Le plan-séquence virtuose – plus précisément le pénultième
plan du film - de Profession Reporter (Michelangelo Antonioni 1975).
Une traversée du miroir : de l’intérieur vers l’extérieur,
avec la symétrie des premières et dernières images de part et d’autre de la
grille de la fenêtre.
Mais aussi une pure mise en mouvement de géométrie de l’espace :
une très lente avancée rectiligne, une prise d’élan au moment du franchissement
par la fenêtre, puis un majestueux mouvement circulaire dynamisé par la
convexité de la façade des arènes en arrière-plan.
L’Andalousie de 1975 (plus précisément, Vera, 70 kilomètres
au nord d’Almeria) était une forme de bout du monde. L’urbanité minimale
évoque, si l’on veut, un village de western : un monument (les arènes), un
hôtel isolé pour les âmes errantes, un croisement de routes et une vaste
étendue minérale tout autour. Un rapide coup d’œil sur Google Street View nous
apprend, sans surprise, que plus de 45 ans plus tard, les vides ont été
comblés. Les vues de la commune de Vera nous indiquent que les arènes sont
toujours là, que l’hôtel a été rasé, et que comme partout ailleurs a été
installé… un rond-point.
On peut se permettre de trouver ce rond-point un peu
plus particulier que les autres. S’il ne reste plus grand-chose du lieu tel qu’il
a été filmé à l’époque, ce sens giratoire est peut-être un hommage inconscient
à ce mouvement d’appareil qui a marqué l’histoire du cinéma.
Autre lieu à la fois mythique et complètement évaporé, le
décor des Amants du Pont-Neuf (Leos Carax 1991) dont on fêtera bientôt les
trente ans de sa sortie (enfin « fêtera » je n’en sais rien, j’ai l’impression
que le film est presque oublié par rapport à d’autres Carax, en dépit de l’incroyable
histoire de sa fabrication).
Via ce blog, j’apprends que la trace de son incroyable décor...
... est
toujours visible sur le cadastre (à Lansargues, pas très loin de Montpellier).
C’est amusant de voir que le souvenir de films fameux s’inscrit
dans le territoire, à la manière de traces ou de cicatrices.
On a appris, il y a quelques jours que le mythique stade de San Siro à Milan allait être détruit. Le plus étonnant est que l'avis de la commission régionale dépendant du Ministère de la Culture italien, avait qualifié le bâtiment de "sans intérêt culturel".
Objection, votre honneur !
L'intérêt culturel du stade ne réside pas uniquement dans sa mémoire footballistique, mais bien artistique, puisqu'il accueille la plus belle oeuvre d'Op'Art involontaire des cinquante dernières années.
(Alors, est-il prévu de reconstruire, au moins une des colonnes d'accès ailleurs, et de la conserver comme installation ? A la manière du spécimen du Pavillon Baltard déplacé à Nogent, après l'éventrement des Halles.)
Désolé de ne pas alimenter plus souvent le blog, mais en attendant un peu d'autopromo.
Demain, samedi 20 novembre, dans le cadre d'une journée organisée par le Festival Image de Ville, je donnerai à 14h30, à l'auditorium de la Cité de l'Architecture (donc, l'ancienne salle de la Cinémathèque de Chaillot, frissons dans le dos....), une conférence sur les tours et gratte-cieux au cinéma, en tentant de montrer les différents "rôles" de cet acteur architectural qui peut même influencer la narration cinématographique. Le tout sera rempli de coq-à-l'ânes et de rapprochements arbitraires tels que je les affectionne. Si vous voulez donc savoir comment Paul Grimault et Rem Koolhaas partagent en fait les mêmes points de vue sans le savoir, comment King Vidor a influencé la carrière de Mies van der Rohe, ou entendre un nouveau "théorème de King Kong" qui n'a rien à voir avec Virginie Despentes, venez donc demain.
"L'architecture moderne est morte a Saint-Louis, missouri, le 15 juillet 1972 a 15 h 32, ou a peu prés..."Avec la précise froideur du médecin légiste, Charles Jencks date (dans son ouvrage de 1977) de l’heure de la première démolition « à la dynamite » d’un quartier HLM (celui de Pruitt-Igoe) la fin des utopies et spéculations du Mouvement Moderne en architecture. Après ces barres agonisantes, plus rien ne serait jamais comme avant. Mise en face de ses responsabilités urbaines et sociales, la profession ne pouvait plus faire l’innocente. L’ir onie de l’histoire retiendra que l’architecte de ces bâtiments honnis s’appelait Minoru Yamasaki qui venait alors de livrer un bâtiment autrement plus glorieux, le fameux…. World Trade Center. Voilà donc, dans l’histoire de l’architecture le seul architecte dont les édifices sont plus connus pour leur destruction que pour leur édification.
On peut tout de même se demander si en matière de mort symbolique de l’architecture moderne, le coup de grâce n’avait pas été porté deux ans auparavant avec le fameux épilogue de Zabriskie Point (Michelangelo Antonioni 1970). Rappelons que cette suite d’explosions filmées au ralenti, cette jouissive télépathie de destruction, ce pink-floydesque « détruire dit-elle » prend pour première cible une canonique « villa d’architecte ».
En réponse à cet extrait si fameux, j’ai découvert le travail d’une jeune agence Freaks architectes, qui intègre aussi (et avec pas mal d’humour) la vidéo dans son activité de recherche et de conception. Leur petit opus Faster than China se révèle d’une efficacité redoutable pour proposer une politique de reconstruction rapide et de résurrection de l’architecture bétonnée. Il me semble avoir déjà vu ce principe de « lecture inversée » dans une vidéo de Bill Viola (où des plongeurs paraissent décoller comme des fusées), mais au-delà de la potacherie du procédé (remettre d’aplomb les bâtiments qui s’effondrent), je vois poindre derrière cette vidéo une critique de ces dynamitages systématiques, qui s’ils offrent des moments cinégéniques,perpétuent l’idéologie de la tabula rasa et empêchent, en imposant un nouveau départ à zéro, toute sédimentation (historique comme mémorielle) de faire son œuvre.
Et dans ce perpétuel fracas destruction/reconstruction, je sens finalement que l’architecture moderne, dans ses réalisations les plus nobles (les villas) comme dans les moins désirées (les barres HLM) évolue suivant les oscillations du phénix: condamnée à renaître des cendres de ses échecs.
La musique est écrite dans le ciel (musique céleste) :
(Via. Quelqu'un connaît l'auteur de cette photo de partition zen et minimale ?)
*** La musique est écrite dans le paysage (musique contemporaine) :
Fundamental spectra over seven basic durations - schéma de Karl-Heinz Stockhausen 1955 (En lisant ça, j'apprends que pour inventer ce nouveau mode de représentation musicale, Stockhausen se serait juste inspiré des montagnes suisses de Paspels qu'il voyait à sa fenêtre.)
***
La musique est écrite sur les bâtiments (musique architecturale) :
Lumitectura (court-métrage d'Arno Bruderer 2010) (Joli petit film rappelant, de manière assez explicite que la géométrie, ce sont les gammes et la lumière les mélodies).
...une ville où l'architecture cherche tellement l'audace à tout prix que les églises ont des vitraux clignotants :
J'y suis donc pour suivre (une partie de) ce festival, festival tellement copieux qu'il ne me permet malheureusement pas de voir grand-chose en architecture, mais peut-être trouverais-je tout de même le temps d'aller ici.
De plus amples précisions au milieu de la semaine prochaine quand j'aurai retrouvé un clavier azerty et avé les accents.
Ministère des autoroutes, Tbilisi, architecte inconnu 1974 - photo de Frédéric Chaubin. (Le célèbre jeu vidéo datant de 1984, nous tenons sans doute là un bâtiment prophétique).
Quand j'ai découvert cette vidéo berlinoise, j'ai immédiatement pensé que l'on tenait peut-être là le secret du mode de composition de certains architectures. Et puis, j'ai cherché à poursuivre la question en me demandant quelle empreinte formelle (même inconsciente) le célèbre jeu vidéo pouvait avoir laissé. Bon, je me suis vite aperçu que je n'étais pas le premier à m'être posé la question. Sur l'idée de paraître léger et aérien, même avec des composantes rustres, vous pouvez lire ça. Et sur l'idée du modelage aléatoire jouant sur l'ambivalence entre réel et virtuel, vous pouvez lire ça. Bonne lecture chez les voisins, donc...
"Des îles désertes, on n'en trouve plus". C'est en gros ce que ne cesse d'entendre Jean-Arthur Bonaventure (Pierre Richard dans Les naufragés de l'île de la tortue - Jacques Rozier 1976). En bon messie robinsonnique, il s'échinera évidemment durant tout le film à nier les mises en garde et à vouloir prouver le contraire. Mais sans ce rêve, nous n'aurions jamais eu ce savoureux accostage sur un îlot (pas tout à fait) dépeuplé. Loin de nous l'idée de vouloir jouer aux tue-l'utopie, mais constatons simplement qu'au cinéma aussi, les îles désertes ne se trouvent pas forcément là où on les attend.
Figure 1 : L'île déserte en studio.
Saga of Anatahan (Joseph von Sternberg 1953)
Dénuement et méditation, sacralisation de l'apparition de chaque nouvel objet, devenus accessoires primordiaux de la tragédie annoncée.
Figure 2 : L'île déserte en chantier.
The world (Jia Zhang Ke 2005)
Le cœur de la mutation, c'est aussi l'éphémère. Bientôt ce chantier sera saturé, mais là, c'est un paradoxal îlot de paix : ses piliers d'où débordent des fers à béton deviennent de minéraux palmiers et si l'avion passe au-dessus de l'île sans la remarquer, les amants naufragés n'ont pas (encore) besoin d'appeler à l'aide.
Figure 3 : L'île déserte décrépite.
I don't want to sleep alone (Tsaï Ming Liang 2007)
Variante "vieillissement accéléré" de la précédente. Inversion des rapports de pleins et de vides. L'île n'est plus un plein au milieu d'un vide (l'océan), mais un vide préservé au milieu d'un plein (l'irrespirable Kuala Lumpur).
L'urbain stressé a peut-être les images de Rousseau et de Koh-Lanta en tête, mais beaucoup moins loin et beaucoup plus simplement, c'est bien au cœur des mégalopoles qu'est tapi le point terminal de cette quête chimérique du paradis perdu et non moins sauvagement brutal.
"Building 100% suicide-proof". Il est fort peu probable qu'un promoteur vende des locaux à une entreprises avec un tel argumentaire, encore moins qu'un architecte en fasse une ligne de conception de l'un de ses projets. C'est pourtant comme tel que le dernier projet de Richard Meier, l'immeuble Balthazar à la sortie du RER B à Saint-Denis est désormais présenté. Il est vrai que son locataire a été dernièrement sous les feux de l'actualité et pas pour la plus agréable des raisons, puisqu'il s'agit de France Télécom. Il est vrai que l'architecture de Meier (dont les oeuvres fameuses proches de nous sont le siège de Canal + et le musée d'art contemporain de Barcelone) se laisse souvent aller à un péché mignon : la promenade architecturale, déjà suspecte en temps ordinaire dans le monde du travail, mais qui, en ces temps dépressifs chez l'opérateur devient carrément bannie. Terrasses, passerelles, balcons, coursives, grand vide de l'atrium central ne sont plus vus comme des éléments d'animation des parcours, de respiration et de musicalité de l'espace, mais bien comme autant de pousses-au-crime. Bouchez-moi donc ces vides et rehaussez-moi ces rambardes, s'il vous plaît ! On ne sait à quel point ces "aménagements" portent atteinte au projet d'origine, mais vu de l'extérieur, c'est surtout le ridicule qui tue dans cette affaire.
Pour détendre l'atmosphère, nous ne pouvons que suggérer à l'encadrement de France Télécom d'expérimenter une autre méthode de management: celle de Michael Scott, le patron de la version US de The office, joué par Steve Carell (saison 6, épisode 1) :
Une méthode, qui contrairement à celle de France Télécom, demeure toujours à l'affût de nouveaux parkours dans l'architecture de ses bureaux (pourtant bien moins raffinée que celle de Meier), et surtout recycle les stages de motivation et de dépassement de soi en bonne cure de poilade : le meilleur moyen de ne pas vouloir en finir avec son boulot comme avec ses jours.
Là où Jaques Audiard passe...... l'herbe ne repousse plus.
Le décor (disons plutôt les lieux de tournage) du Prophète, avant / après. Images extraites de cet assez instructif sujet dans lequel on s'aperçoit que le décor - morceau de bravoure du film va bien au-delà d'un simple travail de construction et s'affirme comme une véritable réinterprétation de l'architecture contemporaine ordinaire (et de son devenir carcéral ?).
A quelques jours d'écart, je découvre le travail du photographe Michael Wolf, ou comment compacter l'architecture pour ne plus en retenir que la déclinaison chromatique d'une trame textile (ou le gratte-ciel revenu à l'état de tissu) :
Et je découvre également le Cinema Redux de Brendan Dawes (un photogramme par seconde, une ligne égale une minute), ou comment compacter un long-métrage pour ne plus en retenir que la déclinaison chromatique d'une trame lumineuse (ou le film - Vertigo- revenu à l'état de spectre lumineux).
Alors, est-ce que Michael Wolf et Brendan Dawes font la même chose ? Je ne saurais répondre, mais, placé devant leurs oeuvres, je vois au moins une autre conjonction : la nécessité d'aller fouiller du regard les moindres cases de ces compressions monolithiques, pour y dénicher des émotions derrière ces images ramenées à l'état de pixel, qu'elles proviennent des films (où est ma scène préférée ?) ...... ou du quotidien de la ville. Cf ce genre de vues où l'oeil commence à rentrer dans les appartements : ou encore plus explicite les zooms de la série Transparent city details.
Effroi du monumental et frisson du voyeurisme. Face aux images de Michael Wolf ou de Brendan Dawes, c'est le spectateur qui agit comme ses frères photographes, ceux de Fenêtre sur cour (Alfred Hitchcock 1955) et de Blow up (Michelangelo Antonioni 1966).
Exposition Michael Wolf, jusqu'au 26 septembre, à cette adresse.
« [Pour mon film], le schéma d’une mégalopole beaucoup plus vaste que celle que nous connaissons actuellement sera réalisée par Rem Koolhaas qui se charge de sa conception ; le travail est en cours et sera documenté ici au fur et à mesure de son avancement. »
Michel Houellebecq (propos tenus à la Biennale d’art contemporain de Lyon 2007)
Si j’avais entendu ces propos à l’époque, j’aurais tremblé en attendant l’adaptation filmique de La possibilité d’une île. Pensez donc ! Koolhaas et Houellebecq, main dans la main, pour designer la « métropole post-humaine ». Deux regards qui savent non seulement décrypter l’anonyme environnement globalisé du commerce et du loisir dans lequel nous baignons, mais aussi le détourner au service de leurs propres inspirations, de leurs voix qui parviennent à faire rimer clubs et hubs, playa bianca, Prada et Lufthansa. Deux regards où derrière le masque du provocateur perce, somme toute, l’œil du moraliste. Trop belle conjonction ? Attente forcément déçue d’un nouveau jalon dans la représentation de la ville contemporaine ? Résultat de la rencontre des deux titans : rien d’autre que ce morphing qui nous laisse à la fois sur notre faim et à la porte de la dite mégalopole :
Plutôt qu’une mégalopole visionnaire (qui sonne de toute façon inachevée), ce schéma n’évoque rien d’autre qu’un circuit imprimé en trois dimensions voire, pour ramener des références, un plagiat du déjà effrayant Plan Voisin de Le Corbusier en 1925. Je ne dis pas cela pour tirer sur l’ambulance d’un film décrié (et d’ailleurs pas si pire qu’on ne l’a dit). J’irais presque jusqu’à penser que l’échec du film rend presque la voix de son auteur plus émouvante, ou plutôt il est intéressant de voir, en passant de support en support, les inflexions de la voix houellebecquienne : incantatoire à l’écrit, ironiquement chuchotée en chansons, essoufflée au cinéma.
Non, je ne dis pas cela juste pour me moquer mais pour montrer que filmer de la pure géométrie peut aussi donner des résultats éminemment sensibles et surprenants. La preuve :
Performance de 555 Kubik - How it would be if a house was dreaming - 2009
Performance tout à fait à la hauteur des intentions de Khooellebecq et du fantasme du "bâtiment à respiration exacte" qui hantait les jours et les nuits de Le Corbusieur. Performance qui délivre surtout la preuve que l'on peut arriver à faire danser l’architecture (qui plus est celle particulièrement austère dans le cas présent de la Kunsthalle de Hambourg - Oswald Mathias Ungers, architecte 2001), que l’on peut doter une façade rigoriste d’une troisième dimension nettement plus malicieuse, la preuve surtout que la géométrie la plus rigide peut se révéler d’une sensuelle malléabilité. Bel hommage, en tout cas, que la fantaisie rend à la rigueur.
" Voici Tobacco Road aujourd’hui, mais il y a un siècle, lorsque les premiers Lester arrivèrent en Géorgie, c’était différent.
Elle parcourait 24 kilomètres jusqu’à la rivière Savannah, jusqu’à Savannakhet. Au Laos ? Oui. Elle traversait les plus riches plantations de coton et de tabac de tout le Sud. Elle longeait les magnifiques demeures construites par les Lester.
Elle longeait l’ambassade de France aux Indes. Mais c’était il y a un siècle.
C’était pendant les mêmes années.Il l’avait suivi aux Indes. Oui. Pour elle, il avait tout quitté. En une nuit, la nuit du bal. Oui. Michael Richardson était fiancé à une jeune fille de S. Thala, Lola Valérie Stein. Le mariage devait avoir lieu à l’automne. Puis il y a eu ce bal, ce bal de S. Thala. Elle était arrivée tard à ce bal, au milieu de la nuit, habillée de noir. Que d’amour à ce bal ! Que de désir !
Vint alors un temps où la terre tomba en jachère, de plus en plus longtemps. Croyez-vous que les Lester seraient partis ? Ah ça non. Ils restèrent, mais tout ce qu’ils possédaient, ce qu’ils étaient, avait été emporté par le vent, la poussière.
Cette lumière ? La mousson. Cette poussière ? Calcutta central. Il y a comme une odeur de fleurs. La lèpre. Où est-on ? L’ambassade de France aux Indes. Cette rumeur ? Le Gange. Sur quoi pleurez-vous ?"
Certes, selon les mots d'Auguste Perret, "l'architecture, c'est ce qui fait de belles ruines", mais en plus de servir avec envoûtement ce propos, les introductions cinématographiques des films de Ford et de Duras disent encore mieux que l'architecture génère ses propres fantômes. Rarement, deux débuts de films auront aussi bien saisi le travail du temps, figé aussi nettement le passé dans sa propre épaisseur, dans sa pulsation ralentie, le rendant par là même parfaitement présent et encore vivant, cristallisé en une matière insaisissable mais parfaitement palpable dans les bourrasques de vent, les fissures de la pierre, les effluves des parfums et les moires des étoffes.
DEBOUT : "Une fenêtre, c'est un homme. (...) Elle encadre l'homme. Elle est en accord avec sa silhouette. La ligne verticale est celle de la station debout. Elle est la ligne de vie." Auguste Perret1923 (Propos extraits d'une célèbre "dispute" entre architectes dont les détails sont là). Toile : Le violoniste à la fenêtre (Henri Matisse 1918)
ASSIS, COUCHE : Une fenêtre, c'est une méditation assise ou allongée. C'est ce que me soufflent les toiles d'Edward Hopper (ici Morning sun 1952).
VAUTRE :
"La bonne échelle d'une fenêtre, c'est celle d'un homme vautré." C'est ce que m'a dit Will Ferrell croisé à Galway en juillet 2009. Depuis, je ne peux m'empêcher de le voir comme une variation burlesque et déréglée de l'homme de Vitruve.
Dans ses Fragments du discours amoureux (1977), Barthes disait que Sade et Tom et Jerry fonctionnaient, en gros de la même manière. Beaucoup de violence, certes, mais une violence qui au fond, était déréalisée par son manque d'impact sur les corps. Justine ou Tom ont beau être découpés en morceaux, ratatinés ou pilonnés, à la séquence ou à la page suivante, leurs corps réapparaissaient dans toute leur intégrité, sans séquelles, "instantanément restaurés pour de nouvelles dépenses", prêts pour un nouveau tour de piste infernal.
Très intéressant, mais si Barthes avait connu ça, l'exacte synthèse entre Sade et le cartoon, que n'aurait-il écrit :
Carlitopolis (Luis Nieto 2005)
Moins immédiatement tordant, mais tout autant dans la torsion de la matière, j'aime beaucoup ces vidéos où l'architecte Bjarke Ingels (BIG Architecture) présente l'un de ses projets (en l'occurrence un vaste ensemble de logements) :
(Bon alors, je ne peux coller sur mon blog que la seconde partie de la vidéo, pour la première, sans doute plus explicite, c'est là).
Vidéos pédago-ludiques que je ne peux que recommander aux profanes de la chose architecturale, car elles me semblent synthétiser, comme rarement, la complexité de la démarche de conception du projet. Celui-ci est condensé en une somme de décisions finalement simples, presque évidentes. Même si l'on peut discuter cette vision de l'architecture comme "sculpture urbaine" malléable à l'infini (dont, ça tombe bien, la figure même du bâtiment reproduit le signe mathématique du "8 allongé"), ce qui peut apparaître arbitraire dans le design du bâtiment (pourquoi tant de torsions ?) paraît presque ramené à du bon sens, modelé sous le signe de l'évidence.
Et puis, mettre en regard ces vidéos, c'est aussi croiser deux figures propres au monde du dessin animé : le savant fou et le démiurge. Et constater qu'il n'y a peut-être pas prouesse plus démiurgique (ou "savant fou-t-esque") que de réussir à faire surgir le cartoon dans la vraie vie.
Bon, je ne l'ai pas visitée, cette fameuse exposition Vides à Beaubourg, cette fameuse exposition avec... rien dedans, si ce n'est des cimaises blanches, des courts textes et la signalétique du musée qui n'en prend que plus de valeur. Rappelons le principe de l'expo: neuf salles vides, certes, en mémoire de neuf souvenirs d'expositions fantômes, de neuf histoires conceptuelles, de neuf "degrés zéros de l'art" où le vide était invoqué pour divers motifs. Si j'en crois certains avis, la difficulté était pourtant de ressentir la singularité de chacune de ces absences. Quand Yves Klein vide une galerie, c'est parce que quantité d'évènements s'y déroulent aux alentours, avant, après. Si le musée est vide, c'est que l'art est dans la rue. Ainsi, un vide ne s'apprécie qu'en raison du plein qui lui est voisin. Juxtaposer des salles vides, sans effet de contraste, c'est vraiment prendre le risque de l'exposition symptôme de l'institution qui n'a plus rien à dire.
Mais bon, ne l'ayant pas visitée, cette expo, mon avis sur celle-ci devrait être aussi mutique qu'une page blanche.
Je ne l'ai pas visitée, donc, mais au moins a-t-elle permis cette petite vidéo baladeuse et facétieuse :
Preuve qu'il y avait aussi qu'il y avait sans doute là, dans la déambulation homogène et ininterrompue, même plus rythmée par les nécessaires arrêts devant les oeuvres, l'occasion d'une expérience zen à bon compte, dans l'espace pur, englobant, quasi lacté du musée.
Le plus drôle avec cette expo, c'est que je me demande si elle ne serait pas un hommage involontaire :
- d'une part à cette déambulation un poil plus angoissante :
Dressed to kill - Pulsions (Brian de Palma 1980)
- d'autre part et surtout au travail d'un autre artiste : Laurent Pariente travaillant (dans l'échelle, les motifs constructifs, la répétition) à l'exact intervalle entre sculpture conceptuelle et architecture modulaire. Parois minimales et ressérrées, recherche de l'étroitesse qui labyrinthise l'espace, tout le travail de Pariente cherche à donner le maximum de densité à un espace, au départ, sans aucune qualité (parois blanches, répétitives).
Pour donner une idée, cette petite vidéo sur le montage d'une intervention au musée Bourdelle...
(voir la vidéo là, si le lecteur exportable reste blanc...)
... où précisément le fait qu'il intervienne au milieu des sculptures (littérallement prises entre les murs et ne pouvant être vues que de manière fragmentaire) vient à la fois perturber et enrichir son système. En somme, lui aussi expose du vide mais pour donner une nouvelle densité à l'espace muséal, quand les vides de Beaubourg paraissaient au contraire dégonfler l'intensité que propre aux salles d'exposition.
Avant de devenir l'un des architectes les plus admirés, honnis, gouroutisés (rayez les mentions inutiles) d'aujourd'hui, Rem Koolhass a eu une vie antérieure où il tâta un peu de cinéma (mais aussi du journalisme) au sein du collectif à géométrie variable « 1,2,3 etc… », qui, vu comme ça, ressemble à une bande de Beatles teintée d’esprit provo.
Première vie de Koolhass par laquelle on se plaît à éclairer la singularité de sa démarche architecturale, sa façon de présenter ses projets sous forme de BD, de story-board ou de scénario, de concevoir ses bâtiments comme de vastes réservoirs à fictions paradoxales au sein d'une fiction encore plus vaste, plus globale et plus paradoxale, celle de la métropole contemporaine en marche.
Avec le recul, les destinées glorieuses et/ou improbables de chacun des membres de ce collectif laisse rêveur et/ou songeur (selon la signification que l’on veut bien mettre derrière ces mots) . Outre Koolhass, on y retrouve Jan « twister speed tomb raider » de Bont, un certain Samuel Meyering, inventeur de la caisse à outils pliante Rolykit (ce qui lui assure sa statue dans un hall of fame du do-it-yourself), occasionnellement les futurs chep op’ Oliver Wood (Volte-face et les Jason Bourne) et Robbie Müller (celui de Wijm Wenmursch) et à la tête de cette ciné-bandeun certain René Daalder qui, durant les années 70 réalisa plusieurs films d’épouvante à Hollywood, hébergea les Sex Pistols lors de leur tournée américaine et nous dit même imdb « created this classic scene » (mais que veut bien dire created dans un tel contexte ?).
Miracle d’internet, on peut retrouver trace des films de 1,2,3 etc… tournés à la fin des années 60 (plusieurs courts et même un long (L’esclave blanche 1969). Au-delà de l’exhumation, pas sûr que d’un strict point de vue cinématographique, il y ait quelque chose de réellement passionnant dans ce que l’on voit de ces métrages potaches.
Il est tout de même un dernier projet de Koolhaas et Daalder qui sur le papier s’avère plus qu’excitant : Hollywood Tower, écrit en 1974 en collaboration avec un certain… Russ Meyer qui devait, dans ce film incarner le dernier magnat du cinéma. Je cite : « D’après Daalder, qui demanda même à Chet Baker de faire la musique, l’histoire traitait d’un moment critique dans l’histoire future de Hollywood, celui où les acteurs en chair et en os seraient rendus obsolètes par leurs substituts informatiques et les décors produits par les technologies digitales. Tout devenait artificiel. Russ Meyer « le roi du nu » incarnait l’ultime exemple d’humanité tandis qu’Edy Williams (de Beyond the valley of dolls 1970) et Tippi Hendren étaient les dernières actrices humaines de son film-dans-le-film. »
(Source : « Le film à l’envers, les années 60 de Rem Koolhass », article de Bart Loosma, revue Le visiteur, automne 2001), ici en anglais.
Hmmm... Tout porte à croire que ce fantasmatique Hollywood Tower s'inscrit comme le chaînon manquant entre ça :
et ça :
Soit "Flesh and Speed" (Faster, Pussycat ! Kill ! Kill ! Russ Meyer 1965) versus "Pixels and Speed" (Speed racer Wachowski brothers 2008)...
Soit sans doute aussi un jalon intermédiaire dans l'histoire du "bon mauvais goût" hollywoodien...
Soit enfin que c'est dans les vieux fonds de la potacherie, de la série Z, du fétichisme bis que viennent parfois se nicher les intuitions géniales et prophétiques sur le devenir du cinéma. Ils ne devaient pas être nombreux, en 1974, ceux qui prophétisaient l'avènement du virtuel et plus encore, que ce virtuel-là ne serait pas tout à fait synonyme de désincarnation, qu'il n'empêcherait pas l'expressivité des corps et l'interrogation sur ceux-ci. Ainsi, ambiguïté et inversion sexuelles ne cessent de planer sur le cinéma des Wachowski...
Et puis derniers points communs entre Russ et Rem: deux mégalomanes, deux offenses à la mesure et au bon goût, deux gourous, deux miroirs de la vulgarité et puisque Rem voyait en Russ, non seulement le cinéaste total mais carrément le dernier exemple d'humanité, deux qui peuvent ostensiblement proclamer, chacun dans leur domaine : "I am a legend"...
Y aurait-il un quelconque intérêt à découvrir aujourd'hui I comme Icare (Henri Verneuil 1979), comme ce fut mon cas la semaine dernière ? Curiosité vicieuse (d'autant plus que c'était la matinée du lundi de Pâques, que le ciel était bleu, que la famille était souriante) qui s'amuse à pointer les nombreuses incohérences scénaristiques dont est truffé le récit, paradoxe d'autant plus risible avec le recul que ce mix de Costa-Gavras et des Hommes du Président (Alan J Pakula 1976) vise à chaque seconde à nous démontrer à quel point on est chez des "super-pros". Film assez exemplaire du complexe du cinéma français vis-à-vis du cinéma américain. Certes, on est dans la conspiration comme chez Pakula, Pollack, Coppola, De Palma. Certes, il y a beaucoup d'hommes dans la force de l'âge comme chez Preminger. Certes, il n'y a, pour ainsi dire que des professionnels au travail comme chez Hawks, mais sans la piquante ironie sur les rapports hommes-femmes... mais si tout cela suffisait à égaler ces glorieux modèles. D'autant plus quene sont retenus que les signes les plus apparents et qu'est vite laissée de côté la singularité de ce cinéma admiré. De Hawks par exemple, on ne paraît retenir que le "groupe de professionnels au travail" (et d'un sérieux pontifical) en oubliant sa piquante ironie sur les rapports hommes - femmes, la dialectique entre action et parole... Rien de tel ici dans une forme aussi servile qu'un retour dans le giron de l'OTAN. A moins que la froideur de l'ensemble anticipe des essais plus cérébraux tels cette vague de remakes hollywoodiens qui ont fleuri dans l'art contemporain ?
(Petit) intérêt tout de même, le regard porté sur l'architecture et l'urbanisme de son temps, cette façon d'arracher un bout d'Amérique aux dalles des villes nouvelles. Mais là aussi, la comparaison architecturale pourrait donner au film des verges pour se faire battre. Entre Verneuil et ses maîtres substiste le même écart qu'entre Beaugrenelle et Manhattan.
C'est aussi oublier que ce sentiment ambigu de complexe ou d'admiration (c'est selon) Europe / Etats-Unis n'est pas allé que dans un sens. Quand Coppola signe Conversation secrète (1974), il lorgne autant si ce n'est plus sur Antonioni que vers Arthur Penn. Et ce qui paraît faire "furieusement américain" a aussi trouvé certaines de ses racines de par chez nous.
Pour en rester simplement aux décors du film, la Préfecture du Val d'Oise à Cergy (transformée en Civic Center. Sa forme ne rappelle-t-elle pas ces City Halls des années 60 ?
En haut : Préfecture du Val d'Oise, Cergy-Pontoise (Henry Bernard architecte 1969)
Je suis loin d'affirmer qu'il y a une inspiration directe entre les deux, simplement une réminiscence de forme typologique (la pyramide inversée posée sur une vaste plaza).
Le même hôtel de ville de Boston, qui vu sous un autre angle, rappelle furieusement un autre bâtiment.
" Le paysage étant généralement ingrat. On va jusqu'à supprimer les fenêtres....
... puisqu'il n'y a rien à voir".
Texte et images noir et blanc : L'amour existe (Maurice Pialat 1961), à lire et à voir.
Image couleur : The rabbit hunters (Pedro Costa 2007), à voir ici, ici et ici.
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Même quand la ville se fait cruelle, même quand l'architecture bouche l'horizon... heureusement qu'il reste des cinéastes pour savoir regarder les lieux de relégation... Ces deux courts-métrages de Pialat et de Costa, comme deux élégies péri-urbaines, deux douloureuses remises en question de diverses mémoires: l'urbaine, l'historique, la politique...
Le chant du styrène (Alain Resnais 1958 - texte de Raymond Queneau -)
L'industrie nous empêche de respirer :
Black breakfast (Jia Zhang Ke 2009)
Deux courts films, deux commandes (mais ça permet aussi de voir, comment malgré tout, deux cinéastes imposent leur patte en quelques volées de plans), deux regards documentaires mais qui évoquent incroyablement la SF et partant ses deux faces : d'un côté l'asepsie pop et acidulée, de l'autre la paranoïa élégiaque et mélancolique.
Point commun tout de même : dans ce monde-là, l'humain est condamné à n'être qu'un survivant. Proximité étonnante et frappante de Jia Zhang Ke, pas tant avec ce film modèle d'ailleurs qu'avec... Romero. Irais-je presque jusqu'à dire qu'avec ce mini-opus, le chouchou chinois me surprend davantage qu'avec 24 City ? (Mais possible aussi que je sois passé à côté de ce dernier titre) .
Quant au Resnais, d'étonnantes préfigurations aussi. Premier film pop art ? Surtout une esthétique des tubulures et des couleurs qui inventent Beaubourg quinze ans avant sa construction. Et au-delà de la potacherie virtuose de l'ensemble, sans doute aussi l'évocation d'un monde parallèle et hypnotique : les délices régressifs de l'enfance (pas loin de Charlie et la chocolaterie tout ça), voire de... la drogue (pas loin des hallucinations extatiques non plus). Somme toute, l'asepsie n'est pas moins idéale que l'air vicié...
"365 jours ouvrables", c'est un peu plus encourageant qu' "à chaque jour suffit sa peine". C'est surtout le titre d'une (la meilleure ?) chanson de Diabologum , groupe fort inégal mais excitant dans son avidité de découverte et dans les quelques mots d'ordre lancés dans leurs chansons: "A découvrir absolument" ou "L'art est dans la rue", slogans avec lesquels on ne pouvait être que d'accord. Et puis pour avoir mis en musique rageuse le monologue final de Françoise Lebrun dans "La maman et la putain", il sera immensément pardonné à ce groupe. Je retrouvais aussi dans ces compositions une certaine impatience adolescente et désordonnée et surtout une envie de faire partager ses dernières découvertes en musique en art, en cinéma ou en littérature. A sa manière, ce blog tente la même chose. D'abord en tentant d'établir des "passerelles" entre différentes oeuvres et / ou évènements. Ensuite, en essayant de faire découvrir des films rares qui me tiennent à coeur ("films inconnus"). Enfin , mes textes et mes photos interrogent mes expériences autour de mes deux terrains de jeu et chantiers de réflexion favoris: la ville dans laquelle j'évolue et le cinéma que mes yeux préfèrent.