lundi 1 décembre 2025

Du sang sur les pierres (Adrian McKinty)

[...] J’ai jamais rien vu de pareil.


McKinty est l'un des auteurs de polars anglo-saxons les plus attachants, tout comme son héros Sean Duffy, le seul flic catholique de la police protestante d'Ulster. 
On retrouve ici aussi bien l'humour sarcastique que le stress des années 80 et des "Troubles" qui font tout le charme de cette solide série irlandaise.

❤️❤️❤️❤️🤍

L'auteur, le livre (432 pages, octobre 2025, 2016 en VO) :

Adrian McKinty est un irlandais de la région de Belfast, parti vivre aux US puis en Australie, qui aura longtemps attendu le succès après avoir bouffé de la vache enragée comme on dit [clic].
Fort heureusement il a persévéré et on l'avait découvert en 2013 avec Une terre si froide, première enquête de son héros Sean Duffy, un flic catholique égaré dans les rangs de la police protestante d'Ulster.
Et puis la trilogie s'est faite série au long cours : voici le dernier épisode en date (pour la traduction française) qui a pour titre Du sang sur les pierres.

Le pitch et les personnages :

Sean Duffy est peut-être le seul flic catholique dans toute la police protestante d'Ulster.
Un brin paranoïaque, le flic catholique vérifie soigneusement sa voiture avant de démarrer, des fois que les jeunes du quartier lui aurait collé une bombinette sous le châssis. Un véritable running gag à l'ironie un peu amère, surtout dans cet épisode (mais chut !).
« Je prends mon arme, sors de la maison et vérifie d’abord sous la BMW qu’il ne s’y trouve pas de bombe à interrupteur au mercure. C’est bon. »
Au fil des épisodes on s'est attaché à ce flic un brin intello :
« — Un diplôme d’ingénieur, c’est un peu plus utile que ton… C’était quoi, déjà, ce truc de branleur que t’as étudié – philo ?
— Psycho. »
Et qui finalement sort un peu du lot de ceux que l'on fréquente habituellement au rayon polars.
« Le policier qui a des problèmes de dépendance affective et des soucis avec sa copine. Ça suffit les clichés, quoi ! »
On voit que l'humour acide n'est pas ce qui fait défaut ni à McKinty ni à Sean Duffy.
D'ailleurs « l’idiome par défaut de cette ville est le sarcasme ».
Duffy est flic à Carrickfergus et « la ville de Carrickfergus est dotée d’un nombre embarrassant d’usines désaffectées. Ouvertes dans l’optimisme des sixties, fermées par le pessimisme de la décennie suivante, et près de tomber en ruine, aujourd’hui, dans l’apocalypse du milieu des années quatre-vingt.  ».
Une délégation d'industriels venus des pays du nord est donc la bienvenue pour redynamiser l'économie moribonde du patelin.
« — Je croyais que c’étaient des Suédois, ces visiteurs. Volvo, Saab, un truc du genre ?
— Non. Pas des Suédois. Des Finlandais. Et pour des téléphones, pas des voitures.  »
On leur fait visiter les friches industrielles prêtes à les accueillir et même le château médiéval, haut lieu de la culture locale. 
Le lendemain on découvre du sang sur les pierres au pied du donjon, le cadavre d'une journaliste qui les accompagnait. Qui donc l'a suicidé et pour étouffer quels secrets ?
Le château était fermé et Sean Duffy va devoir jouer les Rouletabille pour démêler ce vrai-faux suicide. 
Voilà bien « une affaire insolite n’importe où dans le monde, mais particulièrement étonnante dans l’Ulster des Troubles, où les meurtres ne sont jamais baroques ou complexes ».
« Personne ici n’a jamais rien vu de pareil.
— J’ai jamais rien vu de pareil, dit le sergent à côté de moi. »

♥ On aime :

 Nous revoici donc en 1987 en Irlande du Nord, dans ce « pays déchiré par une guerre civile interconfessionnelle », dans « cette maudite ville de Carrick pendant ces maudits Troubles de l’Irlande du Nord ». Cette période, celle des années 80 et de ces fameux "Troubles", nous ne la connaissons pas toujours très bien et surtout nous l'avons un peu oubliée.
« Vous ne savez pas. Vous n’avez pas idée. Vous n’y êtes pas. Pour vous, les années quatre-vingt, c’est le triomphe de Thatcher, les Argentins vaincus aux Malouines, le pétrole de la mer du Nord, les syndicats brisés, le pas de deux de Reagan & Thatcher. Pour vous, mais pas pour nous.
Pour nous, c’est les hélicoptères, les nuages bas, les soldats. »
L'IRA, le MI5, les milices paramilitaires orangistes et la Special Branch font toujours partie du décor.
 Avec quelques péripéties ironiques en guise de séquence d'ouverture, puis avec le mystère du château entièrement clos, Adrian McKinty joue avec son lecteur et les codes du roman policier.
Mais il ne perd jamais de vue ses thèmes de prédilection : les réalités quotidiennes en Ulster pendant ces "Troubles", les réseaux de corruption, l'impunité des riches ou des puissants, ...
Avec les polars noirs de McKinty, les mots de justice ou d'ordre perdent souvent tout leur sens.
 Et puis ce sont toujours des romans dont la trame fictionnelle entremêle soigneusement quelques fils d'histoires vraies : ici, on va retrouver le sulfureux présentateur vedette anglais Jimmy Savile (fait chevalier par Margaret Thatcher et même par le pape !) et le sinistre institut pour jeunes délinquants Kincora (rebaptisé Kinkaid dans le roman).

Pour celles et ceux qui aiment les irlandais.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Fayard et à NetGalley (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté.  

vendredi 28 novembre 2025

Point de fuite (Estelle Tharreau)

[...] Prisonnier des glaces arctiques.


Un aéroport bloqué par la neige et la glace. Quelques personnages cloîtrés dans cet espace confiné. Quels liens y'a-t-il entre eux ? Dans ce thriller énigmatique, Estelle Tharreau distribue les cartes une à une jusqu'au dénouement surprise.

❤️❤️❤️🤍🤍

L'auteure, le livre (256 pages, novembre 2025) :

On avait découvert Estelle Tharreau l'an passé avec Contre l'espèce, une fable d'anticipation captivante mais très dérangeante car elle questionnait avec force notre monde actuel.
La revoici avec Point de fuite, encore un titre à tiroirs puisqu'il peut s'agir aussi bien d'une belle perspective (comme les lignes de fuite que suggèrent la couverture) que d'une simple négation (car dans ce huis-clos, y'aura-t-il une fuite possible ?).

Le pitch et les personnages :

Un aéroport (lieu toujours très cinégénique, on l'a lu récemment encore avec Roissy), un aéroport donc mais bloqué par le froid et la neige.
« L’aéroport ressemblait à un immense paquebot ne pouvant plus avancer, prisonnier des glaces arctiques.
[...] Ne tardez pas. On va tout boucler pour se confiner. 
[...] L'alerte avait également été transmise. Tout devait être prêt pour parer l'impact des bourrasques, des congères, du gel, mais surtout, des avions cloués au sol et de la déferlante de voyageurs harassés, anxieux, perdus, furieux. »

Les aéroports sont des havres privilégiés en dehors du monde, du temps : on y est en transit, toujours entre deux, entre un départ ou une arrivée, une escale ou une autre.
Des possibles et des futurs, en veux-tu, en voilà.
Quelques personnages judicieusement choisis vont s'y retrouver cloîtrés.
Un criminel en cavale après un braquage raté et son complice qui lui court après.
Un flic qui est sur leurs traces.
La réceptionniste d'un hôtel avec la mystérieuse valise d'un client.
Une mère et son bébé qui attend l'arrivée de son conjoint.
Un steward en attente de ce qui doit être sa dernière mission.
Tous attendent.
Ils attendent Godot ou un autre passager ou un avion ou ...
« Toutes ces destinées humaines s’apprêtaient à ricocher, à s’entrechoquer, à se neutraliser ou à s’anéantir dans les entrailles de l’aéroport avec la tour de contrôle pour seul arbitre. »

♥ On aime :

 Si vous aimez vous faire manipuler (dans un bouquin j'entends !) ce livre est fait pour vous : l'auteure prend soin de laisser derrière chacun de ses personnages de larges zones d'ombre. 
Qui sont-ils réellement ? Quel point commun y'a-t-il (ou y'aura-t-il) entre eux ?
Estelle Tharreau garde toutes les cartes en main et les distribue une à une jusqu'au dénouement étonnant.
Après une mise en place un peu laborieuse, le lecteur est loin d'imaginer les surprises qui l'attendent.
C'est parfois peu crédible mais on se laisse prendre avec plaisir dans les fils soigneusement tissés de cette construction très cérébrale.
Certains personnages sont même plutôt bien vus comme cette femme qui attend le père de son bébé et qui nous rappelle le personnage énigmatique de Roissy qui attend régulièrement l'arrivée du vol Rio-Paris. Décidément les aéroports sont propices aux énigmes.

Pour celles et ceux qui aiment les aéroports.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Taurnada (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 26 novembre 2025

Artifices (Mariolle et Ribas)

[...] La face sombre de la colonisation.


La surprenante histoire vraie de Robert-Houdin, l'illusionniste français que l'armée de Napoléon III envoya en Algérie en 1856 pour contrer les marabouts soufis de la rébellion.
Un petit tour de passe-passe en images dans les coulisses de notre histoire coloniale.

❤️❤️❤️🤍🤍

Les auteurs, l'album (112 pages, septembre 2025) :

Tout le monde connait Robert-Houdin, le célèbre illusionniste.
Ah oui, le roi de l'évasion des coffres fermés avec chaînes et cadenas ...
Et bien non c'est pas lui. Robert-Houdin était franco-français et a vécu un peu avant le Houdini qui lui a, en quelque sorte, volé la vedette.
Et l'on sait encore moins que notre Robert-Houdin national fut envoyé en Algérie pour 'pacifier' (c'est comme ça qu'on disait à l'époque, encore un tour de passe-passe) pour 'pacifier' les populations rebelles à la civilisation ?
Et c'est cette histoire-vraie sur fond d'Histoire tout court, qu'est allé chercher le scénariste Mathieu Mariolle, féru d'histoire et de BD. Il est accompagné de l'aquarelliste basque Julen Ribas pour signer cet album : Artifices.

Le contexte :

Robert-Houdin c'est l'illusionniste français dont l'américain Ehrich Weisz empruntera plus tard le nom pour devenir le fameux Houdini, roi de l'évasion (on confond souvent les deux).
Mais revenons un peu plus tôt, aux débuts de ce XIXe, à notre français Jean-Eugène Robert-Houdin qui a donné ses lettres de noblesse à la prestidigitation, à l’illusionnisme, et relégué aux oubliettes les charlatans de foire. 
Le XIXe est le siècle du progrès, des expositions universelles, de la fée électricité et des sciences capables de miracles rationnels. 
L'horloger Robert-Houdin était passionné de « mécanique merveilleuse, de physique amusante, de magie scientifique ». Ses tournées émerveilleront l'Europe avec des tours qui reposent pourtant sur une vérité très simple : « ce que nous voyons n'est pas toujours réel ». Il voulait « tromper pour émerveiller, et non pour nuire ».
Épuisé par ses tournées, Robert-Houdin est à la retraite, chez lui à Blois, en 1856 lorsque l'État Français de Napoléon III, empêtré dans une guerre coloniale qui dure un peu trop, vient le chercher pour une curieuse mission : « on lui demande de 'pacifier les esprits', d'utiliser ses talents de prestidigitateur pour ébranler les croyances populaires. L'objectif : briser l'autorité symbolique des chefs religieux kabyles », les fameux marabouts.
Une surprenante mission qui fera dire à Baudelaire : « il appartenait à une société d'incrédules d'envoyer Robert-Houdin chez les Arabes pour les détourner des miracles ».

L'album et les personnages :

Robert-Houdin vieillissant et usé, espère peut-être sauver quelques vies en acceptant à contre cœur la mission que l'armée veut lui confier.
Dès son arrivée à Alger, les marabouts et la secte des Aïssaoua, menés par l'influent maître soufi Sidi Tahar Bou Tayeb, voient en lui une incarnation de Sheitan.
Le personnage féminin de Nélia est librement inspiré de Lalla Fatma N'Soumer, héroïne de la résistance algérienne à la colonisation française : le dossier qui complète l'album met en avant le rôle des femmes dans la résistance.

♥ On aime :

 Ce sont les aspects historiques et culturels qui font tout l'attrait de cet album : ils sont soigneusement développés dans le dossier très complet qui termine l'album.
Le scénario est somme toute assez simple : le personnage de Robert-Houdin est un esprit pacifiste pris entre deux feux, celui de la rébellion algérienne et celui des appétits colonialistes de l'armée française. 
Mais en filigrane, les auteurs nous laissent deviner le tableau d'une guerre coloniale féroce, sanglante et qui durera plus d'un demi-siècle.
Salutaire, est ce rappel historique d'une guerre qui sera éclipsée par la suivante.
 Côté graphismes, les aquarelles de Julen Ribas dessinent une Algérie attachante, baignée de tons ocres et lumineux.
Mais la conclusion de Robert-Houdin à la fin de son voyage sera bien amère :
« J'avais découvert la face sombre de la colonisation, celle qui permettait à tous mes compatriotes de vivre de manière aisée ».

Pour celles et ceux qui aiment les tours de passe-passe.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Daniel Maghen (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 24 novembre 2025

Hildur (Satu Rämö)

[...] Le secret des pulls islandais.


Le polar islandais compte encore une nouvelle voix : mais celle-ci cause en ... finnois !
La finlandaise Satu Rämö a vite appris à maîtriser les codes du tricot, du surf mais aussi du polar et nous emmène visiter son île d'adoption en ouvrant une nouvelle série avec une fliquette sympathique.

❤️❤️❤️❤️🤍

L'auteure, le livre (404 pages, 2024 et 2022 en VOs) :

À elle seule, l'auteure est presque un poème : Satu Rämö est donc finlandaise. 
Après un voyage d'études, elle a choisi de s'installer en Islande ! 
Pays où elle commence à écrire des livres ... sur l'art du tricot ! 
Heureusement pour nous, elle s'est également attaquée aux polars : Hildur est son premier, le premier d'une série.
Un polar islandais écrit par une finlandaise spécialiste du pull en laine tricotée ... si c'est pas le summum du polar nordique, ça !
Il vient d'être ré-édité en poche (septembre 2025) à l'occasion de la sortie du second épisode : Rósa & Björk, dont on parlera bientôt.
Et c'est Aleksi Moine qui assure la traduction ... depuis le finnois !

Le pitch et les personnages :

Ísafjörður est une petite bourgade perdue au nord-ouest de l'Islande.
L'héroïne de la série, Hildur Rúnarsdóttir, est une jeune femme bien sympathique et le lecteur sait déjà qu'il aura plaisir à la retrouver dans les prochains épisodes.
Habillez-vous d'un pull bien chaud : Hildur pratique le surf dans les vagues glacées qui baignent son île ! 
Parait qu'elles sont meilleures l'hiver ...
« Elle occupait le poste de cheffe de l’unité des enfants disparus dans les régions peu habitées et celui de détective de la brigade criminelle du district d’Ísafjörður. Elle était la seule détective des Fjords de l’Ouest. »
Et puis il y ce personnage qui l'accompagne : Jakob qui lui, vient de ... Finlande !
Jakob est un grand ... amateur de tricot ! Tiens, tiens !
« – Je suis policier. Je fais mes études en Finlande et je viens ici pour un échange.
– À Ísafjörður ? Même la plupart des Islandais ne savent pas placer la ville sur une carte. Pourquoi ?
Jakob n’était pas sûr de savoir comment répondre. »
Ce « tricoteur énigmatique venu de Finlande » est un flic stagiaire, venu acquérir de l'expérience dans ce coin perdu des fjords de l'ouest où il ne se passe pas grand chose.
Jusqu'à ce que l'on découvre un cadavre assassiné dans les décombres laissée par une avalanche.

♥ On aime :

 Très vite, le lecteur va comprendre que la finlandaise a su capter l'âme même du polar islandais, celle que nous avait fait découvrir le réputé Indridason il y a une vingtaine d'années maintenant et sur laquelle surfent plusieurs de ses compatriotes.
Les montagnes, les vents et l'océan, la nuit et le froid, les disparitions mystérieuses dans la neige ou la brume, le microcosme de ces quelques humains perdus sur une petite île où tout le monde se connait, les drames qui plongent de profondes racines dans un passé lointain, les sombres histoires de famille, tout y est !
Et pour son premier polar islandais, Satu Rämö a même préparé un bel hommage au maître du genre avec une intrigue qui fait écho à l'un des premiers romans de notre ami Indridason : La cité des jarres, mais on n'en dit pas plus ici pour ne pas divulgâcher.
 Le décor est cependant moins lugubre que celui des enquêtes d'Erlendur : Satu Rämö ne cache pas son plaisir de nous faire (re)découvrir son île d'adoption et son duo d'enquêteurs est bien le tandem idéal pour nous faire partager la vie quotidienne d'une bourgade provinciale, à l'écart de Reykjavík, où régnait jusqu'ici une atmosphère plutôt tranquille entre deux avalanches.
Le lecteur y apprendra plein de choses sur la vie islandaise et se retrouvera un peu comme dans une série tv, avec les parcours des personnages (Hildur et Jakob traînent tous deux des passés compliqués), la routine du poste de police et la vie de ce village isolé, ... Le lecteur sera accompagné tantôt par le regard de l'islandaise Hildur et tantôt par celui du finlandais Jakob, voilà deux guides intéressants.
« Quand deux Islandais qui ne se connaissent pas se rencontrent, ils commencent par chercher les liens qui les unissent. La famille éloignée, les écoles, les jobs d’été. On trouve toujours un lien, grâce auquel cet étranger inconnu devient quelqu’un de familier. L’un d’entre nous. Cela crée un contexte partagé où les deux peuvent se sentir chez soi. »
 L'intrigue policière est menée à un rythme tranquille mais ne décevra pas les habitués.
« L'écheveau sur lequel ils enquêtaient était trop emmêlé pour être quelque chose d'ordinaire comme un meurtre dû à des dettes non réglées ou des problèmes de drogue. »
Satu Rämö en profite pour placer le décor de l'épisode suivant : quand elle était enfant, son héroïne Hildur a perdu ses deux jeunes sœurs, Rósa et Björk, qui ont disparu mystérieusement sur le chemin de l'école (oui, on est bien en Islande ...). 

Pour celles et ceux qui aiment le surf et le tricot.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

jeudi 20 novembre 2025

La vierge et le taureau (Jean Eckert/Amila)

[...] Contes et légendes des îles.


Ce vrai-faux polar aux allures de parodie de James Bond cache un portrait sans concession d'un Tahiti soi-disant paradisiaque et une critique féroce des essais nucléaires français.

❤️❤️❤️🤍🤍

L'auteur, le livre (344 pages, réédition juin 2025) : 

Attention, une histoire peut en cacher une autre !
Il y a bien sûr le récit de cet auteur : un polar mâtiné d'espionnage sur les plages de Tahiti, rien que ça déjà ...
Mais Jean Meckert, l'écrivain, a lui-même une histoire intéressante.
Et l'ouvrage, le livre lui-même, aura sa propre histoire également !

Jean Meckert débute à quatorze ans comme simple ouvrier à Paris, il vient d'une famille modeste.
Puis ce sera la guerre, l'internement et c'est pour s'occuper que Jean se met à écrire, avec ses mots à lui.
Et c'est donc en pleine guerre, en 1941, qu'il envoie son premier manuscrit chez Gallimard.
Mais une bonne étoile veille sur tout cela et c'est Raymond Queneau qui remarque son texte et le publie (Les coups).
À la libération en 1945, Gallimard lance la fameuse Série Noire sur le modèle anglo-américain.
Jean Meckert et sa prose y seront régulièrement publiés sous le pseudonyme de Jean Amila

Quand viendra l'heure de La vierge et le taureau, en 1971, Jean Meckert/Amila compte déjà plus d'une douzaine de polars à son actif.
Le voici qui part à Tahiti pour écrire un scénario à la demande du cinéaste André Cayatte : une parodie de James Bond pour Belmondo et Ursula Andress !
Sur place, Meckert ne découvre pas le "paradis" des peintures de Gauguin mais un territoire et un peuple assujettis au programme nucléaire français
De sa colère indignée va naître ce roman témoin.
Mais ce n'est pas tout, il y a encore d'autres histoires dans l'histoire ! 
Quelques temps après son retour en métropole et la publication de son roman, Jean Meckert est agressé : sérieuses blessures, coma, amnésie, longues séquelles.
La légende urbaine nous dit que ce traumatisme serait le fait de services secrets qui voulaient lui faire payer ses propos sur les essais nucléaires français en Polynésie. 
Le film de Cayatte ne verra pas le jour. 
Il ne nous reste que cette lecture grâce à une ré-édition bienvenue. 
Et ça vaut le détour par la Polynésie !

Le pitch et les personnages :

Honoré est un de ces losers, un de ces beachcombers, qui hantent les plages soi-disant paradisiaques du Pacifique. Il vivote de sa petite peinture, ses « gauguineries commerciales ».
C'est un « parasite, peintre raté, velléitaire, sans doute gentil garçon et plein d’idées généreuses, mais totalement bon à rien ».
Un événement glamour va venir distraire les îliens : on est en train de tourner un film d'espionnage, « un grand film avec la belle Gloria Garden ».
Voilà de quoi tourner quelques têtes : « la vedette descendant du Super D.C. 8, reins creusés comme la houle, poitrine en avance d’un fuseau horaire, sourire plaqué ».
Honoré (signe zodiacal taureau) va bien entendu tomber sous le charme de la starlette (signe de la vierge) mais lui et son ami César vont se retrouver plongés dans une véritable affaire d'espionnage en marge du tournage du film : nous sommes en plein programme français d'essais nucléaires et Honoré, pour se rapprocher de la star de cinéma, n'a pas trouvé de meilleure idée que de se faire passer pour ... un agent secret.
La confusion est totale, les embrouilles sont assurées.
« Ils virent la voiture s’éloigner. 
— Mais qui est donc ce type ? demanda César. 
— Je n’en sais pas davantage que toi… Un quelconque professionnel de la C.I.A. 
César parut surpris. 
— Tu veux dire de la D.S.T. ? 
— Tu es dingue ? 
— Ou de la S.D.E.C.E. ? Mais enfin, c’est un Service français.  »

♥ On aime :

 Sous ses airs de gouaille façon Série Noire, la prose de Jean Meckert/Amila est particulièrement soignée.
Il y a bien quelques pages où colère et indignation s'expriment avec virulence contre les essais de bombinette nucléaire (on soupçonne même des essais bactériologiques) et quand « le vieil intellectuel déclamait de hautes vérités solennelles », mais l'auteur arrive à contenir sa juste révolte et garder la maîtrise de son intrigue. 
Nous sommes encore en 1971 et bientôt (en 1975) les essais nucléaires deviendront souterrains, c'est plus discret. 
Ils ne s'arrêteront vraiment qu'en 1996.
 L'air de rien avec sa fausse parodie de James Bond, ses « contes et légendes des îles », Jean Meckert laisse tomber les pinceaux de Gauguin pour mieux nous brosser un tableau vraiment très complet de la situation de ces îles soumises à des enjeux qui les dépassent totalement.
Et le constat est sans appel : « l’âme de ce peuple est condamnée sans recours, comme aux Hawaï, parce qu’elle ne répond pas aux exigences des ordinateurs de l’hôtellerie, des compagnies d’aviation et surtout des militaires ».
Il ne manque qu'un personnage dans le tableau peint par Meckert au tout début des années 70 : celui de l'influence économique chinoise, car elle n'arrivera que plus tard, à partir des années 80.
Un portrait sans concession qui évoque celui que Marin Ledun traçait tout récemment des îles Marquises avec Henua
Le paradis n'est plus ce qu'il était ... s'il l'a jamais été.

Pour celles et ceux qui aiment les îles.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Gallimard/Joëlle Losfeld (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mardi 18 novembre 2025

Je voulais vivre (Adélaïde de Clermont-Tonnerre)

[...] Une voix de femme au temps des hommes.


Dans cet excellent récit d'aventures, véritable histoire de cape et d'épée, l'auteure décrypte les interstices et les ombres de la saga d'Alexandre Dumas pour nous faire entendre « une voix de femme au temps des hommes » : une brillante réhabilitation de Milady de Winter.

❤️❤️❤️❤️❤️

L'auteure, le livre (489 pages, août 2025) :

Je ne suis généralement pas fan des prix littéraires sur-médiatisés, mais cette fois, je dois bien reconnaître que le jury du Prix Renaudot a eu le mérite d'attirer notre attention sur ce Je voulais vivre.
Un roman où Adélaïde de Clermont-Tonnerre (rien que ce nom nous emmène déjà à Versailles, bon ok j'arrête !), où l'auteure donc, ne se contente pas de nous raconter la vie de papa, maman, la maison, comme la plupart de ses collègues en ce moment, mais où elle entreprend de nous raconter une histoire.
Oui ! Une histoire avec de l'Histoire dedans puisqu'elle nous emmène chez Richelieu et Louis XIII, au temps où les relations de notre royaume avec les anglais ou les huguenots n'étaient pas au beau fixe.
Et même une histoire sur une autre histoire, celle déjà racontée par Alexandre Dumas avec ses célèbres mousquetaires. 
Adélaïde de Clermont-Tonnerre s'attaque à une juste mission, celle de réhabiliter Milady de Winter, cette figure historique pardon : littéraire, connue de tous.
Littéraire d'accord, mais finalement un peu historique aussi puisque Dumas s'inspira pour son personnage, de Lucy Hay comtesse de Carlisle, comploteuse connues pour ses amants anglais.
Pour le plaisir de ses lecteurs, Dumas fit de Milady une femme diabolique et tentatrice, Satan faite femme, le refrain est connu depuis le déluge et même un peu avant. C'est ce qui contribuait au charme de son épopée : il n'y a pas d'histoire réussie sans un(e) méchant(e) réussi(e).
Ce que montre encore la récente incarnation d'Eva Green au cinéma, pour ne citer qu'un seul avatar de cette saga sans cesse rejouée pour le plaisir des petits et des grands.
Mais si chacun croit pouvoir se vanter de connaître par cœur l'histoire de d'Artagnan cent fois lue, vue, relue et revue, Adélaïde de Clermont-Tonnerre va nous apprendre à lire.
Lire entre les lignes de Dumas, découvrir quelle femme pouvait se cacher derrière Milady, dévoiler la véritable (?) histoire, le passé de cette héroïne au charme vénéneux (il est d'ailleurs question de poison). 

Le pitch et les personnages :

Tout commence avec la tête tranchée de Milady : à son "procès" étaient présents les fameux Mousquetaires, de Winter, le sinistre Bourreau de Lille et quelques laquais. Tous la condamnèrent. 
Charles Lynch n'inventera le lynchage que cent ans plus tard et sur un autre continent mais pour Milady au XVIIe, « il n’est pas question ici de justice. Ils sont dix et elle est seule. Dix à se prétendre ses juges. Dix à dresser la liste de ses forfaits qui ne sont souvent que les leurs. Dix plus Alexandre Dumas, le greffier de cette histoire, cela fait onze ».
L'auteure va remonter le temps jusqu'à l'enfance de Milady, jusqu'à la petite fille qui s'appelait Anne de Breuil avant d'épouser Athos, Comte de la Fère, avant de rencontrer Lord de Winter.
Pour combler les trous, éclaircir les zones d'ombres, le roman va se glisser dans les ellipses, les interstices de la saga d'Alexandre Dumas, et c'est finalement toute la vie de cette héroïne, Milady, que l'on va redécouvrir avec un nouveau regard. 
Silence, moteur, ça tourne, la caméra est à peine décalée en contrechamp, Milady n'est plus dans l'ombre du projecteur, et pourtant le script respecte toujours le scénario signé Alexandre Dumas.

♥ On aime vraiment beaucoup :

 Oui, on aime vraiment beaucoup. 
Pourtant l'auteure elle-même se demande : « après tant de reprises littéraires réussies et ratées, tant de feuilletons, de parodies et de navets, tant de dessins animés, de bandes dessinées, pourquoi y revenir ? »
C'est un paradoxe fascinant de constater que cette trame narrative, pourtant mille fois rabâchée, réussit toujours à nous émerveiller, nous faire rêver.
Parce que disons le tout de go et sans détour : ce bouquin est une sacrée réussite et mérite amplement notre label coup de cœur.
➔ Car après tout, s'il ne s'agissait que de la réhabilitation posthume d'une héroïne, si le propos se contentait de creuser le filon féministe du moment, on n'aurait finalement là entre les mains qu'un bel exercice de style, certes brillant, mais qui ne serait guère plus qu'une curiosité réservée à quelques amoureux de la littérature.
Mais là où Adélaïde de Clermont-Tonnerre réussit brillamment son coup, c'est qu'elle ne se contente pas du procès en révision de Milady et qu'elle n'a pas oublié de nous servir un excellent roman d'aventures historiques, digne des meilleurs récits de cape et d'épée. 
➔ Le plaisir est ici double.
Il y a celui d'une agréable aventure au charme suranné, racontée d'une plume qui épouse le style d'antan sans trop en faire. C'est vif, parfois assez cru, bref suffisamment moderne pour plaire aux lecteurs du XXIe.
Et il y a le plaisir de découvrir un roman intelligent qui brosse un très beau portrait de femme, une très jeune femme, et qui réussit à faire entendre cette « voix de femme au temps des hommes »
Une voix très contemporaine, étouffée jusqu'ici par le fracas des épées des mousquetaires.
Le lecteur va découvrir une femme méconnue bien sûr, mais aussi un d'Artagnan rongé par le doute et les remords. 
Des remords contagieux : ne nous faudrait-il pas relire, une dernière fois (?!), ces Mousquetaires que l'on croyait si bien connaître ?

Pour celles et ceux qui aiment les capes et les épées.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Grasset (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté.  

samedi 15 novembre 2025

À l'ombre de la mort (Rudolfs Blaumanis)

[...] Tu tiendras plus longtemps que moi.


Pour prendre l'air du large après la rentrée littéraire, voici une curieuse comptine lettone qui pourrait se chanter sur la musique de "Il était un petit navire" ...

❤️❤️❤️🤍🤍

L'auteur, le livre (104 pages, mai 2024, 1899 en VO) :

Allez, sortons un peu des sentiers battus qui mènent aux prix qu'on court, avec cette petite curiosité littéraire et culturelle : l'écrit d'un letton de Lettonie, Rudolfs Blaumanis, né en 1863 et mort jeune en 1908.
À l'ombre de la mort a été écrit en 1899 et ce n'est guère plus qu'une nouvelle de quelques pages, inspirée par un fait divers, hélas bien réel. 
Mais ce texte est devenu un grand classique de la littérature lettone et il est même enseigné dans les écoles, en grande partie pour sa portée morale.
Dans sa postface, le traducteur, Nicolas Auzanneau, établit la comparaison avec notre terrible comptine "Il était un petit navire".
Blaumanis n'a que trente-six ans quand il écrit son texte en 1899, juste avant que l'infernal chaos du XXème siècle ne se déclenche avec la Révolution russe de 1905 : la Lettonie n'est pas encore tout à fait une nation (elle est encore sous domination germano-russe) mais ce petit pays va se retrouver au carrefour des invasions soviétique, nazie puis de nouveau soviétique.
L'ouvrage est illustré de dessins à l'encre de la main de l'éditeur, Olivier Desmettre.

Le pitch et les personnages :

Une quinzaine de pêcheurs se retrouve soudain piégés sur un morceau de banquise qui se détache de la côte et commence à dériver. 
« L’immense banc de glace poursuivait sa course toujours plus loin vers le large — il y avait dessus quatorze pêcheurs et deux chevaux. [...] Tous savaient que chaque instant qui passait les éloignait non seulement de la côte, mais aussi de la vie. »
Les jours et les nuits passent lentement, les poissons de la pêche se font rares.
Qu'auriez-vous fait à leur place ? Ou mieux, qu'allez-vous faire quand viendra votre tour ?
« — Tu tiendras plus longtemps que moi. 
— Probablement. 
— Ah, si seulement tout cela n’était pas aussi lent…Ceux qui vont mourir, on mettra leur corps à la mer ?
— Probablement. 
— Alors, c’est toi qui le feras pour moi… »

♥ On aime :

 C'est la curiosité qui nous a mené sur ce banc de glace à la dérive. Curiosité pour la Lettonie et sa capitale (Riga) chargée d'histoire, fascination pour les récits de neige et de banquise, curiosité pour ce texte venu d'un lointain pays et d'une lointaine époque, ...
 Le texte est court et la prose de Blaumanis est surprenante de modernité : sèche, réaliste, elliptique. Sur ce morceau de glace, dans ce huis-clos à ciel grand ouvert, il a réuni ses personnages (qu'il disait inspirés de son entourage) pour le meilleur et pour le pire, pour mieux observer l'âme humaine face aux destins contraires.
Le récit sera celui d'une tragédie bien sûr mais nous ne sommes qu'en 1899 et tout ne semble pas encore perdu pour les contemporains de Blaumanis.
➔ Reprenons notre comptine : Je ne veux pas, pas, pas être mangé, ohé ohé ...

Pour celles et ceux qui aiment le hareng.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions DO (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 12 novembre 2025

Règlement de comptes (Davide Longo)

[...] Un mort encombrant, une star disparue.


Quatrième épisode en compagnie du fameux trio d'enquêteurs piémontais imaginé par Davide Longo, la dernière star du polar italien. 
Cette lecture est une véritable gourmandise à savourer avec un verre de grappa.

❤️❤️❤️❤️❤️

L'auteur, le livre (496 pages, octobre 2025, 2022 en VO) :

Si vous n'avez pas encore découvert la nouvelle vedette du polar italien, il est encore temps de vous rattraper. Le transalpin Davide Longo est arrivé jusque chez nous l'an passé et ce Règlement de comptes est déjà le quatrième épisode des enquêtes du commissaire Arcadipane, qui est en ce moment le flic le plus savoureux de la police italienne, ex-æquo peut-être avec l'insupportable préfet Schiavone (celui d'Antonio Manzini).
Coïncidence ou non, ces deux-là officient dans le Piémont italien, même si Arcadipane habite Turin et que Schiavone y a été muté depuis les antipodes (i.e. Rome).
En VO le titre donne La vita paga il sabato parce que « La vie paie le samedi », disait souvent mon père, pour dire qu’elle finit toujours par vous présenter la note. »

Le pitch et les personnages :

C'est avec grand plaisir que l'on retrouve le fameux trio d'enquêteurs imaginé par D. Longo.
Il y a là Corso Bramard, celui qui tenait la vedette des premiers épisodes de la série mais qui se retrouve aujourd'hui poursuivi par un cancer tenace.
Et puis la jeune geek de service, percée et tatouée, Isa Mancini, un clone italien de Lisbeth Salander (une filiation assumée par l'auteur mais pas vraiment par Isa).
L'enquête est désormais menée par l'ancien disciple de Bramard, le commissaire turinois Vincenzo Arcadipane, « cinquante-cinq ans, dont l’allure d’homme quelconque ne doit tromper personne ».
Arcadipane est appelé avec son adjoint Pedrelli, « utile et inoffensif », dans un village de montagne où l'on a découvert un riche producteur de cinéma étranglé dans sa voiture en même temps que la disparition de sa célèbre épouse : « un mort encombrant, une star disparue, un village de montagne fermé comme une huître. »
« Sans compter qu’un mort et une disparue en même temps, c’est toujours le bordel. »
Arcadipane est un flic un peu bancal toujours accompagné d'un chien à trois pattes.
Un chien qu'il doit confier parfois aux bons soins d'Ariel, handicapée, qui est autant sa psychothérapeute que son amante : un personnage qui prend de plus en plus la lumière au fil des épisodes. 

♥ On aime vraiment beaucoup :

 Se plonger dans un roman de Davide Longo avec un verre de grappa (ou sans), c'est la promesse d'une savoureuse lecture. 
Jubilatoire, comme on dit trop souvent. 
L'italien prend tout son temps pour installer décor et intrigue mais quand il arrive à cloîtrer tout son petit monde dans un hôtel perdu en montagne, c'est parti pour une avalanche de dialogues à vous élargir le sourire page après page. 
Sans compter les pittoresques digressions de Vincenzo sans cesse interrompues.
Au fil de la série, les personnages ont pris de l'épaisseur, chacun avec son passé et ses failles, et désormais l'écrivain peut laisser libre cours à toutes sortes de fantaisies au gré des humeurs et des caprices de l'un ou de l'autre.
On ne peut que se délecter à la lecture de ces dialogues savoureux qui sont de véritables gourmandises littéraires.
Quand on retrouve à la même table, Bramard, Isa, Arcadipane et même Ariel, sa chérie infirme, leur rencontre fait des étincelles, le lecteur se fait alors aussi discret que l'agent Pedrelli, et franchement, ça vaut le voyage de l'autre côté des Alpes. 
Un style qui devrait certainement plaire aux fans de Fred Vargas, puisque l'on est ici dans une prose érudite, travaillée et à peine moins fantasque. 
 Malgré tout cela, l'enquête n'avance guère (le pavé fait tout de même près de 500 pages) mais tout à son plaisir, le lecteur égoïste s'en fiche éperdument. 
Bien au contraire, si cela lui permet de rester un peu plus longtemps en compagnie de ces personnages, et bien soit : que les coupables courent donc encore et que la star kidnappée croupisse plus longtemps au fond d'une cave humide !
Comme bien souvent les intrigues de Davide Longo plongent leurs racines profondes dans le passé, l'auteur et son personnage Bramard sont tous deux des érudits.
Un passé lointain quand il s'agit d'une pratique hérétique et moyen-âgeuse, la Socha, pour lutter contre la consanguinité au fond des vallées.
Un passé plus récent quand on évoque l'âge d'or du cinéma italien ou alors beaucoup plus sinistre, quand il s'agit du terrible accident du barrage du Vajont en 1963.
Quel rapport peut-il bien y avoir entre tous ces événements, si toutefois rapport il y a car l'auteur pourrait tout aussi bien nous promener dans les alpages, et d'ailleurs il nous dit que « de preuves au sens strict du terme, il n’y en a pas [...]. Autrement, cette histoire serait moins fascinante ».
« — Vous ne l’avez pas encore compris ?
— Peut-être , mais il y a tant de choses à comprendre, dans ce village. »
Il faudra bien la sagacité de l'intuition de Corso Bramard et la ténacité des questions de Vincenzo Arcadipane pour démêler la pelote emberlificotée depuis des lustres mais le lecteur a l’habitude que cet auteur « n’en fasse qu’à sa tête, qu’il garde ses cartes pour lui et ne les abatte qu’à la toute fin ».
 On adore ce Piémont italien, un pays de montagnards taiseux, des gens de peu de mots. 
Le récit est tout en ellipses, ce qui change intelligemment des polars trop explicatifs, décortiqués comme des scénarios formatés pour Hollywood.
La prose de Davide Longo est plutôt riche et même parfois recherchée. Son humour et ses effets de manche cachent de jolis textes.
Ainsi, Arcadipane est capable des plus jolis compliments même à l'endroit de son ex-femme :
« Une femme qui a survécu à toutes ces années, qui a élevé deux enfants pas superbes mais solides comme les casseroles d’autrefois, et a fini par conclure : « J’ai donné, messieurs-dames ! Et ce qui reste est pour moi ! »
[...] Elle a beau s’être un peu étoffée, aux endroits qui déjà montraient des dispositions à l’accueil, elle est toujours belle, il n’y a pas à dire. »
Mais quand une autre dame n'a pas l'heur de lui plaire, il a plutôt la dent dure :
« Une femme d’environ soixante-cinq ans, plus grande que lui d’une tête, qui a conservé un corps mince sans avoir à faire d’effort. Une histoire de gènes. Dommage que la température interne de ce corps ne dépasse sans doute pas 15 degrés – l’endroit idéal pour y stocker des salaisons : sombre, froid, sec et trop souterrain pour les souris. »

Pour celles et ceux qui aiment l'Italie.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions JC. Lattès - Le Masque (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 10 novembre 2025

Macbeth (Paul et Gaëtan Brizzi)

[...] Cela est accompli.


Belle adaptation en images du drame de Shakespeare. Ambition, traîtrise, ambiance médiévale et sorcières fatales ... tout est prêt pour que les forces du mal se déchaînent dans un surprenant gris crayonné, parfois rehaussé de rouge sang.

❤️❤️❤️🤍🤍

Les auteurs, l'album (128 pages, octobre 2025) :

La BD se prête formidablement à toutes sortes d'adaptations littéraires et c'est là une belle façon de dépoussiérer quelques œuvres et de les replacer sur le dessus de la pile.
On a pu ainsi (re-)découvrir L'étranger de Camus ou La route de Cormac McCarthy, pour n'en citer que deux parmi les œuvres les plus grandes et les BD les plus récentes.
Voici donc un autre monument de la littérature transcrit en images : le Macbeth de Lord William Shakespeare.
Et ce sont deux jumeaux qui s'y collent : les frères Brizzi, Paul et Gaëtan, formés aux Arts Déco et dans les studios Disney, grands faiseurs d'adaptations diverses comme celles de Boris VianCervantès ou même Dante

Le canevas et les personnages :

Faut-il présenter Lord Macbeth ? Ce prince écossais qui fut poussé au meurtre de son roi par son épouse (Lady Macbeth), son ambition et les prophéties de quelques sorcières fatales.
Après leur forfaiture, le couple régicide va se retrouver en proie à de sinistres hallucinations et Lady Macbeth finira par mettre elle-même fin à ses jours. Quant à Lord Macbeth ... 

♥ On aime :

 Les frères Brizzi restent fidèles à la trame du récit de Shakespeare. Les paysages sombres d'Écosse, l'époque médiévale, les prédictions ésotériques des sorcières, les délires du couple Macbeth ... tout cela était fait pour les inspirer.
Je les cite : là où Shakespeare « par le biais d'une prose oratoire magnifique, exprime leurs tourments intérieurs, c'est par le dessin et la lumière que nous avons voulu le traiter et le transmettre ».
 Côté graphique, les jumeaux restent dans la suite de leur Dante ou de leur Cervantès avec ce gris crayonné, déroutant de prime abord, mais qui donne toute sa démesure dans les atmosphères lugubres des châteaux écossais. 
La verticalité des somptueuses doubles pages nous donnent l'impression de pénétrer dans une cathédrale où se déploient les hallucinations de Macbeth, rehaussées de rouge sang.
On regrette juste que le format court d'un album ne laisse que le temps de "résumer" toute la richesse d'une pièce de théâtre aussi complexe où se sont invitées les forces du mal.

Pour celles et ceux qui aiment le théâtre élisabéthain.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Daniel Maghen (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 5 novembre 2025

Rockabilly (Rodolphe et Dubois)

[...] Tu prends un flingue ou une guitare.


L'Amérique rurale et profonde, celle de Steinbeck ou de Faulkner, où il ne fait pas bon vivre mais où, dans les années 50, le rock'n roll apporte quelques lueurs d'espoir. Le "nature-writing" des Appalaches en images.

❤️❤️❤️❤️🤍

Les auteurs, l'album (104 pages, septembre 2025) :

Au scénario, le prolixe Rodolphe (Rodolphe Daniel Jacquette) que l'on vient de croiser récemment sur Pump et qui lorgne souvent du côté de l'ouest et qui est fan de rock'n roll (il a même écrit un livre sur les artistes des années 50). 
On apprécie pas toujours ses histoires mais ici, il a parfaitement réussi son coup.
Aux pinceaux (c'est le cas de le dire, les planches sont réalisées en couleurs directes), on découvre le jurassien Christophe Dubois.
Avec l'un des personnages de cet album, les deux compères partagent une même passion : la guitare.

Le canevas et les personnages :

Dans les années 50, un petit village au pied des Appalaches : Barbie (un joli brin de fille) débarque à Hazard après avoir marié Bram, un gars du coin.
« - Hazard, c'est le trou du cul du monde ! Enfin, du monde civilisé ...
C'est nulle part, c'est chaud, c'est moche, il s'y passe jamais rien !
Dis, je peux te poser une question ?
Pourquoi t'es venue te paumer chez nous ?
- Parce que d'où je viens, c'est encore pire. »
Il y a donc à la ferme des Wayne :
  • Le mari « Bram, le bras protecteur et le sourire niais, couvant sa nouvelle acquisition façon heureux propriétaire ».
  • Hank, celui qui est venu chercher Barbie à la gare, qui gratte un peu sa guitare pour jouer « un peu de tout : Jimmie Rodgers, Hank Williams ... du rock'n roll aussi ». Bref, tout ce qui plait bien à Barbie.
  • Le père « balançant à la môme un maximum d'histoires salaces soulignées de regards lubriques ».
  • L'autre frère Eddie « faisant son numéro de beau ténébreux : oeil de velours et sourire entendu ».  
  • Et le plus jeune Zach, toujours prêt à « plonger sous la table et zyeuter sous les jupes de la belle ».
Avec la jeune Evy, mutique et sujette à des crises hystériques, vous avez là toute la famille Wayne (la mère est partie, dit-on) : selon le toubib local, « dans le coin, ils sont tous assez bizarres, mais ceux-là ont le pompon ! ».
Si on ajoute que la famille Wayne est régulièrement visitée par les gens du shérif et même les agents du FBI pour ses divers petits trafics, on pourrait penser que tous les ingrédients d'un roman bien noir sont alors réunis. Et on aurait bien raison ... 
Mais « on était ni au bout de nos surprises, ni de nos peines ! ».
Dans ce village perdu de fermiers « quand t'en peux plus, tu prends un flingue ou une guitare »
Rodolphe et Dubois ont choisi pour nous : ce sera la guitare.

♥ On aime :

 Barbie est trop jolie et Hank le beau-frère trop sympa, ...
Oui, l'histoire est plutôt simple mais cette simplicité apparente en fait ici toute sa force et sa réussite. 
Barbie et Hank deviennent vite attachants et les personnages de la famille Wayne sont suffisamment complexes pour ne pas tomber dans la caricature. 
Et puis ce refrain, cette belle idée, comme quoi la guitare, le rock'n roll, viendra peut-être vous sortir d'une bien vilaine ornière. 
Oui, la musique adoucit les mœurs et il fallait bien cette bouffée d'air frais, pour le lecteur comme pour les personnages, dans cette campagne qui suffoque sous la détresse, la chaleur et la misère.
Les Appalaches sont une région qui a inspiré le nature-writing de nombreux auteurs (Chris OffutRon Rash, ... ) : un style qu'il n'est pas fréquent de "voir" en images. 
 L'illustration de Dubois est superbe, avec de beaux contrastes de lumière, des cadrages serrés sur les visages et des vues larges sur le paysage rural.
Et puis bien sûr, il y a la sensualité de Barbie qui illumine de nombreuses cases car elle est de presque toutes les planches : un beau portrait de dame.


Pour celles et ceux qui aiment le rockabilly.
D’autres avis sur BD Gest et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Daniel Maghen (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 3 novembre 2025

L'odeur de la sardine (Serge Raffy)

[...] Les trompettes-de-la-mort t’attendent.


Un curieux roman entre policier et histoire, qui prend la Guerre d'Algérie comme toile de fond. Un récit de souvenirs et de mémoires, un récit chargé d'amertume où planent de nombreux fantômes car cette période est celle d'une "histoire mal ficelée, mal réglée".

❤️❤️❤️🤍🤍

L'auteur, le livre (304 pages, septembre 2025) :

Le journaliste Serge Raffy (Le Nouvel Obs, ...) connait bien les dessous de la République : il est l'auteur de plusieurs documents et romans sur nos personnalités politiques, de Defferre à Hollande.
Dans son avant-propos, il précise que L'odeur de la sardine est « un conte de faits », jolie formule pour nous dire que « la réalité est souvent bien plus extraordinaire que la fiction ».
Pour nous dire que « entre le vrai et le faux, ne cherchez pas à faire le tri. Ceci n’est donc pas un roman vrai. Seulement un vrai roman. »
Un vrai roman qui évoque la Guerre d'Algérie, une fois de plus oui, car « soixante ans après, cette tragédie pèse toujours sur les consciences » et les plaies ouvertes depuis le massacre de Sétif ne sont toujours pas toutes refermées, loin s'en faut.
Et ce n'est pas le texte récemment voté par notre Assemblée Nationale qui va me contredire ...

Le pitch et les personnages :

Charles Bayard, 85 ans, est assassiné un soir sur les quais de Seine. « Une seule balle dans la nuque. Du travail de professionnel ».
C'était un ancien officier, un « homme de l'ombre » et un « indécrottable gaulliste » à la « réputation sulfureuse, celle d’un grand flic flibustier, au parcours mêlant gloire et coups tordus. Il avait traversé toutes les présidences de la Cinquième République, en laissant toujours derrière lui un goût de mystère. Et une tonne de secrets ».
Julien Sarda, 63 ans à deux pas de la retraite, prend la tête du groupe d'investigation, une cellule des « enquêtes réservées »
L'enquête va révéler rapidement que Bayard était en relation étroite avec un journaliste, Sébastien Rochas, pour rédiger ses mémoires. 
A-t-on voulu faire taire un vieil officier devenu trop bavard parce qu'était venu le temps des remords ?

♥ On aime :

 Le roman est un curieux mélange de roman policier, d'écrit journalistique et de souvenirs historiques. 
Les amateurs d'Histoire avec un grand H seront peut-être désappointés : ce n'est pas un livre sur la Guerre d'Algérie d'où n'émergent que quelques événements et personnalités ayant marqué la mémoire des personnages du livre. 
Le journaliste Serge Raffy n'a pas écrit un document sur ces événements et renvoie d'ailleurs plusieurs fois aux grands auteurs qui ont écrit sur cette guerre, comme Benjamin Stora ou même Jacques Ferrandez (celui de la BD).
Les fans de polars seront peut-être déroutés eux aussi : le groupe d'investigation est assez pâlot, seul en émerge le personnage de Sarda et « cette enquête n’en [finit] pas de promener l’équipe Sarda dans les méandres de l’histoire coloniale ».
Ces tours et détours vont masquer une fin plutôt surprenante, inhabituelle mais bien dans le ton désenchanté du roman.
 Ce récit est plutôt un livre de souvenirs, de mémoires : les fantômes planent sur la plaine de la Mitidja, la Petite Californie, où s'installèrent dès le seizième siècle les juifs andalous fuyant l'Espagne, bien avant la colonisation française. 
Le fantôme d'un professeur progressiste, Alain Obadia, qui enseignait au lycée français de Blida et qui a rejoint, dit-on, le maquis des nationalistes algériens.
Les fantômes de l'extrême-droite et même le trésor de guerre fantôme de l'OAS. 
Le fantôme de « Jean-Jacques Susini. Fondateur de l’OAS, inspirateur de l’attentat manqué contre le Général, en 1964 »
 Entre quelques digressions érudites où l'auteur fait mine de s'égarer, le lecteur pourra apercevoir au loin les fantômes des réfugiés espagnols venus par la Cerdagne ou même celui du peintre Francisco de Goya qui cherche toujours son crâne, comme Hamlet celui de Yorick.
 Shakespeare dirait peut-être qu'il y a quelque chose de pourri au royaume de Méditerranée où l'atmosphère est sombre et les souvenirs chargés d'amertume : « l'affaire Bayard nous plonge dans un bain saumâtre, dans une histoire mal ficelée, mal réglée .»
Serge Raffy appuie là où ça fait mal et regrette que notre pays ait manqué l'occasion « d’une grande réconciliation fraternelle entre les deux nations » comme ce fut le cas après d'autres conflits par exemple.
Il pointe l'incapacité de notre pays à intégrer cette "salle guerre" à son histoire. 
Pour beaucoup, « il fallait oublier, passer à autre chose. [...] Tous prétendaient que, soixante ans après, il y avait prescription, que la page avait été tournée », mais ils se trompent lourdement car « une nation est un être vivant dont le passé est une richesse, même quand ce passé vous embrume l’âme et vous déchire. Le refouler était la pire des erreurs. »
Et notre actualité législative semble bien, hélas, donner raison à Serge Raffy ...

Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Fayard et Netgalley (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

vendredi 31 octobre 2025

Gangnam (Ian Manook)

[...] L'enlèvement c'est un sport national.


Ian Manook met le cap vers le pays du matin calme pour une nouvelle série policière avec l'inspecteur Gangnam. La balade est aussi réjouissante que dépaysante. Coup de cœur pour ce divertissement aux personnages attachants, truffé d'humour et parcouru d'instants de grâce.

❤️❤️❤️❤️❤️

L'auteur, le livre (448 pages, octobre 2025) :

On connait bien ici Ian Manook cet écrivain-voyageur, auteur de thrillers dits "ethniques", qui nous balade depuis une dizaine d'années vers diverses contrées exotiques, depuis la Mongolie de son Yeruldelgger jusqu'à son plus récent Krummavisur islandais.
Ian Manook c'est l'un des multiples visages de Patrick Manoukian, journaliste au bonnet de Commandant Cousteau (il écrit également sous le pseudo de Roy Braverman pour des trucs plus américains).
Cette fois il nous emmène dans un voyage en Corée avec ce qui pourrait bien être une nouvelle série, celle des enquêtes de l'inspecteur Gangnam.
Gangnam c'est un quartier chic de Séoul, devenu célèbre grâce à la fameuse chanson Gangnam Style, « succès planétaire du rappeur Psy »

Le pitch et les personnages :

Manook s'y entend pour nous dessiner des personnages amusants, intéressants mais surtout très attachants.
Par ordre d'apparition à l'écran (car c'est du grand cinéma) : 
  • Verneuil, touriste français, un flic retraité qui écrit désormais des romans policiers, un joli prétexte pour truffer le récit de pointes d'humour d'écrivain. « Il a l'air sympa mais c'est un écrivain, ces types-là sont biscornus de la tête, surtout les auteurs de polar ».
  • Mado : sa femme qui vient de se faire enlever par des voyous coréens car là-bas « l'enlèvement c'est presque un sport national » pour les mafieux avides d'une belle rançon.
  • Lee Min-ho dit Gangnam : un flic en rupture de ban à l'histoire mouvementée, un « homme tranquille et fatigué », c'est lui qui va aider Verneuil à retrouver son épouse mais il est affligé du même patronyme que le très célèbre acteur Lee Min-ho d'où une belle série de running-gags de la part de ses compatriotes
  • Chin-sun : une jeune fliquette surdouée aux allures d'Hello Kitty qui va être chargée de l'enquête officielle.
Heureusement pour Verneuil et le lecteur, Gangnam parle français :
« - J'ai été marié à une française, Gabrielle. Elle était de La Rochelle. J'ai appris avec elle. Pendant cinq ans. Cinq ans, trois mois et quatre jours, pour être précis. Elle est partie il y a deux ans avec un Chinois. Et de Taïwan en plus ! Vous croyez ça, vous ? »
Quant à Chin-sun, elle arrive toujours « fringuée façon manga ».
« - C'est vraiment elle qui va s'occuper de nous ?
Verneuil lui donne dix-huit ans. Cheveux courts à la garçonne, une frange en travers du front, jeans moulants et baskets blanches, rubans porte-bonheur à un poignet, montre Samsung Galaxy connectée à l'autre, Park Chin-sun est une gamine. La plus jeune recrue du commissariat à n'en pas douter. Une stagiaire peut-être bien. 
[...] Difficile de croire , dans son sweat-shirt fluo floqué d'une tête de dinosaure orange et joufflu, débarquant d'une Fiat 500 jaune poussin, qu'elle est l'inspectrice chargée d'enquête de la police de Séoul ».
C'est en compagnie de cet équipage improbable, « un ex-flic ripou et une fliquette déguisée en cosplay », que nous allons essayer de sauver Mado de la pègre coréenne.

♥ On aime vraiment beaucoup :

 Manook n'est bien sûr pas plus coréen que vous ou moi mais il s'y entend pour nous composer une ambiance vraiment dépaysante, certes pleine de cartes postales et de clichés stéréotypés, mais tout cela est aussi très étayé et soigneusement documenté. 
Même ses mafieux, ses dragons de papier, sont un hommage aux films coréens hyper-violents que l'on apprécie tant !
On apprendra donc plein de choses sur Séoul et la socio-culture coréenne.
De la météo à l'urbanisation, avec passage obligé par le rayon cuisine, le lecteur va découvrir la Corée du Sud sans quitter le confort de son chez soi.
Un pays où l'on peut s'organiser de fausses funérailles dans un vrai cercueil, histoire de mieux apprécier la vie ensuite (à essayer sûrement ?) ou même se condamner soi-même à être enfermé dans une fausse prison pendant quelques jours pour se recentrer et se retrouver.
Et puis cette manie de s'asperger d'eau dans les salles de bain : « cette façon de s'envoyer des brassées d'eau au visage et sur le torse, depuis les robinet ouvert en grand ». « Ce pays, expliquait alors Gangnam, a reçu son bonheur de l'eau et des montagnes ».
Et l'auteur n'oublie pas de nous rappeler que ce pays coupé en deux a connu des matins pas si calmes pendant la dictature des années 60-70.
 L'intrigue va également nous immerger dans l'univers de cette fameuse K-Pop (Korean pop), un mastodonte de l'industrie du spectacle qui génère ou blanchit des milliards et qui a submergé les palmarès mondiaux, tout comme les voitures ou les machines à laver coréennes ont conquis nos foyers. 
Fort heureusement on n'est pas obligé d'actualiser sa play-liste mais il faut découvrir ce milieu étonnant.
 La prose de Manook est toujours un délice : c'est fluide, divertissant, plaisant, truffé d'un humour subtil, et cette exploration du Pays des matins pas si calmes est un véritable festival et, thriller coréen oblige, les services du procureur vont tout de même dénombrer près de trois cent victimes avant la dernière page.
« Comment tout cela est-il possible ? Comment un tel enchaînement a-t-il pu conduire à un tel drame ? »
Si côté polar on savoure avec grand plaisir cet agréable et dépaysant divertissement, le coup de cœur va venir de notre attachement aux personnages soigneusement dessinés (on n'a pas tout dit sur le passé de Chin-sun ou celui de Gangnam) et surtout des surprenants moments de poésie, véritables instants de grâce, que l'auteur arrive à glisser dans son intrigue trépidante.
Comme cette interrogatoire en traduction simultanée sur les paroles de Mistral Gagnant, la chanson de Renaud (savoureux !).
Ou encore les instants passés sur l'île de Jeju en compagnie des haenyo, ces plongeuses en apnée d'une coopérative matriarcale de pêcheuses de fruits de mer. Ces coréennes sont l'équivalent des ama japonaises que l'on avait découvert récemment avec le photographe Uraguchi Kusukazu.

Le livre refermé, on se rend compte qu'un peu de nous est resté en Corée : de quoi nous donner l'envie d'aller faire un tour à Séoul en attendant la suite des aventures de Gangnam ...

Pour celles et ceux qui aiment le pays du matin calme.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Flammarion (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine, CulturAdvisor et ActuaLitté.  

mercredi 29 octobre 2025

Un jour, ça finira mal (Valentin Gendrot)

[...] Les signaux faibles du drame.


En 2021, Jérôme a tué Magali à coups de batte de base-ball.
Le meurtrier se suicidera avant son procès et c'est Valentin Gendrot qui va nous faire le récit (incroyable) de l'histoire vraie de son cousin Jérôme.

❤️❤️❤️🤍🤍

L'auteur, le livre (320 pages, septembre 2025) :

Le journaliste Valentin Gendrot cède à son tour aux sirènes de la mouvance littéraire française d'aujourd'hui qui veut qu'un bon auteur écrive sur sa vie, sa mère, son père, sa famille.
Mais après la lecture de son récit, il y aura largement de quoi lui pardonner d'avoir écrit sur son cousin : Un jour, ça finira mal est sous-titré Jérôme a tué Magali car il faut bien appeler un chat, un chat et un féminicide, un meurtre.

Le pitch et les personnages :

Ce n'est pas vraiment un pitch ni même un résumé, plutôt une brève d'actualités [clic] ...
En février 2021 près de Rennes, Magali Blandin, mère de quatre enfants, est tuée à coups de batte de base-ball par son mari Jérôme Gaillard, parce qu’elle l’avait quitté.
Jusque là ..., mais c'est pas tout.
Les parents de Jérôme, Jean et Monique, avaient prêté une belle somme d'argent à leur fils pour acheter les services d'un petit gang de géorgiens. Les voyous sont partis avec le fric et le pauvre Jérôme a dû s'occuper lui-même de Magali.
Jusque là ..., mais c'est toujours pas fini.
Jérôme va se suicider en prison avant son procès.
Ses parents, inculpés comme complices, vont également se suicider rapidement. Il n'y aura donc pas de procès.
Et si ça ne vous suffit toujours pas, sachez également que Franck, le frère de Jérôme, second fils de Jean et Monique, s'était suicidé lui aussi quelques années auparavant : poussé à bout parce que sa chérie le quittait (faut dire qu'il la cognait un peu aussi).
De la famille Gaillard, deux parents, deux frères, il ne reste donc plus personne.
Si c'est pas une famille dysfonctionnelle ça !
S'il ne s'agissait pas d'une histoire 100% vraie, on aurait pu se dire que Valentin Gendrot poussait vraiment le bouchon un peu loin et en faisait un peu trop.
Son éditeur avait même quelques appréhensions : « Éviter les additions d’horreurs, un conseil de mon éditrice. Je le note, promets d’essayer. »
Mais non, les faits, rien que les faits : Monique était la sœur de son père, Franck et Jérôme ses cousins, l'écrivain se contente de raconter l'histoire d'une branche de sa famille, « la branche pourrie de [son] arbre généalogique. » 
« Mon grand- père cognait ma grand- mère. Jean cognait Monique. Franck cognait sa femme. Jérôme a tué Magali.
[...] Une longue liste de violences conjugales, un terme souvent mal choisi car il devient impossible d’en connaître l’auteur et la victime. Ici , le schéma se répétera, encore et encore, et toujours dans le même sens.
[...] Je suis le cousin de l’assassin. Je suis le neveu des complices. »

♥ On aime mais c'est rude :

 On peut supposer que Valentin Gendrot a longtemps hésité avant de se lancer dans ce récit.
« Je pose une question. Pourquoi écrire sur ce sujet ? Et mes réponses, courtes, de s’enchaîner. Pour la gravité des faits. Pour raconter ce monde que beaucoup croient enfoui. Parce que l’histoire familiale est dingue. Pour documenter les raisons d’un féminicide. Ce qui pousse un homme à tuer sa femme, à y entraîner ses parents. »
Le journaliste documente ici un monde rural qu'il connait bien « pour l’avoir souvent subi. [...] Les idéaux de la propriété : la femme, la terre, la maison. »
Le messager se doit de porter la parole, raconter « l'histoire de ces coupables qui ne seront jamais jugés, de ce clan ».
Et puis en filigrane, tenter de répondre à cette puissante question : « celle de ne pas avoir décelé les signaux faibles du drame », de ne pas avoir imaginé, ou du moins pas assez clairement, que « un jour ça finira mal ».
 Autant vous prévenir, Valentin Gendrot ne fait vraiment aucun effort pour rendre son histoire attrayante ou la lecture agréable. Aucun effort car « nous ne sommes pas dans un polar, où la vérité, rien que la vérité, éclate à la fin du texte ».
Les faits rien que les faits, bruts, sidérants, d'une horreur indicible à vous en faire lâcher le bouquin.
L'homme insondable, masculinité toxique, instinct de propriété, à vous faire désespérer du genre humain.
Voilà une lecture absolument nécessaire mais particulièrement éprouvante : Magali fut la « vingt-troisième victime de féminicide de l’année 2021 ».

Pour celles et ceux qui aiment comprendre.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Stock (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.