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Lélia, de George Sand

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LÉLIA.

§. i.


Lélia n’est pas le récit ingénieux d’une aventure ou le développement dramatique d’une passion. C’est la pensée du siècle sur lui-même, c’est la plainte d’une société à l’agonie, qui, après avoir nié Dieu et la vérité, après avoir déserté les églises et les écoles, se prend au cœur et lui dit que ses rêves sont des folies.

Et pour que ce cri douloureux témoignât par lui-même de sa franchise, c’est la bouche d’une femme qui l’a proféré.

Ce n’est donc pas un roman ou un poème ordinaire, et l’on ne doit y chercher ni les épisodes qui excitent la curiosité oisive, ni les traits de réalité extérieure que chacun retrouve dans sa vie personnelle.

Non, tous les caractères de Lélia sont des symboles philosophiques, et représentent, sous une forme idéale et complète, un sentiment particulier, développé isolément, à l’exclusion des sentimens qui pourraient le contrarier, le rétrécir, en diminuer l’éclat et la portée.

Lélia signifie l’incrédulité du cœur, née de l’amour trompé. Elle n’a aimé qu’une fois dans sa vie ; mais elle s’est livrée à cette première passion avec un abandon sans réserve ; elle a aimé vaillamment ; elle a placé sur l’homme qu’elle avait préféré toutes ses forces et toutes ses facultés ; elle ne lui a refusé aucune des joies qu’il souhaitait ; elle n’a reculé devant aucune souffrance ; elle s’est résignée sans murmure à l’égoïsme du plaisir qu’elle ne pouvait partager ; elle ne s’est pas révoltée contre les extases voluptueuses où son âme ne pouvait atteindre ; elle a espéré courageusement que l’homme à qui elle se dévouait lui tiendrait compte de sa persévérance et de ses sacrifices. Long-temps elle a cru que le cœur qu’elle avait divinisé se confierait en elle, et ne se méprendrait pas sur la nature de ses résistances. En confessant naïvement l’inhabileté de ses sens, elle s’est dit que sa franchise et sa loyauté allaient resserrer les liens de cet amour irréalisable pour elle, mais accompli et réalisé pour l’homme de son choix.

Elle s’est trompée. D’abord il a flétri du nom de pudeur hypocrite sa froideur et son indifférence. Honteux de l’impuissance de ses caresses, il a bientôt tremblé devant ce perpétuel dévoûment qui le menaçait d’une reconnaissance infinie et d’une vénération éternelle. Il s’est recueilli en lui-même, et il s’est dit : « Arrêtons-nous tandis qu’il en est temps encore. Cette femme ne peut m’aimer comme je le veux. Rien ne l’attache à moi que l’entêtement et l’orgueil du sacrifice. Chaque fois qu’elle se débat dans mes bras, et qu’elle frémit sous mes étreintes ardentes, je crois lire dans ses yeux le dédain et le mépris de ma nature brutale et grossière. Elle semble se complaire dans son immuable supériorité ; elle me livre sa beauté, et n’accepte pas en échange des joies pareilles aux miennes ; elle ne peut descendre jusqu’à être ma maîtresse : voudrait-elle s’élever jusqu’à être mon Dieu ? serai-je assez imprudent pour me soumettre au despotisme de sa vanité ? Essayons encore d’éveiller ses sens engourdis. »

Et comme il n’a pas réussi, il est arrivé que les désirs de Lélia, ne rencontrant dans la réalité rien qui pût les éteindre et les amortir, ont été s’agrandissant, s’exagérant tous les jours. Alors elle s’est follement aventurée jusqu’à provoquer les caresses qu’elle avait d’abord repoussées, jusqu’à prodiguer les baisers que d’abord elle n’accordait qu’à regret. Lélia, chaste et contenue, a pris l’ardeur dévorante de son âme pour l’effronterie lascive des sens qui lui manquaient ! C’était jouer son amour sur un dernier coup de dé : elle a perdu ; et, dès ce jour, il n’a plus été en son pouvoir de continuer le sacrifice qui faisait son orgueil et son bonheur.

Son amour s’est dénoué sans lutte, sans tortures ; elle s’est détachée de l’homme à qui elle s’était donnée, comme un fruit mûr se détache de la branche : elle avait fini son épreuve. Elle n’avait plus, elle le croyait du moins, rien à lui demander, rien à apprendre, rien à espérer : elle s’est résignée.

Une fois trompée, sans vouloir renouveler l’expérience, elle a prononcé sur les passions humaines l’anathème des vieillards et des incrédules. Elle a cru que tous les hommes étaient pareils à celui qu’elle avait aimé. Elle s’est persuadée que l’égoïsme était une loi inviolable et constante, et présidait sans relâche à toutes les promesses, à tous les sermens.

Tout le caractère de Lélia repose sur ce premier désappointement de ses légitimes espérances. Elle n’aperçoit plus dans la vie qu’un douloureux pèlerinage vers un but obscur, impénétrable. Elle n’a plus qu’une seule conviction, le mépris ; qu’une seule joie, l’ironie.

Mais le mépris se ment à lui-même quand il croit se suffire. Il se trompe et s’abuse quand il entrevoit dans la perpétuelle négation des joies qui s’agitent autour de lui l’inaltérable durée du repos qu’il ambitionnait.

Mais l’ironie elle-même, si ardente et si hautaine dans ses premiers engagemens avec la confiance et la crédulité, ne tarde pas à rougir de la mesquinerie de ses plaisirs ; elle est bientôt honteuse de l’étroit horizon embrassé par son regard. Son œil s’effraie en plongeant dans cette coupe qu’elle croyait pleine et qui tarit si vite.

Le mépris et l’ironie de Lélia ont le sort que la raison pouvait prévoir. Ils s’épuisent et s’appauvrissent ; ils ne tombent pas sans retour, mais ils chancèlent et ne défendent plus contre les dangers d’une séduction nouvelle l’âme imprudente qui les vénérait comme des remparts inexpugnables.

Lélia se croyait sûre de son indifférence. Elle avait connu l’égoïsme et le défiait hardiment. En face d’un dévoûment sincère, d’une complète abnégation, d’un renoncement généreux, d’une adoration fervente et soumise, tous ses plans de bataille deviennent inutiles et impuissans. Elle a beau faire, elle ne peut pas chasser de son cœur la compassion pour la souffrance. Elle ne peut demeurer sans pitié pour ces douleurs qu’elle ignorait, elle ne peut refuser l’imprudente sympathie de son cœur à ces promesses imprévoyantes et téméraires. Elle avait gémi sous l’empire absolu d’un maître de son choix. Elle s’était révoltée contre son impassible volonté, qui absorbait la vie de son esclave, sans jamais lui permettre d’entamer le domaine de sa pensée. Mais quand elle voit à ses genoux une âme jeune et confiante qui demande à obéir et à se dévouer, qui offre en holocauste sur l’autel du malheur son avenir tout entier, qui jure de gravir avec elle les sentiers escarpés où il lui plaira de marcher, Lélia commence à croire qu’elle a peut-être prononcé un anathème injuste et impie.

Un jour elle espère qu’elle pourra aimer, et que Dieu viendra en aide à son impuissance. Elle pleure sur le front d’un homme agenouillé, elle essuie avec ses cheveux les larmes qui se mêlent aux baisers. Elle prie avec ferveur, elle implore l’avarice du ciel pour la tiédeur de son sang. Le ciel refuse de l’entendre, elle repousse les caresses qu’elle avait appelées, elle se résigne de nouveau, elle redevient Lélia.

Sténio débute dans la vie. Son âme s’est nourrie assidûment d’espérance et de poésie. Il croit à l’amour, au bonheur, à la durée des promesses, à l’inviolable sainteté des sermens. Il remercie Dieu de sa naissance, il se glorifie dans sa jeunesse et sa beauté. Il prend possession du monde où il vient d’entrer, comme si ce monde était à lui. Il salue le soleil et les étoiles comme des lampes suspendues à la voûte d’un palais qui lui appartient. Il sent au dedans de lui-même la puissance d’aimer, de donner le bonheur, et son âme impatiente déborde en hymnes et en cantiques.

La première fois qu’il rencontre sur sa route une femme belle et grave, il ne s’inquiète pas de savoir pourquoi son œil est calme, pourquoi sa démarche est lente et mesurée, pourquoi sa lèvre prononce toutes les paroles sans frémissement. Il la voit triste et il veut la consoler. Il croit que la douleur a besoin d’être soutenue, et il lui offre son appui. Il ignore, le pauvre enfant, que souvent les peines amères se complaisent dans la solitude, et s’obstinent à refuser le dévoûment qui veut les secourir.

Quand il devine sur le front de sa bien-aimée un secret irrévélable, qui la met plus haut ou plus bas que lui, qui lui défend de se confier sans réserve, mais qui peut-être la fait rougir ; quand il a vainement essayé de lire dans le pli de sa bouche dédaigneuse, dans son regard clair et paisible, le mystère de ses préoccupations et de ses absences ; quand il s’est vainement demandé pourquoi elle semble alternativement défier l’attention et trembler devant elle, pourquoi elle parle tantôt comme si elle voulait dérouler publiquement toutes les pages de sa conscience, tantôt comme si elle voulait soustraire à la curiosité jalouse toutes les heures de ses journées, toutes les espérances de son cœur, toutes les vanités de sa pensée, alors il tombe dans un étonnement profond, dans une frayeur infinie.

D’une voix entrecoupée par les sanglots et les larmes, il interroge le cœur de celle qu’il a préférée ; il a hâte de savoir d’où elle vient, et où elle va, si elle est en communion avec l’enfer ou avec le ciel, s’il doit la bénir comme l’envoyée de Dieu, ou fuir sa trace comme celle d’un esprit de ténèbres. Pourquoi, s’écrie-t-il, pourquoi n’avez-vous pas prié hier avec nous, pourquoi vos lèvres sont-elles demeurées muettes tandis que les saints cantiques montaient vers le Seigneur ? Pourquoi êtes-vous demeurée debout, tandis que nos fronts étaient courbés dans la poussière ?

Il ne sait pas que le malheur nie Dieu pour ne pas le maudire.

Pourtant, à force de soumission et de constance, il ébranle à la fin la porte du sanctuaire jusque-là fermé à ses plaintes et à ses espérances. Il surprend dans les yeux qu’il vénère à l’égal de la divinité un sourire moins triste et plus indulgent. Il sent sa main frémir sous une timide étreinte ; il croit que le marbre va s’animer sous ses baisers. Déjà ivre d’orgueil et de joie, il remercie Dieu de l’avoir choisi pour le rajeunissement d’une âme grande et désolée. Il est fier de la mission qu’il va remplir. Il oublie toute sa vie passée, pleine de néant et de misère, peuplée de frivoles souvenirs et d’espérances éphémères, il croit sentir qu’il entre dans la durée ; déjà il félicite sa volonté persévérante de la puissance qui vient de lui écheoir. Aveugle insensé ! qui regarde le ciel, et qui n’aperçoit pas l’abîme ouvert sous ses pieds ! Il s’évanouit aux genoux d’une maîtresse adorée, la tête enveloppée dans les tresses parfumées de sa chevelure, le front brûlant de ses chastes caresses ; mais il est le jouet d’une horrible déception, et il se réveille dans les bras d’une courtisane impure. Il avait aspiré l’âme de sa bien-aimée sur ses lèvres, et voici qu’il sent sur sa bouche l’haleine chaude d’une femme débauchée qui n’a pas d’âme pour aimer, et qui a passé un bail avec le plaisir.

Sténio ne résiste pas à cette cruelle épreuve, il s’était élevé trop haut pour ne pas faire une chute mortelle. Après avoir plané si long-temps dans les régions éthérées de la divine espérance, il ne peut vivre impunément dans l’atmosphère épaisse et lourde des passions humaines. Il n’a qu’un moyen d’oublier le ciel où il n’a pu monter, c’est de tuer son âme dans l’impudicité.

Et comme il accepte bravement sa destinée nouvelle, comme il ne veut pas revenir sur ses pas, il marche la tête haute, le front découvert, il se plonge sans hésitation et sans frayeur dans les honteuses voluptés qu’il avait dédaignées jusque-là. Puisque Dieu lui refuse la gloire de consoler le malheur, puisqu’il a plu à son caprice de ne pas donner à sa voix l’accent qui devait convaincre l’incrédulité, qu’a-t-il à faire désormais sur la terre ? quelle femme pourrait-il aimer, puisqu’il n’a pas su fléchir et amener à lui celle qu’il avait choisie comme la plus belle et la plus grande ?

Sténio poursuit courageusement le suicide auquel il s’est résolu. Il éteint une à une toutes les illusions de sa jeunesse. Il achète pour sa couche embaumée les plus illustres naissances, les pudeurs les plus rebelles, les vertus les plus obstinées, il s’acharne au plaisir et à l’avilissement ; quand sa raison se réveille et hasarde une remontrance, il s’enivre et impose silence à sa raison. Plongé dans un sommeil stupide, il résiste impassiblement aux lascivetés les plus habiles.

Et un jour il s’aperçoit que ses sens sont morts pour le plaisir comme son âme est morte pour l’amour.

Sa vie est finie, son génie s’éteint, sa lyre se brise. L’idée même de Dieu, et des châtimens qui le menacent, ne peut plus l’enchaîner sur la terre. Au-delà comme en-deçà, la douleur désespérée : le doute conclut pour l’enfer, Sténio se tue.

Mais pourquoi a-t-il perdu courage après une première épreuve ? pourquoi n’a-t-il pas aimé une femme plus jeune et plus confiante ? pourquoi n’a-t-il pas offert son dévoûment et sa soumission à une âme encore neuve, qui n’aurait pas eu de secret à cacher, qui lui aurait livré, sans réserve, tous les trésors de sa conscience, qui aurait mis sous ses yeux sa vie tout entière, souvenirs, espérance, humiliation et vanité ?

C’est que les choix du cœur ne se prescrivent pas ; c’est que l’adoration et la confiance ne se peuvent distribuer comme les lambeaux d’une tunique ; c’est que le bonheur de se sentir vivre dans un autre est si exquis et si poignant tout à la fois, qu’on a grand peine à le recommencer sur nouveaux frais ; c’est que la discrétion d’un cœur préféré vaut mieux encore que les épanchemens d’une âme vulgaire.

Trenmor a connu la plus terrible de toutes les passions, le jeu. Il avait en lui-même une puissance de génie et de volonté capable de réaliser les plus grandes pensées, les plus gigantesques entreprises. S’il avait été placé de façon à employer légitimement ses facultés éminentes, il aurait pu se donner à son gré la couronne du conquérant, le laurier du poète, l’autorité de la tribune ; il aurait pu gouverner les peuples, changer les lois, ébranler les trônes ou les raffermir, travailler à l’éducation des sociétés, marquer toutes ses journées par un acte de sagesse ou de force.

Mais, parmi les ambitions qui se trouvaient à sa portée, il ne s’en est pas rencontré une seule qu’il jugeât digne de convoitise et de fidélité, pas une à laquelle il voulût engager sa vie. Il a choisi le jeu comme un défi perpétuel porté à la destinée. Les méditations de la pensée, les inspirations et les extases de la fantaisie pouvaient n’exciter, parmi la foule, qu’une sympathie incertaine et passagère. À quoi bon risquer sa puissance pour un salaire aussi douteux ? à quoi bon aventurer, pour cette capricieuse récompense, tous les trésors de son énergie ?

Trenmor a préféré le jeu, pour ses émotions qui vieillissent en deux nuits plus que l’amour et l’ambition en dix années de triomphes et d’angoisses. Il a vu l’or ruisseler sous ses doigts en flots abondans et pressés. Il s’est vu riche à pouvoir acheter des nations, et le lendemain il n’avait pas un lit où poser sa tête, pas une table où s’asseoir.

Il a volé, il a été au bagne, il a souffert, il a porté courageusement la peine de son crime. Il s’est purifié par l’expiation. Il s’est réhabilité par la torture. En traversant la honte, en épuisant l’infamie, il s’est renouvelé, il a dépouillé, lambeaux par lambeaux, tous les restes du vieil homme. Il s’est élevé jusqu’à l’auguste résignation du sage, le joueur est devenu Socrate.

Les passions ne lui sont plus qu’un enseignement lumineux dont il éclaire tous les jours le sanctuaire de sa pensée. Il a touché le port, il se repose et regarde paisiblement les vagues mugissantes qui viennent mourir à ses pieds.

Magnus est une nature infirme et boiteuse, capable d’abnégation et d’enthousiasme ; crédule, superstitieux, mais impuissant et mal habile, demandant à la prière la force et l’énergie, qui ne sont que dans la volonté. Il sent que sa destinée isolée, douloureuse, trouverait dans l’amour une consolation et une espérance. Il révère la beauté comme l’œuvre de Dieu. Il croit qu’une sainte affection, un dévoûment illimité pourrait le régénérer, lui donner courage.

Mais il entrevoit confusément que la femme, en le soumettant à ses caprices, pourrait le détourner des voies divines : il croit, et comme il se sent faible, comme il n’espère pas dompter et ramener à ses convictions le scepticisme railleur de celle qui par un regard lui a révélé toute sa puissance et tous ses doutes, il fuit devant le danger, il se retire du monde pour ne pas y périr.

Il se confie dans la solitude pour guérir les plaies de son cœur. Il creuse le marbre avec ses genoux, il appelle Dieu à son aide pour terrasser l’ennemi, pour triompher de Satan.

La solitude ne lui est pas bonne ; au lieu de raffermir et de fortifier son esprit, elle égare ses facultés en les exaltant. Son imagination malade et furieuse peuple ses nuits de fantômes menaçans. L’insomnie et le jeûne courbent son front vers la terre, et blanchissent ses cheveux. Ses tempes se creusent et son sang ne se refroidit pas, il devient fou.

Pulchérie, dont le caractère ne se dément pas un seul instant durant le cours entier du poème, signifie le bonheur des sens, le plaisir matériel élevé à sa plus haute puissance, l’énergie harmonieuse de l’organisation la plus complète et la plus capable de résister à la vie extérieure. C’est le corps sans l’âme. Son rôle est purement passif. Elle assiste à l’action plutôt qu’elle n’y participe. Mais c’est un type logique et vrai.

§. ii.

Puisque chacun des types qui s’appellent Lélia, Sténio, Trenmor, Magnus, Pulchérie, représente individuellement une idée philosophique, il est tout simple et naturel que l’action engagée entre ces divers personnages obéisse à des lois particulières, émanées du principe même qui a présidé à la création de ces types. Comme pas un des acteurs n’est emprunté immédiatement à la vie réelle et quotidienne, on n’a pas lieu de s’étonner si l’antagonisme symétrique inventé par le poète se pose et s’accomplit d’une façon générale, absolue, sans tenir un compte bien scrupuleux des conditions ordinaires de l’espace et du temps.

Ce qu’il faut et ce qu’on est en droit d’exiger, c’est que chacun des types demeure fidèle à son origine et à sa mission, c’est qu’il ne dévie pas de la route qui lui est tracée par la nature même de ses facultés.

Or, dans Lélia, ce droit n’a pas été méconnu.

Dans le premier acte de cette tragédie, car je ne puis nommer autrement le poème que j’ai sous les yeux, Sténio et Lélia entament franchement la lutte qui doit aboutir à la chute de l’un des deux. Sténio espère et se confie. Lélia ne croit plus et prend en pitié tous ceux qui persévèrent. Aux questions pressantes de Sténio, elle répond d’abord par un silence indulgent et réservé. Elle ménage la lumière à ses yeux ignorans. Puis, peu à peu elle soulève un coin du voile. Après quelques révélations incomplètes et craintives, à mesure que son âme s’irrite et s’afflige de n’être pas devinée, sa main s’enhardit et projette sur le front étonné de Sténio des gerbes d’une lumière éblouissante. Sténio commence à soupçonner la profondeur de l’abîme qu’il a voulu sonder.

Chacun des deux caractères se dessine nettement, avec une impitoyable précision. Au bout d’une heure, il est déjà impossible de ne pas pressentir que l’une de ces deux idées doit absorber et anéantir l’autre.

Sans doute l’esprit ne se refuse pas à concevoir le duel idéal de ces deux types, sans l’intervention d’aucun médiateur. Il est permis à la réflexion de se figurer dans le recueillement de la conscience le combat invisible de ces deux principes opposés, d’assister sans témoins aux coups qu’ils se portent, de les voir chanceler et fléchir, de prophétiser le triomphe ou la défaite. Mais cette simplicité possible ne suffirait probablement pas à l’expression complète de la pensée poétique.

Placé entre Lélia et Sténio, Trenmor semble destiné à la mutuelle interprétation de l’espérance et de l’incrédulité. Il retrouve l’une dans ses souvenirs, et l’autre dans sa conscience. Il s’est confié comme Sténio. Il se défie comme Lélia. En prenant la main des deux adversaires, on croirait qu’il n’a qu’à parler pour les réunir.

Pourtant il n’en est rien. Trenmor sert à l’explication de Lélia et de Sténio, mais il n’affaiblit et n’efface aucun de leurs traits. Sa parole majestueuse et sereine force l’incrédulité à l’indulgence et l’espérance au respect. Mais sa biographie, racontée à Sténio par Lélia, loin d’entamer l’individualité du narrateur, devient au contraire une occasion de franchise et de naïveté. En justifiant son amitié pour Trenmor, Lélia éclaire d’un jour sûr et progressif tous les secrets de son caractère.

Sous ce rapport on ne saurait trop louer l’utilité dramatique de Trenmor. Sans lui Sténio ignorerait éternellement la prédilection maladive de Lélia pour la force, même égoïste et criminelle, et son mépris pour les facultés secondaires, quelle que soit d’ailleurs la légitime régularité de leur développement.

Quand Trenmor a complété pour nous la physionomie intellectuelle de Lélia, Pulchérie paraît sur la scène, et l’entretien des deux sœurs nous apprend tout ce qu’il y a d’angoisses et de blasphèmes dans cette organisation mutilée, harcelée sans relâche par des désirs infinis, humiliée à toute heure par l’impuissance de ses facultés.

Lélia ne s’indigne pas contre l’impudicité réfléchie de Pulchérie, dont elle accepte la nature comme une destinée irrésistible, inévitable, dont elle envie les ressources infinies, mais sans les flétrir. Elle proclame la pauvreté de ses joies, la ridicule ambition de ses rêves ; mais elle ne songe pas un seul instant à se placer au-dessus de Pulchérie. Elle ne peut descendre jusqu’à elle. Mais elle ne la croit pas au niveau de son mépris.

Ainsi Trenmor et Pulchérie sont placés aux côtés de Lélia, comme deux splendides candélabres ; ils promènent sur son visage des lueurs éblouissantes et durables. Ils ne laissent inaperçu aucun trait de sa figure. Le sage nous enseigne la pensée de cette âme solitaire. La courtisane ouvre à nos yeux le cœur qui se dévore, le cerveau qui s’épuise en aspirations sans cesse renaissantes.

Cependant Sténio, fier de sa jeunesse et de la sincérité de son dévoûment, persiste dans son entreprise. Il veut dompter Lélia. Il veut assouplir cette incrédulité rebelle.

Au milieu de la folie bruyante d’une fête, il la suit et se trouve seul avec elle. Il espère qu’elle va enfin se livrer. Le drame est arrivé à sa péripétie. Mais Lélia, telle que nous la savons par Trenmor et Pulchérie, ne peut appartenir à Sténio. Par les sens qu’elle n’a pas, elle est moins qu’une femme. Par l’élévation absolue de ses idées, elle est plus qu’un homme. Elle ne peut pas se résigner au plaisir. — Elle prolonge l’illusion de Sténio avec une générosité stoïque. Elle cède sa place à Pulchérie. Sténio croit toucher au bonheur, il croit réaliser l’idéale volupté de ses rêves. Mais tandis qu’il promène sur la femme qui a dormi dans ses bras, un regard curieux et enivré, il entend le chant mélodieux de Lélia, qui retentit sous ses fenêtres. — Il s’est souillé à la réalité.

Je ne crois pas qu’on puisse nier le progrès dramatique de cette fable. Jusqu’ici, on le voit, chacun des types est demeuré fidèle au symbole qu’il enveloppe. Les idées ont été s’agrandissant, s’éclaircissant de plus en plus. Il faut maintenant que l’évolution s’achève, il faut que la volonté divine dénoue le nœud qu’elle a noué.

C’est-à-dire qu’il doit y avoir dans la fin de chaque personnage un sens aussi pur, aussi nettement saisissable que dans le rôle même qu’il a joué. C’est-à-dire que pas un d’entre eux ne doit disparaître sans que ses dernières paroles résolvent l’énigme de sa vie.

Or la conclusion de Lélia ne laisse pas dans la nuit et l’ignorance une seule partie du problème.

Magnus, qui jusqu’à présent ne s’est pas mêlé activement à la conduite de la tragédie, puisqu’en apparence il n’a servi qu’à sauver Lélia des ruines de l’abbaye où elle s’était réfugiée, Magnus reparaît au cinquième acte, courbé sous une caducité précoce, chauve avant l’âge, brisé par la continence et la dévotion ; il a cherché un asile contre les passions humaines dans un couvent de Camaldules. — Sténio, conduit par Trenmor, qui l’a surpris dans l’épuisement d’une orgie, Sténio interroge Magnus sur le fruit de ses abnégations. Le moine, effrayé, répond au désespoir par le doute. Sténio, convaincu sans retour de l’impuissance et de la folie des désirs humains, retourne à Dieu pour lui demander raison de sa raillerie.

Lélia s’agenouille sur le corps de Sténio, dépose un baiser sur ses lèvres, avoue son amour et justifie sa rigueur. Elle n’a pas voulu être à Sténio, parce qu’elle a respecté en lui la pureté idéale que le plaisir devait troubler. Elle a repoussé ses caresses pour lui apprendre à distinguer le bonheur de la volupté.

Magnus, dont la raison est égarée par un sacrifice au-dessus de ses forces, donne la mort à Lélia, et Trenmor vient méditer sur le double châtiment de l’espérance aveugle et de l’incrédulité hautaine.

Il me semble que ce dénoûment réalise pleinement l’attente du lecteur, et respecte jusqu’à la fin l’ensemble des symboles exprimés par la conception de Lélia.

Quant à la philosophie qui se mêle au dialogue, à la trame du récit, aux monodies de Lélia et de Sténio, si la pensée de l’auteur n’emprunte pas toujours la forme la plus précise et la plus nette, au moins devons-nous dire que sa parole et les images qu’il appelle à son aide ont quelque chose de saisissant et de compréhensif qui étonne d’abord, mais qui peu à peu, sert merveilleusement au relief de ses idées.

Il y a dans Lélia deux morceaux qui se distinguent entre tous par la vigueur et la portée : l’un, placé dans la bouche de Lélia, sur l’avènement et la chute des religions ; l’autre, dans la bouche de Sténio, sur la destinée de don Juan, et sur la leçon qu’on en peut retirer.

Quand Lélia analyse, une à une, toutes les idées amères et décourageantes qui ont traversé son âme dans la solitude, elle commente admirablement une parole de François Bacon ; l’auteur du Novum Organum avait dit qu’une philosophie médiocre mène au doute, et qu’une philosophie plus profonde ramène à Dieu. Lélia se trouve naturellement amenée à la pensée du logicien anglais. Elle raconte ses études, les consolations et les croyances qu’elle y a puisées ; comment, à mesure qu’elle est devenue plus savante, elle est devenue en même temps plus sainte, plus religieuse.

Ce qu’elle dit sur l’analogie probable des conquérans, des législateurs et des prophètes dans les desseins providentiels, est d’une vérité haute et lumineuse. J’ai surtout remarqué un magnifique tableau du christianisme. On peut prédire à la biographie entière de Lélia un rang éminent parmi les meilleures et les plus durables créations de notre langue.

L’apostrophe de Sténio à don Juan, qu’il a pris pour modèle et pour maître, réfute éloquemment les hymnes et les panégyriques adressés au héros de Mozart et de Byron. Sténio, près de mourir, comprend clairement que la débauche n’est qu’un défi insensé, que l’inconstance délibérée mérite les châtimens les plus terribles, et que le libertin qui croit à l’impunité de ses trahisons n’est qu’un lâche et un aveugle.

§. iii.

Si, après avoir achevé la lecture de Lélia, on essaie de se recueillir et de se demander la signification de ce poème mystérieux, on s’écrie avec effroi : Bienheureux ceux qui ne savent pas ! bienheureux ceux qui se confient et qui espèrent, qui n’aperçoivent pas toutes les misères de leur nature, toutes les plaies honteuses de leur cœur !

Et pourtant il vaut mieux savoir, il vaut mieux sonder les blessures !

Car ceux qui ne savent pas sont des enfans dignes de compassion. Quand ils trébuchent au piége qu’ils n’ont pas aperçu, il faut les plaindre et leur tendre la main. Il faut les aider à se relever, les tirer de l’abîme, les consoler et leur montrer la route. L’ignorance dont ils sont punis a fait long-temps leur vie meilleure et plus douce. Ils ont marché long-temps n’apercevant au ciel aucun nuage, ils ont cru à l’éternelle sérénité de l’atmosphère où ils respiraient. L’orage les a surpris, et ils se sont prosternés pour implorer la puissance divine. Pour que leur prière soit exaucée, pour qu’ils méritent, par leur patience et leur résignation, d’être secourus de la bonté céleste, ils ont besoin d’abord d’une âme fraternelle, plus savante et plus sûre d’elle-même, façonnée au malheur, qui les conseille et les guide.

Ceux qui ont vécu, qui ont subi les tempêtes et compté les écueils, et qui pourtant se hasardent résolument sur les mers où ils ont échoué, appellent sur eux-mêmes le dédain et la raillerie s’ils désespèrent après un nouveau naufrage, l’admiration et l’enthousiasme s’ils abordent hardiment le danger, s’ils se laissent meurtrir sans pleurer, s’ils voient couler leur sang et se déchirer leurs membres sans blasphémer.

Si dans l’égarement de leur vanité ils ont cru que les vents contraires épargneraient leur navire, et se tairaient pour ne pas déranger leur voyage, ils sont fous, et notre pitié ne peut les atteindre. S’ils ont compté sur leur prudence pour défier le péril et dompter les flots obstinés, nos sarcasmes ne peuvent descendre jusqu’à eux pour les frapper.

Mais il y a des âmes énergiques pour qui la douleur est une excitation nécessaire ; il y a des caractères prédestinés qui ne peuvent se passer des émotions d’une lutte perpétuelle, qui n’auraient pas le courage de continuer à vivre si leurs journées étaient pareilles et harmonieuses, si leurs pas ne s’imprimaient que dans un sentier frayé. Il semble à ces caractères que le repos et l’uniformité dans le bonheur sont une lâcheté digne de mépris.

Je ne sais pas si Dieu leur tiendra compte de cette ardeur dévorante, je ne sais pas si l’éternelle sagesse ne jugera pas comme la sagesse humaine que ce gaspillage de force morale, loin d’être une magnificence imposante, n’est qu’une prodigalité insensée.

Quoi qu’il arrive, ils offrent en expiation de leurs fautes les tortures et les angoisses de leurs insomnies. Pour les condamner il faudrait ne pas les connaître. Pour leur faire l’aumône d’une amnistie, il faudrait ignorer que depuis long-temps ils se sont placés au-dessus de l’approbation aussi bien que du dédain.

Lélia, nous l’espérons, sera pour les intelligences les plus diverses, pour ceux qui ont vécu et pour ceux qui ont à vivre, un enseignement profitable.

La critique entêtée dans les traditions littéraires reprochera, sans doute, à plusieurs chapitres de Lélia la diffusion et la prolixité ; elle s’évertuera à démontrer que chaque personnage, au lieu de parler pour son interlocuteur, a souvent l’air de parler pour lui-même. Elle prouvera sans trop de peine que l’action réelle, celle qui s’adresse à la multitude et aux curieux, se brise fréquemment.

Je ne crois pas qu’il soit utile de discuter des imputations de cette nature. Il faut plaindre sérieusement ceux qui cherchent partout une distraction et un plaisir. Mais en pareil cas la colère serait folie.

Oui, Lélia, j’en conviens, par la forme lyrique des apostrophes, par la forme dialectique de ses plaintes, alterne entre Manfred et le Phedon. Valait-il mieux opter pour l’un des deux ? Eût-il été plus sage de supprimer le syllogisme grec pour laisser à la mélancolie anglaise plus de grâce et de liberté ? Ou bien, dans l’intérêt de la vérité, le prestige de la poésie ne devait-il pas s’effacer devant l’évidence pure et sereine ?

Ces questions, à mon avis, se résolvent en se posant. Elles ne vont à rien moins qu’à ruiner toutes les philosophies qui ne sont pas Platon, toutes les poésies qui ne sont pas Byron.

Il y a bien assez de livres, Dieu merci, qui sont faits à l’image du passé, qui se modèlent servilement sur une forme consacrée. Quand il se rencontre un esprit original et indépendant qui donne sa pensée comme elle vient, qui la livre entière et franche, sans s’inquiéter de son unité apparente, avec ses aspirations vers la vérité, et ses nonchalances de rêverie, il ne faut pas le chicaner sur le mécanisme de sa puissance. S’il lui plaît à de certaines heures de déduire ses idées avec la rigueur de la logique la plus précise, ou bien s’il lui prend fantaisie de s’ébattre et de se jouer dans les mille détours de son imagination, de broder la trame de son discours de perles et de diamans, laissez-le faire, laissez-vous charmer, si vous ne voulez pas mériter le nom d’ingrats.

Après Indiana et Valentine, Lélia est-elle un progrès ? y a-t-il dans ce troisième livre des qualités plus éminentes et plus solides que dans les deux premiers ? l’auteur a-t-il révélé dans sa manière des ressources inattendues ? Je pense très sincèrement que Lélia est un poème d’une plus haute portée, d’une plus vaste contenance que les deux poèmes précédens. Je ne lui prédis pas le même genre de popularité ; mais qu’importe ? Si la foule n’applaudit pas d’abord, parce qu’elle aura besoin d’être initiée, elle suivra docilement, et ne sera pas avare de louanges, lorsqu’elle aura vu les esprits déliés et délicats se rallier autour de Lélia, et détailler patiemment toutes les beautés diverses que l’auteur a semées à profusion.

Et puis heureusement il y a dans Lélia bien des pages d’une psychologie naïve, qui, pour être comprises, se passent très bien du secours de l’érudition et de l’étude. Les femmes surtout, qui excellent dans l’observation et l’analyse des sentimens, ne consulteront pas, pour décider leurs sympathies, les systèmes littéraires ou philosophiques. Elles noteront d’une main attentive tous les passages où elles auront trouvé l’expression et le souvenir de leur vie passée, le tableau de leurs souffrances. Elles auront des larmes et de la vénération pour l’impuissance qui se proclame, et qui révèle toutes ses misères.

Elles s’étonneront d’abord de la hardiesse de l’aveu, quelques-unes rougiront d’avoir été devinées, et seront presque irritées de l’indiscrétion. Mais rentrées en elles-mêmes, elles verront dans Lélia plutôt une apologie qu’une accusation.


GUSTAVE PLANCHE.