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jeudi 30 novembre 2023

Olla Vogala, l’Histoire de la langue des Flamands, en France et ailleurs, de Wido Bourel

 

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23/07/2017 – 06h45 Arras (Breizh-Info.com) – Un Breton mal informé serait bien tenté de se poser la question de savoir s’il existe encore un peuple flamand et une langue flamande en France. On ne lui en voudra pas. Des Flamands de France se posent d’ailleurs très exactement la même question… De forts liens ont toujours uni Flandre et Bretagne.

Aussi, louons l’éditeur Yoran Embanner de publier les ouvrages sur la Flandre puisqu’il se trouve encore des écrivains Flamands assez fous pour ne pas s’accommoder de la lente (et inexorable ?) disparition de l’identité flamande.

Ainsi, très certainement Wido Bourel est-il l’un des plus talentueux représentants de cette caste. Talentueux essayiste, talentueux mais discret. Trop peut être… Bon sang flamand ne saurait mentir. Né en 1955 de parents dont la langue flamande était encore maternelle, Bourel, mohican malgré lui, entreprend de sonder des domaines encore trop méconnus de la langue de nos ancêtres. Loin de toute vision muséographique, l’ami Wido se veut également le militant prosélyte d’un nouvel essor du parler néerlandais dans le Nord de la France qu’il appelle de ses vœux.

Mais alors ! Qu’es aquo que l’Olla Vogala qui résonne comme du mandarin en Bro Breizh ? Ce curieux terme servant à introduire l’ouvrage mérite bien quelques éclaircissements, et ce, même pour des locuteurs néerlandophones. Pouvant se traduire en néerlandais ancien par “Tous les oiseaux”, les mots Olla Vogala proviennent de l’un des premiers textes considéré comme du vieux néerlandais écrit et découvert dans un manuscrit daté du début du XIIe siècle exhumé à Oxford par un germaniste anglais.

L’ouvrage de Wido Bourel invite à une très intéressante découverte ou redécouverte, c’est selon, de l’Histoire des peuples fondateurs des Pays-Bas français, histoire de laquelle ne sont pas exclus le merveilleux et la mythologie. Ces peuples fondateurs exercèrent également leur influence sur les premiers occupants du trône de France et l’on se dit que l’Histoire eut pu être différente. Mais avec des si… Ainsi Chlodoweg, futur Clovis chrétien et Charlemagne pratiquaient-ils des idiomes francs bien plus proches de l’allemand que du français. Wido, aussi malicieux que Till est espiègle, ne peut manquer de remarquer que “parmi les premiers intéressés par la sauvegarde de la langue des Flamands devrait donc figurer l’Etat français.”

Aujourd’hui circonscrite dans les arrondissements de Hazebrouck et Dunkerque, la langue flamande se constitue vers le début du VIIIe siècle sur une aire linguistique alors bien plus vaste ; la frontière linguistique s’étendant alors sur la Somme. Les terres néerlandaises de la France du Nord occupèrent d’ailleurs une place prépondérante dans le dynamisme linguistique flamand et germanique de l’Europe du Nord-Ouest, ce que l’ouvrage rappelle avec bonheur. L’Histoire se charge parfois de régler de mauvais contes et voilà les idiomes flamands séparés au-delà de trois frontières. Dans sa partie méridionale, l’appétit français est entre temps passé par là. La France gagne en territoire et la bourgeoisie affecte de parler comme à Paris. Tel que l’indique un chant populaire flamand de France du patrimoine de De Coussemaker :

A Dunkerque, tout va de travers,

Les jeunes filles apprennent le français.

Dans cette même ville de Dunkerque, le dramaturge flamand Michel De Swaen exécute le chant du cygne de la littérature flamande qui se mue progressivement en langue orale. Après l’annexion, l’usage du flamand en France périclite progressivement sous les assauts du centralisme monarchique qui redouble d’énergie après les furieuses lois d’uniformisation linguistiques qui se succèdent à l’ombre de l’héritage du maudit abbé Grégoire. En Bretagne comme en Flandre, il n’est pas seulement interdit de cracher par terre et d’uriner sur les murs. Le chant du signe ne se veut qu’en français.

Le nombre de locuteurs flamands en France s’évapore rapidement comme bière au Soleil. Ce dialecte flamand, les jacobins et le personnel politique local régional espèrent bien l’accompagner au plus vite dans sa dernière demeure : le cimetière pour les uns, la douce torpeur mortifère d’un musée pour les âmes les plus généreuses. Patience, ils ne sont plus que quelques milliers à parler cette langue qui se pratique ô combien plus dans les hospices que dans les cours de récréation. La patrie des Droits de l’Homme aura bien mérité de son idéologie niveleuse. Il est d’autant plus facile de préparer les funérailles que d’aucuns se plaisent à dresser des murs entre langues flamande et néerlandaise afin de mieux consolider leurs pré-carrés et autres chasses gardées carriéristes. Pour certains, le néerlandais serait donc une langue étrangère. Il faut oser mais puisque certains osent, Bourel sort ses griffes. La survie du dialecte flamand passe par l’apprentissage de la langue véhiculaire néerlandaise. Sans aucune ambiguïté, l’auteur se range derrière cette perspective.

Les Hauts du Nord-Pas-de-Calais de France (enfin, un truc comme ça…) ne sont pas sortis du marasme dans lequel nos élites maintiennent la région. Quel contraste avec le dynamisme du monde néerlandophone dont la langue est pratiquée par vingt-cinq millions de locuteurs, au sein d’un espace économique de tout premier ordre en Europe

Wido Bourel livre un très intéressant ouvrage, bilingue de surcroît, et délivré de toute rigueur et exégèse universitaires. Voilà qui fait aussi du bien. Le lecteur profane sera initié à l’Histoire de la langue et du peuple flamand à l’aide de courts chapitres richement illustrés d’exemples issus de notre plus longue mémoire, de références littéraires et historiques mais également de souvenirs plus personnels de l’auteur. Il se dit que finalement la Flandre en France n’est pas morte. Alors lisez ce livre !

Virgile Dernoncourt

Wido BOUREL, Olla Vogala, L’Histoire de la langue des Flamands, en France et ailleurs, Yoran Embanner, 159 p., 9 euros

Crédit photo : DR
[cc] Breizh-info.com, 2017, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine

https://www.breizh-info.com/2017/07/23/74195/olla-vogala-lhistoire-de-langue-flamands-france-ailleurs-de-wido-bourel/

mardi 21 novembre 2023

L’histoire de Flandre à travers 59 fables, par Eric Vanneufville

 

FLANDRES

23/05/2017 – 05h50 Arras (Breizh-Info.com) – Auteur de plus d’une vingtaine d’ouvrages, militant flamand et historien passionné, Éric Vanneufville vient de publier « 59 fables de l’histoire de la Flandre ». Un livre que l’on retrouve aux éditions Yoran Embanner, tout comme cet éditeur avait déjà publié du même auteur « histoire de Flandre, le point de vue Flamand » ou encore « Le Front Flamand ».

Ces fables narrent des réalités bien ancrées dans la Flandre d’antan. Certaines sont encore évoquées dans le répertoire traditionnel : fiers beffrois, carillons chantants, estaminets où la bière coule à flots, carnavals, houblonnières et moulins frémissant au vent. . Retranscrire l’histoire sous forme de fables est d’ailleurs une manière ludique d’apprendre à chaque flamand l’origine de ses villes, les batailles, les grands noms qui ont fait la région et qui sont devenus, pour la plupart, des Géants.

Une bonne occasion également pour les Bretons de découvrir un peuple ami, avec qui la Bretagne a, par le passé, eu de nombreux échanges, économiques, commerciaux.

Parmi les fables, on trouve par exemple « Éloi et la Flandre », « Jean le Bûcheron », « De bien fiers Flamands », « Au pied de la butte », « Mathilde et Guillaume », ou encore « Guillaume et le Grand Khan ». Dans « Flamands égarés », qui évoque l’Abbé Gantois (l’équivalent Flamand de l’Abbé Perrot pour les Bretons)  on regrettera toutefois un écrit très « politiquement correct » à propos pourtant d’un des fers de lance de la culture et de la langue flamande au XXème siècle. Mais il est vrai que, comme dans le mouvement culturel breton, certains issus du mouvement flamand semblent avoir peur de leur ombre (ou d’être rattrapés par la patrouille bien pensante, y compris un siècle plus tard).

Le livre est illustré par Alexandre Verbeken.

En sortant cet ouvrage, les éditions Yoran Embanner s’affichent à nouveau comme étant la maison d’édition au service des patries charnelles, de la Corse à la Bretagne, en passant par l’Alsace et cette fois-ci les Flandres.

59 fables de l’histoire de Flandre – Eric Vanneufville – Yoran Embanner – 8,5 €

Pour ceux qui seraient de passage en Flandre cet été, ne manquez pas la Zannekinfeest, du 25 au 27 août prochain, pour plonger dans cette histoire mais aussi dans le patrimoine aujourd’hui toujours vivant.

Crédit photos : DR
[cc] Breizh-info.com, 2017, dépêches libres de copie et diffusion sous réserve de mention de la source d’origine

https://www.breizh-info.com/2017/05/23/70113/lhistoire-de-flandre-a-travers-59-fables-eric-vanneufville/

jeudi 13 avril 2023

Les mouvements nationalistes en Belgique de 1950 à 2000 (Hervé Van Laethem)

 

Hervé Van Laethem a derrière lui déjà plusieurs décennies de militantisme nationaliste en Belgique. Au cours des dernières années, il s’est illustré à la tête du mouvement NATION. Il est également très présent et actif parmi les réseaux établis entre mouvements nationalistes à travers l’Europe. C’est également un fin connaisseur de la géopolitique syrienne qui a été reçu à plusieurs reprises par les autorités de ce pays, y compris par le président Bachar el-Assad.

Il signe chez Synthèse Nationale un nouveau tome des cahiers d’histoire du nationalisme. Le sujet qu’il aborde est généralement méconnu : les mouvements nationalistes en Belgique de 1950 à 2000. C’est que, de l’histoire des mouvements nationalistes en Belgique, les Français ne connaissent généralement (et mal) que le rexisme de Léon Degrelle, ce qui nous renvoie aux années trente, et le Vlaams Belang, parti nationaliste flamand dont les médias retiennent qu’il est un partenaire du Rassemblement National au Parlement européen.

Précisons d’emblée que ce recueil ne prétend pas être exhaustif. Bien au contraire, son auteur avertit en préambule qu’il s’est surtout intéressé aux groupes les plus radicaux.

Ce panorama des mouvements nationalistes de l’après-guerre en Belgique débute avec Jeune Europe, mouvement fondé par Jean Thiriart, Emile Lecerf et le Docteur Paul Teichmann et dont la ligne est passée de l’anti-communisme à une forme de national-bolchévisme (!), ce qui le rend assez inclassable.  On y retrouve ensuite notamment Occident Belgique, Ordre Nouveau Belgique, le Front de la Jeunesse, le Parti des Forces Nouvelles, le VMO, l’Assaut,…

Au-delà d’une présentation de ces mouvements et de quelques autres, l’auteur retient différentes campagnes menées par cette mouvance : les manifestations Touchez pas à nos églises en réponse aux occupations d’églises par des immigrés, les rassemblements Nationalistes contre l’OTAN et quelques autres parfois mouvementées.

Les souvenirs évoqués dans ce livre sont souvent le reflet de l’engagement personnel de l’auteur qui a d’ailleurs enrichi son ouvrage d’une importante série de photos – parfois inédites – et de reproductions d’affiches et de publications de ces mouvements aujourd’hui oubliés par la plupart des Belges.

Les mouvements nationalistes en Belgique de 1950 à 2000, Hervé Van Laethem, Cahiers d’histoire du nationalisme, éditions Synthèse Nationale, 182 pages, 24 euros

A commander en ligne sur le site de l’éditeur

https://www.medias-presse.info/les-mouvements-nationalistes-en-belgique-de-1950-a-2000-herve-van-laethem/140193/

lundi 15 août 2022

La cavalerie belge au fil des siècles (éditions du Perron)

 Cet ouvrage est un travail collectif. Les rédacteurs sont tous officiers de la cavalerie blindée belge. Ensemble, ils retracent quatre siècles de cavalerie, dont près de la moitié au service d’une Belgique indépendante.

Les Belges ont un riche passé militaire, même si beaucoup l’ignorent. Bien avant l’indépendance en 1830, de nombreux Belges s’illustrèrent sur la plupart des champs de bataille d’Europe, et y acquirent une gloire non usurpée, au service de l’Autriche, de la France ou du Royaume-Uni des Pays-Bas. Et puis, après l’indépendance de la Belgique, la cavalerie fut bien présente lors des trois invasions que connut ce royaume en un peu plus d’un siècle.

Nous suivons donc les dragons belges au service de l’Autriche, cavalerie légère armée d’un sabre, d’un mousqueton et d’un pistolet d’arçon, les chevaux-légers belges au service de l’Empereur Napoléon, les carabiniers belges à Waterloo, les hussards belges au service des Pays-Bas. Puis, après 1830 et l’indépendance de la Belgique, vient la création des régiments belges de chasseurs à cheval, de lanciers et de cuirassiers, suivis des guides. On retrouve des cavaliers belges se battre aux côtés des Français en Algérie et être félicités par le Duc d’Orléans, puis plus tard au Mexique, avec l’Empereur Maximilien dont l’épouse était belge, sans oublier l’épopée des zouaves pontificaux. La cavalerie belge s’illustre ensuite lors de la Première guerre mondiale. Les auteurs nous entraînent dans les balbutiements de sa motorisation. L’épopée du Corps expéditionnaire belge des auto-canons-mitrailleuses et de sa traversée de la Russie constitue l’une des pages les plus mémorables de cette histoire de la cavalerie belge. Ce livre nous montre ensuite l’évolution de la cavalerie vers l’utilisation de véhicules motorisés et blindés durant le second conflit mondial, et enfin comment de 1946 à nos jours, elle est passée de la roue à la chenille pour revenir à la roue.

Cet album est une réussite et ravira tous les passionnés d’histoire militaire. Sa riche iconographie fera les délices des lecteurs.

La cavalerie belge au fil des siècles, Willy Brabant, Paul Hoeck, Jean Paul Warnauts, Jo Deleers, Jean-Pierre Guérin et Xavier Bara, éditions du Perron, 256 pages, 40 euros

A commander en ligne sur le site de l’éditeur

https://www.medias-presse.info/la-cavalerie-belge-au-fil-des-siecles-editions-du-perron/55871/

mercredi 6 avril 2022

Réflexions sur l'identité de Bruxelles

Résumé du discours tenu par Robert Steuckers au Par­le­ment Flamand, le 8 septembre 2001, dans le cadre d'un colloque pluraliste, organisé par le Vormingsinstituut Frank Goovaerts, présidé par le député Karim Van Over­­meire. Y ont également pris la parole : André Monteyne, économiste et historien, auteur d'une His­toi­re des Bruxellois (parue en 3 langues : F, NL, An­glais), Maître Fernand Keuleneer, du Barreau néerlan­do­phone de Bruxelles, le député Dominiek Lootens, l'ancien Com­missaire-en-chef de Schaarbeek et député de Bru­xelles, Johan Demol et Bernard Daelemans, ré­dacteur en chef de la revue Meervoud, qui s'inscrit dans le cadre d'un nationalisme de gauche.

L'identité de Bruxelles est particulièrement com­­­ple­xe

◊ En 1884, les associations catholiques de pro­vince organisent une manifestation contre la politique scolaire des libéraux bruxellois. Les Bru­xellois ri­po­stent par une contre-manifes­ta­tion violente. Depuis lors, une césure profonde sé­pare Bruxelles de ce qui vit et se développe en province. Les entreprises bru­xelloises sont boy­cottées. Pourquoi Bruxelles est-elle deve­nue, à cette époque, une ville libérale et pro­gres­siste, alors qu'elle avait été auparavant très cro­yante et abritait en son sein un grand nom­bre d'in­stitutions religieuses ? Ce glis­se­ment constitue la pre­mière mutation dans l'i­den­tité de Bruxelles de­puis 1789, an­née où la vil­le était encore conser­va­trice à l'ex­trême et très catholique.

◊ À l'époque des bourgmestres Karel Buls (Bru­xelles) et Léon Vanderkinderen (Uccle) ré­gnait à Bruxelles une certaine “flamando­phi­lie”, liée à des idéaux démocratiques, fédé­ra­lis­tes et libéraux. Ce “compositum” constitue en fait une “révolution con­servatrice”, dans le sens où elle souhaite, en même temps, con­ser­ver une identité (l'identité brabançon­ne et thioi­se) et forcer l'établissement à parfaire les in­novations nécessaires. Remarquons que ce “com­positum” ne connaît pas encore de césure entre la droite et la gauche : les conservateurs cul­turels et les socialistes (ou les libéraux pro­gres­sistes) tra­vaillent main dans la main pour don­ner à Bruxelles un “visage” brabançon et fla­mand.

Un art libertaire, enraciné et émancipateur

◊ Chez Karl Buls, la révolution conservatrice (an­te lit­teram) se lie à une volonté de pro­mou­voir une architecture spécifique à Bruxelles. Cet­te architec­ture trouve son expression la plus pure et la plus originale dans le style “Art Nouveau” ou “Jugendstil”, dont les premiers bâ­timents sont érigés en 1893 par le célèbre ar­chitecte Victor Horta. Tant chez Horta que chez Henry Van de Velde, entre autres génial con­cepteur de mobiliers, ce style “organique” tente de se démarquer clairement des notions “géo­métristes” issues de la révolution françai­se et des pra­tiques jacobines de l'administra­tion politique.  Les opposants à ce nouveau cou­­rant artistique l'ap­pellent avec mépris “le sty­le nouille”. Dans son o­rientation organique, l'Art Nouveau” était d'in­spi­ra­tion conservatrice, tandis que son soutien au jeune mouvement so­cialiste était considéré à l'époque com­me un acte révolutionnaire. Partout en Europe, on trou­ve des mouvements artistiques similaires, surtout à Vienne (avec la Wiener Sezession) et à Barcelone, avec l'architecte Gaudi. Pour ce qui con­cerne plus spécifiquement les concep­tions politiques, qui sont liées à cette révolu­tion culturelle, nous pouvons dire qu'elles ont toutes pour noyau central la notion de liberté. L'i­dée de liberté est perçue comme “flaman­de”, comme un héritage des Arte­vel­de gantois (cf. les travaux que leur a consacrés Van­der­kin­deren, célèbre historien et médiéviste), et, dans la foulée, comme “germanique”, lato sen­su, ou comme “thiois” (Diets). Chez Karel Buls, Léon Van­derkinderen, Alphonse Wauters et E­mile de Laveleye la liberté est toujours définie comme “germanique”, tandis que les formes de tyrannies sont qualifiées de “françaises”, de “jacobines” ou d'“espagnoles” (voir à ce sujet, la figure de Tijl Uilenspiegel chez Charles De­co­ster, où l'ironie sert d'arme contre la puis­sance étrangère et aliénante). Il nous paraît re­marquable de constater que ces idées fonda­mentales du mou­vement flamand au XIXe siècle ont d'abord été exprimées en français et lancées dans le débat.

Une terrible mutation démographique

◊ À cette période, une glissement s'opère dans la structure démographique de notre ville. C'est la deu­xième mutation dans l'identité de Bru­xelles, après le passage d'un conservatisme catholique extrême, celui des Statistes de la ré­volution brabançonne de 1789, à un libé­ra­lis­me selon Karel Buls, qui est é­man­cipateur, li­bre-penseur, enraciné et conscient de l'iden­ti­té du peuple. Entre 1880 et 1900, la popula­tion de Bruxelles augmente de 1700 % (i. e. un Bru­xel­lois de souche pour 17 nouveaux ar­ri­vants de tou­tes les provinces belges). Cela si­gni­fie que la po­pulation bru­xelloise et braban­çon­ne de souche dis­paraît, pour laisser la pla­ce à un melting pot belgo-belge, avec des gens venus de tous les coins du pays, des gens qui se sentent détachés de leurs com­munautés vil­la­geoise ou citadine d'origine et qui perçoivent à tort ou à raison ce sentiment de dé­ra­cine­ment comme une émancipation. Quelques chif­fres : à l'époque en Belgique, le rapport en­tre Flamands ­et Wallons était de 51/49. À Bru­xelles, la ré­partition se chiffrait comme suit : 21 % de Flamands, 43 % de bi­lingues (pour la plupart Flamands d'ori­gi­ne) et 26 % de fran­cophones purs.

Après Buls : un vandalisme sans frein

◊ La révolution culturelle de Buls et Vander­kin­deren, qui est émancipatrice et consciente de l'identité po­pulaire, ne peut plus atteindre ses objectifs dans de telles conditions démographiques. Le bourgmestre De­mot, qui prend la succession de Buls, ne mène plus une poli­ti­que d'embellissement architectural comme son prédécesseur et suit, dès 1900, une voie pu­re­ment utilitariste, dépourvue de tout projet es­thétique, ce qui nous a donné, après quelques dé­cennies, ce vandalisme culturel typiquement bel­ge et bruxellois. Le patrimoine est aveuglé­ment sacrifié sur l'autel de Mammon. Dans les dix premières an­nées du XXe siècle, certains immeubles de style “Art Nouveau” sont abat­tus, alors que leurs archi­tectes étaient encore en vie ! Ce vandalisme culmine avec la démo­li­tion de la Maison du Peuple socialiste que Hor­ta avait fait construire dans la Rue Stevens. Ain­si, les socialistes ont délibérément trahi leurs propres racines culturelles et idéolo­gi­ques, car les pro­jets d'embellissement de la vil­le, caressés par le bourgmestre Buls, a­vaient effectivement un volet so­cialiste et par­ce qu'Horta lui-même voyait le so­cialisme comme un instrument pour émanciper les mas­ses et leur donner une esthétique.

◊ Ce vandalisme culturel a reçu un nom dans le jar­gon des architectes du monde entier : la bruxel­li­sa­tion ! Ce vandalisme est l'héritage de tous les partis traditionnels qui ont géré notre ville. La “Déclaration de Bruxelles”, rédigée par des architectes et par des étudiants de l'École d'architecture de la Cambre à Ixelles, peut nous servir aujourd'hui comme source d'inspi­ra­tion pour promouvoir un nouveau projet cul­turel pour Bruxelles.

Les lamentables contradictions de la gauche dite “progressiste”

◊ Cette évolution déplorable (ou, pour être plus pré­: cette involution) de la vie cultu­rel­le bruxelloise nous amène à poser une ques­tion : existe-t-il encore au sein du peuple une aspiration réelle à faire démarrer une nou­velle révolution culturelle à Bruxelles, cal­quée sur celle dont avaient rêvée Buls et Van­der­kin­deren ? Les forces progressistes de la gau­che ne semblent pas conscientes de leurs pro­pres con­tra­dictions : d'une part, elles exigent des autorités de met­tre un terme à la bru­xel­lisation, dont à la des­truc­tion de notre pa­tri­moi­ne architectural (ce qui est une bonne idée con­servatrice), mais, d'autre part, toute ten­ta­tive de restructurer la conscience de no­tre i­den­tité est disqualifiée de “raciste” ou de “fas­cis­te”.  Dans ce sens, les étudiants, qui se di­saient de gau­che et qui ont co-rédigé la Dé­cla­ra­tion de Bru­xelles, ne seraient rien d'autres que des fascistes dé­guisés, tandis que le pau­vre Karel Buls n'aurait été rien d'autre qu'un fasciste ante litteram.

◊ Pour ce qui concerne l'immigration et l'inté­gra­tion, on peut affirmer tranquillement que Bru­xelles, au­jourd'hui, ne propose rien, n'a plus d'épine dorsale culturelle. La politique cul­tu­relle connaît certes des événements très in­té­ressants, mais, dans l'ensem­ble, cette poli­ti­que apparaît comme un patchwork incompré­hen­sible, où l'on trouve tout et le contraire de tout. Comment les immigrés, quelle que soit leur origine, pourraient-ils dès lors respecter une ville qui n'offre rien de sacré, aucune va­leur ?

◊ Conclusion : le renouveau de la culture fla­mande à Bruxelles devra immanquablement re­nouer avec les idées et les créations esthé­ti­ques de la fin du XIXe siècle. Car ces idées sont l'expression de la nouvelle synthèse bru­xel­loise des années 1880-1900. Et bien qu'el­les soient spécifiquement fla­mandes, thioises ou brabançonnes (ou affirmaient l'ê­tre), elles pos­sèdent néanmoins une aura uni­verselle par leur beauté et leur qualité. Elles ap­partiennent aujourd'hui au patrimoine de l'humanité toute entière et sont respectées à ce titre. Si notre ville, en tant que capitale des institutions euro­péen­nes, veut obtenir le respect à l'étranger, el­le devra développer un projet culturel inspiré par ces grands modèles mais adapté aux exi­gences de notre temps. Dans cette perspective la dualité belge entre Fla­mands et Franco­pho­nes à moins d'importance que dans la vie po­litique quotidienne, car cette unique et der­niè­re révolution culturelle née en nos murs a réa­li­sé des œuvres issues de cerveaux tant néer­lan­dophones que francophones, tout en consi­dé­rant ses productions comme partie inté­gran­te de l'héritage thiois et brabançon. Tant les néer­landophones que les francophones de Bru­xelles peuvent trouver au­jourd'hui encore un ac­­cès aisé à ce patrimoine.

Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies Européennes n°55-56, 2002.

Bibliographie :

  • Paul ARON, La Belgique artistique et littéraire : Une anthologie de langue française (1848-1914), textes réunis et présentés par P. Aron, avec la collaboration de Jacques Aron, Isabelle Dumont et Roland Van der Hoeven, Complexe, Bruxelles, 1997.
  • Françoise AUBRY & Jos VANDENBREEDEN, Horta : van Art Nouveau tot modernisme, Ludion, Gent, 1996.
  • André BAREY, Propos sur la reconstruction de la Ville européenne : Déclaration de Bruxelles, Archives d'Architecture Moderne, Bruxelles, 1980.
  • Dirk CHRISTIAENS, Brussel is een vreemde stad - 75 dichters over 1 stad, 1385-1985, Houtekiet, Antwerpen/Baarn, 1989.
  • Francine CLAIRE-LEGRAND, « 1884-1914 : De l'instinct à la réflexion », in : Maurice CULOT, René SCHOONBRODT, Léon KRIER, La reconstruction de Bruxelles, Recueil de projets publiés dans la Revue des archives d'architecture moderne de 1977 à 1982 augmenté de trente pages inédites, Ed. Archives d'architecture moderne, Bruxelles, 1982.
  • Gabriele FAHR-BECKER, L'Art Nouveau, Könemann, Köln, s.d.
  • Michel B. FINCŒUR, Marguerite SILVESTRE & Isabelle WANSON, Bruxelles et le voûtement de la Senne, Bibliothèque Royale de Belgique, 2000.
  • Hans H. HOFSTÄTTER, Symbolismus und die Kunst der Jahrhundertwende, Dumont, Köln, 1965-78.
  • Charles JENCKS, Modern Movements in Architecture, Pelican, Harmondsworth, 1973-77.
  • Mina MARTENS (sous la direction de), Histoire de Bruxelles, Ed. Universitaires/Privat, Toulouse, 1979.
  • Peter MENNICKEN, Stadt ohne Antlitz ?, Steenlandt, Brüssel, 1943.
  • André MONTEYNE, De Brusselaars in een stad die anders is, Lannoo, Tielt/Bussum, 1981.
  • Charles PERGAMENI, L'esprit public bruxellois au début du régime français, H. Lamertin, Bruxelles, 1914.
  • Arlette SMOLAR-MEYNART & Jean STENGERS, La région de Bruxelles : Des villages d'autrefois à la ville d'aujourd'hui, Le Crédit Communal, 1989.

http://www.archiveseroe.eu/lettres-c18386849/9

vendredi 3 septembre 2021

◘ Entretien avec R. Steuckers sur la réception de l’œuvre de J. Evola en Belgique 8/8

 Vienne et Zürich/Frauenfeld

Ma première activité strictement évolienne date de 1998, année du décès de Marc. Eemans. Evola suscitait à l’époque de plus en plus d’intérêt en Allemagne et en Autriche, grâce, notamment, aux efforts du Dr. T. H. Hansen, traducteur et exégète du penseur traditionaliste. Du coup, toutes les antennes germanophones de Synergies Européennes voulaient marquer le coup et organiser séminaires et causeries pour le centième anniversaire de la naissance du Maître. Au printemps de 1998, j’ai donc été appelé à prononcer à Vienne, dans les locaux de la Burschenschaft Olympia, une allocution en l’honneur du centenaire de la naissance d’Evola ; on avait choisi Vienne parce qu’Evola adorait cette capitale impériale et y avait reçu, en 1945, pendant le siège de la ville, l’épreuve doublement douloureuse de la blessure et de la paralysie : un mur s’est effondré, brisant définitivement la colonne vertébrale de J. Evola.

À Vienne, il y avait, à la tribune, le Dr. Luciano Arcella (qui a tracé des parallèles entre SpenglerFrobenius et Evola dans leurs critiques de l’Occident), Martin Schwarz (toujours animateur de sites traditionalistes avec connotation islamisante assez forte), Alexandre Miklos Barti (sur la renaissance évolienne en Hongrie) et moi-même. J’ai essentiellement mis l’accent sur l’idée-force d’“homme différencié” et entamé une exploration, non encore achevée 13 ans après, des textes d’Evola où celui-ci fut le principal “passeur” des idées de la Révolution conservatrice allemande en Italie. Cette exploration m’a rendu conscient du rôle essentiel joué par les avant-gardes provocatrices des années 1905-1935 : il faut bien comprendre ce rôle clef pour saisir correctement toute approche de l’école traditionaliste, qui en procède tant par suite logique que par rejet.

En effet, on ne peut comprendre Evola et Eemans que si l’on se plonge dans les vicissitudes de l’histoire du dadaïsme, du surréalisme et de ses avatars philosophiques non communisants en marge de Breton lui-même, et du vorticisme anglo-saxon. Les éditions “L’Âge d’Homme” offrent une documentation extraordinaire sur ces thèmes, dont la revue Mélusine et quelques bons “dossiers H”. En 1999, à Zürich / Frauenfeld, j’ai prononcé à nouveau cette même allocution de Vienne, en y ajoutant combien la notion d’“homme différencié”, proche de celle d’“anarque” chez Ernst Jünger, a été cardinale pour certains animateurs non gauchistes de la révolte étudiante italienne de 1968. En Italie, en effet, grâce à Evola, surtout à son Chevaucher le Tigre, le mouvement contestataire n’a pas entièrement été sous la coupe des interprètes simplificateurs de Éros et civilisation d’Herbert Marcuse. Dans les legs diffus de cette révolte étudiante-là, on peut, aujourd’hui encore, aller chercher tous les ingrédients pratiques d’une révolte qui s’avèrerait bien vite plus profonde et plus efficace dans la lutte contre le système, une révolte efficace qui exaucerait sans doute au centuple les vœux de Tzara et de Breton…

Deux mémoires universitaires ont été consacrés tout récemment en Flandre à Evola, celui de Peter Verheyen, qui expose un parallèle entre l’auteur flamand Ernest van der Hallen et Julius Evola, et celui de Frédéric Ranson, intitulé « Julius Evola als criticus van de moderne wereld » (4). Ranson prononce souvent des conférences en Flandre sur J. Evola, au départ de son mémoire et de ses recherches ultérieures. En Wallonie, en Pays de Liège, l’homme qui poursuit une quête traditionnelle au sens où l’entendent les militants italiens depuis le début des années 50 ou dans le sillage de Terza Posizione de Gabriele Adinolfi est Philippe Banoy. La balle est désormais dans leur camp : ce sont eux les héritiers potentiels de Vercauteren et d’Eemans. Mais des héritiers qui errent dans un champ de ruines encore plus glauque qu’à la fin des années 70. Un monde où les dernières traces de l’arèté grec semblent avoir définitivement disparu, sur fond de partouze festiviste permanente, de niaiserie et d’hystérie médiatiques ambiantes et d’inculture généralisée.

Evola, Eemans et la plupart des traditionalistes historiques de leur époque sont morts. Jean Parvulesco vient de nous quitter en novembre 2010. Un mouvement authentiquement traditionaliste doit-il se complaire uniquement dans la commémoration ? Non. Le seul à avoir repris le flambeau, avec toute l’autonomie voulue, demeure un inconnu chez nous dans la plupart des milieux situés bon an mal an sur le point d’intersection entre militance politique et méditation métaphysique : je veux parler de l’Espagnol Antonio Medrano, perdu de vue depuis ses articles dans la revue Totalité de Georges Gondinet. Ce mois-ci, en me promenant pour la première fois de ma vie dans les rues de Madrid, je découvre une librairie à un jet de pierre de la Plaza Mayoret de la Puerta del Sol qui vendait un ouvrage assez récent de Medrano. Quelle surprise ! Il est consacré à la notion traditionnelle d’honneur. Et la jaquette mentionne plusieurs autres ouvrages d’aussi bonne tenue, tous aux thèmes pertinents (5). Aujourd’hui, il conviendrait de fonder un “Centre d’Études doctrinales Evola & Medrano”, de manière à faire pont entre un ancêtre “en absence” et un contemporain, qui, dans le silence, édifie une œuvre qui, indubitablement, est la poursuite de la quête.

Enfin, il ne faut pas oublier de mentionner qu’Eemans survit, sous la forme d’une figure romanesque, baptisée Arminius, dans le roman initiatique de C. Gérard (6), rédigé après l’abandon, que j’estime malheureux, de sa revue Antaïos. Arminius / Eemans y est un mage réprouvé (« après les proscriptions qui ont suivi les grandes conflagrations européennes »), ostracisé, qui distille son savoir au sein d’une confrérie secrète, plutôt informelle, qui, à terme, se donne pour objectif de ré-enchanter le monde.

Pour conclure, je voudrais citer un extrait extrêmement significatif de la monographie que le Prof. Piet Tommissen a consacré à Marc. Eemans, extrait où il rappelait combien l’œuvre de Julius Langbehn avait marqué notre surréaliste de Termonde :

« Au moment où il préparait son recueil Het bestendig verbond en vue de publication, Eemans fit d’ailleurs la découverte, grâce à son ami le poète flamand Wies Moens, du livre posthume Der Geist des Ganzen de Julius Langbehn (1851-1907) (…) Langbehn y analyse le concept de totalité à partir de la signification du mot grec “Katholon”. Selon lui, le “tout” travaille en fonction des parties subordonnées et se manifeste en elles tandis que chaque partie travaille dans le cadre du ‘tout’ et n’existe qu’en fonction de lui. Le “mal” est déviation, négation ou haine de la totalité organique dans l’homme et dans l’ordre temporel ; le “mal” engendre la division et le désordre, aussi tout ce qui s’oppose à l’esprit de totalité crée tension et lutte. Pour que l’esprit de totalité règne, il faut que disparaisse la médiocrité intellectuelle car elle est le fruit d’hommes sans épine dorsale ou caractère et sans attaches avec la source de toute créativité qu’est la vie vraiment authentique de celui qui assume la totalité de sa condition humaine. Langbehn rappelle que les mots latins visvir et virtus, soit force, homme et vertu, ont la même racine étymologique. Oui, l’homme vraiment homme est en même temps force et vertu, et tend ainsi vers le surhomme, par les voies d’un retour aux sources tel que l’entend le mythe d’Anthée ».

Dans ces lignes, l’esprit averti repèrera bien des traces, bien des indices, bien des allusions…

Propos recueillis par Denis Ilmas en avril et mai 2011.

• Bibliographie :

  • Gérard DUROZOI, Histoire du mouvement surréaliste, Hazan, Paris, 1997 (Eemans est totalement absent de ce volume).
  • Marc. EEMANS, La peinture moderne en Belgique, Meddens, Bruxelles, 1969.
  • Piet TOMMISSEN, Marc. Eemans – Un essai de biographie intellectuelle, suivi d’une esquisse de biographie spirituelle par Friedrich-Markus Huebner et d’une postface de Jean-Jacques Gaillard, Sodim, Bruxelles, 1980.
  • André VIELWAHR, S’affranchir des contradictions – André Breton de 1925 à 1930, L’Harmattan, Paris, 1998. 

• Notes :

  • (1) Geert Warnar, Ruusbroec – Literatuur en mystiek in de veertiende eeuw, Athenaeum/Polak & Van Gennep, Amsterdam, 2003 ; Paul Verdeyen, Jan van Ruusbroec – Mystiek licht uit de Middeleeuwen, Davidsfonds, Leuven, 2003.
  • (2) Jacqueline Kelen, Hadewych d’Anvers et la conquête de l’Amour lointain, Albin Michel, 2011. 
  • (3) Mis à toutes les sauces, fort sollicité, j’ai également organisé ce jour-là un entretien entre A. de Benoist et le regretté Alain Derriks, alors pigiste dans la revue du ministre Lucien Outers : 4 millions 4. Soucieux de servir d’écho à tout ce qui se passait à Paris, le francophile caricatural qu’était Outers avait autorisé Derriks à prendre un interview du leader de la “Nouvelle Droite” qui faisait pas mal de potin dans la capitale française à l’époque. On illustra les 2 ou 3 pages de l’entretien d’une photo d’A. de Benoist, les bajoues plus grassouillettes en ce temps-là et moins décharné qu’aujourd’hui (le Fig Mag payait mieux…), tirant goulument sur un long et gros cigare cubain.
  • (4) Frederik Ranson, « Julius Evola als criticus van de moderne wereld », RUG/Gent – promoteur : Prof. Dr. Rik Coolsaet – année académique 2009-2010 ; Peter Verheyen, « Geloof me, we zijn zat van deze beschaving » – de performatieve cultuurkritiek van Ernest van der Hallen en Julius Evola tijdens het interbellum », UFSIA/Antwerpen –  promoteur : Rajesh Heynick – année académique 2009-2010.
  • (5) Le livre découvert à Madrid est : Antonio Medrano, La Senda del Honor, Yatay, Madrid, 2002. Parmi les livres mentionnés sur la jaquette, citons : La lucha con el dragon (sur le mythe universel de la lutte contre le dragon), La via de la accion, Sabiduria activa, Magia y Misterio del Liderazgo – El Arte de vivir en un mondi en crisis, La vida como empressa, tous parus chez les même éditeur : Yatay Ediciones, Apartado 252, E-28.220 Majadahonda (Madrid) ; tél. : 91.633.37.52. La librairie de Madrid que j’ai visitée : Gabriel Molina – Libros antiguos y modernos – Historia Militar, Travesia del Arenal 1, E-28.013 Madrid. 
  • (6) Christopher Gérard, Le songe d’Empédocle, L’Âge d’Homme, Lausanne, 2003.

 http://www.archiveseroe.eu/

◘ Entretien avec R. Steuckers sur la réception de l’œuvre de J. Evola en Belgique 7/8

 De Benoist, qui a certes eu des dadas darwiniens, sortait plutôt d’un “trip” empiriste logique, de facture anglo-saxonne et “russellienne”, dont on ne saisit guère l’intérêt au vu de ses errements ultérieurs. Il tâtait maladroitement du Heidegger et voulait écrire sur le philosophe souabe un article qui attesterait de son génie dans toutes les Gaules (on attend toujours ce maître article promis sur le rapport Heidegger / Hölderlin… est germanomane par coquetterie parisienne qui veut, n’est pas germaniste de haut vol qui le prétend…).

Sur les avant-gardes dadaïstes et surréalistes, de Benoist ne connaissait rien et classait tout cela, bon an mal an, dans des concepts généraux, dépréciatifs et fourre-tout, tels ceux de “l’art dégénéré” ou du “gauchisme subversif”, car, en cette époque bénie (pour lui et son escarcelle) où il œuvrait au Figaro Magazine, le sieur de Benoist se targuait d’appartenir à une bonne bourgeoisie installée, inculte et hostile à toute forme de nouveauté radicale, comme il se targue aujourd’hui d’appartenir à un filon gauchiste, inspiré par le Suisse Jean Ziegler, un filon tout aussi rétif à de la véritable innovation car, selon ses tenants et thuriféraires, il faut demeurer dans la jactance contestatrice habituelle des années 60 (comme certains surréalistes se complaisaient dans la jactance communisante des années 30 et n’entendaient pas en sortir).

En ce jour de mars 1981 donc, A. de Benoist dédicaçait ses livres à la Librairie de Rome et Eemans s’y est rendu, joyeux, débonnaire, chaleureux et enthousiaste, à la mode flamande, sans doute après un repas copieux et bien arrosé ou après quelques bon hanaps de “Duvel” : on est au pays des “noces paysannes” de Breughel, du “roi boit” de Jordaens et des plantureuses inspiratrices de Rubens ou on ne l’est pas ! Cette truculence a déplu au “Pape” de la “nouvelle droite”, qui prenait souvent, à cette époque qui a constitué le faîte de sa gloire, les airs hautains du pisse-vinaigre parisien (nous dirions de la Moeijer snoeijfdüüs), se prétendant détenteur des vérités ultimes qui allaient sauver l’univers du désastre imminent qui l’attendait au tout prochain tournant. Pour de Benoist, la truculence breughelienne d’Eemans était indice de “folie”. Les airs hautains du Parisien, vêtu ce jour-là d’un affreux costume de velours mauve, sale et tout fripé, du plus parfait mauvais goût, étaient, pour le surréaliste flamand, indices d’incivilité, de fatuité et d’ignorance.

Bref, la mayonnaise n’a pas pris : on ne marie pas aisément la joie de vivre et la sinistrose. Le courant n’est pas passé entre les 2 hommes, éclipsant du même coup, et pour toujours, les potentialités immenses d’une éventuelle collaboration, qui aurait pu approfondir considérablement les recherches du mouvement néo-droitiste, vu que la postérité d’Hermès débouche, entre bien d’autres choses, sur les activités de Religiologiques de Gilbert Durand ou sur les travaux d’Henri Corbin sur l’islam persan, et surtout qu’elle aurait pu démarrer tout de suite après l’écœurante éviction de Giorgio Locchi, germaniste et musicologue, qui avait donné à Nouvelle École son lustre initial, éviction qu’Eemans ignorait : les arts et la musique ont de fait été quasiment absents des spéculations néo-droitistes qui ont vite viré au parisianisme jargonnant et “sociologisant” (dixit feu Jean Parvulesco), surtout après la constitution du tandem de Benoist / Champetier à la veille des années 90, tandem qui durera un peu moins d’une douzaine d’années.

La brève entrevue entre le “Pape” de la “nouvelle droite” et Eemans, à la “Librairie de Rome” de Bruxelles, n’a donc rien donné : un nouveau dépit pour notre surréaliste de Termonde, qui, une fois de plus, s’est heurté à des limites, à des lacunes, à une incapacité de clairvoyance, de lungimiranza, chez un individu qui s’affichait alors comme le grand messie de la culture refoulée. Cela a dû rappeler à notre peintre l’incompréhension des surréalistes bruxellois devant son exposé sur Sœur Hadewych…

Eemans m’en a voulu d’être parti, quelques jours plus tard, à Paris pour prendre mon poste de “secrétaire de rédaction” de Nouvelle École. Eemans jugeait sans doute que l’ambiance de Paris, vu le comportement malgracieux d’A. de Benoist, n’était pas propice à la réception de thèmes propres à nos Pays-Bas ou à l’histoire de l’art et des avant-gardes ou encore aux mystiques médiévale et persane ; sans doute a-t-il cru que j’avais mal préparé la rencontre avec le “Pape” de la “nouvelle droite”, qu’en “audience” je ne lui avais pas assez parlé d’Hermès ; quoi qu’il en soit, pour l’incapacité à réceptionner de manière un tant soit peu intelligente les thématiques chères à Eemans, notre surréaliste réprouvé avait raison : de Benoist se targue d’être une sorte d’Encyclopaedia Britannica sur pattes, en chair (flasque) et en os, mais il existe force thématiques qu’il ne pige pas, auxquelles il n’entend strictement rien ; de plus, Eemans estimait que “monter à Paris” était le propre, comme il me l’a écrit, furieux, d’un « Rastignac aux petits pieds » : ma place, pour lui, était à Bruxelles, et non ailleurs. Mais, heureusement, mon escapade parisienne, dans l’antre du « snobinard tout en mauve », n’a duré que 9 mois. Revenu en terre brabançonne, je n’ai plus jamais ravivé l’ire d’Eemans. Et c’est juste, la sagesse populaire ne nous enseigne-t-elle pas “Oost West — Thuis best !” ?

À suivre

jeudi 2 septembre 2021

Entretien avec R. Steuckers sur la réception de l’œuvre de J. Evola en Belgique 6/8

Le “Centro Studi Evoliani” : la déception

Une fois son travail d’encyclopédiste achevé auprès de l’éditeur Meddens, Eemans voulait renouer avec cette audace du « bousculeur » dadaïste, en s’arc-boutant sur le terrain d’action prestigieux que constituait l’espace de réflexion évolien, et en provoquant les contemporains en reliant à l’évolisme de la fin des années 70 ses propres recherches entreprises dans les années 30 et pendant la seconde guerre mondiale. Il a été déçu. Et a exprimé cette déception dans l’entretien qu’il nous a accordé, je veux dire à Koenraad Logghe et à moi-même (et que l’on peut lire un peu partout sur l’Internet, notamment sur euro-synergies.hautetfort.com et sur centrostudilaruna.it, le site du Dr. Alberto Lombardo).

Pourquoi cette déception ? D’une part, parce que la jeune génération ne connaissait plus rien des enthousiasmes d’avant-guerre, ne faisait pas le lien entre les avant-gardes des années 20 et le recours d’Evola, Guénon, Corbin, Eemans, etc. à la “Tradition”, n’avait reçu dans le cadre de sa formation scolaire aucun indice capable de l’éveiller à ces problématiques ; d’autre part, l’espace ténu des évoliens était dans le collimateur de la nouvelle bien-pensance gauchiste, qui étrillait aussi Eemans quand elle le pouvait (alors qu’on lui avait foutu royalement la paix dans les années 50 et 60). Être dans le collimateur de ces gens-là peut être une bonne chose, être indice de valeur face aux zélotes furieux qui propagent toutes les “anti-valeurs” possibles et imaginables mais cela peut aussi conduire à attirer vers les cercles évoliens des personnalités instables, politisées, simplificatrices, que la complexité des questions soulevées rebute et lasse. En outre, toute une propagande médiatisée a diffusé dans la société une fausse “spiritualité de bazar”, où l’on mêle allègrement toute une série d’ingrédients comme le bouddhisme californien, la cruauté gratuite, le nazisme tapageur, l’occultisme frelaté, le monachisme tibétain, la runologie spéculative, etc. pour créer des espaces de relégation vers lesquelles on houspille trublions et psychopathes, les rendant ainsi aisément identifiables, criminalisables ou, pire encore, dont on peut se gausser à loisir (exemple : “extrême-droite” = “extrême-druides”, intitulé tapageur d’une émission de la RTBF). Sans compter les agents provocateurs de tous poils qui font occasionnellement irruption dans les cercles non-conformistes et cherchent à prouver qu’on est en train de ressusciter des “ordres occultes”, préparant le retour de la “bête immonde”.

Eemans, âgé de 71 ans quand il lance le Centro Studi Evoliani de Bruxelles, n’avait nulle envie de répéter à satiété le récit des phases de son itinéraire antérieur face à un public disparate qui était incapable de faire le lien entre monde des arts et écrits traditionalistes ; ensuite, lui qui avait connu une revue de qualité dans le cadre du “national-socialisme” des années 40, comme Hammer, n’avait nulle envie d’inclure dans ses préoccupations les fabrications anglo-saxonnes qui lancent dans le commerce sordide des marottes soi-disant “transgressives” un “occultisme naziste de Prisunic”. Il a décidé de mettre un terme aux activités du Centro Studi Evoliani, car celui-ci ne pouvait pas, via l’angle évolien, ressusciter l’esprit d’Hermès, faute d’intéressés compétents. Une Fondation Marc. Eemans prendra le relais à partir de 1982, dirigée par Jan Améry. Elle existe toujours et est désormais relayée par un site basé aux Pays-Bas (http://marceemans.wordpress.com/), qui affiche les textes d’Eemans et sur Eemans dans leur langue originale (français et néerlandais). Au début des années 80, toutes mes énergies ont été consacrées à la nouvelle antenne néo-droitiste EROE (Études, Recherches et Orientations Européennes), fondée par Jean van der Taelen, Guibert de Villenfagne de Sorinnes et moi-même en octobre 1983, quasiment le lendemain de ma démobilisation (2 août), de mon premier mariage (25 août & 3 septembre) et de la défense de mon mémoire (vers le 10 septembre). 

La réception d’Evola en pays flamand est surtout due aux efforts des frères Logghe : Peter Wim, l’aîné, et Koenraad, le cadet. Peter Wim Logghe, au départ juriste dans une compagnie d’assurances, a fait connaître, de manière succincte et didactique, l’œuvre d’Evola dans plusieurs organes de presse néerlandophones, dont Teksten, Kommentaren en Studies, l’organe du GRECE néo-droitiste en Flandre, et a traduit Orientations en néerlandais (pour le Centro Studi Evoliani d’Eemans). Koenraad Logghe, pour sa part, créera en Flandre un véritable mouvement traditionnel, au départ de sa première revue, Mjöllnir, organe d’un “Orde der Eeuwige Werderkeer” (OEW, Ordre de l’Éternel Retour). Allègre et rigoureuse, païenne dans ses intentions sans verser dans un paganisme caricatural et superficiel, cette publication, artisanale faute de moyens financiers, mérite qu’on s’y arrête, qu’on l’étudie sous tous ses aspects, sous l’angle de tous les thèmes et figures abordés (essentiellement le domaine germanique / scandinave, l’Edda, Beowulf, etc., dans la ligne de Hamer et du grand philologue néerlandais Jan de Vries ; une seule étude sur Evola y a été publiée dans les années 1983-85, sur Ur & Krur par Manfred van Oudenhove).

K. Logghe fondera ensuite le groupe Traditie, suite logique de son OEW, avant de s’en éloigner et de poursuivre ses recherches en solitaire, couplant l’héritage traditionnel de Guénon essentiellement, à celui du Néerlandais Farwerck et aux recherches sur la symbolique des objets quotidiens, des décorations architecturales, des pierres tombales, etc., une science qui avait intéressé Eemans dans le cadre de la revue Hamer, dont les thèmes ne seront nullement rejetés aux Pays-Bas et en Flandre après 1945 : de nouvelles équipes universitaires, formées au départ par les rédacteurs de Hamer continuent leurs recherches. Dans ce contexte, K. Logghe publiera plusieurs ouvrages sur cette symbolique du quotidien, qui feront tous autorité dans l’espace linguistique néerlandais.

Eemans participera également à la revue Antaïos que Christopher Gérard avait créée au début des années 90. Il avait repris le titre d’une revue fondée par Ernst Jünger et Mircea Eliade en 1958. Gérard bénéficiait de l’accord écrit d’Ernst Jünger et en était très fier et très reconnaissant. Lors de la fondation de l’Antaios de Jünger et Eliade, ceux-ci avaient demandé la collaboration d’Eemans : il avait cependant décliné leur offre parce qu’il était submergé de travail. Dommage : la thématique de la mystique flamando-rhénane aurait trouvé dans la revue patronnée par l’éditeur Klett une tribune digne de son importance. Eemans écrivait parfaitement le français et le néerlandais mais non l’allemand. J’ai toujours supposé qu’il n’aurait pas aimé être trahi en étant traduit. C’est donc dans la revue Antaïos de C. Gérard, publiée à Bruxelles / Ixelles, à un jet de pierre de son domicile, qu’Eemans publiera ses derniers textes, sans faiblir ni faillir malgré le poids des ans, jusqu’en ce jour fatidique de la fin juillet 1998, où la Grande Faucheusel’a emporté.

Personnellement, je n’ai pas suivi un itinéraire strictement évolien après la dissolution du Centro Studi Evoliani, dans la première moitié des années 80. Eemans m’en a un peu voulu, beaucoup au début des années 80, moins ultérieurement, et finalement, la réconciliation définitive est venue en 2 temps : lors de la venue à Bruxelles de Philippe Baillet (pour une conférence à la tribune de l’EROE, chez Jean van der Taelen) puis lorsqu’il m’a invité à des vernissages, surtout celui qui fut suivi d’une magnifique soirée d’hommage, avec dîner somptueux fourni par l’édilité locale, que lui organisa sa ville natale de Termonde (Dendermonde) à l’occasion de ses 85 ans (en 1992). Pourquoi cette animosité passagère à mon égard ? Début 1981, eut lieu à Bruxelles une conférence sur les thèmes de la défense de l’Europe, organisée conjointement par Georges Hupin (pour le GRECE-Belgique) et par Rogelio Pete (pour le compte d’une structure plus légère et plus éphémère, l’IEPI ou Institut Européen de Politique Internationale).

La rencontre Eemans / de Benoist

En marge de cette initiative, où plusieurs personnalités prirent la parole, dont Alain de Benoist, l’excellent et regretté Julien Freund, le Général Robert Close (du Corps des blindés belges stationnés en RFA), le Colonel Marc Geneste (l’homme de la “bombe à neutrons” au sein de l’armée française), le Général Pierre M. Gallois et le Dr. Saul Van Campen (Directeur du cabinet du Secrétaire Général de l’OTAN), j’avais vaguement organisé, en donnant 2 ou 3 brefs coups de fil, une rencontre entre Marc. Eemans et Alain de Benoist dans les locaux de la Librairie de Rome, dans le goulot de l’Avenue Louise, à Bruxelles, sans pouvoir y être présent moi-même (3). Visiblement, l’intention d’Eemans était de se servir de la revue d’A. de Benoist, Nouvelle École, dont j’étais devenu le secrétaire de rédaction, pour relancer les thématiques d’Hermès. À l’époque, malgré quelques rares velléités évoliennes, A. de Benoist n’était guère branché sur les thématiques traditionalistes ; il snobait délibérément G. Gondinet, qualifié de « petit con qui nous insulte » (remarquez le “pluriel majestatif”…), tout simplement parce que le directeur de Totalité avait couché sur le papier quelques doutes quant à la pertinence métapolitique des écrits du “Pape” de la ND, marqués, selon le futur directeur des éditions Pardès, de “darwinisme”. De Benoist reprochait surtout à Gondinet et à son équipe la parution du n°11 de Totalité, un dossier intitulé “La Nouvelle Droite du point de vue de la Tradition”.

À suivre

Entretien avec R. Steuckers sur la réception de l’œuvre de J. Evola en Belgique 5/8

 De l’écolier de Termonde influencé par Brants, son professeur wagnérien, du cadet de famille influencé par Nestor, son aîné, autre Wagnérien, au disciple attentif de Van Ostaijen et du lecteur scrupuleux du deuxième manifeste surréaliste de Breton au directeur d’Hermès et au rédacteur de Hamer, du réprouvé de 1944 au fondateur du Centro Studi Evoliani et au collaborateur d’Antaïos de Christopher Gérard, il y a un fil conducteur parfaitement discernable, il y a une fidélité inébranlable et inébranlée à soi et à ses propres démarches, face à l’incompréhension généralisée qui s’est bétonnée et a orchestré le boycott de cet homme à double casquette : celle du dadaïste-surréaliste-lénino-trostkiste et celle du wagnéro-mystico-évoliano-traditionaliste.

Et pourtant, il y a, derrière cette apparente contradiction une formidable cohérence que sont incapables de percevoir les esprits bigleux. Ou pour être plus précis : il y a chez Eemans, surréaliste et traditionaliste tout à la fois, une volonté d’aller au “lieu” impalpable où les contradictions s’évanouissent. Un lieu que cherchait aussi Breton dès son second manifeste.

Après la guerre, Eemans participe à la revue Fantasmagie ; l’étude de Fantasmagie mérite, à elle seule, un bon paquet de pages. L’objectif de Fantasmagie était de faire autre chose que de l’art bétonné en une nouvelle orthodoxie, qui tenait alors le haut du pavé, après avoir balayé toute interrogation métaphysique. Dans les colonnes de Fantasmagie, les rédacteurs vont commenter et valoriser toutes les œuvres fantastiques, ou relevant d’une forme ou d’une autre d’“idéalisme magique”. On notera, entre bien d’autres choses, un intérêt récurrent pour les “naïfs” yougoslaves. Quant à Eemans, il se chargeait de la recension de livres, notamment ceux de Gaston Bachelard. Je compte bien relire les exemplaires de Fantasmagie qui figurent dans ma bibliothèque mais je n’écrirai de monographie sur cette revue, ou sur l’action et l’influence d’Eemans au sein de sa rédaction, que lorsque j’aurai dûment complété ma collection, encore assez lacunaire.

Harcèlement et guéguerre entre surréalistes

L’après-guerre est tout à la fois paradis, purgatoire et enfer pour Eemans. Dans le monde de la critique d’art, il occupe une place non négligeable : son érudition est reconnue et appréciée. En Flandre, on ne tient pas trop compte des allusions perfides à sa collaboration au Pays Réel et à Hamer. En revanche, dans l’univers des galeries huppées, des expositions internationales, des colloques spécifiques au surréalisme en Belgique et à l’étranger, un boycott systématique a été organisé contre sa personne : manifestement, on voulait l’empêcher de vivre de sa peinture, on voulait lui barrer la route du succès “commercial”, pour le maintenir dans la géhenne du travail d’encyclopédiste ou dans l’espace marginal de Fantasmagie. Son adversaire le plus acharné sera l’avocat Paul Gutt (1941-2000), fils du ministre des finances du cabinet belge en exil à Londres pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1964, Paul Gutt organise un chahut contre 2 conférences d’Eemans en diffusant un pamphlet en français et en néerlandais contre notre surréaliste mystique et traditionaliste, intitulé « Un ton plus bas ! Een toontje lager ! » et qui rappelait bien entendu le « passé collaborationniste » du conférencier. Le même Paul Gutt s’était aussi attaqué au MAC (Mouvement d’Action Civique) de Jean Thiriart, futur animateur du mouvement Jeune Europe, en distribuant un autre pamphlet, intitulé, lui, « Haut les mains ! ».

En 1973, Eemans intente un procès, qu’il perdra, à Marcel Mariën qui, à son tour, pour participer allègrement à la curée et traduire dans la réalité bruxelloise les principes de la “révolution culturelle” maoïste qu’il admirait, avait rappelé le « passé incivique » de Marc. Eemans. L’avocat de Mariën était Paul Gutt. En 1979, dans son livre sur le surréalisme belge, qui fait toujours référence, Marcel Mariën, pour se venger, exclut totalement le nom de Marc. Eemans de son gros volume mais encourt simultanément, mais pour d’autres motifs, la colère de Georgette Magritte et d’Irène Hamoir, ancienne amie d’Eemans et veuve du surréaliste « marxiste pro-albanais » (poncif !) Louis Scutenaire. Marcel Mariën ne s’en prenait pas qu’à Eemans quand il évoquait l’époque de la seconde occupation allemande : dans ses souvenirs, publiés en 1983 sous le titre de Radeau de la mémoire, il accuse Magritte d’avoir fabriqué dans ses caves de faux Braque et de faux Picasso, « pour faire bouillir la marmite »…. ! Plus tard, en 1991, le provocateur patenté Jan Bucquoy brûlera une peinture de Magritte lors d’un happening, pour fustiger le culte, à son avis trop officiel, que lui voue la culture dominante en Belgique. On le voit : le petit monde du surréalisme en Belgique a été une véritable pétaudière, un « panier à crabes », disait Eemans, qui ne cessait de s’en gausser.   

Q. : Mais existe-t-il une postérité “eemansienne” ? Que reste-t-il de ce travail effectué avant et après la création du Centro Studi Evoliani de Bruxelles ?

Eemans était désabusé, en dépit de sa joie de vivre. Il était un véritable pessimiste : joyeux dans la vie quotidienne mais sans illusion sur le genre humain. Cette posture s’explique aisément en ce qui le concerne : ses efforts d’avant-guerre pour réanimer une mystique flamando-rhénane, pour réinjecter de l’Amour selon Dante dans le monde, pour faire retenir les leçons de Sohrawardi le Perse, n’ont été suivi d’aucuns effets immédiats. De bons travaux ont été indubitablement réalisés par quantité de savants sur ces thématiques, qui lui furent chères, mais seulement, hélas, au soir de sa vie, sans qu’il ait pu prendre connaissance de leur existence, ou après sa mort, survenue le 28 juillet 1998. L’assassinat par les services belges de son ami René Baert, dans les faubourgs de Berlin fin 1945, l’a profondément affecté : il en parlait toujours avec un immense chagrin au fond de la gorge. Un embastillement temporaire et des interdictions professionnelles ont mis un terme à l’œuvre d’Elsa Darciel, qui n’aurait plus suscité le moindre intérêt après guerre, comme tout ce qui relève de la matière de Bourgogne (à la notable exception du magnifique « Je soussigné, Charles le Téméraire, Duc de Bourgogne » de Gaston Compère). Eemans s’est plongé dans son travail d’encyclopédiste de l’histoire de l’art en Belgique et dans Fantasmagie, terrains jugés “neutres”. Ces territoires, certes fascinants, ne permettaient pas, du moins de manière directe, de bousculer les torpeurs et les enlisements dans lesquels végétaient les provinces flamandes et romanes de Belgique.

Car on sentait bien qu’Eemans voulait bousculer, que “bousculer” était son option première et dernière depuis les journées folles du dadaïsme et du surréalisme jusqu’aux soirées plus feutrées (mais nettement moins intéressantes, époque de médiocrité oblige…) organisées par le Centro Studi Evoliani. Eemans avait en effet bousculé la bien-pensance comme les garçons de son époque, avec les foucades dadaïstes et surréalistes, auxquelles Evola lui-même avait participé en Italie. Comme Evola, il a cherché une façon plus solide de bousculer les fadeurs du monde moderne : pour Evola, ce furent successivement le recours à l’Inde traditionnelle (Doctrine de l’ÉveilYoga tantrique, etc.) et au Tao Te King chinois ; pour Eemans, ce fut le recours à la mystique flamando-rhénane, destinée à secouer le bourgeoisisme matérialiste belge, qui n’avait pas voulu entendre les admonestations de ses écrivains et poètes d’avant 1914, comme Camille Lemonnier ou Georges Eeckhoud, et s’était empressé d’abattre bon nombre de joyaux de l’architecture “Art Nouveau” d’Horta et de ses disciples, jugeant leurs audaces créatrices peu pratiques et trop onéreuses à entretenir ! Eemans aimait dire qu’il était le véritable disciple d’André Breton, dans la mesure où celui-ci avait un jour déclaré qu’il fallait s’allier, si l’opportunité se présentait, « avec le Dalaï Lama contre l’Occident ». Pour Evola comme pour Eemans, on peut affirmer, sans trop de risque d’erreur, que le « Dalaï Lama » évoqué par Breton, n’est rien d’autre qu’une métaphore pour exprimer nostalgie et admiration pour les valeurs anté-modernes, donc non occidentales, non matérialistes, qu’il convenait d’étudier, de faire revivre dans l’âme des intellectuels et des poètes les plus audacieux.

À suivre

mercredi 1 septembre 2021

Entretien avec R. Steuckers sur la réception de l’œuvre de J. Evola en Belgique 4/8

 De tous ses articles dans Hermès sur Sœur Hadewych, sur Ruysbroeck l’Admirable, etc., Eemans avait composé un petit volume. Mais, malheureusement, il n’a plus vraiment eu le temps d’explorer cette veine, ni pendant la guerre ni après le conflit. Il faudra attendre les ouvrages du Prof. Paul Verdeyen (formé àla Sorbonneet professeur à l’Université d’Anvers) et de Geert Warnar (1) et celui, très récent, de Jacqueline Kelen sur Sœur Hadewych (2) pour que l’on dispose enfin de travaux plus substantiels pour relancer une étude générale sur cette thématique. Notons au passage qu’une exploration simultanée de la veine mystique flamande / brabançonne, jugée non hérétique par les autorités de l’Église, et des idées de “vraie religion” de l’Europe et d’“unitarisme” chez Sigrid Hunke, qui, elle, réhabilitait bon nombre d’hérétiques, pourrait s’avérer fructueuse et éviter des dichotomies trop simplistes (telles paganisme / catholicisme ou renaissancisme / médiévisme, etc. empêchant de saisir la véritable “tradition pérenne”, s’exprimant par quantité d’avatars).

Mystique flamando-rhénane et matière de Bourgogne

Dans l’entre-deux-guerres, l’exploration de la veine mystique flamando-rhénane, entreprise parallèlement à la redécouverte de l’héritage bourguignon, avait un objectif politique : il fallait créer une “mystique belge”, non détachée du tronc commun germanique (que l’on qualifiait de “rhénan” pour éviter des polémiques ou des accusations de “germanisme” voire de “pangermanisme”) et il fallait renouer avec un passé non inféodé à Paris tout en demeurant “roman”. Les tâtonnements ou les ébauches maladroites, bien que méritoires, de retrouver une “mystique belge”, chez un Raymond De Becker ou un Henry Bauchau, trop plongés dans les débats politiques de l’époque, nous amènent à poser Eemans, aujourd’hui, comme le seul homme, avec son complice René Baert, qui ait véritablement amorcé ce travail nécessaire. Autre indice : la collaboration très régulière à Hermès du philosophe Marcel Decorte (Université de Liège) qui donnait aussi des conférences à l’école de formation politique de De Becker et Bauchau dans les années 1937-39.

Le lien, probablement ténu, entre Decorte, Eemans, Bauchau et De Becker n’a jamais été exploré : une lacune qu’il s’agira de combler. Les travaux sur l’héritage bourguignon ont été plus abondants dans la Belgique des années 30 (Hommel, Colin, etc.), sans qu’Eemans ne s’en soit mêlé directement, sauf, peut-être, par l’intermédiaire de la chorégraphe Elsa Darciel, disciple des grandes chorégraphes de l’époque dont l’Anglaise Isadora Duncan. Elsa Darciel avait entrepris de faire renaître les danses des « fastes de Bourgogne ». Malheureusement, ni l’un ni l’autre ne sont encore là pour témoigner de cette époque, où ils ont amorcé leurs recherches, ni pour évoquer le vaste contexte intellectuel où les cénacles conservateurs belges et ceux du mouvement flamand cherchaient fébrilement à se doter d’une identité bien charpentée, qui ne pouvait bien sûr pas se passer d’une “mystique” solide. Sur l’Internet, les esprits intéressés découvriront une étude substantielle du Prof. Piet Tommissen sur la personne d’Elsa Darciel, notamment sur ses relations sentimentales avec le dissident américain Francis Parker Yockey, alias Ulrick Varange.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, Eemans a eu des activités de “journaliste culturel”. Cette position l’a amené à écrire quantité de critiques d’art dans la presse inféodée à ce qu’il est désormais convenu d’appeler la “collaboration”, phénomène qui, rétrospectivement, ne cesse d’empoisonner la politique belge depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. On ne cesse de reprocher à Marc. Eemans et à René Baert la teneur de leurs articles, sans que ceux-ci n’aient réellement été examinés et étudiés dans leur ensemble, sous toutes leurs facettes et dans toutes leurs nuances (repérables entre les lignes) : Eemans se défend en rappelant qu’il a combattu, au sein d’un Groupe des Perséides, la politique artistique que le IIIe Reich cherchait à imposer dans tous les pays d’Europe qu’il occupait. Cette politique était hostile aux avant-gardes, considérées comme “art dégénéré”.

Eemans racontait aux censeurs nationaux-socialistes qu’il n’y avait pas d’“art dégénéré” en Belgique, mais un « art populaire », expression de l’âme « racique » (le terme est de Charles de Coster et de Camille Lemonnier), qui, au cours des 4 premières décennies du XXe siècle, avait pris des aspects certes modernistes ou avant-gardistes, mais des aspects néanmoins particuliers, originaux, car, in fine, l’identité des “Grands Pays-Bas” résidait toute entière dans son génie artistique, un génie que l’on pouvait qualifier de “germanique”, donc, aux yeux des nouvelles autorités, de “positif”, les artistes d’avant-garde dans ces “Grands Pays-Bas” étant tous des hommes et des femmes du cru, n’appartenant pas à une quelconque population “nomade”, comme en Europe centrale. La “bonne” nature vernaculaire de ces artistes, en Flandre, ne permettait à personne de déduire de leurs œuvres une “perversité” intrinsèque : il fallait donc les laisser travailler, pour que puisse éclore une facette nouvelle de « ce génie germanique local et particulier ». L’énoncé de telles thèses, sans doute partagées par d’autres analystes collaborationnistes des avant-gardes, comme Paul Colin ou Georges Marlier, avait pour but évident d’entraver le travail d’une censure qui se serait avérée trop sourcilleuse.

Finalement, on reprochera surtout à Eemans et à Baert d’avoir rédigé des articles pour le Pays Réel de Léon Degrelle. Baert assassiné en 1945, Eemans reste le seul larron du tandem en piste après la guerre. Il sera arrêté pour sa collaboration au Pays Réel et non pour d’autres motifs, encore moins pour le contenu de ses écrits (même s’ils portaient souvent la marque indélébile de l’époque). « Je faisais partie de la charrette du Pays Réel », disait-il souvent. Après la fin des hostilités, après la levée de l’état de guerre en Belgique (en 1951 !), après son incarcération qui dura 4 années au “Petit Château”, Eemans revient dans le peloton de tête des critiques d’art en Belgique : ses “crimes” n’ont probablement pas été jugés aussi “abominables” car le préfacier de l’un de ses ouvrages encyclopédiques majeurs fut Philippe Roberts-Jones, Conservateur en chef des Musées royaux d’art de Belgique, fils d’un résistant ucclois mort, victime de ses ennemis, pendant la seconde grande conflagration intereuropéenne.

“Hamer”, Farwerck et De Vries

Sous le IIIe Reich, les autorités allemandes ont fondé une revue d’anthropologie, de folklore et d’études populaires germaniques, intitulée Hammer (Le Marteau, sous-entendu le “Marteau de Thor”). Pendant l’été 1940, on décide, à Berlin, de créer 2 versions supplémentaires de Hammer en langue néerlandaise, l’une pour la Flandre et l’autre pour les Pays-Bas (Hamer). Quand on parle de néopaganisme aujourd’hui, surtout si l’on se réfère à l’Allemagne nationale-socialiste ou aux innombrables sectes vikingo-germanisantes qui pullulent aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, tout en influençant les groupes musicaux de hard rock, cela fait généralement sourire les philologues patentés. Pour eux, c’est, à juste titre, du bric-à-brac sans valeur intellectuelle aucune. C’est d’ailleurs dans ce sens qu’Eemans adoptera les thèses d’Evola consignées, de manière succincte, dans un article titré « Le malentendu du néopaganisme ». Mais ce reproche ne peut nullement être adressé aux versions allemande, néerlandaise et flamande de Hammer / Hamer. Des germanistes de notoriété internationale comme Jan De Vries, auteur des principaux dictionnaires étymologiques de la langue néerlandaise (tant pour les noms communs que pour les noms propres, notamment les noms de lieux) ont participé à la rédaction de cet éventail de revues.

Eemans était l’un des correspondants de Hamer / Amsterdam à Bruxelles. Cela lui permettait de faire la navette entre Bruxelles et Amsterdam pendant le conflit et de s’immerger dans la culture littéraire et artistique de la Hollande, qu’il adorait. Il est certain que l’on a rédigé et édité des études sur Hammer en Allemagne ou en Autriche, du moins sur sa version allemande ou sur certains de ses principaux rédacteurs. Je ne sais pas si une étude simultanée des 3 versions a un jour été établie. C’est un travail qui mériterait d’être fait. D’autant plus que la postérité de Hamer / Amsterdam et Hamer / Bruxelles n’a certainement pas été entravée par une quelconque vague répressive aux Pays-Bas après la défaite du IIIe Reich. De Vries est demeuré un germaniste néerlandais, un “neerlandicus”, de premier plan, ainsi qu’un explorateur inégalé du monde des sagas islandaises. Son œuvre s’est poursuivie, de même que celle de Farwerck, que l’on n’a commencé à dénoncer qu’à la fin des années 90 du XXe siècle !

À suivre

mardi 31 août 2021

◘ Entretien avec R. Steuckers sur la réception de l’œuvre de J. Evola en Belgique 3/8

 L’influence décisive d’un professeur du secondaire

Eemans évoquait aussi le wagnérisme de son frère Nestor, un wagnérisme hérité d’un professeur de collège, le germaniste Maurits Brants (1853-1940). Brants, qui avait décoré sa classe de lithographies et de chromos se rapportant aux opéras de Wagner, fut celui qui donna à l’adolescent Marc. Eemans le goût de la mythologie, des archétypes et des racines. Pour le Prof. Piet Tommissen, biographe d’Eemans, ce dernier serait devenu un « surréaliste pas comme les autres », du moins dans le landerneau surréaliste belge, parce qu’il avait justement, au fond du cœur et de l’esprit, cet engouement tenace pour les thèmes mythologiques.

Tommissen ajoute qu’Eemans a été marqué, très jeune, par la lecture des dialogues de Platon, de Spinoza et puis des romantiques anglais, surtout Shelley ; comme beaucoup de jeunes gens immédiatement après 1918, il sera également influencé par l’Indien Rabindranath Tagore, lequel, soit dit en passant, était vilipendé dans les colonnes de la Revue Universelle de Paris, comme faisant le lien entre les mondes non occidentaux (et donc non “rationnels”) et le mysticisme pangermaniste d’un Hermann von Keyserling, dérive actualisée du romantisme fustigé par Charles Maurras.

Eemans a souvent revendiqué les influences néerlandaises (hollandaises et flamandes) sur son propre itinéraire intellectuel, dont Louis Couperus et Paul Van Ostaijen. Ce dernier, rappelle fort opportunément Tommissen, avait élaboré un credo poétique, où il distinguait entre la « poésie subconsciemment inspirée » (et donc soumise au pouvoir des mythes) et la « poésie consciemment construite » ; Van Ostaijen appelait ses éventuels disciples futurs à étudier la véritable littérature du peuple thiois des Grands Pays-Bas en commençant par se plonger dans leurs auteurs mystiques. Injonction que suivra le jeune Eemans, qui, de ce fait, se place, à son corps défendant, en porte-à-faux avec un surréalisme cultivant la provocation de « manière consciente et construite » ou ne demeurant, à ses yeux, que « conscient » et « construit ». À l’instigation surtout du deuxième manifeste surréaliste d’André Breton, lancé en 1929, un an après le décès de Van Ostaijen, Eemans explorera d’autres pistes que les surréalistes belges, dont Magritte, ce qui, au-delà des querelles entre personnes et au-delà des clivages politiques / idéologiques, consommera une certaine rupture et expliquera l’affirmation, toujours répétée d’Eemans, qu’il est, lui, un véritable surréaliste dans l’esprit du deuxième manifeste de Breton — qui évoque le poète romantique allemand Novalis — et que les autres n’en ont pas compris la teneur et n’ont pas voulu en adopter les injonctions implicites. Si l’étape abstraite de la “plastique pure” a été une nécessité, une sorte d’hygiène pour sortir des formes stéréotypées et trop académiques de la peinture de la fin du XIXe siècle, le surréalisme ne doit pas se complaire définitivement dans cette esthétique-là. Il doit, comme le préconisait Breton, s’ouvrir à d’autres horizons, jugés parfois “irrationnels”.

Quand Sœur Hadewych hérisse les surréalistes installés

Fidèle au credo poétique de Van Ostaijen, Eemans s’était plongé, fin des années 20, dans l’œuvre mystique de Sœur Hadewych (XIIIe siècle), dont il lira des extraits lors d’une réunion de surréalistes à Bruxelles. L’accueil fut indifférent sinon glacial ou carrément hostile : pour Tommissen, c’est cette soirée consacrée à la grande mystique flamande du moyen âge qui a consommé la rupture définitive entre Eemans et les autres surréalistes de la capitale belge, dont Nougé, Magritte et Scutenaire. Toute l’animosité, toutes les haines féroces qui harcèleront Eemans jusqu’à sa mort proviennent, selon Tommissen, de cette volonté du jeune peintre de faire franchir au surréalisme bruxellois une limite qu’il n’était pas prédisposé à franchir. Pour les tenants de ce surréalisme considéré par Eemans comme « fermé », le jeune peintre de Termonde basculait dans le mysticisme et les bondieuseries, abandonnait ainsi le cadre soi-disant révolutionnaire, communisant, du surréalisme établi : Eemans tombait dès lors, à leurs yeux, dans la compromission (qui chez les surréalistes conduit automatiquement à l’exclusion et à l’ostracisme) et dans l’idéalisme magique ; il trahissait aussi la “révolution surréaliste” avec son adhésion plus ou moins formelle et provocatrice à l’Internationale stalinienne. Pour Eemans, les autres restaient campés sur des positions figées, infécondes, non inspirées par la notion d’Amour selon Dante (à ce propos, cf. notre « Hommage à Marc. Eemans » sur http://marceemans.wordpress.com/ ).

Pour poursuivre leur œuvre de contestation du monde moderne (ou monde bourgeois), les surréalistes, selon Eemans, doivent obéir à une suggestion (diffuse, lisible seulement entre les lignes) de Breton : occulter le surréalisme et s’ouvrir à des sciences décriées par le positivisme bourgeois du XIXe siècle. Breton, en 1929, en appelle à la notion d’Amour, telle que l’a chantée Dante. La voie d’Eemans est tracée : il sera le disciple de Van Ostaijen et du Breton du deuxième manifeste surréaliste de 1929. Pour concrétiser cette double fidélité, il fonde avec René Baert la revue Hermès. Le surréalisme y est « occulté », comme le demandait Breton, mais non abjuré dans sa démarche de fond et sa revendication primordiale, qui est de contester et de détruire le bourgeoisisme établi, et s’ouvre aux perspectives de Dante et de la mystique médiévale néerlandaise et rhénane. Cette situation générale du surréalisme français (et francophone) est résumée succinctement par André Vielwahr, spécialiste de ce surréalisme et professeur de français à la Fordham University de New York : « Le surréalisme éprouvait depuis plusieurs années des difficultés insolubles. Il sombrait sans majesté dans le poncif. L’écriture automatique, l’activité onirique s’étaient soldées par un supplément de “morceaux de bravoure” destinés à relever les œuvres où ils se trouvaient sans jamais fournir la clé capable d’ouvrir indéfiniment cette boîte à multiple fond qui s’appelle l’homme  » (in : S’affranchir des contradictions – André Breton de 1925 à 1930L’Harmattan, 1998, p.339).

Aller au-delà des poncifs et trouver le clé (traditionnelle) qui permet de découvrir l’homme dans sa prolixité kaléidoscopique de significations et de le sortir de toute l’unidimensionnalité en laquelle l’enferme la modernité a été le vœu d’Eemans. Qui fut sans doute, à son corps défendant, l’exécuteur testamentaire de Pierre Drieu la Rochelle qui écrivait le 1er août 1925 une lettre à Aragon pour déplorer la piste empruntée par le mouvement surréaliste : Drieu reconnaissait que les surréalistes avaient eu , un moment, le sens de l’absolu, « que leur désespoir avait sonné pur », mais qu’ils avaient renié leur intransigeance et, surtout, qu’ils « avaient rejoint des rangs » et n’étaient pas « partis à la recherche de Dieu » (A. Vielwahr, op. cit., pp. 66-67). Aragon avait reproché à Drieu que s’être laissé influencé par les gens d’Action Française, qui étaient, disait-il, « des crapules ». En quémandant humblement la lecture des écrits mystiques de Sœur Hadewych, Eemans, jeune et candide, s’alignait peu ou prou sur les positions de Drieu, qu’il ne connaissait vraisemblablement pas à l’époque, des positions qui avaient hérissé les « partisans alignés du surréalisme des poncifs ». Notons qu’Eemans travaillera sur les rêves et sur l’écriture automatique, notamment à proximité d’Henri Michaux, qui sera, un moment, le secrétaire de rédaction d’Hermès. Il reste encore à tracer un parallèle entre la démarche d’Eemans et celles d’Antonin Artaud, Georges Bataille, Michel Leiris et Roger Caillois. Mais c’est là un travail d’une ampleur considérable…

Eemans m’a souvent parlé de sa revue des années 30, Hermès. Il en possédait encore une unique collection complète. Hermès était une revue de philosophie, axée sur les alternatives au rationalisme et au positivisme modernes, dans une perspective apparemment traditionnelle ; en réalité, elle recourrait sans provocation à des savoirs fondamentalement différents de ceux qui structuraient un présent moderne sans relief et, partant, elle présentait des savoirs qui étaient beaucoup plus radicalement subversifs que les provocations dadaïstes ou les gestes des surréalistes établis : pour être un révolutionnaire radical, il fallait être un traditionnaliste rigoureux, frotté aux savoirs refoulés par la sottise moderne. Hermès voulait sortir du “carcan occidental” que dénonçaient tout à la fois les surréalistes et les traditionalistes, mais en abandonnant les postures provocatrices et en se plongeant dans les racines oubliées de traditions pouvant offrir une véritable alternative. Pour trouver une voie hors de l’impasse moderne, Eemans avait sollicité une quantité d’auteurs mais l’originalité première d’Hermès, dans l’espace linguistique francophone, a été de se pencher sur les mystiques médiévales flamandes et rhénanes.

À suivre