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je pense et même je le souhaite au plus profond de moi, qu'un jour une école de france pays initiateur des dro
Par Anonyme, le 02.10.2024
mon dernier commentaire semble avoir été coupé. avec le smartphone c'est moins pratique. je disais que j'avais
Par Michèle Pambrun , le 15.08.2024
je m'avise de ce que vous êtes du même pays géographique que marie-hélène lafon et bergou. pierre bergounioux
Par Michèle Pambrun , le 15.08.2024
j'ai regardé, on est toujours curieux de la vie des écrivains qu'on aime, tant pis pour eux
Par Michèle PAMBRUN , le 15.08.2024
je vais l'acheter illico.
de séverine chevalier j'ai lu jeannette et le crocodile.
c'est une voix singulièr
Par Michèle PAMBRUN , le 15.08.2024
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Date de création : 08.07.2011
Dernière mise à jour :
31.01.2025
425 articles
L’invention du cinéma
De Luc Chomarat
Marest éditeur
« Contrairement à ce qu’on raconte, Méliès n’avait rien contre Star Wars.
Ce bref extrait, presque un effet spécial, exprime de manière assez efficace l’atmosphère de cet ouvrage.
Bon, là, c’est de ma fabrication, mais vous voyez le genre. Le genre déjanté. J’ai pas mal souris et même ris en lisant ce bouquin de Luc Chomarat, auteur qu’on ne présente plus. Si ? Bon d’accord : je vous présente Luc Chomarat qu’on ne présente plus.
Soyons sérieux une seconde, faisons un travelling à la Sam Raimi. L’idée de départ est excellente, il s’agit de raconter un peu l’histoire du cinéma avec humour, en dézinguant les codes et en explosant la temporalité. Une sorte d’effet spécial mais sur du papier et dans un livre. C’est couillu. Mais pas porno. Bien que, la couverture, un suppositoire dans la lune…hum…à moins que ce soit un trou de balle et là c’est encore plus grave.
Je veux bien faire mais je sens que je digresse. Bref, dans cet ouvrage nous assistons au dialogue savoureux qui a cours entre les frères Lumière, ils causent du cinéma, et font des références anachroniques qui sont bien senties. Pas mal de monde en prend pour son grade et c’est bien ainsi. Dans ce livre, il est possible qu’on sache enfin qui a inventé le cinéma, les Lumière Brothers ou Georges Méliès.
Je suis un amateur de cinéma, j’ignore si je suis un cinéphile, surtout si je me réfère aux connaissances surnaturelles de l’auteur, du genre qui filent des complexes. À l’inverse de Talleyrand, à cause de Luc Chomarat, quand je me regarde je me console, quand je me compare je me désole.
Cela dit, même s’il m’a manqué quelques références, et que mon cinéma est lacunaire, je me suis bien régalé en lisant ce truc, cet ovni qui ne pouvait paraître que chez les dingos de Marest éditeur. Vous y croiserez Murnau, Ennio Morricone, la nouvelle vague, William Friedkin, Georges Lucas et Spielberg, Duvivier et le Quai des brumes, Marylin et sa robe qui se soulève, forcément Kubrick, le taulier Hitchcock, plein de films de trains, sauf Le train sifflera trois fois et Le dernier train de Gunhill. Luc Chomarat vous livrera l’ADN de Star Wars et ça va vous trouer le cul. Il y aura Le parrain et King Kong (le premier, le seul, le meilleur gorille au monde) et qui malgré l’altitude, n’est pas dans la brume. Bref, vous allez croiser du beau linge. Et malgré l’humour, si vous grattez sous la pellicule, vous verrez que ça cause technique quand-même.
Je suis sûr d’une chose, enfin presque, il est possible, voire probable, que cet ouvrage ne soit jamais disponible à la médiathèque de Tulle en Corrèze, lieu de culture qui porte le nom du cinéaste local, Éric Rohmer. Vous saurez pourquoi en lisant ce bouquin. (si c’est pas de l’appâtage ça…)
Si vous aimez le cinéma, si vous aimez l’humour, filez acquérir ce morceau de super8. Franchement, je ne fume pas mais il me semble qu’il coûte à peine plus cher qu’un paquet de clope.
Il reste cependant un mystère : la disparition dans un train, le 16 septembre 1890, de Louis Aymé Augustin Le Prince. Un indice néanmoins, il ne s’agit pas du train qui entre en gare à La Ciotat. Ça restreint un peu le champ des recherches. Un bon début de polar. J’ai ma théorie là-dessus. Je pense que c’est le commissaire Mattéi, furieux d’avoir laissé s’échapper Gian Maria Volonté, qui s’est défoulé en flingant le malheureux Louis Aymé et puis l’a jeté du wagon, l’abandonnant dans les taillis, à l’appétit des sangliers.
Voilà, c’est à vous de jouer.
FIN
Dernier arrêt avant l’automne
De René Frégni
Editions Gallimard et Folio
Rien n’est plus magique que l’écriture, elle va chercher des débris de vie dans des replis secrets de nous-mêmes qui n’existaient pas cinq minutes plus tôt. On croit avoir tout oublié, on allume une lampe, on se penche sur un cahier et la vie entière traverse votre ventre, coule de votre bras, de votre poignet dans ce petit rond de lumière, un soir d’automne, dans n’importe quel coin perdu de l’univers. »
René Frégni publie depuis 1988, il a écrit presque une vingtaine de livres. Mais où étais-je depuis tout ce temps ? Par quel sortilège puissant je n’avais pas mis le nez dans son œuvre ?
Mon ami, c’est qu’il y a tant d’auteurs, femmes et hommes, qui méritent d’être lus, le monde littéraire est trop vaste pour nos vies trop courtes. Toute la dichotomie de l’être humain se trouve dans le choix d’un livre. Jeter son dévolu sur un c’est en repousser cent.
Donc je n’avais jamais lu René Frégni, que je connaissais de réputation, dont j’avais entendu parler, en bien. Sans doute que c’était écrit quelque part, que je le découvrirais au bon moment, parce que la lecture d’un roman, c’est surtout une histoire de moment, c’est une rencontre, il ne faut rien précipiter, rien forcer, si tel ouvrage doit venir à toi, il finira par y arriver. Laisse faire les choses et le temps, peu de choses surviennent au hasard.
Finalement, je suis un veinard. Je suis un veinard parce qu’il me reste tous les autres livres de René Frégni à découvrir, je suis comme un enfant qui découvre un paquet de bonbons bien après les autres, et qui contemple son trésor.
C’est une révélation que cette lecture. Dans la librairie, j’avais été attiré par le titre, et la quatrième de couverture m’avait emballé. Je peux acheter un livre et ne le lire que six mois plus tard, parfois trois ans. Là, je savais, sans pouvoir l’expliquer, que je ne tarderais point à fourrer mon long nez entre ces pages. Une semaine s’est écoulée, et après avoir terminé celui en cours, je me suis rué sur ce Dernier arrêt avant l’automne.
L’histoire tu vas me demander ? Elle est d’une simplicité éclatante, et c’est cela qui m’a plu. Un écrivain qui éprouve des difficultés à entamer un nouveau roman, trouve grâce à un ami libraire un travail peu prenant. Il s’agit de garder et entretenir un cloître, une sorte de monastère caché dans les replis de la montagne, dans ce coin de Provence qu’il connaît bien. Il espère que le calme et la solitude des lieux l’aideront à trouver l’inspiration et l’envie d’écrire. Un jour, en travaillant dans l’ancien cimetière des moines, il déterre une jambe humaine qui n’y est pas depuis longtemps. Il alerte les gendarmes et à leur retour, le membre n’est plus là.
Un bon début d’histoire hein. De quoi aiguiser ta curiosité. En tout cas, ça a aiguisé la mienne. Dès l’incipit j’ai été emporté, séduit par l’écriture de l’auteur. En quelques lignes il m’a donné une féroce envie de filer là-bas, dans cette Provence si bien chantée par Jean Giono. Tout y est, tout arrive à son rythme, sans se bousculer. Les couleurs ocres et pourpres de l’automne, la végétation opulente, le lent travail du temps qui passe dénoncé par le roulement des saisons ; la quiétude des soirées, les crépuscules fabuleux qui galopent sur les collines, les repas frugaux avec la compagnie du chat, le calme, le travail harassant mais source d’un grand plaisir de nettoyer, couper, élaguer ; ces gestes ancestraux qui sont si propices au voyage intérieur, à l’accès à la sérénité, et au bout, à la création. René Frégni possède ce talent rare de narrer le quotidien sans jamais provoquer l’ennui, il n’y a que l’émerveillement. En pensant à ce que je ressentais en lisant ses lignes, un seul mot me vient naturellement : régal. Ce fut un régal. Vraiment. J’en aurais bien repris deux-cents pages de plus. Il a une manière de te prendre par la main, de te dire doucement « viens, je vais te raconter une histoire, installe-toi ». Impossible de résister. La narration à la première personne du singulier, comme souvent, apporte cette proximité, le sentiment agréable d’être dans la confidence.
C’est une pure merveille. Même le dénouement, c’est beau parce que c’est simple. Mais puissant. Pas de « twist de ouf » comme certains disent, pas de retournement plus tordu que la morale de certains hommes politiques, non, aucun artifice improbable, avec cette grandiloquence dont usent parfois ceux qui commentent ces histoires qui me fatiguent à force de surprises aussi crédibles qu’une fourchette pour manger de la soupe.
J’ai tout aimé. La douceur des paysages et de la nature, la musique des colonnes de mots qui chantent si bien ensemble, la douceur de vivre qui côtoie la violence des hommes, même là-bas, dans ces replis somptueux. Les personnages me sont chers car ils sont travaillés à l’aune de l’amitié et des belles relations, cela aussi me semble typique de de l’univers créatif de l’auteur.
J’ai été ébloui par le style et l’histoire, ça ne m’arrive pas si souvent. Je vais continuer à garnir ma bibliothèque des livres de René Frégni, je pense déjà au suivant, et ça, c’est du bonheur. Une autre belle chose a surgi de ce roman, une belle surprise de la vie. En exergue, l’auteur a cité Dostoïevski et Patrick Modiano. Les mots de Modiano sont ceux-ci : Les dimanches, surtout en fin d’après-midi, et si vous êtes seul, ouvrent une brèche dans le temps. Il suffit de s’y glisser. Cette phrase m’a secoué, sûrement qu’elle m’a ramené loin dans le passé, au pays de l’enfance, dans ces dimanches justement, qui s’écoulaient autrement après l’heure du goûter. Et elle a fait naître en moi un féroce désir de découvrir Modiano, encore un monument que je n’ai pas visité.
Bref, carton plein, plein de joie.
Lord Jim
De Joseph Conrad
Editions Gallimard et Folio
Traduit de l’anglais par Henriette Bordenave
Il vit un grain noir qui, en silence, avait mangé un tiers du ciel. Vous savez comme ces grains surgissent là-bas vers cette époque de l’année. On voit d’abord l’horizon qui s’assombrit – rien de plus ; puis se lève un nuage opaque comme un mur. Une frange nébuleuse, striée de lueurs blafardes et plombées, monte à toute vitesse du sud-ouest, dévorant les étoiles par constellations entières ; son ombre couvre les eaux en un rien de temps et confond ciel et mer en un unique abîme d’obscurité. Et tout est silencieux. Pas de tonnerre, pas de vent, pas un bruit, pas une lueur d’éclair.
Puis, dans l’immensité ténébreuse, apparaît une arche livide ; une ou deux levées de houle passent qui sont comme des ondulations des ténèbres elles-mêmes, et, tout d’un coup, vent et pluie s’abattent ensemble avec une singulière impétuosité, comme s’ils avaient brusquement jailli à travers une matière solide. »
Tu as vu, ça calme hein, une écriture pareille, ça ne se croise pas dans n’importe quel port. Je peux déjà te dire chère lectrice, cher lecteur, que c’est comme ça tout du long des plus de cinq-cents pages de ce roman. Joseph Conrad sait écrire pour sûr, et il sait raconter une histoire.
Lorsque j’ai ouvert ce roman, que j’ai parcouru les premières lignes, ça m’a fait un drôle d’effet. Il y avait une atmosphère, et ça c’est très important l’atmosphère dans un livre. L’atmosphère, si elle est bien refabriquée, c’est comme si tu pouvais la toucher, la palper. L’atmosphère, c’est la sublime robe que porte la femme qui t’a tapé dans l’œil, elle met les formes en valeur, elle raconte déjà une histoire, la suite de l’histoire. Joseph Conrad possède ce savoir-faire, de poser l’ambiance. Comme je te l’ai dit, quand j’ai commencé à lire, je me suis vu entrer dans un de ces troquets bas de plafond, empestant la fumée et la bière, aux tables sclérosées de relents de d’alcools forts, où des marins faisant largement plus vieux que leur âge tiraient goulument sur leur pipe ou leur clopot, courbés sur leur chaise, un coude appuyé sur une table qui a vu passer trop de navigateurs et sur laquelle des milliers d’histoires ont glissé. La lumière jaune des lampes à huile ne parvenait pas à refouler totalement les nappes de pénombre, et des pans entiers de la salle restaient interdits à la vue ; mais pas à l’imagination. Ça parlait bas à certaines tablées, comme des gens échangeant des secrets lourds et importants tandis qu’à d’autres endroits, comme au vieux comptoir de bois patiné, on riait de bon cœur et on hurlait presque pour se sentir vivant. Les très anciennes lattes en bois local qui ne jointaient plus très bien au sol tremblaient sous les coups de talons des joueurs de cartes. Les deux basses et étroites fenêtres jetaient un regard aveugle sur le port où des fanaux perçaient la nuit d’encre. C’est là que je me suis assis, au coin d’une table, une chope à la main. Il y avait trois gars qui causaient d’un autre gars, un certain Lord Jim qu’ils disaient. Enfin, c’était surtout un des trois qui en parlait. Et si t’avais vu son visage quand il prononçait son nom, il s’illuminait, pas de joie mais de respect et d’admiration. Alors moi aussi j’ai posé un coude sur la table, et je me suis penché vers l’avant et j’ai tendu l’oreille, pour ne rien perdre de ce récit qui captivait déjà les autres. Ils en oubliaient même de siffler leurs verres.
Tu vois peut-être mieux ce que je veux dire maintenant. Ouvrir ce roman, c’est t’asseoir à cette table, et le type qui raconte il raconte rudement bien. Parce qu’il a connu ce Lord Jim, un fameux gars à coup sûr. Un phénomène même, un style d’individu que tu ne croises pas tous les jours, ni même toutes les années. Un genre d’homme dont on se souvient longtemps après, quand on est vieux et qu’on regard en arrière. Alors notre cœur se gonfle de fierté, celle de l’avoir connu et surtout celle de l’avoir étudié et compris avec justesse. Le plus beau cadeau que l’on puisse faire à un homme ou une femme, c’est de saisir sa substance, de comprendre son fonctionnement profond.
Joseph Conrad, il te propose de comprendre le fonctionnement de Jim, de savoir de quel bois est fait ce jeune gars qui avait des principes solides dont il était fier. Des valeurs qu’il portait au front, en bombant le torse, sans se montrer orgueilleux, non, mais avec une haute idée de ce que doit être son existence. Et Jim connaît bien la mer, les océans, les turpitudes des tempêtes, les vagues scélérates comme on dit. Il est jeune mais il maîtrise son élément, il est malgré son âge, second d’un navire, le Patna. On lui fait confiance, il jouit déjà d’une belle réputation. Mais un jour, il n’est pas à la hauteur de ce qu’il attendait de lui-même. Et c’est une marque au fer rouge, indélébile. Cette faute, cette erreur, il va l’endurer comme pour expier. Et ça va l’amener à errer là-bas, dans cet Extrême-Orient encore mystérieux à l’agonie du dix-neuvième siècle. Et Jim, tout rempli de lui et de ses principes, s’est juré qu’il ne faillirait plus jamais, qu’il ne cèderait jamais plus à la peur. C’est cette histoire que te narre monsieur Conrad, une histoire de quête.
C’était le genre de garçon que l’on aime avoir auprès de soi ; le genre de garçon que l’on se plaît à penser qu’on a été soi-même ; le genre de garçon dont l’aspect seul proclame la familiarité avec ces illusions que l’on avait crues mortes, éteintes, froides, et qui, comme ranimées à l’approche d’une nouvelle flamme, suscitent un frémissement tout au fond, loin quelque part au fond de soi, un frémissement de lumière…de chaleur ! »
Jim a bâti toute sa confiance dans l’idée qu’il se fait de lui, il y puise sa force. Aussi, à la suite de sa défaillance qu’il juge honteuse, sa seule obsession est de se racheter, de tracer une trajectoire parfaite et droite, dans la morale et le domaine de l’honneur. Il a trébuché et il en fait un fromage, tout chez lui est mobilisé pour interdire un jour, le retour de cette chose qu’il méprise au plus haut point, la peur.
« Le monde était silencieux, la nuit envoyait sur eux son souffle, une de ces nuits qui semblent faites pour abriter la tendresse, et il y a des moments où nos âmes, comme libérées de leur noire chrysalide, rayonnent d’une sensibilité exquise qui rend certains silences plus limpides que des discours. »
L’autre niveau de lecture, l’autre thème qui est travaillé, c’est l’amitié. L’amitié, la fraternité, la fidélité, toutes ces choses qui réhaussent d’une manière considérable le goût de la vie, qui recouvre d’or les relations entre humains. L’auteur sait nous toucher, injecter de l’émotion, des sentiments, et le narrateur nous est si proche que ses sentiments deviennent nos sentiments. Il réussit l’exploit de nous faire croire que nous aussi, nous avons connu Lord Jim, Tuan Jim comme disent les indigènes.
« Je ressentais une sorte de gratitude, d’affection, pour cet égaré dont les yeux m’avaient distingué alors que j’occupais ma place dans les rangs d’une multitude insignifiante. »
Le genre de phrase pour laquelle n’importe quel auteur, inconnu ou primé serait capable de tuer. Une putain de phrase. Je lis aussi pour cela, tomber sur ces perles, ces diamants qu’il faut dégager d’un paragraphe, qui d’un coup me sautent au visage et au cœur.
Si tu connais un peu l’auteur, tu sais qu’il a bourlingué et navigué. Sans doute est-ce cela qui confère ce réalisme qui transpire de partout. Et puis c’est quand-même l’homme qui a écrit Au cœur des ténèbres, son livre le plus célèbre, dont Francis Ford Coppola s’est inspiré pour son dantesque et furieux Apocalypse now.
Voilà, je crois que j’ai tout dit, il ne vous reste plus qu’à filer chez votre libraire.
PS : ce livre n’est pas un livre qu’on picore. Il faut avoir de longues plages de disponibilité, pour s’enfoncer dans le récit, s’acclimater, s’attacher aux personnages. Il faut s’embarquer pour des heures, et donner sa chance à un roman qui met un peu de temps à démarrer, mais la patience vaut sacrément le coup.
Paz
De Caryl Ferey
Editions Gallimard série noire
« 5h12 au cadran. La Camaro fonça sur l’avenue vide, grilla deux feux et atteignit le quartier historique de la Candelaria. Il n’y traînait que des ombres défaites sur les pavés à cette heure, quelques rebus des barrios épuisés par la nuit qui erraient en fouillant les poubelles, dans l’espoir de trouver un touriste éméché à détrousser, et qui disparaissaient avec le jour comme des vampires en solde. »
Je n’en suis pas à mon premier Caryl Ferey, même si j’y suis venu tardivement. J’avais commencé avec Condor et ça m’avait ébloui. Ensuite je m’étais enfilé Haka avec presque autant de bonheur. Avec ce Paz, il m’est arrivé une chose curieuse. Deux jours après avoir fini sa lecture, j’ai passé une nuit entière dans les couvertures oniriques de ce roman. Toute la nuit je me suis trouvé là-bas, en Colombie, dans le Narinò et toutes ces provinces recouvertes de forêt. Ça sentait l’humidité, la décomposition et la cordite. Ça sentait le calme avant la tempête et l’odeur si particulière et répandue de la corruption. Je me réveillais, je me rendormais aussi sec et je retombais dans le même rêve, je croisais Lautaro Bagader, le flic d’élite, Diana Duzan, la journaliste, Saùl Bagader, le patriarche influent. Je me réveillais, je me rendormais et j’y retournais, dans le Bronx, parmi les misérables, ou dans les montanitas, ces coins reculés où la seule loi qui s’exerce est celle du plus fort et du moins empathique. Je n’ai fait que cela durant ces huit heures de « sommeil », des aller-retours de ma réalité à l’univers dépeint par Caryl Ferey. Je vous en cause parce que c’est la première fois que ça me fait ça. Et ce n’est pas l’extrême violence qui irrigue les pages qui a produit cette réaction, en matière de littérature j’en ai vu d’autres, et je ne parle même pas du cinéma.
Après réflexion, je me dis que ça vient peut-être du côté exotique et immersif de cette lecture, la Colombie, c’est quelque chose. On sait que l’auteur aime bien se rendre sur place pour sentir les choses, apprendre, s’imprégner. Ce qu’il a fait de tout cela explose dans les chapitres, les personnages sont crédibles, dans leurs forces ainsi que dans leurs faiblesses, ils ne sont pas manichéens (mis à part deux ou trois chefs de cartels et une poignée de sicarios), et le tableau dressé de la Colombie est passionnant et…effrayant. Chaque jour je me demandais comment cette population réussissait à vivre avec autant de menaces au-dessus de la tête, avec ce danger endémique, cette violence banalisée à chaque coin de rue.
Je trouve que l’une des réussites de ce roman c’est l’atmosphère qui est retranscrite, même si on n’a jamais mis un orteil là-bas on pressent que c’est crédible, et même que c’est exactement ça. La description sociale et sociétale est un morceau de bravoure à elle seule. On voit nettement les différentes classes, celles qui rament, qui rampent, celles qui surfent sur le pouvoir et les bonnes affaires, vivant dans des quartiers bien cloisonnés quoi que parfois mitoyens. La Colombie c’est un des paradis de la sécurité privée. Toute personne suffisamment fortunée n’hésite pas à se payer les services de vigiles et gardes du corps pour continuer à vivre dans cette illusion de paradis que l’argent leur fabrique.
Mais le grand sujet abordé c’est celui de la corruption et de la politique, l’un n’allant jamais sans l’autre. La corruption et la politique c’est un peu le même mystère que l’œuf et la poule.
Sur ce plan-là, Caryl Ferey excelle, on se régale de les voir à l’œuvre, les rats de ministères, les huiles de l’armée, les petits marquis de province, les soutiers de la police. Cet état des lieux glauque instaure en nous un sentiment d’oppression et une forme de désespoir. Quand on lit Paz, on comprend comment ce pays en est arrivé là où il est, et on comprend aussi son histoire sanglante. Qu’un polar réussisse cela c’est déjà pas si courant, saluons donc la performance.
J’ai aimé aussi le travail effectué sur les relations familiales, c’est rassurant de se dire que même chez les puissants le pourrissement fait son office, que les non-dits corrodent l’amour, que les mensonges altèrent les sentiments, que la famille est une Venise qui s’enfonce doucement sous le poids des secrets et du ressentiment.
Chez Ferey on n’a jamais de fin heureuse, la tragédie est en embuscade, en uniforme de FARC tapi dans la jungle.
L’écriture est toujours aussi fulgurante, elle apporte son lot d’images comme la marée dépose son bois flotté.
« L’aurore pointait au large de playa blanca, absorbant les astres. Angel marcha pieds nus sur le sable frais, son chien comme un poisson-pilote le long du rivage, frappé par la mort qui cette nuit encore n’avait pas voulu de lui… »
« Un arc-en-ciel se nicha dans le ciel noir de fin du monde ; la pluie faisait des balles traçantes dans les rayons du soleil, à l’unisson. »
Je suis sûr que tu l’as dans la tête l’image, la balle traçante, les couleurs, la voute obscure du ciel. Je ne t’ai pas raconté l’histoire, pas besoin. Tu découvriras, comme on avance dans la jungle à coups de machette.
Je suis une légende
De Richard Matheson
Éditions folio SF
traduit de l'américain par Nathalie Serval
"Il se releva et contempla son corps immobile sous la couverture, pour la toute dernière fois. Plus jamais il n'entendrait sa voix ni ne goûterait sa tendresse. Ces onze années de bonheur allaient s'achever là, au bord de cette fosse. Il recommença à trembler. Non, se reprit-il. Ce n'est pas le moment.
Peine perdue. Le ciel et la clairière miroitaient à travers le filtre déformant des larmes tandis qu'il remettait la terre chaude en place, la tassant autour du corps immobile de ses doigts sans vigueur."
Tu dois te demander ce qu'il m'arrive, toi qui fréquente ce blog, tu connais mes goûts en matière de littérature. Tu as bien remarqué que la SF, j'en lis très peu. Je dois avouer que j'ai le flair moins aiguisé quand il s'agit de mettre le nez dans ce genre-là.
Je suis une légende. J'avais un très vague et lointain souvenir d'une adaptation au cinéma, un film de 1971 (Le survivant) avec Charlton Heston. La dernière adaptation en date, Je suis une légende, avec Will Smith, m'avait marqué, notamment grâce à deux scènes d'une tension féroce, celle dans laquelle Neville part à la recherche de sa chienne dans le bâtiment rempli de tenêbres et l'autre où il est pris au piège, suspendu par un pied, en pleine rue, alors que le jour décline. Il y a même eu une première adaptation en 1964, que je n'ai jamais vue.
Tout cela pour dire que ces films (celui de 71 et celui de 2007) n'ont pas grand chose à voir avec le roman. Mis à part la présence d'un monde dévasté où la civilisation s'est effondrée. J'avais au départ acheté ce livre dans le but de l'offrir à mon fils pour son anniversaire. Rangé sur une étagère de sa chambre, il me faisait des clins d'oeil à chaque fois que je passais devant (le livre, pas mon fils. Suivez, merde !) Est arrivé ce qui devait arriver, j'ai fini par m'en saisir et le lire.
L'histoire : 1975. Le monde a été ravagé par un virus qui transforme les survivants en vampires. Robert Neville, ouvrier dans une petite ville américaine, vit comme un reclus. Sans qu'il puisse l'expliquer, il est immunisé contre le virus. Il a perdu sa famille et sa vie se résume désormais à tuer des vampires le jour et se cloîtrer la nuit.
Sans faire de jeu de mots, Richard Matheson est une sorte de légende dans le milieu de la SF. C'est mérité. En moins de 230 pages il dresse un portrait travaillé du personnage principal (Robert Neville) et construit une atmosphère d'une terrible désespérance. Imaginez un peu. Un homme dont la famille a succombé au virus. Un pays ravagé. Le poids incommensurable de la solitude.
Car il s'agit bien de cela, un des thèmes du roman, l'impitoyable solitude. Qui rend silencieux, austère, qui fait perdre à l'être humain son empathie et sa compassion, et un peu la raison. On est très vite très à l'aise (si on peu dire) dans ce récit, avec la vie ritualisée à outrance de Neville. Lever chaque jour à la même heure, activités toujours identiques (trouver de la nourriture, réparer et entretenir la maison transformée en citadelle imprenable, patrouiller en ville, explorer les maisons et débusquer les vampires en sommeil durant le jour et les tuer au moyen d'un pieu en bois ; rentrer chez soi, se barricader, manger, boire (trop), finir par trouver le sommeil, se réveiller, recommencer).
Ce quotidien avec ses passages obligés a quelque chose de rassurant pour cet homme seul cerné par les vampires. Car le soir, dès la tombée de la nuit, ils se rassemblent devant chez lui et l'exhortent à sortir, à les rejoindre. Ils crient, jettent des projectiles, tentent de pénétrer chez lui. Certains se battent, s'entretuent, se dévorent. Ses voisins du monde d'avant sont devenus des monstres que Neville assassine dès qu'il en a l'occasion.
En parallèle, cet homme qui n'a pas fait de longues et coûteuses études fait des recherches au sujet du virus, réfléchit à une solution, un vaccin ou quelque chose de ce genre en travaillant à partir de son sang immunisé. Mais sa tâche est complexifiée par la présence de deux groupes d'infectés : ceux qui ont succombé au virus et sont devenus des vampires, et ceux qui sont contaminés mais pas encore vampirisés, question de temps.
C'est sur ce point que le roman se déploie avec talent. Avec brio et subtilité, Richard Matheson met en scène la paranoïa qui guette Robert Neville lorsqu'au détour d'une rue, il tombe sur un être humain en plein jour. La grande méfiance à l'encontre de cette personne, un semblable, peut-être en détresse, mais peut-être un ennemi en devenir.
C'est un livre sur la force corrosive de la solitude, de la perte des repères sociaux, de la misère mentale induite par le fait d'être seul, seul jusqu'à avoir perdu le réflexe de parler. Quand on est seul depuis si longtemps, on pense mais on ne parle plus. La voix de Robert Neville est morte avec sa famille, ses voisins et la vie en collectivité. Il y a la question fondamentale des éventuels survivants, des gens comme lui, un mystère entier. Derrière cette question, l'autre interrogation, gigantesque, abyssale : est-il le dernier représentant de l'espèce humaine ?
C'est un récit très sombre, noir comme la nuit sans lune, où il faut traquer les rais de lumière comme Neville traque les vampires. L'espoir à gagné les profondeurs, et le poids de cette perte pèse sur les épaules de la lectrice et du lecteur. Ça ronge, ça rend dingue.
A travers ces journées identiques et interminables qui se succèdent d'une manière non moins interminable, l'auteur nous pose une nouvelle question, effrayante : cette vie a-t-elle encore un sens ?
Sans doute l'attachement au personnage de Robert Neville provient de notre capacité à nous projeter à sa place, et c'est glaçant. Sans doute aussi, cela vient-il de l'écriture, tantôt nerveuse, tantôt poignante, émouvante.
"Elle était près de lui, à présent. Et tout à coup, balayant sa réserve et ses hésitations, il l'attira contre lui et ils ne furent plus que deux enfants perdus se serrant l'un contre l'autre dans l'infini de la nuit."
Ce roman est également un livre sur les peurs qui naissent de l'ignorance et de la méconnaissance. Sur les rapports sociaux, sur la différence. On peut y voir des similitudes avec ce qui se passe actuellement, dans notre monde pandémique, où notre semblable peut désormais être envisagé comme un danger, un vecteur potentiel de contamination. La méfiance, toujours la méfiance venue de la peur irrationnelle. Dans ce roman, l'inconnu qui surgit, c'est un peu le migrant qui débarque sur nos terres.
Bon voyage au pays sans espoir, si noir, si dérisoire. Mais où est la lumière ? Où se cache-t-elle ? Dans nos cœur ?
La guerre est une ruse
de Frédéric Paulin
éditions Agullo et Folio policier
"La Casbah baisse la tête. Elle n'est plus aussi bruyante qu'autrefois. La vie continue mais quelque chose dans le regard des gens, dans leur voix reste retenu, gardé pour plus tard. Quelque chose a changé, oui : ici, comme partout à Alger, les couleurs ne sont plus aussi gaies, le bleu du ciel est moins azur et le blanc des maisons chaulées, plus terne."
Parfois, rarement, quand on est lecteur, on sent un livre. On se dit "tiens, ce bouquin, là, j'ai une excellente sensation". On n'a encore rien lu, on en a entendu parler, on a peut-être lu quelques critiques, on a croisé la couverture dans les librairies et son titre résonne avec régularité dans notre esprit. En réalité le livre en question a commencé dès le départ à opérer un travail de sape qui aboutira à ce qu'il termine sa course entre vos mains, contre un peu de monnaie sonnante et trébuchante. Je sais reconnaître ces "moments", ces étapes, je savais donc que La guerre est une ruse finirait tôt ou tard dans mes pognes. Il s'avère que c'est plutôt tard que tôt puisque le roman est paru en 2018 et que je l'ai lu en novembre 2021.
De quoi parle de roman ? Frédéric Paulin nous transporte en 1992, en Algérie. Le pays est en plein bouleversement. Des élections législatives sont engagées et le gros problème c'est que le FIS (front islamique du salut) caracole en tête des sondages et finit par remporter les élections. C'est quelque chose d'inacceptable pour les hauts dignitaires de l'armée. Ils renversent le pouvoir et réalisent un coup d'état. L'état d'urgence est proclamé, le FIS, chassé de la tête du pouvoir entre en clandestinité et crée le GIA, son bras armé. Dans ces remous sanglants, la France observe en prenant soin de ne pas être éclaboussée par les massacres, les attentats, les exécutions sommaires perpétrées par les deux camps. Au milieu, les civils. Qui meurent, qui tremblent, qui sont pris au piège. Nous suivons un agent de la DGSE, Tedj Benlazar. Il est Franco-algérien, français par sa mère, algérien par son père, il parle l'arabe. Il est affecté à Alger est remplit la mission de correspondant entre sa hiérarchie et le DRS algérien (l'équivalent de la DGSE). Très vite, sous la houlette de son supérieur Rémi de Bellevue qui est lui aussi à Alger, il va suspecter les généraux au pouvoir d'orchestrer l'activité terroriste islamique pour justifier leur présence au sommet de l'état.
Ce roman de plus de 440 pages est une merveille de subtilité, d'observation de politique étrangère et française, de fonctionnement des organes de surveillance, et surtout, de manipulation et d'embrigadement. Chaque jour, il me tardait d'avoir trente minutes devant moi pour me replonger entre ces pages denses. Frédéric Paulin a dû réaliser un très gros travail de documentation, grâce à ce processus son roman tient superbement la route. Comme le dit Jo Nesbo, pape du polar du nord, "la documentation apporte de l'autorité au roman", il a tellement raison.
Avec un sens du détail et un aréopage de personnages soit fictifs soit réels, français et algériens, militaires et civils, l'auteur dissèque la lente agonie de la démocratie en Algérie, le très haut prix payé par la population. Il montre comment les militaires ont infiltré le FIS dans le but de se maintenir au pouvoir avec l'argument massue "c'est déjà presque le chaos ; nous sommes le dernier rempart, si nous partons, ce sera pire". Il décrit l'organisation méthodique et la manipulation de certains terroristes dans le but de faire monter la violence, la mort et la guerre, de leur faire traverser la méditerranée et de porter le feu sur la terre de l'ancien colonisateur. Il démontre aussi à quel point la France n'a pas voulu voir, n'a pas voulu prendre en considération les informations qui ne l'arrangeaient pas. Avec le recul, on met à jour la faiblesse du dispositif de la DGSE sur place, une poignée d'agents reclus pour la plupart dans l'ambassade ou les consulats. Seuls Benlazar, qui parle la langue, navigue au large, arpente les rues, sonde, entretien des contacts avec les "honorables correspondants", nom politiquement correct et ironique des informateurs.
Ce roman puissant, intense, raconte avec précision à quel point il est difficile de comprendre et collecter des renseignements, en pays étranger, de trouver le lien qui les unis, d'avoir une vision d'ensemble.
Au-delà de la formidable reconstitution historique réalisée par l'auteur, qui revient sur la "décennie noire" qui a ensanglanté l'Algérie, c'est la fin de la Françafrique qui est décrite, la fin de race des réseaux d'influence de Jacques Foccard qui dataient de l'ère De Gaulle. La cécité des politiques français, Pasqua, Mitterand, Balladur et Chirac, de leurs proches conseillers est représentée à l'aune du coup d'avance qu'ont les généraux "janviéristes" algériens.
Le tour de force de Frédéric Paulin est de nous hameçonner avec un récit dont on connaît la fin. 1992-1995, des années charnières qui débutent par des civils égorgés dans le désert (les prémices de la guerre civile), la :montée en puissance du terrorisme et aboutissent aux attentats sur le sol français perpétrés par la cellule Kelkal. Frédéric Paulin explore aussi les méandres poisseux qui mènent au terrorisme, il tente de comprendre comment un jeune homme qui obtenait des résultats corrects au lycée dans la banlieue lyonnaise verse dans la radicalité et la barbarie.
Enfin, il y a le sort des agents de la DGSE. Fétus de paille lâchés sur l'océan du renseignement. Il y a leur absolue solitude, la peur éprouvée dans un pays étranger devenu pour une bonne partie hostile. Puis la terreur, l'impossibilité de sortir sans risquer sa vie. Tedj Benlazar incarne un homme dévoré par son métier, un homme au coeur blessé qui n'a plus aucune place pour autre chose que le travail si particulier qu'il exerce. Il n'est pas le seul. Bellevue, ce vieux routier de l'espionnage est à la même enseigne. Cette incapacité à lâcher prise.
L'auteur interroge aussi la mémoire. La mémoire française, sur la guerre d'Algérie, sur les attentats de 1995 qui semblent presque oubliés, dilués dans le ressac médiatique permanent. La mémoire algérienne, sur ces années obscures, sanglantes.
Un premier tome époustouflant de maîtrise, tout simplement.
GOLDORAK
de Xavier Dorison, Denis Bajram, Brice Cossu, Alexis Sentenac, Yoann Guillo
éditions KANA
En 1978, j'ai sept ans et je vis en Corrèze. Au risque de passer pour un vieux con, je vais rappeler ce qu'était la vie d'une gamin dans ces années-là. Il y avait beaucoup de livres, chaque mois il y avait même un bibliobus qui se stationnait sur la place du village. Je m'en souviens très nettement, j'ai même encore l'odeur spéciale qui régnait à l'intérieur et le son de mes pas sur la moquette.
En revanche, pour ce qui était des dessins animés, de la télé, c'était une autre paire de manches. Il n'y avait que trois chaines, et si on voulait regarder un dessin animé, il fallait s'armer de patience, picorer de çi de là un Tex Avery ou des choses de chez la Warner Bros, comme le lapin qui disait "Quoi de neuf docteur ?". Ça arrivait rarement, plutôt le dimanche avant le diner. Rien de récurrent, rien qui ne s'apparente, même de loin, à la furie et la débauche d'animations et programmes proposés aujourd'hui. Le matin, il n'y avait même pas d'émission, l'écran de la télé affichait une mire désespérante.
Et puis une émission de trente minutes est apparue, en fin d'après-midi. Et surtout, un ovni (sans jeu de mots), un dessin animé venu d'un archipel très éloigné de la Corrèze (qui était aussi une île à sa façon), un truc avec un héros d'acier, un robot, Goldorak. Une révolution. Un séisme. Dans ma vie de gosse, il y a eu un avant et un après Goldorak. Et je crois pouvoir affirmer que c'est le cas pour un paquet de gamines et gamins de mon âge.
Je ne vais pas sombrer dans la nostalgie, même si c'est bon la nostalgie (ça dépend du dosage), mais je me souviens des retours de l'école, au pas de course, pour avoir le temps de goûter, faire les devoirs et se planter devant la télé à l'embonpoint certain en attendant avec ferveur l'apparition du déjà mythique robot. À la coupure de deux secondes précédant le lancement du dessin animé, je retenais ma respiration, puis les premières notes du générique nous mettaient dans un état de frénésie et d'excitation jamais vues. De la pure transe, yeux exorbités, souffle court, sudation importante. Je conserve de ces années, de ces fins d'après-midi, un souvenir vivace que la vision d'un simple verre à moutarde à l'effigie de Goldorak suffisait à raviver même deux décennies plus tard.
Mais contempler des verres à moutarde nourrit peu la nostalgie, elle réclame plus de matière. Au cours des années 90, je m'étais procuré une compilation des meilleurs génériques des années 80 et bien sûr les différentes musiques et chansons en l'honneur du prince d'Euphor y figuraient. Ça me faisait briller le vernis des souvenirs. Enfin, il n'y a que quelques années, la série animées fut disponible en coffret. Libération, joie. Plaisir infini. Plaisir de partager ce monument d'enfance avec mes propres enfants. Et devinez quoi ? Ça a fonctionné, et plutôt deux fois qu'une.
Cette très longue introduction pour vous dire que lorsque j'ai aperçu cette BD, je n'ai pas réfléchi. J'étais curieux de retrouver un univers, celui de Go Nagaï, le créateur, mais aussi j'avais envie de voir ce que ces fans (parce que les créateurs de la BD sont tous des fans) avaient fait avec cet héritage que nous avons tous en commun. Encore une preuve que la création, la culture, sous toutes leurs formes sont des biens communs qui forment un socle fertile.
Disons-le clairement (vous venez de vous fader les élucubrations d'une vieux con, vous avez donc le droit de savoir), cette BD est une superbe réussite. Partout dans les pages, on sent une chose : l'immense respect des cinq individus à l'ouvrage pour Goldorak, pour l'oeuvre et pour Go Nagaï. Ça transpire de chaque planche, c'est beau et touchant. La grande performance c'est d'avoir réussi à conciler ce qui existait et ce qui a été imaginé sous l'ouvrage des cinq fans cités en ouverture. Ils se sont appropriés cet univers unique, l'ont travaillé, fait évoluer. Ils l'ont magnifié.
Cette BD démarre une décennie après la fin du dernier épisode de la série animée. En tant que lecteur, nous avons donc un pied dans le passé et un pied plus proche de nos jours. La guerre est finie, Vega a été détruit, la terre vit en paix. Actarus et Phénicia sont repartis sur Euphor. Alcor et Vénusia sont dans la vie active (comme s'il existait une vie passive), pas mal de choses sont différentes. Mais ça dissonne sur la lune. Une expédition d'astronautes fait une découverte stupéfiante.
Je n'en dirais pas plus, même sous les quolibets de Rigel du haut de sa tour éolienne. Cette BD résonne très fort dans l'actualité. Déjà, en son temps, Goldorak s'était montré très novateur. Même si la forme narrative des épisodes était toujours la même, avec ce côté manichéen, (mais qui plait aux enfants, ça les rassure de savoir que des gentils les protègeront des méchants), Goldorak, Actarus plus précisemment, c'est un migrant qui fuit la guerre et la mort. Son peuple a été génocidé, sa planète dévastée. Accueilli par un terrien, il va montrer sa gratitude en combattant des envahisseurs venus de l'espace. Ce thème est repris dans la BD, mais avec une profondeur supplémentaire, un travail sur le peur de l'autre et ce que cela engendre de souffrances et de destructions, d'incompréhensions. Ce Goldorak de papier 2021, propose une réflexion sérieuse sur le travail de sape de la haine (et là, on rejoint la philosophie et le thème principal de l'univers Starwars), le poids des regrets, des remords, l'importance vitale d'un lieu où vivre, de ce qu'il est possible de faire sur les débris du passé.
C'est beau, c'est posé, c'est chiadé. L'angle d'attaque des scénaristes est extrêmement bien trouvé, notamment en ce qui concerne l'envahisseur et ses motivations. Voilà pour le fond.
La forme est tout aussi importante. Et là, c'est festival ! les couleurs émerveillent, c'est juste ce qu'il faut et là où il faut. Les planches se répondent, de prolongent, s'interrogent. Les personnages possèdent leur propre identité visuelle sans pour autant trahir la génèse. Et puis les gourmandises, les madeleines, disséminées tout du long, ici une photo ancienne, là un site légendaire, rien ne manque pour nourrir l'enfant qui patientait en nous depuis 1978.
Cerise sur le gâteau, Golgoth sur la lune, plusieurs pages à la fin racontent l'aventure de cette conception, de la prise de contact avec le créateur jusqu'à la finalisation. Les choix qui ont été faits, les difficultés, la joie du travail collectif, la création quoi !
Il subsiste un seul mystère, que les cinq fantastiques n'ont pas résolu. On n'ignore toujours pourquoi Actarus fait un tour complet sur son siège lors du passage du vaisseau porteur à Goldorak. Des nuits blanches en perspective...
La glace noire
de Michael Connelly
Le livre de poche
traduit de l'anglais par Jean Esch
"Il aimait particulièrement cette ville la nuit, car la nuit dissimulait la plupart des drames. Elle étouffait les bruits, mais faisait remonter à la surface des courants souterrains et c'était dans ces courants obscurs qu'il avait le sentiment de se mouvoir le plus librement. Sous le couvert des ombres. Comme un homme au volant d'une limousine aux vitres teintées, il voyait au-dehors sans être vu."
Nous sommes la veille de Noël. L'officier Moore, un enquêteur que connaît Bosch est retrouvé mort dans un motel de L.A. Alors qu'il est de permanence ce soir-là, Bosch n'est pas sollicité et il est même "shunté" par sa hiérarchie. En outre, ce décès est très vite (trop vite ?) classé comme un suicide. Il n'en fallait pas plus à Harry Bosch pour fourrer son nez là où ça pue.
Il y a quelques années, lorsque j'ai posé mes mains et mes yeux sur Le poète, j'ai su immédiatement que je risquais fort de tomber dans l'addiction. J'en ai eu la confirmation quand j'ai fait la connaissance de Hieronymus Bosch dans Les égouts de Los-Angeles. J'aime l'écriture de Michael Connelly. Je serais bien en peine d'expliquer ce qui me plait dans sa plume, certainement une féroce efficacité narrative, mais c'est plus que ça. Comme avec le Maître Stephen King, dès que je le lis, mon corps se détend, sans doute fabrique-t-il tellement d'endorphines que je pourrais en faire commerce, je me sens incroyablement bien, je tourne les pages, tout roule, ça défile, ça bouge, c'est noir, la société américaine m'explose au visage, tout est parfait.
Vous auriez le droit de vous étonner que j'en sois donc seulement à cet opus de Bosch. Je vous réponds que c'est parce que j'aime me délecter, et que, comme un gamin de dix ans, j'aime me garder des bonbons pour plus tard. J'ai horreur d'avoir un paquet vide dans ma poche.
Evidemment, pour ceux qui me connaissent un peu, il était clair que Harry Bosch avait tout pour me plaire. Un mec rustique, qui a fait le Vietnam, qui en a vu des pas chouettes. Un gars pas facile à manoeuvrer, un gros caractère, un indépendant qu'on aurait vite fait de qualifier de franc-tireur. Et de nos jours, dans nos sociétés où le corporatisme exige de la loyauté, même au détriment de ses principes et de son honneur, un type de ce calibre est un enfer. Susceptible de changer d'avis pour la bonne cause, de vous tirer une balle dans le pied pour faire surgir la vérité. Un mec dont un supérieur se demande sans cesse s'il a bien fait de le prendre dans son équipe.
J'aime Harry comme j'aime Dave Robicheaux et Walt Longmire, comme j'aime, dans un autre style, Sam Spade et Philip Marlowe, ou encore le commissaire Maigret. Liste non exhaustive.
Et puis son papa, l'auteur, n'a pas son pareil pour rendre une histoire véridique, réaliste. Il a dû en passer des heures à scruter, écouter et observer les flics de sa ville. C'est dans la moelle de ses histoires qu'on comprend l'importance de son ancien métier, journaliste. Il sait aller au fond des choses, il sait aussi se mettre à la place "de"; l'empathie, une des qualités fondamentales pour un romancier.
Ça saute aux yeux dans ce passage : C'était la peur. Il avait déjà vu ça à la guerre. Il l'avait vu ensuite dans les rues, quand il était en uniforme. La peur, bien que jamais avouée, prive les hommes de leurs poses soigneusement calculées. L'adrénaline gronde et la gorge gargouille de peur comme une canalisation qui refoule.
Je n'en dirais pas plus au sujet de l'histoire, sauf qu'elle est ficelée comme un rôti un dimanche à midi, et que ça part dans tout un tas de directions, comme les shrapnels d'une bombe qui saute. C'est aussi spectaculaire, c'est stressant au possible, et lorsque Harry passe une nuit blanche et débarque au soleil de la rue les yeux fardés de ces heures évaporées, je suis dans le même état que lui, sauf que pourtant moi, j'ai dormi.
Elle est drôlement bien fichue cette histoire, portée par la ville de L.A, ses rues, son climat, son rythme de dingue. Portée par des personnages forts, des femmes et des hommes qui comptent et ne font pas de la figuration. C'est compliqué de donner de la stature à des rôles secondaires, c'est usant, ça réclame de l'attention, de la concentration et de la volonté. Mais le roman s'en nourrit, ça lui confère une profondeur et de l'autorité.
Voilà, si vous voulez vous choper une grosse pelletée d'emmerdes, si vous voulez ressentir la fatigue du flic qui boit trop de café et ne dort que peu, c'est dans la voiture de Harry Bosch qu'il faut monter.
Indian creek
De Pete Fromm
Éditions Gallmeister, Totem
Traduit de l’américain par Denis Lagae-Devoldère
“Enfin privé de son blanc manteau neigeux, le monde prenait des teintes plus sombres, vert foncé presque noir, tandis que les tessons gris des nuages restaient partout accrochés et que le blanc de la neige continuait d’orner le sol. Quand je montais assez haut, je me retrouvais à l’intérieur même des nuages, et la distance se transformait alors en un gris de néant, la pluie laissant mes vêtements détrempés de minuscules perles de cristal. “
1978. Encore étudiant, le jeune Pete Fromm prend un boulot de surveillance de millions d’œufs de saumons, en pleine montagne, aux confins du Montana et de l’Idaho. Durée de la mission : les sept mois d’hiver. Le job : empêcher la prédation des œufs et casser la glace de la frayère pour maintenir la circulation et l'oxygénation de l’eau de la rivière.
Avec ce récit autobiographique, Pete Fromm nous emporte loin des sentiers battus. Sous sa plume efficace, avec un formidable talent pour la narration, il déploie, rien que pour nous, ce que nous appelons les grands espaces. Avec un sens de l’humour très plaisant, il nous raconte ses sept mois d’isolement dans le ventre des rocheuses, en ne cachant rien de ses erreurs, de son inexpérience et de sa naïveté. Véritable voyage initiatique, il me rappelle le superbe livre de Dan O’Brien, Rites d’automne.
Avec cette histoire, Pete Fromm se montre tel qu’il était en 1978, un jeune homme un peu inconscient qui se questionne et hésite quant à la direction à prendre dans la vie. De corvée de bois en balades, de piégeage en chasse illégale, de lecture en découverte d’une nature impitoyable, s’égrène les heures et les jours dans l’hiver mutique des montagnes rocheuses.
Au-delà de l’exercice de rusticité inévitable pour résister à cette aventure, l’auteur approche l’expérience de la solitude. La vraie, celle qui nous fait nous retrouver seul avec nous-même, et nous fait ouvrir des portes qu’on n’aurait peut-être pas ouvertes si on n’y avait pas été contraint. Parce que lorsque la nuit recouvre tout ce qui tient lieu de monde, que les bruits s’atténuent, que le confort se limite à quelques mètres carrés de chaleur et de toile, d’un poêle, de réserves de nourriture et de quelques livres, on prend la mesure du grand réconfort de la présence d’un animal, en l’occurrence une chienne prénommée Boone. À ce sujet, l’auteur écrit de touchantes pages sur elle, sa fidélité, son absence de jugement, son regard franc porté sur lui.
Indian creek c'est aussi une filiation avec Thoreau, même si la démarche du Pete Fromm de l'époque n'est pas philosophique ni politique. Il en va de même avec Dans la forêt, de Jean Hegland, même famille.
Le jeune Pete Fromm entre en nature comme on pénètre dans l'eau froide, crispé et inquiet. Et puis au fil du récit, on le voit s'adapter, s'acculturer. Car ce livre nous montre à quel point nous nous sommes détachés de la nature. Nous avons perdu notre savoir de survie, et là-bas, à Indian creek, les vrais rois, ce sont les animaux. Sans notre technologie, nos moteurs, notre logistique, nous ne sommes rien dans le monde sauvage. C'est dit d'une manière subtile, sans réellement le formuler, mais c'est quelque part entre les lignes.
Indian creek c'est aussi le rapport à la mort, qui survient souvent brutalement en montagne, la vie et la mort, les deux aiguilles du temps qui passe. Ce qui est intéressant à observer dans ce récit, c'est le rapport aux animaux sauvages qui évolue au fil des pages. En premier lieu les animaux croisés sont vus comme des habitants des montagnes, sans véritables droits, ils sont là, simplement. Puis, s'immisce dans les mots, une empathie qui n'existait pas au début, et selon les scènes décrites, que ce soit avec le jeune Fromm ou en compagnie de chasseurs, on subodore une forme de regret à tuer, et un soulagement à assister à l'échec d'une chasse. La seule mort acceptable dans le monde naturel est celle guidée par les règles naturelles.
J'ai senti aussi beaucoup de tendresse dans cette histoire, dans les mots choisis, de la tendresse pour les humains, pour le lieu, pour le lynx et les ours, pour l'élan et même envers les oeufs de saumons.
Indian creek est une expérience de vie arrivée de manière imprévisible, elle est relatée avec simplicité, comme elle a été vécue, sans jamais être tentée par le sensationnel.
Suivez le jeune Pete, il a des choses à vous raconter.
L’homme incendié
De Serge Filippini
Éditions Libretto
“Je revois Naples, le monastère : déjà il fallait savoir se faire entendre. Les ânes y tenaient le haut du pavé. J’étais jeune et je ne voyais partout que corruption, vulgarité, ignorance et cruauté, les quatre sœurs méphitiques installées à chaque étage de la hiérarchie.”
10 février 1600, à Rome. Pour avoir contesté le dogme et avoir fortement contrarié le pape, Giordano Bruno est condamné au bûcher par l’Inquisition. Dans sept jours, il périra dans les flammes. Sept jours de cachot durant lesquels il va écrire ce qu’a été sa vie, ses passions, ses aventures et sa profonde conviction.
Ce roman s’appuie sur la vie de Filippo Bruno, un homme qui a existé et vécu libre d’esprit. Plus connu sous le nom de Giordano Bruno de Nola, ce moine bénédictin a, si je puis dire, défrayé la chronique en son temps.
L’homme incendié est un roman érudit, on ne va pas se le cacher. Mais il réussit une première prouesse, celle de cultiver sans ennuyer. Serge Filippini a embrassé cette histoire comme Giordano Bruno a embrassé la vie, les sciences et la connaissance. J’espère que vous avez fait vos valises, parce vous allez voyager, vous allez bouger souvent, fuir beaucoup, vivre avec intensité dans les pas de ce moine, ce philosophe passionné d’astronomie, des lettres, de tout ce qui promet d’élargir le champ, tout ce qui annonce l’infinité de l’univers. Ainsi, vous allez suivre Giordano, cet esprit indépendant et caustique, à Gênes, Padoue, Turin, Savone, Venise, Brescia, Naples, Chambéry, Genève, Lyon, Toulouse, Londres, Oxford, Prague, Francfort. Vous ferez la connaissance, comme Giordano, de Montaigne, Shakespeare (encore inconnu sous ce nom), Henri III, Kepler débutant, le peintre Arcimboldo. Vous verrez l’aisance avec laquelle Giordano cohabitera avec des catholiques, des anglicans, des luthériens, des calvinistes avec un sens de l’esquive et du combat qui forcent l’admiration.
Giordano, sous la plume élancée et vive de Serge Filippini, prend une ampleur et acquiert une stature de géant. Car revêtir les habits de celui qui narre est un art difficile, il faut être celui qui raconte celui qui raconte, exercice casse gueule par excellence. Très vite, l’auteur et son personnage principal ne font plus qu’un, mêlant récit et narration, sa faisant succéder des scènes de la phase de rédaction de ces “mémoires” au contenu de ces mémoires. C’est réalisé avec brio, tel un acrobate jamais fatigué de sauter, virevolter, tournoyer. C’est à l’image de la vie de Filippo Bruno.
Ce qui est saisissant, passionnant, c’est le portrait que fait Filippini. Celui d’un homme libre, prêt à tout pour progresser dans la connaissance, pour repousser et combattre l’obscurantisme qui sclérose une église confite dans son confort, sa corruption, ses manigances, son adoration de la trinité et du ciel d’Aristote. C’est le portrait d’une époque et d’une société effarante, d’un fonctionnement non moins stupéfiant.
Car tout au long de sa vie, de ses périples, de ses écrits, Giordano porte le feu et le fer, il démonte les pensées toutes faites, combat les discours dogmatiques, quoi qu’il en coûte. Excommunié trois fois par trois religions séparées, il n’aura de cesse de penser, d’apprendre, d’approfondir, de confronter, grâce à sa maîtrise de “la dispute”; sa faconde le rendra célèbre et lui apportera le respect qu’il cherche.
Car notre homme n’est pas exempt de défauts, il est imbu de sa personne, assez prétentieux, arrogant. Mais sa soif d’explorer le monde et l’univers le porte, une soif inextinguible, qui jamais ne flétrira. Quel personnage ! Rarement la littérature n’a offert un tel cadeau à des lecteurs. Giordano est un homme qui aime les hommes, et son histoire avec Cecil est sublime, étonnante et...risquée en ces temps obscurs.
Serge Filippini réussit la performance de tout maîtriser tout en s’effaçant derrière Giordano, dont l’égo démesuré aurait sans nul doute apprécié ce sacrifice.
L’homme incendié est un roman étourdissant de connaissance, de surprises, il montre le télescopage de deux mondes, un figé dans un dogme, et un autre rempli de vitalité, avide d’explorer, qui pousse et repousse les limites, qui s’élève.
L’écriture est portée à un très haut niveau et jamais elle ne faiblit. Serge Filippini a écrit un très grand livre, un ouvrage qui impose le respect.
Je ne risque pas d’oublier Giordano Bruno de Nola.
"Une vérité qui ne rejoint pas la beauté est une vérité fausse".