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samedi 5 novembre 2011

Les guerres puniques

La bataille pour la domination en Méditerranée, qui avait si souvent opposé Grecs et Perses, Phéniciens, Étrusques et Carthaginois, s'acheva pour longtemps après les guerres puniques. Désormais Rome se trouvait en quelque sorte seule au monde à gouverner. Mais il y avait bien plus : en cette année 146, qui marquait la fin des conflits, c'était une ville tout entière qui disparaissait dans les flammes, comme jadis Troie sous l'assaut des Grecs. Carthage, l'ancienne colonie de Tyr, fondée, selon la légende, sept siècles auparavant dans le grand mouvement migratoire qui avait conduit tant de peuples d'Orient en Occident, Carthage venait de succomber, et, dans ce saccage, ses archives étaient anéanties, sa belle bibliothèque dévastée et dispersée. Ainsi vécut-elle le sort des vaincus : celui de ne survivre que dans - et selon - la mémoire et la langue des autres.
Sur les trois guerres qui opposèrent Carthage et Rome de 264 à 146, ces guerres dites puniques, du nom latin Poeni par lequel les Romains désignaient leurs rivaux, les sources sont en effet ou grecques ou romaines. C'est d'abord le Grec Polybe qui nous renseigne le plus : arrivé comme otage à Rome en 167 et présent lors du sac de Carthage en 146, il porte un témoignage exceptionnel sur toute la période. Avec lui, l'histoire politique se fait réflexive et universelle - à la mesure de son projet : raconter les étapes de l'unification du monde par la conquête romaine. Il y a aussi Tite-Live, historien latin (64 av.-17 apr. J.-C.), dont nous est parvenu le récit détaillé de la guerre d'Hannibal. Il y a encore Appien d'Alexandrie, qui vécut au IIe siècle de notre ère et dont la narration suit une tradition assez différente de ses prédécesseurs. Entre Polybe et Appien, avant et après, de nombreuses pages furent écrites sur le sujet dans les histoires de Rome ou les histoires universelles, dans les monographies sur l'Afrique ou les biographies d'hommes illustres. Mais de cette abondante littérature ne nous sont parvenus le plus souvent que des fragments ou de simples allusions: : tel est le cas des Annales de Q. Fabius Pictor ou de L. Cincius Alimentus, qui prirent part à la guerre d'Hannibal, des Histoires du Lacédémonien Sosylos d'Élis, qui fut le professeur de grec d'Hannibal, de l'ouvrage de Philinos d'Agrigente, qui vécut lors de la première guerre punique, du Siciliote Silenos de Kalè Aktè, qui fut l'un des compagnons d'armes d'Hannibal, ou enfin de Chairéas, dont on ne connaît que le nom.

Tous les auteurs ne s'accordent pas sur les responsabilités des belligérants, tous ne suivent pas les mêmes versions des conflits, mais tous manifestent une grande admiration aussi bien pour Rome que pour Carthage. Ce qui frappe leur imagination, c'est l'ampleur des opérations militaires, le prestige des généraux - les Scipions du côté romain, et, du côté carthaginois, Hamilcar Barca et son fils Hannibal, "le plus grand général qui ait jamais existé" ; c'est aussi l'acharnement avec lequel Carthage refit chaque fois ses forces, avant d'être définitivement anéantie. Un choc de Titans, tel fut, à leurs yeux, ce triple conflit qui allait entraîner dans le fracas des armes tant d'autres Etats, tant d'autres cités et qui allait changer la face du monde : désormais, non seulement l'Occident prenait place dans une histoire jusque-là dominée par l'hellénisme, mais il le dominerait.
Le monde méditerranéen avant les guerres puniques
Au début du IIIe siècle avant notre ère, le bassin méditerranéen était donc loin d'être unifié. À l'Est s'imposaient quatre grandes monarchies territoriales héritières de l'empire d'Alexandre: la Macédoine contrôlait plus ou moins les cités grecques; le grand royaume de Syrie englobait aussi bien l'Anatolie méridionale que l'Asie centrale et touchait à l'Inde, l'Égypte avait étendu son influence sur Chypre, Cyrène et la Syrie méridionale (Coelé-Syrie, Palestine et Phénicie), enfin le petit royaume de Pergame formait comme une enclave en Asie Mineure. Près de ces puissances, les royaumes du Pont, de la Bithynie, de la Cappadoce et de l'Arménie restaient au second plan. En Grèce proprement dite, coexistaient de manière conflictuelle des confédérations de cités et de peuples (principalement la ligue étolienne, dont le centre religieux était Delphes, et la ligue achéenne, qui regroupait une grande partie des cités du Péloponnèse) et des cités indépendantes, comme la république de Rhodes ou Délos. Et entre cités, entre royaumes, entre royaumes et cités les luttes étaient incessantes, les cités revendiquant leur autonomie, les royaumes cherchant à étendre leur domination territoriale.
À l'Ouest, Carthage, fondation phénicienne dont les sources grecques soulignent le caractère oriental, avait multiplié les "échelles" tout au long de la côte nord-africaine, et constitué une véritable zone d'influence (épicratie, disent les textes grecs) dans le bassin occidental de la Méditerranée, où elle exerçait son monopole marchand: au sud et sud-est de l'Espagne (Gadès, Malaga, Abdère, Baria), à Malte, et en Sardaigne depuis le vie siècle, dès le Ve aux Baléares sur l'île d'Ibiza. En Corse, la cité avait peu à peu repris son pouvoir, après avoir chassé les Phocéens, dont la piraterie menaçait les côtes italiennes et sardes (bataille d'Alalia vers 540/535). En Sicile, enfin, les Carthaginois avaient été en conflit permanent avec les cités grecques du Centre et de l'Est (Agrigente et Syracuse notamment), un conflit comparable, selon Diodore de Sicile (XI, 20 suiv.), à celui que Grecs et Perses connurent en Méditerranée orientale. Après une cuisante défaite infligée à Himère en 480 par Gélon, tyran de Syracuse, ils étaient intervenus à nouveau en 408-405, à la faveur de luttes intestines entre les Grecs, et avaient rasé Himère, pillé Agrigente, assiégé Géla. Ce "retour" en force des Carthaginois avait favorisé la réapparition de tyrans dans de nombreuses cités, notamment à Syracuse : ainsi Denys l'Ancien, s'érigeant en libérateur de la Sicile et en protecteur de l'hellénisme en Italie du Sud, cherchant peut-être à construire un vaste empire occidental, avait constitué une armée de mercenaires, composée d'Ibères, de Celtes et de Campaniens, et mené trois guerres contre Carthage, pour signer finalement un traité, en 374, par lequel les deux puissances reconnaissaient leur zone d'influence respective, délimitée par le fleuve Halykos. À la mort de Denys, d'autres chefs avaient repris la lutte et tenté de construire l'unité des Grecs en Sicile pour expulser les Carthaginois : à la suite de Timoléon de Corinthe (344-337), Agathocle (317-289) conçut même le projet de porter la guerre en Afrique - mais après trois ans de ravages il signa en 306 un nouveau traité avec Carthage. Enfin, en 280 encore, Pyrrhus, roi d'Épire, qui avait débarqué en Italie du Sud à l'appel de Tarente pour tenter à son tour de sauver l'hellénisme contre Rome cette fois, s'était aventuré en Sicile à l'appel des Grecs; malgré quelques victoires non négligeables, il avait dû lui aussi renoncer à abattre la puissance carthaginoise.
Dans le reste du bassin occidental de la Méditerranée, les Phocéens avaient également accru leur présence. Ils étaient installés depuis le VIe siècle en Corse, en Espagne et en Gaule du Sud, où ils avaient fondé Marseille. Au Lue siècle, cette cité indépendante, en luttes continuelles avec les indigènes, était devenue le centre des forces phocéennes d'Occident. Elle avait étendu son influence en Gaule du Sud, en créant des relais économiques à l'est et à l'ouest du Rhône (Agde, Olbia, Arles, Antipolis, Nikaia...), et formé un vaste empire commercial en Gaule et en Espagne où elle avait par deux fois vaincu les Carthaginois, dans la seconde moitié du VIe siècle et en 490.
Enfin, autre puissance, la République romaine, qui saluait en Marseille son alliée, avait, par la prise de Tarente, en 272, achevé la soumission de presque toute l'Italie. Dans la péninsule, véritable mosaïque de peuples, de cultures, de langues (étrusque, grecque, latine, osque, etc.) coexistaient désormais des statuts différents: il y avait ceux que Rome avait fait rentrer dans la citoyenneté romaine et les "alliés", qui avaient dû signer avec elle des traités souvent inégaux et parmi lesquels les Latins jouissaient d'un statut privilégié. Rome avait par ailleurs jalonné sa progression militaire par la création de colonies - autant de foyers de romanisation et de têtes de pont sur le territoire péninsulaire.
Sur le plan intérieur
À la veille de son affrontement avec Rome, Carthage connaissait des transformations politiques majeures : selon Polybe, suivi par Diodore de Sicile, son régime politique, dont Aristote avait loué le caractère équilibré, tendait vers une forme plus populaire sous l'influence de la famille des Barca, sans aucun doute très ouverte aux influences helléniques. Certains historiens modernes n'ont pas hésité même à parler d'une "révolution sociale" animée par les Barca et rappelé leurs relations conflictuelles avec les Hannonides, famille dominante depuis le IVe siècle. Il reste toutefois difficile de mesurer très précisément la nature des institutions carthaginoises (le peuple avait-il vraiment part au gouvernement de la cité, comme le laisse croire Aristote ?) et le projet politique d'Hamilcar. Tout au plus peut-on, avec les sources, souligner l'affrontement entre les deux familles, ainsi que le poids souvent considérable de l'opinion populaire dans cette cité punique. Un poids dont l'historien grec Appien montre à plusieurs reprises les effets catastrophiques sur l'évolution des conflits.
Les sources s'entendent en revanche à décrire Carthage comme l'une des villes les plus riches - ce qu'elle demeura jusqu'à l'époque de sa destruction en 146 - et les plus puissantes du monde. Son empire, écrit Appien, "devint, par sa puissance militaire, capable de contrebalancer celui des Grecs, et par ses ressources financières, il venait juste après celui des Perses" (Livre africain, 6). Fondée sur l'agriculture et surtout sur l'arboriculture - célèbres étaient les vergers de Carthage -, sa vitalité économique était due surtout au commerce et au dynamisme de sa politique de colonisation, qui bénéficiait en retour aux régions sous contrôle punique : des fouilles entreprises à Kerkouane (ou Dar es Safi) ont révélé les splendeurs d'une ville ancienne, véritable "Pompéi africaine"...
En Italie, au contraire, à l'exception de la Campanie dont les intérêts commerciaux sont même, pour certains historiens modernes, à l'origine de la première guerre punique, l'économie rurale domine, fondée sur la petite propriété d'autosubsistance, base du recrutement militaire. C'est de là que la République romaine tire sa force, dans cette armée recrutée à la fois parmi les citoyens (4 légions de 300 cavaliers et 4.200 fantassins chacune environ) et les alliés italiens, tous propriétaires. Une situation qui tranche avec celle de Carthage, comme de l'ensemble du monde grec occidental qui connaît un déclin des années civiques : avec ses sujets, ses alliés et surtout ses mercenaires pour soldats, l'armée carthaginoise, bien qu'encadrée par des citoyens, est inférieure à sa rivale; en revanche elle possède une flotte nombreuse et rapide, ainsi qu'une tactique efficace - celle des grands royaumes hellénistiques, qui fait un usage redoutable de la cavalerie et des éléphants.
Les origines de la guerre
Rien ne semblait disposer Rome et Carthage à entrer en conflit. Entre ces deux États existaient de longue date des relations d'alliance militaire et de commerce, sanctionnées par plusieurs traités. En 264, pourtant, les Romains, passant en Sicile à l'appel des gens de Messine, déclenchent un conflit de plus de vingt ans avec les Carthaginois, ce qu'on a appelé la première guerre romano-punique. En agissant ainsi, enfreignaient-ils les traités ? Les Romains étaient-ils responsables de cette guerre de Sicile ?
Les textes antiques divergent sur la date et le nombre de ces traités, ce qui a suscité, jusqu'à nos jours, de nombreux débats, mais nous suivrons ici la tradition la plus largement acceptée, qui place le premier traité en 509, au début de la République romaine, et d'autres ensuite en 348, en 306 et enfin en 279-278, lors de l'intervention de Pyrrhus.
Par les traités, deux zones d'influence s'étaient clairement dessinées en Méditerranée occidentale, celle de Carthage sur l'Afrique et la Sardaigne et celle de Rome sur l'Italie, d'où les Romains avaient sans doute quelques raisons d'éloigner les Carthaginois : ceux-ci y avaient, à plusieurs reprises, noué des liens, en recourant à des alliances (comme en 383 contre Denys) ou en recrutant des mercenaires campaniens.
Le point obscur de ces relations diplomatiques, c'est la Sicile. On ne sait avec certitude si une clause reconnaissait l'autorité punique sur l'île tout entière ou sur la partie occidentale de l'île - auquel cas les Romains, en entrant à Messine, ne rompaient pas leur serment -, et surtout si elle interdisait explicitement à Rome d'y intervenir, comme l'Italie, du moins la partie où Rome avait étendu son hégémonie, était interdite aux Carthaginois. Si l'on en croit l'historien Philinos d'Agrigente, ces deux derniers points étaient contenus dans le traité de 306, signé alors que Rome combattait les Étrusques et que les Carthaginois étaient en guerre contre Agathocle de Syracuse, allié à la ligue étrusque : mais Polybe, qui cherchait à disculper les Romains, contestait cette version des faits et allait jusqu'à nier l'existence de ce traité (III, 26 ; 28). Quant aux historiens romains (Tite-Live, mais aussi Dion Cassius, Orose), ils ne contestaient pas le traité, mais ils rappelaient que Carthage avait la première bafoué les accords lorsqu'en 272, elle avait fait avancer sa flotte dans les eaux de Tarente, peut-être pour soutenir les Tarentins au moment même où les Romains assiégeaient la ville : un épisode probablement inventé pour disculper Rome.
Aujourd'hui, les historiens ont tendance à se rallier à la position de Philinos. Il semble bien que, par le traité de 306, les Carthaginois trouvaient en Rome une alliée susceptible de reconnaître leur autorité sur la Sicile, tandis qu'eux-mêmes lui en reconnaissaient une sur l'Italie. Carthage poursuivait ainsi la politique de délimitation des aires d'influence qu'elle avait menée, entre le VIe et le IVe siècle avec Marseille en Espagne et avec les Grecs en Sicile et en Italie du Sud. Quant à Rome, elle entrait dès lors vraiment dans l'histoire du bassin méditerranéen.
La guerre de la Sicile
Messine était occupée par d'anciens mercenaires campaniens d'Agathocle, tyran de Syracuse. À la mort de ce dernier (en 289), suite à un violent conflit avec les citoyens de cette cité, ils avaient reçu l'ordre de quitter la Sicile, maisavaient été accueillis comme amis et alliés par les gens de Messine. Après avoir massacré ou expulsé leurs hôtes, ils s'étaient emparés de la ville et avaient pris le nom de Mamertins (« les hommes de Mamers » (Diodore de Sicile, 21, 18). Un nouvel État s'était donc imposé dans l'île, auquel tous les Grecs étaient hostiles. Les Mamertins avaient ensuite étendu leur domination sur le nord-est de la Sicile, collaboré même avec Carthage contre Pyrrhus et mené des actions de brigandage jusque sur le territoire de Syracuse. En 274, les Syracusains, dirigés par leurs stratèges Hiéron et Artémidore, signèrent un traité avec les Carthaginois, au terme duquel ces derniers devaient les assister dans leur lutte contre les Mamertins et en 264, ils assaillirent les Mamertins, qui sollicitèrent l'aide des Romains. Les Romains auraient hésité : quelques années auparavant, en 270, ils avaient, pour apparaître comme les protecteurs des Grecs d'Italie, mené une dure répression contre les Campaniens qui s'étaient emparés de force de la cité de Réghion. Toutefois, le Sénat romain dépêcha une troupe d'inspection au sud de la péninsule et confia au consul Appius Claudius Caudex le soin de juger sur place.
Après de vains échanges diplomatiques, Appius Claudius décida d'engager le combat et débarqua à Messine. Sorti vainqueur de la bataille, il poursuivit les ennemis et mit le siège devant Syracuse. L'année suivante, Hiéron dut signer la paix, mais la guerre ne cessa pas pour autant ; et tandis que les Carthaginois renforçaient leur présence en Sicile, les Romains s'emparèrent en 261 d'Agrigente. Dès lors, ce fut l'escalade. Après avoir simplement voulu aider les Mamertins, les Romains cherchèrent à chasser les Carthaginois de l'île tout entière. Étaient-ils pris soudain d'une soif effrénée de domination et cette décision marquait-elle, comme le croit Polybe, le début de l'impérialisme romain ? Ou bien étaient-ils attirés par la perspective du butin et les bénéfices économiques de la conquête? Ou plutôt se rendirent-ils  compte du rôle stratégique de cette île dans la défense de l'Italie ? Sans doute valait-il mieux menacer Carthage qu'être menacé par elle et, dans ce jeu, la Sicile jouait un rôle considérable. Si tel fut le cas, la guerre de Sicile (ou première guerre punique) fut bien une guerre défensive ou préventive, non une guerre de conquête.
Ce nouveau dessein modifia rapidement leur stratégie. Pour porter un coup définitif à la puissance carthaginoise, ils déplacèrent le front de guerre de la terre à la mer et construisirent une flotte gigantesque : 100 quinquérèmes et 20 trirèmes. Une nouvelle tactique, dite du "corbeau", résolvait par ailleurs les difficultés rencontrées dans la manœuvre des navires. Le corbeau était une sorte de grappin muni de passerelles qu'on plantait dans le bateau ennemi ; à la différence de l'éperon utilisé par les Carthaginois, comme en témoignent les épaves puniques découvertes au large de Marsala, il permettait l'abordage: l'on combattait ainsi sur les ponts des navires... comme sur terre.
Désormais les combats décisifs eurent lieu sur mer : en 260 à Mylae, en 258 à Sulci, en 257 à Tyndaris, et surtout, coup de grâce pour les Carthaginois, en 241 aux îles Égates. Rome, qui avant la guerre contre Carthage ne disposait que d'une petite flotte, devient la plus grande puissance navale de l'Antiquité et elle le demeurera longtemps. Ce n'est pas un hasard si Hannibal en 218 choisit la route terrestre pour attaquer l'Italie
La guerre d'Afrique
Les batailles navales n'eurent cependant pas immédiatement le succès escompté et les pertes humaines furent importantes sans compter les naufrages, causés par les tempêtes. D'où la décision des Romains, dès 256, de passer en Afrique, croyant, comme jadis Agathocle de Syracuse, porter là le coup décisif. En 256, la victoire du cap Ecnomos sembla leur en ouvrir la voie. Mais l'épisode africain, qui débuta de manière favorable, s'acheva par la défaite du consul Marcus Atilius Regulus contre le spartiate Xanthippe, qui dirigeait les troupes carthaginoises. Suivirent pour les Romains succès (prise de Palerme en 250) et revers (désastre de Drépane en 249), tandis qu'à partir de 247 Hamilcar Barca organisait en Sicile une résistance efficace. C'est seulement parce que la bataille des îles Égates en 241 détruisit la flotte carthaginoise que Carthage, épuisée par vingt années de guerre, accepta de signer la paix avec C. Lutatius Catulus, mais Hamilcar, lui, ne s'avouera jamais vaincu.
Au terme du traité, Carthage restait indépendante, mais devait évacuer la Sicile et les petites îles voisines, libérer les prisonniers romains et payer une indemnité de deux mille deux cents talents. En Sicile, désormais, trois statuts coexistent : à côté du royaume de Syracuse, allié aux Romains, et de quelques cités libres (Messine, par exemple), les Romains prennent la place des Carthaginois et créent bientôt leur première province, avec un gouverneur militaire à sa tête.
La défaite provoqua en Afrique une véritable "révolution" que Flaubert a racontée dans Salammbô. Aux mercenaires, qui réclamaient leur solde non payée, s'associèrent bientôt les Libyens, paysans asservis, poussés au désespoir par l'énormité des tributs et la cruauté des Carthaginois. Il fallut quatre ans aux généraux Hannon et Hamilcar pour mettre fin à la révolte. Cependant Rome, répondant à l'appel d'autres mercenaires de Carthage, s'emparait par ruse de la Corse et de la Sardaigne et imposait à Carthage un tribut supplémentaire de mille deux cents talents. Une félonie, dont toutes les sources soulignent le caractère honteux.
Au terme de ce conflit, Carthage avait perdu ses principales possessions en Méditerranée occidentale. Il ne lui restait qu'une voie d'expansion : l'Espagne. Depuis Gadès, elle contrôlait depuis longtemps le sud du pays, exploitant notamment les mines d'Andalousie. C'est au renforcement de la présence carthaginoise dans cette province que, dès 237, va s'attacher Hamilcar, suivi de son gendre Hasdrubal et de son fils Hannibal, âgé de 9 ans, à qui il avait fait jurer, dit-on, une haine éternelle aux Romains.

Le déclenchement de la deuxième guerre punique
L'activité d'Hamilcar en Espagne avait dès 231 alerté les Romains, mais à sa mort, en 226, Hasdrubal, qui venait de fonder la colonie de Carthago Nova, adopta une politique plus prudente et signa avec eux un accord, unilatéral selon Polybe, qui fixait au sud de l'Èbre l'influence carthaginoise : Rome se préservait ainsi d'une éventuelle alliance entre Carthaginois et Gaulois. À la mort de son beau-frère en 221, Hannibal se montra plus intransigeant et en 219 assiégea Sagonte, ville qui bénéficiait sans doute d'un traité d'alliance avec Rome. Les Romains étaient alors occupés sur le front illyrien où, après avoir vaincu en 229 la reine Teuta, protectrice des pirates en Méditerranée, ils combattaient Demetrios de Pharos qui gouvernait le royaume et pillait les possessions romaines d'Illyrie. Ainsi, pris par ces affaires, les Romains se contentèrent dans un premier temps d'envoyer à Carthage un ultimatum et ils attendirent plusieurs mois avant d'organiser une intervention en Espagne. Pendant ce temps, en mai 218, Hannibal s'emparait de Sagonte, franchissait l'Èbre et prenait la route des Pyrénées en direction de l'Italie avec 50.000 fantassins, 9.000 cavaliers et 37 éléphants.
L'épopée d'Hannibal
En engageant le conflit contre Rome au départ de l'Hispanie, la stratégie d'Hannibal fut à la fois italienne et internationale.
Hannibal comptait surprendre les Romains par les Alpes, les forcer à engager très vite le combat, s'allier aux Gaulois de Cisalpine et "libérer" l'Italie de Rome, afin de rendre à sa propre cité la suprématie perdue et de dissoudre la confédération romano-italique. Comme le souligne Polybe, pour la première fois dans l'histoire, la péninsule italienne devenait un enjeu pour la domination en Méditerranée. Ce qui étonne le plus dans cette stratégie, c'est qu'elle suppose une connaissance précise de la situation italienne : d'une part l'hostilité de ces Gaulois de Cisalpine, dont Rome avait refoulé l'invasion à partir de 225 et qu'elle contrôlait grâce à la fondation en 218 de deux colonies, Crémone et Plaisance (mais la Gaule Cisalpine ne sera pacifiée que vers 170) ; et d'autre part les rapports ambigus, parfois difficiles, que les Romains entretenaient avec leurs alliés de la péninsule, les régions samnites et la Grande-Grèce notamment.
Après avoir franchi les Alpes par le col du Clapier, entre le mont Genèvre et le mont Cenis - quinze jours de marche dans une bousculade effrénée d'hommes et de bêtes, à subir le harcèlement des montagnards, à suivre des chemins impraticables, à lutter contre le froid et la faim -, Hannibal parvient vers la mi-octobre à Turin avec seulement 20.000 soldats, 6.000 cavaliers et 21 éléphants. Selon les informations données par Polybe, les forces romaines, elles, dépassaient 700.000 fantassins et 70.000 cavaliers. Une supériorité numérique, donc, qu'Hannibal allait compenser par son génie militaire. Le général carthaginois est reçu en libérateur par la majorité des Cisalpins. Profitant de la surprise des Romains, il remporte un premier succès au Tessin en 218, puis une série de victoires qui jalonnent sa descente vers le sud de l'Italie : en 217 à la Trébie et au lac Trasimène et, en 216, à Cannes en Apulie - le plus grand désastre subi par les Romains : non seulement la cavalerie carthaginoise leur inflige des pertes énormes (sur les 80.000 soldats romains et alliés, seuls 14.500 survécurent ou échappèrent à la captivité), mais ils perdent une ville essentielle à leur propre ravitaillement. Hannibal aurait alors pu marcher sur Rome; il y renonce pour mener à bien sa politique d'alliance avec les Italiens : une partie des Samnites passe dans son camp, mais surtout plusieurs cités campaniennes, dont la plus importante, Capoue, en 216, à qui il a promis de devenir la capitale d'une Italie délivrée de Rome et qui l'accueille avec allégresse.
Hannibal n'avait pas eu de mal à entraîner les Romains dans des batailles successives. À Rome, le commandement était annuel et les consuls, avides de gloire, cherchaient à achever les guerres avant la fin de leur mandat. C'est seulement après une série de défaites et des pertes gigantesques qu'ils finirent par adopter la stratégie du général Q. Fabius Maximus : éviter tout affrontement avec Hannibal, le priver de ses sources d'approvisionnement en pratiquant la politique de la "terre brûlée", afin de reprendre des forces, bref temporiser - d'où le surnom de cunctator, le "temporisateur", qui revint au général romain.
Cette stratégie, qui avait aussi pour but de récupérer les villes transfuges, permit à Rome de se relever rapidement : de 8 légions en 216 l'armée romaine passa à 25 en 212-211. Pour Hannibal, qui combattait en pays hostile, la guerre fut au contraire de plus en plus dure. Sa politique d'alliance n'eut pas le succès prévu : la présence dans ses rangs de tribus gauloises, du reste insuffisante, inquiétait les Italiens qui, de manière générale, restèrent plutôt fidèles à Rome. Contraint par ailleurs de maintenir des troupes en Espagne, il se trouvait dans l'impossibilité de recevoir du renfort en raison de la domination maritime de Rome. Enfin, se présentant en libérateur, il ne pouvait pas trop exiger de ses alliés et, pour financer ses campagnes, il dut attaquer les villes qui refusaient de trahir et sa cruauté à l'égard de celles qui lui résistaient, comme ce fut le cas à Nucérie ou Herdona, devint légendaire. Aussi, de nombreuses communautés d'Apulie, de Grande-Grèce et de Campanie le rejoignirent davantage par obligation que par conviction. La guerre d'alliances fut catastrophique pour l'Italie du Centre et du Sud, les deux partis se livrant à des actes d'une violence extrême: déportations, exécution des dirigeants, destruction de récoltes, tel était aussi le sort que les Romains réservaient à ceux qui avaient choisi le camp adverse, comme la cité de Télésia. Ce fut aussi le sort de Capoue quand elle fut reprise par les Romains en 211 ; mais la cité rebelle subit en plus le dernier des outrages : elle fut privée de tout son territoire et réduite au simple rang de ville.
La prise de Tarente en 212 fut un des derniers grands succès d'Hannibal. À partir de cette époque, la situation se détériora pour lui, Rome regagnant peu à peu ses alliés. La défaite d'Hasdrubal en 207 sur le Métaure, en Ombrie, marque un autre tournant: n'ayant pas réussi à rejoindre l'armée de son frère qui arrivait par le nord de l'Italie, Hannibal dut reculer vers l'extrême sud, dans le Bruttium, puis en 203 fut rappelé en Afrique.

Une guerre "mondiale"
Pendant qu'il ravageait l'Italie, Hannibal maintenait des troupes en Sardaigne et dans la péninsule Ibérique, où les Romains finirent par l'emporter en 206 grâce aux succès de P. Cornelius Scipio, le futur "Africain", alors âgé de 28 ans. Par ailleurs, il négociait l'ouverture d'autres fronts en vue d'affaiblir Rome : en 215 (peut-être dès 217-216), il sollicita le roi Philippe V de Macédoine, lequel voyait ainsi naître l'occasion de repousser les Romains hors d'Illyrie : cette intervention eut toutefois peu d'effets. En 215 encore, il décida les Syracusains à passer dans le camp carthaginois ; mais trois ans plus tard, malgré les géniales inventions balistiques d'Archimède, Syracuse succombait. L'ancien royaume de Hiéron fut intégré à la province de Sicile et Pacifiée par M. Valerius Laevinas. Enfin, à partir de 204, la guerre fut portée en Afrique, selon les plans de Scipion, le vainqueur d'Espagne.
L'Afrique du Nord était alors divisée en trois parties à l'ouest du territoire de Carthage : le royaume des Maures, qui dans cette guerre ne jouera aucun rôle, et les deux royaumes numides rivaux, celui des Masaesyles, alors le plus puissant, dirigé par Syphax, et celui des Massyles, dont le roi Gaia, mort en 206, laissait un successeur, son fils Masinissa. Depuis l'Espagne, déjà, Scipion avait recherché l'alliance des Numides. Mais Syphax avait finalement choisi en 206 le camp de Carthage, scellant ce choix par son mariage avec Sophonisbe, la fille d'Hasdrubal. Masinissa, en revanche, dont le territoire était menacé par son puissant voisin, devint pour longtemps l'allié des Romains. C'est lui qui fit pression pour une invasion en Afrique et c'est en partie à son appui que Scipion dut ses succès lorsqu'il débarqua à Utique : Masinissa mettait à la disposition des Romains sa connaissance des lieux, ses alliances et sa redoutable cavalerie. C'était un atout d'autant plus précieux que Scipion avait inventé une nouvelle technique de combat, qui allait servir plus tard dans les affrontements avec les monarchies hellénistiques: mettant à profit la formation de combat des légions en trois rangs de manipules (hastati, principes et triarii), il avait eu l'idée de donner à chaque rang une autonomie, ce qui lui permettait de porter plusieurs coups en même temps à l'adversaire ; dans ce contexte, les cavaliers berbères de Masinissa augmentaient considérablement sa force de harcèlement.
Arrivé en Afrique, Scipion remporta donc une série de victoires jusqu'à la bataille de Zama en 202, où il écrasa Hannibal. L'entrevue des deux chefs, à la veille de l'affrontement, constitue un morceau de bravoure chez Tite-Live (XXX, 30-31, 9) et Polybe (XV, 1, 6-8). Appien se contente de quelques lignes expéditives (Livre africain, 39, 163) : plus importants sont pour lui les dispositifs préalables, les mouvements des éléphants, de la cavalerie et le choc interminable des armées et de leurs chefs, jusqu'à la fuite d'Hannibal à la faveur de la nuit.
La paix imposa cette fois à Carthage de livrer presque toutes ses quinquérèmes et tous ses éléphants, d'évacuer l'Espagne, les territoires non puniques d'Afrique et de payer un tribut de dix mille talents. Il lui était en outre interdit de faire la guerre sans le consentement de Romains. Scipion permettait donc à Carthage de maintenir son indépendance, mais il la mettait à la merci de son voisin Masinissa, sorti grandi de la guerre à la suite de l'anéantissement du royaume de Syphax. De son côté, Hannibal rechercha un temps l'alliance d'Antiochos de Syrie, puis celle du roi de Bithynie, qui le trahit, le contraignant au suicide.

Les effets de la deuxième guerre punique
La deuxième guerre punique avait provoqué une peur extraordinaire et marqué les esprits par la longueur des opérations, l'énormité des sacrifices, l'étendue des dégâts, et ses conséquences sur la société romaine furent tout aussi considérables. Si le consensus autour du sénat s'était renforcé, la guerre avait révélé l'existence d'une opinion publique capable de s'imposer - de donner, par exemple, en 210 le commandement des troupes d'Espagne au jeune Scipion âgé de 24 ans seulement -, mais aussi l'inadaptation relative des institutions à la politique impérialiste, qui avait conduit à de nombreuses entorses à la légalité institutionnelle, dans l'attribution des commandements militaires notamment. La guerre avait révélé aussi l'état de la confédération italique: sans doute les alliés avaient-ils pour la plupart fourni une aide militaire et financière considérable en hommes, argent, matières premières et ils avaient, indéniablement, subi les plus grands dommages; mais certains avaient trahi et le climat psychologique se détériora.
Plus graves encore furent les effets démographiques et économiques du conflit. Les pertes et les ravages causés par l'occupation de l'Italie, la multiplication des campagnes militaires provoquèrent une crise de la petite paysannerie, qui s'accompagna d'un exode rural vers les villes et surtout vers Rome, désormais la ville la plus peuplée de la péninsule. Sans doute cette crise a-t-elle été parfois surévaluée par les modernes, mais on ne peut nier sa réalité, notamment en Italie du Sud, où le phénomène fut amplifié par les confiscations de terres imposées par les Romains aux cités qui avaient fait défection. Ces terres confisquées passèrent dans le patrimoine foncier romain, l'ager publicus, et furent progressivement accaparées par de riches propriétaires. L'afflux de la main-d'œuvre servile, autre conséquence des conquêtes, leur permit d'y développer l'élevage ou de constituer de grandes propriétés fondées sur la monoculture, ce qu'on appellera sous l'Empire des latifundia. Ainsi, les guerres puniques et la politique impérialiste qui s'ensuivit avaient en partie modifié les structures économiques de l'Italie traditionnelle.

Claudia MOATTI (à suivre)   http://www.theatrum-belli.com/

mercredi 7 juillet 2010

Les Gaulois savaient écrire

Nous ne savons pas si les Gaulois avaient une écriture. Aucun alphabet ne nous est parvenu. Le problème a naturellement intéressé un savant dont l'autorité est reconnue internationalement. Ces pages de Paul-Marie Duval rendent sensible le travail de documentation, de comparaison et de déduction - un travail de policier de l'Histoire ? - qui conduit l'historien à une certitude vraisemblable.

Les plus anciens Gaulois connaissaient-ils ce que nous appelons « l'écriture » ? Oui, puisqu'ils gravaient des inscriptions dans leur langue sur pierre, sur bronze, sur céramique, mais ce n'est là qu'une forme particulière de l'écriture. Alors, c'est plutôt non, si le mot implique l'utilisation répandue,sinon générale, d'un alphabet par tout un peuple et notamment par des écrivains.

En effet, ce moyen de transmission graphique mis au service de la littérature ne nous est connu en Gaule préromaine ni par l'équivalent d'un manuscrit, ni par une tradition indirecte. En revanche, une enquête menée depuis deux décennies à travers toute la France sur les inscriptions gauloises, c'est-à-dire en langue celtique, dont le nombre s'accroît chaque année et dont l'inventaire devient révélateur, devrait nous permettre, avec le secours de quelques textes anciens, de cerner cette question aujourd'hui mieux qu'hier.

Les contemporains des Gaulois encore libres, les Grecs ou les Romains, n'ont pas signalé que ces «barbares» n'usaient pas de l'écriture, et cela déjà est significatif, mais de plus, à l'époque de Jules César - c'est lui qui le dit - les druides utilisaient l'alphabet grec pour ce qui n'était pas l'enseignement de leur doctrine et de leur science, les comptes publics et privés par exemple ; et l'évaluation numérique des soldats, des femmes, enfants et vieillards chez les Gaulois de l'Helvétie était notée sur des tablettes « en lettres grecques ».

César donne encore un curieux témoignage à propos d'une histoire de correspondance. Quintus Cicéron, le frère de l'orateur, était assiégé dans son camp du nord de la Gaule. Il parvient à faire passer au proconsul un message d'alerte, fixé sur le javelot du porteur. César se dirige alors vers le camp et charge un autre messager de porter une lettre secrète à Quintus, par le même procédé. D'après le texte des Commentaires comparé à celui de l'Histoire romaine de Dion Cassius, le secret aurait consisté dans l'emploi, soit de l'alphabet grec ou de la langue grecque, soit d'un code, soit des deux.

Suivant les instructions reçues, l'homme craignant de ne pouvoir entrer dans le camp, lance le javelot par-dessus la fortification, mais l'arme se fiche dans le mur d'une tour, y reste deux jours avant qu'un soldat ne l'aperçoive et n'apporte la lettre à son destinataire.
Peu après, celui-là fait porter une réponse à César, lui annonçant la levée du siège.

La deuxième de ces trois lettres, le message secret, nous apprend au moins que parmi les Nerviens, qui étaient pourtant les Celtes les plus rudes de toute la Gaule, certains pouvaient être considérés par les Romains comme capables de déchiffrer ou faire déchiffrer un texte, c'est-à-dire d'utiliser l'écriture.

Il y a mieux. Aux funérailles de Gaulois importants, il arrivait, selon Diodore de Sicile, contemporain de César, que les proches du défunt jetassent dans les flammes du bûcher des lettres à l'attention de leur parent. Cette coutume est touchante : c'est l'affection des siens, leur pensée, le souvenir des vivants que ces tablettes évanescentes allaient confirmer pour toujours au disparu en lui apportant dans sa survie un contact humain, avec un peu de lecture et même, qui sait ? quelque surprise, exprimée avec une inégalable discrétion.

On peut tout imaginer de ces messages : regrets, tendresse, fidélité éternelle, louanges, gratitude, et aussi souvenirs variés de la vie de tous les jours, douces taquineries, réponses différées à de vieilles questions laissées en suspens, révélations, ultimes mises au point ?… Là, en tout cas, nous sommes bien entre gens qui savent lire et écrire.

Un alphabet national

Les inscriptions en langue gauloise sont rares, quelques centaines seulement, mais il faut y ajouter la masse des monnaies à légendes et tout un calendrier d'une savante complexité.

Les textes les plus anciens, les épitaphes, dédicaces aux dieux, graffiti de propriété sur céramique, malédictions en charabia griffonnées sur du plomb, sont en caractères grecs diffusés par Marseille, principalement dans le Midi, à partir du IIIe siècle avant notre ère, mais adaptés pour rendre certains sons du gaulois, si bien que M. Michel Lejeune, à qui l'on doit l'étude approfondie et singulièrement nouvelle de ces documents, a pu parler à leur propos d'un alphabet national.

Ces inscriptions « gallo-grecques » (langue gauloise et lettres grecques) sont pour nous d'un grand prix, parce que notre connaissance du celtique ancien leur est due pour une part. Et voilà attesté par l'épigraphie un emprunt à la culture hellénique plus important que celui dont César a témoigné.

Egalement adaptés, quand les Romains eurent créé la « Province », furent les caractères latins des inscriptions « gallo-latines », dont M. Robert Marichal mène à bien l'édition intégrale et l'interprétation. Là aussi, il y a comme un alphabet national, qui devait rester sporadiquement en usage jusqu'à la disparition de la langue sous l'Empire. Il est, d'ailleurs, seul à nous transmettre quelques phrases du langage parlé, tel cet avertissement intéressé du malicieux convive gaulois, lu sur un vase à boire qu'on se passait à la ronde : « Je contiens la boisson des suivants » - autrement dit : « A bon buveur, salut ; vas-y tout de même doucement, s'il te plaît ». C'est aussi à cette écriture cursive latine, comme calligraphiée sur les comptes de potier de l'Aveyron, que nous devons de savoir compter jusqu'à dix en gaulois.

Les légendes monétaires forment une catégorie particulière. Inscrites en caractères grecs, latins, gallo-grecs, gallo-Iatins, étrusco-italiques, elles n'ont presque rien de commun, sauf la langue, avec les autres inscriptions. Quelques centaines de textes, reproduits à des milliers d'exemplaires, apportent de nombreux noms d'hommes, quelques noms de tribus et de magistratures. Et puis ces pièces répandaient un usage limité de l'écriture à l'intérieur du pays et jusqu'au-dehors, chez d'autres peuples celtiques. Les savants travaux du Dr Colbert de Beaulieu, qui est bien le seul à pouvoir mener à son terme la publication de l'ensemble hétérogène que forment toutes ces légendes monétaires, nous apprennent notamment que l'alphabet gallo-grec se trouvait pour elles utilisé jusque dans le nord de la Gaulle. Plus nombreuses en lettres latines, portant les noms des chefs au pouvoir, elles étaient d'une certaine manière, des « mass média » pour l'univers des Celtes. Et voici la plus longue des inscriptions gauloises, le calendrier trouvé à Coligny, dans l'Ain, à la fin du siècle dernier, et qu'on peut voir au musée de Lyon. D'époque romaine impériale, cette plaque de bronze mesure 1,50 m sur 0,90 m, Les 130 fragments conservés nous révèlent cinq années consécutives d'un calendrier en langue gauloise ; le texte complet comptait plus de 2.000 lignes gravées en lettres latines et disposées en colonnes comme notre calendrier des Postes.

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Calendrier de Coligny. Découvert dans l'Ain en 1897. On a pu recenser 70 mots celtiques. (Musée de Lyon).

Ce document étonnant, avec son décompte des jours plus simple que celui des Romains, était en usage en Bourgogne, avant comme encore après la réforme calendaire de Jules César ! Sans cet immense aide-mémoire, comment reconnaître à leur place les changements entraînés par l'intercalation d'un troisième mois tous les deux ans et demi !

Lunaire à l'origine, en effet trouvé avec les fragments d'une statue du dieu Mars, il était tenu à jour et ajusté périodiquement, tant bien que mal, à l'année solaire par ceux qui en détenait le secret avec le pouvoir d'une autorité religieuse, car ce fut là d'abord et partout le travail des prêtres. Cette inscription remarquable est ainsi le seul témoin concret que nous possédions de la science très ancienne des druides.

L'élaboration en effet, de cette mesure des siècles suppose des observations astrales inlassablement répétées pendant de longues années et précisées plus lentement encore car rien n'est plus farouchement conservateur que cc régulateur du temps vécu et à vivre, dont dépend le rythme variable. ou monotone des travaux et des jours. Les observations astronomiques remontent sans doute à l'âge du bronze, peut-être même plus loin, à l'origine de l'agriculture, qui ne peut s'en passer.

Une masse de données avait donc été recueillie par l'élite intellectuelle des Gaulois. Comment a-t-elle pu être transmise ? Notre mémoire est capable de tours de force que bientôt nous n'imaginerons même plus, trop aidés que nous sommes par nos machines, mais les calculs et les ajustements calendaires ne pouvaient être fixés et repérables d'une année à l'autre, d'un lustre à l'autre, d'un cycle à l'autre, que par un système de notations, sous peine de graves erreurs dangereusement et indéfiniment accumulées. Alors, les plus anciens autours du calendrier gaulois disposaient-ils d'un jeu de signes, d'une « écriture », dont nous ne saurions rien ? C'est la question.

Il y a bien des suites de signes incompréhensibles gravés sur des tessons trouvés en divers points de la Gaule, qui pourraient appartenir à plusieurs systèmes graphiques très anciens : essais balbutiants, tentatives locales avortées, qui auraient cédé la place aux alphabets empruntés. Un succès obtenu dans cette voie aurait pu aider à la fixation et à la transmission d'un calendrier qui, en tout cas, a dû être noté, inscrit ou écrit, de quelque façon, bien avant la romanisation, pour ne pas sombrer dans l'arbitraire d'un fonctionnement purement empirique.

A l'inverse des inscriptions, les genres littéraires que nous pourrions attribuer aux Gaulois par comparaison avec d'autres peuples étaient de ceux que se transmettaient oralement poètes, chanteurs. récitants et leurs maîtres les professeur : légendes épiques, généalogies princières, éloges et satires à l'adresse des grands, hymnes religieuses et chants de guerre, cosmogonies, prophéties…

Les disciples des druides apprenaient un nombre considérable de vers et restaient parfois une vingtaine d'années à cette école : quel bagage était le leur ! Comme les plus anciens aèdes homériques et, de nos jours, les bardes yougoslaves, le barde gaulois devait bien se passer d'écriture et garder pour lui les charmes des vieilles histoires et les sortilèges de la poésie.

Ainsi l'Irlande de l'âge du fer, qui ignorait l'écriture alphabétique, écoutait ses vieilles épopées païennes, de vers et de prose alternés, qui ne furent écrites avec quelques adoucissements qu'au VIe siècle par les moines. Pourquoi en Gaule une littérature orale aussi brillante n'aurait-elle pas existé, à un niveau de développement intellectuel allant de pair avec l'affinement de la sensibilité que nous révèle un art original, merveilleusement subtil, volontiers abstrait, techniquement avancé, qui s'est épanoui pendant la période de l'indépendance celtique ?

Par la faute des druides

Mais, d'une telle production littéraire, aucun vestige original ou traduit ne nous a été transmis ; rien non plus, dans les lettres gallo-romaines, ne rappelle une littérature nationale antérieure. Il est donc vraisemblable qu'une transmission orale s'est arrêtée brutalement lors de la conquête romaine et que la réservation des meilleurs alphabets du monde aux inscriptions et à quelques emplois pratiques fut la cause principale d'un naufrage sans retour. Rien n'interdit toutefois de penser que, comme le calendrier, des textes ont pu bénéficier de la connaissance de cette écriture, dans une mesure qu'évidemment nous ignorons encore.

La vie de l'esprit étant alors le monopole des druides, cette puissante autorité morale et politique devait garder jalousement le privilège de son savoir. Ils étaient versés, dit César, dans les opérations astronomiques, la mesure de la terre, « les choses de la nature ». Puisque deux alphabets étaient connus et utilisés en Gaule, s'ils n'ont pas été employés pour faire fructifier l'enseignement, c'est qu'il y avait prohibition de la diffusion.

Les druides ont ainsi, par leur exclusivisme traditionnel, privé d'avenir leur production intellectuelle (à l'exception du calendrier, qu'ils étaient bien obligés de noter d'abord pour eux-mêmes) et ils ont grandement contribué à la disparition de la science et de la littérature, puisque rien de ce qui était transmis oralement n'a pu survivre à la suppression du clergé druidique et que, même si quelques écrits ont échappé à cette sorte d'autocensure, les Romains se sont bien gardés de recueillir, de transcrire et de traduire ces créations du génie indigène.

Ah ! si les Gaulois avaient été admis à utiliser largement et librement leur écriture pour honorer et perpétuer leur propre langue, ou si ce qu'ils ont peut-être écrit n'avait pas dû être détruit pendant une guerre inexpiable de huit ans et ensuite par le manque d'intérêt des Romains, quels trésors ne nous auraient-ils pas transmis !

Ces guerriers étaient, de l'avis de leurs contemporains, de fort beaux et intarissables parleurs. Parler, inscrire, mais écrire ? Il est incontestable qu'ils en possédaient tous les moyens ; il paraît désormais probable qu'ils s'en soient servis plus, et depuis beaucoup plus longtemps, que nous ne pouvons l'imaginer aujourd'hui. N'est-ce pas déjà beaucoup ?

Par Paul-Marie DUVAL de l'lnstitut - Historia, février 1984

jeudi 6 mai 2010

LA FEMME GAULOISE (CELTE)

La femme celte n'était ni effacée ni passive, elle ne jouait pas un rôle secondaire, comme à Rome ou en Grèce. Cet aspect des choses est inhérent à la nature de la culture celtique, dans la spiritualité qui servait jadis de ciment à celle-ci, le principe divin supérieur n'était pas masculin mais bien féminin. Les Celtes avaient un grand respect de la femme qu'ils ont toujours considérée comme un être moralement supérieur, tandis que les Germains et les Romains en ont fait un être hypocrite et mensonger.
La femme gauloise jouit d'un statut particulier, exceptionnel même si on le compare à celui de la femme romaine dont la dépendance à l'égard du mari est non seulement morale mais aussi économique. La Gauloise, au contraire, dispose d'une certaine indépendance financière et assume une part de son destin à la mort de son mari. Ce privilège, qu'il faut malgré tout relativiser, a un prix : cette place dans la société et dans l'économie de la maison a été acquise par des générations de femmes qui, d'une manière générale, ont travaillé plus que les hommes. Strabon présente cette évidence comme un topos, un lieu commun qui caractérise les civilisations barbares : « Le fait qu'entre les hommes et les femmes les travaux sont distribués à l'inverse de ce qu'ils sont chez nous (c'est-à-dire en Grèce et à Rome) est commun à beaucoup d'autres peuples parmi les barbares. » Mais Poseidonios qui, le premier, donne cette information, l'accompagne d'exemples qui confirment cependant sa profonde réalité. Lui-même, lorsqu'il était hébergé chez un riche propriétaire terrien, a vu des femmes travailler aux champs (d. Naissance, ch. 5). Mais surtout sa description générale de la société gauloise met particulièrement en évidence la répartition générale des activités. Aux hommes sont réservés la guerre, son entraînement, l'équitation, la chasse, les pratiques cultuelles, l'exercice de la politique, du droit et de l'éducation, certains métiers artisanaux (les métiers du feu et des métaux entre autres). Aux femmes reviennent la plupart des tâches domestiques, c'est-à-dire une bonne part des travaux des champs, la gestion des troupeaux, la réalisation de certains types d'objets, tels que la céramique, les vêtements, peut-être la cordonnerie, la bourrellerie, la tabletterie. Le travail à la maison et à la cuisine était considérable du point de vue du temps passé et de l'énergie déployée.
C'était vrai avant tout pour moudre les céréales, tâche qui pouvait occuper plusieurs heures. Cela exigeait un soin particulier, car la présence de résidus d'abrasion de la pierre dans la farine provoquait une usure accrue des dents.
Des moulins comme on en connaît dans de nombreuses citées celtes facilitaient le travail en comparaison de l'antique pilon.
La place de l'homme et de la femme dans la société gauloise des cinq derniers siècles précédant notre ère est le résultat tardif d'une situation plus ancienne, au cours de laquelle une grande partie de la population mâle était occupée à la guerre, obligeant les femmes à subvenir à tous les autres besoins.
Par opposition aux Romains qui voyaient dans la femme une reproductrice et un objet de plaisir, les druides associaient les femmes à la vie politique et religieuse de leurs peuples.
La femme gauloise jouissait d'une situation qui la mettait au même rang que son marri.
On comprend mieux dès lors l'étonnant contrat de mariage dont César, toujours d'après Poseidonios, expose les modalités : « Les hommes, quand ils se marient, mettent en communauté une part de leurs biens, équivalant, après qu'en a été faite l'estimation, à la somme d'argent apportée en dot par les femmes. On fait de ce capital un compte unique, et les intérêts en sont mis de côté ; le conjoint survivant reçoit l'une et l'autre part, avec les revenus accumulés. » Le juriste du IIIè siècle Ulpien, précise qu'en plus de sa dot, la femme possède « ce que les Gaulois appellent pécule ». Cette gestion de leurs biens illustre mieux que tout autre exemple l'égalité de l'homme et de la femme qui existe dans le domaine de l'économie (au sens grec du terme, c'est-à-dire celui de la bonne marche de la maison), César a beau ajouter, à la suite, que l'homme a droit de vie et de mort sur sa femme et ses enfants, on voit bien qu'il s'agit d'une formule rhétorique qui renvoie, par comparaison, au droit romain : le Gaulois comme le Romain est le pater familias, il a l'autorité sur tous les membres de la famille. César ajoute que, lorsqu'un chef de famille meurt de façon anormale, on soumet sa femme à la question jusqu'à ce qu'elle avoue son crime. Celle qui est reconnue coupable est jetée au feu. Cette pratique paraît fort archaïque et n'a probablement plus aucune réalité dans les décennies qui précèdent la conquête. À contrario, elle témoigne qu'en des temps anciens les femmes avaient déjà suffisamment de pouvoir pour tenter d'empoisonner leur mari et de prendre leur place.
Le rôle de l'épouse gauloise est encore renforcé par celui que joue le mariage lui-même dans les relations entre les grandes familles patriciennes ou riches, dans les accords politiques voire diplomatiques entre les États, Le cas de Dumnorix est à cet égard révélateur (cf. Mariage, ch, 5). Les femmes comme les enfants sont les meilleurs instruments des unions à longue distance entre les peuples, ils sont également leur meilleure garantie de pérennité.
Le divorce était très facile chez les Celtes, d'abord parce que le mariage n'avait pas un caractère sacré et obligatoire. C'était un contrat, soumis à des clauses, les clauses n'étant plus respectées, le contrat devenait caduque. Acte essentiellement contractuel, social, mais non pas religieux, acte reposant sur la liberté des époux, le mariage celtique apparaît donc comme une sorte d'union libre protégé par les lois, et qu'il est toujours possible de rompre. Dans le divorce celtique, l'homme et la femme sont placés sur un plan de strict égalité.
Enfin, les Celtes ont toujours hésités entre la monogamie et la polygamie, voire même la polyandrie(1).
(1) polyandre, se dit d'une femme ayant plusieurs maris.
Un concubinage ou mariage annuel existait qui ne préjugeait en rien des droits de la femme légitime qui était la seule épouse en titre et qui pouvait se faire aider dans son travail domestique par la ou les concubines de son mari, de toute façon, si le mari passait outre elle pouvait toujours divorcer et de ce fait reprendre son pécule.
D'après Diodore de Sicile (V.32) « chez les Gaulois, les femmes sont presque de la même taille que les hommes, avec lesquels elles rivalisent de courage ».
« l'humeur des Gaulois est querelleuse et arrogante à l'excès. Le premier venu d'entre eux, dans une rixe, va tenir tête à plusieurs étrangers à la fois, sans autre auxiliaire que son épouse, champion bien redoutable encore. Il faut voir ces viragos, les veines du cou gonflées par la rage, balancer leurs bras robustes d'une blancheur de neige et jouer des pieds et des poings, assurant des coups qui semblent partir de la détente d'une catapulte ». Ammien Marcellin (XV.12)
Les épouses d'origine étrangère, représentant dans la cité de leur mari les intérêts du peuple dont elles sont issues, ont nécessairement une position sociale et, pour une certaine part, politique qui les situe presque au niveau des hommes. Elles ne perdent pas toute individualité en se mariant, mais gardent d'étroits contacts avec leur famille qu'elles retrouvent naturellement à la mort de leur mari. Les remariages sont possibles, et dans ce cas la femme peut une nouvelle fois représenter les intérêts de sa famille, comme on le voit faire à la mère de Dumnorix. De telles femmes, réellement puissantes, souvent riches, sont honorées à l'égal de certains hommes. On comprend dès lors l'étonnement de Clément d'Alexandrie qui écrit : « Il y a beaucoup de Celtes pour élever en l'air les litières des femmes et les porter sur leurs épaules. »
D'après Plutarque, les femmes peuvent jouer un rôle imminent dans les assemblées confédérales, celles communes à plusieurs peuples et qui traitent des alliances ou des conflits. La qualité de leur bon jugement et de leur impartialité y est reconnue. C'est pourquoi on leur confie la tâche d'arbitrer entre les deux parties.
Plutarque, dans son traité Des vertus des femmes, donne l'exemple d'une convention passée entre Hannibal et les peuples riverains des Pyrénées qui précise que, si les Gaulois ont des plaintes au sujet des Carthaginois, ils doivent les adresser à leurs généraux qui demeurent en Espagne, mais que les Carthaginois qui ont à se plaindre des Gaulois doivent faire valoir leurs droits auprès de certaines femmes gauloises qui jouent le rôle d'arbitres.
Les auteurs notent chez les Celtes une certaine tendance à la promiscuité : « Elles accordent généralement leur virginité à d'autres et ne considèrent pas ceci comme une disgrâce, mais se sentent plutôt méprisées lorsque quelqu'un refuse leurs faveurs librement offertes. » (Diodore de Sicile Hist 5-32)
Certaines reines avaient des époux qui n'étaient pas rois eux-mêmes.
Aux vues des objets et trésors découverts dans la tombe de la princesse de Vix, on mesure le pouvoir qui était le sien dans la société.
Cartimandua, reine des Brigandes de Grande-Bretagne, n'hésite pas à se séparer de son mari pour épouser son écuyer.
Toujours en Grande-Bretagne, la célèbre Boudica conduira un soulèvement contre les Romains.
Patrice Plard
sources :
Keltia n°5
L'Archéologue n°84
La femme celte J.Markale
Les gaulois J.L Brunaux
Les Celtes O Buchsenenschutz
Nos ancêtres les Gaulois J.L Brunaux
Les Celtes Barry Cunliffe
La N.R.H (Vincent Kuta)

vendredi 30 octobre 2009

Les druides

La religion celtique a ceci de particulier, qu'elle ne possède pas seulement des prêtres, comme les religions grecque, romaine et germanique. Mais est formée d'une classe sacerdotale hiérarchisée et organisée, profondément structurée. Fondé sur le savoir, la hiérarchie sacerdotale comportait de nombreux grades et des spécialisations qui excluaient toute ambiguïté.

Savants, philosophes.....
Guides religieux des peuples celtiques, ils sont chargés du culte-des-cultes, de l'éducation, de la réflexion commune, de l'établissement d'une philosophie.
Leurs compétences sont multiples :
- druides au sens religieux, théologiens,
- ovates (mages adeptes de la civilisation naturelle),
- bardes (chroniqueurs, poètes, passeurs de mémoire collective et de la culture).
[ - Strabon (IV-4) fut l'un des rares à tenter d'opérer une distinction au sein de cette classe sacerdotale :
« On rend de très grands honneurs à trois sorte d'hommes : les bardes, les vates et les druides ; les bardes sont chanteurs et poètes, les vates sacrificateurs et physiologues, les druides outre les sciences de la nature, étudient la philosophie morale. »
- Cicéron dans De Divinatione (I-40) fait ce portrait :
« La divination n'est même pas négligée en Gaule. Parmi les druides, j'ai connu cet Eduen Diviciacos, ton hôte et admirateur qui prétendait connaître les lois de la nature, ce que les Grecques appellent physiologie ; il prédisait ce qui devait arriver, soit par des augures, soit par conjoncture. »
- Diodore de Sicile (V-28) assure que :
« La doctrine pythagoricienne prévaut parmi eux, enseignant que les âmes des hommes sont immortelles et revivent dans un autre corps. »
- Lucain est l'un des rares auteurs classiques à avoir saisi cette perception de l'illimité qui caractérise les Celtes :
« D'après les druides, les âmes ne descendent ni dans les demeures silencieuses de l'Erèbe(1), ni dans les profondeurs des pâles royaumes de Pluton. Le même souffle les anime dans un autre monde, et la mort n'est que le milieu d'une longue existence. » ]
(1) Erèbe représente la partie la plus ténébreuse des enfers. Il est le fils du Chaos et le frère (et l'époux) de la Nuit. (Nyx) ...

La première et peut-être la plus importante doctrine des druides est inscrite dans l'étymologie(2) de leur nom : dru-ui-des « les très savants », la science étant à prendre ici dans l'acceptation triple de sagesse, de science sacrée et de connaissance.
Le nom de druide conjugue la sagesse, la connaissance et le savoir, par l'étymologie réelle et la force (c'est-à-dire essentiellement la capacité de traduire leur savoir en pratique) par l'étymologie symbolique.
(2) Science qui étudie l’origine et l’histoire des mots et des locutions.
C'est en application ou en conséquence de ce symbolisme que l'on rencontre parfois des druides qui font la guerre ou qui portent des armes.

La caste des druides est au sommet de la hiérarchie.
En raison de son statut et du prestige attaché à sa fonction, parce qu'il juriste, il est le détenteur « des relations diplomatiques pour prévenir la guerre ou régler les compensations après l'agression ». Il est aussi le gardien de la mémoire de la « tribu ».
Pour certains auteurs les druides seraient les successeurs des hommes-médecine du Chamanisme archaïque et devinrent peu à peu les hommes du savoir.
« Progressivement, les hommes de savoir, groupés en confrérie comme l'étaient déjà les chamanes, devinrent hommes de réflexion, autrement dit des philosophes. À ce point donné, la mutation était achevée : les druides avaient remplacé les chamanes. » (Marc Questin, La tradition magique des druides)

Les druides dictaient le dogme et la morale, réglaient la liturgie des cérémonies religieuses, observaient les mouvements des astres afin d'établir le calendrier nécessaire à la tenue des grandes fêtes annuelles, pansaient les blessures, réduisaient les fractures, pratiquaient la magie et transmettaient au coeur des forêts leur enseignement aux jeunes aristocrates de moins de vingt ans.
Les futurs druides recevaient une éducation scientifique et théorique, qui durait vingt ans. Comme les pythagoriciens, les druides formaient une sorte de secte qui cherchait à reproduire son savoir et à le prolonger dans le temps.
N'utilisant pas l'écriture, ils transmettaient toutes leurs connaissances de manière orale. Certains se cantonnaient à un domaine précis tandis que les plus compétents acquièrent une vue encyclopédique sur les sciences de leur temps, on pressentaient ainsi une sorte de « hiérarchie savante » chez les druides. Les aristocrates faisaient parfois venir à domicile un maître, druide ou intellectuel.

« Les druides dissertent abondamment sur les astres et leurs mouvements, sur la grandeur du monde et de la Terre, et sur la nature des choses, sur la puissance des dieux immortels. » (J. César)
Un exemple frappant de la connaissance des astres par les druides est la célèbre cruche de Brno Haloměrěce, retrouvée en 1941 sur la nécropole celtique du même nom. Celle-ci en effet possède sur son pourtour la représentation du ciel de Brno en 280 av J.C dont la constellation du Cygne, un ciel d'été et la constellation du Taureau un ciel d'hiver. On trouve aussi les Gémeaux, et le soleil à ses deux solstices.

Depuis la Haute Antiquité, la plupart des peuples gaulois élisaient chaque année, un chef pour la gestion des affaires intérieures ( le vergobret) et désignaient un stratège pour la guerre. D'après Strabon, ce système existaient depuis au moins le Ve-IVe siècle av J.C. Cette élection d'un magistrat civil et la désignation d'un magistrat militaire était une réponse particulièrement efficace à toute tentative de tyrannie ou de restauration des anciennes monarchies.
Dans l'établissement de ces magistratures et de constitutions qui les accompagnaient, les druides ont joué un rôle prépondérant dont témoigne une autre règle, également mentionnée par César à propos des Éduens : le verbroguet est élu sous la présidence des/et avec les prêtres.
Les druides choisissaient ou faisaient choisir les hommes qui avaient leur confiance. Il est probable que souvent, c'était un des leurs qui devenait magistrat, c'est le cas de Diviciac (Diviciacos), chez les Éduens.
Les constitutions des civitates gauloises montraient une réelle originalité. Les chefs avaient des pouvoirs définis et limités, les assemblées populaires, guerrière et sénatoriale leurs opposaient un contre-pouvoir efficace, mais en sous-main les druides exerçaient une influence majeure.

Contrairement à l'opinion de César, qui affirma que le point essentiel de la doctrine des druides serait la morale, les historiens des religions celtiques comme Vendryes ou N.L. Scoested considère que les notions d'ordre moral ou philosophique - au sens humaniste du mot - en sont absentes à peu de chose près ; on a conservé qu'un seul précepte en usage, sous forme d'une triade, ce qui devait être un mode d'expression courant : honorer les dieux, fuir le mal, pratiquer la bravoure. C'est l'unique vestige d'un enseignement qui devait développer la croyance en l'immortalité de l'âme et exalter le courage et le mépris de la mort, si l'on croît ce qu'en ont pu connaître ses contemporains.
Enfin, l'enseignement devait transmettre toutes les formules et les rites des cérémonies religieuses. Or, il paraît certain que plus encore chez les Gaulois que chez les autres peuples que l'on appelle «primitifs», la religion embrasse tout le cycle des connaissances, comme elle paraît avoir déterminé chez eux tout le cycle de la vie quotidienne, marquant les grands événements comme les besognes familières.
Ce caractère commun à différents peuples, est plus fortement marqué en civilisation celtique que partout ailleurs, puisque les druides sont à la fois prêtres et enseignants, seuls prêtres et seuls enseignants.

Le druidisme n'est pas mentionné par les Galli en Italie, non plus dans les Alpes. La thèse qu'il serait venu des Îles britanniques, n'a pas été réfutée jusqu'ici et d'autant moins, que pour le centre continental de la région des Carnutes - correspondant aux citées ultérieures de Chartres et d'Orléans - des contacts avec des «experts» druidiques d'outre-Manche sont mentionnés.
Certaine pour la Gaule, l'immolation des victimes humaines, cette pratique, l'est moins pour les Galli d'Italie : les Romains qui les ont connu le mieux et le plus longtemps, n'en parlent pas... ce qui suggère une relation de cause à effet entre la présence des druides et le sacrifice humain.
- Diodore de Sicile ajoute que les philosophes sont aussi des devins : « Ces devins à qui on accorde une grande autorité, prédisent l'avenir en observant les oiseaux... C'est surtout quand ils consultent les présages pour quelques grands intérêts qu'ils pratiquent un rituel incroyable et bizarre. Après avoir consacré un homme, ils le frappent avec une épée et quand la victime est tombée, ils prédisent l'avenir d'après la chute, l'agitation des membres et écoulement du sang... »
Même si les druides choisissaient de préférence des criminels comme victimes, les sacrifices ritualisés d'êtres humains, horrifiaient les Romains. Tibère puis Claude les interdirent définitivement. Ce n'est donc pas seulement pour des raisons politiques que le pouvoir des druides et le pouvoir romain s'excluaient réciproquement. Les druides avaient compris tout de suite le danger des influences romaines pour l'emprise qu'ils avaient sur l'âme des populations celtiques... Leur succès limité dans l'appel à la lutte contre César indique ainsi les limites de cette emprise avant même la victoire des Romains.

Royauté
[ La « royauté », fonction de chef spirituel propre aux peuples indo-européens remonte à des temps forts anciens et n'avait qu'une réalité très affaiblie dans la Gaule des cinq siècles précédent la conquête romaine. C'est d'ailleurs ce qu'indiquent tous les témoignages historiques disponibles... Cette « royauté » avait tout l'air d'une magistrature suprême, accordée pour une durée déterminée, par le sénat ou aux aspirations de la jeunesse.
Les quelques « rois » gaulois qui ont laissé des traces dans l'histoire ont en effet deux particularités concomitantes, celle de ne pas avoir obtenu leur titre de façon héréditaire, et celle d'avoir été nommé par le sénat. ]
Il y avait une impossibilité théologique, doctrinale et pratique du druide de devenir roi ou du roi de devenir druide.
Le druide et le roi étaient les deux parties, indissociables et solidaires, d'un tout qui se nomme souveraineté. Le druide et le roi étaient souverains dans la mesure où le druide conseillait le roi, c'est-à-dire l'autorité spirituelle, et où le roi mettait en pratique le conseil du druide, c'est-à-dire exerçait le pouvoir temporel.
Jamais le druide ne contrariait le roi quand ce dernier n'avait commis aucune faute mettant en péril l'essence de la royauté. Il ne le contraignait non plus à faire quelque chose contre son gré.
L'autorité spirituelle du druide n'était pas transposable ou transformable en pouvoir temporel.
Avec la suppression de la royauté, la montée d'oligarchies et d'ambitions nobiliaires, il restait aux druides les choses de la religion et l'enseignement traditionnel. Mais dans ces deux domaines, ils ont été concurrencés, immédiatement, d'une part, par l'instauration du culte impérial et la diffusion de la religion romaine officielle et d'autre part par la fondation d'écoles latines ou l'enseignement qui n'était plus oral mais écrit, ne pouvait inclure la littérature orale gauloise.
Quand la Gaule fut sous domination romaine, la religion ne fut pas oubliée des administrateurs, si le clergé et le culte lui-même furent respectés, ils subirent des transformations, moins volontaires qu'indirectes. Les druides gaulois étaient des nobles.
... Comme l'ensemble de la noblesse, ils se retrouvèrent parmi les cadres locaux de l'administration des cités. Auguste (27 av J.C.) se contente d'interdire la fonction de druide et le culte druidique, (les sacrifices) à tous les citoyens romains et à tous ceux qui prétendaient le devenir. Rapidement le clergé gaulois vit son recrutement se tarir. Avec lui, c'est le culte et toute la mémoire religieuse des Gaulois qui s'appauvrit pour disparaître presque entièrement.
Sources :
Religions et histoires N°10
Dossier pour la science N°61
http://jfbradu.free.fr/lesceltes./savoi ... ruides-htm.
Archéologia octobre 2007
Actualité de l'histoire janvier 2008
La civilisation celtique : Christian.J.Guyonvarch, Françoise Le Roux
La société celtique : Christian.J.Guyonvarch, Françoise Le Roux
Les Gaulois : Jean-Louis Brunaux
Les Gaulois : Régine Pernou
Histoire de France / Les origines : karl Ferdinand Werner

Pat

dimanche 14 octobre 2007

Les Carthaginois sacrifiaient-ils vraiment des enfants ?


UN ARTICLE scientifique déjà ancien, mais peu connu en dehors des milieux spécialisés, remet en cause une idée reçue, et popularisée par Gustave Flaubert dans Salammbô : sur la foi d'historiens antiques (Diodore de Sicile, Clitarque), on croyait que les Carthaginois pratiquaient des sacrifices d'enfants, en particulier sacrifices des premiers-nés (dont l'archétype est " le sacrifice d'Abraham, auquel la Bible " donne un happy end).
Dans les publications d'une Unité de recherche de l'Université de Nanterre (1), une spécialiste de l'archéologie punique, Mme Bénichou-Safar, a présenté un état de la question qui met fortement en doute ce quasi-dogme historique.
On a trouvé effectivement à Carthage, en 1921, sur le site dénommé " 1) L'article entier est disponible sur le site Internet de la «maison René GSalammbô ", des milliers d'urnes remplies de cendres d'enfants, accompagnées ou non de cendres d'agneaux ou de chevreaux et de bijoux (certaines, il est vrai, ne contenaient que des cendres d'animaux). Au-dessus, généralement, des ex-votos gravés sur pierre: « Ce qu'a offert à la déesse Tanit» (ou: au « seigneur Baal-Hammon ») « Untel, fils de Untel » etc. La cause paraissait entendue: enfants et animaux étaient des victimes offertes à la divinité.
Cependant, l' archéologue,fouillant à Carthage (voir maquette ci-dessus) à la fin des années 1970, s'est aperçue qu'en dehors de ce site, les sépultures d'enfants étaient rarissimes. Ne s'agissait-il donc pas simplement, à " Salammbô ", d'un cimetière réservé aux petites victimes de la mortalité infantile, très forte dans les sociétés antiques ? L'examen des os montre que tous ont été incinérés étant déjà morts. Or, cette pratique carthaginoise de réunir nécropole d'enfants et consécration aux dieux (attestée par des inscriptions, dont le déchiffrement supporte d'ailleurs plusieurs interprétations, en raison de l'absence de voyelles dans les alphabets sémitiques) se trouve prolongée, en période romaine, par des sanctuaires dédiés à Saturne (successeur de Baal), comportant des sépultures d'enfants très jeunes.
La discussion est donc ouverte, et l'explication traditionnelle est maintenant accueillie avec scepticisme par beaucoup de chercheurs. Prudente, Mme Bénichou-Safar ne conclut pas - ou plutôt conclut qu'on ne peut plus considérer les sacrifices d'enfants carthaginois comme prouvés. Belle leçon de révisionnisme historique! Faudra-t-il attendre aussi longtemps que les Carthaginois pour que les événements du xxe siècle soient soumis à une recherche aussi impartiale ?
(Par parenthèse, l'archéologie peut induire en erreur négativement aussi bien que positivement. Si dans l'avenir il ne subsiste des XXe et XXle siècles que des objets, en l'absence de textes, les archéologues du futur ne pourront pas deviner que la société française, par exemple, pratique chaque année 200 000 sacrifices d'enfants (chiffre officiel), en vertu d'une loi votée « au nom du peuple français » et aux frais de la collectivité nationale, donc par une sorte de religion d'Etat. Nous sommes peut-être moralement très au-dessous des adorateurs de Baal.)
Bernard VIELESCAZ. RIVAROL 12 octobre 2007
"maison René Ginouvès ", <>, «thèmes transversaux» : Cahiers des thèmes transversaux, n° 2.
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