Louis Lambert
LOUIS LAMBERT.
Louis Lambert naquit, en 1797, à Montoire, petite ville du Vendômois, où son père exploitait une tannerie de médiocre importance et comptait faire de lui son successeur ; mais les dispositions qu’il manifesta prématurément pour l’étude modifièrent l’arrêt paternel. D’ailleurs le tanneur et sa femme chérissaient Louis comme on chérit un fils unique et ne le contrariaient en rien. L’Ancien et le Nouveau Testament étaient tombés entre les mains de Louis à l’âge de cinq ans ; et ce livre, où sont contenus tant de livres, avait décidé de sa destinée. Cette enfantine imagination comprit-elle déjà la mystérieuse profondeur des Écritures, pouvait-elle déjà suivre l’Esprit-Saint dans son vol à travers les mondes, s’éprit-elle seulement des romanesques attraits qui abondent en ces poèmes tout orientaux ; ou, dans sa première innocence, cette âme sympathisa-t-elle avec le sublime religieux que des mains divines ont épanché dans ce livre ! Pour quelques lecteurs, notre récit résoudra ces questions. Un fait résulta de cette première lecture de la Bible : Louis allait par tout Montoire, y quêtant des livres qu’il obtenait à la faveur de ces séductions dont le secret n’appartient qu’aux enfants, et auxquelles personne ne sait résister. En se livrant à ces études, dont le cours n’était dirigé par personne, il atteignit sa dixième année. À cette époque, les remplaçants étaient rares ; déjà plusieurs familles riches les retenaient d’avance pour n’en pas manquer au moment du tirage. Le peu de fortune des pauvres tanneurs ne leur permettant pas d’acheter un homme à leur fils, ils trouvèrent dans l’état ecclésiastique le seul moyen que leur laissât la loi de le sauver de la conscription, et ils l’envoyèrent, en 1807, chez son oncle maternel, curé de Mer, autre petite ville située sur la Loire, près de Blois. Ce parti satisfaisait tout à la fois la passion de Louis pour la science et le désir qu’avaient ses parents de ne point l’exposer aux hasards de la guerre. Ses goûts studieux et sa précoce intelligence donnaient d’ailleurs l’espoir de lui voir faire une grande fortune dans l’Église. Après être resté pendant environ trois ans chez son oncle, vieil oratorien assez instruit, Louis en sortit au commencement de 1811 pour entrer au collège de Vendôme, où il fut mis et entretenu aux frais de madame de Staël.
Lambert dut la protection de cette femme célèbre au hasard ou sans doute à la Providence qui sait toujours aplanir les voies au génie délaissé. Mais pour nous, de qui les regards s’arrêtent à la superficie des choses humaines, ces vicissitudes, dont tant d’exemples nous sont offerts dans la vie des grands hommes, ne semblent être que le résultat d’un phénomène tout physique ; et, pour la plupart des biographes, la tête d’un homme de génie tranche sur une masse de figures enfantines comme une belle plante qui par son éclat attire dans les champs les yeux du botaniste. Cette comparaison pourrait s’appliquer à l’aventure de Louis Lambert : il venait ordinairement passer dans la maison paternelle le temps que son oncle lui accordait pour ses vacances ; mais au lieu de s’y livrer, selon l’habitude des écoliers, aux douceurs de ce bon farniente qui nous affriole à tout âge, il emportait dès le matin du pain et des livres ; puis il allait lire et méditer au fond des bois pour se dérober aux remontrances de sa mère, à laquelle de si constances études paraissaient dangereuses. Admirable instinct de mère ! Dès ce temps, la lecture était devenue chez Louis une espèce de faim que rien ne pouvait assouvir : il dévorait des livres de tout genre, et se repaissait indistinctement d’œuvres religieuses, d’histoire, de philosophie et de physique. Il m’a dit avoir éprouvé d’incroyables délices en lisant des dictionnaires, à défaut d’autres ouvrages, et je l’ai cru volontiers. Quel écolier n’a maintes fois trouvé du plaisir à chercher le sens probable d’un substantif inconnu ? L’analyse d’un mot, sa physionomie, son histoire étaient pour Lambert l’occasion d’une longue rêverie. Mais ce n’était pas la rêverie instinctive par laquelle un enfant s’habitue aux phénomènes de la vie, s’enhardit aux perceptions ou morales ou physiques ; culture involontaire, qui plus tard porte ses fruits et dans l’entendement et dans le caractère ; non, Louis embrassait les faits, il les expliquait après en avoir recherché tout à la fois le principe et la fin avec une perspicacité de sauvage. Aussi, par un de ces jeux effrayants auxquels se plaît parfois la Nature, et qui prouvait l’anomalie de son existence, pouvait-il dès l’âge de quatorze ans émettre facilement des idées dont la profondeur ne m’a été révélée que longtemps après.
— Souvent, me dit-il, en parlant de ses lectures, j’ai accompli de délicieux voyages, embarqué sur un mot dans les abîmes du passé, comme l’insecte qui flotte au gré d’un fleuve sur quelque brin d’herbe. Parti de la Grèce, j’arrivais à Rome et traversais l’étendue des âges modernes. Quel beau livre ne composerait-on pas en racontant la vie et les aventures d’un mot ? sans doute il a reçu diverses impressions des événements auxquels il a servi ; selon les lieux il a réveillé des idées différentes ; mais n’est-il pas plus grand encore à considérer sous le triple aspect de l’âme, du corps et du mouvement ? À le regarder, abstraction faite de ses fonctions, de ses effets et de ses actes, n’y a-t-il pas de quoi tomber dans un océan de réflexions ? La plupart des mots ne sont-ils pas teints de l’idée qu’ils représentent extérieurement ? à quel génie sont-ils dus ! S’il faut une grande intelligence pour créer un mot, quel âge a donc la parole humaine ? L’assemblage des lettres, leurs formes, la figure qu’elles donnent à un mot, dessinent exactement, suivant le caractère de chaque peuple, des êtres inconnus dont le souvenir est en nous. Qui nous expliquera philosophiquement la transition de la sensation à la pensée, de la pensée au verbe, du verbe à son expression hiéroglyphique, des hiéroglyphes à l’alphabet, de l’alphabet à l’éloquence écrite, dont la beauté réside dans une suite d’images classées par les rhéteurs, et qui sont comme les hiéroglyphes de la pensée ? L’antique peinture des idées humaines configurées par les formes zoologiques n’aurait-elle pas déterminé les premiers signes dont s’est servi l’Orient pour écrire ses langages ? Puis n’aurait-elle pas traditionnellement laissé quelques vestiges dans nos langues modernes, qui toutes se sont partagé les débris du verbe primitif des nations, verbe majestueux et solennel, dont la majesté, dont la solennité décroissent à mesure que vieillissent les sociétés ; dont les retentissements si sonores dans la Bible hébraïque, si beaux encore dans la Grèce, s’affaiblissent à travers les progrès de nos civilisations successives ? Est-ce à cet ancien Esprit que nous devons les mystères enfouis dans toute parole humaine ? N’existe-t-il pas dans le mot vrai une sorte de rectitude fantastique ? ne se trouve-t-il pas dans le son bref qu’il exige une vague image de la chaste nudité, de la simplicité du vrai en toute chose ? Cette syllabe respire je ne sais quelle fraîcheur. J’ai pris pour exemple la formule d’une idée abstraite, ne voulant pas expliquer le problème par un mot qui le rendît trop facile à comprendre, comme celui de vol, où tout parle aux sens. N’en est-il pas ainsi de chaque verbe ? tous sont empreints d’un vivant pouvoir qu’ils tiennent de l’âme, et qu’ils lui restituent par les mystères d’une action et d’une réaction merveilleuse entre la parole et la pensée. Ne dirait-on pas d’un amant qui puise sur les lèvres de sa maîtresse autant d’amour qu’il en communique ? Par leur seule physionomie, les mots raniment dans notre cerveau les créatures auxquelles ils servent de vêtement. Semblables à tous les êtres, ils n’ont qu’une place où leurs propriétés puissent pleinement agir et se développer. Mais ce sujet comporte peut-être une science tout entière ! Et il haussait les épaules comme pour me dire : Nous sommes et trop grands et trop petits !
La passion de Louis pour la lecture avait été d’ailleurs fort bien servie. Le curé de Mer possédait environ deux à trois mille volumes. Ce trésor provenait des pillages faits pendant la révolution dans les abbayes et les châteaux voisins. En sa qualité de prêtre assermenté, le bonhomme avait pu choisir les meilleurs ouvrages parmi les collections précieuses qui furent alors vendues au poids. En trois ans, Louis Lambert s’était assimilé la substance des livres qui, dans la bibliothèque de son oncle, méritaient d’être lus. L’absorption des idées par la lecture était devenue chez lui un phénomène curieux ; son œil embrassait sept à huit lignes d’un coup, et son esprit en appréciait le sens avec une vélocité pareille à celle de son regard ; souvent même un mot dans la phrase suffisait pour lui en faire saisir le suc. Sa mémoire était prodigieuse. Il se souvenait avec une même fidélité des pensées acquises par la lecture et de celles que la réflexion ou la conversation lui avaient suggérées. Enfin il possédait toutes les mémoires : celles des lieux, des noms, des mois, des choses et des figures. Non-seulement il se rappelait les objets à volonté ; mais encore il les revoyait en lui-même situés, éclairés, colorés comme ils l’étaient au moment où il les avait aperçus. Cette puissance s’appliquait également aux actes les plus insaisissables de l’entendement. Il se souvenait, suivant son expression, non-seulement du gisement des pensées dans le livre où il les avait prises, mais encore des dispositions de son âme à des époques éloignées. Par un privilége inouï, sa mémoire pouvait donc lui retracer les progrès et la vie entière de son esprit, depuis l’idée la plus anciennement acquise jusqu’à la dernière éclose, depuis la plus confuse jusqu’à la plus lucide. Son cerveau, habitué jeune encore au difficile mécanisme de la concentration des forces humaines, tirait de ce riche dépôt une foule d’images admirables de réalité, de fraîcheur, desquelles il se nourrissait pendant la durée de ses limpides contemplations.
— Quand je le veux, me disait-il dans son langage auquel les trésors du souvenir communiquaient une hâtive originalité, je tire un voile sur mes yeux. Soudain je rentre en moi-même, et j’y trouve une chambre noire où les accidents de la nature viennent se reproduire sous une forme plus pure que la forme sous laquelle ils sont d’abord apparus à mes sens extérieurs.
À l’âge de douze ans, son imagination, stimulée par le perpétuel exercice de ses facultés, s’était développée au point de lui permettre d’avoir des notions si exactes sur les choses qu’il percevait par la lecture seulement, que l’image imprimée dans son âme n’en eût pas été plus vive s’il les avait réellement vues ; soit qu’il procédât par analogie, soit qu’il fût doué d’une espèce de seconde vue par laquelle il embrassait la nature.
— En lisant le récit de la bataille d’Austerlitz, me dit-il un jour, j’en ai vu tous les incidents. Les volées de canon, les cris des combattants retentissaient à mes oreilles et m’agitaient les entrailles ; je sentais la poudre, j’entendais le bruit des chevaux et la voix des hommes ; j’admirais la plaine où se heurtaient des nations armées, comme si j’eusse été sur la hauteur du Santon. Ce spectacle me semblait effrayant comme une page de l’Apocalypse.
Quand il employait ainsi toutes ses forces dans une lecture, il perdait en quelque sorte la conscience de sa vie physique, et n’existait plus que par le jeu tout-puissant de ses organes intérieurs dont la portée s’était démesurément étendue : il laissait, suivant son expression, l’espace derrière lui. Mais je ne veux pas anticiper sur les phases intellectuelles de sa vie. Malgré moi déjà, je viens d’intervertir l’ordre dans lequel je dois dérouler l’histoire de cet homme qui transporta toute son action dans sa pensée, comme d’autres placent toute leur vie dans l’action.
Un grand penchant l’entraînait vers les ouvrages mystiques. — Abyssus abyssum, me disait-il. Notre esprit est un abîme qui se plaît dans les abîmes. Enfants, hommes, vieillards, nous sommes toujours friands de mystères, sous quelque forme qu’ils se présentent. Cette prédilection lui fut fatale, s’il est permis toutefois de juger sa vie selon les lois ordinaires, et de toiser le bonheur d’autrui avec la mesure du nôtre, ou d’après les préjugés sociaux. Ce goût pour les choses du ciel, autre locution qu’il employait souvent, ce mens divinior était dû peut-être à l’influence exercée sur son esprit par les premiers livres qu’il lut chez son oncle. Sainte Thérèse et madame Guyon lui continuèrent la Bible, eurent les prémices de son adulte intelligence, et l’habituèrent à ces vives réactions de l’âme dont l’extase est à la fois et le moyen et le résultat. Cette étude, ce goût élevèrent son cœur, le purifièrent, l’ennoblirent, lui donnèrent appétit de la nature divine, et l’instruisirent des délicatesses presque féminines qui sont instinctives chez les grands hommes : peut-être leur sublime n’est-il que le besoin de dévouement qui distingue la femme, mais transporté dans les grandes choses. Grâce à ces premières impressions, Louis resta pur au collége. Cette noble virginité de sens eut nécessairement pour effet d’enrichir la chaleur de son sang et d’agrandir les facultés de sa pensée.
La baronne de Staël, bannie à quarante lieues de Paris, vint passer plusieurs mois de son exil dans une terre située prés de Vendôme. Un jour, en se promenant, elle rencontra sur la lisière du parc l’enfant du tanneur presque en haillons, absorbé par un livre. Ce livre était une traduction du Ciel et de l’Enfer. À cette époque, MM. Saint-Martin, de Gence et quelques autres écrivains français, à moitié allemands, étaient presque les seules personnes qui, dans l’empire français, connussent le nom de Swedenborg. Étonnée, madame de Staël prit le livre avec cette brusquerie qu’elle affectait de mettre dans ses interrogations, ses regards et ses gestes ; puis, lançant un coup d’œil à Lambert : — Est-ce que tu comprends cela ? lui dit-elle.
— Priez-vous Dieu ? demanda l’enfant.
— Mais… Oui.
— Et le comprenez-vous ?
La baronne resta muette pendant un moment ; puis elle s’assit auprès de Lambert, et se mit à causer avec lui. Malheureusement ma mémoire, quoique fort étendue, est loin d’être aussi fidèle que l’était celle de mon camarade, et j’ai tout oublié de cette conversation, hormis les premiers mots. Cette rencontre était de nature à vivement frapper madame de Staël ; à son retour au château, elle en parla peu, malgré le besoin d’expansion qui, chez elle, dégénérait en loquacité ; mais elle en parut fortement préoccupée. La seule personne encore vivante qui ait gardé le souvenir de cette aventure, et que j’ai questionnée afin de recueillir le peu de paroles alors échappées à madame de Staël, retrouva difficilement dans sa mémoire ce mot dit par la baronne, à propos de Lambert : C’est un vrai voyant. Louis ne justifia point aux yeux des gens du monde les belles espérances qu’il avait inspirées à sa protectrice. La prédilection passagère qui se porta sur lui fut donc considérée comme un caprice de femme, comme une de ces fantaisies particulières aux artistes. Madame de Staël voulut arracher Louis Lambert à l’Empereur et à l’Église, pour le rendre à la noble destinée qui, disait-elle, l’attendait ; car elle en faisait déjà quelque nouveau Moïse sauvé des eaux. Avant son départ, elle chargea l’un de ses amis, monsieur de Corbigny, alors préfet à Blois, de mettre en temps utile son Moïse au collége de Vendôme ; puis elle l’oublia probablement. Entré là vers l’âge de quatorze ans, au commencement de 1811, Lambert dut en sortir à la fin de 1814, après avoir achevé sa philosophie. Je doute que, pendant ce temps, il ait jamais reçu le moindre souvenir de sa bienfaitrice, si toutefois ce fut un bienfait que de payer durant trois années la pension d’un enfant sans songer à son avenir, après l’avoir détourné d’une carrière où peut-être eût-il trouvé le bonheur. Les circonstances de l’époque et le caractère de Louis Lambert peuvent largement absoudre madame de Staël et de son insouciance et de sa générosité. La personne choisie pour lui servir d’intermédiaire dans ses relations avec l’enfant quitta Blois au moment où il sortait du collége. Les événements politiques qui survinrent alors justifièrent assez l’indifférence de ce personnage pour le protégé de la baronne. L’auteur de Corinne n’entendit plus parler de son petit Moïse. Cent louis donnés par elle à monsieur de Corbigny, qui, je crois, mourut lui-même en 1812, n’étaient pas une somme assez importante pour réveiller les souvenirs de madame de Staël dont l’âme exaltée rencontra sa pâture, et dont tous les intérêts furent vivement mis en jeu pendant les péripéties des années 1814 et 1815. Louis Lambert se trouvait à cette époque et trop pauvre et trop fier pour rechercher sa bienfaitrice, qui voyageait à travers l’Europe. Néanmoins il vint à pied de Blois à Paris dans l’intention de la voir, et arriva malheureusement le jour où la baronne mourut. Deux lettres écrites par Lambert étaient restées sans réponse. Le souvenir des bonnes intentions de madame de Staël pour Louis n’est donc demeuré que dans quelques jeunes mémoires, frappées comme le fut la mienne par le merveilleux de cette histoire. Il faut avoir été dans notre collége pour comprendre et l’effet que produisait ordinairement sur nos esprits l’annonce d’un nouveau, et l’impression particulière que l’aventure de Lambert devait nous causer.
Ici, quelques renseignements sur les lois primitives de notre Institution, jadis moitié militaire et moitié religieuse, deviennent nécessaires pour expliquer la nouvelle vie que Lambert allait y mener. Avant la révolution, l’Ordre des Oratoriens, voué, comme celui de Jésus, à l’éducation publique, et qui lui succéda dans quelques maisons, possédait plusieurs établissements provinciaux, dont les plus célèbres étaient les colléges de Vendôme, de Tournon, de La Flèche, de Pont-le-Voy, de Sorrèze et de Juilly. Celui de Vendôme, aussi bien que les autres, élevait, je crois, un certain nombre de cadets destinés à servir dans l’armée. L’abolition des Corps enseignants, décrétée par la Convention, influa très-peu sur l’Institution de Vendôme. La première crise passée, le collége recouvra ses bâtiments ; quelques Oratoriens disséminés aux environs y revinrent, et le rétablirent en lui conservant son ancienne règle, ses habitudes, ses usages et ses mœurs, qui lui prêtaient une physionomie à laquelle je n’ai rien pu comparer dans aucun des lycées où je suis allé après ma sortie de Vendôme. Situé au milieu de la ville, sur la petite rivière du Loir qui en baigne les bâtiments, le collége forme une vaste enceinte soigneusement close où sont enfermés les établissements nécessaires a une Institution de ce genre : une chapelle, un théâtre, une infirmerie, une boulangerie, des jardins, des cours d’eau. Ce collége, le plus célèbre foyer d’instruction que possèdent les provinces du centre, est alimenté par elles et par nos colonies. L’éloignement ne permet donc pas aux parents d’y venir souvent voir leurs enfants. La règle interdisait d’ailleurs les vacances externes. Une fois entrés, les élèves ne sortaient du collége qu’à la fin de leurs études. À l’exception des promenades faites extérieurement sous la conduite des Pères, tout avait été calculé pour donner à cette maison les avantages de la discipline conventuelle. De mon temps, le Correcteur était encore un vivant souvenir, et la classique férule de cuir y jouait avec honneur son terrible rôle. Les punitions jadis inventées par la Compagnie de Jésus, et qui avaient un caractère aussi effrayant pour le moral que pour le physique, étaient demeurées dans l’intégrité de l’ancien programme. Les lettres aux parents étaient obligatoires à certains jours, aussi bien que la confession. Ainsi nos péchés et nos sentiments se trouvaient en coupe réglée. Tout portait l’empreinte de l’uniforme monastique. Je me rappelle, entre autres vestiges de l’ancien Institut, l’inspection que nous subissions tous les dimanches : nous étions en grande tenue, rangés comme des soldats, attendant les deux directeurs qui, suivis des fournisseurs et des maîtres, nous examinaient sous les triples rapports du costume, de l’hygiène et du moral. Les deux ou trois cents élèves que pouvait loger le collége étaient divisés, suivant l’ancienne coutume, en quatre sections, nommées les Minimes, les Petits, les Moyens et les Grands. La division des Minimes embrassait les classes désignées sous le nom de huitième et septième ; celle des Petits, la sixième, la cinquième et la quatrième ; celle des Moyens, la troisième et la seconde ; enfin celle des Grands, la rhétorique, la philosophie, les mathématiques spéciales, la physique et la chimie. Chacun de ces colléges particuliers possédait son bâtiment, ses classes et sa cour dans un grand terrain commun sur lequel les salles d’étude avaient leur sortie, et qui aboutissaient au réfectoire. Ce réfectoire, digne d’un ancien Ordre religieux, contenait tous les écoliers. Contrairement à la règle des autres corps enseignants, nous pouvions y parler en mangeant, tolérance oratorienne qui nous permettait de faire des échanges de plats selon nos goûts. Ce commerce gastronomique est constamment resté l’un des plus vifs plaisirs de notre vie collégiale. Si quelque Moyen, placé en tête de sa table, préférait une portion de pois rouges à son dessert, car nous avions du dessert, la proposition suivante passait de bouche en bouche : — Un dessert pour des pois ! jusqu’à ce qu’un gourmand l’eût accepté ; alors celui-ci d’envoyer sa portion de pois, qui allait de main en main jusqu’au demandeur dont le dessert arrivait par la même voie. Jamais il n’y avait d’erreur. Si plusieurs demandes étaient semblables, chacune portait son numéro, et l’on disait : — Premiers pois pour premier dessert. Les tables étaient longues, notre trafic perpétuel y mettait tout en mouvement ; et nous parlions, nous mangions, nous agissions avec une vivacité sans exemple. Aussi le bavardage de trois cents jeunes gens, les allées et venues des domestiques occupés à changer les assiettes, à servir les plats, à donner le pain, l’inspection des directeurs faisaient-ils du réfectoire de Vendôme un spectacle unique en son genre, et qui étonnait toujours les visiteurs. Pour adoucir notre vie, privée de toute communication avec le dehors et sevrée des caresses de la famille, les Pères nous permettaient encore d’avoir des pigeons et des jardins. Nos deux ou trois cents cabanes, un millier de pigeons nichés autour de notre mur d’enceinte et une trentaine de jardins formaient un coup d’œil encore plus curieux que ne l’était celui de nos repas. Mais il serait trop fastidieux de raconter les particularités qui font du collége de Vendôme un établissement à part, et fertile en souvenirs pour ceux dont l’enfance s’y est écoulée. Qui de nous ne se rappelle encore avec délices, malgré les amertumes de la science, les bizarreries de cette vie claustrale ? C’était les friandises achetées en fraude durant nos promenades, la permission de jouer aux cartes et celle d’établir des représentations théâtrales pendant les vacances, maraude et libertés nécessitées par notre solitude ; puis encore notre musique militaire, dernier vestige des Cadets ; notre académie, notre chapelain, nos Pères professeurs ; enfin, les jeux particuliers défendus ou permis : la cavalerie de nos échasses, les longues glissoires faites en hiver, le tapage de nos galoches gauloises, et surtout le commerce introduit par la boutique établie dans l’intérieur de nos cours. Cette boutique était tenue par une espèce de maître Jacques auquel grands et petits pouvaient demander, suivant le prospectus : boîtes, échasses, outils, pigeons cravatés, pattus, livres de messe (article rarement vendu), canifs, papiers, plumes, crayons, encre de toutes les couleurs, balles, billes ; enfin le monde entier des fascinantes fantaisies de l’enfance, et qui comprenait tout, depuis la sauce des pigeons que nous avions à tuer jusqu’aux poteries où nous conservions le riz de notre souper pour le déjeuner du lendemain. Qui de nous est assez malheureux pour avoir oublié ses battements de cœur à l’aspect de ce magasin périodiquement ouvert pendant les récréations du dimanche, et où nous allions à tour de rôle dépenser la somme qui nous était attribuée ; mais où la modicité de la pension accordée par nos parents à nos menus plaisirs nous obligeait de faire un choix entre tous les objets qui exerçaient de si vives séductions sur nos âmes ? La jeune épouse à laquelle, durant les premiers jours de miel, son mari remet douze fois dans l’année une bourse d’or, le joli budget de ses caprices, a-t-elle rêvé jamais autant d’acquisitions diverses dont chacune absorbe la somme, que nous n’en avons médité la veille des premiers dimanches du mois ? Pour six francs, nous possédions, pendant une nuit, l’universalité des biens de l’inépuisable boutique ! et, durant la messe, nous ne chantions pas un répons qui ne brouillât nos secrets calculs. Qui de nous peut se souvenir d’avoir eu quelques sous à dépenser le second dimanche ? Enfin qui n’a pas obéi par avance aux lois sociales en plaignant, en secourant, en méprisant les Pariahs que l’avarice où le malheur paternel laissaient sans argent ? Quiconque voudra se représenter l’isolement de ce grand collége avec ses bâtiments monastiques, au milieu d’une petite ville, et les quatre parcs dans lesquels nous étions hiérarchiquement casés, aura certes une idée de l’intérêt que devait nous offrir l’arrivée d’un nouveau, véritable passager survenu dans un navire. Jamais jeune duchesse présentée à la cour n’y fut aussi malicieusement critiquée que l’était le nouveau débarqué par tous les écoliers de sa Division. Ordinairement, pendant la récréation du soir, avant la prière, les flatteurs habitués à causer avec celui des deux Pères chargés de nous garder une semaine chacun à leur tour, qui se trouvait alors en fonctions, entendaient les premiers ces paroles authentiques : — « Vous aurez demain un Nouveau ! » Tout à coup ce cri : — « Un Nouveau ! un Nouveau ! » retentissait dans les cours. Nous accourions tous pour nous grouper autour du Régent, qui bientôt était rudement interrogé. — D’où venait-il ? Comment se nommait-il ? En quelle classe serait-il ? etc.
L’arrivée de Louis Lambert fut le texte d’un conte digne des Mille et une Nuits. J’étais alors en quatrième chez les Petits. Nous avions pour Régents deux hommes auxquels nous donnions par tradition le nom de Pères, quoiqu’ils fussent séculiers. De mon temps, il n’existait plus à Vendôme que trois véritables Oratoriens auxquels ce titre appartînt légitimement ; en 1814, ils quittèrent le collége, qui s’était insensiblement sécularisé, pour se réfugier auprès des autels dans quelques presbytères de campagne, à l’exemple du curé de Mer. Le père Haugoult, le Régent de semaine, était assez bon homme, mais dépourvu de hautes connaissances, il manquait de ce tact si nécessaire pour discerner les différents caractères des enfants et leur mesurer les punitions suivant leurs forces respectives.
Le père Haugoult se mit donc à raconter fort complaisamment les singuliers événements qui allaient, le lendemain, nous valoir le plus extraordinaire des Nouveaux. Aussitôt les jeux cessèrent. Tous les Petits arrivèrent en silence pour écouter l’aventure de ce Louis Lambert, trouvé, comme un aérolithe, par madame de Staël au coin d’un bois. Monsieur Haugoult dut nous expliquer madame de Staël : pendant cette soirée, elle me parut avoir dix pieds ; depuis j’ai vu le tableau de Corinne, où Gérard l’a représentée et si grande et si belle ; hélas ! la femme idéale rêvée par mon imagination la surpassait tellement, que la véritable madame de Staël a constamment perdu dans mon esprit, même après la lecture du livre tout viril intitulé De l’Allemagne. Mais Lambert fut alors une bien autre merveille : après l’avoir examiné, monsieur Mareschal, le directeur des études, avait hésité, disait le père Haugoult, à le mettre chez les Grands. La faiblesse de Louis en latin l’avait fait rejeter en quatrième, mais il sauterait sans doute une classe chaque année ; par exception, il devait être de l’académie. Proh pudor ! nous allions avoir l’honneur de compter parmi les Petits un habit décoré du ruban rouge que portaient les académiciens de Vendôme. Aux académiciens étaient octroyés de brillants priviléges ; ils dînaient souvent à la table du Directeur, et tenaient par an deux séances littéraires auxquelles nous assistions pour entendre leurs œuvres. Un académicien était un petit grand homme. Si chaque Vendômien veut être franc, il avouera que, plus tard, un véritable académicien de la véritable Académie française lui a paru bien moins étonnant que ne l’était l’enfant gigantesque illustré par la croix et par le prestigieux ruban rouge, insignes de notre académie. Il était bien difficile d’appartenir à ce corps glorieux avant d’être parvenu en seconde, car les académiciens devaient tenir tous les jeudis, pendant les vacances, des séances publiques, et nous lire des contes en vers ou en prose, des épîtres, des traités, des tragédies, des comédies ; compositions interdites à l’intelligence des classes secondaires. J’ai longtemps gardé le souvenir d’un conte, intitulé l’Âne vert, qui, je crois, est l’œuvre la plus saillante de cette académie inconnue. Un quatrième être de l’académie ! Parmi nous serait cet enfant de quatorze ans, déjà poète, aimé de madame de Staël, un futur génie, nous disait le père Haugoult ; un sorcier, un gars capable de faire un thème ou une version pendant qu’on nous appellerait en classe, et d’apprendre ses leçons en les lisant une seule fois. Louis Lambert confondait toutes nos idées. Puis la curiosité du père Haugoult, l’impatience qu’il témoignait de voir le Nouveau, attisaient encore nos imaginations enflammées. — S’il a des pigeons, il n’aura pas de cabane. Il n’y a plus de place, Tant pis ! disait l’un de nous qui, depuis, a été grand agriculteur. — Auprès de qui sera-t-il ? demandait un autre. — Oh ! que je voudrais être son faisant ! s’écriait un exalté. Dans notre langage collégial, ce mot être faisants constituait un idiotisme difficile à traduire. Il exprimait un partage fraternel des biens et des maux de notre vie enfantine, une promiscuité d’intérêts fertile en brouilles et en raccommodements, un pacte d’alliance offensive et défensive. Chose bizarre ! jamais, de mon temps, je n’ai connu de frères qui fussent Faisants. Si l’homme ne vit que par les sentiments, peut-être croit-il appauvrir son existence en confondant une affection trouvée dans une affection naturelle.
L’impression que les discours du père Haugoult firent sur moi pendant cette soirée est une des plus vives de mon enfance, et je ne puis la comparer qu’à la lecture de Robinson Crusoé. Je dus même plus tard au souvenir de ces sensations prodigieuses, une remarque peut-être neuve sur les différents effets que produisent les mots dans chaque entendement. Le verbe n’a rien d’absolu : nous agissons plus sur le mot qu’il n’agit sur nous ; sa force est en raison des images que nous avons acquises et que nous y groupons ; mais l’étude de ce phénomène exige de larges développements, hors de propos ici. Ne pouvant dormir, j’eus une longue discussion avec mon voisin de dortoir sur l’être extraordinaire que nous devions avoir parmi nous le lendemain. Ce voisin, naguère officier, maintenant écrivain à hautes vues philosophiques, Barchou de Penhoën, n’a démenti ni sa prédestination, ni le hasard qui réunissait dans la même classe, sur le même banc et sous le même toit, les deux seuls écoliers de Vendôme de qui Vendôme entende parler aujourd’hui. Le récent traducteur de Fichte, l’interprète et l’ami de Ballanche, était occupé déjà, comme je l’étais moi-même, de questions métaphysiques ; il déraisonnait souvent avec moi sur Dieu, sur nous et sur la nature. Il avait alors des prétentions au pyrrhonisme. Jaloux de soutenir son rôle, il nia les facultés de Lambert ; tandis qu’ayant nouvellement lu les Enfants célèbres, je l’accablais de preuves en lui citant le petit Montcalm, Pic de La Mirandole, Pascal, enfin tous les cerveaux précoces ; anomalies célèbres dans l’histoire de l’esprit humain, et les prédécesseurs de Lambert. J’étais alors moi-même passionné pour la lecture. Grâce à l’envie que mon père avait de me voir à l’École Polytechnique, il payait pour moi des leçons particulières de mathématiques. Mon répétiteur, bibliothécaire du collége, me laissait prendre des livres sans trop regarder ceux que j’emportais de la bibliothèque, lieu tranquille où, pendant les récréations, il me faisait venir pour me donner ses leçons. Je crois qu’il était ou peu habile ou fort occupé de quelque grave entreprise, car il me permettait très-volontiers de lire pendant le temps des répétitions, et travaillait je ne sais à quoi. Donc, en vertu d’un pacte tacitement convenu entre nous deux, je ne me plaignais point de ne rien apprendre, et lui se taisait sur mes emprunts de livres. Entraîné par cette intempestive passion, je négligeais mes études pour composer des poèmes qui devaient certes inspirer peu d’espérances, si j’en juge par ce trop long vers, devenu célèbre parmi mes camarades, et qui commençait une épopée sur les Incas :
Ô Inca ! ô roi infortuné et malheureux !
Je fus surnommé le Poète en dérision de mes essais ; mais les moqueries ne me corrigèrent pas. Je rimaillai toujours, malgré le sage conseil de monsieur Mareschal, notre directeur, qui tâcha de me guérir d’une manie malheureusement invétérée, en me racontant dans un apologue les malheurs d’une fauvette tombée de son nid pour avoir voulu voler avant que ses ailes ne fussent poussées. Je continuai mes lectures, je devins l’écolier le moins agissant, le plus paresseux, le plus contemplatif de la Division des Petits, et partant le plus souvent puni. Cette digression autobiographique doit faire comprendre la nature des réflexions par lesquelles je fus assailli à l’arrivée de Lambert. J’avais alors douze ans. J’éprouvai tout d’abord une vague sympathie pour un enfant avec qui j’avais quelques similitudes de tempérament. J’allais donc rencontrer un compagnon de rêverie et de méditation. Sans savoir encore ce qu’était la gloire, je trouvais glorieux d’être le camarade d’un enfant dont l’immortalité était préconisée par madame de Staël. Louis Lambert me semblait un géant.
Le lendemain si attendu vint enfin. Un moment avant le déjeuner, nous entendîmes dans la cour silencieuse le double pas de monsieur Mareschal et du Nouveau. Toutes les têtes se tournèrent aussitôt vers la porte de la classe. Le père Haugoult, qui partageait les tortures de notre curiosité, ne nous fit pas entendre le sifflement par lequel il imposait silence à nos murmures et nous rappelait au travail. Nous vîmes alors ce fameux Nouveau, que monsieur Mareschal tenait par la main. Le Régent descendit de sa chaire, et le Directeur lui dit solennellement, suivant l’étiquette : — Monsieur, je vous amène monsieur Louis Lambert, vous le mettrez avec les Quatrièmes, il entrera demain en classe. Puis, après avoir causé à voix basse avec le Régent, il dit tout haut : — Où allez-vous le placer ? Il eût été injuste de déranger l’un de nous pour le Nouveau ; et comme il n’y avait plus qu’un seul pupitre de libre, Louis Lambert vint l’occuper, près de moi qui étais entré le dernier dans la classe. Malgré le temps que nous avions encore à rester en étude, nous nous levâmes tous pour examiner Lambert. Monsieur Mareschal entendit nos colloques, nous vit en insurrection, et dit avec cette bonté qui nous le rendait particulièrement cher : — Au moins, soyez sages, ne dérangez pas les autres classes.
Ces paroles nous mirent en récréation quelque temps avant l’heure du déjeuner, et nous vînmes tous environner Lambert pendant que monsieur Mareschal se promenait dans la cour avec le père Haugoult. Nous étions environ quatre-vingts diables, hardis comme des oiseaux de proie. Quoique nous eussions tous passé par ce cruel noviciat, nous ne faisions jamais grâce à un Nouveau des rires moqueurs, des interrogations, des impertinences qui se succédaient en semblable occurrence, à la grande honte du néophyte de qui l’on essayait ainsi les mœurs, la force et le caractère. Lambert, ou calme ou abasourdi, ne répondit à aucune de nos questions. L’un de nous dit alors qu’il sortait sans doute de l’école de Pythagore. Un rire général éclata. Le Nouveau fut surnommé Pythagore pour toute sa vie de collége. Cependant le regard perçant de Lambert, le dédain peint sur sa figure pour nos enfantillages en désaccord avec la nature de son esprit, l’attitude aisée dans laquelle il restait, sa force apparente en harmonie avec son âge, imprimèrent un certain respect aux plus mauvais sujets d’entre nous. Quant à moi, j’étais près de lui, occupé à l’examiner silencieusement. Louis était un enfant maigre et fluet, haut de quatre pieds et demi ; sa figure halée, ses mains brunies par le soleil paraissaient accuser une vigueur musculaire que néanmoins il n’avait pas à l’état normal. Aussi, deux mois après son entrée au collége, quand le séjour de la classe lui eut fait perdre sa coloration presque végétale, le vîmes-nous devenir pâle et blanc comme une femme. Sa tête était d’une grosseur remarquable. Ses cheveux, d’un beau noir et bouclés par masses, prêtaient une grâce indicible à son front, dont les dimensions avaient quelque chose d’extraordinaire, même pour nous, insouciants, comme on peut le croire, des pronostics de la phrénologie, science alors au berceau. La beauté de son front prophétique provenait surtout de la coupe extrêmement pure des deux arcades sous lesquelles brillait son œil noir, qui semblaient taillées dans l’albâtre, et dont les lignes, par un attrait assez rare, se trouvaient d’un parallélisme parfait en se rejoignant à la naissance du nez. Mais il était difficile de songer à sa figure, d’ailleurs fort irrégulière, en voyant ses yeux, dont le regard possédait une magnifique variété d’expression et qui paraissaient doublés d’une âme. Tantôt clair et pénétrant à étonner, tantôt d’une douceur céleste, ce regard devenait terne, sans couleur pour ainsi dire, dans les moments où il se livrait à ses contemplations. Son œil ressemblait alors à une vitre d’où le soleil se serait retiré soudain après l’avoir illuminée. Il en était de sa force et de son organe comme de son regard : même mobilité, mêmes caprices. Sa voix se faisait douce comme une voix de femme qui laisse tomber un aveu ; puis elle était, parfois, pénible, incorrecte, raboteuse, s’il est permis d’employer ces mots pour peindre des effets nouveaux. Quant à sa force, habituellement il était incapable de supporter la fatigue des moindres jeux, et semblait être débile, presque infirme. Mais, pendant les premiers jours de son noviciat, un de nos matadors s’étant moqué de cette maladive délicatesse qui le rendait impropre aux violents exercices en vogue dans le collége, Lambert prit de ses deux mains et par le bout une de nos tables qui contenait douze grands pupitres encastrés sur deux rangs et en dos d’âne, il s’appuya contre la chaire du Régent ; puis il retint la table par ses pieds en les plaçant sur la traverse d’en bas, et dit : — Mettez-vous dix et essayez de la faire bouger ! J’étais là, je puis attester ce singulier témoignage de force : il fut impossible de lui arracher la table. Lambert possédait le don d’appeler à lui, dans certains moments, des pouvoirs extraordinaires, et de rassembler ses forces sur un point donné pour les projeter. Mais les enfants habitués, aussi bien que les hommes, à juger de tout d’après leurs premières impressions, n’étudièrent Louis que pendant les premiers jours de son arrivée ; il démentit alors entièrement les prédictions de madame de Staël, en ne réalisant aucun des prodiges que nous attendions de lui. Après un trimestre d’épreuves, Louis passa pour un écolier très-ordinaire. Je fus donc seul admis à pénétrer dans cette âme sublime, et pourquoi ne dirais-je pas divine ? qu’y a-t-il de plus près de Dieu que le génie dans un cœur d’enfant ? La conformité de nos goûts et de nos pensées nous rendit amis et Faisants. Notre fraternité devint si grande que nos camarades accolèrent nos deux noms ; l’un ne se prononçait pas sans l’autre ; et, pour appeler l’un de nous, ils criaient : Le Poète-et-Pythagore ! D’autres noms offraient l’exemple d’un semblable mariage. Ainsi je demeurai pendant deux années l’ami de collège du pauvre Louis Lambert ; et ma vie se trouva, pendant cette époque, assez intimement unie à la sienne pour qu’il me soit possible aujourd’hui d’écrire son histoire intellectuelle. J’ai long-temps ignoré la poésie et les richesses cachées dans le cœur et sous le front de mon camarade : il a fallu que j’arrivasse à trente ans, que mes observations se soient mûries et condensées, que le jet d’une vive lumière les ait même éclairées de nouveau pour que je comprisse la portée des phénomènes desquels je fus alors l’inhabile témoin ; j’en ai joui sans m’en expliquer ni la grandeur ni le mécanisme, j’en ai même oublié quelques-uns et ne me souviens que des plus saillants ; mais aujourd’hui ma mémoire les a coordonnés, et je me suis initié aux secrets de cette tête féconde en me reportant aux jours délicieux de notre jeune amitié. Le temps seul me fit donc pénétrer le sens des événements et des faits qui abondent en cette vie inconnue, comme en celle de tant d’autres hommes perdus pour la science. Aussi cette histoire est-elle, dans l’expression et l’appréciation des choses, pleine d’anachronismes purement moraux qui ne nuiront peut-être point à son genre d’intérêt.
Pendant les premiers mois de son séjour à Vendôme, Louis devint la proie d’une maladie dont les symptômes furent imperceptibles à l’œil de nos surveillants, et qui gêna nécessairement l’exercice de ses hautes facultés. Accoutumé au grand air, à l’indépendance d’une éducation laissée au hasard, caressé par les tendres soins d’un vieillard qui le chérissait, habitué à penser sous le soleil, il lui fut bien difficile de se plier à la règle du collége, de marcher dans le rang, de vivre entre les quatre murs d’une salle où quatre-vingts jeunes gens étaient silencieux, assis sur un banc de bois, chacun devant son pupitre. Ses sens possédaient une perfection qui leur donnait une exquise délicatesse, et tout souffrit chez lui de cette vie en commun. Les exhalaisons par lesquelles l’air était corrompu, mêlées à la senteur d’une classe toujours sale et encombrée des débris de nos déjeuners ou de nos goûters, affectèrent son odorat ; ce sens qui, plus directement en rapport que les autres avec le système cérébral, doit causer par ses altérations d’invisibles ébranlements aux organes de la pensée. Outre ces causes de corruption atmosphérique, il se trouvait dans nos salles d’étude des baraques où chacun mettait son butin, les pigeons tués pour les jours de fête, ou les mets dérobés au réfectoire. Enfin, nos salles contenaient encore une pierre immense où restaient en tout temps deux seaux pleins d’eau, espèce d’abreuvoir où nous allions chaque matin nous débarbouiller le visage et nous laver les mains à tour de rôle en présence du maître. De là, nous passions à une table où des femmes nous peignaient et nous poudraient. Nettoyé une seule fois par jour, avant notre réveil, notre local demeurait toujours malpropre. Puis, malgré le nombre des fenêtres et la hauteur de la porte, l’air y était incessamment vicié par les émanations du lavoir, par la peignerie, par la baraque, par les mille industries de chaque écolier, sans compter nos quatre-vingts corps entassés. Cette espèce d’humus collégial, mêlé sans cesse à la boue que nous rapportions des cours, formait un fumier d’une insupportable puanteur. La privation de l’air pur et parfumé des campagnes dans lequel il avait jusqu’alors vécu, le changement de ses habitudes, la discipline, tout contrista Lambert. La tête toujours appuyée sur sa main gauche et le bras accoudé sur son pupitre, il passait les heures d’étude à regarder dans la cour le feuillage des arbres ou les nuages du ciel ; il semblait étudier ses leçons ; mais voyant sa plume immobile ou sa page restée blanche, le Régent lui criait : Vous ne faites rien, Lambert ! Ce : Vous ne faites rien, était un coup d’épingle qui blessait Louis au cœur. Puis il ne connut pas le loisir des récréations, il eut des pensums à écrire. Le pensum, punition dont le genre varie selon les coutumes de chaque collége, consistait à Vendôme en un certain nombre de lignes copiées pendant les heures de récréation. Nous fûmes, Lambert et moi, si accablés de pensum, que nous n’avons pas eu six jours de liberté durant nos deux années d’amitié. Sans les livres que nous tirions de la bibliothèque, et qui entretenaient la vie dans notre cerveau, ce système d’existence nous eût menés à un abrutissement complet. Le défaut d’exercice est fatal aux enfants. L’habitude de la représentation, prise dès le jeune âge, altère, dit-on, sensiblement la constitution des personnes royales quand elles ne corrigent pas les vices de leur destinée par les mœurs du champ de bataille ou par les travaux de la chasse. Si les lois de l’étiquette et des cours influent sur la moelle épinière au point de féminiser le bassin des rois, d’amollir leurs fibres cérébrales et d’abâtardir ainsi la race, quelles lésions profondes, soit au physique, soit au moral, une privation continuelle d’air, de mouvement, de gaieté, ne doit-elle pas produire chez les écoliers ? Aussi le régime pénitentiaire observé dans les colléges exigera-t-il l’attention des autorités de l’enseignement public lorsqu’il s’y rencontrera des penseurs qui ne penseront pas exclusivement à eux. Nous nous attirions le pensum de mille manières. Notre mémoire était si belle que nous n’apprenions jamais nos leçons. Il nous suffisait d’entendre réciter à nos camarades les morceaux de français, de latin ou de grammaire, pour les répéter à notre tour ; mais si par malheur le maître s’avisait d’intervertir les rangs et de nous interroger les premiers, souvent nous ignorions en quoi consistait la leçon : le pensum arrivait alors malgré nos plus habiles excuses. Enfin, nous attendions toujours au dernier moment pour faire nos devoirs. Avions-nous un livre à finir, étions-nous plongés dans une rêverie, le devoir était oublié : nouvelle source de pensum ! Combien de fois nos versions ne furent-elles pas écrites pendant le temps que le premier, chargé de les recueillir en entrant en classe, mettait à demander à chacun la sienne ! Aux difficultés morales que Lambert éprouvait à s’acclimater dans le collége se joignit encore un apprentissage non moins rude et par lequel nous avions passé tous, celui des douleurs corporelles qui pour nous variaient à l’infini. Chez les enfants, la délicatesse de l’épiderme exige des soins minutieux, surtout en hiver, où, constamment emportés par mille causes, ils quittent la glaciale atmosphère d’une cour boueuse pour la chaude température des classes. Aussi, faute des attentions maternelles qui manquaient aux Petits et aux Minimes, étaient-ils dévorés d’engelures et de crevasses si douloureuses, que ces maux nécessitaient pendant le déjeuner un pansement particulier, mais très-imparfait à cause du grand nombre de mains, de pieds, de talons endoloris. Beaucoup d’enfants étaient d’ailleurs obligés de préférer le mal au remède : ne leur fallait-il pas souvent choisir entre leurs devoirs à terminer, les plaisirs de la glissoire, et le lever d’un appareil insouciamment mis, plus insouciamment gardé ? Puis les mœurs du collége avaient amené la mode de se moquer des pauvres chétifs qui allaient au pansement, et c’était à qui ferait sauter les guenilles que l’infirmière leur avait mises aux mains. Donc, en hiver, plusieurs d’entre nous, les doigts et les pieds demi-morts, tout rongés de douleurs, étaient peu disposés à travailler parce qu’ils souffraient, et punis parce qu’ils ne travaillaient point. Trop souvent la dupe de nos maladies postiches, le Père ne tenait aucun compte des maux réels. Moyennant le prix de la pension, les élèves étaient entretenus aux frais du collége. L’administration avait coutume de passer un marché pour la chaussure et l’habillement ; de là cette inspection hebdomadaire de laquelle j’ai déjà parlé. Excellent pour l’administrateur, ce mode a toujours de tristes résultats pour l’administré. Malheur au Petit qui contractait la mauvaise habitude d’éculer, de déchirer ses souliers, ou d’user prématurément leurs semelles, soit par un vice de marche, soit en les déchiquetant pendant les heures d’étude pour obéir au besoin d’action qu’éprouvent les enfants. Durant tout l’hiver celui-là n’allait pas en promenade sans de vives souffrances : d’abord la douleur de ses engelures se réveillait atroce autant qu’un accès de goutte ; puis les agrafes et les ficelles destinées à retenir le soulier partaient, ou les talons éculés empêchaient la maudite chaussure d’adhérer aux pieds de l’enfant ; il était alors forcé de la traîner péniblement en des chemins glacés où parfois il lui fallait la disputer aux terres argileuses du Vendômois ; enfin l’eau, la neige y entraient souvent par une décousure inaperçue, par un béquet mal mis, et le pied de se gonfler. Sur soixante enfants, il ne s’en rencontrait pas dix qui cheminassent sans quelque torture particulière ; néanmoins tous suivaient le gros de la troupe, entraînés par la marche, comme les hommes sont poussés dans la vie par la vie. Combien de fois un généreux enfant ne pleura-t-il pas de rage, tout en trouvant un reste d’énergie pour aller en avant ou pour revenir au bercail malgré ses peines ; tant à cet âge l’âme encore neuve redoute et le rire et la compassion, deux genres de moquerie. Au collége, ainsi que dans la société, le fort méprise déjà le faible, sans savoir en quoi consiste la véritable force. Ce n’était rien encore. Point de gants aux mains. Si par hasard les parents, l’infirmière ou le directeur en faisaient donner aux plus délicats d’entre nous, les loustics ou les grands de la classe mettaient les gants sur le poêle, s’amusaient à les dessécher, à les gripper ; puis, si les gants échappaient aux fureteurs, ils se mouillaient, se recroquevillaient faute de soin. Il n’y avait pas de gants possibles. Les gants paraissaient être un privilége, et les enfants veulent se voir égaux.
Ces différents genres de douleur assaillirent Louis Lambert. Semblable aux hommes méditatifs qui, dans le calme de leurs rêveries, contractent l’habitude de quelque mouvement machinal, il avait la manie de jouer avec ses souliers et les détruisait en peu de temps. Son teint de femme, la peau de ses oreilles, ses lèvres se gerçaient au moindre froid. Ses mains si molles, si blanches, devenaient rouges et turgides. Il s’enrhumait constamment. Louis fut donc enveloppé de souffrances jusqu’à ce qu’il eût accoutumé sa vie aux mœurs vendômoises. Instruit à la longue par la cruelle expérience des maux, force lui fut de songer à ses affaires, pour me servir d’une expression collégiale. Il lui fallut prendre soin de sa baraque, de son pupitre, de ses habits, de ses souliers ; ne se laisser voler ni son encre, ni ses livres, ni ses cahiers, ni ses plumes ; enfin, penser à ces mille détails de notre existence enfantine, dont s’occupaient avec tant de rectitude ces esprits égoïstes et médiocres auxquels appartiennent infailliblement les prix d’excellence ou de bonne conduite ; mais que négligeait un enfant plein d’avenir, qui, sous le joug d’une imagination presque divine, s’abandonnait avec amour au torrent de ses pensées. Ce n’est pas tout. Il existe une lutte continuelle entre les maîtres et les écoliers, lutte sans trêve, à laquelle rien n’est comparable dans la société, si ce n’est le combat de l’Opposition contre le Ministère dans un gouvernement représentatif. Mais les journalistes et les orateurs de l’Opposition sont peut-être moins prompts à profiter d’un avantage, moins durs à reprocher un tort, moins âpres dans leurs moqueries, que ne le sont les enfants envers les gens chargés de les régenter. À ce métier, la patience échapperait à des anges. Il n’en faut donc pas trop vouloir à un pauvre préfet d’études, peu payé, partant peu sagace, d’être parfois injuste ou de s’emporter. Sans cesse épié par une multitude de regards moqueurs, environné de piéges, il se venge quelquefois des torts qu’il se donne, sur des enfants trop prompts à les apercevoir. Excepté les grandes malices pour lesquelles il existait d’autres châtiments, la férule était, à Vendôme, l’ultima ratio Patrum. Aux devoirs oubliés, aux leçons mal sues, aux incartades vulgaires, le pensum suffisait ; mais l’amour-propre offensé parlait chez le maître par sa férule. Parmi les souffrances physiques auxquelles nous étions soumis, la plus vive était certes celle que nous causait cette palette de cuir, épaisse d’environ deux doigts, appliquée sur nos faibles mains de toute la force, de toute la colère du Régent. Pour recevoir cette correction classique, le coupable se mettait à genoux au milieu de la salle. Il fallait se lever de son banc, aller s’agenouiller près de la chaire, et subir les regards curieux, souvent moqueurs de nos camarades. Aux âmes tendres, ces préparatifs étaient donc un double supplice, semblable au trajet du Palais à la Grève que faisait jadis un condamné vers son échafaud. Selon les caractères, les uns criaient en pleurant à chaudes larmes, avant ou après la férule ; les autres en acceptaient la douleur d’un air stoïque ; mais, en l’attendant, les plus forts pouvaient à peine réprimer la convulsion de leur visage. Louis Lambert fut accablé de férules, et les dut à l’exercice d’une faculté de sa nature dont l’existence lui fut pendant long-temps inconnue. Lorsqu’il était violemment tiré d’une méditation par le — Vous ne faites rien ! du Régent, il lui arriva souvent, à son insu d’abord, de lancer à cet homme un regard empreint de je ne sais quel mépris sauvage, chargé de pensée comme une bouteille de Leyde est chargée d’électricité. Cette œillade causait sans doute une commotion au maître, qui, blessé par cette silencieuse épigramme, voulut désapprendre à l’écolier ce regard fulgurant. La première fois que le Père se formalisa de ce dédaigneux rayonnement qui l’atteignit comme un éclair, il dit cette phrase que je me suis rappelée : — Si vous me regardez encore ainsi, Lambert, vous allez recevoir une férule ! À ces mots, tous les nez furent en l’air, tous les yeux épièrent alternativement et le maître et Louis. L’apostrophe était si sotte que l’enfant accabla le Père d’un coup d’œil rutilant. De là vint entre le Régent et Lambert une querelle qui se vida par une certaine quantité de férules. Ainsi lui fut révélé le pouvoir oppresseur de son œil. Ce pauvre poète si nerveusement constitué, souvent vaporeux autant qu’une femme, dominé par une mélancolie chronique, tout malade de son génie comme une jeune fille l’est de cet amour qu’elle appelle et qu’elle ignore ; cet enfant si fort et si faible, déplanté par Corinne de ses belles campagnes pour entrer dans le moule d’un collége auquel chaque intelligence, chaque corps doit, malgré sa portée, malgré son tempérament, s’adapter à la règle et à l’uniforme comme l’or s’arrondit en pièces sous le coup du balancier ; Louis Lambert souffrit donc par tous les points où la douleur a prise sur l’âme et sur la chair. Attaché sur un banc à la glèbe de son pupitre, frappé par la férule, frappé par la maladie, affecté dans tous ses sens, pressé par une ceinture de maux, tout le contraignit d’abandonner son enveloppe aux mille tyrannies du collége. Semblable aux martyrs qui souriaient au milieu des supplices, il se réfugia dans les cieux que lui entr’ouvrait sa pensée. Peut-être cette vie tout intérieure aida-t-elle à lui faire entrevoir les mystères auxquels il eut tant de foi !
Notre indépendance, nos occupations illicites, notre fainéantise apparente, l’engourdissement dans lequel nous restions, nos punitions constantes, notre répugnance pour nos devoirs et nos pensums, nous valurent la réputation incontestée d’être des enfants lâches et incorrigibles. Nos maîtres nous méprisèrent, et nous tombâmes également dans le plus affreux discrédit auprès de nos camarades à qui nous cachions nos études de contrebande, par crainte de leurs moqueries. Cette double mésestime, injuste chez les Pères, était un sentiment naturel chez nos condisciples. Nous ne savions ni jouer à la balle, ni courir, ni monter sur les échasses. Aux jours d’amnistie, ou quand par hasard nous obtenions un instant de liberté, nous ne partagions aucun des plaisirs à la mode dans le Collége. Étrangers aux jouissances de nos camarades, nous restions seuls, mélancoliquement assis sous quelque arbre de la cour. Le Poète-et-Pythagore furent donc une exception, une vie en dehors de la vie commune. L’instinct si pénétrant, l’amour-propre si délicat des écoliers leur fit pressentir en nous des esprits situés plus haut ou plus bas que ne l’étaient les leurs. De là, chez les uns, haine de notre muette aristocratie ; chez les autres, mépris de notre inutilité. Ces sentiments étaient entre nous à notre insu, peut-être ne les ai-je devinés qu’aujourd’hui. Nous vivions donc exactement comme deux rats tapis dans le coin de la salle où étaient nos pupitres, également retenus là durant les heures d’étude et pendant celles des récréations. Cette situation excentrique dut nous mettre et nous mit en état de guerre avec les enfants de notre Division. Presque toujours oubliés, nous demeurions là tranquilles, heureux à demi, semblables à deux végétations, à deux ornements qui eussent manqué à l’harmonie de la salle. Mais parfois les plus taquins de nos camarades nous insultaient pour manifester abusivement leur force, et nous répondions par un mépris qui souvent fit rouer de coups le Poète-et-Pythagore.
La nostalgie de Lambert dura plusieurs mois. Je ne sais rien qui puisse peindre la mélancolie à laquelle il fut en proie. Louis m’a gâté bien des chefs-d’œuvre. Ayant joué tous les deux le rôle du Lépreux de la vallée d’Aoste, nous avions éprouvé les sentiments exprimés dans le livre de monsieur de Maistre, avant de les lire traduits par cette éloquente plume. Or, un ouvrage peut retracer les souvenirs de l’enfance, mais il ne luttera jamais contre eux avec avantage. Les soupirs de Lambert m’ont appris des hymnes de tristesse bien plus pénétrants que ne le sont les plus belles pages de Werther. Mais aussi, peut-être n’est-il pas de comparaison entre les souffrances que cause une passion réprouvée à tort ou à raison par nos lois, et les douleurs d’un pauvre enfant aspirant après la splendeur du soleil, la rosée des vallons et la liberté. Werther est l’esclave d’un désir, Louis Lambert était toute une âme esclave. À talent égal, le sentiment le plus touchant ou fondé sur les désirs les plus vrais, parce qu’ils sont les plus purs, doit surpasser les lamentations du génie. Après être resté long-temps à contempler le feuillage d’un des tilleuls de la cour, Louis ne me disait qu’un mot, mais ce mot annonçait une immense rêverie.
— Heureusement pour moi, s’écria-t-il un jour, il se rencontre de bons moments pendant lesquels il me semble que les murs de la classe sont tombés, et que je suis ailleurs, dans les champs ! Quel plaisir de se laisser aller au cours de sa pensée, comme un oiseau à la portée de son vol ! — Pourquoi la couleur verte est-elle si prodiguée dans la nature ? me demandait-il. Pourquoi y existe-t-il si peu de lignes droites ? Pourquoi l’homme dans ses œuvres emploie-t-il si rarement les courbes ? Pourquoi lui seul a-t-il le sentiment de la ligne droite ?
Ces paroles trahissaient une longue course faite à travers les espaces. Certes, il avait revu des paysages entiers, ou respiré le parfum des forêts. Il était, vivante et sublime élégie, toujours silencieux, résigné ; toujours souffrant sans pouvoir dire : je souffre ! Cet aigle, qui voulait le monde pour pâture, se trouvait entre quatre murailles étroites et sales ; aussi, sa vie devint-elle, dans la plus large acception de ce terme, une vie idéale. Plein de mépris pour les études presque inutiles auxquelles nous étions condamnés, Louis marchait dans sa route aérienne, complétement détaché des choses qui nous entouraient. Obéissant au besoin d’imitation qui domine les enfants, je tâchai de conformer mon existence à la sienne. Louis m’inspira d’autant mieux sa passion pour l’espèce de sommeil dans lequel les contemplations profondes plongent le corps, que j’étais plus jeune et plus impressible. Nous nous habituâmes, comme deux amants, à penser ensemble, à nous communiquer nos rêveries. Déjà ses sensations intuitives avaient cette acuité qui doit appartenir aux perceptions intellectuelles des grands poètes, et les faire souvent approcher de la folie.
— Sens-tu, comme moi, me demanda-t-il un jour, s’accomplir en toi, malgré toi, de fantasques souffrances ? Si, par exemple, je pense vivement à l’effet que produirait la lame de mon canif en entrant dans ma chair, j’y ressens tout à coup une douleur aiguë comme si je m’étais réellement coupé : il n’y a de moins que le sang. Mais cette sensation arrive et me surprend comme un bruit soudain qui troublerait un profond silence. Une idée causer des souffrances physiques ?… Hein ! qu’en dis-tu ?
Quand il exprimait des réflexions si ténues, nous tombions tous deux dans une rêverie naïve. Nous nous mettions à rechercher en nous-mêmes les indescriptibles phénomènes relatifs à la génération de la pensée, que Lambert espérait saisir dans ses moindres développements, afin de pouvoir en décrire un jour l’appareil inconnu. Puis, après des discussions, souvent mêlées d’enfantillages, un regard jaillissait des yeux flamboyants de Lambert, il me serrait la main, et il sortait de son âme un mot par lequel il tâchait de se résumer.
— Penser, c’est voir ! me dit-il un jour emporté par une de nos objections sur le principe de notre organisation. Toute science humaine repose sur la déduction, qui est une vision lente par laquelle on descend de la cause à l’effet, par laquelle on remonte de l’effet à la cause ; ou, dans une plus large expression, toute poésie comme toute œuvre d’art procède d’une rapide vision des choses.
Il était spiritualiste ; mais, j’osais le contredire en m’armant de ses observations mêmes pour considérer l’intelligence comme un produit tout physique. Nous avions raison tous deux. Peut-être les mots matérialisme et spiritualisme expriment-ils les deux côtés d’un seul et même fait. Ses études sur la substance de la pensée lui faisaient accepter avec une sorte d’orgueil la vie de privations à laquelle nous condamnaient et notre paresse et notre dédain pour nos devoirs. Il avait une certaine conscience de sa valeur, qui le soutenait dans ses élucubrations. Avec quelle douceur je sentais son âme réagissant sur la mienne ! Combien de fois ne sommes-nous pas demeurés assis sur notre banc, occupés tous deux à lire un livre, nous oubliant réciproquement sans nous quitter ; mais nous sachant tous deux là, plongés dans un océan d’idées comme deux poissons qui nagent dans les mêmes eaux ! Notre vie était donc toute végétative en apparence, mais nous existions par le cœur et par le cerveau. Les sentiments, les pensées étaient les seuls événements de notre vie scolaire. Lambert exerça sur mon imagination une influence de laquelle je me ressens encore aujourd’hui. J’écoutais avidement ses récits empreints de ce merveilleux qui fait dévorer avec tant de délices, aux enfants comme aux hommes, les contes où le vrai affecte les formes les plus absurdes. Sa passion pour les mystères et la crédulité naturelle au jeune âge nous entraînaient souvent à parler du Ciel et de l’Enfer. Louis tâchait alors, en m’expliquant Swedenborg, de me faire partager ses croyances relatives aux anges. Dans ses raisonnements les plus faux se rencontraient encore des observations étonnantes sur la puissance de l’homme, et qui imprimaient à sa parole ces teintes de vérité sans lesquelles rien n’est possible dans aucun art. La fin romanesque de laquelle il dotait la destinée humaine était de nature à caresser le penchant qui porte les imaginations vierges à s’abandonner aux croyances. N’est-ce pas durant leur jeunesse que les peuples enfantent leurs dogmes, leurs idoles ? Et les êtres surnaturels devant lesquels ils tremblent ne sont-ils pas la personnification de leurs sentiments, de leurs besoins agrandis ? Ce qui me reste aujourd’hui dans la mémoire des conversations pleines de poésie que nous eûmes, Lambert et moi, sur le Prophète suédois, de qui j’ai lu depuis les œuvres par curiosité, peut se réduire à ce précis.
Il y aurait en nous deux créatures distinctes. Selon Swedenborg, l’ange serait l’individu chez lequel l’être intérieur réussit à triompher de l’être extérieur. Un homme veut-il obéir à sa vocation d’ange, dès que la pensée lui démontre sa double existence, il doit tendre à nourrir la frêle et exquise nature de l’ange qui est en lui. Si, faute d’avoir une vue translucide de sa destinée, il fait prédominer l’action corporelle au lieu de corroborer sa vie intellectuelle, toutes ses forces passent dans le jeu de ses sens extérieurs, et l’ange périt lentement par cette matérialisation des deux natures. Dans le cas contraire, s’il substante son intérieur des essences qui lui sont propres, l’âme l’emporte sur la matière et tâche de s’en séparer. Quand leur séparation arrive sous cette forme que nous appelons la Mort, l’ange, assez puissant pour se dégager de son enveloppe, demeure et commence sa vraie vie. Les individualités infinies qui différencient les hommes ne peuvent s’expliquer que par cette double existence : elles la font comprendre et la démontrent. En effet, la distance qui se trouve entre un homme dont l’intelligence inerte le condamne à une apparente stupidité, et celui que l’exercice de sa vue intérieure a doué d’une force quelconque, doit nous faire supposer qu’il peut exister entre les gens de génie et d’autres êtres la même distance qui sépare les Aveugles des Voyants. Cette pensée, qui étend indéfiniment la création, donne en quelque sorte la clef des cieux. En apparence confondues ici-bas, les créatures y sont, suivant la perfection de leur être intérieur, partagées en sphères distinctes dont les mœurs et le langage sont étrangers les uns aux autres. Dans le monde invisible comme dans le monde réel, si quelque habitant des régions inférieures arrive, sans en être digne, à un cercle supérieur, non-seulement il n’en comprend ni les habitudes ni les discours, mais encore sa présence y paralyse et les voix et les cœurs. Dans sa Divine Comédie, Dante a peut-être eu quelque légère intuition de ces sphères qui commencent dans le monde des douleurs et s’élèvent par un mouvement armillaire jusque dans les cieux. La doctrine de Swedenborg serait donc l’ouvrage d’un esprit lucide qui aurait enregistré les innombrables phénomènes par lesquels les anges se révèlent au milieu des hommes.
Cette doctrine, que je m’efforce aujourd’hui de résumer en lui donnant un sens logique, m’était présentée par Lambert avec toutes les séductions du mystère, enveloppée dans les langes de la phraséologie particulière aux mystographes : diction obscure, pleine d’abstractions, et si active sur le cerveau, qu’il est certains livres de Jacob Bœhm, de Swedenborg ou de madame Guyon dont la lecture pénétrante fait surgir des fantaisies aussi multiformes que peuvent l’être les rêves produits par l’opium. Lambert me racontait des faits mystiques tellement étranges, il en frappait si vivement mon imagination, qu’il me causait des vertiges. J’aimais néanmoins à me plonger dans ce monde mystérieux, invisible aux sens où chacun se plaît à vivre, soit qu’il se le représente sous la forme indéfinie de l’Avenir, soit qu’il le revête des formes indécises de la Fable. Ces réactions violentes de l’âme sur elle-même m’instruisaient à mon insu de sa force, et m’accoutumaient aux travaux de la pensée.
Quant à Lambert, il expliquait tout par son système sur les anges. Pour lui, l’amour pur, l’amour comme on le rêve au jeune âge, était la collision de deux natures angéliques. Aussi rien n’égalait-il l’ardeur avec laquelle il désirait rencontrer un ange-femme. Hé ! qui plus que lui devait inspirer, ressentir l’amour ? Si quelque chose pouvait donner l’idée d’une exquise sensibilité, n’était-ce pas le naturel aimable et bon empreint dans ses sentiments, dans ses paroles, dans ses actions et ses moindres gestes, enfin dans la conjugalité qui nous liait l’un à l’autre, et que nous exprimions en nous disant Faisants ? Il n’existait aucune distinction entre les choses qui venaient de lui et celles qui venaient de moi. Nous contrefaisions mutuellement nos deux écritures, afin que l’un pût faire, à lui seul, les devoirs de tous les deux. Quand l’un de nous avait à finir un livre que nous étions obligés de rendre au maître de mathématiques, il pouvait le lire sans interruption, l’un brochant la tâche et le pensum de l’autre. Nous nous acquittions de nos devoirs comme d’un impôt frappé sur notre tranquillité. Si ma mémoire n’est pas infidèle, souvent ils étaient d’une supériorité remarquable lorsque Lambert les composait. Mais, pris l’un et l’autre pour deux idiots, le professeur analysait toujours nos devoirs sous l’empire d’un préjugé fatal, et les réservait même pour en amuser nos camarades. Je me souviens qu’un soir, en terminant la classe qui avait lieu de deux à quatre heures, le maître s’empara d’une version de Lambert. Le texte commençait par Caïus Gracchus, vir nobilis. Louis avait traduit ces mots par : « Caïus Gracchus était un noble cœur. »
— Où voyez-vous du cœur dans nobilis ? dit brusquement le professeur.
Et tout le monde de rire pendant que Lambert regardait le professeur d’un air hébété.
— Que dirait madame la baronne de Staël en apprenant que vous traduisez par un contre-sens le mot qui signifie de race noble, d’origine patricienne ?
— Elle dirait que vous êtes une bête ! m’écriai-je à voix basse.
— Monsieur le poète, vous allez vous rendre en prison pour huit jours, répliqua le professeur qui malheureusement m’entendit.
Lambert reprit doucement en me jetant un regard d’une inexprimable tendresse : Vir nobilis ! Madame de Staël causait, en partie, le malheur de Lambert. À tout propos maîtres et disciples lui jetaient ce nom à la tête, soit comme une ironie, soit comme un reproche. Louis ne tarda pas à se faire mettre en prison pour me tenir compagnie. Là, plus libres que partout ailleurs, nous pouvions parler pendant des journées entières, dans le silence des dortoirs où chaque élève possédait une niche de six pieds carrés, dont les cloisons étaient garnies de barreaux par le haut, dont la porte à claire-voie se fermait tous les soirs, et s’ouvrait tous les matins sous les yeux du Père chargé d’assister à notre lever et à notre coucher. Le cric-crac de ces portes, manœuvrées avec une singulière promptitude par les garçons de dortoir, était encore une des particularités de ce collége. Ces alcôves ainsi bâties nous servaient de prison, et nous y restions quelquefois enfermés pendant des mois entiers. Les écoliers mis en cage tombaient sous l’œil sévère du préfet, espèce de censeur qui venait, à ses heures ou à l’improviste, d’un pas léger, pour savoir si nous causions au lieu de faire nos pensum. Mais les coquilles de noix semées dans les escaliers, ou la délicatesse de notre ouïe nous permettaient presque toujours de prévoir son arrivée, et nous pouvions nous livrer sans trouble à nos études chéries. Cependant, la lecture nous étant interdite, les heures de prison appartenaient ordinairement à des discussions métaphysiques ou au récit de quelques accidents curieux relatifs aux phénomènes de la pensée.
Un des faits les plus extraordinaires est certes celui que je vais raconter, non-seulement parce qu’il concerne Lambert, mais encore parce qu’il décida peut-être sa destinée scientifique. Selon la jurisprudence des colléges, le dimanche et le jeudi étaient nos jours de congé ; mais les offices, auxquels nous assistions très-exactement, employaient si bien le dimanche, que nous considérions le jeudi comme notre seul jour de fête. La messe une fois entendue, nous avions assez de loisir pour rester long-temps en promenade dans les campagnes situées aux environs de Vendôme. Le manoir Rochambeau était l’objet de la plus célèbre de nos excursions, peut-être à cause de son éloignement. Rarement les petits faisaient une course si fatigante ; néanmoins, une fois ou deux par an, les Régents leur proposaient la partie de Rochambeau comme une récompense. En 1812, vers la fin du printemps, nous dûmes y aller pour la première fois. Le désir de voir le fameux château de Rochambeau dont le propriétaire donnait quelquefois du laitage aux élèves, nous rendit tous sages. Rien n’empêcha donc la partie. Ni moi ni Lambert, nous ne connaissions la jolie vallée du Loir où cette habitation a été construite. Aussi son imagination et la mienne furent-elles très-préoccupées la veille de cette promenade, qui causait dans le collége une joie traditionnelle. Nous en parlâmes pendant toute la soirée, en nous promettant d’employer en fruits ou en laitage l’argent que nous possédions contrairement aux lois vendômoises. Le lendemain, après le dîner, nous partîmes à midi et demi tous munis d’un cubique morceau de pain que l’on nous distribuait d’avance pour notre goûter. Puis, alertes comme des hirondelles, nous marchâmes en troupe vers le célèbre castel, avec une ardeur qui ne nous permettait pas de sentir tout d’abord la fatigue. Quand nous fûmes arrivés sur la colline d’où nous pouvions contempler et le château assis à mi-côte, et la vallée tortueuse où brille la rivière en serpentant dans une prairie gracieusement échancrée ; admirable paysage, un de ceux auxquels les vives sensations du jeune âge, ou celles de l’amour, ont imprimé tant de charmes, que plus tard il ne faut jamais les aller revoir, Louis Lambert me dit : — Mais j’ai vu cela cette nuit en rêve ! Il reconnut et le bouquet d’arbres sous lequel nous étions, et la disposition des feuillages, la couleur des eaux, les tourelles du château, les accidents, les lointains, enfin tous les détails du site qu’il apercevait pour la première fois. Nous étions bien enfants l’un et l’autre ; moi du moins, qui n’avais que treize ans ; car, à quinze ans, Louis pouvait avoir la profondeur d’un homme de génie ; mais à cette époque nous étions tous deux incapables de mensonge dans les moindres actes de notre vie d’amitié. Si Lambert pressentait d’ailleurs par la toute-puissance de sa pensée l’importance des faits, il était loin de deviner d’abord leur entière portée ; aussi commença-t-il par être étonné de celui-ci. Je lui demandai s’il n’était pas venu à Rochambeau pendant son enfance, ma question le frappa ; mais, après avoir consulté ses souvenirs, il me répondit négativement. Cet événement, dont l’analogue peut se retrouver dans les phénomènes du sommeil de beaucoup d’hommes, fera comprendre les premiers talents de Lambert ; en effet, il sut en déduire tout un système, en s’emparant, comme fit Cuvier dans un autre ordre de choses, d’un fragment de pensée pour reconstruire toute une création. En ce moment nous nous assîmes tous deux sous une vieille truisse de chêne ; puis, après quelques moments de réflexion, Louis me dit : — Si le paysage n’est pas venu vers moi, ce qui serait absurde à penser, j’y suis donc venu. Si j’étais ici pendant que je dormais dans mon alcôve, ce fait ne constitue-t-il pas une séparation complète entre mon corps et mon être intérieur ? N’atteste-t-il pas je ne sais quelle faculté locomotive ou des effets équivalant à ceux de la locomotion ? Or, si mon esprit et mon corps ont pu se quitter pendant le sommeil, pourquoi ne les ferais-je pas également divorcer ainsi pendant la veille ? Je n’aperçois point de moyens termes entre ces deux propositions. Mais allons plus loin, pénétrons les détails ? Ou ces faits se sont accomplis par la puissance d’une faculté qui met en œuvre un second être à qui mon corps sert d’enveloppe, puisque j’étais dans mon alcôve et voyais le paysage, et ceci renverse bien des systèmes ; ou ces faits se sont passés, soit dans quelque centre nerveux dont le nom est à savoir et où s’émeuvent les sentiments, soit dans le centre cérébral où s’émeuvent les idées. Cette dernière hypothèse soulève des questions étranges. J’ai marché, j’ai vu, j’ai entendu. Le mouvement ne se conçoit point sans l’espace, le son n’agit que dans les angles ou sur les surfaces, et la coloration ne s’accomplit que par la lumière. Si, pendant la nuit, les yeux fermés, j’ai vu en moi-même des objets colorés, si j’ai entendu des bruits dans le plus absolu silence, et sans les conditions exigées pour que le son se forme, si dans la plus parfaite immobilité j’ai franchi des espaces, nous aurions des facultés internes, indépendantes des lois physiques extérieures. La nature matérielle serait pénétrable par l’esprit. Comment les hommes ont-ils si peu réfléchi jusqu’alors aux accidents du sommeil qui accusent en l’homme une double vie ? N’y aurait-il pas une nouvelle science dans ce phénomène ? ajouta-t-il en se frappant fortement le front ; s’il n’est pas le principe d’une science, il trahit certainement en l’homme d’énormes pouvoirs ; il annonce au moins la désunion fréquente de nos deux natures, fait autour duquel je tourne depuis si long-temps. J’ai donc enfin trouvé un témoignage de la supériorité qui distingue nos sens latents de nos sens apparents ! homo duplex ! — Mais, reprit-il après une pause et en laissant échapper un geste de doute, peut-être n’existe-t-il pas en nous deux natures ? Peut-être sommes-nous tout simplement doués de qualités intimes et perfectibles dont l’exercice, dont les développements produisent en nous des phénomènes d’activité, de pénétration, de vision encore inobservés. Dans notre amour du merveilleux, passion engendrée par notre orgueil, nous aurons transformé ces effets en créations poétiques, parce que nous ne les comprenions pas. Il est si commode de déifier l’incompréhensible ! Ah ! j’avoue que je pleurerai la perte de mes illusions. J’avais besoin de croire à une double nature et aux anges de Swedenborg ! Cette nouvelle science les tuerait-elle donc ? Oui, l’examen de nos propriétés inconnues implique une science en apparence matérialiste, car l’esprit emploie, divise, anime la substance ; mais il ne la détruit pas.
Il demeura pensif, triste à demi. Peut-être voyait-il ses rêves de jeunesse comme des langes qu’il lui faudrait bientôt quitter.
— La vue et l’ouïe, dit-il en riant de son expression, sont sans doute les gaînes d’un outil merveilleux !
Pendant tous les instants où il m’entretenait du Ciel et de l’Enfer, il avait coutume de regarder la nature en maître ; mais, en proférant ces dernières paroles grosses de science, il plana plus audacieusement que jamais sur le paysage, et son front me parut près de crever sous l’effort du génie : ses forces, qu’il faut nommer morales jusqu’à nouvel ordre, semblaient jaillir par les organes destinés à les projeter ; ses yeux dardaient la pensée ; sa main levée, ses lèvres muettes et tremblantes parlaient ; son regard brûlant rayonnait ; enfin sa tête, comme trop lourde ou fatiguée par un élan trop violent, retomba sur sa poitrine. Cet enfant, ce géant se voûta, me prit la main, la serra dans la sienne qui était moite, tant il était enfiévré par la recherche de la vérité ; puis après une pause il me dit : — Je serai célèbre ! — Mais toi aussi, ajouta-t-il vivement. Nous serons tous deux les chimistes de la volonté.
Cœur exquis ! Je reconnaissais sa supériorité, mais lui se gardait bien de jamais me la faire sentir. Il partageait avec moi les trésors de sa pensée, me comptait pour quelque chose dans ses découvertes, et me laissait en propre mes infirmes réflexions. Toujours gracieux comme une femme qui aime, il avait toutes les pudeurs de sentiment, toutes les délicatesses d’âme qui rendent la vie et si bonne et si douce à porter.
Il commença le lendemain même un ouvrage qu’il intitula Traité de la volonté ; ses réflexions en modifièrent souvent le plan et la méthode ; mais l’événement de cette journée solennelle en fut certes le germe, comme la sensation électrique toujours ressentie par Mesmer à l’approche d’un valet fut l’origine de ses découvertes en magnétisme, science jadis cachée au fond des mystères d’Isis, de Delphes, dans l’antre de Trophonius, et retrouvée par cet homme prodigieux à deux pas de Lavater, le précurseur de Gall. Éclairées par cette soudaine clarté, les idées de Lambert prirent des proportions plus étendues ; il démêla dans ses acquisitions des vérités éparses, et les rassembla ; puis, comme un fondeur, il coula son groupe. Après six mois d’une application soutenue, les travaux de Lambert excitèrent la curiosité de nos camarades et furent l’objet de quelques plaisanteries cruelles qui devaient avoir une funeste issue. Un jour, l’un de nos persécuteurs, qui voulut absolument voir nos manuscrits, ameuta quelques-uns de nos tyrans, et vint s’emparer violemment d’une cassette où était déposé ce trésor que Lambert et moi nous défendîmes avec un courage inouï. La boîte était fermée, il fut impossible à nos agresseurs de l’ouvrir ; mais ils essayèrent de la briser dans le combat, noire méchanceté qui nous fit jeter les hauts cris. Quelques camarades, animés d’un esprit de justice ou frappés de notre résistance héroïque, conseillaient de nous laisser tranquilles en nous accablant d’une insolente pitié. Soudain, attiré par le bruit de la bataille, le père Haugoult intervint brusquement, et s’enquit de la dispute. Nos adversaires nous avaient distraits de nos pensum, le Régent venait défendre ses esclaves. Pour s’excuser, les assaillants révélèrent l’existence des manuscrits. Le terrible Haugoult nous ordonna de lui remettre la cassette : si nous résistions, il pouvait la faire briser ; Lambert lui en livra la clef, le Régent prit les papiers, les feuilleta ; puis il nous dit en les confisquant : — Voilà donc les bêtises pour lesquelles vous négligez vos devoirs ! De grosses larmes tombèrent des yeux de Lambert, arrachées autant par la conscience de sa supériorité morale offensée que par l’insulte gratuite et la trahison qui nous accablaient. Nous lançâmes à nos accusateurs un regard de reproche : ne nous avaient-ils pas vendus à l’ennemi commun ? s’ils pouvaient, suivant le Droit Écolier, nous battre, ne devaient-ils pas garder le silence sur nos fautes ? Aussi eurent-ils pendant un moment quelque honte de leur lâcheté. Le père Haugoult vendit probablement à un épicier de Vendôme le Traité de la Volonté, sans connaître l’importance des trésors scientifiques dont les germes avortés se dissipèrent en d’ignorantes mains. Six mois après, je quittai le collége. J’ignore donc si Lambert, que notre séparation plongea dans une noire mélancolie, a recommencé son ouvrage. Ce fut en mémoire de la catastrophe arrivée au livre de Louis que, dans l’ouvrage par lequel commencent ces Études, je me suis servi pour une œuvre fictive du titre réellement inventé par Lambert, et que j’ai donné le nom d’une femme qui lui fut chère, à une jeune fille pleine de dévouement ; mais cet emprunt n’est pas le seul que je lui ai fait : son caractère, ses occupations m’ont été très-utiles dans cette composition dont le sujet est dû à quelque souvenir de nos jeunes méditations. Maintenant cette Histoire est destinée à élever un modeste cippe où soit attestée la vie de celui qui m’a légué tout son bien, sa pensée. Dans cet ouvrage d’enfant, Lambert déposa des idées d’homme. Dix ans plus tard, en rencontrant quelques savants sérieusement occupés des phénomènes qui nous avaient frappés, et que Lambert analysa si miraculeusement, je compris l’importance de ses travaux, oubliés déjà comme un enfantillage. Je passai donc plusieurs mois à me rappeler les principales découvertes de mon pauvre camarade. Après avoir rassemblé mes souvenirs, je puis affirmer que, dès 1812, il avait établi, deviné, discuté dans son Traité, plusieurs faits importants dont, me disait-il, les preuves arriveraient tôt ou tard. Ses spéculations philosophiques devraient certes le faire admettre au nombre de ces grands penseurs apparus à divers intervalles parmi les hommes pour leur révéler les principes tout nus de quelque science à venir, dont les racines poussent avec lenteur et portent un jour de beaux fruits dans les domaines de l’intelligence. Ainsi, un pauvre artisan, occupé à fouiller les terres pour trouver le secret des émaux, affirmait au seizième siècle, avec l’infaillible autorité du génie, les faits géologiques dont la démonstration fait aujourd’hui la gloire de Buffon et de Cuvier. Je crois pouvoir offrir une idée du Traité de Lambert par les propositions capitales qui en formaient la base ; mais je les dépouillerai, malgré moi, des idées dans lesquelles il les avait enveloppées, et qui en étaient le cortége indispensable. Marchant dans un sentier autre que le sien, je prenais, de ses recherches, celles qui servaient le mieux mon système. J’ignore donc si, moi son disciple, je pourrai fidèlement traduire ses pensées, après me les être assimilées de manière à leur donner la couleur des miennes.
À des idées nouvelles, des mots nouveaux ou des acceptions de mots anciens élargies, étendues, mieux définies ; Lambert avait donc choisi, pour exprimer les bases de son système, quelques mots vulgaires qui déjà répondaient vaguement à sa pensée. Le mot de volonté servait à nommer le milieu où la pensée fait ses évolutions ; ou, dans une expression moins abstraite, la masse de force par laquelle l’homme peut reproduire, en dehors de lui-même, les actions qui composent sa vie extérieure. La volition, mot dû aux réflexions de Locke, exprimait l’acte par lequel l’homme use de la Volonté. Le mot de pensée, pour lui le produit quintessentiel de la Volonté, désignait aussi le milieu où naissaient les idées auxquelles elle sert de substance. L’idée, nom commun à toutes les créations du cerveau, constituait l’acte par lequel l’homme use de la Pensée. Ainsi la Volonté, la Pensée étaient les deux moyens générateurs ; la Volition, l’Idée étaient les deux produits. La Volition lui semblait être l’idée arrivée de son état abstrait à un état concret, de sa génération fluide à une expression quasi solide, si toutefois ces mots peuvent formuler des aperçus si difficiles à distinguer. Selon lui, la Pensée et les Idées sont le mouvement et les actes de notre organisme intérieur, comme les Volitions et la Volonté constituent ceux de la vie extérieure.
Il avait fait passer la Volonté avant la Pensée. — « Pour penser, il faut vouloir, disait-il. Beaucoup d’êtres vivent à l’état de Volonté, sans néanmoins arriver à l’état de Pensée. Au Nord, la longévité ; au Midi, la brièveté de la vie ; mais aussi, dans le Nord, la torpeur ; au Midi, l’exaltation constante de la Volonté ; jusqu’à la ligne où, soit par trop de froid, soit par trop de chaleur, les organes sont presque annulés. » Son expression de milieu lui fut suggérée par une observation faite pendant son enfance, et de laquelle il ne soupçonna certes pas l’importance, mais dont la bizarrerie dut frapper son imagination si délicatement impressible. Sa mère, personne fluette et nerveuse, tout délicate donc et tout aimante, était une des créatures destinées à représenter la Femme dans la perfection de ses attributs, mais que le sort abandonne par erreur au fond de l’état social. Tout amour, partant toute souffrance, elle mourut jeune après avoir jeté ses facultés dans l’amour maternel. Lambert, enfant de six ans, couché dans un grand berceau, près du lit maternel, mais n’y dormant pas toujours, vit quelques étincelles électriques jaillissant de la chevelure de sa mère, au moment où elle se peignait. L’homme de quinze ans s’empara pour la science de ce fait avec lequel l’enfant avait joué, fait irrécusable dont maintes preuves se rencontrent chez presque toutes les femmes auxquelles une certaine fatalité de destinée laisse des sentiments méconnus à exhaler ou je ne sais quelle surabondance de force à perdre.
À l’appui de ses définitions, Lambert ajouta plusieurs problèmes à résoudre, beaux défis jetés à la science et desquels il se proposait de rechercher les solutions, se demandant à lui-même : Si le principe constituant de l’électricité n’entrait pas comme base dans le fluide particulier d’où s’élançaient nos Idées et nos Volitions ? Si la chevelure qui se décolore, s’éclaircit, tombe et disparaît selon les divers degrés de déperdition ou de cristallisation des pensées, ne constituait pas un système de capillarité soit absorbante, soit exhalante, tout électrique ? Si les phénomènes fluides de notre Volonté, substance procréée en nous et si spontanément réactive au gré de conditions encore inobservées, étaient plus extraordinaires que ceux du fluide invisible, intangible, et produits par la pile voltaïque sur le système nerveux d’un homme mort ? Si la formation de nos idées et leur exhalation constante étaient moins incompréhensibles que ne l’est l’évaporation des corpuscules imperceptibles et néanmoins si violents dans leur action, dont est susceptible un grain de musc, sans perdre de son poids ? Si, laissant au système cutané de notre enveloppe une destination toute défensive, absorbante, exsudante et tactile, la circulation sanguine et son appareil ne répondaient pas à la transsubstantiation de notre Volonté, comme la circulation du fluide nerveux répondait à celle de la Pensée ? Enfin si l’affluence plus ou moins vive de ces deux substances réelles ne résultait pas d’une certaine perfection ou imperfection d’organes dont les conditions devaient être étudiées dans tous leurs modes ?
Ces principes établis, il voulait classer les phénomènes de la vie humaine en deux séries d’effets distincts, et réclamait pour chacune d’elles une analyse spéciale, avec une instance ardente de conviction. En effet, après avoir observé, dans presque toutes les créations, deux mouvements séparés, il les pressentait, les admettait même pour notre nature, et nommait cet antagonisme vital : l’action et la réaction. — Un désir, disait-il, est un fait entièrement accompli dans notre Volonté avant de l’être extérieurement. Ainsi, l’ensemble de nos Volitions et de nos Idées constituait l’Action, et l’ensemble de nos actes extérieurs, la Réaction. Lorsque, plus tard, je lus les observations faites par Bichat sur le dualisme de nos sens extérieurs, je fus comme étourdi par mes souvenirs, en reconnaissant une coïncidence frappante entre les idées de ce célèbre physiologiste et celles de Lambert. Morts tous deux avant le temps, ils avaient marché d’un pas égal à je ne sais quelles vérités. La nature s’est complu en tout à donner de doubles destinations aux divers appareils constitutifs de ses créatures, et la double action de notre organisme, qui n’est plus un fait contestable, appuie par un ensemble de preuves d’une éventualité quotidienne les déductions de Lambert relativement à l’Action et à la Réaction. L’être actionnel ou intérieur, mot qui lui servait à nommer le species inconnu, le mystérieux ensemble de fibrilles auquel sont dues les différentes puissances incomplétement observées de la Pensée, de la Volonté ; enfin cet être innommé voyant, agissant, mettant tout à fin, accomplissant tout avant aucune démonstration corporelle, doit, pour se conformer à sa nature, n’être soumis à aucune des conditions physiques par lesquelles l’être réactionnel ou extérieur, l’homme visible est arrêté dans ses manifestations. De là découlaient une multitude d’explications logiques sur les effets les plus bizarres en apparence de notre double nature, et la rectification de plusieurs systèmes à la fois justes et faux. Certains hommes ayant entrevu quelques phénomènes du jeu naturel de l’être actionnel, furent, comme Swedenborg, emportés au delà du monde vrai par une âme ardente, amoureuse de poésie, ivre du principe divin. Tous se plurent donc, dans leur ignorance des causes, dans leur admiration du fait, à diviniser cet appareil intime, à bâtir un mystique univers. De là, les anges ! délicieuses illusions auxquelles ne voulait pas renoncer Lambert, qui les caressait encore au moment où le glaive de son Analyse en tranchait les éblouissantes ailes.
— Le Ciel, me disait-il, serait après tout la survie de nos facultés perfectionnées, et l’Enfer le néant où retombent les facultés imparfaites.
Mais comment, en des siècles où l’entendement avait gardé les impressions religieuses et spiritualistes qui ont régné pendant les temps intermédiaires entre le Christ et Descartes, entre la Foi et le Doute, comment se défendre d’expliquer les mystères de notre nature intérieure autrement que par une intervention divine ! À qui, si ce n’est à Dieu même, les savants pouvaient-ils demander raison d’une invisible créature si activement, si réactivement sensible, et douée de facultés si étendues, si perfectibles par l’usage, ou si puissantes sous l’empire de certaines conditions occultes, que tantôt ils lui voyaient, par un phénomène de vision ou de locomotion abolir l’espace dans ses deux modes de Temps et de Distance dont l’un est l’espace intellectuel, et l’autre l’espace physique ; tantôt ils lui voyaient reconstruire le passé, soit par la puissance d’une vue rétrospective, soit par le mystère d’une palingénésie assez semblable au pouvoir que posséderait un homme de reconnaître aux linéaments, téguments et rudiments d’une graine, ses floraisons antérieures dans les innombrables modifications de leurs nuances, de leurs parfums et de leurs formes ; et que tantôt enfin, ils lui voyaient deviner imparfaitement l’avenir, soit par l’aperçu des causes premières, soit par un phénomène de pressentiment physique.
D’autres hommes, moins poétiquement religieux, froids et raisonneurs, charlatans peut-être, enthousiastes du moins par le cerveau, sinon par le cœur, reconnaissant quelques-uns de ces phénomènes isolés, les tinrent pour vrais sans les considérer comme les irradiations d’un centre commun. Chacun d’eux voulut alors convertir un simple fait en science. De là vinrent la démonologie, l’astrologie judiciaire, la sorcellerie, enfin toutes les divinations fondées sur des accidents essentiellement transitoires, parce qu’ils variaient selon les tempéraments, au gré de circonstances encore complètement inconnues. Mais aussi de ces erreurs savantes et des procès ecclésiastiques où succombèrent tant de martyrs de leurs propres facultés, résultèrent des preuves éclatantes du pouvoir prodigieux dont dispose l’être actionnel qui, suivant Lambert, peut s’isoler complétement de l’être réactionnel, en briser l’enveloppe, faire tomber les murailles devant sa toute-puissante vue, phénomène nommé, chez les Hindous, la Tokeiade au dire des missionnaires ; puis, par une autre faculté, saisir dans le cerveau, malgré ses plus épaisses circonvolutions, les idées qui s’y sont formées ou qui s’y forment, et tout le passé de la conscience.
— Si les apparitions ne sont pas impossibles, disait Lambert, elles doivent avoir lieu par une faculté d’apercevoir les idées qui représentent l’homme dans son essence pure, et dont la vie, impérissable peut-être, échappé à nos sens extérieurs, mais peut devenir perceptible à l’être intérieur quand il arrive à un haut degré d’extase ou à une grande perfection de vue.
Je sais, mais vaguement aujourd’hui, que, suivant pas à pas les effets de la Pensée et de la Volonté dans tous leurs modes ; après en avoir établi les lois, Lambert avait rendu compte d’une foule de phénomènes qui jusqu’à lui passaient à juste titre pour incompréhensibles. Ainsi les sorciers, les possédés, les gens à seconde vue et les démoniaques de toute espèce, ces victimes du Moyen-Âge étaient l’objet d’explications si naturelles, que souvent leur simplicité me parut être le cachet de la vérité. Les dons merveilleux que l’Église romaine, jalouse de mystères, punissait par le bûcher, étaient selon Louis le résultat de certaines affinités entre les principes constituants de la Matière et ceux de la Pensée, qui procèdent de la même source. L’homme armé de la baguette de coudrier obéissait, en trouvant les eaux vives, à quelque sympathie ou à quelque antipathie à lui-même inconnue. Il a fallu la bizarrerie de ces sortes d’effets pour donner à quelques-uns d’entre eux une certitude historique. Les sympathies ont été rarement constatées. Elles constituent des plaisirs que les gens assez heureux pour en être doués publient rarement, à moins de quelque singularité violente ; encore, est-ce dans le secret de l’intimité où tout s’oublie. Mais les antipathies qui résultent d’affinités contrariées ont été fort heureusement notées quand elles se rencontraient en des hommes célèbres. Ainsi Bayle éprouvait des convulsions en entendant jaillir de l’eau. Scaliger pâlissait en voyant du cresson. Érasme avait la fièvre en sentant du poisson. Ces trois antipathies procédaient de substances aquatiques. Le duc d’Épernon s’évanouissait à la vue d’un levraut, Tychobrahé à celle d’un renard, Henri III à celle d’un chat, le maréchal d’Albret à celle d’un marcassin ; antipathies toutes produites par des émanations animales et ressenties souvent à des distances énormes. Le chevalier de Guise, Marie de Médicis, et plusieurs autres personnages se trouvaient mal à l’aspect de toutes les roses, même peintes. Que le chancelier Bacon fut ou non prévenu d’une éclipse de lune, il tombait en faiblesse au moment où elle s’opérait ; et sa vie, suspendue pendant tout le temps que durait ce phénomène, reprenait aussitôt sans lui laisser la moindre incommodité. Ces effets d’antipathies authentiques prises parmi toutes celles que les hasards de l’histoire ont illustrées, peuvent suffire à comprendre les effets des sympathies inconnues. Ce fragment d’investigation que je me suis rappelé entre tous les aperçus de Lambert, fera concevoir la méthode avec laquelle il procédait dans ses œuvres. Je ne crois pas devoir insister sur la connexité qui liait à cette théorie les sciences équilatérales inventées par Gall et Lavater ; elles en étaient les corollaires naturels, et tout esprit légèrement scientifique apercevra les ramifications par lesquelles s’y rattachaient nécessairement les observations phrénologiques de l’un et les documents physiognomoniques de l’autre. La découverte de Mesmer, si importante et si mal appréciée encore, se trouvait tout entière dans un seul développement de ce Traité, quoique Louis ne connût pas les œuvres, d’ailleurs assez laconiques, du célèbre docteur suisse. Une logique et simple déduction de ses principes lui avait fait reconnaître que la Volonté pouvait, par un mouvement tout contractile de l’être intérieur, s’amasser ; puis, par un autre mouvement, être projetée au dehors, et même être confiée à des objets matériels. Ainsi la force entière d’un homme devait avoir la propriété de réagir sur les autres, et de les pénétrer d’une essence étrangère à la leur, s’ils ne se défendaient contre cette agression. Les preuves de ce théorème de la Science humaine sont nécessairement multipliées ; mais rien ne les constate authentiquement. Il a fallu, soit l’éclatant désastre de Marius et son allocution au Cimbre chargé de le tuer, soit l’auguste commandement d’une mère au lion de Florence, pour faire connaître historiquement quelques-uns de ces foudroiements de la pensée. Pour lui donc la Volonté, la Pensée étaient des forces vives ; aussi en parlait-il de manière à vous faire partager ses croyances. Pour lui, ces deux puissances étaient en quelque sorte et visibles et tangibles. Pour lui, la Pensée était lente ou prompte, lourde ou agile, claire ou obscure ; il lui attribuait toutes les qualités des êtres agissants, la faisait saillir, se reposer, se réveiller, grandir, vieillir, se rétrécir, s’atrophier, s’aviver ; il en surprenait la vie en en spécifiant tous les actes par les bizarreries de notre langage ; il en constatait la spontanéité, la force, les qualités avec une sorte d’intuition qui lui faisait reconnaître tous les phénomènes de cette substance.
— Souvent au milieu du calme et du silence, me disait-il, lorsque nos facultés intérieures sont endormies, quand nous nous abandonnons à la douceur du repos, qu’il s’étend des espèces de ténèbres en nous, et que nous tombons dans la contemplation des choses extérieures, tout à coup une idée s’élance, passe avec la rapidité de l’éclair à travers les espaces infinis dont la perception nous est donnée par notre vue intérieure. Cette idée brillante, surgie comme un feu follet, s’éteint sans retour : existence éphémère, pareille à celle de ces enfants qui font connaître aux parents une joie et un chagrin sans bornes ; espèce de fleur mort-née dans les champs de la pensée. Parfois l’idée, au lieu de jaillir avec force et de mourir sans consistance, commence à poindre, se balance dans les limbes inconnus des organes où elle prend naissance ; elle nous use par un long enfantement, se développe, grandit, devient féconde, et se produit au dehors dans la grâce de la jeunesse et parée de tous les attributs d’une longue vie ; elle soutient les plus curieux regards, elle les attire, ne les lasse jamais : l’examen qu’elle provoque commande l’admiration que suscitent les œuvres long-temps élaborées. Tantôt les idées naissent par essaim, l’une entraîne l’autre, elles s’enchaînent, toutes sont agaçantes, elles abondent, elles sont folles. Tantôt elles se lèvent pâles, confuses, dépérissent faute de force ou d’aliments ; la substance génératrice manque. Enfin, à certains jours, elles se précipitent dans les abîmes pour en éclairer les immenses profondeurs ; elles nous épouvantent et laissent notre âme abattue. Les idées sont en nous un système complet, semblable à l’un des règnes de la nature, une sorte de floraison dont l’iconographie sera retracée par un homme de génie qui passera pour fou peut-être. Oui, tout, en nous et au dehors, atteste la vie de ces créations ravissantes que je compare à des fleurs, en obéissant à je ne sais quelle révélation de leur nature ! Leur production comme fin de l’homme n’est d’ailleurs pas plus étonnante que celle des parfums et des couleurs dans la plante. Les parfums sont des idées peut-être ! En pensant que la ligne où finit notre chair et où l’ongle commence contient l’inexplicable et invisible mystère de la transformation constante de nos fluides en corne, il faut reconnaître que rien n’est impossible dans les merveilleuses modifications de la substance humaine. Mais ne se rencontre-t-il donc pas dans la nature morale des phénomènes de mouvement et de pesanteur semblables à ceux de la nature physique ? L’attente, pour choisir un exemple qui puisse être vivement senti de tout le monde, n’est si douloureuse que par l’effet de la loi en vertu de laquelle le poids d’un corps est multiplié par sa vitesse. La pesanteur du sentiment que produit l’attente ne s’accroît-elle point par une addition constante des souffrances passées, à la douleur du moment ? Enfin, à quoi, si ce n’est à une substance électrique, peut-on attribuer la magie par laquelle la Volonté s’intronise si majestueusement dans les regards pour foudroyer les obstacles aux commandements du génie, éclate dans la voix, ou filtre, malgré l’hypocrisie, au travers de l’enveloppe humaine ? Le courant de ce roi des fluides qui, suivant la haute pression de la Pensée ou du Sentiment, s’épanche à flots ou s’amoindrit et s’effile, puis s’amasse pour jaillir en éclairs, est l’occulte ministre auquel sont dus soit les efforts ou funestes ou bienfaisants des arts et des passions, soit les intonations de la voix, rude, suave, terrible, lascive, horripilante, séductrice tour à tour, et qui vibre dans le cœur, dans les entrailles ou dans la cervelle au gré de nos vouloirs ; soit tous les prestiges du toucher, d’où procèdent les transfusions mentales de tant d’artistes de qui les mains créatrices savent, après mille études passionnées, évoquer la nature ; soit enfin les dégradations infinies de l’œil, depuis son atone inertie jusqu’à ses projections de lueurs les plus effrayantes. À ce système Dieu ne perd aucun de ses droits. La Pensée matérielle m’en a raconté de nouvelles grandeurs !
Après l’avoir entendu parlant ainsi, après avoir reçu dans l’âme son regard comme une lumière, il était difficile de ne pas être ébloui par sa conviction, entraîné par ses raisonnements. Aussi LA PENSÉE m’apparaissait-elle comme une puissance toute physique, accompagnée de ses incommensurables générations. Elle était une nouvelle Humanité sous une autre forme. Ce simple aperçu des lois que Lambert prétendait être la formule de notre intelligence doit suffire pour faire imaginer l’activité prodigieuse avec laquelle son âme se dévorait elle-même. Louis avait cherché des preuves à ses principes dans l’histoire des grands hommes dont l’existence, mise à jour par les biographes, fournit des particularités curieuses sur les actes de leur entendement. Sa mémoire lui ayant permis de se rappeler les faits qui pouvaient servir de développement à ses assertions, il les avait annexés à chacun des chapitres auxquels ils servaient de démonstration, en sorte que plusieurs de ses maximes en acquéraient une certitude presque mathématique. Les œuvres de Cardan, homme doué d’une singulière puissance de vision, lui donnèrent de précieux matériaux. Il n’avait oublié ni Apollonius de Tyanes annonçant en Asie la mort du tyran et dépeignant son supplice à l’heure même où il avait lieu dans Rome ; ni Plotin qui, séparé par Porphyre, sentit l’intention où était celui-ci de se tuer, et accourut pour l’en dissuader ; ni le fait constaté dans le siècle dernier à la face de la plus moqueuse incrédulité qui se soit jamais rencontrée, fait surprenant pour les hommes habitués à faire du doute une arme contre Dieu seul, mais tout simple pour quelques croyants : Alphonse-Marie de Liguori, évêque de Sainte-Agathe, donna des consolations au pape Ganganelli, qui le vit, l’entendit, lui répondit ; et dans ce même temps, à une très-grande distance de Rome, l’évêque était observé en extase, chez lui, dans un fauteuil où il s’asseyait habituellement au retour de la messe. En reprenant sa vie ordinaire, il trouva ses serviteurs agenouillés devant lui, qui tous le croyaient mort. — « Mes amis, leur dit-il, le Saint-Père vient d’expirer. » Deux jours après, un courrier confirma cette nouvelle. L’heure de la mort du pape coïncidait avec celle où l’évêque était revenu à son état naturel. Lambert n’avait pas omis l’aventure plus récente encore, arrivée dans le siècle dernier à une jeune Anglaise qui, aimant passionnément un marin, partit de Londres pour aller le trouver, et le trouva, seule, sans guide, dans les déserts de l’Amérique septentrionale, où elle arriva pour lui sauver la vie. Louis avait mis à contribution les mystères de l’antiquité, les actes des martyrs où sont les plus beaux titres de gloire pour la Volonté humaine, les démonologues du Moyen-Âge, les procès criminels, les recherches médicales, en discernant partout le fait vrai, le phénomène probable avec une admirable sagacité. Cette riche collection d’anecdotes scientifiques recueillies dans tant de livres, la plupart dignes de foi, servit sans doute à faire des cornets de papier ; et ce travail au moins curieux, enfanté par la plus extraordinaire des mémoires humaines, a dû périr. Entre toutes les preuves qui enrichissaient l’œuvre de Lambert, se trouvait une histoire arrivée dans sa famille, et qu’il m’avait racontée avant d’entreprendre son traité. Ce fait, relatif à la post-existence de l’être intérieur, si je puis me permettre de forger un mot nouveau pour rendre un effet innommé, me frappa si vivement que j’en ai gardé le souvenir. Son père et sa mère eurent à soutenir un procès dont la perte devait entacher leur probité, seul bien qu’ils possédassent au monde. Donc l’anxiété fut grande quand s’agita la question de savoir si l’on céderait à l’injuste agression du demandeur, ou si l’on se défendrait contre lui. La délibération eut lieu par une nuit d’automne, devant un feu de tourbe, dans la chambre du tanneur et de sa femme. À ce conseil furent appelés deux ou trois parents et le bisaïeul maternel de Louis, vieux laboureur tout cassé, mais d’une figure vénérable et majestueuse, dont les yeux étaient clairs, dont le crâne jauni par le temps conservait encore quelques mèches de cheveux blancs épars. Semblable à l’Obi des nègres, au Sagamore des sauvages, il était une espèce d’esprit oraculaire que l’on consultait dans les grandes occasions. Ses biens étaient cultivés par ses petits-enfants, qui le nourrissaient et le servaient ; il leur pronostiquait la pluie, le beau temps, et leur indiquait le moment où ils devaient faucher les prés ou rentrer les moissons. La justesse barométrique de sa parole, devenue célèbre, augmentait toujours la confiance et le culte qui s’attachaient à lui. Il demeurait des journées entières immobile sur sa chaise. Cet état d’extase lui était familier depuis la mort de sa femme, pour laquelle il avait eu la plus vive et la plus constante des affections. Le débat eut lieu devant lui, sans qu’il parût y prêter une grande attention. — Mes enfants, leur dit-il quand il fut requis de donner son avis, cette affaire est trop grave pour que je la décide seul. Il faut que j’aille consulter ma femme. Le bonhomme se leva, prit son bâton, et sortit, au grand étonnement des assistants qui le crurent tombé en enfance. Il revint bientôt et leur dit : — Je n’ai pas eu besoin d’aller jusqu’au cimetière, votre mère est venue au-devant de moi, je l’ai trouvée auprès du ruisseau. Elle m’a dit que vous retrouveriez chez un notaire de Blois des quittances qui vous feraient gagner votre procès. Ces paroles furent prononcées d’une voix ferme. L’attitude et la physionomie de l’aïeul annonçaient un homme pour qui cette apparition était habituelle. En effet, les quittances contestées se retrouvèrent, et le procès n’eut pas lieu. Cette aventure arrivée sous le toit paternel, aux yeux de Louis, alors âgé de neuf ans, contribua beaucoup à le faire croire aux visions miraculeuses de Swedenborg, qui donna pendant sa vie plusieurs preuves de la puissance de vision acquise à son être intérieur. En avançant en âge et à mesure que son intelligence se développait, Lambert devait être conduit à chercher dans les lois de la nature humaine les causes du miracle qui dès l’enfance avait attiré son attention. De quel nom appeler le hasard qui rassemblait autour de lui les faits, les livres relatifs à ces phénomènes, et le rendit lui-même le théâtre et l’acteur des plus grandes merveilles de la pensée ? Quand Louis n’aurait pour seul titre à la gloire que d’avoir, dès l’âge de quinze ans, émis cette maxime psychologique : « Les événements qui attestent l’action de l’Humanité, et qui sont le produit de son intelligence, ont des causes dans lesquelles ils sont préconçus, comme nos actions sont accomplies dans notre pensée avant de se reproduire au dehors ; les pressentiments ou les prophéties sont l’aperçu de ces causes ; » je crois qu’il faudrait déplorer en lui la perte d’un génie égal à celui des Pascal, des Lavoisier, des Laplace. Peut-être ses chimères sur les anges dominèrent-elles trop long-temps ses travaux ; mais n’est-ce pas en cherchant à faire de l’or que les savants ont insensiblement créé la Chimie ? Cependant, si plus tard Lambert étudia l’anatomie comparée, la physique, la géométrie et les sciences qui se rattachaient à ses découvertes, il eut nécessairement l’intention de rassembler des faits et de procéder par l’analyse, seul flambeau qui puisse nous guider aujourd’hui à travers les obscurités de la moins saisissable des natures. Il avait certes trop de sens pour rester dans les nuages des théories, qui toutes peuvent se traduire en quelques mots. Aujourd’hui, la démonstration la plus simple appuyée sur les faits n’est-elle pas plus précieuse que ne le sont les plus beaux systèmes défendus par des inductions plus ou moins ingénieuses ? Mais ne l’ayant pas connu pendant l’époque de sa vie où il dut réfléchir avec le plus de fruit, je ne puis que conjecturer la portée de ses œuvres d’après celle de ses premières méditations. Il est facile de saisir en quoi péchait son traité de la Volonté. Quoique doué déjà des qualités qui distinguent les hommes supérieurs, il était encore enfant. Quoique riche et habile aux abstractions, son cerveau se ressentait encore des délicieuses croyances qui flottent autour de toutes les jeunesses. Sa conception touchait donc aux fruits mûrs de son génie par quelques points, et par une foule d’autres elle se rapprochait de la petitesse des germes. À quelques esprits amoureux de poésie, son plus grand défaut eût semblé une qualité savoureuse. Son œuvre portait les marques de la lutte que se livraient dans cette belle âme ces deux grands principes, le Spiritualisme, le Matérialisme, autour desquels ont tourné tant de beaux génies, sans qu’aucun d’eux ait osé les fondre en un seul. D’abord spiritualiste pur, Louis avait été conduit invinciblement à reconnaître la matérialité de la pensée. Battu par les faits de l’analyse au moment où son cœur lui faisait encore regarder avec amour les nuages épars dans les cieux de Swedenborg, il ne se trouvait pas encore de force à produire un système unitaire, compacte, fondu d’un seul jet. De là venaient quelques contradictions empreintes jusque dans l’esquisse que je trace de ses premiers essais. Quelque incomplet que fût son ouvrage, n’était-il pas le brouillon d’une science dont, plus tard, il aurait approfondi les mystères, assuré les bases, recherché, déduit et enchaîné les développements ?
Six mois après la confiscation du traité sur la Volonté, je quittai le collége. Notre séparation fut brusque. Ma mère, alarmée d’une fièvre qui depuis quelque temps ne me quittait pas, et à laquelle mon inaction corporelle donnait les symptômes du coma, m’enleva du collége en quatre ou cinq heures. À l’annonce de mon départ, Lambert devint d’une tristesse effrayante. Nous nous cachâmes pour pleurer.
— Te reverrai-je jamais ? me dit-il de sa voix douce en me serrant dans ses bras. — Tu vivras, toi, reprit-il ; mais moi, je mourrai. Si je le peux, je t’apparaîtrai.
Il faut être jeune pour prononcer de telles paroles avec un accent de conviction qui les fait accepter comme un présage, comme une promesse dont l’effroyable accomplissement sera redouté. Pendant long-temps, j’ai pensé vaguement à cette apparition promise. Il est encore certains jours de spleen, de doute, de terreur, de solitude, où je suis obligé de chasser les souvenirs de cet adieu mélancolique, qui cependant ne devait pas être le dernier. Lorsque je traversai la cour par laquelle nous sortions, Lambert était collé à l’une des fenêtres grillées du réfectoire pour me voir passer. Sur mon désir, ma mère obtint la permission de le faire dîner avec nous à l’auberge. À mon tour, le soir, je le ramenai au seuil fatal du collége. Jamais amant et maîtresse ne versèrent en se séparant plus de larmes que nous n’en répandîmes.
— Adieu donc ! je vais être seul dans ce désert, me dit-il en me montrant les cours où deux cents enfants jouaient et criaient. Quand je reviendrai fatigué, demi-mort de mes longues courses à travers les champs de la pensée, dans quel cœur me reposerai-je ? Un regard me suffisait pour te dire tout. Qui donc maintenant me comprendra ? Adieu ! je voudrais ne t’avoir jamais rencontré, je ne saurais pas tout ce qui va me manquer.
— Et moi, lui dis-je, que deviendrai-je ? ma situation n’est-elle pas plus affreuse ? je n’ai rien là pour me consoler, ajoutai-je en me frappant le front.
Il hocha la tête par un mouvement empreint d’une grâce pleine de tristesse, et nous nous quittâmes. En ce moment, Louis Lambert avait cinq pieds deux pouces, il n’a plus grandi. Sa physionomie, devenue largement expressive, attestait la bonté de son caractère. Une patience divine développée par les mauvais traitements, une concentration continuelle exigée par sa vie contemplative, avaient dépouillé son regard de cette audacieuse fierté qui plaît dans certaines figures, et par laquelle il savait accabler nos Régents. Sur son visage éclataient des sentiments paisibles, une sérénité ravissante que n’altérait jamais rien d’ironique ou de moqueur, car sa bienveillance native tempérait la conscience de sa force et de sa supériorité. Il avait de jolies mains, bien effilées, presque toujours humides. Son corps était une merveille digne de la sculpture ; mais nos uniformes gris de fer à boutons dorés, nos culottes courtes, nous donnaient une tournure si disgracieuse, que le fini des proportions de Lambert et sa morbidesse ne pouvaient s’apercevoir qu’au bain. Quand nous nagions dans notre bassin du Loir, Louis se distinguait par la blancheur de sa peau, qui tranchait sur les différents tons de chair de nos camarades, tous marbrés par le froid ou violacés par l’eau. Délicat de formes, gracieux de pose, doucement coloré, ne frissonnant pas hors de l’eau, peut-être parce qu’il évitait l’ombre et courait toujours au soleil, Louis ressemblait à ces fleurs prévoyantes qui ferment leurs calices à la bise, et ne veulent s’épanouir que sous un ciel pur. Il mangeait très-peu, ne buvait que de l’eau ; puis, soit par instinct, soit par goût, il se montrait sobre de tout mouvement qui voulait une dépense de force ; ses gestes étaient rares et simples comme le sont ceux des Orientaux ou des Sauvages, chez lesquels la gravité semble être un état naturel. Généralement, il n’aimait pas tout ce qui ressemblait à de la recherche pour sa personne. Il penchait assez habituellement sa tête à gauche, et restait si souvent accoudé, que les manches de ses habits neufs étaient promptement percées. À ce léger portrait de l’homme, je dois ajouter une esquisse de son moral, car je crois aujourd’hui pouvoir impartialement en juger. Quoique naturellement religieux, Louis n’admettait pas les minutieuses pratiques de l’Église romaine ; ses idées sympathisaient plus particulièrement avec celles de sainte Thérèse et de Fénelon, avec celles de plusieurs Pères et de quelques saints, qui de nos jours seraient traités d’hérésiarques et d’athées. Il était impassible durant les offices. Sa prière procédait par des élancements, par des élévations d’âme qui n’avaient aucun mode régulier ; il se laissait aller en tout à la nature, et ne voulait pas plus prier que penser à heure fixe. Souvent, à la chapelle, il pouvait aussi bien songer à Dieu que méditer sur quelque idée philosophique. Jésus-Christ était pour lui le plus beau type de son système. Le : Et verbum caro factum est ! lui semblait une sublime parole destinée à exprimer la formule traditionnelle de la Volonté, du Verbe, de l’Action se faisant visibles. Le Christ ne s’apercevant pas de sa mort, ayant assez perfectionné l’être intérieur par des œuvres divines pour qu’un jour la forme invisible en apparût à ses disciples, enfin les mystères de l’Évangile, les guérisons magnétiques du Christ et le don des langues lui confirmaient sa doctrine. Je me souviens de lui avoir entendu dire à ce sujet que le plus bel ouvrage à faire aujourd’hui était l’Histoire de l’Église primitive. Jamais il ne s’élevait autant vers la poésie qu’au moment où il abordait, dans une conversation du soir, l’examen des miracles opérés par la puissance de la Volonté pendant cette grande époque de foi. Il trouvait les plus fortes preuves de sa Théorie dans presque tous les martyres subis pendant le premier siècle de l’Église, qu’il appelait la grande ère de la pensée. — « Les phénomènes arrivés dans la plupart des supplices si héroïquement soufferts par les chrétiens pour l’établissement de leurs croyances ne prouvent-ils pas, disait-il, que les forces matérielles ne prévaudront jamais contre la force des idées ou contre la Volonté de l’homme ? Chacun peut conclure de cet effet produit par la volonté de tous, en faveur de la sienne. » Je ne crois pas devoir parler de ses idées sur la poésie et sur l’histoire, ni de ses jugements sur les chefs-d’œuvre de notre langue. Il n’y aurait rien de bien curieux à consigner ici des opinions devenues presque vulgaires aujourd’hui, mais qui, dans la bouche d’un enfant, pouvaient alors paraître extraordinaires. Louis était à la hauteur de tout. Pour exprimer en deux mots son talent, il eût écrit Zadig aussi spirituellement que l’écrivit Voltaire ; il aurait aussi fortement que Montesquieu pensé le dialogue de Sylla et d’Eucrate. La grande rectitude de ses idées lui faisait désirer avant tout, dans une œuvre, un caractère d’utilité ; de même que son esprit fin y exigeait la nouveauté de la pensée autant que celle de la forme. Tout ce qui ne remplissait pas ces conditions lui causait un profond dégoût. L’une de ses appréciations littéraires les plus remarquables, et qui fera comprendre le sens de toutes les autres aussi bien que la lucidité de ses jugements, est celle-ci, qui m’est restée dans la mémoire : « L’Apocalypse est une extase écrite. » Il considérait la Bible comme une portion de l’histoire traditionnelle des peuples anté-diluviens, qui s’était partagée l’humanité nouvelle. Pour lui, la mythologie des Grecs tenait à la fois de la Bible hébraïque et des Livres sacrés de l’Inde, que cette nation amoureuse de grâce avait traduits à sa manière.
— Il est impossible, disait-il, de révoquer en doute la priorité des Écritures asiatiques sur nos Écritures saintes. Pour qui sait reconnaître avec bonne foi ce point historique, le monde s’élargit étrangement. N’est-ce pas sur le plateau de l’Asie que se sont réfugiés les quelques hommes qui ont pu survivre à la catastrophe subie par notre globe, si toutefois les hommes existaient avant ce renversement ou ce choc : question grave dont la solution est écrite au fond des mers. L’anthropogonie de la Bible n’est donc que la généalogie d’un essaim sorti de la ruche humaine qui se suspendit aux flancs montagneux du Thibet, entre les sommets de l’Himalaya et ceux du Caucase. Le caractère des idées premières de la horde que son législateur nomma le peuple de Dieu, sans doute pour lui donner de l’unité, peut-être aussi pour lui faire conserver ses propres lois et son système de gouvernement, car les livres de Moïse sont un code religieux, politique et civil ; ce caractère est marqué au coin de la terreur : la convulsion du globe est interprétée comme une vengeance d’en haut par des pensées gigantesques. Enfin, ne goûtant aucune des douceurs que trouve un peuple assis dans une terre patriarcale, les malheurs de cette peuplade en voyage ne lui ont dicté que des poésies sombres, majestueuses et sanglantes. Au contraire, le spectacle des promptes réparations de la terre, les effets prodigieux du soleil dont les premiers témoins furent les Hindous, leur ont inspiré les riantes conceptions de l’amour heureux, le culte du feu, les personnifications infinies de la reproduction. Ces magnifiques images manquent à l’œuvre des Hébreux. Un constant besoin de conservation, à travers les dangers et les pays parcourus jusqu’au lieu du repos, engendra le sentiment exclusif de ce peuple, et sa haine contre les autres nations. Ces trois Écritures sont les archives du monde englouti. Là est le secret des grandeurs inouïes de ces langages et de leurs mythes. Une grande histoire humaine gît sous ces noms d’hommes et de lieux, sous ces fictions qui nous attachent irrésistiblement, sans que nous sachions pourquoi. Peut-être y respirons-nous l’air natal de notre nouvelle humanité.
Pour lui cette triple littérature impliquait donc toutes les pensées de l’homme. Il ne se faisait pas un livre, selon lui, dont le sujet ne s’y pût trouver en germe. Cette opinion montre combien ses premières études sur la Bible furent savamment creusées, et jusqu’où elles le menèrent. Planant toujours au-dessus de la société, qu’il ne connaissait que par les livres, il la jugeait froidement. — « Les lois, disait-il, n’y arrêtent jamais les entreprises des grands ou des riches, et frappent les petits, qui ont au contraire besoin de protection. » Sa bonté ne lui permettait donc pas de sympathiser avec les idées politiques ; mais son système conduisait à l’obéissance passive dont l’exemple fut donné par Jésus-Christ. Pendant les derniers moments de mon séjour à Vendôme, Louis ne sentait plus l’aiguillon de la gloire, il avait, en quelque sorte, abstractivement joui de la renommée ; et après l’avoir ouverte, comme les anciens sacrificateurs qui cherchaient l’avenir au cœur des hommes, il n’avait rien trouvé dans les entrailles de cette Chimère. Méprisant donc un sentiment tout personnel : — La gloire, me disait-il, est l’égoïsme divinisé.
Ici peut-être, avant de quitter cette enfance exceptionnelle, dois-je la juger par un rapide coup d’œil.
Quelque temps avant notre séparation, Lambert me disait : — « À part les lois générales dont la formule sera peut-être ma gloire, et qui doivent être celles de notre organisme, la vie de l’homme est un mouvement qui se résout plus particulièrement, en chaque être, au gré de je ne sais quelle influence, par le Cerveau, par le Cœur, ou par le Nerf. Des trois constitutions représentées par ces mots vulgaires, dérivent les modes infinis de l’Humanité, qui tous résultent des proportions dans lesquelles ces trois principes générateurs se trouvent plus ou moins bien combinés avec les substances qu’ils s’assimilent dans les milieux où ils vivent. » Il s’arrêta, se frappa le front, et me dit : — Singulier fait ! chez tous les grands hommes dont les portraits ont frappé mon attention, le col est court. Peut-être la Nature veut-elle que chez eux le cœur soit plus près du cerveau. Puis il reprit : De là procède un certain ensemble d’actes qui compose l’existence sociale. À l’homme de Nerf, l’Action ou la force ; à l’homme de Cerveau, le Génie ; à l’homme de Cœur, la foi. Mais, ajouta-t-il tristement, à la Foi, les Nuées du Sanctuaire ; à l’Ange seul, la Clarté. Donc, suivant ses propres définitions, Lambert fut tout cœur et tout cerveau.
Pour moi, la vie de son intelligence s’est scindée en trois phases.
Soumis, dès l’enfance, à une précoce activité, due sans doute a quelque maladie ou à quelque perfection de ses organes ; dès l’enfance, ses forces se résumèrent par le jeu de ses sens intérieurs et par une surabondante production de fluide nerveux. Homme d’idées, il lui fallut étancher la soif de son cerveau qui voulait s’assimiler toutes les idées. De là, ses lectures ; et, de ses lectures, ses réflexions qui lui donnèrent le pouvoir de réduire les choses à leur plus simple expression, de les absorber en lui-même pour les y étudier dans leur essence. Les bénéfices de cette magnifique période, accomplie chez les autres hommes après de longues études seulement, échurent donc à Lambert pendant son enfance corporelle ; enfance heureuse, enfance colorée par les studieuses félicités du poète. Le terme où arrivent la plupart des cerveaux fut le point d’où le sien devait partir un jour à la recherche de quelques nouveaux mondes d’intelligence. Là, sans le savoir encore, il s’était créé la vie la plus exigeante et, de toutes, la plus avidement insatiable. Pour exister, ne lui fallait-il pas jeter sans cesse une pâture à l’abîme qu’il avait ouvert en lui ? Semblable à certains êtres des régions mondaines, ne pouvait-il périr faute d’aliments pour d’excessifs appétits trompés ? N’était-ce pas la débauche importée dans l’âme, et qui devait la faire arriver, comme les corps saturés d’alcool, à quelque combustion instantanée ? Cette première phase cérébrale me fut inconnue ; aujourd’hui seulement, je puis m’en expliquer ainsi les prodigieuses fructifications et les effets. Lambert avait alors treize ans.
Je fus assez heureux pour assister aux premiers jours du second âge. Lambert, et cela le sauva peut-être, y tomba dans toutes les misères de la vie collégiale, et y dépensa la surabondance de ses pensées. Après avoir passé des choses à leur expression pure, des mots à leur substance idéale, de cette substance à des principes ; après avoir tout abstrait, il aspirait, pour vivre, à d’autres créations intellectuelles. Dompté par les malheurs du collége et par les crises de sa vie physique, il demeura méditatif, devina les sentiments, entrevit de nouvelles sciences, véritables masses d’idées ! Arrêté dans sa course, et trop faible encore pour contempler les sphères supérieures, il se contempla intérieurement. Il m’offrit alors le combat de la pensée réagissant sur elle-même et cherchant à surprendre les secrets de sa nature, comme un médecin qui étudierait les progrès de sa propre maladie. Dans cet état de force et de faiblesse, de grâce enfantine et de puissance surhumaine, Louis Lambert est l’être qui m’a donné l’idée la plus poétique et la plus vraie de la créature que nous appelons un ange, en exceptant toutefois une femme de qui je voudrais dérober au monde le nom, les traits, la personne et la vie, afin d’avoir été seul dans le secret de son existence et pouvoir l’ensevelir au fond de mon cœur.
La troisième phase dut m’échapper. Elle commençait lorsque je fus séparé de Louis, qui ne sortit du collége qu’à l’âge de dix-huit ans, vers le milieu de l’année 1815. Louis avait alors perdu son père et sa mère depuis environ six mois. Ne rencontrant personne dans sa famille avec qui son âme, tout expansive mais toujours comprimée depuis notre séparation, pût sympathiser, il se réfugia chez son oncle, nommé son tuteur, et qui, chassé de sa cure en sa qualité de prêtre assermenté, était venu demeurer à Blois. Louis y séjourna pendant quelque temps. Dévoré bientôt par le désir d’achever des études qu’il dut trouver incomplètes, il vint à Paris pour revoir madame de Staël, et pour puiser la science à ses plus hautes sources. Le vieux prêtre, ayant un grand faible pour son neveu, laissa Louis libre de manger son héritage pendant un séjour de trois années à Paris, quoiqu’il y vécût dans la plus profonde misère. Cet héritage consistait en quelques milliers de francs. Lambert revint à Blois vers le commencement de l’année 1820, chassé de Paris par les souffrances qu’y trouvent les gens sans fortune. Pendant son séjour, il dut y être souvent en proie à des orages secrets, à ces horribles tempêtes de pensées par lesquelles les artistes sont agités, s’il en faut juger par le seul fait que son oncle se soit rappelé, par la seule lettre que le bonhomme ait conservée de toutes celles que lui écrivit à cette époque Louis Lambert, lettre gardée peut-être parce qu’elle était la dernière et la plus longue de toutes.
Voici d’abord le fait. Louis se trouvait un jour au Théâtre-Français placé sur une banquette des secondes galeries, près d’un de ces piliers entre lesquels étaient alors les troisièmes loges. En se levant pendant le premier entr’acte, il vit une jeune femme qui venait d’arriver dans la loge voisine. La vue de cette femme, jeune et belle, bien mise, décolletée peut-être, et accompagnée d’un amant pour lequel sa figure s’animait de toutes les grâces de l’amour, produisit sur l’âme et sur les sens de Lambert un effet si cruel qu’il fut obligé de sortir de la salle. S’il n’eût profité des dernières lueurs de sa raison, qui, dans le premier moment de cette brûlante passion, ne s’éteignit pas complétement, peut-être aurait-il succombé au désir presque invincible qu’il ressentit alors de tuer le jeune homme auquel s’adressaient les regards de cette femme. N’était-ce pas dans notre monde de Paris un éclair de l’amour du Sauvage qui se jette sur la femme comme sur sa proie, un effet d’instinct bestial joint à la rapidité des jets presque lumineux d’une âme comprimée sous la masse de ses pensées ? Enfin n’était-ce pas le coup de canif imaginaire ressenti par l’enfant, devenu chez l’homme le coup de foudre de son besoin le plus impérieux, l’amour.
Maintenant voici la lettre dans laquelle se peint l’état de son âme frappée par le spectacle de la civilisation parisienne. Son cœur, sans doute constamment froissé dans ce gouffre d’égoïsme, dut toujours y souffrir ; il n’y rencontra peut-être ni amis pour le consoler, ni ennemis pour donner du ton à sa vie. Contraint de vivre sans cesse en lui-même et ne partageant avec personne ses exquises jouissances, peut-être voulait-il résoudre l’œuvre de sa destinée par l’extase, et rester sous une forme presque végétale, comme un anachorète des premiers temps de l’Église, en abdiquant ainsi l’empire du monde intellectuel. La lettre semble indiquer ce projet, auquel les âmes grandes se sont prises à toutes les époques de rénovation sociale. Mais cette résolution n’est-elle pas alors pour certaines d’entre elles l’effet d’une vocation ? ne cherchent-elles pas à concentrer leurs forces dans un long silence, afin d’en sortir propres à gouverner le monde, par la Parole ou par l’Action ? Certes, Louis avait dû recueillir bien de l’amertume parmi les hommes, ou presser la société par quelque terrible ironie sans pouvoir en rien tirer, pour jeter une si vigoureuse clameur, pour arriver, lui pauvre ! au désir que la lassitude de la puissance et de toute chose a fait accomplir à certains souverains. Peut-être aussi venait-il achever dans la solitude quelque grande œuvre qui flottait indécise dans son cerveau ? Qui ne le croirait volontiers en lisant ce fragment de ses pensées où se trahissent les combats de son âme au moment où cessait pour lui la jeunesse, où commençait à éclore la terrible faculté de produire à laquelle auraient été dues les œuvres de l’homme ? Cette lettre est en rapport avec l’aventure arrivée au théâtre. Le Fait et l’Écrit s’illuminent réciproquement, l’âme et le corps s’étaient mis au même ton. Cette tempête de doutes et d’affirmations, de nuages et d’éclairs qui souvent laisse échapper la foudre, et qui finit par une aspiration affamée vers la lumière céleste, jette assez de clarté sur la troisième époque de son éducation morale pour la faire comprendre en entier. En lisant ces pages écrites au hasard, prises et reprises suivant les caprices de la vie parisienne, ne semble-t-il pas voir un chêne pendant le temps où son accroissement intérieur fait crever sa jolie peau verte, le couvre de rugosités, de fissures, et où se prépare sa forme majestueuse, si toutefois le tonnerre du ciel ou la hache de l’homme le respectent !
À cette lettre finira donc, pour le penseur comme pour le poète, cette enfance grandiose et cette jeunesse incomprise. Là se termine le contour de ce germe moral : les philosophes en regretteront les frondaisons atteintes par la gelée dans leurs bourgeons ; mais sans doute ils en verront les fleurs écloses dans des régions plus élevées que ne le sont les plus hauts lieux de la terre.
« Cher oncle, je vais bientôt quitter ce pays, où je ne saurais vivre. Je n’y vois aucun homme aimer ce que j’aime, s’occuper de ce qui m’occupe, s’étonner de ce qui m’étonne. Forcé de me replier sur moi-même, je me creuse et souffre. La longue et patiente étude que je viens de faire de cette Société donne des conclusions tristes où le doute domine. Ici le point de départ en tout est l’argent. Il faut de l’argent, même pour se passer d’argent. Mais quoique ce métal soit nécessaire à qui veut penser tranquillement, je ne me sens pas le courage de le rendre l’unique mobile de mes pensées. Pour amasser une fortune, il faut choisir un état ; en un mot, acheter par quelque privilége de position ou d’achalandage, par un privilége légal ou fort habilement créé, le droit de prendre chaque jour, dans la bourse d’autrui, une somme assez mince qui, chaque année, produit un petit capital ; lequel par vingt années donne à peine quatre ou cinq mille francs de rente quand un homme se conduit honnêtement. En quinze ou seize ans et après son apprentissage, l’avoué, le notaire, le marchand, tous les travailleurs patentés ont gagné du pain pour leurs vieux jours. Je ne me suis senti propre à rien en ce genre. Je préfère la pensée à l’action, une idée à une affaire, la contemplation au mouvement. Je manque essentiellement de la constante attention nécessaire à qui veut faire fortune. Toute entreprise mercantile, toute obligation de demander de l’argent à autrui, me conduirait à mal, et je serais bientôt ruiné. Si je n’ai rien, au moins ne dois-je rien en ce moment. Il faut matériellement peu à celui qui vit pour accomplir de grandes choses dans l’ordre moral ; mais quoique vingt sous par jour puissent me suffire, je ne possède pas la rente de cette oisiveté travailleuse. Si je veux méditer, le besoin me chasse hors du sanctuaire où se meut ma pensée. Que vais-je devenir ? La misère ne m’effraie pas. Si l’on n’emprisonnait, si l’on ne flétrissait, si l’on ne méprisait point les mendiants, je mendierais pour pouvoir résoudre à mon aise les problèmes qui m’occupent. Mais cette sublime résignation par laquelle je pourrais émanciper ma pensée en la libérant de mon corps ne servirait à rien : il faut encore de l’argent pour se livrer à certaines expériences. Sans cela, j’eusse accepté l’indigence apparente d’un penseur qui possède la terre et le ciel. Pour être grand dans la misère, il suffit de ne jamais s’avilir. L’homme qui combat et souffre en marchant vers un noble but, présente certes un beau spectacle ; mais ici qui se sent la force de lutter ? On escalade des rochers, on ne peut pas toujours piétiner dans la boue. Ici tout décourage le vol en droite ligne d’un esprit qui tend à l’avenir. Je ne me craindrais pas dans une grotte au désert, et je me crains ici. Au désert, je serais avec moi-même sans distraction ; ici, l’homme éprouve une foule de besoins qui le rapetissent. Quand vous êtes sorti rêveur, préoccupé, la voix du pauvre vous rappelle au milieu de ce monde de faim et de soif, en vous demandant l’aumône. Il faut de l’argent pour se promener. Les organes, incessamment fatigués par des riens, ne se reposent jamais. La nerveuse disposition du poète est ici sans cesse ébranlée et ce qui doit faire sa gloire devient son tourment : son imagination y est sa plus cruelle ennemie. Ici l’ouvrier blessé, l’indigente en couches, la fille publique devenue malade, l’enfant abandonné, le vieillard infirme, les vices, le crime lui-même trouvent un asile et des soins ; tandis que le monde est impitoyable pour l’inventeur, pour tout homme qui médite. Ici, tout doit avoir un résultat immédiat, réel ; l’on s’y moque des essais d’abord infructueux qui peuvent mener aux plus grandes découvertes, et l’on n’y estime pas cette étude constante et profonde qui veut une longue concentration des forces. L’État pourrait solder le Talent, comme il solde la Baïonnette ; mais il tremble d’être trompé par l’homme d’intelligence, comme si l’on pouvait long-temps contrefaire le génie. Ah ! mon oncle, quand on a détruit les solitudes conventuelles, assises au pied des monts, sous des ombrages verts et silencieux, ne devait-on pas construire des hospices pour les âmes souffrantes qui par une seule pensée engendrent le mieux des nations, ou préparent les progrès d’une science ? »
« L’étude m’a conduit ici, vous le savez ; j’y ai trouvé des hommes vraiment instruits, étonnants pour la plupart ; mais l’absence d’unité dans les travaux scientifiques annule presque tous les efforts. Ni l’enseignement, ni la science n’ont de chef. Vous entendez au Muséum un professeur prouvant que celui de la rue Saint-Jacques vous a dit d’absurdes niaiseries. L’homme de l’École de Médecine soufflette celui du Collége de France. À mon arrivée, je suis allé entendre un vieil académicien qui disait à cinq cents jeunes gens que Corneille est un génie vigoureux et fier, Racine élégiaque et tendre, Molière inimitable, Voltaire éminemment spirituel, Bossuet et Pascal désespérément forts. Un professeur de philosophie devient illustre, en expliquant comment Platon est Platon. Un autre fait l’histoire des mots sans penser aux idées. Celui-ci vous explique Eschyle, celui-là prouve assez victorieusement que les Communes étaient les Communes et pas autre chose. Ces aperçus nouveaux et lumineux, paraphrasés pendant quelques heures, constituent le haut enseignement qui doit faire faire des pas de géant aux connaissances humaines. Si le gouvernement avait une pensée, je le soupçonnerais d’avoir peur des supériorités réelles qui, réveillées, mettraient la société sous le joug d’un pouvoir intelligent. Les nations iraient trop loin trop tôt, les professeurs sont alors chargés de faire des sots. Comment expliquer autrement un professorat sans méthode, sans une idée d’avenir ? L’Institut pouvait être le grand gouvernement du monde moral et intellectuel ; mais il a été récemment brisé par sa constitution en académies séparées. La science humaine marche donc sans guide, sans système et flotte au hasard, sans s’être tracé de route. Ce laissez-aller, cette incertitude existe en politique comme en science. Dans l’ordre naturel, les moyens sont simples, la fin est grande et merveilleuse ; ici, dans la science comme dans le gouvernement, les moyens sont immenses, la fin est petite. Cette force qui, dans la Nature, marche d’un pas égal et dont la somme s’ajoute perpétuellement à elle-même, cet A + A qui produit tout, est destructif dans la Société. La politique actuelle oppose les unes aux autres les forces humaines pour les neutraliser, au lieu de les combiner pour les faire agir dans un but quelconque. En s’en tenant à l’Europe, depuis César jusqu’à Constantin, du petit Constantin au grand Attila, des Huns à Charlemagne, de Charlemagne à Léon X, de Léon X à Philippe II, de Philippe II à Louis XIV, de Venise à l’Angleterre, de l’Angleterre à Napoléon, de Napoléon à l’Angleterre, je ne vois aucune fixité dans la politique, et son agitation constante n’a procuré nul progrès. Les nations témoignent de leur grandeur par des monuments, ou de leur bonheur par le bien-être individuel. Les monuments modernes valent-ils les anciens ? j’en doute. Les arts qui participent plus immédiatement de l’homme individuel, les productions de son génie ou de sa main ont peu gagné. Les jouissances de Lucullus valaient bien celles de Samuel Bernard, de Beaujon ou du roi de Bavière. Enfin, la longévité humaine a perdu. Pour qui veut être de bonne foi, rien n’a donc changé, l’homme est le même : la force est toujours son unique loi, le succès sa seule sagesse. Jésus-Christ, Mahomet, Luther n’ont fait que colorer différemment le cercle dans lequel les jeunes nations ont fait leurs évolutions. Nulle politique n’a empêché la Civilisation, ses richesses, ses mœurs, son contrat entre les forts contre les faibles, ses idées et ses voluptés d’aller de Memphis à Tyr, de Tyr à Balbeck, de Tedmor à Carthage, de Carthage à Rome, de Rome à Constantinople, de Constantinople à Venise, de Venise en Espagne, d’Espagne en Angleterre, sans que nul vestige n’existe de Memphis, de Tyr, de Carthage, de Rome, de Venise ni de Madrid. L’esprit de ces grands corps s’est envolé. Nul ne s’est préservé de la ruine et n’a deviné cet axiome : Quand l’effet produit n’est plus en rapport avec sa cause, il y a désorganisation. Le génie le plus subtil ne peut découvrir aucune liaison entre ces grands faits sociaux. Aucune théorie politique n’a vécu. Les gouvernements passent comme les hommes, sans se transmettre aucun enseignement, et nul système n’engendre un système plus parfait. Que conclure de la politique, quand le gouvernement appuyé sur Dieu a péri dans l’Inde et en Égypte ; quand le gouvernement du sabre et de la tiare a passé ; quand le gouvernement d’un seul est mort ; quand le gouvernement de tous n’a jamais pu vivre ; quand aucune conception de la force intelligentielle, appliquée aux intérêts matériels, n’a pu durer, et que tout est à refaire aujourd’hui comme à toutes les époques où l’homme s’est écrié : Je souffre ! Le code que l’on regarde comme la plus belle œuvre de Napoléon, est l’œuvre la plus draconnienne que je sache. La divisibilité territoriale poussée à l’infini, dont le principe y est consacré par le partage égal des biens, doit engendrer l’abâtardissement de la nation, la mort des arts et celle des sciences. Le sol trop divisé se cultive en céréales, en petits végétaux ; les forêts et partant les cours d’eau disparaissent ; il ne s’élève plus ni bœufs, ni chevaux. Les moyens manquent pour l’attaque comme pour la résistance. Vienne une invasion, le peuple est écrasé, il a perdu ses grands ressorts, il a perdu ses chefs. Et voilà l’histoire des déserts ! La politique est donc une science sans principes arrêtés, sans fixité possible ; elle est le génie du moment, l’application constante de la force, suivant la nécessité du jour. L’homme qui verrait à deux siècles de distance mourrait sur la place publique chargé des imprécations du peuple ; ou serait, ce qui me semble pis, flagellé par les mille fouets du ridicule. Les nations sont des individus qui ne sont ni plus sages ni plus forts que ne l’est l’homme, et leurs destinées sont les mêmes. Réfléchir sur celui-ci, n’est-ce pas s’occuper de celles-là. Au spectacle de cette société sans cesse tourmentée dans ses bases comme dans ses effets, dans ses causes comme dans son action, chez laquelle la philanthropie est une magnifique erreur, et le progrès un non-sens, j’ai gagné la confirmation de cette vérité, que la vie est en nous et non au dehors ; que s’élever au-dessus des hommes pour leur commander est le rôle agrandi d’un régent de classe ; et que les hommes assez forts pour monter jusqu’à la ligne où ils peuvent jouir du coup d’œil des mondes, ne doivent pas regarder à leurs pieds. »
« Je suis assurément occupé de pensées graves, je marche à certaines découvertes, une force invincible m’entraîne vers une lumière qui a brillé de bonne heure dans les ténèbres de ma vie morale ; mais quel nom donner à la puissance qui me lie les mains, me ferme la bouche, et m’entraîne en sens contraire à ma vocation ? Il faut quitter Paris, dire adieu aux livres des bibliothèques, à ces beaux foyers de lumière, à ces savants si complaisants, si accessibles, à ces jeunes génies avec lesquels je sympathisais. Qui me repousse ? est-ce le Hasard, est-ce la Providence ? Les deux idées que représentent ces mots sont inconciliables. Si le Hasard n’est pas, il faut admettre le Fatalisme, ou la coordination forcée des choses soumises à un plan général. Pourquoi donc résisterions-nous ? Si l’homme n’est plus libre, que devient l’échafaudage de sa morale ? Et s’il peut faire sa destinée, s’il peut par son libre arbitre arrêter l’accomplissement du plan général, que devient Dieu ? Pourquoi suis-je venu ? Si je m’examine, je le sais : je trouve en moi des textes à développer ; mais alors pourquoi possédé-je d’énormes facultés sans pouvoir en user ? Si mon supplice servait à quelque exemple, je le concevrais ; mais non, je souffre obscurément. Ce résultat est aussi providentiel que peut l’être le sort de la fleur inconnue qui meurt au fond d’une forêt vierge sans que personne en sente les parfums ou en admire l’éclat. De même qu’elle exhale vainement ses odeurs dans la solitude, j’enfante ici dans un grenier des idées sans qu’elles soient saisies. Hier, j’ai mangé du pain et des raisins le soir, devant ma fenêtre, avec un jeune médecin nommé Meyraux. Nous avons causé comme des gens que le malheur a rendus frères, et je lui ai dit : — Je m’en vais, vous restez, prenez mes conceptions et développez-les ! — Je ne le puis, me répondit-il avec une amère tristesse, ma santé trop faible ne résistera pas à mes travaux, et je dois mourir jeune en combattant la misère. Nous avons regardé le ciel, en nous pressant les mains. Nous nous sommes rencontrés au Cours d’anatomie comparée et dans les galeries du Muséum, amenés tous deux par une même étude, l’unité de la composition zoologique. Chez lui, c’était le pressentiment du génie envoyé pour ouvrir une nouvelle route dans les friches de l’intelligence ; chez moi, c’était déduction d’un système général. Ma pensée est de déterminer les rapports réels qui peuvent exister entre l’homme et Dieu. N’est-ce pas une nécessité de l’époque ? Sans de hautes certitudes, il est impossible de mettre un mors à ces sociétés que l’esprit d’examen et de discussion a déchaînées et qui crient aujourd’hui : — Menez-nous dans une voie où nous marcherons sans rencontrer des abîmes ? Vous me demanderez ce que l’anatomie comparée a de commun avec une question si grave pour l’avenir des sociétés. Ne faut-il pas se convaincre que l’homme est le but de tous les moyens terrestres pour se demander s’il ne sera le moyen d’aucune fin ? Si l’homme est lié à tout, n’y a-t-il rien au-dessus de lui, à quoi il se lie à son tour ? S’il est le terme des transmutations inexpliquées qui montent jusqu’à lui, ne doit-il pas être le lien entre la nature visible et une nature invisible ? L’action du monde n’est pas absurde, elle aboutit à une fin, et cette fin ne doit pas être une société constituée comme l’est la nôtre. Il se rencontre une terrible lacune entre nous et le ciel. En l’étal actuel, nous ne pouvons ni toujours jouir, ni toujours souffrir ; ne faut-il pas un énorme changement pour arriver au paradis et à l’enfer, deux conceptions sans lesquelles Dieu n’existe pas aux yeux de la masse ? Je sais qu’on s’est tiré d’affaire en inventant l’âme ; mais j’ai quelque répugnance à rendre Dieu solidaire des lâchetés humaines, de nos désenchantements, de nos dégoûts, de notre décadence. Puis comment admettre en nous un principe divin contre lequel quelques verres de rhum puissent prévaloir ? comment imaginer des facultés immatérielles que la matière réduise, dont l’exercice soit enchaîné par un grain d’opium ? Comment imaginer que nous sentirons encore quand nous serons dépouillés des conditions de notre sensibilité ? Pourquoi Dieu périrait-il, parce que la substance serait pensante ? L’animation de la substance et ses innombrables variétés, effets de ses instincts, sont-ils moins inexplicables que les effets de la pensée ? Le mouvement imprimé aux mondes n’est-il pas suffisant pour prouver Dieu, sans aller se jeter dans les absurdités engendrées par notre orgueil ? Que d’une façon d’être périssable, nous allions après nos épreuves à une existence meilleure, n’est-ce pas assez pour une créature qui ne se distingue des autres que par un Instinct plus complet ? S’il n’existe pas en morale un principe qui ne mène à l’absurde, ou ne soit contredit par l’évidence, n’est-il pas temps de se mettre en quête des dogmes écrits au fond de la nature des choses ? Ne faudrait-il pas retourner la science philosophique ? Nous nous occupons très-peu du prétendu néant qui nous a précédés, et nous fouillons le prétendu néant qui nous attend. Nous faisons Dieu responsable de l’avenir, et nous ne lui demandons aucun compte du passé. Cependant il est aussi nécessaire de savoir si nous n’avons aucune racine dans l’antérieur, que de savoir si nous sommes soudés au futur. Nous n’avons été déistes ou athées que d’un côté. Le monde est-il éternel ? le monde est-il créé ? Nous ne concevons aucun moyen terme entre ces deux propositions : l’une est fausse, l’autre est vraie, choisissez ! Quel que soit votre choix, Dieu, tel que notre raison se le figure, doit s’amoindrir, ce qui équivaut à sa négation. Faites le monde éternel : la question n’est pas douteuse, Dieu l’a subi. Supposez le monde créé, Dieu n’est plus possible. Comment serait-il resté toute une éternité sans savoir qu’il aurait la pensée de créer le monde ? Comment n’en aurait-il point su par avance les résultats ? D’où en a-t-il tiré l’essence ? de lui nécessairement. Si le monde sort de Dieu, comment admettre le mal ? Si le mal est sorti du bien, vous tombez dans l’absurde. S’il n’y a pas de mal, que deviennent les sociétés avec leurs lois ? Partout des précipices ! partout un abîme pour la raison ! Il est donc une science sociale à refaire en entier. Écoutez, mon oncle : tant qu’un beau génie n’aura pas rendu compte de l’inégalité patente des intelligences, le sens général de l’humanité, le mot Dieu sera sans cesse mis en accusation, et la société reposera sur des sables mouvants. Le secret des différentes zones morales dans lesquelles transite l’homme se trouvera dans l’analyse de l’Animalité tout entière. L’Animalité n’a, jusqu’à présent, été considérée que par rapport à ses différences, et non dans ses similitudes ; dans ses apparences organiques, et non dans ses facultés. Les facultés animales se perfectionnent de proche en proche, suivant des lois à rechercher. Ces facultés correspondent à des forces qui les expriment, et ces forces sont essentiellement matérielles, divisibles. Des facultés matérielles ! songez à ces deux mots. N’est-ce pas une question aussi insoluble que l’est celle de la communication du mouvement à la matière, abîme encore inexploré, dont les difficultés ont été plutôt déplacées que résolues par le système de Newton. Enfin la combinaison constante de la lumière avec tout ce qui vit sur la terre, veut un nouvel examen du globe. Le même animal ne se ressemble plus sous la Torride, dans l’Inde ou dans le Nord. Entre la verticalité et l’obliquité des rayons solaires, il se développe une nature dissemblable et pareille qui, la même dans son principe, ne se ressemble ni en deçà ni au delà dans ses résultats. Le phénomène qui crève nos yeux dans le monde zoologique en comparant les papillons du Bengale aux papillons d’Europe est bien plus grand encore dans le monde moral. Il faut un angle facial déterminé, une certaine quantité de plis cérébraux pour obtenir Colomb, Raphaël, Napoléon, Laplace ou Beethoven ; la vallée sans soleil donne le crétin ; tirez vos conclusions ? Pourquoi ces différences dues à la distillation plus ou moins heureuse de la lumière en l’homme ? Ces grandes masses humaines souffrantes, plus ou moins actives, plus ou moins nourries, plus ou moins éclairées, constituent des difficultés à résoudre, et qui crient contre Dieu. Pourquoi dans l’extrême joie voulons-nous toujours quitter la terre, pourquoi l’envie de s’élever qui a saisi, qui saisira toute créature ? Le mouvement est une grande âme dont l’alliance avec la matière est tout aussi difficile à expliquer que l’est la production de la pensée en l’homme. Aujourd’hui la science est une, il est impossible de toucher à la politique sans s’occuper de morale, et la morale tient à toutes les questions scientifiques. Il me semble que nous sommes à la veille d’une grande bataille humaine ; les forces sont là ; seulement je ne vois pas de général. »
« Croyez-moi, mon oncle, il est difficile de renoncer sans douleur à la vie qui nous est propre, je retourne à Blois avec un affreux saisissement de cœur. J’y mourrai en emportant des vérités utiles. Aucun intérêt personnel ne dégrade mes regrets. La gloire est-elle quelque chose à qui croit pouvoir aller dans une sphère supérieure ? Je ne suis pris d’aucun amour pour les deux syllabes Lam et bert : prononcées avec vénération ou avec insouciance sur ma tombe, elles ne changeront rien à ma destinée ultérieure. Je me sens fort, énergique, et pourrais devenir une puissance ; je sens en moi une vie si lumineuse qu’elle pourrait animer un monde, et je suis enfermé dans une sorte de minéral, comme y sont peut-être effectivement les couleurs que vous admirez au col des oiseaux de la presqu’île indienne. Il faudrait embrasser tout ce monde, l’étreindre pour le refaire ; mais ceux qui l’ont ainsi étreint et refondu n’ont-ils pas commencé par être un rouage de la machine ? moi, je serais broyé. À Mahomet le sabre, à Jésus la croix, à moi la mort obscure ; demain à Blois, et quelques jours après dans un cercueil. Savez-vous pourquoi ? Je suis revenu à Swedenborg, après avoir fait d’immenses études sur les religions et m’être démontré, par la lecture de tous les ouvrages que la patiente Allemagne, l’Angleterre et la France ont publiés depuis soixante ans, la profonde vérité des aperçus de ma jeunesse sur la Bible. Évidemment, Swedenborg résume toutes les religions, ou plutôt la seule religion de l’Humanité. Si les cultes ont eu des formes infinies, ni leur sens ni leur construction métaphysique n’ont jamais varié. Enfin l’homme n’a jamais eu qu’une religion. Le Sivaïsme, le Vichnouvisme et le Brahmaïsme, les trois premiers cultes humains, nés au Thibet, dans la vallée de l’Indus et sur les vastes plaines du Gange, ont fini, quelques mille ans avant Jésus-Christ, leurs guerres, par l’adoption de la Trimourti hindoue. De ce dogme sortent, en Perse, le Magisme ; en Égypte, les religions africaines et le Mosaïsme ; puis le Cabirisme et le Polythéisme gréco-romain. Pendant que ces irradiations de la Trimourti adaptent les mythes de l’Asie aux imaginations de chaque pays où elles arrivent conduites par des sages que les hommes transforment en demi-dieux, Mithra, Bacchus, Hermès, Hercule, etc., Bouddha, le célèbre réformateur des trois religions primitives s’élève dans l’Inde et y fonde son Église, qui compte encore aujourd’hui deux cent millions de fidèles de plus que le Christianisme, et où sont venues se tremper les vastes volontés de Christ et de Confucius. Le Christianisme lève sa bannière. Plus tard, Mahomet fond le Mosaïsme et le Christianisme, la Bible et l’Évangile en un livre, le Coran, où il les approprie au génie des Arabes. Enfin Swedenborg reprend au Magisme, au Brahmaïsme, au Bouddhisme et au Mysticisme chrétien ce que ces quatre grandes religions ont de commun, de réel, de divin, et rend à leur doctrine une raison pour ainsi dire mathématique. Pour qui se jette dans ces fleuves religieux dont tous les fondateurs ne sont pas connus, Zoroastre, Moïse, Bouddha, Confucius, Jésus-Christ, Swedenborg ont les mêmes principes, et se proposent la même fin. Mais, le dernier de tous, Swedenborg sera peut-être le Bouddha du Nord. Quelque obscurs et diffus que soient ses livres, il s’y trouve les éléments d’une conception sociale grandiose. Sa théocratie est sublime, et sa religion est la seule que puisse admettre un esprit supérieur. Lui seul fait toucher à Dieu, il en donne soif, il a dégagé la majesté de Dieu des langes dans lesquels l’ont entortillée les autres cultes humains ; il l’a laissé où il est, en faisant graviter autour de lui ses créations innombrables et ses créatures par des transformations successives qui sont un avenir plus immédiat, plus naturel que ne l’est l’éternité catholique. Il a lavé Dieu du reproche que lui font les âmes tendres sur la pérennité des vengeances par lesquelles il punit les fautes d’un instant, système sans justice ni bonté. Chaque homme peut savoir s’il lui est réservé d’entrer dans une autre vie, et si ce monde a un sens. Cette expérience, je vais la tenter. Cette tentative peut sauver le monde, aussi bien que la croix de Jérusalem et le sabre de la Mecque. L’une et l’autre sont fils du désert. Des trente-trois années de Jésus, il n’en est que neuf de connues ; sa vie silencieuse a préparé sa vie glorieuse. À moi aussi, il me faut le désert ! »
Malgré les difficultés de l’entreprise, j’ai cru devoir essayer de peindre la jeunesse de Lambert, cette vie cachée à laquelle je suis redevable des seules bonnes heures et des seuls souvenirs agréables de mon enfance. Hormis ces deux années, je n’ai eu que troubles et ennuis. Si plus tard le bonheur est venu, mon bonheur fut toujours incomplet. J’ai été très-diffus, sans doute ; mais faute de pénétrer dans l’étendue du cœur et du cerveau de Lambert, deux mots qui représentent imparfaitement les modes infinis de sa vie intérieure, il serait presque impossible de comprendre la seconde partie de son histoire intellectuelle, également inconnue et au monde et à moi, mais dont l’occulte dénoûment s’est développé devant moi pendant quelques heures. Ceux auxquels ce livre ne sera pas encore tombé des mains comprendront, je l’espère, les événements qui me restent à raconter, et qui forment en quelque sorte une seconde existence à cette créature ; pourquoi ne dirais-je pas à cette création en qui tout devait être extraordinaire, même sa fin ?
Quand Louis fut de retour à Blois, son oncle s’empressa de lui procurer des distractions. Mais ce pauvre prêtre se trouvait dans cette ville dévote comme un véritable lépreux. Personne ne se souciait de recevoir un révolutionnaire, un assermenté. Sa société consistait donc en quelques personnes de l’opinion dite alors libérale, patriote ou constitutionnelle, chez lesquelles il se rendait pour faire sa partie de wisth ou de boston. Dans la première maison où le présenta son oncle, Louis vit une jeune personne que sa position forçait à rester dans cette société réprouvée par les gens du grand monde, quoique sa fortune fût assez considérable pour faire supposer que plus tard elle pourrait contracter une alliance dans la haute aristocratie du pays. Mademoiselle Pauline de Villenoix se trouvait seule héritière des richesses amassées par son grand-père, un juif nommé Salomon, qui, contrairement aux usages de sa nation, avait épousé dans sa vieillesse une femme de la religion catholique. Il eut un fils élevé dans la communion de sa mère. À la mort de son père, le jeune Salomon acheta, suivant l’expression du temps, une savonnette à vilain, et fit ériger en baronnie la terre de Villenoix, dont le nom devint le sien. Il était mort sans avoir été marié, mais en laissant une fille naturelle à laquelle il avait légué la plus grande partie de sa fortune, et notamment sa terre de Villenoix. Un de ses oncles, monsieur Joseph Salomon, fut nommé par monsieur de Villenoix tuteur de l’orpheline. Ce vieux juif avait pris une telle affection pour sa pupille, qu’il paraissait vouloir faire de grands sacrifices afin de la marier honorablement. Mais l’origine de mademoiselle de Villenoix et les préjugés que l’on conserve en province contre les juifs ne lui permettaient pas, malgré sa fortune et celle de son tuteur, d’être reçue dans cette société tout exclusive qui s’appelle, à tort ou à raison, la noblesse. Cependant monsieur Joseph Salomon prétendait qu’à défaut d’un hobereau de province, sa pupille irait choisir à Paris un époux parmi les pairs libéraux ou monarchiques ; et quant à son bonheur, le bon tuteur croyait pouvoir le lui garantir par les stipulations du contrat de mariage. Mademoiselle de Villenoix avait alors vingt ans. Sa beauté remarquable, les grâces de son esprit étaient pour sa félicité des garanties moins équivoques que toutes celles données par la fortune. Ses traits offraient dans sa plus grande pureté le caractère de la beauté juive : ces lignes ovales, si larges et si virginales qui ont je ne sais quoi d’idéal, et respirent les délices de l’Orient, l’azur inaltérable de son ciel, les splendeurs de sa terre et les fabuleuses richesses de sa vie. Elle avait de beaux yeux voilés par de longues paupières frangées de cils épais et recourbés. Une innocence biblique éclatait sur son front. Son teint avait la blancheur mate des robes du lévite. Elle restait habituellement silencieuse et recueillie ; mais ses gestes, ses mouvements témoignaient d’une grâce cachée, de même que ses paroles attestaient l’esprit doux et caressant de la femme. Cependant elle n’avait pas cette fraîcheur rosée, ces couleurs purpurines qui décorent les joues de la femme pendant son âge d’insouciance. Des nuances brunes, mélangées de quelques filets rougeâtres, remplaçaient dans son visage la coloration, et trahissaient un caractère énergique, une irritabilité nerveuse que beaucoup d’hommes n’aiment pas à trouver dans une femme, mais qui, pour certains autres, sont l’indice d’une chasteté de sensitive et de passions fières. Aussitôt que Lambert aperçut mademoiselle de Villenoix, il devina l’ange sous cette forme. Les riches facultés de son âme, sa pente vers l’extase, tout en lui se résolut alors par un amour sans bornes, par le premier amour du jeune homme, passion déjà si vigoureuse chez les autres, mais que la vivace ardeur de ses sens, la nature de ses idées et son genre de vie durent porter à une puissance incalculable. Cette passion fut un abîme où le malheureux jeta tout, abîme où la pensée s’effraie de descendre, puisque la sienne, si flexible et si forte, s’y perdit. Là tout est mystère, car tout se passa dans ce monde moral, clos pour la plupart des hommes, et dont les lois lui furent peut-être révélées pour son malheur. Lorsque le hasard me mit en relation avec son oncle, le bonhomme m’introduisit dans la chambre habitée à cette époque par Lambert. Je voulais y chercher quelques traces de ses œuvres, s’il en avait laissé. Là, parmi des papiers dont le désordre était respecté par ce vieillard avec cet exquis sentiment des douleurs qui distingue les vieilles gens, je trouvai plusieurs lettres trop illisibles pour avoir été remises à mademoiselle de Villenoix. La connaissance que je possédais de l’écriture de Lambert me permit, à l’aide du temps, de déchiffrer les hiéroglyphes de cette sténographie créée par l’impatience et par la frénésie de la passion. Emporté par ses sentiments, il écrivait sans s’apercevoir de l’imperfection des lignes trop lentes à formuler sa pensée. Il avait dû être obligé de recopier ses essais informes où souvent les lignes se confondaient ; mais peut-être aussi craignait-il de ne pas donner à ses idées des formes assez décevantes ; et, dans le commencement, s’y prenait-il à deux fois pour ses lettres d’amour. Quoi qu’il en soit, il a fallu toute l’ardeur de mon culte pour sa mémoire, et l’espèce de fanatisme que donne une entreprise de ce genre pour deviner et rétablir le sens des cinq lettres qui suivent. Ces papiers que je conserve avec une sorte de piété, sont les seuls témoignages matériels de son ardente passion. Mademoiselle de Villenoix a sans doute détruit les véritables lettres qui lui furent adressées, fastes éloquents du délire qu’elle causa. La première de ces lettres, qui était évidemment ce qu’on nomme un brouillon, attestait par sa forme et par son ampleur ces hésitations, ces troubles du cœur, ces craintes sans nombre éveillées par l’envie de plaire, ces changements d’expression et ces incertitudes entre toutes les pensées qui assaillent un jeune homme écrivant sa première lettre d’amour : lettre dont on se souvient toujours, dont chaque phrase est le fruit d’une rêverie, dont chaque mot excite de longues contemplations, où le sentiment le plus effréné de tous comprend la nécessité des tournures les plus modestes, et, comme un géant qui se courbe pour entrer dans une chaumière, se fait humble et petit pour ne pas effrayer une âme de jeune fille. Jamais antiquaire n’a manié ses palimpsestes avec plus de respect que je n’en eus à étudier, à reconstruire ces monuments mutilés d’une souffrance et d’une joie si sacrées pour ceux qui ont connu la même souffrance et la même joie.
« Mademoiselle, quand vous aurez lu cette lettre, si toutefois vous la lisez, ma vie sera entre vos mains, car je vous aime ; et, pour moi, espérer d’être aimé, c’est la vie. Je ne sais si d’autres n’ont point, en vous parlant d’eux, abusé déjà des mots que j’emploie ici pour vous peindre l’état de mon âme ; croyez cependant à la vérité de mes expressions, elles sont faibles mais sincères. Peut-être est-ce mal d’avouer ainsi son amour ? Oui, la voix de mon cœur me conseillait d’attendre en silence que ma passion vous eût touchée, afin de la dévorer, si ses muets témoignages vous déplaisaient ; ou pour l’exprimer plus chastement encore que par des paroles, si je trouvais grâce à vos yeux. Mais après avoir longtemps écouté les délicatesses desquelles s’effraie un jeune cœur, j’ai obéi, en vous écrivant, à l’instinct qui arrache des cris inutiles aux mourants. J’ai eu besoin de tout mon courage pour imposer silence à la fierté du malheur et pour franchir les barrières que les préjugés mettent entre vous et moi. J’ai dû comprimer bien des pensées pour vous aimer malgré votre fortune ! Pour vous écrire, ne fallait-il pas affronter ce mépris que les femmes réservent souvent à des amours dont l’aveu ne s’accepte que comme une flatterie de plus. Aussi faut-il s’élancer de toutes ses forces vers le bonheur, être attiré vers la vie de l’amour comme l’est une plante vers la lumière, avoir été bien malheureux pour vaincre les tortures, les angoisses de ces délibérations secrètes où la raison nous démontre de mille manières la stérilité des vœux cachés au fond du cœur, et où cependant l’espérance nous fait tout braver. J’étais si heureux de vous admirer en silence, j’étais si complétement abîmé dans la contemplation de votre belle âme, qu’en vous voyant je n’imaginais presque rien au delà. Non, je n’aurais pas encore osé vous parler, si je n’avais entendu annoncer votre départ. À quel supplice un seul mot m’a livré ! Enfin mon chagrin m’a fait apprécier l’étendue de mon attachement pour vous, il est sans bornes. Mademoiselle, vous ne connaîtrez jamais, du moins je désire que jamais vous n’éprouviez la douleur causée par la crainte de perdre le seul bonheur qui soit éclos pour nous sur cette terre, le seul qui nous ait jeté quelque lueur dans l’obscurité de la misère. Hier, j’ai senti que ma vie n’était plus en moi, mais en vous. Il n’est plus pour moi qu’une femme dans le monde, comme il n’est plus qu’une seule pensée dans mon âme. Je n’ose vous dire à quelle alternative me réduit l’amour que j’ai pour vous. Ne voulant vous devoir qu’à vous-même, je dois éviter de me présenter accompagné de tous les prestiges du malheur : ne sont-ils pas plus actifs que ceux de la fortune sur de nobles âmes ? Je vous tairai donc bien des choses. Oui, j’ai une idée trop belle de l’amour pour le corrompre par des pensées étrangères à sa nature. Si mon âme est digne de la vôtre, si ma vie est pure, votre cœur en aura quelque généreux pressentiment, et vous me comprendrez ! Il est dans la destinée de l’homme de s’offrir à celle qui le fait croire au bonheur ; mais votre droit est de refuser le sentiment le plus vrai, s’il ne s’accorde pas avec les voix confuses de votre cœur : je le sais. Si le sort que vous me ferez doit être contraire à mes espérances, mademoiselle, j’invoque les délicatesses de votre âme vierge, aussi bien que l’ingénieuse pitié de la femme. Ah ! je vous en supplie à genoux, brûlez ma lettre, oubliez tout. Ne plaisantez pas d’un sentiment respectueux et trop profondément empreint dans l’âme pour pouvoir s’en effacer. Brisez mon cœur, mais ne le déchirez pas ! Que l’expression de mon premier amour, d’un amour jeune et pur, n’ait retenti que dans un cœur jeune et pur ! qu’il y meure comme une prière va se perdre dans le sein de Dieu ! Je vous dois de la reconnaissance : j’ai passé des heures délicieuses occupé à vous voir en m’abandonnant aux rêveries les plus douces de ma vie ; ne couronnez donc pas cette longue et passagère félicité par quelque moquerie de jeune fille. Contentez-vous de ne pas me répondre. Je saurai bien interpréter votre silence, et vous ne me verrez plus. Si je dois être condamné à toujours comprendre le bonheur et à le perdre toujours ; si je suis, comme l’ange exilé, conservant le sentiment des délices célestes, mais sans cesse attaché dans un monde de douleur ; eh ! bien, je garderai le secret de mon amour, comme celui de mes misères. Et, adieu ! Oui, je vous confie à Dieu, que j’implorerai pour vous, à qui je demanderai de vous faire une belle vie ; car, fussé-je chassé de votre cœur, où je suis entré furtivement à votre insu, je ne vous quitterai jamais. Autrement, quelle valeur auraient les paroles saintes de cette lettre, ma première et ma dernière prière peut-être ? Si je cessais un jour de penser à vous, de vous aimer, heureux ou malheureux ! ne mériterais-je pas mes angoisses ?
« Vous ne partez pas ! Je suis donc aimé ! moi, pauvre être obscur. Ma chère Pauline, vous ne connaissez pas la puissance du regard auquel je crois, et que vous m’avez jeté pour m’annoncer que j’avais été choisi par vous, par vous, jeune et belle, qui voyez le monde à vos pieds. Pour vous faire comprendre mon bonheur, il faudrait vous raconter ma vie. Si vous m’eussiez repoussé, pour moi tout était fini. J’avais trop souffert. Oui, mon amour, ce bienfaisant et magnifique amour était un dernier effort vers la vie heureuse à laquelle mon âme tendait, une âme déjà brisée par des travaux inutiles, consumée par des craintes qui me font douter de moi, rongée par des désespoirs qui m’ont souvent persuadé de mourir. Non, personne dans le monde ne sait la terreur que ma fatale imagination me cause à moi-même. Elle m’élève souvent dans les cieux, et tout à coup me laisse tomber à terre d’une hauteur prodigieuse. D’intimes élans de force, quelques rares et secrets témoignages d’une lucidité particulière, me disent parfois que je puis beaucoup. J’enveloppe alors le monde par ma pensée, je le pétris, je le façonne, je le pénètre, je le comprends ou crois le comprendre ; mais soudain je me réveille seul, et me trouve dans une nuit profonde, tout chétif ; j’oublie les lueurs que je viens d’entrevoir, je suis privé de secours, et surtout sans un cœur où je puisse me réfugier ! Ce malheur de ma vie morale agit également sur mon existence physique. La nature de mon esprit m’y livre sans défense aux joies du bonheur comme aux affreuses clartés de la réflexion qui les détruisent en les analysant. Doué de la triste faculté de voir avec une même lucidité les obstacles et les succès ; suivant ma croyance du moment, je suis heureux ou malheureux. Ainsi, lorsque je vous rencontrai, j’eus le pressentiment d’une nature angélique, je respirai l’air favorable à ma brûlante poitrine, j’entendis en moi cette voix qui ne trompe jamais, et qui m’avertissait d’une vie heureuse ; mais apercevant aussi toutes les barrières qui nous séparaient, je devinai pour la première fois les préjugés du monde, je les compris alors dans toute l’étendue de leur petitesse, et les obstacles m’effrayèrent encore plus que la vue du bonheur ne m’exaltait : aussitôt, je ressentis cette réaction terrible par laquelle mon âme expansive est refoulée sur elle-même, le sourire que vous aviez fait naître sur mes lèvres se changea tout à coup en contraction amère, et je tâchai de rester froid pendant que mon sang bouillonnait agité par mille sentiments contraires. Enfin, je reconnus cette sensation mordante à laquelle vingt-trois années pleines de soupirs réprimés et d’expansions trahies ne m’ont pas encore habitué. Eh ! bien, Pauline, le regard par lequel vous m’avez annoncé le bonheur a tout à coup réchauffé ma vie et changé mes misères en félicités. Je voudrais maintenant avoir souffert davantage. Mon amour s’est trouvé grand tout à coup. Mon âme était un vaste pays auquel manquaient les bienfaits du soleil, et votre regard y a jeté soudain la lumière. Chère providence ! vous serez tout pour moi, pauvre orphelin qui n’ai d’autre parent que mon oncle. Vous serez toute ma famille, comme vous êtes déjà ma seule richesse, et le monde entier pour moi. Ne m’avez-vous pas jeté toutes les fortunes de l’homme par ce chaste, par ce prodigue, par ce timide regard ? Oui, vous m’avez donné une confiance, une audace incroyables. Je puis tout tenter maintenant. J’étais revenu à Blois, découragé. Cinq ans d’études au milieu de Paris m’avaient montré le monde comme une prison. Je concevais des sciences entières et n’osais en parler. La gloire me semblait un charlatanisme auquel une âme vraiment grande ne devait pas se prêter. Mes idées ne pouvaient donc passer que sous la protection d’un homme assez hardi pour monter sur les tréteaux de la Presse, et parler d’une voix haute aux niais qu’il méprise. Cette intrépidité me manquait. J’allais, brisé par les arrêts de cette foule, désespérant d’être jamais écouté par elle. J’étais et trop bas et trop haut ! Je dévorais mes pensées comme d’autres dévorent leurs humiliations. J’en étais arrivé à mépriser la science, en lui reprochant de ne rien ajouter au bonheur réel. Mais depuis hier, en moi tout est changé. Pour vous je convoite les palmes de la gloire et tous les triomphes du talent. Je veux, en apportant ma tête sur vos genoux, y faire reposer les regards du monde, comme je veux mettre dans mon amour toutes les idées, tous les pouvoirs ! La plus immense des renommées est un bien que nulle puissance autre que celle du génie ne saurait créer. Eh ! bien, je puis, si je le veux, vous faire un lit de lauriers. Mais si les paisibles ovations de la science ne vous satisfaisaient pas, je porte en moi le Glaive et la Parole, je saurai courir dans la carrière des honneurs et de l’ambition comme d’autres s’y traînent ! Parlez, Pauline, je serai tout ce que vous voudrez que je sois. Ma volonté de fer peut tout. Je suis aimé ! Armé de cette pensée, un homme ne doit-il pas faire tout plier devant lui. Tout est possible à celui qui veut tout. Soyez le prix du succès, et demain j’entre en lice. Pour obtenir un regard comme celui que vous m’avez jeté, je franchirais le plus profond des précipices. Vous m’avez expliqué les fabuleuses entreprises de la chevalerie, et les plus capricieux récits des Mille et une Nuits. Maintenant je crois aux plus fantastiques exagérations de l’amour, et à la réussite de tout ce qu’entreprennent les prisonniers pour conquérir la liberté. Vous avez réveillé mille vertus endormies dans mon être : la patience, la résignation, toutes les forces du cœur, toutes les puissances de l’âme. Je vis par vous, et, pensée délicieuse, pour vous. Maintenant tout a un sens, pour moi, dans cette vie. Je comprends tout, même les vanités de la richesse. Je me surprends à verser toutes les perles de l’Inde à vos pieds ; je me plais à vous voir couchée, ou parmi les plus belles fleurs, ou sur le plus moelleux des tissus, et toutes les splendeurs de la terre me semblent à peine dignes de vous, en faveur de qui je voudrais pouvoir disposer des accords et des lumières que prodiguent les harpes des Séraphins et les étoiles dans les cieux. Pauvre studieux poète ! ma parole vous offre des trésors que je n’ai pas, tandis que je ne puis vous donner que mon cœur, où vous régnerez toujours. Là sont tous mes biens. Mais n’existe-t-il donc pas des trésors dans une éternelle reconnaissance, dans un sourire dont les expressions seront incessamment variées par un immuable bonheur, dans l’attention constante de mon amour à deviner les vœux de votre âme aimante ? Un regard céleste ne nous a-t-il pas dit que nous pourrions toujours nous entendre. J’ai donc maintenant une prière à faire tous les soirs à Dieu, prière pleine de vous : — « Faites que ma Pauline soit heureuse ! » Mais ne remplirez-vous donc pas mes jours, comme déjà vous remplissez mon cœur ? Adieu, je ne puis vous confier qu’à Dieu ! »
« Pauline ! dis-moi si j’ai pu te déplaire en quelque chose, hier ? Abjure cette fierté de cœur qui fait endurer secrètement les peines causées par un être aimé. Gronde-moi ! Depuis hier je ne sais quelle crainte vague de t’avoir offensée répand de la tristesse sur cette vie du cœur que tu m’as faite si douce et si riche. Souvent le plus léger voile qui s’interpose entre deux âmes devient un mur d’airain. Il n’est pas de légers crimes en amour ! Si vous avez tout le génie de ce beau sentiment, vous devez en ressentir toutes les souffrances, et nous devons veiller sans cesse à ne pas vous froisser par quelque parole étourdie. Aussi, mon cher trésor, sans doute la faute vient-elle de moi, s’il y a faute. Je n’ai pas l’orgueil de comprendre un cœur de femme dans toute l’étendue de sa tendresse, dans toutes les grâces de ses dévouements ; seulement, je tâcherai de toujours deviner le prix de ce que tu voudras me révéler dans les secrets du tien. Parle-moi, réponds-moi promptement ? La mélancolie dans laquelle nous jette le sentiment d’un tort est bien affreuse, elle enveloppe la vie et fait douter de tout. Je suis resté pendant cette matinée assis sur le bord du chemin creux, voyant les tourelles de Villenoix, et n’osant aller jusqu’à notre haie. Si tu savais tout ce que j’ai vu dans mon âme ! quels tristes fantômes ont passé devant moi, sous ce ciel gris dont le froid aspect augmentait encore mes sombres dispositions. J’ai eu de sinistres pressentiments. J’ai eu peur de ne pas te rendre heureuse. Il faut tout te dire, ma chère Pauline. Il se rencontre des moments où l’esprit qui m’anime semble se retirer de moi. Je suis comme abandonné par ma force. Tout me pèse alors, chaque fibre de mon corps devient inerte, chaque sens se détend, mon regard s’amollit, ma langue est glacée, l’imagination s’éteint, les désirs meurent, et ma force humaine subsiste seule. Tu serais alors là dans toute la gloire de ta beauté, tu me prodiguerais tes plus fins sourires et tes plus tendres paroles, il s’élèverait une puissance mauvaise qui m’aveuglerait, et me traduirait en sons discords la plus ravissante des mélodies. En ces moments, du moins je le crois, se dresse devant moi je ne sais quel génie raisonneur qui me fait voir le néant au fond des plus certaines richesses. Ce démon impitoyable fauche toutes les fleurs, ricane des sentiments les plus doux, en me disant : « Eh ! bien, après ? » Il flétrit la plus belle œuvre en m’en montrant le principe, et me dévoile le mécanisme des choses en m’en cachant les résultats harmonieux. En ces moments terribles où le mauvais ange s’empare de mon être, où la lumière divine s’obscurcit en mon âme sans que j’en sache la cause, je reste triste et je souffre, je voudrais être sourd et muet, je souhaite la mort en y voyant un repos. Ces heures de doute et d’inquiétude sont peut-être nécessaires ; elles m’apprennent du moins à ne pas avoir d’orgueil, après les élans qui m’ont porté dans les cieux où je moissonne les idées à pleines mains ; car c’est toujours après avoir longtemps parcouru les vastes campagnes de l’intelligence, après des méditations lumineuses que, lassé, fatigué, je roule en ces limbes. En ce moment, mon ange, une femme devrait douter de ma tendresse, elle le pourrait du moins. Souvent capricieuse, maladive ou triste, elle réclamera les caressants trésors d’une ingénieuse tendresse, et je n’aurai pas un regard pour la consoler ! J’ai la honte, Pauline, de t’avouer qu’alors je pourrais pleurer avec toi, mais que rien ne m’arracherait un sourire. Et cependant, une femme trouve dans son amour la force de taire ses douleurs ! Pour son enfant, comme pour celui qu’elle aime, elle sait rire en souffrant. Pour toi, Pauline, ne pourrai-je donc imiter la femme dans ses sublimes délicatesses ? Depuis hier je doute de moi-même. Si j’ai pu te déplaire une fois, si je ne t’ai pas comprise, je tremble d’être emporté souvent ainsi par mon fatal démon hors de notre bonne sphère. Si j’avais beaucoup de ces moments affreux, si mon amour sans bornes ne savait pas racheter les heures mauvaises de ma vie, si j’étais destiné à demeurer tel que je suis ?… Fatales questions ! la puissance est un bien fatal présent, si toutefois ce que je sens en moi est la puissance. Pauline, éloigne-toi de moi, abandonne-moi ! je préfère souffrir tous les maux de la vie à la douleur de te savoir malheureuse par moi. Mais peut-être le démon n’a-t-il pris autant d’empire sur mon âme que parce qu’il ne s’est point encore trouvé près de moi de mains douces et blanches pour le chasser. Jamais une femme ne m’a versé le baume de ses consolations, et j’ignore si, lorsqu’en ces moments de lassitude, l’amour agitera ses ailes au-dessus de ma tête, il ne répandra pas dans mon cœur de nouvelles forces. Peut-être ces cruelles mélancolies sont-elles un fruit de ma solitude, une des souffrances de l’âme abandonnée qui gémit et paie ses trésors par des douleurs inconnues. Aux légers plaisirs, les légères souffrances ; aux immenses bonheurs, des maux inouïs. Quel arrêt ! S’il était vrai, ne devons-nous pas frissonner pour nous, qui sommes surhumainement heureux. Si la nature nous vend les choses selon leur valeur, dans quel abîme allons-nous donc tomber ? Ah ! les amants les plus richement partagés sont ceux qui meurent ensemble au milieu de leur jeunesse et de leur amour ! Quelle tristesse ! Mon âme pressent-elle un méchant avenir ? Je m’examine, et me demande s’il se trouve quelque chose en moi qui doive t’apporter le plus léger souci ? Je t’aime peut-être en égoïste ? Je mettrai peut-être sur ta chère tête un fardeau plus pesant que ma tendresse ne sera douce à ton cœur. S’il existe en moi quelque puissance inexorable à laquelle j’obéis, si je dois maudire quand tu joindras les mains pour prier, si quelque triste pensée me domine lorsque je voudrai me mettre à tes pieds pour jouer avec toi comme un enfant, ne seras-tu pas jalouse de cet exigeant et fantasque génie ? Comprends-tu bien, cœur à moi, que j’ai peur de n’être pas tout à toi, que j’abdiquerais volontiers tous les sceptres, toutes les palmes du monde pour faire de toi mon éternelle pensée ; pour voir, dans notre délicieux amour, une belle vie et un beau poème ; pour y jeter mon âme, y engloutir mes forces, et demander à chaque heure les joies qu’elle nous doit ? Mais voilà que reviennent en foule mes souvenirs d’amour, les nuages de ma tristesse vont se dissiper. Adieu. Je te quitte pour être mieux à toi. Mon âme chérie, j’attends un mot, une parole qui me rende la paix du cœur. Que je sache si j’ai contristé ma Pauline, ou si quelque douteuse expression de ton visage m’a trompé. Je ne voudrais pas avoir à me reprocher, après toute une vie heureuse, d’être venu vers toi sans un sourire plein d’amour, sans une parole de miel. Affliger la femme que l’on aime ! pour moi, Pauline, c’est un crime. Dis-moi la vérité, ne me fais pas quelque généreux mensonge, mais désarme ton pardon de toute cruauté. »
« Un attachement si complet est-il un bonheur ? Oui, car des années de souffrance ne paieraient pas une heure d’amour. Hier, ton apparente tristesse a passé dans mon âme avec la rapidité d’une ombre qui se projette. Étais-tu triste ou souffrais-tu ? J’ai souffert. D’où venait ce chagrin ? Écris-moi vite. Pourquoi ne l’ai-je pas deviné ? Nous ne sommes donc pas encore complétement unis par la pensée ? Je devrais, à deux lieues de toi comme à mille, ressentir tes peines et tes douleurs. Je ne croirai pas t’aimer tant que ma vie ne sera pas assez intimement liée à la tienne pour que nous ayons la même vie, le même cœur, la même idée. Je dois être où tu es, voir ce que tu vois, ressentir ce que tu ressens, et te suivre par la pensée. N’ai-je pas déjà su, le premier, que ta voiture avait versé, que tu étais meurtrie ? Mais aussi ce jour-là, ne t’avais-je pas quittée, je te voyais. Quand mon oncle m’a demandé pourquoi je pâlissais, je lui ai dit : « Mademoiselle de Villenoix vient de tomber ! » Pourquoi donc n’ai-je pas lu dans ton âme, hier ? Voulais-tu me cacher la cause de ce chagrin ? Cependant j’ai cru deviner que tu avais fait en ma faveur quelques efforts malheureux auprès de ce redoutable Salomon qui me glace. Cet homme n’est pas de notre ciel. Pourquoi veux-tu que notre bonheur, qui ne ressemble en rien à celui des autres, se conforme aux lois du monde ? Mais j’aime trop tes mille pudeurs, ta religion, tes superstitions, pour ne pas obéir à tes moindres caprices. Ce que tu fais doit être bien ; rien n’est plus pur que ta pensée, comme rien n’est plus beau que ton visage où se réfléchit ton âme divine. J’attendrai ta lettre avant d’aller par les chemins chercher le doux moment que tu m’accordes. Ah ! si tu savais combien l’aspect des tourelles me fait palpiter, quand enfin je les vois bordées de lueur par la lune, notre amie, notre seule confidente. »
« Adieu la gloire, adieu l’avenir, adieu la vie que je rêvais ! Maintenant, ma tant aimée, ma gloire est d’être à toi, digne de toi ; mon avenir est tout entier dans l’espérance de te voir ; et ma vie ? n’est-ce pas de rester à tes pieds, de me coucher sous tes regards, de respirer en plein dans les cieux que tu m’as créés ? Toutes mes forces, toutes mes pensées doivent t’appartenir, à toi qui m’as dit ces enivrantes paroles : « Je veux tes peines ! » Ne serait-ce pas dérober des joies à l’amour, des moments au bonheur, des sentiments à ton âme divine, que de donner des heures à l’étude, des idées au monde, des poésies aux poètes ? Non, non, chère vie à moi, je veux tout te réserver, je veux t’apporter toutes les fleurs de mon âme. Existe-t-il rien d’assez beau, d’assez splendide dans les trésors de la terre et de l’intelligence pour fêter un cœur aussi riche, un cœur aussi pur que le tien, et auquel j’ose allier le mien, parfois ? Oui, parfois j’ai l’orgueil de croire que je sais aimer autant que tu aimes. Mais non, tu es un ange-femme : il se rencontrera toujours plus de charme dans l’expression de tes sentiments, plus d’harmonie dans ta voix, plus de grâce dans tes sourires, plus de pureté dans tes regards que dans les miens. Oui, laisse-moi penser que tu es une création d’une sphère plus élevée que celle où je vis ; tu auras l’orgueil d’en être descendue, j’aurai celui de t’avoir méritée, et tu ne seras peut-être pas déchue en venant à moi, pauvre et malheureux. Oui, si le plus bel asile d’une femme est un cœur tout à elle, tu seras toujours souveraine dans le mien. Aucune pensée, aucune action ne ternira jamais ce cœur, riche sanctuaire, tant que tu voudras y résider ; mais n’y demeuras-tu pas sans cesse ? Ne m’as-tu pas dit ce mot délicieux : Maintenant et toujours ! Et nunc et semper ! J’ai gravé sous ton portrait ces paroles du Rituel, dignes de toi, comme elles sont dignes de Dieu. Il est et maintenant et toujours, comme sera mon amour. Non, non, je n’épuiserai jamais ce qui est immense, infini, sans bornes ; et tel est le sentiment que je sens en moi pour toi, j’en ai deviné l’incommensurable étendue, comme nous devinons l’espace, par la mesure d’une de ses parties. Ainsi, j’ai eu des jouissances ineffables, des heures entières pleines de méditations voluptueuses en me rappelant un seul de tes gestes, ou l’accent d’une phrase. Il naîtra donc des souvenirs sous le poids desquels je succomberai, si déjà la souvenance d’une heure douce et familière me fait pleurer de joie, attendrit, pénètre mon âme, et devient une intarissable source de bonheur. Aimer, c’est la vie de l’ange ! Il me semble que je n’épuiserai jamais le plaisir que j’éprouve à le voir. Ce plaisir, le plus modeste de tous, mais auquel le temps manque toujours, m’a fait connaître les éternelles contemplations dans lesquelles restent les Séraphins et les Esprits devant Dieu : rien n’est plus naturel, s’il émane de son essence une lumière aussi fertile en sentiments nouveaux que l’est celle de tes yeux, de ton front imposant, de ta belle physionomie, céleste image de ton âme ; l’âme, cet autre nous-mêmes dont la forme pure, ne périssant jamais, rend alors notre amour immortel. Je voudrais qu’il existât un langage autre que celui dont je me sers, pour t’exprimer les renaissantes délices de mon amour ; mais s’il en est un que nous avons créé, si nos regards sont de vivantes paroles, ne faut-il pas nous voir pour entendre par les yeux ces interrogations et ces réponses du cœur si vives, si pénétrantes, que tu m’as dit un soir : — « Taisez-vous ! » quand je ne parlais pas. T’en souviens-tu, ma chère vie ? De loin, quand je suis dans les ténèbres de l’absence, ne suis-je pas forcé d’employer des mots humains trop faibles pour rendre des sensations divines ? les mots accusent au moins les sillons qu’elles tracent dans mon âme, comme le mot Dieu résume imparfaitement les idées que nous avons de ce mystérieux principe. Encore, malgré la science et l’infini du langage, n’ai-je jamais rien trouvé dans ses expressions qui pût te peindre la délicieuse étreinte par laquelle ma vie se fond dans la tienne quand je pense à toi. Puis, par quel mot finir, lorsque je cesse de t’écrire sans pour cela te quitter ? Que signifie adieu, à moins de mourir ? Mais la mort serait-elle un adieu ? Mon âme ne se réunirait-elle pas alors plus intimement à la tienne ? Ô mon éternelle pensée ! naguère je t’offris à genoux mon cœur et ma vie ; maintenant, quelles nouvelles fleurs de sentiment trouverai-je donc en mon âme, que je ne t’aie données ? Ne serait-ce pas t’envoyer une parcelle du bien que tu possèdes entièrement ? N’es-tu pas mon avenir ? Combien je regrette le passé ! Ces années qui ne nous appartiennent plus, je voudrais te les rendre toutes, et t’y faire régner comme tu règnes sur ma vie actuelle. Mais qu’est-ce que le temps de mon existence où je ne te connaissais pas ? Ce serait le néant, si je n’avais pas été si malheureux. »
« Ange aimé, quelle douce soirée que celle d’hier ! Combien de richesses dans ton cher cœur ? ton amour est donc inépuisable, comme le mien. Chaque mot m’apportait de nouvelles joies, et chaque regard en étendait la profondeur. L’expression calme de ta physionomie donnait un horizon sans bornes à nos pensées. Oui, tout était alors infini comme le ciel, et doux comme son azur. La délicatesse de tes traits adorés se reproduisait, je ne sais par quelle magie, dans tes gentils mouvements, dans tes gestes menus. Je savais bien que tu étais tout grâce et tout amour, mais j’ignorais combien tu étais diversement gracieuse. Tout s’accordait à me conseiller ces voluptueuses sollicitations, à me faire demander ces premières grâces qu’une femme refuse toujours, sans doute pour se les laisser ravir. Mais non, toi, chère âme de ma vie, tu ne sauras jamais d’avance ce que tu pourras accorder à mon amour, et tu te donneras sans le vouloir peut-être ! Tu es vraie, et n’obéis qu’à ton cœur. Comme la douceur de ta voix s’alliait aux tendres harmonies de l’air pur et des cieux tranquilles ! Pas un cri d’oiseau, pas une brise ; la solitude et nous ! Les feuillages immobiles ne tremblaient même pas dans ces admirables couleurs du couchant qui sont tout à la fois ombre et lumière. Tu as senti ces poésies célestes, toi qui unissais tant de sentiments divers, et reportais si souvent tes yeux vers le ciel pour ne pas me répondre ! Toi, fière et rieuse, humble et despotique, te donnant tout entière en âme, en pensée, et te dérobant à la plus timide des caresses ! Chères coquetteries du cœur ! elles vibrent toujours dans mon oreille, elles s’y roulent et s’y jouent encore, ces délicieuses paroles à demi bégayées comme celles des enfants, et qui n’étaient ni des promesses, ni des aveux, mais qui laissaient à l’amour ses belles espérances sans craintes et sans tourments ! Quel chaste souvenir dans la vie ! Quel épanouissement de toutes les fleurs qui naissent au fond de l’âme, et qu’un rien peut flétrir, mais qu’alors tout animait et fécondait ! Ce sera toujours ainsi, n’est-ce pas, mon aimée ? En me rappelant, au matin, les vives et fraîches douceurs qui sourdirent en ce moment, je me sens dans l’âme un bonheur qui me fait concevoir le véritable amour comme un océan de sensations éternelles et toujours neuves, où l’on se plonge avec de croissantes délices. Chaque jour, chaque parole, chaque caresse, chaque regard doit y ajouter le tribut de sa joie écoulée. Oui, les cœurs assez grands pour ne rien oublier doivent vivre, à chaque battement, de toutes leurs félicités passées, comme de toutes celles que promet l’avenir. Voilà ce que je rêvais autrefois, et ce n’est plus un rêve aujourd’hui. N’ai-je pas rencontré sur cette terre un ange qui m’en a fait connaître toutes les joies pour me récompenser peut-être d’en avoir supporté toutes les douleurs ? Ange du ciel, je te salue par un baiser.
« Je t’envoie cette hymne échappée à mon cœur, je te la devais ; mais elle te peindra difficilement ma reconnaissance et ces prières matinales que mon cœur adresse chaque jour à celle qui m’a dit tout l’évangile du cœur dans ce mot divin : « Croyez ! »
« Comment, cœur chéri, plus d’obstacles ! Nous serons libres d’être l’un à l’autre, chaque jour, à chaque heure, chaque moment, toujours. Nous pourrons rester, pendant toutes les journées de notre vie, heureux comme nous le sommes furtivement en de rares instants ! Quoi ! nos sentiments si purs, si profonds, prendront les formes délicieuses des mille caresses que j’ai rêvées. Ton petit pied se déchaussera pour moi, tu seras toute à moi ! Ce bonheur me tue, il m’accable. Ma tête est trop faible, elle éclate sous la violence de mes pensées. Je pleure et je ris, j’extravague. Chaque plaisir est comme une flèche ardente, il me perce et me brûle ! Mon imagination te fait passer devant mes yeux ravis, éblouis, sous les innombrables et capricieuses figures qu’affecte la volupté. Enfin, toute notre vie est là, devant moi, avec ses torrents, ses repos, ses joies ; elle bouillonne, elle s’étale, elle dort ; puis elle se réveille jeune, fraîche. Je nous vois tous deux unis, marchant du même pas, vivant de la même pensée ; toujours au cœur l’un de l’autre, nous comprenant, nous entendant comme l’écho reçoit et redit les sons à travers les espaces ! Peut-on vivre long-temps en dévorant ainsi sa vie à toute heure ? Ne mourrons-nous pas dans le premier embrassement ? Et que sera-ce donc, si déjà nos âmes se confondaient dans ce doux baiser du soir, qui nous enlevait nos forces ; ce baiser sans durée, dénouement de tous mes désirs, interprète impuissant de tant de prières échappées à mon âme pendant nos heures de séparation, et cachées au fond de mon cœur comme des remords ? Moi, qui revenais me coucher dans la haie pour entendre le bruit de tes pas quand tu retournais au château, je vais donc pouvoir t’admirer à mon aise, agissant, riant, jouant, causant, allant. Joies sans fin ! Tu ne sais pas tout ce que je sens de jouissances à te voir allant et venant : il faut être homme pour éprouver ces sensations profondes. Chacun de tes mouvements me donne plus de plaisir que n’en peut prendre une mère à voir son enfant joyeux ou endormi. Je t’aime de tous les amours ensemble. La grâce de ton moindre geste est toujours nouvelle pour moi. Il me semble que je passerais les nuits à respirer ton souffle, je voudrais me glisser dans tous les actes de ta vie, être la substance même de tes pensées, je voudrais être toi-même. Enfin, je ne te quitterai donc plus ! Aucun sentiment humain ne troublera plus notre amour, infini dans ses transformations et pur comme tout ce qui est un ; notre amour vaste comme la mer, vaste comme le ciel ! Tu es à moi ! toute à moi ! Je pourrai donc regarder au fond de tes yeux pour y deviner la chère âme qui s’y cache et s’y révèle ; tour à tour, pour y épier tes désirs ! Ma bien-aimée, écoute certaines choses que je n’osais te dire encore, mais que je puis t’avouer aujourd’hui. Je sentais en moi je ne sais quelle pudeur d’âme qui s’opposait à l’entière expression de mes sentiments, et je tâchais de les revêtir des formes de la pensée. Mais, maintenant, je voudrais mettre mon cœur à nu, te dire toute l’ardeur de mes rêves, te dévoiler la bouillante ambition de mes sens irrités par la solitude où j’ai vécu, toujours enflammés par l’attente du bonheur, et réveillés par toi, par toi si douce de formes, si attrayante en tes manières ! Mais est-il possible d’exprimer combien je suis altéré de ces félicités inconnues que donne la possession d’une femme aimée, et auxquelles deux âmes étroitement unies par l’amour doivent prêter une force de cohésion effrénée ! Sache-le, ma Pauline, je suis resté pendant des heures entières dans une stupeur causée par la violence de mes souhaits passionnés, restant perdu dans le sentiment d’une caresse comme dans un gouffre sans fond. En ces moments, ma vie entière, mes pensées, mes forces, se fondent, s’unissent dans ce que je nomme un désir, faute de mots pour exprimer un délire sans nom ! Et maintenant, je puis t’avouer que le jour où j’ai refusé la main que tu me tendais par un si joli mouvement, triste sagesse qui t’a fait douter de mon amour, j’étais dans un de ces moments de folie où l’on médite un meurtre pour posséder une femme. Oui, si j’avais senti la délicieuse pression que tu m’offrais, aussi vivement que ta voix retentissait dans mon cœur, je ne sais où m’aurait conduit la violence de mes désirs. Mais je puis me taire et souffrir beaucoup. Pourquoi parler de ces douleurs quand mes contemplations vont devenir des réalités ? Il me sera donc maintenant permis de faire de toute notre vie une seule caresse ! Chérie aimée, il se rencontre tel effet de lumière sur tes cheveux noirs qui me ferait rester, les larmes dans les yeux, pendant de longues heures occupé à voir ta chère personne, si tu ne me disais pas en te retournant : « Finis, tu me rends honteuse. » Demain, notre amour se saura donc ! Ah ! Pauline, ces regards des autres à supporter, cette curiosité publique me serre le cœur. Allons à Villenoix, restons-y loin de tout. Je voudrais qu’aucune créature ayant face humaine n’entrât dans le sanctuaire où tu seras à moi ; je voudrais même qu’après nous il n’existât plus, qu’il fût détruit. Oui, je voudrais dérober à la nature entière un bonheur que nous sommes seuls à comprendre, seuls à sentir, et qui est tellement immense que je m’y jette pour y mourir : c’est un abîme. Ne t’effraie pas des larmes qui ont mouillé cette lettre, c’est des larmes de joie. Mon seul bonheur, nous ne nous quitterons donc plus ! »
En 1823, j’allais de Paris en Touraine par la diligence. À Mer, le conducteur prit un voyageur pour Blois. En le faisant entrer dans la partie de la voiture où je me trouvais, il lui dit en plaisantant : — Vous ne serez pas gêné là, monsieur Lefebvre ! En effet, j’étais seul. En entendant ce nom, en voyant un vieillard à cheveux blancs qui paraissait au moins octogénaire, je pensai tout naturellement à l’oncle de Lambert. Après quelques questions insidieuses, j’appris que je ne me trompais pas. Le bonhomme venait de faire ses vendanges à Mer, il retournait à Blois. Aussitôt je lui demandai des nouvelles de mon ancien faisant. Au premier mot, la physionomie du vieil Oratorien, déjà grave et sévère comme celle d’un soldat qui aurait beaucoup souffert, devint triste et brune ; les rides de son front se contractèrent légèrement, il serra ses lèvres, me jeta un regard équivoque et me dit : — Vous ne l’avez pas revu depuis le collége ?
— Non, ma foi, répondis-je. Mais nous sommes aussi coupables l’un que l’autre, s’il y a oubli. Vous le savez, les jeunes gens mènent une vie si aventureuse et si passionnée en quittant les bancs de l’école, qu’il faut se retrouver pour savoir combien l’on s’aime encore. Cependant, parfois, un souvenir de jeunesse arrive, et il est impossible de s’oublier tout à fait, surtout lorsqu’on a été aussi amis que nous l’étions Lambert et moi. On nous avait appelés le Poète-et-Pythagore !
Je lui dis mon nom, mais en l’entendant la figure du bonhomme se rembrunit encore.
— Vous ne connaissez donc pas son histoire, reprit-il. Mon pauvre neveu devait épouser la plus riche héritière de Blois, mais la veille de son mariage il est devenu fou.
— Lambert, fou ! m’écriai-je frappé de stupeur. Et par quel événement ? C’était la plus riche mémoire, la tête la plus fortement organisée, le jugement le plus sagace que j’aie rencontrés ! Beau génie, un peu trop passionné peut-être pour la mysticité ; mais le meilleur cœur du monde ! Il lui est donc arrivé quelque chose de bien extraordinaire ?
— Je vois que vous l’avez bien connu, me dit le bonhomme.
Depuis Mer jusqu’à Blois, nous parlâmes alors de mon pauvre camarade, en faisant de longues digressions par lesquelles je m’instruisis des particularités que j’ai déjà rapportées pour présenter les faits dans un ordre qui les rendît intéressants. J’appris à son oncle le secret de nos études, la nature des occupations de son neveu ; puis le vieillard me raconta les événements survenus dans la vie de Lambert depuis que je l’avais quitté. À entendre monsieur Lefebvre, Lambert aurait donné quelques marques de folie avant son mariage ; mais ces symptômes lui étant communs avec tous ceux qui aiment passionnément, ils me parurent moins caractéristiques lorsque je connus et la violence de son amour et mademoiselle de Villenoix. En province, où les idées se raréfient, un homme plein de pensées neuves et dominé par un système, comme l’était Louis, pouvait passer au moins pour un original. Son langage devait surprendre d’autant plus qu’il parlait plus rarement. Il disait : Cet homme n’est pas de mon ciel, là où les autres disaient : Nous ne mangerons pas un minot de sel ensemble. Chaque homme de talent a ses idiotismes particuliers. Plus large est le génie, plus tranchées sont les bizarreries qui constituent les divers degrés d’originalité. En province, un original passe pour un homme à moitié fou. Les premières paroles de monsieur Lefebvre me firent donc douter de la folie de mon camarade. Tout en écoutant le vieillard, je critiquais intérieurement son récit. Le fait le plus grave était survenu quelques jours avant le mariage des deux amants. Louis avait eu quelques accès de catalepsie bien caractérisés. Il était resté pendant cinquante-neuf heures immobile, les yeux fixes, sans manger ni parler ; état purement nerveux dans lequel tombent quelques personnes en proie à de violentes passions ; phénomène rare, mais dont les effets sont bien parfaitement connus des médecins. S’il y avait quelque chose d’extraordinaire, c’est que Louis n’eût pas eu déjà plusieurs accès de cette maladie, à laquelle le prédisposaient son habitude de l’extase et la nature de ses idées. Mais sa constitution extérieure et intérieure était si parfaite qu’elle avait sans doute résisté jusqu’alors à l’abus de ses forces. L’exaltation à laquelle dut le faire arriver l’attente du plus grand plaisir physique, encore agrandie chez lui par la chasteté du corps et par la puissance de l’âme, avait bien pu déterminer cette crise dont les résultats ne sont pas plus connus que la cause. Les lettres que le hasard a conservées accusent d’ailleurs assez bien sa transition de l’idéalisme pur dans lequel il vivait au sensualisme le plus aigu. Jadis, nous avions qualifié d’admirable ce phénomène humain dans lequel Lambert voyait la séparation fortuite de nos deux natures, et les symptômes d’une absence complète de l’être intérieur usant de ses facultés inconnues sous l’empire d’une cause inobservée. Cette maladie, abîme tout aussi profond que le sommeil, se rattachait au système de preuves que Lambert avait données dans son Traité de la Volonté. Au moment où monsieur Lefebvre me parla du premier accès de Louis, je me souvins tout à coup d’une conversation que nous eûmes à ce sujet, après la lecture d’un livre de médecine.
— Une méditation profonde, une belle extase sont peut-être, dit-il en terminant, des catalepsies en herbe.
Le jour où il formula si brièvement cette pensée, il avait tâché de lier les phénomènes moraux entre eux par une chaîne d’effets, en suivant pas à pas tous les actes de l’intelligence, commençant par les simples mouvements de l’instinct purement animal qui suffit à tant d’êtres, surtout à certains hommes dont les forces passent toutes dans un travail purement mécanique ; puis, allant à l’agrégation des pensées, arrivant à la comparaison, à la réflexion, à la méditation, enfin à l’extase et à la catalepsie. Certes, Lambert crut avec la naïve conscience du jeune âge avoir fait le plan d’un beau livre en échelonnant ainsi ces divers degrés des puissances intérieures de l’homme. Je me rappelle que, par une de ces fatalités qui font croire à la prédestination, nous attrapâmes le grand Martyrologe où sont contenus les faits les plus curieux sur l’abolition complète de la vie corporelle à laquelle l’homme peut arriver dans les paroxysmes de ses facultés intérieures. En réfléchissant aux effets du fanatisme, Lambert fut alors conduit à penser que les collections d’idées auxquelles nous donnons le nom de sentiments pouvaient bien être le jet matériel de quelque fluide que produisent les hommes plus ou moins abondamment, suivant la manière dont leurs organes en absorbent les substances génératrices dans les milieux où ils vivent. Nous nous passionnâmes pour la catalepsie, et, avec l’ardeur que les enfants mettent dans leurs entreprises, nous essayâmes de supporter la douleur en pensant à autre chose. Nous nous fatiguâmes beaucoup à faire quelques expériences assez analogues à celles dues aux convulsionnaires dans le siècle dernier, fanatisme religieux qui servira quelque jour à la science humaine. Je montais sur l’estomac de Lambert, et m’y tenais plusieurs minutes sans lui causer la plus légère douleur ; mais, malgré ces folles tentatives, nous n’eûmes aucun accès de catalepsie. Cette digression m’a paru nécessaire pour expliquer mes premiers doutes, que monsieur Lefebvre dissipa complétement.
— Lorsque son accès fut passé, me dit-il, mon neveu tomba dans une terreur profonde, dans une mélancolie que rien ne put dissiper. Il se crut impuissant. Je me mis à le surveiller avec l’attention d’une mère pour son enfant, et le surpris heureusement au moment où il allait pratiquer sur lui-même l’opération à laquelle Origène crut devoir son talent. Je l’emmenai promptement à Paris pour le confier aux soins de M. Esquirol. Pendant le voyage, Louis resta plongé dans une somnolence presque continuelle, et ne me reconnut plus. À Paris, les médecins le regardèrent comme incurable, et conseillèrent unanimement de le laisser dans la plus profonde solitude, en évitant de troubler le silence nécessaire à sa guérison improbable, et de le mettre dans une salle fraîche où le jour serait constamment adouci. — Mademoiselle de Villenoix, à qui j’avais caché l’état de Louis, reprit-il en clignant les yeux, mais dont le mariage passait pour être rompu, vint à Paris, et apprit la décision des médecins. Aussitôt elle désira voir mon neveu qui la reconnut à peine ; puis elle voulut, d’après la coutume des belles âmes, se consacrer à lui donner les soins nécessaires à sa guérison. « Elle y aurait été obligée, disait-elle, s’il eût été son mari ; devait-elle faire moins pour son amant ? » Aussi a-t-elle emmené Louis à Villenoix, où ils demeurent depuis deux ans.
Au lieu de continuer mon voyage, je m’arrêtai donc à Blois dans le dessein d’aller voir Louis. Le bonhomme Lefebvre ne me permit pas de descendre ailleurs que dans sa maison, où il me montra la chambre de son neveu, les livres et tous les objets qui lui avaient appartenu. À chaque chose, il échappait au vieillard une exclamation douloureuse par laquelle il accusait les espérances que le génie précoce de Lambert lui avait fait concevoir, et le deuil affreux où le plongeait cette perte irréparable.
— Ce jeune homme savait tout, mon cher monsieur ! dit-il en posant sur une table le volume où sont contenues les œuvres de Spinosa. Comment une tête si bien organisée a-t-elle pu se détraquer ?
— Mais, monsieur, lui répondis-je, ne serait-ce pas un effet de sa vigoureuse organisation ? S’il est réellement en proie à cette crise encore inobservée dans tous ses modes et que nous appelons folie, je suis tenté d’en attribuer la cause à sa passion. Ses études, son genre de vie avaient porté ses forces et ses facultés à un degré de puissance au delà duquel la plus légère surexcitation devait faire céder la nature ; l’amour les aura donc brisées ou élevées à une nouvelle expression que peut-être calomnions-nous en la qualifiant sans la connaître. Enfin, peut-être a-t-il vu dans les plaisirs de son mariage un obstacle à la perfection de ses sens intérieurs et à son vol à travers les Mondes Spirituels.
— Mon cher monsieur, répliqua le vieillard après m’avoir attentivement écouté, votre raisonnement est sans doute fort logique ; mais quand je le comprendrais, ce triste savoir me consolerait-il de la perte de mon neveu ?
L’oncle de Lambert était un de ces hommes qui ne vivent que par le cœur.
Le lendemain, je partis pour Villenoix. Le bonhomme m’accompagna jusqu’à la porte de Blois. Quand nous fûmes dans le chemin qui mène à Villenoix, il s’arrêta pour me dire : — Vous pensez bien que je n’y vais point. Mais, vous, n’oubliez pas ce que je vous ai dit. En présence de mademoiselle de Villenoix, n’ayez pas l’air de vous apercevoir que Louis est fou.
Il resta sans bouger à la place où je venais de le quitter, et d’où il me regarda jusqu’à ce qu’il m’eût perdu de vue. Je ne cheminai pas sans de profondes émotions vers le château de Villenoix. Mes réflexions croissaient à chaque pas dans cette route que Louis avait tant de fois faite, le cœur plein d’espérance, l’âme exaltée par tous les aiguillons de l’amour. Les buissons, les arbres, les caprices de cette route tortueuse dont les bords étaient déchirés par de petits ravins, acquirent un intérêt prodigieux pour moi. J’y voulais retrouver les impressions et les pensées de mon pauvre camarade. Sans doute ces conversations du soir, au bord de cette brèche où sa maîtresse venait le retrouver, avaient initié mademoiselle de Villenoix aux secrets de cette âme et si noble et si vaste, comme je le fus moi-même quelques années auparavant. Mais le fait qui me préoccupait le plus, et donnait à mon pèlerinage un immense intérêt de curiosité parmi les sentiments presque religieux qui me guidaient, était cette magnifique croyance de mademoiselle de Villenoix que le bonhomme m’avait expliquée : avait-elle, à la longue, contracté la folie de son amant, ou était-elle entrée si avant dans son âme, qu’elle en pût comprendre toutes les pensées, même les plus confuses ? Je me perdais dans cet admirable problème de sentiment qui dépassait les plus belles inspirations de l’amour et ses dévouements les plus beaux. Mourir l’un pour l’autre est un sacrifice presque vulgaire. Vivre fidèle à un seul amour est un héroïsme qui a rendu mademoiselle Dupuis immortelle. Lorsque Napoléon-le-Grand et lord Byron ont eu des successeurs là où ils avaient aimé, il est permis d’admirer cette veuve de Bolingbroke ; mais mademoiselle Dupuis pouvait vivre par les souvenirs de plusieurs années de bonheur, tandis que mademoiselle de Villenoix, n’ayant connu de l’amour que ses premières émotions, m’offrait le type du dévouement dans sa plus large expression. Devenue presque folle, elle était sublime ; mais comprenant, expliquant la folie, elle ajoutait aux beautés d’un grand cœur un chef-d’œuvre de passion digne d’être étudié. Lorsque j’aperçus les hautes tourelles du château,
dont l’aspect avait dû faire si souvent tressaillir le pauvre Lambert, mon cœur palpita vivement. Je m’étais associé, pour ainsi dire, à sa vie et à sa situation en me rappelant tous les événements de notre jeunesse. Enfin, j’arrivai dans une grande cour déserte, et pénétrai jusque dans le vestibule du château sans avoir rencontré personne. Le bruit de mes pas fit venir une femme âgée, à laquelle je remis la lettre que monsieur Lefebvre avait écrite à mademoiselle de Villenoix. Bientôt la même femme revint me chercher, et m’introduisit dans une salle basse, dallée en marbre blanc et noir, dont les persiennes étaient fermées, et au fond de laquelle je vis indistinctement Louis Lambert.
— Asseyez-vous, monsieur, me dit une voix douce qui allait au cœur.
Mademoiselle de Villenoix se trouvait à côté de moi sans que je l’eusse aperçue, et m’avait apporté sans bruit une chaise que je ne pris pas d’abord. L’obscurité était si forte que, dans le premier moment, mademoiselle de Villenoix et Louis me firent l’effet de deux masses noires qui tranchaient sur le fond de cette atmosphère ténébreuse. Je m’assis, en proie à ce sentiment qui nous saisit presque malgré nous sous les sombres arcades d’une église. Mes yeux, encore frappés par l’éclat du soleil, ne s’accoutumèrent que graduellement à cette nuit factice.
— Monsieur, lui dit-elle, est ton ami de collége.
Lambert ne répondit pas. Je pus enfin le voir, et il m’offrit un de ces spectacles qui se gravent à jamais dans la mémoire. Il se tenait debout, les deux coudes appuyés sur la saillie formée par la boiserie, en sorte que son buste paraissait fléchir sous le poids de sa tête inclinée. Ses cheveux, aussi longs que ceux d’une femme, tombaient sur ses épaules, et entouraient sa figure de manière à lui donner de la ressemblance avec les bustes qui représentent les grands hommes du siècle de Louis XIV. Son visage était d’une blancheur parfaite. Il frottait habituellement une de ses jambes sur l’autre par un mouvement machinal que rien n’avait pu réprimer, et le frottement continuel des deux os produisait un bruit affreux. Auprès de lui se trouvait un sommier de mousse posé sur une planche.
— Il lui arrive très-rarement de se coucher, me dit mademoiselle de Villenoix, quoique chaque fois il dorme pendant plusieurs jours.
Louis se tenait debout comme je le voyais, jour et nuit, les yeux fixes, sans jamais baisser et relever les paupières comme nous en avons l’habitude. Après avoir demandé à mademoiselle Villenoix si un peu plus de jour ne causerait aucune douleur à Lambert, sur sa réponse, j’ouvris légèrement la persienne, et pus voir alors l’expression de la physionomie de mon ami. Hélas ! déjà ridé, déjà blanchi, enfin déjà plus de lumière dans ses yeux, devenus vitreux comme ceux d’un aveugle. Tous ses traits semblaient tirés par une convulsion vers le haut de sa tête. J’essayai de lui parler à plusieurs reprises ; mais il ne m’entendit pas. C’était un débris arraché à la tombe, une espèce de conquête faite par la vie sur la mort, ou par la mort sur la vie. J’étais là depuis une heure environ, plongé dans une indéfinissable rêverie, en proie à mille idées affligeantes. J’écoutais mademoiselle de Villenoix qui me racontait dans tous ses détails cette vie d’enfant au berceau. Tout à coup Louis cessa de frotter ses jambes l’une contre l’autre, et dit d’une voix lente : — Les anges sont blancs !
Je ne puis expliquer l’effet produit sur moi par cette parole, par le son de cette voix tant aimée, dont les accents attendus péniblement me paraissaient à jamais perdus pour moi. Malgré moi mes yeux se remplirent de larmes. Un pressentiment involontaire passa rapidement dans mon âme et me fit douter que Louis eût perdu la raison. J’étais cependant bien certain qu’il ne me voyait ni ne m’entendait ; mais les harmonies de sa voix, qui semblaient accuser un bonheur divin, communiquèrent à ces mots d’irrésistibles pouvoirs. Incomplète révélation d’un monde inconnu, sa phrase retentit dans nos âmes comme quelque magnifique sonnerie d’église au milieu d’une nuit profonde. Je ne m’étonnai plus que mademoiselle de Villenoix crût Louis parfaitement sain d’entendement. Peut-être la vie de l’âme avait-elle anéanti la vie du corps. Peut-être sa compagne avait-elle, comme je l’eus alors, de vagues intuitions de cette nature mélodieuse et fleurie que nous nommons dans sa plus large expression : le ciel. Cette femme, cet ange restait toujours là, assise devant un métier à tapisserie, et chaque fois qu’elle tirait son aiguille elle regardait Lambert en exprimant un sentiment triste et doux. Hors d’état de supporter cet affreux spectacle, car je ne savais pas, comme mademoiselle de Villenoix, en deviner tous les secrets ; je sortis, et nous allâmes nous promener ensemble pendant quelques moments pour parler d’elle et de Lambert.
— Sans doute, me dit-elle, Louis doit paraître fou ; mais il ne l’est pas, si le nom de fou doit appartenir seulement à ceux dont, par des causes inconnues, le cerveau se vicie, et qui n’offrent aucune raison de leurs actes. Tout est parfaitement coordonné chez mon mari. S’il ne vous a pas reconnu physiquement, ne croyez pas qu’il ne vous ait point vu. Il a réussi à se dégager de son corps, et nous aperçoit sous une autre forme, je se sais laquelle. Quand il parle, il exprime des choses merveilleuses. Seulement, assez souvent, il achève par la parole une idée commencée dans son esprit, ou commence une proposition qu’il achève mentalement. Aux autres hommes, il paraîtrait aliéné ; pour moi, qui vis dans sa pensée, toutes ses idées sont lucides. Je parcours le chemin fait par son esprit, et, quoique je n’en connaisse pas tous les détours, je sais me trouver néanmoins au but avec lui. À qui n’est-il pas, maintes fois, arrivé de penser à une chose futile et d’être entraîné vers une pensée grave par des idées ou par des souvenirs qui s’enroulent ? Souvent, après avoir parlé d’un objet frivole, innocent point de départ de quelque rapide méditation, un penseur oublie ou tait les liaisons abstraites qui l’ont conduit à sa conclusion, et reprend la parole en ne montrant que le dernier anneau de cette chaîne de réflexions. Les gens vulgaires à qui cette vélocité de vision mentale est inconnue, ignorant le travail intérieur de l’âme, se mettent à rire du rêveur, et le traitent de fou s’il est coutumier de ces sortes d’oublis. Louis est toujours ainsi : sans cesse il voltige à travers les espaces de la pensée, et s’y promène avec une vivacité d’hirondelle, je sais le suivre dans ses détours. Voilà l’histoire de sa folie. Peut-être un jour Louis reviendra-t-il à cette vie dans laquelle nous végétons ; mais s’il respire l’air des cieux avant le temps où il nous sera permis d’y exister, pourquoi souhaiterions-nous de le revoir parmi nous ? Contente d’entendre battre son cœur, tout mon bonheur est d’être auprès de lui. N’est-il pas tout à moi ? Depuis trois ans, à deux reprises, je l’ai possédé pendant quelques jours : en Suisse où je l’ai conduit, et au fond de la Bretagne dans une île où je l’ai mené prendre des bains de mer. J’ai été deux fois bien heureuse ! Je puis vivre par mes souvenirs.
— Mais, lui dis-je, écrivez-vous les paroles qui lui échappent ?
— Pourquoi ? me répondit-elle.
Je gardai le silence, les sciences humaines étaient bien petites devant cette femme.
— Dans le temps où il se mit à parler, reprit-elle, je crois avoir recueilli ses premières phrases, mais j’ai cessé de le faire ; je n’y entendais rien alors.
Je les lui demandai par un regard ; elle me comprit, et voici ce que je pus sauver de l’oubli.
Ici-bas, tout est le produit d’une substance éthérée, base commune de plusieurs phénomènes connus sous les noms impropres d’Électricité, Chaleur, Lumière, Fluide galvanique, magnétique, etc. L’universalité des transmutations de cette Substance constitue ce que l’on appelle vulgairement la Matière.
Le Cerveau est le matras où l’animal transporte ce que, suivant la force de cet appareil, chacune de ses organisations peut absorber de cette substance, et d’où elle sort transformée en Volonté.
La Volonté est un fluide, attribut de tout être doué de mouvement. De là les innombrables formes qu’affecte l’animal, et qui sont les effets de sa combinaison avec la substance. Ses instincts sont le produit des nécessités que lui imposent les milieux où il se développe. De là ses variétés.
En l’homme, la Volonté devient une force qui lui est propre, et qui surpasse en intensité celle de toutes les espèces.
Par sa constante alimentation, la Volonté tient à la substance qu’elle retrouve dans toutes les transmutations les pénétrant par la Pensée, qui est un produit particulier de la Volonté humaine, combinée avec les modifications de la substance.
Du plus ou moins de perfection de l’appareil humain, viennent les innombrables formes qu’affecte la Pensée.
La Volonté s’exerce par des organes vulgairement nommés les cinq sens qui n’en sont qu’un seul, la faculté de voir. Le tact comme le goût, l’ouïe comme l’odorat, est une vue adaptée aux transformations de la substance que l’homme peut saisir dans ses deux états, transformée et non transformée.
Toutes les choses qui tombent par la Forme dans le domaine du sens unique, la faculté de voir, se réduisent à quelques corps élémentaires dont les principes sont dans l’air, dans la lumière ou dans les principes de l’air et de la lumière. Le son est une modification de l’air ; toutes les couleurs sont des modifications de la lumière ; tout parfum est une combinaison d’air et de lumière ; ainsi les quatre expressions de la matière par rapport à l’homme, le son, la couleur, le parfum et la forme, ont une même origine ; car le jour n’est pas loin où l’on reconnaîtra la filiation des principes de la lumière dans ceux de l’air. La pensée qui tient à la lumière s’exprime par la parole qui tient au son. Pour lui, tout provient donc de la substance dont les transformations ne diffèrent que par le NOMBRE, par un certain dosage dont les proportions produisent les individus ou les choses de ce que l’on nomme les règnes.
Quand la substance est absorbée en un Nombre suffisant, elle fait de l’homme un appareil d’une énorme puissance, qui communique avec le principe même de la substance, et agit sur la nature organisée à la manière des grands courants qui absorbent les petits. La volition met en œuvre cette force indépendante de la pensée, et qui, par sa concentration, obtient quelques-unes des propriétés de la substance, comme la rapidité de la lumière, comme la pénétration de l’électricité, comme la faculté de saturer les corps, et auxquelles il faut ajouter l’intelligence de ce qu’elle peut. Mais il est en l’homme un phénomène primitif et dominateur qui ne souffre aucune analyse. On décomposera l’homme en entier, l’on trouvera peut-être les éléments de la Pensée et de la Volonté ; mais on rencontrera toujours, sans pouvoir le résoudre, cet X contre lequel je me suis autrefois heurté. Cet X est la Parole, dont la communication brûle et dévore ceux qui ne sont pas préparés à la recevoir. Elle engendre incessamment la substance.
La colère, comme toutes nos expressions passionnées, est un courant de la force humaine qui agit électriquement ; sa commotion, quand il se dégage, agit sur les personnes présentes, même sans qu’elles en soient le but ou la cause. Ne se rencontre-t-il pas des hommes qui, par une décharge de leur volition, cohobent les sentiments des masses ?
Le fanatisme et tous tes sentiments sont des Forces Vives. Ces forces, chez certains êtres, deviennent des fleuves de Volonté qui réunissent et entraînent tout.
Si l’espace existe, certaines facultés donnent le pouvoir de le franchir avec une telle vitesse que leurs effets équivalent à son abolition. De ton lit aux frontières du monde, il n’y a que deux pas : la volonté — la foi !
Les faits ne sont rien, ils n’existent pas, il ne subsiste de nous que des Idées.
Le monde des Idées se divise en trois sphères : celle de l’Instinct, celle des Abstractions, celle de la Spécialité.
La plus grande partie de l’Humanité visible, la partie la plus faible, habite la sphère de l’Instinctivité. Les Instinctifs naissent, travaillent et meurent sans s’élever au second degré de l’intelligence humaine, l’Abstraction.
À l’abstraction commence la Société. Si l’Abstraction comparée à l’Instinct est une puissance presque divine, elle est une faiblesse inouïe, comparée au don de Spécialité qui peut seul expliquer Dieu. L’Abstraction comprend toute une nature en germe plus virtuellement que la graine ne contient le système d’une plante et ses produits. De l’abstraction naissent les lois, les arts, les intérêts, les idées sociales. Elle est la gloire et le fléau du monde : la gloire, elle a créé les sociétés ; le fléau, elle dispense l’homme d’entrer dans la Spécialité, qui est un des chemins de l’Infini. L’homme juge tout par ses abstractions, le bien, le mal, la vertu, le crime. Ses formules de droit sont ses balances, sa justice est aveugle : celle de Dieu voit, tout est là. Il se trouve nécessairement des êtres intermédiaires qui séparent le Règne des Instinctifs du Règne des Abstractifs, et chez lesquels l’Instinctivité se mêle à l’Abstractivité dans des proportions infinies. Les uns ont plus d’Instinctivité que d’Abstractivité, et vice versa, que les autres. Puis, il est des êtres chez lesquels les deux actions se neutralisent en agissant par des forces égales.
La Spécialité consiste à voir les choses du monde matériel aussi bien que celles du monde spirituel dans leurs ramifications originelles et conséquentielles. Les plus beaux génies humains sont ceux qui sont partis des ténèbres de l’Abstraction pour arriver aux lumières de la Spécialité. (Spécialité, species, vue, spéculer, voir tout, et d’un seul coup ; Speculum, miroir ou moyen d’apprécier une chose en la voyant tout entière.) Jésus était Spécialiste, il voyait le fait dans ses racines et dans ses productions, dans le passé qui l’avait engendré, dans le présent où il se manifestait, dans l’avenir où il se développait ; sa vue pénétrait l’entendement d’autrui. La perfection de la vue intérieure enfante le don de Spécialité. La Spécialité emporte l’intuition. L’intuition est une des facultés de l’homme intérieur dont le Spécialisme est un attribut. Elle agit par une imperceptible sensation ignorée de celui qui lui obéit : Napoléon s’en allant instinctivement de sa place avant qu’un boulet n’y arrive.
Entre la sphère du Spécialisme et celle de l’Abstractivité se trouvent, comme entre celle-ci et celle de l’Instinctivité, des êtres chez lesquels les divers attributs des deux règnes se confondent et produisent des mixtes : les hommes de génie.
Le Spécialiste est nécessairement la plus parfaite expression de l’homme, l’anneau qui lie le monde visible aux mondes supérieurs : il agit, il voit et il sent par son intérieur. L’Abstractif pense. L’Instinctif agit.
De là trois degrés pour l’homme : Instinctif, il est au-dessous de la mesure ; Abstractif, il est au niveau ; Spécialiste, il est au-dessus. Le Spécialisme ouvre à l’homme sa véritable carrière, l’infini commence à poindre en lui, là il entrevoit sa destinée.
Il existe trois mondes : le naturel, le spirituel, le divin. L’Humanité transite dans le Monde Naturel, qui n’est fixe ni dans son essence ni dans ses facultés. Le Monde Spirituel est fixe dans son essence et mobile dans ses facultés. Le Monde Divin est fixe dans ses facultés et dans son essence. Il existe donc nécessairement un culte matériel, un culte spirituel, un culte divin ; trois formes qui s’expriment par l’Action, par la Parole, par la Prière, autrement dit, le Fait, l’Entendement et l’Amour. L’Instinctif veut des faits, l’Abstractif s’occupe des idées ; le Spécialiste voit la fin, il aspire à Dieu qu’il pressent ou contemple.
Aussi, peut-être un jour le sens inverse de l’Et Verbum caro factum est, sera-t-il le résumé d’un nouvel évangile qui dira : Et la chair se fera le Verbe, elle deviendra LA PAROLE de DIEU.
La résurrection se fait par le vent du ciel qui balaie les mondes. L’ange porté par le vent ne dit pas : — Morts, levez-vous ! Il dit : — Que les vivants se lèvent !
Telles sont les pensées auxquelles j’ai pu, non sans de grandes peines, donner des formes en rapport avec notre entendement. Il en est d’autres desquelles Pauline se souvenait plus particulièrement, je ne sais par quelle raison, et que j’ai transcrites ; mais elles font le désespoir de l’esprit, quand, sachant de quelle intelligence elles procèdent, on cherche à les comprendre. J’en citerai quelques-unes, pour achever le dessin de cette figure, peut-être aussi parce que dans ces dernières idées la formule de Lambert embrasse-t-elle mieux les mondes que la précédente, qui semble s’appliquer seulement au mouvement zoologique. Mais entre ces deux fragments, il est une corrélation évidente aux yeux des personnes, assez rares d’ailleurs, qui se plaisent à plonger dans ces sortes de gouffres intellectuels.
Tout ici-bas n’existe que par le Mouvement et par le Nombre.
Le Mouvement est en quelque sorte le Nombre agissant.
Le Mouvement est le produit d’une force engendrée par la Parole et par une résistance qui est la Matière. Sans la résistance, le Mouvement aurait été sans résultat, son action eût été infinie. L’attraction de Newton n’est pas une loi ; mais un effet de la loi générale du Mouvement universel.
Le Mouvement, en raison de la résistance, produit une combinaison qui est la vie ; dès que l’un ou l’autre est plus fort, la vie cesse.
Nulle part le Mouvement n’est stérile, partout il engendre le Nombre ; mais il peut être neutralisé par une résistance supérieure, comme dans le minéral.
Le Nombre qui produit toutes les variétés engendre également l’harmonie, qui, dans sa plus haute acception, est le rapport entre les parties et l’Unité.
Sans le Mouvement, tout serait une seule et même chose. Ses produits, identiques dans leur essence ne diffèrent que par le Nombre qui a produit les facultés.
L’homme tient aux facultés, l’ange tient à l’essence.
En unissant son corps à l’action élémentaire, l’homme peut arriver à s’unir à la lumière par son intérieur.
Le Nombre est un témoin intellectuel qui n’appartient qu’à l’homme, et par lequel il peut arriver à la connaissance de la Parole.
Il est un nombre que l’impur ne franchit pas, le Nombre où la création est finie.
L’Unité a été le point de départ de tout ce qui fut produit ; il en est résulté des Composés mais la fin doit être identique au commencement. De là cette formule spirituelle : Unité composée, Unité variable, Unité fixe.
L’Univers est donc la variété dans l’Unité. Le Mouvement est le moyen, le Nombre est le résultat. La fin est le retour de toutes choses à l’unité, qui est Dieu.
Trois et sept sont les deux plus grands nombres spirituels.
Trois est formule des Mondes créés. Il est le signe spirituel de la création comme il est le signe matériel de la circonférence. En effet, Dieu n’a procédé que par des lignes circulaires. La ligne droite est l’attribut de l’infini ; aussi d’homme qui pressent l’infini la reproduit-il dans ses œuvres. Deux est le Nombre de la génération. Trois est le Nombre de l’existence, qui comprend la génération et le produit. Ajoutez le Quaternaire, vous avez le sept, qui est la formule du ciel. Dieu est au-dessus, il est l’Unité.
Après être allé revoir encore une fois Lambert, je quittai sa femme et revins en proie à des idées si contraires à la vie sociale, que je renonçai, malgré ma promesse, à retourner à Villenoix. La vue de Louis avait exercé sur moi je ne sais quelle influence sinistre. Je redoutai de me retrouver dans cette atmosphère enivrante où l’extase était contagieuse. Chacun aurait éprouvé comme moi l’envie de se précipiter dans l’infini, de même que les soldats se tuaient tous dans la guérite où s’était suicidé l’un d’eux au camp de Boulogne. On sait que Napoléon fut obligé de faire brûler ce bois, dépositaire d’idées arrivées à l’état de miasmes mortels. Peut-être en était-il de la chambre de Louis comme de cette guérite ? Ces deux faits seraient des preuves de plus en faveur de son système sur la transmission de la Volonté. J’y ressentis des troubles extraordinaires qui surpassèrent les effets les plus fantastiques causés par le thé, le café, l’opium, par le sommeil et la fièvre, agents mystérieux dont les terribles actions embrasent si souvent nos têtes. Peut-être aurais-je pu transformer en un livre complet ces débris de pensées, compréhensibles seulement pour certains esprits habitués à se pencher sur le bord des abîmes, dans l’espérance d’en apercevoir le fond. La vie de cet immense cerveau, qui sans doute a craqué de toutes parts comme un empire trop vaste, y eût été développée dans le récit des visions de cet être, incomplet par trop de force ou par faiblesse ; mais j’ai mieux aimé rendre compte de mes impressions que de faire une œuvre plus ou moins poétique.
Lambert mourut à l’âge de vingt-huit ans, le 25 septembre 1824, entre les bras de son amie. Elle le fit ensevelir dans une des îles du parc de Villenoix. Son tombeau consiste en une simple croix de pierre, sans nom, sans date. Fleur née sur le bord d’un gouffre, elle devait y tomber inconnue avec ses couleurs et ses parfums inconnus. Comme beaucoup de gens incompris, n’avait-il pas souvent voulu se plonger avec orgueil dans le néant pour y perdre les secrets de sa vie ! Cependant mademoiselle de Villenoix aurait bien eu le droit d’inscrire sur cette croix les noms de Lambert, en y indiquant les siens. Depuis la perte de son mari, cette nouvelle union n’est-elle pas son espérance de toutes les heures ? Mais les vanités de la douleur sont étrangères aux âmes fidèles. Villenoix tombe en ruines. La femme de Lambert ne l’habite plus, sans doute pour mieux s’y voir comme elle y fut jadis. Ne lui a-t-on pas entendu dire naguère : — J’ai eu son cœur, à Dieu son génie !