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  • Charité sans frontièresLes religieuses, les soins et l'aide humanitaire (1850-1920)
  • Matthieu Brejon de Lavergnée

L'historiographie française de l'assistance d'un côté, celle de l'humanitaire de l'autre, se sont construites séparément autour d'une distinction de leurs terrains d'enquête géographique (le proche pour l'une, le lointain pour l'autre), et peut-être aussi des milieux académiques investis dans ces deux champs, le second se constituant plus tardivement1. L'histoire religieuse a redoublé cette dichotomie, avec d'un côté ses spécialistes de la charité et de la philanthropie du xixe siècle2, du social et du caritatif au xxe siècle3, de l'autre des missions4, les uns travaillant plutôt sur l'espace métropolitain, les autres sur les espaces coloniaux puis postcoloniaux. On aurait ainsi une « question sociale » ici, une « question humanitaire » là-bas. Les termes ont pourtant circulé conjointement dans l'espace français dès la première moitié du xixe siècle, bien que « charité », « philanthropie » ou « bienfaisance » dominent alors nettement le discours aux dépens du jeune mot « humanitaire5 ». La construction d'une mémoire propre à l'humanitaire, qui élabore à la manière des philanthropes son propre panthéon héroïque – Henry Dunant en place du baron de Montyon, ou [End Page 35] les héros de la médecine coloniale comme les docteurs Albert Schweitzer ou Eugène Jamot6 –, conduit néanmoins à réfléchir sur les proximités entre les deux espaces.

Ainsi les acteurs, leurs pratiques et leur culture restent proches, comme le montrent bien des travaux. Les philanthropes chrétiens genevois se mobilisent pour les jeunes filles pauvres du canton au même titre que pour les Arméniens dans les années 1890-19007. Un Lee Kaufer Frankel (1867-1931) applique au milieu des œuvres juives new-yorkaises les principes de la « charité scientifique », aussi bien sur le front de la tuberculose que par le soutien aux communautés juives dévastées d'Europe de l'Est après la Première Guerre mondiale8. Les Croix-Rouge, auxiliaires des États sur le terrain en temps de guerre, aident en temps de paix à la lutte interne contre les « fléaux sociaux » et la prophylaxie, forment des infirmières, voire interviennent dans des cas d'inondations9. Ce même tournant des deux siècles connaît aussi l'internationalisation des causes philanthropiques dans les milieux évangéliques américains10. L'histoire connectée a plus largement conduit à multiplier les approches croisées, montrant comment se construisent des causes transnationales et des réseaux d'experts, autour de l'enfance par exemple11.

Cette porosité entre les registres philanthropique et humanitaire est liée à un même projet moral de reconquête et de civilisation des marges de la société/humanité. La représentation des ouvriers « barbares » des faubourgs des grandes villes européennes à moraliser est très proche de celle des « sauvages » des périphéries coloniales à civiliser, mais aussi des peuples « arriérés » sur les frontières intérieures à l'heure de la construction des États-nations modernes12. L'utopie d'une société hygiénique trouve en Europe, mais plus encore dans les colonies, un espace propice à de grandes politiques publiques de santé portées par les médecins comme par les missionnaires13. Dans le domaine religieux, des représentations similaires nourrissent missions intérieures, chargées de rechristianiser la France après la Révolution, [End Page 36] et missions extérieures, qui accompagnent l'œuvre coloniale de civilisation ; elles s'appuient sur une même utopie de renouvellement du catholicisme par ses marges14. Les missionnaires américains transportent au xixe siècle, au Liban et en Égypte, leur expérience acquise auprès des communautés amérindiennes ou noires du sud des États-Unis15. Plus tardivement, on a pu voir tel prêtre prolonger ses combats militants en faveur des travailleurs précaires à Annecy dans les années 1970 auprès des paysans sans-terre d...

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