La Chèvre d’or/07
VII
la chèvre d’or
J’avais oublié la chèvre. Ganteaume, au matin, me la rappelle.
Arrivés tard avec Arlatan, il a couché, Tardive aussitôt repartie, chez cet ancien capitaine dont patron Ruf hier me parlait.
Ganteaume m’apporte ma valise.
En la posant sur la table, il découvre un fragment de rocher rouge, brillant de paillettes, ramassé par moi machinalement à l’endroit où la chèvre m’était apparue. Il s’extasie, il me demande si toutes ces paillettes sont du vrai or.
La clavette aussi l’intéresse. Généralement les clavettes sont en buis taillé au couteau, et Ganteaume me fait remarquer que celle-ci est en ivoire.
Puis il me quitte pour aller chercher mes livres. Demeuré seul, je réfléchis.
Bien avant les récits de patron Ruf, je la connaissais sa légende, et dans tous les coins de Provence j’avais rencontré la Chèvre d’Or.
Aux Baux, pendant les nuits de lune, à travers les palais abandonnés, le long des abîmes ; non loin d’Arles, à Cordes, autour du mystérieux souterrain taillé dans le roc, en forme d’épée ; et près de Vallauris, du val d’or, sur ce plateau semé d’étranges ruines, qu’on appelle également Cordes ou Cordoue, et d’où la vue s’étend si belle, par delà les bois d’orangers qui font ceinture au golfe Juan, jusqu’aux îles de Lérins : Sainte-Marguerite, Saint-Honorat, blanches au milieu de la mer.
Partout la légende se rattachait aux souvenirs de l’occupation sarrasine ; partout il s’agissait de cette chèvre à la toison d’or, habitant une grotte pleine d’incalculables richesses, et menant à la mort l’homme assez audacieux pour essayer de la suivre ou de s’emparer d’elle.
Ainsi ma demi-hallucination s’explique de la façon la plus naturelle du monde.
La chaleur était accablante sous les pins ; et, la tête encore lourde des bavardages de patron Ruf, il n’est pas étonnant que, m’étant endormi, j’aie rêvé trésors et qu’au réveil j’aie un instant pris pour la Chèvre d’Or la première chèvre venue.
Les chèvres rousses ne sont pas rares. À Naples, je me souviens d’en avoir vu tout un troupeau au pied du tombeau de Virgile.
Si les sabots de ma chèvre luisaient avec des reflets de diamant, c’est que, sans doute, elle les avait polis à galoper dans l’herbe sèche et les pierrailles. Si ses cornes luisaient aussi, c’est qu’elle aimait fourrager, tête en avant, au milieu du feuillage dur des myrtes et des lentisques. Quant aux traces laissées par ses sabots, j’étais assez géologue pour constater, au seul examen du peu précieux caillou admiré de Ganteaume, qu’il s’agissait simplement d’un fragment de porphyre rouge où s’incrustaient des grains de mica.
La clavette pourtant m’intriguait. Je la montrai à l’aubergiste.
— « Ceci, me dit-il, en prenant un air grave, est une clavette de sonnaille ; mais bien qu’ayant, dans le temps, gardé les troupeaux, je n’en vis jamais de pareille. D’abord, si je ne me trompe, on la croirait en fin ivoire. Et puis remarquez ces dessins : les bergers d’aujourd’hui ne savent plus travailler ainsi. Ça m’a l’air vieux comme les chemins. L’homme qui fit la clavette doit être mort depuis longtemps, et aussi la bête qui la portait au cou. »
Je jugeai inutile de détromper l’hôtelier en lui racontant que la chèvre qui avait perdu la clavette se trouvait vivante, et bien vivante.
— « Que la clavette soit ou non ancienne, un morceau d’ivoire aura toujours pu tomber par hasard entre les mains d’un pâtre qui se serait amusé à le sculpter. »
Il n’en est pas moins vrai que si le pâtre en question, un pâtre quelconque, ou Ganteaume, en faisant la même trouvaille, avait vu, comme moi, fuir dans les braises du couchant une chèvre aux poils rutilants et fauves, si comme moi il avait remarqué, sur les pierres que ses sabots effleuraient des taches d’un éclat métallique, aucun raisonnement ne l’eût empêché de croire que réellement la Chèvre d’Or lui était apparue.
J’aurais voulu être ce pâtre.
Je serais retourné au vallon chaque soir, ému de terreur et d’espérance, pour la guetter, pour la traquer, malgré périls et précipices, par les lieux sauvages qu’elle hante, jusqu’au trésor, jusqu’à la grotte. Et cette naïve illusion aurait, du moins pendant quelques heures, quelques mois, illuminé ma vie.