- Des sœurs dans la guerrePoursuivre les activités de soins en Indochine française (1939-1946)
« Véritablement, ce qui a été notre plus grande souffrance, au cours de ces années d'épreuve, ce fut l'absence à peu près complète de nouvelles de notre cher Institut1 », souligne, fin 1946, la Franciscaine Missionnaire de Marie chargée d'écrire à la supérieure provinciale, basée en Europe, un courrier sur les années de guerre en Indochine. L'isolement est l'un des aspects de la manière dont la guerre a été vécue par les religieuses, ce n'est évidemment pas le seul.
Pour les congrégations religieuses, la Seconde Guerre mondiale en Asie provoque une série de recompositions dans leurs activités d'enseignement et de soins. Cet article, centré sur les territoires de l'actuel Vietnam (Tonkin, Annam et Cochinchine), cherche à comprendre l'expérience de la guerre de ces sœurs, membres d'une congrégation religieuse féminine, apostolique et internationale, et les nécessaires adaptations, dans le double contexte de la colonisation et de la Seconde Guerre mondiale en Indochine. La question sera abordée par les écrits issus des archives de deux congrégations et concernant leurs activités de soins. Les Filles de la Charité, congrégation née au xviie siècle en France, qui développent leurs activités en Cochinchine à partir de 1928, et les Franciscaines Missionnaires de Marie (FMM), fondées en Inde en 1877, appelées en Indochine en 19322. Les Filles de la Charité arrivent en 1928 comme infirmières dans un hôpital autochtone de la banlieue de Saïgon, à Gia Dinh [Gia Định]. En 1932, à Nha Trang, elles font des visites à domicile et aux malades de l'hôpital civil, en plus de tenir un orphelinat [End Page 61] et une école. En 1934, elles travaillent au dispensaire-école de la Croix-Rouge à Saïgon. Elles interviennent aussi dans plusieurs léproseries des Hauts-Plateaux, au centre du Vietnam : celles de Djiring [Di Linh], près de Dalat [Đà Lạt], et celle de Dak Kia, près de Kontum, en 1938. Les œuvres de soins des FMM sont, à partir de 1932, la léproserie de Qui Hoa [Quy Hoa], près de Qui Nhon [Quy Nhơn], sur la côte de l'Annam ; un dispensaire à La Qua, près de Tourane [Đà Nẵng], en 1937 ; et pendant quatre ans, de 1943 à 1947, elles sont infirmières à l'hôpital de Hué [Huế]. Les sœurs européennes sont en majorité françaises (13 sur 19 chez les FMM, 17 sur 21 chez les Filles de la Charité). Les sœurs vietnamiennes, disposant d'un statut à part, avec une règle assouplie, sont déjà nombreuses chez les Filles de la Charité (43 sœurs, 9 novices, 2 postulantes et 10 aspirantes en 1945) mais encore en faible nombre chez les FMM, où le noviciat ouvre en 19363.
Longtemps invisibilisées dans les travaux historiens, les sœurs missionnaires sont devenues au début du xxie siècle un objet d'étude à part entière, en raison d'un intérêt renouvelé des chercheurs pour leurs activités dans différents domaines – la santé, l'éducation, l'humanitaire – et d'un accès désormais possible aux archives de certaines congrégations4. Les travaux portant sur la médecine dans le Vietnam colonial évoquent cependant peu le personnel religieux dans le système de santé indochinois et n'incluent pas la Seconde Guerre mondiale5. L'historiographie portant sur les femmes et la guerre est désormais très riche, en particulier pour les deux conflits mondiaux qui ont marqué le xxe siècle, avec des questionnements principalement centrés sur les États-Unis et l'Europe6. Sur le terrain asiatique, de nombreuses études ont porté sur les « femmes de réconfort » de l'armée japonaise ainsi que sur les violences envers les femmes à Nankin en 19377. Elles traitent d'abord de la Corée et de la Chine, mais éclairent toutefois certains aspects...