Durant presque 20 ans je
suis allée en vacances à Belle-Ile en mer avec ma nucléaire
famille.
On n'a jamais fait les
choses à moitié chez nous, quand on aime, on ne compte pas. Donc :
Février, Pâques, Été et Toussaint : direction l'île.
Au début, on louait une
maison. Les enfants étaient petits. J'avais encore le sourire.
Mon mari faisait du catamaran. Pendant que je m'occupais des enfants il sauvait les ophélies au bord de la noyade.
Mais le mari qui avait
traîné ses tongues dans tous les pays dorés qu'offre le Club Med
avec sa première légitime, s'était découvert sur le tard un goût
pour la sauvagerie. Il avait reçu sans que je m'en rende compte une
seconde l'Appel de la forêt.
Les hommes sont curieux.
Quand ils ont vraiment envie de quelque chose et qu'ils n'osent pas
se l'acheter seuls, ils nous l'offrent.
"C'est pour toi,
prends, je te le donne". Un terrain boisé de 5000 m2 sur l'île,
oui-oui, visité en saison sèche. Saules marsault, ajoncs, ronces et marigot en contrebas. Je le
méritais bien. J'étais sa préférence à lui parce que moi je ne
ressemble à personne.
En souvenir du bon temps
(le sien), de ses auberges de jeunesse (après guerre...), "on"
a décidé qu'une maison pour les vacances au fond, ce n'était pas vraiment utile et que le retour à la vie de trappeur il n'y avait que ça de
vrai.
Camping !
Lors du premier séjour
(en saison humide) j'avais éclaté en sanglots devant l'ampleur du
boulot.
Nos vacances en amoureux
se passaient à débroussailler, abattre, élaguer, brûler.
Quand les gosses étaient là (les miens plus neveux et nièces la
plupart du temps) on leur filait 20 centimes par pied de ronce
arraché. Ils étaient vite devenus riches.
Il avait fallu que je relise
vite fait mon Robinson Crusoë parce que nous les femmes, on n'a pas
ce fantasme-là, les bois des îles. On cuisine et on lave le linge
à la main dans les bois. Et il y en avait du linge. Nos terres
étaient noires, les fringues étaient noires.
Pas épaisse la terre, 5 cm à peine et dessous le rocher. Aucune possibilité
de se vautrer dans la boue en attendant la mort. Qu'est-ce qu'on
mange ? Des grillades.
Encore, tu rigoles ? Est-ce que j'en ai l'air
? Oui tu comprends, il fait un peu frais ce soir, j'aurais bien pris
de la soupe. De la soupe ! Tu vas à l'épicerie mon bel oiseau et tu
t'achètes une Liebig, je ne vois que ça.
Parfois mes hommes
auraient également souhaité une tarte aux pommes ou un un poulet
rôti. Le mari a même envisagé un jour ou deux de "me"
construire un four néolithique pour alléger mes tâches. J'ai décliné l'offre. J'aurais sûrement dû fabriquer en plus la vaisselle had
hoc pendant mes loisirs.
J'en avais marre. Quand
il pleuvait, on devait rejoindre les tentes avec des palmes et les
braises étaient inutilisables. Oui, tu comprends on mange encore
froid.
Pendant que je vaquais à
mes occupations robinsoniques le mari voguait sur son catamaran. Il
sauvait les Ophélies au bord de la noyade (bis).
Au fil du temps
les gamins avaient fait des châteaux de sable, de la planche à
voile, de la plongée, ils s'étaient initiés au flirt et peut-être davantage qu'en sais-je.
Moi je rêvais du
catalogue Darty.
Pendant que je vaquais à
mes occupations robinsoniques le mari voguait sur son catamaran. Il
sauvait les Ophélies au bord de la noyade (ter).
Un jour j'ai dit : ça
suffit. Terre ferme. Maison. Marie appelle maison. Ou plutôt :
cantine-laverie.
Il y avait plein de
laveries sur l'île où tous les navigateurs à l'escale venaient
décrasser leurs nippes. Comme les marins devaient repartir avec la marée, ils étaient prioritaires. Les mères épuisées passaient après les marins. Des
journées entières dans les arbres à la laverie.
Belle-Ile était déjà
branchée. Quand je revenais des courses chargée comme une mule, il m'arrivait de croiser Mademoiselle Mireille (Mathieu),
Monsieur Laurent (Voulzy), Monsieur Alain (Souchon), Monsieur Yvan
(Levaï), Monsieur Gérard (Lavilliers) Madame Claire (Brétecher),
Monsieur Le Pinsec et même Monsieur François (Mitterrand) un jour et de loin...
Tout ça pour dire que
trouver une cantine pas chère relevait du miracle. Il eut lieu,
Dieu soit loué dans son infinie bonté. Le Forban à Palais.
Pizzeria, pâtes à toutes les sauces, salades composées, bavette à
l'échalote, frites, soupes, tartes, profiteroles, crème brûlée...
Au début de nos
robinsonades, le Forban était tenu par un vrai forban. Il ne lui
manquait que le crochet à la main, pour le reste il était
à peu près aussi sympathique que le capitaine Bligh. Il n'aimait pas les gosses,
il n'aimait pas les chiens, il n'aimait pas les terriens.
Après un dernier appel
dessiné sur le sable, j'étais allée
rendre une petite visite au nouveau Forban pendant que mes 12
machines tournaient à la laverie un jour de tempête. J'avais vu une
pancarte « Changement de propriétaire ».
Le miracle ? Christian.
Le nouveau probloc. Un amour de mec, doux, gentil, câlin, généreux,
tendre, tactile avec tous les éclopés du cœur qu'il reniflait à
100 mètres, comme moi. Je me dis que j'ai été guidée. On s'était
reconnu tout de suite moi-Christian, on avait les mêmes écorchures.
Je reprenais du poil de
la bête. Une fois par jour = Forban = Christian. Hors saison, il
nous invitait souvent à bouffer, il nous racontait sa vie pleine de trous,
sa DASS, ses frangins logés à la même enseigne, les revanches sur
sa vie qu'avait pas été une existence, tout.
L'été, il offrait la
bise à l'entrée, le kir aux parents, les glaces aux enfants. Tous
les jeunes qui bossaient là étaient de vrais loukoums.
C'était gai le Forban.
C'était chaud, c'était doux. C'était chez nous.
Puis Christian s'est mis à dire : Nous-deux-Gégé.
- J'avais acheté le Forban
nous-deux-Gégé.
- Je viens d'acheter le
grand Bazar nous-deux-Gégé,
- Un bar à Brest, nous-deux-Gégé...
Il ne pouvait plus
prononcer une phrase sans y mêler sa géraldine. Je me disais
qu'elle en avait de la chance sa poule d'avoir un chéridou qui lui
offre des choses avec des toits, avec des portes, avec un vrai four,
tout le confort quoi. Je me disais que d'ici pas tard, elle
rappliquerait avec ses têtards qui viendraient frétiller avec les
miens et qu'elle me prêterait peut-être sa machine à laver, son
fer à repasser, sa douche, entre filles ça se fait ; je me disais
que Christian allait bien un jour nous la présenter.
Le Grand Bazar était devenu
un salon de thé, bar, café-concerts branché-chic. C'est
[nous-deux] Gégé qui devait en prendre la barre. Inauguration. Un
monde fou. De jeunes serveuses magnifiques, sapées juste ce qu'il
fallait pour ne pas avoir l'air à poil. L'une semblait avoir
autorité sur les autres (parce qu'elle était un peu plus habillée...) : Géraldine !
Je lui avais sauté dessus : Ravie de
faire enfin votre connaissance, Christian m' a tellement parlé de
vous. Air perplexe du canon. Christian vous a parlé de moi, ah bon
?
Ben oui ma gazelle, c'est
pas toi Géraldine ? Elle m'avait toisée, l'air subtilement interloqué
puis avec un sourire narquois elle m'avait indiqué du doigt un vieux petit monsieur à l'air malade derrière le comptoir
en train de faire des cocktails.
C'était lui, Gégé, pas
elle.
C'était Gérard
l'amour de Christian. Je n'avais rien vu ni compris. La gay-attitude
était également le critère de recrutement dans les propriétés commerciales
de mon pote. Je m'étais sentie conne à un point c'est rien de le dire.
Je t'ai déçue, Marie, je croyais que tu avais compris.
Ben non mon ange et puis nos miches c'est nos miches, on s'en fout. L'essentiel c'est
qu'on s'aime, nous-deux Christian, pas vrai ?
Je crois que nous n'avons jamais autant ri que ce jour-là.
Et je lui avais enfin livré mes
rêves les plus fous : faire copine avec sa Géraldine pour : voir
plus haut.
- Mais ma grande, fallait
le dire plus tôt ! Nous-deux-Gégé, c'est pas le matériel qui nous
manque !
J'en reprendrais bien, une tranche de Forban par les temps qui courent.
Et pas pour le matériel...