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jeudi 5 avril 2012

Les massacres d'Arméniens à Trébizonde

Le 30 septembre 1895 à Constantinople, une manifestation pacifique de quelques milliers d'Arméniens avait été durement réprimée, ce qui avait fait plusieurs dizaines de victimes. S'en était suivie une certaine agitation, surtout en Anatolie orientale, région à forte minorité arménienne. À Trébizonde, deux individus non identifiés ayant légèrement blessé le gouverneur, la population arménienne (7 000 personnes) avait aussitôt été accusée collectivement par les autorités. Nombre de civils turcs, armés pour la circonstance, s'étaient déjà attaqués aux quartiers arméniens, quand le gouverneur invita le vicaire patriarcal à dénoncer les coupables. Comme il avouait son ignorance à leur sujet, le 8 octobre vers midi une trompette se fit entendre. C'était le signal de la ruée sur les Arméniens. Civils, militaires, Turcs et Lazes (les Lazes sont des Caucasiens), tous musulmans, ravagèrent les quartiers arméniens, tuant les passants, pénétrant dans les boutiques, égorgeant les commerçants, achevant avec cruauté les blessés. En fin de journée, quand la trompette sonna de nouveau, le massacre s'arrêta, preuve qu'il avait été organisé. Six cents Arméniens étaient morts à Trébizonde, et deux cents autres aux environs, où plusieurs villages avaient été détruits.
La justice ne condamna aucun musulman, mais huit Arméniens furent condamnés à mort et vingt-quatre à de la prison. Pour l'ensemble des provinces, environ 200 000 morts, 100 000 jeunes femmes et jeunes filles capturées et emprisonnées dans des harems, 100 000 conversions forcées et 200 000 émigrés vers la Russie, l'Europe occidentale, l'Amérique et la Bulgarie.
Malheureusement ce n'était qu'un début. Vingt ans plus tard, printemps 1915, sévit la Première Guerre mondiale. Les Turcs se battent contre les Français et les Anglais aux Dardanelles et contre les Russes au sud du Caucase. Ecœurés par des siècles d'humiliations, les Arméniens ne cachent pas leur sympathie pour le grand frère russe dont l'armée s'empare d'une partie de l'Anatolie orientale. Quoiqu'ils aient accompli leur devoir de sujets ottomans, les militaires arméniens sont désarmés, certains exécutés, sur ordre du gouvernement des Jeunes Turcs. Les Arméniens dans leur ensemble sont accusés d'avoir prêté la main aux Russes. De toute façon leur sort est scellé. Les pays chrétiens des Balkans ayant acquis au cours du XIXe siècle l'indépendance ou l'autonomie, les Arméniens et des Grecs demeurent à peu près les seuls chrétiens en pays ottoman. Il fallait donc achever de turquifier le territoire et éliminer ces deux populations en trop. C'était le nettoyage ethnique. Les grécophones, quoique de nationalité turque, seront expédiés en Grèce en 1924 au nombre de 1 500 000, échangés contre 400 000 à 500 000 turcophones musulmans vivant en Grèce. Quant aux Arméniens, une loi du 27 mai 1915 « permettait aux autorités militaires de disposer à leur guise des populations civiles soupçonnées d'espionnage et de trahison et d'entreprendre la déportation collective des villes et des villages suspects » (Yves Temon). En fait, les déportations avaient commencé fin avril.
Dans toutes les localités, le processus a été à peu près le même : affichage annonçant le jour du départ ; rassemblement des déportés en troupeau ; abandon de tous les biens, qui seront ensuite pillés (le butin, cher au Coran) ; sortie de la ville à pied, en longues colonnes ; une fois dans la campagne, exécution de la plupart ou de la totalité des hommes dans des scènes de sadisme, sous les yeux de leurs épouses et de leurs mères ; viol et capture de jolies femmes pour les harems ; assassinat des traînards et, finalement, de la presque totalité des déportés ; des femmes jetées de haut dans les gorges d'une rivière ou d'un fleuve, dans le fond desquelles elles se fracassaient et mouraient ; nourrissons écartelés ou le crâne éclaté en le tapant sur un rocher, etc. Et, pour les rares survivants, d'insignifiantes quantités de nourriture, assorties ; parfois de la privation d'eau ; enfin, les maigres troupes qui étaient parvenues au désert de Mésopotamie ou de Syrie, but de la déportation, achevaient d'y mourir, sous les coups de leurs gardiens...
Les déportations se sont poursuivies jusqu'à la fin de 1915. Sur 1 800 000 Arméniens de Turquie, 1 200 000 seraient morts, 200 000 se seraient réfugiés en Russie et les autres auraient échappé à la déportation, soit cachés par des amis, soit habitant Constantinople ou Smyrne. Quant à Trébizonde, sa population a subi le sort commun, la persécution étant dirigée par le gouverneur, le « chef de l'Organisation Spéciale », le député, le chef de la police et le colonel de gendarmerie. On ne saurait donc nier qu'il se soit agi de suivre les ordres donnés par le gouvernement, dont la responsabilité était entière. Lorsque les troupes russes sont arrivées à Trébizonde en avril 1916, elles n'y ont trouvé que quelques familles arméniennes...
A.S.  PRÉSENT — Samedi 14 janvier 2012.

mardi 11 octobre 2011

La tragédie des “Wolfskinder” dans l’Allemagne d’après-guerre


Le terme allemand “Wolfskinder” - littéralement “enfants-loups”- désigne les orphelins de guerre allemands qui, après la capitulation du Troisième Reich, ont été laissés à eux-mêmes et qui, à la recherche de nourriture en dehors des frontières allemandes, ont erré dans des pays étrangers, surtout en Pologne, en Lithuanie et en Union Soviétique (dans la partie de la Prusse Orientale annexée à l’URSS). Leur nombre s’élève à plusieurs milliers d’enfants et leur sort fut bien souvent épouvantable. Beaucoup de “Wolfskinder”, d’“enfants-loups”, sont morts de faim, ont été assassinés, violés, maltraités ou exploités comme esclaves. Quelques centaines d’entre eux ont été recueillis par des familles lithuaniennes (souvent sans enfant), puis adoptés. Ils ont perdu ainsi leur identité allemande. Après la fameuse “Wende”, le “tournant”, c’est-à-dire après la chute du Rideau de Fer et du Mur de Berlin, les autorités allemandes officielles ont montré pour la première fois de l’intérêt pour ces “enfants-loups” qui étaient entretemps devenus des quadragénaires voire des quinquagénaires. Les médiats aussi leur ont consacré de l’attention.
À la demande de la chaine de télévision ZDF, la journaliste Ingeborg Jacobs a réalisé un documentaire en trois volets, intitulé “Kinder der Flucht” (“Enfants de l’Exode”). Ce documentaire a été télédiffusé en 2006 et a suscité énormément d’intérêt. Le sort affreux de ces “enfants-loups” a soulevé une émotion générale dans tout le pays. Dans son documentaire, la journaliste et réalisatrice Ingeborg Jacobs, traite du cas épouvantable de Liesabeth Otto, qui avait sept ans en 1945. Mais Ingeborg Jacobs n’a pas pu exploiter toute la documentation qu’elle avait glanée pour son reportage; elle a alors décidé de publier un livre particulier, consacré uniquement à Liesabeth Otto (“Wolfskind: Die unglaubliche Lebensgeschichte des ostpreussischen Mädchens Liesabeth Otto” – “Enfant-Loup: l’incroyable biographie d’une petite fille de Prusse Orientale, Liesabeth Otto”, Munich, Propyläen, 2010). Avant d’avoir publié l’histoire de Liesabeth Otto, Ingeborg Jacobs avait déjà, en 2008, édité un ouvrage sur les viols en masse des filles et femmes allemandes par les soldats de l’armée soviétique. “Freiwild: Das Schicksal deutscher Frauen 1945” – “Gibier à disposition : le sort des femmes allemandes en 1945”). Mais bornons-nous ici à recenser le calvaire de Liesabeth Otto.
Le père de la petite Liesabeth était un pauvre ouvrier plâtrier, mobilisé par l’armée: il avait été porté disparu dans la tourmente de la guerre. La mère de la fillette meurt de faim et d’épuisement en mai 1945 dans la ville de Dantzig, complètement détruite par les opérations militaires et les bombardements. Avec sa soeur aînée et son frère, Liesabeth essaie de survivre. Les journées se passaient à chercher quelque chose de mangeable. Ils mangeaient de tout : des chats, des moineaux, … Les feuilles de tilleul ou les orties étaient considérées comme des friandises. Pour un misérable quignon de pain, Liesabeth se dispute violemment avec sa soeur aînée et prend la fuite. Sa soeur aurait littéralement crevé de faim en 1947, à l’âge de seize ans. En Prusse Orientale, des centaines de millers d’Allemands sont morts de faim entre 1945 et 1948. Les Soviétiques et les Polonais refusaient d’aider les Allemands enfermés dans des camps. Ils se bornaient à les hisser sur toutes sortes de moyens de transport pour les envoyer vers l’Ouest. L’expulsion de près de cinq millions de personnes constitue la plus grande opération d’épuration ethnique de tous les temps.
Jetée dans les flots de la Memel
Liesabeth s’est alors introduite comme passager clandestin dans un train de marchandises qui roulait en direction de la Lithuanie. Pendant le long voyage, elle a mangé des petites boulettes qui avaient un drôle d’air et un goût bizarre. Sa faim était trop forte. Elle ne le savait pas, ne pouvait le savoir: c’était du crottin séché. A l’arrivée, elle est tombé inconsciente sur le quai. Un homme l’a prise en pitié et l’a amenée chez lui. L’épouse de ce brave homme s’est occupée d’elle, lui a coupé les cheveux qui étaient pleins de poux et a jeté au feu ses vêtements qui sentaient horriblement mauvais. Pendant un certain temps, tout alla bien avec Liesabeth. Jusqu’au jour où des gamins de rue l’ont attrapée et ont joué “P’tit Hitler” avec elle. Les enfants en général sont souvent très cruels avec les plus faibles et les plus jeunes d’entre eux. Cette cruauté a frappé Liesabeth, à l’âge de huit ans. Après que les sauvageons l’aient rouée de coups de poing et de pied, ils l’ont pendue et ils ont pris la fuite. Un passant, qui cheminait là par hasard, l’a sauvée de justesse d’une mort par strangulation. Plus tard, elle a souvent pensé que ce passant n’aurait jamais dû l’apercevoir. Tenaillée par la peur, elle n’a plus osé revenir au foyer de l’homme qui l’avait trouvée dans la gare et de la femme qui l’avait soignée.
Aussi solitaire qu’un loup, elle a erré pendant un certain temps dans la forêt. Un jour, la gamine fut battue presque à mort par un paysan parce qu’elle lui avait volé un poulet. Âgée de huit ans, elle fut violée une première fois puis enfermée dans un sac et jetée dans les flots de la rivière Memel. On la sauva une fois de plus.
Pendant quelques temps, elle a trouvé refuge chez un groupe de “Frères de la Forêt” —les “Frères de la Forêt” lithuaniens menaient une guerre de guérilla contre l’occupant soviétique— pour qui elle servait de courrier. Liesabeth, qui fut alors rebaptisée “Maritje”, fut bien traîtée par les résistants lithuaniens et reçut suffisamment à manger. En 1949, elle a dû abandonner ses protecteurs. La situation devenait trop dangereuse pour les “Frères de la Forêt” Ils ne pouvaient plus s’occuper des “enfants-loups” allemands qui se trouvaient parmi eux. Pendant de nombreuses années, d’anciens soldats allemands luttaient avec les Lithuaniens dans cette guerre de partisans.
Le Goulag
A la fin de 1949, les derniers Allemands de Prusse orientale furent déportés vers l’Ouest. Tous les Allemands devaient se rassembler en des lieux préalablement indiqués. Liesabeth voulait aller en Allemagne de l’Ouest. Des gens, qui lui voulaient du bien, la dissuadèrent d’entreprendre ce voyage. Les trains, disaient-ils, ne prendraient pas la direction de l’Allemagne mais de la Sibérie. Liesabeth, qui vient d’avoir onze ans, les croit et poursuit ses pérégrinations.
Pour avoir à manger, elle travaille dur dans des fermes. Parfois, elle vole. A quinze ans, elle est prise la main dans le sac et livrée à la milice soviétique. Les miliciens communistes ne montrèrent pas la moindre pitié et l’envoyèrent dans une prison pour enfants, à 400 km à l’Est de Moscou. Là-bas règnait la loi du plus fort. Les raclées et les viols étaient le lot quotidien des internés. Les autorités du camp laissaient faire. Liesabeth/Maritje tomba enceinte et donna son bébé à une détenue qui venait d’être libérée. Au bout de quelques jours, l’enfant mourut. Dès qu’elle eut fêté ses dix-huit ans, Liesabeth/Maritje fut expédiée au goulag, dans un camp pour dangereux criminels de droit commun. Elle y fut régulièrement rossée et violée. Elle donna la vie à une deuxième fille mais le bébé était trop faible et décéda dans le camp. Elle ne fut libérée qu’en 1965. Elle avait vingt-sept ans.
Cette femme, durcie par les privations, n’avait toutefois pas d’avenir. Qui irait donc embaucher une femme qui avait fait autant d’années de prison? Finalement, Liesabeth/Maritje trouve du travail au sein d’une “brigade de construction”, qu’on expédie à Bakou dans le Caucase. Les hommes considéraient que toutes les femmes étaient des prostituées. Pour échapper à cette suspicion permanente, elle se marie et donne naissance à une troisième fille, Elena. Mais le mariage ne dure pas longtemps. Liesabeth est souvent battue par son mari, qui, de surcroît, la traite, elle et sa fille, de “sales fascistes allemandes”. Après trois ans de mariage, c’est le divorce.
Epilogue à Widitten
L’heureux dénouement ne vint qu’en 1976. Grâce à une recherche menée par la Croix Rouge allemande, elle a pu reprendre contact avec son père et son frère Manfred. Après 31 ans de séparation, ce fut pour elle une émotion intense de retrouver son père et son frère à Braunschweig. Un interprète était présent. Liesabeth ne prononçait plus que quelques mots d’allemand, avec grande difficulté. Pourtant cette rencontre n’eut pas que des conséquences heureuses. Manfred n’était pas fort content de retrouver sa soeur. Pendant de nombreuses années, il avait vécu en pensant que sa soeur était morte. Or voilà qu’elle réémerge quasiment du néant et qu’il doit partager l’héritage paternel avec elle. Liesabeth ne se sent pas heureuse en Allemagne et repart avec sa fille Elena en Russie, où on l’insulte en permanence, où on la traite de “Boche” et de “fasciste”. En Allemagne, les voisins la désignaient sous le terme “Die Russin”, “la Russe”. Liesabeth/Maritje n’avait plus de nationalité…
Son père veilla toufois à ce qu’elle puisse acheter et meubler une petite maison avec un lopin de terre à Widitten en Prusse Orientale. Au début, elle se heurta à l’hostilité de ses voisins russes. La mère comme la fille étaient saluées chaque jour que Dieu fait par de vibrants “Heil Hitler!”. On maltraitait leurs animaux. Ce n’est qu’après l’implosion de l’URSS que leur situation s’est bien améliorée. En 1994, Liesabeth reçoit pour la première fois la visite d’Ingeborg Jacobs.
Des vois s’élèvent en Allemagne pour donner, au moins à une école, le nom d’un “enfant-loup” oublié, après 65 ans…  Sera-ce fait ? Pieter Aerens  http://www.voxnr.com/ 
notes :
Article paru dans “’t Pallieterke”, Anvers, 5 janvier 2011.

mardi 6 septembre 2011

De la Perse à l’Inde : les commandos allemands au Proche et au Moyen Orient de 1914 à 1945


Les études historiques se rapportant aux trente ans de guerres européennes au cours du 20ème siècle se limitent trop souvent à des batailles spectaculaires ou à des bombardements meurtriers, qui firent énormément de victimes civiles, comme Hiroshima ou Dresde. Les aventures héroïques de soldats allemands sur des fronts lointains et exotiques ne sont guère évoquées, surtout dans le cadre de l’historiographie imposée par les vainqueurs. La raison de ce silence tient à un simple fait d’histoire: les puissances coloniales, et surtout l’Angleterre, ont exploité les peuples de continents tout entiers et y ont souvent mobilisé les indigènes pour les enrôler dans des régiments à leur service.
L’historiographie dominante, téléguidée par les officines anglo-saxonnes, veut faire oublier les années sombres de l’Empire britannique, ou en atténuer le souvenir douloureux, notamment en valorisant le combat de cet officier anglais du nom de Thomas Edward Lawrence, mieux connu sous le nom de “Lawrence d’Arabie”. Cet officier homosexuel a mené au combat les tribus bédouines de Fayçal I qui cherchaient à obtenir leur indépendance vis-à-vis de l’Empire ottoman. Il fallait, pour les services anglais, que cette indépendance advienne mais seulement dans l’intérêt de Londres. Le 1 octobre 1918, Damas tombe aux mains des rebelles arabes et, plus tard dans la même journée, les forces britanniques entrent à leur tour dans la capitale syrienne. Mais les Arabes étaient déjà trahis depuis deux ans, par l’effet des accords secrets entre l’Anglais Sykes et le Français Picot. L’ensemble du territoire arabe de la Méditerranée au Golfe avait été partagé entre zones françaises et zones anglaises, si bien que les deux grandes puissances coloniales pouvaient tranquillement exploiter les réserves pétrolières et contrôler les régions stratégiques du Proche Orient. La liberté que Lawrence avait promise aux Arabes ne se concrétisa jamais, par la volonté des militaires britanniques.
Beaucoup de tribus de la région, soucieuse de se donner cette liberté promise puis refusée, entrèrent en rébellion contre le pouvoir oppressant des puissances coloniales. La volonté de se détacher de l’Angleterre secoua les esprits de la Méditerranée orientale jusqu’aux Indes, tout en soulevant une formidable vague de sympathie pour l’Allemagne. Les rebelles voulaient obtenir un soutien de la puissance centre-européenne, qui leur permettrait de se débarrasser du joug britannique. Ainsi, pendant la première guerre mondiale, le consul d’Allemagne en Perse, Wilhelm Wassmuss (1880-1931), fut un véritable espoir pour les indépendantistes iraniens, qui cherchaient à se dégager du double étau russe et anglais. L’historien anglais Christopher Sykes a surnommé Wassmuss le “Lawrence allemand” dans ses recherches fouillées sur les Allemands qui aidèrent les Perses et les Afghans dans leur lutte pour leur liberté nationale.
Fin 1915, début 1916, le Feld-Maréchal von der Goltz, commandant en chef des forces armées de Mésopotamie et de Perse, entre dans la ville iranienne de Kermanshah. Les Perses s’attendaient à voir entrer des unités allemandes bien armées, mais le Feld-Maréchal n’entre dans la ville qu’avec deux automobiles. Pendant ce temps, le Comte von Kanitz avait constitué un front contre les Anglais qui avançaient en Perse centrale. Les forces qui meublaient ce front étaient composées de gendarmes iraniens, de mudjahiddins islamiques, de mercenaires, de guerriers tribaux (des Loures et des Bachtiars) et de Kurdes. La mission militaire germano-perse se composait de trente officiers sous le commandement du Colonel Bopp. Le gouvernement de Teheran cultivait une indubitable sympathie pour les Allemands : l’Angleterre se trouvait dès lors dans une situation difficile. Lorsque la Turquie ottomane entra en guerre, un corps expéditionnaire britannique, sous le commandement de Sir Percy Cox, occupa Bassorah et Kourna. La Perse se déclara neutre mais, malgré cela, les Anglais continuèrent à progresser en territoire perse, pour s’assurer l’exploitation des oléoducs de Karoun, entre Mouhammera et Ahwas.
Les tribus des régions méridionales de la Perse étaient toutefois fascinées par Wassmuss, le consul allemand de Boushir, originaire de Goslar. Wassmuss traversa le Louristan, région également appelée “Poucht-i-Kouh” (= “Derrière les montagnes”), où vivaient des tribus éprises de liberté, celles des Lours. En 1916, Wassmuss fait imprimer le journal “Neda i Haqq” (“la Voix du droit”) à Borasdjan, “pour éclairer et éveiller l’idée nationale persane”. Wassmuss travailla d’arrache-pied pour influencer le peuple iranien. Son journal en appelait à la résistance nationale et prêchait la révolte contre l’ennemi qui pénétrait dans le pays. Wassmuss fut ainsi le seul à pouvoir unir les tribus toujours rivales et à leur donner cohérence dans les opérations. “Les chefs religieux distribuèrent des directives écrites stipulant qu’il était légal de tuer tous ceux qui coopéraient avec les Anglais”. Mais tous les efforts de Wassmuss furent vains : il n’y avait aucune planification et la révolte échoua, littéralement elle implosa. Elle est venue trop tard : dès le début de l’année 1918, les troupes britanniques avaient occupé la majeure partie du territoire perse, en dépit de la neutralité officielle qu’avait proclamée le pays pour demeurer en dehors du conflit.
Pendant la seconde guerre mondiale, les Alliés ne s’intéressaient qu’au pétrole, qu’à assurer leur prédominance économique en Iran, et ne se souciaient guère de lutter contre l’idée nationale persane. Rien n’a changé sur ce chapitre aujourd’hui : les Occidentaux ne cherchent que des avantages économiques. Toujours pendant le second conflit mondial, près d’un million d’hommes, épris de liberté, se sont rangés aux côtés de la Wehrmacht allemande, dans l’espoir de libérer leur pays de la tutelle des puissances coloniales occidentales : parmi eux, on compte les Indiens de la Légion “Asad Hindi”, les troupes recrutées par le Mufti de Jérusalem, les combattants issus des tribus du Caucase et quelques nationalistes iraniens. Ces derniers ont également apporté leur soutien à une opération osée, et sans espoir, que l’on avait baptisée “Amina”. Elle avait été planifiée par l’Abwehr de l’Amiral Canaris et devait être menée à bien par des soldats de la fameuse division “Brandenburg”.
L’objectif était de détruire la raffinerie de pétrole d’Abadan afin d’interrompre l’approvisionnement en carburant de la flotte britannique du Proche Orient. Mais les troupes britanniques et soviétiques sont entrées dans le Sud et dans le Nord de l’Iran, le 25 août 1941 et l’opération prévue par Canaris n’a pas pu avoir lieu. Plusieurs unités iraniennes résistèrent âprement mais dès le 28 août, elles ont dû capituler. Mais la lutte clandestine s’est poursuivie : début 1942, l’Abwehr allemande engage cent soldats indiens, qu’elle a bien entraînés, pour faire diversion dans l’Est de l’Iran. Les autres théâtres d’opération, très exigeants en hommes et en matériels, et l’éloignement considérable du front persan ont empêché toute intervention directe des Allemands. Les ressortissants allemands qui se trouvaient encore en Perse, après l’entrée des troupes britanniques et soviétiques, ont courageusement continué à soutenir les efforts des résistants iraniens. Il faut surtout rappeler les activités légendaires de Bernhard Schulze-Holthus, qu’il a déployées auprès des tribus guerrières des Kashgaï. Il était le conseiller du chef tribal Nazir Khan, qui refusait de payer des impôts à Teheran. Le rejet de la présence britannique conduisit donc à cette alliance germano-perse. Après plusieurs défaites, qui coûtèrent beaucoup de vies au gouvernement central iranien, celui-ci conclut un armistice avec Nazir Khan. Ce traité promettait l’autonomie aux Kashgaïs et leur fournissait des armes. En 1943, Nazir Khan revient de son exil allemand. Les Britanniques l’arrêtent et l’échangent en 1944 contre Schulze-Holthus.
De nos jours encore, les régions du monde qui ont fait partie de l’Empire britannique sont des foyers de turbulences, surtout au Proche Orient. La question est ouverte: à quand la prochaine attaque contre le “méchant Iran”, que décideront bien entendu les “bonnes” puissances nucléaires ?
(article paru dans “zur Zeit”, Vienne, n°44/2010; http://www.zurzeit.at ).

lundi 27 décembre 2010

La poudrière du Caucase

Cet article du professeur Lugan a été publié il y’a quatre ans dans un grand hebdomadaire.
Il a conservé toute son actualité, annonçant des événements qui se déroulent aujourd’hui sous nos yeux. C’est la démonstration qu’une bonne culture historique et surtout une solide formation maurrasso-bainvillienne permettent souvent d’y voir plus clair que certains observateurs de ces régions.
Et cela méritait une réédition. Serge de Beketch
Au nord de la Turquie et au sud de la fédération de Russie, la barrière du Caucase abrite un incroyable enchevêtrement de peuples musulmans traditionnellement hostiles au pouvoir russe. La fin de l’empire soviétique y a créé une situation totalement anarchique. À chaque instant, la poudrière caucasienne risque d’exploser. On ne défie pas impunément les lois de l’histoire. Les peuples du Nord-Caucase sont actuellement regroupés en plusieurs républiques autonomes : la RA d’Abkhazie sur la mer Noire, la RA des Tcherkesses, la RA des Kabardino-Balkars, l’Ossétie du Nord, la RA des Tchétchéno-Ingouches, ou Tchétchénie, et la RA du Daghestan.
Le Nord-Caucase a longtemps été influencé par les Scythes et plus particulièrement par l’un de leurs peuples, celui des Alains, des Indo-Européens.
Au sud de la barrière du Caucase, les composantes ethniques ont largement été orientalisées par les Perses, ce qui les distingue nettement de leurs “cousins” du nord. D’ouest en est les peuples de Transcaucasie sont répartis en plusieurs républiques : celles d’Adjarie, de Géorgie, d’Ossétie du Sud, d’Azerbaïdjan et d’Arménie.
Pour compliquer encore cette mosaïque ethnique, raciale et linguistique, d’incessantes vagues d’invasion ont implanté dans le Caucase des populations nouvelles, comme celles se rattachant à la famille turco-mongole, à tel point que, pour qualifier cette multitude, les géographes arabes médiévaux donnèrent au Caucase le nom de “Montagne des langues”.
Parmi tous les peuples autochtones du Nord-Caucase, le plus connu est celui des Tcherkesses, les Kassogues des géographes de l’Antiquité. C’est à tort et à travers que leur nom a été utilisé pour désigner la totalité des populations nord ou cis-caucasiennes.
Or, ne sont tcherkesses que les groupes caucasiques du nord-ouest : Tcherkessk, Adyghès, Kabardes et, à l’extrême rigueur, Abkazes du nord-ouest de la Géorgie ; c’est ainsi que le célèbre chef Chamil, présenté comme le héros de l’épopée tcherkesse, était en réalité originaire du Daghestan et n’était donc pas ethno-linguistiquement parlant tcherkesse. Comme tous les peuples du nord du Caucase, les Tcherkesses avaient une longue tradition de mercenariat. Ils formaient des unités de cavalerie légère destinées à harceler l’ennemi. Ils servirent l’Empire mongol, le Khânat de Crimée, les royaumes de Pologne et de Lituanie ou même le tsar de toutes les Russies. C’est cependant au service de la Turquie qu’ils s’illustrèrent le plus car, et le fait est peu connu en Europe, ils constituèrent avec les représentants d’autres peuples du Caucase, l’essentiel de la milice des Mamelouks.
En 1250, les Mamelouks s’emparèrent de la Syrie et de l’Égypte où des souverains tcherkesses régnèrent de 1382 à 1517, date de la conquête ottomane. Puis le sultan ottoman leur laissa l’administration de l’Égypte qu’ils perdirent à la suite de la campagne que Bonaparte y mena. C’est à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe que la poussée slave atteignit véritablement la région du Caucase après s’être imposée au terme de longs siècles de combats qui opposèrent l’Empire russe à la Turquie et à la Perse. En 1801, les Russes annexèrent la Géorgie puis les régions situées au sud du Caucase ; les populations du Nord-Caucase étaient donc prises à revers et, durant un demi-siècle, elles opposèrent une résistance désespérée à l’armée russe. C’est à cette occasion que s’illustra le célèbre Chamil, chef des montagnards du Daghestan qui ne sera capturé par les Russes qu’en 1859. La grande guerre du Caucase fut très dure et très meurtrière. Les Tcherkesses furent les derniers à résister, puis des dizaines de milliers d’entre eux, cédant sous la poussée numériquement supérieure des Cosaques, choisirent l’émigration et allèrent se placer sous protection ottomane. Les véritables conquérants du Nord-Caucase furent les Cosaques. Les premiers d’entre eux étaient originaires de la région du Don, puis ils furent renforcés par les Cosaques du Terek qui s’étaient primitivement installés dans le pays tchétchène. À partir de la fin du XVIIIe siècle, les Zaporogues d’Ukraine furent rebaptisés Cosaques de la mer Noire et encouragés à s’installer sur le Kouban, c’est-à-dire en pays tcherkesse. Dans la première moitié du XIXe siècle, cent mille paysans ukrainiens vinrent les y rejoindre. Placé au carrefour de la steppe ukraino-russe et des mondes turc et persan, le Caucase est à nouveau entré dans une période de turbulences, renouant avec une tradition historique séculaire en raison du vide politique laissé par l’effondrement de l’Empire soviétique.
par Bernard Lugan Le Libre Journal de la France Courtoise - n°55 du 30 décembre 1994

lundi 19 octobre 2009

La poudrière du Caucase

Au nord de la Turquie et au sud de la fédération de Russie, la barrière du Caucase abrite un incroyable enchevêtrement de peuples musulmans traditionnellement hostiles au pouvoir russe. La fin de l’empire soviétique y a créé une situation totalement anarchique. A chaque instant, la poudrière caucasienne risque d’exploser. On ne défie pas impunément les lois de l’histoire. Les peuples du Nord-Caucase sont actuellement regroupés en plusieurs républiques autonomes : la RA d’Abkhazie sur la mer Noire, la RA des Tcherkesses, la RA des Kabardino-Balkars, l’Ossétie du Nord, la RA des Tchétchéno-Ingouches, ou Tchétchénie, et la RA du Daghestan.

Le Nord-Caucase a longtemps été influencé par les Scythes et plus particulièrement par l’un de leurs peuples, celui des Alains, des Indo-Européens.

Au sud de la barrière du Caucase, les composantes ethniques ont largement été orientalisées par les Perses, ce qui les distingue nettement de leurs "cousins" du nord. D’ouest en est les peuples de Transcaucasie sont répartis en plusieurs républiques : celles d’Adjarie, de Géorgie, d’Ossétie du Sud, d’Azerbaïdjan et d’Arménie.

Pour compliquer encore cette mosaïque ethnique, raciale et linguistique, d’incessantes vagues d’invasion ont implanté dans le Caucase des populations nouvelles, comme celles se rattachant à la famille turco-mongole, à tel point que, pour qualifier cette multitude, les géographes arabes médiévaux donnèrent au Caucase le nom de "Montagne des langues".

Parmi tous les peuples autochtones du Nord-Caucase, le plus connu est celui des Tcherkesses, les Kassogues des géographes de l’Antiquité. C’est à tort et à travers que leur nom a été utilisé pour désigner la totalité des populations nord ou cis-caucasiennes.

Or, ne sont tcherkesses que les groupes caucasiques du nord-ouest : Tcherkessk, Adyghès, Kabardes et, à l’extrême rigueur, Abkazes du nord-ouest de la Géorgie ; c’est ainsi que le célèbre chef Chamil, présenté comme le héros de l’épopée tcherkesse, était en réalité originaire du Daghestan et n’était donc pas ethno-linguistiquement parlant tcherkesse. Comme tous les peuples du nord du Caucase, les Tcherkesses avaient une longue tradition de mercenariat. Ils formaient des unités de cavalerie légère destinées à harceler l’ennemi. Ils servirent l’Empire mongol, le Khânat de Crimée, les royaumes de Pologne et de Lituanie ou même le tsar de toutes les Russies. C’est cependant au service de la Turquie qu’ils s’illustrèrent le plus car, et le fait est peu connu en Europe, ils constituèrent avec les représentants d’autres peuples du Caucase, l’essentiel de la milice des Mamelouks.

En 1250, les Mamelouks s’emparèrent de la Syrie et de l’Egypte où des souverains tcherkesses régnèrent de 1382 à 1517, date de la conquête ottomane. Puis le sultan ottoman leur laissa l’administration de l’Egypte qu’ils perdirent à la suite de la campagne que Bonaparte y mena. C’est à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe que la poussée slave atteignit véritablement la région du Caucase après s’être imposée au terme de longs siècles de combats qui opposèrent l’Empire russe à la Turquie et à la Perse. En 1801, les Russes annexèrent la Géorgie puis les régions situées au sud du Caucase ; les populations du Nord-Caucase étaient donc prises à revers et, durant un demi-siècle, elles opposèrent une résistance désespérée à l’armée russe. C’est à cette occasion que s’illustra le célèbre Chamil, chef des montagnards du Daghestan qui ne sera capturé par les Russes qu’en 1859. La grande guerre du Caucase fut très dure et très meurtrière. Les Tcherkesses furent les derniers à résister, puis des dizaines de milliers d’entre eux, cédant sous la poussée numériquement supérieure des Cosaques, choisirent l’émigration et allèrent se placer sous protection ottomane. Les véritables conquérants du Nord-Caucase furent les Cosaques. Les premiers d’entre eux étaient originaires de la région du Don, puis ils furent renforcés par les Cosaques du Terek qui s’étaient primitivement installés dans le pays tchétchène. A partir de la fin du XVIIIe siècle, les Zaporogues d’Ukraine furent rebaptisés Cosaques de la mer Noire et encouragés à s’installer sur le Kouban, c’est-à-dire en pays tcherkesse. Dans la première moitié du XIXe siècle, cent mille paysans ukrainiens vinrent les y rejoindre. Placé au carrefour de la steppe ukraino-russe et des mondes turc et persan, le Caucase est à nouveau entré dans une période de turbulences, renouant avec une tradition historique séculaire en raison du vide politique laissé par l’effondrement de l’Empire soviétique.
par Bernard Lugan