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lundi 24 mai 2021

Sur les traces d’Ulysse

  

Sur les traces d’Ulysse

Ulysse, pour ceux qui ont grandi dans les années soixante, c’est d’abord l’extraordinaire série franco-germano-italo-yougoslave de Franco Rossi et Dino de Laurentiis, avec Irène Papas dans le rôle de Pénélope et Bekim Fehmiu dans celui d’Ulysse. Avec un minimum d’effets spéciaux (ceux de l’époque), elle nous transportait en huit épisodes de cinquante minutes dans le sillage d’Ulysse. Pour le petit garçon que j’étais encore, ce fut la découverte émerveillée de l’un des récits fondateurs de notre vieille Europe et de la Méditerranée ensoleillée. Et l’une ne va pas sans l’autre.

Nous avions encore la chance de recevoir une éducation « classique » fondée sur les textes historiques qui mettaient en avant les valeurs de courage, de sacrifice, d’honneur… Nos héros s’appelaient Hector, Léonidas, Ulysse… Et nous étions prêts à échanger une vie courte et intense contre une gloire éternelle.

Bien des années plus tard, en période de confinement, Sylvain Tesson nous invite à suivre les pas du roi d’Ithaque à travers cinq émissions de trente minutes produites par la chaîne Arte1, nous offrant une excellente occasion de nous poser la question du sens de l’épopée homérique.

Il offre un élément de réponse dans l’article paru dans Le Figaro Magazine 2 en accompagnement de son film : « L’une des joies à bord est de s’apercevoir que rien n’a changé depuis deux millénaires et demi de soleil. La vie se joue toujours au même tempo. Les pêcheurs pêchent, les paysans s’inquiètent, la mer pétille. C’est cela que nous sommes partis chercher en hissant les voiles : ce qui demeure. Sur cette terre, le changement est une imposture, demain une illusion et « la perfectibilité de l’homme » une calembredaine ». Il conclut : « Le génie d’Homère : avoir rassemblé l’humanité dans deux poèmes ».

Plus académique, Jacqueline de Romilly qui, à l’instar de Georges Dumézil, recommandait de commencer chaque année par la lecture de L’Iliade et de L’Odyssée, enseigne : « La Grèce a inventé l’histoire, la démocratie, le sens du tragique et de la beauté, la philosophie, la justice ». J’ajouterai volontiers : « l’esprit critique et la poésie ».

Cela mérite bien qu’on lise Homère et, pour le rendre plus réel encore, que l’on se mette, à pied, à cheval ou en bateau dans le sillage du plus rusé des Grecs.

Il existe trois grandes hypothèses pour la route d’Ulysse

La première est celle de Victor Bérard, helléniste et traducteur d’Homère. Pétri des « Instructions Nautiques »3, il avait fait en 1912, avec son ami le photographe Frédéric Boissonas, une longue croisière en Méditerranée occidentale à la recherche des traces d’Ulysse. Pour bâtir son itinéraire, Bérard s’était appuyé sur tous les détails de navigation : neuf jours en fuite pour atteindre le pays des Lotophages (donc sur un axe Nord/Sud ou Nord-Est/Sud-Ouest dans un coup de Meltem), dix-sept jours après avoir quitté l’île de Calypso, une journée entre le pays des Phéaciens et Ithaque, ainsi que sur tous les détails topographiques dont L’Odyssée regorge : « L’autre écueil, tu verras, Ulysse, est bien plus bas… C’est là-dessous qu’on voit la divine Charybde engloutir l’onde noire »4 ou encore « Et près l’une de l’autre, en ligne, quatre sources versaient leur onde claire, puis leurs eaux divergeaient »5.

Dans le livre de photos publié en 19336, on est aussi frappé par la qualité des tirages. Ils sont immémoriaux, et on pourrait presque croire arriver la barque d’Ulysse sans devoir rien photoshoper aux paysages…

Le monde d’alors était beaucoup plus proche de celui d’Ulysse que du nôtre. Michel Déon, dans son Balcon à Spetsai7, raconte comment il vit la plage de Paléocastritsa, sur la côte occidentale de Corfou, se couvrir en moins de dix ans de parasols et de baraques à frites alors qu’en 1947, quand il la découvrit pour la première fois, elle était encore dans l’état où Ulysse y avait échoué nu, trois mille ans auparavant. Nausicaa ne fait plus rêver en vendeuse de chichi ou de chocolat glacé.

Sylvain Tesson fait essentiellement sienne la route de Victor Bérard mais se concentre sur les escales de la mer Tyrrhénienne où, aidé de géographes, archéologues, pécheurs, il s’interroge sur l’historicité et la contemporanéité de L’Odyssée« Miroir qui nous renvoie notre image et nous annonce notre avenir » et s’inquiète de l’hubris des hommes qui défie les dieux en épuisant les ressources de la terre comme à travers le massacre des bœufs d’Hélios en Sicile.

Il se permet même de jouer un peu avec le texte homérique et la route de Victor Bérard en déplaçant le pays des Lotophages de Djerba où la situation politique interdit pratiquement d’aller, à Mykonos où chaque nuit, l’été, des milliers de touristes oublient la beauté du monde, au son de musiques déroutantes, dans des boites de nuit trop bruyantes : « Pour Homère, l’oubli est le pire des vices »10.

La deuxième route est celle de Tim Séverin11. Explorateur, écrivain, étudiant à Oxford, fils de planteur de thé en Inde, il y a du Kipling en lui. Tim a passé sa vie à refaire les itinéraires des grands aventuriers – Saint Brendan, Simbad le marin, Jason et les Argonautes – en cherchant à se rapprocher au plus près de leurs conditions de voyage. Ainsi en 1984, à la barre d’une galère grecque, il rejoint à la rame la Géorgie soviétique, pays de l’antique Toison d’or de Jason, en partant de Spetsai en Grèce.

L’avantage de ce type de reconstitution qui s’inscrit dans la lignée des navigations de Thor Heyerdahl12, est de montrer que cela a été possible, non qu’elle soit vraie, mais c’est déjà beaucoup.

Dans sa narration du voyage de Jason13, le chapitre consacré à la remontée du Bosphore est une pure merveille : « Pendant les six derniers milles nautiques du Bosphore, un vaisseau à rames naviguant vers le nord-est contraint par le courant de coller à la rive occidentale du détroit. Puis, juste au moment où la mer Noire s’ouvre devant le marin, celui-ci découvre sur sa gauche l’anse minuscule de Garipce, qui lui offre un havre parfait. Et le marin accoste alors pour trois raisons : se reposer après les efforts du Bosphore et avant d’entrer dans la mer Noire ; demander des renseignements sur la façon de naviguer dans les eaux inconnues qui l’attendent ; et surtout embarquer ce qui demeure pour lui le bien le plus précieux : de l’eau douce ».14 (pp. 174-175).

Ces observations, au « ras-de-l ’eau », sont donc extrêmement pertinentes. Tim Severin place ainsi les Lotophages en Libye, du fait de l’incapacité de la galère à fuir autrement que vers le Sud dans le coup de Meltem, ce qu’il démontre. Donc en partant du cap de Malée on arrive nécessairement en Libye après neuf jours de mer. Pas à Djerba. De surcroît, on y trouve aussi le sidr, une espèce de pâte sucrée tirée du fruit d’un arbre à épines – le jujubier sauvage – dont le nom botanique est le zizyphus lotus. Le sidr endort, car on y mélange du haschisch.

Si le pays des Lotophages est bien en Libye, alors il n’y a aucune raison pour partir ensuite vers l’ouest une fois que l’on prend la route du retour vers Ithaque. Au contraire, c’est plein nord.

C’est donc bien dans les îles grecques qu’il faut rechercher le parcours d’Ulysse. Et c’est ce que fait Tim Severin avec brio. Son livre situe l’essentiel de son itinérance en Méditerranée orientale, sauf pour l’escale chez la nymphe Calypso, qui reste un mystère. Cette zone de navigation peut sembler réduite mais il ne faut pas oublier qu’Ulysse, sur les dix ans de son errance, en passe sept dans les bras de Calypso, et un dans les bras de Circé.

Enfin, la troisième hypothèse, peut-être la plus farfelue, a été popularisée par Gilbert Pillot et Alain Bombard15, qui lisent dans L’Odyssée la description codée d’une route commerciale (donc à garder secrète, d’où le code) vers le septentrion et les sources du commerce de l’ambre, de l’orichalque et de l’or.

Le lecteur l’aura bien compris, si je prête plus de crédit à la navigation de Tim Severin, je laisse très volontiers la conclusion à Victor Bérard qui, en introduction Des Navigations d’Ulysse, nous écrit : « Le poète a utilisé des descriptions de mer et de côtes faites par des navigateurs. L’une des plus grandes œuvres de la littérature universelle recouvre donc une réalité vivante qui la rend plus passionnante encore. »16

Ces différents guides : Bérard, Severin, Pillot et Tesson, nous invitent à redécouvrir l’Odyssée et, quelle que soit la route, à faire nôtre la leçon qu’Ulysse nous donne tout au long de ses dix ans d’errance : il ne faut jamais perdre de vue le but afin de rejoindre Ithaque pour remettre de l’ordre dans la maison du père et retrouver la fidèle Pénélope…

Ludwig von Guéfyra

Notes

1. La série reste disponible sur le site Arte.tv jusqu’au 15 juin. Elle sera sans doute disponible en DVD par la suite.
2. Le Figaro Magazine du 10 avril 2020. p.61
3. Il avait été répétiteur à l’École Navale.
4. Odyssée, XII101, 104 : Il pourrait s’agir là des remous du détroit de Messine.
5. Ibid, V, 70-71 : Zone d’atterrissage sur l’île de Calypso.
6. Victor Bérard, Dans le sillage d’Ulysse, Librairie Armand Colin 1933.
7. Michel Déon, Le balcon de Spetsai, éditions Gallimard 1961.
8. Épisode 1.
9. Épisode 4.
10. Épisode 1.
11. Voir son site : www.timseverin.net
12. Kon TIki du Pérou au Touamoutou en 1947, puis le Râ II du Maroc à la Barbade en 1969.
13. Tim Severin, Le voyage de Jason, éditions Albin Michel, 1987.
14. Op. cit. p.187.
15. Gilbert Pillot, Le code secret de l’Odyssée. Les Grecs dans l’Atlantique, éditions Robert Laffont, 1979.
16. Victor Bérard, Les navigations d’Ulysse, éditions Armand Collin, 1971. Vol. 1 : Ithaque.

https://institut-iliade.com/sur-les-traces-dulysse-sylvain-tesson-et-christophe-raylat/

vendredi 17 février 2012

Hérodote : Léonidas et la bataille des Thermopyles

 Les forces grecques 

(202). Voici les gens postés là pour attendre l'assaut du Perse : il y avait trois cents hoplites de Sparte, mille de Tégée et de Mantinée (cinq cents de chacune des deux villes), cent vingt d'Orchomène en Arcadie, et mille du reste de la région ; c'est tout pour l'Arcadie. Corinthe avait envoyé quatre cents hommes, Phlionte deux cents, et Mycènes quatre-vingts. Voilà les forces qui venaient du Péloponnèse. De Béotie venaient sept cents Thespiens et quatre cents Thébains. 
(203). Appelés à la rescousse, les Locriens d'Oponte avaient envoyé toutes leurs forces, et les Phocidiens mille hommes. Les Grecs les avaient d'eux-mêmes invités à les rejoindre : ils formaient l'avant-garde des confédérés, leur avaient-ils fait dire, et ils attendaient d'un jour à l'autre la venue du reste des alliés ; la mer était bien gardée, surveillée par les Athéniens, les Éginètes et les autres membres de leurs forces navales, et il n'y avait rien à redouter, car la Grèce n'avait pas devant elle un dieu, mais un homme, et jamais on n'avait vu, jamais on ne verrait d'homme qui, du jour de sa naissance, n'eût le malheur mêlé à son destin, — et plus grand l'homme, était mortel, devait lui aussi connaître un jour l'échec. Ces arguments avaient décidé les Locriens et les Phocidiens à leur envoyer des secours à Trachis.
(204). Les Grecs de chaque cité obéissaient à leurs propres généraux, mais l'homme le plus remarquable, le chef chargé du commandement suprême, était un Lacédémonien, Léonidas, fils d'Anaxandride, qui, par ses aïeux Léon, Eurycratidès, Anaxandros, Eurycratès, Polydoros, Alcaménès, Téléclos, Archélaos, Hégésilaos, Doryssos, Léobotès, Echestratos, Agis, Eurysthénès, Aristodèmos, Aristomachos, Cléodaios et Hyllos, remontait à Héraclès, et qui devait au hasard son titre de roi de Sparte.
(205). Comme il avait deux frères plus âgés que lui, Cléomène et Dorieus, il était bien loin de penser au trône ; mais Cléomène mourut sans laisser d'enfant mâle, et Dorieus avait déjà disparu, frappé lui aussi par la mort, en Sicile : le trône échut donc à Léonidas parce qu'il était né avant Cléombrotos (le plus jeune fils d'Anaxandride), mais aussi parce qu'il avait épousé la fille de Cléomène. C'est lui qui vint alors aux Thermopyles, avec les trois cents hommes qui lui étaient assignés, et qui avaient des fils. Il avait avec lui des Thébains (que j'ai indiqués tout à l'heure en dénombrant les forces des Grecs) sous les ordres de Léontiadès fils d'Eurymaque. La raison qui le fit insister pour avoir des Thébains avec lui, entre tous les Grecs, c'est qu'on accusait nettement leur cité de pencher du côté des Mèdes ; et Léonidas leur demanda de partir en guerre avec lui pour savoir s'ils lui enverraient des hommes ou s'ils se détacheraient ouvertement du bloc hellénique. Ils lui envoyèrent bien des renforts, mais leurs intentions étaient tout autres.
(206). Léonidas et ses hommes formaient un premier contingent expédié par Sparte pour décider les autres alliés à marcher eux aussi en les voyant, et pour les empêcher de passer du côté des Mèdes à la nouvelle que Sparte temporisait ; les Spartiates comptaient plus tard (car la fête des Carnéia les arrêtait pour l'instant) laisser, les cérémonies terminées, une garnison dans Sparte et courir aux Thermopyles avec toutes leurs forces. Les autres alliés faisaient de leur côté les mêmes projets, car les fêtes d'Olympie tombaient à ce moment-là ; comme ils pensaient que rien ne se déciderait là-bas de sitôt, ils avaient envoyé de simples corps d'avant-garde aux Thermopyles.
(207). Tels étaient leurs projets ; mais aux Thermopyles les Grecs furent saisis de frayeur quand le Perse approcha du passage, et ils parlèrent de se retirer. Les Péloponnésiens étaient d'avis presque tous de regagner le Péloponnèse et de garder l'Isthme, mais cette idée provoqua l'indignation des Phocidiens et des Locriens, et Léonidas fit voter qu'on resterait sur place et qu'on enverrait demander du secours à toutes les villes en leur rappelant qu'ils n'étaient pas assez nombreux pour repousser l'armée des Mèdes.
(208). Pendant qu'ils discutaient, Xerxès envoya en reconnaissance un cavalier pour voir combien étaient les ennemis et ce qu'ils faisaient. On l'avait informé, quand il se trouvait encore en Thessalie, qu'il y avait quelques troupes en ce lieu, peu nombreuses, et qu'elles étaient menées par des Lacédémoniens avec Léonidas, un descendant d'Héraclès. Le cavalier s'approcha du camp et regarda, sans tout découvrir, car les hommes postés derrière le mur relevé par les Grecs qui le défendaient échappaient à sa vue ; mais il put observer les soldats placés devant le mur, et leurs armes disposées au pied du rempart. Or le hasard fit que les Lacédémoniens occupaient ce poste pour l'instant ; l'homme les vit occupés les uns à faire de la gymnastique, les autres à peigner leur chevelure : il les regarda faire avec surprise et prit note de leur nombre, puis, après avoir tout examiné soigneusement, il se retira en toute tranquillité personne ne le poursuivit et personne ne fit même attention à lui. De retour auprès de Xerxès, il lui rendit compte de ce qu'il avait vu.
(209). Xerxès en l'entendant ne pouvait concevoir la vérité, comprendre que ces hommes se préparaient à mourir et à tuer de leur mieux : leur attitude lui semblait risible ; aussi fit-il appeler Démarate fils d'Ariston, qui était dans son camp : il vint, et Xerxès l'interrogea sur tout ce qu'on lui avait rapporté, car il désirait comprendre le comportement des Lacédémoniens. Démarate lui dit ceci : "Tu m'as déjà entendu parler de ce peuple, au moment où nous entrions en guerre contre la Grèce ; et tu as ri quand je t'ai dit comment, à mes yeux, finirait ton entreprise. Soutenir la vérité devant toi, seigneur, voilà qui est bien difficile; cependant, écoute-moi encore. Ces hommes sont ici pour nous barrer le passage, ils se préparent à le faire, car ils ont cette coutume : c'est lorsqu'ils vont risquer leur vie qu'ils ornent leur tête. Au reste, sache-le bien : si tu l'emportes sur ces hommes et ce qu'il en reste dans Sparte, il n'est pas d'autre peuple au monde, seigneur, qui puisse s'opposer à toi par les armes ; aujourd'hui, tu marches contre le royaume le plus fier, contre les hommes les plus vaillants qu'il y ait en Grèce." Xerxès jugeait ces propos parfaitement incroyables, et il lui demanda de nouveau comment des gens si peu nombreux pensaient lutter contre son armée. Démarate lui répondit : "Seigneur, traite-moi d'imposteur si tout ne se passe pas comme je te le dis."
(210). Mais il ne put convaincre le roi. D'abord Xerxès attendit quatre jours, dans l'espoir que les Grecs s'enfuiraient d'un instant à l'autre ; le cinquième jour, les Grecs toujours là lui parurent des gens d'une insolence et d'une témérité coupables ; il s'en irrita et lança contre eux des Mèdes et des Cissiens, avec ordre de les lui amener vivants. Les Mèdes se jetèrent sur les Grecs ; beaucoup tombèrent, d'autres prenaient leur place et, si maltraités qu'ils fussent, ils ne rompaient pas le contact ; mais ils ne pouvaient déloger l'adversaire malgré leurs efforts. Et ils firent bien voir à tout le monde, à commencer par le roi, qu'il y avait là une foule d'individus, mais bien peu d'hommes. La rencontre dura toute la journée.
(211). Les Mèdes, fort malmenés, se retirèrent alors et les Perses les remplacèrent, ceux que le roi nommait les Immortels, avec Hydarnès à leur tête ; ceux-là pensaient vaincre sans peine, mais, lorsqu'ils furent à leur tour aux prises avec les Grecs, ils ne furent pas plus heureux que les soldats mèdes, car ils combattaient dans un endroit resserré, avec des lances plus courtes que celles des Grecs et sans pouvoir profiter de leur supériorité numérique. Les Lacédémoniens firent preuve d'une valeur mémorable et montrèrent leur science achevée de la guerre, devant des hommes qui n'en avaient aucune ; en particulier ils tournaient le dos à l'ennemi en ébauchant un mouvement de fuite, sans se débander, et, lorsque les Barbares qui les voyaient fuir se jetaient à leur poursuite en désordre avec des cris de triomphe, au moment d'être rejoints ils faisaient volte-face et revenaient sur leurs pas en abattant une foule de Perses ; des Spartiates tombaient aussi, mais en petit nombre. Enfin, comme ils n'arrivaient pas à forcer le passage malgré leurs attaques, en masse ou autrement, les Perses se replièrent.
(212). Tandis que la bataille se déroulait, Xerxès, dit-on, regardait la scène et trois fois il bondit de son siège, craignant pour son armée. Voilà comment ils luttèrent ce jour-là. Le lendemain, les Barbares ne furent pas plus heureux ; comme leurs adversaires n'étaient pas nombreux, ils les supposaient accablés par leurs blessures, incapables de leur résister encore, et ils reprirent la lutte ; mais les Grecs, rangés en bataillons et par cités, venaient à tour de rôle au combat, sauf les Phocidiens chargés de surveiller le sentier dans la montagne. Les Perses constatèrent que la situation ne leur offrait rien de nouveau par rapport à la veille, et ils se replièrent.
(213). Xerxès se demandait comment sortir de cet embarras lorsqu'un Malien, Éphialte fils d'Eurydèmos, vint le trouver dans l'espoir d'une forte récompense : il lui indiqua le sentier qui par la montagne rejoint les Thermopyles, et causa la mort des Grecs qui demeurèrent à leur poste. Par la suite Ephialte craignit la vengeance des Lacédémoniens et s'enfuit en Thessalie ; mais, bien qu'il se fût exilé, lorsque les Amphictyons se réunirent aux Thermopyles, les Pylagores mirent sa tête à prix ; plus tard il revint à Anticyre où il trouva la mort de la main d'un Trachinien, Athénadès ; cet Athénadès le tua d'ailleurs pour une tout autre, mais il n'en fut pas moins récompensé par les Lacédémoniens. Telle fut, plus tard, la fin d'Éphialte.
(214). Cependant une autre tradition veut qu'Onétès de Carystos, fils de Phanagoras, et Corydallos d'Anticyre aient renseigné le roi et permis aux Perses de tourner la montagne, — tradition sans valeur à mon avis : une première raison, c'est que les Pylagores n'ont pas mis à prix les têtes d'Onétès et de Corydallos, mais celle d'Éphialte de Trachis, et ils devaient être bien informés ; ensuite nous savons qu'Éphialte a pris la fuite à cause de cette accusation car, sans être Malien, Onétès pouvait bien connaître l'existence du sentier s'il avait circulé dans le pays, mais l'homme qui a guidé les Perses par la sente en question, c'est Ephialte, c'est lui que j'accuse de ce crime.
(215). Xerxès apprécia fort l'offre d'Éphialte et, tout heureux, fit aussitôt partir Hydarnès et ses hommes ; vers l'heure où il faut allumer les lampes, ils étaient en route. Le sentier avait été découvert par les gens des environs, les Maliens, qui l'avaient alors indiqué aux Thessaliens pour leur permettre d'attaquer les Phocidiens, à l'époque où ce peuple, en élevant le mur qui fermait la passe, s'était mis à l'abri de leurs incursions ; depuis ces temps lointains les Maliens l'avaient jugé sans intérêt pour eux.
(216). Il se présente ainsi : il part de l'Asopos qui coule dans cette gorge ; la montagne et le sentier portent tous les deux le nom d'Anopée. La sente Anopée franchit la crête de la montagne pour aboutir à la ville d'Alpènes, première ville de Locride du côté des Maliens, en passant par la roche qu'on appelle Mélampyge — Fesse Noire — et la demeure des Cercopes, sa partie la plus étroite.
(217). C'est par ce chemin, si malaisé qu'il fût, que passèrent les Perses après avoir franchi l'Asopos ; ils marchèrent toute la nuit, avec les contreforts de l'Œta sur leur droite et les montagnes de Trachis sur leur gauche. Aux premières lueurs du jour, ils arrivèrent au sommet de la montagne ; là se trouvaient postés, comme je l'ai dit plus haut, mille hoplites phocidiens qui défendaient leur propre sol tout en gardant le sentier ; car au pied de la montagne le passage était gardé par les Grecs indiqués tout à l'heure, tandis que les Phocidiens s'étaient spontanément offerts à Léonidas pour garder le sentier de la montagne.
(218). Les Phocidiens furent avertis de l'arrivée des Perses grâce au fait suivant : en gravissant la montagne, l'ennemi leur demeurait caché par les chênes qui ta couvraient, mais, sans qu'il y eût de vent, le bruissement des feuilles les trahit, car le sol en était jonché et, naturellement, elles craquaient sous leurs pieds ; les Phocidiens coururent donc prendre leurs armes et les Barbares, au même instant, leur apparurent. Quand les Perses virent devant eux des soldats qui s'armaient, ils s'arrêtèrent, déconcertés : ils comptaient n'avoir aucun obstacle sur leur route, et ils se heurtaient à des combattants. Hydarnès craignit d'avoir affaire à des Lacédémoniens et s'enquit auprès d'Ephialte de la nationalité de ces hommes ; renseigné sur ce point, il rangea les Perses en bataille. Mais les Phocidiens lâchèrent pied sous la grêle de leurs flèches et se réfugièrent sur la cime de la montagne. Ils se croyaient spécialement visés par cette attaque, et ils acceptaient la mort ; telle était leur résolution, mais les Perses que menaient Éphialte et Hydarnès ne s'occupèrent pas d'eux et se hâtèrent de descendre la montagne.
(219). Les Grecs qui défendaient les Thermopyles apprirent du devin Mégistias, d'abord, que la mort leur viendrait avec le jour : il l'avait vu dans les entrailles des victimes. Ensuite il y eut des transfuges qui leur annoncèrent que les Perses tournaient leurs positions ; ceux-ci les alertèrent dans le courant de la nuit. Le troisième avertissement leur vint des sentinelles qui, des hauteurs, accoururent les prévenir aux premières lueurs du jour. Alors les Grecs tinrent conseil et leurs avis différèrent, car les uns refusaient tout abandon de poste, et les autres étaient de l'avis opposé. Ils se séparèrent donc, et les uns se retirèrent et s'en retournèrent dans leur pays, les autres, avec Léonidas, se déclarèrent prêts à rester sur place.
(220). On dit encore que Léonidas, de lui-même, les renvoya parce qu'il tenait à sauver leurs vies ; pour lui et pour les Spartiates qui l'accompagnaient, l'honneur ne leur permettait pas d'abandonner le poste qu'ils étaient justement venus garder. Voici d'ailleurs l'opinion que j'adopte de préférence, et pleinement quand Léonidas vit ses alliés si peu enthousiastes, si Peu disposés à rester jusqu'au bout avec lui, il les fit partir, je pense, mais jugea déshonorant pour lui de quitter son poste ; à demeurer sur place, il laissait une gloire immense après lui, et la fortune de Sparte n'en était pas diminuée. En effet les Spartiates avaient consulté l'oracle sur cette guerre au moment même où elle commençait, et la Pythie leur avait déclaré que Lacédémone devait tomber sous les coups des Barbares, ou que son roi devait périr. Voici la réponse qu'elle leur fit, en vers hexamètres : 
Pour vous, citoyens de la vaste Sparte,
Votre grande cité glorieuse ou bien sous les coups des Perséides
Tombe, ou bien elle demeure ; mais sur la race d'Héraclès,
Sur un roi défunt alors pleurera la terre de Lacédémone
Son ennemi, la force des taureaux ne l'arrêtera pas ni celle des lions,
Quand il viendra : sa force est celle de Zeus. Non, je te le dis,
Il ne s'arrêtera pas avant d'avoir reçu sa proie, ou l'une ou l'autre.
Léonidas pensait sans doute à cet oracle, il voulait la gloire pour les Spartiates seuls, et il renvoya ses alliés; voilà ce qui dut se passer, plutôt qu'une désertion de contingents rebelles, en désaccord avec leur chef.
(221). D'ailleurs, voici qui prouve, je pense, assez clairement ce que j'avance : le devin qui suivait l'expédition, Mégistias d'Acarnanie, un descendant, disait-on, de Mélampous et l'homme qui vit dans les entrailles des victimes et dit aux Grecs le sort qui les attendait, était lui aussi congédié, c'est certain, par Léonidas qui voulait le soustraire à la mort ; mais il refusa de s'éloigner et fit seulement partir son fils, qui l'avait accompagné dans cette expédition et qui était son seul enfant.
(222). Les alliés renvoyés par Léonidas se retirèrent donc, sur son ordre, et seuls les Thespiens et les Thébains restèrent aux côtés des Lacédémoniens. Les Thébains restaient par force et contre leur gré, car Léonidas les gardait en guise d'otages ; mais les Thespiens demeurèrent librement et de leur plein gré : ils se refusaient, dirent-ils, à laisser derrière eux Léonidas et ses compagnons ; ils restèrent donc et partagèrent leur sort. Ils avaient à leur tête Démophilos fils de Diadromès.
(223). Au lever du soleil Xerxès fit des libations, puis il attendit, pour attaquer, l'heure où le marché bat son plein, — ceci sur les indications d'Éphialte, car pour descendre de la montagne il faut moins de temps et il y a moins de chemin que pour la contourner et monter jusqu'à son sommet. Donc, Xerxès et les Barbares attaquèrent, et les Grecs avec Léonidas, en route pour la mort, s'avancèrent, bien plus qu'à la première rencontre, en terrain découvert. Ils avaient d'abord gardé le mur qui leur servait de rempart et, les jours précédents, ils combattaient retranchés dans le défilé ; mais ce jour-là ils engagèrent la mêlée hors du passage et les Barbares tombèrent en foule, car en arrière des lignes leurs chefs, armés de fouets, les poussaient en avant à force de coups. Beaucoup d'entre eux furent précipités à la mer et se noyèrent, d'autres plus nombreux encore, vivants, se piétinèrent et s'écrasèrent mutuellement et nul ne se souciait de qui tombait. Les Grecs qui savaient leur mort toute proche, par les Perses qui tournaient la montagne, firent appel à toute leur valeur contre les Barbares et prodiguèrent leur vie, avec fureur.
(224). Leurs lances furent bientôt brisées presque toutes, mais avec leurs glaives ils continuèrent à massacrer les Perses. Léonidas tomba en héros dans cette action, et d'autres Spartiates illustres avec lui parce qu'ils furent des hommes de coeur, j'ai voulu savoir leurs noms, et j'ai voulu connaître aussi ceux des Trois Cents. Les Perses en cette journée perdirent aussi bien des hommes illustres, et parmi eux deux fils de Darius, Abrocomès et Hypéranthès, nés de la fille d'Artanès, Phratagune (Artanès était frère du roi Darius et fils d'Hystaspe, fils d'Arsamès ; il avait donné sa fille à Darius avec, en dot, tous ses biens, car il n'avait pas d'autre enfant).
(225). Donc deux frères de Xerxès tombèrent dans la bataille, et Perses et Lacédémoniens se disputèrent farouchement le corps de Léonidas, mais enfin les Grecs, à force de vaillance, le ramenèrent dans leurs rangs et repoussèrent quatre fois leurs adversaires. La mêlée se prolongea jusqu'au moment où survinrent les Perses avec Éphialte. Lorsque les Grecs surent qu'ils étaient là, dès cet instant le combat changea de face ils se replièrent sur la partie la plus étroite du défilé, passèrent de l'autre côté du mur et se postèrent tous ensemble, sauf les Thébains, sur la butte qui est là (cette butte se trouve dans le défilé, à l'endroit où l'on voit maintenant le lion de marbre élevé à la mémoire de Léonidas. Là, tandis qu'ils luttaient encore, avec leurs coutelas s'il leur en restait un, avec leurs mains nues, avec leurs dents, les Barbares les accablèrent de leurs traits : les uns, qui les avaient suivis en renversant le mur qui les protégeait, les attaquaient de front, les autres les avaient tournés et les cernaient de toutes part.
(226). Si les Lacédémoniens et les Thespiens ont montré un pareil courage, l'homme brave entre tous fut, dit-on, le Spartiate Diénécès dont on rapporte ce mot qu'il prononça juste avant la bataille : il entendait un homme de Trachis affirmer que, lorsque les Barbares décochaient leurs flèches, la masse de leurs traits cachait le soleil, tant ils étaient nombreux ; nullement ému le Spartiate répliqua, sans attacher d'importance au nombre immense des Perses, que cet homme leur apportait une nouvelle excellente : si les Mèdes cachaient le ciel, ils combattraient donc à l'ombre au lieu d'être en plein soleil. Cette réplique et d'autres mots de la même veine perpétuent, dit-on, le souvenir du Spartiate Diénécès.
(227). Après lui les plus braves furent, dit-on, deux frères, des Lacédémoniens, Alphéos et Macon, les fils d'Orsiphantos. Le Thespien qui s'illustra tout particulièrement s'appelait Dithyrarnbos fils d'Harmatidès.
(228). Les morts furent ensevelis à l'endroit même où ils avaient péri, avec les soldats tombés avant le départ des alliés renvoyés par Léonidas ; sur leur tombe une inscription porte ces mots :
Ici, contre trois millions d'hommes ont lutté jadis
Quatre mille hommes venus du Péloponnèse.
Cette inscription célèbre tous les morts, mais les Spartiates ont une épitaphe spéciale :

Étranger, va dire à Sparte qu'ici
Nous gisons, dociles à ses ordres. 
Voilà l'épitaphe des Lacédémoniens, et voici celle du devin Mégistias :
Ici repose l'illustre Mégistias, que les Mèdes 
Ont tué lorsqu'ils franchirent le Sperchios ; 
Devin, il savait bien que la Mort était là, 
Mais il n'accepta pas de quitter le chef de Sparte.
Les stèles et les épitaphes, sauf celle de Mégistias, sont le tribut aux morts des Amphictyons ; celle du devin Mégistias fut faite par Simonide fils de Léoprépès, qui avait avec lui des relations d'hospitalité.
(229). Deux des trois cents Spartiates, Eurytos et Aristodèmos, pouvaient, dit-on, prendre tous les deux le même parti, et soit sauver leur vie en s'en retournant à Sparte (car Léonidas les avait autorisés à quitter le camp et tous deux gisaient dans Alpènes, atteints d'une très grave ophtalmie), soit, s'ils ne voulaient pas rentrer chez eux, mourir avec leurs camarades ; ils pouvaient faire l'un ou l'autre, mais ils ne parvinrent pas à s'entendre et décidèrent chacun pour soi. Dès qu'Eurytos apprit la manoeuvre des Perses, il demanda ses armes, les revêtit, et se fit conduire par son hilote au lieu du combat ; arrivés là, son guide prit la fuite et lui se jeta dans la mêlée où il trouva la mort ; Aristodèmos manqua, lui, de courage et resta en arrière. Or, si Aristodèmos était seul rentré dans Sparte en raison de sa maladie, ou s'ils étaient revenus tous les deux ensemble, les Spartiates, je pense, ne s'en seraient pas indignés ; mais l'un était mort et l'autre, placé dans la même situation que lui, n'avait pas accepté de mourir, et les Spartiates ne pouvaient pas ne pas s'en irriter vivement contre Aristodèmos.
(230). Voilà, selon les uns, comment Aristodèmos évita la mort et revint à Sparte, en invoquant cette excuse ; pour d'autres il fut chargé de porter un message hors du camp, mais il se garda bien de revenir à temps pour la bataille, comme il le pouvait il traîna en route pour sauver sa vie, tandis que son collègue revint se battre et succomba.
(231). De retour à Sparte Aristodèmos y vécut accablé d'outrages et déshonoré ; il avait à supporter certains affronts, et, par exemple, pas un Spartiate ne consentait à lui procurer du feu ni à lui adresser la parole, et il avait la honte de s'entendre appeler "Aristodèmos le Poltron". Cependant, à la bataille de Platées, sa conduite effaça tous les soupçons qui pesaient sur lui.
(232). Un autre Spartiate, dit-on, chargé lui aussi de porter un message, s'était rendu en Thessalie et survécut aux Trois Cents ; il s'appelait Pantitès et, de retour à Sparte, il se vit déshonoré, et se pendit.
(233). Les Thébains qui étaient sous les ordres de Léontiadès combattirent, par force, les soldats du Grand Roi tant qu'ils furent encadrés par les Grecs ; quand ils virent que les Perses prenaient l'avantage, ils s'écartèrent de Léonidas et des Grecs au moment où ceux-ci se repliaient en hâte sur leur butte, et ils s'approchèrent des Barbares en leur tendant les mains et en protestant, ce qui était parfaitement exact, qu'ils étaient du parti des Mèdes, qu'ils avaient été des premiers à céder au Grand Roi la terre et l'eau, qu'ils étaient venus par force aux Thermopyles et n'étaient pour rien dans l'échec qu'il avait essuyé. Ces paroles leur valurent la vie sauve, car ils avaient pour les confirmer le témoignage des Thessaliens ; mais ils n'eurent pas à s'en réjouir entièrement, car, lorsqu'ils vinrent se rendre aux Barbares, ceux-ci en tuèrent quelques-uns au moment où ils s'approchaient d'eux et, sur l'ordre de Xerxès, ils en marquèrent le plus grand nombre du chiffre royal, à commencer par leur chef Léontiadès, — dont les Platéens tuèrent plus tard le fils, Eurymaque, qui, avec quatre cents Thébains, s'était emparé de leur ville.
(234). Voilà comment luttèrent les Grecs des Thermopyles ; Xerxès alors fit venir Démarate et lui posa d'abord cette question : "Démarate, tu es un homme honnête, je le vois en vérité, car tout ce que tu m'as annoncé s'est accompli. Maintenant, dis-moi, combien reste-t-il de Lacédémoniens et combien sont-ils à être aussi vaillants ? Ou bien le sont-ils tous également ? — Seigneur, répondit Démarate, les Lacédémoniens for. ment un peuple nombreux, tous ensemble, et ils ont beaucoup de cités ; mais tu vas savoir ce qui t'intéresse. Il y a dans leur pays une cité, Sparte, d'environ huit mille hommes : ceux-là sont tous les égaux des soldats qui se sont battus ici. Les autres Lacédémoniens ne les égalent certes pas, mais ils sont braves. — Démarate, reprit Xerxès, comment ferons-nous pour vaincre ces gens sans trop de peine ? Allons, ne me cache rien, car tu sais bien ce qu'ils ont dans l'esprit, toi qui fus leur roi."
(235). Démarate lui répondit : "Seigneur, si tu tiens si fort à mes conseils, il est juste que je t'indique le parti le meilleur : tu devrais envoyer trois cents navires de ta flotte sur les côtes de la Laconie. Il y a dans ces parages une île nommée Cythère, dont le plus sage de nos compatriotes, Chilon, a dit que l'intérêt des Spartiates était qu'elle fût au fond de la nier plutôt qu'à la surface, parce qu'il s'attendait toujours à la voir utilisée justement pour le genre d'opération que je t'indique, — non pas qu'il eût prévu ton expédition, mais il craignait toute expédition éventuelle. Que tes hommes, basés sur cette île, inquiètent les Lacédémoniens : comme la guerre menacera leurs foyers, ils ne risqueront pas d'aller au secours du reste de la Grèce quand tes forces terrestres l'attaqueront ; et, quand le reste de la Grèce aura passé entre tes mains, la Laconie reste seule, trop faible désormais pour te résister. Si tu n'adoptes pas mon plan, voici ce qui t'attendra : un isthme étroit donne accès au Péloponnèse ; là, comme tous les Péloponnésiens se seront ligués contre toi, compte que tu auras à livrer de nouvelles batailles, plus rudes que celles d'hier. Si tu l'appliques, il n'y aura pas de bataille et l'Isthme, ainsi que toutes les cités, tombera en ton pouvoir."
(236). Après lui ce fut Achéménès, le frère de Xerxès et le chef de ses forces navales, qui parla ; présent à l'entretien, il craignait de voir Xerxès adopter ce projet. "Seigneur, lui dit-il, je te vois prêter l'oreille aux propos d'un homme qui est jaloux de tes succès, qui peut-être même trahit ta cause ; ces procédés sont d'ailleurs chers aux Grecs : tout succès soulève leur jalousie, toute supériorité leur haine. Dans notre position, si tu ôtes trois cents navires à ta flotte, qui en a déjà perdu quatre cents dans la tempête, pour les envoyer sur les côtes du Péloponnèse, tes adversaires deviennent aussi forts que toi ; rassemblée, notre flotte est invincible pour eux et, de prime abord, ils ne seront pas de taille à te résister. De plus la flotte entière appuiera l'armée, qui l'appuiera de son côté si elles marchent ensemble ; si tu les sépares, tu ne pourras pas être utile à tes forces navales, qui ne pourront pas non plus t'aider. Veille à tes propres intérêts, et sois bien résolu à ne pas te soucier des projets de tes ennemis ; ne cherche pas sur quel point ils porteront leurs armes, ce qu'ils feront, combien ils sont. Ils sont assez grands pour s'occuper de leurs propres affaires, occupons-nous des nôtres. Si les Lacédémoniens viennent livrer bataille aux Perses, ils ne guériront pas la blessure qu'ils viennent de recevoir."
(237). Xerxès lui répliqua : "Achéménès, ton avis me semble juste et je le suivrai. De son côté, Démarate indique le plan qu'il pense être le meilleur pour moi, quoique le tien l'emporte : car je n'admettrai jamais qu'il ne me soit point dévoué, — à en juger par les propos qu'il m'a tenus jusqu'ici, et par un fait certain : un homme peut être jaloux des succès d'un concitoyen et garder à son égard un silence hostile ; il s'abstiendra même, si l'autre le consulte, de lui donner le conseil à son avis le meilleur, à moins d'être fort avancé dans le chemin de la vertu, et les gens de cette espèce sont rares. Mais un hôte se réjouit par-dessus tout de la prospérité de son hôte et ne peut que lui donner les meilleurs conseils, s'il le consulte. Ainsi donc, j'entends qu'à l'avenir on se garde de calomnier Démarate, qui est mon hôte."
(238). Après cet entretien Xerxès traversa le champ de bataille, au milieu des cadavres ; comme il avait appris que Léonidas était le roi et k chef des Lacédémoniens, il fit décapiter son corps et fixer la t celle-ci, que Léonidas, de son vivant, avait été le principal objet du courroux de Xerxès ; sinon le roi n'aurait jamais infligé cet outrage à son corps puisque, de tous les peuples que je connais, les Perses accordent le plus d'honneur aux soldats courageux. Il en fut donc fait comme le roi l'avait ordonné.
(239). Je dois maintenant revenir sur un point où mon récit présente une lacune. Les Lacédémoniens avaient appris les premiers que le Grand Roi préparait une expédition contre la Grèce ; ils avaient, dans la circonstance, envoyé consulter l'oracle de Delphes et reçu la réponse que j'ai citée un peu plus haut. Ce renseignement leur était parvenu de curieuse manière. Démarate fils d'Ariston s'était exilé chez les Mèdes, il devait avoir pour les Lacédémoniens (la vraisemblance vient ici corroborer mon opinion) des sentiments peu bienveillants, et l'on peut se demander s'il fut guidé par la sympathie ou par la malignité. En tout cas, lorsque Xerxès décida d'envahir la Grèce, Démarate, qui était à Suse, connut ses projets et voulut en avertir les Lacédémoniens. Il ne pouvait pas le faire directement, car il risquait d'être surpris ; il eut donc recours à un subterfuge : il prit une tablette double, en gratta la cire, puis écrivit sur le bois même les projets de Xerxès ; ensuite il recouvrit de cire son message : ainsi le porteur d'une tablette vierge ne risquerait pas d'ennuis du côté des gardiens des routes. La tablette parvint à Lacédémone et personne n'y comprenait rien, lorsque enfin, suivant mes renseignements, Gorgo, la fille de Cléomène et la femme de Léonidas, eut une idée et comprit l'astuce ; elle dit à ses concitoyens de gratter la cire : ils trouveraient un message inscrit sur le bois. Ils le firent, déchiffrèrent le message et le communiquèrent à toute la Grèce. Voilà ce que l'on raconte.  http://www.theatrum-belli.com
Hérodote, In L'Enquête, Livres V à IX  Folio Classique

mardi 9 décembre 2008

10 AOUT 480 AVANT L'ERE CHRETIENNE : SPARTE, UN EXEMPLE

En cette fin du Ve siècle deux mondes sont face à face. D'un côté, Xerxès, le Grand Roi des Perses, et son empire cosmopolite composé, si l'on en croit Hérodote, de quarante-six peuples... De l'autre, la Grèce. C'est-à-dire la matrice historique de cette culture européenne dont sont porteurs, aujourd'hui, ceux qui, en France et dans tous les autres pays d'Europe, se battent pour leurs racines, leur identité, leur peuple et leur terre.
Après les vains efforts de son père Darius, tenu en échec par les hoplites athéniens à Marathon (490), Xerxès entend soumettre à son fouet ces Grecs qui osent récuser l'honneur d'être vassalisés par une superpuissance porteuse d'un nouvel ordre mondial (l'empire des Perses achéménides reprend les visées hégémoniques des empires orientaux qui l'ont précédé - empire babylonien et empire assyrien). Il y a donc confrontation entre deux civilisations, deux cultures, deux conceptions du monde. Le combat des guerriers grecs contre l'impérialisme oriental constitue un enjeu fondamental : « Il ne s'agissait pas seulement, écrit François Chamoux, de la vie et de l'indépendance d'un peuple, mais de l'avenir d'une civilisation (...) Cette fois il ne s'agissait pas d'un conflit ordinaire, où la "guerre, mère de toutes les choses", comme disait Héraclite, opposait les humains et leurs convoitises » ; l'entreprise de Xerxès, en effet, « apparaissait comme une tentative pour imposer à la Grèce non seulement une domination étrangère, mais aussi une philosophie politique, celle des grands états orientaux où, sous l'autorité du souverain de droit divin, vivent non des citoyens, mais des sujets, foule anonyme et servile où l'individu se trouve noyé. » Les guerriers grecs « ont défendu par les armes l'idéal juridique d'une cité composée d'hommes libres. »
Pour briser les Hellènes, Xerxès, après avoir conclu une entente avec Carthage, lance sur la Grèce une armée composite mais dont la masse numérique est effrayante (Hérodote parle, avec peut-être un peu d'exagération, d'un million sept cent mille hommes... ). C'est la plus formidable machine de guerre qu'ait jamais vu le monde méditerranéen.
La nouvelle invasion provoque une réunion panhellénique sur l'Isthme de Corinthe. Oubliant leurs rivalités, les cités grecques proclament l'union sacrée et confient le commandement des armées aux Spartiates.
L'ennemi occupant déjà le nord de la Grèce, Il faut ralentir au maximum sa progression pour pouvoir organiser la résistance du Péloponnèse. Un des rois de Sparte, Léonidas, prend la tête d'une petite troupe et vient occuper le passage des Thermopyles (« la porte des eaux chaudes », nom dû à des sources sulfureuses.) Entre les pentes escarpées de l'Œta et la mer, Il n'y a que la largeur d'une chaussée. Assaut après assaut, pendant plusieurs jours, les armées de Xerxès essayent de forcer le passage. Léonidas et ses trois cents Spartiates se souviennent du principe qu'on inculque, chez eux, au futur guerrier : on ne recule pas jamais. Léonidas et les siens se font donc tuer sur place, jusqu'au dernier.
Ce sacrifice sauva la Grèce. Aux Thermopyles, sur la roche fut gravé : « Passant, va dire à Sparte que nous sommes morts ici pour obéir à ses lois. »
✍ Pierre VIAL National hebdo du 11 au 17 août 1994