J'avais écrit ce texte il y a une dizaine d'années. Peut-être que c'est à cette époque que tout a commencé, le manque, la tristesse non consolée dont parle mademoiselle Lynxxe. Peut-être aussi que nous sommes déterminés à être ce que nous serons dès notre naissance. Je n'en sais rien.
Fragment,
cinq ans ...
ABSENCE
...
« Tu
es mon amour et je t'aime. Il ne me reste que toi ».
7
mars . Cinq ans. Pas d'anniversaire cette année encore. Il ne se
fête plus rien ici.
Vie
suspendue.
Entre
parenthèses.
Il
y a quatre ans Jean-Luc est mort. Alors qu'il était hospitalisé pour
une toxicose, il a contracté une méningite foudroyante. Je ne me
souviens pas de lui. Aucune photo pour lui donner une identité. Il
avait de l'eczéma et mes parents attendaient les embellies de sa
peau pour fixer son image sur pellicule.
« Je
n'ai plus que toi ».
Jean-Luc
meurt tous les jours depuis trois ans. Visites quotidiennes au
cimetière.
SILENCE...
Un
ange de marbre blanc sur la terre. Les joues pleines, un sourire à
peine esquissé sur les lèvres, pas d'ailes déployées vers le
paradis. Les bébés morts vont directement au paradis. C'est ce
qu'on m'a dit.
-
C'est Jean-Luc, maman, l'ange, c'est Jean-Luc ?
Ma
mère pleure, elle se laisse engloutir par son chagrin, elle enlace
la pierre froide.
Elle
m'a dit, ton frère est dans la terre, tu le sais bien qu'il est
mort, je te l'ai expliqué.
J'ai
du mal à comprendre. Comment peut-il être à la fois sous mes pieds
et au paradis ? Je ne sais pas ce qu'est le paradis. Le terre, je
sais ce que c'est. On y plante des arbres, on y sème des légumes et
des fleurs. Les bébés morts aussi.
-
Il va repousser Jean-Luc, maman ?
Le
paradis est une abstraction. La terre c'est concret. La mort est une
abstraction.
Je
voudrais gratter la terre pour rendre son fils à ma mère. Pour que
les larmes s'arrêtent. Pour exister.
SOUFFRANCE
...
Jean-Luc
n'en fini pas de mourir. Il barre toute vie qui pourrait se faire
depuis qu'il n'est plus là. Je pense souvent que je devrais mourir
moi aussi pour prendre ma place, pour avoir une place, même toute
petite.
Je
ne sais pas crier. Je ne fais jamais de bruit. J'ai peur de réveiller
le chagrin, peur de peupler le silence. J'attends. Toujours en éveil.
Je guette sans cesse une attention, un sourire. Les sourires sont
éteints. L'attention, si elle existe, n'est pas perceptible.
SOLITUDE
…
Sentiment
d'être un elfe transparent, une fée Clochette sans pouvoir. Chaque
soir dans mon lit, je m'invente mon frère. Il parle, il joue, il se blottit dans mes bras, il s'endort contre moi. Je saurai veiller sur
lui, je ferai bien attention de ne pas le faire tomber. Dix mois
d'écart entre nous. Presque un jumeau. Une partie de moi évaporée
qui me manque comme un membre amputé. Comment le dire, le faire
comprendre ?
Ma
mère est si loin, exilée.
« Tu
le sais que je t'aime aussi. »
Je
ne veux pas qu'elle m'aime aussi. Je veux que tu m'aimes, maman, moi,
fille, brune, cinq ans, vivante. Certaine qu'elle n'aime que lui,
garçon, blond, yeux bleus, mort. Lutte inégale. Je ne suis pas
jalouse, je n'en veux pas à Jean-Luc d'être mort. Il était trop
petit pour faire son intéressant.
Comme
une évidence fulgurante, m'arrive parfois le sentiment d'une
solitude infinie qui ne cessera jamais. Le sentiment que les êtres
demeurent en état de solitude tout au long de leur vie.
VIOLENCE
…
Mon
père n'est jamais là. Il travaille loin et il revient rarement. A
ce qu'il me semble. Bruit et fureur quand il est présent. Elle a
encore maigri, tu t'en rends compte, tu ne lui fais donc pas à
manger ?
Larmes.
Il faut te secouer, je ne peux plus vivre comme ça, je reviens pour
elle mais si les choses ne changent pas, je vais m'en aller.
Je
me demande si lui aussi a du chagrin. Il ne pleure jamais. Il casse
des assiettes, il jette les couverts à travers la cuisine, il crie.
C'est
peut-être la manière qu'ont les hommes de montrer leur chagrin. Je
n'en sais rien. A la fois je l'aime comme une folle et à la fois il
me terrorise.
Lorsque
nous sommes tous les deux loin de la maison, il me prend dans ses
bras, il me porte sur ses épaules. Il m'apprend les arbres, leurs
feuilles, le nom des étoiles quand il fait nuit. Il m'a offert un
mot magnifique quand nous avons trouvé cette énorme chenille sur le
chemin. Chrysalide. Il m'a dit que la chenille semblerait mourir,
qu'elle se recroquevillerait et qu'elle se transformerait en
chrysalide. Il m'a promis qu'un papillon en sortirait l'été
prochain. « Un merveilleux papillon, tu verras ».
Il
a fabriqué une boîte pour la chenille, il m'a demandé de la
nourrir quand il s'en irait et de l'observer avec attention.
TRANSFORMATION.
MUE...
Le
temps n'a pas de valeur quand on a cinq ans. Un jour, un mois, c'est
pareil. La lourdeur des secondes est la même. J'ai oublié de
m'occuper de la chenille. J'ai oublié aussi la chenille dès qu'il
est parti. Il part toujours.
CHRYSALIDE.
Je
parle à maman. Je lui dit que Jean-Luc a peut-être fait semblant
de mourir, qu'il est devenu une chrysalide. « On devrait aller
voir demain si sa chrysalide est mûre ». Haussement d'épaules.
« Encore une imbécillité de ton père ».
ERRANCE...
« Tu
est ma petite fille, je t'aime, je n'ai plus que toi ».
Je
n'y crois plus maman. Ce n'est pas moi qu'il te fallait. Tu ne me
touches jamais, tu je joues jamais, tu ne ris jamais. Il n'y a que la
pierre blanche de l'ange qui sache remplir tes bras. Je ne suis
rien. Je n'existe pas.
Ma
tante vient maintenant tous les matins pour me nourrir. Huit
kilomètres à bicyclette. Elle ne reste pas longtemps, elle a à
faire chez elle avec les bêtes. « Ce sera au moins ça de pris
pour la journée ».
Je
vais vomir le trop plein dès qu'elle s'en va.
Tout
le monde me quitte, toujours.
Le
médecin a dit que si ça continuait, il faudrait moi aussi me mettre
à l'hôpital. Pourtant je ne suis pas malade, je n'ai pas d'eczéma
ni de toxicose, pas de méningite non plus, rien.
Mais
elle n'accepte de se nourrir qu'avec son père qui n'est jamais là.
Ou avec sa tante.
Alors
nous sommes parties nous installer chez Tante Gervaise dans sa maison
à cheval sur la rivière.
Il
y avait les vaches, les chèvres, les paons, les chiens. Les chiens
ça touche les enfants. Ils ne sont jamais tristes. On les appelle et
ils sont là, pour de vrai, vivants. Le museau et les yeux des chiens
ça parle aux enfants.
Il
y avait la rivière aussi. Ondulante, filante, mais toujours
présente. Elle semblait fuir à chaque instant mais il en restait
toujours autant. Tous les jours. Je courais sans cesse vérifier.
« Elle
va se noyer, il ne manquerait plus que ça ».
Puis
d'autres enfant sont arrivés qui ont distrait ma mère un temps. Des
enfants qui ont pesé lourd sur moi. Il me fallait les surveiller
sans arrêt, les cajoler, les maintenir vivants.
4
JUILLET 1974…
Ma
mère a finit de jouer à la vie. Ça ne l'intéresse plus. Elle
s'apprête à mourir.
« Tu
es ma fille, mon amour et je t'aime.
« Je
t'ai tant aimée, ne l'oublie jamais.
« Tes
frère et sœurs, veille sur eux.
« Promets-le.
« Toujours
.