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lundi 28 avril 2025

De pierre et d'os (BD de Jean-Paul Krassinsky)


[...] Chasser avec eux.

Les superbes aquarelles de Krassinsky nous invitent à un beau voyage initiatique en pleine nuit arctique. Un régal pour les yeux et les esprits des vents et des glaces.

❤️❤️❤️❤️🤍

L'auteur, l'album (208 pages, avril 2025) :

Jean-Paul Krassinsky (né en 1972) est un auteur de BD connu pour quelques belles aquarelles.
Ce dessinateur réputé adapte ici un roman (sorti en 2019) de Bérengère Cournut : De pierre et d'os, une fable initiatique qui suit le parcours d'une jeune inuite au pays des glaces.

Le canevas :

Uqsuralik est encore une jeune fille et l'album s'ouvre avec l'apparition de ses premières règles.
Elle va se faire surprendre par la banquise qui se brise et l'éloigne de l'igloo familial. Elle se retrouve seule, séparée des siens, en pleine nuit arctique.
Elle n'a pour compagnons que quelques chiens et il va lui falloir "chasser avec eux, apprendre d'eux, ou bien mourir par eux, il n'y a pas d'autre choix possible".
Après plusieurs jours de marche et de survie difficile, elle rencontre un autre groupe d'humains, plusieurs familles à géométrie variable comme le veut la coutume, mais avec des "femmes mal tatouées et des chasseurs maladroits".
Ils l'accueillent car "quiconque peuple la banquise par une telle nuit est le bienvenu" et ils vont l'appeler Arnaautuq ce qui veut dire "garçon manqué". Elle n'est pas forcément la bienvenue, c'est une bouche de plus à nourrir et l'un des hommes va même la "couper en deux".

♥ On aime beaucoup :

 L'album est précédé de la réputation du roman bien sûr (prix du roman Fnac 2019), mais ce sont surtout les superbes aquarelles de Krassinsky qui vont appâter l'amateur de BD. De véritables peintures qui se déploient sur de grandes pages (au format presque carré) avec des tableaux tantôt grandioses, tantôt intimes.
On passe de la nuit étoilée sur la banquise glacée à la floraison de la toundra verdoyante au printemps.
Ces magnifiques dessins comptent pour beaucoup dans le charme envoûtant de cette aventure écrite au féminin.
 Au cours de ce grand voyage initiatique, la jeune fille deviendra femme, mère, chasseuse et même chamane. La survie de ces nomades est réglée sur les saisons, la chasse et la pêche. 
Et là-bas on est obligé de compter les bouches à nourrir avant l'hiver aussi précisément que les réserves de gibier.
L'album est généreux (200 pages) et le lecteur verra défiler les saisons puis les années, les générations. À travers le périple d'Uqsuralik et ses multiples rencontres, le texte, adapté fidèlement du livre de Bérengère Cournut, va nous permettre de découvrir les coutumes, les traditions, les chants et les superstitions du peuple de l'arctique. 
C'est un très beau voyage, éprouvant, émouvant, et une belle adaptation.

Pour celles et ceux qui aiment l'arctique.
D’autres avis sur BDthèque et Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Dupuis.
Ma chronique dans les revues ActuaLitté et Benzine.

vendredi 13 décembre 2024

Un ballon sur la banquise (Harris MacDonald)


[...] Personne à part un Suédois fou.

En 1897, une expédition en ballon vers le pôle tourne au drame. Ce roman, librement inspiré de cette odyssée tragique, fusionne avec ironie l'ambiance de Jules Verne et celle d'une romance délicieusement old-school.

❤️❤️❤️🤍🤍

L'auteur, le livre (368 pages, septembre 2024) :

Encore une histoire vraie, comme on dit, décidément 2024 aura été l'année de ces récits (qu'on adore évidemment).
Cette fois c'est Harris MacDonald (pseudo de l'universitaire californien Donald Heiney) qui s'inspire de la folle et tragique odyssée de l'ingénieur suédois Salomon August Andrée qui, un peu avant 1900, partit en ballon pour le pôle nord avec deux acolytes.
Curieusement seuls deux romans de cet auteur ont été traduits en français : visiblement il y a du retard à rattraper car c'est une belle plume, très agréable à lire.

Les personnages :

Côté casting, c'est très simple : ils ne sont que trois à prendre place dans le ballon à l'été 1897, trois ingénieurs téméraires et ce roman serait le récit de l'un deux, le major suédois Gustav Crispin, très très librement inspiré de cette expédition.
Mais une jeune dame va également prendre place dans le bouquin et venir égayer notre cohabitation avec les trois aéronautes : voici Luisa, la délicieuse chérie du major qui, au fil du voyage, va s'inviter dans les pensées et rêveries du major, un récit dans le récit.

♥ On aime :

 On aime l'humour subtil, l'autodérision, le ton aristocratique et désuet dont Harris habille son récit : cette ambiance à la Jules Verne est tout bonnement délicieuse.
 Et puis il y a ces pages peuplées des pensées, souvenirs et divagations du major qui faisait la cour à une charmante jeune femme. Leurs jeux amoureux, leurs chassés-croisés, leurs aventures sont un aimable divertissement digne du meilleur théâtre. Une histoire d'amour teintée d'un érotisme subtil et d'une plaisante ironie.
[...] – Alors avec ce système, un ballon pourrait aller n’importe où ?
– Si le vent le permet.
– Comment ça, si le vent le permet ?
– Il est possible de louvoyer contre le vent en diagonale, mais pas de le heurter de front.
– Pourrait- on aller, par exemple, jusqu’aux lacs italiens ?
J’éclatai de rire.
– Vous êtes une incorrigible sentimentale.
– Et vous un barbare arithmétique.
[...] Ma compréhension de la femme (je commençais seulement à le voir) était imparfaite.
 Le lecteur arrivait passionné par le défi aéronautique et se retrouve ému par un challenge amoureux. 
Dans la préface, Philip Pullman résume fort bien tout le plaisir que l'on a pu prendre à cette lecture :
[...] L'absurdité tragi-comique de l’existence. Les protagonistes de Harris ne font en général pas preuve d’héroïsme. Ils sont ironiques, spirituels et pleins d’empathie, avec un sens aigu du ridicule.
[...] Harris savait mieux que quiconque comment capter l’attention et la retenir, et comment agencer les événements d’un récit de manière à nous faire tourner la page. 

Le canevas :

Voici encore un récit d'explorateurs partis à la conquête d'un but impossible.
[...] Le Pôle est un but difficile, voire impossible, à atteindre que l’on doit néanmoins poursuivre, puisque l’Homme est condamné à rechercher et à connaître toute chose, que ce savoir lui procure ou non du plaisir.
[...] Et supposons que vous le trouviez malgré tout, cet endroit merveilleux où tout le monde est tellement impatient de poser le pied. Vous trouveriez quoi, au juste ? Absolument rien.
[...] C’est une abstraction, une fiction mathématique. Personne à part un Suédois fou ne pourrait lui trouver le moindre intérêt.
Le bouquin entrelace astucieusement le récit de l'expédition et les souvenirs amoureux du major Crispin.
Mais, chut, Harris MacDonald nous a réservé quelques surprises !
Dans la vraie vie de 1897, l'expédition fut hélas bien plus tragique : mal préparés, les aéronautes s'échouèrent sur une île au bout d'une trentaine d'heures de vol sans avoir atteint le pôle. On les retrouvera congelés 30 ans plus tard, à la faveur d'un été torride qui poussa les chasseurs de phoques un peu plus au nord des routes habituelles.

Pour celles et ceux qui aiment jouer au ballon.
L'histoire vraie racontée (avec photos) par les éditions Phébus ou un autre site web.
D’autres avis sur Babelio.
Livre lu grâce aux éditions Phébus (SP).
Ma vidéo sur Bookstagram.  Ma chronique dans les revues Benzine et Actualitté.

vendredi 16 février 2024

La douleur fait naître l'hiver (Matteo Porru)


[...] Comment est la neige aujourd’hui ?

●   L'auteur, le livre (176 pages, 2024) :

L’italien Matteo Porru n'est qu'un gamin ! 
Un étudiant en philosophie de seulement 23 ans, mais déjà repéré par les médias italiens comme un jeune prodige.
La douleur fait naître l’hiver est son quatrième roman (!) mais le premier traduit en français.

●   On aime :

❤️ On imagine le devoir de classe de Matteo Porru (il est étudiant en philo !).
"La neige permet-elle de recouvrir les souvenirs de la mémoire jusqu'à l'oubli des plus douloureux ? - vous avez deux heures". 
Et c'est à peu près le temps qu'il nous faut pour lire ce petit conte de moins de 200 pages.
❤️ On est fasciné par le personnage imaginé par l'auteur : à Jievnibirsk, tout là-haut au fin fond de la Russie, dans la région d'Arkangelsk, là où le froid arrête même les montres et où "la mer de Kara est gelée presque toute l’année", Elia Legasov est le dernier "déneigeur" qui parcourt obstinément les routes d'un petit village au volant de son chasse-neige.
On peut revoir quelques images du film Sang froid avec Liam Neeson, mais ce sera l'humour en moins.
[...] À   Jievnibirsk, on parle de la tempête comme du «  ciel qui tombe  »  : la seule chose qui terrifie quotidiennement depuis toujours les habitants. [...] Dès le plus jeune âge, on enseigne même aux enfants à en avoir peur  : ne jamais sortir, sous aucun prétexte, ne jamais aider personne lorsque le ciel tombe.
[...] Durant toutes ces années, entretenir les machines et désencombrer la voie publique ont toujours eu une certaine valeur. C’était une véritable institution. 
❤️ On se laisse emmener par une histoire puissante, une plume furieuse qui emporte tout sur son passage comme la déneigeuse d'Elia Legasov.
❤️ On savoure ce conte philosophique qui nous rappelle que la mémoire de notre cerveau est parfois trompeuse : les souvenirs trop pénibles sont souvent oubliés et les plus douloureux peuvent même être tout simplement "réécrits". 
L'allégorie est claire : la neige qui tombe ici sans cesse recouvre tout. Seul le "déneigeur" a le pouvoir de faire ressurgir les souvenirs du passé. Mais s'agit-il bien de la réalité ou bien de souvenirs qui ont été réécrits ?
[...] –  Comment est la neige aujourd’hui  ? 
–  Il y en a trop, Matvej, comme toujours.
[...] Dans un village où la neige tombe et où tout le monde oublie, les Legasov déblaient et se souviennent.
[...] Là où tombe la neige, nous l’enlevons. Nous faisons ressortir ce que le destin voudrait dissimuler.
[...] L’homme oublie tout. –  Nous, nous déblayons la neige, nous nous souvenons de tout.

●   L'intrigue :

À Jievnibirsk dans la famille Legasov, on est déneigeurs de père en fils pour tenter de maintenir dégagées les routes du village.
Elia, le dernier homme de la famille, le dernier "déneigeur", est un survivant comme tous les habitants de ce village perdu au passé douloureux où "vivent des êtres humains oubliés du monde et du temps".
Ce jour-là vont débarquer quelques géologues venus prospecter des réserves de pétrole : leurs travaux vont exhumer un cadavre et son passé, enfouis jusqu'ici profondément sous les couches de neige.
[...] L’ouvrier qui a découvert le crâne et les morceaux de chair a vomi pendant plusieurs minutes avant de prendre ses jambes à son cou en criant de venir voir, qu’il y avait un truc mort enseveli sous la neige, mais depuis longtemps.
Que s'est-il passé à Jievnibirsk dont personne ne veut se souvenir ?
[...] –  Comment avez-vous su pour la rafle  ? 
–  Le village n’est pas grand, les gens parlent. 
–  Et que disent-ils  ? 
–  Seulement que c’est arrivé, je ne sais rien de plus. 
Dans une ambiance qui rappellerait presque le Rapport de Brodeck, la neige déblayée laissera finalement apparaître quelques pénibles souvenirs. 
Certains si douloureux qu'ils ont même été réécrits et qu'il faudra pelleter encore quelques strates de neige pour approcher de la vérité ... et d'un très beau dénouement.

Pour celles et ceux qui aiment les chasse-neige.
D’autres avis sur Babelio
Livre lu grâce à NetGalley et aux éditions Buchet Chastel.
Mon billet dans 20 Minutes.

mardi 29 août 2023

Quand on eut mangé le dernier chien (Justine Niogret)


[...] On mangeait pour repousser encore le moment de la mort.

    L'auteure, le livre (198 pages, 2023) :

On ne connaissait pas encore Justine Niogret, auteure de SF hors de notre radar.
Mais la voici qui s'attaque à un genre très différent avec Quand on eut mangé le dernier chien, pour nous romancer une expédition en Antarctique, celle qui vers 1910 conduisit trois hommes au désastre : l'expédition Aurora ou expédition Mawson qui devait cartographier une partie du continent blanc, tout au sud, encore plus au sud, de l'Australie.
Un bouquin sur un sujet comme on les aime qui vient en rejoindre d'autres sur notre étagère des histoires blanches et glaciales des pôles.

    On aime très beaucoup :

❤️ Il faut se laisser happer par le récit de Justine Niogret, celui d'une histoire vraie, documentée avec beaucoup de rigueur, mais emportée par la force d'un excellent roman, rédigé d'une plume puissante. Ce bouquin est un véritable page-turner, qu'on lit d'une traite, tellement on a hâte de sortir de l'enfer dans lequel nous avons plongé avec ses héros. 
Le court et dense récit fonctionne parfaitement, particulièrement bien maîtrisé, allégé de l'avant comme de l'après, concentré sur la course de ces explorateurs, leurs souffrances, leur volonté de dépassement et l'auteure va à l'essentiel comme elle le dit elle-même : [Ce récit est un récit d’ascèse et, tout comme Mawson l’a fait de son paquetage, nous avons mis de côté tout ce qui pouvait l’alourdir.]
❤️ On profite d'une aventure par procuration, bien calés dans notre fauteuil confortable et douillet. Mais d'où nous vient cette curieuse fascination pour ces aventures inhumaines ? Sommes nous attirés par ces héros de tragédies modernes ou d'explorations à la Jules Verne ? Est-ce pour nous jouer du danger et du risque invisibles dans nos sociétés sécurisées ? Pour la nostalgie d'une noble époque où les dollars seuls ne suffisaient pas ? Pour goûter un dépaysement que l'on sait inaccessible au commun des mortels, même encore aujourd'hui ? 
[...] On savait que l’on marchait non pas dans la mort, car la mort est une action, un fait, mais plus exactement dans un endroit où il était impossible de vivre.
[...] Il n’existait pas de mots pour en parler, puisque les mots étaient une façon de communiquer entre les Hommes et que le Sud était par essence totalement inhumain. Il s’agissait d’une vie étrangère.

      Le contexte :

On ne se lasse pas de ces récits glacés où le froid lui-même se fait matière solide, des récits qui nous content les aventures littéralement incroyables de quelques fous complètement givrés, obsédés par le Grand Blanc (The White Darkness comme l'appelait Henry Worsley), partis explorer des territoires qui ne sont pas plus faits pour l'homme que la Lune ou Mars. 
Des récits qui font passer l'ascension de l'Everest pour une balade : les touristes fortunés y font la queue et on n'a jamais fait la queue au Pôle Sud qui n'a pas eu plus de visites que la Lune.
Ces fous givrés sont des personnalités hors normes, motivées au choix, par la recherche de la gloire, le goût de l'aventure extrême, la curiosité scientifique, le dépassement de soi et des limites de la résistance humaine.
Certains iront s'enfermer dans de minuscules stations inaccessibles la plus grande partie de l'année [1] [2], d'autres se laisseront dériver sur des morceaux de banquise [3], d'autres encore laisseront leur navire se prendre dans les glaces [4] [5] [6], les plus fous, comme ici, partiront à pied ou en skis [7], ...

      L'intrigue :

Cet été là (fin 1912), plusieurs groupes de traineaux partent explorer la région depuis le Cap Denison au sud de l'Australie.
L'une des expéditions (trois hommes et dix-sept chiens) entreprend de cartographier l'est lointain, c'est le Far Eastern Party.
Des trois hommes, le géologue britannique Douglas Mawson, le lieutenant britannique Belgrave Ninnis et le suisse Xavier Mertz, un seul reviendra au camp de base après un millier de kilomètres parcourus pendant plusieurs mois sur la glace.
Des dix-sept chiens ...
[...] Johnson avait toujours été une gentille bête, loyale et travailleuse. Les hommes furent attristés de sa mort. Ils tentèrent de découper sa viande en lamelles avant de la faire bouillir dans l’eau, et d’y ajouter quelques pincées de pemmican. Le repas les laissa affamés. Les chiens dévorèrent la carcasse.
Alors nous voici partis pour une aventure au-delà de l'humain au cours de laquelle Justine Niogret, soigneusement documentée, ne nous épargne aucune souffrance. 
Et manger les chiens ne sera pas la pire des épreuves qui nous attendent.
[...] On aurait eu du mal à le deviner, mais ici, la sueur était un ennemi acharné. Tout se détrempait en permanence, et les matières pourrissaient.
[...] Les vêtements devaient être imperméables au vent et, de fait, l’étaient aussi à l’eau. La sueur restait dans cette bulle et y moisissait à son aise.
[...] Confrontés aux longues heures d’efforts et au froid terrible, les trois hommes avaient faim en permanence.
[...] La douleur ressentie durant la marche n’était pas feinte, née de sa fatigue : la plante entière de ses pieds s’était décollée et restait dans ses souliers. Il s’assit, étudia ses pieds.
Un roman fort et puissant à la hauteur de cette formidable histoire : même si le lecteur est bien confortablement assis, il n'en ressort pas tout à fait indemne.

Pour celles et ceux qui aiment les chiens de traineau.
D’autres avis sur Bibliosurf et Babelio.
Mon billet dans 20 Minutes.

vendredi 28 octobre 2022

Antarctique (Olivier Bleys)

[...] La faute à la vodka, tout ça.

Encore un polar des pôles commis par un auteur français, Olivier Bleys (un "écrivain-marcheur" lyonnais), comme un écho au surprenant Solak lu récemment de la bretonne Caroline Hinault.
Bleys nous emmène à l'autre bout de la planète, en Antarctique, à l'endroit désigné comme le "pôle d'inaccessibilité", c'est-à-dire le point plus éloigné des côtes, où les Russes établirent une station polaire vers 1960.
Dans le bouquin, la station s'appelle Daleko, c'était Sovetskaïa dans la vraie vie et le buste de Lénine était vraiment là qui surplombait les bâtiments.
Une poignée de "poliarniks" (ils ne sont plus que cinq) survivent là depuis longtemps et ne savent pas trop quand une relève aura lieu, et si même elle aura lieu (trop loin, trop cher). Ils n'ont pas grand chose à faire si ce n'est déblayer la neige du buste de Lénine qui domine les bâtiments.
[...] Cette corvée obligatoire, ce travail indispensable et dûment vérifié, c’était la toilette du buste en plastique de Vladimir Ilitch Lénine qui coiffait la station.
[...] Tous étaient repartis sauf, donc, cinq volontaires chargés par le Parti d’affirmer la présence russe dans cette région où, pourtant, n’était recensée aucune vie humaine. 
[...] Ce n’était pas la besogne qui manquait, sur une base polaire. On pouvait pelleter la neige bavarde qui s’amassait devant la porte et finirait par la bloquer. On pouvait touiller le fioul dans la citerne, pour l’empêcher de figer à cause du gel. Des tâches simples, qui toléraient un certain degré d’ébriété. D’autres demandaient d’aligner un peu mieux ses gestes et ses pensées : par exemple, le collage de bandes de caoutchouc sur les bottes grand froid ; leurs semelles rabotées par la glace s’usaient à toute allure.
[...] Les autorités convenaient, certes, qu’il faudrait évacuer la station quand les vivres seraient épuisés, mais les stocks demeuraient abondants. On ne voyait pas de raison d’abandonner Daleko. Son étoile rouge brillant au centre de l’Antarctique avait une grande valeur : elle prouvait l’excellence du savoir-faire soviétique dans l’exploration des régions froides, et l’endurance non moins héroïque du citoyen russe à ces conditions extrêmes.
Dès les premières pages le ton est donné : un beau soir encore plus arrosé que de coutume, c'est le drame et l'un des poliarniks plante une hache dans la tête de son adversaire aux échecs (à sa décharge, faut dire que l'autre essayait de tricher).
[...] Loubachev ne laissa pas le malentendu s’installer :
— Nikolaï est mort. Vadim l’a abattu d’un coup de hache.
— Il avait triché ! plaida le tractoriste.
Loin de tout comme c'est pas possible, dans la promiscuité de quelques mètres carrés de baraquements, en attendant l'hypothétique arrivée des autorités, que faire d'un encombrant cadavre (ça c'est facile, pas besoin de frigo) mais surtout d'un encore plus encombrant assassin ?
Pas tout à fait un polar en dépit du crime qui ouvre le bal mais un huis-clos au ton aussi mordant que le froid polaire.
Le lecteur est prévenu : dès les premières lignes, ça commence très très mal et dans cet environnement polaire, il sait que ça ne peut que très très mal finir.
Une version plus cool (parce que plus ironique) de Solak.

Pour celles et ceux qui aiment les pôles.
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vendredi 10 décembre 2021

Grand calme (Giles Blunt)

[...] C'est une très mauvaise idée.

Décidément, l'année 2021 aura été riche en explorations polaires !
Le canadien Giles Blunt nous invite dans ses terres, ou plus précisément dans ses terres arctiques au nord du Groenland et des îles Ellesmere.
Soyons plus précis encore, puisque ce ne sont pas tout à fait des terres mais des morceaux de banquise à la dérive le long du gyre de Beaufort, sur lesquels sont implantées les "stations dérivantes" où des baraques hébergent pendant de longs mois de quasi solitude, quelques chercheurs et leur labo.
Des régions où règne habituellement un Grand calme.
Dès les premières pages, ça sent pas bien bon malgré le vent glacé, le jour où débarque sur la banquise l'épouse de l'un des chercheurs, une scientifique elle aussi.
[...] Un passager est sorti de l'avion alors que nous approchions.
C'est qui ça ? ai-je demandé.
Rebecca Fenn - la femme de Kurt.
Sa femme ? Je croyais qu'ils étaient séparés.
Oui, mais elle est là pour un projet perso. C'est strictement professionnel, du moins à entendre Kurt.
C'est une très mauvaise idée.
Plus au sud (si l'on peut dire !), dans un coin reculé et gelé de l'Ontario, un duo de flics tombe sur le cadavre d'un homme assassiné dans un motel isolé. Il était avec sa maîtresse qui a disparu et que l'on retrouvera bientôt morte de froid.
Et il y aura d'autres cadavres dans la neige.
Qu'est-ce qui peut bien relier ces deux intrigues (à part le froid) ?
Voilà un départ qui semblait prometteur mais malheureusement la glace ne prend pas et l'ennui guette le lecteur. 
Un lecteur qui a bien du mal à s'intéresser aux scientifiques perdus sur leur morceau de banquise et ça traîne en longueur.
Un lecteur qui trouve inutile la répétition vraiment lourdingue de passages trop racoleurs où la jolie fliquette affronte le tenancier d'un club échangiste plus ou moins SM : c'est répétitif et graveleux, d'autant que le lecteur se doute bien que l'affreux jojo ferait un suspect bien trop évident.
Un lecteur qui devine d'ailleurs assez vite (un indice déposé bien en évidence) comment les deux histoires vont se rejoindre, du moins dans les grandes lignes.
Le dernier quart du bouquin voit les intrigues se dénouer enfin mais cela ne suffit pas à racheter le tout un peu indigeste.
[...] - On a la moindre idée d'où il a pu aller ensuite ? demanda Jerry.
- Un endroit froid.
- Ça pourrait être n'importe où.
- En effet.

Pour celles et ceux qui aiment frissonner (de froid).
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mardi 19 octobre 2021

De silence et de loup (Patrice Gain)

[...] Un froid de loup, je suppose.

On avait découvert Patrice Gain avec un coup de cœur pour son thriller en Alaska : Terres fauves lues en 2019.
Visiblement adepte des régions froides, il nous invite aujourd'hui à voyager en Sibérie, un pays fait De silence et de loup.
[...] Dehors, il fait froid. Un froid de loup, je suppose. Pas seulement parce que je le vois dans le cadre de la fenêtre qui fait face à mon couchage. Il reste là.
Après un terrible drame familial et personnel, la journaliste Anna met les voiles vers la Sibérie (l'extrême nord-est, la mer de Laptev près de la Iakoutie, à quelques encablures du pôle) pour accompagner une équipe de scientifiques qui doit hiverner sur un bateau pris par les glaces ...
[...] Comment un si petit bateau pouvait-il affronter un tel déchainement ?
[...] Cette expérience de vie confinée avec un petit groupe d'individus devrait être ton laboratoire. C'est là que se cachent tous les mystères de la nature humaine.
Décidément, ces espaces glacés et isolés sont propices à faire naître un climat angoissant : comme sur les îles Farallon, comme à Kerguelen, le lecteur plongé dans un huis-clos à ciel ouvert, au cœur d'une nature déchaînée, anticipe un drame car forcément, seul un drame peut mettre un terme à l'intrigue en train de se nouer et cela donne des bouquins très "prenants" par leurs décors en pleine nature sauvage et leurs histoires généralement bien sauvages également.
[...] La promiscuité, la nuit polaire et l'isolement sont l'ossature et le contexte idéal pour un roman noir.
Effectivement l'expédition va tourner rapidement au cauchemar comme tant d'autres aventures polaires et l'expédition de la Jeannette (1879) sera d'ailleurs évoquée : nous sommes en effet dans les mêmes eaux.
Mais le lecteur comprendra bientôt que les ours ou les loups polaires ne sont pas les créatures les plus dangereuses et la journaliste Anna qui croyait échapper à son terrible passé sera bientôt rattrapée par ses fantômes.
[...] Est-ce que prendre le large c'est fuir ?
L'écriture de Patrice Gain est soignée et très agréable, la lecture de son roman très noir en est facilitée et c'est heureux car c'est pas gai du tout du tout : les ours et les loups sont de bien sympathiques bestioles en comparaison de l'homme ...
Décidément Patrice Gain est un voyageur à suivre.

Pour celles et ceux qui aiment le froid.
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dimanche 17 octobre 2021

BD : Voyage aux îles de la Désolation


[...] La vie semble plus pleine, quand on est riche de toutes ces rencontres.

Après l'aventure mi-thriller, mi-polaire et mi-scientifique proposée par Mikaël Hirsch avec Notre-Dame des Vents, il nous fallait prolonger la saison australe avec le Voyage aux îles de la Désolation d'Emmanuel Lepage.
Lepage que l'on connait depuis son Tchernobyl, est une sorte de cousin voyageur ou reporter de Davodeau.
Tous deux excellent dans l'art de tracer le portrait des "gens" qui nourrissent leurs rencontres et Lepage s'en donne à cœur joie une fois embarqué à bord du Marion Dufresne (le bateau ravitailleur des TAAF, les Terres Australes et Antarctiques Françaises).
C'est donc un reportage en très belles images dans ces mers et îles polaires où l'on retrouve toute l'ambiance du bouquin de Hirsch, le mode de vie de ces marins et ces scientifiques, le travail titanesque du bateau ravitailleur qui fait périodiquement la liaison entre La Réunion et ces îles perdues (Kerguelen bien sûr, mais aussi Crozet, Saint-Paul ou Amsterdam). Et le vent rugissant et omniprésent.
Un bel album de voyage où l'on découvre l'histoire de ces TAAF.

Pour celles et ceux qui aiment les îles désertes.
D’autres avis sur la BDthèque.

Notre-Dame des vents (Mikaël Hirsch)

[...] Ici, l’absence de l’homme a été trop longue.

Le français Mikaël Hirsch nous emmène dans la chapelle de Notre Dame des Vents sur l'une des îles désolées des Kerguelen en plein océan austral, là où rugissent les vents qui tournent tout autour de la terre, des vents qu'aucune montagne n'arrête jamais.
[...] Notre-Dame des Vents, l’une des chapelles les plus australes du monde, lui confia le disker qui marchait à côté d’elle et observait ses réactions. Les orthodoxes et les baptistes ont colonisé le Pôle, mais, à ma connaissance, le catholicisme austral ne descend pas plus bas.
Nous voici donc embarqués sur le Marion Dufresne, le bateau ravitailleur, avec notre héroïne, une chercheuse venue étudier l'impact du réchauffement climatique sur la flore locale.
On est en 1995, au moment des derniers essais nucléaires français dans le Pacifique.
Jusque là, rien de bien original, si ce n'est le plaisir de découvrir et partager le quotidien des quelques 300 personnes perdues là-bas, dans les TAAF, les Terres Australes et Antarctiques Françaises : quelques militaires, quelques chercheurs, qui s'incrustent là-bas parmi les centaines de milliers de morses, de manchots, d'oiseaux, ...
[...] Cet archipel a une influence sur les gens. On se laisse facilement surprendre au début. On m’avait prévenu. Les dimensions, les accidents, les cahots, les animaux sont à une autre échelle. Il est difficile de trouver ses marques au début.
[...] Ici, l’absence de l’homme a été trop longue. Il est inutile de vouloir domestiquer l’endroit. La sauvagerie y est enracinée.
Une ambiance mi réaliste, mi inquiétante, qui rappelle beaucoup celle des Farallon Islands de l'américaine Abby Geni : un séjour rude sur l'un des îlots les plus inhospitaliers de la planète, isolé de tout, en butte aux éléments déchainés, un huis-clos à ciel ouvert battu par les vents, l'exil initiatique d'une jeune femme qui va rencontrer là-bas un autre chercheur, Alexis.
Tout cela sur un fond politique agité  : les grèves contre le Plan Juppé, les essais nucléaires français, Greenpeace, ....
[...] Officiellement, ils croisent dans ces eaux pour recenser les populations de sternes, les phoques ou je ne sais quoi, mais en réalité, ils cherchent à contrôler les activités de la France dans la région, rapport aux essais…
— Aux essais ?
— Mais les essais nucléaires, voyons. Le prochain test a lieu dans deux jours seulement. Le Rainbow Warrior II est déjà sur zone, à Moruroa…
— Je ne comprends rien, quel rapport avec les Kerguelen ?
[...] Ils sont manipulés. Les Australiens et les Anglais ont toujours convoité ces îles pour pouvoir bénéficier des zones de pêche.
De retour à Paris, quelques mois après sa mission australe, la jeune femme apprend le décès d'Alexis qui était toujours là-bas ...
Dans la deuxième partie du bouquin, nous faisons plus ample connaissance avec cet Alexis, qui a trouvé dans un vieux cahier le journal de bord d'un chercheur : le lecteur va suivre alors en 1975, les préparatifs du lancement de fusées sondes pour une expérience dans la magnétosphère (la création d'une aurore boréale artificielle) en commun avec les russes et les américains (on est au temps de Giscard et du réchauffement, non pas encore celui du climat mais celui de la guerre froide) : c'était le programme ARAKS.
Des travaux scientifiques sous la haute surveillance des trois puissances, car visiblement on touche aux limites du secret défense ...
[...] On ne badine pas avec la sécurité nationale, même sur un caillou peuplé de manchots.
[...] — Les Russes ne savent rien encore, mais croient savoir quelque chose. Les Américains ne savent vraiment rien, mais veulent savoir ce que savent les Russes. 
— Et nous ? 
— Nous, on a malheureusement besoin de tous les autres pour en savoir plus. La France est une petite puissance qui mène un jeu dangereux.
À partir de cette toile réaliste (le programme ARAKS a bel et bien eu lieu), Mikaël Hirsch imagine alors des connexions plus mystérieuses qui justifieraient la paranoïa franco-russe et auraient peut-être coûté la vie à notre chercheur Alexis : l'expérience géomagnétique de 1975 cachait-elle quelque secret ? en lien avec les explosions nucléaires souterraines de 1995 ? va-t-on enfin découvrir les fameux trous de Symmes ? Notre curiosité est en éveil !
L'écriture solide et agréable de Mikaël Hirsch fait de ce bouquin au sujet original, un intéressant (et instructif) divertissement, une sorte de Science et Vie littéraire.
Un voyage à compléter par la BD-reportage d'Emmanuel Lepage : Voyage aux îles de la Désolation.

Pour celles et ceux qui aiment les îles désertes.
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lundi 21 juin 2021

Solak (Caroline Hinault)


[...] Du vivant, mais pas pour longtemps.

    L'auteure, le livre (128 pages, 2021) :

Petit coup de cœur surpris pour Solak, ce premier roman de l'étonnante bretonne Caroline Hinault avec un titre qui claque comme un coup de fusil.
Certes elle est quand même prof agrégée de lettres mais à première vue, on ne la soupçonnerait pas d'être à l'origine de cette histoire étonnamment virile et féroce.

    On aime :

❤️ La prose de dame Hinault qui est au diapason de cette histoire féroce et virile. C'est fort, puissant, presque lyrique parfois, mais c'est vraiment très prenant, et le moins que l'on puisse dire c'est que la gente masculine ne sort pas grandie de cette terrible et sombre histoire.

      Le contexte :

Une minuscule base militaire et scientifique près du pôle nord.

      L'intrigue :

Nous voici donc hélitreuillés au-delà du cercle polaire, au bord de l'océan arctique.
Ils ne sont que quatre à se partager les baraquements : confinés aux confins du monde, ils se considèrent à part des "terriens" comme ils nous appellent.
[...] On commençait à être beaucoup trop sur cette île. Si je suis resté sur Solak, c’est pas pour tailler la discussion mais supporter ma haine des vivants.
Les soldats sont chargés de veiller sur le drapeau (dont ne saura pas la couleur, même si on l'imagine plus ou moins blanc, bleu, rouge) et de veiller sur le séjour des scientifiques qui guettent le réchauffement climatique.
C'est un peu comme une prison à ciel grand ouvert, perdue dans l'immensité blanche de la banquise.
Dès les premières pages s'allument tous les warnings : l'un des quatre, Igor, repart dans l'hélico mais ... dans une boîte (il s'est fait sauter le caisson un peu avant qu'on arrive) et un petit nouveau débarque pour le remplacer.
Le petit jeune fraîchement hélitreuillé est ... muet (!) et son intégration au sein de cette équipe d'ours mal léchés prisonniers des confins du monde s'annonce pas facile. Faut être franchement barge et misanthrope pour aller se perdre des mois voire des années au bord de la banquise, dans le froid polaire et la nuit sans fin. Chacun traîne sans aucun doute un trop lourd passé qu'il convient d'oublier à Solak.
[...] Ce que je voulais, c’était m’anesthésier, et la banquise pour ça, c’est l’idéal.
[...] Il s’est mis à causer tout seul. On le fait tous. Mais Igor parlait seul avec nous, c’était ça le problème, c’est par le langage, toujours, que ça commence.
[...] L’instant où on comprend ça. Que rien ni personne viendra nous sauver. Qu’on est seul ici. Rien qu’une carcasse chaude sur un continent froid. Du vivant, mais pas pour longtemps.
[...] Des fois, je nous regarde et je pense qu’on est comme le bon, la brute et le vieux schnock, le gosse compte pas, c’est un intrus depuis le début.
C'est le monologue de Piotr, l'un des quatre confinés (des années qu'il est là-bas, un peu comme s'il avait pris perpète en taule) et qui s'adresse tantôt à l'un de ses collègues (rarement), tantôt à la jeune recrue (pas souvent) ou bien qui se parle carrément tout seul (le plus souvent).
Avec son lot de surprises (même à Solak, le passé finit par vous rattraper ...), le final apocalyptique est à la démesure de cette immensité noire et glacée.
[...] Ça fanfaronne les hommes, c’est comme ça.
[...] À croire que les femmes sont nulles en dictature.

Pour celles et ceux qui aiment la nuit même quand elle dure six mois.
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mercredi 14 avril 2021

The white darkness (David Grann)

[...] Je suis allé au bout de moi-même ...

Encore une histoire de ouf ! Celle d'un explorateur insensé, un britannique, cela va de soi.
Avec The white darknessDavid Grann, amateur de non-fiction, nous conte l'odyssée de Henry Worsley obnubilé par sa passion dévorante pour son héros Ernest Schakleton et l'Antarctique.
Un continent immense, plus grand que l'Europe et qui double encore de taille pendant l'hiver austral quand les eaux littorales sont prises par les glaces.
Un continent de très hautes montagnes (en moyenne 2.500 mètres environ) balayé par des vents titanesques. Paradoxalement, c'est aussi un désert très sec et bien sûr très froid, très très froid.
Nombreux furent les têtes brûlées pressées d'atteindre le fameux point du Pôle Sud :
[...] L’endroit où la Terre ne tourne pas.
Mais il y aura peu d'élus pour traverser le continent de part en part, une dizaine, pas plus que pour marcher sur la Lune.
En 1917, Ernest Shackleton fut obligé de faire demi-tour à quelques kilomètres du but mais il ramena ses compagnons sains et saufs.
Avec deux ou trois compagnons, Henry Worsley voulait suivre les traces de son héros. 
[...] Il s’était mis en route en partant de la côte de l’Antarctique, espérant réussir ce que son héros, Ernest Shackleton, n’avait pu accomplir un siècle plus tôt : relier à pied une extrémité du continent à l’autre. Ce périple, qui lui ferait franchir le pôle Sud, serait long de plus de mille six cents kilomètres et le mènerait à travers ce qui est sans conteste l’environnement le plus implacable de la planète.
Mais cette première aventure ne suffira pas à le guérir de son obsession pour les glaces du pôle : il retournera là-bas deux autres fois encore dont une tentative en solitaire en 2016 à 55 ans. Sans assistance ni ravitaillement, il tire seul son traîneau sur plus de mille kilomètres.
Un petit bouquin qui nous laisse entrevoir la folie ou le génie de ces aventuriers, la puissance du mental sur le physique ... et ses dommages collatéraux.

Pour celles et ceux qui aiment le froid.
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jeudi 26 novembre 2020

Au royaume des glaces (Hampton Sides)


[...] George avait désormais le virus du Pôle dans le sang.

    L'auteur, le livre (508 pages, 2018, 2014 en VO) :

Le journaliste Hampton Sides n'est pas tout à fait un inconnu, c'est le rédacteur en chef du magazine US Outside, celui qui envoya Jon Krakauer au sommet de l'Everest en 1996 ce qui nous a valu le remarquable récit cette autre tragédie.
Dans son bouquin Au royaume des glaces, Hampton Sides nous conte le récit d'une autre mémorable expédition, celle de George Washington De Long et de son bateau La Jeannette, à la recherche du Pôle Nord par voie maritime (par le détroit de Béring) à la fin du XIX°.
Une expédition financée par une autre figure de la presse, James Gordon Bennett, le riche patron excentrique du New York Herald.
[...] Grâce à la personnalité incomparable de Bennett, le New York Herald devint le journal le plus intéressant et le plus influent d’Amérique, voire du monde.
En 1869, c'est lui qui envoya son journaliste Stanley à la recherche de Livingstone au Congo.
Un peu plus tard, James Benett récidive.

    On aime :

❤️ Un récit d'explorateurs comme on les aime : une écriture documentée et une lecture fluide, le souffle épique et le contexte historique, des aventures extraordinaires et des destins hors du commun, ...

      Le contexte :

 Nous sommes en 1879, le pays se relève à peine de la Guerre de Sécession et rêve de retrouver sa place sur l'échiquier mondial. Les jeunes gens de l'époque, qui n'ont pas eu la 'chance' de se couvrir de gloire pendant la guerre, sont avides d'autres conquêtes. Le Pôle Nord attend toujours les explorateurs ...
[...] L’attirance du Pôle était une affaire de génération : la plupart des postulants venaient comme De Long de passer à côté du plus grand conflit de l’histoire américaine. Ces jeunes hommes avaient soif d’une gloire comparable à celle que leurs pères avaient gagnée sur les champs de bataille de la guerre de Sécession, et ils désiraient ardemment montrer qu’ils étaient des hommes en s’engageant dans une entreprise impressionnante et hasardeuse qui, sans être tout à fait la guerre, n’était pas sans rapport.
[...] Le pôle Nord. Le sommet du monde. L’acmé, l’apogée, l’apex. Il hantait les esprits comme une énigme universelle – aussi fascinante et inconnue que la surface de Vénus ou de Mars –, possédait indéniablement quelque chose de magnétique.

      L'intrigue :

À cette époque, les expéditions maritimes au pôle se suivent et leurs échecs se ressemblent : arrogance inconsciente de conquérants se croyant suréquipés, foi aveugle en la science et le progrès ... et en des données géographiques très approximatives, c'est le moins que l'on puisse dire ici (ils pensaient suivre les eaux chaudes du Kuroshio, le Gulf Stream japonais !).
Avec le recul du XXI° siècle, il est amer et ironique de constater que cette croyance en une mer arctique chaude et ouverte sera finalement bientôt une réalité !
[...] La théorie de la mer polaire ouverte termina pour l’essentiel sa carrière avec le voyage de la Jeannette, bien que les récentes projections climatiques montrent que vers 2050, une partie importante de la banquise polaire fondra entièrement en été.

Pour celles et ceux qui aiment les voyages.
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mardi 2 février 2016

Le détroit du loup (Olivier Truc)


[...] J’ai choisi une autre voie que celle des coupeurs d’oreilles.

Olivier Truc, le journaliste français qui vit à Stockholm.
La recette est là-même : voyage chez les lapons (disons plutôt les samis) en compagnie de la Brigade des rennes avec Klemet, le sami défroqué au passé douloureux, et sa jolie collègue Nina venue du sud (entendez : le sud de la Norvège, c'est-à-dire le nord quoi) qui joue les candides (de moins en moins candide d'ailleurs au fil des épisodes !).
Rappelons que la Brigade des rennes avait été initialement fondée dans les années cinquante par les trois pays qui s'enchevêtrent tout là-haut sur les anciens territoires lapons, pour lutter contre les vols de bétail et régler les conflits entre éleveurs.
Après avoir découvert la longue nuit d'hiver dans le bouquin précédent avec l'impatience de revoir le soleil dessiner votre ombre, nous voici cette fois en plein été septentrional :
[...] Et puis il y avait cette lumière aussi, ces jours sans fin. Des vraies piles électriques, ça leur mettait les nerfs à vif à tous. On ne s’en rendait pas bien compte, mais toute cette lumière, ça vous tapait sur le système.
Mais depuis le précédent épisode, l'auteur a mûri : l'écriture est plus soutenue et retrouve désormais les standards du polar, classique, efficace et fluide.
L'histoire est moins 'belle' également, moins carte postale touristique, et gagne en réalisme car cet épisode est fortement ancré dans les réalités du pays.
Bref, enfourchons nos motoneiges, c'est parti.
C'est parti pour Le détroit du loup, un petit bras de mer froide qui sépare l'île d'Hammerfest, tout là-haut là-haut, une des villes les plus septentrionales.
L'ancien petit port de pêche (Nestlé Findus) est aujourd'hui atteint de la fièvre de l'or.
L'or noir : celui des gisements offshore de pétrole et du gaz dont l'exploitation commence en Mer de Barents - les fonds de la Mer du Nord s'épuisent et le réchauffement climatique permet d'aller plus loin.
Ce détroit du loup, les troupeaux de rennes le traversent à la nage chaque printemps, pressés de retrouver de gras pâturages verts après leur diète hivernale.
Nous voici donc en plein conflits larvés entre les multinationales du pétrole qui recherchent de nouveaux terrains pour implanter leurs infrastructures et les éleveurs samis qui voudraient bien protéger leur mode de vie ancestral.
[...] – Ah, le pétrole, mon canard, mais ils sont déjà perdants tes petits bergers, qu’est-ce que tu crois ?
[...] Dans cette petite ville, la course à l’argent prenait une telle ampleur que les valeurs traditionnelles volaient en éclats.
[...] Cette petite ville en passe de devenir le Singapour du Grand Nord. Ou le Dubai de l’Arctique, selon les préférences.
[...] Les multinationales, ça ne leur faisait rien de fermer des usines, on disait que ça faisait partie du business. Mais un conflit avec un peuple autochtone, ça vous fichait tout de suite une sacrée mauvaise publicité. Alors les grosses boîtes essayaient d’éviter.
[...] Ça fait des années qu’on est sous pression, nous les éleveurs du district, à cause des développements d’Hammerfest. Ils grignotent de plus en plus de nos terres pour faire de nouveaux parcs industriels. Et maintenant, avec ce nouveau gisement pétrolier de Suolo, ça va empirer.
– Et ?
– Et il se passe des choses pas sympas. Il y a beaucoup d’argent en jeu. Et nous, on pèse pas lourd.
[...] Ces terrains ne nous appartiennent pas. Nous n’avons fait qu’y laisser les traces de nos pas, aussi légères et fugaces qu’il nous était possible, depuis des milliers d’années, pour que cette terre continue à nous nourrir.
[...] Pour les éleveurs, il faut suivre. Pas le choix. On accompagne, on ne commande pas. C’est la loi de la toundra, quoi qu’en disent les autorités qui veulent nous mettre des règles partout. Faut bien te dire une chose, le renne, c’est rentable comme animal seulement s’il cherche et trouve lui-même son pâturage. S’il faut l’encadrer au plus près, ou pire, le nourrir, ce sera la fin.
[...] Il avait l’air de penser qu’on pouvait changer les habitudes des troupeaux par la simple volonté. Sans savoir qu’un troupeau revenait toujours sur le même pâturage de printemps car c’était là et nulle part ailleurs que les femelles mettraient bas, comme les saumons revenaient à leur rivière natale pour frayer. Il fallait des années, quatre ans peut-être, pour qu’un troupeau se réhabitue à de nouvelles terres.
Au passage on apprendra d'ailleurs plein de choses sur ces forages offshore et sur les fameux plongeurs, des héros modernes, de nouveaux aventuriers, une espèce de cosmonautes marins.
[...] Il était plus dur pour l’homme d’aller à trois cents mètres sous l’eau et d’en revenir que de faire un aller-retour sur la Lune.
[...] Les pétroliers adoraient aussi que le plongeur vedette d’Arctic Diving soit un Sami, le seul certes, mais la vedette. Il était l’alibi, “le bon Lapon”, la preuve que les compagnies pétrolières étaient ouvertes aux autochtones et les faisaient prendre part au développement local.
Des plongeurs parfois transformés en cobayes d'expériences, à leur insu et de leur plein gré.
[...] Les documents se rapportaient aux opérations de plongée pour l’industrie pétrolière pendant la période pionnière, de 1965 à 1990.
[...] Un expert disait que les autorités publiques chargées de contrôler et d’autoriser les opérations de plongée avaient souvent accordé des dérogations aux règles de sécurité.
[...] On s’arrangeait pour que les plongeurs restent le plus longtemps possible à travailler à des profondeurs où l’homme n’avait jamais été auparavant. Et puis on les remontait aussi vite que l’on pouvait pour raccourcir le temps passé en décompression, un temps que les compagnies jugent improductif, bien sûr.
Le décor est planté, les acteurs sont en place, le printemps arctique bourgeonne, les rennes arrivent, ... tout est prêt pour que le drame éclate et que la traversée du détroit du loup par le premier troupeau vire à la tragédie (très belle scène d'ouverture).
[...] Que dire d’un berger qui se noie de façon peut-être suspecte, d’un maire qui chute de façon plus que suspecte, d’un rocher sacré qui gêne, d’une ville grouillante, d’un monde qui pousse l’autre.
Et nos deux amis de la brigade des rennes montent en selle.
[...] Le seul problème, c’est que sur la toundra une enquête de voisinage prenait tout de suite une dimension quasi surhumaine.
Le trait ethno-pédagogique est moins forcé que dans le premier épisode : l'enthousiaste Olivier Truc se met plus en retrait et laisse son lecteur découvrir lui-même les mœurs, les us et les coutumes des gens de ces contrées méconnues.
L'histoire mouvementée des samis bousculés par la colonisation et l'évangélisation forcée est évoquée, bien entendu, mais laisse suffisamment de place à l'histoire très actuelle et très moderne de [je cite] cette pétromonarchie qu'est la Norvège.
Bref, ce second épisode est plutôt réussi : l'auteur prend son temps pour 'filmer' ses personnages, on a même l'impression parfois que l'enquête piétine et que les scooters tournent en rond dans la neige fondue, mais c'est visiblement pour mieux cerner les vies de ces plongeurs, de ces éleveurs, de ces gens du grand-grand-nord.

Pour celles et ceux qui aiment les motoneiges.
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jeudi 11 septembre 2014

Le sixième homme (Monica Kristensen)

Un polar à Longyearbyen !

Évidemment BMR & MAM s'en seraient voulu de passer à côté(1) de ce polar qui sera certainement le plus nordique de la récente déferlante scandinave !
Si par inadvertance (sait-on jamais !) vous ne situez pas tout à fait Longyearbyen, sachez que nous voilà partis pour le Spitzberg (ou le Svalbard en VO norvégienne), un archipel(2) tout là-haut en pleine Mer de Barents, bien au-delà du cercle polaire arctique [clic], quelques îles perdues près du pôle et qui comptent les villes les plus septentrionales de la planète.
Depuis les années vingt, ce territoire qui n'appartient à personne ou à tout le monde (un peu comme l'Antarctique) a été placé sous l'administration de la Norvège qui met un point d'honneur à le protéger scrupuleusement et à respecter les préceptes écologiques les plus stricts.
Même les ours blancs y sont protégés alors qu'ils représentent le principal danger de ces îles où l'on ne sort jamais sans le fusil en bandoulière (on a quand même le droit de tirer pour se défendre ! mais je vous laisse imaginer ensuite l'enquête des flics écolos, d'autant que les ours sont rarement armés, eux).
La civilisation la plus proche (si l'on peut parler de civilisation) est Tromsø, tout en haut en haut de la Norvège et c'est de là que l'avion décolle pour Longyearbyen.
Longyearbyen n'est qu'un hameau où se croisent deux ou trois rues et à peine 2.000 habitants.

[...] Le jardin d'enfants se situait en centre ville de Longyearbyen. Ceux qui vivaient ici disaient cela sans aucune ironie, seuls les touristes trouvaient amusant que l'on emploie les termes de grande place et centre ville pour parler de la grosse poignée de bureaux, magasins, cafés et restaurants regroupés là.

À quelques encâblures, une autre ‘ville’ : c'est Barentsburg, une colonie minière d'origine soviétique. Les Russes sont les seuls à avoir fait valoir leur droit d'exploiter les ressources naturelles du territoire (le charbon) comme le prévoit le traité international du Svalbard. Barentsburg, aujourd'hui à demi abandonnée, fut longtemps une vitrine soviétique(3) mais compte moins de 500 habitants désormais.
Quelques belles images de Longyearbyen(4) ici : [1] [2]


Bon voilà pour la leçon de géo, venons-en enfin à ce polar, norvégien donc, de Monica Kristensen qui a vécu longtemps tout là-bas là-haut comme ... glaciologue, bien sûr !
Grâce à cette ‘fraîche’ expérience, l'auteure sait donner la part belle à tout ce décor exotique, aux us et coutumes de ces colons perdus au bout du monde, à la vie et au métier des mineurs (de charbon) ou des pêcheurs (de crevettes).
Le sixième homme justement, c'est le fantôme dont la légende locale dit qu'il accompagne parfois les équipes de mineurs (composées habituellement de cinq hommes) au fond des galeries.

[…] Un peu plus loin devant lui dans la galerie, Knut pouvait voir le casque blanc dodeliner d’un côté, puis de l’autre, et la distance n’augmentait pas. Knut fut soudain tiré de sa léthargie. Le casque blanc… Les deux mineurs qui l’avaient accompagné portaient des casques jaunes. Mais qui était donc la personne qui marchait devant lui ?

Par une belle et longue nuit d'hiver (-30°, 24h de nuit, je ne recommence pas la leçon de géo), une fillette disparait de la garderie, en plein ‘centre’ du petit village de Longyearbyen. Les parents, le personnel du jardin d'enfants, les autorités, les deux flics du coin, tout le monde s'inquiète, s'affole et s'active. Qu'est-il advenu de la petite Ella, dans ce village perdu sur cette île perdue où l'on craint bien plus le fantôme légendaire de la mine qu'un improbable ravisseur d'enfants ?

[…] Il devait y avoir une explication parfaitement logique à cette disparition, il ne voyait pas comment il pouvait en être autrement. Il n’y avait pas d’enlèvement d’enfants au Svalbard.
[...] Je n’arrive pas à y croire. Que s’est-il passé ? Le Svalbard était une petite communauté paisible. Le tapage domestique, le trafic d’alcool et, dans une moindre mesure, la criminalité environnementale, voilà les pires délits auxquels nous étions confrontés jusqu’ici. Et subitement, il y a tout ça qui nous tombe dessus.

Mais on est bien loin d’une métropole stressante et trépidante comme Los Angeles et l’enquête policière ne trônera évidemment pas au palmarès des thrillers de l’année.
On se doute bien qu’il n’y a pas de serial-killer au Svalbard (il mourrait d’ennui dans les trois jours) et la disparition de la petite Ella ressemble malheureusement à tous les drames de ce genre.
Non, Monica Kristensen préfère prendre son temps pour revenir sur les événements des derniers jours, sur les enchaînements tragiques qui conduiront au drame et elle en profite pour nous faire découvrir la vie de cette petite communauté. C’est tout l’intérêt de ce bouquin, presqu’un documentaire, juste suffisamment romancé et ‘polarisé’(5) pour joindre le plaisir de la découverte à celui de la lecture.

(1) - il y a déjà quelques années BMR et MAM sont allés passer une semaine tout là-haut (en été !), engoncés au fond du kayak dans les combinaisons en caoutchouc glacé, pagayer entre les icebergs et les phoques, sacrés souvenirs, toujours très ‘frais’  dans nos mémoires !
(2) - pour être géographiquement exact, le Spitzberg est l'île principale du Svalbard
(3) - étant donné la latitude on n'ose pas dire une vitrine soviétique ... à l'ouest !
(4) - la ville ('-by' en norvégien est l'équivalent de -ville ou -city) tire son nom de Mr. Longyear, un américain qui créa tout là-bas là-haut les premières exploitations minières au début du siècle dernier
(5) - de polar, puisque le polaire va de soi !


Pour celles et ceux qui aiment les longues, très longues nuits d’hiver.
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samedi 21 avril 2012

Un safari arctique (Jorn Riel)

Lectures givrées.

Ici même, on avait déjà parlé de Jørn Riel (il y a ... cinq ans déjà !).
Le nouveau petit bouquin que l'on vient de lire est de la même veine : Jørn Riel nous raconte des histoires invraisemblables venues du fin fond des terres glacées du Groënland.
Avec un tout petit peu moins de cocasseries potaches que dans le précédent ouvrage, Un safari arctique est un recueil de nouvelles, de racontars comme le dit l'auteur, truculentes, savoureuses, hénaurmes, ... à la dimension des landes désolées du pays.
Jørn Riel maîtrise parfaitement l'art de raconter une histoire. Et le plus souvent, il met en scène un personnage qui lui-même, se fait conteur pour ses compagnons. Cette mise en abyme est également celle du gars qui raconte l'histoire du gars qui lui a raconté ...
À chaque étape ou étage, l'histoire est, comme il se doit entre gens de bonne compagnie, embellie, enjolivée. Les fanfaronnades deviennent encore plus exagérées et les invraisemblances encore plus vraies. Si Tartarin n'avait pas été de Tarascon, il eut été de Fimbul ou de Bjørkenborg assurément.
L'histoire d'Emma par exemple, est extraordinaire : à plusieurs reprises, Jørn Riel nous donne le fin mot de l'affaire, la clé de l'histoire, mais non, rien n'y fait, comme les chasseurs du Groënland on a tellement envie de croire à cette jolie histoire qu'on se laisse emporter au fil des quelques pages et on se laisse surprendre par la chute qu'on nous avait pourtant déjà dévoilée. Chapeau !

Emma voyageait beaucoup. Elle se déplaçait de fjord en fjord, de cabane en cabane et de couchette en couchette. Dans certains endroits, son séjour était bref, dans d’autres, il pouvait durer des mois. Malgré les nombreuses expériences de toutes sortes, elle restait douce et candide, comme le jour où elle avait jailli de l’imagination de Mads Madsen. Ses joues de beignets aux pommes rougeoyaient comme le soleil d’août chaque fois qu’on lui présentait un nouveau fiancé, et ses yeux d’un bleu de glacier brillaient d’impatience en attendant que les négociations, après beaucoup de vives discussions, aient pris fin. La vie dans le nord-est du Groenland devint vite aussi passionnante pour Emma que pour les chasseurs. Les mois passèrent. Moins d’un an s’était écoulé qu’elle avait déjà fait le tour de la côte plusieurs fois. Elle passa le mois d’hiver le plus froid chez Valfred dans la Cabane de Fimbul. Ce fut pour la jeune fille une sorte d’état d’hibernation. Une longue période de repos dans la couchette supérieure de la cabane. De bon coeur, Valfred l’avait reprise au Comte qui, par erreur, l’avait achetée à Herbert contre douze bouteilles de vin à étiquettes et la moitié de la récolte de pommes de terre de l’année suivante.
– Est-ce qu’elle est pas un peu du genre olé olé ? demanda Fjordur, sentant à nouveau le doux bourdonnement sous les hanches.
– Emma change de partenaire comme nous autres nous changeons de chemise, avoua Siverts, c’est-à-dire à peu près une fois par mois.

La nouvelle qui donne son titre au recueil est également un morceau d'anthologie quand une riche et noble dame s'en vient chasser le bœuf musqué aux côtés de nos rudes gaillards, puants et barbus :

– Hé, hé, j’ai connu un machin comme ça autrefois. Une vraie dame que c’était, hé, hé, mais y a longtemps d’ça. Tout le monde regardait Valfred. Avoir connu une dame, c’était vraiment quelque chose. Peut-être qu’on pouvait profiter des expériences de Valfred.
– Et t’as connu combien de dames ? demanda Herbert.
– Ah, combien, combien ? Ça dépend, répondit Valfred, sibyllin. Il y a donc longtemps de ça, mais d’une façon ou d’une autre on se souvient quand même. Celle que j’ai connue avait un magasin de broderie à Gothersgade, une rue de Copenhague. Elle avait peut-être rien de particulier à voir, mais c’était une jolie petite chose et une dame surchoix. Elle avait une odeur particulière, et je crois que toutes les vraies dames sont comme ça.
– Quel genre d’odeur ? demanda Anton. Il était avide de s’instruire et n’avait que très peu de connaissance en matière de dames.
– Ouais, Anton, comment te faire comprendre ça ? Valfred se gratta la nuque. C’était un peu du genre de la lotion pour les cheveux du Comte, et puis un brin comme quand on fait bouillir du chou. Pas beaucoup, ça ne piquait pas le nez, juste un peu, vous comprenez. C’est parce que les dames, ça se lave tous les jours avec du savon, et après, ça s’asperge avec de l’eau de toilette ou des choses de ce genre.
– Mais le chou ? Anton était désireux d’en savoir plus. D’où il venait ?
– Je suppose qu’il venait de l’intérieur, mon ami, dit Valfred.

http://carnot69.free.fr/images/coeur.gifQuelques petites nouvelles qui s'enchaînent et se répondent, sans vraiment se suivre mais quand même, qui brodent toute une galeries de portraits de ces chasseurs de peaux venus passer quelques hivers sur la banquise groënlandaise et qui ne repartiront peut-être jamais, trop heureux d'être là, seul(s) et loin de tout.
Dépaysement garanti : Jørn Riel a vécu plusieurs longues années au Groënland dans une base scientifique et désormais, comme le dit son éditeur, il 'décongèle' dans la jungle de malaisie avec en tête, tout plein d'histoires à raconter aux papous.


Pour celles et ceux qui aiment les histoires tout simplement.
10/18 édite ces 157 pages qui sont traduites du danois par Susanne Juul et Bernard Saint-Bonnet
Blanche-Neige en parle (à qui on a piqué le titre).

vendredi 26 février 2010

Du bon usage des étoiles (Dominique Fortier)

Perlerorneq.

Le lecteur prend rarement la mer mais c'est bien la mer qui risque de prendre le lecteur ...
Après l'étrange histoire d'Usodimare, l'expédition catastrophique de Shackleton, l'inéluctable déchéance du capitaine de Joseph Conrad, nous voici repartis dans un voyage sans fin, ou plutôt un voyage à la fin certaine.
Près d'un siècle avant l'expédition de Shackleton en Antarctique que nous contait il y a peu Mirko Bonné, voici l'histoire de l'expédition de Sir John Franklin parti en 1845 en Arctique à la recherche du passage du Nord-Ouest entre Atlantique et Pacifique, au nord du Canada, histoire narrée par la québécoise Dominique Fortier : Du bon usage des étoiles.
Et voilà bien un roman original, habilement construit.
La mise en page est parsemée (mais sans abus) d'une recette(1), d'un menu, d'un poème, d'une piècette de théâtre ou même d'une formule scientifique ou d'une partition musicale !
La structure même du récit est double où se répondent en écho les péripéties du voyage maritime et les mondanités des dames restées au pays.
Bientôt les deux navires de l'expédition sont pris par les glaces qui n'ont même pas le bon goût de fondre au printemps suivant : l'exploration tourne court, les vivres et le charbon des chaudières viennent à manquer en attendant un dégel improbable.

[...] Perlerorneq. C’est le mot par lequel les Esquimaux nomment ce sentiment rongeant le cœur des hommes pendant l’hiver qui s’étire sans fin et où le soleil n’apparaît plus que de loin en loin. Perlerorneq. Rauque comme la plainte d’un animal qui sent la mort approcher.

L'arrogance inconsciente de ces conquérants partis équipés de quelques tonnes de bouquins et de charbon à la conquête des glaces frise parfois le délire : l'Amirauté répète à qui veut l'entendre (c'est-à-dire de moins en moins de monde au fil des mois puis des années) que ces deux superbes navires of Her Majesty, caparaçonnés de métal et équipés de chaudières, ne peuvent pas rester pris par les glaces. Rigoureusement et scientifiquement. Puisqu'on vous le dit.
À cette époque bienheureuse, on avait encore une foi aveugle en la science et en le progrès ... sûr qu'en cas de grippe annoncée, on allait se faire vacciner en chantant.
Sur l'autre face de ce double récit, en Angleterre, femmes et fiancées mènent une vie frivole dans leurs manoirs, de bals en réceptions, venant à s'inquiéter quand même de l'absence de l'être aimé, peu à peu, au fil des mois puis des années.
Et de chaque côté du globe on regarde les mêmes étoiles, pour y lire un chemin ou un destin ...

[...] Lady Jane écrivait donc à Sir John presque tous les soirs, des lettres longues, regorgeant de détails, de nuances, d'observations et de recommandations. Il ne lirait pas ces missives avant son retour, mais elle croyait presque qu'il lui suffisait d'en tracer les mots sur le papier pour que, mystérieusement, ils trouvent le moyen de parvenir à son mari, sous une forme ou une autre, en rêve, qui sait. Au fond, un tel échange de pensées par-delà l'océan n'aurait pas été si différent des merveilles que l'on attribuait au magnétisme, et si un pôle de la Terre pouvait attirer sans coup férir toutes les aiguilles aimantées, pourquoi l'esprit de son mari n'attirerait-il pas les mots que lui destinait son épouse par-delà l'océan ?

L'écriture de Dominique Fortier est précise et fluide, riche et agréable(2).
Sans forcer le trait, elle sait distiller un peu de ce charme suranné du XIX° siècle.
Et puis, au détour d'une phrase et c'est là tout le sel de ce roman, surgit un trait d'humour irrévérencieux et pas du tout politiquement correct : l'arrogance british dont font preuve les uns et les autres semble bien annoncer la fin prochaine de l'Empire.
Car si, d'un côté, les bateaux sont pris par les banquises, il semble bien que la société victorienne ait, elle aussi, emprisonné dans ses glaces la fougue des jeunes gens de la belle époque de l'Empire, des jeunes femmes en particulier.
Et si l'on avait tout d'abord embarqué avec Dominique Fortier pour suivre aventureusement une expédition virile de glorieux marins dans le Grand Nord, on se prend peu à peu d'un vif intérêt pour le destin de Lady Jane Franklin (la femme du capitaine) et de Sophia (une cousine, fiancée d'un officier).

(1) : ne vous précipitez pas sur le livre uniquement pour cela : c'est la recette du plum-pudding de Noël ... qui réclame plusieurs semaines de préparation !
(2) : ce n'est pourtant que le premier roman de Dame Fortier ... qui est par ailleurs, éditrice et traductrice.


Pour celles et ceux qui aiment les histoires de femmes de marins.
Les éditions québécoises Alto éditent ces 345 pages qui datent de 2008.
Caroline en parle, Cuné, Malice, SanSeverina aussi.

dimanche 26 octobre 2008

BD : Climax

Année polaire.

Avec un titre pareil, Climax, sûr que la fréquentation de ce blog va monter en flèche !
Mais qu'on ne s'y trompe pas, le sujet est sérieux.
Même s'il s'agit là d'un sujet à la mode, vendu à toutes les sauces, rebattu et rabâché, mais en ces temps de crise financière, il est bon de se rappeler qu'il n'y a pas que les profits en Bourse qui fondent mais les banquises aussi, enfin peut-être.
Et puis c'est l'année polaire internationale.
Alors (histoire de reboucler sur la crise financière !) pendant que les Russes volent au secours de l'économie islandaise ... et peut-être aussi à la recherche du gaz arctique, suivons les traces de la belle Leia, une chercheuse en mission au Pôle Sud.
Une bien jolie chercheuse qu'on aurait aimé avoir comme prof de maths ... mais non on avait un vieux grognon qui faisait tomber les cendres de ses gitanes maïs dans nos cartables en parcourant les rangs ! Bon, revenons à la belle Leia ...
On retrouve dans les cases de la BD les mêmes images : bientôt, les silhouettes des stations Concordia ou Vostok nous deviendront aussi familières que celles des Apollo ou Soyouz.
Avec en prime le mystère du lac Vostok enfoui sous les glaces depuis des millions d'années.
Au fil des deux tomes parus, tout y est : superbes paysages glacés, suspense technico-policier, infos scientifiques sur l'évolution du climat et des pôles, une BD pas bête qui surfe sur la glace et un sujet à la mode.
Une planche ici.


Pour celles et ceux qui aiment le froid et la neige.