En entrant, j’ai vu un couloir vert souffrance avec des tas de portes de chaque côté.
Troisième
étage, médecine B. J’ai reconnu le trois et le B.
...
...
J’étais
là par hasard vous voyez. TIG à l’hôpital, c'était ni un
engagement ni un choix, surtout quand on sait pas ce que ça veut dire. J’avais
seulement compris que c’était la taule ou ça. J'avais pas eu le
temps d’allumer la plus petite clope qu’on m’avait déjà pris
en main : les poubelles et les bassins à vider, le linge sale à trimbaler ou le sol à
laver, descendre un truc au sous-sol, en monter un autre au deuxième
…
Oui bon,
on s’est trompé Manu, excuse-nous, mais si tu savais lire, ça
aiderait.
C’est
beau la solidarité. Ils m’ont pas choisi ils ont dit. Personne
ne m’a jamais choisi dans la vie, même pas mes parents. Je les
comprends remarquez bien, je me serais pas choisi non plus. Enfin
bref, je leur ai dit que je ne les avais pas élus comme les
responsables de l’année. J’irais où on me dirait d’aller mais
pour un an, il faudrait que chacun y mette du sien sinon ce serait pas possible entre nous.
Je
me suis vite fait ma petite place au soleil à l’ombre des autres.
J’aimais vraiment le Trois B à cause de la solitude et du
silence. Obéir, faire, mais pas justifier. Au foyer, il
y avait toujours des éducs ou des psys qui la ramenaient : « Il faut nous dire Manu si tu
veux qu’on t’aide, il faut qu’on comprenne ».
Il
y a rien à comprendre, jamais rien.
...
...
Dans
un hôpital, il y a les patients qui sont couchés et le personnel
qui est debout habillé de blanc indifférence. Les patients ont
souvent des tuyaux branchés un peu partout sur eux. C’est ce qui
les aide à vivre m'ont dit les infirmières. Il faudra que j’essaie
un jour, les tuyaux, si ça aide.
C’est
un service d’étrangers ici, des sidéens. On leur parle doucement
et on met un masque et des gants pour les approcher. « J'ai
pas vraiment besoin de tout ça, j’ai dit, moi les étrangers, ça
me gêne pas ».
Au
bout de trois semaines on m'a déjà changé d'horaire. L’infirmière de nuit avait
trop de boulot vu qu’une des aide-soignantes était partie en dépression. "Anna ne s’en
sort plus, Manu, tu feras ce que tu pourras, c’est un
essai mais il lui faut quelqu'un pour l'aider".
Pas
de problème j’ai dit.
Et
j’ai commencé les nuits avec grosse Anna. C’était mieux que le
jour, pas de famille ou de potes qui pleurnichent, des couloirs toujours vides et
des chaussures couleur silence aux pieds.
Grosse
Anna m’avait expliqué pour le SIDA. C'est pas un pays vous voyez,
c’est plutôt un genre de sale maladie. Ça changeait rien, pour
moi étrangers ou malades, c’était pareil, même rejet, même
combat.
La
première nuit elle m’avait demandé mon âge.
- Il
y a neuf ans, j’avais dix ans j’avais répondu.
- Tu
as donc dix-neuf ans …
- Si
vous voulez mais ça va pas recommencer, hein ! Au foyer
c’était comme ça tout le temps, mais enfin Manu c’est simple,
quinze moins cinq, ça fait combien ? Il y a cinq ans, quel âge
avais-tu ? Quand
la vie s’arrête quand t’as dix ans, t’as toujours dix ans,
merde, c’est pas difficile à comprendre !
En plus des corvées, Anna
m’apprenait des gestes de compassion. J'avais pas compris le mot mais
j’avais compris les gestes. Elle me disait que j'étais important pour
les patients, que ma jeunesse et ma fraîcheur les rassuraient. C'était bien la première fois qu'on me disait que j'étais frais.
...
Un
dimanche soir, on nous a apporté un homme qui avait dû être
salement beau avant d’être fané. On aurait dit une vieille fleur
jaune avec les pétales au bord de tomber. Anna l’avait aidé à vivre
vite fait, sinon elle avait dit, il va nous filer entre les doigts, je ne
le sens presque plus, puis Mon Dieu, comment se blinder, comment
s’habituer à tout ça ? Elle s’était assise sur le lit et
elle avait pris la main de l’homme dans la sienne. Prends-lui l’autre
Manu, qu’il sente qu’on est là avec lui, prends sa main.
Plus
tard, elle avait dit qu’on l’avait récupéré et puis quand il avait repris
connaissance « Là, ça va aller maintenant, je
dois y aller mais Manu va rester un moment avec vous ». Le type
se cramponnait à moi, j’étais comme un tuyau de plus branché à
son corps. Ses yeux affolés avaient fini par se calmer, il les avait baissés
doucement et il s’était endormi.
Le
lendemain, vieux Diego le type, avait voulu me voir pour me remercier.
« De quoi ? » j’avais dit. De tout, c’est
rare les gens qui prennent le temps. Qui prennent le temps de quoi ?
Il avait dû tomber dans les ronces ou tailler ses rosiers, Diego,
ses bras étaient couverts de piqûres. Vous avez bien désinfecté
au moins ?
Anna
m’avait expliqué qu’il y en a qui collectionnent, junkie, homo et
tout ça sans filet. Elle leur disait mes malades d’amour, mes
chéris. Elle berçait ceux qui oubliaient de se réveiller, on leur
doit bien ça, elle disait.
On faisait vraiment une sacrée équipe, moi-Anna.
...
Vieux
Diego était un véritable intello. Heureusement qu’il parlait doucement
parce que j'avais vraiment du mal à comprendre ce qu’il disait. Au début, je
faisais semblant, le petit branleur quoi, vous
voyez, mais c’était pas correct. Alors, petit à petit, j’ai
commencé à lui poser des questions et lui il a commencé à me répondre. Toutes les nuits, je passais un petit bout de temps près de son lit quand c’était calme. Peintre il était Diego, mais pas en
bâtiment vous voyez. Le tableau là, c’est lui qui me l’a donné.
« Si
un jour tu as besoin d’argent, tu ne te sers pas n’importe où,
Manu, tu le vends promis, tu sais j’ai cote… »
Côté
santé, il l’avait pas trop et les autres non plus d’ailleurs.
Grosse Anna avait beau cajoler, bercer et compatir, ça changeait
pas grand chose à leurs problèmes existentiels.
...
...
En
plus des mots, de leur sens, Diego m’apprenait aussi à lire : « Il
faut nous presser Manu, j’aimerais que tu saches avant que je
parte ». Mais partir où, je disais, dans ton état on a bien
le temps. Avec lui tout rentrait, consonnes, voyelles, même
l’orthographe. Toutes ces choses qui avaient volé au-dessus de moi
pendant des années, atterrissaient enfin et le plus marrant c’est
que j’étais même pas surpris.
Quand il avait trop mal, il murmurait, serre-moi fils, donne-moi un peu de ta chaleur. Alors je m’asseyais près de lui jusqu’à ce qu’il s’endorme, ma main dans la sienne, serrée. Je vous raconterais pas que je l’aimais plus que les autres, non, je faisais mon boulot comme Anna me l’avait enseigné. « Le meilleur élève compatissant que j’aie jamais eu » elle disait en rigolant.
Pourtant, vieux Diego avait le don de faire exister, vous voyez. Il vous donnait le sentiment que vous n’étiez pas né seulement par hasard mais que vous étiez inscrit quelque part, attendu.
Une nuit au printemps, j’ai vu grosse Anna pleurer dans la lingerie. Elle en pouvait plus de jouer arbitre dans la section haine de l’espoir, de voir ses vieux bébés couler comme des bougies. « Mais comment fais-tu Manu pour tout garder en toi ? ». Peut-être que c'est parce que j'ai pas de sentiments. Des larmes, j’en ai jamais eues ou le puits est tari. C’est le désert Anna derrière le sourire. Pas de réservoir à chagrin tu vois. « Mais les patients t’aiment tant comment expliques-tu ça et Diego quand même elle a dit, Diego lui, tu l’aimes bien quand-même ? »
Je savais pas comment lui dire que je me nourrissais de ce que Diego et les autres me donnaient en toute conscience. J’absorbais. Des tas de gens avaient existé autour de moi avant et ils avaient rien changé à ma vie. Mais ceux-là vous voyez, l’intestin et le cœur rongés, tous ils avaient tellement à laisser derrière eux de mémoire. A cheval sur le fil du rasoir, ils devenaient plus vrais, apurés de tout ce qui n’est pas indispensable à la transmission. J’étais la racine nouvelle dans leurs corps pourrissants. Ils renaîtraient à travers moi.
Mais je pouvais pas expliquer ça à grosse Anna. Sa masse d’amour aurait pas compris. Alors je lui ai souri. Elle m’a pris par l’épaule, comme ça, « Bon anniversaire Manu, elle a dit ». J’ai vingt ans cette nuit Anna j’ai répondu.
Le lendemain vieux Diego est mort dans mes bras, blotti, serre-moi fort, fils, dans ta lumière, je t’en prie, ne l’éteins jamais.
Il m’avait bien eu vous voyez ; même évaporé dans la transparence, il avait encore tant de force. J’étais sonné, KO debout. J’aurais voulu qu’il se soit seulement évadé et qu’on lui cavale encore aux fesses pour le récupérer.
Je criais, j'étouffais alors je suis parti dehors en courant. C’était l’aube et il pleuvait à gros bouillon. Arrête Manu, tu va te noyer, je me disais, sors la tête de l’eau bon Dieu, respire ! Certaines gouttes de pluie étaient salées quand elles arrivaient à ma bouche, d’autres faisaient du jazz en tombant sur les poubelles.
Et ça sentait si bon qu'au bout d’un moment j’ai ouvert les yeux pour y laisser entrer le jour naissant et j'ai eu l'impression de découvrir le matin, c'était mon premier matin. Il y en avait jamais eu d'autre avant celui-là.
Quand il avait trop mal, il murmurait, serre-moi fils, donne-moi un peu de ta chaleur. Alors je m’asseyais près de lui jusqu’à ce qu’il s’endorme, ma main dans la sienne, serrée. Je vous raconterais pas que je l’aimais plus que les autres, non, je faisais mon boulot comme Anna me l’avait enseigné. « Le meilleur élève compatissant que j’aie jamais eu » elle disait en rigolant.
Pourtant, vieux Diego avait le don de faire exister, vous voyez. Il vous donnait le sentiment que vous n’étiez pas né seulement par hasard mais que vous étiez inscrit quelque part, attendu.
Une nuit au printemps, j’ai vu grosse Anna pleurer dans la lingerie. Elle en pouvait plus de jouer arbitre dans la section haine de l’espoir, de voir ses vieux bébés couler comme des bougies. « Mais comment fais-tu Manu pour tout garder en toi ? ». Peut-être que c'est parce que j'ai pas de sentiments. Des larmes, j’en ai jamais eues ou le puits est tari. C’est le désert Anna derrière le sourire. Pas de réservoir à chagrin tu vois. « Mais les patients t’aiment tant comment expliques-tu ça et Diego quand même elle a dit, Diego lui, tu l’aimes bien quand-même ? »
Je savais pas comment lui dire que je me nourrissais de ce que Diego et les autres me donnaient en toute conscience. J’absorbais. Des tas de gens avaient existé autour de moi avant et ils avaient rien changé à ma vie. Mais ceux-là vous voyez, l’intestin et le cœur rongés, tous ils avaient tellement à laisser derrière eux de mémoire. A cheval sur le fil du rasoir, ils devenaient plus vrais, apurés de tout ce qui n’est pas indispensable à la transmission. J’étais la racine nouvelle dans leurs corps pourrissants. Ils renaîtraient à travers moi.
Mais je pouvais pas expliquer ça à grosse Anna. Sa masse d’amour aurait pas compris. Alors je lui ai souri. Elle m’a pris par l’épaule, comme ça, « Bon anniversaire Manu, elle a dit ». J’ai vingt ans cette nuit Anna j’ai répondu.
Le lendemain vieux Diego est mort dans mes bras, blotti, serre-moi fort, fils, dans ta lumière, je t’en prie, ne l’éteins jamais.
Il m’avait bien eu vous voyez ; même évaporé dans la transparence, il avait encore tant de force. J’étais sonné, KO debout. J’aurais voulu qu’il se soit seulement évadé et qu’on lui cavale encore aux fesses pour le récupérer.
Je criais, j'étouffais alors je suis parti dehors en courant. C’était l’aube et il pleuvait à gros bouillon. Arrête Manu, tu va te noyer, je me disais, sors la tête de l’eau bon Dieu, respire ! Certaines gouttes de pluie étaient salées quand elles arrivaient à ma bouche, d’autres faisaient du jazz en tombant sur les poubelles.
Et ça sentait si bon qu'au bout d’un moment j’ai ouvert les yeux pour y laisser entrer le jour naissant et j'ai eu l'impression de découvrir le matin, c'était mon premier matin. Il y en avait jamais eu d'autre avant celui-là.