant  plus  grand  qu'en  un  temps  égal,  le  sujet 
mobile  descend  davantage  ou  qu'il  descendrait  davantage 
si  le  mouvement  continuait  simplement  (magis  descendit  vel  des- 
cenderet  si  continuaretur  simpliciter).  » 

Ce  qu'Oresme  ajoute  à  la  Cinématique  d'Albert  de  Saxe,  c'est 
l'emploi  des  coordonnées.  Comment  les  coordonnées  rectan- 
gulaires devront  être  employées  en  une  telle  étude,  il  le  dit 
avec  son  habituelle  clarté,  au  début  de  la  seconde  partie  de 
son  traité3  : 

a  On  peut  imaginer  les  deux  extensions  à  la  façon  de  deux 


i.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  11,  cap.  III.  Ms.  cit.,  fol.  237  r°. 

2.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  II,  cap.  IV.  Ms.  cit.,  fol.  237  v°. 

3.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  II,  cap.  I  :  De  difformitate  motus.  Ms.  cit.,  fol.  236  r*. 


DOMINIQUE   soin    i:r    i,\    BG0LA8TIQUE    iuuminm  ?>()i 

droites  qui  se  couperaient  orthogonalement,  <*m  sorte  que 
L'extension  relative  au  sujei  sciait  appelée  latitude;  L'intensité 

du  mouveinoiii.  pourrait  alors  être  nommée  altitude  en  un 
poinl  (aliitudo  localis)  du  mouvement  f///.o/^  ou  <I<;  la  vitesse 
(velocitas). 

»  Mais  selon  ce  qui  a  été  dit  au  troisième  chapitre  de  la  pre- 
mière partie,  la  vitesse  considérée  dans  le  temps  est  commu- 
nément appelée  latitude;  alors  chacune  des  deux  extensions, 
lorsqu'on  la  comparera  avec  l'intensité,  pourra  être  nommée 
longitude;  ainsi,  la  vitesse  aura  une  double  longitude  comme 
elle  a  une  double  extension. 

»  En  chacune  de  ces  deux  extensions,  l'intensité  de  la  vitesse 
pourra  varier  selon  des  modes  multiples  ;  comme  la  difformité 
naît  de  ce  que  l'intensité  peut  se  distribuer  de  manière  variée 
suivant  l'extension,  il  en  résulte  que  le  mouvement  ou  vitesse 
peut  présenter  deux  sortes  de  difformités  et  aussi  deux  sortes 
d'uniformités.  » 

Il  est  clair,  dès  lors,  qu'à  chacune  des  deux  sortes  de 
difformités  dont  la  vitesse  est  susceptible,  on  pourra  appliquer1 
toutes  les  dénominations,  tous  les  procédés  de  classification 
dont  on  a  usé,  d'une  manière  générale,  pour  des  intensités 
quelconques  ;  aussi  bien  par  rapport  à  la  durée  que  par  rapport 
à  l'extension,  la  vitesse  pourra  être  uniformément  difforme 
ou  difformément  difforme  ;  elle  pourra  commencer  ou  non  au 
degré  nul. 

En  une  qualité  quelconque,  aussi  bien  qu'en  un  mouve- 
ment, Oresme  ne  se  borne  pas  à  considérer  l'extension,  figurée 
par  la  longitude,  et  l'intensité,  figurée  parla  latitude;  il  étudie, 
en  outre,  ce  qu'il  nomme  la  quantité  totale  (quantitas  totalis)2 
ou  la  mesure  (mensura).  Cette  mesure  est  l'un  des  principaux 
sujets  de  la  troisième  partie  du  traité,  partie  qui  a  pour  titre  : 
De  acquisitione  et  mensura  qualitatis  et  velocitatis. 

«  D'une  manière  universelle,  »  dit  Oresme3,  «  la  mesure  ou 

i.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  II,  cap.  VI  :  De  difformitate  velocitatis  per  partes  quan- 
titativas.  Ms.  cit.,  fol.  238  v°. 

2.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  II,  cap.  III  :  De  quantitate  velocitatis.  Ms.  cit.,  fol.  237  r<\ 

3.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  III,  cap.  V:  De  mensura  qualitatum  uniformarum  et 
velocitatum.  Ms.  cit.,  fol.  261  r°. 


392  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

le  rapport  de  deux  qualités,  ou  bien  encore  de  deux  vitesses, 
est  égal  au  rapport  des  deux  figures,  comparables  entre  elles 
(ad  invicem  comparatse) ,  par  lesquelles  elles  sont  représentées. 
Je  dis  :  comparables  entre  elles,  à  cause  d'une  remarque  qui 
a  été  faite  au  chapitre  septième  de  la  première  partie.  »  Cette 
remarque,  que  nous  avons  analysée  en  son  temps,  nous 
montre  ce  qu'Oresme  entend  par  figures  comparables;  ce  sont 
des  figures  où  des  intensités  égales  d'une  qualité  de  même 
espèce  sont  représentées  par  une  même  longueur. 

Le  contexte  se  charge  également  de  nous  apprendre  ce  que 
l'on  doit  entendre  par  rapport  de  deux  figures  ;  c'est  le  rapport 
des  aires  de  ces  deux  figures  si  elles  sont  planes,  de  leurs 
volumes  si  elles  sont  solides. 

De  la  définition  qui  vient  d'être  donnée,  se  tire  immédia- 
tement le  corollaire  suivant  :  Les  mesures  de  deux  qualités 
uniformes  ont  pour  rapport  le  produit  du  rapport  des  exten- 
sions par  le  rapport  des  intensités.  «  En  la  susdite  mesure*,  il 
faut  toujours  prendre  l'extension  totale  de  la  qualité,  que  cette 
qualité  soit  linéaire,  superficielle  ou  même  corporelle.  Il  en 
faut  dire  autant  de  la  mesure  de  la  vitesse,  si  ce  n'est  que, 
par  extension,  il  faut  alors  entendre  le  temps  pendant 
lequel  dure  cette  vitesse,  et  par  intensité,  le  degré  de  vitesse... 
Par  exemple,  une  vitesse  uniforme  qui  dure  pendant  trois 
jours  est  égale  à  une  vitesse  trois  fois  plus  intense  qui  dure 
pendant  un  seul  jour.  » 

En  ce  cas  où  la  vitesse  est  uniforme,  la  mesure  ou  quantité 
de  la  vitesse,  telle  qu'Oresme  vient  de  la  définir,  se  confond 
évidemment  avec  la  longueur  que  le  point  mobile  a  parcourue 
pendant  le  temps  qui  remplace  ici  l'extension.  La  vérité  de 
la  même  proposition  se  manifeste  non  moins  clairement  à 
notre  auteur  en  d'autres  cas  où  le  mouvement,  sans  être  uni- 
forme, est  une  succession  de  mouvements  uniformes.  C'est 
ce  qui  a  lieu  dans  un  problème  qu'il  résout  par  une  démons- 
tration géométrique  fort  élégante2. 


1.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  III,  cap.  VI  :  Adhuc  de  eodem.  Ms.  cit.,  fol.  261  V. 

2.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  III,  cap.  VIII  :  De  mensura  et  extensione  in  infinitum 
quarundam  qualitatum.  Ms.  cit.,  fol.  262  v°  et  fol.  263  r°. 


DOMINIQUE    BOTO    BT    LA    SC0LA8TIQ1  B    PAitisn.wi 

Prenons  La  Longitude  (rime  figure  qui  représente  une  qualité 
linéaire  et,  selon  le  Langage  usité  au  Moyen  Âge,  divisons  la 

en    parties    proportionnelles.     Pour    cela,     nous    l;i    partageons 

d'abord  en  deux  moitiés,  la  seconde  moitié  est  ensuite  divisée 
en  deux  quarts,  le  dernier  quart  en  deux  huitièmes  et  ainsi 
de  suite.  La  longitude  se  trouve  formée  d'une  suite  de  seg 
menls  mis  bout  à  bout,  et  les  longueurs  de  ces  segments 
forment  une  progression  géométrique  de  raison  |"  Ce  sont  les 
parties  proportionnelles  de  la  longitude. 

On  suppose  que  la  première  partie  proportionnelle  est 
affectée  par  une  qualité  uniforme  d'une  certaine  intensité;  que 
la  seconde  partie  proportionnelle  est  affectée  d'une  qualité 
uniforme  de  même  espèce  et  d'intensité  double;  que  la  troi- 
sième est  affectée  d'une  qualité  uniforme  trois  fois  plus  intense 
que  la  première,  etc.  Les  intensités  des  qualités  uniformes  qui 
affectent  les  parties  proportionnelles  successives  sont  entre 
elles  comme  les  divers  nombres  entiers. 

La  figure  représentative  est  formée  par  une  suite  de  rectan- 
gles de  plus  en  plus  étroits  et  de  plus  en  plus  élevés.  Bien  que 
les  hauteurs  de  ces  rectangles  croissent  au  delà  de  toute  limite, 
la  somme  de  leurs  aires  demeure  limitée;  elle  est  quadruple 
de  l'aire  du  premier  de  ces  rectangles. 

Oresme  applique  aussitôt  ce  théorème  au  cas  où  la  qualité 
est  remplacée  par  une  vitesse  :  «  Si  un  certain  temps  avait  été 
ainsi  divisé  en  parties  proportionnelles  ;  qu'en  la  première 
partie  de  ce  temps,  un  certain  mobile  se  mût  avec  une  certaine 
vitesse;  qu'en  la  seconde,  il  se  mût  deux  fois  plus  vite,  en  la 
troisième  trois  fois  plus  vite,  et  ainsi  de  suite,  la  vitesse 
croissant  toujours  de  même,  cette  vitesse  serait  exactement 
quadruple  de  la  hauteur  de  la  première  partie;  en  sorte  qu'en 
l'heure  entière,  ce  mobile  parcourrait  un  chemin  quadruple 
exactement  de  celui  qu'il  a  parcouru  en  la  première  partie 
proportionnelle,  c'est-à-dire  en  la  première  demi-heure;  si, 
par  exemple,  en  cette  première  partie  proportionnelle,  il  a 
parcouru  une  longueur  d'un  pied,  pendant  le  reste  du  temps, 
il  parcourra  trois  pieds,  et  pendant  la  durée  tout  entière,  il 
parcourra  quatre  pieds.  » 


3g4  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

En  ce  cas,  la  définition  qu'Oresme  donnait  de  l'intensité  de 
la  vitesse  suffisait  à  lui  prouver  que  l'aire  de  la  figure  représen- 
tative mesurait  la  longueur  décrite  par  le  point  mobile. 
Savait-il  qu'il  en  est  de  même  en  général?  Pour  qu'il  le  pût 
démontrer,  il  eût  fallu  qu'il  possédât  une  définition  précise  de 
la  vitesse  instantanée,  qu'il  eût  acquis  les  notions  de  dérivée 
et  d'intégrale.  Assurément,  une  telle  démonstration  passait  de 
beaucoup  les  moyens  que  lui  fournissait  sa  connaissance  très 
rudimentaire  des  Mathématiques.  Mais  incapable  de  démontrer 
une  telle  proposition,  en  avait-il  intuitivement  reconnu  la 
vérité?  Nous  ne  trouvons,  en  son  traité,  aucune  phrase  qui 
l'affirme  explicitement.  Il  semble,  toutefois,  que  ce  silence 
résulte  non  pas  d'un  doute  où  l'auteur  serait  demeuré,  mais 
bien  d'une  parfaite  assurance  en  l'exactitude  de  la  proposition 
qu'il  sous-entend.  Il  ne  dit  pas  que  l'aire  de  la  figure  représen- 
tative mesure,  en  toutes  circonstances,  le  chemin  parcouru  par 
le  mobile  parce  qu'il  pense  que  cela  va  de  soi.  Nous  trouverons, 
d'ailleurs,  dans  un  instant,  un  passage  qui  suppose  clairement 
cette  interprétation.  Nous  verrons,  aussi,  que  beaucoup  des 
disciples  d'Oresme  et  de  ses  commentateurs  ont  interprété  de 
la  sorte  la  pensée  du  maître,  et  sans  songer  même  que  l'on  pût 
l'interpréter  autrement. 

Il  importait  que  cette  interprétation  fût  signalée,  car  elle 
donne  toute  sa  valeur  au  passage  que  nous  allons  maintenant 
traduire1  : 

«  Toute  qualité  uniformément  difforme  a  même  quantité  que 
si  elle  informait  uniformément  le  même  sujet  selon  le  degré 
du  point  milieu  (Omnis  qualitas,  si  faerit  uniformiter  difformis, 
secundum  gradum  puncti  medii  ipsa  est  tanta  quanta  qualitas 
ejusdem  subjecti).  En  disant:  selon  le  degré  du  point  milieu,  je 
sous-entends  :  si  la  qualité  est  linéaire;  si  elle  est  superficielle, 
il  faudra  dire  :  selon  le  degré  de  la  ligne  moyenne 

»  Nous  démontrerons  cette  proposition  pour  une  qualité 
linéaire. 

»  Soit  donc  une  qualité  qui  puisse  être  représentée  par  un 

1.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  III,  cap.  VII:  Do  mensura  qualitatum  et  velocitatum 
difformarum.  Ms.  cit.,  fol.  2G2  r"  et  v°. 


DOMINIQUE    soin    i;i     i.  \    BCOL  ASTIQUE    PARISIBNïll 

triangle  A  BC  (Jlg.  1);  c'esl  une  qualité  uniformément  difforme 
qui,  au  point  B,  se  termine  au  degré  nul;  soi!  I)  le  point 
milieu  de  la  Ligne  qui  représente  le  sujet  (subjectiva  linea); 
te  degré  ou  L'intensité  qui  affecte  ce  point  est  figuré  par  la 
ligne  DE.  La  qualité  qui  aurait  partout  le  degré  ainsi  désigné 
est  représentable  par  le  quadri- 
latère AFGB,  ainsi  qu'il  résulte 
du  chapitre  X  de  la  première 
partie.  Mais  par  la  XXVIe  propo- 
sition du  premier  livre  d'Euclide, 
les  deux  triangles  EFG  et  EGB 
sont  égaux.  Le  triangle  qui  repré- 
sente la  qualité  uniformément  difforme  et  le  quadrilatère  AFG  4 
qui  représente  la  qualité  uniforme  selon  le  degré  du  point 
moyen  sont  donc  égaux  entre  eux;  les  deux  qualités  qui  sont 
imaginables  l'une  par  le  triangle  et  l'autre  par  le  quadrilatère 
sont  aussi  égales  entre  elles  ;  et  c'est  ce  qu'on  se  proposait  de 
démontrer. 

»  On  raisonne  de  la  même  manière  au  sujet  d'une  qualité 
uniformément  difforme  qui,  de  part  et  d'autre,  se  termine  à 
un  certain  degré 

»  Au  sujet  de  la  vitesse,  on  peut  dire  exactement  la  même 
chose  que  d'une  qualité  linéaire,  seulement,  au  lieu  de  dire  : 
point  milieu,  il  faut  dire  :  instant  milieu  du  temps  pendant 
lequel  dure  cette  vitesse. 

»  Il  est  donc  évident  qu'une  qualité  ou  une  vitesse  unifor- 
mément difforme  quelconque  se  trouve  égalée  a  une  qualité  ou 
à  une  vitesse  uniforme.  » 

Si,  comme  nous  le  pensons,  la  quantité  ou  mesure  d'une 
vitesse  s'identifie,  dans  l'esprit  d'Oresme,  avec  l'espace  linéaire 
que  le  point  mobile  parcourt,  le  résultat  auquel  notre  auteur 
vient  d'atteindre  est  singulièrement  grave  ;  il  peut,  en  effet,  se 
formuler  ainsi  :  Lorsqu'un  mobile  se  meut,  pendant  un  certain 
temps,  d'un  mouvement  uniformément  varié,  le  chemin  qu'il 
parcourt  est  égal  à  celui  qu'il  parcourrait  en  un  mouvement 
uniforme,  de  même  durée,  dont  la  vitesse  serait  égale  à  celle 
qui  est  prise  en  l'instant  moyen  du  premier  mouvement. 


396  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

Que  ce  soit  bien  là  la  proposition  qu'Oresme  entendait,  nous 
en  aurons  l'assurance  par  la  lecture  de  l'un  des  problèmes  que 
traite  notre  auteur. 

Comme  il  l'a  fait  en  un  précédent  problème,  Oresme  prend1 
une  certaine  longitude  qu'il  divise  en  parties  proportionnelles 
de  raison  \  ;  mais,  en  chacune  de  ces  parties  proportion- 
nelles, il  ne  suppose  plus  que  la  longitude  soit  uniforme; 
il  la  suppose  seulement  uniforme  dans  les  parties  de  rang 
impair  et  uniformément  difforme  dans  les  parties  de  rang  pair. 
Il  admet  donc  qu'en  la  première  partie,  la  longitude  garde 
uniformément  un  certain  degré;  qu'en  la  seconde,  elle  croisse 
uniformément  de  ce  degré  au  degré  double;  qu'en  la  troisième, 
elle  garde  uniformément  ce  degré  double  ;  qu'en  la  quatrième, 
elle  croisse  uniformément  de  ce  degré  double  au  degré  qua- 
druple, et  ainsi  de  suite.  Il  énonce  alors  ce  théorème  :  La 
mesure  totale  de  la  qualité  est  dans  le  rapport  7  à  la  mesure 
de  la  qualité  qui  affecte  la  première  partie.  Pour  démontrer 
ce  théorème,  il  se  sert,  bien  entendu,  de  la  règle  qu'il 
a  posée  au  sujet  de  la  mesure  d'une  qualité  uniformément 
difforme. 

Une  fois  ce  théorème  démontré,  Oresme  ajoute  :  «  On  peut 
prouver  une  proposition  semblable  au  sujet  de  la  vitesse,  et 
l'appliquer  à  la  vitesse  comme  on  l'a  fait  au  chapitre  pré- 
cédent. »  Or,  au  neuvième  chapitre,  Oresme  avait  appliqué 
à  la  vitesse  le  théorème  qu'il  avait  démontré,  et  cette  appli- 
cation supposait  essentiellement  que  la  mesure  de  la  vitesse 
pendant  un  temps  donné  fût  l'espace  qu'elle  fait  parcourir  au 
mobile  pendant  ce  temps.  Il  est  donc  clair  qu'il  admet  la 
même  supposition  en  son  deuxième  chapitre,  qu'il  l'admet 
aussi  en  la  règle  de  laquelle  dépend  la  solution  que  ce 
chapitre  expose.  Il  entend  que  l'espace  parcouru  en  un 
mouvement  uniformément  varié  soit  égal  à  celui  qui  serait 
parcouru  en  un  mouvement  uniforme  de  même  durée,  ayant 
pour  vitesse  la  vitesse  qu'atteint  le  premier  à  son  instant 
moyen. 

1.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  III,  cap.  X:  Quoddam  aliud  exemplum.  Ms.  cit., 
fol.  a 64  r°  et  v\ 


DOMINIQUE   BOTO   BT    LA    SCOLASTIQUB   PARISIEN!*]  '.)<)-] 

Or,  cette  loi  est  celle  < l <> 1 1 (  <m  a  coutume  de  faire  l'un  dei 
litres  de  gloire  de  Galilée. 

Gomment  Oresme  a-t-il  été  amené  à  concevoir  cette  féconde 
pensée?  On  peut,  je  crois,  le  deviner. 

Il  lui  arrive  d'insister  surcette  idée  (pie  la  vitesse  a  deux  sortes 
d'extensions,  l'extension  selon  le  sujet  et  L'extension  selon  la 
durée;  que  chacune  de  ces  deux  extensions  peut  être  traitée  de 
la  même  manière  que  l'autre;  qu'il  y  a,  par  exemple,  des 
vitesses  uniformes,  uniformément  difformes  selon  le  sujet, 
comme  il  y  a  des  vitesses  uniformes,  uniformément  difformes 
dans  le  temps. 

Or,  veut-il  donner  un  exemple  de  vitesse  uniformément 
difforme  par  rapport  au  sujet,  et  commençant  au  degré  nul, 
il  cite1  la  vitesse  d'un  rayon  qui  tourne  autour  du  centre  du 
cercle. 

C'est  de  cette  vitesse  que  traitait  le  petit  écrit  :  De  proporlione 
motuum  et  magnitudinum  dont  le  texte  était  déjà  connu  au 
xiii0  siècle.  L'auteur  anonyme  de  ce  traité  montrait  qu'un  rayon 
ou  une  portion  de  rayon  qui  tourne  autour  du  centre  du 
cercle  balaye  un  espace  égal  à  celui  que  cette  même  ligne 
balayerait  en  une  translation  qui  aurait  pour  vitesse  la  vitesse 
de  son  point  moyen;  la  démonstration  qu'il  donnait,  fort 
analogue  à  celle  que  nous  venons  de  trouver  sous  la  plume 
d'Oresme,  le  conduisait  à  regarder  la  vitesse  du  rayon,  variable 
d'un  point  à  l'autre,  comme  équivalente  à  la  vitesse  du  point 
moyen;  en  résumé,  il  formulait,  pour  la  vitesse  uniformément 
difforme  par  rapport  au  sujet,  la  règle  qu'Oresme  devait  for- 
muler pour  la  vitesse  uniformément  difforme  par  rapport 
au  temps. 

Très  certainement  connu  de  Bradwardine,  très  probablement 
connu  d'Albert  de  Saxe,  le  traité  De  proporlione  motuum  et 
magnitudinum  ne  fut,  sans  doute,  pas  ignoré  d'Oresme  ;  lors 
même  que  ce  livre  ne  lui  fût  pas  venu  entre  les  mains, 
les  idées  qu'il  contenait,  résumées  dans  les  Tractatus  propor- 
lionum   de   Bradwardine   et   d'Albert   de    Saxe,    étaient    assu- 

i.  Oresme,  Op.  laud.,  Pars  II,  cap.  VII:  De  quadam  differentia  inter  motum 
localem  et  allerationem.  Ms.  cit.,  fol.  a3g  r°. 


3g8  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

rément  courantes  à  Paris  au  temps  où  le  traité  De  diffor- 
mitate  qualitatum  fut  rédigé.  Directement  ou  indirectement, 
donc,  le  petit  écrit  De  proportione  motuum  et  magnitudinum 
a  pu  inspirer  au  grand  maître  du  Collège  de  Navarre  la 
règle  que  nous  lui  avons  entendu  formuler  et  que,  désor- 
mais, nous  nommerons  Règle  d'Oresme.  Par  ce  nom,  d'ailleurs, 
nous  n'entendons  pas  affirmer  qu'Oresme  ait  eu,  le  premier, 
connaissance  de  cette  règle;  ce  que  nous  dirons  au  para- 
graphe XXIII  montrera  que  cette  affirmation  ne  serait  nulle- 
ment assurée. 

En  i368,  Albert  de  Saxe  rédigeait  ses  Quœstiones  in  libros  de 
Cxlo  et  Mundo;  en  1871,  Nicole  Oresme  regardait  déjà  comme 
ancien  son  traité  De  difformitate  qualitatum.  Avant  l'an  1370, 
donc,  deux  grandes  vérités  avaient  été  l'une  entrevue,  l'autre 
découverte;  on  avait  émis  l'hypothèse  que  la  chute  des  graves 
était  un  mouvement  uniformément  accéléré;  on  avait  formulé 
la  loi  qui,  en  un  tel  mouvement,  lie  l'espace  parcouru  au 
temps  employé  à  le  parcourir.  Il  suffisait  de  donner  la  pre- 
mière proposition  comme  assurée  et  de  la  comparer  à  la 
seconde  pour  que  les  deux  lois  essentielles  de  la  chute  des 
corps  se  trouvassent  formulées.  Le  fruit,  semble-t-il,  était 
mûr;  le  plus  léger  attouchement  allait  suffire  à  le  détacher. 

Or,  en  dépit  de  cette  prévision,  plus  d'un  siècle  et  demi 
va  s'écouler  avant  que  ce  fruit  soit  cueilli  ;  c'est  seulement 
dans  les  écrits  de  Dominique  Soto  que  la  supposition  d'Albert 
de  Saxe  d'une  part,  que  la  découverte  d'Oresme  d'autre  part, 
se  compléteront  en  se  rejoignant;  jusqu'au  jour  où  elles  seront 
réunies  par  le  savant  dominicain,  ces  deux  idées  vont  se 
transmettre  d'âge  en  âge  et  d'école  en  école,  mais  en  demeurant 
séparées  l'une  de  l'autre.  Ce  sont  les  péripéties  diverses  par 
lesquelles  cette  longue  tradition  s'est  maintenue  qu'il  nous 
faut  maintenant  retracer. 


DOMINIQUE   BOTO   BT    LA    BGOLA8TIQ1  i     PAR1SIEHN1  'i<)|< 


\l\ 


L'influence  de  Nicole  Oresme  a  l'Université  de  Paris.  — 

Le  tuaité  De  latitudinibus  formarum.  Albert  de  Saxe. 
Mahsile  d'Inghrn. 

Le  texte  manuscrit  que  nous  avons  étudié  aux  deux  paragra- 
phes précédents  porte  en  titre:  Tractatusdejiguralionepoletiliarum 
et  mensurarum  dijformitalum.  Mais  une  main,  moins  ancienne 
que  celle  du  copiste,  lui  a  attribué  cet  autre  titre  :  De  latitudi- 
nibus Jorrnarum  ab  Oresme. 

Ce  dernier  litre  est  celui  d'un  autre  ouvrage,  dont  Maximi- 
lian  Gurtze  a  retrouvé  un  texte,  datant  probablement  de  la  fin 
du  xive  siècle,  en  un  manuscrit  de  la  bibliothèque  du  Gymnase 
Royal  de  Thorn1. 

Cet  écrit  a  été  imprimé,  à  plusieurs  reprises,  à  la  fin  du 
xvc  siècle  et  au  commencement  du  xvie  siècle2. 

i.  Maximilian  Gurtze,  Ueber  die  Handschrift  R.  4*.  2,  Problematum  Euclidis  expli- 
catio  der  Kônigl.  Gymnasialbibliothek  zu  Thorn  (Zeitschrift  fur  Mathemalik  und  Physik, 
KIII*"  Jahrgang,  1868.  Supplément,  pp.  92-97). 

2.  i*  lncipit  perutilis  tractatus  de  latitudinibus  formarum  secundum  Beverendum 
doctorem  magistrum  Nicholaeum  Horen.  Die  décima  Tanuarij  —  (au  fol.  n  r°) 
Tractatus  de  latitudinibns  formarum  a  venerabili  doctore  magistro  Nicolao  horen 
editus  fuit  foeliciter.  Impressus  ac  diligenti  cura  emendatus  padue  per  magistrum 
Matheum  cerdonis  de  vuindisgrech.  Anno  domini  i486.  Dievero  18  mensis  Februarij. 
—  (au  fol.  12  r°)  Incipiunt  questiones  super  tractatu  de  latitudinibus  formarum  determi- 
nate  per  venerandum  doctorem  magistrum  blasium  de  parma  de  pelicanis.  —  (fol.  19,  r°) 
Expliciunt  questiones  super  tractatum  de  latitudinibus  formarum  magistri 
Iohannis  (sic)  Horen  determinate  per  venerandum  doctorem  artium  :  magistrum 
Blasium  de  parma  de  pelicanis.  Impressum  Padue  Die  :  mense  et  anno  supradictis. 
In  laude  dei  summi. 

20  Questio  de  modalibus  Bassani  Politi.  —  Tractatus  proportionum  introductorius  ad 
calculationes  Suiset. —  Tractatus  proportionum  Thome  Braduardini.—  Tractatus  propor- 
tionum Nicholai  Horen.  —  Tractatus  de  latitudinibus  formarum  ejusdem  Nicholai.  —  Trac- 
tatus de  latitudinibus  formarum  Blasii  de  Parma.  —  Auctorsex  inconvenientibus .  —  Questio 
subtilis  doctoris  Johannis  de  Casali  de  velocitate  motus  alterationis.  —  Questio  Blasii  de 
Parma  de  tactu  corporum  durorum.  Golophon  :  Venetiis  mandato  et  sumptibus 
heredum  quondam  nobilis  Viri  D.  Octaviani  scoti  Givis  Modoetiensis  per  Bonetum 
localellum  bergomensem  presbyterum  Kal.  Seplembris  i5od. 

3°  Contenta  in  hoc  libello.  Arithmelica  communis.  —  Proportiones  brèves.  —  De  latitu- 
dinibus formarum.  —  Algorithmus  M.  Georgii  Peurbachii  in  integris.  —  Algorithmus 
Magistri  Joanis  de  Gmunden  de  minuciis  phisicis.  Golophon  :  Impressum  Viennae  per 
Joannem  Singrenium  Expensis  vero  Leonardi  et  Lucee  Alantse  fratrum  Anno 
domini  MGGGGGXV.  Decimonono  die  Maii. 


400  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

L'édition  de  i5o5  semble  attribuer  ce  traité  à  Oresme  lui- 
même  ;  mais  l'édition  de  i486  se  borne  à  dire  qu'il  est  composé 
secundum  Nicholaum  Horen,  et  l'édition  de  i5i5  marque,  plus 
explicitement,  qu'il  a  été  écrit  secundum  doctrinam  Magistri 
Nicolai  Horem.  Il  est  certain,  en  effet,  que  nous  n'y  trouvons 
pas  un  ouvrage  original  du  grand  maître  du  Collège  de 
Navarre,  mais  bien  un  résumé,  composé  par  quelque  disciple, 
du  traité  De  dlfformitate  qualitatum. 

Réduit  presque  exclusivement  à  des  définitions  et  à  des 
énoncés  de  propositions  qu'aucun  raisonnement  n'accom- 
pagne, ce  sec  compendium  ne  donne  qu'une  bien  pauvre  idée 
de  l'œuvre  qui  l'a  inspiré  ;  telle  est  cependant  la  puissance 
de  cette  œuvre  qu'on  en  peut  encore  deviner  quelque  chose 
en  la  médiocre  imitation  qu'en  donne  le  traité  De  latitudinibus 
formarum;  Maximilian  Gurtze  et  M.  Maurice  Gantor1  qui  n'ont 
connu  la  pensée  d'Oresme  que  par  le  petit  écrit  de  son  disciple, 
n'ont  pas  hésité,  cependant,  à  regarder  le  futur  évêque  de 
Lisieux  comme  le  précurseur  de  Descartes. 

Ils  n'eussent  pu,  en  tout  cas,  le  saluer  du  titre  de  précurseur  de 
Galilée;  la  proposition  que  nous  avons  convenu  d'appeler  règle 
d Oresme  est  passée  sous  silence  au  traité  De  latitudinibus  forma- 
rum; nous  n'y  trouvons  qu'une  indication  rapide  sur  la  propor- 
tionnalité entre  les  quantités  de  deux  qualités  de  même  espèce 
et  les  aires  des  figures  qui  représentent  ces  qualités  :  «Eadem 
est  proportio  formœ  adformam  quœ  est  figuras  adfiguram.  » 

Qu'un  semblable  manuel  ait  été  rédigé,  et  cela,  semble-t-il, 
avant  la  fin  du  xive  siècle,  c'est,  pour  nous,  la  preuve  manifeste 
que  les  méthodes  d'Oresme,  que  l'emploi  de  la  latitude  et.de 
la  longitude,  c'est-à-dire  des  coordonnées  rectangulaires,  pour 
figurer  les  variations  des  diverses  propriétés  mesurables  se 
sont  très  vite  répandus  dans  les   écoles,  du  moins  à  Paris. 

Dans  le  corps  du  volume,  les  trois  premiers  traités  sont  ainsi  intitulés: 

Incipit  Arithmetica  communis  ex  divi  Severini  Boetii  Arithmetica  per  M.  Joannem  de 
mûris  compendiose  excerpta. 

Tractatus  brevis  proportionum  :  abbraviatus  ex    libro   de  Proportionibus  D.   Thome 
Braguardini  Anglici. 

Tractatus  de  latitudinibus  formarum  secundum  doctrinam  magistri  Nicolai  Horem. 
i.  Moritz  Gantor,  Vorlesungen  uber  die  Geschichte  der  Mathematik.  Bd.  II,  von  1200- 
i GG8,  2"  Aufl.,  Leipzig,  njoo  ;  pp.  1  29- i3r . 


DOMINIQUE   BOTO    BT    i.\    SCOLA.8TIQUE    PARISIENNE  &OI 

Do  cette  rapide  diffusion  «les  doctrines  proposées  par  l<: 
grand  maître  <lu  Collège  de  Navarre,  nous  allons  trouver  (Jeux 
témoins  contemporains  :  Albert  de  Saxe  et  iVlarsilc;  d'Inghen. 

En  l'une  de  ses  Questions  sur  la  Physique,  Albert  de  Saxe 
écrit  ce  qui  suit1  : 

«  Soit  une  Ligne  sur  laquelle  on  décrive  un  demi-cercle. 
Supposons  que  chaque  point  marqué  sur  cette  ligne  soit  blanc, 
et  que  les  blancheurs  de  deux  quelconques  de  ces  points  soient 
entre  elles  comme  les  lignes  menées  de  ces  points  à  la  cir- 
conférence; la  difformité  de  cette  blancheur  sera  semblable  au 
demi-cercle;  ce  demi-cercle,  décrit  sur  la  ligne  [qu'affecte  cette 
blancheur],  définit  (causal)  le  rayon  qui  peut  représenter 
l'intensité  de  la  blancheur  au  point  milieu  de  cette  ligne.  » 

Il  est  clair  qu'Albert  de  Saxe  emploie  ici  les  coordonnées 
rectangulaires  selon  les  principes  posés  par  Oresme;  la  der- 
nière phrase  s'inspire  visiblement  de  cette  pensée  sur  laquelle 
le  grand  maître  du  Collège  de  Navarre  avait  insisté  :  Une 
qualité,  figurée  par  un  demi-cercle  lorsque  l'on  choisit  d'une 
certaine  manière  la  longueur  qui  doit  représenter  l'unité 
d'intensité  de  la  qualité,  cessera  d'être  figurée  de  la  sorte  si 
l'on  change  cette  longueur. 

L'ouvrage  imprimé  où  l'on  a  réuni2  les  écrits  de  Gilles  de 
Rome,  d'Albert  de  Saxe  et  de  Marsile  d'Inghen  sur  le  De  gene- 
ratione  et  corruptione  se  termine  par  une  table  des  questions 
traitées  par  ces  divers  auteurs;  cette  table  porte  la  date 
suivante  :  i385,  die  i3  Aprilis;  cette  date  est  évidemment  celle 
du  manuscrit  que  l'imprimeur  a  reproduit. 

Donc,  avant  l'an  i382,  où  la  mort  ravit  l'évêque  de  Lisieux, 
ou,  au  plus  tard,  dans  le  temps  qui  suivit  immédiatement  cette 

i.  Acutissime  Quesliones  super  libros  de  Physica  auscultatione  ab  Alberto  de  Saxonia 
édite...  Venetiis  sumptibus  heredum  q.  D.  Octaviani  Scoti  Modoetiensis  :  ac  Sociorum. 
21  Augusti  i5i6.  Lib.  VII,  quaest.  VI,  fol.  74,  col.  a. 

2.  Egidius  cum  marsilio  et  alberto  de  generatione.  Commentaria  fidelissimi  exposi- 
toris  D.  Egidii  Romani  in  libros  de  generatione  et  corruptione  Aristotelis  cum  textu 
intercluso  singulis  locis.  —  Questiones  item  subtilissime  eiusdem  doctoris  super  primo  libro 
de  generatione  :  nunc  quidam  primum  in  publicum  prodeuntes.  —  Questiones  quoque  claris- 
simi  doctoris  Marsilii  Inguem  in  prefatos  libros  de  generatione.  —  Item  questiones  subti- 
lissime magistri  Alberti  de  saxonia  in  eosdem  libros  de  gène,  nusquam  alias  impresse.  — 
Omnia  accuratissime  revisa  :  alque  castigata:  ac  quantum  ars  enitipotuit  Fideliter  impressa. 
Colophon  :  Impressum  venetiis  mandato  et  expensis  Nobilis  viri  Luceantonii  de 
giunta  florentini.  Anno  domini  i5i8.  die  12  mensis  Februarii. 

p.  dlhem.  26 


402  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

mort,  Marsile  d'Inghen  avait  rédigé  ses  Quœstiones  in  libros  de 
géneratione  et  corruptione.  Or,  en  ces  Questions,  il  est  fait  de  la 
longitude  et  de  la  latitude  un  emploi  qui  est  imité  de  Nicole 
Oresme. 

Indiquons  en  deux  mots  la  théorie  au  sujet  de  laquelle  cet 
emploi  se  trouve  être  fait. 

Cette  théorie,  assez  singulière,  avait  été  imaginée  par  Jean 
Buridan1. 

Concevons  un  certain  sujet  inégalement  chaud  en  ses  divers 
points.  Buridan  supposait  que  chaque  point  était  à  la  fois 
chaud  et  froid,  que  l'intensité  du  froid  en  un  point,  ajoutée 
à  l'intensité  de  la  chaleur  au  même  point,  donnait  partout  la 
même  somme,  que  notre  auteur  désignait  comme  étant  le 
gradus  summus  caloris. 

Cette  opinion  qu'il  n'eût  pas  fallu  modifier  beaucoup  pour 
la  transformer  en  celle-ci  :  L'intensité  du  froid  n'est  que 
l'intensité  de  la  chaleur  changée  de  signe,  cette  opinion,  disons- 
nous,  attira  vivement  l'attention  des  scolastiques   de  Paris. 

Albert  de  Saxe  expose2  avec  soin  cette  opinion  et,  aussitôt 
après,  l'opinion  contraire,  selon  laquelle,  aux  divers  points 
d'un  sujet  inégalement  chaud,  existent  seulement  des  chaleurs 
inégalement  intenses,  sans  aucun  mélange  de  froid;  puis  il 
ajoute,  en  manière  de  conclusion  :  «  Je  crois  que  cette  seconde 
opinion  est  plus  exacte,  mais  la  première  est  plus  répandue.  » 

Entre  ces  deux  opinions,  Oresme  ne  veut  pas  discuter  où  se 
trouve  la  doctrine  véritable3;  il  se  propose  seulement  de 
montrer  comment  sa  méthode  permet  de  représenter  géomé- 
triquement la  théorie  de  Buridan. 

Il  suppose  que  le  sujet  échauffé  se  réduise  à  une  ligne  droite. 
En  chaque  point  de  cette  droite,  il  élève  une  latitude  propor- 
tionnelle à  l'intensité  de  chaleur  en  ce  point;  il  prolonge  cette 
droite  d'une  longueur   proportionnelle  à  l'intensité  de  froid 


i.  Magistri  Joannis  Buridam  Quœstiones  super  octo  Physicorum  libros;  lib.  III, 
qujcst.  III. 

a.  Alberti  de  Saxonia  Quœstiones  in  libros  Physicorum  ;  lib.  V,  quicst.  I\  ;  éd.  cit., 
fol.  62,  coll.  a  et  b. 

3.  Magistri  Nicholai  Oresme  Tractalus  de  dijjormitate  qualitatum;  Pars  I,  cap.  XIX  : 
De  figuratione  contrariorum  ;  ms.  cit.,  fol.  aa5,  v°,  et  fol.  226,  r\ 


DOMINIQUE   SOTO   BT   LA    BCOLABTIQUI    l'Utisii.  V»>> 

au  même  point;  la  latitude  totale  ainsi  obtenue  ;«,  en  tout 
point,  la  même  Longueur.  On  se  trouve  ainsi  avoir  dressé,  sur 
la  Longitude  qui  représente  l'extension,  une  figure  reetan- 
gulaire;  une  Ligne  divise  ee  rectangle  en  deux  parties  cjui 
représentent  respectivement  les  deux  qualités  contraires 
associées  Tune  à  l'autre  au  sein  du  sujet. 

«  Cette  opinion,  »  dit  Marsile  d'Inghen  ',  «  m'apparaît 
probable;  je  ne  sais  si  cela  vient  de  ce  que  je  me  suis  pris  de 
passion  pour  l'opinion  de  mon  Maître  Jean  Buridan,  qui  l'a 
proposée.  »  C'est  au  moyen  de  la  représentation  géométrique 
imaginée  par  Oresme  que  Marsile  expose  la  théorie  qui  lui 
plaît  si  fort 3. 

Marsile  d'Inghen  ne  se  contente  pas  de  faire  usage  des 
coordonnées  rectangulaires,  de  la  longitude  et  de  la  latitude  ; 
il  connaît  également  et  emploie  la  règle  d'Oresme  ;  il  la  cite 
comme  une  vérité  incontestée,  d'usage  courant,  que  l'on 
invoque  à  titre  d'argument  pour  ou  contre  une  proposition 
soumise  à  la  discussion.  C'est  ainsi  que  cette  règle  se  trouve 
rappelée  3  en  une  question  sur  le  De  generatione  et  corruptione  ; 
«  S'il  n'en  était  pas  ainsi,  »  lisons-nous  en  une  argumentation, 
«  une  latitude  uniformément  difforme  ne  correspondrait  pas 
à  son  degré  moyen.  » 

U  Abrégé  du  livre  des  Physiques  a  certainement  été  composé 
par  Marsile  d'Inghen  à  Paris,  partant  avant  l'année  i386,  où 
l'auteur  était  recteur  de  HeideLberg.  Or,  nous  y  trouvons 
plusieurs  allusions  à  la  règle  de  Nicole  Oresme. 

En  cet  abrégé,  par  exemple,  nous  lisons,  sur  les  vitesses 
des  divers  mouvements,  des  considérations  qui  sont,  pour  la 
plupart,  empruntées  au  Tractatus  proportionum  d'Albert  de 
Saxe.  Elles  en  diffèrent  cependant  en  un  point;  contre 
Bradwardine  et  Albertutius,  Marsile  reprend  l'opinion  soutenue 
au  traité  De  proportionalitate  motuum  et  magnitudinum ;  il  admet 


i.  Questiones  clarissimi  philosophi  Marsilii  inguen  super  libris  de  generatione  et 
corruptione.  Lib.  II,  quaest.  VI;  éd.  cit.,  fol.  106,  coll.  c  et  d,  et  fol.  107,  col.  a. 

3.  Marsile  se  sert  encore,  en  un  autre  endroit  du  même  traité,  de  la  représentation 
par  coordonnées  rectangulaires  (Marsilii  Inguen,  Op.  laud.,  lib.  I,  quaest.  XVIII; 
éd.  cit.,  fol.  77,  col.  c). 

3.  Marsile  d'Inghen,  Op.  laud.,  lib.  I,  quaest.  XX;  éd.  cit.,  fol.  90,  col.  c. 


4o4  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

qu'en  un  corps  dont  les  diverses  parties  se  meuvent  inégalement, 
la  vitesse  doit  être  mesurée  par  la  longueur  que  décrit  un 
point  moyen  ;  or,  à  l'appui  de  cette  opinion,  l'auteur  invoque1 
la  raison  que  voici  : 

«  Une  latitude  difforme  ne  doit  pas  être  dénommée  par  le 
point  le  plus  intense,  mais  bien  plutôt  par  le  point  moyen.  » 

Ailleurs,  Marsile  se  demande  comment  il  faut  entendre  la 
proportionnalité,  admise  par  la  Dynamique  péripatéticienne, 
entre  la  puissance  qui  meut  un  corps  et  la  vitesse  de  ce  corps, 
dans  le  cas  où  la  puissance  varie  d'un  instant  à  l'autre;  il 
répond  en  ces  termes2  : 

«  En  ce  cas,  il  n'y  a  pas  de  puissance3  uniforme  qui  demeure 
toujours  la  même,  mais  il  y  a  une  puissance  difforme  constam- 
ment la  même,  dénommée  par  son  degré  moyen  ;  de  même, 
il  n'y  a  pas  une  vitesse  qui  demeure  uniforme,  mais  une 
vitesse  difforme,  dénommée  par  son  degré  moyen,  ou  par  un 
autre  degré  si  elle  n'est  pas  uniformément  difforme.  » 

En  ses  Questions  sur  la  Physique,  Marsile  d'Inghen  revient 
à  l'opinion  de  Bradwardine  et  d'Albert  de  Saxe;  il  veut  que 
la  vitesse  d'un  corps  soit  la  vitesse  du  point  qui  se  meut  le 
plus  rapidement.  La  règle  d'Oresme  ne  peut  plus  lui  servir 
d'argument  en  faveur  d'une  telle  opinion;  mais,  à  l'encontre 
de  cet  avis,  elle  devient  une  objection  qu'il  faut  examiner. 
Marsile  a  soin  de  formuler h  cette  objection  :  «  La  blancheur 
uniformément  difforme  n'est  pas  plus  intense  que  son  degré 
moyen.  »  Cette  objection  sommairement  écartée,  la  question 
traitée  par  notre  auteur  se  trouve  extrêmement  semblable,  par 
le  fond  comme  par  la  forme,  au  Tractatus  proportionum 
d'Albert  de  Saxe. 

Les  diverses  indications  que  nous  venons  de  recueillir  nous 
montrent  qu'au  temps  où  Nicole  Oresme,  évêque  de  Lisieux, 

i.  Incipiunt  subtiles  doctrinaque  plene  abbreviation.es  libri  phisicorum  édite  a  prestan- 
tissimo  philosopho  Marsilio  inguen  doctore  parisiensi  (s.  1.  n.  d.)  (Pavia,  Antonius  de 
Carcano,  ca.  1/190),  3e  fol.  (non  paginé)  après  le  fol.  signé  g  4,  col.  d. 

2.  Marsile  d'Inghen,  Op.  laud.,  fol.  signé  i  3,  col.  6. 

3.  Le  texte,  au  lieu  de  puissance  (potentix),  dit  proportion  (proportio). 

k.  Question.es  subtilissime  Johannis  Marcilii  Inguen;  super  octo  libros  Physicorum 
secundum  nominalium  viam.  Lib.  VI,  quaest.  V  :  Utrum  velocitas  motus  sit  attendenda 
pênes  spatium  in  tante  tempore  pertransitum. 


DOMINIQUE   SOTO   BT    LA    8GOLASTIQUI    PABISIllflfl  V> 5 

vivait  sos  derniers  jours,   L'usage  des  coordonnées    rectan 
gulaires,  qu'il  avait  Imaginé  et  recommandé,  s'était  répandu 
dans  les  écoles  de  Paris;  en  particulier,  la  règle  relative  aux 
latitudes  uniformément  difformes,  que  justifiait  l'emploi  de  ces 

coordonnées,  était  couramment  invoquée  dans  les  discussions 
de  Physique. 

Nous  allons  voir  que,  vers  le  même  temps,  cette  règle  n'était 
point  ignorée  à  l'Université  d'Oxford;  peut-être  même  l'y 
connaissait- on  avant  que  Nicole  Oresme  l'eût  exposée 
à  Paris. 


XX 


L'École  d'Oxford  au  milieu  du  xive  siècle.  —  Guillaume 
Heytesbury.  —  Jean  de  Dumbleton.  —  Swineshead.  — 
Le  Calculateur.  —  Le  traité  De  sex  inconvenientibus. 
—  Guillaume  de  Colligham. 

Au  préambule  de  son  traité  De  figaratione  potentiarum  et 
difformitate  qualitatum,  Oresme  ne  s'attribue  pas  le  rôle  d'in- 
venteur, mais  le  rôle  plus  modeste  de  celui  qui  apporte,  en  un 
sujet  déjà  traité,  de  l'ordre  et  de  la  clarté;  cet  ordre  et  cette 
clarté  découlent  de  l'emploi  des  représentations  géométriques 
dont  il  semble  bien  qu'il  ait,  le  premier,  imaginé  d'user  en 
semblable  matière;  mais  les  considérations  sur  la  mesure  des 
intensités,  sur  leur  uniformité  ou  leur  difformité  étaient  assu- 
rément familières  avant  lui  à  ceux  qu'il  nomme  les  veteres. 

Ces  veteres,  où  devons-nous  les  chercher?  Nous  ne  les  avons 
pas  rencontrés  à  l'Université  de  Paris  parmi  ceux,  tel  Jean 
Buridan,  qui  précédèrent  immédiatement  Oresme;  il  semble 
qu'il  faille  plutôt  espérer  de  les  trouver  à  l'Université  d'Oxford. 

A  l'Université  d'Oxford,  vers  le  milieu  du  xive  siècle,  nous 
voyons  paraître  une  foule  d'écrits  où  l'on  dispute  de  l'inten- 
sité des  formes,  de  leur  longitude  et  de  leur  latitude,  de  leur 
uniformité  et  de  leur  difformité.  Que  certains  de  ces  écrits 
soient  antérieurs  au  traité  d'Oresme  et  que  le  grand  maître  du 


4o6  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

Collège  de  Navarre  en  ait  pu  avoir  connaissance,  cela  est 
extrêmement  probable,  encore  qu'il  soit  fort  difficile  de  pré- 
ciser plus  exactement  cette  trop  vague  affirmation.  Le  traité 
d'Oresme  n'est  pas  daté  et  les  écrits,  émanés  de  l'École  d'Ox- 
ford, que  nous  aurons  à  lui  comparer  ne  le  sont  pas  davan- 
tage; lorsque  ces  écrits  ne  sont  pas  anonymes,  ce  qui  arrive 
fort  souvent,  leurs  auteurs  sont,  la  plupart  du  temps,  des 
hommes  dont  nous  ne  savons  rien  ou  presque  rien;  il  est  bien 
difficile  de  décider  si  tel  de  ces  écrits  a  pu  inspirer  l'auteur  de 
tel  autre  et,  en  particulier,  Nicole  Oresme. 

Après  donc  que  nous  avons  décrit  le  progrès  accompli  par 
certaines  idées ,  en  l'École  de  Paris ,  vers  le  milieu  du 
xiv*  siècle,  nous  allons  suivre  la  marche  que  ces  mêmes  idées 
ont  faite,  vers  le  même  temps,  en  l'École  d'Oxford,  sans  qu'il 
nous  soit  possible  de  dire  quelles  furent  les  réactions  mutuelles 
de  ces  deux  mouvements. 

L'École  des  logiciens  d'Oxford,  au  milieu  du  xive  siècle,  est 
dominée  et  comme  personnifiée  par  William  Heytesbury;  ce 
dialecticien  semble  jouir,  auprès  des  fellows  du  Merton  Collège 
ou  du  Queen's  Collège,  d'un  prestige  semblable  à  celui  qui 
entourait,  un  demi-siècle  avant  lui,  la  personne  de  Thomas 
Bradwardine. 

De  ce  personnage,  la  renommée  passa,  au  xve  siècle,  de 
l'Université  d'Oxford  aux  Universités  du  continent;  son  nom 
devint  des  plus  célèbres  dans  les  écoles;  mais  en  se  répandant, 
il  allait  se  déformant  toujours  davantage.  Les  documents 
anglais,  contemporains  de  la  vie  de  notre  logicien,  le  nom- 
ment1 Hethelbury,  Hegterbury,  Hegtelbury;  les  Scolastiques 
du  continent,  latinisant  ce  nom,  en  ont  fait  Hentisberus  et, 
fréquemment,  Tisberus;  c'est  sous  cette  forme  que  les  Aver- 
roïstes  et  les  Humanistes  italiens  le  prenaient  le  plus  souvent, 
en  leurs  diatribes  contre  la  Logique  d'Oxford. 

Les  faits  authentiquement  connus  de  la  vie  de  William 
Heytesbury  se  réduisent  à  fort  peu  de  chose. 

En  i33o,  il  est  mentionné  comme  fellow  du  Merton  Collège; 

i.  R.  L.  Poole,  art.  :  Heytesbury  (William)  in  Dictionary  of  National  Biography, 
edited  by  Sidney  Lee  ;  vol.  XXVI,  pp.  337-328. 


DOMINIQUE   soin    r/r    i.a    B  COL  A  S  TIQUE   PARI  81  EN  NI  V>7 

en   i338,  il  en  est  boursier1;  en    «338  et  i33g,  on  retrouve 
son  nom  dans  les  listes  d'examens  de  ce  collège 

En  i3/|0,  parmi  les  premiers  follows  du  Qneens  Collège,  on 
trouve  un  William  Heigh  tilbury 3  qui  n'es!  au  Ire,  probable- 
ment, que  lleytesbury. 

De  i3£o  à  1371,  aucun  document  ne  nous  présente  plus 
son  nom;  mais  en  KÎ71,  nous  retrouvons'1  William  Heighter 
bury  ou  Hctisbury  docteur  en  Théologie  et  cbancelier  de 
l'Université  d'Oxford. 

De  ce  chancelier  d'Oxford,  nous  n'avons  que  des  ouvrages 
de  Logique  ;  ces  ouvrages  sont  au  nombre  de  cinq  : 

i°  Le  premier,  très  court,  porte  ce  titre  :  De  sensu  composito 
et  diviso. 

i°  Le  second  est  intitulé  :  Regulx  solvendi  sophismata;  très 
célèbre  dans  les  écoles,  il  y  était  simplement  désigné  par  le 
nom  de  Regulœ.  Il  se  compose,  en  réalité,  de  six  petits  traités 
qui  sont  ainsi  désignés  :  De  insolubilibus .  De  scire  et  dubitare. 
De  relativis.  De  incipit  et  desinit.  De  maximo  et  minimo.  De  tribus 
prœdieamentis .  Le  dernier  de  ces  traités  se  subdivise  lui-même 
en  trois  parties  :  De  motu  locali.  De  motu  augmentationis .  De 
motu  alterationis . 

3°  En  ses  Reguide,  Heytesbury  avance  un  certain  nombre  de 
propositions  dont  il  ne  donne  pas  la  démonstration  ;  aussi 
a-t-il  complété  son  premier  ouvrage  par  un  second  écrit  où 
sont  données  les  preuves  des  assertions  formulées  aux  Regulœ  ; 
ce  second  écrit  est  intitulé  :  Probationes  profundissimse  conclu- 
sionum  regulis  positarum. 

4°  Un  opuscule  très  concis  traite  De  veritate  et  falsitate  pro- 
positionis. 

5°  Enfin,  l'ouvrage  le  plus  étendu  du  chancelier  d'Oxford 
a  pour  objet  les  Sophismata.  Il  est  consacré  à  la  discussion 
d'une   suite   de   trente- deux    sophismes.    L'étude    d'un    texte 

1.  G.  C.  Broderick,  Mémorial  of  Merton  Collège,  Oxford,  i885;  p.  207.  Cf.  R.  L. 
Poole,  art.  cit. 

2.  J.  E.  Therold  Rogers,  History  of  Agriculture  and  Priées,  vol.  II,  pp.  670-67/i; 
Oxford,  1866.  Cf.  R.  L.  Poole,  art.  cit. 

3.  Wood,  History  and  Antiquities  of  Oxford;  Collège  and  Halls;  éd.  Gutch,  p.  139. 
Cf.  R.  L.  Poole,   art.  cit. 

(t.  Wood,  Fasti  Oxonienses,  éd.  Gutch,  p.  28.  Cf.  R.  L.  Poole,  art.  cit, 


4o8  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

manuscrit  conservé  à  la  Bibliothèque  Nationale1  nous  fait 
croire  qu'une  première  rédaction  contenait  seulement  trente 
sophismes;  l'auteur  aurait  ajouté  plus  tard  les  deux  derniers  : 
Necesse  est  aliquid  condensari  si  aliquid  raréfiât.  —  Impossibile 
est  aliquid  calefieri  nisi  aliquid  frigefiat. 

L'imprimerie  a  reproduit,  à  plusieurs  reprises,  divers  traités 
d'Hentisberus;  mais  une  seule  édition  les  réunit  tous;  en 
même  temps,  elle  donne  certains  commentaires  importants 
qu'ils  ont  provoqués,  au  xv*  siècle,  en  Italie;  cette  édition, 
à  laquelle  nous  aurons  constamment  à  nous  référer,  fut 
imprimée  à  Venise  en  1 494 2- 

Au  début  du  traité  De  insolubilïbus ,  qui  ouvre  les  Regulœ, 
Heytesbury  énumère3  trois  opinions  relatives  à  la  nature  des 
sophismes;  ces  opinions,  il  n'en  nomme  pas  les  auteurs,  car 
aucun  nom  ne  se  trouve  jamais  sous  sa  plume;  mais  Gaétan 
de  Tiène,  commentant  les  Regulse,  nous  fait  connaître  ces 
noms6  :  «  La  première  de  ces  positions,  dit-il,  est  celle  de 
Suisset;  la  seconde  est  admise  par  Dulmenton,  la  troisième 
est  de  Richard  G  Menton  en  ses  Sophismata.  » 

Suisset,  Dulmenton,  Richard  Glienton,  voilà  donc  trois 
noms  de  logiciens  qui  furent,  à  n'en  pas  douter,  parmi  les 
prédécesseurs  d'Heytesbury.  Que  savons-nous  de  ces  hommes 
experts  en  subtile  dialectique? 

«  Ce  Glienton  nous  est  totalement  inconnu,  »  écrit  Prantl5. 
Prantl  était  mal  renseigné;  nous  possédons  le  texte  manuscrit 
des    Sophismata    auxquels    Heytesbury    et    Gaëtan    de    Tiène 

i.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  n*  i6i3A  ;  fol.  81,  col.  a,  à  fol.  i46,  col.  a. 

a.  Tractatus  gulielmi  Hentisberi  de  sensu  composito  et  diviso.  —  Régule  eiusdem  cum 
sophismatibus.  —  Declaratio  gaetani  supra  easdem.  —  Expositio  litteralis  supra  tracta- 
tum  de  tribus.  —  Questio  messini  de  motu  locali  cum  expletione  gaetani.  —  Scriptum  supra 
eodem  angeli  de  fosambruno.  —  Bernardi  torni  annotata  supra  eodem.  —  Simon  de 
lendenaria  supra  sex  sophismata.  —  Tractatus  hentisberi  de  veritate  et  falsitate  proposi- 
tions. —  Conclusiones  eiusdem.  —  Colophon  :  Expliciunt  probationes  conclusionum 
acutissimi  doctoris  Gulielmi  hentisberi  una  cum  ceteris  opusculis.  ut  in  prima  facie 
huius  voluminis  habetur.  Que  quidem  omnia  emendata  ac  in  unum  redacta  fuere 
per  preclarum  virum  dominum  Joannem  Mariam  Mapellum  vincentinum  philoso- 
phum  egregium  accuratissimumque  medicum.  Impressa  venetiis  per  Bonetum 
locatellum  bergomensem  :  sumptibus  Nobilis  viri  Octaviani  scoti  Modoetiensis. 
Millcsimo  quadringentesimo  nonagesimo  quarto  sexto  Kalendas  iunias. 

3.  Hentisberi  De  insolubilibus;  éd.  cit.,  fol.  /»,  col.  c. 

4.  Gaetani  de  Thienis  Vicentini  In  régulas  Gulielmi  Hesburi  recollecte;  éd.  cit., 
fol.  7,  col.  c. 

5.  Cari  Prantl,  Geschichte  der  Logik  im  Abendlande,  IV"r  Bd.,  p.  90. 


DOMINIQUE   soin    1:1    i.a    BGOLABTIQUB    PABISUTtltl  ',<»'i 

luisaient  allusion;  à  la  vérité,  L'autour  se  nommait  Clymeton 
et  non  G  lien  ton.  Le  scribe  qui,  après  avoir  copié  !<•*  Sophie 
mata  d'Albert  de  Saxe,  et  avant  de  reproduire  les  derniers 
Sophismata  d'IIcylesbury,  a  transerit  les  Sophismata  de  Cly- 
meton, en  un  cahier  aujourd'hui  conservé  à  la  Bibliothèque 
nationale»,  se  nommait  Jean;  il  a  pris  soin  de  dater  sa  copie, 
non  sans  ambiguïté,  d'ailleurs;  il  la  termine,  en  effet,  en  ces 
termes  : 

Et  sic  est  finis  horum  sophismatum  scriptorum  per  manum 
cujusdam  Johannis  C.  Et  fuerunt  compléta  die  lune  post  domini- 
cam  septuagesime  anno  domini  M0  CGG°  LXXXIXP  (sic). 

Explicit  hoc  totum;  pro  pena  da  mihi  potum. 

Expliciunt  sophismata  Clymelonis,  Deo  gratias,  per  manum 
cujusdam  Johannis. 

Ce  Clymeton  Langley  (c'était,  paraît-il,  son  véritable  nom) 
fut  célèbre  en  la  Scolastique  duxve  siècle  et  du  commencement 
du  xvie  siècle;  l'Écossais  Jean  Majoris,  régent  du  Collège  de 
Montaigu  au  début  du  xvic  siècle,  le  place2  au  nombre  des 
illustrations  de  l'Université  d'Oxford.  «  Cette  Université,  dit-il, 
a  donné  autrefois  des  philosophes  et  des  théologiens  très 
célèbres,  tels  que  Alexandre  de  Halès,  Middilton3;  Jean  Duns, 
le  Docteur  Subtil;  Ockam,  Adam  Hibernicus,  Ro.  Holkot, 
Bokinkam,  Eliphat,  Climiton  Langley,  Jean  Roditon,  le 
moine  anglais;  Suisset,  le  calculateur  très  pénétrant;  Hen- 
tisber,  le  dialecticien  très  exercé;  Strodus,  Bravardin  et  une 
foule  d'autres.  » 

De  Climiton  Langley,  comme  ils  le  nomment  après  Jean 
Majoris,  Conrad  Gesner^  et  Pitse5  font  une  courte  mention. 

i.  Bibl.  Nat.,  fondslatin,  ms.  n°  i6i34;  fol.  56,  col.  b,  inc.  :  Ad  utrumque  dubitare 
potentes  facile  speculabuntur  verum  et  falsum...;  fol.  73,  col.  a,  des.  :  Per  hoc  satis 
faciliter  potest  ad  alia  insolubilia,  in  quocunque  fuerint  génère,  respondere. 

2.  Hisloria  maioris  britannise,  tam  Angliœ  quam  Scotiœ,  per  Ioannem  Maiorem, 
nomine  quidem  Scotum,  professione  autem  Theologum,  e  veterum  monumentis  concinnata. 
Vaenundatur  Iodoco  Badio  Ascensio.  In  fine  :  Ex  officina  Ascensiana  ad  Idus  Aprilis 
MDXXI.  Lib.  I,  cap.  V,  fol.  VIII,  recto. 

3.  C'est-à-dire  Richard  de  Middleton. 

/».  Bibliotheca  universalis,...  authore  Conrado  Gesnero  Tigurino  doctore  medico. 
Tiguri,  apud  Christophorum  Froschoverum,  Mense  Septembri,  anno  MDXLV. 

5.  Ioannis  Pitsei  Angli,  S.  Theologiae  doctoris,  Liverduni  in  Lotharingia,  decani, 
Iielationum  Historicarum  de  Rébus  Anglicis  Tomus  primus.  Parisiis,  apud  Rollinum 
Thierry,  et  Sebastianum  Cramoisy,  via  Iacoba?a.  MDGXIX,  n°  56o,  p.  46g. 


4lO  ÉTUDES    SUR   LÉONARD    DE    VINCI 

Ils  le  font  vivre  vers  i35o  et  lui  attribuent,  outre  ses  Sophis- 
mata,  des  Replicationes  scholasticse  et  un  traité  De  orbibus  astro- 
logicis. 

L'auteur  qu'en  France  et  en  Italie  on  nommait  Dulmenton 
se  nommait  en  réalité  Jean  de  Dumbleton. 

Au  Collège  de  Merton1,  à  Oxford,  se  trouve,  dès  i324,  un 
Thomas  de  Dumbleton;  mais  le  nom  de  Jean  de  Dumbleton 
n'apparaît  pas  avant  i33i  sur  les  registres  de  ce  Collège. 
Le  27  septembre  i332,  Jean  de  Dumbleton  est  présenté  pour  la 
cure  de  Rotherfield  Peppard,  près  Henley,  en  l'archidiaconé 
d'Oxford;  en  i33/|,  il  résigne  cette  charge.  En  i338  et  en  i33(), 
nous  le  voyons  prendre  part  à  des  assemblées  du  Merton 
Collège2.  En  février  i34o  (i34i  style  actuel),  il  est  nommé 
parmi  les  premiers  fellows  de  Queen's  Collège,  aux  statuts 
originaux  de  ce  collège.  Nous  le  retrouvons  de  nouveau,  en 
i344  et  i3/l9,  au  Collège  de  Merton. 

De  Jean  de  Dumbleton  on  cite  et  possède  deux  traités  qui 
n'ont  jamais  été  imprimés. 

L'un  de  ces  traités,  intitulé  De  logica  intellectuali,  est 
conservé  en  manuscrit  au  Merton  Collège  d'Oxford. 

L'autre,  qui  fut  le  plus  célèbre,  a  pour  titre  Summa  logicœ 
et  naturalis  philosophiœ  ou  bien  encore  Summa  de  logicis  etnatu- 
ralibus;  partagé  tantôt  en  neuf  livres,  tantôt  en  huit  livres,  il 
est  conservé  en  manuscrit  en  diverses  bibliothèques  d'Oxford, 
notamment  au  Merton  Collège  et  au  Magdalen  Collège  ;  un 
manuscrit  de  Magdalen  Collège  lui  donne  le  titre,  peu 
conforme  au  contenu,  de  Summa  de  theologia  major. 

Le  nombre  des  manuscrits  de  la  Summa  de  Dumbleton  que 
l'on  trouve  dans  les  bibliothèques  anglaises  témoigne  de  la 
vogue  dont  cet  ouvrage  a  joui  au  xive  siècle. 

Cette  vogue  s'étendit  jusqu'au  résumé  de  cette  Somme  qui 
fut  fait,  plus  tard,  par  John  Chilmark. 

John  Chilmark3  fut  membre  du  Collège  de  Merton  et  maître 

1.  R.  L.  Poole,  art.  Dumbleton  (John  of)  in  Dictionary  of  National  Biography, 
édited  by  Sidney  Lee;  vol.  XVI,  p.  i46. 

3.  Thorold  Rogers.  History  of  Agriculture  and  Priées,  vol.  II,  pp.  670-674;  Oxford, 
1866.  —  Cf.  R.  L.  Poole,  art.  cit. 

3.  R.  L.  Poole,  art.  Chilmark  either  Chylmark  (John)  in  Dictionary  of  National  Bio- 
graphy  edited  by  Sidney  Lee;  vol.  X,  p.  257. 


DOMINIQUE   son»   RT    i,.\    SCOLA8TIQU1    PÀBISIEIfTTE  &I1 

es  arts;   un    compte,    conservé   dans    les   ;ircliivcs    de    l'Lxeter 

Collège,  à  Oxford,  nous  apprend'  qu'en  [386,  on  lui  paya  dix 
shillings  «  in  parle  solutionis  scolarum  bassarum  iuxta  scholas 
ubi Scammum situatur  in  medio  ».  Entre  Merton  Collège  et  Lxeter 
Collège,  il  se  faisait  un  continuel  échange  de  professeurs;  en 
i386,  John  Chilmark,  memhre  de  Merton,  avait  donné  des 
leçons  en  des  écoles  qui  dépendaient  d'Exetcr. 

Les  diverses  bihliothèques  d'Oxford  possèdent,  de  John  Chil- 
mark, les  textes  manuscrits  de  divers  ouvrages;  l'un  d'eux  est 
intitulé  :  Compendium  de  aclione  elementorum  ;  d'autres  traitent 
De  motu,  De  augmenlatione,  De  alteralione .  Or,  le  premier  de 
ces  écrits  n'est  qu'un  résumé  d'une  partie  de  la  Somme  de 
Dumbleton;  en  un  manuscrit  de  la  Bodleian  Library  (cod. 
Digby  77).  en  effet,  il  porte  ce  titre  :  Compendium  de  actione 
elementorum  abslraclum  de  quarta  parte  J.  Dumbletoni.  Il  serait 
intéressant  de  vérifier  si  les  traités  De  motu,  De  augmentatione, 
De  alteratione,  ne  sont  pas,  eux  aussi,  des  extraits  de  la  Summa 
de  Dumbleton,  car  cette  Summa  contenait  des  chapitres  ainsi 
intitulés. 

Le  manuscrit  n°  166-21  du  fonds  latin  de  la  Bibliothèque 
Nationale  est  un  recueil  de  cahiers  où,  vers  la  fin  du  xive  siècle, 
un  élève  de  l'Université  de  Paris  a  consigné  une  foule  de 
notes;  le  désordre  de  ces  notes  est  grand  et  l'écriture  en  est 
tracée  avec  peu  de  soin;  elles  fournissent,  cependant,  de  pré- 
cieuses indications  à  qui  prend  patience  de  les  déchiffrer; 
celui  qui  les  a  rédigées,  en  effet,  y  a  réuni  tous  les  renseigne- 
ments qu'il  avait  pu  recueillir  sur  les  doctrines  en  vogue 
à  l'École  d'Oxford.  Parmi  ces  renseignements  se  trouvent, 
en  particulier,  des  extraits  fort  étendus  de  la  Summa  de 
Dulmenton  ;  c'est  à  ces  extraits  que  nous  avons  dû,  tout 
d'abord,  la  connaissance  de  certaines  théories  développées  en 
cette  Somme. 

Cette  connaissance,  nous  les  avons  pu  compléter  ensuite 
par  la  lecture  du  texte  même  de  la  Somme. 

Ce  texte,  fort  étendu,  remplit  cent  quarante  feuillets  d'un 

1.  Wood,  History  and  Antiquities  of  the  University  of  Oxford,  éd.  Gutch,  vol.  II, 
pt,  II,  p.  74a.  —  Cf.  R.  L.  Poole.  art.  cit. 


4ï2  ÉTUDES    SUR    LÉONARD   DE    VINCI 

manuscrit1  de  grand  format,  à  deux  colonnes,  écrit  sur  par- 
chemin, d'une  écriture  dont  la  forme  indique  la  nationalité 
anglaise  du  copiste. 

Au  début  du  prologue,  l'auteur  présente  son  ouvrage  aux 
lecteurs  en  quelques  phrases  où  il  trouve  occasion  d'amener 
le  nom  d'Oxford;  voici,  en  effet,  quel  est  ce  début2  : 

«  Plurimorum  scribentium  grati  laboris  dignique  memoria 
particeps,  ad  mensuram  mee  facultatis  doni,  ex  togicall  materia 
commuai  et  philosophica  quandam  summam>  veluti  spicarum 
dispersarum  manipulum  quoquomodo  materiatum  et  incompositum 
recolatum,  recolegi,  nequaqaam,  tanto  bénéficie*  libato,  ut  remu- 
neratione  eadem  munificum  me  arbitratus,  verum  moderatam 
discretionem  non  alta  tenentibus  et  lectione  potius  privata  con- 
tentis  ut  degestam  utilemque  sensui  offeram^.  Itineranti  via  recta 
Oxoniam  tendens  a  pluribus  edocetur,  precisus  pedum  spacii 
numerus  nequaquam  ostenditur.  » 

En  ce  même  préambule,  Jean  de  Dumbleton  nous  apprend 
que  sa  Somme  est  divisée  en  dix  parties4  :  «  Hujus  summule 
divisio  decimembris.  »  Mais  le  manuscrit  que  nous  avons 
consulté  en  contient  seulement  neuf,  soit  parce  qu'il  est  incom- 
plet, soit  parce  que  l'auteur  n'a  point  terminé  son  ouvrage. 
A  la  fin  de  la  neuvième  partie  et  avant  la  table  des  chapitres, 
on  lit5  :  Explicit  nona  pars  Magistri  Johannis  Dombilton. 

En  énumérant  les  logiciens  de  l'École  d'Oxford  dont  Guil- 
laume Heytesbury  discutait  les  opinions,  avant  de  nommer 
Dulmenton  et  Richard  Glienton,  Gaëtan  de  Tiène  avait  cité 
Suisset.  Ce  nom  était,  dès  l'époque  de  Gaëtan  et,  surtout,  au 
xve  siècle  et  au  xvi°  siècle,  des  plus  connus  en  France  et  en 
Italie;  autant  et  plus  encore  que  celui  d'Hentisberus,  il  évo- 
quait la  pensée  de  la  subtile  dialectique  d'Oxford,  si  fort 
admirée  des  uns,  si  âprement  dénigrée  des  autres.  Cependant, 
du  personnage  qui  portait  ce  nom,  nous  allons  voir  combien 
il  est  difficile  de  rien  connaître  de  précis. 

i.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  n°  16146. 

2.  Ms.  cit.,  fol.  2,  col.  a. 

3.  Le  manuscrit  dit  :  ojjendam. 
li.  Ms.  cit.,  fol.  2,  col.  a. 

5.  Ms.  cit.,  fol.  i/iï,  col.  a. 


DOMINIQUE   BOTO   BT   LA    BCOLA8TIQUB   PAJUSIINNE  'i  I  3 

Le  nom  (ou  le  surnom)  qu'il  convient  de  lui  attribuer  n'est 
pas  Suisset,  mais    Swineshead.    Ce  nom,   que   les    manuscrits 

anglais  orthographient  souvent  Swynshed,  est  devenu,  sur  Le 

continent,  d'abord  Suincet,  puis  Suieet,  Suisset,  Suisetb  etc. 

Le  premier  renseignement  authentique  que  nous  trouvions 
au  sujet  d'un  personnage  portant  ce  nom  est  le  suivant':  En 
i34S,  un  Swineshead,  membre  du  Merton  Collège,  est  l'un  des 
meneurs  d'une  émeute  provoquée  par  l'élection  du  chancelier. 

Un  second  renseignement  nous  est  fourni  par  les  textes 
manuscrits  d'ouvrages  composés  par  Swineshead3.  On  cite 
des  Quœstiones  super  Seulentias  conservées  à  l'Oriel  Collège;  un 
traité,  intitulé  Descriptions  moluum  ou  De  molu  cœli  et  simi- 
libus,  dont  le  Caius  Collège  garde  un  exemplaire;  enfin,  un 
livre  De  insolubilibus  qui  est  celui  auquel  Gaétan  de  Tiène 
faisait  allusion. 

Ce  livre  De  Insolubilibus  n'est  pas,  sans  doute,  le  seul  écrit 
de  Logique  que  l'auteur  ait  composé.  En  un  manuscrit3  dont 
le  dernier  feuillet  est  daté  du  icr  mars  1878,  la  Bibliothèque 
Nationale  possède,  outre  la  Logique  d'Albert  de  Saxe,  outre 
le  De  sensu  composito  et  diviso  de  Richard  de  Belingham  et 
le  De  prœdestinatione  de  Guillaume  d'Ockam,  un  traité  De 
obligationibus11  à  la  fin  duquel  nous  lisons5:  Et  in  hoc  termi- 
nantur  obligationes  Reverendi  Magistri  Jo.  Swiinsed  de  Anglia 
doctoris  in  sacra  theologia. 

Si  nous  en  croyons  ce  colophon,  Maître  Swineshead,  auquel 
nous  devons  divers  traités  de  Logique,  aurait  reçu  le  prénom 
de  John. 

Les  cahiers  de  Philosophie0  où  un  étudiant  parisien  a,  vers 
la  fin  du  xive  siècle,  copié  des  fragments  de  la  Summa  de  Dul- 
menton,    contiennent    également  des  extraits    nombreux    et 

1.  Wood,  History  and  Antiquities  of  Oxford,  I,  p.  448.  —  Cf.  G.  L.  Kingsford,  art. 
Swineshead  (Richard)  in  Dictionary  of  National  Biography,  edited  by  Sidney  Lee, 
vol.  LV,  p.  a3i. 

a.  CL.  Kingsford,  art.  cit. 

3.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  n*  167 15  (ancien  S.  Victor  717). 

4.  Fol.  86,  col.  c,  inc.  :  Gum  in  singulis  secundum  materiam  subjectam  sit  certi- 
tudo  querenda,  primo  Ethycorum...  Fol.  90,  col.  d,  expl.  :  Igitur  maie  respondet, 
igitur  non  est  a. 

5.  Ms.  cit.,  fol.  90,  col.  d. 

6.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  n°  16621. 


4l4  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

étendus  d'un  ouvrage  que  notre  étudiant  attribue  à  Suincet  ; 
à  cet  ouvrage,  il  donne  constamment1  ce  titre:  De  primo 
motore.  Il  nous  paraît  probable  que  cet  ouvrage  ne  diffère  pas 
de  celui  auquel  les  manuscrits  d'Oxford  donnent  comme  titre 
Descriptlones  motuum  ou  encore  De  motu  cœli  et  similibus.  Ce 
traité  de  Swineshead,  qui  se  compose  de  huit  dijferentiœ,  porte, 
comme  notre  étudiant  en  a  fait  la  remarque2,  sur  un  grand 
nombre  de  sujets  qu'étudiait  également  la  Summa  de  Dum- 
bleton. 

Or,  le  dernier  extrait  de  YOpus  de  primo  motore  est  suivi  de 
cette  mention3:  Explicit  tractatus  M.  Rogero  Suincet  datas 
eximio. 

Le  prénom  de  Swineshead  ne  serait  donc  plus  Jean,  mais 
Roger. 

La  solution  la  plus  simple  de  cette  contradiction  consiste- 
rait, semble-t-il,  à  admettre  qu'il  y  a  eu  deux  Swineshead,  un 
Jean  Swineshead  qui  serait  l'auteur  des  traités  de  Logique  De 
insolubilibus  et  De  obligationibus,  et  un  Roger  Swineshead 
qui  aurait  composé  le  De  primo  motore.  On  peut  aussi  admettre 
que  ces  divers  ouvrages  sont  du  même  auteur  et  laisser  au 
compte  des  copistes  ces  variations  de  prénom. 

Ces  variations,  d'ailleurs,  nous  ne  les  avons  pas  encore 
toutes  constatées. 

Au  commencement  de  son  Tractatas  de  reactione1*,  Gaétan 
de  Tiène  dit:  «  Naper  tractatas  quidam  in  eadem  materia  recenter 
compilatus  ad  manus  meas  pervenit.  »  De  ce  traité  récemment 
compilé,  il  ne  nomme  pas  l'auteur. 

En  ses  commentaires  à  la  Physique  d'Àristote,  Gaétan 
discutant  une  opinion  qui  se  trouve  émise  au  même  ouvrage 


i.  Ms.  cit.,  fol.  i3,  V;  fol.  35,  v°;  fol.  Gli,  v°. 

2.  Ms.  cit.,  fol.  195,  r». 

3.  Ms.  cit.,  fol.  84,  v°. 

4.  Habes  solertissime  lector  in  hoc  codice  libros  Metheororum  Aristotelis  Stagirite 
peripatheticorum  principis  cum  commentariis  fidelissimi  expositoris  Gaietani  de  Thienis 
noviter  impressos:  ac  menais  erroribusque  purgatos.  Tractaturn  de  reactione.  Et  tractatum 
de  intensione  et  remissione  eiusdem  Gaietani.  Questiones  perspicacissimi  philosophi  Thi- 
monis  saper  quattuor  libros  metheororum  (s.  1.  n  d. —  ca.  i5o5). —  Une  seconde  édition, 
donnée  sous  le  même  titre,  porte  le  colophon  suivant:  Opuscula  impressa  fuerunt 
Venetiis  nutu  ac  impendio  heredum  quondam  nobilis  viri  domini  Octaviani  Scoti 
civis  Modoetiensis  :  ac  sociorum.  Anno  salutis  i522.  Die  20  Novembris. 


DOMINIQUE   soin    1:1    i.\    SG0LA8TIQU1    PÀMSIINÏII  /j  i  5 

en  appelle  L'auteur  Calculator,  le  Calculateur,  sans  men- 
tionner le  nom  auquel  il  accorde  ce  surnom. 

En  ses  commentaires  aux  Régula  <!<'  Guillaume  Heytesbury, 
Gaëtan  de  Tiène,  qui  a  cité  Suisset  sans  lui  attribuer  le  surnom 
de  Calculateur,  cite,  en  un  autre  endroit3,  le  Calculateur  sans 
lui  donner  aucun  autre  nom. 

Le  nom  que  l'on  accolait  constamment,  au  xve  siècle  et  au 
xvie  siècle,  à  l'épithète  de  Calculateur,  pour  désigner  l'auteur 
de  l'ouvrage  que  Gaëtan  avait  été  des  premiers  à  discuter,  c'est 
le  nom  de  Suisset.  Ainsi,  en  son  opuscule  De  distribulionibus  ac 
de  proportione  motuum,  qui  fut  imprimé  pour  la  première  fois 
en  i4q4,  Alexandre  Achillini  cite3  :  «Thomas  Braduardin  et, 
à  sa  suite,  Suiset  le  Calculateur  et  Nicole  Orem.  » 

En  effet,  vers  i48o4,  paraissait  un  ouvrage  dénué  de  tout 
titre,  mais  qui  portait  ce  colophon  :  «  Subtilissimi  Doctoris 
Anglici  Sidset  Calculationum  liber.  Per  Egregium  Artium  et 
Medicine  Doctorem  Magistrum  lohanem  de  Cipro  diligentissime 
emendatus.  joeliciter  Explicit.  DEO  GRATIAS.  PADUE.  » 

Arsenal  des  subtilités,  auxquelles  se  complaisait  alors  la 
dialectique  des  Écoles,  ce  Calculationum  liber  répandait  partout 
la  renommée  de  Suisset  le  Calculateur.  Il  fut  réimprimé  en 
i4885,  en  i4q86,  en  i52o7. 

i.  Recollecte  Gaietani  super  octo  libros  physicorum  cum  annotationibus  textuum. 
Colophon  :  Impressum  est  hoc  opus  Venetiis  per  Bonetum  Locatellum  iussu  et 
expensis  nohilis  viri  domini  Octaviani  Scoti  civis  Modoetiensis.  Anno  salutis  1^96. 
Nonis  sextilibus.  Augustino  Barbadico  Serenissimo  Venetiarum  Duce.  Fol.  4i,  col.d. 

2.  Tractatus  gulielmi  Hentisberi  de  sensu  cornposito  et  diviso...  Venetiis,  i A94, 
fol.  39,  col.  b. 

3.  Alexandri  Achillini  Bononiensis  Opéra  omnia.  Venetiis,  apud  Hieronymum 
Scotum,  MDXLV,  fol.  i85,  col.  c. 

!x.  L'exemplaire  que  je  possède  porte,  en  marge  de  l'une  de  ses  pages,  des  anno- 
tations et  des  dessins  d'un  étudiant  que  l'analyse  du  mouvement  local  ennuyait. 
Parmi  ces  annotations,  se  lit  celle-ci:  Anno  domini MCCGCLXXXI0 die  XVI<>  Decembris; 
c'est  la  date  du  jour  où  elles  furent  tracées. 

5.  Subtilissimi  Anglici  Doctoris  Ricardi  Suiseth.  Opus  aureum  calculationum. 
Papie,  i488.  En  son  Repertorium  bibliographicum  (vol.  II,  pars  II,  p.  368,  col.  a, 
n*  16137),  Hain  cite  cet  incunable  sans  l'avoir  vu.  Au  Guide  du  Libraire  et  de  l'Amateur 
de  livres  (58  édition,  t.  V,  i864;  col.  087),  Brunet  cite  l'édition  de  1498  comme  la 
première  édition  datée;  il  regarde  donc  celle  de  i488  comme  n'existant  pas. 

6.  Calculationes  Suiseth  Anglici.  Colophon  :  Subtilissimi  doctoris  anglici  Suiseth 
Calculationum  liber.  Per  egregium  artium  et  medicine  doctorem  magistrum  Ioannem 
tollentinum  veronensem  diligentissime  emendatum  foeliciter  explicit.  Papie  per 
Franciscum  gyrardengum.  MCCCCLXXXXVII1.  die  IIII.  Ianuarii. 

7.  Calculator.  Subtilissimi  Ricardi  Suiseth  Anglici  calculationes  noviter  emendate 
atque  revise.  Questio  insuper  de  reactione  juxta  Aristotelis  sententiam  et  commentarios. 


4l6  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

Or,  les  titres  des  éditions  de  i488  et  de  i52o  donnent  à 
Suisset  le  Calculateur  le  prénom  de  Richard;  le  colophon  de 
l'édition  de  i52o  transforme  ce  prénom  en  celui  de  Raymond. 
Jean,  Roger,  Richard,  Raymond,  entre  ces  quatre  prénoms, 
les  biographes  de  Swineshead  n'auront  que  l'embarras  du 
choix,  mais  cet  embarras  sera  grand. 

C'est  l'ouvrage  de  Raymond  Suiseth  que  le  dominicain 
Isidoro  Isolani  cite  à  la  fin  du  Tractatus  proportionum  d'Albert 
de  Saxe  dont  il  vient  de  donner  une  nouvelle  rédaction1. 
Louis  Vives  accuses  l'Anglais  Roger  Suicet  d'avoir  donné  de 
grands  développements  aux  calculs  dont  il  a  horreur.  Au  xvie 
livre  De  Sublilitate,  Cardan  classe  les  génies  dont  s'honore 
l'humanité;  le  troisième  rang  est  occupé  par  Euclide,  par  Duns 
Scot  et  par  l'Écossais  «  Jean  Suisset  que  le  vulgaire  nomme  le 
Calculateur  » . 

Conrad  Gesner3  et  John  Leland*,  qui  n'ont,  sur  notre  auteur, 
d'autre  document  que  les  diatribes  de  Louis  Vives,  le  nom- 
ment Roger  Suicet;  Leland  parle  de  Swineshead5,  membre  du 


Colophon  :  ...  Magistri  Raymundi  Suiseth  noviter  impressus.  Venetiis  aère  ac  sollerti 
cura  haeredum  Octaviani  Scoti  et  sociorum  i5ao.  (D'après  Briïcker  in  :  Jacohi  Bruckcri 
Historia  critica  Philosophiae,  tomus  III,  Lipsiae,  MDCGXLIII,  p.  85a). 

Brunet  (loc.  cit.)  cite  un  extrait  du  colophon  de  cette  édition  :  Explicit  questio  de 
reactione  édita  ab  ...  domino  Victore  Trincavello  ...  noviter  impresse  Venetiis  ère  ac 
sollerti  cura  heredum  Octaviani  Scoti  ...  ac  sociorum  anno  ...  millesimo  quingente- 
simo  vigesimo  decimo  Kal.  Aprilis. 

i.  De  velocitate  motuum.  Preclara  dogmata  de  omnium  motuum  velocitate;  ingenuo 
Epitomate  digesta  a  fratre  Isidoro  de  Isolanis  Mediolanense  :  ordinis  predicatorum. 
Colophon  :  Expliciunt  proportiones  fratris  Alberti  de  Saxonia  ordinis  predicatorum 
breviate.  Qui  a  Thoma  berduardi  excipiens  a  nobis  est  breviatus  :  nihil  minus:  sed 
aliquid  amplius  dicentes.  Scito  quod  hune  Thomam  vocat  Raymundus  Suiseth 
calculator  in  tractatu  primo  de  intensione  et  remissione  :  Venerabilem  magistrum 
Thomam  de  Berduerdino  :  cujus  dicta  veneratur  et  recipit.  —  Cet  ouvrage,  avec 
divers  autres  opuscules  dTsidoro  Isolani,  est  adjoint  à  l'ouvrage  qui  a  pour  titre: 
Clarissimi  sacre  Théologie  doctoris  Fratris  Pauli  Soncinatis  vite  regularie  ordinis 
predicatorum  :  Divinum  Epitoma  Questionum  in  quatuor  libros  Sententiarum  a  principe 
Thomistarum  Joanne  Capreolo  Tholosano  disputatarum.  His  additis  :  que  idem  morte 
preventus  perficere  nequivit;  per  fratrem  Isidorum  de  Isolanis  Mediolanensem  ejusdem 
predicatorie  professionis. —  Colophon:  ...  Lugdunique  exactissima  cura  impressum 
persolertem  virum  Joannem  Crespinum  Annodomini  Mcccccxxviij. 

a.  Joannis  Ludovici  Vivis  De  causis  corruptarum  artium  liber  V:  De  philosophiœ 
naturset  medicinœ  et  artium  corruptione ;  Brugis,  MDXXXI  (Jo.  Ludovici  Vivis  Opéra, 
Basilae,  MDLV;  tomus  I,  pp.  /ua-4i3). 

3.  Bibliotheca  universalis...  authore  Conrado  Gesnero;  ïiguri,  MDXLV;  p.  588, 
recto. 

6.  Commentarii  de  Scriptoribus  Britannicis,  auctore  Joanne  Lelando  Londinate. 
Tomus  secundus,  Oxonii,  MDCCIX;  p.  38a,  cap.  CDXXXI.  De  Rogero  Suicelo. 

5.  Leland,  Op.  laud.,  tom.  II,  p.  373,  cap.  CDXVI.  De  Suineshevcdo. 


DOMINIQUE   BOTO    IT    LÀ    BCOLA8TIQU1    PA1UBIBN1II  /*  1 7 

Mcrtou  Collège  et  commentateur  de  Pierre   Lombard;  mais 

il  n'identifie  pas  ce  Siiincshevcdns  à  RogerUi  Suicetuê  ;  seul, 
L*éditeur  qui  a  dresse  la  table  de  son  ouvrage  a  indiqué1  cette 
assimilation  comme  probable. 

L'identité  de  Roger  Suiset,  Suicet  ou  Suinset  avec  Svvinsete 
ou  Suinshed  est  admise  par  Gabriel  Naudé3,  par  Visch3,  par 
Pitse'1,  par  Baie5,  par  Fabricius0.  De  ce  Roger  Swinesbcad  ils 
font,  on  ne  sait  trop  par  quel  renseignement,  un  moine 
cistercien. 

Le  prénom  de  Jean,  que  Cardan  donnait  au  Calculateur, 
trouve  quelques  autres  partisans7;  mais  c'est  du  «  très  subtil 
anglais  Richard  Suisset  »  que  Casaubon  se  félicite8  d'avoir  pu 
lire,  à  Oxford,  les  Calculationes ;  Briicker,  qui  a  consacré  au 
Calculateur  un  article  extrêmement  documenté9,  se  flatte 
d'avoir  établi  que  le  prénom  de  cet  auteur  était  bien  Richard; 
les  auteurs  du  Dictionary  of  National  Biography  ont  adopté 
cette  opinion10. 

Jean,  Roger,  Raymond  ou  Richard  Swineshead  fut,  grâce 
à  l'ouvrage  intitulé  Calculationes,  l'un  des  hommes  les  plus 
célèbres,  les  plus  admirés,  les  plus  décriés  au  xve  et  au 
xvie  siècle;  sa  subtilité  était  portée  aux  nues  par  les  adeptes 
de  la  Dialectique  d'Oxford  et  de  Paris;  ses  méticuleuses 
chicanes,  les  quisquiliœ  Suiceticse,  excitaient  jusqu'à  la  fureur 
l'aversion  que  les  Humanistes  professaient  pour  les  querelles 
stériles  des  Écoles.  Et  longue  fut  la  vogue  des   Calculationes, 


i.  Leland,  Op.  laud.,  index,  art.  Rogerus  Suicetus. 
a.  Naudaeus,  Additiones  ad  Historiam  Ludovici  XI,  p.  2i£. 
3.  Car.  de  Visch.,  De  Scriptoribus  Ordinis  Cisterciencis,  p.  292. 
l\.  Ioannis  Pitsei  Angli  Relationum  Historicarum  de  Rébus  Anglicis  Tomus  primus, 
Parisiis,  MDCXIX;  n°  575,  p.  677. 

5.  Scriptorum  illustrium  Maioris  Brytaniœ  (sic),  quam  nunc  Angliam  et  Scotiam 
vocanl  :  Catalogus...  Authore  Ioanne  Baleo.  Basileae,  MDLIX.  Pars  I,  Genturia  sexta, 
cap.  II  :  Rogerus  Swinsete,  p.  456. 

6.  Jo.  Alberti  Fabricii  Lipsiensis  Bibliotheca  latina  médise  et  infirme  œtatis. 
Tomus  V;  Florentin,  MDCCGLVIII;  p.  4i8  :  Rogerius  Suiset. 

7.  Vossius,  De  Scientiis  mathematicis,  cap.  XVIII,  p.  78. 
Gaddius,  De  Scriptoribus  non-ecclesiasticis,  t.  II,  p.  326. 

8.  Wolfîus,  Casauboniana,  p.  24. 

9.  Jacobi  Bruckeri  Historia  critica  Philosophiae,  Tomus  III,  Lipsiae,  MDCGXLIII; 
p.  849- 

10.  G.  L.  Kingsford,  art.  Swineshead  (Richard)  in  Dictionary  of  National  Biography 
edited  by  Sidney  Lee;  t.  LV,  p.  23 1. 


p.   DUHUM. 


27 


4l8  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

puisque  Leibniz  leur  fit  encore  l'honneur  d'en  écrire  à  Wallis1 
et  de  souhaiter  qu'on  les  réimprimât3. 

Or  ce  Calcalationum  liber,  cet  Opus  aureum  calculationum,  ces 
Calculatlones  qui  valurent  une  renommée  si  grande  à  Swines- 
head  surnommé  le  Calculateur,  ne  portaient  pas  le  titre  de 
Calculatlones  et  n'avaient  pas  Swineshead  pour  auteur. 

Aucun  des  livres  que  nous  avons  lus  ne  signale  l'existence 
du  texte  manuscrit  du  traité  qui  fut  imprimé  sous  ce  titre;  de 
ce  texte,  cependant,  il  existe  un  exemplaire,  à  notre  connais- 
sance; cet  exemplaire  est  conservé,  sous  le  n°  6558,  au  fonds 
latin  de  la  Bibliothèque  Nationale;  écrit  à  la  fin  du  xive  siècle 
ou  au  commencement  du  xv*  siècle,  ce  texte  ne  diffère 
que  par  d'insignifiantes  variantes  de  celui  qui  fut  imprimé 
vers  i48o. 

Or,  à  la  fin  de  ce  traité3,  le  scribe  qui  l'a  copié  a  écrit  ceci  : 
«  Explicit  tractatus  datas  a  Magistro  Riccardo  de  Ghlymi  Eshedi.  » 
Plus  tard,  une  autre  main  a  ajouté  :  «  De  Intensione  et  remis- 
sione for  marum,  de  actione  et  reactione,  et  de  velocitate  et  tarditate 
motus.  » 

Les  lettres  hly  qui  figurent  dans  le  mot  Ghlymi  sont  sur- 
montées d'un  trait  horizontal,  indice  assuré  d'une  abréviation. 
Quel  est  le  nom  complet  qu'il  conviendrait  de  substituer  au 
mot  abrégé  GhlymiP  Nous  n'avons  pu  le  deviner,  et  bien 
d'autres  avant  nous  n'ont  pas  été  plus  heureux.  Au  verso  du 
premier  folio  (non  numéroté),  trois  lecteurs  ont,  successive- 
ment, reproduit  le  titre  du  traité  qui  allait  suivre.  Le  premier 
a  simplement  écrit  : 

Tractatus  de  intensione  et  remissione  per  Riccardum. 

Le  second  a  mis  : 

De  intensione  et  remissione  etc.  Riccardi  de  Ghlymi  Eshedi. 

Le  troisième,  plus  prolixe,  a  composé  ce  titre  : 

Tractatus  de  intensione  et  remissione  formarum,  de  actione  et 
reactione,  de  velocitate  et  tarditate  motus  per  Magistrum  Ghlymum 
Eshedum  editus. 


i.  Lettre  de  Leibniz  à  Wallis  (Jo.  Wallisii  Opéra,  t,  III,  p.  673). 

2.  Leibniziana,  p.  42.  —  Cf.  Briicker,  Op.  laud.,  loc.  cit. 

3.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  n°  6558,  fol.  70,  col.  c. 


DOMINIQUE   BOTO   BT   LA    BCOLA8T1QUE   PARISIENNE  f\\\) 

Les  deux  derniers  ont,  d'ailleurs,  reproduit  le  trait  horizontal 
tracé  au-dessus  des  lettres  lily. 

L'abréviation  que  ce  trait  signale,  les  auteurs  du  Catalogue 
des  manuscrits  latins  de  la  Bibliothèque  Royale  ne  sont  pas 
parvenus,  non  plus,  à  l'expliciter,  car  le  manuscrit  dont  nous 
parlons  est  décrit  par  eux  en  ces  termes  :  Codex  mernbranaceus, 
quo  continetur  Richardi  de  Ghlymi  Eshedl  Iractalus  de  intensione 
et  remissione  formarum,  de  aclione  el  reaclione,  de  velocitate 
et  tarditate  motus.  Is  codex  decimo  quarto  sœculo  videtur 
exaratus. 

A  ce  traité,  donc,  il  semble  que  l'auteur  n'ait  donné  aucun 
titre,  et  que  les  premiers  lecteurs  n'aient  pas  songé  à  celui  de 
Calculationes ;  de  plus,  si  le  prénom  de  l'auteur  était  Richard, 
comme  l'ont  admis  certains  imprimeurs,  son  nom  n'était 
point  Swineshead. 

D'ailleurs,  la  comparaison  de  cet  ouvrage  au  traité  De  primo 
motore  qui,  lui,  est  incontestablement  de  Swineshead,  montre, 
au  premier  coup  d'œil-,  que  ces  deux  ouvrages  ne  sauraient  être 
du  même  auteur.  Le  traité  de  Riccardus  de  Ghlymi  Eshedi 
porte  sur  des  questions  qui,  toutes,  sont  également  examinées 
dans  le  traité  de  Swineshead  ;  un  même  auteur  n'écrit  pas 
deux  livres  qui  portent  si  visiblement  sur  les  mêmes  objets 
et  qui  diffèrent  si  complètement  dans  tout  le  détail  de  la 
rédaction.  L'œuvre  composée  par  Riccardus  de  Ghlymi  Eshedi 
appartient  à  la  famille  dont  le  De  primo  motore  de  Swineshead, 
dont  la  Summa  de  Dumbleton  sont  les  types  ;  mais  elle  semble 
bien  avoir  été  écrite  après  les  ouvrages  de  Swineshead  et  de 
Dumbleton;  on  y  peut,  en  particulier,  noter  de  manifestes 
emprunts  au  traité  De  difformitate  qualitatum  de  Nicole  Oresme  ; 
la  lecture  du  De  primo  motore  et  de  la  Summa  ne  nous  révèle 
aucun  emprunt  de  ce  genre. 

D'ailleurs,  un  juge  particulièrement  compétent  en  la 
matière,  Pierre  Pomponat,  ce  qui,  au  début  du  xvie  siècle, 
écrivit,  comme  nous  le  verrons,  plusieurs  traités  sur  les 
doctrines  de  Guillaume  Heytesbury  et  du  Calculateur,  a  fort 
bien  discerné  que  celui-ci  avait  dû  venir  après  celui-là  !  «  La 
seconde  raison,  et  la  plus  puissante  de  toutes,  dit-il  quelque 


420  ÉTUDES    SUR   LÉONARD    DE    VINCI 

part1,  était  celle  qui  a  été  apportée  par  le  Calculateur,  bien 
qu'avant  lui  (comme  je  le  crois),  Hentisberus  ait  donné  cette 
même  raison  ;  il  [le  Calculateur]  semblait  suivre,  en  effet,  un 
parti  qui  avait  déjà  été  tenu,  tout  en  étant  mû  en  même  temps 
par  des  motifs  contraires,  comme  on  le  pouvait  déduire  assez 
manifestement.  » 

Nous  avons  tenté  de  découvrir  quelques  renseignements  au 
sujet  de  ce  Riccardus  de  Ghlymi  Eshedi  dont  l'ouvrage,  sous 
le  faux  nom  de  Suiseth  le  Calculateur,  était  appelé  à  une  si 
grande  vogue;  tous  nos  efforts  ont  été  vains.  A  peine  osons- 
nous  signaler  un  rapprochement  qui  nous  semble  fort 
douteux  ;  la  bibliothèque  de  Charles  VI  contenait  un  traité 
d'Astrologie-  intitulé  :  Summa  Eskilde  Anglici  de  judiciis; 
faut-il  identifier  Eshilde  et  Eshedi? 

Clymeton,  Dumbleton,  Swineshead  représenteront,  pour 
nous,  l'opinion  de  l'École  d'Oxford  un  peu  avant  le  temps  où 
Guillaume  Heytesbury  y  développa  la  subtile  agilité  de  sa 
Dialectique;  un  écrit  anonyme  nous  fera  connaître  la  pensée 
d'un  disciple  de  ce  Jogicien. 

Sous  le  titre  de  Tractatus  de  sex  inconvenientibus,  dont  l'adap- 
tation au  sujet  de  l'ouvrage  nous  échappe,  cet  écrit  anonyme 
a  été  imprimé;  il  l'a  été  à  Venise,  en  i5o5,  en  un  recueil  où 
se  rencontre  le  Tractatus  de  latitudinibus  formarum  inspiré  de 
Nicole  Oresme;  au  §  XIX,  nous  avons  donné  la  description  de 
cette  édition. 

Ce  n'est  pas  cette  édition,  mais  deux  textes  manuscrits,  que 
nous  avons  consultés. 

De  ces  deux  textes  manuscrits,  il  en  est  un  qui  nous  renseigne 
plus  complètement  que  l'autre  sur  l'ouvrage  qu'il  reproduit. 


i.  Pétri  Pomponatii  Mantuani  Tractatus  de  reactione,  sect.  I,  cap.  XIV  (Pétri  Pom- 
ponatii  Mantuaai.  Tractatus  acutissimi,  utilissimi,  et  mère  pcripatetici.  De  intensione  et 
remissione  formarum  ac  de  parvitate  et  magnitudine.  De  reactione.  De  modo  agendi  prima- 
rum  qualitatum.  De  immortalitate  anime.  Apologie  libri  très.  Contradictoris  tractatus 
doctissimus.  Defensorium  autoris.  Approbationes  rationum  defensorii,  per  Fratrem 
Chrysostomum  Theologum  ordinis  predicatorii  divinum.  De  nutritione  et  augmentatione. 
Golophon  :  Venetiis  impressum  arte  et  sumptibus  tueredum  quondam  domioi 
Octaviani  Scoti,  civis  ac  patritii  Modeotiensis  :  et  sociorum.  Anno  ab  incarnatione 
dominica  MDXXV  calendis  Martii.  Fol.  26,  col.  d.). 

a.  Inventaire  de  la  bibliothèque  du  Roi  Charles  VI  fait  au  Louvre  en  1523  par  ordre 
du  Régent,  Duc  de  Bedford.  Paris,  18G7;  p.  187,  n°  721. 


DOMINIQUE   BOTO    BT    LA    BCOLASTIQUfl    PARIBIBHH1  V'  I 

Ce  premier  texte  se  trouve  8H  un  recueil  de  pièce!  '  qui  oui 
toutes  été  composées  par  des  maîtres  de  L'Université  d'Oxford  ; 
vraisemblablement,  si  Ton  en  juge  par  L'orthographe  des  noms 

propres,  le  copiste  ou  les  copistes  riaient  Anglais. 

En  ce  recueil,  le  traité  qui  nous  occupe  n'a  pas  de  titre; 
il  débute  d'emblée  :<  par  cette  question  :  Ulrum  in  generatione 
formarum  sit  certa  ponenda  velocilas.  En  son  état  actuel, 
d'ailleurs,  il  est  incomplet;  il  s'arrête  brusquement  au  milieu 
d'une  question  3  et  l'appel  qui  suit  les  derniers  mots'1  permet 
de  constater  l'absence  du  cahier  qui  devait  suivre.  Mais  au 
moment  où  le  recueil  a  été  constitué,  le  traité  était  complet, 
et  le  copiste  avait  composé  une  table  des  matières5  qui  nous 
en  fait  connaître  le  contenu.  L'ouvrage  entier  comprenait  onze 
questions  ;  en  chacune  des  quatre  premières  s'inséraient,  en 
outre,  sous  le  titre  d'articles,  des  questions  subsidiaires  qui 
y  formaient  comme  des  parenthèses.  Ce  que  nous  possédons 
aujourd'hui  renferme  les  quatre  premières  questions  et  une 
partie  de  la  cinquième;  ce  n'est  guère  que  la  moitié  de  l'ou- 
vrage, puisque  ce  fragment  prend  fin  avec  le  fol.  48  et  que  la 
dernière  question,  la  table  nous  l'apprend,  commençait  au 
folio  82. 

L'autre  exemplaire  manuscrit  possédé  par  la  Bibliothèque 
Nationale6  est  bien  loin  de  combler  cette  vaste  lacune;  il  a  été 
copié  sur  un  texte  où  elle  existait  déjà  ;  le  copiste,  désireux  de 
ne  reproduire  que  des  questions  complètes,  a  supprimé  le 
début  de  la  cinquième  question  et  n'a  gardé  que  les  quatre 
premières.  Il  a  disposé  ses  titres  de  telle  sorte  que  les  articles 
subordonnés  aux  questions  paraissent  avoir  la  même  impor- 
tance que  les  questions  mêmes.  Aussi,  sous  le  titre:  Incipit 
tabula  questionum  G  inconvenientium,  un  copiste,  donnant  le 
même  rang  aux  articles  et  aux  questions,  a-t-il  énuméré  seize 

1.  Bibliothèque  Nationale,  fonds  latin,  ms.  n*  6559  (olim  Colbert.  2094,  Regius 
38ns). 

2.  Ms.  cit.,  fol.  1,  col.  a. 

3.  Ms.  cit.,  fol.  ^8,  col.  d. 

h.  Cet  appel  est  :  in  movendo  orbes;  le  fol.  49,  qui  portait  dans  le  recueil  complet 
la  pagination  109,  commence  par  ces  mots  :  et  per  consequens. 
5.  Ms.  cit.,  fol.  196,  verso. 
G.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  n"  6527. 


42  2  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

questions  groupées  quatre  par  quatre  sous  ces  titres  :  De  genera- 
tione.  De  alteratione.  De  quantitate.  De  motu  locali.  Poussant  plus 
loin  l'erreur,  le  catalogue  des  manuscrits  latins  de  la  Biblio- 
thèque Royale  a  nommé  l'ouvrage  en  question  :  Tractatus 
de  sexdecim  inconvenientibus.  Plus  exactement,  le  scribe  qui 
l'avait  copié  avait  donné  le  titre  véritable  en  cet  étrange 
explicit  : 

Explicit  tractatus  de  sex  inconvenientibus. 

Finito  libro  sit  laus  et  gloria  Cristo. 

Dabitur  pro  pena  scriptori  pulchra  puella. 

Ce  copiste  n'était  point  Anglais  comme  celui  auquel  nous 
devons  le  premier  texte  ;  il  a  estropié  plusieurs  des  noms 
propres  anglais  qu'il  rencontrait  sous  sa  plume;  parfois  même, 
il  les  a  supprimés. 

Le  texte  imprimé  du  Tractatus  de  sex  inconvenientibus  est-il 
plus  complet  que  les  textes  manuscrits  que  nous  avons  lus? 
C'est  ce  dont  nous  n'avons  pu  nous  assurer. 

Que  le  traité  De  sex  inconvenientibus  émane  de  l'École  d'Ox- 
ford, cela  se  voit  clairement  par  ce  fait  que  cette  École  et  les 
maîtres  qui  y  étaient  en  honneur  se  trouvent  seuls  cités  par 
l'auteur. 

a  S'il  faut,  dans  le  mouvement  d'altération,  définir  une 
certaine  vitesse,  dit-il1,  cette  vitesse  doit  être  prise  en  raison 
des  latitudes  des  intensités,  comme  l'admettent  l'École  d'Oxford 
et  Aristote  au  vne  livre  des  Physiques,  comm.  fai.  C'est  cette 
supposition...  qu'il  faut,  je  crois,  regarder  comme  préférable 
aux  autres,  et  la  vérité  même  la  préfère.  »  L'autorité  de  l'École 
d'Oxford  est  ici  traitée  sur  le  même  pied  que  celle  du  Philo- 
sophe. 

Plusieurs  fois  sont  invoquées2  les  opinions  embrassées  par 
Maître  Thomas  Bradwardine  en  son  Traité  des  proportions. 
Nous  apprenons,  d'ailleurs,  que  les  théories  de  Mécanique 
ébauchées  en  ce  traité  avaient   été  développées  par  d'autres 


i.  Tractatus  de  sex  inconvenientibus.  Quaest.  II  :  Utrum  in  motu  alterationis 
velocitas  sit  signanda  vel  tarditas.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  a°  G55g,  fol.  16, 
col.  b. 

9,  Ms.  cit.,  fol.  28,  col.  c,  et  fol.  34,  col.  b» 


DOMINIQUE   soin    |.,r    i,\    BCOLOBTIQVB    PAMSIBlfW  \>  \  I 

maîtres   es  ails,   notamment  par  un   certain   maître   Adam 
Pipcwcll  ou  de  Pippewell1. 

Non  seulement,  l'auteur  du  traité  De  sex  inconvenientibus  a 
écrit  à  racole  d'Oxford,  mais  il  y  a  écrit  après  Magister  YVil 
lelmus  ïlcthysbyry  dont  il  cite  le  traité  De  mot  m;  qu'il  ait  été 
disciple  de  ce  subtil  logicien,  on  Le  peut  supposer  lorsqu'on  lit 
les  épithètes  admiratives  dont  il  entoure3  le  nom  de  ce  Maître: 
«  Unus  solcmnis  Magister,  polissimus  et  famosus  Helhysbyry.  » 

L'un  des  manuscrits  de  la  Bibliothèque  Nationale  où  se 
trouve  le  Trac  talus  de  sex  inconvenientibus,  renferme,  en  outre, 
le  Tractatus  de  proportionibas  de  Thomas  Bradwardine,  puis 
une  série4,  d'ailleurs  incomplète5,  de  onze  questions  dont  les 
sujets  ressor tissent  au  De  generaiione  et  corruptione ;  les  dix 
premières  questions  ne  portent  aucun  nom  d'auteur,  mais  la 
onzième  se  termine  par  ce  colophon6:  Et  sic  finitur  questio 
prima  Magislri  Willelmi  de  Colymgam  Oxoniensis.  A  la  suite  de 
cette  question,  on  lit  une  exposition  du  texte  d'Aristote  qui 
ouvre  le  premier  livre  des  Physiques  et  auquel  Averroès  a 
consacré  son  premier  commentaire  sur  cet  ouvrage;  ce  nouveau 
fragment  porte,  à  son  tour,  le  colophon  suivant7  :  Et  sic  finis 
est  questionum  Colligham  cum  expositione  commentarii  primi 
primi  Phisicorum.  La  rédaction  de  ce  dernier  colophon,  non 
moins  que  la  lecture  des  onze  questions  relatives  au  De  gène- 
ratione  et  corruptione  d'Aristote,  nous  a  convaincu  qu'elles 
étaient  toutes  du  même  auteur,  de  ce  Guillaume  Colligham  ou 
de  Colymgam,  maître  es  arts  de  l'Université  d'Oxford;  seule- 
ment, le  désordre  des  copistes  a  fini  par  mettre  la  première  au 
dernier  rang.  Ces  questions  ne  sont  pas  sans  analogie  avec 
diverses  parties  du  De  primo  motore  de  Swineshead  ou  de  la 
Summa  de  Dumbleton;  elles  pourraient  être  contemporaines 

i.  Ms.  cit.,  fol.  28,  col.  c,  et  fol.  33,  col.  b.  —  Le  ms.  n°  6527  du  fonds  latin  de  la 
Bibl.  Nat.  écrit,  la  première  fois  (fol.  i58,  col.  c):  Magister  Adam  Palpavie,  et  la  seconde 
fois  (fol.  161,  col.  c):  Magister  Adam. 

2.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  n°  6559,  fol.  3G,  col.  a. 

3.  Ms.  cit.,  fol.  22,  col.  c. 

U.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  n"  655g,  fol.  61.  col.  a  à  fol.  i53,  col.  b. 

5.  L'appel  qui  se  trouve  au  bas  du  fol.  i32  (verso)  ne  correspond  pas  aux  mots  qui 
commencent  le  fol.  i33;  il  manque  là  un  ou  plusieurs  cahiers. 

6.  Ms.  cit.,  fol.  i53,  col.  b. 

7.  M»,  cit.,  fol.  190,  col  c. 


424  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

de  ces  deux  ouvrages;  en  leur  contenu,  nous  n'avons  rien 
trouvé  qui  nous  pût  fournir,  à  cet  égard,  une  indication;  hors 
les  noms  d'Aristote  et  d'Averroès,  le  seul  nom  propre  que  ces 
fragments  nous  aient  présenté  est  celui  de  Lynconiensis,  c'est-à- 
dire  de  Robert  Grosse-Teste,  évêque  de  Lincoln;  l'écrit  de  cet 
auteur  sur  les  Seconds  analytiques  est  mentionné  deux  fois » 
dans  le  commentaire  relatif  au  début  de  la  Physique  d'Aristote. 


XXI 


L'esprit   de  l'Ecole  d'Oxford   au  milieu  du  xive  siècle. 

I.   La   Physique. 

Avant  de  rechercher,  dans  les  divers  traités  dont  nous 
venons  de  parler,  ce  qu'ils  enseignent  touchant  les  questions 
qui  nous  occupent  en  cette  étude,  il  ne  sera  pas  inutile  de  leur 
demander  quelques  renseignements  d'une  nature  plus  géné- 
rale; par  eux,  nous  nous  efforcerons  de  démêler  les  tendances 
qui  sollicitaient  le  plus  fortement,  vers  le  milieu  du  xive  siècle, 
les  logiciens  de  l'École  d'Oxford;  nous  essaierons  aussi  de 
voir  en  quoi  les  doctrines  qui  avaient  cours  en  cette  Université 
ressemblaient  ou  différaient  de  celles  qui,  vers  le  même  temps, 
étaient  en  vogue  à  Paris. 

Parmi  les  particularités  qui  distinguent  les  enseignements 
des  deux  écoles  émules,  on  peut  signaler,  en  premier  lieu, 
l'usage,  beaucoup  plus  fréquent  à  Oxford  qu'à  Paris,  des 
divers  traités  de  Mécanique  composés  par  Jordanus  de  Nemore 
et  par  ses  disciples. 

Sans  doute,  au  xive  siècle,  les  maîtres  parisiens  tels  qu'Al- 
bert de  Saxe  n'ignorent  pas  l'œuvre  des  Auctores  de ponderibus, 
et  ils  y  font  parfois  allusion  dans  leurs  propres  écrits;  mais 
ils  ne  l'invoquent  qu'en  de  rares  circonstances,  tandis  que 
certains  maîtres  d'Oxford  paraissent  en  avoir  fait  un  continuel 
usage. 

i.  Ms.  cit.,  fol.  162,  col.  c,  et  fol.  i83,  col.  b. 


DOMINIQUE   BOTO    BT    LA    BCOLA8TIQUB    PARISIEN*! 

Cette  vogue  «levait  être  fort  ancienne  en  Angleterre; 
coiïimeut  expliquer  autrement  ce  fait  que  Roger  Bacon  oon 
naissail  déjà  et  citait  volontiers  plusieurs  des  haiiés  De  ponde 
ribus  que  ses  contemporains  du  continent  semblaient  ignorer? 
Car  Roger  Bacon,  en  [*OpU8  nui/us,  cite1  Jordanns  et  son 
Commentateur;  aux  Communia  naturalium,  il  mentionne-1 
le  traité  De  pondérions  attribué  à  Euclide  et  celui  qu'a  rédigé 
Thâbit  ibn  Kourrab. 

Déjà  Bradwardine  cite3  la  première  conclusion  du  traité 
De  ponderibus,  attribué  à  Jordanus  de  Nemore,  sans  men- 
tionner, d'ailleurs,  le  nom  de  cet  auteur.  Il  cite  aussi^,  mais 
sans  en  nommer  davantage  l'auteur,  le  traité  De  proportiona- 
litate  motuum  et  magnitudinum  que  Ton  trouve  parfois  associé 
aux  écrits  de  l'École  de  Jordanus,  et  qui  nous  a  occupés 
au  §  VIII. 

Le  Tractatus  de  sex  inconvenientibus  cite  à  plusieurs  reprises5 
le  traité  De  ponderibus  ou  De  pensis  ponderibus ;  il  orthographie 
Jordanis  le  nom  de  l'auteur  de  ce  traité.  Il  attribue  également, 
nous  l'avons  vu  au  §  VIII,  à  un  certain  Ricardus  de  Yersellis 
ou  de  Usellis  un  écrit  qui  était  identique  au  De  proportionalitate 
motuum  et  magnitudinum  ou  qui,  du  moins,  soutenait  les 
mêmes  conclusions  que  ce  dernier  écrit. 

Mais  s'il  est,  à  l'Université  d'Oxford,  un  maître  qui  semble 
avoir  lu  avec  une  particulière  attention  la  plupart  des  opus- 
cules attribués  aux  Auctores  de  ponderibus,  c'est  assurément 
Jean  de  Dumbleton. 

En  sa  Somme,  il  consacre  un  chapitre6  à  discuter  cette 
question  :  <c  Puisque  la  proportion  du  mouvement  se  fait 
suivant   la  proportion   de   la    plus   grande   inégalité,    on    se 

i.  Fr.  Rogeri  Bacon,  Opus  majus,  Pars  IV,  Dist.  IV,  cap.  XV.  De  motu  librae 
(Ed.  Jebb,  pp.  io5-io8;  éd.  Bridges,  vol.  I,  pp.   169-174). 

2.  Liber  primus  communium  naturalium  Fratris  Rogeri  Bacon;  Prima  pars  princi- 
palis;  Prima  distinctio;  cap.  II  (Bibliothèque  Mazarine,  ms.  n°  3576,  fol.  2,  col.  b.  — 
Liber  primus  communium  naturalium  Fratris  Rogeri.  Partes  prima  et  secunda.  Edidit 
Robert  Steele,  p.  6). 

3.  Tractatus  de  proportionibus  a  Magistro  Thoma  de  Bradwardin  editus;  capi- 
tuli  II'  pars  IIP. 

4.  Bradwardine,  Op.  laud.,  capituli  1P  pars  IV. 

5.  Tractatus  de  sex  inconvenientibus,  Quaest.  I,  Quaest.  IV,  Art.  I  quaestionis  IV. 

6.  Johannis  de  Dumbleton  Summa,  Pars  tertia,  Gap.  XII".  Bibl.  Nat.,  fonds  latin, 
ms.  n°  16146,  fol.  3o,  col.  b.  —  ms.  a"  16621,  fol.  120,  v\ 


426  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

demande  (dubitatur)  si  le  fini  peut  agir  sur  l'infini.  »  Les 
considérations,  fort  embrouillées  d'ailleurs,  auxquelles  se 
livre  Dumbleton  concernent  surtout  la  théorie  du  levier,  où 
l'on  voit  un  très  faible  poids  soulever  un  poids  très  lourd. 
A  cette  occasion,  l'auteur  cite1  les  Auctores  de  ponderibus. 

Mais  ce  n'est  pas  en  sa  Somme  que  Dumbleton  nous  montre 
le  mieux  la  connaissance  qu'il  avait  des  écrits  produits  par 
les  mécaniciens  de  l'École  de  Jordanus.  Cette  connaissance 
s'affirme  surtout  en  un  autre  ouvrage  qui  n'a  pas  été  signalé 
par  les  biographes  de  l'auteur  de  la  Summa. 

En  ce  cahier  de  notes  de  Philosophie^  où  un  étudiant 
parisien  a  recueilli  une  foule  de  documents  relatifs  aux 
doctrines  d'Oxford,  les  extraits  de  la  Summa  de  Dumbleton 
sont  accompagnés  d'un  fragment  qui  ne  provient  pas  de  cette 
Somme,  mais  que  le  copiste  donne3  également  comme  œuvre 
de  Jean  de  Dumbleton.  Ce  fragment  se  compose  de  trois 
parties.  La  première  partie^',  que  précède  ce  titre  :  De  motu 
locali  demonstraia  per  Dulmenton,  discute  suivant  quelle  règle 
la  vitesse  d'un  mobile  dépend  de  la  grandeur  de  la  puissance 
et  de  la  grandeur  de  la  résistance.  La  seconde  partie5,  que 
termine  ce  colophon  :  Explicit  sophisma.  Deo  gratias,  examine 
ce  «  sophisme  »  :  Uniformiter  continue  variabitur  alteratio  unifor- 
mis.  La  troisième  partie0,  annoncée  par  ces  mots  :  Incipit  alla 
questio,  traite  de  ce  problème  :  «  La  vitesse  d'un  mouvement 
local  quelconque  doit-elle  être  évaluée  par  l'espace  linéaire 
maximum  qu'un  point  du  mobile  décrit  en  son  mouvement?  » 


1.  Jean  de  Dumbleton,  loc.  cit.;  ms.  n*  16146,  fol.  3o,  col.  c;  ras.  n*  16G21, 
fol.  i2i,  r°.  L'auteur  des  extraits  que  contient  ce  dernier  recueil  a  mis  cette  note  au 
bas  de  la  page  :  Et  vocatur  gravius  secundum  situm. 

2.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  n*  16621. 

3.  En  une  première  table  des  matières  qui  se  trouve  au  fol.  i3  v*,  le  copiste 
décrit  ainsi  ce  fragment  :  Item  de  Dulmenton  de  uniformiter  difformi  varia  cum  quodam 
sophismate  forti  de  uniformiter  difformi  in  sequenti  cisterno  [pour  sexterno}.  Item  de 
maximo  spacio  lineari  pertransito  questio,  una  cum  articulis  notabilibus.  Hec  in  duobus 
cisternis.  —  En  une  autre  table  des  matières  qui  se  trouve  au  fol.  64  v*,  ce  même 
fragment  est  défini  de  la  sorte  :  Dulmenton  de  proportionibus  motuum,  gradu  medio  et 
similibus;  unum  sophisma  de  alteratione  uniformiter  difformi;  questio  una  de  maximo 
spacio  lineari  cum  quibusdam  similis  materie. 

4.  Ms.  cit.,  fol.  11 4,  v°,  à  fol.  116,  v". 

5.  Ms.  cit.,  fol.  124,  r%  à  fol.  i3o,  r*. 

6.  Ms.  cit.,  fol.  i3o,  v°,  à  fol.  i3(),  r*;  en  bas  de  ce  dernier  feuillet,  on  lit; 
Explicit  questio, 


DOMINIQUE   BOTO    R    LA    BGOLAflTIQUfl    PAMSIEHWI  h''~i 

Le  problème  ainsi  formulé  n'est  autre,  on  Le  voit,  que  le 
sujet  même  «lu  traite  De  proportionalitate  motuum  et  magnitu 
dinum.  Longue  et  confuse  est  la  discussion  (Je  Dumbleton, 
à  laquelle  nous  ne  nous  arrêterions  pas  si  elle  ne  présentait 
une  intéressante  particularité.  En  faveur  des  opinions  qu'il 
veut  soutenir,  à  rencontre  de  celles  qu'il  veut  combattre, 
l'auteur  invoque  une  foule  d'arguments  qu'il  tire  des  lois  de 
la  Statique,  de  la  méthode  des  déplacements  virtuels,  de  la 
notion  de  gravitas  secundum  silum.  Ces  arguments,  il  prend 
soin  de  désigner  les  livres  auxquels  il  les  emprunte.  De  ces 
livres,  le  plus  souvent  cité  est  le  traité  de  Jordanus  de  Nemore, 
auquel  Dumbleton  donne  parfois1  le  titre  complet  que  l'on 
trouve  dans  les  anciens  manuscrits  :  Elemenla  Jordanis  saper 
demonstrationem  ponderls;  parfois  %  également,  il  le  nomme 
plus  brièvement  :  Jordanis  de  ponderibus ,  Jordanis  saper  demons- 
trationem ponderis,  Elementa  Jordanis  ou  bien  encore  Elementa 
Eaclidis  et  Jordanis;  un  grand  nombre  d'axiomes  et  de  propo- 
sitions de  ce  traité  sont  ainsi  explicitement  énoncés.  Mais 
Dumbleton  n'invoque  pas  seulement  l'autorité  de  Jordanus 
de  Nemore;  il  emprunte 3  deux  théorèmes  à  YAuctor  ou  au 
Liber  de  canonio1*.  Enfin,  il  invoque5  l'autorité  d'un  certain 
Magister  de  ponderibus  qui  démontre,  au  commencement  de 
son  traité,  cette  proposition  :  Une  plus  grande  portion  d'un 
plus  grand  cercle  est  moins  courbe;  nous  reconnaissons 
aussitôt  l'auteur  que  nous  avons  nommé0  le  Commentateur 
péripatéticien  de  Jordanus. 

Dumbleton,  on  le  voit,  connaissait  le  Liber  de  canonio  qui, 
vraisemblablement,  donna  occasion  à  Jordanus  d'écrire  son 
traité;  il  connaissait  ce  traité  ainsi  que  le  Commentaire,  ulté- 
rieurement composé,  auquel  Bacon  a  fait  également  allusion; 
des  divers  ouvrages  qui  témoignent,  en  Statique,  de  l'activité 
de  l'École  de  Jordanus,  un  seul  n'est  pas  mentionné  par  lui; 

i.  Ms.  cit.,  fol.  i33,  v',  et  fol.  i34,  r". 

2.  Ms.  cit.,  fol.  i3i,  v*;  fol.  i32,  r°;  fol.  i3a,  v°;  fol.  i33,  r*. 

3.  Ms.  cit.,  fol.  i3£,  v°. 

4.  Sur  cet  ouvrage,  voir  P.  Duhem,  Les  Origines  de  la  Statique,  ch.  V,  S  3; 
tome  I.  pp.  93-97. 

5.  Ms.  cit.,  fol.  i3i,  v*. 

6.  Les  Origines  de  la  Statique,  ch,  VII,  S  2  ;  tome  I,  pp.  1 28-1 34. 


428  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

c'est,  à  la  vérité,  le  plus  beau,  celui  dont  l'auteur,  inconnu 
jusqu'ici,  a  été  nommé  par  nous  le  Précurseur  de  Léonard 
de  Vinci1. 

La  Statique  n'était  pas  la  seule  partie  de  la  Mécanique  qui 
préoccupât  les  maîtres  d'Oxford;  volontiers,  ils  disputaient 
aussi  de  Dynamique  et  cherchaient  par  quelle  relation  sont 
unies  la  puissance,  la  résistance  et  la  vitesse  du  mobile.  A  cet 
égard,  la  doctrine  péripatéticienne,  que  Bradwardine  avait 
faite  sienne  en  son  Tractatus  de  proportionibus ,  était  générale- 
ment acceptée;  on  s'attachait  seulement  à  en  perfectionner 
l'exposition  et  à  en  déduire  divers  corollaires. 

Si  nous  en  croyons  l'auteur  du  traité  De  sex  inconuenien- 
iibus2.  Maître  Adam  Pippewell  avait  appuyé  de  subtiles 
démonstrations  la  théorie  de  Thomas  Bradwardine. 

Au  De  primo  motore,  Swineshead3  présente,  sans  y  rien 
ajouter  d'essentiel,  cette  même  théorie. 

En  sa  Summa,  Jean  de  Dumbleton  examine  4,  lui  aussi, 
quelles  sont  les  diverses  opinions  qui  ont  été  émises  touchant 
la  loi  qui  lie  la  vitesse  du  mobile  à  la  grandeur  de  la  puissance 
et  à  celle  de  la  résistance.  «  Nous  toucherons,  dit-il,  quelques 
opinions  afin  que  la  connaissance  du  faux  nous  mène,  comme 
par  un  dilemme  (per  viam  divisionis),  à  la  vérité.  »  Et  cette 
vérité,  la  voici  :  «  La  troisième  opinion  est  celle  d'Aristote  et 
du  Commentateur;  c'est  celle  qu'il  faut  tenir;  elle  est  la 
suivante  :  Le  mouvement  devient  plus  intense  ou  s'affaiblit 
selon  une  proportion  géométrique...  »  Cet  avis  est  bien  celui 
que  soutenait  Bradwardine. 

Pour  faciliter  l'intelligence  de  cette  loi,  Jean  de  Dumbleton 
consacre  un  chapitre  de  sa  Sommeb  à  exposer  les  règles  des 
rapports  et  des  proportions  0  à  ceux  qui  ne  sont  pas  exercés 

1.  Les  Origines  de  la  Statique,  ch.  VII,  §  3;  tome  I,  pp.  i34-i^7. 

2.  Tractatus  de  sex  inconvenientibus,  quaest.  IV  :  Utrum  in  motu  locali  sit  certa 
formanda  velocitas.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  n*  G55ç),  fol.  a8,  col.  c;  ms.  n* 6527, 
fol.  i58,  col.  c. 

3.  Suincet  De  primo  motore,  Differentia  VIT,  cap.  I.  Bibl.  Nat.,  londs  latin,  ms. 
n*  16621,  fol.  76,  r°. 

U.  Joannis  de  Dumbleton  Summa,  Pars  tertia,  capp  IV"  et  V.  Bibl.  Nat.,  fonds 
latin,  ms.  n*  16146,  fol.  27,  col.  a,  à  fol.  28,  col.  a. 

5.  Joannis  de  Dumbleton  Summa,  Pars  tertia,  Gap.  VI";  ms.  n*  161 46,  fol.  38, 
col.  a;  ms.  n"  iG6ai,  fol.  ii4,  v°. 


D0MIIIIQ1  B   soro    il    la    BGOL48TIQ1  I     i'AHhii.\M. 

en  Géométrie,  afin  que,  par  «les  procédés  grossiers  et  sensibles, 
ils  pénètrenl  la  vérité  e(  en  voienl  la  cause.  » 
Notre  auteur   applique    La    loi    dynamique    formulée    par 

Aiistote,  Avcrroès  et  Bradwardine,  à  la  solution  de  certains 
problèmes,  celui  ci  par  exemple1  :  Un  mobile  se  meut  en  un 
milieu  uniforme  et  invariable  sous  l'action  dune  puissance 
qui  croît  avec  une  vitesse  uniforme;  quelle  est  la  loi  selon 
laquelle  varie  la  vitesse  de  ce  mobile?  »  Aux  problèmes  de 
cette  sorte,  les  maîtres  de  l'École  d'Oxford  vont  s'appliquer 
avec  passion. 

Le  mystérieux  Calculateur,  Hiccardus  de  Gblymi  Eshedi,  prend 
pour  certain  le  principe  posé  par  «  le  Vénérable  Maître  Thomas 
Bradwardine»  3.  Hors  Aristote  et  Averroès,  c'est  le  seul  auteur 
dont  il  prononce  le  nojm.  De  ce  principe,  il  déduit  une  longue 
suite  de  règles  3  sur  la  variation  de  la  vitesse  d'un  mobile  lorsque 
l'on  fait  croître  ou  décroître  la  puissance  sans  modifier  la  résis- 
tance, ou  lorsqu'on  fait  varier  la  résistance  sans  modifier  la 
puissance;  l'influence  exercée  sur  la  grandeur  de  cette  varia- 
tion par  les  valeurs  initiales  de  la  puissance  et  de  la  résistance 
est,  de  sa  part,  l'objet  d'une  attention  particulière. 

Ces  règles,  formulées  par  le  Calculateur,  nous  les  trouvons, 
presque  textuellement  reproduites,  et  suivies  de  curieuses 
applications  à  des  problèmes  théologiques,  en  un  fragment^ 
dont  notre  étudiant  parisien  avait  gonflé  son  cahier  de  notes 
de  Philosophie. 

Ce  fragment  ne  porte  aucun  nom  d'auteur;  mais  peut-être 
pouvons-nous  deviner  comment  celui  qui  nous  l'a  conservé  en 
avait  eu  l'original. 

Notre  étudiant,  en  effet,  transcrit5  «  quelques  indications  qui 
sont  nécessaires  pour  comprendre  les  dires  des  Anglais  »,  et  il 
nous  apprend6    que   «  ces  renseignements,    nécessaires  pour 

i.  Johannis  de  Dumbleton  Summa,  Pars  tertia,  Gap.  XI";  ms.  n*  i6i46,  fol.  3o, 
col.  b;  ms.  n*  16621,  fol.  119,  v°. 

2.  Subtilissimi  Doctoris  Anglici  Suiset  Calculationum  Liber;  éd.  Paduae,  ca.  i48o; 
col.  c  du  troisième  folio  (les  folios  ne  portent  ni  pagination  ni  signature). 

3.  Suiset  Op.  laud.,  Cap.  XIV  :  De  motu  locali  ;  éd.  cit.,  fol.  53,  v°  seqq. 

!i-  Bibl.  Nat. ,  fonds  latin,  ms.  n*  16621,  fol.  52,  r°  et  v<>,  et  fol.  65,  r°  et  V. 

5.  Ms.  cit.,  fol.  212,  v*. 

6.  Voir  la  table  du  cahier,  au  ms.  cit.,  fol.  ig5,  r°. 


43o  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

comprendre  ce  que  les  Anglais  disent  de  l'accroissement  des 
puissances  par  rapport  aux  résistances  ont  été  donnés  par 
Maître  Clay,  Magister  Claius.  » 

Ce  Maître  Clay,  qui,  sans  doute,  enseignait  à  Paris  vers  la 
fin  du  xive  siècle,  après  avoir  étudié  à  Oxford,  apprenait  aux 
Parisiens  quelles  doctrines  étaient  en  faveur  en  la  grande  Uni- 
versité anglaise.  Après  avoir  parlé  à  notre  étudiant  de  questions 
de  Dynamique,  il  discourait  devant  lui  du  mouvement  de 
l'aimant1.  Or,  ce  que  Maître  Clay  enseigne  touchant  l'accrois- 
sement de  la  puissance  ou  de  la  résistance,  ce  sont  quelques- 
unes  des  règles  que  l'on  peut  lire  au  Liber  calculattonum  ou 
bien  encore  au  fragment  copié  par  notre  étudiant;  et  celui-ci 
en  fait  la  remarque:  «  Ces  deux  règles  sont  énoncées  autre- 
ment ci-dessus,  »  écrit-il2  en  marge  des  notes  où  il  résume  la 
conversation  de  Maître  Clay;  c'est  peut-être  de  Maître  Clay 
qu'il  tenait  l'original  des  pages  où  elles  sont  énoncées. 

En  tout  cas,  notre  étudiant,  en  une  des  tables  des  matières 
dont  il  parsème  son  cahier3,  décrit  ainsi  ce  fragment:  «  Aliqua 
dubia  theologica  per  extraneum  audita  et  cogitata  ab  aliis.  »  Nous 
savons  donc  qu'un  étranger  le  lui  avait  fourni. 

Les  renseignements  donnés  par  Maître  Clay  nous  ont  appris 
que,  vers  la  fin  du  xivc  siècle,  l'Université  d'Oxford  était  géné- 
ralement acquise  à  la  Dynamique  péripatéticienne  telle  que 
l'enseignait  le  Tractatus  de  proportionibus  de  Thomas  Brad- 
wardine,  telle  que  la  développaient  les  règles  formulées  au 
livre  du  Calculateur.  Clay,  cependant,  admettait,  au  moins  à 
titre  d'hypothèse,  une  doctrine  toute  différente;  les  notes  de 
notre  étudiant  relatent4  l'exposé  de  cette  doctrine,  les  doutes 
qui  faisaient  hésiter  le  maître  anglais,  les  raisons  pour  ou 
contre  sa  théorie  que  lui  présentaient  ses  auditeurs;  elles  nous 
donnent  de  cette  controverse  un  compte  rendu  succinct,  quel- 
que chose  comme  le  procès-verbal  d'une  séance  que  la  Société 
de  Physique  aurait  tenue  vers  la  fin  du  xive  siècle. 

L'opinion  de  Maître  Clay  est  la  suivante:    Appliquée  à  un 

i.  Ms.  cit.,  fol.  ai3,  v*. 

2.  Ms.  cit.,  fol.  212,  V». 

3.  Ms.  cit.,  fol.  64,  v°. 
U.  Ms.  cit.,  fol.  2i3,  r°. 


DOMINIQUE   IOTO    BT    LA    BGOLA8TIQUI    PAEISIIBH1  /§  -'»  i 

mobile  donné,  une  puissance  donnée  lui  communiquerait,  en 
l'absence  de  tout  milieu  résistant,  une  vitesse  déterminée.  En 
un  milieu  résistant,  la  vitesse  du  mobile  serait  moindre  que 

cette  vitesse-là;  elle  serait  moindre  d'une  quantité  proportion 
nclle  à  la  résistance  du  milieu.  Si  l'on  raréfiait  de  plus  en  plus 
le  milieu,  la  puissance  demeurant  constante,  la  vitesse  du 
mobile  ne  croîtrait  pas  au  delà  de  toute  limite  comme  le  pré- 
tendait Aristote;  elle  tendrait  vers  cette  valeur  déterminée 
dont  il  a  été  question  tout  d'abord.  Selon  cette  hypothèse, 
donc,  un  mobile  se  mouvrait  successivement  dans  le  vide,  et 
un  des  auditeurs  de  Maître  Clay  lui  objecte  la  contradiction 
qui  existe  entre  ce  corollaire  et  la  Physique  péripatéticienne. 

Le  Maître  anglais,  lui,  est  soucieux  d'une  autre  difficulté,  et 
ce  souci  fait  grand  honneur  à  sa  perspicacité.  En  l'absence  de 
toute  résistance,  la  puissance  donnerait  instantanément  au 
mobile  cette  vitesse  déterminée  dont  nous  avons  parlé  :  «  le 
mobile  passerait  infiniment  vite  du  degré  zéro  de  mouvement 
au  mouvement  total;  »  Maître  Clay  jugeait  cette  proposition 
difficile  à  admettre. 

L'opinion  de  Maître  Clay  dut,  sans  doute,  trouver  faveur  à 
Paris.  Nous  voyons  en  effet  qu'elle  était  reçue,  au  xvie  siècle, 
par  Dominique  Soto,  dont  la  Physique  a  si  grandement  subi 
l'influence  de  l'enseignement  parisien. 

Soto  admet1  que,  dans  le  vide,  un  mobile  ne  se  meut  pas 
instantanément;  il  se  heurte  alors  à  cette  objection  formulée 
par  Grégoire  de  Rimini  et  par  d'autres  auteurs  :  La  suppres- 
sion du  milieu  ayant  supprimé  ce  qui  retarde  plus  ou  moins  le 
mouvement  des  divers  corps,  tous  les  graves  tomberaient, 
dans  le  vide,  avec  la  même  vitesse;  «  un  morceau  de  fer  très 
lourd  descendrait  exactement  dans  le  même  temps  qu'une 
éponge  très  légère.  » 

Cette  proposition  est,  pour  nous,  l'énoncé  d'une  loi  fonda- 
mentale de  la  chute  des  corps.  Pour  Soto  et  nombre  de  ses 
contemporains,  elle  apparaît  comme  une  inadmissible  affir- 


I.  Reverendi  Patris  Domini  Soto  Segobiensis...  Super  octo  libros  Physicorum 
Aristoielis  Quœstiones.  Salmanticae.  In  œdibus  Dominici  â  Portonariis.  MDLXXII. 
Lib.  IV,  quaest.  III,  fol.  67,  coll.  b  et  c. 


432  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

mation,  capable  de  ruiner  toute  théorie  dont  elle  résulterait 
nécessairement.  Pour  montrer  qu'elle  ne  découle  pas  forcé- 
ment de  la  sienne,  Soto  invoque  le  principe  de  Dynamique  qui 
séduisait  Maître  Clay  :  «  11  faut,  dit-il,  admettre  cette  règle 
qu'à  chaque  puissance  motrice  naturelle  correspond  une 
certaine  vitesse  ou  une  certaine  lenteur;  cette  lenteur  peut 
croître  par  suite  de  la  résistance  du  milieu;  cette  résistance 
supprimée,  le  mobile  sera  mû  dans  le  vide  avec  cette  vitesse 
même  qui  correspond  à  la  puissance.  C'est  pourquoi  un  corps 
plus  lourd  descendra  plus  vite  qu'un  corps  plus  léger.  » 

Maître  Clay,  d'ailleurs,  ne  devait  pas  être,  vers  la  fin  du  xive 
siècle,  le  seul  Anglais  qui  reconnût  l'insuffisance  de  la  Dyna- 
mique d'Aristote;  à  cette  Dynamique,  l'auteur  du  Traité  des  six 
inconvénients  adresse  des  critiques  '  analogues  à  celles  que  lui 
avait  adressées  Jean  Buridan;  il  semble,  toutefois,  qu'aux  prin- 
cipes de  cette  Dynamique  Oxford  se  soit  fié  plus  longtemps  et 
plus  fermement  que  Paris. 

Il  est  une  question  en  laquelle  Oxford  parait  être  demeuré 
fort  en  arrière  de  Paris  ;  nous  voulons  parler  de  l'accélération 
en  la  chute  des  graves.  L'explication  de  cette  accélération  à 
laide  d'un  impetus  graduellement  croissant  paraît  avoir  trouvé 
peu  de  faveur  en  l'Université  anglaise,  si  nous  en  jugeons,  du 
moins,  par  les  dires  du  Traité  des  six  inconvénients. 

Un  important  article3  de  ce  traité  est  consacre  à  l'examen 
de  cette  question  :  L'accélération  du  mouvement  d'un  grave 
provient-elle  d'une  cause  certaine? 

L'auteur  énumère  les  diverses  causes  qui  peuvent  être  invo- 
quées, qui  ont  été  effectivement  invoquées  pour  rendre  compte 
de  cette  accélération  :  La  diminution  de  la  résistance  du  milieu, 
la  continuation  du  mouvement,  la  proximité  croissante  du 
mobile  à  son  lieu  naturel,  l'impulsion  du  milieu  ébranlé,  la 
gravité  accidentelle  que  le  poids  acquiert  en  descendant,  enfin 
l'appétit  par  lequel  il  désire  son  lieu. 

i.  Tractalus  de  sex  inconvenientibus,  Quanst.  IV  :  Utrtim  in  motu  locali  sit  certa 
assignanda  velocitas;  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  n°  655g,  fol.  a8,  coll.  c  seqq.;  ms. 
n*  6527,  fol.  1 58,  coll.  c  seqq. 

a.  Op.  cit.,  quaest.  cit.,  Articulus  1  :  Utrum  velocitatio  motus  gravis  sit  ab  aliqua 
causa  certa.  Ms.  n"  G55c),  fol.  3i,col.  d,  à  fol.  33,  col.  d. 


DOMINIQUE   soi'o   F  r    LA    BCOLABTIQUE    PARISIENNE  433 

A  l'cncontre  de  chacune  de  ces  hypothèses,  se  dressent  des 
objections  que  le  Traité  des  six  inconvénients  examine  cl 
discute. 

Cette  discussion  n'est  pas  exempte  de  paralogismcs ;  en  par- 
ticulier, les  principes  de  la  Statique  formulés  par  Jordamifl  de 
Nemore  y  jouent  un  rôle  que  des  confusions  verbales  auto- 
risent seules.  Ainsi,  pour  démontrer  que  la  pesanteur  d'un 
grave  ne  saurait  croître  lorsque  ce  grave,  en  descendant,  se 
rapproche  de  son  lieu  naturel,  notre  auteur  emprunte  à  Jor- 
danus  cette  proposition  :  La  gravitas  secundum  situm  d'un  poids 
pendu  à  l'extrémité  d'un  fléau  de  balance  diminue  lorsque  l'on 
relève  ce  fléau.  Ailleurs  il  identifie  formellement  la  gravitas 
secundum  situm  de  Jordanus  avec  la  gravité  accidentelle  que  les 
Parisiens  nommaient  aussi  impetus  ;  la  même  proposition  lui 
sert  alors  à  prouver  que  la  gravité  accidentelle  ne  peut  croître 
tandis  que  le  grave  descend,  comme  le  prétendent  ceux  qui 
invoquent  cet  accroissement  de  la  gravité  accidentelle  pour 
expliquer  l'accélération. 

Cette  discussion,  confuse  et  peu  logique,  conduit  à  la  con- 
clusion suivante  : 

«  Comme  conclusion  de  cet  article,  voici  ce  que  je  réponds 
à  cette  question  :  L'accélération  du  mouvement  d'un  grave 
dépend-elle  d'une  cause  certaine?  Si  ce  terme  certaine  est 
entendu  avec  une  telle  précision  qu'il  signifie  :  il  y  a  une 
seule  cause  précise  de  l'accélération  du  grave,  alors,  à  la 
question  posée,  je  réponds  :  non.  En  effet,  l'accélération  que 
le  grave  éprouve  en  sa  descente  dépend  de  plusieurs  causes. 
Mais  il  est  une  cause  qui  l'emporte  sur  les  autres;  aussi  dis-je, 
avec  Maître  Adam  de  Pippewell,  que  la  cause  principale  est  la 
diminution  de  la  résistance;  quant  à  la  continuation  du  mou- 
vement, à  l'approche  du  milieu,  à  la  gravité  accidentelle,  à 
cette  inclination  naturelle  qu'est  l'appétit,  ce  sont  des  causes 
partielles;  chacune  d'elles  est  une  cause  partielle  et  auxiliaire; 
mais  aucune  d'entre  elles  n'est  une  cause  nécessairement 
requise  pour  l'accélération  du  mouvement  du  grave.  » 

L'auteur  du    Liber    sex    inconvenientium    s'est    défendu    de 
donner  une  conclusion   précise;  il  est  permis  de  penser  qu'il 

P.    DLHEM.  38 


434  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

s'en  est  trop  bien  gardé,  et  qu'il  eût  agi  plus  sagement  en 
concluant  nettement  dans  le  sens  que  lui  prescrivaient  les 
Buridan  et  les  Albert  de  Saxe. 

En  revanche,  il  est  un  point  où  il  eût  été  bien  inspiré 
d'imiter  la  sage  réserve  de  ces  deux  auteurs  ;  il  n'hésite  pas  à 
croire,  en  effet,  qu'une  flèche  accélère  son  mouvement  après 
qu'elle  a  quitté  l'arc;  voici  comment  il  termine  l'article  que 
nous  analysons  : 

«  J'accorde  qu'une  flèche  frappe  plus  fort  un  objet  placé 
à  une  distance  plus  grande  qu'un  objet  placé  à  une  distance 
moindre;  dans  ce  cas,  la  continuation  du  mouvement  contri- 
buerait beaucoup  à  cet  effet;  la  puissance  qui  meut  la  flèche 
serait  plus  grande  à  plus  grande  distance,  et  croîtrait  par  la 
continuation  du  mouvement.  » 

Adam  de  Pippewell  et  le  Traité  des  six  inconvénients  ne  font 
pas  de  Vimpetus  graduellement  acquis  la  cause  essentielle  de 
l'accélération  d'un  grave  qui  tombe;  ils  méconnaissent  les 
idées  par  lesquelles  Buridan,  Albert  de  Saxe,  Nicole  Oresme 
préparaient  la  Dynamique  moderne;  ces  idées  paraissent  avoir 
été  entièrement  ignorées  ou  méconnues  à  l'époque,  contempo- 
raine peut-être  d'Adam  de  Pippewell,  mais  antérieure  assuré- 
ment à  la  rédaction  du  Traité  des  six  inconvénients,  où  Jean  de 
Dumbleton  enseignait  à  Oxford. 

En  sa  Summa,  Dumbleton  consacre  un  long  chapitre  à  l'ex- 
plication du  mouvement  des  projectiles1.  Il  aborde  cette 
explication  par  cette  demande,  qui  semble  étrange  :  «  On  se 
demande  si  l'eau  ou  l'air  ambiant  se  meuvent  naturellement 
en  la  projection  des  pierres  et  autres  projectiles.  »  11  com- 
mence, d'ailleurs,  par  des  considérations  semblables  à  celles 
auxquelles  Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de  Vinci  accorderont, 
plus  tard,  une  longue  attention2.  «A  ce  sujet,  dit-il,  il  faut 
savoir,  tout  d'abord,  que  tout  mouvement  violent  se  ramène 
au  mouvement  naturel.  Cela  se  voit  ainsi  :  Que  A  soit  mû  de 

i.  Johannis  de  Dumbleton  Summa,  Pars  sexta,  cap.  IV".  Bibl.  Nat.,  fonds  latin, 
ms.  n*  16146,  fol.  61,  col.  b,  à  fol.  6a,  col.  a.  —  Aucun  extrait  de  ce  chapitre  ne  se 
trouve  au  manuscrit  n°  16621. 

2.  P.  Duhem,  Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  XI  : 
Nicolas  de  Cues  et  Léonard  de  Vinci,  XII  ;  seconde  série,  pp.  222  seqq. 


DOMINIQUE   BOTO   BT    LA    BCOLA8TIQUE   PARISIENNE  435 

mouvement  violent;  comme  en  tout  mouvement,  le  moteur 
accompagne  le  mobile,  A  a  un  certain  moteur;  soit  li  ce 
moteur.  Ce  moteur  est  mu  de  mouvement  naturel  ou 
non;  si  non,  \\  a  un  certain  moteur;  soit  G  ce  moteur. 
Gomme  une  suite  de  mouvements  distincts  ne  peut  procéder 
à  l'infini,  il  est  clair  qu'il  existe  un  moteur  |mû  naturelle- 
ment] par  lequel  tous  les  moteurs  intermédiaires  sont  mus 
violemment.  On  voit  donc  qu'en  tout  mouvement  violent,  il 
faut  arriver,  en  définitive,  à  un  moteur  naturel;  et  non  pas 
seulement  à  un  moteur  naturel  comme  le  serait  la  forme  d'un 
élément  [pesanteur  ou  légèreté],  mais  à  un  moteur  qui  soit 
naturel  et  volontaire.  » 

L'air  ou  l'eau  qui  entourent  le  projectile  se  meuvent-ils  donc 
naturellement?  Dumbleton  n'a  pas  de  peine  à  prouver  qu'il 
n'en  est  rien.  Meuvent-ils  le  projectile  par  transport?  Il  faut 
alors  admettre  qu'une  certaine  forme  a  été  induite  en  ce  fluide 
par  ce  qui  a,  tout  d'abord,  lancé  la  pierre.  Il  semble  bien, 
remarque  fort  justement  Dumbleton,  que  ce  soit  l'opinion  du 
Commentateur.  Il  indique  incidemment  aussi  qu'une  telle 
forme  pourrait  être  induite  au  projectile  et  non  pas  au  milieu 
ambiant;  mais  à  cette  théorie  que  va  développer  l'École  de 
Paris  et  sur  laquelle  elle  va  asseoir  les  bases  de  la  Dynamique 
moderne,  il  ne  prête  aucune  attention.  Il  se  contente  de 
réfuter  l'opinion  d'Averroès,  et  de  montrer  que  le  moteur 
du  projectile  n'est  pas  une  forme  infusée,  au  début  du  mouve- 
ment, dans  le  milieu  ambiant.  Où  donc  va-t-il  découvrir  la 
cause  qui  maintient  le  projectile  en  mouvement  après  qu'il 
a  quitté  la  main  ou  la  machine  balistique?  En  celle-là  même 
qui  empêche  la  production  du  vide  dans  la  nature  : 

«  Un  corps  naturel,  avait-il  dit  en  traitant  du  vide1,  peut 
avoir  des  mouvements  de  deux  sortes. 

»  Un  de  ces  mouvements  lui  advient  parce  qu'il  est  de  telle 
espèce;  ainsi  au  feu,  en  tant  qu'il  est  feu,  il  advient  d'être  mû 
par  sa  forme  vers  la  concavité  de  l'orbe  lunaire. 

»  Le  second  mouvement  lui  appartient  en  tant  qu'il  est  un 

i.  Johannis  de  Dumbleton,  Summa  Pars  sexta,  cap.  III".  Ms.  cit.,  fol.  60,  col.  c. 


436  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

corps  naturel  ;  et,  sous  ce  rapport,  tous  les  corps  se  comportent 
de  même 

»  Pour  comprendre  la  seconde  proposition,  il  faut  supposer 
ce  principe  tiré  de  l'expérience.  Tout  corps,  lors  même  qu'il 
serait  en  son  lieu  naturel,  désire  être  conjoint  à  un  autre  corps. 
Et  cela  se  prouve  de  la  manière  suivante  :  Il  répugne  que  le 
vide  soit,  tandis  qu'il  ne  répugne  pas  qu'un  corps  se  trouve 
hors  de  son  lieu  propre  ;  en  fait,  il  arrive  souvent  qu'un  corps 
naturel  se  trouve  hors  de  son  lieu  propre.  Il  est  donc  plus 
naturel  qu'un  corps  se  meuve  pour  demeurer  au  contact 
immédiat  d'un  autre  corps  plutôt  que  pour  gagner  son  lieu 
propre;  la  nature  d'un  corps  est  d'être  conjoint  à  un  autre 
corps  avant  d'être  en  son  lieu  propre.  Ce  mouvement,  par 
lequel  un  corps  demeure  au  contact  immédiat  d'un  autre 
corps,  n'advient  pas  à  un  élément  en  tant  qu'il  est  élément, 
mais  en  tant  qu'il  est  simplement  corps  naturel.  De  cette 
manière,  tout  corps  naturel  est  mobile  vers  tout  lieu,  que  ce 
lieu  soit  en  haut  ou  en  bas  ;  tout  élément  est  indifféremment 
mobile  vers  tout  lieu  afin  de  demeurer  conjoint  à  un  corps 
naturel.  De  même  que  l'aimant  induit  dans  le  fer  une  forme 
grâce  à  laquelle  le  fer  suit  le  mouvement  de  l'aimant  et 
s'arrête  là  où  s'arrête  l'aimant,  de  même  le  corps  qui  en  suit 
un  autre  par  ce  mouvement,  s'arrête  lorsque  cet  autre  corps 
demeure  en  repos.  » 

Cette  doctrine  avait-elle  Dumbleton  pour  auteur?  Nous  ne 
saurions  le  dire.  Mais  elle  eut,  après  ce  maître,  une  très  grande 
et  très  durable  fortune.  Nous  en  trouverions  un  témoin,  entre 
beaucoup  d'autres,  en  Dominique  Soto,  qui  nous  parlerait  • 
«  de  cet  appétit  universel  à  remplir  le  vide,  de  crainte  que 
l'harmonie  de  l'Univers  ne  se  trouve  dissoute  ».  Nous  retrou- 
verions cette  même  doctrine  amplement  développée,  un  peu 
plus  tard,  par  Jules-César  Scaliger  !.   Elle  fut  cette  hypothèse 


i.  Dominici  Soto  Segobiensis  Super  octo  libros  Physicorum  Aristotelis  quœstiones. 
Lib.  IV,  quaest.  3a  :  Utrum  si  quid  moveretur  per  vacuum  moveretur  in  instanti. 
Éd.  cit.,  fol.  65,  col.  d. 

3.  Julii  Caesaris  Scaligeri  Exotericararn  exercitationum  liber  XV.  De  Subtilitate 
ad  Hieronymum  Cardanum.  Lutetiar,  apud  Vascosanum,  1557.  Kxcrcitatio  V  :  De 
materia.  De  vacuo. 


DOMINIQUE   son»    m    n    SC0LA8TIQUE    PA.RISIBHNH  \  '>~ 

de  ['horreur  du  vide  que,  seules,  les  mémorables  expériences 
de  Torricelli  et  de  Pascal  purent  ruiner,  et  que  l'on  mit, 
après  qu'elle  eut  été  abandonnée,  sous  une  Tonne  ridicule  qui 
n'était  point  sienne. 

Or,  c'est  à  cette  horreur  du  vide  que  Jean  de  Dumbleton  va 
demander  l'explication  du  mouvement  des  projectiles. 

«  Les  projectiles  suivent  l'air1,  grâce  à  la  forme  qui  leur  est 
donnée  en  propre,  afin  qu'en  un  tel  mouvement,  il  ne  se 
produise  pas  de  vide;  en  effet,  suivant  ce  qui  a  été  démontré, 
tout  corps  est  naturellement  mobile  afin  qu'il  demeure  au 
contact  d'un  autre  corps  naturel...  De  même  que  l'eau  suit 
l'eau,  que  la  fumée,  qui  est  un  corps  igné,  suit  la  fumée, 
et  que  la  flamme  suit  la  flamme,  de  même  les  projectiles 
suivent  l'air  ou  tout  autre  corps  qui  est  mû  devant  eux,  comme 
le  fer  suit  l'aimant... 

»  Tout  corps  naturel  a  un  double  mouvement  :  Un  premier 
mouvement  qui  appartient  à  ce  corps  en  tant  qu'il  est  de  telle 
espèce,  et  un  second  mouvement  par  lequel  ce  corps  suit  un 
autre  corps.  C'est  par  ce  second  mouvement  que  les  projectiles 
se  meuvent  en  suivant  l'eau  ou  l'air  lancé  devant  eux;  ensuite, 
l'eau  ou  l'air  suit  le  projectile  par  derrière  et,  par  là,  contribue 
à  le  pousser.  Cette  pierre  présente  une  surface  qui  est  immé- 
diatement contiguë  à  l'air;  lorsque  l'air  qui  se  trouve  en 
avant  de  la  pierre  a  été  ébranlé  par  la  main,  et  que  la  main 
est  retirée,  cet  air  continue  à  se  mouvoir;  si  la  pierre  demeu- 
rait immobile,  l'air  ne  pourrait,  en  un  instant,  se  précipiter 
en  toute  l'étendue  de  la  face  antérieure  de  la  pierre;  donc, 
pour  que  la  pierre  ne  cesse  pas  d'être  immédiatement  contiguë 
à  un  autre  corps,  il  faut  qu'elle  se  meuve.  » 

A  la  fin  de  son  exposé,  Jean  de  Dumbleton  énumère  quel- 
ques observations,  fort  contestables  d'ailleurs,  qui  semble- 
raient réclamer,  du  mouvement  des  projectiles,  une  explication 
différente  de  celle  qu'il  a  donnée,  a  Mais,  ajoute-t-il2,  pour 
expliquer  comment  le   milieu  se   meut   lorsque    l'impulsion 

i.  Johannis  de  Dumbleton  Summa,  Pars  sexta,  Cap.  lVm  ;  ms.  cit.,  fol.  61, 
coll.  c  et  d. 

a.  Jean  de  Dumbleton,  loc.  cit.  ;  ms.  cit.,  fol.  6a,  col.  a. 


438  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

a  cessé,  il  faut  donner  une  autre  réponse,  à  savoir  la  dernière, 
qui  est  la  plus  commune.  »  Il  était  donc  courant,  en  l'École 
d'Oxford,  d'attribuer  le  mouvement  des  projectiles  à  l'horreur 
du  vide. 

Ces  pensées  d'un  contemporain  de  Jean  Buridan  nous 
aident  à  mesurer  la  hauteur  intellectuelle  du  Maître  parisien. 

Les  doctrines  de  la  Dynamiques  parisienne,  inconnues  de 
Dumbleton,  semblent  avoir  été  méconnues  par  le  Calculateur. 

Jean  Buridan,  Albert  de  Saxe,  Nicole  Oresme  ont  su  fort 
habilement  user  de  la  notion  d'impetus  pour  expliquer  com- 
ment un  grave  oscille  de  part  et  d'autre  de  sa  position 
d'équilibre  lorsqu'il  en  a  été  une  fois  écarté  ;  ce  qu'ils  ensei- 
gnaient à  ce  sujet,  Soto  ne  manquera  pas  de  le  recueillir. 
Albert  de  Saxe  et  Oresme  ont  décrit,  en  particulier,  comment 
un  grave,  écarté  du  centre  du  Monde,  exécuterait  des  oscil- 
lations de  part  et  d'autre  de  ce  centre. 

La  Terre  serait  immobile  si  son  centre  coïncidait  avec  le 
centre  du  Monde;  écartée  de  cette  position,  elle  se  mettrait 
en  mouvement  afin  que  le  centre  de  gravité  regagnât  le  centre 
du  Monde;  ces  deux  points  arriveraient-ils  jamais  à  coïncider? 
C'est  la  question  que  le  Calculateur  formule  en  ces  termes1  : 
Ulrum  ornni  elemento  locus  naturalis  aliquis  conveniat,  omnibus- 
que  elemenlis  ejusdem  speciei.  Il  arrive  à  cette  conclusion  que 
le  centre  de  la  masse  terrestre  se  rapprocherait  indéfiniment 
du  centre  du  Monde  sans  jamais  l'atteindre  ;  au  lieu  d'être 
périodique,  comme  l'ont  admis  Albert  de  Saxe  et  Nicole 
Oresme,  le  mouvement  de  la  Terre  serait  apériodique.  Si 
Magister  Riccardus  de  Ghlymi  Eshedi  obtient  ainsi  un  résultat 
qui  contredit  à  l'enseignement  des  Parisiens,  c'est  qu'il  ne 
tient  aucun  compte  de  Yimpetus. 

En  la  partie  du  Tractatus  de  sex  inconvénient ibus  que  nos 
textes  manuscrits  ne  contiennent  plus,  une  question,  la  sep- 
tième, avait  pour  titre  ?  :  Ulrum  omne  corpus  naturale  kabeal 
locum  naturalem.  A  cette  question,  l'auteur  répondait-il  comme 


i.  Subtilissimi  Doctoris   Anglici  Suiset  Calculationum  Liber.  Éd.  Paduae,  ca.  i&8o; 
43'  fol. 

a.  Voir  la  table  au  fol.  194,  v°,  du  ms.  n°  655g  du  fonds  latin  de  la  Bibl.  nat. 


DOMINIQUE    SOTO    F.T    LA     BCOLA8TIQDB     l'AlUSM.NM  \  3<  | 

le  Calculateur  répond  à  la  question    qu'il    formule  presque 

dans  les  mêmes  termes?  Il  est  permis  de  le  croire. 

Ces  renseignements  divers  et  tous  concordants  autorisent, 
pensons-nous,  cette  affirmation  :  La  Dynamique  que  l'on 
enseignait  à  Oxford,  en  la  seconde  moitié  du  xive  siècle, 
différait  grandement  de  celle  que  l'on  professait  à  Paris  vers 
le  même  temps;  la  notion  d'impetus,  qui  dominait  celle-ci, 
ne  jouait  presque  aucun  rôle  en  celle  là. 

D'autres  théories  de  Physique,  au  contraire,  trouvaient 
auprès  des  deux  Universités  un  accueil  également  favorable. 
Ainsi  semble-t-il  que  les  docteurs  d'Oxford  aient  couramment 
admis  ces  mouvements  de  la  Terre,  très  lents,  mais  incessants, 
auxquels  Albert  de  Saxe  attribuait  une  si  grande  importance. 

Guillaume  Heytesbury  regarde »  la  supposition  suivante  : 
«  Toute  partie  d'un  élément  tel  que  la  terre  ou  le  feu  peut  être 
corrompue,  car  il  n'en  est  aucune  qui  ne  puisse  être  amenée 
au  contact  d'un  élément  contraire,  et  peut-être  y  sera-t-elle 
un  jour  amenée;  supposons,  en  effet,  comme  cela  est  assez 
probable,  que  la  terre  soit  en  continuel  mouvement  ou,  tout 
au  moins,  qu'elle  se  meuve  fréquemment,  en  sorte  que  cette 
portion  de  terre  qui  est  maintenant  près  du  centre  puisse 
peut-être,  au  cours  du  temps  éternel,  s'en  trouver  distante 
d'un  grand  nombre  de  milles  ;  alors,  en  fait,  un  corps  qui  lui 
est  contraire  pourra  s'en  approcher  assez  pour  la  pouvoir 
corrompre.  » 

Lorsqu'il  veut  prouver  que  la  continuation  du  mouvement 
ne  suffit  pas  à  accélérer  ce  mouvement,  le  Tractatus  de  sex 
inconvenientibas  s'exprime  ainsi2: 

«  Si  la  continuation  du  mouvement  était  la  cause  qui  accélère 
la  chute  du  grave,  comme  la  Terre,  depuis  qu'elle  a  commencé 
d'exister  et  que  le  Soleil  a,  lui  aussi,  commencé  d'exister,  est 
en  mouvement  continuel  à  cause  de  la  chaleur  du  Soleil,  elle 
aurait,  dès  le  commencement,  accéléré  son  mouvement;  main- 
tenant, elle  se  mouvrait   donc  très  vite,  et  son  mouvement 


i.  Sophismata  Hentisberi;  Sophismatum  sextum.  Ed.  Venetiis,  1494,  fol.  89,  col.  b. 

2.   Tractatus  de  sex  inconvenientibas;  Quaest.  IV:  Utrum  in  motu  local i  sit  certa 

assignanda  velocitas;  art.  I  ;  Utrum  velocitatio  motus  gravis  sit  ab  aliqua  causa  certa. 


44o  ÉTUDES    SUR   LÉONARD    DE    VINCI 

serait  sensible;  la  Terre  aurait  donc  un  mouvement  continuel 
et  sensible  qui  renverserait  les  grands  monuments,  les  maisons 
et  les  châteaux.  » 

Parmi  les  renseignements  que  Maître  Clay  donnait  aux 
étudiants  de  Paris  sur  les  doctrines  de  l'École  d'Oxford,  se 
trouvent  diverses  considérations  relatives  aux  actions  de 
l'aimant1.  Ces  considérations  débutent  par  une  phrase  qui 
vaut  la  peine  d'être  notée.  «  Si  le  centre  du  Monde  était  un 
point,  comme  certains  le  pensent,  et  qu'il  fût  en  mouvement, 
il  est  certain  que  tout  grave,  si  grand  soit-il,  suivrait  ce  point 
avec  une  vitesse  égale  à  celle  de  son  déplacement,  car  ce  point 
est  le  lieu  universel  des  graves.  »  La  place  même  qu'occupe 
cette  réflexion  nous  montre  que  les  tenants  de  cette  opinion 
assimilaient  cette  marche  du  grave  vers  le  centre  en  mouve- 
ment à  la  marche  du  fer  vers  un  aimant  qui  se  déplace. 

Bien  connue  sans  doute  à  l'École  d'Oxford,  cette  opinion 
n'y  était  pas  universellement  admise.  Jean  de  Dumbleton 
prend  soin  de  la  rejeter2.  Il  marque  une  profonde  distinction 
entre  le  mouvement  des  graves  vers  le  centre  du  Monde  et  le 
mouvement  du  fer  vers  l'aimant.  «  Ces  corps-là,  dit-il  en  par- 
lant des  graves,  ne  suivent  pas  ce  vers  quoi  ils  se  meuvent, 
comme  le  fer  suit  l'aimant  lorsque  l'on  meut  ce  dernier.  Lors 
même  que  ce  point  qui  est  le  centre  du  monde  se  mouvrait,  la 
terre  ne  le  suivrait  pas.  » 

Lorsqu'il  émettait  ou  rapportait  cette  opinion,  Maître  Clay 
ne  pouvait  sans  doute  entrevoir  la  fortune  à  laquelle  elle  était 
appelée.  Obligé  de  renoncer  à  la  théorie  aristotélicienne  de  la 
gravité,  Copernic  devait  un  jour  concevoir,  en  chaque  astre, 
un  point  qui  se  mût  avec  cet  astre;  il  devait  admettre  que 
toutes  les  parties  de  cet  astre  tendaient  constamment  à  ce 
point;  plus  tard,  alors  que  cette  vue  de  Copernic  était  adoptée 
par  un  grand  nombre  de  physiciens,  Guillaume  Gilbert  devait 
assimiler  cette  tendance  qui  porte  les  parties  d'un  astre  vers 
un  point  de  cet  astre  à  la  tendance    qui    porte  le  fer   vers 


i.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  n*  i66ai,  fol.  2i3,  v!. 

2.  Johannis  de  Dumbleton  Summa,  Pars  VI,  cap.  X.   Bibl.  Nat.,  ms.  n*   iGi4C. 
fol.  65,  col.  c. 


DOMINIQUE   SOTO   ET    i.\    BCOLASTIQU1     PARISIENNE  Vu 

L'aimant,  il  devait  construire  ainsi  sa  Philosophie  aimantique, 
destinée  à  pavir  les  suffrages  de  François  Bacon  et  d'Otto  <!<• 
Guericke;  or  toute  cette  Philosophie  aimantique  était  en  germe 

dans  la  réflexion  de  Maître  Clay. 


XXII 

L'esprit  de  l'Ecole  d'Oxford  au  milieu  du  xiv*  siècle. 

IL   La   Logique. 

Il  est  facile,  là  du  moins  où  les  documents  ne  nous  font  pas 
défaut,  de  dire  quelles  théories  physiques  étaient  simultané- 
ment admises  à  Oxford  et  à  Paris,  quelles  doctrines,  reçues  en 
l'une  des  Universités,  étaient  repoussées  en  l'autre.  Il  est  plus 
malaisé  de  décrire  les  nuances  par  lesquelles  les  deux  Univer- 
sités se  distinguaient  l'une  de  l'autre  lorsqu'elles  dissertaient 
de  Logique;  ces  nuances,  cependant,  semblent  avoir  offert 
entre  elles  un  très  vif  contraste. 

Le  caractère  essentiel  de  la  Logique  d'Oxford  nous  semble 
pouvoir  être  marqué  en  ces  termes:  Elle  accordait  une  place 
presque  exclusive  et,  partant,  une  importance  exagérée  à  la 
solution  des  sophismes. 

En  l'étude  de  toute  science,  l'enseignement  des  principes 
généraux  serait,  à  lui  seul,  insuffisant;  il  faut  que  des  exer- 
cices habilement  choisis  habituent  l'élève  au  maniement 
de  ces  principes,  l'accoutument  à  invoquer  la  règle  qu'il  faut 
à  l'endroit  qu'il  faut.  Pour  s'exercer,  donc,  le  moraliste  discu- 
tera des  cas  de  conscience,  le  juriste  plaidera  des  espèces,  le 
mathématicien  résoudra  des  problèmes.  Et  peu  importe  que  les 
exercices  soient  purement  artificiels,  que  les  questions  pour 
lesquelles  ils  réclament  une  réponse  ne  se  soient  jamais  pré- 
sentées et  ne  se  doivent  présenter  jamais;  s'ils  ont  accru  la 
sûreté  avec  laquelle  l'esprit  sait  user  à  propos  du  principe 
qu'il  convient  d'employer,  ils  ont  atteint  leur  but;  ils  sont 
semblables  à  une  gymnastique  qui  oblige  le  corps  à  faire  des 


442  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VTNC1 

mouvements  inusités,  mais  propres  à  donner  aux  membres 
plus  de  force  et  plus  de  souplesse. 

Ce  que  la  gymnastique  est  pour  le  corps,  ce  que  la  discussion 
des  cas  de  conscience  est  pour  le  moraliste,  ce  que  la  résolution 
des  problèmes  est  pour  le  mathématicien,  la  solution  des 
sophismes  l'est  pour  le  logicien  ;  mis  en  présence  d'une  propo- 
sition fausse  que  semble  justifier  un  raisonnement  captieux,  il 
s'accoutume  à  discerner  la  règle  que  ce  raisonnement  viole  et 
dont  l'emploi  fera  évanouir  le  fallacieux  paralogisme. 

La  solution  des  sophismes  se  présente  donc  comme  un 
légitime  exercice  de  Logique,  tant  qu'elle  demeure  un  exer- 
cice. Mais  la  gymnastique  qui  ne  se  propose  plus  simplement 
de  fortifier  et  d'assouplir  le  corps,  la  gymnastique  qui  cesse 
d'être  un  moyen  et  se  prend  pour  une  fin,  devient  acrobatie; 
de  même,  en  toute  étude,  l'exercice  artificiel  qui  perd  de  vue 
l'objet  réel  pour  lequel  il  a  été  combiné  devient  une  acrobatie  ; 
ainsi  la  casuistique  morale  ou  juridique  peut  dégénérer  en  acro- 
batie, ainsi  la  solution  des  problèmes  peut  prêter  à  l'acrobatie 
mathématique  et  la  solution  des  sophismes  à  l'acrobatie  logique. 

Au  temps  de  Guillaume  Heytesbury,  cette  acrobatie  logique 
était  le  sport  en  vogue  à  l'École  d'Oxford. 

L'idée  de  collectionner  des  sophismata,  des  insolubilia  propres 
à  exercer  les  jeunes  dialecticiens,  comme  on  collectionne  des 
problèmes  pour  exercer  les  jeunes  géomètres,  est  trop  naturelle 
pour  ne  pas  être  très  ancienne.  Dès  la  seconde  moitié  du 
xine  siècle,  on  fit  des  recueils  de  ce  genre.  C'en  est  un,  en  effet, 
que  ces  Jmpossïbilia  de  Siger  de  Brabant  que  le  P.  Mandonnet 
a  publiés  ' ,  et  que  M.  Glemens  Bauemker  a  publiés  de  son  côté 2, 
mais  en  se  méprenant  d'une  façon  si  étrange,  à  la  suite  de 
Barthélémy  Hauréau,  sur  leur  véritable  nature3.  G'estégalement 
un  Sophisma  que  cette  question  de  Siger  de  Brabant'*  :  Utrum 
hœc  sit  vera  :  Homo  est  animal,  nullo  homine  existente. 

i.  Pierre  Mandonnet  O.  P.,  Siger  de  Brabant,  II*  Partie  (Textes  inédits);  pp.  71-9/i. 
(Les  Philosophes  Belges.  Textes  et  études,  t.  VII.  Louvain,  1908). 

2.  Glemens  Bauemker,  Die  Impossibilia  der  Siger  von  Brabant,  eine  philosophische 
Streitschrift  aus  dem  XIII  Jahrhundert.  Munster,  1898. 

3.  Pierre  Mandonnet  O.  P.,  Siger  de  Brabant,  lr*  Partie  (Étude  critique);  pp.  127- 
128,  en  note  (Les  Philosophes  Belges,  t.  VI.  Louvain,  191 1). 

4.  Pierre  Mandonnet  O.  P.,  Siger  de  Brabant,  11*  Partie  (Textes  inédits);  pp.  63-70. 


DOMINIQUE   IOTO    BT    LA    BCOLA8TIQU1    PAJH8IEHHI  Vi  3 

Au  temps  de  Siger  de  Brabant,  d'ailleurs,  en  l'Université  de 

Paris,  la  mode  donnait  fort  en  la  discussion  des  affirmations 
paralogiques1  ;  des  manuscrits  divers  conservent  une  collée 
tion  de  SOphismes  analysés  par  Pierre  d'Auvergne  et  des 
questions. sophistiques  détachées  dues  à  Pierre  de  Saint  Amour, 
à  Boèce  de  Dacie,  à  Bonus  Dacus,  à  Nicolas  de  Normandie 
En  1270,  Albert  le  Grand  se  plaignait-*  que  «  beaucoup  de 
Parisiens  abandonnassent  la  Philosophie  pour  s'adonner  aux 
sophismes  ». 

Devenue,  dès  1252,  en  la  Nation  Anglaise  de  l'Université  de 
Paris,  l'un  des  exercices  scolaires  obligatoires  *,  la  discussion 
des  sophismes  sollicita  grandement,  au  xive  siècle,  l'activité 
des  maîtres  parisiens.  En  la  première  moitié  de  ce  siècle,  un 
maître  qui,  après  avoir  enseigné  à  Oxford,  enseignait  à  Paris, 
Walter  Burley,  réunissait  une  ample  collection  de  Sophismata 
insolubilia* .  Il  n'était  sans  doute  pas  le  seul,  à  cette  époque, 
qui  maintînt,  à  l'Université  de  Paris,  la  mode  des  collections 
de  sophismes  ;  nous  pouvons,  en  tout  cas,  assurer  qu'elle  y 
prit,  par  la  suite,  un  grand  développement;  nous  en  avons 
pour  témoin  l'ouvrage  qu'Albert  de  Saxe  a  intitulé  Sophismata. 
En  la  copie  manuscrite  que  nous  avons  eue  sous  les  yeux,  cet 
ouvrage  se  termine  par  cette  phrase6  qui  semble  être  de 
l'auteur  même  : 

«  Et  sic  est  finis  hujus  tractatus  in  quo  continentur  259* 
sophismata  principalia  prêter  minus  principalia  que  interposita 
sunt,  quorum  numerum  nescio  invenir e.  » 

Cette  prodigieuse  réunion  de  sophismes  n'est  cependant, 
au  gré  d'Albert  de  Saxe,  qu'un  ouvrage  élémentaire;  le  dialec- 
ticien exercé,  désireux  de  résoudre  des  sophismes  plus  spé- 
cieux, les    doit   chercher   aux   traités    des  Insolubilia   ou   des 

i.  Pierre  Mandonnet  O.  P.,  Siger  de  Brabant,  I"  Partie  (Étude  critique)  ;  p.  i23. 

2.  Pierre  Mandonnet  O.  P.,  loc.  cit.,  pp.  ia3-i24  en  note. 

3.  Pierre  Mandonnet  O.  P.,  Op.  laud.,  II*  partie,  p.  35. 

4.  H.  Deniile  et  E.  Châtelain,  Chartularium  Universitatis  Parisiensis,  t.  I,  p.  228. 

5.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  16621;  fol.  243,  r*  :  Circa  insolubilia  queritur 
primo  circa  insolubile...  fol.  247,  v°  :  Explici t  (sic)  sophismata  insolubilia  magistri 
Gualterii  de  burlay  anglici  magistri  théologie.  Prantl  (Geschichte  der  Logik  in 
Abendlande,  ITl**r  Band,  pp.  297  seqq.)  ne  connaît  pas  cet  écrit  de  Burley. 

6.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  n*  i6i34  (olim  fonds  Sorbonne,  n*  848);  fol.  56, 
col.  b. 


444  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

Obligationes  contenus  en  la  Logique  d'Albertutius,  car  celui-ci 
poursuit  en  ces  termes  : 

«  Si  aillent  aliquis  voluerit  videre  sophismata  alterius  materie, 
perlegat  tractatus  de  insolubilibas  et  de  obligationibus  quos  alias 
scripsi,  et  in  eis  inveniet  sophismata  difficiliora  et  subtiliora 
sophismatibus  predictis .  Et  hic  finis.  Deo  gratias.  » 

Les  traités  d'Albert  de  Saxe  marquent  en  quel  honneur  les 
exercices  de  Logique  étaient  tenus  à  l'Université  de  Paris  vers 
le  milieu  du  xive  siècle;  il  ne  semble  pas,  cependant,  que  ces 
exercices  y  eussent  pris  le  pas  sur  toutes  les  autres  études. 
Un  logicien  tel  qu'Albertutius  ne  se  consacre  pas  exclusi- 
vement aux  habiletés  de  la  Dialectique;  ses  Questions  sur  la 
Physique,  sur  le  De  Cœlo,  sur  le  De  generatione  et  corruptione 
nous  montrent  en  lui  un  homme  grandement  soucieux  des 
problèmes  de  la  Physique;  il  n'apporte  aucunement,  en  l'exa- 
men de  ces  problèmes,  l'esprit  de  subtile  chicane  que  déve- 
loppe aisément  la  continuelle  analyse  des  sophismes.  A  côté 
de  lui,  un  Nicole  Oresme  consacre  la  puissance  de  son  génie 
à  la  Théologie,  à  la  Morale,  à  la  Science  économique,  à  la 
Physique,  aux  Mathématiques;  il  ne  paraît  pas  qu'il  ait 
composé  aucun  traité  de  pure  Logique. 

A  Oxford,  au  contraire,  on  croirait  volontiers  qu'aucun 
maître  de  quelque  renom  n'a  omis  d'écrire  sur  les  Sophismata, 
sur  les  Insolubilia,  sur  les  Consequentiae,  sur  les  Obligationes. 
Avant  Guillaume  Heytesbury,  nous  avons  rencontré  Swines- 
head,  Dumbleton,  Glymeton  Langley  ;  presque  aussitôt 
après  Heytesbury,  nous  trouverions  Radulph  Strodus  et 
Richard  Ferabrich.  Non  seulement  tous  ceux  qui  étudient 
consacrent  une  bonne  part  de  leur  activité  aux  exercices  les 
plus  subtils  de  la  Logique,  mais  le  personnage  le  plus  en  vue 
de  l'Université,  celui  qu'elle  choisit  pour  chancelier,  celui  que 
l'on  nomme  :  «  Solemnis  Magister,  potissimus  et  famosissimus 
flethysbery  »,  n'a  rien  écrit  qui  ne  soit  consacré  à  la  solution 
de  sophismes;  ses  Régulée  même,  en  effet,  sous  des  titres  qui 
semblent  de  Physique,  ne  sont  que  des  règles  propres  à  délier 
les  sophismes  que  l'on  peut  tresser  à  propos  de  certaines 
questions  de  Physique. 


DOMINIQUE    BOTO    il    LA    RGOLA8TIQU1     PAMISIKWfl 

Et,  en  effet,  le  désir  de  découvrir  partout  dei  occasions  de 
se  montrer  habile  dialecticien  en  dénouant  des  sophisme» 
compliqués  ne  tarde  pas  à  envahir  toutes  Les  études.  I>a 
méthode  Bcolastique  n'était  que  trop  Favorable  à  cette  dispo 
sition  d'esprit.  Née  «lit  Sic  et  non  d'Abélard,  elle  n'aborde 
jamais  la  démonstration  d'une  proposition  qu'elle  n'ait 
soigneusement  exposé  toutes  les  opinions  qui  vont  à  l'en 
contre  de  cette  proposition  aussi  bien  que  toutes  les  opinions 
qui  penchent  vers  elle;  il  lui  faut  alors  réfuter  une  à  une  toutes 
les  objections  des  adversaires,  et  dresser  à  son  tour  des  objec- 
tions contre  chacune  dès  opinions  qui  devront  être  rejetées; 
la  démonstration  directe  d'une  vérité  se  trouve  ainsi  comme 
encadrée  d'une  foule  de  petites  querelles  accessoires.  Assuré- 
ment, une  telle  méthode,  lorsqu'elle  est  convenablement  pra- 
tiquée, se  montre  frappée  au  coin  d'une  très  nette  loyauté;  elle 
ne  laisse  rien  ignorer  de  ce  qui  peut  être  opposé  au  parti  que 
l'on  tient;  elle  ne  permet  pas  de  l'embrasser  avant  qu'on  ne 
l'ait  lavé  de  toute  accusation.  Mais  cette  méthode  présente  des 
dangers  ;  en  cette  multitude  de  combats  singuliers  que  com- 
porte toute  démonstration,  le  champion  de  la  vérité  est  gran- 
dement tenté  de  prouver  qu'il  est  bretteur  habile  ;  lorsque  les 
adversaires  viennent  à  lui  manquer,  il  lui  arrivera  d'en  susciter 
pour  le  plaisir  de  les  battre  ;  contre  l'opinion  dont  il  est  le 
tenant,  il  inventera  de  toutes  pièces  des  objections  sophis- 
tiques pour  montrer  qu'il  sait  les  résoudre. 

A  ce  travers,  les  plus  grands  des  scolastiques  n'ont  pas 
échappé.  On  devine  sans  peine  à  quels  excès  ce  vice  intellectuel 
a  dû  se  porter  en  une  École  dont  la  dextérité  dialectique  semble 
avoir  été  tout  le  souci.  Tout  problème  de  Théologie,  de  Morale, 
de  Physique  est  devenu  un  prétexte  à  imaginer  des  difficultés 
captieuses  et  à  en  triompher  par  de  subtiles  roueries.  Bientôt, 
la  démonstration  directe,  destinée  à  donner  de  la  vérité  une 
aperception  immédiate  et  face  à  face,  a  complètement  disparu; 
on  s'est  imaginé  que  l'on  avait  établi  une  opinion  lorsqu'on 
avait  réfuté,  en  les  acculant  à  quelques  inconve/iientia,  les 
opinions,  réelles  ou  fictives,  que  Ton  avait  énumérées  à  ren- 
contre  de  celle-là;   on  n'a  plus  employé   que  cette  sorte   de 


446  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

démonstration  par  l'absurde,  nullement  convaincante  d'ailleurs, 
car,  bien  entendu,  rénumération  des  opinions  possibles  n'y  était 
jamais  complète  ;  tout  raisonnement  n'a  plus  été  que  chicane. 
L'idée,  si  féconde,  que  les  intensités  des  diverses  formes  et 
qualités  se  peuvent  mesurer  ou,  tout  au  moins,  représenter 
par  des  nombres,  est  venue  accroître  encore  l'épineuse 
subtilité  de  la  Dialectique  scolastique;  en  y  introduisant 
les  gradus,  les  formx  uniformes,  lesformœ  uniformiter  difformes, 
elle  a  donné  à  cette  Dialectique  une  sorte  d'accoutrement 
mathématique,  et  lui  a  fourni  de  nouveaux  procédés  pour 
forger  des  sophismes  aussi  bien  que  pour  les  briser;  à  ces 
arguties  revêtues  d'une  parure  arithmétique,  on  a  donné  le 
nom  de  calculationes.  Les  calculationes  sont  déjà  nombreuses 
dans  les  Questions  de  Guillaume  de  Colligham,  au  De  primo 
molore  de  Swineshead,en  la  Summa  de  Dumbleton  ;  elles  enva- 
hissent tout,  elles  portent  partout  leur  fausse  précision  et  leur 
apparente  rigueur,  au  Liber  sex  inconvenienlium  et  au  traité  de 
Riccardus  de  Ghlymi  Eshedi,  le  Calculateur  par  excellence. 

Les  calculationes  pénètrent  alors  partout,  disons-nous  ;  elles 
pénètrent  même  et  surtout  en  des  domaines  qui  semblent, 
par  nature,  échapper  aux  prises  du  calcul;  telle  la  Théologie. 
D'ailleurs,  n'est-ce  pas  en  discutant  sur  l'accroissement  de  la 
grâce  en  l'âme  du  chrétien  que  les' commentateurs  de  Pierre 
Lombard  ont  conçu  la  pensée  de  représenter  par  des  nombres 
les  divers  degrés  d'intensité  d'une  forme  ou  d'une  qualité? 
Tout  naturellement,  donc,  les  maîtres  d'Oxford,  fidèles  à  la 
tradition  de  Richard  de  Middleton,  ont  été  conduits  à  con- 
struire une  Morale  et  une  Théologie  mathématiques  où  la 
ferveur  de  la  grâce,  où  la  gravité  du  péché  s'évaluent  en 
nombres  comme  nous  évaluons  le  degré  de  la  température  ou 
le  poids  d'un  corps. 

Prenons,  par  exemple,  certaines  questions  sur  les  Livres  des 
Sentences  '  que  termine  la  formule  suivante  : 

Expliciunt  questiones  magislri  Richardi  Kyluxuton  super  librum 
sente  ntiarum. 

i.  Bibliothèque  nationale,  fonds  latin,  ms.  n°  14576,  fol.  117,  col.  a,  à  fol.  19g, 
col.  d. 


DOMINIQUE   BOTO    BT    la    BCOLA8TIQ1  i     i-wu-n  nni  /|'»7 

Vinum  scriptori  debetur  <le  meliori, 

L'auteur,  que  le  copiste  appelle  Richardua  Kyluxuton,  est 
appelé  Rioardus  Gliqueton  par  un  autre  scribe  <  |  «  j  i  ;i  dressé 
une  table  des  matières1  du  recueil  manuscrit;  peut  être  u'est-il 
autre  que  ce  Richard  Glienton  ou  Clymdon  Langley  que  nous 
avons  rencontré  parmi  les  Logiciens. 

Ouvrons  cet  ouvrage  au  hasard.  Nous  y  trouvons  que 
«  le  mérite  s'évalue  par  la  latitude  que  la  grâce  a  acquise, 
et  non  pas  seulement  par  le  degré  plus  ou  moins  grand  de  la 
grâce  ».  Nous  y  voyons3  un  amour  de  Dieu  et  un  amour  du 
prochain  qui,  tous  deux,  décroissent  en  progression  géomé- 
trique de  raison  1/2. 

S'agit-il  de  prouver  qu'en  un  certain  cas,  Platon  ne  pèche 
pas  plus  gravement  que  Sortes?  Voici  comment  débute L 
l'argumentation  :  «  Supposons  que  Platon,  dans  le  cas  donné, 
pèche  plus  gravement  que  Sortes;  supposons  que  Sortes  pèche 
au  degré  À  et  Platon  au  degré  B,  plus  grave  que  le  degré  A.. 
L'excès  de  B  sur  A  est  divisible  ou  indivisible.  Mais  il  n'est  pas 
indivisible,  car  un  certain  excès,  en  matière  de  péché  mortel, 
serait  alors  indivisible,  et  l'on  prouvera  plus  loin  que  cela 
ne  peut  être.  L'excès  de  B  sur  A  est  donc  divisible.  Je  prends 
alors  un  degré  de  péché  qui  soit  le  degré  moyen  entre  A  et  B  ; 
soit  G  ce  degré  moyen.  Quelqu'un  pourrait,  dès  lors,  pécher 
précisément  au  degré  C...  » 

Entre  le  degré  de  mérite  ou  de  démérite  d'un  acte  et  la 
vitesse  d'un  mouvement  local,  les  comparaisons  sont  conti- 
nuelles5; aussi  rencontre-t-on  fréquemment  des  phrases  telles 
que  celles  ci6  :  «  Si  deux  actes  vicieux  sont  continués  unifor- 
mément pendant  la  durée  d'un  jour  naturel,  ils  croîtront 
également  pendant  ce  jour...  » 

Ne  croyons  pas  que  Maître  Kyluxuton  fût,  à  Oxford,  le  seul 

1.  Ms.  cit.,  verso  du  fol.  de  garde,  non  numéroté. 

2.  Magistri  Richardi  Kyluxuton  Quœstiones ;  quaest.  I,  3°  ad  principale;  ms.  cit., 
foL  i23,  col.  d. 

3.  Magistri  Richardi  Kyluxuton  Quœstiones;  quaest.  I,  5°  ad  principale;  ms.  cit., 
fol.  126,  col.  d. 

4.  Magistri  Richardi  Kyluxuton  Quœstiones  ;  quaest.  II;  ms.  cit.,  fol.  i4o,  col.  b. 

5.  Magistri  Richardi  Kyluxuton  Quœstiones  ;  quaest.  V;  ms.  cit.,  fol.  169,  col.  d. 

6.  Magistri  Richardi  Kyluxuton  Quœstiones,  quaest.  V;  ms.  cit.,  fol.  188,  col.  d. 


4Z|8  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VUNCI 

théologien  qui  se  livrât  à  cette  casuistique  mathématique; 
d'autres  sont  venus  après  lui,  qui  ne  l'ont  rendue  que  plus 
savante  et  plus  compliquée. 

Feuilletons  encore  ces  cahiers  désordonnés  où  un  étudiant 
parisien  nous  a  conservé,  sur  l'École  d'Oxford,  tant  de  rensei- 
gnements précieux.  Nous  y  trouvons  un  court  fragment1  dont 
l'origine  ne  nous  est  pas  indiquée.  Ce  fragment  expose  d'abord 
une  suite  de  règles,  tirées  de  la  Dynamique  péripatéticienne, 
touchant  la  relation  entre  la  puissance,  la  résistance  et  la 
vitesse  du  mobile;  ces  règles  sont  formulées  en  des  termes 
presque  identiques  à  ceux  qu'elles  revêtent  au  traité  du  Calcu- 
lateur; aussitôt  après,  la  latitude  uniformément  difforme  est 
définie;  on  rappelle  qu'en  ce  qui  concerne  l'espace  parcouru, 
le  mouvement  uniformément  difforme  correspond  à  son  degré 
moyen;  on  ajoute  que  «  ces  dires  sont  généraux,  car  ils  peu- 
vent s'appliquer  d'une  manière  générale  aux  accroissements 
et  aux  décroissements  qui  se  produisent  en  tout  mouvement». 
Or,  ces  préambules  de  Mécanique  ont  pour  objet  de  discuter 
cette  conclusion  :  Tout  péché  est  volontaire;  donc  plus  il  est 
volontaire,  plus  il  est  péché.  Au  cours  de  cette  discussion, 
nous  entendons  poser  des  questions  telles  que  celle-ci  :  L'inten- 
sité du  péché  peut-elle  s'acquérir  d'une  manière  uniformément 
difforme?  Nous  avons  sous  les  yeux  un  remarquable  exemple 
de  ce  que  donnait  la  calculatio  appliquée  à  la  casuistique. 

Un  artifice  eût  pu  rendre  ces  calculationes  moins  embrouil- 
lées, moins  pénibles  à  suivre;  il  eût  consisté  à  employer  la  repré- 
sentation géométrique  par  coordonnées  dont  Nicole  Oresme 
a  si  heureusement  marqué  les  avantages.  De  cette  représen- 
tation, nous  ne  voyons  pas  que  l'on  ait  jamais  fait  usage  à 
l'École  d'Oxford;  les  calculationes  ont  toujours  gardé  une 
forme  purement  arithmétique  ;  en  aucun  cas,  elles  n'ont  été 
remplacées  par  des  constructions  géométriques. 

Non  seulement  nous  ne  trouvons  aucune  allusion  à  la 
représentation  par  coordonnées  dans  les  écrits  de  ceux  qui  ont 

i.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  n8  1 6621  ;  fol.  5a,  r*  et  V  et  fol.  65,  r*  et  v°.  Nous 
avons  dit,  au  S  précédent,  que  ce  fragment  avait  sans  doute  été  apporté  d'Oxford  à 
Paris  par  Maître  Clay  ou  par  quelque  autre  Anglais. 


DOMINIQUE   BOTO   BT    LA    ICÛLASTIQOE   P  uusii.nm:  '\'\\) 

pu    être    les    aînés    de    Nicole    Oicsnic    ou    ses    contemporains, 

comme  Swineshead,  Dumbleton  ou  Heytesbury,  mais  nous  ne 
trouvons  pas  trace  de  celle  représentation  dans  Le  Tractatus 
de  sc.r  inconvenientibus  dont  l'auteur,  venu  après  Heytesbury, 
est  assurément  postérieur  à  Orcsmc;  bien  plus,   nous  ne  La 

rencontrons  ni  dans  le  traité  de  Kiccardus  de  (ililyrni  Eshedi 
ni  dans  un  opuscule  anonyme,  intitule  :  1  est  unurn  calidum, 
dont  nous  parlerons  plus  loin  ;  or,  nous  aequerrons  la  certitude 
que  les  auteurs  de  ces  deux  derniers  écrits  avaient  lu  le  De 
dlfformilale  qualilalum  d'Oresme. 

L'usage  de  ces  représentations  géométriques  eût,  cependant, 
grandement  aidé  à  suivre  les  calculalioncs  des  maîtres  anglais; 
aussi,  bien  souvent,  les  copistes  français  ont-ils  dessiné,  en 
marge  des  manuscrits,  des  figures  propres  à  éclairer  le  texte; 
ainsi  en  est-il  pour  le  manuscrit,  conservé  à  la  Bibliothèque 
Nationale,  du  traité  de  Riccardus  de  Ghlymi  Eshedi  ;  mais  il 
suffît  de  lire  le  texte  avec  attention  pour  reconnaître  que  ces 
figures  n'ont  été  ni  voulues  ni  prévues  par  l'auteur,  et  que 
celui-ci  n'ajamais  fait  appel  qu'aux  procédés  de  l'Arithmétique. 

Cette  Scolastique  d'Oxford,  qui  trouvait  en  tout  sujet  occa- 
sion d'inventer  d'étranges  sophismes  pour  le  plaisir  de  les 
résoudre,  de  développer  des  calculationes  aussi  nombreuses 
qu'inutiles,  dut  singulièrement  offusquer,  tout  d'abord,  les 
maîtres  parisiens;  ils  ne  retrouvaient  pas  là  ces  discussions, 
menées,  à  la  vérité,  suivant  la  méthode  du  sic  et  non,  mais 
sobres,  claires,  ordonnées,  exemptes  d'inutiles  chicanes  et  de 
subtiles  roueries,  auxquelles  les  avaient  habitués  les  Jean 
Buridan,  les  Nicole  Oresme,  les  Albert  de  Saxe,  les  Marsile 
d'Inghen;  entre  la  Scolastique  de  Paris  et  la  Scolastique 
d'Oxford,  il  leur  était  malaisé  de  ne  pas  donner  la  préférence 
à  la  première. 

De  ce  sentiment,  il  nous  est  arrivé  de  rencontrer  le  témoi- 
gnage.  L'étudiant  parisien  dont  les  cahiers  nous  ont  si  sou- 
vent servi  en  cette  étude  sur  la  Scolastique  d'Oxford,  copie1  ce 
que  la  Summa  de  Dumbleton  dit  de  cette  question  :  Peut- on  et 
doit-on  comparer,  au  point  de  vue  de  la  perfection,  une  chose 

i.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  n*  16621,  fol.  181,  r*. 

P.    DLHEM.  29 


450  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

d'une  espèce  avec  une  chose  d'une  autre  espèce?  En  bas  delà 
page,  il  écrit  :  «  Vous  qui  possédez  ce  qu'a  dit  Maître  Nicole 
Oresme,  comparez  :  Vos  habentes  dicta  M.  N.  Orem,  comparate.  » 

Après  avoir  surpris  et,  peut-être,  scandalisé  les  Parisiens, 
la  Scolastique  d'Oxford  finit  par  être  en  grande  vogue  à  la 
Sorbonne  et  rue  du  Fouarre.  Quelle  fut  la  cause  de  ce 
triomphe?  Qui  rendra  jamais  raison  des  caprices  de  la  mode? 
Il  est  permis,  en  tout  cas,  de  remarquer  que  les  discussions 
quodlibétiques,  que  les  épreuves  essentielles  de  maint  examen, 
durent  singulièrement  favoriser  cette  invasion  de  la  Dialectique 
anglaise;  il  avait  beau  jeu  en  ces  tournois  de  syllogismes, 
celui  qui  était  habile  à  lier  et  à  délier  les  arguments  sophis- 
tiques; aussi  maint  témoignage  nous  apprend-il  que  les 
chicanes  et  les  calculationes  à  la  Suiseth  étaient  de  continuel 
usage  en  ces  joutes  logiques. 

Il  advint  ainsi  que  la  méthode  d'Oxford  fut,  au  xve  siècle, 
comme  la  caractéristique  de  l'École  de  Paris.  Lorsque  Aver- 
roïstes  ou  Humanistes,  au  temps  de  la  Renaissance,  s'en 
prenaient  à  la  Scolastique  parisienne,  ce  sont  les  habitudes 
empruntées  à  l'École  d'Oxford  qu'ils  tournaient  en  dérision; 
Jean  Pic  de  la  Mirandole  a  horreur  des  quisquiliœ  Suiceticx; 
pour  forger  un  sobriquet  qui  ridiculise  les  Parisiens,  Nifo 
transforme  le  titre  de  calculatôres  en  1  epithète  de  captiuncula- 
tores;  c'est  à  Suiseth  que  s'en  prend  le  plus  volontiers  la  verve 
sarcastique  de  Louis  Vives.  Ce  que  l'on  reproche  le  plus 
vivement  aux  Parisiens,  c'est  de  s'être  mis  à  la  mode  d'Oxford; 
leurs  vieux  docteurs,  ceux  qui  s'habillaient  à  la  française, 
échappent  presque  toujours  à  la  dérision. 

Les  adversaires  de  la  Scolastique  parisienne,  d'ailleurs,  ne 
s'y  trompaient  pas  tous;  plusieurs  n'hésitaient  pas  à  montrer 
du  doigt  les  véritables  inventeurs  de  la  forme  nouvelle  prise 
par  la  Logique.  Écoutons1  Leonardo  Bruni  d'Arezzo  (f  i444)  : 

«  Que  dirons-nous  de  la  Dialectique,  cet  art  si  nécessaire 
en  la  discussion?  Son  règne  est-il  florissant?  A-t-elle  échappé 
entièrement  à  la  calamité  de  la  guerre  que  mène  l'ignorance? 

i.  Leonardi  Arretini  De  disputationum  usa,  Nûrnberg,  Keuerlin,  1734,  p.  ^G;  cité 
par  Prantl,  Geschichle  der  Logik  im  Abendlande,  IV"  Bd,  Leipzig,  1870;  note  3g,  p.  160. 


hoMiMnm.    SOfO    il    LA    8COLA8TIQUÉ    l'unsiiwi.  ',  5  I 

Point  du  tout,  car  celle  barbare  <|ui  habite  au  delà  «le  L'Océan 
s'esi  ruée  sur  elle.  Mais  quelles  gens,  grand  Dieu!  Leurs  noms 
mêmes  me  remplissent  d'horreur  :  Ferabrich,  Tysber  ',  Ockam, 

Suisset,  et  antres  de  même  sorte;   ils   me  semblent   tous  avoir 

emprunte  leurs  surnoms  à  la  troupe  de  Radamanthe...  Qu'y 
a-t-il,  dis-je,  en  la  Dialectique  qui  n'ait  été  brouillé  de  fond 
en  comble  par  les  sopbismcs  des  Anglais?  o 

Pomponace,  qui  nomme  Guillaume  Ilcytesbury  «  le  plus 
grand  des  sophistes  »,  qui,  sans  cesse,  combat  les  opinions  du 
Calculateur,  sait  également  vers  quel  pays  il  lui  faut  diriger 
ses  attaques  :  «En  la  proposition  dont  il  s'agit,  »  écrit  il2 
en  i5i5,  au  préambule  de  son  traité  De  reactione,  «aucun  des 
Grecs  n'a  émis  de  doute,  non  plus  qu'aucun  des  anciens  parmi 
nos  compatriotes.  Mais  ceux  qui  sont  venus  ensuite,  et  en 
particulier  les  Anglais,  ont  formulé  des  doutes  subtils; 
à  rencontre  de  la  proposition  communément  admise,  ils  ont 
imaginé  des  arguments  si  difficiles  qu'une  foule  d'hommes 
célèbres  ont  peiné  pour  les  résoudre;  et  cependant,  à  mon 
avis,  ils  n'ont  pas  satisfait  en  perfection  à  cette  tâche.  » 

Dès  la  Renaissance,  donc,  les  esprits  clairvoyants  eussent 
souscrit  à  ce  jugement  :  La  décadence  de  la  Scolastique  pari- 
sienne commença  le  jour  où  elle  oublia  ses  propres  traditions 
pour  adopter  la  Dialectique  de  l'Université  d'Oxford. 


XXIII 

La  loi  du  mouvement  uniformément  varié 
a  l'Ecole  d'Oxford. 

A.  Le  De  primo  motore  de  Swlneshead  et  les  Dubia  parisiensia. 

Après  avoir  tenté  de  retracer,  en  une  esquisse  rapide,  la 
physionomie  de  l'École   d'Oxford  au    milieu   du  xive  siècle, 

i.  Le  texte  dit  :  Busser;  nous  l'avons  corrigé  selon  l'indication  de  Prantl. 
Il  est  peu  problable  que  Léonardo  d'Arezzo  entende  parler  de  Guillaume  Bucer,  qui 
se  trouvait  à  Paris  au  temps  d'Albert  de  Saxe. 

2.  Pétri  Pomponatii  Mantuani  Tractatus  acutissimii  utilissimi,  et  mère  peripatetici.t. 
Venetiis,  MDXXV;  fol.  21,  col.  a. 


452  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

essayons  de  résumer  ce  que  cette  École  enseignait  au  sujet  de 
la  latitude  des  formes  et,  particulièrement,  de  la  latitude  unifor- 
mément difforme.  Dans  ce  but,  passons  successivement  en 
revue  les  divers  écrits  dont  nous  avons  signalé  l'existence. 

Commençons  par  le  De  primo  motore  de  Swineshead  ;  il 
nous  présentera,  en  quelque  sorte,  le  type  de  la  famille  de 
traités  que  nous  allons  lire. 

C'est  encore  notre  étudiant  parisien,  ce  sont  ses  précieux 
brouillons  qui  nous  dispenseront  d'aller  chercher  à  Oxford  les 
renseignements  dont  nous  aurons  besoin. 

Cet  étudiant  a  eu  la  très  heureuse  idée  de  nous  donner1  une 
table  des  matières  assez  détaillée  du  traité  de  Swineshead. 

Le  De  primo  motore  comprend  huit  parties  ou  «  différences  ». 

La  première  différence  est  formée  par  le  préambule. 

La  seconde  différence  «  expose  certaines  vérités  peu  répan- 
dues, mais  point  nouvelles  cependant,  sur  la  génération  ».  Ni 
l'une  ni  l'autre  de  ces  deux  premières  différences  ne  comporte 
de  subdivisions. 

La  troisième  différence  est  partagée  en  trois  chapitres.  Le 
Chapitre  I  traite  de  la  génération  des  éléments  simples,  le 
Chapitre  II  de  la  génération  des  mixtes  ;  le  Chapitre  III  expose 
de  quelle  manière  la  génération  a  lieu  pour  les  substances 
simples. 

La  quatrième  différence  est  consacrée  à  la  solution  des  objec- 
tions. Parmi  les  questions  qui  y  sont  traitées,  il  en  est  deux 
principales  qui  sont  celles-ci  : 

i°  Les  qualités  premières  sont-elles  des  effets  produits  par 
le  Ciel  éthéré  ? 

2°  Les  quatre  éléments  sont-ils  des  corps  corruptibles? 

La  cinquième  différence  est  composée  de  trois  parties.  «La 
première  partie  expose  les  opinions  erronées  touchant  l'inten- 
sité et  la  rémission  de  la  forme.  La  seconde  partie  manifeste 
quelle  est  la  véritable  sentence  à  ce  sujet.  La  troisième  partie 
montre  en  fonction  de  quoi  s'évalue  la  vitesse  en  un  mou- 
vement d'altération.  »  Incidemment,  en  cette  différence,  on 
prouve  que  le  mouvement  est  une  cause  de  chaleur,   ce  qui 

i.  Bibliothèque  Nationale,  fonds  latin,  ms.  n°  iG62i,  fol.  35,  v°. 


DOMINIQUE   SOTO    RT    LA    BCOL  ASTIQUE    PARISIBMtl  'i»"> 

amène  à  parler  <lr  La  Lumière,  et  on  traite  du  mouvement 
d'augmentation. 

Le  mouvement  d'augmentation  el  de  diminution  est  L'objel 
propre  de  la  sixième  différence  qui  se  divise  en  deux  parties. 

La  première  partie  étudie  en  détail  <le  quelle  manière  se  fait 
L'augmentation  et  la  diminution.  La  principale  question  qui 
s'y  trouve  traitée  est  celle-ci  :  En  un  objet  qui  croît,  chaque 
partie  est-elle  accrue?  À  cette  occasion  le  mouvement  de  l'ali- 
ment vers  chaque  membre  du  corps  est  examiné. 

Deux  chapitres  se  suivent  en  la  septième  différence. 

Le  premier  chapitre  traite  des  puissances  qui  produisent  le 
mouvement  local  et  de  leurs  relations  avec  les  corps  qu'elles 
meuvent;  une  première  partie  étudie  la  puissance  qui  engendre 
un  mouvement  naturel,  une  seconde  partie  la  puissance  qui 
engendre  un  mouvement  violent. 

Le  second  chapitre  traite  de  la  vitesse  et  de  la  lenteur  du 
mouvement  local. 

On  trouve  également  deux  chapitres  en  la  huitième  différence. 
Le  premier  chapitre  distingue  les  diverses  sortes  de  maxima 
et  de  minima  qu'il  convient  de  considérer  en  l'étude  des 
puissances  actives  et  passives.  Le  second  chapitre  examine 
comment  et  dans  quelles  limites  ces  distinctions  se  peuvent 
étendre  à  d'autres  cas. 

Notre  Parisien  n'a  rien  reproduit  du  Proœmium  de  SAvineshead, 
mais  il  a  recopié1  l'invocation  par  laquelle  cet  auteur  termi- 
nait son  livre  :  «  Sola  enim  potentia  potentiarum,  accidentia  non 
quoquomodo  passiva,  infinita,  totarumque  potentiarum  principium 
est  et  finis  ;  solum  igitur  ejus  Principium  optimum  et  unum  impas- 
sibile  consistit,  cui  per  infinita  sœcula  sœculorum  sit  honor  et 
gloria.  Amen.  » 

Il  n'a,  d'ailleurs,  fait  des  trois  premières  différences  que 
des  extraits  insignifiants2  ;  à  la  quatrième  seulement  commen- 
cent3 ses  emprunts  intéressants. 

La  cinquième,  la  sixième  et  la  septième  différence,  entière- 


i.  Ms.  cit.,  fol.  84,  v°. 

•>..  Ms.  cit.,  fol.  3g,  r°  et  v%  fol.  ho,  r\ 

3.  Ms.  cit.,  fol.  4o,  v». 


454  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE   VINCI 

ment  ou  presque  entièrement  recopiées  par  notre  étudiant  de 
Paris,  sont  celles  qui  doivent  surtout  retenir  notre  attention. 
Là  sont  étudiées  les  trois  espèces  de  mouvements  que 
reconnaissait  la  Physique  péripatéticienne  :  le  mouvement 
d'altération,  le  mouvement  d'augmentation  et  le  mouvement 
local.  L'examen  de  ces  trois  prédicaments  en  lesquels  le 
mouvement  est  possible  était  déjà  l'objet  principal  du  Tractatus 
proportionum  d'Albert  de  Saxe,  avec  lequel  les  trois  différences 
dont  nous  venons  de  parler  offrent,  parfois,  quelque  analogie. 
La  huitième  et  dernière  différence  traite  également  dune 
question  qui  a  grandement  occupé  Albert,  celle  des  maxima 
et  minima  in  quod  sic  et  in  quod  non  '  ;  mais  en  cette  question, 
elle  n'apporte  pas  le  souci  d'extrême  rigueur  et  d'extrême 
précision  dont  se  piquait  le  Maître  parisien. 

C'est  en  la  cinquième  différence,  consacrée  à  l'intensité  des 
formes  et  au  mouvement  d'altération,  que  Swineshead  examine 
les  propriétés  de  la  latitude  uniformément  difforme2.  Une  telle 
latitude  doit  elle  être  évaluée  à  l'aide  de  son  degré  moyen 
ou  de  son  degré  extrême?  Il  ne  peut  y  avoir  d'hésitation,  lui 
semble-t-il,  qu'entre  ces  deux  suppositions  :  «  Igitur  conclusio 
sequitur  :  Ista  intensio  vel  remissio  latitudinis  pênes  gradum 
médium  vel  extremum  intensionis  opportet  altendi.  »  Mais,  pour- 
suit-il, elle  ne  peut  être  évaluée  par  son  degré  moyen,  car 
alors  toutes  les  latitudes  uniformément  difformes  qui  ont 
même  degré  moyen  seraient  égales  entre  elles.  C'est  donc  par 
son  degré  extrême  qu'elle  sera  mesurée. 

Cette  solution  s'autorise  évidemment,  en  l'esprit  de  Swines- 
head, de  l'opinion,  émise  par  Bradwardine  et  adoptée  par 
Albert  de  Saxe,  selon  laquelle  la  vitesse  d'un  corps  animé 
d'un  mouvement  de  rotation,  c'est  la  vitesse  du  point  qui  se 
meut  le  plus  vite.  Cette  opinion,  Swineshead  la  fait  sienne3; 
il  déclare  que  la  vérité  en  apparaît  suffisamment  à  qui  lit  un 
certain  chapitre  du  traité  intitulé  De  proportionibus. 

En   sa    discussion    sur    le    maximum   et   le   minimum,    il 

i.  Léonard  de  Vinci  et  les  deux  infinis,  II:  L'infiniment  petit  dans  la  Scolastique 
(Études  sur  Léonard  de  Vinci,  IX;  seconde  série,  pp.  26  seqq.). 

2.  Ms.  cit.,  fol.  62,  r°. 

3.  Ms.  cit.,  fol.  78,  v°:  Pênes  quid  attendatur  velocitas  in  motu  locali. 


DOMINIQUE   BOTO    BT    LA   SC0LA8TIQUE   paiuminm  \[^> 

considère1  un  mouvement  uniformément  difforme  par  rapport 
au  sujet,  ei  il  affirme  que  «  ce  mouvement  ;»  même  i  il  esse  que 
le  degré  qui  Le  termine».  Pour  justifier  cette  affirmation,  il 
prend  exemple  d'une  droite  qui  tourne  autour  de  l'un  <1<:  ses 
points;  selon  la  proposition  précédente,  la  vitesse  do  cotte 
droite  est  la  vitesse  de  son  extrémité  mue  plus  rapidement. 

Qu'il  y  a  loin  de  tout  cela  aux  considérations  que  nous  avons 
admirées  dans  le  traité  de  Nicole  Oresme! 

Les  passages  que  nous  venons  d'analyser  ne  paraissent  pas 
exprimer  ce  qui   a   été  la  pensée   définitive  de  Swincshead. 

L'étudiant  ou  le  maître  parisien  qui  nous  renseigne  au 
sujet  de  l'œuvre  de  cet  auteur  a  griffonné  sur  une  page  de  son 
cahier2  une  liste  des  écrits  qui  y  sont  reproduits  ou  résumés. 
En  cette  liste,  immédiatement  avant  de  nous  annoncer  le  De 
primo  motore,  il  mentionne  un  «  quaterne  » 3  consacré  à  Suincet, 
unus  qualernus  de  Suincet,  où  se  trouvent  «  une  question  sur 
le  degré  moyen  et  deux  déterminations  sur  le  maximum  et 
le  minimum  ». 

Les  trois  questions  ainsi  annoncées  se  lisent,  en  effet, 
copiées  à  la  suite  l'une  de  l'autre,  au  manuscrit  que7  nous 
feuilletons. 

De  ces  questions,  la  seconde  est  formulée  en  ces  termes ^: 
«  Utrum  sit  dare  maximum  pondus  quod  Sortes  potest  portare.  » 

C'était  là  un  des  problèmes  que  traitaient  tous  les  Scolas- 
tiques  parisiens;  c'était,  au  fond,  la  notion  de  limite  qu'ils 
approfondissaient  sous  cette  forme;  de  leurs  considérations  à 
ce  sujet, nous  avons  ailleurs5  marqué  l'importance;  nous  avons 
vu  aussi  qu'elles  avaient  retenu  l'attention  de  Léonard  de  Vinci. 

Ce  problème  est  intimement  lié  aux  notions  de  maximum  in 
quod  non  et  de  minimum  in  quod  sic,  dont  Swineshead  a  déjà 
parlé  en  la  dernière  «  différence  »  du  traité  De  primo  motore; 
il  y  revient  au  dernier  des  trois  «  doutes  »  6  qui  nous  occupent. 

i.  Ms.  cit.,  fol.  81  v°. 

2.  Ms.  cit.,  fol.  6/j,  \°. 

3.  Groupe  de  quatre  feuillets. 
li.  Ms.  cit.,  fol.  87,  r\ 

5.  Léonard  de  Vinci  et  les  deux  infinis,  II:  L'infiniment  petit  dans  la  Scolastique 
(Études  sur  Léonard  de  Vinci,  IX;  seconde  série,  pp.  28-29  et  pp.  52-53). 
0.  Ms.  cit.,  fol.  88,  v",  à  fol.  92,  v<\ 


456  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

Le  premier  de  ces  doutes  est  formulé  en  ces  termes l  : 

«  Utrum  omnis  motus  uniformiter  difformis  correspondeat  suo 
gradui  medio.  » 

Tout  aussitôt,  l'auteur  présente  une  raison  en  faveur  de 
l'affirmative,   une  autre  raison  pour  la  négative. 

Qu'il  faille  répondre  oui,  cela  résulte  de  cette  proposition: 
Un  mouvement  uniforme,  correspondant  au  degré  moyen, 
acquiert  autant  d'espace  que  le  mouvement  considéré. 

Qu'il  faille  répondre  non,  cela  est  suggéré  par  cette  remar- 
que: Le  mouvement  du  rayon  du  cercle  est  un  mouvement 
uniformément  difforme  pour  les  divers  points  de  ce  rayon; 
cependant,  il  ne  correspond  pas  à  son  degré  moyen.  Bradwar- 
dine,  en  effet,  et  Albert  de  Saxe  après  lui,  voulaient  que  l'on 
prît  pour  vitesse  de  ce  mouvement  de  rotation  la  vitesse  du 
point  le  plus  rapidement  mû  ;  notre  auteur  ne  cite  ni  Bradwar- 
dine  ni,  bien  entendu,  Albert  de  Saxe,  mais  il  prend  leur 
opinion  pour  assurée. 

Après  une  assez  longue  discussion,  l'auteur  conclut  pour 
l'affirmative2.  Toute  sa  démonstration  repose,  en  dernière 
analyse,  sur  la  première  des  raisons  qu'il  a  invoquées  et  qu'il 
regarde  comme  une  vérité  établie;  il  la  reprend,  en  effet,  et 
lui  donne  le  sixième  rang3  parmi  les  suppositions  qu'il  admet 
pour  construire   sa  déduction. 

Au  De  primo  motore,  Swineshead  rejetait  formellement 
cette  proposition  :  Une  latitude  uniformément  difforme  est 
mesurée  par  son  degré  moyen.  Il  semble  que,  plus  tard, 
rédigeant  les  trois  questions  dont  nous  venons  de  parler,  il  ait 
changé  d'opinion;  et  ce  changement  d'opinion  lui  aurait  été 
dicté  par  cette  proposition,  qu'il  regardait  comme  certaine: 
Deux  mouvements  de  même  durée,  l'un  uniformément  difforme 
et  l'autre  uniforme,  dont  le  second  a  constamment  pour 
degré  le  degré  moyen  du  premier,  font  parcourir  des  espaces 
égaux  aux   mobiles  qu'ils   déplacent. 

Ces  trois  questions  que  notre  étudiant  semble,  nous  l'avons 


i.  Ms.  cit.,  fol.  85,  r*. 

2.  Ms.  cit.,  fol    86,  v°. 

3.  Ms.  cit.,  fol.  85,  r°. 


DOMINIQUE   soin   r.r    i.\    BCOLASTIQU1     PAM8IBHH]  '1-7 

vu,  attribuer  à  Swineshead,  il  les  nomme  ailleurs1  les  trois 
Doutes  de  Paris;  il  nous  annonce,  <'n  effet,  que  l'on  trouvera 
en  son  cahier  :  *  Le  De  primo  motore  de  Suincel  en  quatre 
qu  a  ter  ne  s,  avec  trois  doutes  de  Paris  (cum  tribus  dubiis  pari 
siensibus),  un  sur  ['uniformément  difforme  et  deux  sur  le 
maximum   et   le   minimum.  » 

Nous  devons  donc  supposer  que  Swineshead  ou,  peut  être, 
quelqu'un  de  ses  disciples  après  lui,  avait  fait  suivre  le  lie 
primo  motore  des  trois  questions  que  nous  venons  d'analyser, 
mais  qu'il  les  tenait  pourproblèmes  importés  de  Taris  à  Oxford. 
Par  là,  nous  sommes,  semblc-t-il,  autorisés  à  penser  que  la  loi 
des  espaces  parcourus  en  un  mouvement  uniformément  varié 
avait  été  enseignée  à  l'Université  d'Oxford  par  l'Université  de 
Paris.  Le  nom  de  Règle  de  ISicole  Oresme,  que  nous  lui  avons 
précédemment  donné,  serait  loin  d'être  condamné  par  une 
semblable  conclusion.  Cependant,  il  paraît  difficile  de  placer, 
dans  le  temps,  Swineshead  après  Oresme  ;  il  nous  faut 
admettre,  sans  doute,  qu'avant  l'époque  où  ce  dernier  compo- 
sait le  De  difformitate  qualitatum,  la  réduction  à  l'uniformité  des 
latitudes  uniformément  difformes  était  déjà  discutée  à  Paris. 

Or,  de  cette  supposition,  la  lecture  des  Questions  sur  la  Phy- 
sique, composées  par  maître  Jean  Buridan,  nous  a  donné 
confirmation.  Voici,  en  effet,  le  remarquable  passage  que  nous 
avons  rencontré  en  ces  Questions2  : 

«  Je  suppose  qu'une  colonne  soit  aussi  longue  d'un  côté 
que  de  l'autre,  de  telle  sorte  qu'elle  soit,  des  deux  côtés, 
longue  de  dix  pieds;  je  suppose  qu'une  autre  colonne  soit  de 
longueur  difforme,  c'est-à-dire  qu'elle  ait  dix  pieds  d'un  côté 
et  neuf  pieds  de  l'autre;  la  première  colonne  sera  d'un  demi 
pied  plus  longue  que  l'autre,  car  la  longueur  d'un  corps  ne 

1.  Ms.  cit.,  fol.   i3,  v°. 

2.  Acutissimi  philosophi  reverendi  Magistri  Johannis  Buridani  subtilissime  questiones 
super  oclo  phisicorum  libros  Aristotelis  diligenter  recognite  et  revise  A  magistro  Johanne 
dullaert  de  gandavo  antea  nusquam  impresse.  Venum  exponuntur  in  edibus  dionisii  roce 
parisius  in  vico  divi  Jacobi  sub  divi  martini  intersignio.  —  Colophon  :  Hic  finem 
accipiunt  questiones  reverendi  magistri  Johannis  buridani  super  octo  phisicorum 
libros  impresse  parhisiis  opéra  ac  industria  Magistri  Pétri  ledru  Impensis  vero 
honesti  bibliopole  Dionisii  roce  sub  divo  martino  in  via  ad  divum  Jacobum  Anno 
miilesimo  quingentesimo  nono  octavo  calendas  novembres.  Lib.  I,  quaest.  XII  : 
Utrum  omnia  entia  naturalia  sint  determinata  ad  maximum,  fol  XV,  col.  c. 


458  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

réside  pas  exclusivement  en  son  côté  droit  ou  en  son  côté 
gauche  ou  en  son  milieu,  mais  elle  réside,  à  la  fois,  en  son 
côté  droit,  en  son  milieu  et  en  son  côté  gauche;  on  ne  doit 
donc  pas  dire  que  tel  corps  est  long  ou  a  telle  longueur  en 
considérant  purement  et  simplement  son  côté  droit  ou  son 
côté  gauche,  mais  en  considérant  conjointement  son  côté 
droit,  son  côté  gauche  et  son  milieu  ;  et  s'il  n'y  a  pas  unifor- 
mité de  longueur,  il  faut  comparer  le  côté  le  plus  long  au  côté 
le  moins  long,  enlever  quelque  chose  au  côté  le  plus  long  et 
l'ajouter  au  côté  le  moins  long,  afin  de  trouver  la  moyenne 
(et  si  non  sit  uniformitas  longlludlnis,  oportet  inferre  longius  ad 
minas  longum,  aaferendo  de  longiori  latere  et  apponendo  minas 
longo,  ut  inveniatur  médium).  » 

Buridan  cite  alors  d'autres  exemples  que  lui  fournissent 
l'intensité  lumineuse  et  la  couleur,  puis  il  poursuit  en  ces 
termes  : 

«  Donc  pour  dénommer  simplement  [une  grandeur  difforme] 
il  faut  faire  une  compensation  entre  les  parties  afin  que  la 
dénomination  simple  résulte  de  la  moyenne;  aussi  est-il 
manifeste  que  ceux  qui  font  des  mesures  pour  connaître  la 
grandeur  d'une  surface  ou  d'un  corps,  réduisent  les  difformités 
à  l'uniformité.  (Ergo  ad  simpliciter  denominandum  oportet  recom- 
pensare  inter  partes  ut  a  medio  fiât  simpliciter  denominatio,  et 
ideo  manifestum  est  quod  mensuranles  superficiem  quanta  sit,  vel 
corpus  quantum  sit,  reducunt  dijformitates  ad  uniformiiatem.) 

»  C'est  pourquoi  il  me  paraît  bon  de  conclure  ceci,  à  titre 
de  corollaire  :  Ce  n'est  pas  par  la  vitesse  du  point  situé  sur  la 
circonférence  et  mû  le  plus  rapidement  que  doit  être  sim- 
plement dénommée  la  vitesse  d'une  sphère  totale  [animée  d'un 
mouvement  de  rotation);  beaucoup  de  gens,  cependant, 
s'expriment  communément  ainsi,  laissant  de  côté,  en  cette 
dénomination,  tout  le  reste  de  la  sphère,  alors  que  ce  reste 
surpasse  infiniment  en  grandeur  [  ce  dont  ils  tiennent 
compte].  » 

Nous  avons  ici,  ce  n'est  pas  douteux,  la  première  esquisse 
des  considérations  que  Nicole  Oresme  devait,  un  peu  plus 
tard,  développer  avec  tant  d'art.  Nous  avons  aussi  la  preuve 


DOMINIQUE   solo    IT    i.a    BCOLA8TIQ0E    PABISIBMI1  i5g 

qu'avant  Nicole  Ores  me,  on  disputait,  ;»  l'mis,  de  I;»  réduction 
des  grandeurs  difformes  à  L'uniformité.  Mais  il  y  a  plus.  Tout 
aussitôt  après  le  passage  « j n*-  nous  venons  de  citer,  en  la  même 
question,  Buridan  examine  de  quelle  manière  il  convient  de 
définir  la  limite  supérieure  des  effets  dont  une  puissance 
aelive  est  capable.  Cet  examen  L'amène  à  résoudre  cette 
question  :  Peut-on  assigner  an  poids  maximum  parmi  ceux 
qu'un  homme  est  capable  de  porter?  Nous  trouvons  ainsi,  ;i  La 
suite  l'un  de  l'autre,  en  une  même  question  de  la  Physique  de 
Buridan,  les  sujets  des  trois  Doutes  de  Paris,  et,  de  part  et 
d'autre,  ces  sujets  sont  rangés  dans  le  même  ordre.  Si  Ton 
observe  que  le  sujet  du  premier  des  Dubla  parisiensia  n'a, 
par  lui-même,  aucun  rapport  avec  les  sujets  des  deux  derniers 
Dubia,  on  ne  pourra  manquer  d'être  frappé  d'une  telle 
coïncidence;  malaisément  on  se  défendra  de  formuler  la 
conclusion  suivante  :  Les  trois  Doutes  de  Paris  que  Swineshead 
prenait  la  peine  de  discuter  à  Oxford  étaient  issus  de  l'enseL 
gnement  de  Jean  Buridan. 

Laissons  de  côté  les  trois  Doutes  de  Paris  pour  revenir  au 
De  primo  motore. 

Au  commencement  de  la  septième  différence,  qui  est  consa- 
crée à  l'étude  du  mouvement  local,  Sivineshead  écrit  ce  qui  suit1  : 

«  Pour  étudier  les  vitesses  et  les  lenteurs  dans  les  mouve- 
ments locaux,  j'introduirai  cinq  latitudes  que  la  raison  seule 
y  distingue  : 

»  La  première  est  la  latitude  du  mouvement  local  ;  la  seconde 
est  la  vitesse  de  cette  première  latitude;  la  troisième  est  la 
lenteur  de  cette  même  première  latitude;  la  quatrième  est  la 
latitude  de  l'acquisition  de  latitude  du  mouvement  local 
(latitudo  acquisitionis  latitudinis  motus  localis)  ;  la  cinquième  est 
la  latitude  de  déperdition  de  la  même  latitude  (latitudo  déper- 
ditions ejusdem  latitudinis).  )) 

Que  sont  ces  deux  nouvelles  latitudes  adjointes  par  Swines- 
head à  la  vitesse  et  à  la  lenteur  du  mouvement  local?  Les 
dénominations  mêmes  qui  servent  à  les  désigner  nous  font 
deviner    qu'elles    correspondent    à    ce     que    nous    appelons 

i.  Ms.  cit.,  fol.  74  V. 


46o  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

l'accélération  positive  et  l'accélération  négative.  Dès  le  temps 
donc  où  se  composait  le  De  primo  motore,  l'importance  de  la 
notion  d'accélération  s'était  manifestée  aux  logiciens  d'Oxford. 
Cette  importance  s'affirmera  mieux  encore  dans  les  écrits  de 
William  Heytesbury. 


B.  La  Summa  de  Jean  de  Dumbleton. 

Les  cahiers  de  Philosophie  d'où  sont  extraits  les  renseigne- 
ments précédents  nous  ont  donné  la  table  des  matières  du  De 
primo  motore;  de  la  Summa  de  Dumbleton,  ils  ne  reproduisent 
pas  la  table;  la  reconstituer  d'après  les  extraits  que  renfer- 
ment ces  cahiers  serait  tache  malaisée;  heureusement,  il 
nous  a  été  donné,  outre  ces  extraits,  de  consulter  l'ouvrage 
lui-même. 

Pour  présenter  un  aperçu  des  matières  qui  y  sont  traitées, 
nous  ne  pouvons  mieux  faire,  croyons-nous,  que  de  reproduire 
l'analyse  donnée  par  l'auteur  au  préambule  de  sa  Somme. 

Cette  Somme,  nous  dit-il1,  est  divisée  en  dix  parties. 

«  La  Première  partie9  traite  quatre  articles. 

»  Au  premier  article,  elle  montre  s'il  existe  quelque  cause 
naturelle  de  la  signification  du  terme  et  de  son  imposition  au 
sujet;  elle  traite  de  diverses  questions  incidentes. 

»  Au  second  article,  elle  examine  ce  que  c'est,  pour  une 
vérité,  d'en  précéder  une  autre,  d'être  plus  aisément  connais- 
sable  par  nature  ou  pour  nous;  comment  on  peut  connaître 
d'une  manière  plus  confuse  ou  plus  distincte;  comment  les 
vérités  universelles  sont  mieux  connues  que  les  vérités 
particulières;  elle  compare  .la  connaissance  delà  définition  à 
celle  du  défini  et  de  ses  parties. 

»  Au   troisième    article,   elle  énonce   quelques  conclusions 


i.  Johannis  de  Dumbleton  Summa,  Proœmium.  Bibliothèque  Nationale,  fonds 
latin,  Ms.  n°  i6i/»6,  fol.  2,  coll.  a  et  b. 

2.  Cette  première  partie  compte  trente-neuf  chapitres.  Le  premier  chapitre  com- 
mence, au  fol.  2,  col.  b,  du  ms.  cité,  par  les  mots  :  Incipiendum  est  a  primis.  Minimus 
error  in  principio,  in  fine  est  maxima  et  maxime  causa.  Le  dernier  chapitre  finit  au 
bas  de  la  col.  b  du  fol.  i4. 


DOMINIQUE   80TO   II'    i.\    BCOLA8TIQUI    PARISIENNE  46 1 

relatives  aux  principes  <le  notre  science,  et  ;«  L'intensité  de  La 
connaissance  et  de  la  croyance. 

»  La  seconde  partie1  démontre  rapidement  quelques  propo 
sitions  au  sujet  des  premiers  principes,  qui  sont  la  matière  el 

la  l'orme;  au  sujet  des  nombreuses  opinions  <|u i  ont  été  ('mises 

touchant  les  formes  substantielles  et  les  intensités  des  qualités 
premières  et  secondes;  au  sujet  de  L'intensité  ou  de  la  remis 
sion  d'une  qualité  qui  est  dite  uniforme  soit  en   réalité,  soit 
seulement  de  nom;   au    sujet,    enfin,    de    la    description    de 
l'intensité  des  mixtes. 

»  La  Troisième  partie ■>■  -pose  des  conclusions  qui  concernent 
le  mouvement  relatif  aux  trois  prédicaments  ;  elle  montre 
quelle  proportion  de  mouvement  résulte  de  la  configuration 
et  de  la  distance;  elle  décide  de  quelle  manière  doit  être  vrai- 
ment évaluée  la  vitesse  du  mouvement  local,  du  mouvement 
d'altération,  du  mouvement  d'augmentation  et  du  mouvement 
relatif  à  la  latitude  de  densité  ou  de  rareté. 

»  En  dernier  lieu,  elle  recherche  par  diverses  raisons  ce  que 
sont  le  mouvement  et  le  temps,  quelles  en  sont  les  propriétés  ; 
elle  démontre,  en  cette  même  partie,  que  le  mouvement 
uniformément  acquis  équivaut  à  son  degré  moyen,  et  quelques 
autres  conclusions. 

»  La  Quatrième  partie^,  examinant,  en  un  premier  article, 
la  nature  des  éléments,  s'efforce  de  montrer  si  les  éléments 
extrêmes  possèdent  au  plus  haut  degré  chacune  des  qualités, 
et  comment  agissent  les  qualités  premières. 

»  En  un  second  article,  elle  traite  de  la  réaction  entre  ces 
mêmes  qualités;  elle  définit  de  quelle  manière  les  qualités 
premières  résultent  naturellement  des  formes  premières,  de  la 

1.  La  seconde  partie  de  la  Summa  contient  quarante  et  un  chapitres.  Le  premier 
chapitre  commence,  en  la  col.edu  fol.  i4,  par  ces  mots:  Post  logicalia,  naturalia 
aggredientes  dubia...  Le  dernier  chapitre  prend  fin  en  la  col.  b  du  fol.  26. 

2.  Cette  troisième  partie  se  divise  en  trente-huit  chapitres  ;  au  fol.  26,  col.  b,  du 
ms.  cit.,  le  premier  chapitre  commence  en  ces  termes:  Quia  singulorum  noticia 
motu,  tanquam  signo  naturali,  nobis  primum  inesse  [constat],  superest  aliquid  de 
eodem  dicere  et  de  ejusdem  principiis  pertractare.  Cette  partie  s'achève  à  la  col.  d 
du  fol.  39. 

3.  La  quatrième  partie  de  la  Summa  de  Dumbleton  compte  dix-sept  chapitres.  Au 
fol.  3g,  col.  d,  le  premier  chapitre  commence  ainsi  :  Peracta  determinacione  materie 
communis,  ad  particularia  descendamus,  et  de  primis  corporibus,  scilicet  elementis, 
pertractemus.  Cette  partie  prend  fin  en  haut  de  la  col.  b  du  fol.  5i. 


462  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCl 

densité  ou  de  la  rareté  extrêmement  intense  ou  extrêmement 
affaiblie  des  corps  ;  elle  examine  enfin  si  ces  qualités  pre- 
mières sont  réellement  distinctes  des  autres  qualités. 

»  En  un  troisième  article,  cette  quatrième  partie  montre 
comment  les  puissances  des  corps  dépendent  de  leur  grandeur; 
elle  examine  si  les  mixtes  s'altèrent  entre  eux  et  s'ils  sont  plus 
pesants  que  les  éléments  purs. 

»  La  Cinquième  partie1  a  pour  objet  l'action  spirituelle;  elle 
expose  si  la  lumière  appartient  en  propre  à  un  élément,  si 
elle  est  une  qualité  simple  ou  une  qualité  résultante. 

»  En  outre,  cette  même  partie  examine  les  doutes  que  l'on 
peut  concevoir  touchant  la  différence  entre  les  formes  supé- 
rieures et  les  formes  inférieures  capables  de  produire  de  la 
lumière,  et  touchant  leur  action  uniforme  ou  difforme,  soit 
à  l'égard  de  l'agent,  soit  à  l'égard  du  patient. 

»  La  Sixième  partie2,  qui  traite  des  termes  assignés  aux 
puissances,  enseigne  d'abord  à  déterminer  d'une  manière 
définie  une  puissance  active. 

»  En  second  lieu,  parmi  les  autres  parties,  cette  sixième 
s'exprime  particulièrement  au  sujet  de  l'action  et  du  terme, 
pris  d'une  manière  universelle,  de  ces  formes  que  sont  le 
repos  et  le  mouvement;  elle  déduit  si  une  telle  forme  est  pro- 
prement mobile,  et  si  la  forme  et  le  lieu  sont  attribués  d'une 
manière  égale  au  corps  engendré. 

»  Ensuite,  cette  même  partie  agite  des  questions  relatives 
à  la  manière  dont  procède  le  Philosophe  dans  l'étude  des 
mouvements  et  des  moteurs  des  cieux;  elle  détermine  com- 
ment les  corps  naturels  sont  limités  en  leur  volume  et  si  l'on 
doit  les  soustraire  au  premier  mouvement;  elle  ajoute  quels 

i.  Cette  cinquième  partie  compte,  au  ms.  cité,  six  chapitres  numérotés,  auxquels 
il  faut  peut-être  joindre,  à  titre  de  chapitre  non  numéroté,  le  développement  qui 
commence  au  fol.  50,  col.  a,  par  :  Quedam  conclusiones  in  diversis  materiis,  admisso 
contrario  principio,  restant  probande.  Le  premier  chapitre  commence  au  fol.  5i, 
col.  b,  de  la  manière  suivante  :  Compléta  determinacione  de  actione  reali  inter  for- 
mas et  qualitates  sensibiles  communiter,  de  actione  spirituali  inquiramus  duobus 
requisitis.  Cette  partie  prend  fin  en  haut  de  la  col.  a  du  fol.  67. 

2.  Quatorze  chapitres  forment  cette  sixième  partie.  Le  premier  chapitre  débute, 
au  fol.  57,  col.  a,  par  cette  phrase:  Cum  omnia  finem  appetunt,  ideo  de  lïnibus 
potentiarum  activarum  et  passivarum  est  equaliter  determinandum  ut,  cum  natura 
scire  desideramus,  in  istis  potentiis  activis  et  passivis,  veritatem,  que  finis  est,  attin- 
gamus.  Le  dernier  chapitre,  qui  n'est  pas  numéroté,  finit  au  fol.  70,  col.  b. 


iximimmi  i;   SOfO   ht    i.\    B  COL  ASTIQUÉ    i'\ui    n  ',i»  » 

sont  ceux  qui  se    meuvent   d'eux  mêmes  e!    quels  en    sonl 
incapables. 

o  La  Septième  partie1  indique  quelle  est  La  cause  <|ui  assigne 
un  minimum  aux  individus  et  aux  espèces  soumis  ;i  la  géné- 
ration ei  à  La  corruption,  <  1 1 1  ï  détermine  l'ordre  des  puissances 
de  La  matière  ei  tics  agents;  on  >  voit  également  si  l'on  peut 
prouver  par  raison  philosophique  qu'il  existe  mi  premier 
Moteur  de  force  infinie,  cl  que  le  Monde  ;i  commencé. 

»  En  la  Huitième  partie3,  on  traite,  tout  d'abord,  de  la  gêné 
ration  d'une  substance  à  partir  d'une  substance  semblable;  on 
traite  aussi  de  la  génération  des  animaux  parfaits  et  de  ceux 
qui  proviennent  de  la  putréfaction. 

»  Cette  partie  acbève  sa  tâche  en  établissant  l'unité  numé- 
rique de  l'âme  en  un  être  animé  pourvu  à  la  fois  du  sens  et 
de  l'intelligence,  et  en  examinant  les  opérations  de  la  faculté 
intellective. 

»  La  Neuvième  partie^  poursuit  l'ordre  selon  lequel  procède 
l'ouvrage,  tranche  les  doutes  relatifs  à  l'âme  et  aux  cinq  sens; 
elle  examine  également  bon  nombre  de  questions  qui  ont  trait 
à  la  même  matière. 

»  La  Dixième  ei  dernière  partie 4  traite  des  universaux  qui 
sont  appelés  idées  dans  Platon;  elle  étudie  la  passivité  simple 
et  complexe  de  l'intelligence  humaine,  touchant  l'extension 
que  peut  recevoir  sa  propre  opération;  en  concluant  une  sorte 
de  somme  de  ces  sujets,  elle  met  fin  à  cette  Samma  même.  » 

Ce  résumé  que  Dulmenton  nous  donne  de  sa  Samma  suffit 
à  nous  laisser  entrevoir  qu'une  foule  de  sujets  divers  se  trou- 
veront étudiés  en  cet  ouvrage;  il  nous  fait  également  pressentir 
que  l'ordre  selon  lequel  ils  se  succéderont  ne  sera,  bien  sou- 

i.  La  septième  partie  compte  dix-huit  chapitres,  dont  trois  seulement,  les  cha- 
pitres I,  XV  et  XVI,  sont  numérotés.  Le  premier  chapitre  commence,  au  fol.  70,  col.  b, 
par  ces  mots  :  De  primo  principio  et  nobilissimo  motore...  Le  dernier  chapitre  prend 
fin  au  bas  de  la  col.  c  du  fol.  85. 

2.  La  huitième  partie,  qui  commence  avec  la  col.  d  du  fol.  85,  comprend  dix-huit 
chapitres  non  numérotés.  Le  début  du  premier  chapitre  est:  De  actione  et  de  molu 
naturali  corporum  taliter  exposito...  La  fin  du  dernier  chapitre  est  au  fol.  112,  col.  a. 

3.  La  neuvième  partie  comprend  quarante  chapitres  non  numérotés.  Elle  com- 
mence en  ces  termes  :  De  virtute  animali  cognitiva  que  post  vegetativam  ponitur... 
Le  dernier  chapitre  prend  fin  au  bas  de  la  col. a  du  fol.  iki.  Elle  est  suivie  de  la  table 
qui  occupe  les  trois  autres  colonnes  du  fol.  i4i. 

k.  Cette  dixième  partie  fait  défaut  dans  le  manuscrit  que  nous  avons  consulté. 


464  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VlNCt 

vent,  ni  très  rationnel  ni  très  rigoureux  ;  la  lecture  du  traité 
même  ne  dément  malheureusement  pas  ce  dernier  pres- 
sentiment. 

Ce  manque  d'ordre  se  marque  tout  particulièrement  en  ce 
que  le  logicien  d'Oxford  enseigne  touchant  la  latitude  unifor- 
mément difforme  et  son  équivalence  au  degré  moyen;  il  nous 
faut  chercher  en  deux  endroits  différents  de  la  Somme  l'expo- 
sition de  sa  pensée;  encore  la  lecture  de  ce  double  exposé  ne 
nous  évite-t-elle  pas  toute  incertitude  touchant  le  sentiment 
de  l'auteur. 

La  première  des  deux  discussions  auxquelles  nous  venons 
de  faire  allusion  se  trouve  en  la  seconde  partie  de  la  Somme; 
elle  y  est  précédée  d'une  étude  générale  sur  l'intensité  des 
qualités. 

«  Il  nous  faut  examiner,  dit  l'auteur1,  comment  les  qualités 
premières  peuvent  se  tendre  ou  se  relâcher;  touchant  cette 
matière,  il  existe  de  nombreuses  opinions.  »  Il  consacre,  en 
effet,  cinq  chapitres2  à  exposer  trois  opinions  qu'il  rejettera. 
Puis  il  poursuit  en  ces  termes3  :  «  La  quatrième  opinion,  qui 
est  celle  qu'il  faut  tenir,  est  la  suivante  :  Aucune  qualité  ne 
devient  plus  intense  ni  moins  intense;  c'est  le  sujet  où  réside 
cette  qualité  qui  devient  plus  intense  ou  moins  intense  par 
une  acquisition  ou  une  déperdition  réelle  de  qualités,  de 
même  que  la  quantité  augmente  ou  diminue  par  apposition  ou 
retranchement  de  parties.  » 

Ni  Richard  de  Middlelon  ni  Guillaume  d'Ockam  n'avaient 
plus  formellement  énoncé  cette  doctrine,  que  Jean  de  Dum- 
bleton  développe  en  cinq  chapitres^. 

C'est  à  la  suite  de  ce  développement  qu'il  aborde  le  problème 
qui  nous  intéresse  particulièrement:  «  Ces  principes  posés,  il 
nous  reste  à  examiner,  dit-il5,  de  quelle  manière  les  qualités 

i.  Johannis  de  Dumblcton  Suinina,  Pars  II,  cap.  XXIm  ;  ms.  cit.,  fol.  ai,  col.c. 

2.  Johannis  de  Dumblcton  Summa,  Pars  II,  capp.  XXIm,  XXIlm,  XXlir,  XXlVm  et 
XX Vm;  ms.  cit  ,  fol.  20,  col.  c,  à  fol.  ai,  col.  c. 

3.  Johannis  de  Dumblcton  Summa,  Pars  II,  cap.  XXVIm;  ms.  cit.,  fol.  ai,  col.  c. 
/,.  Johannis  de  Dumblcton  Summa,   Pars  II,    capp.   XXVIm,    XXVIP,    XXVIIlm, 

XXIXm  et  XXXm;  ms.  cit.,  fol.  ai,  col.  c,  à  fol.  22,  col.  d. 

5.  Johannis  de  Dumbleton  Summa,  Pars  II,  cap.  XXXIm;  ms.  n"  1 6 1 40,  fol.  22, 
col.  d.  —  Cf.  ms.  n*  1GG21,  fol.  174,  r*  (En  titre:  De  correspondent  difformis  cum 
uniformi). 


bOMINIQl  i    suit,    ii    i  \    8COLA3T1 'Auimi-.nm. 

difformes  sont  intenses  ou  atténuées;  à  voir  comment  la  lati 
tude  de  ces  qualités,  en  sa  nature,  par  elle  même  et  propre- 
ment, est  pinson  moins  intense;  à  rechercher  si  elle  corn 
pond  à  quelque  degré  qui  lui  Boil  intrinsèque. 

»  Il  \   a,  à  ce  Sujet,  trois   opinions. 

»  La  première  dit  (pic  L'intensité  d'une  latitude  ou  qualil 
difforme  dépend  de  la  manière  dont  elle  esl  étendue  on  son 
sujet;   par  suite  de  cette  extension,  <-lltv   peu!  être  égalée  en 

intensité  à  chacun  des  degrés  qui  se  trouvent  en  elle. 

»  La  seconde  prétend  que,  proprement  et  par  elle-même, 
elle  correspond  à  son  degré  moyen,  c'est-à-dire  à  sa  moitir. 

»  La  troisième  dit:  Toutes  les  qualités  de  la  même  espèce, 
qu'elles  soient  uniformes  ou  difformes,  constituent  des  lati- 
tudes, c'est-à-dire  des  distances  qualitatives,  et  sont,  en  leur 
nature,  de  même  intensité.  » 

Selon  la  coutume  scolastique,  les  opinions  qui  sont  énumé- 
rées  tout  d'abord  sont  celles  que  l'auteur  se  propose  de  rejeter. 

Rien  n'égale  la  faiblesse  de  l'argumentation1  par  laquelle 
Jean  de  Dumbleton  prétend  réfuter  la  seconde  opinion;  pour 
en  donner  une  idée,  citons  un  des  arguments  qui  lui  paraissent 
convaincants2. 

«  Aucun  mouvement  de  qualité  difforme  ne  peut  procurer 
l'acquisition  d'une  somme  égale  à  celle  qui  serait  acquise  à 
laide  du  mouvement  uniforme  auquel  ce  mouvement  difforme 
aboutit  en  son  extrémité  la  plus  intense,  supposé  qu'au  mou- 
vement considéré,  une  partie  uniforme  termine  la  partie 
difforme.  De  tels  mouvements  ne  sont  donc  pas  et  ne  peuvent 
pas  être  équivalents  en  qualité,  si  la  qualité  est  nécessairement 
affaiblie  par  la  quantité  ou  par  l'extension;  le  premier  des  deux 
mouvements  est  nécessairement  plus  faible  que  le  second,  car 
la  vitesse  en  un  mouvement  est  évaluée  par  l'espace  acquis.  » 

Le  lecteur,  impatienté,  ne  peut  retenir  cette  exclamation  : 
Mais  qu'est-ce  que  cela  prouve?  Le  maître  parisien  auquel 
nous  devons  des  extraits  de  la  Summa  a  évidemment  ressenti 

i.  Johannis  de  Dumbleton  Summa,  Pars  II,  cap.  XXXII*";  ms.  n°  16146,  fol.  *3, 
col.  a. 

2.  Jean  de  Dumbleton,  loc.  cit.,  ms.  cit.,  fol.  23,  col.  b.  —  Cf.  ms.  n°  16621, 
fol.  175,  r*. 

p.  duhem.  3o 


l\66  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

cette  impatience.  Après  avoir  reproduit  ce  que  nous  venons  de 
citer,  il  a  hâtivement  écrit1  :  «  Prouvons,  cependant,  qu'un 
mouvement  uniformément  difforme  suffît  à  parcourir  autant 
d'espace  que  le  mouvement  uniforme  défini  par  son  degré 
moyen.  »  Sa  démonstration,  fort  confuse  d'ailleurs,  s'achève 
en  ces  termes  :  «  Que  ce  mouvement  soit  équivalent  à  son 
degré  moyen,  cela  est,  car  [lorsqu'on  le  remplace  par  le  mou- 
vement uniforme],  il  est  autant  augmenté  vers  son  extrémité 
la  plus  faible  qu'il  est  diminué  vers  son  extrémité  la  plus 
forte.  »  Cette  phrase  est  une  brève  mais  claire  allusion  à  la 
démonstration  de  Nicole  Oresme,  démonstration  que  l'annota- 
teur connaissait,  comme  nous  le  verrons  tout  à  l'heure. 

Jean  de  Dumbleton  vient  maintenant  à  la  démonstration  de 
l'opinion  qu'il  tient  pour  vraie  et  qui,  en  son  énumération, 
prenait  le  troisième  rang2.  A  ce  sujet,  il  pose  quelques  préci- 
sions qui,  poussées  plus  avant,  eussent  dissipé  bien  des  malen- 
tendus et  amené  la  pensée  du  maître  d'Oxford  à  concorder 
avec  celle  de  Nicole  Oresme. 

«  Expliquons  maintenant,  dit-il,  la  troisième  opinion,  qui 
est  la  vraie.  Au  sujet  de  cette  opinion,  il  nous  faut  montrer  que, 
conformément  à  l'usage,  nous  entendons  de  deux  manières 
différentes  cette  proposition  :  Il  existe  une  latitude  en  une 
qualité  difforme.  L'un  de  ces  sens  est  le  sens  propre,  et  l'autre 
le  sens  impropre. 

»  Nous  parlons  au  sens  propre  lorsque  nous  entendons  dire 
qu'elle  contient  tant,  d'une  manière  intensive,  sans  la  rapporter 
à  quelque  extension  ou  à  quelque  grandeur  prise  dans  le 
sujet;  lorsque  nous  voulons  simplement  dire  qu'il  existe  telle 
distance  qualitative  entre  les  degrés  à  l'aide  desquels  on  évalue 
le  mouvement  d'altération,  de  même  qu'une  ligne  de  deux 
pieds  est  une  ligne  dont  les  extrémités  sont  distantes  de  deux 
pieds;  en  ce  sens,  la  latitude  considérée,  prise  en  sa  totalité, 
est  le  degré  suprême  de  son  espèce. 

»  C'est,  au  contraire,  d'une  manière  impropre  que  Ton  parle 


i.  Ms.  n°  16621,  fol.  175,  v*. 

2.  Johannis  de  Dumbleton  Summa,  Pars  II,  cap.    XXX1I1,B.  Ms.  n°  161/46,  fol.  a3, 
col.  b;  ms.  1662 1,  fol.  176,  r°. 


IHIMIMQI    I      siilli     II      I    \      ■•   <>|    \   -  |  inl    I.     I'\llhli;wi.  407 

de  la  Latitude  d'une  qualité  dont  les  parties  qualitatives  sonl 
inégalement  intenses  au  sein  du  sujet  ;  h  c'est  *  1  «  *  cette  raanièi  < 
seulement  qu'en  parlent  ceux  <i u i .  considérant  une  qualité 
difforme,  disenl  qu'elle  a  une  certaine  intensité,  qu'elle 
acquierl  nue  intensité  particulière  selon  In  manière  variable 
dont  elle  est  coétendue  au  sujet,  ou  encore  qu'elle  équivaut  à 
quelque  degré  qui  lui  est  proprement  intrinsèque.  » 

Ce  que  Jean  de  Duuibleton  appelle  ici  latitude  proprement 
dite  d'une  qualité,  c'est  ce  à  quoi  Nicole  Oresme  réserve  égale 
ment  ce  nom  de  latitude;  ce  que  le  maître  d'Oxford  appelle 
latitude  improprement  dite,  c'est  ce  que  le  maître  de  Paris 
nomme  mesure  de  la  qualité.  Si  celui-là  eût  posé  ces  distinc- 
tions avec  la  même  netteté  que  celui-ci,  ses  thèses  en  fussent 
devenues  beaucoup  plus  claires  et  bien  plus  aisément 
acceptables. 

On  eût  admis  alors,  comme  parfaitement  évident,  ce  qu'il 
énonce  au  sujet  de  la  latitude  proprement  dite1  :  «  De  même 
qu'une  ligne  de  deux  pieds,  de  quelque  manière  qu'on  la 
courbe,  et  pourvu  qu'elle  n'éprouve  ni  raréfaction  ni  conden- 
sation, demeure  toujours  en  elle-même  également  longue, 
parce  qu'elle  contient  toujours  deux  pieds  mis  bouta  bout; 
de  même  une  chaleur  difforme,  de  quelque  manière  qu'elle 
soit  étendue  au  sein  du  sujet,  si  elle  garde  égale  latitude, 
ne  devient  ni  plus  ni  moins  intense.  Ainsi  que  toutes  les 
lignes  qui  contiennent  une  égale  distance  entre  leurs  extré- 
mités sont  égales  en  longueur  à  la  première  d'entre  elles, 
ainsi  toutes  les  qualités  de  même  espèce  qui  contiennent,  en 
elles,  même  distance  qualitative  sont  également  intenses 
et  existent  sous  le  même  degré;  car  ce  degré  n'est  pas  autre 
chose  que  cette  distance  qualitative,  de  même  que  la  longueur 
d'une  ligne  est  la  distance  entre  les  extrémités  de  cette  ligne.  » 

La  latitude  étant  ainsi  comprise,  on  ne  s'étonne  plus 
d'entendre  Jean  de  Dumbleton  déclarer2  ce  qu'une  qualité  uni- 
formément difforme  n'est  pas  égale  à  son  degré  moyen  ». 

Après  les  explications  que  nous  venons  de  recueillir  en  la 

1.  Ms.  ii°  iGi46,  fol.  23,  col.  c.  ;  ms.  n°  16621,  fol.  176,  r°. 
a.  Jean  de  Dumblelon,  ibid. 


468  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCt 

Summa,  nous  n'accuserons  pas  l'auteur  de  se  contredire,  lui 
qui  a  énoncé  la  proposition  que  nous  venons  de  citer,  lorsque 
nous  le  verrons,  en  la  partie  de  son  ouvrage  où  il  traite  du 
mouvement  local,  consacrer  deux  chapitres  à  démontrer  que 
«  la  latitude  d'un  mouvement  uniformément  difforme  corres- 
pond à  son  degré  moyen»1.  L'auteur  prend  ici  le  mot  lati- 
tude au  sens  qu'il  a  lui-même  déclaré  impropre;  il  l'identifie 
avec  l'espace  que  le  mobile  parcourt  durant  le  mouvement. 

Il  développe  longuement2  une  première  démonstration  où 
il  fait  marcher  l'inévitable  Sortes  ;  il  n'en  est  pas  satisfait,  car 
il  en  donne  une  seconde3;  mais  la  seconde  démonstration 
suppose  qu'en  la  première  moitié  de  la  durée,  Sortes,  par  son 
mouvement  uniformément  difforme,  a  parcouru  le  quart  du 
chemin  qu'il  parcourt  en  cette  durée  tout  entière;  c'est  juste- 
ment supposer  ce  qui  est  en  question,  comme  Dumbleton  en 
fait  la  remarque4.  «  Vos  habentes  dicta  Magistri  Nicolai  Orem, 
comparate,  »  disait  notre  copiste;  cette  comparaison,  il  ne  peut 
s'empêcher  de  la  faire  pour  son  propre  compte;  en  marge  des 
calculationes  de  Dumbleton,  il  lui  arrive  de  tracer  une  figure 
propre  à  les  éclairer;  bien  plus,  en  quelques  lignes  qu'accom- 
pagne un  tracé  géométrique5,  il  résume  la  démonstration, 
donnée  par  Oresme,  de  cette  proposition  qui  semble  être  une 
pierre  d'achoppement  pour  toute  la  Logique  d'Oxford. 

G.  —  Les  Regulae  solvendi  sophismata  et  les  Probationes 
de  Guillaume  Heytesbury. 

Nous  avons  dit,"  dans  l'article  XXI,  quels  chapitres  for- 
maient les  Regulx  solvendi  sophismata  de  Guillaume  Heytes- 
bury. Le  chapitre  consacré  au  mouvement  local  est  celui  qui 
doit  nous  arrêter  ici. 

i.  Johannis  de  Dumbleton  Summa,  Pars  III,  cap.  IXm;  ms.  n°  16146,  fol.  29, 
col.  c;  ms.  n°  1662 1,  fol.  117,  v°. 

2.  Johannis  de  Dumbleton  Summa,  Pars  III,  cap.  \m;  ms.  n°  iGi/»G,  fol.  2g, 
col.  c;  ms.  n*  16G21,  fol.  118,  r°  et  v\  , 

3.  Johannis  de  Dumbleton  Summa,  Pars  III.  cap.  X";  ms.  n°  1G1 40,  fol.  29, 
col.  d;  ms.  n°  16621,  fol.  119,  r°. 

/u  Ms.  n°  1614G,  fol.  3o,col.  a;  ms.  n*  1G621,  fol.  119,  v°. 
5.  Ms.  n°  1662 1,  fol.  118,  V. 


DOMINIQUE   BOTO   B1    LA    JCOLASTIQU1     PARISIEN  V") 

Avec  Thomas  Bradwardine,  Hentisberus  tient  pour  certain1 
que  la  vitesse  d'un  corps  animé  d'un  mouvement  de  rotation 
n'est  autre  chose  <| «h*  La  vitesse  < 1 1 j  point  1<^  plus  rapidement 
mû;  son  autorité  a  grandement  contribué  à  répandre  et  à 
affermir  cette  opinion. 

Cette  opinion,   (railleurs,    ne   L'empêche  pas  d'admettre  la 
proposition    suivante  :   Lorsqu'on    un    mouvement,   la    vitesse 
croît  avec  le  temps    de   telle  manière  qu'elle  soit  uniforme 
ment  difforme,  le  mobile  mû  de  ce  mouvement  parcourt,  en 
un  temps  donné,  le  même  chemin  que  s'il  se  mouvait  unifor 
moment  avec  la  vitesse  qu'il  a  acquise  au  milieu  de  ce  temps. 

Cette  proposition,  il  la  répote  par  deux  fois3;  il  en  use 
comme  d'une  incontestable  vérité;  mais  il  n'en  donne,  en  ses 
Regulœ,  aucune  démonstration. 

Les  plus  importantes,  parmi  les  propositions  que  Guillaume 
Heytesbury  a  invoquées  au  cours  de  ses  Regulœ,  sont  démon- 
trées, nous  l'avons  dit,  dans  un  opuscule  intitulé  Proballones 
conclasionum  in  regulls  positarum;  ainsi  en  est-il,  en  particulier, 
de  la  proposition  qui  nous  occupe.  La  démonstration 
qu'Heytesbury  expose  à  cette  occasion3  est,  à  peu  près,  la 
première  qu'ait  donnée  Dumbleton,  celle  qu'il  mêlait  aux 
considérations  sur  l'intensité  des  formes;  elle  est,  en  outre, 
accompagnée  de  lemmes  et  de  corollaires  dont  plusieurs  sont 
presque  identiques  à  ceux  qu'on  lit  au  premier  Doute  de  Paris; 
il  semblerait  donc  qu'Heytesbury,  pour  construire  sa  déduction, 
ait  combiné  des  indications  empruntées  à  la  Summa  de  Jean  de 
Dumbleton  avec  d'autres  indications,  tirées  de  ces  Dubia  pari- 
siensia  que  Swineshead  avait  peut-être  adjoints  au  traité  De 
primo  motore.  Ainsi  sommes-nous,  de  plus  en  plus  fortement, 
tentés  de  voir,  en  cette  évaluation  du  chemin  parcouru  par  un 
mobile  qu'anime  un  mouvement  uniformément  difforme,  un 
emprunt  que  l'Université  d'Oxford  aurait  contracté  auprès  de 
l'Université  de  Paris. 

i.  Tractatus  Gulielmi  Hentisberi  de  sensu  composito  et  diviso Venetiis,  i4g4; 

fol.  38,  col.  d. 

2.  Hentisberi  Op.  laud.,  éd.  cit.,  fol.  ko,  col  a  et  col.  d. 

3.  Gulielmi  Hentisberi  Probationes  conclusionum  in  regulis positarum.  Conclusiones 
déclarative  de  motu  locali.  cap.  i,  art.  9  (Tractatus  Gulielmi  Hentisberi  de  sensu 
composito  et  diviso...  Venetiis,  i4q4;  fol.  198,  col.  d,  et  fol.  199,  col.  a), 


470  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

Les  écrits  de  William  Heytesbury  sont  bien  dignes  de 
remarque  en  ce  qu'à  côté  de  la  notion  de  vitesse  d'un  mouve- 
ment varié,  nous  y  voyons  apparaître,  bien  qu'encore  confuse, 
la  notion  d'accélération  d'un  tel  mouvement. 

En  son  traité  De  tribus  prsedicamentis,  Guillaume  construit 
divers  sophismes  touchant  l'accélération  (intensio)  du  mouve- 
ment; pour  les  résoudre,  il  distingue1  entre  la  latitudo  motus, 
qui  est  la  vitesse,  et  la  velocitas  intensionis  vel  remissionis  motus; 
celle-ci  s'évalue  par  l'acquisition  ou  la  déperdition  de  celle-là; 
cette  velocitas  intensionis  vel  remissionis  motus  n'est  autre  que 
l'accélération  positive  ou  négative. 

A  ce  sujet,  il  écrit  le  remarquable  passage  que  voici2: 

«  Un  corps  peut  se  mouvoir  plus  rapidement  et  un  autre  plus 
lentement;  un  corps  peut  accélérer  (intendere)  son  mouvement 
et  un  autre  le  ralentir;  ainsi  arrive-t-il  qu'un  mobile  accélère 
plus  vite  (intendit  velocius)  son  mouvement  et  un  autre 
plus  lentement;  la  même  chose  peut  arriver  pour  des  corps 
qui  ralentissent  leur  mouvement.  De  même,  donc,  qu'en  un 
mobile  qui  part  du  repos,  on  peut  imaginer  une  latitude  de 
vitesse  (latitudo  velocilatis)  qui  monte  indéfiniment,  de  même 
y  peut-on  imaginer  une  latitude  d'accélération  ou  de  ralentis- 
sement (latitudo  intensionis  et  remissionis)  selon~  laquelle  un 
moteur  peut  accélérer  ou  ralentir  son  mouvement  avec  une 
vitesse  ou  une  lenteur  variable  à  l'infini.  Cette  latitude-là 
se  comporte  à  l'égard  de  la  latitude  du  mouvement  comme 
le  mouvement  se  comporte  à  l'égard  de  la  grandeur  ou 
quantité  qui  est  susceptible  d'être  parcourue  successivement 
d'une  manière  vraiment  continue  (Et  illa  latitudo  consimiliter 
se  habet  respectu  latiludinis  motus  sicut  se  liabet  motus  res- 
pectu  magnitudinis  et  quantitatis  continuai  vere  pertransibilis 
successive).  » 

On  définit  souvent  l'accélération  comme  la  vitesse  de  la 
vitesse;  par  là,  on  ne  fait  que  reprendre  l'idée  que  nous  venons 
d'entendre  exprimer  par  Guillaume  Heytesbury. 


1.   Tractatus  Gulielmi  Hentisberi  de  sensu  composito  et  diviso Venetiis,    1/194; 

fol.  4^»  col.  d. 

3.  William  Heytesbury,  loc.  cit.,  éd.  cit.,  fol,  4/4,  col.  b. 


dominkmii:   soin    il     LA    SCOLASTKjtTl    PAJU  A71 

D'ailleurs,  en  ses  Probationes  conclusionum,  celui  <-i  ne  parle 
jamais  d'un  mouvement  uniformément  difforme,  m;ii->  d'un 
mouvemenl  dont  L'intensité  croît  uniformément  (uniformiter 
intenditur) ,  ni  d'une  latitude  uniformément  difforme,  mais 
d'une  la titudo  uniformiter  acquisita  vel  deperdita;  L'idée  d'aci 
lération  uniforme  semble  précéder  en  sou  esprit  celle  de 
mouvement  uniformément  varié. 

Mais  cette  différence  de  langage  que  l'on  peut  noter  ici 
entre  les  Regulae  solvendi  sophismala  et  les  Probationes  conclu- 
sionum nous  peut  suggérer  un  doute  :  Ces  écrits  sont-ils  bien, 
tous  deux,  de  William  Heytesbury? 

Les  Probationes  constituent  un  commentaire  suivi  des 
Regulœ.  Que  le  Chancelier  d'Oxford  se  soit  ainsi  commenté 
lui-même,  c'est  déjà  un  juste  sujet  d'étonnement.  C'en  est  un 
autre,  et  bien  plus  puissant,  de  constater  une  extrême 
différence  entre  les  manières  de  raisonner  et  d'écrire  dont 
aurait  usé  le  même  auteur  selon  qu'il  composait  les  Regulae 
ou  les  Probationes.  Les  Regulx  sont  un  type  de  cette  argumen- 
tation désordonnée,  enchevêtrée,  sophistique,  qui  était  de 
mode  à  Oxford  et  dont  Heytesbury  ne  s'est  point  départi 
en  ses  autres  écrits;  par  l'ordre,  par  la  clarté,  par  la  sobriété, 
par  la  rigueur,  les  Probationes  rappellent  les  écrits  de  Buridan 
et  d'Albert  de  Saxe;  à  ces  maîtres,  elles  empruntent,  la 
plupart  du  temps,  et  leurs  raisonnements  et  leur  style. 
Il  nous  paraît  fort  malaisé  de  ne  pas  regarder  les  Probationes 
conclusionum  comme  un  commentaire  composé  par  quelque 
maître  parisien,  par  quelque  disciple  d'Albert  de  Saxe,  sur  les 
Regulœ  solvendi  sophismata  dues  à  William  Heytesbury. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  la  supposition  que  nous  venons 
d'émettre,  les  commentateurs  italiens  se  chargeront  de  pré- 
ciser les  indications,  relatives  à  l'idée  d'accélération,  que  le 
Chancelier  d'Oxford  a  données. 

D.  Le  Tractatus  de  sex  inconvenientibus. 

Jamais,  à  l'Université  d'Oxford,  l'évaluation  du  chemin 
parcouru  dans  un  mouvement  uniformément  varié  n'a  revêtu 


472  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

la  forme  si  claire  et  si  précise  que  Nicole  Oresme  lui  avait 
donnée  par  l'emploi  des  coordonnées. 

Prenons,  par  exemple,  ce  Tractatus  de  sex  inconvenientibus 
dont  l'auteur  écrit  après  Heytesbury  et,  partant,  très  certai- 
nement après  Oresme. 

Ce  traité  appartient  à  la  même  famille  que  le  De  primo  motore 
de  Swineshead  et  que  la  Summa  de  Dumbleton  ;  pour  nous  en 
convaincre,  il  nous  suffira  de  parcourir  la  table  des  matières 
de  l'ouvrage  complet,  table  que  conserve  un  des  textes  manu- 
scrits de  la  Bibliothèque  Nationale1. 

Voici  cette  table  où  plusieurs  questions  principales  sont 
accompagnées  d'articles,  consacrés  à  des  sujets  connexes,  qui 
y  sont  intercalés: 

Prima  quœstio:  Utrum  in  generatione  formx  sit  certa  ponenda 
velocitas. 

Articulus  I  :  Utrum  generans  tantum  loci  contribuât  quantum 
forma?. 

Art.  II  :  Utrum  ex  coloribus  extremis  intermedii  generentur  colores. 

Art.  III:  Utrum  cœlestia  corpora  génèrent  qualitates  primarias, 
lumine  mediante. 

Secanda   quœstio:    Utrum   in    motu    alterationis    velocitas    sit 

signanda  vel  larditas. 

Art.  I:  Utrum  magnes  suppositum  sibi  ferum  sufficiat  attrabere. 
Art.  II  :  Utrum  altéra tio  medii  luminosi  sit  subita  in  distanti. 
Art.  III:  Utrum  quodlibet  alterans  in  agendo  repatiatur. 

Tertia  quxstio  :  Utrum  augmentalum   continuum   in   augendo 

velocitet  motum  suum. 

Art.  I  :  Utrum  rarefactio  sit  possibilis. 

Art.  II:  Utrum  rarefactio  sit  motus  ad  aliquam  quantitatem. 

Art.  III:  Utrum  rarefactio  sit  per  rarum  et  densum. 

Quarta  quœstio  :  Utrum  in  motu  locali  sit  certa  servanda  velo- 
citas. 

Art.  I.  :  Utrum  velocitatio  motus  gravis  sit  ab  aliqua  causa  certa. 

Art.  II:  Utrum  velocitas  motus  sphaerae  cujuslibet  pênes  punctum 
vel  spatium  aliquod  attendatur. 

Art.  III  :  Utrum  velocitas  omnis  motus  uniformiter  difformis  inci- 
piens  a  non  gradu  sit  aequalis  suo  medio  gradui. 

1.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  n°  6559,  fol.  194,  V. 


DOMINIQUE   .s<»n>    il    LA    BCOLASTIQU1     PARISIEttll  r\~'\ 

Quinta  qasestio  :  t  trum  cselum  possii  suo  motu  et  lumine  infe* 
riora  corpora  transmutare, 

Qusestio  sexta  :  Utrum  corporù  gravia  et  levia  in  suis  motibus 
requirant  médium, 

Quxstio  septima  :  Utrum  omnc  roi-pus  naturelle  habeat  locum 
naturalem. 

Quœstio  oc  lava  :  Utrum  tempus  si/  conseillions  motum. 

Qasestio  nona:  Utrum  le  ni  pus  sit  numerus  motus  secundum  prias 
et  posterais. 

Quœstio  décima  :  Utrum  motus  reperiatur  in  tribus  generihus 
tantum. 

Quœstio  undecima  :  Utrum  omnis  motus  sit  de  contrario  in 
contrarium. 

Gomme  nous  l'avons  dit  en  l'article  XXI,  les  deux  textes 
manuscrits  que  nous  avons  eus  en  main  sont  incomplets;  l'un1 
ne  contient  que  les  quatre  premières  questions;  l'autre3  pré- 
sente, en  outre,  le  commencement  de  la  cinquième  question. 

C'est  la  quatrième  question  qui  va,  un  instant,  retenir  notre 
attention. 

Le  second  article  est  consacré  à  l'examen  de  ce  problème 
qui  a  préoccupé  presque  tous  les  Scolastiques  d'Oxford  :  Que 
faut-il  entendre  par  vitesse  d'un  corps  animé  d'un  mouvement 
de  rotation?  L'auteur  du  Traité  des  six  inconvénients  énumère 
les  diverses  opinions  émises  avant  lui.  Il  cite,  en  particulier, 
l'opinion  de  Magister  Ricardus  de  Versellis  ou  de  Uselis  :  La 
vitesse  du  rayon  d'un  cercle  ou  d'une  portion  de  ce  rayon,  en 
une  rotation  autour  du  centre,  c'est  la  vitesse  du  point  milieu 
du  segment  qui  tourne.  Mais  il  ne  regarde  pas  cette  opinion 
comme  démontrée  par  le  maître  qui  la  propose;  il  lui  préfère 
la  position  prise  par  Maître  Thomas  Bradwardine  en  son 
Tractatus  de  proportionibus  :  La  vitesse  du  corps  animé  d'un 
mouvement  de  rotation,  c'est  la  vitesse  du  point  de  ce  corps 
qui  se  trouve  le  plus  éloigné  de  Taxe. 

La  solution  que  l'auteur  du  Traité  des  six  inconvénients  a 
donnée  de  ce  premier  problème  contraste  avec  celle  qu'en  son 

i.  Bibl.  Nat..  fonds  latin,  ms.  n°  6527. 
3.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ras.  n*  6559. 


474  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

troisième  article,  il  va  donner  de  cet  autre  problème  :  «  La 
vitesse  de  tout  mouvement  local  uniformément  difforme 
est-elle  équivalente  à  son  degré  moyen?  » 

Celui  qui  voudrait  saisir  la  différence  extrême  qui  distingue, 
à  cette  époque,  la  Logique  d'Oxford  de  la  Logique  de  Paris  ne 
pourrait  rien  trouver  de  plus  propre  à  son  objet  que  la  compa- 
raison entre  ce  que  le  Tractatus  de  sex  inconvenientibus  écrit  de 
ce  problème  et  ce  que  le  Tractatus  de  difformitate  qualitatum  en 
a  dit.  L'argumentation  du  premier  de  ces  traités  n'est  qu'un 
pitoyable  entassement  de  sophismata.  Elle  prend  pour  point  de 
départ  ce  prétendu  dilemme1  :  «  Si  la  vitesse  de  tout  mouve- 
ment local  n'est  pas  équivalente  à  son  degré  moyen,  elle  est 
équivalente  à  son  degré  le  plus  intense.  »  Par  une  accumula- 
tion d'inconvenieniia,  elle  rend  intenable  la  seconde  position, 
et  elle  en  conclut  que  la  première  est  la  bonne. 

Cet  auteur  donc,  venu  après  Guillaume  Heytesbury,  n'a  fait 
faire  aucun  progrès  à  la  démonstration  de  cette  proposition2  : 
«  En  tout  mouvement  uniformément  difforme  qui  commence 
au  degré  zéro  et  croît  sans  cesse,  l'espace  parcouru  pendant  un 
certain  temps  est  égal  à  celui  que  ferait  parcourir,  pendant  le 
même  temps  ou  pendant  un  temps  égal,  son  degré  moyen  de 
vitesse.  »  Bien  au  contraire  !  Les  semblants  de  démonstration 
des  Dubla  parisiensia  ou  de  Jean  de  Dumbleton,  pour  insuffi- 
sants qu'ils  fussent,  offraient  aux  yeux,  toutefois,  un  reflet  de 
vérité;  ce  reflet,  on  le  chercherait  vainement  en  l'obscure 
dialectique  du  Tractatus  de  sex  inconvenientibus. 


E.  L'opuscule  intitulé:  A  est  unum  calidum. 

L'auteur  du  Traité  des  six  inconvénients  avait  pu  lire  le 
Tractatus  de  Jîguratione  intensionum  de  maître  Nicole  Oresme; 
l'avait-il  lu  en  effet?  Si  oui,  il  avait  tiré  si  peu  de  fruit  de  cette 
lecture  que  rien,  en  son  écrit,  n'en  garde  le  souvenir.  Mais 
l'École   d'Oxford   va   nous    présenter    d'autres    ouvrages    où 

i.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  n°  655g,  fol.  38,  col.  c. 
2.   Ms.  cit.,  fol.  39,  coll.  a  et  h. 


DOMTTfIQUI    BOTO    n    LA      COLASTIQU1     PÀR1SIWH1  kjû 

l'influence   de   Nicole  Oresme  a   laissé   une    marque    recon 
aaissable. 

En  un  manuscrit  conservé  à  La  Bibliothèque  Nationale1,  un 
certain  Jean  a  réuni  quelques  uns  des  traités  les  plus  célèbi 
sur  les  Sophismaia;  les  Sophismata  d'Alberl  de  Saxe  occupenl 
le  début  du  recueil  ;  puis  \  iennenl  les  Sophismata  de  Cl)  melon  : 
la  copie  de  ces  derniers  a  été  achevée  le  lundi  de  La  Septua 
gésime  de  l'an  MCCCLXXXIX1  sic).  \.  ces  copies,  probablement 
faites  à  Paris,  Jean  a  joint  un  cahier,  venanl  sans  doute 
d'Oxford  et  écrit,  comme  le  d'il  la  table  qu'il  a  mise  à  la  fin  de 
son  œuvre3,  in  littera  anglicana  veteri;  ce  cahier  contient  les 
trente  premiers  sophismes  d'IIeytesbury  ;  les  deux  derniers 
ont  été  transcrits  par  Jean. 

Or,  immédiatement  après  les  Sophismata  de  Clymeton  et 
avant  les  Sophismata  d'Heytesbury,  cette  collection  nous 
présente3,  transcrite  de  la  main  de  Jean,  une  suite  de  vingt- 
deux  sophismes.  Aucun  nom  d'auteur  n'est  joint  à  ce  traité 
qui  ne  porte  point  de  titre;  il  commence  d'emblée  par  cet 
énoncé  du  premier  sophisme  :  «  A  est  unum  calidum  per  totum 
qaod  per  horam  alterabitnr  e  gvadu  unijormi,  et  tamen  per  illam 
[horam]  née  alterabitnr  nniformiter  qnoad  tempns  nec  qnoad  partes 
snbjecti.  »  Les  premiers  mots  de  ce  premier  sophisme  servaient 
de  titre  à  la  collection  tout  entière,  comme  en  témoigne  ce 
proposa  par  lequel  Jean  termine  sa  transcription:  «  Explicil 
iste  liber  qni  intitnlatnr  A  est  nnnm  calidnm.  Deo  gratias.  » 

Ce  recueil  de  sophismes  est  un  parfait  modèle  du  genre  de 
Logique  qui  était  en  vogue  à  l'École  d'Oxford;  les  calculationes 
les  plus  chicanières  n'y  sont  que  trop  fréquentes. 

Le  vingt-deuxième  et  dernier  sophisme  est  ainsi  formulé  5: 

«  In  aliquo  instanti,  extremo  rémission  [snbjecti]  correspon- 
dent gradns  snmmns  caliditatis;  et,  immédiate  ante  illnd  instans, 
terminabitnr  latitndo  caliditatis  ad  non  gradum.  » 


1.  Bibliothèque  Nationale,  fonds  latin,  ms.  n°  i6i34  (ancien  fonds  Sorbonne,  ms. 
n°  848). 

2.  Ms.  cit.,  fol.  i4G,  col.  a. 

3.  Ms.  cit.,  fol.  73,  col.  bf  à  fol.  80,  col.  d. 
6.  Ms.  cit.,  fol.  80,  col.  d. 

5.  Ms.  cit.,  fol.  79,  col.  d. 


476  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

C'est  en  discutant  ce  sophisme  que  l'auteur  est  amené  à 
formuler  la  proposition  suivante1  dont  la  démonstration  termi- 
nera son  traité  : 

«  Un  mobile  se  meut  pendant  une  heure  qui  a  été  divisée 
en  parties  proportionnelles,  et  son  mouvement  est  de  telle 
sorte  :  Durant  toute  la  première  partie  proportionnelle,  il  se 
meut  avec  une  certaine  vitesse;  durant  la  seconde  partie  pro- 
portionnelle, il  accélère  continuellement  son  mouvement, 
jusqu'à  un  degré  double,  en  sorte  qu'à  la  fin  de  la  seconde 
partie  proportionnelle,  il  atteigne  une  vitesse  double  de  celle 
de  la  première  partie;  pendant  la  troisième  partie  proportion- 
nelle, il  se  meut  continuellement,  d'une  manière  uniforme, 
avec  ce  degré  double  de  vitesse;  au  commencement  de  la 
quatrième  partie,  il  commence  à  accélérer  son  mouvement  et, 
pendant  cette  quatrième  partie,  il  accroît  continuellement  sa 
vitesse,  d'une  manière  uniformément  difforme,  de  telle  sorte 
qu'il  ait  à  la  fin  une  vitesse  double  de  celle  qu'il  avait  en  la 
troisième  partie,  et  quadruple  de  celle  qui  correspondait  à  la 
première  partie;  durant  la  cinquième  partie  proportionnelle, 
il  se  meut  avec  une  vitesse  uniforme;  durant  la  sixième,  il 
accélère  uniformément  son  mouvement,  comme  ci-devant, 
jusqu'à  une  vitesse  double;  durant  la  septième,  il  se  meut 
uniformément;  et  ainsi  alternativement  sans  fin.  Je  dis  qu'en 
l'heure  entière,  le  mobile  parcourra  un  chemin  qui  est  trois 
fois  et  deux  tiers  de  fois  le  chemin  parcouru  en  la  première 
partie  proportionnelle.  » 

Nous  reconnaissons  un  des  problèmes  que  Nicole  Oresme 
a  résolus  en  son  Tractatus  de  Jîguratlone  intensionum.  La  solu- 
tion donnée  par  le  maître  d'Oxford  est  équivalente,  cela  va 
sans  dire,  à  celle  qu'a  donnée  le  Maître  parisien;  nous  pour- 
rions dire  plus  exactement  qu'elle  lui  est,  au  fond,  identique; 
mais  Oresme  a  fait,  pour  l'exposer,  un  très  heureux  usage  de 
la  représentation  par  coordonnées;  le  Logicien  anglais  ne  veut 
pas  user  de  cette  figuration  géométrique  ;  il  veut  que  sa 
déduction    conserve   une    allure    purement    arithmétique;    il 

\.  Ms.  cit.,  fol.  80,  col.  b, 


Domimoi  i     80T0    ii    LA    SCOLASTIQUÈ    PAKlSIBïfHB  /| 7 7 

traduit  donc   en   Langage  arithmétique   le   raisonnement  de 
forme  géométrique  qu'Oresme  a  donné. 

Le  développement  de  ce  raisonnement  exige,  1  > i <- 1 1  entendu, 
l'évaluation  de  l'espace  qu'un  mobile  parcourt  pendant  un 
certain  temps  lorsqu'un  mouvement  uniformément  varié 
l'entraîne;  tout  ce  que  nous  venons  de  dire  montre  assez  que 
cette  évaluation  était  alors  familière  aux  Logiciens  d'Oxford; 
aussi  notre  auteur  se  borne  t  il  à  la  rappeler  comme  vérité 
banale  :  «  Ipsa  est  uniformiter  difformis;  ergo  est  xqualis  suo 
grudai  medio.  » 


VI.  Le  Liber  calculationum  de  Riccardus  de  Ghlymi  Eshedi. 

Venons  enfin  à  celui  des  écrits,  engendrés  par  la  Logique 
d'Oxford,  qui  a  connu,  peut-être,  la  vogue  la  plus  forte  et  la 
plus  étendue,  à  ce  livre  dont  l'auteur,  regardé  comme  le 
Calculateur  par  excellence,  a  perdu  son  nom  véritable  de 
Riccardus  de  Ghlymi  Eshedi  pour  emprunter,  on  ne  sait 
comment,  celui  de  Swineshead  ou  Suiseth. 

Le  traité  qui  va  nous  occuper  est  divisé  en  chapitres  ;  dans 
la  rédaction  manuscrite  que  nous  avons  eue  en  mains  et  dans  les 
plus  anciennes  éditions  imprimées,  ces  chapitres  ne  portent 
pas  de  titres;  l'édition  donnée  à  Pavie,  en  i4q8,  par  Franciscus 
Gyrardengus,  leur  en  a  attribué;  voici  la  liste,  complétée,  de 
ces  chapitres: 

I.  De  intensione  et  remissione. —  II.  De  difformibus. —  III.  De 
inlensione  elementi.  —  IV.  De  intensione  mixtorum.  —  V.  De  aug- 
mentatione.  —  VI.  De  reactione.  —  VII.  De  potentia  rei.  — 
VIII.  De  difficultate  actionis.  —  IX.  De  maximo  et  minimo.  — 
X.  De  loco  elementi.  —  XI.  De  luminosis.  — -  XII.  De  actione 
laminosi.  —  XIII.  De  motu  locali. —  XIV.  De  medio  non  resistente. 
—  XV.  De  medio  uniformiter  difformi.  —  XVI.  De  inductione 
gradus  summi.  —  XVII.  De  acquisitione  alterationis . 

La  seule  lecture  de  cfette  table  manifeste  l'analogie  qui  existe 
entre  le  plan  du  traité  du  Calculateur  et  ceux  de  trois  ouvrages 
décrits  en  ce  qui  précède  :  Le   Tractatus  de  primo  motore  de 


47§  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

Swineshead,  la  Samma  de  Jean  de  Dumbleton,  enfin  le  Trac* 
latus  de  sex  inconvenientibus ;  nous  sommes  en  présence  de 
quatre  traités  de  la  même  famille.  La  comparaison  entre  la  table 
des  matières  du  Liber  calculationum  et  celle  du  Tractatus  de 
primo  motore  suffirait  également  à  démontrer,  à  défaut  de 
témoignage  direct,  que  ces  deux  ouvrages  ne  sauraient  être 
du  même  Swineshead;  un  seul  et  même  auteur  n'écrit  pas 
deux  ouvrages  si  semblables  par  leur  objet  et  si  différents  par 
leur  composition. 

Le  Liber  calculationum  nous  présente,  parvenus  à  leur  plein 
développement,  tous  les  défauts  de  l'École  d'Oxford;  les  dis- 
cussions sophistiques  en  forment  le  fond  constant;  elles  ont  ravi 
d'admiration  les  ergoteurs  pour  qui  la  Philosophie  n'avait  plus 
d'autre  objet  que  de  fournir  matière  à  dispute;  en  ce  livre, 
ils  trouvaient  un  véritable  arsenal  de  roueries  et  de  chicanes  ; 
livre  médiocre  et  sans  originalité,  d'ailleurs,  où  l'on  ne  saurait 
découvrir  la  moindre  pensée  qui  n'ait  été  maintes  fois  agitée, 
retournée,  examinée  sous  toutes  ses  faces  par  les  docteurs  de  Paris 
ou  d'Oxford,  le  Liber  calculationum  est  l'œuvre  dune  Science 
sénile  et  qui  commence  à  radoter;  le  succès  prodigieux  que 
cette  œuvre  va  rencontrer  à  Paris,  la  grande  vogue  dont  elle 
jouira  auprès  de  tout  un  parti  de  maîtres  italiens,  {signalent 
vraiment  la  décrépitude  de  la  Scolastique;  les  Humanistes  ne 
s'y  tromperont  pas,  et  lorsqu'ils  voudront  cribler  de  traits 
mortels  les  universités  et  ce  qu'on  y  enseigne,  ils  sauront  où 
viser;  les  calculationes  de  Suiseth  seront  le  point  vulnérable  vers 
lequel,  de  préférence,  ils  dirigeront  leur  tir. 

Cependant,  les  propos  ennuyeux  qu'un  vieillard  ressasse 
peuvent  être  bons  à  entendre  et  précieux  à  retenir;  ils  nous 
transmettent  les  connaissances  acquises  au  temps  où  ce  vieillard 
était  jeune;  ils  sont  la  tradition,  sans  laquelle  aucun  progrès 
ne  serait  possible  ;  même  en  ce  Liber  calculationum,  dont  les 
arguties  compliquées  les  rebutaient,  les  étudiants  de  la  Renais- 
sance eussent  pu  trouver  de  précieuses  vérités,  héritage  des 
maîtres  nominalistes  du  xiv°  siècle;  ils  y  eussent  reconnu, 
en  particulier,  les  legs  de  Nicole  Oresme. 

En  effet,  tout  comme  la  collection  de  sophismes  intitulée  : 


ixmiMni  i    BOTO   1:1    LA    8C0LÀSTÎQUE    PARI  'i7'i 

t  est  ii/iiuii  calidum,  le  traité  <!<■  Riccardus  <l<-  Ghlymni  Eshedj 
porte  la  trace  reconnaissable  qu'a  Laissée  L'influence  «lu  Trac 
talus  de  figura tio ne  intenslonum, 

Au  chapitre  De  difformibus,  qui  est  !<•  second  de  tout 
L'ouvrage,  L'auteur  esl  amenée  formuler1  la  proposition  sui- 
vante: «  Si  l'on  supposait  que  La  première  partie  proportion- 
nelle d'une  certaine  qualité  eut  une  intensité  déterminée,  que 
la  seconde  partie  proportionnelle  eut  une  intensité  double, 
que  la  troisième  eût  une  intensité  triple  et  ainsi  à  l'infini,  le 
tout  aurait  une  intensité  [moyenne]  précisément  égale  à  celle 
de  la  seconde  partie  proportionnelle;  ce  qui,  tout  d'abord,  ne 
semble  pas  vrai,  car  cette  qualité  paraît  infinie.  » 

Cette  proposition  est  une  de  celles  qu'Oresme  a  établies  au 
traité  De  difformUate  qualltatum2 .  La  démonstration  donnée  par 
Riccardus  de  Ghlymi  Eshedi  est  la  traduction  en  langage 
arithmétique  de  la  démonstration  géométrique  d'Oresme;  le 
Maître  d'Oxford,  en  effet,  comme  tous  ses  compatriotes, 
se  refuse  à  employer  la  représentation  par  coordonnées  ;  mais 
la  traduction  est  textuelle,  à  ce  point  que  le  lecteur  est  porté 
à  tracer  la  figure  qui  éclairerait  la  déduction  ;  et  c'est  bien  ce 
qu'a  fait  un  lecteur  du  manuscrit  conservé  à  la  Bibliothèque 
Nationale;  mais  la  lecture  du  texte  montre  sans  peine  que  le 
dessin  de  cette  figure  n'était  nullement  en  l'intention  de 
l'auteur. 

Le  chapitre  De  difformibus,  où  se  trouve  traité  le  problème 
dont  nous  venons  de  parler,  débute  par  l'examen  de  cette 
question:  Une  latitude  uniformément  difforme  correspond-elle 
à  son  degré  moyen?  L'auteur  reproduit  en  ces  termes3  l'argu- 
ment qui  conclut  à  l'affirmative  : 

a  Que  l'on  prenne  une  telle  latitude  ou  une  telle  chaleur; 
que  l'on  atténue  l'une  des  moitiés  jusqu'au  degré  moyen  et 
que,  d'une  manière  équivalente,  on  accroisse  l'intensité  de 
l'autre  moitié  jusqu'au  degré  moyen;  le  tout  n'en  devient  ni 
plus  ni  moins  intense,  car  il  acquiert  d'un  côté  une  latitude 

i.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  n°  6558,  fol.  6,  col.  b.  —  Subtilissimi  Doctoris 
Anglici  Suiset  Calculationum  Liber,  Paduae  (ca.  i48o),  5"  fol.  imprimé,  col.  d. 

2.  Voir  §  XVIII. 

3.  M»,  cit.,  fol.  5,  col.  a;  éd.  Paduœ,  ca.  i48o,  fol.  sign.  a  5,  col.  d. 


480  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

aussi  grande  que  celle  qu'il  perd  de  l'autre  côté  ;  et  maintenant, 
il  est  uniformément  intense  sous  un  degré  égal  au  degré 
moyen;  il  correspond  donc  maintenant  à  ce  degré  moyen.  » 

Nous  n'insisterons  pas  sur  la  discussion  interminable,  aux 
sophismes  enchevêtrés,  par  laquelle  le  Calculateur  conteste  la 
valeur  générale  de  cette  proposition;  qu'il  nous  suffise  d'une 
remarque  :  Cette  proposition,  il  ne  la  révoque  pas  en  doute 
lorsque  la  latitude  considérée  est  la  vitesse  d'un  mouvement 
local;  il  l'invoque  alors  comme  vérité  communément  admise. 

Traitant,  par  exemple,  en  son  XVe  chapitre,  du  mouvement 
d'un  mobile  en  milieu  résistant,  le  Calculateur  s'exprime 
ainsi1  : 

«  Si  le  mobile  accélérait  uniformément  son  mouvement, 
comme  il  a  commencé  à  l'accélérer  à  partir  du  degré  nul,  il 
parcourrait  en  la  seconde  moitié  du  temps  trois  fois  plus  de 
chemin  qu'en  la  première.  » 

Cette  phrase  suppose  que  l'on  connaisse  la  loi  qui  relie,  en 
un  mouvement  uniformément  varié,  le  chemin  parcouru  au 
temps  employé  à  le  parcourir. 

Cette  loi,  personne  ne  l'ignore  à  l'École  d'Oxford  au  temps 
où  Swineshead,  Jean  de  Dumbleton,  Guillaume  Heytesbury  y 
enseignent;  personne  ne  l'ignore  parmi  les  disciples  de  ces 
maîtres.  A-t-elle  été  découverte  à  Oxford  ou,  bien  plutôt,  n'est- 
elle  pas  venue  de  Paris,  comme  ces  «  doutes  »  par  lesquels 
semble  s'être  complété  le  Traité  du  premier  moteur  de  Swines- 
head? C'est  une  question  à  laquelle  toute  réponse  péremptoire 
serait  assurément  fort  mal  justifiée.  En  tout  cas,  ignorants  ou 
dédaigneux  de  la  représentation  par  coordonnées,  les  maîtres 
d'Oxford  n'ont  pas  su  donner  à  leurs  arguments  en  faveur  de 
cette  proposition  la  netteté  des  déductions  d'Oresme.  Non  pas 
que  ces  déductions  soient,  ici,  vraiment  démonstratives;  elles 
supposent,  en  effet,  ce  grave  postulat  :  Lorsqu'en  un  système 
de  coordonnées  rectangulaires,  les  temps  ont  été  pris  pour 
abscisses  et  les  vitesses  pour  ordonnées,  l'aire  de  la  figure 
représente  le  chemin  parcouru  par  le  mobile.  Mais  pour 
justifier  ce  postulat,  il  faudra  recourir  au  calcul  infinitésimal; 

i.  Ms.  cit.,  fol.  58,  col.  a;  éd.  Paduœ,  ca.  i48o,  fol.  sign.  k  2,  col.  d. 


DOMINIQUE   SOTO   BT    LÀ     \COLA    «QUI     PAEISŒTfKS  /|8i 

jusqu'à  l'invention  de  ce  calcul,  La  Physique  n'aura,  de  La  lpi 
du  mouvement  uniformément  varié,  auoune  démonstration 

meilleure  que  celle  d'Orcsme. 

XXIV 

Comment  les  doctrines  de  Nicole  Oresme 
se  sont  répandues  en   Italie. 

Nous  avons  vu  ce  que  Nicole  Oresme  enseignait,  à  Paris,  au 
sujet  de  la  latitude  des  formes;  nous  avons  vu  comment 
Albert  de  Saxe  et,  surtout,  Marsile  d'Inghen  avaient  fait  usage 
de  cet  enseignement;  nous  avons  essayé  de  retracer,  ensuite, 
l'importance  que  cette  doctrine  de  la  latitude  des  formes  avait 
prise  à  Oxford  et  la  forme  particulière  dont  l'avait  revêtue 
la  trop  grande  habitude  de  discuter  des  sophismes  ;  nous  allons 
essayer,  maintenant,  de  dire  comment  elle  s'est  répandue  dans 
l'enseignement  des  Universités  italiennes. 

Les  théories  mathématiques  conçues  au  sujet  de  l'intensité 
des  formes  n'ont  pas  envahi  en  une  seule  fois  les  Universités 
de  Padoue  et  de  Bologne  ;  semblables  à  une  marée,  elles  ont 
avancé  par  une  succession  de  flots  ;  un  premier  flot  a  apporté 
les  idées  parisiennes  de  Nicole  Oresme;  un  second  flot  a  poussé 
la  dialectique  sophistique  de  Guillaume  Heytesbury  ;  un  troi- 
sième flot  a  amené,  dans  toutes  les  écoles,  les  arguties  compli- 
quées du  Calculateur. 

Le  principal  initiateur  des  Universités  italiennes  à  la  Logique 
de  Paris  semble  avoir  été  Paul  Nicoletti  de  Venise,  mort  à 
Padoue  le  i5  juin  1429.  Aussi  trouvons-nous  en  ses  écrits  des 
marques  non  douteuses  laissées  par  les  doctrines  d'Oresme  et 
de  ses  disciples. 

En  son  commentaire  au  De  generatione  et  corruptione,  Paul 
de  Venise  cite1  très  fréquemment  les  noms  de  Jean  Buridan  et 

1.  Expositio  Magistri  Pauli  Veneti  super  libros  de  generatione  et  corruptione  Aristo- 
telis.  Eiusdem  de  compositione  mundi  cum  figuris.  Colophon  :  Impressus  Venetiis  man- 
date» et  expensis  nobilis  Viri  Dornini  Octaviani  Scoti  Civis  Modoetiensis  duodecimo 
kalendas  Junias  1498.  Per  Bonetum  Locatellum  Bergomensem.  Fol.  33,  col.  a;  fol.  34, 

P.    Dl.HEM.  3l 


482  ÉTUDES  SLR  LEONARD  DE  VINCI 

de  Marsile  d'Inghen.  En  particulier,  il  connaît  et  discute1 
l'opinion  de  ces  maîtres,  selon  laquelle,  en  un  corps  inégale- 
ment échauffé,  la  latitude  du  chaud  et  la  latitude  du  froid  ont 
une  somme  dont  la  valeur  est  la  même  en  tous  les  points  du 
corps;  mais  pour  exposer  cette  théorie,  qu'il  rejette  d'ailleurs, 
il  n'emploie  pas  la  figuration  géométrique  qu'Oresme  avait 
imaginée  et  que  Marsile  avait  adoptée. 

La  volumineuse  Expositio  super  octo  libros  Physicorum,  donnée 
par  Paul  de  Venise2,  est  datée;  elle  fut  terminée  le  3o  juin  i4og. 
Partisan  presque  toujours  fidèle  de  la  Physique  averroïste, 
Fauteur  de  ce  livre  montre,  cependant,  qu'il  connaît  aussi  la 
Physique  parisienne.  C'est  ainsi  qu'à  deux  reprises3,  nous 
l'entendrons  invoquer  cette  règle  :  Une  latitude  uniformément 
difforme  correspond  à  son  degré  moyen. 

La  Sunirna  totius  Physicœ  de  Paul  de  Venise  est,  sans  doute, 
postérieure  à  Y  Expositio  super  octo  libros  Physicorum;  en  un 
grand  nombre  de  questions,  l'auteur  se  montre  maintenant 
converti  aux  doctrines  de  Paris;  nous  ne  serons  pas  surpris 
d'apprendre  qu'il  y  invoque4,  comme  vérité  incontestée, 
cette  règle:  «  Ornais  latitudo  uniformiter  difformis  correspondet 
suo  gradui  medio.  »  La  lecture  de  la  Summa,  comme  celle  de 
YExpositio,  nous  apprend  donc  que  la  connaissance  de  la 
règle  de  Nicole  Oresme  était  courante  parmi  les  auditeurs  de 
Paul  de  Venise,  vers  l'an  1/120.  Un  manuscrit,  en  effet,  copié» 
en  i42i,  à  Rimini,  par  J.  de  Beylario,  contient  déjà  la  Summa 
naturalium,  le  De  generatione  et  corruplione,  la  Logica  et  le 
De  Cœlo  et  Mundo  de  Paul  de  Venise5. 

col.  a;  fol.  35,  col.  a;  fol.  43,  col.  b;  fol.  45,  col.  b;  fol.  49,  col.  d;  fol.  5o,  col.  a; 
fol.  54,  col.  a. 

1.  Pauli  Veneti  Op.  laud.,  fol.  72,  col.  c  ;  fol.  84,  col.  c;  fol.  87,  col.  b. 

2 .  Expositio  Pauli  Veneti  super  octo  libros  phisicorum  Aristotelis  neenon  super  comento 
Averois  cum  dubiis  eiusdem.  Colophon  :  Explicit  liber  Phisicorum  aristotelis:  expositus 
per  me  fratrem  Paulum  de  Venetiis:  artium  liberalium  et  sacre  théologie  doctorem  : 
ordinis  fratrum  heremitarum  beatissimi  Augustini.  Anno  domini.  Mccccix.  die 
ultima  mensis  Junii:  qua  festum  celebratur  commemorationis  doctoris  gentium  et 
christiauorum  apostoli  Pauli.  Impressum  Venetijs  per  providum  virum  dominum 
Gregorium  de  Gregoriis.  Anno  nativitatis  domini.  Mccccxcix.  die  xxiij  mensis  Aprilis. 

3.  Pauli  Veneti  Op.  laud.,  col  d  du  fol.  qui  suit  immédiatement  le  fol.  sign.  Oiiij; 
col.  d  du  fol.  sign.  Pij. 

4.  Pauli  Veneti  Summa  totius  Physicœ,  Pars  I,  cap.  XXXVIII. 

5.  Catalogue  de  Manuscrits,  autographes,  incunables  et  livres  rares  de  la  librairie 
T.  de  Marinis  et  G.,  Florence,  1911,  p.  23,  n°  71.  —  Au  verso  du  fol.  174  du  ms.,  on  lit  : 


bOMXftlQUfl   SÛTO   m    LA  nm  I   I'Uiimi.nm.  483 

Biagio  Pelacani,  dit  l>Ia i s<*  de  Parme, étail  à  peu  près  contera 
porain  de  Paul  de  Venise;  docteur  de  l'Université  de  Pavie 
en  107/1,  ''  enseigna  l'astrologie  à  Bologne  <le  i.'^sà  i384;  il 
professa  ensuite  à  Padoue  jusqu'en  i388,  puis,  de  nouveau, 
à  Bologne;  en  i  lo4,  i4o6  et  [£07,  nous  le  retrouvons  à  Pavic; 
en  1407,  il  enseigne  à  Padoue1,  niais  quitte  sa  chaire  cette 
année  même;  il  passe  pour  s'être  rendu  à  Paris  vers  cette 
époque;  de  1/108  à  i4n,  il  reprend  sa  chaire  à  Padoue;  le 
[5  mai  1/109,  il  est  au  nombre  des  juges  qui  confèrent  à  Pros- 
docimo  de'  Beldomandi  le  titre  de  maître  es  arts2;  il  meurt 
à  Parme,  sa  ville  natale,  le  23  avril  1/4 16. 

On  doit  à  Biaise  de  Parme  des  Quœstiones  super  traclatu  de 
lidiludinibus  Jormarum.  A  deux  reprises,  en  i486  et  en  i5o5, 
ces  Quœstiones  ont  été  imprimées3  à  la  suite  du  Tractatus  de 
latitudinibus  formarum  faussement  attribué  à  Nicole  Oresme. 
Récemment,  elles  ont  été  étudiées  par  M.  F.  Amodeo^. 

Ces  questions  sont  au  nombre  de  trois  : 

i°  La  latitude  de  toute  forme  est-elle  nécessairement  uni- 
forme ou  difforme? 

20  Existe-t-il  une  forme  uniformément  difforme  qui  com- 
mence a  non  gradu? 

3°  Toute  latitude  uniformément  difforme  correspond-elle  à 
son  degré  moyen? 

Non,  répond  Biaise  de  Parme  à  la  première  question  ;  toute 
forme  n'est  pas  nécessairement  soit  uniforme,  soit  difforme. 
Prenant,  en  effet,  la  notion  scolastique  de  forme  en  toute  sa 
généralité,  il  distingue  les  formes  en  essentielles  et  acciden- 
telles; selon  qu'elle  est  ou  non  susceptible  d'atteindre  des 
degrés  divers,  une  forme  accidentelle  est,  à  son  tour,  graduelle 

«  Scriptum  Arimini  per  me  fratrem  Johannem  de  beylario  colonie  provincie  in  studio 
Ariminj  sub  anno  domini  M0cccc°xxj*.  ultima  die  decembr.  completum.  Finito  libro 
sit  laus  et  gloria  christo.  » 

1.  Antonio  Favaro,  Jntorno  alla  vita  ed  aile  opère  di  Prosdocimo  de'  Beldomandi  (Bul- 
letino  di  Bibliografia  e  di  Storia  délie  Scienze  matematiche  e  fisiche  pubblicato  da  B.  Bon* 
compagni,  t.  XII,  187g,  pp.  24-25). 

2.  Antonio  Favaro,  Op.  laud.,  p.  22. 

3.  Ces  deux  éditions  ont  été  décrites  ci-dessus,  au  S  XIX. 

4.  F.  Amodeo.  Appunti  su  Biagio  Pelacani  da  Parma  [Atti  del  IV  Congresso  interna- 
zionale  dei  Matemalici  (Borna,  6-11  Aprile  1608),  vol. III,  pp.  549-553.]  —  C'est  d'après  ce 
travail  que  nous  parlons  des  Questions  de  Biaise  de  Parme;  nous  n'avons  pu  le» 
consulter  directement. 


484  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

ou  non  graduelle;  elle  peut  être  divisible  ou  indivisible;  seules 
les  formes  accidentelles,  graduelles  et  divisibles  sont  suscep- 
tibles d'être  uniformes  ou  difformes. 

Le  traité  De  latitudinibus  formarum  composé  ad  mentem 
Oresme  ne  considère  que  des  formes  douées  de  longitude  et 
de  latitude,  susceptibles,  par  conséquent,  d'être  représentées 
au  moyen  d'une  figure  plane  ;  Biaise  de  Parme  s'élève  à  une 
généralité  plus  grande;  il  considère  également  des  formes  qui 
ont  longueur,  largeur  et  profondeur,  formes  qui  se  représen- 
teront à  l'aide  de  figures  à  trois  dimensions;  Nicole  Oresme, 
nous  l'avons  vu,  avait  longuement  considéré  de  telles  formes; 
Pelacani  nous  apparaît  ici  sous  les  traits  d'un  homme  qui  a  lu 
le  Tractatas  de  dijformitate  qualitatum  et  qui  s'en  sert  pour 
compléter  le  Traclatas  de  latitudinibus  formarum. 

Une  impression  analogue  se  dégage  de  la  lecture  de  la 
deuxième  question. 

Le  Tractatus  de  latitudinibus  formarum  avait  donné  de  la 
latitude  uniformément  difforme  la  définition  suivante: 

Latiludo  uniformiler  dijformis  est  illa  cujus  est  xqualis  excessus 
graduum  inter  se  xqualiter  distantium. 

Biaise  de  Parme  critique  cette  définition  ainsi  que  deux  autres 
définitions  dont  il  ne  nomme  pas  les  auteurs,  et  il  conclut  en 
proposant  la  suivante: 

Latiludo  uniformiler  dijformis  est  latiludo  dijformis  cujus 
quarumlibet  trium  partium  exlensive  œqualium  ab  invicem  xque 
distantium  siluanlur  ut  primx  ad  secundam  sicut  secundœ  ad 
tertiam  œquales  intensive  sunt  excessus  ;  talis  est  primx  ad 
secundam  sicut  secundx  ad  tertiam,  loquendo  de  partibus  totalibus 
quanlitatis  intensive. 

Cette  définition  se  rapproche  visiblement  de  celle  qu'Oresme 
avait  donnée  au  Tractatus  de  difformitatibus  qualitatum;  mais 
elle  n'en  atteint  ni  la  clarté  ni  la  généralité. 

La  troisième  question  traitée  par  Biaise  de  Parme  est  celle 
qui  nous  intéresse  le  plus;  selon  l'analyse  qu'en  donne 
M.  Amodeo ' ,  la  pensée  de  Pelacani  y  est  très  confuse  :  «  Il  pose, 
tout  d'abord,  des  prémisses  qui  ont  trait  aux  diverses  classes 

i.  F.  Amodeo,  loc.  cit.,  p.  553. 


DOMINIOUK   BOTO   il    LA    BGOLASTIQ1  E   iwiusif.nni:  /|8f> 

de  latitudes  qu'il  a  caractérisées  <'n  commençant;  nous  ne 
croyons  pas  utile  de  l'y  suivie.  Puis  il  s'attache  à  développer 
des  considérations  géométriques  très  simples  et  à  démontrer 
que  la  ligne  qui  joint  les  milieux  de  deux  cotés  d'un  triangle 
est  la  moitié  du  troisième  côté;  que  le  parallélogramme  qui  a 
pour  côtés  cette  ligne  et  le  troisième  côté  du  triangle  est  équi- 
valent au  triangle;  que  le  triangle  détaché  du  triangle  total 
par  cette  ligne  est  le  quart  du  triangle  total. 

»  Il  formule  ensuite  huit  conclusions,  parmi  lesquelles  nous 
citerons  la  troisième:  En  toute  latitude  uniformément  difforme 
qui  commence  a  non  gradu  ou  qui  se  termine  ad  non  gradum, 
le  degré  milieu  est  la  moitié  du  degré  le  plus  intense.  Nous 
citerons  également  la  cinquième  conclusion  :  En  toute  latitude 
uniformément  difforme,  il  y  a  une  infinité  de  parties  qui  ont 
même  degré  moyen.  Ces  conclusions  tendent,  en  substance,  à 
montrer  que  le  degré  milieu  n'existe  pas  toujours  en  la  forme.  » 

De  cette  règle  :  La  latitude  uniformément  difforme  correspond 
à  son  degré  moyen,  il  n'est  aucunement  question  au  Tractatus 
de  latitudinibus  formarum.  C'est  sans  doute,  en  lisant  le 
Tractatus  de  difformitate  qualitatum  que  Biaise  de  Parme  en 
avait  pris  connaissance;  de  cette  lecture,  d'ailleurs,  on  doit, 
semble-t-il,  reconnaître  la  trace  en  la  démonstration  géomé- 
trique qu'il  a  délayée  à  l'excès. 

Nous  apprenons,  en  tout  cas,  aussi  bien  par  l'enseignement 
de  Biago  Pelacani  que  par  l'enseignement  de  Paolo  Nicoletti, 
que  les  Universités  italiennes,  vers  l'an  i/j20,  étaient  au  courant 
des  doctrines  de  Nicole  Oresme  ;  en  particulier,  on  y  connaissait 
la  loi  qui  relie,  en  un  mouvement  uniformément  varié,  le 
chemin  parcouru  au  temps  employé  à  le  parcourir. 

Les  hésitations  de  la  discussion  de  Biaise  de  Parme  semblent 
marquer  déjà  l'influence  de  la  Logique  d'Oxford;  cette  même 
influence  a  sans  doute  exercé  quelque  action  sur  un  auteur 
qui  fut  contemporain  de  Pelacani,  sur  Jacques  de  Forli. 

Giacomo  délia  Torre,  né  à  Forli,  et  nommé,  dans  les  écrits 
latins   du  xve  siècle,  Jacobus  de    Forlivio1,   est   médecin   à 

1.  Il  ne  faut  pas  confondre  l'auteur  dont  nous  parlons  avec  Jacques  de  Forli  qui 
enseignait  la  philosophie  à  Bologne  en  13/47. 


486  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DR  VINCI 

Padoue  en  1^02;  il  quitte  quelque  temps  cette  ville,  puis 
y  revient  en  14071;  en  1^09  et  i4n,  il  enseigne  la  médecine 
à  l'Université;  le  i5  mai  M09  il  est,  avec  Biaise  de  Parm», 
au  nombre  des  examinateurs  devant  lesquels  Prosdocimo 
de'  Beldomandi  subit  les  épreuves  de  la  maîtrise  es  arts2;  le 
i5  avril  i^n,  il  est  un  des  juges  qui  -confèrent  le  doctorat 
en  médecine  au  même  Prosdocimo3;  il  meurt  à  Padoue  le 
12  février  d'une  année  qui,  commençant  à  Pâques,  portait 
alors  le  millésime  de  i4i3  et  qui  doit,  aujourd'hui,  être 
désignée  comme  l'année  i4i4- 

Jacques  de  Forli  a  composé  un  traité  intitulé  De  intensione  et 
remissione  formarum ;  l'objet  de  ce  traité  était  de  discuter  et  de 
combattre  les  doctrines  que  Walter  Burley  avait  soutenues 
en  un  écrit  de  même  titre;  aussi  le  livre  de  Walter  Burley  et 
le  livre  de  Jacques  de  Forli  ont-ils  été  imprimés  ensemble, 
à  Venise,  en  i/igô^. 

Pour  réfuter  les  opinions  de  Burley,  Jacques  de  Forli  use5 
de  tout  ce  qui  avait  été  dit,  en  la  seconde  moitié  du  xive  siècle, 
sur  la  latitude  des  formes,  sur  les  degrés  de  cette  latitude,  sur 
l'uniformité  et  la  difformité  des  qualités;  bon  nombre  de 
théories,  chères  aux  physiciens  de  Paris,  sont  invoquées  par 
lui;  ainsi,  touchant  la  coexistence  du  chaud  et  du  froid  en 
chaque  point  d'un  sujet  inégalement  chauffé,  il  admet,  ce  que 
ne  fait  pas  Paul  de  Venise,  l'opinion  de  Jean  Buridan  qui 
avait  si  vivement  séduit  Marsile  d'Inghen. 

De  la  qualité  uniformément  difforme,  Jacques  de  Forli 
donne  la  définition  suivante:  «  Qualitas  uniformiter  difformis 
est  Ma  cujus,  quibuscunque  partibus  duobus  datis  sequalibus,  per 
tantam  distantiam  excedit  extremum  intensius  in  una  extremum 
remissius  ejusdem,  per  quantam  in  alia  extremum  intensius  excedit 


1 .  Antonio  Favaro,  Intorno  alla  vita  ed  aile  opère  di  Prosdocimo  de'  Beldomandi 
(Bulletino  di  Bibliograjia  e  di  Sloria  délie  Scienze  matematiche  e  fisiche,  t.  XII,  1879, 
pp.  27-28). 

2.  Antonio  Favaro,  Op.  laud.,  p.  22. 

3.  Antonio  Favaro,  Op.  laud.,  p.  23. 
h.  Cette  édition  a  été  décrite  au  §  XII. 

5.  Nous  n'avons  pu  consulter  l'ouvrage  de  Jacques  de  Forli  ;  ce  que  nous  en  disons 
est  extrait  des  Perscrutation.es  physicœ  de  Louis  Coroncl;  nous  avons  eu  mainte  occa- 
sion de  contrôler  l'exactitude  parfaite  des  informations  de  cet  auteur. 


DOllIIflQUl   BOTO   Wt    i\    scoi.a^iidm:    PAUfllIlflfl  /187 

extremum    remissius   ipsius.  »    Plus   olaire  que    la    définition 
proposée  par  Biaise  de  Parme,  elle  lui  est,  au  Fond,  identique. 

Jacques  de  Forli  veut  que  cette  latitude  uniformément 
difforme  soit  aussi  intense  que  I»1  degré  le  plus  Intense  qu'elle 
contienne  ou  qui  lui  serve  de  terme;  «exactement,  remarque 
Louis  Coronel1,  comme  Hentisber  tient,  en  son  traité  du 
mouvement  local,  qu'un  mobile  se  meut  avec  la  même  vite 
que  son  point  le  plus  rapidement  mû  ».  Le  parti  auquel  se 
range  Jacques  de  Forli,  c'est,  comme  nous  l'avons  vu  en  l'ar- 
ticle précédent,  celui  que  Swineshead  tenait  en  son  De  primo 
motore.  Selon  l'observation  fort  juste  de  Louis  Coronel,  ce  parti 
tire  sa  principale  force  de  cette  proposition  :  La  vitesse  d'un 
corps  animé  d'un  mouvement  de  rotation,  c'est  la  vitesse  du 
point  de  ce  corps  qui  se  meut  le  plus  rapidement.  Nous  avons 
vu  que  cette  proposition,  formulée  par  Bradwardine,  avait 
ravi  l'adhésion  non  seulement  de  toute  l'École  d'Oxford,  mais 
encore  d'Albert  de  Saxe. 

L'influence  d'Oxford  ne  paraît  pas  s'être  exercée  seulement 
sur  Jacques  de  Forli  en  le  pressant  d'adhérer  à  telle  ou 
telle  opinion  particulière;  elle  semble  lui  avoir  inspiré,  par 
une  action  plus  générale,  un  goût  immodéré  pour  les  calcu- 
lât iones. 

Jacques  de  Forli  était  médecin,  et  il  a  beaucoup  écrit  sur  la 
médecine.  On  a  de  lui  un  commentaire2  des  passages  où  les 
Canons  d'A.vicenne  traitent  d'embryologie.  Mais  trois  ouvrages 
ont  surtout  rendu  célèbre  le  nom  de  Giacomo  délia  Torre 
parmi  les  médecins,  et  cela  jusqu'au  milieu  du  xvr  siècle.  Ces 
trois  ouvrages  sont:  un  commentaire,  suivi  de  questions,  sur 
les  Aphorismes  d'Hippocrate3;  un  commentaire,  suivi  de  ques- 


1.  Physicae  perscrutationes  magistri  Ludovici  Coronel  Hispani  Segoviensis;  lib.III, 
cap.:  De  difformibus.  Éd.  Parrhisiis,  i5ii,  fol.  LXVI,  col.  a. 

2.  Jacobi  de  Forlivio  Expositio  in  Avicennse  capitulum  de  generationê  embrii  ac  de 
extensione  graduum  formationis  fœtus  in  utero.  Hain,  dans  son  Repertorium  bibliogra- 
phicum,  cite,  de  cet  ouvrage,  deux  éditions  incunables,  l'une  donnée  à  Pavie  en  1/179, 
l'autre  à  Bologne  en  i485. 

3.  Jacobi  de  Forlivio  Expositio  in  aphorismos  Hippocratis.  Le  Repertorium  bibliogra- 
phicurn  de  Hain  cite,  comme  antérieures  à  i5oo,  une  édition  sans  aucune  indication 
typographique;  deux  éditions,  sans  indication  de  lieu  ni  d'imprimeur,  datées  l'une 
de  1473  et  l'autre  de  1/477;  Pu*s  ^es  éditions  données  à  Pavie  en  i485,  à  Venise  en 
iigo  et  1 A95.  Celle  que  nous  avons  consultée  porte  le  titre  suivant  :  Super  aphorismos, 


488  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

tions,  sur  le  traité  de  Galien  intitulé  Mapoil^vY]1;  enfin  un 
commentaire  et  des  questions  sur  le  premier  livre  du  Canon 
d'Avicenne2. 

Ces  traités  médicaux,  il  est  difficile  de  ne  les  point  juger 
comme  le  faisait  Louis  Vives,  et  le  jugement  qu'il  en  portait 
est  fort  dur  : 

«  II  faut  voir,  écrivait-il  au  sujet  de  la  décadence  de  la 
Médecine3,  les  chicanes  et  les  complications  introduites  par 
Jacques  de  Forli;  elles  ne  sont  ni  moins  épineuses  ni  moins 
inutiles  que  les  discussions  de  Suicet;  elles  ne  le  cèdent  à 
celles-ci  ni  pour  la  prolixité  ni  pour  l'ennui.  » 

Les  cavillationes,  les  tricœ  dont  se  plaint  Louis  Vives  sont 
encore,  aux  Questions  sur  les  aphorismes  d'Hippocrate,  con- 
tenues en  de  certaines  limites  ;  elles  débordent  dans  les  écrits 
que  Jacques  de  Forli  consacre  à  Galien;  là,  les  calculationes 
qui  avaient  si  étrangement  envahi  et  corrompu  la  Logique,  la 
Physique  et  la  Théologie  de  l'École  d'Oxford  commencent  à 
s'emparer  de  la  Médecine  italienne.  Il  nous  suffit  d'ouvrir 
YExposition  du  MutpoféxVYî  de  Galien  pour  y  lire  des  raison- 
nements tels  que  celui-ci  ^  : 

«  Supposons  que  Sortes  passe  de  A,  qui  est  le  degré  extrême 
de  sa  santé,   à  G,  qui  est  le  degré  extrême  de  la  maladie  la 

Iacobi  Foroliviensis  In  Hippocratis  aphorismos,  et  Galeni  super  eisdem  commentarios 
expositio  et  quaesliones  quamendatissimae.  Additis  Marsilii  de  Sancta  Sophia  interpreta- 
tionibus  in  eos  aphorismos,  qui  a  lacobo  expositi  non  fuerant.  Venetiis  apud  Iuntas 
MDXLVII. 

i.  Jacobi  de  Forlivio  Super  I,  II  et  III  tegni  Galeni.  Outre  une  édition  qui  ne  porte 
aucune  indication  typographique,  et  qui  fut  sans  doute  donnée  à  Padoueou  à  Venise, 
le  Repertorium  bibliographicum  mentionne  trois  autres  éditions  incunables  :  Venetiis, 
1/170;  Paduae,  1^175  ;  Papiae,  1687.  L'édition  que  nous  avons  lue  est  la  suivante: 
Iacobi  Foroliviensis  Medici  Singularis  expositio,  et  quaestiones  in  artem  medicinalem 
Galeni  quae  vulgo  techni  appellatur  quamemendatissime  (sic).  Venetiis  apud  Iuntas 
MDXLVII. 

3.  Jacobi  de  Forlivio  Expositio  in  primum  librum  Canonis  Avicennœ.  Hain  énumère 
les  éditions  incunables  suivantes  :  édition  sans  indication  typographique  donnée  à 
Milan;  édition  sans  date  donnée  à  Pavie;  Venise,  1^79;  Pavie,  i£88;  sans  indication 
de  lieu,  i&g5;  Venise,  i/igô.  Voici  le  titre  de  celle  que  nous  avons  consultée  :  Iacobi 
Foroliviensis  Medici  Singularis  expositio  et  quaestiones  in  primum  canonem  Avicennae 
adjecta  Iacobi  de  partibus  in  Vil  et  VIII  cap.  Doct.  ij.  Fen.  iij.  expositione,  ac  Ugonis 
qusestione,  de  malitia  complexionis  diversœ.  Venetiis  apud  Iuntas  MDXLVII. 

3.  Joannis  Ludovici  Vivis  De  causis  corruptarum  artium  liber  Vus.  Dejphilosophia 
naturae,  medicina  et  artibus  corruptis.  De  medicina  (Io.  Ludovici  Vivis  Opéra, 
Basileae,  MDLV,  p.  Zn5). 

4.  Iacobi  Foroliviensis  Expositio  super  libros  techni  Galeni,  lib.  I,  text.  6;  éd.  cit., 
fol.  6,  col.  d. 


DOMINIQUE    80TO    R    LA    SCOLÀSTIQUB    PARIfiIBNIf]  ^89 

plus  proche,  <i»%  la  fièvre  par  exemple;  soit  V>  le  degré  <'<|ui 
distant  des  deux  extrêmes  A   et  C.   Il  est  évident  qu'avant 
d'atteindre  l>,  Sortes  atteindra  I « t  disposition  moyenne  entre 

A  et  B;  il  est  également  évident  «pie  le  degré   B  une  \n\> 
acquis,    il    acquerra,    avant    d'atteindre    C,    la    disposition 

moyenne  entre  \\  et  C...  » 

Voilà  bien  l'appareil  de  fausse   rigueur,   le  langage  inuti- 
lement grimé  en  style  mathématique  qui   rendent  insuppor 
table  la  lecture  de  Swineshead  ou  de  Dumbleton,  d'IIeytesbury 
ou  du  Calculateur. 

Les  calculationes  ne  pourraient  s'introduire  dans  le  domaine 
de  la  Médecine  si  les  notions  propres  à  cette  science  n'étaient 
supposées  mesurables,  si  l'on  ne  prétendait  les  exprimer  en 
nombres,  si  l'on  n'attribuait  à  la  santé  et  à  la  maladie  des 
latitudes  divisibles  en  degrés;  Jacques  de  Forli  leur  en  attribue 
donc  : 

«  Voici  évidemment1  comment  procède  l'ordre  selon  lequel 
les  corps  doivent  être  placés  en  la  latitude  de  la  santé;  au 
premier  ordre,  se  place  le  corps  toujours  sain;  au  second 
ordre,  le  corps  sain  la  plupart  du  temps;  au  troisième,  le 
corps  qui  est,  la  plupart  du  temps,  à  l'état  neutre  ;  au  quatrième, 
le  corps  qui  est  toujours  à  l'état  neutre;  au  cinquième,  celui 
qui  est  malade  la  plupart  du  temps;  au  sixième,  le  corps 
toujours  malade.  » 

La  santé  et  la  maladie  sont  donc  douées  d'une  latitude  qui 
peut  atteindre  divers  degrés,  comme  le  sont  les  autres 
qualités,  le  chaud  et  le  froid,  le  sec  et  l'humide;  le  raison- 
nement arithmétique  a  prise  sur  celles-là  comme  il  a  prise 
sur  celles-ci;  aussi  le  voit-on  s'introduire  en  mainte  question 
composée  sur  le  MtxpoTs}çvTj  de  Galien,  sur  le  Canon  d'Avicenne. 

Ce  que,  par  l'emploi  des  latitudes,  les  physiciens  de  Paris 
ou  d'Oxford  ont  dit  des  qualités  peut  aussi  s'étendre  à  la  santé 
et  à  la  maladie;  c'est  ce  qui  amène  Jacques  de  Forli,  en  une 
de   ses   Questions   sur  le  Canon  d'Avicenne,    à   rappeler2    une 

1.  Iacobi  Foroliviensis  Quœstiones  super  libros  techni  Galeni;  liber  I,  quaestio  XI; 
éd.  cit.,  fol.  91,  col.  a.  —  Cf.  quaest.  XII;  éd.  cit.,  fol.  92,  col.  a. 

2.  Iacobi  Foroliviensis  Quxstiones  saper  duas  primas  f en  primi  canonis  Abi  halyabin 
sceni,  quaest.  VI;  éd.  cit.,  fol.  190,  col.  d. 


ftgO  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

théorie  célèbre  de  Buridan  :  En  un  corps  inégalement  échauffé, 
le  degré  le  plus  intense  de  chaleur  coexiste  avec  le  plus  faible 
degré  de  froid,  le  degré  moyen  de  chaleur  avec  le  degré 
moyen  de  froid. 

Cette  théorie,  il  l'applique  à  la  Physiologie  en  une  de  ses 
Questions  sur  Galien,  ce  qui  l'amène  à  citer  son  propre  traité  De 
intensione  formarum  :  «  Les  membres  qui  sont  immédiatement 
contigus,  »  écrit-il1,  «  peuvent  donc  réagir  les  uns  sur  les  autres 
d'une  manière  positive  suivant  les  qualités  contraires;  pour 
recevoir,  à  ce  sujet,  un  enseignement  plus  complet,  voyez  mon 
Traité  de  Vintensité  des  formes,  où  j'ai  touché  de  la  manière 
probable  de  sauver  la  réaction  à  l'aide  de  qualités  douées 
d'intensité.  » 

Louis  Vives  accuse  Jacques  de  Forli  d'avoir,  le  premier, 
introduit  en  Médecine  ces  discussions  épineuses  analogues 
aux  calculationes  d'Oxford2.  Il  semble  que  ce  reproche  ne  soit 
pas  tout  à  fait  juste.  Avant  Giacomo  délia  Torre,  les  médecins 
italiens  avaient  accoutumé  de  raisonner  sur  la  latitude  de  la 
santé  et  de  la  maladie;  le  médecin  de  Forli  n'a  fait,  sans 
doute,  qu'exagérer  la  fausse  rigueur  de  ses  prédécesseurs  et 
que  singer  plus  complètement  la  forme  du  raisonnement 
mathématique.   Le  propre   témoignage   de    Jacques  de  Forli 


i.  Iacobi  Foroliviensis  Quœstiones  in  librum  techni  Galeni;  lib.  II,  quaest.  XXXIII; 
éd.  cit.,  fol.  i ^a,  col.  c. 

2.  Parfois,  les  opinions  de  Jacques  de  Forli  prêtent  à  certains  rapprochements 
avec  les  doctrines  qui  avaient  cours  à  Oxford;  ainsi  en  est- il  des  opinions  qu'il 
professe  touchant  l'horreur  du  vide:  «Le  vide  ne  produit  pas  d'attraction,  si  ce 
n'est  dans  ce  sens...  qu'une  certaine  attraction  se  produit  afin  d'empêcher  le  vide. 
On  pourra  argumenter  en  sens  contraire  et  dire  que  cette  attraction,  dont  l'effet  est 
positif,  doit  être  UDe  certaine  qualité  positive;  et  comme  elle  n'est  pas  une  qualité 
élémentaire  manifeste,  elle  doit  être  un  principe  occulte  ou  une  propriété  occulte 
qu'il  faut  nommer  forme  ou  vertu  spécifique.  A  cet  argument,  nous  répondrons  que 
tout  principe  occulte  ou  toute  propriété  odculte  ne  doit  pas  être  nommé  forme  ou 
vertu  spécifique,  car  la  forme  spécifique,  telle  qu'on  l'entend  communément, 
concerne  un  agent  déterminé  et  un  patient  déterminé;  mais  il  n'en  est  pas  ainsi  de 
l'attraction  qui  se  produit  afin  d'empêcher  le  vide;  en  effet,  elle  convient  indiffé- 
remment à  tout  corps;  bien  qu'à  cette  attraction  concoure  un  principe  occulte 
qu'une  vertu  céleste  a  naturellement  imprimé  à  tout  être,  principe  par  lequel  la 
nature  de  cet  être  est  porté  à  sauver  la  continuité  des  parties  de  l'Univers,  car,  par 
cette  continuité,  est  sauvé  l'ordre  universel  des  corps  qui  constituent  l'Univers, 
ce  principe,  toutefois,  ne  mérite  pas  proprement  le  nom  de  forme  spécifique.  » 
(Jacobi  Foroliviensis  Expositio  super  duas primas  fen  primi  canonis  Avicennx;  Gan.  1, 
fcn.  I,  doct.  VI;  éd.  cit.,  fol.  G3,  col.  a). —  C'est  exactement  la  doctrine  que  Dum- 
bleton  expose  en  sa  Summa. 


DOMI!fIQtTE   SOTO    BT    LA      COl.\    nm  i     i-\ui    il  nm  f\<)\ 

nous  peul  renseigner  à  cet  égard.  Ici1,  il  nous  apprend  que 
Les  «  anciens  Polonais  »  distinguaient,  pour  les  disposition 
naturelles,  une  distance  de  latitude  el  nue  distance  de  nature  : 
«  par   la   première,   ils  entendaient    la   distance  affectée  de 
degrés  dont  nous  avons  parlé  ci-dessus,  et  par  la  seconde, 

la    distance    en    perfection».    Là  \    nous    voyons    des    COnsidé 

rations  de  même  nature  attribuées  «  à  Gentilis  et  aux 
Padouans  ». 

Jacques  de  Forli  cite  fréquemment  l'École  de  Padoue  et, 
d'une  manière  incessante,  les  opinions  de  Gentilis. 

Un  certain  Gcntile  de  Foligno  était  médecin  de  Jean  XXII; 
un  autre  Gentile  de  Foligno,  qui  était  peut  être  fils  du  précédent, 
et  qui  exerça  la  médecine  à  Padoue,  mourut  à  Pérouse  le 
12  juin  i348;  c'est  de  ce  dernier  que  le  nom  revient  si  souvent 
sous  la  plume  de  Jacques  de  Forli. 

Ce  Gentile  de  Foligno  écrivit  abondamment  sur  les  choses 
de  la  médecine  et  ses  écrits  demeurèrent  longtemps  célèbres3. 
On  a  de  lui  une  Exposition  du  second  livre  du  canon  d'Avicenne, 
une  Exposition,  composée  en  i3^6,  de  la  première  fen  du 
quatrième  livre  du  canon  d'Avicenne,  un  écrit  Sur  le  cinquième 
livre  de  ce  canon,  un  traité  De  majoritate  morbi  qui  est  daté 
de  1 344?  un  Traité  sur  les  proportions  selon  lesquelles  il  faut 
mélanger  les  médecines,  un  Traité  des  bains,  un  livre  Sur 
les  usages  de  l'eau  du  bain  de  Porretta.  Il  semble  que  ce  fécond 
écrivain  ait  été,  au  moins  pour  une  part,  l'introducteur,  en 
Tétude  de  la  médecine,  de  ces  discussions  subtiles  auxquelles 
s'est  complu  Jacques  de  Forli.  Toutefois,  les  arguties  de  Gen- 
tilis sont  infiniment  moins  compliquées  que  celles  de  Giacomo 
délia  Torre  et,  surtout,  elles  ne  se  parent  aucunement  de  la 
forme  mathématique;  le  goût  des  calculationes  n'avait  pas 
encore  passé  d'Oxford  en  Italie. 

Si  les  cavillationes  et  les  iricœ  auxquelles  se  complaît 
Giacomo    délia    Torre  nous    semblent    souvent    mériter    les 

i.  lacobi  Foroliviensis  Quœstiones  in  librum  techni  Galeni;  lib.  I,  quaest.  XII;  éd. 
cit.,  fol.  92,  col.  a. 

2.  lacobi  Foroliviensis  Op.  laud.,  lib.  I,  quaest.  XVI;  éd.  cit.,  fol.  g5,  col.  a. 

3.  Le  Repertorium  bibliographicum  de  Hain  énumère  les  multiples  éditions 
incunables  de  ces  écrits. 


[\Ç)2  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE   VINCI 

sarcasmes  dont  les  accablaient  les  humanistes  et  dont  Louis 
Vives  s'est  armé  à  leur  égard,  il  s'en  faut  bien  qu'elles  aient, 
à  ce  point,  paru  inutiles  et  fastidieuses  aux  médecins  italiens 
du  xve  siècle;  elles  plurent  singulièrement,  au  contraire,  à  bon 
nombre  d'entre  eux;  les  opinions  auxquelles  cet  auteur  avait 
donné  son  adhésion  se  trouvaient  souvent,  dans  la  suite, 
embrassées  par  la  foule  des  médecins,  «  tota  medicorum  caterva,  » 
selon  le  mot  de  Louis  Coronel1. 

C'est,  sans  doute,  parmi  ces  médecins,  admirateurs  de 
Jacques  de  Forli,  qu'il  nous  faut  ranger  Jean  de  Casai 
(Johannes  de  Casali),  dont  nous  ne  connaissons  rien,  sinon 
une  Quœstio  subtilis  de  velocitate  motu  alterationis  qui  fut 
imprimée  en  i5o52  avec  le  traité  De  latitudinibus  formarum 
attribué  à  Oresme,  les  Quxstiones  composées  sur  le  même 
sujet  par  Biaise  de  Parme,  et  le  Tractatus  de  sex  inconvenien- 
tibus. 

En  dépit  des  méprisantes  critiques  de  Vives,  la  faveur  avec 
laquelle  les  médecins  italiens  accueillirent  les  calculationes  de 
Jacques  de  Forli  procédait  d'un  désir  très  légitime;  ces  médecins 
souhaitaient  ardemment  de  mettre,  en  leurs  discussions,  la 
précision  et  la  rigueur  des  raisonnements  mathématiques;  la 
tentative  par  laquelle  ils  se  sont  efforcés  d'y  parvenir  était 
assurément  prématurée;  elle  le  serait  encore  aujourd'hui  pour 
la  plupart  des  sujets  qu'ils  débattaient;  du  moins,  peut-on 
leur  savoir  gré  d'avoir  clairement  aperçu  cette  vérité  :  toute 
partie  de  la  Science  de  la  Nature  accomplit  un  progrès  consi- 
dérable au  moment  où  elle  devient  apte  à  revêtir  la  forme 
mathématique;  leur  seul  tort  est  d'avoir  cru  toute  proche  et 
tout  aisée  la  réalisation  d'un  idéal  qui  nous  semble,  même 
aujourd'hui,  immensément  éloigné. 

i.  Ludovici  Coronel  Op.  laud., lib.  III,  cap.  :  De  compossibilitate  qualitatum ;  éd.  cit., 
fol.  LX,  col.  c. 

3.  Cette  édition  a  été  décrite  au  $  XIX. 


DOMINIQUE    SOTO   BT    LA    SCOLASTIQU1   I'AIUmi.wi.  ^(jZ 


\\\ 

Gomment  les  doctiunes  de  l'école  d'Oxi'oiu) 
se  sont  répandus  |.\   i talib. 

Si  les  tendances  d'Oxford  ont  déjà,  peut  être,  sollicité 
Jacques  de  Forli,  les  doctrines  de  la  grande  Université 
anglaise  semblent  avoir  attendu  un  peu  plus  longtemps  avant 
d'entrer  de  plain-pied  dans  la  Science  italienne;  leur  triomphe 
se  marqua  bientôt  par  la  vogue  extraordinaire  des  divers 
traités  dus  à  Guillaume  Heytesbury. 

Vers  le  milieu  du  xve  siècle  et  dans  les  années  qui  remplis- 
sent la  seconde  moitié  de  ce  siècle,  un  grand  nombre  de 
philosophes  et  de  médecins  s'attachent  à  commenter  les  divers 
ouvrages  du  chancelier  d'Oxford;  malheureusement,  la  vie  de 
la  plupart  de  ces  commentateurs  nous  est  à  peu  près  ou 
tout  à  fait  inconnue. 

C'est  ainsi  que  nous  ne  savons  rien  d'un  certain  Messino 
qui  avait  entrepris  de  commenter  le  traité  De  tribus  prœdica- 
mentis  inséré  par  Heytesbury  en  ses  Regulœ  solvendi  sophismata. 
Messino  mourut  sans  avoir  achevé  son  commentaire  ;  il  le 
laissa  interrompu  au  milieu  du  chapitre  consacré  au  mouve- 
ment d'altération;  Gaétan  de  Tiène  y  mit  une  fin;  le  traité 
de  Messino,  ainsi  complété,  fut  imprimé,  en  1I19I11,  dans  la 
collection  des  œuvres  d'Hentisberus. 

Gaëtan  de  Tiène  qui  a  terminé  le  traité  que  Messino  n'avait 
pu  achever,  fut,  des  Universités  italiennes,  vers  le  milieu  du 
xvc  siècle,  l'un  des  maîtres  les  plus  réputés.  Né  à  Vicence 
d'une  famille  illustre,  Gaëtan  fut,  à  Padoue,  élève  de  Paul 
de  Venise;  il  enseigna  longtemps  avec  éclat  en' cette  même 
ville  de  Padoue,  où  il  mourut  en  i465.  Fière  du  lustre  qu'il 
avait  jeté  sur  elle,  la  famille  de  Tiène  donna  souvent,  par 
la  suite,  à  ceux  qui  naissaient  d'elle,  le  prénom   de  Gaëtan; 

i.  Tractatus  Gulielmi  Hentisberi  de  sensu  composito  et  diviso...,  Venetiis,    i4ç)4; 
fol.  6a,  col.  c,  à  fol.  62,  col.  d.  —  Cette  édition  a  été  décrite  au  paragraphe  XX. 


&94  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

aussi  un  autre  Gaëtan  de  Tiène  naquit-il  en  i48o;  après  avoir 
fondé  l'ordre  de  Théatins,  celui-ci  mourut  en  i547  ;  il  eut 
l'honneur  de  la  canonisation. 

Le  philosophe  Gaëtan  de  Tiène  a  consacré  une  bonne  part 
de  son  inlassable  activité  à  commenter  les  divers  traités  de 
Guillaume  Heytesbury. 

Non  content  d'avoir  donné  une  fin  à  l'opuscule  De  tribus 
prœdicamentis  qu'avait  écrit  Messino,  Gaëtan  a  composé,  sous 
le  nom  de  Recollectae,  une  œuvre  étendue  où  il  commente  de 
très  près,  et  souvent  phrase  par  phrase,  les  Regulx  solvendi 
sophismata  du  Dialecticien  anglais  ;  ce  commentaire  a  été 
imprimé  avec  les  Regulœ,  en  1/49/1,  dans  la  collection  des 
œuvres  de  Guillaume  Heytesbury1. 

Gaëtan  de  Tiène  a  également  commenté,  sophisme  par 
sophisme,  les  Sophismata  d'Hentisberus.  Imprimé  une  première 
fois  à  Venise  en  1^83,  ce  commentaire,  joint  à  l'œuvre  qu'il 
se  proposait  d'éclaircir,  fut  joint,  en  ihgh,  à  l'édition  des 
traités  d'Heytesbury2. 

Cette  édition  nous  fait  connaître,  en  outre,  un  certain 
nombre  d'autres  commentaires  que  les  écrits  du  Logicien 
d'Oxford  ont  fait  éclore  en  l'Italie  du  xve  siècle. 

Nous  y  voyons3,  par  exemple,  qu'un  certain  Simon  de 
Lendinara  (de  Lendenaria)  a,  comme  Gaëtan  de  Tiène,  com- 
menté, article  par  article,  les  trente-deux  Sophismata  du  Maître. 

Nous  y  lisons  également^  un  traité  Da  mouvement  local, 
composé  par  un  nommé  Ange  de  Fossombrone  (Angélus 
Forsemproniensis)  à  propos  de  ce  qu'Hentisberus  a  écrit  sur  le 
même  sujet. 

Ce  traité  d'Ange  de  Fossombrone  avait  déjà  été  imprimé5; 

i.  Tractatus  Gulielmi  Ilentisberi  de  sensu  composito  et  diviso...,  éd.  cit.,  fol.  7, 
col.  b,  à  fol.  02,  col.  b. 

2.  Tractatus  Gulielmi  Ilentisberi  de  sensu  composito  et  diviso...,  éd.  cit.,  fol.  81, 
col.  b,  à  fol.  170,  col  d. 

3.  Tractatus  Gulielmi  Ilentisberi  de  sensu  composito  et  diviso...,  éd.  cit.,  fol.  171, 
col.  a,  à  fol.  i83,  col.  c. 

li.  Tractatus  Gulielmi  Ilentisberi  de  sensu  composito  et  diviso...,  éd.  cit.,  fol.  64, 
col.  a,  à  fol.  73,  col.  a. 

5.  Angeli  de  Fossambruno  Tractatus  de  velocitate  motus.  Colopbon:  Finis  secundi 
tractatus  de  vellocitate  motus  augmentationis  secundum  angelum  de  fosambruno... 
s.  1.  a  et  typ.  nom.  (Pavia,  Hieronymus  de  Durantibus,circa  1 485)  (Hain,  Repertorium 
bibliographicum,  n*  7309). 


D0MIWIQ1  i  '       ET  LA  8COLÀS1 

niiiis,  comme  nous  L'apprend  la  seconde  édition1,  cette  pre 
mière  édition   ajoutait,  au  ir;iii<;   du   mouvement    local,  un 
second  traité  sm-  le  mouvemenl  d'augmentation  qui  avait  été 
purement  cl  simplement  emprunté  à  l'ouvrage  de  Messino. 

I  ii  médecin  de  Florence,  morl  en  l'an  r5oo,  Bernard  Torni 
ou  Tornio,  ayant  lu  ce  traité  d'Ange  <1<*  Fossombrone,  > 
découvrit  des  assertions  qui  lui  semblèrent  erronées;  afin  de 
corriger  ces  défauts,  il  composa,  à  son  tour,  <lc>  [nnotata 
sur  le  traite  De  motu  locali  d'Heytesbury;  en  ces  Annotata,  il 
ne  se  contentait  pas  de  discuter  les  dires  d'Ange  de  Fossom- 
brone, mais  aussi  ceux  de  Jacques  de  Forli;  bien  que  déjà 
anciennes,  les  assertions  de  ce  dernier  étaient  encore  objets 
d'activés  controverses,  car  Bernard  Torni  nous  parle  des 
discussions  qu'il  eut,  à  leur  sujet,  avec  Jean-Pierre  Apollinaire 
de  Arculis2  et  le  célèbre  Jean  Marliano,  que  nous  retrouverons 
dans  un  instant. 

Les  Annotata  de  Bernard  Torni  furent,  tout  d'abord,  impri- 
més à  Pise3,  en  i484,  en  même  temps  qu'un  écrit  d'un  autre 
florentin,  François  Raphaël,  intitulé  :  Verificatio  universalis 
in  régulas  Aristotelis  de  motu;  le  traité  de  François  Pvaphaèl 
était  une  discussion  de  la  Dynamique  qu'Aristote  propose  au 
VIIe  livre  des  Physiques. 

Les  Annotata  de  Bernard  Torni  furent  imprimés  une  seconde 
fois,  en  i/jg4,  dans  la  collection  des  œuvres  d'Hentisberus-'. 

Bien  que  spécialement  consacrés  au  commentaire  des  écrits 

i.  Tractatus  Gulielmi  Hentisberi  de  sensu  composito  et  diviso...,  fol.  73,  col.  b. 

2.  C'est  sans  doute  ce  même  Apollinaire  qui  eut,  avec  Pierre  de  Mantoue, 
une  controverse  touchant  l'instant  initial  et  l'état  final,  et  composa,  à  ce  sujet, 
un  écrit  daté  du  2  décembre  il\oo  [Illustris  philosophi  et  medici  Apolinaris  Ojjredi 
Cremonensis  de  primo  et  ultimo  instanti  in  defensionem  communis  opinionis  adversus 
Petrum  Mantuanum.  Imprimé  à  Colle,  en  1^78,  par  Maître  Bonus  Gallus,  et,  peut-être 
à  Pavie,  en  1482,  par  un  typographe  inconnu  (Hain,  Repertorium  bibliographicum, 
n°  12000,  et  T.  de  Marinis,  catalogue  de  Manuscrits,  autographes,  incunables  et  livres 
rares,  Florence,  191 1,  n"  295  et  296.)! 

3.  Verificatio  universalis  in  Régulas  Aristotelis  de  motu  non  recedens  a  communi 
malhematicorum  doctrina;  prœced.  :  Auctoris  Raphaelis  Francisci  Florentini  ad  Cas- 
parem  Elephantucium  Patricium  Rononiensem  scripta  epistola  —  Bernardi  ïornij 
Florentini  Medici  ac  Philosophi  in  Capitulum  de  Motu  Locali  Hentisberi  quedam  annotata 
incipiunt.  —  Colophon  :  Finis  quorundam  dictorum  supra  capitulo  de  motu  locali 
Hentisberi  cum  quibusdam  conclusionibus  per  Bernardum  Tornium  Florentinum 
pisis  impressa  anno  domini  Mcccclxxxiiij. 

k-  Tractatus  Gulielmi  Hentisberi  de  sensu  composito  et  diviso...,  éd.  cit.,  fol.  73, 
col.  c,  à  fol.  77,  col.  c. 


496  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

d'Heytesbury,  les  divers  traités  que  nous  venons  de  citer  ont, 
pour  la  plupart,  éprouvé  non  seulement  l'influence  du  Chan- 
celier d'Oxford,  mais  aussi  celle  du  Calculateur;  la  vogue  de 
celui-ci,  en  effet,  suivit  de  près  la  vogue  de  celui-là;  Gaétan 
de  Tiène  qui  a  si  grandement  contribué  à  répandre,  dans 
les  Universités  italiennes,  l'étude  d'Hentisberus,  paraît  avoir 
introduit,  en  ces  Universités,  le  traité  de  ce  Calculateur  que 
l'on  allait  confondre  avec  Swineshead. 

«  Pênes  qixtd  habeant  intensio  et  remissio  qualitatis  attendi?  En 
fonction  de  quoi  faut-il  déterminer  l'intensité  ou  la  rémission 
d'une  qualité?  »  C'est  par  l'examen  de  cette  question  que 
Riccardus  de  Ghlymi  Eshedi  inaugurait  son  traité.  Un  des 
chapitres  de  ce  traité  avait  pour  objet  l'étude  de  la  réaction 
des  qualités  contraires  les  unes  sur  les  autres,  du  chaud  sur 
le  froid,  du  sec  sur  l'humide.  Les  opinions  admises  par  le 
Calculateur  touchant  l'intensité  et  la  rémission  d'une  part, 
touchant  la  réaction,  d'autre  part,  eurent  le  don  d'attirer,  avec 
une  singulière  force,  l'attention  des  philosophes  italiens. 

Gaétan  de  Tiène  avait  écrit  un  traité  De  intensione  et  remis- 
sione  Jormarum1,  à  la  fin  duquel  il  abordait  également  le 
problème  de  la  réaction  entre  qualités  contraires;  il  ne  paraît 
pas  qu'au  moment  où  il  rédigea  ce  traité,  il  eût  connaissance 
de  l'ouvrage  du  Calculateur,  car  il  n'y  fait  aucune  allusion; 
toute  son  argumentation  vise  le  traité  de  même  titre  composé 
par  Jacques  de  Forli. 

Gaétan  remarque,  au  cours  de  cette  argumentation,  que 
Giacomo  Fosinfronte  a  subi  l'influence  de  l'École  d'Oxford  ; 
le  médecin  de  Forli  ayant  soutenu,  touchant  réchauffement 
des  corps,  une  opinion  compliquée,  «  c'est,  dit  Gaétan2,  une 
objection  anglaise,  —  sed  hœc  oppositio  est  brilannica.  »  Pierre 
Pomponace,  d'ailleurs,  discutant  plus  tard  certaines  opinions 
de  Jacques  de  Forli,  fait  également  remarquer3  qu'elles  s'iden- 


1.  Nous  avons  décrit,  au  S  XX,  les  deux  éditions  qui  sont  venues  à  notre  connais^ 
sance,  de  ce  traité  et  du  traité  De  reactione. 

2.  Gaietani  de  Thienis  Tractatus  de  intensione  et  remissione  formarum ;  cap.   III; 
éd.  i523,  fol.  86,  coll.  c  et  d. 

3.  Pétri  Pomponatii  Mantuani  Tractatus  de  reactione;  sectio  1,  cap.  II;  fol.  21, 
col.  c  de  l'édition  de  i525  qui  sera  décrite  plus  loin. 


DOMINIQUE   SOTO   B1    i\      COLA    I  i"i  I     PARI    H  4q7 

tificnt  avec  celles  que  le  Calculateur  soutenait  sur  le  même 

sujet. 

Quelque  temps  après  avoir  donné  son  Tractatus  de  intérim 
sione  et  remissione  formaruni)  Gaëtan  <l<:  Tiène  composait  un 

Tractatus  de  reactione;  cette  fois,  le  Philosophe  vicentin 
connaissait  l'écrit  de  lliccardus  de  Ghlyrni  Eshedi  :  «  En  la 
question  de  la  réaction,  »  écrivait-il  au  commencement  de  son 
opuscule,  u  les  anciens  aussi  bien  que  les  modernes  ont 
imaginé  des  thèses  diverses.  Dernièrement,  un  certain  traité, 
récemment  composé  sur  cette  matière,  est  venu  entre  mes 
mains;  après  que  j'en  eus  achevé  la  lecture,  il  m'a  incité  à 
écrire  quelque  chose  touchant  ce  que  je  pense  de  la  réaction. 
En  cet  opuscule,  je  n'ai  pas  l'intention  de  traiter  à  fond  les 
opinions  de  tous  les  philosophes,  critiquant  chacune  des 
assertions  qu'ils  ont  émises,  comme  plusieurs  s'efforcent  de 
le  faire.  Je  veux  seulement  discuter  deux  opinions:  la  première 
est  l'opinion  qui  est  affirmée  dans  le  susdit  traité;  la  seconde 
est  celle  que  j'ai  suivie  dans  les  commentaires  que  j'ai  donnés 
sur  le  troisième  livre  des  Physiques.  » 

En  son  Tractatus  de  reactione,  Gaëtan  de  Tiène  ne  donne 
aucun  nom  à  l'auteur  du  traité  qu'il  discute;  mais  dans  les 
ouvrages  qu'il  a  composés  par  la  suite,  il  le  désigne  toujours 
par  le  surnom  de  Calculateur. 

La  discussion  menée  contre  le  Calculateur,  en  son  Tractatus 
de  reactione,  par  Gaëtan  de  Tiène  allait  mettre  celui-ci  aux 
prises  avec  un  des  plus  célèbres  médecins  de  ce  temps-là; 
nous  voulons  parler  de  Jean  Marliano,  qui  fut  médecin  de  Jean 
Galeasz  Sforza,  et  qui  mourut  à  Milan,  sa  ville  natale,  en  i/i83. 

Au  Tractatus  de  reactione  de  Gaëtan,  Marliano  opposa  —  et 
ce  fut  le  premier  écrit  du  jeune  médecin  —  un  traité  de  même 
titre;  il  y  tenait  certaines  des  thèses  proposées  par  le  Calcu- 
lateur et  combattait  la  doctrine  de  Gaëtan  de  Tiène.  Il  semble 
que  cet  écrit  fût  le  premier  où  le  mystérieux  Ricardus  de 
Ghlyrni  Eshedi  eût  reçu  le  surnom  de  Calculateur.  <a  Cet 
homme,  dit  Pierre  Pomponace1  en  parlant  de  Marliano,  avec 

i.  Pétri  Pomponatii  Mantuani  Tractatus  de  reactione,  sectio  I,  cap.  I;  fol.  a4, 
col.  b.  de  l'édition  de  i525,  décrite  un  peu  plus  loin. 

p,  dlhem.  3a 


49§  ETUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

son  Calculateur  (car  c'est  ainsi  qu'il  l'appelle  continuel- 
lement), tient  l'avis  suivant:...»  Gaëtan  riposta  par  un 
opuscule  où  il  tentait  de  défendre  sa  théorie  contre  les 
attaques  de  Marliano.  Celui-ci,  à  son  tour,  répliqua1. 

Cette  polémique  entre  deux  des  philosophes  les  plus  célèbres 
de  l'Italie  dut  attirer  très  vivement  l'attention  de  tous  ceux  que 
préoccupaient  les  problèmes  scolastiques  ;  elle  dut  contribuer 
grandement  à  répandre  parmi  eux  la  renommée  de  l'ouvrage 
composé  par  le  Calculateur.  D'ailleurs,  le  débat  sur  les  diverses 
théories  de  la  réaction  se  prolongea  bien  après  la  mort  de 
Gaëtan  de  Tiène  et  de  Jean  Marliano  ;  il  était  encore  ardent  au 
xvie  siècle.  En  i5i5,  Pierre  Pomponace  donnait2  un  traité 
De  reactione  dont  l'objet  principal  était  la  discussion  des 
doctrines  du  Calculateur  et  de  Jean  Marliano.  C^est  également 
contre  «  un  certain  philosophe,  anglais  d'origine,  nommé 
Suiset  et  surnommé  le  Calculateur  »,  que  le  même  Pierre 
Pomponace  avait,  en  i5i4,  composé  un  Tractatus  de  intensione 
et  remissione  Jormarum.  Ni  Marliano  ni  Gaëtan  n'avaient 
confondu  le  Calculateur  avec  Swineshead.  Mais,  dès  i/i8o, 
l'imprimerie  avait  vulgarisé  cette  confusion. 

1.  Les  deux  écrits  de  Marliano,  avec  la  riposte  de  Gaëtan  de  Tiène  au  premier  de 
ces  écrits,  sont  imprimés  en  la  collection  suivante  :  Clarissimi  philosophi  et  medici 
Iohannis  marliani  mediolanensis  disputatio  cum  Magistro  Ioanne  de  Arculis  in  diversis 
materiis  ad  philosophiam  et  utramque  partem  medicinœ  pertinentibus  —  Clarissimi  philo- 
sophi ac  medici  Iohannis  Marliani  de  reactione  subtilissimus  tractatus  et  iuventutis  sue 
opus  primum  —  Clarissimi  philosophi  Gaietani  de  tienis  tractatus  subtilissimus  quo 
conatur  improbatam  suam  in  materia  de  reactione  opinionem  deffendere  —  Clarissimi 
philosophi  et  medici  Iohannis  Marliani  secundus  tractatus  in  materia  de  reactione  ab 
eodem  editus  in  Prestantissimi  philosophi  Gaietani  de  tienis  opinionem  in  eadem  materia 
maie  in  precedenti  eiusdem  tractatu  corroboratam  esse  ostenderet  suamque  opinionem 
defensaret.  —  Difjîcultates  quedam  misse  per  subtilissimi  (sic)  doctorem  ac  philosophorum 
monarcham  d.  M.  Io.  de  Marliano  de  philippo  adjute  veneto  potentem  (sic)  ab  eo  dari 
responsiones.  Golophon  :  Expliciunt  opéra  subtilissima  Clarissimi  artium  ac  medicine 
doctoris  Iohannis  Marliani  ducalis  phisici  primi  sue  etatis  omnium  philosophorum 
principis.  Scilicet  Questio  de  proportionibus.  De  reductione  aque  calide.  Probatio 
cujusdam  consequentie  calculatoris  in  de  motu  locali.  Uterque  tractatus  de  reactione 
cum  tractatu  Gaietani.  Conclusiones  quedam  cum  responsionibus  ac  replicationibus 
domini  Philippi  adiute.  Laus  deo.  S.  1.  a.  et  typ.  n.  (Papia3,  Damianus  Gonfalonierus). 

2.  Pétri  Pomponatii  Mantuani  Tractatus  acutissimi,  utilissimi,  et  mère  peripatetici. 
De  intensione  et  remissione  jormarum  ac  de  parvitate  et  magnitudine.  De  reactione.  De  modo 
agendi  primarum  qualitatum.  De  immortalitate  anime.  Apologie  libri  très.  Contradictoris 
tractatus  doctissimus.  Defensoriumautoris.  Approbationes  rationum  defensorii,  per  Fratrcm 
Chrysostomum  Theologum  ordinis  predicatorii  divinum.  De  nutritione  et  augmentât ione. 
Golophon  :  Venetiis  impressum  arte  et  sumptibus  heredum  quondam  domini 
Octaviani  Scoti,  civis  ac  patritii  Modoetiensis  :  et  sociorum.  Anno  ab  incarnationc 
dominica.  MDXXV.  calendis  Martij. 


DOMINIQUE   soio    ri    i\    StiOLA    riQUtt    PAR]  V)9 

Si  les  chapitres  consacrés  par  l<-  Calculateur  à  l'intensité  et 
à  la  rémission  des  formes,  h  La  réaction  des  qualités  contraii 
ont,    tout    particulièrement,    attiré    L'attention    des   maîtres 
italiens,  il  ne  faudrail  |>a>  croire  que  ceux  ci  eussent  délaie 
les  autres  chapitres  éci  ils  pur  Le  môme  auteur  et,  spécialement, 
celui  où  il  traitait  du  mouvement  local. 

A  ce  chapitre,  il  est  vrai,  non  plus  qu'au  reste  du  livre 
composé  par  Kiccardus  de  Ghlymi  Bshedi,  on  ne  trouve 
aucune  allusion  dans  le  traité  De  {films  prxdicamcnlis  qu'a 
écrit  Messino  ;  il  est  permis  de  penser  que  celui-ci  n'a  pas  eu 
connaissance  du  Calculateur. 

Gaétan  de  Tiène  avait  déjà  lu  cet  auteur  lorsqu'il  commenta 
les  Regulx  d'IIeytesbury;  en  exposant,  en  effet,  le  traité  inti- 
tulé :  De  incipit  et  desinit,  il  invoque x  une  opinion  du  Calculateur 
touchant  l'intensité  des  formes;  lorsqu'il  traite  du  mouvement 
d'augmentation  et  de  diminution,  il  fait  connaître2  certaine 
opinion  du  Chancelier  d'Oxford  et  ajoute  :  «  Il  faut  remarquer 
que  le  Calculateur  est  d'une  opinion  contraire...  Il  argumente 
d'un  grand  nombre  de  manières  contre  l'opinion  de  Tisberus.  » 
Toutefois,  en  ce  que  Gaétan  dit  du  mouvement  local,  nous  ne 
reconnaissons  rien  qui  soit  emprunté  à  Ricardus  de  Ghlymi 
Eshedi. 

Jean  Marliano  s'est  grandement  intéressé  au  chapitre  consa- 
cré par  le  Calculateur  à  l'étude  du  mouvement  local.  Il  en  a 
tiré  parti  en  l'opuscule  où  il  s'est  occupé  de  la  relation, 
objet  constant  des  recherches  des  mécaniciens  de  ce  temps, 
entre  la  puissance  qui  meut  un  mobile,  la  résistance  qui 
le  retient  et  la  vitesse  du  mouvement  pris  par  ce  mobile  ; 
imprimé  à  Pavie  en  i4823,  cet  opuscule  fut  ensuite  reproduit 
dans  la  collection  des  écrits  de  Marliano.  Cette  collection  ren- 
ferme,  d'ailleurs,  une  autre   pièce    où  le  Médecin    milanais 

t.  Tractatus  Gulielmi  Hentisberi  de  sensu  composilo  et  diviso...,  éd.  Venetiis,  i^, 
fol.  29,  col.  b. 

2.  Tractatus  Gulielmi  Hentisberi  de  sensu  composito  et  diviso...,  éd.  cit.,  fol.  5a,  col.  b. 

3.  IohannisMarliani  sua  etate  philosophorum  et  medicorum  principis  et  ducalis  physici 
primi  de  Proportione  motuum  in  velocitate  questio  subtilisima  incipit...  Colophon  : 
Impressum  Papiœ  per  Damianum  de  comphalonerii  de  binascho.  Die  16  Decembris 
anni  M.  482.  Amen.  —  Cette  pièce  est  intitulée  :  Questio  de  proportionibus  en  la 
collection  des  œuvres  de  Jean  Marliano. 


500  ETUDES    SUR    LÉONARD    DE    VÎNCÎ 

s'attache  à  prouver  une  proposition  que  le  Calculateur  avait 
avancée  en  son  chapitre  De  motu  locali. 

Le  nom  du  Calculateur,  pas  plus,  du  reste,  qu'aucun  autre 
nom,  ne  figure  au  traité  De  motu  locali  composé  par  Ange  de 
Fossombrone;  mais  cet  auteur  formule1  toute  une  suite  de 
règles  sur  les  changements  qu'éprouve  la  vitesse  d'un  mobile 
lorsqu'on  fait  varier  soit  la  puissance,  soit  la  résistance;  ces 
règles  sont  précisément  celles  auxquelles  Riccardus  de 
Ghlymi  Eshedi  avait  consacré,  dans  son  ouvrage,  le  chapitre 
du  mouvement  local. 

Bernard  Torni,  dans  son  opuscule  De  motu  locali,  cite  à  plu- 
sieurs reprises2  le  Calculateur;  d'ailleurs,  pas  plus  que  Gaëtan 
de  Tiène  ni  que  Jean  Marliano,  il  n'adjoint  à  ce  surnom  le 
nom  de  Suiseth. 

Nous  trouvons,  au  contraire,  ce  nom  et  ce  surnom  unis 
ensemble  en  un  écrit  d'un  averroïste  célèbre,  professeur  illustre 
de  l'Université  de  Padoue,  Alessandro  Achillini  de  Bologne 
(i A63-i5i 2).  Cet  écrit,  intitulé  De  dislributionibus  ac  de  propor- 
tione  motuum,  fut  imprimé  à  Bologne,  par  Benedictus  Hectoris, 
en  i^h  ;  sous  ce  titre  :  De  proportionibus  motuumy  il  fut  compris 
dans  les  éditions  des  Alexandri  Achillini  Opéra  que  Hieronymus 
Scotus  donna  à  Venise  en  i545,  i55i  et  i5683.  En  cette  étude 
sur  la  relation  qui  lie  la  vitesse  du  mobile  aux  grandeurs  de  la 
puissance  et  de  la  résistance,  Achillini  cite  à  plusieurs  reprises  * 
le  Calculateur;  mais  en  une  circonstance5,  il  le  nomme  Suiset 
le  Calculateur  ;  en  cette  circonstance,  il  l'associe  à  Nicole 
Oresme  et  fait  de  tous  deux  des  maîtres  soumis  à  l'influence 
de  Thomas  Bradwardine.  Très  érudit,  Achillini  joint  encore 
à  ces  noms  ceux  de  Tisberus6  (Heytesbury)  et  de  Marliano7. 

1.  Tractatus  Gulielmi  Hentisberi  de  sensu  composito  et  diviso...,  éd.  Venetiis,  1 4g4 T 
fol.  Gg,  col.  c,  à  fol.  70,  col.  d. 

2.  Tractatus  Gulielmi  Hentisberi  de  sensu  composito  et  diviso...,  éd.  cit.,  fol.  73, 
col.  d,  et  fol.  76,  col.  a. 

3.  L'édition  de  ces  mêmes  Opéra  donnée  à  Venise,  sans  nom  d'éditeur,  en  i5o8, 
ne  contient  pas  l'opuscule  De  proportionibus  motuum. 

4-  Alexandri  Achillini  Bononiensis  philosophi  celeberrimi  Opéra  omnia  in  unum 
collecta...  Venetijs  apud  Hieronymum  Scotum  MDXLV;  fol.  190,  col.  c;  fol.  191» 
col.  a;  fol.  193,  col.  b;  fol.  ig5,  col.  b. 

5.  Alessandro  Achillini,  ibid.,  fol.  i85,  col.  c. 

6.  Alessandro  Achillini,  ibid.,  fol.  192,  col.  d. 

7.  Alessandro  Achillini,  ibid.,  fol.  192,  col.  c. 


dominkmje   soin   i;r    i.\    BC0LA8TIQUI    PARISIIKIfl  DOl 

\cliillini,  nous  venons  de  le  dire,  a  prononcé  Le  nom  de 
Nicole  Oresme;  mois  il  n'a  \  is<-  que  le  Traité  de$  proportionê 
composé  par  cet  auteur.  Bernard  Torni,  lui,  connaît  l<-  traité 
De  difformitate  qualilatum,  encore  qu'il  le  désigne  sout  le  titre 
inexact  de  Sophismata.  A  la  lin  <le  son  traité  De  in<>iu  (ocali,  il 
écrit1  :  «  Ces  joins  ci,  comme  je  me  trouvais  en  vacances,  il 
me  souvint  d'une  certaine  conclusion  que  Nicole  Oresme  a 
démontrée  dans  ses  Sophismata  et  qu'il  dit  être  étonnante.  La 
conclusion  est  belle,  dirai-je,  mais  la  démonstration  en  est 
extrêmement  belle.  » 

La  conclusion,  ou  plutôt  les  deux  conclusions  de  Nicole 
Oresme  qui  excitent  à  ce  point  l'admiration  de  Bernard  Torni, 
ce  sont  celles  que  nous  avons  résumées  en  l'article  XVIII; 
une  heure  a  été  divisée  en  parties  proportionnelles  de  raison  ~  ; 
pendant  chacune  de  ces  parties,  un  mobile  se  meut  de  mouve- 
ment uniforme  ou  bien,  alternativement,  de  mouvement  uni- 
forme et  de  mouvement  uniformément  accéléré;  d'une  partie 
à  la  suivante,  la  vitesse  de  ce  mouvement  croît  suivant  une 
certaine  loi  ;  Oresme  évalue  le  chemin  qu'en  l'heure  entière, 
le  mobile  a  décrit. 

Bernard  Torni  reprend  les  démonstrations  de  ces  deux 
conclusions  et  il  les  modifie  afin  de  leur  donner  une  forme 
purement  arithmétique,  exempte  de  tout  emploi  des  coordon- 
nées; il  résout,  en  outre,  par  une  méthode  semblable,  deux 
problèmes  analogues  :  l'un  où  l'heure  est  divisée  en  parties 
proportionnelles  de  raison  |-,  l'autre  où  elle  est  divisée  en 
parties  proportionnelles  de  raison  |-.  «  Sur  le  fondement 
qu'Oresme  a  établi,  disait  Bernard  Torni,  je  ferai  reposer 
quelques  conclusions  nouvelles,  et  je  démontrerai  les  siennes 
par  un  autre  moyen;  mais  j'estime  que  le  principe  est,  à  lui 
seul,  plus  de  la  moitié  de  l'œuvre;  aussi,  plutôt  que  de  penser 
que  tout  est  sorti  de  moi,  j'aimerais  mieux  que  vous  crussiez 
que  tout  est  venu  de  lui.  » 

Cette  modestie  seyait  d'autant  mieux  à  Bernard  Torni  qu'il 
n'était  pas  le  premier  à  mettre  sous  forme  purement  arithmé- 

i.  Tractatus  Gulielmi  Hentisberi  de  sensu  composito  et  diviso...,  éd.  Venetiis,  i^gA  ; 
fol.  76,  col.  d. 


502  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

tique  les  démonstrations  de  Nicole  Oresme;  cette  tâche,  le 
Calculateur  l'avait  accomplie  pour  le  premier  problème,  et, 
pour  le  second,  on  la  voyait  menée  à  bien  dans  l'opuscule 
intitulé  :  A  est  unum  calidum. 

Or  Bernard  Torni  qui,  comme  tous  ses  contemporains,  avait 
étudié  le  premier  ouvrage,  avait  aussi  lu  le  second;  en  son 
traité  De  motu  locali,  il  citait1  :  «  Illixd  sophisma  :  A  est  unum 
calidum.  » 

Par  l'exemple  de  Bernard  Torni,  nous  voyons  à  quel  point 
les  Italiens,  durant  la  seconde  moitié  du  Quattrocento,  étaient 
curieux  de  tous  les  écrits  parisiens  ou  anglais  où  l'on  traitait 
de  la  latitude  des  formes;  nous  allons  rechercher  maintenant 
ce  qu'ils  avaient  recueilli  parmi  les  idées  fécondes  que  ces 
écrits  renfermaient. 

Bien  que  certains  d'entre  eux,  comme  Bernard  Torni, 
connussent  le  traité  De  diffbrmitate  qualitatum  composé  par 
Nicole  Oresme,  nous  ne  voyons  pas  qu'aucun  d'eux  eût,  dans 
ses  raisonnements,  suivi  la  méthode  géométrique  inaugurée 
par  ce  traité.  Comme  les  maîtres  d'Oxford,  les  Italiens  condui- 
sent toujours  leur  argumentation  par  une  voie  purement 
arithmétique  qui  ne  requiert  l'emploi  d'aucune  figure. 

Parfois,  cependant,  les  auteurs  de  traités  ou,  tout  au  moins, 
les  copistes  ou  les  imprimeurs  qui,  au  xve  siècle,  ont  reproduit 
ces  traités  tracent,  à  côté  de  la  déduction  arithmétique,  la 
figure  qui  permettrait  de  la  reprendre  selon  la  méthode 
d'Oresme;  cette  figure  devient  ainsi  une  véritable  illustration 
qui,  sans  être  indispensable  à  l'intelligence  du  texte,  fait 
collaborer  l'imagination  à  cette  intelligence. 

Les  illustrations  de  ce  genre  abondent  en  l'édition  qui  fut 
donnée  à  Venise,  en  i4ç)4,  du  commentaire  composé  par 
Gaétan  de  Tiène  aux  Regulse  de  Heytesbury;  elles  sont  adjointes 
non  seulement  aux  éclaircissements  rédigés  par  Gaétan,  mais 
encore  au  texte  même  de  Heytesbury,  dont  les  manuscrits 
originaux  ne  contenaient  assurément  aucune  figure. 

Un  exemple  nous  montrera  quelle  sorte  de  relation  était 
établie  entre  l'argumentation  et  l'illustration. 

i.   Tractatus  Gulielmi  Hentisberi  de  sensu  composite»  etdiviso,..,  éd.  cit.,  fol.  76,001.3. 


DOMINIQUE  BOTO  R   LÀ   BGOI  I    ihut.  PAUSIBRH] 

En  ses  Régulée,  au  traité  De  tribus  prœdicamentis,  Heytesbur) 
s'était  exprimé  en  ces  termes  ■  : 

»  Quant  à  L'espace  qui  doit  rire  parcouru  par  un  mobile  qui 
acquiert  uniformément  une  Latitude  de  mouvement  commen 
çant  à  zéro  et  aboutissant  à  un  certain  degré  fini,  on  a  dit 
plus  haut  que  tout  ce  mouvement  et  que  toute  cette  acquisition 
correspond  à  son  degré  moyen.  » 

Gaëtan  de  Tiène  ajoute: 

«  Le  Maître  dit  ici  que  l'on  peut,  à  L'aide  de  ce  qui 
précède,  prouver  et  rendre  évidente  la  règle  suivante  :  Soit 
un  mobile  qui  se  meut  d'un  mouvement  de  plus  en  plus 
intense  et  uniformément  difforme,  depuis  le  degré  zéro 
jusqu'à  un  certain  degré;  il  parcourt  le  même  chemin  que  si, 
pendant  le  même  temps,  il  avait  été  mû  uniformément,  d'un 
mouvement  égal  au  degré  moyen  de  cette  latitude  uniformé- 
ment difforme  qui  commence  à  zéro  et  finit  au  degré  qui  la 
doit  terminer.  Cette  règle,  le  Maître  ne  la  prouve  pas,  mais  il 
dit  qu'elle  peut  être  prouvée,  et  cela  est  vrai;  je  le  démontre 
ainsi  :  Le  degré  moyen  entre  o  et  k  est  égal  à  2,  comme  on  l'a 
prouvé  ci-dessus  ;  ajoute  maintenant  tous  les  degrés  qui 
surpassent  2  aux  autres  parties  qui  n'atteignent  pas  2  et 
tu  auras  2.  » 

Ce  raisonnement  ou,  plutôt,  ce  semblant  de  raisonnement 
ne  fait  appel  à  aucune  figure  ;  l'imprimeur,  cependant,  place 
immédiatement  au-dessous  le  dessin  que  voici  : 

Nous  reconnaissons,  en  ce  croquis,  celui  qu'il  convient  de 
tracer  lorsque  l'on  veut  déduire  le 
raisonnement  d'Oresme;  et,  en  fait, 
ce  que  Gaëtan  a  dit  est  bien  une 
sorte  de  résumé,  grossièrement 
esquissé,  de  l'argumentation  de 
Nicole  Oresme. 

Fig.  2. 

Sans  être  des  instruments  de  rai- 
sonnement, de  telles  figures  parlent  aux  yeux  et  les  contrai- 
gnent de  seconder  le  travail  de  l'intelligence.  L'usage  en  devint 

1.  Tractatus  Gulielmi  Hentiberi  de  sensu  composite)  et  diviso...,  éd.  cit.,  fol.  4o, 
col.  d, 


5o4  ÉTUDES    SUR   LÉONARD    DE    VINCI 

fréquent  en  Italie  ;  ainsi  abondent-elles  au  traité  De  motu  locali 
d'Ange  de  Fossombrone  ;  ainsi  voyons-nous  Achillini  en  user 
au  quatrième  Quodlibet1  de  son  traité  De  intelligentiis ,  au 
troisième  livre2  de  son  traité  De  elementis. 

La  remarque  que  nous  venons  de  faire  justifie,  croyons-nous, 
cette  première  assertion  :  Sans  échapper  entièrement  à 
l'influence  parisienne,  les  logiciens  italiens  qui  étudiaient  la 
latitude  des  formes  ont  surtout  suivi  la  méthode  d'Oxford. 
Ajoutons,  d'ailleurs,  qu'ils  Font  suivie  avec  beaucoup  plus 
d'ordre  et  de  clarté  que  les  maîtres  anglais. 

Que  faut-il  entendre  par  vitesse,  à  chaque  instant,  en  un 
mouvement  non  uniforme?  Précisant  une  vague  indication 
de  Heytesbury3,  Messino  tente4  de  répondre  à  cette  question; 
Ange  de  Fossombrone  reprend5,  d'une  manière  plus  explicite 
et  plus  claire,  ce  que  Messino  avait  dit.  Reproduisons  donc  ici 
ce  que  contiennent  d'essentiel  les  remarques  d'Ange  de 
Fossombrone  : 

u  En  un  mouvement  qui,  constamment,  est  difforme,  la 
vitesse  ne  doit  pas  être  évaluée  par  l'espace  que  le  mobile 
parcourt  pendant  tout  le  temps  que  dure  ce  mouvement;  mais 
à  chacun  des  instants  du  temps  qui  mesure  ce  mouvement,  le 
mobile  se  meut  avec  telle  ou  telle  vitesse.  La  vitesse  d'un  tel 
mobile  [à  un  certain  instant]  doit  être  évaluée  au  moyen  de 
l'espace  qu'il  parcourrait  en  tant  de  temps  si,  pendant  ce 
temps,  il  se  mouvait  uniformément  avec  le  même  degré  qu'en 
cet  instant.  » 

On  constate,  sans  étonnement  d'ailleurs,  que  nos  logiciens 
n'entrevoyaient  aucunement  l'idée  de  définir  la  vitesse  instan- 
tanée comme  la  dérivée  du  chemin  parcouru  par  rapport  au 
temps  employé  à  le  parcourir;  une  telle  pensée  était  encore 
bien  éloignée  de  leur  raison. 

En  l'étude  de  la  vitesse  du  mouvement  local,  le  De  primo 


i.  Alexandri  Achillini  Opéra,  Venetiis,  1 5^5  ;  fol.  21,  col.  a. 

2.  lbid.,  fol.  i32,  col.  b. 

3.  Tractatus   Gulielmi  Hentisberi  de  sensu  composito  et  diviso...,  Venetiis,  1  4q4  ; 
fol.  38,  col.  d. 

4.  Ibid.,  fol.  54,  col.  a. 

5.  Ibid.,  fol.  06,  col.  c,  à  fol.  G7,  col.  a. 


DOMINIQUE   BOTO   BT    LA    BGOLA8TIQU1   PAJUSIM  5û5 

motore  de  Swineshead  introduisait1  cinq  Latitudes  diitinctei 
qu'il  dénommait  ainsi  : 

Latitudo  moins  localti; 

Latitudo  velocitatis  latitudinis  primée; 

Laliludo  tarditatis  ejusdem; 

Latitudo  acquisitionis  latitudinis  moins  localls; 

Latitudo  deperdilionis  ejusdem  latitudinis. 

Nous  avons  dit  *  comment  ces  deux  dernières  latitudes  nous 
paraissaient  devoir  correspondre  à  l'accélération  «positive  et 
à  l'accélération  négative,  et  nous  avons  entendu  définir  plus 
clairement  ces  accélérations  par  William  Heytesbury. 

En  son  commentaire  au  traité  De  tribus  prœdicamenlis  de 
Guillaume  Heytesbury,  Gaétan  de  Tiène  distingue3,  comme 
le  Chancelier  d'Oxford,  deux  latitudes  qu'il  nomme  latitudo 
motus  et  latitudo  intensionis  motus;  en  ce  qu'il  dit  de  la 
première,  nous  reconnaissons  sans  peine  la  vitesse  instan- 
tanée; de  la  seconde,  il  arrive  moins  aisément  à  donner  une 
définition  précise  ;  mais  que  la  notion  d'accélération  soit  celle 
qu'il  a  en  vue,  nous  n'en  doutons  guère  lorsque  nous 
l'entendons  déclarer  qu'en  un  mouvement  uniformément 
difforme,  Yintensio  motus  est  uniforme;  ou  bien  encore  lorsque 
nous  lui  entendons  dire  :  «  Latitudo  motus  attenditur  pênes 
spatium  tanquam  pênes  ejfectum;  latitudo  intensionis  motus 
attenditur  pênes  latitudinem  motus  partibiliter  acquisitam.  »  Il 
résulte,  en  effet,  de  cette  dernière  formule  que  la  latitudo 
intensionis  motus  est  à  la  latitudo  motus  ce  que  celle-ci  est  à 
l'espace  parcouru;  en  d'autres  termes,  que  la  latitudo  inten- 
sionis motus  est  la  vitesse  de  la  vitesse. 

Gaétan  de  Tiène  reprend,  d'ailleurs,  un  peu  plus  loin4  ces 
considérations  sur  la  latitudo  motus  et  la  latitudo  intensionis 
motus;  il  s'attache  à  démontrer  ces  deux  conclusions  : 

En  un  mouvement  où  la  latitudo  intensionis  motus  est  uni- 

i.  Bibliothèque  Nationale,  fonds  latin,  manuscrit  n°  16621,  fol.  7/4,  v°. 

2.  Voir  $  XXIII. 

3.  Tractatus  Gulielmi  Hentisberi  de  Sensu  composito  et  di\iso...,  éd.  cit.,  fol.  43, 
coll.  a  et  b. 

4.  Ibid.,  fol.  44,  coll.  c  et  d. 


5o6  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

forme,  la  latitudo  motus  et,  partant,  le  mouvement  lui-même 
sont  uniformément  difformes. 

En  un  mouvement  où  la  latitudo  intensionis  motus  est  unifor- 
mément difforme,  la  latitudo  motus  et  le  mouvement  sont 
difformément  difformes. 

Plus  nettement  que  Gaëtan  de  Tiène,  Messino  précise1  la 
distinction  qu'il  faut  établir  entre  la  latitudo  motus  et  la  latitudo 
intensionis  motus;  de  plus,  il  donne  la  première  comme  syno- 
nyme de  la  vitesse  (velocitas  motus)  et  la  seconde  comme 
synonyme  de  l'accélération  (velocitatio  motus);  écoutons-le  : 

«  De  même  que  tout  ce  qui  se  meut,  se  meut  d'une  manière 
uniforme  ou  d'une  manière  difforme,  ainsi  tout  mobile  qui 
accélère  (intendit)  son  mouvement  l'accélère  d'une  manière 
uniforme  ou  d'une  manière  difforme.  Il  [Heytesbury]  définit2 
donc  ce  que  c'est  qu'accélérer  uniformément  un  mouvement; 
il  dit  qu'un  mobile  accélère  uniformément  un  mouvement 
lorsque,  en  toute  partie  égale  du  temps,  il  acquiert  une  égale 
latitude  de  mouvement  ou  de  vitesse;  de  même  qu'il  a  été  dit 
précédemment  qu'un  mobile  se  meut  uniformément  s'il 
parcourt  un  espace  égal  en  toute  partie  égale  du  temps. 
Dans  le  cas  qui  nous  occupe,  on  traite  de  Yintensio  motus  de 
telle  sorte  que  Yintensio  se  comporte  à  l'égard  du  mouvement 
ou  de  la  latitude  du  mouvement  exactement  comme  le  mou- 
vement ou  la  latitude  du  mouvement  se  comporte  à  l'égard  de 
l'espace  réel. 

»  Aussi  faut-il  remarquer  que  Yintensio  motus  ne  se  nomme 
pas  vitesse  du  mouvement  (veloeitas  motus)  mais  bien  accélé- 
ration ou  acquisition  du  mouvement  (velocitatio^  vel  acquisitio 
motus)...  Lorsqu'une  telle  acquisition  existe,  on  dit  que  le 
mouvement  croît  en  intensité,  car  il  est  alors  de  plus  en  plus 
rapide  (velocior  et  velocior),  en  sorte  qu'il  s'accélère  (velocitatur). 
C'est  pourquoi  on  distingue  entre  la  vitesse  d'un  mouvement 
(velocitas  motus)    et    l'accélération  (velocitatio)   de   ce   même 

i.  Ibid.,  fol.  54,  coll.  a  et  b. 

2.  En  réalité,  on  ne  retrouve,  dans  le  traité  d'Heytesbury,  aucune  des  précisions 
que  Messino  lui  prête  si  heureusement. 

3.  En  cet  endroit,  l'imprimeur,  par  une  erreur  qui  saute  aux  yeux,  a  mis  velocitas 
pour  velocitatio;  le  mot  velocitatio  est  correctement  employé  un  peu  plus  bas. 


DOMINIQUE   son»   i.r   LA    8COLA8TIQUB    PARISIENS!  ^07 

mouvement.   Gomme  je  l'ai  prouvé  ailleurs,  la  vitesse  d'un 
mouvement  peui  être  constamment  de  plus  eu  plus  grande 
lundis  (juc  L'accélération  en  est  de  plus  en  plus  petite.  » 
La  distinction  entre  la  latitudo  moins  et  la  latitudo  intensionis 

moins  est  reprise  avec   une  grande  netteté '   par  Ange  de   I 
sombrone  eu  son  traité  De  motu  locali;  traduisons  ici  quelques 

passages  de  ce  traité  : 

«  Pour  comprendre  ce  qui  va  suivre,  il  faut  savoir  que  le 
mouvement  (motus)  diffère  de  Yintensio  motus,...  et  que  la 
vitesse  du  mouvement  (velocllas  motus)  diffère  également  de 
la  velocitas  intensionis  motus.  Le  mouvement  et  Yintensio  motus 
diffèrent,  car,  parfois,  il  y  a  mouvement  sans  qu'il  y  ait  intensio 
motus;  c'est  ce  qui  a  lieu  au  mouvement  uniforme,  où  le  mou- 
vement ne  devient  nullement  plus  intense.  De  même  la  vitesse 
du  mouvement  et  la  velocitas  intensionis  motus  sont  différentes; 
on  voit,  en  effet,  que  là  où  il  y  a  vitesse  du  mouvement,  il 
peut  ne  pas  y  avoir  de  velocitas  intensionis  motus;  ainsi  en  est-il 
dans  le  mouvement  uniforme,  où  le  mouvement  ne  croît 
nullement  en  intensité. 

»  Elles  diffèrent  encore  pour  une  autre  raison  qui  est  celle-ci  : 
L'effet  de  la  vitesse  du  mouvement  est  l'espace  qui  a  été  par- 
couru ;  mais  l'effet  de  la  velocitas  intensionis  motus  est  la  latitudo 
motus  qui  a  été  acquise... 

»  Remarquons  à  ce  propos  qu'un  mobile  est  dit  se  mouvoir 
de  mouvement  local  uniforme  lorsque,  toutes  choses  égales 
d'ailleurs,  en  des  parties  égales  de  temps,  il  parcourt  des 
espaces  égaux;  de  même  on  dit  qu'il  se  meut  avec  un  motus 
intensionis  uniforme  ou  qu'il  s'accélère  (intenditur)  uniformé- 
ment lorsqu'en  des  parties  égales  et  quelconques  du  temps 
pendant  lequel  dure  le  mouvement,  il  acquiert  des  latitudes 
égales  de  mouvement... 

»  Inversement,  on  dit  que  Yintensio  motus  est  difforme  ou 
que  le  mouvement  s'accélère  (intenditur)  d'une  manière 
difforme,  s'il  acquiert,  en  des  temps  égaux,  des  latitudes  de 
mouvement  inégales... 

))  Dès  lors,  il  nous  faut  imaginer  que  la  latitudo  motus  uni- 

1.  Jbid,,  fol.  G7,  coll.  c  et  d, 


5o8  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

formément  difforme  correspond  à  la  latitudo  intensionis  motus 
uniforme  et  inversement;  il  y  a  là,  en  effet,  latitude  uniforme  de 
Yinlensio  et  latitude  uniformément  difforme  du  mouvement  » . 

Nous  sommes  désormais  autorisé  par  les  maîtres  italiens 
eux-mêmes  à  substituer  les  mots  :  mouvement  uniformément 
accéléré,,  aux  mots:  mouvement  uniformément  difforme. 

Ces  maîtres,  que  savaient-ils  de  la  loi  qui,  en  un  mouve- 
ment uniformément  accéléré,  relie  le  chemin  parcouru  par  le 
mobile  au  temps  employé  à  le  parcourir?  Cette  loi,  elle  était, 
nous  l'avons  vu,  regardée  comme  vérité  acquise  par  Paul 
Nicoletti  de  Venise;  nous  ne  serons  point  étonnés  de  voir  que 
ses  successeurs  la  connaissent  et  en  admettent  l'exactitude. 

Élève  de  Paul  de  Venise,  Gaétan  de  Tiène  avait  dû  être,  de 
bonne  heure,  instruit  de  cette  règle;  nous  avons  vu  comment, 
au  commentaire  des  Regulœ  d'Heytesbury,  il  en  esquissait  une 
démonstration  qui  semblait  inspirée  de  Nicole  Oresme;  mais 
il  l'invoquait  déjà  en  un  écrit  qui  semble  être  de  ses  premiers, 
en  son  Commentaire  à  la  Physique  d'Aristote1  ;  il  y  repoussait  un 
mode  de  définition  proposé  pour  une  qualité,  «  parce  que  la 
latitude  uniformément  difforme  ne  correspondrait  pas  à  son 
degré  moyen  ». 

Messino  admet2  également  l'exactitude  de  cette  règle.  «  La 
seule  raison,  dit-il3,  pour  laquelle  on  affirme  qu'une  latitude 
uniformément  difforme  correspond  à  son  degré  moyen,  c'est 
celle-ci  :  Son  degré  moyen  lui  est  équivalent  en  ce  qui  concerne 
le  chemin  parcouru...  Il  n'est  pas  nécessaire  de  donner  ici  la 
démonstration  de  ce  principe,  car  je  l'ai  suffisamment  prouvé 
au  second  doute  principal  de  la  première  conclusion.  »  La 
démonstration  à  laquelle  Messino  nous  renvoie  n'est  guère 
qu'une  assez  obscure  paraphrase4  du  raisonnement  de  Guil- 
laume Heytesbury. 

i.  Recollecte  Gaietani  super  octo  libros  physicorum  cum  annolationibus  textuum.  Colo- 
phon  :  Impressum  est  hoc  opus  Venetiis  per  Bonetum  Locatellum  iussu  et  expensis 
nobilis  viri  domini  Octaviani  Scoti  civis  Modoetiensis.  Anno  salutis  1^96.  Nonissexti- 
libus.  Augustino  Barbadico  Serenissimo  Venetiarum  Duce.  Lib.  Vil,  text.  commenti 
3a,  fol.  A3,  col.  d. 

2.  Tractatus  Gulielmi  Hentisberi  de  sensu  composito  et  diviso...,  Venetiis,  1A94; 
fol.  54,  col.  a;  fol.  55,  col.  c. 

3.  Ibid.,  fol.  54,  col.  c. 

k.  Ibid.,  fol.  53,  coll.  b  et  c. 


DOMiMiM  B   SOTO    N    iv    9C0LASTIQt7fl    PAR]    n  5oq 

Ange  de  Fossombrone  écrit1  : 

«C'est  an  principe  communément  reçu  en  cette  matière  que 
toute   Latitude  de  mouvemenl    uniformément  difforme,   soit 
qu'elle  commence  à  zéro  pour  se  terminer  à  un  certain  degré, 
soit  qu'elle  se  trouve  acquise  uniformément  ou  perdue  unifor 
mément,  correspond  à  son  degré  moyen... 

o  Par  là,  voici  ce  qu'il  faut  effectivement  comprendre:  Le 
mobile  ainsi  mû  parcourt  autant  de  chemin  qu'il  en  serait 
parcouru  par  le  même  mobile  ou  par  un  autre  s'il  se  mouvait, 
pendant  le  môme  temps,  d'un  mouvement  uniforme  ayant 
pour  degré  le  degré  moyen  du  premier.  » 

Ange  de  Fossombrone  ne  tente  aucune  démonstration  de  ce 
a  commune  principium  in  Ma  matériel». 

De  ce  qui  précède,  écrit  Bernard  Torni2  à  Mariano  Romano, 
à  qui  son  traité  est  dédié,  «  vous  déduirez  facilement  que  toute 
latitude  de  mouvement  uniformément  difforme  correspond 
d'une  manière  effective  à  son  degré  moyen;  toujours,  en  effet, 
le  mobile  qui  se  meut  sous  une  semblable  latitude,  se  mouvra, 
en  la  seconde  demi-heure,  d'un  mouvement  qui  surpasse  le 
degré  moyen;  il  se  mouvra  d'un  mouvement  uniformément 
difforme  dont  ce  degré  moyen  pourra  être  dit  son  degré  zéro  ; 
il  se  mouvra  ainsi  jusqu'à  un  degré  qui  excédera  le  degré 
moyen  autant  que  celui-ci  surpasse  le  degré  initial  du  mouve- 
ment qui  a  été  accompli  en  la  première  demi-heure.  Mais 
toutes  ces  choses  sont  communément  reçues  et  vous  sont  très 
connues  ».  11  est  clair  que  Bernard  Torni  veut  ici  résumer  en 
langage  ordinaire  la  démonstration  de  Nicole  Oresme,  qu'il 
avait  lue. 

Grâce  à  Nicole  Oresme,  à  Guillaume  Heytesbury  et  au  Cal* 
culateur,  les  maîtres  italiens  connaissent  tous,  au  milieu  du 
Quattrocento,  les  lois  du  mouvement  uniformément  accéléré 
ou  uniformément  retardé  ;  mais  il  ne  semble  pas  qu'aucun 
d'entre  eux  ait  eu  l'idée  d'admettre  que  la  chute  des  corps  fût 
uniformément  accélérée  ni,  partant,  la  pensée  de  lui  appliquer 
ces  lois. 

i.  Ibid.,  fol.  68,  col.  a. 
a.  Ibid.,  fol.  75,  col.  d. 


5 10  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE   VINCI 

Léonard  de  Vinci,  au  contraire,  a  su  et  affirmé  que  la  chute 
des  graves  était  un  mouvement  uniformément  accéléré;  mais, 
par  contre,  il  n'a  pas  songé  à  rechercher  en  ce  mouvement 
les  propriétés,  si  connues  au  temps  où  il  vivait,  de  la  latitude 
uniformément  difforme. 


XXVI 

Léonard  de  Vinci  et  les   lois  de  la  chute  des  graves. 

Léonard  de  Vinci  vivait  en  un  temps  où  l'étude  du  mouve- 
ment local  était,  dans  les  écoles  et  parmi  les  doctes,  un  sujet 
classique  de  discussion;  passionné  pour  la  Mécanique,  il  ne 
pouvait  pas  ne  pas  prendre,  à  cette  discussion,  le  plus  vif 
intérêt;  et  il  l'a  pris,  en  effet,  car  nous  voyons  qu'il  a  lu 
presque  tous  les  traités  où  l'on  recherchait  les  lois  des  divers 
mouvements,  presque  tous  les  livres  dont  nous  avons  eu  à 
parler  en  cet  écrit. 

Feuilletons  ses  notes,  en  effet,  et  relevons  les  noms  des 
auteurs  dont  il  a  consulté  ou  dont  il  cherche  à  se  procurer  les 
ouvrages. 

Voici  d'abord1  une  liste  de  a  livres  de  Venise»;  nous  y 
lisons  : 

«  Albertuccio  et  Marliano,  De  calcalalione. 

»  Albert,  De  Cselo  et  Mundo.  » 

Ce  dernier  livre,  un  de  ceux  qui  ont  le  plus  souvent  inspiré 
Léonard,  ce  sont,  nous  l'avons  amplement  prouvé2,  les  Quœs- 
tiones  subtillssiinx  in  libros  de  Cselo  et  Mundo  composées  par 
Albert  de  Saxe. 

Quant  aux  deux  traités  De  calculatione  dont  la  mention  pré- 
cède celle  du  De  Cselo  et  Mundo,  ce  sont  le  Tractatus  propor^ 
tlonum  d'Albert  de  Saxe,  surnommé  Albertutius,  et,  vraisem- 

i.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Ch.  Ravaisson  Mollien;  ms.  F 
de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  verso  de  la  couverture. 

2.  Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  qui  l'ont  lu,  l  :  Albert  de  Saxe 
et  Léonard  de  Vinci. 


bOMIMQI  i    BÔfO   m    i\    ÔCOLA8TIQUB    i'Uiimi.v  \i.  5 1  I 

blablementj  In  Qasestio  sublilissima  de  proportione  motuum  in 

velocitute  <le  Jeail  \larli;mo. 

Le  passage  que  nous  venons  <l<i  rapporter  n'est  pas  le  seul 
où  il  soit  fait  allusion  à  ces  deux  derniers  ouvrages. 

En  voici  un'  où  se  lisent  ces  mots  :  «  El  chaluo  de  fi  ilberti 
—  Le  cnlcul  d'Albert.  » 

Ailleurs',  le  même  écrit  est  désigné  d'une  manière  plus 
explicite  :  «  Du  mouvement.  Albert  de  Saxe,  en  son  Des  pro- 
portions, dit...  » 

Un  feuillet  du  Codice  Allanlico  porte3  :  «  Fais-toi  montrer 
par  Messer  Fatio  le  De  proportione...  Les  Proportions  d'Al- 
chino  avec  les  considérations  de  Marliano,  de  Messer  Fatio.  » 

Ce  Messer  Fatio  n'est  autre  que  Fazio  Gardano,  le  père  de 
l'illustre  Jérôme  Cardan'1.  Léonard  lui  veut  emprunter  les 
Proportions  d'Alchino,  c'est-à-dire  le  De  proportione  motuum  in 
velocitate  d'Achillini;  il  veut  également  se  faire  montrer,  par 
la  même  personne,  les  considérations  de  Marliano  sur  ce  sujet, 
c'es^-à-dire,  sans  doute,  la  Probatio  cujusdam  consequentix 
Calculatoris  in  de  motu  locali. 

Ce  dernier  écrit  devait  apprendre  à  Léonard  le  nom,  si 
souvent  répété  autour  de  lui  dans  les  écoles,  du  Calculateur. 
Assurément,  il  avait  consulté  le  traité  de  cet  auteur  et  aussi 
ceux  que  Guillaume  Heytesbury  et  Ange  de  Fossombrone 
avaient  composés  sur  le  mouvement  local;  voici,  en  effet,  une 
liste5  où  les  noms  que  nous  Amenons  de  citer  se  trouvent  rap- 
prochés de  celui  d'Abert  de  Saxe  : 

«  Du  mouvement  local. 

»  Suisset,  c'est-à-dire  Calculateur. 

»  Tisber. 

»  Ange  de  Fossombrone. 

»  Albert.  » 

i.  Codice  Atlantico,  iib,  37  b.  —  Cf.  J.  P.  Richter,  The  Literary  Works  of  Léo 
nardo  da  Vinci,  vol.  II,  §  i43q. 

2.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci;  ms.  I  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut, 
fol.  120,  recto. 

3.  Codice  Altantico,  222  a.  664  a  —  J.  P.  Richter,  Op.  laud.,  t.  II,  §  i448. 

4.  Léonard  de  Vinci,  Cardan  et  Bernard  Palissy,  I  {Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux 
qu'il  a  lus  et  ceux  qui  Vont  lu,  VI  ;  première  série,  pp.  227-228). 

5.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci  ;  ms.  M  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  8, 
recto. 


5l2  ETUDES    SUR   LEONARD   DE   VINCI 

Enfin,  Léonard  qui  a  cité  à  plusieurs  reprises  le  De  ponde- 
ribus  de  Biaise  de  Parme,  a  bien  pu  lire  les  Questions  sur  la 
latitude  des  formes  du  même  auteur,  car  il  savait  où  trouver  les 
œuvres  de  Biagio  Pelacani1  :  «  Les  héritiers  de  Maître  Gio- 
vanni Ghiringallo  ont  les  œuvres  de  Pelacano,  »  écrit-il  en 
ses  notes. 

De  cette  ample  documentation,  quel  fut  le  parti  tiré  par  le 
Vinci?  On  peut,  croyons-nous,  le  caractériser  de  la  manière 
suivante  : 

Léonard  a  précisé  de  la  manière  la  plus  heureuse  les  indi- 
cations qu'il  avait  trouvées  aux  Quœstiones  in  libros  de  Cœlo  et 
Mundo  composées  par  Albert  de  Saxe.  Celui-ci  avait  présenté 
comme  également  vraisemblables  ces  deux  lois  de  la  chute 
des  corps  : 

La  vitesse  croît  proportionnellement  à  la  durée  écoulée 
depuis  le  début  de  la  chute. 

La  vitesse  croît  proportionnellement  au  chemin  parcouru 
depuis  l'origine  de  la  chute. 

Il  avait  même  plus  fortement  insisté  sur  la  seconde  loi  que 
sur  la  première. 

Léonard  sut  voir,  après  des  hésitations,  que  la  première  loi 
était  la  loi  exacte  de  la  chute  des  corps;  il  la  formula  avec 
précision  et  insistance. 

En  revanche,  le  Vinci  ne  saisit  aucunement  la  portée  des 
considérations  sur  la  latitude  des  formes.  La  proposition  que 
nous  avons  nommée  Règle  d'Oresme,  cette  proposition  qu'Ange 
de  Fossombrone  appelle  «  commune principium  in  illa  materia», 
que  Bernard  Torni  qualifie  de  «  communis  et  notissima  » ,  lui  eût 
fait  connaître  comment  le  chemin  parcouru  par  un  grave  qui 
tombe  croît  avec  le  temps  de  chute.  A  cette  règle,  si  courante 
parmi  les  doctes  de  son  temps,  Léonard  de  Vinci  n'eut  pas 
l'idée  de  faire  appel.  Il  préféra  diviser  le  temps  de  chute  en 
un  certain  nombre  de  parties  égales  et,  pendant  chacune  de 
ces  parties,  traiter  le  mouvement  comme  un  mouvement 
uniforme  accompli  avec  une  vitesse  égale  à  celle  que  le  mou- 

i.  Léonard  de  Vinci,  Manuscrit  III  de  la  Forster  Library,  South  Kensington  Muséum 
à  Londres,  3  6.  —  J.  P.  Richter,  Op.  laud.,  t.  II,  S  i4g6. 


DOMINIQUE   SOTO   BT    LA    BGOLA8TTQUE    PAAISIMlfl  5i3 

vement  varié  doit  prendre  à  la  fin  d<>  oette  partie.  Pour  qu'une 
semblable  méthode  pût  oonduire  ;»  un  résultat  <v\;tH,  il  eût 
fallu  faire  croître  indéfiniment  le  nombre  des  divisions  prati 
quées  en  la  (luire  de  chute,  en  même  temps  que  chacune 
crelles  se  fût  indéfiniment  raccourcie,  et  effectuer  an  passage 
à  la  limite.  Ce  raisonnement  infinitésimal  ne  semble  aucune- 
ment s'être  présenté  à  L'esprit  du  Vinci.  Il  professa  donc 
constamment  qu'en  des  parties  de  temps  égales  et  qui  se 
suivent  depuis  le  début  de  la  chute,  un  grave  parcourt  des 
chemins  qui  croissent  comme  les  nombres  entiers  i,  2,  3,  4. 
Il  pouvait  lire,  cependant,  dans  le  Traité  du  mouvement  local 
de  Guillaume  Ileytesbury  la  proposition  suivante':  a  Lorsque 
l'accélération  (intensio)  d'un  mouvement  est  uniforme  et  que 
ce  mouvement  part  du  degré  zéro  pour  aboutir  à  un  certain 
degré,  le  chemin  parcouru  pendant  la  première  moitié  du 
temps  est  précisément  le  tiers  de  celui  qui  est  parcouru  pen- 
dant la  seconde  moitié.  »  Cette  proposition,  Gaétan  de  Tiène 
avait  développé2  le  calcul  qui  la  justifie.  Messino3,  Ange  de 
Fossombrone^1  et  Bernard  Torni5  avaient,  à  l'envi,  reproduit  et 
commenté  le  théorème  d'Heytesbury.  Il  suffisait  de  répéter 
indéfiniment  le  raisonnement  dont  ils  avaient  fait  usage  pour 
prouver  que  les  chemins  parcourus  par  un  grave,  en  des 
temps  successifs  et  égaux,  sont  entre  eux  comme  les  nombres 
impairs  1,  3,  5,  7...  Ces  vérités,  les  livres  que  Léonard  lisait 
les  criaient  pour  ainsi  dire  à  ses  oreilles.  Il  ne  les  a  pas 
entendues. 

Ainsi  que  tous  les  auteurs  dont  nous  avons  lu  les  écrits  en 
cette  étude,  Léonard  parle  toujours,  comme  de  deux  grandeurs 
distinctes,  du  mouvement,  que  les  Scolastiques  nommaient 
motus  et  qu'il  nomme  moto,  et  de  la  vitesse,  que  le  Latin  des 
premiers  appelait  velocitas  et  que  l'Italien  du  second  appelle 
velocità;  toujours  aussi,   comme   les   Scolastiques,    il  admet 


1.  Tractatus  Gulielmi   Hentisberi  de  sensu  composito  et  diviso...,  Venetiis,    i4g4, 
fol.  &o,  col.  d. 

3.  Ibid.,  fol.  tu,  col.  a. 
3.  Ibid.,  fol.  55,  coll.  a  et  b. 
U.  Ibid.,  fol.  68,  col.  d. 
5.  Ibid.,  fol.  75,  col.  d. 

P.    DUHEM.  33 


5l4  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

implicitement  que,  pour  un  mobile  donné,  ces  deux  quantités 
sont  proportionnelles  entre  elles,  en  sorte  que  les  mêmes  lois 
régissent  l'une  et  l'autre;  on  doit  penser  que  le  mouvement 
est  le  produit  de  la  vitesse  par  la  quantité  de  matière  du 
mobile;  c'est  la  relation  que,  déjà,  Buridan  semblait  admettre1 
entre  Yimpetus  et  la  velocitas ;  c'est  celle  que,  plus  tard,  Galilée 
gardera  entre  Yimpeto  ou  moto  et  la  velocità,  que  Descartes 
maintiendra  entre  la  quantité  de  mouvement  et  la  vitesse.  Cette 
remarque  éclairera  les  textes  du  Vinci  que  nous  allons  rappor- 
ter; elle  permettra  au  lecteur  de  reconnaître  en  ces  textes, 
sans  aucune  peine,  les  opinions  que  nous  avons  prêtées  à 
leur  auteur. 

Le  premier  des  textes  que  nous  allons  citer2  est  précédé  de 
ces  mots  :  «  A  lieu  dans  l'air  d'uniforme  épaisseur,  »  c'est-à-dire 
d'uniforme  densité;  Léonard  n'avait  donc  pas  imaginé  ce  que 
nul,  semble-t-il,  n'a  conçu  avant  Descartes,  Beckman  et 
Galilée,  savoir  que  dans  le  vide  seul,  la  chute  des  graves  serait 
uniformément  accélérée. 

Voici  donc,  réunis  ensemble,  les  divers  passages  où  Léonard 
a  formulé  tes  lois  de  la  chute  des  graves  : 

«  A  lieu  dans  l'air  d'uniforme  épaisseur. 

»  La  gravité  qui  descend,  à  chaque  degré  de  temps  acquiert 

un  degré  de  mouvement  de  plus 

12345678  ij'j*  '       * 

que  le  degré  du  temps  passe,  et 
O     O     o     O    o  de  môme  un  degré  de  vitesse  de 

0     ,  plus  que  le  degré  de  mouvement 

passé.   Donc  à  chaque  quantité 
doublée  de  temps,  la  longueur 
°  de  la  descente  est  doublée,  ainsi 

O     •  que  la  vitesse  du  mouvement. 

q  )>  Ici  se  montre  (fig.  3)  comment 

telle  proportion  qu'a  une  quan- 
tité de  temps  avec  une  autre,  telle  aura  une  quantité  de  mou- 
vement avec  l'autre,  et  une  quantité  de  vitesse  avec  l'autre.» 

i.  Jean  I  Buridan  (de  Béthune)  et  Léonard  de  Vinci,  IV  :  La  Dynamique  de  Jean 
Buridan. 

2.  Les  manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Gh.  Ravaisson  Mollien;  ras.  M. 
de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  44,  verso. 


DOMINIQUE   soin    ii    i.\    BGOtASTtQUH    PAMSISlfHI 

«  Preuve1  <le  La  proportion  du  temps  d  «lu  mouvement  en 
même  temps  que  <l<-  La  vitesBe  «pii  se  trouvent  dans  [a  descente 
des  corps  graves  avec  la  figure  pyramidale  (fîg.  'n.  paire  que 
les  susdites  puissances  ^<>iii  toutes  pyramidales, 
attendu  qu'elles  commencent  à  rien  et  \<>ni  crois- 
sant par  degrés  <le  proportion  arithmétiqui 

La  figure  tracée  par  Léonard  nous  rappelle  celle 
que  les  traités  du  temps  ne  manqueiil  guère  <le 
dessiner  chaque  fois  qu'il  est  question  d'une  latitude 
uniformément  difforme. 

«  Du  mouvement 2.    Le   grave    qui   descend  libre 
acquiert  à  chaque    degré  de  temps   un   degré    de 
mouvement  et,  à  chaque  degré  de  mouvement,  il  acquiert  un 
degré  de  vitesse. 

»  Disons  qu'au  premier  degré  du  temps,  il  acquiert  un  degré 

de  mouvement  et  un  degré  de  vitesse;   au  second  degré  de 

T  #  temps,  il  acquerra  deux  degrés  de  mouvement 

et  deux  degrés  de  vitesse,  et  ainsi  de  suite, 

A*  °Q       comme  il  est  dit  ci-dessus.  » 

«  Si  deux  corps  égaux  en  poids  et  en  figu- 
res3 tombent  l'un  après  l'autre  d'une  hauteur, 
bo  or       à  chaque  degré  de  temps,  l'un  se   fera  d'un 

degré  plus  distant  de  l'autre. 

»  Vois  (fig.  5)  que  quand  Q  a  fait  le  mou- 
vement PQ,  T  n'avait  pas  encore  bougé   de 
place;  et  quand  le  poids  T  avait  acquis  l'espace 
jusqu'à  A,  c'est-à-dire  un  degré  de  mouvement, 
Q  en  avait  acquis  deux  jusqu'à  R;  et  quand  A 
a  été,   dans  le  même  temps,  descendu  en  B  et  a  acquis    ses 
deux  degrés  de  mouvement,  Q  était  déjà  descendu  en   S  et 
avait,  en  un  tel  temps,  acquis  trois  degrés.  » 

«  La  gravité  qui  descend  libre4,  à  chaque  degré  de  mouve- 
ment acquiert  un  degré  de  vitesse. 

«  Et  la  partie  du  mouvement  qui  se  fait  à  chaque  degré  de 

i.  Ibid.,  fol.  44,  recto. 

2.  Ibid.,  fol.  45,  recto. 

3.  Ibid.,  fol.  48,  recto. 

4.  Ibid.,  fol.  49,  recto. 


5l6  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCÎ 

temps  est  toujours  plus  longue,  successivement,  la  nouvelle 
que  son  antécédente.  » 

«  Si  beaucoup  de  corps  égaux  de  poids  et  de  figure »  sont 
laissés  tomber  l'un  après  l'autre  en  temps  égaux,  les  excédents 
de  leurs  intervalles  seront  égaux  entre  eux.  —  Démonstration  : 
Par  la  cinquième  du  premier  qui  dit  comment  la  chose  qui 
descend,  à  chaque  degré  de  mouvement  acquiert  des  degrés 
égaux  de  vitesse. 

»  Donc,  pour  cela,  beaucoup  plus  rapide  devient  le  mouve- 
ment de  la  dernière  en  bas  que  de  la  première  en  tête. 

»  Et  par  la  huitième  du  premier  qui  dit  que  :  La  paire  supé- 
rieure aura  dans  son  intervalle  telle  proportion  avec  l'intervalle 
de  la  paire  inférieure  qu'est  la  vitesse  de  la  paire  inférieure 
avec  la  supérieure  ;  et  réciproquement,  la  vitesse  avec  les 
espaces  comme  les  espaces  avec  la  vitesse.  » 

«  L'expérience2  de  la  susdite  conclusion  du  mouvement  se 
doit  faire  de  cette  façon, c'est-à-dire  :  Qu'on  prenne  deux  balles 
égales  de  poids  et  de  figure,  et  qu'on  les  fasse  tomber  de 
grande  hauteur,  en  sorte  qu'au  commencement  de  leur  mou- 
vement, elles  se  touchent  l'une  de  l'autre,  et  que  l'expérimen- 
tateur soit  à  terre  à  voir  si  leur  chute  les  a  encore  maintenues 
en  contact  ou  non.  Et  que  cette  expérience  se  fasse  plusieurs 
fois,  afin  que  quelque  accident  ne  vienne  pas  empêcher  ou 
fausser  une  telle  épreuve,  l'expérience  pouvant  être  fausse  et 
tromper  ou  ne  pas  tromper  son  spéculateur.  » 

Les  règles  ainsi  formulées  touchant  les  espaces  parcourus 
par  des  corps  qui  tombent,  Léonard  les  applique3  au  filet  d'eau 
qui  s'amincit  dans  sa  chute  et  dont  les  gouttes  successives 
finissent  par  se  disjoindre  pour  devenir  de  plus  en  plus 
distantes. 

Le  passage  qui  contient  cette  application  commence  au  verso 
d'un  feuillet  et  se  poursuit  au  recto  du  même  feuillet;  Léonard 
de  Vinci,  en  effet,  ne  se  contentait  pas  d'écrire  de  droite  à 
gauche  ;  bien   souvent,  lorsqu'il  consignait  ses  notes  en  un 


i.  Ibid.,  fol.  57,  verso. 
3.  Ibid.,  fol.  57,  recto. 
3.  Ibid.,  fol.  47,  verso  et  recto. 


DOMINIQUE   IOT0    i  r    i.\    BCOLA8TIQU1     PAN  017 

cahier,  il  tournait    l<ls   pages  dans  la  sens  opposé  à  celui   que 

nous  suivons,  en  sorte  que  le  cahier  commençait  pour  lui  là 
où  il  unit  pour  nous,  pour  ici n m \ er,  en  un  semblable  cahier, 
l'ordre  des  pensées  du  grand  peintre,  il  faut  lire  ;'•   rebours. 

Or,  si  nous  lisons  ainsi  les  divers  fragments  que  nous  venons 
de  citer,  nous  serons  frappés  de  ce  fait  <jue  l'énoncé  de  la  loi 
de  la  chute  des  corps  s'y  montre  de  plus  en  plus  net,  comme 
si  Léonard  avait  entrevu  d'abord,  puis  reconnu  de  plus  en 
plus  clairement  (pic  la  vitesse  croit  proportionnellement  à  la 
durée  de  la  chute. 

11  y  a  plus;  en  suivant  ainsi  à  rebours  le  manuscrit  M  de  la 
Bibliothèque  de  l'Institut,  nous  rencontrons  un  fragment'  que 
nous  sommes  conduits  à  mettre  avant  ceux  que  nous  avons 
cités;  or,  en  ce  fragment,  Léonard  de  Vinci  paraît  bien 
admettre  que  la  vitesse  de  chute  d'un  grave  est  proportion- 
nelle non  pas  au  temps  écoulé  depuis  le  début  de  la  chute, 
mais  au  chemin  parcouru  pendant  ce  temps.  Voici  ce  frag- 
ment : 

«  Pourquoi  le  mouvement  naturel  des  choses  graves  acquiert 
à  chaque  degré  de  descente  un  degré  de  vitesse. 

»  Et  pour  cela  un  tel  mouvement  se  figure,  en  ce  qu'il 
acquiert  de  puissance,  par  une  figure  pyramidale,  parce  que 
la  pyramide  acquiert  de  même  à  chaque  degré  de  sa  longueur 
un  degré  de  largeur.  Ainsi  une  telle  proportion  d'acquis  se 
trouve  en  proportion  arithmétique,  attendu  que  les  excédents 
sont  toujours  égaux.  » 

Avant  donc  de  reconnaître  la  loi  véritable  de  la  chute  des 
corps,  le  Vinci  aurait,  tout  d'abord,  admis  la  loi  inexacte  de  la 
proportionnalité  entre  la  vitesse  et  le  chemin  parcouru;  erreur 
bien  naturelle,  si  l'on  songe  qu'Albert  de  Saxe,  sans  donner 
de  préférence  formelle  à  la  loi  fausse,  la  mettait  plus  vive- 
ment en  lumière  que  la  loi  véritable. 

Cette  loi  fausse  à  laquelle  Galilée,  lui  aussi,  devait  donner 
son  adhésion,  en  attendant  qu'il  en  démontrât  l'absurdité 
et  s'attachât  fermement  à  la  loi  exacte,  Léonard  de  Vinci  l'avait 
sûrement  adoptée  avant  le  temps  où  furent  écrites  les  notes 

1.  Ibid.,  fol.  09,  verso. 


5l8  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

précédemment  citées  ;  celles-ci  sont,  pour  nous,  comme  les 
témoins  de  sa  conversion. 

Voici,  au  contraire,  un  passage  I  qui  témoigne  clairement 
de  la  croyance  première  professée  par  le  grand  artiste  : 

«  Pour  définir  la  descente  ou  l'inégalité  des  intervalles  des 
balles.  Je  dis  en  premier  lieu,  par  la  neuvième  du  présent 
livre,  que,  la  descente  de  chaque  balle  ayant  été  divisée  en  degrés 
égaux  entre  eux  par  la  hauteur,  à  chaque  degré  de  ce  mouvement, 
cette  balle  acquiert  un  degré  de  vitesse  en  proportion  arithmétique, 
parce  que  se  proportionnent  ensemble  les  excès  ou  différences 
de  vitesses;  d'où  je  conclus  que  tels  espaces  seront  toujours 
égaux,  parce  que  toujours  ils  s'excèdent  ou  se  surpassent  l'un 
l'autre  par  des  accroissements  égaux.  » 

Si  la  fin  de  ce  passage  est  d'une  obscure  confusion,  les  lignes 
qui  ont  été  mises  par  nous  en  italiques  sont  aussi  formelles 
qu'il  se  peut  désirer. 

Au  sujet  donc  de  la  loi  des  vitesses  en  la  chute  des  graves, 
l'esprit  de  Léonard  de  Vinci  a  suivi  une  démarche  semblable 
à  celle  que  devait  suivre  l'esprit  de  Galilée  ;  il  n'est  parvenu 
à  la  connaissance  de  la  vérité  qu'en  traversant  l'erreur. 

Malheureusement,  s'il  a  pu,  par  une  voie  analogue  à  celle 
que  suivra  Galilée,  découvrir  que  la  chute  des  graves  était  un 
mouvement  uniformément  accéléré,  il  n'a  pas  eu  l'heureuse 
inspiration  qu'aura  Galilée  ;  il  n'a  pas  appliqué  à  ce  mouve- 
ment la  règle  que  les  calculateurs  avaient  formulée  pour  toute 
latitude  uniformément  difforme,  en  reproduisant  la  démons- 
tration qu'Oresme  avait  donnée  de  cette  règle. 

Il  est,  cependant,  un  point  où  Léonard  a  encore  devancé 
Galilée  ;  il  a  connu  la  relation  qui  existe  entre  la  vitesse  du 
mouvement  d'un  grave  qui  glisse  sur  un  plan  incliné  et  la 
vitesse  qu'aurait  ce  même  grave  tombant  en  chute  libre;  il  a 
nettement  formulé  que  la  chute  d'un  grave  le  long  d'un  plan 
incliné  était  un  mouvement  uniformément  accéléré;  à  cet 
énoncé,  il  a  joint  un  dessin  où  il  marque  clairement  que  la 
vitesse  a  même  latitude  lorsque  le  grave,  partant  d'un  même 

i.  Codice  Atlantico,  fol.  i45.  Cité  par  Libri,  Histoire  des  Sciences  mathématiques  en 
Italie,  t.  III,  note  V,  p.  213. 


DOMINIQUE    SOTO    FT    I.A    sr.Ol.ASIK.ll      l'\HIMI.NM  5  1  (J 

point,  atteint  te  même  niveau  soit  par  une  chute  verticale,  soit 
par  une  chute  oblique.  Voici  ce  texte  ■  ei  ce  dessin  (fig.  6)  : 

o  Encore  que  le  mouvement  soit  oblique,  il  observe  &  chacun 
de  ses  degrés  l'accroissement 
du  mouvement  et  de  la  vitesse 
en  proportion  arithmétique.  » 

De  cette  loi,  il  est  vrai, 
Léonard  n'aurait  pu  tirer  le 
parti  qu'en  a  tire  Galilée;  il 
n'aurait  pu  s'en  servir  pour 
vérifier  que  la  chute  des  graves 

est  uniformément  accélérée,  puisqu'il  usait  d'une  règle  erronée 
pour  déterminer  le  chemin  parcouru  en  une  telle  chute. 


XXVII 

L'ÉTUDE   DE   LA    LATITUDE   DES    FORMES 

a  l'Université  de  Paris,  au  début  du  xvie  siècle. 
Jean  Majoris,  Jean  Dullaert  de  Gand. 

Nous  avons  délaissé  l'Université  de  Paris  au  moment  où 
Marsile  d'Inghen  la  quittait;  c'est  le  moment  où  les  querelles 
relatives  au  Grand  Schisme  vont  se  substituer  aux  paisibles 
discussions  de  la  Logique  et  de  la  Physique,  et  amoindrir  le 
prestige,  jusqu'alors  incontesté,  de  Y  Aima  Mater;  c'est  aussi  le 
moment  où  la  guerre  de  Cent  ans,  où  la  rivalité  des  Armagnacs 
et  des  Bourguignons,  où  les  épidémies  meurtrières  vont 
désoler  Paris  de  la  grande  pitié  qui  est  en  tout  le  royaume  de 
France.  Nous  avons  passé  la  mer  pour  nous  initier  aux 
doctrines  que  l'Université  d'Oxford  professait  au  xive  siècle; 
puis  nous  sommes  venus  suivre,  en  Italie,  la  fortune  que  les 
enseignements  de  France  et  d'Angleterre  y  ont  rencontrée 
pendant    la  durée  du  Quattrocento.   Il  est  temps  de  revenir 

i.  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  publiés  par  Cb»  Ravaisson  Mollien  ; 
ms.  M  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut,  fol.  42,  verso. 


520  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

à  Paris  et  de  nous  enquérir  du  sort  qu'y  ont  eu  les  vérités 
découvertes  au  xive  siècle. 

Des  débuts  du  Grand  Schisme  au  commencement  du 
xve  siècle,  s'écoule  une  durée  plus  que  séculaire  pendant 
laquelle  la  vie  intellectuelle  de  l'Université  parisienne  nous 
est  fort  mal  connue;  les  documents  peu  nombreux  que  nous 
avons  pu  consulter  ne  nous  ont  fourni  que  des  renseignements 
rares  et  insuffisants. 

La  moitié  du  xive  siècle  était,  sans  doute,  déjà  écoulée 
lorsque  Maître  Jean  Hennon,  bachelier  en  Théologie,  composa 
un  traité  de  Philosophie1  où  il  exposait  successivement  les 
questions  traitées  dans  les  ouvrages  suivants  d'Aristote  :  Les 
Physiques,  le  De  Caelo  et  Mundo,  le  De  generatione  et  corruptione, 
les  Météores y  le  De  anima,  le  De  sensu  et  sensato,  le  De  memoria 
et  reminiscentia,  le  De  somno  et  vigilia,  le  De  causis  longitu- 
dinis  et  brevitatis  vitœ,  enfin  les  six  premiers  livres  de  la  Méta- 
physique. 

François  Fine,  élève  du  collège  de  Navarre  et  de  la  Faculté 
des  Arts,  qui  a  copié  cet  écrit  et  ingénieusement  enluminé  les 
titres  des  diverses  parties  dont  il  se  compose,  a  deux  fois  daté 
son  ouvrage. 

A  la  fin  de  l'exposition  du  De  anima2,  il  a  écrit  :  «  Explicit 
liber  3u*de  anima  per  me  franc iscum  fine  die  prima  octobris  anno 
domini  1U63.  » 

Au  dernier  feuillet  du  texte  manuscrit3,  on  lit  :  «  Completus 
est  presens  liber  philosophie  Aristotelis  in  aima  Parisius  univer- 
sitate  conditus  ab  eximio  viro  doctissimo  magistro  Johanne  hennon 
In  sacra  pagina  pro  tune  baccalaureo  formato.  Scriptus  per  me 
franciscum  fine  in  preclara  arcium  facultale  eo  tune  sludentem 
in  collegio  provincie  navarre  in  monte  Sancte  genovefe  virginis. 
anno  domini  nostri  Jhesu  christi  millesimo  CCCC0  LXIIP.  Die 
vero  prima  octobris.  In  fine  cujus  laudes  extolle  terno  et  uni 
viventi  in  secula  seculorum  amen.  » 

En  tout  débat  qui  relève  de  la  Métaphysique,  Jean  Hennon 


i.  Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms.  n*  6539. 

2.  Ms.  cit.,  fol.  281,  v°. 

3.  Ms.  cit.,  fol.  327,  r°. 


DOMIftlQUl    SOT0    RT  LA    ICOLABTIQCl    r  \iumi  \  m.  5^i 

est  nettement  Bcotiste;  presque  toujours,  c'est  &  L'opinion  «lu 
Doctor  Subtilis  qu'il  acquiesce. 

En  tout  ce  qui  concerne  la  Physique  et  La  Mécanique,  au 
contraire,  il  suit,  de  préférence,  L'opinion  des  Nominalistes 
parisiens  du  uv*  siècle;  il  semble,  surtout,  faire  grand  a  âge 
des  traités  <l 'Albert  <l<>  Saxe,  don!  il  reproduit  presque  textuel- 
lement certaines  questions. 

En  particulier,  maître  Jean  llennon  admet  pleinement  la 
Dynamique  professée  par  Jean  Buridan  et  par  Albert  de  Saxe. 

A  la  fin  de  la  Physique,  par  exemple,  il  examine1  cette  diffi- 
culté :  Par  quoi  sont  mus  les  projectiles?  Après  avoir  exposé 
et  discuté  l'opinion  péripatéticienne  qui  attribue  à  l'air  ébranlé 
la  continuation  du  mouvement  de  ces  corps,  il  poursuit  en 
ces  termes  : 

«  Une  seconde  opinion  dit  que  cette  première  explication 
est  fausse.  Cette  seconde  opinion  est  celle-ci  :  Celui  qui  lance 
le  projectile  lui  imprime  un  impetus  ou  une  vertu  impulsive 
qui  a  son  siège  en  ce  projectile;  à  cet  impetus  font  opposition 
la  gravité  du  mobile  et  la  résistance  du  milieu;  le  projectile 
se  meut  donc  continuellement  jusqu'à  ce  que  cet  impetus  soit 
corrompu. 

»  Et  en  effet,  comme  le  dit  cette  opinion,  il  semble  impos- 
sible que  le  sabot,  la  meule  du  forgeron  ou  tout  autre  mobile 
animé  d'un  mouvement  de  rotation  sur  place  soit  mû  par 
l'air  qui  l'entoure  ;  il  semble  impossible  que  la  flèche  ou  la 
lourde  pierre  que  lance  une  machine  de  guerre  puisse  être 
mue  par  l'air  aussi  vivement  qu'elle  est  mue,  ni  qu'elle 
puisse  être  soutenue  si  longtemps  en  Pair,  si  ce  n'est  par  un 
tel  impetus.  » 

Jean  Hennon  n'ignore  pas,  d'ailleurs,  qu'en  se  rangeant 
à  cette  opinion,  il  va  directement  à  l'encontre  de  la  doctrine 
d'Aristote.  «  Quoique  cette  opinion  soit  probable,  dit-il,  elle  est 
simplement  et   manifestement   contraire    au    Philosophe    et 


i.  Magistri  Johannis  Hennon  Op.  laud.;  Physicorum  lib.  VIII,  quaest.  III: 
Quaeritur  utrum  primus  motor  qui  simpliciter  est  immobilis  et  nullam  babet 
magnitudinem,  sit  infinitae  virtutis.  Difïicultas  secunda  :  A  quo  moventur  projecta 
post  recessum  a  primo  motore  projiciente?  Ms.  cit.,  fol.  i46,  coll.  b  et  c. 


532  ÉTUDES    SUR   LÉONARD    DE   VINCI 

fausse  selon  lui.  »  Il  n'en  réfute  pas  moins  les  objections  que 
les  Péripatéticiens  avaient  coutume  d'élever  contre  la  théorie 
de  Yimpetus. 

L'exposition  du  De  Cœlo  amène  notre  auteur  à  rechercher1 
pourquoi  le  mouvement  naturel  est  plus  rapide  à  la  fin  qu'au 
commencement.  Après  avoir  formulé  et  rejeté  toutes  les  autres 
explications  de  l'accélération  en  la  chute  des  graves,  il  pour- 
suit en  ces  termes  : 

a  Ils  disent  donc  que  ce  qui  cause  la  plus  grande  vitesse 
prise  vers  la  fin  par  le  mouvement  naturel,  c'est  Yimpetus  qui 
se  trouve  acquis  au  sein  même  du  mobile  ;  en  sorte  que,  par 
son  mouvement,  le  grave  gagne  une  certaine  pesanteur  acci- 
dentelle qui  vient  en  aide  à  la  pesanteur  essentielle  et 
naturelle,  afin  de  mouvoir  plus  vite  ce  grave;  il  en  est 
semblablement  de  la  légèreté.  En  effet,  par  le  fait  même  que  le 
corps  se  meut  plus  longtemps,  il  acquiert  un  impetus  plus 
grand  et,  par  conséquent,  il  se  meut  continuellement  plus 
vite,  à  moins  qu'il  n'en  soit  empêché  par  une  résistance  qui 
croisse  plus  fortement  que  Yimpetus  acquis  par  le  mobile. 
Un  tel  impetus  est  une  qualité  de  la  deuxième  espèce;  la  forme 
substantielle  du  mobile,  par  l'intermédiaire  du  mouvement, 
engendre  cette  qualité;  cette  qualité  se  corrompt  par  l'absence 
de  ce  qui  l'a  engendrée,  c'est-à-dire  du  mouvement.  » 

Ces  deux  citations  nous  montrent  qu'au  xve  siècle,  le 
scotiste  Jean  Hennon  garde  les  principes  essentiels  de  la 
Dynamique  formulée,  au  xvie  siècle,  par  l'École  nominaliste 
parisienne.  Mais  de  ce  que  cette  École  et,  en  particulier, 
Nicole  Oresme  avaient  enseigné  touchant  la  latitude  des 
formes,  nous  ne  trouvons  pas  trace  au  traité  de  Philosophie 
que  nous  analysons;  peut-être  les  problèmes  sur  l'unifor- 
mément  difforme  étaient-ils  regardés  comme  trop  compliqués 
pour  qu'il  en  fût  fait  mention  en  un  ouvrage  aussi  élémentaire. 

Les  Commentarii  in  libros  Philosophiœ  naturalis  et  Meta- 
physicœ   Aristotelis,   publiés   par   Pierre   Tataret,    et    dont    la 


i.  Johannis  Hennon  Op.  laud.,  De  Cœlo  et  Mundo  lib.  II,  dubium  III:  Utrum 
omnis  motus  naturalis  sit  velocior  in  fine  quam  in  principio.  Ms.  cit.,  fol.  iG/j, 
coll.  a,  b  et  c. 


D0MINIQ1  i     BOTO   1:1    i\    BCOLA    nQUI     9  IRI8IEU  11 

première  édition  parut  «mi  i'iu'iv  procèdent  exactement  <lu 
môme  esprit  que  le  traité  de  Jean  Hennon.  Soumis  à  L'influence 
de  Duns  Scot  en  toutes  l<vs  questions  que  nous  nommerions 
aujourd'hui  métaphysiques,  L'auteur  suh  Les  opinions  des 
Nominalistes  toutes  les  fois  qu'il  débat  an  problème  que  nous 
attribuerions  à  La  Physique.  Gomme  Jean  Hennon,  Pierre 
Tataret  s'inspire  volontiers  .d'Albert  de  Saxe;  il  va  même 
jusqu'à  lui  emprunter  textuellement  des  pages  entières;  c'est 
par  un  emprunt  de  ce  genre  que  les  considérations  d'Alber- 
tutius  sur  la  loi  de  la  chule  accélérée  des  graves  ont,  nous 
l'avons  dit  en  l'article  XI,  passé  dans  le  traité  de  notre  scotiste, 
et  bénéficié  de  la  vogue  extrême  de  ce  traité. 

Mais  aux  Commentaires  de  Pierre  Tataret,  non  plus  qu'aux 
Commentaires  de  Jean  Hennon,  nous  ne  trouvons  rien  qui 
nous  rappelle  les  enseignements  d'un  Nicole  Oresme  sur  la 
difformité  des  qualités. 

A  côté  de  cette  École,  scotiste  en  Métaphysique,  mais  large- 
ment accueillante  à  la  Physique  nominaliste,  dont  Hennon  et 
Tataret  sont  des  représentants,  l'Université  de  Paris  compte, 
au  xve  siècle,  une  École  thomiste  dont  l'écrivain  le  plus  fécond 
semble  avoir  été  Johannes  Versoris3,  qui  mourut  vers  i48o. 

Gomme  Hennon  et  comme  Tataret,  Versoris  a  commenté 
la  Physique  d'Aristote,  le  De  Cselo  et  Mundo,  le  De  generatione 
et  corruptione,  les  Météores,  le  De  anima,  les  Parva  naturalia  et 
la  Métaphysique;  comme  Tataret,  il  a  exposé  les  Summulœ  de 

i.  Clarissima  singularisque  totius  philosophie  neenon  metaphisice  Aristotelis  :  magistri 
Pétri  tatareti  expositio.  Colophon  :  Fructuosum  facileque  opus  introductorium  in 
logicam  philosophiam  neenon  metaphisicam  aristotelis  doctissimi  viri  magistri  pétri 
tataret  diligentissime  castigatum  impensis  prudentis  viri  Iacobi  bezanceau  merca- 
toris  pictavensis  consummatum  parisii  cura  pervigili  magistri  andree  bocard.  Anno 
domini  millesimo  CCCG  nonagesimo  quarto,  décima  die  februarij. 

2.  Et  non  Johannes  Versor,  comme  il  est  habituellement  appelé.  Une  édition 
des  :  Johannis  Versoris  Quœstiones  super  Metaphysicam  Arestotelis,  publiée  à  Lyon, 
vers  1Û90,  par  un  typographe  inconnu,  porte,  à  la  première  page,  une  épitaphe  de 
l'auteur;  en  cette  épitaphe  on  lit  : 

Parisee  jacet  hic  urbis  studiique  Johannes 
Versoris  dectis  eximium  doctissimus  omnium. 

Cet  epitaphium  est  précédé  d'une  exortatio  où  on  lit  :  «  ...a  divo  precepiore  nostro 
Johanne  Versoris.  » 

Cette  édition  de  la  Métaphysique  de  Johannes  Versoris  est  décrite  par  le  savant 
libraire,  M.  Joseph  Baer,  de  Francl'ort-sur-le-Mein,  sous  le  n°  673,  en  son  Lagerca- 
talog  58ô  (Incunabilia  xylographica  et  typographica,  i455-i5oo). 


5a4  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

Petrus  Hispanus  ;  mais  l'esprit  qui  le  guide  est  bien  différent 
de  celui  qui  anime  ses  émules  scotistes.  On  ne  saurait,  en  into- 
lérante étroitesse,  surpasser  son  Thomisme.  Des  progrès 
accomplis,  depuis  le  temps  de  l'Ange  de  l'École,  en  maint 
chapitre  de  la  Physique,  il  n'a  cure;  des  doctrines  comme 
celles  de  ïimpetus  n'obtiennent  même  pas  l'honneur  d'une 
mention.  Aveuglé  par  son  préjugé,  Yersoris  croit  sans  doute 
qu'il  ressuscite  saint  Thomas  d'Aquin  ;  et,  en  effet,  il  le  fait 
sortir  de  son  tombeau,  mais  il  ne  lui  rend  pas  l'âme;  il  ne 
nous  présente  que  la  momie  desséchée  de  ce  génie  qui  eut  une 
vie  si  intense  et  si  belle. 

Assurément,  ce  n'est  pas  dans  les  Commentaires  de  Yersoris, 
bien  dignes  de  disputer  le  prix  de  routine  aux  traités  des 
Averroïstes  italiens,  que  nous  pourrons  relever  la  moindre 
trace  des  enseignements  d'un  Albert  de  Saxe  sur  la  loi  de  la 
chute  des  corps,  d'un  Nicole  Oresme  sur  la  difformité  des 
qualités. 

Ainsi,  au  cours  du  xve  siècle,  nous  n'avons  recueilli  aucune 
pensée,  émise  ou  reproduite  à  l'Université  de  Paris,  touchant 
les  latitudes  uniformément  difformes.  C'est  seulement  au 
début  du  xvie  siècle  que  furent  composés  les  livres  que  nous 
allons  lire,  et  où  nous  entendrons  des  maîtres  parisiens  trai- 
ter, avec  grand  détail,  des  latitudes  et  des  problèmes  qui  s'y 
rapportent.  En  ces  traités,  les  noms  de  ceux  qui  enseignaient 
à  Paris  au  xive  siècle  seront  souvent  invoqués  ;  souvent  aussi 
seront  cités  Hentisberus  et  le  Calculateur;  enfin,  les  auteurs 
auront  mainte  occasion  de  nommer  Paul  de  Venise,  Gaëtan  de 
Tiène,  Jacques  de  Forli,  Ange  de  Fossombrone  ou  Bernard 
Torni;  mais  pas  une  fois,  en  leurs  écrits,  nous  ne  trouverons 
la  moindre  allusion  à  un  maître  parisien  plus  jeune  que  Mar- 
sile  d'Inghen.  Ainsi  donc,  tandis  que  l'École  d'Oxford,  d'abord, 
que  les  Écoles  italiennes,  ensuite,  se  passionnaient  pour  les 
méthodes,  nouvellement  découvertes,  qui  permettaient  de 
soumettre  au  calcul  les  latitudes  des  formes,  il  semble  que 
l'Université  de  Paris,  oubliant  la  tradition  d'Albert  de  Saxe  et 
de  Nicole  Oresme,  ait  délaissé  ces  problèmes  depuis  le  début 
du  Grand  Schisme  jusqu'à  la  fin  du  xve  siècle. 


DOMINIQUE   8OT0    BT    r  a    SCOl  ISTIQUI    PARI81BMV1  5a5 

Au  début  du  \m  siècle,  au  contraire,  les  diatribes  d'Erasme 
et  de  Vives  suffiraient  au  besoin  ii  nous  l'apprendre,  les 
Facultés  cl  les  Collèges  de  Paris  devenaient  autanl  d'académies 
d'escrime  dialectique  <>ù  les  calculationesy  Imitées  d'Heytes- 
bury,  de  Suiseth  et  <le  Jacques  de  Forli,  étaient  de  continuel 
usage  pour  l'attaque  comme  pour  la  riposte;  les  maîtres  espa- 
gnols se  montraient,  en  ces  duels,  particulièrement  acharnés 
cl  habiles.  Des  dires  de  Didier  Érasme  et  de  Louis  Vives,  de 
nombreux  documents  vont  nous  confirmer  l'exactitude. 

Rendons-nous  d'abord  à  ce  Collège  de  Montaigu  dont 
Érasme  a  été  le  pensionnaire,  dont  Vives  va  être  l'élève,  et 
qui  restera  un  objet  d'borreur  pour  ces  deux  humanistes. 
A  Montaigu,  au  début  du  xvc  siècle,  le  régent  le  plus  honoré 
est  le  théologien  écossais  Jean  Majoris. 

Jusqu'en  la  Théologie  de  Majoris,  nous  trouvons  des  consi- 
dérations sur  la  latitude  des  formes,  sur  les  formes  uniformé- 
ment difformes,  sur  leur  réduction  à  l'uniformité. 

En  son  commentaire  au  premier  livre  des  Sentences  de  Pierre 
Lombard  «,  le  Régent  écossais  est  amené  à  définir  la  latitude 
uniformément  difforme3.  Il  pose  ensuite,  au  sujet  de  cette 
latitude,  diverses  conclusions  dont  voici  la  seconde  : 

«  L'intensité  d'une  qualité  uniformément  difforme  se  mesure 
par  le  degré  moyen  de  cette  intensité.  Par  exemple  :  Soit  une 
qualité  uniformément  difforme,  de  la  chaleur  si  vous  voulez, 
qui  est  répandue,  depuis  le  degré  o  jusqu'au  degré  8,  en  un 
sujet  A  long  de  deux  pieds.  Je  dis  que  A  a  une  chaleur  égale 
à  h.  Je  le  prouve.  Supposons  que  la  chaleur  dont  l'intensité 
est  comprise  entre  o  et  4  augmente  d'intensité  jusqu'à  être 
uniformément  égale  à  k  ',  à  la  fin  de  cette  opération,  la  moitié 
du  corps  où  se  trouve  cette  chaleur  se  trouve  uniformément 
échauffée  au  degré  h.  Supposons  que,  pendant  ce  temps,  la 
chaleur  de  la  seconde  moitié  s'atténue  jusqu'à  ce  qu'elle  soit 

i.  Joannes  Major  In  primum  sententiarum  ex  recognitione  Jo.  Badii.  Venundantur 
apud  eundem  Badium.  Au  verso  du  titre,  Epistola  :  Joannes  Major  Georgio  Hepbur- 
nensi.  Cette  lettre  est  datée  de  Montaigu  et  du  7  des  calendes  de  juin  i5og.  Elle  est 
suivie  de  ces  mots  :  Impressit  autem  jam  Badius  anno  MDXIX.  Cette  édition  de  i5iq 
semble  donc  reproduire  une  précédente  édition  de  1 509,  que  nous  n'avons  pu  consulter. 

a.  Joannis  Majoris  Op.  laud.,  éd.  cit.,  lib.  I,  dist.  XVII,  qUaest.  XVIII,  fol.  LXXX> 
coll.  b,  c  et  d. 


520*  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCÏ 

uniforme  et  égale  à  4.  A  la  fin,  le  corps  tout  entier  est  chaud 
au  degré  4;  or,  autant  il  a  acquis  de  chaleur  en  une  moitié, 
autant  il  en  a  perdu  en  l'autre;  la  chaleur  d'un  tel  corps 
équivalait  donc  à  f\... 

»  De  même,  lorsque  nos  maîtres  déposent  entre  les  mains 
du  chancelier,  au  sujet  des  candidats  à  la  licence,  des  notes 
qui  ne  sont  pas  uniformes,  il  les  faut  réduire  à  l'uniformité; 
une  moitié  des  notes  assignerait  à  Sortes  le  premier  rang; 
l'autre  moitié  lui  donnerait  le  troisième  rang;  il  y  a  alors 
autant  de  raison  pour  qu'il  occupe  le  premier  rang  que  le 
troisième;  on  le  réduit  au  second  rang.  » 

Jean  Majoris  devait  être  habile  vulgarisateur;  à  des  étudiants 
en  Théologie,  probablement  peu  soucieux  de  Géométrie,  il 
sait  présenter  sous  forme  concrète  la  substance  du  raisonne- 
ment de  Nicole  Oresme. 

Parmi  les  objections  dressées  contre  la  règle  qu'il  vient  de 
formuler,  Jean  Majoris  rencontre  celle-ci  :  La  vitesse  d'une 
roue,  c'est  la  vitesse  du  point  qui  se  meut  le  plus  vite.  Tel 
était,  nous  le  savons,  l'enseignement  de  Bradwardine,  d'Albert 
de  Saxe,  d'Heytesbury.  Cet  enseignement,  notre  théologien 
le  repousse  pour  s'en  tenir  à  l'antique  opinion  du  Liber  de 
proportionalitate  motuum  et  magnitudinum  : 

«  La  meule  du  forgeron,  »  dit-il,  «  se  meut  avec  la  même 
vitesse  que  le  point  qui  se  trouve  au  milieu  de  la  longueur  du 
rayon  de  la  circonférence;  et  il  en  est  de  même  de  tout  corps 
entre  les  diverses  parties  duquel  le  mouvement  est  réparti 
d'une  manière  uniformément  difforme.  » 

Les  problèmes  théologiques  ne  prêtaient  guère  à  débattre 
longuement  les  propriétés  des  latitudes  uniformes  et  difformes; 
Maître  Jean  Majoris  en  devait  discourir  plus  à  plein  lorsqu'il 
traitait  de  la  Physique;  ce  qu'il  en  disait,  nous  le  saurons  sans 
doute  à  fort  peu  près  en  lisant  les  écrits  de  ses  disciples. 

L'un  de  ses  élèves  les  plus  marquants  paraît  avoir  été  Jean 
Dullaert  de  Gand  qui,  comme  son  maître  et  en  même  temps 
que  son  maître,  régenta  à  Montaigu.  Là,  Jean  Dullaert  aimait 
à  développer  les  calculationes  de  Suiseth,  au  grand  ennui  de 
l'élève  Louis  Vives.  * 


hoMINinl   I.    -nln    il     |\       .,|\     llnll      l>  WU  -II.VM.  .r>27 

Que  L'argumentation  de  Jean   Dullaert  soit  souvent  fasti 
dieu  se,    on    L'accorde    volontiers    à   Vives    Lorsqu'on    lii    l 
Questions  sur  la  Physique  (PAristote  que  Le  maître  gantoi 
publiées    en    i5ô6x.    Ces   questions,    cependant,    \<>ni    nous 
apporter  de  précieux  renseignements  au  sujet  des  Leçons  qui 
se  donnaient,  à  Montaigu,  sur  Les  latitudes  des  formes. 

Pour  commenter  ce  qu'Aristote,  au  troisième  livre  des 
Physiques,  dit  du  mouvcmenl,  Dullaert  déclare  2  «  qu'il  faut 
examiner  diverses  questions.  Il  faut  examiner,  tout  d'abord,  si 
le  mouvement  est  une  entité  successive  réellement  distincte 
de  toute  chose  permanente;  il  faut  chercher,  en  second  lieu, 
par  rapport  à  quoi  doit  être  évaluée  la  vitesse  du  mouvement 
local;  en  troisième  lieu,  par  rapport  à  quoi  doit  être  évaluée 
la  vitesse  du  mouvement  d'augmentation  ;  en  quatrième  lieu, 
par  rapport  à  quoi  doit  être  évaluée  la  vitesse  du  mouvement 
d'altération  ». 

Laissons  de  côté  la  première  question  qui  n'a  pas  trait  à 
notre  sujet.  Les  trois  dernières  vont  constituer  un  Tractatus 
de  tribus  prœdicamentis ,  un  traité  de  la  vitesse  dans  les  trois 
sortes  de  mouvements  que  reconnaît  la  Physique  péripatéti- 
cienne. Si  nous  ajoutons  que  ce  traité  est  précédé3  d'une 
introduction  mathématique  sur  les  rapports  et  proportions, 
nous  aurons  suffisamment  annoncé  qu'il  va  être  construit  sur 
le  même  plan  que  le  Tractatus  proportionum  d'Albert  de  Saxe. 

Des  divers  chapitres  qui  composent  le  petit  traité  de  Méca- 
nique écrit  par  Albertutius,  un  seul  n'a  point  ici  son  analo- 
gue ;  c'est  le  premier,  celui  qui  étudie  la  relation  du  mouve- 
ment avec  les  causes  qui  le  produisent;  Dullaert  réserve 
l'examen  de  cette  question  pour  le  commentaire  au  VIP  livre 
de  la  Physique. 

Si  l'influence  du  Tractatus  proportionum  d'Albert  de  Saxe 

i.  Johannis  Dullaert  questiones  in  libros  phisicorum  Aristotelis.  Colophon  :  Hic  finera 
accipiunt  questiones  phisicales  Magistri  iohannis  dullaert  de  gandavo  quas  edidit  in 
cursu  artium  regentando  parisius  in  collegio  montisacuti  impensis  honesti  viri 
Oliverii  senant  solertia  vero  ac  caracteribus  Nicolai  depratis  viri  hujus  artis  impres- 
sorie  solertissimi  prout  caractères  indicant  anno  domini  millésime-  quingentesimo 
sexto  vigesima  tertia  martii. 

2.  Johannis  Dullaert  Op.  laud.,  lib.  III,  quaest.  I,  fol.  sign.  fj,  col.  c. 

3.  Johannis  Dullaert  Op.  laud.,  loc.  cit.,  fol.  sign.  gj,  col.  c. 


5a8  ETUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

est  bien  reconnaissable  en  la  rédaction  de  notre  Philosophe 
gantois,  une  autre  influence  y  a,  plus  profondément  encore, 
imprimé  sa  marque  ;  c'est  celle  du  Tractatus  de  tribus  prœdi- 
camentis  de  Guillaume  Heytesbury;  le  nom  d'Hentisberus, 
d'ailleurs,  apparaît  souvent  dans  les  discussions  menées  par 
Jean  Dullaert1  et,  parfois,  il  apparaît  tout  auprès  de  celui  d'Al- 
bertus  de  Saxonia2.  C'est  l'influence  d'Heytesbury,  c'est  celle 
du  Calculateur,  dont  le  nom  est  également  prononcé3,  qui  ont 
introduit,  en  l'argumentation  du  Régent  de  Montaigu,  d'inces- 
sants sophismata ;  dressés  à  titre  d'objections  contre  chacune 
des  opinions  entre  lesquelles  il  y  a  lieu  de  choisir,  ces 
sophismes  et  les  solutions  qui  en  sont  données  mettent,  en 
l'examen  de  la  moindre  question,  une  inextricable  confusion; 
ce  sont  fagots  d'épines  qui  entravent  l'esprit  désireux  de  courir 
à  la  rencontre  de  la  vérité. 

Dullaert  examine  d'abord  les  problèmes  relatifs  à  la  distri- 
bution du  mouvement  au  sein  du  sujet.  Pour  lui,  comme 
pour  Albert  de  Saxe,  cet  examen  se  réduit  à  l'étude  du  mou- 
vement de  translation  et  à  l'étude  du  mouvement  de  rotation. 

Pour  définir  la  vitesse  du  mouvement  de  rotation,  il  refuse 
de  se  mettre  du  parti  auquel  Jean  Majoris  s'était  rallié;  reve- 
nant à  l'opinion  de  Thomas  Bradwardine  et  d'Albert  de  Saxe, 
il  veut  que  cette  vitesse  soit  celle  du  point  qui  se  meut  le  plus 
vite  parmi  ceux  qui  appartiennent  au  mobile,  «  C'est,  »  dit-il 4, 
«  l'opinion  d'Hentisber,  et  presque  tous  les  calculateurs  la 
suivent  comme  subtile.  »  Elle  a  surtout  donné  à  Heytesbury 
l'occasion  d'inventer  et  de  résoudre  de  puérils  sophismata  que 
notre  Gantois  se  délecte  à  reproduire.  Il  est  plus  heureusement 
inspiré  lorsqu'il  emprunte5  à  Albert  de  Saxe  la  distinction 
entre  la  vitesse  des  parties  du  mobile  dans  le  mouvement  de 
rotation  et  la  vitesse  angulaire  de  rotation. 

Ce  qui  mérite  le  mieux  de  retenir  notre  attention,  dans  le 

i.  Johannis  Dullaert  Op.  laud.,  loc.  cit.,  fol.  sign.  giij,  col.  b  et  c;  fol.  sign.  iiij, 
col.  d;  fol.  suiv.,  col.  a. 

a.  Johannis  Dullaert  Op.  laud.,  loc.  cit.,  fol.  sign.  giij,  col.  a. 
3.  Johannis  Dullaert  Op.  laud.,  loc.  cit.,  fol.  sign.  iiij,  col.  d. 
li.  Johannis  Dullaert  Op.  laud.,  loc.  cit.,  fol.  sign.  giij,  col.  c. 
5.  Johannis  Dullaert  Op.  laud.,  loc.  cit.,  fol.  précédant  le  fol.  sign.  hj,  col  b. 


DOMINIQUE    soin    i:i    LA    BC0LASTIQU1    PARISIBMfl 

Tractatus  </<    tribus  prœdicamentis  dont   Dullaert  expose    I 
articles  successifs,  c'est  le  chapitre  consacré1  au  mouvement, 
rectiligne  ou  circulaire,  difforme  i>;h-  rapport  au  temps. 

Pour  représenter  les  diverses  sortes  <Ie  difformités  que  le 
mouvement  peut  présenter,  Le  Régent  de  Montaigu  use  volon- 
tiers de  figures  géométriques  qu'il  construit  en  employant  La 
longitude  et  la  latitude  comme  coordonnées;  mais  jamais  il  ne 
tire  parti  de  cette  représentation  comme  Oresme  a  conseillé  de 
le  faire;  jamais  il  n'en  use  pour  substituer  des  raisonnements 
géométriques  aux  raisonnements  arithmétiques  sur  les  degrés 
d'intensité  des  qualités;  en  son  livre,  comme  en  beaucoup  de 
textes,  manuscrits  ou  imprimés,  publiés  auparavant,  les  coor- 
données servent  à  construire  des  représentations  graphiques; 
elles  ne  servent  pas  à  établir  une  équivalence  entre  des  calculs 
algébriques  et  des  constructions  géométriques,  équivalence  qui 
est  l'essence  même  de  la  Géométrie  analytique. 

Dullaert  ne  fait  donc  pas  de  Géométrie  analytique. 
Gela  se  marque  clairement  lorsqu'il  se  propose2  d'établir 
«  quelques  règles  qui  sont  très  communes  auprès  de  tous  les 
calculateurs  » . 

La  première  de  ces  règles  est  ainsi  formulée  :  «  Toute  lati- 
tude uniformément  difforme,  soit  qu'elle  commence  à  un  cer- 
tain degré,  soit  qu'elle  commence  à  zéro  pour  se  terminer  à 
un  certain  degré,  correspond  à  son  degré  moyen.  » 
En  voici  la  démonstration  : 

«  Je  veux  dire  ceci  :  soient  deux  mobiles  A  et  B  ;  pendant  une 
heure,  A  se  meut  uniformément  d'un  mouvement  4,  tandis 
que  B  se  meut  d'un  mouvement  uniformément  difforme  qui 
croît  de  o  à  8.  Je  dis  que  ces  deux  mobiles  parcourront  des 
espaces  égaux,  bien  que,  pendant  toute  la  durée  de  la  seconde 
demi-heure,  B  se  meuve  plus  vite  que  A  ;  et  la  raison  en  est 
la  suivante  :  Autant  B  se  meut  plus  vite  que  A  en  cette  seconde 
demi-heure,  autant  A  s'était  mû  plus  vite  que  B  en  la  première.  » 
Sans  doute,  la  démonstration  d'Oresme  n'était  pas,  au  fond, 

i.  Johannis  Dullaert  Op.  laud.,  loc.  cit.,  fol.  sign.  hij,  col.  a,  à  fol.  sign.  iiij, 
col.  c. 

2.  Johannis  Dullaert  Op.  laud.,  loc.  cit.,  fol.  sign.  hij,  col.  d. 

p.  duhem.  34 


530  ETUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

plus  probante  que  celle-là;  mais  combien  elle  était  plus  claire, 
et  combien,  surtout,  mieux  orientée  vers  les  idées  qui  devaient, 
un  jour,  éclairer  toute  la  Cinématique  ! 

A  la  suite  de  ce  qui  vient  d'être  rapporté,  Dullaert  démontre 
longuement  diverses  règles  d'une  enfantine  facilité;  ce  sont 
autant  d'emprunts  presque  textuels  au  Tractatus  de  tribus 
prœdicamentis  et  aux  Probationes  conclusionum  de  Guillaume 
Heytesbury. 

Bien  des  discussions  sophistiques  trouvent  également  place 
en  la  fin  des  considérations  de  Dullaert  sur  le  mouvement 
local;  en  ces  discussions,  imitées  du  chancelier  d'Oxford,  le 
mouvement  uniformément  difforme  est  toujours  désigné 
comme  le  mouvement  «  qui  uniformiter  intenditur  vel  unifor- 
miter  remittitur  »  ;  implicitement,  donc,  il  est  admis  que  ce 
mouvement  est  identique  au  mouvement  uniformément 
accéléré  ou  uniformément  retardé;  mais  de  l'argumentation 
compliquée  de  notre  Gantois,  nous  ne  voyons  pas  la  notion 
d'accélération  se  dégager,  comme  elle  se  dégageait  des  Regulœ 
d'Heytesbury,  comme  elle  s'est  précisée  par  les  commentaires 
italiens;  les  maîtres  italiens  ont  introduit  de  l'ordre  et  de  la 
clarté  dans  l'œuvre  anglaise  qu'ils  ont  analysée;  Dullaert  en 
a  plutôt  accru  l'obscurité  et  la  confusion. 

Et  cependant,  Dullaert  avait  lu  ces  commentaires  italiens 
ou,  tout  au  moins,  le  plus  récent  d'entre  eux,  celui  de  Bernard 
Torni;  nous  allons  en  avoir  la  preuve. 

uNous  allons,  »  dit  notre  auteur1,  «insérer  ici  quelques 
conclusions  et,  en  premier  lieu,  quatre  conclusions  de  Nicole 
Oresme  (Orem),  dont  les  démonstrations  sont  très  belles  et  très 
ingénieuses.  » 

Il  s'agit  de  ces  problèmes  où,  pendant  des  temps  qui  se 
succèdent  en  progression  géométrique  décroissante,  le  mobile 
se  meut  avec  des  vitesses  qui  croissent  suivant  certaines  lois. 

Des  quatre  conclusions  que  Dullaert  attribue  à  Nicole 
Oresme,  les  deux  premières  seules  sont  de  ce  maître;  les  deux 
autres  sont  celles  que  Bernard  Torni  a  imaginées.  Même  pour 
celles  qui  sont  d'Oresme,  les  démonstrations  présentées  par  le 

i.  Johannis  Dullaert  Op.  laud.,  loc.  cit.,  fol.  suivant  le  fol.  sign.  hiij,  col.  d. 


DOMlfllQt  B  80TO  ET  LA  I  tQl  I     PAJU8U  nm. 

Gantois  ont  la  Forme  arithmétique  dont  L'Italien  Les  avait 
revêtues,  non  La  forme  géométrique  proposée  par  l'inventeur. 
Nous  pouvons  donc  assurer  que  Dullaert  avait  lu  Le  Tractatm 
de  mohi  locali  de  Bernard  Torni;  mais  nous  pouvons,  en  outn  . 
affirmer  qu'il  n'avait  pas  lu  Le  De  dijformitate  qualitaturn 
d'Oresme;  c'est  mie  remarque  que  nous  nous  bornons  à 
indiquer  ici  pour  La  retrouver  en  son  temps. 

Apres  qu'il  a  résolu  les  quatre  problèmes  empruntés  à 
Bernard  Torni,  «  voilà,  »  écrit  Dullaert1,  «  ces  quatre  conclu- 
rions de  Nicole  Oresinc,  auxquelles  j'en  vais  ajouter  quelques 
autres.  » 

Oresme  avait  considéré  des  «  parties  proportionnelles  »  dont 
les  durées  formaient  une  progression  géométrique  de  raison  1/2; 
Bernard  Torni  en  avait  pris  qui  eussent  pour  raison  soit  i/3, 
soit  2/3;  le  Régent  de  Montaigu  en  forme,  à  son  tour,  suivant 
des  progressions  géométriques  qui  aient  pour  raison  i/4,  i/5,  1/6; 
ce  ne  sont  pas  là  des  généralisations,  mais  de  nouveaux  cas 
particuliers,  tout  semblables  à  ceux  que  l'inventeur  avait  traités; 
la  satisfaction  que  Dullaert  semble  avoir  éprouvée  en  résolvant 
ces  problèmes  ne  nous  donne  pas  une  très  haute  idée  de  son 
génie  mathématique. 

Nous  allons  trouver  chez  un  maître  portugais  qui  enseignait 
à  Paris  en  même  temps  que  Dullaert,  chez  Alvarès  Thomé, 
une  intelligence  plus  pénétrante  de  la  science  des  nombres. 


XXVIII 

L'ÉTUDE    DE     LA     LATITUDE    DES     FORMES     A     l'UnIVERSITÉ     DE 

Paris,    au    début   du   xvie   siècle    (suite).    —    Alvarès 
Thomé  de  Lisbonne. 

Si  nous  en  croyons  Louis  Vives,  les  plus  subtils,  les  plus 
abstrus  disputeurs  de  l'Université  de  Paris,  au  début  du 
xvi*  siècle,    étaient   les    maîtres    venus    d'Espagne  ;    en   eux, 

1.  Johannis  Dullaert  Op.  laud.,  loc.  cit.,  second  fol.  après  le  foi.  sign.  hiij,  col.d. 


532  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCÎ 

la  Dialectique  combinée  à  Oxford  trouvait  ses  plus  fermes 
champions. 

Aux  minutieuses  chicanes  du  Calculateur,  les  Scolastiques 
portugais  ne  trouvaient  pas  moins  d'attrait  que  les  Scolastiques 
espagnols,  si  nous  en  jugeons  par  Maître  Alvarès  Thomé  ou 
Alvarus  Thomas  de  Lisbonne. 

Ce  maître  était,  au  début  du  xvie  siècle,  régent  au  Collège, 
peu  connu,  de  Coqueret,  à  Paris1.  Il  y  composa  un  traité  sur 
les  trois  mouvements  :  le  mouvement  local,  le  mouvement 
d'augmentation  et  le  mouvement  d'altération.  Dans  la  pensée 
de  l'auteur,  ce  Livre  du  triple  mouvement  avait  pour  principal 
objet  d'élucider  les  calculationes  de  celui  que  l'erreur  générale 
nommait  Suiseth;  et,  en  effet,  c'était  un  véritable  commentaire 
de  YOpus  aureum  calculationum.  Achevé  par  son  auteur  le 
ii  février  i5og,  le  Livre  du  triple  mouvement  fut,  aussitôt  après 
sans  doute,  imprimé  à  Paris2.  Cent  soixante-deux  feuillets 
couverts,  sur  deux  colonnes,  d'un  texte  gothique  très  fin 
y  sont  consacrés  à  ces  calculationes  qui  avaient  le  don  de 
mettre  les  humanistes  en  fureur. 

Le  Tractatus  de  proporlionibus  de  Thomas  Bradwardine 
était,  en  réalité,  un  traité  du  mouvement  local;  le  Tractatus 
proporlionum  d'Albert  de  Saxe  était  un  traité  des  trois  mouve- 
ments, le  premier  que  nous  ayons  rencontré.  Chacun  de  ces 
deux  traités  de  Mécanique  était  précédé  d'une  introduction, 
purement  mathématique,  où  le  lecteur  trouvait  les  notions 
d'Arithmétique  utiles  pour  la  lecture  du  reste  de  l'ouvrage. 
Une  telle  introduction  manquait  au  livre  du  Calculateur; 
Riccardus  de  Ghlymi  Eshedi  supposait  que  son  disciple  eût 

i.  L'impasse  Coqueret  ou  Coqueric  s'ouvrait  à  l'angle  de  la  rue  des  Juifs  et  de  la 
rue  des  Rosiers  (Le  Roux  de  Lincy  et  Tisserand,  Paris  et  ses  historiens  aux  XIV*  et 
XV  siècles,  Paris,  1867,  p.  217,  en  note), 

2.  Liber  de  triplici  motu  proporlionibus  annexis  magistri  Aluari  Thome.  Ulix- 
bonensis  philosophicas  Suiseth  calculationes  ex  parte  declarans.  Venundantur  parrhisius 
et  a  ponecto  le  preux  eiusdem  civitatis  bibliopola  ad  signum  potti  stannei  in  vico 
sancti  iacobi  prope  divi  yvonis  edem  commorante.  —  Premier  colophon,  à  la  fin 
du  texte  de  l'auteur  :  Explicit  liber  de  triplici  motu  compositus  per  Magistrum 
Aluarum  Thomam  ulixbonensem  Regentem  Parrhisius  in  Gollegio  Coquereti.  Anno 
domini  1509.  Die  Februarii  11.  —  Second  colophon,  au  verso  du  dernier  feuillet: 
Impressum  parrisius  per  Guillermum  Anabat  commorantem  apud  parvum  pontem 
ante  hospitium  dei  prope  intersignium  Imperatoris  expensis  ponseti  le  preux  eius- 
dem civitatis  bibliopole.  Omnia  pro  meliori. 


DOMINIQUE   §OTO    i  i    LA    BCOLA8TIQUE    PARISIEHîll 

appris  ailleura  la  théorie  des  proportions,   par  exemple   en 
L'opuscule  de  Bradwardine,  auquel  il  renvoyait  explicitement. 

Certains  maîtres  jugèrent  que  VOpus  calculationum 
plus  parfait  s'il  était  précédé  (l'une  introduction  arithmétique 
où   les  règles  des   rapports  el   proportions  seraient  établi 
et  ils  entreprirent  de  compose!-  une  telle  introduction.  !)«•  ce 
nombre  fut  un  certain  Bassanus  Politius;  son  Tractatus  pro 
portionum  introductorius  ad  oalculationes  Suisse/  fut  imprimé 
à  Venise,  en  i5o5,  en  une  collection1  qui  contenait  également 
les    Tractatus  proportionwn  de   Thomas   Bradwardine   et  de 
NicoleOresme,  le  Tractatus  de  latitudinibus formarum faussement 
attribué   à   Oresmc,    et    l'écrit    sur   le    même    sujet    qu'avait 
composé  Biaise  de  Parme. 

Maître  Alvarès  Thomé  ne  trouve  nullement  que  Bassanus 
Politius  ait  réussi  en  son  entreprise  d'écrire  une  introduction 
aux  Calculationes  de  Suiseth  ;  à  cette  introduction,  il  adresse 
de  vives  critiques2.  «En  son  exorde,»  dit-il,  «l'auteur  professe 
que  son  traité  des  proportions  est  introductoire  aux  calcu- 
lations  Suiséthiques;  mais  au  sujet  de  la  proportionnalité  des 
rapports,  le  Calculateur  Suiseth  pense  tout  autrement  que  lui 
et  s'écarte  extrêmement  de  lui...  Il  n'a  donc  pas  compris  l'in- 
tention du  Calculateur;  son  traité,  bien  loin  de  nous  intro- 
duire en  l'intelligence  de  cet  auteur,  nous  en  éconduit  plutôt.  » 

Cette  introduction  arithmétique  qu'il  reproche  à  Bassanus 
Politius  d'avoir  mal  faite,  Alvarus  Thomas  tente,  à  son  tour, 
de  l'écrire,  et  il  y  consacre  les  deux  premières  parties  de  son 
livre.  Il  se  montre  fort  au  courant  des  divers  traités,  tant 
anciens  que  modernes,  sur  les  proportions;  il  cite  ceux  de 
Thomas  Bradwardine3  et  de  Nicole  Oresme,  qu'il  nomme 
Horen^;  il  use  des  Elementa  Jordanie,  c'est-à-dire  de  l'Arithmé- 
tique de  Jordanus  Nemorarius,  alors  fort  à  la  mode,  et  que 
Lefèvre  d'Étaples  avait  fait  imprimer,  à  Paris,  en  i4g6.  Même 

i.  Nous  avons  décrit  cette  collection  au  §  XIX. 

2.  Alvari  Thomae  Op.  laud.,  pars  I,  capitulum  quintum  in  quo  recitatur  paucis  et 
impugnatur  opinio  Basani  Politi  de  proportione  sive  commensurabilitate  propor- 
tionum;  fol.  sign.  diii,  col.  d;  fol.  sign.  diii,  recto  et  verso;  fol.  suivant,  col.  a. 

3.  Alvari  Thomae  Op.  laud.,  fol.  sign.  eii,  col.  a. 

.'».  Alvari  Thomae  Op.  laud.,  fol.  suivant  le  fol.  sign.  diii,  col.  d. 
5    Alvari  Thomas  Op.  laud.,  fol.  sign.  diii,  col.  c. 


534  ETUDES    SUR   LÉONARD    DE    VINCI 

lorsqu'il  recourt  aux  auteurs  de  l'Antiquité,  il  entend  s'adresser 
aux  bonnes  éditions,  a  Remarquez,  »  dit-il1,  «que,  chaque  fois 
que  j'invoque  Euclide,  je  me  sers  de  la  nouvelle  traduction 
de  Bartholomaeus  Zambertus.  » 

L'étude  du  triple  mouvement  fait  l'objet  de  la  seule  troi- 
sième partie  du  livre;  cette  partie  est,  il  est  vrai,  de  beaucoup 
la  plus  étendue.  Destinée  surtout  à  commenter  l'œuvre  du 
Calculateur,  cette  étude  n'est  cependant  pas  construite  sur  le 
plan  du  traité  de  Riccardus  de  Ghlymi  Eshedi;  c'est  le  Trac- 
latus  proportionum  d'Albert  de  Saxe  qui  continue  à  marquer 
à  Maître  Alvarus  Thomas  l'ordre  qu'il  va  suivre,  comme  il  a 
marqué  l'ordre  suivi  par  Guillaume  Heytesbury  au  Tractalus 
de  tribus  prœdicamentis ,  et,  plus  récemment,  l'ordre  adopté 
par  Jean  Dullaert  en  son  étude  du  mouvement.  La  seconde 
partie  du  Liber  de  triplici  motu  est  donc  divisée  en  quatre 
traités  que  caractérisent  les  titres  suivants  : 

Tractatus     Ids  :  De  motu  locali  quoad  causam. 
Tractatus    IIos  :  De  motu  locali  quoad  effectum. 
Tractatus  IIIus  :  De  motu  augmentationis. 
Tractatus  IVus  :  De  motu  alterationis . 

Non  seulement  le  Maître  portugais  a  substitué  au  plan 
adopté  par  le  Calculateur  un  plan  plus  logiquement  conçu, 
mais  il  a  mis,  en  ses  discussions,  beaucoup  plus  de  clarté  que 
n'en  avait  introduit  le  logicien  d'Oxford  ;  sans  doute,  nous  repro- 
cherions volontiers  à  beaucoup  de  ces  discussions  d'être  encore 
trop  chicanières  et  trop  compliquées;  bien  souvent,  cependant, 
on  les  peut  suivre  sans  éprouver  cette  impression  de  mortel 
ennui  que  cause  la  lecture  de  YOpus  aureum  calculalionum. 

L'ordre  plus  logique  adopté  par  Alvarus  Thomas  lui  permet 
d'être  plus  complet  que  ne  l'a  été  le  Calculateur;  c'est  ainsi 
qu'en  son  quatrième  traité,  il  examine  le  problème  de  l'inten- 
sité et  de  la  rémission  des  formes  d'une  tout  autre  manière  que 
Riccardus  de  Ghlymi  Eshedi  ne  l'avait  fait.  Il  distingue2  trois 


i.  Alvari  Thomae  Op.  laud.,  fol.  suivant  le  fol.  sign.  diii,  col  b. 
a.  Alvari  Thomae  Op.  laud.,  pars  III,  tract.  IV,capitulum  secundumin  quo  agitur 
de  intensione  et  remissione  formarum. 


Dominique  soro  ET   LA    BGOU    riQUI   pahisifnni: 

théories  :  celle  de  Saint  Thomas  d'Àquin,  celle  de  Burl 
enfin   celle   qu'ont    développée   Duns   Soot   ef   des    Nomina- 
listeSj  relie   selon    Laquelle   l'intensité  d'une   forme  s'accroît 
par  addition    de  degrés   nouveaux   à    «les  degrés  de   même 

espèce. 

Lorsqu'il  se  propose  <le  présenter  La  théorie  thomiste,  il 
invoque  non  seulement  l'autorité  de  l'Ange  de  l'École,  mais 
encore  celle  de  son  commentateur  Du  Chcvreul  (Capreohiâ)1 . 
Son  érudition,  d'ailleurs,  se  montre  fort  étendue;  les  diverses 
discussions  relatives  au  mouvement  d'altération  lui  donnent 
occasion  de  citer  non  seulement  Saint  Thomas  d'Àquin,  Duns 
Scot,  Grégoire  de  Rimini,  Walter  Burley  et  Robert  Holkot2, 
non  seulement  le  Tractatus  proportionum  d'Albert  de  Saxe3, 
les  Sophismala  d'IIeytesbury^  et  les  Calculationes  du  prétendu 
Suiseth,  mais  encore  le  De  generalione  et  corrupthne  de 
Marsile  d'Inghen5  et  la  Summa  philosophiœ  de  Paul  de  Venise0, 
le  traité  que  Jacques  de  Forli  a  intitulé  De  intensione  et 
remissione  formarum1  et  les  commentaires  qu'il  a  composés 
sur  les  Canons  d'Avicenne8,  l'opuscule  De  motu  alterationis 
écrit  par  Jean  de  Casai9  et  le  livre  De  primo  et  ultimo  instanti 
de  Pierre  de  Mantoue10. 

Lorsqu'il  cite  soit  le  De  motu  locali11,  soit  les  Sophismata12 
de  Guillaume  Heytesbury,  Alvarès  Thomé  dit  parfois  :  «  Hentis- 
berus  cum  suo  commentaire  ».  Le  commentateur  auquel  il  fait 
allusion,  il  lui  arrive  aussi  de  le  désigner  par  son  nom,  assez 
étrangement  déformé13;  c'est  Gaëtan  de  Tiène,  qu'il  appelle 
Gaythanus  de  Thebis. 

Quant  à  Nicole  Oresme,  nous  avons  vu  que  notre  auteur  le 

i.  Alvari  Thomae  Op.  laud.,  loc.  cit..,  fol.  sign.  A.  i,  coll.  a  et  b. 

a.  Alvari  Thomas  Op.  laud.,  fol.  sign.  A  i.,  col.  a;  fol.  sign.  B  2,  col.  a. 

3.  Alvari  Thomae  Op.  laud.,  premier  fol.  après  le  fol.  sign.  yii,  col.  b. 

U.  Alvari  Thomas  Op.  laud.,  fol.  sign.  B  1,  col.  a. 

5.  Alvari  Thomae  Op.  laud.,  fol.  sign.  G  1,  col.  b. 

6.  Alvari  Thomae  Op.  laud.,  premier  fol.  après  le  fol.  sign.  yii,  coll.  a  et  b. 

7.  Alvari  Thomae  Op.  laud.,  premier  fol.  après  le  fol.  sign.  B.  3,  col.  d;  troisième 
fol.  après  B.  3,  col.  a. 

8.  Alvari  Thomae  Op.  laud.,  premier  fol.  après  yii,  col.  d;  fol.  sign.  G  1,  col.  a. 

9.  Alvari  Thomae  Op.  laud.,  premier  fol.  après  le  fol.  sign.  z  3,  col.  d. 

10.  Alvari  Thomae  Op.  laud.,  ibld.,  et  premier  fol.  après  le  fol.  sign.  A  i,  col.  b. 

11.  Alvari  Thomae  Op.  laud.,  fol.  sign.  x  3,  col.  d. 

12.  Alvari  Thomae  Op.  laud.,  fol.  sign.  B  1,  col.  a. 
i3.  Alvari  Thomae  Op.  laud.,  fol.  sign.  gii,  col.  a. 


536  ÉTUDES    SUR   LÉONARD    DE    VINCI 

connaît  et  le  cite;  tout  à  l'heure  il  nous  dira  lui-même  ce 
qu'il  lui  doit. 

Cette  liste  d'auteurs  cités,  qu'il  serait  facile  d'allonger,  nous 
dit  assez  quelle  était  l'érudition  de  Maître  Alvarus  Thomas  ;  son 
éclectisme  n'est  pas  moindre.  S'il  commente  le  Calculateur, 
ce  n'est  pas  pour  en  suivre  aveuglément  toutes  les  opinions; 
bien  au  contraire  ;  de  ces  opinions  il  en  est  beaucoup  qu'il 
condamne,  et  sévèrement.  S'il  a  étudié  de  près  Heytesbury,  ce 
n'est  pas,  tant  s'en  faut,  pour  adopter  l'avis  du  logicien 
d'Oxford.  Enfin,  malgré  son  admiration  pour  Nicole  Oresme, 
lorsqu'il  rencontre,  en  lisant  cet  auteur,  une  démonstration 
qui  lui  semble  insuffisante,  il  signale  ce  défaut  et  le  corrige1. 

Le  mouvement  est  capable  de  deux  sortes  d'uniformités  ou 
de  difformités;  l'une  a  trait  au  sujet  et  l'autre  au  temps.  Cette 
distinction  classique  trace  à  notre  Maître  portugais  le  plan  de 
son  étude  du  mouvement  local  considéré  comme  effet;  c'est  la 
difformité  par  rapport  au  sujet  qui  l'occupe  tout  d'abord. 

Touchant  le  mouvement  de  rotation,  une  définition  est 
commune  depuis  le  temps  où  Bradwardine  l'a  proposée  :  La 
vitesse  du  corps  qui  tourne,  c'est  la  vitesse  du  point  qui  se 
meut  le  plus  rapidement.  Notre  auteur  connaît  et  expose  cette 
opinion  qu'il  nomme  opinion  de  Guillaume  Heytesbury2. 
Chose  digne  de  remarque,  il  la  rejette,  comme  Jean  Majoris  le 
faisait  au  même  temps,  pour  reprendre  la  théorie  soutenue  en 
ce  traité  De  proportionalitate  motuum  et  magnitudinum  que  nous 
avons  rencontré  à  l'origine  même  de  la  Cinématique3  :  Lorsque 
le  rayon  d'un  cercle  ou  une  partie  de  ce  rayon  tourne  autour 
du  centre  du  cercle,  le  mouvement  de  ce  segment  de  droite 
est  uniformiter  difformis  quoad  subjectum;  «  la  vitesse^  de  ce 
mouvement  uniformément  difforme  par  rapport  au  sujet  doit 
être  regardée  comme  équivalente  en  mesure  ( comme nsurari)  au 
degré  moyen  de  la  latitude  totale  de  ce  mouvement  unifor- 
mément difforme.  » 

Cette  conclusion  nous  laisse  entrevoir  en  quel  sens  Alvarès 

i.  Alvari  Thomae  Op.  laud.,  premier  fol.  après  le  fol.  sign.  diii,  col.  d. 

a.  Alvari  Thomae  Op.  laud.,  fol.  suiv.  le  fol.  sign.  n  2,  col.  c. 

3.  VoirSVIll. 

l\.  Alvari  Thomae  Op.  laud.,  fol.  sign.  o  3,  col.  c. 


DOMINIQUE    soin    n    i.a    IC0LASTIQC1     PAHI8IBHT»! 

Thomé,  abordant  l'étude  du  mouvement  difforme  par  rapport 
au  temps,  répondra  aux  questions  suivantes1  ; 
«  Tout  mouvement  uniformément  difforme  par  rapport  au 

temps  doit  il  être  mesuré  par  !<•  degré  moyen?  Tout   mou 
vcmcnl  difformément  difforme  par  rapport  au  temps  doit  il 
être  mesuré  par  réduction  à  L'uniformité?  » 

Si  nous  eu  croyons  notre  auteur,  La  discussion  de  ces 
questions  avait  pris,  à  l'Université  de  Paris,  une  grande 
ampleur  en  même  temps  qu'une  extrême  complication.  «  Nous 
examinerons,  »  dit-il  %  «  en  fonction  de  quoi  se  doit  mesurer 
la  vitesse  du  mouvement  difïbrme  par  rapport  au  temps, 
aussi  bien  du  mouvement  uniformément  difforme  que  du 
mouvement  difformément  difforme;  nous  discuterons  cette 
question  dans  la  limite  de  notre  faible  intelligence.  En  cette 
région,  en  effet,  s'ouvre  un  gouffre  profond;  le  labyrinthe  qui 
enserre  cette  matière  est  inextricable  et  incompréhensible 
pour  une  raison  finie;  parmi  les  divers  cas  qui  seront  posés, 
on  verra  quelles  monstruosités  et  quelles  difformités  on  peut 
imaginer  en  des  mouvements  difformément  difformes.  » 

En  effet,  les  arguments  de  ceux  qui  veulent  rejeter  cette 
opinion  :  Le  mouvement  uniformément  difforme  est  mesuré 
par  son  degré  moyen,  se  dressent  en  une  longue  suite  de  sed 
contra;  c'est  une  belle  liste  de  sophismata,  propres  à  exercer  la 
sagacité  des  dialecticiens  désireux  de  les  résoudre;  il  suffît  de 
comparer  cette  discussion  épineuse  au  chapitre  si  simple  et  si 
clair  où  Oresme  avait  traité  le  même  sujet,  pour  comprendre 
tout  le  mal  que  la  Logique  oxfordienne  a  fait  à  la  Logique 
parisienne. 

De  celle-ci,  cependant,  Alvarès  Thomé  retrouve  la  netteté 
lorsqu'il  s'agit  de  rejeter  la  multitude  de  ces  sed  contra  et 
d'aboutir  à  une  conclusion  :  «  A  l'opposé  de  ces  objections,  » 
dit-il3,  «  est  l'opinion  commune  des  philosophes;  et,  en  cette 
partie,  cette  opinion  a  beaucoup  de  vigueur  et  de  force. 
En  outre,  en  la  durée  totale  d'un  tel  mouvement  difforme, 

i.  Alvari  Thomac  Op.  laud.,  fol.  sign.  o  3,  col.  d. 

2.  Alvari  Thomas  Op.  laud.,  premier  fol.  après  le  fol.  sign.  n  2,  col.  d;  fol.  suiv., 
col.  a. 

3.  Alvari  Thomae  Op.  laud.,  troisième  fol.  après  le  fol.  sign.  o  3,  col.  b. 


538  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

quel  qu'il  soit,  un  certain  espace  est  franchi.  Ce  même  espace 
peut,  dans  le  même  temps,  être  franchi  à  l'aide  d'une  certaine 
vitesse  uniforme.  Cette  vitesse  uniforme  vaut  donc  autant  que 
la  vitesse  de  ce  mouvement  difforme,  puisqu'à  l'aide  de  ces 
deux  vitesses,  le  même  espace  est  franchi  dans  le  même  temps; 
cela  résulte  évidemment  de  la  définition  des  mouvements 
égaux  en  vitesse.  Donc,  tout  mouvement  difforme  correspond 
à  un  certain  mouvement  uniforme  auquel  il  équivaut.  » 

Ce  passage  définit  d'une  manière  très  claire  ce  que  sera 
la  réduction  à  l'uniformité  d'un  mouvement  difforme  quel- 
conque. 

Gomment  se  fera  cette  réduction  dans  le  cas  du  mouvement 
uniformément  difforme? 

«  Le  mouvement  uniformément  difforme  peut  se  terminer  à 
zéro  en  l'une  de  ses  extrémités 1  ou  bien  il  peut  être  terminé, 
de  part  et  d'autre,  à  un  certain  degré.  De  chacun  de  ces 
mouvements  uniformément  difformes,  on  dit  qu'il  correspond 
à  son  degré  moyen,  c'est-à-dire  au  degré  de  mouvement  qu'il 
a  au  milieu  de  sa  durée.  En  effet,  en  la  moitié  la  plus  intense 
du  mouvement,  le  mobile  mû  de  mouvement  uniformément 
difforme  se  meut  plus  vite  [que  ce  degré  moyen];  et  en  la 
moitié  moins  intense,  il  se  meut  moins  vite  d'une  quantité 
égale;  il  se  meut  donc  avec  la  même  vitesse  que  s'il  se  mouvait 
avec  ce  degré  moyen.  » 

C'est  là,  on  le  voit  sans  peine,  une  sorte  de  résumé  du 
raisonnement  de  Nicole  Oresme,  fort  semblable  à  celui  que 
Jean  Majoris  donnait  à  ses  élèves. 

Le  Maître  portugais  poursuit  en  énumérant,  du  mouvement 
uniformément  difforme,  diverses  propriétés  dont  il  emprunte 
les  énoncés  et  les  démonstrations  au  Tractatus  de  moiu  locall 
et  aux  Probationes  conclusionum  de  Guillaume  Heytesbury. 
En  particulier,  Heytesbury  et  ses  commentateurs  italiens  lui 
suggèrent  la  remarque  suivante 2  :  «  Autre  chose  est,  pour  la 
latitude  du  mouvement,  de  croître  ou  de  décroître  unifor- 
mément en  intensité,  autre  chose  est,  pour  le  mobile,  de  se 

i.  Alvari  Thomae  Op.  laud.,  fol.  cit.,  col.  c. 

a.  Alvari  Thomae  Op.  laud,f  fol.  sign.  p  a,  col.  c. 


D0MINIQU1     SOTO    11     i\    SCOLA8TIQU1     PAMSIBlflfl 

mouvoir  uniformément.  Lorsqu'on  effet,  la  Latitude  du  mou- 
yrementcroîl  uniformémen!  en  intensité  depuis  zéro  ou  depuis 
an  certain  degré  jusqu'à  un  certain  autre  degré,  !<•  mobile 
se  meut  toujours  d'un  mouvemenl  uniformément  difforme. 
Et  il*'  même,  quand  la  Latitude  «lu  mouvemenl  se  relâche 
uniformément  depuis  un  certain  degré  jusqu'à  zéro  ou  jusqu'à 
un  certain  autre  degré,  l<i  mobile  se  meuf  d'un  mouvemenl 
uniformément  difforme.  Il  reste  donc  que  tout  mouvement 
acquis  ou  perdu  d'une  manière  uniforme  est  un  mouvemenl 
uniformément  difforme.  Vous  pouvez  étudier  plus  amplement 
cette  matière  en  recourant  au  premier  chapitre  du  Traité  du 
mouvement  local  d'IIentisber,  et  aux  commentaires  du  même 
Hentisber,  qui  se  trouvent  adjoints  à  la  fin  de  ce  traité1.  » 

Guidé  par  les  Probationes  conclusionum  d'Heytesbury  et  par 
les  Calculationes  du  Pseudo-Suiseth,  Alvarès  Thomé  formule 
et  établit  les  propositions  suivantes2  : 

En  tout  mouvement  dont  l'intensité  croît  ou  décroît  d'une 
manière  uniforme,  la  vitesse  correspond  au  degré  moyen,  car 
un  tel  mouvement  est  uniformément  difforme. 

Tout  mouvement  dont  l'intensité  croît  de  plus  en  plus 
vite  correspond,  en  vitesse,  à  un  degré  moins  intense  que  le 
degré  moyen  entre  les  deux  intensités  extrêmes. 

Tout  mouvement  dont  l'intensité  croît  de  plus  en  plus 
lentement  correspond,  en  ce  qui  concerne  l'espace  parcouru, 
à  un  degré  plus  intense  que  la  moyenne  entre  les  deux 
intensités  extrêmes. 

Après  avoir  ainsi  développé  les  enseignements  d'Hentis- 
berus  et  du  Calculateur,  le  Régent  du  Collège  de  Coqueret 
va  tirer  parti  des  leçons  d'Oresme;  c'est  à  cet  auteur,  en 
particulier,  qu'il  emprunte  quatre  lemmes  au  sujet  desquels 
il  s'exprime  en  ces  termes3  :  «  Pour  ne  pas  paraître  triompher 
en  portant  des  dépouilles  qui  ne  sont  pas  nôtres,  nous  décla- 
rerons ceci  :  Ces  quatre  conclusions  sortent  de  la  fabrique 
et    proviennent    de    l'intelligence    perspicace    du   très    docte 


i.  C'est-à-dire  aux  Probationes  conclusionum. 

a.  Alvari  Thomac  Op.  laud.,  fol.  sign.  p  2,  coll.  c  et  d;  fol.  suiv.,  coll.  a,  b  et  c. 

3.  Alvari  ïhomae  Op.  laud.,  second  fol.  après  le  fol.  sign.  p  2;  col  d. 


540  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

Maître  Nicole  Horen;  vous  les  trouverez  au  quatrième  chapitre 
de  son  Traité  des  proportions,  pourvues  de  tous  leurs  appuis 
et  de  leurs  démonstrations  mathématiques.  » 

Ces  lemmes,  d'ailleurs,  vont  servir  à  résoudre  des  problèmes 
dont  Oresme  a  donné  le  type1  :  Une  heure  a  été  divisée  en 
parties  proportionnelles  successives  dont  les  durées  décroissent 
en  progression  géométrique  de  raison  1/2;  pendant  chacune 
de  ces  durées,  un  mobile  se  meut  de  mouvement  uniforme; 
les  vitesses  de  ces  mouvements  uniformes  successifs  sont 
entre  elles  comme  les  nombres  entiers  successifs  ;  quel  est 
l'espace  parcouru  par  le  mobile,  en  cette  heure? 

A  ce  problème,  Oresme  en  avait  joint  un  autre  de  même 
sorte,  où  les  mouvements  uniformément  variés  alternaient 
avec  les  mouvements  uniformes  ;  Bernard  Torni  en  avait  traité 
quelques-uns  du  même  genre  et  Jean  Dullaert  en  avait  ajouté 
d'autres.  Alvarès  Thomé  se  propose  de  résoudre  des  questions 
beaucoup  plus  générales  que  celles  qui  avaient  été  étudiées 
avant  lui;  soit  qu'il  laisse  une  entière  indétermination  à  la 
raison  de  la  progression  géométrique  suivant  laquelle  décrois- 
sent les  parties  proportionnelles  de  l'heure,  soit  qu'il  impose 
diverses  lois  à  l'accroissement  des  vitesses  successives,  il  ne 
cherche  plus  à  résoudre  des  problèmes  numériquement  parti- 
cularisés, mais  à  établir  des  théorèmes  d'algèbre  dont  chacun 
comprenne  une  infinité  de  telles  solutions  numériques. 

Les  problèmes  examinés  parle  Maître  portugais  se  ramènent 
fréquemment  à  des  sommations  de  séries  très  simples  et 
apparentées  à  la  progression  géométrique;  il  sait  alors  mener 
la  solution  jusqu'au  bout,  démontrer  que  l'espace  franchi  est 
infini  ou,  s'il  est  fini,  en  donner  la  valeur. 

En  d'autres  cas,  il  rencontre  des  séries  qu'il  ne  sait  pas 
sommer,  celle  ci,  par  exemple,  qui  figure  en  sa  douzième 
conclusion  2  : 

12  3  4  5 

H h 1 1 f-  

2  2a  2.23  3. 2^  4-25 

1.  Voir  S  XVIII. 

3.  Alvari  Thomae  Op.  laud.,  second  fol.  après  le  fol.  sign.  q  3,  col.  d,  et  fol.  suiv. , 
coll.  a  et  b. 


D0MIMQ1  1.   soi  o    i  i    i  \      COLA    riQUl     v\  m  '<  \  i 

Mais  il  remarque  < | ii<-  la  somme  en  est  plus  grande  que  celle 
do  la  progression  géométrique 

i  i  i  i  i 

-  +  -+-—  +  -.     I-     —  +  i, 

2  2 a  2 J  2  '» 

et  plus  petite  que  celle  de  la  série 

i  2  3  5  5 

+ +       .,   +* — r  +  — r+  =2 

2  23  2e5  2  '•  25 

qui  a  été  évaluée  par  Oresme. 

D'autres  problèmes  seraient  moins  aisés  à  résoudre,  et 
notre  auteur  pense  qu'on  en  pourrait  composer  qui  excédas- 
sent la  portée  dune  intelligence  naturelle  de  capacité  finie. 
Il  ne  faut  point  se  hâter,  cependant,  de  déclarer  que  tel  cas 
particulier  est  insoluble.  «  Ici,  en  effet,  il  faut  remarquer1  que, 
parfois,  un  homme  pensera  qu'il  n'y  a  aucune  suite  ni  aucun 
ordre  de  proportions  en  un  cas  qui  lui  est  proposé;  néan- 
moins, s'il  mûrit  davantage  la  question,  il  pourra  se  faire  que 
cet  ordre  lui  saute  aux  yeux.  » 

Ces  sommations  de  séries  plus  ou  moins  compliquées  et  leur 
emploi  en  des  problèmes  de  Cinématique  n'étaient  nullement, 
au  temps  où  écrit  le  Régent  de  Coqueret,  des  exercices  réservés 
à  quelques  rares  mathématiciens;  les  problèmes  de  ce  genre 
se  proposaient  couramment,  en  ces  sortes  de  joutes  dialectiques 
qui  trouvaient  si  grande  faveur  près  de  l'Université  de  Paris; 
nous  en  lisons  la  preuve  dans  ces  conseils  qu'Alvarès  Thomé 
donne2  à  celui  qu'embarrasserait  une  telle  question  : 

«  Mais,  me  direz-vous,  que  faut-il  riposter  au  calculateur 
qui  propose  de  tels  cas,  en  un  tournoi  littéraire  public,  par 
devant  une  nombreuse  assistance? 

»  Pour  répondre,  j'admets  une  certaine  proposition  qu'a 
admise  le  très  docte  auteur  qui  a  étudié  les  proportions, 
Maître  Nicole  Oresme  :  Lorsqu'on  se  trouve  en  présence  d'un 
très  grand  nombre  de  grandeurs  et  que  les  valeurs  des  rapports 
de  ces  grandeurs  n'apparaissent  pas  aisément,  on  doit  penser 

i.  Alvari  Thomae  Op.  laud.,  troisième  fol.  après  le  fol.  sign.  3  q,  col.  d. 
i.  Alvari  Thomae  Op.  laud.,  ibid. 


542  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VlNCt 

que  beaucoup  de  ces  grandeurs  sont  incommensurables  entre 
elles1.  Ainsi,  les  espaces  parcourus  sont,  généralement,  incom- 
mensurables entre  eux.  Lors  donc  qu'on  vous  propose  un 
semblable  cas,  il  vous  faut  répondre  que  l'espace  parcouru  en 
l'heure  entière  est  incommensurable  avec  l'espace  parcouru 
en  la  première  partie  proportionnelle.  » 

En  affirmant  ainsi  que  la  somme  d'une  série  de  nombres 
commensurables  sera,  en  général,  un  nombre  incommen- 
surable, notre  Régent  du  Collège  de  Goqueret  fait  preuve 
d'une  divination  qu'il  est  permis  de  déclarer  fort  perspicace. 
Il  prévoit  cependant  le  cas  où  la  réponse  qu'il  vient  de  dicter 
ne  satisferait  pas  le  calculateur  auquel  elle  serait  donnée. 

«  Mais,  me  direz-vous,  le  calculateur  va  insister  de  toutes 
ses  forces,  avec  aigreur  et  brutalité;  sa  bouche  distendue 
fera  rouler  les  paroles  à  grand  effet;  le  sourcil  relevé,  le 
front  plissé,  le  visage  tragique,  il  affirmera  bruyamment  que 
son  argument  est  insoluble  ;  par  ses  clameurs  répétées,  il 
s'efforcera  de  démontrer  au  vulgaire  que  son  adversaire  est 
vaincu  et  défait. 

»  En  une  semblable  circonstance,  répondrai-je,  j'estime  qu'il 
vous  faut  user  de  deux  sortes  de  ruses. 

»  Première  ruse  :  Il  vous  faut  tourner  l'argument  de  l'adver- 
saire en  ridicule  et  en  dérision,  le  traiter  comme  question 
inutile  et  inintelligible;  demandez  que  l'on  vous  donne  une 
plume  et  un  encrier,  afin  qu'à  grand  renfort  de  multiplications 
et  d'algorithmes  de  toutes  sortes,  il  vous  soit  possible  de  cal- 
culer l'intensité  de  la  vitesse  dans  le  cas  qu'il  vous  a  proposé. 

»  Seconde  ruse  :  Répondez  brièvement'  à  celui  qui  vous 
argumente  que  cette  vitesse  ne  se  peut  calculer  d'une  manière 
infaillible  et  précisément  exacte;  qu'il  en  est  de  même  d'une 
foule  d'autres  vitesses  difformes  que  Ton  ne  saurait,  d'une 
manière  naturelle,  réduire  à  l'uniformité.  Peut-être  va-t-il,  à 
grands  cris,  en  affirmant  le  contraire,  chercher  à  mettre  hors 
de  combat  celui  qui  lui  fait  cette  réponse.  Que  le  répondant, 
à  son  tour,  lui  propose  un  autre  cas  analogue  et  lui  dise 

i.  Cette  proposition  est,  en  effet,  le  fondement  du  Traçtatus  de  proportionalitate 
motuum  cxlestlum  composé  par  Nicole  Oresme. 


liHMINK.I    I      BOtO     l.l      LA     6<   "I    \      I  lui    F      I'  \l.i-  ll'NM 

d'évaluer  l'espace  parcouru  par  un  mobile  mû  de  telle  trit< 
difforme.  S'il  dil  qu'il  n'est  | >;<s  possible,  en  ce  cas,  <!<•  trouver 
d'une  manière  naturelle  La  vitesse  équivalente,  le  répondanl 
ajoutera  aussi  loi  qu'i]  en  es1  de  même,  et  pour  la  même  raison, 
dans  Le  cas  proposé  par  le  calculateur.  Si  celui-ci  déclare,  au 
contraire,  que  cet  espace  est  naturellement  assignable  mais 
qu'il  ne  le  veut  pas  assigner,  qu'on  Lui  en  dise  autant.  » 

Grâce  à  Maître  Alvarès  Thomé,  nous  venons,  pour  ainsi 
dire,  d'assister  à  une  de  ces  disputes  scolaires  pour  lesquelles 
les  humanistes  n'ont  trouvé  ni  assez  de  inépris  ni  assez  de 
colères.  A  n'en  regarder  que  la  mise  en  scène,  elles  étaient, 
il  faut  l'avouer,  du  dernier  ridicule;  ces  deux  maîtres  es  arts 
qui  se  défient  de  sommer  une  série,  avec  les  attitudes  que 
prenaient  les  héros  d'Homère  pour  se  provoquer  au  combat, 
sont  faits  à  souhait  pour  fournir  des  personnages  à  la  comédie. 
Mais  combien  l'impression  change,  si  l'on  considère  les  ques- 
tions débattues  avec  tant  de  passion,  et  non  plus  la  manière 
de  les  débattre  !  Les  problèmes  que  ces  maîtres  et  régents 
s'acharnent  à  résoudre,  dont  ils  entrevoient  parfois  la  solution, 
en  dépit  de  leurs  connaissances  rudimentaires  en  Mathéma- 
tiques, ce  sont  les  deux  grands  problèmes  de  l'intégration  des 
fonctions  et  de  la  sommation  des  séries.  Et  l'on  se  demande 
alors  quels  résultats  ces  hommes  n'eussent  point  obtenus, 
quelle  promotion  ils  n'eussent  point  imprimée  aux  Mathé- 
matiques s'il  leur  eût  été  donné  de  lire  Archimède. 


XXIX 

L'ÉTUDE    DE    LA    LATITUDE     DES    FORMES    A     L'UNIVERSITE     DE 

Paris,  au   début   du    xvie  siècle  (fia).   —    Les   maîtres 
espagnols.  Jean  de  Celaya.  Louis  Coronel. 

A  l'Université  de  Paris,  les  Espagnols  et  les  Portugais 
faisaient  partie  de  la  même  nation,  la  nation  berrichonne  ; 
entre  eux,  les  rapports  devaient  être  intimes  et  fréquents. 


544  ETUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 

Ainsi  l'espagnol  Jean  de  Celaya,  originaire  du  Royaume  de 
Valence,  est  régent  à  Sainte-Barbe;  son  plus  fidèle  disciple  est 
un  portugais,  Jean  Ribeyro,  de  Lisbonne. 

A  la  fin  de  Y  Exposition  de  la  Physique  de  Jean  de  Celaya1,  on 
trouve  une  lettre  que  Jean  Ribeyro  adresse,  de  Paris,  à  son  frère 
Gonzalve.  Après  avoir  navigué  sur  les  côtes  de  l'Ethiopie  dans 
l'espoir  de  faire  fortune,  après  avoir  fort  mal  réussi  dans  ses 
affaires,  Jean  Ribeyro  s'est  dirigé  vers  Paris  afin  d'y  rentrer  en 
grâce  auprès  des  belles-lettres.  Là,  il  s'est  attaché  aux  ensei- 
gnements de  Jean  de  Gelaya  pour  lequel  il  professe  une  si 
grande  admiration  qu'il  regrette  de  ne  pas  voir  son  frère 
parmi  les  auditeurs  d'un  tel  maître  ;  l'éloge  qu.'il  en  fait  atteint 
aux  plus  hauts  sommets  du  dithyrambe. 

Jean  Ribeyro  devait  marquer,  plus  tard,  sa  piété  envers  Jean 
de  Celaya  en  publiant  et  annotant  les  Introductions  dialectiques, 
composées  par  celui-ci2. 

L'attachement  de  Jean  Ribeyro  pour  Jean  de  Gelaya  nous 
montre  quelles  intimes  relations  s'établissaient  parfois,  à 
Paris,  entre  maîtres  espagnols  et  maîtres  portugais.  Il  est 
permis  de  croire  que  le  régent  espagnol  du  Collège  Sainte- 
Barbe,  Jean  de  Gelaya,  n'était  point  sans  connaître  le  régent 
portugais  du  Collège  de  Coqueret,  Alvarès  Thomé;  les  rap- 
prochements que  nous  aurons  à  faire  entre  les  écrits  de  ces 
deux  maîtres  n'auront  donc  rien  que  de  très  naturel. 

En    ses   Expositions  sur    les   Physiques,  sur   le   De  Cdclo  et 

i.  Expositio  magislri  ioannis  de  Gelaya  Valentini  in  octo  libros  phisicorum  Aristo- 
telis  :  cum  questionibus  eiusdem,  secundum  triplicem  viam  beati  Thome,  realium  et  nomi- 
nalium.  Venundatur  Parrhisiis  ab  Hemundo  le  Feure  in  vico  sancti  Jacobi  propeedem 
sancti  Benedicti  sub  intersignio  crescentis  lune  commorantis.  Cum  gratiaet  Privilegio 
régis  amplissimo.  —  Colophon  :  Explicit  in  libros  phisicorum  Aristotelis  expositio  a 
magistro  Joanne  de  Celaya  Hyspano  de  regno  Valentie  édita  :  dumregeret  Parisiusin 
famatissimo  dive  Barbare  gymnasio  pro  cursu  secundo  anno  a  virgineopartu  decimo- 
septimo  supra  millesimum  et  quingentesimum  VII  idus  Decembris.  diligenter  im- 
pressa arte  Johannis  de  prato  et  Jacobi  le  messier  in  vico  puretarum  propecollegium 
cluniacense  commorantium  :  Sumptibus  vero  honesti  viri  Hemundi  le  feure  in  vico 
sancti  Jacobi  ^rope  edem  sancti  benedicti  Sub  intersignio  crescentis  lune  moram 
trahentis.  Laus  deo. 

2.  Dialectice introdactiones  sive  termini  Magistri  Joannis  de  celaya  Valentini:  cum 
nonnullis  (Magistri  Johannis  ribeyro  Ulyxbonensis  sui  discipuli)  additionibus  recenter 
impresse:  et  per  eundem  sue  integritati  restitute.  Colophon  :  Imprime  a  Caen  pour  Michel 
et  Girard  dietz  augier,  et  Jacquet  berthelot  libraires  Demeurans  audict  lieu  a  lenseigne 
du  mont-Sainct  Michel  Près  les  Cordeliers.  Et  a  este  acheue  le.  xx  viij.  iour  de 
juillet  MDXXVIJ. 


DOMINIQUE    30T0    I  I    LA    Bl  01  I    riQl  B    PARISIENNE 

Mundo,  sur  Le  De  generatione  ei  corruptione,  Jean  de  Celaya 
suit,  en  général,  oet  ordre  :  Il  donne  I»'  i<'.\i<'  d'Aristote,  il  en 
expose  le  commentaire  littéral,  i>uis,  sous  ce  titre  :  Sequitur 
glosa,  il  discute  Les  opinions  diverses  e!  formule  celle  <j«ii  lui 
esi  propre,  Il  agit  i<mi  autrement  au  troisième  livre  des  Physi- 
ques, après  qu'il  a  commenté  ce  qu'A  ristote,  aux  trois  premiers 
chapitres  de  ce  livre,  dit  du  mouvement.  Le  titre  :  Sequitur 
tractatus  proportionum  annonce1,  entre  le  troisième  chapitre 
d'Aristote  et  le  quatrième,  L'insertion  d'un  écrit  qui  n'a  plus 
rien  d'un  commentaire  à  l'œuvre  du  Stagiritc,  et  qui  ne  rem- 
plit pas  moins  de  soixante-quatorze  feuillets2. 

«  Gomme  nous  nous  proposons  de  traiter  la  triple  forme  du 

mouvement  (molus  Iriplicitalem   rimatari) »    C'est   en   ces 

termes  que  débute  le  traité  des  proportions  de  Jean  de  Celaya. 
Ces  mots  évoquent  tout  aussitôt,  à  notre  esprit,  le  titre  du  Liber 
de  tripllci  mola  composé  par  Alvarès  Thomé.  Et  en  effet,  le  traité 
que  le  Régent  espagnol  insère  dans  son  Expos  Mo  in  libros  Physi- 
coram  suit  exactement  le  même  plan  que  le  traité  publié,  peu 
d'années  auparavant,  par  son  collègue  portugais;  celui-là  ne 
diffère  guère  de  celui-ci  que  par  une  plus  grande  concision. 

La  documentation  de  Jean  de  Celaya  est  la  même  que  celle 
d'Alvarus  Thomas.  Le  nom  le  plus  souvent  cité  en  son  traité 
est  celui  du  Calculateur;  il  est  prononcé  un  douzaine  de  fois. 
Celui  de  Guillaume  Heytesbury  est  prononcé  presque  aussi 
souvent.  Jacques  de  Forli  est  cité  deux  fois  ;  en  l'une  de  ces 
citations3,  on  rappelle  qu'il  voulait  caractériser  une  latitude 
uniformément  difforme,  non  par  son  degré  moyen,  mais  par 
son  degré  le  plus  intense. 

Le  Régent  de  Sainte-Barbe  a  lu  les  commentateurs  italiens 
d'Heytesbury  ;  ici,  à  propos  d'un  sophisme  relatif  à  l'accélé- 
ration, il  cite4  la  réplique  d'«  Angélus  Forsempionensis,  corn- 
mentator  Entisberi  »  ;  là,  il  rappelle5  comment  Gaëtan  de  Tiène 
démontre  une  conclusion  d'Heytesbury. 

i.  Joannis  de  Celaya  Expositio  in  libros  physicorum,  fol.  1  xi  ij,  col.  d. 

2.  Joannis  de  Celaya  Op.  laud.,  fol.  lxiij,  col.  d,  à  fol.  cxvij,  col.  c. 

3.  Joannis  de  Celaya  Op.  laud.,  fol.  lxxxiij,  col.  d. 
k.  Joannis  de  Celaya  Op.  laud.,  fol.  lxxxv,  col.  a. 

5.  Joannis  de  Celaya  Op.  laud.,  fol.  xcv, col.  a. 

p.  duhem.  35 


546  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

Le  nom  de  Gaëtan  de  Tiène  avait  été  cité  par  Alvarès  Thomé; 
celui  d'Ange  de  Fossombrone  ne  l'avait  pas  été  ;  le  Régent 
portugais  n'avait  pas  davantage  prononcé  le  nom  de  Bernard 
Torni;  nous  allons  le  trouver  sous  la  plume  de  Jean  de  Celaya, 
en  des  circonstances  qui  méritent  d'attirer  notre  attention. 

Un  chapitre1  du  traité  de  Jean  de  Celaya  porte  ce  titre  : 
Sequuntur  conclusiones  Nicolai  Orem.  Il  commence  en  ces 
termes  : 

«  Ces  préliminaires  posés,  nous  allons  formuler  quelques 
conclusions  que  Bernard  Torni  de  Florence,  commentateur 
d'Hentisberus,  attribue  à  Nicole  Oresme.  » 

Jean  de  Celaya  ne  saurait  déclarer  plus  nettement  qu'il  n'a 
pas  vérifié  la  justesse  de  l'attribution  formulée  par  Bernard 
Torni  et,  donc,  qu'il  n'a  pas  lu  le  De  difformitate  qualilatam  de 
Nicole  Oresme. 

Alvarès  Thomé  avait  donné  les  solutions  d'Oresme  et  de 
Torni  sans  faire  mention  d'aucun  nom  d'auteur,  et  cela  bien 
qu'il  eût  soigneusement  cité  le  nom  d'Oresme  chaque  fois 
qu'il  empruntait  une  proposition  au  Tractaius  proportionum. 

Quant  à  Jean  Dullaert,  il  avait  attribué  à  Oresme  quatre 
conclusions  dont  deux  étaient  de  cet  auteur  et  deux  de  Bernard 
Torni;  visiblement,  il  ne  connaissait  l'œuvre  du  Maître  nor- 
mand que  par  le  traité  du  Maître  florentin. 

De  même,  Louis  Coronel  de  Ségovie,  en  ses  Perscrutationes 
physicse2  que  nous  allons  étudier  tout  à  l'heure,  donne  une 
démonstration  de  la  première  proposition  de  Nicole  Oresme; 
il  la  fait  suivre  de  ces  réflexions3  : 

«  En  son  commentaire  au  traité  du  mouvement  local 
d'Heytesbury,  Bernard  Torni  prouve  cette  conclusion;  Nicole 
Horent  en  a  également  donné,  en  ses  Sophismata,  une  preuve 

i.  Joannis  de  Celaya  Op.  laud.,  fol.  lxxxviij,  col.  b. 

2.  Physice  perscrutationes  magistri  Ludovici  Coronel  Ilispani  Segoviensis.  Prostant 
in  edibus  Joannis  Barbier  librarii  jurati  Parrhisiensis  académie  sub  signo  ensis  in 
via  regia  ad  divum  Jacobum.  Au  verso  du  premier  feuillet,  après  le  titre,  une  lettre 
de  Simon  Agobert  à  Jean  Agobert  est  datée  :  Parrbisiis,  MDX1.  —  Une  autre  édition 
de  cet  ouvrage  a  été  donnée,  en  i53o,  Lugduni,  in  edibus  J.  Giunti  ;  elle  est  intitu- 
lée :  Physice  perscrutationes  egregii  interpretis  magistri  Ludovici  Coronel.  Nos  citations 
sont  toutes  tirées  de  la  première  édition. 

3.  Ludovici  Coronel  Op.  laud.,  lib.  III,  De  difformibus;  édit.  i5ii,  fol.  lxix, 
col.  d. 


hOMiMori     |0t0  El    i  \  PIQUl     PARtSlElflfl  5^7 

que  Bernard  déclare  admirable;  c'est  une  belle  conclusion, 
dii  il,  et  la  démonstration  en  esl  extrêmement  belle...  Le  Cal- 
culateur  Suiset,  lui  aussi,  en  son  traité  De  d(fformibus}  formule 
celle  conclusion,  et  il  se  sert  d'une  autre  démonstration  <jui 

esl  La  sui\ ante...  » 

Les  diverses  remarques  « j i §<»  nous  venons  de  produire 
conduisent  nécessairement  à  cette  conséquence  :  A  Paris,  au 
début  du  xvi"  siècle,  tous  les  maîtres  Lisent  couramment  Le 
Traclatus  de  motu  locali  <le  Bernard  Torni;  aucun  d'entre  eux 
ne  lit  le  Trac  ht  lus  de  figuratione  potentiarum  et  mensurarum 
difformitatum  de  Nicole  Oresme;  de  ce  dernier  ouvrage,  on  ne 
connaît  que  ce  qui  a  été  répété  par  le  premier. 

De  ce  fait,  quelle  explication  peut-on  donner?  Celle-ci  et, 
semble-t-il,  celle-ci  seulement  :  Le  traité  de  Bernard  Torni 
était  imprimé;  celui  d'Oresme  était  demeuré  manuscrit. 

#Si  l'on  parcourt,  en  effet,  la  liste  des  ouvrages  cités  par  Jean 
Dullaert,  par  Alvarès  Thomé,  par  Jean  de  Celaya,  par  Louis 
Goronel,  on  constate  que  ce  sont  tous  livres  que  l'impri- 
merie naissante  avait  reproduits.  Le  Calculateur,  dont  le  traité 
compte  déjà  plusieurs  éditions,  est  l'auteur  le  plus  constam- 
ment lu.  La  collection  imprimée  à  Venise  en  ligi  fait 
connaître  Heytesbury  et  ses  commentateurs.  On  cite  les  traités 
des  proportions  de  Thomas  BradAvardine,  d'Albert  de  Saxe,  de 
Nicole  Oresme  parce  qu'ils  ont  tous  été  imprimés.  En  revanche, 
nul  ne  lit  le  De  difformitate  qualitatum  d'Oresme  qu'aucun 
imprimeur  n'a  édité;  le  même  oubli  atteint  le  De  primo  motore 
de  Swineshead  et  la  Summa  de  Jean  de  Dumbleton. 

Pendant  le  demi-siècle  qui  suivit  sa  naissance,  l'imprimerie 
assura  vogue  et  durée  à  une  foule  d'écrits  composés  au  Moyen- 
Age  ;  mais,  en  même  temps,  elle  habitua  les  doctes  à  ne  plus  lire 
que  les  pages  transcrites  par  la  presse.  Tout  ce  qui,  pendant  ce 
demi-siècle,  n'eut  pas  le  bonheur  d'être  imprimé,  tomba  dans 
un  profond  oubli,  d'où  beaucoup  d'œuvres  ne  sont  plus  jamais 
sorties. 

Or  le  hasard,  bien  plutôt  qu'un  choix  raisonné,  avait  désigné 
les  écrits  que  les  premiers  imprimeurs  devaient  publier.  Il 
advint  ainsi  que  l'invention  de  l'imprimerie  fut  l'occasion  de 


548  ETUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

grandes  injustices.  En  reproduisant  en  foule  certains  livres  de 
seconde  main,  la  presse  leur  procura  une  renommée  imméritée, 
tandis  qu'elle  délaissait  l'œuvre  de  l'inventeur,  dont  les  rares 
exemplaires  manuscrits,  oubliés  des  lecteurs,  allaient  devenir 
la  proie  de  la  moisissure  et  des  vers.  L'Opus  aureum  calcu- 
lationum,  fatras  ennuyeux,  sans  originalité,  sans  idée,  fat 
avidement  lu,  profondément  étudié,  ardemment  discuté  en 
l'Université  même  où  Nicole  Oresme  avait  enseigné;  et  nul, 
pendant  des  siècles,  ne  s'est  avisé  que  le  Tractatus  de  diffor- 
mitate  qualitatum  abondât  en  vues  géniales. 

Revenons  à  Maître  Jean  de  Celaya  et  aux  problèmes  qu'il 
emprunte  à  Oresme  par  l'intermédiaire  de  Bernard  Torni.  Ces 
problèmes,  il  les  généralise  de  telle  manière  que  chacun  des 
théorèmes  formulés  comporte  une  infinité  de  cas  particu- 
liers; ces  théorèmes  sont,  d'ailleurs,  presque  textuellement 
empruntés  à  Alvarès  Thomé  dont  l'influence  se  marque,  très 
reconnaissable,  en  maint  passage. 

Au  moment  où  il  annonce  ces  problèmes,  Celaya,  pour  en 
faire  valoir  l'importance,  tient  ce  curieux  langage1  :  «  Ces 
conclusions  peuvent  s'appliquer  non  seulement  à  la  Médecine, 
mais  encore  à  la  Théologie  sacrée;  il  suffît,  en  effet,  d'y  rem- 
placer les  termes  :  se  mouvoir,  mouvement,  par  certains  de 
ceux-ci  :  avoir  la  fièvre,  fièvre,  ou  bien  :  mériter,  mérite.  » 

Nous  avons  là  un  exemple  de  cette  étrange  confiance  en  la 
portée  de  la  méthode  mathématique  que  nous  avions  déjà 
signalée  en  étudiant  l'École  d'Oxford.  Forts  de  cette  confiance, 
les  Scolastiques  de  Paris,  au  début  du  xviè  siècle,  n'hésitaient 
pas  à  considérer  non  seulement  des  intensités  de  fièvre,  mais 
encore  des  degrés  de  mérite  moral  qui  procédassent  suivant 
des  séries  convergentes  ou  divergentes  ;  non  contents  de  créer 
la  Mécanique  et  la  Physique  mathématiques,  ils  rêvaient  d'une 
Médecine  mathématique,  d'une  Morale  mathématique,  d'une 
Théologie  mathématique  ;  émerveillés  par  la  puissance  de 
l'instrument  qu'ils  s'essayaient  à  manier,  ils  ne  pensaient 
pas  qu'il  existât  aucune  œuvre  à  laquelle  cet  instrument  fût 

i.  Joannis  de  Celaya  Op.  laud.,  fol.  lxxxviij,  col.  b» 


DOMINIQUE    soin    RT    LA    BCOLA8TIQUB    FAAISIEltN]  ''ri 

impropre.  Les  Humanistes  se  moquaienl  de  ce!  enthousiasme, 
et  les  rieurs  étaient  du  côté  «les  Humanistes;  les  rieurs  persi 
lieront  toujours  l'inventeur,  car  entre  la  vérité  qu'il  entre- 
voit et  l'illusion  dont  le  séduisant  mirage  prolonge  cette  vérité 
jusqu'à  L'infini,  L'inventeur  ne  discerne  jamais  La  frontière. 
•  Des  quolibets  dont  La  Scolastique  parisienne  était  l'objet, 
l'écho  parvenail  assurément  aux  oreilles  de  Gelaya.  Or,  en  cette 
Scolastique,  tout  semblait  bonne  aubaine  pour  les  moqueurs, 
faciles  à  réjouir  à  peu  de  frais.  Que  deux  mobiles  marchassent 
de  mouvements  différents,  que  deux  hommes  eussent  des 
fièvres  inégalement  fortes,  que  deux  chrétiens  péchassent  plus 
gravement  l'un  que  l'autre,  ces  deux  mobiles,  ces  deux  hom- 
mes, ces  deux  chrétiens  s'appelaient  invariablement  Socrate  et 
Platon  ou,  plutôt,  Sortes  et  Plato;  en  tous  les  sophismata,  en 
toutes  les  calculationes  qui  encombraient  la  Physique,  la 
Médecine,  la  Théologie,  on  voyait  réapparaître  l'inévitable 
Sortes;  aussi  les  calculatores  parisiens  recevaient-ils  de  leurs 
adversaires  les  sobriquets  imaginés  par  Nifo  :  captiunculatores , 
Sorticolœ. 

Celaya  souffrait,  sans  doute,  de  s'entendre  appeler  Sorticole; 
il  s'excuse  d'imposer  si  souvent  à  Sortes  des  mouvements  de 
difformité  variée,  «  Ne  vous  étonnez  pas,  dit-il1,  si,  pour  établir 
ces  conclusions,  je  me  suis  servi  de  noms  tels  que  Sor tes  et  Plato, 
et  non  pas  de  lettres  de  l'alphabet;  ces  lettres  mettent  beaucoup 
de  brouillard  en  l'intelligence  d'un  grand  nombre  d'écoliers  ; 
aussi,  dans  ce  qui  va  suivre,  je  n'en  userai  que  fort  peu.  » 

L'extrême  analogie  que  l'on  peut  reconnaître  entre  le  Liber 
de  triplici  motu  d'Alvarès  Thomé  et  le  traité  inséré  par  Jean  de 
Celaya  en  son  Expositlo  in  octo  libros  Physicorum  nous  engage 
à  ne  point  analyser  ce  dernier  traité;  indiquons  seulement, 
en  peu  de  mots,  ce  qu'il  dit  de  la  latitude  uniformément 
difforme. 

Guillaume  Heytesbury,  Albert  de  Saxe  et  Paul  de  Venise 
ont  pensé  que  la  vitesse  d'une  roue  qui  tourne  était  la  vitesse 
du  point  qui  se  meut  le  plus  rapidement2  ;  contre  cette  opinion, 

i .  Joannis  de  Celaya  Op.  laud.,  fol.  lxxviij,  col.  a. 
2.  Joannis  de  Celaya  Op.  laud.,  fol.  lxxxj,  col.  c. 


550  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

on  peut  élever  une  foule  d'objections,  en  sorte  que  l'on  est 
amené  à  faire  intervenir  une  seconde  opinion,  soutenue  par 
d'autres  Nominales1;  selon  cette  opinion,  la  vitesse  d'un  mou- 
vement uniformément  difforme  par  rapport  au  sujet  doit  être 
évaluée  par  la  vitesse  du  point  moyen  ;  si  le  mouvement  est 
difïormément  difforme,  cette  évaluation  doit  se  faire  par 
réduction  à  l'uniformité. 

Par  analogie  avec  la  première  de  ces  deux  opinions,  Jacques 
de  Forli  voulait2  que  la  vitesse  d'un  mouvement  difforme  fût 
la  vitesse  atteinte  au  moment  où  le  mouvement  est  le  plus 
intense,  a  Une  autre  opinion  est  celle  de  Guillaume  Heytesbury, 
du  Calculateur  et  de  presque  tous  les  autres  philosophes;  ils 
tiennent  qu'en  un  tel  mouvement  difforme  par  rapport  au 
temps,  les  difformités  doivent  être  réduites  à  l'uniformité,  et 
que  la  vitesse  doit  être  évaluée  par  le  degré  auquel  conduit 
cette  réduction. 

»  De  cette  opinion  découlent  quelques  corollaires.  Le  premier 
est  celui-ci:  Tout  mouvement  uniformément  difforme  com- 
mençant à  zéro  et  finissant  à  un  certain  degré,  ou  commençant 
à  un  certain  degré  et  finissant  à  un  certain  degré,  correspond 
au  degré  moyen  entre  zéro  et  le  degré  extrême,  ou  bien  entre 
les  deux  degrés  extrêmes...  » 

Cette  opinion  donne  lieu  à  une  longue  argumentation  où 
les  noms  d'Heytesbury  et  du  Calculateur  reviennent  sans 
cesse,  et  avec  justice,  car,  en  cette  théorie,  leur  influence  est 
incessante;  mais  l'influence  d'Alvarès  Thomé  n'est  ni  moins 
constante  ni  moins  reconnaissable,  bien  que  le  nom  du  Maître 
portugais  ne  soit  pas  prononcé. 

La  règle  qui  réduit  à  l'uniformité  un  mouvement  uniformé- 
ment difforme  est  fréquemment  appliquée  au  cours  de  cette 
argumentation  ;  elle  ne  s'y  trouve  pas  démontrée.  Pour  en 
obtenir  une  démonstration,  il  nous  la  faudra  chercher  là  où 
Celaya  traite,  d'une  manière  générale,  des  qualités  difformes. 

Dans  le  cas  général  d'une  qualité  difforme  quelconque, 
contrairement   à   ce   que    soutiendra   Jacques  de   Forli,    «  le 

i.  Joannis  de  Celaya  Op.  laud.,  fol.  lxxxij,  col.  c. 
2.  Joannis  de  Celaya  Op.  laud.,  fol.  lxxxiij,  col.  d. 


DiiMIMniF.    SOTO    ET     LA  nQUI     PÀIISIIHHI 

Calculateur'  défend  une  opinion  qni  est  communémenl  tenue 
comme  la  plus  probable.  L'intensité  d  une  forme  difforme  ne 
doit  pas  être  évaluée  par  la  partie  La  plus  intense  de  cette 
forme,  mais  par  réduction  des  difformités  à  L'uniformité 

En  particulier,  «  une  qualité  uniformémenl  diflforme  entre 
zéro  et  un  certain  degré  est  aussi  intense  que  le  degré  moyen 
entre  zéro  et  ce  degré  extrême.  Si,  par  exemple,  une  qualité 
est  uniformément  difforme  entre  o  et  8,  elle  es!  aussi  intense; 
que  le  degré  4,  qui  est  le  degré  moyen  entre  o  et  8.  Ce  que  je 
démontre  ainsi  :  Que  l'on  prenne  l'excès  par  lequel  la  moilié 
la  plus  intense  surpasse  4;  que  l'on  pose  cet  excès  sur  l'autre 
moitié  de  telle  manière  que  l'extrémité  la  plus  intense  de  cet 
excès  soit  posée  sur  l'extrémité  où  la  moitié  la  plus  faible 
atteint  le  degré  zéro,  et  que  l'extrémité  la  moins  intense  de  cet 
excès  soit  placée  du  côté  qui  regarde  la  moitié  la  plus  intense. 
La  qualité  ainsi  obtenue  sera  uniforme  et  de  degré  l\.  Or,  autant 
elle  a  perdu  en  une  de  ses  moitiés,  autant  elle  a  acquis  en 
l'autre.  Auparavant,  donc,  elle  correspondait  aussi  au  degré  4- 

»  Et  si  vous  demandez  ce  qu'est  cet  excès,  je  vous  dirai  que 
c'est  une  qualité  [uniformément  difforme]  commençant  à  o  et 
finissant  au  degré  4... 

»  Une  seconde  conclusion  est  celle-ci  :  Si  une  qualité  uni- 
formément difforme  commence  à  un  certain  degré  et  finit  à 
un  autre  degré,  elle  correspond  au  degré  moyen  entre  les 
deux  degrés  extrêmes...  Cette  conclusion  peut  se  prouver  de  la 
même  manière  que  la  précédente.  » 

Aucun  des  maîtres  anglais,  italiens  ou  parisiens  que  nous 
avons  cités  jusqu'ici  n'a  donné  à  cette  démonstration  une 
forme  plus  voisine  de  celle  qu'Oresme  avait  adoptée;  à  vrai 
dire,  c'est  ici  la  démonstration  même  d'Oresme;  il  n'y  manque 
que  la  figure,  qui  y  eût  mis  une  plus  grande  clarté. 

A  regarder  de  près,  il  y  manque  aussi  la  définition  de  la 
quantité  d'une  forme,  définition  qu'Oresme  seul  a  donnée 
explicitement. 

Les  quelques  extraits  du  livre  de  Gelaya,  donnés  en  ce  qui 
précède,  suffisent  à  montrer  que  le  Régent  de  Sainte-Barbe 

i.  Joannis  de  Celaya  Op.  laud.,  fol.  ciij,  coll.  c.  et  d, 


552  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

était  des  plus  versés  en  la  science  des  latitudes  difformes  et  de 
leur  réduction  à  l'uniformité;  l'intérêt  qu'il  portait  à  cette 
étude  se  remarque  même  en  d'autres  ouvrages  que  YExpositio 
in  libros  Physicorum.  Ainsi,  en  YExpositio  in  libros  de  Cœlo  et 
Mundo  qu'il  donna  un  an  plus  tard,  nous  l'entendons1 
rectifier  une  application  illégitime  de  la  règle  d'Oresme. 

Les  écrits  de  Jean  Dullaert  de  Gand,  d'Alvarès  Thomé  de 
Lisbonne,  de  Jean  de  Celaya  de  Valence  nous  ont  montré  quel 
développement  l'étude  mathématique  du  triple  mouvement, 
du  mouvement  local,  de  l'augmentation  et  de  l'altération, 
avait  pris,  à  Paris,  au  début  du  xvie  siècle. 

Les  Quœstiones  in  libros  Physicorum  de  Dullaert  furent 
imprimées  en  i5o6;  le  Liber  de  triplici  motu  d'Alvarès  Thomé 
est  daté  de  i5oc);  YExpositio  in  libros  Physicorum  de  Celaya 
parut  en  1617  ;  c'est  donc  entre  ces  deux  derniers  écrits  que 
l'ordre  chronologique  place  les  Perscrutationes  physicx  com- 
posées par  un  régent  espagnol  du  Collège  de  Montaigu, 
Louis  Coronel  de  Ségovie;  la  première  édition2  de  ces  Perscru- 
tationes porte,  en  effet,  la  date  de  i5ii. 

Comme  aux  Questions  de  Dullaert,  comme  en  Y  Exposition  de 
Celaya,  c'est  le  troisième  livre  des  Physicx  perscrutationes  qui 
nous  apprendra  ce  que  l'on  doit  penser  des  trois  mouvements 
et  de  leurs  vitesses.  Louis  Coronel  divise  ce  livre  en  quatre 
parties.  La  première  partie,  consacrée  au  mouvement  local, 
traite  de  la  nature  de  ce  mouvement  et,  en  particulier, 
du  mouvement  des  projectiles  et  de  Yimpetus.  La  seconde 
partie  a  pour  objet  le  mouvement  d'altération;  on  y  trouve 
non  seulement  la  discussion  des  diverses  doctrines  sur  l'in- 
tensité des  formes,  mais  aussi,  sous  le  titre  :  de  difformibusy 

1.  Exposilio  magistri  ioannis  de  Celaya  Valentini  in  quator  libros  de  celo  et  mundo 
Aristotelis:  cum  questionibus  eiusdem.  Venundantur  in  edibus  Hemundi  le  Feure  in  via 
divi  Jacobi  prope  edem  sancti  Benedicti  sub  signo  crescentis  Lune  moram  trahentis. 
Cum  Gratia  et  Privilégie»  régis  amplissimo.  Colophon  :  Explicit  expositio  Magistri 
Joannis  de  Celaya  Valentini  in  quatuor  Libros  Aristotelis  de  Celo  et  Mundo,  cum 
questionibus  eiusdem,  novissime  et  cum  maxima  vigilantia  in  lucem  redacta  :  ac 
impressa  arte  ac  artificio  Joannis  du  pre  et  Jacobi  le  messier.  Anno  a  partu  virgineo 
Millesimo,  Quingentesimo  decimooetavo  die  vicesimaprima  Mensis  Junii  Sumptibus 
vero  Hedmundi  le  feure  :  in  vico  sancti  Jacobi  prope  edem  sancti  Benedecti,  sub 
intersignio  crescentis  Lune  moram  trahentis;  fol.  xix,  col.  c. 

a.  Nous  avons  décrit  plus  haut  (p.  546)  cette  édition,  dont  toutes  nos  citations 
seront  tirées. 


DOMINIQUE    soin    1.1     i\    situ  \mimi  i:    i-\iu    iinm  553 

la  plupart  des  considérations  sur  Les  latitudes  uniformes  <  i 
difformes  dont  nous  parlerons  ici.  La  troffeième  partie,  trè 
courte,  étudie  le  mouvemenl  d'augmentation.  Enfin  La  qua- 
trième recherche  comment  <l<>ii  être  évaluée  la  vitesse  en 
chacun  de  ces  trois  mouvements.  L'analogie  «!«'  cette  quatrième 
partie  avec  le  Traité  des  proportions  d'Alberl  de  Saxe  es1 
visible  et,  d'ailleurs,  avouée  par  l'auteur.  «  L'étroitesse  du 
temps,  »  écrit-il  eu  la  terminant1,  «  me  presse  d'avancer  avec 
rapidité;  je  ne  m'attarderai  donc  pas  plus  longtemps  en 
l'étude  de  la  vitesse.  Que  ceux  qui  voudraient  être  informés 
plus  à  plain  de  cette  matière  voient  ce  qu'Ilentisberus  et  le 
Calculateur  ont  écrit  sur  le  mouvement  local,  et  ce  qu'Albert 
de  Saxe  en  a  dit  dans  le  petit  livre  Des  proportions.  » 

Ce  passage  nous  apprend,  à  la  fois,  de  quels  auteurs  Louis 
Coronel  s'est  inspiré,  et  quelle  forme  résumée  il  a  donnée  aux 
chapitres  suggérés  par  eux. 

Les  principales  sources  auxquelles  il  puise  sont,  en  effet, 
celles  qu'il  vient  de  nommer  :  Le  Tractatus  proportionum 
d'Albert  de  Saxe,  le  Tractatus  de  tribus  prœdicamentis  de 
Guillaume  Heytesbury,  enfin  le  traité  du  Calculateur.  Il  a  lu 
également,  et  cite  volontiers,  la  Summa  philosophie  de  Paul  de 
Venise  et  le  De  intensione  et  remissione  formarum  de  Jacques  de 
Forli.  Enfin,  il  a  sûrement  étudié  les  commentateurs  italiens 
d'Heytesbury;  il  cite2  une  opinion  émise  «  par  Gaétan  en  son 
commentaire  au  traité  du  maximum  et  du  minimum  d'Hen- 
tisberus  »  ;  et  nous  avons  vu  qu'il  emprunte  à  Bernard  Torni 
un  théorème  de  Nicole  Oresme. 

La  documentation  de  Louis  Coronel  est  donc  identique  à 
celle  d'Alvarès  Thomé  et  de  Jean  de  Celaya;  la  doctrine  qu'il 
en  extrait  est  aussi  toute  semblable  à  celle  qu'ils  en  avaient 
tirée;  mais  il  ne  lui  accorde  pas  l'ample  développement  que 
ses  collègues  de  Coqueret  et  de  Sainte-Barbe  lui  avaient  donné. 
De  cette  doctrine,  le  Bégent  de  Montaigu  se  borne  à  formuler 
les  propositions  qui  lui  semblent  les  plus  importantes. 

Sur  quelques  problèmes  de  Nicole  Oresme  et  de   Bernard 

i.  Ludovici  Coronel  Op.  laud.,  lib.  III,  pars  IV;  éd.  i5ii,  fol.  lxxx,  col.  b. 
a.  Ludovici  Coronel  Op.  laud.,  lib.  II,  pars  III;  éd.  i5ii,  fol.  xl,  col.  a. 


554  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

Torni,  Alvarès  Thomé  avait  greffé  une  théorie  mathématique 
assez  étendue,  ébauche  de  la  théorie  des  séries;  Jean  de  Celaya 
allait  reproduire  en  entier  cette  théorie.  Louis  Coronel  ne 
reprend  ni  les  quatre  problèmes  exposés  par  Bernard  Torni 
ni  même  les  deux  premiers,  qui  sont  d'Oresme;  il  se  borne 
à  résoudre  le  premier  de  ces  problèmes. 

En  traitant  de   difformibus,    Coronel  énonce  '  la  règle  par 
laquelle  une  qualité  uniformément  difforme  correspond  à  son 
degré  moyen;    cette  règle,   il  n'en  produit  aucune  démons 
tration;  il  se  borne  à  détruire  une  interprétation  erronée  que 
le  Calculateur  en  avait  donnée. 

Cette  règle,  il  l'invoque  encore  pour  réduire  à  l'uniformité 
une  vitesse  distribuée  d'une  manière  uniformément  difforme, 
soit  au  sein  du  sujet,  soit  au  cours  du  temps;  ce  qu'il  dit  de 
cette  réduction  se  termine  en  ces  termes2  : 

«  Si  l'un  de  ces  deux  mobiles  ou  tous  deux  se  meuvent  d'une 
manière  uniformément  difforme,  ou  bien  encore  si  la  vitesse 
est  difformément  difforme,  la  difformité  devra  être  réduite 
à  l'uniformité  selon  son  degré  moyen,  et  l'on  dira  que  le 
mobile  se  meut  d'une  manière  difforme  avec  ce  degré  de  mou- 
vement. Presque  tout  ce  qui  a  été  dit  des  qualités  difformes 
peut  s'appliquer  au  mouvement  difforme  ;  aussi  n'insisté-je  pas 
davantage  sur  ces  considérations.  Que  l'on  consulte  les  règles 
données  par  Heytesbury  dans  le  Tractatus  de  motu  locali;  elles 
sont  assez  bonnes  et  faciles.  Quant  à  celui  qui  désire  user  son 
temps  en  pure  perte,  qu'il  voie  les  règles  de  Suiset;  car,  pour 
moi,  je  juge  inutile  d'insister  plus  longuement  sur  ces 
questions.  » 

Le  désir  d'être  bref  n'a  pas  seul,  semble-t-il,  dicté  ce  propos; 
on  y  devine  une  grande  lassitude  de  ces  minutieuses  chicanes 
auxquelles  se  complaisait  le  Calculateur.  Cette  lassitude,  que  les 
Humanistes  portaient  jusqu'au  dégoût  le  plus  profond,  on  en 
ressentait  les  premières  atteintes,  nous   le  savons3,  jusqu'en 

1.  Ludovici  Coronel  Op.  laud.,  lib.  II F,  pars  II;  éd.  i5ii.  fol.  lxix,  col.  a. 

2.  Ludovici  Coronel  Op.  laud.,  lib.  III,  pars  IV;  éd.  i5n,  fol.  lxxix.  col.  b. 

3.  La  tradition  de  Jean  Baridanet  la  Science  italienne  au  XVI"  siècle,  IV  :  La  décadence 
de  la  Scolastique  parisienne  après  la  mort  de  Léonard  de  Vinci.  Les  attaques  de 
l'Humanisme.  Didier  Érasme  et  Louis  Vives. 


DOMINIQUE   BOTO    BT    LA    SC0LA8TIQUE    PARISIEN*!  r>T>5 

L'entourage  de  Jean  Majoris;  au  gré  des  disciples  «lu  Maître 
écossais,  et  de  ce  maître  lui  même,  il  étail  temps  d'imposer 
un  terme  aux  excès  dialectiques  que  l'influence  d'Oxford  avait 
misa  La  mode;  il  étail  urgenl  de  simplifier  La  Logique  cl  la 
Physique.  Les  Perscrutationes  physiese  de  Louis  Coronel 
s'efforcent,  d'une  manière  visible,  à  cette  simplification.  Mal 
heureusement,  le  départ  entre  La  paille  inutile  et  encombrante 
qu'il  convenait  d'abandonner  et  le  grain  fécond  qu'il  était  bon 
de  garder  n'est  pas,  en  ces  Perscrutationes,  toujours  fait  avec 
un  entier  discernement;  bien  des  «  broutilles  à  la  Suiseth  »  ont 
été  conservées,  tandis  que  l'auteur  rejette  certaines  théories 
dont  l'avenir  prouvera  la  fertilité  ;  pour  que  Louis  Coronel 
évitât  toute  méprise  de  ce  genre,  il  eût  fallu  qu'une  prophétique 
intuition  lui  découvrît  tout  le  progrès  futur  de  la  Science. 


XXX 


Dominique  Soto  et  les  lois  de  la  chute  des  graves. 

Il  est  difficile  de  lire  les  écrits  de  Jean  Dullaert,  d'Alvarès 
Thomé,  de  Louis  Coronel,  de  Jean  de  Celaya,  sans  faire  une 
remarque,  ni  de  faire  cette  remarque  sans  en  être  surpris. 
Tous  ces  auteurs,  à  la  suite  d'Heytesbury,  du  Calculateur,  de 
leurs  commentateurs  italiens,  traitent  longuement  du  mouve- 
ment uniformément  difforme;  aucun  d'entre  eux  ne  prend 
soin  de  montrer  par  un  exemple  qu'un  tel  mouvement  se 
rencontre  ou  peut  se  rencontrer  dans  la  nature.  L'exemple, 
cependant,  paraissait  être  à  l'immédiate  disposition  de  nos 
régents  de  Montaigu,  de  Coqueret  et  de  Sainte-Barbe.  Albert 
de  Saxe  avait  indiqué  l'hypothèse  du  mouvement  unifor- 
mément accéléré  comme  étant  Tune  des  deux  suppositions  que 
l'on  pouvait  faire  sur  la  chute  des  corps  graves;  cette  opinion 
était  reproduite  dans  les  diverses  éditions,  alors  imprimées, 
des  Quœstiones  in  libros  de  cœlo  et  mundo;  seules  les  éditions 
données  à  Paris,  en  i5i6  et  en   i5i8,  allaient  l'omettre.  Nos 


556  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

scolastiques,  qui  lisaient  et  citaient  si  volontiers  Albert  de  Saxe, 
ne  pouvaient  guère  n'y  avoir  pas  rencontré  cette  hypothèse  ; 
l'y  eussent-ils  laissé  passer  inaperçue  qu'ils  l'eussent  retrouvée 
au  manuel  de  Philosophie  de  Pierre  Tataret,  si  souvent  imprimé 
de  leur  temps,  où  elle  était  recopiée.  Si  étonnant  que  le  fait 
puisse  paraître,  il  est  cependant  de  constatation  sûre  et  facile; 
aucun  maître  parisien,  au  début  du  xvr9  siècle,  n'a  eu  la  pensée 
de  citer  la  chute  des  graves  comme  exemple  de  mouvement 
uniformément  difforme. 

Vers  le  même  temps,  Léonard  de  Vinci,  guidé  sans  doute 
par  la  lecture  d'Albert  de  Saxe,  s'est  fortement  attaché  à 
proclamer  cette  vérité:  La  chute  des  graves  est  un  mouvement 
uniformément  accéléré.  Mais,  bien  qu'il  eût  étudié  les  écrits 
d'Heytesbury,  du  Calculateur,  d'Ange  de  Fossombrone,  il  ne 
paraît  pas  avoir  tiré  profit  de  ce  que  ces  écrits  enseignaient 
au  sujet  du  mouvement  uniformément  difforme;  il  n'a  pas  su 
reconnaître  avec  exactitude  la  loi  qui  relie  au  temps  écoulé 
le  chemin  parcouru  en  un  mouvement  uniformément  accéléré. 

Au  début  du  xvie  siècle,  donc,  les  deux  propositions  qui 
règlent  la  chute  des  graves  ont  été  formulées  depuis  cent  cin- 
quante ans;  depuis  ce  temps,  chacune  d'elles  a  été  répétée  un 
très  grand  nombre  de  fois;  mais,  toujours,  ceux  qui  formulent 
la  première  de  ces  propositions  semblent  ignorer  la  seconde, 
ceux  qui  enseignent  la  seconde  ne  soufflent  mot  de  la  première; 
personne  encore  ne  semble  avoir  songé  à  les  réunir  et,  en  les 
réunissant,  à  créer  la  théorie  du  mouvement  des  corps  pesants. 

Qui  donc  eut,  le  premier,  l'idée  de  souder  l'une  à  l'autre  ces 
deux  propositions?  Nous  ne  saurions  le  dire;  mais  en  lisant  les 
Questions  de  Soto,  nous  constatons  que  la  soudure  est  faite; 
le  savant  Dominicain,  d'ailleurs,  ne  paraît  pas  nous  la  présenter 
comme  chose  nouvelle  et  dont  il  soit  Fauteur. 

Nous  savons  que  Francisco  Soto,  lorsqu'il  vint  étudier  à 
Paris,  fut  reçu  par  son  compatriote  Louis  Goronel  de  Ségovie; 
nous  ne  serons  donc  pas  étonné  que  Soto  enseigne,  touchant 
la  difformité  des  latitudes,  une  doctrine  semblable  à  celle  que 
Goronel  a  professée;  et  en  effet,  si  l'exposition  que  le  professeur 
de  Salamanque  donne  de  cette  question  diffère  de  celle  qu'a 


D0MINIQ1  i     SOTO    BT    LA  I     PÂRX8I1  EfNB  »'>7 

donnée  le  régent  <lr  Montaigu,  c'esl  seulement  par  une  plus 
grande  brièveté  et  pai  un  délaissement  plus  complet  <i<-s 
subtilités  mathématiques. 

C'est  en  ses  Questions  sut  le  septième  livre  de  La  Physique 
d'Aristote  que  Soto  développe  son  opinion  touchant  l;i  \it< 
du  mouvemenl  local;  pour  se  conformer  ;i  un  usage  presque 
constamment  suivi  depuis  Bradwardine  et  Albert  de  Saxe,  et 
auquel  Dullaert,  Alvarès  Thomé  cl  Jean  de  Cclaya  n'ont  eu 
garde  de  se  soustraire,  il  fait  précéder  ce  développement  d'une 
introduction  arithmétique  qu'il  intitule  :  Digressio  de  propor- 
tionibus.  Aussitôt  après  cette  digression  mathématique,  vient 
une  question  formulée  en  ces  termes  :  «  La  vitesse  d'un  mou- 
vement, considéré  en  son  effet,  s'évalue-t-elle  par  la  grandeur 
de  l'espace  qui  est  franchi2?» 

La  difformité  du  mouvement  peut  dépendre  soit  de  sa  répar- 
tition au  sein  du  mobile,  soit  de  sa  succession  dans  le  temps; 
c'est  la  difformité  relative  au  sujet  mobile  qui,  d'abord,  retient 
l'attention  du  Professeur  de  Salamanque. 

En  un  mouvement  de  rotation,  la  vitesse  est  celle  du  point  qui 
est  mû  le  plus  rapidement.  Soto  se  range3  à  cette  «  conclusion 
d'Hentisberus,  que  les  philosophes  admettent  à  juste  titre.  » 
Mais,  pour  cela,  il  lui  a  fallu  rejeter  cette  objection^:  «En  tout 
genre  de  mouvement,  on  doit  adopter  la  même  mesure.  Or, 
dans  le  mouvement  d'altération,  lorsque  la  chaleur  se  distribue 
d'une  manière  uniformément  difforme  en  quelque  sujet,  du 
degré  zéro,  par  exemple,  au  degré  8,  on  dénomme  cette  chaleur 
non  par  son  degré  le  plus  élevé,  mais  par  son  degré  moyen, 
savoir  le  degré  k-  Puis  donc  qu'en  une  roue,  mue  d'un  mou- 
vement  de   rotation,   la  vitesse  du  mouvement  s'étend  avec 

une  uniforme  difformité  du  centre  à  la   circonférence ,  la 

vitesse  du  mouvement  de  toute  la  roue  se  devrait  évaluer 
par  la  vitesse  du   point   milieu   du  rayon.  » 


i.  Reverendi  Patris  Dominici  Soto  Segobiensis  Theologi  ordinis  prœdicatorum  super 
octo  libros  Physicorum  Aristotelis  Qusestiones.  Cum  Privilégie  Salmanticae.  In  aedibus 
Dominici  à  Portonariis,  Gath.  M.  Typographi.  MDLXXII.  Fol.  90,  col.  a  à  fol.  92  col.  b. 

2.  Dominici  Soto  Op.  laud,  lib.  VIII,  quaest.  III;  éd.  cit.,  fol.  92,  col.  b. 

3.  Dominici  Soto  Op.  laud.,  quaest.  cit.;  éd.  cit.,  fol.  g3,  col.  b. 

4.  Dominici  Soto  Op.  laud.,  quaest.  cit.;  éd.  cit.,  fol.  92,  col.  c. 


558  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VÏNCt 

Venons  à  ce  que  le  Professeur  de  Salamanque  enseigne1  du 
mouvement  difforme  dans  le    temps. 

«  Le  mouvement  uniformément  difforme  par  rapport  au 
temps  est  celui  dont  la  difformité  est  telle  :  Si  on  le  divise 
suivant  le  temps,  c'est-à-dire  suivant  des  parties  qui  se  succè- 
dent dans  le  temps,  en  chaque  partie,  le  mouvement  du  point 
milieu  excède  le  mouvement  extrême  le  plus  faible  de  cette 
même  partie,  d'une  quantité  égale  à  celle  dont  il  est  excédé 
par  le  mouvement  extrême  le  plus  intense. 

»  Cette  espèce  de  mouvement  est  celle  qui  est  propre  aux 
corps  qui  se  meuvent  de  mouvement  naturel  et  aux  projectiles. 

»  Toutes  les  fois,  en  effet,  qu'une  masse  tombe  d'une 
certaine  hauteur  au  sein  d'un  milieu  homogène,  elle  se  meut 
à  la  fin  plus  vite  qu'au  commencement.  Au  contraire,  le 
mouvement  des  corps  projetés  [de  bas  en  haut]  est  plus  faible 
à  la  fin  qu'au  commencement.  Et  même  le  premier  s'accélère 
uniformément,  et  le  second  se  retarde  uniformément.  » 

De  ce  passage  si  net  et  si  important,  donnons  le  texte  latin 
en  son  entier  : 

«  Motus  uniformlter  dijjformis  quoad  tempus  est  motus  ita 
dijformis  ut,  si  dividatur  secundum  tempus  fscilicet  secundum 
prlus  et  poster  ius),  cujuscunque  partis  punctum  médium  illa 
proportione  excedit  remissimum  extremum  illius  partis  qua  exce- 
ditur  ab  intensissimo. 

»  Hœc  motus  species  proprie  accidit  naturaliter  motis  et  projectis. 

)>  Ubi  enim  moles  ab  alto  cadit  per  médium  uniforme,  velocius 
movetur  in  fine  quam  in  principio.  Projectorum  vero  motus 
remissior  est  in  fine  quam  in  principio.  Atque  adeo  primus  unifor- 
miler  dijformiler  inlenditur,  secundus  vero  uniformiter  difformiter 
remittitur.  » 

Une  évidente  inadvertance  a  introduit  deux  fois,  en  la 
dernière  phrase,  le  mot  difformiter  qui  n'y  devrait  pas  figurer  ; 
Soto  veut  que  la  chute  du  grave  et  l'ascension  du  projectile 
soient  deux  mouvements  uniformiter  difformes  ;  dès  lors, 
comme  Heytesbury  le  fait  constamment,  et  une  foule  d'auteurs 
après  lui,  il  aurait  dû  dire  du  premier  uniformiter  intenditur } 

i.  Dominici  Soto  Op.  laud. ,  quaest.  cit.;  éd.  cil.,  fol.  92,  col  d. 


DOMINIQUE   BOTO    RI    LA    SCOLÀSTIQUI     PARISIENNE 
61  du  second,  imijonnilrr  rcniii lilur .   NOUS  avons  vu,  ;m  |  XXIV, 

que  Gaëtan  de  Tiène,  Messino  el  ^nge  de  Foesombrone 
avaient,  ions  trois,  insisté  sur  la  synonymie  de  cei  expressions 
avec  la  qualification  uniformiter  difformis* 

Ces  expressions,  nous  les  avons  ainsi   traduites  :    le   mOUVe 

ment  s'accélère  uniformément,  se  retarde  uniformément.  Pour 
justifier  L'exactitude  de  cette  traduction,  nous  pourrions 
recourir  à  l'autorité  de  Messino;  nous  allons  en  invoquer 
une  plus  probante  encore;  Jeun  de  Gelaya  va  nous  dire  que 
ce  sens  est  bien  celui  que  l'on  attribuait  à  de  telles  expressions 
parmi  les  maîtres  espagnols  de  l'Université  de  Paris,  au 
temps  où  Soto  recueillait  leurs  enseignements. 

u  II  est  une  chose,  dit  Gelaya1,  dont  il  faut  être  averti  ; 
à  parler  proprement,  on  ne  doit  aucunement  dire  que  le 
mouvement  est  intense  (inlensus)  ou  faible  (remissus),  mais 
bien  qu'il  est  rapide  (velox)  ou  lent  (tardas);  mais  la  commune 
manière  de  parler  en  a  décidé  au  contraire;  or  c'est  l'avis  du 
Philosophe  qu'il  faut  parler  comme  la  foule  et  penser  comme 
le  petit  nombre;  nous  emploierons  donc  constamment  ces 
termes  :  mouvement  intense,  mouvement  faible,  à  la  place 
de  ceux-ci  :  mouvement  rapide,  mouvement  lent;  nous 
emploierons  l'expression  :  croît  en  intensité  (intenditar)  à  la 
place  des  mots  :  s'accélère  (velocitatar) ,  les  mots  :  s'affaiblit 
(remittitar)  à  la  place  des  mots  :  se  retarde  (retardetar) .  » 

Ces  diverses  explications  ne  nous  paraissent  laisser  place 
à  aucun  doute;  nous  pouvons,  avec  assurance,  attribuer  ces 
deux  propositions  à  Dominique  Soto  : 

La  chute  d'un  grave  est  un  mouvement  uniformément 
accéléré. 

L'ascension  d'un  projectile  est  un  mouvement  uniformément 
retardé. 

En  un  tel  mouvement,  quelle  loi  fera  connaître  le  chemin 
décrit  parle  mobile  en  un  temps  donné?  Soto  va  maintenant 
nous  le  dire2  : 

«  Le  mouvement  uniformément  difforme   par    rapport  au 

1.  Magistri  Johannis  de  Gelaya  Expositio  in  Ubros  Physicorum;  fol.  lxxxv,  col.  d. 
a.  Dominici  Soto,  Op.  laud.f  quaest.  cit.;  éd.  cit.,  fol.  g3,  coi.  d  et  fol.  94,  col.  a. 


560  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VÎNCI 

temps  suit  presque  la  même  règle  que  le  mouvement  uniforme. 
Si  deux  mobiles,  en  effet,  parcourent  en  un  même  temps 
des  longueurs  égales,  bien  que  l'un  se  meuve  uniformément 
et  l'autre  d'une  manière  difforme  quelconque,  décrivant  par 
exemple  un  pied  durant  la  première  demi-heure  et  deux  pieds 
pendant  la  seconde,  du  moment  que  ce  dernier,  en  l'heure 
entière,  parcourt  juste  autant  de  pieds  que  le  premier,  qui 
se  meut  uniformément,  ces  deux  mobiles  se  mouvront  éga- 
lement. 

»  Mais  ici  survient  un  doute  :  La  vitesse  d'un  mobile  mû 
de  mouvement  uniformément  difforme  doit-elle  être  dénommée 
par  son  degré  le  plus  intense?  Si,  par  exemple,  la  vitesse  d'un 
grave  qui  tombe  pendant  une  heure  croît  du  degré  zéro  au 
degré  8,  doit-on  dire  que  ce  grave  a  un  mouvement  de 
degré  8?  11  semble  que  la  réponse  affirmative  soit  la  vraie, 
car  c'est  bien  là  la  loi  qui  semble  suivie  par  le  mouvement 
uniformément  difforme  quant  au  sujet  mobile.  Nous  répon- 
drons néanmoins  que  la  vitesse  du  mouvement  uniformément 
difforme  par  rapport  au  temps  s'évalue  par  le  degré  moyen 
et  doit  recevoir  sa  dénomination  de  ce  degré.  On  ne  doit  pas 
raisonner  à  son  égard  comme  à  l'égard  du  mouvement  uni- 
formément difforme  quant  au  sujet.  En  ce  dernier  cas,  en 
effet,  la  raison  de  la  règle  adoptée  était  la  suivante:  La  ligne 
que  décrit  le  point  le  plus  rapidement  mû,  tout  le  mobile 
la  décrit  avec  lui,  en  sorte  que  le  tout  se  meut  aussi  vite  que 
ce  point-là.  Tandis  qu'un  mobile  mû  de  mouvement  unifor- 
mément difforme  par  rapport  au  temps  ne  décrit  pas  un 
chemin  aussi  grand  que  s'il  se  mouvait  uniformément,  pendant 
la  même  durée,  avec  la  vitesse  qu'il  atteint  à  son  degré 
suprême;  cela  est  évident  de  soi.  Nous  pensons  donc  que 
le  mouvement  uniformément  difforme  doit  être  dénommé  par 
son  degré  moyen.  Exemple  :  Si  le  mobile  A  se  meut  pendant 
une  heure  en  accélérant  constamment  son  mouvement  du 
degré  zéro  jusqu'au  degré  8,  il  parcourra  juste  autant 
de  chemin  que  le  mobile  B  qui,  pendant  le  même  temps,  se 
mouvrait  uniformément  avec  le  degré  4. 

»  11  résulte  de  là  que,  toutes  les  fois  que  des  mobiles  sont 


DOMINIQUE   80TO   ET    LA    BCOLAêTIQUE    iwiumi.nm  56 1 

mus  de  mouvement  difforme,  il  faut  réduire  ces  mouvements 
à  l'uniformité.  » 

De  cette  réduction,  Oresme  a  donné  des  exemples,  qui  sont 
d'une  analyse  mathématique  quelque  peu  relevée,  et  ees  exem- 
ples ont  été  à  l'envi  multipliés  et  généralisés  par  Bernard 
Torni,  Jean  Dullaert  et  Alvarès  Thomé;  Jean  de  Cclaya  avait 
reproduit  la  théorie  de  Thomé,  mais  Louis  Goronel  s'était 
borné  à  emprunter  à  Oresme  un  seul  de  ses  problèmes,  le  pre- 
mier et  le  plus  simple.  En  cette  étude  mathématique,  Soto 
pénètre  moins  encore;  il  se  borne  à  montrer,  en  traitant  deux 
cas  particuliers,  comment  on  peut  réduire  à  l'uniformité  un 
mouvement  de  vitesse  continue,  formé  par  la  succession  de 
deux  mouvements  uniformément  accélérés. 

Au  cours  de  la  lecture  du  passage  qui  vient  d'être  cité,  deux 
remarques  peuvent  être  faites  : 

En  premier  lieu,  la  chute  d'un  grave  y  est  prise  comme 
exemple  de  mouvement  uniformément  difforme  ;  par  là  se 
trouve  affirmée  de  nouveau  cette  proposition  qu'une  telle  chute 
est  uniformément  accélérée. 

En  second  lieu,  Soto  discute  si  le  degré  moyen  de  mouve- 
ment doit  servir  à  dénommer  un  mouvement  uniformément 
difforme;  mais  au  sujet  de  la  règle  qui  permet  de  mesurer  le 
chemin  parcouru  en  un  semblable  mouvement,  il  n'éprouve 
aucune  hésitation  ;  il  affirme  d'emblée  que  ce  chemin  est  égal 
à  celui  que  le  mobile  décrirait,  dans  le  même  temps,  par  un 
mouvement  uniforme  où  la  vitesse  serait  la  moyenne  entre 
la  plus  grande  et  la  plus  petite  vitesse  du  mouvement  unifor- 
mément difforme. 

De  cette  règle,  Soto  n'esquisse  aucune  démonstration; 
visiblement,  il  la  regarde  comme  une  vérité  d'usage  courant; 
la  lecture  de  Jean  de  Gelaya  nous  a  d'ailleurs  montré  que  ceux 
qui  la  voulaient  justifier  savaient  au  besoin,  en  ce  temps-là, 
reprendre  les  considérations  développées  par  Nicole  Oresme. 

Voici  donc  ce  que  le  témoignage  de  Soto  nous  apprend  : 

Avant  le  milieu  du  xvie  siècle,  les  Scolastiques  parisiens 
et  leurs  disciples  regardaient  ces  vérités  comme  banales  : 

La  chute  libre  d'un  grave  est  un  mouvement  uniformément 

P.    DLHEM.  36 


562  ÉTUDES  SUR  LEONARD  DE  VINCI 


r       r        r 


ACCELERE  ;  L  ASCENSION   VERTICALE   D  UN  PROJECTILE   EST   UN   MOUVE- 
MENT UNIFORMÉMENT  RETARDÉ. 

En  UN  MOUVEMENT  UNIFORMÉMENT  VARIÉ,  LE  CHEMIN  PARCOURU 
EST  LE  MÊME  QU'EN  UN  MOUVEMENT  UNIFORME,  DE  MEME  DURÉE, 
DONT  LA  VITESSE  SERAIT  LA  MOYENNE  ENTRE  LES  DEUX  VITESSES 
EXTRÊMES   DU   PREMIER   MOUVEMENT. 

Le  labeur  immense  dont  les  pages  précédentes  ont  briève- 
ment retracé  l'histoire  avait  porté  ses  fruits;  on  connaissait 
deux  des  lois  essentielles  de  la  chute  des  corps  ;  en  faveur  de 
ces  lois,  Galilée  pourra  bien  apporter  de  nouveaux  arguments, 
tirés  soit  du  raisonnement,  soit  de  l'expérience;  mais,  du 
moins,  il  n'aura  pas  à  les  inventer. 


XXXI 

Conclusion. 
La  tradition  parisienne  et  Galilée. 

Ces  deux  propositions,  il  est  de  règle  d'en  attribuer  l'inven- 
tion à  Galilée.  Cette  attribution  est-elle  légitime?  Examinons 
successivement  les  titres  dont  elle  s'autorise1. 

Le  16  octobre  160/i,  Galilée  écrivait  à  son  ami  Fra  Paolo 
Sarpiune  lettre  bien  connue2.  Galilée  déclare  que,  pour  rendre 
compte  des  diverses  particularités  qu'il  a  observées  dans  la 
chute  des  graves,  il  lui  manque,  jusqu'ici,  «  un  principe  tota- 
lement indubitable  »  qui  puisse  être  donné  à  titre  d'«  axiome  ». 

«  Je  me  suis  contenté,  »  poursuit-il,  «  d'une  proposition  qui 
a  beaucoup  de  naturel  et  d'évidence;  cette  proposition  admise, 
on   peut   démontrer  tout   le   reste,    savoir  ;  que   les   espaces 

i.  Nous  n'examinerons  pas  ici  l'ensemble  des  idées  de  Galilée  sur  la  Dynamique 
et,  en  particulier,  sur  la  cause  de  la  chute  accélérée  des  graves.  Nous  renverrons  le 
lecteur  désireux  de  connaître  ces  idées  à  notre  étude  intitulée  :  De  l'accélération  pro- 
duite par  une  force  constante.  Notes  pour  servir  à  l'histoire  de  la  Dynamique.  Cette  étude 
a  été  publiée  dans  les  Comptes  rendus  du  11°  Congrès  international  de  Philosophie, 
Genève,  septembre  1904,  pp.  859-915. 

2.  Cette  lettre  est  la  première  de  celles  qui  ont  été  reproduites  en  l'édition  des 
Opère  di  Galileo  Galilei  donnée  à  Padoue  en  17M  (t.  III,  p.  3/ia).  Elle  a  été  repro- 
duite depuis  dans  l'édition  d'Albèri,  Firenze,  18A7  (t.  VI,  pp.  a4-25)  et  dans  l'édition 
nationale  (t.  X,  p.  n5). 


immiiinium:  SOtO   rr    i.\    BCOLA    flQUl     i-uu-u.nm 

traversés  par  le  mouvement  naturel  sont  en  raison  doublée 
des  durées  de  chute;  par  conséquent,  que  Le  ices  Franchis 

en  «les  temps  égaux  sonl  entre  eux  comme  les  nombres  impa 
successifs  à  partir  de  l'unité,  etc.  I-»'  principe  en  question  est 
celui-ci:  Le  corps  qui  se  meut  naturellement  \a  croissant  de 
vitesse  dans  le  même  rapport  qu'il  s'éloigne  du  principe  de 
son  mouvement  Ed  il principio  è  questo,  che  il  mobile  naturelle 
vadia  crescendo  di  vélocité,  con  quella  proporzione^  che  si  discosta 
(lai  principio  del  suo  moto).  » 

Afin  qu'aucun  doute  ne  demeure  dans  l'esprit  de  son  corres- 
pondant, Galilée  explique  sa  pensée  à  L'aide  d'une  figure; 
parti  de  A,  le  grave  tombe  verticalement  en  B,  puis  en  G;  «  le 
degré  de  vitesse  (grado  di  velocità)  qu'il  a  en  G  est  au  degré 
de  vitesse  qu'il  a  en  B,  comme  la  distance  G  A  est  à  la  dis- 
tance B  A.  » 

Galilée  ajoute  que,  si  un  projectile  est  lancé  verticalement 
de  bas  en  haut,  les  vitesses  qu'il  prend  successivement  seront 
exactement  reproduites  en  ordre  inverse  lorsqu'il  tombera. 

Donc,  en  i6o4,  l'illustre  Pisan  connaît  la  loi  qui  relie  au 
temps  de  chute  le  chemin  décrit  par  un  grave  qui  tombe;  mais 
il  admet,  pour  relier  au  même  temps  la  vitesse  qui  anime  ce 
grave,  une  loi  qui  est  fausse  et  dont  la  première  ne  se  pourrait 
déduire.  Galilée  affirmait  à  Sarpi  que  cette  déduction  était 
possible,  sans  lui  dire,  cependant,  comment  il  s'y  prenait  pour 
l'effectuer. 

On  a  retrouvé,  au  xixe  siècle,  bon  nombre  de  fragments  et 
d'essais  composés  par  Galilée;  écrits  de  la  main  de  Galilée  ou 
recopiés  par  quelqu'un  de  ses  amis,  ils  n'avaient  jamais  été 
imprimés.  Ces  fragments  ont  été  soigneusement  publiés  en 
l'édition  nationale  des  œuvres  de  Galilée;  malheureusement, 
il  est,  en  général,  impossible  de  leur  assigner  une  date  déter- 
minée ni  même  d'en  fixer  l'ordre  chronologique. 

Parmi  ces  fragments,  il  en  est  un,  écrit  en  italien  de  la 
main  même  de  Galilée,  qui  développe  les  pensées  indiquées 
dans  la  lettre  à  Paolo  Sarpi  en  leur  conservant  le  même  ordre 
et  presque  exactement  la  même  forme;  il  est  permis  de  penser 
que  le  fragment  est  à  peu  près  contemporain  de  la  lettre. 


564  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

Ce  fragment  va  nous  enseigner  quelle  était  la  démonstration 
employée  par  Galilée.  Donnons  la  traduction  des  principaux 
passages1. 

«  Je  suppose  (et  peut-être  pourrai-je  démontrer)  que  le  grave 
qui  tombe  va  accroissant  constamment  sa  vitesse  en  raison  de 
l'accroissement  de  sa  distance  à  son  point  de  départ.  Si,  par 
exemple,  le  grave  part  du  point  A  (fig.  7)  et  tombe  par  la 
ligne  AB,  je  suppose  que  le  degré  de  vitesse 
au  point  D  surpasse  le  degré  de  vitesse  au 
point  G  dans  le  rapport  où  la  distance  DA 
est  plus  grande  que  la  distance  G  A;  que,  de 
même,  le  degré  de  vitesse  en  E  est  au  degré 
de  vitesse  en  D  comme  E  A  est  à  D  A  ;  le  grave 
se  trouve  ainsi,  en  tout  point  de  la  ligne  AB, 
avec  une  vitesse  proportionnelle  à  la  distance 
de  ce  même  point  à  l'origine  A.  Ce  principe 
me  paraît  très  naturel;  il  répond  à  toutes  les 
expériences  que  nous  constatons  aux  ma- 
chines et  instruments  dont  l'œuvre  est  de  frapper;  en  ces 
machines,  en  effet,  la  pièce  qui  frappe  produit  un  effet  d'autant 
plus  grand  qu'elle  tombe  de  plus  haut.  Ce  principe  admis,  je 
démontrerai  le  reste. 

»  Que  la  ligne  A  K  fasse  un  angle  quelconque  avec  la  ligne 
A  F,  et  par  les  points  G,  D,  E,  F,  que  l'on  tire  les  parallèles  G  G, 
DH,  El,  FK;  puisque  les  lignes  FK,  El,  DH,  G  G  sont  entre 
elles  comme  les  lignes  FA,  EA,  DA,  C  A,  les  vitesses  aux 
points  F,  E,  D,  G  sont  donc  entre  elles  comme  les  lignes  FK, 
El,  DH,  G  G.  Les  degrés  de  vitesse  en  tous  les  points  de  la 
ligne  A  F  vont  donc  constamment  en  croissant  selon  l'accrois- 
sement des  parallèles  tirées  de  ces  mêmes  points. 

»  En  outre,  comme  la  vitesse  avec  laquelle  le  mobile  est 
venu  de  A  en  D  est  composée  de  tous  les  degrés  de  vitesse 
acquis  en  tous  les  points  de  la  ligne  AD,  et  que  la  vitesse  avec 
laquelle  il  a  franchi  la  ligne  A  G   est  composée  de  tous  les 


Fig.  7 


1.  Le  Opère  di  Galileo  Galilei.  Edizione  Nazionale  sotto  gli  auspicii  di  sua  Maestà 
il  Re  d'Italia.  Vol.  VIII,  Firenze,  1908.  Frammenti  attenenti  ai  Discorsi  e  Dimostrazioni 
matematiche  intorno  a  due  Nuove  Scienze,  pp.  373-374. 


DOMINIQUE    BOTO    BT    LA    B<  I  »i  I  !  I  U  \\  B    PAB1 BRUNI  565 

degrés  de  vitesse  qu'il  a  acquis  en  ions  les  pointa  de  la  ligne 
\  Gj  l;i  vitesse  avec  Laquelle  il  ;i  parcouru  la  Ligne  A  I)  a,  ;■  La 
vitesse  avec  Laquelle  il  ;i  parcouru  La  Ligne  A  G,  un  rapport 
égal  à  celui  que  toutes  les  parallèles  tirées  de  ions  Les  points 
de  la  Ligne  A  I)  jusqu'à  la  Ligne  A  II  ont  à  toutes  les  parallèles 
tirées  de  ions  Les  points  de  La  Ligne  AC  jusqu'à  AG;  et  ce  der 
nier  rapport  est  celui  du  triangle  ADN  au  triangle  ACG, 
c'est-à-dire  celui  du  carré  de  AD  au  carré  de  A  G.  Donc  le 
rapport  de  la  vitesse  avec  laquelle  le  mobile  a  parcouru  la 
I  ii^  ne  A  D  à  la  vitesse  avec  laquelle  il  a  franchi  la  ligne  A  G  est 
le  carré  du  rapport  de  DA  à  G  A. 

»  Mais  le  rapport  de  la  vitesse  à  la  vitesse  est  l'inverse  du 
rapport  du  temps  au  temps,  car  le  temps  décroît  en  môme 
temps  que  croît  la  vitesse  ;  la  durée  du  mouvement  fait 
suivant  AD  a  donc  à  la  durée  du  mouvement  fait  suivant  A  G 
un  rapport  qui  est  la  racine  carrée  du  rapport  de  la  distance 
A  D  à  la  distance  A  G.  Les  distances  au  point  de  départ  sont 
ainsi  comme  les-carrés  des  temps;  partant,  les  espaces  parcou- 
rus en  des  temps  égaux  sont  entre  eux  comme  les  nombres 
impairs  successifs  à  partir  de  l'unité;  cela  répond  à  ce  que  j'ai 
toujours  dit  et  aux  expériences  observées;  toutes  les  vérités 
se  trouvent  ainsi  d'accord.  » 

Galilée  poursuit  en  démontrant  que  son  principe  entraîne 
ce  corollaire  :  Un  projectile  qui  monte  verticalement  prend 
successivement  toutes  les  vitesses  qu'il  reprendra  en  ordre 
inverse  lorsqu'il  retombera  suivant  la  même  ligne. 

Analysons  le  passage  que  nous  venons  de  reproduire. 

Pour  tirer  de  son  principe  faux  une  conclusion  juste, 
Galilée  a  commis  successivement  deux  graves  paralogismes. 

En  premier  lieu,  par  cette  proposition  vague  :  «  La  vitesse 
[moyenne]  avec  laquelle  le  mobile  a  parcouru  la  ligne  AD  est 
composée  des  vitesses  prises  en  tous  les  points  de  AD,  »  il  a 
été  conduit  à  regarder  cette  vitesse  moyenne  comme  mesurée 
par  l'aire  du  triangle  ADH;  c'est  ce  qui  lui  a  permis  de  dire 
que  le  rapport  des  deux  vitesses  moyennes  avec  lesquelles  le 
mobile  a  franchi  successivement  les  distances  AG,  AD  était 
égal  au  rapport  des  aires  des  deux  triangles  ACG,  ADH. 


566  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

En  second  lieu,  Galilée  a  invoqué  ce  principe  :  Les  durées 
sont  en  raison  inverse  des  vitesses  (La  velocità  alla  velocità  ha 
contraria  proporzione  di  quella  che  ha  il  tempo  al  tempo).  Il  a 
oublié  d'ajouter  que  ce  principe  compare  les  durées  et  les 
vitesses  avec  lesquelles  un  même  chemin  a  été  parcouru  en  des 
circonstances  différentes.  Il  s'est  empressé  de  l'appliquer  à  un 
cas  où  les  deux  chemins  parcourus,  AG,  AD,  sont  différents. 
On  est  surpris  de  voir  un  tel  génie  commettre  des  erreurs 
que  l'on  condamnerait  chez  un  débutant  en  Géométrie.  Ces 
mêmes  erreurs,  nous  allons  les  retrouver,  du  moins  en  partie, 
sous  la  plume  d'un  autre  homme  de  génie,  de  Descartes. 

Le  i3  novembre  1629,  Descartes  répond1  à  une  question  que 
Mersenne  lui  a  posée  au  sujet  du  temps  employé  par  un  poids 
à  descendre  de  diverses  hauteurs.  En  guise  de  réponse,  dans  sa 
lettre  qui  est  écrite  en  français,  il  insère  un  fragment  qui  est 
rédigé  en  latin.  Selon  MM.  Adam  et  Tannery2,  ce  fragment 
doit  avoir  été  composé  lors  du  premier  séjour  de  Descartes  en 
Hollande,  c'est-à-dire  entre  1617  et  juillet  1619. 

Descartes  part  de  ce  principe,  cher  à  l'École  terminaliste  de 
Paris  :  Le  corps  qui  tombe  de  A  en  B,  puis  de  B  en  C  «  décrit 
beaucoup  plus  vite  l'espace  BG    que   l'espace  AB,  car,  alors 

qu'il  parcourt  cet  espace  BC,  il  retient 
tout  Yimpeius  par  lequel  il  se  mouvait 
le  long  du  chemin  AB  et,  en  outre, 
un  nouvel  impetus  s'accroît  en  lui  par 
l'effet  de  la  gravité  qui  le  presse  de 
nouveau  à  chaque  moment  ». 

La  puissance  de  la  vitesse  ainsi  im- 
primée par  cet  impetus  (vis  celeritatis  im- 
pressa) croît  donc  d'un  moment  à  l'au- 
tre. Descartes  poursuit  en  ces  termes  : 
«  En   quelle    proportion    augmente 
cette  vitesse,  c'est  ce  qui  est  démontré  par  le  triangle  ABCDE 
(fig.  8).  La  première  ligne,  en   effet,  dénote  la  puissance  de 


1.  Descartes,  Œuvres  publiées  par  Ch.  Adam  et  Paul  Tannery,  Correspondance, 
pièce  n°  XIX,  t.  I,  pp.  69-73. 

3.  Note  des  éditeurs,  ibid.,  p.  75. 


DOMINIQUE   SOTO  ET   i.A    BGOLA8TIQUI  pamsienm  567 

vitesse  imprimée  au  premier  moment;  I - >  seconde,  La  puissance 
imprimée  au  second  momenl  ;  La  troisième,  La  troisième  puis- 
sance communiquée  (vis  indita  e1  ainsi  <lc  suite.  Ou  forme 
ainsi  le  triangle  ACD  qui  représente  I  augmentation  de  vit 
du  mouvemenl  tandis  que  le  poids  descend  de  A  en  C;  le 
triangle  A.BE  qui  représente  L'augmentation  de  vitesse  en  la 
première  moitié  de  L'espace  que  Le  grave  parcourt;  enfin  le 
trapèze  BGDE  qui  représente  l'augmentation  de  vitesse  dans 
la  seconde  moitié  de  l'espace  que  le  grave  parcourt.  Gomme  le 
trapèze  BCDE  est  trois  fois  plus  grand  que  le  triangle  ABE, 
ainsi  qu'il  est  évident,  il  en  résulte  que  le  poids  descend  trois 
fois  plus  vite  de  B  en  G  que  de  A  en  B;  c'est-à-dire  que  s'il 
descend  en  trois  moments  de  A  en  B,  il  descendra  en  un  seul 
moment  de  B  en  G;  ainsi,  en  quatre  moments,  il  fera  deux 
fois  plus  de  chemin  qu'en  trois;  par  conséquent,  en  12  mo- 
ments, il  en  fera  deux  fois  plus  qu'en  9,  en  16  moments  quatre 
fois  plus  qu'en  9  et  ainsi  de  suite.  » 

Ce  fragment  de  Descartes  est  clair  si  l'on  a  soin  de  tracer  la 
figure  comme  nous  l'avons  fait;  il  est  absolument  incompré- 
hensible si  l'on  se  sert  de  la  figure  qui  se  trouve  dessinée  dans 
la  lettre  à  Mersenne;  les  lignes  que  désignent  les  chiffres  1,2, 
3,  4,  n'y  sont  pas  parallèles  à  CD;  elles  sont  parallèles  à  AG 
et  s'éloignent  de  AG  au  fur  et  à  mesure  que  leur  ordre  va 
croissant.  Que  ce  dernier  tracé  résulte  d'une  inadvertance, 
commise  peut-être  lorsque  Descartes  a  recopié  ce  fragment 
pour  l'insérer  en  la  lettre  destinée  à  Mersenne,  cela  ne  nous 
paraît  aucunement  douteux.  Nous  admettrons  donc  que  la 
figure  par  nous  dessinée  est  bien  celle  que  Descartes  avait  en 
vue  lorsqu'il  construisait  son  raisonnement. 

Dès  lors,  le  passage  que  nous  venons  de  citer  prête  à 
diverses  remarques. 

i°  Comme  Galilée  en  1604,  Descartes  admet  clairement,  en 
ce  passage,  que  la  vitesse  d'un  grave  qui  tombe  est  propor- 
tionnelle non  pas  à  la  durée  de  la  chute,  mais  au  chemin  par- 
couru par  le  mobile. 

20  Cette  vitesse  est  ainsi  une  latitude  uniformément  difforme 
dont  le  chemin  parcouru  est  la  longitude.  Cette  latitude  uni- 


568  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

formément  difforme,  Descartes  va  la  représenter  comme  Nicole 
Oresme  a  enseigné  à  le  faire,  comme  le  font  la  plupart  des 
livres  imprimés  à  la  fin  du  xve  siècle  et  au  début  du  xvie  siècle, 
comme  Galilée  le  faisait  en  ses  notes  de  Padoue  ;  il  va,  selon 
notre  langage  moderne,  porter  les  longitudes  ou  les  chemins 
parcourus  en  abscisses  et  les  latitudes  ou  les  vitesses  en  ordon- 
nées, en  sorte  que  la  latitude  uniformément  difforme  soit 
représentée  par  un  triangle  rectangle. 

Or,  le  fragment  que  nous  venons  de  citer  serait,  si  nous 
acceptons  la  date  approximative  que  lui  attribuent  MM.  Adam 
et  Tannery,  la  plus  ancienne  production  du  génie  de  Descartes 
qui  nous  soit  parvenue;  il  serait  plus  ancien  que  le  temps  où 
Descartes  a  créé  sa  Géométrie.  S'il  en  est  ainsi,  avant  que  Des- 
cartes s'appliquât  à  la  Géométrie,  il  connaissait  l'emploi  des 
coordonnées  sous  la  forme  où  Nicole  Oresme  l'avait  proposé, 
il  usait  des  coordonnées  pour  un  problème  tout  semblable  à 
ceux  qu'Oresme  avait  traités. 

3°  A  la  latitude  uniformément  difforme  ainsi  tracée  corres- 
pond quelque  chose  que  Nicole  Oresme  eût  nommé  la  quantité 
ou  la  mesure  de  la  latitude  ;  ce  quelque  chose  est  mesuré  par 
l'aire  de  la  figure  représentative;  ce  quelque  chose,  Descartes 
le  nomme  :  augmentation  de  vitesse  (augmentum  velocitatis) . 
Imitant  alors  une  proposition  qu'Heytesbury  et  tous  ses  com- 
mentateurs ont  formulée  touchant  la  vitesse  uniformément 
difforme  par  rapport  au  temps,  il  peut  énoncer  ce  théorème  : 
Pendant  que  le  mobile  parcourt  la  seconde  moitié  du  chemin, 
l'augmentation  de  vitesse  est  triple  de  ce  qu'elle  a  été  pendant 
le  parcours  de  la  première  moitié  du  chemin. 

4°  Tant  que  l'on  ne  précise  pas  autrement  le  sens  des  mots 
augmentum  velocitatis,  cette  proposition  peut  être  reçue  comme 
absolument  correcte  ;  mais  il  est  visible  qu'en  l'esprit  de  Des- 
cartes, la  signification  de  ce  mot  se  précise  par  une  erreur 
analogue  à  celle  qui  s'est  rencontrée  dans  l'esprit  de  Galilée  ; 
Descartes  identifie  Yaugmentum  velocitatis  relatif  au  chemin 
AB,  Yaugmentum  velocitatis  relatif  au  chemin  BG,  avec  la 
vitesse  moyenne  le  long  de  chacun  de  ces  deux  chemins. 

Gomme  les   deux  chemins  AB,  BG  sont  égaux  entre  eux, 


DOMINIQUE   SOTO   BT   LÀ    BCOLASTXQUE   PABISIBHlfl  56g 

Descartea  peut  déclarer  alors  que  les  durées  employées  par 
le  grave  à  les  parcourir  sont  en  raison  inverse  dei  rites 
moyennes  correspondantes  et,  partant,  <|u<'  la  durée  <lr  La  chute 
suivant  BC  est  le  liera  de  La  durée  de  I;»  chute  suivant  \H. 

Des  deux  paralogismes  commis  par  Galilée,  Descartes  a 
gardé  le  premier  en  évitant  le  second;  aussi,  parti  «lu  même 
principe  que  Le  Pisan,  a  i  il  abouti  à  une  conclusion  diffé- 
rente. 

Obtenue  à  partir  d'un  principe  faux  par  une  lourde  faute  de 
raisonnement,  celte  conclusion  est  erronée;  elle  est  une 
malencontreuse  inversion  de  ce  théorème  exact  et  classique 
depuis  Heytesbury  :  Le  chemin  parcouru  par  un  grave  pen- 
dant la  seconde  moitié  de  la  durée  de  la  chute  est  triple  du 
chemin  parcouru  pendant  la  première  moitié  de  cette  même 
durée. 

Des  premiers  essais  de  Galilée  et  de  Descartes  sur  les  lois  de 
la  chute  des  graves,  se  dégage  une  impression  d'ensemble  qui 
peut  se  formuler  ainsi  : 

Ces  deux  auteurs  partent  de  ce  principe  faux  :  La  vitesse  du 
mouvement  du  grave  est  proportionnelle  à  la  durée  de  la 
chute.  D'autre  part,  ils  sont  hantés  par  les  considérations  que 
la  Scolastique  de  Paris  et  d'Oxford  a  développées  touchant  les 
mouvements  dont  la  vitesse  croît  proportionnellement  au 
temps.  Ils  s'efforcent  donc  d'adapter  au  principe  dont  ils 
usent  des  considérations  toutes  semblables  à  celles-là,  ce  qu'ils 
ne  peuvent  faire  sans  commettre  de  graves  paralogismes. 

Dans  les  papiers  inédits  de  Descartes,  Leibniz  a  copié  divers 
fragments  composés  de  l'année  1619  à  1621,  fragments  que 
Foucher  de  Gareil  a  publiés  sous  ce  titre  :  Cogitationes  privatœ. 
Un  de  ces  fragments1  a  trait  à  la  chute  d'un  grave  dans  le 
vide.  Moins  détaillé  que  le  fragment  envoyé  par  Descartes  à 
Mersenne,  il  contient  les  mêmes  erreurs  et  les  mêmes  paralo- 
gismes. Après  ce  que  nous  avons  écrit  de  la  lettre  à  Mersenne, 
l'analyse  de  ce  fragment  serait  une  redite. 


1.  Foucher  de  Careil,   Op.   laud.,  p.   18.  —  Œuvres  de  Descartes,  publiées   par 
Gh.  Adam  et  P.  Tannery,  t.  X,  pp.  219-220. 


570  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

Ce  fragment  débute  en  ces  termes  : 

«  Gontingit  mihi  ante  paucos  dies  familiaritate  uti  ingenio- 
sissimi  viri,  qui  talem  mihi  quaestionem  proposuit  : 

«  Lapis,  aiebat,  descendit  ab  A  ad  B  unâ  horâ;  attrahitur 
autem  a  terra  perpétua  eâdem  m,  nec  quid  deperdit  ab  illâ  celeri- 
tate  quae  illi  impressa  est  priori  attractione.  Quod  enim  in  vacao 
movetur,  semper  moveri  existimabat.  Quaeritur  :  quo  tempore 
taie  spatium  percurrat.  » 

Ce  vir  ingeniosissimus  que  Descartes  recevait  alors  dans  sa 
familiarité  et  qui  lui  avait  posé  ce  problème,  qui  était-il?  La 
découverte  récente  du  journal  d'Isaac  Beeckman  nous  le  fait 
connaître. 

Un  premier  fragment1  de  ce  journal  porte  ce  titre  :  Pour- 
quoi une  pierre  qui  tombe  dans  le  vide  tombe-t-elle  de  plus  en 
plus  vite?  La  réponse  à  cette  question  est  la  suivante  : 

«  Voici  de  quelle  manière  les  choses  se  meuvent  vers  le 
centre  de  la  terre,  lorsque  l'espace  intermédiaire  est  vide. 

»  Durant  le  premier  moment,  le  mobile  parcourt  autant 
d'espace  qu'il  en  peut  être  parcouru  par  l'effet  de  l'attraction 
de  la  terre.  Durant  le  second  moment,  tandis  que  le  mobile 
persévère  en  ce  mouvement,  un  nouveau  mouvement  de  trac- 
tion se  trouve  surajouté,  en  sorte  qu'un  espace  double  est 
parcouru  en  ce  second  mouvement.  Pendant  le  troisième 
moment,  ce  mouvement  double 2  persévère  et,  par  l'effet  de 
la  traction  de  la  terre,  un  troisième  y  est  surajouté,  en  sorte 
qu'en  un  seul  moment,  se  trouve  parcouru  un  espace  triple 
du  premier.  » 

La  proportionnalité  de  la  vitesse  à  la  durée  de  la  chute  est, 
en  ce  passage,  formellement  admise  et  expliquée. 

À  la  suite  de  ce  premier  fragment  s'en  trouve  un  autre3  qui 
a  pour  titre  :  «  Calcul  de  la  durée  de  chute  d'une  pierre  :  Lopi- 
dis  cadentis  tempus  supputation.  » 

«   Comme  les  moments  dont  il  vient  d'être  parlé  sont  indi- 

1.  Descartes  et  Beeckman,  Variaxn°  XI.  —  Œuvres  de  Descartes,  éd.  Ch.  Adam 
et  P.  Tannery,  t.  X,  p.  G8. 

2.  Le  texte  porte  :  duplex  spacium. 

3.  Descartes  et  Beeckman,  Varia,  n°XI  bis.  —  Œuvres  de  Descartes,  éd.  cit.,  t.  X, 
pp.  58-6 1. 


Fh 


DOMiMiH  i    soi.»   il    i  v    SI  "i  M  moi  i    PABismtm 

visibles,  écril  Beeck man,  on  aura  ^DE  (flg.  9  pour  valeur  <l<- 
l'espace  parcouru  par  la  chose  en  une  heure.  L'espace  dont  la 
pierre  tombe  en  deux  heures  csi  en  raison  doublée  <iu  temps. 

»  [Ces  deux  espaces]  sontdonc  entre  eux  comme  VDE  est  à 
ACB,  ce  qui  esi  la  raison  dou- 
blée de  \l)  à  AG.  —  Cum  auiem 
momenla  haec  sint  individua,  lut 
bebil  spatium  per  quod  res  unft 
horâ  cadit,  A  DE.  Spatium  /»«'/•  </uod 
(luabiis  fioris  cadlt  duplicat  pro- 
portionem  temporis,  id  est  A  DE 
ad  ACB,  quae  est  duplicata  pro- 
portio  AD  ad  AC.  » 

Après  donc  qu'il  a  admis  la 
proportionnalité  de  la  vitesse  à 
la  durée  de  la  chute,  Beeckman 

use  correctement  de  )a  règle  d'Oresme  pour  évaluer  le  chemin 
décrit,  en  un  certain  temps,  par  le  corps  qui  tombe. 

Il  va  plus  loin  ;  il  arrive  à  déduire  correctement  la  seconde 
vérité  de  la  première.  Si,  dit-il,  pendant  le  premier  moment 
de  temps,  le  corps  a  parcouru  un  «  moment  d'espace  »  AIRS, 
durant  les  deux  premiers  moments  de  temps,  AJ,  il  aura 
décrit  trois  moments  d'espace,  représentés  par  la  figure  AJT 
URS.  L'espace  parcouru  dans  un  temps  quelconque  sera  donc 
représenté  par  le  triangle  correspondant,  augmenté  des  petits 
triangles  k,  /,....  égaux  entre  eux.  «  Mais  ces  triangles  égaux 
ainsi  ajoutés  sont  d'autant  moindres  que  les  moments  d'es- 
pace sont  moindres  ;  ces  aires  ajoutées  sont  donc  de  grandeur 
nulle  lorsque  Ton  pose  que  le  moment  est  de  grandeur  nulle. 
Or  ce  moment  est  le  moment  de  l'espace  selon  lequel  la  chose 
tombe.  Il  reste  donc  que  l'espace  dont  la  chose  tombe  en  une 
heure  est  à  l'espace  dont  elle  tombe  en  deux  heures  comme  le 
triangle  ADE  est  au  triangle  ACB.  Cumque  hae  aequalia  adjecta 
semper  eo  minora  fiant,  quo  momenta  spatii  minora  sant  :  sequi- 
tar  haec  adjecta  nultius  quantiiatisfore,  quando  momenium  nullius 
quantitatis  statuitur.  Taie  autem  moment um  est  spatii  per  quod 
res  cadit.  Restât  igitur  spatium  per  quod  res  cadit  unâ  horâ,  se 


572  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

habere  ad  spatium  per  quod  cadlt  duabus  horis,  ut  triangulum 
A  DE  ad  triangulum  ACB.  » 

Beeckman  ne  se  contente  donc  pas  de  reproduire  deux  proposi- 
tions essentielles  que  la  Scolastique  parisienne  possédait  assu- 
rément dès  le  xvie  siècle,  comme  en  témoigne  Dominique 
Soto.  Il  rattache  encore  l'une  de  ces  propositions  à  l'autre  par 
un  lien  que  la  méthode  des  indivisibles,  que  Je  procédé  infini- 
tésimal lui  permettait  seul  de  nouer.  Tout  cela  est-il  de  son 
invention?  Non  sans  doute,  car  le  passage  que  nous  venons  de 
citer  est,  tout  aussitôt,  suivi  de  celui-ci  : 

«  Haec  ita  demonstravit  Mr.  Peron,  cùm  ei  ansam  prae- 
buissem,  rogando  an  possit  quis  scire  quantum  spatium  res 
cadendo  conficeret  unicâ  horâ,  cum  scitur  quantum  conficiat 
duabus  horis,  secundum  mea  fundamenta,  videlicet  quod 
semel  movetur  semper  movetur,  in  vacuo,  et  supponendo  inter 
terram  et  lapidem  cadentem  esse  vacuum.  » 

Beeckman  ne  nous  donne  donc  pas  cette  doctrine  comme 
de  lui;  elle  est  la  réponse  que  René  Descartes,  seigneur  Du 
Perron,  a  faite  au  problème  qu'il  avait  posé. 

Or,  si  nous  comparons  cette  réponse  rapportée  par  Beeck- 
man à  celle  qui  est  conservée  dans  les  papiers  de  Descartes  ou 
qui  est  transmise  à  Mersenne,  nous  constatons  de  profondes 
divergences  qui  sont  toutes,  d'ailleurs,  en  faveur  de  la  pre- 
mière. Beeckman  admet  la  proportionnalité  de  la  vitesse  à  la 
durée  de  la  chute,  tandis  que  Descartes  prend  cette  vitesse 
proportionnelle  au  chemin  parcouru.  Beeckman  emploie  avec 
exactitude  la  règle  d'Oresme,  tandis  que  Descartes  substitue  à 
cette  règle  une  formule  entièrement  fausse. 

De  ces  divergences,  quelle  explication  convient-il  de 
proposer?  Du  problème  énoncé  par  Beeckman,  Descartes 
a-t-il,  à  son  interlocuteur,  donné  une  solution  juste,  qu'il 
a  ensuite  faussée  lorsqu'il  l'a  rédigée  pour  la  conserver  dans 
ses  papiers?  Ou  bien  «  Mr.  Peron  »  n'avait-il  suggéré  à 
Beeckman  que  des  erreurs,  erreurs  que  Beeckman  aurait 
transformées  en  vérités  sans  même  s'apercevoir  de  l'heureuse 
modification  qu'il  leur  faisait  subir?  Entre  ces  deux  suppo- 
sitions, il  paraît  malaisé  de  choisir. 


DOMINIQUE    SOTO    11    LA    BGOLA8TIQUI    PARISIENNE 

Ce  choix  ne  deviendra  pas  plus  facile,  lorsque  noua  auront 
lu  un  autre  passage1  que  Beeckman  consacre  au  même 
problème  et  qu'il  intitule  :  «  Lapis  in  vacuo  versus  terres 
centrum  cadens  quantum  singulis  momentis  motu  crescat,  ratio 
Des  Cartes,  » 

«  En  la  question  proposée,  <lii  il,  on  imagine  qu'à  chaque 
instant  (singulis  temporibus),  une  nouvelle  force  est  ajoutée 
par  laquelle  le  grave  tend  vers  le  bas;  je  <lis  que  cette  force  est 
accrue  de  la  même  manière  que  les  lignes  transversales  IR, 
JT,  DE,  et  que  les  autres  transversales,  en  nombre  infini, 
que  l'on  peut  imaginer  entre  celles-là.  » 

Notre  auteur  s'attache  à  établir  que  les  parallèles  à  la  base 
CD  du  triangle  représentent  les  vitesses  instantanées  succes- 
sives. Toute  son  argumentation  suppose  que  les  longueurs 
diverses,  portées  sur  la  hauteur  AC,  mesurent  les  durées 
de  chute;  il  dit  du  reste  explicitement  que  les  divisions 
marquées  par  lui  sur  cette  hauteur  sont  des  «  minima  temporisa. 
Ce  que  nous  lisons  au  début  de  sa  note  s'accorde  donc  fort 
bien  avec  ce  qu'il  avait  exposé  au  passage  précédemment 
résumé. 

Mais  voici  qu'au  moment  de  conclure  la  démonstration, 
une  inadvertance  se  glisse;  les  longueurs  portées  sur  A  G  ne 
représentent  plus  les  durées  de  chute,  mais  les  chemins 
parcourus  par  le  mobile  ;  cela  se  voit  clairement  en  ces  lignes  : 
«  Ex  quibus  patet,  si  imaginetur,  verbi  gratiâ,  lapis  ex  A 
ad  G  trahi  a  terra  in  vacuo  per  vim  quae  aequaliter  ab  illâ 
semper  fluat,  priori  rémanente,  motum  primum  in  A  se 
habere  ad  ultimum  qui  est  in  G  ut  punctum  A  se  habet  ad 
lineam  CD;  mediam  vero  partem  DG  triplo  celerius  pertransiri 
à  lapide,  quam  alia  média  pars  AD,  quia  triplo  majori  vi  a 
terra  trahitur;  spatium  enim  LDGB  triplum  est  spatii  ALD, 
ut  facile  probatur.  » 

Parti  donc  d'une  supposition  exacte,  de  la  proportionnalité 
entre  la  vitesse  du  mouvement  à  la  durée  de  la  chute, 
Beeckman  la  troque,    chemin   faisant,    contre    la  loi  fausse 

r.  Descartes  et  Beeckman,  Physico-Mathematica,  II.  —  Œuvres  de  Descartes, 
éd.  cit.,  t.  X,  pp.  70-78. 


674  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VÏNCÏ 

qui  prend  la  vitesse  proportionnelle  au  chemin  parcouru; 
de  plus,  à  la  règle  qui  évalue  correctement  le  chemin 
parcouru  dans  un  temps  donné,  il  substitue  la  règle  erronée 
que  nous  avons  lue  dans  les  papiers  de  Descartes  et  qui  prétend 
évaluer  la  durée  employée  à  parcourir  un  chemin  donné. 

Ainsi,  après  avoir  connu,  soit  pour  l'avoir  reçue  de 
Descartes,  soit  pour  l'avoir  conçue  de  lui-même,  la  théorie 
véritable  de  la  chute  des  graves,  Isaac  Beeckman  ne  tarde  pas 
à  l'oublier  pour  reprendre  les  erreurs  auxquelles  le  grand 
philosophe  semble  s'être  arrêté.  Lui  aussi,  après  avoir  raisonné 
juste,  il  en  vient  à  rivaliser  de  paralogismes  avec  les  premiers 
travaux  de  Galilée. 

Ces  paralogismes,  Galilée  allait  s'en  débarrasser  en  admettant 
que  la  chute  des  graves  est  un  mouvement  uniformément 
accéléré;  il  lui  serait  alors  possible  de  garder,  sans  commettre 
aucune  contradiction,  tout  ce  que  la  Scolastique  avait  dit  du 
mouvement  uniformément  accéléré. 

En  la  seconde  journée  du  Dialogho  délie  dui  massimi  sistemi 
del  mondo,  Galilée  admet  qu'en  la  chute  d'un  grave,  la  vitesse 
croît  proportionnellement  au  temps,  sans  donner  aucune 
indication  sur  les  raisons  qui  lui  ont  fait  adopter  ce  principe 
de  préférence  à  celui  qui  l'avait  séduit  tout  d'abord.  La  raison, 
semble-t-il,  peut  aisément  se  deviner.  Dès  160/i,  la  lettre  à 
Sarpi  nous  en  est  témoin,  Galilée  était  assuré  de  la  loi  qui 
relie  le  chemin  parcouru  à  la  durée  de  la  chute;  s'il  admettait 
la  proportionnalité  de  la  vitesse  au  chemin  parcouru,  c'est 
seulement  à  titre  de  postulat  propre  à  démontrer  cette  loi; 
une  plus  attentive  réflexion  a  dû  lui  faire  reconnaître  que 
ce  postulat,  employé  sans  faute  de  raisonnement,  était  abso- 
lument impropre  à  ce  que  Ton  réclamait  de  lui;  pour  obtenir 
la  loi  qu'il  s'agissait  de  démontrer,  il  suffisait,  comme  les 
Scolastiques  l'avaient  prouvé  depuis  le  milieu  du  xive  siècle, 
dé  supposer  le  mouvement  uniformément  accéléré. 

«  Gomme  au  mouvement  accéléré,  dit  Galilée,  l'augmen- 
tation est  continue,  on  ne  peut  répartir  en  un  nombre 
déterminé  quelconque  les  degrés  de  la  vitesse,  laquelle  croît 
sans  cesse,  car,  changeant  de  moment  en  moment,  ils  sont  en 


Fiff.   10. 


DOMINIQUE  SOTO   ET    iv    9C0LABTIQUE    PAAISIBlUfl 

nombre  infini.  Partant,  noua  pourrons  mieux  représenter 
notre  intention  en  figurant  un  triangle  tel  que  AlBC  (fig.  10), 
en  prenant  sur  Le  côté  \.Q  autanl  de  parties  égales  AI),  DE, 
EF,  FG  qu'il  nous  plaira  el  en  tirant  par  les  points  l>,  E,  F,  G 
des  Lignes  droites  parallèles  à  la  hase  BC  ;  alors,  si  Les  parties 
marquées  sur  la  Ligne  AC  sont  des  temps 
(^aux,  nous  admettrons  que  les  parallèles  m 
Urées  par  les  points  D,  E,  F,  G  représentent 
les  degrés  de  la  vitesse  accélérée,  degrés  qui 
croissent  également  en  des  temps  égaux... 

»  Mais  parce  que  l'accélération  se  fait  con- 
tinuellement de  moment  en  moment,  et  non 
pas  d'une  manière  interrompue  de  telle  durée 
en  telle  durée...,  avant  que  le  mobile  ait 
atteint  le  degré  de  vitesse  DH  acquis  au  bout 
du  temps  AD,  il  a  passé  par  une  infinité 
d'autres  degrés  de  plus  en  plus  petits,  gagnés 
aux  instants  en  nombre  infini  que  contient  le  temps  DA, 
instants  qui  correspondent  à  l'infinité  de  points  qui  sont  en  la 
ligne  DA;  partant,  pour  représenter  l'infinité  des  degrés  de 
vitesse  qui  précèdent  le  degré  DH,  il  faut  imaginer  une  infinité 
de  lignes,  toujours  de  plus  en  plus  petites,  qui  soient  tirées, 
parallèlement  à  DH,  des  divers  points  en  nombre  infini  de  la 
ligne  DA;  à  la  limite  (in  ultimo),  cette  infinité  de  lignes  repré- 
sente la  surface  du  triangle  AHD. 

»  Achevons  le  parallélogramme  entier  A  MB  G  et  prolongeons 
jusqu'à  son  côté  BM  non  seulement  les  parallèles  qui  ont  été 
tracées  dans  le  triangle,  mais  aussi  les  parallèles  en  nombre 
infini  que  l'on  conçoit  issues  de  tous  les  points  du  côté  A  G. 
La  ligne  BG,  qui  est  la  plus  grande  des  parallèles  tracées  dans 
le  triangle,  représente  le  plus  haut  degré  de  la  vitesse  acquise 
par  le  mobile  en  son  mouvement  accéléré;  la  surface  totale  du 
triangle  est  la  masse  et  la  somme  de  toute  la  vitesse  (la  massa 
e  la  somma  dl  tulta  la  velocità)  avec  laquelle  le  mobile,  dans  le 
temps  A  G,  a  parcouru  un  tel  espace.  De  même,  le  parallélo- 
gramme vient  à  être  la  masse  et  la  réunion  (la  massa  e  aggre- 
galo)  d'autant  de  degrés  de  vitesse,  dont  chacun  est  égal  au 


576  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

degré  maximum  BC.  Cette  masse  de  vitesses  vient  à  être 
double  de  la  masse  des  vitesses  croissantes  du  triangle,  de 
même  que  le  parallélogramme  est  double  du  triangle.  Par 
conséquent,  si  le  mobile  qui,  en  tombant,  s'est  servi  des  degrés 
d'une  vitesse  accélérée  conforme  au  triangle  ABC,  a  franchi 
en  un  tel  temps  un  tel  espace,  il  est  bien  raisonnable  et 
probable  qu'en  se  servant  des  vitesses  uniformes  qui  répondent 
au  parallélogramme,  il  eût  dans  le  même  temps,  d'un  mouve- 
ment uniforme,  franchi  un  espace  double  de  celui  qu'il  a 
parcouru  par  le  mouvement  accéléré.  » 

Pour  obtenir  cette  proposition,  équivalente  à  celle  qui  était 
classique  depuis  le  temps  de  Nicole  Oresme,  Galilée  a,  en 
résumé,  raisonné  de  la  manière  suivante  : 

L'aire  de  la  figure  qui  a  les  durées  de  chute  pour  abscisses 
et  les  vitesses  pour  ordonnées  représente  quelque  chose  que 
Ton  convient  de  nommer  masse  ou  somme  des  vitesses. 

On  postule  que  cette  masse  ou  somme  est  identique  à  l'espace 
parcouru  pendant  le  temps  auquel  elle  se  rapporte. 

On  postule,  disons-nous,  et  non  pas  on  démontre,  car  est-il 
possible  d'accorder  le  nom  de  démonstration  à  ce  discours 
où  une  aire  est  censée  formée  par  l'accolement  d'une  infinité 
de  droites?  Non  certes,  et  la  démonstration  de  Galilée,  tout 
comme  celle  d'Oresme,  repose  en  définitive  sur  un  postulat 
implicite,  sur  le  même  postulat  implicite  que  celle  d'Oresme. 
Si  elle  diffère  de  celle  d'Oresme,  c'est  par  ces  considérations 
illogiques  où  une  aire  est  assimilée  à  une  somme  de  droites 
juxtaposées.  Pour  le  logicien,  donc,  elle  est  plus  vicieuse  que 
celle  d'Oresme;  mais  pour  l'historien,  elle  lui  est  supérieure, 
et  par  cela  même  qui  la  déprécie  aux  yeux  du  logicien;  c'est, 
en  effet,  par  de  tels  paralogismes  que  l'esprit  humain  a  été 
orienté  dans  la  direction  où  il  devait  découvrir  le  calcul 
intégral. 

En  cette  direction,  d'ailleurs,  Galilée  eût  pu,  sans  beaucoup 
d'efforts,  progresser  davantage.  Ce  que  Beeckman  avait  dit, 
à  ce  même  propos,  était  d'une  autre  exactitude  et  d'une  autre 
perfection  que  les  raisonnements  du  Mécanicien  de  Pise. 
Beeckman  donc,  ou  Descartes,  dont  il  se  déclare  l'interprète» 


DOMUflQUI   SOTO   BT    LA    BCOLASTIQUE    PA1I81BNHE  >77 

est  l(;  véritable  inventeur  <lr  la  déduction  propre  ;>  justifier  la 
règle  qui  détermine  Le  chemin  parcouru  en  un  mouvement 
uniformément  varié.  M;»is  cette  découverte,  que  Descartes  et 
Beeckman  ont  eux-mêmes  méconnue,  n'eut  auoune  Influence 

directe  sur  les  démarches  de  la  Dynamique;  il  fut  nécessaire 
que  Gassendi  la  refit. 

Kevcnons  aux  travaux  de  Galilée. 

De  itio/j  à  1600,  Galilée  a  transformé  en  théorie  exacte  ses 
idées  erronées  sur  la  chute  accélérée  des  graves,  et  cette 
transformation  a  eu  pour  effet  de  rapprocher  la  pensée  du 
Pisan  de  la  pensée  des  Scolastiques  de  Paris  et  d'Oxford; 
de  i63o  à  i638,  ce  rapprochement  va  devenir  plus  étroit  en 
même  temps  que  la  doctrine  de  Galilée  va  se  préciser. 

En  la  troisième  journée  des  Dialoghi  délie  sclenze  nuove,  est 
inséré  un  traité  De  motu  naturaliler  acceleralo.  Dès  le  début 
de  ce  traité,   Galilée  admet  que  la  chute  des  graves  est  un 
mouvement  uniformément  accéléré,  et  il  n'en  donne  d'autre 
raison  que  la  simplicité  de  cette  hypothèse:  «Nous  sommes 
conduits  comme  par  la  main  à  l'étude  du  mouvement  unifor- 
mément accéléré   lorsque   nous  observons  quel  est    l'usage, 
quelle  est  la  règle  que  suit  la  nature  en  toutes  ses   autres 
opérations;   pour  les  accomplir,  elle  use  habituellement  de 
moyens  primitifs,  les  plus  simples,  les  plus  faciles;  personne, 
je  pense,  ne  croira  que  l'on  pourrait  nager  ou  voler  par  un 
procédé  plus   simple  et  plus  facile  que  le  moyen  instinctif 
et  naturel  employé  par  les  poissons  ou  par  les  oiseaux.  Lors 
donc  que  je  vois  une  pierre  descendre  du  lieu  élevé  où  elle 
se  tenait  en  repos,  et  acquérir  de  nouveaux  accroissements 
de  vitesse,  comment  pourrai-je  croire  que  ces  accroissements 
ne  suivent  pas  la  loi  la  plus  simple  et  la  plus  obvie?  Et  d'autre 
part,   lorsque  j'y  réfléchis  attentivement,  je  ne  vois  aucun 
procédé  d'addition  et  d'accroissement  plus  simple  que  celui 
qui  consiste  à  ajouter  toujours  de  la  même  manière.  » 

La  loi  qui  rendrait  la  vitesse  de  chute  proportionnelle  au 
chemin  parcouru  par  le  grave  ne  serait  pas  moins  simple, 
et  elle  avait  paru  la  plus  aisée  à  recevoir  alors  que  Galilée 
commençait  à  traiter  delà  chute  des   corps   pesants;   mais, 

P.   DUHBM.  37 


578 


ETUDES    SUR    LEONARD    DE    TI1NCI 


tC 


G 


maintenant,  il  a  reconnu  avec  une  admirable  perspicacité, 
encore  qu'il  la  démontre  d'une  manière  peu  convaincante, 
l'absurdité  d'une  telle  loi. 

Voyons  maintenant  comment,  de  l'accélération  uniforme 
attribuée  à  la  chute  des  graves,  Galilée  va  déduire  cette 
conséquence  qui  est  le  Théorème  I  de  son  traité  De  motu 
naturaliter  acceleralo  : 

«  Le  temps  qu'un  mobile  partant  du  repos  et  mû  d'un 
mouvement  uniformément  accéléré  emploie  à  parcourir  un 
certain  espace  est  égal  au  temps  que  le  même  mobile  emploierait 
à  parcourir  le  même  espace  d'un  mouvement  uniforme  dont 
le  degré  de  vitesse  serait  la  moitié  du  degré  suprême  et  ultime 
de  la  vitesse  du  mouvement  uniformément  accéléré. 

»  Représentons  par  la  longueur  AB  (fig.  n)  le  temps  pen- 
dant lequel  le  mobile,  partant  du  repos 
en  C,  parcourrait  l'espace  CD;  repré- 
sentons par  EB  le  plus  grand  et  le 
dernier  des  degrés  pris  par  la  vitesse 
qui  a  crû  à  chaque  instant  du  temps 
AB  ;  élevons  EB  perpendiculairement 
sur  AB  ;  joignons  AE  ;  les  lignes  issues 
des  divers  points  de  la  ligne  AB  et 
prolongées  parallèlement  à  BE  jusqu'à 
AE  représenteront  les  degrés  crois- 
sants de  la  vitesse  à  partir  de  l'instant 
A.  Divisons  BE  en  deux  parties  égales 
au  point  F  et  menons  les  parallèles 
FG,  AG  aux  lignes  BA,  BF;  le  parallé- 
logramme AGFB  ainsi  construit  sera 
équivalent  au  triangle  AEB  et,  par  son  côté  GF,  il  partagera  en 
I  la  ligne  AE  en  deux  parties  égales.  Prolongeons  jusqu'à  GIF 
les  parallèles  tracées  dans  le  triangle  AEB;  l'agrégat  (aggrega- 
tum)  de  toutes  les  parallèles  contenues  dans  le  quadrilatère 
sera  égal  à  l'agrégat  de  toutes  les  parallèles  comprises  dans 
le  triangle;  celles,  en  effet,  qui  sont  dans  le  triangle  IEF  sont 
égales  à  celles  qui  sont  contenues  dans  le  triangle  GIA  ;  quant 
à  celles  qui  sont  dans  le  trapèze  AIFB,  elles  sont  communes. 


i 


E 


F 

Fig.  ii, 


B 


D 


DOMINIQUE   SOTO    El    LA    BC0LA8TIQUE    PAEIBIBHN1 

Gomme  les  points  de  La  ligne  Ali  correspondent  un  >i  un  ;»nx 
instants  du  temps  AB,  et  que  les  parallèles  issues  des  divers 
points  de  ia  Ligne  M>  el  comprises  dans  Le  triangle  IEB  repré 
sentenl  Les  degrés  croissants  de  La  vitesse  accrue  ;  comme  les 
parallèles  contenues  dans   Le  parallélogramme    représentent 

tout  autant  de  degré8  (l'une  vitesse  non  pins  accrue,  mais 
uniforme,  il  apparaît  qu'il  a  été  consomme  Ion!  autant  de 
moments  de  vitesse  (totidem  velocitatis  momenta  absumpta 
esse)  dans  le  mouvement  accéléré  que  représentent  les  paral- 
lèles croissantes  du  triangle  Al]  15,  que  dans  le  mouvement 
uniforme  représenté  par  les  parallèles  du  parallélogramme 
GB.  En  effet,  les  moments  qui  manquent  en  la  première 
moitié  du  mouvement  accéléré  (manquent,  en  effet,  les 
mouvements  représentés  par  les  parallèles  du  triangle  AGI) 
sont  compensés  par  les  moments  que  représentent  les 
parallèles  du  triangle  IEF.  Il  est  donc  évident  que  seront 
égaux  entre  eux  les  espaces  parcourus  dans  le  même  temps 
par  deux  mobiles  dont  l'un,  partant  du  repos,  se  mouvrait  du 
mouvement  uniformément  accéléré,  tandis  que  l'autre  se 
mouvrait  d'un  mouvement  uniforme  avec  un  moment  de 
vitesse  sous-double  du  plus  grand  moment  du  mouvement 
accéléré  ;  c'est  là  ce  qu'on  avait  l'intention  de  démontrer.  » 

Dépouillons  la  pensée  de  Galilée  de  la  forme  qu'elle  a  revê- 
tue, forme  qui  demeurera  inexacte,  nous  l'avons  dit,  jusqu'au 
jour  où,  par  l'emploi  du  calcul  intégral,  Gassendi,  reprenant 
la  tradition  de  Descartes  et  de  Beeckman,  aura  fait  jaillir  l'idée 
juste  qu'elle  cache.  Que  reste-t-il  en  ce  que  nous  venons  de 
citer,  sinon  des  considérations  que  nous  avons  lues  maintes 
fois  à  l'appui  de  cet  adage  :  Latitudo  uniformiter  difformis  gra- 
dui  medio  correspondet?  Tout  ce  que  Galilée  vient  de  nous 
dire,  ne  l'avions-nous  pas  rencontré  au  Tractatus  de  Jlgura- 
tione  potentiarum  de  Nicole  Oresme,  dans  les  notes  qu'un 
écolier  parisien  mettait  en  marge  de  la  Summa  de  Dumbleton, 
dans  les  Commentaires  de  Gaétan  de  Tiène  aux  Regulae  d'Hey- 
tesbury,  dans  YExposUlo  in  libros  physicorum  de  Jean  de 
Celaya?  Si  quelque  vue  prophétique  eût  découvert  les  Dialoghi 
délie  scienze  nuove  à  Nicole  Oresrne,  celui-ci  n'eût-il  pas  été  en 


58o  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

droit  de  regarder  Galilée  comme  son  continuateur,  tandis  que 
la  révélation  de  la  Géomécrie  l'eût  autorisé  à  revendiquer  Des- 
cartes pour  son  disciple? 

Et  maintenant,  une  dernière  question  se  pose,  inévitable  : 
Ces  livres,  issus  de  la  tradition  de  Paris  ou  de  la  tradition 
d'Oxford,  qui  préparaient  l'œuvre  de  Galilée  et  de  Descartes, 
Descartes  et  Galilée  les  avaient-ils  lus? 

Touchant  Descartes,  nous  n'avons  trouvé  aucun  rensei- 
gnement qui  nous  permît  de  donner  à  cette  question  une 
réponse  assurée.  Mais  il  n'en  est  pas  de  même  au  sujet  de 
Galilée.  Des  ouvrages  qui  avaient  introduit  en  Italie  les 
théories  de  l'École  d'Oxford,  des  écrits  italiens  qui  avaient 
commenté  ces  théories,  Galilée  avait  lu  bon  nombre. 

Les  monuments  qui  nous  sont  restés  de  la  toute  première 
activité  intellectuelle  de  Galilée  sont  trois  traités,  ou  plutôt 
trois  fragments  de  traités,  écrits  en  latin,  que  la  plupart  des 
éditeurs  du  grand  géomètre  pisan  avaient  dédaignés  et  qu'enfin 
M.  A.  Favaro  a  eu  l'heureuse  idée  de  publier  en  tête  de  l'édi- 
tion nationale. 

De  ces  traités,  le  premier,  intitulé  De  Caelo,  est  une  suite  de 
questions  toutes  semblables  à  celles  que  les  Scolastiques 
avaient  coutume  de  débattre  au  sujet  du  llepl  Oopavoti.  Le 
second,  sans  titre,  est  consacré  aux  degrés  des  formes,  à  l'ac- 
tion et  à  la  réaction,  c'est-à-dire  a  des  problèmes  dont  le  De 
generatione  et  corruptione  avait  fourni  le  texte.  Le  troisième, 
enfin,  est  un  traité  De  eletnentls,  conçu  dans  le  goût  du  traité 
d'Achillini,  qui  y  est  fréquemment  cité,  ainsi  que  les  écrits  de 
Paul  de  Venise. 

Nous  y  trouvons  cité,  en  outre,  une  foule  d'ouvrages.  Quel- 
ques-unes de  ces  citations  méritent  de  retenir  notre  attention. 

Voici,  d'abord1,  l'exposé  d'une  opinion  soutenue  par  «  Mar- 
sile,  au  second  livre  De  Generatione  ». 

Un  peu  plus  loin2,  au  sujet  du  problème  de  l'action  et  de  la 

i.  Le  Opère  di  Galileo  Galilei  ristampate  fedelmente  sopra  la  edizione  nazionale. 
Volume  I,  Firenze,  1890,  p.  1G7  {Tractalus  de  elementis,  Sccunda  disputatio  :  De  pri- 
mis  qualitatibus.  Quaestio  tertia  :  An  omnes  quatuor  qualitates  sint  activae). 

2.  Galilée,  loc.  ci7.,p.  173  (Qua;stio  quarta  :  Quomodo  se  habeant  primae  quali- 
tates in  activitate  et  resistentia). 


DOMINIQUE   BOTO   BT    LA    BCOLA8TIQUE    PARISIENNE  f>-S i 

réaction,  nous  lisons  ces  lignes  :  «  Secundo,  dubilatio  .  quomodo 
se  habént  primae  qualitates  in  activitate  et  resistentia.  De  hac  re 
lege  Calculatorem  in  tractatu  De  reactione,  Hentisberum  in 
sophismate  An  aliquidflat,  Marlianum  in  suo  introductorio  De 
reactione,  Buccaferri  2°  de  generatione  </  De  reactione,  Thienen 
sein  tract.  De  reactione,  Pomponatium  secP.  />'.  De  reactione  a 
cap.  13,  et  a  Met.  dub,  fi  et  9,  » 

Galilée  ne  s'était  pas  contenté  de  lire  les  traités  des  auteurs 
italiens,  de  Marliano,  de  Gaétan  de  Tiène,  de  Buccaferri  et  de 
Pomponazzi  ;  il  avait  abordé  les  écrits  abstrus  qu'Oxford  avait 
vus  naître  ;  il  n'avait  craint  ni  les  épineux  sophismes  d'Iïeytes- 
bury  ni  les  fastidieuses  chicanes  du  mystérieux  Calculateur. 

Mais  peut  être,  en  ces  écrits,  n'avait-il  prêté  aucune  atten- 
tion aux  passages  où  il  est  question  de  latitudes  uniformes, 
difformes,  uniformément  difformes?  Ne  nous  arrêtons  pas  à  ce 
doutç.  Voici,  dans  le  traité  dénué  de  titre,  une  Quaestio  ultima  : 
De  partibus  sive  gradibus  qualitalis ;  et,  en  cette  question,  le 
passage  suivant1  dissipera  notre  incertitude  : 

«  Il  faut  remarquer  qu'une  qualité  réside  toujours  en  un 
sujet  doué  de  grandeur;  dès  lors,  outre  ses  degrés  propres,  elle 
participe  à  la  latitude  de  cette  grandeur  et  se  peut  diviser 
suivant  les  parties  de  la  grandeur.  Que  l'on  compare  alors 
les  parties  de  la  qualité  avec  les  parties  de  la  quantité; 
ou  bien,  en  toutes  les  parties  de  la  quantité,  il  y  aura 
des  degrés  égaux  de  la  qualité,  et  la  qualité  sera,  alors,  dite 
uniforme;  ou  bien  il  y  en  aura  des  degrés  inégaux,  et  elle 
sera  dite  difforme.  Supposons  que  les  excès  [des  degrés  de 
qualité]  qu'ont  ces  parties  les  unes  sur  les  autres  soient  égaux 
entre  eux;  qu'il  y  ait,  par  exemple,  en  la  première  partie, 
2  degrés,  en  la  seconde  4,  en  la  troisième  6  et  ainsi  de  suite, 
l'excès  étant  toujours  égal  à  i  ;  la  qualité  est  dite  uniformément 
difforme;  s'il  n'en  est  pas  ainsi,  elle  est  dite  difformément 
difforme.  Supposons  maintenant  que  les  excès  inégaux  de  la 
qualité  se  comportent  de  telle  sorte  qu'il  y  ait,  par  exemple, 
dans  la  première  partie,  4  degrés,  dans  la  seconde  6,  dans  la 

i.   Galilée,  loc.  cit.,  p.  120. 


582  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

troisième  9,  et  ainsi  de  suite;  on  dira  que  la  qualité  est  unifor- 
mément difformément  difforme;  si  les  excès  ne  sont  pas 
proportionnels  [c'est-à-dire  ne  forment  pas  une  progression 
arithmétique]  la  qualité  sera  dite  difformément  difformément 
difforme.  » 

Lorsque  après  avoir  lu  ce  passage,  nous  entendrons  Galilée 
établir,  par  la  célèbre  démonstration  du  triangle,  la  loi  de 
l'espace  parcouru  en  un  mouvement  uniformément  accéléré, 
pourrons-nous,  un  seul  instant,  hésiter  à  reconnaître  une 
réminiscence  des  théories  enseignées  par  Heytesbury  et  par  le 
Calculateur  ? 

Galilée  a  connu  la  Cinématique  de  l'École  d'Oxford  et,  de  la 
manière  la  plus  heureuse,  il  en  a  subi  l'influence. 

A-t-il  connu  la  Dynamique  de  Paris,  cette  Dynamique  de 
Jean  Buridan  et  d'Albert  de  Saxe  avec  laquelle  ses  propres 
pensées  offrent  souvent  de  si  frappantes  analogies  ? 

En  ses  écrits  de  jeunesse,  Galilée  cite  par  deux  fois  les 
Docteurs  Parisiens,  Doctores  Parisienses. 

Au  traité  De  elementis,  il  nous  dit1  que  «  selon  Aristote 
qu'ont  suivi  les  Docteurs  Parisiens»,  les  volumes  des  éléments 
forment  une  progression  de  raison  10.  Cette  opinion  est,  en 
effet,  exposée  en  détail  et  admise  par  Témon  le  fils  du  Juif,  en 
la  sixième  question  du  premier  livre  de  ses  Météores. 

La  seconde  citation  est  plus  précise.  En  son  De  Caelo,  Galilée 
énumère  les  auteurs  au  sentiment  desquels  le  Monde  eût  pu 
exister  de  toute  éternité.  «  Cette   opinion,   dit-il2,    est   celle 

de  Saint  Thomas ,de  Scot ,  d'Occam ,  et  des  Docteurs 

Parisiens  en  la  première  question  du  huitième  livre  de  la 
Physique  (Doclorum  Paris iensium  8  Phys.  q.  p.a).  » 

Nous  voyons  ici  que,  par  ce  nom  collectif,  les  Docteurs 
Parisiens,  Galilée  ne  désigne  pas,  d'une  manière  générale  et 
vague,  une  certaine  école,  mais,  d'une  manière  précise,  un 
certain  ouvrage  bien  déterminé. 

1.  Galilée,  loc.  cit.,  p.  1 38  (Trac tatus  de  elementis,  Pars  prima:  De  quidditate  et 
substantia  elementorum  ;  quaestio  quarta  :  An  formae  elementorum  intendantur  et 
remittantur). 

2.  Galilée,  loc.  cit.,  p.  35  (De  Cœlo,  tractatio  prima  de  mundo,  quaestio  quarta  : 
An  mundus  potuerit  esse  ab  aeterno). 


DOMINIQUE   BOTO   ET    i\    BCOLABTIQtJl     PARISIEN 

Or  nous  constatons  qu'en  sa  première  question  sur  le  huitième 
livre  d(i  la  Physique,  Albert  de  Saxe  déclare,  en  effets  que,  l'en- 
seignement de  la  loi  mis  à  part,  le  Monde  et  le  mouvement 

eussent  pu  exister  de  toute  éternité. 
Quel  est  donc  cet  ouvrage,  composé  par  des  Docteurs  Parisiens, 

où,  à  propos  d'une  question  relative  aux  Météores,  se  rencontre 
l'opinion  que  Témon  a  admise  en  ses  Météores;  qui,  en  la 
première  question  du  huitième  livre  de  la  Physique,  enseigne 
exactement  ce  qu'Albert  de  Saxe  enseignait  en  la  première 
question  du  huitième  livre  de  sa  Physique?  Mais  ce  signalement 
ne  laisse  place  à  aucune  ambiguïté;  cet  ouvrage,  nous  le  con- 
naissons; c'est  la  collection,  publiée  à  Paris,  à  deux  reprises, 
en  i5i6  et  en  i5i8,  où  Georges  Lokert  a  réuni  la  Physique, 
le  De  Caelo,  le  De  generatione  et  corruptione  d'Albert  de  Saxe,  les 
Météores  de  Témon,  le  De  anima  et  les  Parva  naturalia  de  Jean 
Buridan.  C'est  cette  collection  que  Galilée  lisait  au  temps  où 
il  rédigeait  des  dissertations  scolastiques;  c'est  par  cette  collec- 
tion qu'il  a  été  initié  à  la  Dynamique  de  Paris. 

Ne  nous  est-il  pas  permis  maintenant  d'invoquer  le  témoi- 
gnage même  du  génial  Pisan  pour  saluer  ces  Docteurs  Parisiens 
du  titre  de  Précurseurs  de  Galilée? 


EltRATA 


Seconde  série,  p.  3o4,  ligne  18,  et  p.  307,  ligne  2,  au  lieu  de:  Alveredo, 
lisez:  Alfred,  c'est-à-dire  Alfred  de  Séreshel. 

Troisième  série,  p.  69,  ligne  18,  effacez:  sous;  p.  49G,  ligne  27,  au  lieu 
de  :  Giacomo  Fosinfronte,  lisez  :  Giacomo  délia  Torre. 


TABLE  DES  AUTEURS 

ET  PERSONNAGES  CITÉS  EN  LA  TROISIÈME  SÉRIE 


Abélard  (Pierre),  445. 

Achillini  (Alessandro),  56,  107,  108,  m,  (\\ 5,  5oo,  5oi,  5o4,  5n,  58o. 

Acquicolus  d'Oliveto  [Marias),  177. 

Adam  (Charles),  566,  568. 

Adam  Hibernicus,  409. 

A  est  unum  calidum  (Traité  anonyme),  449,  474-477- 

Agobert  (Jean),  547- 

Agobert  (Simon),  1Z1,  547. 

Alatino  (Moïse),  59. 

Albert  de  Bollstaedt,  dit  Albert  le  Grand,  67-70,  101,  102,  126,  i33, 
222,  283,  284,  359,  443. 

Albert  de  Gasaus,  269. 

Albert  de  Ricmerstorp,  6,  i4- 

Albert  de  Saxe  (A.  de  Helmstaedt,  dit  Albertutius),  VIII-X,  XII, 
3-7,  12-14,  21-23,  26,  32,  33,  48,  54,  56,  57,  91-94,  96-98,  100,  104,  106,  108- 
112,  1  i5-i  1 7,  119,  121,  123,  129,  i33,  i35-i39,  i43,  147,  i48,  i55,  107-159, 
177,  181,  196,  197,  200,  207,  210,  212,  214,  2i5,  218,  227,  23i,  237,  244-247, 
249,  25o,  255,  263,  264,  268,  272,  275,  277-279,  281,  290,  296,  3o2-3i4,  329, 
344,  345,  347,  35o,  352,  354,  355,  359-363,  365-369,  385,  389,  390,  397-399, 
4oi-4o4,  4i3,  4i6,  434,  438,  43g,  443,  444,  449,  45i,  455,  456,  471,  475,  487, 
5io-5i2,  517,  52i,  523,  524,  526-528,  532,  534,  535,  547,  54g,  553,  555-557, 
582,  583. 

Al  Bitrogi  (Alpetragius),  voir:  Bitrogi  (Al). 

Alexandre  d'Aphrodisias,  62,  63,  1 18-120,  127,  i33,  177,  184,  i85,  190. 

Alexandre  de  Halès,  409. 

Alfred  de  Sereshel  (Alveredus),  585. 

Algazel,  voir:  Gazali  (Al). 

Alvarus  Thomas,  voir:  Thomé  (Alvarès). 

Amodeo  (F.),  483,  484. 

Ambroise  (Saint),  173. 

Anarque  d'Abdère,  238. 

Ange  de  Fossombrone,  4o8,  494,  495,  5o4,  507,,  509,  5n-5i3,  524,  545, 
546,  556,  559. 

Annand  (Jean),  162. 


588  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

Antonio  d'Andrès,  33g,  34i. 

Apollinaire  d'Argoles  (Jean-Pierre),  4g5. 

Apollinaire  Offredus  de  Crémone,  4g5. 

Apollonius  de  Perge,  199. 

Archimède,V,  199,  214,  543. 

Archimède  (Pseudo-),  47,  25 1. 

Archytas  de  Tarente,  199. 

Aristarque  db  Samos,  25l. 

Aristote,  V-VII,  IX,  XIII,  19,  24-26,  35-38,  46,  5o,  52,  53,  57-60,  62,  63, 
67,  69,  72,  74,  81,  106,  107,  ni,  117,  120-123,  126-129,  i32,  i33,  137,  i52, 
i55,  174,  176,  177,  184,  189,  190,  193,  194,  197,  199»  202,  205-207,  210,  212, 
222,  224-226,  235,  239-241,  243,  247,  253,  255-257,  263,  273-277,  279-281,  283, 
286-288,  290,  291,  298,  3o3,  3o4,  33i,  336,  347-349,  35i,  353,  35g,  365,  368- 
375,  377,  4i4i  422-424,  4a8,  429,  43i,  495,  52o-523,  527,  545,  582. 

Augustin  (Saint),  33 1,  336,  338. 

Auriol  (Pierre),  3a8,  34o,  34i. 

Ave mp ace,  voir:  Irn  Bâd.ta. 

Aventin,  voir:  Thurnmaïer  (Jean). 

Averroès  (Ibn  Roschd),  dit  le  Commentateur,  VI,  39,  4o,  49,  5o,  66-68, 
72,  73,  81,  104-107,  117,  120,  129,  i33,  137,  169,  184,  i85,  202,  205-207,  2^7» 
253,  258,  273-275,  279,  290,  298,  4^3,  424,  428,  429,  445. 

Avicenne  (Ibn  Sinâ),  2o5,  487-491,  535. 


Bacon  (Francis),  44i. 

Bacon  (Roger),  24-27,  71-74,  425,  427. 

Bacon  de  Bacontmorpe  (Jean),  34 1. 

Bade  (Josse),  346. 

Baer  (Joseph),  523. 

Baldi  (Bernardino),  i4o,  i53,  i55,  208-210,  2i3,  220-222. 

Bale  (John),  417. 

Baliani  (Giambattisia),  V,  X,  181,  2O4. 

Barbaro  (Ermolao),  124,  i25. 

Bassanus  Politius,  399,  533. 

Bauemrer  (Clemens),  442. 

Bède  (Noël),  142,  i63. 

Beeckman  (Isaac),  V,  264,  5i4,  570-574,  576-579. 

Beldomandi  (Prosdocimo  de'),  483,  486. 

Benedetti  (Giambattisia),  XII,  208,  210-227,  258,  264. 

Blaise  de  Parme,  voir:  Pelacani  (Biagio). 

Bitrogi  (Al)  (Alpetragius),  34. 

Boëce,  297,  4oo. 

Bokce  de  Dacie,  443. 

bokinram  ou  bucringham,  l^z,  409. 

Bonaventure  (Saint)  (Jean  de  Fidanza),  5o,  71. 

Bonus  Dacus,  443. 


i  m'.i.i.    DES    m  i  El  H- 

Borro  [Girolamo)  ou  Borrh  i  {Hieronymoi)t  ïo5  307. 

Bradwardinb  (T/ioma*),    i3o,    2q4-3o5,  loo,    lo3,   4o4j 

4og,  ri  1  :  > ,  416,  4aa,  4a3,  |  •  »,  iafl  l3o,  'in.   |56,  47-'i,  A  <s  7 ,  5oo,  Ba6,  5a8, 
.">;>.>,  536,  5^7,  557. 

Broderigi  (G.  C.)i  /i<>7- 

BrÙCKER  {Jacob),  4  1  7,  li8. 

Brunkt  {Charles),  ii5,  '|H>. 

Bruni  d'Arbzzo  (Leo/iarjdo),  45i. 

Bruno  de  Nole  ^iinrJano),  \,  227-230,  233,  a>7- ^  1 1 ,  a  43,  a44,  ''i,s  247, 
a5i,  253-209,  s64i  372. 

Bi  cgafbrri  (Luigi),  58i. 

Bucer  (Guillaume),  45 1. 

Buluaeus,  voir:  Du  Boulât. 

Bulliot  (R.  P.  J.),  46. 

Buridan  (Jean  /),  VII-X,  XII,  XIII,  4,  6-57,  89-91,  93-97,  101,  io4-io6, 
108,  m,  112,  iiô,  ia3,  i33-i36,  i38-i42,  1^7,  i5o,  i53,  157-160,  177,  181, 
i85,  197,  200,  2o5,  207,  210,  212,  214,  ai5,  218,  227,  a3i,  2/19,  255,  256,  a5g, 
263,  264,  268,  272,  275,  277,  279,  281,  295,  3oi-3o3,  3o6,  347,  35o,  352,  353, 
355,  359,  36o,  368,  402,  4o3,  4o5,  432,  434,  438,  449,  457-459,  471,  48i,  486, 
5i4,  52i,  58a,  583. 

Burlet  ou  Burleigh  (Walter  ou  Gautier),  23,  20,  34,  80,  84-89,  io5,  109, 
112,  123,  i33,  177,  204,  212,  234,  a55,  272,  275,  3oo,  307,  328,  329,  343,  3^5, 
389,  443,  480,  535. 


Cahiers  de  Philosophie  anonymes  (Bibl.  Nat.,  fonds  latin,  ms. 
n°  16621),  4n,  4i3,  426,  429-431,  449,  45o,  452-457,  46o,  465,  466,  468,  579. 

Calculateur  (Suiseth  le),  voir:  Ricardus  de  Ghlymi  Eshedi. 

Câno  (Melchior),  269. 

Canonio  (Liber  de)  (Traité  anonyme;,  427. 

Cantor  (Moritz),  347,  4oo. 

Gapra  de  Novare  {Paul),  218. 

Gapraeolus,  voir:  Du  Ghevreul. 

Cardan  {Girolamo  Gardano,  dit),  33,  186,  190-193,  195,  198,  199,201-203, 
210,  211,  2i3,  221,  222,  284,  286,  36o,  4i6,  417,  5n. 

Gardano  (Fazio),  186,  5n. 

Carmen  de  ponderibus  (Traité  anonyme),  48. 

Gasaubon,  417. 

Gavalieri  (Buonaventura),  181. 

Gésalpin  {Andréa  Cesalpino,  dit),  204,  2o5,  207. 

Châtelain  (Emile),  ioi3,  i5,  346,  443. 

Chilmark  (John),  4 10,  4n- 

Cicéron,  172,  173. 

Giruelo  (Pedro  Sanchez),  i3o-i33,  167,  238,  265,  266,  272. 

Glay  ou  Claius,  43o-432,  44o,  44i>  448. 

Cléomède,  126. 


5gO  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VOCI 

Clerval  (J.  AL),  177,  178. 

Glichtove  (Josse),  176-179,  268,  270. 

Clienton  (Richard),  voir:  Clymeton  Langley  {Richard). 

Cliqueton  (Richard),  voir:  Kyluxuton  {Richard). 

Clymeton  Langley  {Richard),  4o8,  409,  4 12,  42o,  444,  475. 

Golligham  ou  de  Colymgam  (William),  4o5,  423,  446. 

Colomb  (Christophe),  270. 

Colonna  (Gilles),  voir:  Gilles  de  Rome. 

Commandin  {Federigo  Commandino,  dit),  227. 

Commentateur  (le),  voir:  Averroès. 

Commentateur  péripatéticien  de  Jordanus  de  Nemore  (le),  voir:  Jorda- 
nus  de  Nemore  (Le  Commentateur  péripatéticien  de). 

Contaruni  (Gaspard),  182,  i83,  i85,  194,  ao4,  207. 

Copernic  (Nicolas),  X,  3i,  196,  243,  246,  247,  25i-253.  257,  347,  ^72,  374, 
388,  44o. 

Coronel  (Antonio  Nunez),  142,  167,  265-267. 

Coronel  (Luis  Nunez),  i34,  i3G-i4i,  1 44,  i48,  149,  i5i-i53,  1 55,  i56, 
167,  179,  23i-a33,  235-237,  242,  200,  265-268,  273,  276,  283,  284,  486,  487, 
492,  543,  546,  547,  552-556,  56i. 

Cranston  (David),  162,  168,  170. 

Gremonint,  VI. 

Clrtze  (Maximilianj,  48,  399,  4oo. 


D 


Dante  Alighieri,  237. 

Demfle  (Le  R.  P.  Ileinrich),  io-i5,  346,  443. 

Descartes,  V,  VII,  VIII,  54,  i4o,  181,  208,  264,  388,  4oo,  5 1 4,  566-570, 
572,  576,  577,  579,  58o. 

Desjardins  (Pierre),  142. 

De  Wulf  (Maurice),  327. 

Dominique  de  la  Croix,  voir  :  Saavedra  (Pedro  Francisco  de). 

Dorbellus  {Nicolas),  voir  :  Nicolas  de  Orbellis. 

Dubia  parisiensia  (Ouvrage  anonyme,  probablement  de  Swineshead), 
45i,  455-459,  469,  48o. 

Du  Bois  (Simon),  349- 

Du  BOULAY  (BULAEUS),    10,    12,    l3,    l6. 

Du  Chevreul  (Gapraeolus),  535. 

Duhamel  (Paschase)  [Hamellius  (Paschasius)],  25i. 

Dullaert  de  Gand  (Jean),  21,  56,  i34-i4o,  i43,  1 44,  i5o,  i5i,  i56,  161, 
162,  167,  170,  171,  174,  179,  ai3,  23o,  255,  268,  271,  275,  283,  457,  5ig,  526- 
53i,  534,  54o,  546,  547,  552,  555,  557,  56i. 

Dulmenton,  voir  :  Jean  de  Dumbleton. 

Dumas  père  (Alexandre),  16. 

Duns  Scot  (Jean  de),  voir  :  Jean  de  Duns  Scot. 

Durand  de  Saint-Pourçain,  83,  84,  88,  io5,  i54,  322,  323,  34o. 


A  BLE    in  18    m  iiih.s 


Eberhard  le  lUunu,  coinic  (li*  Wurtemberg,  101,  102. 

Echard  (Le  P.  Jacques),  a66,  267,  J71 ,  ^hk. 

Eliphat,  Joq. 

Erasme  (Didier),  t 58- 160,  164,  166,  1(17,  180,  181,  196,  370,  35a,  5a5. 

Eshilde  Anglicus,  4so. 

Espi  11/.  Gampodarbe  \Dcmclrio),  ali.V 

Euclide,  48,  199,  4  16. 

Euglide  (Pseudo-)  (Auteur  d'un  traite  De  ponderibusj,  420,  534- 


Faber  Stapulensis  (Jacobus),  voir  :  Lefèvre  d'Étaples  (Jacques) 

Fabricius  (Jo.  Albertus),  4 1 7- 

Faucon,  évêque  de  Paris,  1 1. 

Favaro  (Antonio),  483,  486,  58o. 

Ferabrich  (Richard),  444,  45 1. 

Fermât  (Pierre  de),  181. 

Fernel  (Jean),  a46. 

Ferrari  (Luigi),  189. 

Filesag  (Jean),  228. 

Fine  (François),  520. 

Forcadel  de  Béziers  (Pierre),  47. 

Forman  (Jean),  162,  170. 

Fosinfronte  (Giacomo),  496,  585. 

Foucher  de  Gareil,  569. 

François  de  Meyronnes,  IX. 


Gadius,  417- 

Gaétan  de  Tiène  (Saint),  494- 

Gaëtan  de  Tiène  ou  de  Vicence,  56,  89,  io5,  106,  m,  112,  120-122,  1 55, 
157,  a3i,  234,  4o8,  4i2-4i5,  4g3,  494,  496-499,  5o2,  5o3,  5o5,  5o8,  5i3,  524, 
535,  545,  546,  553,  559,  579,  58i. 

Gaguin  (Robert),   16. 

Gaillardet,  16. 

Galien,  488-491. 

Galilée,  V-VIII,  X-X1I,  XIV,  34,  54,  i4i,  i43,  181,  2o3,  210,  252,  259, 
264,  290,  291,  3i2,  353,  389,  4oo,  5i4,  517-519,  562-569,  574-583. 

Gardeil  (Le  R.  P.  A.),  46. 

Gassendi  (Pierre  Gasseind,  dit),  V,  181,  259,  264,  577,  579. 

Galvin  de  Douglas,  162,  170. 


592  études  sur  léonard  de  vinci 

GazÂli  (Al),  2o5. 

Gentile  de  Foligno,  491. 

Georges  de  Hepburn,  162,  525. 

Georges  de  Peurbach,  i4,  296,  399. 

Gérard  d'Odon,  328,  329. 

Gerson  (Jean),  174-176. 

Gesner  (Conrad),  409,  4i6. 

Ghirlngallo  (Giovanni),  5 12. 

Giacomo  della  Torre,  voir  :  Jacques  de  Forli. 

Gilbert  (William),  74,  44o. 

Gilbert  de  la  Porrée,  339. 

Gilles  de  Rome  [Gilles  Golonna  (?),  dit],  5o,  77-80,  82,  84-86,  88,  112, 
127,  i33,  3i8,  327,  332,  334,  336,  343,  385,  4oi. 

Giuntim  (Francesco)  [Junctinus  (Franciscus)],  237,  238. 

Goddam  (Adam),  173. 

Godefroid  de  Fontaines,  327-329,  334,  336,  34o. 

Gonzalve  Gilles  de  Burgos,  i3i,  i32. 

Gratien,  235,  236. 

Grégoire  de  Rimini,  123,  i33,  i36,  173,  181,  226,  23o,  372,  274,  27a,  377, 
343,  344,  43i,  535. 

Grosse-Teste  (Robert),  évoque  de  Lincoln,  dit  Lincolniensis,  424. 

Guericre  (Otto  de),  44 1. 

Gueudeville,  i58,  i65. 

Guidobaldo  dal  Monte,  voir  :  Mointe  (Guidobaldo  dal). 

Guillaume  de  Golymgam,  voir  :  Colligham  (William). 

Guillaume  de  Moerbeke,  76. 

Guillaume  d'Ockam,  VII,  XI,  i4,  26,  28,  33,  34,  43,  5o,  i33,  i36,  i46, 
147,  i5o,  173,  177,  199,  202,  209,  234,  2^9,  363,  264,  272,  275,  279,  281,  34i- 
343,  368,  409,  4i3,  45i,  464,  582. 


H 

Hain,  4i5,  487,  488,  491,  494,  4g5. 

Hamellius  (Paschasius) ,  voir:  Duhamel  (Paschase). 

Heinbuch  de  Hesse  (Henri),  i5. 

Hennequin  (Jean),  228,  238,  252,  253,  256. 

Hevno.n  (Jean),  520-523. 

Henri  de  Gand,  233,  255,  319-322,  34o,  34i. 

Henri  de  FIesse,  voir:  Heiinbuch  de  Hesse  (Henri). 

Henri  de  Oyta,  i5. 

Hervé  de  Nedellec  (Hervaeus  Natalis  ou  Brito),  32o. 

Heytesbury  (William)  (Hentisberus  ou  Tisberus),  122,  173,  202,  33i, 
400-409,  4i3,  4i5,  419,  4ao,  423,  439,  44a,  444,  4^9,  45i,  46o,  468-473,  474, 
47"),  48o,  487,  493-496,  499,  5oo,  5o2-5o6,  5o8,  509,  5n,  5i3,  524-526,  528, 
53o,  534-536,  538,  53g,  545-547,  549,  55o>  553-557,  55<),  568,  569,  579,  58i,  582. 

IIh'parqi  1:,  6i-63,  69,  76,  77,  79,  82,  84,  88. 

Hippocrate,  487,  488. 


i  \iu.i.    DES    \i  i  m  j«j. 

Hispàni  s   Pefrat),  \  «  >i  1    Pibrri  i  i    p  ta  roi . 

Holeot  [Robert),  i33,  1  16,     lo,  s34,  s4a,  943,  345,  346,  fa 

Homère,  ao5,  247, 

HUYGENS  (Christidiui),  i  4o,  3ll, 


[bn  Badjà  (Avempace),  ao5. 
Iu\  RosCHD,  voir:  AvERROis. 
Ibn  SinÂ,  voir:  Avicenni;. 
Imbart  de  La  Tour  (Pierre),  176. 
Isolam  (Isidoro),  4  16. 


Jacques  de  Forli,  philosophe  à  Bologne,  485. 

Jacques  de  Forli  (Giacomo  della  Torre),  médecin  à  Padoue,  120-122, 
171,  329,  485-493,  496,  5u4,  525,  535,  545,  55o,  553,  585. 

Jamblique,  i  18. 

Jean  (copiste  de  la  fin  du  xive  siècle),  409,  475. 

Jean  XXI,  pape,  99. 

Jean  XXII,  pape,  8,  9. 

Jean  XXIII,  pape,  9. 

Jean  d'Alexandrie,  dit  Philopon,  le  Grammairien  ou  le  Chrétien,  VI, 
VII,  34,  62,  254,  256. 

Jean  de  Bassols,  226,  23o,  234,  241,  243,  274,  335-34o,  342. 

Jean  de  Casal,  399,  492,  535. 

Jean  de  Celaya,  i35-i4i,  i48,  i5o,  i53,  i55,  167,  23o,  234,  235,  237,  238, 
242-246,  25i,  255,  265,  266,  272,  275,  543-555,  557,  55g,  56i,  579. 

Jean  de  Dumbleton,  dit  Dulmenton,  4o5,  4o8,  4io  4i3,  419,  420,  423,  425- 
429,  434,  437,  438,  44o,  444,  446,  44g,  460-469,  474,  478,  480,  491,  547,  579. 

Jean  de  Duns  Scot,  VII,  5o,  98,  99,  101,  127,  i3i-i33,  173,  199,  23o,  249, 
274,  332,  334,  335,  339,  34o,  343,  344,  409,  4*6,  52i,  535,  582. 

Jean  de  Fidanza,  voir  :  Bonaventure  (Saint). 

Jean  de  Gemlnden,  296,  399. 

Jean  de  Jandun,  i3,  4g,  8o-83,  88,  106,  109,  112,  i35,  363. 

Jean  de  Linières,  i5. 

Jean  de  Meurs,  47,  48,  295,  3oo,  3oi,  4oo. 

Jean  de  Mynda,  ii. 

Jean  de  Saint  Thomas,  289. 

Jean  de  Saxe,  i5. 

Jean  de  Thélu,  10,  11. 

Jean  l'Anglais,  33g. 

Jean  le  Chanoine,  i35,  328,  343. 

Jean  Virgile  d'Urbin,  121. 

Jeanne  de  Bourgogne,  16. 

p.  dlhem.  38 


5g4  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 

Jeanne  de  Navarre,  16. 

Jérôme  (Saint),  173. 

Joannes  de  Beylario,  482,  483. 

Joannes  de  Monte-Regio,  voir  :  Muller  de  Koenigsberg  (Jean). 

Joannes  de  Sacro-Bosco,  i3o,  237. 

JORDANUS  DE  NeMORE,   2()4,  2Q&,   l\2l\-!\2'],  433. 

JORDANUS   DE   NEMORE    (Le    COMMENTATEUR   PÉRIPATÉTICIEN    DE),    225,    425, 

427,  533. 

Jourdain  (Charles),  347. 
Juliani  (Pedro),  voir  :  Pierre  l'Espagnol. 
Junctinus  (Franciscas),  voir:  Giuntint  (Francesco) 
Juvenis  (Joannes),  12. 


K 


Kepler  (Jean),  33,  54,  56,  74,  i43,  149,  354,  375. 

Kingsford  (C.  L.),  4i3,  417. 

Kyluxuton  ou  Gliqueton  (Richard),  446,  447- 


La  Ramée  (Pierre),  voir  :  Ramus  (Petrus). 

Las  Casas  (Barthélemi  de),  270. 

Launoy  (Jean),  175. 

Lax  (Gaspard),  167,  174,  265,  266,  271. 

Le  Blanc  (Richard),  190,  ig3,  198. 

Lefèvre  d'Étaples  (Jacques),  176-179,  238,  23g,  268,  270,  533. 

Leibniz,  VII,  VIII,  55,  4i8,  56g. 

Leland  (John),  4i6,  417- 

Léonard  de  Vinci,  V,  X-XII,  6,  22,  3i-33,  54,  56,  57,  65,  92,  93,  108-112, 
n5,  i28-i3o,  137,  1 45,  i48,  157,  159,  160,  181,  i85,  186,  189-193,  195,  197, 
208,  211,  220-225,  244,  246,  257,  264,  284-286,  3 1 4,  36o,  36i,  369,  372,  434, 
455,  5io-5i9,  556. 

Léonard  de  Vinci  (Le  Précurseur  de),  voir  :  Précurseur  de  Léonard  de 
Vinci  (Le). 

Le  Roux  de  Lincy,  532. 

Lincolniensis,  voir  :  Grosse-Teste  (Robert),  évèque  de  Lincoln. 

Lokert  (Georges),  8,  19,  i33,  i58,  583. 

Luther  (Martin),  162. 


M 

Mach  (Ernst),  212. 

Major  Ecrius  Suevus  (Johannes),  i63. 

Majoris  (Joannes),  de  lladington,  i33,  i34,  i4a,  i43,  161-167,  170,  175, 


i  un  i   des   u  i  lins  5g  5 

177,  [79,  226,  -'">«),  a34j  a37,  3Ô8,  370*973,  275,  &og,  5ig,  5a5,  5a6,  i 
538,  555. 

Mandonnet  (R.  IV  Pierre),  3 20,  3a5,  14a,  i'i 

MaUIAINO   HOMAM»,  :»(>»). 

Marinis  (T.  de),  f\8-j,  4g5. 

Maruano  {('iionmmi),  9a,  lao,  [sa,  lg5,  497  5oo,  5io,  'M,  58i. 

Mahsu.k  de  Padoue,  i3. 

Marsile  d'Inghen  (Jean),  i3-i5,  56,  93-97,  100,  101,  iai,  12K,  i33,  [35, 

i4o,  i4->,  [44i  '  ri 7 ■>  [48,   [53,   1  T> 5 - 1  «r> 7 ,  -iyx,  275,  283,  3 1 3,  354,  36o,  4oi-4o4, 
449,482,  487,  5i9,  535,  58o. 

Mast  (Jean),  n,  12. 

Mauhoijco (Franceseo)  (Maurolycus),  i5q,  i<)5,  196,35a. 

Mediavilla  (Rigardus  de),  voir   :  Richard  de  Middletoiv. 

Melanghthon  (Philippe),  23g,  24o,  2Ô2. 

Menéndez  Pelayo,  269 . 

Mersenne  (Le  P.  Marin),  208,  566,  567,  56g,  572. 

Messino,  4o8,  493-495,  499,  5o4,  5o6,  5o8,  5i3,  559. 

Meunier  (Francis),  347,  ^5. 

MlLHAUD  (G.),  XIII. 

Monte  (Guidobaldo  dal),  225. 
Morus  (Thomas),  i65. 

MtfLLER    DE    KOExNIGSBERG    (Jean)    (JOANNES    DE    ReGIO-MoNTE    OU     REGIO- 
MONTANUS),   l4- 


N 


Naudé  (Gabriel),  417. 
Newton  (Isaae),  VII,  IX,  55,  56,  2o5. 

Nicolas  de  Gués  (Nicolas  Krypfs,  dit),  XII,  3i,  54,  109,  i43,  222,  229, 
239,  257,  258,  354,  371,  434. 
Nicolas  de  Normandie,  443. 
Nicolas  de  Orbellis,  99. 
Nicolas  de  Soissons,  12. 
Nicoletti  (Paal),  voir  :  Paul  de  Venise. 
Nifo  (Agostino)  [Niphus  (Auguslinus)],  n5-iao,  129,  45o,  549. 


Omont,  347. 

Oresme  (Nicole),  V1II-XI,  XIII,  181,  268,  290,  296,  3i4,  346-4o5,  4i5,  419, 
420,  434,  444,  448-45o,  455,  457-45g,  466-468,  472,  474-485,  492,  5oo-5o3, 
5o8,  509,  5i2,  5i8,  52*3,  524,  526,  529-531,  533,  535-54i,  546-548,  55i-554, 
56i,  568,  572,  576,  579. 

Orphée,  2o5. 


5g6  ÉTUDES  SUR  LÉONARD  DE  VINCI 


Palissy  (Bernard),  33. 

Pappus,  227. 

Pascal  (Biaise),  181,  437. 

Paul  de  Venise  (Paul  Nicoletti  d'Udine,  dit),  io4,  io5,  123,  i33,  i34, 
i73,  272,  48i-483,  485,  486,  4g3,  5o8,  524,  535,  54g,  553,  58o. 

Pelacant  (Biagio),  dit  Blaise  de  Parme,  48,  225,  398,  483-487,  492,  5i2. 

Pelzer,  327. 

Peralta  (Pierre),  142, 

Pereira  (Bento)  (Benedictus  Pererius),  2o3,  204,  207. 

Philopon  (Jean),  voir  :  Jean  d'Alexandrie. 

Piccolomini  (Alessandro),  197,  198,  208,  210,  211,  2i3. 

Pic  de  la  Mirandole  (Jean),  124,  i25,  129,  170,  45o. 

Pic  de  la  Mirandole  (Jean-François  Galeotti),  125,  129. 

Pierre  d'Ailly,  i3o,  174-176. 

Pierre  d'Auvergne,  70,  443. 

Pierre  de  Mantoue,  495,  535. 

Pierre  de  Saint-Amour,  443. 

Pierre  le  Lombard,  i3i,  173,  3i6,  329,  332,  355,  525. 

Pierre  l'Espagnol  (Petrus  Hispanus,  peut-être  le  même  que  Pedro 
Juliani,  plus  tard  Jean  XXJ,  pape),  99,  161,  173,  274,  524- 

Pipewell,  Pippewell  ou  Palpavie  (Adam),  423,  428,  433,  434. 

PlTSE,  409,  4l7. 

Platon,  127,  174,  372. 

Pline  le  Naturaliste,  173. 

Plutarque,  126. 

Pomponace  ou  Pomponat  (Pietro  Pomponazzi),  io5,  120-123,  419,  420, 
45i,  496-/,98,  58i. 

Poole  (R.  L.),  !\o-,  4o8,  4 10,  4n- 

Prantl  (Cari),  S20,  4o8,  443,  45o,  45 1. 

Précurseur  de  Léonard  de  Vinci  (Le),  auteur  anonyme  d'un  traité  De 
ponderibus,  64,  65,  71,  76,  80,  88,  95,  109-112,  189,  428. 

Proclus,  126. 

Proportionalitate  motuum  et  magnitudinum  (De),  traité  ano- 
nyme, 290,  292-295,  3o5,  4a5,  536. 

Ptolémée  (Claude),  126,  248,  253,  256. 

Purbachius,  voir  :  Georges  de  Peurbach. 


Q 

Quétif  (Le  P.  Jacques),  266,  267,  271,  288. 


I   Mil   I      1)1  M    M  I    II  »')7 


R  v  BEL  vis,   [64. 

iumus  (Petrus)  (Pierre  La  Kvmée,  <li!),  ''i<».  a4ij  a5a,  *j r» .'^ ,  g 

Raphaël  (François),  lg5. 

Regiomontanus,  voir  :  Mùller  de  Koenigsbj  rg  (Jean 

Kkimiold  (Frasme),  •>.">:>. 

RiBETRO  {Jean  et  Gonsaloe),  544' 

lii«  ahi>us  du  Giilymi  Bsheoi,  dit  Suisetii  ou  le  Calculateur,  117.  11, 
iaa,  iag,  170,  171,  173,  180,  181,  199,  4o5,  409,  4i4-4ao,  iag,  438,  43g,  4 '17, 
4^9*45 1,  '177-/181,  496-5oo,  5o2,  509,  5n,  5a4i  5a6,  5a8,  53a-536,  53g,  545, 
j'17,  55o,  55i,  553-556,  58 1,  58a. 

RlCARDUS  DE  USELIS  OU  DE   VeRSELLIS,   29."»,  /|25,  473. 
RlCIIARD  DE  BeLINGHAM,  4 1 3. 

Richard  de  Middleton  (Ricardus  de  Mediavilla),  74-77,  79,  82,  83,  88, 
91,  io5,  112,  118,  128,  182,  233,  255,  275,  33o-332,  335,  330,  338-34o,  3'i4, 
409,  440,  464. 

Robert  de  Lincoln,  voir  :  Grosse-Teste  (Robert). 

Robert  fils  de  Godefroid,  12. 

Roberval  (Gilles  Personne  de),  i4o,  i53,  208. 

Roditon  (Jean),  409. 

Romeo  (Francesco),  269. 

Rosenthal  (Jacques),  22. 


Saavedra  (Pedro  Francisco),  en  religion  Dominique  de  la  Croix,  2G7, 
268. 

Sarpi  (Paolo),  562,  563,  574. 

Scaliger  (Jules  César),  198-204,  436. 

Sepûlveda  (Ginés  de),  269,  270. 

Sex  inconvenientibus  (De),  traité  anonyme,  295,  399,  4o5,  420-423, 
425,  428,  432-434,  439,  446,  471-474,  478. 

SlGER  DE  BRABANT,  442,  443. 

Simon  de  Lendinaria,  4o8,  494. 

Simplicius,  VI,  26,  58-6o,  62-64,  66,  69,  76,  84.  88,  118,  i54,  177,  184, 
i85. 

Soderino  (Francesco),  177. 

Soto  (Francisco  et,  en  religion,  Domengo),  XI,  263,  266-273,  275-291, 
3i4,  353,  354,  36o,  36i,  368,  43i,  432,  437,  438,  555-56i,  572. 

Straton  de  Lampsaque,  58. 

Strodus  (Radulph),  409,  444. 

Suicet,  Suincet,  Suiseth,  noms  donnés  à  deux  personnages  :  i°  Swines- 
head;  20  Ricardus  de  Ghlymi  Eshedi.  Voir  ces  deux  derniers  noms. 

Summenhard  (Conrad),  ioi-io3,  i53. 


5û8  ÉTUDES    SUR    LÉONARD    DE    VINCI 

Sunczel  (Frédéric),  56,  ioo-io3. 

Swineshead  (Roger?),  dit  Suincet  ou  Suisset,  X,  4o5,  408,  412-417,  4i9, 
420,  4a3,  428,  444,  446,  448,  449»  45i-46o,  469,  477»  478,  48o,  487,  496,  498, 
5o5,  547. 


Tannery  (Paul),  566,  568. 

Tanstatter  (Georges),  i4,  i5. 

Tartaglia  ou  Tartalea  (Nicolo),  186-189,  2II>  2I^>  22I>  222>  2^7,  2^4, 
36o. 

Tataret  (Pierre),  X,  96-98,  3 13,  3i4,  522,  523,  556. 

Telesio  (Bernardino),  193-195. 

Tempeste  (Pierre),  142,  i63. 

Tempier  (Etienne),  évêque  de  Paris,  VII,  125,  233,  248,  253,  254,  33o. 

Thabit  ben  Kourrah,  25o,  4s5. 

Thémistius,  59,  6i-64,  66,  67,  69,  71,  73-77,  80,  82,  84,  86,  88,  98,  117, 
128,  i33,  i52,  177,  182. 

Thémon  le  fils  du  Juif  (Temo  Judaei),  11,  i3,  i33,  3o6,  363,  4i4,  582,  583. 

Théophraste,  58. 

Therold  Rogers,  407,  4n. 

Thomas  d'Aquin  (Saint),  VII,  XIII,  i4,  26,  34,  49,  69-71,  76,  80,  81,  83,  98, 
99,  101,  107,  109,  in,  118,  119,124,  i3i-i33,  i35,  222,  23o,  272,  274-277, 
279,  283,  284,  286-290,  317-320,  322,  325,  327,  329,  332,  339,  343,  359,  524, 
535,  582. 

Thomas  d'Aquin  (Pseudo-),  auteur  d'un  traité  De  pluralitate  for- 
marum,  325-327. 

Thomas    d'Aquin  (Pseudo-),   auteur  d'une   Summa  totius    logicae, 

320-322. 

Thomas  de  Dumbleton,  4io. 
Thomas  de  Villeneuve  (Saint),  267. 
Thomé  (Alvarès),  53i-55o,  552-555,  557,  56i. 
Thurnmaïer  (Jean),  dit  Aventin,  i3-i5. 
Thurot  (Charles),  3-5. 
Tisberus,  voir  :  Heytesbury  (William). 
Tisserand,  532. 

Torni  (Bernardo),  4o8,  .495,  5oo-5o2,  5og,  5i2,  5i3,  524,  53o,  53i,  54o, 
546-548,  553,554,  56i. 

Torre  (Giacomo  della),  voir  :  Jacques  de  Forli. 
Torricelli  (Evangelista),  V,  VII,  XII,  181,  353,  437. 
Trojanus  (Curtius),  189. 


Vailati  (Giovanni),  212,  2i5. 
Valla  (Giorgio),  126-129,  i45. 


TABLE    DES    àUTEl 

\  iLOia  (Noël),  .">  i<>. 

Vareou  \  iron  (Guillaume),  33i-334<  ; 

VaTRET     Million),   ni. 

Verni  ta  de  (  Ihii  i  i  (  \ir<>lù),  ;>f;,  106,  1071  111,1  iti,  1 20,  1  '■'>-]. 
\  1  rsoris  (Joannes),  98,  99,  593,  .">-',. 
Vioomercati  (Francesco),  [84,  (85,  204,  'j<>7- 
\  ii.i.on  1  Françoû),  16. 
Vittori  de  Fa  en  z  a  (Benedetto),  296. 
Viscn  (Cmolus  de),  /i  1 7 . 

VivÈs  (Juan  Luis),  i44-i46,  i5<j,  t6o,  i(>4,  167-172,  17I,  179-181,265,  ^fiO, 
271,  273,  |i6,  i5o,  488,  490,  'i«i^,  5^5-5^7,  53 1 . 
Vossius,  417. 


w 


Wallis  (John),  4 18. 
William  de  Spyny,  12. 
Wohlwill  (Emil),  54,  212. 
Wolfius,  417. 
Wolowski  (L.),  347. 
Wood,  407,  4n,  4i3. 


X 


Ximénès  (Le  cardinal),  266. 


Zamberti  (Bartolomeo),  534. 


TABLE    DES  MANUSCRITS 

CITÉS  DA\s  LA  TROISIÈME  SÉRIE 


Les  manuscrits  inarqués  d'un  *  n'ont  pas  été  directement  consultés. 

Bibliothèque  Nationale;  fonds  français. 

*N»  565,  p.  347. 
N°  1083,  pp.  347-3Go,  3Gs-374. 

Bibliothèque  Nationale;  fonds  latin. 

N°  6527,  pp.  421,  423,  428,  432,  4t3. 

N°  6529,  pp.  520-622. 

N°  6558,  pp.  4i8,  419,  479,  48o. 

N°  6559,  pp.  294-299,  421-424,  428,  432-434,  472-474. 

N°  7190,  pp.  48,  3oo-3oi. 

N°  7215,  p.  47. 

N°  7368,  p.  295. 

N°  7371,  pp.  375-397,  402. 

N°  7377  B,  pp.  47,  48. 

N°  7378  A,  pp.  65,  3o2. 
*N°  7380,  p.  3oo. 
*N°  7381,  p.  3oo. 

N°  8680  A,  pp.  47,  48,  65,  292-294. 

N°  10252,  p.  48, 

N°  14576,  pp.  299,  446,  447- 
*N°  14579,  p.  375. 
*N°  14580,  p.  375. 

N»  14715,  p.  4i3. 

N°  14723,  pp.  3-7,  22,  27-31,  34-46,  52,  89,  3oi. 

N°  16134,  pp.  4o8,  409,  443,  444,  475-477- 

N°  16146,  pp.  4n,  425,  426,  428,  429,  434-438,  44o,  46o-468. 

N°  16621,  pp.  299,  4n,  4i3,  4i4,  4a5-43a,  434,  443,  448,  452-457. 
464,  466-468. 

Bibliothèque  Municipale  de  Bordeaux. 
N°  163,  pp.  332,  333. 


TABLE  DES  MATIÈRES 

DK  LA  TROISIÈME  SÊlUt 


Prkfack V 

XIII.  Jean  I    Buridan    (de  Béthune)  et  Léonard  de    Vinci.        i 

I.  Une  date  relative  à  Maître  Albert  de  Saxe 3 

II.  Jean  I   Buridan  (de  Béthune). 6 

III.  Que  la  théorie  du  centre  de  gravité,  enseignée  par  Albert 

de  Saxe,  n'est  aucunement  empruntée  à  Jean  Buridan  .  .       23 

IV.  La  Dynamique  de  Jean  Buridan 34 

V.  Que  la  Dynamique  de  Léonard  de  Vinci  procède,  par  l'in- 

termédiaire d'Albert  de  Saxe,  de  celle  de  Jean  Buridan. 
En  quel  point  elle  s'en  écarte,  et  pourquoi.  Les  diverses 
explications  de  la  chute  accélérée  des  graves  qui  ont  été 
proposées  avant  Léonard 54 

XIV.  La  tradition  de    Buridan   et    la    Science   italienne   au 
xvie  siècle n3 

I.  La  Dynamique  des  Italiens  au  temps  de  Léonard  de  Vinci . 

Averroïstes,  Alexandristes  et  Humanistes.   .......     n5 

II.  L'esprit  de  la  Scolastique  parisienne  au  temps  de  Léonard 

de  Vinci 129 

III.  La  Dynamique  parisienne  au  temps  de  Léonard  de  Vinci.   .     137 

IV.  La  décadence  de  la  Scolastique  parisienne  après  la  mort  de 

Léonard  de  Vinci.  Les  attaques  de  l'Humanisme.  Didier 

Érasme  et  Louis  Vives 160 

V.  Comment,  au  xvie  siècle,  la  Dynamique  de  Jean  Buridan 

s'est  répandue  en  Italie 181 

VI.  Des  premiers  progrès  accomplis  en  la  Dynamique  parisienne 

par  les  Italiens.  Giovanni  Battista  Benedetti 214 

VII.  Des  premiers  progrès  accomplis  en  la  Dynamique  parisienne 

par  les  Italiens  (suite).  Giordano  Bruno 227 

XV.  Dominique   Soto   et  la   Scolastique  parisienne 261 

I.  Avant-propos 263 

II.  Vie  de  Dominique  Soto,  frère  prêcheur 267 


6o4  ÉTUDES    SUR    LEONARD    DE    VINCI 

Pages. 

III.  Dominique  Soto  et  le  Nominalisme  parisien 270 

IV.  L'Infini  potentiel  et  l'Infini  actuel 273 

V.  L'Équilibre  de  la  Terre  et  des  Mers 277 

VI.  La  Dynamique  de  Jean  Buridan  et  la  Dynamique  de  Soto  .  279 
VIT.  Soto  tente  d'accorder  les  opinions  d'Aristote  et  de  Saint 

Thomas  avec  l'hypothèse  de  Yimpetus 286 

VIII.  Les  origines  de  la  Cinématique.  Le  traité  De  proportiona- 

lilate  motuum  et  magnitudinum  . 290 

IX.  Les  origines  de  la  Cinématique  (suite).  Thomas  Bradwardine. 

Jean  de  Meurs.  Jean  Buridan ,    .    .    .  295 

X.  Les  origines  delà  Cinématique  (suite).  Albert  de  Saxe.    .    .  302 
XI.  Albert  de  Saxe  et  la  loi  suivant  laquelle  s'accélère  la  chute 

d'un  grave 309 

XII.  De  intensione  et  remissione  formarum  .........  3i4 

XIII.  Nicole  Oresme 346 

XIV.  La  Dynamique  d'Oresme  et  la  Dynamique  de  Buridan.   .    .  35o 
XV.  Le  centre  de  gravité  de  la  terre  et  le  centre  du  Monde  ...  36 1 

XVI.  La   pluralité  des  mondes  et  le  lieu  naturel  selon  Nicole 

Oresme 367 

XVII.  Nicole  Oresme  inventeur  de  la  Géométrie  analytique  .    .    .     375 
XVIII.  Comment  Nicole  Oresme  a  établi  la  loi  du  mouvement  uni- 
formément varié 388 

XIX.  L'influence  de  Nicole  Oresme  à  l'Université  de  Paris.    Le 
traité  De  latitudinibus  formarum.  Albert  de  Saxe.  Marsile 

dTnghen .    , 399 

XX.  L'École  d'Oxford  au  milieu  du  xive  siècle.  Guillaume 
Heytesbury.  Jean  de  Dumbleton.  Swineshead.  Le  Calcu- 
lateur.   Le  traité  De  sex  inconuenientibus.  Guillaume  de 

Colligham 4o5 

XXI.  L'esprit  de  V Ecole  d'Oxford  au  milieu  du  xive  siècle.  I.  La 

Physique 424 

XXII.  L'esprit  de  l'Éèole  d'Oxford  au  milieu  du  xive  siècle.  II.  La 

Logique 44 1 

WIII.   La    loi    du    mouvement    uniformément    varié    à    l'École 

d'Oxford .     45 1 

A.  Le  De  primo  motore  de  Swineshead  et  les  Dubia  pari- 

siensia 45 1 

B.  La  Summa  de  Jean  de  Dumbleton 46o 

C.  Les  liegulœ  solvendi  sophismata  et  les  Probationes  de 

Guillaume  Heytesbury 468 

D.  Le  Tractatus  de  sex  iuconvenientibus  ........  471 

E.  L'opuscule  intitulé  :  A  est  unum  calidum 474 

F.  Le  Liber  calculalionum  de  Ricardus  de  Ghlymi  Eshedi.  477 
XXIV.  Comment   les  doctrines  de  Nicole  Oresme  se  sont  répan- 
dues en  Italie 48 1 

XXV.  Comment  les  doctrines  de  l'Ecole  d'Oxford  se  sont  répan- 
dues en  Italie 4q3 


I  \bi.i-:    l>i>    m  \  i  il  ni  s 

XXVI.  Léonard  de  Vinci  et  les  lois  de  la  chute  des  grave        ...     5io 
wyii.  L'étude  <i<'  la  Latitude  des  formes  à  L'Université  <!<•  Pari 
au  début  du  wi  siècle.  Jean  Majorls.  Jean  Dullaerl  de 

Gand. 5 ig 

\\  \  lll.  L'étude  tic  La  latitude  des  formes  à  l'Université  de  Paris,  au 

début  du  lvi' siècle  {suite).  Alvarès  Thomé  de  Lisbonne  ■ 

\\i\.  L'étude  <i<v  la  Latitude  <!<•*  formes  à  n université  <!<■  Paris,  au 

début  du  xvi"  siècle  (./'/"    Les  maîtres  espagnols.  Jean  de 

Gelaya    Louis  Goroncl 543 

\\\.  Dominique  Soto  et  les  lois  de  la  chute  des  graves 555 

\\\l.  La  tradition  parisienne  et  Galilée 56a 

Errata 585 

Table  des   auteurs   et  personnages  cités   dans    la   troisième 

SÉRIE 587 

Table  des  manuscrits  cités  dans  la  troisième  série 601 


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