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dimanche 15 septembre 2019

La France, fille aînée de l’Eglise Grandeur et décadence

Ce sont les Républicains du XIXe siècle qui attribuèrent à la France le titre de fille aînée de l’Église.
Après Rome, l’Arménie et l’Éthiopie, la France, fut un des premiers royaumes chrétiens.
Lors des invasions barbares, alors que les élites avaient fui avec femmes et enfants,  ce furent les chefs de l‘Eglise qui, en 451, firent reculer Attila et constituèrent, durablement, une nouvelle autorité fiable et respectée.
L’Eglise propagea le savoir à travers tout le continent et contribua activement à y éradiquer ce fléau des peuples qu’était l’esclavage
Le titre de fils ainé de l’Eglise fut attribué par le pape au roi Pépin le Bref qui, après avoir soulagé  l’Italie du nord des exactions lombardes au VIIIe siècle, attribua à la papauté les territoires ainsi conquis qui devinrent les états pontificaux.
Royaume profondément chrétien, la France le fut jusqu’à la Révolution française qui, en l’espace de quelques années, renversa la royauté et déroba à l’Eglise le patrimoine qu’elle avait accumulé pendant des siècles et dont elle se servait pour assurer un service public  multiforme : service religieux, éducation, secours aux pauvres et aux malades, recherche, conservation et diffusion du savoir. Tout fut renversé et confisqué au profit d’un Etat qui, en privatisant les trésors et en pourchassant les ecclésiastiques, jeta durablement la population dans la détresse.
Une conférence à deux voix : Claire Colombi et Marion Sigaut, reçues par l’équipe E&R de Perpignan en juin 2016.
La conférence de Claire :
La conférence de Marion :

dimanche 16 octobre 2011

Les rites d'initiation germaniques

L'une des pratiques créatrices de société, les rites d'initiation destinés à faire entrer les jeunes dans la société des adultes, eut une très longue postérité en Europe : la chevalerie.
Le Beowulf donne des exemples de jeunes guerriers, porte-main du héros, de jeunes garçons livrés au seigneur par leurs parents. Les garçons sont nourris au sein jusqu'à l'âge de 3 ans, puis sevrés et laissés aux soins des femmes jusqu'à l'âge de 7 ans. Ils sont alors confiés à un père adoptif (fosterfaeder, “père efforceur”). En général, il est de la parenté de la mère, souvent son frère aîné, donc l'oncle maternel comme nous l'avons dit. Le fosterage consiste à éduquer un jeune de 7 à 14 ans, ce qui ne devait pas aller sans peine ; sinon, pourquoi le père adoptif eût-il été qualifié d'efforceur ? Parfois le jeune part en voyage. Sa formation achevée, a lieu la cérémonie de la taille de la première barbe ou de la chevelure. Pépin le Bref se vit ainsi couper les cheveux par le roi Liutprand vers 730 (Paul Diacre, HL, I, 23-24 et VI, 53). Reste l'affrontement avec le père adoubeur pour être un guerrier parfait. Là aussi, à 14 ans, âge de la majorité chez tous les rois francs et leurs successeurs, le passage vers l'homme accompli, le guerrier, est capital.
Le cérémonial existait dès l'époque mérovingienne, mais nous n'en avons de preuve certaine qu'avec Louis le Pieux. En 792, âgé de 14 ans, il est “ceint par l'épée” à Ratisbonne par son père Charlemagne, car il est “devenu adolescent”. En septembre 838, Charles le Chauve, âgé de 15 ans, reçoit arma et corona, c'est-à-dire l'épée avec le ceinturon et le baudrier, insignes de sa fonction (militia). En 841, le samedi Saint, Charles, après avoir pris un bain avec ses compagnons, voit arriver ses émissaires venus d'Aquitaine avec des vêtements neufs, une couronne, etc. C'est le plus ancien exemple d'adoubement chevaleresque que nous connaissions. Il eut lieu symboliquement le jour de pâques. D'ailleurs, à partir de 850, le mot latin caballarius ne signifie pas seulement “homme à cheval”, mais désigne un homme de la suite de tel ou tel grand personnage et prend le sens de “chevalier”.
Raban Maur précise : “On peut faire un cavalier avec un jeune garçon mais rarement avec un plus âgé.” La cavalerie a pris alors une importance décisive. “Aujourd'hui, les jeunes sont élevés dans les maisons des grands, écrit-il encore. Sauter sur le dos d'un cheval est un exercice qui fleurit spécialement chez les peuples francs.” Cela est vrai aussi dans le Midi romain, puisque Géraud d'Aurillac fait de même dans sa jeunesse. Nithard, fils illégitime d'une fille de Charlemagne, Berthe, historien laïc de grande précision, introduit dans ses écrits des années 841-843 des allusions continuelles aux armes et aux chevaux, aux jeux d'entraînement entre cavaliers expérimentés de haute noblesse saxons, gascons, austrasiens et bretons. Il insiste sur l'enracinement régional de la noblesse et sur ses idéaux : mourir dignement plutôt que trahir, rester solidaires entre frères et fidèle au seigneur jusqu'à la mort. Notker de Saint-Gall raconte, vers 885, l'histoire d'un jeune évêque récemment ordonné qui, au lieu de monter à cheval avec des étriers, un progrès récent qui donnait plus de dignité au cavalier, préféra sauter sur la croupe du destrier… ce dont Charlemagne, heureux d'avoir dans sa suite un homme que n'embarrassait pas son statut clérical, le félicita.

Initiation laïque et germanique, l'adoubement allait dans la perspective d'une violence guerrière déchaînée. Dubban, en vieil-haut-allemand, qui a donné “adoubement”, signifie “frapper”. En effet, le “vieux”, parrain du pied tendre, le faisait mettre à genoux et lui flanquait un grand coup de poing dans l'épaule pour voir s'il tiendrait le choc. Mais la christianisation du rite était déjà en route. En droit canon, le coupable d'un meurtre est privé de ses armes et ne peut plus monter à cheval. Halitgaire, évêque de Cambrai, introduit une distinction entre tuer à la guerre, ce qui est un péché nécessitant trois semaines de jeûne, et tuer dans une bataille soit pour se défendre, soit pour défendre sa parentèle ; dans ce cas, tuer est un péché sans pénitence. Après la bataille de Fontenay en 841, les évêques se réunirent et proclamèrent un jeûne de trois jours pour expier les morts de ce terrible combat dû à une guerre fratricide. En sens inverse, des chevaliers deviennent des soldats du Christ contre les Sarrasins et les païens (chapitre VIII). L'épopée du Ludwigslied, rédigée à chaud en vieil-haut-allemand le soir de la victoire de Louis III à Saucourt-en-Vimeu, confirme cet idéal et contient une oratio super militantes, prière pour les soldats, qui constitue la première manifestation d'une liturgie chevaleresque. Ainsi, à la fin du IXe siècle, la chevalerie était déjà un statut social. Le guerrier à cheval faisait preuve d'un entraînement professionnel d'adulte confirmé et chrétiennement légitimé.

dimanche 20 mars 2011

Desouche Histoire : La fin de la présence musulmane en Gaule (732-759)

Contrairement à une idée reçue, la victoire de Charles Martel à Poitiers (732) ne met pas fin aux raids musulmans dans le Sud de la Gaule. La voie de l’Aquitaine n’est cependant plus empruntée par les musulmans qui préfèrent désormais remonter la vallée du Rhône. Dès 734, les musulmans se lancent dans de nouvelles razzias à partir de Narbonne.
Un accord passé entre un dignitaire chrétien, le patrice Mauronte, duc de Provence, et le gouverneur de Narbonne Yûsuf ibn Abd al-Rahmân al-Fihrî, prévoit l’occupation d’un certain nombre de sites fortifiés sur la rive gauche du Rhône pour protéger la Provence des entreprises de Charles Martel.
I. L’expédition musulmane et la contre-offensive carolingienne (734-737)


cartes 4 grands raids
Les 3 grandes expéditions militaires en Gaule. Les Arabo-berbères échouèrent devant Toulouse (721) et près de Poitiers (732). Cliquez pour grossir.
Carte tirée du livre de P. Sénac, Les Carolingiens et al-Andalus (VIIIe-IXe siècles).
Dans certaines sources comme la Chronique de Frédégaire, le patrice Mauronte est présenté comme un traître : « de nouveau se rebelle la puissante nation des Ismaëlites, que l’on nomme maintenant, selon un terme corrompu, Sarrasins. Ils font irruption depuis le Rhône, et tandis que trahissent des hommes infidèles, par ruse et fourberie, notamment Mauronte et ses alliés, les Sarrasins rassemblent des forces armées, entrent à Avignon, ville bien fortifiée sur une colline. Les habitants se rebellent et la région est dévastée ». Les musulmans, après avoir pénétré Arles, entrent effectivement dans Avignon avant de se diriger vers le Nord pour installer de petites garnisons jusqu’à Lyon, cité occupée par les musulmans depuis 726, afin de probablement préparer une nouvelle invasion.

Face à cette menace, dès 737, Charles Martel réplique en formant une armée qu’il confie à son frère Childebrand pour mettre fin à la présence musulmane dans ces régions. Arrivé près de Lyon, la garnison musulmane se retire de la ville sans combattre pour se replier sur Avignon. Descendant la vallée du Rhône, Childebrand met le siège devant Avignon. Rapidement, Charles Martel rejoint son frère avec de nouvelles troupes. Selon la Chronique de Frédégaire, la bataille est très violente : « Comme à Jéricho, au milieu du fracas des armées et au son des trompettes, avec des machines de guerre et des échelles de corde, [les Francs] se précipitent sur les murailles et les remparts de la cité, entrent dans cette ville bien fortifiée, l’incendient, capturent leurs dangereux ennemis, les tuent, les massacrent, les mettent en déroute et, sans coup férir, rétablissent leur pouvoir ». La répression violente de Charles Martel est une vengeance à l’égard de la ville qui s’est rendue aux musulmans sans combattre quelques années plus tôt.
Bataille de Poitiers - Charles de Steuben

Charles Martel à la bataille de Poitiers par Charles de Steuben (1834-1837).
II. Les opérations en Narbonnaise et la bataille de la Berre (737)

alentours de Sigean - carte de Cassini

Portion de la carte de Cassini (XVIIIe) permettant de bien visualiser les mouvements de troupe et le lieu de la bataille.

Charles Martel entend profiter de son avantage pour chasser les musulmans de Narbonnaise. Après avoir repris Nîmes, Agde, Maguelone et Béziers, il parvient à Narbonne et met le siège devant la ville en 737. L’émir de Cordoue Uqba ibn al-Hadjdjâdj al-Salûlî envoie alors des renforts pour secourir les assiégés. Charles abandonne le siège de la ville pour se porter à leur rencontre.

La bataille aurait eu lieu un dimanche, non loin de l’étang de la Berre. Les Francs choisissent d’emprunter, à l’Ouest du massif, un chemin serpentant à travers les collines pour échapper au regard des musulmans puis atteignent le village de Portel. A partir de là, ils longent la Berre puis traversent la rivière à gué à Villefalse. Charles est maintenant au contact de l’ennemi pris par surprise et rapidement mis en déroute dans un combat sanglant. D’après la Chronique de Frédégaire, « les Sarrasins, vaincus et abattus, virent leur roi tué, furent mis en fuite et battirent en retraite. Les rescapés cherchent à s’échapper en embarquant sur des bateaux, en nageant dans la lagune ; chacun luttant en fait pour soi-même, ils se précipitent ainsi les uns sur les autres. Bientôt les Francs, avec des bateaux et armes de jet, se précipitent sur eux et les tuent en les noyant. »

La bataille de la Berre (que l’on rencontre parfois aussi dans les livres sous le nom de « bataille de Sigean »), est beaucoup moins connue que Poitiers mais au moins aussi importante stratégiquement. D’ailleurs, près d’un siècle plus tard, Eginhard (biographe de Charlemagne) mettra sur le même plan ces deux victoires franques. A la suite de la bataille, le pape se détourne d’Eudes, duc d’Aquitaine battu à Bordeaux, pour conclure une alliance avec Charles Martel et les Carolingiens. Cette alliance constitue une étape qui va permettre au fils de Charles, Pépin le Bref, de se faire couronner roi des Francs en 751.

III. La prise de Narbonne (752 ou 759)

Il ne reste plus aux musulmans que Narbonne, que Charles échoue à reprendre en 737 malgré sa victoire à Sigean. Le maire du palais décède quatre ans plus tard, et la prise de la ville est l’affaire de Pépin le Bref, premier roi carolingien. La date de la prise de Narbonne n’est pas certaine, les sources arabes la fixe à 752 tout comme les Annales de Metz (mais les Annales de Metz indiquent aussi que la ville fut reprise sous Abd al-Rahman Ier, or celui n’a accédé au pouvoir qu’en 756). La Chronique de Moissac place l’événement en 759, date communément admise.

Selon les Annales de Metz la ville aurait été prise suite à trois assauts successifs tandis que la Chronique de Moissac insiste sur la complicité de la population indigène qui se serait soulevée contre les occupants et aurait ouvert les portes de la cité aux Francs. Il semble bien en effet qu’à partir de 750 la présence musulmane dans la région se vit remise en cause par les Narbonnais pour une raison restée inconnue : persécutions religieuses ? Accroissement de la fiscalité ? L’émir Abd al-Rahmân aurait envoyé, là encore, une armée de secours sous la direction d’un certain Sulaymân mais elle aurait été écrasée avant d’avoir pu rejoindre la ville.

Les musulmans ont désormais été repoussés au-delà des Pyrénées et les difficultés intérieures en al-Andalus ne permettent pas de mener d’autres grandes expéditions en Gaule. Aucun combat n’opposa par la suite les musulmans et les Francs sous le règne de Pépin. Quelques musulmans subsistent peut-être isolés ici et là mais plus aucune place forte n’est alors en leur possession. Il faut attendre la fin du IXe siècle pour voir des corsaires musulmans au service de l’émirat de Cordoue s’établir en Francie occidentalis, à la Garde-Freinet, pour mener des raids aussi bien terrestres que maritimes.

Gisant de Charles Martel à St-Denis

Gisant de Charles Martel dans la basilique Saint-Denis. Charles Martel est, avec le connétable Bertrand du Guesclin (XIVe), la seule tête non couronnée à reposer dans la nécropole royale.

Sources :
SÉNAC, Philippe. Les Carolingiens et al-Andalus (VIIIe-IXe siècles). Maisonneuve et Larose, 2002.
http://www.fdesouche.com/ 

dimanche 22 août 2010

La Renaissance carolingienne

La Renaissance carolingienne

Cette semaine, il sera question d’Histoire culturelle avec une période souvent méconnue : l’Empire carolingien. Beaucoup oublient qu’une grande partie des écrits latins dont nous disposons aujourd’hui, tels ceux de Boèce, Virgile, Cicéron ou la Guerre des Gaules de Jules César, sont l’objet d’une volonté de préservation qui remonte aux premiers souverains carolingiens : Pépin le Bref, Charlemagne, Louis le Pieux. A Byzance et dans le monde arabe étaient surtout conservées des manuscrits grecs. Sans les souverains carolingiens, il est fort probable que nous aurions perdu presque tout de la culture latine.

I. Le contexte général


La Renaissance carolingienne et le renouveau culturel ne peuvent pas être compris sans connaître le contexte politique européen aux VIIIe et IXe siècles.

En 751, Pépin le Bref, maire du palais, renverse le dernier roi mérovingien Childéric III, lequel est tonsuré et enfermé au monastère de Saint-Bertin. Lorsque Pépin meurt en 768, il a deux fils : Charles et Carloman, qui se partagent les territoires de leur défunt père. En 771, Carloman trouve la mort, permettant à Charles de devenir l'unique roi des Francs. Le royaume des Francs est déjà très étendu et Charles va repousser encore les frontières grâce à une série de conquêtes sur les Lombards, les Saxons, les Frisons, les Avars, les Maures,… En 800, lorsque Charles devient empereur d’Occcident sous le nom de Charlemagne, le couronnement impérial ne fait que consacrer un état de fait établi depuis longtemps.

L’empereur est un personnage intelligent, connu pour sa grande taille, excellent chef de guerre, mais aussi esprit curieux et attiré par les arts et les sciences. C’est ainsi un amoureux de la poésie qui organisera des joutes lyriques dans son Palais d’Aix-la-Chapelle (capitale de l’Empire) où il fera s’affronter les lettrés de sa Cour à travers des lectures, récitations et improvisations.

À l’Est, l’Empire byzantin revendique à lui seul l’héritage romain mais les protestations se borneront à de vaines paroles : l’impératrice Irène est contestée en Occident car ayant crevé les yeux de son fils Constantin VI, l’empêchant ainsi d’exercer le pouvoir. Néanmoins, Constantinople jouit d’un rayonnement culturel qu'admirent l'empereur et l'ensemble des lettrés d'Occident.

Charlemagne, conscient que la puissance politique n’est pas suffisante, sait qu'un Empire est puissant aussi par le prestige que peut lui apporter une floraison artistique, culturelle et intellectuelle. Il est aussi important de former des aristocrates cultivés capables d’administrer avec intelligence l'Empire. Charles attire ainsi à sa Cour des lettrés venus de tout l'Empire, pour des raisons d’efficacité et de grandeur.

L’Empire carolingien est-il une résurrection de l’Empire romain d’Occident ?

Bien que le pape Léon III ait proclamé Charles « empereur des Romains » (« sérénissime Auguste, couronné par Dieu grand et pacifique empereur gouvernant l’Empire romain, par la miséricorde de Dieu, roi des Francs et des Lombards »), ce dernier ne se considère pas comme un successeur des empereurs romains et conteste même ce titre aux empereurs byzantins. Par ailleurs, comme la coutume franque le veut, il souhaite partager l’Empire entre ses fils (conception du royaume en tant que patrimoine). Heureusement, il n’en reste plus qu’un de vivant en 814 à sa mort : Louis le Pieux. C’est pour cela que c’est un abus de langage dans les manuels de collège de parler de « royaume franc » pour la période qui s’étale de Clovis à Pépin le Bref : il n’y a quasiment jamais eu de royaume franc mais des royaumes francs (Neustrie, Austrasie, Bourgogne, Aquitaine,…), parfois réunis (Dagobert, Clotaire II), souvent divisés. Louis le Pieux (régnant de 814 à 840), en revanche, souhaite fonder un Empire destiné à rester uni et à perdurer et se montre en cela bien plus moderne que son père : il se rapproche d’ailleurs du modèle romain, rejetant les titres de “roi des Francs” et “roi des Lombards” pour ne garder que celui d’“Empereur auguste”. En 817, Louis décide que la couronne impériale reviendra à Lothaire, l'aîné, ainsi que quasiment tout l'Empire. Les deux autres fils n’auront que la couronne d’Aquitaine et celle de Bavière en lot de consolation ; mais ces deux territoires resteront attachés à l'Empire en tant que provinces et non en tant que royaumes indépendants.  Évidemment, cela a suscité d’immenses jalousies et de là viennent les guerres entre les trois fils. Malgré l'immense soutien que les clercs apportent à Louis le Pieux durant son règne, enthousiasmés à l'idée que l'Empire romain d'Occident puisse renaître, l'Empire se fragmente à partir de la mort de l’empereur en 840.

Charlemagne eet son fils Louis le Pieux
Charlemagne et son fils Louis le Pieux.

II. Une Cour de lettrés
Charlemagne fait venirErudit  de l'époque carolingienne à la Cour d’Aix-la-Chapelle un grand nombre de lettrés, pour la plupart originaires de contrées lointaines. Ainsi en est-il du Lombard Paul Diacre, né entre 720 et 730. Charles le rencontre en 782 alors qu'il envahit le royaume de Lombardie. Grand orateur et poète, il impressionne le roi des Francs et lui enseigne le latin. Il dit avoir su le grec, mais affirme par modestie ne plus le connaître : il aura cependant assez de connaissances pour l'enseigner au roi. Il rédige une Vie de saint Grégoire le Grand puis se tourne vers la culture profane avec une Histoire des Lombards, une Histoire romaine et surtout L'Art de Donat, un manuel destiné à mettre la grammaire latine à la portée de tous. Mais le personnage ne voit que les débuts de la Renaissance, il retourne en effet vers 787 dans son pays natal, l’Italie, où il décède avant 799.

Le rôle principal de la Renaissance est tenu par l’anglo-saxon Alcuin, né vers 730. En voyage vers Rome, il rencontre Charles en 781 à Parme. Il s’attache vite au futur empereur, qui devient son élève favori. Il lui enseigne la rhétorique, les mathématiques, l'astronomie. En 790, il regagne l'Angleterre et revient dans le royaume des Francs. En 793, avec la vaste ambition de former une large élite intellectuelle : il entend vulgariser la connaissance aux clercs et aux laïcs. Il réhabilite le trivium regroupant trois disciplines ayant trait à l’écriture : grammaire, rhétorique et dialectique ; il écrit quatre traités sur ces matières. Il entretient de nombreuses correspondances avec l'élite de son temps, en rédigeant parfois en prose, parfois en vers. À sa mort en 804, il laisse à la Cour un élève prometteur : Eginhard

Ce dernier est un Franc pur jus, « un homme barbare, à peine initié à la langue latine » affirme-t-il modestement au début de sa Vie de Charlemagne. Né vers 775, il est introduit vers 791-792 à la Cour de Charles pour y poursuivre sa formation, et devient son confident. Parlant grec et latin, il connaît bien Cicéron, Virgile, Homère, s’intéresse à l'étymologie grecque et à la poésie latine. Il est petit de taille et on le dit d’une grande intelligence (ce qui inspirera un petit poème à Alcuin dont voici le début : 
« La porte est petite, et petit aussi l’habitant
Lecteur, ne méprise pas le petit nard contenu dans ce corps
Car le nard à la plante épineuse exhale un grand parfum
L’abeille porte pour toi en son petit corps un miel délicieux ».

À la mort de Charlemagne en 814, Eginhard s’occupe de l’éducation de Lothaire, l'aîné de Louis le Pieux. Assistant aux luttes entre les fils de Louis, probablement écœuré, il se retire dans un monastère vers 830 où il rédige la célèbre Vie de Charlemagne (Vita Karoli) sur le modèle de La Vie des douze Césars de Suétone. Il meurt vers 840.

Ces trois grands noms ne doivent néanmoins pas faire oublier les autres grands noms de la Renaissance carolingienne : Théodulphe, Wisigoth réfugié d’Espagne ; Raban Maur, théologien ; le théologien et philosophe irlandais Jean Scot Erigène ou encore Nithard, auteur d’une Histoire des fils de Louis le Pieux.

III. Un gigantesque travail de copie et de traduction

L'effort gigantesque de copie impulsé par Charlemagne et les lettrés qui l'entourent permettent de sauver l'héritage antique en Occident, qui aurait sinon très probablement disparu. Les scriptoria (ateliers d’écriture et de copie) se multiplient. L’empereur lui-même dirige celui d’Aix-la-Chapelle. De nombreux ouvrages sont traduits du grec au latin, ou du latin en langue vulgaire (comme De rerum natura de Lucrèce). En 817, Louis le Pieux impose à tous les monastères d'Occident la règle bénédictine, qui propose un mode de vie autarcique équilibré entre prière, travail et repos ; travail qui comprend la copie et l’écriture.

Vers 770, afin de faciliter la copie et la lecture, les scriptoria engagent une réforme de l’écriture, laquelle aboutit à la naissance de la minuscule caroline. Déformée aux XIe et XIIe siècles, retrouvée au XIIe, de nouveau déformée au cours des deux siècles suivants, elle est définitivement reprise par les humanistes des XVe et XVIe siècles et donnera nos caractères d’imprimerie modernes. Un autre souci apparaît : la ponctuation, qui tend à disparaître dans les copies. Alcuin lui donne une grande importance, soulignant son rôle dans la lecture des textes, marquant une pause brève ou longue dans la pensée. Fait moins connu, il est créé un nouveau signe, promis à un grand avenir : le point d’interrogation ! Il est alors dessiné tantôt comme un trait horizontal ondulé, tantôt comme un point-virgule moderne à l’envers.

Bible de Charles le Chauve
Bible de Charles le Chauve (IXe siècle) : le point d’interrogation se situe après le premier mot de la seconde ligne.

IV. Charlemagne, inventeur de l’école ?

La Renaissance carolingienne touche essentiellement les élites, et elle est parfois relativisée par les historiens en cela. Mais Charles se soucie aussi du petit peuple et entreprend une réforme visant à lui inculquer des bases, tant dans le domaine religieux que celui des connaissances profanes. En 789, dans l’Admonitio generalis, il demande aux prêtres d’enseigner aux fidèles la lecture et l’écriture. En 798, il exige que des écoles gratuites soient ouvertes pour les enfants de la paroisse. Malheureusement, les résultats sont plus que discutables : le clergé de base n’est guère plus instruit que le peuple.

V. L’affirmation des langues vernaculaires

C’est durant la période carolingienne que s’affirment les langues vulgaires. Au Palais, l’accent est mis sur l'enseignement du latin, parlé et écrit. Mais ce latin est un latin classique, celui de Virgile, très éloigné du latin dégénéré parlé par le peuple. Le renouveau de la culture latine permet de consommer le divorce entre les deux formes de latin : le latin vulgaire évolue vers les parlers romans, eux-mêmes rapidement divisés en Gaule entre « langue d’oïl » au Nord de la Loire, et « langue d’oc » au Sud ; entre italien, catalan et langue germanique. Ces différentes langues aboutissent à des langues régionales ou nationales par lesquelles s’expriment des spécificités ethniques et culturelles.

Auteur: Frankie Crisp http://www.fdesouche.com

mardi 29 juin 2010

« Aristote au mont Saint-Michel : Les racines grecques de l'Europe chrétienne » de Sylvain Gouguenheim

L’ouvrage de Sylvain Gouguenheim, divisé en cinq chapitres, aborde dans l’introduction la question de la situation respective de l’Orient et de l’Occident. Il fait le point sur la survivance de la Grèce dans le vaste empire romain, devenu chrétien byzantin, où les Chrétiens s’étaient divisés en plusieurs Eglises, Nestoriens en Perse de langue syriaque, Jacobites en Syrie de langue syriaque, Melkites en Egypte et Syrie de langue grecque, Coptes en Egypte de langue issue de l’ancien parler pharaonique. Quant au monde oriental, l’hellénisme prit sa source dans l’Antiquité tardive, les auteurs néoplatoniciens plutôt que par la redécouverte du classicisme athénien. Ensuite sont passées en revue les deux opinions courantes, admises de nos jours bien que contradictoires :

  • 1° procédant d’une confusion entre les notions d’« arabe » et de « musulman », la dette grecque de l’Europe envers le monde arabo-musulman aurait repris le savoir grec et, le transmettant à l’Occident, aurait provoqué le réveil culturel de l’Europe ;
  • 2° procédant toujours de la même confusion, les Musulmans de l’époque abbasside (l’«Islam des lumières »), dans leur fébrilité pour la recherche, auraient découvert l’ensemble de la pensée grecque qu’ils auraient traduite en arabe, avant de la transmettre à l’Europe par le truchement de l’Espagne par eux occupée puis libérée. Parallèlement, la Chrétienté médiévale serait demeurée en retard, plongée dans un âge d’obscurantisme.

Byzance, réservoir du savoir grec

Or Byzance, la grande oubliée des historiens de l’héritage européen, fut le réservoir du savoir grec, qu’elle diffusa dans toutes ses possessions italiennes comme à Rome où la connaissance de la langue grecque n’avait jamais disparu.
Dans un premier chapitre, l’auteur étudie la permanence de la culture grecque, relayée à ses débuts par le Christianisme d’expression grecque (Evangiles et premiers textes). En outre, dès le Ve siècle, Byzance connut une grande vague de traductions du grec en syriaque, opérées par les Chrétiens orientaux, faisant coexister la foi au Christ et la paideia antique, véhiculée ensuite par des auteurs tels que Martianus Capella et Macrobe, comme l’a fort bien démontré A. Vernet, par les traductions et commentaires de Platon, composés par Calcidius (cosmologie) dès les années 400, et d’Aristote, composés par Boèce (logique et musique). La pensée grecque est aussi présente chez les Pères, chez les prélats d’Italie du sud, grands intellectuels, importée aussi par les Grecs syriaques chassés d’Orient par l’iconoclasme byzantin et par la conquête arabe, pour ne parler que des manuscrits apportés d’Orient en Sicile (Strabon, Don Cassius…), comme le démontrent les travaux de J. Irigoin : autant de régions de peuplement et de culture grecque, noyaux de diffusion à travers toute l’Europe.
• La conquête musulmane de la Sicile (827) porta un coup dur à ce mouvement : monastères et bibliothèques incendiés ou détruits, habitants déportés en esclavage, dont les rescapés vont en Campanie ou dans le Latium pour y fonder des abbayes (Grotta Ferrata). Les reconquêtes byzantines puis normandes restaureront la tradition hellénique.
• A Rome, qui avait connu une forte immigration de Grecs et de Levantins fuyant les persécutions perses et arabes, tous les papes, entre 685 et 752, seront grecs ou syriaques, et fonderont des monastères grecs. Pendant des siècles des artistes byzantins (fondeurs de bronze, mosaïstes) viennent en Italie, appelés par de grands prélats, pour orner cathédrales et abbatiales. En Germanie, la cour de l’empereur Otton II, époux de Théophano, ouvre une période de renaissance de la langue et de la culture grecques. Puis son fils Otton III attirera beaucoup de Grecs venus d’Italie du sud, qui occuperont des sièges importants dans l’Empire et l’Eglise (dont l’un des plus célèbres est Rathier de Vérone), y apportant souvent des textes de mathématique et d’astronomie : parmi eux Siméon l’Achéen, militaire byzantin, qui combattit aux côtés de Guillaume le Libérateur à La Garde-Freinet, libérant ainsi définitivement la Provence de l’invasion musulmane. Les élites du Maghreb, juifs et chrétiens, s’enfuient et se réfugient en Espagne.
• En France , les contacts entre Francs et Byzantins s’intensifient avec Pépin le Bref. Les Carolingiens reçoivent des manuscrits d’Aristote et de Denys l’Aréopagite. Leur entourage compte nombre d’hellénistes. Charlemagne lui-même comprenait le grec. Sous Louis le Pieux deux ambassades byzantines (824 et 827) apportent le corpus du Pseudo-Denys, que traduisit l’abbé de Saint-Denis, Hilduin, même si cette traduction passe pour avoir été fort médiocre ; traduction que l’empereur Charles le Chauve devra charger le savant helléniste Jean Scot Erigène, auteur lui-même de poèmes en grec, de réélaborer

Les centres de diffusion de la culture grecque en Europe

L’exposé sur les centres de diffusion de la culture grecque en Europe dans les siècles postérieurs est trop long et répétitif : les princes normands de Sicile encouragèrent le monachisme grec, et l’on pourrait ajouter que leur chancellerie expédiait leurs actes en quatre langues, grec, latin, arabe, normand. A Rome, le haut clergé parle grec. Le Latran, riche d’une immense bibliothèque, diffuse partout des œuvres grecques. Anastase le bibliothécaire, helléniste réputé, fut ambassadeur à Byzance. De Rome, la langue et la culture grecques se diffusèrent dans les pays anglo-saxons : Bède le Vénérable (+ 735) lisait le grec ; Aldhelm de Canterbury (+709), d’une très haute culture classique, enseigna la langue grecque à saint Boniface. Quant à l’Irlande, grand foyer d’hellénisme, outre Jean Scot, ses savants diffusèrent leur savoir dans toute l’Europe du nord, jusqu’à Milan. Pour l’Espagne, la Catalogne surtout offre des textes d’Aristote et des néoplatoniciens, dans les manuscrits desquels on peut remarquer des alphabets et des essais de plume en grec : ajoutons que le même phénomème s’observe aussi dans nombre de manuscrits conservés en France.

L’auteur accorde un grand chapitre à la médecine, domaine dans lequel le rôle joué par les savants musulmans a été particulièrement exalté. Raymond Le Coz, dans son ouvrage Les chrétiens dans la médecine arabe (Paris, L’Harmattan, 2006) a fait justice de cette opinion. Il souligne lui aussi le rôle primordial des chrétiens du Proche-Orient : Nestoriens, Jacobites, Melkites, Coptes, qui traduisirent les textes grecs bien avant l’arrivée de l’Islam. R. Le Coz insiste sur l’héritage byzantin qui imposa les ouvrages de Galien, la place éminente de l’Ecole d’Alexandrie dont l’une des plus grandes figures est Oribase, auteur d’une encyclopédie en soixante-dix livres, rapportant en outre de nombreux textes de ses prédécesseurs. Cette école, brillant encore avec Ammonius (VI° s.) puis Jean Philipon, fut remplacée au VIIIe siècle par celle de Bagdad où Nestoriens et Jacobites transmettront, par leurs traductions en langue arabe, aux musulmans leurs connaissance du savoir grec. Les Nestoriens seront d’ailleurs les médecins des califes de Bagdad et donneront naissance à la figure du « philosophe médecin, souvent astronome, astrologue ou alchimiste, si caractéristique de tout le moyen-âge, arabe et occidental ». Chez les Latins, dès le VIe siècle et grâce à Cassiodore, on connait les travaux de Soranos, médecin grec d’Ephèse (II° s.), Hippocrate, Galien, Dioscoride et Oribase. Puis ces textes circulent dans les abbayes d’Italie du nord et du sud, où la pratique du grec ne cessa jamais : Salerne, le Mont-Cassin, de si brillante réputation que de hauts personnages du nord de l’Europe viennent s’y faire soigner, avec les œuvres de Garipontus et Petrocellus. Quant au célèbre Constantin l’Africain (+1087), sa biographie nous informe qu’il apprit la médecine à Kairouan ou au Caire : on ne peut donc savoir quelles ont été ses sources, bien que, selon Pierre Diacre, il aurait été aussi formé aux disciplines grecques d’Ethiopie : il traduisait directement du grec ou de l’arabe en latin.

Le XIIe siècle, renouveau des études à partir de sources antiques

S’attardant sur la Renaissance carolingienne, l’Académie du Palais de Charlemagne, sur Richer de Reims qui aurait enseigné la médecine grecque, Gouguenheim, suivant un plan chronologique un peu confus, dresse un tableau de la Renaissance du XII° siècle, où le renouveau des études puise à la source de la culture antique : traductions d’œuvres scientifiques d’optique, de mécanique dans toute l’Europe, impulsées par l’Ordre de Cluny et son abbé Pierre le Vénérable. Mais pour tous ces savants, peut-on affirmer qu’ils ont tous travaillé sur des traductions directes et que leurs connaissances sont en totalité indépendantes des travaux arabo-musulmans ?
La circulation directe des textes de Byzance en Italie, vers la France et l’Empire mériterait, pour ces époques, d’être mieux connue, mieux étudiée. Quoiqu’il en soit, grâce à la réforme grégorienne, au renouveau du droit, de la philosophie politique, de la pratique rénovée de la dialectique, partout en Europe et en toutes matières, on constate un regain de l’influence et de l’imitation de l’Antique, la pratique et la découverte de textes grecs et latins. L’abbé Suger de Saint-Denis ne faisait-il pas l’admiration de ses moines grecs parcequ’il récitait de mémoire plus de trente vers d’Horace ? On découvre le livre II de la Logique d’Aristote, l’harmonie du monde de Platon à travers l’étude de la nature (Guillaume de Conches, Hugues de Saint-Victor), des œuvres de Cicéron. La mythologie païenne sert de support à la méthode allégorique d’exégèse de l’Ecriture. L’activité de traduction s’intensifie à Tolède, Palerme, Rome, Pise, Venise, en Rhénanie, à Reims, Cluny, au Bec-Hellouin, au Mont-Saint-Michel. Les Antiques sont les géants de Bernard de Chartres. Tous ces faits sont bien connus et ils témoignent d’une ouverture extraordinaire au savoir antique grec et latin, mais ils ne constituent pas une preuve exclusive d’un transfert directe de cette culture d’orient en occident.
Dans un deuxième chapitre, l’auteur revient, de façon quelque peu redondante, sur la diffusion du savoir grec par Byzance et la chrétienté d’orient, du VIe au XIIe siècle, rappelant les voies et les hommes qui ont permis la continuité avec le monde occidental depuis l’époque classite que. Le chapitre III est la justification du titre de l’ouvrage : l’Europe a recherché elle-même, et non reçu passivement l’héritage antique, grâce aux moines de ses grandes abbayes qui en firent des traductions directes. L’auteur donne une place centrale à l’abbaye du Mont-Saint-Michel où Jacques de Venise, arrivé au début du XIIe siècle, traduisit du grec en latin de nombreux textes d’Aristote, bien avant les traductions faites à Tolède à partir de textes en arabe. Une antériorité sur laquelle on aurait aimé que l’auteur insistât davantage. Le séjour de Jacques de Venise au Mont-Saint-Michel est contesté par certains historiens. Robert de Torigny, abbé en 1154, témoignera seulement de lui comme traducteur et commentateur vers 1125, mais la présence de ses traductions dans des manuscrits de la bibliothèque d’Avranches n’est sans doute pas due au hasard. La question, au reste, est de peu d’importance : son œuvre demeure et fut largement diffusée, à Chartres, Paris, en Angleterre, à Bologne et à Rome. Jean de Salisbury, dans le Metalogicon, utilise pour la première fois tous les écrits de l’Organon, peut-être dans la traduction de Jean de Venise.

Arabité et islamisme

Le chapitre IV est consacré à la nature de la réception des textes grecs par les arabes musulmans. L’opinion commune leur attribue une appropriation totale du savoir grec. Or l’auteur met de nouveau en garde, comme le fait R. Le Coz pour la médecine, contre la confusion entre arabité et islamisme. Le « monde musulman », alors dominant, comportait beaucoup de savants chrétiens, juifs, sabéens, parmi lesquels nombreux étaient des Arabes, arabisés, Persans convertis. Or auparavant les Arabes furent mis en contact dès l’époque ummayyade avec le monde grec et lui furent hostiles. Une grande partie de l’élite byzantine prit la fuite. S’il n’est pas démontré que le calife Umar II a lui-même ordonné l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie, du moins est-ce bien lui qui mit un terme à l’enseignement des sciences dans cette ville, « décision tout à fait conforme à ce que l’on connait du personnage » (R. Le Coz). La destruction de centres de culture aussi célèbres que le Mont Athos, Vatopédi, les raids incessants lancés par les califes en Sicile, au Mont-Cassin, à Rome et jusqu’au nord de la Gaule, aux VIII et IXe siècles, suffisent, dit l’auteur, à « démontrer le peu de goût des peuples musulmans pour la civilisation greco-latine ». Quant à la tradition de la « Maison de Sagesse », qui aurait regroupé des savants de toutes confessions et toutes disciplines, elle repose sur un texte beaucoup plus tardif rapportant la vision d’Aristote qu’aurait eue en songe le calife Al-Mamun, dont la bibliothèque ne fut ouverte, selon le témoignage d’un Musulman, qu’aux spécialistes du coran et de l’astronomie. L’auteur insiste sur les difficultés d’une traduction du grec en arabe : pour la langue, la pensée, dont les musulmans font passer les mots au filtre du coran, le raisonnement, au service exclusif de la foi. Quant à la médecine, R. Le Coz a démontré (dans Les médecins nestoriens. Les maîtres des Arabes, Paris, L’Harmattan, 2003) que l’Islam n’a rien apporté. En philosophie, la logique aristotélicienne, passée au tamis du néoplatonisme, ne fut appliquée, par le mouvement de la Falsafa, que pour une exégèse rationnelle du Coran.

Averroès, islamiste pur et dur

Le parti le plus orthodoxe de l’Islam prit, à partir du IXe siècle, un aspect guerrier, contre la Trinité des chrétiens et le Dieu vengeur des Juifs. Son meilleur représentant est Averroès, médecin et juriste, qui prêcha à Cordoue le djihad contre les chrétiens : pour lui, l’étude de la Falsafa doit obéir aux principes de la chari’a (loi religieuse). De plus, la philosophie doit être interdite aux hommes du commun. Averroès, élitiste, ne fut ni athée ni tolérant. Pour ce qui est de la science politique, jamais l’Islam n’eut recours au système juridique greco-romain. La « Politique » d’Aristote ne fut jamais traduite en arabe : elle leur fut totalement étrangère. L’Islam n’a retenu des Grecs que ce qui leur était utile et ne contrevenait aux lois du Coran : sciences naturelles et médecine, tandis que la théologie chrétienne fut peu à peu pénétrée par la philosophie qui l’amena à évoluer.

Deux civilisations, deux cultures

Au dernier chapitre, l’auteur soulève la question de l’ouverture de l’Islam aux autres civilisations. Sauf quelques rares exceptions, ce ne fut, pendant tout le moyen-âge, qu’un long face à face de deux mondes radicalement différents, le plus souvent opposés. Comme nous le rappelle R. Le Coz, les Arabes conquérants ont toujours dédaigné apprendre la langue des pays conquis, puisque leur propre langue était celle de Dieu lui-même, celle de la Révélation. Evoquant la scission en Méditerranée, opérée par l’Islam, entre l’Occident et Byzance, et l’orientation consécutive de l’Europe vers le nord, l’auteur aurait pu invoquer aussi l’origine ethnique des Francs, qui marqua fortement les changements culturels. Pour une étude comparative dans le domaine de la transmission de l’une et l’autre culture, il est évident que l’Islam n’est pas un espace défini, que ces peuples auraient occupé pour s’y fondre, mais une culture fondamentalement religieuse, constituée par conquêtes successives, dans laquelle la politique et le droit (fiqh) dépendent strictement de la religion. En outre, les longs siècles de conflits violents étaient peu compatibles avec des échanges scientifiques. Il est tout aussi indéniable que le Christianisme est né et plonge ses racines dans un univers grec. L’usage de la liturgie grecque à Saint-Jean du Latran comme dans les grandes abbayes de Germanie et de France, de toute antiquité et pas seulement à partir du XIIe siècle, en est une preuve irréfutable. Deux civilisations fondées sur des religions contradictoires à vocation universelle ne pouvaient s’interpénétrer, à moins que l’une s’impose à l’autre, comme ce fut le cas pour l’Egypte et le Maghreb. C’est pourquoi, conclue l’auteur, une culture, stricto sensu, peut à la rigueur se transmettre, non une civilisation.

En conclusion

Sylvain Gougenheim rappelle que la quasi-totalité du savoir grec avait été traduite tout d’abord en syriaque, puis du syriaque en arabe par les Chrétiens orientaux, ce que confirme R. Le Coz dans le domaine médical : « comment les Arabes ont-ils pu connaître et assimiler cette science qui leur était étrangère…il a fallu des intermédiaires pour traduire les textes de l’Antiquité et initier les nouveaux venus à des techniques dont ils ignoraient tout. Les intermédiaires nécessaires ont été les chrétiens, héritiers de Byzance, qui vivaient dans le monde soumis à l’Islam et qui avaient été arabisés ». Quant aux occidentaux, outre leur propre tradition de savoir grec, ils bénéficièrent aussi de l’apport de ces chrétiens grecs et syriaques chassés d’orient, de l’Ecole d’Alexandrie, comme le confirment les études de J. Irigoin. Toutes ces données, solidement étayées, autorisent l’auteur à inscrire les racines culturelles de l’Europe dans le savoir grec, le droit romain et la Bible.

L’annexe 1, qui fait, semble-t-il, couler beaucoup d’encre, est consacré au livre de l’orientaliste Sigrid Hunke, « Le Soleil d’Allah », polémique s’il en est, qui occupe, comme celui de M. Detienne, peu de place dans le débat dans la mesure où cet écrit, faisant écho à une idéologie aujourd’hui en vogue, n’est mû que par des arguments passionnels, voire racistes : il est donc sans intérêt.

L’héritage grec a été transmis à l’Europe par voie directe

L’ouvrage de Sylvain Gouguenheim, comme son titre l’indique, s’attache à démontrer que l’héritage grec a été transmis à l’Europe par voie directe, indépendante de la filière arabo-musulmane, tout en reconnaissant à la science musulmane la place qui lui est historiquement et chronologiquement due. Le livre est, avouons-le redondant, prolixe, parfois touffu. Partant de l’opinion commune, la démonstration se perd dans des excursus et des retours en arrière trop longs, des synthèses aussitôt reprises dans le détail, dans lesquels le lecteur a parfois du mal à retrouver le fil conducteur. L’auteur a voulu, de toute évidence, étant donnée la sensibilité du sujet, apporter le maximum de preuves à des faits qui, pour la plupart, sont irréfutables. L’ouvrage présente, il est vrai, un foisonnement cotoyant parfois la confusion. Certaines argumentations en revanche auraient mérité un plus grand développement, par exemple sur la science biblique, les Pères grecs et latins, l’Ecole d’Alexandrie. Cette étude a donc suscité de violentes polémiques, largement relayées par l’historien philosophe allemand Kurt Flasch, signataire d’une pétition la condamnant, mais reconnaissant aussitôt que « depuis 1950 la recherche a établi de façon irréfutable la continuité des traditions platonicienne et aristotélicienne. Augustin était un fin connaisseur du néoplatonisme qu’il ne distinguait pas du platonisme. Donc, le socle grec de la culture européenne et occidentale est incontestable ». Alors, où est le problème, et pourquoi cette polémique ? Elle repose, nous l’avons dit, sur plusieurs malentendus : la confusion entre « arabe » et « musulman », la notion de « racines », qui renvoie essentiellement aux hautes époques, l’absence de distinction nette entre la connaissance d’Aristote et celle de l’ensemble du savoir grec. Les musulmans abbassides promurent en leur temps et à leur tour la tradition grecque dans certaines disciplines, essentiellement scientifiques. Nulle part l’auteur ne nie que l’Islam ait conservé et fait progresser ces disciplines, cependant toujours passées au filtre du Coran, dont l’Occident a ensuite bénéficié. Cet ouvrage est un travail de grande synthèse, on ne peut lui demander d’être, dans tous les domaines, à la fine pointe de la bibliographie, laquelle est d’ailleurs sélective. Il présente, quant à la forme, quelques irrespects concernant les règles éditoriales, fautes vénielles dont nul ne peut prétendre être exempt. Quant au fond, les preuves apportées sont nécessaires et suffisantes. Celle que l’on pourrait y ajouter est fournie par la longue fréquentation des manuscrits médiévaux, et mieux encore, le fichier du contenu des bibliothèques médiévales d’occident, élaboré par A. Vernet tout au long de sa carrière et aujourd’hui déposé à l’Institut de Recherche et d’Histoire des textes : on peut y constater qu’en effet la culture européenne ne doit pas grand’chose à l’Islam.

Il faut reconnaître à Sylvain Gouguenheim le mérite d’être allé à contre-courant de la position officielle contemporaine, d’avoir fourni aux chercheurs un gros dossier qui décape les idées reçues : une étude vaste, précise et argumentée, qui fait preuve en outre d’un remarquable courage.

Françoise Houël Gasparri
Chartiste, médieviste
Auteur de nombreux ouvrages, dont notamment :
Crimes et Chatiments en Provence au temps du Roi René , Procédure criminelle au XVe siècle, Paris, éditions Le Léopard d’or, 1989 ; Un crime en Provence au XVe siècle, Paris, Albin Michel, 1991

Correspondance Polémia – 28/06/2010

Les intertitres sont de la rédaction.

Voir : « Le retour à l’identité »

Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne. Paris, Le Seuil (l’Univers historique), 2008, 285 pages.

vendredi 4 décembre 2009

29 février 888 Eudes, premier roi français

Le 29 février 888, Eudes, comte de Paris, est élu roi par ses pairs, les Grands de Francie occidentale. Le même jour, il est sacré à Compiègne par l'archevêque de Sens, Gautier.
Cette élection doit beaucoup à l'incapacité des rois carolingiens à faire face aux attaques normandes. Elle porte un coup sévère à l'empire fondé par Charlemagne de part et d'autre du Rhin et prépare l'avènement d'une dynastie proprement «française».
L'autorité du nouveau souverain s'étend sur les territoires occupés par les Francs et situés à l'Ouest de la Meuse, soit à peu près le nord de l'actuelle France. Notons toutefois qu'elle reste purement nominale... André Larané.
L'empire carolingien après Charlemagne
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Cette carte montre l'empire carolingien à la mort de Charlemagne et les grands ensembles territoriaux qui vont naître de son partage entre les trois petits-fils du grand empereur : France, Allemagne,...
Trouble-fête vikings
Peu après la mort du grand Charlemagne, des bandes de Normands ou Vikings commencent à remonter les fleuves en quête de butin et d'esclaves. Certains, sous la conduite d'un certain Ragnar, atteignent Paris en 845. Charles le Chauve, petit-fils de l'empereur et roi de Francie occidentale (la France actuelle), achète leur départ pour 7.000 livres d'argent... Il va de soi que cette attitude multiplie les convoitises.
De 852 à 862, les Normands assaillent les vallées fluviales de la Seine à la Loire. Charles le Chauve tente de leur barrer la route en construisant des ponts fortifiés sur la Seine et la Marne. Mais, en 866, les mêmes s'associent aux Bretons pour attaquer Le Mans. En guise de riposte, le roi carolingien invite les cités à relever leurs remparts en ruines depuis plusieurs siècles et tente une nouvelle fois d'acheter le départ des intrus.
Après la mort de Charles le Chauve, en 877, lui succèdent très brièvement son fils Louis II le Bègue puis son petit-fils Louis III (qui réussit le 3 août 881 à infliger une sévère défaite aux Normands à Saucourt-en-Vimeu, près de la Somme), enfin le frère cadet du précédent, Carloman. Après quoi, la Francie occidentale est réunie à la Francie orientale (l'Allemagne actuelle) par un arrière-petit-fils de Charlemagne, Charles le Gros.
Sous son règne, Paris, une nouvelle fois attaquée par les Normands, est défendue avec brio par l'évêque Josselin et le comte de Paris, Eudes. Ce dernier est le fils d'un soldat de fortune, Robert le Fort, qui s'est lui-même illustré dans la lutte contre les envahisseurs, sur la Loire. Ses descendants seront longtemps qualifiés de Robertiens en son honneur (avant que cette appellation ne soit supplantée par celle de Capétiens).
En dépit des efforts d'Eudes et des autres barons du royaume, Charles le Gros choisit de traiter avec les Normands. Il leur rachète Paris pour 700 livres et leur permet qui plus est de piller la Bourgogne ! Indignés par la couardise du roi, les principaux seigneurs allemands de Souabe et de Franconie le déposent au profit d'un cousin, le margrave Arnoul de Carinthie, en novembre 887, à la Diète de Tibur. En Francie occidentale (la France actuelle), les Grands sont sur le point de le déposer à leur tour quand il meurt opportunément le 13 janvier 888.
Eudes contre Charles
Qu'à cela ne tienne. Les barons d'Occident, comme leurs homologues d'outre-Rhin l'année précédente, se refusent à porter sur le trône l'héritier carolingien en titre, le fils posthume de Louis le Bègue, un enfant de 8 ans, Charles ! Ils lui préfèrent l'un des leurs, Eudes, comte de Paris.
Dès son sacre, le roi Eudes reprend la lutte contre les Normands et vainc ceux-ci à Montfaucon, en Argonne, le 24 juin 888. Mais les Normands reviennent en force et Eudes se résout à faire comme ses prédécesseurs, autrement dit à acheter leur départ !
Comme un malheur ne vient jamais seul, Eudes doit combattre aussi le jeune Charles qui revendique sa place au soleil. En 893, il profite d'une expédition d'Eudes en Aquitaine pour se faire couronner par l'archevêque Foulques à Saint-Rémi de Reims. Après plusieurs années de guerres, Eudes et son rival concluent un arrangement.
Le carolingien Charles III le Simple, ainsi surnommé en raison de son honnêteté, qualité alors aussi rare qu'aujourd'hui, obtient un trône avec une autorité limitée au territoire situé entre la Seine et la Meuse. Mais à la mort d'Eudes, le 1er janvier 898, il réunifie la Francie occidentale, de l'Atlantique au Rhin tout en coopérant, contraint et forcé, avec le puissant comte de Paris, Robert, qui n'est autre que le frère de l'ancien roi, Eudes.
Charles III le Simple et Robert négocient en 911 le traité de Saint-Clair-sur-Epte par lequel les Normands de Rollon acquièrent le droit de s'établir aux bouches de la Seine (la future Normandie). La collaboration entre le Carolingien et le Robertien ne dure pas...
Suite à un soulèvement des barons, Charles est renversé et, le 29 juin 922, le deuxième fils de Robert le Fort est sacré roi de Francie occidentale à Reims par l'archevêque de Sens, Gautier, selon un rituel inauguré par Pépin le Bref... Mais Robert 1er ne va régner qu'un an. Il est tué le 15 juin 923 à Soissons dans une bataille contre Charles le Simple. Celui-ci n'en est pas moins vaincu grâce à la hardiesse du fils de Robert, le futur Hugues le Grand. Attiré dans un traquenard par le comte Herbert de Vermandois, Charles meurt en prison à Péronne le 7 octobre 929.
Hugues, prudent autant que Grand
Instruit par l'expérience, Hugues, fils de Robert, refuse prudemment la couronne. Il fait élire Raoul de Bourgogne, le mari de sa soeur Emma, puis à nouveau un Carolingien, Louis IV d'Outremer, fils de Charles le Simple, élevé par sa mère en Angleterre, d'où son surnom. Louis IV, sacré roi en 936, à 15 ans, concède à son protecteur le titre pompeux de duc des Francs (Francorum dux) et lui rétrocède ses possessions de Francie occidentale, ne conservant que les territoires entre Rhin et Meuse.
Mais les deux hommes ne tardent pas à se combattre. Hugues, surpris par l'énergie de Louis, n'hésite pas à rendre hommage au roi de Germanie Otton 1er. Il laisse tomber le roi Louis IV aux mains des Normands et ne consent à le délivrer qu'après s'être fait livrer la ville de Laon, dernière possession carolingienne en Francie occidentale. Les Hongrois profitent de cette lutte stérile pour ravager la Champagne et la Bourgogne.
Louis IV meurt prématurément d'une chute de cheval le 10 octobre 954, à 33 ans. Son fils Lothaire (13 ans) est sacré à Saint-Rémi de Reims par l'archevêque Artaud le 12 novembre 954. Comme son père et Raoul de Bourgogne, il doit son trône à Hugues.
Le comte de Paris est à cause de cela justement surnommé le «faiseur de rois» ou Hugues le Grand. On l'appelle aussi Le Blanc (à cause de son teint pâle) ou l'Abbé à cause des nombreuses abbayes dont il est l'abbé laïque.
Hugues le Grand meurt deux ans après, le 17 juin 956. Mais sa diplomatie prudente et déterminée aura préparé l'accession au trône de son propre fils. Celui-ci sera élu roi, le 1er juillet 987, sous le nom de Hugues 1er, dit Capet.
La couronne restera sans interruption dans la famille jusqu'au renversement de Louis XVI, le 10 août 1792 (aux Capétiens directs succèderont les branches cadettes des Valois, des Bourbons et des Orléans).
http://www.herodote.net/histoire

jeudi 27 août 2009

Le régime politique carolingien (partie 1)

Le régime carolingien, comme tout régime suffisamment évolué, comprend trois ordres d'institutions : gouvernement central, gouvernement local, organes intermédiaires.
Le gouvernement central s'appelle couramment le Palais. Cette appellation était en usage aux temps mérovingiens et remontait à l'époque impériale romaine. Une filiation directe relie ces moments successifs à travers lesquels, en dépit des variations contingentes, se développe une même façon de concevoir l'art de conduire les peuples. Dérivé du Palais mérovingien, le Palais carolingien en diffère tout de même sur un point essentiel : par l'absence d'un personnage qui tenait, sous la « première race », une place prépondérante. Le majordome ou maire du Palais n'a pas survécu au changement de dynastie. Comment en eût-il été autrement ? Pépin, en gravissant les marches du trône, s'est bien gardé de confier à un subalterne, qui eût pu aisément devenir un rival, les fonctions qui avaient si bien servi à l'escalade du pouvoir suprême. Mais alors le Palais n'a plus de chef. Plus de chef en dehors du prince. Et c'est précisément le trait caractéristique du Palais sous la « seconde race ». Point de ministre dirigeant. Une série de services dont chacun a son chef, tous subordonnés au seul souverain.
Le Palais ainsi organisé nous est décrit dans un traité intitulé justement l'Organisation du Palais (De ordine Palatii). Ce traité a pour auteur Hincmar, archevêque de Reims sous le petit-fils de Charlemagne, Charles le Chauve ; mais Hincmar déclare s'inspirer étroitement d'un écrit dû à la plume d'un des conseillers de Charlemagne lui-même, l'abbé de Corbie, Adalard. Bien que certaines préoccupations propres à Hincmar obligent à n'user qu'avec précaution des données qu'il consigne, le De Ordine est une source infiniment précieuse, grâce à laquelle nous pénétrons, pour ainsi dire à l'intérieur des bureaux où s'élabore la politique, de l'État franc.
Qu'y voyons-nous ? Les services, que le Palais juxtapose sont à la fois des services publics et des services privés. L'État est incarné dans la personne du prince. Nulle distinction, dès lors, entre la maison du prince et la gestion des affaires. Notre notion moderne de la vie privée du souverain disjointe de l'État est inconnue des Carolingiens. Pareille distinction leur eût paru incompréhensible. Charlemagne, dans le Capitulaire De Villis, légifère sur l'exploitation de ses domaines ruraux comme il le ferait sur la justice ou la police. Un chef d'État actuel n'aurait jamais l'idée d'administrer sa fortune personnelle au moyen de décrets rendus sous forme officielle.
Les services du palais
Les services palatins sont tous, par quelque côté, des services domestiques, et par d'autres côtés, des services de l'État. Chaque chef de service mène ses bureaux. Il y a six grands offices : l'archichapelain, le comte du Palais, le chambrier (ou camérier), le sénéchal, le bouteiller, le connétable. En somme, les auxiliaires de la maison du prince lui servent en même temps de ministres. L'ordre dans lequel nous venons d'énumérer ceux-ci correspond au rang des préséances, au témoignage formel d'Hincmar.
Celui qui ouvre la liste, l'archichapelain, est toujours un clerc. Il est à la fois chef de la chapelle, chef de l'école palatine, chef de la chancellerie. A ce dernier service se rattachent, comme annexe, les Archives.
Malgré le grand intérêt que présente la chapelle, qui comprend la direction des Affaires ecclésiastiques, malgré l'importance de l'école palatine qui, nous le verrons, est une école de l'élite et une école modèle, l'archichapelain doit surtout son rang dans l'EÉat à sa qualité de grand chancelier. Il est l'héritier du référendaire mérovingien. Sous ses ordres sont des chanceliers et des notaires, et quand, après l'époque carolingienne, l'archichapelain aura rejoint le référendaire au pays des souvenirs, le chef de service qui prendra la tête sera un simple chancelier, cancellarius.
Le comte du Palais (comes palatii) vient au second rang, d'après Hincmar, qui parle assez vaguement de ses attributions « presque innombrables » (poene innumerabilia). C'est un administrateur du Palais en tant que demeure royale et c'est un justicier de tout le personnel qui y vit.
Le chambrier s'occupe des appartements royaux, y compris la chambre du trésor, ce qui entraîne des fonctions assez voisines de celles d'un ministre des Finances. Et comme, d'autre part, aux appartements royaux se rattachent également les réceptions d'ambassadeurs, ce ministre des finances paraît être aussi, par bien des côtés, un ministre des Affaires étrangères. Le Trésor, que le chambrier administre, joue un rôle capital. On n'y conserve pas seulement des espèces monnayées, mais aussi des métaux précieux, des lingots, des objets d'or et d'argent, de la vaisselle, et tout cela constitue l'équivalent d'un stock métallique, couverture de la monnaie courante. Il en sera ainsi tout le long du moyen âge. Les couronnes du souverain ne sont pas seulement des insignes, ce sont des valeurs.
Le sénéchal, le bouteiller et le connétable sont des intendants. Le connétable, en particulier, comme son nom l'indique (comes stabuli), a l'administration des écuries et des chevaux, ce qui entraîne la haute direction de la cavalerie, d'où il suit que le connétable remplit souvent les fonctions de chef d'armée, l'arme à cheval devenant de plus en plus, à mesure qu'on avance dans le temps, l'arme par excellence et la reine des batailles. Aussi les maréchaux, qui secondent le connétable et lui sont subordonnés, sont-ils appelés, comme leur chef, à une haute fortune.
Les six grands officiers qui viennent de défiler sous nos yeux s'entourent de subalternes nombreux, tout un personnel d'action ou de plume qui pullule au Palais et dont Hincmar nous communique la vie intense, Aix s'anime. Les grands officiers sont en même temps les principaux conseillers du maître. Ils sont les palatins par excellence (palatini). Le souverain, suivant les besoins, puise dans ce personnel d'élite et de confiance. Chaque palatin peut être chargé par le prince de missions quelconques. Un comte du Palais, un sénéchal peut, aussi bien qu'un connétable, se voir investi d'un commandement militaire ou d'une ambassade. Le connétable n'est pas encore spécialisé, confiné à des missions militaires. Ses collègues sont donc habilités à recevoir eux aussi de telles missions. Ils ne s'en font pas faute. Dans la pratique, sauf l'archichapelain, qui étant clerc ne peut verser le sang, tous les titulaires de grands offices ont commandé devant l'ennemi.
Pat - (principale source, Charlemagne de Joseph Calmette)