LE STATUT DU CHEF D'ETAT DECHU
Emmanuel DECAUX
Le chef d'Etat a un statut international, défini par la coutume et caractérisé par de très larges immunités : c Suivant un principe de droit international universellement admis, les souverains et chefs d'Etat participent de l'indépendance de l'Etat dont ils sont les représentants; que placés en quelque sorte au-dessus des lois de tout Etat étranger, ils ne peuvent être soumis à aucune juridiction autre que celle de leur propre nation » (1) . Au contraire, l'ancien souverain n'est plus qu'une personne privée : non seulement les tribunaux sont compétents pour juger les actes ultérieurs à l'abdication, mais rétroactivement ils peuvent trancher des litiges concernant certains actes du souverain (2) . Avec cette jurisprudence,
(•) Emmanuel Decaux, maître-assistant à l'Université Paris X. Thèse : La réciprocité en droit international, L.G.D.J., Bibliothèque de droit international, n° 82, 1980. Contributions à l'A.F.D.1. 1978 : La pratique française en matière d'arbitrage, et à l'A.P.D.I. 1979 : La réforme du ministère français des Affaires étrangères.
(1) Cour d'appel d'Alger, 22 janvier 1914, Ben Aïad c. Bey de Tunis, J.DJ. 1914, p. 1290. Cette jurisprudence est bien établie. Déjà, la Cour d'appel de Paris, 23 août 1870, Délie Masset fondait l'immunité de juridiction du souverain sur l'indépendance réciproque des Etats : soumettre à la justice un souverain, « ce serait évidemment violer une souveraineté étrangère et blesser en cette partie le droit des gens », S. 1871.2.6. Sur le statut des chefs d'Etat, cf. Philippe Cahier : Le droit diplomatique contemporain, Droz, 1964, pp. 336-343.
(2) La distinction entre actes publics et intérêts privés ne trouvant lieu à s'appliquer qu'après le terme de l'immunité de juridiction, toute cette partie de la jurisprudence concerne les souverains déchus : dans une affaire de décorations achetées par Maximilien, l'Empereur du Mexique, la Cour d'appel de Paris souligne « qu'il est de principe, à raison de l'indépendance réciproque des Etats, que les tribunaux français n'ont pas de juridiction pour juger les engagements contractés par les souverains étrangers agissant comme chefs d'Etat au titre de la puissance publique » (15 mars 1872, Héritiers de l'Empereur Maximilien c. Lemaître, J.D.I. 1874.32, S. 1872.2.68, D. 1873.2.24. Pour l'interprétation contraire en première instance: Trib. Seine 24 novembre 1871, S. 1871.2.225). Au contraire des bijoux acquis par l'ex-reine d'Espagne l'ont été pour son usage particulier : « dès lors, pour décliner la compétence du tribunal, il faudrait que l'ex-reine d'Espagne justifiât avoir acquis les objets figurant aux factures dont on poursuit le remboursement en sa qualité de personne souveraine et au compte du Trésor espagnol, qui dans cette hypothèse se trouverait seul débiteur des frères Mellerio » (Trib. Seine, 19 mars 1872, Isabelle de Bourbon c. MeUerio, J.D.I. 1874.32, D. 1872.2.124). En 1916, le Tribunal civil de la Seine fait la synthèse de ces deux jugements dans une affaire opposant l'ancien Sultan de Zanzibar et son masseur : < Si le principe de l'indépendance réciproque des Etats exclut la juridiction des tribunaux français à l'égard des souverains étrangers malgré la généralité des termes de l'article xi du Code civil, cette exception doit être restreinte au cas où le souverain est assigné à raison d'engagements contractés en qualité de chef du gouvernement, les motifs qui la justifient n'existant pas en dehors de ce cas, mais elle ne peut être étendue à ceux où le souverain agi ainsi que dans l'espèce comme personne privée et dans un intérêt personnel » (Trib. Seine, 25 juillet 1916, Wiercinski c. Seyyid Ali Ben Hamond, J.D.I. 1917.1465). La jurisprudence est confirmée à l'occasion de factures impayées par le roi Faruuk qui « depuis son abdication ne bénéficie plus en France de l'immunité de juridiction des chefs d'Etat » (Cour d'appel de Paris, 11 avril 1957, Ex-roi d'Egypte Farouk c. S.A.R.L. Christian Dior, J.D.I. 1957.716. cf aussi Trib. Seine, 12 juin 1963, Soc. Jean Dessès c. Prince Farouk et dame Sadek J.D.I. 1964.285, R. crit. 1964.689). Pour une jurisprudence voisine en Italie, cf. Cour Cass. 11 mars 1921 Wobili c. Charles I d'Autriche, J.D.I. 1O'1.626. Encore faudrait-il savoir plus nettement si le critère ratione personae (le souverain doit èire ucOiu) et le critère ratione materia (l'acte doit être privé) se cumulent vraiment. Peut-on envisager la compétence effective du juge pour les actes privés des souverains en exercice, ou inversement pour les actes publics des souverains antérieurement à leur déchéance.