Affichage des articles dont le libellé est 1905. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est 1905. Afficher tous les articles

dimanche 28 janvier 2024

Quand Emile Combes assassinait la Liberté d’opinion

 

Emile Combes assassine la Liberté d'opinion

Cette circulaire du 20 juin 1902 qui s’assoit sur la Liberté d’opinion, que nous publions in extenso, est le premier épisode de ce qui sera un des plus grands scandales de la République radicale-socialiste : L'Affaire des Fiches. Elle montre comment la Gauche du début du vingtième Siècle se joua de cette grande idée de "LIBERTÉ" inscrite aux frontispices de tous nos monuments publics.

Les consignes données par le Président du Conseil sont claires : « votre devoir vous commande de réserver les faveurs dont vous disposez seulement à ceux de vos administrés qui ont donné des preuves non équivoques de fidélité aux institutions républicaines. Je me suis mis d'accord avec mes collègues du cabinet pour qu'aucune nomination, qu'aucun avancement de fonctionnaire appartenant à votre département ne se produise sans que vous ayez été au préalable consulté. »

Émile Combes continuera en mettant en place, avec le concours du grand Orient de France, un système de fichage généralisé qui conduira à l'affaire des fiches qui lui coûtera sa place ! Il s'agira d'écarter de la fonction publique, de l'enseignement et de l'armée tous ceux que le grand Orient de France ne trouvait pas assez républicain...

Dans une République qui prône la Liberté d’opinion et l’égalité de traitement, cette circulaire institue tout le contraire : Une mise à l’écart de la très grande majorité des fonctionnaires pour délit d’opinion. Un statut de Dhimmi des monarchies musulmanes… ou d’apartheid !

Ces pratiques de « sales gueules » qui visaient les catholiques et les juifs finirent par faire tomber le ministère très autoritaire d’Emile Combes (18 janvier 1905).

Malheureusement, ces pratiques détestables de "Discrimination administrative pour délit d'opinion" continueront à être pratiquées discrètement jusqu'en 1940 (Avec notamment sous le Front populaire, un certain René Bousquet)… pour finir par redevenir officielle sous le Régime de Vichy (Elles visaient alors les résistants et les juifs)

Circulaire envoyée le 20 juin 1902 par Emile Combes alors président du Conseil et Ministre de l'Intérieur et des Cultes depuis le 7 juin 1902

"" Monsieur le Préfet, Le suffrage universel vient de se prononcer une fois de plus et d'une façon particulièrement éclatante en faveur du maintien et du développement de nos institutions républicaines, et le Cabinet que j'ai l'honneur de présider a le devoir et la ferme volonté de suivre ses indications. Pour mener à bien l'œuvre démocratique, si heureusement inaugurée par le précédent ministère, j'ai besoin de votre concours le plus loyal et le plus résolu, et de celui de tous les fonctionnaires qui détiennent une parcelle quelconque de la puissance publique. Vous êtes dans votre département, Monsieur le Préfet, le représentant du pouvoir central et le délégué de tous les ministres. A ce titre, il vous appartient d'exercer, sous votre responsabilité, une action politique sur tous les services publics : leurs chefs, s'ils jouissent d'une certaine autonomie, en ce qui concerne la tractation des affaires administratives, et relèvent, à ce point de vue, de leurs supérieurs hiérarchiques, ne sauraient oublier qu'ils ont l'obligation stricte de se conformer à votre direction politique. Votre autorité sur eux sera d'autant plus efficace que, vous conformant vous-même aux principes dont s'inspire le Gouvernement, votre attitude sera nettement et résolument républicaine et que tous vos actes tendront à reconnaître la confiance qu'il a placée en vous. Je crois devoir ajouter que si, dans votre administration, vous devez la justice à tous, sans distinction d'opinion ou de parti, votre devoir vous commande de réserver les faveurs dont vous disposez seulement à ceux de vos administrés qui ont donné des preuves non équivoques de fidélité aux institutions républicaines. Je me suis mis d'accord avec mes collègues du cabinet pour qu'aucune nomination, qu'aucun avancement de fonctionnaire appartenant à votre département ne se produise sans que vous ayez été au préalable consulté. J'ai la confiance, monsieur le Préfet, que vous ne perdrez pas de vue ces recommandations. Au surplus, le Gouvernement ne saurait tolérer ni la moindre hésitation, ni la moindre défaillance de la part des fonctionnaires auxquels il délègue son autorité, et dont le premier devoir est l'attachement absolu à la République. Veuillez m'accuser réception de la présente circulaire. "

http://histoirerevisitee.over-blog.com/2017/12/quand-emile-combes-assassinait-la-liberte-d-opinion.html

jeudi 18 janvier 2024

L'Affaire des fiches (1901 – 1905) : Une tentative de dictature républicaine de la Gauche

 

Émile Combes - Radical socialiste - Dit "Le petit père Combes"

Émile Combes - Radical socialiste - Dit "Le petit père Combes"

Le système des fiches, initié sous Pierre Marie René Waldeck-Rousseau (1846 – 1904), étendu sous le radical Emile Combes (1835 – 1912), était une « tentative de dictature républicaine » comme l’écrira le biographe de ce dernier.

Cette discrimination administrative pour délit d'opinion faite au sein de la fonction publique, de l'enseignement et de l'armée aura des conséquences graves : 184 Généraux médiocres et incapables ayant bénéficié du système des fiches seront limogés par le généralissime Joffre dès les premiers mois de la grande Guerre. il faut dire qu'en deux mois de combat, les allemands étaient arrivés aux portes de Paris!

Le fichage des Français continuera discrètement après ce scandale et refera surface sous le Front populaire avec un certain Bousquet (Lire l'article : Les débuts de René Bousquet... son amitié avec Miterand).

Le grand orient de France à la manœuvre

Le général Louis André (1838 – 1913), directeur de l’école Polytechnique de 1893 à 1896, fut nommé ministre de la guerre du gouvernement Waldeck-Rousseau en 1900. Il sera reconduit dans le gouvernement Combes en 1902.

Fervent républicain et libre penseur, estimant que les deux tiers des officiers se valent, il jugea légitime de favoriser ceux qui partageaient ses opinions dès son arrivée au ministère de la guerre et de préparer une épuration.

A partir de 1901, il mit sur pied, avec le concours du Grand Orient de France, une organisation permettant de connaître les opinions de tous ses officiers.

Léon Gambetta disposait déjà dès 1876 de nombreux relais chez les officiers lui permettant de tenir un état des opinions politiques au cas où une épuration s’avèrerait nécessaire après la prise de pouvoir de la gauche républicaine. De son côté, le Grand Orient de France avait créé en 1894 un secrétariat chargé de collecter des renseignements sur les militaires voulant être candidat à l’Initiation.

En secret, ce secrétariat étendit son champ d’investigation et se mit au service du ministre. Dans chaque ville de garnison, les loges enquêtent ; les fiches remontent vers le secrétaire du grand maître, le citoyen Vadecart, qui les transmet au capitaine Mollin.

Sur 27 000 officiers, 20 000 seront fichés par le Grand Orient de France. Sur 2626 fiches étudiées par l’historien François Vindé, 210 signalent les éléments à promouvoir, les autres sont celles d’individus douteux ! Les officiers à écarter sont classés au ministère de la guerre dans le dossier « Carthage » (allusion à Caton l’ancien qui rêvait de la détruire) ; ceux à promouvoir dans le dossier « Corinthe » (le proverbe latin dit qu’il n’est pas donné à tout le monde d’aller à Corinthe).

Le scandale dévoilé

Ce système ultra-confidentiel a été dévoilé à l’automne 1904 grâce à Jean-Baptiste Bidegain. Pris de remords et voulant quitter la maçonnerie, le secrétaire adjoint du Grand Orient de France remit au député de droite Jean Guyot de Villeneuve une partie des fiches. Le 28 octobre 1904, ce dernier fait une intervention à la chambre des députés ; dès le matin des fiches avaient été publiées dans les quotidiens Le Figaro et L’écho de Paris.

Tous les acteurs se défaussent Emile Combes sauve son ministère par quatre voix de majorité. Le 4 novembre, Jean Guyot de Villeneuve revient à la charge. Les débats montreront que, dès le 30 novembre 1902, Waldeck-Rousseau avait averti Emile Combes d’un système de fiches mis en place pendant sa présidence en affirmant qu’il fallait républicaniser « à tout prix » l’armée. Emile Combes avait donc menti le 28 octobre. Il sauve son ministère de deux voix. Le général Louis André démissionne le 15 novembre de son poste de ministre de la guerre.

Le système des fiches n’est pas pour autant abandonné : on continue à ficher les opinions politiques et religieux des officiers ! Les services de la Grande Loge de France sont remerciés ; les préfets et la police sont chargés de cette besogne. Les successeurs d’Emile Combes, membres de gouvernement radicaux, continueront de tenir compte des fiches pour l’avancement.

En 1912, Alexandre Millerand, ministre de la guerre du premier gouvernement Raymond Poincaré, supprimera officiellement cette procédure.

Malgré le scandale le fichage continue de plus belle !

Emile Combes n’en resta pas là. Le 18 novembre, deux jours après la démission de son ministre de la guerre, il envoie aux préfets une circulaire leur enjoignant de ficher les candidats à la fonction publique. L’état d’esprit et les opinions des futurs fonctionnaires son collectés par les élus du bloc républicain et les notables favorables à la gauche.

Le 9 décembre 1904, cette délation dans la fonction publique fit débat devant la chambre. Alexandre Millerand demande à la chambre de « libérer ce pays de la domination la plus abjecte et la plus répugnante que jamais gouvernement ait entrepris de faire peser sur l’honneur et les intérêts des citoyens ».

Le 18 janvier 1905, Emile Combes démissionna faute de soutien à la Chambre. Son biographe reconnu que le système des fiches était « la tentation de la dictature républicaine ».

Ce système fut remis à l’honneur sous le gouvernement de Léon Blum en 1936. Le sous-chef de bureau au cabinet du directeur de la sûreté nationale était chargé de superviser les fiches, collectées dans différentes administrations, de cinq millions de Français et de deux millions d’étrangers classés « suspects » ou « indésirables ». Ce haut fonctionnaire s’appelait René Bousquet !

Entre le 2 août et le 31 décembre 1914, Joseph Joffre devra limoger pour incompétence 180 des 425 généraux français, soit 42%. En deux mois de guerre, les Allemands étaient arrivés à Vitry le François, Beauvais et aux portes de Paris. Le système des fiches et la discrimination positive allaient conduirent au même désastre que celui de la guerre de 1870 !

Souvenons nous des millions de paysans morts pour notre liberté.

Bibliographie :

Jean Sévillia – Quand les catholiques étaient hors la loi – Perrin – Collection Tempus - 2006 - 10€

François Vindé – L’affaire des fiches, 1900 – 1904, chronique d’un scandale – Editions universitaires – 1989

http://histoirerevisitee.over-blog.com/2013/10/l-affaire-des-fiches-1901-%E2%80%93-1905.html

lundi 17 janvier 2022

L'anarchisme dans la Révolution russe 1/3

  

LA « MAKCHNOVTCHINA »

Si la liquidation des anarchistes urbains, petits noyaux impuissants, devait être relativement aisée, il n'en fut pas de même dans le sud de l'Ukraine où le paysan Nestor Makhno avait constitué une forte organisation anarchiste rurale, à la fois économique et militaire. Fils de paysans pauvres ukrainiens, Makhno avait 20 ans en 1919. Tout jeune, il avait participé à la Révolution de 1905 et était devenu anarchiste. Condamné à mort par le tsarisme, sa peine avait été commuée et les huit années qu'il passa, presque toujours aux fers, à la prison de Boutirki, avaient été sa seule école. Avec l'aide d'un codétenu, Pierre Archinoff, il combla, au moins en partie, les lacunes de son instruction.

L'organisation autonome des masses paysannes dont il prit l'initiative, au lendemain d'Octobre, couvrait une région peuplée de 7 millions d'habitants, formant une sorte de cercle de 280 km de hauteur sur 250 de large. À son extrémité sud elle touchait à la mer d'Azov, où elle atteignait le port de Berdiansk. Son centre était Gulyai-Polyé, un gros bourg de 20 à 30.000 habitants. Cette région était traditionnellement rebelle. Elle avait été, en 1905, le théâtre de troubles violents.

Tout avait commencé avec l'établissement, en Ukraine, d'un régime de droite, imposé par les armées d'occupation allemande et autrichienne et qui s'était empressé de rendre à leurs anciens propriétaires les terres que les paysans révolutionnaires venaient de leur enlever. Les travailleurs du sol défendirent leurs toutes récentes conquêtes les armes à la main. Ils les défendirent aussi bien contre la réaction que contre l'intrusion intempestive, à la campagne, des commissaires bolcheviques, et leurs trop lourdes réquisitions. Cette gigantesque jacquerie fut animée par un justicier, une sorte de Robin des Bois anarchiste, surnommé par les paysans : « Père Makhno ». Son premier fait d'armes fut la prise de Gulyai-Polyé, à la mi-septembre 1918. Mais l'armistice du 11 novembre amena le retrait des forces d'occupation germano-autrichiennes, en même temps qu'il offrit à Makhno une occasion unique de constituer des réserves d'armes et de stocks.

Pour la première fois dans l'histoire, les principes du communisme libertaire furent mis en application dans l'Ukraine libérée et, dans la mesure où les circonstances de la guerre civile le permirent, l'autogestion pratiquée. Les terres disputées aux anciens propriétaires fonciers furent cultivées en commun par les paysans, groupés en « communes » ou « soviets de travail libres ». Les principes de fraternité et l'égalité y étaient observés. Tous, hommes, femmes, enfants devaient travailler dans la mesure de leurs forces. Les camarades élus aux fonctions de gestion, à titre temporaire, reprenaient ensuite leur travail habituel aux côtés des autres membres de la commune.

Chaque soviet n'était que l'exécuteur des volontés des paysans de la localité qui l'avait élu. Les unités de production étaient fédérées en districts et les districts en régions. Les soviets étaient intégrés dans un système économique d'ensemble, basé sur l'égalité sociale. Ils devaient être absolument indépendants de tout parti politique. Aucun politicien ne devait y dicter ses volontés sous le couvert du pouvoir soviétique. Leurs membres devaient être des travailleurs authentiques, au service exclusif des intérêts des masses laborieuses.

Lorsque les partisans makhnovistes pénétraient dans une localité, ils apposaient des affiches où l'on pouvait lire : « La liberté des paysans et des ouvriers appartient à eux-mêmes et ne saurait souffrir aucune restriction. C'est aux paysans et aux ouvriers eux-mêmes d'agir, de s'organiser, de s'entendre entre eux dans tous les domaines de leur vie, comme ils le conçoivent eux-mêmes et comme ils le veulent (...). Les makhnovistes ne peuvent que les aider, leur donnant tel ou tel avis ou conseil (...). Mais ils ne peuvent ni ne veulent en aucun cas les gouverner ».

Quand, plus tard, à l'automne de 1920, les hommes de Makhno furent amenés à conclure, d'égal à égal, un accord éphémère avec le pouvoir bolchevique, ils insistèrent pour l'adoption de l'additif suivant : « Dans la région où opérera l'armée makhnoviste, la population ouvrière et paysanne créera ses institutions libres pour l'autoadministration économique et politique ; ces institutions seront autonomes et liées fédérativement — par pactes — avec les organes gouvernementaux des Républiques soviétiques ». Abasourdis, les négociateurs bolcheviques disjoignirent cet additif de l'accord, afin d'en référer à Moscou, où, bien entendu, il fut jugé « absolument inadmissible ».

Une des faiblesses relatives du mouvement makhnoviste était l'insuffisance d'intellectuels libertaires dans son sein. Mais, au moins par intermittence, il fut aidé, du dehors. Tout d'abord, de Kharkov et de Koursk, par les anarchistes qui, à la fin de 1918, avaient fusionné en un cartel dit Nabat (le Tocsin), animé par Voline. En avril 1919, ils tinrent un congrès où ils se prononcèrent « catégoriquement et définitivement contre toute participation aux soviets, devenus des organismes purement politiques, organisés sur une base autoritaire, centraliste, étatique ». Ce manifeste fut considéré par le gouvernement bolchevique comme une déclaration de guerre et le Nabat dut cesser toute activité. Par la suite, en juillet, Voline réussit à rejoindre le quartier général de Makhno où, de concert avec Pierre Archinoff, il prit en charge la section culturelle et éducative du mouvement. Il présida un de ses congrès, celui tenu en octobre, à Alexandrovsk. Des Thèses généralesprécisant la doctrine des « soviets libres » y furent adoptées.

Les congrès groupaient à la fois des délégués des paysans et des délégués des partisans. En effet, l'organisation civile était le prolongement d'une armée insurrectionnelle paysanne, pratiquant la tactique de la guérilla. Elle était remarquablement mobile, capable de parcourir jusqu'à cent kilomètres par jour, non seulement du fait de sa cavalerie, mais grâce aussi à son infanterie qui se déplaçait dans de légères voitures hippomobiles, à ressorts. Cette armée était organisée sur les bases, spécifiquement libertaires du volontariat, du principe électif, en vigueur pour tous les grades, et de la discipline librement consentie : les règles de cette dernière, élaborées par des commissions de partisans, mis validées par des assemblées générales, étaient rigoureusement observées par tous.

Les corps francs de Makhno donnèrent du fil à retordre aux armées « blanches » interventionnistes. Quant aux unités de gardes-rouges des bolcheviks, elles étaient assez peu efficaces. Elles se battaient seulement le long des voies ferrées sans jamais s'éloigner de leurs trains blindés, se repliant au premier échec, s'abstenant souvent de rembarquer leurs propres combattants. Aussi inspiraient-elles peu de confiance aux paysans qui, isolés dans leurs villages et privés d'armes, eussent été à la merci des contre-révolutionnaires. « L'honneur d'avoir anéanti, en automne de l'année 1919, la contre-révolution de Denikine revient principalement aux insurgés anarchistes », écrit Archinoff, le mémorialiste de la makhnovtchina.

Mais Makhno refusa toujours de placer son armée sous le commandement suprême de Trotsky, chef de l'Armée rouge, après la fusion dans cette dernière des unités de gardes-rouges. Aussi le grand révolutionnaire crut-il devoir s'acharner contre le mouvement insurrectionnel. Le 4 juin 1919, il rédigea un ordre, par lequel il interdit le prochain congrès des makhnovistes, accusés de se dresser contre le pouvoir des Soviets en Ukraine, stigmatisa toute participation au congrès comme un acte de « haute trahison » et prescrivit l'arrestation de ses délégués. Inaugurant une procédure qu'imiteront, 18 ans plus tard, les staliniens espagnols contre les brigades anarchistes, il refusa des armes aux partisans de Makhno, se dérobant au devoir de leur porter assistance, pour ensuite les accuser de trahir et de se laisser battre par les troupes blanches.

Cependant les 2 armées se retrouvèrent d'accord, par 2 fois, lorsque la gravité du péril interventionniste exigea leur action commune, ce qui se produisit, d'abord, en mars 1919 contre Denikine, puis au cours de l'été et de l'automne 1920, quand menacèrent les forces blanches de Wrangel que, finalement, Makhno détruisit. Mais, aussitôt le danger extrême conjuré, l'Armée rouge reprenait les opérations militaires contre les partisans de Makhno, qui lui rendaient coup pour coup.

À suivre

mercredi 25 novembre 2020

Le repos dominical, conséquence d'une catastrophe minière

   


Au lendemain de la tragédie de Courrières, le gouvernement radical-socialiste de Ferdinand Sarrien fut contraint de légaliser le repos dominical pour calmer la colère populaire.

Le matin du samedi 10 mars 1906, se produisit près de Courrières, dans le Pas-de-Calais, une catastrophe minière qui tua officiellement 1099 personnes. Un coup de grisou (explosion de gaz) suivi d'un coup de poussier (inflammation de la poussière de charbon) provoquèrent une flamme qui parcourut en deux minutes 110 kilomètres de galerie dans trois des fosses exploitées par la Compagnie des mines de Courrières, où se trouvèrent pris au piège, à 340 mètres de fond, quelque 1700 mineurs et galibots (âgés de 14 ou 15 ans).

L’enchevêtrement des débris et la présence de gaz dans les puits et les galeries rendirent les opérations de sauvetage très difficiles. Par rapport au nombre des victimes, peu de blessés furent remontés, souvent grièvement brûlés ou mutilés. Par ailleurs, les opérations de sauvetage furent vite abandonnées : l'arrivée, le 11 mars, d'une équipe d'ingénieurs de l’État qui devaient les prendre en main, ne fit que compliquer la situation, l'ingénieur en chef se heurtant aux ingénieurs de la mine et aux mineurs désireux d'agir le plus vite possible pour secourir leurs camarades. Le 12 mars, troisième jours après l'accident, les travaux de sauvetage étaient déjà interrompus lorsqu’arrivèrent 25 mineurs allemands volontaires, équipés de masques à oxygène - dont les sauveteurs français étaient dépourvus… Ils ne trouvèrent dans les galeries que des cadavres. Le 15 mars, les recherches furent définitivement stoppées. Pourtant il demeurait des survivants.

Le 30 mars, vingt jours après la catastrophe, treize hommes parvinrent à rejoindre un puit après avoir marché dans le noir pendant des kilomètres et furent sauvés. Et le 4 avril, un quatorzième miraculé fut retrouvé vivant grâce aux secouristes allemands.

Sacrifiés aux intérêts de la mine

Il s'ensuivit un mouvement de colère parmi les mineurs, provoqué par le sentiment d'avoir été sacrifiés aux intérêts de la mine. Il apparut que la présence de la poche de grisou à l'origine de l'explosion avait été signalée, mais que la compagnie n'en avait pas tenue compte. La rapidité avec laquelle il avait été mis fin aux recherches fut aussi reprochée à ses responsables, accusés de s'être davantage souciés de protéger le gisement que de sauver les vies humaines. La manière dont avaient été traitées les familles, laissées sans informations, le peu de temps qui leur fut laissé pour identifier leurs morts (un seul jour pour plus d'un millier de corps parfois méconnaissables), ainsi que l'expulsion des veuves hors des corons, mirent un comble au ressentiment. Lors des obsèques, organisées hâtivement, les corps étant ensevelis dans une fosse commune, l'ingénieur en chef et le directeur de la compagnie s'en furent sous les huées.

La révolte s'étend, débouche sur un vaste mouvement de grève dans lequel 40 000 mineurs sont engagés à la fin du mois de mars. Georges Clemenceau, ministre de l'Intérieur y voit « l'occasion de montrer son tempérament », comme l'a écrit Jean-Denis Bredin. Il harangue les grévistes à Lens et, ses appels au calme restant sans effet, fait venir 20 000 soldats et gendarmes pour réprimer l'émeute qui gagne tout le Nord et le Pas-de-Calais. Cependant, à Paris, la CGT brandit la menace d'un 1er mai musclé et le gouvernement doit encore faire appel à l'armée pour y garantir l'ordre, sans pouvoir éviter la multiplication des grèves.

C'est dans ce contexte de lutte sociale qu'est votée la loi sur le repos dominical, qui contribue à calmer les esprits. Clemenceau, quant à lui, succédera à Ferdinand Sarrien à la présidence du Conseil en octobre 1906.

H.B. monde&vie 14 janvier 2015 n°902

mardi 24 novembre 2020

Le repos du dimanche, conquête de la droite sociale

   


Le Comte Albert de Mun fut en son temps le meilleur orateur de la Chambre

La querelle autour du repos dominical, que les matérialistes voudraient supprimer, a connu depuis deux siècles de multiples rebondissements. C'est la droite « légitimiste » et catholique qui, dès le XIXe siècle, conduisit la bataille pour arracher à une gauche libérale et anticléricale cet « acquis social ».

Pendant des siècles l'Ancien Régime avait imposé le respect du « Jour du Seigneur » et celui des fêtes chômées. Au XVIIIe siècle, les « philosophes » lui livrèrent les premières attaques, comme Voltaire, qui jugeait économiquement plus utile que le peuple travaillât le dimanche, « au lieu d'aller boire au cabaret les jours de fête après la sainte messe ». La guerre au dimanche ainsi déclarée devait aboutir sous la Révolution française, qui, en vendémiaire an II (octobre 1793) remplaça la semaine de sept jours par la décade, comptant dix jours. Les travailleurs perdaient au change, puisque, de ce fait, l'année ne comptait plus que 36 jours de repos - les décadis -, contre 52 dimanches auparavant sans compter les fêtes chrétiennes. Encore l'obligation de ce congé du « décadi » fut-elle limitée en l'an VIII (1800), sous Bonaparte, aux seuls « fonctionnaires publics et agents salariés du gouvernement ». Deux ans plus tard, après la signature du Concordat signé entre le Premier Consul et Pie VII, on revint au calendrier grégorien, mais le repos du dimanche resta réservé aux fonctionnaires.

Ces lois révolutionnaires étaient d'inspiration à la fois laïque et libérale en théorie, les citoyens devaient rester libres d'exercer leur activité et de prendre du repos quand ils l'entendaient; dans les faits, le salarié ne disposait ni de liberté, ni de repos. Il fallut attendre le retour des Bourbons pour que le repos dominical soit rétabli, par la loi du 18 novembre 1814 « pour la sanctification du dimanche », ce qui soulignait le caractère principalement religieux de cette mesure; mais la révolution de 1830, qui chassa Charles X, remit tout en question. Sous Louis-Philippe, le roi bourgeois, puis sous le Second Empire, la loi de 1814 fut officiellement maintenue, mais loin d'être toujours appliquée. Patrick Barrau(1) observe qu'une loi de 1841, interdisant le travail des enfants de moins de seize ans les dimanches et jours de fête, « affaiblissait encore le caractère général du texte de 1814 ».

Liberté ou tyrannie ?

La véritable attaque contre le repos dominical va être portée, après la chute de l'empire et l'établissement de la République, par la chambre des députés issue des élections législatives de 1877 et dominée par la gauche (Union républicaine) anticléricale et libérale. Le 1er décembre 1879 un député radical dépose une proposition de loi visant à abroger la loi de 1814, jugée trop catholique et dirigiste. Le rapporteur du texte au Sénat, Casimir Fournier, considère ainsi qu'il convient de « laisser les salariés et les employeurs déterminer librement le principe et le mode de ce repos ». Au contraire, c'est la droite royaliste légitimiste, imprégnée par le catholicisme social à l'image du comte Albert de Mun, qui défend le dimanche chômé. À la chambre haute, face à Fournier et à ses amis, le royaliste Armand Fresneau, sénateur du Morbihan, proteste : « Le faible, le pauvre qui a besoin de protection, voilà la victime de la disparition des temps de repos », tandis que Pierre Chesnelong, sénateur monarchiste des Basses-Pyrénées, affirme que la « liberté » n’en est pas une pour l’ouvrier et demande si « la loi n est pas faite pour protéger

les faibles lorsque leurs droits peuvent être opprimés par la force ? » Rien n'y fait le texte est voté en 1880 et le repos du dimanche est supprimé, sauf pour les fonctionnaires.

Pour autant, le dossier n'est pas clos. Au cours des dernières années du XIXe siècle et aux premières du siècle suivant, ce sont les salariés du commerce qui mènent le bal, dans la rue. À Bordeaux, au Havre, à Saint-Etienne, Limoges, Nice, Tarbes, Nantes, Saumur, Toulouse, des troubles se produisent, des vitrines et des devantures sont brisées, des magasins ouverts le dimanche saccagés.

En 1902, un nouveau projet de loi est déposé, qui nourrit pendant quatre ans les débats parlementaires, opposant de nouveau une gauche individualiste et anticléricale et une droite catholique dont les champions sont souvent royalistes. Deux questions sont en particulier discutées d'une part, le caractère obligatoire du congé (le rapporteur de la loi au Sénat, Alcide Poirier, député de la Seine, l'estimait ainsi « contraire à la liberté individuelle, contraire à la liberté du travail à la fois du patron et de l'ouvrier ») et d'autre part, le choix du dimanche comme jour de repos, défendu par les élus catholiques. Le sénateur royaliste Dominique Delahaye affirme alors que « L'inobservation du dimanche est un fruit de la tyrannie patronale (…) que vous voulez sanctionner par la tyrannie de la loi… ».

En 1906, deux conflits importants conduisent finalement les parlementaires à entériner le principe du repos du dimanche : une part, la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905 et les « inventaires », qui ulcèrent les catholiques français et d'autre part, la catastrophe minière de Courrière, en mars 1906. Dans les deux cas, l'octroi du repos dominical doit contribuer à apaiser les tensions. Toutefois, le texte de loi prévoit tant de possibilités de dérogation qu'il occasionne des discussions sans fin entre patrons et salariés. Finalement, le repos dominical ne s'imposera vraiment qu'après la Première Guerre mondiale.

1). Patrick Barrau, La naissance mouvementée du droit au repos hebdomadaire, cahiers n° 4 de l'Institut régional du travail de l'Université d'Aix-Marseille II. Ce texte est disponible sur Internet.

Hervé Bizien monde&vie 4 janvier 2015 n°902

mardi 15 septembre 2020

La face cachée de la loi de 1905

 La pensée dominante fait aujourd’hui une lecture anachronique de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. En son temps, la loi de 1905, rupture unilatérale du Concordat de 1801, ne fut jamais négociée avec la hiérarchie catholique. Solennellement condamnée par le pape Pie X, la loi de Séparation parachevait vingt-cinq années de mesures laïcistes imposées à la France par des gouvernements anticléricaux.

« La République française s’est construite autour de la laïcité » , affirmait, en 2003, la première phrase du rapport Stasi : il serait plus juste de dire que la République française s’est construite autour de l’anticléricalisme. Un tel aveu, cependant, ne peut être attendu d’instances officielles qui ont tout intérêt à masquer que, pour les hommes qui prirent le pouvoir à la fin des années 1870, la laïcité était une philosophie de combat contre le catholicisme.

« Le cléricalisme, voilà l’ennemi » , proclame Gambetta, à la Chambre des députés, le 4 mai 1877. L’anticléricalisme, au XIXe siècle, est à tout la fois l’héritier de l’esprit antichrétien de la grande Révolution et le fruit de sa propre époque, puisque les anticléricaux croient sincèrement que les progrès de la science vont dissiper les brumes obscurantistes de la foi chrétienne. Sous le Second Empire, cristallisé en force politique, l’anticléricalisme s’identifie à l’idée républicaine. S’il s’affirme, c’est en raison de la bienveillance dont jouit l’Eglise auprès de l’administration de Napoléon III, puis, après 1870, auprès de la République conservatrice de Thiers et de Mac Mahon. Mais c’est d’abord parce que le catholicisme est florissant.

Au sortir des persécutions subies pendant la Révolution, le Concordat de 1801, signé au nom de Pie VII et de Bonaparte, a garanti la liberté de culte et déclaré le catholicisme « religion de la grande majorité des Français » . Ce Concordat assujettit le clergé à l’Etat, notamment par les articles organiques de 1802 (lois imposées par Bonaparte et jamais reconnues par l’Eglise), mais il assure une sécurité à l’Eglise. Les fruits sont là : renaissance du clergé séculier et essor des congrégations (ces dernières, non concernées par le Concordat) confèrent une grande visibilité au catholicisme. En 1878, pour 38 millions d’habitants, la France compte 56 000 prêtres diocésains, 30 000 religieux et 130 000 religieuses. Grâce à la loi Guizot (1833) et à la loi Falloux (1850), la religion a toute sa place dans l’enseignement, tandis que l’Eglise multiplie les œuvres sociales.

En 1876 et en 1877, à la Chambre, la majorité passe à gauche. En 1879, le président de la République, Mac Mahon, est contraint de démissionner. Jules Grévy – un vrai républicain – lui succède. Dorénavant, le chef de l’Etat, le président du Conseil, les ministres et la majorité des parlementaires seront républicains, au sens que revêt alors le mot : jusqu’en 1914, l’Etat sera aux mains de la gauche anticléricale.

L’offensive contre l’Eglise commence dès mars 1879, quand Jules Ferry, le ministre de l’Instruction publique, dépose un projet de loi qui interdit d’enseignement les membres d’une congrégation non autorisée. Rejeté par le Sénat, ce projet se transforme, en 1880, en décrets ordonnant la dissolution des jésuites et demandant aux autres congrégations de présenter une demande d’autorisation. Les congrégations masculines non autorisées sont dissoutes : 261 couvents sont fermés, 5600 religieux expulsés.

Rendue gratuite en 1881, l’école primaire publique devient obligatoire et laïque en 1882 : l’enseignement religieux y est supprimé. En 1886, la loi Goblet, chassant les instituteurs ecclésiastiques, interdit d’enseignement 3000 frères des écoles chrétiennes et 15 000 religieuses.

La deuxième vague de l’offensive anticléricale surgit à la fin des années 1890, dans les remous de l’affaire Dreyfus. En 1899, Pierre Waldeck-Rousseau prend la tête d’un gouvernement qui, s’appuyant sur les radicaux – parti intimement lié à la franc-maçonnerie – leur donne des gages sur le terrain religieux.

En 1900, la congrégation des assomptionnistes, propriétaire de La Croix, journal qui fut en pointe dans le camp antidreyfusard, est dissoute. Waldeck-Rousseau vient de déposer un projet de loi qui constitue une guillotine pour l’ensemble des communautés religieuses. Cette loi, qui va devenir la loi du 1er juillet 1901 sur les associations, est libérale pour les citoyens ordinaires : une déclaration en préfecture suffit à donner une existence légale à une association. Pour les associations religieuses, la loi est liberticide, puisqu’elle les contraint à obtenir leur autorisation d’un vote au Parlement. 30 000 religieux et 130 000 religieuses sont menacés. Ceux qui refusent de se soumettre choisissent l’exil. D’autres préfèrent la sécularisation (vivre dans le siècle en habits civils, en restant fidèle à ses vœux et en maintenant des liens de communauté), expérience souvent désastreuse. D’autres congrégations – les dominicains, les capucins, les cisterciens, certains bénédictins, la quasi-totalité des congrégations féminines – déposent une demande d’autorisation.

En 1902, Emile Combes forme le gouvernement. Ancien séminariste, cet homme qui a perdu la foi de sa jeunesse s’est transformé en adversaire de l’Eglise. Médecin, membre du parti radical, élu local bien implanté dans son département de Charente, il est un produit typique de cette classe moyenne pour qui la promotion sociale se confond avec les valeurs de la IIIe République. Dès son accession au pouvoir, appliquant de manière stricte la loi de 1901, il fait fermer 3000 écoles catholiques.

En 1903, la Chambre repousse la totalité des demandes d’autorisation des congrégations, à l’exception des missionnaires dont le régime a besoin pour son entreprise coloniale. Expulsées de leurs couvents, leurs biens saisis, la plupart des communautés s’exilent en Europe ou en Amérique du Nord. En 1904, une dernière loi étend l’interdiction d’enseigner aux congrégations jusqu’alors autorisées. Entre 1901 et 1904, 17 000 œuvres congréganistes (écoles, dispensaires, maisons de charité) auront été fermées, et de 30 000 à 60 000 religieux et religieuses ont dû quitter la France.

C’est dans ce contexte que va intervenir la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Combes a longtemps fait partie des anticléricaux qui, jugeant que le Concordat permet de contrôler l’Eglise, sont partisans de son maintien. Mais un bras de fer l’oppose au Vatican à propos de la nomination des évêques, Pie X refusant l’institution canonique aux candidats présentés, en vertu du Concordat, par le chef du gouvernement. D’autre part, alors que la papauté n’a pas reconnu l’annexion des Etats pontificaux par l’Italie, la visite du président de la République, Emile Loubet, à Rome provoque la rupture des relations diplomatiques entre le Saint-Siège et la France. Fin 1904, Combes dépose un projet de Séparation. L’affaire des fiches vient cependant d’éclater : on a découvert que le ministère de la Guerre espionnait les officiers avec la complicité du Grand Orient, système qui permettait de priver d’avancement les catholiques. Ce scandale provoque la chute du cabinet Combes : c’est son successeur, Maurice Rouvier, qui reprend le dossier de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. La loi, défendue par son rapporteur, le socialiste Aristide Briand, est votée à la Chambre le 3 juillet 1905. Après passage au Sénat, elle est promulguée le 9 décembre 1905.

Stricto sensu, cette loi ne crée rien. C’est une loi en creux, dont la philosophie tient dans les deux premiers articles. Il est d’abord mis fin à la notion de culte reconnu : le catholicisme, le protestantisme et le judaïsme perdent ce statut qui était le leur depuis le Premier Empire. La loi supprime ensuite le budget des cultes : le clergé catholique, les pasteurs luthériens ou calvinistes et les rabbins cessent de recevoir un traitement de l’Etat. Si la République reconnaît la liberté de culte, l’Etat (en théorie au moins) ne veut donc plus avoir affaire avec la religion, qui est reléguée dans la sphère privée. Les autres articles de la loi de 1905 règlent des questions de police des cultes ou d’attribution des biens ecclésiastiques : ces derniers, propriété de l’Etat ou des communes depuis la Révolution, affectés au clergé par le Concordat napoléonien, doivent être remis à des associations cultuelles qui en assureront la gestion, la puissance publique en conservant toutefois la propriété.

Alors que l’épiscopat français est prêt à se soumettre à la loi, Pie X, en février 1906, par l’encyclique Vehementer Nos, condamne la séparation de l’Eglise et de l’Etat comme contraire à l’ordre surnaturel. Le pape proteste contre cette rupture unilatérale du Concordat, et critique une loi qui prétend confier l’administration du culte public à des associations de laïcs, détruisant le principe hiérarchique de l’Eglise.

A l’instar du Souverain Pontife, une bonne partie des fidèles à choisi la résistance. En février et mars 1906, les inventaires des biens ecclésiastiques, prévus par la loi de Séparation, provoquent de violents incidents à Paris et en province : la crise se solde par 300 condamnations à des peines de prison, par la démission de dizaines de fonctionnaires, d’officiers ou de maires, et ne prend fin que parce que la mort d’un manifestant, dans le Nord, force le gouvernement à interrompre la procédure.

En août 1906, une seconde encyclique de Pie X interdit de constituer les associations cultuelles prévues par la loi. En décembre 1906, un an après sa promulgation, la Séparation entre en vigueur. Les protestants et les juifs ont formé leurs associations. Mais le refus des catholiques met l’Etat dans l’embarras. A qui remettre les biens de l’Eglise ? Dans quel cadre légal le culte catholique pourra-t-il s’exercer ? La messe deviendra-t-elle un délit ? L’Etat ou les communes, propriétaires des évêchés et des séminaires, s’en attribuent l’usage : leurs occupants sont expulsés. Mais vider les églises, ce serait la guerre civile. Dès 1907, la République est contrainte d’adopter de nouvelles lois qui, corrigeant le texte de 1905, laissent les édifices du culte (dont la puissance publique reste propriétaire) à la disposition du clergé et des fidèles, le culte étant assimilé aux réunions publiques. En 1908, la loi autorise les pouvoirs publics à entretenir les cathédrales et les églises. Libéralisme du législateur ? Non, c’est l’intransigeance de Pie X et la résistance des catholiques qui ont contraint l’Etat a trouvé une solution de compromis.

Bilan de la Séparation ? Contrasté. D’un côté, l’Eglise a perdu son rang officiel dans l’espace public. Sur le plan matériel, le préjudice est énorme : outre le patrimoine spolié (évêchés et séminaires), la disparition du budget des cultes livre le clergé à la générosité aléatoire des fidèles. Mais d’un autre côté, l’Eglise a retrouvé la liberté de nommer ses évêques, et bénéficie d’une liberté de plume, de parole et de réunion que ne menacent plus des articles organiques datant de Napoléon. Et avec le temps, la prise en charge des frais d’entretien des églises par l’Etat ou les communes s’avérera une aubaine…

La Grande Guerre mettra fin à trente années d’anticléricalisme d’Etat. En 1920, les relations diplomatiques avec le Saint-Siège sont rétablies. En 1923, un accord intervient entre Paris et le Vatican, accord ratifié, en 1924, par une encyclique de Pie XI (Maximam gravissimamque) : la gestion des biens ecclésiastiques est confiée aux associations diocésaines, présidées par les évêques et reconnues par le droit français. En 1940 et 1942, les lois anticongréganistes sont levées par le gouvernement du maréchal Pétain, mais en reprenant un projet étudié par Daladier en 1938 : en 1945, personne ne reviendra sur le sujet.

Au fil des ans, la question scolaire demeurant un brandon de discorde, un modus vivendi s’instaurera entre l’Eglise et l’Etat. Bien que le mot n’y figure pas, la loi de 1905 est considérée comme l’acte de naissance de la « laïcité à la française ». Celle-ci se caractérise – sur le plan des principes – par le fait que l’Etat n’est lié à aucune religion et qu’il refuse toute mention de Dieu dans ses textes officiels. Dans la pratique (notamment administrative), la réalité est plus nuancée : depuis 1905, les échanges n’ont jamais cessé entre l’Etat français et le catholicisme.

Maintenant, dans une société pluraliste et déchristianisée, les catholiques français sont nombreux à s’être approprié le terme de laïcité. Ils sont moins nombreux à être conscients que le sens que lui attribue l’Eglise depuis Pie XII (le respect mutuel du temporel et du spirituel) ne correspond pas à la définition historique de la laïcité française, qui veut exclure le spirituel de toute dimension sociale en réduisant la religion à une opinion privée. Combien de catholiques mesurent-ils que l’ambiguïté sémantique autour de la laïcité dissimule une opposition de principes qui, pour l’Eglise, reste grosse de tous les dangers ?

Jean Sévillia

Sources :  (Edition du  vendredi 1 juillet 2005)

https://www.jeansevillia.com/2015/04/11/la-face-cachee-de-la-loi-de-1905/

vendredi 6 mars 2020

De la relativité des réputations : Einstein ou Poincaré ?

De la relatitivité des réputions - Einstein ou Poincaré ?.jpeg
Les libraires des sous-préfectures ont de la chance : les Œuvres complètes d'Albert Einstein seront bientôt disponibles en langue française, grâce au CNRS et aux éditions du Seuil. Quant à ceux, parmi leurs clients, qui souhaiteraient aussi acquérir les ouvrages de Louis de Broglie ou de Henri Poincaré, ils devront attendre que le Centre national de la recherche s'y intéresse, c’est-à-dire patienter jusqu'à une date indéterminée, au XXIe ou au XXIIe siècle.
Pourquoi Einstein sur fonds publics français ? Et pourquoi maintenant ? À la vérité, il en va pour lui comme pour certaines boules de billard : quand on les voit passer, il faut chercher celle qui a transmis le mouvement. Dans le cas d'Einstein, le moteur s'appelle Henri Poincaré, un génie français méconnu, resté dans les cartons poussiéreux de la mémoire scientifique jusqu'à ce qu'on l'exhume récemment pour cause de perspicacité incontournable. Depuis une dizaine d'année, en effet, les physiciens et les biologistes intéressés par la mathématique des événements aléatoires se rendent compte qu'ils lui doivent tout. Voilà près d'un siècle (Théorie du tourbillon, 1893) qu'il a mis au point les outils dont ils se servent. Et personne n'a songé à lui rendre un hommage posthume.
Du côté des einsteiniens pur beurre, le retour à Poincaré inquiète : on risque en effet de découvrir que l'invention de la relativité n'est pas attribuable à leur idole, mais à Poincaré qui l'a précédé de quelques années. Pourquoi, dira-t-on, l'auteur lui-même n’a-t-il pas insisté de son vivant pour le faire savoir ? C'est que Poincaré, comme beaucoup de génies authentiques, avait l'intelligence généreuse, et ne cessait de pondre du nouveau sans se soucier outre mesure du sort médiatique de ses œuvres. En outre, la mécanique relativiste n'est devenue à la mode qu'après sa mort intervenue en 1912. Poincaré a eu le savoir-faire, mais pas le faire-savoir.
L'ANTÉRIORITÉ DE POINCARÉ
Pour autant, si l'on reprend la chronologie des événements intellectuels de la fin du XIXe siècle, les choses sont claires. Remontons à 1885. Le roi Oscar II de Suède organise un concours. Non une eurovision de la chanson, mais un défi sur le thème du problème des n-Corps. Un siècle avant les Grimaldi de Monaco, les têtes princières s'intéressaient plus à la physique qu'au showbiz. De quoi s'agissait-il ? Soient le Soleil et la Terre. Peut-on calculer raisonnablement l'influence de l'un sur le mouvement de l'autre ? Question simple pour les spécialistes : la loi de gravitation de Newton un peu améliorée donne la solution ! Mais si l'on repose la même question avec trois corps : la Soleil, la Terre et la Lune, par exemple, la réponse devient beaucoup plus compliquée. Et le problème est considéré comme insoluble si l'on veut tenir compte en même temps des dix planètes du système solaire ou, plus généralement, de n-corps en nombre indéterminé.
Poincaré, le premier, explique pourquoi il n'existe pas de solution finie au problème des n-corps, et propose une approximation restée sous le nom de « conjecture de Poincaré ». Les membres du jury sont émerveillés de la puissance d'esprit dé ce mathématicien trentenaire. Et le grand Karl Weierstrass, auteur d'une célèbre théorie des fonctions et membre du jury, prédit « une ère nouvelle dans la mécanique céleste ».
Les premiers bouleversements sont confirmés en 1896 par Poincaré lui-même. Dans une conférence adressée au premier Congrès international de mathématiques réuni à Zurich, il note « L'espace absolu, le temps absolu, la géométrie euclidienne même, ne sont pas des conditions qui s'imposent à la mécanique ; on pourrait énoncer les faits en les rapportant à un espace non euclidien... » Voilà déjà en germe l'espace à quatre dimensions. On remarquera utilement qu'un jeune étudiant entrait à l'époque en première année au Polytechnicum de Zurich : un certain Albert Einstein. A-t-il assisté au Congrès ? Silence prudent des biographes officiels.
Deuxième temps : la publication par Poincaré de La science et l’hypothèse en 1902 ; Dans ce livre, il avance des notions nouvelles en mécanique céleste, et principalement ceci « L’état des corps et leurs distances mutuelles à un instant quelconque dépendront seulement de l'état de ces mêmes corps et de leurs distances à l'instant initial, mais ne dépendront nullement de la position absolue initiale, du système et de son orientation initiale. C'est ce que je pourrai appeler la loi de relativité. » À quoi il ajoute : « Un pareil énoncé est indépendant de toute interprétation des expériences. Si la loi est vraie dans l’interprétation euclidienne, elle sera vraie aussi dans l'interprétation non euclidienne. »
Dans son article des Annalen der Physik, rédigé en juin 1905 et considéré comme fondateur de la mécanique relativiste, Einstein écrira : « Les lois de l'électrodynamique et de l'optique seront également valables pour tous les systèmes de référence dans lesquels les équations de la mécanique sont valables. Nous érigerons cette conjoncture (dont nous appellerons, dans ce qui suit, renoncé : Principe de relativité) en postulat... » À trois ans dr distance, on constate une évidente priorité pour Poincaré dans des énoncés extrêmement proches, priorité qui n’est toujours pas reconnue au mathématicien français.
On peut se demander, à ce propos, si Einstein avait lu l'ouvrage de Poincaré, et si par exemple, il avait pu s'en « inspirer ». Son biographe et condisciple Maurice Solovine, qui rédigera plus tard une bonne partie de l'hagiographie einsteinienne, est formel sur ce sujet : Einstein et quelques amis avaient lu La science et l'hypothèse à Berne avant 1905 et Solovine d’avouer que c'était « un livre qui nous profondément impressionnés et en haleine pendant de longues semaines ». Il devient, dans ces conditions difficile d'affirmer que l'article d'Einstein de 1905 relève d'un cas de génération spontanée des idées, unique dans les annales de l'histoire des sciences...
PAS DE GÉNÉRATION SPONTANÉE DES IDÉES
Pour fonder la priorité de Poincaré, on peut encore citer deux textes importants. Tout d'abord une conférence de 1904 au Congrès des Arts et Sciences de Saint-Louis, dans laquelle il indique que dans une mécanique nouvelle les surfaces d'onde pourraient ne plus être des sphères mais des ellipsoïdes ; c'est la première intuition de la courbure de l'espace. Puis un mémoire sur la dynamique de l'électron, adressé en juillet aux Comptes-rendus du cercle mathématique de Palerme, publié en 1906 seulement. Poincaré y indique à propos des célèbres expériences de Michelson sur le mouvement de la Terre dans l'espace, et à propos des commentaires qu'en fît le physicien hollandais Hendrik Lorentz : « Il semble que cette impossibilité de mettre en évidence expérimentalement le mouvement absolu de la Terre soit une loi générale de la nature ; nous sommes naturellement porté à admettre cette loi que nous appellerons le Postulat de Relativité et à l'admettre sans restrictions. » Sur cette base, Poincaré introduit dans la théorie une quatrième dimension de l'espace, fondement de la relativité générale que Minkowski ne développera qu'en 1907-1909 pour donner un cadre mathématique cohérent aux travaux de son élève Einstein.
Une note résumant cet article, adressée à l'Académie des Sciences de Paris, fut débattue le 5 juin 1905, soit vingt-cinq jours avant l'expédition par Einstein de son mémoire « fondateur » aux Annalen der Physik. Poincaré y expliquait déjà qu'il fallait considérer que la propagation de la gravitation n'est pas instantanée mais « se fait avec la vitesse de la lumière ». Il prenait en outre parti pour la vitesse de la lumière comme réfèrent dans tous les calculs de mécanique céleste, et dormait une solution mathématique au problème du mouvement relatif : la structuration en groupe abélien des équations de Lorentz. Dès lors, tout était en place.
En 1924, douze ans après la mort de Poincaré, le physicien Edouard Guillaume faisait republier les textes importants de son maître sur la mécanique nouvelle et considérait comme « incroyable » que son travail « génial » soit « à peu près inconnu et presque jamais cité ». À la fin d'un siècle qui aura été marqué presque entièrement par un Poincaré enfin redécouvert, il est temps de faire justice de quelques mythes de l'histoire de la relativité. Certes; il n'est pas étonnant que certains lobbies, publicitaire, ceux-là même qui, avaient poussé sa candidature à la présidence de l’État d'Israël en 1952, à la mort de Chaim Weizmann, militent en faveur d'Einstein et poussent à la publication, des Œuvres complètes. Mais la chronologie exacte de l'invention de la théorie, montre une belle supercherie.
J.-F.G. Le Choc du Mois Juillet-août 1991 N°42-43
Henri Poincaré, La mécanique nouvelle, Conférence, Mémoire et Note sur la Théorie de la relativité ; réimpression par la librairie Jacques Gabay, 151 bis, rue Saint-Jacques, 75005 Paris.

Albert Einsten, Œuvres complètes, CNRS-Le Seuil.

mardi 15 octobre 2019

ON A OCCULTÉ CE QUE LES CATHOLIQUES ONT SUBI

En 1879, les républicains s’installent au pouvoir. Le mot « républicain », à l’époque, est doté d’une dimension idéologique qui dépasse la question des institutions : il désigne une gauche politique et philosophique qui entend mettre en oeuvre les idéaux de la Révolution. Divisée sur beaucoup de sujets, cette gauche a pour ciment l’anticléricalisme. En 1879, Gambetta a présenté les buts à atteindre : dispersion des congrégations, laïcisation de l’enseignement public, rupture avec le Vatican, séparation de l’Église et de l’État. C’est ce programme qui, étape par étape, sera réalisé jusqu’en 1905.
Jules Ferry, ministre de l’Instruction publique, commence par s’attaquer, en 1880, aux congrégations enseignantes, ordonnant la dissolution des Jésuites, puis d’autres ordres : 260 couvents sont fermés, 6 000 religieux sont expulsés de France. En 1881 et 1882, les célèbres lois Ferry sur la gratuité et la laïcité de l’école visent moins à répandre l’instruction – la très grande majorité des enfants étant déjà scolarisés – qu’à arracher l’enseignement primaire à l’Église. En 1886, 3 000 frères des écoles chrétiennes et 15 000 religieuses, instituteurs dans des établissements publics, sont interdits d’enseignement par la loi Goblet. En 1899, le président du Conseil, Pierre Waldeck-Rousseau, dépose un projet de loi ouvrant le droit d’association, mais avec un régime d’exception pour les congrégations religieuses. Ce projet deviendra la fameuse loi du 1er juillet 1901. Son titre III prévoit que les ordres religieux, contrairement aux autres associations, devront demander et obtenir leur autorisation par voie législative. En 1902, le nouveau chef du gouvernement, Émile Combes, fait appliquer la loi de 1901 de manière stricte : 3 000 écoles catholiques sont contraintes de fermer. En 1903, à la demande de Combes, le Parlement repousse la quasi-totalité des demandes d’autorisation déposées par les religieux : plus de 400 congrégations masculines ou féminines se retrouvent interdites. En 1904, une nouvelle loi étend l’interdiction d’enseigner aux congrégations jusqu’alors autorisées. Le bilan global de cette politique s’établit en chiffres : entre 1901 et 1904, 17 000 écoles, dispensaires ou centres sociaux tenus par des congrégations doivent fermer, pendant que 30 000 à 60 000 religieux et religieuses, afin de rester fidèles à leur vocation, se résignent à s’exiler.
En 1904, la France rompt ses relations diplomatiques avec le Saint-Siège. Sous le gouvernement de Maurice Rouvier, la séparation des Églises et de l’État, adoptée après plusieurs mois de débats passionnés, est promulguée le 9 décembre 1905. Pour faire passer le texte, Briand a fait quelques concessions aux opposants, mais cette rupture unilatérale du concordat de 1801 n’a été à aucun moment négociée avec l’Église catholique. Non seulement l’État ne se reconnaît aucune référence religieuse, acte inédit dans l’histoire de France, mais le budget des cultes est supprimé, tandis que les suites de la loi prévoient d’inventorier les biens de l’Église en vue de leur prise en charge par des associations indépendantes de la hiérarchie. Deux encycliques du pape Pie X condamneront la loi, et la crise des Inventaires provoquera d’innombrables drames : églises forcées, 2 morts, 295 personnes emprisonnées, des dizaines de fonctionnaires, d’officiers ou de maires démissionnaires ou révoqués. À la suite du refus de constituer les associations cultuelles prévues par la loi, la puissance publique s’emparera de centaines de bâtiments ecclésiastiques, évêchés, séminaires, presbytères.    En 1907, cependant, la résistance des catholiques contraindra l’État à adopter une loi permettant l’exercice du culte dans ces églises.
L’Union sacrée de 1914 et la fraternité des tranchées feront retomber la fièvre. Après le rétablissement de l’ambassade au Vatican (1920), l’Église et la République trouveront un compromis, en 1924, pour la gestion des biens ecclésiastiques. Mais, au plus fort de la crise anticléricale, la loi aura incontestablement adopté des mesures liberticides à l’encontre des catholiques français. S’il s’agit aujourd’hui de nouer des relations pacifiées avec l’islam, il conviendrait donc de trouver d’autres analogies historiques que « l’esprit de 1905 ».
Jean Sévillia
Sources :  (Edition du  samedi 18 juin 2016)

lundi 5 août 2019

NOTRE FEUILLETON ESTIVAL : UN ETE AVEC JACQUES BAINVILLE... (15)

Aujourd'hui : 17. 1907 : Parution de "Bismarck et la France"...
(Le souvenir de Jacques Bainville, Plon, 1936 - Quelques souvenirs, par Marie de Roux, page 146) :"...Il y aura bientôt trente ans qu'un soir de juin 1905, Henri Vaugeois m'avait demandé d'exposer aux premiers adhérents de la Ligue d'Action française ce que Bismarck avait fait pour faciliter en France l'avènement de la IIIème République et le succès électoral du parti républicain.
Une grande partie de mon étude était empruntée aux articles que Jacques Bainville avait donné dans La Gazette de France quand l'éditeur Cotta, de Stuttgart, avait publié une correspondance jusque là inédite de Bismarck, où l'on pouvait voir combien le Chancelier avait souhaité la défaite de Mac-Mahon par Gambetta et désiré une entrevue personnelle avec celui-ci.
Jacques Bainville était là. 
Grâce à lui, la conférence devint une petite brochure rouge dont il écrivit la préface, qu'il enrichit de la traduction des principaux documents et que nous appelâmes de ce titre sans précaution : La République de Bismarck.
"Nul français sachant le sens des mots, écrivait Bainville, ne pourra plus douter que le régime républicain a été désiré pour nous, a été presque imposé même par notre ennemi le plus constant."
Toute une part de l'oeuvre historique de Jacques Bainville a illustré avec une objectivité de plus en plus sereine la vérité brûlante qu'il avait formulée dans la petite brochure rouge.
Ce fut son grand secret de s'imposer à l'opinion adverse par une modération implacable. 
Au cours de ces trente années, où j'étais souvent aux côtés de nos amis à la place sans danger de défenseur, je n'ai jamais eu l'honneur d'avoir à défendre Jacques Bainville; ce très grand journaliste n'a pas eu un procès de presse..."
Tiré de notre Album "Maîtres et témoins"... (II) : Jacques Bainville" (186 photos)

mardi 21 avril 2015

Charles Péguy, fils mal-aimé de la gauche française

Il y a 100 ans, Péguy était tué à la guerre. Ecrivain déroutant, il fut tour à tour socialiste et dreyfusard, puis fervent chrétien et patriote, sans rien renier de ses engagements initiaux. Incompris et caricaturé, la gauche l’a largement renié. Elle a eu tort.
Il fut le premier des écrivains reconnus à périr à la Grande guerre, quand le conflit faisait encore mouvement avant de s'enterrer dans les tranchées. Le 5 septembre 1914, alors que les armées se portent à la rescousse d'un Paris menacé, Charles Péguy est abattu d'une balle en plein front dans un champ près de Meaux. Il a 40 ans, et occupait jusqu'alors le grade de lieutenant dans l'armée de réserve. 
Une fois sa disparition notifiée, un hommage unanime fut rendu à cette grande voix des lettres françaises, essayiste et poète, et à son sacrifice mené pour la défense de la patrie. Un siècle après, en revanche, les évocations de sa mémoire sont rares, en dehors du cercle des péguystes fervents (tel le Centre Charles-Péguy d'Orléans, qui vient d'ouvrir un musée à lui consacré). Notamment si on compare celles-ci avec l'abondante production éditoriale et médiatique mise en place pour le centenaire de l'assassinat de Jaurès. 
Si leur influence était sans commune mesure (l'un fut chef de parti quand l'autre demeura relativement isolé), les deux hommes avaient été un temps liés d'amitié, partageant les mêmes idéaux socialistes, avant de mettre un terme brutal à leurs relations. Or les motifs du contentieux disent tout de la difficulté d'appréhender le personnage complexe qu'est Péguy, et sa réception toujours brouillée et problématique.
Rupture avec Jaurès
Au tournant du XXe siècle, Charles Péguy, qui était auparavant un des plus ardents animateurs de la défense socialiste de Dreyfus, commence à prendre ses distances avec Jaurès et par delà, tout le mouvement socialiste officiel. Alors que le député de Carmaux tente d’accommoder le marxisme avec la tradition républicaine, Péguy entend rester fidèle à un socialisme de tradition française, mélange de courants utopistes et des principes mutualistes d'un Proudhon ou d'un Leroux. 
Chez lui, la vision ne s’embarrasse guère de conditions historiques et autre rapports de production, et mise avant tout sur la réforme morale et les liens coopératifs. Surtout, elle entretient une méfiance instinctive, quasi anarchisante, avec le pouvoir et la politique –dont les noces avec le socialisme sont susceptibles selon lui de conduire à des postures démagogiques, et notamment à la pire d'entre elles, la «démagogie intellectuelle». 
Cette question tourne bientôt chez lui à l'obsession, et n'est pas étrangère à sa rupture avec la presse socialiste accréditée au profit du lancement de ses Cahiers de la quinzaine, avec pour devise «Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste». Lancée avec beaucoup d'ambition mais peu de moyens, la revue propose à chaque numéro le traitement d'un grand thème par un auteur, mis en balance avec la publication in extenso de pièces et documents sur le sujet. Un peu l'ancêtre du «fact checking» d'aujourd'hui. 
Péguy laisse sa santé dans l'aventure en assurant seul une partie de la rédaction –il multiplie les pseudonymes– en corrigeant les copies et en allant jusqu'à superviser personnellement la typographie. Il évite de justesse la faillite à de multiples reprises, les ventes ne parvenant jamais vraiment à décoller, à son grand désespoir. 
Religiosité
Il faut dire que l'évolution personnelle de Péguy prend une tournure singulière: le socialisme utopique de ces débuts, dont les accents quasi évangéliques n'étaient pas sans évoquer le christianisme des catacombes, prend au fil des ans une tournure franchement religieuse. Aux prises avec de dures conditions matérielles, inquiet pour l'avenir de sa famille (il a avec son épouse, Charlotte Beaudoin, quatre enfants), Péguy succombe à la nostalgie de l'enfance dans ce milieu rural et pauvre des faubourgs d'Orléans, dont il s'était extrait par les vertus de l'école laïque et obligatoire. Voilà que devenu homme, il y revient, loue les qualités des âmes de jadis, paysans, ouvriers ou artisans préservés de la corruption moderne et des vices bourgeois. 
Les accents qu'il prend dans son pamphlet L'argent (1913) annoncent parfois Orwell, autre électron libre, comme lui «anarchiste conservateur» et défenseur du bien commun (common decency), la dignité ordinaire des gens simples. Péguy s'interroge sur le peuple, entreprend de remonter à sa source, de faire résonner sa voix, son espérance, son credo. Habité par une foi qui maintenant déborde et le submerge, Péguy produit des milliers de vers, entendus comme les suppliques des damnés de la terre, remontant le fil du temps et la longue lignée de sa généalogie anonyme. On y croise la figure de Jeanne d'Arc, héroïne chrétienne et populaire par excellence, quand ce n'est pas Dieu lui-même qui médite sur la création du monde. Péguy reste en marge de l'Eglise (dont il critique la situation à la remorque des classes aisées), mais n’a de cesse de prier et se lance dans le pèlerinage. Mais pour son lectorat dont le profil type dessine un instituteur d'opinion radical-socialiste, l'évocation fiévreuse de la cathédrale de Chartres a quelque chose de déroutant : plus le profil religieux de Péguy s'affiche dans sa revue, et plus les désabonnements suivent.
Pour la guerre
Prise de distance politique avec les socialistes, suivie d'une crise mystique. Le dossier de Charles Péguy est d'ores et déjà chargé, mais c'est sur sa condamnation du pacifisme de Jaurès qu'achoppe aujourd’hui la rencontre avec les contemporains, le cantonnant dans l'enfer des auteurs étiquetés «réacs». Voyons ce qu'il en est.
Sur la guerre qui va venir interrompre brutalement le cours de la «Belle époque», on ne peut que donner rétrospectivement raison à Jaurès contre la plupart des acteurs de son temps. Percevant avec sagacité que la modernisation des armements risquait de faire payer aux nations un tribut particulièrement lourd, il tente de prévenir le conflit de tout son poids. 
Péguy, lui, est persuadé depuis 1905 (date où il publie Notre patrie) et l'accumulation des incidents diplomatiques avec l'Allemagne que la France ne coupera pas à la guerre, et plaide pour un réarmement autant militaire que moral en vue du conflit. Sa méfiance envers la technique industrielle –il oppose le travail soigné de l'artisan du bois à la production en série de l'acier, matière «prostitutionnelle» par excellence– et sa conscience de la barbarie toujours afférente chez l'homme auraient pu le prévenir davantage. C'est la thèse de son disciple et proche Romain Rolland, qui fuira en 1914 le bellicisme ambiant pour publier depuis les alpages suisses son fameux Au-dessus de la mêlée, qui lui vaudra l'admiration de Gandhi: Péguy n'aurait été sur ce coup-là pas assez «péguyste», n'aurait pas été au bout de sa logique et aurait ainsi manqué l'intuition de l'orage d'acier qui allait s'abattre sur l'Europe. 
Mais Péguy a alors l'esprit ailleurs: nourri des vers héroïques de Hugo et Corneille, il voit dans la guerre une «épreuve de vérité» où toutes les mystiques françaises, celle de Saint-Denis comme celle de 1789, ont ensemble rendez-vous avec leur destin. Tout à sa fièvre belliciste, il voue aux gémonies le pauvre Jaurès, lui prédisant un sort mauvais: 
«En temps de guerre, il n'y a plus qu'une politique, et c'est la politique de la Convention nationale. Mais il ne faut pas se dissimuler que la politique de la Convention nationale c'est Jaurès dans une charrette et un roulement de tambour pour couvrir cette grande voix.»
Une rhétorique terrible, quand bien même elle fut fort répandue à l'époque. Même les thuriféraires les plus ardents de Péguy prennent aujourd'hui leur distance avec cette agressivité à l'endroit de l'ancien mentor. Pour noircir le tout, Vichy tentera de récupérer sa figure, en évacuant le penseur pour ne retenir de lui que les traits édifiants du paysan chrétien mort à la guerre. L'affaire Péguy semble dès lors entendue, et son cas irrécupérable.
Contre l’antisémitisme
L’instrumentalisation de Péguy par Vichy tenait pourtant largement de la fraude et du contresens, rappela Jean Bastaire, intellectuel chrétien et socialiste libertaire, dans un livre, Péguy contre Pétain. Le cénacle gâteux de la station thermale, compromis avec l'occupant, n'aurait pu que répugner à Péguy l'ardent républicain. Relisons l'admonestation de Péguy au sujet de l'éternelle querelle de la guerre juste, qui sonne comme un avertissement à l'endroit de la collaboration et l'abandon des principes:
«L’idée de la paix à tout prix (...) c’est que la paix a un prix unique à ce point que mieux vaut une paix dans l’injustice qu’une guerre dans la justice. Dans le système Droits de l’homme (et je n’ai pas besoin de le dire dans le système chrétien), un ordre fondé sur l’iniquité n’est pas un ordre; une paix fondée sur l’iniquité n’est pas une paix..
On comprend mieux sur ces mots qu'une partie de la résistance se soit aussi réclamée de lui, à commencer par Charles De Gaulle qui salua les Français libres rassemblés à Londres en citant la prière de Péguy tirée d'Eve: 
«Mère, voici devant toi tes fils qui se sont tant battus...»
Autre point primordial, Péguy restera toute sa vie un opposant farouche à l'antisémitisme, qui contaminait pourtant à l'époque non seulement la droite mais aussi une partie de la gauche. 
«C'est pas facile d'être juif. Avec vous. Et même sans vous», déclare Péguy aux antisémites. «Le seul de mes créanciers qui se soit conduit avec moi (…) avec la dureté, avec la cruauté d'un usurier de Balzac n'était point un Juif. C'était un Français, j'ai honte à le dire, on a honte à le dire, c'était hélas un «chrétien» trente fois millionnaire. Que n'aurait-on pas dit s'il avait été juif?»
Cette philippique est extraite de Notre jeunesse, son essai le plus célèbre, rédigé au temps de la maturité, en 1910. Alors que les nationalistes se réjouissent de son virage chrétien et patriotique, Péguy se refuse dans le livre à condamner ces engagements passés, mieux, il en fait l’apologie, et juge qu’il leur est au fond resté fidèle. Au sujet de la défense de Dreyfus, dit-il, «tout au fond nous ne voulions pas que la France fut constituée en état de péché mortel.» Lui est resté pur, mystique, à la différence de ceux qui se livrent à de la politique, qui convoitent le pouvoir pour lui-même, qu’ils soient du Parti socialiste ou de l’Action française. Le livre évoque longuement à l’inverse la figure pour lui tutélaire de Bernard Lazare, pionnier du dreyfusisme, journaliste, anar et israélite, «cet athée ruisselant de la parole de Dieu». Péguy le décrit comme un descendant lointain des prophètes d’Israël, chargé de rappeler constamment au peuple complaisamment soumis aux puissances de l’heure le prix de la vérité. Qu’un écrivain de ce temps et de ce milieu ait ainsi l’intuition de la puissance subversive du judaïsme prophétique reste quelque chose d’unique, qui lui vaudra plus tard l’admiration du philosophe et kabbaliste Gershom Scholem.
Un style unique
Enfin, Péguy rédige d’une facon singulière, des bouts de phrases inlassablement repris, policés, précisés, comme les gestes d’un artisan, comme sa mère qui s’épuisait à gagner sa vie en rempaillant des chaises à Orléans. Un style répétitif et hypnotique, attaché à arracher le voile d’illusion de la vie moderne et de la domination bourgeoise sur les esprits, qui fascina des philosophes comme Daniel Bensaid ou Gilles Deleuze, peu suspects de conservatisme. 
Malgré sa sévérité, ses excès, Péguy touche par son entière sincérité, sans calcul, perpétuellement tiraillée entre l’espoir du changement et la préservation de l’ héritage. Une recherche qui peut rencontrer aujourd’hui quelque écho, en ces temps de déshérence idéologique, après l’écroulement des grands mythes progressistes. Montrons-nous donc indulgents pour Péguy, cet enfant entêté et mystique, ce chrétien avide de fraternité, qui refusait de croire à la damnation éternelle. Après tout, nous autres modernes, avons aussi beaucoup à nous faire pardonner.
Samuel Bartholin - Slate :: lien
http://www.voxnr.com/cc/dt_autres/EukAVypllyubcucByC.shtml

lundi 10 septembre 2012

Henri Poincaré, véritable fondateur de la théorie de la relativité

Vérités médiatiques et vérités historiques ne se confondent pas toujours. Pas plus que les vérités médiatiques et les vérités scientifiques. Il en va de même pour l’histoire des sciences. L’opinion médiatique commune voit en Einstein, le père de la relativité. Un point de vue que l’analyse des textes et de la chronologie infirme totalement. Les vrais découvreurs de la relativité furent Hendrik Lorentz et Henri Poincaré. Le centenaire de la disparition d’Henri Poincaré, en juillet 1912 est l’occasion pour Antraigues, polytechnicien et disciple de Maurice Allais, de rappeler que le véritable acte fondateur de la théorie de la relativité est sa note à l’Académie des sciences du 5 juillet 1905 ; et non l’article du 26 septembre 1905 d’Albert Einstein dans la revue Annalen der Physik, qui n’avait fait que reproduire, aux notations près, les formulations de Poincaré, et devint pourtant par la suite le point de départ de l’une des plus fabuleuses carrières médiatiques de tous les temps.
Polémia
Introduction
• Il est généralement considéré que l’acte fondateur de la théorie de la relativité est la parution, le 26 septembre 1905, dans la revue allemande Annalen der Physik, de l’article d’un certain Albert Einstein « De l’électrodynamique des corps en mouvement ».
Pourtant le véritable acte fondateur n’en est pas cet article, mais, quelques mois plus tôt, la note de Henri Poincaré à l’Académie des Sciences du 5 juin 1905 « Sur la dynamique de l’électron ».
Pourtant le centenaire du 26 septembre 2005 fut un événement mondial, alors que c’est dans une grande discrétion qu’a été célébré, le 17 juillet dernier, celui de la disparition d’Henri Poincaré.
De plus, dans les présentations qui ont alors été faites de son œuvre, son rôle dans la genèse de la théorie de la relativité, à peine évoqué, n’allait pas au delà de celui d’un précurseur ayant seulement fait de son côté une partie du chemin.
Il s’agit ici avant tout de rappeler les faits, qui ne laissent place à aucun doute.
S’ils sont restés très longtemps à peu près totalement tombés dans l’oubli, il résulte de publications récentes (et d’Internet) qu’ils sont aisément accessibles depuis une bonne dizaine d’années, qu’ils sont de plus en plus connus, et qu’ils ne peuvent absolument plus être ignorés de qui s’intéresse avec un minimum de compétence à la genèse de la théorie de la relativité.
Pourtant on chercherait toujours en vain une présentation objective du rôle de Poincaré dans les grands médias et dans la presque totalité des ouvrages qui continuent à paraître sur le sujet.
Il est bien rare en outre qu’il se passe bien longtemps sans que n’apparaisse dans les médias (en couverture, en affiche, en titre d’article ou d’émission) la célébrissime formule E=mc2, accompagnée comme il se doit d’une photo d’Einstein (souvent celle où il tire la langue…).
Pour faire bonne mesure, c’est Henri Poincaré qui, le premier, l’a établie en 1900.
Les faits ; le rôle clé de la « transformation de Lorentz »
• Rappelons que la théorie de la relativité comporte deux volets : - La « relativité restreinte », introduite en 1905, qui a permis de rendre compte de ce que la vitesse de la lumière (et plus généralement les phénomènes électromagnétiques) restait apparemment identique dans deux référentiels animés l’un par rapport à l’autre d’une vitesse de translation constante (c’est la conclusion qui avait été tirée des célèbres observations de Michelson et Morley). - La « relativité générale », qui incorpore la gravitation de façon à la rendre compatible avec le « Postulat de relativité », et dont la construction n’a été finalisée qu’en 1915.
• L’acte fondateur de la relativité restreinte, et donc de la relativité dans son ensemble, a été la détermination de la transformation permettant, un référentiel 0x’y’z’t’étant animé par rapport à un référentiel 0xyzt d’une vitesse de translation constante, de passer de l’un à l’autre de telle façon que les lois de l’électromagnétisme (lois de Maxwell) demeurent rigoureusement identiques dans les deux référentiels.
Cette transformation est la transformation appelée « de Lorentz ».
C’est de cette transformation que découle tout l’appareil mathématique attaché à la relativité restreinte, c’est à dire en fait la théorie de la relativité restreinte elle même : comme toutes les autres théories de la Physique, et quelles que soient les considérations plus ou moins métaphysiques qui y aient été attachées, cette théorie est uniquement une construction mathématique censée représenter la réalité.
Qu’elle soit la clé de voûte de la relativité restreinte est au demeurant universellement reconnu : il suffit pour s’en persuader d’ouvrir n’importe quel ouvrage d’introduction à cette théorie. Bien qu’elle n’ait pas été découverte par Albert Einstein, elle est d’ailleurs au fil des décennies devenue pour nombre d’auteurs la « transformation de Lorentz-Einstein», tant, Einstein étant réputé être le père de la relativité restreinte, il apparaissait étrange que son nom n’y ait pas été associé.
• C’est en fait Henri Poincaré qui l’a le premier établie, dans sa note à l’Académie des Sciences du 5 juin 1905, à l’issue de plusieurs années de collaboration amicale avec le physicien hollandais Hendryk Lorentz. C’est en outre lui qui, fort élégamment, lui donna le nom de ce dernier.
Mais laissons simplement parler Henri Poincaré et Hendryk Lorentz :
«… Les résultats obtenus sont d’accord sur tous les points importants avec ceux de Lorentz ; j’ai été seulement conduit à les modifier et à les compléter dans quelques points de détail.
Le point essentiel, établi par Lorentz, c’est que les équations du champ électromagnétique ne sont pas altérées par une certaine transformation (que j’appellerai du nom de Lorentz) et qui est de la forme suivante :… » (H.Poincaré, note à l’Académie des Sciences du 5 juin 1905)
« Ce furent les considérations publiées par moi en 1904 qui donnèrent lieu à Poincaré d’écrire son article « Sur la dynamique de l’électron » dans lequel il a attaché mon nom à la transformation dont je n’ai pas tiré tout le parti possible… Cela a été fait par Poincaré et ensuite par M.M. Einstein et Minkovski… (Si) ces formules ne se trouvent pas dans mon mémoire, c’est que… j’avais l’idée qu’il y a une différence essentielle entre les systèmes… Dans l’un, on se sert – telle était ma pensée – d’axes de coordonnées qui ont une position fixe dans l’éther et de ce que l’on peut appeler le temps vrai, dans l’autre, au contraire, on a des grandeurs auxiliaires. J’ai pu voir plus tard dans le mémoire de Poincaré que j’aurais pu obtenir une plus grande simplification encore. Ne l’ayant pas remarqué, je n’ai pas établi le Principe de relativité comme rigoureusement et universellement vrai. Poincaré au contraire a obtenu une invariance parfaite… et a formulé le Postulat de Relativité, terme qu’il a été le premier à employer » (H. Lorentz : article nécrologique de Poincaré rédigé en 1914 et publié en 1921).
L’élégance de Lorentz est en l’occurrence à la hauteur de celle de Poincaré, puisque non seulement il rend à Poincaré la paternité de la transformation qui porte son nom, mais il redonne leur véritable dimension –celle de l’innovation décisive- aux écarts entre sa formulation et celle de Poincaré, écarts que ce dernier avait simplement qualifiés de «points de détail».
• Tout ceci nécessite de revenir un peu en arrière .
Très peu de temps après les premières observations de Michelson et Morley (1887), on s’était aperçu (Fitzgerald dès 1889, Lorentz ayant repris et développé l’idée à partir de 1892) que l’on pouvait mathématiquement rendre compte de l’invariance de la vitesse de la lumière dans un mouvement de translation en introduisant une contraction des corps dans le sens du mouvement, ce qui obligeait à considérer en outre que le temps n’était pas le même dans les deux référentiels considérés.
Toutefois les formules de changement d’axes utilisées n’attribuaient pas un rôle symétrique aux deux référentiels considérés. L’un était considéré comme étant le référentiel de base, le «temps vrai » (ou « temps absolu ») lui étant associé, l’autre un référentiel annexe, doté d’un « temps local ». « Temps local » et « temps absolu » ne jouaient pas exactement le même rôle.
Il en résultait des propriétés mathématiques limitées, et en particulier qu’elles ne laissaient pas rigoureusement inchangées les équations de Maxwell.
Autrement dit, elles apparaissaient essentiellement comme étant des artifices mathématiques ad hoc rendant compte tant bien que mal du phénomène observé, permettant d’en tirer tout de même certaines conséquences, mais ne permettant guère d’aller plus loin.
Comme l’indique Lorentz, c’est Poincaré qui a débloqué la situation en ayant la hardiesse de supprimer la notion de «temps absolu», et en introduisant une symétrie parfaite entre les 2 référentiels, et ceci a permis d’obtenir une invariance totale des équations de Maxwell.
Au demeurant ce n’était que l’aboutissement d’une réflexion entamée depuis de longues années :
  – C’est dès 1899 que Poincaré avait introduit le Postulat de Relativité : «Je considère comme très probable que les phénomènes optiques ne dépendent que des mouvements relatifs des corps matériels en présence… et cela non pas aux quantités près de l’ordre du carré de l’aberration, mais rigoureusement.» ( Cours électricité et optique » ; Carré et Naud, Paris, 1901) ;
  – C’est dès 1902 (dans son ouvrage « La science et l’hypothèse ») qu’il avait remis en question la notion de « temps absolu » ;
  – Il était revenu sur ces deux points dans sa conférence à Saint-Louis, en septembre 1904, donnant à cette occasion du « Postulat de relativité » une formulation très générale.
• Poincaré a en outre remarqué, dans cette même note du 5 juin 1905, que les transformations de Lorentz forment (avec les rotations spatiales) dans l’espace-temps (x,y,z,it) un «groupe», au sens de ce terme dans la théorie des ensembles, avec donc les très intéressantes propriétés attachées à ce type de structure.
Ces propriétés ont joué un rôle essentiel dans les développements mathématiques qui se sont ensuivis, et qui ont été très largement abordés dans le grand mémoire de Poincaré dit «mémoire de Palerme », qui précise et développe la note du 5 juin 1905 et qui, déposé en juillet 1905, a été publié en janvier 1906 dans le « Bulletin du cercle mathématique de Palerme ». Ils ont été repris par le mathématicien allemand Minkovski., et c’est le nom de ce dernier qui leur a été attaché (ainsi « l’espace-temps x,y,z,it » est aujourd’hui « l’espace-temps de Minkovski »)
• Il va sans dire que la présence dans le comité du prix Nobel de Hendryk Lorentz, qui n’est décédé qu’en 1926, fut un obstacle infranchissable à l’attribution de ce prix à Einstein pour la théorie de la relativité, alors même que ce dernier, devenu mondialement célèbre, ne l’avait été qu’en tant que « père » de cette théorie.
Le prix 1921, qui lui a été attribué, ne l’a en effet été que « pour ses contributions à la Physique Théorique, plus spécialement pour sa découverte des lois de l’effet photoélectrique», lois qu’il avait présentées dans l’un des autres articles qu’il avait publiés en 1905 dans la revue allemande Annalen der Physik, (le 17 mars 1905).
• E=mc2 C’est aussi Henri Poincaré qui, le premier, établit cette formule dans son mémoire de 1900 «La théorie de Lorentz et le principe de réaction » et non Einstein dans son article du 21 novembre 1905 « L’inertie d’un corps dépend-elle de son contenu en énergie ». Signalons au passage que, contrairement à ce que l’on croit généralement, cette formule ne doit rien à la théorie de la relativité.
Il n’est plus aujourd’hui possible d’ignorer ce qui précède
  • - La quasi totalité des ouvrages parus depuis trois quart de siècle occultant le rôle de Poincaré, l’existence même de ce rôle ne pouvait, jusqu’à l’explosion d’Internet, c’est à dire jusqu’à la fin des années 90, n’être connue que par un très petit nombre de spécialistes isolés. Dans l’immense majorité des cas c’est d’ailleurs probablement en toute bonne foi que ce rôle était occulté, chaque auteur repartant simplement de ce qui avait été écrit par ses prédécesseurs.
  • - Il n’en est plus du tout de même aujourd’hui, et si les publications rétablissant la réalité ne sont toujours qu’une infime minorité, leur existence ne peut plus être passée sous silence , et leur contenu est souvent repris et discuté sur des forums et blogs divers.
On citera :
  • . Jean-Paul Auffray,  Einstein et Poincaré sur les traces de la relativité , éd. du Pommier, 1999 ;
  • . Jean Hladik, Comment le jeune et ambitieux Einstein s'est approprié la relativité restreinte de Poincaré, Ellipses, 2004 ;
  • . Jules Leveugle, La Relativité, Poincaré et Einstein, Planck, Hilbert. Histoire véridique de la théorie de la relativité, L'Harmattan, 2004.
Cela n’a pour autant guère fait évoluer la situation médiatique, ainsi qu’en témoigne par exemple, outre l’occultation de Poincaré le physicien dans les commémorations du centenaire de son décès, le récent déferlement d’ouvrages à la gloire du seul Einstein, à l’occasion du centenaire de 2005.
Le lecteur est invité à se livrer à l’intéressant exercice consistant à feuilleter tous ceux de ces ouvrages qu’il pourra trouver (ce qui n’est pas bien difficile : il y en a dans à peu près toutes les bibliothèques), et à rechercher comment le rôle de Poincaré y a été traité (et notamment le sort qui a été fait à sa note du 5 juillet 1905).
Comment en est on arrivé là ?
Deux questions restent posées :
  • - Quelle est la véritable genèse de l’article d’Einstein du 26 septembre 1905 , lequel ne comportait, ce qui est tout à fait exceptionnel, aucune référence à des travaux antérieurs, et qui est toujours restée environnée de mystère, Einstein lui même ayant beaucoup varié sur ce sujet ?
  • - Comment le rôle fondamental de Poincaré a-t-il pu être occulté aussi complètement, et aussi rapidement ?
Pour la réponse à ces questions, qui sortirait du cadre de cet article, le lecteur est renvoyé aux ouvrages précédents, et surtout à celui de Jules Leveugle, très solidement documenté, et qui contient des informations totalement inédites et tout à fait essentielles, en particulier sur ce qui s’est réellement passé entre le 5 juin 1905 et le 26 septembre 1905.
A partir de ces informations, et à l’issue de ce qui se présente comme une enquête tout à fait passionnante, il en déduit ce qui est la genèse la plus vraisemblable de l’article du 26 septembre 1905.
En ce qui concerne la rapide occultation du rôle de Poincaré, citons simplement ce qui suit :
  • - Tout à l’opposé d’Einstein, Poincaré, dont le détachement des choses matérielles était par ailleurs proverbial, n’était pas homme à chercher à se mettre en valeur en quoi que ce soit, ou même à simplement défendre la paternité de ses découvertes ;
  • - Le poids de l’école dominante en Physique, qui en ce début du 20ème siècle était l’école allemande, les tensions politiques entre la France et l’Allemagne étant en outre alors de plus très vives ;
  • - Le décès prématuré de Poincaré ;
  • - Tout à l’opposé d’Einstein, Poincaré n’a à peu près rien fait pour promouvoir la nouvelle théorie.
En fait même, et quand on regarde attentivement le dossier de la Relativité il semblerait bien que cela n’ait été que la sagesse même (mais ceci serait encore un autre débat), Poincaré n’a jamais considéré que le problème devait être considéré comme clos, sa propre création n’étant donc qu’une théorie possible parmi d’autres. Jusqu’à la fin de sa vie il a envisagé des pistes totalement différentes, ce dont certains auteurs ont cru pouvoir conclure qu’il n’avait pas réellement compris ce qu’était la relativité restreinte et que, même si elle en avait donné en premier la formulation exacte, cette prodigieuse intelligence l’avait fait sans en réaliser la portée.
J. Antraigues , 09/2012 http://www.polemia.com