A l'aube de la révolution scientifique, plusieurs auteurs du 17ème siècle, et non des moindres, Giambattista della Porta, Cervantes, Athanasius Kircher, Van Dale, Fénelon et l'auteur anonyme du Petit Albert ont évoqué les mystifications à la tête parlante ou à la tête parlante, expliquant qu'il était assez aisé de donner l'illusion qu'une statue ou un buste parlait en recourant à un procédé acoustique dissimulé, tube de plomb ou de fer blanc, porte-voix.
Ces auteurs jouent un rôle démystificateur par rapport à deux thèmes mythiques anciens, qui se sont mêlés dans la littérature médiévales, celui de la "tête parlante", et celui des statues parlantes et ont retenu l'attention de maints historiens. Le premier qui ait essayé d'en présenter une vue d'ensemble est l'humaniste Gabriel Naudé dans son Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnés de magie (1625) (1), et qui sera suivi, à distance de plus d'un siècle, par Gilbert Charles Le Gendre (1668-1746) dans son Traité de l'Opinion, ou Mémoires pour servir à l'histoire de l'Esprit humain (1733) (2)
-
Le thème mythique de la tête d'Orphée
Le récit le plus ancien de tête parlante est ce que l'on pourrait appeler le "mythème de la tête d'Orphée", qui constitue un des éléments du mythe orphien. Ce mythème trouve sa première expression écrite dans le récit du mythographe latin Conon, contemporain de l'Empereur d'Auguste, dont les travaux sont conservés dans la Bibliothèque de Photius (3). Orphée, après la mort d'Eurydice, est assailli et mis en pièce par les Ménades :
Quoi qu'il en soit, voici comment il périt. C'était la coutume à Libéthra, que les hommes, tant Thraces que Macédoniens, pour célébrer les Orgies, s'assemblassent à certains jours dans une grande maison destinée à cette pieuse cérémonie. Ils y venaient armés, mais avant que d'entrer, ils quittaient leurs armes & les laissaient à la porte. Les femmes avaient remarqué cela; résolues de venger le mépris que l'on faisait d'elles, un jour que les hommes étaient ainsi assemblés, elles viennent en foule, elles se saisissent des armes qu'elles trouvent à la porte, forcent la chapelle, & massacrent tout ce qui se présente à elles. A l'égard d'Orphée, elles le déchirent, le mettent en pièces, & vont ensuite jeter ses membres dans la mer. Leur crime étant demeuré impuni, le Ciel, pour en tirer vengeance, frappa de la peste tout le pays. Les habitants eurent aussitôt recours à l'Oracle, dont la réponse fut que pour faire cesser leurs maux, il fallait trouver la tête d'Orphée, & lui donner la sépulture. A force de chercher, un pécheur enfin la trouva vers l'embouchure du fleuve Mélès, Cette tête, séparée de son corps depuis longtemps, chantait encore; & bien loin d'avoir rien de hideux ou de difforme, comme il arrive aux autres hommes après leur mort, elle était seine & belle, conservant ses couleurs & ses grâces naturelles, car ni le temps ni les flots de la mer n'y avaient fait aucune altération. Ils l'enterrèrent dans une grande enceinte qu'ils eurent soin de bien fermer, & qui pour lors n'eut d'autre nom que celui de Monument héroïque. Dans la suite on y bâtit un temple, où Orphée eut des sacrifices & tous les honneurs divins, mais l'entrée de ce temple fut toujours interdite aux femmes.(4)
Odilon Redon, Tête d'Orphée (fusain et crayon sur papier, 1880)
(1) NAUDE, G., Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnés de magie, F. Targa, 1625; 2ème édition, chez Adrian Vlac (A La Haye), 1653. Edition critique par Jacques Prévot, in Les libertins du XVIIè siècle, Collection "La Pléiade", Gallimard, tome I, 1998, pp. 139-376
(2) LE GENDRE, G.C.. Traité de l'Opinion, ou Mémoires pour servir à l'histoire de l'Esprit humain, Chez Briasson, 1733, Vol.II, Livre III, pp.354 et s. Recension in Memoires pour L'Histoire des Sciences et des Beaux Arts, Trévoux, 1733, p.1250 et s.
(3) Sur ce mythème, voir DEONNA W., "Orphée et l'oracle de la tête coupée", Revue des Études Grecques Année 1925 38-174 pp. 44-69. Articles plus récents sur le mythe de la tête d'Orphée : SCHMIDT, M., "Ein neues Zeugnis vom Orpheushaupt", in AK, 15 (1972), p. 128-137; GRAF, F., Orpheus : A Poet among Men, in Interpretations of Greek Mythology, Bremmer, 1987, p. 92-106 ; DOERIG, J., "La tête qui chante", in Orphisme et Orphée, en l'honneur de J. Rudhardt, Droz, 1991, p. 61-64.
(4) "Quarante cinquième récit", in Extraits de Photius, Traduction française par l'Abbé Gedoyn, Histoire de l'Académie royale des inscriptions et belles-lettres, avec les Mémoires de littérature, 1743, pp.225-226
Cette histoire de la tête d'Orphée chantante est ensuite reprise par Phanoclès et surtout par Virgile, qui y fait allusion dans les Géorgiques, (IV, 524-527).et par Ovide, dans les Métamorphoses (11,51) (5). Ovide fait arriver la tête chantante jusqu'aux rivages de Lesbos, où elle est attaquée par un serpent. Phébus intervient, pétrifie le serpent et permet à l'ombre d'Orphée de redescendre sous terre et de retrouver Eurydice. Dans d'autres récits, la tête est honorée et rend des oracles, suivant les auteurs à Lesbos, à Antissa, ou, notamment chez Philostrate, simplement au creux de la terre (6).
(5) HEURGNON J., "Orphée et Eurydice avant Virgile", Mélanges de l'école française de Rome , 1932 49 pp. 6-60
(6) KOCH PIETTRE, R., "Quand Orphée perdit la tête", Séminaire de l'Association de psychanalystes "Antigone à Grambois"Juillet 2008, Academia.
Deonna émet la thèse que dans les textes où la tête d'Orphée intervient en relation avec Apollon, il pourrait s'agir de survivances d'un oracle antérieur au culte de celui-ci, mais il cite aussi d'autres exemples de têtes coupées rendant des oracles dans des textes grecs, romains, gallois, scandinave. Il n'entend pas démontrer que la continuation d'histoire de têtes parlantes dans l'Occident christianisé serait une survivance du mythe d'Orphée, mais défend plutôt une universalité de ce thème.
Manuel García Teijeiro et Maria Teresa Molinos Tejada paraissent suivre cette thèse et identifient également des exemples dans des papyrus grecs de l'époque impériale et citent des études sur le même type de thème mythique dans la tradition celte ou dans des textes en vieux norois (7). Nathalie Thomson de Gummond, par une analyse iconographique, a montré que la thématique de la tête parlante existait aussi chez les Etrusques. (8) Le Gendre avait quant à lui identifié une histoire de tête parlante chez le Rabbi Elzevier, une des importantes figures de la pensée juive durant le haut Moyen-Âge. (9). La thème de la tête parlante dans la tradition juive a été analysée plus en détail par Dickson, dans le cadre d'une étude qui est certainement la plus complète et la plus détaillée sur le sujet dans la littérature classique et médiévale (10)
-
Le réalisme d'Aristote
Le mythe rapporté par les auteurs latins était certainement un héritage grec, mais Aristote, dans son Traité des parties des animaux avait démenti formellement, sur des bases purement physiologique, qu'il soit possible à une tête coupée de parler (11) :
Transcription d'un oracle proféré par la tête d'Orphée (FÜRTWANGLER A. , Die antiken Gemmen: Geschichte der Steinschneidekunst im Klassischen Altertum (Band 3): Geschichte der Steinschneidekunst im Klassischen Altertum — Leipzig und Berlin, 1900, Bd 3, p.176
(7) GARCIA TEIJERO M., MOLIANOS TEJADA, M.T., "Paradoxographie et religion", Kernos Revue internationale et pluridisciplinaire de religion grecque antique, 7/1994
(8) THOMSON DE GRUMOND, N., 'A Barbarian Myth ? The Case of the Talking Head", in BONFANTE L., The Barbarians of Ancient Europe: Realities and Interactions, Canmbridhe University Press, 2011, pp. 313-346.
(9) LE GENDRE, op.cit., p. 354.
(10) DICKSON, A., Valentine and Orson; a study in late medieval romance, Columbia University Press, 1929, pp.191-216 qui constitue de loin l'étude la plus complète et détaillée sur les têtes et statues parlantes.
(11) ARISTOTE, Traités des parties des animaux et de la marche des animaux, Livre III, chap.10, .trad. J. Barthélemy Saint-Hilaire, Hachette, 1885, pp.90-91.
-
Les statues parlantes dans l'Antiquité
Parralèlement aux histoires de têtes parlantes circulent depuis l'Antiquité des histoires de statues parlantes, dont la plus ancienne est la description du colosse de Memnon, construite à l'époque de la XVIIIe dynastie égyptienne, 1490 av J.-C. sur la rive occidentale du Nil, à Thèbes.
Deux statues colossales se dressaient près du village actuel de Karnak. Des inscriptions cunéiformes au pied de la statue laissent entendre qu'avant sa destruction partielle par un tremblement de terre, la statue la plus au nord émettait des sons au lever du soleil. dont on disait qu'il s'agissait du salut du matin de Memnon à sa mère Éos, déesse de l’aube.
Strabon, historien grec du 1er siècle donne, dans sa Géographie, une description de la statue , qu'il a vue lors de son voyage en Egypte en 7 après J.C., il confirme qu'elle siffle et qu'il y a mystère mais se refuse à croire que la statue soit capable d'émettre un son. Plusieurs récits latins, dont un de Tacite, popularisent l'histoire et trois Empereurs romains, Titus Petronius, Hadrien et Septime Sévère vont sur place et l'idée se répand qu'avant sa destruction, la statue pouvait réellement parler. La légende de la statue de Memnon, retrouvée à la Renaissance, continuera à faire couler beaucoup d'encre, jusqu'à l'époque contemporaine.(12)
D'autres histoires romaines relatent des propos de statues parlantes (13). Tite-Live raconte comment, après la prise de Véies en 396 av. J.-C., la statue de Junon fut transportée à Rome: "Lorsque toutes les richesses profanes eurent été enlevées de Véies, les Romains s'emparèrent des richesses des dieux, et des dieux eux-mêmes, mais plutôt comme des adorateurs que comme des spoliateurs avides : ainsi, des jeunes gens choisis dans l'armée entière, le corps lavé et purifié, vêtus de blanc, ayant été désignés pour transporter Junon Reine à Rome, ils entrèrent de la façon la plus respectueuse en son temple, et ne portèrent la main sur elle qu'avec piété; car les usages de l'Étrurie n'accordent ce droit qu'à un prêtre d'une certaine famille. Après cela, l'un d'eux, soit par une inspiration divine, soit par une saillie de jeune homme, ayant dit : "Veux-tu aller à Rome, Junon ?" les autres s'écrièrent que la déesse avait, par un signe de tête, exprimé son contentement; et c'est ce qui donna lieu à ce bruit fabuleux, qu'on l'avait entendu parler et dire : "Je le veux." Ce qu'il y a de certain, c'est qu'on put l'enlever de sa place sans employer de grands efforts; elle semblait suivre, légère et docile, les jeunes gens, plutôt qu'être portée par eux; et elle était intacte lorsqu'elle arriva sur l'Aventin, sa demeure éternelle, où l'avaient appelée les voeux du dictateur romain, où Camille lui dédia par la suite le temple qu'il lui avait voué." (14)
Valerius Maximus reprend cette histoire dans ses Factorum et Dictorum Memorabilium et y ajoute l'histoire de la statue de Fortuna Muliebris : "Il y a sur la voie Latine, à quatre milles de Rome, une statue érigée à la Fortune des femmes et qui lui fut consacrée, en même temps que son temple, à l'époque où Coriolan, prêt à détruire sa patrie, en fut détourné par les prières de sa mère. Cette statue elle aussi, c'est un fait certain, a parlé à deux reprises, disant la première fois : "C'est bien selon les rites, mères de familles, que vous m'avez donnée" et la seconde fois : "C'est bien selon les rites que vous m'avez consacrée." (15)
Lucien de Samosate, dans De Dea Syria propose une description du temple d'Hierapolis, en Syrie, où les statues sont vénérées et des dieux toujours présents. : "En effet, les statues y suent, se meuvent et rendent des oracles. Souvent une voix se fait entendre dans le sanctuaire, le temple fermé : beaucoup l’ont entendue" (16). Le même Lucien rapporte aussi le truc vocal employé par Alexandre le faux-devin pour faire entendre la parole oraculaire des dieux, et donne ainsi la première explication technique d'une imposture acoustique oraculaire : "Pour mieux épater la galerie, il s'engagea à exhiber le dieu en train de deviser et de débiter soi-même des ordonnances sans truchement aucun : ce fut pour lui un jeu d'enfant que d'emboîter des trachées de grues, d'introduire cet assemblage au travers de la fausse tronche hyperréaliste qu'il avait fabriquée et de donner ainsi la réplique aux interrogateurs par le biais d'un de ses acolytes qui, de l'extérieur, criait dans le conduit de manière que le son retentît de la gueule de cet Asclépius de chiffon. Qualifiés d'« autovocaux », ces apophtegmes n'étaient prodigués ni au tout venant ni sans tralalas mais étaient émis en exclusivité pour les porteurs de toge prétexte, les nantis et les généreux donateurs." (17)
Des pratiques oraculaires avec statues parlantes sont attribuées aux païens par les premiers auteurs chrétiens tels que Rufin (4ème siècle) ou Théodoret de Cyr (5ème siècle) (18).
Des auteurs arabes décrivent aussi des recours à des dispositifs acoustiques dans des pratiques rituelles ou initiatiques. Ainsi le Qadhi Ibn Aischun, de Harran, décrit un rituel initiatique des sabéens, qui pendant les fêtes du Mystère confrontaient les enfants, pendant à des statues parlantes.(19).
-
Têtes et statues parlantes dans la tradition chrétienne
Les Pères de l'Eglise ont généralement considéré que les idoles étaient des manifestations du Démon, sans cependant faire référence directement au fait que les statues d'idoles pouvaient parler. Mais, comme le suggère Dickson, ceci devait être implicite, ne serait-ce que du fait de la présence d'un idole parlante dans l'Apocalypse de Jean (XIII, 15) : "On lui a donné de donner âme à l'image de la bête, que l'image de bête parle et qu'elle fasse que tous ceux qui ne se prosterneront pas devant l'image de la bête soient tués" (20) Dickson recense de nombreux textes médiévaux où apparaissent des histoires d'idoles démoniaques qui parlent (21) ainsi que diverses histoires, dans la Légende dorée, compilée au 13ème siècle par Jacques de Voragine, de saints qui exorcisent des statues parlantes démoniaques : Saint Longin, Saint-Simon et Saint-Jude, Saint-Barthélemy (22).
Un des récits les plus élaborés d'exorcisme de statues parlantes d'idoles se trouve dans Joseph d'Arimathie, également appelé Estoire de Saint-Graal, un des livres du cycle du Graal, composé entre 1226 et 1230 (23). Le roi païen de Sarras, Evalac, en guerre contre les Egyptiens, souhaiterait connaître l'issue de la guerre. Sur les conseils de Josephé qui cherche à le convertir, il fait conduire un infirme au temple :
Description de la statue sifflante de Memnon par Strasbon, Géographie, XVII, A, 46. Traduction d'Amédée Tardieu, Hachette, T.3, 1880, pp.450-451.
(12) LANGLES , L. "Dissertation sur la statue parlante de Mnemon" in NORDEN F.L., Voyage d'Égypte et de Nubie. Tome 2, Nouvelle édition, P. Didot l'aîné, 1795, pp. 157-256.; LETRONNE, A.-J., "La statue vocale de Memnon étudiée dans ses rapports avec l'Égypte et la Grèce", Mémoires de l'Institut de France Année 1833 10 pp. 248-359, HYPPOLITE-BOUSSAC, P., "La statue sonore de Memnon", Revue des Deux Mondes tome 34, 1906; PISANO, G., Une archéologie du cinéma sonore, CNRS Editions, 2004.
(13) Nous suivons ici DICKSON, A., op.cit.
(14) TITE-LIVE, Histoire romaine, Livre V, 22, traduction Danielle De Clercq, 2001,
(15) VALERIUS MAXIMUS, Actions et paroles mémorables, Livre I, VIII, 3,4. Traduction Constant, Garnier, 1935.
(16) LUCIEN DE SAMOSATE, "Sur la déesse syrienne", in Oeuvres complètes, traduction Eugène Talbot, Hachette, 1912
(17) LUCIEN DE SAMOSATE, Alexandre ou le Faux Devin Une nouvelle traduction annotée par Joseph Longton, 1998.
(18) RUFINUS, Historia ecclesiastica, II, 25, in MIGNE, Patrologia Latina. 21, Tyrannii Rufini, Aquileiensis presbyteri, Opera omnia, Paris, 1849, p.533 ; THEODERTUS, Ecclesestica historia, V, 22.
(19) Cité in KVOL'SON D.A., Die Ssabier und der Ssabismus, St. Petersburg : Buchdruckerei der Kaiserlichen Akademie der Wissenschaften, 1956, T.I., p.200. Voir DICKSON, op.cit., pp.202-203
(20) Apocalypse de Jean (XIII, 15), traduction de Jean Grosjean in La Bible. Nouveau Testament, Coll. "Bibliothèque de La Pléiade", Gallimard, 1971, p.889
(21) DICKSON, op.cit., p.193
(22) DE VORAGINE, J., La légende dorée, Edition publiée sous la direction d'Alain Boureau, Coll. "Bibliothèque de La Pléiade", Gallimard, 2004, pp. 244-245, .878, 672-673.
(23) Joseph d'Arimathie , traduction de Gérard Gros, in Le livre du Graal, Coll. "Bibliothèque de la Pléiade", Gallimard, T.1, 2001, pp. 88-89.
"Quand les prêtres de leur loi eurent fait leurs offrandes devant l'autel d'Apollin, qu'ils appelaient le dieu de sagesse, ils demandèrent à la statue qui était posée dessus comment l'autre guérirait de son infirmité ou s'il en guérirait jamais. Mais malgré leurs nombreuses prières, ils ne purent lui tirer un mot. L'une des idoles, que l'on appelait la statue de Mars - c'était le dieu de la guerre-, se mit à crier : "Folles gens, qu'allez-vous attendre ? Il y a dans votre compagnie un chrétien qui a tellement vaincu la loi d'Apollin, par le commandement de Jésus-Christ son Dieu, qu'Apollin n'a nul pouvoir de répondre et que maintenant, en quelque endroit qui'il soit, il ne pourra que difficilement parler ou dire un mot, du moment qu'il l'aura exorcisé." Aussitôt que le diable eut dit ces paroles, il se mit à crier si terriblement qu'il sembla à tous eux qui étaient au temple qu'il fut dans un feu ardent. Il disait : "Ah ! Josephé, évêque de Jésus-Christ, cesse de dire ce que tu dis : tu me fais brûler ; je vais m'enfuir sans demander mon reste là où tu m'ordonneras d'aller.".
Ainsi parlait, sur l'ordre de Josephé, le diable qui était dans la statue de Mars. Josephé le contraignait si sévèrement que celui-là jeta la statue au milieu du temple et l'abattit par terre, où elle se brisa en mille morceaux. Après quoi il prit un aigle qui était sur l'autel, il en frappa la statue d'Apollin en plein visage, lui brisant le nez, et aussi le bras droit. Ensuite, il se dirigea vers toutes les statues du temple. Il n'y avait idoles qu'il ne mît en pièces au moyen de cet aigle."
Intimidé par Josephé, le diable s'avère incapable de dire si le roi gagnera la bataille contre les Egyptiens. Le roi finit par se convertir et, évidemment, gagne la bataille. Dickson voit dans cette scène, ainsi que dans la scène du château de la Dolorouse Garde du Lancelot, où des chevaliers de bronze perdent leur pouvoir lorsque le héros apparaît, une preuve que le thème de la statue parlante démasquée et désenchantée est fortement lié à celui de la conversion.
Outre les histoires de statues, des histoires de têtes parlantes se trouvent également dans la tradition chrétienne. Selon Deonna, la plus ancienne se trouve également dans la Légende dorée. Elle est relative à Saint-Macaire, anachorète qui vécut dans le désert de Scété en Egypte au 3ème siècle et dont les actes sont rapportés dans les Vitae Patrum (3ème-4ème siècle) (24) :
Un jour, Saint-Macaire trouva une tête de mort, et, après avoir prié, demanda à la tête à qui elle avait appartenu. Elle répondit que c'était à un païen. Macaire lui demanda : "Où est ton âme ? - En Enfer", répondit-elle. Et comme il lui demandait si elle était tout au fond, elle lui répondit qu'elle était à une profondeur égale à la distance de la terre au ciel. "Y en a-t-il qui soient plus au fond que toi ?" ajouta Macaire. "Oui, les juifs". Il lui demanda encore : "Et y en a-t-il qui soient plus au fond que les juifs ? - Ceux qui sont tout au fond, ce sont les faux chrétiens, qui ont été sauvés par le sang du Christ, mais méprisent ce trésor".
Abraham Bloemaert, Marcarius Ægyptius,
Source : Rijksmuseum / Europeana
Deonna citait d'autres exemples de têtes parlantes dans la vie des saints : saint Elophe, décapité, fait des discours aux fidèles, Saint-Denis fait de même. D'autres exemples ont été depuis analysés par les médiévistes, comme par exemple la légende de St Edmund d'East Anglia, qui fut décapité en 869 par ses ennemis danois et dont la tête parlante fut, dit-on, retrouvée par un loup (25).
Il s'agit-là de récits hagiographies qu'évidemment seule une foi solide, ou très naïve, peut tenir pour vraies. Plus intéressants sont les récits que l'on voit apparaître, à partir du 13ème siècle, sur des personnalités scientifiques, que l'on soupçonne d'être des créateurs de têtes parlantes, dans le cadre d'une chasse plus large aux praticiens de magie noire. Ces accusations, comme l'a analysé dès 1625 Gabriel Naudé dans son Apologie, visent avant tout à discréditer de grands hommes respectables, en les accusant de pratiques démoniaques.
-
Les personnalités soupçonnées d'avoir construit des têtes ou des statues parlantes
Au Moyen-Âge, à partir du 12ème siècle, et jusqu'au 16ème siècle siècle, les histoires de têtes parlantes ou de statues parlantes construites par des magiciens se multiplient. De nombreuses études ont été consacrée par les médiévistes à ce phénomène et nous ne ferons ici qu'en résumer les principales manifestations (26).
Des accusations de pratiques démoniaques par la création de têtes oraculaires sont portées contre le Pape Sylvestre II (Gerbert d'Aurillac), décédé en 1003. Des rumeurs sur ses supposées pratiques magiciennes apparaissent dès 1006, trois ans après sa mort. Elles sont amplifiées aux alentours de 1080 par le Cardinal schismatique Benno puis par William of Malmesbury dans son De gestis regnum Anglorum (1125) qui accuse Gerbert d'avoir été formé par les Sarrasins et d'avoir pactisé avec le Diable. Il évoque la construction d'une statue oraculaire, résultant d'une observation du cours des planètes (27) : "La renommée a publié que Gerber avait fondu, pour son usage, la tête d'une statue, sous une certaine position des astres, à savoir lorsque toutes les planètes allaient commencer leur cours. Cette tête ne parlait pas sans être interrogée. mais qu'elle dit oui ou non, jamais elle ne se trompait" (28)
Ces rumeurs sur Sylvestre II, et l'interprétation astrologique que donne Malmesbury, sont probablement à l'origine du passage de la Somme contre les Gentils (Livre III, ch. CIV), écrite entre 1258 et 1265 par Thomas d'Aquin dans lequel il explique que les actions des magiciens ne découlent pas de l'action des astres et qu'on ne peut expliquer que les statues parlent par une influence céleste (29). Comme le suggère J.R. Jones, ce passage est peut-être à l'origine de l'intérêt qu'a suscité la question des statues parlantes dans les siècles suivants. (30)
A partir du 13ème siècle se développe le thème d'un Virgile magicien. Naudé considère que le responsable des diffamations contre le poète est Gervais de Tilbury, auteur des Divertissements pour un empereur (Otia imperialia, 1215) offerts à Otton II. Le médiéviste John Webster Strago a dressé le catalogue des thèmes de cette légende, qui font du poète tantôt un prophète, tantôt un magicien, tantôt un nécromancien ou encore un alchimiste. Parmi les créations du magicien, on trouve, suivant les auteurs, tantôt un miroir magique - ancêtre de la télévision et des caméras de surveillance - , des statues représentant les régions de l'Empire romain, dotées de cloches qui sonnent l'alerte suivant les menaces dans telle ou telle zone, une mouche d'airain empêchant les autres mouches d'entrer dans Naples, une statue repoussant à coups de trompette les fumées du Vésuve et, à partir de l'Image du Monde (1245 ou 1246), une tête oraculaire. Dans Renart le Contrefait (1319), cette tête devient d'airain.(31). Dans Image du Monde, on peut remarquer une interférence entre les pratiques magiques de Virgile et celles du Pape Sylvestre.(32)
Au début du 14ème siècle, les Templiers sont accusés d'adorer une idole de Baphomet, tantôt décrite comme une tête barbue, et tantôt comme une statue à deux ou trois têtes (33). A la même époque apparaît le thème de la tête d'airain parlante, que l'on trouve pour la première fois chez un irlandais, Henry Tanet, qui dépose en 1310 contre les Templiers.(34)
Au 14ème siècle, on trouve également des têtes parlantes chez les alchimistes, notamment le hollandais Gratheus filius qui la décrit dans son traité (Caput pithonicum) et explique qu’elle a été construite en or, sous l’influence de Mercure (35). Un des grands alchimistes du 16ème siècke, Cornelius Agrippa considérera lui-même, dans son traité De Occulta Philosophia (1533) que la réalisation de statues parlantes est possible pour ceux qui ont étudié les mathématiques et les cieux (36)
"De Magia Mathematica", L'extrait du traité alchimlste De Occulta Philosophia de Cornelius Agrippa (1533) argumentant qu'il est possible de construire une statue parlante par la connaissance des mathématiques et des cieux.
(24) DE VORAGINE, J., op.cit., pp.124-125
(25) MILLS R., "Talking Heads of the Tale of two Clerics', in BAERT B., TRANINGER A., SANTING C., Disembodied Heads in Medieval and Early Modern Culture, BRILL, 2013, pp. 31-55
(26) Outre l'étude de Dickson, voir également MILLS, art.cit. ; TRUITT, E., Medieval Robots. Mechanism, Magic, Nature, and Art, University of Pennsylvania Press, 2015., GABAUDE, "Redende Köpfe und Statuen von Albertus Magnus bis Athanasius Kircher " in DALLAPIAZZA, M.G., Roboter – Androide – Maschinen. Automate zwischen Magie und Technik in der Literatur seit der Antike / Robots - Androïdes – Machines. Les automates entre la magie et la technique en Littérature depuis l’Antiquité, Dipartimento di Lingue, Letterature e Culture Moderne, Bologna, May 2018.
(27) PICAVET, F., Gerbert : un pape philosophe d'après l'histoire et d'après la légende, Ernest Leroux, 1897 ; DICKSON, op.cit., p.206, TRUITT, op.cit., p.72
(28) MALMESBERY G., De gestis Anglorum, II, 10, Traduction de Picavet, op.cit., p.207.
(29) THOMAS D'AQUIN Somme de la foi catholique contre les gentils, Traduction par l'Abbé E.F. Ecalle, Louis Vivès, 1856, T.III, pp.122-123.
(30) JONES, J.R., "Historical Materials for the Study of the Cabeza Encantada Episode in Don Quijote II.62", Hispanic Review, Vol. 47, No. 1, (Winter, 1979), pp. 87-103
(31) DUMERIL E., “De Virgile l’Enchanteur” in Mélanges archéologiques et littéraires, Franck, Paris, 1850, pp. 425-480 ; COMPARETTI, D., Virgilio nel medio evo, = Vergil in the Middle Ages. Princeton, 1997 ; Th. L. « Virgile au Moyen Äge », Revue britannique, septembre 1875, pp. 5-35 ; FARAL, E. Recherches sur les sources latines, p.314 ; GRAF, A. Roma nella memoria e nelle immaginazioni del medio evo, 1883, HENRY A., Les œuvres d’Adenet le Roi, Tome V, Cléomadés, Slatkint Reprints, Genève, 1996, pp. 667-668., VIETOR, Zeitschrift für romanische Philologie, I, 165 et ss. ; WEBSTER SPARGO, John, Virgil the necromancer, Studies in Virgilian Legends, Harvard University Press, Cambridge, 1934, VERNET André, “Virgile au Moyen Âge”, Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres Année 1982 Volume 126 Numéro 4 pp. 761-772 ; Lectures médiévales de Virgile. Actes du colloque de Rome (25-28 octobre 1982), École Française de Rome, Rome, 1985 ; LOICQ-BERGER, Un autre Virgile : le regard médiéval, Folia Electronica Classica, Université de Louvain-la-Neuve, Numéro 21 - janvier-juin 2011,
L’historien italien Comparetti considère que cette légende est d’origine populaire tandis que l’historien allemand Vietor lui trouve des origines littéraires, tandis que A. Graf pense que les deux traditions se sont développées en parallèle. Edmond Farral considère que cette légende est à mettre en relation avec des traditions antérieures relatives à Apollonios de Tyane, Héliodore et Nectanabus.
(32) DICKSON, op.cit., p.220
(33) REINACH S., "La tête magique des Templiers", Revue de l'histoire des religions, Vol. 63 (1911), pp. 25-39.
(34) DICKSON, op.cit., p.208
(35) ADAM, V., "L’automate des alchimistes, une machine naturelle", in ADAM V., CAIOZZO A., (dir.), La fabrique du corps humain : la machine modèle du vivant, Presses de la MSH-Alpes, 2010,
(36) AGRIPPA VON NETTESHEIM, H.C., De Occulta Philosophia, 1533, pp.365-366
Albert le Grand, théologien et investigateur en sciences naturelles, fresque de Tommaso da Modena (1332)
Cornelus Agrippa, dans ce texte, donne foi à une légende qui circule depuis près de deux siècles concernant le grand théologien Albert le Grand. En 1373, un italien, Matteo de Corsini, dans un traité moral, Rosaio della Vita, lance l'idée qu'Albert le Grand (décédé en 1280) aurait construit une parlante, réglée sur le cours des planètes. Corsini dit que ce n'est ni par art diabolique, ni par nécromancie qu'Albert faisait cela, mais les grands esprits ne doivent pas s'amuser à de telles activités, qui font perdre le corps et l'âme. Cet automate aurait été détruit par un frère qui y aurait cru que c'était une idole (37).
Dans des reprises ultérieures du récit de Corsini, apparut l'idée que ce frère qui aurait détruit la statue était Thomas d'Aquin lui-même, lequel fut en fait l'élève d'Albert le Grand. On trouve notamment mention de cette supposée intervention de Thomas d'Aquin dans les Commentaria in Numero (Cap. XIX) (1596) d'Alonso Tostado, Evêque d'Avila (38). Cette intervention de Thomas d'Aquin dans le récit provient probablement d'une interférence avec le passage évoqué ci-dessus de la Somme contre les Gentils. Guillaume Naudé, dans son Apologie (1625) n'exclut pas qu'Albert ait construit un automate, mais, dit-il, sans intention diabolique. La légende de la destruction par Thomas d'Aquin subsistera jusqu'au 19ème siècle, comme en témoigne une illustration dans l'Enyclopædic science simplified (1877) de John Henry Pepper, le promoteur sinon l'inventeur du fameux "miroir de Pepper'.
Divers récits (du poète Gower, v, 1390, plus tard du moine Richard de Bardney) rapportent que le philosophe d'Oxford Robert Grossetête aurait commencé la construction d'une tête d'airain avec l'intention de la faire parler. La circulation du récit de Bardney paraît être à l'origine aussi bien de la légende praguoise du Golem, qui se forme au 16ème siècle, que l'histoire de la tête d'airain du philosophe Roger Bacon, un ami de Grossetête à Oxford, dans la comédie du dramaturge élisabéthain Robert Greene Friar Bacon and Friar Bugay (1589-1590).(39) :
(37) DICKSON, op.cit., p. 214 ; CORSINI, M., Rosaio della vita trattato morale, Societa poligrafica italiana, Firenze, 1848, p.15. Matteo Corsini occupa différentes fonctions publiques à Florence et fur considéré comme un des marchands les plus riches d'Italie. Archivio stòrico italiano / Deputazione Toscana ... Año 1858, T. 7., p.154
(38) TOSTADO RIBERA A. (Tostat), Commentaria in primam et secundam partem Exodi, IV, 3 ; DEL RIO, Disquisitiones magicae, I, 4 ; JONES, J.R., art.cit.
Thomas d'Aquin détruisant la tête parlante conçue par son maître Albert le Grand (PEPPER J.H., Cyclopædic science simplified, Frederick Warne, 1877, p.516.
FARDEAU : Je te le dis, Bacon, tout Oxford, /
Que dis-je, toute l'Angleterre, et la cour d'Henry racontent
Que tu es en train de fabriquer par magie une tête de bronze
Qui va révéler de questions et des aphorismes étranges,
Et donner une leçon de philosophie ;
Et qu'avec l'aide de diables et de démons horribles,
Tu as l'intention, avant qu'il soit longtemps,
De ceindre l'Angleterre d'une muraille de bronze.
(...)
BACON :
"J'ai conçu et fabriqué une tête de bronze
'Je l'ai fait marteler par Belcéphon
Qui par magie pourra philosopher
A l'acte IV, la tête parle réellement, mais ne prononce que trois phrases : ""Time is", "Time was", and "Time is past", avant que le valet de Bacon, effrayé de voir arriver la fin du monde, ne la détruise, à la grande fureur de son maître.
En 1583 enfin, le moine hiéronymite Yepes dans son Historia de la muerte y glorioso martyrio del Santo Inoncente de la Guardia, attribue la construction d'une tête d'airain au savant espagnol, marquis d'Aragon, Enrique de Villena (1384-1434). Il explique également qu'il y avait une tête parlante de bronze sur la tour de Tavara (aujourd'hui Tábara, dans la province de Zamora), construite par les Templiers (40).
-
L'histoire de la statue parlante dans les oeuvres de fiction littéraire; Valentin et Orson, Alarcón, Cervantes
Aux récits de têtes parlantes, donnés pour vraies, s'ajoutent des développements littéraires, en particulier dans les romans de chevalerie. Celui qui eu probablement le plus de succès fut Valentin et Orson, une histoire de deux frères jumeaux, issue d'une chanson de geste, perdue, du XIIIème siècle, faisant partie du cycle de Charlemagne et dont l'adaptation la plus ancienne connue fut éditée à Lyon en 1489 par Jacques Maillet. Sa traduction en anglais, composée vers 1550, The Historye of the two Valyannte Brethren: Valentyne and Orson, est restée plus populaire que son modèle original français.(41)
Outre le Friar Bacon and Friar Bigay de Greene, déjà cité, têtes parlantes et statues parlantes vont trouver place dans les pièces de théâtre, probablement parce qu'elles permettent des effets spectaculaires susceptible de mystifier, séduire ou divertir le public. La légende de Villena, magicien ayant pactisé avec le diable, est amplifiée par une comédie de Juan Ruiz de Alarcón y Mendoza, La cueva de Salamanca (probablement écrite au Mexique vers 1609, éditée en 1628), qui propose trois histoires différentes de têtes parlantes (42). La thèse du musicologue Devin Burke montre que les statues parlantes ou mouvantes représentent l'une des figures magiques centrales du théâtre musical français des XVIIe et XVIIIe siècles. Au cours de la période couverte par sa recherche (1661-1748), des statues animées sont apparues dans plus de soixante œuvres de théâtre musical, de presque tous les genres disponibles.(43)
L'apparition littéraire la plus marquante se trouve cependant dans l"aventure de la tête enchantée" (cabeza encantada) du Quijote (IIème partie, Chapitre LVII) (44), qui peut être considérée comme la première oeuvre littéraire depuis Le faux devin Alexandre de Lucien de Samosate dévoilant le mécanisme de mystification. Nous ne nous attarderons pas ici sur la signification de cette histoire par rapport à l'ensemble du roman, sujet de prédilection pour les hispanistes, mais nous examinerons uniquement un aspect, celui du dévoilement du mécanisme de l'enchantement. Hébergés à Barcelone chez un gentilhomme, Don Alonso, le Quichotte et Sancho sont invité à découvrir la statue enchantée qui répond aux questions des invités. A la fin de l'épisode, le mécanisme est en effet dévoilé par Cid Hamet Ben-Engéli (45) :
Page de titre d'une édition de 1630 de la pièce de Greene, Friar Bacon and Friar Bungay avec une représentation de la talking brazen head.
(39) GREENE R., The honorable historie of Friar Bacon and Friar Bungay, Edward White, Londres, 1594 (= Frère Cacon et frère Bugay in Théâtre éliabéthain, T.I., traduction par Marie-Anne de Koch et François Larroque, Coll. "Bibliothèque de la Pléiade", Gallimard, 2009, pp.371-450 ; GOWERUS, cité in SELDEN, De dis Syris, I, 2 ; DICKSON, op.cit., p. 212 ; TRUITT, op.cit., p.69
(40) YEPES, R. de, Historia de la muerte y glorioso martyrio del Sancto Innocente que llaman de La Guardia, impresso por J. Yñiguez de Lequerica ,, 1583, p. 60 ; DICKSON, op.cit., p.214
(41) Sur Valentin et Orson, voir DICKSON, op.cit.
(42) RUIZ DE ALARCON Y MENDOZA, J., La cueva de Salamanca, v.1609. A notre connaissance la pièce n'a pas été traduite en français. Voir La cave de Salamanque in Théâtre d'Alarcon, traduit pour la première fois d'espagnol en français, par Alphonse Royer, Michel Lévy, Paris, 1885.pp.419-423
(43) BURKE, D.M.P., Music, Magic, and Mechanics: The Living Statue in Ancien-Régime Spectacle, Thesis, Case Western Reserve University, 2016.
(44) La première édition de la seconde partie paraît en 1614 sous le titre Segundo tomo del ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha, attribué à Alonso Fernandez de Avellaneda. La première traduction française de la seconde partie est celle de François de Rosset, Seconde partie de l'histoire de l'ingénieux et redoutable chevalier Don Quichot de la Manche, Jacques Du Clou & Denis Morlay, Paris 1618. L'édition française de référence est CERVANTES, Don Quichotte in Oeuvres complètes, édition publiée sous la direction de Jean Carnavaggio, Vol.1, Coll. "La Pléiade", Gallimard, 2001, pp.1348-1360
(45) La chapitre LXII de la seconde partie, "Qui traite de l’aventure de la tête enchantée, ainsi que d’autres enfantillages que l’on ne peut s’empêcher de conter". dans la traduction de Louis Viardot, J.-J. Dubochet, 1837 (tome 2, p. 638-653). est accessible en ligne sur Wikisource.
Ce secret, Cid Hamet Ben-Engéli veut sur-le-champ le déclarer, pour ne pas tenir le monde en suspens, et laisser croire que cette tête enfermait quelque sorcellerie, quelque mystère surnaturel. Don Antonio Moréno, dit-il, à l’imitation d’une autre tête qu’il avait vue à Madrid, chez un fabricant d’images, fit faire celle-là dans sa maison, pour se divertir aux dépens des ignorants. La composition en était fort simple. Le plateau de la table était en bois peint et verni, pour imiter le jaspe, ainsi que le pied qui la soutenait, et les quatre griffes d’aigle qui en formaient la base. La tête, couleur de bronze et qui semblait un buste d’empereur romain, était entièrement creuse, aussi bien que le plateau de la table, où elle s’ajustait si parfaitement qu’on ne voyait aucune marque de jointure. Le pied de la table, également creux, répondait, par le haut, à la poitrine et au cou du buste, et, par le bas, à une autre chambre qui se trouvait sous celle de la tête. À travers le vide que formait le pied de la table et la poitrine du buste romain, passait un tuyau de fer-blanc bien ajusté, et que personne ne voyait. Dans la chambre du bas, correspondante à celle du haut, se plaçait celui qui devait répondre, collant au tuyau tantôt l’oreille et tantôt la bouche, de façon que, comme par une sarbacane, la voix allait de haut en bas et de bas en haut, si claire et si bien articulée qu’on ne perdait pas une parole. De cette manière, il était impossible de découvrir l’artifice. Un étudiant, neveu de Don Antonio, garçon de sens et d’esprit, fut chargé des réponses, et, comme il était informé par son oncle des personnes qui devaient entrer avec lui ce jour-là dans la chambre de la tête, il lui fut facile de répondre sans hésiter et ponctuellement à la première question. Aux autres, il répondit par conjectures, et, comme homme de sens, sensément.
Cid Hamet ajoute que cette merveilleuse machine dura dix à douze jours ; mais la nouvelle s’étant répandue dans la ville que Don Antonio avait chez lui une tête enchantée, qui répondait à toutes les questions qui lui étaient faites, ce gentilhomme craignit que le bruit n’en vînt aux oreilles des vigilantes sentinelles de notre foi. Il alla déclarer la chose à messieurs les inquisiteurs, qui lui commandèrent de démonter la figure et de n’en plus faire usage, crainte que le vulgaire ignorant ne se scandalisât. Mais, dans l’opinion de Don Quichotte et de Sancho Panza, la tête resta pour enchantée, répondeuse et raisonneuse, plus à la satisfaction de Don Quichotte que de Sancho
-
Les critiques idéologiques des têtes parlantes : Bartholmé de Las Casas, Martin del Rio, Gabriel Naudé
La multiplication des récits de têtes ou de statues parlantes conduit quelques esprits éclairés à établir de premières critiques de cette légende de têtes parlantes. Grâce à l'épisode de la cabeza encantada dans le Quijote, les hispanistes se sont penchés sur les sources possibles, qu'il s'agisse des sources des récits historiques, bien explorées par les médiévistes que nous venons de citer, et ont complété le travail sur les sources religieuses et les possibles sources scientifiques.(46) Nous résumons ici les acquis, tout en proposant une nouvelle piste.
Au 16ème siècle, les premières critiques des soi-disant têtes ou statues parlantes viennent de religieux, lecteurs de Thomas d'Aquin. Le dominicain Bartholomé de las Casas se réfère à lui dans son Historia apologetica de las Indias, (probablement écrite dans les années 1550 et publiée seulement en 1919) pour prendre la défense d'Albert le Grand et dénonce la légende selon laquelle la tête de la tour de Tabara indiquait quand un Juif entrait dans la ville.(47) Le jésuite Martin del Rio dans son Disquisitionum magicarum libri sex. (1603) se réfère également à Thomas d'Aquin et critique l'histoire de la statue d'Albert le Grand racontée par Tostado, arguant qu'il est impossible qu'une statue parle, puisqu'elle n'est pas dotée de vie (48).
En France, Gabriel Naudé dans son Apologie pour tous les personnages qui ont été faussement soupçonné de magie (1625) ne cite pas le Quichotte, dont la traduction de la deuxième partie est parue moins de dix ans plus tôt, mais consacre plusieurs pages aux cas prétendus de construction de statues parlante. Il en critique la vraisemblance (et, notons le au passage, il est le premier à introduire le terme "androïde" dans la langue française). En reprenant dans sa réfutation à la fois l'argument théologique de Thomas d'Aquin (les statues, par définition, ne peuvent être dotées de vie) et l'argument physiologique d'Aristote (les statues n'ont pas de muscles, de poumons et d'épiglotte) (49). Dans sa réfutation, contrairement à Cervantes, Naudé ne cherche pas à éclaircir les possibilités matérielles de créer des illusions acoustiques permettant de faire croire le public à la réalité des têtes ou statues oraculaires. Plusieurs auteurs ont pourtant, avant lui, donner des explications pratiques sur la possibilité de créer de telles mystifications.
-
Les premières explications réalistes de la mystification des têtes parlantes : Ibn Hazm, Giovanni Andrea Bianchi, Giambatista Della Porta
-
Ibn Hazm démasque la fraude d'un prestidigitateur
Si l'on excepte le texte de Lucien de Samosate faisant référence à l'utilisation de trachée de grues par le devin Alexandre, le récit le plus ancien indiquant les moyens techniques utilisés par les mystificateurs se trouve chez le philosophe et poète arabe, de Cordoue, Ibn Hazm (964-1064), surtout connu pour son traité de morale Le collier de la colombe (50). Dans son ouvrage Kitâb al-Fasl fî-l-milal wa-l-ahwâ' wa-l-nihal (Le Livre décisif sur les religions et les sectes), on trouve l'anecdote suivante :
وقد فضحتُ أنا حيلة أبي محمد الإسكندري المعروف بالمخرق في الكلام المسموع بحضرته ولا يُرَى المتكلم وسُمْتُ بعض أصحابه أن يُسمعني ذلك الكلام في فضاء دون بُنيان أو في مكان آخر فامتنع من ذلك. فظهرت إليَّ الحيلة وأنها قصبة مثقوبة توضع من وراء الحائط على شق خفي فيه، ويتكلم الذي طرف القصبة على فيه على حين غفلة ممن في المسجد كلمات يسيرة الكلمتين والثلاث لا أكثر، فلا يشك من في المسجد مع المخرق الملعون في أن الكلام اندفع بحضرتهم. وكان المتكلم في ذلك محمد بن عبد الله الكاتب صاحبه.
J’ai moi-même démasqué la ruse de Abu Muhammad al-Iskandari - connu sous le nom du Charlatan - concernant la voix entendue en sa présence, sans qu’on puisse voir qui parlait, et j’avais tenté d’offrir de l’argent à l’un de ses camarades afin de me faire entendre la même chose dans un espace ouvert en dehors de tout bâtiment ou dans un autre lieu ; mais il refusa. Ainsi ce clarifie à mes yeux la supercherie ; puisqu’il s’agit d’une canne creuse parfaitement dissimulée dans une nervure cachée dans le mur ; puis une personne tout près de l’autre bout de la canne prononce deux ou trois mots, pas plus, de telle sorte que personne dans l’intérieur de la mosquée avec le charlatan ne soulève le moindre doute que la parole fut prononcé au milieu d’eux. En réalité la voix n’était que celle de son camarade Muhammad b . Abdalla, le secrétaire.
La tête enchantée, gravure de Coypel pour l'édition P. de Hondt, 1746.
(46) Parmi les principales contributions, ou les plus récentes, citons : PELLICER, J.A.., "Note 1", in CERVANTES, El ingenioso hidalgo Don Quixote de la Mancha, Parte II, Vol.2, D. Gabriel de Sancha, 1788, pp.279-280 ;., WAXMAN, S.M., Chapters on magic in Spanish literature, [Abbeville, imprimerie F. Paillart] 1916. ; JONES, J.R. art.cit., REED, C.A. "Ludic Revelations in the Enchanted Head Episode in Don Quijote (II, 62)", in Cervantes: Bulletin of the Cervantes Society of America , 24.1 (2004): 189-216. ; AVALLE-ARCE, J.B., "La cabeza encantada (Don Quijote, II, 62)", en ALVAN C., LUCIA MEGIAS, J.M., (dir.), El delirio y la razón: Don Quijote por dentro, Centro de Estudios Cervantinos, 2005, pp. 158-173 ; PAZ GAGO, J.M., La maquina maravillosa. Tecnologia y arte nel Quijote, Sial Ediciones, 2006, pp. 71-81 ; KALENDORF, "H., "La Inquisición, ¿ Por qué deshace cabeza encantada?", 2007 ; BUBELLO, J.P., "`La cabeza encantada`: risa y polémicas antimágicas en el Quijote de la Mancha" in GONZALEZ, M. L., (comp.), Historia Moderna. Viejos y nuevos problemas, Mar del Plata, Universidad Nacional de Mar del Plata (UNMdP)-Eudem, 2009, pp. 101-112.
Il est étonnant que les hispanistes spécialistes du Quijote n'aient pas repéré cette source possible de l'épisode de la cabeza encantada. L'hypothèse en parait pourtant beaucoup plus plausible que celle de la connaissance de l'anecdote rapportée par Ibn Hazim, bien oublié dans l'Espagne baroque (sauf à imaginer, comme le suggère avec humour Gilles Multigner que Cervantes ait été initié à la philosophie du grand penseur de Cordoue pendant sa captivité d'Alger) ou que celle d'une connaissance éventuelle du De Secretis de Wecker, dont la diffusion et la renommée ne sont pas comparable à celle de l'encyclopédie du polymathe napolitain. Naples était à l'époque sous domination espagnole Della Porta était connu en Espagne, où il était venu au début des années 1560. En 1563, il avait dédicacé une édition de la Magie Naturalis au roi Philippe III et son oeuvre avait été bien reçue. Par ailleurs Cervantes avait voyagé à plusieurs reprises en Italie entre 1569 et 1575 et connaissait certainement les comédies de Della Porta, dont Fredeick de Armas suggère qu'elles ont influencé les siennes. De Armas va même jusqu'à émettre l'hypothèse que les deux hommes se sont rencontrés. (Voir DE ARMAS, F.A., Quixotic Frescoes: Cervantes and Italian Renaissance Art, University of Toronto Press, 2006). Certes la parution de la seconde édition des Magiae Naturalis et de la deuxième partie du Quijote sont plus tardives, mais l'hypothèse d'un intérêt prolongé de Cervantes pour l'oeuvre du Napolitain est bien séduisante.
(47) LAS CASES B. de, Historia apologetica de las Indias in SERRANO y SANS, S., Historiadores de Indias, Bailly-Bailliére, 1909, p.264 et s.
(48) DEL RIO, M., Disquisitionum magicarum libri sex, (1603), Horace Cardon, 1608, p.5
(49) NAUDE, op.cit., Pléiade, édition J. Prevost, pp.337-341.
Gabriel Naudé
Timbre espagnol d'hommage à Ibn Hazm
* Le Iocus necromanticus d'Andreas Albius / Giovanni Andrea Bianchi
Une tradition de commentaires du Quijote, depuis une note par Don Pellicer dans son édition critique du roman de Cervantes, publiée en 1788 considère que la source la plus probable de l'aventure de la cabeza encantada. est une anecdote qui aurait été rapportée par l'ingénieur, médecin et philosophe milanais Gerosalmo Cardano (connu en France comme Jérôme Cardan) (1501-1576). Il s'agit de l'anecdote dite du médecin de Bologne, lequel, pour délivrer un amoureux de son mal, a organisé une mise en scène nécromancienne, avec un dispositif acoustique de tuyaux cachés permettant de faire entendre une voix divinatoire. L'attribution à Cardano de cette anecdote, reproduite par des générations d'hispanistes, y compris les éditeurs du Don Quichotte dans la Bibliothèque de la Pléiade en 2001, n'a, à notre connaissance, jamais été démontrée. Seul l'hispaniste Joseph R. Jones en a mis en doute la véracité en 2004, sans être suivi par les commentateurs suivants (51).
Après avoir nous-même recherché le texte éventuel de Cardano, il nous paraît possible de confirmer la thèse de Jones : le seul livre où Cervantes ait éventuellement pu trouver l'anecdote du médecin de Bologne est le De Secreti de Johan Jakob Wecker, paru à Bâle en 1559 et réédité en 1560, 1592, 1598, 1750. L'ouvrage de Wecker, médecin en Suisse, est une compilation de texte d'auteurs divers et, malheureusement, Jones ne paraît pas avoir poussé plus loin ses investigations sur le véritable narrateur du récit, cité par Weckler : le médecin bolognais lui-même, Andreas Albius.
Andreas Albius, parfois appelé en latin Iovanis Andreas Albius ou par son nom italien, Giovanni Andre Bianchi, était originaire de Parme et fut Professeur de Médecine à Bologne, de 1525 à sa mort, en 1565. Il publia des livres de médecine et six dialogues sur les eaux. Il apparaît dans le De humani corporis fabrica du grand anatomiste brabançon André Vésale, qui fut son hôte à Bologne (en 1649 ou 1650. Vésale réalisa pour lui une dissection de singe, dont il reconstitua le squelette, ainsi que celui d'un squelette humain et le qualifie de "professor clarissimo" (professeur éminent).(52)
Nous n'avons malheureusement pas pu identifier de publications d'Andreas Albius / Giovanni Andrea Bianchi dans les catalogues des bibliothèques disponibles en ligne. Il est possible que Wecker ait recueilli l'anecdote oralement. On peut aussi se demander si Cervantes a réellement pu avoir accès à son De Secretis. Toujours est-il que c'est Albi/Bianchi et non Caradano qui doit être considéré comme l'auteur de l'anecdote.
Voici, dans sa saveur d'époque la traduction en français, publiée, à Lyon en 1627, de l'anecdote racontée par "André d'Albe" (53) :
(50) Cette source possible de la cabeza encantadaa été identifiée par un grand spécialiste du Quijote, Américo Castro; CERVANTES, El Ingenioso hidalgo Don Quijote de la Mancha, ed. A. Castro, Porrúa, Mexico, 1960, p.xiv. (cité par JONES, art.cit., p.91, n.7.
Le Livre décisif sur les religions et les sectes n'a été publiée, en arabe, qu'en 1900-1903 Je remercie Gilles Multigner d'avoir retrouvé cette citation dans une note en commentaire de Miguel Asin Palacios, in ABENHAZAM DE CORDOBA (Ibn Hazm), Los caracteres y la conducta, tratado de moral practica, Madrid, 1916, pp.33-36
Je remercie également Professeur Kaddouri de l'avoir retrouvée dans le texte arabe et de m'avoir fourni sa propre traduction
Il existe 22 manuscrits du al-Fast, dont le philologue Samir Kaddouri s'est attaché à établir la filiation : KADDOURI, S., Le livre décisif sur les religions et les sectes d'Ibn Hazm : entre l'histoire du texte et la critique textuelle, Doctoral Thesis, Leiden University,, 2013.
Johan Jacob Weckler
(51) PELLICER, note citée, JONES art.cit. Pellicer a trouvé l'anecdote dans le Ioco-seriorum naturae et artis, sive magiae naturalis (1666) de Don Juan Caramuel, pp.30-31. Don Juan Caramuel est le pseudonyme de Gaspar Schott (1608-1666), un jésuite bavarois, ami et disciple d'Athanasius Kircher.
Caramuel/Schoot raconte effectivement l'anecdote du docteur de Bologne, qu'l nomme, "Andreas Albius, doctissimus medicus bononienses", et cite comme source les attribue effectivement à Caradano, cité de seconde main à travers le chapitre XVII des De Secretis, de Johann Jakob Wecker, (1528-1586), un médecin et philosophe alsacien. On retrouve effectivement l'anecdote dans le le livre de Wecker, (notamment dans l'édition de Bâle, 1592 pp.889-890,) sous le titre "Iocus necromanticus"
Le problème est que Wecker ne cite pas du tout Caradano, mais bien Andreas Albius comme source. Les recherches de Jones ne lui ont pas permis d'identifier l'anecdote dans l'oeuvre de Caradano et celles que j'ai menée avec les outils de recherche de l'Hathitrust Library et de Google Books ne m'ont pas permis de l'identifier non plus. On trouve bien dans le De Rerum Variatate (Avignon, 1558) une allusion à une fable de statua aurea, ainsi que l'histoire du roi d'Ecosse Cruthlintu tué par une statue (Lib. XII, Cap LVIII, p.558) mais pas d'histoire de médecin bolognais. Tout porte donc à croire que Schott a commis un lapsus en citant Caradano. Il doit s'en être rendu compte car lorsque l'anecdote est reprise l'année suivante dans sa Physica curiosa sive mirabilia naturae , Herbipoli : excudit Jobus Hertz, 1667, pp.154-155, le nom de Cardano n'apparaît plus. Il n'apparaît pas non plus dans la traduction allemande, SCHOTT G., Drey-Hundert Nütz- und lustige Sätze allerhand merckwürdiger Stücke, von Schimpff und Ernst, Genommem auß der Kunst und Natur, oder natürlichen Magia, Frankfurt, 1672, p.28.
(52) Andreas Albius est cité à l'année 1653 comme "bononienses, medicus non indoctus" dans la Chronologia sive temporum supputatio, omnium illustrium medicorum de Guolphgango Iusto Francophordiano.Francophorti ad Viadrum : in officina Ioannis Eichorn, 1556, dans leTRITHEMIUS, J., De scriptoribus ecclesiasticis siue p[er] scripta illustribus in Ecclesia viris, Coloniae : ex officina Petri Quentel, 1546, .p.418 et dans divers registres ultérieurs.
VESALE, A. De humani corporis fabrica,, 1543 La fabrique,de Vésale et autres textes, traduction en français, Éditions, transcriptions et traductions par Jacqueline Vons et Stéphane Velut, 2014. La notice sur Bianchi cite comme source C.D. O’ MALLEY, Andreas Vesalius of Brussels, Berkeley and Los Angeles, 1964, p. 98, 100, 434 n. 117.
(53) WECKER J.J., Les secrets et merveilles de nature, recueillis de divers autheurs, A Lyon, chez Claude Rigaud & Claude Aubert, 1627, pp.940-941
-
La teste enchantée dans les Bigarrures d'Etienne Tabourot
Dans les anecdotes rapportées par Ibn Hazm et de Giovanni Andrea Bianchi les voix provenaient, dans le premier cas du mur, dans le second cas d'une tête de mort posée sur une table. L'idée de recourir à une statue plutôt qu'à une tête de mort apparaît en 1585 dans les Quatrièmes Bigarrures d'Etienne Tabourot, sieur des Accords (54).
(54) TABOUROT, E. La Quatriesme des Bigarrures de Seigneur des Accords, Jean Richer, Paris, 1585, pp.73-74.
Etienne Tabourot, gravure in TABOUROT, E. Le Quatriesme des Bigarrures A Paris : Par Claude de Montroeil, & Jean Richer 1595 (Les Bibliothèques virtuelles humanistes, Université de Tours)
Issu d'une famille lettrée, dotée d'une riche bibliothèque, Etienne Tabourot (1547-1590). fut procureur du Roi à Dijon, puis juge à Verdun. Il est surtout connu comme écrivain, poète et auteur d'épigrammes, réputés s'inscrire par leur piquant dans la tradition de la verve rabelaisienne. Les Bigarrures, publiées en 1572 et rééditées à plusieurs reprises jusqu'au 21ème siècle (56), sont un recueil d'histoires récréatives et instructives, dont le chapitre IV du troisième volume traite des "Faux sourciers et de leurs impostures" et est dédié à Pontus du Tyard, un des poètes membre du cercle de la Pléiade. Il n'est évidemment pas possible de savoir si Tabourot a effectivement assisté à la scène de la statue dorée ou s'il l'a empruntée ailleurs, au De Secretis de Wecker, par exemple. L'allusion à la tête enchantée d'Amadis est intéressante, car l'on sait que l'Amadis de Gaule, roman de chevalerie très populaire en Espagne puis en France, était la lecture préférée de Don Quichotte. L'allusion à la "tête enchantée" renvoie probablement aux chapitres LII-LIII du Douzième livre. Il n'y est pas vraiment question d'une statue parlante, mais d'une statue qui bouge, court, qui, une fois décapitée, apparaît avoir la tête d'un personnage bien réel.
André Lange, 18 mai 2019