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mardi 18 novembre 2025

Je voulais vivre (Adélaïde de Clermont-Tonnerre)

[...] Une voix de femme au temps des hommes.


Dans cet excellent récit d'aventures, véritable histoire de cape et d'épée, l'auteure décrypte les interstices et les ombres de la saga d'Alexandre Dumas pour nous faire entendre « une voix de femme au temps des hommes » : une brillante réhabilitation de Milady de Winter.

❤️❤️❤️❤️❤️

L'auteure, le livre (489 pages, août 2025) :

Je ne suis généralement pas fan des prix littéraires sur-médiatisés, mais cette fois, je dois bien reconnaître que le jury du Prix Renaudot a eu le mérite d'attirer notre attention sur ce Je voulais vivre.
Un roman où Adélaïde de Clermont-Tonnerre (rien que ce nom nous emmène déjà à Versailles, bon ok j'arrête !), où l'auteure donc, ne se contente pas de nous raconter la vie de papa, maman, la maison, comme la plupart de ses collègues en ce moment, mais où elle entreprend de nous raconter une histoire.
Oui ! Une histoire avec de l'Histoire dedans puisqu'elle nous emmène chez Richelieu et Louis XIII, au temps où les relations de notre royaume avec les anglais ou les huguenots n'étaient pas au beau fixe.
Et même une histoire sur une autre histoire, celle déjà racontée par Alexandre Dumas avec ses célèbres mousquetaires. 
Adélaïde de Clermont-Tonnerre s'attaque à une juste mission, celle de réhabiliter Milady de Winter, cette figure historique pardon : littéraire, connue de tous.
Littéraire d'accord, mais finalement un peu historique aussi puisque Dumas s'inspira pour son personnage, de Lucy Hay comtesse de Carlisle, comploteuse connues pour ses amants anglais.
Pour le plaisir de ses lecteurs, Dumas fit de Milady une femme diabolique et tentatrice, Satan faite femme, le refrain est connu depuis le déluge et même un peu avant. C'est ce qui contribuait au charme de son épopée : il n'y a pas d'histoire réussie sans un(e) méchant(e) réussi(e).
Ce que montre encore la récente incarnation d'Eva Green au cinéma, pour ne citer qu'un seul avatar de cette saga sans cesse rejouée pour le plaisir des petits et des grands.
Mais si chacun croit pouvoir se vanter de connaître par cœur l'histoire de d'Artagnan cent fois lue, vue, relue et revue, Adélaïde de Clermont-Tonnerre va nous apprendre à lire.
Lire entre les lignes de Dumas, découvrir quelle femme pouvait se cacher derrière Milady, dévoiler la véritable (?) histoire, le passé de cette héroïne au charme vénéneux (il est d'ailleurs question de poison). 

Le pitch et les personnages :

Tout commence avec la tête tranchée de Milady : à son "procès" étaient présents les fameux Mousquetaires, de Winter, le sinistre Bourreau de Lille et quelques laquais. Tous la condamnèrent. 
Charles Lynch n'inventera le lynchage que cent ans plus tard et sur un autre continent mais pour Milady au XVIIe, « il n’est pas question ici de justice. Ils sont dix et elle est seule. Dix à se prétendre ses juges. Dix à dresser la liste de ses forfaits qui ne sont souvent que les leurs. Dix plus Alexandre Dumas, le greffier de cette histoire, cela fait onze ».
L'auteure va remonter le temps jusqu'à l'enfance de Milady, jusqu'à la petite fille qui s'appelait Anne de Breuil avant d'épouser Athos, Comte de la Fère, avant de rencontrer Lord de Winter.
Pour combler les trous, éclaircir les zones d'ombres, le roman va se glisser dans les ellipses, les interstices de la saga d'Alexandre Dumas, et c'est finalement toute la vie de cette héroïne, Milady, que l'on va redécouvrir avec un nouveau regard. 
Silence, moteur, ça tourne, la caméra est à peine décalée en contrechamp, Milady n'est plus dans l'ombre du projecteur, et pourtant le script respecte toujours le scénario signé Alexandre Dumas.

♥ On aime vraiment beaucoup :

 Oui, on aime vraiment beaucoup. 
Pourtant l'auteure elle-même se demande : « après tant de reprises littéraires réussies et ratées, tant de feuilletons, de parodies et de navets, tant de dessins animés, de bandes dessinées, pourquoi y revenir ? »
C'est un paradoxe fascinant de constater que cette trame narrative, pourtant mille fois rabâchée, réussit toujours à nous émerveiller, nous faire rêver.
Parce que disons le tout de go et sans détour : ce bouquin est une sacrée réussite et mérite amplement notre label coup de cœur.
➔ Car après tout, s'il ne s'agissait que de la réhabilitation posthume d'une héroïne, si le propos se contentait de creuser le filon féministe du moment, on n'aurait finalement là entre les mains qu'un bel exercice de style, certes brillant, mais qui ne serait guère plus qu'une curiosité réservée à quelques amoureux de la littérature.
Mais là où Adélaïde de Clermont-Tonnerre réussit brillamment son coup, c'est qu'elle ne se contente pas du procès en révision de Milady et qu'elle n'a pas oublié de nous servir un excellent roman d'aventures historiques, digne des meilleurs récits de cape et d'épée. 
➔ Le plaisir est ici double.
Il y a celui d'une agréable aventure au charme suranné, racontée d'une plume qui épouse le style d'antan sans trop en faire. C'est vif, parfois assez cru, bref suffisamment moderne pour plaire aux lecteurs du XXIe.
Et il y a le plaisir de découvrir un roman intelligent qui brosse un très beau portrait de femme, une très jeune femme, et qui réussit à faire entendre cette « voix de femme au temps des hommes »
Une voix très contemporaine, étouffée jusqu'ici par le fracas des épées des mousquetaires.
Le lecteur va découvrir une femme méconnue bien sûr, mais aussi un d'Artagnan rongé par le doute et les remords. 
Des remords contagieux : ne nous faudrait-il pas relire, une dernière fois (?!), ces Mousquetaires que l'on croyait si bien connaître ?

Pour celles et ceux qui aiment les capes et les épées.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Grasset (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté.  

mercredi 12 novembre 2025

Règlement de comptes (Davide Longo)

[...] Un mort encombrant, une star disparue.


Quatrième épisode en compagnie du fameux trio d'enquêteurs piémontais imaginé par Davide Longo, la dernière star du polar italien. 
Cette lecture est une véritable gourmandise à savourer avec un verre de grappa.

❤️❤️❤️❤️❤️

L'auteur, le livre (496 pages, octobre 2025, 2022 en VO) :

Si vous n'avez pas encore découvert la nouvelle vedette du polar italien, il est encore temps de vous rattraper. Le transalpin Davide Longo est arrivé jusque chez nous l'an passé et ce Règlement de comptes est déjà le quatrième épisode des enquêtes du commissaire Arcadipane, qui est en ce moment le flic le plus savoureux de la police italienne, ex-æquo peut-être avec l'insupportable préfet Schiavone (celui d'Antonio Manzini).
Coïncidence ou non, ces deux-là officient dans le Piémont italien, même si Arcadipane habite Turin et que Schiavone y a été muté depuis les antipodes (i.e. Rome).
En VO le titre donne La vita paga il sabato parce que « La vie paie le samedi », disait souvent mon père, pour dire qu’elle finit toujours par vous présenter la note. »

Le pitch et les personnages :

C'est avec grand plaisir que l'on retrouve le fameux trio d'enquêteurs imaginé par D. Longo.
Il y a là Corso Bramard, celui qui tenait la vedette des premiers épisodes de la série mais qui se retrouve aujourd'hui poursuivi par un cancer tenace.
Et puis la jeune geek de service, percée et tatouée, Isa Mancini, un clone italien de Lisbeth Salander (une filiation assumée par l'auteur mais pas vraiment par Isa).
L'enquête est désormais menée par l'ancien disciple de Bramard, le commissaire turinois Vincenzo Arcadipane, « cinquante-cinq ans, dont l’allure d’homme quelconque ne doit tromper personne ».
Arcadipane est appelé avec son adjoint Pedrelli, « utile et inoffensif », dans un village de montagne où l'on a découvert un riche producteur de cinéma étranglé dans sa voiture en même temps que la disparition de sa célèbre épouse : « un mort encombrant, une star disparue, un village de montagne fermé comme une huître. »
« Sans compter qu’un mort et une disparue en même temps, c’est toujours le bordel. »
Arcadipane est un flic un peu bancal toujours accompagné d'un chien à trois pattes.
Un chien qu'il doit confier parfois aux bons soins d'Ariel, handicapée, qui est autant sa psychothérapeute que son amante : un personnage qui prend de plus en plus la lumière au fil des épisodes. 

♥ On aime vraiment beaucoup :

 Se plonger dans un roman de Davide Longo avec un verre de grappa (ou sans), c'est la promesse d'une savoureuse lecture. 
Jubilatoire, comme on dit trop souvent. 
L'italien prend tout son temps pour installer décor et intrigue mais quand il arrive à cloîtrer tout son petit monde dans un hôtel perdu en montagne, c'est parti pour une avalanche de dialogues à vous élargir le sourire page après page. 
Sans compter les pittoresques digressions de Vincenzo sans cesse interrompues.
Au fil de la série, les personnages ont pris de l'épaisseur, chacun avec son passé et ses failles, et désormais l'écrivain peut laisser libre cours à toutes sortes de fantaisies au gré des humeurs et des caprices de l'un ou de l'autre.
On ne peut que se délecter à la lecture de ces dialogues savoureux qui sont de véritables gourmandises littéraires.
Quand on retrouve à la même table, Bramard, Isa, Arcadipane et même Ariel, sa chérie infirme, leur rencontre fait des étincelles, le lecteur se fait alors aussi discret que l'agent Pedrelli, et franchement, ça vaut le voyage de l'autre côté des Alpes. 
Un style qui devrait certainement plaire aux fans de Fred Vargas, puisque l'on est ici dans une prose érudite, travaillée et à peine moins fantasque. 
 Malgré tout cela, l'enquête n'avance guère (le pavé fait tout de même près de 500 pages) mais tout à son plaisir, le lecteur égoïste s'en fiche éperdument. 
Bien au contraire, si cela lui permet de rester un peu plus longtemps en compagnie de ces personnages, et bien soit : que les coupables courent donc encore et que la star kidnappée croupisse plus longtemps au fond d'une cave humide !
Comme bien souvent les intrigues de Davide Longo plongent leurs racines profondes dans le passé, l'auteur et son personnage Bramard sont tous deux des érudits.
Un passé lointain quand il s'agit d'une pratique hérétique et moyen-âgeuse, la Socha, pour lutter contre la consanguinité au fond des vallées.
Un passé plus récent quand on évoque l'âge d'or du cinéma italien ou alors beaucoup plus sinistre, quand il s'agit du terrible accident du barrage du Vajont en 1963.
Quel rapport peut-il bien y avoir entre tous ces événements, si toutefois rapport il y a car l'auteur pourrait tout aussi bien nous promener dans les alpages, et d'ailleurs il nous dit que « de preuves au sens strict du terme, il n’y en a pas [...]. Autrement, cette histoire serait moins fascinante ».
« — Vous ne l’avez pas encore compris ?
— Peut-être , mais il y a tant de choses à comprendre, dans ce village. »
Il faudra bien la sagacité de l'intuition de Corso Bramard et la ténacité des questions de Vincenzo Arcadipane pour démêler la pelote emberlificotée depuis des lustres mais le lecteur a l’habitude que cet auteur « n’en fasse qu’à sa tête, qu’il garde ses cartes pour lui et ne les abatte qu’à la toute fin ».
 On adore ce Piémont italien, un pays de montagnards taiseux, des gens de peu de mots. 
Le récit est tout en ellipses, ce qui change intelligemment des polars trop explicatifs, décortiqués comme des scénarios formatés pour Hollywood.
La prose de Davide Longo est plutôt riche et même parfois recherchée. Son humour et ses effets de manche cachent de jolis textes.
Ainsi, Arcadipane est capable des plus jolis compliments même à l'endroit de son ex-femme :
« Une femme qui a survécu à toutes ces années, qui a élevé deux enfants pas superbes mais solides comme les casseroles d’autrefois, et a fini par conclure : « J’ai donné, messieurs-dames ! Et ce qui reste est pour moi ! »
[...] Elle a beau s’être un peu étoffée, aux endroits qui déjà montraient des dispositions à l’accueil, elle est toujours belle, il n’y a pas à dire. »
Mais quand une autre dame n'a pas l'heur de lui plaire, il a plutôt la dent dure :
« Une femme d’environ soixante-cinq ans, plus grande que lui d’une tête, qui a conservé un corps mince sans avoir à faire d’effort. Une histoire de gènes. Dommage que la température interne de ce corps ne dépasse sans doute pas 15 degrés – l’endroit idéal pour y stocker des salaisons : sombre, froid, sec et trop souterrain pour les souris. »

Pour celles et ceux qui aiment l'Italie.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions JC. Lattès - Le Masque (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

vendredi 31 octobre 2025

Gangnam (Ian Manook)

[...] L'enlèvement c'est un sport national.


Ian Manook met le cap vers le pays du matin calme pour une nouvelle série policière avec l'inspecteur Gangnam. La balade est aussi réjouissante que dépaysante. Coup de cœur pour ce divertissement aux personnages attachants, truffé d'humour et parcouru d'instants de grâce.

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L'auteur, le livre (448 pages, octobre 2025) :

On connait bien ici Ian Manook cet écrivain-voyageur, auteur de thrillers dits "ethniques", qui nous balade depuis une dizaine d'années vers diverses contrées exotiques, depuis la Mongolie de son Yeruldelgger jusqu'à son plus récent Krummavisur islandais.
Ian Manook c'est l'un des multiples visages de Patrick Manoukian, journaliste au bonnet de Commandant Cousteau (il écrit également sous le pseudo de Roy Braverman pour des trucs plus américains).
Cette fois il nous emmène dans un voyage en Corée avec ce qui pourrait bien être une nouvelle série, celle des enquêtes de l'inspecteur Gangnam.
Gangnam c'est un quartier chic de Séoul, devenu célèbre grâce à la fameuse chanson Gangnam Style, « succès planétaire du rappeur Psy »

Le pitch et les personnages :

Manook s'y entend pour nous dessiner des personnages amusants, intéressants mais surtout très attachants.
Par ordre d'apparition à l'écran (car c'est du grand cinéma) : 
  • Verneuil, touriste français, un flic retraité qui écrit désormais des romans policiers, un joli prétexte pour truffer le récit de pointes d'humour d'écrivain. « Il a l'air sympa mais c'est un écrivain, ces types-là sont biscornus de la tête, surtout les auteurs de polar ».
  • Mado : sa femme qui vient de se faire enlever par des voyous coréens car là-bas « l'enlèvement c'est presque un sport national » pour les mafieux avides d'une belle rançon.
  • Lee Min-ho dit Gangnam : un flic en rupture de ban à l'histoire mouvementée, un « homme tranquille et fatigué », c'est lui qui va aider Verneuil à retrouver son épouse mais il est affligé du même patronyme que le très célèbre acteur Lee Min-ho d'où une belle série de running-gags de la part de ses compatriotes
  • Chin-sun : une jeune fliquette surdouée aux allures d'Hello Kitty qui va être chargée de l'enquête officielle.
Heureusement pour Verneuil et le lecteur, Gangnam parle français :
« - J'ai été marié à une française, Gabrielle. Elle était de La Rochelle. J'ai appris avec elle. Pendant cinq ans. Cinq ans, trois mois et quatre jours, pour être précis. Elle est partie il y a deux ans avec un Chinois. Et de Taïwan en plus ! Vous croyez ça, vous ? »
Quant à Chin-sun, elle arrive toujours « fringuée façon manga ».
« - C'est vraiment elle qui va s'occuper de nous ?
Verneuil lui donne dix-huit ans. Cheveux courts à la garçonne, une frange en travers du front, jeans moulants et baskets blanches, rubans porte-bonheur à un poignet, montre Samsung Galaxy connectée à l'autre, Park Chin-sun est une gamine. La plus jeune recrue du commissariat à n'en pas douter. Une stagiaire peut-être bien. 
[...] Difficile de croire , dans son sweat-shirt fluo floqué d'une tête de dinosaure orange et joufflu, débarquant d'une Fiat 500 jaune poussin, qu'elle est l'inspectrice chargée d'enquête de la police de Séoul ».
C'est en compagnie de cet équipage improbable, « un ex-flic ripou et une fliquette déguisée en cosplay », que nous allons essayer de sauver Mado de la pègre coréenne.

♥ On aime vraiment beaucoup :

 Manook n'est bien sûr pas plus coréen que vous ou moi mais il s'y entend pour nous composer une ambiance vraiment dépaysante, certes pleine de cartes postales et de clichés stéréotypés, mais tout cela est aussi très étayé et soigneusement documenté. 
Même ses mafieux, ses dragons de papier, sont un hommage aux films coréens hyper-violents que l'on apprécie tant !
On apprendra donc plein de choses sur Séoul et la socio-culture coréenne.
De la météo à l'urbanisation, avec passage obligé par le rayon cuisine, le lecteur va découvrir la Corée du Sud sans quitter le confort de son chez soi.
Un pays où l'on peut s'organiser de fausses funérailles dans un vrai cercueil, histoire de mieux apprécier la vie ensuite (à essayer sûrement ?) ou même se condamner soi-même à être enfermé dans une fausse prison pendant quelques jours pour se recentrer et se retrouver.
Et puis cette manie de s'asperger d'eau dans les salles de bain : « cette façon de s'envoyer des brassées d'eau au visage et sur le torse, depuis les robinet ouvert en grand ». « Ce pays, expliquait alors Gangnam, a reçu son bonheur de l'eau et des montagnes ».
Et l'auteur n'oublie pas de nous rappeler que ce pays coupé en deux a connu des matins pas si calmes pendant la dictature des années 60-70.
 L'intrigue va également nous immerger dans l'univers de cette fameuse K-Pop (Korean pop), un mastodonte de l'industrie du spectacle qui génère ou blanchit des milliards et qui a submergé les palmarès mondiaux, tout comme les voitures ou les machines à laver coréennes ont conquis nos foyers. 
Fort heureusement on n'est pas obligé d'actualiser sa play-liste mais il faut découvrir ce milieu étonnant.
 La prose de Manook est toujours un délice : c'est fluide, divertissant, plaisant, truffé d'un humour subtil, et cette exploration du Pays des matins pas si calmes est un véritable festival et, thriller coréen oblige, les services du procureur vont tout de même dénombrer près de trois cent victimes avant la dernière page.
« Comment tout cela est-il possible ? Comment un tel enchaînement a-t-il pu conduire à un tel drame ? »
Si côté polar on savoure avec grand plaisir cet agréable et dépaysant divertissement, le coup de cœur va venir de notre attachement aux personnages soigneusement dessinés (on n'a pas tout dit sur le passé de Chin-sun ou celui de Gangnam) et surtout des surprenants moments de poésie, véritables instants de grâce, que l'auteur arrive à glisser dans son intrigue trépidante.
Comme cette interrogatoire en traduction simultanée sur les paroles de Mistral Gagnant, la chanson de Renaud (savoureux !).
Ou encore les instants passés sur l'île de Jeju en compagnie des haenyo, ces plongeuses en apnée d'une coopérative matriarcale de pêcheuses de fruits de mer. Ces coréennes sont l'équivalent des ama japonaises que l'on avait découvert récemment avec le photographe Uraguchi Kusukazu.

Le livre refermé, on se rend compte qu'un peu de nous est resté en Corée : de quoi nous donner l'envie d'aller faire un tour à Séoul en attendant la suite des aventures de Gangnam ...

Pour celles et ceux qui aiment le pays du matin calme.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Flammarion (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine, CulturAdvisor et ActuaLitté.  

jeudi 9 octobre 2025

La cinquième femme (Maria Fagyas)

[...] La révolution était réservée à la jeunesse.


La collection Série Noire nous a ressuscité une pépite : l'auteure hongroise nous livre un captivant récit policier qui se déroule au cœur du soulèvement de Budapest, juste avant que les soviétiques ne reprennent le contrôle.
Un polar qui rappelle un peu ceux de l'écossais Philip Kerr avec son Bernie à Berlin au temps des nazis.

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L'auteure, le livre (320 pages, juin 2025) :

Pour ses 80 ans, la mythique Série Noire n'en finit pas de dépoussiérer ses collections, pour notre plus grand plaisir de lecture.
Au risque de dénicher de véritables pépites comme cette Cinquième femme.
Maria Fagyas est née à Budapest en 1905, elle ira s'installer plus tard à Berlin avant d'émigrer aux US à la fin des années 30 pour fuir les nazis. 
En 1963, quelques années après l'insurrection de Budapest, elle publie (en anglais aux US) son premier roman : La cinquième femme, qui met en scène la révolte hongroise et la répression soviétique.
Le roman paraîtra en français en 1964 dans la fameuse Série Noire, dans un format poche volontairement limité, et le voici ré-édité cette année en version "longue", avec une préface de Marie-Caroline Aubert qui a également revu et complété la traduction initiale de Jane Fillion (décédée en 1992).

Le pitch et les personnages :

Nous sommes fin octobre 1956 : la révolution hongroise est en pleine effervescence, les staliniens du gouvernement ont été remplacés, la population est en ébullition et croit en la libéralisation, les troupes soviétiques maintiennent un semblant d'ordre sans grande conviction et commencent même à se retirer du pays, laissant « les murs criblés de balles, les rangées de fenêtres sans vitres, les façades éventrées. »
Le flic c'est Lajos Nemetz. Un peu dépassé par les événements dont il se tient à l'écart, notre inspecteur vit chez sa sœur et pourrait bien passer pour un loser.
« Elle parlait de lui comme de son "malheureux beau- frère" et laissait entendre qu'elle ne l'hébergeait que pour lui éviter de finir sous les ponts. Nemetz, de son côté, ne la considérait pas comme un être humain, mais comme une de ces vexations que la vie vous inflige au même titre que les impôts, le mauvais temps, les rues bruyantes ou le vin coupé d'eau. »
À son crédit, notons tout de même qu'il lit « des romans policiers. Conan Doyle, Agatha Christie, Chandler… Et Simenon, en français. »
Il a d'ailleurs tout d'un Maigret avec son pull tricoté par Irène, sa secrétaire, « à une époque où elle avait encore des visées sur lui » et il pense que « la révolution, tout comme le hockey sur glace et l'amour, était réservée à la jeunesse. »
Nous sommes en pleine insurrection, les hongrois abusent du cocktail Molotov, les russes de la kalachnikov et les cadavres jonchent les trottoirs, on les enterre à la va-vite dans les parcs de la ville.
Ce jour-là devant la boulangerie, la file d'attente a été décimée. Quatre femmes gisent sur le trottoir.
Mais ce soir, il y a un cinquième cadavre, une cinquième femme ...
« Lorsqu'il était passé la première fois devant la boulangerie, à 18 heures, quatre corps étaient alignés sur le trottoir. Maintenant, à 22 h 50, il y en avait cinq. 
[...] Nemetz la reconnut aussitôt : c'était Mme Anna Halmy. La femme qui était venue le voir à son bureau un peu plus tôt dans la soirée. »
Les hypothèses ne manquent pas : une balle égarée, son mari qui rêvait de s'enfuir avec sa maîtresse, des envieux ou des concurrents dans ses combines au marché noir, ...

♥ On aime vraiment beaucoup :

 Maria Fagyas n'a pas directement vécu l'insurrection hongroise et la répression soviétique mais elle réussit à nous immerger complètement dans le Budapest de 1956 en plein bouleversement, aux côtés des petites gens. 
Pas ceux qui font l'Histoire mais ceux qui la subissent et qui ont bien du mal à choisir leur camp, le bon camp : en plein désordre, sur qui miser, qui sortira vainqueur ? 
La réponse est évidente et facile aujourd'hui mais le lecteur va comprendre qu'à l'époque, les hongrois étaient à deux doigts de changer le cours de l'Histoire.
 Maria Fagyas accorde une attention toute particulière à tous ses personnages, principaux comme secondaires. Leurs origines et leurs milieux sont variés, tout en nuances et en contradictions, l'époque n'était pas facile et chacun faisait ce qu'il pouvait face à des enjeux qui le dépassaient. 
Les personnages féminins, en particulier, sont finement travaillés. 
Le lecteur se sent là-bas presque en famille, comme si on connaissait bien tous ces gens-là, au coin de notre rue.
 Voici un roman qui fait inévitablement penser à la fameuse trilogie berlinoise de l'écossais Philip Kerr. Mais si Bernie (le flic de Philip Kerr) n'hésitait pas à croiser Goering ou Himmler, Maria Fagyas a choisi elle, de rester au ras des pavés arrachés aux rues de sa ville natale. 
Ce qui l'intéresse n'est pas tant la marche du siècle, que la vie quotidienne et ordinaire des petites gens malmenés par l'histoire. 
 Quant à l'intrigue policière, on pouvait s'attendre à ce qu'elle ne soit, comme bien souvent, qu'un gentil prétexte à une excursion romancée dans les rues en ruines de Budapest. Il n'en est rien et les ressorts de cette enquête captivante seront intimement liés aux événements en cours.
D'ailleurs tout cela se termine sur un beau final (enfin pas pour les Hongrois puisque les soviétiques reviennent en force alors que la Hongrie s'apprêtait à quitter le Pacte de Varsovie), un beau final riche en émotions, et un dénouement étroitement lié aux bouleversements politiques mais qui tranche avec les fins habituelles des romans policiers. 
Jusqu'aux dernières pages, Maria Fagyas surprendra les amateurs de polars et ne décevra pas les curieux d'Histoire.
« Nemetz réfléchit un moment. 
— Il n'y a plus d'affaire Halmy. Elle est classée. 
— Parce qu'elle n'a pas été résolue ? 
— Au contraire, parce qu'elle est résolue. 
— Vous savez donc qui est le meurtrier ? 
— Oui, je le sais. 
— Et qui est-ce ? 
— Il fait un froid, ici ! fit Nemetz. »

Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 8 septembre 2025

La Grande Arche (Laurence Cossé)

[...] L’élégance au carré.


Coup de cœur pour la plume de Laurence Cossé, vive, riche, enjouée, trempée dans l'ironie et la dérision. Elle arrive à nous captiver et nous intéresser à un sujet aussi ennuyeux et rébarbatif que la construction d'un immeuble de bureaux.

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L'auteure, le livre (368 pages, 2016) :

Mais quelle curieuse idée que d'ouvrir un livre documentaire sur la construction d'un édifice monumental de Paris La Défense !
Le livre de Laurence CosséLa Grande Arche, date de 2016 et un film (très réussi) en a été adapté cette année : L'inconnu de la Grande Arche réalisé par Stéphane Demoustier.
Livre et film sont au programme du du Festival de Vernoux Roman et Cinéma 2025 et c'est ce qui a motivé cette inhabituelle lecture, bien loin de notre zone de confort habituelle.

Les personnages :

Le personnage principal du bouquin c'est bien sûr ce quartier monumental de La Défense avec au cœur des enjeux politiques et immobiliers, la sortie du côté ouest, cette zone dite Tête-Défense qui attendait sa couronne depuis de nombreuses années.
L'autre grand rôle dans cette pièce dramatique c'est celui de l'architecte. Et bien malin le lecteur qui pouvait citer le nom de l'acteur avant d'ouvrir ce bouquin. On pense évidemment à Ieoh Ming Pei (qui proposera effectivement plusieurs maquettes) mais non, il s'agit d'un illustre inconnu (ce que souligne le titre du film adapté du livre). Un danois, à peine connu même chez lui, avec seulement quelques églises à son actif, mais ce sera finalement lui le vainqueur du concours international lancé par Mitterrand en 83, roulement de tambours, j'ai nommé : Johan Otto von Spreckelsen.
Spreck pour les intimes.
Le livre est donc aussi l'histoire de cette homme, « un homme pris dans une affaire énorme sans appui, sans agence, sans collaborateurs. Or son projet était quelque chose de dingue. »
On va découvrir également tous ceux qui ont œuvré à ce que le rêve d'un artiste soit réellement bâti pour de vrai, en dépit de si nombreuses contraintes techniques, financières, politiques, ...
Il y a là Robert Lion, également directeur de la Caisse des Dépôts.
Il y a là Paul Andreu, l'architecte ingénieur de ADP (oui, les aéroports).
On ne peut pas tous les citer ici mais sans ces deux-là, "le Cube" comme on disait alors, ne serait pas devenu La Grande Arche, dont l'inauguration aura lieu le 15 juillet 1989 pour le Sommet du G7 qui se tient à Paris lors du bicentenaire de la Révolution.

♥ On aime vraiment beaucoup :

 Agréable surprise, la plume de Laurence Cossé est vive, riche, enjouée, trempée dans l'ironie et la dérision : c'est précisément ce qu'il fallait pour captiver le lecteur et l'intéresser à un sujet aussi ennuyeux et rébarbatif que la construction d'un immeuble de bureaux, fut-il cette fameuse Grande Arche.
 On apprend évidemment beaucoup de choses sur cet étonnant bâtiment. En quelques lignes, Laurence Cossé arrive à nous passionner pour les avantages du béton précontraint (inventé en 1928) sur le classique béton armé (qui date de 1886) ! 
Quelques lignes qui n'ont l'air de rien mais qui sont lumineuses et truffées d'infos soigneusement documentées, de fine ironie et même d'autodérision. Tout cela de la part d'une auteure qui ne s'y connaissait sans doute pas plus que nous hier en techniques de BTP.
« Les efforts de documentation auxquels j’ai dû m’astreindre pour écrire sans trop d’inepties les paragraphes précédents ont réduit en poussière un des piliers de mon équilibre psychique. »
Depuis des années, l'édifice s'était fondu dans le panorama familier des Parisiens, mais la lecture de ce roman va inciter les lecteurs à redécouvrir La Défense et à porter un tout autre regard sur ce bâtiment hors du commun : on comprend mieux pourquoi les étrangers viennent se photographier à ses pieds.
 Cette histoire est également une véritable immersion dans les coulisses du pouvoir et l'arrière-cour de nos institutions : sordides tractations politiques, subtiles magouilles financières, rivalités d'egos disproportionnés, ... on connait la musique bien sûr, mais Laurence Cossé nous en propose une relecture vivante et instructive. « Autour de cette œuvre monumentale, il y a eu des conflits monumentaux » ou encore : « comprenne qui pourra au royaume du Danemark. Il y a quelque chose de pourri dans la République française. »
 Et puis bien sûr, il y a le feuilleton Spreckelsen : cet improbable architecte danois, sorti d'on ne sait où et toujours flanqué d'une épouse aussi élégante que secrète. Le lauréat du concours y gagnera la célébrité (ou presque) mais quittera le chantier, de guerre lasse, usé par les querelles et les contraintes.
Après avoir démissionné en 86 aussi discrètement qu'il était arrivé en 83, il finira même par y laisser la vie : la maladie le rattrapera en 87 avant que son "Cube" magique soit inauguré. 
L'ironique Laurence Cossé nous dit que « les grands danois, dits aussi dogues allemands, sont souvent braques »
Spreck, le rêveur sublime, « n’avait en tête que sa superbe épure, et la certitude qu’on allait l’abîmer. Il ne voulait céder sur rien. Pour finir, il a refusé l’obstacle. La construction, c’est une épreuve. Il l’a refusée. » 
De là à imaginer que le décès de l'architecte est peut-être celui de la légende qui veut qu' « on ne peut pas construire un monument si un être humain n’est pas sacrifié. Sinon, le monument s’écroule, et s’écroule toutes les fois qu’on essaie de le remonter. Pour conjurer cette malédiction, il faut emmurer quelqu’un de vivant dans les fondations. »
Quant à son Arche si élégante, « Johan Otto von Spreckelsen ne l’a jamais observé[e]. Parmi tous les marcheurs qui avancent vers l’Arche, parmi les passants qui s’arrêtent à sa vue, puisse l’un ou l’autre, un instant, avoir une pensée pour celui qui n’aura pas vu la Forme très pure dont il avait eu la vision. »

Pour celles et ceux qui aiment les bâtisseurs.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu dans le cadre du Festival de Vernoux Roman et Cinéma 2025.
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

jeudi 4 septembre 2025

Les 8 vies d'une mangeuse de terre (Mirinae Lee)

[...] J’ai l’impression d’avoir mille ans déjà.


L'Histoire tourmentée de la Corée à travers l'histoire d'une femme insaisissable aux multiples noms et visages : un parcours horrifique et incroyable.
Premier gros coup de cœur de cette rentrée littéraire 2025.

❤️❤️❤️❤️❤️

L'auteure, le livre (420 pages, septembre 2025, 2023 en VO) :

Mirinae Lee est née en Corée du Sud et vit aujourd’hui à Hong Kong.
Son premier roman, Les 8 vies d'une mangeuse de terre, s’inspire - très librement - du parcours de de sa grand-tante qui, comme la femme du roman, a réussi à fuir la Corée du Nord.
La traduction de l'anglais (Corée) est signée par Lou Gonse.

Le pitch et les personnages :

L'employée d'une maison de retraite de Corée du sud, se met en tête de recueillir les confidences des pensionnaires pour rédiger leur nécrologie, à partir de quelques mots-clés.
« – Alors, quels sont vos huit mots, madame Mook ? demandai-je, remarquant le retour de son sourire insolent. 
– Esclave. Reine de l’évasion. Meurtrière. Terroriste. Espionne. Amante. Et mère.
– Ça fait sept. Pas huit, fis-je observer. 
– Vous avez donc vraiment écouté. Son sourire insolent s’élargit. »
L'histoire que va nous raconter la vieille Madame Mook est véritablement hallucinante et nous allons parcourir toute l'histoire récente de la Corée et de ses guerres, la colonisation japonaise du début du siècle, la guerre du Pacifique et la seconde guerre mondiale, la partition du pays en 1953 et la période communiste en Corée du nord.
Chacun des chapitres va retracer une étape du parcours dantesque d'une femme insaisissable aux multiples noms et visages.
En 1961, Vierge fantôme à la frontière nord-coréenne.
En 1938, Quand j’ai arrêté de manger de la terre.
En 1950, Mettez le feu.
En 1942, Conteuse.
En 1955, Pour un grain de beauté.
En 2005, L’espionne qui écrit en jaune.
En 2006, Confessions d'un couple ordinaire.

♥ On aime vraiment beaucoup :

 L'histoire qui nous est contée est tout à fait épouvantable : les temps de guerre ne sont pas vraiment cléments envers les femmes et notre héroïne affrontera le pire, l'esclavage comme femme de réconfort pour les troupes japonaises ou comme fille à soldats pour les GI, entre autres vicissitudes.
Alors qu'est-ce qui fait qu'on ne peut plus lâcher cet effroyable récit, une fois que la vieille dame Mook a pris la parole et se met à nous raconter sa vie, aussi tragique qu'incroyable ?
C'est sans aucun doute le talent de conteuse de Mirinae Lee, un don qu'elle partage volontiers avec Madame Mook : un chapitre est même intitulé Conteuse, et l'on sait depuis Shéhérazade que c'est un talent utile à la survie des femmes. Mais ces contes ne sont pas des histoires à raconter aux enfants.
« Tu me demandais de te raconter les mêmes histoires encore et encore, même si tu en connaissais les moindres détails, chaque boulon de leurs structures narratives, chaque virgule et chaque soupir, simplement parce que c’étaient tes préférées. »
 Au fil des multiples 'vies' qu'elle a traversées, des apparences qu'elle a adoptées et des identités qu'elle a empruntées, Madame Mook, ou quelque soit son véritable nom, va se révéler insaisissable et experte en manipulation, mensonge et mystification. Le prix de sa survie car « parfois un mensonge n’est pas un moyen de blesser les autres, mais simplement une tentative de survie. Une tentative pour rester sain d’esprit. »
➔ Cette héroïne énigmatique va permettre à Mirinae Lee de jongler avec les époques, de jouer habilement avec le lecteur et de le mener par le bout du nez depuis les horreurs indicibles de la guerre jusqu'à la douce subtilité d'un grain de beauté. Puisque tout cela n'est peut-être qu' « une illusion. Penser que l’on connaît vraiment quelqu’un. »
Chaque chapitre, chaque période, est le prétexte pour une histoire à part entière (d'ailleurs certaines sont parues initialement sous forme de nouvelles), des histoires qui vont s'entre-croiser les unes avec les autres tissant chaque facette, chaque 'vie' de cette mangeuse de terre avec son lot de mystères et de secrets. 
Un éclairage, une explication, apparaîtra parfois beaucoup plus loin, dans une autre 'vie', un autre chapitre.
 Avec ce premier roman, maîtrisé de bout en bout, Mirinae Lee nous livre ici une formidable histoire dont le personnage géophage est une femme tout aussi incroyable : « Après avoir vu ce que j’ai vu, avoir fait ce que j’ai fait, j’ai l’impression d’avoir mille ans déjà. »

Pour celles et ceux qui aiment la Corée.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Phébus (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

vendredi 6 juin 2025

Calle Malaga (Eacersall, Blondel)


[...] Une narration silencieuse.

De très beaux dessins et une colorisation grandiose : ce sont les images qui racontent l'histoire. Un court récit, comme une nouvelle, l'histoire d'un homme taiseux et solitaire qui erre comme un fantôme dans les rues d'une ville déserte, hors-saison.

❤️❤️❤️❤️❤️

Les auteurs, l'album (72 pages, 2025) :

Au scénario : Mark Eacersall qui vient de l'audio-visuel (comédien, cinéaste, et j'en passe), mais qui n'en est pas à son premier album.
Au dessin : James Blondel (né en 1997), qui en-dehors de la BD, est également prof de SVT. 
Tous les deux signent ce roman noir au soleil : Calle Málaga.
Enfant, le scénariste français Mark Eacersall a grandi dans le souvenir de l'atelier de son père qui, le dimanche, peignait d'après des cartes postales d'Espagne. De quoi alimenter son imagination puisqu'il nous invite, avec cet album, dans une station balnéaire hors-saison.
C'est le normand James Blondel qui signe les dessins et la remarquable colorisation de Calle Málaga.

♥ On aime vraiment beaucoup :

  Quelque part en Espagne, Calle Málaga s'étouffe sous les couleurs orangées du soleil, même si l'on est encore hors-saison. Dans cette ambiance de ville fantôme, erre un jeune homme solitaire. Son visage reste souvent dans l'ombre des éclairages somptueux de Blondel : l'homme seul est comme un spectre dans la ville déserte.
Le gars est un sombre taiseux et on devine bien sûr qu'il est en cavale, qu'il fuit la police et peut-être même ses complices. Sur le palier de son appartement, il fait la rencontre d'un personnage sympa, un petit gros jovial, un peu envahissant, qui va même l'emmener dans la sierra pour admirer les fleurs du printemps. 
 L'album est court, le récit également : s'il s'agissait d'un écrit on parlerait d'une nouvelle
Un personnage ou deux, le décor de la ville déserte, deux ou trois péripéties à peine suggérées, des souvenirs presque, et la chute. 
C'est remarquable d'autant que ce ne sont pas les bulles et les dialogues qui viennent envahir ces très belles planches. Mark Eacersall le dit lui-même : c'est « une narration silencieuse, où ce sont les images qui parlent ».
 Et puis il y a les planches de James Blondel : une ligne claire et bien nette magnifiée par une colorisation superbe. C'est sans hésitation, un des plus beaux albums qu'on ait vus cette année.
Alors qu'en reste-t-il une fois l'album refermé ? 
« Une nuit à la belle étoile ... avec un ami. ». Ah, voilà une belle conclusion.


Pour celles et ceux qui aiment les fleurs espagnoles.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Grand Angle (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

dimanche 1 juin 2025

Ravage (Ian Manook)


[...] Le trappeur fou de Rat River.

L'histoire incroyable mais 100% vraie de la traque du "trappeur fou de la Rat River" dans le grand nord Canadien, en 1932. Quand la furie des hommes défiait celle de la nature.

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L'auteur, le livre (319 pages, mai 2023) :

On connait bien désormais ici Ian Manook cet écrivain-voyageur, auteur de thrillers dits "ethniques", qui nous balade depuis une dizaine d'années vers diverses contrées exotiques, depuis la Mongolie de son Yeruldelgger jusqu'à son plus récent Krummavisur islandais.
Ian Manook c'est l'un des multiples visages de Patrick Manoukian, journaliste au look de Commandant Cousteau (il écrit également sous le pseudo de Roy Braverman pour des trucs plus américains).
En 2023, il avait publié ce Ravage qui était un peu passé en dessous de nos radars mais c'est sa dernière traque dans la toundra, Débâcle, qui nous l'a fait ressortir de sous la neige.

Le contexte :

 Si ce Ravage est un peu méconnu, il faut le réhabiliter rapidement : c'est peut-être bien le meilleur Manook à ce jour, vraiment.
Peut-être parce que l'auteur met en scène une histoire vraie : la traque en 1932 du trappeur fou de la Rat River par la Gendarmerie Royale Canadienne. Une immense chasse à l'homme qui mobilisa des dizaines de trappeurs et de policiers, des centaines de chiens, des dizaines de traîneaux et même un avion pendant presque deux mois de traque !
Tout ça pour un gars dont on ne connaîtra même pas le vrai nom. Jones peut-être.
Il en faut moins pour éveiller notre insatiable curiosité !

♥ On aime vraiment beaucoup :

 Dès le prologue, nous voici partis à fond de traîneau pour Aklavik, au pied des Monts Richardson qui marquent la frontière entre les Territoires du Nord-Ouest (Canada) et l'Alaska. Bref, au bout du monde.
Il ne faut que quelques pages à Manook pour nous emmitoufler dans nos fourrures et nous sangler sur le traîneau. C'est parti pour plusieurs semaines de traque, de neige, de raquettes, de blizzard et de chiens. 
De drame.
« [...] Les chiens comprennent le drame qui se joue. L’urgence aussi. Malgré la nuit et le froid, ils redoublent d’efforts. La température est tombée sous les cinquante degrés. Le blizzard souffle d’interminables rafales chargées de poudrin. Des cristaux abrasifs comme de la poussière de verre. Le traîneau file dans la nuit blanche de cette tempête qui n’en finit plus. »
Et ce ne sont là que les tout premiers mots du livre, les tout premiers moments d'une traque qui va durer sept semaines ! Une éternité pour ces hommes pris dans le froid, la neige, la glace et le blizzard.
 Mais quels sont donc les crimes abominables commis par « le trappeur fou de Rat River », quelle horreur a-t-il commise pour que la GRC lance après lui « onze hommes et soixante-trois chiens au total » et après quelques tentatives infructueuses, bientôt « six équipages, douze hommes et quarante-deux chiens », mais ça ne suffit toujours pas et il faudra encore « dix-huit hommes et une soixantaine de chiens »
Et cela ne fait que commencer, il en faudra toujours plus. 
Et même un avion de reconnaissance pour en finir !
« [...] À raison de cent vingt kilos de viande par jour pour les animaux et onze pour les hommes. Sept cents kilos de nourriture. C’est ce qu’il faudrait. Plus les équipements, les tentes, les raquettes, les armes, les munitions. Une expédition. »
« [...] Elle lui répond d’un triste mouvement de tête, comme s’ils allaient au-devant du désastre. »
Et au fait, ce crime terrible donc ? Ah, tenez-vous bien : « Il n’avait rien fait, ce Jones. Tu n’es même pas certain qu’il n’avait pas de permis de trappe. »
« [...] — Jones ne compte plus, Bauwen. Il s’est mis hors la loi en tirant sur un gendarme, tant pis pour lui. 
— Sur l’un des quatre gendarmes armés jusqu’aux dents qui ont essayé de forcer sa porte pour contrôler son permis de trappe ? 
— Ils avaient un mandat. 
— Oui, je sais. Ils avaient la force et la loi avec eux, mais regardez où cette histoire de permis nous a menés : huit équipages, une soixantaine de chiens, presque une douzaine d’hommes prêts à en découdre, inspecteur, pour un simple contrôle de routine ! »
 Très vite on devine qu'au-delà du récit épique d'une course folle dans le grand nord (un registre où excelle cet auteur), on devine que Manook s'est emparé de cette histoire car c'est celle d'une folie furieuse, celle d'hommes assoiffés de sang, de vengeance, aveuglés par le blizzard certes mais aussi et surtout par la colère, le comportement grégaire, l'appât du gain, « le courage des couards, l’hystérie de la horde ».
C'est un lieu commun que de dire que l'homme est un loup pour l'homme, mais en voici la démonstration implacable. Et malheureusement authentique, il faut le rappeler.
Et les loups, ça les trappeurs canadiens connaissent bien.
« [...] En meute, les hommes ne sont pas des loups. Ils ne respectent pas les consignes et la stratégie de l’alpha. Être en bande leur donne un courage malsain. Ce n’est pas une force organisée, mais un assemblage de violences individuelles. Walker n’aurait jamais dû prendre la tête d’une telle équipée. Il ne pourra rien contre la démesure de leur vengeance.
[...] — Regardez ce que vous avez fait de cette traque : trente hommes, soixante-dix chiens, un avion, contre un seul homme. À quoi ça sert ?
— À l’acculer quelque part pour l’arrêter. Je vous jure que je n’ai pas l’intention de l’abattre.
— Vous peut-être pas, mais vos hommes, eux, n’ont que ça en tête.
[...] — Jones ne se rendra pas, Hattaway. D’un obscur trappeur qui ne demandait rien à personne, nous avons fait un assassin de gendarme.
— La Gendarmerie royale n’a rien à se reprocher, s’indigne Hattaway.
— Bien sûr que si, réplique Walker, résigné. On l’a poussé à commettre la faute qui justifie notre acharnement.
Alors bien sûr, on sait dès le début que tout cela finira très mal.
« [...] — Je suppose que vous êtes fiers d’avoir abattu un homme dans ces conditions.
— Ce n’était pas un homme, ose Neville.
— Et qui était-il, alors ?
— C’était Jones, le trappeur fou de la Rat River. »
Certains furent même tentés d'admirer le courage tenace et la force prodigieuse de ce trappeur Jones qui, dans le froid, la peur, la neige, la faim, échappa pendant de longues semaines à des poursuivants nombreux et suréquipés ...

La curiosité du jour :

Comme toujours, on retrouve avec Manook, un amoureux des pépites de notre langue.
J'en ai relevé au moins deux ici.
D'abord ce curieux ravage du titre : un mot qui désigne les dégâts causés par les immenses troupeaux de plusieurs milliers de caribous pendant leur exode saisonnier. De quoi faire disparaître les traces d'un fuyard habile !
« [...] Loin devant eux, la plaine immaculée est labourée. Une rivière de neige piétinée, large d’une centaine de mètres. Et qui s’étend à perte de vue, au nord comme au sud. 
— Un ravage, dit Claudel dans un sourire. Le salopard ! »
Et puis cet hallali qui (dictionnaire à l'appui) n'a pas qu'une seule déclinaison :
« [...] C’est l’hallali courant d’un homme aux abois. Viendra l’hallali debout, quand il sera cerné de toutes parts, puis celui à terre, une fois qu’il sera tombé. »
Forcément on apprendra aussi beaucoup de choses sur les chiens de traîneau - c'est le côté "gentil/sympa" de cette terrible histoire - comme par exemple, à faire la différence entre les team dogs et les swing dogs !

Pour celles et ceux qui aiment la trace dans la neige.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

vendredi 16 mai 2025

Taxi de nuit (Jack Clark)


[...] La ville ne serait jamais propre.

Chronique urbaine hyper réaliste : les mémoires d'un vieux chauffeur de taxi de Chicago. Une prose au ras du bitume qui peut rappeler celle de Bukowski.

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L'auteur, le livre (240 pages, mai 2025, 1996 en VO) :

Avez-vous déjà lu un chauffeur de taxi ?
Et bien c'est le moment : l'américain Jack Clark (né en 1949) fut longtemps taxi de nuit à Chicago. 
Ses premiers écrits, il les vendait directement à ses plus fidèles passagers avant d'attirer l'attention d'un éditeur !
Taxi de nuit est son premier bouquin traduit en français, mais il date de 1996.

Le canevas :

Edwin Miles, dit Eddie, est taxi pour la compagnie Sky Blue. Il travaille de nuit et c'est son partenaire qui prend la voiture pour la journée. Le soir, Eddie charge, roule, dépose, et sillonne la ville aux côtés des taxis des autres compagnies, Yellow, Checker ou Flash.
Mais ni les rues sombres ni les cités pauvres de Chicago ne sont vraiment sûres.
On parle même d'un mystérieux tueur en série qui s'en prend aux chauffeurs de taxi : « trois chauffeurs de taxi de Chicago ont été tués depuis le début de l’année ». Et c'est l'un des meilleurs amis de Eddie, Lenny, qui sera la prochaine victime : « le meurtre de Lenny avait fait la une des journaux, ils en avaient parlé à la télé, les taxis qui se faisaient braquer étaient sur toutes les lèvres ».
Un soir, Eddie va même sauver une toute jeune femme qu'il découvre dans la lueur de ses phares, sauvagement tailladée au fond d'une ruelle obscure : elle le prend pour un ange de la nuit (le titre en VO était : Nobody's angel).
Eddie va aider les inspecteurs Hagarty et Foster à mener cette double enquête pour retrouver le meurtrier de la jeune femme (elle n'est pas sa seule victime) et celui des chauffeurs de taxi.
Ah, et puis c'est un bouquin dont on peut dévoiler la dernière page sans risque de spoiler :
« POUR VOTRE SÉCURITÉ PRIÈRE DE DESCENDRE CÔTÉ TROTTOIR UNIQUEMENT » !

♥ On aime beaucoup :

 Excellente surprise que la découverte de cette chronique urbaine hyper réaliste !
C'est une prose au ras du bitume, minimaliste, factuelle. Les chapitres sont même ponctués d'extraits du règlement municipal !
« [...] Toute discrimination dans la sollicitation, l’acceptation ou la qualité du service fourni aux passagers en raison de leurs origines, de leur genre, de la zone géographique de leur prise en charge ou de leur destination dans la ville de Chicago est strictement interdite.Ville de Chicago,
Département des Services aux consommateurs,
division des véhicules de transport de passagers. »
Et le lecteur commence à se laisse bercer sur la banquette arrière par le refrain monotone du chauffeur de taxi.
« [...] Deux dollars quatre-vingts au compteur ; elle m’en a donné trois et m’a dit de garder la monnaie.
[...] Le compteur annonçait quatre dollars quarante quand je me suis garé à côté d’une nuée d’autres taxis. La femme m’a tendu cinq dollars. « Gardez-les », m’a-t-elle dit.
[...] Dix dollars au compteur. Elle m’a donné treize. « Merci beaucoup, j’ai dit en ouvrant la portière. »
 Ce style dégraissé jusqu'à l'os, sans fioritures, évoque fortement celui de Charles Bukowski, qui, tout comme Jack Clark ici, mettait en scène un double de lui-même dans ses romans (Hank Chinaski pour Bukowski).
Ces deux écrivains nous apportent la voix de la rue et l'on se souvient qu'avec Bukowski/Chinaski on découvrait les mémoires d'un vieux dégueulasse : heureusement le taxi de Clark/Eddie est beaucoup mieux tenu, plus propre ... et plus sobre !
Mais l'écriture reste bien la même : des phrases resserrées et lapidaires qui semblent se limiter à relater les événements ordinaires du quotidien, à dépeindre le réalisme cru de la ville.
Ce n'est qu'à force d'une répétition presque lancinante que l'humanité commence à transpirer du récit pour créer une atmosphère unique autour du personnage.
 L'intrigue policière tient un peu en haleine le lecteur et n'est ici que le prétexte à parcourir, avec Eddie le taxi, le plan quadrillé de Chicago en long et en large: depuis les quartiers en voie de gentrification jusqu'aux cités à moitié abandonnées comme celle de Cabrini.
« Cabrini-Green. Des barres et des barres de HLM sinistres construites par le gouvernement, entourées de terre battue et de parkings gris jonchés de détritus. Cette cité était le cauchemar des chauffeurs de taxi.
Quand j’étais enfant, des Blancs habitaient là. Mais c’était il y a longtemps. Maintenant, presque tous les habitants étaient noirs, pauvres et au chômage »
.
Et la nuit, du côté du West Side, plane toujours le fantôme des émeutes raciales de 66 et 68.
« [...] À écouter les chauffeurs, tout était merdique. Ils ne gagnaient jamais d’argent. S’il y avait du soleil, ils se plaignaient parce que les gens marchaient. S’il pleuvait ils geignaient que tout le monde restait chez soi. »
« [...] Les femmes de ménage sortaient du travail et se hâtaient vers State Street pour prendre le bus en direction des quartiers sud-ouest. La dernière fois que l’une d’elles était rentrée en taxi, ça devait être en 1947. »

Pour celles et ceux qui aiment Joe le taxi.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce à Netgalley et aux éditions Sonatine (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.

mercredi 30 avril 2025

Et nous, au bord du monde (Nathalie Sauvagnac)


[...] En quittant la route des hommes.

Une belle plume, le temps de quitter un peu « la route des hommes » et de partager un moment avec « les qu'on voudrait qu'ils n'existent pas ».

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L'auteure, le livre (216 pages, fin 2024 en poche) :

Nathalie Sauvagnac est une femme de théâtre et avec ses deux premiers romans Ô Pulchérie et Les yeux fumés, elle s'est fait connaître dans le monde du roman noir.
Depuis, elle a sa place au sein de la meute des Louves du polar, le collectif qui entend promouvoir les plumes féminines du polar français. Le polar écrit au féminin que l'on commence à bien connaître ici.
Et nous, au bord du monde est son troisième roman publié en 2022 et sorti récemment en poche.

Les personnages :

« C’est une maison bleue adossée à la colline, le reste, c’est des conneries. On y accède en quittant la route des hommes ».
C'est comme une petite ferme, en région parisienne, peut-être vers Orsay, à l'écart de la ville. À moitié abandonnée, délabrée, sans eau ni électricité.
« Face à tout ça, la ville et ses banlieusards, la voie ferrée au loin et la grande nationale. Et nous, là, au bord du monde ».
Quelques éclopés de la vie y ont trouvé refuge, « des bancals, des pas solides ». Trois ou quatre marginaux s'y protègent, à l'abri d'une société trop dure, à l'écart de l'impitoyable machine à broyer ceux qui ne rentrent pas dans les clous.
Il y a là Jean-Mi : « Gaston Lagaffe en vrai. Il n’est pas laid, Jean-Mi, si on gratte un peu. Un peu brouillon ».
Il y a là Louis : « un Chewbacca hirsute, trapu ».
Et puis Nono quand il reviendra avec ses petits sachets.
Ces trois-là, ce sont « les trois ours de l’histoire … ».
Boucle d'or, ce serait Nadine, notre héroïne, la narratrice. Elle est en rupture de la société mais « pas encore prête à dormir dans la rue ». En rupture tout court, on lui devine un passé traumatisant, une enfance bien douloureuse.
[...] Je ne suis pas loin de la vérité si je dis qu’on est heureux. Là, juste là, à ce moment. Pas après, pas plus tard, parce que rien ne dure. Mais à ce moment précis, rien ne m’empêchera de croire qu’on est heureux.
Mais évidemment, on a « l'intuition qu’un grain de sable va s’insinuer dans le mécanisme fragile ».

♥ On aime beaucoup :

 Nathalie Sauvagnac c'est d'abord de la belle écriture. Très vite, le bouquin se retrouve hérissé de post-it ou de signets. Sans jamais basculer dans le prétentieux, les petites phrases et les bonnes formules font de cette lecture un véritable plaisir. C'est vif, sec, imagé et le lecteur passe sans cesse de la poésie la plus lumineuse à la noirceur la plus sombre. Car c'est tout de même un roman noir, et bien noir.
 Et puis il y a l'humanité, l'empathie dont fait preuve cette auteure pour nous faire partager quelques instants avec les losers, les paumés, les qui ont quitté « la route des hommes », les qui préfèrent rester « au bord du monde », les « vilains petits canards », les « mal traduits », bref « les qu'on voudrait qu'ils n'existent pas ». Ceux-là Nathalie Sauvagnac les fait exister, pour nous, et elle arrive, avec ruse et malice, à nous glisser dans leur personnage, dans leur peau.
À tel point, qu'à la fin de ce petit bouquin, le lecteur se trouve bien conformiste et se dit qu'il ferait peut-être bien de tout plaquer, tout larguer, et de prendre la route pour aller voir ailleurs.
Ou d'embarquer dans un autre roman de cet auteure.

Pour celles et ceux qui aiment les paumés.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Ma chronique dans les revues ActuaLitté et Benzine.  

mercredi 9 avril 2025

L'avocat du diable (Jean-François Pasques)


[...] Il était capable du pire.

Jean-François Pasques c'est le flic 'psychologue' de la PJ. Ses polars sont toujours écrits avec beaucoup de finesse et cherchent à pénétrer l'intimité des personnages à travers leurs mensonges ou leurs aveux. Cet épisode évoque avec sensibilité le sujet du féminicide.

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L'auteur, le livre (304 pages, avril 2025) :

Jean-François Pasques occupe une place un peu à part dans le paysage du polar français.
On l'avait découvert en 2022 avec Fils de personne, le succès qui lui a valu sa notoriété.
On le retrouve ici avec L'avocat du diable, un roman qui aborde le sujet du féminicide et plus généralement des violences faites aux femmes. Sujet délicat mais hélas toujours d'actualité. 
Si Jean-François Pasques est toujours dans la police (à Nantes), il a d'abord été flic à la PJ de Paris, celle-là même qu'il met en scène dans ses romans.

Les personnages :

On a plaisir à retrouver là le commandant Julien Delestran héros récurrent, toujours accompagné de sa jeune protégée, la lieutenante Victoire Beaumont, et de la psychologue de la PJ, Claire Ribot.
Dans le box des accusés, on va trouver Dominik Jean, alias DJ. Celui qui va être soupçonné de viol est une célébrité du monde des lettres et du monde tout court : on se retourne sur lui dans la rue pour le dévisager ou obtenir une dédicace.
"Écrivain à succès. Son talent avait été reconnu par l'obtention de nombreux prix littéraires prestigieux. Chevalier des arts et des lettres. Il avait refusé la Légion d'honneur".  Il fut même un temps "vice-consul à Buenos Aires"
JF. Pasques a fait ça bien et le lecteur visualise immédiatement une figure ou une autre parmi celles qui ont fait les gros titres ces dernières années. Et il n'en manque pas.
[...] – On ne peut pas rester insensible à ce qu’il est. 
– C’est-à-dire ? 
– Un homme remarquable. Au sens premier du mot : qui attire l’attention.
Ce fameux, inénarrable, incorrigible "DJ était capable du pire pour s’attribuer les faveurs des femmes, cependant rien n’était répréhensible au niveau du Code pénal. Absence de violence, de contrainte, de menace ou de ruse, tout reposait encore une fois sur l’emprise qui avait conduit ses proies à lâcher prise".
Il est "irritant, cynique et particulièrement odieux", c'est "un grand malade qui joue les seigneurs",  les qualificatifs ne manquent pas, un "grand manipulateur", un "séducteur compulsif" : "la perversité narcissique mise en forme dans un piège diabolique". Ouf.

Le canevas :

La PJ parisienne est en émoi : c'est une femme qui va prendre la tête du 36, la commissaire Rachel Delépine.
Madame Delépine n'est pas la bienvenue dans ce monde viril d'autant que l'une de ses premières décisions est de mettre au placard le commandant Delestran, après une 'bavure' policière cause d'un dommage collatéral parmi les civils.
C'est donc l'adjointe de Delestran, la lieutenante Victoire Beaumont, qui prend la tête du 'groupe' avec lequel elle va enquêter sur un meurtre de femme.
Au fond de son placard, Delestran se voit confier un dossier franchement casse-gueule : un écrivain-diplomate (véritable célébrité médiatique, connue de tout le monde) est accusé de viol par l'une de ses conquêtes. Mais la dénonciation arrive sept ans après les faits et il n'est pas facile de vérifier les affirmations de l'une ou de l'autre.
De son côté Victoire Beaumont enquête sur un meurtre et va bientôt trouver un coupable idéal : mais est-ce vraiment aussi simple que cela ? 
Alors, qui a donné son âme au diable et qui va devoir endosser la robe de l'avocat du diable ?

♥ On aime :

 Écrivain, policier : voilà deux métiers qui, pour notre plus grand plaisir, nous valent quelques bonnes lectures. Mais derrière ces deux métiers de Jean-François Pasques, s'en cache peut-être un autre : celui de psychologue
Car ce qui intéresse cet auteur, adepte de Simenon, c'est bien d'aller explorer ce qui se cache au fond de l'âme humaine, de pénétrer dans l'intimité des gens à travers leurs mensonges ou leurs aveux - il a le goût des autres, comme il le dit lui-même.
Et comme il le fait dire à son alter ego, le commandant Delestran, héros de ses romans : il cherche à "assouvir sa petite vanité d’approcher le secret des choses dans les rapports humains, son appétence de curiosité humaine".
Cette perspective singulière, ce regard sensible, font de ses romans policiers des curiosités à ne pas manquer dans un genre souvent convenu.
[...] Vous m’intéressez, commandant. Je ne pensais pas qu’un policier puisse avoir une aussi fine analyse.
Mais, dites-moi, j’ai affaire à un policier ou à un psychologue ?
Voilà un roman policier avec, pour une fois, des hommes qui aiment les femmes, pour paraphraser un titre célèbre dans ce genre littéraire.
 On l'a dit, Jean-François Pasques aborde le difficile sujet du féminicide dans ce roman. Mais il ne peut résister à faire le lien avec le précédent (Fils de personne) qui évoquait les naissances sous X : ici dans ce nouveau roman, l'un des personnages ne connait pas ses parents : "abandonné le jour de sa naissance à la maternité de l’hôpital Pasteur, DJ avait été élevé par l’Assistance publique".
 Le personnage de DJ est une sacrée trouvaille, cet odieux mais fascinant bonhomme est "un vrai personnage de roman" (ah, ah) soigneusement exploité tout au long de l'enquête policière.
À moins que tout cela ne soit un bel écran de fumée pour égarer le lecteur et masquer ce qui se trame dans les rangs mêmes de la police ?
[...] –Vous avez peur ? 
– Oui. J’ai toujours un peu peur des choses qui se passent entre un homme et une femme. 
– Je comprends. 
– Je n’en doute pas.
Alors, coup de cœur pour ce livre, écrit avec finesse, qui propose différentes lectures et réserve quelques surprises comme cet épilogue que l'on ne voit pas vraiment venir.

Pour celles et ceux qui aiment les femmes.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Fayard et NetGalley (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.   

vendredi 28 mars 2025

La maison des portes (Tan Twan Eng)


[...] Il n’y avait pas de secrets.

Direction la Malaisie pour un bel hommage à Somerset Maugham et à la splendeur passée des colonies britanniques.

❤️❤️❤️❤️❤️

L'auteur, le livre (384 pages, mars 2025, 2023 en VO) :

Tan Twan Eng est un écrivain d'origine chinoise mais il est né en Malaisie en 1972. Il vit désormais en Afrique du Sud à Cape Town. Plusieurs de ses livres ont déjà été traduits en français.
Dans ce nouveau roman, La Maison des Portes, il met en scène le célèbre écrivain William Somerset Maugham (un peu has-been aujourd'hui mais c'est l'occasion de le (re-)découvrir) qui a longtemps sillonné l'Asie du Sud-Est et qui signa plusieurs nouvelles dont celle qui donna, dans les années 20, son titre au recueil intitulé Le sortilège malais
Maugham était connu pour être homosexuel mais aussi appointé comme espion par l'Intelligence Service.
[...] Le paquet s’est déchiré et j’ai vu apparaître le coin d’un livre. J’ai détaché le papier pour lire le titre : Le Sortilège malais, de W. Somerset Maugham.
La table des matières énumérait une demi-douzaine de nouvelles. J’ai feuilleté le livre pour arriver à la dernière. En lisant à voix basse le premier paragraphe, j’ai été transportée instantanément en Malaisie. 
Je n'ai pu moi-même résister à l'appel du large et au plaisir de découvrir cette époque, cet écrivain et ce pays méconnus.
La traduction de l'anglais (Malaisie) est signée par Philippe Giraudon.

Le canevas, les personnages :

Sur la véranda d'une belle maison coloniale de Penang, où à l'heure dite "le gong du dîner retentit et vous invite à gagner la salle à manger", il y a là Lesley et Robert Hamlyn, des britanniques charmants qui accueillent dans les années 1920 le célèbre écrivain Somerset Maugham et son amant-secrétaire Gerald.
Dans les années 1910, ces hôtes charmants avaient même fréquenté Sun Yat Sen, le révolutionnaire chinois malchanceux (jusqu'à cette époque du moins : il finira tout de même par fonder le Kuomintang et présider la nouvelle république chinoise !). 
Mais si, en apparence, les Hamlyn semblent former un couple parfait, qu'en est-il réellement ?
Et quel est le secret de cette maison des portes ?
[...] Les murs s’ornaient de battants de porte peints de fleurs et d’oiseaux, ou de montagnes embrumées.
— Je les ai prises dans des boutiques et des temples qu’on allait démolir, expliqua Arthur. J’ai toujours éprouvé un tel sihm-tnhia… 
Il se servit du mot hokkien pour « peine de cœur ». 
—… à l’idée qu’on allait en faire du bois de chauffage. Un jour, je me suis dit : pourquoi ne pas les acheter ? Ma grand-mère m’avait laissé cette maison, qui était restée vide. C’est l’endroit où j’entrepose mes portes.

♥ On aime beaucoup :

 Tan Twan Eng nous offre un bel hommage aux années 20, à Somerset Maugham, à la splendeur passée du Commonwealth, au charme désuet et rétro des colonies britanniques.
Il n'est plus très fréquent aujourd'hui de lire une belle prose classique : le style du roman est lui-même un hommage à Somerset Maugham, écrivain du siècle passé.
On peut évoquer L'histoire Birmane de Eric Arthur Blair (alias George Orwell) mais là où Orwell se montrait ironique et caustique, Tan Twan Eng nous invite plutôt à siroter "whiskys stengah et gins pahit" sur la "véranda profonde et ombreuse" de ces colons britanniques où il fait si bon vivre, si l'on veut bien ne pas lire entre les lignes.  
 Ce roman rend un bel hommage aux œuvres de Somerset Maugham et il y sera donc beaucoup question de relations dysfonctionnelles (comme on dit aujourd'hui) au sein de couples de la bonne société. L'homosexualité sera aussi largement évoquée, un sujet que Maugham évitait soigneusement dans ses œuvres, époque oblige.
[...] — Personne ne verrait rien d’extraordinaire à ce que des hommes comme vous restent célibataires toute leur vie. 
— Après ce qui est arrivé au pauvre… Oscar Wilde ?
 Tout le roman est inspiré d'histoires vraies (y compris le procès de Ethel Proudlock) et c'est une lecture qui permet de découvrir la société britannique et ses colonies, la Malaisie, l'écrivain Somerset Maugham, les premiers soubresauts révolutionnaires en Chine et Sun Yat Sen.
[...] —Je ne puis qu’approuver Sun d’avoir choisi Penang pour y installer son quartier général. On y trouve des banques anglaises pour transférer des fonds partout dans le monde, un service de télégraphie et un…réseau de transport considérable.
—Vous parlez comme un vrai espion, dit Lesley en lui jetant un regard oblique.
Avec une très belle fin, toute au service de la magnifique héroïne de ce roman un peu mélancolique : Lesley.
[...] Nous avions réussi l’impossible : notre liaison était restée secrète. Personne n’était au courant , personne ne se doutait de quelque chose. Au fil des ans, le souvenir de tout ce que j’avais partagé avec lui ne s’effaça pas, mais ses contours pâlirent peu à peu, devinrent flous, si bien qu’il m’arrivait souvent d’avoir l’impression que nous n’avions jamais eu de liaison, que ce n’était qu’une histoire que j’avais trop lue et relue autrefois, au point que je n’aurais su dire quand la fiction cédait la place au souvenir, ni quand le souvenir se fondait avec la fiction.

Pour celles et ceux qui aiment les colonies.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Flammarion (SP).
Ma chronique dans les revues Actualitté et Benzine.