La Chèvre d’or/39
XXXIX
la pierre
Sans être ce qui s’appelle effrayé, je commence à craindre que mon aventure finisse par tourner au tragique. Je sens dans l’air, autour de moi, comme des dangers et des menaces dont le coup double de Galfar aurait été le significatif présage. Cet état de guerre ne me déplaît pas. Quelque romanesque en rejaillit sur le fond un peu monotone de mon existence au Puget.
Norette semble plus émue. Elle connaît la haine que son brun cousin m’a vouée, et l’hommage ironique des perdreaux lui donne à réfléchir. Mais elle ignore, par bonheur ! que ce soit la Chèvre d’Or qui, en réalité, nous divise ; elle met ingénument, présomptueusement, cette haine, et, certes ! je n’aurai garde de la détromper, au compte d’une jalousie amoureuse de Galfar.
C’est pourquoi, pour ne pas irriter Galfar davantage, Norette m’enjoint, confiante et prudente, de tenir secrets nos projets ; et la demande en mariage, qui s’imposait à ma conscience, se trouve, jusqu’à nouvel ordre, ajournée.
— « Mon père est très courageux, dit Norette, ses aventures l’ont démontré. Courageux sur mer ! mais, sur terre, il éprouve un tel besoin de calme, une telle horreur de toute action, que je le crois capable, en désirant notre bonheur, de vous refuser ma main et de l’accorder à Galfar, dans l’intérêt de ses digestions et pour la tranquillité de ses pipes. »
En attendant, nos amours vont leur train. Et même, peu à peu, par une pente naturelle, innocentes d’abord, elles sont devenues relativement coupables. Ailleurs, j’eusse résisté à moi-même. Mais ici, où Norette est seule, où je suis seul avec Norette ; dans ce côte à côte de chaque jour ; sous ce ciel, parmi ces parfums, ce silence, cette solitude ; au milieu d’une nature indulgente, encourageante et complice, un instant, de tout cœur, j’ai cru aimer Norette.
Que les citadins me condamnent, Robinson me pardonnerait !
Tous les soirs, une fois la lampe de sa chambre éteinte, c’était le signal ! j’allais trouver au jardin Norette qui m’attendait, et nous passions là, en face du clair horizon, des heures délicieuses. Jusqu’au lointain, jusqu’à la mer, les collines se déroulaient vagues et frissonnantes. Les étoiles seules nous voyaient.
D’ordinaire, je me glissais par une petite porte communiquant avec le corridor et le passage d’âne.
Mais maintenant que le passage d’âne est occupé, la nuit presque autant que le jour, par les Piémontais de Galfar, j’ai dû trouver un autre chemin.
Le mur, entourant le jardin, ne monte pas très haut avec son couronnement à balustres ; et, dans le rocher presque à pic qui le porte, une fissure se présente, où poussent quelques arbustes rabougris, et tout à fait propice à l’escalade.
C’est par là que je grimpe, jouant du coude et du genou, m’accrochant aux aspérités du calcaire, aux racines nues et résistantes des chênes nains.
Tout en haut, une grosse pierre surplombe, sur laquelle je dois me hisser pour atteindre jusqu’au mur. La manœuvre n’est pas commode ; Norette m’y aide quelquefois.
Personne, d’ailleurs, ne peut nous surprendre. Saladine se couche avec les poules, et M. Honnorat fait comme elle, autant par orgueil que par hygiène, afin de pouvoir se promener dans les rues avant l’aube, étonner de ses habitudes matinales les paysans qui vont aux champs.
M’a-t-on espionné ? Je le crois. Un soir, quelqu’un sans doute l’ayant nuitamment descellée, j’ai senti la pierre branler et se dérober sous mes pieds. La pierre a roulé, à grand bruit, pendant que je réussissais à empoigner un balustre, et que Norette, penchée sur le vide, sans un cri, me tendait les bras.
On cause de la chose ce matin, à déjeuner. Norette et moi feignons l’ignorance. Saladine n’a rien entendu. M. Honnorat a entendu, lui ! Il voulait se lever, allumer sa lanterne. Mais il s’est décidé à rester au lit, ayant réfléchi que l’an passé, au même mois, après de fortes pluies, une autre grosse pierre s’était écroulée de la sorte.
Quoi qu’en pense M. Honnorat, la pluie n’est pour rien dans l’événement.
D’abord, il n’a pas plu. Et puis Ganteaume, en train d’inspecter selon sa louable habitude, aussitôt le jour blanchissant, le pavé des rues et la poussière des routes, a surpris Galfar, flanqué de ses Piémontais inséparables, qui considérait, avec un intérêt trop vif pour n’être pas suspect, la place de la pierre tombée.