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mardi 20 décembre 2016

Conte de Noël

 
En entrant, j’ai vu un  couloir vert souffrance  avec des tas de portes de chaque côté.

Troisième étage, médecine B. J’ai reconnu le trois et le B.

...

J’étais là par hasard vous voyez. TIG à l’hôpital, c'était ni un engagement ni un choix, surtout quand on sait pas ce que ça veut dire. J’avais seulement compris que c’était la taule ou ça. J'avais pas eu le temps d’allumer la plus petite clope qu’on m’avait déjà pris en main : les poubelles et les bassins à vider, le linge sale à trimbaler ou le sol à laver, descendre un truc au sous-sol, en monter un autre au deuxième …

Oui bon, on s’est trompé Manu, excuse-nous, mais si tu savais lire, ça aiderait.

C’est beau la solidarité. Ils m’ont pas choisi ils ont dit. Personne ne m’a jamais choisi dans la vie, même pas mes parents. Je les comprends remarquez bien, je me serais pas choisi non plus. Enfin bref, je leur ai dit que je ne les avais pas élus comme les responsables de l’année. J’irais où on me dirait d’aller mais pour un an, il faudrait que chacun y mette du sien sinon ce serait pas possible entre nous.

Je me suis vite fait ma petite place au soleil à l’ombre des autres. J’aimais vraiment le Trois B à cause de la solitude et du silence. Obéir, faire, mais pas  justifier. Au foyer, il y avait toujours des éducs ou des psys qui la ramenaient : « Il faut nous dire Manu si tu veux qu’on t’aide, il faut qu’on comprenne ».

Il y a rien à comprendre, jamais rien.

...

Dans un hôpital, il y a les patients qui sont couchés et le personnel qui est debout  habillé de blanc indifférence. Les patients ont souvent des tuyaux branchés un peu partout sur eux. C’est ce qui les aide à vivre m'ont dit les infirmières. Il faudra que j’essaie un jour, les tuyaux, si ça aide.

C’est un service d’étrangers ici, des sidéens. On leur parle doucement et on met un masque et des gants pour les approcher. « J'ai pas vraiment besoin de tout ça, j’ai dit, moi les étrangers, ça me gêne pas ».

Au bout de trois semaines on m'a déjà changé d'horaire. L’infirmière de nuit avait trop de boulot vu qu’une des aide-soignantes était partie en dépression. "Anna ne s’en sort plus, Manu, tu feras ce que tu pourras, c’est un essai mais il lui faut quelqu'un pour l'aider".

Pas de problème j’ai dit.

Et j’ai commencé les nuits avec grosse Anna. C’était mieux que le jour, pas de famille ou de potes qui pleurnichent, des couloirs toujours vides et des chaussures couleur silence aux pieds.

Grosse Anna m’avait expliqué pour le SIDA. C'est pas un pays vous voyez, c’est plutôt un genre de sale maladie. Ça changeait rien, pour moi étrangers ou malades, c’était pareil, même rejet, même combat.

La première nuit elle m’avait demandé mon âge.

- Il y a neuf ans, j’avais dix ans  j’avais répondu.

- Tu as donc dix-neuf ans …

- Si vous voulez mais ça va pas recommencer, hein ! Au foyer c’était comme ça tout le temps, mais enfin Manu c’est simple, quinze moins cinq, ça fait combien ? Il y a cinq ans, quel âge avais-tu ? Quand la vie s’arrête quand t’as dix ans, t’as toujours dix ans, merde, c’est pas difficile à comprendre !


En plus des corvées Anna m’apprenait  des gestes de compassion. J'avais pas compris le mot mais j’avais compris les gestes. Elle me disait que j'étais important pour les patients, que ma jeunesse et ma fraîcheur les rassuraient. C'était bien la première fois qu'on me disait que j'étais frais.
...

Un dimanche soir, on nous a apporté un homme qui avait dû être salement beau avant d’être fané. On aurait dit une vieille fleur jaune avec les pétales au bord de tomber. Anna l’avait aidé à vivre vite fait, sinon elle avait dit, il va nous filer entre les doigts, je ne le sens presque plus, puis Mon Dieu, comment se blinder, comment s’habituer à tout ça ? Elle s’était assise sur le lit et elle avait pris la main de l’homme dans la sienne. Prends-lui l’autre Manu, qu’il sente qu’on est là avec lui, prends sa main.

Plus tard, elle avait dit qu’on l’avait récupéré et puis quand il avait repris connaissance « Là, ça va aller maintenant, je dois y aller mais Manu va rester un moment avec vous ». Le type se cramponnait à moi, j’étais comme un tuyau de plus branché à son corps. Ses yeux affolés avaient fini par se calmer, il les avait baissés doucement et il s’était endormi.

Le lendemain, vieux Diego le type, avait voulu me voir pour me remercier. « De quoi ? » j’avais dit. De tout, c’est rare les gens qui prennent le temps. Qui prennent le temps de quoi ? Il avait dû tomber dans les ronces ou tailler ses rosiers, Diego, ses bras étaient couverts de piqûres. Vous avez bien désinfecté au moins ?

Anna m’avait expliqué qu’il y en a qui collectionnent, junkie, homo et tout ça sans filet. Elle leur disait mes malades d’amour, mes chéris. Elle berçait ceux qui oubliaient de se réveiller, on leur doit bien ça, elle disait.

On faisait vraiment une sacrée équipe, moi-Anna.

...

Vieux Diego était un  véritable intello. Heureusement qu’il parlait doucement parce que j'avais vraiment du mal à comprendre  ce qu’il disait. Au début, je faisais semblant, le petit branleur quoi, vous voyez, mais c’était pas correct. Alors, petit à petit, j’ai commencé à lui poser des questions et lui il a commencé à me répondre. Toutes les nuits, je passais un petit bout de temps près de son lit quand c’était calme. Peintre il était Diego, mais pas en bâtiment vous voyez. Le tableau là, c’est lui qui me l’a donné.
« Si un jour tu as besoin d’argent, tu ne te sers pas n’importe où, Manu, tu le vends promis, tu sais j’ai cote… »

Côté santé, il l’avait pas trop et les autres non plus d’ailleurs. Grosse Anna avait beau cajoler, bercer et compatir, ça changeait pas grand chose à leurs problèmes existentiels.

...

En plus des mots, de leur sens, Diego m’apprenait aussi à lire : « Il faut nous presser Manu, j’aimerais que tu saches avant que je parte ». Mais partir où, je disais, dans ton état on a bien le temps. Avec lui tout rentrait, consonnes, voyelles, même l’orthographe. Toutes ces choses qui avaient volé au-dessus de moi pendant des années, atterrissaient enfin et le plus marrant c’est que j’étais même pas surpris.

Quand il avait trop mal, il murmurait, serre-moi fils, donne-moi un peu de ta chaleur. Alors je m’asseyais  près de lui jusqu’à ce qu’il s’endorme, ma main dans la sienne, serrée. Je vous raconterais pas que je l’aimais plus que les autres, non, je faisais mon boulot comme Anna me l’avait enseigné. « Le meilleur élève compatissant que j’aie jamais eu » elle disait en rigolant.

Pourtant, vieux Diego avait le don de faire exister, vous voyez. Il vous donnait le sentiment que vous n’étiez pas né seulement par hasard mais que vous étiez inscrit quelque part, attendu.

Une nuit au printemps, j’ai vu grosse Anna pleurer dans la lingerie. Elle en pouvait plus de jouer arbitre dans la section haine de l’espoir, de voir ses vieux bébés couler comme des bougies. « Mais comment fais-tu Manu pour tout garder en toi ? ». Peut-être que c'est parce que j'ai pas de sentiments. Des larmes, j’en ai jamais eues ou le puits est tari. C’est le désert Anna derrière le sourire. Pas de réservoir à chagrin tu vois. « Mais les patients t’aiment tant comment expliques-tu ça et Diego quand même elle a dit, Diego lui, tu l’aimes bien quand-même ? »

Je savais pas comment lui dire que je me nourrissais de ce que Diego et les autres me donnaient en toute conscience. J’absorbais. Des tas de gens avaient existé autour de moi avant et ils avaient rien changé à ma vie. Mais ceux-là vous voyez, l’intestin et le cœur rongés, tous ils avaient tellement à laisser derrière eux de mémoire. A cheval sur le fil du rasoir, ils devenaient plus vrais, apurés de tout ce qui n’est pas indispensable à la transmission. J’étais la racine nouvelle dans leurs corps pourrissants. Ils renaîtraient à travers moi.

Mais je pouvais pas expliquer ça à grosse Anna. Sa masse d’amour aurait pas compris. Alors je lui ai souri. Elle m’a pris par l’épaule, comme ça, « Bon anniversaire Manu, elle a dit ». J’ai vingt ans cette nuit Anna j’ai répondu. 

Le lendemain vieux Diego est mort dans mes bras, blotti,  serre-moi fort, fils, dans ta lumière, je t’en prie, ne l’éteins jamais.

Il m’avait bien eu vous voyez ; même évaporé dans la transparence, il avait encore tant de force. J’étais sonné, KO debout. J’aurais voulu qu’il se soit seulement évadé et qu’on lui cavale encore aux fesses pour le récupérer. 

Je criais, j'étouffais alors je suis parti dehors en courant. C’était l’aube et il pleuvait à gros bouillon. Arrête Manu, tu va te noyer, je me disais, sors la tête de l’eau bon Dieu, respire ! Certaines gouttes de pluie étaient salées quand elles arrivaient à ma bouche, d’autres faisaient du jazz en tombant sur les poubelles. 

Et ça sentait  si bon  qu'au bout d’un moment j’ai ouvert les yeux pour y laisser entrer le jour naissant et j'ai eu l'impression  de découvrir le matin, c'était mon premier matin. Il y en avait jamais eu d'autre avant celui-là.







lundi 21 décembre 2015

Trêve des confiseurs

Conte 

Marthe habitait Bot-Cador depuis toujours. Elle y était née et avant elle tous ses aïeux de mémoire connue.

A l'arpenteur de sentiers égaré, ce hameau d’une trentaine de personnes éparpillées au creux d’un vallon aurait pu paraître inhospitalier. Les maisons des Monts d’Arrée aux murs et aux lourds toits de schiste, semblaient toiser le rare promeneur et les habitants eux-mêmes n’encourageaient pas la convivialité ; ils ne s’y dérobaient pourtant pas lorsqu’ils devinaient à travers le passant étranger, l’humanité du visage et la sincérité dans la parole ou le regard.


Le visiteur élu  n’oubliait plus la rencontre. Il la gardait en lui comme un cadeau précieux. Longtemps après son retour, souvent il pensait à cet échange  qu’il avait eu un jour d’été dans la montagne et chaque fois, une grande chaleur envahissait sa poitrine.

Marthe n’avait pas conscience de l’âpreté ou de la violence des paysages, de la dureté des lieux bâtis, de l’austérité des villageois. Elle ne se posait aucune question ni ne cherchait de finalité à sa vie. A la mort de ses parents, elle avait repris seule la petite exploitation agricole. Pas un instant elle n’avait songé à la vendre. Elle avait continué de marcher sur les chemins tracés pour elle par des générations de paysans des Menez. Elle élevait quelques vaches, une douzaine de poules et quelques moutons noirs. Elle cultivait son jardin.



Elle herborisait aussi et chacun venait la voir de temps en temps pour une recette de tisane, de cataplasme, pour soi-même ou pour un animal. Elle connaissait les vertus de chaque plante qu’elle appelait par son nom breton et sa silhouette était familière bien au-delà de Bot-Cador. A la bonne saison, elle parcourait landes, bois et tourbières, le regard mobile et attentif, à la recherche de quelques droséras qui calmeraient toux et bronchites de l’hiver, de germandrées, de jusquiame ou de plantain. Mais bien plus que les plantes, elle utilisait  l’éternelle thérapeutique qui consiste à s’intéresser autant à l’être qu’à ses maux . Athée, elle n’avait jamais levé les yeux vers le ciel que pour suivre la course des nuages et elle ne s’était jamais agenouillée que pour frotter au savon noir le sol de sa maison. Pourtant, elle ne manquait pas d’encourager Ronan, Pierre, Gwen ou Annaig à prier les Saints Guérisseurs. Et aussi bien Saint-Kornelly, Saint-Herbot que Sainte-Anne de Commana, avaient souvent fait bien plus pour eux que toutes les médecines. Parfois même, elle recourait à la légende et envoyait les jeunes femmes en mal d’enfant se frotter le ventre contre les Noces Pétrifiées, ces mégalithes situées non loin du Menez de Messire Michel.





Après leur départ, elle souriait  un peu de leur naïveté et de la persistance des croyances anciennes. Pour tous ceux de la région, ces croyances se tenaient.  Elles ne disparaissaient jamais, se réactualisaient sans cesse autour des objets et des lieux .

Elle n’avait jamais eu l’instinct de nidification pour elle-même, mais d’une certaine façon et quel que soit leur âge, tous étaient ses enfants, au même titre que les animaux familiers ou sauvages, que les arbres, les plantes et les pierres.

Elle ne manquait pas d’apporter dans ses quêtes médicinales, un bâton d’if dont elle frappait doucement le sol afin de prévenir la reine du Yeun* , la vipère péliade, de son passage. Pourtant aucun reptile ne l’avait jamais menacée. Il y avait comme un accord ancestral et tacite entre la petite femme vêtue de noir et le ruban scintillant des tourbières. Elle le voyait glisser sans frayeur à son approche, ondulant délicatement hors du chemin pour lui laisser la place.

Une fin d’après-midi, alors qu’elle regagnait le vallon, son sac de jute tout gonflé de sa moisson de simples, elle vit une vipère allongée comme un trait en travers d’un sentier étroit qu’elle semblait souligner. Marthe n’osait enjamber le reptile et elle ne pouvait non plus le contourner par le marais. Elle s’approcha. La bête remua légèrement sa petite tête triangulaire vers elle et au lieu du regard froid et inexpressif qu’elle s’attendait à voir, elle découvrit deux yeux d’or effrayés. 


La péliade haletait. La tige longue de son corps était agitée de tremblements. A quelques centimètres de la queue, Marthe vit une bosse sous laquelle grouillait une masse confuse. Elle avait aidé à tant de mises bas, à tant de naissances, qu’elle reconnût toute la détresse d’une primipare. Il fallait parfois aider la nature et de sa poche, elle sortit le petit couteau à greffer qui lui servait à glaner ses remèdes. Sans plus hésiter, elle incisa l’abdomen de l’animal. Aussitôt, un bouquet argenté de serpenteaux s’en échappa. 


La vipère se détendit, releva la tête et ouvrit la gueule. La femme n’osait plus faire un mouvement. Elle voyait les crochets acérés chargés de venin, sûrs et rapides à donner la mort. Alors l’anneau brisé s’approcha de la main de Marthe, il la caressa longuement, il s’enroula autour du poignet, puis du bras, il fit le tour de son corps tout entier pour le reconnaître, il redescendit vers le sol et il s’en alla.

Longtemps, Marthe regarda le Yeun*. 


Le soir était tombé et le vent murmurait de drôles de choses sur les tiges dénudées des linaigrettes. Des lambeaux de brume déchiraient l’air et la vieille femme n’aurait pas été autrement étonnée de découvrir quelques lavandières de la nuit au travers de la vapeur étirée, quelques korrigans au détour d’un buisson épais. Toute rationalité avait disparu de son esprit et elle comprit pour la première fois les charmes de sa terre natale. Elle admit qu’elle faisait partie d’un tout, éternel, immuable dont jamais elle ne serait exclue.

Il lui semblait entendre, mélangé au chant du vent, celui des âmes des ancêtres disparus qui l’encourageaient à approfondir sa compréhension des mondes, sans méfiance ni appréhension.
Des roches déchiquetées des Menez aux forêts aux lacs, du Yeun aux landes et aux vallons perdus, la nature lui avait livré un grand secret. C’était un temple où Marthe avançait ce soir d'hiver, un temple dont les piliers volaient, rampaient, bruissaient, fleurissaient, chantaient.


Imprégnée de passé, ouverte à tout avenir, elle se sentit pour la première fois intimement mêlée à la vie dans son universalité. Elle laissa fléchir ses vieilles jambes, posa ses genoux sur l’herbe humide. Puis elle écouta respirer la nuit.

-:-:-:-:-:-

Belles fêtes de fin d'année aux célébrantes et aux célébrants,
Tendres et douces pensées aux solitaires. 

Et puis des tas de bises à tout le monde !

lundi 17 novembre 2014

La noctuelle

De l'une à l'autre... 



Le soleil s’était couché plus lentement que d’habitude et Charlie avait eu le temps de le voir ensanglanter l’horizon puis disparaître. Une lumière incertaine, égratignée de ses derniers rayons était apparue brièvement puis la nuit avait enveloppé le jardin.

Il ne viendrait plus. Derrière la fenêtre fermée à l’espagnolette, Charlie sentait le vent gorgé des odeurs de l'automne lui caresser le côté du visage.
Pour la première fois de sa vie, elle avait observé le départ de l’astre du jour dans sa totalité. Elle attendait maintenant l’apparition de l’autre, celui de la nuit. « A moins, songea-t-elle, qu’aujourd’hui ne soit une nuit sans lune ».

Simon ne viendrait plus, elle le savait. Malgré cela, elle ne pouvait quitter la baie vitrée garnie de rideaux de fine guipure. Elle en tournait et retournait les franges autour de ses doigts. Son regard habituel avait fait place à une fixité vide et dérangeante. Elle n’éprouvait pas encore de souffrance, plutôt un dépit rageur, mais elle ne pouvait chasser de son esprit la sensation des cicatrices que lui laisseraient la douleur du lendemain et la solitude des jours à venir.

Quelque chose vint frapper le carreau en un son mou et mat à la fois puis retomba. Charlie découvrit sur l’appui extérieur de la fenêtre, un grand et gras papillon de nuit. Elle avait toujours détesté les papillons, si beaux soient-ils et leurs ailes trompeuses qui laissent une poussière sale sur les mains. Elle n’avait jamais aimé leurs corps flasques et palpitants, leurs antennes animées, comme mues chacune d’une vie propre, sans coordination apparente, leurs existences insignifiantes et futiles.

La noctuelle était tombé sur le dos, les ailes collées au ciment blanc mouillé des suintements de la nuit. Elle essayait vainement de retrouver une position correcte à l’envol en arc-boutant son gros abdomen, elle agitait ses pattes ridicules dans le vide. A chaque effort, elle se déplaçait de quelques millimètres, imprimant sur la peinture humide le dessin de ses ocelles brunes en cernes excentriques.
Charlie ne pensait plus à Simon. Tout son être était tendu vers l’agonie de l’insecte. Elle distinguait très bien les yeux à facettes, la trompe qui se déroulait et s’enroulait spasmodiquement. Elle aurait pu d’un geste le retourner, attendre une minute ou deux qu’il s’envole et monter se coucher.

C’était elle la vilaine tache sombre sur le ciment blanc fraîchement repeint, les yeux perdus, la respiration haletante, le corps infiniment las.

Était-ce les couleurs de la nuit qu’elle n’avait jamais aussi bien observées ou l’influence du lépidoptère immonde, tout lui parut terne et gris au dehors et au dedans. Sa peau même, qui tout à l’heure était encore dorée d’été, avait pris une teinte blafarde.
Le papillon ne remuait plus. Il sembla à deux reprises animé d’un sursaut de vigueur, puis il retomba, inerte.
Charlie lâcha la poignée de la fenêtre.

« A quoi bon », murmura-t-elle sans qu’elle puisse se préciser ce que sa petite phrase englobait.
Elle se laissa glisser au sol sur le tapis jaune. Elle lissa ses cheveux et sa robe, s’étendit sur le ventre puis elle posa sa tête sur ses bras croisés. Elle ferma les yeux. Elle céda à toutes les tensions qui obscurcissaient sa raison et sombra dans l’absence et l’inutilité.

La lune s’était levée. Sa clarté diffuse jouait à travers la guipure des rideaux agités par le vent, en projetait les dessins sur le sol clair, venait buter sur le corps sombre et allongé, comme une altération de la lumière.

samedi 20 septembre 2014

Le vieux garçon

Dans le billet précédent, j'évoque brièvement un vieux garçon. 
Il a été jusqu'à sa mort  un voisin infiniment tendre et attentif.
J'avais écrit ce conte pour lui rendre une forme d'hommage.
(Cham l'a déjà lu...)



Pierre-Louis Abgrall n’avait jamais été marié. La ferme où il avait vécu avec ses parents et son cadet Guillaume était tout juste assez prospère pour les nourrir tous les quatre. Distante d’une dizaine de kilomètres du bourg de Brasparts, il n’avait eu l’occasion de se rendre en ville qu’une ou deux fois l’an, aux foires, quand il y avait une bête à vendre. La vie était rude pour les petits paysans de la montagne et les priorités n’étaient pas situées sous les jupons de dentelle des filles pour les garçons d’alors.

Les parents étaient morts, usés par la terre. Guillaume avait trouvé femme de raison sur le tard et il s’était empressé de lui faire trois enfants. Ces semailles là, Pierre-Louis n’avait pas su les réaliser et sa jeunesse s’était passée sans l’ombre d’une belle à regarder passer. Il était solitaire par la force des choses et enclin aux rêveries par goût. Son ouvrage terminé, il aimait à marcher sur les chemins qui traversaient bocages, landes ou monts pour lire sur le sol la vie écrite de l’univers, chaque jour d’une encre différente.

Tout lui était émerveillement, des premières anémones sauvages à la reinette égarée loin de son étang, du pic-épeiche s’acharnant avec obstination au tronc noueux d’un vieux chêne, au lapin de garenne regagnant sa coulée. Il aimait ces moments de grand isolement à l’abri des sempiternelles remarques fraternelles, « Pierre-Louis, tu rêves encore ! »
Il pensait à la vie qu’il aurait pu avoir, à celle qu’il aurait peut-être un jour quand il l’aurait rencontrée, celle qui était faite pour lui.

Elle ne remarquerait pas sa boiterie, sa tête comme posée de guingois entre ses épaules. Elle ne verrait que ses yeux indigo comme la mer du soir, ses lèvres douces préservées pour elle des autres femmes et des mauvaises paroles.

Depuis quarante années, il lui composait des poésies qu’il n’aurait osées dire à personne de peur de paraître niais. Il avait la passion des mots, de leur assemblage en vers, de leur musique quand ils s’accordaient bien entre eux. Il les cultivait dans des cahiers cachés comme d’autres les perles et il éprouvait le même plaisir à les coucher sur le papier qu’un joaillier à assembler en sautoir les précieuses concrétions.

Alors qu’il atteignait sa soixante quinzième année, une petite maison du hameau fut vendue à un couple de français qui envisageait d’en faire une résidence secondaire. Les deux familles sympathisèrent puis se lièrent d’une amitié authentique.

L’homme s’appelait Jean. La femme se prénommait Elie. Pierre-Louis la rencontrait souvent lors de ses promenades. Comme lui, elle avait le don de s’intéresser aux choses simples, de s’émerveiller d’un rien. Bientôt leurs rencontres ne durent plus rien au hasard et il osa venir la chercher pour lui faire découvrir plus vite la beauté qu’il avait mis une vie à appréhender, pour qu’elle ne perde pas son temps sur les routes goudronnées ou chez quelque fâcheux mal intentionné. Quand il arrivait chez elle, il demandait à Jean :
- Je vous souhaite la bonne journée Jean, le soleil n’est pas encore trop haut.    Permettrez-vous à Elie de venir marcher avec moi ?

Il apprit à Elie tous ses secrets, ses chemins favoris, ses ruisseaux à cresson, ses arbres à gui, ses chapelles abandonnées aux ronces et aux églantines. Parfois, il lui disait un de ses poèmes. Elie applaudissait et elle lui demandait souvent de lui prêter le livre d’où venait les vers magiques. Elle ne semblait jamais dérangée par son corps contrefait lorsqu’on les voyait ensemble. Elle lui avait dit un jour qu’il avait le plus beau regard du monde et elle avait ajouté avec malice :
- Ah Pierre, comme j’aurais aimé m’y noyer si j’avais eu trente ans de moins !

Puis, devant l’émotion de l’homme, elle s’était enfuie en courant, prétextant une course à faire.

Pour Pierre-Louis, elle était neuve, elle était celle qu’il avait toujours attendue. Il n’avait remarqué ni les fils blancs qui parsemaient sa chevelure ni les rides qui plissaient si joliment la commissure de ses lèvres lorsqu’elle souriait. Le fait qu’elle fût mariée déjà, qu’elle habitât si loin de lui les deux tiers de l’année ne le dérangeait pas. Son rêve avait un corps, un visage, deux longues jambes brunes qui foulaient l’herbe, un sourire, une âme.

Elie n’était pas dupe des sentiments qu’elle lui inspirait. Elle en parlait souvent à Jean :
- Rends-toi compte comme c’est délicieux à cinquante ans d’inspirer une telle passion à un grand-père …
 
Tout cela était dit sans moquerie ni mépris car aussi bien Elie que Jean avaient un grand respect pour Pierre-Louis, sa bonté et sa grande culture des mystères de la terre.
Les années passaient. De Noëls brumeux en étés flamboyants les uns s’acheminaient vers l’âge mûr, les autres vers une plus grande vieillesse.

Un matin d’avril à Paris, Elie reçut un appel téléphonique de Guillaume. Pierre-Louis était alité et souffrant. Elle prit le premier train et le soir elle était à son chevet. Pâle et oppressé, il l’accueillit pourtant avec le même sourire empreint de tendresse. Pour la première fois, il joignit sa main à celle de la femme, il lui dit comme il était content qu’elle soit venue pour lui. Puis il récita :

« Le rossignol de nuit dit à l’alouette :
« Pourquoi vous presser de monter aux cieux
« Quand paraît l’aurore ?
« Et l’oiseau Saint-Pierre a répondu :
« Les portes de là-haut, je dois les ouvrir … » ( Per Jakez Hélias)

- Pourquoi t’interrompre, Pierre, continue, parle-moi encore … 
- Ce soir, je suis l’alouette ma douce, l’oiseau-clé comme on dit ici. Tu vas continuer à chanter comme le rossignol dans le beau printemps qui arrive mais moi je sais que je ne redescendrai pas demain.

Fatigué, Pierre-Louis puisa dans le silence quelques forces pour vivre encore un peu. Les larmes d’Elie s’étaient mises à couler doucement sans qu’elle puisse les retenir et des gouttes de chagrin tombaient sur le visage du vieil homme. Elle eut un geste pour l’éponger. Il arrêta sa main.
- Laisse … C’est un présent que tu me fais cette eau qui ruisselle de toi.

Alors Elie se pencha au-dessus de Pierre et elle déposa un léger baiser sur ses lèvres, son premier baiser d'amante. Elle s’allongea près de lui, prit le vieux corps dans ses bras et l’entoura de sa chaleur. Ils passèrent la nuit mêlés l’un à l’autre, toute une nuit, toute une vie à se respirer, à se toucher, à se dire des mots graves.

Au matin, Elie sentit Pierre-Louis se détendre, à jamais serein. Elle ouvrit la fenêtre sur le jour. Les alouettes chantaient haut dans le ciel.

Après l’enterrement de Pierre, dans le cimetière où les villageois recommençaient à parler en gagnant la sortie, Elie sentit un regard peser sur elle. C’était Guillaume qui lui souriait à travers ses cils embués. Il s’approcha d’elle, il mit son bras sous le sien, et doucement il murmura à son oreille : 
- Merci Elie, jamais un homme n'aura eu de si belles noces.