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Le Serviteur/2/11

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Ernest Flammarion (p. 167-173).
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XI

Il ne te restait pas beaucoup de temps pour fréquenter les hommes de ton âge ni pour te distraire. D’ailleurs tu n’en éprouvais pas le besoin.

À peu près une fois l’an tu faisais un long voyage : jusqu’à la Grange-Billon, jusqu’à l’ancienne auberge qu’avaient ouverte ton père et ta mère. Elle n’était plus maintenant qu’une maison ordinaire. Le vent pouvait souffler sur la route de Brassy : il ne secouait plus la branche de genévrier décrochée du pignon. Ton père et ta mère vivaient de la pension que tes frères et toi leur serviez, depuis que les partages avaient été faits. Nous y allions le dimanche après vêpres, presque toujours au mois de janvier. Nous les trouvions au coin du feu, remâchant leur vie d’autrefois, et poussant, par habitude prise, de ces gémissements qui font que la vieillesse ressemble à l’enfance.

Nous allions même plus loin. Deux cents mètres plus haut, à la corne d’un bois où l’on aurait ensuite pu marcher longtemps sans en sortir, le seul de tes frères qui fût, comme toi, revenu de Paris, habitait une maison sur le seuil de laquelle tu ne grattais pas souvent tes souliers du dimanche. C’était presque comme si vous aviez été l’un pour l’autre deux étrangers. Ni l’un ni l’autre vous n’étiez des sentimentaux. La vie ne vous avait pas, comme aux riches, laissé le temps de cultiver en vous le champ des émotions d’une enfance vécue en commun dans un pays sauvage.

Aller et retour, cela représentait au moins deux bons kilomètres. Je ne dirai point que tu rentrais fatigué, mais tout désorienté. C’était comme si tu avais été de retour d’un très long voyage. Tu venais pourtant de revoir le coin où s’étaient écoulées les années d’avant ta première communion. Mais du champ qui surplombe la route, de l’étang Baron, de la route même, aucun souvenir ne t’avait fait signe, pâle dans le crépuscule gris. Rude et rigide, tu n’emportais avec toi que les soucis de ta vie actuelle. Le passé, pour toi, c’était un horizon lointain que ne pouvaient plus atteindre tes regards. Ce n’étaient que tes souliers d’homme de cinquante ans qui écrasaient le gravier sur la route où, gamin de dix ans, plus d’une fois tu avais dû courir pieds nus.

Tu ne fréquentais pas les hommes de ton âge. Je ne t’ai pas connu un seul véritable ami avec qui tu prisses plaisir à avoir de longues conversations. Pour les rencontrer il t’aurait fallu aller les chercher aux heures du repos dans les cafés et dans les auberges. Car presque tous y vont. C’est là que parfois se nouent de solides relations devant une demi-douzaine de canettes. Ce sont des endroits où l’on vient oublier qu’il faudra demain se remettre au travail. Dans la fumée des cigarettes et des pipes tandis que sur le tapis vert les billes blanches et rouges s’entrechoquent et que sur d’autres tapis les cartes s’abattent comme un vol de mouettes, il y a là de belles heures à vivre. Tout le monde va au café, depuis le maire jusqu’aux petits commerçants, en passant par les bourgeois. Tous les ouvriers comme toi vont à l’auberge et quelques-uns même qui ont des idées de grandeur, au café. Il y a des soirs de contentement où ils se disent : Après tout, on n’en est pas à un sou près. Et, au café, ils paient six sous leur apéritif qui, à l’auberge, ne leur en aurait coûté que cinq. Mais ne sont-ils pas citoyens français comme le maire, comme tout le monde ? Et ils voudraient bien voir qu’on s’avisât de leur interdire l’entrée des cafés ! Parce qu’ils ont des sabots ? C’est quand ils affectent de les frotter sur le parquet qu’ils sont le plus fiers de ne pas porter de bottines.

Il ne te serait pas venu à l’idée de formuler de pareilles revendications. Tu n’y entrais que lorsque tu avais, ici et là, à présenter des traites. À la fin M. Teste s’était lassé de réparer des montres. Sa fortune personnelle l’autorisant à entreprendre de plus vastes opérations, il avait fondé une petite banque. Étant à la disposition de ceux qui t’employaient, tu devins garçon de recettes. Tous les cinq jours tu partais à une heure de l’après-midi avec une liasse de papiers et de la monnaie dans une sacoche. Les fins de mois, et surtout les fins de trimestres, et par-dessus tout les fins de semestres, tu n’avais pas trop de toute ta journée. M. Teste pouvait avoir confiance en toi : tu ne t’en irais pas avec le montant des encaissements. Malgré ta bonne volonté, malgré l’attention que tu y mettais, il t’arrivait de rentrer avec une pièce fausse. Tu rentras même une fois avec un déficit de cinquante francs. Toi qui d’habitude ne dormais pas beaucoup, tu fus plusieurs nuits de suite à ne pas fermer l’œil ; serais-tu obligé de rembourser de ta poche ? M. Teste n’alla point jusque-là.

C’était lors de tes tournées que tu voyais ces commerçants qui vivent au jour le jour. À la présentation de la traite ils font semblant de fouiller dans leur caisse qu’ils savent vide. Ils ont l’air tout étonné de n’y pas trouver sou qui vaille. Tu les regardais, et c’était toi qui te sentais gêné. À leur place tu aurais remué ciel et terre. Car tu faisais honneur à tes engagements. Au surplus nous payions toujours argent comptant. Et tu te glorifiais — tu en avais le droit — de n’avoir jamais dû « un centime à personne ». Mais la plupart d’entre eux étaient des piliers de cafés où ils laissaient le plus clair de leurs bénifices. Dans ces conditions les caisses des cafetiers devaient être approvisionnées d’or. Il n’en était pas toujours ainsi, certains d’entre eux buvant avec leurs clients à s’en rendre malades et à en mourir. Quand ils t’offraient un verre, qu’ils eussent ou non fait honneur à leur signature, tu refusais toujours, d’abord parce qu’il te déplaisait de boire, ensuite parce que tu aurais souffert de contribuer, pour si peu que ce fût, à leur ruine.

Quand tu rencontrais dans les rues des hommes de ton âge, c’était bonjour, bonsoir, quelques phrases sur la pluie et le beau temps. Tu n’avais pas avec eux d’idées ni de sentiments communs. Ils étaient presque tous pour toi comme ton frère : des étrangers, ou peu s’en fallait.

Les soirs d’été tu aurais pu, quittant notre seuil, te mêler au groupe qui, quelques maisons plus loin, en racontait de bien bonnes au clair des étoiles. Il suffisait d’entendre s’épanouir leurs rires pour s’imaginer l’épanouissement de leurs faces. Tu ne bougeais pas, préférant ta solitude, n’étant pas fait pour te mêler à des groupes dont tu aurais été obligé de prendre le ton. Tu ne te hérissais pas de piquants. Tu te dissimulais si bien depuis toujours que personne ne songeait à s’apercevoir de ton absence : on eût été beaucoup plus étonné de te voir.