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mercredi 26 novembre 2025

Artifices (Mariolle et Ribas)

[...] La face sombre de la colonisation.


La surprenante histoire vraie de Robert-Houdin, l'illusionniste français que l'armée de Napoléon III envoya en Algérie en 1856 pour contrer les marabouts soufis de la rébellion.
Un petit tour de passe-passe en images dans les coulisses de notre histoire coloniale.

❤️❤️❤️🤍🤍

Les auteurs, l'album (112 pages, septembre 2025) :

Tout le monde connait Robert-Houdin, le célèbre illusionniste.
Ah oui, le roi de l'évasion des coffres fermés avec chaînes et cadenas ...
Et bien non c'est pas lui. Robert-Houdin était franco-français et a vécu un peu avant le Houdini qui lui a, en quelque sorte, volé la vedette.
Et l'on sait encore moins que notre Robert-Houdin national fut envoyé en Algérie pour 'pacifier' (c'est comme ça qu'on disait à l'époque, encore un tour de passe-passe) pour 'pacifier' les populations rebelles à la civilisation ?
Et c'est cette histoire-vraie sur fond d'Histoire tout court, qu'est allé chercher le scénariste Mathieu Mariolle, féru d'histoire et de BD. Il est accompagné de l'aquarelliste basque Julen Ribas pour signer cet album : Artifices.

Le contexte :

Robert-Houdin c'est l'illusionniste français dont l'américain Ehrich Weisz empruntera plus tard le nom pour devenir le fameux Houdini, roi de l'évasion (on confond souvent les deux).
Mais revenons un peu plus tôt, aux débuts de ce XIXe, à notre français Jean-Eugène Robert-Houdin qui a donné ses lettres de noblesse à la prestidigitation, à l’illusionnisme, et relégué aux oubliettes les charlatans de foire. 
Le XIXe est le siècle du progrès, des expositions universelles, de la fée électricité et des sciences capables de miracles rationnels. 
L'horloger Robert-Houdin était passionné de « mécanique merveilleuse, de physique amusante, de magie scientifique ». Ses tournées émerveilleront l'Europe avec des tours qui reposent pourtant sur une vérité très simple : « ce que nous voyons n'est pas toujours réel ». Il voulait « tromper pour émerveiller, et non pour nuire ».
Épuisé par ses tournées, Robert-Houdin est à la retraite, chez lui à Blois, en 1856 lorsque l'État Français de Napoléon III, empêtré dans une guerre coloniale qui dure un peu trop, vient le chercher pour une curieuse mission : « on lui demande de 'pacifier les esprits', d'utiliser ses talents de prestidigitateur pour ébranler les croyances populaires. L'objectif : briser l'autorité symbolique des chefs religieux kabyles », les fameux marabouts.
Une surprenante mission qui fera dire à Baudelaire : « il appartenait à une société d'incrédules d'envoyer Robert-Houdin chez les Arabes pour les détourner des miracles ».

L'album et les personnages :

Robert-Houdin vieillissant et usé, espère peut-être sauver quelques vies en acceptant à contre cœur la mission que l'armée veut lui confier.
Dès son arrivée à Alger, les marabouts et la secte des Aïssaoua, menés par l'influent maître soufi Sidi Tahar Bou Tayeb, voient en lui une incarnation de Sheitan.
Le personnage féminin de Nélia est librement inspiré de Lalla Fatma N'Soumer, héroïne de la résistance algérienne à la colonisation française : le dossier qui complète l'album met en avant le rôle des femmes dans la résistance.

♥ On aime :

 Ce sont les aspects historiques et culturels qui font tout l'attrait de cet album : ils sont soigneusement développés dans le dossier très complet qui termine l'album.
Le scénario est somme toute assez simple : le personnage de Robert-Houdin est un esprit pacifiste pris entre deux feux, celui de la rébellion algérienne et celui des appétits colonialistes de l'armée française. 
Mais en filigrane, les auteurs nous laissent deviner le tableau d'une guerre coloniale féroce, sanglante et qui durera plus d'un demi-siècle.
Salutaire, est ce rappel historique d'une guerre qui sera éclipsée par la suivante.
 Côté graphismes, les aquarelles de Julen Ribas dessinent une Algérie attachante, baignée de tons ocres et lumineux.
Mais la conclusion de Robert-Houdin à la fin de son voyage sera bien amère :
« J'avais découvert la face sombre de la colonisation, celle qui permettait à tous mes compatriotes de vivre de manière aisée ».

Pour celles et ceux qui aiment les tours de passe-passe.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Daniel Maghen (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 3 novembre 2025

L'odeur de la sardine (Serge Raffy)

[...] Les trompettes-de-la-mort t’attendent.


Un curieux roman entre policier et histoire, qui prend la Guerre d'Algérie comme toile de fond. Un récit de souvenirs et de mémoires, un récit chargé d'amertume où planent de nombreux fantômes car cette période est celle d'une "histoire mal ficelée, mal réglée".

❤️❤️❤️🤍🤍

L'auteur, le livre (304 pages, septembre 2025) :

Le journaliste Serge Raffy (Le Nouvel Obs, ...) connait bien les dessous de la République : il est l'auteur de plusieurs documents et romans sur nos personnalités politiques, de Defferre à Hollande.
Dans son avant-propos, il précise que L'odeur de la sardine est « un conte de faits », jolie formule pour nous dire que « la réalité est souvent bien plus extraordinaire que la fiction ».
Pour nous dire que « entre le vrai et le faux, ne cherchez pas à faire le tri. Ceci n’est donc pas un roman vrai. Seulement un vrai roman. »
Un vrai roman qui évoque la Guerre d'Algérie, une fois de plus oui, car « soixante ans après, cette tragédie pèse toujours sur les consciences » et les plaies ouvertes depuis le massacre de Sétif ne sont toujours pas toutes refermées, loin s'en faut.
Et ce n'est pas le texte récemment voté par notre Assemblée Nationale qui va me contredire ...

Le pitch et les personnages :

Charles Bayard, 85 ans, est assassiné un soir sur les quais de Seine. « Une seule balle dans la nuque. Du travail de professionnel ».
C'était un ancien officier, un « homme de l'ombre » et un « indécrottable gaulliste » à la « réputation sulfureuse, celle d’un grand flic flibustier, au parcours mêlant gloire et coups tordus. Il avait traversé toutes les présidences de la Cinquième République, en laissant toujours derrière lui un goût de mystère. Et une tonne de secrets ».
Julien Sarda, 63 ans à deux pas de la retraite, prend la tête du groupe d'investigation, une cellule des « enquêtes réservées »
L'enquête va révéler rapidement que Bayard était en relation étroite avec un journaliste, Sébastien Rochas, pour rédiger ses mémoires. 
A-t-on voulu faire taire un vieil officier devenu trop bavard parce qu'était venu le temps des remords ?

♥ On aime :

 Le roman est un curieux mélange de roman policier, d'écrit journalistique et de souvenirs historiques. 
Les amateurs d'Histoire avec un grand H seront peut-être désappointés : ce n'est pas un livre sur la Guerre d'Algérie d'où n'émergent que quelques événements et personnalités ayant marqué la mémoire des personnages du livre. 
Le journaliste Serge Raffy n'a pas écrit un document sur ces événements et renvoie d'ailleurs plusieurs fois aux grands auteurs qui ont écrit sur cette guerre, comme Benjamin Stora ou même Jacques Ferrandez (celui de la BD).
Les fans de polars seront peut-être déroutés eux aussi : le groupe d'investigation est assez pâlot, seul en émerge le personnage de Sarda et « cette enquête n’en [finit] pas de promener l’équipe Sarda dans les méandres de l’histoire coloniale ».
Ces tours et détours vont masquer une fin plutôt surprenante, inhabituelle mais bien dans le ton désenchanté du roman.
 Ce récit est plutôt un livre de souvenirs, de mémoires : les fantômes planent sur la plaine de la Mitidja, la Petite Californie, où s'installèrent dès le seizième siècle les juifs andalous fuyant l'Espagne, bien avant la colonisation française. 
Le fantôme d'un professeur progressiste, Alain Obadia, qui enseignait au lycée français de Blida et qui a rejoint, dit-on, le maquis des nationalistes algériens.
Les fantômes de l'extrême-droite et même le trésor de guerre fantôme de l'OAS. 
Le fantôme de « Jean-Jacques Susini. Fondateur de l’OAS, inspirateur de l’attentat manqué contre le Général, en 1964 »
 Entre quelques digressions érudites où l'auteur fait mine de s'égarer, le lecteur pourra apercevoir au loin les fantômes des réfugiés espagnols venus par la Cerdagne ou même celui du peintre Francisco de Goya qui cherche toujours son crâne, comme Hamlet celui de Yorick.
 Shakespeare dirait peut-être qu'il y a quelque chose de pourri au royaume de Méditerranée où l'atmosphère est sombre et les souvenirs chargés d'amertume : « l'affaire Bayard nous plonge dans un bain saumâtre, dans une histoire mal ficelée, mal réglée .»
Serge Raffy appuie là où ça fait mal et regrette que notre pays ait manqué l'occasion « d’une grande réconciliation fraternelle entre les deux nations » comme ce fut le cas après d'autres conflits par exemple.
Il pointe l'incapacité de notre pays à intégrer cette "salle guerre" à son histoire. 
Pour beaucoup, « il fallait oublier, passer à autre chose. [...] Tous prétendaient que, soixante ans après, il y avait prescription, que la page avait été tournée », mais ils se trompent lourdement car « une nation est un être vivant dont le passé est une richesse, même quand ce passé vous embrume l’âme et vous déchire. Le refouler était la pire des erreurs. »
Et notre actualité législative semble bien, hélas, donner raison à Serge Raffy ...

Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Fayard et Netgalley (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 27 octobre 2025

Opium Lady (Laurent Guillaume)

[...] Glamour, exotisme et aventures.


La suite des aventures indochinoises de la reporter Elizabeth Cole, une Bob Morane au féminin. Un récit fait de glamour, d'exotisme et d'aventures, qui nous ramène aux origines des trafics d'opium des armées coloniales dans les années 50.

❤️❤️❤️❤️🤍

L'auteur, le livre (304 pages, 2025) :

Laurent Guillaume nous avait régalé en 2024 avec Dames de guerre : Saïgon, une histoire captivante au cœur d'une grande Histoire passionnante, celle de l'Indochine des années 50, un sympathique roman d'aventures et un joli portrait de dame.
Voici le second épisode que l'on attendait avec impatience, Dames de guerre : Opium lady, un épisode un peu moins espionnage et un peu plus aventures que le précédent, et tout aussi passionnant.

Le pitch et les personnages :

Cet épisode peut se lire seul, mais ce serait se priver du plaisir de retrouver en Indochine la journaliste-photographe de Life, Elizabeth Cole, celle qui a troqué ses escarpins contre des rangers, et le capitaine français Louis Bremond, ce militaire en rupture de ban. 
Les mercenaires de la CIA sont toujours présents bien sûr puisqu'on annonce la chute imminente de Diên Biên Phu.
On retrouve également Olive Yang, la princesse de l'opium, une tycoon, une redoutable femme d'affaires et cheffe de guerre, et c'est avec elle qu'Elizabeth va se rendre dans le nord du pays aujourd'hui en Birmanie, non loin de la frontière chinoise avec le Yunnan.
« Olive portait son battledress, avec ses pistolets Browning HP 35.
  - On part pour la guerre ? demanda Elizabeth, dont le seul armement était le Zeiss Ikon Contax et le Leica Type III.
Le Népalais sourit et Olive la dévisagea.
-  Ici, le simple fait de voyager est une aventure périlleuse, dit-elle. »
Elizabeth et Olive sont en route pour Mogok et la vallée des rubis, « une ville de légende qui faisait briller les yeux des globe-trotters, des aventuriers et autres bourlingueurs de tout poil ».
Elizabeth Cole pourrait bien être la sœur cadette de Bob Morane et l'on va même croiser quelques dacoïts, ceux qui nous faisaient frémir quand on lisait, gamin, les petits bouquins d'Henri Vernes.
Le lecteur a peut-être juste oublié qu'à la fin de l'épisode précédent l'intrépide Elizabeth était ... enceinte !

♥ On aime :

 Tout comme les rubis de la vallée de Mogok, ce bouquin est « synonyme de glamour, exotisme et aventures ».
Il y a le glamour de cette chère Elizabeth, d'autant qu'ici elle fréquente de près (!) l'énigmatique princesse de l'opium, il y a le double exotisme et de l'Indochine et des années 50, et bien sûr une série d'aventures sur la piste de l'opium, dans la vallée des rubis, tout cela sur fond de guerres indochinoises.
« - Au début, l'opium était le nerf de la guerre, une sorte de mal nécessaire. Après tout, même les gentils doivent se donner les moyens de gagner, alors, s'il faut en passer par là. [...] Et puis, avec le temps, l'opium est devenu le but ultime et inavoué. Il génère tellement d'argent ... Et l'argent, il n'y a que ça. Nous nous sommes bâtis dessus, plus que sur des idéaux de démocratie et de liberté qui finissent toujours par passer en second. »
Elizabeth et Olive nous emmène dans le Kokang, tout près de la frontière chinoise, « dans cette région perdue entre Birmanie, Laos et Siam, que certains appellent "le Triangle d'or" » une région encore disputée de nos jours entre Birmans et Chinois car « souvent, il s'agissait, d'un côté comme de l'autre, des mêmes familles, de parents, de cousins, de frères et de sœurs, que le crayon hasardeux d'un géographe et le drapeau des diplomates avaient séparés d'autorité. »
 On aime bien aussi la construction du roman qui alterne les chapitres : ceux des années 50 avec les aventures d'Elizabeth et de ses compagnons et ceux des années 30-40 où Olive Yang raconte sa vie à la journaliste.
« La princesse se tourna vers la journaliste et lança, avec une telle intensité dans ses yeux d'onyx qu'ils flamboyèrent :
- Je veux vous confier ma vie et mes secrets parce que le destin n'a rien d'autre à m'offrir qu'une vie courte et une fin tragique, violente.
Elle soupira et ses doigts longs et effilés tapotèrent sa lèvre basse ourlée et purpurine. Son regard était vague désormais, comme exilé. 
- Je suis la porteuse de malédiction, dit-elle à voix basse. »
C'est d'autant plus intéressant que Laurent Guillaume nous révèle dans une postface que la princesse de l'opium, Olive Yang, a réellement existé [clic] : même si bien sûr son histoire est ici romancée, elle s'appuie donc sur un fond de vérité historique.
 Autre histoire vraie, celle de l'opération Paper qui est évoquée dans ce récit : c'est celle de la CIA étasunienne qui a pris la suite de l'opération X des français (et la French Connection) qui fournissait la trame du roman précédent.
Ces trafics destinés à financer des guerres coloniales impopulaires pour les contribuables, préfigurent ce que seront désormais les dessous des conflits coloniaux (pavot afghan, narcos sud-américains, ...).
 Enfin, dernière mise en appétit avancée dans la postface : une adaptation de ces aventures indochinoises en série tv pourrait bien voir le jour prochainement grâce à Alex Berger, le producteur du fameux Bureau des Légendes !

Pour celles et ceux qui aiment les femmes intrépides.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Robert Laffont et Babelio Masse Critique (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 15 octobre 2025

Les alexandrines (Marjan Tomsic)

[...] Pourquoi s’était-elle mise en route ?


Le récit, au ton un peu désuet, de ces femmes slovènes qui acceptèrent de partir au début du siècle dernier pour Alexandrie ou Le Caire. Quelques années d'un difficile exil pour gagner quelques sous et permettre de sauver la ferme, les champs, la famille qui croule sous les dettes.

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L'auteur, le livre (416 pages, septembre 2025) :

Le slovène Marjan Tomšič (récemment décédé) est né en 1939 : il avait pratiquement l'âge des enfants de l'une de ces Alexandrines dont il retrace le parcours dans son livre.
Les Alexandrines est son premier roman traduit en français (par Andrée Lück Gaye).
Une histoire d'exil au-delà des mers qui est comme un écho douloureux à celle de l'australienne Jojo Moyes (Les fiancées du Pacifique) ou celle de la japonaise Julie Otsuka (Certaines n'avaient jamais vu la mer).

Le pitch et les personnages :

Elles sont trois. Trois femmes venues de Gorica, au fin fond agricole de la Slovénie, qui était à l'époque (vers 1930) sous le joug fasciste italien avant d'intégrer la future ex-Yougoslavie. 
Trois goriciennes parmi une multitude d'autres femmes slovènes qui acceptèrent de partir au début du siècle dernier pour l'Égypte, pour Alexandrie ou Le Caire.
Quelques années d'un difficile et douloureux exil pour gagner quelque argent et permettre de sauver la ferme, les champs, la famille : là-bas au pays, de l'autre côté de la Méditerranée, le paysan croule sous les dettes.
« Tu iras à Alexandrie car il n’y a pas d’autre solution . La seule qui peut nous sauver, c’est toi. Tu travailleras comme nourrice jusqu’à ce qu’on ait réglé nos dettes. Si on ne rembourse pas cet emprunt, on se retrouvera tous sur le pavé.
[...] Pourquoi s’était-elle mise en route ? Par quelle fatalité se retrouvait-elle sur un paquebot qui l’emportait loin de son fils, de son nourrisson ? Loin de son village, de son mari, de sa mère et de son père, de tous les siens. Que lui arrivait-il, quel rêve atroce faisait-elle, quel cauchemar ? »
Ces Alexandrines, seront donc nourrice, femme de ménage, domestique, dame de compagnie, chez de riches européens, anglais, français, ou chez de puissants commerçants, turcs, grecs, arabes, ...
Elles laissent derrière elles leur village, un mari ou un fiancé, leurs enfants, leur langue, les futures nourrices abandonnent leur bébé, car « dans tout Alexandrie et Le Caire, et aussi ailleurs, les Slovènes étaient depuis longtemps extrêmement recherchées et respectées. Elles avaient la réputation d’être travailleuses, honnêtes et fidèles. »
Nous allons suivre le parcours de la très pieuse Merica, la très jeune et très belle Vanda et d'Ana, la débrouillarde.
Toujours travailleuses, souvent belles, les tentations (et les dangers) ne vont pas manquer dans une Alexandrie cosmopolite où elles vont côtoyer de riches anglais ou français, des arabes ou grecs influents.
Pour certaines d'entre elles, viendra ensuite le temps du retour, tout aussi difficile, « un retour long et pénible [...] plein de silence, de soupçons et d’humiliations et de vexations qu’il vaut mieux ne pas raconter ».

♥ On aime 

 Au premier abord, le style de Marjan Tomšič va sembler déroutant, même s'il n'écrit pas en alexandrins !
Le ton est un peu suranné, démodé, et les émois amoureux de la jeune Vanda ou de la pieuse Merica paraissent quelque peu vieillots : « il y avait en effet beaucoup de cas d’amourettes entre une Slovène et un homme qui avait une autre religion, par exemple orthodoxe, musulman ou protestant et, parfois aussi, une autre couleur de peau. »
Le récit date d'une époque révolue et ne s'accorde plus trop avec nos grilles de lecture d'aujourd'hui.
Mais notre intérêt pour le destin de ces femmes, notre curiosité pour cette Alexandrie en pleine mutation après l'ouverture du Canal de Suez, vont faire que cette histoire captivante ne va plus nous lâcher. 
 Et puis bientôt le lecteur comprend que Marjan Tomšič ne se contente pas de suivre le parcours de ses trois héroïnes. Ces femmes et leurs consœurs ont de nombreuses occasions (comme le dimanche à la messe chez les Sœurs !) de partager leurs peines souvent, leurs joies parfois, leur nostalgie du pays et le souvenir de leurs familles. Ces discussions sont alors le prétexte à se raconter le destin de Marija, Katica, Ančka, Olga, ... 
Et ce sont bien des dizaines d'Alexandrines que nous allons côtoyer au fil des pages.
« Katica n’était pas la seule qui vivait ses vieux jours à Alexandrie, faute de pouvoir rentrer chez elle.
[...] Elle trima, trima, et envoya sagement son argent à sa famille. Des décennies passèrent et quand elle voulut rentrer chez elle, il lui arriva ce qui était arrivé à bien d’autres. Pour elle, au pays, il n’y avait plus ni chambre ni pain. »
Un récit qui prend parfois l'allure d'un conte des mille et une nuits.

Pour celles et ceux qui aiment l'exil.
Un site qui évoque cette émigration avec de savoureuses photos d'époque.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Agullo (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

jeudi 9 octobre 2025

La cinquième femme (Maria Fagyas)

[...] La révolution était réservée à la jeunesse.


La collection Série Noire nous a ressuscité une pépite : l'auteure hongroise nous livre un captivant récit policier qui se déroule au cœur du soulèvement de Budapest, juste avant que les soviétiques ne reprennent le contrôle.
Un polar qui rappelle un peu ceux de l'écossais Philip Kerr avec son Bernie à Berlin au temps des nazis.

❤️❤️❤️❤️❤️

L'auteure, le livre (320 pages, juin 2025) :

Pour ses 80 ans, la mythique Série Noire n'en finit pas de dépoussiérer ses collections, pour notre plus grand plaisir de lecture.
Au risque de dénicher de véritables pépites comme cette Cinquième femme.
Maria Fagyas est née à Budapest en 1905, elle ira s'installer plus tard à Berlin avant d'émigrer aux US à la fin des années 30 pour fuir les nazis. 
En 1963, quelques années après l'insurrection de Budapest, elle publie (en anglais aux US) son premier roman : La cinquième femme, qui met en scène la révolte hongroise et la répression soviétique.
Le roman paraîtra en français en 1964 dans la fameuse Série Noire, dans un format poche volontairement limité, et le voici ré-édité cette année en version "longue", avec une préface de Marie-Caroline Aubert qui a également revu et complété la traduction initiale de Jane Fillion (décédée en 1992).

Le pitch et les personnages :

Nous sommes fin octobre 1956 : la révolution hongroise est en pleine effervescence, les staliniens du gouvernement ont été remplacés, la population est en ébullition et croit en la libéralisation, les troupes soviétiques maintiennent un semblant d'ordre sans grande conviction et commencent même à se retirer du pays, laissant « les murs criblés de balles, les rangées de fenêtres sans vitres, les façades éventrées. »
Le flic c'est Lajos Nemetz. Un peu dépassé par les événements dont il se tient à l'écart, notre inspecteur vit chez sa sœur et pourrait bien passer pour un loser.
« Elle parlait de lui comme de son "malheureux beau- frère" et laissait entendre qu'elle ne l'hébergeait que pour lui éviter de finir sous les ponts. Nemetz, de son côté, ne la considérait pas comme un être humain, mais comme une de ces vexations que la vie vous inflige au même titre que les impôts, le mauvais temps, les rues bruyantes ou le vin coupé d'eau. »
À son crédit, notons tout de même qu'il lit « des romans policiers. Conan Doyle, Agatha Christie, Chandler… Et Simenon, en français. »
Il a d'ailleurs tout d'un Maigret avec son pull tricoté par Irène, sa secrétaire, « à une époque où elle avait encore des visées sur lui » et il pense que « la révolution, tout comme le hockey sur glace et l'amour, était réservée à la jeunesse. »
Nous sommes en pleine insurrection, les hongrois abusent du cocktail Molotov, les russes de la kalachnikov et les cadavres jonchent les trottoirs, on les enterre à la va-vite dans les parcs de la ville.
Ce jour-là devant la boulangerie, la file d'attente a été décimée. Quatre femmes gisent sur le trottoir.
Mais ce soir, il y a un cinquième cadavre, une cinquième femme ...
« Lorsqu'il était passé la première fois devant la boulangerie, à 18 heures, quatre corps étaient alignés sur le trottoir. Maintenant, à 22 h 50, il y en avait cinq. 
[...] Nemetz la reconnut aussitôt : c'était Mme Anna Halmy. La femme qui était venue le voir à son bureau un peu plus tôt dans la soirée. »
Les hypothèses ne manquent pas : une balle égarée, son mari qui rêvait de s'enfuir avec sa maîtresse, des envieux ou des concurrents dans ses combines au marché noir, ...

♥ On aime vraiment beaucoup :

 Maria Fagyas n'a pas directement vécu l'insurrection hongroise et la répression soviétique mais elle réussit à nous immerger complètement dans le Budapest de 1956 en plein bouleversement, aux côtés des petites gens. 
Pas ceux qui font l'Histoire mais ceux qui la subissent et qui ont bien du mal à choisir leur camp, le bon camp : en plein désordre, sur qui miser, qui sortira vainqueur ? 
La réponse est évidente et facile aujourd'hui mais le lecteur va comprendre qu'à l'époque, les hongrois étaient à deux doigts de changer le cours de l'Histoire.
 Maria Fagyas accorde une attention toute particulière à tous ses personnages, principaux comme secondaires. Leurs origines et leurs milieux sont variés, tout en nuances et en contradictions, l'époque n'était pas facile et chacun faisait ce qu'il pouvait face à des enjeux qui le dépassaient. 
Les personnages féminins, en particulier, sont finement travaillés. 
Le lecteur se sent là-bas presque en famille, comme si on connaissait bien tous ces gens-là, au coin de notre rue.
 Voici un roman qui fait inévitablement penser à la fameuse trilogie berlinoise de l'écossais Philip Kerr. Mais si Bernie (le flic de Philip Kerr) n'hésitait pas à croiser Goering ou Himmler, Maria Fagyas a choisi elle, de rester au ras des pavés arrachés aux rues de sa ville natale. 
Ce qui l'intéresse n'est pas tant la marche du siècle, que la vie quotidienne et ordinaire des petites gens malmenés par l'histoire. 
 Quant à l'intrigue policière, on pouvait s'attendre à ce qu'elle ne soit, comme bien souvent, qu'un gentil prétexte à une excursion romancée dans les rues en ruines de Budapest. Il n'en est rien et les ressorts de cette enquête captivante seront intimement liés aux événements en cours.
D'ailleurs tout cela se termine sur un beau final (enfin pas pour les Hongrois puisque les soviétiques reviennent en force alors que la Hongrie s'apprêtait à quitter le Pacte de Varsovie), un beau final riche en émotions, et un dénouement étroitement lié aux bouleversements politiques mais qui tranche avec les fins habituelles des romans policiers. 
Jusqu'aux dernières pages, Maria Fagyas surprendra les amateurs de polars et ne décevra pas les curieux d'Histoire.
« Nemetz réfléchit un moment. 
— Il n'y a plus d'affaire Halmy. Elle est classée. 
— Parce qu'elle n'a pas été résolue ? 
— Au contraire, parce qu'elle est résolue. 
— Vous savez donc qui est le meurtrier ? 
— Oui, je le sais. 
— Et qui est-ce ? 
— Il fait un froid, ici ! fit Nemetz. »

Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

vendredi 3 octobre 2025

La danseuse aux dents noires (Truc, Truc & Stalner)

[...] Une cataracte, royale certes, mais une cataracte.


En 1912, un médecin est envoyé au Cambodge pour opérer le roi (pro-français) d'une cataracte. Le récit est basé sur les mémoires de cet ophtalmologiste et agrémenté d'une intrigue d'espionnage qui nous révèle les enjeux de ces colonies lointaines.
Une BD qui a un petit "truc" en plus.

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Les auteurs, l'album (xxx pages, 2025) :

On connaissait bien Olivier Truc pour ses polars ethniques en Laponie, du Premier Renne au Dernier Lapon, en passant par la série de la Brigade des Rennes
Le frenchy adopté par les suédois s'était même aventuré du côté des Sentiers obscurs de Karachi.
On n'a donc guère hésité à suivre l'écrivain voyageur en Asie avec La danseuse aux dents noires, en format BD.
Mais il doit y avoir un truc avec cette BD puisque le scénario est cosigné par ... Jean-Laurent Truc ?!
Un air de famille car ils sont en effet cousins et la BD s'inspire librement des mémoires d'un aïeul, Hermentaire Truc !
Jean-Laurent Truc est le spécialiste de la BD qui anime le site Ligne Claire.
Aux pinceaux, ce sera Eric Stalner : vous vous souvenez peut-être de cette "vieille" série Le Boche (1990 !) mais Stalner a également adapté plus récemment des romans d'un autre voyageur, Nicolas Vanier, comme Loup.

Le canevas et les personnages :

En 1912, le roi Sisowath du Cambodge (à l'époque sous protectorat français) souffre gravement d'une cataracte. Pour rétablir le prestige vacillant de la République, le gouvernement français envoie un éminent ophtalmologiste, Hermentaire Truc, l'arrière-grand-père des auteurs, pour opérer le roi.
Le médecin débarque à Saïgon puis Phnom-Penh alors que les différentes factions manœuvrent en coulisse pour faire chuter le roi pro-français. Les allemands soutiennent les bonzes du clergé bouddhiste et même un prince rebelle, Norodom Yukanthor, car le Kaiser Guillaume II aimerait bien agrandir son empire colonial.
Phnom-Penh et Saïgon sont alors de véritables nids d'espions et la mission du toubib va s'avérer bien délicate tant sur le plan médical que sur le plan diplomatique ... Le roi sera même opéré à Saïgon pour l'éloigner quelque temps de Phnom-Penh et des intrigues de cour !
« Quel cirque ! Tout cela pour une cataracte, royale certes, mais une cataracte ... »
Pour romancer leur intrigue, les scénaristes plongent leur aïeul Hermentaire Truc dans un véritable dilemme : va-t-il rester fidèle à son serment d'Hippocrate pour redonner la vue au roi et perpétuer ainsi le pouvoir colonial français qui maintient dans la misère le peuple cambodgien grâce au commerce d'opium ? 
« - L'opération aurait-elle échoué ?
- Échoué ? Échoué pour qui ? Je n'en sais rien. »
Une intrigue qui mettra en scène, c'est le cas de le dire, les danseuses apsaras du royaume, les fameuses danseuses aux dents noires (effet dû à une teinture renouvelée fréquemment) : quelques années auparavant, en 1906, les danseuses du ballet royal avaient subjugué le Tout-Paris lors d'une visite officielle du roi. Cocteau, Rodin et bien d'autres avaient été fascinés par la grâce de leur art ancestral.  

♥ On aime :

 Le scénario imaginé par les cousins Truc est captivant : s'appuyant largement sur les mémoires de leur arrière-grand-père, l'intrigue mêle habilement faits véridiques et roman d'espionnage. 
Il ne s'agit pas d'un simple album de Tintin au Cambodge et on apprend ainsi plein de choses sur la présence française en Indochine, entre ces deux guerres avec l'Allemagne, celle de 1870 et celle de 1914 à venir.
L'album comporte d'ailleurs un excellent dossier qui éclaire les différents points de l'affaire, photos d'époque à l'appui.
 Les dessins de Stalner sont ceux d'une belle ligne claire mais sont ici mis en valeur par une belle et soyeuse colorisation qui parvient à rendre l'humidité poisseuse qui règne en Asie du Sud-Est pendant la saison des pluies. 
Qu'il s'agisse du faste royal, des eaux sombres du fleuve ou du vert impénétrable de la forêt, ces couleurs d'orient sont superbes.
Le dessinateur a même invité au spectacle tout le folklore indochinois : sampan aux gros yeux bigarrés, maison khmère, moustache et costume colonial, fumerie d'opium, éléphant et panthère, palais royal et temple, eau, fleuve et pluie, ... 
Et bien sûr, les fameuses danseuses royales qui faisaient rêver Rodin.

Pour celles et ceux qui aiment le temps des colonies.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Dupuis (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

vendredi 26 septembre 2025

Les morts de Raoul Villain (Amos Reichman)

[...] Ils ont tué Jaurès !


Vie et morts de l'assassin de Jean Jaurès, celui qui a précipité les peuples dans l'horreur de la guerre et qui fut ... acquitté lors de son procès !
Une première partie passionnante (parce que historique) et une fin un peu longuette (la faute au "héros" pas très charismatique).

❤️❤️❤️🤍🤍

L'auteur, le livre (256 pages, septembre 2025) :

Le 31 juillet 1914 au soir, dans un café du centre de Paris, rue Montmartre, « une femme hurle : « Ils ont tué Jaurès ! ».
'Ils' c'est Raoul Villain qui « revolver en main, aura rejoint Charlotte Corday et François Ravaillac ».
Il vient de tirer une balle en pleine tête du dirigeant socialiste, fondateur du journal L'Humanité, qui militait pour le pacifisme et voulait éviter la guerre en Europe, « l’un des plus grands destins français, une conscience du siècle qui aurait pu empêcher la tragédie ».
On peut imaginer que Jaurès et ses camarades de l'Internationale, les britanniques, les russes, ... seraient peut-être parvenus à faire entendre la voix du peuple pacifiste plus haut et plus fort que celle des marchands de canons, mais « la guerre va donc avoir lieu. Plus personne ne l’empêchera. Son dernier rempart est mort ».
Alors on peut aussi imaginer que Raoul Villain fut ainsi le déclencheur de cette première guerre mondiale et que c'est lui qui a bouleversé ce siècle, qui l'a précipité dans l'horreur et les guerres à répétition, qui a accéléré la fin du monde.
On peut.
Mais il vaut mieux laisser l'écrivain et historien Amos Reichman nous raconter cet épisode historique avec le sérieux et la minutie qui conviennent, nous raconter Les morts de Raoul Villain.

♥ On aime :

 Amos Reichman nous emmène très loin, dans une France que l'on peine à imaginer : celle de la fin du XIXe siècle, un passé oublié, une période antique pour nous aujourd'hui. On se dit même que ce XIXe siècle ne s'est pas terminé le 31 décembre 1899 à minuit, mais plus tardivement : il s'est prolongé jusqu'au 31 juillet 1914 lorsque Jaurès est assassiné. La guerre fut déclarée le 3 août.
« La guerre que Raoul Villain a achevé de rendre possible, la grande guerre du XXe siècle qu’il a précipitée sans la faire ».
C'est une histoire, une bio, qu'Amos Reichman va nous conter en trois épisodes.
 Premier épisode : pour faire court on pourrait avec l'auteur, dépeindre l'insaisissable Raoul Villain comme une personnalité agitée, solitaire, embrumée, indécise, fuyante, tourmentée, déséquilibrée, mais il n'a rien d'un fou furieux ni même d'un grand exalté.
Il vient de Reims et comme Jeanne d'Arc, il entend « ses voix intérieures ».
L'indécis qui ne fera jamais grand chose dans sa vie (sauf ce fameux 31 juillet 1914) précisera aux médecins que « la base de toute sa vie avait été l’idée de sacrifice, qu’il avait toujours été prêt à se sacrifier pour une idée, et qu’il avait souvent désiré avec ferveur accomplir un acte utile à la justice divine et humaine ».
Avec l'historien, on se demande « pourquoi a-t-il tué Jean Jaurès ? Parce qu’il croyait que son meurtre était nécessaire pour la guerre, parce qu’il avait tellement peur de la faire qu’il préférait la passer en prison. Parce que le bruit du temps était incrusté dans ses oreilles. Parce qu’il était seul et cherchait un sens à sa vie après la mort de sa grand-mère . Parce qu’il était manipulé, parce qu’il était fou. Parce qu’il était d’extrême droite, nationaliste à en devenir un assassin ».
Bien malin celui qui détiendrait les clés de cette personnalité fuyante que l'on qualifiait de « minable »
 Le second épisode est sans aucun doute le plus surprenant, parce que si l'on se rappelle bien de l'assassinat, on a bien sûr oublié la suite.
L'assassin fut, certes, emprisonné mais ne sera jugé qu'en 1919, à la fin de la guerre, une guerre que la France avait victorieusement gagnée (mais à quel prix !!!).
En 1914, le président René Viviani était pourtant clair : « "L’assassin est arrêté, il sera châtié", a proclamé le président du Conseil. À la fin de la guerre, Raoul Villain sera acquitté ».
Lors du procès, l'on invoqua « un crime passionnel » et l'on demanda même « l’indulgence des juges » !!!
« Entre le crime de Raoul Villain, fin juillet 1914, et son jugement, en mars 1919 , le monde a basculé. Jean Jaurès voulait la paix, mais la France a gagné la guerre. Il n’y a plus à discuter du passé.
Depuis, « il y a eu la victoire ».
« Il a été acquitté du crime qu’il revendiquait.
Pourquoi fut-il acquitté ? Parce que trop de temps avait passé, parce que le jury était réactionnaire. Parce qu’il n’était pas responsable, parce qu’il avait déjà payé. Parce qu’il fallait oublier, parce que le pays avait mauvaise mémoire. Parce que ses avocats étaient les plus habiles. Parce que la justice est imparfaite ».
 Le dernier épisode de la saga Raoul Villain va nous emmener jusqu'en 1936, à l'aube d'une nouvelle guerre mondiale, alors que le sang coule déjà en Espagne.
Après des années d'errance chaotique, l'assassin s'est réfugié aux Baléares, sur l'île d'Ibiza, loin des regards de ceux qui lui en veulent toujours.
Mais s'il a été acquitté en 1919 par la justice française, celle des hommes va le rattraper en 1936.  
Les témoins ne sont plus là, les mémoires se perdent, les avis divergent, et bien malin celui qui se rappellerait « ce qu’il s’est effectivement passé en septembre 1936 à la Cala de San Vicente ».
Selon les uns ou selon les autres, Raoul Villain a pu connaître bien des morts différentes ...
Chacun pourra imaginer celle qu'il lui souhaite.
« Raoul Villain n’a pas été lynché par les habitants du village, mais fusillé par des membres du Front populaire venus de Barcelone ».
Ou bien « les assassins [sont] sans doute des pillards déguisés en Républicains ».
Ou même « ses meurtriers ne savaient sans doute pas qu’ils venaient de tuer l’assassin de Jean Jaurès ».
 Si la première partie du bouquin est captivante et a le mérite de nous faire revivre ces événements d'un passé devenu lointain, il faut bien avouer que le ci-devant Raoul Villain n'est pas un héros très charismatique. Ni très sympa bien sûr.
Amos Reichman a beau faire tout ce qu'il peut pour nous intéresser à sa cavale depuis le procès en 1919 jusqu'à l'assassinat de l'assassin en 1936, cette dernière partie n'est guère convaincante et se montre un peu longuette.
La faute au Villain, assassiné à la veille d'une guerre, « lui qui avait assassiné un homme la veille de la précédente ».

Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Seuil (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

mercredi 24 septembre 2025

Que s'obscurcissent le soleil et la lumière (Frédéric Paulin)

[...] Le chaos va s’ajouter au chaos.


Dernier épisode, très attendu, de la trilogie de F. Paulin qui nous éclaire brillamment sur les enjeux de la Guerre du Liban au cours des années 70 et 80.
Mais c'est aussi un regard critique porté sur la France de l'époque, ses compromissions et sa diplomatie, ses grandes manœuvres et ses petites combines.

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L'auteur, le livre (384 pages, septembre 2025) :

Frédéric Paulin termine magistralement ici sa trilogie sur la Guerre du Liban avec le troisième épisode : Que s'obscurcissent le soleil et la lumière.
Tout avait commencé en 2024 avec Nul ennemi comme un frère qui couvrait les années 70 puis 80.
Ce fut ensuite, début 2025, Rares ceux qui échappèrent à la guerre qui nous rappelait les années 80.
Ce second épisode se refermait sur le bruit de l'explosion de l'attentat de la rue de Rennes (en septembre 86) dont l'écho résonne encore lorsque débute ce troisième et dernier opus consacré à la fin des années 80 jusqu'à la libération des otages français et une nouvelle invasion du pays par la Syrie en 1989.

Le contexte et les personnages :

Comme dans toute bonne série, on a le plaisir de retrouver, aux côtés des personnalités bien réelles de l'époque, ces personnages de fiction qui vont continuer à nous servir de guides dans l'imbroglio libanais où se mêlent trop étroitement politique, guerre et religion : Kellermann l'agent de l'ambassade accro aux anxiolytiques et à la belle Zia al-Faqîh l'interprète chiite, l'arrogant Christian Dixneuf l'agent de la DGSE, la juge antiterroriste Gagliago et son mari des RG, les chrétiens maronites de la famille Nada, ...
Aucun n'est tout à fait sympathique, chacun se débat dans une Histoire où les enjeux le dépasse et tous vont être particulièrement malmenés dans ce troisième épisode de la série.
F. Paulin nous parle évidemment du Liban mais on (ré-)apprend également beaucoup de choses sur la France de l'époque, celle qui croyait encore tirer les ficelles de sa diplomatie : nous voici au cœur de la cohabitation Mitterrand-Chirac, dans les coulisses où se jouent les grandes manœuvres et les petites magouilles de Tonton pour sauvegarder son pouvoir et celles de la droite pour le reconquérir derrière Chirac et Pasqua.
Il n'est jamais inutile de réviser un peu notre propre passé récent, même avec une vue depuis Beyrouth !
« La guerre au Liban n’a jamais été que la guerre menée par des puissances étrangères à travers leurs pions libanais.
[...] — Ma guerre ? Mais cette guerre, c’est aussi celle de la France. Celle des Israéliens, des Syriens, des Iraniens, des Français, des Américains, peut-être même avant d’être la nôtre. Dixneuf tire une longue bouffée de sa cigarette, recrache la fumée.
— Votre guerre, c’est une putain de guerre mondiale, en fait.
[...] Le Liban, ce grand bordel. Le Liban n’en finit pas de se faire la guerre. Les alliances, les mésalliances, les contre-alliances, les fausses alliances. Qui peut encore tenir la chronique de cette guerre ? »

♥ On aime :

 Bien sûr c'est un roman, avec quelques personnages de fiction pour rendre notre lecture agréable, avec des espions et de l'action, des victimes et du suspense, des méchants et des gentils (euh, des gentils, y'en n'a pas beaucoup), mais ce n'est pas un thriller à la James Bond, c'est un roman à la belle façon de Frédéric Paulin : c'est l'Histoire avec un grand "H" qui nous est contée et les faits relatés sont méticuleusement vérifiés par cet auteur scrupuleux qui possède l'art et la manière de mettre tout cela en lumière pour notre bonne compréhension. Question de perspective.
La trilogie de Frédéric Paulin fournit un éclairage politique et une vue analytique de l'histoire du pays.
Désespérante mais analytique.
« Le chaos est, à nouveau, la seule solution qui s’offre.
[...] Le chaos va s’ajouter au chaos. »
Pour autant, on ne rejoint pas tout à fait le clan des très enthousiastes : au fil de ces trois épisodes, Frédéric Paulin nous semble avoir beaucoup hésité entre le roman (avec ses personnages de fiction, plutôt bien choisis) et la chronique historique (plutôt magistrale) et le lecteur ne sait jamais trop sur quel pied danser.
 Ces lectures n'en demeurent pas moins des plus révélatrices du destin tragique de ce pays, véritable Moyen-Orient en miniature.
Reconnaissons à F. Paulin le mérite de nous avoir permis de comprendre les enjeux des pays voisins (Syrie, Iran, Israël, ...), les compromissions de la France (ah le fameux prêt Eurodif !) ou celles des États-Unis (ah l'affaire Contra-Iran !), ou bien encore les origines du Hezbollah.
Rien que pour l'éclairage ainsi donné et notre compréhension, cette trilogie du passé s'avère une lecture primordiale pour mieux saisir le présent et l'on regrette presque que la série se termine ici et que l'auteur n'ait pas encore osé aborder un passé plus récent.
Le manque de recul nécessaire sans aucun doute, alors patientons, cela viendra sûrement !
« Dès son apparition, le Hezbollah a mêlé effort de guerre et soutien social. Il défend les déshérités. Le parti a construit des écoles, des hôpitaux, des centres de soins et des cliniques dentaires, il s’occupe des familles des martyrs et des blessés, des nécessiteux, il aide à reloger les exilés ou ceux qui ont tout perdu, il développe des services sociaux parallèles. Dans la Dâhiye où l’État est plus absent encore qu’ailleurs au Liban, le Hezbollah est un État providence à lui tout seul. Il a sans doute évité une plus grande catastrophe sociale chez les chiites. Le Hezbollah est tout ici. »

Pour celles et ceux qui aiment comprendre aujourd'hui.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Agullo (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

lundi 22 septembre 2025

Le livre de Kells (Sorj Chalandon)

[...] Ce peuple, j’en étais.


Après "L'enragé" il y a 2 ans, Chalandon se prête à l'exercice autobiographique. Il nous livre son histoire personnelle du maoïsme des années 70, avec la fin de La Cause du Peuple et la naissance d'un autre journal, Libération.

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L'auteur, le livre (384 pages, août 2025) :

L'écrivain Sorj Chalandon, que l'on avait découvert il y a 2 ans avec son roman coup de poing L'enragé, semble céder au mouvement un peu envahissant de ces écrivains français qui considèrent que le meilleur roman est encore celui de leur propre vie.
Mais Chalandon est lyonnais, c'est un peu notre ville d'adoption, Chalandon est né en 1952, alors sa jeunesse, c'est aussi un peu notre époque, celle d'après 68, quand on pouvait encore rêver de Katmandou. 
Et puis Chalandon a participé à la création de Libé, le journal, alors nul doute que Le livre de Kells et son parcours méritent notre lecture.

Le canevas :

Kells (son nom de guerre dans la rue) n'a pas 18 ans quand il décide de quitter Lyon et un foyer familial trop dur où son père le bat et terrorise sa mère.
« L’Autre, c’est comme ça que j’appelais mon père.
[...] La majorité était à 21 ans, j’en avais 17.
[...] J’ai rencontré ma copine, la rue. »
Une enfance pas cool et un passage sans transition vers une vie d'adulte un peu rude !
« Je n’ai pas connu l’odeur du bonheur. J’ai appris celle du malheur, de la sueur, du linge mal séché, de la peur, de la pisse. 
[...] Personne, jamais, ne saura le bonheur d’une peau propre s’il ne l’a pas connue tuméfiée ou croûtée de noir. Personne, jamais, n’aura la fierté de cheveux coupés et peignés, s’il n’a pas maudit le sébum gras, la gale et les poux. »
Pour sortir de la rue, pour en finir avec la vie de « mangeur de poubelle », le jeune Kells se trouvera bientôt une nouvelle famille d'adoption : celle des maoïstes de la Gauche Prolétarienne qui le prennent sous leur aile.
« Un ballet de jeunes militants gauchistes m’avait doucement entraîné de l’isolement à la fraternité. [...] Je pouvais leur être utile. Eux se battaient pour la cause du peuple, et ce peuple, j’en étais. »
Mais la Gauche Prolétarienne, celle d'Alain Geismar et Serge July entre autres, née dans les barricades de mai 68, sera bien vite rattrapée par l'Histoire et même dépassée par les événements : le meurtre de Pierre Overnay, en 1972 devant les usines Renault, le massacre des JO de Munich en 1972, les ratonnades et les tueries racistes de 1973 avec l’attentat meurtrier du Groupe Charles Martel contre le consulat d’Algérie, autant d'événements et de forces nouvelles qui vont déstabiliser l'extrême-gauche jusqu'à l'auto-dissolution de la GP en 1973.
« J’avais été compagnon de route. J’allais devenir compagnon de doutes. »
Des ruines de la GP et de son journal clandestin, La Cause du Peuple, va naître Libération où Kells se trouvera une nouvelle famille d'accueil et une nouvelle carrière comme dessinateur.

♥ On aime :

 Comme dans L'enragé, Chalandon excelle dans le portrait d'un jeune (il n'est plus un enfant) maltraité et victime d'injustice, en rage pour gagner sa revanche sur la vie. 
D'ailleurs il nous livre ici l'explication de la citation de Jules Vallès qui figurait déjà en exergue de son livre précédent :
« À tous ceux qui crevèrent d’ennui au collège ou qu’on fit pleurer dans la famille, qui, pendant leur enfance, furent tyrannisés par leurs maîtres ou rossés par leurs parents. Je dédie ce livre.
La bibliothécaire m’avait reconnu. »
On regrette toutefois que la première partie du bouquin soit un peu longue, un peu lourde (le trip au LSD dure des pages et des pages que l'on parcourt en diagonale) même si l'on veut bien admettre que ces origines, ces explications, sont nécessaires à la compréhension de la suite et que c'est un sujet (la rue) qui tient à cœur de l'auteur [clic].
 Notre intérêt se réveillera vraiment quand Kells-Chalandon pourra quitter la rue et se faire une place chez les maos. Cette période de l'histoire de notre pays, ces années 70, méritent d'être rappelées à nos mémoires.
On connait finalement assez mal le mouvement des maoïstes français : ces intellectuels (ils étaient parrainés par Sartre, excusez du peu), ces étudiants, qui abandonnaient le confort des universités pour aller s'établir (c'était l'expression consacrée) comme ouvriers en usine ou plus rarement aux champs chez des fermiers. Pour aller sur site prêcher la bonne parole révolutionnaire auprès du 'vrai' peuple.
Kells, lui, ira faire de l'alphabétisation dans les bidonvilles de Nanterre.
Ce n'était pas le seul aspect de cette Gauche Prolétarienne, loin s'en faut, mais cette mini-révolution culturelle à la française a de quoi piquer notre curiosité.
Viendra ensuite la fin des illusions quand ce maoïsme se révélera incapable de faire face aux événements et à l'évolution de notre société. 
Une trame qui annonce ou préfigure l'histoire des années 80 de Joëlle Aubron et d'Action Directe que nous racontait, dans La fille de Deauville, Vanessa Schenider - dont le papa était ... un ancien maoïste ! la boucle est bouclée.
Même si les origines familiales et sociales de Joëlle et de Georges sont loin d'être les mêmes.
 Ah, et puis il y a ce curieux titre, ce nom celtique, Kells, que le jeune Georges s'est choisi comme nom de guerre dans la rue. On vous laisse le plaisir de découvrir le pourquoi de ce choix, un choix d'amitié, une jolie anecdote, mais sachez que Le livre de Kells n'est pas le petit livre rouge mais un manuscrit des Évangiles, richement enluminé, réalisé par des moines celtiques avant l'an mille et qui fut longtemps conservé dans l'abbaye de Kells en Irlande.
« — Kells, c’est ça ? J’ai hoché la tête. 
— Un rapport avec la ville irlandaise ?  
J’ai voulu faire le malin. — Avec le Livre, surtout. 
Il a eu l’air surpris, puis intéressé. Il s’est assis sur un coin de table. 
— Le Grand Évangéliaire ? »

Pour celles et ceux qui aiment le petit livre rouge.
Un bref extrait d'interview de l'auteur qui parle de la rue.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Grasset (SP).
Ma chronique dans la revue ActuaLitté.  

vendredi 19 septembre 2025

Le roi sans couronne (Carbos et Cosnava)

[...] Tant que le dernier pion n'est pas joué ...


Attention, une partie d'échecs peut en cacher une autre. Les catalans Cosnava et Carbos nous font revivre le match Karpov-Kortchnoï de 1978 aux Philippines en même temps qu'une intrigue policière sortie de leur imagination machiavélique.

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Les auteurs, l'album (120 pages, septembre 2025) :

Les catalans Toni Carbos et Javier Cosnava n'en sont pas à leur première collaboration (ils ont déjà adapté Le dernier lapon d'Olivier Truc) mais les voici qui s'attaquent, avec Le roi sans couronne, à l'un des grands tournois d'échecs de l'Histoire : celui de 1978 qui opposa, aux Philippines, le soviétique Anatoli Karpov et le russe dissident Viktor Korchnoï. 
L'URSS considérait Korchnoï comme traître depuis qu'il avait fui le pays et s'était réfugié en Suisse.
Ce match serait donc un peu le match retour de la guerre froide après le combat du siècle qui avait opposé Fischer et Spassky à Reyjavik en 1972, match mythique et objet de nombreux produits dérivés [1] [2]. 
La traduction (de l'espagnol) est signée Satya Daniel.

Le canevas et les personnages :

Anatoli Karpov et Viktor Kortchnoï incarnent deux Russies bien différentes et deux jeux d'échecs tout aussi opposés : Karpov est beaucoup plus jeune - 20 ans de moins (27 et 47 ans en 1978). 
Karpov est surnommé l'ordinateur.
Il y a beaucoup de "vrai" dans cette BD : l'équipe pléthorique du soviétique, le fauteuil et les lunettes de Kortchnoï, l'hypnotiseur Zoukhar, les yogis de la secte indienne soupçonnés de meurtre, toutes ces anecdotes destinées à déstabiliser l'adversaire sont véridiques et habilement intégrées à l'intrigue de cet album.
Voilà pour le "décor" historique. 
Mais Cosnava nous a également concocté une petite intrigue policière bien tordue, une partie truquée, qui va se dérouler en marge du tournoi d'échecs.
Un homme croupit dans une cellule philippine depuis des années : Benjamin avait été arrêté pour le meurtre d'un ami (avec lequel il jouait ... aux échecs !) alors qu'il était inconscient, assommé. Il se croit innocent, nous aussi. 
Lors d'un reportage sur le tournoi d'échecs, il reconnait dans l'assistance Melvin, un ancien compagnon, sans doute un agent américain plus ou moins louche qui pourrait l'aider à prouver son innocence ...
C'est parti pour une double partie d'échecs, l'officielle Karpov-Kortchnoï et l'officieuse qui concerne Benjamin et Melvin, mais attention un pion peut en cacher un autre car « tragique ou heureuse, toutes les histoires ont une fin ».

♥ On aime :

 La finale de 1978 aux Philippines est beaucoup moins connue que le tournoi islandais de 1972 et c'est tout l'intérêt de cet album que de nous la rappeler avec force détails.
 L'intrigue policière imaginée en parallèle ne manque pas d'intérêt non plus et va s'avérer tout aussi tordue qu'une finale d'échecs.
 Quant aux dessins, Toni Carbos adopte un côté vintage et désuet qui convient parfaitement à l'époque et qui rappelle un peu l'héritage des comics : aplats de couleurs chaudes, gros traits, ... c'est plutôt sympa.

Pour celles et ceux qui aiment les échecs.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Sarbacane (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

 

vendredi 8 août 2025

Ommegang 1930 (Weber et Liera)

[...] Vous vous prenez pour Rouletabille ?


Histoire belge : celle de la parade bruxelloise Ommegang de 1549, ressuscitée en 1930 et fêtée chaque été depuis. Un album historique et folklorique pour mieux connaître ce pays.

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Les auteurs, l'album (55 pages, juin 2025) :

Voilà un album bien curieux que ce Ommegang 1930.
Le scénariste Patrick Weber est un historien belge, journaliste et romancier, déjà auteur de plusieurs BD historiques. 
Thomas Liera, fils d'un mineur italien, est un dessinateur formé aux US et en Italie.

Le contexte :

À Bruxelles en 1930, alors que la jeune Belgique s'apprête à fêter son centenaire, quelques passionnés se rassemblent autour de l'historien Albert Marinus pour ressusciter une parade médiévale, l'Ommegang (marcher autour), sur le modèle du fastueux Ommegang de 1549 qui avait été organisé en l'honneur de Charles Quint pour montrer à l'empereur la puissance économique et militaire de Bruxelles.
À l'époque de Charles Quint, la Belgique n'existait pas encore et Bruxelles faisait partie des Pays-Bas Espagnols.
Aujourd'hui, chaque année, l'Ommegang de Bruxelles a lieu en juillet et c'est une tradition folklorique reconnue comme Patrimoine culturel par l'Unesco.
Les auteurs de la BD nous font revivre cet authentique Ommegang de 1930 en imaginant une petite intrigue criminelle.

L'album :

Alors que l'Ommegang s'apprête à revivre en 1930, un des notables de la ville est transpercé d'un carreau d'arbalète. Est-ce que quelqu'un chercherait à saboter la renaissance de cette fête ?
Un jeune journaliste, Stanislas, une sorte de Rouletabille local, va mener l'enquête ... et nous faire visiter les coulisses du spectacle qui se prépare.
« [...] - Vous pensez à tout jeune homme ! À croire que vous avez l'habitude de vous occuper des meurtres et des cadavres. Vous nous inquiétez.
- Non, j'ai seulement couvert beaucoup de faits divers pour mon journal. C'est ma passion. »
« [...] Qui nous dit que vous êtes capable de résoudre ce mystère ? Vous vous prenez pour Rouletabille ? »
Mais les années 30 sont bien troubles et une société secrète semble prête à tout pour déstabiliser le pays et empêcher la renaissance de ces festivités nationales. En ces temps agités, il faut tout envisager : « anarchistes, fascistes, extrémistes » à moins que « la clé de ce mystère se trouve dans l'histoire » car la petite Belgique a toujours attiré la convoitise de ses grands voisins.

♥ On aime un peu :

 Amateurs d'intrigues policières et fans de Rouletabille, passez votre chemin ! L'intrigue criminelle n'est ici qu'un gentil prétexte pour nous faire visiter les coulisses de cette parade bruxelloise et nous faire partager les enjeux historiques autour de cette fête nationale belge.
Les auteurs nous apprennent ainsi beaucoup de choses sur la Belgique, une nation que l'on ne connait finalement pas si bien, et dont l'Histoire mouvementée fut celle d'un petit pays convoité par toutes les grandes puissances européennes.
 Les dessins de Thomas Liera font évidemment honneur à la fameuse ligne claire belge et la reconstitution est particulièrement soignée (vues de Bruxelles, costumes, ancrage historique, ...) : l'album a même été conçu en collaboration avec les organisateurs de l'Ommegang 2025. 
La BD est également assortie d'un dossier documentaire réalisé par le scénariste et historien Patrick Weber.

Pour celles et ceux qui aiment les histoires belges.
D’autres avis sur BD Gest et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Anspach (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.  

jeudi 24 juillet 2025

Black Gospel (LF. Bollée, B. Beuzelin)


[...] « I have a dream ».

Les auteurs ont décidé de commémorer le discours de Martin Luther King et les événements d'août 1963 à leur façon, avec un polar sombre et poisseux où se déploie toute la noirceur humaine. Un "polar socio-historique" peu commun mais franchement réussi.

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Les auteurs, l'album (168 pages, juin 2025) :

Le scénariste Laurent-Frédéric Bollée est bien connu de nos services : ce journaliste adepte des sports mécaniques a signé plusieurs BD dont la magistrale histoire de La bombe atomique.
Le voici associé avec le dessinateur Boris Beuzelin, un habitué des albums "policiers" et des adaptations de romans noirs (Siniac, Fajardie, ...), et tous deux célèbrent à leur façon le fameux discours du Dr. Martin Luther King Jr. le 28 août 1963 à Washington. 
Notons au passage que cet album Black Gospel est sorti en juin et bénéficie d'un joli coup de projecteur grâce à l'inénarrable Trump qui vient tout juste de déclassifier les dossiers relatifs à l'assassinat de Martin Luther King (en 68) !

Le contexte :

Laurent-Frédéric Bollée n'a pas oublié son métier de journaliste et il a construit l'arrière-plan historique de son intrigue sur plusieurs faits bien réels.
On l'a dit, le 28 août 1963, Martin Luther King prononce son fameux discours ponctué de quatre mots devenus les plus célèbres de l'Histoire : « I have a dream ».
Le jour même deux jeunes femmes blanches sont assassinées à Washington, c'est l'affaire des Career Girls dont le coupable ne sera jamais identifié.
Et la veille même du célèbre discours, William Edward Burghardt Du Bois, un intellectuel black (que l'on peut voir comme l'un des précurseurs de Martin Luther King) s'éteint au Ghana où il avait fui les persécutions US.
Depuis cette gigantesque manifestation d'août 1963, chaque année des cérémonies sont organisées à Washington, en mémoire du discours emblématique contre la ségrégation raciale.

Le canevas et les personnages :

En août 1983, Washington s'apprête à commémorer le vingtième anniversaire du discours de Martin Luther King.
Au même moment, la police du NYPD découvre à Manhattan deux jeunes femmes noires sauvagement poignardées. Elles démarraient leur carrière comme avocates. Sur le mur un message sibyllin, inscrit en lettres de sang : M2817.
L'assassin semble vouloir jouer les copycat du double meurtre sauvage d'août 63.
« [...] Voir qu'un type recrée un meurtre vieux de vingt ans à New York me fait dire qu'on n'est pas à l'abri ici à Washington ... »
Un flic de New York, Jack Kovalski, va devoir faire équipe avec un collègue de Washington, Jimmy Chang, d'origine asiatique et Kovalski propose d'emblée une franche et virile collaboration : « Ne te fais pas d'illusions Shanghaï. Les jaunes m'ont toujours cassé les couilles ».
Kovalski n'aime pas trop les noirs non plus : son père et son grand-père étaient flics et « les deux se sont fait buter en patrouille par des noirs ». Voilà, quelques cases et le décor est posé !
Mais quels sont les liens entre ces personnages, entre ces événements, entre ces dates ? Les meurtres aux États-Unis de 1983 ont-ils leurs racines dans le Ghana de 1963 ?

♥ On aime :

 Si l'intrigue est celle d'un polar on ne peut plus classique, c'est également un album nourri d'une belle documentation et L.F. Bollée nous apprendra plein de choses sur ces personnages et événements réels, d'autant que les auteurs ont choisi une structure en flash-back empruntée aux romans. 
À l'aide d'allers-retours entre les périodes (1963, 1983, 2013, ...), l'imbrication complexe entre les différents éléments de l'intrigue reste fluide et permet de faire connaissance peu à peu avec chaque personnage et son passé.
 Côté dessins, le noir & blanc est décidément très à la mode et celui de Boris Beuzelin, très contrasté, très noir (sans mauvais jeu de mots), exsude toute la sombre et poisseuse violence qui convenait à ce récit.
Car il s'agit bien d'une histoire bien noire où l'on devine un prêtre animé des pires desseins, pris dans une folie toute personnelle.
« [...] - Le tableau n'est pas vraiment joli, inspecteur ...
- On est à New York, rien n'y sera jamais joli, vous ne croyez pas ?
[...] Je me sens encore plus inutile qu'avant ... Est-ce qu'on est tous destinés à rater sa vie, tu crois ? »

Pour celles et ceux qui aiment les polars et l'Histoire.
D’autres avis sur BD Gest, Bdthèque et Babelio.
Album lu grâce aux éditions Hachette/Robinson (SP).
Ma chronique dans les revues Benzine et ActuaLitté.